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Full text of "La ville blanche; Alger et son département"

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JEAN  MKLIA 


La 

Ville  Blanche 

Alger 

et  son  département 


ClNQL'lfîMf:    ÉDITION 


PARIS 

LIBRAIRIE     PLOK 

PLON-NOURKlï  ET  C-,  IMPRIMEURS-ÉDITEUHS 

8.    RUE    GARANGIKRE     -     t)  ^ 

ToHH  droits  réservée 


JEAN  MELIA 


LA  VILLE  BLANCHE 


ALGER  ET  SON  DÉPARTEMENT 


PARIS 

LIBRAIRIE     PLON 

PLON-NOURRIÏ  ET  G*%  IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8,    RUE    GARANCIÈRE    —   6* 


Tous   droits   réservés 


Copyright  1921   by  Flon-Nourrit  et  C'*. 
Droits  de  reproduction  et  de  traduction 
réstryés  pour  tous  pays. 


ANNEX 


I9Z/ 

A 


PAULETTE  MÈLIA 


Nos  yeux  se  sont  ouverts  sur  le  plus  divin  des  paysages  : 
celui  d'Aller  s' épanouissant  dans  la  splendeur  lumineuse 
de  ses  blanches  maisons  qui,  du  [haut  des  vertes  collines, 
semblent  descendre  en  flots  pressés  dans  l'azur  de  la  mer. 
C'est  ainsi  que  dans  l'inaltérable  et  cher  ébiouissement  dont 
nos  prunelles  furent  inondées  dès  le  premier  instant,  nous 
aurons  jusqu'à  l'heure  suprême,  au  plus  haut  point,  le 
culte  de  la  beauté  donnant  naissance  à  tous  les  rayonnements 
de  l'âme  et  à  tous  les  transports  de  l'esprit. 

Un  immense  bonheur  est  donc  en  nous  d'être  nés  dans  la 
ville  où  la  clarté  du  jour  parsème  une  poussière  d'or  et  où 
les  nuits  ont  la  transparence  d'une  insaisissable  et  mysté- 
rieuse étoffe  tissée  par  les  étoiles. 

Ce  bonheur-là  ne  peut  disparaître  parce  que,  pétri  dans 
l'harmonie  de  la  nature,  il  se  rajeunit  sans  cesse  avec  Vaube 
qui  monte  dans  le  ciel  souriant,  avec  les  fleurs  qui  s'ouvrent 
dans  toutes  les  saisons,  avec  l'air  si  embaumé  qu'on  dirait 
que  partout  traînent  des  jonchées  de  jasmins  et  de  roses,  et  si 
doux  et  si  pur  que,  pour  emprunter  un  mot  à  Gustave  Flau- 
bert, il  empêche  même  de  mourir. 

C'est  notre  privilège  d'avoir  senti  nos  âmes  s'embellir  de 
toute  la  contemplation  d'un  horizon  de  lumière,  de  la  moire 


II  LA   VILLE    BLANCHE 

méditerranéenne  flamboyant  de  pourpre  ou  d'argent  à  toute 
heure  du  jour^  des  jardins  scintillant  de  toutes  les  couleurs , 
des  campagnes  surchargées  de  toutes  les  fleurs  des  arbres 
fruitiers  et  tout  embaumées  du  parfum  des  orangers. 

Ni  la  plage  sonore  de  la  mer  de  Sorrente,  ni  les  ensorce- 
lants rivages  de  la  Grèce^  ni  les  odorants  ombrages  de  Chio 
ne  valent  les  bords  limpides  et  chantants  de  notre  Nord  afri- 
cain, ni  leurs  voisinages  semés  de  bouquets  de  pins  et  cou- 
verts de  joyeux  et  merveilleux  buissons. 

Quel  cri  heureux  avait  Eugène  Fromentin  lorsqu'il  cons- 
tatait qu'il  avait  les  montagnes  à  sa  fenêtre  et  les  aloès  à  sa 
porte  :  «  J'ai  toute  l'Afrique  autour  de  ma  maison!  »  Toute 
cette  Afrique  est  également  autour  de  nous,  c'est  la  terre 
féconde  et  riche  qui  étonne  par  le  déploiement  de  sa  prodi- 
gieuse activité  et  par  les  incessants  miracles  de  son  abon- 
dance, car  rien  n'égale  l'endurance  ni  l'acharné  labeur  de 
tous  ses  habitants. 

Cette  Afrique  du  Nord  qui  fut  jadis  l'aride  nourricière 
des  lions,  leonum  arida  nutrix,  charme  aujourd'hui  par 
Vopulence  de  ses  produits,  par  le  commerce  de  ses  villes,  par 
le  bonheur  prospère  de  ses  villages.  C'est  l'œuvre  de  nos 
colons,  —  aidés  de  nos  indigènes,  —  agriculteurs  accourus 
des  belles  provinces  françaises  et  de  tout  le  bassin  méditer- 
ranéen, soldats  de  la  pioche,  hé? os  de  la  charrue,  en  guerre, 
tout  d'abord,  contre  la  cruauté  malsaine  de  la  nature  et  la 
pestilence  du  sol. 

Ainsi  par  l'incomparable  exemple  de  nos  aînés,  par  l'ef- 
fort incessant  des  générations  présentes,  nous  avons  cons- 
cience d'être  les  continuateurs  des  anciens  maîtres  du  monde. 
Rome  porta,  dans  les  cités  maritimes  de  ce  Nord  africain, 
l'essor  de  son  trafic,  et,  sur  les  terres,  sa  science  agricole. 
Dans  la  suite,  les  ports  furent  dévastés,  les  champs  anéantis, 
mais  les  ports  et  les  champs  ressuscitent  aujourd'hui,  le  pré- 


A    PAULETTE   MÉLIA  m 

sent  se  noue  au  passé,  les  ruines  de  pierre  ne  sont  pas  dépa- 
rées par  le  voisinage  des  pierres  qui  édifient. 

A  la  beauté  des  choses  mortes  s'allie  dans  un  décor  unique 
la  beauté  des  choses  modernes ^  si  bien  qu'on  ne  pourrait,  par 
exemple,  détruire  ce  qui  reste  des  aqueducs  romains  de 
l'Oued  Bellah  et  de  Bled-Bacora,  près  de  Cherchell,  sans 
nuire  au  spectacle  harmonieux  de  ces  monts  qui  font  V orgueil 
du  paysage,  de  ces  vignes  qui  font  la  richesse  de  ce  pays. 
Les  Romains  furent  de  grands  constructeurs;  ne  le  sommes- 
nous  pas  également,  là  même  où  ils  ont  laissé  de  si  puissants 
vestiges  ? 

Heureux  ceux  qui  sont  nés  et  ceux  qui  vivent  sur  nos 
bords  africains,  car  nous  vivons  tous  les  temps  :  il  semble, 
en  effet,  que,  dans  le  passé  glorieux  que  nous  ressuscitons 
sa7is  cesse,  nous  foulions  la  pourpre  même  des  épiques  Césars. 
Nos  cœurs  s'exaltent,  nos  esprits  se  rappellent,  nous  sommes 
les  contemporains  de  Marius  et  de  Juba,  dans  tous  les  lieux 
où  s'étale  un  grandiose  amoncellement  de  colonnades  et  d'arcs 
de  triomphe,  où  les  souvenirs  fleurissent  parmi  les  ruines 
jusqu'en  l'épanouissement  des  roses  grimpantes. 

Tout  le  génie  latin  revit  maintenant  sur  ces  rives  sous  la 
protection  française,  c'est  maintenant  la  France  qui  modèle 
ce  pays  à  son  image  et  qui  y  crée  une  tradition.  Tous  ceu^ 
qui  y  habitent,  quelles  que  soient  leur  race  et  leur  religion, 
sont  ses  enfants;  il  n'est  plus  en  ce  Nord  africain  qu'une 
patrie  possible  :  la  France.  Nous  en  avons  l'orgueil,  nous 
en  avons  l'amour.  Parce  que  nous  vivons  sur  une  terre  jeune 
et  vivace,  de  grands  devoirs  nous  iricombent  et  nous  les 
acceptons  avec  joie,  de  même  que  nos  pères  ont  accepté,  pour 
la  création  des  fermes  et  des  villages,  pour  le  développement 
de  la  culture  et  du  commerce,  pour  le  plu^  éclatant  triomphe 
de  la  France  colonisatrice,  toutes  les  misères  et  toutes  les 
luttes. 


IV  LA    VILLE    BLANCHE 

Nous  sommes  la  plus  grande  France,  c'est  donc  à  nous 
aussi  de  veiller  au  sort  le  meilleur  et  sans  cesse  plus  affermi 
de  la  mère  patrie  et  nous  devons,  aux  bienfaits  dont  elle 
nous  a  comblés,  toujours  répondre  par  un  redoublement 
d'efforts  et  par  une  plus  ardente  volonté  d'être  sans  cesse  à 
côté  d'elle  dans  l'accomplissement  de  son  destin. 

Toute  notre  Afrique  est  aussi  la  France  une  et  indivisible^ 
et,  sans  cette  dernière,  nous  ne  concevons  pas  pour  nous 
d'avenir  possible  :  elle  est  trop  admirable,  elle  est  trop  nobhj 
elle  qui,  durant  cinq  ans,  a  autant  combattu  pour  la  défense 
de  son  territoire  que  pour  la  liberté  du  monde  entier.  De  la 
gigantesque  bataille  elle  est  sortie  victorieuse  mais  meurtrie. 
Laissons  avec  une  filiale  fierté  sur  son  front  radieux  toutes 
les  palmes  de  la  victoire,  mais,  nous  aussi.  Français  d'outre- 
mer, travaillons,  puissamment  et  sans  relâche,  à  guérir 
toutes  ses  blessures,  afin  qu'elle  apparaisse  encore  aux  yeux 
de  l'univers  telle  que  l'avait  entrevue  Michelet,  belle,  harmo- 
nieuse, avec  sa  robe  aussi  blanche,  avec  son  âme  aussi  vaillante. 

Si  donc,  dans  notre  foi  patriotique,  nous  n'avons  besoin 
d'aucun  réconfort  ni  d'aucune  promesse  de  récompense,  car 
nous  nous  donnons  tout  entiers,  sans  arrière-pensée,  tout  au 
moins  désirons-nous  trouver  en  des  regards  amis  et  des 
visages  aimés  la  joie  sincère  qui  devra  naître  du  devoir 
accompli  et  la  claire  espérance  que  nos  efforts  ne  seront  pas 
vains. 

Oh!  ces  regards  amis  et  ces  visages  aimés,  halte  heureuse 
dans  l'intensité  appliquée  de  nos  actions! 

Sois  cette  halte,  enfant,  qui,  demain,  sera  jeune  fille,  c'est- 
à-dire  l'avenir  s' épanouissant  dans  sa  chère  innocence,  doux 
yeux  qui  n'ont  pas  connu  le  mal  et  s'ouvrant,  après  tous  les 
désastres  dont  la  France  a  subi  la  formidable  horreur,  sur 
la  sainteté  de  la  patrie  renaissant  de  ses  cendres,  plus  splen- 
dide  quelle  ne  fut  jamais. 


A    PAULETTE   MELIA  V 

Tu  vivras  dans  un  monde  meilleur;  notre  vieil  univers  a 
besoin  d'un  pur  rajeunissement,  que  ton  virginal  et  frais 
sourire  soit  la  rédemption  de  tout  le  passé  dont  nou^  avons 
souffert  et  la  clarté  céleste  qui  précède  sur  la  route! 

Il  est  bon  que  ce  soit  ton  sourire,  celui  de  la  jeune  Algé- 
rienne à  toutes  ses  sœurs  de  France,  car  ta  terre  natale  est 
appelée,  par  une  organisation  féconde  et  par  les  vertus  de 
toutes  ses  races,  à  être  plus  que  jamais  la  fille  aînée  de  la 
patrie,  la  secondant,  se  fondant  en  elle  pour  toutes  les 
épreuves  et  pour  tous  les  labeurs. 

Voilà  pourquoi  ce  livre  Vest  dédié  :  il  est  l'exaltation  de 
cette  antique  mer  intérieure  qui  forme  le  trait  d'azur  nous 
reliant  à  la  patrie,  la  commémoration  attendrie  de  la  con- 
quête de  1830,  ce  grand  acte  à  la  foi  inspirée  et  qui  assure 
à  la  France  une  autre  éternité,  la  somme  de  toutes  nos  pen- 
sées, de  toutes  nos  impressions,  de  tous  nos  rêves,  de  tous 
nos  désirs  d'une  Algérie  plus  magnifique  encore. 

Notre  âme  s'est  répandue  à  travers  toutes  les  pages  de  ce 
livre  afin  que  notre  terre  natale  soit  comprise  par  tou^  dans 
l'évocation  de  ses  beaux  paysages,  de  ses  vieux  souvenirs 
comme  dans  l'espérance  de  ce  qu'elle  est  en  droit  d'attendre 
du  plus  propice  et  merveilleux  destin,  afin  qu'elle  soit  aimée 
pour  son  soleil  et  ses  étoiles,  ses  fleurs  et  ses  montagnes,  — 
tous  les  trésors  dé  la  nature,  —  et  aussi  pour  son  activité, 
pour  son  travail,  pour  sa  prospérité,  —  tous  les  trésors  de 
l'homme,  —  afin  que  celui  qui  l'a  connue  un  jour  ne  puisse 
plus  se  séparer  d'elle  sans  s'attendrir  à  jamais  dans  ce 
sublime  et  poignant  sanglot  d'Isabelle  Eberhardt  :  «  Tristesse 
profonde,  déchirement  de  quitter  la  sainte  terre  d'Afrique!  » 
Tous  les  autres  continents  ont,  en  effet,  révolu  bien  des 
cycles  ;  l'Afrique  seule  porte  dans  son  sein  un  avenir  éblouis- 
sant déjà  par  tontes  les  promesses  qu'elle  a  tenues,  elle  s'éveil- 
lera à  sa  propre  lumière  plus  incandescente  encore  que  tous 


VI  LA   VILLE    BLANCHE 

les  autres  soleils^  elle  appelle  à  l'action  toutes  ses  races,  elle 
veut  avoir  sa  part  d'existence  en  ce  monde,  elle  peut  êtrej  à 
son  tour  et  dans  les  temps  futurs,  par  son  âme  neuve,  par 
sa  force  et  son  originalité,  le  plus  vigoureux  et  superbe 
continent. 

La  France,  par  son  génie  et  son  amour,  l'aura  poussée 
dans  cet  éclat  de  richesse,  de  bonheur  et  de  gloire.  Quelle 
fierté  en  ressentira  à  jamais  notre  terre  natale,  car  c'est 
en  notre  Algérie  que  tout  d'abord  s'est  miré  le  visage  adoré 
de  la  France! 

Suprême  joie  invincible  espérance,  triomphante  promesse 
de  l'avenir,  tout  vibre,  tout  s'exalte  en  ces  pages.  Prends 
donc  ce  livre,  enfant,  ma  chère  filleule,  dans  tes  mains  de 
tendresse;  élève- le  de  ton  geste  que  rendent  encore  plus  sou- 
riant et  pur  ta  grâce  et  ta  jeunesse,  élève-le  dans  l'azur 
comme  une  offrande  de  reconnaissance  à  la  France  et 
d'amour  à  l'Algérie,  comme  la  plus  délicieuse  et  charmante 
invitation  à  visiter  notre  terre  natale. 

Et  qui  donc  pourrait  se  refuser  à  ton  appel,  jeune  Algé- 
rienne éprise  de  ton  sol  et  dont  toute  la  sincérité  procl  >me 
qu'ailleurs  il  ne  peut  exister  un  ciel  plus  lumineux,  des 
fleurs  plus  parfumées,  de  plus  divins  paysages,  déplus  géné- 
reux efforts  et  de  plus  noble  action,  car  l'Algérie  est  la  terre 
d'inspiration  pour  les  esprits  rêveurs  et  pour  les  âmes  fortes? 

Pays  à  nul  autre  semblable,  avait  aussi  soupiré  Isabelle 
Eberhardt. 


LA  VILLE  BLANCHE 


I 

VERS  LA  VILLE  BLANCHE 

LA    LEÇON    DE    LA    PRESQU'lLE    DE    SIDI-FERRUCH 

Nous  sommes  à  Sidi-Ferruch.  C'est  ici  qu'il  y  a 
quatre-vingt-dix  ans,  sous  le  commandement  du  ge'néral 
comte  de  Bourmont,  débarqua  l'arme'e  française.  La 
mer  est  calme,  la  plage  silencieuse  et  la  baie,  à  l'abri, 
semble  dormir  depuis  toujours. 

On  peut  aller  loin,  à  des  centaines  de  mètres  dans 
la  mer,  sur  le  sable  très  fin.  La  plage  s'e'tend,  en  effet, 
avec  une  paresse  à  laquelle  le  silence  et  le  de'sert  des 
terres  qui  l'environnent  ajoutent  on  ne  sait  quel 
étrange  mystère. 

Celui-ci  n'est,  certes,  pas  fait  de  la  moindre  terreur. 
Il  flotte,  partout,  une  clarté  très  blanche,  parfois  aveu- 
glante qui  dessine  implacablement  le  contour  de 
toutes  les  choses.  Il  règne,  en  ces  lieux,  une  tranquil- 
lité telle  que  l'âme  y  rêve  d'un  repos  infini.  Pourtant 
le  mystère  existe.  C'est  qu'il  y  a  partout,  dans  l'air 
immobile,  ce  silence  qui  fait,  comme  dit  Charles  Bau- 
delaire, qu'on  voudrait  se  sauver.  Il  semble  aussi  que 

1 


2  LA    VILLE   BLANCHE 

les  collines,  qui  se  dessinent  au  loin,  sont  recueillies 
dans  une  grave  attitude  et  écoutent  «  ce  mystère  divin 
que  l'homme  n'entend  pas  -» . 

A  peine,  sur  la  plage,  y  a-t-il  un  vieux  pêcheur  ita- 
lien qui  vérifie  ses  longs  filets.  Il  ne  chante  pas;  on 
dirait  que  la  gravité  des  choses  d'alentour  pèse  sur  sa 
pensée  et  tient  ses  lèvres  closes. 

Le  fort,  qui  domine  la  mer,  demeure,  lui  aussi,  énig- 
matique.  Des  écriteaux  nous  préviennent  qu'il  est, 
sous  peine  d'amende,  interdit  de  pénétrer  sur  les  ter- 
rains militaires  où  il  ne  pousse  d'ailleurs  que  des 
herbes  sauvages,  quelques  marguerites  des  champs 
jaunes  et  blanches  et  dont  la  désolation  muette  aug- 
mente plus  encore  le  calme  environnant. 

Bientôt,  quand  les  chaleurs  de  l'été  rendront  insup- 
portable le  séjour  de  la  ville  proche,  bien  des  familles 
d'Alger  viendront  goûter  la  fraîcheur  de  ces  lieux.  Les 
ébats  des  nageurs,  les  cris  des  enfants,  les  chansons 
des  femmes  peupleront  tous  ces  endroits  de  la  gaité 
saine  des  peuples  nouveaux. 

Sidi-Ferruch  va  devenir  petite  ville  balnéaire,  il  va, 
durant  quelques  semaines,  perdre  sa  face  légendaire, 
mais  pendant  qu'il  en  est  temps  encore,  goûtons  de 
tout  notre  cœur  et  son  silence  et  son  mystère. 

Au  surplus,  que  de  souvenirs  prennent  ici,  impres- 
criptibîement,  leur  vol!  Notre  âme  ne  peut  s'empêcher 
d'une  profonde  émotion  au  rappel  de  l'immortelle 
épopée  que  fut  la  conquête  de  l'Algérie. 

Nous  nous  rappelons  pieusement.  Voici  les  bricks, 
le  Dragon  et  r Alerte,  qui  marchent  en  tête  de  ligne  de 
la  flotte  française;  ils  s'avancent  pour  signaler  les 
sondes.  La  Provence,  le  Breslau,  la  Sur vei liante,  l'Iphi- 
génie,  la   Bidon,  la   Pallas,  la   Gnerrière,  l'Hennine,  la 


VERS   LA   VILLE   BLANCHE  3 

Syrène  viennent  ensuite.  Tous  ces  navires  ont  fait  un 
branle-bas  général  et  sont  prêts  au  combat. 

Mais,  comme  à  l'beure  présente,  la  solitude  et  le 
silence  régnent  sur  les  bords  africains.  Le  mystère 
environnant  qui  empoigne  notre  âme,  déjà,  en  1830, 
l'armée  française  le  ressentit.  Celle-ci  n'aperçoit  que 
les  murs  nouvellement  blanchis  des  dépendances  qui 
entourent  le  tombeau  du  marabout  Sidi-Ferruch. 

Sur  le  promontoire,  aux  rochers  déchirés,  s'élève 
bien  une  tour,  celle  de  Chica,  qui,  peut-être,  va  ouvrir 
le  feu  contre  la  flotte  qui  vient  de  France.  Seulement, 
la  tour,  elle  aussi,  s'enferme  dans  ce  silence,  angois- 
sant, à  la  fin. 

Les  vigies,  du  haut  des  mâts,  scrutent  le  rivage.  Une 
tente  d'Arabes  se  dresse  derrière  un  ravin;  l'amiral 
Duperré,  qui  commande  la  flotte,  ordonne  au  vaisseau 
le  Nageur  d'approcher  plus  avant  et  de  tirer  quelques 
coups  de  canon.  Deux  batteries  turques  lancent  des 
bombes  ;  deux  hommes  du  Breslau  sont  blessés  et  tout 
retombe  dans  le  silence.  C'est  le  soir  du  13  juin. 

La  nature  est  indifférente  à  tous  ces  hommes  de  la 
flotte  française  et  du  pays  africain,  qui,  bientôt,  vont 
s'entre-tuer.  Déjà,  elle  étend  sur  eux  tous  la  douceur 
de  sa  nuit.  Rien  ne  trouble  l'espace  et,  comme  aujour- 
d'hui, la  mer  est  calme,  les  rochers  et  la  plage  dorment 
leur  sommeil  habituel.  Le  rivage  demeure  impassible 
devant  les  canons  des  navires  français,  tournés  contre, 
lui.  Le  mystère  subsiste. 

Le  ciel,  seul,  semble  se  complaire  dans  cette  vaste 
solitude.  Rien  ne  va  déchirer  le  mutisme  nocturne  et, 
pourtant,  c'est  le  débarquement  de  la  flotte  française. 
Les  soldats  s'entassent  sur  les  chalands  et  les  cha- 
loupes, les  officiers  recommandent  le  silence  à  chacun 


4  LA   VILLE    BLANCHE 

et  les  rames  même  des  marins  s'assourdissent  dans 
l'eau.  La  plage,  déjà,  s'emplit  de  conquérants.  Malgré 
tout,  la  terre  africaine  conserve  cet  aspect  mystérieux 
que  nos  yeux  étonnés  lui  découvrent  encore  après  plus 
de  quatre-vingt-dix  ans. 

Mais  l'heure,  sur  ces  lieux,  à  présent,  imposante 
par  un  souvenir  impérissable,  est,  alors,  solennelle  et 
décisive.  C'est  qu'en  abordant  sur  la  plage  énigma- 
tique,  officiers,  marins  et  soldats  ont  l'esprit  empli  des 
mémoires  des  siècles  passés  et  des  noms  les  plus 
fameux  :  Scipion,  saint  Louis,  Charles-Quint. 

Ils  savent  que  la  mère  patrie  attend  d'eux  des  gloires 
nouvelles.  Ils  se  rappellent  que,  quatre  semaines  aupa- 
ravant, lorsqu'ils  quittèrent  Toulon,  tous  ceux  qui 
avaient  assisté  à  leur  départ  s'exclamèrent  en  cris 
d'adieu  :  «  Alger!  Alger!  »  Ils  ont  la  sublime  cons- 
cience qu'ils  vont  donner  à  la  France  un  pays  plus 
grand  et  ouvrir,  au  monde  entier,  les  portes  qui 
mènent  jusqu'au  cœur  du  continent  noir. 

Leur  mission  est  la  plus  belle  qui  soit;  ils  ont  la 
certitude  qu'ils  la  réaliseront  par  leur  mort  même  et 
ils  ont  déjà  fait  le  noble  abandon  de  leur  vie.  La  nuit 
claire  ne  tardera  pas  à  laisser  place  à  l'aurore;  déjà, 
avant  que  le  soleil  se  lève,  officiers,  marins  et  soldats 
ont  conquis  tout  ce  Nord  africain  dans  leurs  cœurs. 

Le  jour  va  paraître.  Après  le  sable  de  la  plage  et  les 
rochers  désolés  de  la  côte,  les  prochains  conquérants 
voient  une  végétation  primitive  et  charmante.  Autour 
du  marabout  de  Sidi-Ferruch,  il  y  a  des  carrés  de  terre 
défrichés,  quelques  jardins,  çà  et  là,  des  arbousiers, 
des  myrtes  sauvages,  de  grands  lauriers-roses;  un  pal- 
mier s'élève,  il  tend  ses  branches  comme  un  espoir. 
Le  soleil  darde  maintenant  ses  premiers  rayons. 


VERS   LA    VILLE    BLANCHE  5 

Le  capitaine  Romphleur  plante  le  drapeau  de  la 
France  au  sommet  de  la  Torre-Chica.  Le  drapeau 
claque  au  vent,  joyeusement;  trente  mille  soldats  sont 
là  qui  l'acclament  sur  la  plage  :  jamais  matin  ne  fut 
plus  glorieux. 

La  Torre-Chica  n'existe  plus  aujourd'hui,  car  sur  le 
promontoire  qui  forme  la  presqu'île  de  Sidi-Ferruch, 
au-dessus  de  laquelle  elle  se  dressait,  a  été  construit, 
dès  1847,  le  fort  qui  domine  encore  à  présent.  Nos 
yeux  se  portent  sur  son  emplacement  :  le  drapeau  de 
la  France  claque  au  vent,  joyeusement,  comme  au 
premier  matin  et  rappelle  les  premiers  souvenirs  de  la 
conquête. 

A  l'entrée  du  fort  est  apposée  une  plaque  de  marbre 
qui  porte  ces  mots  :  «  Ici,  le  14  juin  1830,  par  ordre 
du  roi  Charles  X,  sous  le  commandement  du  général 
de  Bourmont,  l'armée  française  vint  arborer  ses  dra- 
peaux, rendre  la  liberté  aux  mers,  donner  l'Algérie  à 
la  France.  » 

On  ne  peut  se  défendre  d'un  patriotique  attendrisse- 
ment; sur  cette  plage  de  Sidi-Ferruch,  il  n'y  a  rien 
que  le  sable  et  le  silence,  mais  il  n'est  pas  de  pèleri- 
nage plus  émouvant  pour  celui  qui  aime  la  terre  afri- 
caine. 

Sidi-Ferruch!  Ce  nom-  doit  être  à  jamais  populaire; 
il  nous  a  ouvert  la  porte  de  ce  pays  où  se  sont  exaltés, 
épanouis,  fortifiés,  tant  d'initiatives,  d'énergies  et  de 
courages,  il  nous  a  donné  une  plus  grande  patrie. 

Mais  quel  est  ce  nom  que  jamais  notre  cœur  ne 
pourra  oublier?  C'est  celui  d'un  saint  mahométan, 
d'origine  andalouse,  né  en  Espagne,  dont  le  savoir 
était  considérable  et  q^i  avait  été  par  trois  fois  à  la 
Mecque. 


5  LA   VILLE   BLANCHE 

Sans  doute,  Sidi-Ferruch  aurait  toujours  vécu  dans 
son  pays  si  la  catholicité  ibérique  n'avait  pas  dressé 
contre  lui  et  les  siens  des  décrets  dexpulsion.  Alors 
il  voulut  que  son  zèle  et  ses  pieuses  connaissances 
fussent  profitables  à  des  frères  moins  instruits.  Il  s'en 
vint  donc  dans  l'Afrique  du  Nord,  choisit  pour  lieu 
d'habitation,  —  parce  qu'elle  était  pauvre  et  nue  dans 
sa  beauté  si  sablonneuse,  —  cette  presqu'île  qui  porte 
son  nom;  il  pourrait  ainsi  vivre  souvent  loin  des 
hommes,  n'ayant  que  la  mer  pour  spectacle,  que  le 
silence  pour  méditation  et  que  Dieu  pour  pensée. 

Mais  une  légende  s'établit  presque  aussitôt,  tant  il 
est  vrai  que  l'imagination  des  hommes  a  besoin  de 
choses  surnaturelles.  On  crut  rapidement  que  c'était 
au  retour  d'un  pèlerinage  à  la  Mecque,  que  la  tem- 
pête, après  avoir  fait  faire  naufrage  à  tous  ses  com- 
pagnons, avait  rejeté,  seul,  Ferruch,  sur  les  rochers. 
C'était  à  Dieu  que  ce  dernier  devait  son  salut  miracu- 
leux, il  devenait,  du  coup,  celui  que  le  Prophète  pro- 
tégeait et  son  prestige,  ainsi,  devait  s'accroître  sur 
tous  les  cœurs. 

Comme  aujourd'hui,  la  presqu'île  n'avait  pour  habi- 
tants que  de  simples  pêcheurs.  Sidi-Ferruch  ne  leur 
demanda  ni  maison  ni  nourriture;  il  logea,  en  effet, 
dans  une  crique,  et,  pour  tous  aliments,  les  dunes  lui 
fournirent  leurs  plantes,  la  mer,  ses  coquillages;  mais, 
de  ces  pêcheurs,  il  sollicita  Tattention  et  l'âme. 

Il  y  avait  aussi  des  bergers  qui  venaient  conduire 
leurs  troupeaux  aux  abords  de  la  plage,  là  où  la  terre 
permettait  la  croissance  des  herbes,  et  Sidi-Ferruch 
s'adressa  également  à  eux. 

C'était  un  auditoire  primitif  que  ces  bergers  et  ces 
pêcheurs.  Ceux-ci  crurent  en  leur  marabout  si  riche 


VERS   LA  VILLE   BLANCHE  7 

de  savoir,  qui  daignait  pieusement  partager  toutes 
leurs  misères,  et  ils  s'en  allèrent  porter  partout  sa 
renommée,  si  bien  que  la  presqu'île  devint  désormais 
un  lieu  de  pèlerinage.  Le  dey  lui-même  désira  con- 
naître ce  saint  dont  s"éprenaient  tous  ses  sujets;  il 
l'appela  dans  son  palais,  mais  Ferruch  refusa  ce  grand 
honneur.  Le  dey  alla  donc  le  voir  dans  sa  retraite 
et  cette  démarche  augmenta  plus  encore  la  répu- 
tation du  saint. 

Un  événement  survint  qui  établit  définitivement  le 
pouvoir  surnaturel  de  Sidi-Ferruch.  Un  bateau  espa- 
gnol s'était  approché  de  la  côte  et  un  marin,  du  nom 
de  Rouko,  était  descendu  à  terre.  Il  vit  Ferruch 
endormi  sur  la  plage;  et,  sans  même  chercher  à  savoir 
qui  il  était,  il  le  fit  captif  et  l'emmena  dans  son  bateau. 
C'était  à  la  tombée  de  la  nuit.  Les  marins  espagnols 
mirent  le  cap  sur  Carthagène;  mais  ils  virent,  au  lever 
du  soleil,  qu'ils  n'avaient  pas  changé  de  place.  Ils 
s'étonnèrent  :  Ferruch  leur  fit  tout  simplement  savoir 
qu'ils  ne  pourraient  pas  naviguer  tant  qu'ils  ne  l'au- 
raient pas  rendu  à  terre.  Rouko  débarqua  donc  Fer- 
ruch sur  la  presqu'île. 

Une  deuxième  nuit  se  passa,  mais  le  voilier  demeu- 
rait immobile.  Rouko  alla  trouver  Ferruch  et  récri- 
mina amèrement;  le  saint  se  contenta  de  répliquer  que 
l'on  avait  gardé  ses  sandales  et  que  ce  n'était  qu'après 
qu'on  les  lui  aurait  rendues  que  le  bateau  pourrait 
reprendre  sa  route.  Rouko  vérifia  le  fait  :  les  sandales 
de  Ferruch  étaient  à  bord  et  il  alla  les  lui  rendre. 

Déjà  le  vent  commençait  à  souffler  et  le  voilier  se 
balançait;  alors  les  yeux  de  Rouko  se  dessillèrent,  son 
esprit  s'illumina.  C'était  certainement  à  un  miracle 
qu'il  assistait;  la  grâce  du  prophète  pénétra  dans  son 


8  LA   VILLE   BLANCHE 

âme.  Rouko  refusa  de  suivre  ses  compagnons  et  il 
implora  Ferruch  pour  qu'il  l'acceptât  près  de  lui, 
comme  serviteur.  Il  abjura  son  ancienne  religion,  et 
devint,  à  son  tour,  un  saint  mahome'tan.  On  l'appela 
Sidi-Rouko. 

Sidi- Rouko  fut  le  compagnon  fidèle  et  dévoué  de 
Sidi-Ferruch  et  la  mort  même  ne  les  sépara  pas.  L'an- 
cien marin  espagnol  expira  à  la  même  heure  que  son 
maître  en  Mahomet  et  on  les  ensevelit  l'un  à  côté  de 
l'autre.  «  N'étaient-ils  pas,  proclamèrent  les  bergers  et 
les  pêcheurs,  comme  les  dents  du  même  peigne?  » 

Plus  rien,  aujourd'hui,  ne  demeure  de  ce  qui  fut 
leur  tombe.  Sur  l'emplacement  de  cette  dernière 
s'élève  le  fort,  mais  le  paysage  dans  lequel  vécut  Sidi- 
Ferruch  est  encore  le  même  :  la  nudité  de  la  terre  se 
recouvre,  comme  en  son  temps,  lorsque  passe  le  vent, 
d'une  couche  de  sable,  les  vagues  de  la  mer  mordent 
l'âpreté  des  rocs,  de  pauvres  pêcheurs  font  sécher 
leurs  filets  au  soleil  et  des  bergers  mènent  leurs 
chèvres  brouter  l'herbe  qui  croît  dans  les  dunes. 

Nous  pouvons  rêver  aux  lieux  mêmes  où  Sidi-Fer- 
ruch attarda  ses  pieuses  méditations  et  contempler 
l'immensité  qu'il  se  plaisait  à  considérer  comme 
l'œuvre  la  plus  parfaite  de  Dieu.  C'est  sur  tel  rocher 
qu'il  s'assit  aux  heures  du  soir,  pour  prolonger  sa 
contemplation;  l'infini  revêtait  toutes  les  couleurs  et 
s'embrasait  de  mille  feux,  de  partout  à  la  fois,  avant 
que  la  nuit  dispensât  la  mélancolie  de  ses  longs  voiles. 

L'extase  était  au  cœur  de  Sidi-Ferruch.  Nous 
n'avons  pas  la  même  croyance  que  lui,  car  les  motifs 
nous  font  défaut  pour  pénétrer,  jusqu'au  fond,  la 
pure  sublimité  qui  exaltait  et  lui  rendait  plus  chères 
ses   méditations,   là,  sur   ces   rochers  où  nous   nous 


VERS   LA   VILLE    BLANCHE  9 

asseyons  aussi,  sous  ce  même  ciel  qui  nous  couvre, 
devant  cette  mer  qui  expire  à  nos  pieds  avec  le  même 
murmure  que  lorsqu'elle  mourait  aux  siens,  mais 
nous  pouvons  avoir  les  mêmes  regards,  la  même  âme 
que  lui  pour  ce  qui  concerne  la  beauté  de  ces  lieux. 

Il  y  a  là  une  harmonie  que  magnifie  une  parfaite 
simplicité.  Ces  rochers,  si  bas,  sont  bien  faits  pour  la 
mer  étale,  et  il  est  propice  que  la  stérilité  environ- 
nante éloigne  le  commerce  bruyan-t  des  hommes.  Ce 
sable  si  fm  a  certainement  des  affmités  avec  le  silence 
même,  ce  silence  qui  surprit  les  soldats  français  en 
1830,  et  qui  règne  encore  à  présent,  comme  à  l'époque 
de  Ferruch.  Toute  cette  baie,  toute  cette  presqu'île 
inculte  sont  bien  faites  pour  y  vivre  une  vie  d'ana- 
chorète. Ferruch  pouvait,  à  toute  heure,  y  converser 
avec  son  Dieu. 

Dans  cette  immobilité  qui  fait  de  ces  lieux  comme 
un  désert  du  monde,  il  semble  que  la  prière  soit  plus 
fervente  et  s'élève  plus  sereinement.  Ces  rivages  ont 
ainsi  la  majesté  des  choses  solennelles,  le  cadre  y 
convie,  le  décor  exalte;  la  fleur  mystique,  qui  demeure 
indéracinablement  au  fond  de  toutes  les  âmes,  peut 
trouver  là  le  bain  divin  dans  lequel  elle  s'épanouira  et 
embaumera  plus  que  jamais. 

Et  voici  que,  par  un  rappel  logique  des  mémoires 
évanouies,  nous  revivons  le  premier  dimanche  que 
l'armée  française  passa  sur  ces  Jjords  africains.  C'était 
le  20  juin  1830.  La  veille,  nos  soldats  avaient  vaincu 
sur  la  plaine  toute  proche  de  Staouéli.  Sur  le  promon- 
toire de  Sidi-Ferruch,  non  loin  de  fendroit  où  le  saint 
mahométan  reposait  dans  la  paix  sublime  de  son  Dieu, 
près  du  marabout  aux  murs  nouvellement  blanchis  et 
qui  brillaient  comme  d'invincibles  espoirs  aux  cœurs 


10  LA   VILLE    BLANCHE 

des  adeptes  du  Coran,  pour  la  première  fois,  fut  pro- 
clamée la  grandeur  de  l'Évangile. 

Un  autel  fut  improvisé  ;  il  se  composait  de  quelques 
planches  sur  deux  tonneaux,  mais  il  avait  pour  voûte 
le  ciel  même  et  pour  espace  toute  la  promesse  d'un 
continent  nouveau.  Quelle  émotion  dut  ressentir  l'au- 
mônier qui  officia  durant  cette  première  messe  ! 

Tous  ceux  qui  inclinaient  leurs  fronts,  au  geste 
auguste  de  ses  mains,  savaient  que  la  conquête  allait 
être  pénible.  Ils  savaient  aussi  que  les  populations 
qu'il  leur  faudrait  combattre  étaient  guerrières  et  sans 
pitié,  que  celui  qui  deviendrait  leur  prisonnier  subirait 
mille  tourments  avant  sa  mort.  Ils  n'ignoraient  pas, 
non  plus,  qu'ils  auraient  à  vaincre  la  nature  même  et 
que  celle-ci  allait  soulever  contre  eux  les  pestilences 
de  ses  marais,  les  fièvres  de  ses  cours  d'eau  à  demi 
desséchés  et  tous  ses  brûlants  soleils  et  toutes  ses  nuits 
humides. 

Mais  ils  entendaient  encore  vibrer  à  leurs  oreilles  le 
cri  qui  avait  retenti  à  l'instant  de  leur  départ  de  Tou- 
lon :  «  Alger!  Alger!  »  Ils  se  répétaient  ce  cri-là  dans 
leur  cœur  avec  la  même  violente  émotion  que  les 
marins  de  Christophe  Colomb  clamaient  le  mot  de 
«  Terre!  Terre!  »  lorsqu'ils  virent  enfin  à  leurs  yeux 
s'éveiller  les  rivages  du  monde  promis. 

Toute  la  France  voulait  la  conquête  de  l'Algérie,  il 
ne  fallait  pas  que  ce  désir  se  changeât  en  amère  désil- 
lusion :  les  soldats  se  juraient  de  le  réahser.  C'étaient 
leurs  suprêmes  instants  qu'ils  commençaient  déjà; 
leurs  âmes  s'ouvraient  ainsi  davantage  aux  prières 
de  l'aumônier. 

L'autel  avait  beau  être  primitif  et  humble,  sa  sim- 
plicité se  magnifiait  d'une  grandeur  incomparable,  les 


VERS    LA    VILLE   BLANCHE  41 

murmures  de  la  prière  avaient  pour  accompagnement 
divin  la  chantante  harmonie  des  vagues  qui  mouraient 
sur  la  plage.  Le  prêtre  eut  un  geste  ample;  sa  béné- 
diction s'étendit  sur  l'armée  à  genoux,  sur  la  mer  au 
bout  de  laquelle  la  patrie  haletait  dans  l'impatience  de 
la  nouvelle  de  la  victoire,  sur  la  terre  que  le  silence 
enveloppait  et  qui  semblait  prolonger  par  delà  les  mon- 
tagnes le  mystère  de  la  presqu'île. 

Mais  nos  âmes  citadines  sont  impuissantes  à  sup- 
porter plus  longtemps  l'éclat  de  la  mer  et  le  silence  de 
la  presqu'île.  Il  monte,  de  tout  ce  repos  des  éléments, 
un  étrange  accablement.  On  a  cette  surprenante  sen- 
sation des  solitudes  illimitées  dont  parlait  Guy  de 
Maupassant,  lorsqu'ennuyé  par  la  tour  Eifiel,  il  quit- 
tait Paris  et  même  la  France,  et  attendait,  hors  du 
port  de  Cannes  qu'un  léger  souffle  du  large  poussât 
son  yacht,  couvert  de  toile,  vers  la  côte  italienne. 

Cet  accablement,  cette  sensation  deviennent  d'un 
poids  trop  lourd  pour  nos  âmes  des  villes.  Adieu,  Sidi- 
Ferruch,  rocs  dénudés  qu'ont  étreints  les  serres  des 
aigles  de  la  victoire,  sable  fin  sur  lequel  le  baiser  allongé 
de  la  mer  effacera  jusqu'à  la  trace  de  nos  pieds  de 
passants  afin  de  te  garder  ta  beauté  immuable,  coin  de 
terre  stérile  qui,  pourtant,  sus  frémir  au  débarquement 
de  milliers  de  soldats,  au  point  de  féconder  à  jamais  la 
plus  glorieuse  épopée  dont  puisse  s'enorgueillir  la 
mémoire  française.  Si  nous  te  quittons  d'un  pas  léger, 
si  nous  te  sourions  en  nous  retournant,  pour  te  regar- 
der une  dernière  fois,  presqu'île  qui  t'avances  si  fer- 
mement dans  la  mer,  comme  pour  aller  au-devant  de 
l'histoire,  c'est  que  nous  sommes  certains  que  nos 
cœurs  ne  t'oublieront  jamais. 

Nous  gravissons  les  pentes  de  la  plage;  le  sable  se 


12  LA    VILLE   BLANCHE 

mêle  encore  à  la  poussière  et  la  blancheur  fait  de  la 
route  un  long  ruban  immaculé.  Sur  un  tertre  carré  où 
croissent,  à  tout  hasard,  des  herbes,  des  fleurs  des 
champs,  se  dresse  une  humble  colonne  qui  porte  ces 
seuls  mots  :  «  Camp  français,  1830,  limite  est.  » 

Nous  aimons  l'éloquence  de  cette  brièveté.  Au  sur- 
plus, il  est  beau  que  cette  colonne  soit  si  simple;  il 
suffit  qu'elle  s'impose  par  la  grandeur  de  tout  ce 
qu'elle  évoque  en  nos  esprits.  Ces  champs  ont  vu  se 
dresser  sur  eux  les  tentes  de  nos  soldats,  ils  ont 
entendu  le  bruit  de  leurs  armes  et  les  refrains  joyeux 
de  leurs  chansons  :  c'est  ici  que  reposa  l'armée  fran- 
çaise qui  devait  donner  à  la  France  un  monde  nou- 
veau. 

Cette  colonne  revêt  maintenant  à  nos  yeux  une 
noblesse  tragique.  Tout  autour  d'elle,  çà  et  là,  il  pousse 
des  coquelicots  qui  semblent  des  taches  de  sang  et  ce 
sont  vraiment  des  taches  de  sang,  car  c'est  ici  que 
moururent  nos  premiers  soldats;  leur  mort  a  fécondé 
la  terre. 

Plus  loin,  une  même  colonne,  seulement  un  peu 
plus  haute,  enseigne  :  «  Route  de  Sidi-Ferruch  ouverte 
par  l'armée  française,  1830.  »  Derrière  elle,  se  trouve 
la  gare  et,  comme  nous  lisons  l'inscription,  un  chant 
vient  jusqu'à  nous,  c'est  celui  de  quelques  travailleurs 
de  la  voie  ferrée. 

Ceux-ci  sont  de  solides  gaillards,  aux  cheveux  noirs, 
au  teint  bruni  par  le  soleil.  Ils  ont  quitté  leurs  pale- 
tots pour  avoir  les  mouvements  plus  libres;  le  col 
de  leur  chemise  est  entr'ouvert  et  les  manches  sont 
retroussées  jusqu'après  les  coudes.  Leur  peau  se  dé- 
couvre tiède  et  saine;  leurs  cœurs  sont  sans  soucis. 
Ces  travailleurs  chantent  joyeusement;  ils  ne  sont  pas, 


VERS   LA   VILLE   BLANCHE  43 

comme  nous,  obsédés  par  les  souvenirs  d'autrefois 
dont,  pourtant,  ces  lieux  sont  tout  remplis,  ils  sont 
sans  regards  sur  le  passé.  C'est  que,  dans  leur  labeur 
même,  est  en  germe  tout  l'avenir. 

Il  est  utile  que  ces  travailleurs  ne  songent  qu'à  ce 
qui  sera  demain;  l'activité  féconde,  elle  aussi,  doit 
s'élancer,  par  delà  tous  les  souvenirs.  D'ailleurs,  ils  ne 
sont  pas  ingrats  envers  ceux  qui,  avant  eux,  passèrent 
aux  mêmes  endroits,  car  ils  ont  beau  être  insouciants 
et  chanter,  ils  continuent,  sous  une  autre  forme, 
l'œuvre  des  soldats  conquérants  ;  c'est  la  plus  magni- 
fique manière  d'honorer  ces  derniers. 

Ils  posent  des  rails  ;  ils  ouvrent  ce  pays  à  des  pros- 
pérités nouvelles;  leurs  instruments  épais  résonnent 
dans  l'air.  Le  choc  est  sourd,  les  travailleurs  rivent  les 
longues  barres  :  ce  sont  comme  des  veines  qu'ils  font 
courir  sur  la  surface  du  sol.  Un  sang  nouveau  va 
courir,  grâce  à  eux,  et,  ce  sang,  ce  sont  tous  les  pro- 
duits, toutes  les  richesses  de  la  terre.  Qui  dira  la  poésie 
féconde  des  travailleurs  des  voies  ferrées? 

Les  soldats  de  4830  se  reconnaîtraient  en  eux.  Ils 
avaient  vaincu  par  le  fer;  par  le  fer,  aussi,  triomphent 
ces  travailleurs.  La  lutte  n'est  plus  pareille,  elle  ne 
s'adresse  heureusement  plus  à  des  semblables,  mais  à 
la  nature  même  :  ainsi,  la  force  et  le  génie  de  l'homme 
agrandissent  son  domaine  et  maintenant,  c'est  pacifi- 
quement que  f  œuvre  de  la  France  se  poursuit  sur  la 
terre  africaine. 

Toute  la  plaine  de  Staouëli  s'étend  à  nos  regards. 
Elle  est  verdoyante  par  tous  les  pampres  de  ses  vignes, 
elle  est  blonde  par  toutes  les  nappes  que  forment  ses 
champs  de  céréales,  elle  est  bigarrée  et  charmante  par 
tous  ses  tapis  de  culture;  le  cœur  s'y  sent  à  l'aise  : 


U  LA   VILLE   BLANCHE 

c'est,  en  ve'rité,  le  prolongement  de  la  mère  patrie. 

Notre  contemplation  embrasse  toute  cette  étendue 
jusqu'à  la  hauteur  de  Dély-Ibrahim.  Les  souvenirs 
renaissent;  pourquoi  les  chasserions -nous?  Notre 
amour  pour  l'Algérie  nous  a  conduits  ici,  à  un  cher 
pèlerinage;  nous  sommes  les  cœurs  épris  de  tout  ce 
qui  est  à  présent,  mais  aussi  de  tout  ce  qui  fut  au- 
trefois. 

Ce  qui  fut,  en  ces  lieux,  au  matin  du  24  juin  1830, 
ce  fut  un  combat  sanglant.  Trente  mille  musulmans 
luttèrent  avec  courage;  ils  furent  culbutés  par  les  divi- 
sions des  généraux  Berthezène  et  Loverdo.  Mais,  à  ce 
nouveau  succès  de  nos  soldats,  il  fallait  la  victime 
la  plus  expiatoire  :  le  jeune  lieutenant  de  grenadiers 
au  49^  de  ligne,  Amédée  de  Bourmont,  fils  du  général 
en  chef,  s'élançait  vers  l'ennemi  à  la  tête  de  sa  section, 
trois  balles  l'avaient  déjà  touché,  une  quatrième  l'attei- 
gnit à  la  poitrine.  Des  grenadiers  le  portèrent  sur  un 
sac  à  distribution,  au  camp  de  Staouëli,  dans  la  tente 
du  général  Loverdo. 

Amédée  de  Bourmont  sentait  qu'il  allait  mourir,  mais 
il  avait  une  grande  fierté  :  comme  les  héros  antiques, 
il  était  frappé  par  devant.  Il  tendait  les  bras  à  un  ami 
accouru  à  l'annonce  de  la  tragique  nouvelle  et  lui  disait, 
en  souriant  :  «  Embrasse-moi,  c'est  le  plus  beau  jour 
de  ma  vie.  *  11  lui  faisait  toucher  du  doigt  l'endroit 
sanglant  par  où  disparaissait  toute  sa  jeunesse  en  fleur 
et  il  lui  disait  encore  :  «  Elle  est  bien  placée,  elle  est 
près  du  cœur,  cette  blessure  reçue  pour  la  France  et 
pour  le  roi.  -» 

La  douleur  étreignait  les  assistants;  seul,  l'agonisant 
ne  pleurait  pas  :  il  savait  que  sa  mort  n'était  pas  inu- 
tile. Son  père  fut  prévenu.  Lorsque  les  soucis  de  la 


VERS   LA   VILLE    BLANCHE  15 

guerre  lui  en  laissèrent  l'instant  si  attendu,  il  courut 
vers  son  fils,  il  s'attrista,  mais  l'agonisant  lui  rappela 
qu'il  était  le  chef  et  qu'un  chef  ne  devait  jamais  s'at- 
tarder à  pleurer;  seulement,  il  le  pria  :  «  Écrivez 
à  ma  mère,  consolez  mes  sœurs.  t> 

La  bataille  ne'cessitait  le  commandant  de  toutes  les 
troupes;  le  comte  de  Bourmont  embrassa  son  fds  et  se 
rendit  où  l'appelait  son  devoir  de  soldat,  il  ne  devait 
plus  revoir  son  enfant.  Celui-ci  fut  transporté  au  camp 
de  Sidi-Ferruch  et  ne  tarda  pas  à  expirer  près  de  ses 
amis,  mais  loin  des  siens. 

Meurs  donc,  jeune  officier!  Tu  n'as  pas  vécu  des 
années  infécondes,  tu  as  succombé  dans  ton  enthou- 
siasme et  ta  fraîche  illusion.  Toi  aussi,  tu  avais  quitté 
la  France  dans  toute  l'ardeur  de  donner  à  ton  pays 
une  nouvelle  gloire,  tu  avais  accepté  le  salut  de 
ceux  qui  t'avaient  crié  en  te  quittant  :  «  Alger,  Alger  1  » 
Cette  ville-là,  il  ne  t'était  pas  réservé  de  la  prendre, 
tu  expirais  avant  l'heure,  au  seuil  du  grand  rêve  de  la 
victoire. 

Ton  jeune  sang  coula,  sans  plus  tarder,  comme  si  ta 
patrie  avait  hâte  d'en  arroser  le  vieux  sol  africain 
pour  marquer  le  grand  serment  que  jamais  elle  n'aban- 
donnerait ces  champs  où  tu  mourais.  C'est  ton  prin- 
temps qui  fut  offert  en  holocauste  à  la  conquête.  Elle 
est  venue,  toute  la  gloire  que  ton  ardeur  voulait  donner 
à  ton  paysl  Ta  fin  est  émouvante,  mais  tu  n'as  pas 
voulu  qu'on  la  déplore. 

Sois  fier  dans  la  mémoire  qui  te  survit  :  ta  mort  est 
une  de  celles  qui  font  ta  patrie  immortelle  !  Cette  fierté- 
là,  nous  la  ressentons  encore  aujourd'hui  pour  toi,  pur 
héros,  dont  nous  ne  savons  que  le  nom,  qu'aucune 
image  ne  rappelle  à  nos  yeux.  Ton  père  aussi  la  res- 


46  LA   VILLE   BLANCHE 

sentit  dès  le  premier  instant  de  ta  disparition  et  elle 
lui  donna,  plus  encore,  la  volonté  de  vaincre.  Il  s'em- 
parait d'Alger  quelques  jours  après  ta  mort. 

Elle  est  tienne  ainsi,  cette  ville  que  tu  avais  tant 
souhaité  de  voir.  Tu  peux  l'aimer  dans  l'infini  où  tu  es 
maintenant.  Sais-tu  qu'un  poète  a  écrit  d'elle,  que  ses 
jours  sont  de  soleil  et  ses  nuits  de  diamant?  Apprends 
qu'elle  est,  de  nos  jours,  l'une  des  plus  belles  et  des 
plus  prospères  de  ta  patrie,  que  tout  le  territoire  dont 
elle  dépend  est,  comme  on  Ta  dit,  le  plus  riche  joyau 
de  notre  empire  colonial.  Pour  tout  cela,  tu  devais  suc- 
comber; non,  ta  mort  n'a  rien  de  triste! 

Le  cœur  d'Amédée  de  Bourmont  fut  embaumé  dans 
un  coffret.  La  révolution  de  Juillet  était  survenue,  le 
général  en  chef  résignait  son  commandement  d'Afrique, 
il  prenait,  comme  son  roi,  le  chemin  de  l'exil.  Il  s'em- 
barqua sur  le  brick  de  commerce  autrichien  VAmatis- 
simo,  emportant  avec  lui  le  coffret  et  aussi  le  cercueil 
de  son  fils. 

Le  général  de  Bourmont  fut  déposé  à  Gibraltar.  Le 
cercueil  du  jeune  héros  fut  transporté  en  France,  mais 
la  calomnie,  aussi,  avait  fait  une  route  pareille.  On 
racontait  que  le  général  en  chef  avait  pillé  à  son  profit 
le  trésor  de  la  Casbah  d'Alger.  A  Marseille,  les  agents 
de  la  douane  ouvrirent  le  cercueil  que  le  capitaine 
Gagrizza,  de  V Amatissimo,  venait  de  leur  confier.  Ils 
voulaient  y  découvrir  l'or  arabe  qu'y  avait  caché, 
disait-on,  le  comte  de  Bourmont. 

C'était  la  plus  horrible  profanation;  seuls,  protes- 
.tèrent  des  étrangers,  les  marins  du  brick  autrichien. 
Amédée  de  Bourmont  était  encore  tourmenté  par  delà 
sa  mort. 

De  tout  cela,  il  ne  reste  qu'un  tragique  souvenir;  la 


VERS   LA   VILLE   BLANCHE  47 

postérité  a  effacé  la  calomnie  et  ne  se  souvient  qu'avec 
reconnaissance  du  général  en  chef^  qu'avec  tendresse 
du  jeune  héros,  Amédée  de  Bourmont. 

Où  donc  ce  dernier  est-il  enterré?  Notre  piété  l'ignore 
et  n'en  est  pas  curieuse;  il  peut  dormir  quelque  part 
sous  la  terre  de  France  pour  laquelle  il  avait  combattu, 
mais  nous  savons,  nous,  que  sa  vraie  tombe  est  dans 
le  cœur  de  tous  ceux  qui  aiment  cette  Algérie  si  pros- 
père aujourd'hui  et  dont  la  prospérité  exigea  le  sacrifice 
de  tant  de  jeunes  et  vaillantes  existences. 

Notre  pèlerinage  à  Sidi-Ferruch  n'aurait-il  que  le  mé- 
rite de  l'évocation  de  tous  ces  souvenirs,  cette  évoca- 
tion est  la  plus  réconfortante.  Elle  suscite  le  rappel  de 
tous  les  courages  contre  des  adversaires  à  la  noblesse 
virile  desquels  il  est  honorable,  pour  les, vainqueurs, 
de  rendre  hommage  ;  de  toutes  les  volontés  qui  se  sont 
attaquées  à  des  ennemis  plus  dangereux  encore, 
comme  les  maladies  et  comme  les  fièvres;  de  toutes 
les  énergies  qui  se  sont  ruées  au  défrichement  du  sol 
et  qui  ont  fait  de  ce  Nord  africain  un  grenier  de  la 
France,  un  jardin  du  monde.  Ils  sont  venus,  là,  sol- 
dats et  pionniers.  Jamais  ils  n'ont  désespéré  de  la  rude 
œuvre  à  accomplir,  ils  ont  connu  toutes  les  misères  du 
iour  présent,  toutes  les  anxiétés  des  lendemains,  ils 
ont  persévéré  dans  leur  devoir. 

La  guerre  de  1914-1918  a  créé  un  trouble  profond 
dont  la  trace  se  fera  longtemps  sentir  :  il  s'agit  de  la 
France  à  faire  renaître  de  ses  blessures  et  à  maintenir 
sans  cesse  au  premier  rang  des  nations.  Eh  bien!  que 
tous  ceux  dont  l'àme,  pour  la  résurrection  de  la  patrie, 
a  besoin  de  réconfort,  aillent  comme  nous,  en  pèleri- 
nage, à  la  presqu'île  de  Sidi-Ferruch!  Le  silence  même 
les  inspirera.  N'est-ce  donc  rien  que  ces  souvenirs  de 


18  LA   VILLE   BLANCHE 

courage  et  de  patiente  ténacité?  Ils  constituent  le  plus 
sublime  enseignement.  Ces  âmes  que  la  vieille  Europe 
oppresse  dans  ses  lourds  trépignements  retrouveront 
ici  la  jeunesse  promise  à  leur  éternité;  elles  redevien- 
dront plus  fortes  à  l'évocation  de  tous  ceux  dont  la  vie 
ne  fut  pas  inutile. 

Elles  sentiront,  en  elles,  se  développer  le  désir  de 
l'action  et  la  vie  va  les  reprendre  dans  son  cours  bien- 
faisant en  leur  montrant  ce  que  Thomme  a  déjà  fait, 
tout  ce  qui  est  encore  à  faire  pour  le  bien  d'ici-bas. 
Ces  âmes  reprendront  goût  à  l'existence  et  ainsi,  avec 
une  nouvelle  vaillance  et  un  viril  enthousiasme,  elles 
se  mettront  à  l'unisson  pour  participer  à  l'effort  com- 
mun, à  la  glorieuse  tâche  de  replacer  la  France  dans 
sa  plus  lumineuse  et  belle  prospérité.  Après  avoir> 
pour  sa  défense,  donné  à  la  métropole  ses  enfants  et 
son  sang,  l'Algérie  lui  donnera  encore  une  des  preuves, 
—  si  française  d'ailleurs,  —  du  travail  acharné  et  de 
rindomptable  espérance.  Dans  Tacquittement  de  notre 
reconnaissance  à  la  mère  patrie  et  pour  l'éternel  témoi- 
gnage de  l'amour  que  nous  lui  vouons,  après  le  lot 
d'action  sanglante  et  meurtrière,  il  y  a,  en  effet,  la 
part  morale  non  moins  sincère,  non  moins  féconde. 
Ainsi  nous  aurons  donné  à  la  France  le  meilleur  de 
nous  tous  et  nous  le  lui  donnerons  encore  plus  que 
jamais,  car  la  vie  algérienne  recèle  plus  de  trésors  que 
l'imagination  populaire  en  concevait,  en  1830,  enfermés 
dans  la  Casbah  d'Alger. 

Ces  trésors  s'étalent  partout  ici;  ils  s'épanouissent 
dans  l'harmonie  qui  se  fait  de  plus  en  plus,  si  magni- 
fique et  si  touchante,  parmi  toutes  nos  races,  ils  fleu- 
rissent dans  la  charmante  impétuosité  de  toutes  nos 
jeunes  générations,  ils  éclatent  dans  l'âme  algérienne 


VERS  LA   VILLE   BLANCHE  19 

qui  n'est  qu'une  face,  parmi  les  plus  ardentes,  de  l'âme 
française,  et  ils  ondulent  aussi  avec  la  grâce  des  blés^ 
ils  coulent  avec  le  sang  des  vignes,  ils  se  dressent  avec 
l'opulence  des  minerais.  Tout  cela,  sous  un  ciel  bleu 
qui  permet  l'essor  à  tous  les  rêves,  dans  une  intensité 
dont  le  charme  est  fait  de  tout  l'e'clatde  l'Orient.  Il  n'y 
a  pas  d'âmes  anémiées  dans  notre  splendide  et  vivante 
Algérie;  toutes  s'exaltent  et  vibrent  à  la  plénitude  de 
l'existence,  la  terre  est  belle,  il  est  bon,  il  est  sain,  il 
est  utile  de  vivre  ! 
Voilà  ce  que  célèbre  la  presqu'île  de  Sidi-Ferruch* 


ou  L  EMPEREUR  CHARLES-QUINT  FUT  BATTU 

Nous  allons  vers  l'endroit  où  celui  qui  disait  que 
jamais  le  soleil  ne  se  couchait  sur  ses  États  vitl'échpse 
de  sa  puissance.  Nous  sommes  maintenant  à  Ben- 
Aknoun,  devant  les  arbres  qui  entourent  le  Petit  Lycée. 
Devant  nous,  des  habitations  prospères.  Aux  alentours, 
la  terre  étale  sa  richesse  comme  une  reine  orgueilleuse  : 
ne  nous  en  étonnons  pas,  un  marabout  la  protège 
depuis  des  temps  déjà  anciens. 

Qui  dira  pourquoi  les  lèvres  des  hommes  ont  déformé 
le  nom  de  Ben-Sardoun  en  celui  de  Ben-Aknoun?  Mais 
ne  nous  préoccupons  pas  aujourd'hui  des  altérations 
de  la  parole,  ne  pensons  qu'à  la  joliesse  de  la  légende. 
Or,  celle-ci  proclame  que  Ben-Sardoun  était  un  saint 
auprès  duquel,  de  très  loin,  on  accourait. 

Il  implorait  Mahomet  dans  toutes  ses  prières,  sa  vie 
était  la  plus  pieuse  et  constante  suppUcation;  il  avait 
ainsi  conquis  tout  l'amour  de  son  Dieu,  tant  et  tant 


20  LA  VILLE   BLANCHE 

qu'il  fut  rintermédiaire  choisi  pour  marquer  aux 
humains  le  pouvoir  du  Très-Haut.  Ben-Sardoun  accom- 
plissait une  seule  sorte  de  miracle,  mais  ce  miracle 
était  le  plus  bienfaisant  de  tous,  il  portait  en  lui  tous 
les  germes  de  la  terre  féconde. 

Ben-Sardoun  pouvait,  en  effet,  faire  jaillir  l'eau  des 
rochers.  Aussi  la  vénération  publique  lui  avait-elle,  en 
reconAaissance,  décerné  le  surnom  de  «  Thomme  de 
l'eau  » .  Par  lui,  ces  terres  cultivées,  dont  le  soleil  brû- 
lait les  mottes,  étaient  sans  cesse  rafraîcl^ies,  le  sol 
pouvait  tressaillir,  au  retour  des  saisons  attendues, 
de  fécondités  nouvelles,  les  moissons  s'épanouissaient 
pour  le  bonheur  commun. 

Ben-Sardoun  mourut,  mais  son  souvenir  fleurit  à 
jamais  dans  l'âme  musulmane.  On  enterra  le  marabout 
aul  lieux  où  il  s'agenouillait  pour  la  prière.  C'est, 
aujourd'hui,  à  [l'entrée  même  du  domaine  du  Petit 
Lycée. 

Rien  ne  rappelle  à  nos  yeux  la  tombe  vénérée;  il  n'y 
a  là  aucune  pierre  sépulcrale,  mais  il  suffit  que  sache 
le  cœur  des  musulmans.  L'endroit  fut  longtemps  sacré 
à  la  foi  de  Mahomet.  Un  frêne  étendait  ses  puissantes 
ramures  et  protégeait  ainsi  le  coin  de  terre  sous  lequel 
reposait  Ben-Sardoun,  le  visage  tourné  du  côté  de  la 
Mecque.  C'était  un  frêne  auguste,  il  prolongeait  aussi 
ses  racines  dans  l'âme  des  croyants.  Les  Arabes  allaient 
dévotement  à  lui  car  il  était  l'arbre  voué  auquel  ils 
suspendaient,  comme  ex-voto,  d'humbles  morceaux 
d'étoffe.  C'était  une  bigarrure  pieuse  qui  courait  le 
long  des  branches,  à  portée  de  la  main.  De  petits  lam- 
pions étaient  aussi  accrochés  :  on  les  allumait,  leurs 
flammes  étaient  tremblotantes,  mais  elles  résistaient 
au  vent  qui  passait,  et  c'était  un  touchant  symbole. 


VERS   LA   VILLE   BLANCHE  21 

Les  flammes  disaient  qu'elles  brûlaient  pareillement 
dans  le  cœur  de  chaque  musulman  et  qu'elles  ne 
s'éteignaient  qu'avec  la  vie. 

Et  maintenant,  nous  voici  sur  les  coteaux  du  riant 
El-Biar.  Aux  portes  des  restaurants,  les  voitures  s'ar- 
rêtent; on  a  fui  le  négoce  obsédant  et  tumultueux  de 
la  ville  voisine.  Alger  s'isole  tout  en  bas,  avec  ses  quais 
regorgeant  de  marchandises  et  son  port  qui,  par  tant 
de  vaisseaux  étrangers,  semble  être  le  carrefour  du 
monde  entier. 

On  vient  se  retremper  ici  des  soucis  de  la  veille.  Il 
flotte  un  air  de  fête.  D'une  tonnelle  peuplée  montent 
de  gais  refrains,  les  voix  ont  la  sonorité  qui  fait  que 
leur  écho  se  prolonge  mélodieusement,  elles  ont  la 
force  de  toutes  les  races  neuves,  la  fraîcheur  que  sus- 
citait à  la  terre  africaine  le  miracle  de  Ben-Sardoun. 

Voici  la  place  d'El-Biar  et,  tout  à  côté,  l'église.  Jadis 
la  place  était  pauvre,  on  la  désertait  pour  les  vastes 
champs  d'alentour.  Elle  a  suivi  la  prospérité  même  du 
village.  Tout  autour  d'elle  s'élèvent  maintenant  de 
coquettes  maisons.  Nous  reconnaissons  l'église;  nous 
l'avions  depuis  longtemps  aperçue;  elle  est,  en  effet, 
tout  au  bout  de  l'avenue,  dans  un  cadre  propice,  à  un 
carrefour  heureux.  Elle  tient  au  village  par  sa  proximité 
de  la  place  publique  et  sa  grande  route  bordée  d'arbres, 
et  aussi  à  l'aristocratique  chemin  qui  mène  à  la  Colonne- 
Voirol,  là  où  sont  les  plus  riches  villas  des  environs 
d'Alger. 

C'est  un  endroit  de  rêve  que  cet  espace  compris 
entre  El-Biar  et  la  Golonne-Yoirol.  Il  y  a  là  une  tran- 
quillité souriante,  une  harmonie  qui  s'étend  des 
blanches  maisons  mauresques  au  feuillage  toujours 
balancé  des  arbres  verts.  L'air  est  empli  de  senteurs,  ce 


22  LA  VILLE   BLANCHE 

ne  sont,  en  effet,  que  parcs  et  que  jardins.  Toutes  les 
fleurs  s'e'closent  sous  le  ciel  favorable;  nos  yeux  s'em- 
plissent de  toutes  les  couleurs. 

Ici,  c'est  le  paradis  du  n^onde.  Les  jasmins  palpitent 
comme  des  étoiles  d'argent;  eux  aussi  abandonnent 
leurs  ivresses  pénétrantes  aux  baisers  de  la  brise. 
Faut-il  citer  les  bougainvilliers,  les  orangers,  les  mimo- 
sas? Toutes  les  senteurs  de  l'univers  se  fondent  en  une 
senteur  magique. 

Il  y  aurait  une  douceur  infinie  à  suivre  cette  route 
qui  conduit  à  la  Golonne-Voirol,  mais  notre  itinéraire 
est  déjà  fixé.  Nous  voulons  aller  visiter  la  Casbah. 

Le  chemin  qui  y  mène  semble  descendre  dans  la  mer. 
On  villégiature  sur  ces  coteaux;  ce  ne  sont,  partout, 
que  des  villas.  Celles-ci  se  pressent  trop  les  unes  sur 
les  autres,  si  bien  que  ce  ne  sont  plus  que  des  carrés 
de  jardins  enclos  entre  des  petites  murailles  blanches. 
Ces  habitations  si  raj^prochées  rappellent  celles  des 
banlieues  parisiennes,  mais  ici,  il  y  a  l'air  qui  court 
dans  les  vallons,  il  y  a  le  spectacle  toujours  changeant 
qu'ofi're  la  Méditerranée. 

La  route  surplombe  des  profondeurs,  la  déclivité  du 
terrain  se  noie,  tout  là-bas,  dans  la  mer;  ces  lieux,  à 
cause  de  la  proximité  de  la  ville,  durent  toujours  être 
habités.  C'est  de  là  que  les  naturels  du  pays  virent 
défiler,  en  1830,  la  flotte  française.  Celle-ci  venait  de 
la  Pointe-Pescade  et  se  dirigeait  vers  le  môle  d'Alger; 
elle  canonnait,  en  passant,  tous  les  forts  de  la  côte;  ce 
n'était  que  pour  opérer  une  diversion,  tandis  que  les 
troupes  du  général  de  Bourmont  s'apprêtaient  à  s'em- 
parer du  fort  de  l'Empereur. 

Ce  fort  s'élève  à  notre  droite.  Sa  masse  sombre  se 
perd  derrière  les  touffes  d'arbres,  elle  date  du  seizième 


VERS   LA  VILLE   BLANCHE  S3 

siècle  et  son  emplacement  est  celui-là  même  sur  lequel 
Charles-Quint  établit  sa  tente.  C'est  un  lieu  d'he'roïsme  : 
ses  défenseurs  le  prouvèrent  avec  un  stupéfiant  cou- 
rage. 

Les  batteries  françaises  lançaient  sur  la  citadelle  des 
grêles  de  boulets.  C'était  à  travers  le  brouillard 
matinal.  «  On  ne  distinguait,  écrivait  un  officier  quelr 
ques  heures  plus  tard,  que  les  jets  de  feu  dont  les  éclairs, 
sans  cesse  répétés,  indiquaient  les  points  d'où  par^ 
talent  la  mort  et  la  destruction.  y>  Quand  le  soleil  parut, 
il  ne  put  dissiper  l'épaisse  fumée  des  canonnades. 
Mais  les  défenseurs  de  la  sombre  bâtisse  avaient  cons- 
cience de  la  mission  qui  incombait  à  leurs  suprêmes 
résistances,  ils  savaient  que  leur  fort  était  le  seul 
ouvrage  qui  protégeât  Alger  et  que,  lui  détruit,  c'en 
serait  fait  de  l'indépendance  mahométane. 

Ils  répondaient,  sans  merci,  à  coups  d'obus;  ils  tom- 
baient, et  c'était  sans  regret,  dans  la  certitude  que 
d'autres,  aussitôt,  allaient  les  remplacer.  Puis,  le  fort 
sauta  :  les  Français  n'occupèrent  que  des  ruines 
fumantes.  Il  est  de  notre  devoir  de  rendre  hommage  à 
ceux  qui  surent  mourir  jusqu'au  dernier;  en  les  hono- 
rant, nous  nous  grandissons  nous-mêmes. 

Une  colonne  se  dresse  à  côté  du  fort  de  l'Empereur, 
elle  est  érigée  à  la  mémoire  des  morts  de  l'Afrique. 
Elle  nous  émeut.  Elle  est  haute  de  tous  les  holocaustes 
indispensables  aux  dures  entreprises  ;  elle  est  la  somme 
de  toutes  les  douleurs,  de  tous  les  deuils,  de  toutes  les 
larmes  qui  furent,  au  cœur  des  vieux  pères,  des  mères, 
des  sœurs,  des  fiancées,  la  tragique  et  inconsolable 
rançon  de  la  victoire;  elle  s'élance  comme  la  rivale  des 
cimes  environnantes.  Des  plaines  même  de  la  mer,  on 
l'aperçoit  si  élevée  qu'on  dirait  qu'elle  aussi,  comme 


24  LA  VILLE   BLANCHE 

les  monts  de  l'Atlas,  a  l'orgueil  de  soutenir  le  ciel;  elle 
est  un  pui:  symbole  :  celui  de  l'héroïsme. 

Or,  Sidi-Mustapha,  secrétaire  du  dey  d'Alger,  s'était 
présenté  au  général  comte  de  Bourmont  en  qualité  de 
parlementaire.  Le  chef  français  fit  savoir  à  l'envoyé 
mahométan  :  «  Dites  au  dey  que,  maître  du  fort  de 
l'Empereur  et  de  toutes  les  positions  dominantes,  je 
tiens  en  main  le  sort  de  la  ville  et  de  la  Casbah.  »  Le 
dey  demanda  les  clauses  de  la  reddition.  C'est  ici,  à 
gauche  du  fort  de  l'Empereur,  à  l'ombre  des  mêmes 
arbres  qui  nous  couvrent,  que  le  général  comte  de 
Bourmont  les  dicta  au  général  Desprez. 

Jamais  instant  ne  fut  plus  solennel.  Une  ère  nou- 
velle allait  sonner,  le  monde  entier  tressaillit  à  son  an- 
nonce :  la  France  devenait  maîtresse  de  l'antique  pays 
des  Hespérides.  Quelle  dut  être  alors  l'émotion  du 
général  en  chef!  Toute  l'histoire  épique  et  légendaire 
éclatait  à  ses  yeux  dans  une  apothéose  de  soleil  et  de 
victoire  ! 

Cette  ville  d'Alger  qui  avait  été  l'effroi  du  monde 
chrétien  et  que  les  Arabes  comparaient,  à  cause  de  sa 
forme  triangulaire,  «  à  un  burnous  blanc  étalé  sur  la 
verdure  y> ,  dont  les  franges  trempaient  dans  la  mer, 
dont  la  pointe  était  la  citadelle  de  la  Casbah,  elle  était 
là,  sous  sa  domination  !  D'autres  chefs,  les  plus  grands 
rois,  les  plus  grands  amiraux,  avaient  brisé  tous  leurs 
efforts  :  Alger  paraissait  invincible. 

C'était,  en  1531,  l'amiral  espagnol  André  Doria,  qui, 
voulant  venger  la  perte  du  Penon  et  cherchant  un  point 
de  débarquement  sur  la  capitale  nord-africaine,  échouait 
à  Cherchell.  C'était,  le  20  octobre  1541,  l'empereur 
Charles-Quint  arrivant  devant  Alger  avec  six  cents 
voiles  portant  treize    mille    marins    et   vingt-quatre 


VERS   LA   VILLE   BLANCHE  25 

mille  soldats.  Jamais  armée  n'avait  paru  plus  formi- 
dable. L'empereur  était  habitué  à  vaincre;  pour  l'em- 
porter sur  lui,  les  ouragans  de  la  montagne  et  les 
tempêtes  des  flots  se  mirent  du  côté  des  Algériens  ;  le 
puissant  empereur  connut  l'amertume  de  la  défaite. 
L'instant  d'après,  le  croissant  de  l'Islam  reparaissait 
plus  orgueilleux  dans  le  ciel  redevenu  serein. 

C'était,  en  1617,  l'amiral  de  Beaulieu  qui  recevait 
l'ordre  d'aller  bloquer  Alger,  et  que  l'état  de  la  mer 
obligeait  à  rentrer  à  Toulon.  C'était,  en  4620,  l'amiral 
anglais  Mansel  recevant  de  son  roi,  Jacques  I",  l'ordre 
d'aller  incendier  la  ville  imprenable  et  échouant  à  son 
tour.  C'était,  en  1639,  l'amiral  vénitien  Capello  détrui- 
sant la  flotte  barbaresque,  —  mais  celle-ci,  deux  ans 
après,  reparaissait,  sur  sa  mer  accoutumée,  forte  de 
soixante-cinq  vaisseaux,  sans  compter  les  galères. 

C'était,  en  1663,  puis  l'année  suivante,  à  l'instigation 
du  roi  Louis  XIV,  les  tentatives  de  l'amiral  duc  de 
Beaufort.  C'était,  en  1665,  le  triomphe  de  ce  dernier  : 
la  flotte  algérienne  élait  anéantie  et  la  France  dictait 
ses  conditions. 

Mais  l'Islam  ressuscitait  plus  aguerri  encore  par  la 
défaite.  C'était  donc  encore,  le  29  juillet  1682,  l'arrivée 
devant  Alger  du  grand  Duquesne,  avec  onze  vais- 
seaux de  ligne,  quinze  galères,  cinq  galiotes  à  bombes, 
deux  brûlots  et  plusieurs  tartanes.  Alger  va  suc- 
comber. Le  Divan  s'épouvante  et  veut  demander  la 
paix,  mais  les  Algériens  s'indignent  de  cette  faiblesse; 
la  lutte  recommence.  Il  semble  que  les  dieux  qui  pré- 
sident aux  destins  de  la  Méditerranée  aient  fait  un 
pacte  avec  celui  qui  protège  Ja  cité  barbaresque  :  les 
flots  se  soulèvent  et  Duquesne  est  obligé  de  retourner 
en  France. 


Î6  LA  VILLE   BLANCHE 

Mais  il  ne  renonce  pas  au  suprême  combat.  Voici 
qu'il  reparaît  devant  la  ville  dont  il  a  juré  la  destruc- 
tion. C'est  en  1683.  Alger  s'abîme  dans  les  flammes; 
seulement,  ses  habitants  sont  indomptables,  ils  luttent; 
ils  savent  qu'ils  ont  pour  eux  les  éléments  mêmes. 
La  mer  est,  une  fois  de  plus,  inhospitalière  aux  vais- 
seaux de  France.  Duquesne  laisse  Tourville  devant 
Alger.  C'est  en  1684.  Tourville  est  devenu  victorieux 
en  bloquant  le  port,  on  signe  la  paix. 

Mais  Alger  redevient  la  frayeur  du  monde  chrétien. 
Devant  elle  se  présente,  à  la  tête  de  trente  et  un  vais- 
seaux et  de  dix  galiotes  à  bombes,  le  maréchal  d'Es- 
trées.  C'est  le  26  juin  1688.  Le  maréchal  d'Estrées  se 
montre  impitoyable,  il  lance  dix  mille  bombes  en  seize 
jours;  les  Algériens  ne  se  soumettent  pas.  Puis  la  paix 
est  encore  établie,  et  Alger  continue  à  braver  le  monde 
entier. 

Tous  les  peuples  se  dressent  pour  l'abattre;  même  les 
plus  lointains  descendent  du  Nord.  C'est  en  juillet  4770; 
le  contre-amiral  danois  de  Kaas  bombarde  durant  cinq 
jours  la  cité  invincible.  C'est,  en  1775,  la  vaine  expé- 
dition de  l'armée  espagnole  commandée  par  le  général 
0' Reilly.  C'est,  en  1783  et  1784,  les  attaques,  sans 
effet,  de  l'amiral  espagnol  don  Antonio  Barcelo.  C'est, 
en  août  1817,  les  efforts  combinés  de  l'amiral  anglais 
lord  Exmouth  et  du  vice-amiral  hollandais  Van  der 
Capellen.  Encore  une  fois  la  paix  est  conclue. 

Et  c'est  1830...  Toute  l'histoire  est  debout.  Les  ami- 
raux et  les  rois,  dont  le  souvenir  est  là,  sont  tous  pris 
à  témoin  :  la  France  a  définitivement  raison  de  la 
ville,  jusqu'alors  indomptée. 

Le  général  de  Bourmont  descendit  la  route  que 
nous  parcourons  en  cet  instant.  Tous  les  souvenirs 


VERS   LA   VILLE   BLANCHE  Ô7 

marchent  avec  nous.  Ombres  des  soldats  morts,  notre 
âme  vous  aperçoit  à  travers  la  clarté  triomphante  du 
soleil  1 

Comme  au  matin  du  5  juillet  1830,  il  est  9  heures. 
Le  vent  brûle  nos  visages  comme  il  a  brûlé  les  vôtres. 
La  poussière  brouille  parfois  les  yeux,  mais  vous  allez 
toujours,  en  vos  pas  cadencés  :  le  plus  glorieux  évé- 
nement, pour  la  plus  grande  France,  s'accomplit  à 
jamais  avec  vous. 

Vous  franchissez  la  Porte-Neuve,  mais  cette  porte, 
hélas!  est  expiatoire,  elle  est  surmontée  de  cadavres, 
atrocement  mutilés,  qui  sont  ceux  de  vos  frères 
d'armes.  Cependant  rien  ne  doit  arrêter  votre  marche 
héroïque.  Le  salut  que  vous  adressez  à  vos  frères  tués, 
c'est  le  salut  des  combattants  aux  combattants  —  et 
vous  passez.  Vous  aussi,  vous  savez  que  vous  pouvez 
mourir  de  votre  victoire  même,  car  ce  sol  vous  oppose 
également  des  ennemis  comme  la  fièvre  et  la  dysen- 
terie. 

Mais  qu'importe,  en  cet  incomparable  instant  où 
votre  drapeau  va  flotter  sur  la  Casbah!  Vous  aviez 
conscience  de  la  grandeur  de  votre  tâche.  Il  semble  à 
nos  souvenirs  que  nous  pénétrons  avec  vous  dans  l'an- 
cien palais  du  dey  Hussein. 


II 

LA  CASBAH  FASCINATRICE 

l'aire  d'un  vautour 

Juchée  sur  sa  hauteur  d'où  elle  commande  Alger,  la 
Casbah  est  l'Acropole  africaine.  On  peut  dire  d'elle  ce 
que  lord  Byron  pensait  de  la  depieure  du  pacha  de 
Janina  :  c'est  un  palais,  au  dedans;  au  dehors,  une 
citadelle. 

Un  palais  avec  ses  salles  aux  revêtements  de  faïence 
peinte  et  dorée,  ses  plafonds  sculptés,  ses  arcades,  ses 
cintres  et  ses  rosaces  d'une  harmonie  fine  et  d'un  goût 
précieux,  ses  tentures  et  ses  tapis  aux  vives  couleurs, 
ses  coussins,  ses  divans,  ses  glaces  de  Venise,  et  aussi 
ses  porcelaines,  ses  coffrets,  ses  pendules,  ses  lits  à 
colonnes.  Tout  le  luxe  de  l'Orient  s'étalait,  fastueux, 
ouvragé,  éclatant,  n'ayant  dans  sa  magie  imposante, 
pour  contraste,  que  la  grâce  des  fontaines  de  marbre 
dont  l'eau  chantait  dans  les  cours  intérieures. 

Un  palais  qui,  pour  l'amour,  se  muait  en  cloître, 
avec  son  harem,  son  jardin  comme  enterré  entre  de 
hautes  murailles  blanches  dans  lequel  on  ne  parve- 
nait qu'après  avoir  traversé  une  sorte  de  chemin 
contourné  en  labyrinthe.  C'est  que  les  femmes  du  dey 
venaient  se  reposer  en  cet  endroit  où  croissaient  des 
platanes,  que  parfumaient  des  citronniers  et  des  jas- 


LA   CASBAH   FASCINATRICE  29 

mins,  qu'ornait  un  kiosque  revêtu  de  faïence  jaune  et 
noire. 

Une  citadelle  qui,  dans  l'esprit  des  vainqueurs  de 
1830,  éveilla  «  l'ide'e  de  Faire  d'un  vautour  »,  avec  ses 
salles  d'armes,  son  magasin  à  poudre,  son  parc  à  bou- 
lets, ses  créneaux,  ses  meurtrières,  sa  plate-forme  à 
embrasures  sur  laquelle  étaient  placés  des  canons 
peints  en  vert  et  en  rouge  à  leur  embouchure,  vingt 
du  côté  de  la  campagne  pour  défendre  la  ville  contre 
les  agresseurs,  vingt-sept  du  côté  de  la  ville  elle-même 
pour  la  détruire  en  cas  d'insurrection.  Ainsi  s'expli- 
quaient l'origine  et  l'importance  de  la  Casbah. 

Commencée  en  1516,  achevée  en  1590,  le  dey  Ali- 
Khodja  s'y  installa  .en  1817.  Il  s'y  sentait  plus  en 
sûreté  qu'à  la  Djenina.  Celle-ci  était  trop  au  centre  de 
la  ville.  Ainsi,  Ali-Khodja  dominait  sa  capitale;  il  en 
était  séparé  par  de  hautes  murailles,  il  pouvait  la 
dompter,  jour  et  nuit,  par  la  menace  de  ses  canons 
toujours  braqués  sur  elle. 

Au  demeurant,  Ali-Khodja  faisait  bien  de  se  réfugier 
dans  cette  aire.  Ses  sujets  ne  le  surnommaient-ils  pas 
le  Fou,  à  cause  de  l'excessive  cruauté  de  tous  ses 
actes?  Ali-Khodja  n'était  pas  sûr  de  ses  sujets.  Mais 
lorsqu'il  se  fut  enfermé  dans  la  Casbah,  il  se  sentit 
pleinement  rassuré;  il  s'écria  avec  une  joie  sauvage  : 
«  Maintenant  seulement,  je  suis  le  maître!  »  Hussein- 
Pacha  à  son  tour  s'y  mura.  N'en  sortit-il  pas,  en  effet, 
qu'une  seule  fois,  durant  les  treize  années  de  son 
règne? 

Lui  aussi  se  sentait,  là,  inexpugnable.  Mais,  lorsque 
du  haut  d'une  de  ses  terrasses,  il  vit  la  débandade  de 
ses  soldats  et  entendit  les  cris  de  sa  populace  que  la 
prise  du  fort  de  l'Empereur  par  les  Français  remplis- 


30  LA   VILLE   BLANCHE 

sait  d'angoisses  et  de  terreurs,  Hussein  ne  put  maî- 
triser ni  son  désappointement  ni  sa  colère. 

Dans  ce  même  palais  où  nous  sommes,  éclata  une 
grande  querelle  entre  son  gendre  Sidi-Brahim  et  lui  : 

—  «  Salut,  invincible  agha,  salut,  vainqueur  des  infi- 
dèles !  s'écria  Hussein,  d'une  voix  où  l'irritation  le 
disputait  à  l'ironie.  Ils  sont  tous  probablement  jetés  à 
la  mer,  comme  tu  nous  l'avais  promis?  » 

Sidi-Brahim  confessa  : 

—  «  Je  me  suis  précipité  trois  fois,  avec  rage,  contre 
ces  maudits  infidèles  :  trois  fois  j'ai  été  repoussé,  les 
murs  de  la  Casbah  sont  moins  inébranlables  qu'eux. 
Il  faut,  par  Mahomet,  qu'on  les  ait  ferrés  les  uns  aux 
autres!  » 

Hussein  répondit  fièrement  à  ceux  de  ses  sujets  qui 
demandaient  qu'on  entrât  en  négociations  avec  les 
Français  : 

—  «  Aussi  longtemps  que  mon  palais  sera  debout, 
je  ne  traiterai  point;  j'aime  mieux  faire  sauter  la 
Casbah  et  toute  la  ville  que  de  me  soumettre.^  » 

On  raconte  qu'il  s'élança  lui-même,  pistolet  au  poing, 
vers  sa  poudrière,  mais  on  réussit  à  le  détourner  de 
son  dessein.  Il  est  heureux  que  la  Casbah  ait  été  ainsi 
préservée.  Mais  Hussein  ne  voulut  pas  y  demeurer  plus 
longtemps.  Il  descendit  précipitamment  les  rues  qui 
menaient  au  bas  de  la  ville,  il  se  réfugia  dans  une 
habitation  qu'il  avait  fait  construire,  Dar-el-Hamra, 
—  la  maison  rouge,  —  occupée  actuellement  par  le 
colonel  directeur  du  génie,  rue  Ali-el-Hamra  sous  les 
Turcs,  aujourd'hui  rue  Philippe. 

Le  général  comte  de  Bourmont  ne  rentra  que  dans 
un  palais  désert.  Il  parcourut  les  mêmes  couloirs,  les 
mêmes  cours,  les  mêmes  salles  que  nous  parcourons. 


LA   CASBAH   FASCINATRICE  31 

Voici  la  grande  porte  k  double  battant,  «  la  porte 
à  la  chaîne  » ,  l'entrée  même  de  la  citadelle,  avec  ses 
inscriptions  arabes,  avec  son  belvédère  agrémenté  de 
faïences,  à  la  fenêtre  grillagée  d'où  Hussein  vit,  en  1830, 
évoluer  les  escadres  que  commandait  l'amiral  Duperré, 
le  porche  assez  obscur,  la  ruelle  qui  conduisait,  d'un 
côté,  au  magasin  à  poudre  et,  de  l'autre,  à  la  cour  inté- 
rieure, carrée,  dallée  de  marbre,  où  se  tenait  souvent  le 
dey. 

Sur  trois  côtés  de  cette  cour,  des  colonnes  torses 
soutiennent  des  galeries.  Sous  l'une  d'elles,  une  espèce 
de  retraite,  autrefois  indiquée  par  une  longue  ban- 
quette recouverte  d'un  drap  écarlate.  C'était  là  où  le 
dey  rendait  la  justice  et  prélevait,  sur  la  cargaison  des 
navires,  la  part  qui  lui  convenait. 

Sous  cette  galerie,  les  sept  salles  renfermant  le  trésor, 
—  ce  même  trésor  qui  valut  tant  d'injustes  soupçons 
au  général  de  Bourmont. 

Au-dessus,  il  est  d'autres  galeries.  Voici  la  plus  fa- 
meuse, avec  ses  rampes  de  bois  ouvragé  que  retiennent 
de  hautes  colonnes  et  qui  conduit  à  cette  sorte  de 
pavillon  supendu  sur  la  cour,  tout  en  bois,  lui  aussi,  et 
qui  menace  ruine  à  chaque  instant.  Ce  pavillon  est 
humble,  abandonné  au  fond  de  sa  galerie;  le  temps  a 
rongé  ses  couleurs.  Pourquoi  subsiste-t-il  encore,  si 
étrangement  supporté  par  des  poutres  s'avançant  bien 
loin  de  lui,  sans  motif,  dang  le  vide?  Il  dépare  l'har- 
monie des  lignes  droites  de  la  cour  et  des  galeries. 

Mais  le  souvenir  qui  s'y  attache  revêt  ce  pavillon 
de  toute  la  splendeur  de  la  plus  tragique  histoire. 
C'était  le  30  avril  1827.  Le  dey  Hussein  recevait  dans 
ce  pavillon  le  consul  de  France,  M.  Duval,  et  le  frappait 
au  visage  avec  le  chasse-mouches  formé  de  plumes  de 


32  LA   VILLE   BLANCHE 

paon  qu'il  avait  à  la  main,  selon  l'usage  du  pays.  Avec 
ce  geste,  tombait  toute  la  puissance  turque,  c'en  était 
fait  du  dey  Hussein.  C'est  pourquoi  l'on  ne  peut  con- 
sidérer ce  pavillon,  dit  «  du  coup  d'éventail  »,  sans  la 
plus  vive  émotion. 

Voici  une  autre  galerie  :  elle  conduit  aux  quatre 
longues  chambres  dont  se  composait  l'appartement  du 
dey  et,  par  une  porte  basse,  aux  six  petites  pièces  où 
était  le  harem.  D'autres  bâtiments  peuplent  encore  la 
Casbah  :  c'est  celui  où  descendaient  les  beys  d"Orân  et 
de  Constantine  lorsqu'ils  venaient  rendre  compte  de 
leur  administration;  c'est  aussi  la  mosquée  du  dey, 
aux  colonnes  de  marbre  soutenant  une  coupole,  aux 
revêtements  de  céramique  et  cette  autre,  plus  ancienne, 
à  l'usage  de  la  garnison  turque  avant  1817  et  dont  le 
minaret  est  décoré  de  damiers  blancs  et  noirs;  c'est 
encore,  non  loin,  une  fontaine  de  carrare. 

Aujourd'hui  la  Casbah  sert  de  caserne.  Là  où  fut  le 
harem  sont  des  dortoirs  de  soldats;  la  mosquée  du 
dey  a  été  transformée  en  magasin  d'habillement,  où 
étaient  logés  les  beys  habitent  des  officiers. 

Dans  le  bâtiment  qui  est  de  l'autre  côté  du  pavillon 
«  du  coup  d'éventail  »  est  une  immense  cour.  Les  sol- 
dats français  y  ont  remplacé  les  janissaires  turcs.  Les 
murs  blancs  l'encadrent  de  neige  et  elle  a,  pour  pla- 
fond, le  ciel  toujours  bleu. 

Cette  cour  est  propice  à  tous  les  exercices,  le  soleil 
attiédit  la  fraîcheur  de  la  brise,  tout  est  calme,  tout 
est  joyeux.  Dans  cette  caserne,  improvisée  en  ce 
décor  arabe,  on  croit  vivre  bien  loin  de  la  ville  qui, 
pourtant,  palpite  au  pied  même  de  la  vieille  forteresse, 
les  cœurs  se  rapprochent,  l'amitié  se  fait  plus  grande, 
plus  sincère,  dans  la  fraternité  des  armes. 


LA   CASBAH   FASCINATRICE  33 

Le  drapeau  flotte,  il  a  les  mêmes  claquements 
triomphants  que  celui  qui  fut  hisse',  au  matin  du 
5  juillet  1830  par  les  soldats  du  général  de  Bourmont, 
Alors,  dans  l'émotion  qui  saisissait  leurs  âmes,  dans 
cette  joie  dont  l'élan  se  répercutait  en  France  au 
point  que  le  roi  Charles  X  disait,  oublieux  de  tout 
protocole,  au  baron  d'IIaussez,  ministre  de  la  marine, 
qui  lui  annonçait  la  prise  d'Alger  :  «  Aujourd'hui,  on 
s'embrasse!  »  dans  les  larmes  de  bonheur  qui  bril- 
laient à  leurs  paupières,  ces  soldats  firent  le  serment 
que  le  drapeau  claquerait  au  vent,  toujours  avec  la 
même  fierté,  et  que,  sur  son  immortelle  étoffe,  s'ins- 
criraient sans  cesse  les  noms  de  nouvelles  victoires. 

Le  serment  a  été  tenu.  Dans  la  vaste  cour  de  cette 
Casbah  où  l'on  fait  l'exercice,  sur  le  mur  qui  est  à 
gauche  en  entrant,  un  soldat  a  dessiné  un  grand  dra- 
peau tricolore.  C'est  celui  du  i"  régiment  de  zouaves. 
Sur  la  partie  blanche,  on  lit  les  noms  qui  suivent  : 
«  Constantine,  Sébastopol,  Melegnano,  Puebla, 
Extrême-Orient.  >  Ce  dessin  est  simple,  il  est  naïf.  Le 
soleil  et  la  pluie  ont  écaillé  le  plâtre  et  terni  son  éclat, 
mais  ainsi,  il  est  plus  cher  à  tous  les  cœurs,  il  est  tou- 
chant et  beau  parce  qu'il  fut  conçu  avec  amour,  il  est 
l'image  de  ce  drapeau  qui  monta  à  l'assaut  de  l'an- 
tique Cirta,  qui  parcourut  les  mers,  aborda  aux  pays 
extrêmes  et  qui,  lorsqu'en  1914-1918  il  fallut  défendre 
le  sol  même  de  la  patrie,  participa  aux  plus  meurtrières 
offensives  et  força  la  victoire  à  se  ranger  sous  ses 
plis  triomphants;  il  est  le  symbole  de  l'espoir  invincible 
et  de  tout  l'héroïsme  du  1"  régiment  de  zouaves.  Com- 
ment les  jeunes  recrues  pourraient-elles  faiblir?  Dès  le 
premier  jour,  elles  ont  conscience  de  la  mission  qui 
leur  incombe. 


34  LA   VILLE   BLANCHE 

Cette  Casbah,  qui  fut  jadis  une  aire  de  vautour, 
n'abrite  plus  que  la  force  au  service  du  droit.  Elle  est 
la  caserne  heureuse  et  belle,  l'Acropole  digne  à  jamais 
des  divinités  qui  président  au  courage  et  qui,  éprises 
de  civilisation,  protègent  tous  les  progrès  humains. 
Les  régiments  y  ont,  maintenant,  le  plus  large  accès, 
soit  qu'ils  montent  de  la  ville  par  les  pittoresques 
tournants  Rovigo  et  ce  boulevard  de  la  Victoire  si 
curieux  par  l'intérêt  de  sa  vie  indigène,  soit  qu'ils 
descendent  des  Tagarins  par  la  porte  du  Sahel  et  la 
route  d'El-Biar  qu'embaument  les  plantations  d'euca- 
lyptus. 

Tout  est  devenu  spacieux.  Les  bataillons  se  meuvent 
à  l'aise.  Qui  donc  pourrait  croire  qu'en  1830,  il  fallut 
suptnonter,  en  même  temps  que  le  danger  du  combat, 
la  difficulté  du  chemin?  Il  y  avait  des  ravins,  tout  était 
encombré  d'aloès;  jamais  roues  de  voitures  n'avaient 
foulé  ces  lieux,  il  fallut  que  les  sapeurs  du  génie 
frayassent  la  voie  aux  autres  corps  de  l'armée  conqué- 
rante. Celle-ci  n'avançait  qu'avec  peine,  mais  enfm,  ils 
parvenaient  à  la  Casbah,  ils  dominaient  la  ville. 


LE    QUARTIER    DE    LA    DEBAUCHE 
ET    DE    LA    SAINTETÉ 

Pour  descendre  dans  la  ville,  les  chemins  étaient 
moins  durs,  mais,  jamais  soldats  n'avaient  vu  ruelles 
plus  étroites,  tourmentées  et  tortueuses.  C'était  comme 
des  couloirs  où  trois  hommes  ne  pouvaient  marcher  de 
front.  Il  suffisait  de  lever  la  tête  pour  s'apercevoir  que 
les  maisons,  débordant  dès  le  premier  étage,  étaient  à 


LA   CASBAH   FASCINATRICE  35 

ce  point  rapprochées  qu'elles  laissaient  à  peine  s'infil- 
trer la  lumière  du  jour. 

G'e'tait  d'une  architecture  insoupçonne'e,  curieuse 
avec  les  rondelles  de  thuya  soutenant  les  saillies  des 
maisons,  des  pavillons,  des  belve'dères  ou  des  auvents. 
Il  y  avait  là  des  jeux  de  clarté'  inattendus,  des  rayons 
de  soleil  formant  sur  les  pavés  comme  des  tapis  d'ar- 
gent, un  resplendissement  soudain  qui  aveuglait. 
J'était,  entre  les  intervalles  des  constructions,  une 
échappée  sur  le  ciel  dont  le  bleu  contrastait  avec  la 
blancheur  des  murs;  puis,  c'était  une  ombre  impré- 
cise, qui  s'accentuait  parfois,  des  clairs-obscurs  qui 
auraient  plongé  dans  le  ravissement  l'âme  émerveillée 
de  Rembrandt. 

Enfin,  il  arrivait  que  les  maisons  se  rejoignaient,  se 
soudaient  les  unes  aux  autres.  Les  ruelles  se  transfor- 
maient en  voûtes.  On  allait  dans  la  nuit,  les  mains 
tâtant  les  murs  et  les  portes,  pour  être  plus  rassuré 
dans  sa  marche.  Tout  au  bout,  on  voyait  une  clarté 
comme  une  tache  d'azur.  Le  jour  égayait  de  son  écla- 
tante pureté,  on  se  hâtait  vers  lui,  on  s'étonnait 
d'avoir  pu  vivre  quelques  instants  sans  lui,  on  n'ai- 
mait que  lui.  L'ombre  des  voûtes,  c'était  le  mystère 
même  du  pays  inconnu,  l'énigme  dont  l'étrangeté 
dépassait  tout  ce  que  l'imagination  avait  pu  conce- 
voir. 

Si  l'on  ne  pouvait  se  défendre  d'une  émotion  à  la 
vue  de  toutes  ces  choses  qui  semblaient  transporter  en 
des  continents  lointains,  —  et,  en  vérité,  ne  l'était-on 
pas?  —  on  éprouvait,  plus  encore,  le  charme  que  font 
naître  les  aspects  nouveaux.  Plus  on  allait  par  les 
ruelles,  plus  l'émotion  et  le  charme  se  précisaient.  Ces 
ruelles  étroites  étaient  tortueuses  ;  elles  formaient,  dans 


36  LA  VILLE   BLANCHE 

leur  multiplicité,  le  plus  bizarre  emmêlement;  c'e'tait  un 
labyrinthe,  riant  par  la  poussière  dor  qui  tombait  du 
soleil,  et,  sous  les  voûtes,  effrayant  comme  les  détours 
sans  fin  d'une  nécropole. 

On  marchait,  on  se  retrouvait  au  même' point;  on 
allait,  on  revenait  sur  ses  pas,  on  était  le  prisonnier 
de  ces  ruelles  étroites  et  tortueuses;  on  se  lassait;  ces 
ruelles,  vraiment,  étaient  les  plus  tourmentées  qui 
fussent.  On  se  soumettait,  enfin,  à  leur  irrégularité; 
on  avançait,  on  était  arrêté  par  des  murs  et,  si  le  che- 
min était  voûté,  si  l'on  se  heurtait  à  une  porte,  on 
avait,  dans  l'obscurité,  la  sensation  de  toucher  à  l'en- 
trée d'un  tombeau. 

On  était  pris  dans  une  impasse,  il  fallait  s'en  retour- 
ner. On  en  avait  assez  de  ces  ruelles  étroites,  tor- 
tueuses et  tourmentées.  On  prenait  la  voie  la  plus 
facile,  on  descendait  les  pentes  rapides  des  marches 
espacées,  aux  pierres  mal  jointes,  on  se  retrouvait 
enfin  dans  la  rue  Bab-el-Oued.  L'étonnement  demeu- 
rait d'avoir  parcouru  le  plus  bizarre  des  quartiers. 

Le  capitaine  Pélissier,  qui  participa  à  la  conquête, 
raconte  que,  lorsque  les  Français  y  pénétrèrent, 
Alger  —  c'est-à-dire  surtout  ce  quartier  indigène  — 
«  était  loin  de  présenter  l'aspect  désolé  d'une  ville  où 
la  victoire  vient  d'introduire  ^ennemi  ».  On  avait, 
alors,  fermé  les  magasins,  mais  la  présence  des  mar- 
chands, assis  tranquillement  devant  leurs  portes,  indi- 
quait qu'on  n'attendait  que  le  moment  de  rouvrir  les 
boutiques. 

«  On  rencontrait  çà  et  là  quelques  groupes  de  Turcs 
et  de  Maures,  dont  les  regards  distraits  annonçaient 
plus  d'indifférence  que  de  crainte.  Quelques  musul- 
manes voilées  se  laissaient  entrevoir  à  travers  les 


LA   CASBAH  FASCINATRIGE  37 

étroites  lucarnes  de  leurs  habitations.  Les  juives,  plus 
hardies,  garnissaient  les  terrasses  de  leurs  demeures, 
sans  paraître  surprises  du  spectacle  nouveau  qui  s'of- 
frait à  leurs  yeux.  Nos  soldats,  moins  impassibles, 
jetaient  partout  des  regards  avides  et  curieux  et  tout 
faisait  naître  leur  étonnement  dans  une  ville  où  leur 
pre'sence  semblait  n'étonner  personne.  » 

A  travers  les  années,  le  quartier  arabe  a  conservé  la 
mf^.me  physionomie.  Il  n'est  pas  de  désolation  possible 
en  ces  ruelles  fantasques  où  le  jour  et  la  nuit  se  heur- 
tent à  chaque  instant,  car  ici,  la  lune  brille  comme  un 
soleil,  tous  les  astres  disputent  le  plus  d'espace  à 
l'ombre.  Les  boutiques  se  sont  rouvertes  et,  aux 
heures  où  l'accalmie  se  fait  dans  leur  commerce,  les 
marchands  demeurent,  comme  autrefois,  assis  tran- 
quillement devant  leurs  portes.  ' 

Les  magasins  regorgent  de  marchandises;  l'ordre  y 
règne  impeccablement.  Les  fruits  ont  la  même  fraî- 
cheur que  la  brise  qui  circule,  le  soir,  dans  les  ruelles, 
et  les  légumes,  la  même  propreté  que  la  blancheur  des 
murs.  Les  étalages  embaument;  les  citrons,  les  man- 
darines et  les  oranges  font,  comme  des  encens,  mon- 
ter leurs  parfums  pénétrants  au  visage  des  clients  ou 
des  passants.  La  poésie  que  font  naître  tous  les  jeux 
de  lumière,  le  caractère  pittoresque  de  ce  coin  d'Alger 
du  dey  Hussein,  animent  le  goût  des  marchands  indi- 
gènes. 

Sur  de  larges  feuilles  de  plantes  sont  dressées  des 
montagnes  de  fruits.  Mais  il  faut  que  l'œil  de  l'ache- 
teur soit  égayé.  Des  banderoles  multicolores  de  papier 
ornent  les  devantures;  des  colliers  de  jasmin  s'enguir- 
landent autour  des  marchandises;  une  gerbe  de  roses, 
d'œillets  ou  de  lilas,  trône  au  milieu  de  l'étalage,  tandis 


38  LA   VILLE   BLANCHE 

que,  non  loin,  est  suspendu  un  globe  de  verre  où  nagent 
des  poissons  rouges  aux  écailles  d'or.  Il  n'est  pas  jus- 
qu'aux bouchers  arabes  ou  mozabites  qui  n'aient  le 
même  souci  d'ornementation.  Les  étaux  de  viandes  sont 
de'corés  de  fleurs;  sur  des  quartiers  de  bœuf  ou  de 
mouton  pendent  des  grappes  de  jasmins  ou  bien  sont 
piquées  des  roses. 

Tous  ces  marchands  ont  des  âmes  d'artistes.  Ils  voi- 
sinent avec  des  brodeurs  d'or  et  des  sculpteurs  sur 
bois.  Ceux-là  sont  de  vrais  artisans.  Alger  a  toujours 
tissé  l'or  et  la  soie.  Voici  des  brodeurs,  garnissant 
d'ornements  des  selles  de  velours,  des  cartouchières, 
des  porte-monnaie  de  cuir.  D'autres  enrichissent  d'un 
dessin  gracieux  des  vestes  courtes  ou  des  caftans  ;  leur 
sens  décoratif  est  poussé  à  l'extrême,  ainsi  que  leur 
habileté. 

Ils  sont  assis  par  terre,  les  jambes  croisées.  L'atten- 
tion qu'ils  portent  à  leur  travail  est  toujours  soutenue. 
A  peine  daignent-ils  lever  le  front  pour  considérer 
l'étranger  qui  s'attarde  devant  eux.  Alors,  on  découvre, 
dans  leurs  yeux  intelligents  et  leurs  visages  sérieux, 
toute  la  finesse  de  la  race  musulmane.  Les  jeunes  se 
courbent  avec  entrain  sur  leur  besogne,  ils  ont  toute  la 
vivacité  qui  convient  à  leur  âge.  Les  autres,  avec  leur 
barbe  blanche  et  leurs  lunettes,  ont  de  graves  attitudes. 
Jamais  port  ne  fut  plus  noble  que  celui  de  ces  vieux 
artisans;  toute  la  beauté  de  leurs  dessins  d'or  a  affiné 
leurs  esprits  et  leurs  âmes. 

Il  en  est  de  même  de  ces  sculpteurs  sur  bois  dont, 
souvent,  le  simple  instrument  est  un  canif.  Ils  com- 
binent des  rosaces,  des  étoiles  ou  des  losanges  entre- 
mêlés destinés  à  des  cofl'res  ou  à  des  cadres.  Certains 
indigènes  imaginent  d'admirables  bas-reliefs  se  ratta- 


LA   CASBAH   FASCINATRICE  39 

chant  à  la  tradition  musulmane,  ou  bien  s'inspirent 
d'un  art  europe'en  qui  serait  adapté  au  goût  de  l'Orient; 
leurs  panneaux  sont  des  chefs-d'œuvre  d'un  style 
recherché  et  d'une  harmonie  qui  tient  de  la  science. 

Il  y  a,  dans  toutes  les  échoppes  de  la  Casbah,  la 
preuve  d'une  broderie  et  d'une  menuiserie  d'art,  der- 
niers restes  de  la  civilisation  arabe,  souvenirs  où  peut 
germer,  d'où  peut  s'épanouir,  allié  à  l'idéal  latin,  un 
style  approprié  à  cet  antique  Nord  africain,  rajeuni  par 
l'impulsion  française. 

Tous  ces  marchands  de  fruits  ou  de  légumes,  ces 
brodeurs  ou  ces  sculpteurs,  ont  besoin  de  clarté;  ils 
occupent  le  rez-de-chaussée  sur  les  plus  larges  ruelles. 
Les  boutiques  que  remplit  l'ombre  à  cause  des  saillies 
des  maisons,  voire  celles  qui  sont  sous  les  voûtes,  ne 
sont  pas,  pour  cela,  délaissées. 

Ici,  c'est  un  marchand  de  charbon.  A  peine  dis- 
tingue-t-on  sa  balance  aux  plateaux  primitifs  que  sus- 
pend au  plafond  une  tige  de  fer.  Il  n'a  juste  besoin 
de  lumière,  sur  le  seuil  de  son  domaine,  que  pour  trier 
ses  fumerons;  ses  yeux  se  sont  habitués  à  la  demi- 
obscurité.  A  certaines  heures,  son  magasin  ne  forme 
plus  qu'un  vaste  trou  noir.  Lui-même  semble  revêtir 
un  aspect  plus  fantasque.  Il  est  le  seul  à  ne  pas  s'en 
apercevoir,  tant  son  habitude  de  vivre  ainsi  lui  paraît 
naturelle. 

Il  attend  patiemment  la  clientèle.  Sur  une  natte,  en 
face  de  son  charbon  entassé  dans  un  coin,  il  s'allonge 
paresseusement.  Pense-t-il  ou  dort-il?  C'est  une  étrange 
force  que  celle  de  sa  passivité  ;  il  semble  qu'elle  fasse 
partie  intégrante  de  son  commerce.  Il  ne  pense  pas,  il 
ne  dort  pas,  il  attend  la  pauvre  Mauresque  qui  vien- 
dra lui  acheter  quelques  sous  de  charbon.  Lorsqu'il 


40  LA    VILLE   BLANCHE 

fermera  sa  boutique,  la  nuit  se  sera  faite  tout  à  fait 
dans  sa  ruelle.  Plus  loin,  il  fera  encore  quelque  peu 
jour,  il  s'en  contentera  fort  aisément.  Sa  vie  humble 
ne  l'a-t-elle  pas,  depuis  longtemps,  accoutume'  à  se 
satisfaire  de  minimes  choses? 

Parfois,  ce  marchand  a  pour  voisin  un  écrivain 
pubhc.  Ce  dernier  —  un  taleb  —  n'a  besoin  que  d'une 
petite  boutique.  La  plupart  du  temps,  il  ne  peut  que 
s'y  mouvoir  tout  seul  ;  le  client  qui  lui  fait  ses  confi- 
dences demeure  simplement  debout  sur  le  seuil  de  la 
porte,  ou  bien,  si  le  récit  comporte  quelque  impor- 
tance, il  trouve  à  peine  la  place  où  il  pourra  s'asseoir 
à  terre.  Le  client  et  l'écrivain  ont  les  fronts  rappro- 
chés. Il  n'y  a,  pour  toute  clarté,  que  celle  d'une  bougie 
qui  fume.  C'est  assez  pour  écouter  et  pour  écrire. 

L'écrivain  public  n'a  donc  pas  besoin  d'une  échoppe 
bien  en  vue.  Il  laisse  ce  souci  à  son  ami  le  cafetier. 

Celui-ci,  plus  que  le  marchand  de  fruits  ou  le  bro- 
deur, a  besoin  d'espace  ou  de  clarté.  Dans  ces  voies  où 
ne  peuvent  passer  que  les  piétons,  toute  la  chaussée 
appartient,  en  quelque  sorte,  au  café  maure.  Des  bancs 
sont  contre  les  murs.  Les  clients  sont  accroupis,  non- 
chalants, dans  la  seule  et  grande  préoccupation  de 
savourer  doucement  leur  tasse  de  café  ou  leur  thé  par- 
fumé, extatiques  dans  le  plaisir  qu'ils  prennent  à 
fumer  leur  narguilhé,  immobiles,  silencieux,  car  le 
repos  qu'ils  goûtent  est  l'ennemi  de  toutes  paroles 
vaines  et  de  tout  mouvement  inutile. 

Ou  bien  ils  sont  assis  sur  des  nattes.  Ils  forment  un 
cercle.  Ils  jouent  aux  cartes,  aux  dominos  ou  aux 
échecs.  Les  passants  les  laissent  indifférents;  ils  sont 
attentifs  et  courbés  sur  leurs  jeux.  La  plupart  sont, 
d'ordinaire,  des  travailleurs  manuels.  Maintenant,  ils 


LA   CASBAH   FASCINATRICE  41 

mettent  tout  l'éveil  de  leur  esprit  à  vaincre  leurs  par- 
tenaires. L'effort  de  leur  réflexion  exige  de  longs  ins- 
tants, mais  tous  sont  patients  aux  combinaisons  de 
l'adversaire,  ils  attendent  gravement.  La  lenteur  et  le 
caractère  sérieux  qu'ils  mettent  à  leurs  jeux  donnent 
à  chaque  partie  un  aspect  solennel. 

On  accepte  la  défaite  comme  une  chose  fatale,  on 
s'incline  devant  le  vainqueur  :  il  était  écrit  que  son 
habileté,  si  savamment  méditée,  devait  trouver  sa 
récompense.  Chacun  recommence  avec  la  volonté  de 
l'emporter  à  son  tour,  chacun  espère  à  nouveau.  Le 
cercle  se  resserre  comme  si  les  partenaires  avaient 
instinctivement  besoin  de  se  sentir  davantage  les  uns 
les  autres. 

Mais,  parfois,  les  joueurs  se  redressent  violemment, 
comme  mus  soudainement  par  un  ressort.  C'est  qu'ils 
s'aperçoivent  que  l'un  d'entre  eux  a  triché.  Alors,  il 
n'est  aucun  respect  pour  le  fraudeur,  on  s'injurie, 
toute  la  ruelle  s'anime  d'un  brouhaha  tragique.  Un 
rassemblement  se  forme,  on  se  bouscule,  les  couteaux 
brillent.  Que  de  parties  de  cartes,  commencées  si  paisi- 
blement dans  ce  quartier  de  la  Casbah,  se  terminent 
en  meurtres  ! 

Les  habitués  du  café  maure  ne  s'épouvantent  pas  pour 
si  peu;  nul  n'ignore  que  le  jeu  comporte  des  trahisons 
et  de  sanglants  dangers.  Mais  les  cartes  sont  de  nou- 
veau si  tentantes,  il  est  si  doux  de  boire  son  café  à 
petites  gorgées  ou  de  déguster  le  thé  dont  la  douceur 
charme  la  gorge,  dont  le  parfum  réjouit  les  narines,  que 
l'endroit  reprend  son  aspect  coutumier  de  joie  silen- 
cieuse et  de  grave  tranquillité. 

Les  consommateurs  qui  conversent  entre  eux  ne  le 
font-ils  pas  à  mi-voix?  Il  semble  qu'une  convention, 


42  LA   \MLLE    BLANCHE 

préétablie  par  l'usage  et  le  temps,  ne  tolère  que  des 
entretiens  à  peine  murmurés. 

Au  surplus,  il  serait  contradictoire  de  hausser  le 
ton.  La  clarté  éblouissante  du  ciel,  se  glissant  entre 
les  maisons,  inondant  les  ruelles  et  se  heurtant  à  la 
blancheur  lumineuse,  elle  aussi,  des  murs,  ne  convie- 
t-elle  pas  à  Tassoupissement  de  la  pensée?  La  tiédeur 
du  soleil,  ou  bien,  le  soir,  la  fraîcheur  du  vent  parcou- 
rant le  dédale  des  rues  de  la  Casbah  ne  convient-elles 
pas  à  l'assoupissement  du  corps? 

Parfois,  l'éclat  du  jour  est  atténué  par  Tombre  que 
projette  une  vigne  vierge  serpentant  la  ruelle  ou  le 
carrefour,  d'un  bout  à  l'autre,  sur  des  ficelles.  L'effet 
est  inattendu  et  toujours  délicieux,  il  semble  que  cette 
tonnelle  en  plein  air  soit  la  propriété  de  tous,  même 
du  passant,  car  nul  ne  s'aviserait  d"y  porter  atteinte. 
Ne  décore-t-elle  pas  la  ruelle  ou  le  carrefour?  Ainsi, 
paraît  encore  chez  l'Arabe  le  goût  de  rornementation. 

A  l'abri  de  la  vigne  vierge,  une  cage  est  sus- 
pendue; l'oiseau  est  un  ami,  il  a  droit  de  cité  dans  le 
café  maure,  il  en  interrompt  le  silence  qui  plane  par 
sa  chanson  qu  par  son  sifflement. 

C'est  un  privilège  que,  seul,  il  partage  avec  le  joueur 
de  flûte  ou  de  guitare.  L'âme  arabe  est  propice. aux 
lentes  mélopées.  La  monotonie  de  ces  dernières  n'est 
qu'apparente;  ces  mélopées  sont  riches  en  divers 
modes.  Les  Arabes  ne  s'y  trompent  pas;  pour  pénétrer 
tous  les  secrets  de  leur  musique,  leur  âme  est  sus- 
pendue aux  lèvres  du  joueur  de  flûte  ou  aux  doigts  du 
guitariste.  Comment  n"aimeraient-ils  pas  la  musique, 
celle-ci  étant  le  seul  art  qui  survive  encore  à  tous  les 
arts  que  leur  civilisation  fit  jadis  progresser  jusqu'au 
raffinement? 


LA   CASBAH  FASCÎNATRICE  43 

Par  là,  le  présent  se  rattache  au  passé,  la  tradition 
subsiste  à  travers  les  siècles,  la  musique  arabe,  figée 
dans  son  premier  essor,  résiste  à  toutes  les  évolutions 
modernes  et  à  toutes  les  influences.  Cette  mélodie  que 
nous  entendons  au  coin  d'une  ruelle  de  la  Casbah,  c'est 
sans  doute  celle  qu'Aben-Hamet,  le  dernier  des  Aben- 
cérages,  jouait  aux  pieds  de  Dona  Blanca.  Tout  l'Orient 
musulman  est  dans  cette  mélodie  plaintive  et  traînante 
à  la  fois;  cet  exotisme  étonne,  attire,  intéresse  les 
oreilles  profanes. 

Comprenons-nous  tout  le  sens  de  ce  rythme  à  peine 
modulé  et  parfois  indécis,  de  cette  harmonie  imitative 
de  la  joie  et  de  la  tristesse,  de  l'amour,  de  la  volupté, 
de  tous  les  sentiments  auxquels  le  fatalisme  mêle  la 
langueur  du  spleen,  l'angoisse  du  néant? 

Nous  sommes  trop  habitués  à  la  science  musicale 
moderne,  à  la  complexité  savante  des  orchestres.  Cette 
guitare  à  deux  cordes  et  cette  flûte,  presque  toujours 
de  simple  fer  ou  de  roseau,  nous  semblent  des  instru- 
ments primitifs,  mais  elles  suffisent  à  ceux  qui  en 
jouent,  plus  par  vocation  que  par  étude,  à  ceux  qui 
écoutent,  l'âme  extatique.  Si  le  monde  oriental  se  plaît 
aux  longues  rêveries  silencieuses,  c'est  que  celles-ci 
sont  sans  cesse  suscitées,  toujours  soutenues  par  les 
vagues  modulations  de  ces  complaintes. 

Le  café  maure  est  l'endroit  prédestiné.  Ce  n'est  pas 
dans  la  chambre  où  il  habite  avec  plusieurs  de  ses 
compagnons  de  peine  que  le  flûtiste  ou  le  guitariste, 
musicien  amateur,  pourra  donner  libre  cours  aux  désirs 
de  son  âme  inspirée.  Le  café  est  le  rendez-vous  de  ses 
amis.  Il  y  jouera  pour  l'agrément  de  ces  derniers, 
pour  la  satisfaction  des  autres  cHents,  des  passants 
qui  s'arrêtent,  tous  ces  inconnus  qui  sont  aussi  des 


44  LA  VILLE   BLANCHE 

amis  puisqu'ils  s'émeuvent  à  ce  que  soupire  son  ins- 
trument. 

C'est  ainsi  que  tous  les  cafés  de  la  Casbah  ont  leurs 
musiciens  bénévoles,  qu'à  tous  les  carrefours,  dans 
toutes  les  ruelles,  on  entend  de  la  musique.  Cela  est 
d'une  telle  nécessité  que  certains  cafetiers,  pour  ne 
jamais  manquer  de  mélodies,  offrent  de  nos  jours  à 
leurs  clients  le  régal  des  phonographes. 

Ceux-ci  redisent  infatigablement  tous  les  airs  arabes. 
A  ces  consommateurs  que  l'ignorance  rend  étrangers 
à  tous  progrès,  il  semble  prodigieux  qu'un  pareil  ins- 
trument puisse  suppléer  aux  efforts  des  musiciens.  Ils 
voudraient  saisir  le  mystère  du  phonographe,  ils  se 
rapprochent  de  l'étrange  boîte  et  du  bizarre  cornet,  ils 
le  regardent  fixement  de  tous  leurs  yeux,  ils  sont  sur- 
pris, conquis,  charmés. 

Ainsi  le  progrès  s'impose  à  ces  esprits  incultes  ;  ils 
écoutent,  ils  révent,  ils  sont  heureux.  Chaque  café 
maure  a  son  phonographe,  c'est  le  seul  objet  considéré; 
mais  nous,  nous  nous  plaisons  à  contempler  le  four- 
neau qu'égayent  des  faïences  bleues  et  blanches,  où  la 
braise  rougeoie  comme  dans  une  chapelle. 

Les  petites  cafetières  en  fer-blanc  et  munies  d'un  très 
long  manche  sont  posées  sur  le  fourneau  ou  sur  la 
cendre  chaude,  puis  servies  à  chaque  client.  Le  cafe- 
tier aux  coudes  nus,  au  tabher  bleu,  est  debout,  silen- 
cieux, attentif  à  sa  besogne,  poussant  gravement  de 
ses  pincettes  les  braises  qui  tombent.  L'Arabe  qui  sert 
est  non  moins  digne  :  il  va,  il  vient,  sans  bruit,  n'ayant 
d'yeux  que  pour  ses  tasses  dorées. 

Nous  nous  plaisons  aussi  à  regarder  le  café  lui- 
même.  Des  banderoles  de  papier  sillonnent  le  pla- 
fond;  aux  murs   sont  suspendues  des  lithographies 


LA  CASBAH   FASCINATRICE  45 

encadrées  et  représentant  la  Mecque  ou  des  sultans, 
des  versets  du  Coran,  des  escadres,  des  étendards, 
des  animaux  fantastiques  au  corps  et  aux  pattes  de 
cheval,  au  visage  humain,  à  la  queue  de  paon,  et  pou- 
vant, au  besoin,  s'envoler,  car  ils  ont  des  ailes  puis- 
santes aux  plumes  multicolores. 

Jamais  Gustave  Moreau,  dans  son  génie,  ne  conçut 
pire  fantasmagorie  que  n'imaginent  les  naïfs  auteurs 
de  ces  dessins  :  c'est  Mahomet  qui  les  inspire.  Ce 
cheval  ailé,  c'est  celui  qui  transporta  le  saint  prophète 
au  paradis. 

Mais  voici  que,  dans  cet  enchevêtrement  de  ruelles, 
tout  à  coup,  l'aspect  change.  Ce  ne  sont  plus  des  mar- 
chands mozabites  ou  des  cafés  maures  dont  les  étalages 
ou  les  clients  débordent  sereinement  sur  la  chaussée. 

Toutes  les  vierges  folles  du  monde  se  sont  donné 
rendez-vous  en  ce  lieu.  Ce  sont  des  prostituées  de 
toutes  les  races.  Ce  sont  des  Mauresques  vêtues  d'une 
chemise  et  d'un  vaste  pantalon  bouffant  jusqu'aux 
genoux.  La  poitrine  et  les  bras,  les  jambes  et  les  pieds 
laissent  voir  leur  brune  nudité.  Sur  les  mains,  sur  le 
front,  parfois  presque  sur  tout  le  corps,  elles  ont  des 
tatouages  :  des  arabesques,  des  noms,  des  signes 
obscènes.  Ce  sont  des  Françaises  drapées  dans  un 
peignoir  ou  vêtues,  en  rose,  comme  des  petites  fdles, 
des  Espagnoles  avec  leurs  corsages  serrés  à  la  taille  et 
leurs  jupons  très  courts;  des  Maltaises  et  des  négresses; 
tous  les  pays  ont  déversé  leur  Gomorrhe  et  leur  So- 
dome.  Ce  sont  des  prostituées  de  toutes  les  rehgions, 
mais  ici,  il  n'est  plus  qu'une  religion,  celle  de  Tamour, 
l'amour  vénal  et  bas. 

Elles  n'ont  plus  un  instant  pour  penser  ou  s'émou- 
voir puisqu'elles  vivent  dans  un  vertige  qui  commence 


46  LA   VILLE   BLANCHE 

le  jour  et  ne  fait  que  s'embraser  avec  la  nuit.  A  la 
lueur  des  becs  de  gaz  et  à  mesure  que  le  soir  tombe, 
toutes  les  lascivités  se  de'versent  jusque  dans  les  ruelles. 
Une  haleine  chaude,  où  se  mêlent  des  odeurs  de  chair 
et  de  parfums  violents,  frappe  tous  les  visages. 

C'est  ici  la  grande  fraternité  des  hommes,  accourus 
des  pays  les  plus  divers,  la  réconciliation,  dans  la 
luxure,  de§  peuples  ennemis.  Des  matelots  hurlent  dans 
leur  langue  natale  des  refrains  orduriers,  s'enivrent 
aux  mêmes  tables,  s'arrachent  les  prostituées,  les 
étreignent,  les  embrassent  aux  mêmes  places,  dans 
l'orgiaque  oubli  qu'ils  s'entre-tuer ont  peut-être  demain. 

Cette  nuit  est  réservée  aux  pires  débauches;  les 
lupanars  ont  des  aspects  hallucinants.  Il  flotte,  dans 
les  cours  de  ces  maisons  mauresques,  de  sombres  clartés 
d'enfer.  Les  quinquets  ont  des  lueurs  qui  font  songer 
à  ces  louches  cabarets  où  les  passants  sont  égorgés. 
L'air  est  empuanti  d'alcool  et  de  musc.  Les  yeux  se 
brouillent  dans  cette  lumière  que  ternit  plus  encore  la 
fumée  du  tabac.  L'esprit  s'égare  dans  cette  atmosphère 
de  luxure  et  d'enlisement.  On  est,  comme  les  prosti- 
tuées, le  prisonnier  des  passions  déhrantes  dont  l'éner- 
vement  pousse  à  la  querelle,  au  besoin  même  de  tuer 
son  semblable. 

Cette  Casbah  mystérieuse  et  nocturne  est  le  repaire 
de  tous  les  déchaînements  de  l'humanité  en  rut.  Elle 
est  le  paradis  artificiel  le  plus  affolant,  tel  que  n'en  put 
jamais  rêver  même  un  Charles  Baudelaire.  Qui  l'a 
visitée  a  vécu  le  plus  fantastique  conte  des  Mille  et  une 
Nuits.  Félicien  Rops,  dont  la  pointe  burina  si  impitoya- 
blement les  fantômes  des  plus  cruelles  obsessions, 
aurait  trouvé  dans  ces  nuits-là  la  plus  abondante 
source  de  visions  sataniques. 


LA   CASBAH   FASGINATRICE  47 

Dans  ces  bouges  où  afflue  le  déchaînement  des  pas- 
sions de  toutes  les  races,  la  danse  s'exaspère  aux  désirs 
de  l'amour,  en  même  temps  qu'elle  sert  à  le  jeter  hors 
de  sa  naissante  ivresse.  C'est  la  perversité  des  yeux  et 
de  l'esprit  qui  s'enflamme  au  spectacle  du  balancement 
des  danseuses  nues.  Ces  bras,  ces  faces  et  ces  corps 
qui,  au  rythme  énervé  d'une  étrange  musique,  se 
tendent,  s'offrent,  se  retirent  pour  s'offrir  ensuite  en 
des  promesses  de  pâmoisons,  rendent  les  assistants 
frissonnants,  éperdus  avant  l'amour  lui-même. 

Chacun  est  le  possédé  du  dieu  voluptueux  de  la 
danse.  Ces  têtes  qui  se  renversent  laissant  ces  gorges 
et  ces  seins  tendus  à  la  merci  de  toutes  les  morsures  ; 
ces  hanches,  ces  ventres  et  ces  croupes  qui  se  mo- 
dulent à  la  musicale  fantaisie  des  plaisirs  convoités,  ce 
sexe  qui  s'étale,  bondit,  se  contracte  et  défaille  dans  le 
cynisme  de  sa  brûlante  nudité,  toutes  ces  danseuses 
dont  la  vision  est  rendue  démoniaque  par  la  fumeuse 
clarté  des  lampes  à  pétrole,  hallucinent,  révoltent  le 
cœur  par  leur  orgiaque  délire,  pour  mieux  le  dompter 
et  le  rendre  plus  éperdument  apte  à  la  folie  même  de 
la  passion.  La  danse  est  indispensable,  comme  l'alcool; 
elle  invite  aux  dérèglements  d'amour. 

Toutes  les  danses  erotiques  qu'inventèrent  tous  les 
pays  du  monde  triomphent  en  cette  Casbah  dans  leur 
outrancière  crudité,  comme  si  les  habitués  de  ces  mai- 
sons de  prostitution  étaient  encore  ces  bandits  de  la 
mer,  toujours  ivres  de  pillage,  de  viols  et  de  sang. 
C'est  la  débauche  dans  tous  ses  exotismes.  Un  râle 
immense  épuise  la  Casbah  entière. 

Alors,  celle-ci  semble  lasse  des  violents  plaisirs, 
chaque  nuit  renouvelés,  avec  ces  nomades  venus  de 
tous  les  Saharas,  ces  marins  accourus  de  tous   les 


48  LA   VILLE   BLANCHE 

océans.  Elle  meurt  de  sa  fièvre  et  le  silence  se  fait  peu 
à  peu  sur  ses  crispations  exténuées.  Il  n'est  pire  folie 
qui  n'ait  sa  fin. 

Le  jour  succède  doucement  à  la  nuit.  Ah!  cette 
obscurité  blanche  dont  parle  Pierre  Loti  !  Le  matin  a 
la  pâleur  sereine  que  la  lune  avait  tout  à  l'heure.  La 
vieille  Casbah  dort  encore,  comme  drapée  dans  son 
sommeil.  Sur  les  maisons  impudiques,  retentissantes, 
il  y  a  quelques  heures,  du  bruit  des  castagnettes,  des 
verres  entre-choqués  et  des  baisers,  l'aurore  parsème 
sa  clarté  virginale.  Elle  est  ignorante  des  orgies  de  la 
nuit.  Elle  apporte  une  vie  nouvelle,  de  la  jeunesse  et 
de  l'espoir.  Les  Arabes,  qui  dormaient  sur  les  terrasses, 
s'éveillent  dans  cette  piété  du  matin,  lèvent  les  bras 
et  se  prosternent  du  côté  de  FOrient,  à  la  voix  des 
muezzins. 

Faut-il  nous  étonner  de  découvrir,  à  côté  de  cette 
Casbah  hystérique  et  infernale,  une  Casbah  sainte, 
avec  ses  mosquées,  ses  zaouïas  et  ses  tombeaux  de 
marabouts  ? 

Les  mêmes  phénomènes  que  produisent  le  soleil  et 
les  murs  des  maisons  :  des  taches  de  neige  argentée 
près  d'épais  tapis  d'ombre  ont  aussi  Heu  dans  Tordre 
moral;  la  prière  voisine  avec  les  chants  d'amour,  la 
vie  idéale  des  âmes  pieuses  avec  l'existence  de  ceux 
qui  ne  veulent  que  la  satisfaction  des  sens. 

Le  temple,  non  loin  du  lupanar!  Dieu,  non  loin  des 
Messalines  en  peignoir  de  France,  en  caraco  d'Espagne, 
en  pantalon  bouffant  dArabie!  Cette  Casbah  qui,  la 
nuit,  aime  la  brutalité  des  étreintes,  aime  aussi  la  bru- 
talité des  contrastes. 

Cependant,  on  dirait  que  les  mosquées  s'effarouchent 
de  se  voir  dans  ce  quartier  bizarre,  elles  ont  l'air  de  se 


LA  CASBAH  FABCINATRICE  4d 

cacher  entre  les  maisons  et  de  dissimuler  q.u%  passants 
leurs  minarets,  grâce  à  Fétroitesse  des  rues.  Elles  sont 
humbles  et  primitives,  mais,  elles  aussi,  ont  le  charme 
des  choses  séculaires. 

Elle  est  touchante,  cette  mosquée  Safir,  avec  sa  cou- 
pole octogonale  et  sa  cour  qu'un  noyer  ombrage.  Un 
esclave  chrétien,  devenu  musulman,  las  de  s'entendre 
appeler  fds  de  mécréant  ou  fds  de  chien,  la  fit  élever 
en  1534,  après  avoir  pris  le  nom  de  Caïd  Safar  ben 
Abd-Allah,  Caïd  Safar,  fds  de  l'adorateur  de  Dieu,  et 
Baba-Hassen  la  fit  reconstruire  en  1791. 

Cette  autre  mosquée  du  nom  de  Sidi-Mohammed- 
Ech-Chérif,  qui  est  enterré  là  depuis  1541,  a  des 
vertus  particulières,  ainsi  que  sa  fontaine.  Celle-ci  a  été 
restaurée  par  le  comité  du  Vieil-Alger.  Elle  a  un  auvent 
sculpté  à  tuiles  vertes,  un  panneau  de  mosaïque  et  de 
faïence  aux  vives  couleurs.  Les  femmes  musulmanes 
désireuses  de  devenir  mères  viennent  implorer  Sidi^ 
Mohammed-Ech-Chérif  et  boire  les  eaux  de  sa  riante 
fontaine. 

Cette  dernière  est  sur  le  carrefour  même  formé  par 
les  rues  Kléber,  d'Amfreville  et  du  Palmier.  Tout  près 
est  un  café  maure  d'une  polychromie  qui  s'harmonise 
avec  celle  de  la  fontaine.  Le  carrefour  est  très  fré- 
quenté, d'autant  plus  bruyant  que  l'on  entend  les 
élèves  de  la  zaouïa,  attenant  à  la  mosquée,  chanter,  en 
un  chœur  cacophonique  et  nasillard,  les  versets  du 
Coran.  Toute  l'Afrique  du  Nord  est  là,  avec  ses  Mau- 
resques aux  voiles  blancs  et  ses  Arabes  drapés  dans 
leurs  burnous,  avec  ses  échappées  de  ciel  bleu  et  les 
lignes  heurtées  de  ses  maisons. 

Eugène  Fromentin,  qui,  lorsqu'il  était  en  Algérie, 
rêvait  d'avoir  quarante  bras  pour  pouvoir  prendre 

4 


56  LA   VILLE   BLANCHE 

davantage  de  croquis  et  de  notes,  des  journées  sans 
nuit  afin  de  pouvoir  travailler  plus  longtemps  et  un 
cerveau  à  l"e'preuve  de  toute  fatigue,  venait  souvent  en 
ce  carrefour.  Il  s'asseyait  au  café  maure.  Il  a  dit  lui- 
même  qu'il  a  visité  notre  colonie,  comme  on  examine 
une  proie,  avidement.  Il  a  augmenté  le  nombre  de 
ses  «  dessins  de  voyage  »  —  et  tous,  porteurs  d'eau 
simples  et  naïfs,  portefaix  qui  se  reposaient  en  buvant, 
près  de  lui,  leur  tasse  de  café,  boutiquiers  voisins, 
cordonniers  ou  tourneurs  sur  corne,  tous  ces  flls 
d'Orient,  chérissaient  la  compagnie  de  cet  Occidental 
inspiré,  qui  popularisait  en  France  et  de  par  le  monde, 
grâce  à  la  magie  de  sa  palette  et  de  son  style,  les  atti- 
tudes de  leur  race  et  le  pittoresque  de  leur  pays. 

Eugène  Fromentin  a-t-il  connu  ce  cimetière  qui  se 
trouve  non  loin  de  la  mosquée  de  Sidi-Abd-x\llah  ?  Le 
doute  est  permis,  car  il  est  impossible  de  s'imaginer 
que  ce  cimetière  n'eût  pas  tenté  le  pinceau  du  grand 
peintre.  Jamais  enclos  de  mort  ne  fut  plus  caché,  plus 
gracieux,  plus  poétique.  Son  entrée  est  celle,  basse  et 
tourmentée,  aux  marches  usées,  d'une  vieille  maison 
mauresque,  sise  44  rue  N'Fissa. 

On  croit  pénétrer  dans  un  petit  jardin  que  rendent 
encore  plus  minuscule  les  murs  des  habitations  qui 
l'enserrent,  un  jardin  mélancolique  et  touchant  parce 
qu'abandonné,  avec  quelques  fleurs,  filles  du  hasard,  et 
ses  figuiers  centenaires,  à  ce  point  décharnés  et  maigres 
qu'ils  s'inclinent  vers  la  terre  où  les  morts  reposent, 
comme  si,  eux  aussi,  rêvaient  de  descendre  dans  le 
néant- 

II  y  a  une  intime  désolation  dans  ce  cimetière.  D'où 
vient  donc  le  charme  qui  s'en  émane'?  Est-ce  parce 
qu'il  est  inattendu  en  cette  Casbah  où  la  vie  déborde  aux 


LA   CASBAH   FASCINATRICE  54 

sons  des  guitares  et  des  flûtes?  Est-ce  parce  que  le 
silence  *y  est  si  complet  qu'il  contraste  avec  les  agita- 
tions des  ruelles  voisines?  C'est  peut-être  parce  qu'il 
y  flotte  un  demi-jour  tutélaire,  une  fraîcheur,  une  tran- 
quillité qui  fait  que  l'on  se  sent  plus  indulgent,  l'esprit 
enclin  à  toutes  les  méditations. 

La  mort  s'est  emparée  d'un  carré  de  terre  en  ce  quar- 
tier où  les  maisons  s'entassent  si  nombreuses  qu'elles 
se  rejoignent  par-dessus  les  ruelles;  on  dirait  qu'elle 
veut  être  présente  au  milieu  de  la  vie  même,  comme  si 
elle  avait  peur  d'être  oubliée.  Mais,  avec  ses  stèles  de 
marbre  ciselé,  ses  marabouts  et  sa  koubba  qui,  dans  la 
pénombre,  ont  une  blancheur  si  lumineuse,  elle  appa- 
raît souriante  et  clémente,  endormant  dans  son  berce- 
ment infini  toutes  les  pensées,  toutes  les  larmes, 
toutes  les  douleurs,  si  auguste,  que  ce  petit  cimetière 
revêt  la  majesté  des  choses  sacrées. 

C'est,  sous  la  koubba,  Sidi-Ben-Ali-ben-Mohammed 
qui  fut,  de  son  vivant,  homme  pieux  entre  tous,  saint 
entre  les  saints  et  dont  la  mémoire  est,  pour  l'éternité 
objet  de  vénération.  C'est,  sous  le  marabout,  Sidi-Bra- 
him-ben-Mouça  dont  le  nom  est  conservé  parce  qu'il 
est  sans  tache  et  que  celui  qui  le  porta  fut  aimé  du 
Prophète,  à  cause  de  sa  croyance. 

Ce  sont,  sous  ces  stèles  de  marbre,  les  filles  d'Hus- 
sein-Pacha, les  princesses  N'Fissa  et  Fatmah.  Elles 
étaient  jeunes  et  belles.  La  mort  aimante  et  protectrice 
ne  voulut  pas  que  la  vieillesse  flétrît  la  splendeur  de 
leurs  traits;  elle  les  endormit  pour  jamais  dans  leur 
jeunesse  et  leur  beauté. 

Elles  n'ont  rien  connu  des  misères  de  l'âge.  Quelle 
offrande  est  plus  belle  que  la  fleur  à  peine  éclosc  sur 
sa  tige?  Les   êtres  qui  meurent  jeunes  sont  aimés  des 


33  LA  VILLE  PLANCHE 

dieux,  —  et  c'est  vers  ceux-ci  que  les  stèles  de  marbre 
tendent  leurs  inscriptions,  comme  l'imploration  de  toute 
la  terre  en  deuil  :  «  Voici  le  tombeau  de  celle  qui  est  en 
possession  de  Dieu  :  NTissa,  fille  de  feu  Hussein-Pacba. 
Que  Dieu  lui  soit  miséricordieux  ainsi  qu'à  tous  les 
musulmans.  Amen!  Amen!  »  et  aussi  :  «  Voici  le  tom- 
beau de  Fatmah-bemHussein-Bey.  Que  Dieu  lui  par- 
donne ainsi  qu'à  tous  les  musulmans.  Amen!  Amen!  » 

On  appelle  cet  enclos  le  cimetière  de  Sidi-ben-Ali, 
d'autres  le  uomment  le  cimetière  des  Princesses.  Ainsi, 
ce  petit  champ,  où  depuis  longtemps  on  n'euterre 
plus  personne,  évoque  tour  à  tour  la  sainteté  et  la, 
beauté.  La  mort  a  fait  la  sainteté  belle  par  son  pur  et 
très  haut  caractère,  la  mort  a  fait  la  beauté  sainte  par 
le  plus  touchant  des  souvenirs.  Voilà  pourquoi  ce 
minuscule  cimetière  a  un  charme  éternel.  La  -grâce 
fleurit  sur  ses  tombes,  la  poésie  s'étend  sur  lui. 

Ce  cimetière,  dans  cette  Casbah,  est  un  éden  propice 
à  tous  les  rêves.  De  ces  jeunes  et  belles  princesses, 
N'Fissa  et  Fatmah,  il  ne  reste  plus  que  les  noms  har- 
monieux; de  ces  saints  personnages,  Sidi-ben-Ali-ben- 
Mohammed  et  Sidi-Brahim-ben-Mouça,  que  les  noms 
yénérés.  Un  nom,  quelques  lettres  pour  l'emporter  sur 
l'oubli  des  temps  !  Il  y  a  donc  quelque  chose  d'éternel 
dans  la  fragilité  même  des  êtres  humains  ! 

Et  voici  qu'en  sortant  de  ce  cimetière,  qui,  derrière 
nous,  semble  s'encastrer  dans  les  murs  qui  l'envi- 
ronnent comme  un  bijou  dans  son  écrin,  nous  demeu- 
rons longtemps  encore,  attendris.  C'est  le  soir.  Le  soir 
aussi  est  propice  à  tous  les  rêves.  Ainsi,  nous  avons 
vécu  des  heures  sans  pareilles  dans  cette  Casbah  que, 
jadis,  peuplèrent  les  corsaires  aux  mains  alourdies 
par  les  rapines,  les  janissaires  qui  se  livraient  au:jç 


LA   CAâBAtt  PASCiNAtfttCÊ  U 

intimes  exubérances  d'amour,  que,  de  nos  jours,  les 
marins  et  les  soldats. 

Une  dernière  fois,  nous  remontons  le  labyrinthe  de 
ses  ruelles.  Çà  et  là,  des  échappées  inattendues,  qui 
deviennent  de  plus  en  plus  spacieuses  et  qui  couvrent 
tout  l'infini.  La  Méditerranée  s'aperçoit  dans  tous  les 
chatoiements  de  son  tapis  frissonnant  de  mille  cou- 
leurs à  la  tombée  de  la  clarté,  car  la  Casbah  domine 
orgueilleusement  toutes  les  vagues  qui  s'allongent  et 
qui  se  couchent  aux  pieds  de  la  ville  blanche.  Elle  se 
dresse  comme  une  sentinelle  qui  fouille  l'horizon  d'un 
regard  passionné  et  c'est  ce  qui  rend  Alger  impre- 
nable du  côté  de  la  mer.  Toutes  les  fenêtres  de  la 
Casbah  sont,  en  effet,  comme  de  vigilantes  vigies  inlas- 
sablement prêtes  à  découvrir  tous  les  navires  qui 
passent  au  loin. 

Mais  la  conquête  de  l'Algérie  est  à  jamais  assurée, 
les  vigies  n'ont  plus  leur  raison  d'être  et  maintenant 
les  fenêtres  de  la  Casbah  sont  les  plus  propices  rebords 
sur  lesquels  on  s'appuie  pour  contempler  toute  l'im- 
mensité. 

Ce  soir,  avec  ces  tons  de  rose  dans  le  ciel  bleu,  est 
un  enchantement.  Des  senteurs  montent,  comme  un 
encens,  vers  l'azur  qui  se  voile.  La  brise  traîne  avec 
elle  des  rythmes  de  guitare  et  des  refrains.  L'enchan- 
tement du  soir  se  double  d'une  fête  de  parfums,  de 
chansons,  de  musique. 

En  quel  lieu  de  la  terre  est-on,  par  ces  rues  si 
étroites  qu'on  gravit  comme  si  l'on  voulait,  à  cette 
heure,  grimper  vers  la  mort  du  soleil?  C'est  un  endroit 
unique  que  ce  quartier  aux  habitations  sans  fenêtres  et 
si  blanches  encore,  parmi  l'ombre  naissante,  qu'on 
dirait  des  sépulcres.  Est-ce  que  la  mort,  qui  atteint  le 


54  LA   VILLE   BLANCHE 

soleil,  s'étend  aussi  sur  ces  maisons?  Mais  le  soleil, 
demain,  reparaîtra  plus  triomphant;  ces  maisons,  ce 
soir  même,  s'animent  d'une  vie  sereine  et  délicieuse. 
C'est  de  leurs  terrasses  que  s'émanent  les  senteurs 
et  les  musiques  que  nous  goûtons. 

Déjà,  nous  ne  pouvons  plus  lire  sur  les  plaques 
émaillées  les  noms  des  rues.  Un  regret  perce  en  nos 
cœurs,  mais  nous  nous  rappellerons  toujours.  Ces 
noms-là  sont  pittoresques,  ils  sont  pieux  :  rue  Sidi- 
Ramdan,  Abdallah,  Ben-Ali;  ils  sont  énigmatiques  : 
rue  du  Sphinx;  évoquent  l'histoire  du  passé  :  rue 
de  la  Mer  Rouge,  et  l'histoire  victorieuse  d'autre- 
fois :  rue  Annibal,  et,  plus  récente  :  rue  Desaix; 
celle  des  pirates  et  des  audacieux  :  rues  Kataroudjil 
et  Barber  ousse;  ils  sont  charmants:  rues  Bleue,  du 
Regard,  du  Palmier,  du  Chat,  de  la  Girafe;  ils  sont 
inattendus  dans  le  quartier  qui  n'a  subi  aucune  trans- 
formation :  rue  du  Quatre-Septembre. 

Ces  noms-là,  pêle-mêle,  s'accrochent  sur  les  murs. 
Leur  diversité  est  un  symbole,  elle  résume  tout  ce  que 
nous  avons  vu  :  l'entassement  des  races,  le  réceptacle 
de  tous  les  négoces,  de  tous  les  recueillements,  de  tous 
les  plaisirs,  la  trace  des  siècles  passés  et  le  grouillement 
de  la  vie  contemporaine,  la  bizarrerie  d'hier  et 
l'étrangeté  d'aujourd'hui;  un  monde  à  part,  dans  le 
monde  où  nous  vivons,  la  Casbah  tranquille  et  dange- 
reuse, ouverte  et  repliée,  confiante  et  mystérieuse,  la 
Casbah  bénie  ou  maudite,  mais  toujours  fascinatrice  ! 


III 

LA    VILLE    BLANCHE 

LE    TRIOMPHE    d'ALGER 

La  région  dans  laquelle  la  ville  blanche  se  trouve,  — 
tout  ce  Nord  africain,  dont  elle  est  devenue  la  capitale, 
—  est  la  terre  même  de  la  légende. 

C'est  le  pays  du  géant  Atlas  qui  portait  le  ciel  sur 
ses  épaules.  Ce  géant  était  si  grand  que  sa  tête  bra- 
vait  toutes  les  intempéries,  heurtait  du  front  les  nuages 
et  que  ses  membres  s'étendaient  en  chaîne  de  monta- 
gnes. Et  quelle  barbe  avait  Atlas!  D'elle  seule  s'écou- 
laient des  torrents  dont  le  mugissement  remplissait 
l'univers  d'émoi.  Quels  étaient  ses  flancs!  C'était  là 
l'énigme  dont  jamais  la  pauvre  humanité  ne  devait 
pouvoir  percer  le  secret.  Aux  flancs  d'Atlas,  le  monde 
s'arrêtait  en  effet.  Aujourd'hui,  nous  sourions  à  ces 
fabuleux  récits.  Tout,  pourtant,  n'est  pas  mensonge  en 
eux.  La  chaîne  de  l'Atlas,  vue  de  profil,  ressemble  à  une 
immense  colonne  dont  le  faîte,  a-t-on  fait  remarquer, 
soutient  en  vérité  le  ciel. 

C'est  aussi  le  pays  des  Hespérides,  le  jardin  miracu- 
leux aux  pommes  d'or.  Ce  jardin  était  gardé  par  un 
dragon  horrible,  à  cent  têtes,  et  poussant,  à  la  fois, 
cent  sortes  de  sifflement.  Le  ravissement  des  fruits 


86  LA   VILLE   BLANCHE 

précieux  semblait  donc  impossible,  mais  Héraclès  sur- 
vint qui  tua  le  dragon. 

«  La  conquête  des  pommes  d'or  des  Hespérides,  a 
écrit  M.  de  la  Ville  de  Mirmont,  c'est  l'image  des  jours 
lumineux  qui  sont  enfermés  pendant  l'hiver  aux  con- 
fins occidentaux  de  la  terre  habitable,  d'où  le  soleil  les 
ramène  au  printemps.  » 

Alger  n'est  pas  moins  légendaire  que  sa  région.  Las 
de  suivre  leur  héros  et  leur  dieu,  vingt  compagnons 
d'Héraclès  s'arrêtèrent  en  un  lieu  qui,  par  ses  collines 
enchanteresses,  sa  mer  amoureuse  et  son  air  caressant, 
était  si  divin  qu'ils  décidèrent  de  s'y  établir,  d'y  fonder 
une  ville.  Hs  appelèrent  cette  dernière  Icosium,  du 
nom  dérivé  d'Eikosi,  —  vingt,  — pour  faire  souvenir  à 
jamais  du  nombre  de  ses  chers  fondateurs.  On  a  con- 
testé cette  origine,  mais  qu'importe  que  la  vérité  n'ap- 
plique pas  ici  un  sévère  cotitrôlel  Toujours  une  fabu- 
leuse allégation  est  en  harmonie  avec  le  coin  de  terre 
qui  lui  donna  naissance. 

Or,  les  villes,  comme  les  hommes,  ont  leur  heure 
suprême.  Icosium  disparut.  Son  emplacement  était 
occupé  par  une  tribu  berbère,  quand  Bologguinê,  fils 
de  Ziri,  gouverneur  du  pays,  reprenant  l'idée  des 
compagnons  d'Héraclès,  ressuscita  la  cité  morte  à 
laquelle,  à  cause  des  îles  qui  l'entouraient,  il  donna  le 
nom  d'El-Djézair,  d'où  celui  d'Alger. 

Dès  son  premier  instant,  la  cité  nouvelle  eut  le  plus 
doux  aspect.  Ses  maisons  et  ses  terrasses,  se  déta- 
chant sur  le  bleu  de  la  mer,  éblouissaient  par  leur 
éclat  immaculé  comme  si,  par  sa  pureté,  elle  devait 
garder  encore  son  renom  de  légende. 

Elle  l'a  conservé  pour  sa  gloire  et  sa  beauté.  Alger 
est  à  jamais  la  ville  blanche.  De  la  terrasse  dentelée 


LA  VILLE  BLANCHE  87 

de  la  vieille  Casbah,  nous  l'avons  constaté.  Une  joie 
demeure  inépuisablement  en  nous.  Nous  avons,  en 
effet,  à  ce  point  admiré  et  compris  la  somptuosité  de 
ces  lieux  que  notre  âme  en  gardera  le  sourire  éternel, 
qu'elle  demeurera  enivrée  de  sa  magique  ivresse. 

Quand  nous  voudrons  évoquer  la  magnificence  et 
l'activité  d'une  ville  à  la  fois  très  ancienne  et  moderne, 
quand  nos  rêves  nostalgiques  auront  besoin  d'immen- 
sité pure,  de  lumière  el  de  nature  en  fête,  nous  rever- 
rons, dans  nos  vifs  souvenirs,  Alger  et  la  cascade  de 
ses  maisons,  et  la  grâce  virginale  de  ses  mosquées,  et 
la  souveraineté  de  son  boulevard,  et  son  port,  et  toute 
l'harmonie  de  sa  baie  enchanteresse. 

Nous  savons  que  la  pensée  que  nous  conservons 
d'Alger  est  pareille  en  l'esprit  de  tous  ceux  dont  les 
yeux  se  sont  une  fois  fixés  sur  cette  même  splendeur. 
Cette  communauté  nous  ravit.  Heureuse  la  ville  blanche 
qui  n'a  que  d'unanimes  admirations!  D'autres  que 
nous  viendront  sur  la  terrasse  de  la  Casbah.  Voyez  de 
tous  vos  yeux!  Aimez  de  tous  vos  cœurs!  Cet  éclat 
immaculé,  cette  vie  active,  ce  bonheur  de  l'action,  et 
ce  bleu  du  ciel  et  cet  azur  poudroyé  de  tout  l'or  du 
soleil,  c'est  notre  incommensurable  et  légitime  orgueil, 
le  triomphe  de  nos  pères,  l'avenir  de  la  France,  le 
resplendissement  même  de  la  patrie  ! 

C'est  pour  vous  que  nous  allons  évoquer  la  beauté 
de  la  ville  blanche,  de  ses  rues  et  de  ses  minarets,  de 
ses  maisons,  de  ses  jardins  et  de  sa  mer,  que  nous  allons 
assembler,  comme  des  gerbes,  les  fleurs  des  plus  chers 
souvenirs,  —  c'est  pour  vous  tous,  afin  que  vous,  qui  la 
connaissez,  reveniez  parmi  nous,  afin  que  vous,  qui 
ne  l'avez  pas  encore  visitée,  ayez  le  désir  de  la  voir. 

Nous  en  sommes,  en  effet,  les  fils  à  jamais  épris.  De 


58  LA    VILLE   BLANCHE 

quels  mots  attendris  pourrons-nous  saluer  son  inou- 
bliable aspect  ? 

Voici  qu'en  hommage  nous  nous  rappelons  ce  que 
disait  de  la  capitale  africaine  Abou-Mohammed-el-Ab- 
dery,  Maure  de  Valence,  savant  voyageur  :  «  C'est  une 
ville  qu'on  ne  peut  se  lasser  d"admirer  et  dont  l'aspect 
enchante  l'imagination.  Assise  au  bord  de  la  mer  sur 
le  penchant  d'une  montagne,  elle  jouit  de  tous  les 
avantages  qui  re'sultent  de  cette  position  exception- 
nelle :  elle  a,  pour  elle,  les  ressources  du  golfe  et  de 
la  plaine.  Rien  n'approche  de  l'agre'ment  de  sa  pers- 
pective. » 

Abou-Mohammed-el-Abdery  prononçait  ces  paroles 
au  treizième  siècle.  Elles  demeurent  vraies  à  travers  le 
temps.  Nous  les  répétons  avec  amour. 

Salut,  Alger,  terre  natale!  Abou-Mohammed-el-Ab- 
dery avait  raison  de  proclamer  déjà,  il  y  a  des  siècles, 
que  tu  es  une  merveille  qu'on  ne  peut  se  lasser  d'ad- 
mirer et  dont  l'aspect  enchante  l'imagination  ! 

Jason  et  ses  fiers  Argonautes  n'auraient  pas  eu  besoin 
d'aller  en  Colchide  conquérir  la  fameuse  toison  d'or. 
Car  elle  est  toujours  descendue,  cette  toison,  de 
toutes  les  hauteurs  du  ciel,  sur  ta  baie  et  sur  ton 
port,  sur  tes  maisons  et  sur  tes  rues,  resplendissante 
de  toutes  les  pourpres  ensoleillées,  de  tout  l'argent 
lunaire. 

Elle  est  tissée  de  tous  ces  rayons  de  lumière.  Il  ne 
s'agit  plus  de  la  dépouille  d'un  béher  merveilleux,  il 
s'agit  de  la  plus  pure  transparence  de  la  nature  privi- 
légiée. 

Salut,  Alger  dont  chaque  matin  est  une  heureuse 
promesse  \  Boileau  écrivait  au  président  de  Lamoignon 
que,  dans  son  petit  village,  le  soleil  en  naissant  regar- 


LA   VILLE   BLANCHE  59 

dait  d'abord  la  maison  du  seigneur.  Ici,  le  soleil,  à  son 
lever,  regarde  toutes  les  maisons,  il  entre  par  toutes 
les  fenêtres  avec  de  la  santé  et  de  la  joie  :  le  re'veil  y  est 
un  bonheur,  la  vie  y  est  un  bienfait. 

Les  rayons  du  soleil  changent  avec  le  cours  des 
heures.  Mais  qu'ils  soient  roses,  dorés  ou  incandes- 
cents, ils  sont  toujours  étincelants.  Ici,  plus  que  par- 
tout ailleurs,  le  soleil  est  un  Sagittaire,  aux  flèches  mul- 
ticolores. Il  meurt  dans  un  regret  et  ce  regret  éclate 
dans  un  déchirement  de  l'ombre  environnante,  dans 
un  incendie  qui  provoque  l'extase  du  cœur  et  la  stupé- 
faction des  yeux.  Cette  mort  de  la  lumière  est,  divine- 
ment, comme  un  feu  d'artifice. 

Et  puis,  c'est  la  solennité  d'un  très  court  crépus- 
cule, c'est  la  nuit  lente  et  douce.  0ht  cette  tombée  du 
jour,  l'heure  entre  toutes  préférée!  Qui  ne  l'a  vue  à 
Alger  ne  peut  s'imaginer  combien  elle  est  mélancolique 
et  tendre.  Peu  à  peu  le  ciel  s'estompe  de  grisailles  dans 
un  silence  plein  de  mystère;  c'est  à  cet  instant  sans 
reflet  que  toutes  choses  se  dessinent  le  mieux. 

Le  triomphe  d'Alger,  c'est  la  nuance  toujours  chan- 
geante de  la  clarté  ou  des  ombres  dans  la  course  des 
heures.  Toute  la  nature  semble  immuable.  Mais  ce 
n'est  qu'une  apparence.  Sous  cette  immobilité  qui  n'est 
qu'un  voile  immense,  la  vie  palpite  intensément.  Il 
suffit  de  regarder  pourvoir  sourdre  toutes  les  couleurs, 
toutes  les  gammes  du  feu,  tous  les  étincellements  des 
diadèmes. 

L'impassibilité  du  ciel,  des  montagnes,  de  la  mer, 
n'est  donc  qu'un  apprêt  voulu  de  grandeur  plus  hié- 
ratique que  toutes  les  autres,  comme  le  jeu  d'un  fée- 
rique et  céleste  instrument,  pour  mieux  détailler  toutes 
les  diaprures,  comme  un  sublime  artifice  pour  la  fête 


60  La  V^tLLE  BtAKcMË 

des  yeux  contemplateurs.  Voilà  pourquoi  le  spectacle 
vu  de  la  terrasse  de  la  Casbah  est  unique  au  monde, 
pourquoi  sera  toujours  incomplète  la  maîtrise  de 
l'artiste  qui  n'a  pas  vécu  dans  ce  décor  incompa- 
rable, pourquoi  la  nostalgie  sera  sans  cesse  au  cœur 
de  tous  ceux  qui  auront,  une  fois,  subi  l'enchantement 
de  tous  ces  lieux  f 

Il  ne  faut  pas  penser,  il  faut  laisser  s'entasser  en 
nos  prunelles  tous  les  trésors  de  beauté  qui  s'offrent 
devant  nous.  C'est  la  moisson  de  tous  les  monuments 
et  de  tous  les  paysages. 


DU    CROISSANT    A    LA    CROIX 

La  même  déUcieuse  exaltation  palpite  en  nous  au 
sortir  de  la  Casbah.  Cette  mosquée  centenaire  qui 
s'élève  à  notre  droite  avec  son  minaret  octogonal  que 
restaura  Hussein-Pacha,  et  qui  semble  humble,  comme 
écrasée  par  le  voisinage  de  la  formidable  citadelle, 
c'est,  depuis  1839,  l'éghse  Sainte-Croix,  la  plus  ancienne 
d'Alger.  Dans  son  minaret,  le  son  des  cloches  remplace 
la  voix  du  muezzin,  ce  sont  d'autres  fidèles  appelés  à 
d'autres  prières. 

Nous  passons  ensuite  devant  «  la  porte  à  la  chaîne  » 
et  devant  le  petit  édifice  à  colonnes  torses  qui  était, 
avant  1830,  le  tribunal  de  fagha. 

Voici  maintenant  ce  qui  reste  d'un  ancien  rempart 
turc  avec  deux  mosquées  naïvement  dessinées  sur  la 
pierre  comme  des  signes  célestes  pour  protéger  la  ville 
qu'abritait  le  vieux  mur,  voici  les  écoles  de  tapis  indi- 
gènes, la  gendarmerie  qui  se  dresse  haute  et  massive 


LA  VILLE  BLANCHE  64 

comme  un  symbole  de  puissance  efficace,  la  prison 
civile,  la  pépinière  du  génie  militaire. 

Nous  allons  vers  notre  gauche.  Un  pont  en  bois 
quelque  peu  délabré,  mais  que  soutiennent  des  barres 
de  fer.  On  sent  qu'il  fut  jeté  là  de  façon  à  pouvoir  être 
rapidement  enlevé;  il  sert,  en  effet,  à  franchir  le  fossé 
des  fortifications. 

L'endroit  est  pittoresque.  De  l'autre  côté  du  pont, 
la  colline  descend  vers  la  mer.  Entre  les  eucalyptus  au 
feuillage  si  vert,  on  aperçoit  le  bleu  de  la  Méditer- 
ranée. Sur  ce  terrain  en  pente,  près  de  ces  fortifica- 
tions que  domine  la  Casbah,  en  face  de  ce  paysage  au 
pied  duquel  s'étendent  les  naaisons  neuves  du  faubourg 
Bab-el-Oued,  au  haut  duquel  Notre-Dame  d'Afrique 
dresse  sa  silhouette  nimbée  d'azur,  voici  le  lieu  fu- 
nèbre, le  plus  inattendu,  le  plus  poétique,  tout  empli 
de  grâce  et  de  fraîcheur,  le  cimetière  arabe  d'El- 
Kettar. 

Aucune  enceinte  ne  le  protège  pour  le  moment. 
Afin  que  cet  endroit  soit  respecté,  il  lui  suffit 
d'avoir  le  caractère  sacré  de  la  mort,  flien  donc 
ne  le  sépare  de  la  route.  Il  faut  passer  tout  le 
long  de  ses  tombes  pour  descendre  le  chemin  qui 
conduit  au  faubourg  Bab-el-Oued.  C'est  que  les 
morts  aiment  le  passage  des  vivants  et  que,  pour 
ceux-ci,  les  défunts  ne  sont  que  des  absents.  Une 
complainte  musulmane,  très  ancienne,  que  le  taleb 
chante  à  mi-voix  autour  des  koubbas,  avertit  le 
passant  : 

0  toi  qui  es  devant  ma  tombe, 

Ne  t'étonne  pas  de  mon  sort; 

Il  fut  un  temps  où  j'étais  comme  toi, 

Viendra  le  temps  où  tu  seras  comme  moi. 


62  LA   VILLE   BLANCHE 

C'est  également  le  Hodie  mihi,  cras  tibi  de  l'Église 
catholique.  Le  taleb  récite  aussi  les  versets  du  Coran  : 
«  En  quelque  lieu  que  vous  soyez,  la  mort  vous 
atteindra;  elle  vous  atteindrait  dans  les  tours  éle- 
vées. »  C'est  la  même  pensée  que  Malherbe  adresse  à 
son  ami  Dupérier  : 

Et  la  garde  qui  veille  aux  barrières  du  Louvre 
N'en  défend  pas  les  rois. 

Que  vienne  donc  la  mort!  Ici,  elle  ne  cause  aucune 
terreur.  L'agonisant  murmure  :  «  Il  n'y  a  de  Dieu  que 
Dieu,  et  Mahomet  est  son  prophète.  »  Les  vivants 
répètent  par  quatre  fois  les  mêmes  paroles  et  c'est  là 
toute  la  prière  des  morts. 

La  terre  s'entr"ouvre  à  peine.  Les  morts  sont  couchés 
sur  le  flanc  droit,  la  face  tournée  du  côté  de  la  Mecque; 
ils  n'ont  pas  de  cercueil,  ils  retournent  à  la  terre  d'où 
ils  vinrent  un  jour,  la  terre  maternelle.  Les  morts 
n'ont  donc  besoin  que  d'un  linceul  pour  recouvrir  leur 
corps  et  de  quelques  pierres  frustes,  sur  champ,  autour 
de  leurs  tertres,  seulement  pour  marquer  la  place 
qu'ils  occupent. 

On  ne  les  écrase  pas  sous  le  poids  des  marbres 
lourds,  des  mausolées  ou  des  colonnes;  ils  sont  à  peine 
sous  terre,  il  semble  que  les  vivants  puissent  ainsi 
mieux  les  savoir  auprès  d'eux,  pour  les  prendre  à 
témoin  de  leur  pieux  souvenir.  Les  orgueilleux  tom- 
beaux inspirent  seuls  la  tristesse  des  cimetières,  et 
aussi  les  cyprès,  les  sapins,  les  saules  pleureurs. 

Ici,  il  n'est  point  de  ces  arbres  funèbres.  Il  en  est 
d'autres,  ce  sont  ceux  qui  poussent  sur  les  collines, 
joyeusement,  librement,  sous  le  soleil.  La  nature 
domine  sans  apprêts  ;  l'endroit  est  si  fraternel  que  les 


LA   VILLE   BLANCHE  63 

nomades  ou  les  voyageurs  éloignés  des  tribus  pré- 
fèrent la  compagnie  des  morts  au  désert  des  cam- 
pagnes. 

11  est  maint  de  ces  nomades  ou  de  ces  voyageurs  qui 
racontent  avoir  alors  entendu  de  mystérieux  dialogues. 
Des  voix  s'exhalant  de  la  terre  répondaient  à  une  voix 
qui  descendait  du  ciel.  On  entendait  dans  l'air  un  pal- 
pitement  d'ailes.  Toute  la  nuit  était  auguste.  La  lune, 
les  étoiles  brillaient  en  cette  heure  solennelle.  On  ne 
distinguait  aucune  ombre  et  pourtant  les  voix  conti- 
nuaient à  répondre  à  la  voix. 

Le  dogme  islamique  explique  ce  my.stère  sacré. 
C'est  l'ange  Gabriel  qui  vient  demander  aux  morts  le 
bilan  de  leur  vie,  l'ange  devient  le  juge  et  les  morts  se 
justifient.  La  clémence  divine  s'étend  sur  les  trépassés 
balbutiants.  L'âme  du  trépassé  encore  enfermée  dans 
son  enveloppe  charnelle  est  enfin  délivrée;  le  corps,  né 
de  la  poussière,  redeviendra  poussière.  L'âme,  épa- 
nouie, s'élève  dans  le  ciel.  Le  Coran  ne  dit-il  pas  : 
«  La  jouissance  de  la  vie  d'ici-bas  est  peu  de  chose;  la 
vie  future  est  le  vrai  bien  pour  ceux  qui  craignent 
Dieu  »  ? 

Sans  doute,  toutes  les  religions  proclament  la  même 
suprême  espérance;  mais  ici,  dans  ce  cimetière  d'El- 
Kettar,  où  les  oiseaux  chantent,  qu'embaument  la  sen- 
teur saine  des  grands  eucalyptus  voisins  et  les  purs 
aromates  de  la  Méditerranée  dont  on  entend  la  voix 
paresseuse,  devant  les  blanches  maisons  neuves  du 
faubourg  Bab-el-Oued  et  les  rousses  montagnes  de  la 
Bouzaréa,  dans  ce  paysage  de  fraîcheur  éternelle,  il 
semble  que  les  promesses  coraniques  soient  plus  adé- 
quates au  désir  de  se  survivre  par  delà  la  fin  terrestre. 
La  poésie  qui  s'émane  de  ce  lieu  fait  aimer  la  poésie 


â4  LA   VILLE   BLANCHE 

d'une  vie  future,  l'immatérialité  de  Tair  fait  comprendre 
rimmatérialité  de  l'âme. 

Tout  ce  paysage  est  religieux;  ne  nous  étonnons 
donc  pas  de  voir,  m  face  de  ce  cimetière  arabe  d'El- 
Kettar,  là-bas,  sur  une  autre  colline,  se  dresser  la  sil- 
houette dune  église  catholique,  Notre-Dame  d'Afrique. 

Pour  nous  y  diriger,  il  faut  passer  par  le  faubourg 
Bab-el-Oued. 

Naguère  ce  dernier  était  célèbre  par  ses  carrières  de 
pierre  et  sa  population  cosmopolite.  Tout  le  long  de  sa 
principale  artère,  l'avenue  de  la  Bouzaréa,  —  aujour- 
d'hui rue  de  Verdun,  —  on  entendait  le  lourd  roulement 
des  chariots,  les  jurons  des  charretiers,  le  vif  claque- 
ment des  fouets. 

Les  maisons  étaient  basses:  un  petit  jardin,  parfois, 
y  attenait.  Certaines  avaient  un  large  balcon  de  bois 
qu'encadraient  des  plantes  grimpantes.  Presque  toutes 
avaient  une  vaste  cour  intérieure  qui  semblait  être, 
aux  soirs  d'été,  comme  la  place  publique  des  locataires. 
On  s'asseyait  devant  les  portes  des  maisons;  les  trottoirs 
étaient  peuplés  de  vieillards  et  d'enfants.  Les  jeunes, 
par  bandes,  en  se  donnant  le  bras,  se  promenaient  au 
miheu  de  la  rue  et  chantaient  de  gais  refrains. 

Toutes  les  races  de  la  vieille  Europe  s'étaient  donné 
rendez-vous  dans  ce  faubourg;  c'était  le  carrefour  du 
monde  entier,  on  y  parlait  toutes  les  langues. 

Le  faubourg  Bab-el-Ou«d  était,  à  cette  époque,  hors 
de  la  ville.  Les  fortifications,  une  immense  esplanade 
aux  terrains  vagues,  aux  tas  de  décombres,  à  l'extré- 
mité de  laquelle  l'armée  avait  installé  ses  poudrières,  le 
séparaient  d'Alger. 

Mais,  à  présent,  une  active  prospérité  a  transformé 
en  quelques  années  tout  ce  faubourg.  Les  fortiiicatioft§ 


LA   VILLE   BLANCHE  65 

ont  été  détruites;  les  poudrières,  qui  les  précédaient 
sur  une  très  vaste  place,  ont  été  transportées  du  côté 
de  Mustapha.  Un  square  rappelle  seulement  le  sou- 
venir de  l'Esplanade.  Un  kursaal  est  édifié  non  loin. 

Bab-el-Oued  fait  partie  de  la  ville.  Les  carrières  de 
pierre  ont  fait  place  aux  maisons  à  cinq  étages.  Un 
tramway  électrique  le  relie  à  l'autre  extrémité  de  la 
ville.  La  population  est  dense,  on  y  rencontre  de  plus 
en  plus  des  fonctionnaires  et  des  employés  aisés.  Des 
usines  modernes  ajoutent  à  la  prospérité  de  l'endroit. 

Mais  tout  cosmopolitisme  intense  n'a  encore  heureu- 
sement pas  disparu.  Le  faubourg  Bab-el-Oued  est  tou- 
jours, pour  la  population  espagnole  qui  y  domine,  «  la 
Gantera  » . 

Le  dimanche,  comme  jadis,  dans  l'avenue  de  la  Bou- 
zaréa,  ce  ne  sont  que  ribambelles  de  jeunes  fdles,  nu- 
tête  et  revêtues  de  leurs  plus  beaux  atours.  Toute  la 
semaine,  elles  travaillent;  en  ce  jour  de  repos,  la  rue 
est  la  promenade  où  l'on  se  retrouve  avec  bonheur; 
comme  autrefois,  on  chante  de  gais  refrains.  Ce  coin  de 
cet  Alger  qui  devient  de  plus  en  plus  une  ville  de 
France  a  une  physionomie  qui  n'appartient  qu'à  lui. 

On  y  voit  aussi  des  soldats.  L'hôpital  militaire  est, 
en  effet,  au  bout  de  ce  faubourg.  C'était  là  que  les  deys 
d'Alger  avaient  leurs  jardins.  Ceux-là  étaient  si  vastes, 
si  calmes  et  si  beaux  qu'en  1832,  le  duc  de  Rovigo, 
avant  d'en  faire  le  séjour  des  soldats  malades,  eut,  un 
moment,  l'idée  d'en  faire  sa  résidence  d'été. 

Et  c'est  l'ascension  de  la  colline  sainte. 

Cette  colline,  sur  laquelle  est  bâtie  Notre-Dame 
d'Afrique,  s'élève  dans  la  légèreté  d'une  brume  qui, 
bientôt,  disparaît  devant  le  regard  scrutateur.  On  dirait 
qu'elle  est  enveloppée  d'une  fluidité  à  la  fois  bleue  et 

5 


66  LA   VILLE   BLANCHK 

rose.  Le  silence  dans  lequel  elle  se  complaît  ajoute  à 
son  aspect  de  grâce  un  aspect  d'évangélique  mystère. 

Par  delà  la  Méditerranée,  Notre-Dame  d'Afrique  fait 
pendant  à  Notre-Dame  de  la  Garde,  qui  est  à  Marseille. 
Ainsi,  d^une  rive  à  l'autre,  l'Église  continue  ses  pèleri- 
nages, elle  érige  au  sommet  des  monts,  afin  que  ne 
l'ignore  au  loin  aucun  navire  qui  passe  et  que  se  sou- 
viennent et  se  recueillent  marins  et  voyageurs,  la  statue 
de  la  Vierge  Marie. 

Dans  la  basilique  algérienne,  celle-ci  est  une  Vierge 
noire  :  n'est-elle  pas,  en  effet,  la  patronne  de  l'Afrique? 

L'église  est  due  à  l'initiative  de  Mgr  Pavy;  elle  est 
de  style  byzantin.  Les  coupoles  resplendissent;  à  cer- 
taines heures,  leur  blancheur  majestueuse  semble  ren- 
voyer au  soleil  toute  sa  clarté.  Elle  se  détache  à  mer- 
veille de  la  verdure  environnante,  elle  n'a  pas  la  lour- 
deur du  Sacré-Cœur  de  Paris,  elle  est  le  poème  en 
pierre  de  la  foi  souriante.  Toute  prière  y  est  une  espé- 
rance, aussi  les  murs  intérieurs  sont-ils  couverts  de 
nombreux  ex-voto. 

Notre-Dame  d'Afrique  n'a  pourtant  pas  de  légende 
miraculeuse;  son  origine  est  simple,  mais  elle  est  la 
plus  touchante.  Agarite  Berger  et  Anna  Ginquin  étaient 
deux  pauvres  filles  mystiques  qui  vivaient  à  Lyon. 
Elles  fréquentaient  la  paroisse  de  Saint-Bonaventure, 
dont  le  vicaire  était  le  futur  évêque  Pavy.  Elles  avaient 
fait  de  ce  dernier  leur  père  spirituel;  lorsqu'elles 
apprirent  qu'il  était  nommé  à  Alger,  elles  n'hésitèrent 
pas  à  l'accompagner.  Il  y  avait  de  l'apostolat  dans  leur 
exil  de  la  ville  natale. 

Agarite  Berger,  sous  une  apparence  maladive,  avait 
une  âme  ardente;  Anna  Ginquin  était,  comme  on  le 
proclamait  autour  d'elle,  une  fleur  de  modestie.  Le  seul 


LA    VILLE   BLANCHE  67 

regret  qu'elles  emportaient  de  Lyon  était  qu'elles 
n'iraient  plus  en  pèlerinage  à  Notre-Dame  de  Four- 
vières.  A  Alger,  Mgr  Pavy  les  installa  au  petit  séminaire 
qui  s'élevait  tout  près  de  l'emplacement  sur  lequel 
devait  se  dresser  Notre-Dame  d'Afrique. 

Elles  s'occupaient,  l'une,  de  l'infirmerie,  l'autre,  de 
la  lingerie;  leur  vie  se  passait  entre  le  travail  et  la 
prière.  Mais  leur  regret  persistait,  il  leur  manquait 
Notre-Dame  de  Fourvières.  Or,  sur  le  versant  ouest 
de  la  colline,  la  pente  abrupte  s'enfonce  dans  un  ravin 
profond;  un  sentier  y  conduisait  à  travers  les  brous- 
sailles et  les  ronces.  L'endroit  était  dangereux  à  cause 
des  bêtes  qui  y  vivaient,  mais  le  fond  du  ravin  qu'ar- 
rosait un  ruisseau  limpide  était  divin.  Il  y  avait  des 
églantiers  courbés  en  berceaux,  les  lianes  et  les  cléma- 
tites formaient  des  voûtes.    • 

C'est  là  qu'Agarite  Berger  et  Anna  Cinquin  instal- 
lèrent le  but  de  leur  pèlerinage.  Une  statuette  de  plâtre 
représentant  la  Vierge  fut  placée  entre  les  branches  d'un 
ormeau,  une  touffe  de  lierre  formait  un  dôme.  Notre- 
Dame  du  Ravin  avait  la  pauvreté  de  Jésus  dans  son 
étable;  mais,  comme  cette  dernière,  elle  était  grande 
et  riche  de  toutes  les  promesses  des  lendemains. 

Le  culte  que  deux  humbles  servantes  vouaient  à 
Notre-Dame  du  Ravin  devint  célèbre;  Mgr  Pavy,  les 
enfants  du  petit  séminaire  y  allèrent  prier.  La  sta- 
tuette de  plâtre  fut  remplacée  par  une  belle  madone. 
Une  grotte  lui  servit  de  chapelle.  Aux  fêtes  de  Noël, 
après  minuit,  on  y  allait,  à  la  clarté  des  torches,  en 
pèlerinage;  on  chantait  de  pieux  cantiques  dans  le 
silence  et  la  nuit  du  vallon.  La  grotte  existe  encore  : 
les  fiancés  vont  y  prononcer  leurs  éternels  serments 
d'amour. 


68  LA   VILLE   BLANCHE 

Et  voici  que  la  plus  touchante  ambition  naquit  au 
cœur  d'Agarite  Berger  et  d'Anna  Cinquin;  elles  rêvèrent 
pour  le  culte  de  la  Vierge  Marie,  sur  la  terre  africaine, 
d'un  pèlerinage  aussi  beau  que  celui  de  Notre-Dame  de 
Fourvières  dont  elles  avaient  l'âme  toujours  emplie, 
elles  gagnèrent  à  leur  cause  l'archevêque  d'Alger. 
Mais,  pour  la  construction  de  la  basihque  de  Notre- 
Dame  d'Afrique,  il  fallait  beaucoup  d'argent;  Mgr  Pavy, 
alors,  alla  quêter  dans  toutes  les  églises  de  France. 
Commencée  le  2  février  1858,  la  basihque  fut  achevée 
cinq  ans  après.  Agarite  Berger  et  Anna  Ginquin  y  sont 
ensevelies. 

Leur  vœu  s'est  exaucé  :  l'Afrique  a  sa  Notre-Dame 
de  Fourvières.  C'est  désormais  le  pèlerinage  sous  le 
ciel  le  plus  propice;  des  confréries  y  viennent  à  chaque 
fête  de  l'Éghse. 

A  quelques  mètres  et  juste  en  face  de  la  porte  princi- 
pale de  la  basilique,  s'élève  un  tombeau  en  pierre  grise. 
Il  est  triste  et  nu.  Mais  il  se  dresse  au  bord  de  la  col- 
line. Il  domine  toute  la  Méditerranée  et  cela  donne  à  sa 
tristesse  ainsi  qu'à  sa  nudité  l'imposant  aspect  des 
choses  solennelles.  Ce  tombeau  est  voué  à  la  mémoire 
de  tous  ceux  qui  périrent  en  mer. 

Ainsi,  ces  flots  que  nous  voyons  s'étendre  au  loin  si 
tranquilles  et  si  bleus  gardent  leur  mystère.  Pourquoi 
convient-ils  aux  courses  lointaines,  à  la  pêche  abon- 
dante, si,  tout  à  coup,  ils  doivent  se  dresser  mugis- 
sants et  s'entr'ouvrir  pour  le  naufrage?  Mais  ceux  qui 
viennent,  au  bord  de  cette  colhne,  prier  devant  le  mau- 
solée, ont  des  âmes  très  simples.  Ils  n'approfondissent 
aucun  mystère,  ils  l'acceptent  parce  qu'il  est  le  secret 
de  leur  Dieu  tout-puissant. 

Ce  sont  des  pèlerins   qui,  pieds  nus,  gravissent  le 


LA   VILLE   BLANCHE  69 

chemin  de  la  colline.  Ils  suivent  les  lourdes  bannières 
sur  lesquelles  sont  brodées,  en  fils  d'or  et  de  soie,  les 
images  de  la  Vierge,  du  Christ  et  des  archanges.  Ils 
chantent,  malgré  que  le  sol  blesse  parfois  leurs  pieds. 
La  montée  rend  plus  pénible  leur  respiration,  mais, 
quand  même,  leurs  chants  continuent.  C'est,  au  rythme 
des  cantiques,  Tascension  de  la  colline  sacrée.  Il  leur 
semble  que,  lorsqu'ils  auront  atteint  le  sommet  du 
mont,  ils  seront  plus  près  de  Dieu.  Ils  le  sont,  à  la  fin, 
certainement,  par  l'exaltation  de  leur  foi  et  le  ravisse- 
ment de  leurs  esprits. 

Un  grand  autel  aux  lourdes  tentures  de  velours 
rouge  sombre,  frangé  d'or,  est  édifié  au  dehors  de  la 
basilique,  sur  le  côté,  afin  qu'il  puisse  mieux  s'offrir 
aux  regards  de  tout  Alger.  La  procession  a  lieu.  Nous 
avons  vu  l'une  d'elles,  nous  étions  tout  enfant;  son 
souvenir  demeure  encore  tout  palpitant. 

C'est  qu'il  y  avait  là  le  cardinal  Lavigerie.  Toute 
l'Église  nord-africaine  était  accourue  à  l'appel  de  son 
prince.  Les  grandes  villes  avaient  envoyé  leurs 
évêques  et  leurs  vicaires  ;  les  pères  blancs  étaient  là, 
ainsi  que  les  pionniers  du  Sahara,  ces  missionnaires 
presque  soldats,  que  le  cardinal  Lavigerie  n'avait  pas 
craint  d'armer.  C'était  dans  l'air  le  claquement  des 
bannières  et  des  oriflammes.  Avec  la  voix  cristalline 
des  religieuses  et  des  enfants  de  chœur,  alterna,  puis, 
se  mêla,  celle  plus  forte  à  la  fois  et  plus  sourde  des 
prêtres,  des  pêcheurs  et  des  fidèles. 

La  cérémonie  se  déroulait  tout  autour  de  la  basi- 
lique, elle  avait  le  ciel  pour  plafond,  elle  avait  pour 
témoins  tous  les  navires  qui  passaient  au  loin,  toutes 
les  blanches  maisons  de  la  ville. 

Tout  à  coup,  un  silence  se  fit,  les  milliers  de  têtes 


70  LA  VILLE   BLANCHE 

se  tournèrent  du  côté  de  lautel,  le  cardinal  Lavigerie 
allait  parler.  11  était  debout  sur  le  parvis  de  l'autel. 
Sa  robe  de  pourpre  resplendissait  plus  encore,  ayant 
pour  fond  les  rideaux  de  velours  sombre;  sa  haute 
stature  semblait  plus  gigantesque.  Sa  main  gauche 
s'appuyait  sur  sa  crosse  d'or  et  sa  droite  avait  un 
geste  solennel.  Sa  barbe  blanche,  seule,  indiquait  son 
grand  âge. 

Mais  encore,  il  avait  toute  l'énergie  par  laquelle  se 
distinguèrent  jadis  tous  les  Pères  de  l'Église.  De  ceux- 
ci,  il  semblait  avoir,  à  travers  les  siècles,  hérité  l'in- 
cessante combattivité  pour  la  cause  hors  de  laquelle 
il  n'était  pas  de  salut.  Le  temps  n'avait  plus  de  dis- 
tance, le  cardinal  Lavigerie  rejoignait  saint  Augustin. 
La  grande  voix  de  l'un  emplissait,  maintenant,  tous 
les  abords  de  la  colline  de  Notre-Dame  d'Afrique, 
comme  celle  de  l'autre,  autrefois,  la  cathédrale  d'Hip- 
pone. 

Mais  saint  Augustin  n'avait  pour  arme  que  l'élo- 
quence. Or,  la  vie  du  cardinal  Lavigerie  fut  toute  d'ac- 
tion militante;  ce  conquérant  de  la  foi  était  en  outre 
un  bâtisseur  de  villes.  Il  conçut,  lui  aussi,  mais  avant 
l'heure,  que  le  drapeau  de  son  pays  flotterait  non  seu- 
lement sur  l'Algérie  et  la  Tunisie,  mais  encore  sur  le 
Maroc.  Par  là,  il  fut  un  grand  Français. 

Nous  sommes  revenus  sur  la  colline  sacrée,  mais, 
cette  fois,  c'est  pour  suivre  le  chemin  qui  est  derrière 
la  basilique,  celui  de  la  vallée  des  Consuls.  Cette  vallée 
a  encore  conservé  son  charme  primitif.  Le  silence  y 
règne  toujours,  il  semble  que  ce  soit  une  vallée  de 
recueillement;  tout  y  convie  au  calme  et  à  la  médita- 
tion. Qui  veut  connaître  la  plus  grande  paix  doit  errer 
dans  ce  chemin  tout  bordé  d'oliviers. 


LA   VILLE   BLANCHE  71 

La  brise  murmure  ses  éternelles  confidences  à  tra- 
vers les  feuilles  des  arbres,  l'ombre  est  propice;  on 
dirait  que  ces  lieux  sont  déserts. 

Il  nous  souvient  de  l'habitation  rustique  devant 
laquelle  nous  passâmes.  Un  grand  battant  était  ouvert 
de  la  porte  qui  donnait  sur  la  route.  On  entendait  le 
bruit  que  faisait  un  cheval  en  tournant  autour  d'une 
vieille  noria.  Tout  autour  de  celle-ci,  sur  de  hauts 
piquets  de  bois,  grimpaient  des  fleurs.  C'était  un  pla- 
fond de  feuilles  vertes  et  de  roses  claires  qui  s'éten- 
dait sur  l'antique  puits.  L'éclat  du  jour  semblait 
s'adoucir  dans  une  indéfinissable  tendresse. 

Toute  droite  sur  la  margelle  et  appuyée  à  l'un  des 
hauts  piquets,  nous  vîmes  une  jeune  Mauresque  à  la 
tunique  rouge.  C'étaient  de  pauvres  voiles  qui  la  cou- 
vraient à  peine,  seulement  resserrés  à  la  taille.  Ils  lais- 
saient à  découvert  la  nudité  de  sa  gorge  et  de  ses  bras. 
Ses  mains  se  rejoignaient  derrière  sa  tête  en  une  pose 
qui  semblait  famihère.  Ses  jambes  et  ses  pieds,  égale- 
ment nus,  se  croisaient  gracieusement.  On  sentait  que 
ce  jeune  corps,  qui  se  dressait  dans  la  souplesse  et  la 
gracilité  de  la  quinzième  année,  s'épanouissait  comme 
une  fleur  sous  la  tiède  lumière  du  jour. 

Le  soleil  avait  bruni  toute  sa  chair  de  tons  légère- 
ment dorés.  Les  lèvres  rouges  éclataient  comme  le 
sang  d'une  grenade  entr' ouverte;  les  yeux,  qui  s'allon- 
geaient, en  mourant,  au  coin  des  tempes,  avaient 
le  même  miroitement  limpide  que  l'eau  fraîche  du 
puits. 

Le  spectacle  inattendu  de  cette  jeunesse,  au  bord 
d'une  noria,  parmi  les  fleurs,  se  détachant  sur  le  bleu 
du  ciel,  ravit  nos  yeux.  A  quoi  songeait  cette  fillette 
dont  les  seins  menus  et  déjà  dressés,  ainsi  que  des 


72  LA.   VILLE   BLANCHE 

offrandes,  faisaient  pressentir  la  femme?  Elle  était 
silencieuse  comme  la  nature  qui  l'entourait  et  immo- 
bile comme  les  rayons  du  soleil  énamouré  qui  baisaient 
ses  pieds.  Elle  avait  pour  nous  toute  l'énigme  des  races 
qui  nous  sont  étrangères  ;  elle  en  avait  aussi  la  beauté 
captivante. 

Malgré  son  air  impassible,  nous  devinâmes  bien  que 
sa  jeunesse  saine  percevait  l'hommage  de  notre  extase. 
A  peine  tourna-t-elle  les  yeux  de  notre  côté.  Nous 
vîmes  que  ses  regards  avaient  pour  nous  autant  de 
dédain  que  de  grâce,  tout  un  mélange  de  nuances  où 
se  disputaient  l'indifférence  du  cœur  et  l'instinctive  joie 
secrète  de  se  sentir  à  ce  point  contemplée. 

Nous  avons  passé  sans  échanger  une  parole  avec 
elle,  nous  emportions  dans  l'âme  le  souvenir  du  plus 
charmant  spectacle.  Cela  avait  été  comme  un  coin  de 
paradis  à  l'entrée  interdite.  Nous  éprouvâmes  comme 
une  indicible  et  très  fine  mélancolie,  quelque  chose 
comme  un  regret  qui  n'ose  s'avouer.  C'est  que,  déjà,  la 
jeune  et  si  belle  inconnue,  dont  nous  sentions  pour- 
tant toute  la  vie  fraîche  palpiter,  quelques  pas  der- 
rière nous,  était  à  jamais  morte  pour  nos  regards 
surpris. 

Il  y  avait,  après  tout,  quelque  chose  de  poignant  à 
nous  dire  que  nous  ne  la  reverrions  plus  avec  la 
même  joie  inattendue,  parce  que  si  nous  passions  de 
nouveau  devant  sa  porte,  nous  le  ferions  avec  un 
esprit  prévenu;  nos  yeux  ne  s'étonneraient  plus.  Nous 
pourrions  nous  éprendre  encore  de  sa  gracilité  dorée 
par  le  soleil,  mais  ce  serait  avec  un  cœur  qui  s'attend 
à  battre  de  nouveau.  Nous  avons  alors  compris  la 
divine  tristesse  d'Alfred  de  Vigny,  se  séparant  d'Éva, 
compagne  délicate,  et  persuadant  à  ses  yeux  qui  lui 


LA   VILLE   BLANCHE 


trouvaient  encore  des  charmes  de  porter  ailleurs  tous 
leurs  .regard s. 
Le  poète  attendri  nous  conseille  : 

Aimez  ce  que  jamais  on  ne  verra  deux  fois. 

Nous  te  chérissons,  ô  toi,  jeune  fille  d'une  autre 
race,  ô  toi  qui,  appuyée  au  pilier  de  bois  fleuri,  debout 
sur  la  margelle  du  puits,  nous  parus  si  énigmatique, 
alors  que,  tout  simplement,  peut-être,  comme  la  Diane 
évoquée  par  le  poète  au  bord  de  ses  fontaines,  tu  son- 
geais à  quelque  amour  taciturne  et  déjà  menacé  I 

Nous  ne  te  verrons  pas  une  deuxième  fois,  nous  te 
disons  adieu.  Quand  nous  repasserons  devant  ta  porte, 
en  respirant  des  parfums  dans  la  brise,  nous  saurons 
que  c'est  ton  gracieux  souvenir  qui  palpite  toujours  en 
cet  endroit;  nous  aurons  la  félicité  de  la  chère  image 
qui  se  rappelle  au  cœur.  Quelle  joie  souriante,  alors, 
nous  te  devrons  1  Ta  beauté  est  impérissable,  tu  Tas 
reçue  des  femmes  de  ta  race,  tu  la  transmettras,  à  ton 
tour,  à  d'autres  êtres  radieux  comme  toi. 

C'est  qu'en  ton  pays  tout  vibre  et  chante. 

Tout  vibre  et  chante  aussi  dans  ce  cimetière  qui  est 
au  pied  de  la  colline  sacrée.  Ainsi  la  mort  souriante  va 
du  Croissant  à  la  Croix,  du  cimetière  musulman  d'El- 
Kettar  au  cimetière  chrétien  qui  est  près  de  Saint- 
Eugène.  Ce  cimetière  est  un  jardin,  les  gouttes  de 
rosée  frissonnent  sur  les  pétales  des  fleurs,  toute  la 
nature  s'éveille  aux  accents  victorieux  des  coqs  que 
l'écho,  fidèlement,  apporte  jusqu'en  ces  lieux. 

Parfois,  sur  le  marbre  des  tombes,  des  vases  sont 
sans  fleurs,  l'eau  qu'ils  contiennent  encore  est  fraîche 
de  toute  l'haleine  de  la  nuit.  Les  oiseaux  se  posent  sur 
le  bord  de  ces  vases,  ils  boivent  à  lentes  gorgées,  ils 


74  LA   VILLE   BLANCHE 

senvolent  en  piaillant.  Tous  les  arbres  du  cimetière 
leur  sont  hospitaliers,  les  oiseaux  proclament  que 
la  compagnie  des  tombes  n'a  rien  de  triste. 

Partout  étincelle  la  blancheur  des  sépulcres  de 
marbre.  Le  soleil  qui  tombe  tout  droit  ne  permet 
aucune  ombre  pleureuse  au  moindre  saule,  les  cyprès 
se  dressent  dans  leur  dru  feuillage  d'un  vert  sombre. 
C'est  la  fête  des  couleurs  avec  le  violet  des  bougain- 
villes,  la  pourpre  des  roses,  le  rouge  des  géraniums, 
le  rose  des  hortensias,  la  blancheur  des  jasmins.  Tous 
les  parfums,  y  compris  celui  de  la  grande  mer  voisine, 
s'unissent,  comme  pour  persuader  aux  vivants  qui 
viennent  dans  ce  cimetière  que  l'éternel  sommeil  n'est 
que  le  plus  infini  des  bercements. 

Souvent,  nous  avons  été  dans  ce  cimetière  où  les 
morts  sont  heureux;  il  est  nôtre  par  tous  les  parents, 
tous  les  amis  qui  y  sont  enterrés.  Nous  connais- 
sons toutes  ses  allées;  nous  avons  lu  toutes  ses  ins- 
criptions, depuis  celles  qui  s'érigent  à  l'entrée,  en 
plaques  de  marbre,  pour  rappeler  aux  hommes  que, 
quels  que  soient  leur  fortune  ou  leur  rang,  ils  sont 
égaux  devant  la  mort,  que  celle-ci  frappe  d'une  main 
indifférente  :  hodie  mihi,  cras  tihi,  aujourd'hui  moi, 
demain  toi,  jusqu'à  celles  en  plaques  émaillées,  sus- 
pendues à  des  montants  de  bois,  qui  portent  cette 
pensée  de  Théodore  Joufïroy  :  «  C'est  faire  trop  d'hon- 
neur à  la  vie  que  de  craindre  la  mort.  >  Cette  autre 
d'Alexandi-e  Dumas  :  «  Le  culte  des  morts  est  le  dernier 
dont  on  ose  railler  les  superstitions.  ^  Celle  d'Ernest 
Renan  :  «  La  vraie  existence  est  celle  qui  se  continue 
pour  nous  dans  la  pensée  de  ceux  que  nous  aimons.  » 

Des  citations  de  l'Évangile  alternent  avec  des  cita- 
tions de  l'auteur  de  la  Vie  de  Jésus.  C'est  ici  la  réconci- 


LA    VILLE    BLANCHE  75 

liation  de  l'Église  et  de  l'impie  qui  s'évada  du 
séminaire;  c'est  ici,  aussi,  qu'Ernest  Renan  semble  dé- 
pouiller son  scepticisme.  Comment  pouiTait-il  con- 
server son  élégante  insouciance  d'esprit  au  son  de  la 
cloche  d'entrée  qui  annonce  qu'un  cercueil  va  descendre 
dans  la  terre? 

Tant  d'êtres  ne  sont  plus  qui  pourraient  vivre 
encore!  Il  y  a  les  êtres  chers,  les  frères  d'élection. 
Nous  n'oublierons  jamais  qu'au  temps  de  notre  jeu- 
nesse, nous  avions  un  de  ceux-là,  moins  âgé  que  nous, 
un  enfant  presque.  Il  s'appelait  Charles  Crispo,  il  était 
vif  et  gai,  il  portait  en  lui  toute  la  charmante  impé- 
tuosité de  la  race  algérienne;  il  allait  au  lycée,  un  jour 
il  n'y  retourna  plus,  il  était  à  peine  dans  sa  quator- 
zième année. 

Ah!  comme,  alors,  nous  avons  compris  Emmanuel 
déclarant  à  Sara,  ainsi  que  le  rapporte  le  poète,  que  la 
mort  de  l'innocence  est  pour  l'homme  un  mystère  ! 

Ami,  pourquoi  es-tu  parti  si  jeune?  Mais,  du  moins, 
tu  n'as  pas  éprouvé  les  tourments  de  la  vie,  tu  nous  as 
quittés  avec  les  illusions  qui  gonflaient  ton  cœur,  dans 
la  radieuse  persuasion  que  tout  ici-bas  est  beau,  est 
noble,  est  généreux.  Tu  n'as  connu  de  l'humaine  exis- 
tence que  le  sourire  attendri  de  ta  mère,  que  la  ten- 
dresse de  tes  sœurs,  tu  n'as  pas  besoin  de  pitié,  puis- 
qu'on t'a  couché  dans  ton  bonheur  d'enfant. 

Mais  il  n'est  pas  vrai  que  tu  aies  disparu  tout  entier, 
nous  en  prenons  à  témoin  l'humble  plaque  émaillée 
qui  s'érige  sur  un  montant  de  bois  à  l'entrée  de  ce 
cimetière  de  Saint-Eugène  où  tu  reposes  et  qui  clame 
devant  les  infmis  du  ciel  et  de  la  mer  :  «  Les  morts 
sont  vivants  dans  les  cœurs  de  tous  ceux  qui  les 
aiment.  » 


76  LA   VILLE   BLANCHE 

Ici,  rien  n'est  permis  aux  méditations  sans  réponse. 
La  mort  n'apparaît  que  comme  le  complément  naturel 
de  la  vie.  A  quoi  bon  nous  acharner  à  résoudre 
l'énigme  de  cette  dernière?  Nous  ne  saurons  jamais 
rien,  sinon  que  nous  serons  poussière;  le  mystère  de 
la  mort  ne  trouble  pas  en  ces  lieux  enchantés.  Nous 
passons  où  d'autres  que  nous  ont  passé,  où  d'autres 
encore  passeront. 

Notre  mémoire  se  perdra  dans  Tinfmi;  il  est  bon,  il 
est  juste  qu'il  en  soit  ainsi  ;  les  jours  qui  se  sont  écou- 
lés ne  doivent  pas  enchaîner  l'avenir.  Une  pensée 
lointaine  et  fugitive  suffira  pour  nous  consoler  de  notre 
isolement  quand  nous  aurons  à  jamais  disparu.  Nous 
voulons,  pour  les  générations  futures,  la  liberté  de 
l'esprit  et  les  pieds  sans  entraves.  Qu'elles  aillent  vers 
leurs  destinées,  plus  magnifiques  encore  que  toutes  les 
nôtres,  qu'elles  y  aillent,  selon  la  parole  de  Gœthe,  par 
delà  les  tombeaux  I 


DE  LA  MOSQUEE  GRACIEUSE  AU  LYCEE  GLORIEUX 

Jamais  dans  un  lieu  plus  poétique  un  temple  ne  fut 
plus  délicieux.  La  mosquée  de  Sidi-Abd-er-Rhaman 
est,  par  son  architecture,  un  chef-d'œuvre  de  grâce, 
et,  par  son  minaret  à  étages  de  colonnettes,  un  chef- 
d'œuvre  d'élégance.  Elle  suit  l'inchnaison  de  la  colline 
sur  laquelle  elle  est  construite,  elle  a  des  terrasses 
superposées  et  plantées  d'arbres  et  de  fleurs,  elle  est 
enclose  de  murs  d'une  blancheur  aussi  éclatante  que  les 
voiles  des  Mauresques  qui  les  longent  le  vendredi. 

Cette  verdure,  cette  chaux  immaculée,  tout  est  encore 


LA   VILLE   BLANCHE  77 

rendu  plus  éblouissant  par  le  ciel  d'un  bleu  toujours 
intense.  L'ardeur  du  soleil  répand  son  assoupissement 
sur  toute  la  mosquée,  les  oliviers,  les  caroubiers  et  les 
figuiers  étendent  leurs  branches  aux  feuilles  impas- 
sibles. Ceux  qui  viennent  prier  là,  silencieux  dès  le 
premier  pas,  tout  à  leurs  saintes  oraisons,  passent  le 
long  des  murs  comme  de  blancs  fantômes.  Leurs  atti- 
tudes, déjà  recueillies,  ont  le  même  recueillement  qui 
enveloppe  toute  la  mosquée,  si  bien  que  tout  s'harmo- 
nise d'un  semblable  enchantement,  et  le  temple  et  les 
fidèles  et  les  arbres  sacrés  et  le  minaret  s'effilant  dans 
l'azur.  Voilà  le  secret  du  charme  qui  se  dégage  de  cette 
mosquée. 

Son  éclat  est  si  frais  qu'il  semble  que  l'édifice  ait  été 
bâti  d'hier  :  il  date  de  1696.  Comment  ne  resterait-il 
pas  toujours  jeune,  puisque  celui  dont  il  porte  le  nom 
vit  autant  dans  le  cœur  des  musulmans  que  lorsqu'il 
étonnait  tout  le  Nord  africain  par  la  sainteté  de  son 
existence  et  l'étendue  de  son  savoir?  Sidi-Abd-er-Rha- 
man  fut  marabout  sans  tache  et  parfait  théologien; 
il  habita  rue  de  Chartres  où  le  Comité  du  Vieil-Alger 
a  eu  soin  de  faire  graver  sur  le  marbre  :  «  En  ce  lieu 
s'élevait  la  maison  de  l'Algérien  Sidi-Abd-er-Rhaman , 
docteur  de  l'Islam,  mort  en  cette  ville  en  1471.  » 

Il  repose  dans  la  mosquée  qui  porte  son  nom.  Au- 
dessus  de  la  porte  d'entrée  de  cette  dernière  est  inscrit 
le  mot  «  Bitchoukin  »,  c'est-à-dire  «  Amour  ».  Ce  mot 
est  un  rappel  éternel  de  toutes  les  quahtés  du  célèbre 
marabout. 

Sidi-Abd-er-Rhaman  aima  le  juste,  le  vrai,  le  beau, 
le  bien,  et  aussi  tous  ses  semblables.  Il  est  donc  natu- 
rel que  les  musulmans  d'Alger  le  considèrent  comme 
leur  patron,  que  sa  mémoire  soit  chérie  partout  où  le 


78  LA   VILLE   BLANCHE 

croissant  resplendit  et  que  le  sanctuaire  où  il  repose 
soit  un  but  de  pèlerinage. 

Nul  fils  de  Mahomet  n'oserait  être  parjure  lorsqu'il 
a  invoqué  le  nom  du  saint.  Celui-ci  domine  éternelle- 
ment tous  les  actes  de  ses  fidèles.  Est-on  en  désaccord 
ou  a-t-on  un  grand  serment  à  formuler?  On  se  rend 
au  tombeau  de  Sidi-Abd-er-Rhaman,  toute  parole  pro- 
noncée, alors,  devient  sacrée.  Aussi  la  koubba  de  Sidi- 
Abd-er-Rhaman  est-elle  l'objet  d'un  culte  incessant. 

Une  châ.sse  de  bois  sculptée,  rehaussée  d'enlumi- 
nures et  qu'ornent  des  étendards  de  soie  multicolores, 
surmonte  le  tombeau  du  marabout.  Des  lustres  sont 
suspendus  à  la  coupole;  aux  murs,  des  bannières  aux 
vives  couleurs  et  des  ex-voto.  Il  est,  dans  cette  mos- 
quée, un  drapeau  tricolore;  des  noms  de  victoires  y 
sont  inscrits,  ce  sont  celles  que  les  donateurs  — 
des  tirailleurs  algériens  —  remportèrent  au  Tonkin 
en  4883. 

11  sied  heureusement  qu'un  pareil  trophée  soit  en 
cette  mosquée,  car  il  semble  que  ce  soit  la  consécra- 
tion de  notre  pensée  que  la  France  est  vraiment  une 
nation  islamique.  Nul  ne  peut  s'empêcher  d'être  ému 
quand  Toukil  le  déploie  sous  les  yeux  du  visiteur. 
Jamais  glorieuse  et  chère  étoffe  ne  fut  moins  attendue; 
elle  est  là,  cependant,  déphée  avec  sa  frange  d"or.  Des 
hommes  d'une  autre  race  et  d'une  autre  rehgion  que 
nous  prient  donc,  combattent,  bravent  la  mort  pour 
que  la  France  l'emporte,  —  et  s'en  viennent  ensuite, 
d'au  delà  les  océans,  où  leurs  frères  moururent  pour 
la  même  cause,  remercier  pieusement  leur  marabout 
de  ce  que  la  France  a  triomphé  ! 

Alors,  nous  nous  prenons  à  chérir  cette  mosquée 
Sidi-Abd-er-Rhaman  comme  si  elle  était  vraiment  notre. 


LA   VILLE   BLANCHE  79 

Il  y  a  un  instant,  nous  l'aimions  seulement  parce 
qu'elle  est  blanche,  gracieuse  et  poétique,  nous  l'aimons 
à  présent  parce  que  de  pauvres  et  simples  tirailleurs 
algériens  ont  fait  don  de  ce  drapeau  qui  lie  leur  âme 
à  jamais  à  la  nôtre.  Sidi-Abd-er-Rhaman,  lorsqu'il 
vivait  au  temps  turc,  se  doutait-il  qu'un  jour  il  accom- 
plirait ce  miracle? 

Mais  n'a-t-il  pas  tous  les  pouvoirs?  Contre  son  tom- 
beau est  allongée  une  femme.  Elle  est  malheureuse, 
elle  grelotte,  la  fièvre  brûlant  son  corps;  elle  pâtit 
horriblement  depuis  des  jours,  déjà  longs,  mais  elle 
est  là,  tout  près  du  saint,  et  c'est  lui  seul  qu'elle  invoque 
pour  mettre  un  terme  à  ses  souffrances.  Ne  lui  dites 
pas  que  les  soins  d'un  médecin  seraient  plus  efficaces, 
elle  ne  croit  qu'en  son  cher  marabout,  il  est  impossible 
que  le  saint  l'abandonne. 

L'exaltation  de  cette  croyance  nous  attendrit.  Si  le 
célèbre  docteur  de  l'Islam  n'était  pas  plus  fort  que  tous 
les  maux,  s'il  n'était  pas  l'élu  pre'féré  de  Mahomet, 
est-ce  que  les  vivants  viendraient  de  toute  l'Afrique 
septentrionale  prier  dans  sa  koubba,  y  chercher  l'espé- 
rance et  le  gage  certain  d'un  proche  bonheur? 

Est-ce  que  les  morts  eux-mêmes  chériraient  son 
voisinage?  Car  la  mosquée  de  Sidi-Abd-er-Rhaman  est 
peuplée  d'autres  tombes  :  celle  de  Sidi-OuaU-Dadda 
qui,  d'après  la  légende,  vint  d'Orient  à  Alger,  par  mer, 
sur  une  natte,  et  qui,  avec  son  compagnon  Sidi-Bekta, 
souleva  les  flots  en  les  battant  de  verges  pour  engloutir 
la  flotte  de  Charles-Quint;  celles  de  Sidi-Mansour,  de 
Sidi-Abd-Allah,  du  muphti  hanéfi  Boukandoura,  de 
l'iman  Ben-Zakour,  du  savant  Boudjema  qui  fut  le  pro- 
fesseur de  Sidi-Abd-er-Rhaman  même.  D'autres  stèles 
de  marbre  sur  lesquelles  sont  ciselées  des  fleurs  et  des 


80  LA   VILLE   BLANCHE 

épigraphes  rappellent  que  dorment  là  leur  sommeil 
sans  fm  Hassen-Pacha  et  sa  fille,  la  princesse  Rosa, 
Youcef-Pacha,  Mustapha -Pacha,  Foukil  Sidi-Ouada, 
dernier  architecte  de  cette  mosquée. 

Là  encore,  une  tombe;  elle  est  recouverte  de  glaïeuls 
gigantesques,  c'est  celle  d'Ahmed,  le  dernier  bey  de 
Constantine.  Ahmed-bey  fut,  dit-on,  comme  un  tigre 
altéré  de  sang.  On  rapporte  qu'il  faisait  dévorer  ses 
ennemis  par  des  chiens  et  hachait,  vivantes,  ses  femmes 
à  coups  de  sabre.  Mais  sa  fm  fut  expiatoire  :  il  vit  sa 
ville  prise  qu'il  croyait  imprenable,  il  connut  l'exil  des 
orgueilleux  rois  vaincus,  il  fut  interné  à  Alger,  rue 
Scipion,  dans  la  maison  où  est  aujourd'hui  le  commis- 
sariat central. 

Sidi-Abd-er-Rhaman  pouvait  avoir  pitié  de  lui,  ce 
n'était  plus  un  bey  barbare,  mais  un  malheureux  qui 
venait  lui  demander,  pour  ses  restes,  une  éternelle  pro- 
tection, et,  pour  sa  mémoire,  l'oubli  de  sa  grandeur 
passée  et  de  ses  crimes.  Ce  bey,  qui  eut  «  une  exis- 
tence accidentée  de  monstre  »,  repose  dans  un  asile 
de  poésie  et  de  fraîcheur;  jamais  contraste  ne  fut  plus 
émouvant. 

Sidi-Abd-er-Rhaman  pouvait  le  recueillir.  Est-ce  que 
sa  mosquée  n'accordait  pas  l'immunité  aux  coupables 
qui  s'y  précipitaient  comme  en  un  asile  suprême, 
inviolable?  Déjà,  quelques  années  auparavant,  Hadj- 
el-Saadi,  ancien  mezouar,  ne  s'y  était-il  pas  réfugié? 
N'avait-il  pas,  en  remerciement  au  marabout,  affranchi 
ses  esclaves  nègres? 

Et  voici  qu'au  milieu  de  ces  tombes  se  dresse  un 
caroubier.  Sa  beauté  charme  moins  que  le  palmier  cen- 
tenaire qui  l'avoisine,  mais  quel  pouvoir  magique  ont 
toutes  ses  feuilles!   Elles  i^uérissent  des  fièvres,  son 


LA   VILLE   BLANCHE  81 

écorce  est  sacrée,  les  disciples  de  Mahomet  la  baisent 
en  passant  auprès  d'elle.  On  dit  aussi  que  les  feuilles 
de  cet  arbre  éveillent  ou  ressuscitent  l'amour  au  cœur 
des  hommes.  Sidi-Abd-er-Rhaman,  indulgent  et  doux, 
veut  ce  miracle.  Les  femmes  musulmanes  vénèrent  ce 
caroubier  si  fertile  en  prodiges  —  et  c'est  charmant 
que  la  vie  et  la  mort  se  mêlent  si  harmonieusement, 
que  cette  mosquée  amie  permette  tous  les  recueille- 
ments, toutes  les  prières,  tous  les  espoirs,  toutes  les 
tendresses,  et  que,  si  gracieuse,  elle  soit  comme  un 
blanc  bijou  serti  dans  la  verdure. 

Sidi-Abd-er-Rhaman,  avons-nous  dit,  fut  célèbre  par 
son  savoir.  Il  est  donc  naturel  que  la  médersa  cons- 
truite en  1904,  tout  auprès  de  la  mosquée,  soit  mise 
sous  son  illustre  patronage.  Cette  médersa,  à  la  grande 
coupole  centrale  et  aux  quatre  petits  dômes,  rappelle, 
par  l'inscription  qui  est  sous  son  vestibule,  que  chez 
chaque  peuple  existe  une  élite;  qu'après  les  Grecs,  ce 
sont  les  Arabes  qui  ont  manifesté  leur  génie  et  que,  de 
leur  civilisation,  il  reste  «  des  vestiges  aussi  éclatants 
que  la  flamme  projetée  par  un  feu,  allumé  d'un  mont  ». 
Pourquoi  ces  vestiges  ne  ressusciteraient-ils  pas  au 
point  que  leurs  faisceaux  redeviendraient  toute  la  civi- 
lisation arabe  elle-même? 

Si  cela  ne  devait  pas  être,  à  quoi  serviraient  ces 
établissements  d'enseignement  supérieur  musulman, 
les  médersas  que  la  France  construit  et  subventionne? 
Le  prophète  Mahomet  a  dit  :  «  Rechercher  l'instruc- 
tion, cultiver  l'étude  est  une  action  méritoire  aux  yeux 
de  Dieu  ;  répandre  la  science  est  une  prière  ;  la  recher- 
cher est  une  lutte  sainte  ;  l'aimer  est  une  adoration  ;  la 
communiquer  aux  autres  est  une  charité  ;  la  dispenser 
à  ceux  qui  en  sont  dignes  est  une  bonne  œuvre.  » 

6 


82  LA   VILLE   BLANCHE 

Gomme  la  mosquée  dont  il  est  le  voisin,  le  jardin 
Marengo  offre  à  la  rêverie  l'asile  le  plus  sûr  :  ce  jardin 
est  désert,  la  mode  n'est  pas  à  sa  fréquentation;  pour- 
tant, il  est  digne  d'un  meilleur  sort.  C'est  un  endroit 
de  verdure  et  de  fraîcheur,  il  est  à  l'abri  de  tous  les 
bruits,  ses  arbres  protègent  le  passant  solitaire  de  leur 
ombre.  On  monte  ses  rampes  ou  bien  ses  escaliers,  car 
le  jardin  est  construit  sur  une  colline,  et  ce  sont,  à 
chaque  instant,  des  aspects  toujours  nouveaux,  avec 
un  charme  égal. 

Là,  près  de  la  sortie  qui  mène  à  la  Rampe-Vallée,  est 
un  plateau  ensoleillé  au  centre  duquel  est  un  bassin  à 
l'eau  dormante;  ici,  c'est  le  bosquet  de  la  reine  avec 
son  grand  carré  de  terre  nue  qui  ressemble  à  une  cour 
entourée  de  murs  d'arbres. 

Ces  derniers  sont  nombreux,  ils  s'érigent  en  bosquet 
et  abritent  un  kiosque  carré  à  double  arcade  sur  chaque 
côté  et  surmonté  d'une  coupole.  Ce  kiosque  est  tout 
faïence,  il  est  la  copie  d'un  tombeau  musulman  qui 
s'élevait  non  loin  de  là  et  sous  lequel  reposait  le  mé- 
decin d'un  dey.  Sous  la  coupole  devait  figurer  le  buste 
de  la  reine  Amélie,  mais  la  révolution  survint.  Seul, 
en  souvenir,  le  bosquet  porte  une  appellation  royale. 
Le  kiosque  s'ennuie;  il  a  dans  sa  soUtude,  avec  son 
entourage  de  fer,  toute  la  tristesse  d'une  vraie  tombe, 
il  a  Tabandon  d'un  monument  sans  destination. 

Il  semble  que  son  abandon  aggrave  la  mélancohe  de 
ce  jardin  peu  fréquenté.  Mais  heureusement,  sur  le 
carré  de  terre  nue,  très  souvent,  le  dimanche,  les 
sociétés  locales  donnent  leurs  fêtes  et  leurs  bals.  Le 
bosquet  de  la  reine  s'anime  d'un  juvénile  éveil  qui  se 
prolonge  dans  la  soirée,  comme  si  le  jardin  était  jaloux 
de  conserver  longtemps  la  gaîté  des  orchestres,  les 


LA   VILLE   BLANCHE  83 

lumières  tremblotantes  des  ballons  accrochés  à  toutes 
les  branches,  la  joie  des  danseurs,  l'émotion  des  cou- 
ples amoureux  s'égarant  sous  ses  allées  compHces. 

C'est  d'une  pareille  et  continuelle  animation  que  le 
colonel  Marengo  rêvait  lorsqu'il  fit  construire  en  1847, 
par  les  condamnés  militaires,  sur  des  pentes  abruptes, 
hérissées  d'aloès  et  de  cactus,  ce  jardin  auquel  il  donna 
son  surnom;  car  le  colonel,  d'origine  italienne,  engagé, 
presque  enfant,  dans  l'armée  du  général  Bonaparte, 
s'appelait  Capone.  Il  venait  de  se  distinguer  en  qualité 
de  tambour  à  Marengo.  «  Quand  on  a  le  courage  que 
tu  viens  de  montrer,  on  ne  doit  pas  porter  ton  nom,  » 
lui  dit  le  futur  empereur.  Et  le  général  Bonaparte 
donna  à  son  petit  tambour  le  nom  même  de  la  bataille 
qui  l'avait  vu  si  héroïque. 

Séparé  du  jardin  Marengo  par  un  haut  escalier  de 
pierre,  s'étend  au  pied  de  la  mosquée  de  Sidi-Abd-er- 
Rhaman  un  très  vaste  édifice  :  c'est  le  lycée  d'Alger. 
Des  corps  de  bâtiments  rectangulaires  et  recouverts  de 
tuiles  rouges  forment  un  ensemble  imposant  dont  la 
lourdeur  est  heureusement  égayée  par  trois  cours  fort 
spacieuses. 

L'architecture  est  banale,  elle  ne  dit  rien  au  cœur 
du  voyageur.  11  semble  que  cet  établissement  ait  été 
bâti  pour  les  seuls  besoins  de  sa  destination,  sans  souci 
d'apparat.  Le  côté  utilitaire  domine  uniquement,  for- 
mant, avec  tout  ce  qui  l'entoure,  un  contraste  dont 
l'inharmonie  est  corrigée  par  la  masse  verte  des  arbres 
du  jardin  IVÏarengo,  la  gracieuse  blancheur  de  la  mos- 
quée Sidi-Abd-er-Rhaman,  les  coupoles,  seins  de  neige, 
de  la  médersa  pensive. 

Mais  les  classes  remplissent  joyeusement  leur  but. 
L'air  qui  vient  de  la  montagne  et  de  la  mer  les  assainit  ; 


84  LA   VILLE   BLANCHE 

les  plafonds  sont  élevés,  la  clarté  les  inonde.  En  ces 
salles  d'études,  on  travaille  dans  la  gaîté  de  la  lumière. 
Le  soleil  demeure  encore  ici  le  maître,  comme  il  Test 
dans  toute  la  région;  cela  charme,  on  ne  se  sent  pas 
emprisonné. 

Toute  notre  jeunesse  a  vécu  dans  ce  lycée.  Voici  le 
portique  avec  ses  hautes  colonnes;  aux  minutes  qui 
précèdent  l'heure  de  la  rentrée  des  classes,  il  est  peuplé 
d'élèves.  C'est  une  charmante  et  saine  exubérance.  Il 
y  a  là  des  enfants  de  toutes  les  races  et  de  toutes  les 
religions,  leur  jeunesse  les  met  heureusement  à  l'abri 
de  tout  ce  qui  peut  séparer.  C'est  le  privilège  de  leur 
âge  que  de  pouvoir  fraterniser  dans  un  noble  souci  des 
mêmes  études,  c'est  aussi  un  symbole  :  dans  ce  lycée 
se  prépare  la  grande  amitié  française. 

Les  portes  s'ouvrent  :  tous  ces  enfants,  dont  les 
ascendants  vinrent  de  la  métropole,  des  tribus  indi- 
gènes ou  des  pays  les  plus  lointains,  pénètrent  à  flots 
pressés,  se  mettent  sur  deux  rangs,  gravissent  le  grand 
escalier  de  pierre  solennel  et  qui  mène  à  la  cour  prin- 
cipale; ils  se  répandent  dans  les  diverses  classes. 

Leurs  pères,  ceux  qui  naquirent  en  des  villes 
étrangères,  furent  pauvres  en  leur  temps.  Ils  ne  reçu- 
rent qu'une  instruction  rudimentaire.  Dans  les  âpres 
soucis  des  luttes  quotidiennes,  ils  ont  oublié  l'histoire 
des  pays  desquels  ils  s'exilèrent.  Ils  sont  trop  pris  par 
la  prospérité  de  leur  nouvelle  vie  sur  la  terre  française 
pour  avoir  les  loisirs  de  raconter  à  leurs  enfants  les 
souvenirs  légués  par  leurs  ancêtres.  Ainsi,  ils  n'ont 
pas  imprimé  aux  cerveaux  de  leurs  fils  les  idées  parti- 
culières aux  peuples  dont  ils  furent. 

Ces  jeunes  lycéens  ont  donc  des  esprits  neufs  et 
tout  ce  qui  fait  Toriginalité  de  leur  race  et  la  force  de 


LA  VILLE   BLANCHE  85 

leur  sang;  ayant  des  tempéraments  multiples  et  por- 
tant souvent  en  eux  le  croisement  de  maintes  héré- 
dités, ils  forment  le  plus  disparate  assemblage.  Mais 
ils  boivent  aux  mêmes  sources  de  l'esprit  français,  ils 
communient  dans  le  même  enseignement,  ils  hésitent 
aux  mêmes  devoirs,  ils  se  développent  aux  mêmes 
leçons,  ils  se  rapprochent,  ils  se  sentent  de  la  même 
famille  nouvelle,  parce  qu'ils  apprennent  la  même 
langue. 

Il  est  vrai,  il  y  a,  en  ce  pays,  une  âme  algérienne. 
Elle  est  particulière  à  ces  lieux  ensoleillés,  à  ce  com- 
merce actif  qui  enfièvre  dans  les  villes,  à  ce  labeur 
brûlant  de  la  campagne.  Chaque  ciel  abrite  son  âme, 
c'est  une  loi  de  la  nature;  ainsi  se  distinguent  princi- 
palement les  hommes  entre  eux.  Mais  il  n'y  a,  en  ce 
pays,  qu'un  cœur  et  qu'un  esprit  français,  parce  qu'ils 
se  sont  ouverts  à  la  même  culture,  qu'ils  ont  lu  dans 
les  mêmes  livres,  vibré  aux  récits  de  la  même  histoire, 
aux  pages  de  la  même  littérature  et  qu'ils  s'appliquent 
à  la  même  vie  sociale  par  les  mêmes  habitudes  de  leur 
sol  algérien. 

Le  génie  de  la  France  s'épanouit  dans  la  métropole, 
il  triomphe  au  delà  de  la  Méditerranée;  il  y  est 
apporté,  propagé  par  tous  les  maîtres  dont  nous- 
mêmes  avons  reçu  les  claires  et  fécondes  leçons.  C'est 
en  ce  lycée  d'Alger  que  l'on  sent  surtout  qu'il  n'y  a 
pas  de  plus  noble  et  de  plus  beau  sacerdoce  que  celui 
du  maître  qui  enseigne. 

Ce  maître  a  toute  la  responsabihté  de  la  grandeur 
future  de  sa  patrie.  Celle-ci  sera,  selon  ce  que  seront 
tous  ses  enfants.  L'àme  de  ces  derniers  appartient 
peut-être  plus  encore  aux  maîtres  qu'aux  parents.  A 
ceux-ci  nous  devons  tout  l'amour,  mais  quelle  recon- 


86  LA   VILLE  BLANCHE 

naissance  ne  devons-nous  pas  à  ceux  qui  façonnèrent 
notre  intelligence  et  agrandirent  notre  esprit!  Nous 
sommes  aussi  leurs  fils,  puisque  leur  pensée  est  de- 
venue la  nôtre  1 

Ici,  au  lycée  d'Alger,  ils  nous  ont  fait  aimer  le  nom 
de  la  France,  ils  nous  ont  parlé  d'elle.  Nous  ne  la  con- 
naissions pas;  beaucoup  d'entre  nous,  qui  ne  la  con- 
naissent pas  encore,  ne  la  connaîtront  jamais,  parce 
que  leur  vie  ne  leur  permet  aucun  déplacement,  mais, 
tous,  nous  faimons  parce  qu'elle  est  la  plus  familière 
et  chère  appellation,  parce  qu'enfants,  nous  n'avons 
entendu  parler  que  d'elle  et  qu'avec  l'âge,  nous  avons 
compris  pourquoi  nos  maîtres  avaient  raison,  en  l'évo- 
quant, de  mettre  tant  de  souci  et  tant  d'amour. 

Que  tout  ce  Nord  africain  prospère,  il  est  riche  par 
tous  ses  vignobles  et  par  ses  mines,  par  ses  ports  et 
son  commerce,  c'est  le  légitime  aboutissement  d'un 
rude  effort.  Mais  s'il  CvSt  français,  au  point  que  ces  fils 
d'étrangers  ne  se  sentent  même  pas  le  besoin  de  con- 
naître le  pays  qui  fut  celui  de  leurs  ancêtres,  c'est  là 
l'œuvre  patiente,  délicate  et  sûre,  de  tous  ces  membres 
de  l'enseignement,  instituteurs  dans  les  villages  per- 
dus, professeurs  dans  les  villes,  tous  ces  maîtres  méri- 
toires qui  sont  des  soldats  d'un  nouveau  genre,  ceux 
des  lettres  et  des  sciences,  venant  pour  le  rappel  com- 
mun des  jeunes  esprits,  après  que  d'autres  soldats  ont 
passé  pour  la  conquête  du  sol. 

Toute  la  grandeur  de  l'Algérie  est  en  germe  dans  ce 
lycée.  C'est  entre  ces  murs  rectangulaires  que  s'élabore 
tout  l'avenir.  L'Université  doit  avoir,  ici,  la  grande  et 
noble  popularité  des  choses  les  plus  belles  et  les  plus 
patriotiques.  Par  elle,  la  richesse  naturelle  de  ce  pays 
va  s'augmenter  de  tous  les  trésors  de  l'esprit,  et  de  ces 


LA  VILLE   BLANCHE  8? 

trésors,  il  en  est,  ici,  à  pi^ofusion,  par  la  beauté  des 
paysages,  par  les  ruines  des  anciennes  civilisations, 
par  les  arts  indigènes,  par  les  champs  nouveaux 
ouverts  à  la  science,  par  les  dialectes  encore  inconnus, 
par  tout  ce  qui  fut,  par  tout  ce  qui  sera. 

Cette  sublime  ascension  s'effectue  déjà.  Nous  avons, 
en  notre  colonie  nord-africaine,  nos  poètes,  nos  artistes 
et  nos  savants.  Tous  ceux-là  enrichiront  de  plus  en 
plus  le  patrimoine  national  par  toutes  les  magnifi- 
cences de  l'azur,  par  l'élargissement  de  l'horizon  jus- 
qu'à des  confins  très  éloignés,  par  la  résurrection  des 
villes  mortes,  immuables  gardiennes  de  toutes  les 
beautés  antiques,  par  les  découvertes  qui  rapporteront 
plus  de  force  et  de  santé  à  toute  la  race  humaine.  Nous 
avons,  en  Algérie,  nos  musées  d'art  antique,  notre 
villa  Médicis,  notre  Institut  Pasteur. 

De  toutes  ces  choses,  le  lycée  semble  l'aïeul.  Il  est 
glorieux  aujourd'hui,  il  prospère  ali  point  d'être  un 
des  plus  importants  de  France,  il  a  besoin  d'annexés 
comme  celles  de  Mustapha  et  de  Ben-Aknoun,  mais  il 
a  eu  les  débuts  les  plus  modestes  et  son  histoire  se 
fond  avec  celle  de  la  conquête  de  l'Algérie. 

Ce  n'était  d'abord  qu'une  école  tout  à  fait  primitive, 
plus  humble  que  celle  des  plus  pauvres  villages.  Elle 
s'ouvrit  au  lendemain  de  la  conquête,  elle  était  située 
rue  Socgémah.  Pourquoi  étalons -nous  orgueilleuse- 
ment, mais  seulement,  les  noms  de  ceux  qui  vain- 
quirent par  le  fer  et  par  le  feu  et  sommes-nous  moins 
curieux  d'apprendre  comment  s'appelèrent  ceux  qui 
l'emportèrent  par  leur  patience  éducative  et  leur 
esprit?  Ceux-là  aussi  sont  des  héros.  M.  Galtier,  qui 
dirigea  le  premier  établissement  scolaire  en  Algérie,  le 
fut  surtout;  le  succès  couronna  son  entreprise. 


88  LA   VILLE   BLANCHE 

La  salle  de  la  rue  Socgémah  ne  suffit  plus;  M.  Gal- 
tier  alla  s'établir  alors  rue  du  Sagittaire.  C'était  une 
petite  maison  mauresque  que  peuplait  une  vingtaine 
d'élèves.  L'école  devenait  un  véritable  collège;  celui-ci 
fut  transféré,  le  25  avril  1835,  à  l'angle  des  rues  Jénina 
et  des  Trois-Couleurs,  dans  une  maison  mauresque 
plus  grande.  Toutes  ces  rues  existent  encore,  mais  les 
anciennes  habitations  ont  disparu.  Disparue,  de  même, 
la  caserne  des  janissaires  où,  le  21  septembre  1848,  le 
collège  fut  érigé  en  lycée.  Cette  caserne,  dont  la  fonda- 
tion remontait  à  Abou-Mohammed-Hassan,  qui  défendit 
Alger  contre  Charles-Quint,  était  située  rue  Bab-Azoun, 
en  face  le  square  de  la  place  Bresson. 

C'est  au  mois  d'octobre  1868  que  s'ouvrirent  les 
portes  du  lycée  actuel.  Jadis,  sur  son  emplacement,  se 
continuait  la  partie  nord  du  jardin  Marengo  et  se  dres- 
sait une  fonderie  de  canons  turcs,  un  abreuvoir  et 
d'humbles  habitations  arabes.  La  construction  du 
lycée  transforma  tout  ce  coin  de  la  ville;  il  en  est 
encore,  pour  ainsi  dire,  l'édifice  central,  toute  une  popu- 
lation y  vit  heureuse  dans  la  paix  de  l'étude. 

Les  heures  difficiles  du  début  sont  oubliées.  Il  con- 
vient donc  de  rappeler  que,  par  ordonnances  royales 
des  16  avril  et  18  mai  1839,  les  premières  concernant 
les  membres  de  l'enseignement  en  Algérie,  «  les  fonc- 
tionnaires de  l'instruction  pubhque  étaient  attachés  au 
département  de  la  guerre  » .  Ce  n'est  que  le  30  mai  1848 
que  l'enseignement  en  Algérie  fut  placé  sous  la  direc- 
tion du  ministère  de  l'instruction  publique. 

Quand,  le  6  octobre  de  la  même  année,  le  collège  fut 
érigé  en  lycée,  il  fut  arrêté  qu'«  un  traitement  unique 
serait  alloué  aux  fonctionnaires    et  aux   professeurs* 
dudit  établissement  ».  Ce  traitement  annuel  était  de 


LA   VILLE   BLANCHE  89 

6  000  francs  pour  le  proviseur,  de  4  500  pour  le  cen- 
seur, de  4  000  pour  l'économe  et  les  professeurs  de 
«  premier  ordre  » .  Les  professeurs  de  second  ordre 
recevaient  3  500  francs,  ceux  de  troisième  ordre 
3000  francs.  Les  maîtres  élémentaires  et  les  maîtres 
d'études  touchaient  1 000  francs  et  les  maîtres  de 
langues  vivantes  2  000.  Depuis,  toutes  les  situations 
ont  été  améliorées,  mais  il  faut  rendre  hommage  à 
ceux  qui,  autrefois,  dans  un  pays  dont  la  conquête 
commençait  à  peine,  ont  su  se  contenter  d'un  aussi 
humble  salaire  pour  ne  considérer  que  la  beauté  et  les 
bienfaits  de  leur  apostolat. 

Aujourd'hui,  les  distributions  de  prix  ont  lieu  avec 
solennité.  Jadis,  les  soucis  des  batailles  enlevaient  jus- 
qu'à l'idée  des  fêtes  scolaires.  C'est  le  31  juillet  1836 
qu'eut  lieu  au  collège  d'Alger  la  première  distribution 
de  prix.  On  était  en  pleine  lutte  contre  Abd-el-Kader;  la 
distribution  des  prix  fut  de  la  plus  touchante  simplicité. 
Nous  en  trouvons  le  compte  rendu  dans  le  procès-ver- 
bal suivant  :  «  Le  31  juillet  1836,  les  professeurs  du 
collège  se  sont  assemblés  sous  la  présidence  de  M.  Bar- 
thélémy, principal,  en  l'absence  de  l'Inspecteur  de 
l'Instruction  publique,  pour  procéder  au  classement 
des  copies,  des  devoirs  donnés  en  composition  générale 
et  pour  faire  le  relevé  des  places  obtenues  par  chaque 
élève  dans  les  compositions  de  l'année,  toutes  les 
facultés  réunies.  Par  suite  de  ce  travail,  les  nomina- 
tions ont  été  arrêtées  et  les  prix  décernés  dans  l'ordre 
suivant...  » 

Deux  ans  après,  le  7  août  1838,  la  distribution  des 
prix  eut  heu,  pour  la  première  fois,  de  façon  solen- 
nelle. Elle  fut  présidée  par  M.  Lepescheux,  inspecteur 
d'académie.  Il  faut  songer  que  l'Algérie  était  encore  à 


90  LA  VILLE  BLANCHE 

feu  et  à  sang,  que  Constantine  venait  à  peine  rrétre 
prise  et  qu'un  an  après,  en  de'cembre  4839,  un  officier 
écrivait  encore  à  ses  parents  :  «  J'apprends  à  l'instant 
que  l'on  se  bat  de  toutes  parts  dans  la  plaine  de  la 
Mitidja.  La  terreur  est  grande  dans  Alger,  parmi  les 
Européens.  > 

Ces  mots-là  ne  peuvent  plus  nous  émouvoir  que  par 
leur  ancien  souvenir.  Il  n'est  plus  de  terreur  dans 
Alger!  Aux  abords  du  lycée,  à  l'heure  de  la  sortie  des 
classes,  on  n'entend  que  les  ébats  joj^eux  des  jeunes 
élèves. 


DANS    L  ASPECT    DU    PREMIER   ALGER 

Le  capitaine  Barchou  de  Penhoën,  qui  faisait  partie 
de  l'armée  d'occupation,  se  plaisait  à  parcourir  la  rue 
Bab-el-Oued.  11  raconte  que  lorsque  ses  soldats  en 
prirent  possession,  ils  furent  curieusement  entourés 
par  une  foule  de  Maures  et  de  Koulouglis.  Ceux-ci 
«  admirèrent,  d'abord,  bruyamment  nos  armes,  nos 
vêtements,  nos  manœuvres,  puis  s'émerveillèrent 
encore  bien  davantage  de  notre  manière  d'être.  » 

La  population  était  diverse.  De  son  cosmopolitisme 
même  naquit  cet  étrange  parler  où  les  mots  de  France, 
d'Arabie,  d'Italie,  d'Espagne,  de  tous  les  peuples, 
s'amalgamaient  expressivement  aussitôt,  au  besoin  de 
toutes  les  causes.  Ah!  le  charme  brutal,  le  heurt  des 
prononciations,  la  déformation  des  mots,  leur  sens 
tour  à  tour  amplifié  ou  meurtri,  tout  le  pittoresque 
imprévu  de  ce  jargon,  rapide  comme  les  balles  des 
fusils,  impatient  et  vif  comme  l'ardeur  de  la  conquête 
elle-même  I 


LA   VILLE   BLANCHE  9< 

Les  races  s'entre-choquaient,  on  était  dans  la  ba- 
taille, il  fallait  se  hâter,  l'esprit  inventif  réussissait  à 
s'exprimer,  à  se  faire  comprendre.  Ce  charabia,  que  la 
nécessité  forgeait,  «  dès  le  premier  jour,  nos  soldats  le 
jargonnaient  intrépidement,  raconte  le  capitaine  Bar- 
chou  de  Penhoën,  pendant  qu'assis  sur  les  devantures 
des  boutiques  de  barbiers,  ils  fumaient  dans  des  pipes 
à  longs  tuyaux  et  prenaient  le  café  à  la  turque,  comme 
s'ils  n'avaient  fait  que  cela  toute  leur  vie.  » 

La  rue  était  étroite,  elle  était  encombrée;  c'était, 
nous  dit  le  capitaine  Barchou  de  Penhoën,  une  foule 
sans  cesse  renouvelée  de  Juifs,  de  Maures,  de  Turcs, 
de  Bédouins,  de  Koulouglis,  de  cavaUers,  de  fantassins, 
d'artilleurs,  d'officiers  et  de  soldats.  «  C'étaient  des 
cris,  des  jurements,  des  imprécations  en  dix  langues 
diverses.  C'était  la  confusion  de  Babel.  » 

Encore  aujourd'hui,  la  rue  Bab-el-Oued  n'a  rien 
perdu  de  son  commerce  entremêlé,  de  sa  circulation 
et  de  sa  vie  intense,  surtout  de  son  grouillement  de 
toutes  les  races.  Il  y  a  là  des  Indigènes  descendus  de 
la  Casbah,  des  Italiens  et  des  Maltais  dont  les  habita- 
tions sont  proches  dans  les  rues  adjacentes,  des  Espa- 
gnols, tous  les  gens  «  si  divers  de  traits,  de  couleurs 
et  d'expression  »  et  qui  avaient  fait  l'étonnement  du 
capitaine  de  Penhoën. 

Ce  barbier  maure  et  ce  «  moutchou  î,  installés  au 
rez-de-chaussée  de  l'église  de  Notre -Dame -des -Vic- 
toires, ont  existé  de  tous  temps.  La  ville  a  pu  se  trans- 
former, ils  sont  restés  les  mêmes,  —  et  les  chents  du 
barbier  demeurent  de  longues  heures  dans  leur  pose 
immobile  sans  que  leur  visage  s'amuse  ou  s'émeuve  au 
passage  des  tramways  électriques  ou  des  automobiles, 
pas  plus  que  leurs  ancêtres  ne  se  départirent  de  leur 


92  LA   VILLE   BLANCHE 

impassibilité   au   passage    des    soldats    conquérants. 

Ce  marchand  de  beignets  arabes  n'est  que  le  succes- 
seur d'autres  marchands  qui,  comme  lui,  au  seuil  de 
la  même  boutique,  ont  pétri  la  pâte  blanche  et  Font 
étendue,  en  minces  fragments  arrondis,  dans  l'huile 
qui  bout  sur  le  même  fourneau.  Ces  cabarets,  où 
l'on  entend  tous  les  patois  d'Espagne,  sont  demeurés 
pareils  au  premier  jour  de  leur  installation. 

Mais,  quelle  tristesse  de  se  dire  que  Ton  a  jeté  bas  la 
voûte  qui  s'ouvrait  sur  la  rue  Philippe  et  presque  toute 
la  Jénina,  ces  bâtiments  qu'occupaient  les  deys  d'Alger 
avant  leur  séjour  à  la  Casbah!  Suprême  témoin  des 
jours  passés,  il  reste  la  mosquée  que  l'Itahen  Piccinini, 
renégat  et  corsaire  enrichi  sous  le  nom  d'Ali-Bitchnin, 
fit  édifier  en  1622.  Jadis,  un  des  côtés  de  cette  mos- 
quée donnait  sur  un  jardin  qu'égayait  un  jet  d'eau. 
Cette  mosquée,  après  avoir  été  pharmacie  centrale  de 
l'armée,  devint,  en  1840,  Téglise  Notre-Dame-des-Vic- 
toires. 

Sur  l'emplacement  du  jardin,  l'autel  fut  installé,  la 
croix  se  dressa  près  du  minaret.  C'était  contradictoire. 
La  croix  fut  renversée  par  la  foudre  en  1851;  elle 
s'érigea,  de  nouveau  plus  forte,  tandis  que  le  mina- 
ret s'attristait  de  l'absence  du  muezzin  et  ne  servait 
plus  à  l'appel  de  la  prière.  Il  sembla,  à  la  fin,  que  le 
ciel  eût  pitié  de  lui  ;  le  vieux  minaret  menaça  de  ruine, 
on  l'abattit  en  1860. 

La  rue  Bab-el-Oued  conservera-t-elle  longtemps 
encore  son  curieux  aspect?  Elle  est  devenue  trop 
étroite,  on  réclame  son  élargissement,  elle  suit  le  sort 
des  survivances  qui  ne  correspondent  plus  aux  néces- 
sités présentes,  on  l'élargira  donc  et  les  habitants  s'en 
réjouiront  en  disant  d'elle  ce  que  La  Bolle  disait  en 


LA   VILLE   BLANCHE  93 

4833  :  «  L'élargissement  de  la  rue  de  la  Marine  et  l'ou- 
verture de  la  place  du  Gouvernement  donnent  une 
impression  d'espace.  » 

Cette  transformation,  le  quartier  de  Tancienne  pré- 
fecture va  la  subir  aussi.  Quelle  étroitesse  ont, 
en  effet,  ses  ruelles  et  ses  impasses,  le  soleil  lui- 
même  ne  peut  y  pénétrer!  C'est  l'endroit  le  plus 
ancien  de  la  conquête.  Nul  ne  le  fréquente  hormis 
ses  habitants.  Jadis,  toute  la  vie  de  la  ville  se 
concentrait  là;  aujourd'hui  ceux  qui  y  résident,  pour 
la  plupart,  sont  des  matelots,  des  pêcheurs,  des  mar- 
chands de  poissons,  presque  tous  d'origine  italienne 
ou  maltaise. 

Il  semble  que  notre  âme  soit  neuve.  Ah!  les  souve- 
nirs du  passé  dans  un  quartier  qui  va  mourir!  Nous 
sommes  angoissés,  nous  ne  reconnaissons  aucun  vi- 
sage. Des  femmes,  assises  sur  le  seuil  de  leur  porte, 
des  enfants  qui  jouent  et  s'écartent  devant  nous,  nous 
regardent  passer  d'un  œil  indifférent;  nous  nous  sen- 
tons étrangers  à  ce  que  nous  fûmes  autrefois,  à  ces 
rues,  à  ces  maisons. 

Et  ces  rues  nous  paraissent  encore  plus  obscures, 
ces  maisons  pèsent  sur  nous,  nous  étouffons,  nos  pou- 
mons ont  besoin  d'air,  nos  yeux  de  soleil  et  d'espace; 
nos  cœurs  ont  besoin  d'espérance.  Si  la  vie  doit  être 
ainsi  engluée  dans  le  passé,  c'est  déjà  comme  un  pres- 
sentiment de  l'inévitable  mort;  la  vie  présente,  pour 
marcher  sans  cesse  vers  son  épanouissement  comf  let, 
doit  toujours  être  la  promesse  même  de  l'avenir.  Il 
nous  faut  des  chemins  larges,  des  rues  égayées  de 
lumière,  des  maisons  neuves  et  blanches,  avec  leurs 
belles  façades,  leurs  fenêtres  s'ouvrant  sur  la  Méditer- 
ranée ou  sur  toute  l'animation  de  la  ville  prospère; 


94  LA   VILLE   BLANCHE 

notre  adieu  au  vieux  quartier  est  un  appel  à  plus  de 
soleil  et  de  lumière. 

Nous  recommençons  enfin  à  retrouver  de  plus  en 
plus,  comme  par  degrés,  la  clarté  désirée  en  entrant 
dans  la  rue  de  la  Marine.  Cette  rue  a  sa  glorieuse 
histoire  :  elle  est  la  première  que  les  Français 
construisirent  dès  le  lendemain  de  la  prise  d'Alger. 
Auparavant,  les  maisons  formaient  des  voûtes  sur 
les  rues,  ou  bien  avaient  leurs  murs  qui,  au  pre- 
mier étage,  avançaient  en  surplomb.  «  Les  rues  les 
plus  spacieuses,  notait  Louis  de  Baudicour,  n'avaient 
guère  que  deux  mètres  de  large,  la  plupart  n'avaient 
qu'un  mètre  et  quelques-unes  étaient  encore  plus 
étroites...  Ce  système  de  construction,  parfaitement 
approprié  au  climat  africain  comme  aux  mœurs 
musulmanes,  n'était  pas  en  accord  avec  les  habitudes 
françaises.  » 

L'armée  avait,  pour  son  charroi,  besoin  d'une  voie 
assez  large,  la  rue  de  la  Marine  fut  ouverte  par  les 
soins  du  Génie.  Avec  ses  rues  à  arcades,  comme  celles 
de  la  rue  de  Rivoli  à  Paris,  avec  le  long  portique  de  la 
Grande  Mosquée,  au  miheu  duquel  se  dresse  encore  la 
fontaine  qui  y  fut  installée,  la  rue  de  la  Marine  avait 
un  air  nouveau,  elle  était  la  plus  fréquentée  par  les 
officiers,  les  fonctionnaires,  les  négociants  et  par 
toutes  les  dames  de  la  ville. 

Aujourd'hui,  elle  a  perdu  tout  son  premier  éclat,  ses 
arcades  couvrent  une  population  moins  raffinée,  le 
commerce  s'est  porté  bien  ailleurs,  et  maintenant,  sous 
le  portique  aux  belles  colonnes  de  marbre  blanc,  ne 
passent  plus  que  des  musulmans  allant  à  la  Grande 
Mosquée.  La  rue  de  la  Marine  n'est  plus  la  voie  princi- 
pale; elle  serait  morte  si,  par  endroits,  elle  ne  conser- 


LA    VILLE   BLANCHE  95 

vait  un  aspect  original  avec  ses  grands  restaurants 
arabes. 

Et  puis,  en  1870,  on  l'a  privée  de  la  porte  qui  don- 
nait sur  le  port.  Cette  porte,  les  Turcs  l'avaient  appelée 
la  porte  de  l'île.  Sur  son  fronton  était  un  écusson  où, 
sous  une  couronne  surmontée  d'un  croissant,  étaient 
figurés  des  drapeaux,  des  lions,  des  canons  et  des 
navires.  Cette  porte,  les  vainqueurs  de  1830  la  dénom- 
mèrent la  porte  de  France.  Sous  elle  ont  défilé,  après 
avoir  débarqué  à  la  darse,  tous  les  régiments  qui  ont 
fait  la  conquête  de  l'Algérie. 

Que  de  soldats  ont  dû  penser  ce  que  Stendhal,  à  pro- 
pos d'une  porte  du  même  nom  à  Grenoble,  écrivait  à  sa 
sœur,  le  26  mars  1808  :  «  Comme  je  sentais  ce  nom 
Porte  de  France!  Comme  j'aimais  ce  mot  France  pour 
lui-même!  j>  Cette  porte  fut  une  porte  de  gloire, 
plus  splendide  encore  qu'un  bel  arc  de  triomphe.  Mais 
elle  a  disparu,  comme  la  Jénina,  comme  bien  des 
belles  mosquées  !  «  Le  seul  souvenir  en  est  encore  plus 
fort  que  tous  les  bonheurs  présents  que  je  puis  me 
procurer,  disait  encore  à  sa  sœur  le  futur  écrivain  de 
la  Chartreuse  de  Parme.  ■»  Ici,  en  ce  coin  d'Alger,  cette 
phrase  est  la  plus  vraie. 

Mais,  par  bonheur,  il  nous  reste  encore  deux  mos- 
quées, la  Djama-Kebira  ou  Grande  Mosquée  qui  longe 
la  rue  de  la  Marine,  dont  le  minaret  fut  construit,  en 
1323,  par  Abou-Tachfîne,  dey  deTlemcen,  et  la  Djama- 
el-Djedid  ou  Mosquée  Neuve,  plus  connue  sous  le  nom 
de  3Iosquée  de  la  Pêcherie. 

Cette  dernière  est  en  forme  de  croix  latine,  elle  est 
l'œuvre,  allègue-t-on,  d'un  esclave  chrétien  :  le  culte 
de  Mahomet  allait  être  ainsi  célébré  dans  une  église, 
sur  cette  terre  même  où  le  Christ  était  si  pourchassé. 


9o  LA   VILLE   BLANCHE 

L'esclave  chrétien  avait  payé  de  sa  vie  son  audace 
d'architecte  et  de  croyant.  Sans  doute,  ce  récit  tient  de 
la  légende;  la  Mosquée  Neuve  fut  érigée  en  1660  d'après 
le  modèle  des  églises  byzantines  de  Constantinople,  — 
mais  quel  charme  pieux,  quelle  grave  poésie  a  la 
légende  de  cet  esclave  chrétien  dont  la  foi  anime  le 
génie  et  qui  sait  qu'il  va  mourir  de  la  beauté  même  de 
son  œuvre! 

Nous  aimons  cette  légende,  elle  semble  faire  à  nos 
yeux  la  mosquée  plus  admirable  encore,  plus  touchante, 
et  nous  tenons  à  cette  dernière  parce  que,  du  ciel  bleu, 
ses  dômes  immaculés  font  partie  intime;  ils  se  sont 
éternellement  liés  à  la  splendeur  du  décor.  Cette  mos- 
quée est  la  vivante  et  superbe  attestation  des  siècles 
passés;  sans  son  minaret,  Alger  ne  serait  plus  Alger. 

Mais  pourquoi  a-t-on  commis  ce  crime  atroce  de  la 
masquer  sur  tout  le  côté  qui  la  découvrait  si  magnifi- 
quement aux  navires  qui  venaient  du  lointain?  On  a 
édifié,  en  effet,  à  côté  d'elle,  un  carré  de  maçonnerie, 
lourd,  sans  grâce,  sans  style,  qu'une  fatuité  d'hommes 
sans  goûta,  du  premier  jour,  décoré  du  nom  de  Palais 
consulaire. 

La  merveilleuse  mosquée  subira-t-elle  donc  sans 
cesse  tous  les  déboires?  N"eut-on  pas,  il  y  a  quelques 
années,  l'impudence  de  parler  de  la  détruire  pour 
le  percement  d'une  voie?  Sa  destruction  d'ailleurs 
n'avait-elle  pas  déjà  été  décidée  en  1831,  pour  l'établis- 
sement de  la  place  du  Gouvernement?  Mais  alors,  par 
bonheur,  le  colonel  Lemercier  s'interposa;  c'est  à  ses 
démarches  que  nous  devons  la  conservation  de  la  mos- 
quée El-Djedid;  le  noble  soldat  avait  une  âme  de  poète 
ouverte  à  la  beauté  de  l'antique  cité  barbaresque;  elle 
est  sienne,  cette  mosquée,  puisque  son  amour  des  admi- 


LA   VILLE   BLANCHE  97 

rables  choses  sut  la  défendre  de  la  pioche  des  vandales. 

A  la  mosque'e  de  la  Pêcherie,  le  tribunal  où  le  cadi 
rend  la  justice  donne  sur  la  place  Mahon;  c'est  une 
simple  pièce  carrée.  A  Fun  des  murs,  une  fenêtre 
grillée  :  c'est  derrière  elle,  pareille  à  un  confessionnal, 
que  les  femmes  musulmanes  communiquent  avec  leur 
juge.  Ainsi,  la  justice  de  l'homme  se  rend  à  l'endroit 
sacré  où  l'on  vient  implorer  la  justice  de  Dieu,  le  cadi 
revêt  le  même  caractère  auguste  que  l'iman,  Mahomet 
étend  son  règne  sur  les  intérêts  matériels  et  moraux  de 
ses  fidèles. 

La  place  Mahon  est  encombrée,  son  animation  est 
vive  ;  c'est  ici  que  se  réunissent  un  grand  nombre  de 
diligences  desservant  les  grands  centres  des  environs 
d'Alger.  Les  cochers  s'interpellent,  les  portefaix  hissent 
les  marchandises  sur  les  voitures,  les  voyageurs  s'en- 
tassent sur  les  lourds  véhicules.  Un  spectacle  nouveau 
s'ajoute  maintenant,  il  porte  avec  lui  les  bienfaits  du 
progrès,  c'est  celui  des  autobus.  Ceci  tuera  cela  :  les 
autobus  entraînent  la  disparition  des  diligences.  Ici, 
nul  ne  le  regrette,  les  distances  sont  abrégées,  le 
nombre  des  voyageurs  augmente,  la  place  Mahon 
gagne  ainsi  en  plus  grand  mouvement. 

De  tous  temps,  elle  fut  d'ailleurs  vouée  à  la  plus 
extraordinaire  agitation.  Quand  la  cité  barbaresque 
exerçait  la  terreur  sur  le  monde  chrétien,  elle  se  dénom- 
mait la  place  du  Badistan;  c'était  un  bazar  grouillant 
de  foule,  au  commerce  particuher  :  celui  de  la  vente 
des  esclaves.  Tous  les  aventuriers,  tous  les  forbans 
étaient  réunis  là;  les  captifs  étaient  vendus  aux 
enchères,  les  hommes,  d'après  leur  force,  les  femmes, 
d'après  leur  âge,  leur  beauté,  leur  embonpoint.  On  se 
partageait  le  prix  du  butin,  on  était  en  fête,  tandis  que 

7 


98  LA   VILLE   BLANCHE 

les  Pères  de  l'Ordre  de  la  Merci  tentaient  si  apostoli- 
quement  leur  œuvre  de  rachat. 

C'est  ici  que  fut  vendu  Michel  Cervantes.  Celui-ci, 
soldat  atteint,  après  la  bataille  de  Lépante,  d'une  bles- 
sure qui  lui  faisait  perdre  l'usage  de  la  main  gauche, 
retournait  en  Espagne,  lorsque,  le  26  septembre  1575, 
le  navire  à  bord  duquel  il  se  trouvait  fut  pris  par  les 
corsaires. 

Michel  Cervantes  fut  alors  débarqué  à  Alger  et 
acheté  par  un  renégat  grec,  Dali  Mami,  surnommé  le 
Boiteux.  La  captivité  de  celui  qui  devait  s'immorta- 
liser en  écrivant  Don  Quichotte  a  ému  tous  les  cœurs. 
Michel  Cervantes  tenta  de  s'évader;  il  fut  repris,  il  fut 
plus  malheureux  encore,  —  mais  c'est  non  loin  de  là, 
dans  le  jardin  de  Bab-Azoun,  qu'il  rencontra  Zoraïde. 

«  Je  ne  l'avais  jamais  vue  et  mon  cœur  la  reconnut, 
raconte-t-il  dans  la  première  partie  de  Don  Quichotte. 
Le  transport  qu'elle  me  causa  venait  bien  moins  de  son 
éblouissante  beauté  que  du  sentiment  de  respect, 
d'amour,  de  reconnaissance  que  m'inspirait  cet  ange 
sauveur.  Mes  yeux  admiraient  ses  traits;  mais  elle  eût 
été  moins  belle  que  je  l'aurais,  de  même,  adorée.  Je 
dissimulais  de  mon  mieux  ma  vive  et  tendre  émotion. 
Zoraïde  avançait  lentement...  Je  contemplais  en  silence 
cette  charmante  Zoraïde  dont  les  oreilles  et  le  cou 
étaient  couverts  de  diamants;  des  bracelets  d'or, 
incrustés  de  pierres  précieuses,  brillaient  à  ses  bras,  à 
ses  jambes  nues,  suivant  l'usage  de  son  pays;  et  sa 
robe  était  brodée  des  plus  grosses  perles  de  l'Orient.  » 

Ainsi,  Michel  Cervantes  a  pu  contempler  la  plus 
belle  des  filles;  il  en  fit  sa  bien-aimée.  Alors  sa  misère 
d'esclave  dut  s'enorgueillir  de  toutes  les  joies  du  para- 
dis, l'amour  entretenait  le  feu 'de  son  âme  si  vive. 


LA   VILLE   BLANCHE  99 

C'est  ici  que  fut  aussi  vendu  le  poète  Regnard. 
Regnard,  qui  appartenait  à  une  famille  fort  aisée,  avait 
vingt-deux  ans  et  voyageait  en  Italie,  en  compagnie 
d'un  ami,  M.  de  Fercourt.  Comme  ils  étaient  à  Bologne, 
ils  firent  la  connaissance  de  M.  et  Mme  de  Prade. 
Mme  de  Prade  était  une  jeune  Arlésienne  d'une  très 
grande  beauté  et  Regnard  en  tomba  amoureux.  Tout 
lui  aurait  volontiers  souri,  si  le  mari  n'avait  pas  été 
excessivement  jaloux.  Or,  il  l'était  à  ce  point  qu'avec 
sa  femme,  il  se  sépara  des  deux  Français  rencontrés 
à  Bologne. 

Il  est  dit  que  ce  sera  en  vain,  car  les  quatre  com- 
pagnons de  voyage  se  retrouvent  à  bord  du  même  ba- 
teau anglais  qui  doit  les  ramener. en  France.  Mais,  il 
arrive  que  ce  bateau,  non  loin  de  Nice,  est  attaqué  par 
deux  navires  corsaires.  Il  y  a  combat;  la  partie  est 
impossible,  les  quatre  passagers  français  sont  capturés. 
C'est  en  octobre  1678.  Regnard  et  ses  infortunés  com- 
pagnons arrivent  à  Alger,  un  soir,  «  dans  le  temps 
qu'on  allumait  sur  les  mosquées  les  lampes  qui  brûlent 
pendant  toutes  les  nuits  du  rbamadan  » . 

Regnard,  Fercourt  et  Prade  sont  conduits  à  la  place 
du  Badistan.  Le  premier  est  acheté  par  Achmet  Talem 
pour  la  somme  de  quinze  cents  francs,  tandis  que 
Mme  de  Prade  est  réclamée  par  Baba-Hassan,  gendre 
du  dey. 

Le  futur  auteur  du  Légataire  universel  qui  fut,  toute 
son  existence,  excellent  vivant  et  «  cynique  mitigé  *, 
s'arrange  pour  obtenir  les  bonnes  grâces  de  son  maître 
en  mettant  au  service  de  ce  dernier  tous  ses  talents 
culinaires  ;  Regnard  confectionne  à  l'intention  d'Achmet 
Talem  d'appétissants  ragoûts  et  Achmet  est  conquis  par 
son  esclave* 


100  LA   VILLE   BLANCHE 

,.  Mais  celui-ci  n'est  pas  heureux:  il  songe  à  Mme  de 
Prade,  dont  le  mari  qui  a  suivi  son  maître  dans  l'inté- 
rieur de  l'Algérie  est  mort,  à  ce  qu'on  assure.  Or,  encore 
une  fois,  le  hasard  qui  agit  dans  la  vie  comme  dans  les 
romans,  —  et  la  vie  de  Regnard  et  de  la  belle  Arlé- 
sienne  n'est-elle  pas  alors  un  vrai  roman?  —  fait  admi- 
rablement les  choses.  A  ses  talents  culinaires,  l'esclave 
d'Achmet  Talem  joint  celui  de  peintre.  Comme  Baba- 
Hassan  veut  faire  faire  sur  de  précieux  tissus  certains 
dessins  que  Mme  de  Prade  reprendra  à  l'aiguille,  Re- 
gnard est  convoqué  chez  le  gendre  du  dey.  Là,  il  lui 
est  donné  de  se  retrouver  avec  sa  bien-aimée,  et  il 
n'aurait  pas  vingt  ans,  s'il  ne  complotait  pas  immédia- 
tement une  évasion. 

Les  deux  amants  s'échappent  sur  un  bateau  qui  doit 
les  conduire  aux  îles  Baléares.  Tout  allait  trop  bien; 
voici,  en  effet,  qu'à  peine  évadés  du  port  d'Alger,  ils 
sont  rejoints  par  un  brigantin  turc  qui  les  ramène  à 
une  plus  sévère  captivité. 

Heureusement,  la  rançon  nécessaire  à  la  mise  en 
liberté  de  Regnard  —  douze  mille  livres  —  parvient 
quelque  temps  après  au  consul  de  France  à  Alger, 
M.  Denis  Dussault,  qui  s'entremet  si  bien  qu'outre  l'es- 
clave d'Achmet  Talem,  et  pour  la  même  somme  qu'il  a 
reçue,  il  peut,  en  même  temps,  faire  libérer  Mme  de 
Prade  et  M.  de  Fercourt. 

Regnard  et  sa  maîtresse  quittent  la  cité  barbaresque 
le  16  avril  1681  ;  ils  vont  à  Arles  où  Mme  de  Prade 
retrouve  sa  famille.  Les  deux  amants  goûtent  une  si 
grande  félicité  qu'ils  veulent  la  transformer  en  un  vrai 
bonheur  conjugal,  lorsque  M.  de  Prade,  qui  n'est  pas 
mort  du  tout,  reparaît  inopinément.  C'est  le  pire  des 
désastres.  M.   de  Prade,  qui  n'a  pas  plus  perdu  la 


LA   VILLE   BLANCHE  101 

jalousie  que  la  vie,  reprend  férocement  son  bien,  et 
Kegnard  n'a  désormais  rien  de  mieux  à  faire  que  de  se 
remettre  à  voyager. 

Il  s'exile  donc  et,  comme  il  est  sincère,  il  emporte 
son  amour  dans  son  cœur,  criant  à  tous  les  échos  le 
nom  de  l'adorée  absente.  Regnard  déplore  mainte- 
nant sa  captivité.  Ah!  lorsqu'il  portait  le  bonnet  rouge 
d'esclave  et  qu'il  rencontrait  Mme  de  Prade  sê  rendant 
au  hammam  en  compagnie  des  autres  femmes  du 
harem  de  Baba-Hassan,  il  souffrait  bien  moins,  — 
mais  il  n'est  pire  douleur  qui  ne  s'atténue  avec  le 
temps  dans  l'âme  d'un  épicurien. 

L'aventure  que  Regnard  â  vécue,  le  récit  qu'il  s'en 
fait  lui-même  quand  il  y  songe  et  toutes  ses  paroles  de 
désespoir  quand  il  évoque  la  douce  et  gracieuse  image 
de  Mme  de  Prade,  —  car  le  poète  a  grandi  en  lui,  — 
tout  cela  est,  après  tout,  de  la  littérature,  et  l'amant 
désolé,  se  désolant  de  moins  en  moins,  ne  veut  pas 
perdre  le  bénéfice  de  tout  ce  qui  lui  est  arrivé.  Ah! 
c'est  vraiment  de  la  littérature,  Regnard  en  écrit  un 
roman,  la  Provençale! 

Ainsi,  comme  tous  ses  chefs-d'œuvre,  l'existence  de 
l'auteur  du  Joueur  tient  du  vaudeville;  et  sans  doute 
fallait-il  qu'il  en  fût  ainsi  pour  que  son  théâtre  eût  la 
vivacité  dans  l'action,  pour  que  le  rire  fusât  dans 
toutes  ses  phrases,  pour  que  sa  gloire  enfin  ne  pâlit 
pas  auprès  de  celle  de  son  illustre  devancier  Molière. 

Une  plaque  de  marbre  a  été  apposée  sur  la  façade 
du  théâtre  municipal  d'Alger  pour  rappeler  qu'en 
cette  ville  Regnard  fut  captif  des  pirates  maures,  et 
le  souvenir  de  l'ancien  esclave  maure  revit  encore 
dans  le  triomphe,  dans  la  gloire  et  dans  les  applaudis- 
sements, en  la  vieille  cité  barbaresque,  quand  on  y 


102  LA   VILLE   BLANCHE 

représente  ses  pièces.  Regnard,  du  haut  de  sa  demeure 
éternelle,  ne  doit  pas  s'en  étonner,  en  se  disant  qu"il 
est  bien  juste  qu'on  représente  ses  Folies  amoureuses  là 
même  où  il  en  vécut  tant,  l'anneau  de  fer  aux  pieds, 
mais  avec  toute  la  jeunesse  et  toute  l'espérance  au 
cœur. 

Ce  cocher  qui  grimpe  si  agilement  sur  sa  diligence, 
ce  chauffeur  qui  met  en  mouvement  le  moteur  de  son 
lourd  autobus  ne  se  préoccupent  certes  pas  des  aven- 
tures de  Cervantes  et  de  Regnard  ni  du  caractère  his- 
torique de  la  place  du  Badistan,  ils  sont  impatients 
d'atteindre  les  longues  routes  qui  leur  sont  famihères; 
déjà,  ils  sont  ivres  d'espace,  ils  s'en  vont.  La  place 
Mahon  retrouverait  un  peu  de  calme,  n'était  l'animation 
qui  règne  dans  les  cafés  des  alentours. 

La  place  du  Gouvernement,  qui  l'avoisine,  n'a  pour 
elle  aucun  rappel  d'histoire.  Son  charme  provient  seu- 
lement de  sa  grande  ouverture  sur  la  mer,  décor 
incomparable  ayant,  pour  fond,  de  verts  coteaux. 
Cette  place  fut  établie,  ainsi  que  l'écrit  le  colonel  Lemer- 
cier,  en  1831,  «  pour  les  réunions  des  troupes  et  pour 
l'agrément  des  habitants  » .  On  était  encore  en  pleine 
bataille,  on  s'installait  où  l'on  pouvait;  l'endroit  était 
le  cœur  même  de  la  ville  nouvellement  conquise,  la 
place  correspondait  à  des  besoins  urgents  :  alors  on 
détruisit  sans  pitié  le  plus  beau  quartier. 

Il  y  avait  là  une  mosquée,  gracieuse  comme  son 
nom,  la  mosquée  Es-Sida,  la  mosquée  de  la  dame;  le 
vendredi,  les  deys  y  venaient  prier.  Elle  avait  de  hautes 
et  belles  colonnes  de  marbre;  ces  dernières  se  voient 
encore,  ce  sont  celles,  rue  de  la  Marine,  qui  forment  le 
portique,  ajouté  en  1837  à  la  Grande  Mosquée.  Il  y 
avait  aussi  des  forts,  des  palais  de  deys,  cette  même 


LA   VILLE   BLANCHE  103 

Jénina  qui  se  prolongeait  dans  la  rue  Bab-el-Oued,  et 
les  principaux  magasins  des  bijoutiers,  des  teinturiers 
et  des  armuriers.  Il  paraissait  à  tous  que  l'édification 
d'une  ville  nouvelle  sur  l'emplacement  même  des  vieux 
quartiers  conquis  marquait  comme  l'attestation  de  la 
force  et  de  l'activité  des  conquérants. 

Le  terrain  était  défectueux  et  dévalait  vers  la  mer, 
on  construisit  des  piliers  et  des  arceaux;  c'est  une  place 
suspendue  que  cette  place  sur  laquelle  se  dresse, 
«depuis  1845,  la  statue  équestre  du  duc  d'Orléans, 
prince  royal,  vainqueur  au  passage  du  col  de  la  Mou- 
zaïa.  Si  l'armée  française  pouvait  se  réunir  là,  la  popu- 
lation civile  y  trouvait  son  forum. 

La  place  du  Gouvernement  n'a  rien  perdu  de  son 
premier  aspect.  Le  cœur  de  la  ville  s'est,  depuis,  bien 
déplacé,  mais,  comme  autrefois,  la  place  du  Gouver- 
nement demeure  le  carrefour  où  se  coudoient  tous  les 
types  du  bassin  méditerranéen,  où  se  distingue  le  cos- 
mopolitisme le  plus  intense,  où  se  rencontrent  des  pa- 
resseux et  des  chômeurs,  des  gitanos  et  des  Arabes, 
des  rentiers  et  des  chefs  indigènes. 

Les  trois  côtés  de  la  place,  bordés  de  maisons  à 
arcades  où  se  tiennent  principalement  des  cafés  et  des 
bazars,  regorgent  d'une  foule  complexe  et  bruyante, 
cohue  aux  diverses  expressions  de  regards  et  de  gestes, 
décelant  les  caractéristiques  des  diverses  races  qui 
peuplent  l'Algérie. 

Avons-nous,  pour  notre  part,  bien  fait  les  distinc- 
tions qui  régnent  entre  tous  ces  habitants?  C'est 
qu'enfant,  nos  yeux  se  sont  ouverts  sur  ce  spectacle; 
sans  cesse  il  nous  a  semblé  naturel.  Nous  ne  pouvons 
désassocier  de  cette  place  les  êtres  cosmopolites  qui  s'y 
pressent.  Nous  passions  auprès  d'eux  dans  nos  jeux; 


iOi  LA   VILLE   BLANCHE 

en  courant  nous  les  bousculions.  A  cette  foule  bigarrée 
et  curieuse,  nous  nous  mêlions  trop  pour  en  être 
étonné  et  nous  l'aimions  parce  qu'elle  se  complaisait 
dans  notre  ville  pour  toute  la  liberté  de  la  vie,  large 
d'espace  et  d'espérance,  parce  qu'elle  était  vive  dans 
l'éclat  de  sa  voix,  exubérante  dans  tous  ses  gestes, 
railleuse,  amusée,  heureuse,  épanouie  sous  la  tiédeur 
d'un  soleil  tombant  d'un  ciel  sans  tache. 

De  la  place  du  Gouvernement,  en  passant  .par  la 
vieille  rue  du  Divan,  nous  allions  à  la  place  Malakoff. 
Devant  nous,  bâtie  sur  l'ancien  emplacement  de  la 
mosquée  Ketchaoua,  la  Cathédrale,  en  forme  de  long 
vaisseau,  au  portique  orné  de  deux  tours,  aux  arcades 
intérieures  enrichies  d'arabesques  rappelant  la  mos- 
quée, tandis  que  son  chœur  et  ses  chapelles  proclament 
qu'elle  est  église  catholique.  Sa  chaire  en  marbre  n'est 
autre  que  celle  de  la  mosquée  dont  elle  a  pris  la  place. 

A  côté,  le  Palais  d'hiver  du  gouverneur  général  de 
l'Algérie,  palais  dénommé  avant  1830  Dar-Hassan- 
Pacha  et  dont  la  façade  fut  construite  en  1839  par  le 
génie  militaire;  la  rue  du  Soudan,  étroite  et  pittoresque 
avec  ses  auvents  de  bois.  Un  peu  plus  loin,  dans  l'an- 
tique et  montante  rue  de  FÉtat-Major,  la  Bibliothèque 
nationale  où  demeurait,  à  la  fm  du  dix-huitième  siècle, 
ce  Mustapha^Pacha  qui,  avant  de  devenir  dey  d'Alger, 
avait  été  charbonnier,  puis  balayeur,  palais  aux  co- 
lonnes et  aux  encadrements  de  marbre  et  dont  une 
inscription,  placée  sur  une  porte,  proclame  qu'il  est 
«  l'asile  de  la  félicité,  de  la  gloire,  de  la  puissance,  de 
l'intelligence,  de  la  splendeur  réunies  au  calme  et  à  la 
placidité  >. 

En  face  de  la  Cathédrale,  l'ancien  palais  de  l'Arche- 
vêché, jadis  Dar-bent-es-Sultan,  la  maison  de  la  fille 


LA   VILLE   BLANCHE  405 

du  sultan.  C'est,  avec  l'hôtel  du  secrétaire  général  du 
gouvernement  général  de  l'Algérie,  situé  non  loin  de 
là,  rue  Bruce,  le  dernier  souvenir  de  ce  qui  fut  la  Jénina 
au  temps  des  Turcs. 

Commençant  à  la  place  Malakoff,  la  rue  de  la  Lyre, 
exotique  et  curieuse,  où  domine  l'élément  Israélite, 
avec  ses  bazars  orientaux,  ses. magasins  d'étoffes  indi- 
gènes et  ses  grands  cafés  maures;  mais  nous  redescen- 
dons la  vieille  rue  du  Divan  pour  gagner  la  rue  Bab- 
Azoun. 

Celle-ci,  avant  la  conquête,  coupait,  avec  la  rue  Bab- 
el-Oued, la  ville  basse  dans  toute  sa  longueur  et  elle 
était  très  fréquentée.  Elle  l'était  encore  il  y  a  quelques 
années,  on  s'y  promenait  vers  le  soir  pour  se  reposer 
des  travaux  de  la  journée,  le  dimanche  matin,  à  la 
sortie  de  la  messe,  en  costumes  à  la  dernière  mode, 
car  nulle  ville  plus  qu'Alger  ne  s'inspire  plus  rapide- 
ment des  nouveautés  que  crée  Paris.  Des  groupes  se 
formaient,  on  flânait,  on  s'arrêtait,  on  entrait  dans  les 
pâtisseries. 

La  rue  Bab-Azoun  avait  détrôné  de  son  prestige  la 
rue  Bab-el-Oued,  comme  celle-ci  avait  fait  de  la  rue  delà 
Marine.  Elle  subit  un  sort  pareil,  on  la  délaisse  pour  la 
rue  d'Isly,  devenue  aujourd'hui,  avec  la  rue  Michelet 
qui  la  prolonge  jusqu'à  Mustapha-Supérieur,  la  plus 
importante  artère  aux  maisons  élevées,  aux  magasins 
étincelants  et  aux  trottoirs  trop  étroits  pour  toute  la 
population  qui  s'attarde  devant  Its  vitrines  acha- 
landées ou  qui  flâne  sans  souci  de  l'heure. 

Mais,  malgré  leur  prospérité  croissante,  la  rue  d'Isly, 
—  au  milieu  de  laquelle  se  dresse  la  statue  du  maré- 
chal Bugeaud,  —  et  la  rue  Michelet,  —  qui  commence 
avec  la  haute  masse  des  Facultés,  —  n'ont  aucune 


106  LA   VILLE    BLANCHE 

caractéristique,  elles  ont  la  banalité  des  principales 
voies  des  grandes  villes  modernes,  elles  sont  exposées 
à  toutes  les  intempéries  comme  à  tous  les  soleils  d'été. 
Sur  ce  point,  elles  n'ont  pas  réussi  à  triompher  de  la 
rue  Bab-Azoun  qui,  avec  ses  vieilles  arcades,  conserve 
un  charme  particulier. 

La  rue  Bab-Azoun  avait,  au  temps  turc,  une  porte 
du  même  nom.  Deux  plaques  de  marbre  posées  par  les 
soins  du  Comité  du  Vieil-Alger  rappellent  le  souvenir 
mémorable  de  ce  qui  s'y  rattache. 

L'une  porte  ces  mots  :  «  A  quelques  pas  d'ici,  le 
25  octobre  1541,  le  Français  Pons  de  Balaguer,  dit 
Savignac,  porte-étendard  des  chevaliers  de  Malte  qui 
firent  partie  de  l'expédition  dirigée  par  Charles-Quint 
contre  Alger,  vint,  sous  une  grêle  de  traits,  planter  sa 
dague  dans  la  porte  d'Azoun  en  disant  :  «  Nous  revien- 
drons! T  Prophétie  qui  se  réalisa  le  5  juillet  1830  avec 
l'armée  du  général  de  Bourmont.  ^ 

La  seconde  fait  connaître  :  t  En  ce  lieu  dénommé, 
après  l'attaque  de  Charles-Quint  contre  Alger,  tombeau 
des  chevaliers,  s'illustrèrent,  avec  dé  nouveaux  com- 
pagnons d'armes,  le  25  octobre  1541,  les  chevaliers 
français  de  l'Ordre  de  Malte,  Savignac,  mort  en  héros, 
et  Durand  de  Villegaignon.  ■» 

La  porte  Bab-Azoun  eut,  sans  cesse,  la  plus  tragique 
histoire.  Ses  murs  étaient  hérissés  de  crochets  de  fer, 
instruments  de  suppUce. 

Rocqueville,  qui  visita  Alger  en  1675,  écrivit  :  «^  Les 
bourreaux  attachent  un  homme  pieds  et  mains  ensemble 
et  le  laissent  tomber  sur  ces  crochets,  de  sept  ou  huit 
pieds  de  haut,  et,  s'il  s'accroche  par  le  pied,  le  bras  ou 
le  côté,  il  demeure  en  cet  état  jusqu'à  ce  qu'il  soit 
mort.  » 


LA   VILLE   BLANCHE  107 

Bolle,  de  son  côté,  relate  :  «  La  porte  Bab-Azoun  est 
ouverte  dans  une  longue  muraille  qui  s'étend  de  chaque 
côté  et  dans  laquelle  sont  percés,  en  guise  de  fenêtres, 
un  grand  nombre  de  trous  grillés.  A  l'heure  dite,  on 
fait  sortir  de  ses  ouvertures  une  corde  arrêtée  par  un 
bâton  en  travers.  Les  patients  étaient  conduits  sur  la 
terrasse  supérieure.  On  leur  passait  la  corde  au  cou, 
ils  étaient  aussitôt  précipités  et  pendaient  le  long  de 
la  muraille  où  leurs  cadavres  demeuraient  jusqu'à  ce 
qu'ils  se  détachassent  d'eux-mêmes.  » 

Les  koubbas  de  Sidi-Bekta  et  de  Sidi-Mansour,  la 
place  Massinissa  si  encombrée  de  chevaux,  de  mulets  et 
d'ànes  et  où  se  tenaient  des  vendeurs  de  savons  et 
de  chaussures,  la  porte  d'Azoun,  la  caserne  des  Janis- 
saires qui  lui  était  contiguë,  le  fossé  qui  marquait  la 
limite  de  la  ville,  tout  cela  a  disparu  pour  laisser  place 
à  un  quartier  moderne,  européen,  avec  une  place 
autour  de  laquelle  sont  de  hautes  maisons  et  des  cafés 
animés,  le  théâtre  municipal  à  la  façade  Renaissance, 
le  Cercle  militaire  avec  ses  verts  jardins  étages,  ses  por- 
tiques mauresques,  sa  fontaine  de  marbre  couronnée 
d'une  coupole  et  provenant  du  palais  de  la  Casbah,  et 
enfin  avec  le  square  de  la  République. 

En  ce  square,  les  feuilles  des  bambous  ont  un  fré- 
missement léger  au  souffle  de  la  brise,  elles  ont  un 
bruissement  si  doux  qu'il  fait  songer  à  des  soupirs 
mourants  de  harpes  invisibles;  les  feuilles  des  palmiers 
ont  des  balancements  qui  font  leur  ombre  fine,  mou- 
vante sur  le  sol  ensoleillé.  Les  ficus  épais  abritent 
tous  les  moineaux  de  la  ville  et  ce  sont  des  piaillements, 
comme  mille  chœurs  confus  et  stridents,  auxquels  se 
mêlent  les  cris  des  enfants  qui  s'amusent.  Du  côté  du 
t)oulevard  de  la  République,  c'est  le  spectacle  de  toute 


108  LA   VILLE   BLANCHE 

la  baie,  de  la  féerie  des  couleurs  du  jour  se  jouant  sur 
la  mer,  sur  les  montagnes  et  le  cap  Matifou. 

Une  vie  continue  anime  ce  square;  les  sociétés 
locales  y  donnent  des  kermesses,  il  y  a  concert,  les  soirs 
d'été.  On  danse,  on  flâne,  on  goûte  uniquement  le 
charme  de  l'heure  présente;  c'est  l'oubh  tout  entier  du 
passé. 

Pourtant  que  de  souvenirs  sont  enterrés  là!  Alger, 
au  temps  des  Turcs,  finissait  en  ce  lieu,  un  fossé  était 
creusé  qui  séparait  la  cité  barbaresque  de  la  campagne. 
L'endroit,  sur  lequel  s'élève  aujourd'hui  le  kiosque  de 
musique,  était  hors  de  la  ville;  sur  son  emplacement 
se  trouvait  la  koubba  de  Sidi-Bekta.  Il  est  désolant 
qu'on  ait  détruit  cette  dernière  :  le  saint,  dont  elle  abri- 
tait la  dépouille  auguste  et  vénérée,  est,  en  effet,  l'un 
des  plus  célèbres  de  l'Islam. 

Sidi-Bekta  vivait  en  ce  lieu  même  d'une  vie  ascétique, 
quand  Charles-Quint  parut  avec  sa  flotte,  à  quelques 
kilomètres  de  là,  et  il  avait  pour  ami  deux  autres  saints, 
Sidi-Ouali-Dadda  et  Sidi-Bou-Guedour.  Les  trois  élus 
de  Mahomet  décidèrent  la  défaite  de  l'empereur  chré- 
tien. Un  pouvoir  miraculeux  animait  leur  croyance  ;  ils 
se  rendirent  sur  la  plage  d'où  ils  pouvaient  voir,  avec 
haine,  les  navires  chrétiens  et  appelèrent  à  leur  aide 
toute  la  fureur  des  mers. 

Sidi-Bekta  et  Sidi-Ouali-Dadda  étaient  armés  de 
bâtons  et  en  frappèrent  les  flots;  ceux-ci  se  cabrèrent 
et  une  tempête  surgit.  Tandis  que  ses  deux  compagnons 
flagellaient  ainsi  les  vagues  écumantes,  Sidi-Bou-Gue- 
dour brisait  des  pots  débarqués  sur  le  rivage  et  destinés 
à  un  marchand  mzabite  de  la  rue  Bab-Azoun.  A  chaque 
coup  de  bâton,  les  flots  se  soulevaient  davantage;  à 
chaque  pot  cassé,  s'engloutissait  un  navire  espagnol. 


LA   VILLE   BLANCHE  109 

Sidi-Boii-Guedour,  c'est-à-dire  Monseigneur  aux  pots, 
est  une  appellation  glorieuse  donnée  par  reconnaissance 
au  saint  dont  le  vrai  nom  est  oublié.  Quant  à  Sidi-Bekta, 
alors  très  âgé,  les  émotions  suscitées  par  l'expédition 
de  Charles-Quint  hâtèrent  sa  fin  ;  il  fut  solennellement 
enterré  là  où  il  avait  vécu  et,  pour  abriter  ses  restes 
vénérés,  on  construisit  la  somptueuse  koubba  qui  a  fait 
place  au  kiosque  de  musique. 


LE    BALCON    DE    LA    MEDITEBRANEE 

Toute  cette  étendue,  qui  va  du  boulevard  Amiral- 
Pierre  au  boulevard  Carnot,  c'est  le  balcon  de  la  Médi- 
terranée. Tout  d'abord,  la  pleine  mer  au  charme  de 
laquelle  nul  ne  peut  résister  et  que  surplombe  le  bou- 
levard Amiral-Pierre.  Cette  Méditerranée  a  mille  vies 
diverses,  toujours  on  l'aperçoit  sous  des  aspects  si  nou- 
veaux que,  plus  on  la  contemple,  moins  il  semble  qu'on 
la  connaisse.  Mais  ces  aspects  n'appartiennent  qu'à 
elle,  capricieux  avec  leurs  flots  murmurants  ou  gron- 
dants et  les  vents  aux  baisers  très  doux  ou  aux  effrayants 
déchirements.  Cette  mer  berce  comme  le  plus  délicieux 
des  rêves  ou  bien  fait  contre  les  rochers  du  môle  cingler 
sa  colère  éphémère  en  vagues  blanches  d'écume. 

Ici,  nous  la  voyons  dans  la  multiplicité  de  sa  ten- 
dresse ou  de  son  impatience,  de  son  calme  si  plat  ou 
de  ses  bouillonnements,  nous  la  voyons  aussi  loin  que 
la  voûte  des  cieux,  se  confondant  avec  les  cieux  eux- 
mêmes,  comme  si  son  caprice,  encore,  se  plaisait  à 
tracer  une  limite  à  nos  yeux  avides  d'espace  sans  bornes 
et  toujours  désireux  d'iniini. 


110  LA   VILLE   BLANCHE 

Un  navire  paraît-il?  «  Le  vaisseau,  seul,  est  un  spec- 
tacle, »  a  dit  Chateaubriand.  Les  mâts  élégants,  les 
cordages  légers,  les  cheminées  crachant  leurs  épaisses 
fumées,  la  carène  sombre,  la  proue  audacieuse  et  cette 
longue  blessure  que  font,  à  la  mer,  les  hélices  impi- 
toyables, tout  a  une  majesté  et  une  beauté  sublimes. 
L'homme  a  vaincu  les  distances  :  le  monde,  magnifique- 
ment, devient  petit  pour  lui. 

Là-bas,  derrière  ce  rideau  que  tend  méchamment 
l'horizon  pour  borner  nos  regards,  c'est  la  France. 
Nous  sommes  ici  aux  portes  mêmes  de  la  patrie,  notre 
terre  nord-africaine  est  ainsi  le  prolongement  radieux 
de  la  plus  radieuse  métropole. 

Puis,  voici  le  boulevard  de  la  République  et  le  bou- 
levard Carnot.  Déjà,  enfants,  la  splendeur  du  paysage 
pénétrait  dans  nos  yeux,  nos  cœurs  étaient  charmés. 
Nous  nous  arrêtions,  nous  regardions  dévotement  la 
mer.  Cette  Méditerranée  est  la  mer  classique  par  excel- 
lence; elle  porte,  immortellement,  sur  ses  flots,  toute  la 
tradition  antique. 

A  la  regarder,  comme  nous  comprenions  les  rhap- 
sodies d'Homère  et  les  chants  de  Virgile!  La  mer 
clémente  embellissait  de  son  azur  les  leçons  de  nos 
maîtres.  Quand  Ménélas,  pressé  de  continuer  sa  route, 
reprenait  son  chemin  sur  la  mer  sombre,  Zeus,  à 
la  grande  voix,  s'opposant  à  sa  marche,  répandait 
l'impétuosité  des  vents  sonores  qui  soulevaient  les 
grands  flots,  pareils  à  des  montagnes...  Cette  mer 
sombre,  ces  grands  flots,  nous  les  voyions,  là,  sous 
nos  yeux,  de  ce  balcon. 

Mais  cette  Méditerranée,  agitée  à  la  voix  du  dieu  des 
dieux,  c'était  aussi  la  mer  poissonneuse,  la  mer  divine, 
c'était  vers  elle  que,  joyeusement,  Ulysse  et  ses  com- 


LA   VILLE   BLANCHE  411 

pagnons  traînaient  leurs  nefs  creuses  et  noires.  Ils 
dressaient  le  mât  avec  les  voiles  blanches,  un  vent 
propice  soufflait  derrière  les  nefs  à  la  proue  bleue,  et 
ce  vent,  bon  compagnon,  gonflait  les  voiles.  Nous  nous 
rappelions  ainsi  les  vers  mêmes  du  vieux  poète  grec. 

Les  leçons  de  nos  maîtres  se  réveillaient,  se  préci- 
saient en  nous,  notre  mémoire  projetait,  devant  nous, 
sur  la  mer,  les  belles  images.  C'était  Anchise  couron- 
nant de  fleurs  un  large  cratère,  le  remplissant  d'un  vin 
pur,  et,  debout  sur  la  poupe,  invoquant  les  dieux  : 
«  Dieux  souverains  de  la  terre,  de  la  mer  et  des  tem- 
pêtes, accordez-nous  une  traversée  facile  et  des  vents 
favorables  !  »  Car,  là,  Virgile  nous  devenait  tendrement 
familier.  Énée,  Didon,  comme  nous  sentions  vos  espoirs 
et  vos  larmes  ! 

Il  faut  vivre  sur  les  bords  méditerranéens  pour 
goûter  le  charme  des  poètes  latins  et  grecs,  pour 
comprendre  l'influence  de  cette  mer  sur  les  destinées 
du  monde  entier. 

Du  haut  de  ces  boulevards,  nous  admirions  les  voiles 
blanches  des  barques  revenant  de  la  pêche,  —  les 
mêmes  voiles  blanches  des  nefs  d'Ulysse  ou  bien  d'Énée, 
mais  nous  admirions  aussi  les  escadres,  les  grands 
bateaux  amarrés  dans  le  port;  d'un  seul  regard  nous 
vivions  tous  les  temps. 

De  l'heure  durant  laquelle,  sur  des  bords  africains 
voisins,  l'air  retentit  des  lamentations  de  Didon,  tandis 
que  les  Troyens  s'empressaient  de  retirer  les  vaisseaux 
du  rivage  et  que  les  carènes  glissaient  sur  les  flots, 
nous  passions  à  la  minute  contemporaine  durant 
laquelle  la  sirène  d'un  navire  déchirait  l'espace  de  son 
cri  strident,  alors  que  les  marins  se  hâtaient  de  lever 
l'ancre  et  que  les  cheminées  fumaient. 


il2  LA   VILLE   BLANCHE 

Nous  ne  voyions  certainement  pas  le  navire  prendre 
la  haute  mer  avec  la  même  désolation  qu'avait  la  reine 
carthaginoise  regardant  s'en  aller  le  vaisseau  qui  por- 
tait son  cher  Énée,  mais,  à  travers  les  siècles,  c'était  du 
même  azur,  du  même  infini,  de  cette  mer  même  qu'il 
s'agissait;  le  passé,  le  présent  s'entremêlaient  divine- 
ment. 

Nos  yeux,  épris  des  réalités  vivantes,  abandonnaient 
les  souvenirs  anciens  et  s'en  tenaient  jalousement  au 
spectacle  des  quais  regorgeant  de  marchandises,  des 
pontons  ou  des  chalands  sur  lesquels  triomphait  l'acti- 
vité des  travailleurs,  des  navires  occupant  tous  les  bas- 
sins du  port,  des  môles  brisant  l'élan  des  vagues,  des 
maisons  si  blanches  dans  la  verdure  sur  les  coteaux  de 
Mustapha,  de  toute  la  baie  enfin,  si  pure,  si  splendide, 
si  captivante,  qui  prenait  notre  âme  tout  entière 
comme  pour  la  pétrir  de  sa  beauté  même. 

Toujours,  nous  revenons  nous  promener  sur  ces 
boulevards,  avec  les  mêmes  yeux  étonnés  qu'autre- 
fois; c'est- que  nous  découvrons,  sans  cesse,  en  ce 
panorama,  des  magnificences  nouvelles.  Pourtant, 
nous  nous  imaginions  le  connaître  tout  entier, 
mais  il  y  a  une  telle  harmonieuse  diversité  de 
lumière  que  ce  cap  Matifou  qui  rampe  lentement  vers 
la  mer  et  semble  s'y  enfoncer  avec  paresse,  que 
ce  rivage  d'azur  qui  s'incendie  ou  qui  s'estompe  dans 
un  poudroiement  de  crépuscule  ou  de  ténèbres,  que 
ces  montagnes  qui  ondulent  et  s'élèvent  juste  assez 
pour  tendre  le  rideau  de  leurs  masses,  ne  sont  jamais 
pareils  à  eux-mêmes  et  ont  mille  étincellements,  mille 
jeunesses  dans  l'éveil  du  matin,  comme  mille  morts 
dans  l'agonie  du  soir. 

Toujours  notre  cœur  s'attendrit  à  ce  spectacle  aimé. 


LA    VILLE   BLANCHE  113 

A  combien  de  rêveries  ne  nous  laissons-nous  pas  aller  I 
Celles-là  sont  si  douces  qu'elles  vont  jusqu'à  des  ten- 
dresses impalpables  comme  l'air  qui  baigne  nos 
tempes  et  qu'elles  se  fondent  en  une  indéfinissable 
mélancolie.  En  cette  dernière,  il  n'est  pas  heureusement 
de  tristesse;  elle  recèle  quelque  chose  de  grave  et 
de  serein,  qui  fait  que,  l'instant  d'émotion  passé, 
peu  à  peu  on  se  reprend  à  tous  les  fous  espoirs. 

Nulle  part,  plus  que  sur  ce  balcon  qui  domine  la 
mer  immense,  on  ne  sent  la  divine  douceur  de  la  con- 
fiance en  soi-même  et  en  tout  ce  qui  vous  entoure, 
c'est-à-dire  en  la  vie  entière,  une  confiance  qui  se 
glisse,  qui  monte,  qui  grandit,  qui  rend  la  pensée 
légère  et  claire,  apte  à  toutes  les  initiatives,  qui  fait  le 
cœur  joyeux,  apte  à  toutes  les  entreprises. 

C'est  sans  doute  parce  qu'en  face  du  plus  sublime 
panorama  proclamant  l'éternelle  beauté  de  la  nature, 
au  pied  de  ces  boulevards,  il  y  a  aussi  les  docks,  les 
quais,  tous  les  bateaux,  c'est-à-dire  le  commerce  des 
hommes,  leur  courage,  leur  ardeur  au  travail,  leur 
persévérance  et  leurs  audaces  qui  font  courtes  les  plus 
lointaines  distances  et  le  vaste  univers,  si  petit,  qu'il 
est  là,  autour  de  nous,  avec  tous  ses  produits,  avec  les 
équipages  de  toutes  les  races. 

Ce  navire  géant  s'en  va  vers  le  canal  de  Suez,  plus  loin 
encore,  en  Extrême-Orient;  cet  autre  vers  le  détroit 
de  Gibraltar,  plus  loin  encore,  en  Amérique.  Tous  les 
navires  s'en  vont  à  la  conquête  de  toutes  les  terres,  et 
ce  spectacle  charme,  réconforte,  exalte;  on  est  heureux 
de  vivre,  on  veut  participer  soi-même  à  la  force  du 
monde. 

Il  n'est  ici  aucune  place  pour  les  lâches,  puisque 
tout  se  meut,  tout  vibre  sous  le  soleil  et  que  l'inten- 

8 


114  LA   VILLE   BLANCHE 

site  heureuse  de  la  vie  suscite  de  généreux  efforts  au 
cœur  même  des  plus  faibles.  Chaque  fois  que  notre 
âme  s'amolhra  nous  reviendrons  sur  ces  boulevards. 

Et  voici  le  port  et  là-bas,  à  notre  gauche,  la  jetée 
Kheir-ed-Din,  tout  le  long  de  laquelle  se  résume,  en 
quelque  sorte,  l'histoire  de  la  cité  barbaresque  et  de 
ceux  qui,  au  plus  grand  effroi  du  monde  chrétien,  furent 
si  longtemps  les  maîtres  absolus  de  la  Méditerranée. 

Voici  la  forteresse  aux  canons  toujours  tournés  du 
côté  de  la  ville,  le  Penon  que  Pedro  de  Navarre  édifia 
en  1510.  Durant  trente  années,  les  Espagnols  tinrent 
ainsi  en  échec  la  plus  redoutable  piraterie.  Cette  for- 
teresse chrétienne,  c'était,  comme  il  était  dit  alors, 
«  l'épine  enfoncée  au  cœur  des  musulmans  ».  Mais  le 
Turc  Kheir-ed-Din  résolut  de  l'arracher,  il  cribla  le 
Penon  de  projectiles.  Le  chef  de  la  citadelle,  Martin  de 
Vargaz,  supplia  son  empereur,  —  Charles-Quint,  — 
d'intervenir  afin  «  de  conserver  ce  talon  sur  le  cou  de 
rislam  »,  mais  ce  fut  en  vain.  Le  Penon  succomba  et 
Martin  de  Yargaz,  que  le  bâton  supphciait,  expira 
dans  la  Jénina,  sous  les  yeux  impassibles  du  Turc  vic- 
torieux. 

Kheir-ed-Din  relia  à  la  terre  la  forteresse  espagnole 
par  la  jetée  qui  porte  son  nom.  Ainsi,  la  cité  barba- 
resque, qui  n'avait  pour  lieu  de  débarquement  que  la 
plage  de  Bab-el-Oued,  allait  avoir  son  port.  Un  des 
successeurs  de  Kheir-ed-Din  fit  construire  sur  le  Penon 
une  tour  octogonale  qui  portait  à  son  faite  un  fanal 
pour  éclairer  le  nouveau  port.  C'est  sur  cette  tour  que 
le  phare  actuel  fut  allumé  pour  la  première  fois,  par 
les  soins  de  la  marine  française,  le  18  novembre  1834. 

Voici  la  porte  des  lions  qui  appartenait  à  l'un  des 
huit  bordjs  qui  défendaient  le  port  et  qui  est  un  des 


LA   VILLE   BLANCHE  H5 

chefs-d'œuvre  de  l'art  musulman  avec  ses  colonnes  de 
marbre  ornementées  d'élégants  reliefs.  Au-dessus  de 
son  entrée,  une  large  bande  de  marbre  où  l'on  voit  le 
sceau  de  Salomon  surmonté  d'une  couronne,  c'est-à- 
dire  les  anciennes  armes  d'Alger,  que  des  lions  sou- 
tiennent des  deux  côtés;  au-dessus  de  cette  bande,  une 
plaque  épigraphique. 

Voici  le  marabout  Sidi-Brahim-el-Raberini,  la  voûte 
où  le  père  Levacher,  attaché  à  la  bouche  d'un  canon, 
périt,  victime  de  la  foi  en  sa  patrie  et  en  son  Dieu; 
voici  des  fontaines  de  marbre  et  de  faïence,  le  palais 
de  l'amirauté  qui  n'est  autre  que  l'ancienne  rési- 
dence de  l'Oukil-el-Hardj  ou  ministre  de  la  marine 
turque.  Les  îlots  ont  été  comblés,  la  jetée  s'est  pro- 
longée en  môle;  tout  cela  constitua  le  plus  dur  des 
labeurs,  œuvre  des  esclaves  chrétiens  dont  quatre 
mille  moururent  à  la  peine. 

C'est  ici  le  premier  élément  du  port  actuel  d'Alger, 
la  Darse  des  Turcs.  Nul  endroit  n'est  plus  pittoresque 
et  délicieux.  La  darse  reflète  sur  sa  surface  miroitante 
les  innombrables  jeux  de  la  lumière. 

Cette  darse  aujourd'hui  si  calme,  si  sereine,  et  qui, 
à  cause  de  son  peu  de  profondeur,  ne  sert  qu'au  sport 
nautique  et  qu'à  abriter  les  torpilleurs,  fut  le  repaire 
de  tous  les  aventuriers,  le  rendez-vous  cosmopolite 
des  hommes  de  proie.  Ceux-là  s'^n  allaient  sur  la  mer, 
à  la  chasse  des  autres  hommes,  ils  étaient  les  pour- 
voyeurs de  chrétiens  pour  les  bagnes,  de  chrétiennes 
pour  les  harems. 

Leurs  navires  victorieux  arboraient  orgueilleusement 
le  pavillon  vert,  semé  d'étoiles,  ils  entraient  dans  la 
darse.  Toute  la  ville  se  ruait  à  cet  endroit.  Les  cris  de 
joie  des  habitants,  nombreux  et  tumultueux,"  l'empor- 


146  LA  VILLE   BLANCHE 

taient  sur  les  cris  sanglotants  des  nouveaux  esclaves. 
C'était,  pour  toute  la  ville,  la  fête  de  la  capture.  On  se 
précipitait  au  Badistan;  on  vendait,  on  achetait,  la 
marchandi.^e  étant  de  l'humanité  même. 

Les  échos  de  cette  fête  barbare  terrorisaient  les  na- 
tions civilisées;  les  corsaires  méditerranéens  n'en 
avaient  cure  et  il  leur  apparaissait,  dans  la  certitude 
que  leur  ville  était  inexpugnable,  que  leurs  rapines 
dureraient  à  jamais.  Mais  la  France  vint  sur  ces  bords 
accomplir  sa  mission  rédemptrice,  les  aventuriers  de 
la  mer  furent  dispersés,  la  darse  allait  avoir  un  destin 
plus  tranquille,  elle  devenait  hospitalière  à  tous  les 
vaisseaux  du  monde. 

Gela  ne  fut  pas  sans  tristesse  pour  le  cœur  de  cer- 
tains. Le  poète  Si-Abd-el-Kader,  qui  vivait  dans  une 
zaouïa  d'Alger  et  qui  rejoignit  Mazouna,  son  pays, 
après  que  le  dey  Hussein  se  fut  rendu  au  comte  géné- 
ral de  Bourmont,  gémit  : 

0  regrets!  comme  il  était  ce  port 

De  redoutes,  de  vaisseaux  embelli  ! 

0  regrets!  Où  sont  ces  capitaines, 

Ces  drapeaux  de  soie  qui  flottaient 

Et  ces  corsaires  ne  rentrant  dans  la  rade 

Qu'avec  des  prises  d'esclaves  et  de  café,       [des  femme». 

Ces  corsaires  devant  qui  les  chrétiens  n'étaient  plus  que 

Alger  était  une  tenaille  pour  arracher  les  dents,  • 

Les  plus  courageux  en  avaient  peur! 

Ce  port,  qui  recelait  toute  la  piraterie  du  monde, 
expia  sa  hideuse  renommée.  M.  Duval-Dailly,  dans 
son  rapport  sur  la  marine,  à  la  commission  d'Alger, 
écrivait  au  lendemain  de  la  conquête  :  «  La  rade 
d'Alger,  bien  certainement,  est  la  plus  mauvaise  de 
toutes  celles  que  possède  la  Régence  :  elle  est  ouverte 


LA   VILLE   BLANCHE  117 

aux  vents  d'est,  de  nord-est  et  de  nord.  Ce  sont  ceux 
qui  régnent  pendant  six  mois  de  l'année.  Le  port 
aurait  peine,  aujourd'hui,  à  recevoir  une  frégate.  » 

Quelques  années  plus  tard,  un  député  de  la  Seine- 
Inférieure,  M.  A.  Desjobert,  qui  longtemps  se  donna 
pour  sinistre  mission  de  détourner  la  France  de  son 
œuvre  africaine,  affirmait  en  1837  :  «  Si  un  commerce 
étendu  avec  Alger  est  une  chimère,  il  en  sera  de 
même  de  la  navigation  qui  se  base  sur  l'importance  du 
commerce.  » 

Ah!  la  misère  des  affirmations  humaines I  L'Algérie 
a  trop  souffert  des  faux  prophètes,  mais  ces  derniers 
ont  compté  sang  le  génie  de  leur  propre  patrie.  Cette 
rade,  qui  était  la  plus  mauvaise  de  toutes  celles  du  lit- 
toral algérien,  est  devenue  la  plus  belle  et  la  plus  hospi- 
talière de  l'univers;  ce  port,  qui  ne  pouvait  recevoir 
une  frégate,  peut  abriter  toutes  les  escadres.  Il  s'agran- 
dit chaque  jour;  ses  jetées  se  prolongent;  à  ses  bas- 
sins s'ajoutent  d'autres  bassins  et  pour  étendre  ses 
quais  et  ses  terre-pleins,  on  relie  des  îles  à  la  terre,  on 
refoule  la  mer. 

Toutes  les  espérances  lui  sont  permises.  N'a-t-il  pas 
pour  son  complet  développement  toute  une  baie  mer- 
veilleuse en  forme  de  croissant,  dont  les  pointes  sont 
placées  à  l'est  et  à  l'ouest,  dont  la  concavité  regarde 
le  nord?  Il  a  cette  fortune  d'être  «  placé  en  un  point 
central  sur  la  grande  route  méditerranéenne,  à  égale 
distance  du  nord  de  l'Europe  et  du  canal  de  Suez  ». 
C'est  le  port  souhaité  de  ravitaillement  et  de  relâche; 
c'est  aussi  celui  des  transactions  dont  l'importance 
croît  de  jour  en  jour. 

S'il  est  encore  un  Desjobert  pour  pouvoir  imaginer 
que  le  commerce  avec  Alger  est  une  chimère,  qu'il 


118  LA   VILLE   BLANCHE 

vienne  sur  les  quais  de  ce  port  î  II  verra  le  plus  gran- 
diose exemple  de  l'activité  humaine,  le  travail  opi- 
niâtre et  fécond  de  toutes  les  races  de  la  terre,  ordonné, 
discipliné,  rendu  chaque  heure  plus  prospère  par 
l'esprit  claivoyant  de  la  France. 

Nulle  part,  plus  quïci,  le  bel  entrain  aux  plus  dures 
besognes  n'égale  l'intensité  d'un  trafic  incessant.  On 
s'efforce  en  chantant  et  en  riant.  Les  quais  sont 
encombrés,  les  lourds  attelages  ont  peine  à  se  frayer 
quelque  chemin,  les  docks  regorgent  de  marchan- 
dises. 

C'est,  durant  des  semaines,  le  plus  impressionnant 
spectacle  que  l'embarquement  des  vins,  que  ces  mil- 
liers de  tonneaux  couvrant  tous  les  terre-pleins,  que 
ces  chalands  pressant  tous  les  navires.  C'est  une  cohue; 
on  halette;  c'est  une  fournaise;  on  vit  à  pleins  pou- 
mons, à  pleins  biceps,  à  pleins  jarrets.  En  ces  lieux, 
on  découvre  sans  cesse,  à  l'effort  humain,  plus  de 
volonté,  de  courage  et  de  splendeur. 

Par  le  va-et-vient  de  tous  ces  amoncellements  de 
charbon,  de  bois,  de  minerais,  des  produits  les  plus 
divers,  on  admire  l'harmonie  et  le  bienfait  des  rela- 
tions de  peuple  à  peuple,  on  comprend  la  beauté  du 
travail  et  pourquoi  l'industrie  et  le  commerce  sont 
aussi  des  arts,  non  moins  nobles,  non  moins  grandioses 
que  tous  les  autres  arts. 

La  vue  du  port  d'Alger  est  le  plus  magnifique  tableau 
de  prospérité,  la  plus  saine  leçon  d'énergie  et  de  tra- 
vail, le  plus  formidable  exemple  de  réconfort.  Qui  donc 
avait  dit  que  la  rade  d'Alger  était  mauvaise,  que  le 
commerce  avec  Alger  était  une  chimère?  Mais  il  faut 
sourire  des  faux  prophètes  quand  on  a  pour  soi  tout 
l'avenir!  Devant  l'incomparable  spectacle  qui  s'étend 


LA   VILLE   BLANCHE  119 

devant  nous,  l'àme  réconfortée  devient  tout  à  fait 
indulgente. 

Nous  n'avons,  en  effet,  pas  assez  d'yeux  pour  pou- 
voir tout  admirer,  nous  sommes  avides  d'encore  plus 
de  beauté,  notre  esprit  s'exalte.  Qui  veut  vibrer  à  la 
fois  de  toutes  les  émotions  que  la  splendeur  suscite 
doit  venir  en  ces  lieux. 

Et  le  cap  Matifou,  qui  est  en  face  du  port,  s'allonge, 
bleuâtre,  dans  la  mer  bleue,  tandis  que  ses  maisons  ont 
des  blancheurs  de  lis  sous  le  ciel  resplendissant.  Cette 
blancheur,  c'est  aussi  l'éclat  immaculé  de  toutes  les 
maisons  qui  sont  au  bord  du  rivage,  comme  celles  de 
Fort-de-l'Eau,  de  Maison-Carrée,  d'Hussein-Dey,  ou 
qui  grimpent  sur  les  hauteurs  de  Kouba  et  sur  les 
coteaux  de  Mustapha,  parmi  les  arbres  verts. 

Cette  baie  est  certainement  la  plus  belle  du  monde, 
elle  est  d'argent,  de  nacre  et  d'azur,  tour  à  tour.  Le 
soleil  est  sans  cesse  en  fête  dans  ce  décor  magique  qui 
a,  pour  tapis,  cette  mer  transparente,  qu'on  croirait 
paresseusement  endormie,  n'était  la  moire  de  ses  fris- 
sons, et  qui  a,  pour  étages,  des  chaînes  de  colUnes,  à 
jamais  verdoyantes,  avec,  plus  encore  au  fond,  le 
Djurjura  neigeux,  comme  s'il  voulait  prouver  que  tout, 
en  ce  pays,  est  pur,  est  grand,  est  magnifique  en 
même  temps. 

Sur  cette  neige,  sur  cette  verdure  qui  couronne  toute 
la  baie,  le  soleil  parsème  sa  poussière  d'or;  tous  les 
villages,  toute  la  ville  rayonnent  de  lumière,  c'est  la 
féerie  de  la  clarté. 

Comme  l'on  comprend  que  l'arrivée  à  Alger,  par 
mer,  soit  la  plus  ensorcelante  révélation  de  la  nature  ! 

On  a  bien  dans  l'esprit  le  souvenir  des  pays  que  l'on 
vient  de  quitter  et  qui,  dans  la  nostalgique  mélancolie 


120  LA   VILLE   BLANCHE 

qui  suit  l'éloignement,  se  fait  plus  précieux  et  plus 
beau.  Mais  la  Méditerranée,  de  son  bercement  sans  fin, 
calme  le  cœur,  tous  les  regrets  s'estompent  peu  à  peu. 
Dans  le  délicieux  abandon  qui  semble  monter  des 
profondeurs  si  claires  des  eaux  chantantes  et  s'épar- 
piller en  baisers  parfumés  dans  la  brise  marine,  l'âme 
est  en  attente,  elle  est  impatiente  de  la  minute  qui  va 
s'écouler  en  lui  portant  une  émotion  nouvelle,  les 
yeux  plongent  dans  l'infini. 

Rien  que  la  mer  et,  là-bas,  la  ligne  de  l'horizon  : 
tout  est  si  immuable  que  l'éternité  s'est  faite  assuré- 
ment en  ces  lieux.  Et  pourtant  l'àme  s'inquiète  dans 
une  indéfinissable  tendresse,  elle  espère  sans  savoir 
quel  sera  l'objet  de  son  espoir;  les  yeux  se  fixent 
davantage  sur  l'immensité,  ils  veulent  voir,  car  main- 
tenant le  pressentiment  se  fait  de  plus  en  plus  précis 
que  l'on  va  connaître  ce  que  rien  au  monde  n'égale  en 
magnificence,  tout  le  proclame,  jusqu'au  silence  qui 
précède  toute  chose  encore  incertaine,  jusqu'au  mur- 
mure plus  pressé  que  font  entendre  les  vagues  en  se 
heurtant  contre  le  navire,  jusqu'aux  mouettes  qui 
tournent  autour  des  mâts. 

On  dirait  à  présent  que  des  voiles  se  lèvent  successi- 
vement, la  terre  algérienne  apparaît  tout  d'abord  va- 
poreuse, comme  si,  jalouse  de  son  enchantement,  elle 
ne  voulait  pas  se  découvrir  tout  entière  du  premier 
coup,  mais  elle  s'oft're  dans  une  tendresse  de  plus  en 
plus  captivante  au  navire  qui  va  vers  elle,  la  côte  se 
précise  tour  à  tour  brune  et  verdoyante,  comme  piquée 
de  mille  points  immaculés  et  formés  par  les  maisons 
qui  s'élèvent  sur  le  bord  de  la  mer,  —  et  c'est  Alger, 
bloc  de  marbre,  s'incrustant  tel  une  énorme  perle 
dans  la  montagne  qui  semble  elle-même  une  gigan- 


LA   VILLE   BLANCHE  121 

tesque  émeraude  surgissant  tout  à  coup  de  ce  vaste 
saphir  qu'est  la  Méditerranée. 

La  nature  se  pare  ici  des  sortilèges  de  tous  les 
attraits,  le  rêve  d'un  continent  splendide  se  réalise 
devant  les  regards  surpris,  le  sol  d'Afrique  devient  la 
seule  inspiration  possible  pour  l'âme  transportée.  C'est 
la  parole  d'Eugène  Fromentin,  allant  en  Algérie, 
sublime  pèlerin  de  l'art  et  de  la  poésie,  qui  est  alors  la 
vérité  incontestée  :  «  Je  puis  montrer  au  monde  étonné 
ce  que  c'est  qu'un  beau  pays,  »  —  pays  qui  fait  du 
voyageur  l'idéal  prisonnier  éternellement  épris  du  lieu 
de  sa  captivité. 

Esclave  volontaire,  il  garde  à  jamais  la  plus  chère 
nostalgie  de  la  ville  blanche,  et  il  va  de  nouveau  vers 
elle  dans  ce  sentiment  de  joie  qui  voudrait  être  exubé- 
rant, qui  se  fait  très  doux  parce  qu'il  est  attendri  et 
charmé  comme  au  premier  instant  où  Alger  apparut 
dans  tout  l'éclat  de  son  indestructible  jeunesse,  et  qui 
est  ce  divin  «  étonnement  du  retour  »  dont  parle  Sten- 
dhal. 


DU     JARDIN    AUX    COTEAUX 

Cet  étonnement,  nous  l'éprouvons  aussi  chaque  fois 
que  nous  retournons  au  Jardin  d'Essai.  C'est  ici  que, 
le  23  octobre  io4i,  débarqua  Charles-Quint,  c'est  ici 
que  le  formidable  empereur  vit  porter  à  sa  puissance 
la  plus  meurtrière  atteinte.  Il  voulut  marcher  à  la  con- 
quête de  la  cité  barbaresque,  campa  sur  les  hauteurs 
avoisinantes,  mais,  de  ce  faîte  de  gloire  naissante,  il 
tomba,  sans  sursaut  possible.  Alger  parut  au  monde 
entier  la  ville  inexpugnable,  tandis  que  les  soldats  de 


122  LA   VILLE   BLANCHE 

Charles-Quint,  sous  les  rafales  du  vent,  la  tempête  et 
la  pluie,  s'enfuyaient  à  la  débandade  vers  le  cap  Mati- 
fou. 

Tout  devait  concourir  au  désastre  irréparable. 
Charles-Quint  n'avait-il  pas  débarqué  à  l'endroit  le 
plus  marécageux?  Le  Jardin  d'Essai  occupe,  en  effet, 
l'emplacement  où,  jadis,  se  trouvait  le  marais  du 
Hamma.  Comment  cet  endroit  pestilentiel  est-il  devenu 
la  splendide  création  florale  qui  rivalise  avec  celles  de 
Java  et  de  Ceylan?  C'est  l'effort  obstiné  de  pionniers 
qui  ont  nom  lieutenant  de  marine  Barnier,  A.  Hardy, 
commandant  Bérard,  Charles  Rivière.  Ceux-là  ont  fait 
de  cet  endroit  où  régnait  la  fièvre,  le  coin  le  plus  cher 
aux  artistes,  le  merveilleux  domaine  dont  la  disparition 
serait  la  plus  vive  blessure  à  la  beauté  d'Alger. 

Le  sol  fut  à  ce  point  assaini  qu'on  a  fait  de  ce  jar- 
din l'univers  de  toutes  les  flores.  C'est  ici  qu^il  faut 
admirer  la  plus  luxuriante  verdure,  tous  les  jeux  du 
soleil  à  travers  les  branches  des  arbres,  toutes  les  plus 
délicates  nuances  de  l'ombre  que  font  les  voûtes  des 
branches,  que  font  les  feuilles  tremblotantes.  Il  y  a 
des  allées,  des  plates-bandes,  comme  des  forêts,  toute 
la  diversité  de  la  nature. 

Les  platanes  s'érigent  droits  vers  le  ciel  et  leurs 
troncs  énormes  s'enracinent  solidement  dans  la  terre, 
comme  pour  mieux  permettre  à  leurs  tiges  de  monter 
plus  haut  encore.  Les  palmiers  se  dressent,  hiéra- 
tiques, minces,  et  tendent  vers  la  clarté  leur  bouquet 
de  branches  vertes.  C'est  la  glorieuse  offrande  de 
la  terre  amoureuse  à  ce  soleil  d'Afrique,  toujours  si 
prodigue  de  sa  chaleur  dorée. 

Plus  effilés  encore  sont  les  bambous  dont  les  feuilles 
sont  si  légères  qu'elles  palpitent  au  moindre  vent  et 


LA   VILLE   BLANCHE  123 

dont  le  continuel  bruissement  est  comme  un  refrain 
très  tendre,  plaintif  à  peine.  Il  est  des  ficus  géants, 
mais  comme  leurs  troncs  massifs  s'élèvent  peu  au-des- 
sus du  sol,  comme,  déjà,  leurs  branches  énormes 
s'échevellent  à  tout  hasard  et  s'entremêlent  gigantes- 
quement  ! 

Les  platanes,  les  palmiers,  les  bambous  et  les  ficus 
forment  autant  d'allées  incomparables.  De  l'une  à 
l'autre,  on  se  croit,  dans  un  enchantement  qui  tient  de 
la  magie,  transporté  en  mille  coins  du  terrestre  uni- 
vers. C'est  l'Europe,  avec  les  platanes;  c'est  l'Afrique 
occidentale  ou  c'est  Java,  avec  les  palmiers;  Saint-Mau- 
rice ou  le  Japon,  avec  les  bambous;  et,  avec  le  ficus, 
c'est  l'Amérique. 

Tous  les  autres  arbres  du  monde  sont  là.  Celui-ci,  qui, 
tout  au  haut  de  son  tronc,  ouvre  comme  un  éventail 
ses  feuilles  aux  pointes  dorées,  c'est  le  palmier  à 
chanvre  de  la  Chine.  Celui-là,  c'est  le  figuier  des 
Banians;  il  vient  de  l'Inde,  on  l'a  arraché  d'une  pagode 
de  Bénarès  qu'il  ombrageait  pour  le  planter  en  cet 
endroit.  Cet  autre,  c'est  le  cocos  du  Mexique;  il  se 
dresse,  harmonieux  et  svelte,  au  milieu  d'un  bassin. 
Cet  autre  encore,  c'est  le  jubea  immense,  il  vient  des 
Cordillères  du  Chih. 

Sur  un  grand  nombre  de  ces  arbres  grimpent  des 
lierres  ou  des  rosiers,  car  il  semble  qu'en  ces  lieux 
enchantés,  les  arbres  veuillent  tout  décorer  de  leurs 
feuilles  vertes,  et  les  fleurs  tout  embaumer  de  leurs 
parfums  multiples. 

Du  cœur  de  l'aloès  monte  une  grande  tige  sur 
laquelle  la  plante  étage  ses  fleurs.  Rien  n'est  moins 
attendu,  plus  original  et  plus  harmonieux,  comme  si 
la    flore  algérienne  voulait  montrer  ainsi  toutes  ses 


124  LA   VILLE   BLANCHE 

richesses,  jusqu'à  la  plus  étrange  et  la  plus  fantai- 
siste. 

Du  côté  de  la  route  qui  mène  au  Ruisseau,  près  de 
l'Institut  Pasteur,  —  car  FAIgérie  offre  un  champ 
d'études  aux  plus  patientes  recherches  des  grands  sa- 
vants et,  par  les  découvertes  qu'elle  permet,  donne  une 
gloire  plus  triomphante  encore  à  la  science,  —  au  pied 
d'un  coteau  boisé,  se  trouve  la  légendaire  fontaine  du 
Hamma. 

Celle-ci  est  une  des  plus  connues  de  l'Algérie.  Elle 
date  de  4579  et  porte  cette  inscription  :  «  0  Dieu,  il 
n'est  donc  aucune  limite  à  la  perfection  de  ta  puis- 
sance, puisque,  à  force  de  creuser  la  terre,  les  sources 
apparurent,  à  la  place  de  l'eau  trouble,  coulant, 
grâce  à  ta  magnanimité,  comme  une  onde  sainte  pour 
le  peuple  de  la  Foi.  Abreuve  de  l'eau  du  Kaouter  (Fleuve 
du  Paradis)  le  zélé  serviteur  de  ta  bonté  !  » 

Alger,  pour  son  Jardin  d'Essai,  a  de  vastes  ambi- 
tions; la  source  antique  doit  donc  servir  aux  plus 
belles  fêtes  des  ondes  courantes  et  claires,  des  bassins 
au  miroir  desquels  se  confient  tous  les  secrets  du  ciel, 
des  jets  aux  élans  exaspérés  de  ne  pouvoir  atteindre 
les  hauteurs  entrevues  et  s'écroulant  dans  les  sanglots 
de  perles  innombrables,  des  cascades  aux  fuites  désor- 
données comme  si  leurs  orgueilleuses  chutes  étaient 
impatientes  de  braver  les  abîmes. 

Voici  donc,  —  avec  la  terrasse  appuyée  à  la  colline, 
dont  la  pente  s'allonge  paresseusement  vers  la  mer  et 
dont  les  perspectives  s'étendent  infiniment  comme  des 
espérances  blanches  et  roses,  là-bas,  jusqu'aux  extré- 
mités visibles  de  la  Méditerranée,  —  le  château  d'eau, 
c'est-à-dire,  en  ce  pays  où  la  sécheresse  exerce  parfois 
ses  méfaits,  le  défi  au  soleil,  comme  si  toutes  les  ri- 


LA   VILLE    BLANCHE  125 

vières  de  l'Afrique  devaient  se  réunir  là  pour  la  conti- 
nuelle extase  des  clairs  murmures,  pour  l'harmonieuse 
chanson  d'une  onde  impérissable,  pour  la  poétique 
attestation  que,  malgré  tous  les  baisers  de  feu,  il  est, 
en  Algérie,  des  coins  souriants  de  fraîcheur. 

Et  c'est  si  vrai  que  cette  partie  du  jardin  se  trans- 
forme, comme  par  enchantement,  à  la  française,  dans 
la  classique  ordonnance  où  la  sagesse  des  fleurs  et  des 
allées  se  plie  à  toutes  les  exigences  des  patients  Le  Nôtre 
débarqués  en  ces  heux  après  leur  exil  de  Versailles. 

Ainsi,  la  France  reparait  ici  dans  toute  sa  grâce;  la 
nature  s'allie  à  l'art.  Dans  ce  jardin,  en  face  de  la  mer, 
sur  la  route  qui  mène  à  Gonstantine,  comme  les  peintres 
ont  raison  d'élire  domicile!  Nul  endroit  n'est  plus 
propice  à  leurs  méditations.  Où  donc  pourraient-ils 
trouver  la  beauté  inspiratrice  si  ce  n'est  devant  cette 
Méditerranée  ignorante  des  méchantes  tempêtes  de 
l'Océan,  devant  cette  mer  changeante  seulement  par 
les  reflets,  auxquels  Homère  découvrait  des  tons  vio- 
lets pareils  à  ceux  du  vin,  si  ce  n'est  près  de  cette 
lumineuse  végétation  du  plus  beau  des  jardins,  parmi 
cette  féerie  d'arbres  et  de  fleurs  où  la  nature  triomphe 
dans  la  plus  poétique  sérénité? 

Déjà  l'on  décore  l'emplacement  occupé  par  les  ate- 
liers au  style  mauresque  du  nom  de  Cité  des  arts.  Outre 
ses  écrivains,  il  faut  à  l'Algérie  ses  peintres  et  ses 
sculpteurs,  il  faut  qu'elle  soit  la  patrie  d'élection  de 
tous  ceux  que  hante  si  noblement  la  gloire  de  Fromen- 
tin, de  Guillaumet,  de  Dinet,  car  ils  sont  infinis,  tous 
ses  spectacles,  toutes  ses  sources  d'inspiration. 

Le  gouverneur  général  Jonnart  comprit  que,  dans  ce 
merveilleux  pays  où,  selon  l'expression  d'un  poète, 
les  jours  sont  de  soleil  et  les  nuits  de  diamant,  il  fal- 


126  LA   VILLE    BLANCHE 

lait  donner  la  plus  remarquable  impulsion  à  toutes  les 
choses  artistiques  qui  caractérisent  l'Afrique  du  Nord. 
Il  créa  donc  à  la  villa  Abd-el-Tif,  en  quelque  sorte,  une 
«  villa  Médicis  ». Celle-ci  s'élève  justement  de  Fautre 
côté  du  Jardin  d'Essai,  sur  les  hauteurs  d"un  coteau, 
tout  auprès  de  la  fontaine  du  Hamma. 

C'est  la  reposante  retraite  nécessaire  à  tout  recueil- 
lement de  la  pensée,  où  le  silence  domine  et  où  les  par- 
fums semblent  éclater  de  partout  à  la  fois.  La  vue  est 
sans  pareille,  les  blanches  maisons  de  la  ville  voisine, 
de  cette  Alger  si  magnifiquement  étincelante,  ren- 
voient au  soleil  ses  multiples  rayons  d'or.  Toute  la 
baie  méditerranéenne  s'étale  comme  un  tapis  d'azur, 
les  collines  verdoyantes  et,  derrière  celles-ci,  les 
monts  neigeux,  se  dressent  comme  pour  mettre  enfin 
une  barrière  à  tant  de  beauté  étourdissante. 

La  villa  elle-même  abonde  en  souvenirs,  c'est  un  té- 
moin de  l'histoire  africaine.  Un  acte  de  1715  la  men- 
tionne déjà;  on  l'a  restaurée,  les  terrasses  ont  été 
refaites,  les  auvents  réparés.  Des  tuiles  vertes  égaient 
d'espérance  la  blancheur  des  façades,  les  vieilles  faïences 
ont  été  soigneusement  remises  aux  places  primitives; 
et,  sentimental  respect,  hommage  à  l'ancienneté  des 
choses,  on  n'a  pas  touché  aux  pieds  de  vigne  cente- 
naire qui  grimpent  le  long  des  colonnades  inté- 
rieures. 

C'est  tout  près  d'ici  que  Cervantes  et  treize  de 
ses  compagnons,  en  février  1577,  se  réfugièrent  dans 
une  grotte,  en  attendant  qu'une  frégate  vînt  favoriser 
leur  fuite.  Ils  vécurent  sept  mois  dans  leur  retraite, 
se  cachant  le  jour,  t  se  procurant  à  grand'peine  des 
provisions,  mais  soutenus  par  l'espérance  »,  comme 
narre  Haëdo.   Cette  espérance  fut  vaine;  Cervantes  et 


LA    VILLE   BLANCHE  127 

ses  compagnons,  dénoncés  par  celui-là  même  qui  leur 
portait  des  vivres,  retombèrent  dans  une  captivité  plus 
lourde. 

L'ancien  soldat  de  la  bataille  de  Lépante  essaya  de 
nouveau,  en  1579,  de  s'évader,  mais,  trahi  par  un 
moine,  il  fut  enfermé,  durant  cinq  mois,  dans  un  cachot 
noir.  L'année  suivante,  les  Pères  de  l'Ordre  de  la  Merci 
réussirent,  moyennant  le  versement  de  cinq  cents  écus 
d'or,  à  lui  faire  rendre  la  liberté.  De  retour  dans  son 
pays,  Cervantes  décida  de  s'adonner  aux  lettres  et  il 
composa  la  Vie  d'Alger,  puis  Don  Quichotte. 

Il  nous  suffit  de  savoir  qu'il  a,  en  ce  lieu,  vécu  des 
heures  d'espérance  pour  que  notre  souvenir  rayonne 
de  joie.  Nous  revoyons,  par  la  pensée,  Cervantes  au- 
dacieux, valeureux,  forgeant  mille  projets  de  liberté, 
soutenu  par  son  idéal,  exhortant  ses  amis,  devenant 
leur  âme  même,  —  son  âme  en  qui,  déjà,  naissait 
celle  de  son  cher  Don  Quichotte. 

Pour  narrer  de  façon  sublime  toutes  les  aventures  de 
ce  dernier,  il  fallait  que  le  futur  génial  écrivain,  lui 
aussi,  vécût  sa  périlleuse  et  plus  grande  aventure. 
Créateur  de  héros,  il  fallait  que  lui-même  le  fût  d'abord 
et  il  le  fut,  soldat  glorieux,  prisonnier  des  Infidèles, 
le  corps  chargé  de  fers,  mais  l'esprit  indompté,  vivant 
des  mois  entiers  en  la  cité  barbaresque,  dans  un 
cachot  noir,  mais  ayant,  en  ces  lieux  de  mystère,  de 
souffrance  et  d'esclavage,  pour  splendide  soutien, 
l'épanouissement  de  son  ardente  imagination  éclairant 
toute  chose  de  la  plus  pure  et  vive  lumière. 

S'il  n'avait  pas  subi  cinq  années  de  captivité  sur 
cette  terre  algérienne,  qui  sait  si  Cervantes  aurait  écrit 
son  immortel  roman?  Ainsi,  cette  terre  algérienne  se 
réhabilite  miraculeusement  de  tout  ce  qu'elle  a  fait 


428  LA    VILLE    BLANCHE 

endurer  au  plus  grand  écrivain  de  l'Espagne:  elle  est 
pour  quelque  chose  dans  le  ge'nie  qui  enfanta  Don, 
Quichotte;  si  bien  que  la  mémoire  de  Cervantes  nous 
appartient  aussi. 

Au  pied  de  la  retraite  où  Cervantes  et  ses  compa- 
gnons se  réfugièrent  est  le  cimetière  arabe  du  Hamma. 
Il  n'est  aucun  aspect  affligeant  dans  ce  lieu  où  les 
morts  reposent  sans  cercueil,  le  visage  tourné  du  côté 
de  la  Mecque.  L'olivier  séculaire  étend  son  ombre 
sacrée  sur  les  blanches  koubbas.  Toutes  ces  nécropoles 
ont  des  portiques  émaillés.  Il  y  a  là  des  tombes  à  ton- 
nelles et  des  stèles  élégantes;  les  tonnelles  sont  enguir- 
landées de  plantes  grimpantes  et  sur  les  stèles  de 
marbre  sont  ciselés  des  inscriptions  et  des  symboles. 

Jadis,  ce  cimetière  était  loin  de  la  ville,  maintenant 
il  y  est  compris  entre  de  hautes  maisons.  Les  tramways 
électriques  s'arrêtent  devant  sa  porte,  la  vie  palpite 
autour  de  lui,  comme  si,  dans  son  flot  impétueux,  elle 
venait  braver  la  mort. 

Le  cimetière  s'anime  du  bruit  que  font  tous  les  vi- 
vants, mais  il  sait  qu'étant  le  suprême  asile,  il  finit 
par  l'emporter;  alors  il  laisse  ses  sentiers  libres  à  tous 
les  pas.  Chaque  semaine,  le  vendredi,  les  Mauresques 
y  viennent.  Sans  doute,  la  prière  est  leur  premier  objet, 
le  culte  des  morts  doit  dominer  dans  tous  les  cœurs; 
mais  c'est  en  outre  ici  l'endroit  où  les  visiteuses  se  ren- 
contrent, se  saluent  et  conversent  à  loisir. 

Elles  n'ont  pas,  les  autres  jours,  la  liberté  des  autres 
femmes;  elles  sont,  dans  leurs  maisons,  les  recluses 
qui  se  résignent,  mais,  en  ces  lieux,  le  vendredi,  le  ci- 
metière leur  appartient.  Elles  sont  chez  elles,  elles  sont 
entre  elles,  libres  sous  la  protection  des  morts:  les 
tombes  familières  sont  les  amies  indulgentes  de  leur 


LA   VILLE   BLANCHE  129 

gaîté.  Et  c'est  un  spectacle  étrange  que  ces  femmes, 
drapées  dans  leur  blanc  linceul,  venant  chez  les  morts, 
sans  doute,  pour  les  pleurer,  mais  aussi  pour  le  plai- 
sir de  se  voir  et  de  converser  toutes  en  semble. 

Les  tombes  sont  les  amies.  N'assistent-elles  pas, 
deux  fois  par  an,  à  de  grandes  fêtes  pieuses?  De  tous 
les  coins  de  l'Algérie,  et  aussi  du  Maroc,  des  musul- 
mans, précédés  d'étendards  éclatants  que  surmonte  le 
croissant  d'or,  viennent  en  pèlerinage.  C'est  qu'ici  la 
principale  koubba  renferme  la  châsse  de  Sidi-Moham- 
med-ben- Abd-er-Rhaman . 

Sidi-Mohammed-ben-Abd-er-Rhaman  est  un  saint  de 
l'Islam  qui  mourut  en  4792.  En  même  temps  que 
marabout,  il  était  savant  très  illustre;  il  fonda  une 
zaouïa  dans  sa  tribu  natale  d'Aït-Smaïl,  en  Kabylie, 
et  vint  habiter  Alger  durant  les  dernières  années  de  sa 
vie.  Comme  il  sentait  sa  fm  proche,  il  retourna  dans 
sa  tribu;  les  hommes  de  cette  dernière  lui  firent  de 
solennelles  funérailles  et  sa  tombe  devint  l'endroit 
sacré  de  la  plus  fidèle  vénération. 

Mais  les  musulmans  d'Alger  voulaient  aussi  avoir  la 
garde  des  précieux  restes  du  saint  qui  les  avait  ins- 
truits. Ils  enlevèrent  donc  nuitamment  son  corps  de  la 
sépulture  d'Aït-Smaïl  et  l'enterrèrent  en  grande  pompe 
en  ce  même  Hamma,  où,  de  son  vivant,  le  savant 
marabout  avait  pratiqué  ses  leçons  et  prêché  sa  doc- 
trine. Les  Kabyles  d'Aït-Smaïl  se  désespéraient  du  rapt 
de  leurs  coreligionnaires  d'Alger,  quand,  se  rendant 
au  sépulcre  qu'ils  croyaient  vide  et  profané,  ils  y  trou- 
vèrent intact  le  cadavre  de  leur  saint. 

C'était  le  miracle  d'amour  le  plus  tendre  qui  se  fût 
jamais  accompli  sur  la  terre.  Sidi-Mohammed-ben-Abd- 
ev-Rhaman,  durant  toute  sa  vie,  avait  été  la  bonté  même  ; 

9 


130  LA   VILLE   BLANCHE 

mort,  il  voulait  demeurer  indulgent,  et,  pour  n'attrister 
ni  ses  fidèles  d'Alger,  ni  ses  frères  de  sa  tribu  natale, 
il  s'e'tait  dédoublé.  Il  le  pouvait  bien,  lui,  Télu  de 
Dieu,  et  c'est  pourquoi  ce  prodige  fut  pieusement 
accepté  par  tous.  Sidi-Mohammed-ben-Abd-er-Rhaman 
fut  surnommé  Bou-Kobreïx,  c'est-à-dire  l'homme  aux 
deux  tombeaux. 

Il  semble  que,  par  delà  la  terre  qui  le  recouvre,  la 
bonté  du  savant  s'étende  sur  ce  cimetière  calme  et 
souriant  comme  la  grâce  des  coupoles  qui  surmontent 
les  blanches  koubbas.  Cette  certitude  exalte  nos  cœurs, 
tout  nous  paraît  plus  beau. 

Cette  exaltation  croît  en  nous  dirigeant  vers  les 
coteaux  de  Mustapha  ou,  tout  à  côté,  vers  le  boule- 
vard Bru  qui  domine  toute  la  mer  et  toute  la  ville. 
L'air  se  fait  le  complice  de  notre  extase,  il  a  sans  cesse 
toutes  les  senteurs  de  la  brise  marine,  tous  les  par- 
fums des  jardins,  tous  les  arômes  des  arbres. 

L'espace  a  une  ivresse  qui  pénètre  et  qui  trouble; 
c'est  le  charme  de  cette  riante  nature  qui  s'étend  sur 
les  coteaux  de  Mustapha  et  qui  l'a  éprouvé  en  garde 
une  éternelle  nostalgie.  Partout  des  villas,  toutes 
enfouies  dans  des  parcs  et  des  jardins,  et  dont  les 
fenêtres  s'ouvrent  sur  la  mer,  nulle  ville  plus  qu'Alger 
n'a  d'aussi  délicieux  environs.  C'est  la  victoire  de  toutes 
les  couleurs  parfumées,  des  roses,  des  œillets,  des  jas- 
mins, des  violettes,  de  tous  les  arbustes,  de  toutes  les 
lianes,  de  toutes  les  ceintures  de  fleurs  enserrant  des 
bassins  d'où  les  jets  d'eau  s'élancent  pour  retomber  en 
cadences  de  cristal. 

Toutes  ces  richesses  éclatent  à  profusion  au  jardin 
du  Musée  des  Antiquités,  —  où  sont  des  mosaïques, 
des  poteries  et  des  faïences,  des  statues  et  des  colonnes, 


LA   VILLE   BLANCHE  431 

tous  les  souvenirs  des  époques  romaines  et  chrétiennes, 
et  aussi  des  broderies  et  des  étoffes,  des  tapis  et  des 
coffres,  des  bijoux  et  des  armes,  tous  les  trésors  de 
l'art  musulman,  —  au  chemin  du  Télemly  si  propice 
aux  rêveuses  et  lentes  promenades,  au  Palais  d'été  du 
Gouverneur  général,  ancienne  demeure  du  ministre  des 
haras  du  dey,  Mustapha-Khodja-el-Kheil,  aujourd'hui 
transformée  plus  somptueusement  que  jamais,  avec 
son  entrée  en  demi-cercle  que  garnissent  des  bustes 
d'anciens  gouverneurs,  ses  salles  de  réception,  sa  cour 
de  marbre,  ses  allées  d'arbres  et  ses  bosquets  de  fleurs, 
où  les  fêtes,  dans  le  ruissellement  des  lumières  et  le 
ravissement  de  la  musique,  ont  le  charme  inoubliable 
des  splendeurs  de  l'Orient  et  la  féerique  beauté  des 
Mille  et  une  Nuits. 

De  tous  ces  étincelants  jardins,  de  toute  cette  masse 
d'émeraude  que  forme  la  verdure  des  arbres,  de  toute 
cette  nature  de  jeunesse  et  de  lumière,  il  naît  un 
bonheur  indéfinissable  où  il  y  a  de  la  langueur  à  la 
fois  et  de  l'enthousiasme,  l'immense  besoin  de  silence 
pour  laisser  l'âme  dans  le  vertige  de  son  rêve  en- 
sorcelant et  l'indicible  désir  de  crier  de  toute  sa 
voix  pour  clamer  jusqu'au  ciel  toute  la  joie  que 
l'on  éprouve  de  toute  la  grâce  exquise  des  coteaux 
de  Mustaxjha. 


A    LA    GLOIRE    D   ALGER 

Maintenant,  toute  la  ville  s'est  étendue  du  côté  de 
Mustapha,  elle  a  déchiré  le  burnous  triangulaire  qu'elle 
formait  du  temps  des  Turcs,  elle  grimpe  sur  les  hau- 


432  LA  VILLK   BLANCHE 

teurs  des  verts  coteaux,  elle  s'allonge  sur  tout  le  litto- 
ral, rejoignant  déjà  Hussein-Dey  qu'elle  englobera, 
comme  elle  a  englobé  FAgha  et  Mustapha-Inférieur, 
pour  atteindre  un  jour  prochain  Maison-Carrée. 

Les  hautes  maisons,  les  immenses  bâtisses  croissent 
avec  une  hâte  fébrile,  entraînant  toute  l'ancienne  cité 
barbaresque  dans  un  luxe  et  un  cçnfort  qui  fait  d'Al- 
ger avec  ses  façades  somptueuses,  ses  riches  magasins, 
ses  rues  aux  tramways  électriques  et  aux  multiples 
automobiles,  la  sœur  des  belles  villes  métropoli- 
taines, la  grande  ville  française  par  excellence,  dont  la 
prospérité  quotidienne  étonne,  étourdit  comme  un 
vertige,  captive  par  son  labeur  le  plus  actif,  exalte  par 
son  débordant  entrain,  fait  aimer  la  vie  dans  tout  ce 
qu'elle  a  de  plus  fécond,  l'avenir  dans  tout  ce  qu'il  a 
d'espoirs  et  de  richesses. 

Toute  cette  ville  neuve,  avec  ses  rues  d'Isly  et 
Michelet,  ses  boulevards,  ses  nouvelles  voies  qui 
s'ouvrent  sur  ce  qu'hier  encore  était  pépinières,  pro- 
menades ombragées,  campagnes  d'agrément  qui, 
non  contentes  de  sillonner  le  littoral,  grimpent  et 
envahissent  jusqu'à  ce  qui  fut  les  plus  jolis  coteaux 
boisés,  renouvelle,  d'année  en  année,  tout  l'aspect  de 
la  ville. 

Aux  mêmes  endroits  qui  furent  les  témoins  du 
désastre  de  Charles-Quint,  des  tentatives  d'évasion  de 
Cervantes,  où  il  y  avait  des  marais,  il  y  a  des  quar- 
tiers resplendissants  et  sains.  Où  était  la  ferme  de 
FAgha,  avec  ses  ohviers  centenaires  qui,  parfois,  ser- 
vaient de  gibets,  ses  écuries  aux  cent  quatre  arcades 
de  trois  mètres  chacune,  avec  ses  champs  de  légumes, 
ses  mille  moutons  et  ses  quatorze  autruches,  ce  ne 
sont,   à  présent,  que  de  belles  demeures  à  la  fran- 


LA  VILLE   BLANCHE  iS3 

çaise,  qu'enclosent  ies  rues  Sadi-Garnot,  de  la  Liberté, 
Michelet  et  le  boulevard  Victor-Hugo. 

En  face  du  monument  si  somptueux  et  si  ouvragé 
qu'est  la  nouvelle  poste,  il  y  avait  un  oued  qu'enjam- 
baient les  arceaux  d'un  aqueduc.  Non  loin,  dominant 
la  mer,  s'élevait  le  fort  Bab-Azoun,  et,  sur  son  espla- 
nade, où  était  un  marché  pittoresque,  il  y  a,  aujour- 
d'hui, un  square;  les  choses  ont  aussi  leur  destinée. 
Faut-il  le  regretter?  Mais  non,  elles  ont  subi  le  déve- 
loppement indispensable  à  leur  nouvel  état,  un  épa- 
nouissement qu'elles  n'avaient  jamais  connu  aupara- 
vant. 

En  ces  endroits,  tout  pouvait  se  transformer  sans 
regret  du  passé,  les  vieilles  pierres  ne  contenaient 
aucune  âme,  nul  monument  ne  se  dressait,  témoin  de 
siècles  d'art,  de  science  ou  de  gloire.  Toutes  ces  terres 
ont  été  assainies,  la  ville  grandissante  a  fait  leur  pros-' 
périté.  Toute  cette  beauté,  entassée  et  moderne,  c'est 
l'œuvre  des  architectes,  des  ouvriers,  des  artisans;  en 
chantant,  ils  ont  édifié  des  étages  et  sculpté  des  façades. 

D'aucuns  objecteront  sans  doute  que  les  maisons 
ne  sont  pas  d'accord  avec  la  nature  algérienne,  mais 
elles  le  sont  avec  les  mœurs  et  les  habitudes  de  plus  en 
plus  françaises  de  tous  les  citadins.  Elles  correspondent 
au  milieu  européen,  implanté,  vivant  de  sa  vie  natu- 
relle sur  ces  bords  africains.  Cette  transformation 
d'Alger  a  sa  grandeur,  mais  l'oubli  d'autrefois  n'est 
pas  indispensable. 

Le  savant  arabe  Elqazwini  se  plaît  à  narrer  qu'au 
cours  de  ses  voyages,  il  rencontra  une  ville  très  grande 
et  dont  aucun  de  ses  habitants  ne  put  rien  lui  raconter 
de  sa  fondation.  Il  ajoute  que,  cinq  cents  ans  après,  pas- 
sant par  les  mêmes  lieux,  il  ne  vit  plus  qu'une  immense 


134  LA   VILLE   BLANCHE 

campagne.  Comme  il  demandait  des  nouvelles  de  la 
ville  défunte,  un  paysan  s'étonna  et  répondit  :  «  Ja- 
mais nous  ne  l'avons  vue  et  jamais  nos  pères  ne  nous 
en  ont  parlé.  y> 

Cinq  cents  ans  après,  il  y  avait  la  mer  à  la  place  de 
la  campagne  et  comme  Elqazwini  interrogeait  un 
pêcheur,  celui-ci  témoigna  de  sa  profonde  ignorance. 
Cinq  cents  ans  encore  après,  la  mer  avait  disparu.  Sur 
la  terre  ferme  était  bâtie  une  ville  florissante.  Le 
savant  arabe  voulut  s'enquérir  de  son  origine.  Il  lui 
fut  répondu  :  «  Elle  se  perd  dans  l'antiquité;  nous 
ignorons  depuis  quand  elle  existe  et  nos  pères  étaient, 
à  cet  égard,  dans  la  même  ignorance  que  nous.  » 

Il  ne  faut  pas  que  nous  montrions,  en  cette  Alger 
devenue  si  splendide,  la  même  méconnaissance  du 
passé  que  ce  citadin,  ce  paysan  ou  ce  pêcheur.  Nous 
aimons  Alger  dans  ses  temps  disparus,  nous  atten- 
dons tout,  pour  elle,  de  lavenir. 

Alger  devient  la  ville  mondiale  du  bassin  méditer- 
ranéen. Tous  ceux  qui  Font  aimée  ne  se  sont  pas 
trompés,  ils  ont  rêvé  pour  elle  les  plus  radieuses  pro- 
messes. Déjà,  Malherbe  entrevoyait  pour  la  France  un 
destin  providentiel,  lorsqu'il  prophétisait  dans  son 
ode  à  Henri  IV  : 

Tantôt,  nos  navires  braves 
De  la  dépouille  d'Alger 
Viendront  les  Maures  esclaves 
A  Marseille  décharger. 
Tantôt,  riches  de  la  perte 
De  Tunis  et  de  Bizerte, 
Sur  nos  bords  étaleront 
Le  coton  pris  en  leurs  rives 
Que  leurs  pucelles  captives 
Kn  nos  maisons  fileront. 


LA  VILLE   BLANCHE  135 

Malherbe  pensait  selon   son  temps.  Mais  le  génie 
généreux  de  la  France  a  encore  dépassé   Fidéal  du 
poète,  il  n'est  pas  de  Maures  esclaves  ni  de  pucelles 
captives.  Chacun  vit,  ici,  librement,  sous  la  beauté 
qui  tombe  de  l'azur  ou  qui  monte  de  la  terre  même 
avec  les  fleurs.  Cette  beauté-là,  tous  les  écrivains,  tous 
les  artistes  l'ont  ressentie;  tous  ont  déclaré  que  l'on 
pouvait  voir,  en  Orient,  beaucoup  de  villes  construites 
dans  le  genre  d'Alger,  —  maisons  carrées,  façades 
blanchies  à  la  chaux,  galeries  à  terrasses,   -  mais 
qu'ils  n'en  connaissaient  pas  une  qui  présentât,  comme 
celle-ci,  une  masse  si  imposante  de  constructions,  si 
serrée  et  si  compacte  qu'on  la  dirait  taillée  d'un  seul 
bloc,  dans  une  carrière  de  marbre. 

Tous,  déjà  conquis,  môme  par  cette  brume  de  la 
Méditerranée,  qui  les  caressait,  affirmaient-ils,  comme 
un  bonheur,  ont  ressenti  une  joie  indicible  aux  pre- 
mières approches  de  la  terre  africaine.  Tout  l'élan  de 
leurs  cœurs  les  porta  vers  Alger;  ils  admirèrent  le  bou- 
levard de  la  République  qu'ils  qualifièrent  d'immense 
terrasse  longeant  le  port,  soutenue  par  des  arcades  élé- 
gantes. Tout  les  ravit;  les  grands  hôtels  européens,  le 
quartier  français,  la  ville  arabe  avec  ses  petites  maisons 
blanches  amoncelées,  enchevêtrées  les  unes  dans  les 
autres,  séparées  par  des  rues  qui  ressemblent  à  des 
souterrains   clairs.   Ils   s'attendaient  à  la  beauté   de 
l'ancienne  cité  barbaresque,  leur  âme  était  prédisposée 
à  en  recevoir  l'enchantement  d'azur,  d'albâtre  et  d'or, 
mais  tout  ce   qu'ils  voyaient  était  encore  plus  splen- 
dide  que  ce  qu'ils  avaient  rêvé  :  «  Féerie  inespérée  et 
qui  ravit  l'esprit,  s'écrie  Guy  de  Maupassant,  Alger  a 
passé  mes  attentes  1  Qu'elle  est  joUe,  la  ville  de  neige, 
sous  l'éblouissante  lumière  1  » 


1S6  LA  VILLE  BLANCtîË 

Tous  eurent  approuvé  ces  vers  où  un  poète  compare 
Alger  à  un 

Cygne,  auprès  de  l'Atlas  arrêté, 

Qui  secoue  au  soleil  son  plumage  argenté. 

Et  ces  autres,  non  moins  harmonieux  et  vrais  : 

La  blanche  Alger  dormait  comme  un  grand  encensoir 
D'argent,  qui  fume  encor  après  le  saint  office. 

Heureuse,  la  ville  qui  trouve,  pour  la  célébrer,  des 
artistes  et  des  poètes  !  Ceux-là  offrent  les  témoignages 
de  leurs  cœurs  si  sincères,  de  leur  esprit  si  grand! 

Le  souvenir  du  passé  a  des  vibrations  qui  sont 
comme  un  appel  à  tous  les  temps,  car  Alger  a  eu  tous 
les  destins;  ceux-ci,  comme  son  soleil,  ont  été  écla- 
tants. Toutes  les  races  Tont  inondée  de  leur  flot  victo- 
rieux, mais  son  air  est  à  ce  point  le  sien,  sa  prospé- 
rité est  telle,  que  c'est  elle  qui  a  fini  par  captiver  tous 
ses  vainqueurs.  Alors,  ce  sont  des  peuples  neufs  qui 
ont  surgi  de  son  sol  même,  avec  l'orgueil  de  leur  nais- 
sance, avec  toute  la  force  des  âmes  ardentes  et  primi- 
tives; tous  ont  eu  leur  histoire  héroïque.  Il  fallait  à  la 
France  cette  grande  gloire  qui  s'appelle  la  prise 
d'Alger. 

Maintenant  que  la  brise  si  pure  qui  souffle  sur  cette 
rive  africaine  a  dilué  la  fumée  des  combats,  le  spectacle 
est  plus  pur.  Nous  pouvons,  d'un  cœur  entier,  nous 
livrer  à  la  contemplation  de  la  chère  cité  si  merveil- 
leuse, nous  pouvons  laisser  nos  yeux,  tout  notre  esprit, 
s'enivrer  à  l'aspect  lumineux  d'Alger,  la  Ville  Blanche, 
nous  pouvons  nous  y  plaire  :  n'est-elle  pas  tournée 
vers  l'Orient,  c'est-à-dire  vers  le  soleil  et  vers  la  joie? 


LA  VILLE  BLANCHE  437 

Toutes  les  beautés  sont  dans  sa  beauté,  —  et  comme 
nous  comprenons  que  la  légende  veuille  que  les  com- 
pagnons d'Hercule,  las  d'avoir  rempli  le  monde  du 
bruit  de  leurs  exploits,  après  avoir  parcouru  toutes  les 
terres  et  connu  tous  les  pays  qu'aimaient  pourtant 
leur  héros  et  leurs  dieux,  aient  décidé  de  limiter  leur 
course  dans  cet  Icosium  qui  devait  devenir  Alger,  de 
borner  leur  horizon  à  ce  ciel,  à  cette  baie,  à  ces  mon- 
tagnes î 

Ils  étaient  certains  qu'il  n'y  avait  au  monde,  eux  qui 
avaient  visité  le  monde,  aucun  endroit  comparable  à 
cet  endroit.  Leur  opinion  est  souveraine  pour  toute 
éternité  :  il  suffît  de  regarder  pour  en  être  inébranla- 
blement  persuadé.  La  Ville  Blanche  le  sait  assez  :  elle 
s'offre  à  tous  les  yeux  comme  une  reine  assise  au  bord 
de  l'eau  et  les  yeux  enchantés  la  contemplent  sans 
jamais  se  lasser. 


IV 
LA  RÉSURRECTION  DE   L'ANTIQUITÉ 

UN    SECRET    DE     LA    MORT 

Nous  allons  gravir  la  côte  qui  mène  au  tombeau  de 
la  Chrétienne.  La  route  est  rocailleuse  et  souvent  cre- 
vasse'e,  la  terre  sèche  se  soulève  en  poussière  et  les 
sinuosités  découvrent  sans  cesse  des  hauteurs  à  fran- 
chir. Le  chemin  ne  conduit  quau  point  culminant  de  la 
colline;  il  est  délaissé  comme  le  tombeau  et  Ton  croi- 
rait, par  un  sentier  ravagé,  monter  vers  plus  de  ruines 
et  plus  de  désolation,  si  les  terres,  admirablement  cul- 
tivées et  prospères  des  alentours,  ne  formaient  le  con- 
traste le  plus  étrange  avec  cette  aridité. 

C'est  le  lieu  de  la  mort  et  de  l'éternel  silence,  cepen- 
dant qu'autour  de  nous  la  vie  superbe  se  dore  avec  les 
blés  et  que  les  laboureurs  font  retentir  les  airs  de  leurs 
chansons  si  gaies.  Ceux-là  sont  accoutumés  au  spec- 
tacle de  l'énorme  tombeau,  l'habitude  enlève  toute  mé- 
lancolie. Pourquoi  s'attristeraient-ils  devant  le  funèbre 
monument,  alors  que  leur  patient  effort  fait  de  ces 
terrains  abrupts  des  champs  de  céréales,  de  vigne, 
d'arbres  fruitiers? 

Des  flancs  de  la  colline,  il  semble  qu'il  passe  dans 
les  tiges,  les  branches  et  les  bourgeons,  l'ardente  sève 
qui  fera  les  blés  plus  mûrs,  les  raisins  plus  gonflés  et 


LA   RÉSURRECTION   DE    L'ANTIQUITÉ        139 

les  figues  plus  belles.  Toute  la  terre  est  dans  une  divine 
gestation.  Les  vignes  grimpent  jusqu'au  plateau  où  la 
Chrétienne  fut  jadis  ensevelie.  La  vie  s'arrête,  par  res- 
pect, au  seuil  de  ce  plateau  qu'elle  abandonne  aux 
ronces,  aux  herbes  sauvages,  car,  seules,  les  épines  et 
les  plantes  mauvaises  conviennent  à  ce  tombeau  qui 
gît  comme  une  masse  effritée  ;  c'est  le  triste  entourage 
qui  garde  les  souvenirs  ensevelis. 

Mais  ici,  encore,  malgré  tout,  la  vie  triomphe  de  la 
mort.  Les  oiseaux  chantent  sur  les  colonnes  brisées  et 
des  chèvres  broutent  les  herbes  qui  poussent  entre  les 
pierres.  Le  soleil  darde  ses  rayons,  mais  le  vent  qui 
souffle  a  toujours  une  printanière  haleine. 

Un  calme  immense  est  sur  ces  hauteurs  de  la  col- 
Hne.  Nos  yeux  sont  conquis  par  le  vaste  spectacle 
qui  se  déroule  :  c'est  la  plaine  de  la  Mitidja  occidentale 
que  des  montagnes  bordent  au  sud;  c'est,  vers  la  mer, 
une  succession  de  mamelons  cultivés  et  verdoyants  de 
vigne,  c'est  la  mer  elle-même,  et,  de  l'autre  côté,  le 
mont  Chenoua,  masse  énorme  se  détachant,  sombre, 
sur  le  ciel  clair. 

C'est  un  étrange  monument  que  ce  tombeau.  La  base 
est  carrée  et  supporte  un  tambour  cyhndrique  que 
couronne  un  cône  à  gradins.  De  la  base  carrée,  on 
découvre  encore,  devant  l'entrée  du  tombeau,  le  par- 
terre de  pierre;  la  terre  a  enseveli  le  reste.  Le  tambour 
cylindrique  comporte  64  mètres  de  diamètre;  l'édifice 
a  plus  de  30  mètres  de  hauteur  et  devait  en  avoir  une 
quarantaine  à  son  origine.  De  ses  parois  en  pierres  de 
taille  et  de  ses  soixante  colonnes,  il  ne  reste  plus  que 
des  fragments.  De  gros  blocs  se  sont  éboulés,  des  chapi- 
teaux à  volutes  gisent  à  terre  et  les  pierres  qui  forment 
le  cône  à  gradins  se  détachent  et  glissent  sur  le  sol. 


44Ô  LA  VILLE   BLANCttË 

Tel  quïl  est,  le  tombeau  n'apparaît  plus  que  comme 
un  entassement  de  pierres  entre  lesquelles  croissent  des 
herbes,  un  amas  sans  beauté',  mais  tellement  immense 
et  formidable  qu'il  devient  beau  de  son  énormité  même. 
Ne  se  dresse-t-il  pas  dans  un  de'cor  majestueux?  La 
splendeur  qui  l'environne  exalte  sa  majesté'  sombre. 
Le  tombeau  s'aperçoit  de  la  plaine,  de  la  mer,  de  la 
montagne;  il  se  dresse,  gigantesque  et  grandiose,  il 
règne  sur  tous  les  alentours  et  c'est,  sur  sa  hauteur, 
de  sa  masse  même,  lourde  comme  une  pyramide  égyp- 
tienne, qu'il  tire  son  caractère  imposant  et  solennel. 

Nous  nous  frayons  un  chemin  à  travers  les  ronces, 
nous  faisons  le  tour  du  monument.  De  fausses  portes 
en  forme  de  trapèze  et  aux  moulures  dessinées  en 
croix  se  dressent  contre  les  parois  de  pierre,  aux 
quatre  points  cardinaux;  elles  étaient,  par  leur  gran- 
deur majestueuse  et  leur  caractère  trompeur,  destinées 
à  rendre  le  tombeau  inviolable. 

L'une  d'elles,  celle  qui  regardait  la  plaine  et  qui  était 
opposée  à  celle  qui  s'érigeait  devant  la  mer,  a  été  jadis 
arrachée  de  sa  paroi;  elle  s'étendait,  non  loin,  face 
contre  terre,  comme  un  cadavre  de  pierre,  et  cette 
masse,  sombrée  ainsi,  décelait  on  ne  savait  quel  pro- 
fond sentiment  douloureux. 

Les  charitables  mains  des  archéologues  l'ont  relevée 
récemment;  mais,  dans  son  ancienne  chute,  elle  laissa 
comme  une  blessure  sur  le  flanc  du  tombeau,  ce  qui 
n'empêcha  pas  ce  dernier  de  demeurer  impénétrable. 
Il  resta  fermé  durant  de  longs  siècles,  il  fallut  les 
efforts  laborieux  et  patients  de  deux  savants,  Ber- 
brugger  et  Mac  Carthy,  en  1865  et  1866,  pour  forcer 
son  mystère  et  parcourir  son  labyrinthe.  Aujourd'hui, 
grâce  à  ces  travaux,  nous  pouvons  facilement  entrer 


LA  RÉSURRECTION   DE   L'ANTIQUITÉ        141 

dans  le  mausolée  si  longtemps  énigmatique,  et  pour 
nous  éclairer  dans  la  nuit  du  sépulcre,  une  femme 
kabyle,  dont  le  gourbi  avoisine  le  tombeau,  nous 
prête  une  bougie. 

L'entrée  est  au-dessous  de  la  fausse  porte  de  l'est, 
elle  est  étroite  et  basse.  Un  petit  couloir  conduit  à  un 
caveau  voûté  où  sont  rudimentairement  sculptés  un 
lion  et  une  lionne  ;  puis,  c'est  un  autre  couloir  au  pla- 
fond plus  élevé,  un  escalier  de  sept  marches  et  une 
galerie  haute  et  large,  longue  de  150  mètres.  Cette 
galerie  fait  presque  le  tour  du  monument;  autrefois, 
elle  dut  être  éclairée  par  des  lampes  placées  dans  de 
petites  niches,  car  les  traces  de  fumée  s'aperçoivent 
encore. 

Puis,  c'est  un  troisième  couloir  qui  conduit  à  une 
sorte  de  chambre  en  forme  de  voûte,  petite  salle  qui 
semble  n'être  qu'un  vestibule  et  qui  donne  accès  à  un 
nouveau  couloir  menant  à  un  dernier  caveau.  Là,  trois 
niches  devaient  servir  à  contenir  des  urnes  cinéraires, 
mais  rien  n'a  jamais  été  trouvé  :  ainsi,  le  tombeau 
violé  garde  éternellement  sa  lancinante  énigme. 

Nous  errons  dans  la  galerie,  les  caveaux  et  les  cou- 
loirs. Nos  pas  résonnent  sur  les  larges  dalles;  surtout 
lorsque  nous  nous  baissons  pour  franchir  une  porte, 
il  semble  que  nos  épaules  s'alourdissent  de  tout  le 
poids  du  monument  énorme.  Si  la  flamme  vacillante 
de  notre  bougie  venait  à  s'éteindre,  nous  aurions  la 
sensation  d'être  ensevelis,  vivants,  dans  ce  labyrinthe, 
jadis  barré  de  dalles.  Il  nous  semble  que  nous  sommes 
devenus  des  profanateurs;  nous  violons,  en  effet,  la 
nuit  qui  convient  à  la  mort,  nous  troublons  le  silence 
des  chambres  funéraires. 

Quelle  étrange  curiosité   nous  a  poussés  dans  ce 


142  LA   VILLE   BLANCHE 

sépulcre!  Mais  d'autres  que  nous  sont  déjà  venus,  ils 
se  sont  plu  à  inscrire  leurs  noms  sur  les  murs  de 
pierre,  comme  si,  d'être  passés  par  là,  ils  en  appe- 
laient à  l'éternité  même.  Nous  lisons  quelques-uns  de 
ces  noms;  deux  d'entre  eux  sont  d'un  homme  et  d'une 
femme,  de  fiancés  ou  d'amoureux,  comme  si  la  passion 
qui  les  unissait  avait  besoin,  pour  plus  d'ivresse  et  de 
langueur,  du  trouble  de  la  mort  et  du  mystère  de  ce 
tombeau. 

Ces  fiancés,  ces  amoureux  ne  se  sont  pas  souciés  de 
ces  ombres  funéraires  que  troue  la  flamme  de  notre 
bougie,  ils  avaient  le  soleil  dans  leur  cœur  et  ce 
mausolée  devint,  pour  leurs  ïaains  qui  s'étreignaient 
dans  le  serment  de  leurs  aveux,  le  complice  offrant 
son  asile,  vainqueur  des  injures  des  hommes  et  du 
temps.  L'eff'roi  du  labyrinthe  s'atténue,  nous  avons 
parcouru  le  secret  de  son  dédale,  nos  yeux  se  sont 
déjà  accoutumés  à  l'obscurité  funèbre. 

Il  n'est,  dans  ces  caveaux,  que  la  nudité  des  murs, 
et  nous,  nous  voudrions  voir  mille  choses,  des  choses 
impossibles.  Notre  désir  se  heurte  et  se  brise  contre 
les  larges  dalles.  Nous  regardons  encore  les  traces 
de  fumées  qu'ont  laissées  les  lampes  jadis  placées  dans 
les  petites  niches  et  aussi  les  trois  niches  qui  ser- 
vaient à  contenir  des  urnes  cinéraires,  car  la  galerie, 
les  couloirs  et  les  caveaux  nous  sont  maintenant  fami- 
liers. 

Mais  des  urnes  cinéraires  ont-elles  jamais  été  dé- 
posées là?  Si  les  lampes  n'avaient  jamais  brûlé  pour  la 
mémoire  de  quelque  mort!  Parce  que  nous  avions 
violé  le  lourd  tombeau,  nous  nous  imaginions  avoir 
percé  sa  lancinante  énigme  et  voici  que  la  misère  de 
notre  ignorance  humilie  tout  notre  orgueil.  Nous  ne 


LA   RÉSURRECTION   DE    L'ANTIQUITE        143 

saurons  pas  plus  que  ceux  qui  nous  ont  devancés  dans 
ce  noir  labyrinthe. 

Le  mausolée  garde  jalousement  son  mystère,  nous 
ne  pénétrerons  aucun  secret;  jamais  nous  ne  pour- 
rons dire  si  c'était  une  plate-forme  destinée  à  brûler 
les  morts  ou  bien  une  chapelle  vouée  aux  cérémonies 
funèbres  que  cet  avant-corps  qui  se  trouve  à  l'entrée 
même  du  tombeau;  nous  ne  pourrons  jamais  dire,  non 
plus,  pourquoi  cette  entrée  est  si  petite  qu'elle  con- 
traste bizarrement  avec  la  majesté  des  quatre  fausses 
portes  de  pierre  entourant  l'édifice. 

Était-ce  pour  dérouter  les  profanateurs  ou  bien 
était-ce  pour  rester  le  plus  possible  fidèle  aux  coutumes 
africaines  qui  veulent  que  les  tombes  ne  soient  qu'un 
amoncellement  de  pierres  sur  le  défunt?  Toutes  les 
conjectures  sont  permises.  Les  niches  elles-mêmes, 
destinées  aux  urnes  cinéraires,  ne  sont-elles  pas  trop 
exiguës?  Nous  avons  supposé  que  des  urnes  ne  furent 
jamais  déposées  là;  le  doute,  maintenant,  devient  une 
certitude. 

Alors,  une  obsession  martèle  notre  esprit.  Où  sont 
les  morts  de  ce  tombeau?  Notre  pensée  en  a  la  déli- 
rante hantise.  Est-ce  que  ce  sépulcre  va  continuer  à 
garder  plus  longtemps  son  énigme?  Si  l'avant-corps 
qui  est  à  l'entrée  du  tombeau  ne  servait  pas  à  des  inci- 
nérations, si  les  trois  niches  n'abritaient  pas  des  urnes, 
alors  il  faudrait  penser  qu'encore  des  sarcophages 
sont  ensevelis  sous  les  dalles  que  nous  foulons  ou  bien 
sont  recelés  dans  les  flancs  mêmes  du  monument.  Si 
cela  était  vrai,  si,  grâce  à  de  nouvelles  fouilles,  des 
reines  et  des  rois  allaient,  après  tant  de  siècles,  surgir 
de  leurs  cercueils  !  Enfin  serait  percé  le  mystère  de  ce 
tombeau!  Nous  parlerions  à  ces  reines,  à  ces  rois! 


444  LA   VILLE   BLANCHE 

Sans  doute,  nous  avons  le  témoignage  dePomponius 
Mêla  qui  vivait  au  premier  siècle  après  Jésus-Christ  et 
qui  déclare  que  cet  édifice  est  monumentum  commune 
regiœ  gentis,  c'est-à-dire  «  le  tombeau  commun  de  la 
famille  royale  »,  et  nous  inclinons  à  penser  que  ce 
mausolée,  si  orgueilleux  par  ses  soixante  colonnes  et 
sa  masse  imposante,  ne  peut  avoir  été  construit  que 
par  Juba  II,  ce  roi  berbère  qui  se  prétendait  issu  de 
Syphax,  fils  d'Hercule  et  de  Tingis,  veuve  d'Antée.  Un 
si  grandiose  monument  était  digne  d'un  tel  souverain 
qui  fut  épris  de  tous  les  arts  de  son  époque,  digne 
aussi  de  sa  femme  Cléopâtre  Séléné  et  de  leur  fils 
unique,  Ptolémée,  prince  efféminé  et  voluptueux,  der- 
nier roi  de  Mauritanie. 

Mais,  tout  cela,  aussi,  n'est  que  conjecture!  Nous  ne 
savons  rien,  en  vérité.  Est-ce,  par  hasard,  la  légende 
qui  serait  exacte?  Ce  sépulcre,  en  effet,  a  aussi  ses 
merveilleux  récits  ;  l'imagination  des  hommes  supplée 
aux  doutes  de  l'histoire. 

Or,  ceci  se  passe  en  des  temps  très  anciens.  C'était 
en  710.  Le  comte  Juhen  était  gouverneur  de  l'Anda- 
lousie, alors  sous  la  domination  de  Roderic,  roi  des 
Wisigoths.  Le  comte  Julien  avait  une  fdle  d'une  grande 
beauté,  Florinde.  Roderic  s'éprit  d'elle  et  la  viola. 
Pour  se  venger,  le  gouverneur  de  l'Andalousie  livra 
l'Espagne  aux  Maures.  Florinde,  la  belle  chrétienne, 
s'enfuit  sur  la  terre  africaine,  elle  crut  trouver  le  repos 
dans  la  mort,  cette  crête  du  Sahel  devint  son  funèbre 
lit,  les  croix  des  fausses  portes  indiquent  quel  fut  son 
Dieu  !  mais  combien  fut  troublé  le  sommeil  de  Florinde  1 

La  légende  est  capricieuse,  elle  agrandit,  sans  cesse, 
son  chimérique  domaine.  Voici  qu'on  affirma  que 
l'énorme  monument  contenait  de  fabuleux  trésors  sous 


LA    RÉSURRECTION   DE   L'ANTIQUITÉ        145 

la  garde  de  la  fée  Halloula,  qu'un  berger  des  alentours 
s'étant  aperçu  qu'une  de  ses  vaches  disparaissait  la 
nuit,  pour  reparaître  le  jour,  la  suivit  et  la  vit  s'en- 
foncer dans  le  tombeau;  que,  le  lendemain  soir,  il 
s'accrocha  à  sa  queue  et  pénétra  ainsi  dans  l'étrange 
mausolée,  pour  en  ressortir,  à  l'aube  naissante,  le  plus 
riche  de  la  contrée. 

Voici  qu'on  affirma  aussi  que,  sous  le  pachalik  de 
Salah-Raïs,  vers  1554,  Belkassem,  natif  de  la  Mitidja 
d'où  s'aperçoit  le  tombeau  de  la  Chrétienne,  captif  en 
Espagne  d'un  vieil  alchimiste,  découvreur  de  trésors, 
ne  dut  sa  liberté  qu'à  la  condition,  de  retour  dans  son 
pays,  d'aller  au  sépulcre  où  dormait  Florinde,  de  se 
tourner  vers  l'Orient,  d'allumer  un  brasier  et  de  brûler 
certain  papier  magique.  Belkassem  agit  ainsi. 

Alors,  le  sépulcre  s'entr'ouvrit  du  côté  nord  et  laissa 
échapper  comme  une  lave  de  pièces  d'or  qui  s'envolè- 
rent, vers  l'Espagne,  chez  le  vieil  alchimiste.  L'ancien 
captif  lança  son  burnous  pour  en  retenir  quelques- 
unes,  mais  le  papier  avait  cessé  de  brûler,  le  charme 
était  rompu,  le  mausolée  se  referma  de  lui-môme.  Bel- 
kassem ébruita  la  fantastique  aventure.  Le  pacha 
Salah-Raïs  voulut  alors  s'emparer  des  trésors  du  tom- 
beau, il  fit  canonner  ce  dernier;  cette  brèche,  que  nous 
voyons  au-dessus  de  la  fausse  porte  de  l'est,  atteste 
seulement  l'impuissance  des  boulets  du  pacha. 

Salah-Raïs  ordonna  à  ses  captifs  chrétiens  de  démolir 
le  monument,  mais  aux  premiers  coups  de  pioche,  une 
femme,  vêtue  de  blanc,  la  Chrétienne,  dont  on  voulait 
raser  la  suprême  demeure,  parut  au  sommet  du  sé- 
pulcre, étendit  les  bras  vers  le  lac  —  aujourd'hui  des- 
séché —  qui  était  au  pied  du  mont  et  qu'elle  alimentait, 
disait-on,  de  ses  pleurs,  et  appela  à  son  secours  la 

10 


146  LA   VILLE   BLANCHE 

fée  Halloula.  Au  même  instant,  du  lac,  s'envolèrent 
d'énormes  moustiques  qui  mirent  en  fuite  tous  les 
démolisseurs. 

Voici  qu'on  affirma  encore,  c'était  en  1773,  qu'un 
sorcier  marocain  avait  réussi  à  extraire  des  doublons 
du  mausolée.  Le  pacha  Baba-Mohammed-ben-Atsman 
voulut,  à  son  tour,  renouveler  l'exploit  de  son  prédé- 
cesseur Salah-Raïs,  mais  ses  boulets  s'écrasèrent  sur 
le  tombeau  et  ne  firent  qu'en  écorner  les  pierres  de 
taille  de  revêtement.  Celles-ci  étaient  assujetties  par 
des  tenons  de  plomb.  Baba-Mohammed-ben-Atsman  se 
saisit  de  ces  tenons  pour  en  faire  des  balles,  et  les 
pierres  déliées  tombèrent  sur  le  sol;  elles  y  sont 
encore. 

Florinde,  qui  ne  fûtes  pas,  de  votre  vivant,  respectée 
par  le  roi  Roderic,  qui  ne  le  fûtes  pas  plus  dans  la 
mort  par  les  pachas  d'Afrique,  êtes-vous  vraiment 
enterrée  sur  cette  colline,  avec  les  bijoux,  les  pierres 
précieuses  et  les  colUers  qui  paraient  votre  jeune 
beauté?  Tombeau  de  la  Chrétienne,  renfermes-tu  une 
chrétienne?  Partirons-nous  de  cette  funèbre  montagne 
sans  rien  savoir  à  jamais?  Sépulcre,  ton  énigme  sera 
donc  éternelle?  Nos  pas  seuls  résonnent  dans  ta  galerie, 
tes  couloirs  et  tes  salles  ;  notre  curiosité  est  aussi  im- 
puissante que  les  boulets  de  Salah-Raïs  et  que  ceux  de 
Baba-Mohammed-ben-Atsman  ! 

Chrétienne,  ou  bien  grand  roi  Juba,  qui  que  vous 
soyez  qui  dormez  dans  ce  sépulcre,  nous  ne  venons 
pas  pour  nous  emparer  des  richesses  qui  vous  ont 
suivis  dans  la  nuit  du  néant  comme  pour  témoigner, 
par  delà  la  vie,  que,  toujours,  vous  fûtes  fortunés;  nous 
sommes  ici  pour  apprendre  le  mystère  qui  pèse  sur 
vous  comme  une  seconde  mort,  qui  pénètre  mainte- 


LA   RÉSURRECTION    DE   L'ANTIQUITÉ        147 

nant  dans  nos  âmes  pour  y  étendre  ses  glaciales  ténè- 
bres et  son  effroi. 

Jamais,  jamais,  nous  ne  saurons!  La  flamme  de  la 
bougie  tremble,  aussi  pâle  que  les  feux  follets  qui 
vacillent  dans  les  cimetières.  Si  ce  lourd  monument 
allait  s'écraser  sur  nous  pour  nous  punir  d'avoir  voulu 
apprendre  son  secret  séculaire,  si  le  dédale  dans  lequel 
nous  errons  était  sans  issue  et  sans  fm,  si  nous  deve- 
nions les  prisonniers  du  mystérieux  tombeau  t 

Nous  protégeons  du  creux  de  notre  main  la  flamme 
de  la  bougie;  nos  pas  dans  ce  sépulcre  ont,  à  présent, 
le  plus  lugubre  écho.  Nous  marchons.  Quelle  macabre 
sensation  nous  accable  t  II  nous  semble  que  la  mort 
elle-même,  à  cette  heure,  ne  veut  pas  de  nous  et  qu'elle 
nous  pousse  par  les  épaules,  hors  de  son  habitation, 
comme  on  chasse  des  profanateurs.  Mais  une  tache  de 
clarté  s'étend  sur  le  noir  labyrinthe,  c'est  la  vie,  la 
vie  avec  sa  bienfaisante  lumière.  Nous  respirons  enfin 
à  l'aise,  nos  paupières  palpitent  au  jour;  nous  sommes 
pourtant  encore  émus,  sans  deviner  si  c'est  d'avoir 
vécu  dans  un  tombeau  ou  de  revoir  le  soleil. 


LA    COLLINE    DES    TEMPLES 

Tipasal  Ce  nom  a  souvent  bercé  notre  mémoire  de 
sa  douceur  gracieuse!  Tipasa,  avec  ses  trois  petites 
collines  s'avançant  sur  la  mer,  ses  églises,  ses  tombes, 
sa  campagne  riche,  comme  aujourd'hui,  de  vignes  et 
d'oliviers  I 

Nous  savons,  d'après  un  manuscrit  qui  est  à  la 
Bibliothèque  nationale,  à  Paris,  et  dont  l'auteur  est  un 


148  LA   VILLE  BLANCHE 

Tipasien  du  début  du  cinquième  siècle  de  notre  ère, 
que  la  petite  colline  centrale  fut  le  berceau  de  l'antique 
ville.  Elle  était  peuplée  de  monuments  religieux;  on 
l'appelait  pieusement,  poétiquement,  la  colline  des 
Temples. 

Les  barbares  et  la  mer  furieuse  ont  dévasté  jus- 
qu'aux murs  des  sanctuaires,  l'herbe  a  recouvert  les 
emplacements  des  édifices,  mais  la  colline  garde  un 
charme  ineffable  par  les  souvenirs  que  rappellent  ses 
fragments  de  colonne  ou  de  corniche  placés  tout  autour 
du  promontoire  sur  lequel  on  a  construit  un  phare. 
Nous  traversons  le  village  actuel.  Tipasa  ne  vit  que  du 
renom  de  sa  grandeur  passée,  c'est  un  humble  et  blanc 
village  qu'alimente  seulement  la  curiosité  justifiée  des 
touristes.  A  peine  quelques  pêcheurs  vivent-ils  sur  la 
plage,  et  ce  ne  sont  que  de  pauvres  barques  qu'abrite 
son  petit  port. 

Il  n'est,  semble-t-il,  pour  l'antique  ville  romaine, 
aucun  espoir  de  résurrection,  la  mort  triomphe  avec 
les  ruines,  la  dévastation  des  trois  collines  engendre 
une  indicible  mélancolie.  Là,  vécurent  vingt  mille  habi- 
tants du  commerce  incessant  de  leur  port.  Tipasa  était 
animée  et  très  riche;  l'empereur  Claude,  quarante  ans 
après  Jésus-Christ,  lui  accordait  le  droit  latin  ;  Tipasa 
débordait  de  sa  colline  sur  les  collines  voisines.  Au- 
jourd'hui, son  berceau  primitif  suffirait  à  contenir 
toutes  ses  maisons,  mais  son  nom  glorieux  demeure 
aussi  doux,  aussi  grand;  Tipasa  vit  ensevehe  dans  le 
somptueux  décor  de  sa  nature. 

Nous  gravissons,  sur  la  colline  des  Temples,  le  chemin 
qui  mène  au  phare.  De  là,  nous  découvrons  toute  la 
magnificence  du  paysage  :  toujours  la  Méditerranée, 
la  mer  amie,  encerclée  par  les  bords  de  la  coupole 


LA   RÉSURRECTION   DE   L'ANTIQUITÉ        149 

incandescente  que  forme  le  ciel,  et  dont  les  vagues,  se 
heurtant  aux  rochers  innombrables,  s'engouffrant  dans 
les  criques,  ont  une  chanson  qu'on  n'entend  nulle  part 
ailleurs;  la  mer  Méditerranée  et  ses  côtes  découpées, 
rougeâtres  et  minces,  ses  îlots  aux  tranchantes  arêtes, 
ses  parfums  d'algue  et  ses  reflets  si  nombreux  qu'on 
dirait  les  reflets  assemblés  de  toutes  les  pierres  pré- 
cieuses. 

De  l'autre  côté,  dans  la  profondeur  des  terres,  l'Atlas, 
les  montagnes  royales  aux  cimes  violacées,  et,  plus 
près,  les  coUines  du  Sahel  harmonieuses  comme  leur 
nom  et  gracieuses  comme  les  ondulations  de  leurs  ver- 
dures. A  l'ouest,  la  montagne  du  Ghenoua  qui  protège 
la  ville  et  le  port  contre  les  vents  et  qui  barre  l'horizon 
de  toute  la  majesté  hiératique  de  sa  ligne  architectu- 
rale, la  montagne  rose  ainsi  que  le  marbre  qu'elle 
porte  dans  ses  flancs  et  qui,  dans  les  palpitations  de 
l'aube  et  les  incendies  du  soir,  s'éveille  comme  une 
vierge  rougissante  et  meurt  en  un  flamboiement  de 
pourpre.  Elle  est  aussi  la  montagne  sombre  dans  la 
clarté  des  nuits,  qui  cache  jalousement  derrière  elle 
les  blancheurs  de  Gherchell.  Orgueilleuse  de  sa  masse 
géante,  elle  se  dressait  devant  le  roi  Juba  pour  l'empê- 
cher d'avoir  la  vue  importune  du  tombeau  de  la  Chré- 
tienne, —  sépulcre  que,  d'après  une  autre  légende,  il 
aurait  fait  construire  pour  lui-même. 

L'air  a  des  limpidités  aussi  douces  que  celles  de  la 
mer.  A  l'est,  les  ruines  de  la  basilique  de  Sainte-Salsa, 
et  les  tragiques  ondulations  que  forme  le  sol,  à  cause  des 
pierres  sépulcrales  déplacées  et  des  tombes  entr'ou- 
vertes,  se  dessinent  implacablement  dans  la  lumière 
et  dans  les  ombres.  Des  cercueils  de  granit  gisent  sur 
la  terre  ingrate,  ils  sont  veufs  de  leurs  cadavres  et  ne 


15Ô  LA   VILLE   BLANCHE 

contiennent  plus  que  des  eaux  de  pluie.  Des  bêtes  de 
somme  viennent  y  boire,  tandis  que  l'on  entend  les 
aboiements  des  chiens  et  que  l'on  aperçoit  les  voiles 
éclatants  qui  recouvrent  les  femmes  de  la  tribu  arabe 
voisine. 

Oh  1  rêver  sur  la  colline  des  Temples,  fondre  son  âme 
dans  le  souvenir  des  villes  mortes  et  la  faire  surgir 
dans  la  contemplation  de  ce  paysage  que  parfument 
les  flots  et  que  le  soleil  embrase!  Tipasal  Tipasaî 
lieu  de  pèlerinage  cher  au  cœur  des  poètes,  promon- 
toire sacré  de  l'évéque  Alexandre,  sanctuaire  de  ten- 
dresse où  se  baignait  la  foi  de  sainte  Salsa,  foyer  de 
grâce  où  s'exaltait  sa  divine  croyance  1 

Nous  nous  rappelons.  Le  règne  du  Christ  imprégna 
ces  collines  d'une  telle  ferveur  que  le  silence  lui-même 
est  ici  religieux.  L'empereur  persécuta  en  vain  cette 
antique  ville;  l'huile  sainte  fut  répandue  à  terre  et 
l'hostie  jetée  aux  chiens.  Firmus,  le  roi  barbare,  l'as- 
siégea, mais  pour  avoir,  cœur  impie,  frappé  du  fer  de 
sa  lance  le  tombeau  de  sainte  Salsa,  il  vit  s'éteindre 
les  cierges  qu'il  avait  allumés  et  son  armée  détruite. 

Huméric,  roi  des  Vandales,  mit  le  comble  aux  plus 
affreux  tourments.  Toute  la  ville,  alors,  décida  de 
s'enfuir  en  Espagne,  seulement  les  vaisseaux  n'étaient 
pas  assez  nombreux,  et  des  habitants  restèrent  sur  le 
rivage.  On  les  assembla  sur  la  place  publique,  on 
voulut  les  faire  abjurer,  mais  le  Christ  vivait  trop  au 
cœur  de  ces  persécutés  pour  que  fût  possible  le 
moindre  renoncement. 

Alors,  le  roi  Huméric  ordonna  de  faire  couper  la 
langue  et  la  main  droite  à  ces  chrétiens,  mais  le  Saint- 
Esprit  assista  ces  malheureux,  ils  continuèrent  à  parler, 
»  ils  parlent  encore  aujourd'hui  comme  ils  parlaient 


LA   RÉSURRECTION   DE   L'ANTIQUITÉ        iU 

auparavant  »,  raconte  un  écrivain  du  temps.  «  Et  si 
l'on  ne  veut  pas  me  croire,  que  l'on  aille  à  Constanti- 
nople  et  l'on  verra  l'un  d'entre  eux,  le  sous-diacre 
Reparatus,  qui  s'exprime  parfaitement  et  sans  la 
moindre  peine.  Pour  cette  raison,  il  jouit  de  grands 
égards  dans  le  palais  de  l'empereur  Zenon,  et  l'impé- 
ratrice, surtout,  le  traite  avec  respect.  » 

La  même  puissance  merveilleuse  qui  avait  fait 
s'éteindre  les  cierges  de  Firmus  rendait  vaine  la  bar- 
barie d'Huméric.  Après  le  miracle  des  flammes  éteintes, 
le  miracle  des  langues  coupées  ! 

Tipasa,  terre  surprenante  et  fertile  en  actions  de 
grâce!  Ne  voyons-nous  pas,  à  la  partie  orientale  de  la 
ville,  l'endroit  même  d'où  le  corps  de  sainte  Salsa, 
«  précieuse  perle  du  Christ  »,  fut  retiré?  Salsa  était 
belle  et  riche,  sa  famille  était  l'une  des  plus  considé- 
rables de  la  cité  pieuse;  elle  était  toute  jeune,  mais 
déjà  la  foi  exaltait  sa  quatorzième  année.  Or,  ses 
parents  conservaient  encore  le  culte  des  idoles.  C'était 
sous  le  règne  de  Constantin,  au  premier  tiers  du  qua- 
trième siècle. 

Sur  la  colline  des  Temples  se  dressait  l'édifice  à 
l'adoration  du  dragon  de  bronze  à  tête  dorée.  Salsa  fut 
conduite  par  les  siens  à  une  fête  païenne,  mais  son 
cœur  était  vibrant  de  révolte  et  d'indignation.  Comme 
la  cérémonie  prenait  fin  dans  l'ivresse  de  tous,  Salsa 
s'approcha  de  l'idole  abhorrée  et  en  brisa  la  tête  qu'elle 
jeta  dans  la  mer.  Elle  avait  ainsi  vengé  son  Dieu; 
cela  ne  suffisait  pas,  elle  voulait  précipiter  dans  les 
flots  l'idole  même,  et  elle  le  fit;  mais  l'idole,  en  tom- 
bant, produisit  un  tel  bruit  que  l'alarme  fut  donnée. 

Salsa  était  prête  à  tous  les  supplices;  sa  jeunesse 
connut  l'emportement  des  lapidations,  la  foule  piétina 


Ibâ  LA   VILLE  BLANCHE 

son  corps.  On  voulut  l'expiation  plus  cruelle  encore, 
Salsa  fut  engloutie  dans  l'onde  afin  qu'elle  fût  à  jamais 
privée  de  sépulture.  Mais  la  mer  maternelle  recueillit 
pieusement  la  vierge,  la  berça  parmi  ses  algues,  puis, 
doucement,  la  poussa  jusqu'au  milieu  du  port. 

Là,  Saturnins,  marin  venant  de  Gaule,  ne  pouvait 
jeter  l'ancre.  Un  songe  lui  révéla  qu'il  ne  le  ferait 
qu'après  avoir  sauvé  le  cadavre  de  la  martyre.  Le 
marin  voulut  demeurer  rebelle  à  ce  céleste  avertisse- 
ment, mais  la  tempête  s'éleva  et  dura  tant  que  Satur- 
nius  n'obéît  à  la  voix  de  son  rêve.  La  mer  redevint 
calme,  il  fut  permis  à  Saturnins  de  jeter  l'ancre,  puis- 
qu'il avait  sauvé  «  du  sein  des  flots  cette  précieuse 
perle  du  Christ  » . 

L'endroit  où  nous  sommes  est  peut-être  celui  d'où 
Salsa  fut  précipitée  dans  l'eau;  le  vieux  port  romain 
où  la  mer  clémente  l'abrita  est  devant  nos  yeux;  c'est 
un  simple  havre  que  protègent  deux  îlots  que  surmon- 
tait un  mur,  et  que  borde  une  côte  escarpée.  Juste  au- 
dessus  est  la  place  où  Salsa  fut  ensevelie  et  aussi  celle 
où  fut  édifiée  la  basilique  dont  les  ruines  portent  encore 
son  nom.  «  C'est  ici  que  repose  la  martyre  Salsa,  tou- 
jours plus  douce  que  le  nectar,  qui  a  mérité  d'habiter 
toujours  au  ciel,  en  pleine  béatitude  »,  déclarait  une 
inscription  en  vers. 

Mais  le  corps  sanctifié  de  la  jeune  vierge  n'y  a  jamais 
été  retrouvé.  Fut-il,  comme  le  plus  vénéré  et  le  plus 
cher  trésor,  emporté  en  Espagne  par  des  Tipasiens 
fuyant  les  persécutions  du  roi  Huméric  ou  bien  les  osse- 
ments en  ont-il  été  dispersés  par  ceux-là  mêmes  qui 
brisèrent  rageusement  son  sarcophage?  Nul  ne  le  saura 
jamais. 

Cette  colline  est  aussi  mystérieuse  que  celle  qui  sup- 


LA   RÉSURRECTION    DE   L'ANTIQUITE        153 

porte,  non  loin,  le  tombeau  de  la  Chrétienne;  de  la 
basilique  de  Sainte-Salsa,  il  demeure  encore  quelques 
ruines  de  murailles,  la  porte  d'entrée  et  les  deux  esca- 
liers voisins  qui  conduisaient  à  des  tribunes,  une 
voûte,  la  mosaïque  de  la  nef,  des  colonnes  et  des  piliers. 

Ces  pierres  sont  sacrées  et  aussi  celles  qui  sont  du 
côté  de  l'ouest,  des  anciens  remparts,  des  tombes,  de 
la  grande  église  avec  son  baptistère  et  sa  piscine,  celles 
encore  de  l'église,  «  travail  glorieux  »  et  «  noble 
ouvrage  »  dont  l'édification  devait  faire  «  vivre  le  nom 
de  l'éveque  Alexandre  triomphant  à  travers  les  siècles  » . 
Malheureusement  nulle  autorité  n'a  arrêté,  nulle  loi 
n'a  puni  les  maudits  profanateurs  qui  en  empor- 
tèrent pour  construire  une  bordure  ou  un  mur  de  leurs 
maisons. 

Mais  un  homme  s'est  dressé  dont  le  geste  fut  rédemp- 
teur. Son  nom  doit  être  louangeusement  cité  :  c'est 
celui  de  M.  Trémeaux.  Si,  entre  autres,  l'amphithéâtre 
et  le  château  d'eau  à  la  colonnade  en  forme  d'hémi- 
cycle, si  des  sarcophages  comme  ceux  des  Époux,  du 
Bon  Pasteur  et  des  Quatre  Saisons,  si  des  moulins  à 
huile,  de  grandes  amphores  et  des  bas-reliefs  ont  été 
préservés,  on  le  doit  à  ses  intelligents  efforts.  Son  parc 
est  un  musée;  ainsi,  notre  tristesse  de  tout  voir  dé- 
vaster a  sa  consolation. 

Nous  nous  attardons  plus  volontiers  sur  la  colline 
des  Temples,  nous  allons  à  son  extrémité;  on  l'a  dallée 
en  forme  de  terrasse  que  bornent  des  fragments  de 
chapiteaux  ou  de  corniches  et  aussi  des  inscriptions  de 
pierre,  des  stèles,  des  sculptures  brisées.  Le  phare  do- 
mine la  pente  abrupte  qui,  rocheuse,  s'engouffre  dans 
la  mer,  et,  tout  près  de  lui,  se  dresse  un  fragment  de 
large  colonne,   ruine  de  marbre  dont  on   a  fait  un 


154  LA  VILLE   BLANCHE 

cadran  solaire  qu'emprisonne  un  entourage  de  me'tal, 
peint  en  noir,  tel  qu'en  un  cimetière. 

Ce  deuil  s'est  sans  doute  imposé  comme  une  chose 
naturelle,  car,  dans  la  beauté  même  du  paysage,  flotte 
et  s'épanouit  l'idée  de  la  mort;  des  fosses  furent,  en 
effet,  jadis,  creusées  dans  le  roc,  les  criques  abritent 
des  tombes  et  la  colline  des  Temples  est  aussi  la  colline 
des  grottes  funéraires.  Jusque  dans  la  mer,  tout  près 
du  port  actuel,  un  monument  en  pierre  de  taille  se 
dresse,  énorme  et  sombre;  les  vagues  ont  dû  ronger 
sa  base,  il  s'incline  comme  s'il  allait  sombrer;  on  l'ap- 
pelle le  Tombeau  penché. 

Sa  masse  se  reflète  dans  la  limpidité  des  flots,  pro- 
j  étant  comme  une  ombre  pensive,  —  la  méditation  du 
séculaire  sépulcre  noir  sur  la  Méditerranée  amoureuse 
et  sereine,  tandis  qu'en  face  de  lui  les  barques  des 
pêcheurs  se  balancent  légèrement  et  que  des  enfants 
aux  jambes  nues  s'amusent  sur  la  plage.  La  sévérité 
de  ce  tombeau  flottant  contraste  avec  la  blancheur  de 
la  maison  de  la  douane  qui  lui  fait  vis-à-vis  de  l'autre 
côté  du  port. 

Cette  maison  gracieuse,  que  Ton  voit  de  très  loin 
sur  la  route,  est  la  plus  riante  tache  d'albâtre  sur 
la  draperie  de  verdure  étendue  sur  la  colline  des 
Temples.  La  petite  douane  et  le  port  minuscule  dans 
cet  encadrement  de  rêve  printanier  et  de  souvenirs 
anciens  :  cela  semble  le  plus  charmant  anachronisme. 
Mais  souvenons-nous  que  Tipasa  eut  jadis  un  com- 
merce prospère;  la  partie  occidentale  de  la  Mitidja, 
sans  doute,  aussi,  la  vallée  orientale  du  GhéHf  trou- 
vèrent en  elle  le  débouché  propice.  Par  ses  commu- 
nications, on  pouvait  atteindre,  dans  l'intérieur  des 
terres,  les  plaines  et  les  hauts  plateaux,  la  grande 


LA  RESURRECTÎOxN   DE   L'ANTIQUITÉ        155 

route  conduisait  par  l'est  à  Alger,  par  l'ouest  à  Cher- 
chell. 

Toutes  les  communications  demeurent  encore.  Bien 
qu'il  nous  ait  semblé,  en  arrivant  ici,  que,  pour  cette 
antique  ville  romaine,  il  n'était  aucun  espoir  de  résur- 
rection et  que  la  mort  triomphait  avec  les  ruines,  si 
le  trafic  allait  reprendre  son  essor  d'autrefois,  si  Tipasa 
allait  se  repeupler,  si  nous  avions  été  mauvais  pro- 
phète f 

Étrange  versatilité  de  l'enthousiasme  aimant  qu'ins- 
pirent ces  lieux  !  Maintenant,  il  nous  paraît  impossible 
que  cette  cité,  que  Rome  rendit  riche  et  qui,  aupara- 
vant, était  un  comptoir  phénicien,  ne  retrouve  pas  sa 
première  splendeur.  Le  pays  qui  l'entoure  n'est-il  pas 
d'une  prodigieuse  fertilité? 


LA    VILLE    FASTUEUSE    D    UN    GRAND    ROI 

C'est  une  position  heureuse  qu'occupe  Cherchell, 
l'antique  Césarée,  qui,  devant  nous,  dresse  sa  porte 
défensive  et  ses  remparts. 

Mais,  avant,  à  notre  gauche,  s'étend  encore  le  cirque 
où  la  vierge  Marcienne  endura  son  martyre.  C'était 
en  305,  sous  le  règne  persécuteur  de  Dioclétien.  Mar- 
cienne était  née  à  Rusuccuru,  aujourd'hui  Tigzirt, 
non  loin  de  Dellys,  à  l'est  d'Alger.  A  l'éclat  de  sa  nais- 
sance, elle  joignait  celui  de  sa  jeunesse  et  de  sa  beauté; 
son  enfance  subit  certainement  l'influence  de  la  com- 
munauté religieuse  dont  Tigzirt  était  le  centre;  Mar- 
cienne, en  renonçant  à  toute  ^oie  terrestre,  se  promit 
à  Dieu. 


1S6  LA   VILLE   BLANCHE 

Désormais,  elle  se  consacra  à  la  prière.  Comme 
elle  vivait  à  Césarée,  elle  entendit  les  rumeurs  de  la 
ville  :  tout  un  peuple  en  liesse  chantait  et  se  pressait 
au  cirque,  où  déjà  retentissaient  les  cris  des  victimes 
qu'on  immolait.  Marcienne  suivit  la  foule,  son  cœur 
s'exaltait  dans  son  indignation. 

Or,  devant  le  cirque,  sans  doute  sur  la  route  où  nous 
sommes,  se  trouvait  une  place  publique,  au  milieu  de 
laquelle  était  une  fontaine  qu'ornait  la  statue  de  la 
déesse  Diane.  La  vue  de  l'idole  païenne  aviva  le  zèle 
chrétien  de  la  jeune  fille  et  Marcienne  frappa  la  déesse 
dont  la  tête  fut  abattue.  Salsa  s'en  prenait  de  même  à 
la  statue  du  dragon  de  bronze  à  tête  dorée  et  la  déca- 
pitait aussi.  Les  idolâtres  avaient  lapidé  Salsa  et  jeté 
son  corps  à  la  mer;  ils  s'emportèrent  de  même  contre 
Marcienne  et  la  traînèrent  devant  le  premier  magistrat. 
Celui-ci  livra  la  jeune  vierge  au  plaisir  des  gladiateurs, 
mais  Dieu  épargna  Marcienne  de  toute  atteinte  hon- 
teuse. Chaque  fois  que  les  gladiateurs  voulaient  s'ap- 
procher d'elle,  un  mur  s'interposait  entre  eux  et  la 
martyre. 

Alors  il  fut  décidé  que  Marcienne  serait  vouée  aux 
bêtes  féroces.  On  l'attacha  à  un  pieu  au  milieu  de 
l'arène,  un  lion  bondit  sur  elle.  Déjà,  ses  pattes  étaient 
sur  la  poitrine  de  la  chaste  victime,  lorsqu'il  eut 
pitié,  dit  la  légende,  et  il  se  retira  sans  lui  faire  aucun 
mal.  Le  peuple,  stupéfait,  demanda  grâce,  mais  des 
juifs,  ayant  à  leur  tête  le  chef  de  la  synagogue,  insis- 
tèrent pour  que  le  châtiment  eût  son  entière  exécution. 

Un  taureau  est  lancé  contre  Marcienne,  la  martyre  a 
le  sein  déchiré  d'un  coup  de  corne.  On  l'éloigné  de 
l'arène,  et,  lorsque  son  sang  a  cessé  de  couler,  on  l'at- 
tache au  pieu  de  nouveau.  Cette  fois,  c'en  est  fait  de 


LA   RESURRECTION   DE   L'ANTIQUITÉ        157 

la  jeune  chrétienne  :  elle  est  la  proie  d'un  léopard. 
L'âme  de  Marcienne  monte  au  ciel,  tandis  qu'un  incen- 
die, au  même  instant,  détruit  la  maison  du  chef  de 
la  synagogue,  maison  qui,  dans  la  suite,  retombe  en 
ruines  chaque  fois  qu'on  veut  la  reconstruire. 

Ce  littoral  méditerranéen  d'Afrique  a  sa  grandeur 
héroïque  dans  l'histoire  de  l'ÉgHse.  Cette  histoire,  en 
ce  lieu  de  souffrance,  s'impose  par  son  seul  souvenir 
au  plus  incrédule  esprit.  Il  semble  que  nous  enten- 
dions les  rumeurs  de  la  foule  païenne;  les  spectateurs 
s'entassent  dans  le  cirque,  ce  qui  se  déroule  effrayam- 
ment  dans  l'arène  sanglante  se  nomme  jeu  public! 
Mais  on  dirait  que  la  terre  elle-même  a  honte  de 
l'ignominie  de  ces  amusements,  elle  appelle  l'effondre- 
ment, le  silence  et  les  ruines. 

Ce  qui  fut  autrefois  la  bruyante  enceinte  où  se  plai- 
sait la  populace  est  maintenant  la  propriété  d'un  pai- 
sible jardinier,  on  y  accède  par  un  court  chemin 
bordé  de  roseaux,  de  grenadiers  et  de  figuiers;  des  tas 
de  fumier  gisent  çà  et  là.  On  a  fait  des  marches  dans 
la  terre,  gravissons-les;  nous  sommes  dans  un  champ 
de  haricots,  entre  les  rangées  desquels  s'élèvent  des 
épis  de  maïs.  Puis,  nous  voici  sur  un  petit  plateau,  au 
centre  duquel,  un  peu  au-dessus  du  sol,  on  voit  un 
fragment  de  colonne. 

Les  gradins  se  sont  presque  tous  écroulés,  il  n'en 
subsiste  plus  que  quelques  pierres  qui  permettent 
encore  de  constater  quelle  était  la  grandeur  de  l'arène. 
Que  les  temps  ont  changé  f  On  ne  fait  aujourd'hui, 
dans  cette  enceinte,  que  du  fourrage  ;  des  oliviers,  des 
grenadiers  y  poussent. également.  Au  milieu  de  l'arène 
est  un  figuier  aux  branchages  épais.  Sainte  Marcienne, 
il  a  remplacé  le  pieu  où  vous  fûtes  attachée.  A  gauche, 


458  LA   VILLE   BLANCHE 

est  une  voûte  assez  basse,  c'est  de  là  qu'on  dut  lancer 
les  bêtes  féroces  sur  la  martyre. 

Mais  l'herbe,  à  présent,  envahit  toutes  les  ruines. 
Entre  les  pierres  qui  demeurent  encore  des  gradins 
détruits,  poussent  également  des  absinthes,  des  aman- 
diers, des  grenadiers,  des  seringas  et  des  figuiers  de 
Barbarie.  Quand  les  arbres  sont  en  fleur,  il  doit  sem- 
bler que  c'est  une  sorte  de  rédemption  de  la  nature, 
en  mémoire  de  la  chaste  chrétienne  qui  mourut  si 
jeune  et  si  belle.  Ce  silence  qui  s'épanouit  dans  le 
délabrement  solennel  de  ce  cirque  est  un  pieux  recueil- 
lement. 

Marcienne,  Marcienne,  votre  pure  image  flotte  dans 
la  limpidité  de  cet  azur!  Ces  montagnes  qui  surplom- 
baient l'arène,  —  l'une,  aujourd'hui,  dont  les  arbres 
aux  troncs  élancés  et  droits  laissent  passer  le  soleil 
entre  eux;  l'autre,  presque  nue,  sur  laquelle  paissent 
des  troupeaux,  —  gardent  encore  on  ne  sait  quelle 
majesté  pensive  :  Marcienne,  c'est  qu'au  temps  où 
régnait  Dioclétien  et  durant  la  dixième  persécution  de 
l'Église,  elles  ont  vu  votre  âme  monter  au  ciel.  Toute 
cette  nature  auguste  est  l'autel  qui  s'érige  en  votre 
honneur;  à  travers  les  siècles,  vous  demeurez  souve- 
raine en  ces  lieux  par  le  droit  de  votre  jeunesse  si  sau- 
vagement immolée,  par  la  conquête  impérissable  de 
votre  martyre. 

Ces  rivages  sont  sacrés  par  toutes  les  religions.  Ce 
Nord  africain,  qui  fut  le  champ  de  bataille  et  de  for- 
tune de  maintes  races  victorieuses,  fut  aussi  celui  des 
épreuves  et  des  gloires  de  tous  les  dieux.  Ici,  c'est  le 
rappel  du  paganisme  agonisant,  en  lutte  avec  le  chris- 
tianisme que  vivifie  le  sang  même  de  ses  martyrs.  Là, 
de  l'autre  côté  de  la  route,  sur  la  hauteur  qui  domine 


LA   RÉSURRECTION   DE   L'ANTIQUITÉ        159 

la  Méditerranée  et  d'où  l'on  voit  le  phare  et  le  port  de 
Cherchell,  c'est  le  souvenir  de  Mahomet  qui  s'érige 
dans  la  blancheur  d'un  marabout  :  celui  de  Sidi- 
Braham-ben-Sidi-Mohammed-el-R'Obrini.  Le  saint  mu- 
sulman, près  de  la  sainte  chrétienne!  Il  faut  dans  ce 
pays  s'accoutumer  à  de  tels  rapprochements  :  l'his- 
toire de  ces  régions  est  une  leçon  de  tolérance. 

Si  le  cirque  où  sainte  Marcienne  endura  son  sup- 
plice n'est  pas  pour  les  fidèles  un  but  de  pèlerinage,  le 
marabout  de  Sidi-Braham  est,  au  contraire,  très  fré- 
quenté. On  y  accède  par  un  chemin  escarpé,  presque 
en  ligne  droite  sur  la  mer.  Un  petit  mur  rectangulaire 
enclôt  le  marabout;  aux  extrémités  se  dressent  deux 
mausolées  carrés  que  des  coupoles  surmontent.  C'est 
là  que,  parmi  les  étendards  aux  couleurs  éclatantes  et 
les  draperies  rouges  et  dorées,  reposent  Sidi-Braham 
et  ses  descendants  ;  sous  les  péristyles  sont  aussi  ense- 
velis des  membres  de  cette  pieuse  famille.  Dans  la 
cour  du  marabout  qu'ombragent  deux  grands  arbres, 
un  puits  et  de  primitifs  fourneaux  de  terre.  Des 
hommes  et  des  femmes  sont  là  qui  dorment  le  long  des 
tombes,  qui  puisent  de  l'eau  ou  font  la  cuisine  :  c'est 
que  ce  marabout,  à  la  porte  toujours  ouverte,  est  le 
temple  hospitalier  et  gratuit  où  les  Arabes  et  les  Mau- 
resques, de  passage,  viennent  séjourner  à  loisir.  On  a, 
en  souriant,  la  sensation,  selon  l'expression  populaire, 
et  sous  la  protection  des  morts,  de  vivre  dans  la  mai- 
son du  bon  Dieu. 

Ne  nous  en  étonnons  pas  :  Sidi-Braham  n'eut-il  pas 
sans  cesse  grand  renom  d'indulgence?  Il  en  donna 
d'irréfutables  témoignages.  Comme,  jeune  taleb,  et 
selon  la  promesse  faite  à  son  père  agonisant,  il  s'était 
rendu  à  Alger  à  la  zaouïa  de  Sidi-Moham^ed-el-Ket- 


UO  LA   VILLE   BLANCHE 

tani  pour  entendre  les  leçons  de  ce  maître  célèbre,  il 
n'y  fut  admis  qu'à  la  condition  de  payer  une  pension. 
Ne  pouvant  s'acquitter  de  cette  dette,  il  consentit 
à  être  vendu  comme  esclave,  dans  la  suite,  par  son 
professeur  même,  à  un  Turc,  qui,  devinant  en  lui  un 
élu  du  Prophète,  le  rendit  à  la  liberté. 

Puis  Sidi-Braham  se  rendit  au  Caire,  pour  étudier 
auprès  d'un  docteur  réputé  dans  tout  l'Islam,  Sidi- 
Mohammed-el-Bakri.  Celui-ci  lui  donna  pour  première 
besogne  d'aller  puiser  de  Teau  et  de  la  distribuer  dans 
les  rues  de  la  ville.  C'était  une  épreuve  qu'accepta, 
sans  murmurer,  le  jeune  taleb;  Sidi-Braham  devint  le 
plus  remarquable  élève  de  Sidi-Mohammed-el-Bakri. 

C'est  alors  qu'il  revint  à  Cherchell  pour  faire  béné- 
ficier ses  coreligionnaires  des  trésors  de  sa  science; 
sa  vie  fut  un  apostolat.  Le  Prophète  l'en  récompensa 
en  lui  donnant  le  pouvoir  d'accomplir  des  miracles. 

Comme  les  maçons  qui  construisaient  sa  zaouïa  se 
plaignaient  d'être  fort  peu  nourris,  Sidi-Braham,  un 
jour  que  les  habitants  de  Cherchell  étaient  venus  voir 
la  demeure  qu'il  faisait  bâtir,  fit  servir  à  ses  ouvriers 
du  pain  et  du  miel  dans  deux  petits  plats.  «  Mangez  à 
votre  faim!  »  leur  déclara-t-il.  Mais  tous,  y  compris 
les  assistants,  estimaient  qu'il  n'y  avait  pas  là  de  quoi 
rassasier  un  homme;  seulement,  comme  les  maçons 
touchaient  au  miel  et  au  pain,  le  pain  et  le  miel  se 
reproduisaient  sur  les  plats,  à  mesure  que  l'on  en  pre- 
nait une  part. 

La  multipUcation  des  pains!  C'est  aussi  le  miracle 
par  lequel  l'élu  d'un  autre  Dieu  —  Jésus  —  s'imposa 
à  ses  disciples,  —  mais  les  mêmes  prodiges  peuvent 
se  renouveler  sans  doute  dans  toutes  les  religions. 

Pourtant  Sidi-Braham  n'était  pas  satisfait.  Il  avait 


LA   RESURRECTION   DE    L'ANTIQUITE        161 

bien  quatre  femmes  clans  son  harem,  dont  Fathma,  si 
pieuse  et  si  pudique,  que,  quoique  atteinte  d'une 
ophtalmie  très  grave,  elle  ne  consentit  jamais,  pour  ne 
pas  enfreindre  ses  principes  religieux,  à  laisser  voir 
son  œil  nu  à  un  oculiste,  malgré  les  instances  de  son 
saint  époux.  Mais  Sidi-Braham  n'avait  pas  d'enfant. 

C'est  alors  que  Lella-Aouda,  célèbre  marabouta, 
devant  visiter  les  villes  sacrées  de  Mekka  et  d'El-Med- 
dina,  passa  par  Cherchell.  Elle  était  âgée  de  vingt-trois 
ans,  sa  beauté  était  «  resplendissante  comme  la  lumière 
du  jour  » .  Ses  joues,  raconte  un  de  ses  biographes, 
étaient  lisses  et  unies  comme  une  surface  d'argent,  ses 
lèvres  carminées  et  humides,  ses  seins  pareils  à  des 
pommeaux  de  pistolet,  sa  taille  élégante  et  flexible 
comme  la  branche  du  jujubier. 

Lella-Aouda  avait  réputation  de  thaumaturge,  de 
sainte  et  de  savante.  Aussi,  quand  elle  se  présenta 
devant  Cherchell,  fièrement  campée  sur  sa  belle  ju- 
ment gris  pommelé,  tout  le  peuple,  en  délire,  l'accueil- 
lit avec  des  cris  de  joie.  Elle  n'était  pas  une  inconnue 
pour  Sidi-Braham  ;  celui-ci  n'avait-il  pas  étudié  chez  le 
père  de  la  jeune  marabouta?  Il  l'avait  remarquée  d'un 
cœur  ému. 

Il  ne  put  donc  s'empêcher,  lorsqu'il  la  revit,  de  lui 
embrasser  très  longuement  la  main.  Il  est  hors  de 
doute  qu'il  adora  la  thaumaturge  au  merveilleux 
visage,  tant  il  est  vrai  qu'un  saint  est  un  pauvre 
homme  comme  les  autres.  Sidi-Braham  aurait  voulu 
retenir  longtemps  auprès  de  lui  Lella-Aouda;  il  ac- 
corda une  somptueuse  hospitahté  à  celle  que  Cher- 
chell fêtait  avec  transport.  Sans  doute  songea-t-il  à 
avoir  d'elle  la  descendance  qu'il  souhaitait,  mais  Lella- 
Aouda   se   contenta   de   lui   prédire  qu'il   deviendrait 

11 


Ifi2  LA   VILLE   BLANCHE 

père  d'une  fille,  grâce  à  la  pieuse  et  pudique  Fathma. 

Et  cela  eut  lieu  ;  Sidi-Braham  donna  à  sa  fille  le  nom 
de  la  célèbre  marabouta.  Son  cœur  était  peut-être 
secrètement  blessé  d'avoir  été  objet  de  dédain  pour 
la  sainte  aux  lèvres  carminées,  à  la  taille  flexible 
comme  la  branche  du  jujubier,  mais  son  plus  cher 
désir  était  rempli  :  il  laissait  une  descendance.  Sidi. 
Braham  vécut  dans  le  bonheur  et  la  bonté  jusqu'à 
l'âge  de  soixante-dix  ans,  il  y  a,  de  cela,  trois  siècles. 

Son  marabout  resplendit  encore  comme  la  lumière 
du  jour,  ainsi  que  resplendissait  la  beauté  de  la  jeune 
savante.  Est-ce  parce  que  nous  savons  la  mémoire  de 
Sidi-Braham  parfumée  par  l'amour  qu'il  ressentit  pour 
Lella-Aouda  aux  joues  unies  comme  une  surface  d'ar- 
gent, que  l'enclos  où  il  repose  avec  les  siens  nous 
semble  si  printanier,  si  gai,  lieu  souriant  que  berce  le 
refrain  de  la  mer? 

Nous  ne  pouvons  nous  défendre  d'un  attendrisse- 
ment ami.  Devant  ces  flots  que  nous  voyons  devisè- 
rent la  thaumaturge  et  son  divin  soupirant;  l'air  qui 
baigna  leur  front  est  celui  qui  baigne  le  nôtre. 

Mais  un  cri  strident  nous  arrache  à  ces  souvenirs  si 
tendres  :  c'est  celui  d'une  locomotive  ;  presque  en  face 
du  marabout  de  Sidi-Braham  est,  en  effet,  la  gare  de 
Gherchell.  Sans  doute,  cette  gare  a  été  édifiée  en  cet 
endroit  pour  les  commodités  des  transactions,  mais 
nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  songer  qu'elle  a 
été  instituée  là  par  la  malice  des  hommes,  pour  que  le 
bruit  de  ses  machines  interdise  aux  rêveurs  de  trop  se 
complaire  à  une  histoire  d'amour. 

En  descendant  du  marabout  de  Sidi-Braham,  de 
l'autre  côté  de  la  route  que  longe  une  allée  de  mûriers, 
voici  le  champ  de  manœuvres  où  paissent  des  trou- 


LA   RÉSURRECTION   DE    L'ANTIQUITÉ        163 

peaux  de  bœufs,  où  s'amusent  de  petits  Arabes,  et,  à 
rextrémité  de  gauche,  les  thermes  de  l'Est,  ou  plutôt 
les  quelques  murs  délabre's  qui  les  rappellent.  Voici 
enfin  la  porte  d'Alger  qui,  dans  l'encadrement  sombre 
de  ses  pierres,  laisse  apercevoir  en  pleine  clarté  d'ar- 
gent la  rue  Gésarée,  la  plus  importante  de  Cherchell, 
et  les  bellombras  massifs  de  la  place  romaine. 

Nous  entrons  dans  Cherchell.  Le  principal  ornement 
de  la  place  romaine  est  sa  fontaine,  en  vérité  unique 
et  bizarre,  dont  la  beauté  est  faite  d'un  amalgame  de 
ruines  colossales.  Sur  cette  place  et  jusqu'à  l'église,  de 
l'autre  côté  de  la  route,  jadis  s'élevait  un  monument, 
peut-être  un  temple,  celui  «  bâti  de  marbre  et  d'al- 
bâtre sur  le  bord  de  la  mer  »  dont,  au  seizième  siècle, 
parlait  Marmol. 

De  ce  monument,  on  a  trouvé  quatre  énormes  têtes 
décoratives,  rejetées  en  arrière,  aux  yeux  relevés  pour 
regarder  dans  le  lointain,  aux  cheveux  abondants  et 
que  fait  flotter  le  vent,  à  la  bouche  entr'ouverte, 
gigantesques  masques  de  trois  jeunes  femmes  et  d'un 
vieillard  qui,  jadis,  devaient  décorer  la  partie  supérieure 
du  temple  et  qui,  aujourd'hui,  se  figent  à  chaque  côté 
de  la  fontaine  contre  le  piher  supportant  des  chapi- 
teaux et  des  vasques  non  moins  antiques. 

Tout  autour  se  dressent  une  colonne,  des  chapi- 
teaux à  feuille  d'acanthe,  des  rinceaux  de  marbre  fine- 
ment ciselés.  A  travers  les  arbres,  aux  ombrages  épais, 
la  mer  infinie  se  découvre.  La  brise  traîne  sa  fraîcheur 
avec  elle  et  aussi  le  parfum  troublant  de  l'algue  et  de 
l'iode.  Cette  place  est  juste  au-dessus  des  flots.  D'an- 
ciennes colonnes  étendues  sur  le  sol  servent  de  bancs 
de  pierre,  des  Arabes  sont  assis  là,  ils  regardent  tour 
à  tour,  devant  eux,  la  Méditerranée  aux  phosphores- 


164  LA   VILLE  BLANCHE 

cences  de  nacre  et,  à  leur  gauche,  le  vieux  fort  turc 
qui  domine  le  port,  le  port  lui-même,  si  exigu  qu'on 
dirait  un  bassin. 

Là,  en  des  temps  imprécis,  vint  atterrir  un  vaisseau 
venant  du  Nil.  Il  avait  pour  lest  la  statue  d'un  roi,  en 
pierre  noire  d'Egypte;  il  laissa  ce  lest  sur  le  rivage,  à 
l'endroit  où  se  trouve  la  rampe  du  port,  la  terre  recou- 
vrit la  statue;  on  l'a  retrouvée  depuis,  elle  s'érige  tout 
près  delà,  au  musée.  Sans  doute,  elle  ne  subsiste  qu'à 
l'état  fragmentaire,  le  bas  du  corps  étant  seul  conservé, 
mais  l'inscription  hiéroglyphique  gravée  sur  le  socle 
nous  enseigne  que- la  pierre  noire  représentait  Thout- 
mosis  I",  roi  de  Thèbes,  quinze  siècles  avant  Jésus- 
Christ,  Thoutmosis  «  le  maître  qui  fait  les  choses, 
le  fds  du  soleil,  donnant,  de  son  flanc,  la  vie  à 
jamais  ». 

Il  sied  que  la  statue  de  celui  à  qui  l'astre  du  jour 
donna  naissance  figure  sur  ces  bords  où  la  clarté  pétrit 
d'incomparables  rayonnements  d'ivoire,  de  pourpre  et 
d'or.  Thoutmosis,  fils  du  soleil,  demeure  ici  dans  la 
lumière,  car  le  musée  où  on  l'a  placé,  avec  son  simple 
rez-de-chaussée,  ses  larges  préaux,  ses  vastes  baies 
s'ouvrant  sur  la  place  romaine  et  sur  la  mer,  brille 
dans  une  apothéose  qu'on  croirait  éternelle.  Tous  les 
marbres  étincellent  pareils  à  des  neiges. 

Gomme  les  salles  toujours  lumineuses  de  ce  musée 
contrastent  avec  les  galeries  froides  et  sépulcrales  de 
tant  d'autres  musées!  Un  sentiment  de  majestueuse 
noblesse  s'épanche  ici  plus  que  partout  ailleurs.  Les 
feux  du  jour  caressent,  à  toute  heure,  des  épaules 
divines,  car  il  n'est,  dans  ce  temple  de  la  beauté,  que  des 
dieux  et  des  déesses,  que  des  bergers  et  des  satyres, 
des  canéphores,  des  femmes  drapées,  tout  un  peuple 


LA  RÉSURRECTION   DE   L'ANTIQUITÉ        165 

admirable  par  l'eurythmie  de  ses  formes,  par  la 
royauté  de  sa  jeunesse,  par  l'ensorcellement  émané  de 
sa  grâce. 

C'est  Apollon,  au  corps  splendide  et  robuste,  Bacchus, 
la  tête  couronnée  de  pampres  et  de  lierre,  Esculape, 
au  visage  méditatif  et  bienveillant,  tel  qu'il  convient 
au  dieu  de  la  médecine.  Hercule  après  sa  victoire  sur 
le  dragon  des  Hespérides;  c'est  Athèna,  debout,  vêtue 
de  la  tunique  dorienne  agrafée  sur  l'épaule  et  portant 
l'égide  qu'orne  la  tête  de  Méduse,  c'est  Diane  chasse- 
resse et  c'est  Vénus  tantôt  nue,  cheveux  flottants,  s'ap- 
puyant  à  une  colonne  où  s'enroule  un  dauphin,  tantôt 
drapée  avec  sa  tunique  légère  qui  dessine  le  corps  et 
son  manteau  que  retient  sa  main  droite. 

Voici  l'hermaphrodite  demi-nu,  assis,  attirant  le 
satyre  emprisonné  entre  ses  jambes,  et  des  adolescents 
aux  corps  nus,  aux  torses  infléchis,  aux  hanches  sail- 
lantes. Voici  des  têtes,  et  parmi  celles-ci,  l'une  cou- 
verte d'un  voile  que  surmonte  le  croissant  de  la  lune, 
celle  d'Isis,  déesse  égyptienne,  l'autre,  aux  cheveux 
en  boucles  sjonétriques,  encadrant  le  visage,  celle 
d'Apollon,  une  troisième,  colossale,  aux  traits  jeunes 
et  réguliers,  celle  du  roi  Juba. 

Ici,  des  stèles  et  des  pilastres,  et  là,  des  sarcophages 
et  des  colonnes.  Sans  doute,  la  plupart  de  ces  sculp- 
tures ne  sont  pas  des  œuvres  originales,  beaucoup  trop 
de  ces  statues  sont  des  copies  d'Alcmène,  des  imita- 
tions de  Gysippe,  semblent  des  reproductions  de  mo- 
dèles sortis  de  l'atelier  de  Phidias  ou  bien  sont  inspi- 
rées de  l'école  d'Argos.  Cet  adolescent,  blessé  au  pied 
par  une  épine  qu'il  essaie  d'arracher,  tandis  qu'il  est 
assis  sur  un  rocher,  couvert  d'une  peau  de  chèvre,  est 
une  adaptation  du  tireur  d'épine  qui  est  au  Capitole,  à 


466  LA  VILLE   BLANCHE 

Rome;  cette  tête  d'Apollon  rappelle  celle  du  sculpteur 
athénien  Calamis. 

Mais  tel  qu'il  est,  ce  musée  a  sa  physionomie  propre 
et  sa  valeur  particulière  :  toutes  ces  œuvres  d'art 
étaient  les  ornements  des  temples,  des  palais,  des 
places,  des  villas  de  cette  ville  élégante  et  raffinée  que 
fut  la  primitive  Cherchell,  sous  la  domination  romaine. 

Elles  sont  les  glorieuses  épaves  d'une  somptueuse 
époque.  Toute  la  terre  de  la  région  en  est  remplie,  le 
moindre  effort  d'un  soc  met  au  jour  le  torse  d'une 
déesse  ou  le  buste  d'un  dieu. 

Un  cultivateur  maltais,  en  piochant  son  champ, 
découvrit  la  statue  d'un  jeune  berger.  De  riches  musées 
lui  en  offrirent  de  fortes  sommes;  il  était  pauvre,  mais 
à  la  tentation  et  au  plaisir  de  la  fortune,  il  préféra  la 
contemplation  continuelle  du  marbre  qu'il  avait  arraché 
à  la  nuit  de  la  terre.  Il  en  fit  don  à  Cherchell  à  condi- 
tion que  celle-ci  la  conserverait  toujours. 

La  statue  du  jeune  berger  fut  placée  au  musée,  dans 
la  salle  Waille,  en  face  de  la  première  grille  qui  borde 
la  place.  Ainsi,  à  chaque  instant,  le  cultivateur  maltais, 
à  l'àme  sentimentale,  éprise  de  la  pureté  des  lignes, 
pouvait  aller  vers  elle,  dans  un  décor  propice,  comme 
à  un  pèlerinage  d'admiration  et  de  beauté  ;  jamais  culte 
ne  fut  plus  sincère,  à  ce  point  désintéressé. 

Nous  comprenons  l'amour  de  ce  pauvre  paysan 
pour  son  berger  de  marbre.  Jamais  adolescent  n'eut 
corps  plus  harmonieux.  Debout,  portant  seulement  sur 
l'épaule  gauche  une  peau  de  panthère  et  s'appuyant  à 
un  tronc  d'arbre  auquel  sont  suspendus  le  bâton  pas- 
toral et  la  flûte  de  Pan,  il  se  montre  dans  sa  nudité 
triomphante  et  sereine. 

Une  de  ses  hanèhes  apparaît  dans  l'impeccable  con- 


La  RESURRECTION   DE  L'ANTIQUITÉ        ifi7 

tour  qu'exige  sa  pose  appuyée  au  tronc  de  l'arbre,  tandis 
que  l'autre  s'efface  comme  pour  mieux  laisser  deviner 
la  souplesse  de  la  taille.  Jamais  jambes  ne  furent  plus 
fines;  l'une  est  repliée  sur  l'autre  dans  un  mouvement 
où  excelle  la  cadence  des  lignes  et  la  légèreté  de  la  jeu- 
nesse. Nulle  tête  sur  les  épaules,  comme  si  la  beauté  de 
ces  dernières  et  aussi  celle  du  torse  et  des  cuisses  suffi- 
saient à  Féblouissement  des  yeux  qui  les  contemplent. 
C'est  l'immortel  poème  d'une  grâce  adolescente. 

Quel  impeccable  éphèbe  a  servi  de  modèle  à  l'artiste? 
Praxitèle  n'eût  pas  désavoué  cette  œuvre,  il  eût  aimé 
cette  statue  de  marbre  pour  la  magnificence  de  son 
attrait  et  le  charme  un  peu  troublant  de  sa  gracilité.  Le 
musée  de  Gherchell,  n'eût-il,  pour  toute  richesse,  que 
le  don  que  lui  fit  un  pauvre  cultivateur  maltais,  serait 
encore  parmi  les  plus  heureux  et  les  plus  fortunés. 

Non  loin,  c'est  l'église  bâtie  avec  des  pierres  et  des 
colonnes  romaines,  au  fronton  inachevé  et  nu,  au 
chœur  ornementé  d'antiques  mosaïques  ;  c'est  le  théâtre 
romain,  placé  au  flanc  de  la  colline  et  d'où  les  specta- 
teurs pouvaient  voir  à  leurs  pieds  leur  ville  se  déta- 
chant sur  l'horizon  marin;  la  caserne  des  tirailleurs, 
bâtie  sur  de  vastes  citernes,  chacune  Ionique  de  vingt 
mètres  et  qui,  jadis,  alimentaient  la  ville  d'eau;  c'est 
l'ancienne  mosquée,  aujourd'hui  l'hôpital  militaire,  et  la 
mosquée  neuve,  dans  la  pittoresque  rue  Sidi-Abdallah. 

C'est  enfin  les  thermes  de  l'Ouest,  d'où  l'on  voit  tout 
le  golfe,  jusqu'à  Ténès,  et  qui  ont,  dans  leurs  dimen- 
sions, une  telle  magnificence  que  les  naturels  du  pays 
les  appellent  naïvement  le  palais  de  Juba.  De  fait,  ces 
thermes  devaient  avoir  un  royal  aspect  si  l'on  en  juge 
par  la  salle  principale  aux  dalles  d'onyx  que  veinent 
des  hgnes  jaunes,  blanches  et  brunes,  par  les  fra^- 


168  LA   VILLE   BLANCHE 

ments  des  quatre  colonnes  de  granit  supportant  le 
toit,  par  les  piscines  pavées  de  mosaïques  et  plaquées 
de  marbre,  les  vestibules,  les  couloirs  et  les  sous-sols. 

Une  partie  de  ces  thermes  a  été  recouverte  à  l'est  par 
la  manutention  et,  au  sud,  par  la  prison  civile.  C'est 
la  même  impudence  qui  a  poussé  à  se  servir  des  ruines 
du  théâtre  romain  de  Cherchell  pour  construire  une 
caserne  et  de  celles  du  théâtre  romain  de  Tipasa  pour 
édifier  l'hôpital  militaire  de  Marengo.  Comme  on  a  gas- 
pillé d'admirables  choses  !  Les  pierres  sont  aussi  de  la 
vie,  elles  sont  des  aïeules  rappelant  le  passé. 

Mais  il  reste  à  Cherchell  la  plus  réconfortante  con- 
solation. Les  deux  tiers  de  l'emplacement  qu'occupa 
l'antique  Césarée  sont  encore  vierges  de  fouilles.  Ah! 
l'œuvre  rédemptrice  et  glorieuse,  les  secrets  arrachés 
aux  remuements  des  terres,  notre  plus  grande  connais- 
sance de  nous-mêmes  aux  souvenirs  reconstitués  des 
temps  anciens  ! 

Rappelons-nous  :  c'est  ici  que  Juba  II,  Romain  par  sa 
jeunesse  écoulée  dans  la  maison  d'Octave,  et  Grec  par 
la  culture  de  son  esprit,  dispensa  son  opulent  amour 
des  statues,  des  palais  et  des  temples,  et  que  Cléopàtre 
Séléné  étala  son  faste  de  princesse  égyptienne;  c'est 
ici  que  naquit  l'empereur  Septime  Sévère,  —  l'Afrique 
donnait  ainsi  un  maître  à  Rome;  c'est  ici  que  les  mo- 
saïstes, les  peintres  décorateurs,  les  sculpteurs,  les 
architectes,  vinrent  comme  dans  leur  patrie  d'élection 
et  que  toutes  les  suprêmes  divinités  :  Baal,  dieu  des 
dieux  puniques,  Mithra,  dieu-soleil  des  Perses,  Cybèle, 
mère  des  dieux,  Isis,  Sérapis,  Jéhovah,  Jésus,  Mahomet 
ont  voulu  avoir  leurs  statues  ou  leurs  temples. 

Sidi-Ahmed-ben-Youcef,  Maure  andalou  chassé  d'Es- 
pagne vers  la  fm  du  quinzième  siècle  de  notre  ère 


LA   RESURRECTION   DE   L'ANTIQUITÉ        169 

et  marabout  au    cœur  rempli  de   dépit,   a  eu  beau 
écrire  : 

Vilaine  ville  de  Cherchell, 
Si  tes  mes  sont  grandes 
Et  tes  marchés  spacieux, 
Tu  es  peuplée,  en  revanche, 
De  gens  avares  et  sordides. 
Le  voyageur  qui  n'est  ni  marin  ni  forgeron 
N'a  rien  de  mieux  à  faire  que  de  s'éloigner  de  tes  murs. 

Nul  ne  le  croit.  Sidi-Ahmed-ben-Youcef  ne  fut  qu'un 
épigrammatiste  se  vengeant  de  n'avoir  pas  obtenu  tous 
les  dons  qu'il  désirait.  Cherchell  fut  la  ville  de  gloire,  de 
prodigalités,  de  bien-être  matériel  et  moral,  attirant 
tous  les  étrangers  de  marque,  elle  peut  redevenir  la 
cité  splendide. 

Qu'on  mette  au  jour  les  trésors  que  renferme  son 
sein!  Tous  les  archéologues,  tous  les  savants,  tous 
les  artistes,  tous  les  touristes  viendront  baiser  son  sol 
sacré.  N'est-elle  pas  déjà  la  ville  adorable  par  ses  mar- 
bres, par  la  fraîcheur  de  son  rivage,  Tensoleillement 
de  son  plateau,  la  gaîté  de  ses  rues  et  le  sourire  de 
sa  campagne? 

En  allant  vers  cette  dernière,  par  la  porte  de  Mi- 
liana,  dans  un  sentier  bordé  d'aloès  et  de  cyprès,  c'est 
encore  un  cirque  antique  que  l'on  rencontre  :  les 
courses  de  char  avaient  lieu  dans  ce  décor  superbe. 


VERS   UN   PLATEAU   D   AIR   PUR 

C'est  la  route  vers  Ténès,  par  le  bord  de  la  mer,  et  il 
n'est  pas  de  parcours  plus  pittoresque.   Toutes  les 


no  LA   VILLE  BLANCHE 

ondulations  de  la  terre,  capricieusement,  se  concentrent 
sur  ce  chemin  tracé  sur  Textrème  littoral.  Notre  auto- 
mobile grimpe  sur  des  monts  élevés  dont  la  mer  vient 
mordre  les  pieds  avec  une  séculaire  patience  et  un 
bruissement  léger;  nous  sommes  emportés  vers  des 
îiauteurs  qui  semblent  vouloir  atteindre  le  ciel  même. 

Notre  ascension  s'accompagne  du  murmure  et  du 
parfum  des  flots,  nous  contournons  les  monts  pour 
atteindre  leurs  pics  et  c'est  comme  un  vertige  qui  nous 
pousse,  toujours  plus  haut,  comme  si  nous  avions  hâte 
d'atteindre  enfin  la  halte  bénie  où  se  borne,  à  jamais, 
la  route  commencée. 

La  pente  de  la  montagne  forme  le  plus  effrayant  des 
précipices  et  les  vagues  semblent  bruire  maintenant  de 
mille  voix  rauques  et  sourdes,  de  ces  appels  étouffés  et 
funèbres  que  l'on  entend  au  fond  des  gouffres.  Nous 
ne  voulons  pas  voir  le  précipice,  nous  regardons  le 
ciel  bleu,  immuable,  indifférent  à  notre  égarement. 
Mais,  en  même  temps,  ce  ciel  a  une  telle  sereine  assu- 
rance que  de  son  impassibilité  même  se  dégage  nous 
ne  savons  quel  réconfort  qui  nous  anime  d'audace  et 
d'un  nouvel  entrain. 

Qu'importe  que  l'abîme  soit  au  bord  du  chemin  et 
que  la  mer  étende  au  pied  de  la  montagne  comme  un 
linceul  ouvert  déjà  à  tout  ensevelissement!  Notre  auto- 
mobile nous  emporte  plus  haut,  toujours  plus  haut, 
dans  le  frisson  des  brusques  virages,  dans  Tivresse  du 
danger  affronté  à  chaque  instant: 

Mais  voici  que,  le  dos  de  la  montagne  contourné, 
nous  sommes  entraînés  maintenant  dans  sa  rapide  des- 
cente et  c'est  léblouissement  d'un  vertige  nouveau,  la 
sensation  de  la  chute  de  l'automobile  sur  les  rochers  et 
dans  la  mer. 


LA  RÉSURRECTIOxN   DE   L'ANTIQUITÉ        171 

Et  le  ciel  que  nous  quittons  demeure  aussi  calme, 
aussi  étranger  à  notre  adieu  qu'à  la  joie  que  nous 
avions  à  nous  élever  vers  lui  !  Dans  ce  décor  immense 
de  la  nature,  nous  sommes  de  pauvres  mortels  aux 
forces  dérisoires.  Quoi!  nous  avions  l'orgueil  de  l'as- 
cension et  voici  qu'une  pente  nous  fait  aller  toujours 
plus  bas  !  Ce  ravin  qui  glisse  vers  la  mer  est  la  seule 
route  qui  s'offre  à  nous  et  la  mer,  nous  l'avons  enten- 
due, a  des  voix  rauques  et  sourdes,  des  appels  étouffés 
et  funèbres,  elle  a,  nous  l'avons  vu,  un  linceul  entr'ou- 
vert.  Le  soleil  éclaire  tout  l'infini,  il  semble  que  nous 
descendions  vers  la  mort,  dans  la  lumière. 

Mais  comme  notre  esprit  tendu  s'était,  dans  la  lon- 
gueur sinueuse  de  ce  parcours,  alarmé  de  vaines  an- 
goisses et  de  folles  chimères  t  Nous  sommes  au  pied 
de  la  montagne,  au  bord  des  flots,  et  toute  chose  est 
si  douce,  si  fraternelle,  que  ce  qui  nous  avait  paru  un 
précipice  est  le  lit  d'une  rivière,  charmant  par  le  sable 
doré  et  les  rochers  d'argent,  que  borde  l'enchantement 
des  lauriers-roses. 

Seulement,  la  route  est  à  ce  point  serpentine  qu'elle 
semble,  à  chaque  instant,  s'ouvrir  sur  le  vide,  qu'aucune 
course  en  auto  n'est  possible  sur  ce  parcours 'et  que 
le  chemin,  agréable  d'abord,  fatigue  et  surexcite,  se 
fait  impitoyable  et  interminable  à  la  fois,  par  la  me- 
nace de  ses  périls,  l'attention  incessante  qu'il  exige,  la 
lenteur  qu'il  impose. 

Bizarrerie  du  cœur  humain,  voici  que  la  route  va 
finir  et  que,  déjà,  nous  la  regrettons  pour  l'attrait  de 
ses  chimériques  angoisses,  pour  toutes  les  beautés 
qu'avec  une  richesse  de  plus  en  plus  accumulée,  elle 
étala  devant  nos  yeux. 

Nous  ayions  quitté  Cherchell  avant  le  lever  de  l'au- 


172  LA   VILLE  BLANCHE 

rore.  Les  ténèbres  s'amincissaient  déjà,  la  campagne 
avait  la  fraîcheur  de  la  rosée  dont  les  gouttes  scintil- 
laient en  palpitant  au  bord  des  feuilles.  La  lune  balan- 
çait son  croissant  d'or  pâle  dans  le  ciel  grisonnant  et 
semblait  descendre,  une  à  une,  les  marches  de  l'azur; 
elle  allait,  grêle  de  plus  en  plus,  s'évanouir  derrière 
Ténès.  Les  montagnes  avaient  des  couleurs  dures  et 
sombres  et  la  mer  semblait  un  couvercle  de  plomb 
posé  sur  les  profondeurs  d'un  immense  tombeau. 

Mais  tout,  jusqu'au  silence  solennel  de  la  nature, 
faisait  pressentir  le  plus  divin  miracle,  la  terre  avait 
le  sublime  frissonnement  des  choses  en  gestation.  Des 
teintes  roses  parcouraient  l'infini,  les  nuages  étaient 
comme  des  flocons  moirés  de  pourpre  suspendus  dans 
le  ciel.  L'aube  posait  ses  baisers  flamboyants  sur  les 
sommets  des  monts  et  les  teintes  de  ces  derniers  s'at- 
tendrissaient et  revêtaient,  au  loin,  des  nuances 
bleuâtres,  l'aurore  palpitait  comme  une  chair  délicate 
et  vermeille. 

Les  villages,  entrevus  le  long  de  la  route,  ouvraient 
leurs  fenêtres  au  jour  naissant  et  déjà  les  vitres  étin- 
celaient  comme  du  mica.  Plus  nous  nous  élevions  sur 
les  hauteurs  des  monts,  plus  le  ciel,  d'un  bleu  d'abord 
d'argent,  avait  des  tons  de  pur  saphir;  la  poussière 
d'or  du  soleil  se  mêlait  à  la  poussière  blanche  de  la 
route.  Mais  le  matin  ne  pouvait  exercer  complètement 
les  bienfaits  de  sa  victoire,  il  ne  parvenait  pas  à  péné- 
trer le  brouillard  qui  montait  de  la  mer  et  s'accrochait, 
au-dessous  de  nous,  au  flanc  de  la  montagne. 

Cette  vapeur  épaisse  formait  des  étoupes,  couleur  de 
cendre,  et  les  parsemait  jusqu'au  fond  de  l'horizon. 
C'était  un  étrange  spectacle  que  cette  brume  disputant 
au  soleil  la  moitié  de  l'étendue.  Son  royaume  était  sur 


LA   RESURRECTION   DE   L'ANTIQUITE        173 

Tonde;  parfois,  le  brouillard  devenait  tellement  opaque, 
qu'on  aurait  dit  qu'il  écrasait  la  mer,  et  stagnant  lour- 
dement, dérobait  à  nos  yeux  jusqu'au  bord  de  la  route 
qui  dévalait  en  pente  vers  la  Méditerranée. 

Quand  notre  automobile  descendait  la  montagne, 
avec  quelle  hâte  il  s'appesantissait  sur  nos  épaules, 
encerclant  toute  vue  autour  de  nous,  s'efïorçant  de 
faire  de  nous  le  prisonnier  de  ses  voiles  humides; 
mais,  dans  son  élan  libérateur,  notre  machine  grim- 
pait vers  la  lumière,  nous  laissions  le  brouillard  bien 
au-dessous  de  nous. 

Il  baissait  de  plus  en  plus,  la  mer  qu'il  avait  voulu 
écraser  se  laissait  pénétrer  par  lui,  l'aspirait,  le  buvait 
lentement,  c'en  était  fait  de  lui.  Maintenant,  le  ciel 
arrondissait  sa  coupole  au-dessus  des  flots,  sa  courbe 
descendait  tout  là-bas  sur  la  Méditerranée  et  le  ciel  et 
la  mer  se  confondaient  dans  le  même  embrasement. 
Le  soleil  avait  étendu  sa  conquête  jusqu'aux  confins  de 
l'horizon. 

Tout  se  purifiait  dans  son  éclat,  les  sables  blonds 
étincelaient  autant  que  la  blancheur  des  vagues 
et  les  gemmes  de  la  mer.  Nous  allions  dans  la  suavité 
de  ce  matin  tranquille.  C'était  seulement  à  cause  de 
l'aube  hésitante  et  du  brouillard  que  la  périlleuse  route 
avait  paru  plus  angoissante,  et  cette  route,  à  présent, 
nous  l'aimons  pour  toutes  les  sensations  qu'elle  suscita 
en  nous.  Quel  automobiliste  fervent  ne  voudra  par- 
courir ses  promontoires  rocheux,  ses  ravins  de  lauriers- 
roses  et  de  broussailles,  ses  escarpements  arides  et  les 
allées  tracées  en  bordure  des  plages? 

Les  dures  sinuosités  des  rampes  mènent  à  des  som- 
mets et  c'est  en  même  temps  le  déroulement  des  plus 
splendides  panoramas.  Qui  n'a  pas  fait  le  parcours  en 


174  LA   VILLE   BLANCHE 

corniche  qui  de  Gherchell  mène  à  Ténès,  n'a  pas  res- 
senti rémotioii  du  voyageur  qui  mêle,  dans  l'extase 
d'un  même  amour  et  l'éblouissement  d'un  même 
regard,  la  mer  et  la  montagne  t 

Nous  avons  eu  cette  émotion  et,  chemin  faisant, 
nous  avons  vu  les  beaux  villages  :  la  Fontaine  du 
Génie  avec  sa  grande  place  ombragée  et  sa  colonne, 
«  colonne  tirée  par  les  Romains  des  carrières  de  la 
montagne  de  granit,  extraite  du  sol  où  elle  était  enfouie 
et  érigée  sur  la  place  de  la  Fontaine  du  Génie  en  dé- 
cembre 1883,  sous  le  patronage  de  M.  Tirman,  gou- 
verneur général  de  l'Algérie  » ,  ainsi  que  nous  l'apprend 
une  inscription:  Gouraya,  avec  son  infirmerie  indi- 
gène, ses  écoles  et  sa  poste  au  style  mauresque;  Ville- 
bourg  avec  les  mines  de  fer  de  Sarat  et  les  wagonnets 
aériens  qui  vont  de  la  montagne  au  débarcadère; 
Diipleix,  et  puis,  le  centre  des  Beni-Haoua. 

Nous  avons  aussi  parcouru  des  mamelons  surchargés 
de  vignes  ou  de  pins.  Les  vignes  et  les  pins  s'écroulent, 
tour  à  tour,  en  cascades  épaisses  jusqu'à  la  mer.  Il  y 
a  des  vignes  plantées  dans  le  sable,  si  près  de  l'onde 
que  les  feuilles  et  les  flots  semblent  mêler  leurs  cou- 
leurs. Des  parfums  inconnus  flottent  dans  l'air  : 
quelles  essences  font  leur  douceur  exquise?  Ce  sont 
les  pins  de  la  Méditerranée  qui,  pour  notre  ivresse, 
ont  fondu  leurs  arômes  t 

Nous  avons  longé  des  baies  dormantes  et  fraîches 
comme  celle  des  Souhalia  et  traversé  des  oueds  fleuris 
de  lauriers-roses  :  Messelmoun,  au  tournant  dangereux, 
Melah,  à  la  descente  raide,  Harb,  aux  pentes  sinueuses, 
Damous,  à  la  route  neuve,  Yacoub,  près  d'une  belle 
cascade,  Goussine,  d'où  l'on  voit  le  cap  Ténès. 

Ce  cap  forme  un  massif  pittoresque.  Son  sommet  se 


LA   RÉSURRECTION   DE   L'ANTIQUITÉ        175 

dresse  ainsi  qu'une  crête.  Le  terrain  accidenté  s'allonge 
et  se  courbe  comme  un  dos  arrondi  puis  descend  en 
pente,  s'allonge  encore  et  semble  enfin  se  replier  sur 
lui-même  pour  entrer  victorieusement  dans  la  mer 
comme  un  haut  éperon. 

Nous  contournons  le  mont  d'où  naît  ce  cap,  ce  ne 
sont  que  des  pins  autour  de  nous,  il  en  est  des  forêts. 
Mais  la  route  se  transforme  en  une  longue  et  char- 
mante avenue  et  des  eucalyptus  aux  troncs  élancés  se 
rejoignent  dans  l'air  et  forment  une  voûte  très  ombra- 
gée. La  mer  que  nous  avions  quittée  reparaît  au  bout 
de  l'avenue,  la  mer,  merveilleuse  comme  une  immense 
turquoise,  la  mer  souriante,  dont  la  présence  est  indis- 
pensable à  ce  décor,  la  Méditerranée  aimée  par-dessus 
tout  et  toujours  contemplée  comme  pour  la  première 
fois. 

Voici,  bien  avant  d'arriver  dans  la  ville  même  qui 
est  juchée  sur  une  hauteur  voisine,  le  phare  et  le  port 
de  Ténès.  Le  port,  aux  jetées  parallèles,  est  dans  une 
anse,  c'est  le  seul  abri  qu'offre  toute  cette  côte,  et, 
chose  curieuse,  il  est  séparé  de  Ténès  par  un  oued  aux 
eaux  assez  abondantes,  l'oued  Hallala. 

Nous  traversons  le  pont  de  cette  rivière  et,  pour 
atteindre  le  plateau  rocheux  sur  lequel  est  bâti  Ténès, 
il  nous  faut  gravir  une  rampe  que  bordent  des  oliviers 
et  des  aloès,  puis  franchir  les  remparts.  Nous  sommes 
dans  la  cité  que  les  Phéniciens  peuplèrent  d'abord  et 
dont,  ensuite,  Rome  fit  une  colonie  de  vétérans. 

De  l'antique  Cartennas  que  fut  Ténès,  plus  rien  ne 
subsiste,  si  ce  n'est  des  citernes  éparses  dans  la  ville 
et  ce  que  l'on  peut  voir  dans  le  jardin  du  Cercle  des 
officiers  :  quatre  grosses  amphores  où  l'on  a  planté 
des  aloès,  un  mortier,  une  pierre  avec  inscription,  des 


476  LÀ   VILLE   BLANCHE 

fragments  de  colonnes  et  la  belle  dalle  en  mosaïque- 
au  bas  de  laquelle  sont  les  dessins  fort  bien  conservés 
de  poissons  symboliques.  Nous  nous  attardons  à  ce 
Cercle  des  officiers,  dans  la  salle  de  billard  et  dans  la 
bibliothèque,  puis,  sous  la  tonnelle;  l'emplacement 
qu'il  occupe  est  délicieux,  il  est  le  long  du  rempart 
qui  fait  face  à  la  mer. 

La  Méditerranée  semble  un  immense  encensoir  d'où 
s'exhalent  des  parfums  et  des  fraîcheurs,  l'âme  se 
retrempe  au  souffle  de  la  brise,  dans  la  fuite  des  heures 
et  le  bercement  d'un  rêve  encore  plus  léger  que  ses 
nuages,  pareils  à  des  mousses  blanches,  s'accrochant 
au  velours  bleu  du  ciel.  Les  flots,  contre  les  galets,  ont 
un  bruit  argentin,  ils  balancent  de  frêles  embarcations 
avec  des  mouvements  si  doux  qu'on  dirait  les  barques 
assoupies. 

Le  spectacle  est  toujours  le  même.  D'où  vient  qu'il 
n'est  pas  monotone?  C'est  que  la  mer,  à  la  surface 
unie,  a  pourtant  mille  visages  divers,  les  yeux  qui  la 
contemplent  sont  à  jamais  distraits  :  la  Méditerranée 
n'est-elle  pas  une  grande  et  belle  amie? 

Sur  la  plage,  au  bas  de  ce  rempart,  sont  les  maisons 
des  pêcheurs  :  c'est  l'endroit  appelé  la  Marine.  Lorsque, 
le  pont  de  l'Oued-Hallala  étant  élargi,  la  Marine  sera 
reliée  au  port  qui  est  non  loin  de  là,  par  un  boulevard 
front-de-mer,  —  il  en  est  question,  —  ce  littoral  sera 
des  plus  charmants. 

Il  faut  que  les  Ténésiens  aient  foi  dans  l'avenir  de 
leur  cité.  Nous  avons  été  émus  par  la  pauvreté  de  cer- 
taines de  leurs  rues  et  de  bien  des  carrefours  à  l'aspect 
désolé  :  l'herbe  seule  est  souveraine,  et  souvent  on  dirait 
une  ville  que  les  dieux  abandonnent. 

Qui  veut  voir  la  plus  primitive  église  du  monde  n'a 


LA   RESURRECTION    DE   L'ANTIQUITÉ        177 

qu'à  venir  ici.  L'église,  où  tout,  jusqu'aux  quatre  murs 
blanchis  à  la  chaux,  est  en  planches,  a  un  aspect  pro- 
visoire ;  pourtant,  il  semble  qu'il  n'y  ait  pour  elle  aucune 
espérance  de  reconstruction,  car  on  s'est  efforcé  de 
l'embellir  de  lustres  aux  bougies  électriques,  de  statues 
en  plâtre. 

Un  autel  consacré  à  la  Vierge  a  des  guirlandes  et  des 
bouquets  de  roses  en  papier;  le  chemin  de  la  croix 
se  compose  d'images  coloriées  au  rabais  et  la  corde 
de  la  cloche  est  auprès  de  la  porte  comme  si,  aux  ins- 
tants qui  précèdent  l'office,  elle  s'offrait  au  zèle  gra- 
tuit d'un  croyant  dévoué.  Mais  la  fenêtre  qui  est  der- 
rière le  maître-autel  a  des  carreaux  jaunes  et  rouges, 
le  soleil  l'inonde  de  ses  rayons  et  c'est  un  étincelant 
vitrail.  La  lumière  du  jour  est  la  seule  richesse  de 
cette  église,  comme  de  la  ville  elle-même. 

Dans  cet  azur  de  jeunesse  éternelle  et  sous  ce  ciel 
qui  sourit  à  toute  heure,  on  ne  peut  avoir  aucune 
pensée  mélancolique,  et  c'est  comme  une  promesse  de 
prospérité  que  ce  coquet  hôtel  de  ville  aux  bougain- 
villiers  grimpant  le  long  des  grilles,  que  les  bâtiments, 
neufs,  au  style  mauresque,  de  la  commune  mixte. 

L'antique  Cartennas  a  tous  les  dons  de  la  nature 
pour  devenir  une  station  à  la  fois  hivernale  par  la 
tiédeur  de  son  soleil  et  estivale  par  les  fraîches  ca- 
resses de  sa  brise  marine.  Son  allée  principale,  la  rue 
de  la  Colonie,  est  toute  bordée  d'eucalyptus,  de  mar- 
ronniers, de  poivriers.  Un  jour  viendra  où  elle  sera 
peuplée  de  voyageurs  et  de  touristes,  où  s'animeront 
ses  trois  places  publiques. 

Cette  ville  qui  se  dresse  sur  un  plateau  d'air  pur, 
avec  sa  gare  éloignée  de  ses  remparts,  son  port  dis- 
tant de  1  800  mètres,  nous  l'entrevoyons  déjà,  dans 

13 


i78  LA   VILLE   BLANCHE 

notre  amour  pour  elle,  heureuse  et  gaie,  tout  odorante 
et  surchargée  de  fleurs.  La  rose  que  nous  cueillîmes 
dans  le  jardin  de  la  commune-mixte,  vivante  sur  sa 
tige  élancée,  enivrante  par  son  parfum  et  royale  par 
ses  couleurs,  épanouie  comme  le  ciel  et  la  mer,  n'est- 
elle  pas  un  symbole? 

Comme  curiosité,  sur  un  plateau  voisin,  au  pied 
duquel  coule  l'oued  Hallala,  s'érige  le  vieux  Ténès,  la 
ville  primitive  indigène,  où  nul  Européen  n'habite. 

L'étrangeté  des  villages  arabes,  tels  que  le  vieux 
Ténès,  est  que  les  rues  sont  si  étroites  et  les  maisons 
à  ce  point  agglomérées  qu'elles  forment  comme  un 
seul  bloc  de  chaux  posé  sur  un  coin  de  verdure.  Il 
semble  qu'on  ne  peut  s'y  mouvoir,  mais  les  maisons 
très  basses,  sans  étages,  font  les  rues  fort  claires,  comme 
spacieuses;  des  gamins  courent  le  long  des  chemins  en 
pente,  des  petites  fdles  vont  gravement  chercher  de  l'eau 
aux  fontaines  publiques  ou  font  rentrer  leurs  chèvres. 

Dans  ces  rues,  aux  maisons  sans  fenêtres,  il  semble 
que  circule  un  mystère  très  vieux,  on  n'y  sent  aucune 
vie;  et,  cette  vie-là,  pourtant,  on  la  devine  derrière  ces 
murs  énigmatiques  et  ces  portes  cadenassées.  Cela 
tient  à  la  claustration  des  femmes,  mais,  ce  mystère, 
s'il  avait  quelque  chose  d'affligeant  ou  de  funèbre, 
comme  il  serait  vite  dissipé  par  l'éclat  du  jour  I  Le  soleil 
est  si  clair  qu'il  rajeunit  jusqu'aux  murailles  en  ruines. 

Vieux-Ténès,  qui  date  de  875,  conserve  encore  des 
fragments  de  remparts  barbares.  A  l'entrée  du  village 
que  marque,  de  chaque  côté,  un  canon  planté  droit  et 
parallèle  à  une  colonne,  se  trouve,  à  gauche,  une  tour, 
dont  la  construction  est  antérieure  à  la  domination 
turque.  Elle  servait,  ainsi  que  les  petits  forts  situés  aux 
quatre  extrémités  du  village  et  dont  on  aperçoit  encore 


LA   RÉSURRECTION   DE   L'ANTIQUITÉ        179 

les  ruines,  à  la  défense  du  vieux  Ténès.  Cette  tour  sert 
aujourd'hui  de  passage  aux  habitants,  ses  ouvertures 
sont  en  forme  de  voûte  et  rinte'rieur  s'élève,  du  sol, 
en  forme  de  coupole;  les  dentelures  de  la  principale 
façade  apparaissent  bien  conservées  dans  leur  ogive. 

L'entrée  du  village,  resserrée  par  des  maisons,  s'élar- 
git en  place  publique;  à  gauche,  une  fontaine,  un  mo- 
nument :  celui  où  est  enterrée  la  marabouta  Lalla-Ziza. 
Nous  gravissons  la  rue  de  droite  où  s'élèvent  une  petite 
mosquée,  le  marabout  de  Sidi-Bel-Abbès  et  quelques 
tombes  abandonnées,  nous  sommes  maintenant  sur  le 
point  culminant  du  village,  à  la  mosquée  de  Sidi- 
Ahmed-Boumaza. 

Cette  mosquée  est  claire,  spacieuse,  avec  ses  quarante 
colonnes;  à  gauche,  en  entrant,  le  tombeau  de  Sidi- 
Ahmed-Boumaza,  et,  proche,  celui  de  sa  femm'fe,  et  sur 
ce  même  côté,  une  porte  donnant  sur  le  jardin.  Oh! 
l'étrange  jardin  où,  parmi  les  verts  et  rouges  géra- 
niums, sont  des  tombes  comme  celle  du  marabout  Sidi- 
Mohammed-ben-Chérif  et  d'où  se  découvre  la  plus  belle 
vue  sur  le  village  indigène,  sur  Ténès  et  sur  la  mer! 

Deux  vieux  canons,  longs  et  minces,  gisent  dans 
un  coin  voisin  de  l'escalier  conduisant  à  l'entrée  de  la 
mosquée;  on  les  a  toujours  vus  là,  a  travers  les  années. 
Quel  est  leur  passé  de  massacre  ou  de  gloire?  Nul  ne 
peut  le  dire,  la  rouille  étend  sur  eux  son  vêtement 
funèbre.  Nous  descendons  d'autres  ruelles. 

Chemin  faisant,  nous  rencontrons  le  marabout  de 
Sidi-El-B'assi.  Tous  ces  monuments  qui  abritent  de 
si  saintes  dépouilles  ne  comprennent,  en  vérité, 
qu'une  salle,  avec  une  niche  où  l'on  allume  des 
bougies  à  la  mémoire  du  grand  mort  vénéré,  salle 
aux  murs  défraîchis,  sorte  d'auberge  où  les  voyageurs 


180  LA   yiLLE   BLANCHE 

et  les  Sftns-abri  peuvent,  la  nuit,  trouver  un  refuge. 

Et  lesquelles  conservent  encore  leur  caractère  énig- 
raatique  ;  mais  çà  et  là,  elles  ont  une  gaîté  :  par-dessus 
les  vieux  murs  ou  le  long  d'une  impénétrable  haie, 
émergent  des  figuiers  de  Barbarie,  des  arbres  ou  des 
plantes  grimpantes.  Cela  semble  comme  une  attesta- 
tion de  la  vie,  qui,  si  cachée  qu'elle  soit,  laisse  sup- 
poser son  va-et-vient,  son  rire  et  ses  douleurs.  Il  est 
certain  que  Vieux-Ténès  n"a  jamais  changé  :  tel  il  nous 
apparaît,  tel  il  apparut  vers  la  fin  du  quinzième  siècle 
à  Sidi-Ahmed-ben-Youcef,  le  même  marabout  intéressé 
et  vindicatif  qui  lança  son  anathème  contre  la  ville  de 
Gherchell. 

Sidi-Ahmed-ben-Youcef  n'aima  pas  davantage  Vieux- 
Ténès.  Il  y  avait  été  pour  semer  la  parole  divine,  mais 
les  habitants  de  ce  village  n'avaient  pas  que  la  piété 
pour  unique  souci.  Bien  au  contraire.  On  se  plut,  un 
jour  d'invitation,  à  lui  servir  un  mets  de  chat  en  guise 
de  lapin;  c'était  un  jeu  qui  se  doublait  d'un  gros  péché, 
mais  le  marabout,  devinant  le  piège,  s'écria  :  «  Sob!  » 
ce  qui  est,  chez  les  musulmans,  l'exclamation  habi- 
tuelle pour  faire  enfuir  les  chats. 

Or,  celui  qu'on  avait  servi  au  saint  entendit  le  mot 
menaçant  et,  tout  coupé,  tout  cuit  qu'il  était,  trouva 
on  ne  sait  quelle  force  pour  revivre,  se  ressaisir  en 
entier  et  se  sauver  entre  les  jambes  des  assistants  stu- 
péfaits. 

Puis  le  marabout,  furieux,  composa  cette  épigramme: 

Ténès,  ville  bâtie  sur  du  fumier, 

Son  eau  est  du  sang. 

Son  air  est  du  poison! 

Par  Dieu,  Ben-Youcef  ne  passera  pas 

Une  seul  nuit  dans  ses  murs. 


La  RÉSUtlRECTTON   DE  L^ANTIQUITÉ        181 

De  fait,  il  s'en  alla  parla  route  en  montée,  étroite  e 
caillouteuse,  que  nous  prenons,  nous  aussi,  pour  sor- 
tir de  la  ville.  Peut-être  fit-il  faire  à  sa  mule,  pour 
qu'elle  prît  haleine,  une  halte  au  rond-point  sur  lequel, 
hors  du  village,  on  a  récemment  construit  l'école 
franco-arabe.  Puis,  il  s'en  fut  à  grand  trot,  mais  il  est 
à  croire  que  les  Vieux-Ténésiens  étaient  gens  fort 
impies,  car  d'aucuns  se  mirent  à  la  poursuite  du  ma- 
rabout; seulement,  au  moment  où  ils  tendaient  les 
bras  pour  s'emparer  de  lui,  le  sol  se  crevassa  et  les 
engloutit,  et  c'est  là,  peut-être,  à  l'endroit  même  où 
nos  pas  foulent  la  terre. 


V 
DU  SOLEIL  ET  DES  ARBRES 

DE    LA    CITÉ    EN    PLAINE    A    LA    CITÉ    EN    l'aIR 

L'espace  immense  et  plat  rampe  et,  tout  là-bas,  se 
heurte  encore  à  des  montagnes.  Le  soleil  brûle  la 
plaine  et,  d'ici,  nous  assistons  au  lointain  flamboie- 
ment des  monts.  Il  pleut  des  rayons  de  lumière  aveu- 
glante, la  chaleur  semble  écraser  davantage  la  plaine 
du  Chélif.  elle  jette  sur  Orléansville  son  manteau  acca- 
blant. 

Étrange  destin  que  celui  de  cette  cité!  Elle  étouffe 
au  milieu  des  embrasements  de  la  campagne  environ- 
nante; Tété  est  sans  merci  pour  elle;  et  voici  qu'à 
l'excès  des  midis  dévorants  succède  brutalement  Ihiver, 
et  les  neiges  des  montagnes  font  plus  glacé  le  vent, 
Orléansville  grelotte  après  avoir  sué.  Il  semble  qu'une 
telle  cité  doive  mourir  sous  des  intempéries  si  brusques  : 
elle  les  brave  depuis  sa  fondation. 

Elle  occupe  l'emplacement  de  la  ville  romaine  de 
Castellum  Tingitanum.  C'est  sur  la  place  actuelle  de 
son  marché  que,  sous  l'empereur  Constantin,  s'élevait 
la  première  église  que  le  catholicisme  ait  construite  en 
Afrique  et  c'est  là  qu'en  475  l'évêque  Reparatus  fut 
enterré.  Il  ne  restait  plus  que  des  ruines  de  la  ville  ro- 
maine, lorsque  le  maréchal  Bugeaud,  en  1847,  la  res- 


DU   SOLEIL   ET   DES  ARBRES  183 

suscita  pour  les  besoins  de  la  domination  française. 

Orléansville  commande,  en  effet,  la  route  d'Alger  à 
Oran,  et  aussi,  les  collines  du  Dahra  et  la  montagne 
de  rOuarsenis.  La  ville  forte,  c'est  toute  la  plaine  du 
Chélif  soumise  et  Bugeaud  le  savait,  lui  qui  conquit 
tous  ces  lieux,  pouce  par  pouce,  sur  des  adversaires 
implacables  et  courageux,  aimant  la  bataille  jusqu'à  la 
mort  même  et  à  l'héroïsme  desquels  il  ne  pouvait 
s'empêcher  de  rendre  hommage. 

Pour  que  la  ville  fût  toujours  dominatrice,  il  fallait 
qu'avant  tout,  elle  fût  apte  à  la  vie  militaire,  qu'elle 
eût  des  rues  larges  et  droites  par  où  les  régiments  pour- 
raient passer  sans  peine,  de  grandes  places  où  pour- 
raient camper  des  soldats  de  renfort.  La  ville  s'ani- 
mait; les  légionnaires  de  Changarnier  et  les  zouaves 
de  Lamoricière  y  ont  logé,  après  s'être  couronnés  de 
gloire.  C'était  le  plus  utile  centre  où  se  ravitailler  pen- 
dant la  guerre;  alors  qu'importaient  les  ardeurs  du 
soleil  et  la  neige  des  monts? 

Mais  la  paix  a  réconcilié  les  fils  de  ceux  qui  se  sont 
entre-tués.  Il  est  bien  moins  de  soldats  dans  Orléans- 
ville  et,  maintenant,  pour  cette  dernière,  les  rues 
semblent  trop  larges  et  les  places  trop  vastes.  La  cité 
que  bâtit  Bugeaud  n'a  plus  pour  se  survivre  le  com- 
merce que  suscitaient  les  garnisons  nombreuses,  mais 
Orléansville,  que  l'été  accable  et  que  l'hiver  oppresse,  a 
trouvé  une  existence  nouvelle  dans  l'activité  même  et 
l'effort  continu  de  tous  ses  habitants.  Son  marché  est 
important  et  peut  le  devenir  de  plus  en  plus,  être  le 
centre  de  transactions  qui,  grâce  au  chemin  de  fer, 
débouchent  sur  ïénès  et  sur  la  mer. 

L'avenir  appartient  aux  villes  qui  veulent  vivre; 
Orléansville  le  veut.  N'a-t-elle  pas,  pour  combattre  sa 


484  LA  VILLE   BLANCHE 

chaleur  excessive,  orne'  ses  places  de  fontaines,  ame'- 
nagé  heureusement  ses  eaux,  planté  des  jardins,  des 
parcs,  des  pe'pinières,  et,  sur  un  de  ses  côtés,  fait  sur- 
gir de  terre  un  bois  de  pins  et  de  caroubiers? 

Cette  ville  militaire,  à  son  origine,  ne  tenait  rien  de 
la  nature,  mais  dans  cette  belle  et  généreuse  Afrique, 
le  colon  continue  le  soldat;  Orléans  ville  va  donc  pros- 
pérer. N'a-t-elle  pas  déjà  l'orgueil  de  sa  mosquée  aux 
murs  ouvragés  comme  les  dentelles  les  plus  précieuses, 
aux  colonnes  de  marbre  et  au  minaret  d'où  l'on  voit  le 
Chélif,  les  coUines  du  Dahra  et  l'Ouarsenis,  la  mon- 
tagne si  haute  qu'on  l'aperçoit  également  de  Miliana 
et  de  Téniet-El-Hàd,  que  les  soldats  de  Ghangarnier 
appelaient  la  cathédrale  à  cause  de  son  dôme  et  que 
les  indigènes  nomment  encore  l'OEil-du-Monde  parce 
que,  de  son  sommet,  se  découvre  Ihorizon  le  plus 
lointain,  avec  la  mer  au  nord  et  les  hauts  plateaux  et 
les  monts  sahariens  au  sud  ? 

Quel  contraste  entre  les  deux  villes,  Orléansville 
bâtie  sur  un  terrain  plat  et  Miliana  qu'on  dirait  sus- 
pendue au  penchant  de  la  montagne  !  Un  rocher  surgit 
du  flanc  roux  du  Zaccar,  des  remparts  bordent  les 
crêtes  de  ce  rocher  et  c'est  Fenceinte  de  Mihana,  la 
ville  à  chaque  instant  ruinée,  à  chaque  instant  ressur- 
gissant,  plus  vivante,  plus  audacieuse,  de  sa  poussière 
et  de  sa  mort.  Les  Romains,  —  c'est  là  où  mourut, 
dit-on,  Cnéus,  fils  de  Pompée,  —  en  avaient  fait  une 
cité  florissante,  un  foyer  de  civilisation,  après  en  avoir 
chassé  Bocchus,  roi  de  Mauritanie,  qui,  lui,  en  avait 
fait  sa  capitale 

Miliana  tint  en  échec,  au  temps  de  l'invasion  musul- 
mane, l'armée  d'Abd-Allah,  mais  elle  paya  horrible- 
ment sa  résistance.  Ses  défenseurs,  réduits  à  la  famine, 


Dtr   SOLEIL   ET   DES   AïliîîlËS  185 

furent  massacrés,  elle-même  fut  livrée  aux  flammes. 
Cinq  siècles  après,  au  dixième  de  notre  ère,  Bolloguine- 
Ibn-Ziri  la  rebâtit.  L'Afrique  musulmane  connut,  à  son 
tour,  une  ère  de  prospérité;  Miliana,  résidence  d'un 
pacha,  eut  ses  foires,  ses  magasins,  ses  bazars  fré- 
quentés. 

Abd-el-Kader  s'y  fortifia  en  1835;  cinq  ans  après, 
les  Français  ne  purent  s'emparer  que  d'une  ville 
fumante.  Longtemps  elle  ne  demeura,  en  quelque  sorte, 
qu'un  amas  de  sépulcres  blanchis,  son  cimetière  rece- 
vait en  1840  une  garnison  tout  entière,  mais  autour 
d'elle,  quand  même,  s'étendaient  des  jardins.  L'en- 
droit, malgré  tout,  était  merveilleux  à  cause  de  son 
promontoire,  la  plus  sûre  position  stratégique,  et 
grâce  à  sa  nature  si  prodigieusement  fertile.  Les  soldats 
français  reconstruisirent  donc  Miliana,  ses  places  et 
ses  deux  grandes  rues  conduisant  l'une  à  la  porte 
du  Zaccar,  l'autre  à  celle  du  Ghélif.  Miliana  garde 
encore  son  caractère  hautain  de  citadelle,  toujours 
adouci  par  de  souriants  aspects. 

Pour  monter  à  ce  nid  d'aigle  à  la  fois  et  de  co- 
lombe, sur  ce  sommet  où  vivent  fraternellement  des 
soldats  aguerris  et  des  commerçants  paisibles,  jamais 
route  plus  pénible  ne  se  déroula  dans  le  plus  magique 
décor  d'arbres  fruitiers  et  d'odorants  jardins.  Il  semble 
à  chaque  instant  que  l'on  soit  au  pied  même  de  la 
ville,  mais,  à  chaque  tournant,  Miliana  disparaît  dans 
ses  remparts  et  dans  ses  arbres,  elle  paraît  juchée  sur 
des  hauteurs  plus  grandes,  on  monte,  on  monte 
encore,  tandis  que,  derrière  soi,  s'allonge  et  s'endort  la 
plaine  du  Chélif  drapée  dans  son  manteau  doré. 

Dans  la  ville,  nous  avons  descendu  la  rue  Saint-Paul, 
puis  traversé  la  place  au  milieu  de  laquelle  s'érige, 


186  LA   VILLE   BLANCHE 

telle  une  tour,  un  ancien  minaret  qu'affuble  une  hor- 
loge et  que  revêtent  des  plantes  grimpantes;  nous 
avons  été  tout  au  bout,  nous  nous  sommes  accoudés 
aux  remparts. 

Qui  n'a  jamais  contemplé  le  paysage  qui  s'aperçoit 
de  cette  terrasse  n'a  jamais  eu  les  yeux  en  fête!  Tous 
les  arbres  de  la  terre,  plantés  au  bas  de  la  ville,  dres- 
saient vers  nous  leurs  cimes,  comme  des  offrandes.  Il 
y  avait  là  des  amandiers,  des  orangers,  des  citronniers, 
des  pommiers,  des  cerisiers,  et  d'autres  encore,  et 
des  bosquets  de  fleurs;  et  les  fleurs  et  les  arbres 
faisaient  monter  vers  nous  toutes  leurs  senteurs  fon- 
dues en  une  senteur  divine  qui  s'éparpillait  à  l'infini 
dans  l'air. 

A  cet  enivrement  se  mêlait  une  musique  :  celle  que 
fait  une  cascade  voisine,  car  Miliana  a  des  cascades,  de 
belles  sources  et  des  bassins.  Nous  aurions  voulu  ap- 
plaudir à  cet  enchantement,  mais  notre  âme  était 
émue.  Nos  yeux  s'ouvraient  dans  le  plus  éblouissant 
décor  de  plaines  et  de  montagnes  :  les  enroulements 
de  mamelons,  les  vallées,  les  rochers,  tout  ce  qui 
s'était  déjà,  par  le  faste  de  ses  pics,  par  la  légèreté 
de  ses  ondulations,  par  la  magnificence  même  de  sa 
vaste  étendue,  imposé  à  l'admiration  des  soldats 
de  1840! 

Tout  est  riant,  aujourd'hui,  de  vergers  et  de  blés,  la 
route  qui  mène  à  Affreville  se  découvre  sinueuse  et 
blanche,  et,  sur  ces  monts  lointains  et  ces  vallées  plus 
proches,  éclatent,  s'épanouissent  en  mille  flamboie- 
ments, meurent  en  des  milliers  de  scintillements,  tous 
les  feux  du  soleil.  Il  semble  que,  sur  cet  infini,  une 
main  jette  les  innombrables  pierreries  de  la  lumière,  — 
et  c'est  dans  une  apothéose  violette  et  rousse,  ocre  et 


DU   SOLEIL   ET   DES    ARBRES  487 

bleue,  que  se  dresse,  là-bas,  l'OEil-du-Monde,  le  sommet 
du  gigantesque  Ouarsenis. 

Ce  spectacle  s'impose  à  nous  dans  son  décor  si 
grandiose,  à  ce  point  qu'on  dirait  que,  lui  seul,  sur 
la  terre,  peut  donner  la  sensation  de  la  clarté  et  de 
l'espace,  —  et  dans  cette  immensité  où  tous  les  bruits 
se  perdent,  une  eau  qui  tombe  fait  entendre  sa  chan- 
son :  la  petite  cascade  est  victorieuse  du  silence  infini. 
C'est  là  comme  un  symbole  :  appel  à  tous  les  peintres, 
invitation  à  tous  les  écrivains;  cette  terrasse  est 
fortunée  parce  qu'elle  est  une  source  d'inépuisable 
inspiration. 

De  tant  de  beautés  environnantes,  Miliana  garde  un 
bonheur  qui  s'étend  sur  elle-même;  c'est  un  paradou 
que  son  Cercle  des  officiers,  une  gaîté,  que  ses  rues 
ombragées  de  platanes,  sa  sous-préfecture  aux  guir- 
landes de  pierre,  son  jardin  public  si  riche  et  si  abon- 
dant. 

Ne  nous  étonnons  pas  de  tant  de  biens  :  Miliana  est 
une  ville  sacrée  et  c'est  chez  elle  qu'après  avoir  fui 
Cherchell  et  Ténès,  vint  vivre  Sidi-Ahmed-ben-Yoiicef. 
Sans  doute,  ce  dernier  trouve  qu'à  Miliana  les  femmes 
commandent  et  que  les  hommes  sont  leurs  prisonniers, 
mais  Miliana  demeure  pour  lui  la  ville  chérie  entre 
toutes,  il  y  fonde  une  zaouïa,  il  signifie  à  ses  disciples 
qu'il  veut  y  être  enseveU. 

Son  tombeau  est  un  heu  de  pèlerinage.  Sidi- 
Ahmed-ben-Youcef,  saint  vénéré,  savant  des  plus 
incontestés,  témoigne  par  ses  épigrammes  qu'il 
savait  rester  homme.  Il  le  prouva  également  par 
sa  bonté;  aussi  est-il  un  des  marabouts  qu'on  invoque 
le  plus. 


i88  LA   VILLE  BLANCHE 


A    LA   FORET    DES    CEDRES 


Sur  la  route  qui  mène  à  Téniet-el-Hàd,  nous  avons 
rencontré  les  monts  les  plus  désolés  et  les  plus  pauvres. 
Des  chênes-lièges,  des  oliviers  sauvages,  des  gené- 
vriers surgissaient  çà  et  là  du  sol  ingrat.  Toute  la  terre 
semblait  brûlée  jusqu'en  ses  profondeurs  d'un  feu  qui 
la  rendait  à  jamais  stérile,  sa  tristesse  implorait  notre 
pitié.  Parfois  des  bandes  noires  sillonnaient  ses  flancs 
nuSj  c'étaient  comme  des  écharpes  de  deuil  qui  s'enrou- 
laient à  travers  ses  rochers  ou  son  argile  roux.  Nous 
nous  approchions,  c'étaient  des  épaisseurs  de  schiste 
qui  donnaient  à  ces  monts  un  aspect  si  funèbre. 

Ce  schiste  dominait  la  région,  parfois  il  avait  l'air 
d'une  longue  coulée  d'encre,  puis  celle-ci  s'estompait, 
s'enfonçait  dans  la  colline  pour  ne  laisser  place  à  la 
surface  qu'à  des  terrains  que  les  conformations  du  sol 
bariolaient  de  teinte  rouge,  claire  ou  brune,  terres 
mortes,  paysage  dévasté  à  qui  le  néant  donne  pourtant 
on  ne  sait  quel  caractère  de  grandeur. 

On  a  hâte  de  fuir  ce  cimetière  où  les  rochers  sont 
seuls  debout,  mais  enfin  la  route  devient  moins  misé- 
rable, et  le  moulin  que  nous  rencontrons  à  notre 
gauche  est,  pour  nous,  la  marque  de  la  reprise  heu- 
reuse de  la  vie  et  du  blé,  du  sol  redevenu  fertile; 
Téniet-el-Hâd  ne  veut-il  pas  dire  le  Col-du-Dimanche? 

Celui-ci  est  le  plus  important  du  massif  de  l'Ouar- 
senis.  Le  village  auquel  il  donne  son  nom  ne  se  com- 
posait, en  4844,  que  de  quelques  baraques,  lorsque  le 
futur  général  Margueritte,  alors  sous-officier  à  peine 


DU  SOLEIL   ET   DES   ARBRES  489 

âgé  de  vingt  et  un  ans,  vint  l'occuper  en  qualité  de 
chef  du  bureau  arabe.  Le  jeune  soldat,  devenu,  par  sa 
carrière,  un  vrai  fils  de  l'Afrique,  voulut  donner  à  son 
village  un  aspect  plus  grandiose  :  les  chemins  et  les 
fontaines,  les  barrages  et  les  puits  qui  existent  encore 
aujourd'hui  sont  ses  œuvres,  et  aussi,  les  routes  qui 
sillonnent  ce  steppe  long  de  plus  de  six  cents  kilo- 
mètres. 

Il  avait  pressenti  que  ce  village  devait  être  le  centre 
de  cette  vaste  étendue  :  Téniet-el-Hâd  vit  encore  de  son 
pressentiment,  il  tire  toutes  ses  ressources  d'un  com- 
merce actif.  Aucun  rempart  ne  le  défend  :  les  casernes, 
qui  sont  à  son  entrée,  et  que  des  murailles  entourent, 
pourraient  servir  de  citadelle,  mais  le  village  est  très 
paisible.  De  l'autre  côté  de  la  route,  en  face  des 
casernes,  la  mosquée  de  Sidi-Mohammed-ben-Ahmed 
dresse  ses  deux  étages  à  arcades  et  son  minaret  carré 
entouré  de  balcons. 

Cette  mosquée  est  la  propriété  d'un  marabout. 
Jamais  saint  personnage,  au  burnous  éclatant  de  blan- 
cheur, ne  fut  plus  que  celui-ci  de  mœurs  plus  simples 
et  d'aspect  plus  abordable.  Nous  l'avons  vu,  sur  l'es- 
planade qui  précède  son  temple,  assis  parmi  quelques- 
uns  de  ses  fidèles;  il  buvait  avec  eux  une  tasse  de 
café  et  les  passants  s'approchaient  et  baisaient  son 
manteau  ou  sa  main, 

A  son  cou  était  un  chapelet  de  grains  noirs  et 
argentés;  c'était  un  objet  sacré,  il  venait  de  la  Mecque. 
Le  marabout  parlait,  on  l'écoutait  avec  une  respec- 
tueuse admiration  :  il  y  avait  là  quelque  chose  d'évan- 
géliquement  familier  et  de  souriante  austérité. 

Sur  le  monticule  qui  borne  l'esplanade  s'étend  le 
village  nègre  avec  ses  ruelles  si  pierreuses  et  ses  mai- 


190  LA   VILLE   BLANCHE 

sons  si  humbles,  ses  jardins  si  sordides  avec  leurs  bar- 
rières de  planches  cassées  ou  de  morceaux  de  tôle 
qu'on  imagine  facilement  que  ce  village  date  de  temps 
très  primitifs.  Des  chiens  pelés  et  hargneux  aboient  sans 
cesse.  Par-dessus  les  haies,  on  aperçoit  de  pauvres 
vieilles  occupées  à  des  soins  de  cuisine;  une  écuelle  de 
terre  repose  entre  deux  pierres  sur  des  sarments  en 
feu. 

Une  jeune  fdle,  assise  sur  le  sol,  remue  du  cous- 
couss;  ses  jambes  et  ses  bras  sont  nus,  son  front  est 
tatoué  d'une  étoile  bleue.  Son  visage  s'éclaire;  à  quelle 
pensée  sourit  cette  jeune  fille  qui  vit  recluse,  jusqu'à 
sa  mort,  avec,  pour  suprême  tentation  d'espace,  de 
grand  air,  de  liberté,  le  nuage  qui  passe  dans  le  ciel 
d'un  bleu  pur?  Mais  il  est  défendu  de  jeter  un  regard 
indiscret  là  où  sont  des  femmes  musulmanes;  les  chiens 
hargneux  aboient  plus  furieusement. 

Nous  descendons  le  village  nègre,  nous  gagnons  la 
principale  rue  de  Téniet-el-Hàd.  Après  tout,  Téniet-el- 
Hâd  n'est  que  cette  longue  avenue  montante,  avec  ses 
boutiques  emphes  de  marchandises,  ses  cafés,  ses 
échoppes  de  ferblantiers,  de  cordonniers  et  de  tail- 
leurs, sa  place  où  des  Arabes  sont  assis  sur  des  nattes, 
où  des  barbiers  indigènes,  qui  sont  en  même  temps 
dentistes,  opèrent  sans  souci  des  passants. 

Le  général  Margueritte  reconnaîtrait  son  cher  village 
si  bizarrement  campé  sur  un  haut  col,  il  en  aimerait 
encore  l'archaïque  phj'sionomie,  il  se  souviendrait  : 
avec  quelle  joie,  quelle  flamme  de  jeunesse,  il  racon- 
terait, tout  en  se  promenant  dans  la  grande  rue  ou 
sur  la  place,  ses  exploits  de  chasse  dans  la  forêt  voi- 
sine, connue  sous  le  nom  de  forêt  des  Cèdres. 

Celle-ci  est  la  plus  magnifique  de  ce  Nord  africain  et, 


DU   SOLEIL   ET   DES   ARBRES  191 

grâce  à  elle,  Téniet-el-Hâd  devient  de  plus  en  plus  un 
endroit  de  tourisme.  Elle  est  juchée  sur  les  deux  ver- 
sants de  la  hauteur  à  laquelle  elle  donne  son  nom,  le 
Djebel-el-Meddad,  la  montagne  des  cèdres  :  la  route 
monte  et  se  fait  de  plus  en  plus  étroite,  le  village  dis- 
paraît derrière  nous.  Maintenant,  c'est  Timmense  vue 
sur  la  plaine  fertile  du  Sersou  et  voici  que  les  cèdres 
masquent  tout  paysage,  ne  laissant  apercevoir  entre 
leurs  troncs  énormes  que  la  clarté  du  ciel. 

Les  cèdres  s'étendent  à  côté  de  nous,  au-dessus  de 
nous,  descendent  à  nos  pieds  le  long  du  versant  de  la 
montagne.  Nous  allons  sous  leur  ombrage  frais,  dans 
un  recueillement  d'âme  qu'augmentent,  d'instant  en 
instant,  la  force  solennelle  et  la  majesté  de  tous  ces 
arbres.  L'univers  est  là,  tout  entier,  dans  sa  religieuse 
sublimité.  Cette  forêt,  c'est  le  temple  élevé  au  dieu 
Sylvain.  Les  hauts  troncs  s'érigent  comme  des  ser- 
pents monstrueux;  leurs  rameaux,  qui  se  déploient 
en  éventail,  s'élargissent  comme  des  plafonds  d'un 
glauque  argenté. 

Et,  de  fait,  le  cèdre  est  l'arbre  sacré  par  excellence, 
il  est  l'emblème  de  la  grandeur  et  de  la  force;  à  Éphèse, 
à  Jérusalem,  ses  branches  soutenaient  les  voûtes  de 
tous  les  édifices  pieux.  Ici,  leur  puissance  est  sans  con- 
teste; ils  semblent  surgir  du  sein  même  des  rochers. 
L'un  d'entre  eux  se  di^esse  sur  un  sommet  pierreux, 
son  orgueil  est  son  isolement,  on  le  voit  de  très  loin, 
jusque  de  Mihana;  à  cause  de  sa  forme,  on  l'appelle  le 
parapluie. 

Deux  autres  cèdres  vivent  côte  à  côte  dans  leur 
domination  de  la  montagne  et  de  tout  le  panorama. 
Leur  voisinage  remonte  à  des  temps  très  anciens,  ils 
sont  vieux  comme  Philémon  et  Baucis  ;  ils  sont  popu- 


49Î  LA   VILLE    BLANCHE 

laires  sous  les  vocables  de  Messaoud  et  Messaouda. 
Deux  autres,  encore,  vivaient  non  moins  rapprochés, 
leur  port  hautain  faisait  qu'on  les  dénommait  le  sultan 
et  la  sultane.  La  mort  a  frappé  le  sultan;  la  sultane  se 
dresse  veuve,  parmi  les  autres  arbres,  dans  un  silence 
qui  s'étend  à  la  forêt  entière.    , 

On  souhaiterait  le  cri  d'un  animal  dans  ces  fourrés, 
le  bruissement  d'un  oiseau  dans  ces  feuilles  aciculaires. 
Le  mutisme  implacable  de  la  nature  môle  son  énigme 
à  la  mélancolie  de  la  lumière  arrêtée  par  l'écran  que 
font  tous  les  arbres.  Dans  le  demi-jour  de  ce  temple 
aérien,  il  flotte  on  ne  sait  quel  malaise,  lancinant 
comme  un  secret  :  c'est  le  mystère  de  la  forêt.  Nous 
pouvons  aller  dans  toutes  les  profondeurs  du  bois,  il  y 
a  quelque  chose  qui  nous  est  à  jamais  inaccessible  et 
cela  tient  à  la  montagne,  au  ciel,  aux  cèdres  incalcu- 
lables, à  toute  cette  immensité  où  l'homme  est  un 
profane. 

Mais  voici  la  tendresse  consolatrice  d'une  clairière 
avec  son  chalet,  voici  la  halte,  si  attendue,  sur  le  rond- 
point  qu'occupe  la  maison  forestière,  voici  la  source 
au  murmure  amical  qui  semble  célébrer  la  fraîcheur 
éternelle  et  l'excellence  de  son  eau  ferrugineuse.  Et 
partout,  encore,  la  royauté  des  cèdres,  les  cèdres  si 
hauts,  les  cèdres  aux  rameaux  si  élargis,  l'obsession 
de  l'arbre;  rien  que  des  arbres,  sur  le  sommet  des  monts, 
dans  la  course  à  Fabîme,  dans  les  vallées,  sur  les  pla- 
teaux. 

Comme  les  sites,  entrevus  au  hasard  du  chemin, 
offrent  le  bonheur  de  la  diversion  à  la  fm  tant  rêvée  ! 
Quel  charme  a  le  regard  sur  la  plaine,  sur  les  monta- 
gnes, sur  tout  ce  que  l'on  voit,  au  loin,  dans  la  gaîté 
de  la  lumière  !  De  l'autre  côté  du  versant,  s'érigent  des 


DU  SOLEIL   ET   DES   ARBRES  193 

blocs  de  pierre  énormes  comme  des  coteaux,  ils  cou- 
vrent un  vaste  espace,  ils  ont  tant  d'arêtes  qu'ils  en 
sont  dentelés,  tant  de  crevasses,  qu'ils  ont  pu  servir 
de  tanières. 

On  appelle  l'un  d'eux  le  rocher  du  lion,  à  cause  du 
nom  de  ses  anciens  habitants.  Le  futur  général  Margue- 
ritte  venait  y  chasser.  «  Le  lion,  touché  en  pleine  tête, 
racontait-il  ensuite,  avait  bondi  sur  place,  était  tombé  en 
arrière  et  avait  été  entraîné  par  la  déclivité  du  ter- 
rain. »  Aujourd'hui  le  rocher  est  désert,  la  forêt  n'est 
plus  foulée  par  le  passage  des  animaux  sauvages.  Au 
pied  des  cèdres,  poussent  des  feuilles  d'acanthe,  des 
genêts,  du  fenouil  et  des  pensées  jaune  pâle  ou  vio- 
lettes. 

La  forêt  a  beau  considérer  l'homme  comme  un  pro- 
fane, elle  offre  néanmoins  une  thébaïde  à  ses  rêveries, 
à  son  repos  ;  elle  glisse  indulgemment  au  cœur  de  celui 
qui  la  visite  la  tendresse  de  sa  sérénité  et  l'oubli  des 
vains  bruits  de  la  terre,  elle  lui  donne  le  spectacle  de 
la  force  indomptable,  ressurgissant  dans  sa  sève  tou- 
jours jeune. 

Ici,  le  grand  cri  qui,  jadis,  effraya  le  monde  :  «  Pant 
le  grand  Pan  est  mort!  »  ne  trouverait  aucun  écho. 
Ici,  la  nature  est  immortelle.  Tel  cèdre  dont  le  tronc 
fut  coupé  par  les  Romains  a  repoussé;  toutes  les 
branches,  à  leur  tour,  sont  devenues  des  arbres,  et 
c'est  le  symbole  de  ce  Nord  africain  disputé  par  toutes 
les  races,  ruiné  par  certains  vainqueurs,  meurtri  par 
le  choc  de  maintes  peuplades  et  toujours,  rejetant  ses 
cendres  et  séchant  ses  blessures  pour  s'élancer  dans 
l'air,  plus  jeune  et  plus  vivace. 

Toute  cette  forêt  est  une  aspiration  ardente  vers  la 
vie,  un  continuel  élan  vers  la  splendeur,  elle  nous 

13 


494  LA   VILLE   BLANCHE 

donne  l'amour  de  l'existence  et  le  culte  de  la  beauté. 
Tout  à  l'heure,  nous  songions  qu'elle  était  un  immense 
temple  aérien,  nous  y  sommes  venus  en  pèlerins  dési- 
reux de  magnificence  et  de  grandeur,  nous  en  sortons 
comme  si  nous  revenions  d'une  conquête  de  sensations 
inoubliables  et  de  nouvelles  forces,  celles  qu'assure  en 
poésie,  en  espérance,  en  vitalité,  le  spectacle  de  la 
nature. 


YI 


VERS  LES  MONTS  HEROÏQUES 
DE  LA  GRANDE  KABYLIE 


LE    LITTORAL    DE    RUINES    ET    DE    VERDURE 

Il  n'est  plus  rien  aujourd'hui  dans  Dellys  de  l'an- 
tique Cissi,  excepté  la  souvenance  de  l'endroit  qu'elle 
occupa.  Sur  cet  emplacement  se  juxtaposent  les  quar- 
tiers indigène  et  européen.  Dellys,  en  pente  sur  la 
mer,  est  dans  le  cadre  le  plus  serein  ;  il  semble,  dans 
cette  douceur,  que  l'on  n'existe  que  pour  l'extase  de 
vivre  :  il  n'est  pas  de  place,  en  effet,  pour  l'effort,  dans 
la  somnolence  des  rues  arabes,  pas  plus  que  dans  les 
jardins  où  sont  les  plus  délicieuses  treilles. 

Dellys  est  rêveuse  dans  la  beauté  de  sa  nature,  mais 
sa  nonchalance  est  factice  :  n'est-elle  pas  le  marché 
maritime  de  la  région  ouest  de  la  Grande  Kabylie?  Pour 
admirer  le  paysage  dans  lequel  elle  se  complaît,  nous 
prenons  le  sentier  qui  mène  au  marabout  de  Sidi- 
Brahim.  C'est  un  étroit  chemin  rocailleux  qui  longe 
tout  d'abord,  à  gauche,  l'École  des  arts  et  métiers,  le 
cimetière  chrétien  surchargé  de  sapins  et  de  couronnes, 
et,  de  l'autre  côté,  un  cimetière  indigène,  délabré,  aux 
pierres  primitives  marquant  l'emplacement  des  tombes 
et  se  confondant  avec  la  terre. 


196  LA   VILLE   BLANCHE 

Des  marguerites  jaunes  et  des  chardons,  quelquefois 
des  genêts  poussent  parmi  les  stèles,  et  c'est  le  mara- 
bout de  Sidi-Brahim  avec  son  enclos  de  pierres,  presque 
tout  entier  fracassé,  un  marabout  très  humble  et  très 
ancien,  avec  une  chambre  exiguë  à  l'intérieur.  Une 
planche  y  sert  de  couche  au  passant  nocturne,  deux 
lambeaux  d'étoffe  rouge  rappellent  à  peine  une  pieuse 
bannière;  dans  une  niche,  pratiquée  au  mur,  en  face 
de  la  porte,  brillent  quelques  bougies. 

En  vérité,  par  l'étroit  chemin  rocailleux,  nous  avons 
abouti  dans  un  Heu  de  ruines  et  de  désolation.  La  mort 
est  souveraine  avec  ces  cimetières  et  ce  marabout. 
D'où  vient  donc,  cependant,  que  cet  endroit  soit  le 
plus  déUcieux?  —  et  il  l'est,  à  ce  point  que  le  mara- 
bout s'harmonise  avec  le  paysage,  et  que  la  tristesse 
des  cimetières  se  perd  dans  l'azur  qui  l'environne. 
C'est  qu'ici  nous  sommes  sur  le  promontoire  qui  dé- 
couvre le  plus  frais  panorama;  à  nos  pieds,  derrière 
un  petit  phare,  s'allonge  démesurément  la  mer. 

Toujours,  cette  Méditerranée  amie  qui  suscita  notre 
enthousiasme  jusqu'à  Ténès  et  que,  jusqu'à  Port-Guey- 
don,  nous  suivrons  si  amoureusement,  chatoyante  sous 
les  feux  qui  tombent  du  ciel,  fraîche  et  sachant  tour  à 
tour  chanter  et  se  taire.  Si  ses  chansons  ont  un 
rythme  multiple,  son  recueillement  a  toujours  la  même 
et  grave  solennité. 

Près  de  l'humble  marabout  qui  la  domine,  une  fois 
de  plus  nous  constatons  combien  cette  mer  contient, 
en  un  seul  spectacle,  mille  spectacles  divers.  Si  nous 
tournons  les  yeux  du  côté  de  la  terre,  à  droite,  c'est  le 
phare  du  cap  Bengut  et,  plus  haut,  une  tour  carrée, 
isolée,  abandonnée  :  un  ancien  sémaphore.  Devant 
nous,  c'est  la  montagne;  la  mer  s'offre,  mais  la  mon- 


VERS   LES   MONTS   HÉROÏQUES  197 

tagne,  elle,  se  dresse  comme  une  muraille,  elle  s'im- 
pose. 

Ici,  elle  s'élève  orgueilleusement,  juste  auprès  de  la 
mer,  et  Dellys  devient  ainsi  la  ville  charmante  que  la 
montagne  protège,  que  caressent  les  flots.  Gomme  les 
rues  de  la  Casbah  d'Alger,  les  rues  du  quartier  indi- 
gène de  Dellys  descendent,  pierreuses  et  tortueuses, 
vers  la  Méditerranée,  elles  ont  autant  de  charme  que 
de  fraîcheur  et  de  clarté  et  parfois,  par-dessus  quelque 
mur,  on  devine  un  jardin. 

Et  quel  coin  poétique  que  le  carrefour  étroit  où 
s'élève  la  mosquée  dans  laquelle  est  inhumé  Sidi- 
Mohammed-el-Harfi  t  Des  branches  de  vigne  se  suspen- 
dent au  mur  de  chaque  maison,  forment  sur  la  rue  un 
plafond  de  verdure  que  le  soleil  semble  trouer  de  ses 
flèches  d'or.  L'eau  de  la  fontaine  a  un  gracieux  babil 
et  lorsque  les  femmes  musulmanes,  qui  formaient  au- 
tour d'elle  un  cercle  gazouillant  comme  son  jet,  s'en 
vont,  leur  urne  sur  l'épaule  ou  sur  la  tête,  le  bras  nu, 
levé  pour  en  tenir  l'anse,  avec  leur  stature  droite  et 
pourtant  balancée,  leurs  voiles,  leurs  vêtements  flot- 
tants qui  laissent  deviner  la  souplesse  du  corps,  on  ne 
peut  s'empêcher  de  songer,  à  travers  les  siècles,  à  de 
jeunes  choéphores. 

Cette  vision  de  beauté  que  nous  laisse  Dellys  se  pro- 
longe encore  avec  la  route  qu'il  nous  reste  à  parcourir. 
Nous  avons  évoqué  l'antiquité  :  or,  nous  allons  vers  la 
basilique  et  vers  le  temple,  vers  le  baptistère  et  vers  les 
mosaïques  dont  Rusuccuru  s'enorgueillissait  au  cin- 
quième siècle  et  qui  font  aujourd'hui  les  trésors  de 
Tigzirt,  son  nouveau  nom. 

'   La  route  est  en  corniche  sur  les  bords  de  la  Médi- 
terranée, elle  est  le  pendant  de  celle  qui  mène  jusqu'à 


198  LA   VILLE   BLANCHE 

Ténès.  Combien  cette  mer,  ces  montagnes  et  le  ciel 
excellent  en  nuances  infinies  !  Ce  sont  des  murmures 
de  baisers  que  le  bruit  de  ces  flots  s'allongeant  sur  la 
plage  et  la  plage  demeure  alanguie  sous  ces  caresses; 
elle  s'étale,  blonde  et  lisse,  à  l'abri  des  rochers  innom- 
brables qui,  sur  l'onde,  font  émerger  la  nudité  brune 
de  leurs  gros  dos. 

La  mer  s'amuse  avec  tous  ces  rochers,  elle  les  con- 
tourne et  les  lèche  en  passant.  On  dirait  qu'elle  a  pitié 
de  les  voir  sans  vêtement;  alors,  elle  les  recouvre 
de  son  manteau  liquide,  ou  bien,  elle  se  contente,  plus 
coquettement,  de  les  orner  de  son  écume,  comme  d'une 
collerette  blanche.  Mais  elle-même  faiblit  amoureuse- 
ment souB  les  rayons  du  jour,  sa  moire  a  des  frissons 
très  courts  et  plus  pressés,  sa  belle  couleur  pâlit  de 
plus  en  plus,  là-bas,  du  côté  de  l'horizon,  le  soleil  l'ar- 
genté d'une  pesante  armure. 

Là-bas  aussi,  le  ciel  incandescent  ressemble  à  un 
immense  pan  de  mur  blanchi  à  la  chaux;  mais  plus 
près,  au-dessus  de  nos  têtes,  il  a  des  tons  soyeux,  il 
est  d'un  azur  immuable.  C'est  une  symphonie  à  la  fois 
bleue  et  blanche  qui  se  déroule  à  notre  gauche,  tandis 
que,  de  l'autre  côté  de  notre  route,  des  mamelons  se 
succèdent,  si  innombrables  qu'on  dirait  qu'ils  grim- 
pent les  uns  sur  les  autres  avec  leurs  chevelures  de 
fleurs  sauvages  et  d'herbes  folles. 

Maintenant,  ils  se  dressent  devant  nous,  il  faut  les 
contourner.  Le  chemin,  aux  longues  courbes,  nous 
éloigne  de  la  mer,  nous  sommes  sur  des  terres  que  la 
stériUté  même  ravage,  des  terres  désolées  et  pelées. 
Ici,  on  a  la  sensation  de  la  tristesse  d'un  moribond, 
mais  la  lumière  qui  règne  est  contradictoire  avec  la 
moindre  mélancolie,  elle  appelle  toute  la  terre  à  la 


VERS   LES   MONTS   HÉROÏQUES  499 

joie,  et  voici  la  gaîté  d'un  oued,  avec  ses  lauriers- 
roses,  puis,  brusquement,  de  nouveau,  voici  la  mer, 
avec,  cette  fois,  des  rochers  énormes,  élancés  comme 
des  cathédrales. 

La  nuit,  certainement,  ces  rochers  auraient  des 
aspects  de  fantômes  si  la  lune  et  des  milliers  d'étoiles 
ne  les  magnifiaient  de  leurs  rayons  d'argent.  Toute  la 
nature  veut  participer  à  cet  épanouissement  de  la 
beauté  :  le  rivage  lui-même  se  surcharge  de  ver- 
doyants arbustes  et  la  montagne  a  des  arbres  si  touf- 
fus et  si  denses  que  cette  forêt  de  la  Mizfanna  semble 
comme  un  impénétrable  univers,  à  part  de  tous  les 
autres  mondes.  Aucune  feuille  ne  bouge,  la  forêt  s'en- 
veloppe dans  un  silence  farouche  comme  sa  solitude  ; 
à  peine,  pour  l'égayer  sur  le  bord  de  la  route,  quelques 
genêts  en  fleurs  forment  comme  des  bouquets  d'or, 
puis  elle  s'arrête  presque  brusquement^  comme  si  elle 
en  avait  assez  de  régner  sur  la  montagne. 

Maintenant,  c'est  un  verger  que  des  oliviers  peu- 
plent, une  petite  maison  coquette,  avec  ses  enguirlan- 
déments  de  fleurs.  En  bas,  c'est  toujours  la  mer  avec 
ses  plages  qu'arrêtent  les  barrières  que  forment  des 
arbustes  et,  plus  loin,  en  face  de  la  jetée  qui  indique 
que  nous  arrivons  à  Tig:2irt,  une  île  chevelue  d'arbris- 
seaux et  de  figuiers  de  Barbarie.  Elle  se  dresse,  comme 
si  la  terre  voulait,  dans  un  dernier  sursaut,  prouver 
encore  sa  fertilité,  elle  est  comme  une  coupole  de  ver- 
dure, à  moitié  enfoncée  dans  le  bleu  de  la  mer. 

De  la  verdure,  il  en  est  aussi  sur  le  rivage.  Tigzirt 
possède,  en  outre,  abondamment,  des  roses,  des 
œillets,  des  jasmins,  des  fleurs  coralhnes,  et  des  tiges  à 
boutons  de  topaze.  Les  jardins,  comme  celui  de  l'ad- 
ministrateur de  la  commune-mixte,  sont  égayés  de 


200  LA  VILLE   BLANCHE 

fragments  de  colonne,  de  chapiteaux  ou  de  bas-reliefs. 
Dans  de  vieilles  amphores  poussent  de  rouges  géra- 
niums; contre  des  murs,  en  guise  d'ornementation, 
sont  scellées  d'antiques  stèles. 

C'est  ici  qu'abondent  encore  les  souvenirs  romains. 
Sur  cet  emplacement  s'étendait,  en  effet,  jusqu'au  vil- 
lage kabyle  de  Taksebt,  le  municipe  de  Rusuccurru.  Il 
est,  à  Taksebt,  sur  un  escarpement  qu'envahissent  les 
broussailles  et  les  figuiers  de  Barbarie,  un  mausolée 
très  élevé  qui  survit  à  son  complet  écroulement, 
grâce  à  quelques  colonnes  et  murs  de  pierre.  Un 
amas  de  briques  le  fait  encore  dresser  comme  un 
piton  qui  s'aperçoit  de  si  loin  que  les  naturels  du  pays, 
le   prenant  pour  un   phare,  lui  ont  donné  ce  nom. 

Il  est,  à  Tigzirt,  des  monuments  mieux  conservés 
qu'à  Tipaza  ou  qu'à  Cherchell  :  des  vestiges  de 
thermes,  des  mosaïques  qu'une  intelligente  crainte  de 
vandahsme  a  fait  enclore  de  barrières  de  bois  et 
recouvrir  de  sable,  un  temple  avec  ses  marches,  ses 
colonnes,  ses  murailles  le  long  desquelles  on  a  scellé, 
pour  les  préserver  de  tout  rapt,  des  pierres  sur  les- 
quelles sont  gravées  des  inscriptions.  Il  y  a  encore  des 
stèles  funéraires,  des  monolithes  fort  ouvragés,  une 
grande  basilique  chrétienne  du  cinquième  siècle.  Les 
ruines  sont  imposantes  avec  leurs  portiques  à  trois 
arcades,  leurs  colonnes,  leurs  chapiteaux  et  leurs  bas- 
reliefs  représentant,  entre  autres,  un  paon,  puis  Daniel 
dans  la  fosse  aux  bons. 

C'est  à  Tigzirt  que  naquit  sainte  Marcienne,  martyre 
à  Cherchell.  Déjà,  dans  sa  ville  natale,  elle  était  admi- 
rée pour  sa  ferveur;  c'est  ici  qu'elle  vint  prier,  abîmer 
ses  genoux  sur  la  pierre.  Pressentait-elle,  en  contem- 
plant l'image  de  Daniel,  qu'un  jour,  elle  aussi,  serait 


VERS   LES   MONTS   HÉROÏQUES  201 

jetée  dans  une  arène,  en  proie  à  des  bêtes  féroces? 
Mais  sa  foi  l'emportait  sur  la  crainte,  elle  se  préparait 
à  la  mort  par  la  prière,  tandis  que  la  Méditerranée 
voisine  berçait  son  exaltation  du  soupir  attendri  de  ses 
vagues. 

La  mer  murmure  encore  sa  tendresse  éternelle,  il 
n'est  plus  de  la  vierge  Marcienne  que  le  souvenir  de 
ses  pas  foulant  ces  dalles,  de  son  front  appuyé  aux 
marches  de  l'autel.  Peut-être  qu'à  ce  baptistère  qui  est 
à  gauche,  elle  reçut  le  baptême.  Elle  grandit  à  l'ombre 
de  cette  basilique,  elle  vit  ce  ciel,  elle  respira  cet  air. 
Aujourd'hui,  cette  ombre,  nous  la  goûtons,  comme 
nous  goûtons  le  parfum  de  cette  brise  et  la  suavité  de 
cet  azur. 

Ces  tertres  désolés,  ces  ruines,  ces  tombes,  comme 
à  Tipasa,  creusées  dans  le  roc  que  bat  le  flot,  tout  a 
une  majesté  que  divinisent  le  silence  et  le  passé. 
Mais  le  soleil  est  victorieux  et  invite  la  vie  présente  à 
toutes  les  joies;  les  nuits  tièdes  d'Algérie  invitent  aux 
doux  enlacements.  Dans  la  valste  salle  de  la  basilique 
aux  colonnes  esseulées  et  témoins  étonnés  de  la  gaîté 
contemporaine,  l'après-midi,  on  joue  au  croquet,  on 
danse,  les  soirs  de  fête  annuelle.  L'enceinte  du  bal  a 
pour  plafond  tout  le  ciel  étoile,  Tigzirt  offre  ses  roses, 
ses  œillets  et  ses  jasmins,  et  la  mer,  sa  surface 
argentée  frémissant  sous  la  lune. 

Encore  de  cette  Méditerranée,  nous  avons  le  spec- 
tacle fidèle  sur  la  route  qui  nous  mène  à  Port-Guey- 
don.  Le  chemin  est  en  corniche,  il  monte,  la  mer  se 
découvre  plus  encore,  elle  se  découvrira  sans  cesse, 
soit  lorsque  notre  automobile  s'engagera  dans  un  col 
aux  rochers  élevés,  soit  lorsque  la  route  sinueuse  nous 
entraînera  vers    des  pentes  ou   bien  au  milieu  de 


202  LA   VILLE   BLANCHE 

figuiers,  ou  de  coteaux  surprenant  par  leur  sauvage 
végétation. 

Nous  rencontrons  des  fermes,  de  vastes  espaces 
plantés  de  vignes  ou  de  blés,  nous  allons  entre  de  hauts 
eucalyptus,  à  travers  une  pépinière,  —  et  toujours, 
comme  une  sublime  toile  de  fond,  la  Méditerranée  étend 
l'infini  de  sa  couleur  si  bleue. 

Port-Gueydon,  qui  se  laisse  bercer  par  elle,  n"a' 
qu'une  plage;  plus  loin,  qu'une  jetée  que  domine  un 
sémaphore.  De  ce  côté,  sur  une  presqu'île,  comme  à 
Dellys,  un  marabout,  et,  sur  les  hauteurs,  au  village 
kabyle,  des  vestiges  romains. 

La  grande  rue  commence  au  bord  même  de  la  mer  : 
la  mer  est  toute  la  beauté  de  Port-Gueydon.  Contem- 
plons-la :  demain,  nous  nous  enfoncerons  dans  la  pro- 
fondeur des  terres,  nous  ne  la  verrons  plus,  elle,  si 
calme,  à  cette  heure,  qu'elle  semble  mourir  de  son 
immobiUté  même.  Le  caillou  qu'un  enfant  lui  a  jeté 
n'a  presque  pas  eu  de  ricochets;  à  peine  quelques 
cercles  se  sont-ils  formés  sur  l'eau  et  la  jner  s'est 
hâtée  dé  reprendre  sa  surface  tranquille  avec  la  moue 
de  quelqu'un  que  l'on  a  dérangé  et  à  qui  un  nouvel 
assoupissement  a  rendu  la  sérénité  voulue. 

Nous  nous  étions  tellement  habitués  à  elle  t  Elle  fai- 
sait la  majesté  de  tous  les  paysages,  elle  leur  ajoutait 
le  ravissement  de  sa  vaste  harmonie,  elle  alternait  son 
champ  avec  ceux  des  pins  plantés  sur  son  rivage,  elle 
mêlait  la  richesse  de  ses  parfums  aux  mille  des  arbres  et 
des  fleurs,  et  c'était  une  ivresse,  l'ivresse  de  ces  bords 
africains  qui  rendait  l'âme  de  Didon,  plus  éperdue,  au 
départ  d'Énée,  et,  plus  altière,  celle  de  Gléopàtre 
Séléné,  abordant  au  port  de  Gésarée  sur,  la  trirème 
qu'ornait  un  grand  épervier  d'or. 


VERS   LES   MONTS   HÉROÏQUES  203 

Sur  ces  plages  qui  n'ont  pas  l'ampleur  de  celles  de 
l'Océan,  le  long  de  ces  côtes  aux  rochers  de  dentelles 
ou  aux  plantations  si  luxuriantes,  il  faut  une  mer  qui 
ne  soit  pas  menaçante  par  ses  flux,  ou  infidèle  par 
ses  éloignements.  Ce  soleil,  qui  dispense  si  prodigale- 
ment  tous  ses  trésors,  exige  de  la  mer  un  consente- 
ment énamouré,  afin  que  la  tiédeur  de  ses  rayons 
endorme  la  mollesse  des  vagues,  et  la  Méditerranée 
s'offre  comme  une  amante  à  tous  les  caprices  du  jour* 
Aussi  est-elle  la  mer  voluptueuse  par  excellence. 

Lorsqu'elle  accomplira  sa  course  dans  le  ciel,  la 
lune  semblera  se  dédoubler  :  une  autre  elle-même  res- 
tera sur  les  eaux  de  la  Méditerranée  et  celle-ci  la  ber- 
cera tout  doucement,  avec  des  milliers  de  caresses, 
sans  lui  enlever  le  moindre  éclat.  La  lune  brillera  sur 
les  flots  de  son  resplendissement  céleste;  les  étoiles, 
aussi,  et  les  étoiles  paraîtront  autant  d'yeux  étonnés 
qui  se  penchent  sur  la  surface  des  eaux  pour  en  devi- 
ner la  profondeur  et  le  mystère. 

Cette  Méditerranée  de  turquoise,  de  nacre  ou  d'ar- 
gent, de  pourpre  à  la  mort  du  soleil  et  violacée  au 
crépuscule^  elle  fait  si  intimement  partie  de  ce  Nord 
africain  où  flamboient  toutes  les  diaprures  de  la  lumière, 
qu'on  ne  peut  les  concevoir  l'un  sans  l'autre.  Elle 
s'imposait,  on  la  voyait  de  partout  à  la  fois^  on  ne 
pouvait  que  penser  à  elle,  que  sans  cesse  parler  d'elle, 
—  quel  regret  nous  prend  en  songeant  qu'elle  va  dis- 
paraître à  nos  yeux  ! 

Mais  elle  a  la  certitude  qu'assure  un  long  triomphe  ; 
son  impérissable  attrait  est  encore  la  nostalgie  qu'elle 
laisse  au  cœur.  Elle  toute,  nous  l'emportons  avec 
nous,  dans  nos  chers  souvenirs.  Que  nous  voulions 
l'oublier,  nous  ne  le  pourrons  pas.  Derrière  la  ligne  du 


204  LA   VILLE   BLANCHE 

Djurdjura,  nous  la  saurons  invisible,  mais  présente; 
nous  ne  pourrons  nous  empêcher  de  songer  que  si  les 
monts  kabyles  élancent,  si  hauts,  leurs  pics,  c'est  dans 
le  désir  de  l'admirer. 

Nous  la  voyons  pourtant  encore,  tendre  amie  délais- 
sée, du  col  d'Agouni-Chergui.  Les  montagnes  s'écar- 
tent; une  dernière  fois,  elles  s'ouvrent  sur  la  mer  et 
c'en  est  fait  :  nous  sommes  entraînés  vers  de  nouveaux 
spectacles. 

La  route  est  serpentine,  nous  apercevons  de  loin 
ses  lacets  capricieux  et  nous  descendons  dans  la  vallée 
du  Sébaou.  Une  grande  fertilité  monte  de  toute  la 
terre,  il  est  partout  des  pâturages  et  des  arbres  frui- 
tiers. Le  large  lit  du  Sébaou,  par  endroits,  roule  des 
eaux  et  dans  la  limpidité  de  ces  dernières  s'ébattent 
de  jeunes  Kabyles  nus,  et  s'aventurent  paisiblement 
des  bœufs.  Çà  et  là,  des  villages  indigènes  parfois  sépa- 
rés par  quelques  habitations  européennes. 

Nous  avons  dépassé  Fréha  et  nous  longeons  le 
Sébaou.  Toute  la  vallée  s'étale  avec  les  tapis  de  ses 
cultures,  ses  oliviers  et  ses  figuiers,  et,  parfois,  de 
larges  étendues,  éclatant  comme  des  rubis  très 
sombres  :  la  terre  fraîchement  remuée  tressaillant 
déjà  dans  l'attente  de  la  semence.  Sur  la  route,  des 
files  de  Kabyles,  guidant  leurs  mulets  et  leurs  ânes  sur- 
chargés de  marchandises,  évoquent  la  souvenance  des 
antiques  pasteurs. 

Dans  un  enfoncement  que  des  arbres  ombragent, 
c'est  le  murmure  frais  d'une  fontaine.  Des  femmes 
kabyles  sont  là.  Elles  se  reposent  mi-allongées,  et 
bavardent  entre  elles.  Ainsi,  au  temps  de  Jacob, 
auprès  d'autres  fontaines,  d'autres  femmes  s'attar- 
daient dans  la  sérénité  d'aussi  doux  paysages.  Quel- 


VERS   LES   MONTS   HÉROÏQUES  205 

ques-unes  emplissent  d'eau  leurs  longues  amphores, 
puis  elles  s'en  vont  vers  leurs  demeures,  comme  autre- 
fois Rachel  et  Rébecca.  La  rouge  étoffe,  qui  drape  leur 
poitrine  et  leurs  hanches,  s'harmonise  avec  les  sillons 
éclatants  de  la  terre.  Il  en  est  qui  ont  des  bracelets 
d'argent  aux  bras  et  aux  chevilles  dont  elles  laissent  la 
nudité  s'épanouir  à  la  blancheur  du  jour. 

Cette  vallée,  avec  ce  Sébaou  aux  filets  d'eau  relui- 
sant comme  des  écailles,  ces  conducteurs  d'ânes,  ces 
femmes,  à  l'entour  de  la  fontaine,  ces  pâturages,  ces 
oliviers,  c'est  la  vallée  biblique.  Ces  porteuses  d'am- 
phores, aux  jours  de  la  moisson,  sont  les  sœurs  de 
Ruth,  et,  quand,  le  soir  tombé,  le  croissant  de  la  lune 
brille  parmi  les  astres,  elles  peuvent,  comme  autrefois 
celle  qu'aima  Booz,  se  demander  quel  divin  moisson- 
neur a,  dans  le  ciel, 

En  s'en  allant,  négligemment  jeté 

Cette  faucille  d'or  dans  le  champ  des  étoiles. 


LE   CHEMIN   DE   LA   GLOIRE 

Ces  cimes  lointaines  et  violacées  se  dentelant  à  l'ho- 
rizon bleuâtre,  par  delà  les  coteaux  verdoyants  qui 
couronnent  Alger,  ce  sont  celles  du  Djurdjura.  Toujours 
leur  spectacle  nous  a  émus;  elles  se  dressent  comme 
des  épées  victorieuses,  si  nombreuses,  si  rapprochées 
les  unes  des  autres  qu'on  dirait  une  muraille. 

Quelle  éruption  volcanique  donna  à  ces  montagnes 
sombres  une  forme  si  aiguë?  Elles  sont  hérissées,  leurs 
flancs  escarpés  s'ouvrent  parfois    comme  d'horribles 


gC8  LA   VILLE   BLANCHE 

déchirures,  elles  souffrent,  elles  se  redressent  plus 
encore  avec  des  élancements  exaspérés.  C'est  qu'aussi, 
elles  ont  leur  poignante  légende. 

Or  donc,  les  Hébreux  étaient  en  route  pour  la  terr^ 
promise,  lorsqu'ils  rencontrèrent  un  pays  montagneux 
dont  un  géant  était  le  roi.  Moïse  décida  d'en  faire  la 
conquête,  le  roi-géant  comprit  qu'il  ne  serait  jamais 
vainqueur  d'un  inspiré  de  Dieu;  alors,  il  mit  son  empire 
sur  sa  tête  et  s'enfuit  nuitamment.  Il  courut  des  heures 
et  des  journées,  mais  il  n'est  de  géant  qui  n'ait 
ses  fatigues  d'homme,  il  tomba  d'épuisement  et  les 
montagnes  étant  sur  lui,  il  mourut  étouffé. 

Donc  si  ces  montagnes  du  Djurdjura  s'élancent  avec 
désespoir  vers  le  ciel,  c'est,  sans  doute,  qu'elles  ont  le 
remords  d'avoir  tué  celui  qui  les  adorait  tant.  Leurs 
pics  aigus  n'ont  plus  maintenant,  à  nos  yeux,  la  forme 
d'épées  victorieuses;  ils  s'érigent,  douloureux,  comme 
des  mausolées  multiples.  Le  Djurdjura,  apporté  on 
ne  sait  d'où,  est  un  tombeau  :  celui  d'un  roi-géant, 
amoureux  de  ses  montagnes. 

Le  roi  avait  fui  l'esclavage,  il  voulait  ses  montagnes 
aussi  libres  que  lui.  11  semble  que  son  dernier  souffle 
anime  encore  le  pays  où  il  s'affaissa  et,  défait,  ces  mon- 
tagnes ont  lutté  pour  la  plus  complète  indépendance. 
Les  Kabyles  qui  les  habitent  s'appellent  Imazighen  ou 
Amzich,  c'est-à-dire  les  agriculteurs,  mais  aussi  *.  les 
hommes  libres  » .  La  France  ne  parvint  à  leur  conquête 
qu'au  prix  des  plus  durs  sacrifices;  il  faut  rendre 
hommage  à  ces  montagnes  :  elles  sont  nobles  et  fières 
comme  l'héroïsme  même.  La  Grande  Kabyhe  où  elles 
s'étendent  a  sa  beauté  farouche. 

Nous  voici  à  son  orée,  au  col  des  Beni-Aïcha,  et  le 
soleil  est  avec  nous,  faisant  siens,  parce  qu'il  pétrit 


VERS  LES  MONTS   HÉROÏQUES  207 

leurs  couleurs  de  sa  clarté,  la  plaine  des  Issers  tour  à 
tour  verte  et  blonde,  l'oued  aux  lauriers-roses  et  les 
monts  que  nous  voyons  au  loin  pelés  et  ternes  ou  bien 
sertis,  comme  des  bijoux,  soit  d'un  couronnement 
d'oliviers,  de  figuiers  et  de  chênes,  soit  de  villages 
agrippés  sous  leurs  tuiles  rouges. 

Avec  les  Kabyles,  ces  descendants  de  Massinissa,  de 
Syphax  et  de  Jugurtha,  les  monts  qui  se  dressent 
devant  nous  furent  toujours  en  indomptable  lutte  avec 
les  Césars  de  Rome.  A  cette  évocation  des  souvenirs 
anciens,  il  semble  que  nous  vivions  des  temps  primitifs, 
nous  avons  une  âme  neuve  et  des  yeux  avides  de  con- 
templations nouvelles,  et  Tizi-Ouzou,  au  nom  si  rempli 
d'eurythmie  et  qui  veut  dire  le  col  des  genêts,  marque 
pour  nous  l'entrée  dans  un  monde  où  l'on  peut,  pour 
les  plus  grandioses  spectacles,  tout  espérer  de  la  nature 
la  plus  altière. 

Tizi-Ouzou  est  ville  administrative  et  poste  militaire, 
il  doit  son  importance  à  son  chemin  de  fer  et  aux  nom- 
breuses voies  dont  il  est  le  centre  actif,  il  a  son  rôle 
indispensable,  le  commerce  de  sa  vie  le  dispense  donc 
de  monuments  fameux  et  d'attractions  vaines.  Mais, 
carrefour  de  passage,  son  accueil  est  amical  :  il  conduit 
à  l'entrée  de  la  route  historique  et  sublime  qui  mène  à 
Fort-National. 

Elle  semble  d'abord  timide,  cette  route  qui  se  plaît 
dans  un  paysage  tendre,  le  long  du  Sébaou,  puis, 
tout  près  d'un  petit  bois;  elle  rampe  à  côté  d'une 
rangée  d'eucalyptus,  se  glisse  ensuite  sous  une  voûte 
ombragée  de  platanes.  Mais  elle  nous  offre,  sans  plus 
tarder,  le  spectacle  de  montagnes  brunes  que  raye  une 
neige  rebelle  à  tout  soleil.  Le  bivouac  de  Taksebt  est 
là,  sur  un  petit  plateau  :  son  tertre  s'arrondit  comme 


208  LA  VILLE   BLANCHE 

si,  déjà,  tous  ces  lieux  se  tourmentaient  au  voisinage 
des  hauts  sommets. 

Ceux-là  vont  aussitôt,  dévalant  dans  la  plaine,  bar- 
rant la  route,  mais  celle-ci  devient  audacieuse  à  présent. 
Elle  escalade  le  flanc  des  monts,  s'accroche  aux  ro- 
chers, s'élance  plus  encore,  contourne  dans  un  angois- 
sant et  brusque  élan  l'obstacle  infranchissable;  elle 
surgit,  haletante,  sinueuse  ainsi  qu'un  ruban  que  le 
vent  fait  ondoyer  en  replis  tortueux,  elle  s'élève  enfin 
comme  pour  se  suspendre  quelque  part  dans  le  ciel. 
Notre  automobile  s'enhardit  avec  elle,  c'est  l'ascension 
vertigineuse. 

On  dirait  que,  derrière  nous,  la  vallée  du  Sébaou 
s'enfonce  de  plus  en  plus,  étalant,  comme  une  dernière 
offrande,  à  nos  regards  pressés,  le  drap  brun  de  ses 
terres  fraîchement  remuées,  les  gerbes  de  ses  blés  et 
les  paillettes  que  fait  le  jour  sur  sa  rivière. 

La  montagne  est  boisée.  De  ses  sentiers  escarpés 
descendent,  sur  la  route,  des  femmes  kabyles,  portant 
des  fagots  sur  leurs  épaules.  Elles  ne  s'étonnent  pas 
de  la  grandeur  du  paysage,  leurs  yeux  se  sont  ouverts 
sur  lui  en  même  temps  qu'à  la  lumière.  Elles-mêmes, 
par  leurs  fines  silhouettes  et  le  mouvement  gracieux  de 
leurs  bras  arrondis,  soutenant  leur  faisceau  de  bran- 
chages, en  font  intimement  partie,  elles  l'animent, 
et,  lorsqu'elles  ont  disparu  au  détour  du  chemin  chao- 
tique qui  conduit  à  leur  village,  elles  laissent,  en  sou- 
venir, comme  la  légèreté  d'une  vision  harmonieuse. 

L'autobus  qui  va  de  Michelet  à  Tizi-Ouzou  dévale 
avec  un  grondement  sourd,  si  lourdement  qu'on  croi- 
rait qu'il  entraîne  la  montagne  avec  lui.  De  fait,  la 
poussière  qu'il  soulève  cache  le  paysage,  on  a  la  sen- 
sation d'être  au  bord  de  l'abîme. 


VERS   LES    MONTS   HÉROÏQITES  209 

Des  nuages  pèsent  sur  nous,  mais  Fazur  s'éclaircit, 
il  est  d'une  limpidité  illuminée,  on  voudrait  avoir  la 
voluptueuse  douceur  de  froisser  dans  sa  main  cette 
étoffe  de  soie  bleue  que  le  ciel  courbe  au-dessus  de 
nos  têtes.  Nous  levons  les  yeux  pour  l'admirer.  Devant 
nous,  se  détachant  sur  elle,  de  toute  la  blancheur  de  sa 
pierre  qu'endiamantent  des  éclats  de  mica,  se  dresse 
une  colonne.  Elle  est  sur  un  point  culminant  qu'il 
nous  faut  atteindre;  notre  automobile  mord  la  route 
et  grimpe  intrépidement,  la  colonne  se  découvre  de 
plus  en  plus  dans  la  sveltesse  de  son  rayonnement. 

Maintenant,  elle  apparaît  sur  un  tertre,  en  bordure 
de  la  montagne,  dominant  tout  l'espace,  indiquant  à 
l'univers  entier  qu'elle  commémore,  à  la  gloire  de  la 
France,  ce  que  jamais  ne  purent  réaliser  ni  les  guer- 
riers carthaginois,  ni  les  Vandales,  ni  les  Turcs,  pas 
même  ces  anciens  maîtres  du  monde  qu'étaient  les 
Romains  :  la  conquête  de  la  Grande  KabyUe. 

Le  chemin  sur  lequel  nous  sommes  mène  au  point 
culminant  des  montagnes  dont  l'héroïsme  semblait,  à 
travers  les  siècles,  avoir  consacré  l'invincible  caractère. 
La  France  pénétrait,  à  jamais,  au  cœur  des  régions  si 
longtemps  indomptables.  Cette  voie  est  ainsi  encore 
plus  triomphante  que  celles  par  où,  jadis,  passèrent 
tous  les  Césars. 

Il  est  écrit  sur  la  colonne  :  «  Au  lendemain  de  la  prise 
du  massif  de  la  Grande  Kabyhe,  sur  l'ordre  du  maré- 
chal Randon,  gouverneur  général,  commandant  la 
colonne  expéditionnaire,  et  sous  la  direction  du  général 
de  Chabaud  La  Tour,  commandant  supérieur  du  génie 
en  Algérie,  les  troupes  des  trois  divisions  Renault,  de 
Mac-Mahon  et  Yousouf,  ont  construit  cette  route  en 
dix-sept  jours,  du  5  juin  au  21  juin  1857.  M.  Jonnart, 

14 


§40  LA   VILLE    BLAiNCHE 

gouverneur  général  de  F  Algérie,  a  fait  élever  ce  monu- 
ment pour  perpétuer  le  souvenir  de  Fœuvre  accomplie 
par  Tarmée  d'Afrique.  —  Juin  1910.  » 

L'immensité  du  spectacle  n'a  d'égale  que  le  silence 
environnant.  A  peine  le  mutisme  de  cet  infini  est-il 
troublé  par  les  grelots  d'un  attelage  qui  grimpe  vers 
Fort-National  ou  par  la  voix  d'un  Kabyle  appelant  un 
de  ses  semblables.  L'air  est  d'une  limpidité  telle  que  l'on 
entend,  comme  en  une  claire  résonnance,  la  chanson 
des  grelots.  L'écho  rend  plus  sonore  la  voix  étendue 
du  Kabyle,  puis  lintonation  meurt  par  degré;  on  dirait 
que  l'espace  en  demeure  vibrant,  nous  en  saisissons 
les  moindres  modulations. 

Comme  le  bruit  cadencé  de  l'attelage,  comme  l'appel 
du  Kabyle,  le  paysage  qui  s'étend  devant  nous  a,  sous 
l'éclat  de  la  lumière,  de  multiples  nuances,  qui  se  gra- 
duent de  seconde  en  seconde.  Le  jour  palpite  et  se 
pose  en  mille  teintes,  à  peine  voilées,  à  gauche  dans 
le  lointain,  sur  Tizi-Ouzou,  en  cadences  plus  joj^euses 
sur  Fréha  qu'on  aperçoit,  plus  loin  encore,  à  droite, 
dans  l'encadrement  verdoyant  de  ses  arbres,  et  tout 
au  fond,  du  même  côté,  sur  Mekla  grisaille  dans  sa 
brume  indécise. 

En  bas,  sillonnant  le  panorama  qu'offre  la  fertilité 
de  la  large  vallée,  le  Sébaou  toujours  miroitant,  l'oued 
Ai'ssi,  son  affluent,  et,  telle  que  le  ht  d'une  rivière 
immuable  en  ses  nombreux  contours,  la  route  blanche 
que  nous  avons  suivie. 

Il  semble  que  l'immensité  de  ce  spectacle  devrait  se 
dérouler  sans  bornes.  Or  les  montagnes  kabyles  sont 
là,  l'enserrant  comme  d'une  ceinture  géante,  formant 
la  ligne  obscurément  bleuâtre  qui  ferme  l'horizon. 
L'attelage  qui  monte  vers  Fort-National  a  dû  s'arrêter 


VERS   LES   MONTS   HÉROÏQUES  2H 

en  chemin,  la  voix  du  Kabyle  s'est  tue  :  le  silence  seul 
convient  à  la  majesté  de  ce  vaste  décor,  la  souveraineté 
de  sa  beauté  exige  la  plus  religieuse  contemplation . 

Nos  âmes  se  recueillent  dans  l'extase  des  trésors  de 
paysages  amassés  par  nos  yeux.  Mais  une  incomparable 
joie  les  soulève  plus  encore  :  nous  savons  que,  dans  cette 
Grande  Kabylie,  nous  allons  monter  de  splendeurs  en 
splendeurs.  La  route  est  maintenant  moins  dure,  elle  est 
enivrante  avec  ses  acacias  surchargés  de  fleurs.  Les 
sommets  qui  nous  environnent  ont  comme  des  coiffes 
de  pourpre  bordées  d'argent  :  ce  sont  les  villages 
kabyles  avec  leurs  toits  de  tuiles  rouges  et  leurs  murs 
blanchis  à  la  chaux. 

Puis,  sur  un  plateau,  une  longue  bâtisse  rectangu^ 
laire  à  deux  étages,  caserne  enclose  de  murailles,  et 
aussi,  une  ligne  de  remparts  à  créneaux  derrière 
laquelle  des  maisons  s'aperçoivent.  Ce  plateau,  c'est 
celui  de  Souk-el-Arba  sur  lequel,  depuis  1857,  est  cons- 
truit Fort-National. 

Nous  nous  dirigeons  vers  ce  dernier,  nous  voici  devant 
sa  porte  qui  se  ferme  à  la  tombée  de  la  nuit;  les  Kabyles 
ne  pourront  plus  pénétrer  dans  la  ville  qu'au  lever  du 
matin,  et  pour  que  la  porte  s'ouvre  aux  Européens  et  aux 
soldats,  le  poste  de  garde  exige  un  exeat.  C'est  que 
Fort-National  n'est  qu'un  point  stratégique,  la  popula- 
tion civile  ne  vit  que  de  son  commerce  avec  la  garnison. 
La  ville  s'abrite  sous  le  fort;  en  cas  d'alerte,  ses  habi- 
tants iraient  se  réfugier  dans  l'enceinte  bastionnée  et 
cela  rappelle  la  vie  du  moyen  âge. 

Jamais  les  K^^byles  ne  s'imaginaient  que  la  France 
pourrait  se  maintenir  sur  leurs  indomptables  plateaux. 
Lorsque,  du  5  au  21  juin  1857,  l'armée  du  maréchal 
Randon  traçait  la  route  que  nous  avons  suivie,  quand 


212  LA   VILLE   BLANCHE 

les  pelles,  les  pioches,  les  scies,  les  haches  et  les 
pétards  s'attaquaient  aux  rochers  des  Ai't-Iratem,  les 
naturels  du  pays,  du  haut  de  leurs  villages,  étaient  per- 
suadés que  la  rouille  userait  les  instruments,  avant  que 
ceux-ci  eussent  achevé  leur  tâche.  Ils  se  fiaient  encore 
aux  aspérités  de  leurs  crêtes  qui,  jadis,  avaient  rebuté 
les  généraux  romains,  «  aux  inaccessibles  hauteurs 
de  leurs  montagnes  et  aux  fortifications  naturelles  de 
leur  territoire,  »  ainsi  qu'il  est  dit  dans  le  panégyrique 
de  Maximien. 

Les  heures  passaient,  mais,  avec  elles,  le  chemin 
montait  de  Tizi-Ouzou  vers  le  plateau  de  Souk-el-Arba. 
Lorsque  le  14  juin  de  la  même  année  1857,  qui  rappe- 
lait le  débarquement  des  troupes  du  général  de  Bour- 
mont  à  Sidi-Ferruch,  fut  solennellement  posée,  sur  ce 
même  plateau,  la  première  pierre  de  Fort-National, 
alors,  les  Kabyles  eurent  le  sentiment  que  c'en  était 
fait  de  leur  légendaire  invincibilité. 

Un  de  leurs  amins  s'écria  douloureusement  :  «  Un 
fort!  Regardez-moi  :  quand  un  homme  va  mourir,  il 
se  recueille  et  ferme  les  yeux.  Amin  des  Kabyles,  je 
ferme  les  yeux,  car  la  Kabylie  va  mourir  !  » 

Cette  région  vaillante  avait  failli,  de  son  souffle  puis- 
sant, disperser  la  pourpre  des  Césars,  elle  avait  fait 
sans  cesse  retentir  le  cri  de  l'indépendance,  du  sommet 
de  ses  pics  aux  profondeurs  de  ses  ravins;  et,  le  soir, 
après  la  journée  meurtrière,  elle  avait  fait,  du  flam- 
boiement même  de  ses  montagnes,  surgir  des  inspirés, 
des  prophètes,  des  marabouts,  pour  clamer  la  révolte  à 
nouveau  et  préparer,  durant  la  nuit  tragique,  la  bataille 
du  lendemain. 

Ils  s'en  allaient,  ces  inspirés,  dans  les  villages,  et 
réclamaient  les  plus  courageux  des  hommes  pour  les 


VERS   LES   MONTS    HÉROÏQUES  213 

prochains  combats.  Tous  répondaient  d'une  commune 
voix.  Les  prophètes  promettaient  le  paradis  à  ceux 
qui  allaient  succomber.  Tous  s'attendaient  à  périr. 
Alors,  dans  rassemblement  du  village  et  l'agenouille- 
ment des  vieillards,  des  enfants  et  des  femmes,  les 
marabouts  récitaient  la  prière  des  morts,  et  ces  morts, 
c'étaient,  d'avance,  ceux  qui  demeuraient  debout,  au 
milieu  de  leur  famille,  ayant  fait  l'entier  sacrifice  de 
leur  vie  pour  la  liberté  de  leurs  montagnes. 

Tous  couraient  à  la  bataille  et  l'élan  était  tel  qu'il 
entraînait  les  vieillards,  les  enfants  et  les  femmes. 
C'était  le  soulèvement  épique  de  toute  la  Kabylie,  et, 
dans  l'inspiration  des  villages,  à  la  fois .  extasiés  et 
combattants,  des  marabouta  surgissaient  à  leur  tour. 

C'était  Dihia-bent-Tabet  qui,  en  682,  repoussait,  jus- 
qu'au fond  du  désert  de  Barka,  les  Arabes  de  la  pre- 
mière invasion,  si  impétueusement,  que  les  envahis- 
seurs, stupéfaits  et  honteux  d'avoir  été  refoulés  par 
une  femme,  l'appelèrent  la  Kahina,  c'est-à-dire  la 
sorcière. 

C'était  la  fdle  de  ces  mêmes  Aït-Iratem  sur  lesquels 
Fort-National  s'élève,  Chemsi-Cheika,  Jeanne  Hachette 
de  la  deuxième  invasion.  C'était  Lalla-Khredidja,  si 
guerrière  et  si  vaillante  que  la  Kabylie  reconnaissante 
a  donné  son  nom  au  plus  haut  de  ses  pics. 

C'était  enfin  Lalla-Fathma-bent- Cheikh,  des  Aït- 
lUilten,  celle-là  même  qui,  en  1857,  voulant  les  mon- 
tagnes de  son  enfance  libres  comme  l'aigle  qui  les  par- 
court, suscitait,  à  chaque  heure,  pour  leur  défense,  de 
nouveaux  combattants. 

Lalla-Fathma-bent-Cheikh,  nos  grands-pères  vous 
ont  connue,  vous  étiez  jeune  et  belle,  votre  cœur  était 
pur  comme  les  neiges  de  votre  Djurdjura.  A  l'appel  de 


214  LA   VILLE   BLANCHE 

votre  voix,  les  hommes,  du  haut  de  leurs  villages,  des- 
cendaient à  la  bataille,  comme  de  roc  en  roc  des- 
cendent les  cascades;  ils  voyaient  dans  vos  yeux  l'àme 
même  de  la  fierté  kabyle. 

Mais,  dans  la  défaite  des  vôtres,  votre  voix  s'éteignit 
et  vos  yeux  se  couvrirent  de  pleurs;  jamais  plus,  vous 
n'avez  retrouvé  votre  accent  et  votre  éclat.  Vous  étiez 
en  deuil  de  l'indépendance  de  vos  montagnes,  et  ceux 
qui  vous  ont  encore  vue  en  1875,  peu  de  temps  avant 
votre  mort,  vous  représentent,  assise  sur  un  banc  de 
pierre,  pleurant  la  liberté  berbère  au  tombeau  et  chan- 
tant parfois  d'une  voix  dolente  la  complainte  héroïque 
qu'un  poète  de  votre  pays  composa  à  votre  gloire. 

Il  sied  que  nous  rappeUons  ces  souvenirs;  les  vain- 
queurs sont  dautant  plus  grands  que  les  vaincus  le 
furent,  tout  pays  triomphant  aime  tout  pays  dompté 
qui  fut  très  vaillant  et  très  noble . 

L'amin  qui,  douloureusement,  s'écriait  qu'il  fermait 
les  yeux  car  la  Kabylie  allait  mourir,  né  songeait  pas 
au  lendemain.  Voyez,  elle  est  ressucitée,  la  courageuse 
et  fière  Kabylie  !  Jadis  ses  villages  formaient  autant  de 
patries  disparates,  continuellement  en  lutte  les  unes 
contre  les  autres,  nous  les  avons  réconciliés  dans  la 
patrie  française. 

LalIa-Fathma-bent-Cheikh,  cette  indépendance  dont 
vous  étiez  si  jalouse  pour  vos  belles  montagnes,  la 
France  la  respecte  :  les  fils  de  vos  amis  et  tous  ceux 
de  vos  frères  sont  libres  dans  leurs  croyances,  leurs 
travaux  et  leurs  biens.  La  force  nous  est  restée,  mais 
nous  pouvons  vous  certifier  ce  qu'un  des  nôtres,  Fran- 
çais de  la  métropole  qui  fut  l'admirateur  rempli 
d'espoir  de  toutes  les  vertus,  de  toutes  les  qualités,  de 
toutes  les  beautés  de  ce  Nord  africaiu,  Emile  Masque- 


VERS   LES  MONTS   HÉROÏQUES  âlë 

ray,  certifiait  aux  Arabes  xie  l'Ouarsenis  :  «  La  force 
nous  est  restée  en  fin  de  compte,  mais  avec  tout  ce 
qu'elle  comporte  d'honneur  et  d'obligations  hautes. 
Nous  sommes  les  héritiers  de  tous  ceux  qui  sont  tom- 
bés sous  nos  balles,  nous  sommes  les  tuteurs  de  leurs 
enfants.  » 

Gomment  n'aimerions-nous  pas  votre  merveilleux 
pays!  Nous  nous  rendons  sur  le  retrait  qui  suit  la 
caserne  de  Fort-National  et  que  les  soldats  appellent 
le  cavalier,  parce  que,  sur  l'étroite  extrémité  de  ce 
plateau,  on  peut  se  croire  comme  à  cheval  sur  la 
montagne  même. 

C'est  ici,  qu'en  1857,  un  marabout  se  lamentait.  Le 
maréchal  Randon  s'approcha  de  lui,  mais  le  marabout 
était  inconsolable  :  ce  fort,  dont  les  Français  venaient 
de  poser  la  première  pierre,  c'était,  assurait-il  dans 
son  langage  imagé,  «  une  épine  dans  l'œil  de  la 
KabyUe.  » 

De  fait,  il  n'y  a  qu'à  considérer  le  paysage  :  on  con- 
çoit, sans  plus  tarder,  que,  maîtresses  de  ce  plateau  de 
Souk-el-Arba,  les  troupes  des  trois  divisions  Renault, 
Mac-Mahon  et  Yousouf  aient  rendu  tout  ce  pays  à  leur 
merci.  Au  milieu  du  retrait  où  nous  sommes,  on  a  posé 
un  cube  de  pierre  et,  sur  la  surface  de  ce  dernier,  on 
a  tracé  un  plan  trigonométrique.  Il  n'y  a  qu'à  suivre 
les  lignes  qu'il  indique  pour  connaître  l'immense 
région. 

Voici,  dans  la  direction  de  l'ouest,  Tizi-ûuzou,  Alger, 
et,  plus  bas,  Dra-el-Mizan;  dans  celle  du  sud-est,  la 
Main-du-Juif,  le  Lalla-Kredidja  et,  plus  haut,  le  col  de 
Tirourda.  Voici,  dans  les  directions  du  nord-est,  l'Aze^ 
rou-Toher  et  le  col  de  Ghelata,  puis  le  village  d'Azazga, 
et,  plus  au  nord,  le  Djebel-Tamgout. 


216  LA   VILLE   BLANCHE 

Ce  chaos  de  montagnes,  c'est  bien  le  pays  tourmenté 
que  le  roi-géant,  fuyant  devant  Moïse,  emporta  sur 
ses  épaules,  et  qui  s'écroula  sur  lui.  On  dirait  qu'il 
conserve  éternellement  la  douleur  de  son  forfait.  Quel- 
ques-unes des  hautes  cimes  que  ravagent  les  pluies 
montrent  la  nudité  lamentable  de  leurs  rochers.  Ceux- 
là,  le  soleil  indulgent  les  recouvre  d'un  manteau  d'or 
pâle.  Mais  les  montagnes  sont  innocentes  de  ce  qu'un 
roi-géant  ne  put  les  supporter.  La  neige  recouvre  donc 
la  plupart  d'entre  elles  de  sa  blancheur  étincelante 
comme  pour  faire  éclater,  au  loin,  la  virginité  de  leurs 
sommets. 

L'espace,  à  l'horizon,  semble  ainsi  tout  moutonné 
d'albâtre.  Un  pic  dresse  son  front  plus  haut  encore  et 
c'est  comme  un  lis  trempant  dans  la  lumière.  A  cer- 
taines heures,  le  soleil  embrase  la  neige  :  on  imagine- 
rait des  pétales  de  rose  étendus  sur  les  vagues  im- 
muables de  ces  montagnes.  Mais  la  neige  reprend  son 
éclat  primitif  et,  la  nuit,  on  dirait,  tandis  que  les 
ténèbres  s'enfouissent  dans  les  ravins,  qu'elle  forme 
une  ligne  de  feux  immaculés  courant  dans  l'infmi. 

Ces  pics  ont  leur  beauté  unique,  avec  leurs  amas  de 
flocons,  triomphant  du  midi  de  l'été  et  s'empourprant 
de  l'incendie  du  soir.  Ils  sont  géants  eux-mêmes  comme 
le  roi  qui  les  abandonna  sur  cet  immense  espace.  Et 
voici  que  la  nature  aimante  ajoute  à  leur  splendeur  : 
des  cèdres  poussent  sur  les  sommets  du  Lalla-Khi^edidja 
ou  de  l'Azerou-Toher,  et  ce  sont  comme  des  chevelures 
vertes  impassibles  sous  le  vent. 

Plus  bas,  ces  massifs  ont  des  robes  d'émeraude,  for- 
mées par  les  rameaux  épais  des  figuiers  et  des  chênes, 
des  frênes,  des  oliviers.  Parfois,  ces  robes  sont  dé- 
chirées. Les  déclivités  du  terrain  apparaissent  avec  les 


VERS   LES   MONTS   HÉROÏQUES  217 

tragiques  sillons  qu'ont  creusés  les  avalanches  et  les 
torrents.  C'est  la  dévastation  des  éléments  entraînant, 
dans  leur  chute,  les  rochers  et  les  arbres.  D'énormes 
blocs  de  pierre  suspendent  leur  menace  au-dessus  de 
l'abîme.  Le  fond  de  la  vallée  est  comme  un  gouffre 
sombre,  l'hiver  y  roulera  les  eaux  de  sa  tourmente. 
C'est  le  grondement  qui  précède  la  mort,  —  et  cepen- 
dant la  vie  s'étale  dans  la  ferveur  de  son  émergeante 
éternité. 

Des  bestiaux  paissent  sans  souci  des  précipices,  il 
est  des  pâturages  tout  le  long  du  Djurdjura,  les  flancs 
des  montagnes  ont  des  vergers  prospères;  l'orge  y 
pousse  en  abondance,  et  c'est  l'orgueil  des  pampres 
qu'alourdissent  les  grappes,  et  ce  sont  les  citrons  et 
les  oranges,  étincelant  comme  les  fruits  précieux  du 
jardin  des  Hespérides.  Les  moissons  chevauchent  ici 
sur  les  gigantesques  croupes,  c'est  le  défi  sublime  de 
la  fertilité  adorée,  protégée  par  le  patient  labeur  de 
l'homme. 

Quand  l'orage  fait  écrouler  la  récolte  attendue  et 
jusqu'à  la  terre  elle-même,  quand  tout  semble  achevé 
dans  une  suprême  chute,  miracle  dû  seulement  à 
l'amour  delà  montagne,  du  désastre  final  naît  la  résur- 
rection même  :  les  Kabyles  descendent  pieusement  dans 
le  ravin  fatal,  reprennent  la  terre  que  leur  ravit  l'orage, 
la  reportent  et  retendent  sur  le  flanc  dévasté  pour 
qu'y  germe,  à  nouveau,  la  victoire  des  champs.  C'est 
le  sol  nourricier,  posé  sur  les  escarpements  les  plus 
ingrats  et,  tandis  qu'au  sommet  de  la  montagne,  la 
neige  si  belle  et  si  blanche  prépare  encore  sa  sinistre 
avalanche,  un  peu  plus  bas,  c'est  la  flore  africaine, 
s' épanouissant  de  toute  sa  jeunesse  dans  une  féconde 
maturité. 


S18  LA   VILLE  BLANCHE 

Gomment  les  Kabyles  ne  chériraient-ils  pas.  leurs 
terres?  A  la  montagne  même,  sans  cesse  périlleuse  et 
souvent  meurtrière,  ils  confient  leurs  existences  et 
celles  de  leurs  familles,  allant,  dans  leur  inébranlable 
attachement,  jusqu'à  poser  sur  son  sommet  les  maisons 
de  leurs  villages.  On  dirait  cependant  que  ces  maisons 
ont  peur  d'être  ainsi  penchées  au  bord  des  précipices  : 
elles  se  serrent  les"  unes  contre  les  autres  de  façon  si 
compacte,  si  uniforme  que  rien  ne  les  distingue,  les  vil- 
lages kabyles  ont  tous  le  même  aspect.  C'est  un  amas 
de  petits  murs  blancs  et  de  tuiles  rouges  qu'une  invi- 
sible main  élève  comme  des  îlots  au-dessus  de  l'abîme. 

Déjà,  l'historien  arabe,  Ibn-Khaldoun ,  qui  vivait  au 
quatorzième  siècle,  relate  que  dans  ces  villages  fleu- 
rissent t  les  vertus  qui  honorent  le  plus  l'humanité  : 
la  noblesse  d'àme,  la  haine  de  l'oppression,  la  bra- 
voure, la  fidéUté  aux  promesses,  la  bonté  pour  les 
malheureux,  le  respect  envers  les  vieillards,  l'hospita- 
lité, la  charité,  la  constance  dans  l'adversité.  »  Les 
mêmes  sentiments  demeurent  encore  de  nos  jours. 

Enfin,  ces  villages  sont  industrieux.  Faut-il,  à  tout 
hasard,  citer  celui  de  Taourit-Amokrane,  célèbre  par 
ses  poteries,  ceux  des  Aït-Hichem  où  l'on  fait  des  tapis 
et  ceux  des  Beni-Yenni  où  l'on  fabrique  des  armes, 
de  la  coutellerie,  des  bijoux  ornés  de  filigranes  et 
d'émaux?  Fort-National  est  le  centre  qui  mène  à  cha- 
cun de  ces  villages. 

Nous  quittons  le  plateau  d'où  la  vue  est  si  grandiose. 
Des  soldats  sont  encore  là  qui  jouent  aux  boules;  un 
peu  plus  loin,  à  gauche,  les  habitations  du  comman- 
dant et  celles  des  officiers  sont  enfouies  dans  les 
arbres,  parmi  des  jardins  en  fleurs;  nous  sortons  de 
l'enceinte  bastionnée. 


VERS   LES  MONTS  HÉROÏQUES  219 

Voici,  des  deux  côtés  de  la  porte,  une  baraque 
emplie  de  provisions  et  de  liqueurs.  La  première  porte 
cet  en-tête  :  «  Hadj-Ali-Lounès,  fils  de  Hadj-Lounès, 
mort  pour  la  patrie  française  pendant  l'insurrection  de 
1871  est  autorisé  à  vendre  aux  abords  de  la  caserne 
Rulhières.  »  La  seconde  :  «  Le  Kabyle  Belkassem  a 
suivi  la  14*  compagnie  du  1"  zouaves  à  Berguent  et  à 
Delden,  Maroc,  du  27  avril  au  2  juillet  1911.  » 

Sur  ce  plateau  dé  Souk-el-Arba,  près  de  ce  fort  qui 
se  dresse  comme  une  sentinelle  à  jamais  en  éveil,  de 
ces  casernes  qui  tiennent  en  respect  les  montagnes 
guerrières,  dans  Cette  vie  de  poudre ^  de  meurtrières  et 
de  fusils,  ces  humbles  inscriptions  constituent  des  par- 
chemins de  gloire. 


LE  PLUS  FEERIQUE  SPECTACLE 

Tout  le  long  de  la  route  qui  conduit  à  Michelet,  par 
delà  les  vallées,  les  villages  kabyles  se  juchent  sur 
leurs  hauteurs.  Les  cultures  des  monts  se  dessinent 
davantage  et,  dans  les  broussailles  qui  s'échevellent 
sur  des  escarpements  sauvages,  des  genêts  brillent 
ainsi  que  des  résilles  d'or. 

A  gauche,  au-dessus  de  nos  têtes,  une  pyramide  se 
dresse  comme  suspendue  au  flanc  de  la  montagne. 
Elle  s'aperçoit  de  tous  les  villages  environnants,  elle 
est,  comme  la  colonne  que  noue  avons  vue  avant  d'ar- 
river à  Fort-National,  l'attestation  de  la  France  victo- 
rieuse à  travers  les  années,  elle  commémore  les  com- 
bats qui  se  livrèrent  sur  son  emplacement  même  et 
aux  mêmes  jours. 


220  LA  VILLE   BLANCHE 

Celui  du  24  juin  1837  :  tandis  que  les  divisions  Re- 
naud et  Yousouf  continuent  l'édification  de  la  route 
qui  descend  du  Fort-National  à  Tizi-Ouzou,  la  division 
Mac-Mahon,  ayant  à  sa  tête  la  brigade  Bourbaki,  se 
porte,  à  trois  heures  du  matin,  en  avant  contre  les 
retranchements  kabyles.  La  lutte  est  sanglante,  indé- 
cise, mais  le  2^  étranger  assure  le  succès  en  péné- 
trant dans  Icherriden.  Pour  vaincre  l'ennemi  jus- 
qu'alors indomptable,  il  avait  fallu  l'assaut  des  troupes 
revenant  de  Crimée. 

Celui  du  24  juin  1871  :  la  Kabylie  se  soulève,  Fort- 
National  est  assiégé,  Palestro  est  à  feu  et  à  sang;  ici, 
c'est  encore  la  bataille  implacable  où,  dans  les  deux 
camps,  il  n'est  que  des  héros,  mais  la  France  l'emporte 
encore. 

Au  retour  des  manœuvres,  les  zouaves  défilent 
devant  la  pyramide  d'Icherriden.  On  dirait  que,  sous 
le  soleil  étincelant,  les  baïonnettes  sont  des  flammes 
d'argent  qui  marchent  en  cadence.  Les  villages  qui, 
de  loin,  les  contemplent  sont  autant  de  témoins  qui 
comprennent  et  qui  s'inclinent. 

Tout  cet  espace  sillonné  de  hauts  pics  ressemble  à 
quelque  amphithéâtre  de  géants.  Nous  allons  dans  cet 
amphithéâtre  comme  dans  une  inépuisable  variété  de 
paysages,  et  notre  automobile,  s'élançant  à  la  conquête 
des  routes  montantes,  en  chacun  de  ses  brusques  vi- 
rages, pénètre  triomphalement  en  de  nouveaux  décors. 
Le  chemin  forme  une  courbe  et,  dans  le  fond,  un 
abreuvoir  où  quelques  mulets  se  désaltèrent. 

Sur  l'un  d'eux,  un  vieillard,  et,  derrière,  s'accro- 
chant  à  sa  taille,  un  jeune  enfant;  sur  un  autre,  une 
femme  et,  en  croupe,  une  petite  fille;  des  ballots  sur 
un  troisième;  à  pied,  des  hommes  et  des  adolescents. 


VERS    LES   MONTS   HÉROÏQUES  221 

C'est  une  famille  kabyle  qui  s'expatrie  de  son  village. 
Elle  a  fait  halte  auprès  de  l'abreuvoir,  elle  n'a  pas  l'air 
d'être  pressée  :  nomade,  elle  se  complaît  le  plus  pos- 
sible dans  la  liberté  de  ses  montagnes. 

Et,  de  fait,  ces  pentes  abruptes  où  nul  ne  s'aventure, 
ces  ravins  déserts,  cet  azur  qu'entrecoupe  seulement 
le  vol  d'un  aiglon,  ces  pics  blanchis  de  neige,  tout  cet 
infini  soulève  l'âme.  On  est  face  à  face  avec  l'immen- 
sité :  il  sera  toujours  temps  d'aller  parmi  ses  sem- 
blables, dans  le  travail,  dans  la  réflexion,  dans  le  souci 
du  lendemain.  Assis  sur  le  bord  de  la  route  et  les  pieds 
dans  l'abîme,  un  Kabyle  contemple  le  paysage.  La 
chaîne  du  Djurdjura  est  maintenant  comme  un  long 
serpent  ondulé  et  qui  semble  ramper,  là-bas,  vers  la 
Méditerranée. 

Çà  et  là,  le  soleil,  enfin,  a  vaincu  la  neige  et  les 
thamgouth,  c'est-à-dire  les  pics,  apparaissent  dans  la 
tragique  dénudation  rougeâtre  et  pâle  de  leurs  ro- 
chers. Ici,  la  nature  s'érige  dans  la  stérilité  de  son 
orgueil  de  pierre,  mais,  plus  bas,  les  vergers  forment 
une  ceinture.  Maintenant  les  rochers  et  les  pierres  se 
laissent  enguirlander  de  feuilles,  la  végétation  l'em- 
porte, tandis  que,  du  ravin  où  descend  le  soleil,  des 
femmes  aux  foutas  rouges  ou  rayées  de  bleu  et  de 
jaune,  après  avoir  empli  leurs  amphores  à  la  rivière, 
montent  en  file  vers  leurs  villages. 

Michelet  que  nous  atteignons  est  le  chef-lieu  de  la 
commune-mixte  du  Djurdjura.  Quelques  Français  seu- 
lement, —  des  fonctionnaires  pour  la  plupart,  —  ré- 
sident sur  ces  hauteurs  que,  l'hiver,  la  neige  bloque. 
Les  habitations  sont  le  long  de  la  rampe  que  forme  la 
route,  en  balustrade  sur  la  vallée. 

Ici,  c'est  une  vie  indigène  dans  tout  son  exotisme, 


222  LA    VILLE   BLANCHE 

ses  bouchers  en  plein  vent  débitant  des  quartiers  de 
moutons  ;  ses  boutiquiers  faisant  à  la  fois  le  commerce 
de  poteries  et  de  bijoux  kabyles,  de  céréales  et  de 
tissus  comme  le  haïck;  ses  cafés  où  fleure  également 
le  thé  et  dans  lesquels,  le  soir,  s'entassent  à  ne  plus 
pouvoir  bouger  les  consommateurs  drapés  dans  leurs 
burnous  et  les  jambes  repliées,  ou  assis  sur  les  bancs 
qui  longent  les  murs. 

Ils  demeurent  de  longues  heures  à  écouter  l'un  des 
leurs,  musicien  bénévole,  ou  bien  poète,  inventeur 
d'anecdotes  amoureuses  ou  joyeuses,  improvisateur  de 
chants  épiques,  vieil  Homère  africain  ou  souriant  trou- 
badour du  moyen  âge,  tandis  que,  dans  un  coin, 
d'autres  clients  s'absorbent  profondément  dans  leurs 
parties  d'échecs.  Mais,  parfois,  là  aussi,  comme  dans 
les  établissements  maures  de  la  Casbah  d'Alger,  éclate 
la  voix  criarde  d'un  phonographe  et,  cette  voix,  dans  le 
silence  de  l'immensité,  semble  encore  plus  aiguë,  dé- 
chire le  soir  tranquille  et  s'envole  pour  mourir  dans 
son  lointain  écho. 

La  terrasse  de  la  maison  qu'habite  l'administrateur 
de  la  commune-mixte  s'ouvre  sur  tout  le  Djurdjura, 
elle  s'avance  sur  le  ravin  comme  pour  mieux  voir, 
elle  môle  à  la  souveraineté  du  paysage  le  parfum  de 
ses  innombrables  roses  et  la  joie  de  ses  pampres.  De  ce 
balcon,  plus  encore  qu'à  Fort-National,  le  plus  haut 
pic  du  Djurdjura,  celui  de  la  sainte  Lalla-Khredidja, 
apparaît  dans  toute  sa  splendeur. 

Les  montagnes  forment  le  plus  fantasque  des  océans 
avec  les  pitons  exaspérés,  les  têtes  rocheuses,  tous  les 
thamgouth  escaladeurs  de  ciel  qui  se  groupent  à  droite 
sous  le  nom  d'Akouker,  et  plus  loin,  THeïdzer,  gar- 
(Jant  éternellement,   comme    le   Lalla-Khredidja,   des 


VERS   LES   MONTS   HÉROÏQUES  223 

neiges  dans  ses  crevasses  tournées  du  côté  du  nord.  A 
droite,  ce  sont  les  flancs  torturés  et  les  crêtes  aux 
aspérités  sans  nombre  de  l'Azerou-Tidjer. 

Et  voici  que,  dans  les  jointures  des  pierres  mortes, 
la  nature  fertile,  une  fois  de  plus,  accomplit  son  mi- 
racle :  un  arbre  pousse,  d'autres  arbres,  le  mont 
devient  boisé,  tandis  que  sur  ses  contreforts  éclate 
encore  la  richesse  des  vergers.  Ces  oliviers,  ces  grena- 
diers trempent  leurs  racines  sur  les  bords  de  l'oued 
Djemma  qui  coule  au  bas  de  ces  massifs. 

L'industrieuse  culture  des  Kabyles  égaie  toute  la 
vallée,  nous  en  contemplons  la  draperie  multicolore, 
tandis  que  notre  automobile  dépassant  la  hauteur  de 
Michelet  veut  atteindre  celle,  plus  vertigineuse  et  plus 
abrupte,  du  col  de  Tirourda.  Des  champs  d'orge,  des 
champs  de  vigne,  et  puis  des  pâturages.  Le  bruit  de 
notre  moteur  fait  fuir  dans  les  pentes  herbeuses  des 
bœufs  et  des  moutons,  tandis  que  grimpe  sur  le  bord 
de  la  route  une  jeune  fdle  kabyle  curieuse  de  voir 
passer  notre  machine. 

Elle  se  dresse  tout  au  bord  du  précipice,  elle  a  sans 
doute  une  quinzaine  d'années,  son  corps  se  couvre  à 
peine  d'un  voile  rouge  resserré  par  une  corde  à  la 
taille;  son  cou,  ses  bras,  sa  gorge,  presque  ses  épaules 
Bont  découverts  ainsi  que  ses  jambes.  Sa  demi-nudité 
ne  l'émeut  pas;  elle  n'a,  d'ordinaire,  pour  témoins  que 
les  montagnes  amies.  La  jeune  Kabyle  est  svelte  et 
paraît  plus  grande  encore,  se  détachant  en  pleine 
lumière. 

La  rondeur  des  bras  fait  deviner  leur  fermeté,  la 
ligne  fine  et  nerveuse  des  jambes  fait  pressentir  l'har- 
monie de  son  corps.  Le  soleil,  à  peine,  a  doré  sa  chair. 
A  son  menton  et  sur  son  front  sont  de  bleus  tatouages 


224  LA   VILLE    BLANCHE 

et  ses  prunelles  sont  claires  comme  le  sourire  de  ses 
dents  blanches.  Elle  est  belle  comme  le  sont  toutes  ses 
sœurs  de  la  montagne,  comme  l'est  toute  sa  race  affinée. 
Notre  automobile  est,  pour  elle,  un  spectacle  encore 
nouveau,  elle  la  regarde  passer  avec  étonnement,  puis 
ses  yeux  se  tournent  du  côté  des  montagnes. 

Notre  machine  peut  courir  et  disparaître  :  la  jeune 
fille  ne  la  regrette  pas.  Jamais,  en  effet,  elle  ne  con- 
naîtra ni  les  régions  peuplées,  ni  les  villes  aux  monu- 
ments superbes,  mais  elle  a  pour  elle  toute  la  splen 
deur  de  l'infini,  et  nous  imaginons  qu'elle  a  pitié  de 
nous  qui  nous  en  allons  et  qui  ne  savons  pas,  comme 
ont  fait  toutes  ses  aînées  et  comme  elle  fera  elle- 
même,  grandir,  demeurer,  mourir  aux  lieux  où  nous 
sommes  nés. 

Comme  nous  comprenons  qu'elle  se  complaise  dans 
le  décor  qui  l'environne  !  Les  villages  sont  des  taches 
blanches  et  rouges  posées  sur  des  massifs,  nous  les 
apercevons  tous,  dans  la  lumière,  par-dessus  les  ravins 
ténébreux. 

Mais  bientôt  les  montagnes  deviennent  inhospita- 
lières :  plus  rien  que  le  rocher.  Ce  sont  des  crevasses 
et  des  aspérités,  des  flancs  que  Ton  dirait  avoir  été 
tordu«  par  une  main  volcanique,  des  déchirures  de  la 
pierre  qui  se  sont  évasées  comme  des  plaies  béantes  au 
fracas  des  torrents,  des  blocs  que  les  avalanches  arra- 
chèrent des  montagnes,  ainsi  qu'une  chair  vive,  et  les 
montagnes  apparaissent  dans  une  pâleur  tragique. 

La  neige  elle-même,  l'hiver,  déserte  ces  pentes  à  pic; 
seulement  elle  garde  encore  sa  revanche  en  demeurant 
sur  les  pitons  arrondis,  en  s'entassant  dans  les  trous  et 
dans  les  fentes,  en  s'accrochant  aux  aspérités,  si  bien 
qu'elle  finit  par  étendre  son  linceul  sur  toute  la  chaîne. 


VERS   LES  MONTS   HÉROÏQUES  ^225 

Mais  l'été.  Tété  cependant  si  attendu,  l'été,  sur  les 
montagnes  !  C'est  la  désolation  dans  une  longue  brû- 
lure, le  soleil  ronge  la  terre,  boit  l'eau  des  moindres 
sources,  les  rochers  accablés  renvoient  les  rayons  du 
jour.  La  vallée,  emplie  du  soleil  dont  le  feu  tombe 
tout  droit,  halette  comme  une  forge. 

Or  nous  montons  plus  haut,  plus  près  du  ciel,  du 
ciel  secourable  à  la  nature;  la  montagne  se  fend  et 
c'est  pour  laisser  surgir  des  cèdres. 

Elle  se  couvre  çà  et  là,  coquettement,  d'un  manteau 
de  parure  et  ce  sont  des  aubépines,  des  chèvrefeuilles, 
des  thyms,  des  genêts,  des  bruyères,  des  marguerites 
jaunes.  Des  oliviers,  des  figuiers  grimpent  parfois  sur 
ces  hauteurs  comme  une  rédemption  du  sol,  un  ins- 
tant si  stérile.  La  route  se  glisse  bien  encore  entre  des 
rochers  qui  se  resserrent  et  se  courbent  comme  des 
voûtes,  elle  longe  des  ravins,  si  près  qu'on  la  croirait 
suspendue  au  bord  du  précipice,  elle  s'élève  au  point 
qu'on  n'ose  regarder  en  arrière  dans  la  crainte  de  l'at- 
tirance des  profondeurs  et  du  vertige,  elle  s'avance 
comme  une  tentacule  victorieuse  des  obstacles  et  des 
périls,  —  et,  par-dessus  le  désert  aride  des  flancs  écor- 
chés  de  la  montagne,  elle  mène  au  miracle  des  vastes 
pâturages. 

Ainsi,  la  terre  s'acharne  à  demeurer  l'invincible, 
l'éternelle  nourricière,  elle  nous  égaie  comme  si  nous 
surgissions  d'un  enfer  délabré,  —  et  le  spectacle  qui  se 
découvre  du  col  de  Tirourda  nous  empoigne  et  nous 
ravit.  C'est  comme  le  féerique  point  de  départ  de 
lignes  de  hauteur  :  celles  des  contreforts  boisés  de§ 
Beni-Mellikaueh  et  des  Beni-Ouakour,  des  montagnes 
des  Beni-Abbès,  d'Aumale,  de  la  Petite  Kabyhe,  tandis 
que  s'aperçoivent  aussi  la  vallée  de  l'Oued  Sahel,  la 

15 


226  LA   VILLE   BLANCHE 

dépression  de  l'Oued  Mahrir  et  plus  loin  le  défilé  des 
Portes  de  Fer. 

C'est  ce  qui  fait  qu'un  indigène  disait  une  fois  à  un 
Français,  son  compagnon  de  route  :  «  Ouvre  tes  yeux 
et  regarde,  car  du  point  où  nous  sommes,  tu  vois 
toute  l'Algérie.  » 

Et  expliquant  sa  pensée  : 

c  Je  ne  prétends  pas  que  ton  regard  plonge  d'ici 
jusqu'aux  frontières  du  Maroc  ou  de  Tunisie.  Mais  je 
dis  que  tu  as  sous  les  yeux  un  paysage  raccourci  de 
l'Algérie  entière,  puisque  tu  vois  d'un  seul  coup  d'oeil 
un  rebord  du  Sahara,  une  vallée  du  Tell  et  les  cimes 
kabyles,  le  pays  des  Arabes,  celui  des  Kabyles  et  celui 
des  colons.  » 

Les  crêtes  s'étagent,  les  croupes  s'épanouissent,  les 
massifs  s'entassent,  et  les  sommets  s'élancent  comme 
des  flèches  de  cathédrales.  Et  puis,  c'est  la  fantasma- 
gorie des  clartés  et  des  teintes,  du  ciel  bleu,  des 
pics  dorés,  des  blocs  rosis,  des  clairs-obscurs  de  la 
vallée,  du  mystère  assombri  que  font  les  ravins 
resserrés.  L'air  a  la  transparence  la  plus  pure  et  la 
fraîcheur  caressante  d'un  jeune  baiser.  Nos  âmes  se 
dilatent  dans  la  plénftude  des  vives  sensations,  elles 
vibrent,  elles  semblent  surgir  hors  d'elles-mêmes, 
dans  l'espace,  dans  la  lumière  :  nous  avons,  en  effet, 
l'ivresse  de  conquérir  l'infini  d'un  seul  coup  d'œil,  nous 
sommes  les  souverains  du  plus  beau  paysage. 

Mais  bientôt  notre  misère  humaine  monte  en  nous 
comme  l'écharpe  de  la  nuit,  du  bas  de  la  rivière  au 
sommet  de  la  montagne.  L'heure  presse,  nous  ne  pou- 
vons demeurer  ici,  c'est  la  fin  de  notre  ascension,  celle 
aussi  du  rêve  éblouissant. 

Nous  avions  conçu  une  grande  KabyUe  harmonieuse 


VERS   LES   MONTS   HÉROÏQUES  227 

jusque  dans  le  heurt  de  ses  montagnes  et  radieuse 
dans  le  vaste  océan  de  sa  lumière,  évocatrice  de  nobles 
faits  et  génératrice  des  plus  magnifiques  et  chères 
impressions. 

Elle  n'a  pas  déçu  notre  impatiente  attente,  —  et, 
maintenant,  c'est  la  plus  vertigineuse  et  rapide  des- 
cente, de  plus  de  trente  kilomètres,  dans  les  virages 
brusques  et  s'ouvrant  sur  le  gouffre,  à  travers  des  flancs 
boisés,  près  des  villages  et  vers  les  villes.  Mais  le 
bonheur  demeure  en  nous,  profond  comme  les  préci- 
pices entr'aperçus,  éternels  comme  les  neiges  recou- 
vrant les  hauts  pics  du  Djurdjura  :  celui  de  la  certitude 
du  souvenir. 

Qui  se  rappelle,  vit  à  nouveau  :  nous  vivons  les 
paysages  de  la  grande  et  belle  Kabylie,  et,  vivre  ainsi, 
c'est  aimer  toujours. 


VII 

A  LA  GtOIRE  DES  COLONS  D'ALGÉRIE 

LA   RÉSURRECTION    DE    LA   MITIDJA 

Maintenant  une  grande  fierté  exalte  et  fait  vibrer  nos 
cœurs.  L'ancienne  Rome  a  laissé  son  immortel  rayon- 
nement de  gloire  sur  ce  Nord  africain.  Notre  piété  a 
salué  partout,  avec  ferveur,  les  tronçons  de  colonnes  et 
les  ruines  des  temples.  Depuis  les  victorieuses  légions 
des  Césars,  d'autres  conquérants  purent  passer  sur  ces 
bords,  l'œuvre  romaine,  malgré  eux,  subsista,  elle  appa- 
raît encore  à  chaque  fouille,  dans  la  sublimité  de  sa 
magnificence. 

Il  semblait  que  jamais  nation  au  monde  ne  pourrait 
plus  mettre  en  valeur,  comme  il  l'avait  été.  ce  pays 
dont  Rome  avait  fait  son  grenier.  Et  voici  que,  sur 
cette  plaine  de  la  Mitidja  que  nous  allons  traverser, 
nous  rencontrerons  la  France,  par  l'effort  magnanime 
de  ses  soldats  et  de  tous  ses  colons,  devenant  la  digne 
rivale  des  anciens  maîtres  du  monde. 

Les  soldats  ont  conquis  la  plaine  immense,  mais 
morne  et  pestilentielle,  les  colons  la  ressuscitent  à 
tous  les  trésors  de  la  fécondité.  La  colonne  qui  se 
dresse  à  Beni-Mered  rappelle  qu'un  sergent,  que  des 
fusiliers  et  des  chasseurs  surent  combattre  et  mourir 
pour  la  conquête  de  ce  pays,  elle  est  le  poème  de  pierre 


A  LA   GLOIRE   DES   COLONS   D'ALGÉRIE        829 

qui  convient  à  ces  guerriers.  Mais,  les  autres  martyrs, 
ceux  du  soc  et  de  la  plèbe,  qui  fait  souvenir  de  leur 
mémoire?  Écoutez,  écoutez  pieusement  :  les  épis  de 
blé  que  dore  le  soleil  chantent  à  l'heure  où  les  berce  le 
vent  et  c'est  la  plus  touchante  célébration  qui  convient 
aux  héros  de  la  charrue.  Eux  aussi  ont  lutté,  ont  souf- 
fert et  sont  morts  pour  l'œuvre  que  la  France  avait 
entreprise  en  ce  pays. 

Toute  cette  plaine,  c'est  le  tableau  de  l'épopée  de 
nos  colons,  si  bien  que,  lorsque  le  soleil  a  terminé  sa 
course,  dans  l'or  du  crépuscule,  l'or  des  meules  a  l'air 
de  se  magnifier  en  majestueux  monuments  rappelant 
qu'ici  de  pauvres  laboureurs  ont  vaincu  le  sol  dans  ce 
qu'il  avait  de  plus  malsain,  et  que  c'est  de  leurs  mi* 
sères  sans  nombre  qu'est  faite  la  richesse  actuelle  d6 
toute  la  Mitidja, 

Que  le  blasphémateur  qui  déclare  que  la  France  ne 
sait  pas  coloniser  aiUe  admirer  l'épanouissement  inces* 
sant  de  Boufarik,  ses  yeux  s'ouvriront  à  la  lumière  et 
son  esprit  à  la  justice  I 

Encore  une  fois,  nous  voulons  contempler  ces  belles 
campagnes  où  les  laboureurs  furent  aussi  des  soldats, 
et  dans  la  paix  desquelles,  parmi  l'orgueil  des  pampres 
et  là  douceur  des  blés,  Virgile  pourrait  faire  errer  ses 
joueurs  de  pipeaux. 

Notre  automobile  dépasse  Birmandreïs,  —  le  puits 
du  capitaine,  —  qui  sourit  dans  son  joli  vallon,  Birka- 
dem,  —  le  puits  de  la  négresse,  —  avec  sa  fontaine 
qu'en  1797  construisit  Hassan-Pacha  et  non  loin  de 
laquelle,  en  septembre  4832,  le  duc  de  Rovigo,  com- 
mandant en  chef  de  l'armée  d'occupation,  établit  son 
quartier  général,  Birtouta,  où  le  général  de  Bourmont 
reçut  le  bâton  de  maréchal  de  France. 


230  LA   VILLE  BLANCHE 

La  route  gambade  dans  un  riant  et  calme  paysage, 
les  lacets  qu'elle  forme  sont  pour  nous  réserver  des 
panoramas  encore  plus  beaux.  Nous  conservons  le 
souvenir  de  ce  départ  d'Alger,  la  montée  vers  Musta- 
pha-Supérieur comme  vers  le  plus  somptueux  des 
spectacles  :  Alger  apparaissant  dans  sa  blancheur,  et 
toute  la  baie,  dans  son  azur.  Nous  nous  rappelons  les 
arbres  de  la  route,  le  ravin  côtoyé  de  Birmandreïs,  la 
descente  vers  l'oued-Kerma  et  les  fermes  prospères  et 
les  montagnes  encerclant  l'horizon;  c'est  ensuite  le 
croisement  des  Quatre-Chemins  et  la  route  plate, 
longue,  s'étirant  sur  toute  la  plaine. 

La  voici,  cette  Mitidja,  si  unie,  qu'il  semble  que  la 
Méditerranée  voisine  n'ait  qu'à  se  laisser  aller  pour 
l'envahir  entièrement;  si  curieuse,  avec  sa  ceinture  de 
montagnes  :  le  Djebel-Chenoua,  le  Zaccar-Ech-Ghergui, 
le  Zaccar-El-Rarbi  à  l'ouest;  le  Djebel-Mouzaïa,  le  pic 
de  Sidi-Abd-el-Kader-el-Djilani,  les  hauteurs  des  Beni- 
Mouça  au  sud  et  celles  de  la  KabyHe,  à  l'est;  si  fertile 
avec  ses  cinq  rivières,  qui  sont,  de  l'est  à  l'ouest,  les 
oueds  Bou-Douaou,  El-Hamiz,  El-Harrach,  Mazafran 
et  En-Nadheur. 

On  comprend,  en  voyant  le  déploiement  bigarré  de 
ses  cultures  qu'elle  ait  été  le  grenier  de  Rome  et  puis 
d'Alger;  que  les  proconsuls  d'Afrique,  dans  leur 
admiration  pour  elle,  aient  fait  figurer  sur  leurs 
insignes  des  bâtiments  chargés  de  sacs  de  blé;  que 
Salluste  ait  vanté  sa  productivité  ;  que  Strabon  ait  cru 
et  raconté  ensuite  que  les  récoltes  s'y  faisaient  deux 
fois  par  an,  au  printemps  et  en  automne,  tant  la  terre 
était  féconde;  que  les  musulmans  reconnaissants 
l'aient  appelée  la  mère  des  pauvres,  l'ennemie  de  la 
faim;  que  les  tholba,  experts  dans  l'étymologie  de  leur 


A   LA   GLOIRE   DES   COLONS   D'ALGÉRIE     231 

langue,  aient  prétendu  que  son  nom  signifiait  «  la 
couronnée  »  et  que  les  poètes  arabes  l'aient  comparée 
à  une  sultane,  parée  du  diadème. 

L'un  d'entre  eux,  Mohammed,  fils  du  marabout  Sidi- 
Dif-Allah,  chante  et  l'appelle  tour  à  tour  la  belle,  la 
célèbre,  la  charmante  Mitidja,  la  chérie  du  malheu- 
reux, le  paradis  véritable,  la  meilleure  des  plaines, 
celle  dont  les  biens  coulent  comme  des  rivières,  dont 
les  trésors,  semblables  à  une  pluie  d'hiver,  se  répan- 
dent en  averses. 

Mais  les  vainqueurs  turcs  l'écrasèrent  d'impôts;  la 
Mitidja  vit  ses  enfants  s'enfuir  dans  la  montagne. 
Alors,  l'ennemie  de  la  faim  se  transforme  en  ennemie 
de  l'homme,  elle  devient  le  réceptacle  des  pires  fléaux; 
de  ses  terres  souillées  montent  les  plus  mortels  miasmes 
et  sa  couronne,  c'est  maintenant  la  couronne  des 
morts  que  lui  tressent  la  famine,  le  choléra  et  le 
typhus. 

Un  voyageur  déclare  au  lendemain  de  l'occupation 
française  :  «  La  Mitidja  est  inculte,  elle  est  couverte  de 
marais  et  de  marécages  dissimulés  par  une  végétation 
palustre  extrêmement  vigoureuse...  C'est  un  maquis 
de  broussailles  serrées,  épaisses,  enchevêtrées,  impé- 
nétrables, un  fouilHs  d'herbes  gigantesques,  de  pousses 
de  fenouil,  au  miUeu  desquels  on  disparaît,  de  ronces, 
de  genêts  épineux,  de  palmiers  nains,  de  joncs  per- 
fides tapissant  des  fonds  mouvants  dans  lesquels  on 
s'envase  à  ne  pas  pouvoir  s'en  dépêtrer...  Il  y  aurait 
fort  à  faire  si  l'on  voulait  exploiter  ce  vaste  territoire, 
inculte  depuis  douze  siècles.  » 

Mohammed,  fils  du  marabout  Sidi-Dif-AUah,  de  son 
côté,  déplore  l'état  dans  lequel  la  Mitidja  se  trouve, 
en  1839  :  «  elle  est  devenue  laide,  couverte  de  pierres, 


232  LA    VILLE   BLANCHfil 

on  n'y  voit  plus  que  des  marais...  »  et  assure,  lui  qui 
la  connaît  et  qui  l'aime  :  «  Elle  n'est  plus  qu'un  champ 
de  mort  qui  attend  le  jour  de  la  résurrection.  » 

Il  implore  :  «  0  mon  Dieu,  vous  qui  savez,  dites- 
moi  si  nos  pays  se  pacifieront,  si  lés  vents  tourneront, 
si  nos  frères  se  réuniront.  »  Il  demande  :  «  La  Mitidja 
se  repeuplera-t-ellê?  Reviendrons-nous  à  nos  usages? 
Habiterons-nous,  comme  par  le  passé,  nos  fermes  bien 
cultivées?  N'est-il  pas  temps  de  pardonner  aux  musul- 
mans amaigris?  » 

Poète,  la  France  n'a  pas  à  pardonner,  car  elle  com- 
prend que  ceux  qu'elle  a  soumis  aient  intrépidement, 
jusqu'au  bout,  tant  qu'ils  ont  pu,  lutté  pour  ce  qui  fut 
leur  cause,  mais,  comme  tu  le  souhaitais,  tes  pays 
sont  pacifiés  et  les  vents  ont  heureusement  tourné. 

Si  tu  pouvais  la  voir  à  présent,  ta  chère  Mitidja!  Tu 
disais  :  «  Celui  qui  l'habitait  ou  y  passait,  voyait  aug- 
menter ses  richesses  »,  et  cela  est  aujourd'hui  très  vrai 
non  seulement  pour  le  colon,  mais  aussi  pour  tes 
frères,  par  exemple,  ceux  qui  viennent  de  la  tribu  des 
Beni-Sliman  vendre  leurs  moutons  au  marché  de  Bou- 
farik;  ta  Mitidja  est  ressuscitée,  les  vignes  et  les  blés  y 
poussent  en  abondance  ! 

L'uniformité  du  sol  s'agrémente  de  maisons  blanches, 
du  toit  rouge  des  chais  et  des  pyramides  que  font  les 
meules.  Çà  et  là,  des  enclos  :  des  arbres  épais  et  courts 
s'érigent,  parfumant  l'air,  ce  sont  des  orangers,  des 
mandariniers,  des  citronniers.  Chaque  culture  a  sa 
teinte  particulière,  les  routes  longues  et  droites  ont  un 
déroulement  d'albâtre  et,  grâce  à  tout  cela,  comme  on 
Ta  dit,  la  Mitidja  compose  une  tapisserie  bizarre, 
étendue  au  pied  de  l'Atlas. 

Celui-ci  se  dresse  devant  nous  bleuâtre  et  velouté. 


A  LA  GLOIRE   DES   COLONS   D'ALGERIE      233 

C'est  vers  lui  que  nous  allons.  Voici,  à  notre  droite, 
sur  le  bord  du  chemin,  une  pierre  grise  rectangulaire. 
A  peine,  elle  se  détache  de  la  couleur  de  la  terre,  elle 
n'a  pas  le  moindre  ornement,  mais  elle  porte  la  plus 
glorieuse  des  inscriptions  :  «  C'est  à  450  mètres  nord- 
ouest  de  ce  point  et  sur  la  rive  droite  de  ce  ravin 
nommé  Chabet-el-Mèch-Doufa,  que  vingt  conscrits  du 
26*  de  ligne  et  du  4*  de  chasseurs  d'Afrique,  commandés 
par  le  vaillant  sergent  Blandan,  préférant  la  mort  au 
déshonneur  de  rendre  leurs  armes  à  l'ennemi,  soutin- 
rent héroïquement,  le  11  avril  1842,  l'attaque  furieuse 
de  trois  cents  cavaliers  arabes.  » 

Il  s'agit  du  combat  de  Beni-Mered.  Blandan  a  vingt- 
trois  ans  à  peine,  ses  compagnons  sont  aussi  jeunes  que 
lui,  mais,  en  hommage  à  leur  mémoire,  relisons  avec 
ferveur,  comme  la  page  d'un  missel  sacré,  l'ordre  géné- 
ral que,  le  14  avril  1842,  le  maréchal  Bugeaud  adres- 
sait à  l'armée  d'Afrique.  La  noble  proclamation 
comporte  entre  autres  lignes  : 

«  L'un  des  Arabes,  croyant  à  l'impossibilité  de  la  résis- 
tance d'une  si  faible  troupe,  s'avance  et  somme  Blandan 
de  se  rendre.  Celui-ci  répond  par  un  coup  de  fusil  qui 
le  renverse.  Alors  s'engage  un  combat  acharné  :  Blan- 
dan est  frappé  de  trois  coups  de  feu.  En  tombant,  il 
s'écrie  :  «  Courage,  mes  amis!  défendez-vous  jusqu'à 
la  mort!  »  Sa  noble  voix  a  été  entendue  de  tous  et 
tous  ont  été  fidèles  à  son  ordre  héroïque  ;  mais  bientôt 
le  feu  supérieur  des  Arabes  a  tué  ou  mis  hors  de  com- 
bat seize  de  nos  braves.  Plusieurs  sont  morts,  les 
autres  ne  peuvent  plus  tenir  leurs  armeSj  cinq  seule- 
ment restent  debout. . .  La  France  verra  que  ses  enfants 
n'ont  point  dégénéré,  et  que,  s'ils  sont  capables  de 
grandes  choses  par  l'ordre,  la  disciphue  et  la  tactique 


834  LA   VILLE   BLANCHE 

qui  gouvernent  les  masses,  ils  savent  aussi,  quand  ils 
sont  isolés,  combattre  comme  les  chevaliers  des  an- 
ciens temps.  » 

Cette  plaine  du  massacre,  qui  retentit  des  cris  des 
assaillants  et  du  râle  des  blessés,  s'étend  maintenant 
dans  un  calme  infini;  la  mort  de  ces  jeunes  gens  ne  fut 
pas  inutile.  La  grande  paix  s'étend  sur  toutes  les 
mémoires,  l'heure  a  sonné  de  la  grande  réconciliation 
et  c'est  un  spectacle  touchant  que  cette  fraternité, 
enfin  venue,  de  ces  Arabes  et  de  ces  colons  juchés  sur 
le  haut  des  diligences  ou  conduisant  sur  la  même 
route  des  chariots  ou  des  troupeaux. 

Une  automobile  croise  la  nôtre,  elle  est  somptueuse 
et  le  bleu  foncé  de  son  vernis  fait  ressortir  davantage 
les  vêtements  blancs  de  ses  voyageurs  :  ce  sont  des 
chefs  indigènes  drapés  dans  leurs  burnous,  des  Mau- 
resques retenant  leurs  voiles  sur  leur  visage.  Ainsi 
ce  que  se  promettait  la  France  en  abordant  sur  le 
rivage  nord-africain,  de  porter,  en  ces  lieux  barba- 
resques,  les  bienfaits  de  son  génie,  ses  progrès,  sa 
civiUsation,  se  réalise  jusque  dans  les  plus  modernes 
découvertes. 

Il  flotte  dans  la  plaine  une  majestueuse  sérénité.  Les 
montagnes  qui  garnissent  le  fond  du  paysage  se  revê- 
tent de  légères  écharpes,  si  transparentes  qu'on  devine, 
au  travers,  les  sombres  sommets  boisés  et,  sur  les 
flancs  hospitaliers,  les  terres  jaunes  fraîchement  re- 
muées. Des  arbres  sur  le  chemin  et  parfois,  en  bor- 
dure des  fermes,  des  figuiers  de  Barbarie. 

La  Mitidja  est  une  mer  avec  ses  vignes  et  ses  blés  : 
maintenant  que  nous  sommes  familiarisés  avec  elle, 
nous  sentons  profondément  à  quel  point  elle  est  une 
terre  bénie.  Gomme  nous  comprenons  que  sa  merveil- 


A   LA   GLOIRE   DES   COLONS  D'ALGERIE      235 

veilleuse  fertilité  ait  jadis  suscité  l'enthousiasme  des 
historiens  romains  et  que,  longtemps,  même  au  len- 
demain de  la  conquête  de  1830,  en  l'oubli  des  autres 
régions  algériennes,  on  n'ait  eu  d'amoureux  regards 
que  pour  elle  1 


LA    MERVEILLEUSE    HISTOIRE    DE    LA    COLONISATION 

Quand  il  s'agit  de  débarrasser  la  Mitidja  de  ses 
eaux  croupissantes,  quand  la  France  se  décida  à  faire 
renaître  Boufarik,  c'est-à-dire  le  pays  où  l'on  recueil- 
lait le  premier  froment,  Boufarik  que,  jadis,  Sidi- 
Ahmed-ben-Youcef  avait  surnommé  la  verte  émeraude 
de  la  Mitidja,  des  hommes  n'hésitèrent  pas. 

Cependant  un  soldat  qui  avait  donné  des  preuves 
d'endurance,  le  général  Duvivier,  ne  pouvait  s'empê- 
cher d'affirmer  en  1841  : 

c  Au  delà  du  retranchement  est  l'infecte  Mitidja. 
Nous  la  laisserons  aux  chacals,  aux  courses  des  bandits 
et  en  domaine  à  la  mort  sans  gloire...  Boufarik  est  un 
malheur  1...  Il  y  a  là  une  petite  population  qu'il  faut 
empêcher  de  s'épandre  hors  du  retranchement  et  qu'il 
est  nécessaire  d'amener,  par  tous  les  moyens  possibles, 
à  diminuer,  voire  même  à  se  dissoudre.  Des  plaines, 
telles  que  celle  de  la  Mitidja,  sont  des  foyers  de  ma- 
ladies et  de  mort...  L'assainir?  on  n'y  parviendra 
jamais!  » 

On  s'efforça  quand  même  d'y  parvenir  dès  le  pre- 
mier jour.  Ah!  les  valeureux  colons,  les  pionniers  de 
la  plus  belle  œuvre  agricole  que  la  France  entreprenait 
au  loin  1 


236  LA  VILLE  BLANCHE 

On  trace  des  routes,  on  dessèche  les  marécages,  on 
construit  des  fossés  d'écoulement.  «  Ce  sont  des  tra- 
vaux funéraires!  déclare  encore  le  général  Duvivier.  » 
Qu'importe;  les  colons  n'abandonneront  pas  leur  plainel 
Cela  ne  les  empêche  pas  de  fonder,  en  même  temps, 
une  ambulance  où  seront  soignés  leurs  ennemis;  c'est 
la  générosité  habituelle  à  leur  patrie  qui  l'emporte  sur 
tous  les  ressentiments. 

Pourtant  les  vaincus  ne  veulent  pas  encore  se  sou- 
mettre :  ils  luttent  par  tous  les  moyens  possibles, 
—  et  les  victimes,  ce  sont  sans  cesse  les  colons  de 
Boufarik. 

Ceux-ci  écrivent  au  maréchal  Vâlée  en  1838  : 

«  Toutes  nos  nuits,  monsieur  le  gouverneur,  sont 
troublées,  soit  par  des  détonations  d'armes  à  fêu,  soit 
par  des  incendies  ou  par  les  cris  de  désespoir  de  quelque 
victime.  Tous  les  matins,  l'on  se  demande  :  «  Dans  la 
nuit  dernière,  qui  a-t-on  volé?  qui  a-t-on  assassiné?  » 

Saluons  les  noms  de  ces  premiers  colons,  Vialar, 
Tonnac,  Grillet,  Montagnac,  Cordonnier,  Vallier,  doc- 
teur Pouzin,  Laurans,  Chalancon,  Oustri,  Pic,  Saulnier, 
et  tant  d'autres,  tous  demeurés  légendaires  dans  cette 
héroïque  histoire  où  chacun  est  aussi  un  soldat. 

Bugeaud  lui-même  finit  par  désespérer  et  leur  dit  : 
«  Si  j'ai  un  conseil  à  vous  donner,  eh  bien  I  mes  braves, 
c'est  celui  de  rentrer  à  Boufarik,  d'y  faire  vos  paquets 
et  de  filer  sur  Alger.  > 

Le  bruit  court  de  l'abandon  de  Boufarik.  Non,  il  ne 
sera  pas  dit  qu'on  en  arrivera  à  une  telle  débâcle  I  Le 
salut  de  l'œuvre  va  venir,  une  fois  de  plus,  de  ceux 
qui  lui  ont  voué  leurs  pensées,  leur  sang  et  leur  chair. 
Ils  écrivent,  le  27  février  1842,  au  maréchal  Bugeaud 
qu'ils  sont  fermement  résolus  à  rester  à  Boufarik,  ils 


A  LA  GLOIRE  DE8   COLONS   D'ALGÉRIE      237 

demandent  l'application  de  certaines  mesures,  et  ils 
ajoutent,  avec  une  vaillante  humeur,  digne  de  se  trans- 
former en  le  plus  durable  exemple,  que,  si  on  leur 
accorde  ce  qu'ils  sollicitent,  ils  ne  tarderont  pas  à  dé^ 
montrer  aux  adversaires  de  la  colonisation  tout  ce  que 
Pon  peut  réaliser  quand  on  a  la  ferme  volonté  de 
l'emporter  sur  les  embûches  des  ennemis  et  sur  la 
cruauté  même  de  la  nature. 

Ils  s'entêtent  à  demeurer  dans  leurs  fermes  et, 
comme  pour  les  obliger  à  évacuer  Boufarik  on  les 
menace  de  leur  enlever  la  garnison,  ils  organisent  une 
milice.  Un  jour,  Bugeaud  dit  à  l'un  d'entre  eux,  Basile 
Bertrand  :  «  Milicien,  votre  fusil  n'est  pas  d'une  pro- 
preté excessive.  »  Et  Bertrand  de  répondre  :  «  C'est 
possible,  mais  permettez-moi  de  vous  faire  remarquer 
qu'un  chien  noir  mord  tout  aussi  bien  qu'un  chien 
blanc.  ■» 

Les  femmes  s'en  mêlent  :  elles  sont  debout,  au  milieu 
du  danger,  près  de  leurs  maris  ou  de  leurs  pères;  à 
elles  aussi  sont  confiées  la  garde  et  la  défense  des 
fermes  et,  comme  les  hommes,  elles  ne  craignent  pa.s 
de  faire  le  coup  de  feu. 

A  cette  insécurité  continuent  à  se  joindre  les  maladies 
inexorables,  la  fièvre  décime  ceux  que  l'assassinat  a 
oubliés.  La  pâleur  est  sur  tous  les  fronts,  la  maigreur 
entaille  les  joues  de  rides  et,  à  ce  point,  que,  durant 
très  longtemps  en  Algérie,  on  dit  d'un  visage  livide  et 
creux  :  «  C'est  une  figure  de  Boufarik.  » 

Tant  de  stoïcisme  mérite  un  sort  meilleur.  L'endu- 
rance des  colons  finit  par  l'emporter  sur  l'intrépidité 
même  des  tribus  arabes  et  sur  la  pestilence  de  la  plaine 
rebelle. 

Au  lendemain  de  la  conquête,  en  1834,  les  colons, 


238  LA   VILLE   BLANCHE 

—  au  nombre  de  trente-cinq,  —  vivent,  groupés  à 
proximité  des  troupes,  sous  des  gourbis  faits  de  bran- 
chages, de  roseaux  et  de  paille  de  maïs.  La  ville  se 
quadruple  depuis  la  création  du  camp  d'Erlon.  <  Au 
printemps  de  1837,  elle  atteignait  le  chiffre  de  cent  cin- 
quante individus,  logés  dans  cinquante-huit  baraques.  » 
Aujourd'hui,  la  ville  seule  de  Boufarik  compte  plus 
de  6000  habitants;  elle  a  de  hautes  maisons  et  des 
avenues  que  bordent  des  platanes.  Son  marché,  dans 
lequel,  le  lundi  30  juin  1834,  pour  la  première  fois 
pénétraient  deux  colons,  MM.  Vallier  et  Allegro,  un 
employé,  M.  Ginestre,  sous  la  protection  du  capitaine 
Pellissier  et  de  cinq  spahis,  tandis  qu'au  dehors  se 
tenaient  deux  escadrons  de  chasseurs  en  rang  de 
bataille,  est  l'un  des  plus  riches  et  des  plus  prospères 
de  l'Algérie. 

Au  camp  d'Erlon,  il  est,  maintenant,  une  admirable 
pépinière.  Boufarik  a  un  champ  de  courses  et  d'avia- 
tion; c'est  sur  la  place  publique,  ombragée  de  platanes, 
que  se  donnent  les  fêtes  annuelles  où  accourent  les 
populations  d'Alger  et  de  Blida.  De  l'autre  côté  de  la 
ville,  se  dresse  l'église  Saint-Ferdinand,  sur  l'empla- 
cement même  où,  la  veille  du  départ  de  la  première 
division  que  commandait  le  duc  d'Aumale,  pour  l'expé- 
dition de  Médéa,  en  1840,  fut  célébrée  une  messe 
militaire. 

Une  mosquée  s'élève  avec  ses  coupoles  et  son  curieux 
minaret  que  surmontent  des  croissants,  tandis  qu'à 
l'autre  extrémité  se  dresse  la  statue  du  sergent  Blan- 
dan  :  ainsi  Boufarik  montre  qu'elle  respecte  les 
croyances  des  fils  de  ceux  qui  furent  ses  plus  redou- 
tables adversaires  et  qu'elle  a  le  culte  de  ceux  qui  mou- 
rurent pour  sa  défense. 


VIII 
ICI  FUT  LE  JARDIN  DES  HESPÉRIDES 


LA    PETITE    ROSE 

Nous  nous  rapprochons  des  monts  de  TAtlas  :  à  leurs 
pieds,  un  jardin  d'orangers  et  de  rosiers  égayé  de  mai- 
sons. Déjà,  s'émanent  des  senteurs  enivrantes.  II 
semble  que  le  vent  qui  court  sur  toute  la  plaine  devrait 
emporter  au  loin  tous  ces  parfums,  mais  ils  sont  si 
abondants  que,  dans  leur  sursaturation  de  l'air,  on 
dirait  qu'ils  sont  immobiles  et  forment  d'invisibles 
couches.  Il  faut  les  traverser  et,  dans  l'éblouissement 
de  la  lumière,  c'est  un  nouvel  enchantement. 

L'esprit  s'étonne  :  ce  jardin  si  odorant  est  une  ville 
active  et  prospère.  Elle  a  la  grâce  de  cacher  sous  les 
arbres  et  les  fleurs  les  laborieux  efl^orts  de  ses  habi- 
tants, c'est  Blida  qui  plut,  autrefois,  à  ce  point,  à  Sidi- 
Ahmed-ben-Youcef,  que  l'épigrammiste  qu'il  était  et 
dont  Cherchell  et  Ténès  subirent  les  traits  acérés,  ne 
put  s'empêcher  de  devenir  madrigalesque  : 

«  On  t'a  appelée  la  petite  ville;  moi,  je  te  nommerai 
une  petite  rose.  » 

Et,  de  fait,  à  voir  la  petite  rose  si  chère  au  célèbre 
marabout,  de  loin,  étendue  sous  la  protection  de  la 
montagne  avec  sa  langueur  de  femme  souriante,  au 
bord  de  l'oued  El-Kébir  dont  les  eaux  rafraîchissent  sa 


240  LA  VILLE   BLANCHE 

jeunesse  éternelle;  à  voir  la  petite  ville  au  front  cou- 
ronné, au  corps  tout  enguirlandé  de  fleurs,  on  conçoit 
qu'elle  apparaissait  comme  une  attirante  et  troublante 
courtisane.  C'est  l'impression  qu'elle  cause  aux  poètes 
arabes.  Elle  a  subi  maintes  vicissitudes,  elle  a  été 
détruite  par  un  tremblement  de  terre  en  mars  1825; 
comme  une  fée  qui  se  joue  de  la  mort  même,  elle  a 
ressurgi  dans  ses  parfums  et  dans  sa  volupté. 

Un  poète  arabe  chante  alors  :  «  Blida,  séjour  du 
plaisir  facile,  Blida,  la  courtisane,  tu  peux  être  fière 
parmi  les  plus  fières.  Ton  histoire?  A  quoi  bon  la 
conter?  En  as -tu  une  seulement?  Éternellement 
heureuse,  tu  n'as  jamais  vu  tes  murs  franchis  que  par 
des  hommes  de  paix.  Fatigués  de  la  lutte,  harassés 
par  le  poids  des  armes  ou  la  longueur  des  chemins,  ils 
venaient  chez  toi  vivre  la  bonne  vie,  boire  à  la  coupe 
des  réjouissances.  Le  sang  n"^  pas  souillé  ton  sol  et  si 
quelque  chose  de  rouge  se  reflète  dans  le  miroir  de  tes 
eaux,  ce  ne  sont  que  des  fleurs  coquettes  qui  se  mirent. 

«  Pourtant,  une  fois,  les  échos  de  cette  montagne 
qui  se  dresse  devant  toi  comme  un  écran  ont  répété 
l'immense  rumeur  d'une  ville  qui  s'effondre;  la  terre 
s'entrouvrit;  sous  les  maisons  écroulées,  sept  mille  de 
tes  enfants  périrent.  Puis  le  silence  se  fit,  les  branches 
des  orangers  se  recouvrirent  de  fleurs,  l'horrible  cau- 
chemar s'évanouit  et  tu  redevins,  ô  BUda,  la  reine  des 
courtisanes!  » 

Ce  que  n'avait  pas  prévu  l'aède  musulman  a  lieu  : 
la  petite  rose  de  Sidi-Ahmed-ben-Youcef  connaît  en 
novembre  1834  les  destructions  de  la  guerre;  en 
mars  1867,  nouveau  tremblement  de  terre,  mais, 
encore,  le  jardin  refleurit,  Blida  reparaît  voluptueuse 
et  toujours  souriante. 


ICI  FUT  LE  JARDIN  DES  HESPÉRIDES      M 

Notre  automobile  franchit  la  porte  d'Alger  qui,  jadis, 
s'ouvrait  sur  une  mosquée.  Il  fallait  traverser  une 
voûte;  c'était  tout  près  de  là  qu'à  l'extrémité  d'une 
flèche  de  bois  plantée  dans  le  mur  on  pendait  les  con- 
damnés à  mort.  Aujourd'h\ii  la  porte  d'Alger,  que  con- 
tinuent hors  de  la  ville  de  charmantes  habitations 
enfouies  dans  les  fleurs,  a  un  plus  large  espace.  D'un 
côté,  l'hôpital  militaire,  de  l'autre,  une  esplanade 
qu'animent  l'arrivée  des  autobus  et  les  terrasses  des 
cafés  maures. 

De  la  porte  d'Alger  à  la  porte  Bizot  est  la  principale 
artère  de  Blida  :  la  rue  d'Alger  est  la  rue  provinciale 
avec  ses  boutiques  européennes;  la  place  d'Armes  a  son 
kiosque  de  musique  et  ses  cafés  français.  Sans  doute, 
cette  rue  et  cette  place  forment  l'orgueil  de  la  ville  mo- 
derne, mais  quel  plus  grand  attrait  a,  pour  le  voyageur 
curieux,  le  quartier  Bécourt  qui  suit  l'hôpital  militaire  ! 
C'est  ici  que  l'on  comprend  pourquoi  la  petite  rose 
a  si  souvent  été  traitée  de  courtisane.  Il  n'est  pas  de 
paradis  de  Mahomet  qui  n'ait,  pour  le  magnifier  et  le 
rendre  plus  ensorcelant  encore,  des  houris  aux  yeux 
de  gazelle,  aux  lèvres  empourprées,  aux  cheveux  plus 
noirs  que  la  nuit  sans  étoiles.  Or,  c'est  en  ce  quartier 
Bécourt  que  Blida  la  courtisane  dénoue  sa  ceinture  et 
prodigue  aux  passants  tous  les  plaisirs  d'amour. 

Toutes  les  maisons  sont  sans  étages,  toutes  les  rues, 
après  avoir  été  lumineuses  d'un  soleil  éclatant,  s'ar- 
gentent  aux  rayons  de  la  lune.  Le  soleil  attiédit  et 
donne  une  langueur  amoureuse;  et  la  lune,  complice, 
suscite  tous  les  désirs  de  volupté.  Voilà  pourquoi 
l'amour,  ici,  ne  chôme  ni  nuit,  ni  jour.  Au  surplus, 
ce  quartier  a  l'attirance  nécessaire  pour  charmer  tout 
d'abord  les  regards  :  l'azur  immuable  est  sans  tache  et 

i6 


242  LA   VILLE    BLANCHE 

les  murs  de  ses  maisons  sont  peints  d'un  bleu  tendre. 

Les  habitations  se  confondent  avec  le  ciel,  c'est  le 
ciel  sur  la  terre.  Une  porte  s'ouvre  qui  donne  sur  une 
cour  qu'ombragent  un  arbre  et  des  berceaux  de  vigne 
ou  de  rosiers  et  qu'entourent  des  colonnes  soutenant 
une  galerie  à  arcades.  Des  rideaux  cachent  l'entrée 
des  chambres. 

Sans  doute,  les  parfums  qui  enveloppent  toute  la 
ville  ne  prédisposent  qu'au  rêve.  Il  faut  à  l'amour  de 
plus  étourdissantes  senteurs,  et  dans  ces  maisons  d'un 
bleu  si  tendre  que,  par  un  retour  pervers,  elles  semblent 
évoquer  toutes  les  timidités  et  toutes  les  innocences, 
flottent  les  ivresses  combinées  du  musc,  de  la  tubé- 
reuse, de  la  jacinthe,  de  l'ambre  et  du  benjoin.  Un 
réchaud  s'allume  au  milieu  de  la  cour  et  brûle  des 
bois  odoriférants  d'Asie. 

Dans  la  pénombre  d'une  colonnade  se  réfugient  des 
joueurs  de  guitares  et  de  derboukas.  Ainsi,  l'air,  déjà 
tout  embaumé,  s'enivre  d'une  musique  qu'on  dirait 
venue  on  ne  sait  d'où,  ce  sont  des  modulations  plain- 
tives, comme  des  chants  de  tourterelles.  Des  voix  de 
femmes  se  mêlent  à  celles  des  guitares,  ce  sont  des 
accents  mourant  de  mollesse  dans  l'attente  de  l'aban- 
don des  corps.  Puis,  les  instruments  ont  des  vibra- 
tions heurtées,  les  femmes  ont  de  rauques  roucoule- 
ments :  un  rythme  inarticulé  proclame  les  suprêmes 
défaillances. 

A  l'amour  sont  conviés  tous  les  passants,  soldats, 
tirailleurs  et  chasseurs.  Kabyles  descendus  de  la  mon- 
tagne ou  nomades  qui,  demain,  s'en  iront  dans  le 
désert,  fils  de  caïds  ou  fils  de  portefaix,  les  riches,  les 
pauvres,  quels  que  soient  leur  rang,  leur  fortune  ou 
leur  race.  Ici,   ce  n'est  que  la  satisfaction  des  désirs 


ICI   FUT  LE  JARDIN   DES   HESPÉRIDES      243 

charnels,  les  faciles  aimées  ont  des  baisers  pour  tous 
et  n'ont  de  cœur  pour  personne,  leur  vie  est  de  s'offrir; 
à  travers  les  géne'rations  court  l'habitude  de  se  vendre 
au  vagabond  même. 

Le  quartier  Bécourt,  c'est  l'ancien  quartier  Bokâa, 
celui  où  les  Turcs  et  les  janissaires  venaient  chercher, 
dans  les  frénésies  de  la  sensualité,  l'oubli  de  la  bataille 
ou  de  leurs  durs  métiers.  Ainsi,  toujours,  la  petite  rose 
se  prostitua  à  ce  point  que  Sidi-Mohammed-ben-Bou- 
Rekaâ,  marabout  vénéré,  ne  pouvant  contenir  son  indi- 
gnation, la  flétrissait  de  ces  paroles  :  «  Qui  est-ce  qui 
veut  de  la  petite  rose  pour  un  fels?  »  Il  la  mettait  à 
l'encan  pour  la  plus  dérisoire  des  sommes,  un  cen- 
time environ. 

Sidi-Mohammed-ben-Bou-Rekaâ  a  le  don  des  pro- 
phéties, il  pressent  que  le  ciel  outragé  va  punir  la 
petite  rose  de  sa  luxure.  Au  matin  du  2  mars  1825, 
vêtu  de  son  burnous  de  mendiant,  sale  et  troué,  un 
bâton  à  la  main  et  les  yeux  inspirés,  il  parcourt  les 
rues  en  criant  la  destruction  prochaine  de  la  ville  pros- 
tituée. Blida  ne  craint  rien,  elle  ne  renoue  pas  sa  cein- 
ture, elle  se  rit  de  ce  nouveau  Jonas  annonçant  la  fin 
de  l'amoureuse  Ninive  qu'elle  est. 

Mais  la  terre  se  met  à  trembler,  c'est  bien  la  ruine 
de  fond  en  comble,  le  minaret  de  la  mosquée  s'écroule, 
chaque  maison  s'ouvre  et  se  referme  comme  un  tom- 
beau. Est-ce  vraiment  la  fm?  L'amour  est  plus  fort 
que  la  mort,  la  ville  renaît  de  sa  poussière,  la  petite 
rose  refleurit. 

Dans  ses  rues  aux  murs  pareils  à  des  voiles  blancs 
que  l'on  a  étendus  pour  les  faire  sécher  au  soleil,  les 
houris,  les  aimées,  les  odalisques,  les  prostituées  de 
quelque  nom  qu'on  les   appelle,  sont  là,  assises  au 


tu  LA   VILLE  BLANCHE 

seuil  de  leur  porte  ou  debout,  déjà  prises  par  l'enlace- 
ment de  l'homme. 

Il  en  est  de  très  jeunes  et  de  très  belles.  C'est  de 
l'une  d'elles  que  le  poète  arabe  dit  qu'elle  est  svelte 
comme  une  gazelle,  que  les  yeux  ressemblent  à  des 
flèches,  que  les  joues  effacent  la  fraîcheur  des  roses  : 

Regarde,  ami,  comme  ses  grands  yeux  noirs 
Noyés  de  koheul 
Brillent  d'un  éclat  lumineux  ! 
Ce  sont  des  étoiles  regardant  à  travers  les  déchirures 
D'un  nuage  noir  comme  le  musc 
Et  les  étoiles  sont  les  yeux  des  anges! 

Cette  petite  ville  de  Rlida  est  comme  la  synthèse  de 
la  vie  nord-africaine,  elle  est  resserrée  entre  ses  rem- 
parts, le  long  desquels  croissent  des  herbes  folles;  son 
arsenal,  sa  caserne  d'infanterie,  son  quartier  de  cava- 
lerie et  son  dépôt  de  remonte,  chacun  occupant  un 
coin  spécial,  rappellent  le  mouvement  des  premiers 
temps  de  la  conquête.  Les  groupes  des  soldats  ani- 
ment toutes  les  rues  et  l'uniforme  des  officiers  jette 
sur  la  place  d'Armes  sa  note  étincelante.  Blida,  par  sa 
position,  est,  en  effet,  le  point  de  départ  de  toutes  les 
opérations  vers  le  sud.  Son  église  à  la  tour  carrée 
sem.ble,  de  loin,  à  ce  point  adossée  à  la  montagne 
qu'on  la  dirait  incrustée  dans  le  roc. 

Ses  deux  mosquées  Ben-Sadoun  et  El-Teck,  —  cette 
dernière  restaurée,  ainsi  que  le  porte  une  inscription, 
par  Hoçain-Pacha,  en  1827,  —  sont  au  centre  de  la 
ville.  C'est  la  vie  indigène  qui  circule  tout  autour 
d'elles.  Voici,  devant  la  mosquée  El-Teck,  le  grand 
café  turc,  de  si  ancienne  fondation,  où  le  dernier  gou- 
verneur arabe  de  la  ville,  —  car  Blida  en  eut  un  jus- 


îci  FUT  LE  Jardin  ùes  mespérides    248 

qu'en  1855,  —  Mohammed-ben-Sakkal-Ali,  venait  se 
reposer  de  ses  travaux.  Tout  à  côté,  ce  sont  les  rues 
des  Koulouglis  et  du  Bey,  à  l'angle  desquelles  étaient 
la  Dar-el-Baïlik,  c'est-à-dire  la  maison  du  gouverne- 
ment, c'est  aussi  la  rue  Abdallah. 

Partout,  des  marchands  de  burnous  et  de  haïks,  de 
poteries,  d'essences,  d'oranges  et  de  pastèques,  de 
gâteaux  de  miel.  Toutes  les  industries  indigènes  sont 
représentées  là  :  bijouterie,  menuiserie,  cordonnerie, 
et  il  suffit  de  longer  la  rue  Blandan  pour  arriver  à  la 
place  du  marché  indigène  où  les  tas  de  fruits  et  de 
légumes  sont  si  coquettement  enguirlandés  de  fleurs. 

Nous  avons  dit  que  la  rue  d'Alger  était  la  grande 
rue  européenne.  C'est  elle  que  nous  suivons,  puis  la 
place  d'Armes,  pour  aller  au  Jardin  Bizot  dont  les 
mimosas  vaporeux  faisaient  l'exaltation  de  Jean  Lor- 
rain. De  même  que  Blida  résume  en  elle  l'action  mili- 
taire, le  commerce  européen,  l'existence  indigène,  de 
même  le  Jardin  Bizot  résume  en  lui  toute  la  flore  nord- 
africaine.  Les  hauts  palmiers  alternent  avec  les  fins 
bambous,  les  arbres  les  plus  exotiques  se  pressent  les 
uns  contre  les  autres. 

Aux  branches  grimpantes  des  rosiers  s'accrochent 
des  jasmins  et  voici  des  daturas,  des  naixisses,  des 
mimosas  et,  le  long  d'une  allée  de  platanes,  des  glaïeuls 
à  la  file.  Le  sombre  Atlas  est  là,  dressant  sa  haute 
muraille;  on  dirait  que,  contre  lui,  se  heurtent,  s'en- 
tremêlent, se  fondent,  daps  un  étourdissement  suprême, 
les  teintes  des  fleurs,  les  nuances  de  la  lumière,  les 
parfums  les  plus  vifs. 

Puis,  c'est  le  Bois-Sacré  des  oliviers. 

Blida  dépose  ici  sa  couronne  de  courtisane  et  ses 
atours  de  pourpre,  de  soie  et  d'or;  ici,  elle  n'a  pas 


246  LA   VILLE   BLANCHE 

perdu  ses  voiles  d'innocence,  elle  auréole  son  front  de 
sainteté.  Est-ce  bien  elle  que  nous  avons  rencontrée 
dans  l'ancien  quartier  Bokaâ,  cachant  sous  le  carmin 
de  ses  joues  et  de  ses  lèvres,  sous  le  kolheul  de  ses 
yeux,  la  pâleur  et  l'épuisement  de  sa  vie  de  débauche? 
Quel  inattendu  dédoublement  de  sa  personne.  Assuré- 
ment, c'est  le  miracle  de  la  petite  rose! 

Ce  Bois-Sacré  mérite  son  nom  à  cause  de  sa  koubba 
qui  renferme  la  dépouille  mortelle  du  très  savant  et 
très  pieux  Sidi-Iachoub-ech-Ghérif,  mais  aussi  à  cause 
de  ses  arbres  séculaires  nouant  entre  les  pierres, 
presque  au-dessus  du  sol,  leurs  racines  à  la  fois  ten- 
taculaires  et  monstrueuses. 

Les  troncs  tordus  par  tous  les  vents  ont  toujours 
résisté  aux  orages.  On  dirait  qu'un  désespoir  éternel 
les  fait  incliner  vers  la  terre,  montrant  à  la  pitié  du 
ciel  des  gibbosités  nues  et  d'affreuses  amputations. 
Parfois,  ces  troncs  se  creusent;  ils  semblent  n'avoir 
plus  qu'une  carapace  morte  et,  cependant,  la  vie 
intense  circule  sous  leur  écorce  déchiquetée.  Beaucoup 
portent  de  noires  blessures  :  elles  leur  furent  faites  par 
les  feux  des  bivouacs  au  moment  de  la  conquête;  ils 
ont  des  traces  de  balles,  car,  dans  ce  bois  aussi,  la 
guerre  exerça  ses  ravages. 

Et  les  branches,  à  leur  tour,  se  contournent  et 
s'échevellent,  se  penchant  vers  le  sol  comme  des  bras 
accablés,  ou  bien  s'étirant  vers  la  nue  dans  l'élan  fié- 
vreux d'une  jeunesse  intarissable.  Ces  oliviers  ont  l'air 
de  hurler  toutes  les  souffrances  et  toutes  les  désola- 
tions, ils  sont  les  tourments  qui  s'exaspèrent  et  les 
remords  qui  survivent  au  châtiment  même  de  quelque 
ancien  déluge.  Mais  quelle  est  donc  l'énigme  de  leur 
centenaire  existence? 


ICI  FUT   LE  JARDIN  DES   HESPÉRIDES      247 

Ils  sont  là,  comme  le  symbole  d'on  ne  sait  quelle 
expiation,  —  et,  loin  de  dégager  la  moindre  tris- 
tesse, il  n'y  a  dans  ce  bois  qu'une  immense  douceur, 
la  même  sérénité  qui,  sous  d'autres  oliviers,  s'offrait  à 
Jésus,  pour  le  consoler  des  méchancetés  des  scribes  et 
des  menaces  des  pharisiens. 

Dans  le  silence  de  cet  éden,  c'est  l'oubli  de  la  ville 
agitée  et  de  tous  les  humains,  nous  sommes  seulement 
avec  notre  âme  et  notre  âme  se  purifie  de  toute  la 
majesté  de  cet  endroit  divin.  Comme  nous  comprenons 
que,  de  toutes  les  montagnes  et  de  toute  la  plaine, 
des  files  de  pèlerins  aux  blancs  burnous  viennent 
prier  là!  Ce  bois  est  l'idéale  mosquée  dont  les  voûtes 
sont  faites  par  les  branches  des  oliviers;  toute  la 
nature  assiste  à  toute  la  prière. 

Sidi-Iachoub-ech-Ghérif,  que  votre  koubba  et  la 
koubba  voisine,  où  repose  aussi  un  marabout,  sont  res- 
plendissantes à  l'ombre  de  ces  vieux  arbres  1  C'est 
pour  vous  que  ces  oliviers  s'éternisent  sur  la  terre  et 
que  se  prosternent  ces  pèlerins  ! 

Sidi-Iachoub-ech-Chérif  mérite  un  tel  hommage.  De 
son  vivant,  il  fut  une  lumière  de  l'Islam,  et,  mort,  il 
est  encore  debout  parmi  les  hommes,  de  par  le  souve- 
nir de  sa  ferveur.  Il  vivait  vers  le  commencement  du 
seizième  siècle.  Avant  d'aller  visiter  les  villes  saintes 
de  Mekka  et  d'El-Medina,  il  avait  posé  ses  tentes  à  l'en- 
droit où  nous  sommes.  La  terrre  était  nue,  mais  le  lieu 
si  charmant,  que  Sidi-Iachoub-ech-Chérif  se  promit  d'y 
revenir. 

Lorsqu'il  fut  de  retour,  tout  l'endroit  était  boisé  : 
Dieu  avait  transformé  en  oliviers  les  piquets  de  ses 
tentes!  L'élu  de  Mahomet  en  fit,  dès  lors,  son  bienheu- 
reux séjour;  Blida  n'existait  pas  encore. 


uh  La  ville  blanche 

Mais,  comme  il  était  chargé  d'ans,  Sidi-Iachoiib  sert- 
tit  venir  la  mort.  Il  assembla  ses  disciples  et  leur  fit 
promettre  qu'ils  creuseraient  sa  tombe  sous  les  oli- 
viers que  Dieu  avait  fait  pousser  en  récompense  de 
son  ardente  loi. 

Il  voulut  demeurer  seul  sous  sa  tente.  Les  disciples 
veillaient  au  dehors,  ils  étaient  à  demi  allongés  sur 
leurs  nattes.  La  nuit  était  épaisse,  les  disciples  son- 
geaient, nul  bruit  ne  se  faisait  entendre.  Or,  la  tente 
de  Sidi-Iachoub-ech-Chérif  fut  inondée  de  clarté;  les 
disciples  étonnés  se  levèrent,  et,  ce  qu'ils  virent,  d'uu 
cœur  qui  resplendissait  comme  la  tente  elle-même,  ce 
fut  une  route  éblouissante  de  lumière  qu'une  invisible 
main  traçait  du  lit  de  l'Oued-Kébir  au  lit  de  Sidi- 
lachoub. 

Celui-ci  se  dressa,  et,  fantôme  blanc  dans  un  rayon 
lunaire,  suivit  le  chemin  argenté.  Il  fit  ses  ablutions 
au  milieu  de  la  rivière,  tandis  que,  de  l'autre  côté  du 
Bois-Sacré,  à  l'endroit  où  l'oued  se  libère  de  ses  gorges 
sinueuses  et  commence  à  suivre  un  cours  plus  régulier, 
tout  s'illumina  aux  rayons  d'une  étoile. 

Sidi-Ahmed-El-Kébir,  qui  venait  de  sa  retraite 
située  dans  les  gorges,  s'avança  à  pas  lents. 

11  avait  été  le  plus  remarquable  élève  de  Sidi-Iachoub- 
ech-Chérif  ;  dans  la  suite,  sa  piété  avait  fait  de  lui  un 
très  saint  personnage.  Sidi-Ahmed-el-Kébir  s'approcha 
de  son  ancien  maître  et,  comme  ce  dernier  avait  fini 
ses  ablutions,  il  l'embrassa  sur  l'épaule,  selon  la  cou- 
tume musulmane.  Puis,  ce  fut  un  murmure  de  voijt 
dont  la  brise  entraînait  l'harmonie  jusqu'aux  oreilles 
des  disciples  demeurés  sur  la  berge  et  dans  l'ombre. 
C'étaient  les  deux  élus  de  Dieu  qui  conversaient.  Alors, 
dans  la  nuit  miraculeuse,  un  hibou  passa,  en  jetant  un 


tCÎ   Fût   LE  JARDÎN  DES   ttESPÉRiDES      249 

cri  aigu;  par  trois  fois,  la  montagne  réiDéta  le  sinistre 
ululement  et  tout  rentra  subitement  dans  les  ténèbres. 

Au  lever  de  l'aurore,  quand  ils  pénétrèrent  dans  la 
tente  de  Sidi-Iacoub-ech-Ghérif,  les  disciples  virent 
leur  auguste  maître,  la  face  contre  terre  et  les  bras 
étendus  :  il  était  mort  comme  il  priait.  Au  toucher  de 
son  corps,  on  convint  que  sa  fin  remontait  à  l'instant 
où  le  hibou  avait  fait  entendre  sa  voix  funèbre.  Les 
disciples  rendirent  à  leur  saint  les  suprêmes  devoirs  et 
l'ensevelirent  sous  ses  chers  oliviers. 

Ils  s'étaient  promis  de  lui  élever  un  monument, 
quand,  au  lendemain  des  funérailles,  comme  ils  se 
réveillaient,  ils  aperçurent,  à  l'endroit  où  Sidi-Iachoub- 
ech-Chérif  était  enterré ,  la  blanche  koubba  qui  est  encore 
là,  devant  nos  yeux.  Dieu  qui,  pour  récompenser  son 
élu,  avait  fait  croître  des  arbres  sacrés,  pendant  sa  vie, 
lui  élevait,  après  sa  mort,  et  digne  de  sa  sainteté,  un 
mausolée  resplendissant  comme  des  voiles  de  vierge. 
Oui,  ici,  c'est  bien  Blida  lavée  de  ses  péchés  aux  eaux 
de  l'Oued-Kébir,  c'est  la  petite  rose  dont  le  parfum 
peut  pieusement  envelopper  le  souvenir  de  Sidi- 
lachoub-ech-Ghérif. 

Nous  voici  maintenant,  après  être  un  peu  revenus 
sur  nos  pas,  comme  nous  avons  franchi  l'avenue  des 
MouHns,  à  l'endroit  qui  vit  l'embrassement  de  Sidi- 
Ahmed-el-Kébir  et  de  son  vénéré  maître,  dans  la  vallée 
de  rOued-el-Kébir. 

Les  gorges  de  la  rivière  sont  baignées  de  clarté, 
elles  rappellent  le  reflet  d'argent  qui  traçait  à  Sidi- 
laçhoub-ech-Ghérif  une  divine  route,  durant  une  nuit 
miraculeuse.  La  berge,  les  roches,  les  cailloux  que 
l'oued  roule  au  milieu  de  son  lit  brillent  comme  un 
métal.  L'eau  courante  a  conservé  la  transparence  et  la 


250  LA   VILLE   BLANCHE 

fraîcheur  qu'elle  avait,  lorsque  Sidi-Iachoub  y  fit  sa 
suprême  ablution. 

L'Oued-Kébir  dévale  avec  la  légèreté  de  la  jeunesse, 
à  travers  les  contreforts  du  rude  Atlas,  il  se  crée  un 
chemin  sinueux  et  tourmenté.  Parfois,  il  se  heurte  à 
de  grosses  pierres  informes  et  son  clapotis  marque  son 
désappointement  d'être  arrêté  en  marche,  il  contourne 
les  rocs  infranchissables  et  s'étale  paresseusement, 
comme  un  dieu  puéril,  sommeillant  en  son  royaume. 
Mais  le  désir  lui  vient  de  courir  parmi  les  autres  replis 
de  la  vallée,  on  dirait  qu'il  se  contracte  pour  un  nouvel 
élan;  dans  son  remous,  sa  voix  devient  grondeuse.  La 
petite  rivière  a  repris  sa  marche  frémissante;  la  terre 
a  des  dépressions  inattendues,  les  eaux  s'y  précipitent 
et  ce  sont  des  cascades  si  gaies  qu'on  imaginerait 
volontiers  le  ravin  peuplé  du  rire  de  quelque  nymphe. 

Le  rude  Atlas,  porteur  du  ciel,  s'attendrit  à  ce  prin- 
temps dilué  dans  l'oued,  le  ciel  devient  moins  pénible 
à  supporter.  Les  montagnes  s'étirent,  la  vallée  s'élar- 
git, toute  la  terre  s'offre  à  l'embrasement  du  jour.  Il 
n'est  plus,  à  présent,  de  roches  attristées  par  une 
sévère  dénudation,  les  multiples  fouillis  que  formait 
le  ravin  se  sont  dépouillés  du  deuil  de  leur  grisaille. 

Les  montagnes  se  sont  revêtues  de  leurs  robes  de 
fête  :  c'est  la  verte  toison  qu'épaississent  de  plus  en 
plus  les  feuilles  des  palmiers,  des  oliviers,  des  saules 
et  des  chênes.  Les  berges  se  sont  parées  de  plantes 
fleurissantes  et  l'Oued-Kébir  chante  d'une  voix  plus 
cristalline  et  plus  joyeuse  parce  qu'il  entraîne  avec  lui 
les  parfums  des  orangers.  Il  est  des  jardins  sur  des 
escarpements,  et  des  sentiers  pleins  d'ombre  sur  des 
flancs  tortueux.  Il  semble  que  le  soleil  se  pose  douce- 
ment sur  les  pics  de  l'Atlas  et  descende  lentement, 


ICI   FUT   LE  JARDIN  DES   HESPERIDES      251 

illuminant  d'une  lumière  très  tendre  les  bosquets  de 
mandariniers  et  les  haies  de  cactus. 

Tandis  que  les  sommets  s'étagent  dans  le  ciel,  les 
contreforts  se  succèdent,  nuancés  dans  la  transparence 
de  l'air,  à  cause  de  la  couleur  du  schiste,  du  granit,  des 
herbes  ou  des  chênes,  et  la  gorge,  qui  serpente  à  leurs 
pieds,  s'épanouit  elle-même  dans  sa  clarté. 

Sans  doute,  durant  les  nuits  d'hiver,  quand  les  mille 
cascades,  dont  s'orne  maintenant,  en  riant,  la  vallée, 
se  transforment  en  torrents  bondissants,  le  vent  s'en- 
gouffre dans  la  gorge  et  courant,  échevelé,  à  travers 
les  ravins,  prend  une  voix  qui  s'enfle  démesurément 
comme  dans  des  tuyaux  d'orgue.  Dans  le  déchaî- 
nement des  éléments,  la  vallée  devient  sinistre  et  les 
séculaires  oliviers,  pourtant  accoutumés  aux  ava- 
lanches et  aux  autans,  sont  eux-mêmes  effrayés  comme 
si  la  mort  passait. 

Mais  aujourd'hui,  le  caprice  du  vent  s'harmonise  à 
la  beauté  du  jour,  il  a  des  caresses  si  lentes,  si  légères 
et  si  fraîches  que  les  mamelons  ont  l'air  de  félins  arron- 
dissant leur  dos  sous  des  mains  invisibles. 

Quand  Albine,  pour  faire  oublier  à  l'abbé  Mouret  le 
frisson  que  lui  cause  encore  son  amoureuse  faute,  rap- 
pelle la  haie  de  grands  rosiers,  le  long  de  laquelle  ils 
ont  couru  tous  deux,  la  couleur  de  l'herbe,  presque 
bleue  avec  des  moires  vertes  :  «  La  vie!  c'était  les 
herbes,  les  eaux,  les  arbres,  le  ciel,  le  soleil,  dans 
lequel  nous  étions  tout  blonds,  avec  des  cheveux 
d'or!  •»  nous  imaginons  la  jeune  fille  éprise  et  le  jeune 
prêtre  repentant  dans  un  de  ces  jardins  de  l'enchan- 
teresse vallée  de  l'Oued-Kébir.  C'est  le  Paradou,  c'est 
aussi  la  thébaïde  propice  au  recueillement  et  à  la 
prière. 


SSg  LA  VILLE  BLANCttË 

Jamais,  plus  que  celle  de  Sidi-el-Kébir,  zaoui'a  -— 
c'est-à-dire  lieu  de  dévotions,  d'hospitalité,  d'enseigne- 
ment autour  d'une  koubba,  tombeau  d'un  marabout 
célèbre  —  ne  fut  établie  dans  un  décor  plus  poétique 
et  plus  auguste,  plus  austère  et  plus  souriant.  On 
ne  l'aperçoit  pas  de  la  route  dont  elle  occupe  le  côté 
gauche,  bien  qu'elle  s'étende  en  amphithéâtre  sur  le 
versant  d'un  mont.  Elle  cache  sa  vie  sainte  derrière 
les  touiYes  de  lauriers-roses,  les  palissades  de  vigne, 
d'arbustes  odorants  ou  de  plantes  grimpantes,  tandis 
que  les  figuiers,  les  palmiers,  les  oliviers  la  couvrent 
pieusement  du  manteau  de  leurs  ramures. 

Elle  est  sillonnée  de  sentiers  pareils  aux  plus  fra- 
giles artères  et  ces  sentiers  sont  si  étroits  qu'on  dirait 
qu'ils  cherchent  sans  cesse  à  se  dissimuler  entre  les 
haies  en  fleurs  ou  sous  l'ombre  des  arbres.  Ils  grimpent 
sur  le  flanc  de  la  montagne,  dans  une  marche  incer- 
taine, contournant  avec  efi'ort  les  jardins  et  les  basses 
maisons,  se  creusant  en  leur  milieu  pour  laisser 
écouler  un  mince  filet  d'eau,  se  revêtant  tantôt  de 
cailloux  pointus  et  tantôt  de  terre  glissante,  aux  herbes 
grasses,  n'osant  avouer  leur  chemin,  hésitant  comme 
s'ils  conduisaient  à  des  rendez-vous. 

Et  voici  qu'ils  s'ouvrent,  comme  par  enchantement, 
sur  un  parterre  qu'encadrent  une  galerie  soutenue  par 
des  arcades,  les  murs  d'une  habitation  et  d'une  mos- 
quée, les  marches  et  la  porte  donnant  accès  à  un  cime- 
tière. Ici,  tout  éclate  comme  si  l'on  était  entouré  d'un 
albâtre  aveuglant;  tout,  jusqu'au  sol,  est  enduit  à  la 
chaux.  C'est  une  parure  immaculée,  enveloppant  le 
cœur  même  de  la  zaouïa  si  pure. 

Tant  de  blancheur  convient  à  la  vie  érémitique  et 
contemplative  que  l'on  mène  en  ce  lieu.  Sous  la  gale- 


ICI  FUT  LE  JARDIN  DES  HESPÉRIDES      253 

rîe,  un  vieux  maître  et  des  enfants,  rangés  autour  de 
lui,  tous  assis  à  terre,  sur  leurs  jambes  entre-croisées, 
chantent  ensemble  des  versets  du  Coran  :  tout  s'en- 
seigne, tout  s'explique  selon  la  morale  et  la  loi  du 
Prophète.  Ces  leçons,  sous  un  portique  virginal  dont 
la  ligne  droite  barre  d'un  trait  tranchant  le  bleu  du  ciel, 
rappellent  toute  l'antiquité,  les  philosophes  grecs,  expo- 
sant sur  les  places  publiques  leurs  principes  à  leurs 
disciples,  Platon  et  Aristote  discourant  dans  les  jardins 
d'Académus. 

La  mosquée  n'est,  à  vrai  dire,  qu'une  grande  salle 
rectangulaire  aux  murs  nus,  au  plafond  brun  soutenu 
par  des  rondelles  de  thuya,  au  sol  recouvert  de  tapis 
et  de  nattes.  Le  mihrab,  c'est-à-dire  la  demi-voûte 
pratiquée  dans  le  mur  et  tournée  du  côté  de  la  Mecque, 
où  l'iman  se  place  pour  la  prière,  n'a  ni  faïences,  ni 
arabesques,  ni  mosaïques;  il  est  simple  et  pauvre 
comme  la  mosquée  elle-même,  mais  cette  dernière  a  le 
calme,  la  fraîcheur  et  le  demi-jour  qui  conviennent  au 
recueillement. 

Ici,  plus  que  partout  ailleurs,  on  comprend  que  la 
mosquée  soit  pour  les  fidèles  un  endroit  de  ferveur, 
de  rêve  et  de  sommeil.  Qui  prie  est  sous  la  protection 
de  son  Dieu,  même  quand,  pour  le  repos,  se  closent  ses 
paupières.  Dans  la  pénombre  de  l'humble  salle,  on 
n'entend  que  la  voix  du  vieux  maître  et  des  élèves, 
célébrant,  sous  le  portique,  les  louanges  de  Mahomet, 
que  le  vent  qui  bruit  entre  les  feuilles  des  arbres,  que 
le  chant  de  quelque  oiseau  attardé  sur  la  branche  d'un 
olivier. 

Celui-ci  croît  tout  à  côté,  dans  l'antique  cimetière. 
Autant  que  ceux  du  Bois-Sacré,  les  oliviers  du  cime- 
tière  d'Êl-Kébir   se   distinguent   par   leurs    torsions 


234  LA   VILLE   BLANCHE 

d'enfer.  Les  troncs  semblent  s'écrouler  sur  leurs  bases, 
s'élargissent  avec  des  crevasses  que  l'âge  a  creusées 
plus  encore,  l'écorce  est  squameuse. 

Des  branches  qui  plièrent  sous  l'orage  n'ont  pu  se 
redresser  et  rejoignent  les  racines  monstrueuses  qui 
surgissent  et  se  traînent  entre  des  roches;  d'autres  ont 
été  brisées  par  la  main  d'un  ouragan,  d'autres  encore 
s'étendent,  quoique  mortes  depuis  longtemps.  Toutes 
ces  branches  courbées,  cassées  ou  bien  horriblement 
séchées,  donnent  à  ces  oliviers  séculaires  une  désola- 
tion lamentable  et  sauvage. 

Mais  l'arbre  vit,  malgré  ses  ruines;  sa  sève  éternelle 
et  féconde  anime  ses  rameaux  d'une  verte  jeunesse. 
C'est  cela  qui  fait  que  ces  oliviers  si  tristes  et  si  vieux 
ont  pourtant  un  charme  incomparable.  Ils  forment 
comme  un  coin  de  forêt  de  légende,  et,  si  ce  cimetière 
d'El-Kébir  semble  si  délicieux  dans  sa  mélancolie,  c'est 
certainement  parce  que  ses  oliviers  ajoutent  au  calme 
resplendissant  de  la  neige  de  ses  koubbas  on  ne  sait 
quelle  sereine  poésie  d'un  âge  mj^stérieux  et  lointain. 

Ce  cimetière,  enclavé  dans  la  haute  montagne, 
semble  échelonner  ses  tombes  avec  amour,  en  un  soin 
très  coquet.  Il  n'est  pas  jusqu'aux  stèles  blanches  qui 
ne  paraissent  briller  comme  des  flammes  d'argent  pour 
le  repos  des  morts.  Mais  voici,  non  loin  l'un  de  l'autre, 
deux  monuments  funéraires  auxquels  nos  j^eux  ne 
sont  guère  accoutumés. 

Chacun  d'eux  se  compose  d'une  sorte  de  cénotaphe 
de  bois,  découpé  à  jour,  historié,  peint  de  diverses 
couleurs  et  que  soutiennent  des  rangées  de  colonnettes. 
Aux  deux  extrémités,  une  cippe,  terminée  en  coupole, 
et,  dans  celle  placée  à  la  tête  du  mort,  une  niche  des- 
tinée aux  lampes,  aux  bougies  et  aux  parfums  que  la 


ICI  FUT   LE  JARDIN  DES   HESPERIDES      255 

piété  des  visiteurs  vient  allumer  ou  brûler  à  la  mémoire 
du  cher  enseveli.  Sur  les  cénotaphes  pendent  des 
soieries  étincelantes;  à  leurs  angles  sont  fixées  des 
hampes  de  bannières  écarlates  aux  croissants  d'or. 

Ces  deux  tombes  sont  sacrées,  la  foule  des  musul- 
mans y  vient  en  pèlerinage.  Elles  contiennent  les  restes 
de  Sidi-Ahmed-el-Kébir  et  de  son  père,  Sidi-Belkaceur. 
Sidi-Ahmed-el-Kébir  est  un  des  marabouts  les  plus 
vénérés  de  ce  Nord  africain.  Vivant,  il  fit  à  ce  point 
de  la  vallée  son  séjour  favori  et  son  lieu  de  prédica- 
tion, que,  mort,  il  lui  a  donné  son  nom,  ainsi  qu'à 
l'oued,  autrefois  appelé  Er-Roumman. 

C'était  vers  l'an  1519.  Le  ravin  de  l'oued  —  alors, 
le-  Châbt-er-Roumman,  c'est-à-dire  le  ravin  des  gre- 
nades, —  avait  sans  doute  la  même  végétation  que  de 
nos  jours,  mais  il  était  sans  cascades  et  sans  eaux, 
l'Er-Roumman  était  toujours  à  sec. 

Or,  Sidi-Ahmed-el-Kébir,  marabout  riche,  entre  tous 
les  disciples  de  Mahomet,  par  sa  grande  piété  et  son 
incomparable  savoir,  s'arrêta  en  ce  lieu  et  fut  conquis 
par  sa  beauté.  Il  avait  cependant  été  prier  à  Mekka  et 
à  El-Medina,  les  villes  saintes,  il  avait  visité  Alep, 
Damas,  Gonstantinople  et  l'Andalousie  ;  il  décida  qu'il 
vivrait  désormais  à  l'endroit  où  nous  sommes. 

Il  en  parcourut  les  environs,  grimpa  sur  le  sommet 
des  monts;  la  nuit,  il  marchait  encore,  appuyé  sur  son 
bâton  de  pèlerin.  Le  prophète  ne  l'abandonnait  pas;  la 
lune  et  les  étoiles  avaient  des  clartés  incertaines,  mais 
le  corps  du  divin  élu  avait  un  incomparable  rayonne- 
ment, le  chemin  était  tout  illuminé  et  Sidi-Ahmed-el- 
Kébir  continuait  sa  route. 

Il  arriva  sur  l'Aïn-lesmoth  à  la  source  argentée. 
Alors,  il  pria  longuement,  et,  la  volonté  céleste  étant 


856  LA  VILLE  BLANCHE 

en  lui,  il  ordonna  à  la  source  de  le  suivre.  Il  dévala 
à  travers  les  sentiers  et  les  escarpements;  l'eau  cou- 
rait après  ses  pas,  cascade  ou  rivière,  jusqu'à  ce  que, 
guidée  ainsi  par  le  saint  marabout,  elle  s'étendit  dans 
le  lit  desséché  de  l'oued  Er-Roumman  que,  depuis, 
elle  n'a  pas  abandonné.  La  source,  c'est  la  Fontaine- 
Fraîche  de  nos  jours. 

Dans  la  vallée,  devenue  plus  fertile  encore  par  le 
cristal  liquide  qui  l'arrosait,  Sidi-Ahmed-el-Kébir, 
pauvre,  aux  pieds  nus,  au  burnous  en  lambeaux,  cons- 
truisit sa  cabane  avec  les  branchages  des  arbres. 
C'était  la  plus  primitive  demeure,  mais  elle  étai:^ 
sacrée,  elle  devint  un  lieu  de  pèlerinage  et  d'enseigne- 
ment. Sidi-Ahmed-el-Kébir  avait  des  remèdes  pour 
tous  les  maux,  il  accomplissait  des  miracles,  il  prodi- 
guait et  semait  sans  cesse  dans  tous  les  cœurs  la 
parole  du  prophète.  Les  mystiques  l'adorèrent  comme 
s'il  était  lui-même  un  dieu,  les  ascètes  le  prirent  pour 
maître. 

Auprès  de  la  sienne,  chacun  construisit  sa  cabane; 
les  jardins  fleurissaient,  la  vallée  était  bénie.  Le 
monde  musulman  connaissait  le  nom  et  l'inépuisable 
bonté  de  Sidi-Ahmed-el-Kébir.  Quand  donc  les  Mores 
d'Andalousie  furent  chassés  de  leur  pays  par  les  chré- 
tiens, c'est  à  lui  que  ceux  qui  avaient  survécu  au  mas- 
sacre et  aux  périls  des  longs  chemins  allèrent  deman- 
der asile  et  protection.  Le  saint  les  accueillit  avec 
amour,  comme  de  malheureux  frères,  —  et  ceci  est 
l'histoire  même  de  la  fondation  de  Blida. 

Sidi-Ahmed-el-Kébir  établit  ses  nouveaux  disciples 
non  loin  de  son  habitation,  d'abord  sur  un  emplace- 
ment dénommé  El-Hamada,  devenu  le  champ  de  ma- 
nœuvres de  Blida,  ensuite,  sur  le  terrain  compris  dans 


ICI   FUT   LE  JARDIN   DES   HESPÉRIDES      257 

Blida  même  et  qui  avait  pour  limite  ce  qui  est  devenu 
aujourd'hui  la  rue  des  Koulouglis  et  la  porte  d'Alger. 
Les  Mores  d'Andalousie  avaient  importé  avec  eux  la 
culture  des  orangers  ;  les  tentes  se  dressaient  dans  les 
parfums  de  ces  derniers  s'ajoutant  aux  parfums  des 
jardins  de  la  vallée. 

El-Blida,  c'est-à-dire  la  petite  ville,  naissait  dans 
l'orgueil  des  fruits  d'or  et  l'extase  des  roses;  dès  sa 
première  heure,  elle  était  vouée  à  la  volupté  et  au 
ravissement. 

Mais  l'annonce  d'une  mort  éclata  qui  fit,  par  trois 
fois,  trembler  la  terre  elle-même  :  celle  de  Sidi-Ahmed- 
el-Kébir.  C'était  en  1540;  le  saint  s'éteignait  dans  sa 
soixante-sixième  année.  La  nuit,  le  ciel  demeura  sans 
étoiles,  le  vent  pleura  parmi  les  feuilles  des  arbres,  et, 
dans  ce  deuil  de  la  nature  entière,  sans  même  attendre 
le  lever  de  l'aurore,  toutes  les  tribus,  accourues  de  la 
plaine  ou  descendues  de  la  montagne,  vinrent  joindre 
leurs  désolations  autour  de  l'auguste  et  célèbre  dé- 
funt. 

Sidi-Ahmed-el-Kébir  avait  demandé  à  être  enterré 
auprès  de  son  père,  dans  le  cimetière  où  nous  sommes. 
Les  Mores  d'Andalousie,  reconnaissants,  voulurent  lui 
élever  une  splendide  koubba,  selon  l'architecture  et  la 
décoration  de  leur  ancienne  patrie.  Par  trois  fois,  cette 
koubba,  à  peine  construite,  s'écroula,  et  chacun  com- 
prit alors  le  mystère  de  ces  effondrements. 

Sidi-Ahmed-el-Kébir  avait,  durant  toute  sa  vie, 
observé  le  vœu  de  pauvreté;  mort,  point  n'était  besoin 
pour  lui  de  somptueux  monument;  il  le  renversait  en  se 
levant  dans  son  linceul.  Pour  qu'il  pût  à  jamais  dor- 
mir en  paix,  on  se  contenta  donc  d'édifier  les  deux 
cippes  et  le  cénotaphe  que  nous  voyons  encore. 

17 


258  LA   VILLE   BLANCHE 

Le  cimetière  conserve  son  aspect  primitif;  il  est 
trop  loin  des  hommes  actifs  pour  qu'il  soit  menacé, 
il  demeurera  donc  le  plus  pur  sanctuaire  de  la  paix 
et  du  recueillement.  C'est  ici,  assise  à  la  borne  d'une 
tombe,  que  la  méditation  a  besoin  de  silence  et  du 
voisinage  de  la  mort  très  sereine.  Il  n'est  pas  jus- 
qu'à l'ombre  des  oliviers  qui  ne  protège  la  pensée 
contre  les  distractions  d'une  clarté  sans  cesse  en 
fête. 

Savoir  qu'à  ses  pieds  un  mort,  illustre  et  saint,  est 
là,  se  sentir  plus  grand  et  plus  fort  dans  la  fierté  de  sa 
vie  et  savoir  en  même  temps  que  nous  passerons  et 
que  ces  oliviers  demeureront  debout,  se  sentir  dans 
l'écrasement  possible  de  la  haute  montagne,  être  tout, 
n'être  rien,  avoir  les  plus  nobles  et  contraires  senti- 
ments auxquels  l'esprit  peut  s'élever,  et  cela,  de  satis- 
faction intime  et  tour  à  tour  de  mélancolie  profonde, 
dans  le  silence  que  trouble  seulement  la  voix  si  tendre 
de  la  brise,  de  la  rivière  ou  de  l'oiseau,  parmi  la  blan- 
cheur virginale  des  tombes,  de  la  mosquée,  du  por-. 
tique  et  du  sol,  sous  le  ciel  implacablement  bleu  tel 
qu'à  travers  les  siècles  le  contemplèrent  les  rêveurs 
musulmans  et,  par  delà  les  flots,  les  philosophes  grecs, 
voilà  l'irrésistible  attrait  et  le  charme  inoubliable  de  la 
zaouïa  de  Sidi-el-Kébir. 

Le  désir  naît  et  croît,  lancinant,  de  vivre  en  ces 
lieux  jusqu'à  l'heure  dernière,  comme  ces  descendants 
du  saint  venant  chaque  jour  prier  à  l'endroit  où  ils 
seront  ensevelis.  Mais  eux,  le  monde  étant  seulement 
en  leur  âme  ainsi  que  dans  celle  de  leur  sublime 
ancêtre,  n'ont  aucune  des  illusions  qui  nous  tourmen- 
tent. La  croyance  que  nous  sommes  heureux  parce  que 
nous  nous  mouvons  sans  cesse  les  fait  sourire  indul- 


ICI   FUT   LE  JARDIN   DES    HESPÉRIDES      259 

gemment,  —  et  pourtant,  nous  reprenons  joyeuse- 
ment notre  élan  vers  ce  que  la  route  va  nous  offrir 
encore  de  nouveau. 

Nous  ne  vivrons  pas  Texistence  entrevue  des 
ermites,  des  mystiques  et  des  ascètes,  et  nous  avons, 
en  descendant  les  étroits  sentiers,  la  sensation  d'être 
comme  les  évadés  d'un  monde  contemplatif.  Par-des- 
sus les  haies,  nous  apercevons  d'humbles  maisons  et 
des  jardins  délicieux,  mais  qu'importe  leur  aspect, 
nous  sommes  les  étrangers  et  les  profanes. 

Nous  voici  au  bas  de  la  côte,  la  zaouïa  se  perd  dans 
les  fouillis  de  sa  verdure.  Qu'elle  était  divine  et  belle  t 
Notre  souvenir  l'enferme  dans  notre  cœur  affectueux. 
Nous  suivons,  en  sens  inverse,  le  cours  de  la  vallée 
pour  traverser  Blida  et  gagner  la  route  qui  mène  jus- 
qu'à la  région  des  steppes  où,  sur  la  plaine  incandes- 
cente et  nue,  s'étalent,  dès  Bougzoul,  les  mirages  atti- 
rants et  nostalgiques.  Nous  reprenons  donc  l'allée  des 
Moulins,  nous  entrons  à  nouveau  dans  Blida  par  la 
porte  de  Bab-el-Rabah,  c'est-à-dire  la  porte  du  marché 
aux  grains,  aux  huiles  et  aux  bestiaux. 

Par  la  place  d'Armes  et  la  rue  Lamy,  nous  attei- 
gnons la  porte  Bab-es-Sebt  ou  la  porte  du  marché  du 
samedi,  nous  nous  éloignons  de  la  petite  ville  par 
l'avenue  de  la  Ghiffa.  Bhda  reprend  son  aspect  de 
courtisane,  on  dirait  qu'impuissante  à  retenir  le  voya- 
geur, elle  veut,  malgré  tout,  lui  laisser  au  cœur  un 
éternel  regret  :  elle  jette  en  fusées,  une  dernière  fois, 
le  parfum  de  ses  orangers,  de  ses  roses,  de  ses  jas- 
mins, de  ses  œillets. 

D'invisibles  fleurs  semblent  courir  dans  l'espace, 
elles  égrènent  leurs  senteurs  en  tous  lieux,  l'air  est 
empli  de  traînants  aromates,  les  arbres  se  rejoignent 


260  LA   VILLE   BLANCHE 

en  voûte  sur  la  route  et  ce  sont  encore  des  jardins. 
Dans  quel  enchantement  nous  venons  de  vivre  ! 

Cette  petite  ville  d'amour,  à  la  couche  toute  jonchée 
de  pétales,  aux  cassolettes  exhalant  les  âmes  des 
ambres,  des  benjoins,  des  tubéreuses,  le  Bois-Sacré 
des  oliviers  *  . . .  sûrement  à  l'un  d'eux  la  colombe  de 
l'arche  coupa  le  rameau  qu'elle  rapporta  au  prophète 
Noé...  »,  cette  vallée  de  l'Oued-Kébir  «  ...comme  Pierre 
à  Jésus  :  Seigneur,  il  est  bon  de  demeurer  ici,  si  vous 
l'agréez,  nous  y  ferons  trois  tentes,  une  pour  vous  et 
deux  autres  pour  Moïse  et  ÉUe...  »,  cette  région  si 
chère  aux  marabouts  Sidi-Iakoub-ech-Ghérif  et  Sidi- 
Ahmed-el-Kébir,  toute  cette  oasis  a  une  origine  encore 
plus  antique,  non  moins  légendaire  et  sublime  :  c'est 
ici  que  les  trois  filles  d'Atlas,  les  Hespérides,  avaient 
établi  leur  jardin  que  gardait  le  dragon  à  cent  têtes  et 
dans  lequel  Hercule  pénétra  pour  ravir  les  fruits  d'or. 

Pourquoi  n'admettrions-nous  pas  cette  merveilleuse 
allégation?  Hercule  parcourut  ce  pays;  ne  laissa-t-il 
pas  vingt  de  ses  compagnons  à  l'endroit  même  où  ils 
devaient  fonder  Alger?  Cette  pensée  que  le  héros  qui, 
dans  la  suite,  devait  monter  au  ciel  pour  y  prendre 
rang  de  dieu,  s'est  attardé  dans  l'éden  que  forme  cette 
contrée,  nous  rend  plus  touchant  et  plus  cher  le  spec- 
tacle qui  s'étend  devant  nous. 


LES  GORGES  ET  LES  CRETES 

A  gauche,  les  montagnes  veloutées,  aux  taches 
blanches  qui  sont  des  maisons  dans  les  arbres;  à 
droite,  la  plaine  de  la  Mitidja,  verte  comme  la  mer  du 


ICI   FUT   LE  JARDIN   DES   HESPÉRIDES      261 

manteau  de  ses  vignes.  La  route  large  est  bordée 
d'aloès,  une  immense  étendue  s'offre  à  nos  regards 
avec  toutes  les  richesses  de  la  nature  fertile,  et  l'oued 
Chiffa  se  plaît  à  serpenter  dans  ce  royaume  comme 
pour  en  connaître  tous  les  détours.  Son  lit,  recouvert 
de  sables  et  de  roches,  enguirlandé  de  lauriers-roses, 
devient  de  plus  en  plus  spacieux  dans  la  plaine. 

Nous  le  traversons  une  première  fois  sur  un  pont 
métallique.  Les  arbres  du  chemin  se  suivent  à  la  file  et, 
derrière  la  rangée  de  hautes  colonnes  que  forment 
leurs  troncs,  des  champs  de  blé,  une  lumière  cristal- 
line et  le  ciel  le  plus  tendre,  un  café  maure  avec  ses 
murs  que  le  temps  a  jaunis  et  puis  la  petite  maison 
cantonnière  toute  peinte  en  rose  clair. 

La  terre  se  repose  dans  le  calme  et  le  silence  de  la 
plaine  si  vaste,  mais  bientôt  on  dirait  qu'un  démon 
l'arrache  à  sa  paresse,  elle  se  terrifie,  elle  se  ramasse 
et  se  contracte.  Les  montagnes  font  plus  étroit  notre 
chemin,  l'oued  Chiffa,  en  courant,  ne  peut  plus  se 
creuser  qu'un  canal  encombré  de  cailloux  et  le  jour 
n'a  plus  que  des  grisailles. 

C'est  la  pittoresque  entrée  des  gorges  de  la  Chiffa. 
On  croirait  que,  désormais,  notre  automobile  suit  le 
plus  sinueux  et  étrange  corridor  enfoui  tout  au  fond 
de  rochers  élevés.  Le  tourment  de  la  nature  éclate  dans 
une  tragique  bizarrerie,  les  rochers  se  heurtent  et  se 
déchirent,  les  flancs  de  la  haute  montagne  sont  désolés 
comme  des  murailles  nues  qu'a  crevassées  et  lézardées 
la  foudre. 

Parfois,  un  mince  filet  d'eau  coule  de  son  sommet  et 
c'est  un  pleur  glissant  le  long  d'une  ride.  Puis,  comme 
par  enchantement,  la  montagne  se  pare  de  chênes,  de 
thuyas  et  d'oliviers.  Elle  est  à  pic;  ses  arbres  forment 


262  LA   VILLE   BLANCHE 

comme  une  forêt  verticale  qui  se  cramponne  aux 
moindres  cavités.  Sur  des  falaises  écroulées  poussent 
des  fleurs  sauvages;  et,  tandis  que  la  ligne  des  monts 
se  perd  dans  le  ciel  bleu,  des  cascades  qui  semblent 
prendre  naissance  dans  l'azur  même  égrènent  leurs 
perles  dans  un  riant  babil  et  l'oued  Chiffa  n'est  plus  le 
gouffre  infernal  de  tout  à  l'heure,  mais  la  rivière  qui 
se  grossit  sous  une  pluie  de  diamants. 

Jamais  contrastes  ne  furent  plus  vifs.  C'est  la  stéri- 
lité schisteuse  ou  granitique  à  côté  de  la  luxuriante 
végétation,  l'espérance  invincible  auprès  d'un  éternel 
découragement.  C'est  la  sauvagerie  d'une  région 
qu'une  main  sismique  a  bouleversée  comme  le  plus 
gigantesque  tombeau  de  pierre  en  laissant,  parmi  les 
plus  formidables  éboulements,  les  arbres  les  plus  beaux 
et  les  sources  les  plus  claires. 

Que  faut-il  cependant  admirer  davantage,  de  ce 
splendide  chaos  ou  de  l'audace  de  l'homme?  Pour  ce 
dernier,  les  gorges  semblaient  impénétrables  :  l'abîme 
se  joignait  à  la  montagne  pour  lui  barrer  la  route,  et 
voici  qu'une  locomotive,  lançant,  comme  un  impé- 
tueux et  victorieux  panache,  les  flocons  épais  de  sa 
fumée,  troue  la  montagne  et  franchit  les  abîmes  :  c'est 
le  triomphe  des  tunnels  et  des  ponts. 

Voici  la  petite  gare  de  Sidi-Madani-les-Gorges.  Sur 
la  route  passe  l'autobus  qui  va  dans  les  territoires  du 
Sud  algérien.  Ce  spectacle  surprend  dans  ces  gorges  au 
sauvage  caractère.  L'homme  a  creusé  son  chemin  dans 
le  roc  même,  il  a  vaincu  l'inaccessible  et  fouillé  l'impé- 
nétrable, et  ces  lieux  qui,  jadis,  n'avaient  pour  habi- 
tants que  les  chacals  et  les  lions,  sont  maintenant  le 
pittoresque  couloir,  reliant  la  région  des  steppes  à 
la  région  du  littoral. 


ICI   FUT   LE  JARDIN   DES   HESPËRIDES      263 

Ce  fut,  tout  d'abord,  l'œuvre  de  nos  soldats.  Quand 
nous  passerons  devant  le  Camp  des  Chênes,  à  gauche, 
à  l'angle  d'un  rocher,  nous  lirons  sur  une  modeste 
plaque,  dans  un  encadrement  de  pierre  peint  en  gris, 
ces  simples  mots  : 

ARMÉE  d'aFRIQUE 

'   Comte  RANDON,  gouverneur  général 
Génie  militaire,  1855,  65**  de  ligne 
i"  zouaves,  P'  B%  Atelier  n"  7 

Ainsi,  posant  à  leurs  côtés  le  fusil,  noir  encore  de 
poudre,  les  soldats  prenaient  la  pioche.  Ils  se  repo- 
saient des  luttes  meurtrières  en  se  consacrant,  dans 
l'oubli  de  la  fatigue,  à  la  plus  haute  mission  de  paix  et 
de  progrès.  Ils  taillaient  ici  les  montagnes  à  pic  et  des- 
cendaient au  fond  du  gouffre  dans  leur  entêtement  à 
pratiquer  une  voie  de  communication  aux  colons,  aux 
indigènes,  à  tous  les  voyageurs.  De  même,  deux  ans 
après,  en  juin  1857,  ils  édifiaient  sur  les  crêtes  de  la 
Kabylie,  encore  en  pleine  bataille,  le  mémorable  che- 
min qui  mène  de  Tizi-Ouzou  jusqu'au  Fort-National. 

Toutes  les  beautés  sont  là,  de  la  plus  tragique  à  la 
plus  amusante.  Il  n'est  pas  jusqu'à  la  gent  simienne 
qui  n'ait  élu  son  domicile  à  l'embouchure  d'un  cours 
d'eau,  s'étageant  en  cascades  :  le  ruisseau  des  singes 
mérite  sa  popularité.  D'où  viennent  ces  habitants  inat- 
tendus? Nul  ne  le  sait.  Ils  ont,  depuis  les  temps 
connus,  vécu  en  ces  lieux  dans  la  liberté  que  leur 
assurent  les  crevasses  des  montagnes,  les  anfrac- 
tuosités  des  rocs,  le  fouillis  des  lianes,  des  lierres  et 
des  fougères,  la  multiplicité  des  arbres,  se  pressant 
jusqu'aux  plus  hauts  sommets. 

Les  cascades  éclaboussent  dans  leurs  sautillements 


264  LA   VILLE    BLANCHE 

les  chênes,  les  caroubiers  et  les  figuiers,  le  ruisseau 
court  sous  des  feuillages,  aux  pieds  de  néfliers,  de 
houx  et  de  genêts.  C'est  la  halte  empUe  de  fraîcheur  et 
d'harmonie;  le  singe  devient  l'ami  de  l'homme. 

Ces  gorges,  qui  d'abord  impressionnaient  par  la 
barbarie  même  de  leur  splendeur,  deviennent  familières 
avec  les  interstices  de  leurs  blocs  granitiques,  leurs 
torrents,  leurs  grottes,  leurs  fontaines  et  avec  cet  oued 
Chiffa  dont  les  eaux,  parfois,  se  jaunissent  aux  éboule- 
ments  de  terre  et  reprennent  ensuite  leur  moire  de 
cristal 

Encore,  les  montagnes  s'élèvent,  et  la  route  avec 
elles;  les  gorges  se  resserrent,  il  semble  que  l'on  soit 
entre  des  murailles  aux  teintes  ardoisées  et  fauves  sur 
lesquelles  paraît  s'appuyer  un  pan  de  ciel.  Au-dessus 
de  nous,  le  pont  métallique  du  chemin  de  fer,  puis, 
pour  notre  passage  sur  le  ravin,  un  pont  à  deux  arches 
de  pierre.  Une  dernière  fois,  la  nature  éclate  dans  sa 
primitive  rudesse,  des  aiglons  et  des  corbeaux  ont  tra- 
versé l'espace,  mais  les  arbres  renaissent,  nous  arri- 
vons au  Camp  des  Chênes,  le  dernier  et  charmant  stade 
avec  sa  fontaine  à  l'eau  si  claire  et  si  glacée  :  c'est  la 
fin  des  gorges  de  la  Chiffa. 

Les  aloès,  les  genêts  et  les  acacias  nous  font 
escorte.  La  vallée  s'élargit  de  plus  en  plus.  Nous  aper- 
cevons l'oued  Mouzaïa;  la  route  monte.  Toute  la  région 
conserve  encore  le  souvenir  des  plus  sanglants  combats. 

Ce  col  de  la  Mouzaïa,  qui  commande  la  route  de 
Médéa  où  nous  allons,  fut  longtemps  détenu  par  une 
tribu  guerrière,  toujours  en  armes.  C'était  le  24  no- 
vembre 1830.  Le  col  de  la  Mouzaïa  avait  été  seulement 
franchi  par  les  armées  de  Carthage  et  de  Rome,  le 
général  Clauzel  en  ordonna  l'assaut  :  «  Soldats,  pro- 


ICI   FUT   LE   JARDIN   DES   HESPÉRIDES      265 

clama-t-il,  nous  allons  franchir  la  première  chaîne  de 
l'Atlas,  planter  le  drapeau  tricolore  dans  Tintérieur  de 
l'Afrique  et  frayer  un  passage  à  la  civilisation,  au  com- 
merce et  à  l'industrie.  Vous  êtes  dignes,  soldats,  d'une 
si  noble  entreprise...  Ici,  j'emprunte  la  pensée  et  les 
expressions  d'un  grand  homme  et  je  vous  dirai  aussi 
que  quarante  siècles  vous  contemplent!  » 

Il  fallait  grimper  sur  les  crêtes  les  plus  abruptes  au 
miheu  d'une  grêle  de  balles  et  de  pierres,  les  sentiers 
étaient  tortueux,  étroits  et  remplis  de  broussailles.  Les 
soldats,  qui  depuis  trois  heures  combattaient  en  esca- 
ladant les  monts,  étaient  exténués,  mais  un  invincible 
élan  les  emportait.  Les  ennemis  pensaient  le  col  impre- 
nable; au  coucher  du  soleil,  le  drapeau  de  la  France 
flottait  sur  sa  hauteur  et  les  chefs  kabyles,  se  soumet- 
tant à  la  fatalité  des  choses,  ne  pouvaient  s'empêcher 
d'assurer  au  général  Glauzel  :  «  Il  a  fallu  que  Dieu 
soit  avec  toi  !  ■» 

La  voie  était  ouverte  sur  Médéa.  Nous  montons  sur 
les  hauteurs  du  Djebel-Nador,  la  route  est  bordée 
d'aloès,  l'oued  Mouzaïa  s'étend  au  pied  de  la  vallée.  A 
gauche,  de  l'autre  côté  du  chemin  et  de  l'abîme,  les 
flancs  du  mont  Nador  ont  de  larges  déchirures 
blanches  :  ce  sont  des  carrières  de  plâtre. 

Le  silence  semble  agrandir  plus  encore  l'étendue  de 
la  vallée.  Des  touffes  de  genêts  tendent  leurs  bouquets 
jaunes,  les  cultures  abondent  de  plus  en  plus  à  mesure 
qu'on  approche  de  Lodi;  des  maisons  de  ferme 
s'ouvrent  coquettement  sur  des  jardins  en  fleurs.  Il 
semble  maintenant  que  notre  automobile  gravisse 
une  montagne  de  vignes  :  partout,  grâce  aux  colons 
infatigables,  des  pampres  lourds  témoignent  de  la  ri- 
chesse de  la  région. 


266  LA   VILLE   BLANCHE 

Au  bout  de  la  route  immense,  une  allée  d'arbres  et 
des  jardins  encore  :  nous  entrons  dans  l'antique 
Lambdia  romaine,  l'ancienne  capitale  turque  du  beylik 
de  Titteri,  Médéa,  de  laquelle  Sidi-Ahmed-ben-Youcef, 
oubliant  ses  épigrammes  lancées  contre  Cberchell  et 
Ténès,  disait  avec  galanterie  : 

Médéa  la  bien  dirigée, 

Si  elle  était  femme 

Je  n'en  voudrais  point  d'autre  pour  épouse; 

Si  le  mal  y  entre  le  matin,  il  en  sort  le  soir. 

«  Médéa,  écrivent  en  1846  les  historiens  C.  Leyna- 
dier  et  G.  Glauzel,  est  située  au  centre  d'une  chaîne  de 
montagnes  dont  les  nombreuses  ondulations  offrent 
l'aspect  d'une  mer  houleuse  qui  se  serait  tout  à  coup 
pétrifiée.  Elle  est  bâtie  en  moellons,  les  toits  des  maisons 
sont  recouverts  en  tuiles.  Un  mur  d'enceinte,  construit 
en  pierre,  entoure  la  ville,  alimentée  par  un  bel  aque- 
duc. En  approchant  de  Médéa,  l'œil  est  trompé  par  la 
disposition  des  lieux,  l'asjDCct  du  terrain,  la  vue 
d'arbres  de  la  même  espèce,  de  vignes  plantées  et 
cultivées  de  la  même  manière  que  dans  les  contrées 
méridionales  de  la  France.  On  se  croirait  transporté 
dans  un  village  du  Languedoc.  » 

La  ville  n'a  guère  changé  depuis  cette  époque  :  les 
maisons  à  plusieurs  étages  indiquent  seulement  une 
importance  plus  grande  et  sa  quotidienne  prospérité. 
Médéa  ne  peut  s'enorgueillir  d'aucun  monument;  à 
peine  a-t-elle  une  colonne  de  pierre  érigée  à  la  mémoire 
des  officiers  et  des  soldats  tués  lors  des  combats  des 
3  juillet  et  29  décembre  1840  et  8  avril  1841. 

Sur  une  place,  de  grands  cafés  maures  :  progrès  du 
bien-être,  il  n'y  a  pas  de  nattes  et  presque  pas  de 


ICI  FUT   LE  JARDIN   DES  HESPÉRIDES      267 

bancs,  sur  lesquels,  autrefois,  les  clients  s'asseyaient, 
les  jambes  entre-croisées  sous  eux;  il  n'y  a  que  des 
tables  et  des  chaises  comme  dans  les  établissements 
européens.  Ce  changement  de  coutume  musulmane 
surprend  tout  d'abord,  mais  la  nouveauté  du  spectacle 
est  agréable.  Les  boutiques  indigènes,  elles  aussi, 
subissent  l'évolution  moderne,  Médéa  prend  de  plus 
en  plus  l'uniformité  d'une  ville  provinciale  et  il  est 
étrange  de  trouver,  en  pays  africain,  en  pleine  chaîne 
de  l'Atlas,  ce  coin  de  France  qui  rappelait  le  Lan- 
guedoc à  G.  Leynadier  et  à  G.  Glauzel. 


IX 

LES  DANSEUSES  POLYCHROMES 
ET  LE  MIRAGE 


LE    KSAR    DE    VOLUPTE 

Nous  allons  vers  la  plaine  vaste,  morne  et  nue,  qui 
fait  pressentir  les  régions  désertiques,  mais,  aupa- 
ravant, comme  si  la  vie  humaine  voulait  se  con- 
centrer et  palpiter  d'un»  pouls  vibrant  à  l'approche  de 
l'aridité  désolée  des  steppes,  voici  l'animation  de 
Boghari. 

La  ville  européenne  est  édifiée  au  pied  du  mamelon 
que  couronne  le  ksar,  c'est-à-dire  le  village  indigène; 
elle  n'offre  à  la  curiosité  que  sa  rue  principale,  toute 
grouillante,  aux  jours  de  marché,  du  va-et-vient  de 
ses  bergers  et  de  ses  commerçants.  Alors,  il  est  impos- 
sible de  circuler  parmi  les  chariots,  les  boeufs  et  les 
moutons;  ce  sont  de  longues  théories  d'hommes,  au 
burnous  flottant,  accourus  des  tribus  pastorales.  Bo- 
ghari est  le  grand  centre  d'approvisionnement,  aux 
portes  du  désert. 

Derrière  sa  place  publique,  sur  le  flanc  du  coteau 
qui  conduit  au  village  indigène,  le  marché  s'improvise 
tous  les  lundis.  Sur  le  tertre  sans  arbres,  misérable  et 
nu  comme  une  peau  fauve  qui  n'a  pu  résister  à  l'usure 


LES   DANSEUSES   POLYCHROMES  269 

du  temps  et  que  le  soleil  crible  sans  pitié  de  ses  rayons, 
des  milliers  de  moutons  se  pressent  les  uns  contre  les 
autres,  comme  s'ils  flairaient  déjà  la  mort. 

Les  bergers  et  les  commerçants  passent  la  nuit  en 
plein  air,  dormant  auprès  de  leurs  troupeaux  et  de 
leurs  marchandises,  tandis  que,  çà  et  là,  dès  le  lever 
de  l'aube,  sur  des  fourneaux  de  terre  cuisent,  dans 
l'huile,  des  beignets,  des  poivrons  ou  du  foie  que  les 
restaurateurs  indigènes  débiteront,  au  détail,  dans  un 
instant.  Ce  ne  sont  que  des  cris  gutturaux  auxquels  se 
mêlent  les  bêlements  des  moutons  et  les  hurlements 
des  chiens  hargneux. 

Demain,  tous  ces  êtres  qui  se  bousculent,  que  le 
négoce  énerve  et  qui  se  complaisent  dans  cette  torride 
et  fiévreuse  agglomération,  se  disperseront  dans  les 
steppes  et  leur  visage  reprendra  la  sérénité  des  vastes 
solitudes.  Pasteurs  défilant  parmi  les  terres  incultes 
et  sur  les  pistes  rudimentaires,  avec  leurs  longs  bâtons 
et  leurs  burnous  flottants,  ils  ressembleront  à  des 
pèlerins  en  marche  vers  quelque  lointain  et  magique 
Bethléem.  Mais,  aujourd'hui,  jour  de  marché,  dans  le 
tumulte  des  affaires  et  la  joie  de  l'argent,  c'est  aussi 
jour  de  fête  et  d'amour. 

Au  sommet  du  mamelon,  le  ksar  apparaît  comme  la 
promesse  d'un  voluptueux  enivrement.  Les  filles  des 
Ouled-Naïls  attendent,  en  leur  maintien  hiératique,  les 
fils  du  désert.  A  l'approche  de  ces  derniers,  elles  se 
départiront  de  leurs  attitudes  figées  comme  celles  des 
statues,  elles  se  voueront  à  ces  passants  d'un  soir  qui 
portent  sur  leur  chair  même  les  parfums  du  désert 
natal,  et  ces  Ouled-Naïls,  qui  semblent  de  froides -vic- 
times, s'animeront  sous  les  baisers  de  ces  gardiens  de 
troupeaux,  de  ces  commerçants  kabyles,  de  ces  Moza- 


270  LA   VILLE   BLANCHE 

bites,  de  ces  Arabes  en  qui  elles  reconnaîtront  tout 
l'élan  de  leur  race. 

Il  faut  visiter  ce  ksar  de  Boghari  pour  savoir  ce 
qu'est  vraiment  une  ville  indigène.  Il  est  juché  sur 
une  hauteur,  comme  un  nid  d'aigle  sur  un  pic,  afm  de 
pouvoir  braver  toutes  les  attaques.  De  loin,  on  dirait 
quelque  château  fort  du  moyen  âge  regardant  du  côté 
de  la  plaine  s'il  vient  un  ennemi.  Les  pentes  abruptes 
de  la  colline  et  le  ravin  pierreux  sont  ses  défenses 
naturelles,  mais  le  temps  des  combats  de  tribu  à  tribu 
est  à  jamais  passé. 

Pour  monter  au  ksar,  nous  allons  directement  par 
le  flanc  fauve  du  mamelon  sur  lequel  le  marché  se 
tient.  Le  terrain,  à  chaque  instant,  foulé  sous  les  pas, 
a  eu  des  dépressions  qui  ont,  en  quelque  sorte,  créé 
un  bizarre  escalier.  Nous  nous  retournons  pour  décou- 
vrir le  paysage,  nous  voyons  le  Chélif  et  sa  vallée 
dénudée  d'arbres. 

A  peine,  à  notre  gauche,  dans  un  lointain  qu'embru- 
ment les  vapeurs  s"exhalant  de  la  plaine  et  perdu  dans 
le  sombre  massif  de  ses  pins,  Boghar  apparaît,  ac- 
coudé au  sommet  d'une  haute  montagne.  Jadis,  ce  fut 
un  poste  militaire  romain.  Abd-el-Kader  y  établit  un 
de  ses  camps;  la  France  en  a  fait  une  citadelle.  C'est 
que  Boghar  a  la  plus  merveilleuse  position  stratégique, 
il  est  à  la  limite  des  régions  montagneuses,  il  com- 
mande rentrée  du  Sahara.  De  sa  terrasse,  on  domine 
tout  le  pays  des  steppes,  aussi  l'a-t-on  pittoresquement 
surnommé  le  Balcon  du  Sud. 

Boghar  et  Boghari,  que  la  vallée  sépare,  se  dressent 
l'un  en  face  de  l'autre  comme  une  contradiction  :  Bo- 
ghar, tache  grise,  forteresse  prête  à  toute  action  de 
mort,  Boghari,  énorme  topaze  qu'incendie  le  soleil, 


LES   DANSEUSES   POLYCHROMES  271 

temple  où  les  prêtresses  d'amour  exaltent  l'impérieux 
bonheur  de  vivre.  Boghar  est  une  menace,  Boghari  est 
l'appel  d'une  troublante  aimée. 

A  travers  la  vallée,  on  aperçoit  le  chemin  qui  relie 
la  menace  au  baiser.  Des  soldats  descendent  de  la 
sévère  citadelle  :  ce  sont  des  tirailleurs  aux  visages 
hâlés  ou  noirs  qui  s'en  viennent  vers  le  ksar  de 
volupté. 

En  vérité,  celui-ci  est  une  tour  de  Babel,  où  se  cou- 
doient les  hommes  de  toutes  les  religions  et  de  tous 
les  pays.  Dans  ses  rues  étroites,  des  boutiques  regor- 
gent de  marchandises  :  bijoutiers  ou  armuriers  kabyles, 
marchands  arabes  d'étoffes  éclatantes,  épiciers  moza- 
bites,  courtiers  juifs,  cafés  maures,  et,  dans  cette  aire 
où  Mahomet  établit  aussi  la  rigueur  de  ses  préceptes  et 
de  ses  jeûnes,  l'œuvre  de  la  civilisation  devancée,  cor- 
rompue d'avance,  par  des  trafiquants  d'alcool. 

Spectacle  étrange  dans  ces  étroites  rues,  où  la  lu- 
mière ruisselle,  que  celui  de  ces  graves  brodeurs  d'or, 
de  ces  Kabyles  aux  chemises  tachées  d'huile,  de  ces 
Arabes  en  haillons  poussant  leurs  ânes  devant  eux,  de 
ces  juives  grasses,  assises  au  seuil  de  leurs  demeures, 
et  des  Ouled-Naïls  aux  voiles  éclatants.  Le  jour,  le 
ksar  est  affairé.  N'est-il  pas  le  trait  d'union  entre  Djelfa 
et  Médéa,  entre  les  steppes  et  le  Tell?  Il  est  tout  à  son 
commerce. 

Mais  ce  ksar  de  Boghari  est  la  ville  indigène  au 
double  visage.  Quand  tombe  la  nuit,  elle  revêt  son 
masque  attirant  d'idole,  à  la  fois,  et  de  belle  cour- 
tisane. Des  maisons  s'éclairent  mystérieusement,  on 
dirait  des  veilleuses  éclairant  des  chapelles.  Des  par- 
fums de  musc,  de  safran,  de  benjoin,  alourdissent  l'air 
tiède,  des  soupirs  de  guitares,  des  plaintes  de  mando- 


272  LA    VILLE   BLANCHE 

line  expirent  dans  le  silence  et  semblent  s'exhaler  vers 
les  étoiles. 

Des  ombres  muettes  surgissent  à  tous  les  coins  de 
rues  ;  ce  sont  tous  les  fils  des  tribus  pastorales  accourus 
au  marché  de  Boghari,  tous  les  trafiquants  du  Sud, 
tous  les  nomades  du  désert,  en  quête,  à  cette  heure,  de 
sensations  rêvées,  de  danses  enivrantes,  de  baisers  de 
houris.  Tous  ceux-là,  descendants  de  marabouts  ou  de 
brigands,  âmes  droites  ou  cœurs  sans  scrupules,  de 
quelque  rang,  de  quelque  âge  qu'ils  soient,  tous  com- 
munient dans  le  même  désir.  Ils  sont  prêts  à  donner  le 
gain  de  leur  journée,  à  voler,  à  se  damner  pour  cette 
Dalila  qui  s'avance  vers  eux,  cette  Salomé  qui  danse 
ou  cette  Cléopâtre  qui  sourit',  ces  Ouled-Naïls  aux  pau- 
pières bleuies,  aux  joues  safranées,  aux  pommettes 
rosées,  aux  lèvres  de  pourpre,  aux  dents  d'ivoire,  aux 
ongles  et  aux  extrémités  des  doigts  d'un  rouge  orange. 

Nos  regards  stupéfaits  ne  peuvent  s'empêcher  d'ad- 
mirer ces  étranges  et  vivantes  statues  au  maquillage 
intense.  Leurs  yeux,  aux  sourcils  réunis  par  un  lourd 
tatouage  bleu  foncé,  brillent,  selon  la  comparaison 
d'un  poète  arabe,  d'un  éclat  lumineux  comme  une 
source  d'eau  vive  au  milieu  des  sables.  Les  prunelles, 
grâce  au  koheul,  paraissent  plus  dilatées,  plus  hu- 
mides, ^lus  endiamantées  dans  l'encadrement  bleuâtre 
de  leurs  paupières. 

Si  les  Ouled-Naïls,  aux  bagues  nombreuses,  ont  les 
ongles  et  les  extrémités  des  doigts  si  bizarrement 
teints  d'un  rouge  orange,  c'est  qu'elles  y  ont  apphqué 
la  pâte  du  henné,  arbrisseau  dont  on  a  broyé  les 
feuilles  desséchées.  Si  leur  bouche  est,  à  ce  point, 
attirante,  c'est  qu'elles  ont  fait  usage  du  souak. 

Il  est  dit  dans  un  texte  arabe  :  «  Quand  une  femme 


LES  DANSEUSES  POLYCHROMES     273 

s'est  orné  les  yeux  de  koheul,  paré  les  doigts  de  henné, 
et  qu'elle  a  mâché  la  branche  du  souak  qui  parfume 
l'haleine,  fait  les  dents  blanches  et  les  lèvres  de  pour- 
pre, elle  est  plus  agréable  aux  yeux  de  Dieu,  car  elle 
est  plus  aimée  de  son  mari.  Sara  et  Agar,  les  femmes 
de  notre  seigneur  Ibrahim,  se  faisaient  belles  devant 
lui  par  le  koheul,  le  henné  et  le  souak.  » 

Tant  de  fards  combinés  avec  un  art  extrême  pour  la 
conquête  et  l'amoureux  affolement  de  l'homme  impo- 
sent un  visage  immobile.  L'idole  est  encore  rendue  plus 
énigmatique  par  ses  tatouages  :  la  croix  gammée  des 
bouddhistes  dessinée  sur  son  menton  ;  les  cinq  traits  du 
chandelier  de  Salomon  et  les  cinq  traits  de  la  main  de 
Tanit  gravés  sur  ses  mains  ;  les  deux  filets  bleus  de  la 
vie  éternelle  de  l'ancienne  Egypte  tracés  autour  de 
ses  poignets.  Toutes  les  religions  du  monde  la  con- 
sacrent. 

Elle  en  est  digne  par  son  maintien  figé  et  son  impas- 
sible beauté,  digne  aussi  par  tout  ce  qui  pare  son 
corps  et  le  parfume.  Autour  de  son  cou  sont  des  col- 
liers de  grains  de  musc,  de  gingembre  et  d'encens. 
Elle  est  tout  embaumée  de  mille  senteurs  comme  une 
momie  vivante. 

Le  mechebbek,  cette  sorte  de  tiare  qui  l'auréole  tel 
qu'un  diadème,  est  rehaussé  de  plaques  d'or  finement 
travaillées  et  enrichies  de  pierreries  et  de  pende- 
loques ;  il  est  aussi  composé  de  sequins  en  chaînettes 
qui  se  rejoignent  sur  le  cou,  encadrant  le  visage  dans 
leur  rutilant  éclat.  Le  mechebbek  se  pose  sur  les 
cheveux  luisant  d'un  noir  de  jais,  tressés  et  re- 
courbés sur  les  tempes  en  forme  d'anses,  pailletés 
d'étoiles  et  de  croissants,  et  dont  le  volume  est  aug- 
menté d'entrelacements  de  laine. 

18 


274  LA   VILLE   BLANCHE 

Des  colliers,  qui  descendent  jusque  sur  la  poitrine, 
sont  là  pour  rehausser  la  splendeur  de  la  prétresse 
d'amour  et  témoigner  en  même  temps  de  sa  richesse. 
Le  long  de  ses  hras  nus  et  de  ses  chevilles  courent 
des  bracelets,  autour  de  sa  taille,  des  agrafes  ciselées 
et  d'énormes  boucles  d'argent;  l'idole  est  lourde  d'une 
orfèvrerie  baroque. 

La  courte  chemise  est  en  mousseline  transparente. 
La  robe,  en  soie,  toujours  de  couleur  étincelante,  écar- 
late  le  plus  souvent,  brodée  d'or,  enveloppe  le  corps 
de  plis  lourds.  Le  haïk  qui  la  recouvre  est  rattaché  sur 
les  épaules  par  des  broches  d'argent  ornées  d'émaux. 
Des  guimpes  de  dentelles  soutiennent  les  seins,  des 
ceintures  font  ressortir  l'ondulation  des  hanches.  Des 
écharpes  précieuses,  des  foulards  lamés,  des  voiles  bro- 
chés ou  mouchetés  d'argent  enveloppent  plus  encore 
l'Oued-Naïl. 

On  la  croirait  reine  de  Saba,  madone  ruisselante  de 
pierreries,  d'or  et  de  bijoux;  elle  n'est,  en  vérité,  qu'un 
bibelot  d'amour  éclos  aux  pays  du  soleil,  voué  dès  son 
plus  jeune  âge  à  la  prostitution.  Elle  s'abandonne  à 
qui  veut  d'elle,  fils  de  caïd  ou  chamelier,  vagabond 
ou  étranger,  ne  songeant  qu'à  augmenter  le  nombre  de 
ses  colliers,  fortune  qu'elle  étale  complaisamment  et 
qui  lui  permettra,  quand  elle  sera  de  retour  dans  sa 
tribu  natale,  de  prendre  rang  d'épouse  et  de  vivre 
honnêtement. 

En  attendant,  elle  se  laisse  aimer  et,  pour  m.ieux 
allumer  la  luxure  des  hommes,  elle  s'anime  et  se  met 
à  danser. 

Voici  la  chambre  de  l'une  d'elles  :  c'est  un  curieux 
mélange  d'habitudes  anciennes  et  de  confort  européen. 
Dans  un  coin,  une  armoire  à  ^lace  et  un  lit  font  l'or- 


LES   DANSEUSES   POLYCHROMES  275 

gueil  de  TOued-Naïl;  c'est  pouf  donner  satisfaction  à 
l'amant  chrétien,  de  passage,  ou  â  l'Arabe  de  grande 
tente  que  le  progi'ès  enchante.  Non  loin,  la  couché 
habituelle  et  primitive,  —  natte  ou  tapis,  —  bonne 
pour  tous  les  coreligionnaire:^  accoutumés  à  la  dureté 
du  sol. 

Près  de  la  petite  fenêtre  grillagée,  un  coffre  enguir-' 
lande  de  clous  d'or  et  peint  dans  les  tons  les  plus 
vifs.  Au  plafond,  un  lampadaire  de  cuivre  ou  de 
cristal,  venu  de  Syrie  ou  d'Alger,  et,  sur  la  cheminée, 
une  lampe  à  pétrole  avec  un  abat-jour  de  couleur 
éclatante.  Sur  les  murs,  des  cartes  postales  et  des 
photographies-primes,  —  actrices  ou  courtisanes  eii 
renom  à  Paris,  —  alternent  avec  des  broderies,  deâ 
éventails  ou  des  armes  indigènes. 

Là  vie  musulmane  pei'd  ainsi  insensiblement  de  son 
caractère  antique.  Le  ksar  de  Boghari  reçoit  de  plus 
en  plus  la  visite  d'étrangers.  jDès  l'heure  où  le  chemin 
de  fer  rehapour  la  première  fois,  le  10  août  1912,  cette 
capitale  des  steppes  aux  villes  du  littoral,  c'en  fut  fait 
quelque  peu  de  la  légendaire  originalité  de  tous  ces 
lieux;  l'esprit  d'exploitation  se  mêle  où  ne  régnait 
seulement  que  l'amour. 


LA  DANSE  DANS  LES  CAFES  MAURES  DE  NUIT 

Là  OÙ  les  couleurs,  les  coutumes,  l'âme  des  Ouled* 
Naïls  demeurent  aussi  vives  qu'aux  anciennes  époques, 
c'est  dans  les  cafés  maures  de  nuit  où  les  gens  de 
toutes  les  sectes  et  de  tous  les  idiomes  berbères  s'en 
viennent  assister  aux  danses  des  idoles  prostituées. 


^76  LA   VILLE   BLANCHE 

La  clarté  fumeuse  des  lampes  à  pétrole  accrochées 
aux  thuyas  des  plafonds  se  reflète  lugubrement  contre 
les  murs  jaunis,  la  fumée  de  tabac  éparpille  partout  ses 
grisâtres  flocons,  le  café  maure  ressemble  à  un  repaire 
de  contrebandiers.  Des  bancs  de  bois  courent  comme 
des  veines  mystérieuses  sur  le  parquet  usé  et  ne 
laissent  qu'un  carré  vide  pour  les  danseuses  ;  dans  un 
coin,  une  petite  estrade  pour  les  musiciens. 

Le  café  se  remplit,  comme  par  enchantement,  de 
fantômes  blancs  et  silencieux  :  ce  sont  les  natifs  des 
tribus  pastorales,  les  habitants  du  désert  saharien 
accourus  au  marché  de  Boghari,  les  trafiquants,  les 
industrieux,  riches  ou  pauvres,  tous  uniformisés  dans 
les  draperies  de  leur  burnous.  Ils  prennent  la  même 
pose  attentive,  les  jambes  repliées,  le  menton  dans  le 
creux  de  la  main,  le  cou  tendu,  le  regard  déjà  déme- 
suré par  l'attente  du  plaisir. 

Tout  le  temps  que  dureront  les  danses,  ils  demeure- 
ront immobiles  et  muets  comme  s'ils  assistaient  au 
déroulement  d'une  pompe  sacrée,  à  l'extase  des  plus 
divins  offices.  Ensuite,  pour  marquer  leur  intime 
bonheur,  ils  murmureront  des  louanges  à  l'adresse  des 
danseuses  d'une  voix  enivrée  comme  s'ils  prononçaient 
des  phrases  liturgiques,  et  les  plus  exaltés,  les  plus 
audacieux  d'entre  eux,  bravant  les  jalousies  et  les 
querelles  mortelles,  emporteront  les  bayadères  poly- 
chromes en  un  enlacement  vainqueur,  à  travers  les 
rangs  des  spectateurs  et  parmi  les  rues  sombres, 
jusque  dans  la  chambre  devenue  le  refuge  rêvé  du 
plus  brûlant  amour. 

La  kaïta,  ou  longue  clarinette  à  large  pavillon, 
égrène  son  chant  tour  à  tour  plaintif  et  frénétique, 
lent  ou  échevelé,  implorant  ettyrannique,  innocent  ou 


LES  DANSEUSES  POLYCHROMES     277 

pervers,  marquant  tous  les  stades  du  désir,  de  la  pas- 
sion, du  cœur  épris,  des  sens  corrodés,  de  la  luxure  et 
du  râle  suprême.  La  guitare  accentue  la  mélopée  vo- 
luptueuse, le  tambourin  souligne  de  ses  grondements 
rauques,  brutaux  ou  étouffés,  les  élans,  les  emporte- 
ments, toutes  les  vibrations,  la  victoire  et  l'agonie  des 
lascivetés  sans  nombre. 

Mais  toute  cette  musique  n'est  qu'un  accompagne- 
ment pour  tendre  les  nerfs  plus  encore;  ce  qui,  sur- 
tout, importe,  c'est  la  grâce  et  le  balancement,  l'atti- 
tude et  le  geste,  le  rythme  et  la  séduction  de  la 
danseuse. 

Elle  arrive,  le  regard  indifférent  ou  froid,  fixe  dans 
ses  grandes  prunelles  d'émail.  Ce  qu'elle  exprime, 
c'est  la  première  rencontre,  l'étonnement  et  l'effroi  de 
la  vierge.  Elle  voudrait  se  sauver,  mais,  déjà,  l'amour 
la  retient  dans  ses  lacs  inextricablese;  elle  se  débat, 
soupire  et  pleure,  mais  le  cœur  s'attendrit,  palpite  et 
s'éveille  à  des  mondes  nouveaux  :  c'est  la  langueur  et 
c'est  l'extase,  le  baiser,  l'étreinte,  tout  le  don  de  l'âme, 
toute  l'offre  du  corps. 

L'Oued-Naïl  s'avance  et  se  retire,  la  pudeur  la 
retient,  mais  le  charme  l'attire.  Elle  cache  peureuse- 
ment sous  ses  voiles  son  front,  sa  gorge  et  ses  seins, 
elle  évolue  à  petits  pas,  timide,  ne  sachant  plus  si  elle 
s'exerce  à  la  danse  ou  à  l'amour;  sa  démarche  glisse. 
Encore,  elle  voudrait  s'enfuir. 

Maintenant,  elle  en  est  impuissante,  elle  cède  de  plus 
en  plus  au  transport  qui  l'entraîne.  Elle  a  rejeté  ses 
voiles  et  ses  bras  étendus  apparaissent  dans  leur  har- 
monieuse et  blanche  nudité,  sa  gorge  a  la  pureté  du 
marbre.  La  souplesse  de  sa  taille  se  balance  indolem- 
ment, plus  frénétiquement  à  mesure  que  le  désir  s'en- 


278  LA  VILLE   BLANCHE 

flamme,  elle  s'avance  par  secousses,  son  corps  ondule, 
ses  yeux  se  départissent  de  leur  froideur  et  son  visage 
de  son  impassibilité  de  masque. 

Elle  devient  l'amoureuse,  la  passionnée,  ses  reins  se 
cambrent,  ses  hanches  tressaillent,  ses  seins  sont  ren- 
versés, son  ventre,  proéminent.  Elle  s'agite  et  frémit 
dans  le  cliquetis  de  ses  bracelets,  de  ses  colliers,  de 
ses  pendeloques,  elle  est  la  délirante  de  la  passion,  la 
possédée  du  rut  le  plus  brutal. 

€  Tu  danses  comme  une  gazelle  broutant  l'herbe  du 
Sahara  et  se  couchant  dans  les  montagnes  vertes  t  Tu 
danses  comme  une  jument  s'en  allant  guerroyer,  grâce 
à  laquelle  le  cavalier  massacre  tous  ses  ennemis  en 
une  seule  chevauchée!  »  ont  chanté  les  troubadourg 
berbères. 

Qu'elle  ait  l'innocence  de  la  gazelle  ou  l'emporte^ 
ment  de  la  jument,  elle  est  sans  cesse  celle  qui  exerce 
sur  l'homme  la  prestigieuse  fascination  d'amour,  elle 
est  l'officiante  de  la  tentation  irrésistible,  de  la  chute 
pour  laquelle  tous  ces  fils  du  désert  donneraient  volon- 
tiers leur  vie.  L'amour,  c'est  pour  lui  seul  que,  baya- 
dères  ou  prostituées,  toutes  ces  Ouled-NaVls,  se  parent, 
comme  des  idoles,  d'une  tiare,  de  fards,  d'or,  de  soie, 
de  bijoux  aux  reflets,  à  ce  point  disparates  qu'on  ne 
peut  s'empêcher  de  songer  à  la  phrase  de  Paul  de 
Saint-Victor  :  «  Des  poignées  de  rubis,  de  saphirs  et 
d'émeraudes  que  l'on  agiterait  dans  une  coupe  de  pur 
cristal.  » 

Sans  doute,  à  cause  de  la  fréquentation  des  étran- 
gers accourus  grâce  au  chemin  de  fer  et  à  l'automo- 
bile, l'esprit  de  lucre  naîtra  de  plus  en  plus  chez  les 
tenanciers  de  ces  cafés  et  chez  les  danseuses  elles- 
mêmes.  Ainsi,  comme  une  lamentable  et  fatale  rançon, 


LES  DANSEUSES  POLYCHROMES     279 

le  progrès  ne  va  jamais  sans  quelque  corruption,  mais 
le  ksar  de  Boghari  se  dresse  encore  dans  son  altière 
bizarrerie,  ses  Ouled-Naïls  sont  encore  la  révélation 
d'un  Orient  de  légende,  de  faste  royal  et  d'amour  sou- 
verain, elles  apparaissent  encore  comme  des  houris 
descendues  d'un  paradis  lointain. 

Nos  cœurs,  à  cause  d'elles,  ont  la  nostalgie  des  pays 
des  beaux  rêves;  nous  avons  admiré  Astarté,  Tanît, 
Salomé,  Ualila,  Cléopâtre,  les  prêtresses  de  Babylone, 
les  princesses  byzantines  et  les  reines  de  Saba,  — 
toutes,  accomplissant,  par  prédestination,  leurs  rites 
de  volupté,  perpétuant,  dans  la  grâce  apprêtée  de  leurs 
visages,  dans  l'attrait  de  leurs  corps  et  de  leurs  danses, 
la  beauté  et  la  faute  maternelles. 

Sidi-Naïl,  le  premier  de  la  race,  descendait  du  Pro- 
phète. Il  naquit  vers  l'an  4565,  dit-on,  à  Figuig  et  était 
gouverneur  de  la  province  de  Sous,  sur  la  côte  occi- 
dentale du  Maroc,  quand  la  défaite  de  son  sultan 
l'obligea  à  l'exil.  Il  vint  s'établir  avec  sa  famille  et  ses 
serviteurs  du  côté  de  Sour-el-R'Ouzlan,  où  s'élève  la 
ville  d'Aumale. 

Alors,  il  voulut  aller  en  pèlerinage  au  tombeau  de 
son  ancêtre  Mahomet.  Avant  donc  de  se  rendre  à  Mekka, 
il  confia  sa  femme  à  son  intime  ami  Sidi-Melik.  Cette 
femme,  du  nom  de  Cheliha,  était  d'une  beauté  remar- 
quable et  avait  déjà  donné  à  Sidi-Melik  des  preuves  de 
son  amour. 

Tout  le  temps  que  dura  le  pèlerinage  de  Sidi-Naïl, 
C'est-à-dire  trois  ans,  elle  vécut  en  concubinage  avec 
celui  auquel  elle  avait  été  confiée.  Quand  il  fut  de 
retour,  le  descendant  du  Prophète  s'aperçut  qu'il  avait 
un  enfant  de  plus,  il  l'accepta  pour  éviter  le  scandale. 
Indulgent  à  ce  point  envers  sa  femme,  Sidi-Naïl  le  fut 


280  LA    VILLE   BLANCHE 

également  envers  tous  les  siens;  il  l"est  encore  par 
delà  sa  mort. 

Ces  merveilleuses  bayadères  polychromes  que  nous 
avons  admirées,  filles  de  ses  fils,  viennent  implorer  ses 
mânes  sur  sa  tombe  qui  est  dans  la  vallée  de  l'Oued-El- 
Lham,  non  loin  de  l'endroit  où,  exilé,  il  avait  fixé  sa 
résidence  —  et,  bien  que  les  vœux  des  suppliantes  aient 
presque  toujours  trait  à  des  intérêts  charnels,  le  défunt 
marabout  les  exauce  tous. 

Pourquoi  nous  montrerions-nous  plus  sévères  que  le 
clément  et  souriant  aïeul?  Comme  leur  délicieuse  et 
infidèle  ancêtre,  la  belle  Cheliha,  leur  rôle,  sur  terre, 
est  d'aimer  et  de  danser. 

A  fréquenter  leur  ksar  qui,  dans  la  nuit,  dans  les 
feux  de  Bengale,  apparaît  comme  la  plus  grandiose  et 
terrible  évocation  d'un  enfer  que  Dante  même  n'a  pas 
entrevu,  leurs  rues  étroites,  leurs  maisons,  leurs  cafés, 
à  les  contempler,  gracieuses  et  vivantes  enluminures, 
aux  confins  des  terres  habitables,  on  se  croirait  trans- 
porté dans  la  contrée  la  plus  fantasque,  dans  le  vertige 
de  la  pensée  et  Téblouissement  des  yeux.  Ce  n'est  pas 
une  illusion  :  nous  sommes  bien  dans  la  réahté  d'un 
sonee. 


LE  MAGIQUE   RAPPEL  DE   LEAU 

Tout  ce  que  la  poésie  conçoit  s'épanouit  en  ces  lieux, 
la  nature  s'en  mêle  :  pour  l'exaltation  heureuse  du 
voyageur,  la  débauche  des  feux  du  jour,  et,  sur  cette 
terre  africaine  si  fertile  en  miracles,  le  miracle  même 
de  la  lumière,  le  mirage,  dès  l'orée  des  plaines  déser- 
tiques. 


LES   DANSEUSES    POLYCHROMES  281 

Aujourd'hui,  nous  voulons  ignorer  que  le  mirage 
est  un  effet  de  réfraction,  nous  voulons  nous  laisser 
aller  entièrement  à  l'illusion  qu'il  procure.  Nous  allons 
vers  l'ensorcellement  de  nos  prunelles  et  de  notre  âme, 
vers  un  infmi  de  lumière  et  de  sable,  sur  la  mer  aux 
vagues  immobiles,  à  Bougzoul,  non  loin  de  Boghari. 

Bougzoul  n'est  qu'un  bordj  édifié  en  1837  par  les 
Français,  maintenant  transformé  en  caravansérail.  Il 
s'élève  sur  l'immensité  fauve  que  le  soleil  incandescent 
semble  avoir  tuée  pour  jamais;  c'est  la  stérilité  déses- 
pérante sans  arbres  et  sans  eau.  Le  ciel  surchauffé  a  le 
resplendissement  blanc  et  gris  d'un  gigantesque  cou- 
vercle de  métal,  la  route  a  la  monotonie  accablante 
d'un  albâtre  aveuglant. 

Tout  autour  de  nous,  des  mamelons  qui,  à  l'horizon, 
se  détachent  dans  les  plus  hétéroclites  des  lignes.  Ils 
apparaissent  dans  une  nudité  lamentable,  avec  leur 
couleur  jaune  se  confondant  ainsi  avec  la  couleur  de 
la  plaine,  morte  de  sécheresse;  ces  mamelons  ont  un 
aspect  ennemi  :  c'est  pourtant  vers  eux  que  se  dirige 
notre  automobile. 

Sous  la  désolation  brutale  du  soleil,  à  travers  la 
route  montante,  nous  les  apercevons  dans  leurs  larges 
ondulations,  les  uns  en  forme  de  coupole,  les  autres 
s'érigeant  avec  leurs  arêtes  cassées  ou  bien  présentant, 
sur  leurs  hauteurs  à  pic,  un  plateau  veuf  de  château 
fort.  Le  sol,  que  travaille  un  bouillonnement  de  feu, 
craque  et  se  fend,  profondément. 

Une  longue  déchirure,  heurtée,  crevassée  plus  encore, 
s'étale  comme  un  infernal  chemin  :  c'est  le  lit  du  Ghéhf 
dont  le  soleil,  implacablement,  a  bu  toutes  les  eaux.  Ce 
lit  ne  ressemble  plus,  au  loin,  qu'à  une  blessure  béante 
de  la  terre  et  c'est  la  plaine  tragique  et  calcinée  avec, 


fSâ  LA    VILLE   BLANCHE 

parfois,  de'maigres  herbes  couchées  et  rongées  dès  leur 
naissance. 

C'est  le  drame  des  steppes  qui  commence,  du  sol 
inhospitalier,  d'un  fantastique  parterre  de  lave.  Quel- 
ques nomades  passent  :  on  dirait  qu'ils  conservent 
encore  dans  leur  yeux  l'épouvante  de  la  route.  Ils 
approchent  :  leur  respiration  rauque  trahit  leur  soif 
ardente,  —  et  cependant;  maintenant  que  les  monts  ont 
disparu,  que  la  plaine  désertique  s'offre  comme  un 
vaste  cirque  encerclé  par  le  ciel,  de  l'eau,  de  l'eau, 
à  perte  de  vue,  s'aperçoit  à  notre  droite. 

Elle  a  le  chatoiement  d'une  étoffe  de  soie,  elle  est 
cristalline  et  lumineuse,  elle  rampe,  elle  s'avance,  elle 
couvre  la  terre' en  un  silencieux  déluge.  Elle  envahit  la 
plaine  en  une  menace  lente  et  sûre,  elle  porte  la  mort 
avec  elle,  mais  l'incandescence  du  jour,  le  sol  si  hor- 
riblement balafré  par  la  chaleur,  la  brûlure  du  vent 
faisant  craquer  la  peau  de  nos  visages,  toutes  les  furies 
de  sécheresse  sont  telles  que  nous  saluons  l'eau 
comme  un  bienfait. 

Qu'elle  est  belle,  dans  l'incomparable  diversité  de 
ses  tableaux!  Ici,  c'est  un  fleuve  royal  coulant  majes- 
tueusement. Sa  large  embouchure  creuse  mille  canaux 
d'argent  dans  un  sable  rose  et  fin,  et  c'est  la  mer, 
vaste  comme  la  plaine  de  tout  à  l'heure,  avec  un  cap 
pareil  au  cap  Matifou,  une  baie  semblable  à  celle 
d'Alger.  Nous  avons  pourtant  laissé  la  Méditerranée 
bien  loin  derrière  nous. 

Pourquoi  l'amour  de  la  contemplation  l'emporte-t-il 
si  violemment  sur  notre  esprit?  Nous  ne  voulons  voir 
que  l'eau,  sa  nappe  s'étendant  à  l'infmi.  De  côté,  il 
semble  que  des  herbes  aient  poussé  comme  par  enchan- 
tement, elles  encadrent  l'eau,  c'est  le  lac  le  plus  char- 


LES   DANSEUSES   POLYCHROMES  283 

mant,  et  voici  qu'au  milieu  de  cette  surface  s'érigent 
des  plantes  vertes,  des  arbres  balançant  leurs  palmes 
comme  de  purs  encensoirs. 

Nos  cœurs  se  récrient  d'admiration,  nos  yeux  s'ou- 
vrent  démesurément.  C'est  le  vertige  de  la  vision  accrue, 
des  palais  se  reflétant  comme  à  Venise  dans  la  moire 
liquide,  des  caravanes  en  marche  vers  le  sud,  de 
l'assomption  des  villes  vers  le  ciel,  de  divins  paysages, 
et,  toujours,  plus  encore,  de  l'eau,  de  l'eau  attirante, 
irrésistible,  à  cause  de  laquelle  l'âme,  comme  Ophélie, 
voudrait  être  mortelle  pour  s'y  étendre  et  dormir  à 
jamais. 

Nous  allons  à  la  conquête  de  la  nappe  flottante.  Elle 
nous  paraissait  si  proche!  Comme  elle  est  éloignée 
de  nous  t  Nous  marchons  plus  encore  :  jamais  nous  ne 
pourrons  l'atteindre,  elle  recule  devant  nos  pas  !  Nous 
courons  vers  elle  pour  l'arrêter  dans  sa  retraite.  Quelle 
présomption  était  la  nôtre  !  C'est  la  course  à  la  chi- 
mère! 

Nous  nous  arrêtons,  nous  la  contemplons  une  autre 
fois.  Elle  s'étale  à  nouveau,  immobile,  dans  le  même 
enchantement,  elle  miroite,  s'éparpille  dans  la  plaine 
en  mille  rivières,  forme  des  îles,  et  ce  sont  comme  des 
jardins  naviguant  sur  la  mer.  Encore,  nous  voulons 
aller  vers  l'eau  radieuse,  —  et  l'eau,  ensorceleuse  et 
traîtresse,  recule  de  plus  belle.  Mais  existe-t^elle, 
enfin,  malgré  son  miroir  de  clarté,  ses  perspectives, 
son  kaléidoscope  de  villes  et  de  caps,  d'îles,  de  cara- 
vanes et  de  palais,  existe-t-elle,  cette  eau  insaisissable? 
De  quelle  folie  devenions-nous  la  proie  !  Quelle  fantas- 
magorie échafauda  le  désordre  de  notre  esprit?  Hélas  1 
nous  étions  les  victimes  du  mirage,  la  plus  merveil- 
leuse et  la  plus  décevante  illusion. 


284  LA    VILLE    BLANCHE 

Devant  nous,  les  steppes  étouffaient  sous  le  poids  du 
soleil,  la  plaine  jaune  ressemblait  au  plus  mystérieux 
cimetière  cachant  sous  sa  poussière  jusqu'aux  pierres 
des  tombes.  Rien  n'annonçait  la  mort,  la  mort  immense, 
sans  espoir  de  résurrection,  mais  on  la  devinait,  on  la 
sentait  dans  le  flamboiement  crépitant  du  jour,  dans  le 
silence  si  lourd  qu'il  était  sans  écho.  Le  ciel  incan- 
descent ne  parut  plus  être  que  le  linceul  déjà  prêt 
pour  la  disparition  d'un  monde,  épuisé  par  la  chaleur 
et  par  le  manque  d'eau. 

C'était  la  fin  inéluctable  de  la  terre,  tandis  que, 
tout  à  côté,  dans  le  magique  rappel  des  plus  beaux 
souvenirs,  alors  que  l'esprit  léthargique  se  réveille 
avant  son  suprême  tressaillement  et  que  les  yeux 
révulsés  voient  une  dernière  fois  avant  la  montée  des 
ténèbres,  tout  se  magnifiait  dans  le  cristal  de  l'onde, 
les  jardins  et  les  châteaux,  les  cortèges  des  hommes  et 
les  files  des  arbres,  la  commémoration  d'un  monde 
plein  de  vie  et  de  bonheur.  Ce  n'était  qu'un  mensonge, 
l'adieu  des  confins  habitables  et  cultivés,  ce  n'était  que 
le  mirage  ! 

Comme  nous  avons  compris  que  des  caravanes, 
après  des  joui'nées  de  marche  dans  le  désert,  à  la  vue 
de  cette  ensorceleuse  réfraction,  aient  été  prises  dans 
les  délices  d'un  trouble  vertigineux.  Enfin,  elles  aper- 
cevaient les  oasis  rêvées,  les  palmiers  prodigues  d'ombre 
et  de  repos;  c'était  la  halte  bénie  auprès  des  sources 
claires.  Femmes  enfermées  dans  les  maisons  de  toiles 
que  portent  les  chameaux,  vieillards  montés  sur  le  dos 
des  ânes,  adolescents  aux  pieds  nus  et  durcis  par  la 
route,  chiens  à  la  langue  pendante,  chacun  allait 
boire  à  sa  soif. 

Les  caravanes  allaient  vers  les  bienfaits  de  l'onde, 


LES    DANSEUSES    POLYCHROMES  285 

allaient  encore  des  heures  et  des  jours.  C'était  l'hallu- 
cination de  l'eau  indispensable,  le  tourment  de  Tan- 
tale et  les  caravanes,  suppliciées  et  broyées  par  la 
marche,  s^affaissaient  à  genoux,  le  front  contre  la  terre. 

La  folie  du  mirage!  Les  nomades  barbares  errant 
dans  les  brûlures  du  Sahara  la  craignent  encore  comme 
le  plus  horrible  tourbillon  de  la  pensée.  Ils  affirment 
que  l'on  a  la  sensation  d'un  voyage  sur  une  mer  sans 
limites,  tandis  que  passent  de  blanches  caravelles  et  que, 
çà  et  là,  surgissent  des  palais  merveilleux.  Des  musiques 
se  font  entendre,  lointaines  et  douces,  il  flotte  dans  les 
airs  des  soupirs  d'invisibles  guitares,  des  sons  de  flûte, 
toute  la  tendresse  d'un  céleste  orchestre. 

C'est  la  défaite  de  la  volonté  humaine,  la  chute  de 
l'esprit  égaré.  Il  faut  alors  que  le  nomade  soit  violem- 
ment arraché  à  la  douceur  éperdue  de  son  rêve,  au 
besoin  par  des  coups  de  bâton,  ou  bien  c'en  est  fait 
de  sa  raison. 

On  prétend  encore  que  tout  cela  est  l'œuvre  de 
démons  accourant  dans  les  plaines  désertes,  à  l'heure 
où  le  jour  éclate  le  plus.  Ils  sont  si  blancs  qu'ils  se  con- 
fondent avec  la  lumière  même,  nul  ne  peut  les  distin- 
guer, ils  guettent  le  voyageur  ;  malheur  à  ce  dernier  ! 

Nous  ne  croyons  pas  à  ces  fables  sataniques  et  le 
mirage  ne  fait  pas  de  nous  les  victimes  de  sa  damna- 
tion. Nous  retournons  sur  nos  pas,  vers  Boghari;  l'eau 
trompeuse  conserve  la  séduction  que  doivent  avoir  ses 
sirènes,  mais  sa  surface  s'amincit  de  plus  en  plus.  Par 
le  plus  étrange  renversement  des  choses,  on  dirait 
maintenant  que  c'est  elle  qui  se  noie  dans  la  terre  et, 
tandis  que  le  miroir  où  se  reflétaient  des  édens  et 
des  villes  se  ternit  de  plus  en  plus,  le  sol  reprend 
son  aspect  sépulcral,  sa  couleur  lamentablement  jaune. 


ut  LA   VILLE    BLANCHE 

Au  fond  de  l'horizon,  la  bordure  des  monts  réappa- 
ratt;  c'est  d'abord  comme  une  faible  ligne  estompée  en 
violet,  puis  les  monts  brunissent  dans  l'enveloppement 
du  ciel.  Mais  au  fur  et  à  mesure  que  nous  nous  rap- 
prochons d'eux,  ils  s'éclaircissent  comme  si  l'on  arra- 
chait de  leurs  flancs  des  voiles  successifs.  Nous  les 
apercevons,  maintenant,  jaunes  comme  la  terre,  tels 
qu'ils  étaient  quand  nous  sortîmes  de  Boghari;  les 
steppes  reprennent  leur  aspect  coutumier. 

Et  le  mirage?  Il  a  tout  à  fait  disparu.  Une  mélan- 
colie soudaine  et  vague  glisse  en  nous,  une  nostalgie 
ténue,  presque  timide.  Nous  nous  rappelons  la  chimère 
entrevue,  nous  avons  vécu,  sans  sommeil,  conscients 
de  nous-mêmes,  le  plus  beau  rêve,  de  complicité  avec 
le  soleil,  le  ciel,  tous  les  éléments  de  la  nature. 


X 
DANS  LES  STEPPES  D'AZUE 

LA   RÉVÉLATION   D'un   BEAU   PAYS 

Vers  les  terres  lumineuses  et  l'espace  illimite',  loin 
de  l'agitation  des  hommes  et  du  bruit  des  carrefours  t 
Là-bas,  il  n'est  pas  de  maisons  vastes  comme  des  pa- 
lais, aux  étages  ayant  la  prétention  d'escalader  le  ciel, 
de  villes  aux  cheminées  crachant,  dans  leurs  fumées, 
toutes  les  fièvres,  Tàme  même  des  efforts,  des  combi- 
naisons, des  luttes,  il  n'est  pas  encore  de  routes  pour 
relier  les  cités  l'une  à  l'autre,  les  pas  des  voyageurs, 
marquant  seulement,  à  travers  l'immensité  nue,  le 
chemin  espéré. 

Mais,  là-bas,  le  sortilège  de  la  lumière  irise  durant  de 
longs  mois  le  contour  des  oasis  et  des  montagnes,  l'air 
est  d'une  telle  limpidité  et  d'une  saveur  si  pure  que  sa 
griserie  devient,  à  la  fm,  le  narcotique  d'on  ne  sait 
quel  éden.  Là-bas,  la  monotonie  du  soleil  écrasant  la 
plaine  morte  atteint  une  telle  magnificence  silencieuse 
qu'il  n'est  pas  de  poésie  plus  ardente,  plus  solennelle 
et  plus  poignante. 

Dans  ce  désert  du  monde,  l'âme  de  l'homme  se 
trouve  devant  l'âme  de  la  nature,  le  croyant  est 
plus  près  de  son  Dieu.  On  se  taît  :  la  parole  profa- 
nerait l'immense  solitude.  C'est  l'épanouissement  de  la 


288  LA   VILLE    BLANCHE 

vie  intérieure,  l'état  de  tendresse  et  de  bonté,  d'intime 
purification,  d'élévation  vers  tout  ce  qui  est  grand,  si 
noble  et  si  beau,  de  transcendance  de  la  pensée,  de 
perfection  du  cœur,  le  renouvellement  de  soi  dans  la 
vie  contemplative  de  l'immense  désert. 

S'il  ne  doit  pas  en  être  ainsi,  pourquoi  est-il  jusqu'à 
ce  chamelier  si  pauvre,  si  ignorant  de  tout  ce  dont 
nous  sommes  si  tiers,  homme  simple  et  primitif,  perdu 
dans  cet  infini  d'espace  et  de  lumière,  qui  ait,  dans  le 
moindre  de  ses  gestes,  l'attitude  grave  des  choses  et, 
dans  ses  yeux,  la  flamme  naturelle  et  méditative  de  la 
terre  sans  borne  et  du  ciel  sans  nuage? 

Ainsi  toutes  ces  étendues  d'air  et  de  clarté,  de  révéla- 
tion mystique  et  d'artistique  inspiration,  sont  aussi  le 
royaume  de  la  liberté  sans  police  et  sans  contrainte; 
nous  serons,  à  notre  tour,  les  vagabonds,  les  errants, 
les  nomades. 

Nous  montons  au  col  de  Sakamody,  l'ascension 
dépasse  encore  nos  prévisions,  le  chemin  s'agrippe  à 
la  montagne,  les  rochers  se  hérissent  de  plus  en  plus  et 
projettent  une  ombre  épaisse.  Maintenant  on  croirait 
que  la  route  débouche  à  chaque  instant  sur  un  profond 
abîme,  les  ravins  ressemblent  à  des  bouches  béantes 
que  les  ténèbres  ont  envahies. 

Tout  cet  espace  est  comme  un  soulèvement  volca- 
nique de  terres  exaspérées.  Nous  côtoyons  des  gouffres, 
tandis  que  d'énormes  rocs  sont  suspendus  au-dessus 
de  nos  têtes;  nous  nous  imaginerions  dans  la  contrée 
la  plus  sauvage,  mais  un  poteau  télégraphique,  penché 
comme  nous  sur  le  bord  de  l'abîme,  nous  rappelle  à 
nous-mêmes.  C'est  la  vie  qui  court  le  long  des  fils  de 
ce  poteau  reliant,  à  travers  les  monts  abrupts,  les  villes 
que  nous  avons  franchies  aux  oasis  vers  lesquelles 


DANS    LES   STEPPES   D'AZUR  289 

nous  allons;  l'homme  tâche  même  de  s'approprier  ces 
gorges. 

Au  tournant  d'un  mamelon,  en  effet,  se  dresse  une 
maison,  mais  la  montagne  inhospitalière  a  rejeté  son 
conquérant,  la  maison,  abandonnée,  s'écroule  et  rien 
n'est  plus  poignant  que  l'aspect  de  ces  ruines.  Encore, 
nous  allons  dans'  l'ascension  des  solitudes,  le  silence 
agrandit  le  mystère  qui  plane  dans  ce  dédale,  il  semble 
que  nous  voulions  forcer  les  portes  d'un  monde 
inconnu  et  rebelle. 

Le  désert  est  si  complet  que  nous  aurions  la  sensa- 
tion d'être  les  premiers  voyageurs  aventurés  dans  ce 
chaos,  si  nous  avions  l'oubli  de  tous  les  titaniques 
efforts  dépensés  dans  ce  Nord  africain.  D'autres  nous 
ont  précédés  qui  ont  frayé  la  voie  au  plus  bel  avenir; 
ce  pont  sur  l'oued  Hamidou  en  est  l'attestation  superbe. 
Or  voici  un  café,  rendez-vous  des  chasseurs;  ainsi,  la 
montagne  effrayante  ne  garde  pas  son  inviolabilité, 
elle  aussi  a  fini  par  s'ouvrir  à  notre  vie. 

On  dirait  que  tous  ces  lieux  sauvages  deviennent 
plus  cléments  dans  leur  défaite.  De  l'autre  côté  de 
l'oued  Hamidou,  n'apercevons-nous  pas  des  terres 
cultivées  par  endroits?  Delà  vigne,  des  champs  de  blé. 
Un  colon  passe  à  cheval,  il  se  complaît  dans  son 
désert,  il  a  pour  compagnes  et  pour  amies  ces  mêmes 
montagnes  qui  nous  semblaient  adverses.  Leur  rudesse 
nous  les  avait  fait  croire  hostiles;  leur  rudesse  était 
leur  beauté  même  et  les  genêts  qui  brillent  semblent 
des  yeux  ouverts  souriant  aux  passants,  c'est  la  ré- 
conciliation des  voyageurs  et  des  montagnes. 

D'autres  fermes  s'étendent  sur  des  versants  avec 
leurs  maisons  blanches  et  casquées  de  tuiles  rouges.  Le 
soleil  est  très  tiède,  mais  sur  ces  hauteurs,  le  vent  a 


290  LA   VILLE   BLANCHE 

des  fraîcheurs  charmantes.  Un  bruit  léger,  c'est  le 
murmure  de  l'eau  dégringolant  d'un  mont,  et  cette 
cascade,  rompant  ainsi  le  silence  qui  agrandissait  le 
mystère  de  l'abîme,  a  des  échos  de  clochettes  d'argent. 

C'est  la  halte  inattendue  et  voici  que  tout  s'anime  : 
sur  la  crête  de  la  montagne  sont  des  habitations 
kabyles,  et  des  bœufs  et  des  moutons  descendent  len- 
tement vers  la  fontaine  érigée  sur  le  bord  de  la  route. 
Il  y  a,  dans  ce  paysage,  une  grandeur  infinie  et  repo- 
sante, illuminée  par  toutes  les  nuances  du  jour  s' épa- 
nouissant dans  un  limpide  azur. 

Nous  arrivons,  maintenant,  aux  mines  de  Sakamody 
et  ce  n'est  plus  qu'un  souvenir  que  cette  pierre,  rongée 
par  le  temps,  qui  porte  ces  mots  à  peine  lisibles  : 
«  Ces  châtaigniers  ont  été  plantés  par  le  colonel  Mol- 
lière,  du  11^  léger,  sur  l'ordre  du  maréchal  Bugeaud, 
lorsqu'il  bivouaqua  dans  ce  lieu  en  février  1847  »,  car 
il  ne  reste  plus  un  seul  de  ces  arbres. 

Ici,  près  de  cette  pierre  commémorative,  la  nature 
rebelle  a  repris  le  dessus,  mais  l'homme,  un  instant 
vaincu,  n'accepte  pas  cette  défaite.  Sur  la  route,  si 
ascendante  encore,  il  poursuit  son  labeur  obstiné  : 
voici,  en  effet,  la  maison  cantonnière,  et,  dans  l'en- 
combrement des  pics  dénudés,  des  rochers  menaçants, 
des  gouffres  s'ouvrant  comme  s'ils  attendaient  leurs 
proies,  parmi  toute  cette  nature  hostile  qui  mène  au 
faîte  de  Sakamody,  voici,  quand  même,  sur  certains 
versants,  çà  et  là,  les  blanches  habitations  des  colons 
courageux  et  indomptables. 

La  route  va  de  crête  en  crête,  plus  haut  encore. 
Nous  atteignons  enfin  l'Aïn-el-Berd  ou  fontaine  froide, 
nous  sommes  au  point  culminant  du  col.  Tout  le  pano- 
rama se  découvre  à  nos  yeux,  des  montagnes  kabyles 


DANS   LES   STEPPES   D'AZUR  291 

aux  premiers  contreforts  des  chaînons  parallèles  du 
sud. 

Le  ciel  est  d'un  azur  sans  tache  et  nimbe  d'une  ten- 
dresse bleue  la  mer  moutonnée  de  toutes  ces  mon- 
tagnes. Ici,  comme  déjà  devant  d'autres  immensités, 
nous  surprenons  des  indigènes  silencieux  et  méditatifs 
dans  la  contemplation  de  l'infini. 
^  Comme  sur  tous  les  points  culminants  de  cette  chère 
Algérie,  l'àme  s'ennoblit,  la  pensée  se  magnifie  à  ces 
violents  contrastés  des  rayons  et  des  ombres,  des  som- 
mets chevelus  et  des  rochers  si  dénudés,  de  ces  routes 
qui  semblent  si  blanches  d'effroi  parce  qu'accrochées 
au  rebord  des  précipices  et  de  ces  précipices  si  frais,  si 
attirants  par  le  reflet  virginal  de  leurs  oueds  et  la  grâce 
perverse  des  lauriers-roses  ! 

Dans  le  silence  du  col  tinte  la  cadence  de  grelots 
argentins;  on  dirait  que  leurs  sons  se  clarifient  davan- 
tage dans  la  pureté  de  l'air  et  le  vide  de  l'espace. 
L'étrange  musique  inattendue  qui  s'harmonise  avec  le 
décor!  C'est  un  attelage  qui  monte,  lentement,  de 
Tablât.  Les  muletiers  indigènes  aux  jambes  nues,  à  la 
blouse  bleue  flottante  et  s'ouvrant  largement  sur  leurs 
poitrines,  sont  bronzés  par  le  soleil.  Avec  leurs  che- 
veux de  jais,  l'éclat  de  leurs  regards  et  leurs  dents 
d'ivoire,  comme  prêtes  à  mordre  quelque  proie,  leurs 
membres  découplés,  leur  force  et  leur  stature  de 
héros  qui  s'ignorent,  ils  semblent,  ici  tout  au  moins, 
les  vainqueurs  des  interminables  et  pénibles  routes, 
ils  aspirent  tout  l'air,  ainsi  que  des  conquérants  su- 
perbes. 

Et  puis,  voici  des  ânes,  si  précieux  en  ces  contrées, 
les  ânes  fraternels  et  patients,  porteurs  de  longs 
paniers-cages  rectangulaires  où  les  poules  sont  enfer- 


292  LA    VILLE   BLANCHE 

mées;  ils  vont  des  lointains  douars  au  marché  de 
l'Arba. 

T  ute  cette  animation  de  la  montagneuse  solitude 
semble  nous  rejeter  en  des  temps  primitifs,  l'âme  des 
siècles  passés  pénètre  dans  notre  âme.  Par  quel  déli- 
cieux prodige  dont  nous  subissons  l'étonnement 
charmé,  est-ce  notre  vie  contemporaine  qui  recule 
dans  un  vague  lointain?  De  plus  en  plus,  jusqu'à  la  fm 
de  notre  beau  voyage,  nous  vivrons  dans  un  état  d'es- 
prit métamorphosé. 

Jadis,  saint  Paul  dédiait  son  temple  au  Dieu 
inconnu,  il  pressentait  pour  l'humanité  un  âge  nou- 
veau et  ses  yeux  s'éblouissaient  déjà  de  la  lumière  qui 
devait  rayonner  sur  le  monde.  Nous  sommes  les  saints 
Paul,  en  pèlerinage  vers  le  Sud  algérien,  nous  entre- 
rons de  plus  en  plus  dans  ce  continent  dont  la  des- 
tinée, vagissante  encore,  se  lie  au  destin  assuré  de  la 
plus  grande  France,  terres  immenses,  peuples  enfin 
éveillés  et  races  de  demain  dont  l'ascension  influera 
sur  le  sort  même  des  gouvernements  européens. 

Notre  automobile  reprend  sa  course,  c'est  la  descente 
rapide  sur  Tablât.  La  voiture  glisse  silencieusement 
dans  ce  décor  étrange  où  tout  est  rocheux  et  pelé, 
tapissé  d'herbes  sauvages.  Par  delà  des  mamelons  et 
des  ravins,  sur  des  hauteurs,  des  villages  arabes  ou 
des  forêts.  Et  aussi  des  étendues  d'alfa,  d'armoises,  de 
chardons,  et,  plus  bas,  le§  rivières  à  sec,  mais  le  paysage 
est,  à  ce  point,  imposant,  que  ces  lieux  désolés  n'ins- 
pirent aucune  tristesse.  * 

Pour  seule  parure  encore,  ces  régions  n'ont  que  les 
genêts  dont  les  touffes  ont  sans  cesse  un  rayonnement 
d'or.  Nous  nous  remplissons  les  yeux  de  leur  douce 
clarté  jaune,  mais  nos  regards  se  lèvent  plus  haut  ; 


DANS    LES   STEPPES   D'AZUR  293 

c'est  le  ciel  bleu,  et  dans  l'azur  passe  un  vol  noir  de 
corbeaux.  Les  contrastes,  de  nouveau,  se  poursuivent  : 
c'est  l'aridité  du  sol  et,  plus  loin,  une  végétation  annon- 
çant une  commune;  c'est  le  désert  où  il  semble 
qu'aucun  être  ne  puisse  vivre  et,  pourtant,  voici  un 
bordj,  un  mât,  le  drapeau  de  la  France,  un  jardin,  des 
arbres  et  des  maisons,  Tablât  se  montre  dans  un  cadre 
verdoyant  et  fleuri. 

Partout  des  églantiers,  des  roses  et  des  acacias.  La 
place  publique  est  en  contre-bas;  sur  les  marches  qui 
y  descendent,  une  date  :  1868.  Au  milieu  de  l'esplanade, 
une  petite  chapelle  rappelant  celles  que  l'on  voit  dans 
les  cimetières,  c'est  là  que  furent  prononcés  les  pre- 
miers offices;  aujourd'hui  elle  est  désaffectée,  on  y 
met  les  instruments  de  voirie  appartenant  à  la  com- 
mune. 

L'église,  plus  vaste,  s'élève  de  l'autre  côté  de  la 
route,  et  c'est  ici,  en  ce  coin  de  village  isolé  dans  la 
région  des  steppes,  qu'il  y  a  le  plus  magnifique  exemple 
de  tolérance  et  de  concorde.  L'église  est,  en  effet,  à 
côté  de  la  mosquée,  les  deux  édifices  sont  réunis  par 
une  cour  intérieure  que  dessert  une  seule  porte,  si  bien 
que  l'église  et  la  mosquée  ne  font  qu'un  même 
bâtiment. 

C'est  le  rapprochement  des  fidèles  de  races  diverses 
dans  la  réconciliation  des  dieux,  et  ce  spectacle,  peut- 
être  unique  au  monde,  a  quelque  chose  de  noble  et  de 
touchant,  de  salutaire  et  de  réconfortant,  il  est  comme 
la  promesse  de  la  plus  étroite  union  entre  tous  les 
habitants  du  même  Nord  africain. 

Dans  cette  commune  si  calme,  où  les  fleurs  poussent 
à  tout  hasard  sur  les  bords  des  chemins,  il  est  une  pri- 
son, et  à  lire  ce  mot  au  fronton  de  cet  établissement, 


294  LA   VILLE   BLANCHE 

cela  cause  on  ne  sait  quelle  surprise,  mais  de  là  même 
quelle  échappée  sur  le  paysage!  Au  fond  de  la  vallée, 
un  pont  métallique  et,  non  loin,  le  marché  et  ses  ven- 
deurs arabes,  Toued  El-Had,  c'est-à-dire  la  rivière  du 
dimanche. 

La  route  devient  accidentée;  des  mamelons  aux 
tons  divers  sous  le  soleil  et,  sur  le  ruban  que  forme 
le  long  chemin,  un  convoi  de  chameaux.  Ils  sem- 
blent, dans  leur  démarche  lente  et  solennelle,  traîner 
derrière  eux  tout  le  désert.  Mais  la  terre  s'anime  : 
ce  sont  des  fermes,  des  villages  comme  Bir-Rabalou 
et  les  Trembles,  plus  loin  encore  une  usine  de  plâtre 
qu'actionne  un  petit  oued,  un  moulin  avec  sa  roue  de 
bois,  et,  dominant  toute  la  région,  le  Sour-Rozlane, 
c'est-à-dire  le  rempart  des  gazelles,  l'Auzia  des  Ro- 
mains, actuellement  la  ville  d'Aumale  où  nous  en- 
trons. 

La  mosquée  tend  au  jour  ses  blanches  dentelles  de 
plâtre,  avec  la  même  grâce  qu'une  jeune  femme  offrant 
au  soleil  quelque  léger  tissu.  Nous  montons  sur  le 
minaret  d'où  l'on  découvre  tout  le  panorama.  On  com- 
prend du  premier  regard  la  merveilleuse  position  stra- 
tégique qu'occupe  Aumale.  La  ville,  qui  n'a  qu'une  rue 
principale,  au  milieu  de  laquelle,  de  part  et  d'autre, 
sont  la  place  et  le  jardin  publics,  est  juchée  sur  un 
plateau,  dans  un  cirque  de  montagnes;  au  sud-ouest  le 
Djebel-Dira  la  domine  de  ses  hautes  croupes. 

Aumale  peut  être  orgueilleuse  d'avoir  une  antique 
origine  :  des  émigrants,  venus  de  Tyr  et  de  Phénicie, 
la  fondèrent  dix-sept  siècles  avant  notre  ère.  C'est  ici 
que  la  puissance  romaine  fut  mise  à  la  plus  rude 
épreuve  et  qu'elle  en  sortit,  pour  longtemps,  triom- 
phante. 


DANS    LES    STEPPES   D'AZUR  295 

Un  Maure  du  nom  de  Tacfarnias  soulève  les  tribus 
des  hautes  vallées  de  l'Atlas.  L'histoire  a  des  faits  sou- 
vent pareils  :  ce  sont  les  colons  isolés  qui  deviennent 
les  premières  victimes  du  pillage  et  de  la  mort.  C'est 
sous  le  règne  de  Tibère,  Dolabella  est  envoyé  comme 
proconsul  en  Afrique,  ses  légions  vont  attaquer  Tac- 
farnias. Tacite  écrit  :  «  Peu  après,  on  apprend  que  les 
Numides  ont  dressé  leurs  tentes  près  d'un  château  à 
demi  ruiné,  brûlé  jadis  par  eux-mêmes  et  qu'on 
appelle  Auzia,  qu'ils  se  fient  en  cette  position  qu'enfer- 
ment tout  autour  de  vastes  forêts.  »  Tacfarnias  com- 
battit avec  courage  et  fut  tué  dans  la  bataille;  Auzia 
devint  une  colonie  romaine  prospère. 

Si  quelqu'un  osait  mettre  en  doute  l'excellence  de 
son  climat,  Aumale  n'aurait  qu'à  se  revendiquer  de 
son  passé.  Des  inscriptions  funéraires  que  l'on  a  décou- 
vertes sont,  en  effet,  des  brevets  de  longévité.  Certes, 
Gargilius  Félicius  Senior,  guerrier,  qui,  par  sa  vigi- 
lance et  ses  vertus,  ainsi  que  le  rappelle  Tacite,  mérita 
la  reconnaissance  publique,  vécut  seulement  soixante 
années,  d'après  son  épigraphe,  mais  Miccias  mourut  à 
l'âge  de  cent  cinq  ans  et  Herrenia  Siddina  à  cent  vingt 
ans,  cinq  mois  et  vingt-cinq  jours. 

Les  Turcs,  à  leur  tour,  fortifièrent  la  ville.  Celle-ci 
ne  commande-t-elle  pas,  en  effet,  le  haut  bassin  des 
Issers  et  les  routes  qui,  par  les  plaines  des  Arib  et  des 
Beni-Slimane,  vont  de  l'oued  Sahel  vers  le  Chélif  ? 

La  France  s'y  établit  en  1842;  elle  en  décida,  quatre 
ans  après,  la  transformation  en  poste  permanent.  Le 
duc  d' Aumale  posa  solennellement  la  première  pierre 
de  la  nouvelle  ville  le  27  mai  1846  et,  le  19  juin  sui- 
vant, par  décision  du  ministre  de  la  guerre,  lui  attri- 
bua son  nom.   Elle  a,  encore  aujourd'hui,  la  même 


296  LA   VILLE   BLANCHE 

importance  militaire,  elle  est  enfermée  dans  ses  rem- 
parts presque  rectangulaires.  Deux  bordjs,  hors  de  ses 
murs,  défendent  son  entrée;  de  l'autre  côté  de  la  mos- 
quée, tout  au  fond,  ses  casernes.  Les  vastes  forêts 
dont  parle  Tacite  ont  disparu,  mais  il  est  des  pâtu- 
rages si  nourriciers  que  les  Arabes  comparent  leurs 
herbes  savoureuses  «  à  des  ruisseaux  de  lait  coulant 
de  la  montagne  » . 

Deux  toitures  en  zinc  renvoient  au  soleil  ses  rayons  : 
ce  sont  celles  de  sa  halle  aux  grains,  car  Aumale  est  aussi 
un  des  plus  considérables  marchés  du  Tell.  C'est  là  que 
se  font  les  échanges  entre  les  céréales  de  la  région  cô- 
tière  et  les  denrées  des  Hauts-Plateaux.  On  y  vend  des 
laines,  des  cuirs,  des  nattes,  des  moutons,  des  chevaux 
et  des  bœufs.  L'antique  Auzia  est  destinée  à  un  avenir 
prospère,  car  le  chemin  de  fer  augmentera  plus  encore 
son  grand  trafic. 

A  quelques  kilomètres  de  là  se  trouve  le  marabout 
de  Sidi-Aïssa. 

Sidi-Aissa,  qui  a  légué  son  nom  au  hameau  où 
nous  sommes,  était  un  élu  du  Prophète.  Un  jour,  sa 
fdle  Heuloua,  jeune  et  belle,  malade  et  délirante,  ré- 
clama à  grands  cris  du  lait  de  chamelle  pour  éteindre 
la  fièvre  qui  la  consumait. 

Or,  dans  ce  lieu  désertique,  il  était  impossible  de 
s'en  procurer,  mais  Dieu  inspira  le  malheureux  père  : 
Sidi-Aïssa  prit  son  long  bâton  ferré  et  s'en  fut  près 
de  la  source  de  l'Aïn-Ahmed.  Il  planta  d'un  coup  vio- 
lent, le  plus  profondément,  son  bâton  sur  le  bord  de  la 
rivière,  et,  tout  aussitôt,  se  mit  à  couler  un  liquide 
ayant  la  couleur  et  le  goût  du  lait  de  chamelle.  Sidi- 
Aïssa  en  porta  à  sa  fille  qui,  aussitôt,  retrouva  la  santé. 

Depuis  cette  époque,  les  eaux  de  TAïn- Ahmed  on 


DANS    LES   STEPPES   D'AZUË  29? 

conservé  Faspect  que  le  Prophète  leur  donna  pour  la 
guérison  de  la  belle  Heuloua. 

Sidi-Aïssa  exerça  tous  les  bienfaits  de  sa  science  et 
de  son  cœur  en  faveur  de  ses  semblables.  Comme 
ceux-ci  étaient  attristés  d'une  gale  qui  décimait  leurs 
troupeaux,  le  marabout  leur  donna  un  remède  infail- 
lible, de  son  invention,  qui  était  une  sorte  de  goudron 
à  odeur  aromatique. 

Tandis  qu'il  revenait  de  visiter  Sidi-ech-Ghikh,  autre 
élu  du  Prophète,  et  qu'il  était  suivi  de  trois  cents  cava- 
liers, la  soif  exerça  ses  méfaits.  C'était  sur  les  bords  de 
la  Sebkha,  alors  le  marabout  prit  le  drapeau  d'un  de 
ses  suivants,  et,  comme  il  avait  fait  avec  son  bâton 
ferré,  il  en  planta  avec  force  la  hampe  dans  la  terre,  — 
et  l'eau  jaillit,  elle  coule  encore  et  sa  source  porte  le 
nom  de  celui  qui  la  fit  naître. 

L'extrême  vieillesse  entraîna,  pour  Sidi-Aïssa,  une 
pénible  impotence.  Alors,  les  Oulad-Barka  sollicitè- 
rent la  faveur  de  le  porter  sur  une  sorte  de  grand 
plat  de  bois  soutenu  par  leurs  épaules;  il  en  fut 
ainsi.  Depuis,  les  Ouled-Barka  sont  récompensés 
du  zèle  pieux  de  leurs  ancêtres  par  des  omoplates 
plus  saillantes  et  plus  fortes  que  celles  des  autres 
hommes. 

Comme  il  atteignait  sa  cent  vingtième  année  et  qu'il 
sentait  venir  la  mort,  Sidi-Aïssa  partagea  ses  biens 
entre  ses  enfants,  sauf  Abd-el-Ouhab.  Celui-ci  le  cons- 
tatant, son  père  lui  répondit  :  <  J'accorde  à  tes  des- 
cendants la  science  et  l'érudition.  »  De  fait,  la  fraction 
des  Oulad-Abd-el-Ouhab  a  eu  pour  illustres  représen- 
tants bien  des  docteurs  et  des  savants. 

La  koubba  de  Sidi-Aïssa  s'élève  sur  une  sorte  de 
promontoire  dans  le  cadre  le  plus  curieux.  A  gauche, 


298  LA   VILLE   BLANCHE 

elle  a  pour  rideaux  le  Djebel-Hameress,  à  droite  le  Dje- 
bel-Naga,  et,  derrière,  le  Djebel-Dira. 

La  koubba  ne  se  distingue  en  rien  des  autres  koub- 
bas,  ses  murs  blancs  et  nus  que  surmonte  une  cou- 
pole forment  une  salle  carrée  à  peine  éclairée  par 
quelques  ouvertures.  Le  tombeau  du  saint,  orné  de 
draperies  et  d'étendards,  est  près  de  la  porte;  un 
malade  est  couché  tout  au  long  contre  lui,  il  demande 
la  guérison  au  marabout,  car  celui-ci,  par  delà  la 
mort,  est  indulgent. 

Ses  disciples  vivent  auprès  de  lui.  Les  femmes  font 
leur  cuisine,  en  plein  air,  et  aussi  leur  lessive,  à 
quelques  pas  de  la  koubba,  et,  voisin  des  habitations, 
le  cimetière,  dont  les  seuls  ornements  sont  encore  des 
blocs  de  pierre.  Tous  ces  disciples  forment,  en  quelque 
sorte,  une  famille;  les  garçons  et  les  fdlettes  s'amu- 
sent en  commun,  tandis  qu'on  prie  dans  la  koubba 
et  que  des  musiciens,  avec  leurs  castagnettes,  leurs  cla- 
rinettes et  leurs  tambours,  font  le  tour  des  habitations 
en  jouant  des  airs  sacrés  et  retentissants. 


LA     CITE     PROMISE 

Nous  allons  vers  les  montagnes  violettes  et  les 
sables  roses,  avec  le  même  enthousiasme  religieux 
qu'au  bercement  des  palmes  et  parmi  les  hosanna  de 
ferveur  et  de  grâce,  avait  le  peuple  de  Moïse  en  marche 
vers  la  terre  promise.  Nous  dépassons  Daj'a-Sidi-Alia, 
son  bordj,  son  café  maure,  son  abreuvoir  où  des  cha- 
meaux se  désaltèrent.  Tous  les  rêves  entrevus  au  fond 
des  paradis  lointains  nous  font  escorte. 


DANS    LES   STEPPES   D'AZUR  299 

Nous  sommes  les  pèlerins  en  proie  à  la  magie  de  la 
lumière,  et  la  cité  vers  laquelle  se  dirige  notre  auto- 
mobile, c'est  celle  des  réminiscences  bibliques,  des 
anciennes  constructions  nazaréennes,  du  souffle  fai- 
sant naître  au  front  de  chaque  artiste  l'inspiration 
divine,  la  cité  promise,  Bou-Saâda,  centre  du  bonheur. 

Les  éperons  que  forment  les  montagnes  ont  des 
pointes  plus  fines  et  plus  légères;  les  montagnes,  elles- 
mêmes,  par  les  couches  diverses  de  leurs  terrains,  ont 
pris  un  aspect  nouveau  à  mesure  qu'on  se  rapproche 
d'elles;  elles  se  sont  dévêtues  de  leurs  lourdes  dra- 
peries pour  se  parer  d'un  manteau  rayé  aux  teintes  les 
plus  contraires  et  les  plus  délicates. 

A  leur  tour,  elles  se  nimbent  de  mille  clartés  et, 
dans  cette  débauche  des  rayons  du  soleil,  les  dunes  de 
sable,  plus  voisines  de  nos  regards,  ont  fondu  leurs 
porphyres  et  leurs  rubis  et  se  montrent,  maintenant,  à 
nos  yeux  amusés,  comme  un  tissu  serti  d'innom- 
brables topazes. 

Les  montagnes  s'entassent  à  présent  les  unes  sur  les 
autres.  Voici  qu'elles  reprennent  leurs  aspects  sombres, 
mais  c'est  là  la  sublime  préparation  du  plus  beau  des 
décors  :  Bou-Saâda  apparaît  accoudée  comme  une 
jeune  et  rose  déesse  au  velours  de  la  montagne,  dans 
l'encadrement  vert  de  ses  palmiers,  ayant,  allongé, 
devant  elle,  si  elle  veut  se  lever  et  marcher,  le  tapis 
d'or  que  forme  le  sable. 

A  cause  des  défaillances  du  sol,  la  route  est  encore 
empierrée;  nous  franchissons  le  pont  de  l'oued  Maiter 
et,  comme  si,  dans  la  fête  et  la  gaîté  de  ce  jour  ruti- 
lant, il  fallait,  en  passant,  accorder  une  suprême 
pensée  aux  ténèbres  qui  succèdent  à  la  vie,  voici,  à 
notre  droite,  les  cimetières  arabe,  et  puis,  chrétien. 


50Ô  LA   \MLLE   BLANCHE 

Mais,  dans  ce  pays  de  fatalisme  oriental,  la  mort  n'est 
qu'un  accident  et  ne  sait  attrister,  et  voici,  de  l'autre 
côté  de  la  route,  en  face  des  cimetières,  le  champ  de 
courses. 

Nous  traversons  encore  un  pont,  nous  franchissons 
le  seuil  de  la  cité  promise.  Il  flotte  dans  l'air  on  ne 
sait  quelle  tendre,  souriante  et  claire  mélancolie. 
Vient-elle  de  la  transparence  de  cet  immuable  azur,  ou 
du  silence  qui  enveloppe  comme  une  caresse,  ou  bien 
de  ce  recueillement,  habituel  aux  villes  du  Sud,  et  si 
propice  à  la  méditation  et  aux  prières? 

Une  piété,  comme  une  reconnaissance  mystique 
envers  Toasis  sacrée  dans  laquelle  nous  entrons, 
baigne  nos  âmes  et  nous  nous  prenons  à  murmurer  le 
nom  de  Bou-Saâda,  avec  la  môme  ferveur  qu'ont  les 
croyants,  sur  la  terrasse  de  la  mosquée,  prononçant 
leurs  litanies,  les  mains  levées  et  tournées  du  côté  de 
la  Mecque.  Nous  trouvons,  à  ce  nom,  une  douceur  har^ 
monieuse,  la  traînante  langueur  où  la  volupté  et  le 
rêve  se  confondent,  quand  le  corps  s'abandonne,  les 
yeux  clos  d'amour  et  les  lèvres  cherchant  d'autres 
lèvres  pour  des  baisers  sans  un. 

La  petite  ville  paradisiaque,  que  notre  enthousiasme 
épouse  ainsi,  a  la  plus  délicieuse  origine.  C'est  la 
beauté  de  sa  rivière  et  la  limpidité  de  sa  fontaine  qui, 
sur  leurs  bords  auréolés  de  lauriers-roses  et  de  clarté, 
captivèrent  ses  premiers  fondateurs. 

Ce  fut  d'abord  Sliman-ben-Rabia,  homme  de  grand 
savoir  et  de  piété  exemplaire.  C'était  vers  le  douzième 
siècle;  Sliman-ben-Rabia  planta  sa  tente  à  deux  ou 
trois  kilomètres  de  la  ville  actuelle,  sur  les  rives 
escarpées  de  l'oued,  là  où,  de  nos  jours,  s'élève  le 
moulin  Ferr«ro  et  d'où  la  vue  est  si  splendide  sur  le 


DANS   LES   STEPPES   D'AZUR  304 

Hodna.  Le  marabout  Si-Dehim  vint  vivre  à  ses  côtés. 

Les  deux  saints  passaient  leur  existence  dans  le 
calme  et  la  prière,  quand,  une  fois,  leur  matin  fut 
troublé  par  la  venue  inopinée  d'un  chef  de  bande, 
nommé  Sidi-Tsameur.  Celui-ci  était  fameux  par  ses 
pillages  et  sa  cruauté,  mais,  nouvel  Attila  brusque- 
ment arrêté  dans  son  dévastateur  élan,  Sidi-Tsameur 
sentit  son  cœur  baigné  de  la  grâce  divine.  Tous  ses 
jours  passés  lui  firent  horreur  et,  dans  le  repentir  sin- 
cère de  son  âme,  il  s'inclina  devant  les  deux  saints 
plus  aguerris  et  plus  forts  par  la  foi  qu'il  ne  Tétait, 
lui,  par  ses  compagnons  et  par  ses  armes. 

Comme  Sliman-ben-Rabia,  Si-Dehim  et  Sidi-Tsameur 
longeaient  l'oued  à  la  recherche  de  terres  propices,  la 
femelle  d'un  chacal  alla  à  leurs  devants  et  les  condui- 
sit à  l'endroit  souhaité.  Ce  fut  là  que  les  trois  hommes 
décidèrent  d'édifier  une  mosquée  qui  reçut  le  nom  de 
la  femme  de  Sidi-Tsameur,  la  Djema-El-Attik  qui 
existe  encore  à  l'heure  présente.  Autour  de  cette 
mosquée  s'élevèrent  des  habitations. 

La  cité  sacrée  était  fondée.  Mais  de  quelle  ineffable 
et  glorieuse  appellation  devait-on  à  jamais  la  désigner? 
Or,  une  pauvre  négresse  passa  qui  appela  sa  chienne  : 
«  Saâda  !  Saâda  !  »  c'est-à-dire  «  Heureuse  î  Heureuse  !  » 
C'était  une  divine  révélation  :  le  nom  harmonieux  et 
tendre  était  trouvé.  Ce  coin  de  terre  où  les  deux  saints 
goûtaient  la  félicité  par  la  prière,  où  le  pillard  trouvait 
le  salut  de  son  âme  et  la  rédemption  de  ses  méfaits, 
c'était,  en  vérité,  «  Bou-Saâda  » ,  «  le  père  du  bonheur  » . 

H  est  dans  le  destin  de  cette  cité  de  conquérir  ses 
conquérants  même.  Quand  les  Français  s'en  furent 
définitivement  emparés  et  qu'ils  y  eurent  installé,  le 
14  février  1850,  en  qualité  de  commandant  supérieur 


302  LÀ   VILLE   BLANCHE 

du  Cercle  militaire,  le  capitaine  Pein,  celui-ci,  tout 
d'abord,  confessa  à  l'un  de  ses  amis  :  «  Je  ne  sais  pas 
trop  ce  que  je  fais  ici,  le  pays  a  peu  de  charmes,  déci- 
dément, voilà  une  position  peu  riante.  » 

Quelle  erreur  était  la  sienne  !  Il  n'avait  pas  encore 
vu  les  dunes  flamboyantes  sous  le  soleil,  ni  les  mon- 
tagnes avec  les  teintes  ardoisées  qu'elles  prennent  dans 
la  magnificence  du  soir  naissant,  ni  la  cité  aux  murs 
roses  et  renvoyant  des  reflets  intenses,  ni  l'oued  «  avec 
son  eau  douce  comme  la  salive  d'une  adolescente,  son 
sable  d'or  parsemé  de  gemmes  précieuses,  ses  vagues 
ressemblant  aux  plis  d'un  jeune  ventre  et  la  chanson 
joyeuse  de  ses  clapotis  »,  ainsi  que  chante  voluptueu- 
sement le  poète  bou-saâdien  Sliman-ben-Ibrahim. 

Et,  de  fait,  lorsqu'il  connut  tout  cela,  le  capitaine 
Pein,  premier  Français  vivant  en.  ce  pays,  fit,  à  son 
ami,  l'aveu  suivant  :  «  Je  touche  aux  plus  beaux  jours 
de  ma  vie...  Vous  ne  pouvez  vous  figurer  qu'on  soit 
heureux  sous  un  ciel  inhospitalier,  sous  un  soleil 
ardent,  au  milieu  de  sales  Bédouins,  et  tout  à  fait  sé- 
paré du  monde  un  peu  propre.  C'est  pourtant  bien 
vrai  ce  que  je  dis  là.  *  Il  ajoute,  avec  sa  franchise  de 
vaillant  soldat  :  «  Le  pays  m'entre  dans  la  tête  !  > 

Il  crierait  volontiers,  en  contemplant  la  ville  qu'il 
commande,  comme,  huit  siècles  auparavant,  la  pauvre 
négresse  appelant  sa  chienne  :  «  Saàda!  Saâdal  Heu- 
reuse! Heureuse!  »  C'est  l'exclamation  de  tous  ceux 
qui  visitent  cette  cité  saharienne. 

Voici  la  place  de  la  petite  ville,  —  la  place  Pein,  — 
que  bordent,  d'un  côté,  l'école  et  des  maisons  à  un 
étage  et  à  arcades.  C'est  le  seul  endroit  exubérant  : 
là,  passent  les  autobus  qui  viennent  d'Aumale,  et  s'ar- 
rêtent les  autos-cars;  là  sont  le  point  terminus  et  le 


DANS   LES    STEPPES    D'AZUR  303 

marché  des  caravanes  des  oasis  des  Zibans  et  des 
plaines  du  Hodna  avec  leurs  cargaisons  de  peaux 
tannées,  de  laines,  de  dattes  et  de  céréales;  là  sont  la 
halte  des  convois  de  chameaux  sur  lesquels  voyagent 
les  familles  des  tribus  du  désert,  et  l'auberge  du  bon 
Dieu,  sous  les  yeux  des  étoiles,  des  sans-logis  et  des 
nomades. 

La  place  s'anime;  la  terrasse  du  café  français 
est  emplie  de  fonctionnaires,  de  soldats  et  de  tou- 
ristes, tandis  que,  au  hasard  des  emplacements  les 
plus  propices,  les  marchands  indigènes  font  leurs  éta- 
lages en  plein  air  et  sur  le  sol.  Au  centre,  le  jet  d'eau 
d'un  abreuvoir  qui,  selon  l'expression  de  Guillaumet, 
«  accroche  le  soleil  comme  les  facettes  d'un  diamant  » . 

Guillaumet  vécut,  en  effet,  dans  l'une  des  maisons 
avoisinantes.  Son  balcon  de  bois  donnait  sur  la  place, 
il  aimait  à  s'y  accouder,  à  regarder  les  femmes  du 
pays  venant  remplir  à  la  fontaine  leurs  peaux  de  bouc 
et  leurs  amphores;  parfois,  par  la  route  de  Djelfa,  une 
troupe  de  dromadaires  faisait  irruption  sur  la  place. 

C'est  toujours  le  même  spectacle  et,  en  le  contem- 
plant, nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  songer  à 
ces  lignes  de  la  Bible  :  «  Et  il  fit  reposer  les  chameaux 
sur  leurs  genoux,  hors  de  la  ville  de  Nacor,  près  d'un 
puits  d'eau,  sur  le  soir,  au  temps  que  celles  qui  allaient 
puiser  de  l'eau  sortaient. ..  Et  Rébecca,  fille  de  Bethuel, 
sortit  ayant  sa  cruche  sur  son  épaule...  » 

Voici,  à  l'une  dès  extrémités  de  la  place,  au  haut 
d'une  rampe  bordée  d'arbres,  le  quartier  miUtaire  :  le 
fort,  construit  sous  la  direction  du  futur  général  Fai- 
dherbe,  alors  capitaine,  et,  au  pied  de  la  citadelle, 
séparé  d'elle  par  un  petit  bois,  le  cercle  des  officiers; 
non  loin,  le  jardin  pubhc  ou  jardin  de  l'oasis,  étour- 


304  LA   VILLE    BLANCHE 

dissant  d'arômes,  aux  allées  si  correctement  entre- 
tenues qu'elles  font  songer  à  celles  du  square  d'une 
ville  provinciale. 

Voici,  de  l'autre  côté  de  la  place,  la  rue  Rouville  et 
le  quartier  Israélite  avec  sa  population  primitive  et 
qui  semble  rejeter  le  voyageur  bien  des  siècles  en 
arrière,  au  temps  de  Moïse.  Les  femmes,  avec  leurs 
larges  robes  et  leurs  foulards  aux  couleurs  éclatantes, 
sont  assises  au  seuil  de  leurs  maisons,  tandis  que  leurs 
maris,  dans  des  échoppes  voisines,  à  l'ombre  des 
auvents,  tiennent  commerce  d'orfèvrerie,  d'étoffes  ou 
de  banque. 

Voici  la  rue  Coume  où  sont  des  magasins  arabes, 
dont  ceux  de  ces  empailleurs  qui  savent  conserver  aux 
ouranes  et  aux  lézards  les  reflets  métalliques  de  leurs 
peaux. 

Voici  la  rue  Bosquet  où  se  trouve  la  maison  des 
Ouled-NaVls.  Jamais  demeure  ne  fut  plus  étrange  et 
mal  famée.  Dans  une  enceinte  de  grands  murs  blancs, 
autour  d'une  spacieuse  cour  rectangulaire,  sont  dis- 
posées des  chambres  qu'habitent  les  prostituées,  et  ces 
chambres,  qu'un  rideau  seulement  dérobe  aux  regards 
du  curieux,  sont,  sans  la  moindre  recherche  d'élégance 
ou  de  confort,  rarement  meublées  d'un  lit.  A  peine, 
un  matelas,  par  terre,  dans  un  coin,  ou  plus  souvent 
de  simples  nattes  qui  servent  de  couches  d'amour  et 
de  repos,  un  coffre  pour  les  vêtements,  un  récipient 
d'argile  en  guise  de  fourneau. 

Les  Ouled-Naïls  vivent  là,  ayant  la  cour  pour  pro- 
menade et,  pour  distraction,  la  salle  enfumée  et 
obscure  du  café,  qui  est,  à  l'entrée,  sur  l'un  des  côtés 
de  leur  maison. 

Celle-ci  s'anime,  la  nuit,  d'un  brouhaha  fantasque; 


DANS   LES   STEPPES  D'aZUR  308 

la  cour,  ouverte  à  tous  les  passants,  n'a  pour  éclairage 
que  quelques  misérables  lanternes,  mais  il  y  a  pour 
clarté  sans  pareille  le  rayonnement  d'argent  de  la  lune 
et  des  astres. 

Tous  ces  chameliers  arrivés  sur  la  place  Pein  et  que 
Guillaumet  avait  contemplés  buvant  aux  outres  ruis- 
selantes que  leur  tendaient  les  Bou-Saâdiennes,  tous  ces 
nomades  accourus  du  désert  désolé,  dans  la  riante 
oasis,  tous  ces  adultes  des  tribus  sahariennes,  tous  ces 
lazzaroni  du  Sud,  tout  l'Islam  en  quôte  de  luxure  est  là. 

C'est  l'innombrable  caravansérail  où  l'homme  en  rut 
saisit  devant  tous  sa  proie  d'amour  et  l'entraîne  der- 
rière le  rideau  de  la  chambre.  On  se  bouscule,  on  crie, 
on  se  dispute,  c'est  le  bouge  où  la  bestialité  de  la  na- 
ture triomphe  dans  ses  instincts  déployés  sans  pudeur, 
dans  sa  plus  basse  et  crapuleuse  vénalité. 

Quand,  devant  tant  de  débauches,  clignotent  et  se 
ferment  les  yeux  indignés  de  la  lune  et  des  étoiles,  la 
cour  prend  l'aspect  le  plus  lugubre  et  les  couples  ont 
Fair  de  fantômes,  éperdus  de  folles  concupiscences. 
Est-ce  l'endroit  mystérieux  des  plus  lubriques  amours, 
un  coupe-gorge,  la  plus  horrible  et  suprême  étape  dé- 
moniaque que,  jamais,  Charles  Baudelaire  et  Maurice 
Rollinat  ne  purent  même  entrevoir  pour  leurs  damnées, 
plongeant  au  plus  profond  du  gouffre? 

Et,  parmi  ces  hommes  qui,  pour  l'accouplement  bru- 
tal, sont  prêts  à  tout,  même  à  tuer,  les  Ouled-Naïls  au 
diadème  de  soie,  aux  colhers  de  pièces  d'or,  aux  bra- 
celets d'argent,  aux  voiles  éclatants,  acceptent  d'être 
prises  par  le  premier  venu,  offrant  à  tous  le  même 
regard  énigmatique,  le  même  sourire  figé  de  leurs 
visages  polychromes. 

Elles  sont,  depuis  Tenfance,  habituées  à  l'abandon 

20 


306  LA    VILLE    BLANCHE 

de  leur  corps  entre  les  bras  des  hommes,  et,  hors 
l'art  de  l'amour  et  de  la  danse,  elles  ignorent  tout  de 
la  vie.  C'est  ce  qui  fait  que,  malgré  la  dépravation  de 
leur  être,  elles  conservent  toujours  une  puérilité  d'âme, 
elles  suivent  leur  destin,  dociles  au  premier  appel  de 
celui  qui  veut  d'elles  et  puis,  elles  bavarderont,  riront 
entre  elles,  innocemment,  comme  si  le  vent  du  désert 
avait  entraîné  avec  lui  jusqu'au  souvenir  des  récentes 
luxures. 

Mais  voici  qu'on  les  appelle  au  café  qui  est  à  l'entrée 
du  bouge.  Oh!  ce  Kahouat-ez-Zahou,  ce  «  café  de  la 
joie!  »  C'est  une  salle  rectangulaire  où  flotte  une  clarté 
douteuse,  la  fumée  rend  plus  lourde  encore  l'atmos- 
phère, les  spectateurs  s'entassent  pêle-mêle  sur  les 
bancs  de  bois,  ils  s'accroupissent,  les  genoux  à  hau- 
teur du  menton. 

Une  chaleur  suffocante  règne  dans  la  salle;  toutes  les 
odeurs,  des  plus  raffinées  aux  plus  vulgaires,  du  café, 
du  thé,  de  l'opium,  de  l'encens,  du  musc  et  aussi  de  la 
sueur,  s'amalgament  on  ne  sait  en  quels  violents 
arômes  d'étourdissement  et  de  perversité,  tandis  qu'au 
fond,  sur  une  estrade,  des  joueurs  de  ghaïta  et  de 
bendir,  —  sortes  de  hautbois  et  de  tambourins  basques, 
—  font  entendre  la  plus  étourdissante  et  stridente  mu- 
sique. 

Les  Ouled-Naïls  arrivent,  elles  miment  de  lascives 
évolutions,  elles  sont  déjà,  par  la  danse,  les  promet- 
teuses du  plaisir  et  de  l'amour.  Elles  ont,  tour  à  tour, 
des  pudeurs  passionnées  et  de  candides  cynismes  et 
leur  langage,  c'est  celui  des  seins  qui  se  tendent,  des 
hanches  qui  se  cambrent,  des  cuisses  contractées,  du 
ventre  secoué,  la  danse,  à  la  fois  impudique  et  sacrée, 
tandis  que  les  gestes  gracieux  des  mains  semblent  par- 


DANS    LES   STEPPES   D'AZUR  307 

semer  dans  l'air  des  fluides  ensorceleurs  et  des  incan- 
tations de  volupté. 

L'ivresse  est  dans  la  salle,  tous  les  cœurs  sont  de'fail- 
lants  et  le  péché  d'amour  se  présente  comme  une 
céleste  fête  d'annonciation,  où  sera  la  fin  de  toute 
surexcitation  et  de  tout  accablement,  de  tout  désir  et 
de  toute  folie.  Déjà  tous  les  visages  se  crispent  dans 
l'impatience  de  la  caresse  et  du  baiser.  On  dirait  que 
la  fumée  va  éteindre,  de  ses  voiles  grisâtres  et  de  plus 
en  plus  épaissis,  la  flamme  des  (juinquets.  On  ne  dis- 
tingue presque  plus  rien,  si  ce  n'est  la  tiare  d'or  des  dan- 
seuses et  les  yeux  fascinés  et  brillants  des  spectateurs. 

Tout  autour,  le  désert  étend  sa  solitude  et  son 
silence,  les  palmiers  de  l'oasis  semblent  bercer  leurs 
bouquets  verts  dans  un  rêve  sans  fin,  tout  Bou- 
Saâda  dort  sous  la  paix  des  étoiles. 

Seul,  le  bouge,  où  sont  les  Ouled-Naïls,  naïves  en 
même  temps  que  perverses,  pâmées  comme  des  co- 
lombes ou  râlantes  comme  les  torturées  de  la  luxure, 
s'énerve  dans  la  stimulation  de  son  opprobre  et  son 
Kahouat-ez-Zahou,  son  café  de  la  joie,  avec  ses  mysté- 
rieux clairs-obscurs,  ses  clients  hallucinés  d'amour  et 
ses  danseuses  étincelantes  comme  des  idoles  de  vitrail, 
prend  le  fantasque  aspect  d'un  coftte  des  Mille  et  une 
Nuits. 

Mais  le  bouge  lui-même  tombe,  à  la  fin,  d'un  som- 
meil profond  comme  la  mort,  ses  murs  blancs  ressem- 
blent, maintenant,  à  des  linceuls.  Quel  rêve  on  a  vécu, 
quelle  vision  dont  le  souvenir  hante  l'esprit  comme 
une  ronde  infernale  1 

Nous  levons  les  yeux  :  la  lune  brille  comme  un 
ostensoir  embrasé  de  mystiques  flammes,  le  velours 
bleu  sombre  du  ciel  est  perlé  de  millions  et  de  milhons 


308  LA  VILLE   BLANCHE 

d'astres,  on  dirait  qu'il  va  pleuvoir  des  e'toiles  sans 
nombre.  A  la  contemplation  d'une  telle  beauté  noc- 
turne, le  cœur  s'empreint,  malgré  lui,  d'on  ne  sait 
quelle  religieuse  ferveur.  C'est  la  grande  sainteté  de 
la  nuit  saharienne,  protectrice  de  l'oasis  endormie  sur 
les  terrasses. 

On  n'entend  plus  rien  et  si,  parfois,  les  feuilles  des 
arbres  frémissent  à  peine  sous  les  baisers  de  la  brise 
attiédie,  c'est  comme  si  c'était  le  bruissement  des  ailes 
de  quelque  ange  attardé.  Le  lendemain,  il  nous  sem- 
blait, à  cause  de  la  maison  mal  famée  des  Ouled-Naïls, 
avoir  vécu  le  cauchemar  de  la  débauche  s'épanouis- 
sant  dans  le  cloître  même  du  vice,  et,  à  cause  de  la 
pureté  de  la  nuit  saharienne,  le  rêve  d'innocence 
qu'Isaïe  entrevoyait  dans  l'âme  d'Emmanuel. 

Bou-Saâda  nous  parut,  ainsi,  plus  étrange  et  plus 
charmante,  la  chère  petite  ville  qui,  malgré  son  lupa- 
nar, ne  peut  pas  perdre  son  caractère  sacré.  N'a-t-eile 
pas,  pour  éternelle  sanctification,  ses  marabouts, 
comme  celui  de  Saïd-ben-Ghachouk,  sa  koubba  de 
Sidi-Ben-Athia  et  celle  de  Sidi-Brahim-ben-Brahim  où 
viennent  prêter  serment  ceux  qu'une  question  d'in- 
térêts divise?  N'a-t-elle  pas  ses  sept  mosquées,  comme 
celles  des  Oulad-Attik  et  des  Mouamines  ? 

Au  bas  de  la  mosquée  des  Oulad-Attik  se  trouve  la 
zaouïa,  c'est-à-dire  l'école;  au  premier  étage,  le  mirab 
ou  lieu  de  la  prière.  De  son  sommet,  l'on  domine  les 
koubbas  de  Sidi-ben-Athia  et  de  Sidi-Brahim-ben-Bra- 
him et  les  gradins  que,  jusqu'à  la  palmeraie,  forment 
les  terrasses.  Autour  d'ellf,  sont  les  plus  anciennes 
maisons  de  la  petite  ville  et  l'Aïn-el-Ksar,  à  la  fois 
fontaine  et  hammam,  rocher  d'où  coule  une  eau  claire 
et  qu'on  a  recouvert  d'une  toiture. 


Dans  les  sTË^PËs  ê^azûr  3o9 

La  Djema-el-Nakhla  ou  du  Palmier  qui  est  à  l'entrée 
de  la  ville,  dans  le  quartier  des^  Mouamines,  est  de 
restauration  assez  récente.  Sur  l'ordre  d'un  officier, 
commandant  supérieur  du  Cercle,  et  à  l'indignation 
des  artistes  qui  ont  fait  de  Bou-Saâda  la  cité  des  orien- 
talistes, on  a  orné  les  piliers  d'arabesques  et  d'inscrip- 
tions coraniques,  enlevant  ainsi  à  la  mosquée  la  blan- 
cheur traditionnelle  qu'elle  doit  avoir. 

Nous  montons  sur  la  terrasse  de  la  djema.  D'un 
côté,  devant  la  ville,  le  Djebel-el-Bathen,  et,  derrière, 
la  montagne  du  Kerdada  contre  laquelle  Bou-Saâda 
s'appuie.  Toute  la  riante  oasis  se  découvre,  ainsi  que 
la  plaine  du  Hodna,  et,  par  les  temps  très  clairs,  M'Sila 
et  les  monts  couronnés  de  neige  qui  la  dominent. 

Voici  le  spectacle  d'or  qu'offrent  les  dunes,  et  de 
pourpre  sanglante  que  suscitent  les  couchers  du  soleil. 
A  cette  féerie  du  sable  et  de  la  lumière,  on  comprend 
pourquoi  Bou-Saâda  est  devenue  la  patrie  d'élection  de 
tous  les  peintres  qu'anime  l'amour  des  intenses  couleurs. 

Là,  tous  les  éclats  sont  crus,  les  tons  très  nets  et 
sans  mélange,  et,  dans  les  ombres  colorées,  il  semble, 
ainsi  que  dans  les  tableaux  d'Etienne  Dinet,  à  qui  Bou- 
Saâda  doit  surtout  son  renom,  que  tous  les  visages 
soient  inondés  on  ne  sait  de  quelle  lueur  phosphorique. 

Pour  qui  a  le  culte  de  la  nuance  et  du  reflet,  Bou- 
Saâda  a  sa  palmeraie  et  sa  rivière.  Des  ruelles  y  con- 
duisent, ce  sont  les  plus  étroits  chemins  qu'on  puisse 
voir  et  que,  seul,  le  hasard  a  tracés;  ils  serpentent  parmi 
ces  étranges  amas  de  terre  pétrie  et  séchée  au  soleil 
que  sont  les  habitations  arabes.  Toutes  les  maisons  sont 
closes  et  le  passant  longe  les  murs  d'un  pas  silencieux 
et  rapide  comme  s'il  avait  hâte  de  laisser  les  ruelles 
dans  leur  solitude  habituelle. 


310  LA   VILLE   BLANCHE 

11  flotte  une  délicieuse  pénombre,  les  carrefours,  que 
la  clarté  pénètre,  brillent  comme  des  tapis  d'argent. 
Là,  parfois,  quelques  cris  rieurs  et  très  légers  :  ce  sont 
ceux  des  fillettes  échappées  du  cloître  que  forme  la 
demeure  maternelle  et  qui  se  plaisent  à  la  liberté  de  la 
ruelle. 

Sur  un  des  côtés  de  chaque  chemin,  la  seguia,  pri- 
mitif et  minuscule  canal,  grâce  auquel  l'eau,  bruissante 
comme  des  perles  de  cristal  qui  s'entre-choqueraient, 
s'éparpille  dans  les  jardins.  Ceux-ci  sont  aussi,  presque 
toujours,  en  bordure  des  rues.  Par-dessus  les  murs 
grimpent  des  plantes,  des  fleurs  se  tendent  comme 
si  d'invisibles  mains  les  offraient  aux  passants,  les 
feuilles  des  arbres  forment  des  voûtes  sur  les  che- 
mins, des  senteurs  s'exhalent  dans  la  clarté  ombreuse. 

Près  de  l'oued,  l'oasis  se  revêt  de  la  splendeur  d'un 
merveilleux  éden.  Les  milliers  de  palmiers  de  Bou- 
Saàda  semblent  orner  le  ciel  même  de  la  dentelle  de 
leurs  feuilles.  Leurs  troncs  sont  les  colonnes  élancées 
d'un  vaste  temple.  Grâce  à  leurs  panaches  verts,  ils  sont 
comme  l'espérance  pour  le  nomade  qui  les  aperçoit  de 
loin,  dans  le  désert,  car  ils  proclament  qu'à  leurs  pieds 
s'étend  l'ombre  secourable  et   coule  l'eau   vivifiante. 

Voilà  pourquoi  le  palmier  est  l'arbre  divin  se  dres- 
sant au  milieu  des  océans  de  sable  comme  le  salut  et 
comme  la  joie. 

Sous  les  très  hauts  palmiers  croissent  des  céréales 
et  des  légumes,  prospèrent  des  orangers  dont  les 
fruits,  d'après  Sliman-ben-Ibrahim,  sont  les  lampes 
du  jardin,  «  les  mains  du  zéphir  les  agitent,  en  se 
jouant,  et  c'est  l'amour  lui-même  qui  les  a  allumées  de 
ses  feux  »,  des  pommiers,  des  figuiers,  des  abricotiers, 
des  bananiers,  des  grenadiers,  toutes  les  plantes  et 


DANS   LES   STEPPES   D'AZUR  311 

tous  les  arbres,  c'est-à-dire  l'unique  avoir  des  habi- 
tants de  ce  pays. 

La  rivière  est  là  qui  baigne  la  palmeraie,  elle  est 
venue  des  monts  des  Oulad-Naïl,  elle  a  couru  «  sur 
des  grès  rouges  et  des  ardoises  violettes  »,  elle  s'est 
glissée  entre  des  lauriers-roses  «  colorés  comme  une 
chair  de  vierge  » . 

La  mousse,  les  rosiers  en  fleurs,  les  lianes  grim- 
pantes, les  cactus  épineux  enguirlandent  les  murs  de  la 
palmeraie  qui,  sur  un  côté,  courent  le  long  de  la  rivière, 
et  aussi  les  escarpements  des  berges  et  les  rocs  qui 
sont  sur  les  deux  rives;  tout  triomphe  dans  la  sérénité 
lumineuse  et  dans  le  silence  de  l'espace. 

Pourquoi  ce  paysage,  ensanglanté  de  pourpre  par  le 
soleil,  veiné  d'ocre  jaune  par  les  endroits  desséchés  de 
la  rivière,  patiné  de  vert  par  les  arbres,  endiamanté 
par  les  eaux  de  l'oued,  a-t-il,  en  même  temps,  dans  la 
gamme  prestigieuse  de  ses  teintes  et  de  ses  nuances, 
dans  la  royauté  de  son  décor,  dans  sa  grandeur  et  sa 
noblesse  éblouissantes,  une  telle  simplicité?  C'est  ici 
que  l'on  comprend  pourquoi  la  vraie  beauté  doit 
triompher  sans  afl'ectation  et  sans  complexité;  il  suffit 
qu'elle  ait  pour  elle  l'impeccable  harmonie. 

Dans  cette  incomparable  décoration  de  la  nature,  il 
flotte  une  pénétrante  et  molle  volupté.  On  voudrait, 
éternellement,  demeurer  assis  sur  les  bords  de  la 
rivière,  et,  comme  tout  s'anime  dans  le  rêve  que  l'on 
fait  de  son  idéal  et  de  ses  aspirations,  on  voudrait 
aussi  demeurer  là,  en  la  transparence  infinie  de 
l'azur,  dans  la  contemplation  même  de  sa  propre 
méditation. 

C'est  que  ce  paysage  tient  de  la  féerie,  de  la 
légende,    du    surnaturel,    il    est    comme    une    toile 


312  LA  VILLE  BLANCHE 

peinte  par  les  dieux  pour  l'inspiration  des  hommes. 

Tout  prend  dans  ce  cadre  incomparable  la  magnifi- 
cence théâtrale,  l'harmonie  du  maintien,  l'attitude  du 
geste  que  les  tragiques  grecs  concevaient  pour  leurs 
décors  et  leurs  héros  :  les  groupes  des  enfants  demi- 
nus,  jouant  parmi  les  cailloux  roses,  et  les  Sahariens, 
arrêtant  sur  ces  bords  leurs  chameaux  chargés  de 
baldaquins,  et  les  longues  théories  des  Bou-Saâdiennes 
se  glissant  à  travers  les  roches  pour  laver  leur  linge 
ou  la  laine  destinée  au  tissage. 

Le  soleil  traîne  son  agonie  à  l'horizon,  les  oiseaux 
ont  tu  leurs  chants  devant  le  mystère  et  le  déclin  du 
jour,  le  vent  même  a  cessé  son  murmure  entre  les 
feuilles  des  arbres.  Le  silence  est  si  grand  que  toutes 
les  choses  semblent  solennellement  se  recueillir;  puis 
tout  à  coup  comme  un  chœur  monotone  et  rauque,  qui 
se  prolonge  longtemps,  le  coassement  des  grenouilles 
si  nombreuses  dans  l'oued. 

Le  ciel  a  perdu  les  belles  draperies  roses  que  le 
soleil  mourant  étendait  devant  lui,  une  cendre  impal- 
pable plane  dans  l'air,  mais  rien  ne  peut  atténuer  l'in- 
time et  profonde  joie  qui  baigne  notre  âme.  Nous 
savons  que  le  deuil  de  cet  instant  crépusculaire  va 
faire  place  au  croissant  de  la  lune,  au  sourire  argenté 
des  étoiles,  toute  la  nue  sera  illuminée.  N'avons-nous 
pas  vécu,  hier,  la  tendresse  enivrante  et  le  resplendis- 
sement de  la  nuit  saharienne? 

Nous  contemplons  une  dernière  fois  l'oued  qui 
s'endort,  et,  dans  l'adieu  de  nos  regards,  nous 
sentons  que  c'en  est  à  jamais  fait  de  la  tranquillité 
de  notre  esprit  :  toujours  nous  aurons  la  nostalgie 
de  la  palmeraie  et  de  la  rivière,  des  ruelles  ca- 
pricieuses,  des  mosquées  consolantes,  des  terrasses 


Dans  les  steppes  î)*Azuft  m 

et  des  jardins,  de  tout  Bou-Saâda,   la  divine  oasis. 

Nous  nous  rappelons  :  tandis  que  nous  nous  appro- 
chions d'elle,  nos  cœurs  étaient  transportés  comme  si 
nous  touchions  à  la  terre  promise.  Notre  exaltation 
ne  nous  avait  pas  trompés.  Après  la  mer  de  sable, 
nous  avons  abordé  au  port  bienheureux  de  la  verdure 
et  de  la  lumière,  nous  avons  vécu  dans  la  félicité  bou- 
saâdienne;  et,  déjà,  il  ne  nous  reste  plus  que  la  pensée 
de  notre  prochain  départ,  le  regret  de  tous  ces  lieux. 

Nous  ne  savions  pas  qu'en  voulant  la  connaître 
nous  la  trouverions  si  belle,  si  captivante,  nous  son- 
gions à  n'être  que  des  passants,  —  et  voici  que  nous 
serons  des  exilés.  Mais  nous  nous  souviendrons  d'elle  : 
ainsi,  toujours,  nous  revivrons  l'instant  où  notre  âme 
se  fondit  dans  la  sienne,  où  sa  splendeur  vivifia,  de  si 
concrète  et  sublime  façon,  l'idée  même  C[ue  nous  nous 
faisions  de  la  pure  beauté. 

Maintenant,  nous  sourions  de  notre  mélancolie  :  on 
ne  peut  être  triste  après  avoir  vu  et  aimé  Bou-Saâda. 
Nous  allons,  demain,  dans  l'apothéose  de  la  lumière, 
quitter  sa  place  bariolée,  ses  maisons  de  terre  pétrie, 
le  temple  qu'ont  bâti  ses  palmiers  et  toute  la  poésie  de 
son  oued;  mais,  heureux  parmi  tous  les  heureux,  ceux 
qui  l'ont  admirée,  —  et  nous,  notre  admiration  pour  elle 
fut  sans  bornes  ! 


LA    SAINTE   ZAOUIA 

De  Bou-Saâda,  la  petite  ville  que  renchantement 
inonde  de  sa  grâce  et  de  son  rayonnement,  nous 
fûmes  à  El-Hamel,  la  zaouïa  toute  de  sainteté  et  de 
prières. 


314  LA    VILLE   BLANCHE 

C'est  toujours  le  désert  que  nous  rencontrons  sur 
notre  route.  Nous  passons  devant  le  Djebel-Kerdada, 
sur  le  chemin  qui  va  à  Djelfa,  mais  bientôt  nous  quit- 
tons celui-ci,  nous  prenons  à  gauche  et  voici  le  plus 
primitif  et  naïf  des  monuments  :  un  cercle  de  pierres, 
ramassées  au  hasard  et,  au  milieu,  un  buisson  d'ar- 
bustes. C'est  le  mausolée  d'un  marabout.  Celui-ci  fit  sa 
dernière  prière  à  cet  endroit  avant  sa  mort,  cette 
suprême  dévotion  rendit  sacré  ce  coin  de  terre  déser- 
tique, le  marabout  y  fut  enseveli. 

La  route  devient  de  plus  en  plus  pierreuse,  elle  est 
montante,  impraticable,  il  faut  quitter  notre  automo- 
bile et  aller  à  pied.  Jamais  chemin  ne  fut  plus  étrange 
et  plus  charmant;  les  montagnes  se  dressent  dans  l'or- 
gueil de  leur  désolation,  le  soleil  les  a  brûlées,  elles  se 
sont  contractées;  et,  victimes  du  feu  dévorateur,  elles 
s'érigent  vers  le  ciel  insensible,  dans  leur  reproche  de 
granit  et  de  terre  inféconde.  Leur  caractère  altier 
donne  à  leurs  lignes  la  même  noblesse  qu'ont  les  vieil- 
lards musulmans  drapés  dans  leur  burnous. 

Derrière  nous,  les  mosquées  de  Bou-Saâda  ont  fondu 
leur  éclat  immaculé  dans  un  lointain  bleuâtre,  et 
voici  que,  comme  dans  la  cité  chère  aux  orientalistes, 
de  délicieux  jardins  se  découvrent  au  bord  d'une 
rivière.  Il  manque  l'immense  végétation  et  la  palme- 
raie de  Bou-Saàda,  mais  il  suffît  que  l'endroit  soit 
égayé  de  fleurs  et  d'arbres  verts  pour  animer  tout  ce 
paysage  d'un  charme  inattendu.  Nous  franchissons  le  ' 
pont  de  la  rivière,  nous  passons  sous  l'arc  que  forme 
un  rocher,  et  cet  arc  que  la  nature  a  capricieusement 
jeté  là,  c'est  l'entrée  d'El-Hamel. 

La  zaouïa  est  perchée  au  sommet  d'un  mamelon; 
elle  se  dresse  à  la  fois  citadelle  et  monastère,  ayant, 


DANS    LES    STEPPES    D'AZUR  3i5 

comme  toile  de  fond,  dans  le  décor  immense  du  désert, 
les  contreforts  d'un  massif  montagneux.  L'endroit  fut 
choisi  à  merveille,  mais  il  ne  le  fut,  en  ce  pays  légen- 
daire qu'est  l'Afrique  du  Nord,  que  par  la  volonté 
divine. 

C'était  au  quinzième  siècle.  Une  bande  de  «  Hameli  », 
c'est-à-dire  d'errants,  sous  la  conduite  de  Sidi-Abd-er- 
Rahman-ben-Aïoub,  lasse  du  chemin  parcouru  sans 
objet  et  craintive  de  son  but  incertain,  décida  de  faire 
halte  en  ce  lieu.  L'eau  de  l'oued  faisait  un  miroir  sou- 
riant qui  reflétait  les  lauriers-roses  et  la  montagne,  les 
arbres  offraient  la  fraîcheur  de  leur  ombre. 

Les  errants  voulurent  remercier  Dieu  du  repos  qu'il 
leur  prodiguait  ainsi.  Sidi-Abd-er-Rahman-ben-Aïoub 
planta  son  bâton  au  bord  de  l'oued,  fit  ses  ablutions  et, 
comme  ses  compagnons,  appuya  pour  la  prière  son 
front  contre  le  sol,  mais  lorsque  les  Hameli  relevèrent 
la  tête,  ils  furent  les  témoins  attendris  de  ce  miracle  : 
des  feuilles  avaient  poussé  au  bâton  de  leur  chef! 

C'était  la  céleste  preuve  de  la  fertilité  de  ce  coin  de 
désert,  c'était  le  signe  évident  qu'après  avoir  marché  à 
l'aventure  sur  la  terre  ensablée,  il  fallait  se  fixer  dans 
ce  fortuné  parage,  —  et  les  nomades  lui  donnèrent,  en 
souvenir  de  leurs  misères,  enfin  passées,  le  nom  de 
ce  qu'ils  ne  seraient  plus  jamais  :  El-Hamel,  l'errant. 

Aussi,  lorsqu'en  1863,  le  descendant  de  Sidi-Abd-er- 
Rahman-ben-Aïoub,  Sidi-Mohammed-ben-Belkacem,  de 
la  confrérie  des  Rahmania,  voulut  fonder  sa  zaouïa,  il 
ne  put  trouver  site  plus  propice  et  plus  heureux  que 
celui-là  même  que  Dieu  avait  désigné  à  son  ancêtre. 
La  zaouïa  devint  très  rapidement  prospère. 

Nous  montons  le  chemin  chaotique;  à  droite,  des 
murs  grisâtres  et  jaunes  comme  la  terre  qui  servit  à 


m  La  ville  êLaNcëë 

les  bâtir,  et,  derrière  eux,  des  habitations,  pieux  gyné- 
cées, et  des  jardins:  à  gauche,  la  vue  de  la  montagne 
et,  le  long  de  la  route,  le  cimetière,  car  les  morts  ne 
sont  pas  des  absents. 

C'est  toujours  l'étrange  champ  de  tombes  anonymes, 
monticules  de  terre  qu'enserrent  quelques  pierres,  lieu 
funèbre  qu'on  croirait  abandonné,  mais  les  ensevelis 
qui  dorment  dans  les  bras  du  Prophète  n'ont  besoin 
daucun  vain  ornement,  ni  de  fleurs,  ni  de  couronnes, 
il  suffît  qu'ils  soient  étendus  au  pied  même  de  la 
sainte  zaouïa. 

Celle-ci  domine  dans  ses  constructions  diverses  : 
maison  à  un  étage,  à  la  façade  unie,  aux  quatre 
fen(5tres  munies  de  volets  verts  et  dont  la  banalité 
européenne  étonne  et  chagrine  dans  ce  paysage  saha- 
rien, mosquée  aux  corniches  dentelées,  aux  gracieuses 
et  légères  coupoles,  et  longue  série  des  salles  où  sont 
les  dortoirs  et  les  classes. 

Une  place  s'encadre  pittoresquement  entre  touteâ 
ces  bâtisses,  elle  est  emprisonnée  par  des  murs  dont  la 
blancheur  éblouissante  aveugle,  elle  est  noyée  dans  la 
clarté  dorée  du  jour;  elle  a,  pour  plafond,  le  ciel  d'un 
bleu  intense;  elle  a,  pour  spectacle,  Fimmensité  attristée 
dans  sa  nature  indigente  et  rabougrie,  çà  et  là,  par 
des  buissons  de  lentisques  et  des  touffes  d'alfa;  elle  a, 
pour  la  préparation  extatique  des  fidèles  entrant  à  la 
mosquée,  le  silence  infini  qui  déshabitue  de  la  parole 
et  met  l'homme  en  contact  uniquement  avec  son  âme. 
Oh  !  ce  silence  auquel  les  enfants  lyiémes  sont  accoutu- 
més, qui  semble  faire  de  chaque  maison  la  plus  mysté- 
rieuse tombe  et  qui  fait  que  l'hirondelle,  effrayée  par 
le  bruit  de  ses  ailes,  plane  et  s'enfuit  dans  l'élan  de 
son  vol  1 


DANS  LES  STEPPES  D'AZUR  317 

Nous  entrons  dans  la  mosquée,  elle  est  de  style  tuni- 
sien et  ornée  de  mosaïques,  mais  surtout  ce  qui  nous 
intéresse,  c'est  la  kabaria,  c'est-à-dire  cette  sorte  de 
chapelle  surmontée  d'une  coupole,  ornée  d'arcades, 
aux  murs  peints  en  vert  clair  ou  garnis  de  faïence, 
qu'éclairent  trois  petites  fenêtres  aux  vitres  multico- 
lores et  qui  contient  les  tombeaux  des  chefs  de  la 
zaouïa. 

Au  seuil  de  la  kabaria,  de  chaque  côté,  des  ta- 
bleaux. A  gauche,  le  portrait  du  vénéré  Mohammed- 
ben-Belkassem;  à  droite,  la  reproduction  de  la  mosquée 
de  la  Mecque;  de  part  et  d'autre,  des  dessins  de  cou- 
leurs, arabesques,  enguirlandent  des  versets  cora- 
niques. 

Les  tombeaux  sont  les  uns  à  côté  des  autres,  en  bois 
finement  sculptés,  entourés  et  recouverts  d'éclatantes 
draperies.  Là  reposent  notamment  le  fondateur  de  la 
zaouïa,  sa  fille  à  qui  il  légua  son  pouvoir  spirituel,  la 
marabouta  Lella-Zineb  et  son  neveu,  successeur  de 
cette  dernière,  Si-Mohammed-ben-El-Hadj-Mohammed, 
qui,  sentant  venir  la  fin,  voulut  rendre  une  dernière 
visite  au  sanctuaire  du  chef  de  la  confrérie  des  JElahma- 
nia,  auxOulad-Djellal,  fut  transporté  malade  à  Alger  et 
qui  tint  à  être  ramené,  presque  agonisant,  à  El-Hamel, 
où  il  expira  le  9  mai  1913,  près  des  tombeaux  de  ses 
saints  prédécesseurs. 

Nous  visitons  la  cour  intérieure  de  la  zaouïa,  les 
cuisines,  les  loges  des  tolbas,  c'est-à-dire  des  étu- 
diants, et  nous  nous  rendons  dans  la  salle  de  récep- 
tion des  étrangers,  au  premier  étage  de  cette  bâtisse 
à  façade  unie,  aux  volets  verts,  dont  la  banalité  euro- 
péenne nous  a  attristés. 

Nous  la  jugions  profane  dans  ce  décor  saharien,  la 


318  LA   VILLE   BLANCHE 

salle  Test  également  :  n'y  a-t-il  pas,  au  fond,  un  lit  de 
fer  pour  l'hôte  de  passage,  et,  sur  la  cheminée,  une 
pendule  et  des  candélabres  Louis  XV,  en  bronze  doré? 

Suspendu  à  un  mur  et  dans  un  cadre,  sous  verre,  un 
diplôme  :  celui  d'officier  d'académie,  au  nom  du  fonda- 
teur de  la  zaouïa  :  «  Si-Mohammed-ben-Belkassem,  ma- 
rabout d'El-Hamel,  5  avril  1896,  E.  Combes,  ministre 
de  l'instruction  pubhque.  » 

Ainsi,  dans  ce  séjour  de  prière,  de  désintéressement, 
de  douceur  si  infinie  que,  pour  les  passants  que  nous 
sommes,  il  semble,  comme  à  ceux  qui,  avant  nous, 
passèrent,  un  rêve  issu  de  notre  imagination  nostal- 
gique, la  civilisation  pénètre  par  ses  vains  honneurs  et 
ses  hochets  !  Nous  pensions  cependant  être  si  loin  de 
tout,  dans  cette  retraite  méditative,  parmi  ces  hommes 
et  ces  femmes  d'une  autre  race  et  qui,  de  génération 
en  génération,  se  vouent  à  une  existence  si  monacale 
qu'on  dirait  une  mort  vivante  malgré  tout. 

Nous  ouvrons  une  fenêtre  :  le  ciel,  les  montagnes, 
l'espace  désertique,  tout  est  immuable,  auguste  et 
solennel  dans  l'éternité  des  temps.  Comme  la  zaouïa, 
toute  la  terre  semble,  ici,  plongée  dans  un  pieux" 
recueillement.  Et  partout  et  sans  cesse,  le  silence,  ce 
silence  si  profond  qu'il  fait  perdre  jusqu'au  souvenir 
des  agitations  humaines,  obsédant  à  la  fin,  parce  que 
son  implacabilité  cause  une  pénétrante  et  torturante 
angoisse. 

Mais,  en  ce  lieu,  parmi  ces  hommes  aux  lèvres 
muettes,  à  l'âme  repliée  sur  elle-même  et  s'ouvrant, 
comme  une  offrande,  pour  Dieu  et  pour  les  infortunes 
de  leurs  semblables,  parmi  ces  femmes  qu'on  ne  voit 
jamais  mais  qu'on  sent,  comme  des  ombres,  mou- 
vantes  dans  leurs   gynécées   qu'elles   ne   quitteront, 


DANS   LES   STEPPES   D'AZUR  319 

mortes,  que  pour  une  autre  tombe,  parmi  cette  soli- 
tude, dans  ce  silence  qu'entrecoupe  seulement,  par 
céleste  autorisation,  la  voix  du  muezzin  invitant  tous 
les  fils  de  la  terre  à  la  prière  :  «  Il  n'y  a  de  Dieu  que 
Dieu  et  Mahomet  est  son  prophète  ! . . .  Dieu  est  unique 
et  secourable!...  »  on  éprouve  la  suprême  tentation 
d'une  purification  absolue,  d'un  retour,  comme  tous  les 
habitants  de  la  zaouïa,  à  une  antique  et  primitive 
source  de  bonté,  de  candeur,  de  réconcihation  humaine 
et  d'éternel  amour. 

La  doctrine  des  Rahmania  comporte  d'agir  toujours 
avec  désintéressement,  de  n'avoir  ses  actes  inspirés  ni 
par  la  crainte  des  châtiments,  ni  par  l'ambition  d'ob- 
tenir des  récompenses,  de  se  détacher  des  biens  de  ce 
monde,  de  n'en  prendre  que  ce  qu'il  faut  pour  couvrir 
sa  nudité,  abriter  son  corps  et  apaiser  sa  faim,  de  ne 
pas  rendre  le  mal  qu'on  vous  a  fait,  de  se  remettre 
entre  les  mains  de  Dieu,  de  le  louer,  de  penser  à  la 
mort,  cette  pensée  étant  la  base  du  renoncement. 

Toute  cette  doctrine-là,  ces  montagnes  que  brûle  une 
flamme  intérieure  et  que  le  soleil  dévore,  ces  dunes  de 
sable  s'érigeant  dans  le  regret  des  mers  absentes,  ces 
terres  si  tristes  et  si  damnées  qu'aucune  larme  de  pluie 
ne  peut  parvenir  à  effacer  leur  stérilité,  ce  ciel  énig- 
matique,  ce  silence  obligeant,  par  sa  profondeur  et  son 
mystère,  à  la  prière,  tout  la  proclame,  tout  la  crie, 
tout  ce  décor,  toute  cette  vie,  jusqu'à  la  rivière  avec 
ses  murmures  d'oraison,  jusqu'aux  palmiers  avec  leurs 
bercements  de  feuilles,  jusqu'aux  lauriers-roses  avec 
l'offrande  pieuse  de  leurs  fleurs,  tout  est  fait,  tout 
s'anime  pour  elle. 

Comme  nous  voudrions  fondre  notre  âme  dans  la 
tendresse  éparse  de  ces  choses!   Nous  goûterions  la 


^20  LA   VILLE   BLANCHE 

paix,  nous  serions  sans  désirs!  Comme  les  tumultes 
qui  se  déchaînent  parfois  tels  qu'un  ouragan  dans 
notre  esprit  nous  sembleraient  puérils  et  vains,  et  notre 
conscience  aurait  la  pureté  de  cet  air  caressant,  toute 
la  transparence  de  cet  azur  ! 

Briser  avec  son  existence  habituelle,  tremper  son 
âme  dans  la  sérénité,  demeurer  dans  le  demi-sommeil 
de  la  pensée,  juste  assez  pour  laisser,  dans  la  nuit, 
disparaître  les  souvenirs  d'hier  et  voir  s'illuminer, 
dans  la  naissance  de  l'aube,  toutes  les  bontés,  toutes 
les  énergies,  toutes  les  noblesses,  et  se  réveiller,  se 
redresser  plus  fort,  plus  sûr  de  soi-même,  régénéré, 
meilleur,  voilà  ce  qu'offre  la  zaouïa  d"El-Hamel. 

Mais  quelle  tristesse  de  se  sentir  d'un  autre  âge, 
d'un  autre  sang,  d'une  autre  race,  d'être  profondément 
étranger  à  ce  saint  lieu,  d'être  rebelle  à  toute  foi, 
réfractaire  à  tout  mysticisme!  Nous  .gardons  notre 
pauvre  nature  avec  ses  élans,  ses  agitations,  son 
amour  des  grandes  villes.  Hélas  1  nous  n'avons  pas  la 
sublimité  pieuse,  nécessaire  au  renoncement  de  nous- 
mêmes,  pour  le  dépouillement  de  notre  personnalité, 
pour  la  résurrection  dans  un  esprit  agrandi  par  la 
beauté,  le  calme  et  l'absolu  .même  de  l'infini!  Mais  de 
nous  avoir  permis  d'entrevoir  et  de  comprendre  que 
cela  était  possible  pour  d'autres  hommes,  nous  sommes 
reconnaissants  à  la  zaouïa  si  tendre  et  si  rose  au  cou- 
cher du  soleil. 

Comme  nous  la  quittons,  un  vieillard,  que  toujours 
pourchassa  la  misère  et  que  la  zaouïa  recueilht  sans 
même  lui  demander  d'où  il  venait,  arrache  du  creux 
du  rocher  une  pauvre  petite  tige  et  nous  en  fait  pré- 
sent. C'est  du  thym  sauvage,  seule  offrande  possible 
d^ns  ce  désert  inculte,  c'est  le  don  d'un  mendiant  1 


DANS    LES    STEPPES   D'AZUR  321 

La  pauvre  petite  tige  a  des  senteurs  très  pénétrantes  : 
il  nous  semble  que  c'est  toute  la  zaouïa  que  nous  res- 
pirons dans  la  douceur  de  sa  vie  monacale  et  de  son 
humilité  devant  Dieu.  Longtemps,  son  parfum  nous 
troubla,  tandis  que,  déjà,  El-Hamel  avait  disparu 
dans  les  montagnes.  Et  le  souvenir  d'El-Hamel  était  si 
palpitant  en  nous  que  nous  ne  savions  plus  si  c'était 
la  pauvre  petite  tige  ou  la  zaouïa  qui  nous  poursuivait 
ainsi  du  parfum  de  son  âme. 


FIN 


21 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages. 

A  Paulette  Mélia i 


I.  —  VERS  LA  VILLE  BLANCHE 

La  leçon  de  la  presqu'île  de  Sidi-Ferrugh 1 

Ou  l'empereur  Charles-Quint  fut  battu 19 


IL  —  LA  CASBAH  FASCINATRICE 

L'aire  d'un  vautour 28 

Le  quartier  de  la  débauche  et  de  la  sainteté 34 

m.  —  LA  VILLE  BLANCHE 

Le  triomphe  d'Alger 55 

Du  croissant  a  la  croix 60 

De  la  MOSQUEE  GRACIEUSE  AU  LYCÉE  GLORIEUX 76 

Dans  l'aspect  du  premier  Alger 90 

Le  balcon  de  la  Méditerranée 109 

Du  jardin  aux  coteaux 121 

A  LA  GLOIRE  d'Alger 131 

IV.  —  LA  RÉSURRECTION  DE  L'ANTIQUITÉ 

Un  SECRET   DE   LA   MORT 138 

La   COLLINE  DES  TEMPLES 147 

La  ville  fastueuse  d'un  grand  roi. 155 

Vers  un  plateau  d'air  pur 169 


324  LA    VILLE   BLANCHE 

Pages. 

V.  —  DU  SOLEIL  ET  DES  ARBRES 

De  la  cité  en  plaine  a  la  cité  en  l'air 182 

a  la  forêt  des  cèdres 188 

VI.  —  VERS  LES  MONTS  HÉROÏQUES 
DE  LA  GRANDE  KABYLIE 

Le  LITTORAL  DE  RUINES  ET  DE  VERDURE 195 

Le  CHEMIN    DE   LA  GLOIRE 205 

Le  plus    FÉERIQUE  SPECTACLE 219 

VII.  —  A  LA  GLOIRE  DES  COLONS  D'ALGÉRIE 

La  RÉSURRECTION  DE    LA  MlTIDJA 228 

La  merveilleuse  histoire  de  la  colonisation 235 

VIII.  —  ICI  FUT  LE  JARDIN  DES  HESPÈRIDES 

La  petite  rose 239 

Les  gorges  et  les  crêtes 260 

IX.  —  LES  DANSEUSES  POLYCHROMES 
ET  LE  MIRAGE 

Le  ksar  de  volupté 268 

La  danse  dans  les  cafés  maures  de  nuit 275 

Le  magique  rappel  de  l'eau 280 

X.  —  DANS  LES  STEPPES   D'AZUR 

La  révélation  d'un  beau  pays 287 

La  cité  promise 298 

La  sainte  zaouïa 313 


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