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JEAN MKLIA
La
Ville Blanche
Alger
et son département
ClNQL'lfîMf: ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE PLOK
PLON-NOURKlï ET C-, IMPRIMEURS-ÉDITEUHS
8. RUE GARANGIKRE - t) ^
ToHH droits réservée
JEAN MELIA
LA VILLE BLANCHE
ALGER ET SON DÉPARTEMENT
PARIS
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PLON-NOURRIÏ ET G*% IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6*
Tous droits réservés
Copyright 1921 by Flon-Nourrit et C'*.
Droits de reproduction et de traduction
réstryés pour tous pays.
ANNEX
I9Z/
A
PAULETTE MÈLIA
Nos yeux se sont ouverts sur le plus divin des paysages :
celui d'Aller s' épanouissant dans la splendeur lumineuse
de ses blanches maisons qui, du [haut des vertes collines,
semblent descendre en flots pressés dans l'azur de la mer.
C'est ainsi que dans l'inaltérable et cher ébiouissement dont
nos prunelles furent inondées dès le premier instant, nous
aurons jusqu'à l'heure suprême, au plus haut point, le
culte de la beauté donnant naissance à tous les rayonnements
de l'âme et à tous les transports de l'esprit.
Un immense bonheur est donc en nous d'être nés dans la
ville où la clarté du jour parsème une poussière d'or et où
les nuits ont la transparence d'une insaisissable et mysté-
rieuse étoffe tissée par les étoiles.
Ce bonheur-là ne peut disparaître parce que, pétri dans
l'harmonie de la nature, il se rajeunit sans cesse avec Vaube
qui monte dans le ciel souriant, avec les fleurs qui s'ouvrent
dans toutes les saisons, avec l'air si embaumé qu'on dirait
que partout traînent des jonchées de jasmins et de roses, et si
doux et si pur que, pour emprunter un mot à Gustave Flau-
bert, il empêche même de mourir.
C'est notre privilège d'avoir senti nos âmes s'embellir de
toute la contemplation d'un horizon de lumière, de la moire
II LA VILLE BLANCHE
méditerranéenne flamboyant de pourpre ou d'argent à toute
heure du jour^ des jardins scintillant de toutes les couleurs ,
des campagnes surchargées de toutes les fleurs des arbres
fruitiers et tout embaumées du parfum des orangers.
Ni la plage sonore de la mer de Sorrente, ni les ensorce-
lants rivages de la Grèce^ ni les odorants ombrages de Chio
ne valent les bords limpides et chantants de notre Nord afri-
cain, ni leurs voisinages semés de bouquets de pins et cou-
verts de joyeux et merveilleux buissons.
Quel cri heureux avait Eugène Fromentin lorsqu'il cons-
tatait qu'il avait les montagnes à sa fenêtre et les aloès à sa
porte : « J'ai toute l'Afrique autour de ma maison! » Toute
cette Afrique est également autour de nous, c'est la terre
féconde et riche qui étonne par le déploiement de sa prodi-
gieuse activité et par les incessants miracles de son abon-
dance, car rien n'égale l'endurance ni l'acharné labeur de
tous ses habitants.
Cette Afrique du Nord qui fut jadis l'aride nourricière
des lions, leonum arida nutrix, charme aujourd'hui par
Vopulence de ses produits, par le commerce de ses villes, par
le bonheur prospère de ses villages. C'est l'œuvre de nos
colons, — aidés de nos indigènes, — agriculteurs accourus
des belles provinces françaises et de tout le bassin méditer-
ranéen, soldats de la pioche, hé? os de la charrue, en guerre,
tout d'abord, contre la cruauté malsaine de la nature et la
pestilence du sol.
Ainsi par l'incomparable exemple de nos aînés, par l'ef-
fort incessant des générations présentes, nous avons cons-
cience d'être les continuateurs des anciens maîtres du monde.
Rome porta, dans les cités maritimes de ce Nord africain,
l'essor de son trafic, et, sur les terres, sa science agricole.
Dans la suite, les ports furent dévastés, les champs anéantis,
mais les ports et les champs ressuscitent aujourd'hui, le pré-
A PAULETTE MÉLIA m
sent se noue au passé, les ruines de pierre ne sont pas dépa-
rées par le voisinage des pierres qui édifient.
A la beauté des choses mortes s'allie dans un décor unique
la beauté des choses modernes ^ si bien qu'on ne pourrait, par
exemple, détruire ce qui reste des aqueducs romains de
l'Oued Bellah et de Bled-Bacora, près de Cherchell, sans
nuire au spectacle harmonieux de ces monts qui font V orgueil
du paysage, de ces vignes qui font la richesse de ce pays.
Les Romains furent de grands constructeurs; ne le sommes-
nous pas également, là même où ils ont laissé de si puissants
vestiges ?
Heureux ceux qui sont nés et ceux qui vivent sur nos
bords africains, car nous vivons tous les temps : il semble,
en effet, que, dans le passé glorieux que nous ressuscitons
sa7is cesse, nous foulions la pourpre même des épiques Césars.
Nos cœurs s'exaltent, nos esprits se rappellent, nous sommes
les contemporains de Marius et de Juba, dans tous les lieux
où s'étale un grandiose amoncellement de colonnades et d'arcs
de triomphe, où les souvenirs fleurissent parmi les ruines
jusqu'en l'épanouissement des roses grimpantes.
Tout le génie latin revit maintenant sur ces rives sous la
protection française, c'est maintenant la France qui modèle
ce pays à son image et qui y crée une tradition. Tous ceu^
qui y habitent, quelles que soient leur race et leur religion,
sont ses enfants; il n'est plus en ce Nord africain qu'une
patrie possible : la France. Nous en avons l'orgueil, nous
en avons l'amour. Parce que nous vivons sur une terre jeune
et vivace, de grands devoirs nous iricombent et nous les
acceptons avec joie, de même que nos pères ont accepté, pour
la création des fermes et des villages, pour le développement
de la culture et du commerce, pour le plu^ éclatant triomphe
de la France colonisatrice, toutes les misères et toutes les
luttes.
IV LA VILLE BLANCHE
Nous sommes la plus grande France, c'est donc à nous
aussi de veiller au sort le meilleur et sans cesse plus affermi
de la mère patrie et nous devons, aux bienfaits dont elle
nous a comblés, toujours répondre par un redoublement
d'efforts et par une plus ardente volonté d'être sans cesse à
côté d'elle dans l'accomplissement de son destin.
Toute notre Afrique est aussi la France une et indivisible^
et, sans cette dernière, nous ne concevons pas pour nous
d'avenir possible : elle est trop admirable, elle est trop nobhj
elle qui, durant cinq ans, a autant combattu pour la défense
de son territoire que pour la liberté du monde entier. De la
gigantesque bataille elle est sortie victorieuse mais meurtrie.
Laissons avec une filiale fierté sur son front radieux toutes
les palmes de la victoire, mais, nous aussi. Français d'outre-
mer, travaillons, puissamment et sans relâche, à guérir
toutes ses blessures, afin qu'elle apparaisse encore aux yeux
de l'univers telle que l'avait entrevue Michelet, belle, harmo-
nieuse, avec sa robe aussi blanche, avec son âme aussi vaillante.
Si donc, dans notre foi patriotique, nous n'avons besoin
d'aucun réconfort ni d'aucune promesse de récompense, car
nous nous donnons tout entiers, sans arrière-pensée, tout au
moins désirons-nous trouver en des regards amis et des
visages aimés la joie sincère qui devra naître du devoir
accompli et la claire espérance que nos efforts ne seront pas
vains.
Oh! ces regards amis et ces visages aimés, halte heureuse
dans l'intensité appliquée de nos actions!
Sois cette halte, enfant, qui, demain, sera jeune fille, c'est-
à-dire l'avenir s' épanouissant dans sa chère innocence, doux
yeux qui n'ont pas connu le mal et s'ouvrant, après tous les
désastres dont la France a subi la formidable horreur, sur
la sainteté de la patrie renaissant de ses cendres, plus splen-
dide quelle ne fut jamais.
A PAULETTE MELIA V
Tu vivras dans un monde meilleur; notre vieil univers a
besoin d'un pur rajeunissement, que ton virginal et frais
sourire soit la rédemption de tout le passé dont nou^ avons
souffert et la clarté céleste qui précède sur la route!
Il est bon que ce soit ton sourire, celui de la jeune Algé-
rienne à toutes ses sœurs de France, car ta terre natale est
appelée, par une organisation féconde et par les vertus de
toutes ses races, à être plus que jamais la fille aînée de la
patrie, la secondant, se fondant en elle pour toutes les
épreuves et pour tous les labeurs.
Voilà pourquoi ce livre Vest dédié : il est l'exaltation de
cette antique mer intérieure qui forme le trait d'azur nous
reliant à la patrie, la commémoration attendrie de la con-
quête de 1830, ce grand acte à la foi inspirée et qui assure
à la France une autre éternité, la somme de toutes nos pen-
sées, de toutes nos impressions, de tous nos rêves, de tous
nos désirs d'une Algérie plus magnifique encore.
Notre âme s'est répandue à travers toutes les pages de ce
livre afin que notre terre natale soit comprise par tou^ dans
l'évocation de ses beaux paysages, de ses vieux souvenirs
comme dans l'espérance de ce qu'elle est en droit d'attendre
du plus propice et merveilleux destin, afin qu'elle soit aimée
pour son soleil et ses étoiles, ses fleurs et ses montagnes, —
tous les trésors dé la nature, — et aussi pour son activité,
pour son travail, pour sa prospérité, — tous les trésors de
l'homme, — afin que celui qui l'a connue un jour ne puisse
plus se séparer d'elle sans s'attendrir à jamais dans ce
sublime et poignant sanglot d'Isabelle Eberhardt : « Tristesse
profonde, déchirement de quitter la sainte terre d'Afrique! »
Tous les autres continents ont, en effet, révolu bien des
cycles ; l'Afrique seule porte dans son sein un avenir éblouis-
sant déjà par tontes les promesses qu'elle a tenues, elle s'éveil-
lera à sa propre lumière plus incandescente encore que tous
VI LA VILLE BLANCHE
les autres soleils^ elle appelle à l'action toutes ses races, elle
veut avoir sa part d'existence en ce monde, elle peut êtrej à
son tour et dans les temps futurs, par son âme neuve, par
sa force et son originalité, le plus vigoureux et superbe
continent.
La France, par son génie et son amour, l'aura poussée
dans cet éclat de richesse, de bonheur et de gloire. Quelle
fierté en ressentira à jamais notre terre natale, car c'est
en notre Algérie que tout d'abord s'est miré le visage adoré
de la France!
Suprême joie invincible espérance, triomphante promesse
de l'avenir, tout vibre, tout s'exalte en ces pages. Prends
donc ce livre, enfant, ma chère filleule, dans tes mains de
tendresse; élève- le de ton geste que rendent encore plus sou-
riant et pur ta grâce et ta jeunesse, élève-le dans l'azur
comme une offrande de reconnaissance à la France et
d'amour à l'Algérie, comme la plus délicieuse et charmante
invitation à visiter notre terre natale.
Et qui donc pourrait se refuser à ton appel, jeune Algé-
rienne éprise de ton sol et dont toute la sincérité procl >me
qu'ailleurs il ne peut exister un ciel plus lumineux, des
fleurs plus parfumées, de plus divins paysages, déplus géné-
reux efforts et de plus noble action, car l'Algérie est la terre
d'inspiration pour les esprits rêveurs et pour les âmes fortes?
Pays à nul autre semblable, avait aussi soupiré Isabelle
Eberhardt.
LA VILLE BLANCHE
I
VERS LA VILLE BLANCHE
LA LEÇON DE LA PRESQU'lLE DE SIDI-FERRUCH
Nous sommes à Sidi-Ferruch. C'est ici qu'il y a
quatre-vingt-dix ans, sous le commandement du ge'néral
comte de Bourmont, débarqua l'arme'e française. La
mer est calme, la plage silencieuse et la baie, à l'abri,
semble dormir depuis toujours.
On peut aller loin, à des centaines de mètres dans
la mer, sur le sable très fin. La plage s'e'tend, en effet,
avec une paresse à laquelle le silence et le de'sert des
terres qui l'environnent ajoutent on ne sait quel
étrange mystère.
Celui-ci n'est, certes, pas fait de la moindre terreur.
Il flotte, partout, une clarté très blanche, parfois aveu-
glante qui dessine implacablement le contour de
toutes les choses. Il règne, en ces lieux, une tranquil-
lité telle que l'âme y rêve d'un repos infini. Pourtant
le mystère existe. C'est qu'il y a partout, dans l'air
immobile, ce silence qui fait, comme dit Charles Bau-
delaire, qu'on voudrait se sauver. Il semble aussi que
1
2 LA VILLE BLANCHE
les collines, qui se dessinent au loin, sont recueillies
dans une grave attitude et écoutent « ce mystère divin
que l'homme n'entend pas -» .
A peine, sur la plage, y a-t-il un vieux pêcheur ita-
lien qui vérifie ses longs filets. Il ne chante pas; on
dirait que la gravité des choses d'alentour pèse sur sa
pensée et tient ses lèvres closes.
Le fort, qui domine la mer, demeure, lui aussi, énig-
matique. Des écriteaux nous préviennent qu'il est,
sous peine d'amende, interdit de pénétrer sur les ter-
rains militaires où il ne pousse d'ailleurs que des
herbes sauvages, quelques marguerites des champs
jaunes et blanches et dont la désolation muette aug-
mente plus encore le calme environnant.
Bientôt, quand les chaleurs de l'été rendront insup-
portable le séjour de la ville proche, bien des familles
d'Alger viendront goûter la fraîcheur de ces lieux. Les
ébats des nageurs, les cris des enfants, les chansons
des femmes peupleront tous ces endroits de la gaité
saine des peuples nouveaux.
Sidi-Ferruch va devenir petite ville balnéaire, il va,
durant quelques semaines, perdre sa face légendaire,
mais pendant qu'il en est temps encore, goûtons de
tout notre cœur et son silence et son mystère.
Au surplus, que de souvenirs prennent ici, impres-
criptibîement, leur vol! Notre âme ne peut s'empêcher
d'une profonde émotion au rappel de l'immortelle
épopée que fut la conquête de l'Algérie.
Nous nous rappelons pieusement. Voici les bricks,
le Dragon et r Alerte, qui marchent en tête de ligne de
la flotte française; ils s'avancent pour signaler les
sondes. La Provence, le Breslau, la Sur vei liante, l'Iphi-
génie, la Bidon, la Pallas, la Gnerrière, l'Hennine, la
VERS LA VILLE BLANCHE 3
Syrène viennent ensuite. Tous ces navires ont fait un
branle-bas général et sont prêts au combat.
Mais, comme à l'beure présente, la solitude et le
silence régnent sur les bords africains. Le mystère
environnant qui empoigne notre âme, déjà, en 1830,
l'armée française le ressentit. Celle-ci n'aperçoit que
les murs nouvellement blanchis des dépendances qui
entourent le tombeau du marabout Sidi-Ferruch.
Sur le promontoire, aux rochers déchirés, s'élève
bien une tour, celle de Chica, qui, peut-être, va ouvrir
le feu contre la flotte qui vient de France. Seulement,
la tour, elle aussi, s'enferme dans ce silence, angois-
sant, à la fin.
Les vigies, du haut des mâts, scrutent le rivage. Une
tente d'Arabes se dresse derrière un ravin; l'amiral
Duperré, qui commande la flotte, ordonne au vaisseau
le Nageur d'approcher plus avant et de tirer quelques
coups de canon. Deux batteries turques lancent des
bombes ; deux hommes du Breslau sont blessés et tout
retombe dans le silence. C'est le soir du 13 juin.
La nature est indifférente à tous ces hommes de la
flotte française et du pays africain, qui, bientôt, vont
s'entre-tuer. Déjà, elle étend sur eux tous la douceur
de sa nuit. Rien ne trouble l'espace et, comme aujour-
d'hui, la mer est calme, les rochers et la plage dorment
leur sommeil habituel. Le rivage demeure impassible
devant les canons des navires français, tournés contre,
lui. Le mystère subsiste.
Le ciel, seul, semble se complaire dans cette vaste
solitude. Rien ne va déchirer le mutisme nocturne et,
pourtant, c'est le débarquement de la flotte française.
Les soldats s'entassent sur les chalands et les cha-
loupes, les officiers recommandent le silence à chacun
4 LA VILLE BLANCHE
et les rames même des marins s'assourdissent dans
l'eau. La plage, déjà, s'emplit de conquérants. Malgré
tout, la terre africaine conserve cet aspect mystérieux
que nos yeux étonnés lui découvrent encore après plus
de quatre-vingt-dix ans.
Mais l'heure, sur ces lieux, à présent, imposante
par un souvenir impérissable, est, alors, solennelle et
décisive. C'est qu'en abordant sur la plage énigma-
tique, officiers, marins et soldats ont l'esprit empli des
mémoires des siècles passés et des noms les plus
fameux : Scipion, saint Louis, Charles-Quint.
Ils savent que la mère patrie attend d'eux des gloires
nouvelles. Ils se rappellent que, quatre semaines aupa-
ravant, lorsqu'ils quittèrent Toulon, tous ceux qui
avaient assisté à leur départ s'exclamèrent en cris
d'adieu : « Alger! Alger! » Ils ont la sublime cons-
cience qu'ils vont donner à la France un pays plus
grand et ouvrir, au monde entier, les portes qui
mènent jusqu'au cœur du continent noir.
Leur mission est la plus belle qui soit; ils ont la
certitude qu'ils la réaliseront par leur mort même et
ils ont déjà fait le noble abandon de leur vie. La nuit
claire ne tardera pas à laisser place à l'aurore; déjà,
avant que le soleil se lève, officiers, marins et soldats
ont conquis tout ce Nord africain dans leurs cœurs.
Le jour va paraître. Après le sable de la plage et les
rochers désolés de la côte, les prochains conquérants
voient une végétation primitive et charmante. Autour
du marabout de Sidi-Ferruch, il y a des carrés de terre
défrichés, quelques jardins, çà et là, des arbousiers,
des myrtes sauvages, de grands lauriers-roses; un pal-
mier s'élève, il tend ses branches comme un espoir.
Le soleil darde maintenant ses premiers rayons.
VERS LA VILLE BLANCHE 5
Le capitaine Romphleur plante le drapeau de la
France au sommet de la Torre-Chica. Le drapeau
claque au vent, joyeusement; trente mille soldats sont
là qui l'acclament sur la plage : jamais matin ne fut
plus glorieux.
La Torre-Chica n'existe plus aujourd'hui, car sur le
promontoire qui forme la presqu'île de Sidi-Ferruch,
au-dessus de laquelle elle se dressait, a été construit,
dès 1847, le fort qui domine encore à présent. Nos
yeux se portent sur son emplacement : le drapeau de
la France claque au vent, joyeusement, comme au
premier matin et rappelle les premiers souvenirs de la
conquête.
A l'entrée du fort est apposée une plaque de marbre
qui porte ces mots : « Ici, le 14 juin 1830, par ordre
du roi Charles X, sous le commandement du général
de Bourmont, l'armée française vint arborer ses dra-
peaux, rendre la liberté aux mers, donner l'Algérie à
la France. »
On ne peut se défendre d'un patriotique attendrisse-
ment; sur cette plage de Sidi-Ferruch, il n'y a rien
que le sable et le silence, mais il n'est pas de pèleri-
nage plus émouvant pour celui qui aime la terre afri-
caine.
Sidi-Ferruch! Ce nom- doit être à jamais populaire;
il nous a ouvert la porte de ce pays où se sont exaltés,
épanouis, fortifiés, tant d'initiatives, d'énergies et de
courages, il nous a donné une plus grande patrie.
Mais quel est ce nom que jamais notre cœur ne
pourra oublier? C'est celui d'un saint mahométan,
d'origine andalouse, né en Espagne, dont le savoir
était considérable et q^i avait été par trois fois à la
Mecque.
5 LA VILLE BLANCHE
Sans doute, Sidi-Ferruch aurait toujours vécu dans
son pays si la catholicité ibérique n'avait pas dressé
contre lui et les siens des décrets dexpulsion. Alors
il voulut que son zèle et ses pieuses connaissances
fussent profitables à des frères moins instruits. Il s'en
vint donc dans l'Afrique du Nord, choisit pour lieu
d'habitation, — parce qu'elle était pauvre et nue dans
sa beauté si sablonneuse, — cette presqu'île qui porte
son nom; il pourrait ainsi vivre souvent loin des
hommes, n'ayant que la mer pour spectacle, que le
silence pour méditation et que Dieu pour pensée.
Mais une légende s'établit presque aussitôt, tant il
est vrai que l'imagination des hommes a besoin de
choses surnaturelles. On crut rapidement que c'était
au retour d'un pèlerinage à la Mecque, que la tem-
pête, après avoir fait faire naufrage à tous ses com-
pagnons, avait rejeté, seul, Ferruch, sur les rochers.
C'était à Dieu que ce dernier devait son salut miracu-
leux, il devenait, du coup, celui que le Prophète pro-
tégeait et son prestige, ainsi, devait s'accroître sur
tous les cœurs.
Comme aujourd'hui, la presqu'île n'avait pour habi-
tants que de simples pêcheurs. Sidi-Ferruch ne leur
demanda ni maison ni nourriture; il logea, en effet,
dans une crique, et, pour tous aliments, les dunes lui
fournirent leurs plantes, la mer, ses coquillages; mais,
de ces pêcheurs, il sollicita Tattention et l'âme.
Il y avait aussi des bergers qui venaient conduire
leurs troupeaux aux abords de la plage, là où la terre
permettait la croissance des herbes, et Sidi-Ferruch
s'adressa également à eux.
C'était un auditoire primitif que ces bergers et ces
pêcheurs. Ceux-ci crurent en leur marabout si riche
VERS LA VILLE BLANCHE 7
de savoir, qui daignait pieusement partager toutes
leurs misères, et ils s'en allèrent porter partout sa
renommée, si bien que la presqu'île devint désormais
un lieu de pèlerinage. Le dey lui-même désira con-
naître ce saint dont s"éprenaient tous ses sujets; il
l'appela dans son palais, mais Ferruch refusa ce grand
honneur. Le dey alla donc le voir dans sa retraite
et cette démarche augmenta plus encore la répu-
tation du saint.
Un événement survint qui établit définitivement le
pouvoir surnaturel de Sidi-Ferruch. Un bateau espa-
gnol s'était approché de la côte et un marin, du nom
de Rouko, était descendu à terre. Il vit Ferruch
endormi sur la plage; et, sans même chercher à savoir
qui il était, il le fit captif et l'emmena dans son bateau.
C'était à la tombée de la nuit. Les marins espagnols
mirent le cap sur Carthagène; mais ils virent, au lever
du soleil, qu'ils n'avaient pas changé de place. Ils
s'étonnèrent : Ferruch leur fit tout simplement savoir
qu'ils ne pourraient pas naviguer tant qu'ils ne l'au-
raient pas rendu à terre. Rouko débarqua donc Fer-
ruch sur la presqu'île.
Une deuxième nuit se passa, mais le voilier demeu-
rait immobile. Rouko alla trouver Ferruch et récri-
mina amèrement; le saint se contenta de répliquer que
l'on avait gardé ses sandales et que ce n'était qu'après
qu'on les lui aurait rendues que le bateau pourrait
reprendre sa route. Rouko vérifia le fait : les sandales
de Ferruch étaient à bord et il alla les lui rendre.
Déjà le vent commençait à souffler et le voilier se
balançait; alors les yeux de Rouko se dessillèrent, son
esprit s'illumina. C'était certainement à un miracle
qu'il assistait; la grâce du prophète pénétra dans son
8 LA VILLE BLANCHE
âme. Rouko refusa de suivre ses compagnons et il
implora Ferruch pour qu'il l'acceptât près de lui,
comme serviteur. Il abjura son ancienne religion, et
devint, à son tour, un saint mahome'tan. On l'appela
Sidi-Rouko.
Sidi- Rouko fut le compagnon fidèle et dévoué de
Sidi-Ferruch et la mort même ne les sépara pas. L'an-
cien marin espagnol expira à la même heure que son
maître en Mahomet et on les ensevelit l'un à côté de
l'autre. « N'étaient-ils pas, proclamèrent les bergers et
les pêcheurs, comme les dents du même peigne? »
Plus rien, aujourd'hui, ne demeure de ce qui fut
leur tombe. Sur l'emplacement de cette dernière
s'élève le fort, mais le paysage dans lequel vécut Sidi-
Ferruch est encore le même : la nudité de la terre se
recouvre, comme en son temps, lorsque passe le vent,
d'une couche de sable, les vagues de la mer mordent
l'âpreté des rocs, de pauvres pêcheurs font sécher
leurs filets au soleil et des bergers mènent leurs
chèvres brouter l'herbe qui croît dans les dunes.
Nous pouvons rêver aux lieux mêmes où Sidi-Fer-
ruch attarda ses pieuses méditations et contempler
l'immensité qu'il se plaisait à considérer comme
l'œuvre la plus parfaite de Dieu. C'est sur tel rocher
qu'il s'assit aux heures du soir, pour prolonger sa
contemplation; l'infini revêtait toutes les couleurs et
s'embrasait de mille feux, de partout à la fois, avant
que la nuit dispensât la mélancolie de ses longs voiles.
L'extase était au cœur de Sidi-Ferruch. Nous
n'avons pas la même croyance que lui, car les motifs
nous font défaut pour pénétrer, jusqu'au fond, la
pure sublimité qui exaltait et lui rendait plus chères
ses méditations, là, sur ces rochers où nous nous
VERS LA VILLE BLANCHE 9
asseyons aussi, sous ce même ciel qui nous couvre,
devant cette mer qui expire à nos pieds avec le même
murmure que lorsqu'elle mourait aux siens, mais
nous pouvons avoir les mêmes regards, la même âme
que lui pour ce qui concerne la beauté de ces lieux.
Il y a là une harmonie que magnifie une parfaite
simplicité. Ces rochers, si bas, sont bien faits pour la
mer étale, et il est propice que la stérilité environ-
nante éloigne le commerce bruyan-t des hommes. Ce
sable si fm a certainement des affmités avec le silence
même, ce silence qui surprit les soldats français en
1830, et qui règne encore à présent, comme à l'époque
de Ferruch. Toute cette baie, toute cette presqu'île
inculte sont bien faites pour y vivre une vie d'ana-
chorète. Ferruch pouvait, à toute heure, y converser
avec son Dieu.
Dans cette immobilité qui fait de ces lieux comme
un désert du monde, il semble que la prière soit plus
fervente et s'élève plus sereinement. Ces rivages ont
ainsi la majesté des choses solennelles, le cadre y
convie, le décor exalte; la fleur mystique, qui demeure
indéracinablement au fond de toutes les âmes, peut
trouver là le bain divin dans lequel elle s'épanouira et
embaumera plus que jamais.
Et voici que, par un rappel logique des mémoires
évanouies, nous revivons le premier dimanche que
l'armée française passa sur ces Jjords africains. C'était
le 20 juin 1830. La veille, nos soldats avaient vaincu
sur la plaine toute proche de Staouéli. Sur le promon-
toire de Sidi-Ferruch, non loin de fendroit où le saint
mahométan reposait dans la paix sublime de son Dieu,
près du marabout aux murs nouvellement blanchis et
qui brillaient comme d'invincibles espoirs aux cœurs
10 LA VILLE BLANCHE
des adeptes du Coran, pour la première fois, fut pro-
clamée la grandeur de l'Évangile.
Un autel fut improvisé ; il se composait de quelques
planches sur deux tonneaux, mais il avait pour voûte
le ciel même et pour espace toute la promesse d'un
continent nouveau. Quelle émotion dut ressentir l'au-
mônier qui officia durant cette première messe !
Tous ceux qui inclinaient leurs fronts, au geste
auguste de ses mains, savaient que la conquête allait
être pénible. Ils savaient aussi que les populations
qu'il leur faudrait combattre étaient guerrières et sans
pitié, que celui qui deviendrait leur prisonnier subirait
mille tourments avant sa mort. Ils n'ignoraient pas,
non plus, qu'ils auraient à vaincre la nature même et
que celle-ci allait soulever contre eux les pestilences
de ses marais, les fièvres de ses cours d'eau à demi
desséchés et tous ses brûlants soleils et toutes ses nuits
humides.
Mais ils entendaient encore vibrer à leurs oreilles le
cri qui avait retenti à l'instant de leur départ de Tou-
lon : « Alger! Alger! » Ils se répétaient ce cri-là dans
leur cœur avec la même violente émotion que les
marins de Christophe Colomb clamaient le mot de
« Terre! Terre! » lorsqu'ils virent enfin à leurs yeux
s'éveiller les rivages du monde promis.
Toute la France voulait la conquête de l'Algérie, il
ne fallait pas que ce désir se changeât en amère désil-
lusion : les soldats se juraient de le réahser. C'étaient
leurs suprêmes instants qu'ils commençaient déjà;
leurs âmes s'ouvraient ainsi davantage aux prières
de l'aumônier.
L'autel avait beau être primitif et humble, sa sim-
plicité se magnifiait d'une grandeur incomparable, les
VERS LA VILLE BLANCHE 41
murmures de la prière avaient pour accompagnement
divin la chantante harmonie des vagues qui mouraient
sur la plage. Le prêtre eut un geste ample; sa béné-
diction s'étendit sur l'armée à genoux, sur la mer au
bout de laquelle la patrie haletait dans l'impatience de
la nouvelle de la victoire, sur la terre que le silence
enveloppait et qui semblait prolonger par delà les mon-
tagnes le mystère de la presqu'île.
Mais nos âmes citadines sont impuissantes à sup-
porter plus longtemps l'éclat de la mer et le silence de
la presqu'île. Il monte, de tout ce repos des éléments,
un étrange accablement. On a cette surprenante sen-
sation des solitudes illimitées dont parlait Guy de
Maupassant, lorsqu'ennuyé par la tour Eifiel, il quit-
tait Paris et même la France, et attendait, hors du
port de Cannes qu'un léger souffle du large poussât
son yacht, couvert de toile, vers la côte italienne.
Cet accablement, cette sensation deviennent d'un
poids trop lourd pour nos âmes des villes. Adieu, Sidi-
Ferruch, rocs dénudés qu'ont étreints les serres des
aigles de la victoire, sable fin sur lequel le baiser allongé
de la mer effacera jusqu'à la trace de nos pieds de
passants afin de te garder ta beauté immuable, coin de
terre stérile qui, pourtant, sus frémir au débarquement
de milliers de soldats, au point de féconder à jamais la
plus glorieuse épopée dont puisse s'enorgueillir la
mémoire française. Si nous te quittons d'un pas léger,
si nous te sourions en nous retournant, pour te regar-
der une dernière fois, presqu'île qui t'avances si fer-
mement dans la mer, comme pour aller au-devant de
l'histoire, c'est que nous sommes certains que nos
cœurs ne t'oublieront jamais.
Nous gravissons les pentes de la plage; le sable se
12 LA VILLE BLANCHE
mêle encore à la poussière et la blancheur fait de la
route un long ruban immaculé. Sur un tertre carré où
croissent, à tout hasard, des herbes, des fleurs des
champs, se dresse une humble colonne qui porte ces
seuls mots : « Camp français, 1830, limite est. »
Nous aimons l'éloquence de cette brièveté. Au sur-
plus, il est beau que cette colonne soit si simple; il
suffit qu'elle s'impose par la grandeur de tout ce
qu'elle évoque en nos esprits. Ces champs ont vu se
dresser sur eux les tentes de nos soldats, ils ont
entendu le bruit de leurs armes et les refrains joyeux
de leurs chansons : c'est ici que reposa l'armée fran-
çaise qui devait donner à la France un monde nou-
veau.
Cette colonne revêt maintenant à nos yeux une
noblesse tragique. Tout autour d'elle, çà et là, il pousse
des coquelicots qui semblent des taches de sang et ce
sont vraiment des taches de sang, car c'est ici que
moururent nos premiers soldats; leur mort a fécondé
la terre.
Plus loin, une même colonne, seulement un peu
plus haute, enseigne : « Route de Sidi-Ferruch ouverte
par l'armée française, 1830. » Derrière elle, se trouve
la gare et, comme nous lisons l'inscription, un chant
vient jusqu'à nous, c'est celui de quelques travailleurs
de la voie ferrée.
Ceux-ci sont de solides gaillards, aux cheveux noirs,
au teint bruni par le soleil. Ils ont quitté leurs pale-
tots pour avoir les mouvements plus libres; le col
de leur chemise est entr'ouvert et les manches sont
retroussées jusqu'après les coudes. Leur peau se dé-
couvre tiède et saine; leurs cœurs sont sans soucis.
Ces travailleurs chantent joyeusement; ils ne sont pas,
VERS LA VILLE BLANCHE 43
comme nous, obsédés par les souvenirs d'autrefois
dont, pourtant, ces lieux sont tout remplis, ils sont
sans regards sur le passé. C'est que, dans leur labeur
même, est en germe tout l'avenir.
Il est utile que ces travailleurs ne songent qu'à ce
qui sera demain; l'activité féconde, elle aussi, doit
s'élancer, par delà tous les souvenirs. D'ailleurs, ils ne
sont pas ingrats envers ceux qui, avant eux, passèrent
aux mêmes endroits, car ils ont beau être insouciants
et chanter, ils continuent, sous une autre forme,
l'œuvre des soldats conquérants ; c'est la plus magni-
fique manière d'honorer ces derniers.
Ils posent des rails ; ils ouvrent ce pays à des pros-
pérités nouvelles; leurs instruments épais résonnent
dans l'air. Le choc est sourd, les travailleurs rivent les
longues barres : ce sont comme des veines qu'ils font
courir sur la surface du sol. Un sang nouveau va
courir, grâce à eux, et, ce sang, ce sont tous les pro-
duits, toutes les richesses de la terre. Qui dira la poésie
féconde des travailleurs des voies ferrées?
Les soldats de 4830 se reconnaîtraient en eux. Ils
avaient vaincu par le fer; par le fer, aussi, triomphent
ces travailleurs. La lutte n'est plus pareille, elle ne
s'adresse heureusement plus à des semblables, mais à
la nature même : ainsi, la force et le génie de l'homme
agrandissent son domaine et maintenant, c'est pacifi-
quement que f œuvre de la France se poursuit sur la
terre africaine.
Toute la plaine de Staouëli s'étend à nos regards.
Elle est verdoyante par tous les pampres de ses vignes,
elle est blonde par toutes les nappes que forment ses
champs de céréales, elle est bigarrée et charmante par
tous ses tapis de culture; le cœur s'y sent à l'aise :
U LA VILLE BLANCHE
c'est, en ve'rité, le prolongement de la mère patrie.
Notre contemplation embrasse toute cette étendue
jusqu'à la hauteur de Dély-Ibrahim. Les souvenirs
renaissent; pourquoi les chasserions -nous? Notre
amour pour l'Algérie nous a conduits ici, à un cher
pèlerinage; nous sommes les cœurs épris de tout ce
qui est à présent, mais aussi de tout ce qui fut au-
trefois.
Ce qui fut, en ces lieux, au matin du 24 juin 1830,
ce fut un combat sanglant. Trente mille musulmans
luttèrent avec courage; ils furent culbutés par les divi-
sions des généraux Berthezène et Loverdo. Mais, à ce
nouveau succès de nos soldats, il fallait la victime
la plus expiatoire : le jeune lieutenant de grenadiers
au 49^ de ligne, Amédée de Bourmont, fils du général
en chef, s'élançait vers l'ennemi à la tête de sa section,
trois balles l'avaient déjà touché, une quatrième l'attei-
gnit à la poitrine. Des grenadiers le portèrent sur un
sac à distribution, au camp de Staouëli, dans la tente
du général Loverdo.
Amédée de Bourmont sentait qu'il allait mourir, mais
il avait une grande fierté : comme les héros antiques,
il était frappé par devant. Il tendait les bras à un ami
accouru à l'annonce de la tragique nouvelle et lui disait,
en souriant : « Embrasse-moi, c'est le plus beau jour
de ma vie. * 11 lui faisait toucher du doigt l'endroit
sanglant par où disparaissait toute sa jeunesse en fleur
et il lui disait encore : « Elle est bien placée, elle est
près du cœur, cette blessure reçue pour la France et
pour le roi. -»
La douleur étreignait les assistants; seul, l'agonisant
ne pleurait pas : il savait que sa mort n'était pas inu-
tile. Son père fut prévenu. Lorsque les soucis de la
VERS LA VILLE BLANCHE 15
guerre lui en laissèrent l'instant si attendu, il courut
vers son fils, il s'attrista, mais l'agonisant lui rappela
qu'il était le chef et qu'un chef ne devait jamais s'at-
tarder à pleurer; seulement, il le pria : « Écrivez
à ma mère, consolez mes sœurs. t>
La bataille ne'cessitait le commandant de toutes les
troupes; le comte de Bourmont embrassa son fds et se
rendit où l'appelait son devoir de soldat, il ne devait
plus revoir son enfant. Celui-ci fut transporté au camp
de Sidi-Ferruch et ne tarda pas à expirer près de ses
amis, mais loin des siens.
Meurs donc, jeune officier! Tu n'as pas vécu des
années infécondes, tu as succombé dans ton enthou-
siasme et ta fraîche illusion. Toi aussi, tu avais quitté
la France dans toute l'ardeur de donner à ton pays
une nouvelle gloire, tu avais accepté le salut de
ceux qui t'avaient crié en te quittant : « Alger, Alger 1 »
Cette ville-là, il ne t'était pas réservé de la prendre,
tu expirais avant l'heure, au seuil du grand rêve de la
victoire.
Ton jeune sang coula, sans plus tarder, comme si ta
patrie avait hâte d'en arroser le vieux sol africain
pour marquer le grand serment que jamais elle n'aban-
donnerait ces champs où tu mourais. C'est ton prin-
temps qui fut offert en holocauste à la conquête. Elle
est venue, toute la gloire que ton ardeur voulait donner
à ton paysl Ta fin est émouvante, mais tu n'as pas
voulu qu'on la déplore.
Sois fier dans la mémoire qui te survit : ta mort est
une de celles qui font ta patrie immortelle ! Cette fierté-
là, nous la ressentons encore aujourd'hui pour toi, pur
héros, dont nous ne savons que le nom, qu'aucune
image ne rappelle à nos yeux. Ton père aussi la res-
46 LA VILLE BLANCHE
sentit dès le premier instant de ta disparition et elle
lui donna, plus encore, la volonté de vaincre. Il s'em-
parait d'Alger quelques jours après ta mort.
Elle est tienne ainsi, cette ville que tu avais tant
souhaité de voir. Tu peux l'aimer dans l'infini où tu es
maintenant. Sais-tu qu'un poète a écrit d'elle, que ses
jours sont de soleil et ses nuits de diamant? Apprends
qu'elle est, de nos jours, l'une des plus belles et des
plus prospères de ta patrie, que tout le territoire dont
elle dépend est, comme on Ta dit, le plus riche joyau
de notre empire colonial. Pour tout cela, tu devais suc-
comber; non, ta mort n'a rien de triste!
Le cœur d'Amédée de Bourmont fut embaumé dans
un coffret. La révolution de Juillet était survenue, le
général en chef résignait son commandement d'Afrique,
il prenait, comme son roi, le chemin de l'exil. Il s'em-
barqua sur le brick de commerce autrichien VAmatis-
simo, emportant avec lui le coffret et aussi le cercueil
de son fils.
Le général de Bourmont fut déposé à Gibraltar. Le
cercueil du jeune héros fut transporté en France, mais
la calomnie, aussi, avait fait une route pareille. On
racontait que le général en chef avait pillé à son profit
le trésor de la Casbah d'Alger. A Marseille, les agents
de la douane ouvrirent le cercueil que le capitaine
Gagrizza, de V Amatissimo, venait de leur confier. Ils
voulaient y découvrir l'or arabe qu'y avait caché,
disait-on, le comte de Bourmont.
C'était la plus horrible profanation; seuls, protes-
.tèrent des étrangers, les marins du brick autrichien.
Amédée de Bourmont était encore tourmenté par delà
sa mort.
De tout cela, il ne reste qu'un tragique souvenir; la
VERS LA VILLE BLANCHE 47
postérité a effacé la calomnie et ne se souvient qu'avec
reconnaissance du général en chef^ qu'avec tendresse
du jeune héros, Amédée de Bourmont.
Où donc ce dernier est-il enterré? Notre piété l'ignore
et n'en est pas curieuse; il peut dormir quelque part
sous la terre de France pour laquelle il avait combattu,
mais nous savons, nous, que sa vraie tombe est dans
le cœur de tous ceux qui aiment cette Algérie si pros-
père aujourd'hui et dont la prospérité exigea le sacrifice
de tant de jeunes et vaillantes existences.
Notre pèlerinage à Sidi-Ferruch n'aurait-il que le mé-
rite de l'évocation de tous ces souvenirs, cette évoca-
tion est la plus réconfortante. Elle suscite le rappel de
tous les courages contre des adversaires à la noblesse
virile desquels il est honorable, pour les, vainqueurs,
de rendre hommage ; de toutes les volontés qui se sont
attaquées à des ennemis plus dangereux encore,
comme les maladies et comme les fièvres; de toutes
les énergies qui se sont ruées au défrichement du sol
et qui ont fait de ce Nord africain un grenier de la
France, un jardin du monde. Ils sont venus, là, sol-
dats et pionniers. Jamais ils n'ont désespéré de la rude
œuvre à accomplir, ils ont connu toutes les misères du
iour présent, toutes les anxiétés des lendemains, ils
ont persévéré dans leur devoir.
La guerre de 1914-1918 a créé un trouble profond
dont la trace se fera longtemps sentir : il s'agit de la
France à faire renaître de ses blessures et à maintenir
sans cesse au premier rang des nations. Eh bien! que
tous ceux dont l'àme, pour la résurrection de la patrie,
a besoin de réconfort, aillent comme nous, en pèleri-
nage, à la presqu'île de Sidi-Ferruch! Le silence même
les inspirera. N'est-ce donc rien que ces souvenirs de
18 LA VILLE BLANCHE
courage et de patiente ténacité? Ils constituent le plus
sublime enseignement. Ces âmes que la vieille Europe
oppresse dans ses lourds trépignements retrouveront
ici la jeunesse promise à leur éternité; elles redevien-
dront plus fortes à l'évocation de tous ceux dont la vie
ne fut pas inutile.
Elles sentiront, en elles, se développer le désir de
l'action et la vie va les reprendre dans son cours bien-
faisant en leur montrant ce que Thomme a déjà fait,
tout ce qui est encore à faire pour le bien d'ici-bas.
Ces âmes reprendront goût à l'existence et ainsi, avec
une nouvelle vaillance et un viril enthousiasme, elles
se mettront à l'unisson pour participer à l'effort com-
mun, à la glorieuse tâche de replacer la France dans
sa plus lumineuse et belle prospérité. Après avoir>
pour sa défense, donné à la métropole ses enfants et
son sang, l'Algérie lui donnera encore une des preuves,
— si française d'ailleurs, — du travail acharné et de
rindomptable espérance. Dans Tacquittement de notre
reconnaissance à la mère patrie et pour l'éternel témoi-
gnage de l'amour que nous lui vouons, après le lot
d'action sanglante et meurtrière, il y a, en effet, la
part morale non moins sincère, non moins féconde.
Ainsi nous aurons donné à la France le meilleur de
nous tous et nous le lui donnerons encore plus que
jamais, car la vie algérienne recèle plus de trésors que
l'imagination populaire en concevait, en 1830, enfermés
dans la Casbah d'Alger.
Ces trésors s'étalent partout ici; ils s'épanouissent
dans l'harmonie qui se fait de plus en plus, si magni-
fique et si touchante, parmi toutes nos races, ils fleu-
rissent dans la charmante impétuosité de toutes nos
jeunes générations, ils éclatent dans l'âme algérienne
VERS LA VILLE BLANCHE 19
qui n'est qu'une face, parmi les plus ardentes, de l'âme
française, et ils ondulent aussi avec la grâce des blés^
ils coulent avec le sang des vignes, ils se dressent avec
l'opulence des minerais. Tout cela, sous un ciel bleu
qui permet l'essor à tous les rêves, dans une intensité
dont le charme est fait de tout l'e'clatde l'Orient. Il n'y
a pas d'âmes anémiées dans notre splendide et vivante
Algérie; toutes s'exaltent et vibrent à la plénitude de
l'existence, la terre est belle, il est bon, il est sain, il
est utile de vivre !
Voilà ce que célèbre la presqu'île de Sidi-Ferruch*
ou L EMPEREUR CHARLES-QUINT FUT BATTU
Nous allons vers l'endroit où celui qui disait que
jamais le soleil ne se couchait sur ses États vitl'échpse
de sa puissance. Nous sommes maintenant à Ben-
Aknoun, devant les arbres qui entourent le Petit Lycée.
Devant nous, des habitations prospères. Aux alentours,
la terre étale sa richesse comme une reine orgueilleuse :
ne nous en étonnons pas, un marabout la protège
depuis des temps déjà anciens.
Qui dira pourquoi les lèvres des hommes ont déformé
le nom de Ben-Sardoun en celui de Ben-Aknoun? Mais
ne nous préoccupons pas aujourd'hui des altérations
de la parole, ne pensons qu'à la joliesse de la légende.
Or, celle-ci proclame que Ben-Sardoun était un saint
auprès duquel, de très loin, on accourait.
Il implorait Mahomet dans toutes ses prières, sa vie
était la plus pieuse et constante suppUcation; il avait
ainsi conquis tout l'amour de son Dieu, tant et tant
20 LA VILLE BLANCHE
qu'il fut rintermédiaire choisi pour marquer aux
humains le pouvoir du Très-Haut. Ben-Sardoun accom-
plissait une seule sorte de miracle, mais ce miracle
était le plus bienfaisant de tous, il portait en lui tous
les germes de la terre féconde.
Ben-Sardoun pouvait, en effet, faire jaillir l'eau des
rochers. Aussi la vénération publique lui avait-elle, en
reconAaissance, décerné le surnom de « Thomme de
l'eau » . Par lui, ces terres cultivées, dont le soleil brû-
lait les mottes, étaient sans cesse rafraîcl^ies, le sol
pouvait tressaillir, au retour des saisons attendues,
de fécondités nouvelles, les moissons s'épanouissaient
pour le bonheur commun.
Ben-Sardoun mourut, mais son souvenir fleurit à
jamais dans l'âme musulmane. On enterra le marabout
aul lieux où il s'agenouillait pour la prière. C'est,
aujourd'hui, à [l'entrée même du domaine du Petit
Lycée.
Rien ne rappelle à nos yeux la tombe vénérée; il n'y
a là aucune pierre sépulcrale, mais il suffit que sache
le cœur des musulmans. L'endroit fut longtemps sacré
à la foi de Mahomet. Un frêne étendait ses puissantes
ramures et protégeait ainsi le coin de terre sous lequel
reposait Ben-Sardoun, le visage tourné du côté de la
Mecque. C'était un frêne auguste, il prolongeait aussi
ses racines dans l'âme des croyants. Les Arabes allaient
dévotement à lui car il était l'arbre voué auquel ils
suspendaient, comme ex-voto, d'humbles morceaux
d'étoffe. C'était une bigarrure pieuse qui courait le
long des branches, à portée de la main. De petits lam-
pions étaient aussi accrochés : on les allumait, leurs
flammes étaient tremblotantes, mais elles résistaient
au vent qui passait, et c'était un touchant symbole.
VERS LA VILLE BLANCHE 21
Les flammes disaient qu'elles brûlaient pareillement
dans le cœur de chaque musulman et qu'elles ne
s'éteignaient qu'avec la vie.
Et maintenant, nous voici sur les coteaux du riant
El-Biar. Aux portes des restaurants, les voitures s'ar-
rêtent; on a fui le négoce obsédant et tumultueux de
la ville voisine. Alger s'isole tout en bas, avec ses quais
regorgeant de marchandises et son port qui, par tant
de vaisseaux étrangers, semble être le carrefour du
monde entier.
On vient se retremper ici des soucis de la veille. Il
flotte un air de fête. D'une tonnelle peuplée montent
de gais refrains, les voix ont la sonorité qui fait que
leur écho se prolonge mélodieusement, elles ont la
force de toutes les races neuves, la fraîcheur que sus-
citait à la terre africaine le miracle de Ben-Sardoun.
Voici la place d'El-Biar et, tout à côté, l'église. Jadis
la place était pauvre, on la désertait pour les vastes
champs d'alentour. Elle a suivi la prospérité même du
village. Tout autour d'elle s'élèvent maintenant de
coquettes maisons. Nous reconnaissons l'église; nous
l'avions depuis longtemps aperçue; elle est, en effet,
tout au bout de l'avenue, dans un cadre propice, à un
carrefour heureux. Elle tient au village par sa proximité
de la place publique et sa grande route bordée d'arbres,
et aussi à l'aristocratique chemin qui mène à la Colonne-
Voirol, là où sont les plus riches villas des environs
d'Alger.
C'est un endroit de rêve que cet espace compris
entre El-Biar et la Golonne-Yoirol. Il y a là une tran-
quillité souriante, une harmonie qui s'étend des
blanches maisons mauresques au feuillage toujours
balancé des arbres verts. L'air est empli de senteurs, ce
22 LA VILLE BLANCHE
ne sont, en effet, que parcs et que jardins. Toutes les
fleurs s'e'closent sous le ciel favorable; nos yeux s'em-
plissent de toutes les couleurs.
Ici, c'est le paradis du n^onde. Les jasmins palpitent
comme des étoiles d'argent; eux aussi abandonnent
leurs ivresses pénétrantes aux baisers de la brise.
Faut-il citer les bougainvilliers, les orangers, les mimo-
sas? Toutes les senteurs de l'univers se fondent en une
senteur magique.
Il y aurait une douceur infinie à suivre cette route
qui conduit à la Golonne-Voirol, mais notre itinéraire
est déjà fixé. Nous voulons aller visiter la Casbah.
Le chemin qui y mène semble descendre dans la mer.
On villégiature sur ces coteaux; ce ne sont, partout,
que des villas. Celles-ci se pressent trop les unes sur
les autres, si bien que ce ne sont plus que des carrés
de jardins enclos entre des petites murailles blanches.
Ces habitations si raj^prochées rappellent celles des
banlieues parisiennes, mais ici, il y a l'air qui court
dans les vallons, il y a le spectacle toujours changeant
qu'ofi're la Méditerranée.
La route surplombe des profondeurs, la déclivité du
terrain se noie, tout là-bas, dans la mer; ces lieux, à
cause de la proximité de la ville, durent toujours être
habités. C'est de là que les naturels du pays virent
défiler, en 1830, la flotte française. Celle-ci venait de
la Pointe-Pescade et se dirigeait vers le môle d'Alger;
elle canonnait, en passant, tous les forts de la côte; ce
n'était que pour opérer une diversion, tandis que les
troupes du général de Bourmont s'apprêtaient à s'em-
parer du fort de l'Empereur.
Ce fort s'élève à notre droite. Sa masse sombre se
perd derrière les touffes d'arbres, elle date du seizième
VERS LA VILLE BLANCHE S3
siècle et son emplacement est celui-là même sur lequel
Charles-Quint établit sa tente. C'est un lieu d'he'roïsme :
ses défenseurs le prouvèrent avec un stupéfiant cou-
rage.
Les batteries françaises lançaient sur la citadelle des
grêles de boulets. C'était à travers le brouillard
matinal. « On ne distinguait, écrivait un officier quelr
ques heures plus tard, que les jets de feu dont les éclairs,
sans cesse répétés, indiquaient les points d'où par^
talent la mort et la destruction. y> Quand le soleil parut,
il ne put dissiper l'épaisse fumée des canonnades.
Mais les défenseurs de la sombre bâtisse avaient cons-
cience de la mission qui incombait à leurs suprêmes
résistances, ils savaient que leur fort était le seul
ouvrage qui protégeât Alger et que, lui détruit, c'en
serait fait de l'indépendance mahométane.
Ils répondaient, sans merci, à coups d'obus; ils tom-
baient, et c'était sans regret, dans la certitude que
d'autres, aussitôt, allaient les remplacer. Puis, le fort
sauta : les Français n'occupèrent que des ruines
fumantes. Il est de notre devoir de rendre hommage à
ceux qui surent mourir jusqu'au dernier; en les hono-
rant, nous nous grandissons nous-mêmes.
Une colonne se dresse à côté du fort de l'Empereur,
elle est érigée à la mémoire des morts de l'Afrique.
Elle nous émeut. Elle est haute de tous les holocaustes
indispensables aux dures entreprises ; elle est la somme
de toutes les douleurs, de tous les deuils, de toutes les
larmes qui furent, au cœur des vieux pères, des mères,
des sœurs, des fiancées, la tragique et inconsolable
rançon de la victoire; elle s'élance comme la rivale des
cimes environnantes. Des plaines même de la mer, on
l'aperçoit si élevée qu'on dirait qu'elle aussi, comme
24 LA VILLE BLANCHE
les monts de l'Atlas, a l'orgueil de soutenir le ciel; elle
est un pui: symbole : celui de l'héroïsme.
Or, Sidi-Mustapha, secrétaire du dey d'Alger, s'était
présenté au général comte de Bourmont en qualité de
parlementaire. Le chef français fit savoir à l'envoyé
mahométan : « Dites au dey que, maître du fort de
l'Empereur et de toutes les positions dominantes, je
tiens en main le sort de la ville et de la Casbah. » Le
dey demanda les clauses de la reddition. C'est ici, à
gauche du fort de l'Empereur, à l'ombre des mêmes
arbres qui nous couvrent, que le général comte de
Bourmont les dicta au général Desprez.
Jamais instant ne fut plus solennel. Une ère nou-
velle allait sonner, le monde entier tressaillit à son an-
nonce : la France devenait maîtresse de l'antique pays
des Hespérides. Quelle dut être alors l'émotion du
général en chef! Toute l'histoire épique et légendaire
éclatait à ses yeux dans une apothéose de soleil et de
victoire !
Cette ville d'Alger qui avait été l'effroi du monde
chrétien et que les Arabes comparaient, à cause de sa
forme triangulaire, « à un burnous blanc étalé sur la
verdure y> , dont les franges trempaient dans la mer,
dont la pointe était la citadelle de la Casbah, elle était
là, sous sa domination ! D'autres chefs, les plus grands
rois, les plus grands amiraux, avaient brisé tous leurs
efforts : Alger paraissait invincible.
C'était, en 1531, l'amiral espagnol André Doria, qui,
voulant venger la perte du Penon et cherchant un point
de débarquement sur la capitale nord-africaine, échouait
à Cherchell. C'était, le 20 octobre 1541, l'empereur
Charles-Quint arrivant devant Alger avec six cents
voiles portant treize mille marins et vingt-quatre
VERS LA VILLE BLANCHE 25
mille soldats. Jamais armée n'avait paru plus formi-
dable. L'empereur était habitué à vaincre; pour l'em-
porter sur lui, les ouragans de la montagne et les
tempêtes des flots se mirent du côté des Algériens ; le
puissant empereur connut l'amertume de la défaite.
L'instant d'après, le croissant de l'Islam reparaissait
plus orgueilleux dans le ciel redevenu serein.
C'était, en 1617, l'amiral de Beaulieu qui recevait
l'ordre d'aller bloquer Alger, et que l'état de la mer
obligeait à rentrer à Toulon. C'était, en 4620, l'amiral
anglais Mansel recevant de son roi, Jacques I", l'ordre
d'aller incendier la ville imprenable et échouant à son
tour. C'était, en 1639, l'amiral vénitien Capello détrui-
sant la flotte barbaresque, — mais celle-ci, deux ans
après, reparaissait, sur sa mer accoutumée, forte de
soixante-cinq vaisseaux, sans compter les galères.
C'était, en 1663, puis l'année suivante, à l'instigation
du roi Louis XIV, les tentatives de l'amiral duc de
Beaufort. C'était, en 1665, le triomphe de ce dernier :
la flotte algérienne élait anéantie et la France dictait
ses conditions.
Mais l'Islam ressuscitait plus aguerri encore par la
défaite. C'était donc encore, le 29 juillet 1682, l'arrivée
devant Alger du grand Duquesne, avec onze vais-
seaux de ligne, quinze galères, cinq galiotes à bombes,
deux brûlots et plusieurs tartanes. Alger va suc-
comber. Le Divan s'épouvante et veut demander la
paix, mais les Algériens s'indignent de cette faiblesse;
la lutte recommence. Il semble que les dieux qui pré-
sident aux destins de la Méditerranée aient fait un
pacte avec celui qui protège Ja cité barbaresque : les
flots se soulèvent et Duquesne est obligé de retourner
en France.
Î6 LA VILLE BLANCHE
Mais il ne renonce pas au suprême combat. Voici
qu'il reparaît devant la ville dont il a juré la destruc-
tion. C'est en 1683. Alger s'abîme dans les flammes;
seulement, ses habitants sont indomptables, ils luttent;
ils savent qu'ils ont pour eux les éléments mêmes.
La mer est, une fois de plus, inhospitalière aux vais-
seaux de France. Duquesne laisse Tourville devant
Alger. C'est en 1684. Tourville est devenu victorieux
en bloquant le port, on signe la paix.
Mais Alger redevient la frayeur du monde chrétien.
Devant elle se présente, à la tête de trente et un vais-
seaux et de dix galiotes à bombes, le maréchal d'Es-
trées. C'est le 26 juin 1688. Le maréchal d'Estrées se
montre impitoyable, il lance dix mille bombes en seize
jours; les Algériens ne se soumettent pas. Puis la paix
est encore établie, et Alger continue à braver le monde
entier.
Tous les peuples se dressent pour l'abattre; même les
plus lointains descendent du Nord. C'est en juillet 4770;
le contre-amiral danois de Kaas bombarde durant cinq
jours la cité invincible. C'est, en 1775, la vaine expé-
dition de l'armée espagnole commandée par le général
0' Reilly. C'est, en 1783 et 1784, les attaques, sans
effet, de l'amiral espagnol don Antonio Barcelo. C'est,
en août 1817, les efforts combinés de l'amiral anglais
lord Exmouth et du vice-amiral hollandais Van der
Capellen. Encore une fois la paix est conclue.
Et c'est 1830... Toute l'histoire est debout. Les ami-
raux et les rois, dont le souvenir est là, sont tous pris
à témoin : la France a définitivement raison de la
ville, jusqu'alors indomptée.
Le général de Bourmont descendit la route que
nous parcourons en cet instant. Tous les souvenirs
VERS LA VILLE BLANCHE Ô7
marchent avec nous. Ombres des soldats morts, notre
âme vous aperçoit à travers la clarté triomphante du
soleil 1
Comme au matin du 5 juillet 1830, il est 9 heures.
Le vent brûle nos visages comme il a brûlé les vôtres.
La poussière brouille parfois les yeux, mais vous allez
toujours, en vos pas cadencés : le plus glorieux évé-
nement, pour la plus grande France, s'accomplit à
jamais avec vous.
Vous franchissez la Porte-Neuve, mais cette porte,
hélas! est expiatoire, elle est surmontée de cadavres,
atrocement mutilés, qui sont ceux de vos frères
d'armes. Cependant rien ne doit arrêter votre marche
héroïque. Le salut que vous adressez à vos frères tués,
c'est le salut des combattants aux combattants — et
vous passez. Vous aussi, vous savez que vous pouvez
mourir de votre victoire même, car ce sol vous oppose
également des ennemis comme la fièvre et la dysen-
terie.
Mais qu'importe, en cet incomparable instant où
votre drapeau va flotter sur la Casbah! Vous aviez
conscience de la grandeur de votre tâche. Il semble à
nos souvenirs que nous pénétrons avec vous dans l'an-
cien palais du dey Hussein.
II
LA CASBAH FASCINATRICE
l'aire d'un vautour
Juchée sur sa hauteur d'où elle commande Alger, la
Casbah est l'Acropole africaine. On peut dire d'elle ce
que lord Byron pensait de la depieure du pacha de
Janina : c'est un palais, au dedans; au dehors, une
citadelle.
Un palais avec ses salles aux revêtements de faïence
peinte et dorée, ses plafonds sculptés, ses arcades, ses
cintres et ses rosaces d'une harmonie fine et d'un goût
précieux, ses tentures et ses tapis aux vives couleurs,
ses coussins, ses divans, ses glaces de Venise, et aussi
ses porcelaines, ses coffrets, ses pendules, ses lits à
colonnes. Tout le luxe de l'Orient s'étalait, fastueux,
ouvragé, éclatant, n'ayant dans sa magie imposante,
pour contraste, que la grâce des fontaines de marbre
dont l'eau chantait dans les cours intérieures.
Un palais qui, pour l'amour, se muait en cloître,
avec son harem, son jardin comme enterré entre de
hautes murailles blanches dans lequel on ne parve-
nait qu'après avoir traversé une sorte de chemin
contourné en labyrinthe. C'est que les femmes du dey
venaient se reposer en cet endroit où croissaient des
platanes, que parfumaient des citronniers et des jas-
LA CASBAH FASCINATRICE 29
mins, qu'ornait un kiosque revêtu de faïence jaune et
noire.
Une citadelle qui, dans l'esprit des vainqueurs de
1830, éveilla « l'ide'e de Faire d'un vautour », avec ses
salles d'armes, son magasin à poudre, son parc à bou-
lets, ses créneaux, ses meurtrières, sa plate-forme à
embrasures sur laquelle étaient placés des canons
peints en vert et en rouge à leur embouchure, vingt
du côté de la campagne pour défendre la ville contre
les agresseurs, vingt-sept du côté de la ville elle-même
pour la détruire en cas d'insurrection. Ainsi s'expli-
quaient l'origine et l'importance de la Casbah.
Commencée en 1516, achevée en 1590, le dey Ali-
Khodja s'y installa .en 1817. Il s'y sentait plus en
sûreté qu'à la Djenina. Celle-ci était trop au centre de
la ville. Ainsi, Ali-Khodja dominait sa capitale; il en
était séparé par de hautes murailles, il pouvait la
dompter, jour et nuit, par la menace de ses canons
toujours braqués sur elle.
Au demeurant, Ali-Khodja faisait bien de se réfugier
dans cette aire. Ses sujets ne le surnommaient-ils pas
le Fou, à cause de l'excessive cruauté de tous ses
actes? Ali-Khodja n'était pas sûr de ses sujets. Mais
lorsqu'il se fut enfermé dans la Casbah, il se sentit
pleinement rassuré; il s'écria avec une joie sauvage :
« Maintenant seulement, je suis le maître! » Hussein-
Pacha à son tour s'y mura. N'en sortit-il pas, en effet,
qu'une seule fois, durant les treize années de son
règne?
Lui aussi se sentait, là, inexpugnable. Mais, lorsque
du haut d'une de ses terrasses, il vit la débandade de
ses soldats et entendit les cris de sa populace que la
prise du fort de l'Empereur par les Français remplis-
30 LA VILLE BLANCHE
sait d'angoisses et de terreurs, Hussein ne put maî-
triser ni son désappointement ni sa colère.
Dans ce même palais où nous sommes, éclata une
grande querelle entre son gendre Sidi-Brahim et lui :
— « Salut, invincible agha, salut, vainqueur des infi-
dèles ! s'écria Hussein, d'une voix où l'irritation le
disputait à l'ironie. Ils sont tous probablement jetés à
la mer, comme tu nous l'avais promis? »
Sidi-Brahim confessa :
— « Je me suis précipité trois fois, avec rage, contre
ces maudits infidèles : trois fois j'ai été repoussé, les
murs de la Casbah sont moins inébranlables qu'eux.
Il faut, par Mahomet, qu'on les ait ferrés les uns aux
autres! »
Hussein répondit fièrement à ceux de ses sujets qui
demandaient qu'on entrât en négociations avec les
Français :
— « Aussi longtemps que mon palais sera debout,
je ne traiterai point; j'aime mieux faire sauter la
Casbah et toute la ville que de me soumettre.^ »
On raconte qu'il s'élança lui-même, pistolet au poing,
vers sa poudrière, mais on réussit à le détourner de
son dessein. Il est heureux que la Casbah ait été ainsi
préservée. Mais Hussein ne voulut pas y demeurer plus
longtemps. Il descendit précipitamment les rues qui
menaient au bas de la ville, il se réfugia dans une
habitation qu'il avait fait construire, Dar-el-Hamra,
— la maison rouge, — occupée actuellement par le
colonel directeur du génie, rue Ali-el-Hamra sous les
Turcs, aujourd'hui rue Philippe.
Le général comte de Bourmont ne rentra que dans
un palais désert. Il parcourut les mêmes couloirs, les
mêmes cours, les mêmes salles que nous parcourons.
LA CASBAH FASCINATRICE 31
Voici la grande porte k double battant, « la porte
à la chaîne » , l'entrée même de la citadelle, avec ses
inscriptions arabes, avec son belvédère agrémenté de
faïences, à la fenêtre grillagée d'où Hussein vit, en 1830,
évoluer les escadres que commandait l'amiral Duperré,
le porche assez obscur, la ruelle qui conduisait, d'un
côté, au magasin à poudre et, de l'autre, à la cour inté-
rieure, carrée, dallée de marbre, où se tenait souvent le
dey.
Sur trois côtés de cette cour, des colonnes torses
soutiennent des galeries. Sous l'une d'elles, une espèce
de retraite, autrefois indiquée par une longue ban-
quette recouverte d'un drap écarlate. C'était là où le
dey rendait la justice et prélevait, sur la cargaison des
navires, la part qui lui convenait.
Sous cette galerie, les sept salles renfermant le trésor,
— ce même trésor qui valut tant d'injustes soupçons
au général de Bourmont.
Au-dessus, il est d'autres galeries. Voici la plus fa-
meuse, avec ses rampes de bois ouvragé que retiennent
de hautes colonnes et qui conduit à cette sorte de
pavillon supendu sur la cour, tout en bois, lui aussi, et
qui menace ruine à chaque instant. Ce pavillon est
humble, abandonné au fond de sa galerie; le temps a
rongé ses couleurs. Pourquoi subsiste-t-il encore, si
étrangement supporté par des poutres s'avançant bien
loin de lui, sans motif, dang le vide? Il dépare l'har-
monie des lignes droites de la cour et des galeries.
Mais le souvenir qui s'y attache revêt ce pavillon
de toute la splendeur de la plus tragique histoire.
C'était le 30 avril 1827. Le dey Hussein recevait dans
ce pavillon le consul de France, M. Duval, et le frappait
au visage avec le chasse-mouches formé de plumes de
32 LA VILLE BLANCHE
paon qu'il avait à la main, selon l'usage du pays. Avec
ce geste, tombait toute la puissance turque, c'en était
fait du dey Hussein. C'est pourquoi l'on ne peut con-
sidérer ce pavillon, dit « du coup d'éventail », sans la
plus vive émotion.
Voici une autre galerie : elle conduit aux quatre
longues chambres dont se composait l'appartement du
dey et, par une porte basse, aux six petites pièces où
était le harem. D'autres bâtiments peuplent encore la
Casbah : c'est celui où descendaient les beys d"Orân et
de Constantine lorsqu'ils venaient rendre compte de
leur administration; c'est aussi la mosquée du dey,
aux colonnes de marbre soutenant une coupole, aux
revêtements de céramique et cette autre, plus ancienne,
à l'usage de la garnison turque avant 1817 et dont le
minaret est décoré de damiers blancs et noirs; c'est
encore, non loin, une fontaine de carrare.
Aujourd'hui la Casbah sert de caserne. Là où fut le
harem sont des dortoirs de soldats; la mosquée du
dey a été transformée en magasin d'habillement, où
étaient logés les beys habitent des officiers.
Dans le bâtiment qui est de l'autre côté du pavillon
« du coup d'éventail » est une immense cour. Les sol-
dats français y ont remplacé les janissaires turcs. Les
murs blancs l'encadrent de neige et elle a, pour pla-
fond, le ciel toujours bleu.
Cette cour est propice à tous les exercices, le soleil
attiédit la fraîcheur de la brise, tout est calme, tout
est joyeux. Dans cette caserne, improvisée en ce
décor arabe, on croit vivre bien loin de la ville qui,
pourtant, palpite au pied même de la vieille forteresse,
les cœurs se rapprochent, l'amitié se fait plus grande,
plus sincère, dans la fraternité des armes.
LA CASBAH FASCINATRICE 33
Le drapeau flotte, il a les mêmes claquements
triomphants que celui qui fut hisse', au matin du
5 juillet 1830 par les soldats du général de Bourmont,
Alors, dans l'émotion qui saisissait leurs âmes, dans
cette joie dont l'élan se répercutait en France au
point que le roi Charles X disait, oublieux de tout
protocole, au baron d'IIaussez, ministre de la marine,
qui lui annonçait la prise d'Alger : « Aujourd'hui, on
s'embrasse! » dans les larmes de bonheur qui bril-
laient à leurs paupières, ces soldats firent le serment
que le drapeau claquerait au vent, toujours avec la
même fierté, et que, sur son immortelle étoffe, s'ins-
criraient sans cesse les noms de nouvelles victoires.
Le serment a été tenu. Dans la vaste cour de cette
Casbah où l'on fait l'exercice, sur le mur qui est à
gauche en entrant, un soldat a dessiné un grand dra-
peau tricolore. C'est celui du i" régiment de zouaves.
Sur la partie blanche, on lit les noms qui suivent :
« Constantine, Sébastopol, Melegnano, Puebla,
Extrême-Orient. > Ce dessin est simple, il est naïf. Le
soleil et la pluie ont écaillé le plâtre et terni son éclat,
mais ainsi, il est plus cher à tous les cœurs, il est tou-
chant et beau parce qu'il fut conçu avec amour, il est
l'image de ce drapeau qui monta à l'assaut de l'an-
tique Cirta, qui parcourut les mers, aborda aux pays
extrêmes et qui, lorsqu'en 1914-1918 il fallut défendre
le sol même de la patrie, participa aux plus meurtrières
offensives et força la victoire à se ranger sous ses
plis triomphants; il est le symbole de l'espoir invincible
et de tout l'héroïsme du 1" régiment de zouaves. Com-
ment les jeunes recrues pourraient-elles faiblir? Dès le
premier jour, elles ont conscience de la mission qui
leur incombe.
34 LA VILLE BLANCHE
Cette Casbah, qui fut jadis une aire de vautour,
n'abrite plus que la force au service du droit. Elle est
la caserne heureuse et belle, l'Acropole digne à jamais
des divinités qui président au courage et qui, éprises
de civilisation, protègent tous les progrès humains.
Les régiments y ont, maintenant, le plus large accès,
soit qu'ils montent de la ville par les pittoresques
tournants Rovigo et ce boulevard de la Victoire si
curieux par l'intérêt de sa vie indigène, soit qu'ils
descendent des Tagarins par la porte du Sahel et la
route d'El-Biar qu'embaument les plantations d'euca-
lyptus.
Tout est devenu spacieux. Les bataillons se meuvent
à l'aise. Qui donc pourrait croire qu'en 1830, il fallut
suptnonter, en même temps que le danger du combat,
la difficulté du chemin? Il y avait des ravins, tout était
encombré d'aloès; jamais roues de voitures n'avaient
foulé ces lieux, il fallut que les sapeurs du génie
frayassent la voie aux autres corps de l'armée conqué-
rante. Celle-ci n'avançait qu'avec peine, mais enfm, ils
parvenaient à la Casbah, ils dominaient la ville.
LE QUARTIER DE LA DEBAUCHE
ET DE LA SAINTETÉ
Pour descendre dans la ville, les chemins étaient
moins durs, mais, jamais soldats n'avaient vu ruelles
plus étroites, tourmentées et tortueuses. C'était comme
des couloirs où trois hommes ne pouvaient marcher de
front. Il suffisait de lever la tête pour s'apercevoir que
les maisons, débordant dès le premier étage, étaient à
LA CASBAH FASCINATRICE 35
ce point rapprochées qu'elles laissaient à peine s'infil-
trer la lumière du jour.
G'e'tait d'une architecture insoupçonne'e, curieuse
avec les rondelles de thuya soutenant les saillies des
maisons, des pavillons, des belve'dères ou des auvents.
Il y avait là des jeux de clarté' inattendus, des rayons
de soleil formant sur les pavés comme des tapis d'ar-
gent, un resplendissement soudain qui aveuglait.
J'était, entre les intervalles des constructions, une
échappée sur le ciel dont le bleu contrastait avec la
blancheur des murs; puis, c'était une ombre impré-
cise, qui s'accentuait parfois, des clairs-obscurs qui
auraient plongé dans le ravissement l'âme émerveillée
de Rembrandt.
Enfin, il arrivait que les maisons se rejoignaient, se
soudaient les unes aux autres. Les ruelles se transfor-
maient en voûtes. On allait dans la nuit, les mains
tâtant les murs et les portes, pour être plus rassuré
dans sa marche. Tout au bout, on voyait une clarté
comme une tache d'azur. Le jour égayait de son écla-
tante pureté, on se hâtait vers lui, on s'étonnait
d'avoir pu vivre quelques instants sans lui, on n'ai-
mait que lui. L'ombre des voûtes, c'était le mystère
même du pays inconnu, l'énigme dont l'étrangeté
dépassait tout ce que l'imagination avait pu conce-
voir.
Si l'on ne pouvait se défendre d'une émotion à la
vue de toutes ces choses qui semblaient transporter en
des continents lointains, — et, en vérité, ne l'était-on
pas? — on éprouvait, plus encore, le charme que font
naître les aspects nouveaux. Plus on allait par les
ruelles, plus l'émotion et le charme se précisaient. Ces
ruelles étroites étaient tortueuses ; elles formaient, dans
36 LA VILLE BLANCHE
leur multiplicité, le plus bizarre emmêlement; c'e'tait un
labyrinthe, riant par la poussière dor qui tombait du
soleil, et, sous les voûtes, effrayant comme les détours
sans fin d'une nécropole.
On marchait, on se retrouvait au même' point; on
allait, on revenait sur ses pas, on était le prisonnier
de ces ruelles étroites et tortueuses; on se lassait; ces
ruelles, vraiment, étaient les plus tourmentées qui
fussent. On se soumettait, enfin, à leur irrégularité;
on avançait, on était arrêté par des murs et, si le che-
min était voûté, si l'on se heurtait à une porte, on
avait, dans l'obscurité, la sensation de toucher à l'en-
trée d'un tombeau.
On était pris dans une impasse, il fallait s'en retour-
ner. On en avait assez de ces ruelles étroites, tor-
tueuses et tourmentées. On prenait la voie la plus
facile, on descendait les pentes rapides des marches
espacées, aux pierres mal jointes, on se retrouvait
enfin dans la rue Bab-el-Oued. L'étonnement demeu-
rait d'avoir parcouru le plus bizarre des quartiers.
Le capitaine Pélissier, qui participa à la conquête,
raconte que, lorsque les Français y pénétrèrent,
Alger — c'est-à-dire surtout ce quartier indigène —
« était loin de présenter l'aspect désolé d'une ville où
la victoire vient d'introduire ^ennemi ». On avait,
alors, fermé les magasins, mais la présence des mar-
chands, assis tranquillement devant leurs portes, indi-
quait qu'on n'attendait que le moment de rouvrir les
boutiques.
« On rencontrait çà et là quelques groupes de Turcs
et de Maures, dont les regards distraits annonçaient
plus d'indifférence que de crainte. Quelques musul-
manes voilées se laissaient entrevoir à travers les
LA CASBAH FASCINATRIGE 37
étroites lucarnes de leurs habitations. Les juives, plus
hardies, garnissaient les terrasses de leurs demeures,
sans paraître surprises du spectacle nouveau qui s'of-
frait à leurs yeux. Nos soldats, moins impassibles,
jetaient partout des regards avides et curieux et tout
faisait naître leur étonnement dans une ville où leur
pre'sence semblait n'étonner personne. »
A travers les années, le quartier arabe a conservé la
mf^.me physionomie. Il n'est pas de désolation possible
en ces ruelles fantasques où le jour et la nuit se heur-
tent à chaque instant, car ici, la lune brille comme un
soleil, tous les astres disputent le plus d'espace à
l'ombre. Les boutiques se sont rouvertes et, aux
heures où l'accalmie se fait dans leur commerce, les
marchands demeurent, comme autrefois, assis tran-
quillement devant leurs portes. '
Les magasins regorgent de marchandises; l'ordre y
règne impeccablement. Les fruits ont la même fraî-
cheur que la brise qui circule, le soir, dans les ruelles,
et les légumes, la même propreté que la blancheur des
murs. Les étalages embaument; les citrons, les man-
darines et les oranges font, comme des encens, mon-
ter leurs parfums pénétrants au visage des clients ou
des passants. La poésie que font naître tous les jeux
de lumière, le caractère pittoresque de ce coin d'Alger
du dey Hussein, animent le goût des marchands indi-
gènes.
Sur de larges feuilles de plantes sont dressées des
montagnes de fruits. Mais il faut que l'œil de l'ache-
teur soit égayé. Des banderoles multicolores de papier
ornent les devantures; des colliers de jasmin s'enguir-
landent autour des marchandises; une gerbe de roses,
d'œillets ou de lilas, trône au milieu de l'étalage, tandis
38 LA VILLE BLANCHE
que, non loin, est suspendu un globe de verre où nagent
des poissons rouges aux écailles d'or. Il n'est pas jus-
qu'aux bouchers arabes ou mozabites qui n'aient le
même souci d'ornementation. Les étaux de viandes sont
de'corés de fleurs; sur des quartiers de bœuf ou de
mouton pendent des grappes de jasmins ou bien sont
piquées des roses.
Tous ces marchands ont des âmes d'artistes. Ils voi-
sinent avec des brodeurs d'or et des sculpteurs sur
bois. Ceux-là sont de vrais artisans. Alger a toujours
tissé l'or et la soie. Voici des brodeurs, garnissant
d'ornements des selles de velours, des cartouchières,
des porte-monnaie de cuir. D'autres enrichissent d'un
dessin gracieux des vestes courtes ou des caftans ; leur
sens décoratif est poussé à l'extrême, ainsi que leur
habileté.
Ils sont assis par terre, les jambes croisées. L'atten-
tion qu'ils portent à leur travail est toujours soutenue.
A peine daignent-ils lever le front pour considérer
l'étranger qui s'attarde devant eux. Alors, on découvre,
dans leurs yeux intelligents et leurs visages sérieux,
toute la finesse de la race musulmane. Les jeunes se
courbent avec entrain sur leur besogne, ils ont toute la
vivacité qui convient à leur âge. Les autres, avec leur
barbe blanche et leurs lunettes, ont de graves attitudes.
Jamais port ne fut plus noble que celui de ces vieux
artisans; toute la beauté de leurs dessins d'or a affiné
leurs esprits et leurs âmes.
Il en est de même de ces sculpteurs sur bois dont,
souvent, le simple instrument est un canif. Ils com-
binent des rosaces, des étoiles ou des losanges entre-
mêlés destinés à des cofl'res ou à des cadres. Certains
indigènes imaginent d'admirables bas-reliefs se ratta-
LA CASBAH FASCINATRICE 39
chant à la tradition musulmane, ou bien s'inspirent
d'un art europe'en qui serait adapté au goût de l'Orient;
leurs panneaux sont des chefs-d'œuvre d'un style
recherché et d'une harmonie qui tient de la science.
Il y a, dans toutes les échoppes de la Casbah, la
preuve d'une broderie et d'une menuiserie d'art, der-
niers restes de la civilisation arabe, souvenirs où peut
germer, d'où peut s'épanouir, allié à l'idéal latin, un
style approprié à cet antique Nord africain, rajeuni par
l'impulsion française.
Tous ces marchands de fruits ou de légumes, ces
brodeurs ou ces sculpteurs, ont besoin de clarté; ils
occupent le rez-de-chaussée sur les plus larges ruelles.
Les boutiques que remplit l'ombre à cause des saillies
des maisons, voire celles qui sont sous les voûtes, ne
sont pas, pour cela, délaissées.
Ici, c'est un marchand de charbon. A peine dis-
tingue-t-on sa balance aux plateaux primitifs que sus-
pend au plafond une tige de fer. Il n'a juste besoin
de lumière, sur le seuil de son domaine, que pour trier
ses fumerons; ses yeux se sont habitués à la demi-
obscurité. A certaines heures, son magasin ne forme
plus qu'un vaste trou noir. Lui-même semble revêtir
un aspect plus fantasque. Il est le seul à ne pas s'en
apercevoir, tant son habitude de vivre ainsi lui paraît
naturelle.
Il attend patiemment la clientèle. Sur une natte, en
face de son charbon entassé dans un coin, il s'allonge
paresseusement. Pense-t-il ou dort-il? C'est une étrange
force que celle de sa passivité ; il semble qu'elle fasse
partie intégrante de son commerce. Il ne pense pas, il
ne dort pas, il attend la pauvre Mauresque qui vien-
dra lui acheter quelques sous de charbon. Lorsqu'il
40 LA VILLE BLANCHE
fermera sa boutique, la nuit se sera faite tout à fait
dans sa ruelle. Plus loin, il fera encore quelque peu
jour, il s'en contentera fort aisément. Sa vie humble
ne l'a-t-elle pas, depuis longtemps, accoutume' à se
satisfaire de minimes choses?
Parfois, ce marchand a pour voisin un écrivain
pubhc. Ce dernier — un taleb — n'a besoin que d'une
petite boutique. La plupart du temps, il ne peut que
s'y mouvoir tout seul ; le client qui lui fait ses confi-
dences demeure simplement debout sur le seuil de la
porte, ou bien, si le récit comporte quelque impor-
tance, il trouve à peine la place où il pourra s'asseoir
à terre. Le client et l'écrivain ont les fronts rappro-
chés. Il n'y a, pour toute clarté, que celle d'une bougie
qui fume. C'est assez pour écouter et pour écrire.
L'écrivain public n'a donc pas besoin d'une échoppe
bien en vue. Il laisse ce souci à son ami le cafetier.
Celui-ci, plus que le marchand de fruits ou le bro-
deur, a besoin d'espace ou de clarté. Dans ces voies où
ne peuvent passer que les piétons, toute la chaussée
appartient, en quelque sorte, au café maure. Des bancs
sont contre les murs. Les clients sont accroupis, non-
chalants, dans la seule et grande préoccupation de
savourer doucement leur tasse de café ou leur thé par-
fumé, extatiques dans le plaisir qu'ils prennent à
fumer leur narguilhé, immobiles, silencieux, car le
repos qu'ils goûtent est l'ennemi de toutes paroles
vaines et de tout mouvement inutile.
Ou bien ils sont assis sur des nattes. Ils forment un
cercle. Ils jouent aux cartes, aux dominos ou aux
échecs. Les passants les laissent indifférents; ils sont
attentifs et courbés sur leurs jeux. La plupart sont,
d'ordinaire, des travailleurs manuels. Maintenant, ils
LA CASBAH FASCINATRICE 41
mettent tout l'éveil de leur esprit à vaincre leurs par-
tenaires. L'effort de leur réflexion exige de longs ins-
tants, mais tous sont patients aux combinaisons de
l'adversaire, ils attendent gravement. La lenteur et le
caractère sérieux qu'ils mettent à leurs jeux donnent
à chaque partie un aspect solennel.
On accepte la défaite comme une chose fatale, on
s'incline devant le vainqueur : il était écrit que son
habileté, si savamment méditée, devait trouver sa
récompense. Chacun recommence avec la volonté de
l'emporter à son tour, chacun espère à nouveau. Le
cercle se resserre comme si les partenaires avaient
instinctivement besoin de se sentir davantage les uns
les autres.
Mais, parfois, les joueurs se redressent violemment,
comme mus soudainement par un ressort. C'est qu'ils
s'aperçoivent que l'un d'entre eux a triché. Alors, il
n'est aucun respect pour le fraudeur, on s'injurie,
toute la ruelle s'anime d'un brouhaha tragique. Un
rassemblement se forme, on se bouscule, les couteaux
brillent. Que de parties de cartes, commencées si paisi-
blement dans ce quartier de la Casbah, se terminent
en meurtres !
Les habitués du café maure ne s'épouvantent pas pour
si peu; nul n'ignore que le jeu comporte des trahisons
et de sanglants dangers. Mais les cartes sont de nou-
veau si tentantes, il est si doux de boire son café à
petites gorgées ou de déguster le thé dont la douceur
charme la gorge, dont le parfum réjouit les narines, que
l'endroit reprend son aspect coutumier de joie silen-
cieuse et de grave tranquillité.
Les consommateurs qui conversent entre eux ne le
font-ils pas à mi-voix? Il semble qu'une convention,
42 LA \MLLE BLANCHE
préétablie par l'usage et le temps, ne tolère que des
entretiens à peine murmurés.
Au surplus, il serait contradictoire de hausser le
ton. La clarté éblouissante du ciel, se glissant entre
les maisons, inondant les ruelles et se heurtant à la
blancheur lumineuse, elle aussi, des murs, ne convie-
t-elle pas à Tassoupissement de la pensée? La tiédeur
du soleil, ou bien, le soir, la fraîcheur du vent parcou-
rant le dédale des rues de la Casbah ne convient-elles
pas à l'assoupissement du corps?
Parfois, l'éclat du jour est atténué par Tombre que
projette une vigne vierge serpentant la ruelle ou le
carrefour, d'un bout à l'autre, sur des ficelles. L'effet
est inattendu et toujours délicieux, il semble que cette
tonnelle en plein air soit la propriété de tous, même
du passant, car nul ne s'aviserait d"y porter atteinte.
Ne décore-t-elle pas la ruelle ou le carrefour? Ainsi,
paraît encore chez l'Arabe le goût de rornementation.
A l'abri de la vigne vierge, une cage est sus-
pendue; l'oiseau est un ami, il a droit de cité dans le
café maure, il en interrompt le silence qui plane par
sa chanson qu par son sifflement.
C'est un privilège que, seul, il partage avec le joueur
de flûte ou de guitare. L'âme arabe est propice. aux
lentes mélopées. La monotonie de ces dernières n'est
qu'apparente; ces mélopées sont riches en divers
modes. Les Arabes ne s'y trompent pas; pour pénétrer
tous les secrets de leur musique, leur âme est sus-
pendue aux lèvres du joueur de flûte ou aux doigts du
guitariste. Comment n"aimeraient-ils pas la musique,
celle-ci étant le seul art qui survive encore à tous les
arts que leur civilisation fit jadis progresser jusqu'au
raffinement?
LA CASBAH FASCÎNATRICE 43
Par là, le présent se rattache au passé, la tradition
subsiste à travers les siècles, la musique arabe, figée
dans son premier essor, résiste à toutes les évolutions
modernes et à toutes les influences. Cette mélodie que
nous entendons au coin d'une ruelle de la Casbah, c'est
sans doute celle qu'Aben-Hamet, le dernier des Aben-
cérages, jouait aux pieds de Dona Blanca. Tout l'Orient
musulman est dans cette mélodie plaintive et traînante
à la fois; cet exotisme étonne, attire, intéresse les
oreilles profanes.
Comprenons-nous tout le sens de ce rythme à peine
modulé et parfois indécis, de cette harmonie imitative
de la joie et de la tristesse, de l'amour, de la volupté,
de tous les sentiments auxquels le fatalisme mêle la
langueur du spleen, l'angoisse du néant?
Nous sommes trop habitués à la science musicale
moderne, à la complexité savante des orchestres. Cette
guitare à deux cordes et cette flûte, presque toujours
de simple fer ou de roseau, nous semblent des instru-
ments primitifs, mais elles suffisent à ceux qui en
jouent, plus par vocation que par étude, à ceux qui
écoutent, l'âme extatique. Si le monde oriental se plaît
aux longues rêveries silencieuses, c'est que celles-ci
sont sans cesse suscitées, toujours soutenues par les
vagues modulations de ces complaintes.
Le café maure est l'endroit prédestiné. Ce n'est pas
dans la chambre où il habite avec plusieurs de ses
compagnons de peine que le flûtiste ou le guitariste,
musicien amateur, pourra donner libre cours aux désirs
de son âme inspirée. Le café est le rendez-vous de ses
amis. Il y jouera pour l'agrément de ces derniers,
pour la satisfaction des autres cHents, des passants
qui s'arrêtent, tous ces inconnus qui sont aussi des
44 LA VILLE BLANCHE
amis puisqu'ils s'émeuvent à ce que soupire son ins-
trument.
C'est ainsi que tous les cafés de la Casbah ont leurs
musiciens bénévoles, qu'à tous les carrefours, dans
toutes les ruelles, on entend de la musique. Cela est
d'une telle nécessité que certains cafetiers, pour ne
jamais manquer de mélodies, offrent de nos jours à
leurs clients le régal des phonographes.
Ceux-ci redisent infatigablement tous les airs arabes.
A ces consommateurs que l'ignorance rend étrangers
à tous progrès, il semble prodigieux qu'un pareil ins-
trument puisse suppléer aux efforts des musiciens. Ils
voudraient saisir le mystère du phonographe, ils se
rapprochent de l'étrange boîte et du bizarre cornet, ils
le regardent fixement de tous leurs yeux, ils sont sur-
pris, conquis, charmés.
Ainsi le progrès s'impose à ces esprits incultes ; ils
écoutent, ils révent, ils sont heureux. Chaque café
maure a son phonographe, c'est le seul objet considéré;
mais nous, nous nous plaisons à contempler le four-
neau qu'égayent des faïences bleues et blanches, où la
braise rougeoie comme dans une chapelle.
Les petites cafetières en fer-blanc et munies d'un très
long manche sont posées sur le fourneau ou sur la
cendre chaude, puis servies à chaque client. Le cafe-
tier aux coudes nus, au tabher bleu, est debout, silen-
cieux, attentif à sa besogne, poussant gravement de
ses pincettes les braises qui tombent. L'Arabe qui sert
est non moins digne : il va, il vient, sans bruit, n'ayant
d'yeux que pour ses tasses dorées.
Nous nous plaisons aussi à regarder le café lui-
même. Des banderoles de papier sillonnent le pla-
fond; aux murs sont suspendues des lithographies
LA CASBAH FASCINATRICE 45
encadrées et représentant la Mecque ou des sultans,
des versets du Coran, des escadres, des étendards,
des animaux fantastiques au corps et aux pattes de
cheval, au visage humain, à la queue de paon, et pou-
vant, au besoin, s'envoler, car ils ont des ailes puis-
santes aux plumes multicolores.
Jamais Gustave Moreau, dans son génie, ne conçut
pire fantasmagorie que n'imaginent les naïfs auteurs
de ces dessins : c'est Mahomet qui les inspire. Ce
cheval ailé, c'est celui qui transporta le saint prophète
au paradis.
Mais voici que, dans cet enchevêtrement de ruelles,
tout à coup, l'aspect change. Ce ne sont plus des mar-
chands mozabites ou des cafés maures dont les étalages
ou les clients débordent sereinement sur la chaussée.
Toutes les vierges folles du monde se sont donné
rendez-vous en ce lieu. Ce sont des prostituées de
toutes les races. Ce sont des Mauresques vêtues d'une
chemise et d'un vaste pantalon bouffant jusqu'aux
genoux. La poitrine et les bras, les jambes et les pieds
laissent voir leur brune nudité. Sur les mains, sur le
front, parfois presque sur tout le corps, elles ont des
tatouages : des arabesques, des noms, des signes
obscènes. Ce sont des Françaises drapées dans un
peignoir ou vêtues, en rose, comme des petites fdles,
des Espagnoles avec leurs corsages serrés à la taille et
leurs jupons très courts; des Maltaises et des négresses;
tous les pays ont déversé leur Gomorrhe et leur So-
dome. Ce sont des prostituées de toutes les rehgions,
mais ici, il n'est plus qu'une religion, celle de Tamour,
l'amour vénal et bas.
Elles n'ont plus un instant pour penser ou s'émou-
voir puisqu'elles vivent dans un vertige qui commence
46 LA VILLE BLANCHE
le jour et ne fait que s'embraser avec la nuit. A la
lueur des becs de gaz et à mesure que le soir tombe,
toutes les lascivités se de'versent jusque dans les ruelles.
Une haleine chaude, où se mêlent des odeurs de chair
et de parfums violents, frappe tous les visages.
C'est ici la grande fraternité des hommes, accourus
des pays les plus divers, la réconciliation, dans la
luxure, de§ peuples ennemis. Des matelots hurlent dans
leur langue natale des refrains orduriers, s'enivrent
aux mêmes tables, s'arrachent les prostituées, les
étreignent, les embrassent aux mêmes places, dans
l'orgiaque oubli qu'ils s'entre-tuer ont peut-être demain.
Cette nuit est réservée aux pires débauches; les
lupanars ont des aspects hallucinants. Il flotte, dans
les cours de ces maisons mauresques, de sombres clartés
d'enfer. Les quinquets ont des lueurs qui font songer
à ces louches cabarets où les passants sont égorgés.
L'air est empuanti d'alcool et de musc. Les yeux se
brouillent dans cette lumière que ternit plus encore la
fumée du tabac. L'esprit s'égare dans cette atmosphère
de luxure et d'enlisement. On est, comme les prosti-
tuées, le prisonnier des passions déhrantes dont l'éner-
vement pousse à la querelle, au besoin même de tuer
son semblable.
Cette Casbah mystérieuse et nocturne est le repaire
de tous les déchaînements de l'humanité en rut. Elle
est le paradis artificiel le plus affolant, tel que n'en put
jamais rêver même un Charles Baudelaire. Qui l'a
visitée a vécu le plus fantastique conte des Mille et une
Nuits. Félicien Rops, dont la pointe burina si impitoya-
blement les fantômes des plus cruelles obsessions,
aurait trouvé dans ces nuits-là la plus abondante
source de visions sataniques.
LA CASBAH FASGINATRICE 47
Dans ces bouges où afflue le déchaînement des pas-
sions de toutes les races, la danse s'exaspère aux désirs
de l'amour, en même temps qu'elle sert à le jeter hors
de sa naissante ivresse. C'est la perversité des yeux et
de l'esprit qui s'enflamme au spectacle du balancement
des danseuses nues. Ces bras, ces faces et ces corps
qui, au rythme énervé d'une étrange musique, se
tendent, s'offrent, se retirent pour s'offrir ensuite en
des promesses de pâmoisons, rendent les assistants
frissonnants, éperdus avant l'amour lui-même.
Chacun est le possédé du dieu voluptueux de la
danse. Ces têtes qui se renversent laissant ces gorges
et ces seins tendus à la merci de toutes les morsures ;
ces hanches, ces ventres et ces croupes qui se mo-
dulent à la musicale fantaisie des plaisirs convoités, ce
sexe qui s'étale, bondit, se contracte et défaille dans le
cynisme de sa brûlante nudité, toutes ces danseuses
dont la vision est rendue démoniaque par la fumeuse
clarté des lampes à pétrole, hallucinent, révoltent le
cœur par leur orgiaque délire, pour mieux le dompter
et le rendre plus éperdument apte à la folie même de
la passion. La danse est indispensable, comme l'alcool;
elle invite aux dérèglements d'amour.
Toutes les danses erotiques qu'inventèrent tous les
pays du monde triomphent en cette Casbah dans leur
outrancière crudité, comme si les habitués de ces mai-
sons de prostitution étaient encore ces bandits de la
mer, toujours ivres de pillage, de viols et de sang.
C'est la débauche dans tous ses exotismes. Un râle
immense épuise la Casbah entière.
Alors, celle-ci semble lasse des violents plaisirs,
chaque nuit renouvelés, avec ces nomades venus de
tous les Saharas, ces marins accourus de tous les
48 LA VILLE BLANCHE
océans. Elle meurt de sa fièvre et le silence se fait peu
à peu sur ses crispations exténuées. Il n'est pire folie
qui n'ait sa fin.
Le jour succède doucement à la nuit. Ah! cette
obscurité blanche dont parle Pierre Loti ! Le matin a
la pâleur sereine que la lune avait tout à l'heure. La
vieille Casbah dort encore, comme drapée dans son
sommeil. Sur les maisons impudiques, retentissantes,
il y a quelques heures, du bruit des castagnettes, des
verres entre-choqués et des baisers, l'aurore parsème
sa clarté virginale. Elle est ignorante des orgies de la
nuit. Elle apporte une vie nouvelle, de la jeunesse et
de l'espoir. Les Arabes, qui dormaient sur les terrasses,
s'éveillent dans cette piété du matin, lèvent les bras
et se prosternent du côté de FOrient, à la voix des
muezzins.
Faut-il nous étonner de découvrir, à côté de cette
Casbah hystérique et infernale, une Casbah sainte,
avec ses mosquées, ses zaouïas et ses tombeaux de
marabouts ?
Les mêmes phénomènes que produisent le soleil et
les murs des maisons : des taches de neige argentée
près d'épais tapis d'ombre ont aussi Heu dans Tordre
moral; la prière voisine avec les chants d'amour, la
vie idéale des âmes pieuses avec l'existence de ceux
qui ne veulent que la satisfaction des sens.
Le temple, non loin du lupanar! Dieu, non loin des
Messalines en peignoir de France, en caraco d'Espagne,
en pantalon bouffant dArabie! Cette Casbah qui, la
nuit, aime la brutalité des étreintes, aime aussi la bru-
talité des contrastes.
Cependant, on dirait que les mosquées s'effarouchent
de se voir dans ce quartier bizarre, elles ont l'air de se
LA CASBAH FABCINATRICE 4d
cacher entre les maisons et de dissimuler q.u% passants
leurs minarets, grâce à Fétroitesse des rues. Elles sont
humbles et primitives, mais, elles aussi, ont le charme
des choses séculaires.
Elle est touchante, cette mosquée Safir, avec sa cou-
pole octogonale et sa cour qu'un noyer ombrage. Un
esclave chrétien, devenu musulman, las de s'entendre
appeler fds de mécréant ou fds de chien, la fit élever
en 1534, après avoir pris le nom de Caïd Safar ben
Abd-Allah, Caïd Safar, fds de l'adorateur de Dieu, et
Baba-Hassen la fit reconstruire en 1791.
Cette autre mosquée du nom de Sidi-Mohammed-
Ech-Chérif, qui est enterré là depuis 1541, a des
vertus particulières, ainsi que sa fontaine. Celle-ci a été
restaurée par le comité du Vieil-Alger. Elle a un auvent
sculpté à tuiles vertes, un panneau de mosaïque et de
faïence aux vives couleurs. Les femmes musulmanes
désireuses de devenir mères viennent implorer Sidi^
Mohammed-Ech-Chérif et boire les eaux de sa riante
fontaine.
Cette dernière est sur le carrefour même formé par
les rues Kléber, d'Amfreville et du Palmier. Tout près
est un café maure d'une polychromie qui s'harmonise
avec celle de la fontaine. Le carrefour est très fré-
quenté, d'autant plus bruyant que l'on entend les
élèves de la zaouïa, attenant à la mosquée, chanter, en
un chœur cacophonique et nasillard, les versets du
Coran. Toute l'Afrique du Nord est là, avec ses Mau-
resques aux voiles blancs et ses Arabes drapés dans
leurs burnous, avec ses échappées de ciel bleu et les
lignes heurtées de ses maisons.
Eugène Fromentin, qui, lorsqu'il était en Algérie,
rêvait d'avoir quarante bras pour pouvoir prendre
4
56 LA VILLE BLANCHE
davantage de croquis et de notes, des journées sans
nuit afin de pouvoir travailler plus longtemps et un
cerveau à l"e'preuve de toute fatigue, venait souvent en
ce carrefour. Il s'asseyait au café maure. Il a dit lui-
même qu'il a visité notre colonie, comme on examine
une proie, avidement. Il a augmenté le nombre de
ses « dessins de voyage » — et tous, porteurs d'eau
simples et naïfs, portefaix qui se reposaient en buvant,
près de lui, leur tasse de café, boutiquiers voisins,
cordonniers ou tourneurs sur corne, tous ces flls
d'Orient, chérissaient la compagnie de cet Occidental
inspiré, qui popularisait en France et de par le monde,
grâce à la magie de sa palette et de son style, les atti-
tudes de leur race et le pittoresque de leur pays.
Eugène Fromentin a-t-il connu ce cimetière qui se
trouve non loin de la mosquée de Sidi-Abd-x\llah ? Le
doute est permis, car il est impossible de s'imaginer
que ce cimetière n'eût pas tenté le pinceau du grand
peintre. Jamais enclos de mort ne fut plus caché, plus
gracieux, plus poétique. Son entrée est celle, basse et
tourmentée, aux marches usées, d'une vieille maison
mauresque, sise 44 rue N'Fissa.
On croit pénétrer dans un petit jardin que rendent
encore plus minuscule les murs des habitations qui
l'enserrent, un jardin mélancolique et touchant parce
qu'abandonné, avec quelques fleurs, filles du hasard, et
ses figuiers centenaires, à ce point décharnés et maigres
qu'ils s'inclinent vers la terre où les morts reposent,
comme si, eux aussi, rêvaient de descendre dans le
néant-
II y a une intime désolation dans ce cimetière. D'où
vient donc le charme qui s'en émane'? Est-ce parce
qu'il est inattendu en cette Casbah où la vie déborde aux
LA CASBAH FASCINATRICE 54
sons des guitares et des flûtes? Est-ce parce que le
silence *y est si complet qu'il contraste avec les agita-
tions des ruelles voisines? C'est peut-être parce qu'il
y flotte un demi-jour tutélaire, une fraîcheur, une tran-
quillité qui fait que l'on se sent plus indulgent, l'esprit
enclin à toutes les méditations.
La mort s'est emparée d'un carré de terre en ce quar-
tier où les maisons s'entassent si nombreuses qu'elles
se rejoignent par-dessus les ruelles; on dirait qu'elle
veut être présente au milieu de la vie même, comme si
elle avait peur d'être oubliée. Mais, avec ses stèles de
marbre ciselé, ses marabouts et sa koubba qui, dans la
pénombre, ont une blancheur si lumineuse, elle appa-
raît souriante et clémente, endormant dans son berce-
ment infini toutes les pensées, toutes les larmes,
toutes les douleurs, si auguste, que ce petit cimetière
revêt la majesté des choses sacrées.
C'est, sous la koubba, Sidi-Ben-Ali-ben-Mohammed
qui fut, de son vivant, homme pieux entre tous, saint
entre les saints et dont la mémoire est, pour l'éternité
objet de vénération. C'est, sous le marabout, Sidi-Bra-
him-ben-Mouça dont le nom est conservé parce qu'il
est sans tache et que celui qui le porta fut aimé du
Prophète, à cause de sa croyance.
Ce sont, sous ces stèles de marbre, les filles d'Hus-
sein-Pacha, les princesses N'Fissa et Fatmah. Elles
étaient jeunes et belles. La mort aimante et protectrice
ne voulut pas que la vieillesse flétrît la splendeur de
leurs traits; elle les endormit pour jamais dans leur
jeunesse et leur beauté.
Elles n'ont rien connu des misères de l'âge. Quelle
offrande est plus belle que la fleur à peine éclosc sur
sa tige? Les êtres qui meurent jeunes sont aimés des
33 LA VILLE PLANCHE
dieux, — et c'est vers ceux-ci que les stèles de marbre
tendent leurs inscriptions, comme l'imploration de toute
la terre en deuil : « Voici le tombeau de celle qui est en
possession de Dieu : NTissa, fille de feu Hussein-Pacba.
Que Dieu lui soit miséricordieux ainsi qu'à tous les
musulmans. Amen! Amen! » et aussi : « Voici le tom-
beau de Fatmah-bemHussein-Bey. Que Dieu lui par-
donne ainsi qu'à tous les musulmans. Amen! Amen! »
On appelle cet enclos le cimetière de Sidi-ben-Ali,
d'autres le uomment le cimetière des Princesses. Ainsi,
ce petit champ, où depuis longtemps on n'euterre
plus personne, évoque tour à tour la sainteté et la,
beauté. La mort a fait la sainteté belle par son pur et
très haut caractère, la mort a fait la beauté sainte par
le plus touchant des souvenirs. Voilà pourquoi ce
minuscule cimetière a un charme éternel. La -grâce
fleurit sur ses tombes, la poésie s'étend sur lui.
Ce cimetière, dans cette Casbah, est un éden propice
à tous les rêves. De ces jeunes et belles princesses,
N'Fissa et Fatmah, il ne reste plus que les noms har-
monieux; de ces saints personnages, Sidi-ben-Ali-ben-
Mohammed et Sidi-Brahim-ben-Mouça, que les noms
yénérés. Un nom, quelques lettres pour l'emporter sur
l'oubli des temps ! Il y a donc quelque chose d'éternel
dans la fragilité même des êtres humains !
Et voici qu'en sortant de ce cimetière, qui, derrière
nous, semble s'encastrer dans les murs qui l'envi-
ronnent comme un bijou dans son écrin, nous demeu-
rons longtemps encore, attendris. C'est le soir. Le soir
aussi est propice à tous les rêves. Ainsi, nous avons
vécu des heures sans pareilles dans cette Casbah que,
jadis, peuplèrent les corsaires aux mains alourdies
par les rapines, les janissaires qui se livraient au:jç
LA CAâBAtt PASCiNAtfttCÊ U
intimes exubérances d'amour, que, de nos jours, les
marins et les soldats.
Une dernière fois, nous remontons le labyrinthe de
ses ruelles. Çà et là, des échappées inattendues, qui
deviennent de plus en plus spacieuses et qui couvrent
tout l'infini. La Méditerranée s'aperçoit dans tous les
chatoiements de son tapis frissonnant de mille cou-
leurs à la tombée de la clarté, car la Casbah domine
orgueilleusement toutes les vagues qui s'allongent et
qui se couchent aux pieds de la ville blanche. Elle se
dresse comme une sentinelle qui fouille l'horizon d'un
regard passionné et c'est ce qui rend Alger impre-
nable du côté de la mer. Toutes les fenêtres de la
Casbah sont, en effet, comme de vigilantes vigies inlas-
sablement prêtes à découvrir tous les navires qui
passent au loin.
Mais la conquête de l'Algérie est à jamais assurée,
les vigies n'ont plus leur raison d'être et maintenant
les fenêtres de la Casbah sont les plus propices rebords
sur lesquels on s'appuie pour contempler toute l'im-
mensité.
Ce soir, avec ces tons de rose dans le ciel bleu, est
un enchantement. Des senteurs montent, comme un
encens, vers l'azur qui se voile. La brise traîne avec
elle des rythmes de guitare et des refrains. L'enchan-
tement du soir se double d'une fête de parfums, de
chansons, de musique.
En quel lieu de la terre est-on, par ces rues si
étroites qu'on gravit comme si l'on voulait, à cette
heure, grimper vers la mort du soleil? C'est un endroit
unique que ce quartier aux habitations sans fenêtres et
si blanches encore, parmi l'ombre naissante, qu'on
dirait des sépulcres. Est-ce que la mort, qui atteint le
54 LA VILLE BLANCHE
soleil, s'étend aussi sur ces maisons? Mais le soleil,
demain, reparaîtra plus triomphant; ces maisons, ce
soir même, s'animent d'une vie sereine et délicieuse.
C'est de leurs terrasses que s'émanent les senteurs
et les musiques que nous goûtons.
Déjà, nous ne pouvons plus lire sur les plaques
émaillées les noms des rues. Un regret perce en nos
cœurs, mais nous nous rappellerons toujours. Ces
noms-là sont pittoresques, ils sont pieux : rue Sidi-
Ramdan, Abdallah, Ben-Ali; ils sont énigmatiques :
rue du Sphinx; évoquent l'histoire du passé : rue
de la Mer Rouge, et l'histoire victorieuse d'autre-
fois : rue Annibal, et, plus récente : rue Desaix;
celle des pirates et des audacieux : rues Kataroudjil
et Barber ousse; ils sont charmants: rues Bleue, du
Regard, du Palmier, du Chat, de la Girafe; ils sont
inattendus dans le quartier qui n'a subi aucune trans-
formation : rue du Quatre-Septembre.
Ces noms-là, pêle-mêle, s'accrochent sur les murs.
Leur diversité est un symbole, elle résume tout ce que
nous avons vu : l'entassement des races, le réceptacle
de tous les négoces, de tous les recueillements, de tous
les plaisirs, la trace des siècles passés et le grouillement
de la vie contemporaine, la bizarrerie d'hier et
l'étrangeté d'aujourd'hui; un monde à part, dans le
monde où nous vivons, la Casbah tranquille et dange-
reuse, ouverte et repliée, confiante et mystérieuse, la
Casbah bénie ou maudite, mais toujours fascinatrice !
III
LA VILLE BLANCHE
LE TRIOMPHE d'ALGER
La région dans laquelle la ville blanche se trouve, —
tout ce Nord africain, dont elle est devenue la capitale,
— est la terre même de la légende.
C'est le pays du géant Atlas qui portait le ciel sur
ses épaules. Ce géant était si grand que sa tête bra-
vait toutes les intempéries, heurtait du front les nuages
et que ses membres s'étendaient en chaîne de monta-
gnes. Et quelle barbe avait Atlas! D'elle seule s'écou-
laient des torrents dont le mugissement remplissait
l'univers d'émoi. Quels étaient ses flancs! C'était là
l'énigme dont jamais la pauvre humanité ne devait
pouvoir percer le secret. Aux flancs d'Atlas, le monde
s'arrêtait en effet. Aujourd'hui, nous sourions à ces
fabuleux récits. Tout, pourtant, n'est pas mensonge en
eux. La chaîne de l'Atlas, vue de profil, ressemble à une
immense colonne dont le faîte, a-t-on fait remarquer,
soutient en vérité le ciel.
C'est aussi le pays des Hespérides, le jardin miracu-
leux aux pommes d'or. Ce jardin était gardé par un
dragon horrible, à cent têtes, et poussant, à la fois,
cent sortes de sifflement. Le ravissement des fruits
86 LA VILLE BLANCHE
précieux semblait donc impossible, mais Héraclès sur-
vint qui tua le dragon.
« La conquête des pommes d'or des Hespérides, a
écrit M. de la Ville de Mirmont, c'est l'image des jours
lumineux qui sont enfermés pendant l'hiver aux con-
fins occidentaux de la terre habitable, d'où le soleil les
ramène au printemps. »
Alger n'est pas moins légendaire que sa région. Las
de suivre leur héros et leur dieu, vingt compagnons
d'Héraclès s'arrêtèrent en un lieu qui, par ses collines
enchanteresses, sa mer amoureuse et son air caressant,
était si divin qu'ils décidèrent de s'y établir, d'y fonder
une ville. Hs appelèrent cette dernière Icosium, du
nom dérivé d'Eikosi, — vingt, — pour faire souvenir à
jamais du nombre de ses chers fondateurs. On a con-
testé cette origine, mais qu'importe que la vérité n'ap-
plique pas ici un sévère cotitrôlel Toujours une fabu-
leuse allégation est en harmonie avec le coin de terre
qui lui donna naissance.
Or, les villes, comme les hommes, ont leur heure
suprême. Icosium disparut. Son emplacement était
occupé par une tribu berbère, quand Bologguinê, fils
de Ziri, gouverneur du pays, reprenant l'idée des
compagnons d'Héraclès, ressuscita la cité morte à
laquelle, à cause des îles qui l'entouraient, il donna le
nom d'El-Djézair, d'où celui d'Alger.
Dès son premier instant, la cité nouvelle eut le plus
doux aspect. Ses maisons et ses terrasses, se déta-
chant sur le bleu de la mer, éblouissaient par leur
éclat immaculé comme si, par sa pureté, elle devait
garder encore son renom de légende.
Elle l'a conservé pour sa gloire et sa beauté. Alger
est à jamais la ville blanche. De la terrasse dentelée
LA VILLE BLANCHE 87
de la vieille Casbah, nous l'avons constaté. Une joie
demeure inépuisablement en nous. Nous avons, en
effet, à ce point admiré et compris la somptuosité de
ces lieux que notre âme en gardera le sourire éternel,
qu'elle demeurera enivrée de sa magique ivresse.
Quand nous voudrons évoquer la magnificence et
l'activité d'une ville à la fois très ancienne et moderne,
quand nos rêves nostalgiques auront besoin d'immen-
sité pure, de lumière el de nature en fête, nous rever-
rons, dans nos vifs souvenirs, Alger et la cascade de
ses maisons, et la grâce virginale de ses mosquées, et
la souveraineté de son boulevard, et son port, et toute
l'harmonie de sa baie enchanteresse.
Nous savons que la pensée que nous conservons
d'Alger est pareille en l'esprit de tous ceux dont les
yeux se sont une fois fixés sur cette même splendeur.
Cette communauté nous ravit. Heureuse la ville blanche
qui n'a que d'unanimes admirations! D'autres que
nous viendront sur la terrasse de la Casbah. Voyez de
tous vos yeux! Aimez de tous vos cœurs! Cet éclat
immaculé, cette vie active, ce bonheur de l'action, et
ce bleu du ciel et cet azur poudroyé de tout l'or du
soleil, c'est notre incommensurable et légitime orgueil,
le triomphe de nos pères, l'avenir de la France, le
resplendissement même de la patrie !
C'est pour vous que nous allons évoquer la beauté
de la ville blanche, de ses rues et de ses minarets, de
ses maisons, de ses jardins et de sa mer, que nous allons
assembler, comme des gerbes, les fleurs des plus chers
souvenirs, — c'est pour vous tous, afin que vous, qui la
connaissez, reveniez parmi nous, afin que vous, qui
ne l'avez pas encore visitée, ayez le désir de la voir.
Nous en sommes, en effet, les fils à jamais épris. De
58 LA VILLE BLANCHE
quels mots attendris pourrons-nous saluer son inou-
bliable aspect ?
Voici qu'en hommage nous nous rappelons ce que
disait de la capitale africaine Abou-Mohammed-el-Ab-
dery, Maure de Valence, savant voyageur : « C'est une
ville qu'on ne peut se lasser d"admirer et dont l'aspect
enchante l'imagination. Assise au bord de la mer sur
le penchant d'une montagne, elle jouit de tous les
avantages qui re'sultent de cette position exception-
nelle : elle a, pour elle, les ressources du golfe et de
la plaine. Rien n'approche de l'agre'ment de sa pers-
pective. »
Abou-Mohammed-el-Abdery prononçait ces paroles
au treizième siècle. Elles demeurent vraies à travers le
temps. Nous les répétons avec amour.
Salut, Alger, terre natale! Abou-Mohammed-el-Ab-
dery avait raison de proclamer déjà, il y a des siècles,
que tu es une merveille qu'on ne peut se lasser d'ad-
mirer et dont l'aspect enchante l'imagination !
Jason et ses fiers Argonautes n'auraient pas eu besoin
d'aller en Colchide conquérir la fameuse toison d'or.
Car elle est toujours descendue, cette toison, de
toutes les hauteurs du ciel, sur ta baie et sur ton
port, sur tes maisons et sur tes rues, resplendissante
de toutes les pourpres ensoleillées, de tout l'argent
lunaire.
Elle est tissée de tous ces rayons de lumière. Il ne
s'agit plus de la dépouille d'un béher merveilleux, il
s'agit de la plus pure transparence de la nature privi-
légiée.
Salut, Alger dont chaque matin est une heureuse
promesse \ Boileau écrivait au président de Lamoignon
que, dans son petit village, le soleil en naissant regar-
LA VILLE BLANCHE 59
dait d'abord la maison du seigneur. Ici, le soleil, à son
lever, regarde toutes les maisons, il entre par toutes
les fenêtres avec de la santé et de la joie : le re'veil y est
un bonheur, la vie y est un bienfait.
Les rayons du soleil changent avec le cours des
heures. Mais qu'ils soient roses, dorés ou incandes-
cents, ils sont toujours étincelants. Ici, plus que par-
tout ailleurs, le soleil est un Sagittaire, aux flèches mul-
ticolores. Il meurt dans un regret et ce regret éclate
dans un déchirement de l'ombre environnante, dans
un incendie qui provoque l'extase du cœur et la stupé-
faction des yeux. Cette mort de la lumière est, divine-
ment, comme un feu d'artifice.
Et puis, c'est la solennité d'un très court crépus-
cule, c'est la nuit lente et douce. 0ht cette tombée du
jour, l'heure entre toutes préférée! Qui ne l'a vue à
Alger ne peut s'imaginer combien elle est mélancolique
et tendre. Peu à peu le ciel s'estompe de grisailles dans
un silence plein de mystère; c'est à cet instant sans
reflet que toutes choses se dessinent le mieux.
Le triomphe d'Alger, c'est la nuance toujours chan-
geante de la clarté ou des ombres dans la course des
heures. Toute la nature semble immuable. Mais ce
n'est qu'une apparence. Sous cette immobilité qui n'est
qu'un voile immense, la vie palpite intensément. Il
suffit de regarder pourvoir sourdre toutes les couleurs,
toutes les gammes du feu, tous les étincellements des
diadèmes.
L'impassibilité du ciel, des montagnes, de la mer,
n'est donc qu'un apprêt voulu de grandeur plus hié-
ratique que toutes les autres, comme le jeu d'un fée-
rique et céleste instrument, pour mieux détailler toutes
les diaprures, comme un sublime artifice pour la fête
60 La V^tLLE BtAKcMË
des yeux contemplateurs. Voilà pourquoi le spectacle
vu de la terrasse de la Casbah est unique au monde,
pourquoi sera toujours incomplète la maîtrise de
l'artiste qui n'a pas vécu dans ce décor incompa-
rable, pourquoi la nostalgie sera sans cesse au cœur
de tous ceux qui auront, une fois, subi l'enchantement
de tous ces lieux f
Il ne faut pas penser, il faut laisser s'entasser en
nos prunelles tous les trésors de beauté qui s'offrent
devant nous. C'est la moisson de tous les monuments
et de tous les paysages.
DU CROISSANT A LA CROIX
La même déUcieuse exaltation palpite en nous au
sortir de la Casbah. Cette mosquée centenaire qui
s'élève à notre droite avec son minaret octogonal que
restaura Hussein-Pacha, et qui semble humble, comme
écrasée par le voisinage de la formidable citadelle,
c'est, depuis 1839, l'éghse Sainte-Croix, la plus ancienne
d'Alger. Dans son minaret, le son des cloches remplace
la voix du muezzin, ce sont d'autres fidèles appelés à
d'autres prières.
Nous passons ensuite devant « la porte à la chaîne »
et devant le petit édifice à colonnes torses qui était,
avant 1830, le tribunal de fagha.
Voici maintenant ce qui reste d'un ancien rempart
turc avec deux mosquées naïvement dessinées sur la
pierre comme des signes célestes pour protéger la ville
qu'abritait le vieux mur, voici les écoles de tapis indi-
gènes, la gendarmerie qui se dresse haute et massive
LA VILLE BLANCHE 64
comme un symbole de puissance efficace, la prison
civile, la pépinière du génie militaire.
Nous allons vers notre gauche. Un pont en bois
quelque peu délabré, mais que soutiennent des barres
de fer. On sent qu'il fut jeté là de façon à pouvoir être
rapidement enlevé; il sert, en effet, à franchir le fossé
des fortifications.
L'endroit est pittoresque. De l'autre côté du pont,
la colline descend vers la mer. Entre les eucalyptus au
feuillage si vert, on aperçoit le bleu de la Méditer-
ranée. Sur ce terrain en pente, près de ces fortifica-
tions que domine la Casbah, en face de ce paysage au
pied duquel s'étendent les naaisons neuves du faubourg
Bab-el-Oued, au haut duquel Notre-Dame d'Afrique
dresse sa silhouette nimbée d'azur, voici le lieu fu-
nèbre, le plus inattendu, le plus poétique, tout empli
de grâce et de fraîcheur, le cimetière arabe d'El-
Kettar.
Aucune enceinte ne le protège pour le moment.
Afin que cet endroit soit respecté, il lui suffit
d'avoir le caractère sacré de la mort, flien donc
ne le sépare de la route. Il faut passer tout le
long de ses tombes pour descendre le chemin qui
conduit au faubourg Bab-el-Oued. C'est que les
morts aiment le passage des vivants et que, pour
ceux-ci, les défunts ne sont que des absents. Une
complainte musulmane, très ancienne, que le taleb
chante à mi-voix autour des koubbas, avertit le
passant :
0 toi qui es devant ma tombe,
Ne t'étonne pas de mon sort;
Il fut un temps où j'étais comme toi,
Viendra le temps où tu seras comme moi.
62 LA VILLE BLANCHE
C'est également le Hodie mihi, cras tibi de l'Église
catholique. Le taleb récite aussi les versets du Coran :
« En quelque lieu que vous soyez, la mort vous
atteindra; elle vous atteindrait dans les tours éle-
vées. » C'est la même pensée que Malherbe adresse à
son ami Dupérier :
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N'en défend pas les rois.
Que vienne donc la mort! Ici, elle ne cause aucune
terreur. L'agonisant murmure : « Il n'y a de Dieu que
Dieu, et Mahomet est son prophète. » Les vivants
répètent par quatre fois les mêmes paroles et c'est là
toute la prière des morts.
La terre s'entr"ouvre à peine. Les morts sont couchés
sur le flanc droit, la face tournée du côté de la Mecque;
ils n'ont pas de cercueil, ils retournent à la terre d'où
ils vinrent un jour, la terre maternelle. Les morts
n'ont donc besoin que d'un linceul pour recouvrir leur
corps et de quelques pierres frustes, sur champ, autour
de leurs tertres, seulement pour marquer la place
qu'ils occupent.
On ne les écrase pas sous le poids des marbres
lourds, des mausolées ou des colonnes; ils sont à peine
sous terre, il semble que les vivants puissent ainsi
mieux les savoir auprès d'eux, pour les prendre à
témoin de leur pieux souvenir. Les orgueilleux tom-
beaux inspirent seuls la tristesse des cimetières, et
aussi les cyprès, les sapins, les saules pleureurs.
Ici, il n'est point de ces arbres funèbres. Il en est
d'autres, ce sont ceux qui poussent sur les collines,
joyeusement, librement, sous le soleil. La nature
domine sans apprêts ; l'endroit est si fraternel que les
LA VILLE BLANCHE 63
nomades ou les voyageurs éloignés des tribus pré-
fèrent la compagnie des morts au désert des cam-
pagnes.
11 est maint de ces nomades ou de ces voyageurs qui
racontent avoir alors entendu de mystérieux dialogues.
Des voix s'exhalant de la terre répondaient à une voix
qui descendait du ciel. On entendait dans l'air un pal-
pitement d'ailes. Toute la nuit était auguste. La lune,
les étoiles brillaient en cette heure solennelle. On ne
distinguait aucune ombre et pourtant les voix conti-
nuaient à répondre à la voix.
Le dogme islamique explique ce my.stère sacré.
C'est l'ange Gabriel qui vient demander aux morts le
bilan de leur vie, l'ange devient le juge et les morts se
justifient. La clémence divine s'étend sur les trépassés
balbutiants. L'âme du trépassé encore enfermée dans
son enveloppe charnelle est enfin délivrée; le corps, né
de la poussière, redeviendra poussière. L'âme, épa-
nouie, s'élève dans le ciel. Le Coran ne dit-il pas :
« La jouissance de la vie d'ici-bas est peu de chose; la
vie future est le vrai bien pour ceux qui craignent
Dieu » ?
Sans doute, toutes les religions proclament la même
suprême espérance; mais ici, dans ce cimetière d'El-
Kettar, où les oiseaux chantent, qu'embaument la sen-
teur saine des grands eucalyptus voisins et les purs
aromates de la Méditerranée dont on entend la voix
paresseuse, devant les blanches maisons neuves du
faubourg Bab-el-Oued et les rousses montagnes de la
Bouzaréa, dans ce paysage de fraîcheur éternelle, il
semble que les promesses coraniques soient plus adé-
quates au désir de se survivre par delà la fin terrestre.
La poésie qui s'émane de ce lieu fait aimer la poésie
â4 LA VILLE BLANCHE
d'une vie future, l'immatérialité de Tair fait comprendre
rimmatérialité de l'âme.
Tout ce paysage est religieux; ne nous étonnons
donc pas de voir, m face de ce cimetière arabe d'El-
Kettar, là-bas, sur une autre colline, se dresser la sil-
houette dune église catholique, Notre-Dame d'Afrique.
Pour nous y diriger, il faut passer par le faubourg
Bab-el-Oued.
Naguère ce dernier était célèbre par ses carrières de
pierre et sa population cosmopolite. Tout le long de sa
principale artère, l'avenue de la Bouzaréa, — aujour-
d'hui rue de Verdun, — on entendait le lourd roulement
des chariots, les jurons des charretiers, le vif claque-
ment des fouets.
Les maisons étaient basses: un petit jardin, parfois,
y attenait. Certaines avaient un large balcon de bois
qu'encadraient des plantes grimpantes. Presque toutes
avaient une vaste cour intérieure qui semblait être,
aux soirs d'été, comme la place publique des locataires.
On s'asseyait devant les portes des maisons; les trottoirs
étaient peuplés de vieillards et d'enfants. Les jeunes,
par bandes, en se donnant le bras, se promenaient au
miheu de la rue et chantaient de gais refrains.
Toutes les races de la vieille Europe s'étaient donné
rendez-vous dans ce faubourg; c'était le carrefour du
monde entier, on y parlait toutes les langues.
Le faubourg Bab-el-Ou«d était, à cette époque, hors
de la ville. Les fortifications, une immense esplanade
aux terrains vagues, aux tas de décombres, à l'extré-
mité de laquelle l'armée avait installé ses poudrières, le
séparaient d'Alger.
Mais, à présent, une active prospérité a transformé
en quelques années tout ce faubourg. Les fortiiicatioft§
LA VILLE BLANCHE 65
ont été détruites; les poudrières, qui les précédaient
sur une très vaste place, ont été transportées du côté
de Mustapha. Un square rappelle seulement le sou-
venir de l'Esplanade. Un kursaal est édifié non loin.
Bab-el-Oued fait partie de la ville. Les carrières de
pierre ont fait place aux maisons à cinq étages. Un
tramway électrique le relie à l'autre extrémité de la
ville. La population est dense, on y rencontre de plus
en plus des fonctionnaires et des employés aisés. Des
usines modernes ajoutent à la prospérité de l'endroit.
Mais tout cosmopolitisme intense n'a encore heureu-
sement pas disparu. Le faubourg Bab-el-Oued est tou-
jours, pour la population espagnole qui y domine, « la
Gantera » .
Le dimanche, comme jadis, dans l'avenue de la Bou-
zaréa, ce ne sont que ribambelles de jeunes fdles, nu-
tête et revêtues de leurs plus beaux atours. Toute la
semaine, elles travaillent; en ce jour de repos, la rue
est la promenade où l'on se retrouve avec bonheur;
comme autrefois, on chante de gais refrains. Ce coin de
cet Alger qui devient de plus en plus une ville de
France a une physionomie qui n'appartient qu'à lui.
On y voit aussi des soldats. L'hôpital militaire est,
en effet, au bout de ce faubourg. C'était là que les deys
d'Alger avaient leurs jardins. Ceux-là étaient si vastes,
si calmes et si beaux qu'en 1832, le duc de Rovigo,
avant d'en faire le séjour des soldats malades, eut, un
moment, l'idée d'en faire sa résidence d'été.
Et c'est l'ascension de la colline sainte.
Cette colline, sur laquelle est bâtie Notre-Dame
d'Afrique, s'élève dans la légèreté d'une brume qui,
bientôt, disparaît devant le regard scrutateur. On dirait
qu'elle est enveloppée d'une fluidité à la fois bleue et
5
66 LA VILLE BLANCHK
rose. Le silence dans lequel elle se complaît ajoute à
son aspect de grâce un aspect d'évangélique mystère.
Par delà la Méditerranée, Notre-Dame d'Afrique fait
pendant à Notre-Dame de la Garde, qui est à Marseille.
Ainsi, d^une rive à l'autre, l'Église continue ses pèleri-
nages, elle érige au sommet des monts, afin que ne
l'ignore au loin aucun navire qui passe et que se sou-
viennent et se recueillent marins et voyageurs, la statue
de la Vierge Marie.
Dans la basilique algérienne, celle-ci est une Vierge
noire : n'est-elle pas, en effet, la patronne de l'Afrique?
L'église est due à l'initiative de Mgr Pavy; elle est
de style byzantin. Les coupoles resplendissent; à cer-
taines heures, leur blancheur majestueuse semble ren-
voyer au soleil toute sa clarté. Elle se détache à mer-
veille de la verdure environnante, elle n'a pas la lour-
deur du Sacré-Cœur de Paris, elle est le poème en
pierre de la foi souriante. Toute prière y est une espé-
rance, aussi les murs intérieurs sont-ils couverts de
nombreux ex-voto.
Notre-Dame d'Afrique n'a pourtant pas de légende
miraculeuse; son origine est simple, mais elle est la
plus touchante. Agarite Berger et Anna Ginquin étaient
deux pauvres filles mystiques qui vivaient à Lyon.
Elles fréquentaient la paroisse de Saint-Bonaventure,
dont le vicaire était le futur évêque Pavy. Elles avaient
fait de ce dernier leur père spirituel; lorsqu'elles
apprirent qu'il était nommé à Alger, elles n'hésitèrent
pas à l'accompagner. Il y avait de l'apostolat dans leur
exil de la ville natale.
Agarite Berger, sous une apparence maladive, avait
une âme ardente; Anna Ginquin était, comme on le
proclamait autour d'elle, une fleur de modestie. Le seul
LA VILLE BLANCHE 67
regret qu'elles emportaient de Lyon était qu'elles
n'iraient plus en pèlerinage à Notre-Dame de Four-
vières. A Alger, Mgr Pavy les installa au petit séminaire
qui s'élevait tout près de l'emplacement sur lequel
devait se dresser Notre-Dame d'Afrique.
Elles s'occupaient, l'une, de l'infirmerie, l'autre, de
la lingerie; leur vie se passait entre le travail et la
prière. Mais leur regret persistait, il leur manquait
Notre-Dame de Fourvières. Or, sur le versant ouest
de la colline, la pente abrupte s'enfonce dans un ravin
profond; un sentier y conduisait à travers les brous-
sailles et les ronces. L'endroit était dangereux à cause
des bêtes qui y vivaient, mais le fond du ravin qu'ar-
rosait un ruisseau limpide était divin. Il y avait des
églantiers courbés en berceaux, les lianes et les cléma-
tites formaient des voûtes. •
C'est là qu'Agarite Berger et Anna Cinquin instal-
lèrent le but de leur pèlerinage. Une statuette de plâtre
représentant la Vierge fut placée entre les branches d'un
ormeau, une touffe de lierre formait un dôme. Notre-
Dame du Ravin avait la pauvreté de Jésus dans son
étable; mais, comme cette dernière, elle était grande
et riche de toutes les promesses des lendemains.
Le culte que deux humbles servantes vouaient à
Notre-Dame du Ravin devint célèbre; Mgr Pavy, les
enfants du petit séminaire y allèrent prier. La sta-
tuette de plâtre fut remplacée par une belle madone.
Une grotte lui servit de chapelle. Aux fêtes de Noël,
après minuit, on y allait, à la clarté des torches, en
pèlerinage; on chantait de pieux cantiques dans le
silence et la nuit du vallon. La grotte existe encore :
les fiancés vont y prononcer leurs éternels serments
d'amour.
68 LA VILLE BLANCHE
Et voici que la plus touchante ambition naquit au
cœur d'Agarite Berger et d'Anna Cinquin; elles rêvèrent
pour le culte de la Vierge Marie, sur la terre africaine,
d'un pèlerinage aussi beau que celui de Notre-Dame de
Fourvières dont elles avaient l'âme toujours emplie,
elles gagnèrent à leur cause l'archevêque d'Alger.
Mais, pour la construction de la basihque de Notre-
Dame d'Afrique, il fallait beaucoup d'argent; Mgr Pavy,
alors, alla quêter dans toutes les églises de France.
Commencée le 2 février 1858, la basihque fut achevée
cinq ans après. Agarite Berger et Anna Ginquin y sont
ensevelies.
Leur vœu s'est exaucé : l'Afrique a sa Notre-Dame
de Fourvières. C'est désormais le pèlerinage sous le
ciel le plus propice; des confréries y viennent à chaque
fête de l'Éghse.
A quelques mètres et juste en face de la porte princi-
pale de la basilique, s'élève un tombeau en pierre grise.
Il est triste et nu. Mais il se dresse au bord de la col-
line. Il domine toute la Méditerranée et cela donne à sa
tristesse ainsi qu'à sa nudité l'imposant aspect des
choses solennelles. Ce tombeau est voué à la mémoire
de tous ceux qui périrent en mer.
Ainsi, ces flots que nous voyons s'étendre au loin si
tranquilles et si bleus gardent leur mystère. Pourquoi
convient-ils aux courses lointaines, à la pêche abon-
dante, si, tout à coup, ils doivent se dresser mugis-
sants et s'entr'ouvrir pour le naufrage? Mais ceux qui
viennent, au bord de cette colhne, prier devant le mau-
solée, ont des âmes très simples. Ils n'approfondissent
aucun mystère, ils l'acceptent parce qu'il est le secret
de leur Dieu tout-puissant.
Ce sont des pèlerins qui, pieds nus, gravissent le
LA VILLE BLANCHE 69
chemin de la colline. Ils suivent les lourdes bannières
sur lesquelles sont brodées, en fils d'or et de soie, les
images de la Vierge, du Christ et des archanges. Ils
chantent, malgré que le sol blesse parfois leurs pieds.
La montée rend plus pénible leur respiration, mais,
quand même, leurs chants continuent. C'est, au rythme
des cantiques, Tascension de la colline sacrée. Il leur
semble que, lorsqu'ils auront atteint le sommet du
mont, ils seront plus près de Dieu. Ils le sont, à la fin,
certainement, par l'exaltation de leur foi et le ravisse-
ment de leurs esprits.
Un grand autel aux lourdes tentures de velours
rouge sombre, frangé d'or, est édifié au dehors de la
basilique, sur le côté, afin qu'il puisse mieux s'offrir
aux regards de tout Alger. La procession a lieu. Nous
avons vu l'une d'elles, nous étions tout enfant; son
souvenir demeure encore tout palpitant.
C'est qu'il y avait là le cardinal Lavigerie. Toute
l'Église nord-africaine était accourue à l'appel de son
prince. Les grandes villes avaient envoyé leurs
évêques et leurs vicaires ; les pères blancs étaient là,
ainsi que les pionniers du Sahara, ces missionnaires
presque soldats, que le cardinal Lavigerie n'avait pas
craint d'armer. C'était dans l'air le claquement des
bannières et des oriflammes. Avec la voix cristalline
des religieuses et des enfants de chœur, alterna, puis,
se mêla, celle plus forte à la fois et plus sourde des
prêtres, des pêcheurs et des fidèles.
La cérémonie se déroulait tout autour de la basi-
lique, elle avait le ciel pour plafond, elle avait pour
témoins tous les navires qui passaient au loin, toutes
les blanches maisons de la ville.
Tout à coup, un silence se fit, les milliers de têtes
70 LA VILLE BLANCHE
se tournèrent du côté de lautel, le cardinal Lavigerie
allait parler. 11 était debout sur le parvis de l'autel.
Sa robe de pourpre resplendissait plus encore, ayant
pour fond les rideaux de velours sombre; sa haute
stature semblait plus gigantesque. Sa main gauche
s'appuyait sur sa crosse d'or et sa droite avait un
geste solennel. Sa barbe blanche, seule, indiquait son
grand âge.
Mais encore, il avait toute l'énergie par laquelle se
distinguèrent jadis tous les Pères de l'Église. De ceux-
ci, il semblait avoir, à travers les siècles, hérité l'in-
cessante combattivité pour la cause hors de laquelle
il n'était pas de salut. Le temps n'avait plus de dis-
tance, le cardinal Lavigerie rejoignait saint Augustin.
La grande voix de l'un emplissait, maintenant, tous
les abords de la colline de Notre-Dame d'Afrique,
comme celle de l'autre, autrefois, la cathédrale d'Hip-
pone.
Mais saint Augustin n'avait pour arme que l'élo-
quence. Or, la vie du cardinal Lavigerie fut toute d'ac-
tion militante; ce conquérant de la foi était en outre
un bâtisseur de villes. Il conçut, lui aussi, mais avant
l'heure, que le drapeau de son pays flotterait non seu-
lement sur l'Algérie et la Tunisie, mais encore sur le
Maroc. Par là, il fut un grand Français.
Nous sommes revenus sur la colline sacrée, mais,
cette fois, c'est pour suivre le chemin qui est derrière
la basilique, celui de la vallée des Consuls. Cette vallée
a encore conservé son charme primitif. Le silence y
règne toujours, il semble que ce soit une vallée de
recueillement; tout y convie au calme et à la médita-
tion. Qui veut connaître la plus grande paix doit errer
dans ce chemin tout bordé d'oliviers.
LA VILLE BLANCHE 71
La brise murmure ses éternelles confidences à tra-
vers les feuilles des arbres, l'ombre est propice; on
dirait que ces lieux sont déserts.
Il nous souvient de l'habitation rustique devant
laquelle nous passâmes. Un grand battant était ouvert
de la porte qui donnait sur la route. On entendait le
bruit que faisait un cheval en tournant autour d'une
vieille noria. Tout autour de celle-ci, sur de hauts
piquets de bois, grimpaient des fleurs. C'était un pla-
fond de feuilles vertes et de roses claires qui s'éten-
dait sur l'antique puits. L'éclat du jour semblait
s'adoucir dans une indéfinissable tendresse.
Toute droite sur la margelle et appuyée à l'un des
hauts piquets, nous vîmes une jeune Mauresque à la
tunique rouge. C'étaient de pauvres voiles qui la cou-
vraient à peine, seulement resserrés à la taille. Ils lais-
saient à découvert la nudité de sa gorge et de ses bras.
Ses mains se rejoignaient derrière sa tête en une pose
qui semblait famihère. Ses jambes et ses pieds, égale-
ment nus, se croisaient gracieusement. On sentait que
ce jeune corps, qui se dressait dans la souplesse et la
gracilité de la quinzième année, s'épanouissait comme
une fleur sous la tiède lumière du jour.
Le soleil avait bruni toute sa chair de tons légère-
ment dorés. Les lèvres rouges éclataient comme le
sang d'une grenade entr' ouverte; les yeux, qui s'allon-
geaient, en mourant, au coin des tempes, avaient
le même miroitement limpide que l'eau fraîche du
puits.
Le spectacle inattendu de cette jeunesse, au bord
d'une noria, parmi les fleurs, se détachant sur le bleu
du ciel, ravit nos yeux. A quoi songeait cette fillette
dont les seins menus et déjà dressés, ainsi que des
72 LA. VILLE BLANCHE
offrandes, faisaient pressentir la femme? Elle était
silencieuse comme la nature qui l'entourait et immo-
bile comme les rayons du soleil énamouré qui baisaient
ses pieds. Elle avait pour nous toute l'énigme des races
qui nous sont étrangères ; elle en avait aussi la beauté
captivante.
Malgré son air impassible, nous devinâmes bien que
sa jeunesse saine percevait l'hommage de notre extase.
A peine tourna-t-elle les yeux de notre côté. Nous
vîmes que ses regards avaient pour nous autant de
dédain que de grâce, tout un mélange de nuances où
se disputaient l'indifférence du cœur et l'instinctive joie
secrète de se sentir à ce point contemplée.
Nous avons passé sans échanger une parole avec
elle, nous emportions dans l'âme le souvenir du plus
charmant spectacle. Cela avait été comme un coin de
paradis à l'entrée interdite. Nous éprouvâmes comme
une indicible et très fine mélancolie, quelque chose
comme un regret qui n'ose s'avouer. C'est que, déjà, la
jeune et si belle inconnue, dont nous sentions pour-
tant toute la vie fraîche palpiter, quelques pas der-
rière nous, était à jamais morte pour nos regards
surpris.
Il y avait, après tout, quelque chose de poignant à
nous dire que nous ne la reverrions plus avec la
même joie inattendue, parce que si nous passions de
nouveau devant sa porte, nous le ferions avec un
esprit prévenu; nos yeux ne s'étonneraient plus. Nous
pourrions nous éprendre encore de sa gracilité dorée
par le soleil, mais ce serait avec un cœur qui s'attend
à battre de nouveau. Nous avons alors compris la
divine tristesse d'Alfred de Vigny, se séparant d'Éva,
compagne délicate, et persuadant à ses yeux qui lui
LA VILLE BLANCHE
trouvaient encore des charmes de porter ailleurs tous
leurs .regard s.
Le poète attendri nous conseille :
Aimez ce que jamais on ne verra deux fois.
Nous te chérissons, ô toi, jeune fille d'une autre
race, ô toi qui, appuyée au pilier de bois fleuri, debout
sur la margelle du puits, nous parus si énigmatique,
alors que, tout simplement, peut-être, comme la Diane
évoquée par le poète au bord de ses fontaines, tu son-
geais à quelque amour taciturne et déjà menacé I
Nous ne te verrons pas une deuxième fois, nous te
disons adieu. Quand nous repasserons devant ta porte,
en respirant des parfums dans la brise, nous saurons
que c'est ton gracieux souvenir qui palpite toujours en
cet endroit; nous aurons la félicité de la chère image
qui se rappelle au cœur. Quelle joie souriante, alors,
nous te devrons 1 Ta beauté est impérissable, tu Tas
reçue des femmes de ta race, tu la transmettras, à ton
tour, à d'autres êtres radieux comme toi.
C'est qu'en ton pays tout vibre et chante.
Tout vibre et chante aussi dans ce cimetière qui est
au pied de la colline sacrée. Ainsi la mort souriante va
du Croissant à la Croix, du cimetière musulman d'El-
Kettar au cimetière chrétien qui est près de Saint-
Eugène. Ce cimetière est un jardin, les gouttes de
rosée frissonnent sur les pétales des fleurs, toute la
nature s'éveille aux accents victorieux des coqs que
l'écho, fidèlement, apporte jusqu'en ces lieux.
Parfois, sur le marbre des tombes, des vases sont
sans fleurs, l'eau qu'ils contiennent encore est fraîche
de toute l'haleine de la nuit. Les oiseaux se posent sur
le bord de ces vases, ils boivent à lentes gorgées, ils
74 LA VILLE BLANCHE
senvolent en piaillant. Tous les arbres du cimetière
leur sont hospitaliers, les oiseaux proclament que
la compagnie des tombes n'a rien de triste.
Partout étincelle la blancheur des sépulcres de
marbre. Le soleil qui tombe tout droit ne permet
aucune ombre pleureuse au moindre saule, les cyprès
se dressent dans leur dru feuillage d'un vert sombre.
C'est la fête des couleurs avec le violet des bougain-
villes, la pourpre des roses, le rouge des géraniums,
le rose des hortensias, la blancheur des jasmins. Tous
les parfums, y compris celui de la grande mer voisine,
s'unissent, comme pour persuader aux vivants qui
viennent dans ce cimetière que l'éternel sommeil n'est
que le plus infini des bercements.
Souvent, nous avons été dans ce cimetière où les
morts sont heureux; il est nôtre par tous les parents,
tous les amis qui y sont enterrés. Nous connais-
sons toutes ses allées; nous avons lu toutes ses ins-
criptions, depuis celles qui s'érigent à l'entrée, en
plaques de marbre, pour rappeler aux hommes que,
quels que soient leur fortune ou leur rang, ils sont
égaux devant la mort, que celle-ci frappe d'une main
indifférente : hodie mihi, cras tihi, aujourd'hui moi,
demain toi, jusqu'à celles en plaques émaillées, sus-
pendues à des montants de bois, qui portent cette
pensée de Théodore Joufïroy : « C'est faire trop d'hon-
neur à la vie que de craindre la mort. > Cette autre
d'Alexandi-e Dumas : « Le culte des morts est le dernier
dont on ose railler les superstitions. ^ Celle d'Ernest
Renan : « La vraie existence est celle qui se continue
pour nous dans la pensée de ceux que nous aimons. »
Des citations de l'Évangile alternent avec des cita-
tions de l'auteur de la Vie de Jésus. C'est ici la réconci-
LA VILLE BLANCHE 75
liation de l'Église et de l'impie qui s'évada du
séminaire; c'est ici, aussi, qu'Ernest Renan semble dé-
pouiller son scepticisme. Comment pouiTait-il con-
server son élégante insouciance d'esprit au son de la
cloche d'entrée qui annonce qu'un cercueil va descendre
dans la terre?
Tant d'êtres ne sont plus qui pourraient vivre
encore! Il y a les êtres chers, les frères d'élection.
Nous n'oublierons jamais qu'au temps de notre jeu-
nesse, nous avions un de ceux-là, moins âgé que nous,
un enfant presque. Il s'appelait Charles Crispo, il était
vif et gai, il portait en lui toute la charmante impé-
tuosité de la race algérienne; il allait au lycée, un jour
il n'y retourna plus, il était à peine dans sa quator-
zième année.
Ah! comme, alors, nous avons compris Emmanuel
déclarant à Sara, ainsi que le rapporte le poète, que la
mort de l'innocence est pour l'homme un mystère !
Ami, pourquoi es-tu parti si jeune? Mais, du moins,
tu n'as pas éprouvé les tourments de la vie, tu nous as
quittés avec les illusions qui gonflaient ton cœur, dans
la radieuse persuasion que tout ici-bas est beau, est
noble, est généreux. Tu n'as connu de l'humaine exis-
tence que le sourire attendri de ta mère, que la ten-
dresse de tes sœurs, tu n'as pas besoin de pitié, puis-
qu'on t'a couché dans ton bonheur d'enfant.
Mais il n'est pas vrai que tu aies disparu tout entier,
nous en prenons à témoin l'humble plaque émaillée
qui s'érige sur un montant de bois à l'entrée de ce
cimetière de Saint-Eugène où tu reposes et qui clame
devant les infmis du ciel et de la mer : « Les morts
sont vivants dans les cœurs de tous ceux qui les
aiment. »
76 LA VILLE BLANCHE
Ici, rien n'est permis aux méditations sans réponse.
La mort n'apparaît que comme le complément naturel
de la vie. A quoi bon nous acharner à résoudre
l'énigme de cette dernière? Nous ne saurons jamais
rien, sinon que nous serons poussière; le mystère de
la mort ne trouble pas en ces lieux enchantés. Nous
passons où d'autres que nous ont passé, où d'autres
encore passeront.
Notre mémoire se perdra dans Tinfmi; il est bon, il
est juste qu'il en soit ainsi ; les jours qui se sont écou-
lés ne doivent pas enchaîner l'avenir. Une pensée
lointaine et fugitive suffira pour nous consoler de notre
isolement quand nous aurons à jamais disparu. Nous
voulons, pour les générations futures, la liberté de
l'esprit et les pieds sans entraves. Qu'elles aillent vers
leurs destinées, plus magnifiques encore que toutes les
nôtres, qu'elles y aillent, selon la parole de Gœthe, par
delà les tombeaux I
DE LA MOSQUEE GRACIEUSE AU LYCEE GLORIEUX
Jamais dans un lieu plus poétique un temple ne fut
plus délicieux. La mosquée de Sidi-Abd-er-Rhaman
est, par son architecture, un chef-d'œuvre de grâce,
et, par son minaret à étages de colonnettes, un chef-
d'œuvre d'élégance. Elle suit l'inchnaison de la colline
sur laquelle elle est construite, elle a des terrasses
superposées et plantées d'arbres et de fleurs, elle est
enclose de murs d'une blancheur aussi éclatante que les
voiles des Mauresques qui les longent le vendredi.
Cette verdure, cette chaux immaculée, tout est encore
LA VILLE BLANCHE 77
rendu plus éblouissant par le ciel d'un bleu toujours
intense. L'ardeur du soleil répand son assoupissement
sur toute la mosquée, les oliviers, les caroubiers et les
figuiers étendent leurs branches aux feuilles impas-
sibles. Ceux qui viennent prier là, silencieux dès le
premier pas, tout à leurs saintes oraisons, passent le
long des murs comme de blancs fantômes. Leurs atti-
tudes, déjà recueillies, ont le même recueillement qui
enveloppe toute la mosquée, si bien que tout s'harmo-
nise d'un semblable enchantement, et le temple et les
fidèles et les arbres sacrés et le minaret s'effilant dans
l'azur. Voilà le secret du charme qui se dégage de cette
mosquée.
Son éclat est si frais qu'il semble que l'édifice ait été
bâti d'hier : il date de 1696. Comment ne resterait-il
pas toujours jeune, puisque celui dont il porte le nom
vit autant dans le cœur des musulmans que lorsqu'il
étonnait tout le Nord africain par la sainteté de son
existence et l'étendue de son savoir? Sidi-Abd-er-Rha-
man fut marabout sans tache et parfait théologien;
il habita rue de Chartres où le Comité du Vieil-Alger
a eu soin de faire graver sur le marbre : « En ce lieu
s'élevait la maison de l'Algérien Sidi-Abd-er-Rhaman ,
docteur de l'Islam, mort en cette ville en 1471. »
Il repose dans la mosquée qui porte son nom. Au-
dessus de la porte d'entrée de cette dernière est inscrit
le mot « Bitchoukin », c'est-à-dire « Amour ». Ce mot
est un rappel éternel de toutes les quahtés du célèbre
marabout.
Sidi-Abd-er-Rhaman aima le juste, le vrai, le beau,
le bien, et aussi tous ses semblables. Il est donc natu-
rel que les musulmans d'Alger le considèrent comme
leur patron, que sa mémoire soit chérie partout où le
78 LA VILLE BLANCHE
croissant resplendit et que le sanctuaire où il repose
soit un but de pèlerinage.
Nul fils de Mahomet n'oserait être parjure lorsqu'il
a invoqué le nom du saint. Celui-ci domine éternelle-
ment tous les actes de ses fidèles. Est-on en désaccord
ou a-t-on un grand serment à formuler? On se rend
au tombeau de Sidi-Abd-er-Rhaman, toute parole pro-
noncée, alors, devient sacrée. Aussi la koubba de Sidi-
Abd-er-Rhaman est-elle l'objet d'un culte incessant.
Une châ.sse de bois sculptée, rehaussée d'enlumi-
nures et qu'ornent des étendards de soie multicolores,
surmonte le tombeau du marabout. Des lustres sont
suspendus à la coupole; aux murs, des bannières aux
vives couleurs et des ex-voto. Il est, dans cette mos-
quée, un drapeau tricolore; des noms de victoires y
sont inscrits, ce sont celles que les donateurs —
des tirailleurs algériens — remportèrent au Tonkin
en 4883.
11 sied heureusement qu'un pareil trophée soit en
cette mosquée, car il semble que ce soit la consécra-
tion de notre pensée que la France est vraiment une
nation islamique. Nul ne peut s'empêcher d'être ému
quand Toukil le déploie sous les yeux du visiteur.
Jamais glorieuse et chère étoffe ne fut moins attendue;
elle est là, cependant, déphée avec sa frange d"or. Des
hommes d'une autre race et d'une autre rehgion que
nous prient donc, combattent, bravent la mort pour
que la France l'emporte, — et s'en viennent ensuite,
d'au delà les océans, où leurs frères moururent pour
la même cause, remercier pieusement leur marabout
de ce que la France a triomphé !
Alors, nous nous prenons à chérir cette mosquée
Sidi-Abd-er-Rhaman comme si elle était vraiment notre.
LA VILLE BLANCHE 79
Il y a un instant, nous l'aimions seulement parce
qu'elle est blanche, gracieuse et poétique, nous l'aimons
à présent parce que de pauvres et simples tirailleurs
algériens ont fait don de ce drapeau qui lie leur âme
à jamais à la nôtre. Sidi-Abd-er-Rhaman, lorsqu'il
vivait au temps turc, se doutait-il qu'un jour il accom-
plirait ce miracle?
Mais n'a-t-il pas tous les pouvoirs? Contre son tom-
beau est allongée une femme. Elle est malheureuse,
elle grelotte, la fièvre brûlant son corps; elle pâtit
horriblement depuis des jours, déjà longs, mais elle
est là, tout près du saint, et c'est lui seul qu'elle invoque
pour mettre un terme à ses souffrances. Ne lui dites
pas que les soins d'un médecin seraient plus efficaces,
elle ne croit qu'en son cher marabout, il est impossible
que le saint l'abandonne.
L'exaltation de cette croyance nous attendrit. Si le
célèbre docteur de l'Islam n'était pas plus fort que tous
les maux, s'il n'était pas l'élu pre'féré de Mahomet,
est-ce que les vivants viendraient de toute l'Afrique
septentrionale prier dans sa koubba, y chercher l'espé-
rance et le gage certain d'un proche bonheur?
Est-ce que les morts eux-mêmes chériraient son
voisinage? Car la mosquée de Sidi-Abd-er-Rhaman est
peuplée d'autres tombes : celle de Sidi-OuaU-Dadda
qui, d'après la légende, vint d'Orient à Alger, par mer,
sur une natte, et qui, avec son compagnon Sidi-Bekta,
souleva les flots en les battant de verges pour engloutir
la flotte de Charles-Quint; celles de Sidi-Mansour, de
Sidi-Abd-Allah, du muphti hanéfi Boukandoura, de
l'iman Ben-Zakour, du savant Boudjema qui fut le pro-
fesseur de Sidi-Abd-er-Rhaman même. D'autres stèles
de marbre sur lesquelles sont ciselées des fleurs et des
80 LA VILLE BLANCHE
épigraphes rappellent que dorment là leur sommeil
sans fm Hassen-Pacha et sa fille, la princesse Rosa,
Youcef-Pacha, Mustapha -Pacha, Foukil Sidi-Ouada,
dernier architecte de cette mosquée.
Là encore, une tombe; elle est recouverte de glaïeuls
gigantesques, c'est celle d'Ahmed, le dernier bey de
Constantine. Ahmed-bey fut, dit-on, comme un tigre
altéré de sang. On rapporte qu'il faisait dévorer ses
ennemis par des chiens et hachait, vivantes, ses femmes
à coups de sabre. Mais sa fm fut expiatoire : il vit sa
ville prise qu'il croyait imprenable, il connut l'exil des
orgueilleux rois vaincus, il fut interné à Alger, rue
Scipion, dans la maison où est aujourd'hui le commis-
sariat central.
Sidi-Abd-er-Rhaman pouvait avoir pitié de lui, ce
n'était plus un bey barbare, mais un malheureux qui
venait lui demander, pour ses restes, une éternelle pro-
tection, et, pour sa mémoire, l'oubli de sa grandeur
passée et de ses crimes. Ce bey, qui eut « une exis-
tence accidentée de monstre », repose dans un asile
de poésie et de fraîcheur; jamais contraste ne fut plus
émouvant.
Sidi-Abd-er-Rhaman pouvait le recueillir. Est-ce que
sa mosquée n'accordait pas l'immunité aux coupables
qui s'y précipitaient comme en un asile suprême,
inviolable? Déjà, quelques années auparavant, Hadj-
el-Saadi, ancien mezouar, ne s'y était-il pas réfugié?
N'avait-il pas, en remerciement au marabout, affranchi
ses esclaves nègres?
Et voici qu'au milieu de ces tombes se dresse un
caroubier. Sa beauté charme moins que le palmier cen-
tenaire qui l'avoisine, mais quel pouvoir magique ont
toutes ses feuilles! Elles i^uérissent des fièvres, son
LA VILLE BLANCHE 81
écorce est sacrée, les disciples de Mahomet la baisent
en passant auprès d'elle. On dit aussi que les feuilles
de cet arbre éveillent ou ressuscitent l'amour au cœur
des hommes. Sidi-Abd-er-Rhaman, indulgent et doux,
veut ce miracle. Les femmes musulmanes vénèrent ce
caroubier si fertile en prodiges — et c'est charmant
que la vie et la mort se mêlent si harmonieusement,
que cette mosquée amie permette tous les recueille-
ments, toutes les prières, tous les espoirs, toutes les
tendresses, et que, si gracieuse, elle soit comme un
blanc bijou serti dans la verdure.
Sidi-Abd-er-Rhaman, avons-nous dit, fut célèbre par
son savoir. Il est donc naturel que la médersa cons-
truite en 1904, tout auprès de la mosquée, soit mise
sous son illustre patronage. Cette médersa, à la grande
coupole centrale et aux quatre petits dômes, rappelle,
par l'inscription qui est sous son vestibule, que chez
chaque peuple existe une élite; qu'après les Grecs, ce
sont les Arabes qui ont manifesté leur génie et que, de
leur civilisation, il reste « des vestiges aussi éclatants
que la flamme projetée par un feu, allumé d'un mont ».
Pourquoi ces vestiges ne ressusciteraient-ils pas au
point que leurs faisceaux redeviendraient toute la civi-
lisation arabe elle-même?
Si cela ne devait pas être, à quoi serviraient ces
établissements d'enseignement supérieur musulman,
les médersas que la France construit et subventionne?
Le prophète Mahomet a dit : « Rechercher l'instruc-
tion, cultiver l'étude est une action méritoire aux yeux
de Dieu ; répandre la science est une prière ; la recher-
cher est une lutte sainte ; l'aimer est une adoration ; la
communiquer aux autres est une charité ; la dispenser
à ceux qui en sont dignes est une bonne œuvre. »
6
82 LA VILLE BLANCHE
Gomme la mosquée dont il est le voisin, le jardin
Marengo offre à la rêverie l'asile le plus sûr : ce jardin
est désert, la mode n'est pas à sa fréquentation; pour-
tant, il est digne d'un meilleur sort. C'est un endroit
de verdure et de fraîcheur, il est à l'abri de tous les
bruits, ses arbres protègent le passant solitaire de leur
ombre. On monte ses rampes ou bien ses escaliers, car
le jardin est construit sur une colline, et ce sont, à
chaque instant, des aspects toujours nouveaux, avec
un charme égal.
Là, près de la sortie qui mène à la Rampe-Vallée, est
un plateau ensoleillé au centre duquel est un bassin à
l'eau dormante; ici, c'est le bosquet de la reine avec
son grand carré de terre nue qui ressemble à une cour
entourée de murs d'arbres.
Ces derniers sont nombreux, ils s'érigent en bosquet
et abritent un kiosque carré à double arcade sur chaque
côté et surmonté d'une coupole. Ce kiosque est tout
faïence, il est la copie d'un tombeau musulman qui
s'élevait non loin de là et sous lequel reposait le mé-
decin d'un dey. Sous la coupole devait figurer le buste
de la reine Amélie, mais la révolution survint. Seul,
en souvenir, le bosquet porte une appellation royale.
Le kiosque s'ennuie; il a dans sa soUtude, avec son
entourage de fer, toute la tristesse d'une vraie tombe,
il a Tabandon d'un monument sans destination.
Il semble que son abandon aggrave la mélancohe de
ce jardin peu fréquenté. Mais heureusement, sur le
carré de terre nue, très souvent, le dimanche, les
sociétés locales donnent leurs fêtes et leurs bals. Le
bosquet de la reine s'anime d'un juvénile éveil qui se
prolonge dans la soirée, comme si le jardin était jaloux
de conserver longtemps la gaîté des orchestres, les
LA VILLE BLANCHE 83
lumières tremblotantes des ballons accrochés à toutes
les branches, la joie des danseurs, l'émotion des cou-
ples amoureux s'égarant sous ses allées compHces.
C'est d'une pareille et continuelle animation que le
colonel Marengo rêvait lorsqu'il fit construire en 1847,
par les condamnés militaires, sur des pentes abruptes,
hérissées d'aloès et de cactus, ce jardin auquel il donna
son surnom; car le colonel, d'origine italienne, engagé,
presque enfant, dans l'armée du général Bonaparte,
s'appelait Capone. Il venait de se distinguer en qualité
de tambour à Marengo. « Quand on a le courage que
tu viens de montrer, on ne doit pas porter ton nom, »
lui dit le futur empereur. Et le général Bonaparte
donna à son petit tambour le nom même de la bataille
qui l'avait vu si héroïque.
Séparé du jardin Marengo par un haut escalier de
pierre, s'étend au pied de la mosquée de Sidi-Abd-er-
Rhaman un très vaste édifice : c'est le lycée d'Alger.
Des corps de bâtiments rectangulaires et recouverts de
tuiles rouges forment un ensemble imposant dont la
lourdeur est heureusement égayée par trois cours fort
spacieuses.
L'architecture est banale, elle ne dit rien au cœur
du voyageur. 11 semble que cet établissement ait été
bâti pour les seuls besoins de sa destination, sans souci
d'apparat. Le côté utilitaire domine uniquement, for-
mant, avec tout ce qui l'entoure, un contraste dont
l'inharmonie est corrigée par la masse verte des arbres
du jardin IVÏarengo, la gracieuse blancheur de la mos-
quée Sidi-Abd-er-Rhaman, les coupoles, seins de neige,
de la médersa pensive.
Mais les classes remplissent joyeusement leur but.
L'air qui vient de la montagne et de la mer les assainit ;
84 LA VILLE BLANCHE
les plafonds sont élevés, la clarté les inonde. En ces
salles d'études, on travaille dans la gaîté de la lumière.
Le soleil demeure encore ici le maître, comme il Test
dans toute la région; cela charme, on ne se sent pas
emprisonné.
Toute notre jeunesse a vécu dans ce lycée. Voici le
portique avec ses hautes colonnes; aux minutes qui
précèdent l'heure de la rentrée des classes, il est peuplé
d'élèves. C'est une charmante et saine exubérance. Il
y a là des enfants de toutes les races et de toutes les
religions, leur jeunesse les met heureusement à l'abri
de tout ce qui peut séparer. C'est le privilège de leur
âge que de pouvoir fraterniser dans un noble souci des
mêmes études, c'est aussi un symbole : dans ce lycée
se prépare la grande amitié française.
Les portes s'ouvrent : tous ces enfants, dont les
ascendants vinrent de la métropole, des tribus indi-
gènes ou des pays les plus lointains, pénètrent à flots
pressés, se mettent sur deux rangs, gravissent le grand
escalier de pierre solennel et qui mène à la cour prin-
cipale; ils se répandent dans les diverses classes.
Leurs pères, ceux qui naquirent en des villes
étrangères, furent pauvres en leur temps. Ils ne reçu-
rent qu'une instruction rudimentaire. Dans les âpres
soucis des luttes quotidiennes, ils ont oublié l'histoire
des pays desquels ils s'exilèrent. Ils sont trop pris par
la prospérité de leur nouvelle vie sur la terre française
pour avoir les loisirs de raconter à leurs enfants les
souvenirs légués par leurs ancêtres. Ainsi, ils n'ont
pas imprimé aux cerveaux de leurs fils les idées parti-
culières aux peuples dont ils furent.
Ces jeunes lycéens ont donc des esprits neufs et
tout ce qui fait Toriginalité de leur race et la force de
LA VILLE BLANCHE 85
leur sang; ayant des tempéraments multiples et por-
tant souvent en eux le croisement de maintes héré-
dités, ils forment le plus disparate assemblage. Mais
ils boivent aux mêmes sources de l'esprit français, ils
communient dans le même enseignement, ils hésitent
aux mêmes devoirs, ils se développent aux mêmes
leçons, ils se rapprochent, ils se sentent de la même
famille nouvelle, parce qu'ils apprennent la même
langue.
Il est vrai, il y a, en ce pays, une âme algérienne.
Elle est particulière à ces lieux ensoleillés, à ce com-
merce actif qui enfièvre dans les villes, à ce labeur
brûlant de la campagne. Chaque ciel abrite son âme,
c'est une loi de la nature; ainsi se distinguent princi-
palement les hommes entre eux. Mais il n'y a, en ce
pays, qu'un cœur et qu'un esprit français, parce qu'ils
se sont ouverts à la même culture, qu'ils ont lu dans
les mêmes livres, vibré aux récits de la même histoire,
aux pages de la même littérature et qu'ils s'appliquent
à la même vie sociale par les mêmes habitudes de leur
sol algérien.
Le génie de la France s'épanouit dans la métropole,
il triomphe au delà de la Méditerranée; il y est
apporté, propagé par tous les maîtres dont nous-
mêmes avons reçu les claires et fécondes leçons. C'est
en ce lycée d'Alger que l'on sent surtout qu'il n'y a
pas de plus noble et de plus beau sacerdoce que celui
du maître qui enseigne.
Ce maître a toute la responsabihté de la grandeur
future de sa patrie. Celle-ci sera, selon ce que seront
tous ses enfants. L'àme de ces derniers appartient
peut-être plus encore aux maîtres qu'aux parents. A
ceux-ci nous devons tout l'amour, mais quelle recon-
86 LA VILLE BLANCHE
naissance ne devons-nous pas à ceux qui façonnèrent
notre intelligence et agrandirent notre esprit! Nous
sommes aussi leurs fils, puisque leur pensée est de-
venue la nôtre 1
Ici, au lycée d'Alger, ils nous ont fait aimer le nom
de la France, ils nous ont parlé d'elle. Nous ne la con-
naissions pas; beaucoup d'entre nous, qui ne la con-
naissent pas encore, ne la connaîtront jamais, parce
que leur vie ne leur permet aucun déplacement, mais,
tous, nous faimons parce qu'elle est la plus familière
et chère appellation, parce qu'enfants, nous n'avons
entendu parler que d'elle et qu'avec l'âge, nous avons
compris pourquoi nos maîtres avaient raison, en l'évo-
quant, de mettre tant de souci et tant d'amour.
Que tout ce Nord africain prospère, il est riche par
tous ses vignobles et par ses mines, par ses ports et
son commerce, c'est le légitime aboutissement d'un
rude effort. Mais s'il CvSt français, au point que ces fils
d'étrangers ne se sentent même pas le besoin de con-
naître le pays qui fut celui de leurs ancêtres, c'est là
l'œuvre patiente, délicate et sûre, de tous ces membres
de l'enseignement, instituteurs dans les villages per-
dus, professeurs dans les villes, tous ces maîtres méri-
toires qui sont des soldats d'un nouveau genre, ceux
des lettres et des sciences, venant pour le rappel com-
mun des jeunes esprits, après que d'autres soldats ont
passé pour la conquête du sol.
Toute la grandeur de l'Algérie est en germe dans ce
lycée. C'est entre ces murs rectangulaires que s'élabore
tout l'avenir. L'Université doit avoir, ici, la grande et
noble popularité des choses les plus belles et les plus
patriotiques. Par elle, la richesse naturelle de ce pays
va s'augmenter de tous les trésors de l'esprit, et de ces
LA VILLE BLANCHE 8?
trésors, il en est, ici, à pi^ofusion, par la beauté des
paysages, par les ruines des anciennes civilisations,
par les arts indigènes, par les champs nouveaux
ouverts à la science, par les dialectes encore inconnus,
par tout ce qui fut, par tout ce qui sera.
Cette sublime ascension s'effectue déjà. Nous avons,
en notre colonie nord-africaine, nos poètes, nos artistes
et nos savants. Tous ceux-là enrichiront de plus en
plus le patrimoine national par toutes les magnifi-
cences de l'azur, par l'élargissement de l'horizon jus-
qu'à des confins très éloignés, par la résurrection des
villes mortes, immuables gardiennes de toutes les
beautés antiques, par les découvertes qui rapporteront
plus de force et de santé à toute la race humaine. Nous
avons, en Algérie, nos musées d'art antique, notre
villa Médicis, notre Institut Pasteur.
De toutes ces choses, le lycée semble l'aïeul. Il est
glorieux aujourd'hui, il prospère ali point d'être un
des plus importants de France, il a besoin d'annexés
comme celles de Mustapha et de Ben-Aknoun, mais il
a eu les débuts les plus modestes et son histoire se
fond avec celle de la conquête de l'Algérie.
Ce n'était d'abord qu'une école tout à fait primitive,
plus humble que celle des plus pauvres villages. Elle
s'ouvrit au lendemain de la conquête, elle était située
rue Socgémah. Pourquoi étalons -nous orgueilleuse-
ment, mais seulement, les noms de ceux qui vain-
quirent par le fer et par le feu et sommes-nous moins
curieux d'apprendre comment s'appelèrent ceux qui
l'emportèrent par leur patience éducative et leur
esprit? Ceux-là aussi sont des héros. M. Galtier, qui
dirigea le premier établissement scolaire en Algérie, le
fut surtout; le succès couronna son entreprise.
88 LA VILLE BLANCHE
La salle de la rue Socgémah ne suffit plus; M. Gal-
tier alla s'établir alors rue du Sagittaire. C'était une
petite maison mauresque que peuplait une vingtaine
d'élèves. L'école devenait un véritable collège; celui-ci
fut transféré, le 25 avril 1835, à l'angle des rues Jénina
et des Trois-Couleurs, dans une maison mauresque
plus grande. Toutes ces rues existent encore, mais les
anciennes habitations ont disparu. Disparue, de même,
la caserne des janissaires où, le 21 septembre 1848, le
collège fut érigé en lycée. Cette caserne, dont la fonda-
tion remontait à Abou-Mohammed-Hassan, qui défendit
Alger contre Charles-Quint, était située rue Bab-Azoun,
en face le square de la place Bresson.
C'est au mois d'octobre 1868 que s'ouvrirent les
portes du lycée actuel. Jadis, sur son emplacement, se
continuait la partie nord du jardin Marengo et se dres-
sait une fonderie de canons turcs, un abreuvoir et
d'humbles habitations arabes. La construction du
lycée transforma tout ce coin de la ville; il en est
encore, pour ainsi dire, l'édifice central, toute une popu-
lation y vit heureuse dans la paix de l'étude.
Les heures difficiles du début sont oubliées. Il con-
vient donc de rappeler que, par ordonnances royales
des 16 avril et 18 mai 1839, les premières concernant
les membres de l'enseignement en Algérie, « les fonc-
tionnaires de l'instruction pubhque étaient attachés au
département de la guerre » . Ce n'est que le 30 mai 1848
que l'enseignement en Algérie fut placé sous la direc-
tion du ministère de l'instruction publique.
Quand, le 6 octobre de la même année, le collège fut
érigé en lycée, il fut arrêté qu'« un traitement unique
serait alloué aux fonctionnaires et aux professeurs*
dudit établissement ». Ce traitement annuel était de
LA VILLE BLANCHE 89
6 000 francs pour le proviseur, de 4 500 pour le cen-
seur, de 4 000 pour l'économe et les professeurs de
« premier ordre » . Les professeurs de second ordre
recevaient 3 500 francs, ceux de troisième ordre
3000 francs. Les maîtres élémentaires et les maîtres
d'études touchaient 1 000 francs et les maîtres de
langues vivantes 2 000. Depuis, toutes les situations
ont été améliorées, mais il faut rendre hommage à
ceux qui, autrefois, dans un pays dont la conquête
commençait à peine, ont su se contenter d'un aussi
humble salaire pour ne considérer que la beauté et les
bienfaits de leur apostolat.
Aujourd'hui, les distributions de prix ont lieu avec
solennité. Jadis, les soucis des batailles enlevaient jus-
qu'à l'idée des fêtes scolaires. C'est le 31 juillet 1836
qu'eut lieu au collège d'Alger la première distribution
de prix. On était en pleine lutte contre Abd-el-Kader; la
distribution des prix fut de la plus touchante simplicité.
Nous en trouvons le compte rendu dans le procès-ver-
bal suivant : « Le 31 juillet 1836, les professeurs du
collège se sont assemblés sous la présidence de M. Bar-
thélémy, principal, en l'absence de l'Inspecteur de
l'Instruction publique, pour procéder au classement
des copies, des devoirs donnés en composition générale
et pour faire le relevé des places obtenues par chaque
élève dans les compositions de l'année, toutes les
facultés réunies. Par suite de ce travail, les nomina-
tions ont été arrêtées et les prix décernés dans l'ordre
suivant... »
Deux ans après, le 7 août 1838, la distribution des
prix eut heu, pour la première fois, de façon solen-
nelle. Elle fut présidée par M. Lepescheux, inspecteur
d'académie. Il faut songer que l'Algérie était encore à
90 LA VILLE BLANCHE
feu et à sang, que Constantine venait à peine rrétre
prise et qu'un an après, en de'cembre 4839, un officier
écrivait encore à ses parents : « J'apprends à l'instant
que l'on se bat de toutes parts dans la plaine de la
Mitidja. La terreur est grande dans Alger, parmi les
Européens. >
Ces mots-là ne peuvent plus nous émouvoir que par
leur ancien souvenir. Il n'est plus de terreur dans
Alger! Aux abords du lycée, à l'heure de la sortie des
classes, on n'entend que les ébats joj^eux des jeunes
élèves.
DANS L ASPECT DU PREMIER ALGER
Le capitaine Barchou de Penhoën, qui faisait partie
de l'armée d'occupation, se plaisait à parcourir la rue
Bab-el-Oued. 11 raconte que lorsque ses soldats en
prirent possession, ils furent curieusement entourés
par une foule de Maures et de Koulouglis. Ceux-ci
« admirèrent, d'abord, bruyamment nos armes, nos
vêtements, nos manœuvres, puis s'émerveillèrent
encore bien davantage de notre manière d'être. »
La population était diverse. De son cosmopolitisme
même naquit cet étrange parler où les mots de France,
d'Arabie, d'Italie, d'Espagne, de tous les peuples,
s'amalgamaient expressivement aussitôt, au besoin de
toutes les causes. Ah! le charme brutal, le heurt des
prononciations, la déformation des mots, leur sens
tour à tour amplifié ou meurtri, tout le pittoresque
imprévu de ce jargon, rapide comme les balles des
fusils, impatient et vif comme l'ardeur de la conquête
elle-même I
LA VILLE BLANCHE 9<
Les races s'entre-choquaient, on était dans la ba-
taille, il fallait se hâter, l'esprit inventif réussissait à
s'exprimer, à se faire comprendre. Ce charabia, que la
nécessité forgeait, « dès le premier jour, nos soldats le
jargonnaient intrépidement, raconte le capitaine Bar-
chou de Penhoën, pendant qu'assis sur les devantures
des boutiques de barbiers, ils fumaient dans des pipes
à longs tuyaux et prenaient le café à la turque, comme
s'ils n'avaient fait que cela toute leur vie. »
La rue était étroite, elle était encombrée; c'était,
nous dit le capitaine Barchou de Penhoën, une foule
sans cesse renouvelée de Juifs, de Maures, de Turcs,
de Bédouins, de Koulouglis, de cavaUers, de fantassins,
d'artilleurs, d'officiers et de soldats. « C'étaient des
cris, des jurements, des imprécations en dix langues
diverses. C'était la confusion de Babel. »
Encore aujourd'hui, la rue Bab-el-Oued n'a rien
perdu de son commerce entremêlé, de sa circulation
et de sa vie intense, surtout de son grouillement de
toutes les races. Il y a là des Indigènes descendus de
la Casbah, des Italiens et des Maltais dont les habita-
tions sont proches dans les rues adjacentes, des Espa-
gnols, tous les gens « si divers de traits, de couleurs
et d'expression » et qui avaient fait l'étonnement du
capitaine de Penhoën.
Ce barbier maure et ce « moutchou î, installés au
rez-de-chaussée de l'église de Notre -Dame -des -Vic-
toires, ont existé de tous temps. La ville a pu se trans-
former, ils sont restés les mêmes, — et les chents du
barbier demeurent de longues heures dans leur pose
immobile sans que leur visage s'amuse ou s'émeuve au
passage des tramways électriques ou des automobiles,
pas plus que leurs ancêtres ne se départirent de leur
92 LA VILLE BLANCHE
impassibilité au passage des soldats conquérants.
Ce marchand de beignets arabes n'est que le succes-
seur d'autres marchands qui, comme lui, au seuil de
la même boutique, ont pétri la pâte blanche et Font
étendue, en minces fragments arrondis, dans l'huile
qui bout sur le même fourneau. Ces cabarets, où
l'on entend tous les patois d'Espagne, sont demeurés
pareils au premier jour de leur installation.
Mais, quelle tristesse de se dire que Ton a jeté bas la
voûte qui s'ouvrait sur la rue Philippe et presque toute
la Jénina, ces bâtiments qu'occupaient les deys d'Alger
avant leur séjour à la Casbah! Suprême témoin des
jours passés, il reste la mosquée que l'Itahen Piccinini,
renégat et corsaire enrichi sous le nom d'Ali-Bitchnin,
fit édifier en 1622. Jadis, un des côtés de cette mos-
quée donnait sur un jardin qu'égayait un jet d'eau.
Cette mosquée, après avoir été pharmacie centrale de
l'armée, devint, en 1840, Téglise Notre-Dame-des-Vic-
toires.
Sur l'emplacement du jardin, l'autel fut installé, la
croix se dressa près du minaret. C'était contradictoire.
La croix fut renversée par la foudre en 1851; elle
s'érigea, de nouveau plus forte, tandis que le mina-
ret s'attristait de l'absence du muezzin et ne servait
plus à l'appel de la prière. Il sembla, à la fin, que le
ciel eût pitié de lui ; le vieux minaret menaça de ruine,
on l'abattit en 1860.
La rue Bab-el-Oued conservera-t-elle longtemps
encore son curieux aspect? Elle est devenue trop
étroite, on réclame son élargissement, elle suit le sort
des survivances qui ne correspondent plus aux néces-
sités présentes, on l'élargira donc et les habitants s'en
réjouiront en disant d'elle ce que La Bolle disait en
LA VILLE BLANCHE 93
4833 : « L'élargissement de la rue de la Marine et l'ou-
verture de la place du Gouvernement donnent une
impression d'espace. »
Cette transformation, le quartier de Tancienne pré-
fecture va la subir aussi. Quelle étroitesse ont,
en effet, ses ruelles et ses impasses, le soleil lui-
même ne peut y pénétrer! C'est l'endroit le plus
ancien de la conquête. Nul ne le fréquente hormis
ses habitants. Jadis, toute la vie de la ville se
concentrait là; aujourd'hui ceux qui y résident, pour
la plupart, sont des matelots, des pêcheurs, des mar-
chands de poissons, presque tous d'origine italienne
ou maltaise.
Il semble que notre âme soit neuve. Ah! les souve-
nirs du passé dans un quartier qui va mourir! Nous
sommes angoissés, nous ne reconnaissons aucun vi-
sage. Des femmes, assises sur le seuil de leur porte,
des enfants qui jouent et s'écartent devant nous, nous
regardent passer d'un œil indifférent; nous nous sen-
tons étrangers à ce que nous fûmes autrefois, à ces
rues, à ces maisons.
Et ces rues nous paraissent encore plus obscures,
ces maisons pèsent sur nous, nous étouffons, nos pou-
mons ont besoin d'air, nos yeux de soleil et d'espace;
nos cœurs ont besoin d'espérance. Si la vie doit être
ainsi engluée dans le passé, c'est déjà comme un pres-
sentiment de l'inévitable mort; la vie présente, pour
marcher sans cesse vers son épanouissement comf let,
doit toujours être la promesse même de l'avenir. Il
nous faut des chemins larges, des rues égayées de
lumière, des maisons neuves et blanches, avec leurs
belles façades, leurs fenêtres s'ouvrant sur la Méditer-
ranée ou sur toute l'animation de la ville prospère;
94 LA VILLE BLANCHE
notre adieu au vieux quartier est un appel à plus de
soleil et de lumière.
Nous recommençons enfin à retrouver de plus en
plus, comme par degrés, la clarté désirée en entrant
dans la rue de la Marine. Cette rue a sa glorieuse
histoire : elle est la première que les Français
construisirent dès le lendemain de la prise d'Alger.
Auparavant, les maisons formaient des voûtes sur
les rues, ou bien avaient leurs murs qui, au pre-
mier étage, avançaient en surplomb. « Les rues les
plus spacieuses, notait Louis de Baudicour, n'avaient
guère que deux mètres de large, la plupart n'avaient
qu'un mètre et quelques-unes étaient encore plus
étroites... Ce système de construction, parfaitement
approprié au climat africain comme aux mœurs
musulmanes, n'était pas en accord avec les habitudes
françaises. »
L'armée avait, pour son charroi, besoin d'une voie
assez large, la rue de la Marine fut ouverte par les
soins du Génie. Avec ses rues à arcades, comme celles
de la rue de Rivoli à Paris, avec le long portique de la
Grande Mosquée, au miheu duquel se dresse encore la
fontaine qui y fut installée, la rue de la Marine avait
un air nouveau, elle était la plus fréquentée par les
officiers, les fonctionnaires, les négociants et par
toutes les dames de la ville.
Aujourd'hui, elle a perdu tout son premier éclat, ses
arcades couvrent une population moins raffinée, le
commerce s'est porté bien ailleurs, et maintenant, sous
le portique aux belles colonnes de marbre blanc, ne
passent plus que des musulmans allant à la Grande
Mosquée. La rue de la Marine n'est plus la voie princi-
pale; elle serait morte si, par endroits, elle ne conser-
LA VILLE BLANCHE 95
vait un aspect original avec ses grands restaurants
arabes.
Et puis, en 1870, on l'a privée de la porte qui don-
nait sur le port. Cette porte, les Turcs l'avaient appelée
la porte de l'île. Sur son fronton était un écusson où,
sous une couronne surmontée d'un croissant, étaient
figurés des drapeaux, des lions, des canons et des
navires. Cette porte, les vainqueurs de 1830 la dénom-
mèrent la porte de France. Sous elle ont défilé, après
avoir débarqué à la darse, tous les régiments qui ont
fait la conquête de l'Algérie.
Que de soldats ont dû penser ce que Stendhal, à pro-
pos d'une porte du même nom à Grenoble, écrivait à sa
sœur, le 26 mars 1808 : « Comme je sentais ce nom
Porte de France! Comme j'aimais ce mot France pour
lui-même! j> Cette porte fut une porte de gloire,
plus splendide encore qu'un bel arc de triomphe. Mais
elle a disparu, comme la Jénina, comme bien des
belles mosquées ! « Le seul souvenir en est encore plus
fort que tous les bonheurs présents que je puis me
procurer, disait encore à sa sœur le futur écrivain de
la Chartreuse de Parme. ■» Ici, en ce coin d'Alger, cette
phrase est la plus vraie.
Mais, par bonheur, il nous reste encore deux mos-
quées, la Djama-Kebira ou Grande Mosquée qui longe
la rue de la Marine, dont le minaret fut construit, en
1323, par Abou-Tachfîne, dey deTlemcen, et la Djama-
el-Djedid ou Mosquée Neuve, plus connue sous le nom
de 3Iosquée de la Pêcherie.
Cette dernière est en forme de croix latine, elle est
l'œuvre, allègue-t-on, d'un esclave chrétien : le culte
de Mahomet allait être ainsi célébré dans une église,
sur cette terre même où le Christ était si pourchassé.
9o LA VILLE BLANCHE
L'esclave chrétien avait payé de sa vie son audace
d'architecte et de croyant. Sans doute, ce récit tient de
la légende; la Mosquée Neuve fut érigée en 1660 d'après
le modèle des églises byzantines de Constantinople, —
mais quel charme pieux, quelle grave poésie a la
légende de cet esclave chrétien dont la foi anime le
génie et qui sait qu'il va mourir de la beauté même de
son œuvre!
Nous aimons cette légende, elle semble faire à nos
yeux la mosquée plus admirable encore, plus touchante,
et nous tenons à cette dernière parce que, du ciel bleu,
ses dômes immaculés font partie intime; ils se sont
éternellement liés à la splendeur du décor. Cette mos-
quée est la vivante et superbe attestation des siècles
passés; sans son minaret, Alger ne serait plus Alger.
Mais pourquoi a-t-on commis ce crime atroce de la
masquer sur tout le côté qui la découvrait si magnifi-
quement aux navires qui venaient du lointain? On a
édifié, en effet, à côté d'elle, un carré de maçonnerie,
lourd, sans grâce, sans style, qu'une fatuité d'hommes
sans goûta, du premier jour, décoré du nom de Palais
consulaire.
La merveilleuse mosquée subira-t-elle donc sans
cesse tous les déboires? N"eut-on pas, il y a quelques
années, l'impudence de parler de la détruire pour
le percement d'une voie? Sa destruction d'ailleurs
n'avait-elle pas déjà été décidée en 1831, pour l'établis-
sement de la place du Gouvernement? Mais alors, par
bonheur, le colonel Lemercier s'interposa; c'est à ses
démarches que nous devons la conservation de la mos-
quée El-Djedid; le noble soldat avait une âme de poète
ouverte à la beauté de l'antique cité barbaresque; elle
est sienne, cette mosquée, puisque son amour des admi-
LA VILLE BLANCHE 97
rables choses sut la défendre de la pioche des vandales.
A la mosque'e de la Pêcherie, le tribunal où le cadi
rend la justice donne sur la place Mahon; c'est une
simple pièce carrée. A Fun des murs, une fenêtre
grillée : c'est derrière elle, pareille à un confessionnal,
que les femmes musulmanes communiquent avec leur
juge. Ainsi, la justice de l'homme se rend à l'endroit
sacré où l'on vient implorer la justice de Dieu, le cadi
revêt le même caractère auguste que l'iman, Mahomet
étend son règne sur les intérêts matériels et moraux de
ses fidèles.
La place Mahon est encombrée, son animation est
vive ; c'est ici que se réunissent un grand nombre de
diligences desservant les grands centres des environs
d'Alger. Les cochers s'interpellent, les portefaix hissent
les marchandises sur les voitures, les voyageurs s'en-
tassent sur les lourds véhicules. Un spectacle nouveau
s'ajoute maintenant, il porte avec lui les bienfaits du
progrès, c'est celui des autobus. Ceci tuera cela : les
autobus entraînent la disparition des diligences. Ici,
nul ne le regrette, les distances sont abrégées, le
nombre des voyageurs augmente, la place Mahon
gagne ainsi en plus grand mouvement.
De tous temps, elle fut d'ailleurs vouée à la plus
extraordinaire agitation. Quand la cité barbaresque
exerçait la terreur sur le monde chrétien, elle se dénom-
mait la place du Badistan; c'était un bazar grouillant
de foule, au commerce particuher : celui de la vente
des esclaves. Tous les aventuriers, tous les forbans
étaient réunis là; les captifs étaient vendus aux
enchères, les hommes, d'après leur force, les femmes,
d'après leur âge, leur beauté, leur embonpoint. On se
partageait le prix du butin, on était en fête, tandis que
7
98 LA VILLE BLANCHE
les Pères de l'Ordre de la Merci tentaient si apostoli-
quement leur œuvre de rachat.
C'est ici que fut vendu Michel Cervantes. Celui-ci,
soldat atteint, après la bataille de Lépante, d'une bles-
sure qui lui faisait perdre l'usage de la main gauche,
retournait en Espagne, lorsque, le 26 septembre 1575,
le navire à bord duquel il se trouvait fut pris par les
corsaires.
Michel Cervantes fut alors débarqué à Alger et
acheté par un renégat grec, Dali Mami, surnommé le
Boiteux. La captivité de celui qui devait s'immorta-
liser en écrivant Don Quichotte a ému tous les cœurs.
Michel Cervantes tenta de s'évader; il fut repris, il fut
plus malheureux encore, — mais c'est non loin de là,
dans le jardin de Bab-Azoun, qu'il rencontra Zoraïde.
« Je ne l'avais jamais vue et mon cœur la reconnut,
raconte-t-il dans la première partie de Don Quichotte.
Le transport qu'elle me causa venait bien moins de son
éblouissante beauté que du sentiment de respect,
d'amour, de reconnaissance que m'inspirait cet ange
sauveur. Mes yeux admiraient ses traits; mais elle eût
été moins belle que je l'aurais, de même, adorée. Je
dissimulais de mon mieux ma vive et tendre émotion.
Zoraïde avançait lentement... Je contemplais en silence
cette charmante Zoraïde dont les oreilles et le cou
étaient couverts de diamants; des bracelets d'or,
incrustés de pierres précieuses, brillaient à ses bras, à
ses jambes nues, suivant l'usage de son pays; et sa
robe était brodée des plus grosses perles de l'Orient. »
Ainsi, Michel Cervantes a pu contempler la plus
belle des filles; il en fit sa bien-aimée. Alors sa misère
d'esclave dut s'enorgueillir de toutes les joies du para-
dis, l'amour entretenait le feu 'de son âme si vive.
LA VILLE BLANCHE 99
C'est ici que fut aussi vendu le poète Regnard.
Regnard, qui appartenait à une famille fort aisée, avait
vingt-deux ans et voyageait en Italie, en compagnie
d'un ami, M. de Fercourt. Comme ils étaient à Bologne,
ils firent la connaissance de M. et Mme de Prade.
Mme de Prade était une jeune Arlésienne d'une très
grande beauté et Regnard en tomba amoureux. Tout
lui aurait volontiers souri, si le mari n'avait pas été
excessivement jaloux. Or, il l'était à ce point qu'avec
sa femme, il se sépara des deux Français rencontrés
à Bologne.
Il est dit que ce sera en vain, car les quatre com-
pagnons de voyage se retrouvent à bord du même ba-
teau anglais qui doit les ramener. en France. Mais, il
arrive que ce bateau, non loin de Nice, est attaqué par
deux navires corsaires. Il y a combat; la partie est
impossible, les quatre passagers français sont capturés.
C'est en octobre 1678. Regnard et ses infortunés com-
pagnons arrivent à Alger, un soir, « dans le temps
qu'on allumait sur les mosquées les lampes qui brûlent
pendant toutes les nuits du rbamadan » .
Regnard, Fercourt et Prade sont conduits à la place
du Badistan. Le premier est acheté par Achmet Talem
pour la somme de quinze cents francs, tandis que
Mme de Prade est réclamée par Baba-Hassan, gendre
du dey.
Le futur auteur du Légataire universel qui fut, toute
son existence, excellent vivant et « cynique mitigé *,
s'arrange pour obtenir les bonnes grâces de son maître
en mettant au service de ce dernier tous ses talents
culinaires ; Regnard confectionne à l'intention d'Achmet
Talem d'appétissants ragoûts et Achmet est conquis par
son esclave*
100 LA VILLE BLANCHE
,. Mais celui-ci n'est pas heureux: il songe à Mme de
Prade, dont le mari qui a suivi son maître dans l'inté-
rieur de l'Algérie est mort, à ce qu'on assure. Or, encore
une fois, le hasard qui agit dans la vie comme dans les
romans, — et la vie de Regnard et de la belle Arlé-
sienne n'est-elle pas alors un vrai roman? — fait admi-
rablement les choses. A ses talents culinaires, l'esclave
d'Achmet Talem joint celui de peintre. Comme Baba-
Hassan veut faire faire sur de précieux tissus certains
dessins que Mme de Prade reprendra à l'aiguille, Re-
gnard est convoqué chez le gendre du dey. Là, il lui
est donné de se retrouver avec sa bien-aimée, et il
n'aurait pas vingt ans, s'il ne complotait pas immédia-
tement une évasion.
Les deux amants s'échappent sur un bateau qui doit
les conduire aux îles Baléares. Tout allait trop bien;
voici, en effet, qu'à peine évadés du port d'Alger, ils
sont rejoints par un brigantin turc qui les ramène à
une plus sévère captivité.
Heureusement, la rançon nécessaire à la mise en
liberté de Regnard — douze mille livres — parvient
quelque temps après au consul de France à Alger,
M. Denis Dussault, qui s'entremet si bien qu'outre l'es-
clave d'Achmet Talem, et pour la même somme qu'il a
reçue, il peut, en même temps, faire libérer Mme de
Prade et M. de Fercourt.
Regnard et sa maîtresse quittent la cité barbaresque
le 16 avril 1681 ; ils vont à Arles où Mme de Prade
retrouve sa famille. Les deux amants goûtent une si
grande félicité qu'ils veulent la transformer en un vrai
bonheur conjugal, lorsque M. de Prade, qui n'est pas
mort du tout, reparaît inopinément. C'est le pire des
désastres. M. de Prade, qui n'a pas plus perdu la
LA VILLE BLANCHE 101
jalousie que la vie, reprend férocement son bien, et
Kegnard n'a désormais rien de mieux à faire que de se
remettre à voyager.
Il s'exile donc et, comme il est sincère, il emporte
son amour dans son cœur, criant à tous les échos le
nom de l'adorée absente. Regnard déplore mainte-
nant sa captivité. Ah! lorsqu'il portait le bonnet rouge
d'esclave et qu'il rencontrait Mme de Prade sê rendant
au hammam en compagnie des autres femmes du
harem de Baba-Hassan, il souffrait bien moins, —
mais il n'est pire douleur qui ne s'atténue avec le
temps dans l'âme d'un épicurien.
L'aventure que Regnard â vécue, le récit qu'il s'en
fait lui-même quand il y songe et toutes ses paroles de
désespoir quand il évoque la douce et gracieuse image
de Mme de Prade, — car le poète a grandi en lui, —
tout cela est, après tout, de la littérature, et l'amant
désolé, se désolant de moins en moins, ne veut pas
perdre le bénéfice de tout ce qui lui est arrivé. Ah!
c'est vraiment de la littérature, Regnard en écrit un
roman, la Provençale!
Ainsi, comme tous ses chefs-d'œuvre, l'existence de
l'auteur du Joueur tient du vaudeville; et sans doute
fallait-il qu'il en fût ainsi pour que son théâtre eût la
vivacité dans l'action, pour que le rire fusât dans
toutes ses phrases, pour que sa gloire enfin ne pâlit
pas auprès de celle de son illustre devancier Molière.
Une plaque de marbre a été apposée sur la façade
du théâtre municipal d'Alger pour rappeler qu'en
cette ville Regnard fut captif des pirates maures, et
le souvenir de l'ancien esclave maure revit encore
dans le triomphe, dans la gloire et dans les applaudis-
sements, en la vieille cité barbaresque, quand on y
102 LA VILLE BLANCHE
représente ses pièces. Regnard, du haut de sa demeure
éternelle, ne doit pas s'en étonner, en se disant qu"il
est bien juste qu'on représente ses Folies amoureuses là
même où il en vécut tant, l'anneau de fer aux pieds,
mais avec toute la jeunesse et toute l'espérance au
cœur.
Ce cocher qui grimpe si agilement sur sa diligence,
ce chauffeur qui met en mouvement le moteur de son
lourd autobus ne se préoccupent certes pas des aven-
tures de Cervantes et de Regnard ni du caractère his-
torique de la place du Badistan, ils sont impatients
d'atteindre les longues routes qui leur sont famihères;
déjà, ils sont ivres d'espace, ils s'en vont. La place
Mahon retrouverait un peu de calme, n'était l'animation
qui règne dans les cafés des alentours.
La place du Gouvernement, qui l'avoisine, n'a pour
elle aucun rappel d'histoire. Son charme provient seu-
lement de sa grande ouverture sur la mer, décor
incomparable ayant, pour fond, de verts coteaux.
Cette place fut établie, ainsi que l'écrit le colonel Lemer-
cier, en 1831, « pour les réunions des troupes et pour
l'agrément des habitants » . On était encore en pleine
bataille, on s'installait où l'on pouvait; l'endroit était
le cœur même de la ville nouvellement conquise, la
place correspondait à des besoins urgents : alors on
détruisit sans pitié le plus beau quartier.
Il y avait là une mosquée, gracieuse comme son
nom, la mosquée Es-Sida, la mosquée de la dame; le
vendredi, les deys y venaient prier. Elle avait de hautes
et belles colonnes de marbre; ces dernières se voient
encore, ce sont celles, rue de la Marine, qui forment le
portique, ajouté en 1837 à la Grande Mosquée. Il y
avait aussi des forts, des palais de deys, cette même
LA VILLE BLANCHE 103
Jénina qui se prolongeait dans la rue Bab-el-Oued, et
les principaux magasins des bijoutiers, des teinturiers
et des armuriers. Il paraissait à tous que l'édification
d'une ville nouvelle sur l'emplacement même des vieux
quartiers conquis marquait comme l'attestation de la
force et de l'activité des conquérants.
Le terrain était défectueux et dévalait vers la mer,
on construisit des piliers et des arceaux; c'est une place
suspendue que cette place sur laquelle se dresse,
«depuis 1845, la statue équestre du duc d'Orléans,
prince royal, vainqueur au passage du col de la Mou-
zaïa. Si l'armée française pouvait se réunir là, la popu-
lation civile y trouvait son forum.
La place du Gouvernement n'a rien perdu de son
premier aspect. Le cœur de la ville s'est, depuis, bien
déplacé, mais, comme autrefois, la place du Gouver-
nement demeure le carrefour où se coudoient tous les
types du bassin méditerranéen, où se distingue le cos-
mopolitisme le plus intense, où se rencontrent des pa-
resseux et des chômeurs, des gitanos et des Arabes,
des rentiers et des chefs indigènes.
Les trois côtés de la place, bordés de maisons à
arcades où se tiennent principalement des cafés et des
bazars, regorgent d'une foule complexe et bruyante,
cohue aux diverses expressions de regards et de gestes,
décelant les caractéristiques des diverses races qui
peuplent l'Algérie.
Avons-nous, pour notre part, bien fait les distinc-
tions qui régnent entre tous ces habitants? C'est
qu'enfant, nos yeux se sont ouverts sur ce spectacle;
sans cesse il nous a semblé naturel. Nous ne pouvons
désassocier de cette place les êtres cosmopolites qui s'y
pressent. Nous passions auprès d'eux dans nos jeux;
iOi LA VILLE BLANCHE
en courant nous les bousculions. A cette foule bigarrée
et curieuse, nous nous mêlions trop pour en être
étonné et nous l'aimions parce qu'elle se complaisait
dans notre ville pour toute la liberté de la vie, large
d'espace et d'espérance, parce qu'elle était vive dans
l'éclat de sa voix, exubérante dans tous ses gestes,
railleuse, amusée, heureuse, épanouie sous la tiédeur
d'un soleil tombant d'un ciel sans tache.
De la place du Gouvernement, en passant .par la
vieille rue du Divan, nous allions à la place Malakoff.
Devant nous, bâtie sur l'ancien emplacement de la
mosquée Ketchaoua, la Cathédrale, en forme de long
vaisseau, au portique orné de deux tours, aux arcades
intérieures enrichies d'arabesques rappelant la mos-
quée, tandis que son chœur et ses chapelles proclament
qu'elle est église catholique. Sa chaire en marbre n'est
autre que celle de la mosquée dont elle a pris la place.
A côté, le Palais d'hiver du gouverneur général de
l'Algérie, palais dénommé avant 1830 Dar-Hassan-
Pacha et dont la façade fut construite en 1839 par le
génie militaire; la rue du Soudan, étroite et pittoresque
avec ses auvents de bois. Un peu plus loin, dans l'an-
tique et montante rue de FÉtat-Major, la Bibliothèque
nationale où demeurait, à la fm du dix-huitième siècle,
ce Mustapha^Pacha qui, avant de devenir dey d'Alger,
avait été charbonnier, puis balayeur, palais aux co-
lonnes et aux encadrements de marbre et dont une
inscription, placée sur une porte, proclame qu'il est
« l'asile de la félicité, de la gloire, de la puissance, de
l'intelligence, de la splendeur réunies au calme et à la
placidité >.
En face de la Cathédrale, l'ancien palais de l'Arche-
vêché, jadis Dar-bent-es-Sultan, la maison de la fille
LA VILLE BLANCHE 405
du sultan. C'est, avec l'hôtel du secrétaire général du
gouvernement général de l'Algérie, situé non loin de
là, rue Bruce, le dernier souvenir de ce qui fut la Jénina
au temps des Turcs.
Commençant à la place Malakoff, la rue de la Lyre,
exotique et curieuse, où domine l'élément Israélite,
avec ses bazars orientaux, ses. magasins d'étoffes indi-
gènes et ses grands cafés maures; mais nous redescen-
dons la vieille rue du Divan pour gagner la rue Bab-
Azoun.
Celle-ci, avant la conquête, coupait, avec la rue Bab-
el-Oued, la ville basse dans toute sa longueur et elle
était très fréquentée. Elle l'était encore il y a quelques
années, on s'y promenait vers le soir pour se reposer
des travaux de la journée, le dimanche matin, à la
sortie de la messe, en costumes à la dernière mode,
car nulle ville plus qu'Alger ne s'inspire plus rapide-
ment des nouveautés que crée Paris. Des groupes se
formaient, on flânait, on s'arrêtait, on entrait dans les
pâtisseries.
La rue Bab-Azoun avait détrôné de son prestige la
rue Bab-el-Oued, comme celle-ci avait fait de la rue delà
Marine. Elle subit un sort pareil, on la délaisse pour la
rue d'Isly, devenue aujourd'hui, avec la rue Michelet
qui la prolonge jusqu'à Mustapha-Supérieur, la plus
importante artère aux maisons élevées, aux magasins
étincelants et aux trottoirs trop étroits pour toute la
population qui s'attarde devant Its vitrines acha-
landées ou qui flâne sans souci de l'heure.
Mais, malgré leur prospérité croissante, la rue d'Isly,
— au milieu de laquelle se dresse la statue du maré-
chal Bugeaud, — et la rue Michelet, — qui commence
avec la haute masse des Facultés, — n'ont aucune
106 LA VILLE BLANCHE
caractéristique, elles ont la banalité des principales
voies des grandes villes modernes, elles sont exposées
à toutes les intempéries comme à tous les soleils d'été.
Sur ce point, elles n'ont pas réussi à triompher de la
rue Bab-Azoun qui, avec ses vieilles arcades, conserve
un charme particulier.
La rue Bab-Azoun avait, au temps turc, une porte
du même nom. Deux plaques de marbre posées par les
soins du Comité du Vieil-Alger rappellent le souvenir
mémorable de ce qui s'y rattache.
L'une porte ces mots : « A quelques pas d'ici, le
25 octobre 1541, le Français Pons de Balaguer, dit
Savignac, porte-étendard des chevaliers de Malte qui
firent partie de l'expédition dirigée par Charles-Quint
contre Alger, vint, sous une grêle de traits, planter sa
dague dans la porte d'Azoun en disant : « Nous revien-
drons! T Prophétie qui se réalisa le 5 juillet 1830 avec
l'armée du général de Bourmont. ^
La seconde fait connaître : t En ce lieu dénommé,
après l'attaque de Charles-Quint contre Alger, tombeau
des chevaliers, s'illustrèrent, avec dé nouveaux com-
pagnons d'armes, le 25 octobre 1541, les chevaliers
français de l'Ordre de Malte, Savignac, mort en héros,
et Durand de Villegaignon. ■»
La porte Bab-Azoun eut, sans cesse, la plus tragique
histoire. Ses murs étaient hérissés de crochets de fer,
instruments de suppUce.
Rocqueville, qui visita Alger en 1675, écrivit : «^ Les
bourreaux attachent un homme pieds et mains ensemble
et le laissent tomber sur ces crochets, de sept ou huit
pieds de haut, et, s'il s'accroche par le pied, le bras ou
le côté, il demeure en cet état jusqu'à ce qu'il soit
mort. »
LA VILLE BLANCHE 107
Bolle, de son côté, relate : « La porte Bab-Azoun est
ouverte dans une longue muraille qui s'étend de chaque
côté et dans laquelle sont percés, en guise de fenêtres,
un grand nombre de trous grillés. A l'heure dite, on
fait sortir de ses ouvertures une corde arrêtée par un
bâton en travers. Les patients étaient conduits sur la
terrasse supérieure. On leur passait la corde au cou,
ils étaient aussitôt précipités et pendaient le long de
la muraille où leurs cadavres demeuraient jusqu'à ce
qu'ils se détachassent d'eux-mêmes. »
Les koubbas de Sidi-Bekta et de Sidi-Mansour, la
place Massinissa si encombrée de chevaux, de mulets et
d'ànes et où se tenaient des vendeurs de savons et
de chaussures, la porte d'Azoun, la caserne des Janis-
saires qui lui était contiguë, le fossé qui marquait la
limite de la ville, tout cela a disparu pour laisser place
à un quartier moderne, européen, avec une place
autour de laquelle sont de hautes maisons et des cafés
animés, le théâtre municipal à la façade Renaissance,
le Cercle militaire avec ses verts jardins étages, ses por-
tiques mauresques, sa fontaine de marbre couronnée
d'une coupole et provenant du palais de la Casbah, et
enfin avec le square de la République.
En ce square, les feuilles des bambous ont un fré-
missement léger au souffle de la brise, elles ont un
bruissement si doux qu'il fait songer à des soupirs
mourants de harpes invisibles; les feuilles des palmiers
ont des balancements qui font leur ombre fine, mou-
vante sur le sol ensoleillé. Les ficus épais abritent
tous les moineaux de la ville et ce sont des piaillements,
comme mille chœurs confus et stridents, auxquels se
mêlent les cris des enfants qui s'amusent. Du côté du
t)oulevard de la République, c'est le spectacle de toute
108 LA VILLE BLANCHE
la baie, de la féerie des couleurs du jour se jouant sur
la mer, sur les montagnes et le cap Matifou.
Une vie continue anime ce square; les sociétés
locales y donnent des kermesses, il y a concert, les soirs
d'été. On danse, on flâne, on goûte uniquement le
charme de l'heure présente; c'est l'oubh tout entier du
passé.
Pourtant que de souvenirs sont enterrés là! Alger,
au temps des Turcs, finissait en ce lieu, un fossé était
creusé qui séparait la cité barbaresque de la campagne.
L'endroit, sur lequel s'élève aujourd'hui le kiosque de
musique, était hors de la ville; sur son emplacement
se trouvait la koubba de Sidi-Bekta. Il est désolant
qu'on ait détruit cette dernière : le saint, dont elle abri-
tait la dépouille auguste et vénérée, est, en effet, l'un
des plus célèbres de l'Islam.
Sidi-Bekta vivait en ce lieu même d'une vie ascétique,
quand Charles-Quint parut avec sa flotte, à quelques
kilomètres de là, et il avait pour ami deux autres saints,
Sidi-Ouali-Dadda et Sidi-Bou-Guedour. Les trois élus
de Mahomet décidèrent la défaite de l'empereur chré-
tien. Un pouvoir miraculeux animait leur croyance ; ils
se rendirent sur la plage d'où ils pouvaient voir, avec
haine, les navires chrétiens et appelèrent à leur aide
toute la fureur des mers.
Sidi-Bekta et Sidi-Ouali-Dadda étaient armés de
bâtons et en frappèrent les flots; ceux-ci se cabrèrent
et une tempête surgit. Tandis que ses deux compagnons
flagellaient ainsi les vagues écumantes, Sidi-Bou-Gue-
dour brisait des pots débarqués sur le rivage et destinés
à un marchand mzabite de la rue Bab-Azoun. A chaque
coup de bâton, les flots se soulevaient davantage; à
chaque pot cassé, s'engloutissait un navire espagnol.
LA VILLE BLANCHE 109
Sidi-Boii-Guedour, c'est-à-dire Monseigneur aux pots,
est une appellation glorieuse donnée par reconnaissance
au saint dont le vrai nom est oublié. Quant à Sidi-Bekta,
alors très âgé, les émotions suscitées par l'expédition
de Charles-Quint hâtèrent sa fin ; il fut solennellement
enterré là où il avait vécu et, pour abriter ses restes
vénérés, on construisit la somptueuse koubba qui a fait
place au kiosque de musique.
LE BALCON DE LA MEDITEBRANEE
Toute cette étendue, qui va du boulevard Amiral-
Pierre au boulevard Carnot, c'est le balcon de la Médi-
terranée. Tout d'abord, la pleine mer au charme de
laquelle nul ne peut résister et que surplombe le bou-
levard Amiral-Pierre. Cette Méditerranée a mille vies
diverses, toujours on l'aperçoit sous des aspects si nou-
veaux que, plus on la contemple, moins il semble qu'on
la connaisse. Mais ces aspects n'appartiennent qu'à
elle, capricieux avec leurs flots murmurants ou gron-
dants et les vents aux baisers très doux ou aux effrayants
déchirements. Cette mer berce comme le plus délicieux
des rêves ou bien fait contre les rochers du môle cingler
sa colère éphémère en vagues blanches d'écume.
Ici, nous la voyons dans la multiplicité de sa ten-
dresse ou de son impatience, de son calme si plat ou
de ses bouillonnements, nous la voyons aussi loin que
la voûte des cieux, se confondant avec les cieux eux-
mêmes, comme si son caprice, encore, se plaisait à
tracer une limite à nos yeux avides d'espace sans bornes
et toujours désireux d'iniini.
110 LA VILLE BLANCHE
Un navire paraît-il? « Le vaisseau, seul, est un spec-
tacle, » a dit Chateaubriand. Les mâts élégants, les
cordages légers, les cheminées crachant leurs épaisses
fumées, la carène sombre, la proue audacieuse et cette
longue blessure que font, à la mer, les hélices impi-
toyables, tout a une majesté et une beauté sublimes.
L'homme a vaincu les distances : le monde, magnifique-
ment, devient petit pour lui.
Là-bas, derrière ce rideau que tend méchamment
l'horizon pour borner nos regards, c'est la France.
Nous sommes ici aux portes mêmes de la patrie, notre
terre nord-africaine est ainsi le prolongement radieux
de la plus radieuse métropole.
Puis, voici le boulevard de la République et le bou-
levard Carnot. Déjà, enfants, la splendeur du paysage
pénétrait dans nos yeux, nos cœurs étaient charmés.
Nous nous arrêtions, nous regardions dévotement la
mer. Cette Méditerranée est la mer classique par excel-
lence; elle porte, immortellement, sur ses flots, toute la
tradition antique.
A la regarder, comme nous comprenions les rhap-
sodies d'Homère et les chants de Virgile! La mer
clémente embellissait de son azur les leçons de nos
maîtres. Quand Ménélas, pressé de continuer sa route,
reprenait son chemin sur la mer sombre, Zeus, à
la grande voix, s'opposant à sa marche, répandait
l'impétuosité des vents sonores qui soulevaient les
grands flots, pareils à des montagnes... Cette mer
sombre, ces grands flots, nous les voyions, là, sous
nos yeux, de ce balcon.
Mais cette Méditerranée, agitée à la voix du dieu des
dieux, c'était aussi la mer poissonneuse, la mer divine,
c'était vers elle que, joyeusement, Ulysse et ses com-
LA VILLE BLANCHE 411
pagnons traînaient leurs nefs creuses et noires. Ils
dressaient le mât avec les voiles blanches, un vent
propice soufflait derrière les nefs à la proue bleue, et
ce vent, bon compagnon, gonflait les voiles. Nous nous
rappelions ainsi les vers mêmes du vieux poète grec.
Les leçons de nos maîtres se réveillaient, se préci-
saient en nous, notre mémoire projetait, devant nous,
sur la mer, les belles images. C'était Anchise couron-
nant de fleurs un large cratère, le remplissant d'un vin
pur, et, debout sur la poupe, invoquant les dieux :
« Dieux souverains de la terre, de la mer et des tem-
pêtes, accordez-nous une traversée facile et des vents
favorables ! » Car, là, Virgile nous devenait tendrement
familier. Énée, Didon, comme nous sentions vos espoirs
et vos larmes !
Il faut vivre sur les bords méditerranéens pour
goûter le charme des poètes latins et grecs, pour
comprendre l'influence de cette mer sur les destinées
du monde entier.
Du haut de ces boulevards, nous admirions les voiles
blanches des barques revenant de la pêche, — les
mêmes voiles blanches des nefs d'Ulysse ou bien d'Énée,
mais nous admirions aussi les escadres, les grands
bateaux amarrés dans le port; d'un seul regard nous
vivions tous les temps.
De l'heure durant laquelle, sur des bords africains
voisins, l'air retentit des lamentations de Didon, tandis
que les Troyens s'empressaient de retirer les vaisseaux
du rivage et que les carènes glissaient sur les flots,
nous passions à la minute contemporaine durant
laquelle la sirène d'un navire déchirait l'espace de son
cri strident, alors que les marins se hâtaient de lever
l'ancre et que les cheminées fumaient.
il2 LA VILLE BLANCHE
Nous ne voyions certainement pas le navire prendre
la haute mer avec la même désolation qu'avait la reine
carthaginoise regardant s'en aller le vaisseau qui por-
tait son cher Énée, mais, à travers les siècles, c'était du
même azur, du même infini, de cette mer même qu'il
s'agissait; le passé, le présent s'entremêlaient divine-
ment.
Nos yeux, épris des réalités vivantes, abandonnaient
les souvenirs anciens et s'en tenaient jalousement au
spectacle des quais regorgeant de marchandises, des
pontons ou des chalands sur lesquels triomphait l'acti-
vité des travailleurs, des navires occupant tous les bas-
sins du port, des môles brisant l'élan des vagues, des
maisons si blanches dans la verdure sur les coteaux de
Mustapha, de toute la baie enfin, si pure, si splendide,
si captivante, qui prenait notre âme tout entière
comme pour la pétrir de sa beauté même.
Toujours, nous revenons nous promener sur ces
boulevards, avec les mêmes yeux étonnés qu'autre-
fois; c'est- que nous découvrons, sans cesse, en ce
panorama, des magnificences nouvelles. Pourtant,
nous nous imaginions le connaître tout entier,
mais il y a une telle harmonieuse diversité de
lumière que ce cap Matifou qui rampe lentement vers
la mer et semble s'y enfoncer avec paresse, que
ce rivage d'azur qui s'incendie ou qui s'estompe dans
un poudroiement de crépuscule ou de ténèbres, que
ces montagnes qui ondulent et s'élèvent juste assez
pour tendre le rideau de leurs masses, ne sont jamais
pareils à eux-mêmes et ont mille étincellements, mille
jeunesses dans l'éveil du matin, comme mille morts
dans l'agonie du soir.
Toujours notre cœur s'attendrit à ce spectacle aimé.
LA VILLE BLANCHE 113
A combien de rêveries ne nous laissons-nous pas aller I
Celles-là sont si douces qu'elles vont jusqu'à des ten-
dresses impalpables comme l'air qui baigne nos
tempes et qu'elles se fondent en une indéfinissable
mélancolie. En cette dernière, il n'est pas heureusement
de tristesse; elle recèle quelque chose de grave et
de serein, qui fait que, l'instant d'émotion passé,
peu à peu on se reprend à tous les fous espoirs.
Nulle part, plus que sur ce balcon qui domine la
mer immense, on ne sent la divine douceur de la con-
fiance en soi-même et en tout ce qui vous entoure,
c'est-à-dire en la vie entière, une confiance qui se
glisse, qui monte, qui grandit, qui rend la pensée
légère et claire, apte à toutes les initiatives, qui fait le
cœur joyeux, apte à toutes les entreprises.
C'est sans doute parce qu'en face du plus sublime
panorama proclamant l'éternelle beauté de la nature,
au pied de ces boulevards, il y a aussi les docks, les
quais, tous les bateaux, c'est-à-dire le commerce des
hommes, leur courage, leur ardeur au travail, leur
persévérance et leurs audaces qui font courtes les plus
lointaines distances et le vaste univers, si petit, qu'il
est là, autour de nous, avec tous ses produits, avec les
équipages de toutes les races.
Ce navire géant s'en va vers le canal de Suez, plus loin
encore, en Extrême-Orient; cet autre vers le détroit
de Gibraltar, plus loin encore, en Amérique. Tous les
navires s'en vont à la conquête de toutes les terres, et
ce spectacle charme, réconforte, exalte; on est heureux
de vivre, on veut participer soi-même à la force du
monde.
Il n'est ici aucune place pour les lâches, puisque
tout se meut, tout vibre sous le soleil et que l'inten-
8
114 LA VILLE BLANCHE
site heureuse de la vie suscite de généreux efforts au
cœur même des plus faibles. Chaque fois que notre
âme s'amolhra nous reviendrons sur ces boulevards.
Et voici le port et là-bas, à notre gauche, la jetée
Kheir-ed-Din, tout le long de laquelle se résume, en
quelque sorte, l'histoire de la cité barbaresque et de
ceux qui, au plus grand effroi du monde chrétien, furent
si longtemps les maîtres absolus de la Méditerranée.
Voici la forteresse aux canons toujours tournés du
côté de la ville, le Penon que Pedro de Navarre édifia
en 1510. Durant trente années, les Espagnols tinrent
ainsi en échec la plus redoutable piraterie. Cette for-
teresse chrétienne, c'était, comme il était dit alors,
« l'épine enfoncée au cœur des musulmans ». Mais le
Turc Kheir-ed-Din résolut de l'arracher, il cribla le
Penon de projectiles. Le chef de la citadelle, Martin de
Vargaz, supplia son empereur, — Charles-Quint, —
d'intervenir afin « de conserver ce talon sur le cou de
rislam », mais ce fut en vain. Le Penon succomba et
Martin de Yargaz, que le bâton supphciait, expira
dans la Jénina, sous les yeux impassibles du Turc vic-
torieux.
Kheir-ed-Din relia à la terre la forteresse espagnole
par la jetée qui porte son nom. Ainsi, la cité barba-
resque, qui n'avait pour lieu de débarquement que la
plage de Bab-el-Oued, allait avoir son port. Un des
successeurs de Kheir-ed-Din fit construire sur le Penon
une tour octogonale qui portait à son faite un fanal
pour éclairer le nouveau port. C'est sur cette tour que
le phare actuel fut allumé pour la première fois, par
les soins de la marine française, le 18 novembre 1834.
Voici la porte des lions qui appartenait à l'un des
huit bordjs qui défendaient le port et qui est un des
LA VILLE BLANCHE H5
chefs-d'œuvre de l'art musulman avec ses colonnes de
marbre ornementées d'élégants reliefs. Au-dessus de
son entrée, une large bande de marbre où l'on voit le
sceau de Salomon surmonté d'une couronne, c'est-à-
dire les anciennes armes d'Alger, que des lions sou-
tiennent des deux côtés; au-dessus de cette bande, une
plaque épigraphique.
Voici le marabout Sidi-Brahim-el-Raberini, la voûte
où le père Levacher, attaché à la bouche d'un canon,
périt, victime de la foi en sa patrie et en son Dieu;
voici des fontaines de marbre et de faïence, le palais
de l'amirauté qui n'est autre que l'ancienne rési-
dence de l'Oukil-el-Hardj ou ministre de la marine
turque. Les îlots ont été comblés, la jetée s'est pro-
longée en môle; tout cela constitua le plus dur des
labeurs, œuvre des esclaves chrétiens dont quatre
mille moururent à la peine.
C'est ici le premier élément du port actuel d'Alger,
la Darse des Turcs. Nul endroit n'est plus pittoresque
et délicieux. La darse reflète sur sa surface miroitante
les innombrables jeux de la lumière.
Cette darse aujourd'hui si calme, si sereine, et qui,
à cause de son peu de profondeur, ne sert qu'au sport
nautique et qu'à abriter les torpilleurs, fut le repaire
de tous les aventuriers, le rendez-vous cosmopolite
des hommes de proie. Ceux-là s'^n allaient sur la mer,
à la chasse des autres hommes, ils étaient les pour-
voyeurs de chrétiens pour les bagnes, de chrétiennes
pour les harems.
Leurs navires victorieux arboraient orgueilleusement
le pavillon vert, semé d'étoiles, ils entraient dans la
darse. Toute la ville se ruait à cet endroit. Les cris de
joie des habitants, nombreux et tumultueux," l'empor-
146 LA VILLE BLANCHE
taient sur les cris sanglotants des nouveaux esclaves.
C'était, pour toute la ville, la fête de la capture. On se
précipitait au Badistan; on vendait, on achetait, la
marchandi.^e étant de l'humanité même.
Les échos de cette fête barbare terrorisaient les na-
tions civilisées; les corsaires méditerranéens n'en
avaient cure et il leur apparaissait, dans la certitude
que leur ville était inexpugnable, que leurs rapines
dureraient à jamais. Mais la France vint sur ces bords
accomplir sa mission rédemptrice, les aventuriers de
la mer furent dispersés, la darse allait avoir un destin
plus tranquille, elle devenait hospitalière à tous les
vaisseaux du monde.
Gela ne fut pas sans tristesse pour le cœur de cer-
tains. Le poète Si-Abd-el-Kader, qui vivait dans une
zaouïa d'Alger et qui rejoignit Mazouna, son pays,
après que le dey Hussein se fut rendu au comte géné-
ral de Bourmont, gémit :
0 regrets! comme il était ce port
De redoutes, de vaisseaux embelli !
0 regrets! Où sont ces capitaines,
Ces drapeaux de soie qui flottaient
Et ces corsaires ne rentrant dans la rade
Qu'avec des prises d'esclaves et de café, [des femme».
Ces corsaires devant qui les chrétiens n'étaient plus que
Alger était une tenaille pour arracher les dents, •
Les plus courageux en avaient peur!
Ce port, qui recelait toute la piraterie du monde,
expia sa hideuse renommée. M. Duval-Dailly, dans
son rapport sur la marine, à la commission d'Alger,
écrivait au lendemain de la conquête : « La rade
d'Alger, bien certainement, est la plus mauvaise de
toutes celles que possède la Régence : elle est ouverte
LA VILLE BLANCHE 117
aux vents d'est, de nord-est et de nord. Ce sont ceux
qui régnent pendant six mois de l'année. Le port
aurait peine, aujourd'hui, à recevoir une frégate. »
Quelques années plus tard, un député de la Seine-
Inférieure, M. A. Desjobert, qui longtemps se donna
pour sinistre mission de détourner la France de son
œuvre africaine, affirmait en 1837 : « Si un commerce
étendu avec Alger est une chimère, il en sera de
même de la navigation qui se base sur l'importance du
commerce. »
Ah! la misère des affirmations humaines I L'Algérie
a trop souffert des faux prophètes, mais ces derniers
ont compté sang le génie de leur propre patrie. Cette
rade, qui était la plus mauvaise de toutes celles du lit-
toral algérien, est devenue la plus belle et la plus hospi-
talière de l'univers; ce port, qui ne pouvait recevoir
une frégate, peut abriter toutes les escadres. Il s'agran-
dit chaque jour; ses jetées se prolongent; à ses bas-
sins s'ajoutent d'autres bassins et pour étendre ses
quais et ses terre-pleins, on relie des îles à la terre, on
refoule la mer.
Toutes les espérances lui sont permises. N'a-t-il pas
pour son complet développement toute une baie mer-
veilleuse en forme de croissant, dont les pointes sont
placées à l'est et à l'ouest, dont la concavité regarde
le nord? Il a cette fortune d'être « placé en un point
central sur la grande route méditerranéenne, à égale
distance du nord de l'Europe et du canal de Suez ».
C'est le port souhaité de ravitaillement et de relâche;
c'est aussi celui des transactions dont l'importance
croît de jour en jour.
S'il est encore un Desjobert pour pouvoir imaginer
que le commerce avec Alger est une chimère, qu'il
118 LA VILLE BLANCHE
vienne sur les quais de ce port î II verra le plus gran-
diose exemple de l'activité humaine, le travail opi-
niâtre et fécond de toutes les races de la terre, ordonné,
discipliné, rendu chaque heure plus prospère par
l'esprit claivoyant de la France.
Nulle part, plus quïci, le bel entrain aux plus dures
besognes n'égale l'intensité d'un trafic incessant. On
s'efforce en chantant et en riant. Les quais sont
encombrés, les lourds attelages ont peine à se frayer
quelque chemin, les docks regorgent de marchan-
dises.
C'est, durant des semaines, le plus impressionnant
spectacle que l'embarquement des vins, que ces mil-
liers de tonneaux couvrant tous les terre-pleins, que
ces chalands pressant tous les navires. C'est une cohue;
on halette; c'est une fournaise; on vit à pleins pou-
mons, à pleins biceps, à pleins jarrets. En ces lieux,
on découvre sans cesse, à l'effort humain, plus de
volonté, de courage et de splendeur.
Par le va-et-vient de tous ces amoncellements de
charbon, de bois, de minerais, des produits les plus
divers, on admire l'harmonie et le bienfait des rela-
tions de peuple à peuple, on comprend la beauté du
travail et pourquoi l'industrie et le commerce sont
aussi des arts, non moins nobles, non moins grandioses
que tous les autres arts.
La vue du port d'Alger est le plus magnifique tableau
de prospérité, la plus saine leçon d'énergie et de tra-
vail, le plus formidable exemple de réconfort. Qui donc
avait dit que la rade d'Alger était mauvaise, que le
commerce avec Alger était une chimère? Mais il faut
sourire des faux prophètes quand on a pour soi tout
l'avenir! Devant l'incomparable spectacle qui s'étend
LA VILLE BLANCHE 119
devant nous, l'àme réconfortée devient tout à fait
indulgente.
Nous n'avons, en effet, pas assez d'yeux pour pou-
voir tout admirer, nous sommes avides d'encore plus
de beauté, notre esprit s'exalte. Qui veut vibrer à la
fois de toutes les émotions que la splendeur suscite
doit venir en ces lieux.
Et le cap Matifou, qui est en face du port, s'allonge,
bleuâtre, dans la mer bleue, tandis que ses maisons ont
des blancheurs de lis sous le ciel resplendissant. Cette
blancheur, c'est aussi l'éclat immaculé de toutes les
maisons qui sont au bord du rivage, comme celles de
Fort-de-l'Eau, de Maison-Carrée, d'Hussein-Dey, ou
qui grimpent sur les hauteurs de Kouba et sur les
coteaux de Mustapha, parmi les arbres verts.
Cette baie est certainement la plus belle du monde,
elle est d'argent, de nacre et d'azur, tour à tour. Le
soleil est sans cesse en fête dans ce décor magique qui
a, pour tapis, cette mer transparente, qu'on croirait
paresseusement endormie, n'était la moire de ses fris-
sons, et qui a, pour étages, des chaînes de colUnes, à
jamais verdoyantes, avec, plus encore au fond, le
Djurjura neigeux, comme s'il voulait prouver que tout,
en ce pays, est pur, est grand, est magnifique en
même temps.
Sur cette neige, sur cette verdure qui couronne toute
la baie, le soleil parsème sa poussière d'or; tous les
villages, toute la ville rayonnent de lumière, c'est la
féerie de la clarté.
Comme l'on comprend que l'arrivée à Alger, par
mer, soit la plus ensorcelante révélation de la nature !
On a bien dans l'esprit le souvenir des pays que l'on
vient de quitter et qui, dans la nostalgique mélancolie
120 LA VILLE BLANCHE
qui suit l'éloignement, se fait plus précieux et plus
beau. Mais la Méditerranée, de son bercement sans fin,
calme le cœur, tous les regrets s'estompent peu à peu.
Dans le délicieux abandon qui semble monter des
profondeurs si claires des eaux chantantes et s'épar-
piller en baisers parfumés dans la brise marine, l'âme
est en attente, elle est impatiente de la minute qui va
s'écouler en lui portant une émotion nouvelle, les
yeux plongent dans l'infini.
Rien que la mer et, là-bas, la ligne de l'horizon :
tout est si immuable que l'éternité s'est faite assuré-
ment en ces lieux. Et pourtant l'àme s'inquiète dans
une indéfinissable tendresse, elle espère sans savoir
quel sera l'objet de son espoir; les yeux se fixent
davantage sur l'immensité, ils veulent voir, car main-
tenant le pressentiment se fait de plus en plus précis
que l'on va connaître ce que rien au monde n'égale en
magnificence, tout le proclame, jusqu'au silence qui
précède toute chose encore incertaine, jusqu'au mur-
mure plus pressé que font entendre les vagues en se
heurtant contre le navire, jusqu'aux mouettes qui
tournent autour des mâts.
On dirait à présent que des voiles se lèvent successi-
vement, la terre algérienne apparaît tout d'abord va-
poreuse, comme si, jalouse de son enchantement, elle
ne voulait pas se découvrir tout entière du premier
coup, mais elle s'oft're dans une tendresse de plus en
plus captivante au navire qui va vers elle, la côte se
précise tour à tour brune et verdoyante, comme piquée
de mille points immaculés et formés par les maisons
qui s'élèvent sur le bord de la mer, — et c'est Alger,
bloc de marbre, s'incrustant tel une énorme perle
dans la montagne qui semble elle-même une gigan-
LA VILLE BLANCHE 121
tesque émeraude surgissant tout à coup de ce vaste
saphir qu'est la Méditerranée.
La nature se pare ici des sortilèges de tous les
attraits, le rêve d'un continent splendide se réalise
devant les regards surpris, le sol d'Afrique devient la
seule inspiration possible pour l'âme transportée. C'est
la parole d'Eugène Fromentin, allant en Algérie,
sublime pèlerin de l'art et de la poésie, qui est alors la
vérité incontestée : « Je puis montrer au monde étonné
ce que c'est qu'un beau pays, » — pays qui fait du
voyageur l'idéal prisonnier éternellement épris du lieu
de sa captivité.
Esclave volontaire, il garde à jamais la plus chère
nostalgie de la ville blanche, et il va de nouveau vers
elle dans ce sentiment de joie qui voudrait être exubé-
rant, qui se fait très doux parce qu'il est attendri et
charmé comme au premier instant où Alger apparut
dans tout l'éclat de son indestructible jeunesse, et qui
est ce divin « étonnement du retour » dont parle Sten-
dhal.
DU JARDIN AUX COTEAUX
Cet étonnement, nous l'éprouvons aussi chaque fois
que nous retournons au Jardin d'Essai. C'est ici que,
le 23 octobre io4i, débarqua Charles-Quint, c'est ici
que le formidable empereur vit porter à sa puissance
la plus meurtrière atteinte. Il voulut marcher à la con-
quête de la cité barbaresque, campa sur les hauteurs
avoisinantes, mais, de ce faîte de gloire naissante, il
tomba, sans sursaut possible. Alger parut au monde
entier la ville inexpugnable, tandis que les soldats de
122 LA VILLE BLANCHE
Charles-Quint, sous les rafales du vent, la tempête et
la pluie, s'enfuyaient à la débandade vers le cap Mati-
fou.
Tout devait concourir au désastre irréparable.
Charles-Quint n'avait-il pas débarqué à l'endroit le
plus marécageux? Le Jardin d'Essai occupe, en effet,
l'emplacement où, jadis, se trouvait le marais du
Hamma. Comment cet endroit pestilentiel est-il devenu
la splendide création florale qui rivalise avec celles de
Java et de Ceylan? C'est l'effort obstiné de pionniers
qui ont nom lieutenant de marine Barnier, A. Hardy,
commandant Bérard, Charles Rivière. Ceux-là ont fait
de cet endroit où régnait la fièvre, le coin le plus cher
aux artistes, le merveilleux domaine dont la disparition
serait la plus vive blessure à la beauté d'Alger.
Le sol fut à ce point assaini qu'on a fait de ce jar-
din l'univers de toutes les flores. C'est ici qu^il faut
admirer la plus luxuriante verdure, tous les jeux du
soleil à travers les branches des arbres, toutes les plus
délicates nuances de l'ombre que font les voûtes des
branches, que font les feuilles tremblotantes. Il y a
des allées, des plates-bandes, comme des forêts, toute
la diversité de la nature.
Les platanes s'érigent droits vers le ciel et leurs
troncs énormes s'enracinent solidement dans la terre,
comme pour mieux permettre à leurs tiges de monter
plus haut encore. Les palmiers se dressent, hiéra-
tiques, minces, et tendent vers la clarté leur bouquet
de branches vertes. C'est la glorieuse offrande de
la terre amoureuse à ce soleil d'Afrique, toujours si
prodigue de sa chaleur dorée.
Plus effilés encore sont les bambous dont les feuilles
sont si légères qu'elles palpitent au moindre vent et
LA VILLE BLANCHE 123
dont le continuel bruissement est comme un refrain
très tendre, plaintif à peine. Il est des ficus géants,
mais comme leurs troncs massifs s'élèvent peu au-des-
sus du sol, comme, déjà, leurs branches énormes
s'échevellent à tout hasard et s'entremêlent gigantes-
quement !
Les platanes, les palmiers, les bambous et les ficus
forment autant d'allées incomparables. De l'une à
l'autre, on se croit, dans un enchantement qui tient de
la magie, transporté en mille coins du terrestre uni-
vers. C'est l'Europe, avec les platanes; c'est l'Afrique
occidentale ou c'est Java, avec les palmiers; Saint-Mau-
rice ou le Japon, avec les bambous; et, avec le ficus,
c'est l'Amérique.
Tous les autres arbres du monde sont là. Celui-ci, qui,
tout au haut de son tronc, ouvre comme un éventail
ses feuilles aux pointes dorées, c'est le palmier à
chanvre de la Chine. Celui-là, c'est le figuier des
Banians; il vient de l'Inde, on l'a arraché d'une pagode
de Bénarès qu'il ombrageait pour le planter en cet
endroit. Cet autre, c'est le cocos du Mexique; il se
dresse, harmonieux et svelte, au milieu d'un bassin.
Cet autre encore, c'est le jubea immense, il vient des
Cordillères du Chih.
Sur un grand nombre de ces arbres grimpent des
lierres ou des rosiers, car il semble qu'en ces lieux
enchantés, les arbres veuillent tout décorer de leurs
feuilles vertes, et les fleurs tout embaumer de leurs
parfums multiples.
Du cœur de l'aloès monte une grande tige sur
laquelle la plante étage ses fleurs. Rien n'est moins
attendu, plus original et plus harmonieux, comme si
la flore algérienne voulait montrer ainsi toutes ses
124 LA VILLE BLANCHE
richesses, jusqu'à la plus étrange et la plus fantai-
siste.
Du côté de la route qui mène au Ruisseau, près de
l'Institut Pasteur, — car FAIgérie offre un champ
d'études aux plus patientes recherches des grands sa-
vants et, par les découvertes qu'elle permet, donne une
gloire plus triomphante encore à la science, — au pied
d'un coteau boisé, se trouve la légendaire fontaine du
Hamma.
Celle-ci est une des plus connues de l'Algérie. Elle
date de 4579 et porte cette inscription : « 0 Dieu, il
n'est donc aucune limite à la perfection de ta puis-
sance, puisque, à force de creuser la terre, les sources
apparurent, à la place de l'eau trouble, coulant,
grâce à ta magnanimité, comme une onde sainte pour
le peuple de la Foi. Abreuve de l'eau du Kaouter (Fleuve
du Paradis) le zélé serviteur de ta bonté ! »
Alger, pour son Jardin d'Essai, a de vastes ambi-
tions; la source antique doit donc servir aux plus
belles fêtes des ondes courantes et claires, des bassins
au miroir desquels se confient tous les secrets du ciel,
des jets aux élans exaspérés de ne pouvoir atteindre
les hauteurs entrevues et s'écroulant dans les sanglots
de perles innombrables, des cascades aux fuites désor-
données comme si leurs orgueilleuses chutes étaient
impatientes de braver les abîmes.
Voici donc, — avec la terrasse appuyée à la colline,
dont la pente s'allonge paresseusement vers la mer et
dont les perspectives s'étendent infiniment comme des
espérances blanches et roses, là-bas, jusqu'aux extré-
mités visibles de la Méditerranée, — le château d'eau,
c'est-à-dire, en ce pays où la sécheresse exerce parfois
ses méfaits, le défi au soleil, comme si toutes les ri-
LA VILLE BLANCHE 125
vières de l'Afrique devaient se réunir là pour la conti-
nuelle extase des clairs murmures, pour l'harmonieuse
chanson d'une onde impérissable, pour la poétique
attestation que, malgré tous les baisers de feu, il est,
en Algérie, des coins souriants de fraîcheur.
Et c'est si vrai que cette partie du jardin se trans-
forme, comme par enchantement, à la française, dans
la classique ordonnance où la sagesse des fleurs et des
allées se plie à toutes les exigences des patients Le Nôtre
débarqués en ces heux après leur exil de Versailles.
Ainsi, la France reparait ici dans toute sa grâce; la
nature s'allie à l'art. Dans ce jardin, en face de la mer,
sur la route qui mène à Gonstantine, comme les peintres
ont raison d'élire domicile! Nul endroit n'est plus
propice à leurs méditations. Où donc pourraient-ils
trouver la beauté inspiratrice si ce n'est devant cette
Méditerranée ignorante des méchantes tempêtes de
l'Océan, devant cette mer changeante seulement par
les reflets, auxquels Homère découvrait des tons vio-
lets pareils à ceux du vin, si ce n'est près de cette
lumineuse végétation du plus beau des jardins, parmi
cette féerie d'arbres et de fleurs où la nature triomphe
dans la plus poétique sérénité?
Déjà l'on décore l'emplacement occupé par les ate-
liers au style mauresque du nom de Cité des arts. Outre
ses écrivains, il faut à l'Algérie ses peintres et ses
sculpteurs, il faut qu'elle soit la patrie d'élection de
tous ceux que hante si noblement la gloire de Fromen-
tin, de Guillaumet, de Dinet, car ils sont infinis, tous
ses spectacles, toutes ses sources d'inspiration.
Le gouverneur général Jonnart comprit que, dans ce
merveilleux pays où, selon l'expression d'un poète,
les jours sont de soleil et les nuits de diamant, il fal-
126 LA VILLE BLANCHE
lait donner la plus remarquable impulsion à toutes les
choses artistiques qui caractérisent l'Afrique du Nord.
Il créa donc à la villa Abd-el-Tif, en quelque sorte, une
« villa Médicis ». Celle-ci s'élève justement de Fautre
côté du Jardin d'Essai, sur les hauteurs d"un coteau,
tout auprès de la fontaine du Hamma.
C'est la reposante retraite nécessaire à tout recueil-
lement de la pensée, où le silence domine et où les par-
fums semblent éclater de partout à la fois. La vue est
sans pareille, les blanches maisons de la ville voisine,
de cette Alger si magnifiquement étincelante, ren-
voient au soleil ses multiples rayons d'or. Toute la
baie méditerranéenne s'étale comme un tapis d'azur,
les collines verdoyantes et, derrière celles-ci, les
monts neigeux, se dressent comme pour mettre enfin
une barrière à tant de beauté étourdissante.
La villa elle-même abonde en souvenirs, c'est un té-
moin de l'histoire africaine. Un acte de 1715 la men-
tionne déjà; on l'a restaurée, les terrasses ont été
refaites, les auvents réparés. Des tuiles vertes égaient
d'espérance la blancheur des façades, les vieilles faïences
ont été soigneusement remises aux places primitives;
et, sentimental respect, hommage à l'ancienneté des
choses, on n'a pas touché aux pieds de vigne cente-
naire qui grimpent le long des colonnades inté-
rieures.
C'est tout près d'ici que Cervantes et treize de
ses compagnons, en février 1577, se réfugièrent dans
une grotte, en attendant qu'une frégate vînt favoriser
leur fuite. Ils vécurent sept mois dans leur retraite,
se cachant le jour, t se procurant à grand'peine des
provisions, mais soutenus par l'espérance », comme
narre Haëdo. Cette espérance fut vaine; Cervantes et
LA VILLE BLANCHE 127
ses compagnons, dénoncés par celui-là même qui leur
portait des vivres, retombèrent dans une captivité plus
lourde.
L'ancien soldat de la bataille de Lépante essaya de
nouveau, en 1579, de s'évader, mais, trahi par un
moine, il fut enfermé, durant cinq mois, dans un cachot
noir. L'année suivante, les Pères de l'Ordre de la Merci
réussirent, moyennant le versement de cinq cents écus
d'or, à lui faire rendre la liberté. De retour dans son
pays, Cervantes décida de s'adonner aux lettres et il
composa la Vie d'Alger, puis Don Quichotte.
Il nous suffit de savoir qu'il a, en ce lieu, vécu des
heures d'espérance pour que notre souvenir rayonne
de joie. Nous revoyons, par la pensée, Cervantes au-
dacieux, valeureux, forgeant mille projets de liberté,
soutenu par son idéal, exhortant ses amis, devenant
leur âme même, — son âme en qui, déjà, naissait
celle de son cher Don Quichotte.
Pour narrer de façon sublime toutes les aventures de
ce dernier, il fallait que le futur génial écrivain, lui
aussi, vécût sa périlleuse et plus grande aventure.
Créateur de héros, il fallait que lui-même le fût d'abord
et il le fut, soldat glorieux, prisonnier des Infidèles,
le corps chargé de fers, mais l'esprit indompté, vivant
des mois entiers en la cité barbaresque, dans un
cachot noir, mais ayant, en ces lieux de mystère, de
souffrance et d'esclavage, pour splendide soutien,
l'épanouissement de son ardente imagination éclairant
toute chose de la plus pure et vive lumière.
S'il n'avait pas subi cinq années de captivité sur
cette terre algérienne, qui sait si Cervantes aurait écrit
son immortel roman? Ainsi, cette terre algérienne se
réhabilite miraculeusement de tout ce qu'elle a fait
428 LA VILLE BLANCHE
endurer au plus grand écrivain de l'Espagne: elle est
pour quelque chose dans le ge'nie qui enfanta Don,
Quichotte; si bien que la mémoire de Cervantes nous
appartient aussi.
Au pied de la retraite où Cervantes et ses compa-
gnons se réfugièrent est le cimetière arabe du Hamma.
Il n'est aucun aspect affligeant dans ce lieu où les
morts reposent sans cercueil, le visage tourné du côté
de la Mecque. L'olivier séculaire étend son ombre
sacrée sur les blanches koubbas. Toutes ces nécropoles
ont des portiques émaillés. Il y a là des tombes à ton-
nelles et des stèles élégantes; les tonnelles sont enguir-
landées de plantes grimpantes et sur les stèles de
marbre sont ciselés des inscriptions et des symboles.
Jadis, ce cimetière était loin de la ville, maintenant
il y est compris entre de hautes maisons. Les tramways
électriques s'arrêtent devant sa porte, la vie palpite
autour de lui, comme si, dans son flot impétueux, elle
venait braver la mort.
Le cimetière s'anime du bruit que font tous les vi-
vants, mais il sait qu'étant le suprême asile, il finit
par l'emporter; alors il laisse ses sentiers libres à tous
les pas. Chaque semaine, le vendredi, les Mauresques
y viennent. Sans doute, la prière est leur premier objet,
le culte des morts doit dominer dans tous les cœurs;
mais c'est en outre ici l'endroit où les visiteuses se ren-
contrent, se saluent et conversent à loisir.
Elles n'ont pas, les autres jours, la liberté des autres
femmes; elles sont, dans leurs maisons, les recluses
qui se résignent, mais, en ces lieux, le vendredi, le ci-
metière leur appartient. Elles sont chez elles, elles sont
entre elles, libres sous la protection des morts: les
tombes familières sont les amies indulgentes de leur
LA VILLE BLANCHE 129
gaîté. Et c'est un spectacle étrange que ces femmes,
drapées dans leur blanc linceul, venant chez les morts,
sans doute, pour les pleurer, mais aussi pour le plai-
sir de se voir et de converser toutes en semble.
Les tombes sont les amies. N'assistent-elles pas,
deux fois par an, à de grandes fêtes pieuses? De tous
les coins de l'Algérie, et aussi du Maroc, des musul-
mans, précédés d'étendards éclatants que surmonte le
croissant d'or, viennent en pèlerinage. C'est qu'ici la
principale koubba renferme la châsse de Sidi-Moham-
med-ben- Abd-er-Rhaman .
Sidi-Mohammed-ben-Abd-er-Rhaman est un saint de
l'Islam qui mourut en 4792. En même temps que
marabout, il était savant très illustre; il fonda une
zaouïa dans sa tribu natale d'Aït-Smaïl, en Kabylie,
et vint habiter Alger durant les dernières années de sa
vie. Comme il sentait sa fm proche, il retourna dans
sa tribu; les hommes de cette dernière lui firent de
solennelles funérailles et sa tombe devint l'endroit
sacré de la plus fidèle vénération.
Mais les musulmans d'Alger voulaient aussi avoir la
garde des précieux restes du saint qui les avait ins-
truits. Ils enlevèrent donc nuitamment son corps de la
sépulture d'Aït-Smaïl et l'enterrèrent en grande pompe
en ce même Hamma, où, de son vivant, le savant
marabout avait pratiqué ses leçons et prêché sa doc-
trine. Les Kabyles d'Aït-Smaïl se désespéraient du rapt
de leurs coreligionnaires d'Alger, quand, se rendant
au sépulcre qu'ils croyaient vide et profané, ils y trou-
vèrent intact le cadavre de leur saint.
C'était le miracle d'amour le plus tendre qui se fût
jamais accompli sur la terre. Sidi-Mohammed-ben-Abd-
ev-Rhaman, durant toute sa vie, avait été la bonté même ;
9
130 LA VILLE BLANCHE
mort, il voulait demeurer indulgent, et, pour n'attrister
ni ses fidèles d'Alger, ni ses frères de sa tribu natale,
il s'e'tait dédoublé. Il le pouvait bien, lui, Télu de
Dieu, et c'est pourquoi ce prodige fut pieusement
accepté par tous. Sidi-Mohammed-ben-Abd-er-Rhaman
fut surnommé Bou-Kobreïx, c'est-à-dire l'homme aux
deux tombeaux.
Il semble que, par delà la terre qui le recouvre, la
bonté du savant s'étende sur ce cimetière calme et
souriant comme la grâce des coupoles qui surmontent
les blanches koubbas. Cette certitude exalte nos cœurs,
tout nous paraît plus beau.
Cette exaltation croît en nous dirigeant vers les
coteaux de Mustapha ou, tout à côté, vers le boule-
vard Bru qui domine toute la mer et toute la ville.
L'air se fait le complice de notre extase, il a sans cesse
toutes les senteurs de la brise marine, tous les par-
fums des jardins, tous les arômes des arbres.
L'espace a une ivresse qui pénètre et qui trouble;
c'est le charme de cette riante nature qui s'étend sur
les coteaux de Mustapha et qui l'a éprouvé en garde
une éternelle nostalgie. Partout des villas, toutes
enfouies dans des parcs et des jardins, et dont les
fenêtres s'ouvrent sur la mer, nulle ville plus qu'Alger
n'a d'aussi délicieux environs. C'est la victoire de toutes
les couleurs parfumées, des roses, des œillets, des jas-
mins, des violettes, de tous les arbustes, de toutes les
lianes, de toutes les ceintures de fleurs enserrant des
bassins d'où les jets d'eau s'élancent pour retomber en
cadences de cristal.
Toutes ces richesses éclatent à profusion au jardin
du Musée des Antiquités, — où sont des mosaïques,
des poteries et des faïences, des statues et des colonnes,
LA VILLE BLANCHE 431
tous les souvenirs des époques romaines et chrétiennes,
et aussi des broderies et des étoffes, des tapis et des
coffres, des bijoux et des armes, tous les trésors de
l'art musulman, — au chemin du Télemly si propice
aux rêveuses et lentes promenades, au Palais d'été du
Gouverneur général, ancienne demeure du ministre des
haras du dey, Mustapha-Khodja-el-Kheil, aujourd'hui
transformée plus somptueusement que jamais, avec
son entrée en demi-cercle que garnissent des bustes
d'anciens gouverneurs, ses salles de réception, sa cour
de marbre, ses allées d'arbres et ses bosquets de fleurs,
où les fêtes, dans le ruissellement des lumières et le
ravissement de la musique, ont le charme inoubliable
des splendeurs de l'Orient et la féerique beauté des
Mille et une Nuits.
De tous ces étincelants jardins, de toute cette masse
d'émeraude que forme la verdure des arbres, de toute
cette nature de jeunesse et de lumière, il naît un
bonheur indéfinissable où il y a de la langueur à la
fois et de l'enthousiasme, l'immense besoin de silence
pour laisser l'âme dans le vertige de son rêve en-
sorcelant et l'indicible désir de crier de toute sa
voix pour clamer jusqu'au ciel toute la joie que
l'on éprouve de toute la grâce exquise des coteaux
de Mustaxjha.
A LA GLOIRE D ALGER
Maintenant, toute la ville s'est étendue du côté de
Mustapha, elle a déchiré le burnous triangulaire qu'elle
formait du temps des Turcs, elle grimpe sur les hau-
432 LA VILLK BLANCHE
teurs des verts coteaux, elle s'allonge sur tout le litto-
ral, rejoignant déjà Hussein-Dey qu'elle englobera,
comme elle a englobé FAgha et Mustapha-Inférieur,
pour atteindre un jour prochain Maison-Carrée.
Les hautes maisons, les immenses bâtisses croissent
avec une hâte fébrile, entraînant toute l'ancienne cité
barbaresque dans un luxe et un cçnfort qui fait d'Al-
ger avec ses façades somptueuses, ses riches magasins,
ses rues aux tramways électriques et aux multiples
automobiles, la sœur des belles villes métropoli-
taines, la grande ville française par excellence, dont la
prospérité quotidienne étonne, étourdit comme un
vertige, captive par son labeur le plus actif, exalte par
son débordant entrain, fait aimer la vie dans tout ce
qu'elle a de plus fécond, l'avenir dans tout ce qu'il a
d'espoirs et de richesses.
Toute cette ville neuve, avec ses rues d'Isly et
Michelet, ses boulevards, ses nouvelles voies qui
s'ouvrent sur ce qu'hier encore était pépinières, pro-
menades ombragées, campagnes d'agrément qui,
non contentes de sillonner le littoral, grimpent et
envahissent jusqu'à ce qui fut les plus jolis coteaux
boisés, renouvelle, d'année en année, tout l'aspect de
la ville.
Aux mêmes endroits qui furent les témoins du
désastre de Charles-Quint, des tentatives d'évasion de
Cervantes, où il y avait des marais, il y a des quar-
tiers resplendissants et sains. Où était la ferme de
FAgha, avec ses ohviers centenaires qui, parfois, ser-
vaient de gibets, ses écuries aux cent quatre arcades
de trois mètres chacune, avec ses champs de légumes,
ses mille moutons et ses quatorze autruches, ce ne
sont, à présent, que de belles demeures à la fran-
LA VILLE BLANCHE iS3
çaise, qu'enclosent ies rues Sadi-Garnot, de la Liberté,
Michelet et le boulevard Victor-Hugo.
En face du monument si somptueux et si ouvragé
qu'est la nouvelle poste, il y avait un oued qu'enjam-
baient les arceaux d'un aqueduc. Non loin, dominant
la mer, s'élevait le fort Bab-Azoun, et, sur son espla-
nade, où était un marché pittoresque, il y a, aujour-
d'hui, un square; les choses ont aussi leur destinée.
Faut-il le regretter? Mais non, elles ont subi le déve-
loppement indispensable à leur nouvel état, un épa-
nouissement qu'elles n'avaient jamais connu aupara-
vant.
En ces endroits, tout pouvait se transformer sans
regret du passé, les vieilles pierres ne contenaient
aucune âme, nul monument ne se dressait, témoin de
siècles d'art, de science ou de gloire. Toutes ces terres
ont été assainies, la ville grandissante a fait leur pros-'
périté. Toute cette beauté, entassée et moderne, c'est
l'œuvre des architectes, des ouvriers, des artisans; en
chantant, ils ont édifié des étages et sculpté des façades.
D'aucuns objecteront sans doute que les maisons
ne sont pas d'accord avec la nature algérienne, mais
elles le sont avec les mœurs et les habitudes de plus en
plus françaises de tous les citadins. Elles correspondent
au milieu européen, implanté, vivant de sa vie natu-
relle sur ces bords africains. Cette transformation
d'Alger a sa grandeur, mais l'oubli d'autrefois n'est
pas indispensable.
Le savant arabe Elqazwini se plaît à narrer qu'au
cours de ses voyages, il rencontra une ville très grande
et dont aucun de ses habitants ne put rien lui raconter
de sa fondation. Il ajoute que, cinq cents ans après, pas-
sant par les mêmes lieux, il ne vit plus qu'une immense
134 LA VILLE BLANCHE
campagne. Comme il demandait des nouvelles de la
ville défunte, un paysan s'étonna et répondit : « Ja-
mais nous ne l'avons vue et jamais nos pères ne nous
en ont parlé. y>
Cinq cents ans après, il y avait la mer à la place de
la campagne et comme Elqazwini interrogeait un
pêcheur, celui-ci témoigna de sa profonde ignorance.
Cinq cents ans encore après, la mer avait disparu. Sur
la terre ferme était bâtie une ville florissante. Le
savant arabe voulut s'enquérir de son origine. Il lui
fut répondu : « Elle se perd dans l'antiquité; nous
ignorons depuis quand elle existe et nos pères étaient,
à cet égard, dans la même ignorance que nous. »
Il ne faut pas que nous montrions, en cette Alger
devenue si splendide, la même méconnaissance du
passé que ce citadin, ce paysan ou ce pêcheur. Nous
aimons Alger dans ses temps disparus, nous atten-
dons tout, pour elle, de lavenir.
Alger devient la ville mondiale du bassin méditer-
ranéen. Tous ceux qui Font aimée ne se sont pas
trompés, ils ont rêvé pour elle les plus radieuses pro-
messes. Déjà, Malherbe entrevoyait pour la France un
destin providentiel, lorsqu'il prophétisait dans son
ode à Henri IV :
Tantôt, nos navires braves
De la dépouille d'Alger
Viendront les Maures esclaves
A Marseille décharger.
Tantôt, riches de la perte
De Tunis et de Bizerte,
Sur nos bords étaleront
Le coton pris en leurs rives
Que leurs pucelles captives
Kn nos maisons fileront.
LA VILLE BLANCHE 135
Malherbe pensait selon son temps. Mais le génie
généreux de la France a encore dépassé Fidéal du
poète, il n'est pas de Maures esclaves ni de pucelles
captives. Chacun vit, ici, librement, sous la beauté
qui tombe de l'azur ou qui monte de la terre même
avec les fleurs. Cette beauté-là, tous les écrivains, tous
les artistes l'ont ressentie; tous ont déclaré que l'on
pouvait voir, en Orient, beaucoup de villes construites
dans le genre d'Alger, — maisons carrées, façades
blanchies à la chaux, galeries à terrasses, - mais
qu'ils n'en connaissaient pas une qui présentât, comme
celle-ci, une masse si imposante de constructions, si
serrée et si compacte qu'on la dirait taillée d'un seul
bloc, dans une carrière de marbre.
Tous, déjà conquis, môme par cette brume de la
Méditerranée, qui les caressait, affirmaient-ils, comme
un bonheur, ont ressenti une joie indicible aux pre-
mières approches de la terre africaine. Tout l'élan de
leurs cœurs les porta vers Alger; ils admirèrent le bou-
levard de la République qu'ils qualifièrent d'immense
terrasse longeant le port, soutenue par des arcades élé-
gantes. Tout les ravit; les grands hôtels européens, le
quartier français, la ville arabe avec ses petites maisons
blanches amoncelées, enchevêtrées les unes dans les
autres, séparées par des rues qui ressemblent à des
souterrains clairs. Ils s'attendaient à la beauté de
l'ancienne cité barbaresque, leur âme était prédisposée
à en recevoir l'enchantement d'azur, d'albâtre et d'or,
mais tout ce qu'ils voyaient était encore plus splen-
dide que ce qu'ils avaient rêvé : « Féerie inespérée et
qui ravit l'esprit, s'écrie Guy de Maupassant, Alger a
passé mes attentes 1 Qu'elle est joUe, la ville de neige,
sous l'éblouissante lumière 1 »
1S6 LA VILLE BLANCtîË
Tous eurent approuvé ces vers où un poète compare
Alger à un
Cygne, auprès de l'Atlas arrêté,
Qui secoue au soleil son plumage argenté.
Et ces autres, non moins harmonieux et vrais :
La blanche Alger dormait comme un grand encensoir
D'argent, qui fume encor après le saint office.
Heureuse, la ville qui trouve, pour la célébrer, des
artistes et des poètes ! Ceux-là offrent les témoignages
de leurs cœurs si sincères, de leur esprit si grand!
Le souvenir du passé a des vibrations qui sont
comme un appel à tous les temps, car Alger a eu tous
les destins; ceux-ci, comme son soleil, ont été écla-
tants. Toutes les races Tont inondée de leur flot victo-
rieux, mais son air est à ce point le sien, sa prospé-
rité est telle, que c'est elle qui a fini par captiver tous
ses vainqueurs. Alors, ce sont des peuples neufs qui
ont surgi de son sol même, avec l'orgueil de leur nais-
sance, avec toute la force des âmes ardentes et primi-
tives; tous ont eu leur histoire héroïque. Il fallait à la
France cette grande gloire qui s'appelle la prise
d'Alger.
Maintenant que la brise si pure qui souffle sur cette
rive africaine a dilué la fumée des combats, le spectacle
est plus pur. Nous pouvons, d'un cœur entier, nous
livrer à la contemplation de la chère cité si merveil-
leuse, nous pouvons laisser nos yeux, tout notre esprit,
s'enivrer à l'aspect lumineux d'Alger, la Ville Blanche,
nous pouvons nous y plaire : n'est-elle pas tournée
vers l'Orient, c'est-à-dire vers le soleil et vers la joie?
LA VILLE BLANCHE 437
Toutes les beautés sont dans sa beauté, — et comme
nous comprenons que la légende veuille que les com-
pagnons d'Hercule, las d'avoir rempli le monde du
bruit de leurs exploits, après avoir parcouru toutes les
terres et connu tous les pays qu'aimaient pourtant
leur héros et leurs dieux, aient décidé de limiter leur
course dans cet Icosium qui devait devenir Alger, de
borner leur horizon à ce ciel, à cette baie, à ces mon-
tagnes î
Ils étaient certains qu'il n'y avait au monde, eux qui
avaient visité le monde, aucun endroit comparable à
cet endroit. Leur opinion est souveraine pour toute
éternité : il suffît de regarder pour en être inébranla-
blement persuadé. La Ville Blanche le sait assez : elle
s'offre à tous les yeux comme une reine assise au bord
de l'eau et les yeux enchantés la contemplent sans
jamais se lasser.
IV
LA RÉSURRECTION DE L'ANTIQUITÉ
UN SECRET DE LA MORT
Nous allons gravir la côte qui mène au tombeau de
la Chrétienne. La route est rocailleuse et souvent cre-
vasse'e, la terre sèche se soulève en poussière et les
sinuosités découvrent sans cesse des hauteurs à fran-
chir. Le chemin ne conduit quau point culminant de la
colline; il est délaissé comme le tombeau et Ton croi-
rait, par un sentier ravagé, monter vers plus de ruines
et plus de désolation, si les terres, admirablement cul-
tivées et prospères des alentours, ne formaient le con-
traste le plus étrange avec cette aridité.
C'est le lieu de la mort et de l'éternel silence, cepen-
dant qu'autour de nous la vie superbe se dore avec les
blés et que les laboureurs font retentir les airs de leurs
chansons si gaies. Ceux-là sont accoutumés au spec-
tacle de l'énorme tombeau, l'habitude enlève toute mé-
lancolie. Pourquoi s'attristeraient-ils devant le funèbre
monument, alors que leur patient effort fait de ces
terrains abrupts des champs de céréales, de vigne,
d'arbres fruitiers?
Des flancs de la colline, il semble qu'il passe dans
les tiges, les branches et les bourgeons, l'ardente sève
qui fera les blés plus mûrs, les raisins plus gonflés et
LA RÉSURRECTION DE L'ANTIQUITÉ 139
les figues plus belles. Toute la terre est dans une divine
gestation. Les vignes grimpent jusqu'au plateau où la
Chrétienne fut jadis ensevelie. La vie s'arrête, par res-
pect, au seuil de ce plateau qu'elle abandonne aux
ronces, aux herbes sauvages, car, seules, les épines et
les plantes mauvaises conviennent à ce tombeau qui
gît comme une masse effritée ; c'est le triste entourage
qui garde les souvenirs ensevelis.
Mais ici, encore, malgré tout, la vie triomphe de la
mort. Les oiseaux chantent sur les colonnes brisées et
des chèvres broutent les herbes qui poussent entre les
pierres. Le soleil darde ses rayons, mais le vent qui
souffle a toujours une printanière haleine.
Un calme immense est sur ces hauteurs de la col-
Hne. Nos yeux sont conquis par le vaste spectacle
qui se déroule : c'est la plaine de la Mitidja occidentale
que des montagnes bordent au sud; c'est, vers la mer,
une succession de mamelons cultivés et verdoyants de
vigne, c'est la mer elle-même, et, de l'autre côté, le
mont Chenoua, masse énorme se détachant, sombre,
sur le ciel clair.
C'est un étrange monument que ce tombeau. La base
est carrée et supporte un tambour cyhndrique que
couronne un cône à gradins. De la base carrée, on
découvre encore, devant l'entrée du tombeau, le par-
terre de pierre; la terre a enseveli le reste. Le tambour
cylindrique comporte 64 mètres de diamètre; l'édifice
a plus de 30 mètres de hauteur et devait en avoir une
quarantaine à son origine. De ses parois en pierres de
taille et de ses soixante colonnes, il ne reste plus que
des fragments. De gros blocs se sont éboulés, des chapi-
teaux à volutes gisent à terre et les pierres qui forment
le cône à gradins se détachent et glissent sur le sol.
44Ô LA VILLE BLANCttË
Tel quïl est, le tombeau n'apparaît plus que comme
un entassement de pierres entre lesquelles croissent des
herbes, un amas sans beauté', mais tellement immense
et formidable qu'il devient beau de son énormité même.
Ne se dresse-t-il pas dans un de'cor majestueux? La
splendeur qui l'environne exalte sa majesté' sombre.
Le tombeau s'aperçoit de la plaine, de la mer, de la
montagne; il se dresse, gigantesque et grandiose, il
règne sur tous les alentours et c'est, sur sa hauteur,
de sa masse même, lourde comme une pyramide égyp-
tienne, qu'il tire son caractère imposant et solennel.
Nous nous frayons un chemin à travers les ronces,
nous faisons le tour du monument. De fausses portes
en forme de trapèze et aux moulures dessinées en
croix se dressent contre les parois de pierre, aux
quatre points cardinaux; elles étaient, par leur gran-
deur majestueuse et leur caractère trompeur, destinées
à rendre le tombeau inviolable.
L'une d'elles, celle qui regardait la plaine et qui était
opposée à celle qui s'érigeait devant la mer, a été jadis
arrachée de sa paroi; elle s'étendait, non loin, face
contre terre, comme un cadavre de pierre, et cette
masse, sombrée ainsi, décelait on ne savait quel pro-
fond sentiment douloureux.
Les charitables mains des archéologues l'ont relevée
récemment; mais, dans son ancienne chute, elle laissa
comme une blessure sur le flanc du tombeau, ce qui
n'empêcha pas ce dernier de demeurer impénétrable.
Il resta fermé durant de longs siècles, il fallut les
efforts laborieux et patients de deux savants, Ber-
brugger et Mac Carthy, en 1865 et 1866, pour forcer
son mystère et parcourir son labyrinthe. Aujourd'hui,
grâce à ces travaux, nous pouvons facilement entrer
LA RÉSURRECTION DE L'ANTIQUITÉ 141
dans le mausolée si longtemps énigmatique, et pour
nous éclairer dans la nuit du sépulcre, une femme
kabyle, dont le gourbi avoisine le tombeau, nous
prête une bougie.
L'entrée est au-dessous de la fausse porte de l'est,
elle est étroite et basse. Un petit couloir conduit à un
caveau voûté où sont rudimentairement sculptés un
lion et une lionne ; puis, c'est un autre couloir au pla-
fond plus élevé, un escalier de sept marches et une
galerie haute et large, longue de 150 mètres. Cette
galerie fait presque le tour du monument; autrefois,
elle dut être éclairée par des lampes placées dans de
petites niches, car les traces de fumée s'aperçoivent
encore.
Puis, c'est un troisième couloir qui conduit à une
sorte de chambre en forme de voûte, petite salle qui
semble n'être qu'un vestibule et qui donne accès à un
nouveau couloir menant à un dernier caveau. Là, trois
niches devaient servir à contenir des urnes cinéraires,
mais rien n'a jamais été trouvé : ainsi, le tombeau
violé garde éternellement sa lancinante énigme.
Nous errons dans la galerie, les caveaux et les cou-
loirs. Nos pas résonnent sur les larges dalles; surtout
lorsque nous nous baissons pour franchir une porte,
il semble que nos épaules s'alourdissent de tout le
poids du monument énorme. Si la flamme vacillante
de notre bougie venait à s'éteindre, nous aurions la
sensation d'être ensevelis, vivants, dans ce labyrinthe,
jadis barré de dalles. Il nous semble que nous sommes
devenus des profanateurs; nous violons, en effet, la
nuit qui convient à la mort, nous troublons le silence
des chambres funéraires.
Quelle étrange curiosité nous a poussés dans ce
142 LA VILLE BLANCHE
sépulcre! Mais d'autres que nous sont déjà venus, ils
se sont plu à inscrire leurs noms sur les murs de
pierre, comme si, d'être passés par là, ils en appe-
laient à l'éternité même. Nous lisons quelques-uns de
ces noms; deux d'entre eux sont d'un homme et d'une
femme, de fiancés ou d'amoureux, comme si la passion
qui les unissait avait besoin, pour plus d'ivresse et de
langueur, du trouble de la mort et du mystère de ce
tombeau.
Ces fiancés, ces amoureux ne se sont pas souciés de
ces ombres funéraires que troue la flamme de notre
bougie, ils avaient le soleil dans leur cœur et ce
mausolée devint, pour leurs ïaains qui s'étreignaient
dans le serment de leurs aveux, le complice offrant
son asile, vainqueur des injures des hommes et du
temps. L'eff'roi du labyrinthe s'atténue, nous avons
parcouru le secret de son dédale, nos yeux se sont
déjà accoutumés à l'obscurité funèbre.
Il n'est, dans ces caveaux, que la nudité des murs,
et nous, nous voudrions voir mille choses, des choses
impossibles. Notre désir se heurte et se brise contre
les larges dalles. Nous regardons encore les traces
de fumées qu'ont laissées les lampes jadis placées dans
les petites niches et aussi les trois niches qui ser-
vaient à contenir des urnes cinéraires, car la galerie,
les couloirs et les caveaux nous sont maintenant fami-
liers.
Mais des urnes cinéraires ont-elles jamais été dé-
posées là? Si les lampes n'avaient jamais brûlé pour la
mémoire de quelque mort! Parce que nous avions
violé le lourd tombeau, nous nous imaginions avoir
percé sa lancinante énigme et voici que la misère de
notre ignorance humilie tout notre orgueil. Nous ne
LA RÉSURRECTION DE L'ANTIQUITE 143
saurons pas plus que ceux qui nous ont devancés dans
ce noir labyrinthe.
Le mausolée garde jalousement son mystère, nous
ne pénétrerons aucun secret; jamais nous ne pour-
rons dire si c'était une plate-forme destinée à brûler
les morts ou bien une chapelle vouée aux cérémonies
funèbres que cet avant-corps qui se trouve à l'entrée
même du tombeau; nous ne pourrons jamais dire, non
plus, pourquoi cette entrée est si petite qu'elle con-
traste bizarrement avec la majesté des quatre fausses
portes de pierre entourant l'édifice.
Était-ce pour dérouter les profanateurs ou bien
était-ce pour rester le plus possible fidèle aux coutumes
africaines qui veulent que les tombes ne soient qu'un
amoncellement de pierres sur le défunt? Toutes les
conjectures sont permises. Les niches elles-mêmes,
destinées aux urnes cinéraires, ne sont-elles pas trop
exiguës? Nous avons supposé que des urnes ne furent
jamais déposées là; le doute, maintenant, devient une
certitude.
Alors, une obsession martèle notre esprit. Où sont
les morts de ce tombeau? Notre pensée en a la déli-
rante hantise. Est-ce que ce sépulcre va continuer à
garder plus longtemps son énigme? Si l'avant-corps
qui est à l'entrée du tombeau ne servait pas à des inci-
nérations, si les trois niches n'abritaient pas des urnes,
alors il faudrait penser qu'encore des sarcophages
sont ensevelis sous les dalles que nous foulons ou bien
sont recelés dans les flancs mêmes du monument. Si
cela était vrai, si, grâce à de nouvelles fouilles, des
reines et des rois allaient, après tant de siècles, surgir
de leurs cercueils ! Enfin serait percé le mystère de ce
tombeau! Nous parlerions à ces reines, à ces rois!
444 LA VILLE BLANCHE
Sans doute, nous avons le témoignage dePomponius
Mêla qui vivait au premier siècle après Jésus-Christ et
qui déclare que cet édifice est monumentum commune
regiœ gentis, c'est-à-dire « le tombeau commun de la
famille royale », et nous inclinons à penser que ce
mausolée, si orgueilleux par ses soixante colonnes et
sa masse imposante, ne peut avoir été construit que
par Juba II, ce roi berbère qui se prétendait issu de
Syphax, fils d'Hercule et de Tingis, veuve d'Antée. Un
si grandiose monument était digne d'un tel souverain
qui fut épris de tous les arts de son époque, digne
aussi de sa femme Cléopâtre Séléné et de leur fils
unique, Ptolémée, prince efféminé et voluptueux, der-
nier roi de Mauritanie.
Mais, tout cela, aussi, n'est que conjecture! Nous ne
savons rien, en vérité. Est-ce, par hasard, la légende
qui serait exacte? Ce sépulcre, en effet, a aussi ses
merveilleux récits ; l'imagination des hommes supplée
aux doutes de l'histoire.
Or, ceci se passe en des temps très anciens. C'était
en 710. Le comte Juhen était gouverneur de l'Anda-
lousie, alors sous la domination de Roderic, roi des
Wisigoths. Le comte Julien avait une fdle d'une grande
beauté, Florinde. Roderic s'éprit d'elle et la viola.
Pour se venger, le gouverneur de l'Andalousie livra
l'Espagne aux Maures. Florinde, la belle chrétienne,
s'enfuit sur la terre africaine, elle crut trouver le repos
dans la mort, cette crête du Sahel devint son funèbre
lit, les croix des fausses portes indiquent quel fut son
Dieu ! mais combien fut troublé le sommeil de Florinde 1
La légende est capricieuse, elle agrandit, sans cesse,
son chimérique domaine. Voici qu'on affirma que
l'énorme monument contenait de fabuleux trésors sous
LA RÉSURRECTION DE L'ANTIQUITÉ 145
la garde de la fée Halloula, qu'un berger des alentours
s'étant aperçu qu'une de ses vaches disparaissait la
nuit, pour reparaître le jour, la suivit et la vit s'en-
foncer dans le tombeau; que, le lendemain soir, il
s'accrocha à sa queue et pénétra ainsi dans l'étrange
mausolée, pour en ressortir, à l'aube naissante, le plus
riche de la contrée.
Voici qu'on affirma aussi que, sous le pachalik de
Salah-Raïs, vers 1554, Belkassem, natif de la Mitidja
d'où s'aperçoit le tombeau de la Chrétienne, captif en
Espagne d'un vieil alchimiste, découvreur de trésors,
ne dut sa liberté qu'à la condition, de retour dans son
pays, d'aller au sépulcre où dormait Florinde, de se
tourner vers l'Orient, d'allumer un brasier et de brûler
certain papier magique. Belkassem agit ainsi.
Alors, le sépulcre s'entr'ouvrit du côté nord et laissa
échapper comme une lave de pièces d'or qui s'envolè-
rent, vers l'Espagne, chez le vieil alchimiste. L'ancien
captif lança son burnous pour en retenir quelques-
unes, mais le papier avait cessé de brûler, le charme
était rompu, le mausolée se referma de lui-môme. Bel-
kassem ébruita la fantastique aventure. Le pacha
Salah-Raïs voulut alors s'emparer des trésors du tom-
beau, il fit canonner ce dernier; cette brèche, que nous
voyons au-dessus de la fausse porte de l'est, atteste
seulement l'impuissance des boulets du pacha.
Salah-Raïs ordonna à ses captifs chrétiens de démolir
le monument, mais aux premiers coups de pioche, une
femme, vêtue de blanc, la Chrétienne, dont on voulait
raser la suprême demeure, parut au sommet du sé-
pulcre, étendit les bras vers le lac — aujourd'hui des-
séché — qui était au pied du mont et qu'elle alimentait,
disait-on, de ses pleurs, et appela à son secours la
10
146 LA VILLE BLANCHE
fée Halloula. Au même instant, du lac, s'envolèrent
d'énormes moustiques qui mirent en fuite tous les
démolisseurs.
Voici qu'on affirma encore, c'était en 1773, qu'un
sorcier marocain avait réussi à extraire des doublons
du mausolée. Le pacha Baba-Mohammed-ben-Atsman
voulut, à son tour, renouveler l'exploit de son prédé-
cesseur Salah-Raïs, mais ses boulets s'écrasèrent sur
le tombeau et ne firent qu'en écorner les pierres de
taille de revêtement. Celles-ci étaient assujetties par
des tenons de plomb. Baba-Mohammed-ben-Atsman se
saisit de ces tenons pour en faire des balles, et les
pierres déliées tombèrent sur le sol; elles y sont
encore.
Florinde, qui ne fûtes pas, de votre vivant, respectée
par le roi Roderic, qui ne le fûtes pas plus dans la
mort par les pachas d'Afrique, êtes-vous vraiment
enterrée sur cette colline, avec les bijoux, les pierres
précieuses et les colUers qui paraient votre jeune
beauté? Tombeau de la Chrétienne, renfermes-tu une
chrétienne? Partirons-nous de cette funèbre montagne
sans rien savoir à jamais? Sépulcre, ton énigme sera
donc éternelle? Nos pas seuls résonnent dans ta galerie,
tes couloirs et tes salles ; notre curiosité est aussi im-
puissante que les boulets de Salah-Raïs et que ceux de
Baba-Mohammed-ben-Atsman !
Chrétienne, ou bien grand roi Juba, qui que vous
soyez qui dormez dans ce sépulcre, nous ne venons
pas pour nous emparer des richesses qui vous ont
suivis dans la nuit du néant comme pour témoigner,
par delà la vie, que, toujours, vous fûtes fortunés; nous
sommes ici pour apprendre le mystère qui pèse sur
vous comme une seconde mort, qui pénètre mainte-
LA RÉSURRECTION DE L'ANTIQUITÉ 147
nant dans nos âmes pour y étendre ses glaciales ténè-
bres et son effroi.
Jamais, jamais, nous ne saurons! La flamme de la
bougie tremble, aussi pâle que les feux follets qui
vacillent dans les cimetières. Si ce lourd monument
allait s'écraser sur nous pour nous punir d'avoir voulu
apprendre son secret séculaire, si le dédale dans lequel
nous errons était sans issue et sans fm, si nous deve-
nions les prisonniers du mystérieux tombeau t
Nous protégeons du creux de notre main la flamme
de la bougie; nos pas dans ce sépulcre ont, à présent,
le plus lugubre écho. Nous marchons. Quelle macabre
sensation nous accable t II nous semble que la mort
elle-même, à cette heure, ne veut pas de nous et qu'elle
nous pousse par les épaules, hors de son habitation,
comme on chasse des profanateurs. Mais une tache de
clarté s'étend sur le noir labyrinthe, c'est la vie, la
vie avec sa bienfaisante lumière. Nous respirons enfin
à l'aise, nos paupières palpitent au jour; nous sommes
pourtant encore émus, sans deviner si c'est d'avoir
vécu dans un tombeau ou de revoir le soleil.
LA COLLINE DES TEMPLES
Tipasal Ce nom a souvent bercé notre mémoire de
sa douceur gracieuse! Tipasa, avec ses trois petites
collines s'avançant sur la mer, ses églises, ses tombes,
sa campagne riche, comme aujourd'hui, de vignes et
d'oliviers I
Nous savons, d'après un manuscrit qui est à la
Bibliothèque nationale, à Paris, et dont l'auteur est un
148 LA VILLE BLANCHE
Tipasien du début du cinquième siècle de notre ère,
que la petite colline centrale fut le berceau de l'antique
ville. Elle était peuplée de monuments religieux; on
l'appelait pieusement, poétiquement, la colline des
Temples.
Les barbares et la mer furieuse ont dévasté jus-
qu'aux murs des sanctuaires, l'herbe a recouvert les
emplacements des édifices, mais la colline garde un
charme ineffable par les souvenirs que rappellent ses
fragments de colonne ou de corniche placés tout autour
du promontoire sur lequel on a construit un phare.
Nous traversons le village actuel. Tipasa ne vit que du
renom de sa grandeur passée, c'est un humble et blanc
village qu'alimente seulement la curiosité justifiée des
touristes. A peine quelques pêcheurs vivent-ils sur la
plage, et ce ne sont que de pauvres barques qu'abrite
son petit port.
Il n'est, semble-t-il, pour l'antique ville romaine,
aucun espoir de résurrection, la mort triomphe avec
les ruines, la dévastation des trois collines engendre
une indicible mélancolie. Là, vécurent vingt mille habi-
tants du commerce incessant de leur port. Tipasa était
animée et très riche; l'empereur Claude, quarante ans
après Jésus-Christ, lui accordait le droit latin ; Tipasa
débordait de sa colline sur les collines voisines. Au-
jourd'hui, son berceau primitif suffirait à contenir
toutes ses maisons, mais son nom glorieux demeure
aussi doux, aussi grand; Tipasa vit ensevehe dans le
somptueux décor de sa nature.
Nous gravissons, sur la colline des Temples, le chemin
qui mène au phare. De là, nous découvrons toute la
magnificence du paysage : toujours la Méditerranée,
la mer amie, encerclée par les bords de la coupole
LA RÉSURRECTION DE L'ANTIQUITÉ 149
incandescente que forme le ciel, et dont les vagues, se
heurtant aux rochers innombrables, s'engouffrant dans
les criques, ont une chanson qu'on n'entend nulle part
ailleurs; la mer Méditerranée et ses côtes découpées,
rougeâtres et minces, ses îlots aux tranchantes arêtes,
ses parfums d'algue et ses reflets si nombreux qu'on
dirait les reflets assemblés de toutes les pierres pré-
cieuses.
De l'autre côté, dans la profondeur des terres, l'Atlas,
les montagnes royales aux cimes violacées, et, plus
près, les coUines du Sahel harmonieuses comme leur
nom et gracieuses comme les ondulations de leurs ver-
dures. A l'ouest, la montagne du Ghenoua qui protège
la ville et le port contre les vents et qui barre l'horizon
de toute la majesté hiératique de sa ligne architectu-
rale, la montagne rose ainsi que le marbre qu'elle
porte dans ses flancs et qui, dans les palpitations de
l'aube et les incendies du soir, s'éveille comme une
vierge rougissante et meurt en un flamboiement de
pourpre. Elle est aussi la montagne sombre dans la
clarté des nuits, qui cache jalousement derrière elle
les blancheurs de Gherchell. Orgueilleuse de sa masse
géante, elle se dressait devant le roi Juba pour l'empê-
cher d'avoir la vue importune du tombeau de la Chré-
tienne, — sépulcre que, d'après une autre légende, il
aurait fait construire pour lui-même.
L'air a des limpidités aussi douces que celles de la
mer. A l'est, les ruines de la basilique de Sainte-Salsa,
et les tragiques ondulations que forme le sol, à cause des
pierres sépulcrales déplacées et des tombes entr'ou-
vertes, se dessinent implacablement dans la lumière
et dans les ombres. Des cercueils de granit gisent sur
la terre ingrate, ils sont veufs de leurs cadavres et ne
15Ô LA VILLE BLANCHE
contiennent plus que des eaux de pluie. Des bêtes de
somme viennent y boire, tandis que l'on entend les
aboiements des chiens et que l'on aperçoit les voiles
éclatants qui recouvrent les femmes de la tribu arabe
voisine.
Oh 1 rêver sur la colline des Temples, fondre son âme
dans le souvenir des villes mortes et la faire surgir
dans la contemplation de ce paysage que parfument
les flots et que le soleil embrase! Tipasal Tipasaî
lieu de pèlerinage cher au cœur des poètes, promon-
toire sacré de l'évéque Alexandre, sanctuaire de ten-
dresse où se baignait la foi de sainte Salsa, foyer de
grâce où s'exaltait sa divine croyance 1
Nous nous rappelons. Le règne du Christ imprégna
ces collines d'une telle ferveur que le silence lui-même
est ici religieux. L'empereur persécuta en vain cette
antique ville; l'huile sainte fut répandue à terre et
l'hostie jetée aux chiens. Firmus, le roi barbare, l'as-
siégea, mais pour avoir, cœur impie, frappé du fer de
sa lance le tombeau de sainte Salsa, il vit s'éteindre
les cierges qu'il avait allumés et son armée détruite.
Huméric, roi des Vandales, mit le comble aux plus
affreux tourments. Toute la ville, alors, décida de
s'enfuir en Espagne, seulement les vaisseaux n'étaient
pas assez nombreux, et des habitants restèrent sur le
rivage. On les assembla sur la place publique, on
voulut les faire abjurer, mais le Christ vivait trop au
cœur de ces persécutés pour que fût possible le
moindre renoncement.
Alors, le roi Huméric ordonna de faire couper la
langue et la main droite à ces chrétiens, mais le Saint-
Esprit assista ces malheureux, ils continuèrent à parler,
» ils parlent encore aujourd'hui comme ils parlaient
LA RÉSURRECTION DE L'ANTIQUITÉ iU
auparavant », raconte un écrivain du temps. « Et si
l'on ne veut pas me croire, que l'on aille à Constanti-
nople et l'on verra l'un d'entre eux, le sous-diacre
Reparatus, qui s'exprime parfaitement et sans la
moindre peine. Pour cette raison, il jouit de grands
égards dans le palais de l'empereur Zenon, et l'impé-
ratrice, surtout, le traite avec respect. »
La même puissance merveilleuse qui avait fait
s'éteindre les cierges de Firmus rendait vaine la bar-
barie d'Huméric. Après le miracle des flammes éteintes,
le miracle des langues coupées !
Tipasa, terre surprenante et fertile en actions de
grâce! Ne voyons-nous pas, à la partie orientale de la
ville, l'endroit même d'où le corps de sainte Salsa,
« précieuse perle du Christ », fut retiré? Salsa était
belle et riche, sa famille était l'une des plus considé-
rables de la cité pieuse; elle était toute jeune, mais
déjà la foi exaltait sa quatorzième année. Or, ses
parents conservaient encore le culte des idoles. C'était
sous le règne de Constantin, au premier tiers du qua-
trième siècle.
Sur la colline des Temples se dressait l'édifice à
l'adoration du dragon de bronze à tête dorée. Salsa fut
conduite par les siens à une fête païenne, mais son
cœur était vibrant de révolte et d'indignation. Comme
la cérémonie prenait fin dans l'ivresse de tous, Salsa
s'approcha de l'idole abhorrée et en brisa la tête qu'elle
jeta dans la mer. Elle avait ainsi vengé son Dieu;
cela ne suffisait pas, elle voulait précipiter dans les
flots l'idole même, et elle le fit; mais l'idole, en tom-
bant, produisit un tel bruit que l'alarme fut donnée.
Salsa était prête à tous les supplices; sa jeunesse
connut l'emportement des lapidations, la foule piétina
Ibâ LA VILLE BLANCHE
son corps. On voulut l'expiation plus cruelle encore,
Salsa fut engloutie dans l'onde afin qu'elle fût à jamais
privée de sépulture. Mais la mer maternelle recueillit
pieusement la vierge, la berça parmi ses algues, puis,
doucement, la poussa jusqu'au milieu du port.
Là, Saturnins, marin venant de Gaule, ne pouvait
jeter l'ancre. Un songe lui révéla qu'il ne le ferait
qu'après avoir sauvé le cadavre de la martyre. Le
marin voulut demeurer rebelle à ce céleste avertisse-
ment, mais la tempête s'éleva et dura tant que Satur-
nius n'obéît à la voix de son rêve. La mer redevint
calme, il fut permis à Saturnins de jeter l'ancre, puis-
qu'il avait sauvé « du sein des flots cette précieuse
perle du Christ » .
L'endroit où nous sommes est peut-être celui d'où
Salsa fut précipitée dans l'eau; le vieux port romain
où la mer clémente l'abrita est devant nos yeux; c'est
un simple havre que protègent deux îlots que surmon-
tait un mur, et que borde une côte escarpée. Juste au-
dessus est la place où Salsa fut ensevelie et aussi celle
où fut édifiée la basilique dont les ruines portent encore
son nom. « C'est ici que repose la martyre Salsa, tou-
jours plus douce que le nectar, qui a mérité d'habiter
toujours au ciel, en pleine béatitude », déclarait une
inscription en vers.
Mais le corps sanctifié de la jeune vierge n'y a jamais
été retrouvé. Fut-il, comme le plus vénéré et le plus
cher trésor, emporté en Espagne par des Tipasiens
fuyant les persécutions du roi Huméric ou bien les osse-
ments en ont-il été dispersés par ceux-là mêmes qui
brisèrent rageusement son sarcophage? Nul ne le saura
jamais.
Cette colline est aussi mystérieuse que celle qui sup-
LA RÉSURRECTION DE L'ANTIQUITE 153
porte, non loin, le tombeau de la Chrétienne; de la
basilique de Sainte-Salsa, il demeure encore quelques
ruines de murailles, la porte d'entrée et les deux esca-
liers voisins qui conduisaient à des tribunes, une
voûte, la mosaïque de la nef, des colonnes et des piliers.
Ces pierres sont sacrées et aussi celles qui sont du
côté de l'ouest, des anciens remparts, des tombes, de
la grande église avec son baptistère et sa piscine, celles
encore de l'église, « travail glorieux » et « noble
ouvrage » dont l'édification devait faire « vivre le nom
de l'éveque Alexandre triomphant à travers les siècles » .
Malheureusement nulle autorité n'a arrêté, nulle loi
n'a puni les maudits profanateurs qui en empor-
tèrent pour construire une bordure ou un mur de leurs
maisons.
Mais un homme s'est dressé dont le geste fut rédemp-
teur. Son nom doit être louangeusement cité : c'est
celui de M. Trémeaux. Si, entre autres, l'amphithéâtre
et le château d'eau à la colonnade en forme d'hémi-
cycle, si des sarcophages comme ceux des Époux, du
Bon Pasteur et des Quatre Saisons, si des moulins à
huile, de grandes amphores et des bas-reliefs ont été
préservés, on le doit à ses intelligents efforts. Son parc
est un musée; ainsi, notre tristesse de tout voir dé-
vaster a sa consolation.
Nous nous attardons plus volontiers sur la colline
des Temples, nous allons à son extrémité; on l'a dallée
en forme de terrasse que bornent des fragments de
chapiteaux ou de corniches et aussi des inscriptions de
pierre, des stèles, des sculptures brisées. Le phare do-
mine la pente abrupte qui, rocheuse, s'engouffre dans
la mer, et, tout près de lui, se dresse un fragment de
large colonne, ruine de marbre dont on a fait un
154 LA VILLE BLANCHE
cadran solaire qu'emprisonne un entourage de me'tal,
peint en noir, tel qu'en un cimetière.
Ce deuil s'est sans doute imposé comme une chose
naturelle, car, dans la beauté même du paysage, flotte
et s'épanouit l'idée de la mort; des fosses furent, en
effet, jadis, creusées dans le roc, les criques abritent
des tombes et la colline des Temples est aussi la colline
des grottes funéraires. Jusque dans la mer, tout près
du port actuel, un monument en pierre de taille se
dresse, énorme et sombre; les vagues ont dû ronger
sa base, il s'incline comme s'il allait sombrer; on l'ap-
pelle le Tombeau penché.
Sa masse se reflète dans la limpidité des flots, pro-
j étant comme une ombre pensive, — la méditation du
séculaire sépulcre noir sur la Méditerranée amoureuse
et sereine, tandis qu'en face de lui les barques des
pêcheurs se balancent légèrement et que des enfants
aux jambes nues s'amusent sur la plage. La sévérité
de ce tombeau flottant contraste avec la blancheur de
la maison de la douane qui lui fait vis-à-vis de l'autre
côté du port.
Cette maison gracieuse, que Ton voit de très loin
sur la route, est la plus riante tache d'albâtre sur
la draperie de verdure étendue sur la colline des
Temples. La petite douane et le port minuscule dans
cet encadrement de rêve printanier et de souvenirs
anciens : cela semble le plus charmant anachronisme.
Mais souvenons-nous que Tipasa eut jadis un com-
merce prospère; la partie occidentale de la Mitidja,
sans doute, aussi, la vallée orientale du GhéHf trou-
vèrent en elle le débouché propice. Par ses commu-
nications, on pouvait atteindre, dans l'intérieur des
terres, les plaines et les hauts plateaux, la grande
LA RESURRECTÎOxN DE L'ANTIQUITÉ 155
route conduisait par l'est à Alger, par l'ouest à Cher-
chell.
Toutes les communications demeurent encore. Bien
qu'il nous ait semblé, en arrivant ici, que, pour cette
antique ville romaine, il n'était aucun espoir de résur-
rection et que la mort triomphait avec les ruines, si
le trafic allait reprendre son essor d'autrefois, si Tipasa
allait se repeupler, si nous avions été mauvais pro-
phète f
Étrange versatilité de l'enthousiasme aimant qu'ins-
pirent ces lieux ! Maintenant, il nous paraît impossible
que cette cité, que Rome rendit riche et qui, aupara-
vant, était un comptoir phénicien, ne retrouve pas sa
première splendeur. Le pays qui l'entoure n'est-il pas
d'une prodigieuse fertilité?
LA VILLE FASTUEUSE D UN GRAND ROI
C'est une position heureuse qu'occupe Cherchell,
l'antique Césarée, qui, devant nous, dresse sa porte
défensive et ses remparts.
Mais, avant, à notre gauche, s'étend encore le cirque
où la vierge Marcienne endura son martyre. C'était
en 305, sous le règne persécuteur de Dioclétien. Mar-
cienne était née à Rusuccuru, aujourd'hui Tigzirt,
non loin de Dellys, à l'est d'Alger. A l'éclat de sa nais-
sance, elle joignait celui de sa jeunesse et de sa beauté;
son enfance subit certainement l'influence de la com-
munauté religieuse dont Tigzirt était le centre; Mar-
cienne, en renonçant à toute ^oie terrestre, se promit
à Dieu.
1S6 LA VILLE BLANCHE
Désormais, elle se consacra à la prière. Comme
elle vivait à Césarée, elle entendit les rumeurs de la
ville : tout un peuple en liesse chantait et se pressait
au cirque, où déjà retentissaient les cris des victimes
qu'on immolait. Marcienne suivit la foule, son cœur
s'exaltait dans son indignation.
Or, devant le cirque, sans doute sur la route où nous
sommes, se trouvait une place publique, au milieu de
laquelle était une fontaine qu'ornait la statue de la
déesse Diane. La vue de l'idole païenne aviva le zèle
chrétien de la jeune fille et Marcienne frappa la déesse
dont la tête fut abattue. Salsa s'en prenait de même à
la statue du dragon de bronze à tête dorée et la déca-
pitait aussi. Les idolâtres avaient lapidé Salsa et jeté
son corps à la mer; ils s'emportèrent de même contre
Marcienne et la traînèrent devant le premier magistrat.
Celui-ci livra la jeune vierge au plaisir des gladiateurs,
mais Dieu épargna Marcienne de toute atteinte hon-
teuse. Chaque fois que les gladiateurs voulaient s'ap-
procher d'elle, un mur s'interposait entre eux et la
martyre.
Alors il fut décidé que Marcienne serait vouée aux
bêtes féroces. On l'attacha à un pieu au milieu de
l'arène, un lion bondit sur elle. Déjà, ses pattes étaient
sur la poitrine de la chaste victime, lorsqu'il eut
pitié, dit la légende, et il se retira sans lui faire aucun
mal. Le peuple, stupéfait, demanda grâce, mais des
juifs, ayant à leur tête le chef de la synagogue, insis-
tèrent pour que le châtiment eût son entière exécution.
Un taureau est lancé contre Marcienne, la martyre a
le sein déchiré d'un coup de corne. On l'éloigné de
l'arène, et, lorsque son sang a cessé de couler, on l'at-
tache au pieu de nouveau. Cette fois, c'en est fait de
LA RESURRECTION DE L'ANTIQUITÉ 157
la jeune chrétienne : elle est la proie d'un léopard.
L'âme de Marcienne monte au ciel, tandis qu'un incen-
die, au même instant, détruit la maison du chef de
la synagogue, maison qui, dans la suite, retombe en
ruines chaque fois qu'on veut la reconstruire.
Ce littoral méditerranéen d'Afrique a sa grandeur
héroïque dans l'histoire de l'ÉgHse. Cette histoire, en
ce lieu de souffrance, s'impose par son seul souvenir
au plus incrédule esprit. Il semble que nous enten-
dions les rumeurs de la foule païenne; les spectateurs
s'entassent dans le cirque, ce qui se déroule effrayam-
ment dans l'arène sanglante se nomme jeu public!
Mais on dirait que la terre elle-même a honte de
l'ignominie de ces amusements, elle appelle l'effondre-
ment, le silence et les ruines.
Ce qui fut autrefois la bruyante enceinte où se plai-
sait la populace est maintenant la propriété d'un pai-
sible jardinier, on y accède par un court chemin
bordé de roseaux, de grenadiers et de figuiers; des tas
de fumier gisent çà et là. On a fait des marches dans
la terre, gravissons-les; nous sommes dans un champ
de haricots, entre les rangées desquels s'élèvent des
épis de maïs. Puis, nous voici sur un petit plateau, au
centre duquel, un peu au-dessus du sol, on voit un
fragment de colonne.
Les gradins se sont presque tous écroulés, il n'en
subsiste plus que quelques pierres qui permettent
encore de constater quelle était la grandeur de l'arène.
Que les temps ont changé f On ne fait aujourd'hui,
dans cette enceinte, que du fourrage ; des oliviers, des
grenadiers y poussent. également. Au milieu de l'arène
est un figuier aux branchages épais. Sainte Marcienne,
il a remplacé le pieu où vous fûtes attachée. A gauche,
458 LA VILLE BLANCHE
est une voûte assez basse, c'est de là qu'on dut lancer
les bêtes féroces sur la martyre.
Mais l'herbe, à présent, envahit toutes les ruines.
Entre les pierres qui demeurent encore des gradins
détruits, poussent également des absinthes, des aman-
diers, des grenadiers, des seringas et des figuiers de
Barbarie. Quand les arbres sont en fleur, il doit sem-
bler que c'est une sorte de rédemption de la nature,
en mémoire de la chaste chrétienne qui mourut si
jeune et si belle. Ce silence qui s'épanouit dans le
délabrement solennel de ce cirque est un pieux recueil-
lement.
Marcienne, Marcienne, votre pure image flotte dans
la limpidité de cet azur! Ces montagnes qui surplom-
baient l'arène, — l'une, aujourd'hui, dont les arbres
aux troncs élancés et droits laissent passer le soleil
entre eux; l'autre, presque nue, sur laquelle paissent
des troupeaux, — gardent encore on ne sait quelle
majesté pensive : Marcienne, c'est qu'au temps où
régnait Dioclétien et durant la dixième persécution de
l'Église, elles ont vu votre âme monter au ciel. Toute
cette nature auguste est l'autel qui s'érige en votre
honneur; à travers les siècles, vous demeurez souve-
raine en ces lieux par le droit de votre jeunesse si sau-
vagement immolée, par la conquête impérissable de
votre martyre.
Ces rivages sont sacrés par toutes les religions. Ce
Nord africain, qui fut le champ de bataille et de for-
tune de maintes races victorieuses, fut aussi celui des
épreuves et des gloires de tous les dieux. Ici, c'est le
rappel du paganisme agonisant, en lutte avec le chris-
tianisme que vivifie le sang même de ses martyrs. Là,
de l'autre côté de la route, sur la hauteur qui domine
LA RÉSURRECTION DE L'ANTIQUITÉ 159
la Méditerranée et d'où l'on voit le phare et le port de
Cherchell, c'est le souvenir de Mahomet qui s'érige
dans la blancheur d'un marabout : celui de Sidi-
Braham-ben-Sidi-Mohammed-el-R'Obrini. Le saint mu-
sulman, près de la sainte chrétienne! Il faut dans ce
pays s'accoutumer à de tels rapprochements : l'his-
toire de ces régions est une leçon de tolérance.
Si le cirque où sainte Marcienne endura son sup-
plice n'est pas pour les fidèles un but de pèlerinage, le
marabout de Sidi-Braham est, au contraire, très fré-
quenté. On y accède par un chemin escarpé, presque
en ligne droite sur la mer. Un petit mur rectangulaire
enclôt le marabout; aux extrémités se dressent deux
mausolées carrés que des coupoles surmontent. C'est
là que, parmi les étendards aux couleurs éclatantes et
les draperies rouges et dorées, reposent Sidi-Braham
et ses descendants ; sous les péristyles sont aussi ense-
velis des membres de cette pieuse famille. Dans la
cour du marabout qu'ombragent deux grands arbres,
un puits et de primitifs fourneaux de terre. Des
hommes et des femmes sont là qui dorment le long des
tombes, qui puisent de l'eau ou font la cuisine : c'est
que ce marabout, à la porte toujours ouverte, est le
temple hospitalier et gratuit où les Arabes et les Mau-
resques, de passage, viennent séjourner à loisir. On a,
en souriant, la sensation, selon l'expression populaire,
et sous la protection des morts, de vivre dans la mai-
son du bon Dieu.
Ne nous en étonnons pas : Sidi-Braham n'eut-il pas
sans cesse grand renom d'indulgence? Il en donna
d'irréfutables témoignages. Comme, jeune taleb, et
selon la promesse faite à son père agonisant, il s'était
rendu à Alger à la zaouïa de Sidi-Moham^ed-el-Ket-
UO LA VILLE BLANCHE
tani pour entendre les leçons de ce maître célèbre, il
n'y fut admis qu'à la condition de payer une pension.
Ne pouvant s'acquitter de cette dette, il consentit
à être vendu comme esclave, dans la suite, par son
professeur même, à un Turc, qui, devinant en lui un
élu du Prophète, le rendit à la liberté.
Puis Sidi-Braham se rendit au Caire, pour étudier
auprès d'un docteur réputé dans tout l'Islam, Sidi-
Mohammed-el-Bakri. Celui-ci lui donna pour première
besogne d'aller puiser de Teau et de la distribuer dans
les rues de la ville. C'était une épreuve qu'accepta,
sans murmurer, le jeune taleb; Sidi-Braham devint le
plus remarquable élève de Sidi-Mohammed-el-Bakri.
C'est alors qu'il revint à Cherchell pour faire béné-
ficier ses coreligionnaires des trésors de sa science;
sa vie fut un apostolat. Le Prophète l'en récompensa
en lui donnant le pouvoir d'accomplir des miracles.
Comme les maçons qui construisaient sa zaouïa se
plaignaient d'être fort peu nourris, Sidi-Braham, un
jour que les habitants de Cherchell étaient venus voir
la demeure qu'il faisait bâtir, fit servir à ses ouvriers
du pain et du miel dans deux petits plats. « Mangez à
votre faim! » leur déclara-t-il. Mais tous, y compris
les assistants, estimaient qu'il n'y avait pas là de quoi
rassasier un homme; seulement, comme les maçons
touchaient au miel et au pain, le pain et le miel se
reproduisaient sur les plats, à mesure que l'on en pre-
nait une part.
La multipUcation des pains! C'est aussi le miracle
par lequel l'élu d'un autre Dieu — Jésus — s'imposa
à ses disciples, — mais les mêmes prodiges peuvent
se renouveler sans doute dans toutes les religions.
Pourtant Sidi-Braham n'était pas satisfait. Il avait
LA RESURRECTION DE L'ANTIQUITE 161
bien quatre femmes clans son harem, dont Fathma, si
pieuse et si pudique, que, quoique atteinte d'une
ophtalmie très grave, elle ne consentit jamais, pour ne
pas enfreindre ses principes religieux, à laisser voir
son œil nu à un oculiste, malgré les instances de son
saint époux. Mais Sidi-Braham n'avait pas d'enfant.
C'est alors que Lella-Aouda, célèbre marabouta,
devant visiter les villes sacrées de Mekka et d'El-Med-
dina, passa par Cherchell. Elle était âgée de vingt-trois
ans, sa beauté était « resplendissante comme la lumière
du jour » . Ses joues, raconte un de ses biographes,
étaient lisses et unies comme une surface d'argent, ses
lèvres carminées et humides, ses seins pareils à des
pommeaux de pistolet, sa taille élégante et flexible
comme la branche du jujubier.
Lella-Aouda avait réputation de thaumaturge, de
sainte et de savante. Aussi, quand elle se présenta
devant Cherchell, fièrement campée sur sa belle ju-
ment gris pommelé, tout le peuple, en délire, l'accueil-
lit avec des cris de joie. Elle n'était pas une inconnue
pour Sidi-Braham ; celui-ci n'avait-il pas étudié chez le
père de la jeune marabouta? Il l'avait remarquée d'un
cœur ému.
Il ne put donc s'empêcher, lorsqu'il la revit, de lui
embrasser très longuement la main. Il est hors de
doute qu'il adora la thaumaturge au merveilleux
visage, tant il est vrai qu'un saint est un pauvre
homme comme les autres. Sidi-Braham aurait voulu
retenir longtemps auprès de lui Lella-Aouda; il ac-
corda une somptueuse hospitahté à celle que Cher-
chell fêtait avec transport. Sans doute songea-t-il à
avoir d'elle la descendance qu'il souhaitait, mais Lella-
Aouda se contenta de lui prédire qu'il deviendrait
11
Ifi2 LA VILLE BLANCHE
père d'une fille, grâce à la pieuse et pudique Fathma.
Et cela eut lieu ; Sidi-Braham donna à sa fille le nom
de la célèbre marabouta. Son cœur était peut-être
secrètement blessé d'avoir été objet de dédain pour
la sainte aux lèvres carminées, à la taille flexible
comme la branche du jujubier, mais son plus cher
désir était rempli : il laissait une descendance. Sidi.
Braham vécut dans le bonheur et la bonté jusqu'à
l'âge de soixante-dix ans, il y a, de cela, trois siècles.
Son marabout resplendit encore comme la lumière
du jour, ainsi que resplendissait la beauté de la jeune
savante. Est-ce parce que nous savons la mémoire de
Sidi-Braham parfumée par l'amour qu'il ressentit pour
Lella-Aouda aux joues unies comme une surface d'ar-
gent, que l'enclos où il repose avec les siens nous
semble si printanier, si gai, lieu souriant que berce le
refrain de la mer?
Nous ne pouvons nous défendre d'un attendrisse-
ment ami. Devant ces flots que nous voyons devisè-
rent la thaumaturge et son divin soupirant; l'air qui
baigna leur front est celui qui baigne le nôtre.
Mais un cri strident nous arrache à ces souvenirs si
tendres : c'est celui d'une locomotive ; presque en face
du marabout de Sidi-Braham est, en effet, la gare de
Gherchell. Sans doute, cette gare a été édifiée en cet
endroit pour les commodités des transactions, mais
nous ne pouvons nous empêcher de songer qu'elle a
été instituée là par la malice des hommes, pour que le
bruit de ses machines interdise aux rêveurs de trop se
complaire à une histoire d'amour.
En descendant du marabout de Sidi-Braham, de
l'autre côté de la route que longe une allée de mûriers,
voici le champ de manœuvres où paissent des trou-
LA RÉSURRECTION DE L'ANTIQUITÉ 163
peaux de bœufs, où s'amusent de petits Arabes, et, à
rextrémité de gauche, les thermes de l'Est, ou plutôt
les quelques murs délabre's qui les rappellent. Voici
enfin la porte d'Alger qui, dans l'encadrement sombre
de ses pierres, laisse apercevoir en pleine clarté d'ar-
gent la rue Gésarée, la plus importante de Cherchell,
et les bellombras massifs de la place romaine.
Nous entrons dans Cherchell. Le principal ornement
de la place romaine est sa fontaine, en vérité unique
et bizarre, dont la beauté est faite d'un amalgame de
ruines colossales. Sur cette place et jusqu'à l'église, de
l'autre côté de la route, jadis s'élevait un monument,
peut-être un temple, celui « bâti de marbre et d'al-
bâtre sur le bord de la mer » dont, au seizième siècle,
parlait Marmol.
De ce monument, on a trouvé quatre énormes têtes
décoratives, rejetées en arrière, aux yeux relevés pour
regarder dans le lointain, aux cheveux abondants et
que fait flotter le vent, à la bouche entr'ouverte,
gigantesques masques de trois jeunes femmes et d'un
vieillard qui, jadis, devaient décorer la partie supérieure
du temple et qui, aujourd'hui, se figent à chaque côté
de la fontaine contre le piher supportant des chapi-
teaux et des vasques non moins antiques.
Tout autour se dressent une colonne, des chapi-
teaux à feuille d'acanthe, des rinceaux de marbre fine-
ment ciselés. A travers les arbres, aux ombrages épais,
la mer infinie se découvre. La brise traîne sa fraîcheur
avec elle et aussi le parfum troublant de l'algue et de
l'iode. Cette place est juste au-dessus des flots. D'an-
ciennes colonnes étendues sur le sol servent de bancs
de pierre, des Arabes sont assis là, ils regardent tour
à tour, devant eux, la Méditerranée aux phosphores-
164 LA VILLE BLANCHE
cences de nacre et, à leur gauche, le vieux fort turc
qui domine le port, le port lui-même, si exigu qu'on
dirait un bassin.
Là, en des temps imprécis, vint atterrir un vaisseau
venant du Nil. Il avait pour lest la statue d'un roi, en
pierre noire d'Egypte; il laissa ce lest sur le rivage, à
l'endroit où se trouve la rampe du port, la terre recou-
vrit la statue; on l'a retrouvée depuis, elle s'érige tout
près delà, au musée. Sans doute, elle ne subsiste qu'à
l'état fragmentaire, le bas du corps étant seul conservé,
mais l'inscription hiéroglyphique gravée sur le socle
nous enseigne que- la pierre noire représentait Thout-
mosis I", roi de Thèbes, quinze siècles avant Jésus-
Christ, Thoutmosis « le maître qui fait les choses,
le fds du soleil, donnant, de son flanc, la vie à
jamais ».
Il sied que la statue de celui à qui l'astre du jour
donna naissance figure sur ces bords où la clarté pétrit
d'incomparables rayonnements d'ivoire, de pourpre et
d'or. Thoutmosis, fils du soleil, demeure ici dans la
lumière, car le musée où on l'a placé, avec son simple
rez-de-chaussée, ses larges préaux, ses vastes baies
s'ouvrant sur la place romaine et sur la mer, brille
dans une apothéose qu'on croirait éternelle. Tous les
marbres étincellent pareils à des neiges.
Gomme les salles toujours lumineuses de ce musée
contrastent avec les galeries froides et sépulcrales de
tant d'autres musées! Un sentiment de majestueuse
noblesse s'épanche ici plus que partout ailleurs. Les
feux du jour caressent, à toute heure, des épaules
divines, car il n'est, dans ce temple de la beauté, que des
dieux et des déesses, que des bergers et des satyres,
des canéphores, des femmes drapées, tout un peuple
LA RÉSURRECTION DE L'ANTIQUITÉ 165
admirable par l'eurythmie de ses formes, par la
royauté de sa jeunesse, par l'ensorcellement émané de
sa grâce.
C'est Apollon, au corps splendide et robuste, Bacchus,
la tête couronnée de pampres et de lierre, Esculape,
au visage méditatif et bienveillant, tel qu'il convient
au dieu de la médecine. Hercule après sa victoire sur
le dragon des Hespérides; c'est Athèna, debout, vêtue
de la tunique dorienne agrafée sur l'épaule et portant
l'égide qu'orne la tête de Méduse, c'est Diane chasse-
resse et c'est Vénus tantôt nue, cheveux flottants, s'ap-
puyant à une colonne où s'enroule un dauphin, tantôt
drapée avec sa tunique légère qui dessine le corps et
son manteau que retient sa main droite.
Voici l'hermaphrodite demi-nu, assis, attirant le
satyre emprisonné entre ses jambes, et des adolescents
aux corps nus, aux torses infléchis, aux hanches sail-
lantes. Voici des têtes, et parmi celles-ci, l'une cou-
verte d'un voile que surmonte le croissant de la lune,
celle d'Isis, déesse égyptienne, l'autre, aux cheveux
en boucles sjonétriques, encadrant le visage, celle
d'Apollon, une troisième, colossale, aux traits jeunes
et réguliers, celle du roi Juba.
Ici, des stèles et des pilastres, et là, des sarcophages
et des colonnes. Sans doute, la plupart de ces sculp-
tures ne sont pas des œuvres originales, beaucoup trop
de ces statues sont des copies d'Alcmène, des imita-
tions de Gysippe, semblent des reproductions de mo-
dèles sortis de l'atelier de Phidias ou bien sont inspi-
rées de l'école d'Argos. Cet adolescent, blessé au pied
par une épine qu'il essaie d'arracher, tandis qu'il est
assis sur un rocher, couvert d'une peau de chèvre, est
une adaptation du tireur d'épine qui est au Capitole, à
466 LA VILLE BLANCHE
Rome; cette tête d'Apollon rappelle celle du sculpteur
athénien Calamis.
Mais tel qu'il est, ce musée a sa physionomie propre
et sa valeur particulière : toutes ces œuvres d'art
étaient les ornements des temples, des palais, des
places, des villas de cette ville élégante et raffinée que
fut la primitive Cherchell, sous la domination romaine.
Elles sont les glorieuses épaves d'une somptueuse
époque. Toute la terre de la région en est remplie, le
moindre effort d'un soc met au jour le torse d'une
déesse ou le buste d'un dieu.
Un cultivateur maltais, en piochant son champ,
découvrit la statue d'un jeune berger. De riches musées
lui en offrirent de fortes sommes; il était pauvre, mais
à la tentation et au plaisir de la fortune, il préféra la
contemplation continuelle du marbre qu'il avait arraché
à la nuit de la terre. Il en fit don à Cherchell à condi-
tion que celle-ci la conserverait toujours.
La statue du jeune berger fut placée au musée, dans
la salle Waille, en face de la première grille qui borde
la place. Ainsi, à chaque instant, le cultivateur maltais,
à l'àme sentimentale, éprise de la pureté des lignes,
pouvait aller vers elle, dans un décor propice, comme
à un pèlerinage d'admiration et de beauté ; jamais culte
ne fut plus sincère, à ce point désintéressé.
Nous comprenons l'amour de ce pauvre paysan
pour son berger de marbre. Jamais adolescent n'eut
corps plus harmonieux. Debout, portant seulement sur
l'épaule gauche une peau de panthère et s'appuyant à
un tronc d'arbre auquel sont suspendus le bâton pas-
toral et la flûte de Pan, il se montre dans sa nudité
triomphante et sereine.
Une de ses hanèhes apparaît dans l'impeccable con-
La RESURRECTION DE L'ANTIQUITÉ ifi7
tour qu'exige sa pose appuyée au tronc de l'arbre, tandis
que l'autre s'efface comme pour mieux laisser deviner
la souplesse de la taille. Jamais jambes ne furent plus
fines; l'une est repliée sur l'autre dans un mouvement
où excelle la cadence des lignes et la légèreté de la jeu-
nesse. Nulle tête sur les épaules, comme si la beauté de
ces dernières et aussi celle du torse et des cuisses suffi-
saient à Féblouissement des yeux qui les contemplent.
C'est l'immortel poème d'une grâce adolescente.
Quel impeccable éphèbe a servi de modèle à l'artiste?
Praxitèle n'eût pas désavoué cette œuvre, il eût aimé
cette statue de marbre pour la magnificence de son
attrait et le charme un peu troublant de sa gracilité. Le
musée de Gherchell, n'eût-il, pour toute richesse, que
le don que lui fit un pauvre cultivateur maltais, serait
encore parmi les plus heureux et les plus fortunés.
Non loin, c'est l'église bâtie avec des pierres et des
colonnes romaines, au fronton inachevé et nu, au
chœur ornementé d'antiques mosaïques ; c'est le théâtre
romain, placé au flanc de la colline et d'où les specta-
teurs pouvaient voir à leurs pieds leur ville se déta-
chant sur l'horizon marin; la caserne des tirailleurs,
bâtie sur de vastes citernes, chacune Ionique de vingt
mètres et qui, jadis, alimentaient la ville d'eau; c'est
l'ancienne mosquée, aujourd'hui l'hôpital militaire, et la
mosquée neuve, dans la pittoresque rue Sidi-Abdallah.
C'est enfin les thermes de l'Ouest, d'où l'on voit tout
le golfe, jusqu'à Ténès, et qui ont, dans leurs dimen-
sions, une telle magnificence que les naturels du pays
les appellent naïvement le palais de Juba. De fait, ces
thermes devaient avoir un royal aspect si l'on en juge
par la salle principale aux dalles d'onyx que veinent
des hgnes jaunes, blanches et brunes, par les fra^-
168 LA VILLE BLANCHE
ments des quatre colonnes de granit supportant le
toit, par les piscines pavées de mosaïques et plaquées
de marbre, les vestibules, les couloirs et les sous-sols.
Une partie de ces thermes a été recouverte à l'est par
la manutention et, au sud, par la prison civile. C'est
la même impudence qui a poussé à se servir des ruines
du théâtre romain de Cherchell pour construire une
caserne et de celles du théâtre romain de Tipasa pour
édifier l'hôpital militaire de Marengo. Comme on a gas-
pillé d'admirables choses ! Les pierres sont aussi de la
vie, elles sont des aïeules rappelant le passé.
Mais il reste à Cherchell la plus réconfortante con-
solation. Les deux tiers de l'emplacement qu'occupa
l'antique Césarée sont encore vierges de fouilles. Ah!
l'œuvre rédemptrice et glorieuse, les secrets arrachés
aux remuements des terres, notre plus grande connais-
sance de nous-mêmes aux souvenirs reconstitués des
temps anciens !
Rappelons-nous : c'est ici que Juba II, Romain par sa
jeunesse écoulée dans la maison d'Octave, et Grec par
la culture de son esprit, dispensa son opulent amour
des statues, des palais et des temples, et que Cléopàtre
Séléné étala son faste de princesse égyptienne; c'est
ici que naquit l'empereur Septime Sévère, — l'Afrique
donnait ainsi un maître à Rome; c'est ici que les mo-
saïstes, les peintres décorateurs, les sculpteurs, les
architectes, vinrent comme dans leur patrie d'élection
et que toutes les suprêmes divinités : Baal, dieu des
dieux puniques, Mithra, dieu-soleil des Perses, Cybèle,
mère des dieux, Isis, Sérapis, Jéhovah, Jésus, Mahomet
ont voulu avoir leurs statues ou leurs temples.
Sidi-Ahmed-ben-Youcef, Maure andalou chassé d'Es-
pagne vers la fm du quinzième siècle de notre ère
LA RESURRECTION DE L'ANTIQUITÉ 169
et marabout au cœur rempli de dépit, a eu beau
écrire :
Vilaine ville de Cherchell,
Si tes mes sont grandes
Et tes marchés spacieux,
Tu es peuplée, en revanche,
De gens avares et sordides.
Le voyageur qui n'est ni marin ni forgeron
N'a rien de mieux à faire que de s'éloigner de tes murs.
Nul ne le croit. Sidi-Ahmed-ben-Youcef ne fut qu'un
épigrammatiste se vengeant de n'avoir pas obtenu tous
les dons qu'il désirait. Cherchell fut la ville de gloire, de
prodigalités, de bien-être matériel et moral, attirant
tous les étrangers de marque, elle peut redevenir la
cité splendide.
Qu'on mette au jour les trésors que renferme son
sein! Tous les archéologues, tous les savants, tous
les artistes, tous les touristes viendront baiser son sol
sacré. N'est-elle pas déjà la ville adorable par ses mar-
bres, par la fraîcheur de son rivage, Tensoleillement
de son plateau, la gaîté de ses rues et le sourire de
sa campagne?
En allant vers cette dernière, par la porte de Mi-
liana, dans un sentier bordé d'aloès et de cyprès, c'est
encore un cirque antique que l'on rencontre : les
courses de char avaient lieu dans ce décor superbe.
VERS UN PLATEAU D AIR PUR
C'est la route vers Ténès, par le bord de la mer, et il
n'est pas de parcours plus pittoresque. Toutes les
no LA VILLE BLANCHE
ondulations de la terre, capricieusement, se concentrent
sur ce chemin tracé sur Textrème littoral. Notre auto-
mobile grimpe sur des monts élevés dont la mer vient
mordre les pieds avec une séculaire patience et un
bruissement léger; nous sommes emportés vers des
îiauteurs qui semblent vouloir atteindre le ciel même.
Notre ascension s'accompagne du murmure et du
parfum des flots, nous contournons les monts pour
atteindre leurs pics et c'est comme un vertige qui nous
pousse, toujours plus haut, comme si nous avions hâte
d'atteindre enfin la halte bénie où se borne, à jamais,
la route commencée.
La pente de la montagne forme le plus effrayant des
précipices et les vagues semblent bruire maintenant de
mille voix rauques et sourdes, de ces appels étouffés et
funèbres que l'on entend au fond des gouffres. Nous
ne voulons pas voir le précipice, nous regardons le
ciel bleu, immuable, indifférent à notre égarement.
Mais, en même temps, ce ciel a une telle sereine assu-
rance que de son impassibilité même se dégage nous
ne savons quel réconfort qui nous anime d'audace et
d'un nouvel entrain.
Qu'importe que l'abîme soit au bord du chemin et
que la mer étende au pied de la montagne comme un
linceul ouvert déjà à tout ensevelissement! Notre auto-
mobile nous emporte plus haut, toujours plus haut,
dans le frisson des brusques virages, dans Tivresse du
danger affronté à chaque instant:
Mais voici que, le dos de la montagne contourné,
nous sommes entraînés maintenant dans sa rapide des-
cente et c'est léblouissement d'un vertige nouveau, la
sensation de la chute de l'automobile sur les rochers et
dans la mer.
LA RÉSURRECTIOxN DE L'ANTIQUITÉ 171
Et le ciel que nous quittons demeure aussi calme,
aussi étranger à notre adieu qu'à la joie que nous
avions à nous élever vers lui ! Dans ce décor immense
de la nature, nous sommes de pauvres mortels aux
forces dérisoires. Quoi! nous avions l'orgueil de l'as-
cension et voici qu'une pente nous fait aller toujours
plus bas ! Ce ravin qui glisse vers la mer est la seule
route qui s'offre à nous et la mer, nous l'avons enten-
due, a des voix rauques et sourdes, des appels étouffés
et funèbres, elle a, nous l'avons vu, un linceul entr'ou-
vert. Le soleil éclaire tout l'infini, il semble que nous
descendions vers la mort, dans la lumière.
Mais comme notre esprit tendu s'était, dans la lon-
gueur sinueuse de ce parcours, alarmé de vaines an-
goisses et de folles chimères t Nous sommes au pied
de la montagne, au bord des flots, et toute chose est
si douce, si fraternelle, que ce qui nous avait paru un
précipice est le lit d'une rivière, charmant par le sable
doré et les rochers d'argent, que borde l'enchantement
des lauriers-roses.
Seulement, la route est à ce point serpentine qu'elle
semble, à chaque instant, s'ouvrir sur le vide, qu'aucune
course en auto n'est possible sur ce parcours 'et que
le chemin, agréable d'abord, fatigue et surexcite, se
fait impitoyable et interminable à la fois, par la me-
nace de ses périls, l'attention incessante qu'il exige, la
lenteur qu'il impose.
Bizarrerie du cœur humain, voici que la route va
finir et que, déjà, nous la regrettons pour l'attrait de
ses chimériques angoisses, pour toutes les beautés
qu'avec une richesse de plus en plus accumulée, elle
étala devant nos yeux.
Nous ayions quitté Cherchell avant le lever de l'au-
172 LA VILLE BLANCHE
rore. Les ténèbres s'amincissaient déjà, la campagne
avait la fraîcheur de la rosée dont les gouttes scintil-
laient en palpitant au bord des feuilles. La lune balan-
çait son croissant d'or pâle dans le ciel grisonnant et
semblait descendre, une à une, les marches de l'azur;
elle allait, grêle de plus en plus, s'évanouir derrière
Ténès. Les montagnes avaient des couleurs dures et
sombres et la mer semblait un couvercle de plomb
posé sur les profondeurs d'un immense tombeau.
Mais tout, jusqu'au silence solennel de la nature,
faisait pressentir le plus divin miracle, la terre avait
le sublime frissonnement des choses en gestation. Des
teintes roses parcouraient l'infini, les nuages étaient
comme des flocons moirés de pourpre suspendus dans
le ciel. L'aube posait ses baisers flamboyants sur les
sommets des monts et les teintes de ces derniers s'at-
tendrissaient et revêtaient, au loin, des nuances
bleuâtres, l'aurore palpitait comme une chair délicate
et vermeille.
Les villages, entrevus le long de la route, ouvraient
leurs fenêtres au jour naissant et déjà les vitres étin-
celaient comme du mica. Plus nous nous élevions sur
les hauteurs des monts, plus le ciel, d'un bleu d'abord
d'argent, avait des tons de pur saphir; la poussière
d'or du soleil se mêlait à la poussière blanche de la
route. Mais le matin ne pouvait exercer complètement
les bienfaits de sa victoire, il ne parvenait pas à péné-
trer le brouillard qui montait de la mer et s'accrochait,
au-dessous de nous, au flanc de la montagne.
Cette vapeur épaisse formait des étoupes, couleur de
cendre, et les parsemait jusqu'au fond de l'horizon.
C'était un étrange spectacle que cette brume disputant
au soleil la moitié de l'étendue. Son royaume était sur
LA RESURRECTION DE L'ANTIQUITE 173
Tonde; parfois, le brouillard devenait tellement opaque,
qu'on aurait dit qu'il écrasait la mer, et stagnant lour-
dement, dérobait à nos yeux jusqu'au bord de la route
qui dévalait en pente vers la Méditerranée.
Quand notre automobile descendait la montagne,
avec quelle hâte il s'appesantissait sur nos épaules,
encerclant toute vue autour de nous, s'efïorçant de
faire de nous le prisonnier de ses voiles humides;
mais, dans son élan libérateur, notre machine grim-
pait vers la lumière, nous laissions le brouillard bien
au-dessous de nous.
Il baissait de plus en plus, la mer qu'il avait voulu
écraser se laissait pénétrer par lui, l'aspirait, le buvait
lentement, c'en était fait de lui. Maintenant, le ciel
arrondissait sa coupole au-dessus des flots, sa courbe
descendait tout là-bas sur la Méditerranée et le ciel et
la mer se confondaient dans le même embrasement.
Le soleil avait étendu sa conquête jusqu'aux confins de
l'horizon.
Tout se purifiait dans son éclat, les sables blonds
étincelaient autant que la blancheur des vagues
et les gemmes de la mer. Nous allions dans la suavité
de ce matin tranquille. C'était seulement à cause de
l'aube hésitante et du brouillard que la périlleuse route
avait paru plus angoissante, et cette route, à présent,
nous l'aimons pour toutes les sensations qu'elle suscita
en nous. Quel automobiliste fervent ne voudra par-
courir ses promontoires rocheux, ses ravins de lauriers-
roses et de broussailles, ses escarpements arides et les
allées tracées en bordure des plages?
Les dures sinuosités des rampes mènent à des som-
mets et c'est en même temps le déroulement des plus
splendides panoramas. Qui n'a pas fait le parcours en
174 LA VILLE BLANCHE
corniche qui de Gherchell mène à Ténès, n'a pas res-
senti rémotioii du voyageur qui mêle, dans l'extase
d'un même amour et l'éblouissement d'un même
regard, la mer et la montagne t
Nous avons eu cette émotion et, chemin faisant,
nous avons vu les beaux villages : la Fontaine du
Génie avec sa grande place ombragée et sa colonne,
« colonne tirée par les Romains des carrières de la
montagne de granit, extraite du sol où elle était enfouie
et érigée sur la place de la Fontaine du Génie en dé-
cembre 1883, sous le patronage de M. Tirman, gou-
verneur général de l'Algérie » , ainsi que nous l'apprend
une inscription: Gouraya, avec son infirmerie indi-
gène, ses écoles et sa poste au style mauresque; Ville-
bourg avec les mines de fer de Sarat et les wagonnets
aériens qui vont de la montagne au débarcadère;
Diipleix, et puis, le centre des Beni-Haoua.
Nous avons aussi parcouru des mamelons surchargés
de vignes ou de pins. Les vignes et les pins s'écroulent,
tour à tour, en cascades épaisses jusqu'à la mer. Il y
a des vignes plantées dans le sable, si près de l'onde
que les feuilles et les flots semblent mêler leurs cou-
leurs. Des parfums inconnus flottent dans l'air :
quelles essences font leur douceur exquise? Ce sont
les pins de la Méditerranée qui, pour notre ivresse,
ont fondu leurs arômes t
Nous avons longé des baies dormantes et fraîches
comme celle des Souhalia et traversé des oueds fleuris
de lauriers-roses : Messelmoun, au tournant dangereux,
Melah, à la descente raide, Harb, aux pentes sinueuses,
Damous, à la route neuve, Yacoub, près d'une belle
cascade, Goussine, d'où l'on voit le cap Ténès.
Ce cap forme un massif pittoresque. Son sommet se
LA RÉSURRECTION DE L'ANTIQUITÉ 175
dresse ainsi qu'une crête. Le terrain accidenté s'allonge
et se courbe comme un dos arrondi puis descend en
pente, s'allonge encore et semble enfin se replier sur
lui-même pour entrer victorieusement dans la mer
comme un haut éperon.
Nous contournons le mont d'où naît ce cap, ce ne
sont que des pins autour de nous, il en est des forêts.
Mais la route se transforme en une longue et char-
mante avenue et des eucalyptus aux troncs élancés se
rejoignent dans l'air et forment une voûte très ombra-
gée. La mer que nous avions quittée reparaît au bout
de l'avenue, la mer, merveilleuse comme une immense
turquoise, la mer souriante, dont la présence est indis-
pensable à ce décor, la Méditerranée aimée par-dessus
tout et toujours contemplée comme pour la première
fois.
Voici, bien avant d'arriver dans la ville même qui
est juchée sur une hauteur voisine, le phare et le port
de Ténès. Le port, aux jetées parallèles, est dans une
anse, c'est le seul abri qu'offre toute cette côte, et,
chose curieuse, il est séparé de Ténès par un oued aux
eaux assez abondantes, l'oued Hallala.
Nous traversons le pont de cette rivière et, pour
atteindre le plateau rocheux sur lequel est bâti Ténès,
il nous faut gravir une rampe que bordent des oliviers
et des aloès, puis franchir les remparts. Nous sommes
dans la cité que les Phéniciens peuplèrent d'abord et
dont, ensuite, Rome fit une colonie de vétérans.
De l'antique Cartennas que fut Ténès, plus rien ne
subsiste, si ce n'est des citernes éparses dans la ville
et ce que l'on peut voir dans le jardin du Cercle des
officiers : quatre grosses amphores où l'on a planté
des aloès, un mortier, une pierre avec inscription, des
476 LÀ VILLE BLANCHE
fragments de colonnes et la belle dalle en mosaïque-
au bas de laquelle sont les dessins fort bien conservés
de poissons symboliques. Nous nous attardons à ce
Cercle des officiers, dans la salle de billard et dans la
bibliothèque, puis, sous la tonnelle; l'emplacement
qu'il occupe est délicieux, il est le long du rempart
qui fait face à la mer.
La Méditerranée semble un immense encensoir d'où
s'exhalent des parfums et des fraîcheurs, l'âme se
retrempe au souffle de la brise, dans la fuite des heures
et le bercement d'un rêve encore plus léger que ses
nuages, pareils à des mousses blanches, s'accrochant
au velours bleu du ciel. Les flots, contre les galets, ont
un bruit argentin, ils balancent de frêles embarcations
avec des mouvements si doux qu'on dirait les barques
assoupies.
Le spectacle est toujours le même. D'où vient qu'il
n'est pas monotone? C'est que la mer, à la surface
unie, a pourtant mille visages divers, les yeux qui la
contemplent sont à jamais distraits : la Méditerranée
n'est-elle pas une grande et belle amie?
Sur la plage, au bas de ce rempart, sont les maisons
des pêcheurs : c'est l'endroit appelé la Marine. Lorsque,
le pont de l'Oued-Hallala étant élargi, la Marine sera
reliée au port qui est non loin de là, par un boulevard
front-de-mer, — il en est question, — ce littoral sera
des plus charmants.
Il faut que les Ténésiens aient foi dans l'avenir de
leur cité. Nous avons été émus par la pauvreté de cer-
taines de leurs rues et de bien des carrefours à l'aspect
désolé : l'herbe seule est souveraine, et souvent on dirait
une ville que les dieux abandonnent.
Qui veut voir la plus primitive église du monde n'a
LA RESURRECTION DE L'ANTIQUITÉ 177
qu'à venir ici. L'église, où tout, jusqu'aux quatre murs
blanchis à la chaux, est en planches, a un aspect pro-
visoire ; pourtant, il semble qu'il n'y ait pour elle aucune
espérance de reconstruction, car on s'est efforcé de
l'embellir de lustres aux bougies électriques, de statues
en plâtre.
Un autel consacré à la Vierge a des guirlandes et des
bouquets de roses en papier; le chemin de la croix
se compose d'images coloriées au rabais et la corde
de la cloche est auprès de la porte comme si, aux ins-
tants qui précèdent l'office, elle s'offrait au zèle gra-
tuit d'un croyant dévoué. Mais la fenêtre qui est der-
rière le maître-autel a des carreaux jaunes et rouges,
le soleil l'inonde de ses rayons et c'est un étincelant
vitrail. La lumière du jour est la seule richesse de
cette église, comme de la ville elle-même.
Dans cet azur de jeunesse éternelle et sous ce ciel
qui sourit à toute heure, on ne peut avoir aucune
pensée mélancolique, et c'est comme une promesse de
prospérité que ce coquet hôtel de ville aux bougain-
villiers grimpant le long des grilles, que les bâtiments,
neufs, au style mauresque, de la commune mixte.
L'antique Cartennas a tous les dons de la nature
pour devenir une station à la fois hivernale par la
tiédeur de son soleil et estivale par les fraîches ca-
resses de sa brise marine. Son allée principale, la rue
de la Colonie, est toute bordée d'eucalyptus, de mar-
ronniers, de poivriers. Un jour viendra où elle sera
peuplée de voyageurs et de touristes, où s'animeront
ses trois places publiques.
Cette ville qui se dresse sur un plateau d'air pur,
avec sa gare éloignée de ses remparts, son port dis-
tant de 1 800 mètres, nous l'entrevoyons déjà, dans
13
i78 LA VILLE BLANCHE
notre amour pour elle, heureuse et gaie, tout odorante
et surchargée de fleurs. La rose que nous cueillîmes
dans le jardin de la commune-mixte, vivante sur sa
tige élancée, enivrante par son parfum et royale par
ses couleurs, épanouie comme le ciel et la mer, n'est-
elle pas un symbole?
Comme curiosité, sur un plateau voisin, au pied
duquel coule l'oued Hallala, s'érige le vieux Ténès, la
ville primitive indigène, où nul Européen n'habite.
L'étrangeté des villages arabes, tels que le vieux
Ténès, est que les rues sont si étroites et les maisons
à ce point agglomérées qu'elles forment comme un
seul bloc de chaux posé sur un coin de verdure. Il
semble qu'on ne peut s'y mouvoir, mais les maisons
très basses, sans étages, font les rues fort claires, comme
spacieuses; des gamins courent le long des chemins en
pente, des petites fdles vont gravement chercher de l'eau
aux fontaines publiques ou font rentrer leurs chèvres.
Dans ces rues, aux maisons sans fenêtres, il semble
que circule un mystère très vieux, on n'y sent aucune
vie; et, cette vie-là, pourtant, on la devine derrière ces
murs énigmatiques et ces portes cadenassées. Cela
tient à la claustration des femmes, mais, ce mystère,
s'il avait quelque chose d'affligeant ou de funèbre,
comme il serait vite dissipé par l'éclat du jour I Le soleil
est si clair qu'il rajeunit jusqu'aux murailles en ruines.
Vieux-Ténès, qui date de 875, conserve encore des
fragments de remparts barbares. A l'entrée du village
que marque, de chaque côté, un canon planté droit et
parallèle à une colonne, se trouve, à gauche, une tour,
dont la construction est antérieure à la domination
turque. Elle servait, ainsi que les petits forts situés aux
quatre extrémités du village et dont on aperçoit encore
LA RÉSURRECTION DE L'ANTIQUITÉ 179
les ruines, à la défense du vieux Ténès. Cette tour sert
aujourd'hui de passage aux habitants, ses ouvertures
sont en forme de voûte et rinte'rieur s'élève, du sol,
en forme de coupole; les dentelures de la principale
façade apparaissent bien conservées dans leur ogive.
L'entrée du village, resserrée par des maisons, s'élar-
git en place publique; à gauche, une fontaine, un mo-
nument : celui où est enterrée la marabouta Lalla-Ziza.
Nous gravissons la rue de droite où s'élèvent une petite
mosquée, le marabout de Sidi-Bel-Abbès et quelques
tombes abandonnées, nous sommes maintenant sur le
point culminant du village, à la mosquée de Sidi-
Ahmed-Boumaza.
Cette mosquée est claire, spacieuse, avec ses quarante
colonnes; à gauche, en entrant, le tombeau de Sidi-
Ahmed-Boumaza, et, proche, celui de sa femm'fe, et sur
ce même côté, une porte donnant sur le jardin. Oh!
l'étrange jardin où, parmi les verts et rouges géra-
niums, sont des tombes comme celle du marabout Sidi-
Mohammed-ben-Chérif et d'où se découvre la plus belle
vue sur le village indigène, sur Ténès et sur la mer!
Deux vieux canons, longs et minces, gisent dans
un coin voisin de l'escalier conduisant à l'entrée de la
mosquée; on les a toujours vus là, a travers les années.
Quel est leur passé de massacre ou de gloire? Nul ne
peut le dire, la rouille étend sur eux son vêtement
funèbre. Nous descendons d'autres ruelles.
Chemin faisant, nous rencontrons le marabout de
Sidi-El-B'assi. Tous ces monuments qui abritent de
si saintes dépouilles ne comprennent, en vérité,
qu'une salle, avec une niche où l'on allume des
bougies à la mémoire du grand mort vénéré, salle
aux murs défraîchis, sorte d'auberge où les voyageurs
180 LA yiLLE BLANCHE
et les Sftns-abri peuvent, la nuit, trouver un refuge.
Et lesquelles conservent encore leur caractère énig-
raatique ; mais çà et là, elles ont une gaîté : par-dessus
les vieux murs ou le long d'une impénétrable haie,
émergent des figuiers de Barbarie, des arbres ou des
plantes grimpantes. Cela semble comme une attesta-
tion de la vie, qui, si cachée qu'elle soit, laisse sup-
poser son va-et-vient, son rire et ses douleurs. Il est
certain que Vieux-Ténès n"a jamais changé : tel il nous
apparaît, tel il apparut vers la fin du quinzième siècle
à Sidi-Ahmed-ben-Youcef, le même marabout intéressé
et vindicatif qui lança son anathème contre la ville de
Gherchell.
Sidi-Ahmed-ben-Youcef n'aima pas davantage Vieux-
Ténès. Il y avait été pour semer la parole divine, mais
les habitants de ce village n'avaient pas que la piété
pour unique souci. Bien au contraire. On se plut, un
jour d'invitation, à lui servir un mets de chat en guise
de lapin; c'était un jeu qui se doublait d'un gros péché,
mais le marabout, devinant le piège, s'écria : « Sob! »
ce qui est, chez les musulmans, l'exclamation habi-
tuelle pour faire enfuir les chats.
Or, celui qu'on avait servi au saint entendit le mot
menaçant et, tout coupé, tout cuit qu'il était, trouva
on ne sait quelle force pour revivre, se ressaisir en
entier et se sauver entre les jambes des assistants stu-
péfaits.
Puis le marabout, furieux, composa cette épigramme:
Ténès, ville bâtie sur du fumier,
Son eau est du sang.
Son air est du poison!
Par Dieu, Ben-Youcef ne passera pas
Une seul nuit dans ses murs.
La RÉSUtlRECTTON DE L^ANTIQUITÉ 181
De fait, il s'en alla parla route en montée, étroite e
caillouteuse, que nous prenons, nous aussi, pour sor-
tir de la ville. Peut-être fit-il faire à sa mule, pour
qu'elle prît haleine, une halte au rond-point sur lequel,
hors du village, on a récemment construit l'école
franco-arabe. Puis, il s'en fut à grand trot, mais il est
à croire que les Vieux-Ténésiens étaient gens fort
impies, car d'aucuns se mirent à la poursuite du ma-
rabout; seulement, au moment où ils tendaient les
bras pour s'emparer de lui, le sol se crevassa et les
engloutit, et c'est là, peut-être, à l'endroit même où
nos pas foulent la terre.
V
DU SOLEIL ET DES ARBRES
DE LA CITÉ EN PLAINE A LA CITÉ EN l'aIR
L'espace immense et plat rampe et, tout là-bas, se
heurte encore à des montagnes. Le soleil brûle la
plaine et, d'ici, nous assistons au lointain flamboie-
ment des monts. Il pleut des rayons de lumière aveu-
glante, la chaleur semble écraser davantage la plaine
du Chélif. elle jette sur Orléansville son manteau acca-
blant.
Étrange destin que celui de cette cité! Elle étouffe
au milieu des embrasements de la campagne environ-
nante; Tété est sans merci pour elle; et voici qu'à
l'excès des midis dévorants succède brutalement Ihiver,
et les neiges des montagnes font plus glacé le vent,
Orléansville grelotte après avoir sué. Il semble qu'une
telle cité doive mourir sous des intempéries si brusques :
elle les brave depuis sa fondation.
Elle occupe l'emplacement de la ville romaine de
Castellum Tingitanum. C'est sur la place actuelle de
son marché que, sous l'empereur Constantin, s'élevait
la première église que le catholicisme ait construite en
Afrique et c'est là qu'en 475 l'évêque Reparatus fut
enterré. Il ne restait plus que des ruines de la ville ro-
maine, lorsque le maréchal Bugeaud, en 1847, la res-
DU SOLEIL ET DES ARBRES 183
suscita pour les besoins de la domination française.
Orléansville commande, en effet, la route d'Alger à
Oran, et aussi, les collines du Dahra et la montagne
de rOuarsenis. La ville forte, c'est toute la plaine du
Chélif soumise et Bugeaud le savait, lui qui conquit
tous ces lieux, pouce par pouce, sur des adversaires
implacables et courageux, aimant la bataille jusqu'à la
mort même et à l'héroïsme desquels il ne pouvait
s'empêcher de rendre hommage.
Pour que la ville fût toujours dominatrice, il fallait
qu'avant tout, elle fût apte à la vie militaire, qu'elle
eût des rues larges et droites par où les régiments pour-
raient passer sans peine, de grandes places où pour-
raient camper des soldats de renfort. La ville s'ani-
mait; les légionnaires de Changarnier et les zouaves
de Lamoricière y ont logé, après s'être couronnés de
gloire. C'était le plus utile centre où se ravitailler pen-
dant la guerre; alors qu'importaient les ardeurs du
soleil et la neige des monts?
Mais la paix a réconcilié les fils de ceux qui se sont
entre-tués. Il est bien moins de soldats dans Orléans-
ville et, maintenant, pour cette dernière, les rues
semblent trop larges et les places trop vastes. La cité
que bâtit Bugeaud n'a plus pour se survivre le com-
merce que suscitaient les garnisons nombreuses, mais
Orléansville, que l'été accable et que l'hiver oppresse, a
trouvé une existence nouvelle dans l'activité même et
l'effort continu de tous ses habitants. Son marché est
important et peut le devenir de plus en plus, être le
centre de transactions qui, grâce au chemin de fer,
débouchent sur ïénès et sur la mer.
L'avenir appartient aux villes qui veulent vivre;
Orléansville le veut. N'a-t-elle pas, pour combattre sa
484 LA VILLE BLANCHE
chaleur excessive, orne' ses places de fontaines, ame'-
nagé heureusement ses eaux, planté des jardins, des
parcs, des pe'pinières, et, sur un de ses côtés, fait sur-
gir de terre un bois de pins et de caroubiers?
Cette ville militaire, à son origine, ne tenait rien de
la nature, mais dans cette belle et généreuse Afrique,
le colon continue le soldat; Orléans ville va donc pros-
pérer. N'a-t-elle pas déjà l'orgueil de sa mosquée aux
murs ouvragés comme les dentelles les plus précieuses,
aux colonnes de marbre et au minaret d'où l'on voit le
Chélif, les coUines du Dahra et l'Ouarsenis, la mon-
tagne si haute qu'on l'aperçoit également de Miliana
et de Téniet-El-Hàd, que les soldats de Ghangarnier
appelaient la cathédrale à cause de son dôme et que
les indigènes nomment encore l'OEil-du-Monde parce
que, de son sommet, se découvre Ihorizon le plus
lointain, avec la mer au nord et les hauts plateaux et
les monts sahariens au sud ?
Quel contraste entre les deux villes, Orléansville
bâtie sur un terrain plat et Miliana qu'on dirait sus-
pendue au penchant de la montagne ! Un rocher surgit
du flanc roux du Zaccar, des remparts bordent les
crêtes de ce rocher et c'est Fenceinte de Mihana, la
ville à chaque instant ruinée, à chaque instant ressur-
gissant, plus vivante, plus audacieuse, de sa poussière
et de sa mort. Les Romains, — c'est là où mourut,
dit-on, Cnéus, fils de Pompée, — en avaient fait une
cité florissante, un foyer de civilisation, après en avoir
chassé Bocchus, roi de Mauritanie, qui, lui, en avait
fait sa capitale
Miliana tint en échec, au temps de l'invasion musul-
mane, l'armée d'Abd-Allah, mais elle paya horrible-
ment sa résistance. Ses défenseurs, réduits à la famine,
Dtr SOLEIL ET DES AïliîîlËS 185
furent massacrés, elle-même fut livrée aux flammes.
Cinq siècles après, au dixième de notre ère, Bolloguine-
Ibn-Ziri la rebâtit. L'Afrique musulmane connut, à son
tour, une ère de prospérité; Miliana, résidence d'un
pacha, eut ses foires, ses magasins, ses bazars fré-
quentés.
Abd-el-Kader s'y fortifia en 1835; cinq ans après,
les Français ne purent s'emparer que d'une ville
fumante. Longtemps elle ne demeura, en quelque sorte,
qu'un amas de sépulcres blanchis, son cimetière rece-
vait en 1840 une garnison tout entière, mais autour
d'elle, quand même, s'étendaient des jardins. L'en-
droit, malgré tout, était merveilleux à cause de son
promontoire, la plus sûre position stratégique, et
grâce à sa nature si prodigieusement fertile. Les soldats
français reconstruisirent donc Miliana, ses places et
ses deux grandes rues conduisant l'une à la porte
du Zaccar, l'autre à celle du Ghélif. Miliana garde
encore son caractère hautain de citadelle, toujours
adouci par de souriants aspects.
Pour monter à ce nid d'aigle à la fois et de co-
lombe, sur ce sommet où vivent fraternellement des
soldats aguerris et des commerçants paisibles, jamais
route plus pénible ne se déroula dans le plus magique
décor d'arbres fruitiers et d'odorants jardins. Il semble
à chaque instant que l'on soit au pied même de la
ville, mais, à chaque tournant, Miliana disparaît dans
ses remparts et dans ses arbres, elle paraît juchée sur
des hauteurs plus grandes, on monte, on monte
encore, tandis que, derrière soi, s'allonge et s'endort la
plaine du Chélif drapée dans son manteau doré.
Dans la ville, nous avons descendu la rue Saint-Paul,
puis traversé la place au milieu de laquelle s'érige,
186 LA VILLE BLANCHE
telle une tour, un ancien minaret qu'affuble une hor-
loge et que revêtent des plantes grimpantes; nous
avons été tout au bout, nous nous sommes accoudés
aux remparts.
Qui n'a jamais contemplé le paysage qui s'aperçoit
de cette terrasse n'a jamais eu les yeux en fête! Tous
les arbres de la terre, plantés au bas de la ville, dres-
saient vers nous leurs cimes, comme des offrandes. Il
y avait là des amandiers, des orangers, des citronniers,
des pommiers, des cerisiers, et d'autres encore, et
des bosquets de fleurs; et les fleurs et les arbres
faisaient monter vers nous toutes leurs senteurs fon-
dues en une senteur divine qui s'éparpillait à l'infini
dans l'air.
A cet enivrement se mêlait une musique : celle que
fait une cascade voisine, car Miliana a des cascades, de
belles sources et des bassins. Nous aurions voulu ap-
plaudir à cet enchantement, mais notre âme était
émue. Nos yeux s'ouvraient dans le plus éblouissant
décor de plaines et de montagnes : les enroulements
de mamelons, les vallées, les rochers, tout ce qui
s'était déjà, par le faste de ses pics, par la légèreté
de ses ondulations, par la magnificence même de sa
vaste étendue, imposé à l'admiration des soldats
de 1840!
Tout est riant, aujourd'hui, de vergers et de blés, la
route qui mène à Affreville se découvre sinueuse et
blanche, et, sur ces monts lointains et ces vallées plus
proches, éclatent, s'épanouissent en mille flamboie-
ments, meurent en des milliers de scintillements, tous
les feux du soleil. Il semble que, sur cet infini, une
main jette les innombrables pierreries de la lumière, —
et c'est dans une apothéose violette et rousse, ocre et
DU SOLEIL ET DES ARBRES 487
bleue, que se dresse, là-bas, l'OEil-du-Monde, le sommet
du gigantesque Ouarsenis.
Ce spectacle s'impose à nous dans son décor si
grandiose, à ce point qu'on dirait que, lui seul, sur
la terre, peut donner la sensation de la clarté et de
l'espace, — et dans cette immensité où tous les bruits
se perdent, une eau qui tombe fait entendre sa chan-
son : la petite cascade est victorieuse du silence infini.
C'est là comme un symbole : appel à tous les peintres,
invitation à tous les écrivains; cette terrasse est
fortunée parce qu'elle est une source d'inépuisable
inspiration.
De tant de beautés environnantes, Miliana garde un
bonheur qui s'étend sur elle-même; c'est un paradou
que son Cercle des officiers, une gaîté, que ses rues
ombragées de platanes, sa sous-préfecture aux guir-
landes de pierre, son jardin public si riche et si abon-
dant.
Ne nous étonnons pas de tant de biens : Miliana est
une ville sacrée et c'est chez elle qu'après avoir fui
Cherchell et Ténès, vint vivre Sidi-Ahmed-ben-Yoiicef.
Sans doute, ce dernier trouve qu'à Miliana les femmes
commandent et que les hommes sont leurs prisonniers,
mais Miliana demeure pour lui la ville chérie entre
toutes, il y fonde une zaouïa, il signifie à ses disciples
qu'il veut y être enseveU.
Son tombeau est un heu de pèlerinage. Sidi-
Ahmed-ben-Youcef, saint vénéré, savant des plus
incontestés, témoigne par ses épigrammes qu'il
savait rester homme. Il le prouva également par
sa bonté; aussi est-il un des marabouts qu'on invoque
le plus.
i88 LA VILLE BLANCHE
A LA FORET DES CEDRES
Sur la route qui mène à Téniet-el-Hàd, nous avons
rencontré les monts les plus désolés et les plus pauvres.
Des chênes-lièges, des oliviers sauvages, des gené-
vriers surgissaient çà et là du sol ingrat. Toute la terre
semblait brûlée jusqu'en ses profondeurs d'un feu qui
la rendait à jamais stérile, sa tristesse implorait notre
pitié. Parfois des bandes noires sillonnaient ses flancs
nuSj c'étaient comme des écharpes de deuil qui s'enrou-
laient à travers ses rochers ou son argile roux. Nous
nous approchions, c'étaient des épaisseurs de schiste
qui donnaient à ces monts un aspect si funèbre.
Ce schiste dominait la région, parfois il avait l'air
d'une longue coulée d'encre, puis celle-ci s'estompait,
s'enfonçait dans la colline pour ne laisser place à la
surface qu'à des terrains que les conformations du sol
bariolaient de teinte rouge, claire ou brune, terres
mortes, paysage dévasté à qui le néant donne pourtant
on ne sait quel caractère de grandeur.
On a hâte de fuir ce cimetière où les rochers sont
seuls debout, mais enfin la route devient moins misé-
rable, et le moulin que nous rencontrons à notre
gauche est, pour nous, la marque de la reprise heu-
reuse de la vie et du blé, du sol redevenu fertile;
Téniet-el-Hâd ne veut-il pas dire le Col-du-Dimanche?
Celui-ci est le plus important du massif de l'Ouar-
senis. Le village auquel il donne son nom ne se com-
posait, en 4844, que de quelques baraques, lorsque le
futur général Margueritte, alors sous-officier à peine
DU SOLEIL ET DES ARBRES 489
âgé de vingt et un ans, vint l'occuper en qualité de
chef du bureau arabe. Le jeune soldat, devenu, par sa
carrière, un vrai fils de l'Afrique, voulut donner à son
village un aspect plus grandiose : les chemins et les
fontaines, les barrages et les puits qui existent encore
aujourd'hui sont ses œuvres, et aussi, les routes qui
sillonnent ce steppe long de plus de six cents kilo-
mètres.
Il avait pressenti que ce village devait être le centre
de cette vaste étendue : Téniet-el-Hâd vit encore de son
pressentiment, il tire toutes ses ressources d'un com-
merce actif. Aucun rempart ne le défend : les casernes,
qui sont à son entrée, et que des murailles entourent,
pourraient servir de citadelle, mais le village est très
paisible. De l'autre côté de la route, en face des
casernes, la mosquée de Sidi-Mohammed-ben-Ahmed
dresse ses deux étages à arcades et son minaret carré
entouré de balcons.
Cette mosquée est la propriété d'un marabout.
Jamais saint personnage, au burnous éclatant de blan-
cheur, ne fut plus que celui-ci de mœurs plus simples
et d'aspect plus abordable. Nous l'avons vu, sur l'es-
planade qui précède son temple, assis parmi quelques-
uns de ses fidèles; il buvait avec eux une tasse de
café et les passants s'approchaient et baisaient son
manteau ou sa main,
A son cou était un chapelet de grains noirs et
argentés; c'était un objet sacré, il venait de la Mecque.
Le marabout parlait, on l'écoutait avec une respec-
tueuse admiration : il y avait là quelque chose d'évan-
géliquement familier et de souriante austérité.
Sur le monticule qui borne l'esplanade s'étend le
village nègre avec ses ruelles si pierreuses et ses mai-
190 LA VILLE BLANCHE
sons si humbles, ses jardins si sordides avec leurs bar-
rières de planches cassées ou de morceaux de tôle
qu'on imagine facilement que ce village date de temps
très primitifs. Des chiens pelés et hargneux aboient sans
cesse. Par-dessus les haies, on aperçoit de pauvres
vieilles occupées à des soins de cuisine; une écuelle de
terre repose entre deux pierres sur des sarments en
feu.
Une jeune fdle, assise sur le sol, remue du cous-
couss; ses jambes et ses bras sont nus, son front est
tatoué d'une étoile bleue. Son visage s'éclaire; à quelle
pensée sourit cette jeune fille qui vit recluse, jusqu'à
sa mort, avec, pour suprême tentation d'espace, de
grand air, de liberté, le nuage qui passe dans le ciel
d'un bleu pur? Mais il est défendu de jeter un regard
indiscret là où sont des femmes musulmanes; les chiens
hargneux aboient plus furieusement.
Nous descendons le village nègre, nous gagnons la
principale rue de Téniet-el-Hàd. Après tout, Téniet-el-
Hâd n'est que cette longue avenue montante, avec ses
boutiques emphes de marchandises, ses cafés, ses
échoppes de ferblantiers, de cordonniers et de tail-
leurs, sa place où des Arabes sont assis sur des nattes,
où des barbiers indigènes, qui sont en même temps
dentistes, opèrent sans souci des passants.
Le général Margueritte reconnaîtrait son cher village
si bizarrement campé sur un haut col, il en aimerait
encore l'archaïque phj'sionomie, il se souviendrait :
avec quelle joie, quelle flamme de jeunesse, il racon-
terait, tout en se promenant dans la grande rue ou
sur la place, ses exploits de chasse dans la forêt voi-
sine, connue sous le nom de forêt des Cèdres.
Celle-ci est la plus magnifique de ce Nord africain et,
DU SOLEIL ET DES ARBRES 191
grâce à elle, Téniet-el-Hâd devient de plus en plus un
endroit de tourisme. Elle est juchée sur les deux ver-
sants de la hauteur à laquelle elle donne son nom, le
Djebel-el-Meddad, la montagne des cèdres : la route
monte et se fait de plus en plus étroite, le village dis-
paraît derrière nous. Maintenant, c'est Timmense vue
sur la plaine fertile du Sersou et voici que les cèdres
masquent tout paysage, ne laissant apercevoir entre
leurs troncs énormes que la clarté du ciel.
Les cèdres s'étendent à côté de nous, au-dessus de
nous, descendent à nos pieds le long du versant de la
montagne. Nous allons sous leur ombrage frais, dans
un recueillement d'âme qu'augmentent, d'instant en
instant, la force solennelle et la majesté de tous ces
arbres. L'univers est là, tout entier, dans sa religieuse
sublimité. Cette forêt, c'est le temple élevé au dieu
Sylvain. Les hauts troncs s'érigent comme des ser-
pents monstrueux; leurs rameaux, qui se déploient
en éventail, s'élargissent comme des plafonds d'un
glauque argenté.
Et, de fait, le cèdre est l'arbre sacré par excellence,
il est l'emblème de la grandeur et de la force; à Éphèse,
à Jérusalem, ses branches soutenaient les voûtes de
tous les édifices pieux. Ici, leur puissance est sans con-
teste; ils semblent surgir du sein même des rochers.
L'un d'entre eux se di^esse sur un sommet pierreux,
son orgueil est son isolement, on le voit de très loin,
jusque de Mihana; à cause de sa forme, on l'appelle le
parapluie.
Deux autres cèdres vivent côte à côte dans leur
domination de la montagne et de tout le panorama.
Leur voisinage remonte à des temps très anciens, ils
sont vieux comme Philémon et Baucis ; ils sont popu-
49Î LA VILLE BLANCHE
laires sous les vocables de Messaoud et Messaouda.
Deux autres, encore, vivaient non moins rapprochés,
leur port hautain faisait qu'on les dénommait le sultan
et la sultane. La mort a frappé le sultan; la sultane se
dresse veuve, parmi les autres arbres, dans un silence
qui s'étend à la forêt entière. ,
On souhaiterait le cri d'un animal dans ces fourrés,
le bruissement d'un oiseau dans ces feuilles aciculaires.
Le mutisme implacable de la nature môle son énigme
à la mélancolie de la lumière arrêtée par l'écran que
font tous les arbres. Dans le demi-jour de ce temple
aérien, il flotte on ne sait quel malaise, lancinant
comme un secret : c'est le mystère de la forêt. Nous
pouvons aller dans toutes les profondeurs du bois, il y
a quelque chose qui nous est à jamais inaccessible et
cela tient à la montagne, au ciel, aux cèdres incalcu-
lables, à toute cette immensité où l'homme est un
profane.
Mais voici la tendresse consolatrice d'une clairière
avec son chalet, voici la halte, si attendue, sur le rond-
point qu'occupe la maison forestière, voici la source
au murmure amical qui semble célébrer la fraîcheur
éternelle et l'excellence de son eau ferrugineuse. Et
partout, encore, la royauté des cèdres, les cèdres si
hauts, les cèdres aux rameaux si élargis, l'obsession
de l'arbre; rien que des arbres, sur le sommet des monts,
dans la course à Fabîme, dans les vallées, sur les pla-
teaux.
Comme les sites, entrevus au hasard du chemin,
offrent le bonheur de la diversion à la fm tant rêvée !
Quel charme a le regard sur la plaine, sur les monta-
gnes, sur tout ce que l'on voit, au loin, dans la gaîté
de la lumière ! De l'autre côté du versant, s'érigent des
DU SOLEIL ET DES ARBRES 193
blocs de pierre énormes comme des coteaux, ils cou-
vrent un vaste espace, ils ont tant d'arêtes qu'ils en
sont dentelés, tant de crevasses, qu'ils ont pu servir
de tanières.
On appelle l'un d'eux le rocher du lion, à cause du
nom de ses anciens habitants. Le futur général Margue-
ritte venait y chasser. « Le lion, touché en pleine tête,
racontait-il ensuite, avait bondi sur place, était tombé en
arrière et avait été entraîné par la déclivité du ter-
rain. » Aujourd'hui le rocher est désert, la forêt n'est
plus foulée par le passage des animaux sauvages. Au
pied des cèdres, poussent des feuilles d'acanthe, des
genêts, du fenouil et des pensées jaune pâle ou vio-
lettes.
La forêt a beau considérer l'homme comme un pro-
fane, elle offre néanmoins une thébaïde à ses rêveries,
à son repos ; elle glisse indulgemment au cœur de celui
qui la visite la tendresse de sa sérénité et l'oubli des
vains bruits de la terre, elle lui donne le spectacle de
la force indomptable, ressurgissant dans sa sève tou-
jours jeune.
Ici, le grand cri qui, jadis, effraya le monde : « Pant
le grand Pan est mort! » ne trouverait aucun écho.
Ici, la nature est immortelle. Tel cèdre dont le tronc
fut coupé par les Romains a repoussé; toutes les
branches, à leur tour, sont devenues des arbres, et
c'est le symbole de ce Nord africain disputé par toutes
les races, ruiné par certains vainqueurs, meurtri par
le choc de maintes peuplades et toujours, rejetant ses
cendres et séchant ses blessures pour s'élancer dans
l'air, plus jeune et plus vivace.
Toute cette forêt est une aspiration ardente vers la
vie, un continuel élan vers la splendeur, elle nous
13
494 LA VILLE BLANCHE
donne l'amour de l'existence et le culte de la beauté.
Tout à l'heure, nous songions qu'elle était un immense
temple aérien, nous y sommes venus en pèlerins dési-
reux de magnificence et de grandeur, nous en sortons
comme si nous revenions d'une conquête de sensations
inoubliables et de nouvelles forces, celles qu'assure en
poésie, en espérance, en vitalité, le spectacle de la
nature.
YI
VERS LES MONTS HEROÏQUES
DE LA GRANDE KABYLIE
LE LITTORAL DE RUINES ET DE VERDURE
Il n'est plus rien aujourd'hui dans Dellys de l'an-
tique Cissi, excepté la souvenance de l'endroit qu'elle
occupa. Sur cet emplacement se juxtaposent les quar-
tiers indigène et européen. Dellys, en pente sur la
mer, est dans le cadre le plus serein ; il semble, dans
cette douceur, que l'on n'existe que pour l'extase de
vivre : il n'est pas de place, en effet, pour l'effort, dans
la somnolence des rues arabes, pas plus que dans les
jardins où sont les plus délicieuses treilles.
Dellys est rêveuse dans la beauté de sa nature, mais
sa nonchalance est factice : n'est-elle pas le marché
maritime de la région ouest de la Grande Kabylie? Pour
admirer le paysage dans lequel elle se complaît, nous
prenons le sentier qui mène au marabout de Sidi-
Brahim. C'est un étroit chemin rocailleux qui longe
tout d'abord, à gauche, l'École des arts et métiers, le
cimetière chrétien surchargé de sapins et de couronnes,
et, de l'autre côté, un cimetière indigène, délabré, aux
pierres primitives marquant l'emplacement des tombes
et se confondant avec la terre.
196 LA VILLE BLANCHE
Des marguerites jaunes et des chardons, quelquefois
des genêts poussent parmi les stèles, et c'est le mara-
bout de Sidi-Brahim avec son enclos de pierres, presque
tout entier fracassé, un marabout très humble et très
ancien, avec une chambre exiguë à l'intérieur. Une
planche y sert de couche au passant nocturne, deux
lambeaux d'étoffe rouge rappellent à peine une pieuse
bannière; dans une niche, pratiquée au mur, en face
de la porte, brillent quelques bougies.
En vérité, par l'étroit chemin rocailleux, nous avons
abouti dans un Heu de ruines et de désolation. La mort
est souveraine avec ces cimetières et ce marabout.
D'où vient donc, cependant, que cet endroit soit le
plus déUcieux? — et il l'est, à ce point que le mara-
bout s'harmonise avec le paysage, et que la tristesse
des cimetières se perd dans l'azur qui l'environne.
C'est qu'ici nous sommes sur le promontoire qui dé-
couvre le plus frais panorama; à nos pieds, derrière
un petit phare, s'allonge démesurément la mer.
Toujours, cette Méditerranée amie qui suscita notre
enthousiasme jusqu'à Ténès et que, jusqu'à Port-Guey-
don, nous suivrons si amoureusement, chatoyante sous
les feux qui tombent du ciel, fraîche et sachant tour à
tour chanter et se taire. Si ses chansons ont un
rythme multiple, son recueillement a toujours la même
et grave solennité.
Près de l'humble marabout qui la domine, une fois
de plus nous constatons combien cette mer contient,
en un seul spectacle, mille spectacles divers. Si nous
tournons les yeux du côté de la terre, à droite, c'est le
phare du cap Bengut et, plus haut, une tour carrée,
isolée, abandonnée : un ancien sémaphore. Devant
nous, c'est la montagne; la mer s'offre, mais la mon-
VERS LES MONTS HÉROÏQUES 197
tagne, elle, se dresse comme une muraille, elle s'im-
pose.
Ici, elle s'élève orgueilleusement, juste auprès de la
mer, et Dellys devient ainsi la ville charmante que la
montagne protège, que caressent les flots. Gomme les
rues de la Casbah d'Alger, les rues du quartier indi-
gène de Dellys descendent, pierreuses et tortueuses,
vers la Méditerranée, elles ont autant de charme que
de fraîcheur et de clarté et parfois, par-dessus quelque
mur, on devine un jardin.
Et quel coin poétique que le carrefour étroit où
s'élève la mosquée dans laquelle est inhumé Sidi-
Mohammed-el-Harfi t Des branches de vigne se suspen-
dent au mur de chaque maison, forment sur la rue un
plafond de verdure que le soleil semble trouer de ses
flèches d'or. L'eau de la fontaine a un gracieux babil
et lorsque les femmes musulmanes, qui formaient au-
tour d'elle un cercle gazouillant comme son jet, s'en
vont, leur urne sur l'épaule ou sur la tête, le bras nu,
levé pour en tenir l'anse, avec leur stature droite et
pourtant balancée, leurs voiles, leurs vêtements flot-
tants qui laissent deviner la souplesse du corps, on ne
peut s'empêcher de songer, à travers les siècles, à de
jeunes choéphores.
Cette vision de beauté que nous laisse Dellys se pro-
longe encore avec la route qu'il nous reste à parcourir.
Nous avons évoqué l'antiquité : or, nous allons vers la
basilique et vers le temple, vers le baptistère et vers les
mosaïques dont Rusuccuru s'enorgueillissait au cin-
quième siècle et qui font aujourd'hui les trésors de
Tigzirt, son nouveau nom.
' La route est en corniche sur les bords de la Médi-
terranée, elle est le pendant de celle qui mène jusqu'à
198 LA VILLE BLANCHE
Ténès. Combien cette mer, ces montagnes et le ciel
excellent en nuances infinies ! Ce sont des murmures
de baisers que le bruit de ces flots s'allongeant sur la
plage et la plage demeure alanguie sous ces caresses;
elle s'étale, blonde et lisse, à l'abri des rochers innom-
brables qui, sur l'onde, font émerger la nudité brune
de leurs gros dos.
La mer s'amuse avec tous ces rochers, elle les con-
tourne et les lèche en passant. On dirait qu'elle a pitié
de les voir sans vêtement; alors, elle les recouvre
de son manteau liquide, ou bien, elle se contente, plus
coquettement, de les orner de son écume, comme d'une
collerette blanche. Mais elle-même faiblit amoureuse-
ment souB les rayons du jour, sa moire a des frissons
très courts et plus pressés, sa belle couleur pâlit de
plus en plus, là-bas, du côté de l'horizon, le soleil l'ar-
genté d'une pesante armure.
Là-bas aussi, le ciel incandescent ressemble à un
immense pan de mur blanchi à la chaux; mais plus
près, au-dessus de nos têtes, il a des tons soyeux, il
est d'un azur immuable. C'est une symphonie à la fois
bleue et blanche qui se déroule à notre gauche, tandis
que, de l'autre côté de notre route, des mamelons se
succèdent, si innombrables qu'on dirait qu'ils grim-
pent les uns sur les autres avec leurs chevelures de
fleurs sauvages et d'herbes folles.
Maintenant, ils se dressent devant nous, il faut les
contourner. Le chemin, aux longues courbes, nous
éloigne de la mer, nous sommes sur des terres que la
stériUté même ravage, des terres désolées et pelées.
Ici, on a la sensation de la tristesse d'un moribond,
mais la lumière qui règne est contradictoire avec la
moindre mélancolie, elle appelle toute la terre à la
VERS LES MONTS HÉROÏQUES 499
joie, et voici la gaîté d'un oued, avec ses lauriers-
roses, puis, brusquement, de nouveau, voici la mer,
avec, cette fois, des rochers énormes, élancés comme
des cathédrales.
La nuit, certainement, ces rochers auraient des
aspects de fantômes si la lune et des milliers d'étoiles
ne les magnifiaient de leurs rayons d'argent. Toute la
nature veut participer à cet épanouissement de la
beauté : le rivage lui-même se surcharge de ver-
doyants arbustes et la montagne a des arbres si touf-
fus et si denses que cette forêt de la Mizfanna semble
comme un impénétrable univers, à part de tous les
autres mondes. Aucune feuille ne bouge, la forêt s'en-
veloppe dans un silence farouche comme sa solitude ;
à peine, pour l'égayer sur le bord de la route, quelques
genêts en fleurs forment comme des bouquets d'or,
puis elle s'arrête presque brusquement^ comme si elle
en avait assez de régner sur la montagne.
Maintenant, c'est un verger que des oliviers peu-
plent, une petite maison coquette, avec ses enguirlan-
déments de fleurs. En bas, c'est toujours la mer avec
ses plages qu'arrêtent les barrières que forment des
arbustes et, plus loin, en face de la jetée qui indique
que nous arrivons à Tig:2irt, une île chevelue d'arbris-
seaux et de figuiers de Barbarie. Elle se dresse, comme
si la terre voulait, dans un dernier sursaut, prouver
encore sa fertilité, elle est comme une coupole de ver-
dure, à moitié enfoncée dans le bleu de la mer.
De la verdure, il en est aussi sur le rivage. Tigzirt
possède, en outre, abondamment, des roses, des
œillets, des jasmins, des fleurs coralhnes, et des tiges à
boutons de topaze. Les jardins, comme celui de l'ad-
ministrateur de la commune-mixte, sont égayés de
200 LA VILLE BLANCHE
fragments de colonne, de chapiteaux ou de bas-reliefs.
Dans de vieilles amphores poussent de rouges géra-
niums; contre des murs, en guise d'ornementation,
sont scellées d'antiques stèles.
C'est ici qu'abondent encore les souvenirs romains.
Sur cet emplacement s'étendait, en effet, jusqu'au vil-
lage kabyle de Taksebt, le municipe de Rusuccurru. Il
est, à Taksebt, sur un escarpement qu'envahissent les
broussailles et les figuiers de Barbarie, un mausolée
très élevé qui survit à son complet écroulement,
grâce à quelques colonnes et murs de pierre. Un
amas de briques le fait encore dresser comme un
piton qui s'aperçoit de si loin que les naturels du pays,
le prenant pour un phare, lui ont donné ce nom.
Il est, à Tigzirt, des monuments mieux conservés
qu'à Tipaza ou qu'à Cherchell : des vestiges de
thermes, des mosaïques qu'une intelligente crainte de
vandahsme a fait enclore de barrières de bois et
recouvrir de sable, un temple avec ses marches, ses
colonnes, ses murailles le long desquelles on a scellé,
pour les préserver de tout rapt, des pierres sur les-
quelles sont gravées des inscriptions. Il y a encore des
stèles funéraires, des monolithes fort ouvragés, une
grande basilique chrétienne du cinquième siècle. Les
ruines sont imposantes avec leurs portiques à trois
arcades, leurs colonnes, leurs chapiteaux et leurs bas-
reliefs représentant, entre autres, un paon, puis Daniel
dans la fosse aux bons.
C'est à Tigzirt que naquit sainte Marcienne, martyre
à Cherchell. Déjà, dans sa ville natale, elle était admi-
rée pour sa ferveur; c'est ici qu'elle vint prier, abîmer
ses genoux sur la pierre. Pressentait-elle, en contem-
plant l'image de Daniel, qu'un jour, elle aussi, serait
VERS LES MONTS HÉROÏQUES 201
jetée dans une arène, en proie à des bêtes féroces?
Mais sa foi l'emportait sur la crainte, elle se préparait
à la mort par la prière, tandis que la Méditerranée
voisine berçait son exaltation du soupir attendri de ses
vagues.
La mer murmure encore sa tendresse éternelle, il
n'est plus de la vierge Marcienne que le souvenir de
ses pas foulant ces dalles, de son front appuyé aux
marches de l'autel. Peut-être qu'à ce baptistère qui est
à gauche, elle reçut le baptême. Elle grandit à l'ombre
de cette basilique, elle vit ce ciel, elle respira cet air.
Aujourd'hui, cette ombre, nous la goûtons, comme
nous goûtons le parfum de cette brise et la suavité de
cet azur.
Ces tertres désolés, ces ruines, ces tombes, comme
à Tipasa, creusées dans le roc que bat le flot, tout a
une majesté que divinisent le silence et le passé.
Mais le soleil est victorieux et invite la vie présente à
toutes les joies; les nuits tièdes d'Algérie invitent aux
doux enlacements. Dans la valste salle de la basilique
aux colonnes esseulées et témoins étonnés de la gaîté
contemporaine, l'après-midi, on joue au croquet, on
danse, les soirs de fête annuelle. L'enceinte du bal a
pour plafond tout le ciel étoile, Tigzirt offre ses roses,
ses œillets et ses jasmins, et la mer, sa surface
argentée frémissant sous la lune.
Encore de cette Méditerranée, nous avons le spec-
tacle fidèle sur la route qui nous mène à Port-Guey-
don. Le chemin est en corniche, il monte, la mer se
découvre plus encore, elle se découvrira sans cesse,
soit lorsque notre automobile s'engagera dans un col
aux rochers élevés, soit lorsque la route sinueuse nous
entraînera vers des pentes ou bien au milieu de
202 LA VILLE BLANCHE
figuiers, ou de coteaux surprenant par leur sauvage
végétation.
Nous rencontrons des fermes, de vastes espaces
plantés de vignes ou de blés, nous allons entre de hauts
eucalyptus, à travers une pépinière, — et toujours,
comme une sublime toile de fond, la Méditerranée étend
l'infini de sa couleur si bleue.
Port-Gueydon, qui se laisse bercer par elle, n"a'
qu'une plage; plus loin, qu'une jetée que domine un
sémaphore. De ce côté, sur une presqu'île, comme à
Dellys, un marabout, et, sur les hauteurs, au village
kabyle, des vestiges romains.
La grande rue commence au bord même de la mer :
la mer est toute la beauté de Port-Gueydon. Contem-
plons-la : demain, nous nous enfoncerons dans la pro-
fondeur des terres, nous ne la verrons plus, elle, si
calme, à cette heure, qu'elle semble mourir de son
immobiUté même. Le caillou qu'un enfant lui a jeté
n'a presque pas eu de ricochets; à peine quelques
cercles se sont-ils formés sur l'eau et la jner s'est
hâtée dé reprendre sa surface tranquille avec la moue
de quelqu'un que l'on a dérangé et à qui un nouvel
assoupissement a rendu la sérénité voulue.
Nous nous étions tellement habitués à elle t Elle fai-
sait la majesté de tous les paysages, elle leur ajoutait
le ravissement de sa vaste harmonie, elle alternait son
champ avec ceux des pins plantés sur son rivage, elle
mêlait la richesse de ses parfums aux mille des arbres et
des fleurs, et c'était une ivresse, l'ivresse de ces bords
africains qui rendait l'âme de Didon, plus éperdue, au
départ d'Énée, et, plus altière, celle de Gléopàtre
Séléné, abordant au port de Gésarée sur, la trirème
qu'ornait un grand épervier d'or.
VERS LES MONTS HÉROÏQUES 203
Sur ces plages qui n'ont pas l'ampleur de celles de
l'Océan, le long de ces côtes aux rochers de dentelles
ou aux plantations si luxuriantes, il faut une mer qui
ne soit pas menaçante par ses flux, ou infidèle par
ses éloignements. Ce soleil, qui dispense si prodigale-
ment tous ses trésors, exige de la mer un consente-
ment énamouré, afin que la tiédeur de ses rayons
endorme la mollesse des vagues, et la Méditerranée
s'offre comme une amante à tous les caprices du jour*
Aussi est-elle la mer voluptueuse par excellence.
Lorsqu'elle accomplira sa course dans le ciel, la
lune semblera se dédoubler : une autre elle-même res-
tera sur les eaux de la Méditerranée et celle-ci la ber-
cera tout doucement, avec des milliers de caresses,
sans lui enlever le moindre éclat. La lune brillera sur
les flots de son resplendissement céleste; les étoiles,
aussi, et les étoiles paraîtront autant d'yeux étonnés
qui se penchent sur la surface des eaux pour en devi-
ner la profondeur et le mystère.
Cette Méditerranée de turquoise, de nacre ou d'ar-
gent, de pourpre à la mort du soleil et violacée au
crépuscule^ elle fait si intimement partie de ce Nord
africain où flamboient toutes les diaprures de la lumière,
qu'on ne peut les concevoir l'un sans l'autre. Elle
s'imposait, on la voyait de partout à la fois^ on ne
pouvait que penser à elle, que sans cesse parler d'elle,
— quel regret nous prend en songeant qu'elle va dis-
paraître à nos yeux !
Mais elle a la certitude qu'assure un long triomphe ;
son impérissable attrait est encore la nostalgie qu'elle
laisse au cœur. Elle toute, nous l'emportons avec
nous, dans nos chers souvenirs. Que nous voulions
l'oublier, nous ne le pourrons pas. Derrière la ligne du
204 LA VILLE BLANCHE
Djurdjura, nous la saurons invisible, mais présente;
nous ne pourrons nous empêcher de songer que si les
monts kabyles élancent, si hauts, leurs pics, c'est dans
le désir de l'admirer.
Nous la voyons pourtant encore, tendre amie délais-
sée, du col d'Agouni-Chergui. Les montagnes s'écar-
tent; une dernière fois, elles s'ouvrent sur la mer et
c'en est fait : nous sommes entraînés vers de nouveaux
spectacles.
La route est serpentine, nous apercevons de loin
ses lacets capricieux et nous descendons dans la vallée
du Sébaou. Une grande fertilité monte de toute la
terre, il est partout des pâturages et des arbres frui-
tiers. Le large lit du Sébaou, par endroits, roule des
eaux et dans la limpidité de ces dernières s'ébattent
de jeunes Kabyles nus, et s'aventurent paisiblement
des bœufs. Çà et là, des villages indigènes parfois sépa-
rés par quelques habitations européennes.
Nous avons dépassé Fréha et nous longeons le
Sébaou. Toute la vallée s'étale avec les tapis de ses
cultures, ses oliviers et ses figuiers, et, parfois, de
larges étendues, éclatant comme des rubis très
sombres : la terre fraîchement remuée tressaillant
déjà dans l'attente de la semence. Sur la route, des
files de Kabyles, guidant leurs mulets et leurs ânes sur-
chargés de marchandises, évoquent la souvenance des
antiques pasteurs.
Dans un enfoncement que des arbres ombragent,
c'est le murmure frais d'une fontaine. Des femmes
kabyles sont là. Elles se reposent mi-allongées, et
bavardent entre elles. Ainsi, au temps de Jacob,
auprès d'autres fontaines, d'autres femmes s'attar-
daient dans la sérénité d'aussi doux paysages. Quel-
VERS LES MONTS HÉROÏQUES 205
ques-unes emplissent d'eau leurs longues amphores,
puis elles s'en vont vers leurs demeures, comme autre-
fois Rachel et Rébecca. La rouge étoffe, qui drape leur
poitrine et leurs hanches, s'harmonise avec les sillons
éclatants de la terre. Il en est qui ont des bracelets
d'argent aux bras et aux chevilles dont elles laissent la
nudité s'épanouir à la blancheur du jour.
Cette vallée, avec ce Sébaou aux filets d'eau relui-
sant comme des écailles, ces conducteurs d'ânes, ces
femmes, à l'entour de la fontaine, ces pâturages, ces
oliviers, c'est la vallée biblique. Ces porteuses d'am-
phores, aux jours de la moisson, sont les sœurs de
Ruth, et, quand, le soir tombé, le croissant de la lune
brille parmi les astres, elles peuvent, comme autrefois
celle qu'aima Booz, se demander quel divin moisson-
neur a, dans le ciel,
En s'en allant, négligemment jeté
Cette faucille d'or dans le champ des étoiles.
LE CHEMIN DE LA GLOIRE
Ces cimes lointaines et violacées se dentelant à l'ho-
rizon bleuâtre, par delà les coteaux verdoyants qui
couronnent Alger, ce sont celles du Djurdjura. Toujours
leur spectacle nous a émus; elles se dressent comme
des épées victorieuses, si nombreuses, si rapprochées
les unes des autres qu'on dirait une muraille.
Quelle éruption volcanique donna à ces montagnes
sombres une forme si aiguë? Elles sont hérissées, leurs
flancs escarpés s'ouvrent parfois comme d'horribles
gC8 LA VILLE BLANCHE
déchirures, elles souffrent, elles se redressent plus
encore avec des élancements exaspérés. C'est qu'aussi,
elles ont leur poignante légende.
Or donc, les Hébreux étaient en route pour la terr^
promise, lorsqu'ils rencontrèrent un pays montagneux
dont un géant était le roi. Moïse décida d'en faire la
conquête, le roi-géant comprit qu'il ne serait jamais
vainqueur d'un inspiré de Dieu; alors, il mit son empire
sur sa tête et s'enfuit nuitamment. Il courut des heures
et des journées, mais il n'est de géant qui n'ait
ses fatigues d'homme, il tomba d'épuisement et les
montagnes étant sur lui, il mourut étouffé.
Donc si ces montagnes du Djurdjura s'élancent avec
désespoir vers le ciel, c'est, sans doute, qu'elles ont le
remords d'avoir tué celui qui les adorait tant. Leurs
pics aigus n'ont plus maintenant, à nos yeux, la forme
d'épées victorieuses; ils s'érigent, douloureux, comme
des mausolées multiples. Le Djurdjura, apporté on
ne sait d'où, est un tombeau : celui d'un roi-géant,
amoureux de ses montagnes.
Le roi avait fui l'esclavage, il voulait ses montagnes
aussi libres que lui. 11 semble que son dernier souffle
anime encore le pays où il s'affaissa et, défait, ces mon-
tagnes ont lutté pour la plus complète indépendance.
Les Kabyles qui les habitent s'appellent Imazighen ou
Amzich, c'est-à-dire les agriculteurs, mais aussi *. les
hommes libres » . La France ne parvint à leur conquête
qu'au prix des plus durs sacrifices; il faut rendre
hommage à ces montagnes : elles sont nobles et fières
comme l'héroïsme même. La Grande Kabyhe où elles
s'étendent a sa beauté farouche.
Nous voici à son orée, au col des Beni-Aïcha, et le
soleil est avec nous, faisant siens, parce qu'il pétrit
VERS LES MONTS HÉROÏQUES 207
leurs couleurs de sa clarté, la plaine des Issers tour à
tour verte et blonde, l'oued aux lauriers-roses et les
monts que nous voyons au loin pelés et ternes ou bien
sertis, comme des bijoux, soit d'un couronnement
d'oliviers, de figuiers et de chênes, soit de villages
agrippés sous leurs tuiles rouges.
Avec les Kabyles, ces descendants de Massinissa, de
Syphax et de Jugurtha, les monts qui se dressent
devant nous furent toujours en indomptable lutte avec
les Césars de Rome. A cette évocation des souvenirs
anciens, il semble que nous vivions des temps primitifs,
nous avons une âme neuve et des yeux avides de con-
templations nouvelles, et Tizi-Ouzou, au nom si rempli
d'eurythmie et qui veut dire le col des genêts, marque
pour nous l'entrée dans un monde où l'on peut, pour
les plus grandioses spectacles, tout espérer de la nature
la plus altière.
Tizi-Ouzou est ville administrative et poste militaire,
il doit son importance à son chemin de fer et aux nom-
breuses voies dont il est le centre actif, il a son rôle
indispensable, le commerce de sa vie le dispense donc
de monuments fameux et d'attractions vaines. Mais,
carrefour de passage, son accueil est amical : il conduit
à l'entrée de la route historique et sublime qui mène à
Fort-National.
Elle semble d'abord timide, cette route qui se plaît
dans un paysage tendre, le long du Sébaou, puis,
tout près d'un petit bois; elle rampe à côté d'une
rangée d'eucalyptus, se glisse ensuite sous une voûte
ombragée de platanes. Mais elle nous offre, sans plus
tarder, le spectacle de montagnes brunes que raye une
neige rebelle à tout soleil. Le bivouac de Taksebt est
là, sur un petit plateau : son tertre s'arrondit comme
208 LA VILLE BLANCHE
si, déjà, tous ces lieux se tourmentaient au voisinage
des hauts sommets.
Ceux-là vont aussitôt, dévalant dans la plaine, bar-
rant la route, mais celle-ci devient audacieuse à présent.
Elle escalade le flanc des monts, s'accroche aux ro-
chers, s'élance plus encore, contourne dans un angois-
sant et brusque élan l'obstacle infranchissable; elle
surgit, haletante, sinueuse ainsi qu'un ruban que le
vent fait ondoyer en replis tortueux, elle s'élève enfin
comme pour se suspendre quelque part dans le ciel.
Notre automobile s'enhardit avec elle, c'est l'ascension
vertigineuse.
On dirait que, derrière nous, la vallée du Sébaou
s'enfonce de plus en plus, étalant, comme une dernière
offrande, à nos regards pressés, le drap brun de ses
terres fraîchement remuées, les gerbes de ses blés et
les paillettes que fait le jour sur sa rivière.
La montagne est boisée. De ses sentiers escarpés
descendent, sur la route, des femmes kabyles, portant
des fagots sur leurs épaules. Elles ne s'étonnent pas
de la grandeur du paysage, leurs yeux se sont ouverts
sur lui en même temps qu'à la lumière. Elles-mêmes,
par leurs fines silhouettes et le mouvement gracieux de
leurs bras arrondis, soutenant leur faisceau de bran-
chages, en font intimement partie, elles l'animent,
et, lorsqu'elles ont disparu au détour du chemin chao-
tique qui conduit à leur village, elles laissent, en sou-
venir, comme la légèreté d'une vision harmonieuse.
L'autobus qui va de Michelet à Tizi-Ouzou dévale
avec un grondement sourd, si lourdement qu'on croi-
rait qu'il entraîne la montagne avec lui. De fait, la
poussière qu'il soulève cache le paysage, on a la sen-
sation d'être au bord de l'abîme.
VERS LES MONTS HÉROÏQITES 209
Des nuages pèsent sur nous, mais Fazur s'éclaircit,
il est d'une limpidité illuminée, on voudrait avoir la
voluptueuse douceur de froisser dans sa main cette
étoffe de soie bleue que le ciel courbe au-dessus de
nos têtes. Nous levons les yeux pour l'admirer. Devant
nous, se détachant sur elle, de toute la blancheur de sa
pierre qu'endiamantent des éclats de mica, se dresse
une colonne. Elle est sur un point culminant qu'il
nous faut atteindre; notre automobile mord la route
et grimpe intrépidement, la colonne se découvre de
plus en plus dans la sveltesse de son rayonnement.
Maintenant, elle apparaît sur un tertre, en bordure
de la montagne, dominant tout l'espace, indiquant à
l'univers entier qu'elle commémore, à la gloire de la
France, ce que jamais ne purent réaliser ni les guer-
riers carthaginois, ni les Vandales, ni les Turcs, pas
même ces anciens maîtres du monde qu'étaient les
Romains : la conquête de la Grande KabyUe.
Le chemin sur lequel nous sommes mène au point
culminant des montagnes dont l'héroïsme semblait, à
travers les siècles, avoir consacré l'invincible caractère.
La France pénétrait, à jamais, au cœur des régions si
longtemps indomptables. Cette voie est ainsi encore
plus triomphante que celles par où, jadis, passèrent
tous les Césars.
Il est écrit sur la colonne : « Au lendemain de la prise
du massif de la Grande Kabyhe, sur l'ordre du maré-
chal Randon, gouverneur général, commandant la
colonne expéditionnaire, et sous la direction du général
de Chabaud La Tour, commandant supérieur du génie
en Algérie, les troupes des trois divisions Renault, de
Mac-Mahon et Yousouf, ont construit cette route en
dix-sept jours, du 5 juin au 21 juin 1857. M. Jonnart,
14
§40 LA VILLE BLAiNCHE
gouverneur général de F Algérie, a fait élever ce monu-
ment pour perpétuer le souvenir de Fœuvre accomplie
par Tarmée d'Afrique. — Juin 1910. »
L'immensité du spectacle n'a d'égale que le silence
environnant. A peine le mutisme de cet infini est-il
troublé par les grelots d'un attelage qui grimpe vers
Fort-National ou par la voix d'un Kabyle appelant un
de ses semblables. L'air est d'une limpidité telle que l'on
entend, comme en une claire résonnance, la chanson
des grelots. L'écho rend plus sonore la voix étendue
du Kabyle, puis lintonation meurt par degré; on dirait
que l'espace en demeure vibrant, nous en saisissons
les moindres modulations.
Comme le bruit cadencé de l'attelage, comme l'appel
du Kabyle, le paysage qui s'étend devant nous a, sous
l'éclat de la lumière, de multiples nuances, qui se gra-
duent de seconde en seconde. Le jour palpite et se
pose en mille teintes, à peine voilées, à gauche dans
le lointain, sur Tizi-Ouzou, en cadences plus joj^euses
sur Fréha qu'on aperçoit, plus loin encore, à droite,
dans l'encadrement verdoyant de ses arbres, et tout
au fond, du même côté, sur Mekla grisaille dans sa
brume indécise.
En bas, sillonnant le panorama qu'offre la fertilité
de la large vallée, le Sébaou toujours miroitant, l'oued
Ai'ssi, son affluent, et, telle que le ht d'une rivière
immuable en ses nombreux contours, la route blanche
que nous avons suivie.
Il semble que l'immensité de ce spectacle devrait se
dérouler sans bornes. Or les montagnes kabyles sont
là, l'enserrant comme d'une ceinture géante, formant
la ligne obscurément bleuâtre qui ferme l'horizon.
L'attelage qui monte vers Fort-National a dû s'arrêter
VERS LES MONTS HÉROÏQUES 2H
en chemin, la voix du Kabyle s'est tue : le silence seul
convient à la majesté de ce vaste décor, la souveraineté
de sa beauté exige la plus religieuse contemplation .
Nos âmes se recueillent dans l'extase des trésors de
paysages amassés par nos yeux. Mais une incomparable
joie les soulève plus encore : nous savons que, dans cette
Grande Kabylie, nous allons monter de splendeurs en
splendeurs. La route est maintenant moins dure, elle est
enivrante avec ses acacias surchargés de fleurs. Les
sommets qui nous environnent ont comme des coiffes
de pourpre bordées d'argent : ce sont les villages
kabyles avec leurs toits de tuiles rouges et leurs murs
blanchis à la chaux.
Puis, sur un plateau, une longue bâtisse rectangu^
laire à deux étages, caserne enclose de murailles, et
aussi, une ligne de remparts à créneaux derrière
laquelle des maisons s'aperçoivent. Ce plateau, c'est
celui de Souk-el-Arba sur lequel, depuis 1857, est cons-
truit Fort-National.
Nous nous dirigeons vers ce dernier, nous voici devant
sa porte qui se ferme à la tombée de la nuit; les Kabyles
ne pourront plus pénétrer dans la ville qu'au lever du
matin, et pour que la porte s'ouvre aux Européens et aux
soldats, le poste de garde exige un exeat. C'est que
Fort-National n'est qu'un point stratégique, la popula-
tion civile ne vit que de son commerce avec la garnison.
La ville s'abrite sous le fort; en cas d'alerte, ses habi-
tants iraient se réfugier dans l'enceinte bastionnée et
cela rappelle la vie du moyen âge.
Jamais les K^^byles ne s'imaginaient que la France
pourrait se maintenir sur leurs indomptables plateaux.
Lorsque, du 5 au 21 juin 1857, l'armée du maréchal
Randon traçait la route que nous avons suivie, quand
212 LA VILLE BLANCHE
les pelles, les pioches, les scies, les haches et les
pétards s'attaquaient aux rochers des Ai't-Iratem, les
naturels du pays, du haut de leurs villages, étaient per-
suadés que la rouille userait les instruments, avant que
ceux-ci eussent achevé leur tâche. Ils se fiaient encore
aux aspérités de leurs crêtes qui, jadis, avaient rebuté
les généraux romains, « aux inaccessibles hauteurs
de leurs montagnes et aux fortifications naturelles de
leur territoire, » ainsi qu'il est dit dans le panégyrique
de Maximien.
Les heures passaient, mais, avec elles, le chemin
montait de Tizi-Ouzou vers le plateau de Souk-el-Arba.
Lorsque le 14 juin de la même année 1857, qui rappe-
lait le débarquement des troupes du général de Bour-
mont à Sidi-Ferruch, fut solennellement posée, sur ce
même plateau, la première pierre de Fort-National,
alors, les Kabyles eurent le sentiment que c'en était
fait de leur légendaire invincibilité.
Un de leurs amins s'écria douloureusement : « Un
fort! Regardez-moi : quand un homme va mourir, il
se recueille et ferme les yeux. Amin des Kabyles, je
ferme les yeux, car la Kabylie va mourir ! »
Cette région vaillante avait failli, de son souffle puis-
sant, disperser la pourpre des Césars, elle avait fait
sans cesse retentir le cri de l'indépendance, du sommet
de ses pics aux profondeurs de ses ravins; et, le soir,
après la journée meurtrière, elle avait fait, du flam-
boiement même de ses montagnes, surgir des inspirés,
des prophètes, des marabouts, pour clamer la révolte à
nouveau et préparer, durant la nuit tragique, la bataille
du lendemain.
Ils s'en allaient, ces inspirés, dans les villages, et
réclamaient les plus courageux des hommes pour les
VERS LES MONTS HÉROÏQUES 213
prochains combats. Tous répondaient d'une commune
voix. Les prophètes promettaient le paradis à ceux
qui allaient succomber. Tous s'attendaient à périr.
Alors, dans rassemblement du village et l'agenouille-
ment des vieillards, des enfants et des femmes, les
marabouts récitaient la prière des morts, et ces morts,
c'étaient, d'avance, ceux qui demeuraient debout, au
milieu de leur famille, ayant fait l'entier sacrifice de
leur vie pour la liberté de leurs montagnes.
Tous couraient à la bataille et l'élan était tel qu'il
entraînait les vieillards, les enfants et les femmes.
C'était le soulèvement épique de toute la Kabylie, et,
dans l'inspiration des villages, à la fois . extasiés et
combattants, des marabouta surgissaient à leur tour.
C'était Dihia-bent-Tabet qui, en 682, repoussait, jus-
qu'au fond du désert de Barka, les Arabes de la pre-
mière invasion, si impétueusement, que les envahis-
seurs, stupéfaits et honteux d'avoir été refoulés par
une femme, l'appelèrent la Kahina, c'est-à-dire la
sorcière.
C'était la fdle de ces mêmes Aït-Iratem sur lesquels
Fort-National s'élève, Chemsi-Cheika, Jeanne Hachette
de la deuxième invasion. C'était Lalla-Khredidja, si
guerrière et si vaillante que la Kabylie reconnaissante
a donné son nom au plus haut de ses pics.
C'était enfin Lalla-Fathma-bent- Cheikh, des Aït-
lUilten, celle-là même qui, en 1857, voulant les mon-
tagnes de son enfance libres comme l'aigle qui les par-
court, suscitait, à chaque heure, pour leur défense, de
nouveaux combattants.
Lalla-Fathma-bent-Cheikh, nos grands-pères vous
ont connue, vous étiez jeune et belle, votre cœur était
pur comme les neiges de votre Djurdjura. A l'appel de
214 LA VILLE BLANCHE
votre voix, les hommes, du haut de leurs villages, des-
cendaient à la bataille, comme de roc en roc des-
cendent les cascades; ils voyaient dans vos yeux l'àme
même de la fierté kabyle.
Mais, dans la défaite des vôtres, votre voix s'éteignit
et vos yeux se couvrirent de pleurs; jamais plus, vous
n'avez retrouvé votre accent et votre éclat. Vous étiez
en deuil de l'indépendance de vos montagnes, et ceux
qui vous ont encore vue en 1875, peu de temps avant
votre mort, vous représentent, assise sur un banc de
pierre, pleurant la liberté berbère au tombeau et chan-
tant parfois d'une voix dolente la complainte héroïque
qu'un poète de votre pays composa à votre gloire.
Il sied que nous rappeUons ces souvenirs; les vain-
queurs sont dautant plus grands que les vaincus le
furent, tout pays triomphant aime tout pays dompté
qui fut très vaillant et très noble .
L'amin qui, douloureusement, s'écriait qu'il fermait
les yeux car la Kabylie allait mourir, né songeait pas
au lendemain. Voyez, elle est ressucitée, la courageuse
et fière Kabylie ! Jadis ses villages formaient autant de
patries disparates, continuellement en lutte les unes
contre les autres, nous les avons réconciliés dans la
patrie française.
LalIa-Fathma-bent-Cheikh, cette indépendance dont
vous étiez si jalouse pour vos belles montagnes, la
France la respecte : les fils de vos amis et tous ceux
de vos frères sont libres dans leurs croyances, leurs
travaux et leurs biens. La force nous est restée, mais
nous pouvons vous certifier ce qu'un des nôtres, Fran-
çais de la métropole qui fut l'admirateur rempli
d'espoir de toutes les vertus, de toutes les qualités, de
toutes les beautés de ce Nord africaiu, Emile Masque-
VERS LES MONTS HÉROÏQUES âlë
ray, certifiait aux Arabes xie l'Ouarsenis : « La force
nous est restée en fin de compte, mais avec tout ce
qu'elle comporte d'honneur et d'obligations hautes.
Nous sommes les héritiers de tous ceux qui sont tom-
bés sous nos balles, nous sommes les tuteurs de leurs
enfants. »
Gomment n'aimerions-nous pas votre merveilleux
pays! Nous nous rendons sur le retrait qui suit la
caserne de Fort-National et que les soldats appellent
le cavalier, parce que, sur l'étroite extrémité de ce
plateau, on peut se croire comme à cheval sur la
montagne même.
C'est ici, qu'en 1857, un marabout se lamentait. Le
maréchal Randon s'approcha de lui, mais le marabout
était inconsolable : ce fort, dont les Français venaient
de poser la première pierre, c'était, assurait-il dans
son langage imagé, « une épine dans l'œil de la
KabyUe. »
De fait, il n'y a qu'à considérer le paysage : on con-
çoit, sans plus tarder, que, maîtresses de ce plateau de
Souk-el-Arba, les troupes des trois divisions Renault,
Mac-Mahon et Yousouf aient rendu tout ce pays à leur
merci. Au milieu du retrait où nous sommes, on a posé
un cube de pierre et, sur la surface de ce dernier, on
a tracé un plan trigonométrique. Il n'y a qu'à suivre
les lignes qu'il indique pour connaître l'immense
région.
Voici, dans la direction de l'ouest, Tizi-ûuzou, Alger,
et, plus bas, Dra-el-Mizan; dans celle du sud-est, la
Main-du-Juif, le Lalla-Kredidja et, plus haut, le col de
Tirourda. Voici, dans les directions du nord-est, l'Aze^
rou-Toher et le col de Ghelata, puis le village d'Azazga,
et, plus au nord, le Djebel-Tamgout.
216 LA VILLE BLANCHE
Ce chaos de montagnes, c'est bien le pays tourmenté
que le roi-géant, fuyant devant Moïse, emporta sur
ses épaules, et qui s'écroula sur lui. On dirait qu'il
conserve éternellement la douleur de son forfait. Quel-
ques-unes des hautes cimes que ravagent les pluies
montrent la nudité lamentable de leurs rochers. Ceux-
là, le soleil indulgent les recouvre d'un manteau d'or
pâle. Mais les montagnes sont innocentes de ce qu'un
roi-géant ne put les supporter. La neige recouvre donc
la plupart d'entre elles de sa blancheur étincelante
comme pour faire éclater, au loin, la virginité de leurs
sommets.
L'espace, à l'horizon, semble ainsi tout moutonné
d'albâtre. Un pic dresse son front plus haut encore et
c'est comme un lis trempant dans la lumière. A cer-
taines heures, le soleil embrase la neige : on imagine-
rait des pétales de rose étendus sur les vagues im-
muables de ces montagnes. Mais la neige reprend son
éclat primitif et, la nuit, on dirait, tandis que les
ténèbres s'enfouissent dans les ravins, qu'elle forme
une ligne de feux immaculés courant dans l'infmi.
Ces pics ont leur beauté unique, avec leurs amas de
flocons, triomphant du midi de l'été et s'empourprant
de l'incendie du soir. Ils sont géants eux-mêmes comme
le roi qui les abandonna sur cet immense espace. Et
voici que la nature aimante ajoute à leur splendeur :
des cèdres poussent sur les sommets du Lalla-Khi^edidja
ou de l'Azerou-Toher, et ce sont comme des chevelures
vertes impassibles sous le vent.
Plus bas, ces massifs ont des robes d'émeraude, for-
mées par les rameaux épais des figuiers et des chênes,
des frênes, des oliviers. Parfois, ces robes sont dé-
chirées. Les déclivités du terrain apparaissent avec les
VERS LES MONTS HÉROÏQUES 217
tragiques sillons qu'ont creusés les avalanches et les
torrents. C'est la dévastation des éléments entraînant,
dans leur chute, les rochers et les arbres. D'énormes
blocs de pierre suspendent leur menace au-dessus de
l'abîme. Le fond de la vallée est comme un gouffre
sombre, l'hiver y roulera les eaux de sa tourmente.
C'est le grondement qui précède la mort, — et cepen-
dant la vie s'étale dans la ferveur de son émergeante
éternité.
Des bestiaux paissent sans souci des précipices, il
est des pâturages tout le long du Djurdjura, les flancs
des montagnes ont des vergers prospères; l'orge y
pousse en abondance, et c'est l'orgueil des pampres
qu'alourdissent les grappes, et ce sont les citrons et
les oranges, étincelant comme les fruits précieux du
jardin des Hespérides. Les moissons chevauchent ici
sur les gigantesques croupes, c'est le défi sublime de
la fertilité adorée, protégée par le patient labeur de
l'homme.
Quand l'orage fait écrouler la récolte attendue et
jusqu'à la terre elle-même, quand tout semble achevé
dans une suprême chute, miracle dû seulement à
l'amour delà montagne, du désastre final naît la résur-
rection même : les Kabyles descendent pieusement dans
le ravin fatal, reprennent la terre que leur ravit l'orage,
la reportent et retendent sur le flanc dévasté pour
qu'y germe, à nouveau, la victoire des champs. C'est
le sol nourricier, posé sur les escarpements les plus
ingrats et, tandis qu'au sommet de la montagne, la
neige si belle et si blanche prépare encore sa sinistre
avalanche, un peu plus bas, c'est la flore africaine,
s' épanouissant de toute sa jeunesse dans une féconde
maturité.
S18 LA VILLE BLANCHE
Gomment les Kabyles ne chériraient-ils pas. leurs
terres? A la montagne même, sans cesse périlleuse et
souvent meurtrière, ils confient leurs existences et
celles de leurs familles, allant, dans leur inébranlable
attachement, jusqu'à poser sur son sommet les maisons
de leurs villages. On dirait cependant que ces maisons
ont peur d'être ainsi penchées au bord des précipices :
elles se serrent les" unes contre les autres de façon si
compacte, si uniforme que rien ne les distingue, les vil-
lages kabyles ont tous le même aspect. C'est un amas
de petits murs blancs et de tuiles rouges qu'une invi-
sible main élève comme des îlots au-dessus de l'abîme.
Déjà, l'historien arabe, Ibn-Khaldoun , qui vivait au
quatorzième siècle, relate que dans ces villages fleu-
rissent t les vertus qui honorent le plus l'humanité :
la noblesse d'àme, la haine de l'oppression, la bra-
voure, la fidéUté aux promesses, la bonté pour les
malheureux, le respect envers les vieillards, l'hospita-
lité, la charité, la constance dans l'adversité. » Les
mêmes sentiments demeurent encore de nos jours.
Enfin, ces villages sont industrieux. Faut-il, à tout
hasard, citer celui de Taourit-Amokrane, célèbre par
ses poteries, ceux des Aït-Hichem où l'on fait des tapis
et ceux des Beni-Yenni où l'on fabrique des armes,
de la coutellerie, des bijoux ornés de filigranes et
d'émaux? Fort-National est le centre qui mène à cha-
cun de ces villages.
Nous quittons le plateau d'où la vue est si grandiose.
Des soldats sont encore là qui jouent aux boules; un
peu plus loin, à gauche, les habitations du comman-
dant et celles des officiers sont enfouies dans les
arbres, parmi des jardins en fleurs; nous sortons de
l'enceinte bastionnée.
VERS LES MONTS HÉROÏQUES 219
Voici, des deux côtés de la porte, une baraque
emplie de provisions et de liqueurs. La première porte
cet en-tête : « Hadj-Ali-Lounès, fils de Hadj-Lounès,
mort pour la patrie française pendant l'insurrection de
1871 est autorisé à vendre aux abords de la caserne
Rulhières. » La seconde : « Le Kabyle Belkassem a
suivi la 14* compagnie du 1" zouaves à Berguent et à
Delden, Maroc, du 27 avril au 2 juillet 1911. »
Sur ce plateau dé Souk-el-Arba, près de ce fort qui
se dresse comme une sentinelle à jamais en éveil, de
ces casernes qui tiennent en respect les montagnes
guerrières, dans Cette vie de poudre ^ de meurtrières et
de fusils, ces humbles inscriptions constituent des par-
chemins de gloire.
LE PLUS FEERIQUE SPECTACLE
Tout le long de la route qui conduit à Michelet, par
delà les vallées, les villages kabyles se juchent sur
leurs hauteurs. Les cultures des monts se dessinent
davantage et, dans les broussailles qui s'échevellent
sur des escarpements sauvages, des genêts brillent
ainsi que des résilles d'or.
A gauche, au-dessus de nos têtes, une pyramide se
dresse comme suspendue au flanc de la montagne.
Elle s'aperçoit de tous les villages environnants, elle
est, comme la colonne que noue avons vue avant d'ar-
river à Fort-National, l'attestation de la France victo-
rieuse à travers les années, elle commémore les com-
bats qui se livrèrent sur son emplacement même et
aux mêmes jours.
220 LA VILLE BLANCHE
Celui du 24 juin 1837 : tandis que les divisions Re-
naud et Yousouf continuent l'édification de la route
qui descend du Fort-National à Tizi-Ouzou, la division
Mac-Mahon, ayant à sa tête la brigade Bourbaki, se
porte, à trois heures du matin, en avant contre les
retranchements kabyles. La lutte est sanglante, indé-
cise, mais le 2^ étranger assure le succès en péné-
trant dans Icherriden. Pour vaincre l'ennemi jus-
qu'alors indomptable, il avait fallu l'assaut des troupes
revenant de Crimée.
Celui du 24 juin 1871 : la Kabylie se soulève, Fort-
National est assiégé, Palestro est à feu et à sang; ici,
c'est encore la bataille implacable où, dans les deux
camps, il n'est que des héros, mais la France l'emporte
encore.
Au retour des manœuvres, les zouaves défilent
devant la pyramide d'Icherriden. On dirait que, sous
le soleil étincelant, les baïonnettes sont des flammes
d'argent qui marchent en cadence. Les villages qui,
de loin, les contemplent sont autant de témoins qui
comprennent et qui s'inclinent.
Tout cet espace sillonné de hauts pics ressemble à
quelque amphithéâtre de géants. Nous allons dans cet
amphithéâtre comme dans une inépuisable variété de
paysages, et notre automobile, s'élançant à la conquête
des routes montantes, en chacun de ses brusques vi-
rages, pénètre triomphalement en de nouveaux décors.
Le chemin forme une courbe et, dans le fond, un
abreuvoir où quelques mulets se désaltèrent.
Sur l'un d'eux, un vieillard, et, derrière, s'accro-
chant à sa taille, un jeune enfant; sur un autre, une
femme et, en croupe, une petite fille; des ballots sur
un troisième; à pied, des hommes et des adolescents.
VERS LES MONTS HÉROÏQUES 221
C'est une famille kabyle qui s'expatrie de son village.
Elle a fait halte auprès de l'abreuvoir, elle n'a pas l'air
d'être pressée : nomade, elle se complaît le plus pos-
sible dans la liberté de ses montagnes.
Et, de fait, ces pentes abruptes où nul ne s'aventure,
ces ravins déserts, cet azur qu'entrecoupe seulement
le vol d'un aiglon, ces pics blanchis de neige, tout cet
infini soulève l'âme. On est face à face avec l'immen-
sité : il sera toujours temps d'aller parmi ses sem-
blables, dans le travail, dans la réflexion, dans le souci
du lendemain. Assis sur le bord de la route et les pieds
dans l'abîme, un Kabyle contemple le paysage. La
chaîne du Djurdjura est maintenant comme un long
serpent ondulé et qui semble ramper, là-bas, vers la
Méditerranée.
Çà et là, le soleil, enfin, a vaincu la neige et les
thamgouth, c'est-à-dire les pics, apparaissent dans la
tragique dénudation rougeâtre et pâle de leurs ro-
chers. Ici, la nature s'érige dans la stérilité de son
orgueil de pierre, mais, plus bas, les vergers forment
une ceinture. Maintenant les rochers et les pierres se
laissent enguirlander de feuilles, la végétation l'em-
porte, tandis que, du ravin où descend le soleil, des
femmes aux foutas rouges ou rayées de bleu et de
jaune, après avoir empli leurs amphores à la rivière,
montent en file vers leurs villages.
Michelet que nous atteignons est le chef-lieu de la
commune-mixte du Djurdjura. Quelques Français seu-
lement, — des fonctionnaires pour la plupart, — ré-
sident sur ces hauteurs que, l'hiver, la neige bloque.
Les habitations sont le long de la rampe que forme la
route, en balustrade sur la vallée.
Ici, c'est une vie indigène dans tout son exotisme,
222 LA VILLE BLANCHE
ses bouchers en plein vent débitant des quartiers de
moutons ; ses boutiquiers faisant à la fois le commerce
de poteries et de bijoux kabyles, de céréales et de
tissus comme le haïck; ses cafés où fleure également
le thé et dans lesquels, le soir, s'entassent à ne plus
pouvoir bouger les consommateurs drapés dans leurs
burnous et les jambes repliées, ou assis sur les bancs
qui longent les murs.
Ils demeurent de longues heures à écouter l'un des
leurs, musicien bénévole, ou bien poète, inventeur
d'anecdotes amoureuses ou joyeuses, improvisateur de
chants épiques, vieil Homère africain ou souriant trou-
badour du moyen âge, tandis que, dans un coin,
d'autres clients s'absorbent profondément dans leurs
parties d'échecs. Mais, parfois, là aussi, comme dans
les établissements maures de la Casbah d'Alger, éclate
la voix criarde d'un phonographe et, cette voix, dans le
silence de l'immensité, semble encore plus aiguë, dé-
chire le soir tranquille et s'envole pour mourir dans
son lointain écho.
La terrasse de la maison qu'habite l'administrateur
de la commune-mixte s'ouvre sur tout le Djurdjura,
elle s'avance sur le ravin comme pour mieux voir,
elle môle à la souveraineté du paysage le parfum de
ses innombrables roses et la joie de ses pampres. De ce
balcon, plus encore qu'à Fort-National, le plus haut
pic du Djurdjura, celui de la sainte Lalla-Khredidja,
apparaît dans toute sa splendeur.
Les montagnes forment le plus fantasque des océans
avec les pitons exaspérés, les têtes rocheuses, tous les
thamgouth escaladeurs de ciel qui se groupent à droite
sous le nom d'Akouker, et plus loin, THeïdzer, gar-
(Jant éternellement, comme le Lalla-Khredidja, des
VERS LES MONTS HÉROÏQUES 223
neiges dans ses crevasses tournées du côté du nord. A
droite, ce sont les flancs torturés et les crêtes aux
aspérités sans nombre de l'Azerou-Tidjer.
Et voici que, dans les jointures des pierres mortes,
la nature fertile, une fois de plus, accomplit son mi-
racle : un arbre pousse, d'autres arbres, le mont
devient boisé, tandis que sur ses contreforts éclate
encore la richesse des vergers. Ces oliviers, ces grena-
diers trempent leurs racines sur les bords de l'oued
Djemma qui coule au bas de ces massifs.
L'industrieuse culture des Kabyles égaie toute la
vallée, nous en contemplons la draperie multicolore,
tandis que notre automobile dépassant la hauteur de
Michelet veut atteindre celle, plus vertigineuse et plus
abrupte, du col de Tirourda. Des champs d'orge, des
champs de vigne, et puis des pâturages. Le bruit de
notre moteur fait fuir dans les pentes herbeuses des
bœufs et des moutons, tandis que grimpe sur le bord
de la route une jeune fdle kabyle curieuse de voir
passer notre machine.
Elle se dresse tout au bord du précipice, elle a sans
doute une quinzaine d'années, son corps se couvre à
peine d'un voile rouge resserré par une corde à la
taille; son cou, ses bras, sa gorge, presque ses épaules
Bont découverts ainsi que ses jambes. Sa demi-nudité
ne l'émeut pas; elle n'a, d'ordinaire, pour témoins que
les montagnes amies. La jeune Kabyle est svelte et
paraît plus grande encore, se détachant en pleine
lumière.
La rondeur des bras fait deviner leur fermeté, la
ligne fine et nerveuse des jambes fait pressentir l'har-
monie de son corps. Le soleil, à peine, a doré sa chair.
A son menton et sur son front sont de bleus tatouages
224 LA VILLE BLANCHE
et ses prunelles sont claires comme le sourire de ses
dents blanches. Elle est belle comme le sont toutes ses
sœurs de la montagne, comme l'est toute sa race affinée.
Notre automobile est, pour elle, un spectacle encore
nouveau, elle la regarde passer avec étonnement, puis
ses yeux se tournent du côté des montagnes.
Notre machine peut courir et disparaître : la jeune
fille ne la regrette pas. Jamais, en effet, elle ne con-
naîtra ni les régions peuplées, ni les villes aux monu-
ments superbes, mais elle a pour elle toute la splen
deur de l'infini, et nous imaginons qu'elle a pitié de
nous qui nous en allons et qui ne savons pas, comme
ont fait toutes ses aînées et comme elle fera elle-
même, grandir, demeurer, mourir aux lieux où nous
sommes nés.
Comme nous comprenons qu'elle se complaise dans
le décor qui l'environne ! Les villages sont des taches
blanches et rouges posées sur des massifs, nous les
apercevons tous, dans la lumière, par-dessus les ravins
ténébreux.
Mais bientôt les montagnes deviennent inhospita-
lières : plus rien que le rocher. Ce sont des crevasses
et des aspérités, des flancs que Ton dirait avoir été
tordu« par une main volcanique, des déchirures de la
pierre qui se sont évasées comme des plaies béantes au
fracas des torrents, des blocs que les avalanches arra-
chèrent des montagnes, ainsi qu'une chair vive, et les
montagnes apparaissent dans une pâleur tragique.
La neige elle-même, l'hiver, déserte ces pentes à pic;
seulement elle garde encore sa revanche en demeurant
sur les pitons arrondis, en s'entassant dans les trous et
dans les fentes, en s'accrochant aux aspérités, si bien
qu'elle finit par étendre son linceul sur toute la chaîne.
VERS LES MONTS HÉROÏQUES ^225
Mais l'été. Tété cependant si attendu, l'été, sur les
montagnes ! C'est la désolation dans une longue brû-
lure, le soleil ronge la terre, boit l'eau des moindres
sources, les rochers accablés renvoient les rayons du
jour. La vallée, emplie du soleil dont le feu tombe
tout droit, halette comme une forge.
Or nous montons plus haut, plus près du ciel, du
ciel secourable à la nature; la montagne se fend et
c'est pour laisser surgir des cèdres.
Elle se couvre çà et là, coquettement, d'un manteau
de parure et ce sont des aubépines, des chèvrefeuilles,
des thyms, des genêts, des bruyères, des marguerites
jaunes. Des oliviers, des figuiers grimpent parfois sur
ces hauteurs comme une rédemption du sol, un ins-
tant si stérile. La route se glisse bien encore entre des
rochers qui se resserrent et se courbent comme des
voûtes, elle longe des ravins, si près qu'on la croirait
suspendue au bord du précipice, elle s'élève au point
qu'on n'ose regarder en arrière dans la crainte de l'at-
tirance des profondeurs et du vertige, elle s'avance
comme une tentacule victorieuse des obstacles et des
périls, — et, par-dessus le désert aride des flancs écor-
chés de la montagne, elle mène au miracle des vastes
pâturages.
Ainsi, la terre s'acharne à demeurer l'invincible,
l'éternelle nourricière, elle nous égaie comme si nous
surgissions d'un enfer délabré, — et le spectacle qui se
découvre du col de Tirourda nous empoigne et nous
ravit. C'est comme le féerique point de départ de
lignes de hauteur : celles des contreforts boisés de§
Beni-Mellikaueh et des Beni-Ouakour, des montagnes
des Beni-Abbès, d'Aumale, de la Petite Kabyhe, tandis
que s'aperçoivent aussi la vallée de l'Oued Sahel, la
15
226 LA VILLE BLANCHE
dépression de l'Oued Mahrir et plus loin le défilé des
Portes de Fer.
C'est ce qui fait qu'un indigène disait une fois à un
Français, son compagnon de route : « Ouvre tes yeux
et regarde, car du point où nous sommes, tu vois
toute l'Algérie. »
Et expliquant sa pensée :
c Je ne prétends pas que ton regard plonge d'ici
jusqu'aux frontières du Maroc ou de Tunisie. Mais je
dis que tu as sous les yeux un paysage raccourci de
l'Algérie entière, puisque tu vois d'un seul coup d'oeil
un rebord du Sahara, une vallée du Tell et les cimes
kabyles, le pays des Arabes, celui des Kabyles et celui
des colons. »
Les crêtes s'étagent, les croupes s'épanouissent, les
massifs s'entassent, et les sommets s'élancent comme
des flèches de cathédrales. Et puis, c'est la fantasma-
gorie des clartés et des teintes, du ciel bleu, des
pics dorés, des blocs rosis, des clairs-obscurs de la
vallée, du mystère assombri que font les ravins
resserrés. L'air a la transparence la plus pure et la
fraîcheur caressante d'un jeune baiser. Nos âmes se
dilatent dans la plénftude des vives sensations, elles
vibrent, elles semblent surgir hors d'elles-mêmes,
dans l'espace, dans la lumière : nous avons, en effet,
l'ivresse de conquérir l'infini d'un seul coup d'œil, nous
sommes les souverains du plus beau paysage.
Mais bientôt notre misère humaine monte en nous
comme l'écharpe de la nuit, du bas de la rivière au
sommet de la montagne. L'heure presse, nous ne pou-
vons demeurer ici, c'est la fin de notre ascension, celle
aussi du rêve éblouissant.
Nous avions conçu une grande KabyUe harmonieuse
VERS LES MONTS HÉROÏQUES 227
jusque dans le heurt de ses montagnes et radieuse
dans le vaste océan de sa lumière, évocatrice de nobles
faits et génératrice des plus magnifiques et chères
impressions.
Elle n'a pas déçu notre impatiente attente, — et,
maintenant, c'est la plus vertigineuse et rapide des-
cente, de plus de trente kilomètres, dans les virages
brusques et s'ouvrant sur le gouffre, à travers des flancs
boisés, près des villages et vers les villes. Mais le
bonheur demeure en nous, profond comme les préci-
pices entr'aperçus, éternels comme les neiges recou-
vrant les hauts pics du Djurdjura : celui de la certitude
du souvenir.
Qui se rappelle, vit à nouveau : nous vivons les
paysages de la grande et belle Kabylie, et, vivre ainsi,
c'est aimer toujours.
VII
A LA GtOIRE DES COLONS D'ALGÉRIE
LA RÉSURRECTION DE LA MITIDJA
Maintenant une grande fierté exalte et fait vibrer nos
cœurs. L'ancienne Rome a laissé son immortel rayon-
nement de gloire sur ce Nord africain. Notre piété a
salué partout, avec ferveur, les tronçons de colonnes et
les ruines des temples. Depuis les victorieuses légions
des Césars, d'autres conquérants purent passer sur ces
bords, l'œuvre romaine, malgré eux, subsista, elle appa-
raît encore à chaque fouille, dans la sublimité de sa
magnificence.
Il semblait que jamais nation au monde ne pourrait
plus mettre en valeur, comme il l'avait été. ce pays
dont Rome avait fait son grenier. Et voici que, sur
cette plaine de la Mitidja que nous allons traverser,
nous rencontrerons la France, par l'effort magnanime
de ses soldats et de tous ses colons, devenant la digne
rivale des anciens maîtres du monde.
Les soldats ont conquis la plaine immense, mais
morne et pestilentielle, les colons la ressuscitent à
tous les trésors de la fécondité. La colonne qui se
dresse à Beni-Mered rappelle qu'un sergent, que des
fusiliers et des chasseurs surent combattre et mourir
pour la conquête de ce pays, elle est le poème de pierre
A LA GLOIRE DES COLONS D'ALGÉRIE 829
qui convient à ces guerriers. Mais, les autres martyrs,
ceux du soc et de la plèbe, qui fait souvenir de leur
mémoire? Écoutez, écoutez pieusement : les épis de
blé que dore le soleil chantent à l'heure où les berce le
vent et c'est la plus touchante célébration qui convient
aux héros de la charrue. Eux aussi ont lutté, ont souf-
fert et sont morts pour l'œuvre que la France avait
entreprise en ce pays.
Toute cette plaine, c'est le tableau de l'épopée de
nos colons, si bien que, lorsque le soleil a terminé sa
course, dans l'or du crépuscule, l'or des meules a l'air
de se magnifier en majestueux monuments rappelant
qu'ici de pauvres laboureurs ont vaincu le sol dans ce
qu'il avait de plus malsain, et que c'est de leurs mi*
sères sans nombre qu'est faite la richesse actuelle d6
toute la Mitidja,
Que le blasphémateur qui déclare que la France ne
sait pas coloniser aiUe admirer l'épanouissement inces*
sant de Boufarik, ses yeux s'ouvriront à la lumière et
son esprit à la justice I
Encore une fois, nous voulons contempler ces belles
campagnes où les laboureurs furent aussi des soldats,
et dans la paix desquelles, parmi l'orgueil des pampres
et là douceur des blés, Virgile pourrait faire errer ses
joueurs de pipeaux.
Notre automobile dépasse Birmandreïs, — le puits
du capitaine, — qui sourit dans son joli vallon, Birka-
dem, — le puits de la négresse, — avec sa fontaine
qu'en 1797 construisit Hassan-Pacha et non loin de
laquelle, en septembre 4832, le duc de Rovigo, com-
mandant en chef de l'armée d'occupation, établit son
quartier général, Birtouta, où le général de Bourmont
reçut le bâton de maréchal de France.
230 LA VILLE BLANCHE
La route gambade dans un riant et calme paysage,
les lacets qu'elle forme sont pour nous réserver des
panoramas encore plus beaux. Nous conservons le
souvenir de ce départ d'Alger, la montée vers Musta-
pha-Supérieur comme vers le plus somptueux des
spectacles : Alger apparaissant dans sa blancheur, et
toute la baie, dans son azur. Nous nous rappelons les
arbres de la route, le ravin côtoyé de Birmandreïs, la
descente vers l'oued-Kerma et les fermes prospères et
les montagnes encerclant l'horizon; c'est ensuite le
croisement des Quatre-Chemins et la route plate,
longue, s'étirant sur toute la plaine.
La voici, cette Mitidja, si unie, qu'il semble que la
Méditerranée voisine n'ait qu'à se laisser aller pour
l'envahir entièrement; si curieuse, avec sa ceinture de
montagnes : le Djebel-Chenoua, le Zaccar-Ech-Ghergui,
le Zaccar-El-Rarbi à l'ouest; le Djebel-Mouzaïa, le pic
de Sidi-Abd-el-Kader-el-Djilani, les hauteurs des Beni-
Mouça au sud et celles de la KabyHe, à l'est; si fertile
avec ses cinq rivières, qui sont, de l'est à l'ouest, les
oueds Bou-Douaou, El-Hamiz, El-Harrach, Mazafran
et En-Nadheur.
On comprend, en voyant le déploiement bigarré de
ses cultures qu'elle ait été le grenier de Rome et puis
d'Alger; que les proconsuls d'Afrique, dans leur
admiration pour elle, aient fait figurer sur leurs
insignes des bâtiments chargés de sacs de blé; que
Salluste ait vanté sa productivité ; que Strabon ait cru
et raconté ensuite que les récoltes s'y faisaient deux
fois par an, au printemps et en automne, tant la terre
était féconde; que les musulmans reconnaissants
l'aient appelée la mère des pauvres, l'ennemie de la
faim; que les tholba, experts dans l'étymologie de leur
A LA GLOIRE DES COLONS D'ALGÉRIE 231
langue, aient prétendu que son nom signifiait « la
couronnée » et que les poètes arabes l'aient comparée
à une sultane, parée du diadème.
L'un d'entre eux, Mohammed, fils du marabout Sidi-
Dif-Allah, chante et l'appelle tour à tour la belle, la
célèbre, la charmante Mitidja, la chérie du malheu-
reux, le paradis véritable, la meilleure des plaines,
celle dont les biens coulent comme des rivières, dont
les trésors, semblables à une pluie d'hiver, se répan-
dent en averses.
Mais les vainqueurs turcs l'écrasèrent d'impôts; la
Mitidja vit ses enfants s'enfuir dans la montagne.
Alors, l'ennemie de la faim se transforme en ennemie
de l'homme, elle devient le réceptacle des pires fléaux;
de ses terres souillées montent les plus mortels miasmes
et sa couronne, c'est maintenant la couronne des
morts que lui tressent la famine, le choléra et le
typhus.
Un voyageur déclare au lendemain de l'occupation
française : « La Mitidja est inculte, elle est couverte de
marais et de marécages dissimulés par une végétation
palustre extrêmement vigoureuse... C'est un maquis
de broussailles serrées, épaisses, enchevêtrées, impé-
nétrables, un fouilHs d'herbes gigantesques, de pousses
de fenouil, au miUeu desquels on disparaît, de ronces,
de genêts épineux, de palmiers nains, de joncs per-
fides tapissant des fonds mouvants dans lesquels on
s'envase à ne pas pouvoir s'en dépêtrer... Il y aurait
fort à faire si l'on voulait exploiter ce vaste territoire,
inculte depuis douze siècles. »
Mohammed, fils du marabout Sidi-Dif-AUah, de son
côté, déplore l'état dans lequel la Mitidja se trouve,
en 1839 : « elle est devenue laide, couverte de pierres,
232 LA VILLE BLANCHfil
on n'y voit plus que des marais... » et assure, lui qui
la connaît et qui l'aime : « Elle n'est plus qu'un champ
de mort qui attend le jour de la résurrection. »
Il implore : « 0 mon Dieu, vous qui savez, dites-
moi si nos pays se pacifieront, si lés vents tourneront,
si nos frères se réuniront. » Il demande : « La Mitidja
se repeuplera-t-ellê? Reviendrons-nous à nos usages?
Habiterons-nous, comme par le passé, nos fermes bien
cultivées? N'est-il pas temps de pardonner aux musul-
mans amaigris? »
Poète, la France n'a pas à pardonner, car elle com-
prend que ceux qu'elle a soumis aient intrépidement,
jusqu'au bout, tant qu'ils ont pu, lutté pour ce qui fut
leur cause, mais, comme tu le souhaitais, tes pays
sont pacifiés et les vents ont heureusement tourné.
Si tu pouvais la voir à présent, ta chère Mitidja! Tu
disais : « Celui qui l'habitait ou y passait, voyait aug-
menter ses richesses », et cela est aujourd'hui très vrai
non seulement pour le colon, mais aussi pour tes
frères, par exemple, ceux qui viennent de la tribu des
Beni-Sliman vendre leurs moutons au marché de Bou-
farik; ta Mitidja est ressuscitée, les vignes et les blés y
poussent en abondance !
L'uniformité du sol s'agrémente de maisons blanches,
du toit rouge des chais et des pyramides que font les
meules. Çà et là, des enclos : des arbres épais et courts
s'érigent, parfumant l'air, ce sont des orangers, des
mandariniers, des citronniers. Chaque culture a sa
teinte particulière, les routes longues et droites ont un
déroulement d'albâtre et, grâce à tout cela, comme on
Ta dit, la Mitidja compose une tapisserie bizarre,
étendue au pied de l'Atlas.
Celui-ci se dresse devant nous bleuâtre et velouté.
A LA GLOIRE DES COLONS D'ALGERIE 233
C'est vers lui que nous allons. Voici, à notre droite,
sur le bord du chemin, une pierre grise rectangulaire.
A peine, elle se détache de la couleur de la terre, elle
n'a pas le moindre ornement, mais elle porte la plus
glorieuse des inscriptions : « C'est à 450 mètres nord-
ouest de ce point et sur la rive droite de ce ravin
nommé Chabet-el-Mèch-Doufa, que vingt conscrits du
26* de ligne et du 4* de chasseurs d'Afrique, commandés
par le vaillant sergent Blandan, préférant la mort au
déshonneur de rendre leurs armes à l'ennemi, soutin-
rent héroïquement, le 11 avril 1842, l'attaque furieuse
de trois cents cavaliers arabes. »
Il s'agit du combat de Beni-Mered. Blandan a vingt-
trois ans à peine, ses compagnons sont aussi jeunes que
lui, mais, en hommage à leur mémoire, relisons avec
ferveur, comme la page d'un missel sacré, l'ordre géné-
ral que, le 14 avril 1842, le maréchal Bugeaud adres-
sait à l'armée d'Afrique. La noble proclamation
comporte entre autres lignes :
« L'un des Arabes, croyant à l'impossibilité de la résis-
tance d'une si faible troupe, s'avance et somme Blandan
de se rendre. Celui-ci répond par un coup de fusil qui
le renverse. Alors s'engage un combat acharné : Blan-
dan est frappé de trois coups de feu. En tombant, il
s'écrie : « Courage, mes amis! défendez-vous jusqu'à
la mort! » Sa noble voix a été entendue de tous et
tous ont été fidèles à son ordre héroïque ; mais bientôt
le feu supérieur des Arabes a tué ou mis hors de com-
bat seize de nos braves. Plusieurs sont morts, les
autres ne peuvent plus tenir leurs armeSj cinq seule-
ment restent debout. . . La France verra que ses enfants
n'ont point dégénéré, et que, s'ils sont capables de
grandes choses par l'ordre, la disciphue et la tactique
834 LA VILLE BLANCHE
qui gouvernent les masses, ils savent aussi, quand ils
sont isolés, combattre comme les chevaliers des an-
ciens temps. »
Cette plaine du massacre, qui retentit des cris des
assaillants et du râle des blessés, s'étend maintenant
dans un calme infini; la mort de ces jeunes gens ne fut
pas inutile. La grande paix s'étend sur toutes les
mémoires, l'heure a sonné de la grande réconciliation
et c'est un spectacle touchant que cette fraternité,
enfin venue, de ces Arabes et de ces colons juchés sur
le haut des diligences ou conduisant sur la même
route des chariots ou des troupeaux.
Une automobile croise la nôtre, elle est somptueuse
et le bleu foncé de son vernis fait ressortir davantage
les vêtements blancs de ses voyageurs : ce sont des
chefs indigènes drapés dans leurs burnous, des Mau-
resques retenant leurs voiles sur leur visage. Ainsi
ce que se promettait la France en abordant sur le
rivage nord-africain, de porter, en ces lieux barba-
resques, les bienfaits de son génie, ses progrès, sa
civiUsation, se réalise jusque dans les plus modernes
découvertes.
Il flotte dans la plaine une majestueuse sérénité. Les
montagnes qui garnissent le fond du paysage se revê-
tent de légères écharpes, si transparentes qu'on devine,
au travers, les sombres sommets boisés et, sur les
flancs hospitaliers, les terres jaunes fraîchement re-
muées. Des arbres sur le chemin et parfois, en bor-
dure des fermes, des figuiers de Barbarie.
La Mitidja est une mer avec ses vignes et ses blés :
maintenant que nous sommes familiarisés avec elle,
nous sentons profondément à quel point elle est une
terre bénie. Gomme nous comprenons que sa merveil-
A LA GLOIRE DES COLONS D'ALGERIE 235
veilleuse fertilité ait jadis suscité l'enthousiasme des
historiens romains et que, longtemps, même au len-
demain de la conquête de 1830, en l'oubli des autres
régions algériennes, on n'ait eu d'amoureux regards
que pour elle 1
LA MERVEILLEUSE HISTOIRE DE LA COLONISATION
Quand il s'agit de débarrasser la Mitidja de ses
eaux croupissantes, quand la France se décida à faire
renaître Boufarik, c'est-à-dire le pays où l'on recueil-
lait le premier froment, Boufarik que, jadis, Sidi-
Ahmed-ben-Youcef avait surnommé la verte émeraude
de la Mitidja, des hommes n'hésitèrent pas.
Cependant un soldat qui avait donné des preuves
d'endurance, le général Duvivier, ne pouvait s'empê-
cher d'affirmer en 1841 :
c Au delà du retranchement est l'infecte Mitidja.
Nous la laisserons aux chacals, aux courses des bandits
et en domaine à la mort sans gloire... Boufarik est un
malheur 1... Il y a là une petite population qu'il faut
empêcher de s'épandre hors du retranchement et qu'il
est nécessaire d'amener, par tous les moyens possibles,
à diminuer, voire même à se dissoudre. Des plaines,
telles que celle de la Mitidja, sont des foyers de ma-
ladies et de mort... L'assainir? on n'y parviendra
jamais! »
On s'efforça quand même d'y parvenir dès le pre-
mier jour. Ah! les valeureux colons, les pionniers de
la plus belle œuvre agricole que la France entreprenait
au loin 1
236 LA VILLE BLANCHE
On trace des routes, on dessèche les marécages, on
construit des fossés d'écoulement. « Ce sont des tra-
vaux funéraires! déclare encore le général Duvivier. »
Qu'importe; les colons n'abandonneront pas leur plainel
Cela ne les empêche pas de fonder, en même temps,
une ambulance où seront soignés leurs ennemis; c'est
la générosité habituelle à leur patrie qui l'emporte sur
tous les ressentiments.
Pourtant les vaincus ne veulent pas encore se sou-
mettre : ils luttent par tous les moyens possibles,
— et les victimes, ce sont sans cesse les colons de
Boufarik.
Ceux-ci écrivent au maréchal Vâlée en 1838 :
« Toutes nos nuits, monsieur le gouverneur, sont
troublées, soit par des détonations d'armes à fêu, soit
par des incendies ou par les cris de désespoir de quelque
victime. Tous les matins, l'on se demande : « Dans la
nuit dernière, qui a-t-on volé? qui a-t-on assassiné? »
Saluons les noms de ces premiers colons, Vialar,
Tonnac, Grillet, Montagnac, Cordonnier, Vallier, doc-
teur Pouzin, Laurans, Chalancon, Oustri, Pic, Saulnier,
et tant d'autres, tous demeurés légendaires dans cette
héroïque histoire où chacun est aussi un soldat.
Bugeaud lui-même finit par désespérer et leur dit :
« Si j'ai un conseil à vous donner, eh bien I mes braves,
c'est celui de rentrer à Boufarik, d'y faire vos paquets
et de filer sur Alger. >
Le bruit court de l'abandon de Boufarik. Non, il ne
sera pas dit qu'on en arrivera à une telle débâcle I Le
salut de l'œuvre va venir, une fois de plus, de ceux
qui lui ont voué leurs pensées, leur sang et leur chair.
Ils écrivent, le 27 février 1842, au maréchal Bugeaud
qu'ils sont fermement résolus à rester à Boufarik, ils
A LA GLOIRE DE8 COLONS D'ALGÉRIE 237
demandent l'application de certaines mesures, et ils
ajoutent, avec une vaillante humeur, digne de se trans-
former en le plus durable exemple, que, si on leur
accorde ce qu'ils sollicitent, ils ne tarderont pas à dé^
montrer aux adversaires de la colonisation tout ce que
Pon peut réaliser quand on a la ferme volonté de
l'emporter sur les embûches des ennemis et sur la
cruauté même de la nature.
Ils s'entêtent à demeurer dans leurs fermes et,
comme pour les obliger à évacuer Boufarik on les
menace de leur enlever la garnison, ils organisent une
milice. Un jour, Bugeaud dit à l'un d'entre eux, Basile
Bertrand : « Milicien, votre fusil n'est pas d'une pro-
preté excessive. » Et Bertrand de répondre : « C'est
possible, mais permettez-moi de vous faire remarquer
qu'un chien noir mord tout aussi bien qu'un chien
blanc. ■»
Les femmes s'en mêlent : elles sont debout, au milieu
du danger, près de leurs maris ou de leurs pères; à
elles aussi sont confiées la garde et la défense des
fermes et, comme les hommes, elles ne craignent pa.s
de faire le coup de feu.
A cette insécurité continuent à se joindre les maladies
inexorables, la fièvre décime ceux que l'assassinat a
oubliés. La pâleur est sur tous les fronts, la maigreur
entaille les joues de rides et, à ce point, que, durant
très longtemps en Algérie, on dit d'un visage livide et
creux : « C'est une figure de Boufarik. »
Tant de stoïcisme mérite un sort meilleur. L'endu-
rance des colons finit par l'emporter sur l'intrépidité
même des tribus arabes et sur la pestilence de la plaine
rebelle.
Au lendemain de la conquête, en 1834, les colons,
238 LA VILLE BLANCHE
— au nombre de trente-cinq, — vivent, groupés à
proximité des troupes, sous des gourbis faits de bran-
chages, de roseaux et de paille de maïs. La ville se
quadruple depuis la création du camp d'Erlon. < Au
printemps de 1837, elle atteignait le chiffre de cent cin-
quante individus, logés dans cinquante-huit baraques. »
Aujourd'hui, la ville seule de Boufarik compte plus
de 6000 habitants; elle a de hautes maisons et des
avenues que bordent des platanes. Son marché, dans
lequel, le lundi 30 juin 1834, pour la première fois
pénétraient deux colons, MM. Vallier et Allegro, un
employé, M. Ginestre, sous la protection du capitaine
Pellissier et de cinq spahis, tandis qu'au dehors se
tenaient deux escadrons de chasseurs en rang de
bataille, est l'un des plus riches et des plus prospères
de l'Algérie.
Au camp d'Erlon, il est, maintenant, une admirable
pépinière. Boufarik a un champ de courses et d'avia-
tion; c'est sur la place publique, ombragée de platanes,
que se donnent les fêtes annuelles où accourent les
populations d'Alger et de Blida. De l'autre côté de la
ville, se dresse l'église Saint-Ferdinand, sur l'empla-
cement même où, la veille du départ de la première
division que commandait le duc d'Aumale, pour l'expé-
dition de Médéa, en 1840, fut célébrée une messe
militaire.
Une mosquée s'élève avec ses coupoles et son curieux
minaret que surmontent des croissants, tandis qu'à
l'autre extrémité se dresse la statue du sergent Blan-
dan : ainsi Boufarik montre qu'elle respecte les
croyances des fils de ceux qui furent ses plus redou-
tables adversaires et qu'elle a le culte de ceux qui mou-
rurent pour sa défense.
VIII
ICI FUT LE JARDIN DES HESPÉRIDES
LA PETITE ROSE
Nous nous rapprochons des monts de TAtlas : à leurs
pieds, un jardin d'orangers et de rosiers égayé de mai-
sons. Déjà, s'émanent des senteurs enivrantes. II
semble que le vent qui court sur toute la plaine devrait
emporter au loin tous ces parfums, mais ils sont si
abondants que, dans leur sursaturation de l'air, on
dirait qu'ils sont immobiles et forment d'invisibles
couches. Il faut les traverser et, dans l'éblouissement
de la lumière, c'est un nouvel enchantement.
L'esprit s'étonne : ce jardin si odorant est une ville
active et prospère. Elle a la grâce de cacher sous les
arbres et les fleurs les laborieux efl^orts de ses habi-
tants, c'est Blida qui plut, autrefois, à ce point, à Sidi-
Ahmed-ben-Youcef, que l'épigrammiste qu'il était et
dont Cherchell et Ténès subirent les traits acérés, ne
put s'empêcher de devenir madrigalesque :
« On t'a appelée la petite ville; moi, je te nommerai
une petite rose. »
Et, de fait, à voir la petite rose si chère au célèbre
marabout, de loin, étendue sous la protection de la
montagne avec sa langueur de femme souriante, au
bord de l'oued El-Kébir dont les eaux rafraîchissent sa
240 LA VILLE BLANCHE
jeunesse éternelle; à voir la petite ville au front cou-
ronné, au corps tout enguirlandé de fleurs, on conçoit
qu'elle apparaissait comme une attirante et troublante
courtisane. C'est l'impression qu'elle cause aux poètes
arabes. Elle a subi maintes vicissitudes, elle a été
détruite par un tremblement de terre en mars 1825;
comme une fée qui se joue de la mort même, elle a
ressurgi dans ses parfums et dans sa volupté.
Un poète arabe chante alors : « Blida, séjour du
plaisir facile, Blida, la courtisane, tu peux être fière
parmi les plus fières. Ton histoire? A quoi bon la
conter? En as -tu une seulement? Éternellement
heureuse, tu n'as jamais vu tes murs franchis que par
des hommes de paix. Fatigués de la lutte, harassés
par le poids des armes ou la longueur des chemins, ils
venaient chez toi vivre la bonne vie, boire à la coupe
des réjouissances. Le sang n"^ pas souillé ton sol et si
quelque chose de rouge se reflète dans le miroir de tes
eaux, ce ne sont que des fleurs coquettes qui se mirent.
« Pourtant, une fois, les échos de cette montagne
qui se dresse devant toi comme un écran ont répété
l'immense rumeur d'une ville qui s'effondre; la terre
s'entrouvrit; sous les maisons écroulées, sept mille de
tes enfants périrent. Puis le silence se fit, les branches
des orangers se recouvrirent de fleurs, l'horrible cau-
chemar s'évanouit et tu redevins, ô BUda, la reine des
courtisanes! »
Ce que n'avait pas prévu l'aède musulman a lieu :
la petite rose de Sidi-Ahmed-ben-Youcef connaît en
novembre 1834 les destructions de la guerre; en
mars 1867, nouveau tremblement de terre, mais,
encore, le jardin refleurit, Blida reparaît voluptueuse
et toujours souriante.
ICI FUT LE JARDIN DES HESPÉRIDES M
Notre automobile franchit la porte d'Alger qui, jadis,
s'ouvrait sur une mosquée. Il fallait traverser une
voûte; c'était tout près de là qu'à l'extrémité d'une
flèche de bois plantée dans le mur on pendait les con-
damnés à mort. Aujourd'h\ii la porte d'Alger, que con-
tinuent hors de la ville de charmantes habitations
enfouies dans les fleurs, a un plus large espace. D'un
côté, l'hôpital militaire, de l'autre, une esplanade
qu'animent l'arrivée des autobus et les terrasses des
cafés maures.
De la porte d'Alger à la porte Bizot est la principale
artère de Blida : la rue d'Alger est la rue provinciale
avec ses boutiques européennes; la place d'Armes a son
kiosque de musique et ses cafés français. Sans doute,
cette rue et cette place forment l'orgueil de la ville mo-
derne, mais quel plus grand attrait a, pour le voyageur
curieux, le quartier Bécourt qui suit l'hôpital militaire !
C'est ici que l'on comprend pourquoi la petite rose
a si souvent été traitée de courtisane. Il n'est pas de
paradis de Mahomet qui n'ait, pour le magnifier et le
rendre plus ensorcelant encore, des houris aux yeux
de gazelle, aux lèvres empourprées, aux cheveux plus
noirs que la nuit sans étoiles. Or, c'est en ce quartier
Bécourt que Blida la courtisane dénoue sa ceinture et
prodigue aux passants tous les plaisirs d'amour.
Toutes les maisons sont sans étages, toutes les rues,
après avoir été lumineuses d'un soleil éclatant, s'ar-
gentent aux rayons de la lune. Le soleil attiédit et
donne une langueur amoureuse; et la lune, complice,
suscite tous les désirs de volupté. Voilà pourquoi
l'amour, ici, ne chôme ni nuit, ni jour. Au surplus,
ce quartier a l'attirance nécessaire pour charmer tout
d'abord les regards : l'azur immuable est sans tache et
i6
242 LA VILLE BLANCHE
les murs de ses maisons sont peints d'un bleu tendre.
Les habitations se confondent avec le ciel, c'est le
ciel sur la terre. Une porte s'ouvre qui donne sur une
cour qu'ombragent un arbre et des berceaux de vigne
ou de rosiers et qu'entourent des colonnes soutenant
une galerie à arcades. Des rideaux cachent l'entrée
des chambres.
Sans doute, les parfums qui enveloppent toute la
ville ne prédisposent qu'au rêve. Il faut à l'amour de
plus étourdissantes senteurs, et dans ces maisons d'un
bleu si tendre que, par un retour pervers, elles semblent
évoquer toutes les timidités et toutes les innocences,
flottent les ivresses combinées du musc, de la tubé-
reuse, de la jacinthe, de l'ambre et du benjoin. Un
réchaud s'allume au milieu de la cour et brûle des
bois odoriférants d'Asie.
Dans la pénombre d'une colonnade se réfugient des
joueurs de guitares et de derboukas. Ainsi, l'air, déjà
tout embaumé, s'enivre d'une musique qu'on dirait
venue on ne sait d'où, ce sont des modulations plain-
tives, comme des chants de tourterelles. Des voix de
femmes se mêlent à celles des guitares, ce sont des
accents mourant de mollesse dans l'attente de l'aban-
don des corps. Puis, les instruments ont des vibra-
tions heurtées, les femmes ont de rauques roucoule-
ments : un rythme inarticulé proclame les suprêmes
défaillances.
A l'amour sont conviés tous les passants, soldats,
tirailleurs et chasseurs. Kabyles descendus de la mon-
tagne ou nomades qui, demain, s'en iront dans le
désert, fils de caïds ou fils de portefaix, les riches, les
pauvres, quels que soient leur rang, leur fortune ou
leur race. Ici, ce n'est que la satisfaction des désirs
ICI FUT LE JARDIN DES HESPÉRIDES 243
charnels, les faciles aimées ont des baisers pour tous
et n'ont de cœur pour personne, leur vie est de s'offrir;
à travers les géne'rations court l'habitude de se vendre
au vagabond même.
Le quartier Bécourt, c'est l'ancien quartier Bokâa,
celui où les Turcs et les janissaires venaient chercher,
dans les frénésies de la sensualité, l'oubli de la bataille
ou de leurs durs métiers. Ainsi, toujours, la petite rose
se prostitua à ce point que Sidi-Mohammed-ben-Bou-
Rekaâ, marabout vénéré, ne pouvant contenir son indi-
gnation, la flétrissait de ces paroles : « Qui est-ce qui
veut de la petite rose pour un fels? » Il la mettait à
l'encan pour la plus dérisoire des sommes, un cen-
time environ.
Sidi-Mohammed-ben-Bou-Rekaâ a le don des pro-
phéties, il pressent que le ciel outragé va punir la
petite rose de sa luxure. Au matin du 2 mars 1825,
vêtu de son burnous de mendiant, sale et troué, un
bâton à la main et les yeux inspirés, il parcourt les
rues en criant la destruction prochaine de la ville pros-
tituée. Blida ne craint rien, elle ne renoue pas sa cein-
ture, elle se rit de ce nouveau Jonas annonçant la fin
de l'amoureuse Ninive qu'elle est.
Mais la terre se met à trembler, c'est bien la ruine
de fond en comble, le minaret de la mosquée s'écroule,
chaque maison s'ouvre et se referme comme un tom-
beau. Est-ce vraiment la fm? L'amour est plus fort
que la mort, la ville renaît de sa poussière, la petite
rose refleurit.
Dans ses rues aux murs pareils à des voiles blancs
que l'on a étendus pour les faire sécher au soleil, les
houris, les aimées, les odalisques, les prostituées de
quelque nom qu'on les appelle, sont là, assises au
tu LA VILLE BLANCHE
seuil de leur porte ou debout, déjà prises par l'enlace-
ment de l'homme.
Il en est de très jeunes et de très belles. C'est de
l'une d'elles que le poète arabe dit qu'elle est svelte
comme une gazelle, que les yeux ressemblent à des
flèches, que les joues effacent la fraîcheur des roses :
Regarde, ami, comme ses grands yeux noirs
Noyés de koheul
Brillent d'un éclat lumineux !
Ce sont des étoiles regardant à travers les déchirures
D'un nuage noir comme le musc
Et les étoiles sont les yeux des anges!
Cette petite ville de Rlida est comme la synthèse de
la vie nord-africaine, elle est resserrée entre ses rem-
parts, le long desquels croissent des herbes folles; son
arsenal, sa caserne d'infanterie, son quartier de cava-
lerie et son dépôt de remonte, chacun occupant un
coin spécial, rappellent le mouvement des premiers
temps de la conquête. Les groupes des soldats ani-
ment toutes les rues et l'uniforme des officiers jette
sur la place d'Armes sa note étincelante. Blida, par sa
position, est, en effet, le point de départ de toutes les
opérations vers le sud. Son église à la tour carrée
sem.ble, de loin, à ce point adossée à la montagne
qu'on la dirait incrustée dans le roc.
Ses deux mosquées Ben-Sadoun et El-Teck, — cette
dernière restaurée, ainsi que le porte une inscription,
par Hoçain-Pacha, en 1827, — sont au centre de la
ville. C'est la vie indigène qui circule tout autour
d'elles. Voici, devant la mosquée El-Teck, le grand
café turc, de si ancienne fondation, où le dernier gou-
verneur arabe de la ville, — car Blida en eut un jus-
îci FUT LE Jardin ùes mespérides 248
qu'en 1855, — Mohammed-ben-Sakkal-Ali, venait se
reposer de ses travaux. Tout à côté, ce sont les rues
des Koulouglis et du Bey, à l'angle desquelles étaient
la Dar-el-Baïlik, c'est-à-dire la maison du gouverne-
ment, c'est aussi la rue Abdallah.
Partout, des marchands de burnous et de haïks, de
poteries, d'essences, d'oranges et de pastèques, de
gâteaux de miel. Toutes les industries indigènes sont
représentées là : bijouterie, menuiserie, cordonnerie,
et il suffit de longer la rue Blandan pour arriver à la
place du marché indigène où les tas de fruits et de
légumes sont si coquettement enguirlandés de fleurs.
Nous avons dit que la rue d'Alger était la grande
rue européenne. C'est elle que nous suivons, puis la
place d'Armes, pour aller au Jardin Bizot dont les
mimosas vaporeux faisaient l'exaltation de Jean Lor-
rain. De même que Blida résume en elle l'action mili-
taire, le commerce européen, l'existence indigène, de
même le Jardin Bizot résume en lui toute la flore nord-
africaine. Les hauts palmiers alternent avec les fins
bambous, les arbres les plus exotiques se pressent les
uns contre les autres.
Aux branches grimpantes des rosiers s'accrochent
des jasmins et voici des daturas, des naixisses, des
mimosas et, le long d'une allée de platanes, des glaïeuls
à la file. Le sombre Atlas est là, dressant sa haute
muraille; on dirait que, contre lui, se heurtent, s'en-
tremêlent, se fondent, daps un étourdissement suprême,
les teintes des fleurs, les nuances de la lumière, les
parfums les plus vifs.
Puis, c'est le Bois-Sacré des oliviers.
Blida dépose ici sa couronne de courtisane et ses
atours de pourpre, de soie et d'or; ici, elle n'a pas
246 LA VILLE BLANCHE
perdu ses voiles d'innocence, elle auréole son front de
sainteté. Est-ce bien elle que nous avons rencontrée
dans l'ancien quartier Bokaâ, cachant sous le carmin
de ses joues et de ses lèvres, sous le kolheul de ses
yeux, la pâleur et l'épuisement de sa vie de débauche?
Quel inattendu dédoublement de sa personne. Assuré-
ment, c'est le miracle de la petite rose!
Ce Bois-Sacré mérite son nom à cause de sa koubba
qui renferme la dépouille mortelle du très savant et
très pieux Sidi-Iachoub-ech-Ghérif, mais aussi à cause
de ses arbres séculaires nouant entre les pierres,
presque au-dessus du sol, leurs racines à la fois ten-
taculaires et monstrueuses.
Les troncs tordus par tous les vents ont toujours
résisté aux orages. On dirait qu'un désespoir éternel
les fait incliner vers la terre, montrant à la pitié du
ciel des gibbosités nues et d'affreuses amputations.
Parfois, ces troncs se creusent; ils semblent n'avoir
plus qu'une carapace morte et, cependant, la vie
intense circule sous leur écorce déchiquetée. Beaucoup
portent de noires blessures : elles leur furent faites par
les feux des bivouacs au moment de la conquête; ils
ont des traces de balles, car, dans ce bois aussi, la
guerre exerça ses ravages.
Et les branches, à leur tour, se contournent et
s'échevellent, se penchant vers le sol comme des bras
accablés, ou bien s'étirant vers la nue dans l'élan fié-
vreux d'une jeunesse intarissable. Ces oliviers ont l'air
de hurler toutes les souffrances et toutes les désola-
tions, ils sont les tourments qui s'exaspèrent et les
remords qui survivent au châtiment même de quelque
ancien déluge. Mais quelle est donc l'énigme de leur
centenaire existence?
ICI FUT LE JARDIN DES HESPÉRIDES 247
Ils sont là, comme le symbole d'on ne sait quelle
expiation, — et, loin de dégager la moindre tris-
tesse, il n'y a dans ce bois qu'une immense douceur,
la même sérénité qui, sous d'autres oliviers, s'offrait à
Jésus, pour le consoler des méchancetés des scribes et
des menaces des pharisiens.
Dans le silence de cet éden, c'est l'oubli de la ville
agitée et de tous les humains, nous sommes seulement
avec notre âme et notre âme se purifie de toute la
majesté de cet endroit divin. Comme nous comprenons
que, de toutes les montagnes et de toute la plaine,
des files de pèlerins aux blancs burnous viennent
prier là! Ce bois est l'idéale mosquée dont les voûtes
sont faites par les branches des oliviers; toute la
nature assiste à toute la prière.
Sidi-Iachoub-ech-Ghérif, que votre koubba et la
koubba voisine, où repose aussi un marabout, sont res-
plendissantes à l'ombre de ces vieux arbres 1 C'est
pour vous que ces oliviers s'éternisent sur la terre et
que se prosternent ces pèlerins !
Sidi-Iachoub-ech-Chérif mérite un tel hommage. De
son vivant, il fut une lumière de l'Islam, et, mort, il
est encore debout parmi les hommes, de par le souve-
nir de sa ferveur. Il vivait vers le commencement du
seizième siècle. Avant d'aller visiter les villes saintes
de Mekka et d'El-Medina, il avait posé ses tentes à l'en-
droit où nous sommes. La terrre était nue, mais le lieu
si charmant, que Sidi-Iachoub-ech-Chérif se promit d'y
revenir.
Lorsqu'il fut de retour, tout l'endroit était boisé :
Dieu avait transformé en oliviers les piquets de ses
tentes! L'élu de Mahomet en fit, dès lors, son bienheu-
reux séjour; Blida n'existait pas encore.
uh La ville blanche
Mais, comme il était chargé d'ans, Sidi-Iachoiib sert-
tit venir la mort. Il assembla ses disciples et leur fit
promettre qu'ils creuseraient sa tombe sous les oli-
viers que Dieu avait fait pousser en récompense de
son ardente loi.
Il voulut demeurer seul sous sa tente. Les disciples
veillaient au dehors, ils étaient à demi allongés sur
leurs nattes. La nuit était épaisse, les disciples son-
geaient, nul bruit ne se faisait entendre. Or, la tente
de Sidi-Iachoub-ech-Chérif fut inondée de clarté; les
disciples étonnés se levèrent, et, ce qu'ils virent, d'uu
cœur qui resplendissait comme la tente elle-même, ce
fut une route éblouissante de lumière qu'une invisible
main traçait du lit de l'Oued-Kébir au lit de Sidi-
lachoub.
Celui-ci se dressa, et, fantôme blanc dans un rayon
lunaire, suivit le chemin argenté. Il fit ses ablutions
au milieu de la rivière, tandis que, de l'autre côté du
Bois-Sacré, à l'endroit où l'oued se libère de ses gorges
sinueuses et commence à suivre un cours plus régulier,
tout s'illumina aux rayons d'une étoile.
Sidi-Ahmed-El-Kébir, qui venait de sa retraite
située dans les gorges, s'avança à pas lents.
11 avait été le plus remarquable élève de Sidi-Iachoub-
ech-Chérif ; dans la suite, sa piété avait fait de lui un
très saint personnage. Sidi-Ahmed-el-Kébir s'approcha
de son ancien maître et, comme ce dernier avait fini
ses ablutions, il l'embrassa sur l'épaule, selon la cou-
tume musulmane. Puis, ce fut un murmure de voijt
dont la brise entraînait l'harmonie jusqu'aux oreilles
des disciples demeurés sur la berge et dans l'ombre.
C'étaient les deux élus de Dieu qui conversaient. Alors,
dans la nuit miraculeuse, un hibou passa, en jetant un
tCÎ Fût LE JARDÎN DES ttESPÉRiDES 249
cri aigu; par trois fois, la montagne réiDéta le sinistre
ululement et tout rentra subitement dans les ténèbres.
Au lever de l'aurore, quand ils pénétrèrent dans la
tente de Sidi-Iacoub-ech-Ghérif, les disciples virent
leur auguste maître, la face contre terre et les bras
étendus : il était mort comme il priait. Au toucher de
son corps, on convint que sa fin remontait à l'instant
où le hibou avait fait entendre sa voix funèbre. Les
disciples rendirent à leur saint les suprêmes devoirs et
l'ensevelirent sous ses chers oliviers.
Ils s'étaient promis de lui élever un monument,
quand, au lendemain des funérailles, comme ils se
réveillaient, ils aperçurent, à l'endroit où Sidi-Iachoub-
ech-Chérif était enterré , la blanche koubba qui est encore
là, devant nos yeux. Dieu qui, pour récompenser son
élu, avait fait croître des arbres sacrés, pendant sa vie,
lui élevait, après sa mort, et digne de sa sainteté, un
mausolée resplendissant comme des voiles de vierge.
Oui, ici, c'est bien Blida lavée de ses péchés aux eaux
de l'Oued-Kébir, c'est la petite rose dont le parfum
peut pieusement envelopper le souvenir de Sidi-
lachoub-ech-Ghérif.
Nous voici maintenant, après être un peu revenus
sur nos pas, comme nous avons franchi l'avenue des
MouHns, à l'endroit qui vit l'embrassement de Sidi-
Ahmed-el-Kébir et de son vénéré maître, dans la vallée
de rOued-el-Kébir.
Les gorges de la rivière sont baignées de clarté,
elles rappellent le reflet d'argent qui traçait à Sidi-
laçhoub-ech-Ghérif une divine route, durant une nuit
miraculeuse. La berge, les roches, les cailloux que
l'oued roule au milieu de son lit brillent comme un
métal. L'eau courante a conservé la transparence et la
250 LA VILLE BLANCHE
fraîcheur qu'elle avait, lorsque Sidi-Iachoub y fit sa
suprême ablution.
L'Oued-Kébir dévale avec la légèreté de la jeunesse,
à travers les contreforts du rude Atlas, il se crée un
chemin sinueux et tourmenté. Parfois, il se heurte à
de grosses pierres informes et son clapotis marque son
désappointement d'être arrêté en marche, il contourne
les rocs infranchissables et s'étale paresseusement,
comme un dieu puéril, sommeillant en son royaume.
Mais le désir lui vient de courir parmi les autres replis
de la vallée, on dirait qu'il se contracte pour un nouvel
élan; dans son remous, sa voix devient grondeuse. La
petite rivière a repris sa marche frémissante; la terre
a des dépressions inattendues, les eaux s'y précipitent
et ce sont des cascades si gaies qu'on imaginerait
volontiers le ravin peuplé du rire de quelque nymphe.
Le rude Atlas, porteur du ciel, s'attendrit à ce prin-
temps dilué dans l'oued, le ciel devient moins pénible
à supporter. Les montagnes s'étirent, la vallée s'élar-
git, toute la terre s'offre à l'embrasement du jour. Il
n'est plus, à présent, de roches attristées par une
sévère dénudation, les multiples fouillis que formait
le ravin se sont dépouillés du deuil de leur grisaille.
Les montagnes se sont revêtues de leurs robes de
fête : c'est la verte toison qu'épaississent de plus en
plus les feuilles des palmiers, des oliviers, des saules
et des chênes. Les berges se sont parées de plantes
fleurissantes et l'Oued-Kébir chante d'une voix plus
cristalline et plus joyeuse parce qu'il entraîne avec lui
les parfums des orangers. Il est des jardins sur des
escarpements, et des sentiers pleins d'ombre sur des
flancs tortueux. Il semble que le soleil se pose douce-
ment sur les pics de l'Atlas et descende lentement,
ICI FUT LE JARDIN DES HESPERIDES 251
illuminant d'une lumière très tendre les bosquets de
mandariniers et les haies de cactus.
Tandis que les sommets s'étagent dans le ciel, les
contreforts se succèdent, nuancés dans la transparence
de l'air, à cause de la couleur du schiste, du granit, des
herbes ou des chênes, et la gorge, qui serpente à leurs
pieds, s'épanouit elle-même dans sa clarté.
Sans doute, durant les nuits d'hiver, quand les mille
cascades, dont s'orne maintenant, en riant, la vallée,
se transforment en torrents bondissants, le vent s'en-
gouffre dans la gorge et courant, échevelé, à travers
les ravins, prend une voix qui s'enfle démesurément
comme dans des tuyaux d'orgue. Dans le déchaî-
nement des éléments, la vallée devient sinistre et les
séculaires oliviers, pourtant accoutumés aux ava-
lanches et aux autans, sont eux-mêmes effrayés comme
si la mort passait.
Mais aujourd'hui, le caprice du vent s'harmonise à
la beauté du jour, il a des caresses si lentes, si légères
et si fraîches que les mamelons ont l'air de félins arron-
dissant leur dos sous des mains invisibles.
Quand Albine, pour faire oublier à l'abbé Mouret le
frisson que lui cause encore son amoureuse faute, rap-
pelle la haie de grands rosiers, le long de laquelle ils
ont couru tous deux, la couleur de l'herbe, presque
bleue avec des moires vertes : « La vie! c'était les
herbes, les eaux, les arbres, le ciel, le soleil, dans
lequel nous étions tout blonds, avec des cheveux
d'or! •» nous imaginons la jeune fille éprise et le jeune
prêtre repentant dans un de ces jardins de l'enchan-
teresse vallée de l'Oued-Kébir. C'est le Paradou, c'est
aussi la thébaïde propice au recueillement et à la
prière.
SSg LA VILLE BLANCttË
Jamais, plus que celle de Sidi-el-Kébir, zaoui'a -—
c'est-à-dire lieu de dévotions, d'hospitalité, d'enseigne-
ment autour d'une koubba, tombeau d'un marabout
célèbre — ne fut établie dans un décor plus poétique
et plus auguste, plus austère et plus souriant. On
ne l'aperçoit pas de la route dont elle occupe le côté
gauche, bien qu'elle s'étende en amphithéâtre sur le
versant d'un mont. Elle cache sa vie sainte derrière
les touiYes de lauriers-roses, les palissades de vigne,
d'arbustes odorants ou de plantes grimpantes, tandis
que les figuiers, les palmiers, les oliviers la couvrent
pieusement du manteau de leurs ramures.
Elle est sillonnée de sentiers pareils aux plus fra-
giles artères et ces sentiers sont si étroits qu'on dirait
qu'ils cherchent sans cesse à se dissimuler entre les
haies en fleurs ou sous l'ombre des arbres. Ils grimpent
sur le flanc de la montagne, dans une marche incer-
taine, contournant avec efi'ort les jardins et les basses
maisons, se creusant en leur milieu pour laisser
écouler un mince filet d'eau, se revêtant tantôt de
cailloux pointus et tantôt de terre glissante, aux herbes
grasses, n'osant avouer leur chemin, hésitant comme
s'ils conduisaient à des rendez-vous.
Et voici qu'ils s'ouvrent, comme par enchantement,
sur un parterre qu'encadrent une galerie soutenue par
des arcades, les murs d'une habitation et d'une mos-
quée, les marches et la porte donnant accès à un cime-
tière. Ici, tout éclate comme si l'on était entouré d'un
albâtre aveuglant; tout, jusqu'au sol, est enduit à la
chaux. C'est une parure immaculée, enveloppant le
cœur même de la zaouïa si pure.
Tant de blancheur convient à la vie érémitique et
contemplative que l'on mène en ce lieu. Sous la gale-
ICI FUT LE JARDIN DES HESPÉRIDES 253
rîe, un vieux maître et des enfants, rangés autour de
lui, tous assis à terre, sur leurs jambes entre-croisées,
chantent ensemble des versets du Coran : tout s'en-
seigne, tout s'explique selon la morale et la loi du
Prophète. Ces leçons, sous un portique virginal dont
la ligne droite barre d'un trait tranchant le bleu du ciel,
rappellent toute l'antiquité, les philosophes grecs, expo-
sant sur les places publiques leurs principes à leurs
disciples, Platon et Aristote discourant dans les jardins
d'Académus.
La mosquée n'est, à vrai dire, qu'une grande salle
rectangulaire aux murs nus, au plafond brun soutenu
par des rondelles de thuya, au sol recouvert de tapis
et de nattes. Le mihrab, c'est-à-dire la demi-voûte
pratiquée dans le mur et tournée du côté de la Mecque,
où l'iman se place pour la prière, n'a ni faïences, ni
arabesques, ni mosaïques; il est simple et pauvre
comme la mosquée elle-même, mais cette dernière a le
calme, la fraîcheur et le demi-jour qui conviennent au
recueillement.
Ici, plus que partout ailleurs, on comprend que la
mosquée soit pour les fidèles un endroit de ferveur,
de rêve et de sommeil. Qui prie est sous la protection
de son Dieu, même quand, pour le repos, se closent ses
paupières. Dans la pénombre de l'humble salle, on
n'entend que la voix du vieux maître et des élèves,
célébrant, sous le portique, les louanges de Mahomet,
que le vent qui bruit entre les feuilles des arbres, que
le chant de quelque oiseau attardé sur la branche d'un
olivier.
Celui-ci croît tout à côté, dans l'antique cimetière.
Autant que ceux du Bois-Sacré, les oliviers du cime-
tière d'Êl-Kébir se distinguent par leurs torsions
234 LA VILLE BLANCHE
d'enfer. Les troncs semblent s'écrouler sur leurs bases,
s'élargissent avec des crevasses que l'âge a creusées
plus encore, l'écorce est squameuse.
Des branches qui plièrent sous l'orage n'ont pu se
redresser et rejoignent les racines monstrueuses qui
surgissent et se traînent entre des roches; d'autres ont
été brisées par la main d'un ouragan, d'autres encore
s'étendent, quoique mortes depuis longtemps. Toutes
ces branches courbées, cassées ou bien horriblement
séchées, donnent à ces oliviers séculaires une désola-
tion lamentable et sauvage.
Mais l'arbre vit, malgré ses ruines; sa sève éternelle
et féconde anime ses rameaux d'une verte jeunesse.
C'est cela qui fait que ces oliviers si tristes et si vieux
ont pourtant un charme incomparable. Ils forment
comme un coin de forêt de légende, et, si ce cimetière
d'El-Kébir semble si délicieux dans sa mélancolie, c'est
certainement parce que ses oliviers ajoutent au calme
resplendissant de la neige de ses koubbas on ne sait
quelle sereine poésie d'un âge mj^stérieux et lointain.
Ce cimetière, enclavé dans la haute montagne,
semble échelonner ses tombes avec amour, en un soin
très coquet. Il n'est pas jusqu'aux stèles blanches qui
ne paraissent briller comme des flammes d'argent pour
le repos des morts. Mais voici, non loin l'un de l'autre,
deux monuments funéraires auxquels nos j^eux ne
sont guère accoutumés.
Chacun d'eux se compose d'une sorte de cénotaphe
de bois, découpé à jour, historié, peint de diverses
couleurs et que soutiennent des rangées de colonnettes.
Aux deux extrémités, une cippe, terminée en coupole,
et, dans celle placée à la tête du mort, une niche des-
tinée aux lampes, aux bougies et aux parfums que la
ICI FUT LE JARDIN DES HESPERIDES 255
piété des visiteurs vient allumer ou brûler à la mémoire
du cher enseveli. Sur les cénotaphes pendent des
soieries étincelantes; à leurs angles sont fixées des
hampes de bannières écarlates aux croissants d'or.
Ces deux tombes sont sacrées, la foule des musul-
mans y vient en pèlerinage. Elles contiennent les restes
de Sidi-Ahmed-el-Kébir et de son père, Sidi-Belkaceur.
Sidi-Ahmed-el-Kébir est un des marabouts les plus
vénérés de ce Nord africain. Vivant, il fit à ce point
de la vallée son séjour favori et son lieu de prédica-
tion, que, mort, il lui a donné son nom, ainsi qu'à
l'oued, autrefois appelé Er-Roumman.
C'était vers l'an 1519. Le ravin de l'oued — alors,
le- Châbt-er-Roumman, c'est-à-dire le ravin des gre-
nades, — avait sans doute la même végétation que de
nos jours, mais il était sans cascades et sans eaux,
l'Er-Roumman était toujours à sec.
Or, Sidi-Ahmed-el-Kébir, marabout riche, entre tous
les disciples de Mahomet, par sa grande piété et son
incomparable savoir, s'arrêta en ce lieu et fut conquis
par sa beauté. Il avait cependant été prier à Mekka et
à El-Medina, les villes saintes, il avait visité Alep,
Damas, Gonstantinople et l'Andalousie ; il décida qu'il
vivrait désormais à l'endroit où nous sommes.
Il en parcourut les environs, grimpa sur le sommet
des monts; la nuit, il marchait encore, appuyé sur son
bâton de pèlerin. Le prophète ne l'abandonnait pas; la
lune et les étoiles avaient des clartés incertaines, mais
le corps du divin élu avait un incomparable rayonne-
ment, le chemin était tout illuminé et Sidi-Ahmed-el-
Kébir continuait sa route.
Il arriva sur l'Aïn-lesmoth à la source argentée.
Alors, il pria longuement, et, la volonté céleste étant
856 LA VILLE BLANCHE
en lui, il ordonna à la source de le suivre. Il dévala
à travers les sentiers et les escarpements; l'eau cou-
rait après ses pas, cascade ou rivière, jusqu'à ce que,
guidée ainsi par le saint marabout, elle s'étendit dans
le lit desséché de l'oued Er-Roumman que, depuis,
elle n'a pas abandonné. La source, c'est la Fontaine-
Fraîche de nos jours.
Dans la vallée, devenue plus fertile encore par le
cristal liquide qui l'arrosait, Sidi-Ahmed-el-Kébir,
pauvre, aux pieds nus, au burnous en lambeaux, cons-
truisit sa cabane avec les branchages des arbres.
C'était la plus primitive demeure, mais elle étai:^
sacrée, elle devint un lieu de pèlerinage et d'enseigne-
ment. Sidi-Ahmed-el-Kébir avait des remèdes pour
tous les maux, il accomplissait des miracles, il prodi-
guait et semait sans cesse dans tous les cœurs la
parole du prophète. Les mystiques l'adorèrent comme
s'il était lui-même un dieu, les ascètes le prirent pour
maître.
Auprès de la sienne, chacun construisit sa cabane;
les jardins fleurissaient, la vallée était bénie. Le
monde musulman connaissait le nom et l'inépuisable
bonté de Sidi-Ahmed-el-Kébir. Quand donc les Mores
d'Andalousie furent chassés de leur pays par les chré-
tiens, c'est à lui que ceux qui avaient survécu au mas-
sacre et aux périls des longs chemins allèrent deman-
der asile et protection. Le saint les accueillit avec
amour, comme de malheureux frères, — et ceci est
l'histoire même de la fondation de Blida.
Sidi-Ahmed-el-Kébir établit ses nouveaux disciples
non loin de son habitation, d'abord sur un emplace-
ment dénommé El-Hamada, devenu le champ de ma-
nœuvres de Blida, ensuite, sur le terrain compris dans
ICI FUT LE JARDIN DES HESPÉRIDES 257
Blida même et qui avait pour limite ce qui est devenu
aujourd'hui la rue des Koulouglis et la porte d'Alger.
Les Mores d'Andalousie avaient importé avec eux la
culture des orangers ; les tentes se dressaient dans les
parfums de ces derniers s'ajoutant aux parfums des
jardins de la vallée.
El-Blida, c'est-à-dire la petite ville, naissait dans
l'orgueil des fruits d'or et l'extase des roses; dès sa
première heure, elle était vouée à la volupté et au
ravissement.
Mais l'annonce d'une mort éclata qui fit, par trois
fois, trembler la terre elle-même : celle de Sidi-Ahmed-
el-Kébir. C'était en 1540; le saint s'éteignait dans sa
soixante-sixième année. La nuit, le ciel demeura sans
étoiles, le vent pleura parmi les feuilles des arbres, et,
dans ce deuil de la nature entière, sans même attendre
le lever de l'aurore, toutes les tribus, accourues de la
plaine ou descendues de la montagne, vinrent joindre
leurs désolations autour de l'auguste et célèbre dé-
funt.
Sidi-Ahmed-el-Kébir avait demandé à être enterré
auprès de son père, dans le cimetière où nous sommes.
Les Mores d'Andalousie, reconnaissants, voulurent lui
élever une splendide koubba, selon l'architecture et la
décoration de leur ancienne patrie. Par trois fois, cette
koubba, à peine construite, s'écroula, et chacun com-
prit alors le mystère de ces effondrements.
Sidi-Ahmed-el-Kébir avait, durant toute sa vie,
observé le vœu de pauvreté; mort, point n'était besoin
pour lui de somptueux monument; il le renversait en se
levant dans son linceul. Pour qu'il pût à jamais dor-
mir en paix, on se contenta donc d'édifier les deux
cippes et le cénotaphe que nous voyons encore.
17
258 LA VILLE BLANCHE
Le cimetière conserve son aspect primitif; il est
trop loin des hommes actifs pour qu'il soit menacé,
il demeurera donc le plus pur sanctuaire de la paix
et du recueillement. C'est ici, assise à la borne d'une
tombe, que la méditation a besoin de silence et du
voisinage de la mort très sereine. Il n'est pas jus-
qu'à l'ombre des oliviers qui ne protège la pensée
contre les distractions d'une clarté sans cesse en
fête.
Savoir qu'à ses pieds un mort, illustre et saint, est
là, se sentir plus grand et plus fort dans la fierté de sa
vie et savoir en même temps que nous passerons et
que ces oliviers demeureront debout, se sentir dans
l'écrasement possible de la haute montagne, être tout,
n'être rien, avoir les plus nobles et contraires senti-
ments auxquels l'esprit peut s'élever, et cela, de satis-
faction intime et tour à tour de mélancolie profonde,
dans le silence que trouble seulement la voix si tendre
de la brise, de la rivière ou de l'oiseau, parmi la blan-
cheur virginale des tombes, de la mosquée, du por-.
tique et du sol, sous le ciel implacablement bleu tel
qu'à travers les siècles le contemplèrent les rêveurs
musulmans et, par delà les flots, les philosophes grecs,
voilà l'irrésistible attrait et le charme inoubliable de la
zaouïa de Sidi-el-Kébir.
Le désir naît et croît, lancinant, de vivre en ces
lieux jusqu'à l'heure dernière, comme ces descendants
du saint venant chaque jour prier à l'endroit où ils
seront ensevelis. Mais eux, le monde étant seulement
en leur âme ainsi que dans celle de leur sublime
ancêtre, n'ont aucune des illusions qui nous tourmen-
tent. La croyance que nous sommes heureux parce que
nous nous mouvons sans cesse les fait sourire indul-
ICI FUT LE JARDIN DES HESPÉRIDES 259
gemment, — et pourtant, nous reprenons joyeuse-
ment notre élan vers ce que la route va nous offrir
encore de nouveau.
Nous ne vivrons pas Texistence entrevue des
ermites, des mystiques et des ascètes, et nous avons,
en descendant les étroits sentiers, la sensation d'être
comme les évadés d'un monde contemplatif. Par-des-
sus les haies, nous apercevons d'humbles maisons et
des jardins délicieux, mais qu'importe leur aspect,
nous sommes les étrangers et les profanes.
Nous voici au bas de la côte, la zaouïa se perd dans
les fouillis de sa verdure. Qu'elle était divine et belle t
Notre souvenir l'enferme dans notre cœur affectueux.
Nous suivons, en sens inverse, le cours de la vallée
pour traverser Blida et gagner la route qui mène jus-
qu'à la région des steppes où, sur la plaine incandes-
cente et nue, s'étalent, dès Bougzoul, les mirages atti-
rants et nostalgiques. Nous reprenons donc l'allée des
Moulins, nous entrons à nouveau dans Blida par la
porte de Bab-el-Rabah, c'est-à-dire la porte du marché
aux grains, aux huiles et aux bestiaux.
Par la place d'Armes et la rue Lamy, nous attei-
gnons la porte Bab-es-Sebt ou la porte du marché du
samedi, nous nous éloignons de la petite ville par
l'avenue de la Ghiffa. Bhda reprend son aspect de
courtisane, on dirait qu'impuissante à retenir le voya-
geur, elle veut, malgré tout, lui laisser au cœur un
éternel regret : elle jette en fusées, une dernière fois,
le parfum de ses orangers, de ses roses, de ses jas-
mins, de ses œillets.
D'invisibles fleurs semblent courir dans l'espace,
elles égrènent leurs senteurs en tous lieux, l'air est
empli de traînants aromates, les arbres se rejoignent
260 LA VILLE BLANCHE
en voûte sur la route et ce sont encore des jardins.
Dans quel enchantement nous venons de vivre !
Cette petite ville d'amour, à la couche toute jonchée
de pétales, aux cassolettes exhalant les âmes des
ambres, des benjoins, des tubéreuses, le Bois-Sacré
des oliviers * . . . sûrement à l'un d'eux la colombe de
l'arche coupa le rameau qu'elle rapporta au prophète
Noé... », cette vallée de l'Oued-Kébir « ...comme Pierre
à Jésus : Seigneur, il est bon de demeurer ici, si vous
l'agréez, nous y ferons trois tentes, une pour vous et
deux autres pour Moïse et ÉUe... », cette région si
chère aux marabouts Sidi-Iakoub-ech-Ghérif et Sidi-
Ahmed-el-Kébir, toute cette oasis a une origine encore
plus antique, non moins légendaire et sublime : c'est
ici que les trois filles d'Atlas, les Hespérides, avaient
établi leur jardin que gardait le dragon à cent têtes et
dans lequel Hercule pénétra pour ravir les fruits d'or.
Pourquoi n'admettrions-nous pas cette merveilleuse
allégation? Hercule parcourut ce pays; ne laissa-t-il
pas vingt de ses compagnons à l'endroit même où ils
devaient fonder Alger? Cette pensée que le héros qui,
dans la suite, devait monter au ciel pour y prendre
rang de dieu, s'est attardé dans l'éden que forme cette
contrée, nous rend plus touchant et plus cher le spec-
tacle qui s'étend devant nous.
LES GORGES ET LES CRETES
A gauche, les montagnes veloutées, aux taches
blanches qui sont des maisons dans les arbres; à
droite, la plaine de la Mitidja, verte comme la mer du
ICI FUT LE JARDIN DES HESPÉRIDES 261
manteau de ses vignes. La route large est bordée
d'aloès, une immense étendue s'offre à nos regards
avec toutes les richesses de la nature fertile, et l'oued
Chiffa se plaît à serpenter dans ce royaume comme
pour en connaître tous les détours. Son lit, recouvert
de sables et de roches, enguirlandé de lauriers-roses,
devient de plus en plus spacieux dans la plaine.
Nous le traversons une première fois sur un pont
métallique. Les arbres du chemin se suivent à la file et,
derrière la rangée de hautes colonnes que forment
leurs troncs, des champs de blé, une lumière cristal-
line et le ciel le plus tendre, un café maure avec ses
murs que le temps a jaunis et puis la petite maison
cantonnière toute peinte en rose clair.
La terre se repose dans le calme et le silence de la
plaine si vaste, mais bientôt on dirait qu'un démon
l'arrache à sa paresse, elle se terrifie, elle se ramasse
et se contracte. Les montagnes font plus étroit notre
chemin, l'oued Chiffa, en courant, ne peut plus se
creuser qu'un canal encombré de cailloux et le jour
n'a plus que des grisailles.
C'est la pittoresque entrée des gorges de la Chiffa.
On croirait que, désormais, notre automobile suit le
plus sinueux et étrange corridor enfoui tout au fond
de rochers élevés. Le tourment de la nature éclate dans
une tragique bizarrerie, les rochers se heurtent et se
déchirent, les flancs de la haute montagne sont désolés
comme des murailles nues qu'a crevassées et lézardées
la foudre.
Parfois, un mince filet d'eau coule de son sommet et
c'est un pleur glissant le long d'une ride. Puis, comme
par enchantement, la montagne se pare de chênes, de
thuyas et d'oliviers. Elle est à pic; ses arbres forment
262 LA VILLE BLANCHE
comme une forêt verticale qui se cramponne aux
moindres cavités. Sur des falaises écroulées poussent
des fleurs sauvages; et, tandis que la ligne des monts
se perd dans le ciel bleu, des cascades qui semblent
prendre naissance dans l'azur même égrènent leurs
perles dans un riant babil et l'oued Chiffa n'est plus le
gouffre infernal de tout à l'heure, mais la rivière qui
se grossit sous une pluie de diamants.
Jamais contrastes ne furent plus vifs. C'est la stéri-
lité schisteuse ou granitique à côté de la luxuriante
végétation, l'espérance invincible auprès d'un éternel
découragement. C'est la sauvagerie d'une région
qu'une main sismique a bouleversée comme le plus
gigantesque tombeau de pierre en laissant, parmi les
plus formidables éboulements, les arbres les plus beaux
et les sources les plus claires.
Que faut-il cependant admirer davantage, de ce
splendide chaos ou de l'audace de l'homme? Pour ce
dernier, les gorges semblaient impénétrables : l'abîme
se joignait à la montagne pour lui barrer la route, et
voici qu'une locomotive, lançant, comme un impé-
tueux et victorieux panache, les flocons épais de sa
fumée, troue la montagne et franchit les abîmes : c'est
le triomphe des tunnels et des ponts.
Voici la petite gare de Sidi-Madani-les-Gorges. Sur
la route passe l'autobus qui va dans les territoires du
Sud algérien. Ce spectacle surprend dans ces gorges au
sauvage caractère. L'homme a creusé son chemin dans
le roc même, il a vaincu l'inaccessible et fouillé l'impé-
nétrable, et ces lieux qui, jadis, n'avaient pour habi-
tants que les chacals et les lions, sont maintenant le
pittoresque couloir, reliant la région des steppes à
la région du littoral.
ICI FUT LE JARDIN DES HESPËRIDES 263
Ce fut, tout d'abord, l'œuvre de nos soldats. Quand
nous passerons devant le Camp des Chênes, à gauche,
à l'angle d'un rocher, nous lirons sur une modeste
plaque, dans un encadrement de pierre peint en gris,
ces simples mots :
ARMÉE d'aFRIQUE
' Comte RANDON, gouverneur général
Génie militaire, 1855, 65** de ligne
i" zouaves, P' B% Atelier n" 7
Ainsi, posant à leurs côtés le fusil, noir encore de
poudre, les soldats prenaient la pioche. Ils se repo-
saient des luttes meurtrières en se consacrant, dans
l'oubli de la fatigue, à la plus haute mission de paix et
de progrès. Ils taillaient ici les montagnes à pic et des-
cendaient au fond du gouffre dans leur entêtement à
pratiquer une voie de communication aux colons, aux
indigènes, à tous les voyageurs. De même, deux ans
après, en juin 1857, ils édifiaient sur les crêtes de la
Kabylie, encore en pleine bataille, le mémorable che-
min qui mène de Tizi-Ouzou jusqu'au Fort-National.
Toutes les beautés sont là, de la plus tragique à la
plus amusante. Il n'est pas jusqu'à la gent simienne
qui n'ait élu son domicile à l'embouchure d'un cours
d'eau, s'étageant en cascades : le ruisseau des singes
mérite sa popularité. D'où viennent ces habitants inat-
tendus? Nul ne le sait. Ils ont, depuis les temps
connus, vécu en ces lieux dans la liberté que leur
assurent les crevasses des montagnes, les anfrac-
tuosités des rocs, le fouillis des lianes, des lierres et
des fougères, la multiplicité des arbres, se pressant
jusqu'aux plus hauts sommets.
Les cascades éclaboussent dans leurs sautillements
264 LA VILLE BLANCHE
les chênes, les caroubiers et les figuiers, le ruisseau
court sous des feuillages, aux pieds de néfliers, de
houx et de genêts. C'est la halte empUe de fraîcheur et
d'harmonie; le singe devient l'ami de l'homme.
Ces gorges, qui d'abord impressionnaient par la
barbarie même de leur splendeur, deviennent familières
avec les interstices de leurs blocs granitiques, leurs
torrents, leurs grottes, leurs fontaines et avec cet oued
Chiffa dont les eaux, parfois, se jaunissent aux éboule-
ments de terre et reprennent ensuite leur moire de
cristal
Encore, les montagnes s'élèvent, et la route avec
elles; les gorges se resserrent, il semble que l'on soit
entre des murailles aux teintes ardoisées et fauves sur
lesquelles paraît s'appuyer un pan de ciel. Au-dessus
de nous, le pont métallique du chemin de fer, puis,
pour notre passage sur le ravin, un pont à deux arches
de pierre. Une dernière fois, la nature éclate dans sa
primitive rudesse, des aiglons et des corbeaux ont tra-
versé l'espace, mais les arbres renaissent, nous arri-
vons au Camp des Chênes, le dernier et charmant stade
avec sa fontaine à l'eau si claire et si glacée : c'est la
fin des gorges de la Chiffa.
Les aloès, les genêts et les acacias nous font
escorte. La vallée s'élargit de plus en plus. Nous aper-
cevons l'oued Mouzaïa; la route monte. Toute la région
conserve encore le souvenir des plus sanglants combats.
Ce col de la Mouzaïa, qui commande la route de
Médéa où nous allons, fut longtemps détenu par une
tribu guerrière, toujours en armes. C'était le 24 no-
vembre 1830. Le col de la Mouzaïa avait été seulement
franchi par les armées de Carthage et de Rome, le
général Clauzel en ordonna l'assaut : « Soldats, pro-
ICI FUT LE JARDIN DES HESPÉRIDES 265
clama-t-il, nous allons franchir la première chaîne de
l'Atlas, planter le drapeau tricolore dans Tintérieur de
l'Afrique et frayer un passage à la civilisation, au com-
merce et à l'industrie. Vous êtes dignes, soldats, d'une
si noble entreprise... Ici, j'emprunte la pensée et les
expressions d'un grand homme et je vous dirai aussi
que quarante siècles vous contemplent! »
Il fallait grimper sur les crêtes les plus abruptes au
miheu d'une grêle de balles et de pierres, les sentiers
étaient tortueux, étroits et remplis de broussailles. Les
soldats, qui depuis trois heures combattaient en esca-
ladant les monts, étaient exténués, mais un invincible
élan les emportait. Les ennemis pensaient le col impre-
nable; au coucher du soleil, le drapeau de la France
flottait sur sa hauteur et les chefs kabyles, se soumet-
tant à la fatalité des choses, ne pouvaient s'empêcher
d'assurer au général Glauzel : « Il a fallu que Dieu
soit avec toi ! ■»
La voie était ouverte sur Médéa. Nous montons sur
les hauteurs du Djebel-Nador, la route est bordée
d'aloès, l'oued Mouzaïa s'étend au pied de la vallée. A
gauche, de l'autre côté du chemin et de l'abîme, les
flancs du mont Nador ont de larges déchirures
blanches : ce sont des carrières de plâtre.
Le silence semble agrandir plus encore l'étendue de
la vallée. Des touffes de genêts tendent leurs bouquets
jaunes, les cultures abondent de plus en plus à mesure
qu'on approche de Lodi; des maisons de ferme
s'ouvrent coquettement sur des jardins en fleurs. Il
semble maintenant que notre automobile gravisse
une montagne de vignes : partout, grâce aux colons
infatigables, des pampres lourds témoignent de la ri-
chesse de la région.
266 LA VILLE BLANCHE
Au bout de la route immense, une allée d'arbres et
des jardins encore : nous entrons dans l'antique
Lambdia romaine, l'ancienne capitale turque du beylik
de Titteri, Médéa, de laquelle Sidi-Ahmed-ben-Youcef,
oubliant ses épigrammes lancées contre Cberchell et
Ténès, disait avec galanterie :
Médéa la bien dirigée,
Si elle était femme
Je n'en voudrais point d'autre pour épouse;
Si le mal y entre le matin, il en sort le soir.
« Médéa, écrivent en 1846 les historiens C. Leyna-
dier et G. Glauzel, est située au centre d'une chaîne de
montagnes dont les nombreuses ondulations offrent
l'aspect d'une mer houleuse qui se serait tout à coup
pétrifiée. Elle est bâtie en moellons, les toits des maisons
sont recouverts en tuiles. Un mur d'enceinte, construit
en pierre, entoure la ville, alimentée par un bel aque-
duc. En approchant de Médéa, l'œil est trompé par la
disposition des lieux, l'asjDCct du terrain, la vue
d'arbres de la même espèce, de vignes plantées et
cultivées de la même manière que dans les contrées
méridionales de la France. On se croirait transporté
dans un village du Languedoc. »
La ville n'a guère changé depuis cette époque : les
maisons à plusieurs étages indiquent seulement une
importance plus grande et sa quotidienne prospérité.
Médéa ne peut s'enorgueillir d'aucun monument; à
peine a-t-elle une colonne de pierre érigée à la mémoire
des officiers et des soldats tués lors des combats des
3 juillet et 29 décembre 1840 et 8 avril 1841.
Sur une place, de grands cafés maures : progrès du
bien-être, il n'y a pas de nattes et presque pas de
ICI FUT LE JARDIN DES HESPÉRIDES 267
bancs, sur lesquels, autrefois, les clients s'asseyaient,
les jambes entre-croisées sous eux; il n'y a que des
tables et des chaises comme dans les établissements
européens. Ce changement de coutume musulmane
surprend tout d'abord, mais la nouveauté du spectacle
est agréable. Les boutiques indigènes, elles aussi,
subissent l'évolution moderne, Médéa prend de plus
en plus l'uniformité d'une ville provinciale et il est
étrange de trouver, en pays africain, en pleine chaîne
de l'Atlas, ce coin de France qui rappelait le Lan-
guedoc à G. Leynadier et à G. Glauzel.
IX
LES DANSEUSES POLYCHROMES
ET LE MIRAGE
LE KSAR DE VOLUPTE
Nous allons vers la plaine vaste, morne et nue, qui
fait pressentir les régions désertiques, mais, aupa-
ravant, comme si la vie humaine voulait se con-
centrer et palpiter d'un» pouls vibrant à l'approche de
l'aridité désolée des steppes, voici l'animation de
Boghari.
La ville européenne est édifiée au pied du mamelon
que couronne le ksar, c'est-à-dire le village indigène;
elle n'offre à la curiosité que sa rue principale, toute
grouillante, aux jours de marché, du va-et-vient de
ses bergers et de ses commerçants. Alors, il est impos-
sible de circuler parmi les chariots, les boeufs et les
moutons; ce sont de longues théories d'hommes, au
burnous flottant, accourus des tribus pastorales. Bo-
ghari est le grand centre d'approvisionnement, aux
portes du désert.
Derrière sa place publique, sur le flanc du coteau
qui conduit au village indigène, le marché s'improvise
tous les lundis. Sur le tertre sans arbres, misérable et
nu comme une peau fauve qui n'a pu résister à l'usure
LES DANSEUSES POLYCHROMES 269
du temps et que le soleil crible sans pitié de ses rayons,
des milliers de moutons se pressent les uns contre les
autres, comme s'ils flairaient déjà la mort.
Les bergers et les commerçants passent la nuit en
plein air, dormant auprès de leurs troupeaux et de
leurs marchandises, tandis que, çà et là, dès le lever
de l'aube, sur des fourneaux de terre cuisent, dans
l'huile, des beignets, des poivrons ou du foie que les
restaurateurs indigènes débiteront, au détail, dans un
instant. Ce ne sont que des cris gutturaux auxquels se
mêlent les bêlements des moutons et les hurlements
des chiens hargneux.
Demain, tous ces êtres qui se bousculent, que le
négoce énerve et qui se complaisent dans cette torride
et fiévreuse agglomération, se disperseront dans les
steppes et leur visage reprendra la sérénité des vastes
solitudes. Pasteurs défilant parmi les terres incultes
et sur les pistes rudimentaires, avec leurs longs bâtons
et leurs burnous flottants, ils ressembleront à des
pèlerins en marche vers quelque lointain et magique
Bethléem. Mais, aujourd'hui, jour de marché, dans le
tumulte des affaires et la joie de l'argent, c'est aussi
jour de fête et d'amour.
Au sommet du mamelon, le ksar apparaît comme la
promesse d'un voluptueux enivrement. Les filles des
Ouled-Naïls attendent, en leur maintien hiératique, les
fils du désert. A l'approche de ces derniers, elles se
départiront de leurs attitudes figées comme celles des
statues, elles se voueront à ces passants d'un soir qui
portent sur leur chair même les parfums du désert
natal, et ces Ouled-Naïls, qui semblent de froides -vic-
times, s'animeront sous les baisers de ces gardiens de
troupeaux, de ces commerçants kabyles, de ces Moza-
270 LA VILLE BLANCHE
bites, de ces Arabes en qui elles reconnaîtront tout
l'élan de leur race.
Il faut visiter ce ksar de Boghari pour savoir ce
qu'est vraiment une ville indigène. Il est juché sur
une hauteur, comme un nid d'aigle sur un pic, afm de
pouvoir braver toutes les attaques. De loin, on dirait
quelque château fort du moyen âge regardant du côté
de la plaine s'il vient un ennemi. Les pentes abruptes
de la colline et le ravin pierreux sont ses défenses
naturelles, mais le temps des combats de tribu à tribu
est à jamais passé.
Pour monter au ksar, nous allons directement par
le flanc fauve du mamelon sur lequel le marché se
tient. Le terrain, à chaque instant, foulé sous les pas,
a eu des dépressions qui ont, en quelque sorte, créé
un bizarre escalier. Nous nous retournons pour décou-
vrir le paysage, nous voyons le Chélif et sa vallée
dénudée d'arbres.
A peine, à notre gauche, dans un lointain qu'embru-
ment les vapeurs s"exhalant de la plaine et perdu dans
le sombre massif de ses pins, Boghar apparaît, ac-
coudé au sommet d'une haute montagne. Jadis, ce fut
un poste militaire romain. Abd-el-Kader y établit un
de ses camps; la France en a fait une citadelle. C'est
que Boghar a la plus merveilleuse position stratégique,
il est à la limite des régions montagneuses, il com-
mande rentrée du Sahara. De sa terrasse, on domine
tout le pays des steppes, aussi l'a-t-on pittoresquement
surnommé le Balcon du Sud.
Boghar et Boghari, que la vallée sépare, se dressent
l'un en face de l'autre comme une contradiction : Bo-
ghar, tache grise, forteresse prête à toute action de
mort, Boghari, énorme topaze qu'incendie le soleil,
LES DANSEUSES POLYCHROMES 271
temple où les prêtresses d'amour exaltent l'impérieux
bonheur de vivre. Boghar est une menace, Boghari est
l'appel d'une troublante aimée.
A travers la vallée, on aperçoit le chemin qui relie
la menace au baiser. Des soldats descendent de la
sévère citadelle : ce sont des tirailleurs aux visages
hâlés ou noirs qui s'en viennent vers le ksar de
volupté.
En vérité, celui-ci est une tour de Babel, où se cou-
doient les hommes de toutes les religions et de tous
les pays. Dans ses rues étroites, des boutiques regor-
gent de marchandises : bijoutiers ou armuriers kabyles,
marchands arabes d'étoffes éclatantes, épiciers moza-
bites, courtiers juifs, cafés maures, et, dans cette aire
où Mahomet établit aussi la rigueur de ses préceptes et
de ses jeûnes, l'œuvre de la civilisation devancée, cor-
rompue d'avance, par des trafiquants d'alcool.
Spectacle étrange dans ces étroites rues, où la lu-
mière ruisselle, que celui de ces graves brodeurs d'or,
de ces Kabyles aux chemises tachées d'huile, de ces
Arabes en haillons poussant leurs ânes devant eux, de
ces juives grasses, assises au seuil de leurs demeures,
et des Ouled-Naïls aux voiles éclatants. Le jour, le
ksar est affairé. N'est-il pas le trait d'union entre Djelfa
et Médéa, entre les steppes et le Tell? Il est tout à son
commerce.
Mais ce ksar de Boghari est la ville indigène au
double visage. Quand tombe la nuit, elle revêt son
masque attirant d'idole, à la fois, et de belle cour-
tisane. Des maisons s'éclairent mystérieusement, on
dirait des veilleuses éclairant des chapelles. Des par-
fums de musc, de safran, de benjoin, alourdissent l'air
tiède, des soupirs de guitares, des plaintes de mando-
272 LA VILLE BLANCHE
line expirent dans le silence et semblent s'exhaler vers
les étoiles.
Des ombres muettes surgissent à tous les coins de
rues ; ce sont tous les fils des tribus pastorales accourus
au marché de Boghari, tous les trafiquants du Sud,
tous les nomades du désert, en quête, à cette heure, de
sensations rêvées, de danses enivrantes, de baisers de
houris. Tous ceux-là, descendants de marabouts ou de
brigands, âmes droites ou cœurs sans scrupules, de
quelque rang, de quelque âge qu'ils soient, tous com-
munient dans le même désir. Ils sont prêts à donner le
gain de leur journée, à voler, à se damner pour cette
Dalila qui s'avance vers eux, cette Salomé qui danse
ou cette Cléopâtre qui sourit', ces Ouled-Naïls aux pau-
pières bleuies, aux joues safranées, aux pommettes
rosées, aux lèvres de pourpre, aux dents d'ivoire, aux
ongles et aux extrémités des doigts d'un rouge orange.
Nos regards stupéfaits ne peuvent s'empêcher d'ad-
mirer ces étranges et vivantes statues au maquillage
intense. Leurs yeux, aux sourcils réunis par un lourd
tatouage bleu foncé, brillent, selon la comparaison
d'un poète arabe, d'un éclat lumineux comme une
source d'eau vive au milieu des sables. Les prunelles,
grâce au koheul, paraissent plus dilatées, plus hu-
mides, ^lus endiamantées dans l'encadrement bleuâtre
de leurs paupières.
Si les Ouled-Naïls, aux bagues nombreuses, ont les
ongles et les extrémités des doigts si bizarrement
teints d'un rouge orange, c'est qu'elles y ont apphqué
la pâte du henné, arbrisseau dont on a broyé les
feuilles desséchées. Si leur bouche est, à ce point,
attirante, c'est qu'elles ont fait usage du souak.
Il est dit dans un texte arabe : « Quand une femme
LES DANSEUSES POLYCHROMES 273
s'est orné les yeux de koheul, paré les doigts de henné,
et qu'elle a mâché la branche du souak qui parfume
l'haleine, fait les dents blanches et les lèvres de pour-
pre, elle est plus agréable aux yeux de Dieu, car elle
est plus aimée de son mari. Sara et Agar, les femmes
de notre seigneur Ibrahim, se faisaient belles devant
lui par le koheul, le henné et le souak. »
Tant de fards combinés avec un art extrême pour la
conquête et l'amoureux affolement de l'homme impo-
sent un visage immobile. L'idole est encore rendue plus
énigmatique par ses tatouages : la croix gammée des
bouddhistes dessinée sur son menton ; les cinq traits du
chandelier de Salomon et les cinq traits de la main de
Tanit gravés sur ses mains ; les deux filets bleus de la
vie éternelle de l'ancienne Egypte tracés autour de
ses poignets. Toutes les religions du monde la con-
sacrent.
Elle en est digne par son maintien figé et son impas-
sible beauté, digne aussi par tout ce qui pare son
corps et le parfume. Autour de son cou sont des col-
liers de grains de musc, de gingembre et d'encens.
Elle est tout embaumée de mille senteurs comme une
momie vivante.
Le mechebbek, cette sorte de tiare qui l'auréole tel
qu'un diadème, est rehaussé de plaques d'or finement
travaillées et enrichies de pierreries et de pende-
loques ; il est aussi composé de sequins en chaînettes
qui se rejoignent sur le cou, encadrant le visage dans
leur rutilant éclat. Le mechebbek se pose sur les
cheveux luisant d'un noir de jais, tressés et re-
courbés sur les tempes en forme d'anses, pailletés
d'étoiles et de croissants, et dont le volume est aug-
menté d'entrelacements de laine.
18
274 LA VILLE BLANCHE
Des colliers, qui descendent jusque sur la poitrine,
sont là pour rehausser la splendeur de la prétresse
d'amour et témoigner en même temps de sa richesse.
Le long de ses hras nus et de ses chevilles courent
des bracelets, autour de sa taille, des agrafes ciselées
et d'énormes boucles d'argent; l'idole est lourde d'une
orfèvrerie baroque.
La courte chemise est en mousseline transparente.
La robe, en soie, toujours de couleur étincelante, écar-
late le plus souvent, brodée d'or, enveloppe le corps
de plis lourds. Le haïk qui la recouvre est rattaché sur
les épaules par des broches d'argent ornées d'émaux.
Des guimpes de dentelles soutiennent les seins, des
ceintures font ressortir l'ondulation des hanches. Des
écharpes précieuses, des foulards lamés, des voiles bro-
chés ou mouchetés d'argent enveloppent plus encore
l'Oued-Naïl.
On la croirait reine de Saba, madone ruisselante de
pierreries, d'or et de bijoux; elle n'est, en vérité, qu'un
bibelot d'amour éclos aux pays du soleil, voué dès son
plus jeune âge à la prostitution. Elle s'abandonne à
qui veut d'elle, fils de caïd ou chamelier, vagabond
ou étranger, ne songeant qu'à augmenter le nombre de
ses colliers, fortune qu'elle étale complaisamment et
qui lui permettra, quand elle sera de retour dans sa
tribu natale, de prendre rang d'épouse et de vivre
honnêtement.
En attendant, elle se laisse aimer et, pour m.ieux
allumer la luxure des hommes, elle s'anime et se met
à danser.
Voici la chambre de l'une d'elles : c'est un curieux
mélange d'habitudes anciennes et de confort européen.
Dans un coin, une armoire à ^lace et un lit font l'or-
LES DANSEUSES POLYCHROMES 275
gueil de TOued-Naïl; c'est pouf donner satisfaction à
l'amant chrétien, de passage, ou â l'Arabe de grande
tente que le progi'ès enchante. Non loin, la couché
habituelle et primitive, — natte ou tapis, — bonne
pour tous les coreligionnaire:^ accoutumés à la dureté
du sol.
Près de la petite fenêtre grillagée, un coffre enguir-'
lande de clous d'or et peint dans les tons les plus
vifs. Au plafond, un lampadaire de cuivre ou de
cristal, venu de Syrie ou d'Alger, et, sur la cheminée,
une lampe à pétrole avec un abat-jour de couleur
éclatante. Sur les murs, des cartes postales et des
photographies-primes, — actrices ou courtisanes eii
renom à Paris, — alternent avec des broderies, deâ
éventails ou des armes indigènes.
Là vie musulmane pei'd ainsi insensiblement de son
caractère antique. Le ksar de Boghari reçoit de plus
en plus la visite d'étrangers. jDès l'heure où le chemin
de fer rehapour la première fois, le 10 août 1912, cette
capitale des steppes aux villes du littoral, c'en fut fait
quelque peu de la légendaire originalité de tous ces
lieux; l'esprit d'exploitation se mêle où ne régnait
seulement que l'amour.
LA DANSE DANS LES CAFES MAURES DE NUIT
Là OÙ les couleurs, les coutumes, l'âme des Ouled*
Naïls demeurent aussi vives qu'aux anciennes époques,
c'est dans les cafés maures de nuit où les gens de
toutes les sectes et de tous les idiomes berbères s'en
viennent assister aux danses des idoles prostituées.
^76 LA VILLE BLANCHE
La clarté fumeuse des lampes à pétrole accrochées
aux thuyas des plafonds se reflète lugubrement contre
les murs jaunis, la fumée de tabac éparpille partout ses
grisâtres flocons, le café maure ressemble à un repaire
de contrebandiers. Des bancs de bois courent comme
des veines mystérieuses sur le parquet usé et ne
laissent qu'un carré vide pour les danseuses ; dans un
coin, une petite estrade pour les musiciens.
Le café se remplit, comme par enchantement, de
fantômes blancs et silencieux : ce sont les natifs des
tribus pastorales, les habitants du désert saharien
accourus au marché de Boghari, les trafiquants, les
industrieux, riches ou pauvres, tous uniformisés dans
les draperies de leur burnous. Ils prennent la même
pose attentive, les jambes repliées, le menton dans le
creux de la main, le cou tendu, le regard déjà déme-
suré par l'attente du plaisir.
Tout le temps que dureront les danses, ils demeure-
ront immobiles et muets comme s'ils assistaient au
déroulement d'une pompe sacrée, à l'extase des plus
divins offices. Ensuite, pour marquer leur intime
bonheur, ils murmureront des louanges à l'adresse des
danseuses d'une voix enivrée comme s'ils prononçaient
des phrases liturgiques, et les plus exaltés, les plus
audacieux d'entre eux, bravant les jalousies et les
querelles mortelles, emporteront les bayadères poly-
chromes en un enlacement vainqueur, à travers les
rangs des spectateurs et parmi les rues sombres,
jusque dans la chambre devenue le refuge rêvé du
plus brûlant amour.
La kaïta, ou longue clarinette à large pavillon,
égrène son chant tour à tour plaintif et frénétique,
lent ou échevelé, implorant ettyrannique, innocent ou
LES DANSEUSES POLYCHROMES 277
pervers, marquant tous les stades du désir, de la pas-
sion, du cœur épris, des sens corrodés, de la luxure et
du râle suprême. La guitare accentue la mélopée vo-
luptueuse, le tambourin souligne de ses grondements
rauques, brutaux ou étouffés, les élans, les emporte-
ments, toutes les vibrations, la victoire et l'agonie des
lascivetés sans nombre.
Mais toute cette musique n'est qu'un accompagne-
ment pour tendre les nerfs plus encore; ce qui, sur-
tout, importe, c'est la grâce et le balancement, l'atti-
tude et le geste, le rythme et la séduction de la
danseuse.
Elle arrive, le regard indifférent ou froid, fixe dans
ses grandes prunelles d'émail. Ce qu'elle exprime,
c'est la première rencontre, l'étonnement et l'effroi de
la vierge. Elle voudrait se sauver, mais, déjà, l'amour
la retient dans ses lacs inextricablese; elle se débat,
soupire et pleure, mais le cœur s'attendrit, palpite et
s'éveille à des mondes nouveaux : c'est la langueur et
c'est l'extase, le baiser, l'étreinte, tout le don de l'âme,
toute l'offre du corps.
L'Oued-Naïl s'avance et se retire, la pudeur la
retient, mais le charme l'attire. Elle cache peureuse-
ment sous ses voiles son front, sa gorge et ses seins,
elle évolue à petits pas, timide, ne sachant plus si elle
s'exerce à la danse ou à l'amour; sa démarche glisse.
Encore, elle voudrait s'enfuir.
Maintenant, elle en est impuissante, elle cède de plus
en plus au transport qui l'entraîne. Elle a rejeté ses
voiles et ses bras étendus apparaissent dans leur har-
monieuse et blanche nudité, sa gorge a la pureté du
marbre. La souplesse de sa taille se balance indolem-
ment, plus frénétiquement à mesure que le désir s'en-
278 LA VILLE BLANCHE
flamme, elle s'avance par secousses, son corps ondule,
ses yeux se départissent de leur froideur et son visage
de son impassibilité de masque.
Elle devient l'amoureuse, la passionnée, ses reins se
cambrent, ses hanches tressaillent, ses seins sont ren-
versés, son ventre, proéminent. Elle s'agite et frémit
dans le cliquetis de ses bracelets, de ses colliers, de
ses pendeloques, elle est la délirante de la passion, la
possédée du rut le plus brutal.
€ Tu danses comme une gazelle broutant l'herbe du
Sahara et se couchant dans les montagnes vertes t Tu
danses comme une jument s'en allant guerroyer, grâce
à laquelle le cavalier massacre tous ses ennemis en
une seule chevauchée! » ont chanté les troubadourg
berbères.
Qu'elle ait l'innocence de la gazelle ou l'emporte^
ment de la jument, elle est sans cesse celle qui exerce
sur l'homme la prestigieuse fascination d'amour, elle
est l'officiante de la tentation irrésistible, de la chute
pour laquelle tous ces fils du désert donneraient volon-
tiers leur vie. L'amour, c'est pour lui seul que, baya-
dères ou prostituées, toutes ces Ouled-NaVls, se parent,
comme des idoles, d'une tiare, de fards, d'or, de soie,
de bijoux aux reflets, à ce point disparates qu'on ne
peut s'empêcher de songer à la phrase de Paul de
Saint-Victor : « Des poignées de rubis, de saphirs et
d'émeraudes que l'on agiterait dans une coupe de pur
cristal. »
Sans doute, à cause de la fréquentation des étran-
gers accourus grâce au chemin de fer et à l'automo-
bile, l'esprit de lucre naîtra de plus en plus chez les
tenanciers de ces cafés et chez les danseuses elles-
mêmes. Ainsi, comme une lamentable et fatale rançon,
LES DANSEUSES POLYCHROMES 279
le progrès ne va jamais sans quelque corruption, mais
le ksar de Boghari se dresse encore dans son altière
bizarrerie, ses Ouled-Naïls sont encore la révélation
d'un Orient de légende, de faste royal et d'amour sou-
verain, elles apparaissent encore comme des houris
descendues d'un paradis lointain.
Nos cœurs, à cause d'elles, ont la nostalgie des pays
des beaux rêves; nous avons admiré Astarté, Tanît,
Salomé, Ualila, Cléopâtre, les prêtresses de Babylone,
les princesses byzantines et les reines de Saba, —
toutes, accomplissant, par prédestination, leurs rites
de volupté, perpétuant, dans la grâce apprêtée de leurs
visages, dans l'attrait de leurs corps et de leurs danses,
la beauté et la faute maternelles.
Sidi-Naïl, le premier de la race, descendait du Pro-
phète. Il naquit vers l'an 4565, dit-on, à Figuig et était
gouverneur de la province de Sous, sur la côte occi-
dentale du Maroc, quand la défaite de son sultan
l'obligea à l'exil. Il vint s'établir avec sa famille et ses
serviteurs du côté de Sour-el-R'Ouzlan, où s'élève la
ville d'Aumale.
Alors, il voulut aller en pèlerinage au tombeau de
son ancêtre Mahomet. Avant donc de se rendre à Mekka,
il confia sa femme à son intime ami Sidi-Melik. Cette
femme, du nom de Cheliha, était d'une beauté remar-
quable et avait déjà donné à Sidi-Melik des preuves de
son amour.
Tout le temps que dura le pèlerinage de Sidi-Naïl,
C'est-à-dire trois ans, elle vécut en concubinage avec
celui auquel elle avait été confiée. Quand il fut de
retour, le descendant du Prophète s'aperçut qu'il avait
un enfant de plus, il l'accepta pour éviter le scandale.
Indulgent à ce point envers sa femme, Sidi-Naïl le fut
280 LA VILLE BLANCHE
également envers tous les siens; il l"est encore par
delà sa mort.
Ces merveilleuses bayadères polychromes que nous
avons admirées, filles de ses fils, viennent implorer ses
mânes sur sa tombe qui est dans la vallée de l'Oued-El-
Lham, non loin de l'endroit où, exilé, il avait fixé sa
résidence — et, bien que les vœux des suppliantes aient
presque toujours trait à des intérêts charnels, le défunt
marabout les exauce tous.
Pourquoi nous montrerions-nous plus sévères que le
clément et souriant aïeul? Comme leur délicieuse et
infidèle ancêtre, la belle Cheliha, leur rôle, sur terre,
est d'aimer et de danser.
A fréquenter leur ksar qui, dans la nuit, dans les
feux de Bengale, apparaît comme la plus grandiose et
terrible évocation d'un enfer que Dante même n'a pas
entrevu, leurs rues étroites, leurs maisons, leurs cafés,
à les contempler, gracieuses et vivantes enluminures,
aux confins des terres habitables, on se croirait trans-
porté dans la contrée la plus fantasque, dans le vertige
de la pensée et Téblouissement des yeux. Ce n'est pas
une illusion : nous sommes bien dans la réahté d'un
sonee.
LE MAGIQUE RAPPEL DE LEAU
Tout ce que la poésie conçoit s'épanouit en ces lieux,
la nature s'en mêle : pour l'exaltation heureuse du
voyageur, la débauche des feux du jour, et, sur cette
terre africaine si fertile en miracles, le miracle même
de la lumière, le mirage, dès l'orée des plaines déser-
tiques.
LES DANSEUSES POLYCHROMES 281
Aujourd'hui, nous voulons ignorer que le mirage
est un effet de réfraction, nous voulons nous laisser
aller entièrement à l'illusion qu'il procure. Nous allons
vers l'ensorcellement de nos prunelles et de notre âme,
vers un infmi de lumière et de sable, sur la mer aux
vagues immobiles, à Bougzoul, non loin de Boghari.
Bougzoul n'est qu'un bordj édifié en 1837 par les
Français, maintenant transformé en caravansérail. Il
s'élève sur l'immensité fauve que le soleil incandescent
semble avoir tuée pour jamais; c'est la stérilité déses-
pérante sans arbres et sans eau. Le ciel surchauffé a le
resplendissement blanc et gris d'un gigantesque cou-
vercle de métal, la route a la monotonie accablante
d'un albâtre aveuglant.
Tout autour de nous, des mamelons qui, à l'horizon,
se détachent dans les plus hétéroclites des lignes. Ils
apparaissent dans une nudité lamentable, avec leur
couleur jaune se confondant ainsi avec la couleur de
la plaine, morte de sécheresse; ces mamelons ont un
aspect ennemi : c'est pourtant vers eux que se dirige
notre automobile.
Sous la désolation brutale du soleil, à travers la
route montante, nous les apercevons dans leurs larges
ondulations, les uns en forme de coupole, les autres
s'érigeant avec leurs arêtes cassées ou bien présentant,
sur leurs hauteurs à pic, un plateau veuf de château
fort. Le sol, que travaille un bouillonnement de feu,
craque et se fend, profondément.
Une longue déchirure, heurtée, crevassée plus encore,
s'étale comme un infernal chemin : c'est le lit du Ghéhf
dont le soleil, implacablement, a bu toutes les eaux. Ce
lit ne ressemble plus, au loin, qu'à une blessure béante
de la terre et c'est la plaine tragique et calcinée avec,
fSâ LA VILLE BLANCHE
parfois, de'maigres herbes couchées et rongées dès leur
naissance.
C'est le drame des steppes qui commence, du sol
inhospitalier, d'un fantastique parterre de lave. Quel-
ques nomades passent : on dirait qu'ils conservent
encore dans leur yeux l'épouvante de la route. Ils
approchent : leur respiration rauque trahit leur soif
ardente, — et cependant; maintenant que les monts ont
disparu, que la plaine désertique s'offre comme un
vaste cirque encerclé par le ciel, de l'eau, de l'eau,
à perte de vue, s'aperçoit à notre droite.
Elle a le chatoiement d'une étoffe de soie, elle est
cristalline et lumineuse, elle rampe, elle s'avance, elle
couvre la terre' en un silencieux déluge. Elle envahit la
plaine en une menace lente et sûre, elle porte la mort
avec elle, mais l'incandescence du jour, le sol si hor-
riblement balafré par la chaleur, la brûlure du vent
faisant craquer la peau de nos visages, toutes les furies
de sécheresse sont telles que nous saluons l'eau
comme un bienfait.
Qu'elle est belle, dans l'incomparable diversité de
ses tableaux! Ici, c'est un fleuve royal coulant majes-
tueusement. Sa large embouchure creuse mille canaux
d'argent dans un sable rose et fin, et c'est la mer,
vaste comme la plaine de tout à l'heure, avec un cap
pareil au cap Matifou, une baie semblable à celle
d'Alger. Nous avons pourtant laissé la Méditerranée
bien loin derrière nous.
Pourquoi l'amour de la contemplation l'emporte-t-il
si violemment sur notre esprit? Nous ne voulons voir
que l'eau, sa nappe s'étendant à l'infmi. De côté, il
semble que des herbes aient poussé comme par enchan-
tement, elles encadrent l'eau, c'est le lac le plus char-
LES DANSEUSES POLYCHROMES 283
mant, et voici qu'au milieu de cette surface s'érigent
des plantes vertes, des arbres balançant leurs palmes
comme de purs encensoirs.
Nos cœurs se récrient d'admiration, nos yeux s'ou-
vrent démesurément. C'est le vertige de la vision accrue,
des palais se reflétant comme à Venise dans la moire
liquide, des caravanes en marche vers le sud, de
l'assomption des villes vers le ciel, de divins paysages,
et, toujours, plus encore, de l'eau, de l'eau attirante,
irrésistible, à cause de laquelle l'âme, comme Ophélie,
voudrait être mortelle pour s'y étendre et dormir à
jamais.
Nous allons à la conquête de la nappe flottante. Elle
nous paraissait si proche! Comme elle est éloignée
de nous t Nous marchons plus encore : jamais nous ne
pourrons l'atteindre, elle recule devant nos pas ! Nous
courons vers elle pour l'arrêter dans sa retraite. Quelle
présomption était la nôtre ! C'est la course à la chi-
mère!
Nous nous arrêtons, nous la contemplons une autre
fois. Elle s'étale à nouveau, immobile, dans le même
enchantement, elle miroite, s'éparpille dans la plaine
en mille rivières, forme des îles, et ce sont comme des
jardins naviguant sur la mer. Encore, nous voulons
aller vers l'eau radieuse, — et l'eau, ensorceleuse et
traîtresse, recule de plus belle. Mais existe-t^elle,
enfin, malgré son miroir de clarté, ses perspectives,
son kaléidoscope de villes et de caps, d'îles, de cara-
vanes et de palais, existe-t-elle, cette eau insaisissable?
De quelle folie devenions-nous la proie ! Quelle fantas-
magorie échafauda le désordre de notre esprit? Hélas 1
nous étions les victimes du mirage, la plus merveil-
leuse et la plus décevante illusion.
284 LA VILLE BLANCHE
Devant nous, les steppes étouffaient sous le poids du
soleil, la plaine jaune ressemblait au plus mystérieux
cimetière cachant sous sa poussière jusqu'aux pierres
des tombes. Rien n'annonçait la mort, la mort immense,
sans espoir de résurrection, mais on la devinait, on la
sentait dans le flamboiement crépitant du jour, dans le
silence si lourd qu'il était sans écho. Le ciel incan-
descent ne parut plus être que le linceul déjà prêt
pour la disparition d'un monde, épuisé par la chaleur
et par le manque d'eau.
C'était la fin inéluctable de la terre, tandis que,
tout à côté, dans le magique rappel des plus beaux
souvenirs, alors que l'esprit léthargique se réveille
avant son suprême tressaillement et que les yeux
révulsés voient une dernière fois avant la montée des
ténèbres, tout se magnifiait dans le cristal de l'onde,
les jardins et les châteaux, les cortèges des hommes et
les files des arbres, la commémoration d'un monde
plein de vie et de bonheur. Ce n'était qu'un mensonge,
l'adieu des confins habitables et cultivés, ce n'était que
le mirage !
Comme nous avons compris que des caravanes,
après des joui'nées de marche dans le désert, à la vue
de cette ensorceleuse réfraction, aient été prises dans
les délices d'un trouble vertigineux. Enfin, elles aper-
cevaient les oasis rêvées, les palmiers prodigues d'ombre
et de repos; c'était la halte bénie auprès des sources
claires. Femmes enfermées dans les maisons de toiles
que portent les chameaux, vieillards montés sur le dos
des ânes, adolescents aux pieds nus et durcis par la
route, chiens à la langue pendante, chacun allait
boire à sa soif.
Les caravanes allaient vers les bienfaits de l'onde,
LES DANSEUSES POLYCHROMES 285
allaient encore des heures et des jours. C'était l'hallu-
cination de l'eau indispensable, le tourment de Tan-
tale et les caravanes, suppliciées et broyées par la
marche, s^affaissaient à genoux, le front contre la terre.
La folie du mirage! Les nomades barbares errant
dans les brûlures du Sahara la craignent encore comme
le plus horrible tourbillon de la pensée. Ils affirment
que l'on a la sensation d'un voyage sur une mer sans
limites, tandis que passent de blanches caravelles et que,
çà et là, surgissent des palais merveilleux. Des musiques
se font entendre, lointaines et douces, il flotte dans les
airs des soupirs d'invisibles guitares, des sons de flûte,
toute la tendresse d'un céleste orchestre.
C'est la défaite de la volonté humaine, la chute de
l'esprit égaré. Il faut alors que le nomade soit violem-
ment arraché à la douceur éperdue de son rêve, au
besoin par des coups de bâton, ou bien c'en est fait
de sa raison.
On prétend encore que tout cela est l'œuvre de
démons accourant dans les plaines désertes, à l'heure
où le jour éclate le plus. Ils sont si blancs qu'ils se con-
fondent avec la lumière même, nul ne peut les distin-
guer, ils guettent le voyageur ; malheur à ce dernier !
Nous ne croyons pas à ces fables sataniques et le
mirage ne fait pas de nous les victimes de sa damna-
tion. Nous retournons sur nos pas, vers Boghari; l'eau
trompeuse conserve la séduction que doivent avoir ses
sirènes, mais sa surface s'amincit de plus en plus. Par
le plus étrange renversement des choses, on dirait
maintenant que c'est elle qui se noie dans la terre et,
tandis que le miroir où se reflétaient des édens et
des villes se ternit de plus en plus, le sol reprend
son aspect sépulcral, sa couleur lamentablement jaune.
ut LA VILLE BLANCHE
Au fond de l'horizon, la bordure des monts réappa-
ratt; c'est d'abord comme une faible ligne estompée en
violet, puis les monts brunissent dans l'enveloppement
du ciel. Mais au fur et à mesure que nous nous rap-
prochons d'eux, ils s'éclaircissent comme si l'on arra-
chait de leurs flancs des voiles successifs. Nous les
apercevons, maintenant, jaunes comme la terre, tels
qu'ils étaient quand nous sortîmes de Boghari; les
steppes reprennent leur aspect coutumier.
Et le mirage? Il a tout à fait disparu. Une mélan-
colie soudaine et vague glisse en nous, une nostalgie
ténue, presque timide. Nous nous rappelons la chimère
entrevue, nous avons vécu, sans sommeil, conscients
de nous-mêmes, le plus beau rêve, de complicité avec
le soleil, le ciel, tous les éléments de la nature.
X
DANS LES STEPPES D'AZUE
LA RÉVÉLATION D'un BEAU PAYS
Vers les terres lumineuses et l'espace illimite', loin
de l'agitation des hommes et du bruit des carrefours t
Là-bas, il n'est pas de maisons vastes comme des pa-
lais, aux étages ayant la prétention d'escalader le ciel,
de villes aux cheminées crachant, dans leurs fumées,
toutes les fièvres, Tàme même des efforts, des combi-
naisons, des luttes, il n'est pas encore de routes pour
relier les cités l'une à l'autre, les pas des voyageurs,
marquant seulement, à travers l'immensité nue, le
chemin espéré.
Mais, là-bas, le sortilège de la lumière irise durant de
longs mois le contour des oasis et des montagnes, l'air
est d'une telle limpidité et d'une saveur si pure que sa
griserie devient, à la fm, le narcotique d'on ne sait
quel éden. Là-bas, la monotonie du soleil écrasant la
plaine morte atteint une telle magnificence silencieuse
qu'il n'est pas de poésie plus ardente, plus solennelle
et plus poignante.
Dans ce désert du monde, l'âme de l'homme se
trouve devant l'âme de la nature, le croyant est
plus près de son Dieu. On se taît : la parole profa-
nerait l'immense solitude. C'est l'épanouissement de la
288 LA VILLE BLANCHE
vie intérieure, l'état de tendresse et de bonté, d'intime
purification, d'élévation vers tout ce qui est grand, si
noble et si beau, de transcendance de la pensée, de
perfection du cœur, le renouvellement de soi dans la
vie contemplative de l'immense désert.
S'il ne doit pas en être ainsi, pourquoi est-il jusqu'à
ce chamelier si pauvre, si ignorant de tout ce dont
nous sommes si tiers, homme simple et primitif, perdu
dans cet infini d'espace et de lumière, qui ait, dans le
moindre de ses gestes, l'attitude grave des choses et,
dans ses yeux, la flamme naturelle et méditative de la
terre sans borne et du ciel sans nuage?
Ainsi toutes ces étendues d'air et de clarté, de révéla-
tion mystique et d'artistique inspiration, sont aussi le
royaume de la liberté sans police et sans contrainte;
nous serons, à notre tour, les vagabonds, les errants,
les nomades.
Nous montons au col de Sakamody, l'ascension
dépasse encore nos prévisions, le chemin s'agrippe à
la montagne, les rochers se hérissent de plus en plus et
projettent une ombre épaisse. Maintenant on croirait
que la route débouche à chaque instant sur un profond
abîme, les ravins ressemblent à des bouches béantes
que les ténèbres ont envahies.
Tout cet espace est comme un soulèvement volca-
nique de terres exaspérées. Nous côtoyons des gouffres,
tandis que d'énormes rocs sont suspendus au-dessus
de nos têtes; nous nous imaginerions dans la contrée
la plus sauvage, mais un poteau télégraphique, penché
comme nous sur le bord de l'abîme, nous rappelle à
nous-mêmes. C'est la vie qui court le long des fils de
ce poteau reliant, à travers les monts abrupts, les villes
que nous avons franchies aux oasis vers lesquelles
DANS LES STEPPES D'AZUR 289
nous allons; l'homme tâche même de s'approprier ces
gorges.
Au tournant d'un mamelon, en effet, se dresse une
maison, mais la montagne inhospitalière a rejeté son
conquérant, la maison, abandonnée, s'écroule et rien
n'est plus poignant que l'aspect de ces ruines. Encore,
nous allons dans' l'ascension des solitudes, le silence
agrandit le mystère qui plane dans ce dédale, il semble
que nous voulions forcer les portes d'un monde
inconnu et rebelle.
Le désert est si complet que nous aurions la sensa-
tion d'être les premiers voyageurs aventurés dans ce
chaos, si nous avions l'oubli de tous les titaniques
efforts dépensés dans ce Nord africain. D'autres nous
ont précédés qui ont frayé la voie au plus bel avenir;
ce pont sur l'oued Hamidou en est l'attestation superbe.
Or voici un café, rendez-vous des chasseurs; ainsi, la
montagne effrayante ne garde pas son inviolabilité,
elle aussi a fini par s'ouvrir à notre vie.
On dirait que tous ces lieux sauvages deviennent
plus cléments dans leur défaite. De l'autre côté de
l'oued Hamidou, n'apercevons-nous pas des terres
cultivées par endroits? Delà vigne, des champs de blé.
Un colon passe à cheval, il se complaît dans son
désert, il a pour compagnes et pour amies ces mêmes
montagnes qui nous semblaient adverses. Leur rudesse
nous les avait fait croire hostiles; leur rudesse était
leur beauté même et les genêts qui brillent semblent
des yeux ouverts souriant aux passants, c'est la ré-
conciliation des voyageurs et des montagnes.
D'autres fermes s'étendent sur des versants avec
leurs maisons blanches et casquées de tuiles rouges. Le
soleil est très tiède, mais sur ces hauteurs, le vent a
290 LA VILLE BLANCHE
des fraîcheurs charmantes. Un bruit léger, c'est le
murmure de l'eau dégringolant d'un mont, et cette
cascade, rompant ainsi le silence qui agrandissait le
mystère de l'abîme, a des échos de clochettes d'argent.
C'est la halte inattendue et voici que tout s'anime :
sur la crête de la montagne sont des habitations
kabyles, et des bœufs et des moutons descendent len-
tement vers la fontaine érigée sur le bord de la route.
Il y a, dans ce paysage, une grandeur infinie et repo-
sante, illuminée par toutes les nuances du jour s' épa-
nouissant dans un limpide azur.
Nous arrivons, maintenant, aux mines de Sakamody
et ce n'est plus qu'un souvenir que cette pierre, rongée
par le temps, qui porte ces mots à peine lisibles :
« Ces châtaigniers ont été plantés par le colonel Mol-
lière, du 11^ léger, sur l'ordre du maréchal Bugeaud,
lorsqu'il bivouaqua dans ce lieu en février 1847 », car
il ne reste plus un seul de ces arbres.
Ici, près de cette pierre commémorative, la nature
rebelle a repris le dessus, mais l'homme, un instant
vaincu, n'accepte pas cette défaite. Sur la route, si
ascendante encore, il poursuit son labeur obstiné :
voici, en effet, la maison cantonnière, et, dans l'en-
combrement des pics dénudés, des rochers menaçants,
des gouffres s'ouvrant comme s'ils attendaient leurs
proies, parmi toute cette nature hostile qui mène au
faîte de Sakamody, voici, quand même, sur certains
versants, çà et là, les blanches habitations des colons
courageux et indomptables.
La route va de crête en crête, plus haut encore.
Nous atteignons enfin l'Aïn-el-Berd ou fontaine froide,
nous sommes au point culminant du col. Tout le pano-
rama se découvre à nos yeux, des montagnes kabyles
DANS LES STEPPES D'AZUR 291
aux premiers contreforts des chaînons parallèles du
sud.
Le ciel est d'un azur sans tache et nimbe d'une ten-
dresse bleue la mer moutonnée de toutes ces mon-
tagnes. Ici, comme déjà devant d'autres immensités,
nous surprenons des indigènes silencieux et méditatifs
dans la contemplation de l'infini.
^ Comme sur tous les points culminants de cette chère
Algérie, l'àme s'ennoblit, la pensée se magnifie à ces
violents contrastés des rayons et des ombres, des som-
mets chevelus et des rochers si dénudés, de ces routes
qui semblent si blanches d'effroi parce qu'accrochées
au rebord des précipices et de ces précipices si frais, si
attirants par le reflet virginal de leurs oueds et la grâce
perverse des lauriers-roses !
Dans le silence du col tinte la cadence de grelots
argentins; on dirait que leurs sons se clarifient davan-
tage dans la pureté de l'air et le vide de l'espace.
L'étrange musique inattendue qui s'harmonise avec le
décor! C'est un attelage qui monte, lentement, de
Tablât. Les muletiers indigènes aux jambes nues, à la
blouse bleue flottante et s'ouvrant largement sur leurs
poitrines, sont bronzés par le soleil. Avec leurs che-
veux de jais, l'éclat de leurs regards et leurs dents
d'ivoire, comme prêtes à mordre quelque proie, leurs
membres découplés, leur force et leur stature de
héros qui s'ignorent, ils semblent, ici tout au moins,
les vainqueurs des interminables et pénibles routes,
ils aspirent tout l'air, ainsi que des conquérants su-
perbes.
Et puis, voici des ânes, si précieux en ces contrées,
les ânes fraternels et patients, porteurs de longs
paniers-cages rectangulaires où les poules sont enfer-
292 LA VILLE BLANCHE
mées; ils vont des lointains douars au marché de
l'Arba.
T ute cette animation de la montagneuse solitude
semble nous rejeter en des temps primitifs, l'âme des
siècles passés pénètre dans notre âme. Par quel déli-
cieux prodige dont nous subissons l'étonnement
charmé, est-ce notre vie contemporaine qui recule
dans un vague lointain? De plus en plus, jusqu'à la fm
de notre beau voyage, nous vivrons dans un état d'es-
prit métamorphosé.
Jadis, saint Paul dédiait son temple au Dieu
inconnu, il pressentait pour l'humanité un âge nou-
veau et ses yeux s'éblouissaient déjà de la lumière qui
devait rayonner sur le monde. Nous sommes les saints
Paul, en pèlerinage vers le Sud algérien, nous entre-
rons de plus en plus dans ce continent dont la des-
tinée, vagissante encore, se lie au destin assuré de la
plus grande France, terres immenses, peuples enfin
éveillés et races de demain dont l'ascension influera
sur le sort même des gouvernements européens.
Notre automobile reprend sa course, c'est la descente
rapide sur Tablât. La voiture glisse silencieusement
dans ce décor étrange où tout est rocheux et pelé,
tapissé d'herbes sauvages. Par delà des mamelons et
des ravins, sur des hauteurs, des villages arabes ou
des forêts. Et aussi des étendues d'alfa, d'armoises, de
chardons, et, plus bas, le§ rivières à sec, mais le paysage
est, à ce point, imposant, que ces lieux désolés n'ins-
pirent aucune tristesse. *
Pour seule parure encore, ces régions n'ont que les
genêts dont les touffes ont sans cesse un rayonnement
d'or. Nous nous remplissons les yeux de leur douce
clarté jaune, mais nos regards se lèvent plus haut ;
DANS LES STEPPES D'AZUR 293
c'est le ciel bleu, et dans l'azur passe un vol noir de
corbeaux. Les contrastes, de nouveau, se poursuivent :
c'est l'aridité du sol et, plus loin, une végétation annon-
çant une commune; c'est le désert où il semble
qu'aucun être ne puisse vivre et, pourtant, voici un
bordj, un mât, le drapeau de la France, un jardin, des
arbres et des maisons, Tablât se montre dans un cadre
verdoyant et fleuri.
Partout des églantiers, des roses et des acacias. La
place publique est en contre-bas; sur les marches qui
y descendent, une date : 1868. Au milieu de l'esplanade,
une petite chapelle rappelant celles que l'on voit dans
les cimetières, c'est là que furent prononcés les pre-
miers offices; aujourd'hui elle est désaffectée, on y
met les instruments de voirie appartenant à la com-
mune.
L'église, plus vaste, s'élève de l'autre côté de la
route, et c'est ici, en ce coin de village isolé dans la
région des steppes, qu'il y a le plus magnifique exemple
de tolérance et de concorde. L'église est, en effet, à
côté de la mosquée, les deux édifices sont réunis par
une cour intérieure que dessert une seule porte, si bien
que l'église et la mosquée ne font qu'un même
bâtiment.
C'est le rapprochement des fidèles de races diverses
dans la réconciliation des dieux, et ce spectacle, peut-
être unique au monde, a quelque chose de noble et de
touchant, de salutaire et de réconfortant, il est comme
la promesse de la plus étroite union entre tous les
habitants du même Nord africain.
Dans cette commune si calme, où les fleurs poussent
à tout hasard sur les bords des chemins, il est une pri-
son, et à lire ce mot au fronton de cet établissement,
294 LA VILLE BLANCHE
cela cause on ne sait quelle surprise, mais de là même
quelle échappée sur le paysage! Au fond de la vallée,
un pont métallique et, non loin, le marché et ses ven-
deurs arabes, Toued El-Had, c'est-à-dire la rivière du
dimanche.
La route devient accidentée; des mamelons aux
tons divers sous le soleil et, sur le ruban que forme
le long chemin, un convoi de chameaux. Ils sem-
blent, dans leur démarche lente et solennelle, traîner
derrière eux tout le désert. Mais la terre s'anime :
ce sont des fermes, des villages comme Bir-Rabalou
et les Trembles, plus loin encore une usine de plâtre
qu'actionne un petit oued, un moulin avec sa roue de
bois, et, dominant toute la région, le Sour-Rozlane,
c'est-à-dire le rempart des gazelles, l'Auzia des Ro-
mains, actuellement la ville d'Aumale où nous en-
trons.
La mosquée tend au jour ses blanches dentelles de
plâtre, avec la même grâce qu'une jeune femme offrant
au soleil quelque léger tissu. Nous montons sur le
minaret d'où l'on découvre tout le panorama. On com-
prend du premier regard la merveilleuse position stra-
tégique qu'occupe Aumale. La ville, qui n'a qu'une rue
principale, au milieu de laquelle, de part et d'autre,
sont la place et le jardin publics, est juchée sur un
plateau, dans un cirque de montagnes; au sud-ouest le
Djebel-Dira la domine de ses hautes croupes.
Aumale peut être orgueilleuse d'avoir une antique
origine : des émigrants, venus de Tyr et de Phénicie,
la fondèrent dix-sept siècles avant notre ère. C'est ici
que la puissance romaine fut mise à la plus rude
épreuve et qu'elle en sortit, pour longtemps, triom-
phante.
DANS LES STEPPES D'AZUR 295
Un Maure du nom de Tacfarnias soulève les tribus
des hautes vallées de l'Atlas. L'histoire a des faits sou-
vent pareils : ce sont les colons isolés qui deviennent
les premières victimes du pillage et de la mort. C'est
sous le règne de Tibère, Dolabella est envoyé comme
proconsul en Afrique, ses légions vont attaquer Tac-
farnias. Tacite écrit : « Peu après, on apprend que les
Numides ont dressé leurs tentes près d'un château à
demi ruiné, brûlé jadis par eux-mêmes et qu'on
appelle Auzia, qu'ils se fient en cette position qu'enfer-
ment tout autour de vastes forêts. » Tacfarnias com-
battit avec courage et fut tué dans la bataille; Auzia
devint une colonie romaine prospère.
Si quelqu'un osait mettre en doute l'excellence de
son climat, Aumale n'aurait qu'à se revendiquer de
son passé. Des inscriptions funéraires que l'on a décou-
vertes sont, en effet, des brevets de longévité. Certes,
Gargilius Félicius Senior, guerrier, qui, par sa vigi-
lance et ses vertus, ainsi que le rappelle Tacite, mérita
la reconnaissance publique, vécut seulement soixante
années, d'après son épigraphe, mais Miccias mourut à
l'âge de cent cinq ans et Herrenia Siddina à cent vingt
ans, cinq mois et vingt-cinq jours.
Les Turcs, à leur tour, fortifièrent la ville. Celle-ci
ne commande-t-elle pas, en effet, le haut bassin des
Issers et les routes qui, par les plaines des Arib et des
Beni-Slimane, vont de l'oued Sahel vers le Chélif ?
La France s'y établit en 1842; elle en décida, quatre
ans après, la transformation en poste permanent. Le
duc d' Aumale posa solennellement la première pierre
de la nouvelle ville le 27 mai 1846 et, le 19 juin sui-
vant, par décision du ministre de la guerre, lui attri-
bua son nom. Elle a, encore aujourd'hui, la même
296 LA VILLE BLANCHE
importance militaire, elle est enfermée dans ses rem-
parts presque rectangulaires. Deux bordjs, hors de ses
murs, défendent son entrée; de l'autre côté de la mos-
quée, tout au fond, ses casernes. Les vastes forêts
dont parle Tacite ont disparu, mais il est des pâtu-
rages si nourriciers que les Arabes comparent leurs
herbes savoureuses « à des ruisseaux de lait coulant
de la montagne » .
Deux toitures en zinc renvoient au soleil ses rayons :
ce sont celles de sa halle aux grains, car Aumale est aussi
un des plus considérables marchés du Tell. C'est là que
se font les échanges entre les céréales de la région cô-
tière et les denrées des Hauts-Plateaux. On y vend des
laines, des cuirs, des nattes, des moutons, des chevaux
et des bœufs. L'antique Auzia est destinée à un avenir
prospère, car le chemin de fer augmentera plus encore
son grand trafic.
A quelques kilomètres de là se trouve le marabout
de Sidi-Aïssa.
Sidi-Aissa, qui a légué son nom au hameau où
nous sommes, était un élu du Prophète. Un jour, sa
fdle Heuloua, jeune et belle, malade et délirante, ré-
clama à grands cris du lait de chamelle pour éteindre
la fièvre qui la consumait.
Or, dans ce lieu désertique, il était impossible de
s'en procurer, mais Dieu inspira le malheureux père :
Sidi-Aïssa prit son long bâton ferré et s'en fut près
de la source de l'Aïn-Ahmed. Il planta d'un coup vio-
lent, le plus profondément, son bâton sur le bord de la
rivière, et, tout aussitôt, se mit à couler un liquide
ayant la couleur et le goût du lait de chamelle. Sidi-
Aïssa en porta à sa fille qui, aussitôt, retrouva la santé.
Depuis cette époque, les eaux de TAïn- Ahmed on
DANS LES STEPPES D'AZUË 29?
conservé Faspect que le Prophète leur donna pour la
guérison de la belle Heuloua.
Sidi-Aïssa exerça tous les bienfaits de sa science et
de son cœur en faveur de ses semblables. Comme
ceux-ci étaient attristés d'une gale qui décimait leurs
troupeaux, le marabout leur donna un remède infail-
lible, de son invention, qui était une sorte de goudron
à odeur aromatique.
Tandis qu'il revenait de visiter Sidi-ech-Ghikh, autre
élu du Prophète, et qu'il était suivi de trois cents cava-
liers, la soif exerça ses méfaits. C'était sur les bords de
la Sebkha, alors le marabout prit le drapeau d'un de
ses suivants, et, comme il avait fait avec son bâton
ferré, il en planta avec force la hampe dans la terre, —
et l'eau jaillit, elle coule encore et sa source porte le
nom de celui qui la fit naître.
L'extrême vieillesse entraîna, pour Sidi-Aïssa, une
pénible impotence. Alors, les Oulad-Barka sollicitè-
rent la faveur de le porter sur une sorte de grand
plat de bois soutenu par leurs épaules; il en fut
ainsi. Depuis, les Ouled-Barka sont récompensés
du zèle pieux de leurs ancêtres par des omoplates
plus saillantes et plus fortes que celles des autres
hommes.
Comme il atteignait sa cent vingtième année et qu'il
sentait venir la mort, Sidi-Aïssa partagea ses biens
entre ses enfants, sauf Abd-el-Ouhab. Celui-ci le cons-
tatant, son père lui répondit : < J'accorde à tes des-
cendants la science et l'érudition. » De fait, la fraction
des Oulad-Abd-el-Ouhab a eu pour illustres représen-
tants bien des docteurs et des savants.
La koubba de Sidi-Aïssa s'élève sur une sorte de
promontoire dans le cadre le plus curieux. A gauche,
298 LA VILLE BLANCHE
elle a pour rideaux le Djebel-Hameress, à droite le Dje-
bel-Naga, et, derrière, le Djebel-Dira.
La koubba ne se distingue en rien des autres koub-
bas, ses murs blancs et nus que surmonte une cou-
pole forment une salle carrée à peine éclairée par
quelques ouvertures. Le tombeau du saint, orné de
draperies et d'étendards, est près de la porte; un
malade est couché tout au long contre lui, il demande
la guérison au marabout, car celui-ci, par delà la
mort, est indulgent.
Ses disciples vivent auprès de lui. Les femmes font
leur cuisine, en plein air, et aussi leur lessive, à
quelques pas de la koubba, et, voisin des habitations,
le cimetière, dont les seuls ornements sont encore des
blocs de pierre. Tous ces disciples forment, en quelque
sorte, une famille; les garçons et les fdlettes s'amu-
sent en commun, tandis qu'on prie dans la koubba
et que des musiciens, avec leurs castagnettes, leurs cla-
rinettes et leurs tambours, font le tour des habitations
en jouant des airs sacrés et retentissants.
LA CITE PROMISE
Nous allons vers les montagnes violettes et les
sables roses, avec le même enthousiasme religieux
qu'au bercement des palmes et parmi les hosanna de
ferveur et de grâce, avait le peuple de Moïse en marche
vers la terre promise. Nous dépassons Daj'a-Sidi-Alia,
son bordj, son café maure, son abreuvoir où des cha-
meaux se désaltèrent. Tous les rêves entrevus au fond
des paradis lointains nous font escorte.
DANS LES STEPPES D'AZUR 299
Nous sommes les pèlerins en proie à la magie de la
lumière, et la cité vers laquelle se dirige notre auto-
mobile, c'est celle des réminiscences bibliques, des
anciennes constructions nazaréennes, du souffle fai-
sant naître au front de chaque artiste l'inspiration
divine, la cité promise, Bou-Saâda, centre du bonheur.
Les éperons que forment les montagnes ont des
pointes plus fines et plus légères; les montagnes, elles-
mêmes, par les couches diverses de leurs terrains, ont
pris un aspect nouveau à mesure qu'on se rapproche
d'elles; elles se sont dévêtues de leurs lourdes dra-
peries pour se parer d'un manteau rayé aux teintes les
plus contraires et les plus délicates.
A leur tour, elles se nimbent de mille clartés et,
dans cette débauche des rayons du soleil, les dunes de
sable, plus voisines de nos regards, ont fondu leurs
porphyres et leurs rubis et se montrent, maintenant, à
nos yeux amusés, comme un tissu serti d'innom-
brables topazes.
Les montagnes s'entassent à présent les unes sur les
autres. Voici qu'elles reprennent leurs aspects sombres,
mais c'est là la sublime préparation du plus beau des
décors : Bou-Saâda apparaît accoudée comme une
jeune et rose déesse au velours de la montagne, dans
l'encadrement vert de ses palmiers, ayant, allongé,
devant elle, si elle veut se lever et marcher, le tapis
d'or que forme le sable.
A cause des défaillances du sol, la route est encore
empierrée; nous franchissons le pont de l'oued Maiter
et, comme si, dans la fête et la gaîté de ce jour ruti-
lant, il fallait, en passant, accorder une suprême
pensée aux ténèbres qui succèdent à la vie, voici, à
notre droite, les cimetières arabe, et puis, chrétien.
50Ô LA \MLLE BLANCHE
Mais, dans ce pays de fatalisme oriental, la mort n'est
qu'un accident et ne sait attrister, et voici, de l'autre
côté de la route, en face des cimetières, le champ de
courses.
Nous traversons encore un pont, nous franchissons
le seuil de la cité promise. Il flotte dans l'air on ne
sait quelle tendre, souriante et claire mélancolie.
Vient-elle de la transparence de cet immuable azur, ou
du silence qui enveloppe comme une caresse, ou bien
de ce recueillement, habituel aux villes du Sud, et si
propice à la méditation et aux prières?
Une piété, comme une reconnaissance mystique
envers Toasis sacrée dans laquelle nous entrons,
baigne nos âmes et nous nous prenons à murmurer le
nom de Bou-Saâda, avec la môme ferveur qu'ont les
croyants, sur la terrasse de la mosquée, prononçant
leurs litanies, les mains levées et tournées du côté de
la Mecque. Nous trouvons, à ce nom, une douceur har^
monieuse, la traînante langueur où la volupté et le
rêve se confondent, quand le corps s'abandonne, les
yeux clos d'amour et les lèvres cherchant d'autres
lèvres pour des baisers sans un.
La petite ville paradisiaque, que notre enthousiasme
épouse ainsi, a la plus délicieuse origine. C'est la
beauté de sa rivière et la limpidité de sa fontaine qui,
sur leurs bords auréolés de lauriers-roses et de clarté,
captivèrent ses premiers fondateurs.
Ce fut d'abord Sliman-ben-Rabia, homme de grand
savoir et de piété exemplaire. C'était vers le douzième
siècle; Sliman-ben-Rabia planta sa tente à deux ou
trois kilomètres de la ville actuelle, sur les rives
escarpées de l'oued, là où, de nos jours, s'élève le
moulin Ferr«ro et d'où la vue est si splendide sur le
DANS LES STEPPES D'AZUR 304
Hodna. Le marabout Si-Dehim vint vivre à ses côtés.
Les deux saints passaient leur existence dans le
calme et la prière, quand, une fois, leur matin fut
troublé par la venue inopinée d'un chef de bande,
nommé Sidi-Tsameur. Celui-ci était fameux par ses
pillages et sa cruauté, mais, nouvel Attila brusque-
ment arrêté dans son dévastateur élan, Sidi-Tsameur
sentit son cœur baigné de la grâce divine. Tous ses
jours passés lui firent horreur et, dans le repentir sin-
cère de son âme, il s'inclina devant les deux saints
plus aguerris et plus forts par la foi qu'il ne Tétait,
lui, par ses compagnons et par ses armes.
Comme Sliman-ben-Rabia, Si-Dehim et Sidi-Tsameur
longeaient l'oued à la recherche de terres propices, la
femelle d'un chacal alla à leurs devants et les condui-
sit à l'endroit souhaité. Ce fut là que les trois hommes
décidèrent d'édifier une mosquée qui reçut le nom de
la femme de Sidi-Tsameur, la Djema-El-Attik qui
existe encore à l'heure présente. Autour de cette
mosquée s'élevèrent des habitations.
La cité sacrée était fondée. Mais de quelle ineffable
et glorieuse appellation devait-on à jamais la désigner?
Or, une pauvre négresse passa qui appela sa chienne :
« Saâda ! Saâda ! » c'est-à-dire « Heureuse î Heureuse ! »
C'était une divine révélation : le nom harmonieux et
tendre était trouvé. Ce coin de terre où les deux saints
goûtaient la félicité par la prière, où le pillard trouvait
le salut de son âme et la rédemption de ses méfaits,
c'était, en vérité, « Bou-Saâda » , « le père du bonheur » .
H est dans le destin de cette cité de conquérir ses
conquérants même. Quand les Français s'en furent
définitivement emparés et qu'ils y eurent installé, le
14 février 1850, en qualité de commandant supérieur
302 LÀ VILLE BLANCHE
du Cercle militaire, le capitaine Pein, celui-ci, tout
d'abord, confessa à l'un de ses amis : « Je ne sais pas
trop ce que je fais ici, le pays a peu de charmes, déci-
dément, voilà une position peu riante. »
Quelle erreur était la sienne ! Il n'avait pas encore
vu les dunes flamboyantes sous le soleil, ni les mon-
tagnes avec les teintes ardoisées qu'elles prennent dans
la magnificence du soir naissant, ni la cité aux murs
roses et renvoyant des reflets intenses, ni l'oued « avec
son eau douce comme la salive d'une adolescente, son
sable d'or parsemé de gemmes précieuses, ses vagues
ressemblant aux plis d'un jeune ventre et la chanson
joyeuse de ses clapotis », ainsi que chante voluptueu-
sement le poète bou-saâdien Sliman-ben-Ibrahim.
Et, de fait, lorsqu'il connut tout cela, le capitaine
Pein, premier Français vivant en. ce pays, fit, à son
ami, l'aveu suivant : « Je touche aux plus beaux jours
de ma vie... Vous ne pouvez vous figurer qu'on soit
heureux sous un ciel inhospitalier, sous un soleil
ardent, au milieu de sales Bédouins, et tout à fait sé-
paré du monde un peu propre. C'est pourtant bien
vrai ce que je dis là. * Il ajoute, avec sa franchise de
vaillant soldat : « Le pays m'entre dans la tête ! >
Il crierait volontiers, en contemplant la ville qu'il
commande, comme, huit siècles auparavant, la pauvre
négresse appelant sa chienne : « Saàda! Saâdal Heu-
reuse! Heureuse! » C'est l'exclamation de tous ceux
qui visitent cette cité saharienne.
Voici la place de la petite ville, — la place Pein, —
que bordent, d'un côté, l'école et des maisons à un
étage et à arcades. C'est le seul endroit exubérant :
là, passent les autobus qui viennent d'Aumale, et s'ar-
rêtent les autos-cars; là sont le point terminus et le
DANS LES STEPPES D'AZUR 303
marché des caravanes des oasis des Zibans et des
plaines du Hodna avec leurs cargaisons de peaux
tannées, de laines, de dattes et de céréales; là sont la
halte des convois de chameaux sur lesquels voyagent
les familles des tribus du désert, et l'auberge du bon
Dieu, sous les yeux des étoiles, des sans-logis et des
nomades.
La place s'anime; la terrasse du café français
est emplie de fonctionnaires, de soldats et de tou-
ristes, tandis que, au hasard des emplacements les
plus propices, les marchands indigènes font leurs éta-
lages en plein air et sur le sol. Au centre, le jet d'eau
d'un abreuvoir qui, selon l'expression de Guillaumet,
« accroche le soleil comme les facettes d'un diamant » .
Guillaumet vécut, en effet, dans l'une des maisons
avoisinantes. Son balcon de bois donnait sur la place,
il aimait à s'y accouder, à regarder les femmes du
pays venant remplir à la fontaine leurs peaux de bouc
et leurs amphores; parfois, par la route de Djelfa, une
troupe de dromadaires faisait irruption sur la place.
C'est toujours le même spectacle et, en le contem-
plant, nous ne pouvons nous empêcher de songer à
ces lignes de la Bible : « Et il fit reposer les chameaux
sur leurs genoux, hors de la ville de Nacor, près d'un
puits d'eau, sur le soir, au temps que celles qui allaient
puiser de l'eau sortaient. .. Et Rébecca, fille de Bethuel,
sortit ayant sa cruche sur son épaule... »
Voici, à l'une dès extrémités de la place, au haut
d'une rampe bordée d'arbres, le quartier miUtaire : le
fort, construit sous la direction du futur général Fai-
dherbe, alors capitaine, et, au pied de la citadelle,
séparé d'elle par un petit bois, le cercle des officiers;
non loin, le jardin pubhc ou jardin de l'oasis, étour-
304 LA VILLE BLANCHE
dissant d'arômes, aux allées si correctement entre-
tenues qu'elles font songer à celles du square d'une
ville provinciale.
Voici, de l'autre côté de la place, la rue Rouville et
le quartier Israélite avec sa population primitive et
qui semble rejeter le voyageur bien des siècles en
arrière, au temps de Moïse. Les femmes, avec leurs
larges robes et leurs foulards aux couleurs éclatantes,
sont assises au seuil de leurs maisons, tandis que leurs
maris, dans des échoppes voisines, à l'ombre des
auvents, tiennent commerce d'orfèvrerie, d'étoffes ou
de banque.
Voici la rue Coume où sont des magasins arabes,
dont ceux de ces empailleurs qui savent conserver aux
ouranes et aux lézards les reflets métalliques de leurs
peaux.
Voici la rue Bosquet où se trouve la maison des
Ouled-NaVls. Jamais demeure ne fut plus étrange et
mal famée. Dans une enceinte de grands murs blancs,
autour d'une spacieuse cour rectangulaire, sont dis-
posées des chambres qu'habitent les prostituées, et ces
chambres, qu'un rideau seulement dérobe aux regards
du curieux, sont, sans la moindre recherche d'élégance
ou de confort, rarement meublées d'un lit. A peine,
un matelas, par terre, dans un coin, ou plus souvent
de simples nattes qui servent de couches d'amour et
de repos, un coffre pour les vêtements, un récipient
d'argile en guise de fourneau.
Les Ouled-Naïls vivent là, ayant la cour pour pro-
menade et, pour distraction, la salle enfumée et
obscure du café, qui est, à l'entrée, sur l'un des côtés
de leur maison.
Celle-ci s'anime, la nuit, d'un brouhaha fantasque;
DANS LES STEPPES D'aZUR 308
la cour, ouverte à tous les passants, n'a pour éclairage
que quelques misérables lanternes, mais il y a pour
clarté sans pareille le rayonnement d'argent de la lune
et des astres.
Tous ces chameliers arrivés sur la place Pein et que
Guillaumet avait contemplés buvant aux outres ruis-
selantes que leur tendaient les Bou-Saâdiennes, tous ces
nomades accourus du désert désolé, dans la riante
oasis, tous ces adultes des tribus sahariennes, tous ces
lazzaroni du Sud, tout l'Islam en quôte de luxure est là.
C'est l'innombrable caravansérail où l'homme en rut
saisit devant tous sa proie d'amour et l'entraîne der-
rière le rideau de la chambre. On se bouscule, on crie,
on se dispute, c'est le bouge où la bestialité de la na-
ture triomphe dans ses instincts déployés sans pudeur,
dans sa plus basse et crapuleuse vénalité.
Quand, devant tant de débauches, clignotent et se
ferment les yeux indignés de la lune et des étoiles, la
cour prend l'aspect le plus lugubre et les couples ont
Fair de fantômes, éperdus de folles concupiscences.
Est-ce l'endroit mystérieux des plus lubriques amours,
un coupe-gorge, la plus horrible et suprême étape dé-
moniaque que, jamais, Charles Baudelaire et Maurice
Rollinat ne purent même entrevoir pour leurs damnées,
plongeant au plus profond du gouffre?
Et, parmi ces hommes qui, pour l'accouplement bru-
tal, sont prêts à tout, même à tuer, les Ouled-Naïls au
diadème de soie, aux colhers de pièces d'or, aux bra-
celets d'argent, aux voiles éclatants, acceptent d'être
prises par le premier venu, offrant à tous le même
regard énigmatique, le même sourire figé de leurs
visages polychromes.
Elles sont, depuis Tenfance, habituées à l'abandon
20
306 LA VILLE BLANCHE
de leur corps entre les bras des hommes, et, hors
l'art de l'amour et de la danse, elles ignorent tout de
la vie. C'est ce qui fait que, malgré la dépravation de
leur être, elles conservent toujours une puérilité d'âme,
elles suivent leur destin, dociles au premier appel de
celui qui veut d'elles et puis, elles bavarderont, riront
entre elles, innocemment, comme si le vent du désert
avait entraîné avec lui jusqu'au souvenir des récentes
luxures.
Mais voici qu'on les appelle au café qui est à l'entrée
du bouge. Oh! ce Kahouat-ez-Zahou, ce « café de la
joie! » C'est une salle rectangulaire où flotte une clarté
douteuse, la fumée rend plus lourde encore l'atmos-
phère, les spectateurs s'entassent pêle-mêle sur les
bancs de bois, ils s'accroupissent, les genoux à hau-
teur du menton.
Une chaleur suffocante règne dans la salle; toutes les
odeurs, des plus raffinées aux plus vulgaires, du café,
du thé, de l'opium, de l'encens, du musc et aussi de la
sueur, s'amalgament on ne sait en quels violents
arômes d'étourdissement et de perversité, tandis qu'au
fond, sur une estrade, des joueurs de ghaïta et de
bendir, — sortes de hautbois et de tambourins basques,
— font entendre la plus étourdissante et stridente mu-
sique.
Les Ouled-Naïls arrivent, elles miment de lascives
évolutions, elles sont déjà, par la danse, les promet-
teuses du plaisir et de l'amour. Elles ont, tour à tour,
des pudeurs passionnées et de candides cynismes et
leur langage, c'est celui des seins qui se tendent, des
hanches qui se cambrent, des cuisses contractées, du
ventre secoué, la danse, à la fois impudique et sacrée,
tandis que les gestes gracieux des mains semblent par-
DANS LES STEPPES D'AZUR 307
semer dans l'air des fluides ensorceleurs et des incan-
tations de volupté.
L'ivresse est dans la salle, tous les cœurs sont de'fail-
lants et le péché d'amour se présente comme une
céleste fête d'annonciation, où sera la fin de toute
surexcitation et de tout accablement, de tout désir et
de toute folie. Déjà tous les visages se crispent dans
l'impatience de la caresse et du baiser. On dirait que
la fumée va éteindre, de ses voiles grisâtres et de plus
en plus épaissis, la flamme des (juinquets. On ne dis-
tingue presque plus rien, si ce n'est la tiare d'or des dan-
seuses et les yeux fascinés et brillants des spectateurs.
Tout autour, le désert étend sa solitude et son
silence, les palmiers de l'oasis semblent bercer leurs
bouquets verts dans un rêve sans fin, tout Bou-
Saâda dort sous la paix des étoiles.
Seul, le bouge, où sont les Ouled-Naïls, naïves en
même temps que perverses, pâmées comme des co-
lombes ou râlantes comme les torturées de la luxure,
s'énerve dans la stimulation de son opprobre et son
Kahouat-ez-Zahou, son café de la joie, avec ses mysté-
rieux clairs-obscurs, ses clients hallucinés d'amour et
ses danseuses étincelantes comme des idoles de vitrail,
prend le fantasque aspect d'un coftte des Mille et une
Nuits.
Mais le bouge lui-même tombe, à la fin, d'un som-
meil profond comme la mort, ses murs blancs ressem-
blent, maintenant, à des linceuls. Quel rêve on a vécu,
quelle vision dont le souvenir hante l'esprit comme
une ronde infernale 1
Nous levons les yeux : la lune brille comme un
ostensoir embrasé de mystiques flammes, le velours
bleu sombre du ciel est perlé de millions et de milhons
308 LA VILLE BLANCHE
d'astres, on dirait qu'il va pleuvoir des e'toiles sans
nombre. A la contemplation d'une telle beauté noc-
turne, le cœur s'empreint, malgré lui, d'on ne sait
quelle religieuse ferveur. C'est la grande sainteté de
la nuit saharienne, protectrice de l'oasis endormie sur
les terrasses.
On n'entend plus rien et si, parfois, les feuilles des
arbres frémissent à peine sous les baisers de la brise
attiédie, c'est comme si c'était le bruissement des ailes
de quelque ange attardé. Le lendemain, il nous sem-
blait, à cause de la maison mal famée des Ouled-Naïls,
avoir vécu le cauchemar de la débauche s'épanouis-
sant dans le cloître même du vice, et, à cause de la
pureté de la nuit saharienne, le rêve d'innocence
qu'Isaïe entrevoyait dans l'âme d'Emmanuel.
Bou-Saâda nous parut, ainsi, plus étrange et plus
charmante, la chère petite ville qui, malgré son lupa-
nar, ne peut pas perdre son caractère sacré. N'a-t-eile
pas, pour éternelle sanctification, ses marabouts,
comme celui de Saïd-ben-Ghachouk, sa koubba de
Sidi-Ben-Athia et celle de Sidi-Brahim-ben-Brahim où
viennent prêter serment ceux qu'une question d'in-
térêts divise? N'a-t-elle pas ses sept mosquées, comme
celles des Oulad-Attik et des Mouamines ?
Au bas de la mosquée des Oulad-Attik se trouve la
zaouïa, c'est-à-dire l'école; au premier étage, le mirab
ou lieu de la prière. De son sommet, l'on domine les
koubbas de Sidi-ben-Athia et de Sidi-Brahim-ben-Bra-
him et les gradins que, jusqu'à la palmeraie, forment
les terrasses. Autour d'ellf, sont les plus anciennes
maisons de la petite ville et l'Aïn-el-Ksar, à la fois
fontaine et hammam, rocher d'où coule une eau claire
et qu'on a recouvert d'une toiture.
Dans les sTË^PËs ê^azûr 3o9
La Djema-el-Nakhla ou du Palmier qui est à l'entrée
de la ville, dans le quartier des^ Mouamines, est de
restauration assez récente. Sur l'ordre d'un officier,
commandant supérieur du Cercle, et à l'indignation
des artistes qui ont fait de Bou-Saâda la cité des orien-
talistes, on a orné les piliers d'arabesques et d'inscrip-
tions coraniques, enlevant ainsi à la mosquée la blan-
cheur traditionnelle qu'elle doit avoir.
Nous montons sur la terrasse de la djema. D'un
côté, devant la ville, le Djebel-el-Bathen, et, derrière,
la montagne du Kerdada contre laquelle Bou-Saâda
s'appuie. Toute la riante oasis se découvre, ainsi que
la plaine du Hodna, et, par les temps très clairs, M'Sila
et les monts couronnés de neige qui la dominent.
Voici le spectacle d'or qu'offrent les dunes, et de
pourpre sanglante que suscitent les couchers du soleil.
A cette féerie du sable et de la lumière, on comprend
pourquoi Bou-Saâda est devenue la patrie d'élection de
tous les peintres qu'anime l'amour des intenses couleurs.
Là, tous les éclats sont crus, les tons très nets et
sans mélange, et, dans les ombres colorées, il semble,
ainsi que dans les tableaux d'Etienne Dinet, à qui Bou-
Saâda doit surtout son renom, que tous les visages
soient inondés on ne sait de quelle lueur phosphorique.
Pour qui a le culte de la nuance et du reflet, Bou-
Saâda a sa palmeraie et sa rivière. Des ruelles y con-
duisent, ce sont les plus étroits chemins qu'on puisse
voir et que, seul, le hasard a tracés; ils serpentent parmi
ces étranges amas de terre pétrie et séchée au soleil
que sont les habitations arabes. Toutes les maisons sont
closes et le passant longe les murs d'un pas silencieux
et rapide comme s'il avait hâte de laisser les ruelles
dans leur solitude habituelle.
310 LA VILLE BLANCHE
11 flotte une délicieuse pénombre, les carrefours, que
la clarté pénètre, brillent comme des tapis d'argent.
Là, parfois, quelques cris rieurs et très légers : ce sont
ceux des fillettes échappées du cloître que forme la
demeure maternelle et qui se plaisent à la liberté de la
ruelle.
Sur un des côtés de chaque chemin, la seguia, pri-
mitif et minuscule canal, grâce auquel l'eau, bruissante
comme des perles de cristal qui s'entre-choqueraient,
s'éparpille dans les jardins. Ceux-ci sont aussi, presque
toujours, en bordure des rues. Par-dessus les murs
grimpent des plantes, des fleurs se tendent comme
si d'invisibles mains les offraient aux passants, les
feuilles des arbres forment des voûtes sur les che-
mins, des senteurs s'exhalent dans la clarté ombreuse.
Près de l'oued, l'oasis se revêt de la splendeur d'un
merveilleux éden. Les milliers de palmiers de Bou-
Saàda semblent orner le ciel même de la dentelle de
leurs feuilles. Leurs troncs sont les colonnes élancées
d'un vaste temple. Grâce à leurs panaches verts, ils sont
comme l'espérance pour le nomade qui les aperçoit de
loin, dans le désert, car ils proclament qu'à leurs pieds
s'étend l'ombre secourable et coule l'eau vivifiante.
Voilà pourquoi le palmier est l'arbre divin se dres-
sant au milieu des océans de sable comme le salut et
comme la joie.
Sous les très hauts palmiers croissent des céréales
et des légumes, prospèrent des orangers dont les
fruits, d'après Sliman-ben-Ibrahim, sont les lampes
du jardin, « les mains du zéphir les agitent, en se
jouant, et c'est l'amour lui-même qui les a allumées de
ses feux », des pommiers, des figuiers, des abricotiers,
des bananiers, des grenadiers, toutes les plantes et
DANS LES STEPPES D'AZUR 311
tous les arbres, c'est-à-dire l'unique avoir des habi-
tants de ce pays.
La rivière est là qui baigne la palmeraie, elle est
venue des monts des Oulad-Naïl, elle a couru « sur
des grès rouges et des ardoises violettes », elle s'est
glissée entre des lauriers-roses « colorés comme une
chair de vierge » .
La mousse, les rosiers en fleurs, les lianes grim-
pantes, les cactus épineux enguirlandent les murs de la
palmeraie qui, sur un côté, courent le long de la rivière,
et aussi les escarpements des berges et les rocs qui
sont sur les deux rives; tout triomphe dans la sérénité
lumineuse et dans le silence de l'espace.
Pourquoi ce paysage, ensanglanté de pourpre par le
soleil, veiné d'ocre jaune par les endroits desséchés de
la rivière, patiné de vert par les arbres, endiamanté
par les eaux de l'oued, a-t-il, en même temps, dans la
gamme prestigieuse de ses teintes et de ses nuances,
dans la royauté de son décor, dans sa grandeur et sa
noblesse éblouissantes, une telle simplicité? C'est ici
que l'on comprend pourquoi la vraie beauté doit
triompher sans afl'ectation et sans complexité; il suffit
qu'elle ait pour elle l'impeccable harmonie.
Dans cette incomparable décoration de la nature, il
flotte une pénétrante et molle volupté. On voudrait,
éternellement, demeurer assis sur les bords de la
rivière, et, comme tout s'anime dans le rêve que l'on
fait de son idéal et de ses aspirations, on voudrait
aussi demeurer là, en la transparence infinie de
l'azur, dans la contemplation même de sa propre
méditation.
C'est que ce paysage tient de la féerie, de la
légende, du surnaturel, il est comme une toile
312 LA VILLE BLANCHE
peinte par les dieux pour l'inspiration des hommes.
Tout prend dans ce cadre incomparable la magnifi-
cence théâtrale, l'harmonie du maintien, l'attitude du
geste que les tragiques grecs concevaient pour leurs
décors et leurs héros : les groupes des enfants demi-
nus, jouant parmi les cailloux roses, et les Sahariens,
arrêtant sur ces bords leurs chameaux chargés de
baldaquins, et les longues théories des Bou-Saâdiennes
se glissant à travers les roches pour laver leur linge
ou la laine destinée au tissage.
Le soleil traîne son agonie à l'horizon, les oiseaux
ont tu leurs chants devant le mystère et le déclin du
jour, le vent même a cessé son murmure entre les
feuilles des arbres. Le silence est si grand que toutes
les choses semblent solennellement se recueillir; puis
tout à coup comme un chœur monotone et rauque, qui
se prolonge longtemps, le coassement des grenouilles
si nombreuses dans l'oued.
Le ciel a perdu les belles draperies roses que le
soleil mourant étendait devant lui, une cendre impal-
pable plane dans l'air, mais rien ne peut atténuer l'in-
time et profonde joie qui baigne notre âme. Nous
savons que le deuil de cet instant crépusculaire va
faire place au croissant de la lune, au sourire argenté
des étoiles, toute la nue sera illuminée. N'avons-nous
pas vécu, hier, la tendresse enivrante et le resplendis-
sement de la nuit saharienne?
Nous contemplons une dernière fois l'oued qui
s'endort, et, dans l'adieu de nos regards, nous
sentons que c'en est à jamais fait de la tranquillité
de notre esprit : toujours nous aurons la nostalgie
de la palmeraie et de la rivière, des ruelles ca-
pricieuses, des mosquées consolantes, des terrasses
Dans les steppes î)*Azuft m
et des jardins, de tout Bou-Saâda, la divine oasis.
Nous nous rappelons : tandis que nous nous appro-
chions d'elle, nos cœurs étaient transportés comme si
nous touchions à la terre promise. Notre exaltation
ne nous avait pas trompés. Après la mer de sable,
nous avons abordé au port bienheureux de la verdure
et de la lumière, nous avons vécu dans la félicité bou-
saâdienne; et, déjà, il ne nous reste plus que la pensée
de notre prochain départ, le regret de tous ces lieux.
Nous ne savions pas qu'en voulant la connaître
nous la trouverions si belle, si captivante, nous son-
gions à n'être que des passants, — et voici que nous
serons des exilés. Mais nous nous souviendrons d'elle :
ainsi, toujours, nous revivrons l'instant où notre âme
se fondit dans la sienne, où sa splendeur vivifia, de si
concrète et sublime façon, l'idée même C[ue nous nous
faisions de la pure beauté.
Maintenant, nous sourions de notre mélancolie : on
ne peut être triste après avoir vu et aimé Bou-Saâda.
Nous allons, demain, dans l'apothéose de la lumière,
quitter sa place bariolée, ses maisons de terre pétrie,
le temple qu'ont bâti ses palmiers et toute la poésie de
son oued; mais, heureux parmi tous les heureux, ceux
qui l'ont admirée, — et nous, notre admiration pour elle
fut sans bornes !
LA SAINTE ZAOUIA
De Bou-Saâda, la petite ville que renchantement
inonde de sa grâce et de son rayonnement, nous
fûmes à El-Hamel, la zaouïa toute de sainteté et de
prières.
314 LA VILLE BLANCHE
C'est toujours le désert que nous rencontrons sur
notre route. Nous passons devant le Djebel-Kerdada,
sur le chemin qui va à Djelfa, mais bientôt nous quit-
tons celui-ci, nous prenons à gauche et voici le plus
primitif et naïf des monuments : un cercle de pierres,
ramassées au hasard et, au milieu, un buisson d'ar-
bustes. C'est le mausolée d'un marabout. Celui-ci fit sa
dernière prière à cet endroit avant sa mort, cette
suprême dévotion rendit sacré ce coin de terre déser-
tique, le marabout y fut enseveli.
La route devient de plus en plus pierreuse, elle est
montante, impraticable, il faut quitter notre automo-
bile et aller à pied. Jamais chemin ne fut plus étrange
et plus charmant; les montagnes se dressent dans l'or-
gueil de leur désolation, le soleil les a brûlées, elles se
sont contractées; et, victimes du feu dévorateur, elles
s'érigent vers le ciel insensible, dans leur reproche de
granit et de terre inféconde. Leur caractère altier
donne à leurs lignes la même noblesse qu'ont les vieil-
lards musulmans drapés dans leur burnous.
Derrière nous, les mosquées de Bou-Saâda ont fondu
leur éclat immaculé dans un lointain bleuâtre, et
voici que, comme dans la cité chère aux orientalistes,
de délicieux jardins se découvrent au bord d'une
rivière. Il manque l'immense végétation et la palme-
raie de Bou-Saàda, mais il suffît que l'endroit soit
égayé de fleurs et d'arbres verts pour animer tout ce
paysage d'un charme inattendu. Nous franchissons le '
pont de la rivière, nous passons sous l'arc que forme
un rocher, et cet arc que la nature a capricieusement
jeté là, c'est l'entrée d'El-Hamel.
La zaouïa est perchée au sommet d'un mamelon;
elle se dresse à la fois citadelle et monastère, ayant,
DANS LES STEPPES D'AZUR 3i5
comme toile de fond, dans le décor immense du désert,
les contreforts d'un massif montagneux. L'endroit fut
choisi à merveille, mais il ne le fut, en ce pays légen-
daire qu'est l'Afrique du Nord, que par la volonté
divine.
C'était au quinzième siècle. Une bande de « Hameli »,
c'est-à-dire d'errants, sous la conduite de Sidi-Abd-er-
Rahman-ben-Aïoub, lasse du chemin parcouru sans
objet et craintive de son but incertain, décida de faire
halte en ce lieu. L'eau de l'oued faisait un miroir sou-
riant qui reflétait les lauriers-roses et la montagne, les
arbres offraient la fraîcheur de leur ombre.
Les errants voulurent remercier Dieu du repos qu'il
leur prodiguait ainsi. Sidi-Abd-er-Rahman-ben-Aïoub
planta son bâton au bord de l'oued, fit ses ablutions et,
comme ses compagnons, appuya pour la prière son
front contre le sol, mais lorsque les Hameli relevèrent
la tête, ils furent les témoins attendris de ce miracle :
des feuilles avaient poussé au bâton de leur chef!
C'était la céleste preuve de la fertilité de ce coin de
désert, c'était le signe évident qu'après avoir marché à
l'aventure sur la terre ensablée, il fallait se fixer dans
ce fortuné parage, — et les nomades lui donnèrent, en
souvenir de leurs misères, enfin passées, le nom de
ce qu'ils ne seraient plus jamais : El-Hamel, l'errant.
Aussi, lorsqu'en 1863, le descendant de Sidi-Abd-er-
Rahman-ben-Aïoub, Sidi-Mohammed-ben-Belkacem, de
la confrérie des Rahmania, voulut fonder sa zaouïa, il
ne put trouver site plus propice et plus heureux que
celui-là même que Dieu avait désigné à son ancêtre.
La zaouïa devint très rapidement prospère.
Nous montons le chemin chaotique; à droite, des
murs grisâtres et jaunes comme la terre qui servit à
m La ville êLaNcëë
les bâtir, et, derrière eux, des habitations, pieux gyné-
cées, et des jardins: à gauche, la vue de la montagne
et, le long de la route, le cimetière, car les morts ne
sont pas des absents.
C'est toujours l'étrange champ de tombes anonymes,
monticules de terre qu'enserrent quelques pierres, lieu
funèbre qu'on croirait abandonné, mais les ensevelis
qui dorment dans les bras du Prophète n'ont besoin
daucun vain ornement, ni de fleurs, ni de couronnes,
il suffît qu'ils soient étendus au pied même de la
sainte zaouïa.
Celle-ci domine dans ses constructions diverses :
maison à un étage, à la façade unie, aux quatre
fen(5tres munies de volets verts et dont la banalité
européenne étonne et chagrine dans ce paysage saha-
rien, mosquée aux corniches dentelées, aux gracieuses
et légères coupoles, et longue série des salles où sont
les dortoirs et les classes.
Une place s'encadre pittoresquement entre touteâ
ces bâtisses, elle est emprisonnée par des murs dont la
blancheur éblouissante aveugle, elle est noyée dans la
clarté dorée du jour; elle a, pour plafond, le ciel d'un
bleu intense; elle a, pour spectacle, Fimmensité attristée
dans sa nature indigente et rabougrie, çà et là, par
des buissons de lentisques et des touffes d'alfa; elle a,
pour la préparation extatique des fidèles entrant à la
mosquée, le silence infini qui déshabitue de la parole
et met l'homme en contact uniquement avec son âme.
Oh ! ce silence auquel les enfants lyiémes sont accoutu-
més, qui semble faire de chaque maison la plus mysté-
rieuse tombe et qui fait que l'hirondelle, effrayée par
le bruit de ses ailes, plane et s'enfuit dans l'élan de
son vol 1
DANS LES STEPPES D'AZUR 317
Nous entrons dans la mosquée, elle est de style tuni-
sien et ornée de mosaïques, mais surtout ce qui nous
intéresse, c'est la kabaria, c'est-à-dire cette sorte de
chapelle surmontée d'une coupole, ornée d'arcades,
aux murs peints en vert clair ou garnis de faïence,
qu'éclairent trois petites fenêtres aux vitres multico-
lores et qui contient les tombeaux des chefs de la
zaouïa.
Au seuil de la kabaria, de chaque côté, des ta-
bleaux. A gauche, le portrait du vénéré Mohammed-
ben-Belkassem; à droite, la reproduction de la mosquée
de la Mecque; de part et d'autre, des dessins de cou-
leurs, arabesques, enguirlandent des versets cora-
niques.
Les tombeaux sont les uns à côté des autres, en bois
finement sculptés, entourés et recouverts d'éclatantes
draperies. Là reposent notamment le fondateur de la
zaouïa, sa fille à qui il légua son pouvoir spirituel, la
marabouta Lella-Zineb et son neveu, successeur de
cette dernière, Si-Mohammed-ben-El-Hadj-Mohammed,
qui, sentant venir la fin, voulut rendre une dernière
visite au sanctuaire du chef de la confrérie des JElahma-
nia, auxOulad-Djellal, fut transporté malade à Alger et
qui tint à être ramené, presque agonisant, à El-Hamel,
où il expira le 9 mai 1913, près des tombeaux de ses
saints prédécesseurs.
Nous visitons la cour intérieure de la zaouïa, les
cuisines, les loges des tolbas, c'est-à-dire des étu-
diants, et nous nous rendons dans la salle de récep-
tion des étrangers, au premier étage de cette bâtisse
à façade unie, aux volets verts, dont la banalité euro-
péenne nous a attristés.
Nous la jugions profane dans ce décor saharien, la
318 LA VILLE BLANCHE
salle Test également : n'y a-t-il pas, au fond, un lit de
fer pour l'hôte de passage, et, sur la cheminée, une
pendule et des candélabres Louis XV, en bronze doré?
Suspendu à un mur et dans un cadre, sous verre, un
diplôme : celui d'officier d'académie, au nom du fonda-
teur de la zaouïa : « Si-Mohammed-ben-Belkassem, ma-
rabout d'El-Hamel, 5 avril 1896, E. Combes, ministre
de l'instruction pubhque. »
Ainsi, dans ce séjour de prière, de désintéressement,
de douceur si infinie que, pour les passants que nous
sommes, il semble, comme à ceux qui, avant nous,
passèrent, un rêve issu de notre imagination nostal-
gique, la civilisation pénètre par ses vains honneurs et
ses hochets ! Nous pensions cependant être si loin de
tout, dans cette retraite méditative, parmi ces hommes
et ces femmes d'une autre race et qui, de génération
en génération, se vouent à une existence si monacale
qu'on dirait une mort vivante malgré tout.
Nous ouvrons une fenêtre : le ciel, les montagnes,
l'espace désertique, tout est immuable, auguste et
solennel dans l'éternité des temps. Comme la zaouïa,
toute la terre semble, ici, plongée dans un pieux"
recueillement. Et partout et sans cesse, le silence, ce
silence si profond qu'il fait perdre jusqu'au souvenir
des agitations humaines, obsédant à la fin, parce que
son implacabilité cause une pénétrante et torturante
angoisse.
Mais, en ce lieu, parmi ces hommes aux lèvres
muettes, à l'âme repliée sur elle-même et s'ouvrant,
comme une offrande, pour Dieu et pour les infortunes
de leurs semblables, parmi ces femmes qu'on ne voit
jamais mais qu'on sent, comme des ombres, mou-
vantes dans leurs gynécées qu'elles ne quitteront,
DANS LES STEPPES D'AZUR 319
mortes, que pour une autre tombe, parmi cette soli-
tude, dans ce silence qu'entrecoupe seulement, par
céleste autorisation, la voix du muezzin invitant tous
les fils de la terre à la prière : « Il n'y a de Dieu que
Dieu et Mahomet est son prophète ! . . . Dieu est unique
et secourable!... » on éprouve la suprême tentation
d'une purification absolue, d'un retour, comme tous les
habitants de la zaouïa, à une antique et primitive
source de bonté, de candeur, de réconcihation humaine
et d'éternel amour.
La doctrine des Rahmania comporte d'agir toujours
avec désintéressement, de n'avoir ses actes inspirés ni
par la crainte des châtiments, ni par l'ambition d'ob-
tenir des récompenses, de se détacher des biens de ce
monde, de n'en prendre que ce qu'il faut pour couvrir
sa nudité, abriter son corps et apaiser sa faim, de ne
pas rendre le mal qu'on vous a fait, de se remettre
entre les mains de Dieu, de le louer, de penser à la
mort, cette pensée étant la base du renoncement.
Toute cette doctrine-là, ces montagnes que brûle une
flamme intérieure et que le soleil dévore, ces dunes de
sable s'érigeant dans le regret des mers absentes, ces
terres si tristes et si damnées qu'aucune larme de pluie
ne peut parvenir à effacer leur stérilité, ce ciel énig-
matique, ce silence obligeant, par sa profondeur et son
mystère, à la prière, tout la proclame, tout la crie,
tout ce décor, toute cette vie, jusqu'à la rivière avec
ses murmures d'oraison, jusqu'aux palmiers avec leurs
bercements de feuilles, jusqu'aux lauriers-roses avec
l'offrande pieuse de leurs fleurs, tout est fait, tout
s'anime pour elle.
Comme nous voudrions fondre notre âme dans la
tendresse éparse de ces choses! Nous goûterions la
^20 LA VILLE BLANCHE
paix, nous serions sans désirs! Comme les tumultes
qui se déchaînent parfois tels qu'un ouragan dans
notre esprit nous sembleraient puérils et vains, et notre
conscience aurait la pureté de cet air caressant, toute
la transparence de cet azur !
Briser avec son existence habituelle, tremper son
âme dans la sérénité, demeurer dans le demi-sommeil
de la pensée, juste assez pour laisser, dans la nuit,
disparaître les souvenirs d'hier et voir s'illuminer,
dans la naissance de l'aube, toutes les bontés, toutes
les énergies, toutes les noblesses, et se réveiller, se
redresser plus fort, plus sûr de soi-même, régénéré,
meilleur, voilà ce qu'offre la zaouïa d"El-Hamel.
Mais quelle tristesse de se sentir d'un autre âge,
d'un autre sang, d'une autre race, d'être profondément
étranger à ce saint lieu, d'être rebelle à toute foi,
réfractaire à tout mysticisme! Nous .gardons notre
pauvre nature avec ses élans, ses agitations, son
amour des grandes villes. Hélas 1 nous n'avons pas la
sublimité pieuse, nécessaire au renoncement de nous-
mêmes, pour le dépouillement de notre personnalité,
pour la résurrection dans un esprit agrandi par la
beauté, le calme et l'absolu .même de l'infini! Mais de
nous avoir permis d'entrevoir et de comprendre que
cela était possible pour d'autres hommes, nous sommes
reconnaissants à la zaouïa si tendre et si rose au cou-
cher du soleil.
Comme nous la quittons, un vieillard, que toujours
pourchassa la misère et que la zaouïa recueilht sans
même lui demander d'où il venait, arrache du creux
du rocher une pauvre petite tige et nous en fait pré-
sent. C'est du thym sauvage, seule offrande possible
d^ns ce désert inculte, c'est le don d'un mendiant 1
DANS LES STEPPES D'AZUR 321
La pauvre petite tige a des senteurs très pénétrantes :
il nous semble que c'est toute la zaouïa que nous res-
pirons dans la douceur de sa vie monacale et de son
humilité devant Dieu. Longtemps, son parfum nous
troubla, tandis que, déjà, El-Hamel avait disparu
dans les montagnes. Et le souvenir d'El-Hamel était si
palpitant en nous que nous ne savions plus si c'était
la pauvre petite tige ou la zaouïa qui nous poursuivait
ainsi du parfum de son âme.
FIN
21
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
A Paulette Mélia i
I. — VERS LA VILLE BLANCHE
La leçon de la presqu'île de Sidi-Ferrugh 1
Ou l'empereur Charles-Quint fut battu 19
IL — LA CASBAH FASCINATRICE
L'aire d'un vautour 28
Le quartier de la débauche et de la sainteté 34
m. — LA VILLE BLANCHE
Le triomphe d'Alger 55
Du croissant a la croix 60
De la MOSQUEE GRACIEUSE AU LYCÉE GLORIEUX 76
Dans l'aspect du premier Alger 90
Le balcon de la Méditerranée 109
Du jardin aux coteaux 121
A LA GLOIRE d'Alger 131
IV. — LA RÉSURRECTION DE L'ANTIQUITÉ
Un SECRET DE LA MORT 138
La COLLINE DES TEMPLES 147
La ville fastueuse d'un grand roi. 155
Vers un plateau d'air pur 169
324 LA VILLE BLANCHE
Pages.
V. — DU SOLEIL ET DES ARBRES
De la cité en plaine a la cité en l'air 182
a la forêt des cèdres 188
VI. — VERS LES MONTS HÉROÏQUES
DE LA GRANDE KABYLIE
Le LITTORAL DE RUINES ET DE VERDURE 195
Le CHEMIN DE LA GLOIRE 205
Le plus FÉERIQUE SPECTACLE 219
VII. — A LA GLOIRE DES COLONS D'ALGÉRIE
La RÉSURRECTION DE LA MlTIDJA 228
La merveilleuse histoire de la colonisation 235
VIII. — ICI FUT LE JARDIN DES HESPÈRIDES
La petite rose 239
Les gorges et les crêtes 260
IX. — LES DANSEUSES POLYCHROMES
ET LE MIRAGE
Le ksar de volupté 268
La danse dans les cafés maures de nuit 275
Le magique rappel de l'eau 280
X. — DANS LES STEPPES D'AZUR
La révélation d'un beau pays 287
La cité promise 298
La sainte zaouïa 313
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