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JACQUES DE LA MARCHE
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DES
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FRANÇAIS
DU MOYEN AGE.
JACQUES DE LA MARCHE,
CONNÉTABLE DE FRANCE,
SURNOMMÉ LA FLEUR DES CHEVALIERS.
LIVRE PREMIER.
Jacques de la Marche va défendre l'empire grec contre les Turcs. —
Kentré en France , il prend part à la querelle de Blois et de Mont-
forL|
L'abaissement de la puissance seigneuriale était le
but vers lequel marchaient en silence les rois capé-
tiens, sans songer néanmoins à la détruire en entier :
ils voulaient la renfermer dans des bordes convena-
bles, ne se dissimulant pas que cette féodalité si me-
a JACQUES DB Lk MARCHE.
naçante n'avait jamais trompé leur espoir au moment
du danger. Les princes de la troisième dynastie ne
prétendaient plus qu'à la diviser, pour la dominer
plus aisément; afin d'y réussir, ils augmentèrent le
nombre de ceà grands feudatalres, dont tous les
jours ils cherchaient à diminuer les prérogatives.
Cette marche, aussi savante que hardie, commença
sous Philippe le Bel , et fut poursuivie avec cons-
tance par ses successeurs.
Le 117 octobre 1327, Charles IV, Voulant récom-
penser le dévouement de Louis de Clermont, petit-
fils de saint Louis ^ érigea la baronnie de Bourbon
en duché-pairie; l'acte d'érection était conçu en* ces
termes : « J'espère, disait le roi, que les descen-
dants du nouveau duc contribueront aussi, parleur
valeur, à maintenir la dignité de la couronne. »
Le président Hénault et beaucoup d'autres écri-
vains ont regardé ces paroles comme une espèce
de prédiction qui annonçait la haute fortune des
Bourbons; nous sommes plutôt porté à croire que
ces paroles faisaient allusion au dévouement que
Louis de Clermont avait montré pour Philippe le
Long et pour son frère Charles IV, lorsqu'on agita
les droits de Jeanne, fille de Louis Hutin. Mais ce
qui servit le mieux à préparer la haute fortune des
descendants du comte de Clermont, ce furent les
vertus et le courage qui ne cessèrent de recomman-
der les princes -de cette race au respect de leurs
contemporains. Louis de Clermont mérita d'être
élevé à la pairie par la conduite honorable qu'il
avait tenue dans toute sa carrière politique. Spn père
JACQUES DE LA. MARCHE. 3
était fils aîné de Robert, sixième fils de saint Louis.
Depuis Hugues Capet on avait vu les princes du
sang se mettre constamment à la tête des brigues
formées par les mécontents : on en cita vingt ligues
contre Louis Hutin et ses deux frères. La seule fa-
mille de Robert se montra fort zélée , ne prévoyant
certainement pas que ce trône, qu'elle défendait
avec tant de loyauté, lui appartiendrait un jour. Ce
Louis l*"' fut l'élève de Gaucher de Châtillon, brilla
des mêmes vertus , sut consoler la patrie de la perte
de ce grand homme, et lui succéda en qualité de
premier ministre : les calamités qui affligèrent la
moitié du règne de Philippe de Valois s'éloignèrent
de la France tant qu'il vécut. Louis de Clermont
mourut comblé de gloire en i34i , laissant de Marie
de Hainaut deux fils, Pierre et^Jacques : le premier
eut ew partage le duché de Bourbon; et le second,
dont nous écrivons la vie, le comté de la Marche.
Pierre, l'aîné, d'une complexion délicate, annon-
çait ne pouvoir fournir une longue carrière; ainsi
toutes les espérances se reportaient sur Jacques (né
en i3i4), dont la robuste constitution, l'air mar-
tial et l'humeur impatiente promettaient un de ces
hommes que les familles puissantes aimaient à voir
surgir au milieu d'elles. Les lumières commençaient
à pénétrer en France : l'université fondée à Paris
rendit plus général le goût des lettres; les commu-
nications, devenues tous les jours plus fréquentes
avec l'Italie, l'accrurent encore davantage. Louis de
Bourbon manifesta un amour très-vif pour les scien-
ces : il se fit le protecteur d'Arnaud de Villeneuve,
4 JACQUES DE hk MARCHE.
médecin y qui devint tr€#-célèbre par ses découvertes
en chimie (^, et qui fut régent de la faculté de
Montpellier. Les troubadours eurent également beau-
coup de crédit auprès du duc de Bourbon.
La chevalerie avait décliné depuis son institution,
et ne cessait de subir chaque jour quelque altération :
de même que la monarchie de Hugues Capet ne fut
pas celle de Philippe Auguste, et encore moins celle
de Philippe le Bel, de même aussi la chevalerie du
onzième siècle était bien différente de celle du qua-
torzième; les mœurs généreuses qu'elle introduisit
dans la société dès son début perdirent de leur
simplicité. Toute cette hiérarchie, qui fixait les
grades et le commandement ainsi que les préséan-
ces, avait déchu d'une manière sensible; les rangs
se confondirent; les t^cuyers se mêlaient, se battaient
avec les chevaliers, première violation des^ règle-
ments de l'ordre; le jeune bachelier prenait le hau-
bert et l'armure complète. La dégradation du moral
précéda la confusion des signes ostensibles : cette
ardeur à défendre l'opprimé, ce respect pour les
femmes, cette constance à toute épreuve, ne furent
bientôt plus connus que par tradition. Ce qu'en ra-
contaient les ménestrels et les troubadours, com-
mensaux assidus de l'hôtel de Clermont, enflam-
(i) Arnaud de Villeneuve et son disciple Raymond Lulle décou-
vrirent les trois acides, sulfurique, muriatique et nitrique; on leur
dut les premiers essais réguliers de distillation; ils composèrent les
premiers de Talcool, et s'aperçurent qu'il pouvait retenir quelques-
uns des principes odorants et sapides des végétaux, d'où sont venues
les diverses eaux spiritueuses employées en médecine et pour la cos-
métique. I
JACQUES. ««ME LA MARCHE. 5
mait d'enthousiasme Jacqu^ de Bourbon, qui vou-
lait imiter scrupuleusement les anciens p|*eux. Possédé
en quelque façon du fanatisme de la chevalerie , le
damoisel de haut lignage essayait de remettre en
vigueur les règles de l'ordre dans toute leur sévérité;
mais ses contemporains ne pouvaient déjà plus le
comprendre; il ne put même entraîner son frère
dans cette noble voie : Pierre, aussi brave que les
paladins de Godefroi de Bouillon , n'attachait aucun
prix à leurs vertus. Jacques ne se découragea point;
il prêcha si bien d'exemple , qu'on finit par le sur-
nommer la fleur des chevaliers.
Le comte de la Marche, atteignant sa vingtième
année, éprouvait un regret mortel de voir consumer
ses jours dans le repos : il remplissait ses loisirs en
soutenant des pas d'armes, en courant aux tournois,
aux combats à outrance qui se publiaient en Angle-
terre, en Allemagne et en Flandre. Le preux, accom-
pagné d'autres poursuivants , rompait des lances au
fond de la Prusse, lorsque le bruit courut dans toute
l'Europe que Philippe de Valois, sur les instances
du saint-siége, allait marchera la croisade. Jacques
de Bourbon quitta incontinent la Germanie, pour
voler à une expédition qui promettait d'ouvrir une
vaste carrière à son ardeur martiale.
Depuis la dernière croisade de saint Louis, le
royaume n'avait éprouvé aucun malheur capable de
nuire à sa prospérité ; aucune guerre de Philippe le
Bel et de ses trois fils ne fut assez malheureuse pour
faire à l'État des plaies profondes. Les querelles par-
ticulières, beaucoup plus rares, nuisaient moins à
6 JACQUES DE LA. MARCHE.
Fagriculture; les-parleipents, devenus sédentaires,
faisaient mieitx respecter la justice; la force publi-
que, accrue par l'acquisition de grandes provinces,
assurait davantage les droits de propriété : ainsi,
la prospérité particulière augmentait la prospérité
générale. Tout était donc tranquille et paisible;
mais l'impétuosité française avait besoin de mou-
vement : on croyait en trouver dans les croisades,
et l'autorité royale se montrait disposée à seconder
cet élan; car elle ne reposait pas sur des bases tel-
lement solides qu'on ne dût redouter encore l'oisi-
veté d'une multitude de féodaux qui ne respiraient
que les combats.
Un projet aussi capital demandait qu'on y songeât
longtemps avant de le mettre à exécution : le ma-
riage de Jean, duc de Normandie, héritier présomp-
tif de la couronne, avec Bonne de I^uxembourg,
fille du roi de Bohême, vint fournir un aliment à
l'impatience des barons. Jean de Luxembourg amena
lui-même sa fille en France : les -noces se firent à
Melun, dans le mois d'avril i33a; le roi de Navarre,
les ducs de Bourgogne, de Lorraine, de Brabant,
de Bretagne, y assistèrent. Philippe de Valois profita
de cette occasion pour renouveler alliance avec ces
différents princes; ils jurèrent tous de se secourir
- mutuellement : cette espèce de ligue se formait contre
le roi d'Angleterre, dont l'ambition inspirait de jus-
tes craintes à ses voisins.
Ce fut au milieu des fêtes auxquelles avait donné
lieu le mariage du duc de Normandie que le pa-
triarche de Jérusalem arriva de l'Orient, et demanda
JA-CQU^S DE LA^ Hi.KCHE« 7
au roi de France^ ainsi qu'aux princes réunis, une
audience solennelfe : on la lui accorda. Cette assemt
J)lée, composée de ce que l'Europe comptait de
plus puissant, se tint en plein champ, dana un
des faubourgs de Paris. Ce patriarche de Jérusalem
était venu en France, vers la tin de l'année iSaS,
demander la main de Marie de £ourbon, sœur du
comte de la Marche, pour Guy, prince de Galilée,
fils aîné de Heughes IV de Lusignan , roi de Chypre*
Lusignan le renvoya une seconde fois en Occident
pour allumer le zèle religieux des chrétiens, et im-
plorer leur secours contre les ennemis de la foi,
qui le resserraient chaque jour davantage dans son
île. Jamais circonstance ne parut plus propice. Le
patriarche commença par peindre à l'assemblée la
joie que les habitants de Famagouste avaient montrée
lors de la venue de Marie de Bourbon, princesse
du sang royal de France, petite-fille de saint Louis.
Ayant disposé favorablement ses auditeurs par un
récit si agréable, il passa à celui des maux que les
chrétiens souffraient en Palestine : ses yeux se rem-
plirent de larmes; sa figure vénérable, ses cheveux
blancs, les sanglots qui entrecoupaient sa voix affai-
blie, en racontant des malheurs que lui-même avait
partagés, émurent au dernier point les assistants.
Tous se levèrent avec transport, et demandèrent la
croix : Philippe de Valois la prit le premier; le
vieux roi de Bohême et c«lui de Navarre imitèrent
son exemple.
Jacques de Bourbon se fit remarquer par son
enthousiasme; il voulait partir sans plus attendre,
8 JACQClîS DE LA MAHCU£.
pour aller défendre sa sœur contre les ennemis ((ui
4'entouraient. La croisade fut décidée; les évêques la
prêchèrent dans toute l'Europe. Le roi de France,
désigné par le pape pour être le chef de cette nou-
velle entreprise , commença ses préparatifs. On compta
bientôt trente mille hommes des diverses parties
de la chrétienté enrôlés sous la bannière sainte : on
allait voir une portion de l'Europe fondre de nouveau
sur l'Asie. Philippe de Valois fit prévenir Charom-
bert, roi de Hongrie, qu'une armée de croisés tra-
verserait ses États pour gagner les bords de l'Helles-
pont : ce prince annonça qu'ij joindrait ses. armes à
celles des chrétiens occidentaux. La chevalerie du
Languedoc s'unit aux quatre barons provençaux,
Boniface de Castellane, Palamède de Forbin, Hubert
de Saint-Gilles et Foulque d'Agoult, pour équiper une
flotte et aller en Orient par mer. Élie de Villeneuve,
grand-maitre de Rhodes, promit de seconder le roi
de France avec ses vaillants chevaliers (i 334). Phi-
lippe laissait la régence au duc de Normandie, sou
fils^aîné, en lui donnant pour conseiller le vieux duc
de Bourbon, le Nestor des grands feudataires, et
dont le fila, Jacques de la Marche, devait partir un
des premiers pour la terre sainte. Philippe de Valois,
au moment de quitter son royaume pour aller dé-
fendre des intérêts étrangers, s'aperçut que les siens
propres étaient gravement menacés; autant sa bouil-
lante noblesse faisait paraître d'ardeur pour courir
à la croisade, autant celle d'Angleterre en montrait
pour attaquer la Fraiice.
Edouard, nourrissant toujours le projet de s'as-
JACQUES DE LA UATLCHÉ. C)
seoir sur le trône de saint Louis, tourmenté sans
cesse et même humilié dans son orgueil par rhom*
mage qu'il s'était vu obligé de faire à Ai lippe de
Valois, entretenait l'animosité de ses sujets , et l'aug-
mentait encore en se parant d'un faux jiir de modé-
ration. Le duc de Bourbon, devenu Tunique régula-
teur de Philippe depuis la mort du connétable de
Chàtillon, fit sentir au monarque le danger qu'il
pouvoir courir en abandonnant son royaume. Le
prince, appréciant la justesse de ses observations,
renonça, non sans regret, à son expédition d'outre-
mer : ces immenses préparatifs ne servirent qu'à
montrer à tous les yeux les ressources de la nation.
On ne comprend pas comment Edouard III ne dis-
simula point son impatience, afin de laisser partir
Philippe et l'élite de la chevalerie. La France , dé-
pourvue de ses plus braves défenseurs, eût été irtie
proie facile à saisir.
La prévoyante politique qui retenait le monarque
français dans ses États n'y enchaînait pas Jacques
de Bourbon : sa sœur, femme de Lusignan, courait
un danger imminent; il brûlait d'aller lui offrir son
appui : en second lieu , son père , Louis I", se pré-
sentait comme roi titulaire de Thessalonique , ayant
acheté depuis longtemps les droits d'Eudes , duc de
Bourgogne; ce dernier les tenait de sa mère. Ces
droits, que nous regardons aujourd'hui comme chi-
mériques, ne paraissaient pas tels. aux yeux des prin-
ces chrétiens; ils croyaient que les flots de sang dont
les chevaliers avaient arrosé cette terre, leur eif as-
suraient la légitime propriété. Les successeurs de
JO JAGQtU^ DE hk Mi^liGHE.
Godefroi de Bouillon n'auraient jamais perdu les
États fondés par les chefs de la seconde croisade,
si tous les souverains de l'Europe s'étaient réunis
pour arrêter l'accroissement de la puissance musul-
mane.
Louis de Clermont, enflammé d'une noble ambi*
tion, voulait que sa race régnât sur une terre que
les chrétiens avaient longtemps possédée; le caractère
exalté de Jacques paraissait propre aux grandes en-
treprises : en conséquence, son père fit une levée
de chevaliers dans la Marche et dans le Bourbon-
nais; il composa pour son fils une petite armée, que
Philippe de Valois augmenta encore, ravi de pou-
voir s'acquitter ainsi d'un vœu fait par lui dans un
moment d'enthousiasme. Le jeune banneret, au
comble de la joie, partit donc pour la Provence en
i334; il y trouva un homme de son âge, d'uncarac-
tère aussi chevaleresque que le sien : c'était Boni-
face VI, baron de Castellane, dont la courtoisie
égalait la valeur; ce baron s'illustra comme poète
troubadour : Pétrarque imita ses vers, et lui em-
prunta beaucoup de sujets. Possesseur de la moitié de
la Provence, Boniface pouvait seconder dignement
le prince français; il enflamma par son exemple le
zèle de la noblesse du pays. Beaucoup de chevaliers
provençaux et languedociens se réunirent, dans le
port de Marseille, à ceux qui venaient de Paris.
L'escadre mit à la voile, et joignît dçms la rade de
Gênes les forces maritimes que le pape et les Véni-
tiens tenaient prêtes pour la croisade : la flotte allait
cingler vers les côtes de l'ancienne Grèce, lorsque
^JACQUES DE LA M^CHE. II
les envoyés d'Andronic le Jeune parurent en Lignrie,
et supplièrent Jacques de Bourbon de venir k Cons»
tantinople pour aider leur souverain à repousser
les Turcs, lui promettant qu'Andronic, délivré de
ses redoutables ennemis, le seconderait à son tour
dans sa conquête de Thessalonique. Le comte de
la Marche ne put résister à leurs pressantes sollici*
tations; il arriva à Constantinople au commence*
ment de l'année i335, et y reçut Taccueil le plus
flatteur. Il avait passé à la cour d'Andronic une
année entière, lorsque le terrible Orchan , fils d'Otto-
man , se présenta devant Constantinople accompagné
de vingt-cinq vaisseaux (janvier i336). Jacques dé-
sirait ardemment se mesurer avec les Turcs; il unit
ses forces à celles d'Andronic, pour repousser Or-
chan. Ce barbare vint insulter les faubourgs de la
capitale : on laissa engager son escadre dans le détroit
qui sépare l'Asie de l'Europe; et, au moment où le
mécréant s'y attendait le moins , il fut attaqué de
tous côtés. Jacques et les autres croisés décidè-
rent de la victoire; car les Grecs, dégénérés, n'osaient
soutenir la vue de leurs formidables adversaires.
Orchan , battu (i) , ne dut son salut qu'à une prompte
fuite. Le lendemain de sa défaite, neuf vaisseaux
formant l'arrière-garde , restés en dehors du détroit,
recommencèrent l'action : Boniface de Castellane
les assaillit, en prît la moitié, et coula les antres. Ce^
double triomphe parut d'autant plus glorieux que,
depuis deux siècles, pas un cri de victoire n'avait re-
(i) Lebeau, Hisl. du Bas-Empire , tom. XXIV.
12 jr ACQUIS DE LA MARCHE.^'
tenti sur les rives du Bosphore. Le comte de la Mar-
che demanda à l'empereur les secours promis pour
conquérir Thessalonique. Andronic éluda de jour en
jdoir sa promesse, lui objectant des difficultés insur^
mon tables. Jacques de Bourbon attendait encore,
lorsque la renommée lui apprit qu'une ligue formi-
dable y dirigée parle roi d'Angleterre, attaquait Phi-
lippe de Valois. Ne songeant plus à ses intérêts par-
ticuliers, il quitta Constantinople , et se hâta de reve-
nir en France, brûlant de défendre son pays et sou
roi (1337). L^ comte de la Marche ne pouvait ar-
river dans des circonstances plus favorables à son
courage : le roi se trouvait environné de difficultés
inextricables, qui provoquèrent une rupture avec
Edouard; en voici la principale cause.
Robert d'Artois , ayant perdu deux fois son procès
contre sa tanteMahaut, du vivant de Philippe le Bel et
de Philippe le Long, crut pouvoir sans difficulté élever
de nouvelles réclamations sous le règne de Philippe
(ie Valois, qu'il avait servi très-efficacement lors de la
première contestation de ce prince avec Edouard IIL
Bobert fondait ses prétentions sur ce qu'il était fils
de ce jeune Philippç d'Artois blessé mortellement
au combat déFurnes. Aussitôt après le trépas de son
aïeul Robert II, dont la témérité fit perdre la bataille
de Courtray, Mahaut, sa tante, s'était mise en posses-
sion de l'Artois, en vertu des coutumes, qui ne re-
connaissaient point la représentation; le neveu, de-
venu plus âgé, excité par quelques vassaux puissants,
attaqua les premières décisions : la cour des pairs
jugea ce procès, et maintint Mahaut dans l'entière
'^ JACQUES DE LA. MiU^CHE^ l3
possession des États de son père/Fhilippe de Valois ,
voulant récompenser Robert du zèle qu'il avait mon-
tré pour ses intérêts, et en même temps le dédom»
mager de la perte des domaines paternels, lui fit dèn
de la terre de Beaumont-le-Roger, qu'il érigea en
comté-pairie; mais, au moment qu'on y pensait le
moins, Robert demanda la révision du procès, en
s'appuyant sur un prétendu testament de son grand-
père. Cette pièce, évidemment fausse • le constituait
héritier de la majeure partie des domaines d'Artois.
Il ne rougit pas d'employer les moyens les plus hon-
teux, de recourir aux intrigues les plus criminelles
pour parvenir à ses fins : on le condamna une troi-
sième fois. Philippe de Valois fit pour le favoriser» en
cette occasion, tout ce que l'amitié la plus vive peut
inspirer à un roi.
Vers la fin du mois qui suivit cette décision, Ma-
haut et une de ses filles moururent subitement. La
voix publique attribua au poison le trépas de ces
deux princesses : plusieurs particularités graves ac-
créditèrent cette opinion. Philippe, indigné, prononça
le 19 mars i33i , dans son lit de justice, un arrêt de
bannissement contre Robert. Celui-ci, la rage dans
le coeur, essaya de faire assassiner le roi , et courut
chercher un refuge auprès d'Edouard, qui le reçut
avec transport, se promettant bien de mettre à profit
le ressentiment du prince français : ce fut ce mo*
ment qu'Edouard choisit pour lancer un manifeste
dans lequel il s'annonça pour le véritable successeur
de Charles IV, en se préparant à soutenir par les
armes ses injustes prétentions. Il envoya dans les
l4 JACQUES DE LA MARCHB. '
Pays-Bas cinquante paladins, remplis de cet esprit'
chevaleresque propre à tenter des entreprises sin-
gulières. Les preux d'Angleterre se répandirent dans
lei États des ducs de Brabant, de Juliers et de Na-
naur; ils y versèrent à pleines mains l'argent qu'E-
douard leur avait ordonné de répandre. Ces cheva-
liers étaient tous liés par des serments bizarres : ils
promettaient de se signaler, en Thonneur de leur
dame, par un*exploit éclatant; plusieurs avaient un
œil couvert d'un bandeau de drap, et juraient de
ne jamais voir de cet œil avant d'avoir accompli
quelque prouesse sur les terres de France. Ce ser-
ment, ce bandeau, leur audace, et surtout l'argent
qu'ils semaient en quantité, produisirent de l'effet
sur leà esprits, et déterminèrent tous ces petits prin-
ces à embrasser le parti de l'Angleterre; la maison
de Plantagenet ne négligea même pas l'alliance d'un
chanoine de Cambray , qui possédait plusieurs fiefs.
(Rymmer, t. IV.)
Edouard menaça les Flamands de ne plus leur
vendre de laine , si le pays ne se déclarait en sa fa-
veur (i) : il savait bien que ces peuples, dont les
richesses provenaient des manufactures , trouveraient
plus difficile de se passer des laines de l'Angleterre
que de résister aux armes de la France. Les Belges
se révoltèrent une troisième fois contre Louis, leur
prince, que Philippe de Valois avait réintégré dans ses
États. Le brasseur Artevelle se fit chef de la révcflte,
s'empara de l'autorité, et l'exerça de la manière la
(i) Meyer, Hist. de Flandre» année iSS;.
JA^CQUES DE LA MARCHIEZ. î5
*plustyrannique; accompagné de quatre-vingts valets
armés, qui ne le quittaient jamais, cet homme faisait
assommer quiconque lui déplaisait; il dépouilla de
leurs charges les commandants des villes, les magis-
trats et les anciens agents du prince. « Des adultè-
res, des homicides, des voleurs, furent placés dans
les emplois publics, » dit Thistorien Meyer : voilà
quels furent les alliés d'Edouard. Ce prince ne se
borna point à capter l'amitié des Fianrands ; mais , à
l'aide de nombreux émissaires et au moyen des an-
ciennes relations que Robert d'Artois conservait en
France , il parvint à y acheter une partie des feuda-
taires. Philippe de Valois se trouva en peu de tetnps
entouré de traîtres. Froissard et la chronique de
Saiut-Denis n'hésitent point à dire que la plupart
des barons français recevaient des dons considéra-
bles des mains du rival de leur maître ; Duhaillan
les appelle les pensionnaires de l'Angleterre. Depuis
quelques années la corruption faisait des progrès ef-
frayants en France; le caractère des hommes, en
s'adoucissant, avait perdu sa simplicité primitive :
le goût des plaisirs se répandait parmi les hautes
classes, qui manquaient ordinairement des moyens
pour le satisfaire, car les terres, mal cultivées, ne
produisaient que fort peu de chose; aussi l'argent
d'Edouard fut-il recherché. Cet honneur, jadis si sé-
vère, céda aux avances des Plantagenets. Le quator-
zièifie siècle était pour la France une de ces époques
fatales, où l'avilissement des hommes est le prélude
des plus affreuses catastrophes.
Ce fut au milieu de cette désorganisation morale
l6 JACQUES DE LA. MARCHE.
que Jacques de Bourbon arriva en France : la cor-
ruption des grands lui inspira une noble indignation,
il jura d'y demeurer toujours étranger. Le comte de
la Marche se trouvait à vingt-quatre ans vieux guer-
rier, comparativement aux autres barons : la renom-
mée avait publié dans le royaume ses exploits devant
Byzance. Son père le revit avec d'autant plus de joie,
que Pierre, son fils aîné, tenait une conduite fort
répréhensible; Jacques lui parut, au contraire, ap-
pelé à soutenir l'honneur de sa race : il l'unit, en
1337, à Jeanne de Châtillon, dame de Carency,
petite-nièce du connétable Gaucher de Châtillon.
Philippe de Valois accueillit le jeune prince de la
manière la plus distinguée, et l'offrit comme modèle
à tous les bannerets. Ce monarque ne prévoyait pas
encore les dangers qui l'environnaient; le surnom de
fortuné^ que les peuples lui avaient donné, le rem-
plissait d'une confiance dangereuse. Le sage Louis
de Clermont, qui ne la partageait pas, lui montrait
l'agression d'Edouard comme très-prochaine, car la
rivalité des deux rois provenait de différentes causes :
l'ambition des Plantagenets, la fierté de Philippe, la
saisie faite par lui de plusieurs villes de la Guienne,
l'asile qu'il donnait à David, roi d'Ecosse, celui qu'E-
douard accordait à Robert d'Artois , étaient autant
de motifs de discorde. Louis de Clermont conseilla
à Philippe d'opposer aux alliances sur lesquelles s'ap-
puyait son concurrent, d'autres alliances plus puis-
santes : Albert et Othon d'Autriche s'engagèrent à
le servir; le comte Palatin promit de lui amener un
corps nombreux de cavalerie; la république de Gênes
JACQUES DE LA MARCHE. I7
lui offrit des arbalétriers et des archers; les rois de
Castilie, de Bohême, de Navarre, et le duc de Bre-
tagne , tous quatre ses parents , s'annoncèrent comme
prêts à unir leurs forces aux siennes. Non content
de ces mesures politiques, Philippe de Valois voulut
rompre les liaisons secrètes qu'Edouard entretenait
en France par le moyen des partisans de Robert
d'Artois : en conséquence, dans une proclamation
datée de Viucennes, 7 mars l'i'i'j , il déclara ce vassal
criminel de lèse-majesté, et ses adhérents coupables des
mêmes crimes. (Cartulaires de Decamps, t. XXVIII.)
Robert, de son côté, excitait la haine du monar-
que' anglais, et l'engageait à opérer sans délai une ir-
ruption en France, lui garantissant une puissante
coopération de la part de ses nombreux amis, qui
viendraient en foule se ranger sous ses drapeaux.
Malgré ses instances, Edouard recula devant l'exécu-
tion de ce projet : ce prince alla en personne dans
la Flandre, pour consolider ses alliances; mais il
trouva les habitants peu disposés à servir sa cause :
quoique les Belges eussent chassé leur souverain,
ils étaient retenus par la crainte de déplaire à Be-
noît XII, qui les avait menacés des foudres de l'É-
glise si leur pays prenait parti contre la France.
Les Flamands, de tout temps très-pieux, redou-
taient le courroux du saint-siége; Artevelle, vendu
au souverain de l'Angleterre, imagina, pour lever
leurs scrupules, un subterfuge digne d\f. temps et des
artisans grossiers auxquels il s'agissait d en imposer :
« Prenez, dit-il à Edouard, le titre de roi de France;
les Flamands, combattant pour vous, ne croiront
jB JACQ13£S DE LA MARCHE.
pas manquer à leurs serments. » Edouard sentit qu'il
ne fallait en effet aux hommes pa'^sionnés qu'un
prétexte pour violer les devoirs les plus sacrés i le
prince suivit le conseil d'Artevelle; et ce fut sur l'avis
d'un brasseur qu'il fit valoir ses droits à la couronna
de France^ droits dont ses successeurs ont longr
temps poursuivi la chimère (i).
Edouard publia un second manifeste pour démon-f
trer la légitimité de ses prétendus droits ^ et l'adressa
à tous les pairs, ducs, comtes et barons : il écartela
les armes de France et d'Angleterre , et prit dans
tous les ^ctes publics le (itrfs de roi de France (a).
Philippe en fut alarmé ; ce prince appela auprès dd
lui toute la noblesse; il trouva plus d'empressement
dans la classe moyenne que parmi les barons. Iiouis
de Çlermont et ses deux fils lui témoignèrent un dé-
vouement absolu. Jacques de la Marche, à son départ
(i) « Cest de cette époque, dit Hmne ( chap. xv ) , que date Torigine
de ranimosité violente que les Anglais ont constamment marquée
depuis pour les Français : le» grands seigneurs d'Angleterre et les
simples gentilshommes se vantaient de leur origine française ou nor-
mande , et affecUient d'employer la langue de Paris cûns les actes
publics et même dans les conversations particulières. Mais le^ fatales
prétentions d'Edouard III rompirent cette bonne intelligence, qui fut
remplacée par une espèce d'antipathie que les Anglais, quoique
agresseurs, et malgré le mal qu'ils ont fait à la France, ont portée
plus loin que les Français mêmes. » Nor is their hatred retaliated on
them to an equal degree by the French.
(a) Presque en même temps qu'Edouard prenait ostensiblement le
titre et même les insignes de roi de France, il défendait en Angle-
terre l'usage de la laqgue française au barreau et dans les actes pu-
blics: cependant, malgré ses ordres, la langue anglaise ne fut à la
mode que bien longtemps après ; le premier acte écrit en anglais est
de i386. (Hume, ch. xy. — Bymer, liv. VII , p. 5a6.)
JACQUES D£ LA MAROSJB. iQ
pour la Grèce, avait été armé chevalier par le vieux
roi de Bohême; Philippe voulut aussi lui ceindre Vé*
pée : c'était un honneur signalé que d'être armé
chevalier deux fois. Le monarque lui donna en même
temps le commandement des sergents d'armes, garde
ordinaire du palais des souverains.
Philippe, ne pouvant devenir agresseur dans cette
circonstance, attendit qu'on l'attaquaL L'évêqueLim
ooln vint apporter à Paris, vers la jBn d'août iSSg^
la déclaration de guerre d'Édotiard : les évéques
remplissaient fréquemment ces sortes de missions,
car on regardait leur caractère sacré comme un sauf-*"
conduit inviolable. Presque en même temps Valter
Mauny, capitaine anglais, qui avait promis aux da^
mes d'insulter le premier les terres de France, y
pénétra accompagné de quarante lances 2 depuis
près de vingt ans on désignait ainsi un petit corps
de cinq ou six hommes ; on appelait lance bien four*
nie celle qui en avait huit : ainsi Mauny conduisait
deut cent cinquante hommes. Son exploit fut, en
débutant, de brûler la ville de Mortagne et d'en
massacrer les habitants (i). Les Flamands, révoltés
contre Guy leur souverain, au commencement du
quatorzième siècle , avaient commencé ce genre de
guerre d'extermination; Edouard fut encore plus
coupable, puisqu'il changea en système cette pra«
tique barbare.
Ce prince, à la tête de son armée, vint assiéger
Cambray , défendu par le vaillant Gallois de Labaume;
(t) ProîsMHTt, liv. t, ch. 36.
Qd JA.CQUES DE LA. MA^RCHE*
ayant échoué dans les premières tentatives , il forma
une espèce de blocus, et détacha une partie de ses
forces pour ravager le Cambrésis et la Picardie. Phi-
lippe envoya au secours de la place dix mille hommes
de troupes féodales ou de bandes soldées , comman*
dées par Jacques de la Marche. Ce banneret attaqua
impétueusement les corps de partisans qui rava-
geaient la contrée , écrasa les uns, dispersa les autres,
et contraignit enfin Tennemi à se tenir renfermé
dans son camp. Edouard , convaincu de Timpossibi*
lité d'emporter Cambray, leva le siège, et entra en
Picardie, afin de joindre Philippe et de lui présenter
la bataille. Le monarque français se mit eu mouve-
ment, et se vit bientôt en présence de son compéti-
teur. Les deux armées, égales en forces, formaient
ensemble deux cent cinquante mille combattants :
depuis la défaite d'Attila on n'avait pas vu dans les
Gaules autant d'hommes armés sur le même terrain.
Le camp des Français se développait au-dessous
de Vironfosse; celui des Anglais s'étendait le long
de la Capelle. Le présomptueux Edouard voulut frap-
per le moral de son ennemi en se hâtant de lui offrir
la bataille, quoique sa position fût la moins avanta-
geuse; il dépécha un héraut pour porter le défi.
Jacques de la Marche combla de présents cet écuyer,
et lui remit une chaîne d'or : tel était l'esprit de la
chevalerie; se battre passait pour une chose si belle
et si désirable, qu'en annoncer seulement l'occasion
méritait une récompense.
T^es deux armées, rangées, attendaient le signal;
les chefs et les soldats croyaient voir commencer à
JACQUES DE LA. MARGHEi. Il
chaque instant l'action, lorsqu'une violente rumeur
s'éleva à l'extrémité de l'aile droite des Français : on
crut que l'ennemi avait commencé l'attaque. Le roi
et les barons montèrent à cheval, et, d'après l'usage
de cette époque, Valois ainsi que les autres princes
suzerains firent un nombre assez considérable de che-
valiers. Mais on ne tarda pas d'apprendre qu'un liè-
vre causait l'alerte : ce timide animal, épouvanté du
bruit des armes, sortit de son terrier et traversa les
rangs pour aller chercher un asile' moins périlleux.
Les chevaliers institués ce jour-là furent appelés les
chevaliers du lih're. ( Froissart , liv. I , ch. 4 ï • )
Cependant Edouard, trop politique pour risquer
une défaite dans une saison avancée, au milieu d'un
pays dont la population se montrait fort peu disposée
en sa faveur, prit le sage parti de se retirer et d'aller
établir ses quartiers d'hiver au fond du Hainaut. Il
effectua sa retraite la nuit qui précéda le jour fixé
pour le combat, défection odieuse suivant les idées
reçues. Cependant Philippe ne fut pas extrêmement
fâché de cette infraction aux lois de la chevalerie ;
il voyait avec peine le théâtre de la guerre se rap-
procher de Paris. Mais cette foule de bannerets, qui
avaient conduit leurs chevauchées sur le terrain,
éprouvaient un vif regret de ce qu'on les privait du
bonheur de se signaler; ils demandaient instamment
de poursuivre l'ennemi : cette faveur ne fut accordée
qu'à Jacques de la Marche, qui partit avec six mille
cavaliers, ayant pour lieutenants Gui de Nesie , Robert
de Fiennes et Charles de Montmorency. Le comte
de la Marche poussa vigoureusement Edouard, défit
ns JACQUES DS LA MABCHS.
son arrière-garde au passage de la Sambre : se laissant
emporter par un excès de courage, il parvint jus*
qu'auprès du roi, et fut au moment de l'enlever au
milieu de ses gaities ; il s'y trouva bientôt entouré
de toutes parts ^ et ne dut son salut qu'à la bravoure
de ses compagnons d'armes. Le paladin revint join-
dre l'armée de Philippe de Valois , auprès de Saint-
Quentin, ramenant plusieurs milliers de prisonniers.
Les hostilités continuèrent nonobstant la rigueur
de l'hiver : des campagnes ravagées, des villages
incendiés, des églises pillées, des actions affligeantes
pour l'humanité, tel est le tableau que présente
r histoire des opérations militaires pendant cette sai-
son. Au milieu de ces dévastations, Edouard reçut
un échec qui lui fut bien sensible. Voulant se ven-
ger de TafFront que Jacques de Bourbon lui avait
fiait essuyer, ce prince opéra un mouvement rétro-
grade , et rentra dans le Cambrésis , désola la Thiéra-
che, la rive droite de l'Escaut, et vint tomber dans
une embuscade que lui tendait l'abbé d'Honnecourt.
Ge prêtre guerrier, qui possédait d'immenses do-
maines, donna asile aux habitants des campagnes
dont la plupart fuyaient la fureur de l'ennemi; il
changea leur terreur en résolution , et prit les me-
sures les plus énergiques pour chasser les Anglais
de ces contrées : jamais général ne déploya plus de
talent dans ses plans , ni plus de hardiesse dans leur
exécution ; l'abbé s'empara des défilés , du passage
des rivières, des hauteurs; enfin, ayant enveloppé
Edouard, il fondit sur ses divisions, et les défit en-
tièrement. L'orgueilleux potentat fut vaincu par des
JAOQUBS DE Là MARCHE. 33
moines et des .paysans; peu s'en fallut qu^il ne servît
lui-même de trophée à leur triomphe; les chroniques
du temps disent que le prieur d'Honnecoùrt sauva
l'État (i).
Le mois suivant , le roi d'Angleterre répara ample-
ment cet échec par la victoire navale de l'Écluse. Cette
défaite commença les malheurs de Philippe de Valois ,
et coâta vingt mille hommes à la France. La flotte de
Philippe y rangée dans la Manche , se composait de
douze cents navires : saint Louis en avait équipé une
de quinze cents, et plus tard Charles VI, au com-
mencement de son règne, en réunit autant. Sans
doute ce n'étaient pas des vaisseaux semblables à
ceux de nos jours : cependant la promptitude avec
laquelle on rassemblait une flotte aussi considérable
prouve que la France possédait des ressources ma-
ritimes imposantes.
Edouard fut atteint d'une flèche à la bataille de
rÉcluse : cette blessure ne put arrêter son infatiga-
ble activité; il débarqua non loin d'Ostende, et en-
tra dans Gand en triomphateur. Le monarque an-
glaiSy n'y étant resté que le temps nécessaire pour
concentrer ses forces, se remit ensuite en campagne,
et forma le siège de Tournay; mais on lui opposa,
comme à Cambray, une vigoureuse résistance;
quantité de barons et de chevaliers venaient de se
jeter dans la place : le connétable Raoul d'Eu, le
comte de Guines et les maréchaux Robert de Bri-
qnebec et Mathieu de Trie les conduisaient.
(r) Frobsart, ch. 40 et 4i •
U4 JACQUJtS D£ LA MiJLCH£.
Le perfide Robert d'Artois, commandant un corps
de quarante mille Flamands, protégeait les opérations
du siège; ce général essaya d'enlever Saint-Omer. Il
rencontra au pied de ses remparts Eudes, duc de
Bourgogne, son ennemi personnel, époux de Jean-
ne , petite-fille de Mahaut. Robert attaqua le prince
bourguignon avec la fureur que pouvait inspirer
une haine implacable; tout céda à sa furie : les Fran*
çais, moins nombreux que les Belges y plièrent sous
ses efforts. Déjà il croyait atteindre Eudes et assouvir
sa rage sur ce rival odieux, lorsqu'il se vit arrêté par
Jacques delà Marche, accouru à la tête de cinq mille
cavaliers. Le banneret français, ayant pris Tennemi
en flanc, rétablit le combat; communiquant à ses
soldats l'ardeur qui l'animait, il enfonça les escadrons
brabançons composant la principale force de Robert,
et décida de la victoire par son intrépidité. Robert fut
mis en pleine déroute, perdit quatre mille hommes,
ses bagages, ses bannières chargées de ses armoiries
comme comte d'Artois et lieutenant d'Edouard, roi
de France et d! Angleterre.
A l'issue de cette défaite, les Flamands, dégoûtés,
retournèrent à leurs ateliers, se montrant sourds
aux prières et aux exhortations d'Artevelle; dans
leur désespoir, ils avaient même voulu massacrer
Robert d'Artois. Philippe de Valois se rapprocha de
Tournay, resserra les assiégeants dans leur camp,
soigneux de n'engager que des actions partielles.
Edouard, désespéré du nouveau genre de guerre
adopté par son ennemi, lui adressa un cartel, que
le flegmatique Valois renvoya, en disant que ce cartel
JÂCQIpIS DE LA MARCHE. . t^5
ne lui était point destiné , car la suscription portait
seulement à Philippe comte de Falois. I41 bravade
d'Edouard n'avait pour but que de cacher le péril im-
minent dans lequel lui et ses troupes se trouvaient
engagés. L'avantage que Jacques de Bourbon avait
remporté devant Saint-Omer sur Robert d'Artois, ren-
versait le plan de campagne d'Edouard , en le privant
de son corps d'observation. Le vainqueur de Robert,
ayant opéré sa jonction avec l'armée principale, en ac-
crut la force et la mit à même de cerner l'ennemi de
tous côtés. Les Anglais couraient risque d'être écrasés :
un seul choc allait décider de la guerre, lorsqu'une
femme vint sauver Edouard, qui, de l'aveu même
des historiens anglais, était perdu sans ressource.
Jeanne de Valois, douairière de Hainaut, sœur de
Philippe et belle-mère d'Edouard, vivait retirée au
couvent de Fontenelle : elle conçut le dessein d'arra-
^ cher les armes des mains de son frère et de son gendre. -
Jeanne quitta sa retraite, arriva pieds nus et couverte
d'un cilice ; passant tour à tour dans l'un et dans
l'autre camp, elle obtint que les deux rois signe-
raient une trêve. Jacques de la Marche et les prin-
cipaux feudataires se récrièrent, en voyant le roi
laisser échapper une si heureuse occasion pour acca-
bler sans retour son compétiteur. Le magnanime
désir d'épargner le sang de ses sujets rendit cons-
tamment Philippe de Valois dupe d'un adversaire
dout la politique astucieuse ne fut qu'une suite de
ruses, de pièges et de perfidies. Le roi signa donc,
en J34O7 uïï armistice que son vassal se promettait
bien de rompre lorsque ses intérêt^ le commandle-
2l6 JACQUES DE LA MARCHE.
l'aient : cet armistice suspendait une latte qui jus^
qu'alors n'avait eu dTieureux fruits pour aucun des
deux partis. Edouard, dans cette circonstance , épuisa
tellement ses ressources pécuniaires, qu'il se vit
obligé de mettre en gage sa couronne et celle de la
reine S9 femme, entre les mains des archevêques de
Trêves et de Cologne (i).
Jacques de la Marche ressentait le besoin d'occu-
per son courage; cette ardeur fut toujours si active
que, dans le cours de toute sa vie, il ne passa pas
six mois sans prendre part à quelque expédition.
Le désir de conquérir Thessalonîque ne cessait
de l'agiter : il apprit que les chevaliers de Rhodes,
guidés par Élie de Villeneuve, après avoir remporté
de notables avantages sur les infidèles , se préparaient
à fondre sur Srayrne; il résolut d'aller s'unir à ces
vaillants défenseurs de la foi , de partager leurs dan-
gers et leur gloire , espérant trouver chez eux un peu
plus tard de puissants auxiliaires pour conquérir la
Macédoine. Mais au moment où il s'apprêtait à quitter
la France pour chercher les combats sur des rives
étrangères , un nouvel incident vint rallumer le feu de
la guerre dans toute l'Europe : voici comment.
Jean III , dit le Bon , duc de Bretagne, mourut aa
commencement de 1 34 1 9 sans laisser d'enfants de ses
trois femmes. Charles deBlois avait épousé Jeanne^
fille de Guy , comte de Penthièvre , nièce de Jean III,
et son héritière, en vertu des coutumes delà Breta-
gne , qui appelaient les femmes à succéder aux grands
(î) Hune, liv. XV.
JACQUES DE LA. MARGH]É. 27
fiefs. Jean de Montfort (i), frère du dernier duc,
mais d'un second lit, prétendait à la possession de
la Bretagne : profitant de l'absence de Charles de
Blois, il se saisit de Nantes et de plusieurs autres
villes. Jeanne de Penthièvre ainsi que son époux por-
tèrent plainte au roi de France, qui, en qualité de
suzerain , devenait juge du démêlé en dernier ressort :
Jeanne citait, pour prouver que la représentation domi*
naît en Bretagne, un exemple pris dans une des plus an-
ciennes et des plus puissantes familles du duché. Jean
de Kergorlay, puîné de Pierre II, étant mort avant
i34o, sans enfants, sa succession passa à Jean III son
petit-neveu, petit-fils de son frère aîné, au préjudice
de Henri, son frère cadet, qui l'avait revendiquée.
Philippe de Valois jugea d'après ce précédent : un
arrêt du 7 septembre i34i » rendu à Conflans, envoya
Charles de Blois en possession du duché. Montfort,
de son côté , voulant se ménager un protecteur puis-
sant, se déclara vassal d'Edouard, se mettant ainsi
en pleine rébellion envers Philippe^ et la France; il
trouva un certain nombre de partisans dans ses pré-
tendus États : au premier rang des bannerets on dis-
tinguait Tanneguy-Duchàtel, Guillaume de Cadoudal^
Papillon de Saint-Gilles, Henri de Kergorlay, le%
Spinefort. Le comte de Blois voyait au nombre des
siens Olivier deClisson, père du fameux connétable;
(i) Jean , petit-fils du fameux Siryon de Montfort, et le dernier
mftie de cette race, laissa nne fille, Béatrix, qui apporta le comté de
Moalfort dans la maison de Dreux : elle le laissa en mourant à sa fille
Yolande» laquelle» devenue veuve d'Alexandre lU, roi d'Ecosse»
épousa en secondes noces Arthur II, duc de Bretagne, et en eut un
fils, Jean , qne Ton dota du comté. de Montfort.
2S JACQUES DE LA MARCHE.
L»aval, le vicomte de Rohan, Ceoffroi de Malestroit;
les sîres de Rieux, d'Avaugour, Thibault de Moril-
lon, (îérard de Maulin, Geoffroi Charni; les sires
de Tintiniac, de Beaumanoir, de Bruc, de Raix, de
Rougéy de Derval, d'Aspremont, Robert de Beau-
raont,Coêlmen, du Ponton, deLescouët, de Goyon,
Traougoff, Reyneval, et le sire de Porrohêt, issu
des anciens rois de Bretagne.
Edouard s'empressa d'envoyer des secours au comte
de Montfort. Philippe dut imiter cet exemple; l'hon-
neur national lui en faisait une loi. Son fils aine,
Jean^ duc de Normandie, reçut le commandement
des troupes; Jacques Bourbon accompagna le prince :
une tendre amitié l'unissait au comte de Bloîs , son
allié. L'élite du féodal lignage forma le cortège de
l'héritier du trône; on y distinguait le duc d'Alençon,
frère de Philippe, le roi de Navarre, le duc de Bour-
gogne, Pierre de Clerniont, trois Montmorency,
dont un maréchal de France, le comte de Guines,
les ducs d'Athènes et de Lorraine. Odoart Doria et
Grimaldi commandaient les Génois à la solde de la
France. Jacques de la Marche fut le héros de cette
guerre, que l'on pourrait nommer la chevalerie en
action; on y mit en pratique jusqu'au moindre règle-
ment de cette institution.
Le premier exploit des Français fut la prise de
Chantoceaux, un des boulevards de la Bretagne, et
qui tenait pour Montfort; le duc de Normandie as-
siégea la ville de Nantes le mois suivant. Jacques
de la Marche et le duc d'Alençon abandonnèrent le
camp pour tenter des coups de main sur les places
JACQUES D£ LÀ MARCHE^ 39
et forteresses voisines'; ils attaquèrent Valgarnier,
château fortifié d'une manière particulière. Ferrant,
qui le défendait , fit une sortie , et prit de sa main Sau-
vage d'Attigny, banneret distingué par sa bravoure,
et très-aimé du duc de Normandie ; Ferrant promit de
le mettre en liberté si le duc voulait accepter un com-
bat à outrance de deux cents contre deux cents :
on accueillit l'offre avec transport. Le jeune prince
quitta le siège de Nantes; et quoique héritier de la
couronne de France, il ne balança pas à courir les
chances d'une joute à fer émoulu , et céda dans cette
occasion le commandement au comte de la Marche,
que toute l'armée ne désignait que par le nom de
fleur des chevaliers. Les barons les plus considérés
des deux armées se portèrent comme poursuivants .
on citait, du côté des Français^ outre les deux prin-
ces déjà nommés, le roi de Navarre, les ducs d'Alen-
çon, de Lorraine et d'Athènes, le vicomte de Rohan ,
le seigneur de Briquebec et Sauvage d'Attigny, qui
obtint la permission de combattre; son sort dépen-
dait d'ailleurs de l'issue de la joute. Parmi les Bretons
parti de Montfort, on citait les sires de Kergorlay, de
Chateaubriand, de Papillon de Saint-Gilles, de Rouvre
et le Borgne d'Hause. Au jour fixé les quatre cents com-
battants se rendirent dans une plaine voisine de Val-
garnier; les deux divisions de deux cents hommes se
rangèrent en bataille, comme eussent agi de grandes
armées. Jacques de la Marche se mit au centre en
qualité de général en chef; le duc de Normandie
commandait la gauche, le duc d'Athènes la droite.
Après une courte prière, et au signal donné par le
3o JACQUES DE Lk MARCHE.
befîroi de Valgarniery les combattants, la lance en
arrêt, fondirent les uns sur les autres : Jacques de
Bourbon enfonça le centre, qui lui était opposé; lei
ducs de Normandie et d'Athènes, moins heureux,
plièrent devant leurs adversaires; mais le comte de
la Marche, divisant sa troupe en deux parties, les
secourut à propos : enfin, au bout de trois heurei
d'efforts inouïs^ les Bretons, vaincus, se firent tuer^
à l'exception de trente, qui demeurèrent prisonniers^
Froissart, toujours injuste lorsqu'il parle des Fran*
çais, dit que le duc de Normandie ayant ordonné
d'égorger ces trente Bretons, voulut qu'on lançil
leurs têtes sur les remparts de Nantes : c'est une ab-»
surde calomnie, que dément le caractère bien connu
du duo de Normandie (le 'roi Jean) et des chevaliers
qui partagèrent sa victoire. Yillani, historien impar-
tial et étranger à la querelle, ne fait pas mention do
cette barbarie, et pourtant il entre dans de nûnu^
tieux détails au sujet de ce combat : ce chroniqueur
admire même la loyauté que Ton y fit paraître de
part et d'autre. Au reste, la circonstance la plus re-<
marquable de ce fait d'armes, c'est que ieaCa de
Montfort et Charles de Biois, pour qui l'on se battait
en Bretagne, n'y prirent aucune part.
Montfort, resserré dans Nantes, craignant de payei^
de la vie une trop longue résistance, car il avait été
déclaré criminel d'État par la cour des pairs ^ capi-
tula le 18 décembre i34i : le duc de Normandie le
conduisit lui-même à Paris, et le remit entre les
mains du roi son père. Montfort fut enfermé dans
la tour du Louvre. La plupart des chevaliers fraiv-
JACQUXS DE LA. MARCHE* 3f
çais quittèrent la Bretagne à la suite du prince;
mais, sur les instances de Charles de filois, Jacques
de la Marche y demeura : ce général assura, par
ses habiles manœuvres , le triomphe temporaire de
la cause des Penthièvre. La captivité de Montfort
semblait avoir décidé la querelle, lorsqu'une héroïne
parut sur ce théâtre sanglant eq 1332, et rallumia le
%Qibeau de 1^ guerre; c'était Jeanne de Flandre t
femme d§ Montfort : les grâces de son sexe la di^tia*
^^ient mçiiis que l'intrépidité du soldat. A la noi|*
y§Ue de la défaite de son époux , elle prit son jeune
i^s dans ses bras , le présenta aux bannerets bretons
de43on parti ainsi qu'aux bourgeois de Rennes, et
implora leur secours en les exhortant à continuer la
guerre. Tandis qu'une femme arrêtait la fortune par
son courage, et s'élançait sur les champs de bataille
pour animer les siens, Jacques de la Marche, né
pour le métier des armes, s'en voyait arraché par
l'ordre de son roi , pour aller remplir une mission d'un
genre tout particulier.
Depuis que le saint-siége résidait dans le comtat
veaaissin, les successeurs de Philippe le Bel metr
taient beaucoup de soin à ce que l'élection du pape
eût lieu sous leurs auspices ; plusieurs dignitaires de
la couronne, et même des princes de la maiâion
royale, y assistaient : c'est ainsi qu'on avait vu Phi-
lippe le Long, étant comte de Poitiers, présider à
celle du pape Jean XXII , en 1 3 1 6. Une telle influence f
exercée dans une pareille circonstance, établissait
d'une manière efficace la suprématie que les monar-
ques français devaient exercer en Europe. Benoît XII
3^ JACQUES DE LA MARCHE.
mourut le sà5 avril i34^; on lui donna pour suc-
cesseur le cardinal Pierre . Roger, archevêque de
Rouen : c'était le quatrième Français qui, depuis
quarante ans, montait sur le trône de Saint-Pierre;
il prit le nom de Clément VI. Le duc de Bourgogne,
le dauphin viennois et Jacques de Bourbon présidè-
rent à son exaltation. Vers le milieu du mois qui
suivit la cérémonie, le comte de la Marche était
de retour en Bretagne, pour seconder Charles de
Blois : rétoile de l'héroïque Jeanne de Flandre pâlit
devant la bravoure et les sages dispositions de ce
terrible adversaire. Le duc de Normandie parut une
seconde fois en Bretagne, accompagné du roi de
Navarre, du duc d'Alençon, de Louis de Châtillon,
des comtes de Boulogne, de Dammartin , des sires de
Rougé, de Craon, de Sully, de Fiennes, de Couci,
et de trente mille hommes. Philippe de Valois ne mit
sur pied un armement si considérable que pour s'op-
poser aux desseins de l'ambitieux Edouard, qui prê-
tait à la comtesse de Montfort un puissant secours :
ainsi, une querelle qui aurait dû se vider dans le coin
le plus reculé des Gaules, devint l'occasion d'une
guerre longue, opiniâtre, et qui mit la France sur
le penchant de sa ruine.
Robert d'Artois, avide de vengeance, demanda le
commandement des troupes qui allaient passer en
Bretagne; Edouard attendait trop de son animosité
pour le lui refuser. Robert, étant débarqué, annonça
sa présence en portant le fer et le feu en tous lieux,
comme s'il n'eût voulu laisser à Montfort que des
ruines. Le rebelle vassal investit la ville de Vannes, -
JACQUES i>E LA MARCHE. 33
défendue par Hervé de Léon , Tournemine , Olivier
de Clisson, Lohéac, et l'emporta, ayant livré trois
assauts vigoureux : les généraux bretons furent assez
beureux pour échapper à son courroux. Pendant
qu'il attaquait Vannes, Jacques de la Marche pour-
suivait le siège de Rennes , aidé du vicomte de Rohan :
la place, défendue par le vaillant Cadoudal et pour-
vue abondamment de vivres, semblait inexpugnable.
Le général français, ayant appris les succès de Robert
d'Artois, resserra la ville en pressant les travaux;
les habitants, craignant qu'une résistance trop pro-
longée ne leur devînt fatale , se saisirent de la per-
sonne de Cadoudal, et ouvrirent les portes. Le comte
de la Marche, charmé de la valeur du gouverneur,
le combla de présents et le mit en liberté. La con-
quête de Rennes étant achevée, Jacques de Bourbon
se porta rapidement au secours de Vannes; mais il
apprit en chemin la capitulation de ce boulevard.
Olivier de Clisson et Tournemine, en étant sortis
furtivement, avaient rassemblé un assez grand nombre
de soldats, et marchaient pour surprendre Robert
au milieu de son triomphe; le comte de la Marche
se mit à la tête de leurs forces, réunies aux siennes,
parut brusquement devant la ville et commença un
nouveau siège. Les barons des deux partis accouru-
rent pour prendre part à l'action mémorable qui se
* préparait : cette fameuse querelle allait se décider
sous les remparts de Vannes. Le comte de la Marche
tenait dans ses mains le sort de la Bretagne; tous les
yeux étaient fixés sur lui et sur son redoutable ad-
versaire. Robert d'Artois avait fait réparer à la hâte
34 J4CQUKI DE LA MiACBB.
les forti6cations; mais son rival ^ jugeant qu'il per«
(Irait beaucoup de monde en cherchant à escalader
• des murs fort élevés et très-bien défendus, fit com-
bler les fossés par un nombre considérable de travail*
leurs, brisa le pont-levis, rompit les portes à coups
de catapulte, et se précipita le premier dans la ville.
Robert contint dans l'intérieur des flots d'assaillants
qui pénétraient de toutes parts; mais deux blessures
le mirent hors de combat : il s'échappa en enfonçant
une poterne, erra longtemps seul, et parvint enfinà
gagner Hennebon. Robert se fit transporter par un
vaisseau marchand à Londres, où il termina unerie
malheureuse, le 6 octobre 134^ : son père était mort
des blessures reçues au combat de Fumes; son
grand-père fut tué à Courtray; son bisaïeul, fils de
Louis yill et fondateur de cette branche , avait péri
en Egypte à la bataille de Mansoura. Ainsi ce vassal
était le quatrième de sa race qui succombait les armes
à la main : il laissait deux fils , alors détenus à Ne*
mours pour les fautes de leur père. Les approches de la
mort, loin d'affaiblir la haine que son cœur nourris-
sait à l'égard de la France, parurent la rendre encore
plus violente; son dernier soupir fut un cri de rage
contre son pays : il exhorta vivement Edouard à pour-
suivre ses desseins hostiles, l'assurant que sa cause
trouverait dans le royaume de nombreux partisans.
Les horreurs du trépas. semblèrent s'évanouir à ses
yeux, lorsqu'il entendit Plantagenet faire le serment
de le venger. Ainsi mourut sur une terre étrangère
un des petits-fils de Philippe-Auguste; ses souhaits
impies ne furent que trop bien exaucés,
Edouard savait aimer, ou du moins il savait donner
d'éclatants témoignages de son amitié : ce prince
voulut que les obsèques de Robert fussent magnifi-
ques, et, désireux de hâter Teffet de ses promesses,
il franchit le détroit et alla débarquer ^ur le$ CQte$
de Brest. Philippe de Valois le vit arriver avec effroi
dans TArmorique; car, de la Bretagne, son entre-,
prenant compétiteur pouvait pénétrer dans le cœur
(itt rcqpmime. Il quitta au plua vite Paris ^ #t eatra
dans \» duché, accompagné de troi^ divisions : ell^s
servirent à consolider les conquêtes terminées par
Jacquea de ]a Marche. Philippe atteignit Edouard
nmk loin de Ploèrmel; cerné de tous côtés^ l'Anglais
se trouvait dans une situation pareille à ctlW d'où
Tavait tiré Jeanne de ïlainaut^ lorsquVn incideat
semblable vint encore le sortir de ce mauvais pas-
Las cardinaux de Clermont et de Palestrine, qui ac-
compagnaient Tannée, employèrent tout leur crédit
pour arrêter le cours des hostilités. Il advenait quel*
quefois que des évéques, transportés de Tardeur
martiale commune à tous les hommes de leur temps,
s'élançaient au milieu des batailles ; mais cet exemple
s« représentait rarement, tandis qu'on en voyait
très-SQuvènt d'autres s'enfoncer dans la mêlée pour
contenir la fureur des soldats. Les cardinaux ame*
nèrent les deux partis à conclure une trêve le 19
février i343 : ils méritèrent sans doute des éloges
pour avoir empêché l'effusion du sang; mais Phi-
lippe, comme roi, encourut le blâme, car il laissa
échapper une seconde fois une belle occasion d'écraser
•on mortdi ennemi.
3.
^4r
36 JACQUES DE LA MARCHE.
LIVRE IL
Jacques de Bourbon chasse les Anglais des provinces du midi.
Bataille de Crécy (i346).
Jacques de la Marche, voyant la paix conclue^
voulut reprendre l'exécution de son projet favori, la
conquête de la Macédoine; il croyait que la France
ne réclamerait de longtemps le secours de son bras :
quelle était son erreur! la guerre a des trêves, mais
les passions n'en ont point; elles rallument le flam-
beau delà discorde au moment où la politique croyait
l'avoir éteint.
Lecomte de Salisbury , premier ministre d'Edouard,
ayant acquis la preuve que son maître, pour prix
des plus éminents services, ne craignait pas de flétrir
son honneur, abandonna ses foyers, se retira auprès
de Philippe, et lui remit une correspondance secrète
de plusieurs barons français et bretons avec le mo-
narque anglais : ces lettres provenaient principalement
d'Olivier de Clisson et de Geoffroi d'Harcourt. Le pre-
mier, tombé au pouvoir d'Edouard en i34o, fut ren-
voyé sans rançon : charmé des avances de Plantagenet,
ébloui par des promesses inensongères,01ivier se voua
tout entier à la défense de ses intérêts. Le second , un
des plus puissants bannerets de la Normandie , se prit
de querelle avec le maréchal de Briquebec au sujet
. d'une châtelaine dont il était épris, et que le fils du
7A.CQUES DE LA. MARCHE. 3^
maréchal voulait épouser. Le roi, pour couper court
à ce différend , avait évoqué l'affaire au parlement;
d'Harcourt fut condamné : la rage dans le cœur, il
fit un traité secret par lequel il promit à Edouard de
lui ménager des partisans en Normandie; nonobstant
sa défection bien réelle, d'Harcourt feignait de rester
attaché à la France. Les lettres que Philippe reçut
de Salisbury lui donnèrent la certitude cruelle que
des traîtres épiaient ses démarches : le monarque
fit arrêter Olivier de Clisson, venu à Paris pour as-
sister aux tournois publiés à l'occasion du mariage
du second fils du roi avec la fille posthume de Char-
les IV. Philippe, las de la guerre, fatigué de se voir
contester le titre de roi , voulut effrayer par un
exemple terrible les hommes perfides dont il était
environné. D'après ses ordres, Olivier eut la tête
tranchée : on fit subir le même châtiment à qua-
torze chevaliers bretons impliqués dans la fatale
correspondance. Geoffroi d'Harcourt parvint à pas-
ser en Angleterre, et reconnut Edouard pour roi
de France : ce prince accueillit d'Harcourt comme
il avait accueilli Robert d'Artois; il lui donna le
comté deRichemont, en dédommagement de la perte
de ses biens récemment confisqués.
Philippe avait hérité du caractère dur et intraita-
ble qui suscita tant d'ennemis à son père : les faveurs
dont la fortune se plut à le combler au début de son
règne changèrent son naturel : il devint bon, juste
et affable; mais lorsque ce prince eut acquis la preuve
que lui et sa famille vivaient au milieu d'embûches
et de trahisons y que ses bienfaits n'engendraient
38 lACQUa DE L4 UkKGMX.
que de» ingrats, sa violence primitive reparut en
entier. Sombre > méfiant, inquiet, il n'offrit plus à
ses sujets qu'un front sévère : cette fâcheuse dispo*^
sition s'augnfientait encore par suite du mortel dé-
plaisir que lui inspirait la conduite déloyale du roi
d'Angleterre. En effet Edouard , sans aucune décla**
ration préalable, ordonna au comte dé Derby, com*
mandant en Guienne, de ravager les terres de France.
Le raidi, dégarni de troupes, offrait un accès facile :
d'ailleurs l'expédition de Bretagne, en se proloft*
géant, avait épuisé toutes les ressources; les soldat»
et l'aident manquaient absolument. Derby, l'homme
le plus habite en guerre et en politique, menaçait
lé Languedoc, le Limousin et la Gascogne. Pour
écarter un péril si pressant, le roi jeta les yeuit sur
lacques de la Marche et sur Pierre I**, son frère t
Ces deut princes ne Cessaient de lui donner le»
preuves les plus éclatantes de fidélité; Pierre, léger
et frivole, ne s'était pas laissé gagner néanmoins ptf
les offres attrayantes d'Edouard. Philippe le nomma
gouverneur des provinces méridionales , en exigeant
qu'il ne se séparerait jamais de son frère, dont le
caractère brillant autant que généreux devait infail^
liblement rattacher encore plus les habitants dé céS
contrées à la cause des Valois. Ces deux feudâtaifes
partirent, ayant pour lieutenants les maréchauit de
Montmorency et de Saint- Venant, le comte de Tan-^
carville et le dauphin viennois : le roî ne put léut
donner qu'un millier d'archers. Les deux Clermont
montrèrent ce dont est capable un dévouement
sincère : ils Vendirent une partie de iéurs domaines.
JAGQTTES DE LA. MARCITSJ 39
prirent k leur service des compagnies soldées, et
levèrent dans le Bourbonnais ou le Forez douze cents
chevaliers. Arrivés dans le midi, ces généraux surent
réchauffer le zèle de ses habitants : le Languedoc
se distingua en cette occasion. La ville de Toulouse
fournit à elle seule mille sergents. La Gascogne en-
voya de nombreuses compagnies de fantassins : les
nobles de ce pays, fort sédentaires, accou'rurent ce-
pendant, désireux de combattre sous les ordres du
guerrier qu'on surnommait la Fleur des chevaliers.
Au bout de quelques mois, Jacques de Bourbon se
Vit à la tête d'une armée formidable; il commença
les hostilités dans TAgénois, pendant que son frère
dirigeait les opérations dans le Quercy , et raffermis-
sait l'autorité de son maître encore mal établie dans
celte partie du royaume.
Le comte de Derby, qui dominait en conquérant
dans toute l'Aquitaine , vit tous ses plans renversés
par l'active vigilance du duc de Bourbon , et la valeur
impétueuse du comte de la Marche. Lord Pembrok,
ay^int voulu sortir de la Réole pour aller tenter un
coup de main sur Blaye, fut complètement battu, et
lie dut son salut qu'à l'obscurité de la nuit, qui mit
fin à l'action. Derby et ses lieutenants Norfolk,
Maiiny, Pembrok, n'osèrent plus tenir la campagne :
les acquisitions faites par les Anglais dans le Langue-
doc, l'Angoumois, la Gascogne, leur furent enlevées
rapidement.
Le duc de Normandie vint recueillir le fruit des
travaux des deux Clermont, sans cependant leur en
é&lever le mérite ; il arriva dans le Languedoc suivi
4o JACQUES DE LA MARCHE.
d'une nouvelle année, qui servit à consolider autant
qu'à étendre les conquêtes commencées par le comte
de la Marche; enfin, la Guienne elle-même, se
voyant menacée, réclamait la présence d'Edouard.
Ce prince résolut d'aller en personne rétablir ses
affaires, jaloux de se mesurer avec deux hommes
extraordinaires, qu'il n'avait pu ni battre ni cor-
rompre. La conservation de la Guienne devenait
d'autant plus urgente , que la fortune l'abandonnait
sur d'autres points : son influence devenait presque
nulle en Bretagne. Montfort, échappé de sa prison,
était mort le 5 juin i345 : cet événement rallia la
plupart des bannerets du duché sous les bannières
de Charles de Blois. Dans la Flandre, un incident
de la même nature détruisait les espérances du mo-
narque anglais. Le redoutable Artevelle venait d'être
massacré par cette populace dont naguère il se croyait
l'idole; son audace ne lui avait servi qu'à prolonger
de quelques instants une existence que des milliers
d'ennemis attaquaient chaque jour, dans l'espoir de
venger les victimes de sa grossière ambition. Ombra-
geux comme tous les tyrans, le vieux brasseur de
bière cherchait à s'assurer l'impunité de ses premiers
crimes par des atrocités capables d'intimider la mul-
titude. Artevelle, voyant baisser son crédit, déses-
pérant de se soutenir malgré tous ses soins et ses
terribles exécutions, conçut l'idée de faire passer la
Flandre sous la domination immédiate de la maison
de Plantagenet, ne doutant pas de conserver une
grande part du pouvoir au moyen de cette combi-
naison. En conséquence, il proposa à Edouard III
JACQUES DE LA MARCHE. 4^
dé proclamer souverain de la Belgique le jeune
prince de Galles. Edouard accepta d'autant plus vo-
lontiers l'offre du brasseur, que l'établissement de
son fils dans ces provinces favoriserait singulièrement
les projets que lui-même nourrissait à l'égard du
royaume de France. Le monarque anglais courut en
toute hâte au port de l'Écluse, et s'y aboucha avec
Artevelle et les députés des principales villes : ces
derniers ignoraient absolument le vrai motif de
cette convocation. Lorsque Artevelle eut développé
en présence d'Edouard tous ses desseins, les envoyés
déclarèrent d'un ton ferme que leurs concitoyens
n'accepteraient point pour maître un prince étranger;
que le fils de leur comte, né parmi eux, était trop
peu âgé pour qu'on lui imputât les fautes de son
père , et que lui seul pouvait devenir souverain de la
Flandre.
Artevelle, outré de cette déclaration, partit pour
Gaad; sa venue mit en émoi toute la cité : il haran-
gua ses compatriotes, espérant les émouvoir encore
par cette faconde qui les entraîna si souvent sur ses
pas; mais ce temps n'était plus : on se saisit de lui,
on l'entraîna sur la place publique où jadis il avait
donné le premier signal delà révolte; on le lapida,
puis ses membres furent mis en pièces : un sellier,
nommé Denis Thomas, lui coupa la tête et la cloua
à un arbre (i). •
Le courroux de tout un peuple est si effrayant,
que celui des Gantois glaça d'effroi Edouard, dont
l'âme ne paraissait pas jusqu'alors accessible à la
. (i) Meyer, Chronicon FlaDdri», lib. v.
4à JâCQUES DE LA MARCHC
crainte. Ce prince n'ayant pu empêcher la catastrophe
d'Artevelle, se rembarqua précipitamment, et revint
en Angleterre pour y terminer les préparatifs de son
expédition de Guienne.
Jacques de la Marche, uni au duc de Normandie ,
poursuivait le cours de ses avantages ; il voulut les
couronner par la prise d'Angouléme, la seconde
place des possessions anglaises ; il l'emporta en dépit
de la vigoureuse défense du gouverneur, le comte
de Norwik. A la suite de ce succès éclatant, les gé-
néraux français décidèrent d'assiéger Bordeaux. In-
formé de leur résolution , Edouard , sans plus atten*
drey s'embarqua à Southampton avec son fils, sur
une flotte de mille voiles , portant quarante mille hom-
mes. Les vents contraires l'arrêtèrent dans le canal
de la Manche, et tous ses efforts pour atteindre les.
côtes de la Guienne furent impuissants : c'est alors
que Geoffroi d'Harcourt le pressa de débarquer en
Normandie, lui disant que cette riche province, dé-
garnie de sa chevalerie, qui avait accompagné dans
le midi le fils de Philippe, deviendrait une conquête
facile, dont l'importance le dédommagerait ample-
ment des pertes essuyées dans l'Aquitaine. Le vassal
rebelle annonça même que son nom, ses anciennes
relations, sa qualité du baron le plus riche de la
Normandie, procureraient à la cause de l'Angleterre
de nombreux partisans. Pour le malheur de la France,
Harcourt fut trop éloquent; il détermina son nou-
veau maître à suivre ses avis. Le débarquement s'ef-
fectua vers le milieu de juillet de 1 346 » ^on à Va-
lognes, comme on l'a dit, mais à la Hogue. Saint-
Vaast (i), Edouard tomba en mettant pied à terre :
« Bon, dit^il, cette terre me désire (a). »
C'^t ici peut-être le cas de parler en particulier
^e cet Edouard, sur le compte duquel les écrivains
se sont tant partagés : les uns en ont fait un héros
loaagnanîme, les autres un barbare conquérant Li^
Jknglais doivent naturellement se rappeler avec enthou*-
siaMie Thistoire de son règne : cependant ce prifice
M peut être mis sur la ligne des Alfred, des Ghai^
lemagne, des Othon^ des Philippe-Auguste; chez lui
le caractère de supériorité tie se soutenait point ; il
jetait des éclairs de grandeur, si Ton peut s'exprimer
ainsi : on le vit accessible à toutes les idées erronées
de son temps : généreux et magnanime par calcul ,
quand ses intérêts le commandaient, il Tétait dâM
ces ocoasiotis avec faste. On ne peut lui contester
des talents très-remarquables pour la guerre; mais,
livré tout entier à l'emportement d'un caractère irri-
table , il y déploya souvent une férocité réfléchie *
en lisant les relations de ses campagnes en France
et en Ecosse, on croirait qu'il s^agit d'Attila ou de
Oengiskan. Ce fut lui qui le premier mit eu usage
cette politique astucieuse dont Machiavel fit pli:^
tard la théorie; il signait des trêves dans un pressant
danger, et les rompait lorsqu'une circonstance favo-
rable ae présentait pour reprendre les hostilités :
niiltement administrateur, il absorba les immenses
(t) Dans le même lieu où trois siècles plus tard un autre roi d'An*
glelerre, chassé de ses États, Jacques U,se plaça pour voir la bataille
navale livrée pour sa querelle par la flotte que commandait Tourville.
ta) ItApiâ Thoiras , Homfe et tous les historiens anglais.
44 lÀCQDES DE LA MARCHE.
ressources de son pays, et, tout en ébranlant la
monarchie française jusque clans ses fondements, le
chef des Plantagenets ruina l'Angleterre. Tant qu'E-
douard eut pour adversaires des princes aussi mal-
heureux, aussi confiants que Philippe de Valois et
Jean II , qu'une sorte de fatalité jeta hors de toutes
les voies de la prudence , tant que ses fourberies purent
attacher à sa fortune quantité de barons français ,
les succès les plus brillants couronnèrent ses efforts ;
mais dès que ces sortes d'auxiliaires manquèrent ,
quand, réduit aux seules forces de son pays, Planta-
genêt eut à lutter contre lesDuguesclin et les Clisson ,
il échoua complètement, et la sagesse de Charles Y
lui fit perdre en peu de temps le fruit de trente ans
d'intrigues, de corruption et de combats.
Le jour même de son débarquement, Edouard
marcha surValognes; guidé ensuite par d'Harcourt,
il se répandit dans la Normandie, tel qu'une lave
brûlante : ce prince détruisit tout sur son passage,
étalant ses armoiries écartelées des lis français, dé-
vastant un pays qu'il disait lui appartenir, et pour-
suivant, la flamme et le fer à la main , des hommes
qu'il appelait ses sujets : action aussi impolitique
que cruelle. Les habitants des campagnes, épou-
vantés, se réfugièrent dans les villes; Caen voulut
résister : le comte d'Eu, connétable de France, et
le comte de Tancarville s'y étaient jetés, accompa-
gnés de nombreux féodaux. La place fut prise; le
vainqueur n'épargna que les bannerets, dont il espé-
rait retirer une riche rançon; le reste fut massacré;
ni l'âge ni le sexe ne trouvèrent grâce devant lui : le
JACQUES DE LA MARCHE. 4^
fDillage dura trois jours. Cette horrible boucherie
^'exécuta en présence de deux cardinaux dépêchés
par le pape pour négocier la paix : ces prélats es-
sayèrent vainement d'arrêter la fureur des Anglais.
lËdouard envoya au delà du détroit plusieurs vaisseaux
chargés de meubles, de linge^ de vaisselle, enlevés
à Caen ; trois navires portaient quarante mille aunes
de drap et les trois cents bourgeois les plus notables.
Bayeux, Saint-Lô, Carentan, Harfleur, éprouvèrent
le même sort. Plantagenet fit une tentative inutile
sur Rouen, où commandait Jean d'Harcourt, aussi
loyal que son frère était perfide. Cependant Phi-
lippe accourait avec Jacques de la Marche, qui
revenait de la Guienne; ce général ne mettait d'in-
terruption à ses exploits que le temps nécessaire pour
passer d'une contrée dans une autre. Le roi , ayant
quitté les environs de Rouen, prit une partie de la
garnison de cette ville et se rendit auprès de Paris
pour réunir l'armée principale; alors Jacques de
Bourbon fut chargé d'observer la marche d'Edouard
et d'arrêter, autant que possible, ses irruptions. Le
prince français coupa tous les ponts sur la Seine;
de sorte que l'ennemi, forcé par cette manœuvre
d'abandonner le projet d'attaquer Rouen, s'enfonça
dans l'intérieur en se dirigeant vers Paris : il espé-
rait qu'un mouvement insurrectionnel éclaterait en
sa faveur dans cette capitale, de tout temps disposée
à la révolte; mais pour cette fois personne ne bou-
gea. Edouard s'en vengea en brûlant impitoyable-
ment tous les bourgs et villages; il arriva de cette
manière à Poissy, dont le pont était rompu : les
Anglais se trouvèrent alors enfermés dans les nom-
46 JàCQUBS DS Là MAllCSl.
breuY replis de la Seine. Le comte de la Marche,
en suivant tous leurs oiouvemeats sur la rive op-
posée, vint opérer sa jonction à Saint-Denis avec le
corps d'armée du roi. Edouard ne se dissimulait pla$
le danger de sa position; il sentait enfin que fton en-
treprise était aussi téméraire que mal combinée : en
«£fet, un miracle seul pouvait le tirer de ce mauvaii
pas, et ce miracle s opéra d'une manière complètes
il fut le résultat des imprudences de Philippe, et da
cette fatalité qui depuis quelque temps s attachait à
ses moindres actions. On doit convenir que si Edouard
commit la faute de s'avancer inconsidérément au mi*
Ueu de la France, il sut la réparer aussi habilement
que possible : ce prince prépara sa retraite en mettant
le comble à ses ravages, afin de répandre au loin la
terreur; ses troupes brûlèrent Saint-Cloud et toua les
villages voisins de la capitale : un vent violent poui«*
sait jusque dans Paris les flammèches de l'incendie,
La vue de ces ravages causait à Philippe une douleur
mortelle; jamais monarque n'aima autant ses sujets :
il partit de Saint-Denis , passa la Seine à Paris afin
d'aller arrêter ces effroyables dévastations. Une foule
nombreuse , craignant pour les jours de Philippe, se
jeta au-devant de lui, essayant de l'empêcher de
franchir les barrières : ce touchant empressement
l'excita davantage à s'en rendre digne; il sortit plein
de confiance, ne doutant pas que l'ennemi l'attendrait
dans la plaine de Vaugirard ; car Edouard lui avait en#
voyé un défi, en demandant que le sort des armes
décidât, dans ce lieu, lequel des deux méritait mieux
déporter la couronne de France.
L'Anglais, loin d'attendre Philippe , trompa toue
les calculs par uue manœuvre hardie, rétablit à la hâte
le pont dePoissy en se coulant^ au milieu de la nuit,
entre la Seine et le flanc droit de l'armée française, et
passa le fleuve au-dessus de l'embouchure de TOise;
de sorte que de ce point jusqu'au centre de la Picardie,
par où il voulait effectuer sa retraite sur la Flandre, au**
cune rivière considérable ne devait barrer son passage*
ÉdouiMrd rencontra à trois Ueues de Poissy un corps
da milices d'Amiens fort de sept mille hommes, il les
attaqua (loaoùt, un dimanche), les défit après une vi«
goureuse résistance, en tua douze cents et dispersa le
reste. Il ne tarda pas d'apprendre de tous côtés que
quatre-vingt mille hommes, commandés par Philippe
deValoislepoursuivaientetallaientratteindre.Trompé
dans ses espérances, voyant que les habitants de Paris
et des provinces, loin de se déclarer en sa faveur, ac-
couraient sous les bannières de son rival, Edouard ne
songea plus qu'à se tirer du mauvais pas où sa témé-
rité l'avait engagé. Nous avons dit que ce prince dé-
sirait traverser la Picardie, mais on avait deviné son
intention : les ordres les plus sévères prescrivirent de
rompre les ponts et de garder les gués. L'avant-garde
française pressait déjà les Anglais dans leur mouve-
ment rétrograde. Jacques de Bourbon , à la tète d'un
corps de cavalerie, harcelait Edouard, lui tuait beau-
coup de monde, et se flattait de le battre sans le se-
cours de la grande armée. Ce général entra dans Beau-
vais, dont les habitants, excités par leur évéque Jean
de Marigny, opposaient depuis quelques heures la ré-
sistance la plus opiniâtre ; ils allaient succomber, lors-
que Jacques de Bourbon et sa division parurent.
48 JACQUES JD£ LA MARCHE.
Edouard 9 obligé de se retirer, brûla l'abbaye de Saint*
Lucien, une des plus célèbres de la chrétienté; puis il
prit la route de Milly, détruisit l'abbaye de Beaupré,
traversa Marsei lies, Grand villiers, et envoya un de ses
lieutenants, Olifartde Gisterne^ attaquer Argies, dé-
fendue par une faible garnison , qui se battit vailiam*
ment et fut massacrée en entier. Le roi d'Angleterre
arriva de grand matin à Ayraines, et s'y arrêta, car ses
troupes, accablées de fatigue, demandaient du repos;
ildétacha plusieurs de ses officiers pour tâter les points
de passage à Saint-Rémi et à l'Étoile, mais toutes ces
tentatives pour franchir la Somme échouèrent com-
plètement. L'approche du comte de la Marche con-
traignit Edouard à sortir précipitamment d'Ayraines,
à quitter même son repas (i). Le roi faillit deux fois^
durant ce trajet, tomber au pouvoir du comte de la
Marche : ce dernier, en causant un mal incalculable
à l'ennemi, essuyait pareillement de grandes pertes,
puisqu'il attaquait sans cesse des forces supérieures.
Jacques de Bourbon dut ralentir son allure, sans aban-
donner néanmoins la poursuite des Anglais. Il côtoya
comme eux la Somme, et sut les empêcher de forcer
le pont de Saint-Rémi. La population, exaspérée,
gardait soigneusement tous les passages ; Edouard se
voyait donc enfermé entre l'Océan, la Somme et
l'armée française, dont une seule portion l'incommo-
dait déjà d'une si rude manière. Ne sachant que ré-
soudre,!! s'avança brusquementdansIeYimeux, monta
sur une hauteur, dans un lieu nommé Caubert; de
(i) Froissart, liv. III,
JACQUES DE LÀ MÀRGH2. 49
cette éminence il découvrait la plaine et la position
d*AbbeviHe : lui et ses lieutenants formèrent le fftrojet
d'assaillir cette cité (i), de traverser la Somme dans
l'intérieur de la ville; mais l'entreprise présentait des
difHcultés insurmontables y en raison de l'importance
des fortifications et des dispositions hostiles que mon-
traient les habitants. Abbeville était gouvernée, au
nom des comtes de Ponthieu, par des magistrats dits
les mayew's (majors ), dont l'autorité ne durait qu'une
année : celui de cette époque se nommait Colard de
Ver y seigneur de Caux; il avait pris les mesures les
plus énergiques pour déjouer les entreprises qu'E-
douard formerait contre la ville; toute la popul^on.
le seconda dignement. A l'issue de quelques escarmou-
ches insignifiantes, le roi d'Angleterre, jugeant que
ses efforts seraient superflus, quitta Caubert, exécuta
un mouvement rétrograde dans la direction sud-ouest,
s'établit à Oisemont, et fit comparaître devant lui les
habitants que ses soldats purent ramasser; il les ques-
tionna tous, promettant une récompense à celui qui
indiquerait un guè : l'un d'eux , appelé Gobin Agace,
se proposa pour guide en répondant de le satisfaire
suivant ses désirs. Cet homme grossier, calculant ses
intérêts sans songera ceux de son pays, rendit un
service éminent à Edouard, et attacha son nom d'une
manière bien malheureuse à un des événements les
plus fameux de la monarchie. Contre l'ordinaire des
habitants des campagnes, Gobin Agace connaissait fort
bien les localités; il partit à minuit d'Oisemont, et fit
(i) Hist. des Mayeurs d* Abbeville , pariguace. 16Ô6.
T. III. 4
5o JA<tK»9^ I>^ I^ UA»fSW»
pireiidreauK Ânglaislias^uleroute qu'ils avaient à tenir
pour éviter un dernier revers qui aurait indubitable*-
uient entraîné leur perte, Gobin Agaoe les fit passer au»
dessus d'Abbeviile^ au travers d'un pays de tourbièresi
fort malaisé , et arriva avec eux dans un lieu nommé
le Petit r^avier ( i ) : là il atteignit une chaussée», ou pla•^
tôt une digue I qui se prolonge peodaiftt ti)ois lieuee^
entre la Somme et la grande coûte de Saint^Valery,}
elle court parallèlement à toutes deux^ Edouard ap*
puyait sa droite à la grève dans laquelle serpenta la
Somme) et sa gauche à des marais impraticables,, les^
quels ne sonjt desséchés que depuis quatre-vingts aos:
la cliaussée, aujourd'hui formée, en lame de couteau,
était alors beaucoup plus aplatie, et servait aux gêna
du pays pour aller d'une manière directe à Saint* Va-
léry ; elle s'élevait de douze pieds au-dessus du niveau
des marais , six hommes pouvaient marcher de frout
sur la dréte. Ce passage, difficile vu- les nombreuses
coupures qui le barraient de loin en loin, offiraitdhin
autre côté Favaqtage d'une parfaite sécurité, car les
Anglais ne pouvaient étreincpiiétés ni par l'un ni par
l'autre flanc. L'importance de cette chaussée n'ayaît
point échappé au conseil du roi de France; aussi y
avait-on placé , à moitié chemin de Saint- Valéry, un
poste militaire établi dans un lieu appelé* Toupem
(deux heues et demie ouest d'Abbeville). La chaussée
s'abaissait à cet endroit; il s'y trouvait un petit do^
maine qui appartenait à la maison deSoycourt : le poste
militaire de Touvent ne comportait pas deux cents
(i) Deux lieues ouest d*Abbeville; le Grand Lai'ier est en face » de
Tautre côté de la Somme.
JJkCQU£S D]& LA. MARCHE. 5r
hommes; car cm présumait biea que quelque déta-
chemeasit ennemi pourrait s'engager dans ce défilé,
mais non pas toute une armée. Les soldats français
essayèrent cependant d'arcéter la tête de la colonne,
ils se firent massacrei?; Touvent fut saccagé et brûlé.
La tradition du passage des Anglaiss'est conservée dans
ce lieu, de génération en génération , comme si l'évé*
nement ne se fut passé que depuis vingt ans«
L'airmée chemina sur la chaussée une demi*lieue
plus. loin que Touvent; là, elle dut descendre par la
droite dans la grève qui offre à cet endroit l'espace
suffisant pour déployer des actions de cent hommes
de front; elle s'agrandit ensuite progressivementjus-.
qu*à Saint- Valéry, de manière à présenter une voie de
deux mille pas de large : le terrain est solide, et sert
de route lorsque la mer est retirée. Au bout d'une
heure de marche sur la grève , Edouard se trouva de-
van t le gué de Blanquetaque (Blanche tache), qui ti-
rait son nom d'un mamebn(i) de pierre de craie,
formé en cône et placé au delà de la rive droite sur
un plateau exhaussé de dix pieds au-dessus de la
grève; ce mamelon en avait trente de hauteur : le
(i) Ce mameTon a été rasé il y a vîngt-cînq ang, on ne sait pas
pourquoi; il n*en reste qu*une calotte de terre assez adhérente, mais
qae Ton ne voit que de très-près : nous y sommes monté , et nous nous
sommes assuré que de ce point on pouvait découvrir une grande
partie du cours de la Somme. Cassini a commis une erreur incon-
cevable en plaçant le Blanquetaque à l'entrée de Tembouchure de la
Somme au-dessus du Grotoy , c'est-à-dire à trois lieues plus loin du
lieu où il cuit réellement. Froissart a été mal instruit quand il a dit
que le sol blanc et ferme du gué lui avait donné le nom de Blanche-
Tache; le fond de la rivière a toujours été» à cet endroit^ sablonneux
et brun.
4.
Sa JACQUES D£ LA. MARCHE.
cône se dessinait dans Thorizon comme une tache
blanche; on ne l'avait élevé en ce lieu que pour indi-
quer aux habitants des campagnes un gué par où les
bestiaux pouvaient passer en toute sûreté, précaution
d'autant phis nécessaire que la Somme est remplie de
trous fort dangereux, et qu'en s'écartant seulement
de dix pieds à droite ou à gauche de la ligne, on pou-
vait tomber dans des excavations très-profondes.
Gobin Agace venait de guider l'armée anglaise
d'une manière admirable ; mais le trajet exigea plus
de temps que cet homme ne l'avait calculé, et déjà
le flux dominait lorsque Edouard atteignit la Somme :
légué, qui ordinairement n'a que trois pieds d'eau(i),
était couvert de quinze pieds; la rivière s'étendait
alors sur la presque totalité de la grève. Le roi se vît
doue arrêté par un obstacle invincible , que le ciel ne
semblait opposer à ses efforts que pour lui en faire
mieux sentir l'impuissance.
Edouard attendit six heures, pendant lesquelles
toute son armée eut le temps de franchir la chaussée
et de se former en masse à l'entrée de la grève : voyant
ses soldats abattus, le roi les exhorta à prendre cou-
rage, sans leur cacher les nouveaux obstacles qu'ils
auraient à surmonter. En effet, Philippe de Valois
avait placé au gué de Blanquetaque deux divisions
composées de féodaux picards et des milices d'Abbe-
ville, de Saint-Riquier, de Rue et du Crotoy : ces
douze mille combattants se trouvaient sous le com-
mandement de Godemar du Fay, baron normand, qui
(i) Nous l'avons passé au mois de septembre, avant de Feau jus-
qu'à la ceinture.
7ÂCQUES DE LA. MARCHE. 53
les avait groupés SOUS les murs du château de Noyelle^
petite ville bâtie à huit cents pas du rivage, sur le
plateau, à cinq cents pas du mamelon de Blanqueta-
. que et dans le même alignement.
Le château de Noyelle appartenait à Catherine d'Ar-
tois, parente du fameux Robert/ comtesse douairière
d'Aumale, et dont la fille aînée avait épousé le ne-
veu de Geoffroy d'Harcourt : cette dame, fort peu
attachée aux intérêts de Philippe de Valois, n'avait pu
empêcher que son château ne fût occupé par les trou-
pes françaises; elle résidait en ce moment à Noyelle.
Un nombreux détachement de cavalerie couvrait le
rivage devant le gué, et se liait à la division princi-
pale. Edouard se voyait dans la nécessité de traverser
la ville de Noyelle, attendu que les terres, formant
une haute corniche e^ face de l'embouchure du gué,
ne permettaient pas de marcher droit en sortant de
la rivière : il fallait suivre le sentier parallèle à la
Somme; ce sentier conduisait à Noyelle par un encais-
sement très-prononcé; les habitants du pays appelaient
dans le siècle dernier cette route, le chemin des Va^
lois.
Edouard, harcelé par le comte de la Marche, sa-
chant toute l'armée de Philippe sur ses pas, comprit
qu'il ne lui restait qu'un seul parti à prendre, passer
sur le ventre de la division de Noyelle : l'événement
prouva que ce prince s'était ménagé, pour réussir dans
son invasion en France, d'autres moyens que la force
des armes.
La tête de la colonne anglaise, étant partie à mi-
nuit d'Oisemont, se présenta au gué de Blanquetaque
54 SkCqVtê DE Lk XAHCH&
-n^ers cinq heures da matin. Edouard attendit environ
six heures pour que Tean de la mer s'écouïàt et qw
le gué revînt à son état naturel , c'est-à-dire à trois
pieds de profondeur, à deux cent cinquante de long
et à quinze de large , espace nécessaire pour tenir dix
hommes de front. Le roi désigna un cavalier pour
sonder la rivière , et lui-même le suivit jusqu'au •cou»
rant ; puis il ordonna au maréchal d'Angleterre die
s'élancer dans l'eau accompagné de deux divisions, afitt
de débusquer les avant-postes français; les tronpes
avancèrent avec transport, mais elles furent obligées
de s'arrêter au milieu de la rivière. On conçoit que
l'apparition des bataillons anglais à cinq heures duma^
tin sur les bords de la Somme avait donné l'éveil am
gens de Noyelle : les Français s'empressèrent de faire
les dispositions nécessaires pour défendre le passage.
Godemar partagea sa division en deux détachements^
en laissa un devant le château, et vint suivi de TanUre
sur le rivage. Lorsque les nobles de France virMil
les Anglais se jeter dans l'eau, ils s'élancèrent égale-
ment dans les flots pour aller au-devant d'eux au lieu
de les attendre sur l'autre bord; ces féodaux assailli«-
rent vigoureusement le maréchal, quiiaillit être pris:
forcés cependant de céder au nombre, les Français
reculèrent confusément; beaucoup d'entre eux se
noyèrent dans les excavations qui bordent le goé.
"Godemar, loin de les* soutenir, battit précipitamment
en retraite vers Noyelle; Edouard le fit suivre l'épée
dans les reins : le baron normand , au bout d'une de-
mi-heure de course, abandonna ses gens et se per-
dit dans, les bois qui touchaient le vallon. Froissart
yiiOqrcjES bx la mabchb. jTS
assure qu'il se battit assez Yaillamment; mais toutes
les autres chroniques, soit françaises, soit é^^angères,
signalent sa lâcheté. On ne doit pas attribuer la con-
duitede Oodetnar au manque de courage, caY* les che-
valiers de cette époque étaient rarement dépourvus
de ccenr; on est fondé à croire qu'il Ait gagné par
Geoffrc^'d'Harcourt, son compatriote, son parent,
lequd marohaift avec le maréchal d'Angleteire en tête
de la colonne. Au reste, les soldats de Godema^ n'imi*
tèfrent point sa déloyauté; ils défendirent Moyelle
«vec bravoure ; refoulés dans le château, ils s'y main-
tinrent longtemps : enfin Edouard, recevant à cha-
que kistant dés renforts par l'arrivée successive des
«détacheiberits qui passaient la rivfère, enleva la ville
et la livra aux flammes (-i). (Le ^roi ordonnai! de feire
sobir le 'même sort au château , lorsque la dame, dé-
8olée,implora l'assistance de Geoffroy dllarcourt, son
i^ié : grâce aux bons offices de ce dernier, le château
fut respecté. Edouard s'y établît, et c'est là qû'ildonna
à Gobin Agace la récompense promise. « Il le quitta
de sa rançon, dit Froissart (ch. gxxvii), lui fit bailler
oeat nobles d'or «t un bon roussin. )>
Edouard, entré dans Noyelle le ^^4 ^out à midi, y
éemeura le reste de la journée; il envoya sur la gau-
che ^des détachements qui brûlèrertt Rue et même le
Crotoy : ces troupes s'emparèrent êe beaucoup de
bâtiments chargés de vins; cette cargaison de liquides
(ï) Noyelle-en-Chaussée, petite ville forte , affectionnée des comtes
de PoDthieu, ne se releva jamais depuis le sac que lui fit éprouver
Edouard : c'est aujourd'hui un fort petit village; on y voit encore
quelques vestiges du cIrâteBu app)ntenant jadis aux comtes d'Aumale.
56 JACQUK8 DE Là HàRGHK.
généreux ayant été transportée à Noyelle^ fut d'un
grand secours pour les Anglais. Les débris de la divi<-
sion de Godemar se battirent encore vigoureusement
à Bray. D'après le récit de Froissart , et selon toutes les
autres chroniqu'es , on croirait qu'Edouard partit le a5
d'Oisemont, passa légué, tourna la foret de Crécy, et
atteignit la ville de ce nom vers la fin de la même jour*
née : cela est physiquement impossible, car une dis-
tance de vingt lieues sépare Oisemont de Crécy, en
suivant le chemin tenu par Edouard; et trente mille
hommes ne peuvent point parcourir cet intervalle dans
un jour, surtout lorsqu'un obstacle seul les arrête pen-
dant six heures, et qu'ils sont obligés de combattre
pour le forcer. Froissart et ceux qui l'ont copié sont
tombés dans une contradiction manifeste, en disant
qu'Edouard attendit les Français près de deux jours
dans la position de Crécy, ce qui est vrai : il faut donc
croire qu'Edouard partit d'Ay raines le au août, d'Oise-
mont le ^3 dans la nuit, de INoyelle dans la soirée
du a4, qu'il arriva à Crécy le a5 au matin, et s'y re-
posa trente heures avant de livrer combat.
Après avoir surmonté la difficulté la plus capitale, le
passage de la Somme, le roi d'Angleterre tint conseil de
guerre dans le château de Noyelle : il sent à ne pas en
douter que sur sa gauche des digues et des marais ren-
daient le pays impraticable, et que sur sa droite les bois
de Crécy étaient difficiles à traverser, même pour les
habitants du pays; il ne lui restait donc qu'à longer
cette forêt par un long détour. Ou lui dit également que
des masses considérables de milices accouraient de
tous les points pour le cerner; dans ce moment cri**
SACQVtS DE LA. MARCHE. S'J
tique ce prince agit avec cette audace que la fortune
prend plaisir à favoriser : renonçant au projet de s'ou-
vrir un passage vers la Flandre ^ craignant d'ailleurs
de perdre son armée en détail dans une course pé-
nible, il résolut de remployer à tenter le sort d'une
bataille rangée : peut-être voulait-il se ménager l'o-
pinion publique y en montrant, par un succès écla-
tant, sa supériorité sur un rival malhabile. U s'ar-
rêta donc au projet de ne point quitter ces contrées,
d'y chercher une forte position militaire, et d'atten-
dre qu'on vînt l'y attaquer; c'est ce qu'il fit en coupant
la chaussée de Montreuil pour aller se placer sur la
hauteur de Crécy. La petite ville qui porte ce nom
passait pour le point central du Ponthieu, province
qui appartenait à Edouard du chef de sa mère : Phi-
lippe de Valois l'avait confisquée et donnée à Jac-
ques delà Marche, dont nous écrivons la vie; mais
le roi d'Angleterre, ayant protesté contre cette dis-
position, se regardait toujours comme souverain lé-
gitime du Ponthieu; aussi disait-il slux siens : « Al-
lons, nous combattrons sur nos terres, et nous y
serons les maîtres. »
Voici quelle avait été la manœuvre des Français :
Jacques de Bourbon , obligé de ralentir sa course à
cause des pertes qu'il éprouvait en se battant cons-
tamment, partit d'Ay raines dès que quelques troupes
fraîches l'eurent rejoint, et se mit à la poursuite des
Anglais, dont le mouvement sur Oisemont l'avait
trompé pendant quelque temps; enfin, sachant qu'ils
s'étaient engagés dans la chaussée de Saint- Valéry, le
comte de la Marche suivit cette route sans cesser de
^ JACQUBS BE LA MARCHE.
harceler la queue de l'ennemi : il arriva sur la grève
lorsque Tarrière-garde s'apprêtait à passer la rivière;
il Tassaillit avec impétuosité, la tailla en pièces et
-s'empara de tous les bagages. Désespéré de voir te
monarque anglais lui échapper, le preux s'élança dans
les flots suivis du sire d'Aubigny;ilipoursuivit les An*
glais jusque dans le milieu de la Somme : le<fluic, qui
revient chaque six heures, commençait à se fieûre sen-
tir et prenait déjà du poignant y comme disent les «la*
riniers, ce qui le conta'aignit iimnCfblement.À s'itr*
réter.
Il est évident que siGodemar du Fay eut etofflo]^
ses douze mille hommes à contenir la tête de l'armée^
pendant que Jacques de la Marche attaquait si vigoa*
sèment l'arrière-garde, l'ennemi ne ppuvait éviter ooe
ruine complète.
Le roi de France , parti de Paris à 4a tête 'de foroes
considérables , avait passé par Amiens en tarant sa
droite à la rive gauche de la Seine : il manifestait Fin-
tention d'acculer son concurrent à l'Océan; il suivait
la direction que tenait Jacques de Bourbon; «ais ce-
lui-ci, menant un corps de troupes légères, et animé
d'une ardeur que tout le monde ne partageait pas au
même degré , marchait beaucoup plus rapidement
que le gros de l'armée, et le précéda de six heures au
gué de Blauquetaque. Philippe découvrait déjà le
mamelon, lorsque des chevaliers détachés par le comte
de la Marche lui apprirent que les Anglais avaient
sauté la rivière, et que la crue d'eau commençait à
se faire sentir; le roi calcula qu'il perdrait encore six
heures à attendre le reflux, et autant pour que Tar*
JACQUIft BE Là XAlkCHE. Sq
mée eût touché l'autre bord; de manière que l'ennemi
aurait toujours sur lui trente-six heures d'avance :
afbamdonnant le projet de suivre les Anglais en queue,
il résolut de les atteindre en se repliant sur Abbe*
vitte, sachant bien que les soldats d'Edouard, trou-
vanft'à leur gauche des obstacles invincibles , seraient
obUgés de se rabattre sur le côté opposé et de passer
à la 4iauteur de cette ville. Ces détaib de localités,
diffix^es à saisir même sur les lieux, ne pouvaient être
précisés exactement par Froissart, qui écrivait ces
^chromques longtemps après l'événement, et n'ayant
souvent pour guide que les récits de gens mal infor*»
«es.
Philippe, parvenu, le 24 août à dix heures du roa^
tin , à la petite ville de Mons, une lieue en deçà de la
chaussée de Saint-Valery, s'y arrêta la journée entière
afin de donner quelque repos à ses soldats et d'atten-
dre les dernières divisions; il en partit le ^5, ayant
cinq lieues à faire pour arriver devant Abbeville.
Cette marche rétrograde s'exécuta très-péniblement,
parce que l'on se vit dans la nécessité de sauter quan«-
titéde ruisseaux qui viennent se jeter ^ans la Somme,
et reûdent les approdies de la ville fort difâciles. En-
'fin le roi et son armée entrerait dans Abbeville par
les poires d^Hoquet et de Saint-Gilles, franchirent la
Somme, qui se divise en plusieurs bras dans l'inté-
rieur; comme il n'eitistait alors que deux iponts, on
fut obligé de se servir de 'bacs, ce qui demanda un
temps précieux, et, pour comble d'embarras, les
Français ne purent déboucher que par une seule porte,
celle de Marcadé; car si l'armée fut sortie par celle
6o JACQUES DE LA. MAHCHE.
dite^e^ Rois^ ils eussent été contraints de passer trois
autres gros ruisseaux pour gagner la chaussée d'Hes^
din, vers laquelle on devait les diriger : cette seule
opération exigea plusieurs heures. Le gros des trou-
pes logea en dehors de la ville^ à Manchecourt, à Mil-
fort, à la Bouvaque et en d'auti'es lieux. Le roi ne
voulut pas que les Génois, gens féroces et indiscipli*
nés, traversassent la ville pendant la nuit, on les lo-
gea en arrière, quoiqu'ils fussent destinés à former
l'avant-garde ; on les laissa à Rouvray, non loin des
débris d'un ancien camp de César : ces différents
corps, arrivés dans leur gîte au milieu de l'obscurité,
ne purent commencer à prendre du repos que fort
tard.
En atteignant Abbeville, Philippe apprit que les
Anglais étaient arrêtés à Crécy depuis ihi jour; ce
qu'on ne pouvait ignorer, car on va d'un lieu à l'autre
dans trois heures : d'ailleurs, les habitants des cam-
pagnes, effrayés à l'approche de ces étrangers, ve-
naient en foule chercher un refuge dans la capitale
du Ponthieu. Le roi envoya Charles de Montmo-
rency, pour s'assurer du véritable état des choses :
ce baron partit à toute bride , revint au bout d'un
certain temps, et lui déclara que les Anglais oc-
cupaient réellement Crécy. Alors Philippe prit ses
dispositions pour s'ébranler de grand matin , et aller
attaquer l'ennemi dans sa position ; il coucha à Ab-
beville, et réunit autour de lui les principaux feuda-
taires, voulant les consulter : le lendemain, un sa-
medi, il entendit la messe à Saint-Étienne, église qjui
n'existe plus, sortit ensuite avec l'intention de dispa-
JÂCQtJES D£ LA MARCfiE. 6î
ser son armée en colonnes et de marcher au plus vite
contre Edouard. Sa seule crainte était que son rival
ne lui échappât. Mais Plan tagenet ne cherchait point
à éviter le choc; une partie de ses généraux fut d'a-
vis, en apprenant l'entrée des Français à Abbe ville,
de passer la Hauthie et de s'établir sur le plateau
de la Broyé, à deux lieues nord-est de Crécy : cette
position paraissait encore plus redoutable que la pre-
mière, en raison de la rivière qui l'enveloppe com-
plètement. Edouard préféra attendre les Français,
sans changer de camp.
Crécy, petite ville, lieu de plaisance des comtes de
Pontfaieu (trois lieues nord d'Abbeville), s'élevait au
fond d'une vallée entre deuxéminences; celle de gau-
che offrait l'aspect d'une simple colline très-unie, mais
celle de droite se partageait en trois terrasses, des-
sinées comme des escaliers: la première terrasse, en
partant du haut, présentait un développement de
deux cents pieds de large; la seconde avait une ex-
tension double; enfin la troisième, beaucoup plus
étendue dans toutes ses proportions, s'unissait à la
plaine par son centre. Ces trois terrasses, couvertes
de gazon , se fondaient entre elles quand on les voyait
de loin; chacun aurait cru pouvoir monter, par une
pente insensible, au sommet du plateau dont une
tour isolée occupait le milieu : elle servait de belvé-
dère aux comtes dePonthieu; de ce point on décou-
vrait une vaste étendue de pays, et l'œil plongeait
dans tous les replis de la vallée de Froyelle, qui ser-
pentait autour de la position et conduisait par la
droite dans la plaine de Wadicourt. Cette vallée, qui
6a JACQUBS DE LA MABCHS.
prend le nom des Clajrres en approchant de Créoy ^
£avorisait admirablement les Anglais, en ce qu'elle,
rendait un de leurs côtés inabordable de £ront;.maiai
cette espèce (fe gorge pouvait leur devenir fotale > en;
ce qu'elle montrait la route qu'il fallait teoin pow
tourner la position^ Afin d'obvier à cet inconvénienti»
les Anglais placèrent au fond de cette vallée ^eldanl^
le but d'opposer un obstacle à la cavalerie, tous, le»
chariots qu'ils purent réunir, ainsi que des quaDtâece
de pierre et des arbres brisés. La petite rivière de 1%
Maye, qui coule au bas du coteau, compliquait Im
moyens de défense; en fece de Crécy, uu rideau de
collines bornait la vue à deux mille toises. L'aspectt
des lieuxn'a point changé (i), les trois terrasse» exi»^
tent encore, et les traditions attestent qu'elles ne sont
point de nouvelle création; la tour est debout; touft
(i) En i635 , Crécy fut pris et brûlé par une division espagnole
aux ordres du comte de Tressin ; les troupes françaises qai défen*
daient ce poste étaient commandées par le comte de Mooteaux. U nfk
resta de la ville que deux maisons et une tour de Téglise de Saiot-Sé«
vérin; Crécy demeura inhabité jusqu'en 1641. A cette époque le gou-
verneur de la Picardie engagea les anciens habitants à revenir dans
ce lieu, et les exempta d'impôts; alors la ville se repeupla : aujour*
d'hui elle compte i,5oo habitants. On remarque sur la place un. obé-
lisque d'une singulière structure , dont on a vu plusieurs modèles en
Angleterre : cette similitude ferait croire que ce monument fbt b&ti
par Éléonore , comtesse de Ponthieu et reine d'Angleterre , qui élev«)
plusieurs ex-voto pour demander au ciel le retour de ses fils , parti»
pour la Terre-Sainte. Il existait dans le siècle dernier, à Crécy, une
centenaire issue des premiers habitants, qui possédait une chronique
latine contenant le récit de la bataille de Crécy. L'auteur avait assktér
au combat ; il donnait des détails précieux. La centenaire avait tou^
jours refusé de se dessaisir de ce manuscrit ; mais ayant passé dans
l'Artois pour visiter une de ses sœurs, elle y mourut, et le roanus*
crit ne s'est plus retrouvé.
J%CigOEii DE ItA MARCBX. 63-
y porte le cachet de la vétusté (i) : on Tappelle la.
'^éf Edouard, parce que ce prince y monta pour
• armrer les Français, et qu'il suspendit aux cré-
Fétendard' d'Angleterre. Le monarque fit oc-
cuper la ville par une forte division , et embarrassa
le chemin qui conduit à Créc^ par des abattis d-wr^
lireB.;-il mit également beaucoup de monde sur la col»'
Ime de-gauche y et fit travailler toute la nuit ses soldats*
à palifWttder c^te^ position, la plus accessible de tou-
tea (9). Edouard rangea le gros de son armée sur les
lerrasBea : dile se trouvait réduite à trente-deux
mille combattants par suite des fatigue», des longues
marches etdes vigoureuses escarmouches qu'elle se vit
obligée de soutenir contre Jacques de Bourbon. IL
est certain qu'à cette époque l'usage de l'infenterie
était devenu plus général que celui de la cavalerie;
la noblesse, appauvrie par des expéditions lointaines,
sévit dans la nécessité de combattre à pied : les ar-
mées avaient donc subi à cet égard depuis la bataille
deBouvines de grands changements ; celle d'Edouard
(i) Ceat aujourd'hui un moulin à vent ; mais la disposition de i'in-
teneur atteste que cette tour fut bâtie pour un tout autre usage. On
y mnarque encore une fenêtre de la construction primitive: Edouard*
dot t*y placfr pour découvrir de plus loin la marche de Tarmée
fraoçaîse; plnsîeurs généraux célèbres du dernier siècle s*y placèrent
é^iJement, afin d'étudier, sans doute, ce funeste champ de bataille :
00 cite dans le pays les maréchaux de Villars, de Saxe, de Brogiie,
ntuDOifriez p Moreau , etc.
(») Lonqae les Espagnolt- attaquèrent Crécy sous Louis XUI , lea
soldats français travaillant à élever des retranchements trouvèrent
de ces palissades fort bien conservées : on en découvre de loin en
bfD quelques vestiges.
64 JACQUES D£ LA. MARCHE.
ne comptait que fort peu de cavalerie; d'ailleurs dans
la position de Crécy, purement défensive, cette arme
lui devenait inutile. Le roi mit sur les hauts côtés
des terrasses les archers , la troupe la plus redou*
table de l'Europe ; c'était un amalgame de vieux soldats
gallois, irlandais et gascons : ces archers formaient
la moitié de l'armée; le reste se composait de hauts
barons, de chevaliers et de petits nobles; les uns et les
autres furent massés sur les trois escaliers , de sorte
que ces trente-deux mille hommes se concentrèrent
dans un espace très-rétréci. Ces préparatifs se firent
de grand matin ; car le maréchal d'Angleterre, ayant
battu la campagne au lever du soleil , avec un déta-
chement de six cents archers, fouilla les bois de
Marcheville, y surprit quatre chevaliers français, les
fit prisonniers et les amena à Crécy : ces officiers , partis
du camp daiïsla nuit , avaient été envoyés par Philippe
de Valois pour examiner de près l'attitude des Anglais ;
ils ne purent cacher à Edouard que leur prince était
arrivé à Abbeville , et qu'il se proposait d'attaquer le
a6 de très-bonne heure. Nanti de ces renseignements,
Edouard fit sonner les trompettes et arrêta ses der-
nières dispositions ; il confia le commandement de
la première division , celle qui allait se trouver la plus
rapprochée de l'ennemi, à son fils aîné, le prince de
Galles, âgé de quinze ans; il le fit revêtir d'une ar-
mure faite en fer bruni, dont le jeuneÉdouard garda le
surnom depuis cette époque : ces sortes de cuirasses,
fort riches quoique noires , se fabriquaient à Bordeaux.
Quant au roi, il ne mit ni cuirasse ni casque; il por-
tait un chaperon et un pourpoint en velours vert ,
JACQUES DE LA MARCHE. 65
tressé en or (i); il tenait un bâton blanc à la main.
Geoffroy d'Harcourt fut désigné pour servir de lieu-
tenant au prince de Galles , avec le comte de War-
wick , Jean Chandos et Holland. La seconde division ,
chargée de soutenir la troisième, eut pour chef le
comte d'Arundel (Jean de Beauchamp), un des barons
les plus considérables et les plus expérimentés de
TAngleterre; on lui adjoignit Mortimer , Miles Stap-
pleton, Jean Grey, lord Vilhougby. Edouard se réserva
le commandement delà dernière. Lesdeux premières
terrasses étaient occupées en entier par les archers,
qui tenaient leurs arcs renfermés dans un étui de
bois très-léger. Edouard, ayant l'intention bien arrê- ,
tée de demeurer dans son camp sans chercher à enga-
ger Faction , défendit sous peine de la vie de quitter
les rangs; il prescrivit à ses soldats, en cas de com-
bat, de n'accorder de quartier à aucun chevalier : cet
ordre barbare violait tous les usages de la guerre. Les
Anglais s'assirent à terre , sur la place même qu'ils
occupaient dans l'ordre de bataille, firent un copieux
repas, et attendirent l'ennemi en toute sécurité.
Edouard parcourait les rangs : maître de lui-même ,
il savait dissimuler l'inquiétude qui l'agitait intérieu-
rement; sa figure rayonnante respirait la confiance;
l'enthousiasme éclatait sur son passage : a Point de
cris , point de tumulte , disait-il. » Les officiers reçu-
rent l'injonction expresse de ne point laisser sortir
leurs hommes des terrasses, quelles que fussent les
provocations de l'ennemi. Plantagenet, ayant épuisé
(i) Chronique deTramecourt, p. 3i3. — Voyez, à la fin du volume,
des éclaircissements touchant, cette chronique.
V. xir. 5
66 SjUSQUES DE Là MÀJIÇHE.
tous les moyens pour enflammer l'ardeur de ses soL*
dats , alla se placer sur le sommet de la montagne; delâft
il pouvait tout découvrir^ présider à l'action par ssi
présence 9 et animer d'un même sentiment l'armée
rangée à ses pieds.
; Philippe, moins heureux , moins habile , et mal servi,
n'exerçait point un empire absolu sur ses troupes f
le quart des soixante-dix mille hommes qu'il menait
à sa suite étaient des Génois armés d'arbalètes, eom*
mandés par Ludovic Grimaldi et Jean Doria. Le gros,
de la /?2/i>^a/ic6 de Philippe se composait de soldats ir*
réguUerSylevésà lahâte, la plupart étrangers au métie?
des armes : on y remarquait quantité de paysans qus
la frayeur avait chassés des campagnes, et nombrs
de gens attirés par l'espoir de partager le riche butiq
que Ton croyait conquérir sur les Anglais, char»
gés eux-^mémes des dépouilles de la Normandie;
ces artisans de diverses professions pouvaient bien
contribuera piller un ennemi vaincu, mais nullement
aider à le vaincre. A la tête de cette multitude on
voyait des hauts barons aveuglés par désir de se venger
des dévastations commises dans leurs domaines; on y
distinguait également des princes étrangers, notam<«
ment Jean de Luxembourg , devenu roi de Bohême .
en épousant Elisabeth, héritière de cette couronne.
Ce prince, le plus actif et le plus ambitieux de la
chrétienté, offrait un composé bizarre de vices et de
vertus : une fluxion lui fit perdre un œil en iSag,
dans l'expédition que les chevaliers Teutoniques, ses
alliés, entreprirent contre Gédimin, grand-duc de Li-
thuanie. A l'issue de cette guerre, il viut; en Fr9J)Ce «t
lAflR^UES DE LA HARCHl. 6^
s^attacha à Philippe de Valois , dont le fils aîné épousa
9a fille; Jean oublia en quelque façon la Bohême,
alunit en secondes noces à Béatrix, fille de Louis r%
duc de Bourbon ^ et sœur de Jacques de la Marche.
Philippe de Valois le nomma gouYeraeur du I^an-
i;uedoc^ k province la plus importante du royau<-
me} j0an de Luicembourg alla 9'y établir, ft fixa sa
^rési^cmce à Montpellier, dont Tair pur lui eonv#»
nait, Uoe fiu:sion, semblable à celle dont les mé*
decina allemands l'avaient si mal opéré onae ans.au-
pur^vant, lui ^urviqt dans oette ville en i34Q}il se
igiit en traies mains d'un empirique juif qui, loin de
k guérir 9 lui fit perdre l'autre œil. Cependant l'âge
el U cécité ne le dégoûtèrent pas des combats ; il
M voyageait jamais en litière ^ mais toujours à che^
valy et avec une telle vitesse, que sa suite se voyait fort
souvent hors détat de le suivre. Il porta la guerre en
Pologne, dont le souverain, Casimir III, avait envahi
pendant son absence la Silésie, sa plus belle province i il
fepQuasa son ennemi, et l'assiégea dans Craeovie. Jean
ae Élisait conduire le long des lignes durant le siège ,
par deux chevaliers 2 a Je compte pour rien la vie ,
disait-il, pourvu que je puisse toucher de mes mains
les murs de Craqovie. » Casimir, serré de près, en«
voya proposer à Jean de I^uxembourg de s'enfermer
tous deux dans une chambre, et de décider la que*
relie le poignard à la main. Le prince de Bohême lui
répondit de se faire crever les yeux auparavant , afin
de combattre à armes égales. Au reste, cet étrange
duel n'eut jamais UeUi^ e^i* ^e roi de Pologne^ ayant
reçu des renforts, le contraignit àlevfrle siège. Jean
68 JACQUES DB LA MARQHE.
de Luxembourg , apprenant que la guerre venait d'é-
clater entre Edouard et Philippe de Valois , vola au
secours de celui-ci ; en vain ses enfants voulurent-ils
Tempêcher d'entreprendre ce long voyage : «Laissez-
moi, criait-il; vous dites que je suisaveugle, eh bien,
je saurai trouver encore tout seul le chemin de la
France; je veux malgré vous aller joindre Philippe
mon ami, et je combattrai à ses côtés (i). » Charles,
son fils aîné, élu roi des Romains, l'accompagna.
Au ncimbre des princes étrangers on voyait encore
don Jaime , roi de Majorque : dépouillé de ses États
par don Pèdre , roi d'Aragon , il s'était réfugié auprès
de Philippe de Valois , en venant implorer son appui;
Louis, comte de Flandre, prince malheureux, que
ses sujets révoltés chassèrent plusieurs fois; Raoul
de Lorraine, qui avait acquis beaucoup de gloire en
Espagne, en combattant contre les Maures; Louis
de la Cerda, compétiteur au trône de Castille ; Aymon,
comte de Savoie, qui menait six mille hommes, dont
la France lui payait la solde. L'autorité de Philippe
n'allait pas jusqu'à pouvoir faire plier sous sa volonté
des princes se disant ses égaux , jaloux les uns des
autres, et animés delà présomption chevaleresque.
Parmi les hauts barons on distinguait : Charles le
Magnanime , comte d'Âlençon , frère du roi et fils de
Charles de Valois, qui lui avait légué toute la violence
de son caractère; Louis de Châtillon, comte de Blois,
frère du duc de Bretagne; le comte de Sancerre, père
du maréchal de ce nom; le comte d'Auxerre, Pierre
(i) Dubrarius, évéque d'OlmiUz , Bisioria Bohemia^ Uv. XXXI. -«
Recueil de Freher, p. 177.
JACQUES DE L4. MARCHE. 69
de Bourbon, Jean de Croï, Jean de Conflans^ Charles
de Roussy, Guillaume de Malet , Arthus de Pome-
reuil, Hardouin de Maillé, Gilles de Soy court, etc.
Ainsi, du côté des Français, si l'on comptait assez de
bras pour combattre , il y avait trop de têtes pour
diriger. Nul ne paraissait plus capable d'imprimer à
ces masses une impulsion salutaire , que Jacques de
Bourbon; mais tant d'autres avant lui prétendaient
à l'honneur de commander!,
L'armée étant arrivée très-tard dans ses bivouacs,
ne put en partir le lendemain qu'au milieu de la jour-
née. Nous avons dit que les Génois , au nombre de
quinze milie^ campaient à une lieue en arrière d'Abbe-
ville, ce fut précisément ceux-là que l'on mit à l'avant-
garde; il fallut nécessairement qu'ils traversassent
les quartiers des autres corps échelonnés à la Chapelle,
à Milfort et à la Bouvaque. Tous les récits s'accordent
sur ce point, que l'armée se partagea en trois grandes
divisions ou twis batailles y et qu'elles marchèrent
loqgtemps déployées en ligne, en suivant la direc-
tion d'Hesdin.Le premier corps obéissait aux ordres
du comte de Savoie, de Doria et de Grim^ldi; le
second avait à sa tête le comte d'Alençon ; le roi com-
mandait en personne le troisième , ayant auprès de
lui Jean de Luxembourg, les autres princes étran-
gers, Pierre, duc de Bourbon y et Jacques de la Mar-
che , son frère.
A deux lieues d'Abbeville, l'armée dut changer son
ordre de marche ; car le terrain plonge en avant de
Canchy , bourg qui existe encore : la plaine est cou-
pée par une vallée fortement encaissée, dont le pas-
JÙ JACQUES DE LA. MABCBB«
ftâge néccMita des précautions. Enfin, parvenu 4^
MarcheTÎtle, isiutre village^ le roi se vit arrêté par
un rideau de <K>llines qui lui bornait la vue ; il fit hàitm
dans ce lieu , que plusieurs titres de propriété appd^
lent ia pièce du Repos : il désirait attendre le retour
des quatre chevaliers envoyés dès le matin à la dé»
couverte ) et qui tombèrent entre les mains de l'em
ntmi. Ne les voyant pas revenir, et voulant s'assurel!
si les Anglais n'avaient point quitté Grécy depuis le
matin ^ il dépêcha quatre autres chevaliers pour s*en
informer; ce furent les sires d'Aubîgny, de Beaujeu^
des Noyers^ Lemoine Desbacle : ce dernier apparu
tenait à l'hôtel du roi de Bohême. L'intention de Phi^
lippe était, si l'on ne pouvait pas atteindre les Anglais
ce jour4à, de donner quelque repos à ses gens^ qui
souffraient d'une ettrême chaleur. Soit malentendu^
Ou dé&ut de prévoyance, Philippe, en s'arrétant à
Maroheville, avait négligé de prévenir les deux pre*
miers corps ^ qui> cheminant toujours, franchirettt
les collines ) et au lieu de suivre le chemin accou*
tumé de Grécy ^ qui tournait brusquement à gauche,
ils débouchèrent par leur front dans le vallon de
Froyelle : la route qu'ils tinrent porte encore le nom
de chemin de V Armée ^ et mène droit aux terrasses.
Cependant les quatre chevaliers chargea de recôi»>
naître l'ennemi, étant partis à cheval, ne tardèrent
pas de dépasser toutes les colonnes : ils arrivèrent de-
vant Crécy ^ et découvrirent immobile, rangée en ba«
taille dans un ordre admirable, cette armée anglaise
que l'on croyait occupée à hâter sa retraite : étonnés
à cette vue ^ ilsrevinrent sur leurs pas^ et rejoignireal
JACQUES DB LA. MARGMB. ' 'Jl
^^ Mi. Aucun d'eux n'osait dire ce qu'ils tenaient de
^voir; enfin Lemoine Desbacie fit la description de la
]position avantageuse des Anglais , conseilla même
eu roi d'attendre au lendemain pour livrer bataille :
le vieux roi de Bohême , Jacques de Bourbon , les au«
très chefs expérimentés , et Philippe lui-même , adop-
tèrent cet avis ; car l'infenterie , étant déjà très-fati*
gttée de la veille , réclamait quelque repos avant de
l'engager dans une lutte sérieuse : d'ailleui*s les seuls
préparatifs de l'attaque qu'il fallait diriger contre un
etinemi merveilleusement retranché j exigeaient plu*
sieurs heures. LemoineDesbacle fut donc dépêché vers
Favant-garde; mais il cria inutilement : arrêtez, ban^
mères ^ au nom de Dieu et ck saint Denis! Enfin, le
premier corps ^ qui marchait en étendant ses ailes,
fit halte; le duc d'Alençon, Commandant le second
corps, refiisa d'obéir à cette injonction : craignant
que d'autres ne se signalassent avant lui, ce prince
impétueux n'écouta aucune représentation , et con«»
tinua à s'avancer en ligne. La première division, en
le voyant marcher > crut que l'ordre venait d'être
changé , et se remit en route : le duc d'Alençon , fu^
rieux, redoubla le pas; bientôt il ne conserva plus la
distance qui devait le séparer de l'avant-garde, et les
deux corps, animés de la même ardeur, s'enchevêtrè*-
rent, et arrivèrent ainsi devant Crécy , hors d'haleine,
\e% escadrons rompus , et l'infanterie désunie. Pendant
cette course désordonnée, un de ces orages si fré-
quents dans les grandes chaleurs creva • sur la tête
des Français, et ne tarda pas à faire place à un soleil
radieux; mais il avait duré assez de temps pour inon-
^a :^ACQUES DE LA. MARCHE.
der les arbalétriers génois. Jacques de la Marche^
envoyé par le roi pour mettre un terme à cette hor^—
rible confusion , y réussit en partie; trouvant le^
Français à cinquante pas des Anglais, il essaya d'exé-
cuter une attaque en règle, puisqu'on ne pouvailt
éviter d'en venir aux mains. Les Génois , comme gens
de trait , devaient engager Faction ; mais ces étran-
gers représentèrent que la corde de leurs arbalètes
était mouillée (j), qu'eux-mêmes, exténués de las-
situde, se voyaient dans l'impossibilité de combattre.
Sur cette réponse , on les engagea à passer en seconde
ligne; ils refusèrent, en disant que rien ne les déter-
minerait à quitter le poste honorable qu'on leur
avait assigné : cependant, excités par les officiers ,
ces Génois se décidèrent enfin à donner; mais ils le
firent sans succès , et leur général , Charles de Gri-
maldi, fut tué le premier en les menant à l'ennemi.
Le duc d'Alençon, indigné, croyant voir une trahi-
son dans la mollesse de ces étrangers, s'écria qu'il
fallait écraser cette ribaudaille : en disant ces mots
le prince lança sur eux son cheval, et les féodaux
l'imitèrent. Les Italiens, poussant des cris de rage,
brisèrent la corde de leur arbalète, et se jetèrent
au milieu de la gendarmerie ; ils coupèrent avec leurs
coustilles {espèce de dagues) les jarrets des chevaux :
on ne vit bientôt plus dans ces masses que trouble,
confusion et terreur. Bien du monde gisait déjà sur
la poussière avant que la lutte eût commencé avec
(i) Les Génois, moins disciplinés que les troupes anglaises, nés
dans un pays où il pleut rarement , ne renfermaient point leurs arcs
dans des étuis , comme les soldats d'Edouard.
JACQUES de' la MABGHE. 7^
l^es Anglais. Ces derniers , apercevant Fennemi , avaient
^erré leurs rangs, tellement qu'ils formaient une
muraille impénétrable; ayant exécuté leur première
décharge sur les Génois , ils regardèrent sans bouger
la mêlée des Français, attendant le commandement
de leur chef suprême, qui, placé sur la sommité de
Crécy , dominait toute Faction. Quand Edouard vit
que la confusion parvenait à son comble dans les
rangs ennemis , il envoya l'ordre à ses archers de lan-
cer leurs traits du haut de la troisième terrasse : les
Anglais, confiants dans le génie de leur roi, rempli-
rent ses intentions avec ponctualité , et accablèrent
les Français de Jeurs flèches pendant que ceux-ci se
battaient encore avec les arbalétriers italiens.
Enfin Jacques de la Marche parvint à ouvrir un
passage à ces étrangers pour qu'ils s'écoulassent , ce
qui dégagea le front de la ligne , et permit de dispo-
ser ces divisions pour une attaque régulière; on la
dirigea sur trois points vers la colline de gauche :
l'ennemi opposa partout une vigoureuse résistance ;
protégé par les obstacles naturels d'un côté , et par
les palissades de l'autre, il ne fut point entamé; les
Français couvrirent de leurs morts la colline et le
chemin de Crécy. Le comte de la Marche , blessé à
la tête, revint avec le duc d'Alençon dans la plaine où
les dernières compagnies du deuxième corps ache-
vaient de déboucher : c'étaient les nobles de la che-
vauchée du frère du roi ; on voyait flotter au milieu
d'elles la bannière féodale du duché d'Alençon, por-
tée par le vaillant Jacques d'Estracelles. Ces esca-
drons s'arrêtèrent à l'aspect de la position formida-
74 TAOQtES DE Lk MAMEfei
ble des Anglais, persuadés qu'on ne pourrait rien
entreprendre avant l'arrivée de la réserve que con-
duisait le roi; mais le duc d'Âlençon,ne se contenant
plus, Voulut les faire avancer à l'instant même; il cou*
rut sur Jacques d'Estracelles en lui ordonnant de êé
porter en avant avec sa bannière, pour qu'on le suf*
vît. Ce preux, célèbre par d'anciens exploits, con«-
vaincu, ainsi que ses compagnons de chevauchée,
qu'on attendrait quelque temps avant d'en venir aux
mains, avait ôté son bassinet de fer, car la chaleur
le suffoquait : il objecta au prince que c'était courir
à une perte assurée que de vouloir forcer les ter-
rasses avec de la cavalerie; le duc insista vivement
en disant : Remettez votre bassinet^ etmarcheê. -^
f^oas le voulez, répondit d'Estracelles, eh bien! j*o^
bèis à regret, je remets mon bassinet, mais je ne /'<J-
terai plus (i). En disant ces mots il se porta en
avant; les nobles, voyant la bannière de leur suze-
rain s'avancer vers l'ennemi , la suivirent et reçurent
bravement le jeune Edouard. Ce prince, voulant pro*
fiter du désordre qui régnait dans les rangs des Fran-
çais, était sorti des terrasses pour fondre sur eux afin
de les disperser entièrement, sans leur laisser le
temps d'être secourus par Philippe de Valois. Jac-
ques de Bourbon, quoique blessé, se mit à la tête des
féodaux, et se précipita sur les Anglais ; rien ne put
résister à l'impétuosité de ces nobles : entouré de
toutes parts , le prince Noir fut jeté à terre , et se-
rait infailliblement tombé entre les mains des Fran-
co Chronique de Tramecourt» liv. VII.
JAdQÛBS DB LA MAMftBé 7$
çais j si un chevalier de sa maison ne Teùt âaUvé pat
sa présence d'esprit et son audace martiale. Ce guer»
rier se nommait Richard de Beaumont : on lui avait
confié la bannière du pays de Galles; il descendit dô
cheval au milieu de cette foule ^ étendit sur son
jaune maître le vaste drapeau et Fen couvrit tout en-
titTi puis prenant à deux mains son épée, il repousM
vigoureusement ceux qui usèrent approcher (i).
Qm^Sny d'Harcourt avertit Arundel du péril que
courait le prince ; alors le commandant du deuxième
cotps fit un mouvement en avant , et parvint à dé*
loger les Français de la première terrasse. Le duc
d'Alençon et le comte de la Marche, désespérés de
ne pouvoir se maintenir dans cette position , résolu*
rent de la tourner, et s enfoncèrent à cet effet dans
la vallée des Glayres ) mais des obstacles invincibles
obstruaient le passage ^ et les archers, placés sur lés
rebords des terrasses, accablaient de traits leurs té-
nlkéraires ennemis : les divisions qui arrivaient suc-
cessivement s'engageaient dans la même voie , et s'y
écrasaient entre elles» En ce moment les Anglais firent
déboucher des troupes fraîches par la route de Grécy ;
les corps postés sur la colline de gauche descendirent
également dans la plaine, et consommèrent la ruine
des Français en les prenant en queue et par les flancs;
ils accablèrent les nobles sous le poids de forces su-
périeures. Le vaillant d'Ëstracelles tomba percé de
coups, tenant encore sa bannière, et n'ôta plus son
bassinet, comme il l'avait annoncé : là périrent aussi
(t) Chronique de TràmMdllrt» lit. VIL
^6 JACQUES DE LA MARCHE.
Louis de Châtillon , comte de Blois , Louis de la Cerda f
les comtes d'Auxerre et de Sancerre. Les soldats an-
glais , exécutant fidèlement l'ordre de leur roi, ne
faisaient quartier à personne, et s'acharnaient surtout
après les hauts barons^ qu'on reconnaissait aisé-
ment à leur cotte d'armes. Plusieurs des généraux ,
effrayés eux-mêmes de ce carnage, montèrent pré-
cipitamment vers le haut des terrasses, firent à
Edouard de vives observations sur le malheur de ces
barons, et le supplièrent de commander qu'on les
épargnât; mais le roi répondit froidement : a Que
point ne s'en émerveillassent, car la chose éta^it ainsi
ordonnée, et ainsi convenait estre. » (Chron. de Tra-^
mecourt, p. 3 12.)
Jacques de la Marche, surmontant la douleur
qu'il ressentait desesblessures, s'ouvrit un passage, et
alla gagner la chaussée de Marcheville : il y parvint
quand Philippe de Valois débouchait enfin dans le
vallon de Crécy, à la tête de la troisième division. Ce
prince n'avait pu joindre les deux premières, puisque
en envoyant à celles-ci l'ordre de s'arrêter il suspen-
dait lui-même sa Inarche , tandis que le comte de
Savoie et le duc d'Âlençon avaient au contraire re«
doublé de vitesse.
Le roi arriva donc au pas de course , croyant n'avoir
qu'à se présenter pour recueillir le fruit de la victoire;
mais il ne vit que des fuyards éperdus, que Jacques
de Bourbon essayait de retenir. Philippe aurait pu sau-
ver là moitié de son armée en ralliant sous ses bannie-
res les débris despremiers corps ; loin d'adopter ce sage
parti, il fit les apprêts d'une nouvelle attaque, quoi*
JACQUES DE LA MARCHE. 7^
que les milices montrassent une forte répugnance de
combattre après la défaite des nobles. Le monarque
s'élança vers les Anglais en criant : « Marchons, mes
enfants, au nom de Dieu et de saint Denis. » Les com-
munales, obligées de le suivre, s'écrièrent en s'avan-
çant : Allons à la mort. C'est à ce cri sinistre que
commença un quatrième engagement : le comte de la
Marche y prit part en essayant d'exciter l'ardeur de
ces nouveaux combattants; mais la vue du sang qui
coulait de ses blessures les effrayait, loin de les ras-
surer. Philippe , emporté par son ardeur, assaillit l'en-
nemi, le repoussa jusqu'au pied des terrasses, et
monta lui-même sur la première : c'est alors qu'il
aperçut distinctement Edouard, qui se tenait immo^
bile sur le plateau. A l'aspect de cet odieux rival, dont
la stature élevée et la tête altière se dessinaient sur
un ciel d'azur, dégagé de nuages, il voulut franchir
tout ce qui le séparait de lui, le joindre et punir sur
sa personne les maux qu'il avait causés à la France.
On l'aurait cru dans le délire; mais cet accès de fu-
reur ne l'aveuglait cependant pas. Le roi sut tenir en
échec toutes les forces anglaises ; sa valeur et sa ré-
solution maîtrisèrent quelques instants la fortune :
le prince de Galles et Arundel lui-même reculèrent
devant ce torrent qui les poussait. Edouard, dont le
coup d'œil rapide mesurait le danger, s'ébranla dans
ce moment avec fracas, et lança devant lui la division
de réserve. En voyant ce nouvel orage qui allait fon-
dre sur eux, le^communaux, déjà exténués de fati-
gue, lâchèrent pied et abandonnèrent leur chef. Phi-
lippe essaya vainement d'arrêter ces fuyards; pour-
78 JÀOQUSa BB LA MARCmi,
suivi chaudement par les Gallois, il fut culbuté ^
blessé à la gorge. Charles de Luxembourg fut ble&sé
également à ses cotés; Godefroi de Chauvigny , Jean
de Lévis, Pierre d'Aigreville, Hugues de Couraignoa
et le sire de Créqui périrent en défendant Iç roi 49
France,
3ur cça entrefs^itesi J^n de ]LiUxembourg %rvvf%
dan» le vallon y accompagné de rextréme arriéra»
garde; les nobles dQ ^on ost^ Yoyapt IVipén en
pleine déroute, ne vpulaient pas le lais^^ avancera 9t
le suppliaieiit de rebrousser chemin. « Moi» soiiyq*
rain de la Bohême « montrer le dos à r^nn^mil
disait-il; je veux aller.au secours de Philippe^ HUft^^
cours de mon fils, et je ne quitterai la place quQvio*
torieuY , ou j'y périrai en roi.x» Mais »e§ moyens ne ré^
pondaient pas à son ardeur : U cécité l'empêchait (il'9p-<
précier tout le degré du mal ; il ordonna à LçmoinePet*
bâcle de prendre le fr^in de son cheval et de le qqh^
duire vers les Anglais, qui , sortis des terrasses w^
seconde fois, inondaient la plaine, et fermaient tQU<»
tes les issues en s'avançant dans la direction de Mar-
cheville : la mêlée continuait sur quelques points.
Desbaoley mena son maître, qui frappait de son épé«
à droite et à gauche, sur amis et ennemis. Les aoK
dats d'Edouard, impitoyables dans leur victoire ^ fou*-
dirent sur lui, le jetèrent en bas de son cheval^ et tud«>
rent Desbacle, Henri de Rosemberg et Jean de LeuOi^
stemberg, qui essayaient de le garantir aux dépens dt
leurs jours : le roi de Bohême tomba à sept eenti
pas en avant du village de Créoy (i).
(t) On éleva sur ceUe place une grande croix en pierre; les kfU-
94ÇQt[ES DE L4 HARCfT^. tjg
Les soldats d'Edouard, excités parmi succès iDes<!>
péré , n'exécutaient que trop bien Içs ordres sangui-
naires de leur maître; ils firent un horrible carnage
des fuyards y «ans en épargner un seul, et tel noble
qui était venu danç le dessein de trahir Philippe, dit
la Chronique d'Ahbeyille, trouva comme les autres 1^
trépas , sans que sa perfidie eût pu le préserver de
la mort : on çpmpta plus de huit mule hommes
égorgés dans les fossés» Edouard, fatigué de cette
tuerie y parcourut à cheval la plaine pour y mettra
un terme; il eut soin de faire suivre par un corps de
siiL mille hommes , que commandait Arundel , une
division de féodaux qui 9e retirait en bon ordre dans
la direction de Wignacourt. En effet , ces gens, au
nombre de quatre mille, commandés par le sire de
Graville, grand-maître des arbalétriers, s'arrêtèrent
dans ce lieu pour recueillir les débris de tant de
bataillons; mais ils ne purent tenir contre les forces
supérieures d' Arundel ; la majeure partie se fit tuer,
et le reste se sauva à la faveur de la nuit. Le sire de
Graville, Geoffroy de Lameth , Antoine de Vienne,
succombèrent dans cette dernière action (i), La ré-
sistance des soldats de Graville étonna Edouard, et
lui suggéra le dessein d'envoyer battre la campagne
pour empêcher le rassemblement des fuyards; il
tanta du pays, qui se troippeiit souveni dans le^ détails, disant que
le roi de Bohême fut enterré en ce lieu, ce qui est une erreur. Cett^
croix , posée sur le chemin de t Armée, dans la direction des terrasses ,
fat cassée on ne sait comment; on la planta en terre une seconde
fois à côté du piédestal qui la supportait : elle existe eucore ainsi,
(i) Chronique de Tramecourt.
80 JACQUES DE LA MARCHE.
savait que denombreuses milices accouraient de plu-
sieurs points. En conséquence, il dépécha deux de
ses meilleurs généraux , le sire de Holland et le comité
de Warwick, avec des détachements, dans différentes
directions; ces troupes rencontrèrent en effet des
corps d'un mille, de deux mille, de trois mille
hommes à plusieurs lieues du champ de bataille : ces
soldats, provenant de levées récentes, effrayés de la
défaite du roi , qu'ils apprirent par les fuyards , couv-
raient sans savoir quelle route tenir. Ils heurtèrent
les détachements anglais, que l'obscurité les empé*
chait de reconnaître. Cette affreuse nuit vit périr un
nombre considérable degeni, parmi lesquels on cita
le graad prieur de France et l'archevêque de Rouen,
qui amenaient des contingents de troupes à l'armée
du roi. Froissart raconte que trois mille hommes
vinrent lejour suivant se jeter au milieu des lignes en*
nemies devant Crécy, ce qui est invraisemblable, car
cette seconde armée avait dû être informée de la
catastrophe de la veille; au reste, cette particularité
ne se trouve relevée chez aucun historien de l'époque.
TiC lendemain 27 août, Edouard explora la plaine
et le vallon accompagné de son fils, et dit à ce jeune
prince, en lui montrant ces monceaux de cadavres,
ces corps mutilés , ces longues traces de sang : « Que
vous semble-t-il, mon fils, d'une bataille? croyez-
vous que ce soit un jeu bien agréable (i)? » Il or-
donna à ses clercs de compter les morts, et surtout
de spécifier le rang des nobles et des barons; les
(i) Chronique de Tramecourt, p. 3i4.
JACQUES DE LA. MARCHE. 8l
clercs restèrexit une journée entière dans la vallée et
sur la colline de gauche, lieux où l'on s'était battu le
plus chaudement. Ces clercs annoncèrent qu'ils avaient
trouvé gisants sur la poussière un roi, onze princes ,
quatre-vingts hauts barons et douze cents chevaliers.
Edouard commanda de relever les blessés, et de les
bien traiter; il fit courir par les campagnes des
écuyers de son hôtel, pour prévenir les paysans
qu'on accordait une trêve de trois jours afin d'enter-
rer les morts; il fit rassembler les gens des villages
voisins , et les contraignit de s'acquitter de ce soin :
on creusa, à cet effet, d'immenses fosses dans les*
quelles on jeta les soldats; quant aux nobles revêtus
delà cotte d'armes , on les enterra à Canchy, à Mon-
treuil, et surtout à Crécy, dans l'église de Saint-
Sevrin; l'infortuné Louis, comte de Flandre, fut de
ce nombre.
On porta à Amiens le corps du duc d'Alençon.
Edouard fit faire aux barons enterrés à Crécy un
magnifique service, auquel il assista en habits de
deuil avec son fils et les principajix généraux. Avant
que Ton mît en terre tous ces corps, le roi permit à
ses soldats de prendre les colliers , les épées , les cas-
ques, les oliphants qui leur conviendraient; ce triage
étant achevé, diverses pièces d'armures restèrent
encore sur le champ de bataille; les Anglais, ne pou-
vant les emporter, rassemblèrent ces débris; on les
couvrit de matières combustibles, au moyen des-
quelles toiit cet amas fut brûlé.
Edouard se conduisit avec humanité à l'égard du
roi de Bohême. Nous avons dit que ce prince exigea
8a Ji.CQU£$ DE LA. MkRCBJR.
qu on le menât au fort de la mêlée (i) : il fut criblé
de coups, abattu, et resta pris sous sou cheval; on
alla en avertir Edouard , qui ordonna de l'épargner,
et de le transporter dans sa tente, ce qui fut exécuté
sur-le-champ. Jean de Luxembourg vivait encore;
on lui prodigua les soins les plus empressés, mais le
vieillard expira dans la nuit (a). Le roi d'Angleterre
ne se réserva des somptueuses dépouilles du monar-
que allemand, que deux plumes d'autruche qui
surmontaient son casque; ces plumes étaient nouées
par une tresse d'or sur laquelle on avait gravé ces
motstudesques : isch diene^jesers. Edouard détacha
l'une ^t l'autre, et les donna à son fils, en récom-
pense de sa belle conduite durant Faction : depuis
cette époque les princes de Galles ont toujours con-
servé dans leurs armes les trois plumes d'autruche.
Edouard III commanda que Jean de Luxembourg
fût ^rdédans l'abbaye de Yaloires, situé sur la Hau-
thie (3); le corps y resta exposé pendant quinze jours
(i) Si foQ en croit Froîssart,i1 s'était mis au milieu de deux oo-
blés qui avaient attaché les rênes de son cheval au frein de leurs
destriers; tous les trois s'élancèrent dans la mêlée, où ils périrent , fC
on les trouva liés encore ensemble. Pour admettre un [>areii fait» il
faudrait aussi admettre que les hommes de cette époque étaient dé-
nués de bon sens : les historiens de Bohême, et surtout la Chrom-
que de Tramecourt, aussi digne de croyance que Froissart, ne di-
sent pas un seul mot de ce ridicule arrangement,
(i) Chronique de Tramecourt, p. 3i4.
(3) On voyait dans le siècle dernier l'inscription suivante dans la
chapelle de Yaloires :
L'an mille qnarante-six trois c«atf
Comme la chroniqae le téméigns
Pot apporté et mis en cens
Jean 4e LawmlNMirc , roi de Bvblne.
XACQUES DE L4 KAKCHK. 83
arant d*être enterré. On est incertain sur le lieu où
ce monarque fut inhumé : les historiens allemands
assurent qu'il fut transféré dans le pays de Luxem«
bourg; mais en 174B9 en réparant leglise des Domi-
nicaines de Mentales, on découvrit sur un tombeau
Tinscription suivante, à moitié détruite parle temps :
.... qui trépassa à la tête de ses gens ensemblement,
.... les recommandant à Dieu le père, le jour de.%...
k ;^orieute Yîerge-Marie. Priez Dieu pour l'âme de
ce bon roy. — i346.
Voici comment les auteurs de VArt de vérifier les
dates expliquent le fait : Jean de Luxembourg avait ^
dans le couvent des Dominicaines , deux tantes, dont
une, octogénaire, gouvernait en qualité de supérieure
la communauté; il pourrait se faire, disent-ils ,
qu'elle eût réclamé les restes de son neveu.
Pendant que les Anglais relevaient de terre le roi
de Bohême, des serviteurs fidèles arrachaient Phi-
lippe de Valois de ce lieu fatal; le monarque, déses-
péré de sa défaite, ne voulait pas y survivre. Il
rallia quelques centaines de cavaliers; déterminé à
périr, il allait encore s'enfoncer dans ce champ de
carnage, lorsque Jacques de Bourbon et le sire d'Au-
bigni saisirent les rênes de son cheval au moment où
ce prince s'élançait, et l'entraînèrent malgré lui : l'obs-
curité de la nuit favorisa sa retraite. Le roi n'avait
autour de sa personne que le comte de la Marche,
Charles de Montmorency, d'Aubigni, Jean de Beau-
jeu, le sire de Montfort et soixante nobles; tous se
serrèrent autour du monarque, décidés à défendre
ce précieux dépôt jusqu'à leur dernier soupir.
6.
84 JACQUES DE LA MARCHE.
Philippe, poursuivi par les clameurs bruyantes
des vainqueurs, par les cris plaintifs de ses soldats ,
que l'ennemi massacrait impitoyablement, se jeta sur
la droite, sauta la Hauthie, et, après avoir erré long-
temps, il arriva vers minuit au château de la Broyé,
dont le seigneur, Robert de Grandcamp (i), passait
pour un baron très-dévoué : la Broyé, premier village
de l'Artois, était éloigné de Crécy de deux fortes
lieues. Philippe heurta lui-même à la grande porte; le
vieux châtelain, inquiet sur le sort de la journée, se
tenait aux créneaux. :< Hommes d'armes, qui êtes-vous?
demanda-t-il ; si vous ne servez monseigneur de Va-
lois, vous n'entrerez oncques dans mon chastel. —
Ouvrez, ouvrez, châtelain, répondit Philippe tout
ému, c'est l'infortuné roi de France (2). » Le châte-
lain, reconnaissant la voix de son maître, descendit
précipitamment et baissa le pont-levis. Le sire de
Grandcamp, voyant le roi couvert de sang, ne put
contenir son désespoir; le prince fut obligé d'oublier
ses propres douleurs pour consoler ce serviteur
fidèle. Philippe, ayant pris quelques heures de re-
pos, se remit en marche, et parvint sans difficulté
aux portes d'Amiens.
(i) Histoire d*Artois.
(2) En imprimant Froissart on a altéré le texte; toutes les éditions
disent : * Ouvrez, c'est la fortune de ta France; » mais le manuscrit
de Breslau , regardé comme la meilleure copie de l'original, celui de
Berne et celui de la bibliothèque de l'Arsenal , t. I, n. i45, disent :
« C'est l'infortuné roi de France , » sens plus naturel que l'autre ver-
sion. Au reste, les auteurs de YJrt de vérifier les dates émettent une
opinion semblable à la nôtre; et M. Buchon, dans sa belle et savante
édition de Froissart, a conservé cette version. Le château de la Broyé
n'existe plus.
lACQUKS DE LA. MARCHE. 85
Mézeray, s'appuyantsur rautoritéde Villaiii» assure
que les Anglais furent redevables de la victoire à quatre
pièces de canon, et s'étend beaucoup sur les effets
merveilleux de ces machines de guerre qui retnpiiix'jit
de terreur rame des chevaliers français; nous croyons
le fait inexact : certainement Froissart , avide de re-
cueillir tout ce qui parait extraordinaire, n'aurait pas
manqué de rappeler cette circonstance ; les historiens
flamands et allemands gardent le même silence; il est
vrai que les pièces de canon étaient en usage depuis
quelque temps, mais on ne s'en servait que pour la
défense des remparts. I^es affûts roulants n'existaient
point encore; et d'ailleurs comment croire que quatre
pièces de canon d'un petit calibre, mal servies et
distribuées sur une ligne qui présentait un dévelop-
pement d'une lieue, pussent, par une détonation
assez faible, épouvanter des hommes accoutumés k
braver la mort ?
Edouard voulut, en mémoire de son triomphe,
fonder un ordre militaire de chevalerie ; il prit pour
insigne une jarretière, dont il avait donné le mot
gallois, garter, comme phrase de ralliement (i), afin
(i) Rapin Thoinis , Hume , et tous les historiens d* Angleterre, pa*
riisseat fort incertains sur la véritable origine de Tordre de la jar-
retière; cependant ils penchent tous pour la vei*sion que nous adop«
tOQS» et repoussent Topinion que ce fut la jariTticre de la comtesse
de Salisbury qui donna lieu à la ci*éation de cet ordi^; un fait très-
singulier, rapporté par les historiens italiens, nous a raffermi dans
notre sentiment; ces auteurs assui^nt que le connétable de Bourbon,
brouillé avec François !•% reprochait à ce prince d'avoir accepté le
collier de la jarretière, « ordre institué, disait-il, à Toccasiou de la
défaite des Français, et qu'un roi de France ne devait point porter. «
En effet, le successeur de Louis XII fut le premier roi de France
i|ui l'accepta ; plusieurs de ses prédécesseurs l'avaient refusé.
86 JACQUES DE liA MARCHE.
que ses soldats se reconnussent entre eux si Faction
se poursuivait dans la nuit : précaution qui lui devint
très-utile. Cette fondation eut lieu au commencement
de 1349, à Windsor, dans Téglise de Saint-Georges^
que les rois Plantagenets avaient commencé à bâtir;
elle fut terminée à cette époque par Edouard IIL G0
prince réunit ce jour-là autour de lui les barons et
les généraux qui avaient contribué le plus au gaiji
de la bataille de Crécy ; il leur distribua des faveura,.
et comprit quinze d'entre eux dans le nombre dt»
vingt-six chevaliers de la jarretière institués les prei-
miers : ce furent le comte de Warwick^ Chandcft,
Holland, Jean de Beaucbamp, comte d'Arunddl|
Cliffort, lord Villoughby, Mortimer, Miles Staplelon,
Jean Gray, etc. Nul n'était plus digne de cette rè«
compense que Geoffroy d'Harcourtf mais ce bamu^
dont la bravoure fut si funeste en cette occasion aux
Valois , abandonna le vainqueur lorsque le triomphe
n'était plus douteux; il entendit au milieu du fracas
des armes , le cri de sa maison : Harcourt ! Uarcourtl
Il distingua même au fort de La mêlée son frère leai^
dont le casque avait pour cimier la queue d'^un paoB
mêlée d'or. Geoffroy, présageant de bonne heure la
ruine des Français, d'après leurs mauvaises disposi-
tions, avait cherché inutilement à percrer jusqu'au, lien
où combattait son frère, afin de le sauver. Parcourant
le lendemain d'un œil inquiet le champ de bataiire,
il découvrit le corps inanimé de Jean , étendu, près
de celui du comte d'Aumale, son neveu; à cette vue,
Geoffroy tomba dans le désespoir ; maudissant sa faute,
il quitta les Anglais et vint à Amiens, la corde au coU)
se jeter aux pieds du roi : (t Se présenta au roi de
JACQITES DE LA MARCHE. 87
France, monseigneur Geoffroy d'Harcourt, chevalier
normand, la tenaille au col, mise de ses propres
mains, disant telles paroles : « Vax été traître envers
« le roi et le royaume, et en requiers miséricorde
« et paix. » Laquelle miséricorde et paix le roi lui oc-
troya de sa bénigne grâce. » (Grande Chronique de
Saint Denis.)
Pour ne rien omettre de tout ce que l'on a dit au
sojeC de la bataille de Crécy, nous parlerons d'une
drconstance assez particulière qui occupa longtemps
Tesprit des habitants de la Picardie , du Ponthieu et
de TArtois : une ancienne chronique latine, conser-
yfie parmi les manuscrits de l'abbaye Saint -Riquîer,
près d'Abbeville, et qui fut composée en laoo (ï46
«ns avant la bataille de Crécy), dans un style figuré,
disait que Fan de grâce i346 il apparaîtrait, au-des-
sas deButecamps, cinq soleils; elle ajoutait qu'une
éclipse serait immanquablement le résultat delà réu-
nion de ces cinq astres. Les gens du pays interprétè-
rent ainsi cette prédiction : les cinq soleils étaient les
cinq rois réunis dans les champs de Crécy, Edouard III,
Hiilipp^ de Valois, Jean de Luxembourg, roi de
Bohême, Charles de Luxembourg, roi des Romains,
et dom Jaime d'Aragon, roi de M^ijorque; Téclipse
était le désastre éprouvé par les Français. La Chro-
nique de Tramecourt parle de la même prédiction,
et dit que les habitants du nord de la France avaient
coutume d'appeler Crécy Bulecamps; nous en igno-
rons le motif.
88 JACQUES DR LA MABCHE.
LIVRE III.
Jacques de la Jlifarche arrête les procès des Anglais.
Mort de Philippe de Valois.
Jacques de Bourbon avait reçu trois blessures ; mais
le sort (le la monarchie l'occupait davantage que sa
propre position : il ne tint pas à lui que la victoii*e
ne remplaçât la défaite : ayant servi le roi de son bras
dans la bataille , il le servit de tout son zèle pour Fai*
der à réparer ce désastre.
Philippe de Valois rejoignit les débris de son armée
qui s'étaient rassemblés autour d'Amiens : il voulut les
employer à couvrir Paris ; mais quelle fut sa confusion
en voyant les feudataires réunis dans la capitale de la
Picardie refuser de le seconder, en disant que le temps
de service exigé "par les lois féodales était expiré! Ce
prince fut au moment de se trouver seul. Le comte
de la Marche, indigné d'un pareil procédé, énonça
hautement qu'il n'abandonnerait le roi sous aucun
prétexte; les Montmorency l'imitèrent noblement :
cet exemple, donné par de puissantes maisons, fit
rougir la plupart des barons dissidents, et en rallia
un bon nombre autour du monarque.
Au premier bruit des avantages extraordinaires
remportés par les Anglais , Jean , fils aîné du roi,
abandonna la Guienne , où il se maintenait vainqueur :
ce jeime prince rassura Paris et la France en accou*
'JACQUES DE LA. MARCHE. 89
lant àla tête de quarante mille hommes. Philippe avait
puisé de grandes ressources dans sa politique, tou-
jours savante, quoique souvent malheureuse; il sut
déterminer le roi d'Ecosse à fondre sur l'Angleterre,
agression qui mit Edouard dansla nécessité de quitter
le continent : on sait que Robert II échoua dans son
entreprise, qu'il fut battu et pris par la femme de
l'heureux Plantagenet , que la fortune se plaisait à
favoriser sur tous les points.
Philippe conduisit dans l'Artois la moitié des for-
ces ramenées du midi par le duc de Normandie : il
désirait secourir Calais, assiégé depuis plusieurs mois :
OQ confia au comte de la Marche le commandement
d'un corps destiné à contenir les Flamands : ces peu-
ples, éblouis par les rapides succès d'Edouard, se
déterminèrent à unir leurs armes aux siennes; ils in-
vestirent Aire, dans le but de favoriser les opérations
du siège de Calais.
Jacques de Bourbon, secondé par des lieutenants
expérimentés, Charles de Montmorency et Jean de
Luxembourg, maître cette fois de régler les opéra-
tions d'après ses vues particulières , marcha contre
les Flamands avec une confiance entière : à son ap-
proche, l'ennemi abandonna le blocus d'Aire; mais
le général français les atteignit au moment où ils
pillaient Menneville. Il les mit en pleine déroute, et
répandit la terreur jusqu'au milieu de leur pays :
son avant-garde enleva Casse), et le livra aux flammes.
Apprenant qu'une seconde armée de Belges , réunie
aune forte division d'Anglais, menaçait Saint-Omer,
il se porta rapidement sur cette ville. Les alliés avaient
go JACQUES DE LA MARCHE.
à leur tête le sire de Renti, guerrier d'un courage
féroce; le comte de la Marche l'enveloppa dans sts
lignes 9 le surprit une nuit^ le défit complètement ,
lui tua deux mille hommes et en prit le double. La
lutte dura quatre heures : Jacques de Bourbon et
les autres chefs se battirent une torche à la main (i).
Ce revers fut d'autant plus sensible aux Anglais qu'il
laissait à découvert leur flanc droit : le vaiuqueurse
mit en mesure d'opérer sa jonction avec Farinée
principale 9 afin d'accabler Edouard devant Calais. Son
espoir fut cruellement trompé. Philippe de Valois,
prompt à entreprendre, se rebutait facilement. Fati-
gué de la guerre, n'espérant pas forcer tes Anglais
dans une position plus redoutable que celle de Crécy,
il battit en retraite surParis; les brillants avantages^
remportés récemment par le comte de la Marche nV
boutirent à aucun résultat majeur : ce général, vcni*-
lant occuper son bras, se mit en mesure de secourir
le comte de Blois, pressé par les troupes de son con-
current; mais on apprit dans ce moment la défaite
de ce prince : l'époux de Jeanne de Penthièvre venait
d'être battu et prisa la Roche-Derien ( 1 8 juin i347);
le vicomte de Rohan, le sire de Laval de Montmo*
rency (a), les seigneurs de Châteaubriant, de Rai»,
(i) Galland, Hist. des guerres de Flandre.
(a) Le sire de Laval-Montmorency, tué à La Roche-Derien, fat
enterré dans le chœur de l'église de Sainte-Madeleine de Vitré. Cent
cinquante ans après, Aline, duchesse de Bretagne, détestant la mé-
moire de ce baron , opposé à ses ancêtres, fit enfoncer les yeux de fat
statue qui le représentait sur son tombeau. C'était l'usage de figurer
les yeux ouverts ceux qui mouraient en combattant. (D'Argentré,
Hist. de Bretagne.)
JACQUES DE Lk MARCHE. g^
de Boistely de Machecou^ de Rieux, de la Jaille, de
Lohéac, de Rostremen, périrent dans cette occasion ; k
comte de Blois fut conduit enÂngleterre ( i } ; Mont&ut,
son compétiteur, gémissait également dans les fers;.
La com^tesse de Blois se montra aus&i courageuse que
la comtesse de Montfort, de sorte que la Bretagne
offrart le spectacle d'une querelle extrêmement vive*,
soutentie par deux femmes plus; énergiques et plus
habiles que leurs maris; elles étaient Tuse et Tautre
dépourvues des s^trai ts doo^ brille ordioasiremeiit leur
sexe et portaient toutes deux le non de Jeanne; on
distingua la première par le surnom de Botùeuseu
Pendant que ces héroïnes fixaient lesregards de k
chrétienté, Jacques de la Marche, bouillant d'ardeur
martiale, se vit chargé d'une missîoa toute pacifique;
il s'agissait d'attacher irrévocablement^ par un ma-
riage , le souverain du Dauphuié à la fortune de la
France.
Humbert aux blanches mains , ayaot perdu son fils
unique, âgé de trois ans (a),, ressentit de ce malheur
uneaffiiction quiabsorba toutes ses facultés : ce parince
voulut se démettre de ses états pour les donner au roi
(t) Dans le trajet les Anglais accablèrent ce malbeoreux prince
d'iosufteset d'hitmiliations;. tous les jours ils le contraignaient de» se
couvrir de son armure complète, et le forçaient ainsi à jouer de la
vielle. (D'Argentré.)
(a) ITne tradition populaire voulait que Humbert eût laissé tomber
lui-même cet enfant dans Tlsère, en le balançant d'une fenêtre du ciiâ^
teau de Beauvoir. Le président de Valbonnais, vers le milieu du der-
nier siècle, découvrit, à la Chambre des Comptes de Grenoble, des
pièces qui prouvaient d'une manière irrécusable que le fils de Hum-
bert monmtde maladie.
91 JACQUES DE LA MARCHE,
de France, son ancien allié; en conséquence, il fit
un traité en i343, le ratifia en i344; ^^^^^ ilchanjgea
d'avis plusieurs années après, lorsqu'il eut perdu sa
femme, Marie de Baux, i347. ^^"^ ^® laisser arrêter
par l'inconvénient de l'âge, Humbert songea à con-
tracter une seconde union : il avait vu à la cour de
France Jeanne de Bourbon, fille de Pierre I*'; les
grâces touchantes de cette princesse le séduisirent ;
la splendeur de la maison de Clermont, le nouvel éclat
que lui donnait chaque jour le chevaleresque comte
de la Marche , le déterminèrent à former d'autres
nœuds; il invita Jacques de Bourbon à venir le visiter
dans ses États; le prince se rendit à ses sollicitations,
et arriva à Romans en 1 349. C'est là que fut arrêté
le mariage de sa nièce, qui devait hériter du Dau*
phiné , si Humbert mourait sans enfants.
Philippe de Valois, dont la politique devenait cha-
que jour plus prévoyante, allait être frustré, par cet
arrangement, de l'espoir de réunir le Dauphinéà la
couronne; il para ce coup d'une manière fort adroite,
et sans mécontenter pourtant la famille de Clermont,
qui se recommandait par d'immenses services. Fort
confiant dans la générosité de Humbert, le roi rap-
procha du trône Jeanne de Bourbon , en l'unissant , de
sa propre volonté, à son petit-fils Charles, destiné à
porter le sceptre. Humbert, sachant maîtriser sa
passion, tira une noble vengeance de cette offense,
en donnant ses États à l'heureux possesseur de celle
qu'il aimait. Le prince y mit une seule condition : ce
fut que désormais le fils aîné du roi de France pren-
drait le titre de Dauphin; voulant que les enfants de
JACQUES DE LA MARCHE. ^3
h femme dont il avait recherché Talliance pussent
tenir quelque chose de lui : Humbert espérait per-
pétuer ainsi dans les siècles futurs le souvenir de son
affection. Le sacrifice étant consommé, il courut se
confiner dans un cloître (i). En voulant rallumer
le flambeau de Tfaymen dans un âge avancé, Humbert
n'avait fait qu'imiter l'exemple donné par le roi de
France. Philippe conçut de très-bonne heure le projet
d'unir son petit-fils à Blanche de Navarre , l'une des
belles personnes de ce siècle; mais en voyant celte
jeune princesse, il se sentit enflammé de la plus vio-
lente passion : le monarque , dont l'âme était flétrie
parles revers, crut trouver des consolations à ses mor-
tels ennuis dans les charmes d'une nouvelle union ;
en conséquence, au lieu de donner la princesse de
Navarre à son petit-fils, il l'épousa lui-même le 19
février 1 349, cinq semaines après la mort de Jeanne de
Bourgogne, sa première femme. Cet exemple fut suivi
par son fils Jean, veuf depuis quelques mois, et qui
8 unit en secondes noces à Jeanne de Boulogne, peu
de temps après le mariage de son père; enfin, ce
même Charles, destiné d'abord à Blanche de Navarre,
devenue l'épouse de Philippe , se maria à son tour ,
comme nous l'avons dit plus haut, avec Jeanne de
Bourbon. Ce mariage, dicté par la politique, et dont
Feffet , gface à la générosité de Humbert, devait ame-
ner la réuuion du Dauphiné à la couronne, eut lieu
le 8 août de la même année i349; ^^^^h ^^"^ l'espace
(i) Humbert, à sa pressante sollicitation, fut nommé évéque de
PSiris, mais il n'occupa point ce siège, et mourut ensuite dans un cou-
rent de Dominicains.
94 JACQUES DE LA MARCHE.
de six mois, le père, le fils et le petit-fils se marièrent
et assistèrent aux noces les uns des autres. Philippe
ne jouit pas longtemps des douceurs que lui procurait
son hymen : il y rencontra, au bout dequelque temps,
la fin d'une vie agitée, dont le début avait été si
brillant. 11 mourut à rage de cinquante-huit ans, i35o.
Jacques de Clermont s'était vu entouré de considé-
ration sous le règne de Philippe de Valois, mais H
ne jouit d'aucun crédit; sa noble franchise ne
pouvait se façoimer à la dissimulation de la politi*
que; ardent, impétueux, il ne respirait que les com-
bats, non qu'il fût poussé par le besoin d'assouvir
une fureur aveugle , mais l'amour de la gloire le
dominait exclusivement : cette passion s'alliait chez
lui à toutes les qualités généreuses de l'âme; la
sienne demeura constamment pure au milieu de la
corruption générale. Lenouveausouverain, appréciant
tout son mérite, l'appela* à prendre une part plus
active à la discussion des affaires publiques.
Jean II, déjà célèbre par des exploits divers, par- ^
venait au trône âgé de quarante ans : on le regardait
comme le vengeur de TÉtat, comme le restauratetir
de la monarchie ébranlée; sa valeur étonnait à une
époque où le courage était si commun; mais s*il dé-
ployait cette bravoure qui, au milieu des hasards
de la guerre, fixe souvent la victoire, Jean manquait ^
de cette fermeté si nécessaire aux rois pour résister
aux orages ; ayant encore plus de bonne foi et de
loyauté que son père, il fut aussi malheureux que
lui dans la pratique de ces vertus : une espèce di
bonhomie, très-honorable chez un particulier, mais'
JâeQITlS DE LA. MiabCHB. 9r5
toojiiurs fatale dans l'exercice de la royauté, le fit
sarnommer le Bon^ titre que ce prince porta sur le
trfrae, et qu'il perdit bientôt après par des actes d'une
^Mtîce que sa £adblesse métne rendit cruelle.
Le premier de ces actes fut f ari^station et le sup-
fiz^ de Baoul d'Eu , connétable de France. Ce feu-
(blaire s'était laissé prendre dans la ville de Caen ,
1346, par Edouard III, sans opposer la résistance
p*oo avait lieu d'attendre d'un grand officier de la
Muxmne : le vainqueur le traita avec tant d'égards ,
fB^on les crut tous .leux d'intelligence; on per-
mit même au connétable de s'absenter de l'Angle-
tprre. Raoul prétextait que le besoin de ramasser
Targent nécessaire pour acquitter sa rançon l'obli-
|eait à ces fréquents voyages : quelques historiens
iftient qu'il venait ainsi dans le royaume pour entre-
teir le zèle des partisans de l'Angleterre. Philippe
de Valois n'ignorait pas ces machinations secrètes ;
I liais, fatigué de punir, ne voulant pas ensanglanter
les félicités que lui offrait son second mariage, il
dédaigna de sévir contre Raoul , qui d'ailleurs , en
qualité de prisonnier de guerre , était mort civile-
ment. Jean II connaissait toutes les trames ourdies
sous le règne de son père : les prétentions d'Edouard,
^elque chimériques qu'elles parussent , lui causaient
un effroi perpétuel. Le nouveau roi regardait donc
tomme ses ennemis déclarés, ceux qui semblaient
fivoriser les vues de Plantagenet; c'est d'après ces
motifs qu'il fit arrêter le connétable : le roi ordonna
^'on lui tranchât la tète, au milieu de la nuit sans
rme de procès, et seulement en présence de quel-
()6 JACQU£S DE LA MABCHE.
ques hauts barons f du nombre desquels était Pierre
de Bourbon j frère du comte de !a Marche.
Nonobstant ta culpabilité de Raoul , bien évidente à
tous les yeux, cet acte portait le caractère de l'arbi-
traire 9 puisqu'on n'y observa aucune forme légale. En
suivant l'enchaînement des événements postérieurs,
on reste convaincu que la mort deRaould'Eu,donton
aurait pu faire un exemple salutaire, devint au con-
traire la cause immédiate des malheurs de Jean II. Un
mécontentement universel éclata parmi la chevalerie :
après s'être vu enlever quantité de ses privilèges , elle
avait à déplorer la perte de l'un des siens mis à mort
sansjugement;cetexemple l'épouvantait. Le roi ofh4t
l'épée de connétable à Jacques de Clermont , qui la roé*
ritait par des services éminents : le comte de la Mar-
che la refusa , ne voulant pas hériter des tristes dé^
pouilles de Raoul; mais il ne s'en montra pas moins
ardent à défendre les intérêts du roi contre le parti
des feudataires, dont plusieurs se mirent en état de
rébellion ouverte.
La mort de Raoul de Nesle fut l'origine de tous les
soulèvements particuliers qui agitèrent le royaume;
Jean II entretenait ces troubles par une série d'ac-
tions plus imprudentes les unes que les autres. Les
raisons que Jacques de la Marche avait alléguées
pour refuser l'épée de connétable ne permettaient
plus de l'offrir à Charles de Montmorency , ni au sire
de Beaujeu, ni au sire de Clermont, qui passaient,
après lui, pour les meilleurs généraux du temps; Jean
l'accorda à son favori Charles de la Cerda , que Ton
ne doit pas confondre néanmoins avec ces malencon-
JACQUES DE Là MARCHE^ ()7
treux personnages cjue le caprice des princes a sou-
vent tirés des rangs les plus obscurs de la société,
pour les porter au faîte des grandeurs. La Cerda était
issu du sang de saint Louis par les femmes; son père
se vit exclu injustement du trône de Castille; son
frère avait succombé dans les champs de Crécy, en
combattant auprès de Philippe. Charles de la Cerda
se recommandait même par des qualités brillantes ;
cependant son élévation à la dignité de connétable,
avant l'âge de vingt-cinq ans , exaspéra les esprits.
Plus on se déchaînait contre le favori , plus Jean se
plaisait à le combler de faveurs. Dans le mois d'oc-
tobre i35i , il le maria à Marguerite de Blois, sa pa-
rente, fille de Charles de Blois, héritier de la Bre-
tagne par son mariage avec Jeanne de Penthièvre,
et lui donna le comté d'Angoulénïe : cette donation ,
à laquelle Jacques de la Marche voulut s'opposer ,
occasionna une horrible catastrophe.
Lorsque, par un acte de la plus rare loyauté, Phi-
lippe de Valois restitua à Jeanne , fille de Louis Hu-
tin, la Navarre, que Charles le Bel et Philippe le Long
avaient retenue, malgré les traités conclus antérieure-
ment, il donna également à cette princesse le comté
d'Angouléme, afin delà dédommager de la perte de
la Champagne et de la Brie. Jeanne , vers la fin de sa
vie, fit un échange avec Philippe de Valois de son
comté d'Angouléme pour les terres de Pontoise , As-
nières et Beaumont-sur-Oise; mais ce traité n'ayant
pas reçu son entière exécution avant la mort du
monarque , on se crut en droit de ne point l'accom-
plir; et Jean se mit en possession du comté d'Angou-
gB JACQUES DE LA MARCHE.
léme sans livrer l'équivalent à CTiarles d'Évreux, fils
de Jeanne; ce qui inspira à ce dernier un juste res-
sentiment : le roi, pour Fapaiser , lui rendit une por-
tion de ces fiefs en y ajoutant la main de sa fille (fé-
vrier 1 35 f ).
Ce n'était nullement par esprit de justice que le
jeune roi de Navarre réclamait Théritage de sa mère :
le besoin d'exercer sa malignité fut son unique mo-
tif : à l'âge de vingt ans il mérita le surnom de Mauvais j
que lui a conservé l'histoire. Son génie malfaisant se
décelait dans les moindres détails : des intrigues sour-
des, des complots ourdis dans l'ombre, l'occupaient
exclusivement, à une époque de la vie où des pas-
sions moins sérieuses que la politique agitent le coeur
des princes.
La méchanceté nous effraye tellement, que nous
nous représentons toujours les hommes pervers avec
une figure aussi hideuse que leur âme; mais on se
tromperait bien si on se faisait une telle idée des
traits du roi de Navarre : jamais prince ne fut plus sé-
duisant que Charles le Mauvais ; il joignait aux grâces
du corps les charmes de l'esprit; brillant, prodigue,
il exerçait sur ceux qui l'approchaient un ascendant
irrésistible; pendant longtemps le peuple en fit son
idole, et regarda ses fautes comme des étourderies
de jeunesse : le roi lui-même, séduit comme les au-
tres , partagea son affection entre la Cerda et Char-
les de Navarre; mais celui-ci n'était pas homme à
souffrir une pareille concurrence. Tandis que son
beau-père le comblait de faveurs , le laissait jouir d'un
crédit dangereux, il s'érigeait secrètement en chef
JACQUES DE LA MARCHE. §9
du parti des feudataires mécontents , et se liait aux
Plantagenets par des traités secrets dont le but était
de précipiter du trône cette maison de Valois qui ve-
nait d'y monter.
L'histoire offre à celui qui la médite avec soin une
source inépuisable d'observations; une des plus sin-
gulières que l'on puisse faire, c'est que les rois de la
branche de Valois trouvèrent dans leur propre famille
des ennemis acharnés, et que ces ennemis périrent
tous d'une manière tragique.
Philippe de Valois eut pour ennemi Robert d'Artois,
son cousin germain, mort les armes à la main; Jean II,
Charles le Mauvais, son gendre, qui périt brûlé;
Charles V, Charles le Mauvais, son beau-frère ; Char-
les VI, sa mère ; Charles VII, son fils ; Louis XI, son
frère, mort empoisonné; Charles VIII, son cousin
germain, le duc d'Orléans ; François I", le connéta-
ble de Bourbon , son cousin , mort les armes à la
main, etc.
LIVRE IV.
Jacques de Bourbon est nommé connétable. ~ Bataille de Poitiers*
La scène politique était alors occupée par quatre
personnages dont chacun attirait les regards de la na-
tion d'une manière différente, Jean II, Charles de la
Cerda, le roi de Navarre et Jacques de Bourbon : le
monarque , faible, irrésolu , passant de la détermina-
tion la plus énergique à la plus honteuse mollesse,
7-
lOO JACQUES DE LA MARCUB.
voyait former autour de lui des orages qu'il ne savait
pas conjurer; le favori, dépourvu d'expérience, ac-
cablé sous le poids de la plus haute dignité de la
couronne; le rebelle roi de Navarre, s'agitant en tout
sens , captivant la multitude par des dehors trom-
peurs, amoncelant contre la France des orages; le
héros, Jacques de la Marche, calme au milieu des
factions, marchant d'un pas égal dans la route de
l'honneur, et se montrant, par son courage et ses
vertus , l'espoir de la patrie alarmée.
Deux années se passèrent dans les intrigues les plus
basses et les plus criminelles ; on se partagea d'opi-
nions entre Charles de la Cerda et le roi de Navarre,
r^e dernier, fatigué de cette rivalité , résolut d'y met-
tre im terme. Apprenant que le favori donnait
un festin à un très-petit non)bre des ses amisf
dans le château de l'Aigle, il fit entourer cette
demeure par une bande de scélérats , ses stipen-
diés. Le prince s'arrêta dans une ferme voisine , en
compagnie des trois d'Harcourt et de Jean de Malet,
seigneur de Graville; les sicaires pénétrèrent dans le
château, arrachèrent la vie à l'infortuné la Cerda,
avec des circonstances dont le récit fit couler
les pleurs de l'homme qui venait de commander le
meurtre (6 janvier i354).
La nouvelle de cet attentat porta le trouble dans
toute la France, et provoqua un mécontentement
universel contre le roi, dont la coupable faiblesse
engendrait tous ces désordres. Jean, accablé de sa
propre douleur, ne put modérer son effroi , en voyant
croître l'agitation publique d'une manière menaçante;
JACQUES DE LA MARCHE. lOt
il se hâta de donner Fépée de connétable à Jacques
de Bourbon, ne doutant pas qu'un pareil choix, en
ralliant les gens de bien autour de son autorité , ne
prévînt l'orage prêt à éclater. I^ monarque convo»-
qua le clergé, les membres marquants de la féoda*
lité, les bourgeois influents de la ville de Paris; et,
au milieu de cette assemblée solennelle , il remit au
comte de la Marche les insignes de la haute dignité
à laquelle on Félevait.
Jacques de Bourbon, revêtu de la charge la plus
considérable de l'Etat, fut le premier à demander
qu'on sévît contre l'auteur de la mort de la Cerda. Le
roi de Navarre, loin de se disculper de ce crime, avait
eu l'audace de s'en faire un mérite. Jean I[, tout dési-
reux de punir un pareil forfait , n'osait pas frapper
le meurtrier, dont les partisans peuplaient la de-
meure du monarque : le connétable s'offrit pour
exécuter cet acte vigoureux; il courut lui-même
s'emparer de la personne de Charles le Mauvais, et le
traîna aux pieds du roi. I^e comte de la Marche,
qui venait de braver le courroux de la féodalité, eut
FafiQiction de voir détruire son ouvrage. Jean ne put
résister aux prières de trois reines, Jeanne d'Évreux,
mère de Charles, Blanche, sa sœur, et Jeanne de
France, sa femme : ainsi Baoul d'Eu avait eu la tête
tranchée, sans forme de procès, pour un crime qui
n'était pas avéré; et le Navarrais, s'avouant lui-même
l'assassin de la Cerda, obtenait sa grâce , et même celle
de ses partisans secrets , dont il remit la liste. Le
roi y vit, non sans effroi, le nom de Pierre de Cler-
mont, frère du connétable.
lOa JACQUES DE LA MARCHE.
Le Navarrais, ne se croyant point en sûreté, non*
obstant un pardon si promptement obtenu, passa
en Angleterre, et s'y lia étroitement avec Edouard :
a'est dans l'intention de servir les intérêts de ce
prince qu'il franchit le détroit et vint s'établir en
Normandie (i354) Jean II, ne se faisant plus illusion
sur les projets criminels de son gendre, ordonna
au gouverneur de Rouen de l'arrêter et de le trans-
férer à Paris, ce qui s'exécuta promptement : le
prince fut mis dans une prison d'État. Philippe d'É-
vreux , frère de Charles, informé de cet événement^
prit les armes, et fit soulever une partie de la Nor-
mandie; Edouard lui promit une division de troupes :
ce prince avait annoncé, depuis long-temps, que son
intention n'était pas de prolonger la trêve qui venait
d'expirer, Jean II , prévenu , s'empressa de convoquer
les états généraux (i354)9 afin d obtenir des secours
nécessaires pour repousser les attaques que lui pré*
parait l'Angleterre. Lies trois ordres réunis offrirent
leurs corps et leurs biens avec un abandon touchant
Le savant Pasquier pense que cette assemblée créa
l'impôt indirect; elle vota de nouvelles taxes, en abo-
lit d'anciennes, nomma des commissaires pour
lever, recevoir et distribuer les sommes volées, et
empêcher qu'on n'en levât d'autres illégalement; le
monarque ne mit aucune entrave ni à ses opérations^
ni à ses décisions; preuve incontestable, disent plu-
sieurs historiens étrangers, de la liberté dont les
Français jouissaient alors, et qui ne le cédait à celle
d'aucune autre nation de l'Europe. (Histoire univer-
selle anglaise, t. XXX, p. 436. )
JA.CQUES DE LA MARCHE. Io3
Le comte de la Marche avait vu consumer ses
Joisirs dans les misérables querelles qui partageaient
■'^ cour de Jean II : quelle joie n'éprouva-t-il pas lors-
qu'on lui donna la mission d'aller en Languedoc*
arrêter les ravages du prince de Galles! Edouard
^vaît débarqué en Normandie, et son fils, ayant péné-
tré dans la Guienne, sut gagner les habitants de la
Gascogne , qui , placés dans un état incertain par les
chances de la guerre, embrassaient tour à tour le
parti de la France ou de l'Angleterre.
Jean II, voulant marcher en personne contre
Edouard III , envoya dans le midi le connétable,
et lui adjoignit, comme lieutenants, les comtes de Foix
et d'Armagnac, les plus puissants feudataires d'au
delà de la Loire, mais tous deux ennemis irréconci-
liables. La population du Languedoc s'émut à la voix
de Jacques de Bourbon, qu'elle avait vu déjà se signa-
ler dans ces contrées par des exploits divers : le
connétable ne put tirer aucun parti de ces bonnes
dispositions; car le premier obstacle qu'il eut à sur-
monter fut la rivalité des deux barons aquitains, ses
auxiliaires. Le prince de Galles , mieux obéi ^ sut pro-
filer de cette désunion, et, laissant les comtes de
Salîsbury et de Norfolk dans le haut Languedoc, il
marcha contre les sires de Foix et d'Armagnac , qui
occupaient l'Agénois et le QuercL Jacques de Bourbon,
de son côté, atteignit Norfolk entre Carcassonne et
Narbonne, attaqua son camp le 20 août i355 : tout
céda à sa furie; les Anglais, poussés jusque sous les rem-
parts de Narbonne, furent taillés en pièces. (Vaissette,
t^ IV , Hist. du Languedoc. )
I04 JACQDES DE LA MARCHE.
Norfolk profita de la nuit pour rassembler ses
débris, et battit précipitamment en retraite : le vain-
queur le poursuivait sur la rive gaucbe de l'Aude,
lorsque Salisbury accourut au secours de son collè-
gue ; mais ce dernier tomba dans une embuscade que
le connétable lui avait tendue; il y fut tué ainsi que
deux mille hommes des siens. Ces deux victoires
délivrèrent le Languedoc. Jacques de Bourbon se
mit en marche pour effectuer sa jonction avec les
deux comtes deFoix et d'Armagnac, afin d'accabler le
prince de Galles. Le connétable avait recommandé à
ses lieutenants de ne point engager d'action , de se
borner à tenir en haleine l'armée anglaise. Ces barons,
trop fiers pour obéir à une volonté étrangère , trop
passionnés pour oublier leurs vieilles inimitiés, ne
voulurent jamais agir en commun contre le prince
Noir. Leur habile adversaire les ruina en détail dans
plusieurs rencontres : les troupes, découragées par
des échecs consécutifs, se débandèrent. La dou-
ble défaite de ces auxiliaires étant consommée , le
comte de la Marche se vit obligé de contenir un
ennemi quatre fois plus fort que lui ; il soutint la
lutte sans trop de désavantage pendant quatre mois,
et livra, sur les bords de la Dordogne, une sanglante
action qui devait décider du sort de la campagne;
mais , au fort de l'engagement, les troupes italiennes,
au nombre de six mille hommes, l'abandonnèrent
pour aller se ranger sous les bannières britanniques.
Le connétable se regarda trop heureux de sauver son
armée d'une entière destruction. Dès ce moment,
renonçant à l'espoir de remporter des triomphes, il
JACQUES DE LA. MARCHE. Io5
tie niaiioenvra que dans le but d'empêcher la jonc-
tion du jeune Edouard avec le duc de Lancastre,
croramandant l'expédition de Normandie : ces deux
généraux cherchaient à se réunir en s'étendant simul-
tranément sur la ligne des grèves de l'ouest. Cette
jonction effectuée, le midi, l'ouest et le nord de la
France se seraient trouvés enveloppés par une cein-
turé de troupes , qui eût facilement envahi Paris et
tout le royaume. Le connétable, appréciant la gra-
vité des circonstances , déploya une activité, un zèle
et des talents qu'on ne saurait trop louer : il har-
cela sans cesse l'ennemi, lui disputant le terrain
pied à pied, lui occasionnant des pertes journalières,
qui l'affaiblissaient insensiblement. Son exemple
enflammait d'ardeur les habitants; les Anglais ren-
contraient des obstacles qu'ils ne prévoyaient pas ;
enfin, Jacques de Bourbon parvint au but tant désiré,
empêcher la jonction des deux armées britanniques,
et déjouer ainsi les plans formés par Edouard. Sa
vigoureuse résistance donna Ae temps au roi d'ac-
courir lui-même à la tête d'une armée assez consi-
dérable pour refouler les Anglais vers les côtes de
l'Océan. Le service signalé qu'il venait de rendre à
l'État ne consola point le comte de la Marche des
revers que ses armes avaient essuyés en Languedoc.
Il vint trouver Jean II à Tours , et en présence des
grands réunis et sans se plaindre de personne , il lui
remit l'épée de connétable, en déclarant ne pas se
croire dispensé , nonobstant cette démission , de
consacrer son bras à la défense de la patrie. Les ins*
I06 JACQUES DE L4 MARCHE.
tances réitérées du monarque ne purent changer sa
détermination.
Jean II n'avait rien négligé pour mettre sur pied des
forces capables de soutenir, avec un avantage décisif ^
la lutte que la maison Plantagenet se montrait m
ardente à engager une seconde fois. I^ formation de
ces nouveaux corps donna lieu à de notables innova-
tions dans l'administration militaire : on augmenta
de soixante-douze secrétaires la commission créée par
Philippe de Valois, en i334* Les baillis royaux char^
gës de la levée des troupes communales , par un dé*
cret de Philippe le fiel, devaient les conduire au lieu
du rassemblement ; mais il advint que ces officiers
civils, dominés par un amour-propre ridicule, pré-
tendirent commander devant l'ennemi les soldats
qu'eux-mêmes avaient amenés : il en était résulté
de graves inconvénients dans les dernières expédi-*
tions contre les Belges; voulant y remédier, Jean II
créa, le a8 janvier i355,Ies commissaires de guerre^
au nombre de douze , qui furent chargés de recevoir
des mains des baillis les soldats de la nouvelle levée, d«
les conduire à l'armée, et de pourvoir à leur subsis*
tance; on les appela d'abord conducteurs de gens de
guerre. Le roi fit publier les capitulaires de Louis le
Débonnaire sur le ban et Tàrrière-ban ; il remit en
vigueur les ordonnances de Philippe-Auguste, qui
dégradaient tout noble ne répondant pas à l'appel du
souverain , et qui punissaient de mort la désertion.
Les bandes étrangères, les milices, les troupes sei»
gneuriales, furent classées avec plus de méthode; on
JACQUE3 DE LA MARCHE. I07
établit des magasins de vivres ^ on désigna même
plusieurs maisons religieuses pour servir d'hôpi-
tal (i); on institua un conseil de guerre permanent
qui s'occupa de tracer le plan régulier de la campa-
gne qui allait s'ouvrir.
Jean II rassembla son armée à Compiègne^ et
marcha contre le duc de Lancastre, qui s'étendait
dans la Normandie et dans le Perche , essayant d'o-
pérer sa jonction avec le prince de Galles, qui de son
côté perçait dans le Poitou ; mais la marche de celui-
ci ayant élé retardée par les manœuvres savantes de
Jacques de Bourbon , les deux généraux anglais se
trouvèrent engagés au milieu de la France sans pou-
voir se réunir.
Le roi attaqua vigoureusement le duc de Lancas-
tre, le rejeta au delà de la forêt de l'Aigle, prit le
château de Tillière, place d'armes la plus importante
des possessions britanniques. Déconcerté par cet
échec, le duc hattit en retraite sur Calais ; alors le
monarque français vint à Paris se concerter avec les
grands du royaume pour aviser aux moyens d'acca*
hier le prince de Galles, qui, plus entreprenant que
son frère , inspirait des craintes plus réelles.
Le roi et ses généraux prirent la rive droite de la
Loire pour base d'opération, et résolurent de diriger
sur cette ligne les milices du centre et de l'est, pen-
dant que les débris de l'armée du midi , renforcés
des nobles du Languedoc et de la Guienne, s'avan-
ceraient pour gagner la rive gauche; on devait en-
(i) Bouchet,Hist. d'Aquitaine, t. II.
106 JACQUES DE LA. MARCHE.
velopper ainsi l'ennemi dans le contour que décrit
ce fleuve. Le roi Jean quitta Paris le 24 août 1 356,
et porta ses quartiers à Chartres ; il s'y arrêta plu-
sieurs jours, et y promulgua quantité d'édits touchant
les dispositions que réclamaient les circonstances (i).
Les féodaux et les communales de la Champagne, ^e :
la Normandie, accouraient de divers points; ils cam-
pèrent dans les plaines voisines de Chartres; les
maréchaux de Clerraont et d'Ândrehan passaient en
revue ces troupes au fur et à mesure de leur arrivécr
Durant les opérations préparatoires du monarque
français, le prince de Galles, conduisant à sa suite
vingt mille hommes, parcourait les provinces du
centre ; son but principal était de franchir la Loire,
qui le séparait du duc de Lancastre, dont il ignorait :
le mouvement rétrograde. Le jeune Edouard, venant
de Bordeaux, remonta la Dordogne, entra en Au*
vergue , traversa la Marche, le Bourbonnais, et pé^
nétra dans le Berri. Froissart fait une description :
très-détaillée de la fertilité de ces provinces, dans les- ;
quelles les Anglais remarquèrent une abondance qui ;
les étonna; ces étrangers se gorgeaient de vivres, et
détruisaient ceux qu'ils ne pouvaient emporter, s'ap-
pliquant surtout à défoncer les tonneaux de viu.
Les Anglais investirent Bourges y cité opulente; maii
leur coup de main échoua complètement : le sire de
Causans, gouverneur de la place, les contraignit de
se retirer. L'archevêque et le sire de Vermeil le se»
coudèrent dignement. A la suite de cet échec, qui
(i) Recueil des Ordonnances , t. III.
JACQUES DE LA MARCHE. I09
lui coûta un millier d'hoinines, le prince de Galles
appuya sur sa gauche, afin de se rapprocher de la
Loire, et voulut entrer danslssoudun, qui lui opposa
paiement une vigoureuse résistance ; il s'en vengea
sur Vierzon , ville peu forte quoique très-peuplée :
lesAnglaisy ramassèrent un butin immense: quelques
centaines de nobles qui essayèrent à s'y défendre
furent tués sans quartier. Persistant dans l'intention
de joindre le duc de Lancastre en Normandie, le
prince Noir tenta de franchir la Loire à Saumur, puis
à Tours; sachant ces deux points gardés par les féo-
daux de la province, il prit la direction plein nord,
sauta le Cher et se rapprocha d'Orléans, décidé à y
forcer le passage du fleuve. Le général anglais acquit
alors la certitude que le roi Jean s'avançait accom-
pagné d'une armée tellement supérieure, que le suc-
cès ne pouvait demeurer incertain un seul instant, si
la lutte s'engageait; il abandonna donc le plan primi-
tif, et ne songea plus qu'à regagner Bordeaux par le
Poitou et l'Ângoumois. Les informations que le prince
recueillait renfermaient Texacte vérité. Le roi quitta
Chartres vers les premiers jours de septembre i356,
passa la Loire à Blois, puis le Cher, et vint camper
sur les bords de l'Indre : le roi s'établit à Loches ,
dont il fit le centre de ses opérations, et y attendit
que les autres corps eussent passé la Loire sur divers
points, comme Saumur, Tours, Amboise, Orléans,
Gien et Cosne.
Le monarque français se trouvait encore à Loches
le i3 septembre (i), désirant connaître les rapports
(i) Voir le recueil des Ordonnances, t. III.
IIO JACQUES DE LA. MARCHE.
de plusieurs chevaliers envoyés pour suivre la mar-
che des Anglais. Instruit , grâce à leurs soins , da
mouvement rétrograde opéré par Fennemi , Jean ït
résolut d*agir de manière à lui couper la retraite sur
la Guienne et de l'enfermer dans un vaste réseau,
afin que pas un soldat d'Edouard ne lui échappât
Cette détermination remplit de joie tous les barons
de France, qui paraissaient au comble de leurs vœiit
en voyant approcher le moment de se mesurer contre
ce fameux prince Noir; celui-ci au contraire, n'ayaiit
en vue que d'éviter le choc , repassa la Sandre au-
dessus de Romorantin. Une de ses divisions, aux or^ •
dres des sires de Burghers, de Basset, de Spencer, de
Mucidan et de Curton (ces deux derniers étaient
Gascons), s'étant écartée sur sa droite, tomba dans
une embuscade des Français, que commandaient '
les sires de Craon, de Chaumont et de Boucicaut;
mais ces derniers, inférieurs en nombre, furent bat-
tus et ne regagnèrent Romorantin que très-difficile^
ment. Le prince de Galles, apprenant que ses gens
en étaient aux mains avec l'ennemi , courut à leur
secours, et alla investir Romorantin; d'après ses
ordres Jean Chandos, son premier lieutenant, s'a-
vança jusqu'aux fossés, et somma ceux qui défen-
daient la place de lui ouvrir les portes. Boucicaut
lui répondit par les créneaux que les Français ne se
remettaient point ainsi à discrétion sans essuyer au
préalable plusieurs assauts. Le jeune Edouard, piqué
de ce refus, s'établit devant ces remparts, quoique
son intention ne fût pas d'abord de s'arrêter. Deux
assauts consécutifs échouèrent complètement ;
YàCQUBS DE LA MàRCHB. tll
Edouard allait ordonner la retraite, lorsqu'une pierre
lancée par les mangoneaux , étendit roide mort à ses
cotés le jeune Bernadet, de la maison d'Albret, son
écayer le plus affectionné; dans la douleur que lui
causait cette perte, le prince Noir jura de ne point
se retirer sans avoir emporté la place : il eut l'ecours
aux moyens les moins usités, et même aux canons,
si on en croit Proissart. Les assaillants parvinrent k
mettre le feu à une partie du château couvert en
duiume; l'incendie gagna le reste de la ville, et les
bnnres défenseurs de Romorantin se virent obligés
de capituler pour éviter de périr dans les flammes.
Edouard venait d employer à cette conquête deux
jours bien précieux , durant lesquels le roi de France
avait envoyé le tiers de son armée à Châtelleraul t pour
couvrir Poitiers, et lui-même, menant le principal
corps, se porta rapidement à la Haie , petite ville
sur la frontière de la Touraiiie et du Poitou ; les che-
valiers chargés de suivre les traces du prince de
Galles vinrent lui annoncer que les Anglais manœu-
vraient tous sur Poitiers. Le roi Jean, nullement
étonné de ce revirement , au lieu de passer la Vienne
k nie de Bouchard, qui se présentait en face de lui,
remonta la rive droite jusqu'à Chauvigny, y arriva
le jeudi soir i5 septembre i356, et campa en ce
lieu- Le lendemain ce prince franchit la Vienne sur
le pont de Chauvigny pour gagner Poitiers , qui s'en
trouve éloigné de cinq petites lieues (ouest), et se
mit en route dès que les trois premières divisions
eurent touché le bord opposé : il laissa la moitié de
son armée sous les ordres des comtes d'Âuxerre, de
lia JACQUKS DR LK MARCHE.
Joigny et de Châtillon, en leur prescrivant de ne
passer la Vienne que le lendemain^ et de venir le join-
dre sans délai.
Jean II parut le soir en vue de Poitiers , et campa
en avant de la porte Saint-Cyprien sans entrer dans
la ville; il croyait les Anglais devant lui^ mais son
étonnement fut extrême lorsque tous les rapports
apprirent que l'on avait perdu la trace de Tennemi,
et qu'on ne voyait aucune troupe dans la direction
de Châtellerault. En effet , le prince de Galles avait
échappé à la vigilance de ceux qui l'observaient; ayant
quitté Romorantin y il franchit le Cber^ l'Indre, et pui
la Vienne au-dessous du confluent de la Creuse ^ et
passa à la hauteur de Châtellerault; il allait ainsi
tomber droit sur Poitiers , où se concentrait la to-
talité des forces du roi de France. Soigneux d'éviter
leur rencontre, il inclina sur sa gauche, traversa le
Clain, et se trouva dans l'angle aigu formé par cette
rivière et par la Vienne, ayant ainsi ses deux ailes
protégées. Après une marche fort pénible le prince
fit halte dans un lieu que Froissart ne nomme pas ,
mais qu'il représente couvert de bois et de bruyè-
res très-épaisses ; ce ne peut être que la forêt de
Moulière, dont l'origine est de la plus haute anti-
quité ; il s'y établit le vendredi soir, en même temps-
que le roi Jean prenait ses quartiers devant Poitiers.
Les Anglais ne purent se procurer des vivres dans
ce carrefour, dépourvu d'habitations: leur chef forma
le lendemain un gros détachement pour courir la
campagne; il mit ces hommes d'armes sous les ordres
de deux chevaliers flamands, Eustache d'Auberti-
JACQUES DE LA MARCHE. Il3
court, et Jean de Guistall, descendant de celui, qui
fut tué k la bataille de Bouvines. Ces officiers longè-
rent le bois qui mordait jusque sur la route de
Poitiers à Chauvigny ; ils ne tardèrent pas d'aperce-
voir les dernières divisions françaises, qui, ayant
passé la Vienne au point du jour, suivaient la chaus-
sée pour aller joindre le roi. Les comtes de Joigny,
d'Auxerre, et le sire Raoul de Couci, marchaient sur
les flancs de la colonne; apercevant à leur tour les
gens d armes anglais, ils se détachèrent accompagnés
de deux cents cavaliers et se mirent à leur poursuite.
Guistall et Aubreticourt battirent en retraite, en
suivant la lisière du taillis pour se replier sur le prince
de Galles. Les Français , avec leur imprévoyance ac-
coutumée, s'engagèrent dans les bruyères, et allèrent
se jeter au milieu de l'armée ennemie; accablés par
le nombre , ils furent tous pris ou tués. Edouard
traita convenablement ses prisonniers, et combla
d'yards les comtes d'Auxerre, de Joigny, et Raoul
de Couci; il obtint de ces barons des renseignements
précieux. Sachant que le roi campait sous les murs de
Poitiers en attendant que le mouvement de concen-
tration fut achevé, il dépêcha un fort détachement,
et le mit sous les ordres du captai du Buch, des si-
res d' Aubreticourt et de Burghers, qui devaient se
borner à examiner la position de l'armée française.
Ces trois officiers atteignirent la queue des divisions
qui venaient de Chauvigny ; ils l'assaillirent, et y por-
tèrent le désordre, s'avancèrent rapidement pour
remplir leur mission , et rejoignirent au bout de quel-
ques heures le généralissime. Jean II, apprenant que
]l4 JACQUES DE LA. MARCHE.
les Anglais attaquaient son arrière-garde pendant
qu'il les croyait devant lui, leva le camp précipitam-
ment , et courut après eux.
Edouard ne ralentit pas sa marche; mais, en aper-
cevant les édaireurs de Tarmée , il sentit qu'infailli-
blement on Tatteindait dans sa retraite : le prince
l'ésolut d'agir exactement comme son père l'avait fait
à Cirécy dans une circonstance semblable, de présen-
ter son front à l'ennemi. Le soin le plus important
consistait à se ménager une position aussi redouta-
ble : la fortune la lui offrit , mais il fallait son génie
pour la comprendre et en tirer bon parti. Le prince
Noir alla se poster dans un lieu nommé les Bordes;
pour y parvenir il eut à traverser en ligne diagonale
le quadrilatère dont les quatre points étaient le con-
fluent du Clain et de la Vienne, les Bordes, Poitiers
et Cliauvigny. Edouard coupa à angle droit le chemin
qui conduit de l'une à l'autre de ces villes. On doit
remarquer que le temps passé au siège de Romoran-
tin, dont il avait regretté si fort l'emploi, devint
pour lui un incident très-heureux; car sans ce retard
les Anglais seraient venus tomber dans l'armée fran-
çaise quand elle cheminait de Ghauvigny à Poitiers.
Le roi accourut en toute hâte devant les Bordes,
mais il renvoya l'attaque au lendemain, vu qu'il faisait
déjà nuit. Jean II étendit son armée de manière â
envelopper l'ennemi par le front, et veiller ace qu'il
ne put s'échapper à la faveur des ténèbres. De nom-
breux partis de cavalerie battaient la campagne, et
empêchèrent les Anglais de se procurer des vivres.
Le roi de France venait de déployer une supério-
JACQUES DE LA MABCHli. Il5
rite incontestable dans ses dispositions préliminaires,
sans cesser de faire régner dans ses mouvements gé-
néraux un ensemble qui décelait une étude appro-
fondie de la statistique du pays ; enfin , Jean II avait
résolu l'une des .plus grandes difficultés de la guerre,
celle d'arriver devant l'ennemi avec la totalité de ses
forces. Quoiqu'il dût être satisfait du zèle que la che»
▼alerie mettait à exécuter ses ordres et aie seconder
dignement, Jean II concevait cependant des craintes
sérieuses sur la fidélité des hauts barons : préoccupé
de ces ^cheuses pensées, il ne savait pas assez dis-
simuler le mépris que lui inspirait la conduite dé-
loyale de la plupart des feudataires. Un jour, pendant
nne forte marche, les chevauchées féodales répétaient
en chœur la chanson de Roland, fort en vogue parmi
les troupes. Le roi , qui marchait sur le flanc des co-
lonnes , dit à la fin d'une reprise : « Il y a longtemps
qu'il n'existe plus de Roland parmi les Français. —
On y en verrait encore, répondit un vieux capitaine,
s'ils avaient à leur tête un Charlemagne. » Ce banne-
ret était Jean Janvre, surnommé 5a^ott///î, ou le franc
parleur^ sire de la Bouchetière (i), noble du Poitou :
son apostrophe , extrêmement déplacée , manquait
abscJnment de justesse; car si Charlemagne avait eu
dans ses États des traîtres comme Geoffroi dTIarcourt
et autres, il aurait eu certainement à déplorer des
revers. Nonobstant ses inquiétudes secrètes, le roi
ne doutait pas de venger d'un seul coup tous les maux
que les deux Edouard avaient causés à la France;
(i) Il avait épousé, en iSaS, Marguerite de Larochefoucauld. Sa
fiiiiitlle existe encore dans Iç Poitou. (Titres de la maison de Janvre.)
8.
Tlb JACQUES DE LA. MARCHE.
regardant la ruine des Anglais comme inévitable , il
se montrait décidé à ne leur accorder aucune con-
dition : sa confiance n'eût pas été aussi entière s'il
eut parfaitement connu la formidable position qu'a-
vaient choisie ses habiles adversaires.
Les Anglais s'établirent sur un plateau autour du-
quel serpentait le Miausson , petite rivière qui va se
décharger dans le Clain après avoir formé deux ren-
trants très-profonds et parallèles, de sorte que la
langue de terre resserrée dans les contours du Miaus-
son présentait la forme d'un parallélogramme brisé
sur un de ses grands côtés. En suivant les premiers
mouvements de ce courant, on aurait cru qu'il en^
veloppait la position de toutes parts, mais , tournant
brusquement dans la direction de l'est, le Miausson
laissait le flanc droit à découvert ; cette rivière cou-
lait dans une grève marécageuse, ce qui compliqpiait
les difficultés. De jeunes vignes couvraient le pla-
teau, auquel on arrivait par un ravin, espèce de
boyau bordé de buissons très-épais et de ceps entre-
lacés; ce chemin raboteux, fort étroit et dune pente
rapide, prenait sa naissance dans la plaine, près de
la route de Noaillé. Le général anglais posta des
deux côtés ses meilleurs archers, qui, sans être aper*
çus , pouvaient frapper à coup sûr tout ce qui s'enga*
gérait dans cette espèce d'entonnoir. Deux hameauX|
l'un appelé Caderousse, et l'autre les Bordes , fofr
raaient l'avancé du prince de Galles, qui jeta du
monde dans ces maisons; ainsi les Anglais, entière?
ment clos, ne devaient pas craindre de se voir abor-
dés par la cavalerie, la principale force de l'armée
JACQUES 0£ Lk MARCHE. | | ^
frauçaise. Ce plateau ^ qui présentait ua développe-
ment de quinze cents toises, se trouvait à deux peti-
tes lieues sud de Poitiers, à quatre ouest de Chauvi-
gny , et à une lieue de Beauvoir. La position des Bor-
des offrait les moyens de braver impunément toutes
les attaques de vive force , mais elle avait aussi de
graves inconvénients. Aucun détachement ne pou-
vait en sortir pour faire des vivres sans courir risque
d*étre écrasé, et les Anglais voyaient devant eux la
perspective de mourir de faim si on se contentait
de les y tenir bloqués; c'est à la difficulté de sortir
de ce plateau , autant qu'à la fermeté de caractère du
prince de Galles, qu'on doit attribuer l'inaction dans
laquelle les Anglais restèrent pendant deux jours,
sans chercher à gagner le chemin de Bordeaux à la
faveur des ténèbres. Le roi , appréciant les obstacles
invincibles que présentait la position où se tenait ren-
fermé son rival , ne manœuvra que dans le but de fer-
mer toutes les issues ; il étendit sou armée dans une
ligne courbe qui embrassait une lieue de contour, sa
gauche appuyée à la foret de Noaillé , et sa droite à
d'autres bois vagues ; le terrain était plat , mais sil-
lonné par des rigoles et de petites haies, obstacles
fort incommodes pour la cavalerie. Le roi passa la
nuit dans cette situation , ne cessant de lancer au
travers de la campagne de forts détachements, afin
de resserrer l'ennemi dans ses quartiers. L'armée
française, arrivée tard devant le plateau, campa
sans ordre : Jean II s'établit dans une tente faite de
soie rouge; le lendemain dimanche , il entendit la
messe de très-grand matin, et communia avec ses
Il8 JACQUES OE LA. MARCHE^
quatre fils; puis on tint un conseil de guerre, auquel
furent appelés le duc d'Orléans , frère du roi, le cou»
nétable Gauthier de Brienne, Jacques de la Marchai
les deux maréchaux de Clermont et d'Ândrehan, les
comtes de Tancarville, de Ventadour; le sire du Châ-
tel, Geoffroi Charni,qui portait la bannière royale;
Jean de Landas et Saint- Venant, gouverneurs des
fils de France ; et £ustache de Kibeaumont. Ce dernier
s'était battu corps à corps devant Calais contre
Edouard : ce prince le fit prisonnier, mais, charmé
de sa valeur, il lui donna la liberté, mettant à cebiea^
fait la seule condition de ne jamais quitter un riche
collier de perles que Plantagenet lui passa au oout
Cette aventure acquit une merveilleuse renommée à
Ëustache de Ribeaumont , pour qui le roi Jean conçut
une prédilection singuHère.
Outre les barons dont nous venons de citer les
noms, il s'y trouvait plusieurs vassaux ecclésiastiques i
parmi lesquels on distinguait Guillaume de Melun,
évéque de Sens; et Jean Chauveau, évéque de Ghà«
Ions. Les lois féodales obligeaient les ecclésiastiques
tenant fiefs à servir personnellement à la guerre}
mais ils pouvaient facilement se soustraire à cette
obligation : ceux qui s'y soumettaient obéissaient aux
impulsions de leur caractère particulier. Les canons
de l'Église condamnaient la coutume à laquelle les
possessions temporelles asservissaient le clergé: oettb
contradiction subsista jusqu'au règne de François 1%
qui, par tm édit de i54i , dispensa les gens d'église
du service personnel.
Le conseil de guerre agita la question si on devait
JACQUES DE LA MARCHE. IJQ
se contenter de bloquer les Anglais , ou s'il fallait li-
vrer bataille. Le dernier parti prévalut : en consé*
quence , les clairons sonnèrent de toutes parts ; et ,
suivant l'usage , les princes, les comtes, les barons
firent déployer devant eux leurs bannières, et les
chevaliers leurs pennons, afin que chaque homme
d'armes rejoignît sa chevauchée respective. En se»
oonde ligne, les baillis et les commissaires firent dé-
ployer les immenses étendards des villes , qui ser-
vaient pour les milices de signes de ralliement; plu-»
sieurs évéques qui les avaient conduites sur le terrain
se retirèrent en voyant qu'on achevait les apprêts
du combat, et allèrent se renfermer dans Poitiers.
Après que chaque seigneur eut fait la montre de ses
chevaUers, écuyers et bacheliers, lorsque les baillis
eurent terminé les recensements des Communales,
troupe plus embarrassante qu'utile, il fallut ranger
tout ce monde en bataille, opération malaisée, car
on devait assigner une place à chaque chevauchée,
et l'on conçoit quelle devait être la difficulté de sa-
tis£adreces hauts barons , fiers de leur rang et jaloux
de leurs privilèges. Froissarl: donne des détails très-
précis sur la disposition de cette armée : selon lui,
ou partagea ces nobles et ces milices eh trois corps
de seise mille hommes chaque, ce qui présentait un
effectif de quarante-huit mille combattants (i).
(i) Froissart dit, dans le chapitre suivant : « Avoit soixante raille
hommes sur les champs ; » il voulait dire sans doute que ce prince
avait sur pied ce nombre de soldats en y comprenant ceux qui étaient
détachés àSaumur, à Ghâtellerault, à Chauvigny et à Poitiers. L'histo-
lian anglais Knigihon dit que U roi n'avait que quarante mille hommes.
120 JACQUKS DE LA. MARCHE.
• Le roi Jean se plaça devant la division du centre,
celle qui ordinairement prenait le plus de part à
Faction; ce prince retint auprès de lui son quatrième
tils, âgé de quatorze ans; les deux autres corps se com-
posaient de milices. Suivant les règles posées par Louis
le Gros et Philippe-Auguste , on mêlait à ces com-
munales des nobles expérimentés, qui les contenaient
et les dirigeaient : en vertu de cette coutume, le roi
Jean mit à la tête du corps de droite, son frère le
duc d'Orléans, auquel on adjoignit trente-six cheva-
liers à bannières et soixante-douze chevaliei*s à pen-
nous. Chacun des premiers comptait sous ses ordres
vingt ou trente nobles, et chacun des seconds dix ou
douze ; de sorte que mille deux cents féodaux de di-
vers degrés conduisaient quatorze mille communaux.
Le corps de gauche eut pour commandants le fils
aine du roi, Charles, duc de Normandie (depuis
Charles V); ses deux frères, Louis, duc d'Anjou, et
Jean , duc de Berri ; les sires de Saint-Venant et de
Landas, gouverneurs de ces jeunes princes, se pla-
cèrent dans cette division, ainsi qu'un certain nombre
de bannerets, de chevaliers et d'écuyers.
Les trois corps formés en masse furent disposés en
échiquier, de sorte que celui du centre dépassait les
deux autres de toute sa profondeur ; on commit la
faute de les tenir trop éloignés les uns des autres, et
dans cette situation ils ne pouvaient se prêter un
mutuel appui. Par une disposition dont le motif n'est
point expliqué, on posta en avant du corps de gau-
che un fort détachement de cavalerie allemande,
commandé parle connétable Gauthier de Brieune et
7AGQUES DE Lti MARCHE. 121
le comte de Sarbruck. Les dernières divisions du
corps de gauche s'appuyaient à un petit hameau
nommé Maupertuis.
Pendant que les barons rangeaient les chevauchées,
le roi appela auprès de lui Guichard d'angle, Gui de
Beaujeu, Jean de Landas, Ëustache de Ribeaumont,
et les envoya vers le plateau , en les chargeant expres-
sément d'examiner la manière dont les Anglais l'a-
vaient occupé. Les chevaliers s'avancèrent de très-
près, et s'acquittèrent mal de leur mission ; ils se con-
tentèrent d'examiner la position de front, au lieu de
la tourner par les flancs, et ne s'aperçurent donc pas
qu'il existait sur la droite un large chemin condui-
sant au plateau, chemin que de graves accidents de
terrain cachaient au premier coup d'œil. En mettant
plus d'exactitude dans leur exploration , ces chevaliers
se seraient également aperçus que le Miausson , chan-
geant subitement de direction, laissait à découvert
le flanc droit d'Edouard. Une exacte connaissance
des lieux aurait engagé les chefs à modifier le plan
d'attaque; mais ces moyens indirects étaient condam-
nés par les préjugés chevaleresques. Voyant l'ennemi
devant eux , les Français ne songeaient qu'à parvenir
jusqu'à lui par la voie la plus courte : c'est dans cet
esprit que Ribeaumontfit son rapport au roi Jean. Ce
prince, monté sur un coursier «blanc comme neige, »
parcourait les rangs des barons et des chevaliers, dont
il excitait l'impatience par ses imprudents discours.
• Entre vous autres, leur disait-il , quand vous êtes à
« Paris, à Chartres, à Orléans , vous menacez les An-
ce glais et désirez avoir le bacinet en tête devant eux :
I2a JÂCQUJSS DE LA MARCHE.
« or VOUS y êtes et vous les montre ^ sy leur veuilles
<c remontrer leur mal talent. » Ces paroles ^ proaoD-
cées d'un ton d'aigreur, décelaient chez le prince ua
vif mécontentement; elles inspirèrent aux nobles une
fureur qu'on ne put modérer quand les circonstances
l'exigèrent. Ribeaumont dit au roi que les Anglais
étaient si bien enfermés, que pas un seul d'entre
eux ne pouvait s'échapper : ceci réjouit Jean II el les
barons, qui voulaient qu'on attaquât sur-le-champ,
sans égard pour la solennité du dimanche. Cette seule
particularité atteste que la foi avait perdu de sa viva-
cité depuis Philippe-Auguste : on sait qu'à Bouvines
ce prince se faisait scrupule de combattre un di-
manche.
Déjà on s'ébranlait, lorsqu'un incident vint retenir
l'ardeur de tous ces preux. Le cardinal Élie Talleyrand-
Périgord, évéque d'àuxerre, accourut à toute bride
accompagné de Robert de Duras , son neveu , et d'une
brillante chevauchée : ce prélat, ainsi que le cardinal
d'Urgel , avait reçu du pape Innocent VI la mission
de n'épargner aucun soin pour mettre un terme à la
guerre acharnée que se faisaient les rois de iPrance et
d'Angleterre. L'un et l'autre suivirent Jean II , dans
l'espoir de le décider à conclure la paix lorsque les
armées seraient en présence; ils restèrent à Poitiers
le samedi , parce que le roi Jean n'était arrivé que
fort tard dans ses quartiers de Maupertuis. Le car-
dinal de Périgord, âgé de cinquante-quatre ans , bril-
lait autant par ses talents que par ses vertus; sachant
le matin du dimanche que les Français s'occupaient
des dispositions préliminaires de la bataille, il partit
JACQUES D£ LA MARCHE. 12^
delà ville, et vint en toute hâte au câmp, bien décidé à
user de toute son influence pour ménager un arran-
gement, comme les cardinaux de Clermont et de Pa-
lestine y étaient parvenus en i34o dans une circons-
tance semblable. Le prélat représenta au roi que l'ar-
mée du prince de Galles , quoique très-inférieure en
nombre j opposerait certainement la résistance la plus
opiniâtre, et que sa défaite coûterait bien du sang;
que l'élite de cette chevalerie réunie sous les banniè-
res royales y périrait en entier; il termina son exhor-
tation en suppliant le monarque de lui permettre
d'aller conférer dans ce but avec ie général anglais,
ne doutant pas que ce dernier ne fît ^ vu le danger
.de sa position, des concessions très-favorables à la
France. Jean II, cédant aux instances de ce ministre
de paix, consentit à retarder le moment de l'attaque.
Elie de Périgord, revêtu des insignes de sa dignité
ecclésiastique, traversa les champs et gagna le pla-
teau; il trouva le prince de Galles à pied au milieu
des vignes, entouré de ses lieutenants.
Le jeune Edouard reçut avec respect le prélat,
qui lui représenta la situation périlleuse des Anglais
eu présence de phalanges aussi braves et aussi nom-
breuses que celles du roi Jean. « Songez, lui dit-il, à
tout le sang qui va couler des deux côtés ^ soit pour
vaincre, soit pour être vaincu.» L'évêque d'Auxeire
finit en lui demandant s'il n'accéderait point à quel-
que accommodement. Le prince répondit froidement
qu'il n'en était pas éloigné « pourvu toutefois que les
conditions fussent de nature à ne porter atteinte ni
à l'honneur de l'armée ni à la dignité de son chef.
I'i4 JACQUES DE LAl MARCHE.
Le médiateur, fort satisfait, revint auprès du roi,
et l'invita à signer une trêve de vingt-quatre heures
pour qu'on pût débattre les conditions du traité.
Tous les nobles de France se récrièrent ; Jean II, aussi
ardent que les barons, voulait marcher sans retard
à l'ennemi. Le prélat, effrayé, redoubla ses sollicita-
tions, alléguant la solennité du jour consacré à la
prière : le roi se laissa fléchir, et consentit au répit
Elie de Périgord courut l'annoncer au prince de Gal-
les, qui ne témoigna ni du contentement ni du dé-
plaisir, et cependant il présenta de lui-même des
conditions dont les avantages extraordinaires mon«
traient à quel point son propre danger l'occupait; il
offrit, si on lui laissait la faculté de regagner Bor-
deaux, de remettre Calais ainsi que les diverses pla-
ces gardées par les Anglais, et s'engageait à ne por-
ter de sept années les armes contre la France. Le
cardinal , ayant rejoint le roi , lui fit part des proposi-
tions du prince Noir; le monarque répondit qu'îldé-
sirait consulter ses barons. Sur ce, Élie de Périgord
alla s'établir en arrière des trois divisions de l'armée
française, dans le petit hameau de Maupertuis (i),
auquel s^appuyait l'aile gauche. Au bout d'une lon-
gue délibération , Jean II rappela le pieux négocia-
teur, et le chargea de porter ses dernières conditions;
elles étaient conçues en ces termes : « Le prince
de Galles se rendra prisonnier à discrétion avec les
cent principaux de ses officiers; le reste de l'armée
sera libre de regagner Bordeaux sans être inquiété. »
(i) Ce hameau a perdu son ancien nom , et s'appelle maintenant la
Cardinerie, sans doute à cause du séjour qu'y fit le cardinal.
JACQUES DE LA. MARCHE. 11^5
En vain le cardinal se récria-t-il sur la dureté de pa-
reilles clauses, on ne voulut rien en retrancher. On
a beaucoup blâmé Jean II de n'avoir pas accepté les
propositions du prince de Galles; le roi réfléchissait
sans doute qu'Edouard III, accoutumé à violer la foi
des traités, ne se ferait aucun scrupule de ne point
reconn«'iître la convention conclue par son fils. Tenant
enfermé dans une position difficile celui dont la prise
seule valait le gain de dix batailles, il ne craignait
point de lui imposer de semblables conditions; car
on savait que l'Angleterre ne reculerait devant aucun
sacrifice pour briser les fers du jeune héros dont elle
se montrait idolâtre.
Le cardinal revint une troisième fois auprès du
prince de Galles qui, recevant fort mal son message,
lui répondit : « La ville de Londres n'aura jamais à
payer ma rançon; je me tiendrai prêt à combattre
demain matin. » Élie de Talleyrand fit d'héroïques
efforts pour rapprocher les deux partis , et ne put y
réussir. I^a journée du dimanche se passa en pour-
parlers superflus, et à la faveur de la trêve, que l'on
observa religieusement, quelques Anglais descendi-
rent du plateau pour courir dans la campagne. Jean
Chandos fut de ce nombre ; il trouva sur son passage
Jean de Clermont, maréchal de France, qui, accom-
pagné de quelques écuyers, essayait un cheval dans
la plaine. Voici comment Froissart fait le récit de
cette rencontre (i) , qui peut donner une idée exacte
des moeurs chevaleresques de cette époque : « Tant
chevauchèrent ces deux chevaliers , qu'ils se trouvè-
(i) Livre I,ch. 353, édit.de M.Buchon, i8î4.
ia6 JACQUES DE LAl MARCHE.
reut et rencontrèrent d'aventure; et là eut gros-
ses paroles et reproches moult félonnesses (dures)
entre eux. Je vous dirai pourquoi : ces deux che-
valiers, qui étoient jeunes et amoureux, on le peut
et doit-on ainsi entendre, portoient chacun une
même devise d'une bleue dame ouvrée de brodure
au ray (rayon) d'un soleil sur le senestre bras;
et toujours étoit dessus leurs plus hauts vête*
ments, en quelque état qu'ils fussent. Si ne plut
mie adonc à messire Jean de Clermont ce qu'il vit
porter sa devise à messire Jean Ghandos ; et s^arréta
tout coi devant lui et lui dit : « Ghandos , aussi vous
désirois-je à voir et à encontrer; depuis quand avea^
vous empris à porter ma devise? — Et vous la mienne?
ce répondit messire Jean Ghandos; car autant bien
est-elle mienne comme vôtre. — Je vous le nie, dit
messire Jean de Glermont; et si la souffrance (trêve)
ne fût entre les nôtres et les vôtres, je le vous mon-
trasse tantôt que vous n'avez nulle cause de la por-
ter. — TIa! ce répondit messire Jean Ghandos , demain
au matin vous me trouverez tout appareillé de dé-
fendre et de prouver par fait d'armes que aussi bien
est-elle mienne comme vôtre. » A ces paroles ils pas-
sèrent outre ; et dit encore messire Jean de Glermont,
en ramponnant (raillant) plus avant messire Jean
Ghandos : <c Ghandos , Ghandos , ce sont bien des
pompes de vous Anglois qui ne savent aviser rien de
nouvel , mais quant (tout ce) qu'ils voient leur est
bel. » « Il n'y eut adoncques plus dit ni plus fait :
chacun s'en retourna devers ses gens; et demeura la
chose en cet état. »
ykÛQVES DE LA MARORE. l^J
I^ lendemain lundi, 19 septembre 1 3 56, le cardi-
nal tenta de renouveler les négociations : il y mît
toiif le zèle qu'on pouvait attendre d'un ministre de
paix et d'un bon Français; mais les barons de l'armée
du roi Jean le repoussèrent durement , l'accusant de
vouloir ménager le prince de Galles , en raison de ce
que plusieurs bannerets de sa famille servaient dans
km rangs ennemis. L'évêque d'Auxerre se retira en
déplorant Taveugle fureur des hommes ; il reprit le
chemin de Poitiers , escorté de son neveu Robert de
Duras (1), du sire d'Amposte et d'une centaine de
chevaliers ou ëcuy ers composant sa suite. A peine eut-
il dépassé les barrières pour entrer dans la ville, que
Robert de Duras et les autres féodaux , frémissant à
ridée de rester inactifs derrière les murailles de Poi-
tiers pendant qu'on allait se battre à Maupertuis ,
laissèrent le cardinal s'avancer dans les rues avec ses
Talets, et le quittant brusquement, ils rejoignirent
en toute hâte l'armée, sans que le prélat s'aperçût de
leur disparition. Mais tout en voulant empêcher l'ef-
fusion du sang, Élie de Pérîgord (2) avait causé aux
Français un mal incalculable; car, grâce à son inter-
vention passagère, les Anglais gagnèrent un jour et
une nuit. Leur habile chef employa ce délai à modi-
fier son ordre de bataille; il mit à pied sa cavalerie
et la rangea sur trois lignes : la gauche et la droite
(i) La sœur du cardinal avait épousé Guillaume de Castilloii, sice
de Duras; elle en eut ce Robert dont il est ici question.
(a) Ce prélat fut un des personnages les plus distingués de son
siècle; il fit un voyage en Angleterre pour aller porter des consolations
au roi Jean et déterminer Edouard à conclure la paix ; il mourqt en
i365; il avait été évêque de Limoges et d'Auxerre.
128 JACQUES DE LA MARCHE.
étaient tenues par les Gascons , disposés dans la figure
de deux coins renversés attaquant par la base: on en
usait ainsi lorsqu'on se préparait à repousser une atta-
que de front. Les Gascons , soldats braves mais in-
disciplinés , avaient pour chefs les sires de Lesparre,
de Pomenards, de Langoiran, de Montferrand, de
Landulasy de Monzac, de Lestrade-Preissac et Pierre
de Foix, captai du Buch : celui-ci passait pour un
des barons les plus considérables de TAquitaine (r).
Le prince Noir occupa durant la nuit entière une
partie de ses troupes , soit à briser le terrain, soit à
creuser de larges fossés; il ferma , au moyen de pa-
lissades faites en bois et en sarments entrelacés (a),
Tembouchure du chemin qui menait au plateau.
Douze cents cavaliers, commandés par le comte de
Warwick, furent placés en embuscade sur le revers de
la position; cette cavalerie cachée à tous les yeux,
débouchant par ce chemin creux , que les Français
avaient négligé de reconnaître, devait tenter un coup
de désespoir en prenant par le flanc l'armée du roi
Jean au moment où ses premières divisions mon-
teraient à l'assaut du. camp retranché.
Edouard ne négligea rien pour ranimer l'ardeur de
ses soldats, qu'une longue disette avait déjà abattus :
pendant deux jours ils ne mangèrent que des raisins;
(i) Buch était un petit pays au fond des Landes de Bordeaax , por-
tant le titre de captalat ou comté. La ville de ce nom se trouvait
située à Tentrée du golfe qui s'avance à deux lieues dans les terrei :
la rivière de Leyre a son embouchure dans cette espèce de golfe.
(2) Les miniatures qui ornent le Froissart de la Bibliothèque de
TAi'senal représentent ces palissades, faites comme nous venons de
le dire.
MGQUES D£ LA MA.RGHC. laQ
il leur démontra qu'on n'avait rien à espérer d'un
ennemi irrité, el leur déclara que le roi de France
avait ordonné de fustiger les Anglais et les Gascons
qui seraient pris, et de leur couper les pouces. Les
soldats sont faciles à tromper; ceux du prince Noir
s'écrièrent qu'ils mourraient tous plutôt que de subir
un pareil traitement. (Knigton.)
Edouard atteignait à peine sa vingt-cinquième an-
née; mais à cet âge on le regardait déjà comme un
vieux guerrier, car il se battait depuis dix ans. Les
talents déployés par lui dans toutes les rencontres
l'avaient mis au rang des meilleurs généraux de son
siècle; de nouveaux exploits lui acquirent ensuite
la réputation du plus grand capitaine que l'Angleterre
ait jamais produit. Il s'attacha uia certain nombre
d'officiers expérimentés, qui ne le quittèrent point
dans toutes ses campagnes : tels que le comte de
Warwick , le comte de Suffolk , le comte de Salisbury ,
Jean Chandos , Richard Stamford , Renaud Cobham ,
Edouard Spencer, Maurice Berkerley , le sire de Bas-
set, d'origine normande, Fitz Warren, le sire de Wil-
loughby, Barlhélemi Burghersh, le sire de Felton,
Etienne de Codrington (i); plusieurs de ces barons
portaient l'ordre de la Jarretière, qu'Edouard III leur
avait donné en récompense de leur belle conduite à
la bataille de Crécy. En seconde ligne on distinguait
Eustache d'Aubreticourt et Jean de Gislelles , banne-
rets du Hainaut; plusieurs chevaliers de l'Artois,
(i) Un des ancêtres de l'amiral anglais commandant à la bataille de
Navarin, en 18281 les flottes combinées de France, d'Angleterre et
de Russie.
T. III. 9
l30 1ACQUE8 DE Là MARCHE.
Daniel Pasèle et Denis de Morbec-Robec. Ce dernier
se vit obligé de quitter la France , afin d'échapper à
un jugement qui le condamnait h mort. Jouant à la
paume deux ans auparavant, il se prit de querdie
avec un jeune bachelier fort aimé de Jean II , et loi
cassa la tête d'un coup de sa raquette de fer. Le rm,
justement irrité , donna Tordre de Tarréter; intii
Denis de Morbec, s'échappa et courut se jeter dans
les bras des Anglais (i), accompagné de plusieurs de
ses vassaux et de son cousin germain Engoerand de
Beaulaincourty chevalier artésien : ils étaient fils de
deux sœurs. On remarquait encore parmi ces precut
Jacques d'Andley, qui jouissait d'une haute réputa»
tion de bravoure; il avait fait le vœu périlleux d'ou-
vrir Faction dans toutes les batailles auxquelles assis*
terait le roi d'Angleterre ou l'un de ses fils; îl se
plaça donc y entouré de quatre de ses écuyers, en
avant de la ligne, séparé du gros de l'armée et asses
près de la palissade pour recevoir ceux qui la fitin*
chiraient les premiers.
Le jeune Edouard comptait sous ses ordres six
mille nobles , six mille archers^ deux mille soudoyés
ou brigands, comme les appelle Froissart, et quel-
ques valets, en tout quinze mille hommes, sur les^
quels le tiers seulement sortait des îles Britanniques :
le reste se composait de nobles de l'Aquitaine et de
soldats gascons. Dans le camp anglais , les chefs s*ap»
pliquaient à maintenir parmi leurs gens un calfUe
(i) La sei^eurie de Robec passa, vers le commenceiiMnt da
quinzième siècle , dans la maison de Montmorency , dont un des i
bres prit même le titre de prince de Robec. ,
JACQUES D£ LA MARCHE. l3l
partit et un silence profond. Les quartiers des Fran-
çais offraient un aspect bien différent; le tumulte et
l'agitation y régnaient sur tous points : on n'y enten-
dait que des cris désordonnés.
Jacques de la Marche, vers lequel tous les gens
sages tournaient leurs regards, le seul, entre ces
fendataires, qui par son expérience militaire fût
en état de conduire les opérations, insistait pour
qu'on ne livrât pas combat, et que Ton se contentât
de Élire un mouvement en avant vers les Bordes en
étendant les ailes , afin d'envelopper encore mieux la
position. Jean II , poussé à sa perte par un esprit de
vertige , méprisa ces sages avis , ne voulant pren-
dre conseil que de Bibeaumont , dont la réputation
brillante l'avait ébloui. Le paladin lui dit franchement
son opinion^ et fournit une nouvelle preuve d'une
vérité déjà reconnue , qu'un intrépide guerrier est
fort souvent un très-mauvais général. Son sentiment
fut de combattre au plus tôt, de faire mettre pied à
terre à la noblesse, en ne réservant que mille
hommes montés qui se chargeraient de frayer le
chemin : il demanda que l'on dirigeât tous les efforts
vers la seule ouverture qu'offrait la position des An-
glais , c'est -à-dire vers le défilé qui partageait le front
du plateau.
Le roi adopta sans difficulté les imprudents avis
de Ribeaumont, au grand désespoir du comte de la
Marche ; on forma une division de cavalerie de
mille hommes pris dans les trois corps d'armée. Ce
gros de cavaliers était évidemment destiné à porter les
premiers coups; chacun prétendit donc à l'honneur
]32 JACQUES DE LA. MARCHE^
(l'y prendre rang. Il s'éleva des contestations parmi
les chevaliers; les uns et les autres rappelaient leuni
services, leurs exploits; enfin cette opération si dit
ficile s'acheva au milieu des plus violents murmureSi,
Jean II, devant rester en ligne, renvoya son destrier,
et voulut que tous les nobles l'imitassent. Ceci se
pratiquait dans quelques circonstances périlleuses,
lorsqu'il s'agissait de suppléer à l'infanterie , ordinai-
rement fort médiocre : mais l'embarras seul de faire
tenir les chevaux devenait un inconvénient très-grave., j
Comme la position des Anglais avait été mal recon* 1
ime, personne ne découvrit l'embuscade dans laquelle
se tenait caché Warwick : on dédaigna même d'eii'^
gager des escarmouches sur les flancs du plateau,
pour protéger l'attaque principale. Les mille hommes
de cavalerie commandés par les maréchaux de Cler-
mont et d'Andrehan se précipitèrent tête baissée
dans le défilé, suivis d'une division d'infanterie. Dès
que le prince de Galles s'aperçut qu'on allait Tatta*
quer, il fit couvrir le front de sa ligne d'une troupe
d archers , les destinant à recevoir les Français au
moment où ils déboucheraient. Les arbalétriers an*
glais, cachés derrière les épais buissons qui formaient ^;
la haie du défilé, firent pleuvoir une quantité prodî* '
gieuse de traits sur tout ce qui s'engagea dans ce^.
boyau; en peu d'instants le chemin fut comblé de
morts; les chevaux, piqués par les longues flèches '.
dentelées, se renversaient sur leurs cavaliers. Les ma«
réchaux Jean de Clermont et Raoul d'Andrehan, ac-
compagnés d'une faible partie des leurs, rompirent i
les palissades, parvinrent jusqu'au plateau, et cul-
JACQUES DE LA MARCHE. 1 33
butèrent les archers qiii se présentaient : cette charge,
quoique très-vigoureuse, lie produisit aucun effet,
car les vignes qui couvraient le terrain entravèrent la
marche des cavaliers. Le jeune Edouard, voyant ses
premiers archers dispersés, s'avança rapidement avec
sa meilleure division et entoura les deux généraux;
le sire d'Andley, qui le premier avait accueiUi les
Français, fit prisonnier le maréchal Andrehan(i);
quant au maréchal de Clermont, on le tua, quoiqu'il
demandât quartier. Froissart attribue son trépas k
Fanimosité de Chandos, qui voulut se venger de la
hauteur avec laquelle Jean de Clermont l'avait traite
Ja veille.
L'infanterie, auxiliaire des gens d'armes, épou*
vantée de la perte de ces deux chefs , et surtout de
la mort des cavaliers qu'elle voyait tomber sans aper^
cevoir ceux qui les frappaient, recula en désordre,
et vint se jeter dans les lignes qui venaient la soute-
nir; les barons, se rappelant les paroles indiscrètes
de Jean II , s'élancèrent en foule dans le défilé , im-
patients d'arriver jusqu'à l'ennemi; ils s'y firent mas?
sacrer. Cet échec se serait borné à la perte de quel-
ques milliers d'hommes, si le prince de Galles n'eût
pas suivi les événements avec l'attention soutenue
d'un général consommé. En voyant le corps du
dauphin s'ébranler pour appuyer la division du cen*
tre, Edouard envoya l'ordre au comte de Warwick,
caché dans les revers de la montagne, de sortir
(i) Le sire d'Andley reçut en récompense le collier de la Jarretière,
et de plus une pension de cinq cents marcs , qu'il abandonna aux qua-
tre écuyers qui s'étaient tenus auprès de lui.
l34 JACQUES DE LA. MAHGHE.
(le son embuscade et de lancer ses mille deuK
cents cavaliers sur l'aile gauche ennemie. Warwick
exécuta cet ordre avec autant de courage que d'in-
telligence, et vint prendre les Français en flanc. Le
connétable Gauthier de Brienne protégeait Textré-
mité de cette gauche au moyen d'un faible corps
de cavalerie allemande , qu'avait amené le comte de
Sarbruk; il se porta bravement à la rencontre de
Warwick, mais le choc des Anglais fut si rude, que
les gens d'armes tudesques ne purent le soutenir et
se firent écraser : le connétable reçut la mort au bout
de quelques instants d'engagement. Cette prompte
défaite laissa entièrement à découvert les Français
de la gauche ; ils étaient tous à pied , et rinfanterie
de cette époque n'était ni assez ferme ni asses
aguerrie pour affronter des charges de cavalerie*
Warwick rompit facilement les rangs, et menaça ie
point où se tenait le dauphin ainsi que ses deux frè*
res : Saint-Venant et Landas, leurs fidèles gardiens 9
craignant de les laisser tomber entre les mains de
l'ennemi, les firent retirer de la mêlée, en les con-
duisant vers Poitiers (i). Les communaux, fort époo-
vantés déjà par la déroute des gens d'armes Alle-
mands, perdirent courage en voyant qu'on emmenait
les princes; l'espèce de résistance qu'ils opposaient
aux Anglais cessa; tous plièrent en désordre; le dau-
phin et ses frères, qui attendaient le résultat du
(i) Saint-Venant et Landas, qui avaient commis par excès de sele
une grande imprudence, voyant les princes en sûreté, revinrent sur
le champ de bataille, et se firent tuer auprès du roi. (Bouchet, Anna*
les d'Aquitaine.)
JACQUES DM Là lfAaC^£. l35
ccNtnbat sur la chaussée de Poitiers ^ furent renversés
par le torrent des fuyards.
Le duc d'Orléans commandait un corps de seize
mille hommes, des communaux il est vrai; cependant
leur masse compacte pouvait contenir aisément les
efforts d'une faible partie de l'armée anglaise. Lejeune
prince ne sut pas maîtriser son effroià l'aspect de l'aile
gauche qui reculait devant Warwick : il s'enfuit sans
avoir tiré l'épéci et entraîna à sa suite toute la
droite; de sorte que la plaine était couverte d'une
multitude d'hommes se dispersant devant mille ca-
valiers. Chandos, appréciant les avantages immenses
que Ton pouvait retirer de l'attaque du comte de
Warwick 9 dit au prince Noir : « Allons, seigneur , la
journée est à nous, descendons avec la totalité de nos
forces f marchons contre le roi de France ; il est brave ,
il ne fuira pas, nous le prendrons ou nous le tuerons. »
Aussitôt Edouard fit monter à cheval toute la gendar-
merie, descendit par le revers de la montagne, et vint
attaquer en queue Jean II, qui, placé devant le che-
mÎD, sdoQ lui la seule issue , s'efforçait de passer par-
dessus les cadavres dont cette route était obstruée;
ce fut daos ce moment que l'on se battit tout de bon,
dit; FVoissart, car jusque-là le combat n'avait été
qu'une déroute inconnue dans les annales de notre
pays.
La division que commandait le roi se trouvait aussi
nombreuse que toute l'armée anglaise; mais un suc-
cès aussi inattendu remplissait celle-ci d'enthou-
siasme, tandis que les Français sentaient diminuer
leur résolution, et pour comble de malheur ils étaient
|36 JACQUES DE LA Bf ARCHE.
réduits à combattre à pied, car leurs chevaux avaient
été entraînés dans la fuite des deux autres corps.
Des bannerets, des écuyers coururent après leurft
destriers sans pouvoir les atteindre; ils revinrent en
toute hâte se ranger autour du roi, privé comme eux
de son cheval.
Jean II , voyant venir les Anglais par sa gauche, ;
abandonna le chemin du plateau, et chercha à regagner \
sa première ligne de bataille; il y arriva en désordre, i
et sa division était encore éparse que déjà l'ennemi \
l'abordait résolument. A la vue du danger immi« '
nent qu'il courait, le roi se prépara à opposer une vi- j
goureuse résistance; ses exhortations animèrent les ]
bannerets d'une ardeur indicible : ils ne désespèrent ^
point de sortir victorieux de cette lutte, quelque dé* ;
savantage qu'on éprouvât de combattre à pied , char» j
gés d'armes pesantes, contre une excellente cavalerie.
Cependant ce furent eux qui commencèrent à attaquer
les Anglais^ que leur fière contenance étonnait. Ja-
mais le sort des combats n'avait mis en présence de m
vaillants rivaux. Chandos descendit de cheval, le remit
à son écuyer, ne voulant pas s'en servir contre les ba- \
rons français, qu'il voyait privés de leurs destriers (i).
Le choc fut terrible ; Jean déployait la plus brillante
valeur : entouré de tous côtés, il arrêta quelques
instants la fortune, qui semblait se déclarera regret
contre lui. Son casque surmonté de riches panaches,
sa cotte d'armes couverte de (leurs de lis, le faisant
distinguer au milieu de la mêlée , attiraient sur lui les
(i) James Clifton, Hist. de Cbandott.
1A.CQUFS DE LA MARCHE. 1^7
plus rudes coups. Jacques de la Marche el soti frère
Pierre se serrèrent autour du monarque ; mais cette
noblesse qui se jetait devant le prince pour lui faire
un rempart, s' éclaircit insensiblement par l'effet des
charges fréquentes de la gendarmerie anglaise. Le
valeureux Charni, portant la bannière royale, l'agitait
afin de rallier les Français; on le pourfendit jusqu'à
la ceinture : la paladin en expirant couvrit de son
corps le glorieux étendard (i).
Dès que la bannière fut abattue, les pelotons dis-
persés qui combattaient çà est là , croyant le roi pris,
mirent bas les armes. Jean II , n'ayant avec lui que
quarante barons, se défendait toujours en essayant
de regagner la chaussée de Poitiers, où il espérait
trouver quelques gros de ses troupes et les rallier
près de sa personne. Philippe , son quatrième fils ,
âgé de quatorze ans, reçut plusiei^rs blessures en
parant les coups que l'on portait à son père. Enfin le
casque du roi tomba (2), brisé en différentes pièces;
le prince, resté tête nue, courait un danger évident :
plusieurs assaillants le frappèrent au visage du revers
de leur épée; Pierre de Clermont, cherchant à le
(i) Dans une chronique du quinzième siècle, traitant des devoirs
de la chevalerie , on trouve : «Le malheur advenant d'un désavantage,
le taffetas de Foriflamme doit servir à celui qui la tient, de linceul
pour renlerrer. • Au reste, c'est à tort que Ton a dit que Cbarni
portait Toriflamme, que les historiens confondent avec la bannière
royale : l'oriflamme ne reparait plus dans les combats depuis Rose*
bec; elle se perdit on ne sait comment, au milieu des malheurs du
r^oe de Charles^ VI.
(1) Un écuyer anglais s'empara de ce casque, après une lutte très-
%ive, et, s'arrachant de la mêlée, il courut le porter au prince de
Galles, qui lui donna en échange une très-forte somme ^l'argent.
l38 JACQUES DE LA MARCHE.
garantir de ce choc, fut renversé sans vie aux pieds
de son maître. Jacques de la Marche abattait de sa
hache terrible tout ce qui osait approcher ; mais, blessé
à trois reprises, il ne se tenait plus que sur ses ge»
noux; dans cette position son bras affaibli défendait
encore le monarque. La lutte durait depuis une heure;
les Anglais, étonnés de la résistance du roi, bien ré-
solus à ne pas le tuer, ne cessaient de lui crier :
« Rendez-vous, rendez-vous. » Jean alliait à la &t*
blesse de caractère le mépris de la vie, il n'aurait pas
hésité à rehausser sa défaite par un trépas glorieux }
mais la vue de son jeune fiis, se pressant contre le
sein paternel afin d'y trouver un refuge, l'attendrit:
tremblant pour un objet si cher, il consentit à subir
le joug du vainqueur. Dominé néanmoins dans os
moment redoutable par l'esprit de chevalerie, Valois
ne voulait remettre ses armes qu'à un banneret re-
vêtu de l'ordre. « Où est mon cousin , le prince de
Galles? criait-il; je ne me rendrai qu'à lui seul. » En
même temps il continuait à reculer, sans cesser dé
repousser avec son glaive, déjà brisé, ceux qui le
serraient de trop près. Cependant une résistance si
prolongée irritait cette foule d'ennemis qui l'entou-
raient, et il en serait advenu une affreuse catastro-
phe, sans l'arrivée de Denis de Morbec : ce baron
accourut accompagné d'une portion de sa chevau-
chée, et de son cousin Enguerand de Beaulaincoort;
écartant les assaillants avec son haut destrier, il se
nomma comme chevalier banneret; Le prince se
rendit à lui en tendant le gantelet ensanglanté et le
tronçon de l'épée parsemée de fleurs de lisi mais le
JACQUES DE LA MARCHE. iSg
sire de Morbec, blessé grièvement dès le commen-
cement de l'action, portait en écbarpe le bras droit :
il ne pouvait donc saisir de sa propre main les armes
de Faugustè vaincu : s'adressant à Beaulincourt , son
parent, il lui dit : «c Tiens, toi, prends l'épée de toa
roi. » Ënguerand, saisi d'un saint respect, se rap»
procha du monarque, et reçut le fer en fléchissant le
genou (i). Jacques de Bourbon ^ Eustache de Malet,
Tancarvillet le sire Bonaple de Rougé, les comtes
d'Artois , de Parthenay et de Dampmartin , furent
faits prisonniers avec Jean (%). A peine Morbec se
mettait^l en route pour conduire son illustre captif
au prince de Galles, que Bernard de Truttes,capi«
taine gascon, et une vingtaine d'Anglais, l'arrache*
reni du milieu de l'ost du chevalier artésien. Une fu-
rieuse altercation s'éleva entre les Anglais et les Gas-
cons : les uns et les autres , s'attribuant l'honneur
de la prise du roi , convoitaient déjà le prix d'une
telle rançon; celui-ci le tirait par son collier, celui-là
par la jaque. « C'est moi qui l'ai pris, disait l'un , c'est
mon bien. — Non, disait un second, j'ai brisé sa
hache, je l'ai désarmé, il est à moi. » Jean , tenant
fortement son fils par la main, marchait pénible-
ment au travers d'une haie d'épées et de lances qui
se croisaient sur sa tête. Enfin cette brutale solda*
tesque, encore tout animée de l'ardeur du combat^
mettait en délibération de tuer le prince pour se
(i) Titres de la maison de Beaulaincourt. Manuscrit du quatoi^zième
siècle, conseryé à la bibliothèque de Saint-Waast d'Arras.
(3) Voyez, à la fin du volume, ia liste des principaux barons tués
o« faits prisonniers.
t^Ô JACQUES DE LA MARCHE.
mettre craccord. Jean ne cessait de crier: « Mes amis,
je suis votre prisonnier à tons, et je puis vous rendre
tous riches. » Malgré ses prières , il allait devenir la
victime de ces furieux, lorsque le comte de Warwick
et Georges Gobeghen , qui couraient la plaine pour
savoir ce qu'était devenu le roi , se jetèrent au milieu
de ce groupe, arrachèrent Jean II des mains des ar-
chers et le remirent à Morbec; car un prisonnier
était une propriété sacrée. Ils l'amenèrent au prince
de Galles , qui alla passer la nuit au château de Sa*
vigni. Edouard , étonné de sa propre fortune , en usa
avec une magnanime modération ; il combla son cap-
tif des marques du plus profond respect, ne voulut
jamais s'asseoir à table auprès de lui, et le servit
même selon les règles de la chevalerie, qui prescri-
vaient cette déférence envers un souverain; mais ces
démonstrations de respect, ces vains honneurs ue
pouvaient qu'importuner Jean II, et accroître d'au-
tant plus son malheur, que quelques heures aupa*
ravant lui-même avait repoussé durement les pro-
positions de paix que lui faisait un ennemi si courtois
après la victoire.
I^ prince Noir, ayant accompli, à l'égard de son
royal captif, tous les devoirs que lui imposait la gé-
nérosité, s'enquit auprès de ses officiers pour con-
naître les détails circonstanciés qui se rattachaient i
la prise de Jean II ; il voulut questionner principale-
ment Morbec et Beaulaincourt : le premier ne pat
comparaître , retenu sans doute dans son gîte par la
gravité de ses blessures; le second parut devant
Edouard : voici comment la chronique d'Arras ra^
JACQUES DE LA MAAGHË. I^t
conte cette s;cène : « Messire Enguerand, dit le
prince y la journée a été belle pour vous; car il est.
advenu par fortune que vous avez reçu l'espée de
votre roy. » Puis le prince demanda oyans tous,
quelles armes il portoit : sy lui respondit ledit En-
guerand : « Très chier sir, puisqu'il vous plaît savoir,
je vous diray : mes armes sont d'azur à deux lyons
d'or, assis dos à dos , à teste de léopards , leurs deux
queues croisées ensemble. — Quoi! dit Edouard, des
léopards, qui sont les armes d'Angleterre; eh bien !
pour l'honneur des léopards et en souvenir que vous
avez été en la conqueste du roi, je veux que vous
augmentiez et eniichissiez lesdites armes d'une cou-
ronne d'or prinse des armes d'Angleterre, w
Les deux corps de gauche et de droite , ayant pris
la fuite sans combattre, laissèrent aux divisions du
centre le soin de soutenir seules les efforts des An-
glais; il n'y eut donc que seize mille Français d'en-
gagés, ce qui explique comment la perte totale ne
s'éleva pas à six mille hommes sur une armée aussi
considérable; mais on comptait parmi les morts les
l>arons les plus illustres, la fleur du féodal lignage et
l'espoir de la patrie. L'inutile défense du monarque
avait coûté la vie à tous ces généreux chevaliers
parmi lesquels on distinguait : Gauthier de Brienne,
connétable; Jean de Clermont, maréchal de France;
Geoffroi Charni, Eustache de Ribaumont, Renaud
Chauveau , évêque de Châlons ; Aimard de la Roche-
foucaut, Jean de Sancerre, Thibaut de Laval-Mont-
raorency, Chauvigny, Jean 1^' de Rochechouart, sire
de Mortemart; Guy de Chatellux, Robert de Duras,
l4a JACQUES DE LA MARCHE.
neveu du cardinal du Périgord : le prince de Galles
.envoya son corps au prélat sur un bpuciier. Jean
Janvre, sire de la Bouchetière, surnommé le Bagou^
lin y celui qui répondit si énergiquement au monar-
que à propos de la chanson de Roland , se fit hacher
en couvrant de son corps le roi Jean, qu'il n*aimait
pas. Les barons prisonniers étaient Jacques de la
Marche y criblé de blessures; Jean d'Artois et son
frère, tous deux fils de Robert d'Artois , si femenx
sous le règne précédent; le comte de Tancanrille;
Guillaume^ évéque de Seez; les sires de Dampmar*
tin; Bonaple de Rougé, Pierre de Joinville, petit-fiJa
de rhistorien de Louis IX; les sires de Vendôme, de
Parthenay, Malet de Graville, de Sancerre, de Buf-
fières, Louis de Melval, Jean de Cintré, de Pompa-
dour, etc. (i). Outre ces barons, les Anglais prirent
encore cinq mille hommes, dont mille chevaliers ou
écuyers : une partie fut amenée en Angleterre ; l'au-
tre, qui embarrassait le vainqueur, fut renvoyée à
condition que les chevaliers enverraient leur rançon
à Bordeaux à une époque désignée , ou qu'ils vien-
draient reprendre leurs fers ; les documents conser-
vés à la tour de Londres prouvent que celte conven-
tion fut religieusement observée. (Hist. universelle
anglaise, vol. XXX, p. 437-)
Jacques de la Marche , blessé grièvement, pouvait,
d'après les lois de la guerre, demeurer dans ses domai-
nes en fournissant une caution équivalente ; mais lé
prince de Galles, le jugeant capable de rendre à son
(i) Voyez, à la fia du volume, la liste des morts et des prison-
niers.
IIGQUES D£ LA MARCfiS. t43
pays de signalés services dans la position critique où
la captivité du roi allait jeter FÉtat, le fit transporter
à Bordeaux : là de violentes contestations s'élevèrent
entre le jeune Edouard et la féodalité de la Guienne,
unie à celle de Gascogne. Ces deux provinces avaient
fait longtemps partie du royaume de France ; des cir-
constances extraordinaires les enchaînaient mainte-
nant à la fortune de l'Angleterre; les seigneurs aqui-
tains et gascons revendiquaient à bon droit la plus
large part de ce triomphe; les Anglais ne le nièrent
points car Edouard III, pour reconnaître tout le
mérite de leur puissante coopération, les combla de
bienfaits, et donna à Pierre deFoix , captât du Buch,
commandant en àhef les archers gascons , le collier
de la Jarretière, faveur dont il se montrait avare. Non-
obstant leur liaison avec la maison de Plantagenet,
les barons aquitains ne purent s'empêcher d'éprouver
un mortel regret lorsqu'ils virent le roi Jean au
pouvoir de son plus cruel ennemi : tous annoncè-
rent hautement qu'on ne permettrait point que le
monarque français fût transféré en Angleterre, de-
mandant qu'il restât prisonnier à Bordeaux. Le prince
de Galles attendit huit mois avant de pouvoh* faire
embarquer son captif. Cette opposition , aussi vive
que soutenue, de la part des feudataires delaGuienne
et de la Gascogne contraignit Edouard à signer une
trêve de deux ans : on sait qu'elle sauva la France ;
le roi d'Angleterre craignit en la refusant de soule-
ver contre son autorité la population entière de ces
deux provinces. L'armistice étant conclu , le prince
Noir résolut d'emmener ses prisonniers auprès de
l44 JACQUES DE LA MARCHE»
son père. Un nombre infini de petits bâtiments ^ ac-
courus des côtes maritimes depuis Dunkerque jusqu'à
l'extrémité de la Gascogne, croisaient devant l'em*
bouchure de la Gironde et dans la Manche , décidés
à tenter d'enlever le roi au passage. Ou ne peut v<Mr
sans attendrissement ces marques d'affection prodi*
guées par tout un peuple à un prince malheureux;
mais l'espoir de ces bons Français fut trompé : le
jeune Edouard fit embarquer Jean II pendant la nuit,
au moment où l'on s'y attendait le moins. L'escadre
portait deux cents hommes d'armes et deux mille ar-
chers; la traversée dura onze jours, pendant les-
quels le prince Noir fut obligé de livrer plusieurs
combats pour disperser la multitude de navires qui
l'entouraient; enfin il débarqua le 5 mai i357 au
port de Southwart.
LIVRE V.
Le comte de la Marche sort de captivité. — Il livre aux Tards-Tenus
le combat de Briguais. — Sa mort.
Jacques de Bourbon arriva à Londres avec le roi
le a5 mai 1 357; la ville reçut en triomphe le prince
de Galles et ses prisonniers ; les bourgeois avaient
tapissé les rues et suspendu aux portes toute leur ar«
genterie; mais au milieu de la joie publique on eut
la délicatesse d'épargner au roi de France tout ce qui
pouvait rbumilier.
JACQUES DE LA MARCHE. î/^'j
. Edouard III lui-même ne put voir sans émotion
le grand exemple des vicissitudes humaines que lui
offrait Jean II dans les fers ; il ne lui parla point de
ses prétentions au trône de France , et parut y avoir
entièrement renoncé; les princes de sa famille s'em-
pressèrent de venir visiter l'illustre captif. Après le
monarque, Jacques de Bourbon fut celui qui fit
naître le plus d'intérêt , non-seulement à cause de
son nom et de sa réputation , mais encore parce qu'il
se trouvait l'allié du prince Noir : la mère du héros
anglais était nièce de la mère du comte de la
Marche.
La capitale de l'Angleterre vit alors quatre rois
dans son sein : Henri Picard , riche marchand , d'ori-
gine normande y maire de Londres, les reunit chez
lui en un banquet : c'étaient Edouard III, Jean II,
Robert Bruce d'Ecosse, et HeuguesIV,roi de Chypre,
dont le fils avait épousé une sœur de Jacques de
Bourbon; il cherchait auprès des potentats de l'Occi-
dent des secours contre les musulmans.
Pendant qu'on environnait d'égards le roi Jean,
qu'on lui prodiguait des consolations, la prise de sa
personne dans les champs de Maupertuis(i) donnait
lieu à de très-vifs démêlés sur lesquels Edouard III
lui-même dut prononcer. Le capitaine gascon Bernard
de Truttes, excité sans doute par les barons aqui-
tains, vint à Londres réclamer l'honneur et le profit
de la capture du roi de France, contestant le mérite
(i) L'action du 19 septembre i356, que nous appeloos daos les
temps modernes la bataille de Poitiers, est désignée sous le nom de
Mriupertais par les chroniqueurs du moyen âge.
TOM. III. 10
l46 JACQUES DE LA MARCHE.
de cette action à Denis de Morbec, lequel, dans cet
intervalle, avait déjà reçu en gratification deux
mille nobles d'or, de la part du roi d'Angleterre.
Bernard de Truttes plaida si chaudement sa cause,
qu'Edouard allait appointer en sa javeur^ lorsque
l'on vit paraître Ënguerand de Beaulincourt, qui ar-
rivait chargé des pleins pouvoirs de son parent Denis
de Morbec, « lequel, fort défroissé de horions et coups
qu'il avoit soustenu à ceste dite bataille , pourquoi il
ne peult aller en Angleterre pour saisir le droit qu'il
avoit en la diste prinse. » Enguerrand défendit aTec
énergie les droits de son cousin , et présenta conniie
preuve convaincante devant l'assemblée des barons
d'Angleterre le gantelet ainsi que l'épée du roi de
France, mutilés et souillés de sang : Jean II, consulté
également, comme premier témoin dans un procès si
malheureux pour lui , prononça en faveur de Dents
deMorbec.Édouardeut égard à cette décision, et remit
au chevalier de Beaulaincourt , pour son cousin, trois
mille autres nobles d'or (i). Bernard de Truttes,
quoique débouté de ses prétentions , reçut également
une gratification considérable pour avoir contribué
(i) Les meilleurs historiens d'ADgleterre assurent qu'Edouard III
fut le premier souverain de ce pays qui fit frapper des monnaies dW.
Le noble n'existait que depuis quinze ans : il pesait deux gros et deux
grains, un peu plus qu'un quart d'once; par conséquent sa valeur
égalait notre ancien louis de vingt-quatre livres, sauf le titre, qui était
fort bas dans les monnaies anglaises : ainsi Denis de Morbec i^nt
en deux fois cinq mille louis, ou cent vingt mille francs. Cette
somme en représentait une bien plus considérable , si Ton prend pour
base d'évaluation la comparaison du prix des denrées : des économis-
tes expérimentés pensent qu'on ne serait pas éloigné de la réalité en
portant au décuple les valeurs métalliques du quartorzîème siècle.
JACQUES J>£ LA MARCHE. ' l/^'J
à cette belle capture. La chronique d'Arras finit son
récit par cette réflexion : oc Or voist-on aucune fois
advenir que l'infortune et adversité des ungs est
caose de la fortune et prospérité des aultre8(i).»
Les moindres actions du guerrier dont nous écri*
Yons la yie avaient décelé un vif attachement pour
son pays, un attachement dégagé de toute espèce
d'int^^ particulier, plus facile à concevoir qu'à ca-
ractériser. Combien son cœur devait-il être déchiré
en songeant aux calamités qui pesaient alors sur son
pays! La captivité de saint Louis n'avait occasionné
en France que des regrets cuisants et point de désas-
tKê intérieurs y grâce à la prudence de Blanche de
Castille et des sages ministres qui gouvernaient l'E-
tat La captivité de Jean II devint la cause immédiate
des plus affreux désordres. L'autorité suprême tom-
btit de plein droit aux mains du dauphin, que l'on ne
omnaissait que sous des rapports très-défavorables :
aaretraite précipitée du champ de bataille de Poitiers
le montrait à tous les yeux comme un prince pusil-
lanime.
Le royaume se trouvait partagé en deux zones bien
distinctes : l'une en deçà de la Loire, appelée Lan-
gtte-d*OyI; l'autre, au delà du fleuve, portait le nom
(i) Deois de Morbec et Enguerand de Beaulaiocourt furent tous
deux nommés par le prince de Galles officiers de son hôlel : le
premier ne tarda de mourir des suites de ses blessures ; le second
ieheta sa carrière en Angleterre; ses fils rentrèi^nt longtemps après
en possession des domaines qu'on avait confisqués sur leur père :
ces biens étaient situés du côté de Thérouenne. La famille de Beau-
kincourt, qui n'a cessé de suiyre la carrière militaire, porte toujours
Ams ses armes la couronne royale d'Angleterre.
lO.
l48 JACQUES DE LA MARCHE.
de Tiangue-Hoc, Celle-ci avait pour gouverneur le
comte d'Ârmagnac.Cefeudataire, jeune, habile, mais
d'un caractère indépendant , ne pouvait se résoudre
à se conformer aveuglément aux volontés d*un pou-
voir faible, en butte à des attaques incessantes; ce-
pendant le comte d'Armagnac ne profita point de ces
embarras comme on le craignait : la province du
Languedoc fît preuve d'un dévouement sublime; la
constante loyauté de ses états soutenait la France au
bord du précipice, tandis que ceux de Langue-d'Oyl,
qui s'érigeaient en états généraux du royaume, ne
faisaient qu'aggraver le mal. Le dauphin les avait
appelés auprès de lui, croyant trouver assistance dans
leur coopération ; mais cette assemblée se montra
animée d'un esprit très- pernicieux. Il se forma dans
son sein un triumvirat composé de Marcel , prévôt
des marchands, député du tiers état ; de Lecoq , évê-
que de Laon, député du clergé, etdePéquigny, gou-
verneur de l'Artois , député de la noblesse : le jeune
roi de Navarre, toujours retenu captif dans le châ-
teau du Louvre, encourageait leur audace du fond
de sa prison, et leur prétait l'appui de son nom.
Ces rebelles états, au lieu de s'occuper des vérita-
bles intérêts du pays , au lieu de songer à la déli-
vrance de Jean II, ne firent que signaler d'anciens
abus, sans offrir les moyens de les corriger : c'était
pour punir des fautes passées, que cette assemblée
refusa les subsides dont les circonstances exigeaient
l'emploi; toutes ses résolutions portaient le caractère
de la félonie. Les mécontents de Paris poursuivaient k
le projet de changer la forme du gouvernement, et de g
JA.CQUliS DE LA MARCHE. l4g
mettre l'autorité entre les mains du tiers état, en ne
laissant au roi qu'un vain simulacre de puissance ;
mais quand ces factieux en firent la proposition aux
principales cités , ils ne rencontrèrent qu'un refus
méprisant, accompagné de malédictions. ( Histoire
univers, angl., vol. XXX, p. 438, in-4°.)
Pendant que la capitale donnait l'exemple de la plus
criminelle opposition, Philippe d'Évreux, frère du roi
de Navarre, uni aux Anglais et aux d'Harcourt, dévas-
tait la Normandie. Robert de Clermont, parent de
celui qui venait dépérir à Poitiers, et gouverneur de
cette province, cherchait à s'y soutenir; il s'en ac-
quittait vaillammant. Ce général attaqua le vieux
Geoffroi d'Harcourt, jadis si fatal à l'État et redevenu
un artisan de troubles : il l'atteignit au fond du Co-
teotin, le battit et dispersa ses troupes. Geoffroi, resté
seul, entouré d'assaillants, se défendit longtemps
avec sa hache d'armes; l'âge n'avait point diminue
sa force prodigieuse, elle ne servit qu'à retarder sa
défaite de quelques instants; renversé parle choc de
deux cavaliers qui s'acharnaient après lui, il fut égorgé
sans pitié (décembre i356). Au moment où ce dan-
gereux ennemi des Valois recevait la mort, un adver-
saire encore plus redoutable reparaissait sur la scène.
Péquigny, gouverneur de l'Artois, avait surpris le
château d'Ârlaux, dans lequel on avait transféré Char-
les le Mauvais, et brisa les fers du Navarraîs. Ce
prince, aigri par une longue détention, mais nulle-
ment corrigé, revint à Paris , escorté de tous les mal-
faiteurs dont, par ses ordres, on rompit les chaînes
dans les villes qu'il traversait : les prisons vomirent
l5o JACQUES DR L\ MARCHE.
ainsi des milliers de bandits, qui devinrent à l'ins-
tant ses auxiliaires. Charles, irrésolu, dépourvu d'é-
nergie, n'ayant aucun plan arrêté, ne voulait qu'as-
souvir sa fureur contre les hommes qui le mépri-
saient; le nombre en était grand. Marcel, devenu le
ministre de ses vengeances, demanda la destitution
du chancelier, le renvoi des principaux personnages
de la magistrature et des plus fidèles sujets, afin d'i-
soler le dauphin; manœuvre pratiquée de tout temps
par les chefs de faction. Le dauphin, tenu dans nuf^
sorte de captivité, se vit en butte aux agressions les
plus sérieuses ; on massacra en sa présence Robert de
Clermont,le vainqueur de Geoffroid'Harcourt, et Jean
de Conflans, maréchal de Bourgogne; le sang de ces
dévoués serviteurs rejaillit sur le prince et l'inonda r
la rage des meurtriers allait s'étendre jusqu'à lui,
lorsque Marcel l'en garantit en posant sur sa tête son
chaperon rouge, signe de ralliement adopté par les
rebelles.
Plusieurs villes importantes levèrent l'étendard de
la révolte, à l'exemple de la capitale. Pour comble de
maux, les compagnies soldées, ne recevant plus, de
paye, ne pouvant obtenir de l'argent d'aucun parti,
se mirent à piller les campagnes, dont ils appelaient
les habitants Jaques bonhomme. Ces villages , jadis
protégés par leurs seigneurs, se trouvèrent livrés sans
défense à la merci des brigands. Arnoul de Cervolle
prit le commandement de ces bandes, auxquelles se
joignirent, au bout de quelques mois, leslroupesna-
varraises. Elles ne respectaient pas plus les églises et
les couvents que les châteaux et les chaumières ; les
I
JACQUES DE LA MARCHE. l5f
soldats, établis dans les abbayes, traitaient les reli-
gieuses comme des courtisanes. Le continuateur de
Kangis assure qu'on voyait fuir de toutes parts moi-
nes et nonnes. Ces religieux cherchaient un refuge
au sein des villes, dont auparavant ils fuyaient le séjour
profene. Les paysans , expulsés de chez eux , se ras-
semblèrent dans les bois : la faim, le désespoir, leur
donnèrent du courage. Résolus de périr, ils repous-
sèrent les brigands , les exterminèrent , et devinrent
à leur tour dévastateurs. Ces gens, se rappelant les
misères attachées à leur condition, se mirent à pour-
suivre tous ceux qu'ils savaient riches : les châteaux
finrent livrés aux flammes; c'est ainsi que l'on détrui-
sit celui de Montmorency, l'un des plus beaux du
royaume, et dans lequel on voyait encore les aigles
impériales conquises à Bouvines par le valeureux
Mathieu IL
La fureur des Jaques s'augmentait avec leurs suc-
cès; les nobles, sans distinction d'âge ou de sexe,
devinrent les objets de leur ressentiment; vieillards,
femmes, enfants, furent massacrés avec un raffine-
ment de barbarie dont les détails font reculer d'hor-
reur. Ce terrible fléau d'un genre particulier, suscité
par le mauvais génie de la France, s'étendit rapide-
ment dans toutes les provinces. Les excès des paysans
surpassèrent les calamités ordinaires. Un de leurs
conducteurs, Jacques Gouge, des environs de Sens,
se faisait appeler le chef suprême de la désolation.
C'est à tort que plusieurs écrivains ont dit que cet
homme donna son nom à l'association des campa-
gnards armés : la Jaquerie portait ce nom avant l'ap-
iSl JACQUES DE L\ MARCHK.
paritioii de Gonge. Tous les partis politiques firent
trêve H leurs dissensions, pour se réunir contre des
ennemis qui confondaient, dans leur aveugle rage,
les nobles et les plébéiens, les laïques et les ecclésias-
tiques.
Le roi de Navarre, les généraux anglais eux-mêmes
en furent si épouvantés, qu'ils se joignirent aux féo-
daux pour mettre un terme aux dévastations des
paysans. On vit à la tête de cette étrange croisade le
captai du Bnch, et Gaston de Foix, surnommé Phœ^
bus à cause de sa beauté, prince d'un caractère bi-
zarre, qui promenait dans les diverses contrées de
l'Europe son humeur inquiète. Le bruit des ravages
commis par les Jaques lui parvint au fond de la Ger-
manie; il accourut en France, seulement pour ga-
rantir de toute insulte les dames, à la défense des-
quelles son bras s'était voué exclusivement.
Les Jaques cherchèrent à résister à de si vaillants
redresseurs, mais ils ne purent tenir contre des sol-
dats couverts de fer; une stupide lâcheté avait rem-
placé chez eux une fureur brutale; on les extermina
facilement : le sire de Couci en tua sept mille dans
un seul jour. Cependant les représailles , non moins
cruelles que les méfaits, ne réparèrent pas les maux
causés par tant de crimes. Durant ces temps de mas-
sacres la terre cessait d'être cultivée, elle n'ofirit
bientôt plus que des ruines; les décombres des châ- j
teaux se confondaient avec ceux des chaumières; le f
royaume se trouvait dans un état pire que celui où
il se vit réduit vers la fin de la seconde race , lorsque
les Normands désolaient les campagnes : jamais la
1A.CQUES DE Là MARCHE. l53
société ne fut plus près de sa dissolution. Jean II,
abîmé sous le poids de la douleur au récit des mal-
heurs qui pesaient sur son pays, s'imagina que sa
seule présence eu arrêterait le cours. La députation
des états du Languedoc, qui vint le visiter dans le
mois de février i SSg, Tavait encore plus excité à ob-
tenir sa liberté à quelque prix que ce fût ; ce prince
la négocia aussitôt avec Edouard. Jacques de la Mar-
che , partageant les mêmes rigueurs, était aussi le
confident de ses plus secrètes pensées; il fut chargé
de traiter en son nom. Edouard proposa des condi-
tions qui tendaient à démembrer le royaume en le
réduisant de moitié; cependant, quoique fort dures,
le roi et le comte de la Marche les acceptèrent, ne
doutant pas de reconquérir par les armes ce que la
nécessité leur arrachait : la déplorable convention
fut signée à Londres en août iSSg. Cet accord conclu
entre un roi prisonnier et ses vainqueurs avait besoin
de Fassentiment de la nation pour devenir valide :
on l'envoya à Paris, où devaient l'examiner les dif-
férents corps de l'État. Dans les moments de troubles
la face des affaires change avec promptitude; im seul
jour vaut souvent une année de temps ordinaire.
Tandis que Jacques de Bourbon se voyait obligé de
traiter à Londres de la liberté de son maître à des
conditions si onéreuses , la France ]3renait un aspect
moins sombre, son gouvernement acquérait de la
force et de la régularité. Le dauphin continuait de
déployer un courage mâle, une merveilleuse habi-
leté; ce prince avait trouvé de puissants auxiliaires
clans le jeune duc de Bourbon , neveu du comte de la
l54 JAGQUKS DE LA MARCHE.
Marche y et dans Charles de Montmorency. Ces deux
feudataires hii amenèrent trois centslances (mille cinq
cents hommes), qui furent les premiers gardes que le
dauphin eut auprès de sa personne. Les états de
Champagne refusèrent de communiquer avec les re-
belles parisiens , fournirent des subsides assez abon-
dants, et conférèrent le titre de régent au dauphin
retiré à Chartres. Le jeune Charles se vit en position
de contenir les factieux. Le prévôt des marchands
venait de recevoir le prix de ses crimes : quelques
bons citoyens tuèrent cet audacieux au moment où
il ouvrait lui-même une des portes de Paris , pour
donner entrée aux troupes anglaises unies à celles du
roi de Navarre. On devait, à la faveur de l'effroi
causé par la présence de ces soldats étrangers , pro-
clamer dans la journée Charles le Mauvais, roi de
France.
La mort de Marcel rappela le dauphin à Paris, et
lui servit autant que le gain de plusieurs batailles;
les honnêtes gens , toujours timides lorsque le dan-
ger est pressant, accoururent en foule auprès du
prince. Ce fut dans ce moment de triomphe et de
joie que le sire de Tancarville arriva de TAngletérre,
apportant le traité conclu à Londres entre les deux
rois. Le dauphin et les états jugèrent que Ton avait
profité de la position pénible de Jean II, pour ob-
tenir de lui de semblables concessions; voyant que
les affaires du royaume prenaient chaque jour un
tour plus favorable, ils refusèrent hautement de ra-
tifier la convention, et remirent au sire de Tancar-
ville une réponse absolument négative. Edouard ^
JACQUES DE LA MARCHE. l55
irrité de ce refus courageux, abjura cette magnani*
mité simulée dont il s'était paré jusqu'alors, et fil
enfermer dans la Tour de Londres Jean ainsi que les
autres prisonniers (i). Cet étrange traitement aurait
pà affecter Jacques de Bourbon s'il n'avait eu à de*-
pk>rer que cette rigueur; mais un chagrin plus vit
vint fassailKr, lorsque Edouard prit la résolution
d'obtenir par la force ce qu'on persistait à ne pas
voidoir hii céder de bon gré : il put voir les immen-
ses préparatifs que le monarque anglais faisait pour
(xnrter la guerre en France, et la fortune cruelle
l'empêchait de voler à la défense de son pays !
La réputation brillante d'Edouard et du prince de
Galles, les succès éclatants de leurs premières expé^
ditions, l'espoir de piller impunément de riches pro-
vinces, attirèrent sous leurs bannières, non-seule-
ment tout ce qui, en Angleterre, suivait le métier
désarmes, mais encore les aventuriers des diverses
contrées de l'Europe. Edouard entra dans le port de
Calais le 2t8 octobre iSSg, accompagné de ses quatre
fils, Edouard , Lionel , Jean et Edmond ; il réunit en
peu de temps dans i'Artois quatre-vingt mille hom-
mes, six mille chariots de vivres et un bagage im-
mense. Le jour même du débarquement des Plan-
I fagenets, le dauphin recevait une déclaration de
guerre formelle de la part de Charles le Mauvais, que
des échecs récents avaient transporté de fureur.
Après la mort de Marcel , cette espèce de prestige
qui la veille fascinait les yeux de la multitude s'était
(i) FroisMrt , lîv. I, ch. ccii. — • HUt. uoiv. an^;!.
Ij6 JACQUES DE LA MARCHE.
évanoui; Charles de Navarre parut tel qu'on le ju-
geait depuis quelques années, un vil scélérat, dé-
pourvu du courage nécessaire pour soutenir son am-
bition démesurée : le perfide fut obligé de sortir de
la capitale, pour échapper au courroux populaire;
mais il rencontra un nouveau soutien dans Edouard.
Ces deux princes, unissant leurs efforts^ ne doutaient
point d'anéantir les Valois et d'asservir le royaume;
cette ligue formidable vint échouer contre le génie
tutélaire delà France. Le dauphin prit les mesures les
plus énergiques pour opposer aux Anglais la résis»
tance qu'on pouvait déployer dans des circonstances
aussi délicates : les provinces parurent disposées à
le seconder; le Languedoc, moins maltraité que les
autres, régi par l'administration sévère du comte
d'Ârmagnac, vota un don considérable.
Le régent, loin de s'opposer de front au torrent
qui allait inonder le territoire, abandonna les cam-
pagnes à la fureur de l'ennemi, renferma ses troupes
dans les places fortes avec toutes les provisions qu*on
put ramasser, détruisit les ponts sur les principales
rivières, afin d'embarrasser la marche d'Edouard et
rompre l'ensemble de ses opérations : ce système de
défense, savant pour l'époque, fut inventé par un
prince qui ne parut jamais à la tête des armées; c'est
ainsi que le dauphin attendit les Anglais, résolu de
s'enterrer sous les débris de la monarchie.
Edouard s'avança rapidement en France , et par-
courut des contrées qui offraient encore les traces
de ses anciens ravages; elles étaient sans culture et
abandonnées des habitants; personne ne lui en dis-
7ÀCQUES D£ Là MARGHC. i57
pula la triste possession. Il amena ses chiens et ses
Êiucons pour se livrer au plaisir de la chasse, tout
en suivant les opérations militaires, voulant sans
doute prouver par là le peu de cas qu'il faisait des
Français : les historiens anglais (Histoire universelle,
vd. XXX, pag. 44 1 ) avouent qu'il faillit être pris dans
une de ces parties de chasse, auprès de Sens. Plan*
tigenet dévasta la Champagne, et se rapprocha de
Keims, où il prétendait se faire sacrer en qualité de
roi de France. Les habitants, animes tous du même
esprit, résolurent de périr sur les remparts plutôt
que de tomber au pouvoir d'un prince inhumain.
Jean de Craon, archevêque de Reims, aussi bon
Français que vertueux prélat, excitait leur zèle, au-
tant par son exemple que par ses exhortations; les
sires de Carenci, de Delort, de Porcien , les guidaient
dans les sorties qu'ils faisaient toujours avec avan-
tage. Pendant deux mois le monarque anglais livra
d'inutiles assauts; la bi^he, défendue par les hom-
mes de toutes les cx>nditions, ne présentait jamais
aucun accès; les cadavres des généreux citoyens qui
s'y faisaient tuer servaient de retranchements à leui^
compatriotes. Edouard, contraint de lever le siège,
porta sa rage jusque sous les murs de Paris : il y i^n-
Gontra la même résistance qu au pied des murailles
de Reims; ses premières attaques échouèrent de la
manière la moins équivoque. L'élite de ses tix)upes
lut très-maltraitée : il perdit dans un seul engage-
ment mille cinq cents archers gallois ; la nuit sépara
les combattants. Au sortir de ce revers, Edouard fit
une promotion de chevaliers, comme si un succès
l58 JACQUES DE LA MARCHE.
complet eût couronné ses efforts, et à la lueur des
flambeaux il donna l'accolade aux écuyers qui avaient
déployé le plus d'ardeur à l'assaut des palissades. Le
roi désirait comprendre dans ce nombre son écuyer
d'honneur, Colart d'Amberticourt; mais celui-ci re-
fusa cette distinction, disant qu'il ne pouvait, au
milieu de l'obscurité , retrouver son casque qu^ini
soldat français avait abattu durant l'action : or Je
casque, la pièce essentielle de l'armure, était jugé
indispensable pour recevoir l'ordre (i).
Pendant qu'Edouard poursuivait impitoyablement
le cours des hostilités, le dauphin ne cessait de lui
offrir la paix , mais à des conditions moins dura
que celles du traité de Londres : la France ainsi que
le régent regrettait son roi, et faisait sans cesse des
vœux pour sa délivrance. Edouard se montrait in-*
flexible, et recevait de fréquents échecs qui raigris;-
saient davantage. Il ne fit trêve à ses dévastations
qu'à l'occasion des fêtes de Pâques, écoutant la voix
de la religion pendant trois jours, pour méconnaître
celle de l'humanité durant le reste de l'année. A l'is-
sue des fêtes , Edouard, voulant affamer la capitale,
se porta dans la Beauce, dont les grains l'alimen-
taient : il assiégea Chartres ; les habitants le repous-
sèrent vigoureusement. Les envoyés du régent vin»
rent le visiter une troisième fois dans son camp; le
prince, inexorable, les renvoya avec dureté. Le sur*
lendemain de cette entrevue, un orage terrible éclata
sur son armée; la foudre, les éclairs, un vent impé-^
(i) Froissarty lîv.I, col. a49.
J,àGQU£S DS LA MARCHE. iSg
tueux 6um de torrents de pluie, semblaient annon-
cer l'anéantissement de la nature entière : les hommes,
les chevaux I terrassés par les bourrasques , roulaient
pâeHQDéme; les tentes, déchirées, étaient jetées par
TaquiloQ à des distances considérables ; en quelques
heures les divisions anglaises furent rompues et abi-
Biées. Que Ton se reporte à Tépoque où cet événe-
ment se passait, que Ton songe aux idées religieuses
qui dominaient k société, et Ton ne taxera pas de
rklicule l'assertion des écrivains de ce siècle. Us di-
sent qu'Edouard, épouvanté, voyant dans cet orage
ime pufiitiou du ciel, fit vœu d'accepter les proposi-
Hons de paix présentées par le dauphin. Ajoutons
aussi que peut-être il fut charmé de trouver un pré-
texte, plausible à tous les yeux, pour interrompre
tine expédition qui pouvait, en définitive, tourner
i sa honte et compromettre sa gloire. Edouard
ftommades commissaires qui s'abouchèrent dans le
village de Bretigny, à deux lieues de Chartres, avec
Charles de Montmorency et le sire de Boucicaut,
pour traiter de la paix , que le roi d'Angleterre ap-
pelait son vœu.
Après de longs pourparlers pendant lesquels
Edouard se rapprocha de Calais, en continuant les
hostilités, on conclut, le 8 mai i36o, le traité de
Bretigny. Quelque désavantageuse que fût cette con-
vention, elle devenait raisonnable en la comparant
au traité de Londres. Edouard renonçait irrévocable-
ment à ses prétentions sur la Couronne et sur les pro-
vinces de Normandie, du Maine, de la Touraine, de
rAiijou, possédées par ses ancêtres : on lui cédait à
l6o JACQU£S DE LA MABCH£.
titre de propriété Calais , le Poitou^ la Saintongei le
PonthieUy le Limousin, le Querci^ le Périgord| le
Rouergiie , l'Agénois ; on lui comptait de plus trois
millions d'écus d'or (trente-huit millions) pour la ran-
çon de Jean (i). Edouard y gagnait le tiers du royaume \
et une somme énorme; mais la France recouvrait son
roi, dont l'absence seule engendrait des maux incal-
culables.
Jacques de Bourbon devait être un personnage bien
important y car sa mise en liberté fut l'objet d'une '
clause particulière, d'après laquelle Edouard ne laissait
rentrer en France le comte de la Marche que dans
la ferme conviction que le traité serait rigoureuse-
ment exécuté : « Et parce que nous savons bien de ^
vérité que notre cousin messirc Jacques de Bourbon
a toujours rendu peine que accord fûtfaitentre nous
et notre frère de France nous le délivrons, mais que
le traité soit tenu ainsi que nous espérons qu*il le
sera. » (^Hist. du traité de Bretignj.)
Le comte de la Marche, captif depuis quatre ans,
vit enfin briser ses fers ; il arriva à Paris en même
temps que le roi, ayant eu à traverser des contrées!
incultes et ravagées. (Froissart, liv. IL) Jean II fut reçu
avec enthousiasme dans sa capitale; mais, honteux
de coûter si cher à ses sujets, il ne partageait pas la
joie publique. Les Français, si grands dans leurs
élans, oubliaient ses fautes pour ne songer qu'à ses '
(i) Un prisonnier devenait une propriété sacrée; on la vendait et
la revendait : Edouard avait acheté le roi Jean à Denis de Morbec,
pour un million deux cent mille francs; il le revendait à la France
trente-huit millions.
JACQUES DE LA HàRGHE* l6l
infortunes; ils le comblèrent des plus touchants té-
moignages d'amour : c'était un père qui rentrait au
milieu de ses enfants après un long exil. La prospérité
isole les hommes, les rend indifférents; mais les
malheurs communs les réunissent. Les Français ne
formaient plus alors qu'une seule et même famille;
ils ne s^en tinrent pas à des acclamations bruyantes
pour prouver au roi leur dévouement : la ville de Pa-
ris fit présent à Jean II d'une quantité considérable
d'argenterie , qui fut transformée sur-le-champ en
monnaie. Le Languedoc ^ qui avait déjà payé au dau-
phin de riches subsides , envoya quatre millions; la
Bourgogne et la Champagne en fournirent chacune
deux; les provinces mêmes cédées à l'Angleterre par
le traité de Bretîgny envoyèrent leur quote-part : est-
il quelque chose de plus aimable? A tous ces dons
généraux vinrent s'unir des offrandes particulières.
Les guerres d'Edouard avaient appauvri Jacques de
Bourbon, qui ne cessa d'entretenir sur pied et à ses
frais de nombreuses compagnies soldées; une des
clauses du dernier traité l'astreignait à remettre ses
fiefs du Ponthieuet à compter une forte somme pour
sa propre rançon; il sacrifia les domaines qui lui
restaient encore , et donna au roi deux millions (i).
Charles de Montmorency, désigné pour aller à Lon-
dres servir d'otage avec d'autres feudataires(a), vendit
(i) Jacques de Bourbon ne laissa point de biens; il consacra au
service de TÉlat tout ce que ses ancêtres lui laissèrent; mais son iils
Jean II épousa l'héritière de la riche maison de Vendôme : cette
alliance releva sa famille.
(i) Ces otages étaient : Philippe d'Orléans, frère du roi; les duos
de Berri , de Bourbon , et d'Alençon ; les princes du sang Jean d'K-
l6a TACQUES DE LA. MARCHE.
son hôtel, ainsi que la majeure partie de son patri-
moine, et fournit pour le rachat de Jean II deux mil-
lions cinq cent mille francs (i). Ces transports de joie,
auxquels chacun s'abandonnait en se résignant i de
si nobles sacrifices, devaient être empoisonnés par
l'exécution même de ce malheureux traité de Bretî-
gny , et cette exécution offrait de graves difficultés.
Le peuple et la féodalité des provinces cédées à
l'Angleterre regardaient ce changement de domina-
tion comme le malheur le plus notable, oc Sire, vons
ne régnez plus sur nos biens, écrivaient les habitants
de la Rochelle, mais vous régnez toujours sur nQ6
cœurs. » A Abbeville, un riche bourgeois nommé
Ringois, fort considéré de ses compatriotes, refusa '
de faire servir son influence à consolider la domina-
tion anglaise; on le conduisit prisonnier à Douvres.
Au bout de quelque temps ses geôliers le placèrent
debout sur le parapet d'une tour qui dominait la mer. '
« Reconnaissez-vous pour maître Edouard III? » lui
cria-t-on. Ringois, suspendu entre le ciel et l'océan,
répondit : « Non, je ne reconnais pour maître que i
Jean de Valois. » Il fut à l'instant précipité dans les
flots. (Hist. des Mayeurs d'Abbeville.Rapin-Thoyras.)
La répugnance que les Français montraient pour
tainpes/ Gui de Blois; les sires de Saint-Paul, d'Harcourt, de Por-
cicn, de Brienne, le dauphin Viennois, Gbarics de Montmorency, .
Knguerandde Couci, Bonaple deRougé, de Roye, de Prteux, d'Es-
louteviile, de Latour-d'Auvergne. Outre ces barons, Jean donnait
les deux plus notables bourgeois des villes de Paris , de Rouen , Lyon,
Tours, Sens, Orléans, Troyes, Amiens, Beauvais, Arras, Tonloaae,
Orléans, Tournay, Caen, Saînt-Omer, Lille el Douay.
(i) L'Art de vérifier les dates. — Duchesne.
JàCQUE5 Dâ LA MARGHfi. l63
It domination étrangère se manifestait de la ma-^
mère la plus énergique. On conseilla au roi d'en
firofit^ pour se soustraire à l'entière exécution d'un
traité arraché par la force des circonstances; Jean II
refusa de suivre cet avis. « Si la bonne foi était ban-
nie du reste de la terre, répondit-il, elle devrait tou-
jùtm habiter le coeur des rois. » Il fallait donc, pour
rendre possible l'exécution du traité de Bretigny,
ridtervention d'un homme environné de l'estime pu-
blique , qui joignît à une fermeté inébranlable une
réputation sans tache. Le roi choisit Jacques de Bour-
botij qui le premier ayait donné l'exemple de la sou-
mission en faisant l'abandon du Ponthîeu, qu'il te-
nait en dotation de Philippe de Valois pour prix de
se* services. Le comte de la Marche se prépara à
remplir son triste ministère; il lui fallut toute la force
de caractère dont le ciel l'avait doué, pour surmon-
ter les innombrables difficultés qu'offrait une pareille
mission. Son extrême bonté, la douleur qu'il éprou-
vait lui-même, douleur qui paraissait empreinte sut •
ses traits, augmentaient encore les regrets des peu-
ples. Des milliers d'Anglais durent la vie à la magna-
nimité du comte de la Marche, qui les protégea
<5ontre Fanimosité des habitants, que l'idée de changer
de maître transportait de fureur.
Il était de la destinée de la France de ne point trou-
ver d'interruption à ses maux, et il était de la desti-
née de Jacques de Bourbon de travailler sans cesse
à y remédier. Dès que la paix fut conclue avec TAn-
gletei^e, une nouvelle calamité vint assaillir le royau-
me : calamité d'autant plus singulière qu'elle devait
l64 JACQUES DE LA MARCHE.
sa naissance à la cessation cran autre fléau, la guerre.
Les Valois, jaloux crétayer leur autorité mai affer-
mie, prirent à leur service de nombreuses bandes
étrangères; et ce nouveau système, établi sur des
bases fixes, fut une des principales causes des désas- '
très que la France essuya dans les quatorzième et ;
quinzième siècles. Ces soldats mercenaires ne se fai- |
saient point scrupule de trahir, au fort d'une action,
le prince qui les payait fort cher ; il fallait saisir une
occasion toute prête pour les employer lorsque les
hostilités cessaient sur un point. Souvent la conven-
tion passée entre eux et le roi ne se combinait pas i
très-bien avec la durée de la guerre; il en résultait
de violentes contestations. Quelquefois même TÉtat <
se voyait dans l'impossibilité de remplir à leur égard
ses engagements ; ces étrangers cherchaient alors un
dédommagement dans le pillage des campagnes : c'est
cequel'onavaitvusousle règne de Philippe- Auguste,
et c'est ce que l'on vit encore après le traité de Bre-
tigny. Les bandes s'agglomérèrent avec les soldats
français salariés, et se grossirent de plusieurs compa- j
gnies anglaises ; car Edouard paraissait également em-
barrassé des siennes. Cette réunion forma au milieu
du royaume une puissance d'autant plus redoutable,
que la noblesse , la seule barrière qu'on aurait pu lui
opposer, n'existait plus en quelque sorte: le fer l'avait
moissonnée sur les champs de bataille. La France,
déjà si maltraitée, fut livrée à la fureur de ces bar-
bares , qui se renforcèrent des débris de la Jaquerie.
Charles le Mauvais, que la paix récemment conclue
désespérait, se fit l'allié intime de ces dévastateurs , et
JACQUES DE LA MARCHE. ]65
s'unit étroitement au chef principal des bandes, le
Êimeux Arnaud Cervolle, sire de Châteauvillain, un
des personnages les plus singuliers du quatorzième
siècle. Il sortait de la Gascogne (Mézeray le fait mal
à propos Bourguignon ) ; on le surnommait XArchi-
prêtrcj parce qu'il possédait plusieurs bénéfices ecclé-
siastiques, quoique marié et chevalier. Cervolle fut
pendant vingt ans l'effroi des papes, qu'il rançonnait
fréquemment dans la ville d'Avignon, sous prétexte
de les visiter et de leur offrir ses respects en qualité
£archiprêtre^ de fils tres-soumis. Cervolle fut quel-
que temps l'arbitre des princes de la chrétienté, aux-
quels il vendait les services de ses compagnies. £n
i356, ce chef de bandes se mit à la solde du roi de
France, et combattit vaillamment à coté de Jean II
dans les champs de Poitiers. Dix ans plus tard il prêta
des sommes considérables au duc de Bourgogne, qui
dans ses actes lui donnait le titre de son conseiller et
de son compère.
L'agression de Charles le Mauvais et la rébellion
des bandes mirent Jean II dans une position si criti-
que , que ce prince fut réduit à implorer l'assistance
d'Edouard III. Ce dernier refusa sèchement de lui ten-
dre unemaiu secourable; Plantagenet se contenta de
prendre des mesures pour garantir de toute insulte
les provinces qu'on venait de lui céder. Dans ce pres-
sant danger, le roi ne vit que Jacques de Bourbon ca-
pable de sauver l'État; il lui manda ses intentions
à Montpellier, où le comte de la Marche résidait
alors, exécutantavecChandoSyl'un des commissaires
anglais, quelques articles de la dernière paix. Jean II
l66 ÏAC.QU&S !)£ LA MARCUC.
mettait entre ses luaius les destinées du pays; mais il
ne lui envoyait ni troupes ni argent, laissant à son
crédit particulier le soin de créer des ressources. Le
roi se rappelait la promptitude magique que Jacques
de Bourbon mit à lever une armée en li^Sj danales
provinces méridionales que le prince Noir menaçait
d'une irruption.
Le comte de la Marche ne négligea rien pour jua-
tiiier la confiance du monarque : il fît un appel aux
féodaux. Quoique la France fut épuisée par tFenIc
années de guerres consécutives, la voix de l'ancien
connétable sut encore réchauffer les coeurs; elle ar* à
radia de leurs manoirs quantité de chevaliers et d'é**
cuyers qui, dégoûtés par les revers ^ seraient reatés
sourds à Tappcl de tout autre général. Froissart dit
k cette occasion (liv. I; ch. ai 4) : « Messire Jacquet
a de Bourbon étoit moult bien aimé du royaume de
tf France, et chacun obéissoit à lui très^voionlien. »
L'Agénois fut désigné comme rendez-vous des trou»
pes; le comte y vint accompagné de quatre cents
chevaliers levés en Tianguedoc. Il passa dans le Fo-
rez; cette province appartenait à une de ses «œurs;
ses exhortations entraînèrent plusieurs centaines de
nobles, qui grossirent encore le nombre des ban-
nerets : enfin, au bout de deux mois d*efforta et
de peines, il réunit plus de dix mille homqieai
résultat prodigieux dans des circonstances si diffici-
les. Cette petite armée se croyait invincible, en se
voyant guiilée par un tel chef. L'approche dea con>*
bats réveilla chez Jacques de la Marche une ardeur
martiale que Ton aurait pu croire amortie pour UHh
JÀCQUCS D£ LA. MAJICHS. 167
jours 9 par saite de sa loDgue détention dans la Tour
de Londres. I^e comte partit d'Agen aux acclamations
des habitants, qui le regardaient déjà comme leur
libérateur.
Los tard- venus y les grandes compagnies ( ainsi se
&isaîeDt appeler les bandes d'aventuriers ) y sachant
que Ton prenait les mesures les plus énergiques pour
les disperser, concentrèrent toutes leurs forces afin
de lutter avec avantage contre l'armée royale; ils
s'assemblèrent à Tournus , après avoir pillé la Bour-
gogne. Le mouvement de concentration étant achevé,
y l€ur puissance y selon l'expression de l'époque, pré-
scttta un effectif de dix-huit mille homines, tous
vieux soldats, aussi braves qu'aguerris : on citait
parmi les principaux capitaines , Batafol, routier gas-
con , qui se feiisait appeler Vami de Dieu et t ennemi
de tout le monde; Gui Dupui, André Mécbin, Henne-
quin, TEsparre, Baugerand, Breteuil, Lescot, et
Robert de la Salle. Ils arrêtèrent, dans leur plan de
campagne, de manœuvrer de manière à éviter le choc
des phalanges conduites par le comte de la Mar-
die, puis de descendre le Rhône, de pénétrer dans
le CkHntat v^aaissin, pour aller dans Avignon présen-
ter leurs devoirs au pape et aux cardinaux , comme
ils le disaient eux-n>émes, et obtenir l'absolution de
leurs péchés; ce qu'ils finirent par exécuter et par
obtoair.
Le général français détermina un mouvement ré-
trograde, pour détruire une bande qui désolait le
bas Languedoc sous le commandement de Cervelle;
il l'atteignit au Pont-Saint-£sprit, et l'attaqua avec
|68 JACQUES DE LA MARGHS.
son impétuosité ordinaire. Au bout de quatre heures
de combat, il la mit en pleine déroute : Jacques ren-
contra dans la mêlée rarchiprêtre, le combattit corps
à corps, et l'abattit d'un coup de lance; mais trop
généreux pour donner la mort a un ennemi désarmé,
il lui laissa la vie. Pénétré de reconnaissance, Cervelle
se voua au service de son magnanime vainqueur, et
s'oifrit a l'aider de tous ses moyens dans l'expédition
entreprise contre ses anciens compagnons. I^e comtede
la Marche, sentant le prix de cette conquête, agréa ses
propositions : il lui confia même un commandement
important dans son armée. Après le combat du Pont- i
Saint-Espnt, Jacques de Bourbon remonta le Rhône,
et arriva à Lyon au moment où les grandes compa-
gnies se préparaient à pénétrer dans cette ville : elles
se retirèrent en apprenant sa venue, et allèrent se
saisir du château de Briguais, situé à trois Ueues
plus loin sur le côté de la route de Saint-Étienne :
jugeant cette position très-redoutable, ils résolurent
de s'y concentrer. Le général français ne regardait
pas l(»s tard-venus comme des adversaires faciles à
vaincre; en conséquence, il résolut de réunir contre
eux toutes ses ressources. Le comte de la Marche at-
tendit à Lyon des renforts qu'on lui annonçait , puis
il partit de cette ville à la tête de dix mille hommes,
ayant pour lieutenants son fils aîné Pierre, les comtes
de forez et de Beaujeu, ses neveux, l'archevêque de
Sens, les comtes de Melun, d'Uzès, de Crussol, les
sires de Vienne, d'Albon, deTournon, de Grolée.
La terreur qu'inspiraient les grandes compagnies
empêchait les peuples d'apprécier leur véritable si-
JACQUES DE LA MARCHE. 169
tuation : les paysans, épouvantés', exagéraient d'une
manière ridicule les forces des aventuriers; larche-
véque de Sens assura qu'ils dépassaient dix-huit
mille; il disait vrai, mais Jacques de Bourbon s'ima-
gina que le prélat, effrayé comme les autres, se mé-
prenait lui-même; il partit bien convaincu que les
tard-venus ne comptaient pas dans leurs rangs la
moitié de ce nombre. Ceux-ci occupèrent le petit ri-
deau de montagnes qui s'élevait en face du bourg de
Briguais ; ils eurent soin de placer un détachement
. considérable sur la ligne d'éminences qui courait pa-
1 radlèlement à ce léger rideau. Entre ces deux chaînes
de collines, se développait une plaine triangulaire de
médiocre étendue; la chaussée de Lyon en longeait
un des côtés. Les tard-venus groupèrent leurs formi-
dables bataillons sur la crête de la plus haute mon-
tagne, et autour du château bâti dans son flanc; ce
château était séparé du bourg de Brignais par toute
la largeur de la plaine , six cents toises environ : ils
en palissadèrent les approches, de telle sorte que
la position devint inexpugnable. Leurs commandants,
hommes consommés dans l'art de la guerre, sentirent
la nécessité de ne rien négliger, d'employer même la
ruse pour résistera l'armée qu'on envoyait contre
eux, armée redoutable par sa composition, et mar-
chant sous les ordres d'un général célèbre; ils firent
les dispositions les plus savantes, et ramassèrent sur
le haut de la côte et sur les points culminants de la
ligne, des tas de cailloux, de l'espèce dite la grosse
famille y qui avaient leur gisement dans la montagne.
Afin de mieux tromper les Français sur le véritable
l'jO JACQUES DE LA MARCHE.
état de leurs forces, Batafol et ses collègues ne rangè-
rent ostensiblement en batailleque six mille des leurs,
cachant le reste dans les vastes bâtiments du château,
dans les ravins ou dans les excavations que l'on ren-
contrait sur les deux côtés de la colline.
Jacques de Bourbon se mit en marche, suivi de ses
quatre divisions de deux mille cinq cents hommes cha-
cune; il envoya plusieurs chevaliers reconnaître Ten-
nemi : ces officiers s'acquittèrent mal de leur mission.
Ils se contentèrent d'explorer la position par le centre,
sans fouiller les lieux circonvoisins; ils vinrent dire au
général que le nombi*e des tard-venus ne s^élevait pas '
au-dessus de six mille hommes. Après une course de
trois heures, le prince français arriva dans la pe»
tite plaine, et jugea le rapport des chevaliers exact.
Le comte de la Marche prit incontinent les mesures
nécessaires pour forcer ses adversaires dans leur poste ;
l'ardeur martiale poussait les guerriers de cette épo-
que à attaquer de front leur ennemi, sans égard &
aucune considération : le chef qui aurait voulu s*é-
carter de la route commune et braver les préjugés
chevaleresques, aurait perdu la confiance de ses
soldats.
C'est dans cet esprit de présomption que Jacques
de Bourbon se prépara à livrer un assaut à la mon-
tagne ; les difficultés locales ne paraissaient pas un
obstacle suffisant pour arrêter la fougue des barons.
Voyant que le terrain offrait quelque accès par le
centre, il poussa son attaque principale de ce côté,
en détachant une division pour tourner le flanc droit,
dans la direction du village de Vourles : ses troupes
JACQC^ DE LA MABCHC. t'Ji
présentaient abrs le dos au bourg de Brignais. Les
tard^venus jouissaient de l'avantage de voir les dispo*
sitions que Ton faisait pour emporter leurs retran-
chements : rien ne les empêchait de suivre les moin-
dres mouvements de Tarmée royale. Les archers
commencèrent à gravir par le centre, tandis que
1m nobles s'étendaient sur l'aile droite, soit pour
protéger l'avant-garde, soit pour battre à revers le
château de Brignais. Les archers montèrent subi-
tetment, accompagnés d'une foule de chevaliers qui,
malgré leur pesante armure, suivaient l' avant-garde
dans l'espoir de partager l'honneur d'engager l'action;
les palissades avancées furent enlevées , tout ce qui
les défendait tomba sous le fer des vainqueurs ; on
menaçait déjà la sommité, lorsque les tard-venus
firent rouler , des points culminants , une prodigieuse
quantité de cailloux. Aucun genre de culture n'em-
barrassait ni la surface de la montagne, ni ses ver-^
sants; le terrain, tapissé de gazon, offrait une pente
très-rapide : ces énormes galets , entraînés par leur
propre poids, descendaient avec une vélocité sana
pareille. En peu d'instants, la colline fut balayée. Les
assaillants , entraînés par la chute de ces pierres , viof*
rent s'abîmer au milieu des dernières compagnies^
demeurées en observation au bas de la côte : ces
chevauchées avaient elles-mêmes soufïert de cette
pluie de caiikmx; car les casques, les cuirasses, les
gambessons, ne garantissaient point les hommes de
pareilles atteintes. Le comte de la Marche ne s'atten*
dait nullement à ce genre de combat : sa valeur et
sa prudence ne pouvaient parer de semblables coups.
17a JACQUES I)r LA MARCHE.
Il changea de formation avec une promptitude in-
croyable 9 mit ses gens en colonne serrée, et dirigea
sa marche vers le flanc droit du plateau , en rasant
autant que possible le pied de la colline pour que
les pierres, qui ne cessaient de rouler, passassent
par*dessus la tête de ses soldats. L'armée, animée de
l'esprit de son chef, ne vit dans l'échec qu'elle venait
d'éprouver, qu'un motif de plus pour redoubler d'ar-
deur afin de venger d'une manière éclatante ce pre-
mier affront. Elle s'engagea dans un chemin pierreux,
entremêlé de bouquets d'arbres, qui semblait aboutir
au château. Les Français avaient marché une demi-
heure à travers des obstacles qui devenaient de plus
en plus difficiles, lorsqu'ils se virent entourés par
les tard-venus, cachés dans les ravins : les aventu-
riers se levèrent tous ensemble, en poussant des
cris affreux. Jacques de Bourbon ne songea plus
qu'à se retirer de ce piège : rappelant tout son saug-
froid, contenant la fureur qui l'animait, il parvint à
inspirer aux siens la résolution indispensable pour
sortir de ce mauvais pas. Ce général exécuta un mou-
vement oblique sur sa droite, en rebroussant chemin ,
décidé à gagner la plaine de Rrignais, dans laquelle
ses escadrons pourraient se former et se déployer au
besoin. Il y parvint après des efforts inouïs, non
sans avoir essuyé une perte considérable. Les routiers
qui le harcelaient en queue et par son flanc droit
arrivèrent dans le vallon en même temps que lui : ils
étaient tous à pied, mais leur supériorité numérique
y suppléait. Le comte de la Marche put enfin ran-
ger en ligne sa cavalerie, maintes fois rompue. Le
JACQUES DE LA MARCHE. J ^3
choc devint alors plus terrible : racharnement, égal
dans les deux partis ^ rendait la lutte effroyable. Jac*
ques de Bourbon contenait lui seul des flots de fan-
tassins; mais son cheval fut tué dans ce moment:
ses armes étaient brisées; il se défendait pénible-
ment contre une foule de soldats qui se disputaient
sa personne. Le prince se dégagea de leurs mains ,
remonta sur un autre destrier, que lui fournit un de
ses écuyers, et rétablit le combat. Cependant, la por-
tion des tard-venus engagée dans la plaine , effrayée
de la perte immense qu'on lui avait fait éprouver ,
commençait à fléchir; elle se disposait à rentrer dans
les premiers quartiers , lorsque la division demeurée
immobile sur la crête de la montagne , et le détache-
ment posté sur les coteaux parallèles, se précipitèrent
comme des torrents dans le vallon. Les chevaliers
se trouvèrent en présence de nouveaux assaillants,
qui relevèrent le courage de leurs compagnons :
Faction devint plus opiniâtre et la retraite impratica-
ble. Le comte de la Marche semblait se multiplier,
son courage étonnait même ses adversaires, les plus
audacieux des hommes; son exemple soutint long-
temps ses soldats exténués de fatigue; tous se serrè-
rent autour de ce vaillant chef : son fils et ses deux
neveux, âgés de vingt ans, prenaient de lui les premiè-
res leçons de valeur : ils mordirent tous trois la pous-
sière, percés de mille coups. Jacques de Bourbon
lui-même^ privé de son épée et de sa hache , qui s'était
brisée sur les casques des tard-venus, ne se défendait
plus qu'avec son gantelet de fer; il fut atteint de toute
174 JACQUES DE LA. MARCHE.
part, reçut de larges blessures y et tomba au milieu dw
chevaux; les routiers se précipitèrent sur sou corps
expirant, le regardant comme le trophée le plus glo>-
rieux de leur victoire. Les bannerets le disputèreirt
avec fureur, se rallièrent autour de leur géaéral im-
nimé, et contraignirent les tard-venus à renoncer à
cette précieuse conquête; ceux-ci , fatigués d'une lutte
dans laquelle la moitié des leurs avait succombé, s^
décidèrent à laisser les Français continuer la retreite,
et regagnèrent le château de Briguais (i), satisfait»
de s'être débarrassés du seul homme qui pouvait
les anéantir.
A l'issue de ce rude combat, dans lequel le« Fran*-
çais avaient été accablés et non vaincus, les bannerets
firent halte au-delà du bourg deSaint-Genis;puis ils
ramenèrent les débris de l'armée dans un tel ordre,
qu'on n osa pas inquiéter leur marche. Des écuyers
portaient sur des boucliers Jacques de Bourbon et son
fils, tous deux horriblement mutilés, mais respirant
encore; ce funèbre cortège parvint aux barrières de
Lyon; les habitants de cette grande ville poussèrent
des cris de désespoir en voyant le corps défiguré du
(i) Le château de Brignais appartenait alors au chapitre de Saint-
Just, qui l'échangea le siècle suivant contre des biens plus rapprochés
de Lyon : les tours ont été rasées; mais il reste encore parmi la maue
des bâtiments des constructions intérieures de style gigantesque en
usage dans le quatorzième : ce vaste domaine, qui embrasse le revefs
occidental de la montagne, se nomme actuellement La Hoche, et appar-
tient à M. de la Chapelle, un des agronomes les plus éclairés des con-
trées qu*arrosent la Saône et le Rhône.
4àSÙ(jmtM DB LA MAKCttB. t^6
conte 4e la Marche : ik lui ptodiguérent des soins
imitiles; son fils expira quelqttes heures apnes son
arrivée. Le lendemain, 2 avril iSôa (i)^ Jacques de
Bourbon termina^ à quarante-huit ans, une vie glo-
rieuse > ck^t tous les instants furent employés à la
défense des intérêts les plus sacrés ; le héros avait
arrosé de son sang les champs de Crécy et de Poitiers ;
il reçut le coup mortel dans ceux deBrignais, en com-
battant vaillamment les ennemis de l'État : sa terri-
ble épée ne fut jamais tirée que pour cette noble
cause.
La ville de Lyon lui fit de magnifiques funérailles;
des pleurs et des gémissements composèrent son
oraison funèbre; un même tombeau réunit le père et
le fils dans TégUse des Jacobins (2).
Il semblait que le malheur poursuivît alors tout ce
qui portait le nom de Bourbon: pendant que le comte
de la Marche périssait avec son fils, en voulant ar-
rêter les ravages des grandes compagnies, son neveu
LouisII, fils de Pierre ^^ gémissait en Angleterre dans
la plus injuste captivité; sa sœur, reine de Chypre, pé-
rissait dans les flammes au siège de Famagouste, et sa
(i) Les auteurs de l'Art de vérifier les dates disent i36i : c'est une
erreur évidente, car il existe des actes, des donations consenties et
signées de Jacques de Bourbon, aux mois de juillet et de septembre
i36i : cette erreur provient de ce que, Pâques tombant au 28 mars.
Tannée 1862 n'était commencée que depuis six jours; au reste, Frois-
sart et d'autres annalistes adoptent la dernière version.
(2) Cette église, d'un style gothique très-pur, fut à moitié détruite
en 1798; on acheva de la démolir en 1820 : son emplacement est
occupé maintenant par l'hôtel de la Préfecture,
1^6 JA(X2U£S DE LA. MARCHE.
nièce Blanche de Bourbon, reine de Castille, recevait à
Xérès le poison préparé par les mains de son indigne
époux , Pierre le Cruel.
Jean , second fils du comte de la Marche, épousa
l'héritière de la maison de Vendôme, et fonda cette
branche qui donna à la France Henri IV, dont Jac*
ques de Bourbon fut le huitième aïeul.
\
/
ENGUERAND VII,
SIRE DE COUCI,
<
MARÉCHAL DE FRANCE.
LIVRE PREMIER.
Notice sur la maison de Couci. — Enguerand fail ses premières armes
contre les paysans de la Jaquerie. — Il se rend à Londres comme
otage du roi Jean. — Il y épouse la fille aînée d'Edouard III , et re*
çoit le collier de la Jarretière. — Il rentre en France à la trêve de
1374. — Il se meta la tête de quarante mille hommes pour aller
disputer l'héritage de sa mère à Léopold , duc d'Autriche. -^ Cam-
pagnes de 1375 en Alsace et en Suisse.
On voit encore à trois lieues de Laon, sur une
montagne qui domine toute la Picardie, une haute
tour que le temps semble avoir respectée afin de lais-
ser debout un monument de l'ancienne puissance
féodale; c'est de cette tour que les sires de Couci dé-
couvraient cent cinquante villes, bourgs, ou châteaux, >
dépendant de leur baronnie; c'est de ce roc inexpugna- (
ble qu'ils bravaient le courroux de leurs voisins et
quelquefois même la juste colère des rois de France.
Ils ne voyaient dans le royaume aucune famille qui
pût se croire plus illustre que la leur; quelques-unes
l'égalaient en splendeur, mais aucune ne la surpassait.
Cette maison ne commence à être historique que
TOV. III. 12
178 ENGUERAND DE COUCf.
vers le dixième siècle. Les sires de Couci , jadis gou-
verneurs d'une partie de la Picardie, devinrent en peu
de temps très-redoutables. Le plus célèbre fut Léon,
ou plutôt Lion. I^es anciennes chroniques le représen-
tent d'une taille si élevée , qu'au milieu des combats les
panaches de son casque servaient d'enseigne à ses sol-
dats; sa force était telle, que d'une main il arrachait
les créneaux et de l'autre brisait les chaînes des ponts-
levis qu'on refusait de baisser devant lui : il fut tué
d'un coup de francisque, par Réginaire , évêque de
Liège, dans la bataille livrée en 1087, non loin de
Bar, entre l'empereur Conrad II et Eudes II, son com-
pétiteur. Après la mort de Lion , la sirerie de Coad
revint à l'archevêque de Reims; les prélats de cette
ville, qui tenaient ces domaines de la munificence de
Charlemagne, en avaient été dépouillés à rétablisse-
ment du système féodal. Boniface, archevêque de
Reims en loSy, les donna à son neveu Albéric (i),
mais celui-ci ne les conserva pas longtemps ; Engue-
rand Y\ comte de Dreux , le déposséda en 1 070 , s'em-
para de ses terres, et prit le titre de sire de Couci,
au mépris des foudres canoniques qu'on lançait contre
lui. Enguerand I", fondateur d'une maison puissante,
descendit au tombeau en 1 1 1 5 , chargé d'an» et de
gloire. Suger, son contemporain, le qualifie d'horaine
vénérable et rempU d'honneur, virvenerabilis etho^
uorifîcus egregie. Enguerand laissa pour successeur
Thomas de Marie, son fils, homme extraordinaire cl
d'un mérite éclatant. Enguerand III, fils aîné de Tbo-
(i) Duplessis, Histoire de la maison de Concî , p. IS7.
ElfrCtTËflAND DE COUCl. I^g
mas 9 fut un des héros de la bataille de Bouvines;
placé itu Centre avec les milices du Vermandois, du
âoissonndisy et deux mille hommes levés sur ses do-
maitfés^ il enfonça Faile galoche de Fentiemi : les di-
vefsé§ relaticni^ ^'accordent à dire que Mathieu dé
M6ûtiri€rt*êfld et lui eurelit la plus grande part au
gtin âe la journée. Il accompagna ensuite le fils de
Philippe 9 qui allait prendre possession de la cou-
ronné d'Angleterre. Ce fut cet Ënguerand III qui
ëcvâ, en 1240, sur les anciennes fortifications de
•ôû château y les bastions et la haute tour dont les
voyageurs vont encore visiter les débris.
Apfèd la mort de Louis VIII les prindpaul feuda^
tâîres formèrent une ligue coiitre Blatiche de Gastille,
^clsrréé régente pendant la minorité de Louiâ IX, son
fib, et reconnurent pour chef, dans une assemblée
géûérâle, Ënguerand, le plus riche et le plus puissant
possesseur de fiefs. Pépin et Hugues Capet avaient
Commencé au même titre de nouvelles dynasties.
EngUéfand, aveuglé par la vanité, mit sur ses ban-
nières une devise dont le sens était : Je monterai sur
le trône. Il se revêtit même des ornements royaux
pour les essayer dans ses appartements ; on le vit par-
courant ses domaines la couronne en tête. La fermeté
de Blanche , la loyale conduite de Mathieu de Mont-
taorenci, firent échouer ces projets ambitieux; Ën-
guerand , rendu à ses devoirs, abdiqua un trône qu'il
tfarvait point occupé, devint le défenseur le plus fi-
dèle du prince légitime, et fit oublier ses torts par
des services non contestés : ce fut alors que le vassal
prit cette devise devenue célèbre : Je ne suis roi, ni
r8o KNGUERAni) DE GOITCl.
prince y ni comte aussi , je suis sire de Couci (ï); de-
vise qui respire k la fois la fierté et les regrets. Un ac-
cident déplorable termina la vie d'Ënguerand IH
(1243) : il passait à gué une petite rivière auprès de
Vervins, son cheval, effrayé, le jeta à terre ; la violence
de la secousse fit sortir son épée du fourreau , En-
guerand tomba sur la pointe , et expira au bout de
quelques instants. Il ne laissa qu'un fils, qui mourut
sans enfants : en lui s'éteignit la branche aînée. £n-
guerand Y , issu de la cadette , hérita de tous les biens
de cette illustre maison; son fils ainé,£nguerand YI,
père du héros dont nous écrivons la vie, avait com-
battu dans toutes les guerres entreprises par Philippe
de Valois, soit enGuienne, soit en Bretagneou en Pi-
cardie ; il devint l'heureux époux de Catherine, fille de
Léopold, duc d'Autriche, et mourut à la fleur de l'âge,
ne laissant de son union avec cette princesse qu'un fils
âgé de deux ans : sa veuve fut reconnue tutrice de
cet enfant, sur la tête duquel, dans l'espace de quelques
mois, vinrent se réunir des domaines considérables,
notamment ceux de Marie , de Boissy et de la Fère.
Ciatherine ne craignit pas d'abandonner le beau nom
do Couci pour épouser un baron allemand d'une nais-
sance médiocre : elle mourut peu de temps après de
cette peste qui étendit dans le quatorzième siècle ses
ravages sur tout le globe, et enleva en Europe le tiers
de la population.
Le jeune Enguerand VII, resté orphelin , passa sous
l'autorité de son oncle Raoul de Couci, sire d'Havrain-
(i) Cette devise annule tous les raisonnements de Dubelloy.
KNGUKRAND DE COUCI. l8l
court D'après les droits de la couronne , le roi de
France était protecteur-né de ses vassaux et tu-
teur de leurs enfants. Philippe de Valois adjoignit à
Raoul de Couci, pour admini^rer les immenses biens
de son pupille , le sire de Nesle et Mathieu de Roye.
Le sire d*Havraincourt fut chargé spécialement de
Féducation de son neveu : ce banneret avait plus de
connaissances que la plupart des nobles de son temps ;
il observait les lois de la chevalerie avec une ferveur
toute particulière. Les fabUaux l'appellent Yoncle du
grofid Ënguerand de Couci^ et lui attribuent un fait
assez singulier : ayant aperçu dans une assemblée un
jeune homme issu de haut lignage, mais que Ton au-
raitpris pour un jongleur à son ridicule accoutrement,
il le contraignit de se retirer pour aller se vêtir d'une
manière plus convenable à son rang et à l'état de che-
valier auquel ce bachelier aspirait depuis longtemps.
Le sire d'Havraincourt cultiva avec soin les germes
des vertus qui se développaient chez son neveu. A
seize ans, Ënguerand faisait déjà l'admiration géné-
rale par sa beauté mâle et par un mérite qui n'était
pas ordinaire dans un vassal de son âge. Charles Y ,
régent pendant la captivité de son père, voulut lui
conférer l'ordre de la chevalerie : cette cérémonie
eut lieu à l'hôtel Saint-Paul, au mois de mars i36o.
Ënguerand , de retour dans ses domaines , essaya son
jeune courage contre les paysans du Beauvoisis, ré-
voltés , et qui venaient de former la ligue redouta-
ble connue sous le nom de la Jaquerie : il les tailla
en pièces (i 358), et en délivra la contrée. (Froissart,
livre r, chap. i83.)
l8a £NGI}£R1NJ) DE GOUCI.
La paix de Bretigny (i ) ayant été conclue, Edouard
exigea pour garants de l'exécution de ce traité la re-
mise entre ses mains des chefs des lignées les p\u^ il-
lustres du royaume; il désigna en particulier rhéfi-
tier de la maison de Couci. Ënguerand ne ûi «ucuqe
difficulté de se sacrifier au bien public ; accompagné
d'une suite nombreuse et d'un train f^tstueux^ il ar»
riva en Angleterre, où l'on s'empressa de le recevoir
comme un naturel du pays, plutôt qu'en étranger; car il
y possédait des biens immenses , dont sa famille avait
hérité de Chrétienne de Baiileul, princesse d'ÉcoVM^
femme d'Enguerand V, chef de la seconde branoba
des Couci. Edouard lui fit un accueil distingué. Nouiv
rissant toujours l'espoir chimérique de devenir un jour
roi de France, ce monarque ne songeait qu'à s'y faire
des partisans : il avait caressé Clissou, il caressa de
même Couci, et mit en usage auprès de lui tous las
genres de séduction : les fêtes se succédaient au pa-
lais de Windsor; Ënguerand y était admis comme allié
de la famille royale. Enfin Edouard III voulut en faire
son gendre : Isabelle , sa fille aînée , passait pour une
princesse accomplie (a); sa mère Philippe de Haï-
naut lui avait inspiré de bonne heure le goût des let-
tres; elle les cultivait avec une ardeur peu ordinaira
chez une personne de son sexe. L'historien Froiasart|
(i) Ce village est à deux petites lieues de Chartres; on y voiteocort
la ferme où la paix fut signée. Elle appartient à la famille de GaniUs.
(a) Duchesne, le moine de Saint-Denis, et tous les historieDS fran*
cals, disent qu'Isabelle était la fille cadette d'Edouard; Wasingham ,
Hume, Rapin Thoiras disent qu'elle était Tainée : l'autorité de ces
derniers nous parait bien plus respectable.
£;srGU£RàirD oje gougi, i83
clerc de la chambre de la reine d'Angleterre, reçut
l'aimable mission de diriger ses études. Un sentiment
réciproque unit bientôt Enguerand et la fille d'E-
douard : le monarque donna en dot la baronnie de
Bedford, une partie du comté de Lancastre, et 4)Ooo
liv. de rente. On ne trouve nulle part la date précise
de ce mariage. Il était assez étrange de voir un baron
français , prisonnier pour son roi , épouser la fille de
celui qui le retenait dans les fers : disons-le, des motifs
politiques avaient seuls dirigé le vieux Edouard, en
formant cette union. Couci possédait une partie de la
Picardie ; ses domaines bordaient les frontières de l'Ile-
de-France ; Edouard, de son côté, possédait le Ponthieu
et le comté de Guines , enclavés dans les terres de
Couci. Il lui importait d'augmenter ce territoire si
voisin de Paris , et de le mettre dans une main qui lui
fût dévouée; un motif semblable l'avait décidé à ren-
dre la liberté à Gui de Blois, moyennant la cession
du comté de Soissons. Edouard, devenu possesseur de
ce fief, le donna aussitôt à Couci (i367) , en échange
de 49000 liv. annuelles qu'il lui payait au terme du
contrat de mariage. Dès ce moment Enguerand ne
fut connu en Angleterre que sous le nom de comte
de Soissons : c'est ainsi que Rapin Thoiras le qualifie
(tom. III , pag. 256, liv. x).
Cependant Couci ne justifia point les fatales espé-
rances que l'on avait fondées sur lui. Flatté des pré-
venances d'un grand roi, uni à une femme jeune et
belle, ce baron avait pu oublier un moment qu'il
était né Français ; mais les malheurs qui vinrent as-
saillir son pays l'émurent profondément, et les sen*-
l84 KNOlUiUAN» DE CODCI.
tiinents patriotiques se réveillèrent en lui dans toute
leur vivacité.
Jjiï guerre allait éclater après la mort du roi Jean :
Enguerand, pour échapper aux pressantes sollicita-
tions d'Edouard III, qui voulait le charger de la con-
duite d'un corps de troupes, demanda la permission
de visiter ses domaines, qui réclamaient son retour
après six ans d'absence : il signala sa venue par des
bienfaits y en affranchissant du droit de main morte
les habitants des fiefs de Couci, de Landricourt, de
Verneuil, de Kienville , de Créci , de Monceaux. (Du-
chesne, Preuves, p. 4 1 5.)
Il reçut avec beaucoup de pompe, dans son hôtel
à Paris, son beau-frère le duc de Clarencei durant la
trêve de i368. Le duc de Clarence était ce beau Lio-
nel, second fils d'Edouard, l'objet de la prédilection
du monarque , le seul de la nombreuse famille royale
qui se montrât digne par ses brillantes qualités d*étre
le frère du prince Noir. Lionel, veuf alors d'Elisa-
beth de Burg, allait en Italie épouser Violente, fille
de Galéas, seigneur de Milan , qui lui apportait eu
dot deux cent mille florins , la ville d'Alba et plusieurs
domaines considérables. T^e prince anglais ne revit
plus sa patrie; il mourut six mois après son nouvel
liy menée, que le poète Pétrarque avait célébré dans
ses chants. Enguerand assista, l'année suivante ^ à un
mariage bien plus remarquable, et qui mit l'héritage
de Flandre dans la maison de Valois : nous voulons
parler de l'union de Philippe le Hardi, duc de Bou^
gogne,avec Marguerite, tille de Louis de Mâle. Cette
affaire importante fut conclue grâce à l'habileté de
CNCIIËRAND DE COUCf. l85
Philippe (l'Orgemont, chancelier du Daiipbiné. Phi-
lippe 9 fastueux comme la plupart des princes français ,
acheta dans tous les pays des joyaux en quantité;
Enguerand lui vendit pour l'j^ooo écus de perles,
qui furent remises entre les mains de Jean Hue,
garde-joyaux du duc : Tacle de vente fut dressé par
maître Jacques Duval , secrétaire, et cacheté par Jean
Juppin, chaufie-cire du prince. (Labarre, i" partie.)
Peu de temps après, les seigneurs delà Quintanie,
les comtesde Comminges , d'Armagnac, de Périgord ,
de Rochechouart , ayant brisé les liens dont le prince
Noir les avait enlacés , donnèrent matière par leur ré-
sistance à une nouvelle guerre ; elle éclata spontané-
ment. Enguerand se trouvait dans la nécessité d'op-
ter entre les deux partis; sa position devint fort
délicate, étant gendre du roi d'Angleterre, et feuda-
taire de celui de France. Devait-il s'armer contre le
prince dont il venait d'épouser la fille, ou concourir
à l'abaissement de sa première patrie en combattant
les Valois, que son père avait servis glorieusement?
Dans cet embarras, le sire de Couci prit un terme
moyen qui mit à couvert sa conscience et son hon-
neur : il courut chercher la gloire et les dangers sur
un théâtre plus éloigné. Charles V, sentant l'impossi-
bilité de compter Enguerand parmi ses défenseurs,
se trouva fort heureux de tïe pas le voir au nombre
de ses ennemis.
Les Visconti régnaient à Milan, dont ils avaient
dépouillé la famille de Napoléon délia Tore; l'histoire
de leur règne n'est qu'une série d'actions odieuses.
Bernabo Visconti devint le prince le plus puissant de
l86 ENGUERANU DK GOUCI.
la péninsule italique, et poussa ses empiétements jus-
qu'aux portes de Rome, menaçant d'envahir la Mé-
tropole du monde chrétien. Urbain Y, épouvanté,
quitta le comtat Yenaissin , passa les monts, et se vit
obligé de traverser le camp des soldats milanais pour
entrer dans Rome, où il arriva le i6 octobre 1367.
Urbain Y, le même pontife que les Malandrins ran-
çonnèrent dans Avignon , s'était imaginé que sa pré-
sence en Italie suffirait pour arrêter les entreprises
de Bernabo : vaine espérance ! Urbain fut trop heu-
reux de pouvoir regagner Avignon , où il mourut vers
la fin de 1370; il eut pour successeur Grégoire XL
Ce pontife commença par excommunier Bernabo, et
ne cessa de déployer constamment une vigueur qui
étonna les Milanais. Il forma contre eux Une ligue,
et en nomma chef suprême le comte de Savoie. Depuis
un siècle les comtes de Savoie étaient des hommes
véritablement supérieurs : ils augmentèrent leurs
États de telle manière, que chaque jour le poids en
devenait sensible dans la balance de l'Europe. Celui
dont Grégoire XI arma le bras contre les Yisconti por-
tait le nom d'Amédée YI ; on le surnommait le Comte'
Fertj à cause de la couleur de ses armes : il venait
de remplir l'Orient du bruit de ses exploits. Yainqueur
d'Amurat P, il lui avait enlevé l'importante forteresse
de Gallipoli. A peine rentré dans son comté avec un
butin prodigieux , le paladin fut jugé digne d'être le
défenseur de l'Église. Ëngucrand, ne pouvant se mê-
ler de la querelle de la France et de l'Angleterre , vou-
lut se dédommager de cette contrainte en allant pren-
dre les premières leçons de la guerre du héros de la
I
kjsgvmkjlmd de couci. 187
Savoie, dont il ^n,^.t proche parent parles femmes. I/$s
préparatifs contre les Visconti furent immenses* Le
roi de Hongrie voulut servir sous Amédée, comme
volontaire; l'empereur Charles IV, la reine de Naples,
envoyèrent des troupes : la France se trouva repré^
sentée dans cette ligue sainte par le jeune Couci, qui
conduisait cinq cents lances. Charles Y, quoique fort
occupé avec les Anglais, lui avait donné trois cents
chevaliers.
Les succès toujours croissants de Bernabo et de
Galéaa son frère augmentèrent rapidement le nombre
de leurs partisans. Les deux Visconti se tnénagèrent
des intelligences au sein des divers États de Tltalie, et
jusque dans ceux du redoutable comte de Savoie. Le
f marquis de Saluées, au mépris des devoirs de vassal,
se déclara contre Amédée VI; celui-ci n'attendit pas
qae le rebelle prît l'offensive, l'attaqua rudement
et lui enleva Coni (i). Ce fut sous les murs de cette
place (137a) qu'Enguerand fit ses premières armes.
Le comte de Savoie, charmé de la valeur du banueret
français, lui donna en présence de toute l'armée son
gantelet, comme un gage de son estime et de son ami*
tié; peu de temps après, il l'iuvestit du commande-
ment de trois divisions. La dispersion totale des trou-
pes du marquis de Saluées permit au comte Amédée
de marcher sur Asti, resserré par Bernabo, dont l'ar-
mée venait d'être renforcée des bandes que condui-
sait Ancut, aventurier gallois, la terreur de l'Italie.
Enguerand espéra qu'en qualité de gendre du roi
(f) Gaichenon» Histoire de Savoie, p. 4><*
ld8 ENGUERAMD DE COUCf.
d'Angleterre il pourrait obtenir quelque chose de ce
sauvage guerrier ; il courut le trouver dans son campi
et l'exhorta, au nom d'Edouard III , à abandonner les
intérêts des Yisconti. La négociation fut conduite si
heureusement, que le partisan Ancut passa subitement
ainsi que ses bandes sous les ordres de G>uci, et
opéra une diversion puissante en perçant par le Par-
mesan jusque dans les États de Bernabo; il franchit
tous les obstacles qui s'opposaient à sa marche , et
arriva aux portes de Milan. Les Yisconti, épouvantés,
rappelèrent Bernabo, qui se vit contraint de lever le j
siège d'Asti (i).
Après la retraite du général italien, Amédée 8*a-
vança dans le Milanais par la vallée de Saint-Martin,
et balaya le pays l'espace de vingt lieues. Couci mar-
chait en même temps sur Ferrare avec Ancut, et me-
naçait ainsi les plus riches domaines des Yisconti. Le
fils aîné de Galéas accourut à la tête de douze mille
hommes (Gorio, p. 246). Rnguerand, ayant passé la
Chiesa à gué , se retrancha derrière une position très*
redoutable. L'Italien, se fiant à sa supériorité numé-
rique , vint l'attaquer ; mais il fut repoussé, battu com-
plètement , et fait prisonnier ainsi que deux mille des
siens. Cette victoire, remportée le i5 mai 1873, jeta
un tel éclat, que le pape écrivit des lettres de féli- ,
citation au comte de Savoie et au sire de Couci, dont
le sang-froid et les sages dispositions avaient assuré ce
beau triomphe.
Le lendemain les vainqueurs s'emparèrent de la
(i) Gorio, Historia cli Milauoi p, 346. — Guichenou, p. 431.
ENOUERAND DE COUCF. l8q
ville de Bologne, qui devint le point central des opé-
rations. Le comte de Savoie passa l'Adda, ayant sous
ses ordres le principal corps , traversa le pays de Ber-
game, de Brescia, et vint opérer sa jonction avec En-
guerand dans les plaines de Bologne. Les alliés, se
trouvant réunis, résolurent de commencer le siège
de Plaisance (octobre i373). Les préparatifs furent
poussés rapidement; on s'empara, dans une attaque
de nuit, des fortifications avancées. De leur côté , les
Visconti opposaient la résistance la plus opiniâtre;
mais leurs partisans commençaient à les abandonner.
Les avantages nouvellement remportés en faisaient
présager d'autres; déjà les habitants de Plaisance
murmuraient hautement, lorsque tout-à-coup le
comte de Savoie tomba malade. Il se fit transporter à
Modène , laissant la conduite du siège au sire de Couci.
Ce dernier poussa les opérations d'une manière si
vive, que les Visconti, effrayés, envoyèrent parlemen-
ter : on conclut une trêve sous la médiation de la
république de Venise. Sur ces entrefaites, le sire de
Couci reçut un message du roi de France. Charles V
venait d'éprouver de quel prix peut être un grand
général. Duguesclin avait fait succéder des triomphes
à des revers : l'intérêt de l'État exigeait de rassembler
autour du héros breton des émules capables d'en-
chaîner comme lui la victoire, et de le remplacer
enfin si jamais la mort le frappait au milieu des com-
bats. La renommée ne cessait de publier les exploits
d'£nguerand;le roi le regarda comme une précieuse
conquête , et , pour le déterminer à revenir en France,
il dépêcha vers lui un chevalier à bannière, porteur
igo EAGUERARD DE GOUGI.
du bâton de maréchal. Depuis cinquante ans cette
dignité avait été illustrée par plusieurs guerrier» cé-
lèbres, et suivait immédiatement celle de connétable^
mais Enguerand de Couci la refusa : il se croiyait
toujours lié par ses serments à la fortune de FAdi^
terre, et avec d'autant plus de raison que^ Jyettdfltit
le cours de ta dernière guerre , Robert Kendted al
les autres lieutenants du duc de Lancastré avaient
mis un soin extrême à ménager les domaine» àé \â
maison de Couci. « La terre du seigneur de Gottd^
dit Froissart (livre II) , demeura toute en ptât; oûû^
queslesÂngloisforfirentniàhomme Aiàfemttie d^là
Valeur d'un denier , qui dist je suis à môdseigtiêuf dé;
Couci. » Une trêve que Ton signa eh 1374 permit ft
Enguerand de rentrer dans le royaume sans violer la
foi jurée; mais il ne put y goûter un long repos.
Notis avons dit ailleurs qu'un vice radical désolait,
au moyen âge , la société tout entière : à peine le fléati
de la guerre interrompait-il ses ravages, qu*un autre
apparaissait plus terrible encore que le premier ; c^é-
tait rgisiveté des soldats , dont on venait de licencier
les de.^x tiers. Accoutumés à vivre sans contrainlte^
à conquérir sur l'ennemi un butin journalier, ils ne
pouvaient se résoudre à subsister du produit de leur
travail. Dès que la trêve de 1374 fut conclue, dofi2^
mille de ces soldats se trouvèrent subitement réunis.
Ils avaient à leur tête vingt-cinq capitaines subor-
donnés à un seul, dont l'histoire ne dit pas le nom. Lei
fameux partisan Arnaud CervoUe était mort depdil l
i366 (i).
(i) Duplessis et même les auteurs de TArt de vérifier les dates
KNGÛBRAIfD DE COUCI. l'gi
Le sire de Couci ne crut pas manquer au serment
qui le liait à Edouard III en offrant k Charles V de dé-
livt^r le royaume de cette calamité, en employatit
l'expédient dont s'était servi Duguesclin quelques an-
ûêe^ attparavanf ^ c'est-à-dire en conduisant dans une
terre étrangère ces bandes désordonnées; d'ailleurs
lafôitune lui présentait , en ce moment, une occasion
toofe naturelle de les mener sur les bords du Rhin.
L'empereur Albert I** avait laissé vingt-un enfants.
L\in d'eut, LécFpold, dit le Glorieu:ty reçut en apa-
nage l'Autriche, l'Alsace et le Brisgav^; une de ses
filles épousa Enguerand VI , sire de Couci, père d'£n-
juerand VII. Léopold étant mort sans héritier mâle,
Couci devint son héritier du chef de sa mère Cathe-
tarine,fiUeunique du duc d'Autriche; mais les autres
Bis de l'empereur Albert , oncles de Catherine, s'op-
posèrent à ce qu'un si bel héritage passât dans les
mains d'un étranger, et surtout d'un Français; ils se
partagèrent la succession de leur frère et la retinrent
tout entière, malgré les vives réclamations du sire
fHavraincourt, tuteur d'Enguerand VII. Celui*ci , en
âge de gouverner par lui-même ses domaines; rede^
manda, mais vainement, l'héritage de sa mère; il
pforta ses plaintes à l'empereur Charles IV. Le monar-
tjue allemand s'excusa surcequ'onlui contestait l'Em-
pire, et que, dans cette position critique, il se voyait
ont commis une erreur manifeste en mettant Arnaud Cervelle dans
l'expédition de iSyS. Ce chef de bandes n'existait plus depuis i366.
Cette vérité est démontrée d'une manière incontestable dans l'ouvrage
de M. Zur Tiauben; par Duchesne, Histoire des seigneurs de Cbâ-
teauvillain ; et surtout par la savante dissertation consignée dans les
Bfémoires de l'Académie des Inscriptions ^ t. XXV, p. i68.
19^ ENGUERAND D£ COUGI.
hors d état de faire rendre justice aux autres. Ce-
pendant, délivré de son compétiteur, non-seulement
Charles IV n'écouta pas les réclamations de Couci,
mais encore il contracta une alliance intime avec la
maison d'Autriche, maria une de ses nièces au second
fils d'Albert^ et lui assura la possession d'une portion
des biens de Catherine. Les guerriers de cette époque
ne voyaient rien au-dessus de leurs résolutions : En-
guerand conçut le projet d'aller disputer, les armes
à la main, l'héritage de sa mère au duc d'Autriche et
à l'empereur lui-même; le roi l'y encouragea.
La succession réclamée par le sire de Couci se
trouvait entre les mains de Léopold le Courtois^ au-
quel étaient échus en partage l'A Isace , le Brisgaw et
les terres enclavées dans les cantons suisses. Engue-
rand n'avait aucun droit sur l'Autriche, possédée par
Albert IWle Tracassier.h^ plupart des historiens se
sont mépris à cet égard. D'après les lois féodales qui
régissaient alors l'Europe entière, le sire de Couci,
héritant par sa mère, ne pouvait revendiquer TAu-
triche, fief masculin, mais seulement l'Alsace et le
pays enclavé dans la Suisse, biens allodiaux apportés
par son aïeule dans la maison d'Albert I*'.
Voulant épuiser toutes les formes de la justice, En-
guerand écrivit une seconde fois au duc de Brabant,
vicaire de l'Empire, pour le prier de soumettre sa ré-
clamation au monarque germanique, et l'informer
qu'il aurait recours à la force des armes si on lui re-
fusait satisfaction. Le duc de Brabant répondit que
l'empereur ne pouvait pas se mêler de ce grand dif-
férend , et qu'il resterait neutre dans la querelle. Sur
ENGUERAND DE COUCf. IqS
cette réponse, Enguerand demanda à Charles V la
permission de réunir les bandes éparses dans les pro-
vinces voisines de Paris. Le roi lui délégua à cet effet
une partie de son autorité, et fournit même 60,000
livres afin de contribuer aux frais de l'expédition . Des
hérauts d'armes se mirent à parcourir la Picardie, la
Champagne, l'Ile-de-France, la Normandie, et an-
noncèrent aux soldats licenciés qu'ils eussent à se réu-
nir, attendu qu'un ordre suprême les faisait passer
à la solde du sire de Couci, lieutenant du roi. Ces hom-
mes , qui naguère méprisaient la voix des magistrats
elles exhortations du clergé, obéirent à ce comman-
dement avec une docilité qu'on n'attendait pas d'eux.
Les vingt-cinq capitaines se concentrèrent sur un seul
point, pour y attendre des ordres ultérieurs. Engue-
rand , de son côté , fit des levées dans ses terres de
France et d'Angleterre; deux mille Bretons vinrent
se ranger sous ses bannières, ainsi que raille cinq cents
nobles de différentes provinces. Le vieux Raoul d'Ha-
vraincourt, oncle d'Enguerand^ amena deux cents
chevaliers. Edouard III, jaloux de servir les intérêts
de son gendre, auquel, d'ailleurs, il portait une véri-
table amitié, lui envoya mille chevaliers commandés
par le comte de Kent. Ces troupes réunies formaient ^
disent les historiens allemands, soixante mille combat-
tants, dont seize mille achevai ; des données plus cer-
taines diminuent ce nombre d'un bon tiers. Il doit
nous paraître aujourd'hui fort étonnant de voir un
simple banneret aller réclamer l'héritage de sa mère,
à la tête de quarante mille hommes. Avant d'entrer
en campagne, le sire de Couci, voulant se rendre fa-
TOM. III. l3
194 EKGUERAND DE GOUGI.
Yorables les villes de Strasbourg et de Colmar, leur
adressa un manifeste daté de Mazevaux, le a4 sep-
tembre 1875 (i). Cette démarche ne produisit rien.
Ënguerand n'en fut point découragé, et n'en jura pas
moins de faire baigner son cheval dans les eaux du
Danube (2).
Les aventuriers, formant deux divisions d'avant-
garde sous le commandement de vingt-cinq capitai-
nes, partirent aux premiers jours d'octobre 1375.
Comme ils allaient faire la guerre dans un pays froid
et à l'approche de l'hiver ( ce qui n'était pas ordinaire),
ils endossèrent par-dessus leurs cuirasses de longs
manteaux, dont l'usage se conserva depuis parmi les
soldats de différents pays. Suivant leur coupable ha-
bitude , les Malandrins se livrèrent aux excès les plus
épouvantables, répandant l'effroi en tous lieux; ils
désolèrent la Lorraine , déjà ravagée par eux dix ans
auparavant, lorsque Arnaud Cervolle les commandait.
Les habitants ne trouvaient point de retraite asse*
obscure pour échapper à leurs fureurs. Ces bandes
entrèrent de vive force dans Metz, et allaient livrer
cette ville aux flammes, lorsque le sire deCouci arriva
conduisant l'arrière-garde et le corps de bataille, for-
mant ensemble vingt-cinq mille soldats très-bien dis-
ciplinés. Indigné de la conduite des aventuriers, dont
on payait la solde régulièrement, il ne craignit pas
de déployer contre eux une courageuse sévérité. 11 fit
décapiter au milieu de son camp, et devant l'armée
réunie, deux anciens lieutenants d'Arnaud Cervolle,
(i) Preuves de THistoire d'Alsace , par Lag;uil le.
(a) Chronique de Soleure, t. II; p. i35.
E1!fC€ER\ïrD DE COUCf. 193
instigateurs de ces désordres. Un exemple aussi ter-
rible ne parut pas suffisant pour arrêter ces débor-
dements : le sire de Couci résolut d'occuper sans délai
leur humeur dévastatrice, en l'employant contre son
compétiteur. Il s'avança en Alsace dont les habitants^ de
touttemps très-belliqueux, essayèrent d'arrêter l'avant-
garde, formée des compagnies de tard*venus. Réunis
àPsaffenhoven , ils remportèrent quelques avantagea;
mais ce fut un malheur pour l'Alsace : les aventuriers
en prirent le prétexte de se livrer aux cruautés les
plus inouïes ; ils atteignirent les paysans^ les taillé^
renten pièces, et ne laissèrent dans cette contrée que
des ruines, sans que le sire de Couci et les autres
chefii pussent s'opposer à leurs dévastations. Enfin
l'armée arriva aux portes de Strasbourg ; le général
demanda le passage par la ville pour franchir le Rhin :
on le lui refusa d'abord ; mais à la vue des préparatifs
que l'on faisait afin de l'obtenir par la force, les ha-
bitants, effrayés, livrèrent passage, en payant 3o,ooo
florins pour se racheter du pillage.
Enguerand franchit le fleuve, suivi des bandes noi-
res seulement, et les étendit sur la rive droite; il re-
passa de sa personne le Rhin au bout de quelques
jours, établit ses opérations en Alsace, et les poussa
jusqu'au milieu des cantons suisses, menaçant ainsi
d'un coté avec ses bandes les États d'Albert III, et de
l'autre ceux de Léopold au moyen des troupes régu-
lières. Il franchit le Rhin une troisième fois, le 20 oc-
tobre, pour aller se mettre à la tête des grandes com-
pagnies : il s'enfonça dans le pays, montrant une au-
dace digne des affreux soldats qui marchaient sous
i3.
îçfi ENGDERAND DE GOUCI.
ses ordres. Les historiens Jean de Grus et Gérard dé
Boo disent que rAllemagne fut saisie d'épouvante à
l'arrivée de Couci, qu'ils appellent Cussin. Rien né
pouvait tenir devant sa furie; les troupes d'Albert
furent culbutées et battues sur tous les points : les
talents y l'intrépidité qu'Enguerand déployait, lui ga-
gnèrent le respect des hommes farouches qu'il traî-
nait à sa suite. Albert, effrayé à la vue des succès tou-
jours croissants de l'ennemi, dont le Danube même
ne pouvait arrêter la marche, adopta dans son dé-*
sespoir un genre de guerre nouveau. Il briilà lui-
même trente lieues de pays le long du Danube, ne
laissant ni bestiaux ni subsistance d'aucune espèce.
L'hiver devint pour ce prince un puissant auxiliaire :
les soldats de Couci, que nulle force humaine n'a-
vait pu faire reculer, trouvèrent dans les horreurs de
la faim et dans les rigueurs de la saison le châtiment
de leurs excès ; les deux tiers périrent de misère. En-
gucrand battit en retraite avec le comte de Kent et
quatre mille hommes, reste de cette division de quinze
mille combattants, qui, à elle seule, avait porté
l'effroi au sein de la Germanie. Il repassa le Rhin sans
regret, ne regardant pas cette tentative comme infruc-
tueuse ; car elle avait servi d'une part à donner aux
deux compétiteurs, Albert etLéopold, une idée de
sa puissance, et de l'autre elle avait usé dans une
entreprise aussi glorieuse que gigantesque des hom-
mes tels qu'on n'en pouvait déplorer la perte. Le sire
de Couci se consola de cette espèce de revers, en re-
trouvant dans l'état le plus prospère l'armée laissée
en deçà du fleuve : le vieux Raoul, son oncle, y aval if
£NGU£RAf9D DE COUCI. I97
maintenu une discipline admirable. Enguerand ayant
repris le commandement en chef, recommença ses
opérations contre Léopold , qui défendait en personne
ses domaines d'Alsace. Les deux armées se rencontrè-
rent auprès de Brisach. Léopold avait pour lui les ha-
bitants, depuis longtemps accoutumés à la domina-
tion des princes tudesques. Le général français fit de
si savantes dispositions, que l'ennemi se vit obligé
d'accepter le combat après l'avoir refusé longtemps.
Léopold, vaincu, se sauva, grâce à la vitesse de son
cheval, et courut se renfermer dans Brisach. Couci,
l'ayant cherché au fort de la mêlée durant plusieurs
heures, le poursuivit chaudement ; mais il arriva lors-
que les ponts-levis se levaient. Revenu sur le champ
de bataille, le paladin tua de sa main le margrave de
Hesse, qui cherchait à rétablir l'action (i).
Le sire de Couci se trouvait hors d'état , par le man-
que de machines de guerre, d'entreprendre le siège
d'une ville aussi bien fortifiée que Brisach; ayant laissé
devant la place un corps de troupes pour la bloquer,
il s'occupa à enlever successivement les châteaux forts
dont l'Alsace paraissait hérissée; puis il résolut de
pénétrer en Suisse , dont quelques cantons avaient
contracté alliance avec Léopold. Les habitants de ces
agrestes contrées, jaloux de leur indépendance, dé-
testaient les étrangers, quels qu'ils fussent. En se déci-
dant à les forcer dans leurs montagnes, Enguerand fai-
s^t ce que personne n'avait osé tenter; il pénétra dans
r Argaw à travers des chemins impraticables , et ar-
(i) Laguille^ Histoire d'Alsace , p. 3io.
ig8 EIKGUIDRAlfD DE COUCI.
riva devant Wallembourg y où les Suisses rattendaient.
Les trois mille aventuriers , reste des deux divisionHy
formaient de nouveau l'avant^garde ; ils s'élancèrrait
sur les remparts, rien ne put arrêter leur impétuo-
sité ; la garnison se fit hacher au milieu des Cbrtifi»
cations; la ville, prise d'assaut, fut livrée aux flam»
mes et détruite de fond en comble au bout de quel*
ques heures. Encouragé par ce brillant début, Couci
forma le projet de se porter sur fiâle, qui ne faisait
pas encore partie de la confédération. Cette ville n'A-
vait pas eu le temps de rétablir ses murailles, détruites
en i356 par un tremblement de terre ; mais à la nou-
velle de l'entrée de l'ennemi sur son territoire , elle
demanda des secours aux cantons, qui s'empressèrent
de lui envoyer quatre mille hommes. Couci , appre-
nant que Baie se mettait en défense, abandonna aon
dessein , et résolut de pénétrer sans délai dans lecœur^
(le la Suisse. Il engagea son armée dans les montagnes
d'Hawestein, où elle eut à surmonter des difficultés
sans nombre, des torrents impétueux à franchir, des
éboulements de terre à éviter. Le général français
soutenait le courage de ses soldats par son sang-froid,
sa patience et une ardeur infatigable ; enfin on par-
vint au delà de ce passage inexpugnable, en dépit des
efforts des paysans levés en masse, qui faisaient roaler
du haut des monts des quartiers de pierre et des troncs
d'arbres. Pour la première fois , ces lieux sauvages r^
tentirent du glorieux cri de France, Enguerand vou»
lait pousser jusqu a Soleure, et même jusqu'à^Beme,
pour contraindre les cantons à rompre leur alliance
avec r^éopold; mais, après avoir traversé les mon-
EHGUERAND DE GOUGl. 199
lagnes d'Hawesteiu, il lui restait encore à forcer le
pas de la Gus. Une division de troupes allemandes,
coimnandées par le comte de Nidau, et soutenues
par les Bernois, voulut le lui disputer ; il la culbuta, et
déboucha fièrement dans la plaine avec quinze mille
hommes. Sa périlleuse entreprise lui en avait déjà
coûté dix mille. En apprenant que le passage de la
Glus était forcé, la Suisse conçut de vives alarmes;
Berne et Soleure se trouvaient à la fois menacées.
Les hommes de tout âge, les femmes, les enfants,
coururent aux armes. Les Bernois mirent en déli-
bération si, pour oter à l'ennemi le moyen de sub-
sistCTi ils brûleraient le plat pays et les granges,
comme Léolpold avait agi en Alsace. Un bourgeois
nommé Reider s'y opposa : « Quant à moi, dit-il,
je ne veux rien changer à ma grange; j'attendrai
J'ennemî de pied ferme, et je la défendrai s'il plait
iDieu. » Son exemple encouragea tous les autres (i).
Le sire de Couci, que rien n'étonnait, poursuivit
sa marche. Il détacha le comte de Kent et quatre
mille hommes, lui intimant l'ordre de pousser sur
Berne le plus près possible, de choisir une bonne
position, de s'y fortifier, et d'y attendre que le reste
de l'armée vint opérer sa jonction avec lui : le gé-
néral en chef espérait occuper par cette manœuvre
ks Bernois, et les empêcher d'aller au secours de So-
leure. Enguerand , dirigeant le corps principal , cô-
toya la rivière d'Aar, attaqua la ville de Wanghen,
fH ht prit au bout de quatre heures d'une vive résis-
(1) StaUer» Chroniques d« la Soisse, liv. UI, p. 8S.
200 EHGUEIIAIÏD DE COUCI.
tance. Le comte de Nidau, à la tête d'uu nouveau
corps de six mille hommes, cherchait à retarder sa
marche ; mais il essuya une défaite complète aux portes
de Hawoghen , et se regarda trop heureux, de pou-
voir gagner la forteresse de Buren : le vainqueur Ty
suivit, décidé à former le siège de la place, quoique
les catapultes , les balistes et les engins lui manquas-
sent. De fortes murailles taillées dans le roc défen-
daient la ville : le général allemand, fier de cet avan*
tage, bravait d'un air de jactance les efforts des Fran-
çais; mais le quatrième jour du siège, un coup de
flèche l'atteignit mortellement pendant qu'il regar-
dait à travers la fente d'un créneau. Couci, ignorant
cette mort, poussait les apprêts d'un assaut décisif;
ses soldats , jaloux d'acquérir de la gloire sous un pareil
chef, le secondaient à l'envi. On employa une semaine
à combler les fossés , à élever des quartiers de roc les-
uns sur les autres afin d'atteindre les remparts. Le
signal fut donné le huitième jour; les Français mon-
tèrent à l'escalade sous une nuée de traits et de pierres :
Ëuguerand guidait les assaillants ; porté en quelque
façon par eux, il planta sa bannière sur la muraille.
La vue de cet étendard électrisa l'armée, les efforts
redoublèrent; le soleil brillait encore, lorsque des
cris de victoire poussés sur tous les points annoncè-
rent la prise d'un des boulevards de la Suisse. Dans
le même moment où Ënguerand s'illustrait par une si
belle conquête , le comte de Kent échouait complè-
tement auprès de Berne, n'ayant pas su se garantir
(les pièges que les habitants lui avaient tendus : six
cents braves du pays taillèrent en pièces, dans les
BNGUERàNO D£ COUCI. 20f
gorges de Buttisholz, douze cents Anglais , dont la
moitié périrent au milieu des flammes, dans une
église où ils avaient voulu se défendre. On rapporte
qu'après la victoire , un paysan qui avait combattu
vaillamment endossa la cuirasse d'un banneret an-
glais tué dans le combat, et couvrit sa tête d'un
casque magnifique ; il passa ainsi atourné sous les
murs du château de Torbung. Le baron de ce lieu
le railla de ce qu'il voulait faire le noble; le paysan
lui répondit sans hésiter: «Monseigneur, aujourd'hui
le sang des nobles et celui des chevaux sont telle*
ment mêlés ensemble , qu'on ne peut plus les distin*
guerFun de l'autre (i). »
Pour réparer l'échec de Buttisholz, le comte de
Kent voulut aller surprendre Berne en passant par
des chemins regardés jusqu'alors comme impratica-
bles. Il arriva en vue de la capitale de la Suisse , tandis
qu'on le croyait à quinze lieues. Les Bernois, quoi-
que étonnés , ne s'en laissèrent point imposer par ce
voisinage; ils se retranchèrent derrière leurs murailles,
attendant l'eimemi de pied forme. Le comte de Kent,
n ayant pas assez de troupes pour tenter une irrup-
tion de vive force, voulant d'ailleurs attendre le gros
de l'armée, comme le portaient ses instructions, s'é-
tablit au monastère de Fawenbruun , situé au-dessus
ile Burgdoff. Cette maison religieuse, une des plus
riches de la Suisse , regorgeait de pix>visions en tout
genre et principalement en vin ; les aventuriers s'y
livrèrent à la débauche, et tombèrent en peu d'ins-
(0 DicUonoaira historique de la Suisse, i. V» p. ^69.
202 EMGUERASTD DE COUGI.
taiits dans un état dlvresse complet. Les Bernois , ins-
truits de cette circonstance par quelques paysans ,
sortirent de leur ville au milieu de la nuit ( fin de
décembre iSyS ), assaillirent les Anglais dans le mo-
nastère, en tuèrent deux mille; de leur côté, ils ne
perdirent que quatre hommes, du nombre desqueh
fut rintrépide Reider, celui qui n'avait pas voulu
brûler sa grange (i). lue comte de Kent, grièvement
blessé, parvint à rassembler huit cents des siens , et
battit en retraite vers la rivière de i'Âar, espérant y
rencontrer les premières divisions du principal corps»
Les Suisses le poursuivirent avec une telle fureur,
qu'au bout de trois jours sa troupe se trouva réduite
à cinquante hommes, que Tavant-garde recueîUit au-
près de Buren. La défaite du comte de Kent mettait
Couci dans l'impossibilité de conserver ses conquêtes,
et , pour éviter une ruine totale , il se décida à ren-
trer en Alsace. I^es Suisses , quoique vainqueurs des
aventuriers, n'osèrent pas inquiéter Enguerand dans
sa retraite; le nom de Couci leur inspirait une juste
crainte. Le général français rallia en Alsace sept mille
hommes, laissés dans ce pays sous les ordres de
son oncle Raoul. Enguerand reprit aussitôt ToflEen^
sive, fondit sur le duc de Wirtemberg, commandant
les troupes de Léopold,le défit, le i*' janvier 1378 (a),
auprès de la ville de Walteviller, et, après le coiùbat)
enleva cette place d'assaut. Léopold, effrayé de To*
(i) Les Bernois firent sur ceUe victoire une chanson dont on t
conservé quelques couplets en allemand. Us élevèrent auprès de Tab-
baye une pyramide dont rinscriptiou , en latin et en allemand, con«
tcnait la description du combat.
{2) L'année commençair alors à Pâques.
euguerand dk ooucr. 2o3
piniàtreté que mettait Gouci à poursuivre son projet,
craignant de perdre enfin ses possessions d'Alsace j
proposa de terminer le démêlé par un arrangement.
Depuis un mois Charles Y s'offrait comme média-
teur. Le prince allemand conclut, le 1 3 janvier 1^7 5,
avec Enguerand , un traité d*après lequel il donnait
une somme assez forte pour payer la solde des troupes
françaises y cédait à son compétiteur la seigneurie de
Baron ainsi que celle de Nidau^et lui accordait enfin
le droit de planter sa bannière durant un jour entier
sur les remparts de Strasbourg et de Colmar, en signe
de souveraineté. De son côté, Léopold voulut conser-
ver jusqu'à sa mort le titre de protecteur des seigneu-
ries de Buren et de Nidau : c'étaient des concessions
mutuelles faites à l'amour-propre.
Froissart, portant une attention exclusive sur les
événements dont la France et l'Angleterre étaient le
théâtre, a raconté souvent avec inexactitude ceux
qui se passaient loin de lui : il dit que le sire de
Couci échoua complètement dans cette expédition.
Le traité que nous venons de citer prouverait seul
qu'elle eut au moins quelques résultats heureux pour
ce guerrier (i), si les détails que nous avons rappor-
tés n'attestaient d'ailleurs que ces deux campagnes,
signalées par de beaux faits d'armes, acquirent au
banneret français une gloire incontestable.
(i) Voyez, sur cette gaerre de Suisse et d*Àhace : Plantin , Histoire
de la Suisse, Kv. IV, p. 173 ; Genève^ 1666. — Steller,.GbroaiqueB de
la Suisse, eu allemand, t. I. — LagHille, Histoire d* Alsace » Uv. XXII,
p. 309 et 3io. _ L'Art de vérifier les dates, t. II, p. 731 et 722.
— Mémoires de l'Académie des Inscriptions, t. XXV, p. tSS ; cl
surtout l'ouvrage spécial de M. le barod de Zur Laubeu.
U04 ENGUKRA»!) DK COUCr.
LIVRE IJ.
Le sire de Couci entre au seryice de France, refuse Tépée de couiié"
table et la fait donner à Olivier de Gliason. •* Campagne de i38o
contre rAugleterrc. — Enguerand va en Italie au secours de !
d'Anjou.
Après avoir conclu sa paix avec Léopold, Engue-
rand licencia une partie des troupes qui lui restaient,
et revint en France accotnpagné de quinze cents
chevaliers ou écuyers; mais comme la guerre con*
tinuait toujours entre Charles Y et Edouard III, il
persista à garder une neutralité absolue, s'abstenant .
même de venir à Paris, et se retira dans ses do-
maines , où tous ses instants se passaient à répandre
des bienfaits sur ses vassaux. Son expédition en Suisse,
sans avoir eu tout le succès dont il se flattait d^abord,
lui avait cependant acquis en Etiropc une grande répu-
tation de courage et d'habileté. Charles V partageait &
cet égard l'opinion générale; aussi tenait-il beaucoup
à se le ménager. Le monarque renouvela ses instances
par le canal du sire dllavraincourt. Si Enguerand
n'eût consulté que ses affections particulières, sa déter^
mination eût été bientôt prise ; mais esclave de la foi
jurée, il pensait que rien ne devait la lui faii*e violei*.
Au moment même où il alléguait poiu* excuse les liens
qui l'unissaient à Edouard, on apprit la mort de ce.
prince; le sire de Couci, libre de manifester ses sen-
timents, déclara sans hésiter qu'il redevenait Fran-
çais; il renvoya au nouveau roi Ricliard II, son beau-
ENGUERAND DE COUCf. ao5
fipère, Tordre de la Jarretière qu'on lui avait donné en
épousant Isabelle. Sa femme ayant témoigné le désir
de revoir sa patrie, il lui permit d'aller habiter l'An-
gleterre avec Philippote, sa plus jeune fille, qui épousa
quatre ans après le duc d'Irlande; il garda auprès de
lui Marie, l'aînée, désirant l'unir à l'héritier d'une
grande maison de France.
Charles Y savait fort bien que le comte de Soissons
avait sur les autres guerriers de cette époque l'avan-
tage d'unir beaucoup de dextérité dans les affaires k
une éloquence rare ; il avait fréquenté, en Italie,
Pétrarque et Boccace. Froissart assure que ce baron
était fort bien en langue; c'est ce qui le fit choisir par
Charles Y pour partager avec le duc de Bourbon les
soins de l'éducation du dauphin : il eut aussi la garde
de la personne du royal enfant, comme on le voit
dans la relation de la fête donnée à l'empereur Char-
les lY. Le monarque germanique vint à Paris, en
janvier 1378, accompagné de son fils Wenceslas , élu
roi des Romains. Charles Y , parcimonieux dans son
intérieur, mais grand lorsqu'il fallait soutenir l'hon-
neur de la couronne, leur donna des fêtes magnifi-
ques. Le jour de la sainte Epiphanie fut célébré avec
pompe ; un festin splendide eut lieu au palais, où sié-
geait le parlement; on le servit sur la fameuse table
de marbre à laquelle on appelait les feudataires lors-
qu'ils devaient comparaître devant la cour des pairs.
Le sire de Couci se plaça derrière le dauphin , « En
piez, dit Christine de Pisan ( chap. lxi ), pour lui te-
nir compagnie et le garder de la presse. » Pendant
l'intervalle des services on représenta des entremets :
ao6 EBTGUBRAND DIS GÔUGI.
on avait choisi pour sujet la prise de Jérusalem , idée
délicate ; car Tempereur descendait en ligne directe
de Godefroi de Bouillon. La principale tour de la
ville sainte était figurée en bois très-bien peint, ornée
des décorations analogues ; on donna le spectacle de
l'assaut, qui fut livré par cent chrétiens et soutenu
par autant de Turcs. (Christine de Pisan.)
L^empereur instruisit de vive voix son royal hôte
des menées que l'Angleterre entretenait pour détacher
les Flamands de Talliance de la France. Charles Y,
se confiant au zèle et aux talents de Couci , l'envoya
en 1378 à Bruges^ vers les états de Flandre, afin de
les exhorter à resserrer les liens qui les unissaient à
la maison des Valois, et de déjouer ainsi les projet*
formés parle conseil du jeune Richard. Couci remplit
sa mission delà manière la plus satisfaisante; il quitta
Bruges, et se rendit en compagnie du chancelier
Dormans à Calais, à l'eflfet d'ouvrir des n^ociations
pour une paix définitive; mais les conférences s'étant
rompues sans amener aucun résultat favorable, En-
guerand de négociateur redevint guerrier. Charles V
lui donna le commandement de l'armée destinée &
s'emparer des places que le roi de Navarre possédait
au cœur de la Normandie.
Charles le Mauvais, toujours méprisé, toujours Kns»
trument docile de la politique anglaise, fomentait de
nouveaux troubles dans le royaume. La mort de «■
femme ayant rompu les liens qui l'attachaient à h
France, il annonça l'intention d'en former de plal j-
intimes avec l'Angleterre en mariant ses deux filles
aux frères de Richard IT, et en leur donnant pour
ENGUEBAND DB COITCT. IO7*
dot les terres et les villes de son comté d'Évreux. Né*
eessaîrement Charles Y devait s'opposer à une pa-
reille alliance 9 qui plaçait les Anglais aux portes de
Paris. Le roi jugea le sire de Couci capable de conte-
nir les Anglais en Normandie, comme Duguesclin
les contenait en Guienne.
Enguerand , muni de pleins pouvoirs , accompagné
de SIX mille hommes, cerna Bayeux; mais avant de
lancer un seul trait dans la ville, il demanda une en*-
trevue aux magistrats. Ceux-ci acquiescèrent à ses
désirs ; les portes lui furent ouvertes, il entra dans Fin-
térieur de la cilé , suivi du sire de Larivière. Le sire de
GoQci peignit sous les plus vives couleurs les périls aux-
ffoeU Bayeux allait s'exposer en bravant la puissance
de Charles V ; il réchauffa le zèle des anciens partisans
delà France , et ranima la vieille haine que l'on portait à
FAngleterre. Ces exhortations touchèrent l'assemblée
des notables : Bayeux se rendit, et reçut garnison.
A[M*ès cette conquête, qui n'avait coûté ni larmes ni
sang, le comte de Soissons alla se présenter devant
Carentan, ville très-bien fortifiée, et la somma de lui
livrer passage. Le commandant d'armes répondit qu'il
se défendrait jusqu'à la dernière extrémité. On forma
nn siège en règle. Les coups redoublés d'engins et de
bombardes abattirent les portes et les ponts-levis; la
ville, attaquée sur tous les points , fut prise après un
combat meurtrier de cinq heures. Toujours magna-
nime , Enguerand arracha les habitants à la fureur de
ses soldats. Conches et d'autres petites places , n'osant
pas imiter la résistance de Carentan, se rendirent à
rapproche des vainqueurs. Au bout d'un mois, la
;ioft ENGUERAND DE COCCI.
portion de la Normandie relevant de Charles le llau-
vais fut soumise, à l'exception d'Évreux, que le Na-
varraîs n'avait rien épargné pour rendre un boole-
vard inexpugnable ; il y avait mis , en qualité de com-
mandant, un de ses plus zélés serviteurs, Femand
d'Iviça, capitaine espagnol, réputé par sa bravoure^
Couci concentra ses forces sous les murs d'Évreax,
et prit les dispositions nécessaires pour s'en rendre
maître.
D'énormes machines de guerre furent dressées con^
tre les murailles; il fallut quatre jours pour combler
les fossés. Couci protégeait les travailleurs au moyen
de deux lignes de troupes ; le sixième jour il dirigea
lui-même les engins. Les remparts, battus à coups
redoublés, offrirent bientôt de larges brèches; les
Français s'y élancèrent, et pénétrèrent dansFintérieur.
Fernand livra un combat sanglant au milieu des rues :
voyant enfin l'ennemi maître sur tous les points, il
battit en retraite, et en bon ordre, vers le château et
s'y renferma : Enguerand l'investit sans plus tarder,
jurant de passer au fil de l'épée les assiégés , si dans
le délai de deux heures le fort ne se rendait pas. Fd^ j
nand ne crut pas devoir s'exposer à l'exécution de
cette menace, il capitula. Couci prit possession de
cette brillante conquête, et fit arborer l'étendard de
France sur la grosse tour du château. Charles V, qui
s'était rendu à Rouen , appela auprès de lui le sire de
Couci ^ et se servit des termes les plus flatteurs pour
le remercier des services qu'il venait de rendre à !*£•
tat dans cette mémorable campagne : Enguerand,
par ses talents et sa vaillance, s'y était placé au rang j
ENGUERAirD DE GOUGI. lOQ
des plus habiles généraux (i). Le conseil de Richard,
apprenant que Charles le Mauvais ne possédait plus
rien en Normandie, rompit les mariages projetés.
Au moment où Charles Y , grâce à la coopération
d'Euguerand , se réjouissait d'avoir dompté le perfide
lïavarrais, la mort le privait de Duguesclin. La France
perdait un grand homme, le monarque un serviteur
fidèle , Couci un ami tendre. Cette mort laissait va-
cante la charge de connétable : il était difficile de
trouver un successeur digne de Bertrand. Charles V
n'hésita cependant point. Entraîné par son estime
particulière pour le caractère et les talents d'Engue-
rand, et par le souvenir des services éminents que
ce guerrier avait rendus à la monarchie, il lui donna
Tépée de connétable. Le héros eut la noble modestie
de la refuser, et la grandeur d'âme de la demander
pour un autre que la politique du moment semblait
indiquer. En effet, il fallait mettre à exécution la con-
fiscation de la Bretagne que le roi venait de pronon-
cer; pour y réussir, il importait de gagner l'affection
des Bretons en élevant à la plus haute dignité de
FÉtat un de leurs compatriotes. Couci fit valoir ces
motifs en faveur d'Olivier de Clisson.
Afin de récompenser ce noble désintéressement ,
Charles V le nomma gouverneur général delà Picar-
die; poste d'honneur, caries Anglais menaçaient sans
cesse cette province, et pouvaient facilement l'attaquer
par Calais , dont ils étaient en possession. Il devenait
nécessaire de la placer sous la garde d'un homme
vigilant, surtout au moment où l'ennemi annonçait
(i) Froiftsart, liv. II, ch. 68.
T. III. 14
2IO l^ffGUERAND DE COUGf.
I>ar ses artuomeiits riutentioii de tiasarder une nou-
velle excursion dans le royaume.
J.a forlunc de TAnglelerre était venue échouer con-
tre le flegme imperturbable de Charles V; les der-
nières années du règne d'Edouard III n'avaient été
marquées que par des revers. Le conseil du jeune
litchard, composé d'hommes de résolution, jalous
de la gloire de leur pays , conçut le projet de relever
l'esprit public au moyen de quelques succès éclatants.
Vax conséquence, il poussa ses préparatifs avec une
ardeur soutenue; des ordres réitérés rappelèrent les
troupes qui occupaient l'Ecosse et le pays de Galles;
onréunitàCantorbéry (juin j38o) trois mille archers,
huit raille soudoyés et quatre mille nobles ou volon-
taires. Le comte de Buckirigham, troisième fils d'E-
douard TU , en prit le commandement. Ce général em-
])loya près d'un mois à transporter le gros de l'armée
en deçà du détroit. D'après ses instructions, il traversa
In Picardie , descendit par le Ponthieu et leBeauvoisis,
afin d( *ncnacer Paris, d'incendier ses faubourgs , de
jeter l'effroi dans celte vaste cité, de réchauffer par-
tout le zèle des partisans de l'Angleterre, d'attirer les
Français à une action générale , et de profiter de leur
ardeur inconsidérée, comme l'avaient fait Edouard k
('réci et le prince JHoir à Poitiers. L'occasion parais-
sait d'autant plus favorable que Charles V touchait .
aux portes du tombeau; ses forces physiques s'anéan- .
tissaient à vue d'œil , néanmoins le caractère de ce ^
prince ne perdait rien de son énergie; son corps moU'
rait, mais ses esprits veillaient encore à la sûreté de
l'Iiltat. Il disposa avec beaucoup de tranquillité ses
I
ElfGUBRlIlD DK CODCf. aif
moyens de défense contre cette nouvelle invasion.
Son premier soin fut de remettre en vigueur Tordou-
nance promulguée à Sens le 1 9 juillet 1 367 , lors des
rtTâges des compagnies blanches. Selon les princi-
pales dispositions de cette ordonnance , les baillis de
diaque province , accompagnés de deux chevaliers
experts dans tes convenants, devaient parcourir le
pajrs , faire fortifier les villes et les bourgs suscepti-
Mes de quelque défense : ces commissaires extraordi-
naires devaient encore rassembler les habitants des
eampagneset les renfermer, ainsi que leurs provisions,
dans les villes de guerre. Une autre disposition pres-
crivait aux autorités locales de défendre les jeux de
hasard et de proposer des prix d'arc ou d'arbalète ,
afin d'engager les jeunes gens à s'exercer au maniement
des armes. Le roi mit sous les ordres du duc de Bour^
gogne l'armée active, espérant que le titre de prince du
sang donnerait à son frère le pouvoir de se faire obéir
par les troupes féodales , si difficiles à manier, vu leur
indocilité.
Le duc de Bourgogne commandait quinze mille
hommes^ avec lesquels il eut ordre de couvrir Pa*
ris, en pivotant autour de cette ville, sans jamais
engager d'action , et de suivre Tennemi dans le cas où
ses phalanges perceraient au travers des proiùnces
centrales : on le laissa maître de prendre les mesures
qu'il jugerait nécessaires; et si , par suite des opéra-
tions de la campagne, la réunion des deux corps d'ar-
mée s'efTectuait, Enguerand devenait lieutenant du
duc de Bourgogne, et celui-ci ne pourrait tenter rien
d^mportant sans prendre ses avis.
aia ENGUERAND DE GOCCl.
Enguerand avait justifié d'avance la confiance que
le souverain mettait dans sa sagesse. En apprenant
le passage des premières divisions anglaises par Ca-
lais, le sire de Couci mit les places fortes de la Picardie
sur un pied respectable. Posté à Saint-Quentin, il pré-
sidait aux moindres dispositions. Le sire de Saimpi
et le sire de Bonvillain reçurent la mission de défendre,
l'un Boulogne, et l'autre Péronne. Cinquante cheva-
liers à bannière se mirent à parcourir l'Artois ainsi
que la Picardie, chargés de dresser l'état des barons,
(les nobles, des châtelaines, des veuves ou tutrices,
et de fixer le contingent que chaque manoir devait
fournir. Au bout de quinze jours, ces différents or-
dres furent exécutés, les châteaux réparés et les prin-
cipaux défilés soigneusement gardés. Couci se trouva
lui-même à la tète de six mille hommes, ayant pour
lieutenants le duc de Bar, lecomte d'Eu, l'amiral Jean
de Vienne, les sires de Vergi et de Rougemont. Il
prit position entre Péronne et Arras, prêt à se porter
sur les points qui seraient attaqués par les Anglais.
Nous avons dit que le comte de Buckingham em-
ploya près d'un mois à faire passer son armée de Dou-
vres à Calais; la flotte du roi de Castille, fidèle allié
de la France , y gardait le détroit , mais un coup de i
vent la contraignit de gagner la pleine mer. Buckin- ^
gham profita de cette circonstance pour franchir lui-
même le canal, accompagné des dernières divisions
et de l'élite de la noblesse anglaise, parmi laquelle on
distinguait le comte d'Estanfort, les lords Spencer,
Fitz-Valtier, les sires de la Bassée, d'Orsi, Guillaume
Windsor, Hue de Cawerl liai, fils du fameux partisan
EMGUERANO DE GOUCI. 2l3
de ce nom , Charles de Clinton, Jean Harbeston, Ni-
colas d'Arabreticourt , David Hollograve, etc.
Le comte de Buckingham joignit aux quinze mille
hommes venus d'Angleterre six mille soldats de la
garnison de Calais, et il sortit de cette ville le -lo juil-
kt i38o, à la tête de vingt-un mille combattants; il se
dirigea vers un lieu que Froissart appelle Marquis
gnes. Il s'arrêta dans ce bourg , fort embarrassé sur
la route que son armée devait tenir; aucun des siens
De connaissait le pays, et les habitants ayant. aban-
donné leurs. demeures, il devenait impossible de se
procurer un seul guide. Le général anglais se mit en
marche sur plusieurs colonnes, et s'arrêta au bout de
quelques heures devant une maison de plaisance, le
Folant, occupée par soixante archers , excellents, ti-
reurs, que ccftnmandait un écuyer nommé Robert.
IjC comte la fit attaquer par deux cents arbalétriers,
qui échouèrent dans cette première tentative, et per-
dirent même quelques hommes; on envoya successi-
vement d'autres pelotons, qui ne furent pas plus
heureux. Buckingham se vit obligé d'employer son
armée entière à cerner cette maison , qui bravait sa
puissance. Son cousin , le comte de Devhonsire, s'ap-
procha plus que tous les autres des larges fossés qui
défendaient le château, et y planta son pennon:
« Quoi! dit-il à ses gens, vous souffrirez qu'un colom-
bier arrête toute l'armée anglaise! » Il monte à l'es-
.calade, aidé par ses écuyers; on le suit, et enfin,
après une défense héroïque , la place céda à tant d'ef-
forts réunis : on trouva Robert et quelques archers
qui lui restaient encore, criblés de blessures; le
comte de Devhonsire les prit sous sa protection.
2l4 K£«Gt}£AAiri> DK COVCI.
Le comte de Buckingham campa auprès de Saintp
Omer, dont la garnison venait d'être renfcMrcée par le
sire de Couci; il considéra longtemps, du haut d'une
montagne, cette ville, alors Tune des plus belles de
l'Europe. Ses instructions portant d'éviter d'entrepren-
dre des sièges, il passa outre pour s'enfoncer dans h
France, espérant livrer une bataille semblable à o^e
de Poitiers. L'armée anglaise s'avança jusqu'à Béthune.
Enguerand, suivant toujours l'ennemi, le dépassa, fit
entrer deux cents lances dans la ville, et réunit k
totalité de ses forces devant Arras, afin de protéger
cette place défendue par une simple muraille. Les An*
glais, se détournant brusquement, se jetèrent sur
Doulens, regagnèrent ensuite la route de Paris, et
arrivèrent à la Somme, qu'ils remontèrent. Buckin-
gham s'engageait au travers d'un prfs qu'il ne con-
naissait pas, laissant derrière lui un ennemi opiniâtre,
qui s'attachait à ses pas. Couci , abandonnant le rôle
d'observateur, prit tout-à-coup l'offensive; suivi d'dii
corps de cavalerie légère, il harcela Buckingham, et
défit son extrême arrière-garde à la vue de Saint-Quen-
tin, et dès ce moment il ne cessa de livrer des combats
journaliers qui affaiblissaient l'ennemi en le tenant
perpétuellement en haleine. I/C sire de Couci, condui-
sant une reconnaissance de nuit, fondit sur le comte
de Buckingham établi dans la riche abbaye d'Origni,
près Laon, lui fit éprouver une perte sensible, et se
retira en emmenant un butin considérable. Les An-
glais, trouvant les villages abandonnés, manquaient
de vivres au sein de la province la plus productive;
ils quittèrent cette contrée, et employèrent plusieurs
jours à passer la Marne. Les attaques de Couci deve-
KNOURRANO DE COITCK ai 5
liaient de plus en plus vives; à chaque instant il leur
làisait éprouver quelque perte, voltigeant sur leurs
flancs, disputant le passage d'un pont, arrêtant la tète
de la colonne expéditionnaire au moment où Bue*
kingham le croyait à cinq lieues en arrière. Celui-ci,
désespéré de ce genre de guerre, lui envoya un de ses
clercs afin de lui rappeler les liens qui l'unissaient
aficore à la famille d'Edouard III. Enguerand répon*
dit que la France avait reçu ses serments, et qu'il ne
les trahirait point
Buckingham , voyant l'impossibilité de revenir sur
ses pas, abandonnait enfin l'espérance de remporter
des avantages notables ; il prit ses mesures pour metti^
à exécution la dernière partie de son plan de campa*
gne : c'était de gagner la Bretagne; en conséquence,
il se dirigea brusquement vers Troyes : suivant lui
son armée devait rencontrer moins d'obstacles si
elle s'éloignait de Paris. Le sire de Gouci détacha à
sa poursuite deux mille hommes de troupes féodales
eommandées par le sire d'Hangest. Ce baron engsigea
ime forte escarmouche avec l'ennemi. Dans cette ren»
eontre un écuyer français nomraéGuyon , attaqué par
quatre Anglais, s'adossa à un arbre et combattit long*
temps ses adversaires, qui lui criaient en gallois :
Bendet-vous, nofis vous faisons quartier ! Guy on , n'en-
tendant pas cette langue , courait un danger immi-
nent, car après la troisième sommation il n'avait plus
de grftce à espérer. Dans ce moment critique arriva
lesiredeVersois, Poitevin au service de l'Angleterre;
admirant la valeur de Guyon , et voyant le péril , il
s'approche, et lui dit enlVan<;ais :« Preux, rends-toi ,
sti6 >:ngijfhani) dk coucr.
il y va de ta vie. — Es-tu de bon lignage? demande
Giiyon. — Oui, de par l'honneur. — En ce cas, voilà
mon gantelet et mon épéo. » Mais les Anglais ne vou-
laient pas se laisser ravir leur prisonnier : une vive
contestation s'éleva. Le sire de Vcrsois remit aussitôt
à Giiyon son gantelet et sonépée, tous deux fondirent
sur les quatre Anglais, et les dispersèrent; à l'issue
de ce combat, Icbanneret rendit à récuyer la liberté
sans rançon (i).
Cependant lUickinghani, rempli de vanité, tenait
beaucoup à signaler son passage en France par quel-
que exploit remarquable. Il résolut d'assiéger Troyes,
une des principales villes du royaume, et, après la
prise de la capitale de la Champagne , de se replier
sur Paris par la rive gauche de la Seine. Ije général
anglais franchit donc l'Aube, puis la Seine au-dessus
cleTroyes, et s'approcha de cette ville pour l'investir;
mais il trouva sous les murs le duc de Bourgogne,
commandant une armée impatiente de combattre.
JUickingham, privé de renseignements, ignorait le
mouvement que les Français venaient d'opérer. Cette
rencontre imprévue ne lui fît pasabandonner sondes-
sein. Le sire de Couci , qui n'avait cessé de le suivre,
franchit à son tour la Seine un peu au-dessus de Bar,
et vint opérer sa jonction avec le duc de Bourgogne; il
prit sous ce prince le commandement des deux corps
réunis, s'empressa de rapprocher le camp des fortifica-
tions de la place, et de fermer les issues, soit par de
très-larges fossés, soit par de hautes palissades. Bue-
(0 Fi'oissart I liv. II.
ENGUKRAND DE COUCI. 21 7
kiugham s'avança en bataille à six cents pas des retran*
chements , dans l'intention de présenter le combat.
Le prince français, se conformant aux ordres du roi,
: déclina le défi ; mais il dépécha le sire de la Trémouille
^ pour demander la permission d'engager l'action. Les
t detix armées demeurèrent ainsi plusieurs jours à s'ob*
server : celle de Richard II occupait une position très-
I désavantageuse, car de larges ravins séparaient l'aile
gauche du centre et de l'aile droite. Dans l'intervalle
de ces quatre jours d'inaction, un écuyer anglais
nommé Horton , montant un cheval vigoureux, tra«
vocale camp français au milieu d'une grêle de flèches
el vint frapper de sa lance la tente où le duc de Bour-
gogne tenait conseil avec ses principaux lieutenants;
après ce trait d'audace, cet homme voulut regagner
sa division , mais il tomba criblé de coups. Le comte
deBuckingham résolut de venger la mort de son écuyer
en dirigeant une attaque contre les retranchements
firançais; au même instant où il prenait cette déter-
mination, la Trémouille arrivait de Paris, apportant
auduc de Boui^ogne la réponse de Charles V : « Laissez
aux Anglais faire leur chemin, avait dit le prince; ils
se dégateront par eux-mêmes. » Le commandement
exprès de ne pas livrer combat accompagnait cette
réponse. L'humeur impétueuse de la chevalerie fran-
çaise rendait impossible l'exécution d'un pareil ordi^e:
tout kûsait craindre que la désobéissance , en rom-
pant l'ensemble des opérations, n'amenât une catas-
trophe semblable à celle de Courtrai. On adopta un
terme moyen : le duc de Bourgogne resta dans le camp
avec les arbalétriers et la milice; Enguerand sortit,
y
ai8 ENGUKRAIID DK GOUGÎ.
accompagné de Félite delà noblesse^ et attaqua Tigou-»
reusement cette aile gauche ennemie. Les Anglais le
reçurent de pied ferme : après demi-heure d'une lutte
acharnée, le sire de Couci parvint à rompre leurs
rangs, et les mit dans un désordre telqueFaile gauche
disparut entièrement.
IjC comte de Buckingham , obligé de parcourir un
assez long circuit, n'arriva que pour recueillir dee
débris. A son approche, le général français battit ea
retraite, mais lentement, et livra une nouvdle action
sur les bords des fossés. La nuit sépara les deux partiSi
La perte essuyée par les Anglais fut si considérable,
que leur chef, craignant de se consumer devant des
retranchements, leva le camp dès le matin , et, aban-
donnant le siège de Troyes, prit la route de Sens y
espérant venger sur cette ville opulente l'échec que
ses armes venaient d'essuyer. L'infatigable Couci , de»
vinant son dessein , se mit à la tête de huit mille honn
mes, déroba son mouvement à l'ennemi , marcfaiL
toute la nuit, ce qui alors était fort peu usité parmi
les gens de guerre , et parvint à gagner Sens troié
heures avant les Anglais. Les habitants, électrisésà
sa voix, barricadèrent les portes , et formèrent une
ligne de fortifications au moyen d'arbres, de pierres
et de poutres : les hommes de tout âge et de toute
condition accoururent pour défendre ces faibles rem^
parts. Le comte de Buckingham s'avança sans défia nce^
ne doutant pas d'emporter d'assaut ces retranche-
ments ; mais le cri d'armes de Couci , prononcé par
dix mille bouches, lui apprit que ce valeuretix guer^
rier l'avait prévenu. H renonça à l'attaque; et dès ce
EVGUERAND DE COUCI. IIJ9
motnenty aussi soigneux d'éviter le combat qu^on Ta*
Tait TU ardent à le provoquer, il se hâta de repasser
l'Yonne, traversa le Gàtinais et la Beauce, se diri-
geant vers la Bretagne. Il fut assailli auprès d'Ablies
par cent cavaliers, que commandait Olivier de Mauny ;
ces Français espérèrent un moment de l'enlever au
milieu de la colonne. Les bannerets anglais, indi-
gnés , jurèrent de les poursuivre à outrance, et de ne
pas en laisser échapper im seul. Les cavaliers se reti-
rèrent en bon ordre dans le château de Toury, où se
trotrraient déjà Saimpi et Guy de Bayeux, autres
preuxque nul danger n'étonnait. Comme Toury com-«
mandait un passage difficile, on y avait jeté une nom»
brease garnison. La place fut investi^ mais sans au-
cun résultat, si ce n'est beaucoup de monde tué de
part et d'autre. Les assiégés et les assiégeants signè-
rent une trêve de vingt-quatre heures, pour enterrer
les morts. Dès que la convention eut été dénoncée ,
on écuyer français, nommé Gauvin Micaille, sortit
du cb&teau, et se présenta , à cheval , devant la bar-
rière des Anglais : « Y a-t-il parmi vous , s'écria-t-il ^
un chevalier assez décidé pour fournir, en l'honneur
de sa dame, trois coups de lance, trois coups d'épée
ou trois coups de dague ? » Cette proposition mit en
rameur toute l'armée ennemie. Le premier qui sortit
pour accepter le défi fut Joachim Cather, réputé le
phis habile jouteur . T^s principaux chevaliers l'avaient,
smvant l'usage, revêtu eux-mêmes de son armure.
Le comte de Buckingham voulut être témoin de ce
combat. Les deux poursuivants se précipitèrent l'un
sur l'autre si impétueusement, que leurs lances vo-
lèrent en éclats, et leurs chevaux roulèrent sur la
220 KNGUEKAWD DE COUCI.
poussière : ils se relèvent , se chargent à coups d'épée;
cette arme se brise sur leur cuirasse : ils allaient se
mesurer avec la dague , mais le comte fit cesser le
combat, parce que la nuit s'approchait, ou plutôt parce
que ses coureurs venaient de lui apprendre que plu-
sieurs corps de troupes envoyés par Couci menaçaient
de couper tous les ponts, afin de rendre sa retraité
impossible. Il leva le camp sans plus tarder. Cepen-
dant rhonneur de sa nation demandait la fin du
combat à outrance des deux écuyers : il fit donc an-
noncer à Gauvin Micaille qu'il le retenait auprès de
lui, pour vider le différend le lendemain vers midi,
en l'assurant qu'on le traiterait comme un chevalier
à bannière. Gadivin, obligé de se soumettre ^ suivit
l'armée anglaise, traversa avec elle la forêt de Mar-
chaunoy ; mais on n'avait pas songé que le lendemain,
dimanche, lo septembre, les combats à outrance ne
pouvaient avoir lieu, en raison delà solennité du jour :
on continua donc à marcher. Enfin, la querelle se
décida devant le château de Verbe. Les deux cham-
pions montèrent sur des destriers que leur fournit ]
le comte de Buckingham. L'écuyer anglais, soit in- '
tention , soit contre son gré , ayant trop baissé sa lance,
blessa son adversaire à la cuisse , violation manifeste \
des lois de la chevalerie , qui défendaient de frapper j
autre part qu'à la face ou au tronc. Le comte de Buo* j
kingham se montra très-irrité de cette infraction : ;
il fit panser, par ses médecins, Gauvin Micaille, lui ]
donna cent francs et un beau cheval, le laissant libre '
d'aller rejoindre l'armée française. ( Froissart, livre II, ^
chapitre lv. )
Sur ces entrefaites , on apprit que l'état du roi Cbar-
engubraud de couci. aai
les Y empirait Le duc de Bourgogne s'empressa de
partir pour Paris , laissant au sire de Couci le com-
mandement suprême de l'armée. Libre dans ses dis-
positions, Enguerand poursuivit les Anglais avec beau-
coup plus de chaleur qu'on ne l'avait fait jusqu'alors;
il les atteignit dans le Yendômois, écrasa leur arrière-
garde, les poussa vers la rivière de la Sarthe, et les
contraignit à la passer en toute hâte. Profitant de ce
désordre, il les attaqua jusqu'au milieu des flots,
leur tua mille hommes, fit quinze cents prison-
niers et enleva tous les bagages : cette brillante ac-
tion se livrait le i6 septembre, le jour même où
Charles Y expirait. Le règne de ce prince avait com-
mencé par une victoire, et finissait par un autre triom-
phe. Le lendemain du combat, Enguerand franchit
lui-même la rivière sur trois ponts, et suivit les An-
imais jusqu'à Sablé. Le comte de Buckingham, instruit
de la mort de Charles V , prit la ferme résolution de
ne point sortir du royaume , ayant la confiance de
venger ses revers à la faveur des divisions qui allaient
survenir dans le conseil du nouveau roi de France;
mais Elnguerand sut réduire au néant ces belles espé-
rances. Ménageant habilement ses ressources, re-
tranché une seconde fois sur la défensive, il mit le
général anglais hors d'état de subsister plus longtemps
dans le Maine, et le contraignit à se réfugier en Bre-
tagne. Les combats partiels livrés par le sire de Couci
avaient coûté au comte de Buckingham , depuis son
débarquement , neuf mille hommes; les maladies, le
manque de vivres lui en avaient enlevé cinq mille, de
sorte qu'il ne ramenait que des débris : c'était la
aaa ENGUERAND DE COUGI.
troisième armée anglaise qui, depuis huit ans, tra-
versait le royaume sans avoir pu s'emparer d'une seule
ville importante. Le sire de Couci venait de traiter la
dernière de ces armées comme Duguesclin avait mené
celle de KenoUes. Dès que le comte de Buckingham
eut vidé les terres de France ^ Enguerand licencia
une partie des troupes mises sur pied pour défendis
le territoire, et se hâta de gagner Paris : une des clauses
du testament de Charles Y le nommait membre du
conseil de régence pendant la minorité du jeune roiL
Charles YI, possédé d'admiration pour les guerw
riers illustres , fit au vainqueur de Buckingham une
réception magnifique y et voulut qu'il remplit k son
sacre une des hautes fonctions de la couronne : en
effet on vit, le jour même de la cérémonie, Engue- ]
rand, avec Clisson, Sancerre et la Trémouille, servir
à cheval le roi dans la grande salle du festin. Le comte
de Soissons s'arracha promptement aux fêtes donnée» \
à cette occasion, pour aller, comme négociateur, ao J
quérir de nouveaux droits à la reconnaissance de son
pays.
Le comte de Buckingham, ne ramenant que sept
à huit mille hommes harassés, découragés, fut très-
mal reçu en Bretagne. La mort de Charles Y avait
changé la politique de Jean lY : <x La haine et la van*
cune que j'avais pour le royaume de France, dit Mont*
fort en apprenant le trépas du roi, est bien afiEùblie
de moitié; tel qui hait le père, aimera le fils; et tet a
guerroyé l'un, qui aidera l'autre. »Le conseil deChar^
les VI, informé de ces dispositions, résolut d'envoyer
sur-le-champ en Bretagne un homme assez habile
ENGUERAMD DB GOUGt. %li
pour les faire tourner entièrement au profit de la
France. Le choix ne fut pas douteux : Ënguerand
partît en décembre i38o, muni de pleins pouvoirs,
afin déterminer les contestations qui s'étaient élevées
sous le règne précédent. Charles Y n'avait jamais traité
avec la Bretagne que par l'intermédiaire du terrible
Glisson , dont la moi^ue blessait les deux Montfort
au f4us haut degré ; Ënguerand mettait, au contraire ,
dans ses manières une grâce et en même temps une
dignité qui lui gagnaient les cœurs les plus fiers. Ce
cju'Olivier ne put obtenir par ses menaces durant
quinze années, Couci l'obtint par ses discours au bout
de quelques entretiens. Jean IV signa, le i5 janvier
i38i,une convention d'après laquelle il se séparait
sans retour de l'alliance de l'Angleterre, et rendait
hommage de vassal au nouveau roi de France. Tandis
que le comte de Soissons portait un si rude coup à la
puissance des Plantagenets , il apprit que la discorde
régnait au sein de Paris, et reçut bientôt après un
message très-pressé de la part des principaux mem-
bres du conseil de régence, qui le suppliaient devenir
les aider à conjurer ce nouvel orage.
1 jouis d'Anjou, frère du dernier roi, avait été dé-
claré régent pendant la minorité de son neveu : ce
prince n'usa de son pouvoir temporaire qiiepour lever
des impots; non qu'il fût guidé par la soif de l'or,
car un sentiment aussi vil n'entrait point dans l'âme
des grands feudataires de cette époque. Louis d'An-
jou , magnifique et même dissipateur dès sa jeunesse,
changea d'humeur du moment où Jeanne la Boiteuse
Teut déclaré héritier du royaume de Naples. Le ré-
aa4 £NGU£RA19D DE GOUCI.
gent n'entassait des richesses qu'en vue de les faire
servir à se ménager des partisans en Italie : tous les
moyens pour obtenir de nouvelles sommes lui paru-
rent légitimes; il établit sur le commerce de Paris un.
impôt fort onéreux , dont le produit , selon lui , devait
servir à acquitter la solde arriérée de l'armée. Les Pari-
siens, assez clairvoy antSy refusèrent de payer ; les habi-
tants de Rouen, atteints parla même taxe, allèrent plus,
loin, ils se révoltèrent avec fracas. Charles VI et son
conseil se virent obligés de se rendre en Normandie,
afin d'arrêter la sédition : à peine le jeune souverain:
arrivait-il aux portes de Rouen, qu'un message vint
lui apprendre que Paris, profitant de son absencei
s'était mis en pleine rébellion; les troupes destinées
à réprimer les agitateurs s'étaient unies à eux, ou
avaient été repoussées. C'est au milieu de ces em-
barras que le sire de Couci rejoignit le roi, auquel
il apportait le traité nouvellement conclu avec le duc
de Bretagne. Le comte de Clermont et les membres
les plus influents du conseil de régence le supplièrent
d'aller essayer son éloquence auprès des Parisiens,
comme il venait d'en user auprès de Montfort. Voici
en quels termes Froissart raconte cet épisode, liv. II,
chap. Lxxxiv :
« Â donc s'en vint le sire de Couci, non pas à
main armée, mais tout simplement avec les gens de
son hôtel : il manda ceux qui de cette besogne se
mesloient et qui avoient le plus avant, et leur remon-
tra doucement et sagement qu'ils avoient mal erré
de ce qu'ils avoient occis les officiers et les ministres
du roi , rompu et brisé les prisons et délivré les pri-
EKGUEAAND DE COUCI. 1^5
sonniers, et que se le roi vouloit ils seroient grave-
ment amendés. Ils répondirent qu'ils ne vouloient ne
guerre ne maltalent au roi leur sire ; mais ils vouloient
que ces impositions et subsides fussent nulles à Paris ;
et exemptés de telles choses , ils aideroient le roi
d'une autre manière; la mena si avant la chose par
beau langage le sire de Couci^ qu'ils se taillèrent à
leur volonté à dix mille francs la semaine pour aidera
payer avec les autres villes du royaume les soudoyers
et gens d'armes de France. Sur cetui estât se départit
d'eux le sire de Couci, et retourna à Meaux : il montra
ce traité. Le roi fut conseillé pour le mieux qu'il pren-
droit l'offre des Parisiens. Se retourna à Paris le sire de
Couci et apporta, de par le roi, la paix aux Parisiens.»
L'esprit de rébellion s'était propagé jusque dans
la fidèle Picardie. Enguerand de Couci, le principal
feudataire de cette province, y vint en toute hâte,
entra de force dans Péronne, dont on voulait lui fermer
les portes, fit saisir les plus mutins, et ordonna qu'on
instruisît leur procès. Tout se borna à la simple for-
malité des interrogatoires : on ne prononça la peine
de mort que contre le seul Hennequin Doutart, re-
gardé comme l'instigateur de ces troubles. Cet homme,
conduit au supplice, allait perdre la vie, lorsqu'une
jeune fille, qui s'était mêlée parmi les spectateurs,
cria grâce y s'offrit d'épouser Hennequin, et, aux
termes des coutumes de Picardie, l'arracha par ce
moyen au trépas (i).
(i) Voici la teneur des lettres de grâce données en faveur de cet
Hennequin :
« Hennequin Doutart a été condamné par nos hommes-liges Jugeant
V. III. i5
2a6 ENGTJERAND DE GOUCI.
Deux mois après la rentrée de Charles VI dans sa
capitale, le sire de Couci, veuf depuis deux ans de la
fille d'Edouard III , contracta une seconde alliance en
épousant la nièce de Jean I^, duc de Lorraine. En-
guerand n'eut pas le loisir de goûter longtemps les
charmes de sa nouvelle union ; la guerre vint l'arra-
cher au repos, dont il ne jouissait que depuis trois
mois. La révolte des Flamands provoqua Une prise
d'armes : la campagne de i38a eut lieu. Toutes les
chroniques assurent que le sire de Couci contribua
d'une manière glorieuse au succès de cette expédition ,
en secondant merveilleusement le connétable.
Nous avons dit que, la veille de la bataille de Rd^
sebec , Charles VI réunit en un festin le commandant
en chef de l'armée ainsi que les quatre ou cinq prin-
cipaux de ses lieutenants, et que la coupe royale cir-
cula trois fois, suivant l'usage, en Thonneuk* dé la
très-sainte Trinité. Au moment de se séparer de ses
généraux , le jeune monarque annonça à Olivier de
Clisson que le lendemain, jour de l'action ^ il de-
meurerait auprès de sa personne comme un gardien
fidèle, et que le sire de Couci dirigerait les mouve-
ments. On sait que le banneret breton réclama d'une
manière très-énergique contre cette décision , etqull
en notre cour àPéronne, à être trayné et pendu, pour lequel jige*
ment antérieur il a été trayné en une charrette par le pendeur joi*
(fu'au gibet ; lui fit le hart au col , et alors vint icelle Jeannette Mou^
chon , josne fille née do la ville de Haimaincourt , en suppliaïkt et f^
quérant audit prévôt que ledit Doutart elle peust avoir en mariifB
en casqu*il nous plairoit; pourquoi il fut ramené esdites pri80D8...H
Par la teneur de ces lettres remettons, pardonnons et quiUoDS k U
en cas dessus dict. »
S1IGU£RAND DS GOUCI. U2'J
sut la faire rapporter. Comment doit-on interpréter
cette résolution du conseil à Tégard de Gisson et de
Gonci? I^ roi désirait*il donner à Olivier un insigne
témoignage de son estime, en lui confiant la garde
de sa personne? ou bien, craignant sa fougue impé-
tueuse, youlait«il l'enchaîner par des soins d'une na-
ture toute particulière, et mettre le commandement
suprême dans les mains de Couci , dont le courage
firoid et réfléchi paraissait plus propre à conduire
l'ensemble des opérations ? Aucun historien n'expli-
que les motifs qui engagèrent le roi à vouloir déférer
temporairement au comte de Soissons la charge de
connétable. Enfin , Glisson l'exerça sans restriction ,
et personne ne mit en doute que les succès obtenus
dans celte journée mémorable ne fussent dus autant
i ses sages dispositions qu'à son audacieuse valeur.
De son c6té Couci, en le secondant dignement, jus-
tifia la bonne opinion que chacun avait conçue de
son courage et de son habileté. Placé à l'aile droite,
il exécuta la charge ordonnée par le connétable;
mouvement qui, en accomplissant cette partie du
plan de Clisson , plaça en un instant les Flamands
dans la situation la plus critique. 11 fit replier ses di-
visions sur le centre^ afin d'opérer sa jonction avec
fexlrémité de l'autre aile , en passant entre la gauche
de l'ennemi et la montagne du Mont-d'Or : au moyen
de cette manoeuvre, on enveloppa les deux flancs et les
derrières des Flamands, et Ton mit Ârtevelle dans
"^Yhnpossibilité de regagner l'excellente position qu'il
«nit si imprudemment abandonnée.
Les Flamands, pressés de tous cotés, perdirent d'à-
^iS EN6UERAND DE COTJCI.
bord les distances qui séparaient leurs divisions, en-
suite ils s'amalgamèrent confusément ensemble et
se changèrent en une masse incapable de rien entre-
prendre de sage pour leur salut. Couci les serrait pas
à pas, sans chercher à pénétrer au milieu de cette
foret de piques : cependant on devait redouter que,
par une résolution désespérée, les Flamands ne rom-
pissent eux-mêmes la muraille de fer qui les entou-
rait. Le comte de Soissons, s'apercevant que cette mul-
titude menaçait d'abîmer par son seul poids le front
de bataille des Français , exécuta avec précision Tor-
dre que Clisson venait de lui donner d'ouvrir une
issue aux Flamands. Ceux-ci s'y précipitèrent en foule ;
Enguerand les laissa gagner la plaine , et les j voyant
engagés, il partit à la tête de la cavalerie, fondit sur
eux et les tailla en pièces. Des chefs intrépides ral-
lièrent quelques milliers de Belges, et voulurent dé-
fendre l'entrée d'un village où se trouvait Piètre Du-
bois, qui venait d'amener quatre mille hommes de
troupes fraîches : ils croyaient s'y ménager un refuge.
Enguerand, uni au duc de Bourbon, les culbuta et
finit par les disperser : il ne rejoignit que lé lende-
main le quartier-général.
T^ mutinerie des Parisiens, qui s'insurgèrent au
moment où l'on commençait la campagne, empêcha
le roi de poursuivre en personne ses premiers succès;
il laissa une partie de son armée dans Ypres, Henio
et Courtrai, et revint en toute hâte à Paris. Couci Yj
suivit. On a vu précédemment que Charles VI dé-
ploya une extrême sévérité envers les rebelles : grftos
à l'énergie employée en cette circonstance. Tordre fut
SITGUERAND DE COUCI. 2^9
bientôt rétabli : il fallut ensuite songer à continuer
Texpédition de Flandre.
La nouvelle de la victoire de Rosebec avait alarmé
la cour d'Angleterre. Le conseil de Richard mit en
mer sur-le-champ une flotte, qui débarqua au port
d'Anvers une armée de quinze mille hommes , com-
mandée par le comte de Beaumont et par Cawerlay.
L'arrivée de ces troupes releva le courage des Fla-
mands; ils reprirent l'offensive , et Louis de Mâle se
vit aussi embarrassé qu'avant la défaite d'Artevelle.
L'honneur de la France se trouvait intéressé à ter-
miner cette entreprise d'une manière décisive. Char-
les Vi quitta une seconde fois sa capitale: accom-
pagné de l'élite des hommes d'armes^ il rentra en
Flandre (mars i383) sans rencontrer une résistance
sérieuse, et enleva , après un siège meurtrier, la ville
de Bergues; il investit ensuite Bourbourg, un des
boulevards des rebelles. Son armée se grossit d'un
grand nombre de nobles de divers pays de l'Europe :
le bruit des avantages remportés en Flandre avait
enflammé leur ardeur; ils accoururent pour partager
les dangers et la gloire que promettaient de nouveaux
succès. On distinguait parmi eux les deux fils du duc
de Lorraine , le duc de Bar, le comte de Savoie , le duc
de Bavière, Sanche de Castille, etc., tous dans l'ap-
pareil le plus fastueux; mais Couci les effaçait en
magnificence. «Là futle sire de Couci (dit Froissart,
liv. II, chap. cxLii) et ses états, voulouties vu et
recommandé, car il avoit coursiers parés et armés,
et goussures des anciennes armes de Couci et aussi
de celles qu'il portoit alors , et là étoit le sire de Couci
a3o euguxrand de coifci.
monté sur un coursicT bien à main, qui chevauchoit
(le l'un k Tautre, et moult bien lui avenoit de faire
ce qu'il faisoit, et tous ceux qui le voyoient le pri-
soient et Thonoroient pour la faconde de lui. » C'est à
loccnsion du siège de l)ourbour{|[ que les historiens
(le cet âge parlent pour la première fois trés-claire-
inentdes canons inventés depuis peu. Une vigoureiue
déclinrgc mit le feu à la ville , et fut suivie d'un assaut
que la nuit vint interrompre. I^e lendemain, qui était
dimanche, jour ou l'on ne se battait pas, te passa
en joutes. T^e lundi les Anglais rendirent Bourbourg^
et l'on convint de les laisser sortir de la Flandre sans
les iîiquiëter. I^e roi entra clans la ville accompagné
du comte de Soissons et du tiers de l'armée : il s'y
commit quelques désordnss inséparables de la brus-
que occupation d'une place. A ce sujet la chronique
de ce pays raconte, entre autres merveilles, que des
soldats se glissèrent la nuit dans l'église cathédrale
pour piller: l'un d'eux monta sur l'autel, et voulut en-
lever une pierre précieuse de la ceinture delà Vierge;
mais, AU même instant , la statue fit un geste si Tiolent
que le soldat tomba sur les dalles et se rompit le cou s
un autre essaya do commettre le même sacrilège,
mais h peine sa main touchait-elle l'image sainte, que
toutes les cloches de l'église sonnèrent à la fois, sans
que personne 1(îs fît mouvoir. Ce miracle, continue
la chronique, arrêta le pillage. Ijc roi quitta Farmée
pour regagner Paris. Le sire do Couci ne le suivit
pas, car on venait de le charger de prendre posées^
sion des principales villes de Ja Flandre au nom du '
souverain. Une paix définitive fut signée entre les
ENGUERANO DE COUGI. a3l
deux couronnes, au bout de quelques mois. Mais telle
était la réputation de Couci,tel était le prix que l'on
attachait à ses services, que la cessation des hosti-
lités ne lui procura pas un seul instant de repos ;<:ar
Charles YI ne le rappela de la Belgique que pour
l'envoyer au secours de son oncle le duc d'Anjou ,
dédaré roi de Naples, et qui se voyait disputer sa
couronne par un puissant adversaire.
Louis d'Anjou^ deuxième fils de Jean II, fut un
des otages de son père après le trsuté de Bretigny ;
mais il quitta Londres malgré la foi jurée, et revint
furtivement à Paris, contre le gré du prince dont il te-
nait la place dans les fers d'Edouard III. Pendant tout
le règne de son frère Charles V , Louis d'Anjou se
montra courageux , libéral, magnifique, rendit d'é-
minents services à l'État, soit en gouvernant le Lan-
guedoc, soit en défendant la Guieune contre les An-
glais. Par malheur pour lui et pour la France, ces
qualités brillantes éblouirent Jeanne T®, reine de Na-
ples et comtesse de Provence , si célèbre par ses mal-
heurs autant que par ses fautes. Veuve de quatre
époux et sans enfants , elle adopta d'abord pour fils
Charles de Durazzo ; indignée de voir ce favori our-
dir des trames contre sa vie ^ afin de jouir un peu plus
tôt de la toute-puissance , elle changea ses disposi-
tions , et, d'après les conseils de Clément d'Avignon ,
elle institua (a3 juin i38o) Louis d'Anjou son hé-
ritier universel. Celui-ci n'accepta pas d'abord l'a-
doption de Jeanne de Naples, malgré les pressantes
sollicitations de Clément d'Avignon , qui , en plaçant
sur le trône un prince français i espérait obtenir par
23a KNGUERAND DE GOUCT.
ce moyen assez d'influence en Italie pour se faire re-
connaître pape à Borne y et exclure de la chaire de
saint Pierre Urbain VI > son compétiteur. Cette aflaire
demeura en suspens plus de deux années. Louis
d'Anjou, qui s'était fait à l'idée de porter une cou-
ronne, se prononça enfin pour l'acceptation , contre
l'avis de tous les princes de la maison de France ,
qui ne se dissimulaient point les difficultés que leur
parent aurait à surmonter pour entrer en possessiou
d'un pareil héritage. Louis d'Anjou déploya une ar-
deur extraordinaire à l'effet de se procurer les moyens
d'accabler ses rivaux : c'est ce qui explique conament
il se montra si avide d'argent pendant sa régence :
injustices, exactions, rien ne lui coûta; ce prince,
que l'on avait surnommé la Joie de la FrancCy ruina
le royaume, et commença le premier à creuser le
gouffre où l'État faillit s'abimer quelques années plus
tard (i).
(i) Avant que rambition se fût emparée de Loub d'Anjoa» avant
cette funeste donation de la reine Jeanne , ce prince s'était moatré
sous les apparences les plus favorables; ceci est incontestable , c^ot
donc à tort que Froissart se sert d'expressions odieuses loraqa'îl ptile
de ce régent. Le Journal de Tévéque de Chartres, chancelier du doe
d'Anjou , nous explique la cause singulière du resseotiment de Fraif-
sart :
« Le dit jour la décembre i38i furent scellées deux lettres dooblii
d'une teneur et forme faisant mention que monseigneur le duc d'Aï-
jou avoit fait prendre et retenir pardevers lui pour faire sa Tokmlé
en ce qu'il lui plaira cinquante-six quayers (cahiers) que messire Jea
Froissart, prêtre recteur de l'église de Leseines près Moos en HaÎDUl
avait fait écrire, faisant mention de plusieurs et diverses bataiUai
besognes et faits d'armes au royaume de France an temps passé: Ici-
quels cinquante-six quayers de romans et chroniques le dit mesniv
Jean avoit envoyés pour enluminer à Guill. Bailly , enluminear» et
1
engueraud de couci. 233
Huit mois après l'acceptation définitivedu duc d'An-
jou , on apprit que Jeanne P^ courait le plus grand
danger. Charles de Durazzo j regardant son adoption
comme la seule légitime, voulut contraindre la reine
à rétracter la déclaration faite en faveur de l'oncle de
Charles VI. Sur le refus de Jeanne, il vint mettre le
si^e devant Naples, qui renfermait un nombre consi-
dérable de ses partisans. Instruit de ce qui se passait ,
Louis d'Anjou ne balança pas à voler au secours de sa
bienfaitrice. Il prit le titre de prince de Calabre, affecté
à l'héritier présomptif du trône de Naples, et partit
de Paris le 1 5 juin i '682^ la même année que fut gagnée
la bataille deRosebec; il emportait avec lui des som-
mes immenses, et menait à sa suite près de trois mille
soldats. Arrivé dans Avignon le aa février, il y trouva
le comte de Caserte et Juan de Costanza, envoyés de
la reine, qui le pressèrent de partir au plus vite. Le
duc ne voulut pas néanmoins entrer en Italie sans
connaître les véritables sentiments des Provençaux,
dont il devenait le souverain par l'adoption de Jeanne.
D'après ses désirs, les états de la Provence se réu-
nirent à Aix au mois d'avril : une partie de la no-
blesse se montra peu disposée en sa faveur; mais il
rencontra des amis dévoués parmi les barons les plus
considérables du pays, les Forbin, les Sabran, les
lesqueb messire Jean se proupousoit d'envoyer au roi d'Angleterre,
adversaire du royaume de France. » L'historien ne pouvait pardon-
ner cette saisie de ses œuvres , et dans ses nouvelles compositions il
s'en vengea en déversant le blâme sur le duc d'Anjou.
Au reste, cette saisie paraîtra beaucoup moins arbitraire de la part
du régent, si l'on considère que Froissart l'avait provoquée en ne
cessant de dénigrer dans ses écrits tout ce qui se faisait en France.
a34 £NGCJ£RAND DE COUCI.
d'Agoult. Celui qui le servit le mieux fut Refbrciat
de Castelanne : ce banneret se montrait le plus chaud
partisan de la reine Jeanne, non par esprit de sou»
mission y car lui et ses ancêtres se firent constamment
remarquer par une humeur des plus indépendantes.
Les Castelanne avaient conquis le tiers de laProveoce
sur les Sarrasins; à ce titre, ils refusaient de rendre
hommage de vassal aux souverains de ce pays f Jeanne
de Naples, loin de vouloir les y contraindre , accorda
de nouveaux privilèges à ReforciatP (i), qui, par re-
connaissance, embrassa avec enthousiasme le parti
delà reine. D'ailleurs^ il entrait dans les devoirs d'un
preux chevalier de défendre une femme opprimée.
Grâce aux soins de Reforciatde Castelanne, roppoti-
tion qu'on avait montrée d'abord contre Louis d*An«
jou cessa d'être dangereuse (i) : quinze cents cheva-
liers demandèrent à marcher sous ses bannières , afin
d'aller briser les fers d'une souveraine qu'ik cb^
rissaient; mais au moment où l'armée se mettait ea
marche, on apprit que Jeanne avait cessé de vivre.
Charles de Durazzo s'était rendu maître de Naples,
et , d'après ses ordres , la reine fut étouffée entre deux
oreillers dans le château de l'C^uf. On accusait cette
princesse d'avoir fait périr de la même manière André
de Hongrie, un de ses époux.
Au premier bruit de cet attentat , Louis d'Anjou
envoya un cartel à Durazzo pour venger, en champ
clos, la mort de sa bienfaitrice; il s'empressa de re*
venir à Avignon , désirant y être sacré. Clément le
(i) Histoire de la Noblesse de Provence, t. I, p. a34.
(a) Histoire de Provence, par Bouche, liv. VII.
ENGU£RA.»D DE COUCI. ^35
proclaraa roi de Naples , de Sicile et de Jérusalem ,
le 3o mai i383 : deux mois s'étaient à peine écoulés
depuis qu'Urbain VI, pape de Rome, avait couronné
Charles de Durazzo comme légitime successeur de
Jeanne I^ (i)-
Louis d'Anjou, ayant franchi le Var à la tête d'une
armée de trente mille hommes , entra dans le I^iémont,
Il écrivit aux Florentins pour se les rendre favorables,
I^a république répondit qu'elle désirait garder la neu*
tralité dans cette querelle (2); mais, effrayés à rap-
proche de l'armée expéditionnaire, ses magistrats en<»
voyèrent des ambassadeurs pour protester de leur
attachement à la nation française. Louis d'Anjou , sa*
tisfait de cette démarche, n'entra même pas dans Flo*
rence; il traversa la Romagne,la Marche d'Ancônei
les Abruzzes, et menaça les frontières du royaume de
Naples. La nouvelle de son arrivée y jeta Tépouvante.
Dans cette situation critique, Charles de Durazzo eut
l'adresse de se ménager l'appui de la république de
Florence, qui naguère s'était liée d'intérêt avec son
rival ; il sut aussi gagner à sa cause les princes de Piom^
bino et ceux de la maison d'Est. Louis , ne pouvant
(i) Urbain VI eut à se repentir dans la suite de cet acte de com-
plaisance : Durazso le paya d'ingratitude. Le pontife, courroucé» vint
à Naples, et essaya de tenter l'opinion du peuple en faveur de son
neveu Butillo, qu'il tonlait mettre sur le tr6ne*à la place de Duraszo;
celui-ci, fort irrité, ne garda f^us de mesure; la rupture devint écla-
tante. Le. pape excommunia Chartes de Duraszo , et se retira à No-
tera; son ennemi vint l'y bloquer. Pendant le siège, Urbain VI se
mettait trois ou quatre fois le jour à l'une des fenêtres du château, et
excommuniait les assiégeants.
(a) Àretino, liv. IX, p. i83.
2t36 ENGU£RA.ND DE COUCI.
faire face lui seul à tant d'ennemis , envoya supplier
Charles YI, son neveu, de diriger sur Tltalie un corps
de troupes assez imposant pour occuper dans le nord
les coalisés , tandis que lui-même irait attaquer Na-
ples. L'honneur de la maison royale, autant que celui
du pays, commandait de secourir un prince français :
c'est alors que le sire de Couci reçut la mission de
conduire en Italie de nouvelles forces, afin de secon-
der les opérations de Louis. L'amour de la gloire ^ le
désir de courir de brillantes aventures, réunit promp-
tement sous ses bannières une foule de nobles. Il ras-
sembla dans le midi du royaume douze mille chevaux
et quatre mille archers, et entra en Italie en suivant
larouteque Louis d'Anjou avait tenue (i). Arrivé dans •
le voisinage de Milan , il trouva les ambassadeurs du
vieux Bernabo, qui, ayant déjà éprouvé sa valeur et
craignant de s'attirer sa colère, lui envoyait des pré-
sents ainsi que des vivres.
Enguerand laissa reposer quelque temps ses troupes
dans le Milanais ; sortant ensuite de la Lombardie, il
se dirigea vers Plaisance, et envahit le territoire des
Florentins, s'empara de quelques places fortes^ et éta-
blit ses quartiers à Sienne, en laissant derrière lui
trois mille hommes pour conserver les communica-
tions. Le sire de Couci menaça la république de com*
■
;
(i) L'anno seguente (i384) un' altra compagnîa di FraïueiifP
sando TAlpi per medesimo cammino cbe Taltra , venne in ItftUa i>
supplemeDto e favor del duca d'Angio. Era capitano di qaest» fai
UDO Enghierano (Enguerand) Franzese, signor potente a casa aaii<
famoso neir arle militare, e passava questo eserdto il numéro àomd a
mîla cavalli. (Aretino, Historta di Venetia, i56f » iii-4*i l>b- ^* s
p. 184 bis.)
ENGUERÂND DE COUGI. ^37
mencer une guerre en règle, si elle n'abandonnait
pas incontinent la cause de Charles de Durazzo, et si
elle ne payait pas deux cent mille florins en punition
d'avoir violé les promesses faites naguère au duc
d'Anjou. Les Florentins ayant repoussé ces conditions,
Enguerand se mit en devoir d'exécuter ses mena-
ces. Il investit la ville d'Arezzo, la plus importante
de la république après Florence, et parvint à se
ménager des intelligences dans la place : le qua-
trième jour de siège le général français feignit de vou-
loir lever ses quartiers, et prit le chemin de Pérouse;
mais dès que la nuit futvenue, il fît faire contre-marche
à ses divisions, revint reprendre ses anciennes posi-
tions sous Arezzo, et attaqua les murailles sur trois
points. Le sire de Couci , qui dirigeait une des colon-
nes , força la porte principale, pénétra dans la ville
à la lueur des flambeaux, et combattit longtemps au
milieu des rues ; enfin , avant le lever du soleil il se
vit maître de la] place , à l'exception néanmoins de
la citadelle, où la majeure partie des habitants s'é-
tait réfugiée. La nouvelle de la prise d' Arezzo porta
la consternation dans Florence : les magistrats avi-
saient aux moyens de calmer le ressentiment des Fran-
çais, lorsque ce jour-là même on apprit la mort de
Louis d'Anjou. Ce prince avait débuté par remporter
des avantages signalés : la ville d'Aquila lui avait été
livrée par Romandicio Caldero ; il avait pris d'assaut
Nola et Maddalone; d'autres places se soumirent à
la première sommation. Il trouva des amis dévoués
parmi les anciennes familles françaises venues à Na-
ples avec Charles d'Anjou, et restées en Italie depuis
238 ENGUERAHD DE COUCI.
cette époque. Les chefs de ces maisons étaient akm
Mainfroi , Chiaramonte (Clermont-Tonnerre), Cdb
Brancazzio(Brancas)9 Jean Alneto (d'Aulnai), Jacques
de Caldoma ( Candolle) ; François Caetano ( Gaétan )|
comte de Fondi; Paul de Canseiroo (Cantelme), Bal-
tazar Cossa (de Cossé), Jean Galgoto (Galîot), Jeafl
Janvero (Jean Janvre, sire de la Bouchetière); Je»
de Lautrico ( Lautrec ), comte de Mirabellt; Vient
Lhospitaleto (l'Hospital), comte de Galluci(i).T6Q«
tefols les deux familles françaises de Pagan et Saint*
Seyrain se déclarèrent en faveur de Duraszo. Les aii^
ciens clients de la reine accouraient dans le camp de
Louis d'Anjou. On distinguait parmi eux GilbertFBi»
rini, André Carraffa, Serge Can*acioliy sdgneur dé
Capoue, François Ratta, etc. Les uns et les antres dir
saient au prétendant que s'il pouvait jeter dans N>«
pies quelque argent parmi le bas peuple, cette grande
ville serait obligée de se rendre. Louis d'Anjou, à qui
l'arrivée de sommes considérables était annoncée,
fit de magnifiques promesses : on lui prêta sur sa pa-
role dix mille florins, mais pour peu de jours seule-
ment. Cependant le temps se passait , l'armée expédia
tionnaire se fondait insensiblement, et plus le combat
devenait nécessaire, plus Charles de Durazzo appor»'
tait de soin à l'éviter. Leduc d'Anjou , désespéré, en-
voya un nouveau cartel à son compétiteur; c'était fe
huitième qu'il lui adressait : l'Italien accepta cette fois.
On convint du jour, du lieu, et on prépara la liccj les
juges du camp furent désignés. Enfin, le moment si
(i) L*hermile de Soliers , Hisl. des grandes familles de Provenee.
INGUERAND DC GOUGI. 2^
ardemment désiré arriva : Louis se rendit, accompa-
gné de cent chevaliers, auprès deBari, où la rencontre
devait avoir lieu; mais les hérauts du camp appelèrent
en vain Charles de Durazzo (i). Alors Louis d'Anjou
le fit déclarer solennellement déloyal et discourtois;
son rival riait de cette sentence : il n'avait accepté le
défi que pour exaspérer le prince français et gagner
du temps^. Au même instant où l'oncle de Charles YI
apprenait qu'on s'était joué de sa bonne fbî^ un mes->
sager arrivant de Venise l'instruisit que son cham-
bdlan, Pierre de Craon (a), avait dissipé en folles dé-
penses, dans cette ville ^ les soiftmes qu'il apportait à
son maître. Louis se voyait enlever sa dernière espé-
rance; l'argent sur lequel il comptait pour satisfainâ
aux emprunts contractés lui manquait absolument.
Les sondoyés espagnols, génois, italiens ^ voyant l'enl*
barras dans lequel l'infidélité de Craon jetait le pré-
tendant, passèrent subitement dans le camp ennemi.
Le découragement s'empara du duc d'Anjou ; il donna,
afin d'apaiser d'avides créanciers, ses pierreries, le
(i) n semblait qu'il fût de la destinée du royaume de Naples d*être
le prix d'un combat singulier. Cent ans auparavant (i 383), Gharlw,
chef de la première maison d'Anjou , et frère de saint LiOtlis, proposa
au roi d'Aragon, son compétiteur, de décider la querelle par un com-
bat à outrance. Les circonstances furent semblables à celles de i3S4.
Bordeaux avait été indiqué pour le lieu de la rencontre; Charles
d'Anjou y arriva aTec cent chevaliers provençaux, parmi lesquels on
distinguait Raimond d'Agoult, Jean de Barras, le sire de Vintimîlle,
Fouquet de Pontèves, RosUin de Pontèves, Guillaume de Villeneuve,
Jean de Glandevez, Pierre de Blacas , Puget de Fos , Boniface de Cas-
telanne , etc. : Charles d'Anjou et ses chevaliers attendirent vaine-
ment ; le roi d'Aragon ne parut point.
(3) Le même qui depuis assassina le connétable de Clisson.
!l4o ENGUERÂND 0£ CODCI.
diadème apporté de Paris pour son couronnement, et
même sa cuirasse. On vit ce prince, jadis si magnifi-
que, couvert d'une cotte d'armes de toile sur laqudle
on avait grossièrement peint les insignes de la royauté;
il ne lui restait pour toute richesse qu'une tasse d'ar^
genty présent d'Edouard III , et pour nourriture du
pain d'orge. Son âme ne put supporter un revers aussi
poignant; la vue de ses compagnons d'armes mou*,
rants de misère le réduisit au désespoir ; il appelait la
mort à son aide, elle exauça ses vœux : Louis d'An-
jou expira à Bisceglia, non loin de Bari, le ai sep-
tembre i384 (i), ayant porté treize mois le vain titre
de roi de Naples, léguant à la maison de Valois ses
prétentions à un trône qu'il n'avait point occupé!
héritage fatal, qui fut la cause des guerres désas-
treuses entreprises par Charles YIII et Louis XII (a).
Charles de Durazzo, généreux par calcul , prit le
(i) Mézerai fait mourir ce prince le lo octobre x383» FlroiflUt
en décembre i384, les Annales d'Anjou le 19 septembre iSSS, FAft
de vérifier les dates le ai septembre i384* Nous avons adopté oetli
dernière époque, parce qu'elle s'accorde avec celle des historiens iUh
liens Summunte, Âretino , Muratori.
(a) Il est à remarquer que toutes les querelles élevées en Europe |
dans le quatorzième siècle eurent pour origine les droits légués pir
des femmes. Edouard III réclamait la couronne de France par n
mère , Charles le Mauvais la réclama quelque temps au même titre;
le duc de Bourgogne revendiquait l'héritage de Louis de Mâle par si
femme; le duc d'Anjou la couronne de Naples par sa mère adoptirc;
Enguerand de Couci porta la guerre en Autriche pour reconnv
rhéritage de sa mère; le duc de Lancastre s'intitulait roi de Castifle,
comme héritier de Pierre le Cruel par sa femme , fille de œ princB. : m
Lancastre avait vu la catastrophe de Louis d'Anjou; il ne s'en
pas moins dans une entreprise semblable : les malheurs d'aotmi
désabusent pas plus les rois que les autres hommes.
is
I
ENGUERÀVD DE COUCI. ^^l
deuil de son rival ^ et voulut que les gens de son hôtel
et son armée le prissent également; il lui fît faire des
obsèques magnifiques, et envoya son corps à la du-
chesse d'Anjou dans un coffre de plomb.
Le sire de Couci regarda d'abord la nouvelle de la
mort de Louis comme une ruse employée pour l'en-
gager à lever le siège de la citadelle d'Arezzo; il n'en
poussa pas moins les opérations avec une ardeur in-
croyable , œn incredibile ardirsi combatava (Aretino).
Il acquit bientôt la triste certitude du trépas du
prince : un pareil événement compliquait les embar-
ras de sa position , quelque brillants que fussent les
avantages remportés par ses troupes. Les Florentins lui
représentaient que la mort de Louis d'Anjou termi-
nant pour le moment la querelle « sa présence n'était
plus nécessaire en Italie ; ils demandaient de rentrer
en possession d'Arezzo ^ offrant de payer une partie
des frais de la guerre , de signer un traité d'alliance ,
d'après lequel ils s'engageaient à défendre de tous
leurs moyens , et lorsqu'ils en seraient requis , les inté-
rêts des enfants de Louis d'Anjou. Le sire de Couci
accepta ces propositions, exigeant néanmoins qu'au
préalable la citadelle se soumît , jurant sur l'honneur
de la rendre lorsqu'il y aurait planté ses étendards. Le
château lui fut remis, et, suivant sa promesse, il l'a-
bandonna après avoir laissé flotter un jour entier la
bannière de France sur les remparts de la forteresse.
Les Florentins , pénétrés de reconnaissance pour sa
loyauté, exécutèrent rigoureusement les clauses du
traité; ils payèrent les frais de l'entreprise, et fourni-
rent aux Français les vivres nécessaires à leur subsis-
T. m. i6
a4a EVGUBRAITD DE COUCI.
tance. Au bout de quinze jours de repos, le sire de
Couci forma de nouveau ses divisions, et se diriges
vers Bariy ayant à cœur de recueillir les tristes débris
de l'armée de Louis d'Anjou; mais il trouva le passage
gardé par Ancut, cet ancien partisan anghds avec
lequel il avait fait la guerre douze ans auparavant
dans les mêmes lieux, sous les bannières d'Amédée
de Savoie. Ce chef de bandes s'était mis au servies
de Durazzo, qui lui donna en payement de la solde
de ses troupes la rançon des chevaliers français et
provençaux venus en Italie avec son rival , et qui cher-
chaient péniblement à regagner leur patrie. Redon^
tant la valeur désespérée de ces preux, Ancut n'osa
pas les attaquer de front ; il se contenta de les suivre
dans leur retraite en les harcelant. Le sire de Coud
l'aborda impétueusement , le battit et arracha de ses
mains plusieurs milliers de prisonniers. Dès ce fno*
ment il redoubla d'efforts pour rassembler les che*
valiers et écuyers échappés au désastre de Bari; mais
son cœur ne put goûter la satisfaction de les rallier
tous, quelques détachements assez nombreux em-
ployés dans les Abruzzes n'ayant pu le rejoindre. On
vit longtemps par les chemins de l'Italie des ^uyen
français presque nus, qui tâchaient en mendiant d'at-
teindre les frontières de leur pays. Cette fatale expé-
dition de Louis d'Anjou coûta trente mille hommes
et des sommes considérables.
Enguerand traversa en dominateur la moitié àt
l'Italie, et arriva à Milan au moment où le vieux Ber*
nabo voulait frustrer son neveu de l'héritage -de son
père Galéas Visconti. Couci embrassa la défense dé
BNGUBRAffO OK COUCIi " â43
l\>(>priiiié,et devint Tarbitre de cette puissante famille.
Enguerand fit promettre à Mathieu II Visconti , que ,
pour prix du service qu'on venait de lui rendre, il
se montrerait dans toutes les circonstances l'allié fi-
dèle delaTrance. Un an après ledépart de Couci (i 385)^
BOTDâbo, ayant voulu empoisonner Visconti dans un
repaS) s'empoisonna lui-même ainsi que ses deux fils;
illaissahutt cent milleécusd'or et la charge desept cha-
riots de vaisselle 9 fruit de ses rapines. Visconti, paisi-
ble possesseur d'États florissants, songea à s'acquit-
ter de la dette contractée par lui envers la France : il
donna au duc d'Orléans, frère de Charles VI, sa fille
Yaientiue, réputée la femme la plus accomplie de l'I-
talie. Trois cent mille ducats, la ville d'Âsti et toutes
ses dépendances composaient la dot de Valentine.
I^ comte de Soissons ramena son armée en Pro-
vence (i), jaloux d'y soutenir les droits du fils de
Louis d'Âujou. Sa prudence et son énergie, secon-
dées puissamment par les maisons de Castefanne et
de Forbin, dissipèrent la ligue formée dans l'inten-
tion de faire passer la Provence sous la domination
étrangère. Ainsi, grâce à ses soins et à sa persévé-
rance , la possession de ces belles contrées ne tomba
point en des mains ennemies. Après quelque séjour
à Aix, il prit le chemin de Paris, ramenant les clie-
(i) Froisstrt, Mézerai et les historiens modernes qui les ont copiés
assurent que le sire de Couci s*arréla dans Avignon » et qu'il n'entra
|Mis eti Italie. Les détails qae nous venons de donner sur son cxpédi-
tion contre k république de Florence sont la traduction littérale du
IX* livre de TAretino, écrivain fort exact et très-au courant des alTai-
ret de son pays. Summonte et Muratori confirment, de leur côté, dans
t*Histoire deNapIcs, ce que nous avons emprunté à TArelino.
1^44 ENGUERAND DE COUGI.
valicrs bourguignons, normands et picards. Charles YI,
désirant témoigner au sire de Couci sa reconnaissance
d'avoir si bien défendu au delà des monts Thonneur
du royaume, et dans la Provence les intérêts de sa
famille, lui conféra la charge de grand boutillier, va-
cante par la mort du comte de Saarbruk : c'était une
des cinq principales charges de la couronne. Le grand
boutillier pouvait disputer le pas au connétable , et
présidait de droit la chambre des comptes. Les rois
ne la conféraient ordinairement qu'à ceux dont les
talents administratifs, les connaissances dans les lois
et dans les coutume , étaient généralement reconnus.
Les archives de la cour des comptes font voir que le
sire de Couci exerça mainte fois les droits extraordi-
naires de sa charge, principalement durant les annéa
1387 et i388.
UVRE m.
Ënguerand de Couci accompagne Famiral Jean de Vienne en Èooam.^
II pénètre dans le nord de TAngleterre , et y porte la terrenr. —
•^ Campagne de Gueldre. — Ënguerand de Couci refuse l'épée de OOB-
nétable après la disgrâce de Clisson.
Nous avons vu dans la vie d'Olivier de Clisson com-
ment la descente en Angleterre échoua par les retards
calculés du duc de Berri ; il ne dépendit pas du sire
de Couci qu'elle ne fût couronnée de succès. Le con-
seil de régence avait décidé que Ton ferait passer en
SriGUEBAND DE COUCl. . OiJ^S
Ecosse un des grands officiers de la couronne avec
six mille hommes, pour aller tenter une attaque
par le Northumberland, et attirer sur ce point les
forces de Richard , pendant que le connétable, diri-
geant Tarmée principale , aborderait sur les côtes mé-
ridionales. Le sire de Couci, n'ayant en vue que le
bien de l'État, fit abnégation de tout amour-propre
pour ne consulter que l'intérêt général ; il consentit
à faire cette campagne comme lieutenant de l'amiral
Jean de Vienne, quoiqu'il eût récemment commandé
en chef une armée de vingt mille combattants.
Jean de Vienne passait pour un guerrier avanta-
geux, entreprenant et avide[de renommée : sa charge
d'amiral lui donnait le droit de réclamer la conduite
de toutes les expéditions d'outre-mer. On ne le lui
contesta point dans la circonstance présente; mais
le conseil, redoutant son caractère léger, voulut qu'il
eût pour collègue le sage de Couci, fort capable de
modérer sa fougue et d'arrêter ses écarts. Dès le mois
d'avril i385, la flotte se trouva réunie sur les côtes
de Boulogne. L'amiral se rendit au port de l'Écluse,
amenant une division composée de quinze cents
chevaliers, trois mille arbalétriers et quinze cents
gros varlets. Parmi lesbannerets on distinguait, après
£nguerand de Couci, Geoffroi Charni, qui avait déjà
fait le voyage d'Ecosse , les sires de Grandpré , de Ver-
denay, de Sainte-Croix, de Montberay, d'Espagny,
Gérard de Bourbonne, Gui d'Hetz, Florimond de
Quissy, de Martel, Veleran de Renneval , de Beausang,
d'Yvri, de Ferrières, de Perceval, Bracquemont, de
Croy , de Grancourt.
a46 KNGUBltAZCD DE GOUGK
a Aucuns chevaliers ni autres n'amenèrent de ebe»
vaux, dit Froissart» : était-ce à cause de la dilfieuké
de les embarquer, ou bien espéraient- ils en trouver
en Ecosse de meilleurs et de mieux acclimatés? Vth
mirai se munit d'une grosse somme d'argent , desti-
née à faire subsister son armée sans être à charge aa
pays; il emporta aussi des armures complètes pour six
mille hommes, et des harnachements pour deux mille
chevaux. Ces derniers objets venaient de Flandre: ce
les y confectionnait mieux que partout ailleurs; quant
aux armes , on les avait prises en France : nos manu»
factures, surtout celles de Toulouse et de Bordeaux,
passaient pour les meilleures de l'Europe. Les Pari-
siens avaient été forcés de rendre leurs équipements
militaires après la rébellion de i382 ; six mille de leurs
armures , gardées en dépôt au château de Beauté, hi*
rent données à l'amiral.
Un pareil rassemblement d'hommes et de vaisseau
devait nécessairement alarmer le conseil d'Angleterre.
Richard fit garder le détroit par des forces navales*
Sa flotte traînait après elle des navires construits^ en
bois très-sec, et chargés de mixtions de charbon et
de poix-résine. On les destinait à incendier les vais-
seaux français (i) : c'étaient les brûlots de cette épo-
que. Enfin l'armée résolut de mettre à la voile le ao
mai, époque où la trêve expirait. Au moment de lever
l'ancre les vents les plus impétueux se firent sentir, dei
tempêtes vinrent assaillir les embarcations jusque
dans le port de l'Écluse. L'intrépide Jean de Vienne,
pressé d'arriver en Ecosse, voulait braver la fureur
(i) Froissart, liv. IL — L'anonyme de Saint-Denis.
SaomRAHD Bl 60I10I. k47
dM flots; mais la mer en courroux était un spectacle
ai effrayani pour ses soldats et même pour la plupart
des chevaliers, qu'ils refusèrent d'abandonner le ri*
yrmgt « disant que le ciel se prononçait contre cette
entreprise. Rien ne put dissiper ces terreurs. Enfin
FOoëan parut se calmer, et Jean de Vienne profita de
ce moment CaiYorable : il fit célébrer la messe et bénir
ka i^saeaux en présence de Tarmée rangée en ba-
taille; se portant au front de la ligne, il adressa aux
bannerets et chevaliers une harangue courte et éner-
gique; puis s'élançant dans la grève, parvint au vais-
seaa amiral, monta rapidement sur le pont, et du
haut du tillac appela ses compagnons d'armes, en in-
voquant le Dieu des armées et le génie tutélaire de la
Cnuice.Ge mouvement dramatique produisit son effet :
diefe et soldats se précipitèrent à l'en vi vers la flotte;
r^nbarquemeot s'opéra sans encombre, on leva
Cancre, et l'escadre vogua majestueusement au large.
i^près dix jours de navigation, elle parut en vue des
o6tes d'Ecosse. La satis&ction de l'armée était inex-
primaUe. On craignait que le maître pilote ne se fût
trompé en signalant la terre de l'antique Calédonie :
un cavalier d'Anjou, nommé Aubert, qui, l'année
précédente, était venu dans ce pays , s'offrit à véri-
fier si le pilote ne se feisait pas illusion, et, pour
mieux juger de la configuration du continent que
Ton apercevait , il monta tout armé jusqu'à l'extré*
mité du grand mât. Ecosse ! Ecosse ! s'écria-t*il ; mais ,
en battant des mains pour témoigner sa joie, Aubert
abandonna le mât, perdit l'équilibre et tomba dans
la mer : aiicun secours ne put le sauver.
a4B ENGUBRAND DE COUCl*
Les Français abordèrent à Dundee, et sans perdre
un seul instant l'amiral renvoya la flotte, afin d'ôter
à ses soldats Tespoir et la possibilité de revenir en
France, avant d'avoir rempli la mission dont ils s'é-
taient chargés : César avait agi de même. L'amiral et
le sire de Couci quittèrent le jour même Dundee :
ils arrivèrent le surlendemain , sur deux colonnes^
à Edimbourg, où ils furent reçus par les comtes de
Douglas et de Murray. Le roi, Robert II, habitait
alors Wick, un des points les plus septentrionaux du
royaume. '
L'Ecosse était alors le pays le plus pauvre et le plus
sauvage de l'Europe. Les habitants vivaient la plupart,
ainsi que leurs troupeaux, au milieu des forêts ou
sur les montagnes; les plus simples commodités de la
vie leur étaient inconnues, et ce fut avec beaucoup de
peine que les Français purent se procurer des gîtes.
Ils reçurent des Écossais un accueil très-froid , ce qui
les surprit infiniment. Robert II, en appelant des étran-
gers à son secours, avait consulté sa politique plutôt
que ses sujets ; l'arrivée des Français mécontenta toutes
les classes : ces six mille hommes se trouvèrent fort
en danger au milieu d'une population farouche; ib
eurent besoin de se garder contre les embûches de
ces insulaires ; en peu de jours l'armée perdit une
centaine de soldats massacrés dans les marais. Jean
de Vienne voulait user de la force pour venger de kds
outrages, mais Ënguerand modéra son ressentiment
<c Vous recueillerez plus tard, disait Couci, les fruits
de votre patience, et, à l'aide de ces sauvages alliés,
nous porterons l'effroi jusqu'au sein de l'Angleterre. »
1H6UBRA9D DE COUCU ^49
lirai se rendit à ces sages avis. Le roi d'Ecosse
; attendre trois semaines ; enfin Robert II arriva
imbourg, accompagné de ses fils : l'équipage
qae de ce roi pasteur contrastait avec la somp«
lié militaire des nobles de France. L'amiral et le
ie Gouci déclarèrent à ce prince que si l'on vou-
etirer quelque profit de l'armement du roi Char-
ly le fidèle allié de l'Ecosse^ il fallait que les troupes
teux couronnes se missent en mesure d'attaquer
e<AïSLmp Richard II , sans lui laisser le temps de
^connaître. Robert II goûta fort cet avis ; mais
t d'ordonner un seul mouvement à ses guerriers ,
liât qu'on remit entre ses mains un subside assez
id^^le. Jean de Vienne ne prévoyait pas une
iUe exigence ; il paya néanmoins une partie de
nnme incontinent, avec promesse d'acquitter
stant dans un court délai. Robert II ordonna la
^ Les che& de clan allèrent rassembler leurs
patriotes au son du cornet, et en moins d'une
ine vingt mille hommes sortirent des forets, des
tagnes, des marais, et arrivèrent dans les ^environs
imbourg, où se trouvaient déjà réunis dix mille
i soldats aguerris ; ces derniers composaient les
s militaires permanentes du royaume : le comte
kmglas les commandait. Ce feudataire possédait
ngleterre et en Flandre des terres dont les re*
is surpassaient de beaucoup ceux de Robert II.
lirai livra les six mille armures complètes , ap-
ses de Paris; ceux des Écossais que l'on couvrit
de fer furent destinés à marcher les^^ premiers
les Français pour pénétrer en Angleterre. Trois
aSo flfGUERAHD BK GOUGl.
fils du roi , les comtes de Douglas et Murray se mirait
à leur tête; le reste de l'armée devait demeurer sur
les frontières du royaume, et n'avancer dans le pays
ennemi que lorsque le corps d'avant-garde se serait
frayé un passage en obtenant des avantages non coi^
testés. L'amiral Jean de Vienne s'ébranla le premier,
suivi de six mille combattants : le sire de Goum devait
l'appuyer avec une division de la même force, lin
espace de vingt lieues j rempli de landes et de terres
incultes, séparait les deux royaumes d'Ecosse et d'An-
gleterre. Les Français traversèrent cette solitude en
quatre jours, sans s'arrêter devant Berwick, place
très-importante : on s'attacha seulement à se rendre
maître de la forteresse de Alwick; elle passait pour
inexpugnable. On commença un siège en règle; le
sire de Gouci, extrêmement habile dans cett« partis
de l'art de la guerre, en prit la direction : l'armé»
avait à sa disposition des engins et des catapultes ik
différents calibres. Avant délivrer le premier assaut,
Ënguerand fit sommer le gouverneur, nommé Lus-
serborn ; le message était accompagné d'un présent
de vin , liqueur fort rare dans le pays. Lusserbom
répondit, sans bravades, que son devoir lui faisait
une loi de mourir plutôt que de rendre le poste confié
à sa garde, a J'estime les Français , dit-il, et en raison de
Fintérêt qu'ils m'inspirent, je les adjure de regagner
au plus vite leur patrie, trop heureux si les perfides
Écossais vous en laissent la faculté. » Le sire de Coud
et Jean de Vienne menèrent les soldats à l'assaut
L'idée qu'ils combattaient sur le sol anglais les ani-
mait encore plus; tous montèrent à l'escalade avec
BMOIIERàlID IMS GODCI. tHi
I audace q et Écossais. Arrivés aux cré-
naauxL, ces hommes valeureux se virent obligés d'en
venir aux coups de dague, et, malgré une défense
|iér(Hque, ils enlevèrent la place , à la vue de leurs
idliéa, « qui restèrent comme des statues de pierre ,
mImus de la grande vaillan François ( i ). » Gouci
ettt le bonheur de sauver la fureur de sea soldats
LuBserborn et sa fomille«
Auasilèt après cette conquête les vainqueurs pous»
gèrent jusqu'à lextrémité du Cumberland y et corn*
flairent des ravages tels que plusieurs générations en
gatdèrent le souvenir (a), tri es représailles de ceux
qneKenoUes, Laocastre et ckingham avaient exer-
cés aur les terres de Fran $.
Le but de l'expédition étant de porter la terreur
le plus loin possible y afin d'occuper les forces de l'An-
gletare) les Français s'enfoncèrent dans le cœur du
royaume, plus dépourvu de troupes et bien plus
riche ; mais ils ne furent pas longtemps sans apprendre
que le duc de Lancastre arrivait, suivi de vingt mille
hommes, parle Westmoreland , et Richard II en per-
sonne par York, en côtoyant la mer. Le monarque,
ayant pour lieutenants son oncle, le comte de Gam«
iMridge, Salisbury, Pembrok, Spencer, Arundel, con-
duisait quarante mille communaux. Depuis longtemps
Richard s'attendait à être attaqué ; mais il ignorait
wr quel point irait fondre lorage* Les Anglais dé«
ployèrent un zèle admirable; l'approche du danger
(t) Juvéoal (Im Ursins.
^i) RupÎD Thoiras.
StSa ENGUERAND DE GOUGI.
les électrisait , loin de les abattre. On voulut traii8«
porter au château de Douvres, retraite inaccessiblcf
la chasse de saint Thomas de Cantorbéry, regardée
par le peuple comme le palladium de l'Angleterre;
mais les habitants de Cantorbéry s'y opposèrent, en
disant qu'ils sauraient fort bien défendre eux*méme8
et leurs foyersetleurs saintes reliques. En quinze jours
il se trouva deux cent mille individus sous les armeSi
Richard laissa autour de Londres et sur les côtes mé-
ridionales la majeure partie de ses forces; lui-même ^
dirigeant les troupes les mieux aguerries, courut au-
devant de l'ennemi (i). A la nouvelle de son ap-
proche , Jean de Vienne et le sire de Couci battirent
en retraite trente lieues pour aller prendre positico
sur un plateau signalé pour être d'un accès fort dif-
ficile. Quelques jours après ils reçurent un envoyé
de Richard, qui, en termes menaçants, leur offrait
le combat dans une vaste plaine voisine. Le sire de
Couci alla communiquer aux chefs écossais le con-
tenu du message, en leur annonçant l'intention de
livrer bataille aux Anglais. Ces étranges alliés décla-
rèrent en termes non équivoques , qu'ils ne voulaiect
pas courir les chances d'une action générale, mena-
çant même de livrer passage aux divisions britanoi*
(i) On voit dans les manuscrits de la bibliothèque de la Tour é$
Londres, sous len» 1809, la teneur des dispositions que Riobanllf
prescrivit à cette époque pour mettre le royaume en défense : les p«6*
cautions recommandées dans cette circonstance prouvent que Foi
regardait l'Angleterre comme menacée du danger le plus imminent
Le tome III des Actes publics (Ryroer) renferme beaucoup de €00'
mandements donnés en cette occasiou.
BVGUBKAND DE COVCU a&3
ques, pour peu qu*on les pressât. I^es Français se
trouvaient dans une situation capable d'intimider tout
autre que le sire de Gouci et l'amiral de Vienne. Ces
deux che£s signifièrent aux Écossais que dès ce mo-
ment toute alliance cessait entre eux , et qu'ils allaient
agir pour sortir de ce mauvais pas sans le secours
d*autrui. Le soir même ils firent allumer une quan-
tité de feux le long de leur camp, et, profitant des
ombres de la nuit, ils abandonnèrent en silence la
position sans en prévenir les Écossais. Le sire de
Gouci, son collègue, et leurs gens marchèrent pen-
dant huit heures avec une telle diligence, qu'ils se
portèrent sur les frontières du Northumberland ,
décidés à pénétrer en Angleterre une seconde fois.
Malgré la rapidité de leur marche , les Français au-
raient été atteints par leurs adversaires, qui connais-
saient mieux les localités , si un incident fortuit n'eût
jeté la confusion dans l'armée de Richard. Le comte
de Hollande frère utérin du roi, se prit de querelle
avec le jeune Staffort au sujet d'un ëcuyer bles^ par
les gens de celui*ci, et l'étendit mort à ses pieds.
Le père de la victime, feudataire puissant, comman-
dait quatre mille hommes levés sur ses terres. £n
apprenant le meurtre de son unique héritier, il fit
retentir les airs de ses cris, et, suivi d'une foule de
bannerets, il vint demander justice au roi. Richard
la lui promit pleine et entière , renvoyant toutefois
le jour du châtiment après l'entière expulsion des
Français du territoire britannique. £n vertu de ses
ordres, on arracha le comte de HoUand du monastère
de Beverley, où le coupable s'était réfugié : on le
1234 ENGUERAITD DE CO0CI.
fit marcher chargé de chaînes à la suite de Tarmée (i);
Staffort le père et sa chevauchée ne cessèrent d^Mx
compagner le roi. Des amis imprudents de ce fetida«
taire, loin de calmer sa douleur, la rendirent encore
plus vive en accusant les favoris de Richard II d'avoir
été les instigateurs de ce meurtre. Ces plaintes amères
provoquèrent la division parmi le camp anglais, M
entravèrent les opérations. L'amiral Jean de Yiemiê'
et le sire de Couci profitèrent d'une aussi favonMe
circonstance pour ramener les Français en ÉcoMe^
Richard et le duc de Lancastre pénétrèrent à l&m
tour dans ce royaume. I^e péril commun réunit fratw
chement les Écossais à leurs alliés; ils abandôianèrdnf
le plat pays, les villes, les bourgs, et se retirèrent
avec leurs nombreuses familles et leurs troupeaux au
fond des forêts ou sur la cime des montagnes. QuatM'
mille d'entre eux , sous le commandement de Don*
glas, demandèrent à l'amiral la permission de s'unir
à ses gens, promettant de le suivre où bon lui scrm*
blerait, sans faire entendre un seul murmure. Les
deux généraux de Charles VI résolurent de signaler
leur passage sur le sol de l'Angleterre par un coup
d'éclat dont le souvenir pût rester longtemps gravé
dans la mémoire de ses habitants. Tandis que Rêdiard
(i) Aussitôt après Texpéditioa , le meurtrier du jeune Staffort ta|
livré à toute la rigueur des lois, et condamné à mort. La yeu?e di|
fameux prince Noir, mère commune de Richard II et du comte Hol-
land (ce dernier était le fruit d'un second hymen), vint se jeter att
genoux du roi pour obtenir la grâce de son fils ; mais le moiHffqiii
demeura inflexible : en entendant un refus aussi formel, elle eipin
de douleur dans le palais même. Frappé de ce malheur, Richard fit
grâce de la vie à son frère. (Thoiras, t. III, p. 3o4.)
BVOUnAirD DX GOUCI. èSS
idiait Edimbourg, Perth et d'autres lieux, les
gais se jetèrent dans la partie méridionale de
Bse, et rentrèrent en Angleterre par la chaîne de
Ittgnes qui sépare le Northumberland du Gum-
ind, passèrent TÉden et investirent Garlisle. L'a«.
l Jean de Vienne resta devant cette ville, espé-
de s'en rendre maître, soit par surprise, smt
aminé; tandis qu'£nguerand , conduisant la ca-
îe, s'enfonçait dans le pays, y portant le fer
feu, menaçant la principauté de Galles, dé-
ie de troupes comme toutes les provinces de
dont les milices s'étaient portées sur les côtes
dlionales. Richard apprit avec une extrême sur-
l'envahissement du CumbeHand; il parcourait
obstacle l'Ecosse, devenue une liolitude par
île la retraite des hommes de toutes condi*
. Le prince 'se hâta de regagner ses États ; ar-
>ur les frontières du comté d'Yoric, il concentra
ivisions au milieu d'une vaste plaine, réunit au-
de lui les chefs influents, et fit devant eux le
ent téméraire de ne laisser échapper aucun Fran<*
Le présompteux ignorait que la réalisation d'un
rojet était au-dessus de ses forces ; il lui fallut
le jours pour s'en convaincre : en eflFet , dégoûté
guerre et de ses fatigues , cédant d'ailleurs aux
nces du comte d'Oxfort , son favori , le roi aban-
a l'armée , laissant à Buckingham le soin de se
desFrançais, comme il l'avait juré. Puis il courut
îrmer dans son palais^ jaloux de se dédomma*
m sein delà mollesse, des moments donnés ma^
«i aux alarmes de la guerre. Cette lâche retraite
a56 ENGUBRAlfD DE GOUGI.
indigna la nation y et devint par le fait la première
origine des infortunes de Richard. (Rapin Thoim.)
Le comte de Buckingham , chargé de couper la re-
traite à l'ennemi, se vit arrêté par la difficulté des
chemins et le débordement des rivières. Ainsi Famie-
ment de ces deux cent mille hommes n*eut point la
résultat qu'on en attendait : Richard couvrit , il est
vrai, l'Ecosse de ruines, et ne put empêcher cepen-
dant que quatre de ses provinces ne fussent ravagéeSi
Le sire de Couci, après avoir désolé, durant plui
d'un mois , la moitié du pays de Galles et du Gam-
berland, vint rejoindre l'amiral sous les murs de Ga^
liste. Ils se retirèrent ensemble chargés de butin, et
repassèrent les frontières par Braropton : leur but le
trouvait atteint, puisqu'ils avaient opéré une diver-
sion puissante en portant la terreur au sein de la fière
Albion.
Rentrés en Ecosse, les Français espéraient jouir
dans le repos des fruits de leur audacieuse entreprise»
Ils voulaient passer auprès d'Edimbourg leurs qua^
tiers d'hiver, reprendre les hostilités au printemps 9
pénétrer une seconde fois au milieu de la Grande*
Bretagne, et favoriser ainsi la descente deClisson sor
les côtes méridionales; mais on ne leur laissa point
la faculté d'exécuter un si noble dessein. Ils eurentf
en rentrant en Ecosse, à braver des dangers d'an
nouveau genre. La rigueur de la saison se faisait vi-
vement sentir : on leur refusa des gîtes convenables;
les chevaux mouraient de froid ; les hommes n'obte-
naient des vivres qu'à des prix excessifs. Les soldaH
demandaient instamment de quitter cette terre inbof*
£irGI7£llÀND DE COVGI. ^5'J
pitalière. Le sire de Couci se rendit auprès du roi
pour lui exposerque ses compagnons d'armes n'étaient
venus en Ecosse que sur ses pressantes sollicitations;
il finit par l'inviter à leur fournir les moyens de trans-
port pour retourner en France. Robert répondit qu'on
y aviserait. Au bout de quelques jours, le comte de
Douglas, dont la conduite franche contrastait avec
la perfidie de ses compatriotes, l'informa de l'inten-
tion qu'avaient les gens du pays de se lever en masse
contre les Français, afin de les contraindre de donner
une forte somme en échange des denrées consommées
par eux : exigence d'autant plus déloyale , que ces
denrées avaient été déjà amplement payées. L'amiral,
indigné, voulait se soustraire à une pareille tyrannie,
en faisant sentir aux Écossais la pesanteur de son
bras. Le sire de Couci sut modérer une ardeur aussi
intempestive. D'après ses avis, l'amiral fit publier qu'on
accueillerait les diverses réclamations , et qu'on en ac-
quitterait le montant au moyen d'engagements dont
le comte de Douglas consentait à devenir caution.
Cette affaire étant réglée, les embarcations furent
amenées dans la baie de Glasgow au commencement
du printemps. Jean de Vienne, le sire de Couci et
cinq mille Français environ arrivèrent au port de l'É-
cluse, où les obligations contractées par eux furent
religieusement acquittées. (Froissart.) (i).
(i) Si Ton en croit la plupart des historiens, la conduite légère des
Français fut la seule cause de leur peu de succès auprès des Écossais;
leur goût pour la galanterie déplut dans un pays où les mœurs étaient
demeurées fort austères. Une conduite semblable avait causé, en
Sicile, la ruine des compagnons de Charles d'Anjou.
T. III. 17
SftSS ENGIISRAND l>t COIJGI.
Ti'expédition (FÉcosse avait donné aux habitants de
la Grande-Bretagne une idée de ce que les Français
pouvaient entreprendre; elle eut, entre autres résul-
tats essentiels, l'avantage de procurer des notioDS
exactes sur le compte de l'Angleterre : le sire de Couci
avait fait à cet égard des observations en homme su-
périeur; à sou retour, il les communiqua à Charles Vl.
Selon lui, l'Angleterre était plus facile à vaincre che&
elle qu'on ne se l'imaginait; cet esprit de patriotisaie^
si ardent à Londres et dans quelques autres grandes
villes , disparaissait en quelque façon dans les pror
vinces éloignées de la capitale. Les discours de Coud,;
de l'amiral et des chevaliers arrivant d'Ecosse , raoi-i
mèrent la résolution du roi , que le mauvais succès
de l'armée principale avait dégoûté. Les préparati&
d'une seconde expédition se poussèrent avec vigueur:
l'opinion publique se montrait favorable à cette noui^
velle tentative; le souvenir des maux causés par les
Anglais, loin de s'éteindre, se gravait au contraire
dans tous les cœurs, et la nation applaudissait aux
efforts que l'on faisait pour les venger. Clisson alla en
Bretagne, Jean devienne en Normandie, Charnidaos
la Champagne, la Trémoiiille dans la Beauce, Reyor
neval dans la Bourgogne, Ënguerand dans la Picardie
et dans l'Artois, pour rassembler les troupea féoda-
l(\s et les milices des communes. Le sire de Coud,
après deux mois de soins , réunit près de dix mille
combattants. Il se mettait en marche pour les con-
duire sur les frontières de la Bretagne et opérer sa
jonction avec le connétable et les autres générauxy.
lorsqu'il apprit l'arrestation de Clisson par Jean de
£lfGU£IlAlfD DE GOUCI. SiSq
Montfbrt, et la seconde dispersion de l'armée. £n-
l^rand licencia ses hommes d'armes j et se rendit aux
ordre» du roi , qui le rappelait à Paris.
Charles YI, quoique fort impétueux , ne s'en mon-
tmiX pas moins craintif : chaque événement inattendu
le déconcertait, les moindres contrariétés l'inquié-
tflîeBt; alors la magnanimité du souverain l'abandon-
nmt totalement; on ne trouvait plus en lui qu'un
hi^nime timide, sans expérience, demandant qu'on le
défmdit des ennemis dont il se croyait entouré : ceci
lifitique l'empressement que ce prince mit à recourir
àuï% cette circonstance à l'intervention du sire de
Gbuei, dont les vertus et les talents lui inspiraient
we confiance illimitée. La position du roi devenait
d^pla» en plus délicate : devait-on laisser impuni
f<Hitrage fait à la majesté royale dans la personne du
premier dignitaire de l'État, ou bien fallait-il tirer
Vtte Tengeance éclatante de cette injure en marchant
; contre Montfort , qui certainement ne manquerait pas
d'implorer l'assistance des Anglais? Enguerand parut
le seul homme capable de traiter une affaire aussi ca-
pitale. Le sire de Couci et Jean de Montfort se regar-
daient comme beaux-frères, ayant tous disux épousé
Iwfilkea d'Edouard III; le duc de Bretagne témoignait
à SKm parent l'amitié qu'inspire ordinairement un ca-
ractère irréprochable. Le sire de Couci fut assez heu-
tmiiL et assez habile pour amener le prince breton à
Cnreau roi de France une réparation publique de l'in-
jtire dont le connétable venait d'être la victime. Le
parlement anglais fit mouvoir, de son côté , les res-
sorts les plus puissants pour rompre les négociations
ï7-
uSo KMGllËRAJilD DE GOUCf.
entamées par Enguerand. Richard et son conseil fon-
daient de grandes espérances sur la vieille haine que
Jean lY portait à la maison de Valois : ils ne purent
donc voir sans un vif chagrin la réconciliation du
vnssal avec son suzerain. Afin de se consoler d'un
échec aussi sensible, Richard II résolut de suscitera
la France de nouveaux embarras en gagnant quel-
queautre prince plusdisposéàservir ses intérétsetson
ressentiment. L'Allemagne regorgeait alors d'une po-
pulation dont la surabondance menaçait de troubler
la tranquillité de cette vaste contrée. Les Plantagenets
songèrent à la possibilité d'arracher des plaines de
la Germanie une masse d'hommes formidable, et de
la lancer sur la France, comme l'empereur Othon
avait agi du temps de Philippe-Auguste. II fallait s'adres-
sera un prince d'un caractère entreprenant, qui nere-
culât pointdevant un si vaste projet. On jeta les yeux
sur Guillaume , fils du duc de Juliers et possesseur du
petit État de Gueldre, que son oncle maternel,
Edouard II (i), lui avait laissé en mourant. Guillaume
comptait à peine vingt-huit ans; quelques exploits
(i) Cet Edouard II avait usurpé le duché de Gueldre sur soD frac
Renaud III , dit le Gras , qui , selon lui , était incapable de gouver-
ner; rayant fait prisonnier dans un combat livré le sS mai i36o
auprès de Tbiel , il le conduisit au château de Niembech. L*évéqtw
de Cologne , oncle de ces deux princes , reprocha au vaîoqnear de
retenir son propre frère dans les fers. « Il n*est point captif, s'écria
Edouard; il ne lient (}u*à lui d*allcr où bon lui semblera; venex le
voir. > L*évéque trouva Renaud, dont la corpulence était mons-
trueuse , renfermé au fond d'une salle dont les portes et les fanéCrei
restaient constamment ouvertes et sans gardes, mais tellement rétr^
ries qu*un homme mince pouvait tout au plus y passer : Renaud,
prisonnier de lui-même, resta ainsi conGné pendant plus de dix ans.
ENGUJERAIfD DE COUCI. 26 f
ttiilitaires le faisaient déjà i*egarder comme le guerrier
le plus audacieux de l'Allemagne; il s'indignait que Ta
icNTluDe ne l'eût point rendu possesseur d'un empire
dcMit les forces lui auraient permis de soutenir de
nombreuses guerres, et par cela même d'acquérir
une éclatante renommée. Il consentit donc, pour
4,000 francs de pension par mois, à se vouer sans
partage aux intérêts de l'Angleterre (i). Il débuta par
attaquer la duchesse de Brabant, tante du duc de
Bourgogne, puis il déclara la guerre à Charles YI :
ses possessions réunies n'équivalaient pas à une des
provinces moyennes du royaume. Le héraut porteur
du défi du duc de Gueldre arriva à Paris le 12 juillet
i388; il descendit à l'hôtel d'Artois, et là, devant le
oonseil assemblé, cet homme signifia au roi la décla-
ration de guerre de son maître. Charles YI le fit traiter
magnifiquement, comme on en aurait usé avec l'en-
voyé d'un des premiers potentats delà chrétienté.
La provocation du duc de Gueldre parut un acte
de folie aux yeux du vulgaire ; mais Charles YI et son
conseil n'en jugèrent pas de même. Il était visible que
Guillaume n'agissait que d'après l'impulsion de l'An-
gleterre; ce prince pouvait, en cas de succès, entraî-
ner avec lui l'Allemagne entière : la prudence com-
mandait de bannir toute irrésolution, de déployer des
forces respectables, et d'abîmer d'un seul coup le
duc de Gueldre. Il importait également de relever
le courage de la chevalerie, après deux expéditions
malheureuses qui avaient discrédité la France dans
(1) Rymer, vol. VU.
269. ENGUERAND DE COUCI.
l'opinion de TEurope. Ain»i, on fit des préparatifii.
comme s'il se fût agi de résister à une ligue redouta-
ble. Les nobles , dont l'humeur belliqueuse avait be-
soin d'un aliment, accoururent en foule dès qu'ils ap-
prirent qu'on n'aurait pas à affronter cette fois 1«
courroux des vagues, contre lesquelles Taudaceeth
bravoure des humains sont impuissantes.
D'après le résultat de la montre partielle de châqM
contingent de troupes féodales et de \a montre ém
milices communales, l'armée présenta un «£fectif dé
cent mille combattants.
Enguerand de Couci fut investi du commandeiMtit
suprême sous le roi. C'est à tort que Juvénal des UrsitM
met à la tête de l'armée le connétable de Clisson : Oli-
vier parcourait en ce moment la Bretagne ; il ne
quitta le duché qu'après la campagne de Gueldre.
Montereau-sur- Yonne fut désigné conime rend^
vous général. Trois mille chariots accompagnaient
l'armée; ils appartenaient à Colin Boulard, ce même
riche bourgeois de Paris qui avait été fournisseur Ion
de la guerre de Flandre en i383 : il passa également
un marché pour assurer les subsistances de la nouvelle
expédition.
On se mit en marche vers la fin de juillet i388. Il
fallut rassembler quatre mille ouvriers pour aplanir
et frayer des chemins au milieu des Ardennes, oùja*
mais aucune troupe n'avait passé. Couci conduisait
l'avant-garde , et dirigeait les efforts des travaillenft
chargés d'ouvrir les voies à travers des forêt» et dtf
marécages. L'armée ayant parcouru le Luxembourg»
atteignit le pays de Juliers. Le souverain de ce petit Étal
CNGUERAKD DE COITCÎ. «63
était père de Guillaume de Gueldre ; il n'avait cessé
te s'opposer aux projets de son fils. Voulant épar-
gner à ses sujets les maux de la guerre, il vint se jeter
aux pieds du roi de France : « Sire, dit-il , mon fils est
« un fou ; ne me rendez pas responsable de son extra-
* vagance(i). » Charles VI, touché de sa position,
te traita en allié. Nonobstant les intentions bienveil-
lantes du monarque, le pays de Juliers n'en fut pas
iDôitis ruiné par le passage des cent mille Français.
Au moment où l'on allait entrer sur les terres de
Gueldre, on vit arriver une ch&telaine du Brabant,
qui, enflammée d'une ardeur martiale, amenait à
Charles Yldeux cents hommes levés dans ses domai-
nes. Elle avait le casque en tête , et prenait le titre
8e dame du château d'Amour (a).
L'armée s'arrêta sur les frontières de la princi-
pauté. Le sire de Couci fut chargé de conduire deux
divisions jusqu'aux portes d'Arnheim et de Nimègue,
afin d'engager une action générale avec Guillaume.
Celui-ci, sourd aux exhortations de sa famille, bra-
vant les menaces du roi de France, disputait le terrain
pied à pied. Il harcelait les flancs des colonnes, et
faisait chaque jour des prisonniers : le jeune Bouci-
caut tomba en son pouvoir; le sire de Couci eut à dé-
plorer la perte d'un chevalier d'Auvergne, extrême-
ment brave, qui lui avait sauvé la vie au milieu des
combats. Ce guerrier, nommé Godinos, si l'on en
croit Froissart, cherchait avec son écuyer un habi-
tant du pays qui pût servir de guide à l'armée pour
(i) Froissart, livre II.
(a) Froissart, livre II.
a6/| KNGIIKKANI) DF (ÎOIICI.
sortir d'une vaste foret. Il rencontre un paysan qui
coupait du bois, et le force de le suivre , comme cela
se pratique en campagne; le paysan , cédant à la vio-
lence, chemine à regret : bientôt se présente un che-
min très-étroit et très-encaissé; le chevalier passe le
premier, le paysan le suit, fait quelques pas, lève sa
hache avec vivacité , et fend par derrière la tête de
Godinos; il se retourne, renverse Técuyer qui le ser-
rait de près , lui passe sur le ventre , et s'échappe dans
lepaisseur du bois (i).
Cependant Enguerand de Couci menaçait Amheim ;
il se trouvait au centre des possessions de Guillaume :
les princes riverains du Rhin , effrayés du nombre
prodigieux des Français qui inondaient leurs États, I
craignaient un envahissement général; loin de s'allier
a l'imprudent provocateur, comme l'Angleterre en
avait conçu l'espérance, ils se déclarèrent contre lui.
pour le punir d'avoir attiré tant de calamités sur leur-
pays. Enfin , les évêques de Liège et de Cologne s^
portèrent médiateurs; ils fléchirent l'humeur rebella
du duc de Gueldre, et l'amenèrent à implorer la clé-
mence d'un ennemi justement irrité. Charles YI, ({vm^
tenait beaucoup à donner aux princes de ces contrée ^
une haute idée de sa puissance, voulut déployer auB^
tant de pompe que de solennité dans la réceptio^fl
qu'on allait faire au suppliant. Au jour fixé pour cettz:.^
cérémonie, le roi se plaça sur un trône au milieu X<
son camp, entouré des dignitaires de la couronne, A^
ses officiers et de l'armée rangée en forme de crois*-
(i) Fi'oissart, liv. n.
ENGDERAND DE COUCl. ^65
saut. Le jeuue duc de Gueidre parut, conduit par les
deux évéques de Cologne et de Liège; ayant mis un
genou en terre , il présenta au roi l'acte authentique
de sa soumission , rédigé d'une manière bien étrange :
Guillaume niait qu'il eût provoqué les hostilités par
aucun acte; les ministres de Richard II avaient dérobé ,
suivant lui, le sceau de ses armes et l'avaient apposé
à la déclaration de guerre faite à la France. Cette sub-
tilité pitoyable pouvait fournir un prétexte de par-
don, mais elle lui enlevait le mérite d'avoir eu le cou-
rage de provoquer un puissant monarque. Quoi qu'il
en soit, on voulut bien se contenter d'une aussi fai-
ble excuse ; Charles VI fit au duc de Gueidre des pré-
sents dont la valeur surpassait de beaucoup les sub-
sides versés entre les mains de ce prince par les agents
de l'Angleterre. Depuis cette époque, Guillaume se
montra constamment un allié fidèle.
Tandis que le sire de Couci défendait dans le pays
de Gueidre les intérêts de l'État, il perdait en Suisse
les seigneuries de Nidau et de Buren , que Léopold
s'était vu contraint de lui céder. Les Bernois, souspré-
texte que la garnison de ces deux villes les incommo-
clait, et sachant fort bien que la guerre le retiendrait
pour longtemps sur les bords du Rhin, attaquèrent
inopinément ces places, et prirent la première en
août i388. Les Fribourgeois, ennemis éternels du
canton de Berne, embrassèrent la défense de Couci,
qui leur envoya le sire de Luxembourg et Jean de
Roye, son connétable, avec mille deux cents hom-
mes. L'arrivée de ce détachement n'empêcha pas les
Bernois de s'emparer de Buren le i*' septembre, et
a66 Kiyr.UFiiANi) nK roiici.
(le le livrer aux flammes. Couci, occupé pour le mo-
ment à défendre la patrie , se voyait enlever les débris
de riiéritage de sa mère, sans qu'il lui fut possible
d'aller les disputer les armes à la main. Charles VI Fa-
vait supplié de renoncer au projet de courir en Suisse,
et, désirant le dédommager de ses pertes^ il lui donna
la seigneurie de Rouvrain. Peu de temps après, un6
ordonnance royale nomma le comte de Soissons ca-
pitaine général vu Guieimc, Saintonge , Poitou ^ TJ-
mousin , Périgord , Auvergne, Berri , Bourbonnais^ tl
autres pays en deràdolaDordogne. Coucine putatlet
exercer ces hautes fonctions; la situation des affaires
du royaume réclamait sa présence à Paris. Les ducs
de Bourgogne et de Berri venaient d'abandonner, Con-
tre leur gré néanmoins, la direction des affaires. Il
était urgent de réparer les maux causés autant par la
cupidité de ces deux princes que par leur impéritie.
Le trésor royal , les fonds mis en réserve par Char-
les V, les ressources les plus secrètes, tout avait été
épuisé. Le sire de (iOuci , comme grand boutiilier,
présidait la chambre des comptes : on le chargea d'a-
viser au moyen de remédier à cette pénurie. Il forma.
im conseil supérieur, et établit un mode régulier
pour prélever les impots; des officiers de finances re-
çurent la mission de parcourir les diverses provinces ^
d'évaluer les ressources de chacune d'elles , afin de
fixer la quotité des tailles qu'on pourrait exiger de
leurs habitants.
Les biens du clergé furent soumis à une taxe qui
produisit des sommes considérables : on transporta
ces espèces à l'hôtel Saint-Paul; la vue de tout cetar-
E1!7GUERAND DE COUCf. 267
gent réjouit les déprédateurs, qui le regardaient déjà
comme une proie assurée; mais Enguerand sut le sous-
traire à leur avidité. II demanda au roi la permission de
mettre en réserve les fonds provenant des subsides
fournis par l'église de France. D'après ses ordres, on
fondît tout le numéraire d'or , et avec cette matière
précieuse on coula dans un moule grossier la figure d'un
cerf oMté de son bois. Enguerand voulait, par cet ex-
pédient, ôt€rau roi la facilité de distribuer en détail cet
argent, et le forcer de réserver cette ressource pour
un cas pressant : cet exemple n'était pas nouveau ;
Suger avait agi de même dans plusieurs circonstances.
(André Duschesne.)
Grâce aux soins de Couci , du duc de Bourbon et
des hommes éclairés qui siégeaient au conseil, l'ad-
ministration suivait la marche régulière que Charles V
lui avait imprimée ; le jeune monarque se montrait ja-
loux d'assurer le bonheur de ses sujets. Charles VI
prit la détermination de visiter les provinces et de ju-
ger par lui-même de la nature des abus existants , afin
d*y porter un prompt remède. Il séjourna quelque
temps dans le Languedoc, et fut si effrayé des désor-
dres engendrés par l'incurie et par la rapacité de son
oncle le duc de Berri, qu'il s'empressa d'ôter à ce prince
le gouvernement de cette province ; et le confia au sire
de Chevreuse : le roi revint à Paris chargé des béné-
dictions des Français. La situation du pays se présen-
tait sans un aspect riant : les peuples commençaient à
espérer quelque félicité, lorsque tout-à-coup le génie
du mal reprit son ascendant sur une terre qui semblait
s'y être soustraite pour longtemps. Pierre de Craonas-
'à6S KJVGUEllAIVD DE COUCl.
siissina le connétable de Clissoii ; chacun eu frémit
(riiorreur.Lesire de Concise joignit au comtedeCier-
iTiout etàl'amiralJean de Vienne pour obtenir une pu-
nition éclatante de ce forfait. Le meurtrier se retira^
comme on le sait, dans les États du duc de Bretagne.
Charles VI se mit en route pour venger lui-même son
connétable. Le sire de Couci marchait à quelques pas
de lui, lorsque le funeste accident de la foret du Mans
eut lieu. Il sentit que la maladie du roi allait livrer
l'État une seconde fois à la merci des oncles du jeune
monarque. Tandis que chacun s'empressait de con-
sulter des astrologues , que Ton avait recours aux
nécromanciens pour hâter la guérison du roi| le sire
de Couci se transportait à I^on, où vivait retiré un mé-
decin nommé Ilarsely , homme d'un savoir peu or-
dinaire dans ce siècle. Il avait voyagé longtemps en
Asie et en Egypte , par le seul désir d'approfondir
l'étude de son art. Engucrand le conduisit à Creil, où
résidait l'auguste malade. Le médecin s'informa des
moindres circonstances du fatal accident; les ayant
toutes recueillies et méditées , il laissa échapper l'ex-
clamation suivante, que Froissart rapporte en propres
termes : « Cette maladie est venue au roi de coulpe;
« il tient trop de la moiteur de sa mère. »» Harsely
fournit lui-même les remèdes nécessaires, répondit
de la guérison , en défendant expressément de fatiguer
la tête de Charles VI par aucune application sérieuse;
il prescrivit de n'offrir à son imagination que des
images riantes. C'est dans ce but que des clercs de
l'hôtel traduisirent le Décameron de Bocace, ouvrage
qui, depuis trente ans, faisait les délices de l'Italie;
ENCUERAr^D DE COVCU ^69
ils rornèrent d'enluminures facétieuses , afin d'exciter
rhilarité du roi (i). Au bout de quelques mois, des
améliorations très-sensibles vinrent couronner les
efforts dUarsely, 'et il en eût résulté , sans aucun
doute y une guérison complète si un nouvel accident
ne fût venu détruire de si flatteuses espérances (2).
D'après les prescriptions réitérées d'Harsely, on
empêcha Charles YI de s'occuper des affaires publi-
ques. Les ducs de Berrî et de Bourgogne prirent en
main le gouvernail de l'État : ils commencèrent par
sévir contre les personnes qui les avaient supplantés
dans la confiance du monarque. Clisson surtout de-
vint l'objet principal de leurs poursuites; ils le firent
juger par le parlement, et lui ôtèrent ses emplois.
Autant les régents avaient à cœur d'éloigner Olivier
et ses créatures^ autant ils désiraient s'attacher le sire
de Couci , ne doutant pas que la considération dont
jouissait son noble caractère ne dût rejaillir sur eux.
En conséquence, ils lui donnèrent la charge de con-
nétable , récemment enlevée à Clisson de la manière
la plus inique. Mais Enguerand rejeta une pareille suc-
cession (3); douze ans auparavant lui-même avait re-
fusé cette haute dignité , en engageant Charles V d'y
élever Clisson, afin d'attacher irrévocablement à la
fortune delà France le puissant vassal du duc de Breta-
gne.Surlerefus du comtedeSoissons, les régents offri-
(i) Une traduction de Bocace, faite à cette époque et avec les des-
sins, se trouve encore à la bibliothèque royale de TArsenal.
(a) Uhistoirc ne parle plus de ce médecin; il mourut sans doute
bientôt après, car son âge était fort avancé.
(3) Froissartjliv. IV, chap. lii.
1170 EilCGUERAND DE COUCI.
rent Tépée de connétable à Charles d'Artois, prince
du sang, qui ne fit aucune difficulté de Taccepter.
Enguerand de Couci, ne voulant participer en rien
au mal qu'il prévoyait ne pouvoir empêcher, se retira
dans ses domaines. Ses vassaux réclamaient depuis
longtemps sa présence ; ils espéraient trouver dans
son extrême bonté un soulagement aux malheurs qui
les accablaient. Les brigands armés dont les provinces
se voyaient infestées leur avaient enlevé denrées ,
meubles, et jusqu'aux instruments aratoires; le déboi^
dément des rivières vint encore augmenter les calamités
causées par ces dévastations. Lesloisféodales rendaient
les barons les maîtres de leurs vassaux, mais elles vou-
laient aussi qu'ils en fussent les protecteurs : Engue^
rand répandit des largesses sur les siens, supprima
plusieurs droits onéreux , et en restreignit beaucoup
d'autres. Il passa ainsi une année entière (1394)9 oc->
cupé exchjsivement à soulager les infortunes : c'est le
seul moment de repos qu'il goûta dans le cours de sa
vie. L'absence d'un homme si amoureux du bien pu--
blic devait produire une sensation pénible : les oncles
du roi, victimes de leurs propres fautes, prêts à suc-
comber sous te faix, implorèrent son appui, ne dou-
tant pas de se sauver du naufrage en s'adjoignant
l'intègre Couci.
L'administration des ducs de Bourgogne et de Berfi
pouvait être regardée comme le comble de la dé-
mence : le premier surtout employait à des acqui-
sitions folles non-seulement ses immenses revenus,
mais encore ceux de la couronne; la prodigalité était
devenue chez lui une manie : sa maison passait à juste
ESGUERAirD DE GOUCI. 2'J l
titre pour être plus nombreuse et mieux montée que
ceUe du roi de France, du roi d'Angleterre, ou de
Tempereur d'Allemagne : on y comptait vingt-cinq
chapelains, dix-huit valets de chapelle, un grand-
aumônier et six sous-aumôniers, im chancelier, six
cooMiUers de cbaucellerie, dix-huit lieutenants de
chaacelLerie, deux sergents, un chauffe-cire, cent
* sGÛxaate^tFois conseillers, six maîtres de requête,
traate secrétaires,, dix intendants de finances, quinze
receveurs généraux, un trésorier des guerres, un con-
trôleur de finances, un maréchal de Bourgogne, un
r amiral de Flandre, un prévôt du palais, quatre
1^ premiers chambellans, cent trente chambellans, un
l capitaine des gardes, douze cavaliers gardes, quinze
^ éouyers de la chambre, un premier maître d'hôtel,
' d'x-hiût mcutres d'hôtel ordinaires ^ six clercs d'office,
douze sommeliers, quatre fourriers de la cham-
bre, quatre fourriers du cabinet, un roi des ri-
hftuds, douze sergents d'armes, six pages, six bar-
biers, si» chirurgiens, six médecins, dont un était
Thomas Froissart, parent de l'historien ; quinze
joueurs de harpe, quinze violons, autant de hauts-
bois et de trompettes. Le service de la table occupait
cinq eents personnes; celui de l'écurie, de la louve-
terie el delà fauconnerie, deux mille. Tous ces offi-
ciers et domestiques avaient des gages exorbitants ( i).
Les chambellans jouissaient de traitements fort éle-
vés : Gui de la Rochefoucault et le sire de Tourzel
touchaient chacun 3,ooo livres , somme considérable
(i) Voyez la liste détaillée des gens de la maison du duc de B.our'*
gogne, Mémoire de Labarre.
lï'J^ £NGUERAND DE COtJCf.
pour cette époque. Le duc entretenait des pension*
naires, auxquels il donnait, à titre de don gratuit,
des subsides très-coûteux. Yalerand de Luxenqboui^
recevait annuellement 8,000 livres; Butille de Bran-
cas , maréchal du pape, 4^000 livres. Le duc de Bour-
gogne acheta 5oo livres , de Dine Raponde , conseil-
1er au parlement, un Tite-Live enluminé en lettres
d'or, et 600 écus une Bible historiée et couverte de
velours cramoisi, garnie d'un fermail en vermeil.
£nfin, il rassembla, dans l'espace de dix ans, pour
100,000 écus de choses rares. On en préleva le mon-
tant sur les revenus d'Ypres, de Terroonde et de
Tournai (i). De pareilles dépenses ne pouvaient
manquer d'absorber les ressources les plus abondan-
tes; aussi le prince manquait-il souvent d'argent. Un
jour, ayant joué plusieurs parties de paume avec le
sire de la Trémouille, le duc de Bourbon et Guil-
laume du Lion, il perdit 2,000 écus d'or, et,
comme les dettes du jeu passaient pour sacrées, Phi-
lippe le Hardi donna en gage, faute de numéraire, sa -j
ceinture ornée de pierres précieuses (2).
Les ducs de Bourgogne et de Berri, jugeant qu'ils
ne pourraient point se soutenir sans Tassistance du
sire de Couci , sommèrent ce feudataire de venir re-
prendre sa place au conseil ; ils lui annoncèrent que
le bien du royaume l'exigeait. Jamais Enguerand n'a-
vait résisté à une pareille considération : nul autre
ne paraissait plus propre à conduire l'importante né-
(i) Compte de Jean Lépoulette, conservé à la cour des comptes de
Dijon.
(a) Ibid.
EIVGUERAirD DE COUCI. 273
gociation entamée par la France vers le commence-
ment de iSgS. 11 s'agissait de concilier les différends
élevés en Savoie entre deux princesses de la maison
de Bourbon, de ramener au devoir la ville d'Asti ap-
f partenant au duc d'Orléans, de prêter main-forte à
Jean Galéas Visconti, attaqué par le duc de Mantoue
et les Florentins; il fallait enfin pacifier Gènes, et
contraindre cette république à reconnaître pour pro-
tecteur un prince de la maison de Valois.
Le sire de Couci partit vers la fin de mai, ac-
compagné de mille hommes seulement. Arrivé le
i" juillet en Savoie, il trouva ce pays livré à l'anar-
chie : des factieux voulaient profiter de la faiblesse de
leur souverain, enfant en bas âge. Enguerand fit chan-
ger la face des affaires par son énergie : il s'empressa
de placer la régence entre les mains de Bonne de
Bourbon, aïeule du jeune prince, une des femmes les
plus distinguées de ce siècle. L'habile conciliateur,
ayant ramené l'ordre dans la Savoie, se rendit en
Italie^ où l'appelaient des soins encore plus urgents.
Jean Galéas Visconti, en unissant sa fille au frère
de Charles VI, lui avait donné en dot 3oo,ooo florins
d'or, et la ville d'Asti. Le duc d'Orléans envoya un
officier de sa maison pour régir, en son nom , cette
L cité. D'abord les habitants parurent charmés d'ap-
partenir à un prince puissant ; cédant bientôt après
' à leur légèreté naturelle, ils se révoltèrent. Jean Ga-
léas Visconti lui-même, trop occupé de ses querelles
avec la république de Florence, ne put réprimer les
■ rebelles d'Asti. Le sire de Couci arriva à Milan , con-
duisant à sa suite douze cents cavaliers, tous français,
TOM. III. l8
2^4 ENGUERAND DE COUCf.
il prit à sa solde six mille Lombards, et se composa
au bout de deux mois une division de troupes très-
redoutable , à la tête de laquelle il entra de vive force
dans Asti, le lo avril iSgS. Ce général s'y établit en
qualité de mandataire du duc d'Orléans; le surlende-
main des envoyés de Gênes vinrent le supplier d'aller
visiter leur ville, dont la population entière n'atten-
dait que son arrivée pour se déclarer tributaire de la
maison de Valois. Les Génois conservaient une vive
reconnaissance pour l'ardeur que Charles VI avait
mise à défendre leur commerce contre les fiarbares-
ques.
Enguerand applaudit aux bonnes dispositions que
les envoyés de Gênes montraient à l'égard de la
France; ayant quitté Asti, il se rendit à Pavie, où Vîs-
conti accourut pour le visiter dans l'intention de le
tromper par de vaines protestations d'amitié : on sa-
vait, à ne pas en douter, que ce prince agissait en se-
cret pour expulser les Français de l'Italie, et pour
s'empaixîr de Gênes. La fière attitude du lieutenant de
Charles VI le ramena à de meilleurs sentiments. En-
guerand s'avança ensuite sur les terres de la républi-
que, en faisant régner parmi ses troupes une discipline
rigoureuse : Couci prit possession de Savone et d'Al-
bengaau nom du roi de France: il reçut dans son quar-
tier général les députés de Gênes, ainsi que les envoyés
dudogeAdorne, et dressa en commun les articles du
traité par lequel la république serait placée l'année
suivante sous la protection du roi son maître. Les suc-
cès qui couronnèrent une mission aussi importante
mirent le sceau à la réputation du comte de Soissons.
BlTGUERAirD DE COVCf. 3^5
LIVRE IV.
Le sire de Coaci accompagne le comte de Nevers dans son voyage de
Hongrie. — Il taille en pièces un corps de vingt mille Turcs. —
Bataille de Nicopolis. — Nouveaux détails sur cette fameuse jour-
née (i). — Le sire de Couci est blessé et fait prisonnier. — • 11 meurt
dans les fers. ..
Enguerand séjournait à peine depuis quinze jours
à Savbneen qualité de gouverneur général, lorsqu'il
se vit obligé de rentrer en France, où le roi le rappe-
lait. On méditait une expédition contre les Ottomans^
et le conseil de Charles VI, appréciant son rare mé-
rite autant que son expérience, désirait qu'il en di-
(i) Nous avons trouvé à Lille, chez M. Barrois, député du Nord,
dans sa bibliothèque, Tune des plus précieuses du royaume, un nia-
nascnt d'une haute importance, et que Ton a désigné par le titre de :
Français en Tui^uie déconfits par Bnjazet en iSgô. (La plupart des
manuscrits du moyen âge manquent de tilre. ) L'auteur, qui garde
Tanonyme, dit qu'il était attaché à Gui de Blois , mort vers la fin
de 1898 : ce prince, fils de Gui de Blois tué à Créci, et neveu de Char-
les de Blois, compétiteur de Montfort, avait épousé Marie de Na-
mur, qui ne lui donna point d'enfants; il fut très-prodigue, et vendit
de son vivant la majeure partie de ses domaines : nous ajouterons, à
sa louange , qu'il savait protéger ce qui était utile et honorable. Ce
fut lui, si l'on en croit cet anonyme', qui encouragea Froissart à
publier ses chroniques, et qui lui fournit généreusement l'argent né-
cessaire pour, les faire copier ; c'était alors un objet fort cher. Voici
comment l'anonyme s'exprime dans sa dernière page :
« Ce comte Guy de Blois mist grand entente en son temps à ce que
messire Jehan Frossart voulsisse diter et ordonner ceste histoire, et
moult lui coûta de ses deniers; car on ne puet faire si grand fait que
18.
t^(> K.NGUERAND DK COUCI.
rigeât les préparatifs. L'Europe se voyait menacée
(rune irruption semblable à celle que les barbaresliii
firent subir au commencement du cinquième siècle :
depuis cent ans Gengis-Khan avait commencé la li-
gnée d'hommes supérieurs aux yeux desquels TAsie
paraissait trop étroite. Amurath/ramerlan, Bajazet,
remplissaient l'univers du bruit de leurs exploits. Les
Turcs y marchant de conquête en conquête, avaient
franchi le détroit du Pont-Euxin , réduit l'empire grec
à la seule ville de Constautinople, envahi les provin-
ces arrosées par le Danube, et poussé leurs courses
jusqu'au sein de la Hongrie. Les princes chrétiens,
trop occupés de leurs propres dissensions, ne son-
geaient ni à la sûreté générale, ni à cet ennemi qui
les menaçait de les envelopper dans une ruine com-
nnuie. Edouard, par l'ardeur qu'il mit dans ses atta-
(jiies contre la France, avait singulièrement favorisé
les envahissements des Turcs; ce fut durant la longue
guerre de l'Angleterre et de la France, dans le qua-
torzième et le quinzième siècle, que ces barbares s*é-
4;c no. soit à peine vi à grand» (rais. Dieu ait Tâmedc luy; ce fut
seigneur et mon mallre, et un S4:igneur hounorable, etc. »
I/auteur, (]ui devait écrire dans les premières années dy quiaiiême
siëele , raconte Texpédition du comte de Nevcrs d*après le récit que
lui eti avaient fait des gens écliapfiés à ce désastre» ou i-eveons de
captivité; il donne dt?s détails très-curieux sur la topographie de la
Tur(|uie d'Kurope, sur les moeurs et les usages de ses habitanU. Il
appelle Baja/et l'Jimourac/i Jia/iy.
C!e manuscrit, du format in-zi», est sur papier; l'écriture en est
menue et diflicile à lire; il y a maintes ratures. Les majuscules sont
pointées de rouge. On y < ompte trenie-sept feuillets entièrement
pleins; ce qui ferait » imprimé, un volume in-S" de 3oo pages envi-
ron.
KfrCUERAND DE GOUCI. 277
tablirent sur notre continent et enlevèrent d'assaut
l'antique Byzance : Tempire grec ne se serait ^eut-
étre pas écroulé sans la fatale rivalité des deux pre-
mières puissances de la chrétienté.
En i3gSj Bajazet, ayant passé le Danube , avait
exercé les plus horribles ravages sur les frontières de
la Hongrie. Ce terrible vainqueur renvoya plusieurs
de ses prisonniers, en leur faisant promettre d'aller
dire de sa part à Sigismond qu'il reviendrait au prin-
temps de Tannée suivante , pour le chasser entière-
ment de ses États, et qu'ensuite il envahirait l'Alle-
magne et l'Italie: ajoutant <}ue sqn intention irrévo-
cable était d'aller à Rome faire manger son cheval sur
Tautel de Saint-Pierre. Les bravades de Bajazet, bien
moins ridicules qu'elles ne le paraissent d'abord , ef-
frayèrent les princes chrétiens, et en particulier le roi
de Hongrie, le plus menacé de tous. Heureusement
que, pour ces potentats , le sultan choisit mal le mo-
ment; car un concours de circonstances fort extraor-
dinaires avait amené, en iSqS, un instant de paix
générale. Une trêve de vingt-huit ans, signée entre
la France et l'Angleterre, allait être consolidée par
un mariage; l'Espagne, se reposant des maux que
lui avait causés la longue querelle de don Pèdre et de
Henri de Transtamare, goûtait enfin quelque tran-
quillité. L'Allemagne et l'Italie jouissaient d'un calme
parfait. Boniface IX saisit l'instant propice : il envoya
dans toutes les cours des clercs qui instruisirent les
souverains de l'attitude effrayante que prenaient les
Ottomans, et des progrès rapides qu'ils faisaient sur
les terres de l'empire grec. Dans des circonstances
a-jS ENGUERAND DE COUCÏ.
aussi graves 9 la mission du pape devenait sublime:
le pontife, animé de l'amour du bien public, faisait
fléchir devant son intervention les caractères les plus
altiers ; à sa voix , la paix succédait à la discorde ; il
parlait au nom de la religion menacée, et tous les
cœurs s'enflammaient d'ardeur.
Sigismond, roi de Hongrie, vint lui-même à Rome
implorer l'assistance de Boniface IX, et le supplier
d'intercéder en sa faveur auprès des princes chrétiens.
Le pape, jaloux de témoigner le zèle qui l'ani-
mait, écrivit à tous les rois, et voulut que Sigismond
s'adressât directement à Charles VI. C'était toujours
vers notre France que l'on tournait les yeux lorsqu'il
s'agissait d'entreprendre quelque chose de grand, de
noble , de généreux.
Nicolas Canisa, conseiller de Sigismond, arriva k
Paris accompagné de quatre palatins hongrois (fin
de janvier i395) (i); on les admit au conseil , présidé
par le roi, qui jouissait alors de quelque lucidité. Ils
exposèrent l'objet de leur mission, et finirent par de-
mander, au nom de leur souverain, la permission de
mettre la Hongrie sous la protection spéciale de la
France. Charles VI, rempli d'enthousiasme, ac-
cueillit la requête de Sigismond. L'assemblée par-
tagea ses sentiments, et, avec toute la chaleur qui
caractérise la nation française, il fut décidé; séance
tenante, qu'on enverrait aux palatins hongrois un
puissant secours, composé uniquement de troupes
féodales, sans y adjoindre ni compagnies soldées, ni
(i) L'année commençant à Pâques, janvier se trouvait ordînaira-
meiit le neuvième mois de Tannée.
EKGUSRAND DE COUa. 2^Q
milices communales. Le duc de Bourgogne proposa
son fils aîné pour commander cette croisade.
Le comte de Nevers comptait à peine vingt-deux
ans : il devint plus tard le fléau de la patrie , et fit
asseoir l'étranger sur le trône de nos rois ; mais sa vie
était encore exempte de blâme au moment dont il
s'agit. Le jeune prince prit la croix avec l'ardeur na-
turelle à son âge, en suppliant qu'on lui conférât l'c^r-
dre. Son père s'y opposa , voulant qu'on ne l'armât
chevalier qu'après le premier combat livré aux mu-
sulmans.
La nouvelle se répandit, en peu d'instants, que le
fils du duc de Bourgogne allait en Hongrie combattre
les ennemis de la foi : quantité de nobles accoururent
demander, comme une grâce, la permission de l'ac-
compagner; de vieux bannerets, qui avaient vu Poi-
tiers et Rosebec , vinrent offrir le reste de leur sang :
le malheur voulut qu'on repoussât les guerriers mûris
par l'âge, pour donner la préférence à une jeunesse
bouillante et inconsidérée. L'empressement fut tel, à
l'occasion de cette croisade , que l'on vit des dames
châtelaines veuves demander aux chevaliers d'accep-
ter, en qualité de sentants d'armes, leurs fils âgés de
quinze ans au plus. Les barons les plus considérables
qui prirent part à cette expédition furent Enguerand
de Couci, le connétable Philippe d'Artois, l'amiral
Jean de Vienne, le maréchal de Boucicaut, Henri
et Philippe de Bar, le comte de la Marche, prince 4u
sang de la maison de Bourbon , Louis de Brézé , le
sire de Saimpi, Thomas de Baqueville, Renaud de
Roye, Geoffroi de la Trémouille : ce dernier amena
aSo ENGITERAND DE COUCf.
son fils, enfant de onze fins. Parmi les chevaliers bour-
guignons chargés spécialement d'accompagner le
comtedeNevers,on distinguait Gui de laTrémouilley
Etienne de Germini , Robert de la Cressonnière , Jean
Ternant, Joceran de Damas, Pierre de l'Aubepin , Jean
de Beauvoir, Coppin Prillard, Guillaume de Préaux,
Oudart de Chasseron, Simon Bretau, Jean Moreau,
Régnier Pot, Jean de Neuville, Jean de Hangest, Jac-
quesde Vienne, frèrede l'amiral, Jean Vaulchier, Phi*
lippe de Chartres, Jean d'Auxonne, Bertaukl de Char-
tres. Philippe de Mussy portait la bannière du prince,
constamment assisté des sires de Courtiables, de
Blaisey, de Busseuil, chargés de la tenir Fun après
l'autre, si Philippe de Mussy succombait au milieu des
combats. Jean de Gruthuse tenait le pennon. Le va-
let de corps , inséparable compagnon de son noble
maître, était le vieux Jacquot Eschelotte, dont la
femme avait allaité le comte de Nevers.
Presque tous les historiens modernes, dominés
par d'étranges préjugés , traitent de folle entreprise
cette expédition : nous sommes loin de partager leur
opinion. La prise d'armes de iSgS ne ressemble à
aucune des croisades qui la précédèrent; on ne peut
la comparer ni à celle de Philippe-Auguste, ni k
celle de Louis IX : ces deux princes passèrent les
mers, affrontèrent les dangers d'une traversée péril-
leuse, pour aller attaquer dans des pays lointains,
et sous un ciel dévorant, des peuples dont ils con-
naissaient à peine le nom ; lamour de la religion
peut seul les justifier. Mais en iSgS il s'agissait de
combattre, sans sortir de notre continent, des bar^
ENGUERAND DE COUCI. a8l
bai*es fort redoutables, de leur fermer l'entrée d'un
royaume dont les frontières n'étaient qu'à cent cin-
quante lieues de la France. Le même motif dirigea,
deux siècles plus tard , Henri IV, dont la politique
ne peut être taxée de folie. Ce grand homme voulait,
à Fexeraple des preux de Charles VI, réunir les
princes chrétiens et se mettre à leur tête, a6u de
rejeter au delà de l'Hellespont les farouches secta-
teurs de Mahomet.
Le comte de Nevers , ne pouvant modérer son
impatience, demandait à partir sur-le-champ; mais
le duc de Bourgogne désirait placer son fils sous la
conduite d'un capitaine dont il pût recevoir des leçons
de sagesse aussi bien que de vaillance. Philippe le
Hardi avait choisi le sire de Couci pour remplir ce
noble emploi ; il dépêcha en Italie un officier de son
hôtel 9 afin de presser la marche d'Enguerand. « Sire
de Couci, lui dirent le duc et la duchesse de Bour-
gogne en l'apercevant, nous nous confions grande-
ment en vous et en votre sens. Nous faisons Jean notre
fils et héritier entreprendre un voyage en l'honneur
de Dieu et de toute la chrétienté. Nous savons bien
que , sur tous les chevaliers de France , vous êtes le
plus usité en toutes choses : si vous prions qu'en
ce voyage vous veuilliez être compagnon et conseil-
leur de notre fils. » « Adonc , répondit le sire de Couci ,
Monseigneur, votre parole me doit être ordre : en
ce voyage j'irai ; vous me voulez charger que j'entende
Jean Monseigneur votre fils, je m'en acquitterai en
toutes choses; mais, cher sire, de ce faiz me pour-
riez bien excuser et en charger spéciallement son cou-
aSa EN6UERAND DE COUCI.
sin Philippe d' Artois , connétable de France. » (Frois-
sart. )
Le connétable Philippe d'Artois ne sut aucun gré
au sire de Couci de sa modestie ; il se montra au con-
traire très-envieux de la marque de confiance que le
duc de Bourgogne avait donnée à ce guerrier. Au
reste , Enguerand ne put accompagner le comte de
Nevers au moment du départ, le roi l'ayant envoyé
remplir une mission à Milan ^ où sa présence deve-
nait indispensable. Galéas Visconti alarmait le con-
seil de Charles YI, par sa conduite extraordinaire:
ses sourdes manœuvres ne tendaient qu'à s'em-*
parer de Gènes. Couci le menaça du courroux du roi
de France, s'il ne renonçait à ses projets : l'Italien,
fourbe et timide, se confondit en protestations et fut
obligé de donner les garanties que l'on exigeait de lui.
Libre de tout soin, le général français quitta la Lom-
bardie le i*"^ avril, prit le chemin de l'Allemagne,
traversa la Bavière et l'Autriche avec le comte de
Bar, son gendre. L'ordre sévère qu'il faisait régner
parmi ses troupes toucha les habitants , et lui procura
en tous lieux un accueil amical que n'avait pu obte-
nir le premier corps, mené par le comte de Nevers.
Ce prince était parti de Paris les derniers jours de
mars, par conséquent à la fin de l'année iSgS. Nous
venons de dire que de jeunes écuyers et bacheliers
de bon lignage composaient en majeure partie son
armée : joyeux de se voir affranchis de toute es-
pèce de tutelle, ils se livraient sans contrainte à la
licence la plus effrénée, aux écarts les plus condam-
nables. Leurs excès n'étaient point du genre de ceux
EN6UERAND DE COUCt. Sl83
qui avaient jadis signalé le passage de bandes dévas-
ta trices, nous voulons dire le meurtre et le pillage :
ces éventés ne commettaient point des assassinats,
mais ils affichaient le libertinage le plus criminel, le
mépris des droits les plus saints; ils enlevaient vio-
lemment les femmes, les filles, des demeures où les
habitants leur avaient donné l'hospitalité, maltraitant
les hommes qui se plaignaient de ces outrages : on les
voyait traîner à leur suite des courtisanes éhontées,
et donner publiquement le spectacle de la dissolution
la plus vile. Juvénal des Ursins dit : a I^es François
avoient des manières très-lubriques, d'excès en man-
gerieSy buveries, jeux de dez et ribauderies. » Les
jeunes nobles, sortis pour \a plupart de la Bourgo-
gne, de la Normandie, de la Flandre, de la Picardie,
de rile-de-France , arrivèrent à Ofen les premiers.
Us mirent une sorte d'empressement à faire peindre
les armoiries de chacun d'eux sur les murs de l'église
de Saint-Nicolas, afin de perpétuer le souvenir de
leur venue dans ces lieux (i).
La vaste cité d'Ofeu ou Bude vit réunir autour de
ses remparts toute l'armée chrétienne. On y distin-
guait des Italiens, des Anglais, des Espagnols, des
Flamands : les nobles de ces quatre nations se ré-*
unirent intimement aux Français, dont les mœurs,
le langage et les coutumes se trouvaient plus en har-
monie avec les leurs. C'est ce qui explique comment
plusieurs historiens ont pu dire que les Français
composaient une forte division de quinze mille com-
(i) ('hronica Hungariorum , Thwrocz, chap. vi. — Ktigd, Hisl.
de Hongrie.
'^8/| ENGUEUAND DE COUCC.
battants; la vérité est que leur nombre ne dépassait
pas huit mille (i). I.cs chrétiens slaves et les ger-
maniques suivaient les bannières des Hongrois; les Au-
trichiens avaient pour chef Frédéric, comte de Ho-
henzollern, grand -prieur d'Allemagne; les Bavarois
marchaient sous les ordres de l'électeur du Palatlnat
et du margrave du Nuremberg; les Styriens, sous
Ilermann comte de Cilley, beau-père de Sigismond;
les Valaques , sous leur prince Jean Myrtsché, na-
guère tributaire de la Porte, et maintenant rallié à
la sainte cause des chrétiens. Sigismond, issu de la
maison de Luxembourg, se trouvait être le petit-fils
de ce roi de Bohême, aveugle, qui se fit tuer à la
bataille de Créci : son frère Wenceslas occupait le
trône impérial d'Allemagne; quant à lui, il portait
la couronne de Hongrie pour avoir épousé Marie,
héritière de ce royaume. Devenu veuf en i Sgo , Sigis-
mond s'unit à Barbe, fille d'IIcrmann, comte de Cil-
ley; au moment de cette croisade, il entrait dans sa
quarantième année; on le taxait de légèreté : en effet,
par une imprévoyance peu commune, il confia le
principal commandement dans les troupes hongroises
à Stephan Latzkovicz, son ennemi personnel, qui
ne cessait de comploter afin de lui ravir le trône (a).
Le roi de Hongrie passa une revue générale le 3o
avril 1896 (commencement de l'année). L'effectif de
l'armée s'éleva à cent mille combattants; l'élite des
chevaliers de la chrétienté en composait la majeure par«
(0 Tous les liistoriens allemands. Par opposition, Gibbon réduit
infiniment le nombre des Français.
(3) £ngcl, t. II, p. 198, et tous les historiens bongroit. .
EfiGUERAND DE COUCI. a85
lie. Les Français se faisaient remarquer par la richesse
des aripuresy par un air martial^ et plus encore par
leur présomption accoutumée. A la vue de tant de
guerriers réunis sous ses ordres et animés d'une ar-
deur impétueuse, Sigismond ne put contenir les élans
de son enthousiasme ; il ne doutait pas qu'à son as-
pect les Ottomans ne cherchassent leur salut dans la
fuite, sans oser seulement défier ses regards. « Avons-
nous à craindre quelque chose des hommes? s'écria-
t-ii en latin (langue usitée parmi les Hongrois); si le
ciel nous menaçait de sa chute, nous en soutiendrions
^ le poids sur le fer de nos lances. » ISoh metiiendus est
^ nobis homo; vastum si cœlorum super nos ruerety
r ipsi illud nostris quos gerimus hastis ne lœderemur
> sustenlare possemus ? {i).
Huit jours après cette revue on vit arriver Philibert
deNaillac, grand-maître des chevaliers de Saint-Jean de
Jérusalem, qui venait joindre l'armée des croisés, ac-
'. compagne des principaux dignitaires de l'ordre et de
; six cents chevaliers ou frères servants. Philibert de
f Naillac, gentilhomme du Berri, avait quitté de bonne
; heure la France, parce que son père s'était jeté dans le
parti des Anglais; il leur livra même son château fort
deBelabre. Philibert de Naillac avait succédé deux mois
auparavant à Ferdinand Éredia, trente-deuxième
1 grand-maitre : il avait alors quarante-un ans (2). Les
; dignitaires qui l'accompagnaient étaient Pierre de
(i) Ghrooica Hiuigariorum, Thwrocz, chap. yiii.
(1) Il mourut à Rhodes en 1411 , emportant au tombeau la répu-
tation d*un des plus illustres grands maîtres de Tordre. (Bosio, Hist.
de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem.) .
1286 ENGUEAAND D£ COUCf.
Beaufremont, grand-hospitalier; Yincens deCausans,
prieur d'Aquitaine ; Elle du Fossé , prieur de Sainte-
Maxence ; Raymond de TEstours, prieur de Toulouse;
Fluvian de la Rivière, prieur de Catalogne; Bertrand
de Flotte, grand-commandeur; Louis d'Allemagne,
commandeur de Naples; Jean de Biandra, prieur de
Lombardie. Nous ignorons les noms des autres che*
valiers, nous n'avons pu retrouver que ceux des plus
importants de la langue de France : Jean de Co^
mis, Isoard de Freville, Robinet d'Estouteville , Guil-
laume Crepelaine, Colin deBriqueville, Jean de Trie,
Colinet de Puysieux, Colart de Franqueville , Louis
de Rouville, Robert le Ferrou , Henri Roussel , Mat-
thieu de Ravenel , Gui de Proveroi, Jean Lebrun, Gît
les de Cogiiies, Gauthier de Lameth, Joannes de-Gi-
resme. Gui de Beauvilliers, Jean de Neuchesse, Jean
de Kermenec, Charles de Sommerie (i).
On devait s'attendre à voir régner de la désu-
nion parmi cette foule de princes venus de tant de
pays divers : nul n'égalait en présomption Charles
d'Artois, comte d'Eu, connétable de France , arrière-
petit-fîls de ce Robert d'Artois dont l'ardeur incon-
sidérée avait fait perdre la bataille de Courtray. A dé-
faut de talent , le comte d'Eu montrait une excessive
ambition ; on l'avait vu accepter sans difficulté Tépée
de connétable, après l'injuste disgrâce de Clisson et
le magnanime refus du sire de Couci : cette dernière
circonstance désunit irrévocablement ces deux feuda-
taires. Le comte d'Eu , invoquant sans cesse les droits
^i) Vei tôt . Ilist. de l'urdre de ^lalle, 1. 1, preuves.
EUGUfRÂKD DE COUCI. ^S'J
attachés à la première charge militaire , annonça qu'il
entendait diriger en maître les opérations de la cam-
pagne. Il comptait de nombreux partisans parmi la
noblesse. Enguerand avait également les siens ; mais
celui-ci, sacrifiant bien volontiers son amour-propre
à Tintérêt général, déclara ne vouloir servir qu'en
qualité de simple volontaire. Nonobstant cette dé-
claration , la majorité des chefs de la croisade per-
sista à désigner le comte de Soissons pour être le
premier lieutenant de Sigismond. Au grand regret
du sire de Couci, et malgré ses prières, on se par-
tagea d'affection , et la mésintelligence éclata parmi
les Français avant même que les hostilités eussent
commencé.
Telles n'étaient pas les dispositions de l'armée de
Bajazet, composée cependant, comme celle des croisés,
de différentes nations. La nature avait doué le fils
d'Amurath de cette fermeté de caractère qui sait exer-
cer sur les hommes un ascendant irrésistible. De même
que Chandos, Clisson, Sancerre etTamerlan, ses con-
temporains, il étaitprivé d'un œil, et déplus il étaitbè-
gue : ces deux infirmités ne lui ôtaient rien de son ac-
tivité; sa tête vigoureuse embrassait les détails les plus
minimes de l'administration de ses vastes États. Les his-
toriens turcs, et même ceux de l'empire grec, manquent
d'expressions pour peindre la promptitude avec la-
quelle il assemblait ses forces , exécutait ses desseins ,
écrasait ses ennemis. Les peuples, étonnés, l'avaient
surnommé l'Éclair, lldirim. Bajazet paraissait en
Europe au moment où chacun le croyait le plus
occupé au fond de l'Asie j et , au moindre avis de
a88 £NGURRA.irD DR COUCI.
quelqiiofl désordres, le sultan passait des bords du
Danube aux rives de FKuphrate; il faisait mouvoir
des armées immenses avec une célérité qui tenait de
la magie : sa discrétion pouvait seule être comparée
à sa promptitiule; sa famille, ses officiers jouissant
de sa confiance, ne connaissaient jamais ses desseins;
l'embarras qu'il éprouvait à s'exprimer le rendait en-
core plus réservé. Du fond de l'Egypte ou de la Perse,
cet homme prodigieux savait parfaitement ce qui se
passait en France, en Allemagne , en Angleterre; les
juifs, eu possession du commerce entier, le servaient
admirablement. Non content du concours de ces dan-
gereux auxiliaires, Bajazet entretenait dans les di-
verses cours des agents secrets qui l'instruisaient de
la politique de chaque conseil. II gagnait par des pré-
sents considérables l'amitié des petits princes, qui
devenaient les instruments dociles de ses projets :
c'est ainsi que C^aléas Visconti ne cessa d'être pour
lui lui allié précieux. Au reste, le sultan méprisait
profoiulément l(^s chrétiens, dont les misérables dis-
s(M)sions avaient permis à des peuples venus du Cau-
case de s'établir au milieu de leurs possessions; il
regardait en pitié cette Kurope disputée par une mul-
titude de princes, spectacle bien différent de celui
qu'offrait l'Asie , trois fois plus étendue, et partagée
seulement entre ([uatre ou cinq potentats. Aux yeux
du vidgaire étonné, les moyens employés par Bajazet
pour faire mouvoir si rapidement ses armées,
tenaient du merveilleux; mais, en réalité, ils n'é-
taient enfantés (|U(; par son génie. I^e sultan avait
fondé d(*s institutions militaires, tandis que les princes
EN6UERAND DE COUCI- 2189
de l'Occident en manquaient absolument : il établit
parmi ses troupes une discipline qui se ressentait de
sa dureté naturelle et de son humeur farouche. Ba-
jazet mit tous ses soins à donner beaucoup d'extension
au système des Tirnars^ ou dotations en terres : il
gratifiait un officier, un simple soldat même, d'un bé-
néfice militaire, à charge de fournir plusieurs hom-
mes armés; c'était une imitation du régime féodal.
Le sultan se réservait la facuhé de priver de sa do-
tation le titulaire , dans certains cas. Cette restriction
devait enflammer constamment le zèle des Timariots.
Âmurath n'avait eu que des radeaux pour passer
le détroit : Bajazet, son fils, séduisit par ses largesses
les plus habiles constructeurs de l'Italie. Ces étran-
gers lui créèrent, au bout de dix ans, une flotte com-
posée en totalité de bâtiments de transport. De vastes
chantiers furent établis en face de Constantinople,
entre la baie de la Propontide et les montagnes de
Nicée, appelées en turc Izmid-d'Aglary : ces chantiers
ne tardèrent pas de devenir une ville , que l'on appela
Bogazgichud ; elle n'existe plus.
Bajazet tira un parti admirable des chameaux et
des dromadaires. Ces animaux , que les Arabes clas-
sent sous le mot générique de Djamal, et les Turcs
au moyen de celui de Jesdovesi^ sont appelés par les
Orientaux les navires de terre. Les dromadaires,
dont le pas est trop fatigant, portaient les bagages
et les grosses armes, les chameaux les soldats. Les
derniers se chargent facilement du poids de huit
hommes; ils font jusqu'à quarante lieues d'une jour-
née à l'autre, en se reposant deux fois : ainsi, trente
TOM. iri. 19
290 ENGTTERAlfD DE COTTCI.
mille hommes pouvaient être transportés aisément
par quatre mille chameaux, et arriver ainsi du fond
<le l'Arménie aux bords de l'Hellespont, c'est-à-dire •
parcourir deux cent cinquante lieues en sept jours.
Bajazet faisait passer ses soldats à trente lieues au-
dessus de Constantinople, sans permettre néanmoins
qu'on embarquât les chameaux, craignant vraisem-
blablement que Tair plus vif de l'autre continent ne
leur nuisit trop. Dès qu'une expédition se trouvait
achevée en Europe, et qu'un puissant intérêt le rap-
pelait en Asie, le sultan distribuait ses soldats sur les
bâtiments légers composant sa flotte; puis, au moyen
des mêmes chameaux laissés le long du Pont-Euxin,
il tombait comme la foudre au milieu de la Perse,
pendant qu'on le croyait occupé sur le Danube. De8_
officiers experts avaient établi pour lui des haras au
|)iod du mont Taurus; la cavalerie qu'il en tirait
lui servait pour ses guerres d'Orient. D'autres haras
furent formés de très-bonne heure, soit en Bulgarie,
soit dans la campagne d'Andrinople, pays fertiles en
patinages , et qu'une infinité de petites rivières sil-
lonnent en tous sens. Ainsi Bajazet avait sa cavalerie
d'Asie et sa cavalerie d'Europe (i) : la dernière fut
augmentée considérablement , car cet auxiliaire lui
devenait indispensable pour être à même de résister
aux princes delà chrétienté, dont la principale force
(i) Institutions de Tamerian. Clavijo, Fida delgran TameriûHf ]
55 1, in-4". Cet historien espagnol, envoyé d'Henri, roi de Catlille«
accompagna le prince tartare dans son expédition contre Bajazet. Il
donne des détails intéressants sur Tétat militaire des deux rivaux qui
se disputaient la possession de TAsie.
ENGUERAI7D DE COUCI. agi
consistait alors en gens d'armes montés sur des
chevaux bardés de fer ; c'est dans cette pensée que
le fils d'Amurath institua les Spahis^ milice devenue
par la suite si redoutable. Les historiens occiden-
taux, s'abandonnant h leur exagération accoutumée,
assurent que Bajazet opérait sur les bords du Da-
nube à la tête d'armées innombrables. Les Grecs ,
qui copient les chroniqueurs turcs, disent au
contraire qu'il n'agit qu'avec des corps assez res-
treints; ce qui est d'autant plus croyable, que des
obstacles de divers genres l'empêchaient constam-
ment de transporter de fortes masses au-delà du dé-
. tpoit.
Bajazet goûtait quelque repos à Pruse, l'ancienne
capitale de la Bithynie, et y méditait sans doute quel-
que rude attaque contre la Hongrie, lorsqu'il apprit
par l'entremise du duc de Milan qu'une ligue de prin-
ces chrétiens se formait dans le but de lui enlever
les conquêtes faites par les armes ottomanes sur les
empereurs de Constantinople. Galéas Visconti ne
dissimulait pas à son allié secret la grandeur du
danger, et lui fournissait de précieux renseigne-
ments au sujet des préparatifs de ses adversaires.
Galéas Visconti n'était pas le seul prince catholique
que Bajazet eût séduit par ses captieuses menées :
Wladislas Jagello, hospodar de la Moldavie, et Sté-
phan Lazarich, despote de Servie, secondaient ses
vues d'une manière détournée. Le premier espérait
épouser une fille de Bajazet, et devenir, au moyen
de cette alliance, le souverain exclusif des contrées
que baigne le grand fleuve germanique.
'9-
Siga KNGUEJIAND DE GOUCI.
Le sultan eutl'adresse d'intéresser à sa querelle les
Osmanlis de tous les pays, en leur montrant la honte
qui rejaillirait sur l'islamisme si les chrétiens parve»
naient à rejeter les phalanges musulmanes au delà
du Bosphore. La ferveur des sectateurs de Mahomet
ne s'est point affaiblie depuis douze siècles; ib sont
toujours prêts à sacrifier pour leur culte et les biens
et la vie. A la voi^ de Bajazet, les vieilles contesta-
tions cessèrent subitement. La Perse, l'Egypte, la
Tartarie lui envoyèrent des soldats : déjà un million
de croyants se mettaient en mouvement pour venir
défendre la foi du Prophète. Le politique sultan,
jugeant sans doute comme trop dangereux d'attacher,
à ses pas cette multitude d'hommes, se contenta de
choisir sur ce nombre deux cent mille combattants,
qu'il concentra autour de Pruse. Afin de mieux '^
cacher aux yeux de la chrétienté ses opérations y
préliminaires, Bajazet dissémina sur le littoral de la ^
mer Noire, et le long du détroit de Gallipoli, des ^^
troupes qui arrêtaient les voyageurs et les empé- L
chaient d'aller en Europe; des ordres formels près- ï^
crivirent aux gouverneurs turcs de l'Albanie et de *
la Moldavie de garder très-sévèrement la ligne du
Danube 9 et de renvoyer au delà du fleuve tous ceux
qui voudraient le franchir : cette mesure produisit
l'effet qu'on en attendait. Sigismond avait envoyé
des messagers sur différents points, et même au fond
de l'Asie, afin d'être instruit d'une manière positive
de la marche des Ottomans; mais aucun de ces
émissaires ne revint. Le roi de Hongrie, dépourvu
de renseignements, se trouvait dans d'étranges per-
SNGUERAND DE COUCf. agi
plexités. Le conseil étant assemblé, plusieurs chefs
mirent en délibération s'il fallait attendre Bajazet,
qai avait annoncé son arrivée au printemps , ou s'il
valait mieux aller à sa rencontre. Le sire de Couci
ouvrit l'avis de passer le Danube, de porter la guerre
jusqu'au milieu des possessions turques, d'étonner
par une brusque attaque des ennemis trop disposés
k mépriser les chrétiens , et de leur ôter, par cette
vigoureuse démonstration , une partie de leur con-
fiance (i). Cet avis favorisait trop les vues de la che-
valerie, avide de renommée, pour qu'il trouvât de
l'opposition. On poussa les préparatifs avec célérité,
et un ordre suprême fixa le départ à l'octave de la
Saint-Jean de Damas (2), c'est-à-dire au i3 mai.
Sigisniond, qui suspectait la bonne foi deWladislas
Jagelio , n'osa point s'engager au travers de la Tran-
sylvanie , quoique ce fût le chemin direct pour péné-
trer en Bulgarie; d'ailleurs personne n'ignorait que
les habitants de cette province détestaient les Hon-
grois : cette considération engagea le roi à faire
prendre cette route au corps d'armée français, fort de
vingt mille hommes en comptant les Italiens, les
Anglais, les Belges et les chevaliers de Saint-Jean de
Jérusalem. Sigismond , conduisant le reste des croisés,
traversa le Bannat, franchit le défilé de la Porte-de-
Fer, au-dessous de Temeswar, et atteignit la rive
gauche du Danube, à la hauteur d'Orsova; il atten-
dit quelques jours les Français, qui s'étaient arrêtés
devant la ville de Croja, dont ils se rendirent mai-
(i) Manuscrit de M. Barrois, p. 4> chap. vi. — (a)Ibid,
2g4 ENGUERÀND DE COUCÎ.
très (i). Dès que la jonction se fut opérée, on com-
mença le siège d'Orsova. La place se défendit cinq
jours, et aurait tenu plus longtemps si les habitantSi
la plupart chrétiens, ne se fussent révoltés (a). Au^
sitôt après la soumission d'Orsova, toute l'armée des
croisés fit ses dispositions pour franchir le Danube :
l'opération dura huit jours entiers (3); car, les ponts
d'Orsova ayant été rompus, il fallut ramasser des
embarcations et construire des radeaux : aucune di-
vision ne s'enfonça dans le pays avant que le passage
n'eût été effectué en entier (4); ainsi l'opération fut
terminée les derniers jours de mai (5). Les croisés
avaient donc mis |)rès de douze jours pour venir d'O-
fen à Orsova : ces deux villes sont à quatre-vingts
lieues Tune de l'autre. On laissa les gros bagages et un
faible détachement sur la rive gauche du Danube.
Le passage du fleuve étant exécuté, les chefs des
croisés voulurent s'assurer de la situation exacte de
l'armée; ils la trouvèrent réduite à soixante-dix mille
combattants (6), dont les deux tiers à cheval; elle avait
perdu du monde dans le trajet, soit par les maladieS|
soit par la désertion. On la divisa en quatre corps :
le comte de Ne vers marcha sur Widdin, et contrai-
gnit cette place à capituler. Pendant que les Français
suivaient la rive droite du Danube, Sigismond se ré-
(i) Voyez la Vie de Boucicaut.
(a) Engel, Histoire de Hongrie, LU, p. 198. — M. Hammery His-
toire deTempire turc, p. a4o.
(3) Manuscrit de M. Barrois, p. 6, chap.ix.
(4) Tous les historiens allemands.
(5) Manuscrit de M. Barrois , p. 6, chap. ix.
(6) Childberger, témoin oculaire.
ENGUERiiND DE COUCI. 296
pandit dans la Servie et la dévasta impitoyablement,
afin de punir les habitants ainsi que le vay vode , qui
venaient d'embrasser la cause des musulmans. Il gra-
vit ensuite les montagnes de Nissa , et vint opérer sa
jonction une seconde fois avec les Français dans la
Bulgarie. Cette province, récemment conquise par
Àmurath, se trouvait dans l'état le plus florissant : les
Turcs y cultivaient la vigne d'une manière supérieure,
et faisaient d'excellent vin qu'ils vendaient fort cher.
On sait que la loi de Mahomet leur interdit cette
boisson, sans leur défendre néanmoins de manger
les raisins, et ils s'en montraient singulièrement
friands. Les Turcs de la Bulgarie composaient aussi
des liqueurs et des cordiaux, qu'ils répandaient dans
tout l'Occident (i) : ce commerce procurait à beau-
coup d'entre eux des sommes assez considérables. La
chronique d'où nous avons extrait ces détails dit à
cette occasion : « En cette contrée , toutes gens y
sont de sobre vie, et se passent legierement de vian-
des, et usent en grande foison d'épices, par spécial
de sucre, car ils en ont en abondance (oi). » L'armée
se remit en marche , appuyant sa gauche au Danube;
lesFrançais se tenaient con^ammentàravant-garde(3).
Ils investirent Razo, qîii opposa une vigoureuse
résistance : on se concentra sous les murs de cette
ville. Les Français montèrent plusieurs fois à l'assaut,
et eurent seuls l'honneur de cette conquête. La pe-
(i) Manuscrit de M. Barrois, p. 6.
(a) Idem, p. 3o. La chronique ne dit pas d'où les Turcs liraient ce
sucre.
(3) Engel , et tous les historiens allemands.
ac)6 KîV(;i:i:uANi> dk coiT.r.
titc garnison turque fut remise à Sigismond , qui la
fit passer au fil de Tépée. Ce prince voulut s'excuser
de cette horrible violation des lois de la guerre, en
disant que les Turcs n'avaient cessé d'agir ainsi à l'é-
gard des soldats hongrois que le sort des armes faisait
tomber entre leurs mains. Les croisés quittèrent Bazo
le 1 5 septembre. La chaleur était excessive , et ils
auraient tous péri sans les fruits que l'on se procura
le long de la route (i),
L'armée continua à s'avancer de front, en se diri-
geant sur Constantinople et en chassant les musul-
mans des pays conquis par eux sur l'empire grec.
On suivit donc la rive droite du Danube pour entrer
en Bulgarie, la plus riche province de la Turquie
d'Europe. Les croisés, ayant à cœur de ne laisser
derrière eux aucune place importante, résolurent de
former le siège de Nicopolis^ la clef de la Bulgarie :
maitres de ce point, rien ne pouvait s'opposera leurs
progrès.
Nicopolis (en grec, ville de la victoire) fut fondée
par Trajan, en mémoire d'un triomphe remporté
sur les Daces dans ce même lieu. Elle était située
au confluent du Danube et de l'Otzma, à cent qua-
rante lieues de Bude, cinquante est de Silistrie,
soixante sudd'Andrinople, et quatre-vingts de Cons-
tantinople. Nicopolis avait pour commandant Dogan-
Beg, un des meilleurs officiers du sultan, et même
un des plus actifs, quoique très-vieux. La régularité
des fortifications toutes récentes de ce boulevard at«
(i) Mauuscrit de M. Barrois, p. 7.
ENGUERAND DE COUCI. ^Q']
testait d'une manière irrécusable que les Asiatiques,
clans le moyen âge, possédaient pour la défense des
places une expérience qui manquait aux nations les
plus belliqueuses de l'Europe. Les Français ouvri-
rent devant la ville des tranchées, dans lesquelles
trois hommes pouvaient marcher de front; ils y
posèrent des machines de guerre dont le jeu ne pro-
duisit aucun effet contre les fortes murailles de Nico-
polis, et principalement contre les ouvrages avancés,
établis d'après un système bien entendu. Les Hongrois
assirent leur camp sur un plateau séparé; les Fran-
çais s'adossèrent à une légère chaîne de montagnes :
ce rideau, d'abord peu saillant, ne commençait à
s'élever qu'en face de la ville, et s'abaissait une lieue
plus loin pour s'unir à une plaine par un chemin ro-
cailleux (i). Malgré le mauvais début de l'entreprise,
on s'obstina à vouloir se rendre maître de la place
par famine, puisqu'on ne pouvait l'enlever de vive
force. Le siège fut donc converti en blocus. Dès ce
moment les jeunes Français, voulant charmer leurs
loisirs, reprirent le cours de la vie licencieuse dont
ils avaient donné naguère le spectacle à toute l'Alle-
magne ; les navires qui suivaient l'armée en descen-
dant le fleuve, leur apportaient les vins les plus
exquis, les mets les plus recherchés. La tente de
Jean de Nevers , formée de plusieurs élégants pavil-
lons de soie verte, la couleur de la maison deBour-
(i) Voyez le cours du Danube exécuté par le comte de Marsigli,
carte en i8 feuilles; sections 17 et 18. Dépôt des cartes au ministère
de la guerre. 3
'^9^ KJSGUEBAND DE GOUGI.
gogne, devint le centre des plaisirs les plus extra-
vagants; on y retrouvait tout le luxe dont brillait
le palais de son père Philippe le Hardi, le prince le
plus fastueux de son temps Des bateleurs, des musi-
ciens, venus des rives de la Seine sur les bords du
Danube, n'étaient occupés qu'à distraire ces guer-
riers plongés dans la mollesse : le camp retentissait
de chants confus. Les bannerets, dégoûtés de leurs
pesantes armures, les déposaient pour se revêtir
d'habits de fêtes, comme s'il se fût agi d'assister à
quelques ébats ^ à ({ue\ç\ae entremets y soit à l'hôld
Saint-Paul, soit à Thôtel d'Artois. Tous cesimprudents
vivaient dans la plus parfaite sécurité, au milieu d*un ,
pays conquis, en face d'une ville assiégée, pourvue
abondamment d'ennemis aussi cruels que valeureux.
Chaque baron, chaque chevalier, et même le plus
simple écuyer, affectait d'étaler aux yeux des croisés "
étrangers les ajustements les plus à la mode parmi
les élégants de Paris. Ils n'avaient pas même oublié
ces souliers nommés in>ulaines^ recourbés d'une
manière si étrange que souvent la pointe montait à
la hauteur du genou; les nobles s'en étaient réservé
l'usage exclusif. Les Turcs faits prisonniers depuis
l'ouverture des hostilités vivaient dans le camp, mêlés
cl ces chevaliers français; ils les considéraient avec
surprise, ne pouvant croire que des hommes aussi
efféminés les eussent vaincus en rase campagne.
Le sire de Couci ne partageait pas des travers aussi
condamnables; tout entier aux soins d'une expédi-
tion entreprise pour un si noble motif, il ne cessait
de se concerter avec Sigismond afin d'en assurer le
ENGUERAJilD D£ COUGI. 299
succès. On savait qu'une division de vingt mille Otto*
maos, coramandés par le visir Ali-Bassa, gardait uu
défilé à six lieues de Nicopolis , près la naissance du
Balkan. Le général ennemi annonçait l'intention de
jeter des secours dans la place assiégée, ou de surt
prendre le camp des chrétiens à la faveur des ombres
de la puit. Enguerand se chargea d'aller débusquer
le visir de sa redoutable position j et de le mettre
kors d'état d'exécuter ses projets. Il partit accom»
■ pagne du sire de Beauvoir Chatellux, de Renaud de
' Roye , de Saimpi , de Leborgne de Coëtquen , de
deux mille cinq cents hommes de troupes de noblesse ,
i; deux mille arbalétriers, et quinze cents Hongrois (i).
Ges derniers devaient éclairer sa marche, et fouiller les
Heux qu'ils connaissaient fort bien. Le sire de Couci se
dirigea vers le détroit nommé le P(is de la Porte
(en turc,Kapuli Derbend), qui ouvre le passage du
F BaljLan inférieur. Sigismond ne doutait pas que Ba-
jaset ipe fut posté au delà : il était essentiel d'en avoir
la certitude. Après six heures de marche, les cou-
reurs hongrois poussés en avant vinrent dire à Couci
que des obstacles insurmontables se présentaient en
bced*eux,et que vingt milleTurcs occupaient la gorge
dans son étendue. Sur ce rapport, le comte de Soissons
fit exécuter un mouvement de flanc, et se jeta dans
un bois dont l'épaisseur pouvait dérober ses soldats
à tous les yeux : puis il détacha six cents chevaliers, sous
le commandement de Saimpi, en intimant l'ordre à
ce banneret de faire quelques démonstrations pour
{t) Maouseritde M. Barrois, p. la, chap. xx.
3oO EWGUlîRAND DE GOUCI.
forcer ie passage ^ et de reculer sur le corps principal
au bout de quelques iiislants d'engagement. Saimpi
s'acquitta de sa mission comme on devait l'attendre
d'un guerrier aussi brave et aussi expérimenté que
lui : assailli par des forces supérieures, il défendit le
terrain un certain temps, et ne détermina son mou-
vement de retraite que fort à propos. Dès que les
Turcs virent que les chrétiens suivaient une direction
rétrograde, ils abandonnèrent leur position pour
courir après eux, se répandant à travers la plaine
sans ordre, suivant la coutume adoptée par les Ta-
tars. A peine les deux divisions ottomanes eurent-
elles dépassé le bois , que Couci s'élança de l'embus-
cade, prit l'ennemi en queue et en fit un horrible
carnage. Saimpi revint alors sur ses pas, fit volte-
face, et fondit sur la tête de la colonne ennemie avec
une vigueur contre laquelle rien ne put tenir : les
deux divisions d'Ali-Bassa furent anéanties en peu
de temps. Les derniers escadrons, qui occupaient
encore le défilé^ accoururent au secours du corps
principal; ils n'arrivèrent que pour partager sa dé*
faite. La majeure partie de ces soldats tomba sous le
fer des vainqueurs, les autres furent rejetés au deli
de la chaîne des montagnes quibornaient l'horizon. En»
guerand, disposant de sept mille combattants au plus,
venait de tailler en pièces ou de disperser vingt mille
infidèles. Satisfait d'un avantage aussi brillant, il ne
voulut pas franchir le détroit sans s'être concerté
avec Sigismond et les principaux chefs de la croi-
sade. Le sire de Couci regagna donc le camp, où la
nouvelle de sa victoire l'avait précédé : il y fut reçu
ENGUERAirD DE COUCI. 3oi
en triomphe (i). Les jeunes chevaliers français, enfles
de ce succès obtenu sans la participation des autres
croisés, eu conçurent une fierté déplacée , et surtout
une confiance malheureuse : ils rêvaient déjà la con-
quête delà Turquie entière, et même de l'Asie, a Nous
envahirons TÉgypte^la Perse , la Syrie , disaient-ils;
nous irons déposer nos épées victorieuses sur le
tombeau du Christ (a). » C'était toujours le même en-
thousiame, la même ignorance des choses et des diffi-
cultés , toujours le même goût pour les grandes entre-
prises, toujours ce courage aveugle qui ne s'informe de
rien parce qu'il ne doute de rien.
Le camp célébrait encore par des chants bruyants
la victoire d'Enguerand, lorsque des avis certains
apprirentàSigismond l'approche deBajazet. Le sultan,
comme nous l'avons déjà dit, avait été instruit par
le duc de Milan des préparatifs des chrétiens ; le perfide
Viscontilui dépêcha un émissaire délié, porteur de la
liste des chevaliers français qui allaient prendre part
à l'expédition ; la note contenait même des remarques
précieuses touchant leur caractère, leur fortune et
la rançon à laquelle ils devaient être taxés si on les
Élisait prisonniers : d'après le calcul de Visconti, le
sultan pouvait retirer un million de florins des cent
principaux feudataires.
Bajazet quitta Pruse, où le Soudan d'Egypte était
venu le visiter, et se dirigea vers l'Europe; sa mar-
che ressemblait à celle de l'aquilon : ses soldats, en-
(i) Tous les historien» allemands et italiens s*accordentà dire que
le sire de Couci remporta sur les Turcs une victoire complète.
(a) Les historiens allemands.
Son ENGUERAND DE C0I7GI.
flammés de fanatisme, et guidés par l'espoir de con-
quérir de grandes richesses, ne comptaient pour
rien la fatigue et la faim; aucun obstacle ne ralen-
tissait leur course; à peine consacraient-ils quelques
instants au sommeil; le sultan les électrisait encore
davantage en donnant le premier l'exemple de la pa*
tience. Comme ses troupes traversaient un pays
fertile en pâturages, dans lesquels on élevait des
chevaux en quantité, il trouvait à chaque pas lei
moyens de remonter les cavaliers que trop de célérité
empêchait de suivre le gros de l'armée; une division
de chameaux portait la moitié de Finfanterie : en*
fin Bajazet parvint avec une diligence surprenante
au détroit de Gallipoli , et le franchit rapidement,
grâce à un nombre considérable de bâtiments de
transport, rassemblés, à Finsu des chrétiens, sur la
côte d'Asie aussi bien que sur la côte d'Europe. Ba-
jazet arriva le P septembre iSqô sous les murs d'An-
drinople, où il avait donné rendez-vous à ses troupes
de la Thrace, de la Macédoine, de l'Albanie , de k
Bulgarie et de la Servie; il j concentra ses forces :
les relations les plus dignes de croyance les portent i
cent trente mille combattants (i), dont les deux tiers
venaient de l'Asie Mineure.
Dans le même instant où Bajazet organisait son ai^
niée et la partageait en sections, on lui amena un
(i) Froissart et les autres historiens français doublent ce nombn;
leur autorité offre peu de garantie , vu Téloignement où ils éUiient du
théâtre de la guerre : nous avons cru plus sage de suivre ropinion
des écrivains allemands pour tout ce qui regarde la bataille de Nico-
polis.
ElfGUERAND DE COUGf. 3o3
écuyer déguisé que Sigismond envoyait à Constanti-
nople vers Emmanuel II. Ce messager n'avait pu
échapper à la vigilance des éclaireurs turcs, qui sai-
sirent sur lui plusieurs lettres par lesquelles le roi
de Hongrie instruisait l'empereur de la situation de
rarmée rassemblée sur la frontière de la Bulgarie.
Selon Sigismond , Nicopolis privée de vivres ne pou-
Tait tenir que quelques jours de plus , et la conquête
de cette place devait clore la campagne; il terminait
sa missive en disant que y grâce à l'arrivée de renforts
considérables annoncés de toutes les parties de l'Eu-
rope, les chrétiens se verraient en état l'année sui-
vante d'écraser les Osmanlis sur les différents points,
de les rejeter au delà du Bosphore, et de délivrer ainsi
de leur joug les belles provinces de l'empire grec(i).
Combien le sultan ne dut-il pas apprécier un docu-
ment aussi positif! Doué d'une volonté forte, le fils
d'Âmurath savait commander aux circonstances , et
marcher à son but sans dévier. Il s'arrêta au projet
d'assaillir les chrétiens dans le plus court délai, ne
doutant pas que si l'on parvenait à détruire complè-
tement l'armée commandée par Sigismond, le reste
des croisés qui se proposaient de la rejoindre
renonceraient au dessein de venir en Hongrie, de
peur d'essuyer le même sort. Le sultan se mit donc
en route le ao septembre 1396, à la tête de son
armée, qui couvrait sept lieues de terrain (a) : ce qui
n'est point surprenant, car la nombreuse cavalerie
turque tenait à elle seule beaucoup d'espace; d'im-
(i) Rewa, Hisl. de la couronne de Hongrie.
(a) Le prince Gantémir, Hist. de l'empire ottoman.
3o4 ENGUERAIHD DE GOUGl*
inenses bagages suivaient péniblement le gros des
troupes. Bajazet^ ayant parcouru une partie de l'an-
cienne Tbrace^ passa par Phillopoli en remontant la
rivière de la Maritza (l'ancien Hébrus), atteignit le
vaste rideau du Balkan^ et fit halte au pied de ces monts,
afin de donner à ses colonnes le temps de se resser-
rer; enfin ^ il franchit la chaîne des montagnes sur
trois points, et déboucha dans le bassin de Nico-
polis en suivant les lits de l'Ester, de rOtzma, du
Lujd et de la Zitrits, quatre petites rivières qui vien-
nent mêler leurs eaux à celles du Danube. Bajaze^
s'arrêta à deux journées de Nicopolis. Les historiens
allemands, surtout Engel, assurent que les paysans
de la Servie et de la Bulgarie, mécontents delà con-
duite des croisés, quoique eux-mêmes chrétiens, ne
mirent aucun zèle à les instruire de l'approche des
Ottomans : d'ailleurs, selon sa coutume, le sultan
redoubla d'efforts pour cacher sa marche en jetant
devant lui des nuées d'éclaireurs qui s'emparèrent des
habitants de tout âge et de tout sexe, et les amené*
rent en arrière; mais les coureurs hongrois, aussi
agiles que les tartares, échappèrent à leur poursuite
et vinrent annoncer à Sigismond l'arrivée de l'ennemi.
L'armée des alliés prit aussitôt ses mesures pour
résister aux efforts des infidèles ; on laissa une
division sous les murs de Nicopolis afin de conti*
nuer le blocus, et l'on porta le camp à une lieue en
avant, vers l'entrée d'une plaine qui se développait
sur quatre lieues de long et sur deux de large (i).
(i) Engel, Hist. de Hongrie, t. II, p. 198. Ceci s'accorde parfaite-
ment avec tous les plans topographiques.
EirGUERAlID DE COUGI. 3o5
L*araiée des croisés , ayant commis la double faute
de quitter sa position et de s'affaiblir en faisant un
gros détachement la veille d'une bataille, ce qui est
contre toutes les règles, se trouvait réduite à soixante
mille hommes, la moitié environ des forces contre
lesquelles les chrétiens allaient avoir à lutter. Ceux-
ci avaient donc derrière eux la ville de Nicopolis, à
leur droite la rivière d'Otzma , à leur gauche le Da-
nube , large à cet endroit de huit cents toises. Une
flottille d'embarcations légères y stationnait , et ser-
vait de communication avec la flotte combinée de Gè-
nes et de Venise aux ordres du doge Mocénigo, qui,
depuis le commencement du siège, croisait dans la
mer Noire devant l'embouchure du Danube , depuis
Varna jusqu'à Martaza. Les pays voisins des rives du
Danube étaient parsemés de fondrières et traversés
par une multitude de petits courants ; le seul ter-
rain solide qui se présentât propre aux manœuvres
de la cavalerie était cette plaine dont l'extrémité tou-
chait les remparts de Nicopolis; de légers rideaux de
collines la coupaient de manière à intercepter la vue.
Les précautions prises par Bajazet n'empêchèrent
pas que sa venue ne jetât la terreur dans les contrées
que parcouraient ses terribles phalanges : les paysans,
épouvantés , fuyant de toutes parts , refluèrent vers
le camp de Sigismond, en annonçant l'approche des
infidèles; mais comme plusieurs jours s'écoulèrent
sans que d'autres circonstances confirmassent le rap-
port des paysans de la Servie, les confédérés fini-
rent par ne plus vouloir croire ce qu'on leur disait à
cet égard, et Ton reçut même fort mal ceux qui vin-
3o6 £1ICUERAND DE COUGI.
rent les derniers, quoique chacun d'eux assurât avoir
vu l'armée turque. Le maréchal Boucicaut, aveuglé
ainsi que la plupart des chefs, les traitait d'alarmis-
tes, et voulait qu'on leur coupât les oreilles; mais
bientôt l'arrivée d'officiers hongrois envoyés à cet
effet par Sigismond dessilla tous les yeux. Alors un
conseil de guerre se rassembla dans la tente du comte
de Nevers. L'éclat que jetait la nation française lui
donnait en tous lieux une supériorité marquée;
aussi ne doit-on pas être étonné de la déférence que
Sigismond montrait à l'égard des compagnons d'ar-
mes du sire de Couci, dont le nombre ne formait
néanmoins que le huitième de l'armée combinée. Le
roi avait même confié à l'amiral Jean de Vienne la
garde de l'étendard de Hongrie.
Le conseil se tint le ^4 septembre au matin. Sigis-
mond y proposa de ranger l'armée en bataille sans
plus attendre, comme si l'ennemi fût au moment de
paraître^ et de placer en première ligne lesYalaques,
habitués plus que tous les autres à se mesurer avec
les troupes légères des Turcs, et de les faire appuyer
par de l'infanterie hongroise, accoutumée à combat-
tre au milieu des chevaux : selon lui, les Français
opéreraient d'une manière très-profitable en se mettant
au centre du corps de bataille, le point le plus péril-
leux. Les légions moldaves et les germaniques devaient
occuper les ailes. Sigismond, ayant déployé son plan
avec autant de sagesse que de lucidité , se mit à re-
cueillir les avis : il commença par demander l'opi-
nion du sire de Couci, dont la renommée venait d'être
augmentée par la victoire remportée naguère sur le
BITGUCRAND DE COUCI. 807
▼îsîr. Enguerand répondit que la prudence comman-
dait d'adopter sans restriction le plan de Sigîsmond ;
Tamiral Jean de Vienne exprima le même vœu; mais
Philippe d'Artois, piqué de ce qu'on eût demandé
Tavis de Couci avant le sien , au mépris des privilèges
de sa charge de connétable , prit vivement la parole :
« Pour moi, je pense que les Français doivent passer
les premiers partout où ils se trouvent, et ne doi-
vent jamais permettre qu'on les devance. Nous ne
sommes pas venus de si loin pour être les tranquilles
spectateurs des exploits des Hongrois. » Un pareil
discours flattait trop bien les goûts des jeunes exaltés
qui l'entendaient, pour qu'on ne l'approuvât pas sans
examen. Un murmure flatteur couvrit la voix du con-
nétable. Enguerand voulut lui répondre en dévelop-
pant ses motifs : il fut brusquement interrompu par
Gui de la Trémouiile, chaud partisan de Philippe
d* Artois : « C'est plutôt la crainte, lui dit-il, que la
prudence qui vous inspire de pareils sentiments. —
La crainte! répondit avec calme le comte deSoîssons,
j'ai prouvé de tout temps que mon âme y était inac-
cessible; et aujourd'hui, sire de la Trémouiile, j'irai
mettre la croupe de mon cheval là où la tête du vô-
tre n'ira peut-être pas(i). »
Une conférence commencée sous de tels auspices
devait se terminer d'une manière tragique : en effet ,
de violentes altercations s'élevèrent entre les nobles
de France et ceux de Hongrie, à la suite desquelles
les malheureux prisonniers turcs gardés dans le camp
(i) Juvénal des Ursins.
3o8 EETGUERANO DE COUCf.
du comte de Nevers furent impitoyablement massa*
crés. Les historiens allemands rapportent le (ait sans
l'accompagner de détails : il paraîtrait que la posses-
sion de ces captifs fut disputée avec fureur, et que
cette querelle amena cet horrible événement.
La journée du ^4 septembre et les trois suivantes
s'étant passées sans que Ton vît paraître les musul-
mans, les Français ne doutèrent plus que le bruit de
l'arrivée de Fennemi ne fût le résultat ou de fausses
informations j ou de la panique des habitants du pays.
Néanmoins, ne voulant pas être prévenus par d'autres
croisés, ni céder à aucun d'eux l'honneur de porter
les premiers coups en cas d'engagement, ils firent
wïï brusque mouvement et allèrent se placer en
échiquier bien en avant du reste de l'armée (i).
L'ennui et l'impatience les gagnèrent en peu de temps;
ils reprirent, malgré les plus sages exhortations, leur
vie dissipée ; déposèrent une seconde fois les armures
pour s'habiller en citadins, sans oublier surtout les
chaussures recourbées, aussi embarrassantes que ri-
dicules. Le camp des Français retentit de nouveaux
chants. A l'exemple de leurs chefs , les soldats , pour-
vus abondamment de vin, charmaient l'ennui par
de copieuses libations : ni le connétable, ni aucun
de ses lieutenants , ne songeaient à pousser quelquô
reconnaissance , ni même à se garder militairement.
Tout à coup , sur les dix heures du matin , un lundi u8
septembre iSqô, la veille de la Saint-Michel (a), des
(i) Engel.
(a) Pour les Turcs Tan 798 de Thégire, le 34 du mois de dxou-
ledge.
EMGUERAND DE COUCf. SoQ
éclaireurs hongrois arrivèrent à toute bride, et an-
noncèrent que les Turcs allaient envahir la plaine.
Bajazet ayant franchi, en un jour et une nuit, les-
pace qui le séparait delà chaîne de montagnes , s'était
établi à leur pied. Dès que l'obscurité fut venue, il
envoya son fils Timurthas reconnaître la position des
croisés; peu satisfait de son rapport, il traversa lui-
même le défilé, accompagné d'un seul spahis, et
s'approcha à deux cents pas du camp sans rencontrer le
moindre obstacle (i). Ses observations étant termi-
nées, le sultan employa le reste de la nuit à tout
disposer pour joindre les chrétiens dans la matinée
du lendemain, et les étonner par son apparition.
Lorsque les éclaireurs hongrois parurent en an-
nonçant que les Osmanlis allaient en quelques ins-
tants atteindre le plateau , ils trouvèrent les nobles
de France assis à des banquets somptueux : l'appro-
che du péril rappela leur raison égarée; ils coururent
aux armes, stimulés moins par le sentiment du dan-
ger que par le désir extrême de vaincre seuls sans la
participation des autres croisés. Leur empressement
fut tel que la plupart d'entre eux négligèrent de
prendre les cuissards, les chaussures de fer; un grand
nombre coupèrent à coups de sabre les bouts des
souliers à long bec qui les embarrassaient trop pour
monter à cheval (2).
(i) Schef-eddin. — Le prince Gantémir.
(s) JuvéDal des Ursins. Cet ÎDcident fit abandonDer la mode des
souliers a long bec , que Ton portait en France depuis cinquante ans ;
le pape n*avait pu y parvenir, quoiqu'il les eût proscrits dans les
églises.
3lO EMGUERAND D£ GOUCI.
Eti moins de quelques instans, on vit tous ces
bannerets et écuyers rangés en ordre de bataille et
disposés à affronter mille morts. A peine venait-on de
terminer les apprêts les plus indispensables, que deux
divisions de cavalerie asiatique envahirent le plateau,
en étendant progressivement leur front afin d'enve-
lopper le camp des confédérés : tout à coup elles s'ar-
rêtèrent comme par enchantement, et demeurèrent
immobiles à quinze cents pas devant les Français.
Ceux-ci prenaient déjà leurs mesures pour fondre sur
les infidèles, lorsque le maréchal de Hongrie, Henri
de Ostein, arriva précipitamment. Sigismond, qui
rangeait en bataille la seconde ligne, effrayé des dé-
monstrations que les Français faisaient pour se por-
ter en avant , venait de dépêcher cet officier vers
le comte de Nevers pour le supplier une seconde fois
de laisser commencer l'action par les Hongrois,
dont les chevaux lestes et souples pouvaient rivaliser
avec ceux des Turcs. Le sire de Couci essaya de
faire prévaloir cet avis, et déjà il avait ramené la ma-
jeure partie des nobles, lorsque le connétable, plus
irrité que jamais, dit aux chevaliers de son hôtel :
(( Hissez ma bannière, et qui veut faire des mains la
suive! )) Le comte de Nevers, aussi impétueux que
son parent, s'écria à son tour : <r La chose est déci-
dée, il faut commencer Faction; et, de par saint
Denis! je prouverai aujourd'hui que je suis preux
chevalier (i). »Le comte deSoissons, prévoyant les
conséquences de cette fatale détermination, allait
(i) Froissart, liv. IV.
EN6UERAND DE GOUGl. 3ri
supplier le prince bourguignon d'écouter la voix de
k sagesse y lorsqu'il en fut détourné par l'amiral Jean
de Vienne : « Chiersire, lui dit ce guerrier, là où la
vérité et la raison ne peuvent être ouïes, il faut
qu'outrecuidance règne; et puisque le comte de Ne«
vers se veut combattre, il faut que nous le sui-»
viens (i). »
La funeste résolution s'accomplit donc suivant les
désirs insensés de Philippe d'Artois. Les Français s'é-
branlèrent, partagés en trois corps : le connétable
commandait la droite, le comte de la Marche la gau«
che, le comte de Nevers le centre, ayant auprès de
lui le sire de Couci et l'amiral de Vienne; ce dernier
portait la bannière de Hongrie. On se précipita sur
les infidèles aussi courageusement que pouvaient
s'en acquitter des guerriers dont la bravoure égalait
l'imprudence. L'avant-garde turque n'avait été jetée
daâs la plaine que pour causer quelque désordre et
masquer les dispositions du sultan; elle devait se reti-
rer ensuite sur le gros de son armée. On ne lui laissa
point la faculté d'exécuter la dernière partie de ce
commandement; abordée avec une extrême vigueur,
cette troupe opposa une résistance aussi énergique
que l'attaque, mais sa belle défense ne servit qu'à la
faire écraser : à peine quelques centaines de cavaliers
asiatiques purent-ils échapper à ce premier choc. En
cette circonstance, le comte de Nevers fut à même
de prendre des leçons de vaillance de ce même Couci
dont il venait de mépriser les avis. Cet engagement
(i) Froissart, liv. IV.
3lJI TNCI KRAEII) l)K COliCr.
partiel dura iiiu; heure entière; Rajazct en profila
pour donner à son plan tont le développement dont
il pouvait être susceptible. D'après les ordres du sul-
tan 9 ses fiDrmidables colonnes débouchèrent dans la
plaine. La cavalerie se mit au galop et l'infanterie au
pas de course y de sorte que le terrain naguère vide se
couvrit do combattants; ce mouvement précipité
était accompagné du roulement d'un nombre infini
de tambours, instrument de guerre inventé par les
Orientaux, et depuis longtemps mis en usage parmi
les Turcs (i).
[jC croissant, ordre de bataille habituel chez les
niahométans, se forma graduellement : les deux ailes
embrassaient un espace de deux lieues; elles descen-
daient avec rapidité et parallèlement aux deux flancs
d(\s français : la tête de ces colonnes enfonçait déjà
les deux ailes de la ligne hongroise, que la divisioo
du comte de Nevers s'entre-choquait encore avecles
infidèles au milieu du plateau.
De son coté Hajazet s'avançait lentement condui-
sant le centre formé de Télite de ses troupes : deux
lignes de quinze mille hommes chacune parta-
geaient cette réserve. La dernière , commandée par
(i) A (x'ttK é|)0(|iir los Turcs ne se serviiient pas du lambourde la
iiiriiic iiiaiiirn' ({iio !(>» trouprs IVaiiraisfU) ou étrangères t'en servent de
ni)s joui*» : IcH hagiK'tU's ne frappaient pas toutes deux sur le méine calé ;
l'un clrs bouts était bfaucoup plus lorl i\uv Faulrc; on portait le tain«
bour ronimcnoln'^roAsc caisse: du tcm|ui même de M. Marsigliiquî a
si liirn écrit sur les usaf^cs niilitaircs des Turcs (i^7(0t >l^ n'aTaient
pdiiit abandonné celle coulumc. Depuis les réformes opéréea par le
ban>n de Toit , les Ottomans se servent du tambour comme les autret
nations de TEurope.
ENGUERAHD DE CODCf. 3l3
Persilas*Ali, son beau-frère, se composait de cavaliers
yéltis de noir, dont de larges bandes de fer couvraient
la poitrine. Cette couleur lugubre distinguait spé-
cialement ces soldats, et les avait rendus la terreur
de l'Asie (i). Us se servaient de la grosse arbalète,
aussi bien que les peuples de l'Occident (^). L'éten-
dard de Mahomet flottait au-dessus de la tête du suU
tan. Cette formation de bataille, disent les historiens
hongrois, s'exécuta comme un coup de théâtre, avec
cette promptitude unique qui accompagnait alors tous
les mouvements des Turcs; de sorte que les Français
se trouvèrent entourés des divers côtés, comme les
Flamands à Rosebec. Ils auraient pu , en voyant dé-
ployer devant eux des forces si supérieures, détermi-
ner un mouvement rétrograde, venir se rallier aux
Hongrois, et engager en commun une action géné-
rale; mais ils n'écoutèrent que leur audacieuse pré-
somption. Fiers de l'avantage remporté par eux au
début de la journée, les Français s'élancèrent contre
le centre des infidèles en se dirigeant vers le point
où ils voyaient voltiger le drapeau du croissant. lie
tiers de la cavalerie mit pied à terre selon la vicieuse
pratique du temps, et se forma en colonne derrière
(i) Ces détails sont tirés de Schef-eddin , historien arabe , et de
Clavijo, commentateur espagnol réputé fort exact; il mourut en
i4o3. (Vida del gran Tamerlan , p. 553.)
(a) On ne pouvait bander cette arbalète sans le secours des deux
pieds. En parlant de cette arme , en usage chez les Turcs avant que
le^ Grecs la connussent , Anne Comnène dit : « Lorsqu'on lâche la
corde, le trait part avec une impétuosité à laquelle rien ne résiste : il
perce à la fois le bouclier, la cuirasse et l'homme; on dit même qu'il
rompt des statues de bronze , et lorsque les murailles des villes sont
épaisses, le trait entre si avant qu'on ne l'y voit plus. •
3l4 KNGUEAAND DE GOUGI.
les hommes restés à cheval. Les croisés attaquèreut
sans hésiter la première ligne, composée de fantassins
choisis qui s'avançaient à pas comptés en plantant
devant eux des piquets ferrés , en guise de chevaux
de frise (i). Cet obstacle n'arrêta point les Français :
arrachant les piquets avec intrépidité (a), ils se plon-
gèrent en quelque sorte dans les masses des Otto«
mans , y portant le ravage et la mort : le cimeterre
des Sarrasins venait se briser sur les cuirasses et sur
les casques des chrétiens, tandis que Tépée droite et
mince de ceux-ci perçait facilement leurs adversaires,
revêtus d'une simple tunique de mailles de fer.
Le sire de Couci, d'une taille très-élevée, et d'une
force prodigieuse (grand et corsu, dit la chronique
de Boucicaut), dominait les combattants, et abattait
du revers de son sabre les bras des Turcs , armés de
massues; rien ne lui résistait : le héros parcourait
cette scène de carnage sans rencontrer d'autre obs«
tacle que les corps des ennemis qu'il étendait autour
de lui. Bajazet , en personne , se vit assailli au milieu
de sa garde de janissaires récemment instituée. Ben*
versé de son cheval , foulé aux pieds des combat-
tants , il demeura quelques instants au pouvoir des
Français (3). L'histoire n'a point conservé le nom des
preux qui portèrent de si terribles coups au maître
de l'Asie. Les soldats de Bajazet s'élancèrent de tou-
tes parts pour le délivrer ; des milliers périrent avant
(i) Engel, Hist. de Hongrie, t. II, p. ao3. Les Anglais employè-
rent ceUe manœuvre, vingt ans plus tard, à la bataille d*Axincourt.
(a) Engel , Hist. de Hongrie.
(3) Schef-eddin. — Le prince Gantémir, 1. 1.
E5GUERA.ND DE GOUCI. 3l5
d'y parvenir; le sultan sériait resté entre les mains des
Picards ou des Bourguignons j sans l'arrivée des spa-»
his qui appuyaient les janissaires : cette cavalerie re-
doutable, formant un corps d'élite de six mille hom-
mes j n'avait jamais manqué de produire un effet
décisif. Qui le croirait? les nobles de France, quoi-
que exténués de fatigue, l'abordèrent franchement
en étendant leur ligne afin de ne pas être débordés.
Les spahis ne purent résister à la vivacité de cette
attaque, ils furent culbutés et obligés de se rejeter
sur les ailes (i). La victoire semblait être assurée au
comte de Nevers , lorsque les spahis , en démasquant
les dernières lignes, laissèrent voir les janissaires, qui,
ayant été contraints de céder à la furie des nobles,
avaient pu néanmoins se rallier : ces nouveaux adver-
saires marchaient en phalanges serrées, ayant à leu?
tête Bajazet en personne. Cette apparition intimida
les Français, faciles à émouvoir même au milieu du
succès. Dans ce moment des cris perçants leur appri-
rent que les Hongrois en étaient venus aux mains avec
un ennemi bien supérieur en nombre : en effet, Sigis-
mond avait été attaqué sur deux points avant qu'il eut
achevé de ranger son armée en bataille. Le comte
de Nevers, le connétable et tous leurs compagnons
d'armes, songeant malheureusement trop tard à la
faute qu'ils avaient commise, eurent la pensée de vo-
ler au secours de leurs alliés, et se disposèrent à bat^
tre en retraite pour regagner le camp. Ils exécutèrent
ce mouvement rétrograde dans un ordre admirable, et
en soutenant un combat opiniâtre : ces chevaliers
(i) Engel, t. II, p. ao5. .— Hammer.
3l6 ENGtJERAND DK COUCf.
rachetèrent par des iraits d'héroïsme leur inconce-
vable imprudence. L'amiral Jean de Vienne, après
s'être signalé par des prodiges de valeur, tomba
percé de coups, sans abandonner l'étendard de
Hongrie confié à sa garde : six fois il avait relevé
celte bannière renversée par la multitude. Ainsi périt
dans un âge avancé ce guerrier^ qui, depuis quarante
ans, n'avait cessé de prendre part à toutes les gran-
des entreprises militaires. Guillaume de la Trémouille
fut tué avec son fils, au moment où tous les deux
étendaient le bras pour percer Bajazet. Guillaume
d'Eu etLeborgne de Coëtquen (le premier, chevalier
picard j et l'autre breton) traversèrent à plusieurs re-
prises l'épaisse ligne des Turcs, et succombèrent en
immolant un nombre considérable de Sarrasins (i).
Un banneret de l'Artois , Robert de Montcavrel , avait
auprès de lui son fils, âgé de treize ans , qui combat-
tait sous ses yeux depuis le commencement de l'ac-
tion. Jugeant la bataille perdue, Robert ordonnai
ses écuyers d'emmener son fils, de l'enlever à une
mort certaine en gagnant un chemin qui aboutissait
au Danube, où la flotte vénitienne pourrait le re-
cueillir. Le jeune enfant résista longtemps, ne voulant
pas quitter son père; enfin ils s'arrachèrent Tun à
l'autre; mais leur séparation ne fut pas de longue du-
rée, ils se rejoignirent bientôt après dans un monde
meilleur : le père fut tué en regagnant le lieu où
combattait sa chevauchée, et le fils se noya en es*
sayant de monter sur une barque (a).
Les Français avaient marché une lieue entière^
(i) Chronique de M. Barrois, p. a8. — (3}Ibid.
ENGUEBANO DB COUOI. Si 7
afin d^assaillir Bajazet jusqu'au milieu des siens; mais
leurs* trois divisions ayant essuyé déjà des pertes
considérables, se voyaient hors d*état d'embrasser
en entier la largeur de la plaine et de contenir Ten-
nemi aux deux extrémités : ils avaient commis la
faute de laisser trop de distance entre leur ligne et
celle des Hongrois. Les Turcs , les ayant débordés
asses facilement, allèrent attaquer les deux ailes de
Tarmée deSigismond. Le perfide Stéphan Latzkovicz^
Fennemi secret du roi, placé à la droite, s'enfuit
honteusement le premier, entraînant avec lui la por-
tion des Hongrois qui s'étaient voués à sa cause. Cet
exemple fut imité sur le point opposé par Myrtsché,
chef des Yalaques, que la crainte seule avait rallié à
l'armée chrétienne. Le centre, commandé par Sigis-
mond, ayant pour heu tenants Nicolas de Gara, Her-
mann de Cilley et Philibert de Naillac, tint ferme,
et fit même éprouver à l'ennemi une perte notable :
ce corps se composait de Hongrois et d'Allemands.
Dans ce moment critique , une division de cinq mille
Serviens, restés tranquilles spectateurs au bord de
rOtzma, accourut, et se déclara subitement pour
Bajazet : son chef, Lazarovictz, tributaire de la Porte,
voulait se faire paixlonner une ancienne défection par
une nouvelle perfidie ; il assaillit les Hongrois de la
réserve. D'abord ceux-ci se défendirent vaillamment,
mais la frayeur s'empara d'eux lorsqu'ils virent tom-
ber la bannière de la maison de Luxembourg : ils
crurent que Sigismond, devant qui on la portait,
venait d'être fait prisonnier ; ce qui serait arrivé si
Hermann de Cilley et le margrave de Nuremberg
3l8 ENGUERAIÏD DE COUCI.
n'eussent arraché ce prince de la mêlée pour le con-
duire vers le Danube, comme Jacques de Bourbon
et Charles de Montmorenci avaient enlevé Philippe
de Valois du champ de bataille de Créci. Philibert
de Naillac protégea sa retraite à la tête des der-
niers escadrons des chevaliers de Saint- Jean de Jé-
rusalem.
Après le départ de Sigismond , le centre ayant fié*
chi sur les divers points, toute résistance combinée
cessa, et Ton ne vit plus qu'une déroute générale.
T.es Turcs, abandonnant alors la poursuite des Hon-
grois, vinrent prendre en queue le comte de Ne-
vers, qui reculait à son tour devant les nouvelles
hordes que de moment en moment Bajazet lançait
au milieu du plateau. Déjà les Français avaient re-
gagné leur camp, où naguère encore ils se livraient
aux plus brillantes illusions ; mais Thimurtas venait
de Tenvâhir, et les soldats asiatiques s'en disputaient
les riches dépouilles. Tout espoir s'évanouit parmi les
compagnons d'armes du prince bourguignon : Couci
lui-même ne songea plus qu'à faire payer cher sa
défaite à un ennemi impitoyable. Le désespoir rendit
la lutte plus terrible : le banneret vivant prenait la
place de celui qui venait de succomber; le carnage
dura encore une heure. Ces douze mille Français,
Italiens ou Espagnols qui avaient tenu longtemps la
fortune en suspens, se trouvèrent réduits à huit
cents; dans ce nombre on comptait le comte de Ne-
vers, le comte de la Marche, Philippe d'Artois, le
maréchal Boucicaut, Gui de la Trémouille et le sire
de Couci , qui faisait au comte de Nevers un rempart
BNOOERiHfD DE COUCI. 3l9
de son corps : dans ce moment solennel Enguerand
se rappelait encore la recommandation que le père
et la mère de ce jeune prince lui avaient faite en
partant. La richesse des armures signalait tous ces
barons aux Ottomans comme les plus considérables
d'entre les confédérés , et capables de racheter leur
liberté par de fortes rançons : ils ne voulaient donc
point les tuer, et leur faisaient signe de mettre bas
les armes. Les chevaliers, animés d'une seule et
même volonté, refusaient le quartier qu'on leur of-
frait : cette sorte de délire qui transporte l'homme au
milieu des combats ne leur permettait pas de voir
qu^en prolongeant cette résistance ils couraient à une
mort assurée. Pressés les uns contre les autres, ils oc-
cupaient un espace très-rétréci ; nul ne pouvait les
approcher sans être repoussé vigoureusement. Enfin
une troupe de cavalerie d'élite s'élança au travers de
leurs rangs, et les rompit en entier. Les Français,
accablés de lassitude, pouvant à peine soulever leurs
épées , furent tous pris, la plupart criblés de blessu-
res, notamment le sire de Couci, Philippe d'Artois,
Joceran de Damas (i) et son frère Huguenin. On les
conduisit chargés de chaînes et presque nus devant
le sultan. Pendant le trajet , la figure vénérable de
(i) Jocenui de Damas mourut dans sa captivité, en 1897 , des sui-
tes de. ses blessures : il était fort jeune, et ne fut point marié. Son
frère Huguenin , sire de la Bazole , rentra en France. Son sixième
descendant, Gabriel de Damas, vivant sous Henri IV, épousa Jac-
qaelineBouvot, héritière du riche fief de Cormaillon, dont il prit les
jurmes. l\ devint ainsi Fauteur de la branche de Damas-Cormaillon.
(Titres de la maison de Damas. Lambert, généalogiste de la couronné
sous Louis XV.)
32Ô EMGUERAND DE COUCI.
Couci, son âge, ses blessures, touchèrent un de ces
mécréants y qui le couvrit de son manteau (i).
Bajazet s'était établi au fond de la tente du roi de
Hongrie; il ne pouvait contenir les mouvements de
sa joie. Sortant de sa réserve accoutumée^ le sultan
dansait et sautait pesamment comme un tigre, « et
fist venir ses principaux pour jongler et bourder, et
il mesme les mettait en matière de rire , de jouer et
desbattre, v (Chronique de M. Barrois, p. Se, chap.
XXIII. )
Le fils d'Amurath considéra tous ses prisonniers,
et s'informa de leur condition : ses officiers choisi-
rent pour truchement un banneret picard nommé
Hellys, qu'ils reconnurent pour avoir servi avec eux
chez le Soudan d'Egypte; grâce à leurs soins, ce
guerrier, prêt à être immolé par les janissaires, avait
évité le trépas. Hellys commença par montrer le
comte de Nevers, prince du sang, proche parent du
roi Charles VI et chef de l'expédition française; et
puis le sire de Couci, Gui de la Trémouille, Philippe
d'Artois, etc., etc.
Bajazet, satisfait de ces renseignements, renvoya
les prisonniers dans le camp sans s'expliquer sur le
sort réservé aux compagnons d'armes du comte de
Nevers. Le lendemain matin il voulut connaître les
détails et le résultat de la journée précédente : on
lui apprit que Sigismoiid , ayant eu à lutter contre
(i) La chronique de Tramecourt assure que le sire de Conci* pM-
sant près d'un buisson , se trouva tout à coup couvert d'an mie
manteau : « Ce furent les anges qui le lui donnèrent, dit la légendr,
car le sire de Couci était fort pieux. »
ENGUERAND DE COUCf. ô'àl
mille difficultés, était enfin parvenu à gagner le
Danube accompagné du grand-maître de Rhodes , de
Hermann de Cilley , de rarchevêque de Gran , de Sté-
phan Kanisa et de Nicolas Gara : un batelet trouvé
sur le bord du fleuve l'avait conduit au Pont-Euxîn.
Les Hongrois qui venaient de se retirer précipitam-
ment du combat, frappés de terreur, atteignirent
également la grève du Danube; les Turcs, qui les
poursuivaient, les y joignirent, et les exterminèrent
pour la plupart. Des pelotons disséminés furent
assez heureux pour trouver un refuge dans les mon-
tagnes voisines. Le sultan , ayant écouté très-atten-
tivement le rapport de ses officiers, sortit de sa tente
pour aller visiter le champ de bataille : la plaine,
couverte de cadavres, offrait un spectacle hideux,
et coiiime le terrain allait en pente, le sang, en
coulant vers la partie basse^ avait rempli des creux
dans lesquels on voyait encore à demi plongés des
malheureux blessés. On ne sera pas étonné de cette
prodigieuse quantité de sang, en considérant que les
soldats des deux partis ne se servirent dans cette
journée que d'armes tranchantes.
A chaque pas Bajazet poussait des cris de fureur,
car la scène qui s'offrait à ses regards lui montrait
évidemment qu'il avait acheté bien cher sa victoire :
pour un chrétien gisant sur la poussière, on comp-
tait au moins cinq Asiatiques. On en fit, d'après ses
ordres, le relevé général; plusieurs derviches se char-
gèrent de ce soin : d'après leur rapport, cette plaine
contenait trente mille musulmans privés de la vie ou
blessés à mort. Ces fanatiques docteurs de la loi maho-
32a ENGUERAND DE COUCI.
Hiétane voulurent-ils exagérer le mal , afin d'exciter
encore plus le ressentiment de leur maître? Nous l'i-
gnorons: quoi qu'il en soit, le chef des Turcs , en ap-
prenant un pareil résultat, ne mit plus de I:i|ornes à sa
colère. Ce champ de bataille lui rappelait d'afifreux
souvenirs, la mort tragique de son père (i).Une autre
circonstaqce vint mettre le comble à sa rage : oq e^t
soin de l'instruire dç quelle manière les captifs turcs
provenant de la garnison de Croja avaient été m^^
sacrés peu de jours auparavant par 1^ Hongrois et
les Français réunis (2). Dès ce momeDt le terrible
Bajazet ne se connut plus : le moindre infidèle par-
tageait ses transports furieux; il prononça aussitôt
l'arrêt de mort des prisonniers sans aucune e^^cep-
tion, en ordonnant les apprêts du supplice. Le coqite
de Nevers et les autres barons furent amepé^ea sa
présence : on leur annonça que la dernière hewe
était v^que; le jeune prince ne put s'empéchec ^
répandre des larmes en entendant prononcer sa sen-
tence. Juvénal des Ursins assure qu'un astroipgue
conseilla au sultan de laisser vivre le courte de Nevers^
I (i) Amurath I" remporta , le i5 avril iSSg, une victoire signalée
non loin de Cassovie, sur les Hongrois, les Moldaves , les Valaques
et les Serviens, réunis sous le commandement 4e Lazare , prjacig|l
chef moldave, longtemps la terreur des Turcs : après l'action, qui
avait été des plus meurtrières , le sultan alla visiter le champ de ba-
taille; et au moment où il considérait avec joie tous ces ennemis tom-
bés sous ses coups, un chef triballien nooimé Milhos se leva subi-
tement de dessous un monceau de morts, fondit sur Amu|rath| et \vi
plongea sa dague dans le cœur : le vainqueur de Cassovie expira deux
heures après. Depuis la fin tragique d'Amurath, personneVabordait
plus les sultans sans être tenu sous les bras par deux officiera.
(a) Engel. — Chronique de M. Barrois, p. 33.
ENGUERAND DE COUGI. 3a3
s*il voulait tirer une ample vengeance des chrétiens
de France; car, selon lui, ce captif illustre devait
causer à soq pays des maux incalculables : le chro-
niqueur dit-il l'exacte vérité? Enfin, par une con-
sidération dont le véritable motif n'est point expli-
qué, fiajazet consentit à épargner Jean de Bourgo-
gne, et lui accorda même la faculté de désigner, pour
êÇre mis ^ rançon, vingt-cinq bannerets (i), parmi
lesquels on distinguait le sire de Couci, Philippe
d'Artois, le comte de la Marche, Gui de la Tré-
mot|ille , Henri de Bar, gendre d'£nguerand, Joceran
de Damas, les sires de Briqueville, de Grutuse, de
Chatellux, etc., etc. Mais, par un raffinement de
cruauté inouïe, Bajazet voulut leur faire payer le
présent de la vie en les mettant en face de la mort,
en leur faisant éprouver toutes les horreurs de l'a-
gonie.
Bajazet s'assit devant sa tente, sur un tertre; il
ordonna au comte de Nevers et aux autres princi-
paux barons de rester auprès de lui, et fit venir
ensuite les prisonniers : ils étaient au nombre de
onze mille. Les Français marchaient les premiers :
après eux venaient les Bavarois, les Allemands, les
Hongrois, etc. Ces malheureux arrivèrent sur une
file, et passèrent successivement devant le sultan;
au fur et à mesure que les captifs dépassaient la tente
de quelques toises, ils trouvaient le trépas. Le ci-
meterre de plusieurs pelotons de Turcs abattait leurs
têtes, dont la chute faisait résonner la terre; ces
(i) Tous les historiens allemands. Froissard dît huit : c'est une
erreur manifeste.
ai.
3jif{ ENGUr.RAND DE COUCI.
croisés allaient au supplice en martyrs: <c Jésus, mon
Sauveur, ayez pitié de moi, » disaient-ils en rece-
vant le coup fatal : plusieurs chantaient des canti-
ques. Jean de Bourgogne et les barons reconnaissaient
dans chacune de ces victimes un parent, un ami; au
milieu de cette scène d'horreur, on n'entendait que
leurs gémissements; ils se couvraient le visage de
leurs mains, et détournaient la vue, de peur de ren-
contrer les regards de ces infortunés. Plusieurs fois
le comte de Nevers embrassa les genoux de Bajazet,
dans l'espoir de le fléchir : le féroce mahométan le
repoussait y et, de la voix, encourage<iit les bour-
reaux dans leur détestable office. Le prince boui^i-
gnon, abîmé sous le poids de la douleur, lève les
yeux et aperçoit devant lui, mêlé aux victimes qui
allaient à la mort, le maréchal Boucicaut, son com-
pagnon d'enfance : à cette vue le comte de Nevers
tombe aux pieds du sultan, et, ne pouvant se faire
comprendre par la parole, il lui montre Boucicaut,
s'élance vers ce guerrier, l'arrache de la file des mal-
heureux prisonniers, le présente à Bajazet, « et lui
fait signe, en comptant d'une main dans rautre, que
cestui pouvait payer grandes finances (i). » La vi-
vacité de ses mouvements, la sensibilité dont le prince
bourguignon paraissait animé, et mieux encore l'appât
du gain touchèrent le terrible vainqueur : le maré-
chal ne périt point.
Les Bavarois défilèrent immédiatement après les
Français : on en avait déjà immolé plusieurs centaî-
(i) Maiiiisrrit de M. Barrois, p. 33.
EiSGUERAND DE COUCI. 3lè5
lies, lorsque vint le tour de l'écuycr Schiltberger,
âgé de seize ans au plus. A son aspect, Thimurtas,
le fils de Bajazety se sentit ému; il fit remarquer à
son père la jeunesse de l'esclave, en lui rappelant
que la loi de Mahomet défendait de supplicier un
coupable s'il n'avait au moins vingt ans : Schiltberger
fut épargné. Les farouches Osmanlis n'agirent pas de
même envers Jean de Grief, noble bavarois, dont
les blessures attestaient la valeur; en passant devant
Bajazet, il cria d'une voix forte à ses compagnons d'in-
fortune : « A.mis, versons sans regret notre sang,
puisque c'est pour la cause de N. S. Jésus-Christ. »
Si l'on en croit ce même Schiltberger, qui a laissé
une relation du désastre de Nicopolis (i), le carnage
dura depuis dix heures du matin jusqu'à quatre heures
après midi. Le sultan, qui d'un geste l'avait ordonné,
d'un geste le fit cesser. Huit à dix mille prisonniers
de tous pays furent immolés aux mânes des musul-
mans. A. l'issuç de cette boucherie , Bajazet fit faire
des obsèques magnifiques aux Turcs tués dans le
combat; il refusa la sépulture aux vaincus : leurs
corps restèrent sur le champ de bataille, et servirent
de pâture aux bêtes fauves qui remplissaient les forêts
de la Bulgarie. Le sultan préleva sur le butin sa
part, et le cinquième sur celles des autres, ce qui
(i) Schiltberger demeura captif vingt-quatre ans; à son retour dans
sa patrie, il composa pour le duc de Bavière la relation de la bataille
de Nicopolis. Cette chronique allemande fut imprimée une des pre-
mières ; il en a paru une nouvelle édition vers la fin du siècle dernier.
Engel lui a emprunté, dans son Histoire , les détails que nous avons
cités.
3:^6 ENGUERAJVD DE CODCI.
produisit des sommes considérables; elles furent em-
ployées à bâtir à Pruse une mosquée et un hôpital
militaire.
La nouvelle de la défaite de Sigismond et du comte
de Nevers fut apportée en France par deux cents
soldats, échappés par miracle à cette catastrophe;
ils traversèrent le royaume eu semant sur leur pas-
sage le bruit du malheur arrivé au comte de Nevers
et aux autres chefs de la croisade. Ces hommes par-
vinrent ainsi jusqu'à Paris : on les traita de fourbes,
de lâches, qui cherchaient à pallier leur désertion
au moyen de rapports mensongers; le peuple, tou-
jours extrême, les maltraita et en tua même quel-
ques-uns. Le roi les fit renfermer au Châtelet, en les
menaçant de les envoyer à la mort si, au bout de
quelques jours, des avis officiels ne confirmaieât
point la nouvelle d'un aussi grand désastre, llélas!
on ne fut pas longtemps sans apprendre que ces
soldats avaient dit la vérité. Le chevalier Hellys avait
été chargé par Bajazet d'aller demander à la cour
de France la rançon du comte de Nevers et des autres
barons; ce messager, arrivé de nuit à l'hôtel Saint-
Paul, demanda à parler au duc de Bourgogne et aux
membres du conseil, qui accoururent tous : heu-
reusement pour lui qu'il était porteur de l'anneati
d'or du comte de Nevers; sans cette précaution,
personne n'eût ajouté foi à ses discours. De Tin-
crédulité on passa au désespoir; le duc de Bour-
gogne ne pouvait modérer sa douleur : il ne son-
gea plus qu'à se procurer la rançon demandée
en échange de son fils. Le sire de Cbâteaumorand
ENGUERiftlD DE COUGÎ. 827
fiit chargé de porter à Bajazet les deux cent mille
florins exigés pour le comte de Nevers et les autres
banîierets. La dame de Couci lui remit dix mille
florins, auxquels son mari avait été taxé. Châteaumo-
rand emporta , de plus, des présents destinés àU
sultan. Parmi ces objets, on remarquait des produits
nationaux, des toiles blanches de Reims , très-recher-
chées en Orient; des draps de Nevers; des gants de
Paris , dont les coutures étaient recouvertes de petites
perles fines ; des tapisseries d'Arras, représentant
les victoires d'Alexandre. Voulait-on flatter Tamour-
propre d'un vainqueur inhumain par un rapproche-
ment historique? Nous serions tenté de le croire,
en voyant le soin que Ton prit de satisfaire jusqu'à
ses goûts. Chacun savait que le fils d'Amurath aimait
passionnément la chasse (î); le grand fauconnier de
France lui dépêcha des gerfauts du Nord , oiseaux
de proie fort rares et fort estimés en Asie. Bajazet en-
voya en échange au roi de France, sans doute par
ironie, un gros tambour, instrument militaire in-
venté chez les Tartares, un arc dont la corde était
(t) Il nourrissait jusqu'à sept mille oiseaux de proie et autant de
chiens. Un jour il désira donner au comte de Nevers, son prisonnier, le
spectacle de la chasse : elle eut lieu auprès de Burse ; quinze mille hom-
mes y furent employés; cependant elle ne répondit pas à Tatlenle du
maître: dans sa colère, celui-ci voulut faira mourir deux mille faucon-
niers, parce que les gerfauts avaient été lâchés mal à propos. Le
comte de Nevers n'obtint leur grAce qu*a>*ec beaucoup de peîn^ : • Pat
des hommes tant que je veux , dit le sultan , mais je n*ai pas aussi faci-
lement un bon chien ou un bon gerfaut. *• (Schef-Eddin.) — Lacroix,
t. !•', p. 143.
3u8 ENOUKRAND 1^: COIÎCI,
faite de boyau d'homme, et de vieilles armes rouîUées
par le sang (i).
Le sire de Cbâteaumorand partit de Paris le 1 5 dé-
cembre 1396, accompagné du chevalier Hellys, pri-
sonnier sur parole, et qui, n'ayant pu réunir la somme
nécessaire pour acquitter sa rançon, allait reprendre
ses fers. Bajazet lui avait prescrit de passer par Mi-
lan, et de complimenter de sa part GaléasYisconti.
Ces deux chevaliers traversèrent l'Allemagne, l'Au-
triche , une partie de la Hongrie ; mais , arrivés à Bude,
ils furent arrêtés par ordre de Sigismond. Ce prince
venait de rentrer dans ses États, grâce au secours de
la flotte vénitienne, qui lui avait servi de refuge con-
tre la fureur des Turcs. Une galère de l'amiral Mo-
cénigo le débarqua sur les côtes de Raguse. Cbâteau-
morand, surpris de se voir arrêté, alla visiter le roi
de Hongrie, et lui expliqua l'objet de sa mission.
Sigismond, indigné que les ministres du roi de
France fissent de pareilles prévenances à Bajazet, ne
voulut point permettre que Chàteaumorand allât dé-
poser les présents aux pieds du sultan.
Cbâteaumorand dépêcha vers Charles VI son pre-
mier écuyer, pour l'instruire de l'obstacle apporté par
le prince hongrois. Au reçu du message, le jeune mo-
narque assembla son conseil, auquel assistèrent les
ducs de Berri et de Bourgogne et les autres dignitai-
res du royaume : on délibéra sur les moyens qu'il fal-
lait prendre pour obliger Sigismond à laisser passer
(i) Tous les historiens du moyen âge.
KNOIJKHANO 1)K COUCl. 3'2Q
Chateaiiinoraiid ainsi qiieles présents. Le (UicdeBerri,
interpellé parle roi son neveu, répondit : « Je pense
comme Sigismond : nous nous sommes trop humi-
liés devant le sultan; on ne devrait rien donner ni
rien accepter d'un roi mécréant. — Bel oncle, lui ré-
pondit Charles VI, si TAlmourach-Bahi ou un autre
roi païen vous envoyait un rubis noble et riche, le re-
cevriez-vous? — Monseigneur, j'en aurais advis (je
verrais), » répliqua le duc avec quelque embarras.
Tout le monde savait que ce prince avait reçu du
Soudan d'Egypte, l'année précédente, un rubis estimé
vingt mille livres (i).
Gh<irles VI consultait encore son conseil au sujet
de la mission de Châteaumorand , et déjà ce chevalier
se trouvait fort loin de Bude. Le grand-maître de
Rhodes, arrivé sur ces entrefaites dans la capitale de
la Hongrie, avait obtenu de Sigismond que les pré-
sents pussent aller à leur destination. L'envoyé fran-
çais se vit obligé de franchir le détroit de Gallipolli
pour courir après Bajazet : le vainqueur de Nicopolis
avait dédaigné de se jeter sur la chrétienté à la suite
de son triomphe; il n'aurait rencontré que de faibles
obstacles, aucun prince de l'Occident ne pouvait se
flatter d'être à même de soutenir le rôle de Charles-
Martel. Bajazet se hâta de quitter l'Europe pour s'é-
lancer au travers de l'Asie, théâtre bien plus digne
de son ambition. Il atteignait les frontières de la
Perse, lorsque les princes de la Germanie, épouvan-
tés de la défaite de Sigismond, le croyaient prêt h
(i) Manuscrit de M. Barrois» p. 5i , cbap. dernier.
33o E]yGUERA.WD DE COUCI.
fondre sur ]eui*s États. Châteaumorand le rejoignit
auprès de Bagdad^ et lui remit en lettres de com-
merce, tirées sur des marchands de Itle de Chio, le
montant de la rançon des comtes de Nevers, de la
Marche, du sire de la Trémouille, de Henri de Bar
et de Philippe d'Artois. Quant au sire de Ck)uci, il
n'existait plus. Enguerand, blessé grièvement, n'avait
pu supporter la honte de la captivité. Les revers,
auxquels sa glorieuse carrière militaire n'était point
accoutumée, le regret d'avoir vu perdre la bataille de
Nicopolis livrée contre ses avis, le spectacle de ses mal-
heureux compagnons d'armes massacrés sous ses yeux ;
ces diverses causes réunies avaient flétri son âme et
abattu son courage : il mourut autantde désespoir que
des suites de ses blessures, le i8 février iSgy, à Burse
en Bithynie , où Bajazet Tavait laissé sous la garde de
quatre officiers turcs: son cœur fut porté àSoissons,
et déposé dans l'église des Célestins, fondée par lui.
Sa veuve épousa Etienne, duc de Bavière lugolstat,
père de la fameuse Isabeau, femme de Charles VI (i).
Lorsque Bajazet congédia le comte de Nevers, il lui
adressa, parla bouche du sire de Hellys, ces paroles
remarquables : « Je pourrais, en te donnant la liberté,
exiger de toi le serment de ne jamais porter les armes
contre moi, mais je te crains trop peu pour te le de-
mander; retourne dans ta patrie, rassembles-y d'au-
(i) Les derniers descendants mâles d*Enguerand de Couci ont été
monseigneur Tarchevêque de Reims, mort en i8a4y ^t son frère le
comte de Couci, mort en 1818. Ce dernier a laissé une fille mariée à
M. le marquis de Glermont-Mont-Saint-Jean, dont le second fils a
pris, avec l'autorisation du roi, le nom de Couci.
ENGCERAND DE COUCI. 33 1
très soldats, viens m'attaquer de nouveau : je t'attends,
et je te vaincrai une seconde fois. » Un pareil langage
résultait du profond mépris que Bajazet avait conçu
pour les chrétiens : en effet, durant toute la bataille
de Nicopolis, et nonobstant les dangers imminents
qui l'environnaient de toutes parts, il ne voulut ja-
mais tirer son cimeterre hors du fourreau , regardant
ces ennemis comme indignes de ses coups. (Schef-
Eddin.)
Ceux des chevaliers chrétiens qui ne purent acquit-
ter sur-le-champ leur rançon vécurent en Asie, dans la
.plus dure captivité; les uns périrent de misère, quel-
ques autres finirent par regagner à grand'-peine leur
pays après une longue absence, et rentrèrent au sein
de leurs familles, qui les croyaient morts depuis long-
temps : de ce nombre fut le sire de Baqueville, ban-
neret normand. En arrivant à la porte de son castel,
au bout de neuf ans d'infortunes, il y trouva des pré-
paratifs de fête; car la châtelaine, se croyant veuve,
allait se marier le jour même au sire de Driocourt.
Pendant quelque temps on méconnut le sire de Ba-
queville, à cause de sa longue barbe, de son habit
d'esclave , et plus encore vu les ravages que les années
et les souffrances avaient causés sur sa personne.
(Hist. des Mayeurs d'Abbeville, pag. 391.)
LISTE
DES CHEVALIERS TUÉS OU FAITS PRISONNIERS A LA
BATAILLE DE POITIERS,
DiNS AVESBURT, P. a 5a
BATAILLE DE POITIERS, TELLE QU'ON LA TROUVE
Le Diicz de Bourboun.
Mounsire Robert Duras.
Le ducz d'Athènes. | . v
Le constable de France. J ^ ^'
L'ovesque de Chalouns.
Le marschal Clerinound.
Jje viscounte de Bruse ( Brosse ).
Mounsire Gichard de Beauge (Guicbard de Beaujeu).
Mounsire Renaud de Pountz (Pons).
Mounsire Geffray Charny.
Le sire de Mathas.
Le viscounte de Richouware (Rochechouart).
Le seignour de Baundos.
Mounsire Eustas de Riplemound (Ribemont).
Mounsire Àndreu de Cbarny.
Mounsire Johan de Lisle.
Mounsire Gilliam de Nerboun (Narbonne).
Mounsire Robert de Angest (Hangest).
(i) Le duc d'Athènes avait été pourvu de la charge de connétable
le 6 mai de cette année : ainsi ces deux personnages n'en font qu'un.
(Chron., Hist. mil, t. I, p. 87.)
(0
334
Le sire de Chastiel-vilain.
Le sire de Mountrehan.
Le sire d'Argentyn (d'Argenton).
Mounsire Johan de Sawcer (Saacerre).
Mounsire Lowis de Briche.
Mounsire Jakes deBourboun, de sanguine
regio.
Le counte de Pountif (de Ponthieu).
Le counte de Eawe (d'Eu).
Le counte de Longeville , filtz à M. Robert d'Artois.
Le counte de Tankcrvyle (Tancarville).
Le counte de Vendôme.
Le counte de Rousby (Roucy ).
Le counte de Vaudemound.
Le counte Denmartin (de Dammartin).
Le counte de Nessowe (de Nassau).
Le counte de Ventedoure.
Le counte deSaresburgb (Saarbruck).
L'archevesque de Saunz(Sens).
Le chastelyn de Empost.
Le marschal d'Odenham .
Le viscounte de Nerbone .
Le viscounte de Bedemound.
Le filtz à counte d'Aunser (d'Auxerre).
Le frière à counte de Vendôme.
Le sire de Mountagu.
Le sire de Tiger.
Le sire de Rochefordred(Rochefort).
(0 Les deux ne sont qu'un: Jacques de Bourbon jâtiit comte du
Ponthieu.
335
I^ sire de Valoys.
Le séneschal de Seintonge.
Mounsire Gichard d'Acres (d'Angle).
Mounsire Moris Matynpt.
Le cap tain de Peiters (Poitiers).
Le sire de la Tour.
Le sire de Dureval.
Le sire de Vil|ehef nail.
Le sire de Çrpw^.
Mounsire Aleyn de Moupcjtendr^.
Le sire de Afangleir(Maigneler3.)
Mounsire Johan de Blannçhe.
Le sire d'Au^eneye (d'Aubigny).
AUTRES LISTES
EXTRA.ITES DES ANNALES d' AQUITAINE PAR BOUCHET,
QUATRIÈME partie; RÉPÉTÉES PAR THIBEAUDEAU
DANS SON HISTOIRE DU POITOU^ DEUXIÈME PARTIE,
PREUVES.
Gecy sont les noms de ceulx qui ont esté ei^terréz
cheux les frères mineurs de Poitiers au temps de la
desconfitur^ qui fut faicte d'avant la dicte ville, l'an
mil trois cent cinquante^six , le dix-neufviesme jour
du moys de septembre au jour de lundy. — Premiè-
rement les chevaliers qui s'en suyvent.
Le duc d'Athènes. André de Chauvigny,
L'Evesque de Chaslons. Loys de Brosse.
Jehan.
Geoffroy de Charny.
De Monjouan.
Jehan de l'isle.
Gris mouton de Chain-
bely.
Pierre de Chambely.
De Chasteau Vilen.
Dance de Melon.
Guillaume de Crenait.
Guillaume de Linières.
Olivier de Sainct-Giles.
Guillaume de Pomereuil.
Jehan des Cranches.
Yvon du Pont.
Guillaume de Mongy.
Jehan de Tigny.
Jehan Brigdene.
Jehan de Noire-Terre.
Jehan de Mon tigny.
Jehan de Maulmont.
Jehan de Bourbon.
Phelippes de Boutenn il-
lier.
Hue de Maille.
Geoffroy de Saint-Digier.
Aymery de la Barre.
Guillaume de Blese.
Jehan de Grillon.
Ce Chitre.
336
Clerin de Cherves.
Baudin de Gargalingaen.
Ânseau de Hois.
Micheau de Pommois.
Richart de Beaulieu.
Guillaume de Fuylie.
Hugues Bonnin.
Guy des Barres.
Jehan de Cloys.
Guillaume de Paty.
Robert de Chalur.
Bonnabes de Beauviliier.
Bonnabet de Roges.
Vynies de Sainct-Denis.
Mau de Grosboys.
Loys de Nully.
Simon Oyenpuille.
De Champrecourt.
Guillaume Sauvage.
Guillaume du Retail.
Seguin de Cloux.
Le Budane de la Rochedra-
gon.
Raoul de Redjiy.
Jehan de Mirebeau.
Guischer deChantylon.
Amelin de Caron.
Le Bourgue de Prie.
337
ECUYERS.
Bernard de Donzenac.
Gilles Miraumont.
Guicheux de Maronnay.
Girard de Pierre.
Guillaume de la Pousse.
Robert de la Roche.
Jehan Ribriche.
Colart Hérausant.
Hopart de Hanpcourt.
Guymon Pery.
Guillaume de la Jarra-
cère.
Olivier de Rosay.
Guillaume Sevrin.
Jehan du Glume.
Guy de Bournay.
Guinet de Buysson.
Jehan de Brinac.
Ymbert de Chamborant.
Brunet d'Augun.
Pierre de Saint-Denis.
Perrine de Pache.
Ferry Pâte , Jehan Dynie.
Le petit Dinchequin.
Jehannot de Montabis.
Girard de Lee.
Ber(^rd de Lémont.
Heymonnet Embert.
Robert Dartoys.
Richart de Vendel.
Jolivet Buffart
Jehan de Bourmeuille.
Ardouyn de la Touche.
Guillaume de Lusange.
La Roche Degon.
Plusieurs autres corps occis à la dite bataille, par
la licence de l'official de Poictiers et du maire de la
dite ville, furent amennez en charetes par les dicts
frères mineurs en icelle ville de Poictiers, et enterres
en de grandes fousses en leurs cimetière qui est hors
l'église , le jour de Sainct Valentin ou dit an mil trois
cent cinquante et six ; et furent faictes obsèques lion-
norables par toutes les églises, convenset monastères,
aux despens des bons bourgeois d'icelle dicte ville.
338
Ce sont les noms de ceuU qui furent enterrés en
l'église des frères prescheurs du dict Poictiers, que
j'ay prins et extraits du livre qu'on appelle le kalen*
daire du dict couvent, et traduits de latin en françois.
Le duc de Bourbon, de la partie dextre du grand
aultier.
Le mureschal de Clermont, aussi de Tautre couste.
Au dessoudz près de luy, messire Aubert de Angest.
Après lui, le vicomte de Rochechoiiart
Du milieu du cueur, Aymer de la Roche Foucault.
A l'entrée du cueur à main dextre, messirè Jehan
de Sanserres.
En la chapelle de Magdalaine, messire Jehan de
Sainct Didier.
Eu la dicte chappelle près du mur, Thiebault de
Laval.
En la chapelle des Apoulstres près du mur, messire
Thommas de Motur.
En la chappelle de Nostre Dame, messire Gaultier
de Montagu«
Après luy, messire Raoul Ribinard.
En la nef près de la porte, messire Jehan Ferchaut.
Près de luy, messire Pierre Marchadier et Héliot
son frère.
Devant l'image sainct Michel, messire Olivier de
Monville.
De l'autre couste, messire Phelipes de Forges.
Devant la grant porte, messire Guillaume de Bar
et messire Jehan de NuUy.
339
OuUt fui sûHi h^ehUfres tin ttit coHi^ftt,
Le chevalier Miloton.
Jehan de Chambes.
Jehan Macillon.
Olivier de Sainct George.
Ymbert de Sainct Satur-
nin.
Jehan de Ridde.
Hugnet Odard.
Gilles Ghercheniont.
Jehan de Sanges.
Guillaume de Digogne.
Jehan Drouyn.
Robert de Aulnay.
Jehan Dannemarye.
Robert tfAucre.
T^ys d'Escrinel.
Jehan de Vernicourt.
Pierre Audouy.
Jehan de Vernoil.
Jehan de Montmorillon.
Huguelin de Vaux.
Jehan de Almaigne.
Le seigneur Despraingy.
Hugues de Tinctes.
Le seig. de Sainct Gildart.
Henry de Launoy.
Girard de Helchemances.
Jehan de la Laing.
Symon de Renouille.
Phelipes de Pierrefile.
Guillaume de Mausenac.
Guillaume de Miners.
Raoulle Bouteillier.
Pierre de la Rochele.
De la Fayette.
Boulenville.
Jehan Fretart.
Gourrad Guenif.
Vipet Beau.
Henry Michiver.
Jehan de Bred.
Raoul Seil.
Symon de Blesy.
Hugues Orry de Melle.
Thommasdé Baignel.
Pierre Bâillon.
Seguin de Gluys.
ÉCLAIRCISSEMENTS
SUR LE VÉRITABLK LIEU DE LA. BA.TAILLE DE POITÏEBS.
Trois grandes batailles se sont livrées dans le voi-
sinage de Poitiers : celle de Vouillé , entre Clovis et
Alaric; celle de Tours, entre Abdérame et Charles
Martel , et celle de Maupertuis, du roi Jean. Il en est
arrivé que les traditions populaires confondent ces
trois événements. Les gens instruits du Poitou ont
été fort embarrassés pour assigner le véritable lieu
où se livra la bataille de i356. Cette question est
devenue le sujet d'une controverse à laquelle dom
Mazet, Luzabeau, Dubelloy et Thibaudeau ont pris
beaucoup de part; mais, d'après une routine qui n*est
justifiée par aucun fait, les habitants à qui l'on de-
mande de voirie champ de bataille, vous condui-
sent dans un lieu nommé la Chabeaussière ou Car-
tage , qui appartenait à l'abbaye de la Trinité , à deux
lieues et demie sud-est de Poitiers, et à une demi-
lieue de Beauvoir. A la seule inspection des localités,
on reste convaincu que ces gens sont dans Terreur ;
car aucune circonstance du récit de Froissart ne
peut s'appliquer à la Chabeaussière. Nous ne sommes
pas les premiers à contredire cette opinion; déjà
en 1743 un avocat de Poitiers , nommé Bourgeois ,
inséra une dissertation dans les Mémoires de l'Aca-
démie de Trévoux (mois de septembre), pour prouver
34i
qu'il était impossible que la bataille se fut livrée dans
ce lieu, et que le prince de Galles n'avait pu s'é-
tablir à la Chabeaussière , qui n'aurait pu contenir la
sixième partie de l'armée anglaise , ce qui est très-
juste ; il prouva également que le terrain était de
nature à n'avoir jamais été planté de vignes. Jusque-
là l'auteur avait raison; mais il voulut à son tour in-
diquer le lieu véritable de la bataille : selon lui , l'ac-
tion avait dû se livrer dans l'espace compris entre
Beaumont et le Fou, c'est-à-dire, à quatre lieues au-
dessus de Poitiers. Beaumont est un bourg situé à
moitié chemin de Ghâtellerault et de Poitiers ; le Fou
est un autre bourg à une lieue est de Beaumont ,
sur la même ligne et en dedans de l'angle aigu formé
par le Glain et par la Vienne : ainsi , en se rangeant
à cette opinion, il faudrait adopter que le Glain
traversait le champ de bataille; et l'on sait qu'une
rivière joue un trop grand rôle dans un combat , pour
que cette circonstance soit passée sous silence par les
historiens les moins initiés à la science militaire : au-
cune chronique ne fait mention d'une rivière. Bour-
geois s'appuie sur un seul fait : c'est qu'il trouve dans
le voisinage de cette plaine un hameau nommé Maw'
pet tus , dont il fait Maupertuis ; et puis , se livrant à
un examen critique touchant l'édition que Sauvage
donna de Froissart, il accuse ce commentateur
d'erreurs graves , et soutient même qu'il a altéré le
texte en ce qu'il écrit Maupertuis près Beauvoir,
tandis que l'original doit porter Beaumont i enfin,
il avoue franchement qu'une chose l'embarrasse , c'est
le passage dans lequel Froissart dit, Les Jnglois
34a
chevauchèrent jusqu'à deux lieues de Poitiers ^ et
qu'après la bataille ils poursuivirent les Français
jusque sous les remparts de cette ville. Or, Beau-
mont est à quatre lieues de Poitiers, et le Fou en
est éloigné de cinq; d'ailleurs , il est rare que les vain-
queurs , après une bataille qui a duré la moitié de la
journée , poursuivent les vaincus l'espace de quatre
lieues : nous dirons de plus que Sauvage n'a point
altéré le texte, car dans les copies manuscrites ori-
ginales conservées à la bibliothèque du Roi et à celle
de l'Arsenal, il y a bien écrit Beauvoir, et non Beau-
mont. Dans le chapitre précédent, Froissart dit :
a Quand le roi entendit que ses ennemis étaient der-
rière et non devant , etc. ; » or, s'ils avaient été à
Beaumont , ils eussent été en tête du roi ; et ils se
trouvaient pour lors sur son flanc droit, et durent
naturellement être bientôt après derrière lui , puis-
que les deux armées marchaient en même temps ,
l'une dans la direction du sud , et l'autre dans la di-
rection de l'ouest.
Le véritable Maupertuis , bien distinct de Mauper^
tus^ avec lequel Bourgeois le confond, esta une lieue
et demie sud-est de Poitiers, et se nomme mainte-
nant la Cardinerie ; nous croyons qu'il tire son nom
du séjour qu'y fit le cardinal de Périgord pendant les
pourparlers. Le savant dom Ponteneau , religieux bé-
nédictin , qui avait été pendant trente ans chargé de
faire des recherches sur l'histoire de Poitou, écrivait
ceci en 1770 : « Le lieu de la bataille livrée le 19 sep-
tembre i356 porte maintenant le nom de la Cardi-
nerie ; c'est une campagne dans la paroisse de Beau-
343
voir. L'armée française appuyait sur Mignaloux;
plusieurs titres latins postérieurs à i356, et conser-
vés dans les archives du grand prieuré d'Aquitaine ,
font mention de cette Cardinerie, et ajoutent toujours
alias Maupertuts (autrement Maupertuis). » Ceci est
d'un grand poids. Mignaloux, vers lequel appuyait
l'aile gauche de l'armée française, se trouvait à un
quart de lieue de Maupertuis et sur la même ligne , ce
qui confirme ce que nous avons dit. Maupertuis ayant
été à peu près le point central de la ligne des Français ,
le roi Jean devait naturellement faire face à la position
des Bordes , occupée par les Anglais ; ceux-ci ne pou-
vaient être placés ailleurs , car s'ils avaient pris une
direction oblique sur la gauche, ils se seraient jetés
dans le Miausson ; s'ils avaient obliqué à droite , ils se
seraient trouvés dans des marécages impraticables;
et si , contre toute probabilité , ils se fussent placés
au-dessus de Jean 11^ de manière à ce que ce prince eut
été obligé de faire face en tête, ils se seraient trouvés
acculés aux faubourgs de Poitiers , et auraient eu der-
rière eux une population de vingt mille habitants ; et,
dans ce cas, la description que Froissart fait des
lieux ne s'accorderait en rien avec le terrain.
On trouve à deux cents pas de la Cardinerie une
pointe de roche qui suVgit du sol , et sur laquelle on
voit des traces de caractères indéchiffrables; on l'ap-
pelle dans le pays la Pierre du roi : ne se pourrait-il
pas que ce fût en cette place que Jean II ait été fait
prisonnier ? On sait qu'il exécuta un mouvement
rétrograde pour gagner le chemin de Poitiers. On
remarque dans le voisinage plusieurs pièces de terre
344
appelées le champ des Belles-Jaquettes ^ le champ des
Beaux-Plumets y le champ de la Bataille : dans ce-
lui-ci les paysans trouvent souvent des débris d'ar-
mes. En tirant vers Test, entre la Cardinerie etMigna-
loux , on découvre une grange nommée le Dejfend;
les plus anciens titres français la désignent ainsi: se-
lon la tradition populaire y des chevaliers français se
défendirent longtemps dans ce lieu , et y périrent
tons. Une particularité remarquable a donné quel-
que poids à cette opinion : à la fin du siècle dernier,
une paysanne y trouva une belle escarboucle enchâs-
sée dans un morceau d'or, sans être taillée , telle que
les bannerets les portaient encore dans le quatorzième
siècle. Quanf à la position des Bordes , elle est telle-
ment bien dessinée, que le temps ne pouvait que
très-difficilement en changer la physionomie : c'est un
assemblage de petits coteaux propres à la culture de
la vigne ; mais actuellement ils sont couverts de blés,
parce que maintenant les habitants du Poitou préfè-
rent ce genre de culture à tout autre. Ces ravins , ces
boyaux qui se coupent dans plusieurs sens, sont en-
core bordés de haies, de ronces, dont la grosseur
démesurée atteste l'antiquité.
DESCRIPTION
DE
L* ARMURE DE JACQUES DE LA MARCHE,
TELLE qu'elle EST CONSERVÉE AU MUSÉE d' ARTILLERIE,
SOUS LE N* 7 l , SUR LE RANG DE DROITE.
Le heaume , en pur fer, a une visière séparée du
nasal, et qui se soulève ; une ouverture carrée au côté
droit servait au paladin , soit à pousser plus facile-
ment le cri de sa maison au milieu des combats , soit
pour sonner de Y oliphant, cornet en ivoire ou en ar-
gent, dont r usage était réservé aux chevaliers seuls;
il était pendu au cou par un cordon de soie , ou par
une chaînette d'argent.
La cuirasse est fermée au passage de la tête par un
bourrelet continu qui s'unit au casque, qui est d'ail-
leurs retenu par une vis passant au travers d'une tige
de fer soudée ; par conséquent la cuirasseu'a pas be-
soin de hausse-col. A la partie supérieure du plastron
se trouve un écusson en bas-relief, représentant une
femme couchée, tenant un flambeau, et regardant
l'Amour, qui est debout à ses pieds et qui porte éga-
lement un flambeau ; ce qui pourrait bien être un
emblème de la passion secrète qui unit longtemps
Jacques de Clermont et Blanche de Navarre , veuve
de Philippe de Valois. Derrière les deux épaules se
346
trouve un autre grand médaillon représentant Hercule
entre deux colonnes.
Le bas de la cuirasse , qui est sans Êiltes , est terminé'
par im rebord large de deux pouces; on remarque sur
le plastron plusieurs trous viroles, par le moyen des-
quels on attachait le faucre et le support de l'épee à
deux mains ; mais les pièces manquent. Ce Êiucre
était uiie pièce de fer longue à peu près de cinq
pouces y qui sortait du côté droit de la visière , et sur
lequel on appuyait le bas de la lance , pour qu'elle ne
glissât pas lorsque le chevalier se mettait en arrêt
pour foncer sur son ennemi ; le faucre te pliait au
moyen dune jointure , et s'appliquait sur la 4:uit«sse
de manière à ne pas gêner lorsque le tombât était
fini.
L'espaulière est sans gousset; la cubitière en est
fournie ; le gantelet de la main droite manqué. Deux
plates épaisses, bordées de deux fortes nervurek, sont
attachées au bas du plastron. Sur toiite Tarmure rè-
gne le même genre d'ornements : ce sont des bandes
transversales bordées en bâtons rompus , et chargées
d'arabesques et de têtes de lion ; le tout recoupé par
des baguettes en torsades , espacées égaleioent entre
elles.
La cuirasse et les plates supposent un homme de
cinq pieds dix pouces.
IJGNÉE DESCENDANTE
DE
JACQUES DE LA MARCHE,
Ce chevaleresque Jacques de la Marche, dont nous
avons essayé d'écrire la vie, était l'arrière^-petit-fils de
saint Louis; et c'est de te prinde que sont sorties les
branches de la maison de Bourbon régnantes en
France , en Espagne et à Naples , ainsi que les bran-
ches de Condé, de Conti, récemment éteintes. Nous
allons montrer, en termes succincts, de quelle manière
âe forma cette maison de Bourbon ^ là pitis illustre
parmi celles qui ont paru sur la scène du monde de^
puis la chute de l'empire romain.
Saint Louis eut six fils, dont deux seulement lais-
sèrent des enfants : la lignée de PhUippe III, suc-
cesseur de saint Louis, se maintint sur le trône trois
cents ans : elle finit dans la personne de Henri III; et,
pour la remplacer, on dut, en vertu de la loi salique,
recourir à la postérité de Robert, dernier fils du-
saint roi : l'aîné de cette lignée était Henri, déjà roi
de Navarre, du chef de sa mère Jeanne d'Albret.
Robert, sixième fils de saint Louis, reçut en apa-
nage le comté de Clermont en Beauvoisis : il épousa^
en 1272, Béatrix de Bourgogne, qui hérita^ onze ans
après, du Bourbonnais par la mort de sk mèrei Ro^
bert conserva jusqu'à sa mort le titre de contée de
348
Clermont; maisl^ouis, l'aîné de ses fils et le seul qui
laissa des enfants mâles , adopta , on ne sait poiir quel
motif, le nom de Bourbon ^ qu'avaient porté, durant
plusieurs siècles^ des princes issus du même sang que
Charlemagne. Cependant, Louis ne prit point les ar-
moiries des anciens sires de Bourbon, qui présen*
talent un champ dor^ au lion de gueules^ accompoffié
de huit coquilles d'azur^ posées en orle: lui et ses des-
cendants mirent un soin extrême à conserver Técus-
son patrimonial, c'est-à-dire l'écusson de France
chargé de lis, ou plutôt de fers de lance, emblème
caractéristique de la nation conquérante. II. est donc
évident que la maison de Bourbon devait rigoureu-
sement être appelée maison de Clermont*
Louis, fils de Robert, et le premier qui porta le
nom de Bourbon, eut deux fils, Pierre et Jacques :
lun et l'autre formèrent souche. Jacques, comme nous
l'avons vu , reçut en apanage le comté de la Marche;
et son frère garda la sireriede Bourbon^ qui avait été
érigée en duché-pairie par Philippe de Valois ( i3a7).
Voici quelle fut la ligne descendante de Pierre de
Clermont, duc de Bourbon : ce prince avait été blessé
grièvement à la bataille de Créci ; il fut tué dix ans
plus tard à celle de Poitiers, en faisant au roi Jean un
rempart de son corps.
Louis II, surnommé le Bon, fut duc de Bourbon,
corn te de Clermont, de Forez, souverain de Dombes,
de Condé, et d'autres seigneuries considérables; car
son mariage avec Jeanne, fille unique de Béraud III,
dauphin d'Auvergne, l'avait rendu possesseur de la
majeure partie de cette province. On trouvera dans
349
le quatrième volume de cet ouvrage la vie détaillée
de ce Louis IL
Jean r**, duc de Bourbon et d'Auvergne : ilse montra
indigne de son père dans toute sa conduite politique.
Ses conseils autant que sa présomption contribuèrent
puissamment à la défaite d'Azincourt : les vainqueurs
lui firent expier cette faute par dix-huit ans de captivité,
au bout desquels on consentit à briser ses fers, moyen-
nant une rançon de trois cent mille écus. Le duc
Jean couvrit d'infamie les dernières années de sa vie;
car il s'était engagé à reconnaître Henri VI de Lan-
castre pour souverain légitime. Il mourut à (Londres
en 1434^ renié par sa propre famille et méprisé des
Anglais. Le duc Jean eut de Marie de Berri, fils du
duc de Berri, oncle de Charles VI, deux fils, Charles
et Louis : ce dernier reçut en apanage le comté de
Montpensier.
Charles I®*", duc de Bourbon, comte de Clermont,
racheta les fautes de son père en suivant une ligne
politique tout opposée : il montra un dévouement
absolu aux intérêts de Charles VIL Ce dévouement
ne lui tenait pas lieu de talents militaires; son obs-
tination et ses mauvaises dispositions firent battre
les Français à la journée dite des Harengs, en i42t8,
pendant le siège d'Orléans : il rendit, sept ans plus
tard, un service considérable à sa patrie en ména-
geant un rapprochement entre Philippe le Bon, duc
de Bourgogne, son beau-frêre, et le roi Charles VII : il
s'ensuivit la fameuse paix d'Arras, qui sauva réelle-
ment la France et commença l'abaissement de l'An-
gleterre. Nommé lieutenant général dans lesprovin-
35o
ces méridionales, le duc Charles sut affermir l'au-
torité du souverain dans ce pays, mais il ne sut pas
éviter les embûches de brouillons dont les efforts Ten-
trainèrent dans la conjuration de la Praguerie : le
roi déjoua ce complot par son courage, sa célérité
et sa vigueur. Le duc de Bourbon rentra dans le de-
voir, et ne s'en écarta plus; retiré dans ses terres, il
s'y fit bénir par les malheureux : il mourut à Moulins
(décembre i456), laissant une nombreuse postérité.
Isabelle , sa seconde fille, épousa Charles le Téméraire,
dernier duc de Bourgogne : l'aîné de ses fils fut,
Jean II, qui s'était distingué par sa bravoure, du vi-
vant de son père, dans les guerres contre les Anglais.
Uni au connétable de Richeraont, il les battit rude-
ment auprès de Formigny ( i45o) : il revendiqua
l'honneur de la journée, et eut à ce sujet une violente
altercation avec le fier Arthur de Bretagne : les deux
généraux se séparèrent sans que la question eût été
décidée d'une manière convenable. Le duc Jean en-
leva la Guyenne à la maison de Lancastre, et reçut
en cette occasion le glorieux surnom de Fléau des
anglais. Des services si éminents lui faisaient espérer
d'obtenir l'épée de connétable; mais Louis XI, son
beau-frère, la lui refusa, et lui ôta même le gouverne-
ment de la Guyenne. A cette époque, les gra&ds se
vengeaient d'une injustice par la révolte. Le duc de
Bourbon devint le chef le plus actif de la Ugue du
Bien public^ et combattit vaillamment dans les plaines
deMontlhéry; le traité de Conflans le réconcilia irré-
vocablement avec Louis XI, qu'il ne cessa de servir de
la manière la plus loyale. Contre toute attente, sa con-
35 1
duite ne &t point honorable pendant la minorité dîe
Charles VIII : il s'unit au duc d'Orléans (depuis
Louis XII) pour disputer à la dame de Beaujeu le
gouvernement du royaume : son ambition fut sati3-
faite par la charge de connétable dont la régente
pourvut son beau-frère; car le sire de Beaujeu était
frère du duc Jean. Le duc de Bourbon , Jean II,
mourut à Moulins en avril j 488, sans laisser de pos-
térité légitime.
Jean II étant mort sans laisser d'en&nts, ses apa-
nages et le titre de duc de Bourbon revenaient de
droit à son frère puîné; mais ce frère, nommé Charles,
se trouvait engagé dans les ordres sacrés, en qualité
d'évéque de Clermont : la cour de Rome lui avait
donné le chapeau de cardinal : c'était un prélat guer-
rier, magnifique et voluptueux (i). Il ne fit point dif-
ficulté de revendiquer l'héritage de son frère aîné, ne
doutant pas qu'on le lui accordât en vertu des statuts
de la constitution française : une femme réduisit au
néant ces flatteuses espérances. Anne de France , fille
de Louis XI, avait épousé Pierre de Bourbon, sire de
Beaujeu, troisième fils de Charles l", duc de Bourbon.
La dame de Beaujeu (2) avait été nommée régente
(i) Jean II, duc de Bourbon, avait encore un autre frère engagé dans
les ordres sacrés, Louis, nommé évéque et prince de Liège eo 1646 :
il fut égorgé par Guillaume de la Marck , connu dans Thlstoire sous
le nom du Sanglier des Ardennes.
(a) Voici de quelle manière le Beaujolais entra dans la maison de
Bourbon. Dans les dernières années du quatorzième siècle, le souverain
de ce petit État se nommait Edouard, et relevait directement ^e la çqiï,-
renne de France : Edouard , ayant commis des actes de félonie, f^t
ajourné au parlement de Paris ; mais il fit jet , par les fenêtres de son
352
pendant la minorité de Charles VIII, son frère : elle
ne craignit pas d'employer auprès du cardinal les
plus énergiques menaces , pour obtenir de lui une
renonciation entière au profit de son époux (i) : ce
dernier prit, dès ce moment (i488), le titre de duc
de Bourbon.
Pierre Ily duc de Bourbon, était un prince pacifique,
débonnaire et indolent; mais il eut le bouillant cou-
rage des princes de sa race. Pierre eût été un per-
sonnage remarquable, si la politique ne Teût uni à
une femme dont le grand caractère devait nécessaire-
ment éclipser celui de son époux : exempt d'anobition ,
il se retira dans ses domaines, y répandit des bienËiits,
et sut gagner tous les cœurs par sa bienveillance.
Quoique le duc d'Orléans eût beaucoup à se plaindre
de la régente, il combla de faveurs Pierre de Bour-
bon, quand la mort de Charles yillTeut fait roi sous
le nom de Louis XIL Le duc Pierre II descendit au
tombeau en 1 5o3. Anne de France, sa femme, lui sur-
château du Ferreux Thuissier chargé de lui sifçoifier la citalioii. On
envoya dans le Beaujolais des troupes, qui arrêtèrent Edouard el le
conduisirent à Paris : le crédit de Lou'is II, duc de Bourbon , empêcha
qu'on ne le mil à mort. Voulant témoigner sa reconnaissance, Edouard,
qui n'avait point d'enfants, fit au noble prince une cession entière de
ses terres de Beaujolais et de la Dombes : il mourut six semaines après
cet arrangement.
(i) Louis XI préférait sa fille aînée à ses autres enfants, parce qu*i!
avait découvert dans son caractère une sorte de conformité avec le
sien. Voici ce que Brantôme dit de cette princesse, dans aes Dùmet
illustres : « Fine femme et déliée, vraie image du roi, son p&re, voire
en tout, car elle estoit fort vindicative, tiinquate (brouillonne) oorom-
pue, pleine de dissimulation et grande hypocrisie , qui pour son ambi-
tion se masquoit et se déguisoit en toute sorte ». Tous les historiens
ne sont pas d'accord avec Brantôme; et la plupart d*entre eux portent
353
vécut vingt ans et eut une vieillesse paisible : elle mou-
rut au château de Chantelle en 1 5aa , dans la soixan-
tième année de son âge. Des écrivains mal informés
ont dit {Biographie universelle) que cette princesse
perdit tout crédit à la cour après la mort prématurée
du roi son frère : loin de là, l'ancienne régente obtint
en 1 499, de Louis XII , une grâce des plus singulières;
et, en la lui accordant, le souverain violait ouver-
tement les coutumes. Le duc Pierre II n'avait qu'une
fille unique ; et, faute de descendants mâles, les duchés
du Bourbonnais et d'Auvergne, ainsi que le comté
de Clermont, devaient faire retour à la couronne, en
vertu des anciennes ordonnances qui réglaient la suc-
cession des grands fiefs : Anne de France demanda
que la clause relative au droit de réversion fut an-
nulée, dans l'intérêt de safille:Xouis Xlly consentit,
après quelques mois d'hésitation. Nous ajouterons
que la fille de Louis XI ne cessa de travailler toute
sa vie à l'agrandissement de la maison de Bourbon,
par l'acquisition continuelle de très-riches domaines.
La maison de Bourbon fut redevable à cette prin-
cesse du haut rang qu'elle sut tenir parmi les fa-
milles princières de l'Europe, jusqu'au moment où
la mort du dernier Valois lappela au trône de
France.
Le duc Pierre II de Bourbon n'avait, avons-nous
un jugement moins sévère sur le compte de la célèbre régente de
France, pendant la minorité de Charles VIII : la postérité doit lui sa-
voir gré de Thabileté qu*elle mit à conduire le vaisseau de TÉlat à tra-
vers les factions : on ne doit pas non plus oublier qu'elle signala son
passage au pouvoir en réunissant la Bretagne à la France, par le ma-
riage de son frère avec Théritière de ce duché.
T. m. aS
554
dit, qu'une fille unique, nommée Suzanne : Tacte
d'abrogation ci-dessus relaté laissait à Suzanne
la faculté de transmettre tous ses biçns^ même les
grands fiefs , à l'époux qu'on lui aurait choisi. Le ma-
riage d'une héritière de cette importance devenait une
affaire d'État : Louis XII présenta Charles, duc d'A-
lençon, son parent, et comme lui prince de la maison de
Valois ; mais la figure et le caractère de ce prétendant
ne répondaient ni à sa dignité ni à son rang : cepen-
dant, le duc d'Alençon fut agréé comme gendre par
le duc Pierre II ; et le3 fiançailles avaient été célébrées
à Moulins en i5oi, lorsque Louis II de Bourbon,
comte de Montpensier^ cousin issu de germain de
Suzanne , mit opposition à l'enregistrement des lettres
patentes par lesquelles le roi, en abrogeant rordon-
nance relative à la succession des grands fiefs, venait
d'accorder à- la fille du dernier duc de Bourbon la
faculté de transmettre ce duché-pairie dans une fa-
mille étrangère, au détriment des parents collatéraux
sortis du même sang. Le parlement prit en considé-
ration cette réclamation; et, comme Louis XII avait
violé ouvertement les coutumes, il n'osa point trancher
la question de son plein gré : le mariage fut ajourné : le
roi et son conseil jugeaient prudent de ne point mécoh-
tenter une maison aussi puissante que celle de Bour-
bon. Sur cesentrefaites, leducPierre II mourut; et, peu
après, ce même Louis, comte de Montpensier, auteur
de la réclamation , descendit au tombeau, à peine âgé
de vingt ans (i) : ces deux trépas successifs devaient
(i) Ce jeune prince, doué d'une grande sensibilité» M
Italie avec Tintention d'accomplir un devoir pieux, celai de
355
nécessairement apporter quelques modifications aux
arrangements arrêtés pour le mariage de Suzanne
Anne de France, veuve de Pierre II, n'avait pas vu
de bon œi\ l'alliance projetée; elle rompit sur-le-
champ les engagements pris par son époux à l'égard
du duc d'Alençon (i), et accorda la main de sa fille au
jeune Charles de Bourbon, que la mort de son frère
Louis faisait comte de-Montpensier, et qui s'était déjà
mis en instance pour continuer la réclamation auprès
du parlement de Paris. La dame de Beaujeu avait
jugé, avec beaucoup de raison, que cette union devait
couper court à toute espèce de contestation : d'un
autre côté, le nouveau comte de Montpensier se trou-
vait être l'unique rejeton de la branche aînée de
la maison de Clermont, fondée par Robert, dernier
fils de saint Louis.
Charles de Bourbon, comte de Montpensier, âgé de
seize ans, épousa, en 1 5o5, sa cousine Suzanne deBour-
en France les restes de son père, Gilbert de Bourbon, comte de Mont-
pensier, mort gouverneur de Naples en 149^- Le corps avait été re-
cueilli à Pouzolles, dans une chapelle; la vue de ce cadavre produisit
une émotion si vive sur le fils, qu'il tomba en syncope : une affection
cérébrale s'en suivit , et enleva le prince au bout de quelques jours, à
la fin de i5oi.
(i) Charles duc d*Âlençon épousa Marguerite d'Angoulême, sœur
unique de François I^** : ce prince commandait Taile gauche à la ba-
taille de Pavie : épouvanté en voyant le centre des Français assailli par
la cavalerie impériale, il fit sonner la retraite, au lieu de voler au secours
du roi avec les troupes qui n'avaient point encore donné. Celle lâ-
cheté fut la véritable cause du désastre : les reproches dont chacun
se plut d'accabler le duc d'Alençon le firent mourir de honte et de dou-
leur au bout de quelques mois : il fut le dernier prince de la branche
de Valois d'Alençon : sa veuve, qui n'eût jamais pour lui que du mé-
pris, épousa Henri d^Albret, roi de Navarre.
a3.
356
bon, qui lui apportait en dot les duchés de Bourbon,
d'Auvergne, de Châtellerault, les comtes de Clermont
en Beauvoisis, de Forez, de la Marche et de Gien,
les vicomtes de Cariât et de Mur>at , le pays de Beau-
jolais, deDombes,deBourbon-Lanci, etc. Charles pos-
sédait, de son chef, le comté de Montpensier, celui de
Clermont en Auvergne, les seigneuries de Mercœur,
de Combrailles;la réunion dans une seule main de tant
de domaines rendait le nouveau duc de Bourbon le
prince le plus riche de la chrétienté après les têtes
couronnées; cet excès de fortune le précipitajdans un
abunede malheurs, et son union avec Suzanne causa
en réalité sa perte : sans cette alliance, sa vie eût
pris une tout autre direction, et la reconnaissance pu*
blique Taurait infailliblement rangé parmi les grands
hommes de notre nation. Le duc d'Alençon s'était
vu enlever par le comte de Montpensier Suzanne, sa
fiancée : rien ne pouvait lui faire perdre le souvenir
d'une si sanglante offense : devenu beau-frère de
François l^% il se trouvait en position de se venger, et
n'en laissa échapper aucune occasion. Le duc de Bour-
bon avait été à dix-huit ans un des héros de la journée
d'Aignadel, dans laquelle Louis XII en personne bat-
tit les Vénitiens; il se signala égalementà Ravenne, à
Brescia; on dut incontestablementle gain de la bataille
de Marignan à ses belles dispositions, autant qu'à sa
froideintrépidité. Chacun de ses pas était marqué par
quelque brillant exploit, etl'on citait particulièrement
sa valeur à une époque si féconde en guerriers il-
lustres, lorsque les Nemours , les Bayard, les la Palice,
les la Trémouille , jetaient un si vif éclat. I^ jeune
357
prince prodiguait sa vie avec tant d'insouciance, qu'il
ne sortait pas d'une rencontre sans être blessé ; il se
fit respecteret admirer, pendant plusieurs années, dans
sa vice-royauté du Milanais; car ses vertus égalaient
ses talents. Un peu plus tard, son énergique activité
sauva la Bourgogne, ouverte, parla défaite de Novarre,
à l'invasion des Suisses, alliés de l'empereur. Tant de
sang versé pour le pays, tant de services rendus à la
monarchie, exigeaient une récompense proportionnée
au rang de celui qui l'avait si bien méritée: François 1"
acquitta noblement les dettes de la patrie en confé-
rant au duc de Bourbon la charge de connétable. De
tout temps, le dignitaire pourvu du premier office
militaire avait exercé une suprématie incontestable,
non-seulement sur les autres généraux , mais encore
sur les princes du sang : ces derniers subissaient sans
murmurer une pareille prééminence. La plus belle des
prérogatives attachées à la charge de connétableconsis-
lait à commander l'avant-garde quand le roi marchait
avecl'armée pourune grande expédition. La guerre s'é-
tant rallumée entre la France et l'Empire, FrançoisP%
avide de gloire, voulut conduirelui-mémeses troupes à
la conquête des Pays-Bas : les divisions se réunirent à
Valenciennes au printemps( i Sa ï ) : la campagne s'ou-
vrit, et le premier corps formant l'avant-garde s'é-
branla pour franchir l'Escaut. Le roi, au mépris des
droits du connétable^ confia le commandement de
cette avant-garde à son inepte beau-frère le duc
d'Alençon, lequel dut s'applaudir de l'emporter, dans
une circonstance aussi mémorable, sur son ancien ri-
val. Un tel affront eût blessé une âme moins altière que
. 358
celle du duc de Bourbon : le héros dut ressentir d'au-
tant plus cette offense, que François I", excité sans
doute par le duc d'Alençon , affectait, depuis quelque
temps, de traiter le connétable avec la dernière ri-
gueur (i) : il l'avait privé subitement de son gouver-
nement du Milanais, sans invoquer aucun motif. Il
paraissait évident à tous les yeux qu'une ligue terri-
ble s'était formée contre le premier officier de la cou-
ronne : l'austérité de ses mœurs portait la gène dans
une cour galante et dissolue. Des malheurs domes-
tiques accablaient alors, de tout leur poids, le prince
dont naguère les courtisans enviaient la fortune. Il
avait perdu dans l'espace de huit mois sa femme et
trois enfants nés de cette union : en mourant, la du-
chesse Suzanne, remplie d'admiration pour son
mari, venait de l'instituer son légataire universel.
Tout à coup une action en revendication est inten-
tée en parlement contre le connétable, au nom de
madame Louise de Savoie y mère du roi : cette prin-
cesse se présentait comme l'héritière légitime de Su-
zanne de Bourbon , attendu que sa mère, Marguerite
de Bourbon, était nièce de Pierre II, père de Suzanne.
(i) L'injustice avec laquelle le roi le traitait, eo lui retirant le <
inandomeiit de Tavant-garde , n empêcha point le coqoétable de servir
loyalement les intérêts du pays. Le passage de TEscaut s'étant efTectué
a\<c succès, les Français contraignirent Tempereur à se retirer; mais
François V^ ne sut point profiter de ses avantages, et s'obstina à ne
pus vouloir suivre les conseils du duc de Bourbon , qui avait pour lui
lu Tréniouille et le maréchal de (Ihabannes : le roi adopta de préfé-
rciicc Topiniori du maréchal de Coligni , créature de Louise de Savoie
et entieiiii personnel du connétable. On ne retira aucun fruit de cette
cainpui^ue , commencée sous de si brillants auspices.
359
Le testament de la duchesse rendait cette prétention
insoutenable; on l'abandonna donc , pour attaquer le
connétable par un autre côté. Le parlement, revenant
sur la concession de Louis XII, ordonna la réversion
à la couronne des domaines des Bourbons, par suite
de Textinction delà branche aînée; il ordonna de plus
le séquestre des biens en litige*: c'était réduire des
trois quarts la position du connétable. On doit ajou-
ter que l'on vivait alors dans un siècle de[corruption,
et que le parlement suivait avec servilité l'impulsion
du chancelier Duprat, créature de madame Louise
de Savoie. Quelques historiens assurent que le duc de
Bourbon aurait pu éviter ce procès en offrant sa main
à la mère du roi , dont les prétentions auraient été na-
turellement éteintes par ce mariage : on proposa ce
moyen au connétable, qui le rejeta avec trop de dé-
dain. Louise de Savoie, se voyant méprisée, quoique
belle encore, ne mit plus de bornes à sa haine, et
employa tout le crédit dont elle jouissait auprès de
François P*" pour perdre son ennemi. Sur ces entre-
faites ( 1 522), Anne de Beaujeu, l'ancienne régente
de France, belle-mère de Charles de Bourbon, vint à
mourir: ce fut un coup terrible pour son gendre; car
Anne de Beaujeu l'aurait nécessairement détourné de
la fimeste voie dans laquelle le poussèrent d'iniques
persécutions. Nos lecteurs connaissent le reste de
la vie du connétable, et n'auront pu sans doute s'em-
pêcher de plaindre ses infortunes tout en condamnant
sa criminelle défection. Nous avons dit ailleurs que le
vainqueur de Marignan mourut sans laisser de posté-
rité, et que la branche aînée de la maison de Bourbon
36o
finit dans la personne de ce grand capitaine : nous
pouvons ajouter que la fatalité semblait s'être atta-
chée à cette famille pour en consommer la ruine. Gil-
bert, comte de Montpensier (i), gouverneur de Na-
pies, était mort en Italie, empoisonné, suivant tous les
historiens, par les partisans des princes de la dynastie
d'Aragon. Gilbert laissait trois fils; l'ainé, Louis^ mou-
rut à vingt ans, de saisissement en voyant lecorps de
son père : il était venu chercher ces tristes dépouilles
pour les ramener en France. Le second, Charles, fut
le connétable tué sur les remparts de Rome; et le
troisième, François, duc de Châtellerault , âgé de
dix-neuf ans, eut la tête traversée d'une balle, au ter-
rible combat de Marignan, sous les yeux de son frère.
£n i528, un arrêt définitif du parlement de Paris
prononça la confiscation de tous les biens du connéta-
ble au profit de la couronne; les termes de cet arrêt
semblaient avoir été dictés par Louise de Savoie elle-
même : ils disaient que les armes de Charles de Bour-
bon seraient vuidées et effacées^ damnant et abolissant
sa mémoire à perpétuité,
(i) Louis XIV donna le duché de Bourbon au prince de Gondé,
en échange du duché d'AIbret; et depuis lors le titre de duc de Bour-
bon s'est continué dans cette branche jusqu'à ce dernier prince de
Condé mort en i83o.
(a) Voici comment Thistorien Commines parle du comte Gilbert :
« Monseigneur de Montpensier était bon chevalier et hardi» maii peu
sage : il ne se levait point qu'il ne fust midy. »
SECONDE BRANCHE
LA MAISON DE BOURBON.
Le créateur de la seconde branche de la maison
.de Bourbon fut Jacques de la Marche, connétable
de France, arrière-pelît-fils de saint Louis : il eut de
Jeanne de Châtilion-Saint-Paul , dame de Condé et
de Carenci, cinq enfants : Pierre, Taîné de ses fils,
fut blessé mortellement à ses côtés, au combat de
Briguais, comme nous l'avons dit (iSôa), Jean de
Bourbon, son second fils, épousa Catherine de Ven-
dôme, devenue l'héritière de cette riche seigneurie
parla mort de son frère Bouchard VII, comte de
Vendôme, L'aîné des fils de Jean de Bourbon con-
serva naturellement le grand fief du comte de la Mar-
che, dont cette branche tirait son nom ; mais le second
fils, Louis, reçut en apanage le comté de Vendôme,
provenant de sa mère, et forma une nouvelle tige.
Jean de Bourbon , mort en iSg'i, fut un prince peu
remarquable; Charles V estimait cependant sa pru-
dence, et l'appela plusieurs fois dans ses conseils;
Christine de Pisan en parle avec éloge : en définitive,
sa vie politique n'a laissé aucune trace saillante dans
l'histoire. Son fils aîné, Jacques II, compagnon d'en-
fance du comte de Nevers, son parent, suivit ce prince
dans l'expédition de Hongrie, et appuya naturellement
son opinion quand on mit en délibération s'il con-
36îi
venait de livrer 'bataille à Bajazet. Jacques II, de
Bourbon, subit la punition que le comte de Nevers
et les autres imprudents feudataires avaient méritée
en raison de leur inqualifiable présomption : il tomba
au pouvoir du'sultan après le désastre de Nicopolis,
et fut amené dans l'Asie Mineure avec le fils du duc
de Bourgogne, le sire de Couci, Philippe d*Artois,
connétable de France, Gui de la Trémonille et Jean
de Vienne. Nous avons parlé dans la vie du sire de
Couci d'im fait peu connu : Galéas Yisconti, duc de
Milan, allié secret de Bajazet, lui avait fait passer,
sur sa demande, la liste des principaux seigneurs
qui s'étaient joints au comte de Nevers pour faire cette
campagne; cette note contenait pareillement Tétat
de la fortune de chacun d'eux : le vainqueur de Nîco-
polis se guida, d'après cedocument,pour fixer la rançon
de ses prisonniers. Le comte de la Marche, signalé
comme un des plus riches de ses captifs, fut taxé à
une rançon énorme : sa famille dut mettre en vente
de beaux domaines pour se procurer la somme exigée :
le noble captif ne rentra en France qu'au bout de
cinq ans. L'affection qu'il portait depuis longtemps
au comte de Nevers le jeta, sans réflexion, dans le
parti bourguignon ; et il ne se fit pas scrupule d*en
partager les excès, bien différent de son oncle le duc
de Bourbon, qui s'efforçait, au contraire, d'en arrêter
le cours. Quelques historiens assurent que le comte
de la Marche accompagna Jean sans Peur, en 14199
aux fatales conférences du pontdeMontereau, et qu'il
vit poignarder sous ses yeux son ancien ami. Nous
croyons que c'est une erreur : Jacques II de Bourbon
363
visitait à cette époque Tltalie, dans le but de faire di-
version à la douleur que lui causait la mort prématurée
de sa femme, Béatrix de Navarre : loin de rencontrer
dans ce pays les consolations que son état exigeait,
il s'y vit en butte aux plus affreuses persécutions.
Le trône de Naples était alors occupé par une
femme, Jeanne II, que l'on appelait aussi Jeannellei^x).
Cette princesse, veuve de Guillaume d'Autriche, éprou-
vait, dans ses États, une vigoureuse résistance de la
part de plusieurs factions soulevées contre son auto-
rité : elle crut pouvoir les maîtriser en prenant pour
second époux un prince français ; Jeanne II savait que
le peuple napolitain conservait un précieux souvenir
des princes de la première maison d'Anjou. Le comte
de la Marche, ébloui par les brillants avantages que
semblait lui promettre cette union , épousa Jeannelle;
mais il ne tarda pas de payer bien cher l'honneur
d'être le mari d'une reine. Jacques II de Bourbon
voulut user de ses droits pour arrêter les déborde-
ments dont Jeanne donnait le triste spectacle à ses
sujets : non-seulement on méprisa ses sages remon-
trances, maison poussa l'indignité jusqu'à le faire jeter
en prison. Le comte de la Marche obtint assez diffici-
lement sa liberté au bout de quelques mois: jaloux de
se soustraire à de pareils affronts, il quitta Naples et
regagna la France; dégoûté du monde, il se retira
(i) Jeanne II de Durazzo, qu'il ne faut pas confondre avec Jeanne
V^, comtesse de Provence, mise à mort en iSSa au château de Naples,
adopta pour son héritier Louis d'Anjou, et, après la mort subite de ce
jeune prince , son frère René, devenu célèbre dans la suite sous le nom
du bon roi René.
364
dans un monastère de l'ordre de saint François, de la
ville de Besançon : il y mourut en i438. Jacques II
de Bourbon avait eu de Béatrix de Navarre une fille
unique, nommée Éléonore, laquelle épousa Ber-
nard VU, comte d'Armagnac, fils du connétable de
ce nom, massacré àParisen i4i8. Éléonore, héritière
du comté de la Marche, transmit ce fief à son fils
Jacques, comte d'Armagnac et de Nemours. Ce sei-
gneur ayant pris part à une des nombreuses rébellions
qui signalèrent le règne de Louis XI, paya de sa tête
le malheur de ne pas être assez puissant pour dicter
les conditions de sa soumission : tous ses biens furent
confisqués au profit de la couronne , suivant l'usage.
Louis XI donna le comté de la Marche à son gendre
Pierre II de Bourbon , dont la fille Suzanne apporta
cette province avec d'autres fiefs à son époux, le jeune
comte, de Montpensier, depuis connétable de Bour-
bon : nous avons vu qu'une seconde rébellion fit
encore sortir le comté de la Marche de la maison de
Bourbon : ce fief fut définitivement réuni à la cou-
ronne par François V% et depuis lors ne figura plus
parmi les apanages princiers.
La branche aînée de la maison de Boiwbon4a-
Marche s'éteignit dans la personne de Jacques II, le
dernier mâle, comme nous venons de le voir; mais la
branche cadette, dite de Vendôme, se perpétuait en
poussant de très-nombreux rejetons : elle avait été
fondée par Louis, petit-fils de Jacques de la Marche,
surnommé la Fleur des chevaliers. Louis avait épousé
l'héritière du comté de Vendôme; il fut un prince
guerrier, et très-attaché au parti français, celui qui
365
défendait les droits de Charles VII contre les préten-
tions de la maison de Lancastre. Louis se signala au
siège d'Orléans, au combat de Patay^ livré aux Anglais
par le connétable de Richemont : il contribua à la
conclusion de iapaixd'Arras, et entra un des premiers
dans Paris y quand cette capitale fut reprise par les
troupes royales. Louis de Vendôme refusa noblement
de prendre part à la ligue dite de la Praguerie, dans
laquelle Dunois et tant d'autres personnages entrèrent
sans hésiter. Ce prince mourut en i446, laissant une
nombreuse postérité.
Jean II de Bourbon, comte de Vendôme, se mon-
tra constamment fidèle à ses devoirs sous le règne
de Louis XI, pendant que les injustices de ce prince
soulevaient la colère des grands : le comte de Vendôme
siégea dans la haute cour qui condamna à mort le duc
d'Alençon, dont la peine fut commuée en celle d'une
prison perpétuelle. Le comte Jean II embellit beau-
coup la ville de Vendôme : on lui attribue la cons-
truction de la magnifique porte féodale qui sert
encore aujourd'hui d'hôtel de ville : il mourut en 1478,
en laissant, comme son père, une lignée considéra-
ble (i). François, fils aîné de Jean, comte de Ven-
(i) Son second fils, Louis , prince de la Roche-sur-Yon, avait épousé
Louise, sœur du connétable, et que celui-ci avait instituée son unique
héritière par testament. Louise se mit en instance pour revendiquer
la succession de son frère : elle fut déboutée, et le parlement maintint
la saisie; mais en i538 François p** donna au jeune Louis, fils de cette
princesse et neveu du connétable, le comté de Montpensier, et l'érigea
même en duché-pairie. Après quatre générations , ce duché devint le
patrimoine d'une femme, Marie, qui épousa Gaston duc d'Orléans,
frère uni<|ue de Louis XIII. Marie, duchesse d'Orléans, mourut vers
366
dôme, contribua puissamment, en 14939 ^u gain de
la bataille de Fornoue. On sait que Charles VIII
triompha, dans cette journée, des effortsd'une formi-
dable confédération : ce prince ne cessa de témoigner
une estime particulière au comte de Vendôme, et lui
rendit tous les biens confisqués sur le connétable
de Saint-Paul, dont le comte François avait épousé
la petite-fille, Marie de Luxembourg. Oi\sait que le
comte de Saint-Paul avait eei la tête tranchée par or-
dre de T^uis XI, en punition de son insigne perfidie :
grâce à la munificence de Charles VIII, le comte de
Vendôme fut mis en possession des seigneuries de
Soissons, d'Enghien, de Coudé. François mourut eii
i495,ayant eu quinze enfants. II avait marié, en i5i7,
sa nièce,Madelainedela Tour-d'Auvergne, à Laurent
de Médicis : de cette union sortit une fille unique,
Catherine de Médicis, depuis reine de France.
Charles, l'aîné des fils de François, concourut, k
l'âge de vingt-cinq ans, au gain de la bataille d'Àigiia-
del, livrée par Louis XII en personne (i 509). Charles
de Vendôme se distingua tellement dans cette action,
qu'il mérita l'honneur d'être armé chevalier par le
maréchal de Trivulce, sur le terrain même du combat.
Ce jeune prince était un des lieutenants de Louis'de
la Trémouille, quand le grand général arrêta la mar-
ia fin de 1627, en mettant au monde une fille, qui fut , grâce aux biens
immenses que lui laissait sa mère» la plus riche héritière de TEarope
après les têtes couronnées. Cette fille fut la grande MademoUeÛe,
mademoiselle de Montpensier, si célèbre parle rôle qu'elle joua dans
les troubles de la Fronde» en faisant tirer le canon de la Bastille sur
les troupes du roi.
367
che des Suisses, qui avaient envahi la Bourgogne. Un
des premiers actes de François V^ fut d'ériger en
duché-pairie le comté de Vendôme en faveur de Char-
les. Ce prince assista, en iSao, à l'entrevue de Fran-
çois 1" et de Charlés-Quint, entre Arde^ et Guines,
appelée le Camp du drap dor^ et s'y fit remarquer par
sa magnificence. Dans la même année iSaS, où le
connétable de Bourbon trahissait son roi en se met-
tant au service de l'empereur, le duc de Vendôme,
son cousin, déployait autant de zèle que de valeur
pour expulser les Anglais de la Picardie, qu'ils avaient
envahie. Après le désastre de Pavie, Charles de Ven-
dôme fut nommé par acclamation chef du conseil
de régence pendant la captivité du roi , et sut, par
l'importance de ses services, réduire au silence une
foule d'envieux qui voulaient rendre tous les membres
delà famille de Bourbon responsables du crime de
trahison que commettait en ce moment leur parent :
c'est pour ce motif qu'il se vit frustré de la riche suc-
cession du duc d'Alençon (i), son beau-frère; on ne
lui accorda que la baronnie de la Flèche et quelques
autres fiefs de médiocre valeur; et cependant sa con-
duite ne cessa d être celle d'un grand citoyen. Il sut,
par ses louables efforts, réunir toute la noblesse au-
tour de la régente Louise de Savoie, son ennemie
personnelle, et lui prêta franchement son appui pour
(i) Le même duc d'Alençon qui mourut de honte pour avoir quitté,
en fuyant, le champ de bataille de Pavîe. Ce prince ne laissait point
d'enfants : sa soeur et son. héritière naturelle avait épousé le duc de
Vendôme; elle réclama cet héritage, mais le roi réunit à la couronne
le duché d'Alençon.
368
Taider à tirer l'État de Fabime dans lequel la cap-
tivité du roi l'avait jeté. Charles , duc de Vendôme,
devenu par la mort du connétable chef de sa race, fut
la tige des diverses branches de la maison de Bour-
bon : il mourut en i537, ayant eu treize enfants et
laissant encore cinq fils : Antoine, roi de Navarre;
Henri, comte d'Enghien; Charles, cardinal de Bour-
bon ; Jean, tué à la bataille de Saint-Quentin en i557,
et Louis, prince de Condé : nous parlerons ci-après
de la descendance de ce dernier.
Antoine de Bourbon, né en 1 5 1 8, s'annonça de
très-bonne heure comme un prince faible et irrésolu;
il montra cependant, dans plusieurs circonstances, une
fermeté dont ses détracteurs ne le croyaient point ca-
pable : il épousa, à l'âge de trente ans, Jeanne d'AIbret,
héritière de Navarre, qui lui apporta en dot la princi-
pauté de Béarn et le titre de roi : au bout de cinq
ans d'union elle (i)luidonna un fils(i 553), qui fut no-
tre glorieux Henri IV. Antoine, en sa qualité de pre-
mier prince du sang, aurait pu très-aisément s'em-
parer de la régence après la mort de Henri II; mais,
faute d'activité, il fut prévenu par les Guises, oncles
de la nouvelle reine , Marie Stuart : abreuvé de dé-
goûts par ses rivaux , Antoine de Bourbon se retira
dans le Béarn : cédant aux instances de sa femme,
il embrassa le calvinisme, et dès ce moment, les pro-
testants virent en lui leur futur chef; car ils se pré-
paraient à soutenir leur prétention par la force des
(i) Jeanne d*Albrel éuil fiiie de Henri d'Albret, roi de Nayam , elde
Marguerite d'Angouléme, sœur de François V et veuve eo prenîèrei
noces du duc d'Alencon.
369
armes : rhésitation que le roi de Navarre fit paraître
quand on lui soumit cette proposition le perdit dans
l'esprit des huguenots; ils choisirent alors le prince
de Condéy plus entreprenant et plus ferme dans ses
principes. Dès que le bruit de la formation de cette
ligue eut pris quelque consistance, les deux frères fu-
rent mandés à Paris (fin de iSSg). En y arrivant
Antoine apprend que les Guise ont arraché à la
faiblesse de François II le consentement de son
assassinat^ et qu'il doit être immolé en plein conseil :
le prince ne se laisse point intimider par cet aver-
tissement, a S'ils me tuent, dit-il à Reinsy, son premier
écuyer, portez à ma femme et à mon fils mes habits
tout sanglants : l'un et l'autre y liront leur devoir. »
Quelques heures après, il entre d'un air résolu dans
la salle du conseil : sa contenance intrépide étonne ses
ennemis, aucun d'eux n'ose le frapper:
Après la mort de François II, le roi de Navarre
fift nommé lieutenant général du royaume, pendant
la minorité de Charles IX; mais il ne tarda pas d'être
éclipsé par Catherine de Médicis, déclarée régente;
cette princesse sut le détacher pour toujours du parti
calviniste : en effet, il renvoya Jeanne d'Albret dans
le Béarn , et lui ôta même l'éducation de son fils. La
guerre civile s'étant allumée , Antoine de Bourbon
faillit être enlevé dans Fontainebleau par son frère,
le prince de Condé, commandant en chef les protes-
tants. Il prit contre lui sa revanche l'année sui-
vante ( 1 562), et le battit complètement auprès de Bour-
ges. Cependant, la fortune ne le favorisa pas longtemps ;
déclaré chef de l'armée royale, il fit le siège de Rouen
T. III. a4
370
(novembre 1 56a), et fut blessé dans la tranchée d*un
coup de mousqueton : la ville ayant été prise le sur-
lendemain y il s'y fit porter sur son lit par ses gardes,
et entra victorieux par la brèche : ce prince mourut
la semaine suivante, des suites de sa blessure. Antoine
de Bourbon n'eut de Jeanne d'Albret qu*un fils
(Henri IV) et une fille, Catherine de Navarre, mariée
à Louis de Lorraine, duc de Bar.
Le second frère d'Antoine de Bourbon était Char-
les, cardinal, archevêque de Rouen, qui joua, malgré
lui, dit-on, un singulier rôle dans nos troubles civils
à la fin du seizième siècle. La maison de Valois étant
éteinte par la mort tragique de Henri III, se trouvait
remplacée naturellement par la branche de Bourbon;
jamais succession ne fut plus clairement établie :
d'ailleurs personne n'élevait des doutes à cet égard ;
mais le chef de cette branche était hérétique , et par
cela même déchu de ses droits aux yeux de la nation;
à son défaut, il fallait prendre dans la même famille
un prince qui fût resté catholique, si Ton en croyait
un parti très-puissant; le duc de Mayenne fit recon-
naître le cardinal de Bourbon roi de France, sous
le nom de Charles X. Depuis plusieurs années ce
prélat, âgé de soixante-six ans, résidait forcément
dans le château de Fontenai-le-Comte; on Ty gardait
prisonnier par l'ordre de Henri III. Le cardinal ap-
préciait à leur juste valeur les motifs de ceux qui ne le
proclamaient que pour enlever avec plus de facilité
la couronne à son neveu. Il fit passer à Henri IV
une lettre dans laquelle il le reconnaissait pour son
roi légitime. L'archevêque de Rouen^ toujours pri-
371
sônnier, mourut dé la gravelle l'année suivante (mai
iSgo.) Le parlement de Paris, favorable à toutes les
usurpations, qui avait accueilli, le siècle précédent,
Henri VI deLancastre comme souverain, à l'exclusion
de Charles VIT, rendit un arrêt le 5 mars iSgo pour
reconnaître Charles X pour vrai et légitime roi de
France. L'arrêtfut imprimé; bien plus, l'on émit dans
la capitale de la monnaie frappée au nom de ce pré-
tendu souverain.
Louis, le dernier frère d'Antoine de Bourbon, fut
l'auteur de la branche de Condé et l'un des hommes
les plus remarquables de son temps par ses talents
militaires, sa bravoure et son habileté politique : il
embrassa ardemment les nouvelles opinions, non par
conviction , comme la plupart des grands de cette
époque , mais par ambition et surtout en haine des
Guise, qui cherchaient à tenir dans un état d'humi-
liation les princes de la maison de Bourbon. Les pro-
testants, remplis de confiance en son rare mérite, a-
doptèrent pour chef le prince de Condé : nul n'au-
rait jamais mieux rempli une mission aussi difficile.
Le prince de Condé eut les armes à la main pendant
huit ans : il fut malheureux à la guerre, sans cesser
d'être redoutable : on sait qu'il périt misérablement
en 1569, '^ ^^^^ ^^ ^^ bataille de Jarnac : il comptait
à peine trente-neuf ans. Louis 1% prince de Condé,
eut d'Éléonore de Roy e, sa première femme, trois fils :
le premier, Henri, fut prince de Condé; le second, Fran-
çois, fut prince deConti; le troisième prit le nom de
cardinal de' Vendôme. Louis P' eut de Françoise
24.
(VOrléans 9 sa seconde femme, un quatrième fiISi
Charles, qui fut comte de Soissons(i).
I .a lignée des Condé, fondée en 1 54o parTx>uisI^,8^est
perpétuée jusqu'à nos jours parla succession non in-
terrompue de neuf princes. Louis /**", tué à Jarnacen
1 5()() : Henri 1^^ élève de Coligni, déclaré chef des pro-
testants comme son père, mort empoisonné, en i588;
He/iri II, fils posthume du précédent, fut ramené à la
religion catholique par les soins d'Henri IV; il leva Té-
tendart de la révolte, au commencement du règne de
Louis XIII : rentré dans le devoir, il fit la guerre contre
les Espagnols d'une manière assez brillante : Henri II
mourut en 1646. Louis II, appelé si justement legrand
Condé : ce nom nous dispense d'entrer dans les dé-
tails sur un personnage si connu, mort en 1686.
Henri Jules eut la gloire de sauver, la vie de son père,
au combat de Senef : il mourut en 1709 : la volonté
ferme deLouis XIV avait constamment réduit ce prince
à un rôle entièrement nul : sa fille fut la duchesse du
Maine, que ses cabales politiques, sous la régence, ne
rendirent que trop célèbre. Louis III, mort subitement
en 1710, un mois après la mort de son père ; il avait
(i) Charles, comte de Soissons, mourut en i6ia : son fils Lonii»
ennemi déclaré du cardinal de Richelieu, fut tué (1641) à la fio de la
bataille de la Marfée, près Sedan, qu'il venait de gagner contre les trou-
pes royales, commandées par le maréchal de Châtillon : Louis mourut
sans laisser de postérité : sa sœur Marie épousa un prince de Garignan*
et apporta ainsi le comté de Soissons dans la maison de SaToie. De
celte union naquit Eugène Maurice, qui épousa la célèbre Olympe de
Mancini, nièce de Mazurin : celle-ci fut mère du prince Eugène, si fatal
à la France : on sait qu'il entra au service de TEmpereur, parce que
Louis XIV lui refusa le commandement d*un régiment.
373
fait vaillamment la guerre sous Luxembourg et Ven-
dôme: il laissa uire nombreuse famille , trois fils et
six filles. Louis- Henri ^ plus connu sous le nom de
duc de Bourbon (i) que sous celui de prince de
Condé : il fut premier ministre de Louis XV, après le
régent, et précéda aux affaires le cardinal de Fleuri :
le seul événement saillant de son ministère fut le ma-
riage du jeune roi avec Marie Leckzinska, fille de
Stanislas, roi détrôné de Pologne. Le duc de Bourbon
mourut en 1740. Louis-Joseph^ fils unique du précé-
dent, est le vaillant prince de Condé, commandant la
principale armée de l'émigration, et qui sut, par sa
bravoure autant que par ses talents, mériter les louan-
ges des généraux de la république, ses adversaires : ce
prince revit sa patrie en i8ï4>et descendit paisible-
ment au tombeau en 1818 : il est jusqu'à présent le seul
prince de la maison de Bourbon qui soit mort octo-
génaire. Louis-Henri' Josepli^ duc de Bourbon, ne vou-
lut point, par une noble modestie, prendre le nom de
prince de*Gondé, après la mort de son père; cependant,
loin de déroger à l'honneur de ses ancêtres, il s'en
montra digne par plusieurs actions d'éclat dans les
guerres de l'émigration. Il est mort de nos jours ( 1 83o)
d'une manière déplorable : dans sa personne finit une
des races les plus guerrières qu'ait produites notre na-
tion.
De tous les rameaux sortis de ces diverses branches
(i) Nous avons déjà dit que le duché de Bourbon fui donné , en
i658 , au prince de Condé par Louis XIV : depuis celte époque, l'ainé
des princes de cette branche prenait le litre de duc de Bourbon du
vivant de son père.
374
le moins saillant est celui deCoDtiy(i)dontlepreinier
prince fut Jnnandy second fils de Henri II et frère du
grand Condé. Après les troubles de la Fronde, aux*
quels il prit une large part^ il épousa Marie Martinozzi,
nièce de Mazarin : Ix)uis XIV lui accorda, en i658
le gouvernement du Languedoc, dans lequel il se fit
chérir par sa douceur et sa charité. Armand, fut le pre-
mierprotecteur de Molière. François-Louis de Bour*
bon, fils d'Armand fut l'homme le plus remarquable do
cette lignée : ses brillantes qualités portèrent ombrage
à Louis XIV et à ses ministres; mais ces qualités le
firent tellement estimer en France et même dans l'é-
tranger, qu'une partie de la noblesse de Pologne vou-
lut lui mettre en main le sceptre des Jagellon, après
la mort du grand Sobieski : la difficulté de se rendre
promptement à Varsovie fit échouer cette noble can-
didature ; l'électeur de Saxe, Auguste II, l'emporta en
son absence. Le prince de Conti, dit un écrivain mo*
derne, revint en France, sans montrer le moindre
regret d'avoir perdu une couronne qu'il n'avait point
recherchée. François- Louis mourut en 1709, dans son
ehâteau del'Isle-Adam, qu'il s'était plu à orner, comme
les princes de Condé se plaisaient d'embellir leur belle
résidence de Chantilly. Son fils, Louis-Armcufid^ fut un
personnage entièrement nul, qui mourut, en 1727, à
l'âge de cinquante-deux ans. Le fils dé ce dernier»
LouiS'FranqoiSy montra de très-bonne heure un goût
décidé pour le métier des armes, et servit d'une ma-
(i) Celte branche emprunta son nom du bourg de GoBti-sar-Seille^
département de la Somme (ancienne Picardie.)
375
nière brillante sous le maréchal de Belle-Isle : comman-
dant en chef l'armée du Piémont, en 1744^ il gagna sur
les impériaux la bataille de Coni, et prit Mons pendant
que le maréchal de Saxe remportait la bataille de Fon-
tenoy ; il mourut en 1776, dans de grands sentiments
de piété. Louis- François- Joseph^ fils du précédent,
combattit d'abord très-énergiquement les principes
émis par la révolution, et publia à ce sujet plusieurs
mémoires adressés aux notables; il prêta néanmoins
le serment civique en 1790, et reçut à cette occasion
la visite des dames de la halle, qui le félicitèrent de son
patriotisme: un décret de la convention le déporta en
Espagne^ où il mourut obscurément en i8og.
NOTICE
SUR
JEAN DE BEAUMANOIR
ET SUR
LE COMBAT DES TRENTE.
Aucun siècle ne fut aussi fertile en vaillants guer-
riers que le quatorzième siècle : chaque État de la
chrétienté fournit les siens, etput les citer avecun juste
orgueil : la Bretagne, la nation la plus batailleuse de
l'Europe, comme les historiens conternporains l'appe-
laient, en comptait un bon nombre ; les plus remarqua-
bles étaient Bertrand Duguesclin, Olivier de Clisson,
Tannegui Duchâtel , Jean de Rohan , Louis de Porroet ,
Jean de Beaumahoir. Ce dernier illustra son nom par
une longue suite d'exploits : sa famille était originaire
du Maine; mais son aïeul, ayant épousé une femme
de la maison de Kerenrais, forma souche dans le duché
de Bretagne : il accompagna dans la terre sainte Pierre
deDreux. Jean, quatrième du nom, sire de Beauma-
noir, dont il s'agit ici, naquit dans le pays de Vannes,
versl'an iSaS ; il était, par conséquent, plusjeuneque
Duguesclin et plus âgé de dix ans que Clisson : son
nom ne paraît pour la première fois dans l'histoire que
lors des démêlés des deux maisons de Blois et de
Montfort. Nous avons déjà dit quelques mots au sujet
de cette fameuse querelle; nous saisirons cette occa-
sion pour donner les derniers éclaircissements au sujet
d'un épisode que l'esprit de parti a souvent dénaturé.
378
Pendant deux Siècles entiers les rois de France et
d'Angleterre se disputèrent l'honneur de donner à la
Bretagnç un souverain de leur choix : Philippe-Au-
guste l'emporta enfin, et établit sur le trône ducal la
race française, en mariant Alix, duchesse de Bretagne,
à Pierre de Dreux, arrière-petit-fils de Robert de
Dreux, second fils de Louis le Gros. Pierre fut pro-
clamé duc de Bretagne en 12 13, et se reconnut so-
lennellement vassal de France : lui et ses successeurs
restèrent fidèles aux intérêts delà maison de France,
à laquelle ils appartenaient. Durant cette période de
cent vingt ans environ, les rois d'Angleterre ne ces-
sèrent de faire des efforts inouïs pour ranger la Bre-
tagne sous leur domination : leurs flottes ravagèrent
impitoyablement les côtes de ce pays; elles débar-
quaient fréquemment des corps de troupes qui met-
taient la contrée à feu et à sang : ces odieuses dé-
prédations, dont des brigands seuls pouvaient être
capables, eurent pour résultat de rendre encore plus
violente l'antipathie que les Bretons nourrissaient de
temps immémorial contre, les Anglais. Une traditioa
fort, en crédit parmi le peuple, voulait que les An-
glais, nation venue du Jutland, s'étaient établis par
la force des armes daps la Grande-Bretagne | et en
avaient expulsé les habitants indigènes, lesquels, pour
échapper au massacre, s'étaient réfugiés sur le con-
tinent gallique, dans la petite Bretagne. L'infâme con-
duite des Anglais avait excité au plus haut degré le
courroux des Bretons, quand le duc Jean III mourut,
en 1 3211 , ne laissant point d'enfants. Jaloux de prévenir
les troubles dont il prévoyait que sa mort serait le
379
signal, ce prince régla de son vivant sa succession, et
déclara pour son héritière Jeanne, sa nièce, fille de Gui,
comte de Penthièvre, son frère puiné, raort en i33o.
Comme le droit de représentation existait en Bretagne,
en vertu des anciennes coutumes , Jeanne n'avait à
craindre aucune rivalité : pour mieux assurer sa po-
sition, le duc Jean voulut lui ménager l'alliance d'une
maison souveraine : Edouard III s'empressa d'offrir un
prince de sa famille; le duc penchait en faveur de cette
imion , mais elle devint impossible en raison de la haine
irréconciliable que les Bretons montraient à l'égard
des Anglais : le roi de France présenta Charles, comte
deBlois, fils de Marguerite de France, sœur de Phi-
lippe de Valois. Les états assemblés à Reunes ap-
prouvèrent cette alliance, et la cérémonie du mariage
fut célébrée en i338. Dans l'intervalle où s'agita cette
importante affaire, Edouard III, ne pouvant se con-
soler de se voir débouter, excita sous main Jean, comte
de Montfort, à se présenter comme le véritable hé^
ritier du trône ducal. Jean de Montfort était le qua-
trième frère de Jean III, mais issu d'un second lit; il
réclamait l'exécution de la loi salique et l'exclusion
des fenàmes, qui avait^eu lieu, selon lui, en Bretagne,
lorsqu'il se trouvait des héritiers mâles : ces raisons
étaient spécieuses ; on lui répondait que rien ne fixait
irrévocablement l'ordre de successibilité ; ainsi, le
testament du dei'nier souverain , la volonté des états,
et plus encore les manifestations énergiques du peu-
ple, suffisaient pour repousser ces prétentions : les
esprits étaient donc fortement agités lorsque Jean III
descendit au tombeau. Jeanne de Penthièvre eut pour
38o
elle la masse de la nation et les deux tiers de la no-^
blesse : ces appuis eussent suffi pour trancher de
prime abord la question y si les grandes puissances
n'eussent pas été intéressées dans la querelle : il était
probable que la rivalité de la France et de TAngle-
terre viendrait compliquer les embarras. Montfort^
assuré de la protection d'Edouard III , commença les
hostilités ; il sut rallier à sa cause des hommes ambi-
tieux et turbulents, plus désireux de faire leur fortune
que d'assurer le triomphe de la justice : Moutfort,
secondé par des chevaliers actifs et valeureux, s'em-
para de Nantes et de plusieurs autres places. Le comte
de Blois, prince indolent et dépourvu de vigueur,
loin de recourir à la force des armes pour réprimer
cette entreprise, en appela au jugement du roi de
France. Philippe de Valois, charmé d'exercer son
droit de suzeraineté, adjugea, par arrêt du 7 septem-
bre i34i, le duché de Bretagne à Jeanne de Pen-
thièvre, à l'exclusion de Jean de Montfort : ce dernier,
presque aussi médiocre que son rival, appela les
Anglais à son secours. Charles de Blois, qui s'y atten-
dait, entra sur-le-champ dans le duché, escorté par
une armée française, et eut le bonheur, en débutant,
de faire prisonnier Jean de Montfort dans Nantes. I^a
question semblait résolue par un événement aussi dé-
cisif : mais l'énergie d'une femme suffit pour arrêter
les progrès du parti victorieux. Jeanne de Flandre,
sans se laisser effrayer par la captivité de Jean de
Montfort, son époux, se mit àla tête de ses partisans,
et alla se renfermer dans Hennebon, afin de conserver
ce point de débarquement aux secours qu'elle atten*
38i
dait d'Angleterre (i). Charles de Blois vint l'y assiéger,
mais on lui opposa une résistance héroïque : Jeanne
de Flandre soutint plusieurs assauts, et eut la témé-
rité d'opérer une sortie à la télé de trois cents cava-
liers; elle porta le désordre dans le camp des assiégés
et les contraignit à rester sur la défensive. Le mois
suivant, l'arrivée d'une armée anglaise, commandée
par les meilleurs généraux d'Edouard III, releva
entièrement le parti de Montfort et mit Charles de Blois
dans la nécessité d'abandonner le siège d'Hennebon.
Dès ce moment, la guerre se fit avec plus d'activité :
l'intervention armée des deuxgrandeà nations rivales,
la France et l'Angleterre, agrandit naturellement la
scène: la chevalerie bretonne se dessina plus franche-
ment. Charles de Blois, qui avait évidemment pour lui
le bon droit, se vit seconder par les hommes les plus
éminents : Rohan, Tintiniac, Saint-Pern , Duguesclin ,
et Robert deBeaumanoir, vieillard vénérable, maréchal
de Bretagne sous le dernier duc ; c'était le père de
Jean de Beaumanoir qui fait le sujet de cette notice.
La campagne de i343 s'ouvrit d'une manière bril-
lante par Edouard III, qui voulut commander en per-
sonne l'armée anglaise, et enleva au parti de Jeanne
de Penthièvre, Guérande , Vannes et Carhaix. Philippe
de Valois, ne voulant pas laisser accabler le comte de
(i) Voici comment d*Argentré, Thislorieii de la Bretagne, dépeint
Jeanne de Flandre : « Cette princesse était Taillante de sa personne
autant que nul homme; elle montait à cheval mieux que nul cavalier ;
elle donnait parmi une troupe d^hommes d*armes comme le plus
vaillant capitaine; combattait par terre et par mer; savait dresser une
bataille, garder une place» tendre une embuscade et veiller toute la
nuit le bacinet en tête. »
38a
Blois, vint lui-même dans le duché, à la tête de forces
imposantes : on poursuivit des deux côtés les opéra-
tions avec une extrême chaleur ; les rencontres de-
vinrent plus fréquentes et plus meurtrières. Nous
avons dit, dans la vie de Duguesclin, comment ce guer-
rier fut armé chevalier par le maréchal Andrehan, à la
suite d'une sanglante escarmouche ; Jean de Beau-
manoir fut pareillement armé chevalier par le sire de
Saint-Pern pour plusieurs faits de valeur. Les deux
monarques, ra ppelés dans leurs États par divers motifs,
abandonnèrent le duché, en laissant les compétiteurs
libres de poursuivre ces sanglants débats : un incident
inespéré vint donner une nouvelle activité aux deux
partis. Jean de Montfort, prisonnier depuis quatre
ans, fut assez heureux pour tromper la vigilance de
ses gardiens, s'échappa de la tour du Louvre, et
regagna la Bretagne à travers mille périls, déguisé en
marchand forain : à cette époque chaque profes-
sion avait son costume particulier. La présence de ce
prince releva le courage de ses partisans, que des
échecs successifs avaient déjà rebutés : la lutte recom-
mença avec plus de fureur. Montfort forma le siège
de Quimper : l'élite de la chevalerie bf étonne se jeta
dans la place pour concourir a sa défense : Beauma-
noir fut chargé de faire une sortie, afin de fevoriser
l'entrée d'un convoi de vivres : le guerrier, enflammé
d'ardeur, fit plus qu'on n'attendait de lui; il porta
le désordre au milieu du camp des assaillants, pénétra
dans la tente de Jean de Montfort , et faillit s'emparer
de sa personne : Montfort n'échappa que par mira-
cle; effrayé de la résistance qu'on lui opposait, il
38Î
leva le siège, se retira dans Hennebon, et y mourut,
accablé de chagrin (septembre i345), deux mois
après son évasion de la tour du Louvre.
La mort de Jean de Montfort parut être, pendant
quelque temps, une circonstance propre à faire
pencher la balance du côté des Penthièvre; mais le
roi de France', attaqué sur plusieurs points par l'o-
piniâtre Edouard 111, se vit obligé de rappeler une
partie des troupes qui opéraient en Bretagne : sur ces
entrefaites, eut lieu la funeste bataille de Créci : les
avantages remportés dans cette journée mirent le
monarque anglais en position de pouvoir envoyer
des secours plus considérables à Jeanne de Flandre^
qui déployait toujours le même courage pour défen-
dre la cause de son fils unique. Charles de Blois ,
livré à ses propres forces, se vit assailli par plu-
sieurs corps d'armée anglais , que commandait sir
Thomas Aigwort : le dévouement des Bretons par-
vint à soutenir ce prince une année entière con-
tre des ennemis si supérieurs en force. Ayant con^
centré autour de lui, dans le printemps de 1 347, la
totalité de ses divisions, Charles de Blois voulut ou-
vrir la campagne^par une entreprise brillante. Le pe-
tit port de Tréguier était au pouvoir des partisans
de Montfort; c'est par cet endroit que les détache-
ments envoyés journellement d'Angleterre pénétraient
en Bretagne : ii devenait essentiel de s'emparer de ce
poste important : diverses tentatives avaient déjà
échoué : Charles de Blois agit pour arriver à cet heu-
reux résultat. Sir Thomas Aigwort devina aisément son
intention , et vint camper auprès de la Roche-Deirien,
384
afin decouvrirTréguier ; il concentra dans cette posi«
tion la totalité de ses forces. Les deux armées en vin-
rent aux mains le 18 juin i3/|7 : la bataille fut des
plus sanglantes : la parfaite discipline des troupes
anglaises l'emporta cette fois sur la bouillante valeur
des Bretons. Charles de Blois , dépourvu des qualités
qui constituent un général, fut trois fois pris et trois
fois dégagé par les siens; il reçut dix-huit blessures,
et finit par rester au pouvoir des Anglais, qui s'em-
pressèrent de le faire embarquer à Tréguier pour
l'Angleterre (1) : ce prince fut enfermé dans la Tour
de Londres , comme son rival avait été renfermé dans
la tdur du Louvre.
Jean de Beaumanoir n'avait point assisté, on ne
sait pourquoi , à la bataille delà Roche-Derrien ; il dé-
ploya un zèle extraordinaire pour arrêter les suites de
ce désastre, et devint le principal appui de Jeanne de
Penthièvre : on sait que cette princesse imita le cou-
rageux exemple donné par Jeanne de Montfort ; elle
sut habilement profiter de la haine qu'inspiraient
les rapines des Anglais, pour soutenir la guerre pen-
dant la captivité de son époux. La nouvelle héroïne
mit toute sa confiance en Beaumanoir : celui-ci la
justifia d'une manière glorieuse. Quatre mois après
la fatale journée du 18 juin , il vint attaquera son tour
la Roche-Derrien, battit les Anglais qui défendaient
les abords de la place, et prit d'assaut cette fortei*esse :
(i) Les Anglais n'usèrent point de générosité enveis leur captif :
durant la traversée , ils accablèrent le comte de Blois de mauvais
traitements et même d'ignobles railleries; ils roblîgeaient y à force de
menaces, ù jouer de la vielle comme un vil histrion.
385
ce brillant fait d aruies valut à Beaumanoir l'honneur
d être nommé maréchal de Bretagne à la place de son
père, mort depuis quelques semaines. Beaumanoir,
maître de diriger les opérations militaires en vertu
des prérogatives de sa charge, poussa si chaudement
les hostilités, que le parti de Montfort se vit obligé
de demander une trêve, quoiqu'il fût soutenu très-
efficacement par l'Angleterre : Jeanne de Penthièvre
y consentit, avec l'espérance de pouvoir, par ce moyen,
obtenir la délivrance de son époux.
La trêve fut donc signée à Calais, en i348 : elle
suspendit les grandes opérations des armées perma-
nentes, et n'arrêta point les dévastations des partisans,
qui, au mépris de la convention récemment conclue,
abîmaient le pays : des troupes de cent, deux cents
hommes, commandées par de farouches capitaines, pil-
laient, brûlaient sans miséricorde les campagnes : les
communautés, les maisons religieuses ne trouvaient
point grâce devant ces brigands : les Anglais, se sentant
sur une terre étrangère, dont les habitants leur por-
taient une haine implacable, commettaient des ravages
inouïs; leurs généraux les plus marquants ne rougis-
saient point de violer le droit des gens pour satisfaire
la rage des soldats. Cet état , pire que celui de la
guerre ouverte, durait depuis deux années : les la-
boureurs ne pouvaient plus se livrera leurs travaux,
sans craindre d'êtreégorgés. Vers la fin del'année i35o,
sir Thomas Aïgworth, lieutenant général du roi d'An-
gleterre, ayant réuni ses principaux capitaines, sous
prétexte d'une chasse, livra à la dévastation, durant
trois semaines entières, les environs de Dinan. Unban-
T. III. aS
386
neret du parti de Blois, nommé Raoul de Cahours, se
mit à la tête d'une vingtaine d'hommes choisis par lui,
gens déterminés, tels qu'en produit la Bretagne; il
courut sur les traces désir Thomas, le suivit obstiné*
ment pendant plusieurs jours; enfin, profitant du
moment où le général anglais n'avait autour de lui
que la moitié de son monde, il l'assaillit; le choc fut
très-rude, et sir Thomas Aïgworth fut tué , dans la mê-
lée, par Raoul de Cahours : ainsi périt dans une misé-
rable écbauffourée le vainqueur de Charles de Blois à
la Roche Derrien.
Les Anglais déplorèrent amèrement la perte de
sir Thomas, qui passait, à juste titre, poiir un de
leurs meilleurs généraux : afin de le venger, ils re*
doublèrent de cruauté à l'égard des malheureux ha*
bitants des campagnes, en publiant, en tout lieu,
que sir Thomas avait été tué en traître, et que ses
compagnons d'armes n'avaient cédé qu'au nombre : ils
soutenaient que dix Anglais battraient Êicilement le
double de Bretons. Jean de Beaumanoir résidait alors
dans le château de Josselin : il voyait, du haut de
ses remparts, les courses des Anglais et les horri-
bles dégâts commis par eux : il ne tarda point de con-
naître les propos outrageants que tenaient les officiers
ennemis dans les bourgs où ils s'arrêtaient : d'ailleurs,
les marchands qui venaient chercher un refuge dauf
Josselin les lui rapportaient chaque jour. Le maréchal
de Bretagne, rempli d'indignation, demanda un sauf-
conduit à Bembro, gouverneur de Ploêrmel, pour avoir
uneexplicaticm : le sauf-conduit fut accordé sans dif-
ficiilté; Beaumanoir reprocha à Bembro, en termes
387
fort vifs, les violences que ses soldats et lui-même exer-
çaient, au mépris delà trêve, sur les chemins et dans
les campagnes. Le lieutenant de sir Thomas Aïgworth
répondit sur un ton fort élevé; la querelle s'étant
échauffée, l'un des deux chefs, on ne sait pas préci-
sément lequel, proposa de la vider par un combat
à outrance de trente contre trente : ces sortes de
défis étaient dans les mœurs du siècle. On choisit pour
lieu de la joute le carrefour du Chêne de Mi- voie :
un énorme chêne, célèbre dans la contrée, partageait
exactement la distance de trois lieues qui sépare Jos-
selin de Ploërmel ; une vaste lande s'étendait à cet
endroit k perte de vue : on convint de s'y rendre
de part et d'autre le 27 mars, quatrième diman-
che de carême, t35o. Il doit paraître surprenant que
Beaumanoir et Bembro eussent choisi un dimanche,
puisque l'Église, dont l'autorité était si puissante
alors, défendait expressément de combattre les jours
consacrés à la prière.
Le bruit de ce cartel se répandit rapidement dans
le duché, et y produisit une sensation extraordinaire:
chaque Breton se monlrait intéressé au triomphe de
Beaumanoir, véritable champion de l'honneur natio-
nal. Le maréchal choisit pour auxiliaires, dans une cir-
constanceaussisolennelle, les chevaliers et les écuyers
dont les noms suivent : le sire de Tintiniac, Gui de
Rochefort, Yves de Charruel, Robin Raguenel,
Huou de Saint-Yvon , Caro de Bodegat, Olivier Arrel,
Geoffroy du Bois, Jean Rousselet, Guillaume de Mon-
tauban, Alain de Tintiniac, Tristan de Pestivien,
Alain de Kerenrais, Olivier de Kerenrais, Louis Goyon,
388
Geoffroy de la Roche , Guyon de Pont-Blauc, Geof-
froy de Beaucorps, Maurice du Parc, Jean deSérent,
deuxécuyers du nom de Fontenay, Geoffroy Poulard|
Maurice et Geslin de Troguendy, Guillaume de la
Lande, Olivier deMonteville, Simon Richard et Geof*
froy Mellon. Les guerriers qui accompagnèrent
Bembro furent d'abord Robert Kenolle, que nous
avons déjà vu commander plus tard les armées d'E-
douard III et remporter de brillants avantages, tant
qu'il n'eut pas en tête Duguesclin ou CUsson : Jean
Croquart, partisan très-redoutable et qui changea
plusieurs fois de parti; Hervé de Lexualen, Jean
Plesanton , Richard , Hugues et Guillaume le Gaillard|
Jannequin-Taiilard, Rapefort, Richard de Lalande,
Thomeiin-Billefort, Hucheton Clamaban, Gauthier
Lallemand,Jannequin de Guennechoup , Haunequin
Hérouard, Jannequin le Maréchal, Thomelin Huleton,
Hue de Caverlé, Robinet Mélipars, Yfrai, Yalentin,
Jean Roussel, Dagorne, Perrai de Camelon, Raoul
Prévôt, Dardaine,Hulbitée, écuyer d'une taille gigan-
tesque et d'une force prodigieuse; les noms des trois
autres combattants du parti anglais sont restés in*
connus : plusieurs historiens disent qu'ils étaient Al-
lemands. Aucune convention ne régla la manièredont
les poursuivants combattraient, à pied ou à cheval, et
ne désigna point l'arme dont ils se serviraient de pré-
férence à une autre : chacun demeura libre d'agir
comme il l'entendrait, en un mot, comme dans une
rencontre fortuite et en pleine guerre.
De nombreux spectateurs s'étaient réunis au jour
fixé sur le champ de bataille, afin d'assister k ce san-
389
glant tournois, sans se laisser arrêter par le danger
qu'ils pouvaient courir clans un moment où les sol-
dats des deux partis ne respectaient aucune loi et
maltraitaient impitoyablement les gens les plus inof-
fensifs. Bembro et ses compagnons parurent les pre-
miers au Chêne de Mi-voie, venant de Ploërmel : ils
étaient tous à pied , mais armés différemment les uns
des autres : Billefort, par exemple, portait un maillet
de fer pesant vingt-cinq livres, et Hucheton un fau-
chard , énorme sabre crochu et tranchant des deux
côtés : néanmoins la lance et l'épée effilée avaient eu
la préférence sur toutes les autres armes. Bembro ,
fier d'avoir prévenu ses adversaires au lieu du com-
bat, animait les siens en leur parlant des brillants
avantages remportés jusqu'à ce moment par les A^n-
glâis : il leur parla même d'une vieille prophétie de
Merlin l'enchanteur, qui promettait ce jour-là une
victoire aux Anglais; mais sa harangue ne put être de
longue durée; car Beaumanoiret ses Bretons ne tar-
dèrent pas de paraître du côté de Josselin :ils étaient
tous à pied, excepté un seul, Montauban; on ne sait
pour quel motif ce guerrier, déjà célèbre par ses ex-
ploits, arriva monté : au reste, il attacha son cheval à
un arbre au moment où la lice s'ouvrit.
Les deux troupes se rangèrent en bataille sur deux
lignes parallèles, les hommes placés face à face, de sorte
que l'action générale allait se vider par trente duels.
Déjà les lances étaient baissées; chacun mesurait des
yeux son adversaire , et la lutte allait commencer , lors-
que Bembro demanda par un signe de la main à con-
férer avec le chef des Bretons: Beaumanoir, assez sur-
390
pris, s'avança seul, Tépée haute. Son rivai lui repré-
senta que la trêve ayant été signée entre les deux
grandes puissances dent les armées soutenaient les
droits du comte de Blois et du comte de Montfort,
ce serait la violer en livrant un combat en règle, et que
le plus sage serait , avant d'en venir aux mains , de sou-
met tre le cartel à l'approbation des deux souverains.
c( Il est trop tard , répondit sans hésiter Beaumanoir,
pour rompre une partie aussi bien liée; la chevalerie
bretonne est venue ici pour croiser le fer : elle ne s'en
retournera pas sans savoir quia la plus belle amie:
je veux bien cependant prendre à ce sujet l'avis de
mes compagnons d'armes. » En effet, Beaumanoir
leur soumit la proposition du capitaine anglais; au
bout de quelques instants Charruel répondit en ces
mots au nom de tous: «Nous n'abandonnerons pas la
place sans avoir vidé cette querelle : nous sommes
jaloux de montrer qui de nous ou d^s Anglais ont
meilleur corps : notre réputation nous enjoint à ne
pas nous rendre la risée de nos compatriotes par un
scrupule hors de saison. »
Cette fière réponse ne souffrait point de réplique :
cependant, Bembro insista encore, et fit de nouveaux
efforts pour renvoyer le combat à une époque plus
éloignée : on ne peut s'expliquer le motif d'une telle
conduite; ce n'est certainement pas le manque de
courage qui faisait agir en cette occasion le chef des
Anglais; car il s'était acquis à bon escient une grande
réputation de bravoure. Les Bretons se montrant
inébranlables dans leur résolution, il fallut jouer des
mains, suivant l'expression des anciens historiens.
3g.
Les deux lignes, s'étant rapprochées , se heurtèrent
violemment et commencèrent la fête : ce début fut
très-défavorable aux Bretons : Pestivien, Rousselet
et Bodegat, abattus à coupsde maillet , se virent obli-
gés de demander quartier; leurs vainqueurs , Bille-
fort, Hucheton et Caverlé, les transportèrent tout
étourdis en arrière des rangs : sur un autre point.
Foulard était tué d'un coup de lance et Charruel
blessé d'un coup d'épée. Beaumanoir réparait lui
seul ces échecs en terrassant cinq ou six enne-
mis : la mêlée était devenue générale, et la victoire
ne penchait d'aucun côté. Les guerriers des deux par-
tis, épuisés de fatigue, interrompent la lutte d'un com-
mun accord : Beaumanoir profita de ce moment de
relâche pour ranimer l'ardeur de ses compagnons,
et les harangua à la manière des héros de l'antiquité ;
il parla à chacun d'eux de ses ancêtres et de leurs
belles actions. Il insista principalement auprès du
jeune Geoffroy de la Roche, auquel il retraça les ex-
ploits de son père Budede la Roche, qui s'était signalé
dans l'Orient en j3i5, lorsque les chevaliers hospita-
liers conquirent l'ile de Rhodes sur les musulmans :
la renommée avait publié ses hauts faits en Europe
aussi bien qu'en Asie. Geoffroy de la Roche se sentit
transporté d'eiïthousiasme en entendant célébrer les
louanges de son père dans une circonstance aussi so-
lennelle; il conjura le sire de Beaumanoir de lui con-
férer l'ordre, afin d'augmenter son courage : l'accolade
fraternelle lui fut donnée* Cette scène chevaleresque
ralluma l'ardeur des Bretons ; ils demandèrent à grands
cris de recommencer le combat, et reprirent toutaus-
39a
sitôt leur ligne de bataille. Les Anglais se mettent en
défense, et ne veulent point être prévenus. Bembro
sVlance sur Beaumanoir, le saisit à bras le corps et
reiitraine pour le faire prisonnier; mais Geoffroy du
Bois, accourant au secours du maréchal, passa son
épée au travers du corps de Bembro. I^a mort de cet
illustre chef diminua de la moitié la résolution des
Anglais . Le farouche Croquart ayant pris le comman-
dement , leur adressa cette allocution : « Compagnons,
laissons-là les prophéties de Merlin : ne comptons
que sur nos armes et sur notre courage. ȣn disant
ces mots y il fond sur Beaumanoir, et le frappe rude-
ment au visage : le chevalier blessé trouve un appui
tutélairedans Alain deKeranrais,qui le défend contre
plusieurs assaillants; il renverse à ses pieds d'un coup
de lance l'intrépide Dagorne: deux des écuyers alle-
mands mordent également la poussière et ne se relè-
vent plus. Dans ce moment les trois prisonniers Pesti-
vien, Rousselet et Bodegat, profitant du trouble
occasionné par le trépas de Bembro, s'échappèrent
des mains de ceux qui les gardaient, et vinrent re-
joindre leurs compatriotes. La lutte recommença sur
tous les points avec une fureur sans pareille. Caverlé,
Kcnolle, Croquart et Billefort combattaient vaillam-
ment, et, par leur incomparable bravoure, mainfe-
nnient l'avantage du côté des Anglais. Beauroanoir,
grièvement blessé, se tenait encore debout au milieu
des gens de son parti ; se sentant pressé par une soif
dévorante, résultat de la fièvre, il demandait à boire
avec' instance. Geoffroy du Bois lui cria: « Bois ton
sang, Beaumanoir, et ta soif pîissera . » Ces rudes pa-
393
rôles produisirent un effet électrique sur le maré-
chal : il rentra en ligne soutenu par Tintiniac : tous
deux essayèrent vainement de percer les rangs enne-
mis de manière à y semer le désordre : on leur opposa
une barrière de lances et d'épées.
Un incident imprévu vint changer la face des af-
faires : Guillaume de Montauban , le seul qui fût venu
achevai au Chêne de Mi-voiej« alla prendre son cour-
sier, attaché à un arbre, et feignit de vouloir s'é-
loigner du champ de bataille. Beaumanoir, qui le suit
des yeux, lui crie : « Faux et mauvais écuyer, où vas-tu ?
pourquoi abandonnes-tu tes frères d'armes? ton' ac-
tion sera reprochée éternellement à toi et à ta race. »
Montauban ne se laisse point émouvoir par ces re-
proches, et répond à celui qui vient de les proférer :
« Ouvre bien de ta part. Beau manoir, et je ferai tout
devoir de mon côté, w En prononçant ces mots, il pousse
son cheval vers les Anglais, coupe leur ligne, et en
renverse huit en allant et en revenant : les Bretons,
profitant d'une circonstance aussi favorable ,se pré-
cipitent dans les rangs éclaircis des Anglais, et font un
terrible carnage. KenoUe, Croquart, Caverlé, Billefort,
se multipliant pour soutenir les efforts de tant d'as-
saillants, furent enveloppés de toutes parts, et furent
obligés de se rendre pour ne pas être massacrés; la
plupart de leurs compagnons d'armes expiraient per-
cés de coups : on conduisit les prisonniers au châ-
teau de Josselin. Au jugement des deux partis, Tin-
tiniac du côté des Bretons, et Croquart du côté des
Anglais, remportèreiit le prix de la valeur.
Telle fut l'issue du fameux combat des Trente , si
394
glorieux pour la nation bretonne : ce fait d'armes de-
vint si célèbre, que pendant longtemps on eut coutume
de dire, en Angleterre, en France, en Allemagne
même , pour exprimer qu'une action avait été chaude*
ment disputée .-Jamais on ne combattit plus vaillam*
ment après la bataille des Trente. Jean de Beauma-
noir, qui avait conduit l'entreprise, fut regardé comme
le héros du pays; dans la moindre chaumière on pro-
nonçait son nom avec respect , avec enthousiasme.
Au reste, la victoire remportée au Chêne de Mi-voie
sur Bembro n'eut aucune influence sur le sort des
deux princes qui se disputaient la .possession du
duché; la guerre se poursuivit plus acharnée que
par le passé; car deux nouveaux champions venaient
de monter sur cette scène sanglante, Bertrand Du-
guesclin, défendant les intérêts du comte de Blois, et
Olivier de Clisson, défendant ceux de Jean de Mont-
fort, dont il devait être dix ans après l'ennemi le
plus implacable.
Les Anglais, commandés par le comte de Salisbury,
ne tardèrent pas de prendre leur revanche au combat
de Mauron : le vicomte de Rohan , le maréchal de
Nesle et le brave Tintiniac périrent dans cçtte fatale
journée en cherchant à rallier leurs soldats, frappés
d'une terreur panique. Beau manoir n'assista point à
cet engagement; car ses graves blessures le condam-
nèrent a l'inaction deux années entières. On le plaça,
en i354, à la tête d'une ambassade qui se rendait à
Tendres pour traiter de la rançon du comte de Blois;
Duguesclin, les sires de Fléchières, de Penhouet et
de Saint-Pern l'accompagnaient. Edouard III se mon;.
395
Ira d abord très-exigeant ; enfin, il consentit à rendre
la liberté à l'époux de Jeanne de Penthièvre, moyen-
nant une rançon de 35o,ooo écus, Beaumanoir ob-
tint en même temps une trêve de cinq ans. Le du-
ché, abîmé par la guerre, réclamait impérieusement
quelque temps de relâche pour tant de souffrances.
Montfort venait d'épouser la fille d'Edouard III; cette
alliance relevait le crédit du rival des Penthièvre; le
roi d'Angleterre fit proposer un accommodement
d'après lequel les deux prétendants se partageraient
la Bretagne; mais Charles de Blois répondit sèche-
ment : «Tout ou rien.» Des amis éclairés firent rêve- •
nir ce prince sur cette détermination. La lassitude
des deux partis, plus que l'amour de l'humanité, in-
terrompit les hostilités durant six ans. Beaumanoir
réussit à faire prolonger la trêve de deux ans ; il en fut
même nommé le conservateur, d'après une convention
passée à Bordeaux en mars iSSy. Comme la plu-
part des guerriers célèbres de cette époque, Jean de
Beaumanoir joignait aux talents du général l'habileté
de l'homme d'État; on voit son nom mêlé aux grands"
événements politiques qui furent traités de son
temps.
Les efforts des rois de France et d'Angleterre
pour amener un arrangement définitif ayant échoué,
de nouveaux préparatifs se firent de part et d'autre
en i363; caria trêv^ allait expirer : des levées de
soldats s'opérèrent dans les villes, dans les bourgs et
dans les plus chétifs villages; les deux partis parais-
saient aussi animés quele premier jour, quoique la que-
relle durât depuis un quart de siècle. Les armées s'é-
396
branlèrent au commencement d*avril 1 363; Charles de
filois, rempli d'aflection pour Beaumanoir, voulut lui
confier le commandement suprême des troupes;
mais le maréchal refusa cet honneur, et usa de tout
son crédit pour que le choix du souverain tom-
bât sur Duguesclin, dont les exploits extraordinaires
occupaient alors la renommée : nous avons vu que
le vaillant Bertrand quitta momentanément le service
de Charles, afin de prendre part à la querelle qui
allait se vider au sein de sa patrie. Après plusieurs
engagements de peu d'importance, les deux armées
se concentrèrent dans les vastes landes d*Evran , en-
tre Dinan et Bécherel; elles formaient en totalité plus
de quarante mille combattants. Une forte division de
soldats anglais , commandée par Chandos , formait Ta-
vant-garde du parti de Montfort; une division de
troupes françaises , envoyée par Charles V , devait pa-
reillement seconder le comte de Blois dans ses opéra-
tions militaires: on allait donc en venir aux mains; et la
question devait être tranchée d'une manière défini-
tive. Les lignes se formaient déjà ; les généraux faisaient
les apprêts d'une lutte sanglante, lorsque les évêques
qui se trouvaient dans les deux camps vinrent se
placer spontanément au-devant des rangs prêts à se
heurter; ils entrèrent en conférence au milieu de la
plaine, et décidèrent de proposer un moyen , autre
que celui des armes, pour mettre un terme aux dif-
férends qui, depuis vingt-cinq ans, agitaient la nation.
On applaudit de part et d'autre au zèle qui animait ces
prélats; Beaumanoir montra un extrême empres-
sement à seconder leurs vues pacifiques, et différa
397
(ropinion,en cette circonstance, de Bertrand Dugues-
clin, qui regardait comme impraticable aucune espèce
d'arrangement. Il fut convenu qu'une nouvelle trêve
serait signée, et que les deux compétiteurs s'abou-
cheraient, sous les auspices des évêques : les soldats,
dont la première effervescence s'était calmée pendant
ces pourparlers, témoignèrent leur satisfaction par
des cris de joie, et regagnèrent leurs foyers.
Des commissaires furent nommés de part et
d'autre : Charles de Blois choisit pour défendre ses in-
térêts Jean de Beaumanoir, les sires de Rohan, de
Porroet, de Quelen et d'Avaugour; Jean de Mont-
fort choisit Olivier de Cadoudal, Tanneguy Duchâ-
tel et Pierre de Lanvaux. Ces commissaires arrê-
tèrent que le duché serait partagé entre les deux
compétiteurs : l'époux de Jeanne de Penthièvre
devait avoir le comté de Bennes, et Jean de Mont-
fort le comté de Nantes; ce traité fut signé dans les
premiers jours de l'année i364, l'année commençant
à Pâques. La nouvelle de cet accommodement, qui
tendait à empêcher des flots de sang de coiiler, se
répandit dans toute la Bretagne en quelques jours, et
y causa des transports d'allégresse : chacun célébrait
particulièrement les louanges de Beaumanoir, dont
l'intervention avait puissamment contribué à cet heu-
reux résultat; mais ce bonheur fut de très-courte
durée. Au moment des conférences, la comtesse de
Penthièvre se trouvait à Paris , on ne sait pour quel
motif ; après avoir reçu de son mari la notification
de l'arrangement convenu par les commissaires, elle
lui répondit : « Je vx>us avais prié de défendre mon
398
héritage ; vous ne devez point mettre mon patrimoine
en arbitrage, ayant les armes au poing. » Charles de
Blois portait à sa femme une tendresse que Ton pouvait
taxer de faiblesse : il fut consterné en lisant la missive
de la comtesse; et, n'écoutant ni la voix de l'hon-
neur ni la voix de l'humanité, il s'empressa d'envoyer
à Nantes sa rétractation huit jours après la signature
de la convention, sans se laisser arrêter par la crainte
de jeter une seconde fois le pays dans un abîme de
malheurs. Les Bretons passèrent de la joie à la conster-
nation ; la plupart d*entre eux maudirent le princedont
la docilité aux volontés d'une femme allait leur atti-
rer un déluge de maux. Les évêques essayèrent vaine-
ment d'interposer leur autorité pour faire respecter
le traité ; ils ne parvinrent que très-difficilement à
retarder de deux mois la rupture de la trêve.
Les levées de troupes recommencèrent dans les
moindres villages: les deux partis reprirent les armes
à contre-cœur, i I est vrai , mais en se promettant de ne
pas les déposer sans que la querelle ne fût vidée de
la manière la plus décisive. Les hostilités s'ouvrirent en
juillet: une foule de rencontres meurtrières eurent lieu
entre de petits corps : dans une de ces escarmouches,
Beau manoir, accompagné d'une poignée d'écu^^ers,
fut obligé d'accepter, le combat au moment où il allait
atteindre son château de Josselin. La partie était inégale
d'une part, vu la supériorité numérique de l'autre :
on se battit néanmoins avec fureur, l'espace de plu-
sieurs heures; Beaumanoir, renversé de cheval, après
avoir terrassé une foule d'ennemis , fut pris et conduit
à Hennebon. Au bout de quelques jour^ il profita de
399
la nouvelle qu'on lui apporta de la mort d'un de ses
enfants, pour demander au comte de Montfort la fa-
veur d'être mis en liberté sur parole. Montfort lui ao
corda licence, suivant l'expression de l'époque, en y
mettant toutefois la condition que Beaumanoir s'abs*
tiendrait de combattre, quand même le hasard lui en
offrirait l'occasion : le maréchal y souscrivit à regret;
mais les circonstances où il se trouvait exigeaient
de sa part ce sacrifice, bien pénible pour un homme
de cœur.
Charles deBloisayant,au mépris delà raison, rompu
les conventions conclues d'une manière aussi solen-
nelle, sous les auspices des ministres de la religion,
perdit l'estime des peuples; et dès lors la justice de
cette cause sembla être passée du côté de Montfort :
celui-ci sut tirer avantage de sa position; voyant
que la guerre était inévitable, il supplia Edouard III,
son beau-père, de lui envoyer de nouvelles troupes
pour soutenir avec succès une lutte qui devait être
la dernière. Le monarque anglais, envisageant l'évé-
nement sous le même point de vue, s'empressa de
faire débarquer sur les côtes de Bretagne une division
de soldats d'élite, marchant sous la conduite de Ma-
thieu Huet, banneret normand d'origine et qui pas-
sait pour un capitaine très-expérimenté. Mathieu Huet
devait aller joindre Chandos et se placer sous ses or-
dres : ce général n'avait point quitté le duché; car il
doutait de la durée de la paix; et son devoir lui faisait
une loi de se tenir prêt si une rupture avait lieu :
révénement ne tarda pas de justi&er ses prévisions.
Jean de Montfort, obligé de reprendre les armes, eut
4oo
la sagesse de confier le soin de sa fortune à Chandos,
le meilleur général de l'Angleterre, et annonça Fin-
tention de servir dans son armée comme simple che-
valier.
Nous avons déjà parlé de cette dernière campagne
dans les vies de Bertrand Duguesclin et d'Olivier de
Clisson : une agitation inexprimable régnait d'un bout
du duché à l'autre : les colonnes et les détachements
sillonnaient le pays dans tous les sens. La manière dont
Charles de Blois s'était rétracté, après avoir signé un
accord définitif, avait refroidi à son égard une partie
de la population : la chevalerie, elle-même, plus ferme
dans ses principes , ne fut point exempte de la défec-
tion : les combattants du Chêne de Mi-voie se dis-
joignirent en celte circonstance, triste effet des dis-
cordes civiles. Geoffroy de la Roche, les deux Ke-
ranrais, Louis Goyon , les deux Fontenai , Guillaume
de la Lande venaient de se ranger du côté de Mont-
fort; ils allaient marcher sous les mêmes étendards
que Cawerley et Robert Kenolle, leurs anciens rivaux
dans ce fameux pas d'armes. Beaumanoir demeura
fidèle à ses convictions; mais, enchaîné par sa parole,
il se voyait dans la cruelle nécessité d'être tranquille
spectateur de la lutte : il se crut néanmoins autorisé à
présider aux préparatifs des opérations militaires
avec Duguesclin et le comte d'Auxerre, commandant
la petite division de troupes françaises que Charles V
avait envoyée au secours de son parent, le comte de
Blois, comme Edouard III avait agi dans l'intérêt de
Jean de Montfort.
Jeanne de Penthièvre était revenue dans le duché,
4oi
afin de bannir les incertitudes de son époux : la pré-
sence de cette femme énergique précipita la marche
des événements; le comte de Blois subissait sans mur-
murer le despotisme de ce caractère altier. L'armée
chargée de défendre les intérêts de ce prince établit
son camp, en juillet 1 364, sous les rempartsdeJosselin,
dont Beaumanoir était gouverneur : deux mois se pas-
sèrent en, escarmouches insignifiantes. Chandos ré-
solut de tenter une entreprise plus importante, enle-
ver aux Penthièvre le château d'Aurai,un des boule-
vards de la Bretagne : la place fut investie dansles rè-
gles; mais elle opposa une si vigoureuse résistance, que
l'ennemi fut contraint de replier sa ligne de travail-
leurs et de se tenir sur la défensive. On apprit bien-
tôt que le comte de Blois, ayant levé son camp, mar-
chait au secours d'Aurai avec la totalité de ses forces.
A cette nouvelle, le jeune Montfort, d'un naturel vio-
lent, mais timide, sentit diminuer sa confiance; les
exhortations de Chandos ne produisirent cette fois^
aucun effet: Montfort insista pour que l'on tentât une
seconde fois la voie des négociations : les sires de Mon-
tagu et Duchâtel allèrent de sa part proposer une se-
conde fois au comte de Blois le partage du^uché : ces
envoyés déclarèrent que le désir d'éviter l'effusion du
sang breton était le véritable motif de cette démarche.
La même pensée occupait sans cesse Charles de Blois :
ce prince, extrêmement humain, ne laissait point
passer un jour sans exprimer hautement le regret de
voir tant d'hommes réunis pour défendre sa cause au
prix de leur sang : il accueillit donc gracieusement
les sires de Montagu et Duchàlel. Jean de Beauma-
26
4oa
noir se montrait favorable à ce projet; on remit en
question les premières conditions du partage ; mais
la négociation fut brusquement arrêtée par Tarrivée
de Jeanne de Penthièvre, qui accourut du château de
Josselin, quand elle apprit l'arrivée des messagers de
Montfort au camp de son époux : il fallut céder à ses
cris et renoncer aux flatteuses espérances de voir ter-
miner à l'amiable ce fameux différend. Les envoyés
se retirèrent : on les chargea de porter à leur souverain
la notification du refus de Charles de Blois, accom-
pagnée de l'offre de vider la querelle devant Aurai
par une action générale. Chandos, homme d'une hu-
meur irascible, s'abandonna à des transports décolère
en apprenant la réponse faite aux deux bannerets; car
il regardait la prcjposition du partage comme un
acte (le générosité de la part de Montfort. Le siège
d'Aurai fut repris avec une nouvelle ardeur par le
géfiéral anglais : en peu de jours les habitants, res-
serrés (le pjiis en plus, allaient se voir réduits à ca-
pituler fiute (le vivres, lorsqu'ils aperçurent, du
hauLsde hnir remparts les colonnes ducomtede Blois
(|tii arrivait à leur secours : ce prince, ayant quitté
Lîuivaux le u8 s(»pt(Mnbre 1 364 , commit la *feute ^^
priindnî iifici inauvaistî direction en se mettant dans
la iiéc(\s:îil(» (U* franchir le bras du Morbihan.
Ktî a|)i)r<»nant ra[)pr()clie(le l'ennemi, Chandos sor-
tir (les liii[n(»s (Mal)lies devant Aurai, et vintse poster
(M travers des landes (pie le comte de Alois devait
n('îccssaireineiit lrav(îrs(T pour arriver à Aurai : les
(l(Hïx arrné(»s ne tardèrent pas d'être en présence;
elles s'înT(Hèrent spontanément, retî^nues en quelque
4o3
façon par une force invisible : Tinstinct national
agissait évidemment sur ces masses de Bretons. Beau-
manoir ne le cédait en bravoure à aucun de ses com-
patriotes, il avait montré en mille circonstances ce
mépris de la vie dont tous les chevaliers de cette époque
faisaient une sorte de parade; mais l'ardeur guerrière
dont il était enflammé ne Tempéchait pas d'écouter
la voix de la raison : cédant à un mouvement patrio-
tique, le maréchal de Bretagne, le héros du combat
des Trente, franchit le Morbihan et alla droit au
général anglais : « Noble Chandos, lui dit-il, ne pour-
rions-nous pas empêcher que des gens nés et nourris
sur la même terre se massacrent entre eux : les deux
rangs opposés renferment des frères, des amis qui,
au sortir de la bataille, déploreront leurs exploits ou
plutôt leurs fureurs; l'intervention d'un homme de
votre rang, de votre caractère, pourrait empêcher ces
flots de sang de couler. » Ces magnanimes paroles
ne touchèrent point le cœur de l'Anglais ; il répon-
dit brusquement : « Toute espèce d'arrangement est
devenue désormais impossible. » — « Au moins, reprit
Beaiimanoir, qu'il me soit permis de payer de ma per-
sonne dans cette malheureuse journée : je suis pri-
sonnier sur parole, les lors de la guerre me défendent
de combattre si licence ne m'est octroyée; obtenez
pour moi, je vous supplie, d'être délié momentané-
ment de mon serment. » Chandos comprit mieux ce
langage ; il courut demander cette faveur : « Je la lui ac-
corde, répondit Montfort, mais il n'exercera point de
commandement, sa bannière ne sera point déployée,
et il redeviendra mon prisonnier, quelle que soit
36.
4o4
d*ailleurs l'issue de l'action. » Beauroanoir souscrivit
à ces dures conditions, et les accepta même comme
une grâce, ^'estimant trop heureuK de pouvoir exer-
cer son courage.
Nous avons donné dans la vie de Bertrand Dugues-
clin les détails circonstanciés de cette fameuse ba^
taille d'Aurai, qui décida du sort de la Bretagne, en
affermissant irrévocablement la couronne ducale sur
la tète du comte de Moritfort. Nous avons dit com-
ment Charles de Blois, le personnage le moins bel^
liquetix de ce siècle, mourut les armes à la main
comme un héros. Jean de Beaumanoir, armé d'une
forte hache, fit des prodiges de valeur : aucun écuyer
ne portait sa bannière devant lui, aucun panache ne
flottait sur son casque : on l'eût pris pour un simple
écuyer; mais ses terribles coups le faisaient recon-
naître. Il faisait partie de la phalange au centre de
laquelle marchait le comte de Blois : cette division
se composait de ce que le parti de Penthièvre comp-
tait de plus vaillant : elle formait une ceinture de
fer autour du prince, et après la défaite des deux ailes
ce corps eut à supporter le poids de toute l'armée
anglaise : chacun de ces illustres preux, voulant au
prix de leur vie défendre* celle du prince, avait à
tenir tète à deux , trois ou quatre assaillants. Jean de
Kergorlai, aussi ardent que tout autre, se voyant en-
veloppé par un gros d'ennemis, se mit à crier : A mon
aidcj preux de Bretagne : Be^wmiuioirj qaijaisait des
mains, non loin de là, lui répondit dans le même sens
que Geoffroy du Bois lui avait répondu au combat des
Trente : Kergorlai, aide-toi, et Dieu f aidera.
4o5
I^a victoire d'Aurai jeta dans les fers Duguescliu
et une foule de bannerets, fidèles soutiens d'une
cause perdue sans retour : Jean de Beaumanoir n'es-
saya point de fuir le champ de bataille : sa parole
l'enchaînait au sort du rival de Charles de Blois, il
vint reprendre ses fers. On l'enferma le snrlendemain
dans le château d'Aurai , dont les troupes de Mont*
fort s'emparèrent aisément après la dispersion de l'au-
tre armée; sa captivité ne fut pas de longue durée.
Au premier bruit de la catastrophe d'Aurai , Charles V
s'empressa d'envoyer en Bretagne l'archevêque de
Rheims, pour proposer en son nom, au comte deMont-
fortjUn arrangement définitif avec la veuve de Char-
les deBiois, son parent : le prélat déclara que le roi
était décidé à mettre toutes les ressources de la France
au service de cette princesse. En effet , on ne tarda pas
d'apprendre qu'une armée de trente mille hommes ,
commandée par le maréchal, était aux portes de Ren-
nes : cette nouvelle causa un grand effroi au jeune
Montfort. Chandos et les autres généraux essayèrent
vainement de le rassurer : le vainqueur d'Aurai^n-
Donça l'intention formelle d'entrer en négociation afin
de jouir en paix de la possession du duché : rempli
de cette pensée, il ordonna sur-le-champ de mettre en
liberté Beaumanoir, dont il connaissait l'esprit coçi-
ciliateur, et le chargea de porter des paroles de paix
à Jeanne de Penthièvre. Cette princesse, accablée par
la douleur, éprouva néanmoins une vive satisfaction
en revoyant Beaumanoir dans une pareille circons-
tance ; elle le chargea spécialement de défendre les inté-
rêts de ses enfants, et lui confia des pouvoirs illimités.
4o6
Des conférences s'ouvrirent à la fin de mars i365,
dans la ville de Guérande , en dépit d'Edouard III , de
Chandosyde Cavsrerley, et des autres généraux anglais,
qui voyaient avec un extrême regret la concorde renai*
tre dans ce pays de Bretagne ^ que leurs soldats avaient
ravagé pendant vingt-cinq ans à la faveur des troubles
enfantés par les prétentions des deux compétiteurs,
fieaumanoir dirigea ces conférences avec une habileté
surprenante : après des débats assez vifs, le traité défini-
tif fut signé le i a avril : Jean de Montfort, quatrième du
nom, fut solennellement reconnu duc de Bretagne (i) ;
Jeanne conservait le titrede duchesse et le riche comté
de Pentliièvre(LambalIe, Quentin, Montcontour, Ju-
gon, etc.); le dernier article déclarait les trois fils de
Charles de Blois habiles à succéder au comte de Mont-
fort, dans le cas où ce prince mourrait sans laisser de
postérité. Beaumaçoir avait reçu mission du roi de
France d'insister pour que Diiguesclin, fait prisonnier
dans les landes d'Âurai, fut mis à rançon : Montfort
se récria, et voulait refuser; il fallut recourir aux me-
naces pour obtenir l'élargissement du terrible Ber-
trand : cette circonstance unit d'une amitié éternelle
le vainqueur de Cocherel et le héros du combat des
Trente.
([) La Bretagne n*eut pas trop à se féliciter que le sort des armes
lui eût donné pour souverain Jean de Montfort ; car pendant trente ans
ce prince compromit le pays par ses caprices, par sa fourberie et sur-
tout par laffection outrée ({u'il montrait pour les Anglais : cette affec-
tion ne tenait nullement à un sentiment de reconnaissance inhérent à
son caractère, puisqu'il se montra le plus ingrat des hommes à Fé-
gnrd d'Olivier de Clisson, cpii, dans la grande journée d'Aurai, avait fait
autant pour lui que Chandos et les autres généraux d'Edouard lU.
4o7
Beaumanoir venait déjouer, dans le traité de Gué-
rande, un rôle capable de lui donner une grande iii«
fluence auprès du souverain; cependant il ne voulut
point en user, et refusa uiéme de garder la dignité de
maréchal de Bretagne, dignité qui le mettait en posi-
tion de commander aux gens de guerre et de compo-
ser les garnisons des places fortes : il désirait rester
fidèle à son parti , quand même ce parti n'existait plus :
un homme de cœur comme lui ne pouvait pas aban-
donner légèrement ses affections politiques; d'ailleurs
Montfort ne tenait pas une conduite propre à lui
concilier l'amour de ses sujets, et encore moins à ra-
mener ses anciens ennemis. Ce prince affectait, en
quelque façon d'accorder aux Anglais une préférence
exclusive : les gens de son service intérieur venaient
de Londres ou de Carlisle; une compagnie d'archers
anglais formait sa garde habituelle; il marchait cons-
tamment escorté par ces soldats étrangers. Chandos,
Cawerley , Robert Kenolles, Felton , Croquart, et une
foule d'autres officiers anglais , avaient reçu dans le
pays des dotations en terre; ils y faisaient bâtir à
grands frais des habitations somptueuses et fortifiées
en même temps, etcesdifférents travaux s'exécutaient
par les mains d'ouvriers venus d'outre-Manche. La
femme de Montfort, fille d'Edouard 111, ne voulait être
servie que par des femmes anglaises, et n'adoptait
que des tissus anglais pour ses ajustements. Ce ridi-
cule engouement pour des étrangers, déjà fort détestés,
devait blesser à bon droit la nation la plus suscep-
tible du continent. Beaumanoir avait été, dans une
occasion des plus éclatantes, le champion de cette na-
4o8
tion bretonne que des imprudents voulaient mainte-
nant humilier; il devait en partager tous les ressenti-
ments : le séjour du pays lui devint insupportable , il
s'en exila volontairement, et se rendit en Touraine au-
près du roi Charles Y, dans Tespérance que le mo-
narque lui fournirait les moyens d'occuper sa valeur.
Il ne fut pas seul à prendre cette détermination; un
ancien historien dit à ce sujet : « La Bretagne se vida
alors de ses plus vaillants hommes. » En efFet, une
foule de guerriers abandonnèrentle duché, guidés par
les mêmes motifs. Nous avons vu dans la vie d'Olivier
de Clisson que cet impétueux capitaine, profondé-
ment blessé de la préférence que Jean de Montfort
accordait à Chandos, avait témoigné sans détour son
mécontentement et s'était détaché de la cause de ce
prince : le roi de France accueillit avec empresse-
ment ses offres de service. Clisson menait à sa suite
Tleux Rohan , le sire d'Avaugour, Tanneguy Duchâ-
tel , Olivier de Cadoudal , Pierre de Lanvaux. D'un
autre côté , Bertrand Duguesclin , dont Charles V ve-
nait de payer la rançon , avait entraîné sur ses pas
plusieurs centaines de chevaliers ou écuyers, tous
mortels ennemis du nom anglais : on distinguait
parmi ces Bretons, Yves de Rohan, Maurice du Parc,
Charruel, Jean du Bois, Pierre Kerimel, Amaury de
Fontenay, Jean de Raguenel, Lanvallai, Goëtquen.
Beau manoir exerçait dans le duché un ascendant
proportionné à sa position; une foule de vassaux,
d'arrière- vassaux et même d'artisans, s'offrirent pour
lui faire cortège et s'attacher à sa fortune : il les en
dissuada et ne voulut emmener que des écuyers établis
4o9
dans ses domaines ou d anciens compagnons d'armes;
à ce dernier titre plusieurs combattants du Chêne de
Mi-voie le supplièrent de leur laisser prendre rang
dans sa chevauchée : les plus empressés furent Guii*
laume de Montauban, Geoffroy de la Roche, Alain
de Kerenrais, Guillaume de la Lande, Geoffroy de
Mellon , Gu i de Rochefort , et Guillaume de la Marche,
parent de l'ancien maréchal.
Charles Y s'était établi en Touraine , dans le but
de se rapprocher de la Bretagne et de se tenir prêt i
faire exécuter, par la force des armes, les divers arti-
cles du traité de Guérande : un de ces articles disait
queJean de Montfort viendrait rendre foi et hommage
de vassal à son suzerain le roi de France. Montfort,
excité par Chandos, essaya pendant longtemps de se
soustraire à cette cruelle obligation ; cette résistance
fut de courte durée. Personne n'ignorait que le nou«
veau souverain delà Bretagne était fort accessible tfux
menaces; Charles V ne manqua pas de recourir à
ce moyen : dès ce moment, les difficultés s'aplani-
rent, et Montfort vint au château de Montbazon, dans
les derniers jours de l'année i365, et rendit l'honi-
mage exigé par la constitution féodale. *
C'est dans ce même château de Montbazou où.
Beau manoir vint trouver Charles Y vers les premiers
mois de Tannée ]366 : il n'y parut pas seul, isolé
comme un proscrit, il se présenta au roi de France
accompagné d'une brillante chevauchée. Quelque
temps après eut lieu la fameuse expédition de Cas-
tille, dont le véritable but était de délivrer le royaume
de France de la présence des MalandrioSi dont aucune
4io
puissance ne pouvait arrêter les dévastations. Nous
avons dit, dans la vie de Bertrand Duguesclin , com-
ment ce grand homme parvint à délivrer le pays de
la présence des Tard-VenaSy en conduisant ces hôtes
dangereux en Espagne, sous prétexte de précipiter
du trône de Castiiie Pierre le Cruel, et de lui enlever ses
trésors. Des princes du sang, dejj feudataires, des cheva-
liersdehaut parage, (uie centaine de bannerets bretons
excités par le seul désir d'acquérir de la gloire, deman-
dèrent à Duguesclin de les admettre dans les grandes
compagnies; car personne n'ignorait que don Pèdre,
sachant le péril qui le menaçait, avait contracté une
-étroite alliance avec les Maures de Grenade, et tous
les chevaliers brûlaient de se mesurer avec les musul-
mans : rien ne leur paraissait plus glorieux que de
combattre les ennemis du nom chrétien. Beaumanoir
devait ressentir le même désir, cependant il n'accom-
pagna pas les Tard-Venus en Espagne, et ne fit pascette
mémorable campagne; l'histoire n'en dit pas le mo-
tif. Charles V, qui avait apprécié son habileté lors du
traité de Guérande, s'opposa sans doute à son départ
pour employer ses talents d'une autre manière; en
effet, on voit l'ancien maréchal de Bretagne député
vers Charles le Mauvais par le roi de France , afin de
le contenir dans le devoir; car ce fourbe, voyant Du-
guesclin et les meilleurs généraux de son beau-frère,
s'éloigner du royaume pour passer en Espagne, se
montrait fort disposé à rompre le traité signé après
la bataille de Cocherel : la cour d'Angleterre l'exci-
tait en secret à reprendre les hostilités, lui promet-
tant de le soutenir par l'envoi successif de soldats.
/m
Charles le Mauvais, dévoré du désir de nuire, prêta
Toreille à ces insinuations et fit des dispositions pour
recevoir les troupes étrangères à Pont-Aiidemer et
dans plusieurs forteresses. Charles V, très-alarmé des
dispositions hostiles que montrait le roi de Navarre,
au mépris de la convention récemment conclue^ dé-
pécha vers lui le sire de Beaumanoir en le chargeant
d'employer tous les moyens pour empêcher une rup-
ture de ce côté : des pleins pouvoirs furent remis au
négociateur.
Beaumanoir se rendit à Évreux ; les deux cents hom-
mes d'escorte qui l'accompagnaient ne purent dépasser
la première enceinte du château que Charles le Mau-
vais habitait dans le voisinage de cette ville : il fran-
chit seul les ponts-levis, et pénétra sans effroi dans
cette formidable demeure, où lant de victimes avaient
été enterrées vivantes. La garde ordinaire du Navar-
rais se composait d'un ramas de bandits, tirés de
toutes les nations, gens féroces et qui ne reculaient
devant aucun forfait ; ils eu commettaient même con-
tre la volonté de leur maître. Parmi eux se trouvaient
encore les scélérats qui, quinze ans auparavant,
avaient assassiné le connétable Jean de la Cerda : il
fallait traverser les rangs de ces affreux sicaires pour
arriver jusqu'à la personne du prince, dont le nom
seul inspirait un juste effroi. L'envoyé du roi de
France connaissait parfaitement le caractère de
l'homme dont il s'agissait de déjoqer les dangereux
projets : il savait que le Navarrais l'emportait sur
Montfort en pusillanimité, et que dans maintes cir-
constances la peur lui avait tenu lieu de vertu. L'an-
4i2
née précédente Duguesclin y assistant clans un des
faubourgs de Paris aux conférences qui amenèrent
la paix générale, avait dit au Navarrais , dont il
connaissait la fourberie: tf Prince, je vous conjure
d*étre religieux observateur de vos promesses, sans
cela vous aurez certes le loisir de vous en repentir. »
Ces paroles, prononcées d'une voix terrible^ suf-
firent pour obtenir de Charles le Mauvais une prompte
soumission aux volontés du roi son beau-frère. Beau-
manoir mit en usage le même moyen, sans songer au
péril qui l'environnait. Le prince nia le fait dont la
voix publique l'accusait touchant ses relations se-
crètes avec la cour d'Angleterre; il s'en disculpa hau-
tement , et déclara que sa volonté n'avait jamais été
de livrer les places fortes du comté d'Évreux aux
ennemis du royaume : l'envoyé de Charles V gou-
verna si bien ce caractère indocile , qu'il en obtint
plus qu'on n'espérait d'abord. Le Navarrais consentit
à ce que des soldats français formassent la moitié
des garnisons de ses places fortes, en exceptant néan-
moins le château où il résiderait. Beaumanoir s^em-
pressa de mettre à exécution cette clause importante ,
et, pour empêcher le fourbe de se rétracter, il de-
manda au roi l'autorisation de demeurer en Norman-
die, afin de veiller sur ses démarches. Charles Y goûta
fort cet avis; et, voulant témoigner sa satisfaction au
négociateur, il lui donna le commandement en chef
d'un corps de quatre mille hommes, lequel devait
rester en observation sur la lisière du comté d'Évreux.
Beaumanoir remplit si bien sou office durant deux
années , que Charles le Mauvais y bloqué en quelque
4i3
façon dans sa demeure, ne pouvait changer de lieu
sans être suivi de l'œil par le général français; fati-
gué de cette perpétuelle obsession, il abandonna dé-
finitivement la Normandie, et se retira-dans ses États
de Navarre, au pied des Pyrénées. L'éloignement .
de ce dangereux vassal laissa respirer Charles V :
Edouard III ne pouvait rien tenter de sérieux sur les
côtes de l'ouest du moment où il ne pouvait plus
compter sur l'appui de son meilleur auxiliaire. Beau-
manoir fut rappelé à Paris (iSGq); le roi l'admit avec
empressement dans le conseil supérieur, lequel avait
mission de rétablir l'ordre au sein des provinces et
d'organiser l'administration intérieure de l'État : les
hommes les plus éclairés du pays composaient ce
conseil supérieur.
Pendant que Charles V, secondé par des serviteurs
dévoués, s'efforçait de réparer les désastres que l'in-
curie du roi Jean avait occasionnés, des événements
extraordinaires se passaient au delà des Pyrénées :
Duguesclin, trahi par la fortune, victime de la présomp-
tion des princes castillans , tombait au pouvoir des An-
glais auxiliaires de don Pèdre : la nouvelle du malheur
arrivé à Bertrand répandit l'effroi en France et dans
le duché. Charles V ne fit pas difficulté, malgré le mau-
vais état de ses finances, d'acquitter la rançon du vail-
lant capitaine. Nous avons dit comment le héros bre-
ton distribua aux autres prisonniers l'argent qu'on
lui avait remis pour se racheter des mains du jeune
Edouard: cettelouable charité le mettait dans la cruelle
nécessité d'aller reprendre ses fers : toute la Bretagne
tressaillit de crainte, en apprenant la dure extrémité
i^^^
oii se trouvait le héros qui faisait sa gloire. Beauma-
noir, plus ému que tout autre, fit un appel à la gé-
nérosité des principaux tenanciers : ils y répondirent
avec enthousiasme : une foule de bannerets, d'écuyers,
de châtelaines, de bourgeoises, de marchands voulu-
rent concourir, selon leurs moyens, à rendre la liberlé
à Duguesclin. L'histoire n'a pu conserver tous les
noms, elle cite ceux des sires de Beaumanoir, de La-
val, de Rohan, de Chateaubriand, de Tintiniac, de
Serent, de Dinan et de Penhouet. Le grand homme
sut reconnaître ce bienfait en volant à de nouveaux
triomphes : son bras vigoureux précipita du trône
une seconde fois l'odieux don Pèdre, et assura irrévo-
cablement la couronne sur la tête de Henri de Trans-
tamare. Mais d'autres soins ne tardèrent pas de le
rappeler en France. Charles V, attaqué derechef
par Edouard III, réclamait à grands cris son ap-
pui; il lui remit Tépée de connétable, en le chargeant
de sauver le royaume d'une nouvelle invasion. C'est
alorsque Duguesclin commença ces quatre campagnes
de 1 370,7 1 , 72t et 73, dont le résultat fut la conquête
du Poitou, du Maine, de l'Aunis, de la Guyenne, du
Périgord, delà Gascogne, et l'expulsion totale des An-
glais du territoire. Beaumanoir fut un des lieutenants
de Duguesclin dans ces brillantes expéditions : on le
voit secondant son illustrecompatrioteaux combats de
Chizai, de Pontvallain et de Bressuire, aux sièges de
ïhouars, de Montconlour et de Saint-Sever : com-
mandant une division soldée de Bretons, il prit en
quelques jours Saintes, Saint-Maixent et Saint-Jean-
d'Angely. Au combat de Chizai, Beaumanoir contribua
/ii5
d'une manière particulière au gain de la journée, puis*
qu'il battit et fit prisonnier Robert de My ton, qui était
sorti de la forteresse à la tête de la moitié de sa gar*
iiison, avec l'intention de prendre en queue Dugues-
clin, occupé en ce moment à soutenir le poids des deux
divisions anglaises commandées par Hampton et Jean
d'Évreiix, frère de Charles le Mauvais. La défaite de
Robert de Myton étant consommée, Reaumanoir s'é-
lança vers Chizai, rompit les chaînes du pont-levis et
pénétra dans l'intérieur de la place : il courut hisser
lui-même sur le rempart le drapeau français; à l'as-
pect de cet étendard, Duguesclin comprit le succès
décisif que son lieutenant venait d'obtenir, il le fit
remarquer à ses soldats; ceux-ci, remplis d'enthou-
siasme, redoublèrent d'efforts, et finirent par briser
tous les obstacles.
Au sortir du combat de Chizai, Beaumanoir fut
chargé par le connétable d'aller soumettre Lusignan
et la Roche-sur-Yon, deux foiteressesdu premierordre:
la Roche-sur-Yon se rendit à la première sommation^
mais le gouverneur de Lusignan, se fiant à la hauteur
de ses murailles et à l'admirable position de la ville,
annonça l'intention de se défendre. Reaumanoir fit
aussitôt les apprèls de l'escalade : lui et les siens mon-
traient une telle ardeur, que les habitants, épouvantés,
ne voulurent pas courir le risque d'être pris d'assaut,
et forcèrent le gouverneur à capituler. La conquête
de ces deux places termina cette campagne de 13747 si
glorieuse pour les armes de France.
Edouard III, désespéré des revers essuyés dans le
Poitou et dans la Saintonge, fit de vives instances au-
4i6
près de JeaiideMontfort,son gendre, pour le détermi-
ner à rompre sa neutralité : le duc, qui nourrissait une
haine profonde contre la France, se laissa toucher par
les supplications du monarque anglais, et unit étroi-
tement ses intérêts aux siens. La chevalerie bretonne
vit d'un très-mauvais œil ce projet d'alliance; lesban-
nerets les plus dévoués au comte Montfort lui adres-
sèrent d'énergiques observations; on les méprisa; et
l'imprudent sejeta franchement dans les bras de TAn-
gleterre : le châtiment nesefit pas attendre longtemps;
Duguesclin fut chargé de l'infliger: le connétable entra
subitement dans le duché accompagné d'un corps de
troupes, amenant, enqualité de premier lieutenant,
le sire de Beaumanoir. L'ancien maréchal de Breta-
gne, en rentrant dans ce pays pour y combattre Mont-
fort, se trouvait dans son droit, car il n'avait jamais
reconnu ce prince pour souverain; sa ligne politique
était nettement dessinée : aucun scrupule ne pou*
vait l'arrêter; il se fit donc un devoir de seconder le
mieux possible les opérations du connétable. Le duc,
abandonné par ses sujets, n'ayant pour défenseursque
des soldats mercenaires, ne put tenir nulle part, fut
expulsé du pays, et se retira auprès de son beau-père,
qui jura de le rétablir en peu de temps dans ses
États; ceci n'était pas une vaine promesse. Une qua-
trième armée d'invasion sortit des ports d'Angleterre
pour s'élancer sur la France; elle marchait sous la con-
duite du duc de Lancastre, et devait commencer par
menacer sérieusement Paris, et, en cas d'échec, percer
au travers de la Beauce et de la Touraine pour aller
gagner la Guyenne. Dès que le prince anglais eut fait
4i7 >^
les premiers pas sur le territôtirey il se ^tafi^éter par "^
le patriotisme des habitants : Charles Y, nullement
effrayé^ s'empressa de rappeler Duguesclin, en lui près- *
crivant délaisser la moitié de ses forces dans la Breta-
gne, afin de continuer l'occupation : le connétable
laissa ces deux divisions soiis le commandemetit de
Beaumanoir^ le jugeant plus digne qu'aucun, autant
par son habileté que par sa blratourt^rfe remplir cette
haute mission. Le duché vécut dans une tranquillité
parfaite durant uoé atiliée ëtilière, sous l'administra-
tion paternelle et vigilante de Beaumanoir; la mort
vint l'atteindre âU mbtnent où l'édit de tàinion de
Charles V allait opérer une sorte de révolution. Le
héros du combat des Trente expira dans le mois de
septembre 1378, et ptifteéda AU tombeau, de deux awi *
seulement Bertrand Duguesclin, son glorieux ami. Le
nom de Beaumanoir lesl encofte m)jbUlid*hiii un des
plus populaires et des plus honorés par 1^ habitants
de la Bretagne.
TABLE DES MATIERES
CONTENUES DANS LE TOME TROISIÈME.
JACQUES DE LA MARCHE,
CONNÉTABLE DE FRANCE ,
SURNOMMÉ LA FLEUR DES CHEVALIERS.
LIVRE PREMIER.
Jacques de la Marche va défendre TempiiH: grec contre les Turcs,
— Rentré en France , il prend part à la querelle de Blois et de
Montfort x
LIVRE II.
Jacques de Bourbon chasse les Anglais des proyinces du Midi, —
Bataille de Crécy (i346) 36
LIVRE III.
Jacques de la Marche arrête les progrès des Anglais. — Mort de
Philippe de Valois 88
LIVRE ÏV.
Jacques de Bourbon est nommé connétable. —Bataille de Poî*
tiers 99
LIVRE V.
Le Comte de la Marche sort de captivité. — II livre aux Tard-Venut
le combat de Briguais. «- Sa mort • • . . i44
TABLV» " «4i9
enguerând vu, sire de gougi,
NARéCEUL DB FR4NCK.
LIVRE PREMIER.
Papi.
Notice sur la maison de Gouci. — Enguerand fait ses premières
armes contre les paysans de la Jaquerie. — Il se rend à Lon-
dres comme otage du roi Jean. — Il y épouse la fille ainée
d'Edouard III , et reçoit le collier de la Jarretière. — Il rentre
en France à la trêve de 1374. — Il se met à la tête de quarante
mille hommes pour aller disputer rhéritage de sa mère à Léo-
pold, duc d'Autriche. ^ Campagne de 1875 en Alsace et en
Suisse
'V
LIVRE IL
Le sire de Couci entre au service de France, refuse Tépée de con»
nétable et la fait donner à Olivier de Clisson. — Campagne de ^
i3oo contre l'Angleterre. — Enguerand va en Italie au secours ^
de Louis d'Anjou 204 *
. LIVRE III.
Enguerand de Couci accompagne l'amiral Jean de Vienne en ^
Ecosse. .- 11 pénètre dans le nord de l'Angleterre , et y porte t
la terreur. — Campagne de Gueldre. — Enguerand de Couci
refuse l'épée de connétable après la disgrâce de Clisson 944
UVRE IV.
Le sire de Couci accompagne le comte de Nevers dans son voyage
de Hongrie. .- Il taille en pièces un corps de vingt mille Turcs.
— Bataille de Nicopolis. — Nouveaux détails sur cette fameuse
journée. — Le sire de Couci est blessé et fait prisonnier. — Il
meurt dans les fers • . . • • 37$ ' \
Liste des chevaliers tués ou faits prisonniers à la bataille de Poi-
tiers, telle qu'on la trouve dans Avesbury , p. aSa 333 *
Autres Listes extraites des Annales d'Aquitaine , par Boachel»
4aO TiiBLE.
Pages,
quatrième pirtie; •— répétées par Thibeaudetu tUos son His*
foire du Poitou » deuxième partie , preuves 335
Éclaircissement!* sur le véritable lieu de la bataille de Poitiers.. • 34o
Description de l'armure de Jacques de la Marche, telle«qu*elle est
conservée au Musée d'artillerie, sous le n» 71, sur le rang d«
droite 34S
Lignée descendante de Jacques de la Marche • 347
Seconde branche de la maison de Soiirl>oo 36i
Notice sur Jean de Beaumanoir et sur le combat des Trente. . . 377
FIN DE LÀ. TABLE.
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YORK PUBLIC LlflRARY
ERBWCB DBFARTMBNT
under no eirotiiiistao4»e« to be
Bû from the Buiidîa4
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