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Full text of "Vingt ans après"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/vingtansaprs03duma 


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Un  franc  le  volume 

NOUVELLE  COLLECTION   MICHEL  LÉVY 

1   FR.  25   C-   PAR    LA    POSTE 

ALEXANDRE   DUMAS 

—   OEUVRES    COMPLÈTES   — 


VINGT  ANS 

APRÈS 


m 


NOUVELLE    EDITION 


CALMANN  LEVY,   EDITEUR 
ANCIENNE  MAISON   MICHEL  LÉVY  FRÈRES 

RDE    AOBBR,    3,    ET    BOULEVARD     DES    ITALIENS,    15 
A     LA    LIBRAIIOE    NOCVELLE 


ŒUVRES   COMPLÈTES 

D'ALEXANDRE   DUMAB 


TINGT  ANS  APRÈS 
3IÎ 


OEUVRES   COMPLÈTES  D'ALEXANDRE  DUMAS 

PDBUÉES  DASS  LA  COLLECTIOK  MICHEL  LÉVY 


Acte i 

Amaary 1 

Ange  Pitou î 

Ascacio 2 

Une  Aventure  d'amour,  i 
ATenturesdeJohn  Davys2 

Les  Baleiniers î 

Le  Bâtard  de  Mauléon.  3 

Black 1 

Les  Blancs  et  les  Bleus.  3 
La  Bouillie  de  la   cona- 

tesse  Berthe 1 

La  Boule  de  neige ) 

Brift-à-Brac i 

Un  Cadet  de  famille..  3 
Le  Capitaine  Pamphile.  1 

Le  Capitaine  Paul 1 

Le  Capitaine  Rhino...  1 
Le  Capitaine  Richard.,  i 

Catherine  Blum 1 

Causeries 2 

Cécile i 

Charles  le  Téméraire..  2 
Le  Chasseur  de  sauva- 
gine   1 

Le  Château  d'Eppstoin.  2 
Le  Chev.  d'Harmental..  2 
Le  Chevalier  de  Maison- 
Rouge 2 

Le  Collier  de  la  reine..  3 

La  Colombe 1 

Les    Compagnons     de 

Jéhu 3 

Le    comte    de    Monte- 
Cristo  6 

LaComtessedeCharny.  6 
La  Comtesse  de  Salis- 

bury 2 

Les  {Confessions   de   la 

marquise 2 

Conscience  l'Innocent. .  2 
Création  et  Rédemption  : 

—  Le    Docteur  mysté- 
rieu.T 2 

—  La  Fille  du  marquis.  2 
La  Damede  Monsoreau.  3 
La  Dame  de  volupté...  2 

Les  Deux  Diane 2 

Les  Deux  Reines 2 

Diea  dispose 2 

Les  Drames  galants.  — 

,  La  marquise  d'Esco- 

man 2 

Le   Drame  de   Quatre- 

Vingt-Treize 3 

Les  Drames  de  la  mer.  I 

Emma  Lyonna 5 

La  Femme  au  collier  de 
felours i 


Fernande 

Une  Fille  du  régent... 
Filles  ,      Loreties      et 

Courtisanes 

Le  Fils  du  forçat 

Les  Frères  corses  

Gabriel  Lambert 

Les  Garibaldiens 

Gaule  et  France 

Georges 

Gil  Blas  en  Californie. 
Les  Grands  Hommes  en 

robe    de    chambre    : 

—  César 

—  Henri  IV  ,  Riche- 
lieu, Louis  XIII 

La  Guerre  des  femmes. 
Histoire      d'un     casse- 

noiselte 

L'Homme  aux  contes.. 
Les  Hommes  de  fer... 

L'Horoscope 

L'Ile  de  feu 

Impressions  de  voyage  : 

—  Une  année    à   Flo- 

rence  

—  L'Arabie  Heureuse.. 

—  Les  Bords  du  Rhiu. 

—  Le  Capitaine  Arena. 

—  Le  Caucase 

—  Le  Corricolo 

—  Le      Midi      de      la 

France 

—  De  Paris  à  Cadix. . . 

—  Quinze  jours  au 
Sinaî 

—  En  Russie 

—  En  Suisse 

—  Le  Speronare 

—  La  Villa  Palmieri... 

—  Le  Véloce 

Ingénue 

Isaac  Laquedem 

Isabel  de  Bavière 

Italiens  et  Flamands... 
Ivanhoe      de      Walter 

Scott  (trad.) 

Jacques  Ortis 

Jacquot  sans   oreilles.. 

Jane 

Jehane  la  Pucelle 

Louis  X IV  et  son  Siècle . 

Louis  XV  et  sa  Cour.. . 

Louis  XVI  et  la  Révo- 
lution  

Les  Louves  de  Mache- 
coul 

Madame  de  Chamblay. 


La  Maison  de  g^ace....  1 

Le  Maître  d'armes 1 

Les  Mariages   du  père 
Olifus 1 

Les  Médicis 1 

.Mes  Mémoires 10 

Mémoires  de  Garibaldi.  3 

Mémoires  d'une  aveugle  2 

Mém.  d'un  médecin  : 
J.  Balsamo S 

Le  Meneur  de  loups...  1 

Les  Mille   et  un   Fan- 
tômes   

Les  Mohicans  de  Paris. 

Les  Morts  vont  vite... 

Napoléon 

Une  Nuit  à  Florence  . . 

Olympe  de  Clèves 

Le  Page  du  duc  de  Sa- 
voie   

Parisiens  et  Provinciaux 

Le  Pasteur  d'Ashbourn . 

Pauline  et  Pascal  Bruno 

Un  Pays  inconnu 

Le  Père  Gigogne 

Le  Père  la  Kuine 

Le  Prince  des  Voleurs. 

La  Princesse  de  Monaco 

La  PriQce3se  Flora.... 

Les  Quarante  Ci.nq.j,.. 

Propos    d'art    et    de 
cuisine • 

La  Régence 

La  Reine  Margot 

Robin  Hood  le  Proscrit. 

La  Roule  de  Varennes. 

Le  Salleador 

Salvator  (suite  et  fin  des 
Mohicans  de  Paris). 

La  San-  Felice 

Souvenirs  d'Antony.... 

■Souvenirs  d'une  favorite. 

Les  Stuarts 

Sultanetta 

Sylvandire 

La  Terreur  prussienne, 

Le    Testament    de   M, 
Chauvelin 

Théâtre  complet 

Trois  Maîtres 

Les     Trois     Mousque- 
taires  

Le  Trou  de  l'Enfer... 

La  Tulipe  noire 

Le  Vie  de  Bragelonne. 

La  Vie  au  désert 

Une  Vie  d'artiste. .... 

Vingt  Ans  après 


PARIS.  —  IMP.   p.    MOUILLOT,    13-15,  QtJAI  VOLTAIRE.   —    2310S. 


VINGT  ANS 

APRÈS 

SUITE   DES   TROIS    MOUSQUETAIRES 

PAR 

ALEXANDRE    DUMAS 

III 

NOUVBLLE     ÉDITION 


PARIS 

CALMANN   LÉVY,   ÉDITEUR 

ANCIENNE    MAISON    MICHEL   LÉVY    FRÈRES 

3,    HUE    AUBER,    3 

1882 
Droits  de  reproduction  et  de  traduction  réserrls 


VINGT  ANS 

APRÈS 


SALCT   A  LA   MAJESTÉ   TOMBÉE. 

À  mesure  qu'ils  approchaieut  de  la  maison,  dos  tupu^a 
voyaient  la  terre  écorchée  corarae  si  une  troupe  considéraLMu 
de  cavaliers  les  eût  précédés;  devant  la  porte  les  traces 
étaient  encore  plus  visibles;  cette  troupe,  quelle  qu'elle  fût, 
avait  fait  là  une  halte. 

—  Pardieu  1  dit  d'Artagnan,  la  chose  est  claire,  le  roi  et  son 
escorte  ont  passé  par  ici. 

—  Diable!  ditPorthos,  en  ce  cas  ils  auront  tout  dévoré. 

—  Bah  !  dit  d'Artagnan,  ils  auront  bien  laissé  une  poule. 
Et  il  sauta  à  bas  de  son  cheval  et  frappa  à  la  porte  ;  mais 

personne  ne  répondit. 

D  poussa  la  porte  qui  n'était  pas  fermée,  el  vit  que  la  pre- 
mière chambre  était  vide  et  déserte. 

—  Eh  bien  ?  demanda  Porthos. 

—  Je  ne  vois  personne,  dit  d'Artagnan.  Ah!  ahl 

—  Quoi? 

—  Du  sang! 

A  ce  mot,  les  trois  amis  sautèrent  a  bas  de  leurs  chevaux 

et  entrèrent  dans  la  première  chambre;  mais  d'Artagnan 

avait  déjà  poussé  la  porte  de  la  seconde,  et  à  l'expression  de 

son  visage,  il  étaU  clair  qu'il  y  voyait  quelque  objet  exiraci- 

iimaire. 

T.  ni.  4 


VINGT  ANS  APKÈS. 

le?  trois  amis  s'approchèrent  et  aperçurent  un  liArmne 
rncore  jeune  élenda  à  terre  et  baigné  dans  une  raare  de  saug. 

On  voyait  qu'il  avait  voulu  gagner  son  lit,  mais  il  n'enavsit 
pas  eu  la  force,  il  était  tombé  auparavant. 

Athos  fui  le  premier  qui  se  rapprocha  de  ce  malheureux  : 
il  avait  cru  lui  voir  faire  un  mouvement. 

—  Eh  bien?  demanda  d'Artagnan. 

—  Eh  bien  1  dit  Atlios,  s'il  est  mort,  il  n'y  a  pas  long- 
temps, car  il  est  chaud  encore.  Mais  non,  son  cœur  bat.  Eh  ! 
inon  arail 

Le  blessé  poussa  un  soupir  ;  d'Artagnan  prit  de  l'eau  dans 
ie  creux  de  sa  main  et  la  lui  jeta  au  visage. 

L'homme  rouvrit  les  yeux,  fit  un  mouvement  pour  relever 
Si  télé  et  retomba. 

Athos  alors  essaya  de  la  lui  porter  sur  son  genou,  mais  il 
s'aperçut  que  la  blessure  était  un  peu  au-dessus  du  cerve- 
let et  lui  fendait  le  crâne  ;  le  sang  s'en  échappait  avec  abon- 
dance. 

Aramis  trempa  une  serviette  dans  l'eau  et  l'appliqua  sai 
la  plaie;  la  fraîcheur  rappela  le  blessé  à  lui,  il  rouvrit  une 
seconde  fois  les  yeux. 

II  regarda  avec  étonnement  ces  hommes  qui  paraissaient 
le  plaindre,  et  qui,  autant  qu'il  était  en  leur  pouvoir,  es- 
sayaient de  lui  porter  secours. 

—  Vous  êtes  avec  des  amis,  dit  Athos  en  anglais,  rassurez- 
vous  donc,  et,  si  vous  en  avca  la  force,  racontez-nous  ce 
qui  est  arrivé. 

—  Le  roi,  murmura  le  blessé,  le  roi  est  prisonnier. 

—  Vous  l'avez  vu?  demanda  Aramis  dans  la  même  langue. 
L'homme  ne  répondit  pas. 

—  Soyez  tranquille,  reprit  Athos,  nous  sommes  de  fidèles 
serviteur?  de  Sa  Majesté. 

—  Est-ce  vrai  ce  que  vous  me  dites-là?  demanda  le  blessé. 

—  Sur  notre  honneur  de  gentilshommes. 

—  Alor»  je  puis  donc  vous  dire? 

—  Dites. 

—  Je  suis  le  frère  de  Parry,  le  valet  de  chambre  dô  Sa 
Majesté. 

At^î«s  et  Aramis  se  rappelèrent  aue  c'était  de  ce  noai  que 


"VINGT  ANS  APRES.  3 

de  Winter  avait  appelé  le  laquais  qu'ils  avaient  trouvé  daas 
le  corridor  de  la  lente  royale. 

—  Nous  le  coimaissons,  dit  Alhos;  il  ne  quittait  jamais  la 
roi! 

—  Oui,  e'esx  cela,  dit  le  blessé.  Eh  bien  !  voyant  le  roi 
pris,  il  songea  à  moi  ;  on  passait  devant  la  maison,  il  de- 
manda au  nom  du  roi  qu'on  s'y  arrêtât.  La  deniamie  fut  ac- 
cordée. Le  roi,  disait-on,  avait  faim;  ou  le  lit  entrer  dans  la 
chambre  où  je  suis,  afin  qu'il  y  piii  sou  relias,  et  l'on  plaça 
des  sentinelles  aux  portes  et  aux  fenêtres.  Parry  connaissait 
cette  chambre,  car  plusieurs  fois,  taudis  que  Sa  Majesté  était 
à  Newcastle,  il  était  venu  me  voir.  H  savait  que  dans  celle 

hambre  il  y  avait  une  trappe,  que  celle  trappe  conduisait  à 
la  cave,  et  que  de  celle  cave  on  pouvait  gagner  le  verger.  11 
me  fit  un  signe.  Je  le  compris.  Mais  sans  douie  ce  signe  fut 
intercepté  par  les  gardiens  du  roi  et  les  mit  en  défiance. 
Ignorant  qu'on  se  doutait  de  quelque  chose,  je  n'eus  plus 
qu'un  désir,  celui  de  sauver  Sa  Majesté.  Je  fis  donc  semblant 
de  sortir  pour  aller  clierch'îr  du  bois,  en  pensant  qu'il  n'y 
avait  pas  de  temps  à  perdre.  J'entrai  dans  le  passage  souter- 
rain qui  conduisait  à  la  cave  à  laquelle  celte  trappe  corres- 
pondait. Je  levai  la  planche  avec  ma  lête;  et  tandis  que  Parry 
poussait  doucement  le  verrou  de  la  poTie,  je  fis  signe  au  roi 
de  me  suivre.  Hélas!  il  ne  le  voulait  pas;  on  eùi  dit  que 
celte  fuite  lui  répugnait.  Mais  Parry  joignit  les  mains  en  le 
suppliant;  je  l'implorai  aussi  de  mon  côté  pour  qu'il  ne  pe*" 
dit  pas  une  pareille  occasion.  Enfin  il  se  décida  à  me  suivre. 
Je  marchai  devant  par  bonheur  ;  le  roi  venait  à  quelques  pas 
derrière  moi,  lorsque  tout  à  coup,  dans  le  passage  souter- 
rain, je  vis  se  dresser  comme  une  grande  ombre.  Je  voulus 
crier  pour  avertir  le  roi,  mais  je  n'en  eus  pas  le  temps.  Ja 
sentis  un  coup  comme  si  la  maison  s'écroulait  sur  ma  tôle, 
et  je  tombai  évanoui, 

—  Bon  et  loyal  Anglais!  fidèle  serviteur!  dll  Alhos. 

—  Quand  je  revins  à  moi,  j'élais  étendu  a  la  même  plaça 
îe  me  traiuai  jusque  dans  la  cour  :  le  roi  et  sou  escorta 
étaient  partis.  Je  mis  une  heure  peut-être  à  venir  de  la  cour 
ici;  mais  les  forces  me  manquèrent,  et  je  m'évanouis  pour 
la  seconde  luis. 


k  VINGT  ANS  APRES. 

—  Et  à  celle  heure,  commeat  vous  senlez-voust 

—  Bien  mal,  dit  ie  blessé. 

—  l'uuvoDS-nous  quelque  chose  pour  vous?  demanda 
Altios. 

—  Aidez-moi  à  me  mellre  sur  le  lit;  cela  me  soulagera,  il 
uie  semijie. 

—  Aurez-vous  quelqu'un  qui  vous  porte  secours? 

—  Ma  femme  est  à  Durham,  et  va  revenir  d'un  moment  à 
l'autre.  Mais  vous-mêmes,  n'avez-vous  besoin  de  rien,  ne 
désirez-vous  rien? 

—  Nous  étions  venus  dans  l'intention  de  vous  demander  à 
manger. 

—  Hélas!  ils  ont  tout  pris,  il  ne  reste  pas  un  morceau  de 
pain  dans  la  maison. 

—  Vous  entendez,  d'Artagnan?  dit  Athos,  il  nous  faut  aller 
t'Dercher  notre  diner  ailleurs. 

—  Cela  m'est  bien  égal,  maintenant,  dit  d'Artagnan;  je  n'ai 
plus  faiai. 

—  Ma  foi,  ni  moi  non  plus,  dit  Porthos. 

Et  ils  transporlèrent  l'homme  sur  son  lit.  On  flt  venir  Gri- 
maud,  qui  pansa  sa  blessure.  Grimaud  avait,  au  service  des 
quatre  amis,  eu  tant  de  fois  l'occasion  de  faire  de  la  charpie 
et  des  compresses,  qu'il  avait  pris  une  certaine  teinte  de 
chirurgie. 

Pendant  ce  temps  les  fugitifs  étaient  revenus  dans  la  pre- 
mière chambre  et  tenaient  conseil. 

—  Maintenant,  dit  Aramis,  nous  savons  a  quoi  nous  er 
tenir  ;  c'est  bien  le  roi  et  son  escorte  qui  sont  passés  par  ici 
ii  faut  prendre  du  côté  opposé.  Est-ce  votre  avis,  Aibos? 

Athos  ne  répondit  pas,  il  réfléchissait. 

—  Oui,  dit  Porthos,  prenons  du  côté  opposé.  Si  nous  sui- 
vons l'escorte,  nous  trouverons  tout  dévoré  et  nous  finirons 
par  mourir  de  faim  :  quel  maudit  pays  que  cette  Angleterre! 
c'est  la  preniièie  fois  que  j'aurai  manqué  à  diner.  Le  dîner 
est  mon  meilleur  repas,  à  moi. 

—  Que  peusez-vous,  d'Artagnan?  dit  Athos,  ètes-vous  de 
l'avis  d'Aïainis? 

—  Non  point,  dit  d' \rtagnan,  je  suis  au  conlrair-2  de  l'avis 
tout  opposé. 


—  Commi'al!  vous  voulez  suivre  l'escorte?  dil  Portlios 
•'llVayé. 

—  Non,  tuais  faire  route  avec  elle. 
Les  yeux  d'AiliOS  brillèrent  de  joie. 

—  Faire  roule  avec  l'escorte!  s'écria  Aramis. 

—  Laissez  dire  d'Arta^nan,  vous  savez  que  c'est  l'homme 
îiax  bons  conseils,  dil  Allios. 

—  Sans  doute,  dit  d'Artagnan,  il  faut  aller  où  l'on  db  nous 
rlicrchera  pas.  Or,  on  se  gardera  bien  de  nous  chercher  parmi 
les  puritains;  allons  donc  parmi  les  puritains. 

—  Bien,  ami,  bien  I  excellent  conseil,  dit  Alhos,  j'allais  le 
donner  quand  vous  m'avez  devancé. 

—  C'est  donc  aussi  votre  avis?  demanda  Aramis. 

—  Oui.  On  croira  que  nous  voulons  quitter  l'Angleterre, 
on  nous  cherchera  dans  les  ports;  pendant  ce  temps  nous 
arriverons  à  Londres  avec  le  roi  ;  une  fois  à  Londres,  nous 
sommes  introuvables;  au  milieu  d'un  million  d'hommes,  il 
n'est  pas  difDcilede  se  cacher  :  sans  compter,  coniinua  Athos 
en  jetant  un  regard  à  Aramis,  les  chances  que  nous  offre  ce 
voyage. 

—  Oui,  dil  Aramis,  je  comprends. 

—  Moi  je  ne  comprends  pas,  dit  Porthos,  mais  n'importe; 
puisque  cet  avis  est  à  la  fois  celui  de  d'Artagnan  et  d'Athos, 
ce  doit  être  le  meilleur. 

—  Mais,  dit  Aramis,  ne  paraîtrons-nous  point  suspects  au 
colonel  Harrison  ? 

—  Eh!  mordiouxl  dit  d'Artagnan,  c'est  justement  sur  lui 
que  je  compte;  le  colonel  Harrison  est  de  nos  amis;  nous 
l'avons  vu  deux  fois  chez  le  général  Cromwell;  il  sait  que 
nous  lui  avons  été  envoyés  de  France  par  mons  Mazarini  :  il 
nous  regardera  comme  des  frères.  D'ailleurs,  n'est-ce  pas  le 
fils  d'un  boucher?  Oui,  n'est  ce  pas?  Eh  bien!  Porthos  lui 
montrera  comment  on  assomme  un  bœuf  d'un  coup  de  poing, 
et  moi  comment  on  renverse  un  taureau  en  le  prenant  par 
les  cornes;  cela  captera  sa  conûance. 

Athos  sourit. 

—  Vous  êtes  le  meilleur  compagnon  que  je  connaisse, 
fl'Artognan,  dit-il  en  tendant  la  main  au  Gascon,  et  je  suis 
bien  heureux  de  vous  avoir  reircu' é,  mon  cher  tîls. 


0  VINGT  ANS  APRIlS. 

Céî.iiî,  comme  on  le  sait,  le  nom  qu'Alhos  donnait  à  d'Ar- 
lagnan  d;ins  ses  grandes  effusions  de  coeur. 

En  ce  moment  Grimaud  sortit  de  la  chambre.  Le  blesse 
était  pansé  et  se  trouvait  mieux. 

Les  quatre  amis  prirent  congé  de  lui  et  lui  demandèrent 
s'il  n'avait  pas  quelque  commission  à  leur  donner  pour  son 
frère. 

—  Dites-lui,  répondit  le  brave  homme,  qu'il  fasse  savoir 
au  roi  qu'ils  ne  m'ont  pas  tué  tout  à  fait;  si  peu  que  je  sois, 
je  suis  sûr  que  Sa  Majesté  me  regrette  et  se  reproche  ma 
mort. 

—  Soyez  tranquille,  dit  d'Artagnan,  il  le  saura  avant  ce  soir. 
La  petite  troupe  se  remit  en  marche;  il  n'y  avait  point  à 

-p  tromper  de  chemin;  celui  qu'elle  voulait  suivre  était  visi- 
blement tracé  à  travers  la  plaine. 

Au  bout  de  deux  heures  de  marche  silencieuse,  d'Arta- 
gnan, qui  tenait  la  tête,  s'arrêta  au  tournant  d'un  chemin. 

—  Ah  !  ah!  dit-il,  voici  nos  gens. 

En  effet,  une  troupe  considérable  de  cavaliers  apparaissait 
à  une  demi-lieue  de  là  environ. 

—  Mes  cliers  amis,  dit  d'Artagnan,  donnez  vos  épées  à 
M.  Mouston,  qui  vous  les  remettra  en  temps  et  lieu,  et  n'ou- 
bliez point  que  vous  êtes  nos  prisonniers. 

Puis  on  mit  au  trot  les  chevaux  qui  commençaient  à  se  fa- 
tiguer, et  l'on  eut  bieniôl  rejoint  l'escorio. 

Le  roi,  placé  en  tête,  entouré  d'une  partie  du  régiment  du 
colonel  Harrison,  cheminait  impassible,  toujours  digne  et 
avec  une  sorte  de  bonne  volonté. 

En  apercevant  Alhos  et  Aramis,  auxquels  on  ne  lui  avait 
pas  même  laissé  le  temps  de  dire  adieu,  et  en  lisant  dans  les 
regards  de  ces  deux  gentilshommes  qu'il  avait  encore  des 
arnis  à  quelques  pas  de  lui,  quoiqu'il  crût  ces  amis  prison- 
niers, une  rougeur  de  plaisir  monta  aux  joues  pâlies  du  roi. 

D'Artagnan  gagna  la  tête  de  la  colonne,  et,  laissant  ses 
jmis  sous  la  garde  de  Porthos,  il  alla  droit  à  Harrison,  qui 
le  reconnut  effectivement  pour  l'avoir  vu  ciiez  Cromwell,  et 
qui  l'accueillit  aussi  poliment  qu'un  homme  de  cette  condi- 
tion et  de  ce  caractère  pouvait  accueillir  quelqu'un.  Cequ'(\- 


VINGT  ANS  APRÈS.  7 

vaiî  prévu  d'Aitagnan  arriva  :  le  colonel  n'avait  et  na  pou- 
vait avoir  aucun  soupçon. 

On  s'anôia  :  c'éiait  à  cette  halte  que  devait  àîner  la  ro;. 
Seulemeui  celle  fois  les  précautions  furent  prise?  pourquoi! 
ne  tentât  pas  de  s'éclKipper.  Dans  la  grande  chambre  de  TfaA- 
tellerie,  une  petite  table  fut  placée  pour  lui,  et  une  graniii' 
lable  pour  (es  officiers. 

—  Diner-vous  avec  moi?  demanda  Harrison  à  d'Artagnan 

—  Diable!  dit  d'Artagnan,  cela  me  ferait  grand  plaisir 
mais  j'ai  mon  compaj;non,  M.  du  Vallon,  et  mes  deux  pri- 
sonniers que  je  ne  puis  quitter  et  qui  encombreraient  votrr 
table.  Mais  faisons  mieux  :  faites  dresser  une  table  dans  nn 
coin,  et  envoyez-nous  ce  que  bon  vous  semblera  de  la  vôtrf^: 
car  sans  cela  nous  courrons  grand  risque  de  mourir  de  faim. 
Ce  sera  toujours  dîner  ensemble,  puisque  nous  dîneroiis 
dans  la  même  chambre. 

—  Soit,  dit  Harrison. 

La  chose  fut  arrangpe  comme  le  désirait  d'Artagnaa»  t't 
lorsqu'il  revint  près  du  colonel  il  trouva  le  roi  déjà  assis  à 
sa  petite  table  et  servi  par  Parry,  Harrison  et  ses  officiers 
ittablés  en  communauté,  et  dans  un  coin  les  piaces  réser- 
vées pour  lui  et  ses  compagnons. 

La  table  à  laquelle  élaieni  assis  les  officiers  puritains  était 
ronde,  et,  soit  par  hasard ,  soit  grossier  calcul, Harrison  tuar- 
nait  le  dos  au  roi. 

Le  roi  vil  eutrer  les  quatre  gentilshommes,  mais  il  ne  pa- 
rut faire  aucune  attention  à  eux. 

Ils  allèrent  s'asseoir  à  la  table  qui  leur  était  réservée  et  se 
placèrent  pour  ne  tourner  le  dos  à  personne.  Us  avaient  eu 
face  d'eux  la  table  des  officiers  et  celle  du  roi. 

Harrison,  pour  taire  honneur  à  ses  hôtes,  leur  envoyai; 
les  meilleurs  plats  de  sa  table;  malheureusement  pour  le? 
quatre  amis,  io  vin  manquait.  La  chose  paraissaii  complète' 
ment  iniHITéreule  à  Aihos,  mais  d'Artagnan,  Porlhos  p{ 
Aramis  laisaienl  la  grimace  chaque  fois  qu'il  leur  fallaitavaîeî 
ia  bière,  cette  boisson  puritaine. 

—  Ma  foi,  colonel,  dit  d'Artagnan,  nous  vous  sommes  bfoo 
reconnaissants  de  votre  gracieuse  invitation,  car,  sans  vous, 
aoas  courions  le  risque  de  nous  passer  de  diner,  comnai' 


8  VLNGT  ANS  APRÈS. 

nous  nous  sommes  passés  de  déjeuner;  et  voilà  mon  ami , 
M.  du  Vallon  ,  qui  partage  ma  reconnaissance,  car  il  avait 
grand' faim. 

—  J'ai  faim  encore,  dit  Porlhos  en  saluant  le  colonel 
Harrison. 

—  Et  comment  ce  grave  événement  vous  est-il  donc  ar- 
rivé, de  vous  passer  do  déjeuner?  demanda  le  colonel  en 
riant. 

—  Par  une  raison  bien  simple,  colonel,  dit  d'Artagnan. 
J'avais  hâte  de  vous  rejoindre,  et,  pour  arriver  à  ce  résultat, 
J'avais  pris  la  même  route  que  vous,  ce  que  n'aurait  pas  dû 
faire  un  vieus  fourrier  comme  moi,  qui  dois  savoir  que  là  où 
a  uassé  un  bon  et  brave  régiment  comme  le  vôtre,  il  ne  reste 
rien  à  glaner.  Aussi,  vous  comprenez  notre  déception  lors- 
qu'au arrivant  à  une  jolie  petite  maison  située  à  la  lisière 
d'un  bois,  et  qui,  de  loin,  avec  son  toit  rouge  et  ses  contre- 
vents verts,  avait  un  peiit  air  de  fête  qui  faisait  plaisir  à  voir, 
au  lieu  d'y  trouver  les  poules  que  nous  nous  apprêtions  à 
faire  rôtir,  et  les  jambons  que  nous  comptions  faire  griller, 
20usne  vîmes  qu'un  pauvre  diable  baigné...  Ah!  mordiouxl 
colonel,  faites  mon  compliment  à  celui  de  vos  olTiciers  qui  a 
donné  ce  coup-là  :  il  était  bien  donné,  si  bien  donné  qu'il  a 
fait  l'admiration  de  M.  du  Vallon,  mon  ami ,  qui  les  donne 
gentiment  aussi,  les  coups. 

—  Oui,  dit  Harrison  en  riant  et  en  s'adressant  des  yeux  à 
un  officier  assis  à  sa  table,  quand  Groslow  se  charge  de  cette 
t)esogne,  il  n'y  a  pas  besoin  d'y  revenir  après  lui. 

—  Ah  I  c'est  Monsieur,  dit  d'Artagnan  en  saluant  l'offlcier; 
le  regrette  que  Monsieur  ne  parle  pas  français,  pour  lui  faire 
mou  compliment. 

—  Je  suis  prêt  à  le  recevoir  et  à  vous  le  rendre.  Monsieur, 
dit  l'officier  en  assez  bon  français,  car  j'ai  habite  trois  ans 
Paris. 

—  Eh  bien  I  Monsieur,  je  m'empresse  de  vous  dire,  con- 
tinua d'Artagnan,  que  le  coup  était  si  bien  appliqué,  que  vous 
y;(,"  presque  tué  votre  homme. 

—  Je  croyais  l'avoir  tué  tout  à  fait,  dit  Groslow. 

—  Non.  Il  ne  s'en  est  pas  fallu  graud'chose,  c'est  vrii, 
mais  il  n'est  pas  mort. 


VINGT  ANS  AFRKS.  0 

Et  en  disant  ces  mots ,  d'Artagnau  jeta  un  regard  sti-r 
Parry,  qui  se  tenait  debout  devant  le  roi,  la  pâlonr  de  !:î 
mort  au  front,  pour  lui  indiquer  que  cette  nouvelle  éiaii  à 
son  adresse. 

Quant  au  roi,  il  avait  écouté  toute  celte  conversation  le. 
cœur  serré  d'une  indicible  angoisse,  car  il  ne  savait  pas  où 
l'officier  français  en  voulait  venir,  et  ces  détails  cruels,  cachés 
sous  une  apparence  insoucieuse,  le  révoltaient. 

Aux  derniers  mots  qu'il  prononça  seulement,  il  respira 
avec  liberté. 

—  Ah  !  diable!  dit  Groslow,  je  croyais  avoir  mieux  réussi. 
S'il  n'y  avait  pas  si  loin  d'ici  à  la  maison  de  ce  misérable,  je 
retournerais  pour  l'achever. 

—  Et  vous  feriez  bien,  si  vous  avez  peur  qu'il  en  revienne, 
dit  d'Artagnan,  car  vous  le  savez,  quand  les  blessures  à  la 
tête  ne  tuent  pas  sur  le  coup,  au  bout  de  huit  jours  elles  sont 
guéries. 

Et  d'Artagnan  lança  un  second  regard  à  Parry,  sur  la  figure 
duquel  se  répandit  une  telle  expression  de  joie,  que  Charles 
lui  tendit  la  main  en  souriant. 

Parry  s'inclina  sur  la  main  de  son  maître  et  la  baisa  avec 
respect. 

—  En  vérité,  d'Artagnan,  dit  Alhos,  vous  êtes  à  la  fois 
homme  de  parole  et  d'esprit.  Mais  que  dites-vous  du  roi? 

—  Sa  physionomie  me  revient  tout  à  fait,  dit  d'Artagnan  : 
il  a  l'air  à  la  fois  noble  et  bon. 

—  Oui,  mais  il  se  laisse  prendre,  dit  Porlhos,  c'est  un  tort. 

—  J'ai  bien  envie  de  boire  à  la  santé  du  roi,  dit  Atho«. 

—  Alors,  laissez-moi  porter  la  santé,  dit  d'Artagnan. 

—  Faites,  dit  Aramis. 

Porthos  regardait  d'Artagnan,  tout  étourdi  des  ressources 
que  son  esprit  gascon  fournissait  incessamment  à  son  cama- 
rade. 

D'Artagnan  prit  son  gobelet  d'étain,  l'emplit  et  se  leva. 

—  Messieurs,  dit-il  à  ses  compagnons,  buvons,  s'il  vous 
plaît,  à  celui  qui  préside  le  repas.  A  notre  colonel,  et  qu'il 
sache  que  nous  sommes  bien  à  son  service  jusqu'à  Londres 
et  au  delà. 

Et  comme,  en  disant  ces  paroles,  d'Artagnan  regardait 
T.  in. 


10  MNGT  ANS  APRÈS. 

Harrison,  Hairison  crut  que  le  toast  était  pour  lui,  se  leva  et 
salua  les  quatre  amis,  qui,  les  yeux  aitacliés  sur  le  roi 
Charles,  burent  ensemble,  tandis  que  Harrison,  de  son  côté, 
vidait  son  veri  e  sans  aucune  défiance. 

Charles,  à  son  lour,  tendit  son  verre  à  Parry,  qui  y  7ersa 
quelques  gouttes  de  bière,  car  le  roi  était  au  régime  de  tou; 
le  mondf  ;  et  le  portant  à  ses  lèvres,  en  regardant  à  son  tour 
les  quatre  gentilshommes,  il  but  avec  un  sourire  plein  de  no- 
blesse et  de  reconnaissance. 

—  Allons,  Messieurs,  s'écria  Harrison  en  reposant  son 
verre  et  s:ins  aucun  égard  pour  l'illustre  prisonnier  qu'il  con- 
duisait, en  route! 

—  Où  couchons-nous,  colonel  ? 

—  A  Tirsk,  répondit  Harrison. 

—  Parry.  dit  le  roi  en  se  levant  à  son  tour  et  en  se  retour- 
nant vers  son  valet,  mon  ciievai.  Je  veux  aller  à  Tirsk. 

—  Ma  fai,  dit  d'Artagnan  à  Aihos,  votre  roi  m'a  véritable- 
ment séduit  et  je  suis  tout  à  fait  à  soa  service. 

—  Si  ce  que  vous  me  dites  là  est  sincère,  répondit  Athos, 
il  n'arrivera  pas  jusqu'à  Londres. 

—  Comment  cela? 

—  Oui,  car  avant  ce  moment  nous  l'aurons  enlevé. 

—  Ah  !  pour  celte  fois,  Athos,  dit  d'Artagnan,  ma  parole 
d'honneur,  vous  êtes  fou. 

—  Avez-vous  donc  quelque  projet  arrêté?  demanda 
A.ramis. 

—  Eh  I  dit  Porthos,  la  chose  ne  serait  pas  impossible  si  ou 
ivait  un  bon  projet. 

—  Je  n'en  ai  pas,  dit  Athos  ;  mais  d'Artagnan  en  trou- 
vera un. 

D'Artagnan  haussa  les  épaules,  et  on  se  mit  en  mute. 


VINGT  ANS  APRÈS  U 


II 


D'ARTAGNAN   TROUVE   CN  PROJS 

Athos  connaissait  d'Arlagnan  mieax  p6ut-ôlre  que  d'Arta- 
uian  r.e  se  connaissait  lui-;i!êiiie.Il  savait  que,  dans  on  esprit 
aventureux  coiiime  l'éiait  celui  du  Gascon,  il  s'agit  de  laisseï 
tomber  une  pensée,  comme  dans  une  terre  rictio  et  viao!;- 
reuse  il  s'agit  seulement  de  laisser  tomber  une  graine.  Il 
avait  donc  laissé  tranquillement  son  ami  liausser  les  épaules, 
si  il  avait  continué  son  chemin  en  lui  pnrlani  de  Raoul  ;  con- 
versation qu'il  avait  dans  une  autre  circousiance  corapléle- 
ment  laissée  tomber,  on  se  le  rappelle. 

A  la  nuit  fermée  ou  arriva  àTirsk.  Les  quatre  amis  paru- 
rent complètement  étrangers  et  indifférents  aux  mesures  de 
précaution  que  l'on  prenait  pour  s'assurer  de  la  personne  du 
roi.  Ils  se  retirèrent  dans  une  maison  particulière,  et,  comme 
ils  avaient  d'un  moment  à  l'autre  à  craindre  pour  eux-mêmes, 
ils  s'établirent  dans  une  seule  chambre  eu  se  ménageant  une 
issue  en  cas  d'auaque.  Les  valets  furent  distribués  à  des 
postes  différents  :  Grimaud  coucha  sur  une  botte  de  paillô  en 
■  ravers  de  la  porte. 

D'Artagnan  était  pensif,  et  semblait  avoir  momenlanérac-Dt 
perdu  sa  loquacité  ordinaire.  Il  ne  disait  pas  le  mot,  sifflo- 
tant sans  cesse,  allant  de  son  lit  à  la  croisée.  Porihos,  qui 
ne  voyait  jamais  rien  que  les  choses  extérieures,  lui,  parlait 
comme  d'habiuide.  D'Artagnan  répondait  par  monosyllabes. 
Athos  et  Ararais  se  regardaient  en  souriant. 

La  journée  avait  été  fatigante,  et  cependant,  à  l'exception 
de  Porthos,  dont  le  sommeil  était  aussi  inflexible  que  i'ap- 
pétit,  les  amis  dormirent  mal. 

Le  lendemain  malin,  d'Artagnan  fut  le  premier  debout.  Il 
était  descendu  aux  écuries,  il  avait  déjà  visité  les  chevaux,  ii 
avait  déjà  donné  tuu^  i«s  uiUxes  nécessaires  à  la  jooroé'' 


12  VINGT  \NS  APREb. 

qu'Athûs  et  Aramis  n'étaient  point  levés,  et  que  Porthos  ron- 
flait encore, 

A  huit  heures  du  œatiu,  on  se  raitenraarcliedans  le  mémo 
ordre  que  la  veilh-.  Seulement  d'Artagnau  laissa  ses  amis 
cheminer  de  leur  côté,  et  alla  renouer  avec  M.  Groslow  la 
coanaissance  entamée  la  veille. 

Cekii-ci,  que  ses  éloges  avaient  doucement  caressé  au 
cœur,  le  reçut  avec  un  gracieux  sourire. 

—  En  vérité,  Monsieur,  lui  dit  d'Ariaguan,  je  suis  heureux 
de  trouver  quelqu'un  avec  qui  parler  ma  pauvre  langue. 
M.  du  Vallon,  mon  ami,  est  d'un  caractère  fort  mélancolique, 
de  sorte  qu'on  ne  saurait  lui  tirer  quatre  paroles  par  jour; 
}uant  à  nos  deux  prisonniers,  vous  comprenez  qu'ils  sont 
pétt  en  train  de  faire  la  conversation. 

—  Ce  sont  des  royalistes  enragés,  dit  Groslow. 

—  Raison  de  plus  pour  qu'ils  nous  boudent  d'avoir  pris  le 
Stuart,  à  qui,  je  l'espère  bien,  vous  allez  faire  un  bel  et  bon 
procès. 

—  Dame  I  dit  Groslow,  nous  le  conduisons  à  Londres  pour 
cela. 

—  Et  vous  ne  le  perdez  pas  de  vue,  je  présume? 

—  Peste!  je  le  crois  bien  1  Vous  le  voyez,  ajouta  l'oflScier 
en  riant,  il  a  une  escorte  vraiment  royale. 

—  Oui  :  le  jour,  il  n'y  a  pas  de  danger  qu'il  vous  échappe; 
mais  la  nuit... 

—  La  nuit,  les  précautions  redoublent. 

—  El  quel  mode  de  surveillance  employez-vous? 

'—  Huit  hommes  demeurent  constamment  dans  sa  chambre. 

—  Diable  I  fit  d'Artagnan,  il  est  bien  gardé.  Mais,  outre 
ces  huit  hommes,  vous  placez  sans  doute  une  garde  dehors? 
On  ne  peut  prendre  trop  de  précautions  contre  un  pareil  pri- 
sonnier. 

—  Oh!  non.  Pensez  donc  :  que  voulez  vous  que  fassen'» 
teux  hommes  sans  armes  contre  huit  hommes  armés? 

—  Comment,  deux  hommes? 

—  Oui,  le  roi  et  son  valet  de  chambre. 

—  On  a  donc  permis  à  son  valet  de  chambre  de  ne  pas  le 
quitter? 

—  Oui,  Stuart  a  demandé  qu'on  lui  accordât  celte  grâce, 


VLNGT  AxNS  APR£S.  13 

et  1«  coionel  Harrisop  y  a  consenti.  Sous  prétexte  qa'il  esi 
roi,  il  parait  qu^il  !;<j  peut  pas  s'habiller  ni  se  déshabiliêr  loai 
seul. 

—  En  vérité,  capitaine,  dit  d'Artagnan  décidé  a  cu::iiûaer 
à  l'endroit  de  l'officier  anglais  le  système  laudatif  qui  lui  avait 
si  bien  réussi,  plus  je  vous  écoute,  plus  je  m'étonue  de  la 
manière  facile  et  élégante  avec  laquelle  vous  parlez  le  fran- 
çais. Vous  avez  habité  Paris  trois  ans,  c'est  bien;  mais  j'ha- 
biterais Londres  toute  ma  vie  que  je  n'arriverais  pas,  j'en 
suis  sûr,  au  degré  où  vous  en  êtes.  Que  faisiez-vous  donc  a 
Paris? 

—  Mon  père,  qui  est  commerçant,  m'avait  placé  chez  son 
correspondant,  qui,  de  son  côté,  avait  envoyé  son  fils  chez 
mon  père  :  c'est  l'habitude  entre  négociants  de  faire  de  pa- 
reils échanges. 

—  Et  Paris  vous  a-t-il  plu.  Monsieur? 

—  Oui.  Mais  vous  auriez  grand  besoin  d'une  révolution 
dans  le  genre  de  la  nôtre  :  non  pas  contre  votre  roi,  qui  n'est 
qu'un  enfant,  mais  contre  ce  ladre  d'Italien  qui  est  l'amant 
de  votre  reine. 

—  Ah  !  je  suis  bien  de  votre  avis,  Monsieur!  et  que  ce 
serait  bientôt  fait,  si  nous  avions  seulement  douze  officiers 
comme  vous,  sans  préjugés,  vigilants,  intraitables!  Ah  l 
nous  viendrions  bien  vile  à  bout  du  Mazarin,  et  nous  lui 
ferions  un  bon  petit  procès  comme  celui  que  vous  allez  faire 
à  votre  roi. 

—  Mais,  dit  l'officier,  je  croyais  que  vous  étiez  à  son  ser- 
vice, et  que  c'était  lui  qui  vous  avait  envoyé  au  général 
Cromwell? 

—  C'est-à-dire  qu3  je  suis  au  service  du  roi,  et  qut,  sa- 
chant qu'il  devait  envoyer  quelqu'un  en  Angleterre,  j'ai  sol- 
licité cette  mission,  tant  était  grand  mon  désir  de  connaître 
l'homme  de  génie  qui  commaude  à  celle  lieurd  aux  trois 
royaumes.  Aussi,  quand  il  nous  a  proposé,  a  M.  du  Vallon 
et  à  moi,  de  tirer  Tépée  en  l'honneur  de  la  vieille  Angle- 
terre, vous  avez  vu  comme  nous  avons  mordu  à  la  propo- 
sition. 

—  Oui,  je  sais  que  vous  avez  chargé  aux  côtés  de  '1.  Mer* 
daunt. 


VINGT  ANS  APRI:». 

—  A  sa  droite  et  à  sa  gauche,  AJonsieur.  Peste  !  eocore  un 
ûrave  et  excellent  jeune  homme  que  celui-là.  Gouime  il  vous 
a  décousu  monsieur  son  oncle I  avez-vous  vu? 

—  Le  connaissez-vous?  demanda  l'ûfficier. 

—  Beaucoup;  je  puis  même  dire  que  nous  sommes  fort 
liés  :  M.  du  Vallon  et  moi  sommes  venus  avec  lui  de  France. 

—  11  paraît  même  que  vous  l'avez  fait  attendre  fort  long- 
temps à  Boulv  gne? 

—  Que  voulez-vous  I  dit  d'Artagnan,  j'étais  comme  vous. 
i'avais  un  roi  en  garde. 

—  Ah  I  ah!  dit  Groslow,  et  quel  roi? 

—  Le  nôtre,  pardieu!  le  petit  king,  Louis  le  quatorzième. 
Et  d'Artagnan  ôta  son  chapeau.  L'Anglais  en  fil  autant  par 

politesse. 

—  Et  combien  de  temps  l'avez-vous  gardé? 

—  Trois  nuits,  et,  par  ma  foi,  je  me  rappellerai  toujours  ces 
trois  nuits  avec  plaisir. 

—  Le  jeune  roi  est  donc  bien  aimable? 

—  Le  roi  I  il  dormait  les  poings  fermés. 

—  Mais  alors,  que  voulez-vous  dire? 

—  Je  veux  dire  que  mes  amis  les  ofiQcitrs  aux  gardes  et 
aux  mousquetaires  rne  venaient  tenir  compagnie,  et  que  cous 
passions  nos  nuits  à  boire  et  à  jouer. 

—  Ah  I  oui,  dit  l'Anglais  avec  un  soupir,  c'est  vrai,  vous 
êtes  joyeux  compagnons,  vous  autres  Français. 

—  Ne  jouez-vous  donc  pas  aussi  quand  vous  êtes  de  garde? 

—  Jamais,  dit  l'Anglais. 

—  En  ce  CHS  vous  devez  fort  vous  ennuyer  et  je  vous 
plains,  dit  d'Artagnan. 

—  Le  fait  est,  reprit  l'officier,  que  je  vois  arriver  mon  tour 
avec  une  certaine  terreur.  C'est  fort  long,  une  nuit  to'U  en- 
tière à  veiiier. 

—  Oui,  quand  on  veille  seul,  ou  avec  des  soldats  stupides  ; 
mais  quand  on  veille  avec  un  joyeux  parlner,''''quand  on  fait 
rouler  l'or  et  les  dés  sur  une  table,  la  nuit  passe  comme  uii 
rêve  N'aimez-vous  donc  pas  le  jeu? 

—  Au  contraire. 

—  Ls  lansquenet,  par  exemple? 


VINGT  ANS  A  PU  fis.  15 

—  J'en  suis  fou ,  je  le  jouais  presque  tous  les  soirs  en 
France. 

—  Et  depuis  qne  vous  êtes  en  Angleterre? 

—  Je  n'ai  pas  tenu  un  cornet  ni  une  carie. 

—  Je  vops  plains,  dit  d'Artagnan  d'un  air  d^  compassioa 
profonde. 

—  Écoutez,  dit  l'Anglais,  faites  une  chose. 

—  Laquelle? 

—  Demain  je  suis  de  garde. 

—  Près  de  Staari? 

—  Oui.  Venez  passer  la  nuit  avec  moi. 

—  Impossit)te. 

—  Impossible? 

—  De  toute  impossibilité. 

—  Comiiieni  cela? 

—  Chaque  unit  je  fais  la  partie  de  M.  du  Vallon.  Quelque- 
fois nous  ne  nous  couchons  pas...  Ce  malin,  par  exemple» 
au  jour  nous  jouions  encore. 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien  !  il  s'ennuierait  si  je  ne  faisais  pas  sa  partie. 

—  Il  esi  beau  joueur? 

—  Je  lui  ai  vu  perdre  jusqu'à  deux  mille  pistoles  en  riant 
aux  larmes. 

—  Amenez-le  alors. 

—  Commeni  voulez-vous? Et  nos  prisonniers?  ^ 

—  Ah  diable!  c'est  vrai,  di-t  l'officier.  Mais  faites-les  gar- 
der par  vos  laquais. 

—  Oui,  pour  qu'ils  se  sauvent!  dit  d'Artagnan  :  je  n'ai 
garde. 

—  Ce  sont  donc  des  hommes  de  condition,  que  vous  y  te- 
Dez  tant? 

—  Peste  '  l'un  est  un  riche  seigneur  de  la  Tourame  ;  1  autre 
est  un  chevalier  de  Malte  de  grande  mais'^o.  Nous  avons 
traité  de  leur  rançon  à  chacun  :  deux  mille  livres  sterling  en 
arrivant  en  France.  Nous  ne  voulons  donc  pas  quitter  un 
seul  instant  des  hommes  que  nos  laquais  savent  des  million- 
naires. Nous  les  avons  bien  un  peu  fouillés  en  les  prenant, 
et  je  vous  avouerai  même  que  c'est  leur  bourse  que  nous 
nous  tiraillons  chaque  nuit  M.  du  Vallon  et  moi;  mais  ils 


16  VINGT  ANS  APRES 

peuvent  nous  avoir  caché  quelque  pierre  précieuse,  quoique 
diamani  de  prix,  de  sorte  que  nous  sommes  comme  les  ava~ 
res,  qni  ne  quittent  pas  leur  trésor;  nous  nous  sommes  con- 
stitués gardiens  permanents  de  nos  hommes,  et  quand  je  dors- 
M.  du  Vallon  veille. 

—  Ahîah!  ût  Groslow. 

—  Vous  comprenez  donc  maintenant  ce  qui  me  force  de 
refuser  votre  politesse,  à  laquelle  au  reste  je  suis  d'autant 
plus  sensibis,  que  rien  n'est  plus  ennuyeux  que  déjouer  tou- 
jours avec  la  même  personne;  les  chances  se  compensent 
éternellement,  et  au  bout  d'un  mois  on  trouve  qu'on  ne  s'est 
fait  ni  bien  ni  mal. 

—  Ah  !  dit  Groslow  avec  un  soupir,  il  y  a  quelque  chose 
de  plus  ennuyeux  encore,  c'est  de  ne  pas  jouer  du  tout. 

—  Je  comprends  cela,  dit  d'Artagnan. 

—  Mais  voyons,  reprit  l'Anglais,  sont-ce  des  hommes  dan- 
gereux que  vos  hommes? 

—  Sous  quel  rapport? 

—  Sont-ils  capables  de  tenter  un  coup  de  main? 
D'Artagnan  éclata  de  rire. 

—  Jésus  Dieu!  s'écria-t-il  ;  l'un  des  deux  tremble  la  fièvre, 
ne  pouvant  pas  se  faire  au  charmant  pays  que  vous  habitez; 
l'autre  est  un  chevalier  de  Malte,  timide  comme  une  jeune 
fille;  ei,pour  plus  grande  sécurité,  nous  leur  avons  ôté  jus- 
qu'à leurs  couteaux  fermants  et  leurs  ciseaux  de  poche. 

—  Eli  bien,  dit  Groslow,  amenez-les. 

—  Comment,  vous  voulez  I  dit  d'Artagnan. 

—  Oui,  j'ai  huit  hommes. 

—  Eh  bien? 

—  Quatre  les  garderont,  quatre  garderont  le  roi. 

—  Au  fait,  dit  d'Artagnan,  la  chose  peut  s'arranger  ainsi, 
quoique  ce  soit  un  grand  embarras  que  je  vous  donne. 

—  Bahl  venez  toujours;  vous  venez  comment  j'arrange- 
rai la  chose. 

—  Oh!  je  ne  m'en  inquiète  pas,  dit  d'Artagnan  :  à  un 
homme  comme  vous,  je  me  livre  les  yeux  fermés. 

Celle  dernière  flatterie  tira  de  l'officier  un  de  ces  petits 
rires  de  satisfaction  qui  font  les  gens  amis  de  celui  qui  les 
provoque,  car  ils  sont  une  évaporation  de  la  vanité  caressée. 


MNGT    ANS  APKF.S.  17 

—  ftJais,  dil  d'Ari;ignan,  j  y  pcase;  qui  nous  empêche  de 
lomniencer  ce  soir? 

—  Quoi? 

—  Notre  partie. 

—  Rien  au  monde,  dit  Groslow. 

—  En  eiïei,  venez  ce  soir  cliez  nous,  et  demain  nuiis  irons 
vous  rendre  voire  visite.  Si  quelque  chose  vous  inquiète  dans 
nos  hommes,  qui,  comme  vous  le  savez,  sont  des  royalistes 
etna^és,  et  bien!  il  n'y  aura  rien  de  di(,  et  ce  sera  toujours 
une  bonne  nuit  de  passée. 

—  A  merveille!  Ce  soir  chez  vous,  demam  chez  Siuart, 
ajiies-demaiu  chez  moi. 

—  El  les  autres  jours  à  Londres.  Eh!  mordioux,  dit  d'Ar- 
la;j::ian.  vous  voyez  bien  qu'on  peut  mener  joyeuse  vie  par- 
tout. 

—  Oui,  quand  on  rencontre  des  Français  et  des  Français 
comme  vous,  dit  Groslow. 

—  Et  connue  M.  du  Vallon;  vous  verrez  bien  quel  gail- 
lard! un  frondeur  enragé,  un  homme  qui  a  failli  tuer  Mazaria 
entre  deux  portes;  on  l'emploie  parce  qu'on  en  a  peur. 

—  Oui,  dit  Groslow,  il  a  une  bonne  figure,  et,  sans  que  je 
le  connaisse,  il  me  revient  tout  à  fait. 

—  Ce  sera  bien  autre  chose  quand  vous  le  connaîtrez. 
Eh!  tenez,  le  voilà  qui  m'appelle.  Pardon,  nous  sommes  tel-, 
lement  liés  qu'il  ne  peut  se  passer  de  moi.  Vous  m'excusez? 

—  Comment  donci 

—  Ace  soir. 

—  Chez  vous? 

—  Chez  moi. 

Les  deux  hommes  échangèrent  un  salut,  et  d'Artagnan  re- 
\intvers  ses  compagnons. 

—  Que  diable  pouviez -vous  dire  à  ce  bouledogue,  dit 
l'orthos. 

—  Mon  che.'  ami,  ne  parlez  point  ainsi  de  M.  Groslow.  c'est 
tm  de  mes  amis  intimes. 

—  Un  de  vos  amis, dit  Porihos,  ce  massacreur  de  paysans! 

—  Chut!  nion  cher  Porihos.  Eh  bien!  oui,  M.  Groslow  est 
UD  peu  vif,  c'est  vrai,  mais  au  fond,  je  lui  ai  découvert  de  :v 
bonnes  qualités  :  il  est  bète  et  orgueilleux. 


Î8  \1NGT  ANS  APRÈS. 

Poilhos  ouvrit  de  grands  yeux  stupéfaits,  Athos  et  Ararais 
se  regardèrent  avec  un  sourire  :  ils  connaissaient  d'Arlagnan 
et  savaient  qu'il  ne  faisait  rien  sans  but. 

—  Mais,  coniin:ia  d'Arlagnan,  vous  l'apprécierez  vous- 
Tiênie. 

—  Comment  cela? 

—  Je  vous  le  présente  ce  soir,  il  vient  jouer  avec  nous. 

—  Oh!  oh  !  dit  Porihos,  dont  les  yeux  s'allumèrent  à  ce 
mot,  et  il  est  riche  ? 

—  C'est  le  Ois  d'un  des  plus  forts  négociants  de  Londres. 

—  El  il  connaîi  le  lansquenet? 

—  Il  l'adore. 
--  La  bassette? 

—  C'est  sa  folie. 

—  Le  birilii? 

—  Il  y  rafiBne. 

—  Bon.  dit  Porthos,  nous  passerons  une  agréable  nuit. 

—  D'autant  plus  agréable  qu'elle  nous  promettra  une  nutt 
meilleure. 

—  Comment  cela? 

—  Oui,  nous  lui  donnons  à  jouer  ce  soir;  lui,  donne  à  jouer 
demain. 

—  Où  cela? 

—  Je  vous  le  dirai.  Maintenant  ne  nous  occupons  que  d'une 
chose  :  c'est  de  recevoir  dignement  l'honneur  que  nous  fait 
M.  Groslow.  Nous  nous  arrêtons  ce  soir  à  Derby  ;  que  Mous- 
queton prenne  les  devants,  et  s'il  y  a  une  bouteille  de  viu 
dans  toute  la  ville,  qu'il  l'achète.  Il  n'y  aura  pas  de  mal  non 
plus  qu'il  prépaiàt  un  peiit  souper,  auquel  vous  ne  prendre.'. 
point  part,  vous  Athos,  parce  que  vous  avez  la  fièvre,  et  vous 
Aramis,  parce  que  vous  êtes  chevalier  de  Malle,  ei  que  les 
propos  de  soudards  comme  nous  vous  déplaisent  ei  vous 
font  rougir.  L.ntendez-vous  bien  cela? 

—  Oui,  dit  Porthos;  ntais  le  diable  m'emporte  si  je  com- 
preads. 

—  l'orthos,  ffiCD  ami,  vous  savez  que  je  descends  des  pro- 
phèies  par  raop  père,  et  des  sibylles  par  ma  mère,  que  je 
ne  parle  que  par  paraboles  et  par  énigmes  ;  qut^  ceux  qui 
cet  des  oreilles  écoutent,  et  que  ceux  qui  ont  des  yeux  r  - 


VINGT  ANS  APRES.  19 

gardent,  je  n'en  puis  pas  dire  davantage  pour  Te  moment. 

—  Faites,  mon  ami,  dit  Athos,  jesuis  sûr  que  ce  que  vous 
faites  îst  bien  fait. 

—  ti  vous,  Aramis,  ôtes-vous  dans  la  même  opinion? 

—  Tout  à  fait,  mon  cher  d'Artagnan. 

—  A  la  lionne  heure,  dit  d'Ariaguan,  voilà  de  vrais  croyants, 
et  il  y  a  plaisir  d'essayer  des  miracles  pour  eux  ;  ce  n'est  pas 
comme  cet  incrédule  de  Porthos,  qui  veut  toujours  voir  et 
loucher  pour  croire. 

—  Le  fait  est,  dit  Porthos  d'un  air  fin,  que  je  suis  très- 
incrédule. 

D'Artagnan  lui  donna  une  claque  sur  l'épaule,  et,  comme 
on  arrivait  à  la  station  du  déjeuner,  la  conversation  en 
resta  là. 

Vers  les  cinq  heures  du  soir,  comme  la  chose  était  conve- 
nue, on  fit  partir  Mousqueton  en  avant.  Mousqueton  ne  par- 
lait pas  anglais;  mais,  depuis  qu'il  était  en  Angleterre,  il 
avait  remar(]ué  une  chose,  c'est  que  Grimaud,  par  l'Iiabitude 
du  geste,  avait  parfaitement  remplacé  la  parole.  11  s'éiail 
donc  mis  à  étudier  le  geste  avec  Grimaud,  et  en  qnelqties 
leçons,  grâce  à  la  supériorité  du  maître,  il  était  arrivé  à  une 
certaine  force.  Blaisois  l'accompagna. 

Les  quatre  amis,  en  traversant  la  principale  rue  de  Derby, 
aperçurent  Blaisois  debout  sur  le  seuil  d'une  maison  de  bella 
apparence;  c'est  là  que  leur  logement  était  préparé. 

De  tonte  la  journée,  ils  ne  s'étaient  pas  approchés  du  roi, 
de  peur  de  donner  des  soupçons,  et  au  lieu  de  dîner  à  la  table 
du  colonel  Hairison,  comme  ils  l'avaient  fait  la  veille,  ils 
avaient  diné  entre  eux. 

A  l'heure  c(mvenue,  Groslow  vint.  D'Artagnan  le  reçut 
comme  il  eût  reçu  nn  ami  de  vingt  ans.  Porthos  le  toisa  des 
pieds  à  la  lête  ei  sourit  en  reconnaissant  que  malgré  ,'e  coup 
remarquable  qu'il  avait  donné  au  frère  de  Parry,  il  n'était  pns 
de  sa  force.  Ailios  ei  Aramis  firent  ce  qu'ils  purent  pour  ca- 
cher le  dégoùi  que  leur  inspirait  celle  nature  brutale  et 
grossière. 

En  somme,  Groslow  parut  content  de  la  réception. 

Athos  et  Aramis  se  tinrent  dans  leur  rôle.  A  minuit  ils  sa 
retirèrent  dans  leur  chambre,  dont  on  laissa,  sous  prétexta 


ÎO  VLNGT  ANS  APRÈS. 

de  l)ienveillance,  l;i  porie  ouvorie.  En  outre,  d'Artagoan  le?: 
\  accompagBa,  laissant  Porlhos  aux  prises  avec  Groslow. 

J'orihos  pngna  cinquante  pistoles  à  Groslow,  et  trouva, 
orsqu'il  «"fut  retiré, qu'il  étaitd'une compagnie  plus  agréable 
qu'il  ne  l'avait  cru  d'abord. 

Quant  à  Groslow,  il  se  promit  de  réparer  le  lendemain  sur 
d'Artagnan  l'échec  qu'il  avait  éprouvé  avec  Porthos,  et  quitta 
le  Gascon  en  lui  rappelant  le  rendez-vous  du  soir. 

Nous  disons  du  soir,  car  les  joueurs  se  quittèrent  à  quatre 
heures  du  matin. 

La  journée  se  passa  comme  d'habitude  :  d'Artaer.an  allait 
du  capitaine  Groslow  au  rolonel  Harrison  et  du  colonel  Har- 
rison  à  ses  amis.  Pour  quelqu'un  qui  ne  connaissait  pas 
d'Artagnan,  il  paraissait  être  dans  son  assiette  ordinaire;  pour 
ses  amis,  c'est-à-dire  pour  Alhos  et  Aramis,  sa  gaieté  était 
de  la  flèvre. 

—  Que  peut-il  machiner?  disait  \ramis. 

—  Attendons,  disait  Alhos. 

Porthos  ne  disait  rien,  seulement  il  comptait  l'une  après 
l'autre,  dans  son  gousset,  avec  un  au-  de  satisfaction  qui  se 
trahissait  à  l'extérieur,  les  cinquante  pistoles  qu'il  avait  ga- 
gnées à  Groslow. 

En  arrivant  le  soir  à  Ryslon,  d'Artagnan  rassembla  se> 
amis.  Sa  figure  avait  perdu  ce  caractère  de  gaieté  insoucieuse 
qu'il  avait  porté  comme  un  masque  tome  la  journée;  Athos 
serra  la  main  à  Aramis. 

—  Le  moment  approche?  dit-il. 

—  Oui,  dit  d'Artagnan  qui  avait  entendu,  oui,  le  momeni 
approche  :  celle  nuit.  Messieurs,  nou^î  sauvons  le  roi. 

Athos  tressaillit,  ses  yeux  s'enflammèrent. 

—  D'Artagnan,  dit-il,  doutant  après  avoir  espéré,  ce  nesi 
point  une  plaisanterie,  n'est-ce  pas?  elle  me  ferait  trop  grand 
mail 

—  Vous  êtes  étrange,  Athos,  dit  d'Artagnaii,  de  douter 
ninsi  de  moi.  Où  et  quand  m'avez-vous  vu  plaisanter  avec 
le  cœur  d'un  ami  et  la  vie  d'un  roi  ?  Je  vous  ai  dit  et  je  vous 
répète  que  cette  nuit  nous  sauvons  Charles  1".  Vous  vous 
en  êtes  rapporté  à  moi  de  trouver  un  moyen,  le  moyen  est 
trouvé. 


VINGT  ANS  APRES.  2» 

Porihos  rf;:ar(]:tit  d'Ariagnan  avec  un  sentiment  d'admira- 
iion  iiritfuiidi'.  Araiiiis  souriait  eu  Imiuine  qui  espère.  Athos 
tii.iit  |>âlf  conune  la  mort  et  tremblait  de  tcus  ses  membre». 

—  l'arlez,  dit  Aitios, 

l'orihos  ouvrit  ses  gros  yeux,  Aramis  se  pendit  pour  ainsi 
dire  aux.  Ii-vres  de  d'Artagnaii. 

—  Nous  soirmies  inviîés  à  passer  la  nuit  chez  iM.  Groslow, 
vous  savez  cela  ? 

—  Oui,  répoudit  Porihos,  il  nous  a  fait  promettre  de  lui 
donner  sa  revanche. 

—  Ijien.  .Mais  savez-vous  où  nous  lui  donnons  sa  re- 
vanche? 

—  Non. 

—  Cliez  \n  roi. 

—  Ciiez  le  roi  !  s'écria  Athos. 

—  Oui,  Messieurs,  chez  le  roi.  M.  Groslow  est  de  garde  ce 
soir  près  de  Sa  Majesté,  et,  pour  se  distraire  dans  sa  l'action, 
il  nous  invite  à  aller  lui  tenir  compagnie. 

—  Tous  quatre?  demanda  Athos. 

— ^Pardieu!  certainement,  tous  quatre;  est-ce  que  nous 
quittons  nos  prisonniers! 

—  Ah!  ah!  lit  Aramis. 

—  Voyons,  dit  Athos  palpitant. 

—  Vous  allons  donc  chez  Groslow,  nous  avec  nos  épées, 
vous  avec  des  poignards;  à  nous  quatre  nous  nous  rendons 
maîtres  de  ces  iiuil  imbéciles  et  de  leur  stupide  commandant. 
Monsieur  Poïthos,  qu'en  dites-vous? 

—  Je  dis  que  c'est  facile,  dit  Porlhos. 

—  Nous  habillons  le  roi  en  Groslow  ;  Mousqueion,  Grimaad 
et  Blaisois  cous  tiennent  des  chevaux  toni  sellés  au  déiourde 
la  première  rue,  nous  sautons  dessus,  et  avant  le  jour  nous 
sommes  à  vingt  lieues  d'ici.  Hein!  est-ce  tramé  cela,  Aihos? 

Athos  posa  ses  deux  mains  sur  les  épaules  de  d'Ariagnan 
et  le  regarda  avec  son  caime  et  doux  sourire. 

—  Je  déclaie,  ami,  dit-il,  qu'il  n'y  a  pa«  de  créature  sons 
le  ciel  qui  vous  égale  en  noblesse  et  en  courage  ;  pendant  que 
nous  vous  croyions  inditïérentà  nos  douleurs  que  vous  pou- 
viez sans  crime  ne  point  partager,  vous  seul  d'en  ire  nous 
trouvez  ce  que  acus  cLfrrcijious  vaijifiment.  Je  te  le  répèle 


22  VINGT  ANS  APRES. 

doDC,  d'Arfagnan,  tu  es  le  meilleur  de  uous,  et  je  te  bénis  et 
je  t'aime,  mon  cher  fils. 

—  D.;e  que  je  n'ai  point  trouvé  cela,  dit  Porthos  en  se 
frappant  sur  le  front,  c'est  si  simple  ! 

—  Mais,  dit  Aramis,  si  j'ai  bien  compris,  cous  tuerons 
tout,  n'esl-ce  pas? 

Ailios  frissonna  et  devint  fcîï  pâle. 

—  Morlioux  1  dit  d'Artagnan,  il  le  faudra  bien.  T'ai  cher- 
ché longtemps  s'il  n'y  avait  pas  moyen  d'éluder  la  chose, 
mais  j'avoue  que  je  n'en  ai  pas  pu  trouver. 

—  Voyons,  dit  Ai  amis,  il  ne  s'agit  pas  ici  de  marchander 
avec  la  siiuaiiua;  comment  procédons-nous? 

—  J'ai  fait  un  double  plan,  répondit  d'Artagnan. 

—  Voyons  le  premier,  dit  Aramis. 

—  Si  nous  sommes  tous  les  quatre  réunis,  à  mon  signal,  e^ 
ce  signal  sera  le  mot  enfin,  vous  plongez  chacun  un  poignard 
dans  le  cœur  du  soldat  qui  est  le  plus  proche  de  vous,  nous 
en  faisons  autant  de  notre  côté  ;  voilà  d'abord  (jualre  hommes 
morts  ;  la  partie  devient  donc  égale,  puisque  nous  nous  trou- 
vons quatre  contre  cinq  ;  ces  einq-là  se  rendent,  et  on  les 
bâillonne,  ou  ils  se  défendent,  et  on  les  tue  ;  si  par  hasard 
notre  amphytrion  change  d'avis  et  ne  reçoit  à  sa  partie  que 
Porthos  et  moi,  dame  I  il  faudra  prendre  les  grands  moyens 
en  frappant  double;  ce  sera  un  peu  plus  long  et  un  peu 
bruyant,  mais  vous  vous  tiendrez  dehors  avec  des  épées  et 
vous  accourrez  au  bruit. 

—  Mais  <,i  l'on  vous  frappait  vous-mêmes?  dit  Alhos. 

—  Impossible  I  dit  d'Artagnan,  ces  buveurs  de  bière  sont 
trop  lourds  et  trop  maladroits;  d'ailleurs  vous  frapperez  à  la 
gorge,  Porthos  :  cela  tue  aussi  vite  et  empêche  de  crier  ceux 
que  l'on  tue. 

—  Très-bien!  dit  Porthos,  ce  sera  un  joli  petit  égorge- 
aoent. 

—  Atïreux  !  affreux  I  dit  Athos. 

—  Piahl  monsieur  Ihomme  sensible,  dit  d'Arfagnan,  vous 
en  feriez  bien  d'autres  dans  une  bataille.  D'aiiieurs,  ami, 
coniinua-t-il,  si  vous  trouvez  que  la  vie  du  roi  ne  vaille  pas 
ce  qu'elle  doit  coûter,  rien  n'est  dit,  et  je  vais  prévenir 
M.  Creslow  que  je  suis  îjiaiade. 


VINGT  AXS  APRÈS.  23 

^••ï^on,  dit  Alhos,  j'ai  tort,  mon  ami,  et  c'est  vous  qui 
CiVez  raison,  pardonnez-moi. 
En  ce  moment  la  porte  s'ouvrit,  et  un  soldat  parut. 

—  M.  le  capitaine  Groslow,  dil-il  en  mauvais  fiangais,  fait 
prévenir  monsieur  d'Ariagnan  et  monsieur  du  Vallon  qu'il 
les  attend. 

—  Où  cela?  demanda  d'Artagnan. 

—  Dans  la  chambre  du  Nabuchodonosor  anglais,  répondit 
le  soldat,  puritain  renforcé. 

—  C'est  bien,  répondit  en  excellent  anglais  Athos,  à  qui 
le  rouge  était  moulé  au  visage  à  cette  insulte  faite  à  la  ma- 
jesté royale,  c'est  bien;  dites  au  capitaine  Groslow  que  nous 
y  allons. 

Puis  le  puritain  sortit;  l'ordre  avait  été  donné  aux  laquais 
de  seller  huit  chevaux,  et  d'aller  attendre,  sans  se  séparer 
les  uns  des  autres  ni  sans  mettre  pied  à  terre,  au  coin  d'une 
rue  située  à  vingt  pas  à  peu  près  de  la  maison  où  était  logé 
le  roi. 


m 

LA  PARTIE   DE  LANSQUENET. 

En  effet,  il  était  neuf  heures  du  soir;  les  postes  avaient 
été  relevés  à  huit,  et  depuis  une  heure  la  garde  du  capitaine 
Groslow  avait  commencé. 

D'Artagnan  et  Ponhos  armés  de  leurs  épées,  et  Athos  et 
Aramis  ayant  chacun  un  poignard  caché  dans  la  poitrine, 
s'avancèrent  vers  la  maison  qui  ce  soir-là  servait  de  prison 
à  Charles  Stuart.  Ces  dcux  derniers  suivaient  leurs  vain- 
queurs, humbles  et  désarmé>î  en  apparence,  comme  des 
captifs. 

—  Ma  foi,  dit  Groslow  en  les  apercevant,  je  ne  comptais 
presque  plus  sur  vons. 

D'Artacman  s'approcha  de  celui-ci  et  lui  dit  tout  bas  : 


î4  VINGT  ANS  APRÈS. 

—»  îKn  effet  nous  avons  hésité  un  instant,  |M.  do  Valion  et 
moi. 

—  Et  pourquoi?  demanda  Groslow. 
D'Arlngnan  lui  monira  de  l'œil  Alhos  et  Arami?. 

—  Ah  I  ah  1  dit  Groslow,  à  cause  des  opinions?  peu  Fin- 
porte.  Au  couiraire,  ajouîa-t-il  en  riant;  s'ils  veillem  voit 
leur  Sluart,  ils  le  verront. 

—  Passons-nous  la  nuit  dans  la  chambre  du  roi?  demanda 
d'Arlagnan. 

—  Non,  mais  dans  la  chambre  voisine;  et  comme  ia  porie 
restera  ouverte,  c'est  exactement  comme  si  nous  demeurions 
dans  sa  chambre  même.  Vous  êtes-vous  munis  d'argent?  Je 
vous  déclare  que  je  compte  jouer  ce  soir  un  jeu  d'enfer. 

—  Entendez-vous?  dit  d'Arlagnan  en  faisant  sonner  l'or 
dans  ses  poches. 

—  Very  God!  dit  Groslow,  et  il  ouvrit  la  porte  de  la 
chambre.  C'est  pour  vous  montrer  le  chemin.  Messieurs,  dii- 
il,  et  il  entra  le  premier. 

D'Arlagnan  se  retourna  vers  ses  amis.  Porthos  était  in- 
soucieux comme  s'il  s'agissait  d'une  partie  ordinaire;  Athos 
était  pâle,  mais  résolu;  Aramis  essuyait  avec  un  mouchoir 
son  front  mouillé  d'une  légère  sueur. 

Les  huit  gardes  étaient  à  leur  poste  :  quatre  étaient  dans 
la  chambre  du  roi,  deux  à  la  porte  de  communication,  deux 
à  la  porte  par  laquelle  entraient  les  quatre  amis.  A  la  vue 
des  épées  nues,  Athos  sourit  :  ce  n'était  donc  plus  une  bou- 
cherie, mais  un  combat. 

A  partir  de  ce  moment  toute  sa  bonne  humeur  parut  re- 
tenue. 

Charles,  que  .  on  apercevait  à  travers  une  porte  ouverte, 
ihait  sur  son  lit  tout  habillé  :  seulement  une  couverture  de 
laine  était  rejetée  sur  lui.  A  son  chevet,  Parry  était  assis  ii- 
^^ant  à  voix  Lasse,  et  cependant  assez  haute  pour  que  Charles, 
qui  l'écoutait  les  yeux  fermés,  l'entendit,  un  chapitre  dans 
une  Bible  catholique. 

Une  chandelle  de  suif  grossier,  placée  sur  une  table  uoire. 
•éclairait  le  visage  résigné  du  roi  et  le  visage  iutiniment  mcii-* 
calme,  de  son  fidèle  serviteur. 

De  temps  en  lemys  Parry  s'interrompait,  croyans  que  1  ^ 


VINGT  ANS  APRKS.  i^ 

roj  dormait  visiLlemeni;  mais  alors  le  roi  rouvrait  les  yeux 
et  lui  disait  en  souriant  : 

—  Continue,  mon  bon  Pairy,  j'écoute. 

Grosiow  s'avança  jusqu'au  seuil  de  la  chambre  du  roi,  re- 
mit avec  afleciation  jur  sa  tête  le  chapeau  qu'il  avait  tenu  à 
!a  main  pour  recevoir  ses  liôles,  regarda  un  instant  avec 
mépris  ce  tableau  simple  et  touchant  d'un  vieux  serviteur 
lisant  la  Bible  à  son  roi  prisonnier,  s'assura  que  chaque 
homme  était  bien  au  poste  qu'il  lui  avait  assigné,  et,  se  re- 
tournant vers  d'Ariagnan,  il  regarda  triomphalement  le 
Français  comme  pour  mendier  un  éloge  sur  sa  tactique. 

—  A  merveille,  dit  le  Gascon  ;  cap  de  Diou  !  vous  ferez  un 
général  un  peu  distingué. 

—  Et  croyez-vous,  demanda  Grosiow,  que  ce  sera  tant  que 
Je  serai  de  garde  près  de  lui  que  le  Stuart  se  sauvera? 

—  Non,  certes,  répondit  d'Arta^uan.  A  moins  qu'il  ne  lui 
pleuve  des  amis  du  ciel. 

Le  visage  de  Grosiow  s'épanouit. 

Comme  Charles  Stuart  avait  gardé  pendant  cette  scène  ses 
yeux  constamment  fermés,  on  ne  peut  dire  s'il  s'était  aperçu 
ou  non  de  l'insolaoce  du  capitaine  puritain.  Mais  malgré  lui, 
iès  qu'il  entendit  le  timbre  accentué  de  la  voix  de  d'Arta- 
gnan,  ses  paupières  se  rouvrirent. 

Parry,  de  son  côlé,  tressaillit  et  interrompit  la  lecture. 

—  A  quoi  songes-tu  donc  de  l'interrompre?  dit  le  roi, 
continue,  mon  bon  Parry  ;  à  moins  que  tu  ne  sois  fatigué, 
toutefois. 

—  Non,  sire,  dit  le  valet  de  chambre. 
Et  il  reprit  sa  lecture. 

Une  table  était  préparée  dans  la  première  chambre,  et  sur 
cette  table,  couverte  d'un  tapis,  étaient  deux  chandelles  allu- 
mées, des  caries,  deux  cornets  et  des  dés. 

—  Messieurs,  dit  Grosiow,  asseyez-vous,  je  vous  prie . 
moi,  en  face  du  Stuart,  que  j'aime  tant  à  voir,  surtout  où  il 
est;  vous,  monsieur  d'Artagnan,  en  face  de  moi. 

Athos  rougit  de  colore,  d'Artagnan  le  regarda  en  fronçam 
le  sourcil. 

—  C'est  ceia,  dit  d'Artagnan  ;  vous,  monsieur  le  comte  de 
La  Fère,  à  la  droite  de  monsieur  Grosiow  ;  vous,  monsieur 

III.  j 


56  VINGl  ANS  APRÈS. 

ie  chevalier  d'Herblay,  à  sa  gauche;  vous,  du  Vailou,  pre? 
de  moi.  Vfius  i.ariez  pour  moi,  et  ces  ilessieiirs  pour  mon- 
sieur Gr  slow 

D'Ariagnan  !es  avait  ains""  :  Porlhos  à  sa  ga  iciie,  et  il  Un 
parlait  du  genou;  Athos  et  Aramis  en  face  de  lui,  et  ii  les 
truait  sous  sou  regard. 

Aux  noms  du  comte  de  La  Fère  et  du  chevalier  d'Herblay 
Charles  rouvrit  les  yeux,  et,  malgré  lui,  relevaui  sa  noitle 
tête,  embrassa  d'uu  regard  tous  les  acteurs  de  cette  scène. 

En  ce  moment  Parry  tourna  quelques  feuillets  c^e  sa  Bible 
et  lut  tout  haut  ce  verset  de  Jérémie  : 

«  Dieu  dit  :  Écoulez  les  pai'oles  des  prophètes,  mes  servi- 
teurs, que  je  vous  ai  envoyés  avec  grand  soin,  et  que  j'ai 
conduits  vers  vous.  » 

Les  quaire  amis  échangèrent  un  regard.  Les  paroles  que 
^enait  de  dire  Parry  leur  indiquaient  que  leur  présence  était 
attribuée  par  le  roi  à  son  véritable  moUf. 

Les  yeux  de  d'Artagnan  pétillèrent  de  joie. 

—  Vous  m'avez  demandé  tout  à  l'heure  si  j'étais  en  fonds? 
dit  d'Artagnan  en  mettant  une  vingtaine  de  pistoles  sur  la 
table. 

—  Oui,  dit  Groslow. 

—  Eh  bien,  reprit  d'Artagnan,  à  mon  tour  je  vous  dis  : 
Tenez  bien  votre  trésor,  mon  cher  monsieur  Groslow,  car  je 
vous  réponds  que  nous  ne  sortirons  d'ici  qu'en  vous  l'enle- 
vant. 

—  Ce  ne  sera  pas  sans  que  je  le  défende,  dit  Groslow. 

—  Tant  mieux,  dit  d'Artagnan.  Bataille,  mon  cher  capi- 
taine, bataille  1  Vous  savez  ou  vous  ne  savez  pas  que  c'est  ce 
que  nous  demandons. 

—  Ah  1  oui,  je  sais  bien,  dit  Groslow  en  éclatant  de  son 
gros  rire,  vous  ne  cherchez  que  plaies  et  bosse?  vous  autres 
i'rançais. 

En  effet,  Charles  avait  tout  entendu,  tout  compris.  Dnek^- 
gère  rougeur  mouia  à  son  visage.  Les  soldats  qui  le  gardaient 
le  vireui  donc  peu  à  peu  étendre  ses  membres  tatigués,  ei, 
sous  prétexte  d'une  excessive  chaleur,  provoquée  par  an 
poêle  ehauiïé  à  blanc,  rejeter  peu  à  peu  la  couverture  écos- 
sai33  svjus  laquelle,  nous  l'avons  dit,  ii  était  couché  tout  veto. 


VINGT  ANS  APRÈS.  H 

Athos  et  Aramis  tressaillirent  de  joie  en  voyant  que  !«  roi 
était  couché  habillé. 

La  partie  commença.  Ce  soir-là  la  veine  avaii  tourné  et 
('tait  pour  Groslow,  il  tenait  tout  et  gagnait  toujours.  Une 
centaine  de  pistoles  passa  ainsi  d'un  côié  de  la  table  a  l'autre. 
Groslow  éta't  d'une  gaieté  folle. 

Porlhos,  qui  avait  reperdu  les  cinquante  pistoles  qu  il 
avait  gagnées  la  veille,  et  en  outre  une  trentaine  de  pistol  s 
à  lui,  était  fort  maussade  et  interrogeait  d'Ariagnan  du  ge- 
nou, conime  pour  lui  demander  s'il  n'était  pas  bientôt  ierap> 
de  passer  à  un  autre  jeu;  de  leur  côté,  Aihos  et  Aramis  le 
egardaieni  de  temps  en  temps  d'un  œil  scrutateur,  mais 
î'Artagnan  restait  impassible. 

Dix  heures  sonnèrent.  On  entendit  la  ronde  qui  passait. 

—  Combien  faites-vous  de  rondes  comme  celle-là?  dit 
d'Artagnan  en  tirant  de  nouvelles  pistoles  de  sa  poche. 

—  Cinq,  dit  Groslow,  une  toutes  les  deux  heures. 

—  Bien,  dit  d'Ariagnan,  c'est  prudeu. 

Et  à  son  tour  i!  lança  un  coup  <?'oeil  à  Athos  et  à  Aramis. 

On  entendit  les  pas  de  la  patrouille  qui  s'éloignait. 

D'Ariagnan  répondit  pour  la  première  fois  au  coup  de  ge- 
nou de  l'orthos  par  un  coup  de  genou  pareil. 

Cependant,  attirés  par  cet  attrait  du  jeu  et  par  la  vue  c^ 
l'or,  si  puissante  chez  tous  les  hommes,  les  soldats,  dont  Ij 
consigne  était  de  rester  dans  la  chambre  du  roi,  s'étaient  peu 
à  peu  rapprochés  de  la  porte,  et  là,  en  se  haussant  sur  \u 
pointe  du  pied,  ils  regardaient  par-dessus  l'épaule  de  d'Ar- 
tagnan et  de  Porthos;  ceux  de  la  porte  s'étaient  rapprochés 
aussi,  secondant  de  cette  façon  les  désirs  des  quatre  amis, 
qui  aimaient  mieux  les  avoir  sous  la  main  que  d'èire  obligés 
de  courir  à  eux  aux  quatre  coins  de  la  chambre.  Les  deux 
sentinelles  de  la  porte  avaient  toujours  l'épée  nue,  seulement 
elles  s'appuyaient  sur  la  pointe,  et  regardaient  les  joueurs. 

Athos  semblait  se  calmer  à  mesure  que  le  moment  appro- 
chait; ses  deux  mains  blanches  et  aristocratiques  jouaient 
avec  des  louis,  qu'il  tordait  et  redressait  avec  autant  de  faci- 
lité qi;e  si  l'or  eût  été  de  l'étain;  moins  maître  de  lui,  Aramis 
fouillait  continuellement  sa  poitrine;  impatient  de  perdre 
toujours,  Porlhos  jouait  du  genou  à  tout  rompre. 


l^  VINGT  ANS   VPIIKS. 

n'Arlagnan  se  retoiiiiia,  regiiidaiu  iii;itliiuiieriient  en  ar- 
•lore,  et  vil  entre  deux  soldats  Parry  del»oiit,  ei  Cliaries  ap- 
,)uyé  sur  son  coude,  jolj^nant  les  mains  ei  paraissant  adresser 
a  Dieu  une  iervenle  prière.  D'Artaguan  comprit  que  le  mo- 
Mient  était  venu,  (jue  chacun  était  à  son  poste  et  qu'on  n'at- 
endaii  |»lus  (iiie  le  inui  «  F.ntin!  »  qui,  ou  se  le  rappelle,  de- 
vait servir  de  signai." 

Il  lança  un  coup  d'œil  préparatoire  à  Aihos  et  à  Aramis. 
et  tous  deux  reculèrent  légèrement  leur  chaise  pour  avoir  la 
lilierié  du  mouvement. 

11  donna  uu  second  coup  de  fjenou  à  Porilios,  et  celui-ci 
se  leva  comme  pour  se  dégourdir  les  jambes;  seufement  en 
se  levant  il  s'assura  que  son  épée  pouvait  sortir  facilement 
du  fourreau. 

—  Sacreljleu!  dit  d'Artagnan,  encore  vingt  pistoles  de  per- 
dues 1  En  vérité,  c;ipitaine  Groslow,  vous  avez  trop  de  boa- 
heur,  cela  ne  peut  durer. 

Et  il  lira  vingt  autres  pistoles  de  sa  poche. 

—  Un  dernier  coup,  capitaine.  Ces  vingt  pistoles  sur  un 
coup,  sur  un  seul,  sur  le  dernier. 

—  Va  pour  vingt  pistoles,  dit  Groslow. 

El  il  retourna  deux  cartes  comme  c'est  Thabitude,  un  roi 
pour  d'Artagnan,  un  as  pour  lui 

—  Un  roi,  dit  d'Artagnan,  c'est  de  bon  augure.  Maître 
Groslow,  ajouta-t-il,  prenez  garde  au  roi. 

Et,  malgré  sa  puissance  sur  lui-même,  il  y  avait  dans  la 
Toix  de  d'Artagnan  une  vihraiion  étrange  qui  fit  tressaillir  son 
partner. 

GrosIo<v  conmienga  k  retourner  les  caries  les  unes  après 
es  autres.  S'il  retournait  un  as  d'abord,  il  avait  gagné;  s'il 
•etournait  un  roi,  ii  avait  perdu. 

Il  retourna  un  roi. 

—  Enfin  !  dit  d'Artagnan. 

A  ce  mol,  Atlios  cl  Aramis  se  levèrent,  Porlhos  recula  d'ui 
pas.  Poignards  eiépées  allaient  briller,  mais  soudain  la  porte 
g'ouvrit,  et  llarrison  p  irut  sur  le  seuil,  accompagné  d'uo 
homme  enveloppé  dans  un  manteau. 

Derrière  cel  homme,  on  voyait  briller  les  mousquets  d« 
cinq  ou  six  soldats. 


VINGT  ANS  APRÈS.  20 

Groslow  se  leva  vivement,  fionleux  d'être  surpris  nu  mi- 
lieu du  vin,  des  caries  et  des  dos.  Mais  Harrison  m-  Pi  poim 
adenlion  à  lui,  et-  enlraul  dans  la  chambre  du  loi  suivi  6c- 
son  comijugnon  . 

—  (fharles  Sluari  dit-il,  l'ordre  arrive  de  vous  conduire  â 
Londres  sans  s'arrêterni  jour  ni  nuit.  Apprètez-vous  donc  à 
partir  à  l'instant  même. 

—  Et  de  quelle  part  cet  ordre  est-il  donné?  deiiuinda  le 
roi,  de  la  part  du  général  Olivier  Cromwell? 

*-  Oui,  dit  Harrison,  et  voici  monsieur  Mordaunl  qui  l'ap- 
porte à  l'instant  même  et  qui  a  charge  de  le  faire  exécuter. 

—  Mordaunl!  murmurèrent  les  quatre  amis  en  échangeant 
un  regard. 

D'Artagnan  rafla  sur  la  table  tout  l'argent  que  lui  et  Por- 
ihos  avaient  perdu  et  l'engouffra  dans  sa  vaste  poche;  Athos 
et  Aramis  se  rangèrent  derrière  lui.  A  ce  mouvement  Mor- 
dauut  se  retourna,  les  reconnut  et  poussa  une  exclamation 
de  joie  sauvage. 

—  Je  crois  que  nous  sommes  pris,  dit  tout  bas  d'Artagnan 
à  ses  amis. 

—  Pas  encore,  dit  Porthos. 

—  Colonel  I  colonel  !  dit  iMordaunt,  faites  entourer  cette 
chambre,  vous  êtes  trahis.  Ces  quatre  Français  se  sont  sau- 
vés de  Newcasile  et  veulent  sans  doute  enlever  le  roi.  Qu'on 
les  arrête. 

—  Oh  I  jeune  homme,  dit  d'Artagnan  en  tirant  son  épée, 
voici  un  ordre  plus  facile  à  dire  qu'à  exécuter.  Puis,  décri- 
vant autour  de  lui  un  moulinet  terrible  :  —  Eu  retraite,  amis, 
cria-t-il,  en  retraite! 

En  même  temps  il  s'élança  vers  la  porte,  ren/ersa  deux 
des  soldats  qui  la  gardaient  avant  qu'ils  eussent  eu  le  temps 
d'armer  leurs  mousquets;  Aihos  et  Aramis  le  suivirent;  Por- 
Ihos  fil  l'arrièio-garde,  et  avant  que  soldats,  olliciers,  co- 
lonel, eussent  eu  le  temps  de  se  reconnaître,  ils  tiaient  touj 
quatre  dans  la  rue. 

—  Feu  !  cria  Mordaunt,  feu  sur  eux! 

Deux  ou  trois  coui^s  de  mousquet  partirent  effectivement, 

mais  n'eurent  d'autre  elTol  que  de  montrer  les  quatre  fugitif* 

tournant  sains  et  saufs  l'angle  de  la  rue. 

LUI  a. 


30  VINGT  ANS  ÂPRES. 

Les  chevaux  étaient  à  l'endroit  désigné;  les  valets  n'eu- 
reut  qu'à  jeter  la  bride  à  leurs  maîtres,  qui  se  irouvèroni  e'i 
ielle  avec  la  légèreié  de  cavaliers  consommés. 

—  En  avant  I  dit  d'Artagnan,  de  l'éperon,  ferme  f 

Ils  coururent  ainsi  suivant  d'Art. igiian  et  reprenant  la  route 
qu'ils  avaient  déjà  faite  dans  la  journée,  c'est-à-dire  se  diri- 
geant vers  l'Ecosse.  Le  bourg  n'avait  ni  portes  ni  murailles  ; 
ils  en  sortirent  donc  sans  difficulté. 

A  cinquanie  pas  de  la  dernière  maison,  d'Artagnan  s'arrêta. 

—  Halte!  dit-il. 

—  Comment,  halte?  s'écria  Porthos.  Ventre  à  terre,  vous 
voulez  dire? 

—  Pas  du  tout,  répondit  d'Artagnan.  Cette  fois-ci  on  va 
nous  poursuivre,  laissons-les  sortir  du  bourg  et  courir  après 
nous  sur  la  route  d'Ecosse;  et  quand  nous  les  aurons  vu? 
passer  au  galop,  suivons  la  route  opposée. 

A  quelques  pas  de  là  passait  un  ruisseau,  un  pont  était  jeté 
sur  le  ruisseau;  d'Artagnan  conduisit  son  cheval  sous  l'arche 
de  ce  pont;  ses  amis  le  suivirent. 

Ils  u'y  étaient  pas  depuis  dix  minutes  qu'ils  entendireru 
s'approcher  le  galop  rapide  d'une  troupe  de  cavaliers.  Cinij 
minutes  après,  celte  troupe  passait  sur  leur  têie,  bien  loin  de 
se  douter  qae  ceux  qu'ils  cherchaient  n'étaient  séparés  d'eux 
que  par  l'épaisseur  de  la  voûte  du  ponL 


IV 


LONDRES. 


Lorsque  le  bruit  des  chevaux  se  fût  perdu  dans  le  lointain, 
à'Aiiasnan  regagna  le  bord  de  la  rivière,  et  se  iiiii  à  arpenter 
la  pi  '  ne  en  s'orientant  autant  que  possible  sur  Londres.  Ses 
troi>  aiius  le  suivirent  en  silence,  jusqu'à  ce  qu'à  l'aide  d'un 
îarge  demi-cercle  ils  eussent  laissé  la  ville  loiu  derrière  eux- 


AiVï  ANS  APRES.  31 

—  Pour  celle  fois,  dit  d'Artagnan  lorsqu'il  se  crut  enfin 
assez  loin  du  point  ds  départ  pour  passer  du  galop  au  trot, 
ie  crois  /ine  bien  déciàt'îueut  tout  esl  perdu,  et  que  ce  que 
noasa^u-as  de  mieux  à  faire  est  de  gagner  la  Francb.  Que 
dites-vous  de  la  propositioD,  Allios?  ne  la  trouvez-vous  point 
raisonnable? 

—  Oui,  cher  ami,  répondit  Athos;  niais  vous  avez  prononcé 
l'antre  jour  une  parole  plus  que  raisonnable,  une  parole  noble 
et  généreuse  ;  vous  avez  dit  :  «  Nous  mourrons  ici!  »  Je  vou. 
rappellerai  votre  parole. 

—  Oh  !  dit  Porlhos,  la  mort  n'est  rien,  et  ce  n'est  pas  la 
mort  qui  doit  nous  inquiéter,  puisque  nous  ne  savons  pas  ce 
que  c'est  :  mais  c'est  l'idée  d'une  défaite  qui  me  tourmente. 
A  la  façon  dont  les  choses  tournent,  je  vois  qu'il  nous  faudra 
livrer  bataille  à  Londres, aux  provinces,  à  toute  l'Angleterre; 
et  en  vérité  nous  ne  pouvons  à  la  fiu  man'iuer  d'être  battus. 

—  iNous  devons  assister  à  cette  grande  tragédie  jusqu'à  la 
fin,  dit  Athos  ;  quel  qu'il  soit,  ne  quittons  l'Angleterre  qu'a- 
près le  dénotjment.  Pensez-vous  comme  moi,  Arauiis? 

—  En  tout  point,  mon  cher  comte;  puis  je  vous  avoue  que 
je  ne  serais  pas  fâché  de  retrouver  le  Mordaunl  ;  il  me  semble 
que  nous  avons  un  compi.e  à  régler  avec  lui,  et  que  ce  n'est 
pas  notre  habitude  de  quitter  les  pays  sans  payer  ces  sortes 
de  dettes. 

—  Ah!  ceci  est  autre  chose,  dit  d'Artagnan,  et  voilà  une 
raison  qui  me  paraît  plausible.  J'avoue,  quant  à  moi,  que, 
pour  retrouver  le  Mordaunt  en  question,  je  resterai  s'il  te  faut 
un  an  à  Londres.  Seulement  logeons-nous  chez  un  honime 
sûr  et  de  façon  à  n'éveiller  aucun  soupçon,  car  à  cette  heure 
monsieur  Cromwell  doit  nous  faire  chercher,  et  autant  qu  ; 
j'en  ai  pu  juger,  il  ne  plaisante  pas,  monsieur  Cronnvell 
Athos,  connaissez-vous  dans  toute  la  ville  une  auberge  où 
l'on  trouve  des  draps  blancs,  du  rosbif  raisonnablement  cuit 
et  du  vin  qui  ne  soit  pas  fait  avec  du  houblon  ou  du  ge- 
nièvre? 

—  Je  crois  que  j'ai  votre  affaire,  dit  Athos.  De  Winîer 
nous  a  conduits  chez  un  homme  qu'il  disait  être  un  ancien 
Espagnol  naturalisé  Anglais  de  par  les  guiuées  de  ses  nou- 
veaux compatriotes.  Qu'en  diies-vous,  Aramis? 


?,1  VJNGT  ANS  APRES. 

—  Mais  le  projet  de  nous  arrêter  chez  el  senor  Pérez  me 
paraît  des  plus  raisonnables,  je  l'adopte  donc  pour  mon 
compte.  Nous  invoqnerons  le  souvenir  de  ce  pauvre  deWio- 
*er,  pu  r  lequel  il  paraissait  avoir  une  grande  vénération; 
Dous  lui  dirons  tjue  nous  venons  en  amateurs  pour  voir  ce 
qui  se  passe  ;  nous  dô{>enserons  chez  lui  chacun  une  guinée 
[lar  jour,  el  je  crois  que,  moyennant  toutes  ces  précautions, 
nous  pourrons  demeurer  assez  tranquilles. 

-  Vous  en  oubliez  une,  Aramis,  et  une  précaution  assez 
importante  même. 

—  Laquelle? 

—  Celle  de  changer  d'habits. 

—  Bail!  dit  Porihos,  pourquoi  faire,  changer  d*habits? 
nous  sommes  si  bien  à  notre  aise  dans  ceux-ci! 

—  Pour  ne  pas  être  reconnus,  dit  d'Artagnan.  Nos  habits 
ont  une  coupe  et  presque  une  couleur  uniforme  qui  dénonce 
leur  Frencliman  à  la  première  vue.  Or,  je  ne  tiens  pas  assez 
à  la  coupe  de  mon  pourpoint  ou  à  la  couleur  de  mes  chausses 
pour  risquer  par  amour  pour  elles  d'être  pendu  à  Tyburn  ou 
d'aller  faire  un  tour  aux  Indes.  Je  vais  m'acketer  un  habit 
marron.  J'ai  remarqué  que  tous  ces  imbéciles  de  puritains 
raffolaient  de  cette  couleur. 

—  Mais  retrouverez-vous  votre  homme?  dit  Aramis. 

—  01)1  certainement;  il  demeuiait  Greeu-Hall  street,  Bed- 
ford's  tavern;  d'ailleurs  j'irais  dans  la  Cité  les  yeux  fermés. 

—  Je  voudrais  déjà  y  être,  dit  d'Artagnan,  et  mon  avis  se- 
rait d'arriver  à  Londres  avant  de  jour,  dussions-nous  crever 
nos  chevaux. 

—  Allons  donc,  dit  Athos,  car  si  je  ne  me  trompe  pas  dans 
mes  calculs,  nous  ne  devons  guère  en  être  éloignés  que  de 
huit  ou  dix  lieues. 

Les  amis  pressèrent  leurs  chevaux,  et  effecii veinent  il» 
arrivèrent  vers  les  cinq  heures  du  matin.  A  la  porte  par  la- 
quelle ils  se  présentèrent,  un  poste  les  arrêta;  mais  Athos 
répondit  en  excellent  anglais  qu'ils  étaient  envoyés  par  le 
colonei  llarrison  pour  prévenir  son  collègue  M.  Pridge  de 
l'arrivée  piocliains  du  roi.  Cette  réponse  amena  quelques 
questions  sur  la  prise  du  roi,  et  Athos  donna  des  détails  si 
précis  et  si  ;posiiifs,  que  si  les  gardiens  des  portes  avaient 


VINGT  ANS  APni^S.  33 

quelqaes  soupçons,  ces  soupçons  s'évanouirent  complëte- 
rient.  Le  passage  fut  donc  livré  aux  quatre  amis  avec  toutes 
sortes  de  congratulations  puritaines. 

AUiOs  avar\  dit  vrai;  il  alla  droit  à  Beldforl's  tavern  et  se 
fit  reconnaître  de  l'hôle,  qui  fut  si  fort  enchanté  de  le  vol; 
revenir  en  si  nombreuse  et  si  belle  compagnie,  qu'il  fit  pré 
parer  à  l'instant  même  ses  plus  belles  chambres. 

Quoiqu'il  ne  fit  pas  jour  encore,  nos  quatre  voyageurs,  en 
arrivant  à  Londres,  avaient  trouvé  toute  la  ville  en  rumeur. 
Le  bruit  que  le  roi,  ramené  par  le  colonel  Harrison,  s'ache- 
minait vers  la  capitale,  s'était  répandu  dès  la  veille,  et 
beaucoup  ne  s'étaient  point  couchés  de  peur  que  le  Stuart, 
comme  ils  l'appelaient,  n'arrivât  dans  la  nuit  et  qu'ils  ne 
manquassent  son  enfce. 

Le  projet  de  changement  d'habits  avait  été  adopté  à  l'una 
nimité,  on  se  le  rappelle,  moins  la  légère  opposition  de  Por- 
thos.  On  s'occupa  donc  de  le  mettre  à  exécution.  L'hôle  se  fit 
apporter  des  vêtements  de  toutes  sortes,  comme  s'il  voulait 
remonter  sa  garde-robe.  Athos  prit  un  habit  noir  qui  lui  don- 
nait l'air  d'un  honnête  bourgeois;  Aramis,  qui  ne  voulait  pas 
(|uitter  l'épée,  choisit  un  habit  foncé  de  coupe  militaire  ;  Por- 
ihos  fut  séduit  par  un  pourpoint  rouge  et  par  des  chausses 
vertes;  d'Artagnan,  dont  la  couleur  était  arrêtée  d'avance, 
n'eut  qu'à  s'occuper  de  la  nuance,  et  sous  l'habit  marron 
qu'il  convoitait,  représenta  assez  exactement  un  marchand 
de  sucre  retiré. 

Quant  à  Griinaud  et  à  Mousqueton,  qui  ne  portaient  pas 
de  livrée,  ils  se  trouvèrent  tout  déguisés  ;  Grimaud,  d'ailleurs, 
offrait  le  type  calme,  sec  et  roide  de  l'Anglais  circonspect; 
Mousqueton,  celui  de  l'Anglais  ventru,  bouCTi  et  flâneur. 

—  Maintenant,  dit  d'Artagnan,  passons  au  principal;  cou- 
pons-nous les  cheveux  afm  de  n'être  point  insultés  par  la  po- 
pulace. N'étant  plus  gentilshommes  par  l'épée,  soyons  puri- 
tains pur  lu  coiiïure.  C'est,  vous  le  savez,  le  point  important 
qui  sépare  h?  covenantaire  du  cavalier. 

Sur  »•"  point  important,  d'Artagnan  trouva  Aramis  fort  in- 
soumis *ii , voulait  à  toute  force  garder  sa  chevelure,  qu'.l 
avait  fort  belle  el  dont  il  prenait  le  plus  grand  soin,  el  il  fal- 
lut qu'Aihos,  à  qui  toutes  ces  questions  étaien'.  indilTérentei. 


3Î  Vi.Xirr  ANS  APRÈS. 

iQj  dcnuât  l'exemple.  Porihos  livra  sans  difficulté  son  chef  îi 
Mousqueton,  qui  tailla  à  pleins  ciseaux  dans  l'épaisse  ot  radv 
chevelure.  D'Artagnan  se  découpa  lui-même  une  tète  de  fan- 
taisie qui  ne  ressemblait  pas  mal  à  une  médaille  du  temps 
lie  François  I"  ou  de  Charles  IX. 

—  Nous  sommes  aiïreux,  dit  Alhos. 

—  Et  il  me  semble  que  nous  puons  le  puritain  à  faire  fiv- 
mir,  dit  Aramis. 

—  J'ai  froid  à  la  tête,  dit  Porthos 

—  El  moi,  je  me  sens  envie  de  prêcher,  dit  d'Arlagnan. 

—  Maintenant,  dit  Alhos,  que  nous  ne  nous  reconnaissons 
pas  nous-mêmes  et  que  nous  n'avons  point  par  consequeiiî 
la  crainte  que  les  autres  nous  reconnaissent,  allons  voir  en- 
îriT  le  roi  :  s'il  a  marché  toute  la  nuit,  il  ne  doit  pas  être  loir 
de  Londres. 

V.n  ellet,  les  quatre  amis  n'étaient  pas  mêlés  depuis  deux 
her.res  à  la  foule  que  de  grands  cris  et  un  grand  mouvemea'. 
annoncèrent  que  Charles  arrivait.  On  avait  envoyé  un  car- 
rosse au-devant  de  lui,  et  de  loin  le  gigantesque  Portno?, 
qui  dépassait  de  la  tète  toutes  les  têtes,  annonça  qu'il  voyau 
venir  le  carrosse  royal.  D'Arlagnan  se  dressa  sur  la  pointe 
des  pieds,  tandis  qu'Athos  et  Aramis  écoutaient  pour  tâcher 
de  se  rendre  compte  eux-mêmes  de  l'opinion  générale.  Le 
carrosse  p;issa,  et  d'Arlagnan  reconnut  Harrison  à  une  por- 
liére  et  Mordaunt  à  l'autre.  Quant  au  peuple,  dont  Athos  et 
Kramis  étudiaient  les  impressions,  il  lançait  force  impréca- 
Àons  contre  Charles. 

Alhos  rentra  désespéré. 

—  Mon  cher,  lui  dit  d'Arlagnan,  vous  vous  entêtez  inutile- 
ment, et  je  vous  proteste,  moi,  que  la  position  est  mauvaise. 
Pour  niou  compte  je  ne  m'y  attache  qu'à  cause  de  vous  et 
par  un  certain  intérêt  d'artiste  eu  politique  à  la  mousque- 
taire ;  je  trouve  qu'il  serait  très-plaisant  d'arracher  leur  proie 
à  tous  ces  hurleurs  et  de  se  moquer  d'eux.  J'y  songerai. 

Dés  le  lendemain,  en  se  mettant  à  sa  fenêtre  qui  donnait 
sur  les  quartiers  les  plus  populeux  de  la  Cité,  Athos  enten- 
dit crier  le  hill  du  parlement  qui  traduisait  à  la  har^e  l'ex- 
roi  Charles  l",  coupable  présumé  de  trahison  et  d'abus  d^ 
peu  voir. 


VEVGT  AjNS  APRKS.  35 

D'Artagnan  était  près  de  lui.  Aramis  consultait  une  carie, 
Porthos  était  absorbé  dans  les  dernières  délices  d'ua  succu- 
Jent  déjeuner. 

—  Le  pariemc-nt  !  s'écria  Athos,  il  n'est  pas  possible  que  le 
parlement  ait  rendu  un  pareil  bill. 

—  Écoutez,  dit  d'Artagnan,  je  comprends  peu  l'anglais  ; 
mais,  comme  l'anglais  n'est  que  du  français  mal  prononce, 
voici  ce  que  j'entends  :  Parliament's  bill;  ce  qui  veut  dire  biii 
du  parlement,  ou  Dieu  me  damne,  comme  ils  disent  ici. 

En  ce  moment  l'hôte  entrait;  Athos  lui  fit  signe  de  venir. 

—  Le  parleaient  a  rendu  ce  bill  ?  lui  demanda  Atfaos  eu 
anglais. 

—  Oui,  miloii,  le  parlement  pur. 

—  Comment,  .9  parlement  pur!  il  y  a  donc  deux  parle- 
ments? 

—  Mon  ami,  /nterrompit  d'Artagnan,  comme  je  n'entends 
pas  l'anglais,  mais  que  nous  entendons  tous  l'espagnol,  fai- 
tes-nous le  plaisir  de  nous  entretenir  dans  cette  langue,  qui 
est  la  vôtre,  et  que,  par  conséquent,  vous  devez  parler  avec 
plaisir  quand  vous  en  retrouvez  l'occasion. 

—  Ah!  parfait,  dit  Aramis. 

Quant  à  Porthos,  nous  l'avons  dit,  toute  son  attention  était 
concentrée  sur  un  os  de  côtelette  qu'il  était  occupé  à  dé- 
pouiller de  son  enveloppe  charnue. 

—  Vous  demandiez  donc?  dit  l'hôte  en  espagnol. 

—  Je  demandais,  reprit  Athos  dans  la  même  langue,  s'il  j 
avait  deux  parlements,  un  pur  et  un  impur. 

—  Oh!  que  c'est  bizarre I  dit  Porthos  en  levant  lentement 
la  tête  et  en  regardant  ses  amis  d'un  air  étonné,  je  comprends 
donc  maintenant  l'anglais?  j'entends  ce  que  vous  dites. 

—  C'est  Que  nous  parlons  espagnol,  cher  ami,  dii  Athos 
avec  son  sang-froid  ordinaire. 

—  Ah  diable  I  dit  Porthos,  j'en  suis  fâché,  cela  m'aurait 
tail  une  langue  de  plus. 

—  Quand  je  dis  le  parlement  pur,  senor,  reprit  l'note,  jxj 
parle  de  celui  que  M.  le  colonel  Prid'ge  a  épuré. 

—  Ahî  vraiment,  dit  d'Artagnan,  ces  gens-ci  sont  bien 
ingénieux;  il  faudra  qu'en  revenant  en  France  je  donne  ca 
moyen  à  M.  de  Mazaria  et  à  M.  le  coadjuteur.  L'un  épuren 


36  VINGT  ANS  APRÈS. 

au  nom  de  la  cour,  l'autre  au  Doiii  du  peuple,  de  sorte  (ju'ii 
n'y  aura  plus  de  parlement  du  tout. 

—  Qu'esl-ce  que  le  colonel  Pridge?  demanda  Aramis,  e. 
de  quelle  façon  s'y  esl-il  pris  pour  épurer  le  parlement? 

—  Lecolouo'  Viidge,  dit  l'Espagnol,  est  un  ancien  charre- 
tier, homme  de  beaucoup  d'esprii,  qui  avait  remarqué  une 
chose  en  conduisant  sa  charrette  :  c'est  que  lorsqu'une  pierre 
ie  trouvait  sur  sa  route,  il  était  plus  court  d'enlever  la  pierre 
que  d'essayer  de  faire  passer  la  roue  par-dessus.  Or,  sur 
deux  cent  cmquante  et  un  membres  dont  se  composait  le 
parlement,  cent  quatre-vingt-onze  le  gênaient  et  auraient  pu 
faire  verser  sa  charrette  politique,  il  les  s  pris  comme  autre- 
fois il  prenait  les  pierres,  et  les  a  jetés  hors  de  la  Chambre. 

—  Joli  !  dit  d'Artagnan,  qui,  homme  d'esprit  surtout,  esti- 
mait fort  l'esprit  partout  où  il  le  rencontrait. 

—  Et  tous  ces  expulsés  étaient  stuartistes?  demanda  Aihos. 

—  Sans  aucun  doute,  senor,  et  vous  comprenez  qu'ils  eus- 
sent sauvé  le  roi. 

—  Parbleu!  dit  majestueusement  Porthos,  ils  faisaient 
majorité. 

—  Et  vous  pensez,  dit  Aramis,  qu'il  consentira  à  paraître 
devant  un  tel  tribunal? 

—  11  le  faudra  bien,  répondit  l'Espagnol  ;  s'il  essayait  d'un 
refus,  le  peuple  l'y  contraindrait. 

—  Merci,  maître  Pérez-^iit  Athos;  maintenant  je  suis  suf- 
fisamment renseigné. 

—  Commencez-vous  à  croire  enfin  que  c'est  une  cause 
perdue,  Athos,  dit  d'Artagnan,  et  qu'avec  les  Harrison,  les 
Joyce,  les  Pridge  et  les  Cromwell,  nous  ne  serons  jamais  à 
S,  hauteur? 

—  Le  roi  sera  délivré  au  tribunal,  dit  Alhos;  le  sileiice 
même  de  ses  partisans  indique  un  complot. 

D'Artagnan  haussa  les  épaules. 

—  Mais,  dit  Aramis,  s'ils  osent  condamner  leur  roi,  ils  le 
condamneront  à  l'exil  ou  à  la  prison,  voilà  tout. 

D'Artagnan  siffla  un  petit  air  d'incrédulité. 

—  Nous  le  verrons  bien,  dit  Athos;  car  nous  irons  aux 
séances,  je  le  présume. 


VINGT  ANS  APRÈS.  Vi 

—  Vous  n'&urez  pas  longtemps  à  attendre,  dit  l'hôte,  car 
elles  commencent  demain. 

— .  Ah  çà  I  «-épondit  Athos,  la  procédure  était  donc  instruite 
avant  que  le  roi  eût  été  pris? 

—  Sans  doute,  dit  d'Artagnan,  on  l'a  commencée  du  jour 
où  il  a  été  acheté. 

—  Vous  savez,  dit  Aramis,  que  c'est  notre  ami  Mordaunt 
qui  a  fait,  sinon  le  marché,  du  moins  les  premières  ouver- 
tures de  cette  petite  aiïaire. 

—  Vous  savez,  dit  d'Artagnan,  que  partout  où  il  me  tombe 
sous  la  main,  je  le  tue,  M.  Mordaunt. 

—  Fi  donc!  dit  Athos,  un  pareil  misérable I 

—  Mais  c'est  justement  parce  que  c'est  un  misérable  que 
je  le  tue,  reprit  d'Artagnan.  Ah!  cher  ami,  je  fais  assez  vos 
volontés  pour  que  vous  soyez  indulgent  aux  miennes  ;  d'ail- 
'.eurs,  cette  fois,  que  cela  vous  plaise  ou  non,  je  vous  déclare 
que  ce  Mordaunt  ne  sera  tué  que  par  moi. 

—  Et  par  moi,  dit  Porthos. 

—  Et  par  moi,  dit  Aramis. 

—  Touchante  unanimité,  s'écria  d'Artagnan,  et  qui  con- 
vient bien  à  de  bons  bourgeois  que  nous  sommes.  Allons  faire 
un  tour  par  la  ville;  ce  Mordaunt  lui-même  ne  nous  recon 
naîtrait  point  à  quatre  pas  avec  ie  brouillard  qu'il  fait.  Allons 
boire  un  peu  de  brouillard. 

—  Oui,  dit  Porthos,  cela  nous  changera  de  la  bière. 

Et  les  quatre  amis  sortirent  en  effet  pour  prendre,  commd 
on  le  dit  vulgairement,  l'air  du  pays. 


V 

LE  PROCÈS. 


Le  lendemain  une  garde  nombreuse  conduisait  Charles  1** 

vaut  la  haute  cour  qui  devait  le  juger. 

La  foule  envahissait  les  rues  et  Ves  maisons  voisines  du 

I.  III.  3 


53  ViiNUT  ANS  AmP^, 

palais;  aussi,  dès  les  premiers'  pas  que  firent  les  quatre 
amis,  ils  (urent  arrêtés  par  l'obstacle  presque  infranchissable 
de  ce  mur  vivant;  quelques  hommes  du  peuple,  robustes  et 
hargneux,  repoussèrent  même  Aramis  si  rudement,  que 
Porthos  Itva  son  poing  formidable  et  le  laissa  letoraber  sur 
îa  face  farineuse  d'un  boulanger,  laquelle  chav;^ea  immédia- 
tement' de  couleur  et  se  couvrit  de  sang,  écachée  qu'elle 
^tait  comme  une  grappe  de  raisins  mûrs.  La  chose  fit  grande 
rumeur;  trois  hommes  voulurent  s'élancer  sur  Porihos;  mais 
Athos  en  écarta  un,  d'Artagnan  l'autre,  et  Porihos  jeta  le 
troisième  par-dessus  sa  tête.  Quelques  Anglais  amateurs  de 
pugilat  apprécièrent  la  façon  rapide  et  facile  avec  laquelle 
avait  été  exécutée  cette  manœuvre,  et  battirent  des  mains. 
Peu  s'en  fallut  alors  qu'au  lieu  d'être  assommés ,  comme 
ils  commençaient  à  le  craindre,  Porthos  et  ses  amis  ne  fus- 
sent portés  en  triomphe  ;  mais  nos  quatre  voyageurs,  qui 
craignaient  tout  ce  qui  pouvait  les  mettre  en  lumière,  par- 
vinrent à  se  soustraire  à  l'ovation.  Cependant  ils  gagnèrent 
une  chose  à  cette  démonstration  herculéenne,  c'est  que  la 
foule  s'ouvrit  devaut  eux  et  qu'ils  parvinrent  au  résultat  qui 
un  instant  auparavant  leur  avait  paru  impossible,  c'est-à- 
dire  à  aborder  le  palais. 

Tout  Londres  se  pressait  auï  portes  des  tribunes  ;  aussi, 
lorsque  les  quatre  amis  réussirent  à  pénétrer  dans  une  d'elles, 
trouvèrent-ils  les  trois  premiers  bancs  occup'i?.  Ce  n'était 
que  demi-mal  pour  des  gens  qui  désiraient  ne  pas  être  re- 
l'onnus  ;  ils  prirent  donc  leurs  places,  forts  satisfaits  d'en 
être  arrivés  là,  à  l'exception  de  Porthos,  qui  désirait  montrer 
son  pourpoint  rouge  et  ses  chausses  vertes,  et  qui  regrettait 
de  ne  pas  être  au  premier  rang. 

Les  bancs  étaient  disposés  en  amphithéâtre,  et  de  leur 
place  les  quatre  amis  dominaient  toute  l'assemblée.  Le  ha- 
sard avait  fait  justement  qu'ils  étaient  entrés  dans  la  tribune 
du  milieu  et  qu'ils  se  trouvaient  juste  en  face  du  fauîsoil 
préparé  pour  Charles  P^ 

Vers  onze  heures  du  matin  le  roi  parut  sur  le  seuil  dtia 
galle.  D  entra  environné  de  gardes,  mais  coave-t  et  l'air 
calme ,  et  promena  de  tous  côtés  un  regard  plein  d'assu- 
rance, comme  s'il  venait  présider  nne  assemblée  de  sujets 


VliNGT  ANS  APRÈS.  39 

soumis,  et  non  répondre  aux  accusations  d'une  cour  rebelle. 

Les  juges,  fiers  d'avoir  un  roi  à  humilier,  se  préparaient 
visiblement  à  user  de  ce  droit  qu'ils  s'étaient  arrogé.  En  con- 
séquence, un  huissier  vint  dire  à  Charles  l*""  que  l'usage  était 
que  l'accusé  se  découvrît  devant  lui. 

Charles,  ^sans  répondre  un  seul  mot,  enfonça  son  feutre 
sur  sa  tête,  qu'il  tourna  d'un  autre  côté  ;  puis,  lorsque  l'huis- 
sier se  fût  éloigné,  il  s'assit  sur  le  fauteuil  préparé  en  facs 
du  président,  fouettant  sa  botte  avec  un  petit  jonc  qu'il  por- 
tait à  la  main. 

Parry,  qui  l'accompagnait,  se  tint  debout  derrière  lui. 

D'Artagnan,  au  lieu  de  regarder  tout  ce  cérémonial,  re- 
gardait Athos,  dont  le  visage  reflétait  toutes  les  émotions  que 
le  roi,  à  force  de  puissance  sur  lui-même,  parvenait  à  chasser 
du  sien.  Cette  agitation  d'Alhos,  l'homme  froid  et  calme, 
l'effraya. 

—  J'espère  bien,  lui  dit-il  en  se  penchant  à  son  oreille, 
que  vous  allez  prendre  exemple  de  Sa  Majesté  et  ne  pas  vous 
faire  sottement  tuer  dans  cette  cage? 

—  Soyez  tranquille,  dit  Athos. 

—  Ah  I  ah  I  continua  d'Artagnan,  il  paraît  que  l'on  craint 
quelque  chose,  car  voici  les  postes  qui  se  doublent;  nous 
n'avions  que  des  pertuisanes,  voici  des  mousquets.  Il  y  en 
a  maintenant  pour  tout  le  monde  :  les  pwrtuisanes  regardent 
les  auditeurs  du  parquet,  les  mousquets  sont  à  notre  inten- 
tion. 

—  Trente,  quarante,  cinquante,  soixante-dix  hommes,  dit 
Porthos  en  comptant  les  nouveaux  venus. 

—  Eh  !  dit  Aramis,  vous  oubliez  l'ofiBcier,  Porthos  :  il  vauE 
cependant,  ce  me  semble,  bien  la  peine  d'être  compté. 

—  Oui-dal  dit  d'Artagnan.  Et  il  devint  pâle  de  colère, 
car  il  avait  reconnu  Mordaunt  qui,  l'épée  nue,  conduisait 
les  mousquetaires  derrière  le  roi,  c'est-à-dire  en  face  des 
tribunes. 

—  Nous  aurait-il  reconnus?  continua  d'Artagnan  ;  c'est 
que,  dans  ce  cas,  je  battrais  très-promptement  en  retraite.  Je 
ne  me  soucie  aucunement  qu'on  m'impose  un  genre  de  mort, 
et  désire  fort  mourir  à  mon  choix.  Or,  je  ne  choisis  pas  d'être 
fusillé  dans  une  hoite. 


40  VINGT  ANS  APRÈS. 

—  Non,  dit  Aramis,  il  ne  nous  a  pas  vus.  Il  ne  voit  que 
le  roi.  Mordieu  I  avec  quels  yeux  il  le  regarde,  l'insolent! 
Est-ce  qu'il  haïrait  Sa  Majesté  autant  qu'il  nous  hait  nous- 
mêmes? 

—  Pardieu  I  dit  Athos,  nous  ne  iUi  avons  enlevé  que  sa 
mère,  nous,  et  le  roi  l'a  dépouillé  de  son  nom  et  de  sa  for- 
tune. 

—  C'est  juste,  dit  Aramis;  mais,  silence  1  voici  le  président 
qui  parle  au  roi. 

En  effet,  le  président  Bradshaw  interpellait  l'auguste  aC' 
cusé. 

—  Stuart,  lui  dit-il,  écoutez  l'appel  nominal  de  vos  juges, 
et  adressez  au  tribunal  les  observations  que  vous  aurez  à 
faire. 

Le  roi,  comme  si  ces  paroles  ne  s'adressaient  point  à  lui, 
tourna  la  tête  d'un  autre  côté. 

Le  président  attendit,  et  comme  aucune  réponse  ne  vint,  il 
se  fit  un  instant  de  silence. 

Sur  cent  soixante-trois  membres  désignés,  soixante-treize 
seulement  pouvaient  répondre,  caries  autres,  effrayés  de  la 
complicité  d'un  pareil  acte,  s'étaient  abstenus. 

—  Je  procède  à  l'appel,  dit  Bradshaw  sans  paraître  reîûar- 
quer  l'absence  des  trois  cinquièmes  de  rassemblée. 

Et  il  commença  à  nommer  les  uns  après  les  autres  les 
membres  présents  et  absents.  Les  présents  répondaient  d'une 
voix  forte  ou  faible,  selon  qu'ils  avaient  ou  non  le  courage 
de  leur  opinion.  Un  court  silence  suivait  le  nom  des  absents, 
répété  deux  fois. 

Le  nom  du  colonel  Fairfax  vint  à  son  tour,  et  fut  suivi  d'un 
de  ces  silences  courts  mais  solennels  qui  dénonçaient  l'ab- 
sence des  membres  qui  n'avaient  pas  voulu  personnellement 
prendre  part  à  ce  jugement. 

—  Le  colonel  Fairfax?  répéta  Bradshaw. 

—  Fairfax?  répondit  une  voix  moqueuse,  qu'à  son  timbre 
argentin  on  reconnut  pour  une  voix  de  femme,  il  a  trop  d'es- 
prit pour  être  ici. 

Un  immense  éclat  de  rire  accueillit  ces  paroles  prononcées 
avec  cette  audace  que  les  femmes  puisent  dans  leur  propre 
faiblesse,  faiblesse  oui  les  soustrait  à  toute  vengeance. 


VINGT  ANS  APRÈS.  41 

—  C'est  une  voix  de  femme,  s'écria  Aramis.  Ah!  par  ma 
foi,  je  donnerais  beaucoup  pour  qu'elle  fùl  jeune  et  jolie. 

Et  il  monta  sur  le  gradin  pour  tâcher  de  voir  dans  la  tribune 
d'où  la  voix  était  partie. 

—  Sur  mon  âme,  dit  Aramis,  elle  est  charmante!  regardez 
donc,  d'Artagnan,  tout  le  monde  la  regarde,  et  malgré  le  re 
gard  de  Bradshaw,  elle  n'a  point  pâli. 

—  C'esi  lady  Fairfax  elle-même,  dit  d'Artagnan;  vous  la 
rappelez-vous,  Porihos?  nous  l'avons  vue  avec  son  mari  chez 
ie  général  Crorawell. 

Au  bout  d'un  instant  le  calme  troublé  par  cet  étrange  épi- 
sode se  rétablit,  et  l'appel  continua. 

—  Ces  drôles  vont  lever  la  séance,  quand  ils  s'apercavronl 
qu'ils  ne  sont  pas  en  nombre  suffisant,  dit  le  comte  de  La 
Fère. 

—  Vous  ce  les  coanaissez  pas,  Athos  :  remarquez  donc  le 
sourire  de  Mordaunt,  voyez  comme  il  regarde  le  roi.  Ce  re- 
gard est-il  celui  d'un  homme  qui  craint  que  sa  victime  lui 
échappe  ?  Non,  non,  c'est  le  sourire  de  la  haine  satisfaite, 
de  la  vengeance  sûre  de  s'assouvir.  Ah  !  basilic  maudit,  ce 
sera  un  heureux  jour  pour  moi  que  celui  où  je  croiserai  avec 
toi  autre  chose  que  le  regard! 

—Le  roi  est  véritablement  beau,  dit  Porthos;  et  puis  voyez, 
tout  prisonnier  qu'il  est,  comme  il  est  vêtu  avec  soin.  La 
plume  de  son  chapeau  vaut  au  moins  cinquante  pistoles  ;  re- 
gardez-la donc,  Aramis. 

L'appel  achevé,  le  président  donna  ordre  de  passer  à  la 
lecture  de  l'acte  d'accusation. 

Athos  pâlit  :  il  était  trompé  encore  une  fois  dans  son  attente. 
Quoique  les  juges  fussent  en  nombre  insuffisant,  le  procès 
allait  s'instruire,  le  roi  était  donc  condamné  d'avance. 

—  Je  vous  l'avais  dit,  Athos,  fil  d'Artagnan  en  haussant 
les  épaules.  Mais  vous  doutez  toujours.  Maintenant  prenez 
votre  courage  à  deux  mains  et  écoutez,  sans  faire  trop  de 
mauvais  sang,  je  vous  en  prie,  les  petites  horreurs  que  ce 
moiiSieur  en  noir  va  dire  de  son  roi  avec  licence  et  privilège. 

En  effet,  jamais  plus  brutale  accusation,  jamais  injures 
plus  basses,  jamais  plus  sanglant  réquisitoire  n'avaient  encore 
flétri  la  majesté  royale.  Jusque-là  on  s'était  contenté  d'assas- 


42  VINGT  ANS  APRÈS. 

siner  les  rois,  mais  ce  n'était  du  moins  qu'à  leurs  cadavres 
qu'on  avait  i»rodigué  l'insulte. 

Charles  !•'  écoutait  le  discours  de  l'accusateur  avec  une 
attention  toute  particulière,  laissant  passer  les  injures,  rete- 
nant les  griefs,  et,  quand  la  haine  débordait  par  trop,  quand 
l'accusateur  se  faisait  bourreau  par  avance,  il  répondait  par 
un  sourire  de  mépris.  C'était,  après  tout,  une  œuvre  capitale 
et  terrible  que  celle  où  ce  malheureux  roi  retrouvait  toutes 
ses  imprudences  changées  en  guet-apens,  ses  erreurs  trans- 
formées en  crimes. 

D'Artagnan,  qui  laissait  couler  ce  torrent  d'injures  avec 
tout  le  dédain  qu'elles  méritaient,  arrêta  cependani  son  es- 
prit judicieux  sur  quelques-unes  des  inculpations  de  l'accu- 
sateur. 

—  Le  fait  est,  dit-il,  que  si  l'on  punit  pour  imprudence  et 
légèreté,  ce  pauvre  roi  mérite  punition;  mais  il  me  semble 
que  celle  qu'il  subit  en  ce  moment  est  assez  cruelle. 

—  En  tout  cas,  répondit  Aramis,  la  punition  ne  saurait  at- 
teindre le  roi,  mais  ses  ministres,  puisque  la  première  loi  de 
la  constitution  anglaise  est  :  Le  roi  ne  peut  faillir. 

—  Pour  moi,  pensait  Porihos  en  regardant  Mordauntet  ne 
s'occupant  que  de  lui,  si  ce  n'était  troubler  la  majesté  de  la 
situation,  je  sauterais  de  la  tribune  en  bas,  je  tomberais  en 
trois  bonds  sur  M.  Mordaunt,  que  j'étranglerais  ;  je  le  pren- 
drais par  les  pieds  et  j'en  assommerais  tous  ces  mauvais  mous- 
quetaires qui  parodient  les  mousquetaires  de  France.  Pendant 
ce  temps-là,  d'Artagnan,  qui  est  plein  d'esprit  et  d'à-propos, 
trouverait  peut-être  un  moyen  de  sauver  le  roi.  Il  faudra  que 
je  lui  en  parle. 

Quant  à  Athos,  ie  feu  au  visage,  les  poings  cxispés,  les 
lèvres  ensanglantées  par  ses  propres  morsures ,  il  éeumaii 
sur  son  banc,  furieux  de  celte  éternelle  insulte  parlementaire 
et  de  celte  longue  patience  royale,  et  ce  bras  inflexible,  ce 
coaur  inébranlable  s'étaient  changés  en  une  main  tremblante 
et  un  corps  frissonnant. 

A  ce  moment  l'accusateur  terminaison  ofiBce  parées  mots: 

«  La  présente  accusation  est  portée  par  nous  au  nom  âa 
peuple  anglais.» 

Il  y  eut  à  ces  paroles  un  murmure  dans  les  tribunes,  tl 


VINGT  ANS  APRÈS.  43 

tine  autre  voix,  non  pas  une  voix  de  femme,  mais  une  voix 
d'Iîomme,  mâle  et  furieuse,  tonna  derrière  d'Artagnan. 

—  Tu  mensi  s'écria  cette  voix,  et  les  neuf  dixièmes  du 
peuple  anglais  ont  horreur  de  ce  que  tu  dis  I 

Cette  voi-i  était  celle  d'Athos,  qui,  hors  de  lui,  debout,  le 
bras  étendu,  interpellait  ainsi  l'accusateur  public. 

A  cette  apostrophe,  roi,  juges,  spectateurs,  tout  le  monde 
tourna  les  yeux  vers  la  tribune  où  étaient  les  quatre  amis. 
Mordaunl  dl  comme  les  autres  et  reconnut  le  gentilhomme 
autour  duquel  s'étaient  levés  les  trois  autres  Français  pâles 
et  menaçants.  Ses  yeux  flamboyèrent  de  joie,  il  venait  de  re- 
trouver ceux  à  la  recherche  et  à  la  mort  desquels  il  avait  voué 
sa  vie.  Un  mouvement  furieux  appela  près  de  lui  vingt  de 
ses  mousquetaires,  et  montrant  du  doigt  la  tribune  où  étaient 
«es  ennemis. 

—  Feu  sur  cette  tribune!  dit-il. 

Mais  alors,  rapides  comme  la  pensée,  d'Artagnan  saisissant 
Athos  par  le  milieu  du  corps,  Porthos  emportant  Aramis, 
sautèrent  à  bas  des  gradins,  s'élancèrent  dans  les  corridors, 
descendirent  rapidement  les  escaliers  et  se  perdirent  dans  la 
foule;  tandis  qu'à  l'intérieur  de  la  salle  les  mousquets  abais- 
sés menaçaient  trois  mille  spectateurs,  dont  les  cris  de  mi- 
séricorde et  les  bruyantes  terreurs  arrêtèrent  l'élan  déjà 
donné  au  carnage. 

Charles  avait  aussi  reconnu  les  quatre  Français;  il  mil 
une  main  sur  son  cœur  pour  en  comprimer  les  battements, 
l'autre  sur  ses  yeux  pour  ne  pas  voir  égorger  ses  fidèles 
amis. 

Mordaunt,  pâle  et  tremblant  de  rage,  se  précipita  hors  de 
la  salle  l'épée  nue  à  la  main  avec  dix  hallebardiers,  fouillant 
la  foule,  interrogeant,  haletant,  puis  il  revint  sans  avoir  rien 
trouvé. 

Le  troublû  était  inexprimable.  Plus  d'une  demi-heure  se 
passa  sans  que  personne  put  se  faire  entendre.  Les  juges 
croyaient  chaque  tribune  prête  à  tonner.  Les  tribunes 
voyaient  les  mousquets  dirigés  sur  elles,  et,  partagées  entre 
la  crainte  et  la  curiosité,  demeuraient  tumultueuses  et  agi- 
tées. 

Enfin  le  calme  se  rétablit. 


44  VINGT  ANS  APRES. 

—  Qa'avez-vous  à  dire  pour  votre  défense  ?  demanda  Brad- 
shaw  au  roi. 

Alors,  da  ton  d'un  juge  et  non  de  celui  d'un  accusé,  /a  tête 
toujours  couverte,  se  levant,  non  point  par  humilité,  mais 
par  domination  : 

—  Avant  de  ra'interroger ,  dit  Charles,  répondez-moi. 
J'étais  libre  à  Newcasile,  j'y  avais  conclu  un  traité  avec  les 
deux  chambres.  Au  lieu  d'accomplir  de  votre  part  ce  traité 
que  j'accomplissais  de  la  mienne,  vous  m'avez  acheté  aux 
Écossais,  pas  cher,  je  le  sais,  et  cela  fait  honneur  à  l'éco- 
nomie de  votre  gouvernement.  Mais  pour  m'avoir  payé  le 
prix  d'un  esclave,  espérez-vous  que  j'aie  cesse  d'être  votre 
roi?  Non  pas.  Vous  répondre  serait  l'oublier.  Je  ne  vous  ré 
pondrai  donc  que  lorsque  vous  m'aurez  justifié  de  vos  droits 
à  m'inlerroger.  Vous  répondre  serait  vous  reconnaître  pour 
mes  juges,  et  je  ne  vous  reconnais  que  pour  mes  bourreaux. 

Et  au  milieu  d'un  silence  de  mort,  Charles,  calme,  hautain 
et  toujours  couvert,  se  rassit  sur  son  fauteuil. 

—  Que  ne  sont-ils  là,  mes  Français!  murmura  Charles 
avec  orgueil  et  en  tournant  les  yeux  vers  la  tribune  où  ils 
étaient  apparus  un  instant,  ils  verraient  que  leur  ami,  vi- 
vant, est  digne  d'être  défendu  ;  mort,  d'être  pleuré. 

Mais  il  eut  beau  sonder  les  profondeurs  de  la  foule,  et  de- 
mander en  quelque  sorte  à  Dieu  ces  douces  et  consolantes 
présences,  il  ne  vit  rien  que  des  physionomies  hébétées  et 
craintives  ;  il  se  sentit  aux  prises  avec  la  haine  et  la  féro- 
cité. 

—  Eh  bien,  dit  le  président  voyant  Charles  décidé  à  se 
taire  invinciblement,  soit,  nous  vous  jugerons  malgré  votre 
silence;  vous  êtes  accusé  de  trahison,  d'abus  de  pouvoir  et 
d'assassinat.  Les  témoins  feront  foi.  Allez,  et  une  prochaine 
séance  accomplira  ce  que  vous  vous  refusez  à  faire  dans 
celle-ci. 

Charles  se  leva  ;  et  se  retournant  vers  Parry,  qu'il  voyait 
pâle  et  les  tempes  mouillées  de  sueur  : 

—  Eh  bien  !  mon  cher  Parry,  lui  dit-il,  qu'as-tu  donc  et  qui 
peut  l'agi  ter  ainsi? 

—  Oh!  ^'re,  dit  Parrv  les  larmes  aux  yeux  et  d'une  voix 


VINGT  ANS  APRÈS.  *'> 

suppliante  ;  sire,  en  sortant  de  la  salle,  ne  regardez  pas  à 
votre  gauche. 

—  Pourquoi  cela,  Parry? 

—  Ne  regardez  pas,  je  vous  en  supplie,  mon  roi! 

—  Mais  qu'y  a-t-il?  parle  donc,  dit  Charles  en  essayant 
de  voir  à  travers  la  haie  de  gardes  qui  se  tenaient  derrière 
îui. 

—  11  y  a  ;  mais  vous  ne  regarderez  point,  sire,  n'est-ce 
pas?  il  y  a  que,  sur  une  table,  ils  ont  fait  apporter  la  hache 
avec  laquelle  on  exécute  les  criminels.  Cette  vue  est  hi- 
deuse; ne  regardez  pas,  sire,  je  vous  en  supplie. 

—  Les  sotsi  dit  Charles,  me  croient-ils  donc  un  lâche 
comme  eux?  Tu  fais  bien  de  m'avoir  prévenu;  merci,  Parry. 

Et  comme  le  moment  était  venu  de  se  retirer,  le  roi  sortit 
suivant  ses  gardes. 

A  gauche  de  la  porte,  en  effet,  brillait  d'un  reflet  sinistre, 
celui  du  tapis  rouge  sur  lequel  elle  était  déposée,  la  hache 
blanche,  au  long  manche  poli  par  la  main  de  l'exécuteur. 

Arrivé  en  face  d'elle,  Charles  s'arrêta;  et  se  tournant  avec 
un  sourire  : 

—  Ah  !  ah  1  dit-il  en  riant,  la  hache  I  Épouvantail  ingénieux 
et  bien  digne  de  ceux  qui  ne  savent  pas  ce  que  c'est  qu'un 
gentilhomme;  tu  ne  me  fais  pas  peur,  hache  du  bourreau, 
ajouta-t-il  en  la  fouettant  du  jonc  mince  et  flexible  qu'il  te- 
nait à  la  main,  et  je  te  frappe,  en  attendant  patiemment  et 
chrétiennement  que  tu  me  le  rendes. 

Et  haussant  les  épaules  avec  un  royal  dédain  il  continua 
sa  route,  laissant  stupéfaits  ceux  qui  s'étaient  pressés  en 
foule  autour  de  cette  table  pour  voir  quelle  figure  ferait  la 
mi  en  voyant  celte  hache  qui  devait  séparer  sa  tête  de  sou 
corps. 

—  En  vérité,  Parry,  continua  le  roi  en  s'éloignant,  tous  ces 
gens-là  me  prennent,  Dieu  me  pardonne  I  pour  un  marchand 
de  coton  des  Indes,  et  non  pour  un  gentilhomme  accoutumé 
à  voir  briller  le  fer  :  pensent-ils  donc  que  je  ne  vaux  pas 
bien  un  boucher  !  '' 

Comme  il  disait  ces  mits,  il  arriva  à  la  porte  :  une  longue 

file  de  peuple  était  accou.^ue,  qui,  n'ayant  pu  trouver  place 

dans  les  tribunes,  voulait  au  moins  jouir  de  la  fin  du  spec 
T.  in.  3. 


i6  VÎNGT  ANS  APRES. 

tacle  dont  la  plus  intéressaute  partie  lui  était  échappée.  Celte 
multitude  innombrable,  dont  les  rangs  étaient  semés  de  phy- 
sionomies menaçantes,  arracha  un  léger  soupir  au  roi. 

—  Que  de  gens,  pensa-t-il,  et  pas  un  ami  dévoué  I 

Et  comme  il  disait  ces  paroles  de  doute  et  de  décourage- 
ment en  lui-même,  une  voix  répondant  à  ces  paroles  dit  près 
de  îai  :  -* 

—  Saliiî  a  la  majesté  tombée  ! 

Le  roi  se  retourna  vivement,  les  larmes  aux  yeux  et  au 
eœur. 

C'était  un  vieux  soldat  de  ses  gardes  qui  n'avait  pas  voulu 
voir  passer  devant  lui  son  roi  captif  sans  lui  rendre  ce  der- 
nier hommage. 

Mais  au  même  instant  le  malheureux  fut  presque  assommé 
à  coups  de  pommeau  d'épé. 

Parmi  les  assom  meurs,  le  roi  reconnut  le  capitaine  Groslow. 

—  Hélas  I  dit  Charles,  voici  un  bien  grand  châtiment  pour 
une  bien  petite  faute. 

Puis,  le  cœur  serré,  il  continua  son  chemin  ;  mais  il  n'avait 
pas  fait  cent  pas,  qu'un  furieux,  se  penchant  entre  deux  sol- 
dats de  la  haie,  cracha  au  visage  du  roi,  comme  jadis  un 
Juif  infâme  et  maudit  avait  craché  au  visage  de  Jésus  le  Na 
zaréen. 

De  grands  éclats  de  rire  et  de  sombres  murmures  retenti- 
rent tout  ensemble  ;  la  foule  s'écarta,  se  rapprocha,  ondula 
comme  une  mer  tempétueuse,  et  il  sembla  au  roi  qu'il  voyait 
reluire  au  milieu  de  la  vague  vivante  les  yeux  étincelaDts 
d'Athos. 

Charles  s'essuya  le  visage  et  dit  avec  ■an  triste  sourire  : 

—  Le  malheureux!  pour  une  demi-couronne  il  en  ferait  au- 
îâîiî  à  son  père. 

Le  roi  ne  s'était  pas  trompé  ;  il  avait  vu  en  effet  Athos  et 
ses  amis,  qui,  mêlés  de  nouveau  dans  les  groupes,  escor- 
taient d'un  dernier  regard  le  roi-martyr. 

Quand  le  soldat  salua  Charles,  le  cœur  d'Athos  se  fondit  de 
joie  ;  et  lorsque  ce  malheureux  revint  à  lui,  il  put  trouver 
dans  sa  poche  dix  guinées  qu'y  avait  glissées  le  gentilhomme 
français.  Mais  quand  le  lâche  insulteur  cracha  au  visage  du 
roi  prisonnier,  Athos  porta  la  main  à  son  poignard. 


Mais  d'Artagnan  arrêta  cette  main,  ei  d'une  voix  rauque  ; 

—  Attends  I  dit-il. 

Jamais  d'Artagnan  n'avait  tutoyé  ni  Athos  ni  le  comte  de 
La  Fera. 

Alhos  s'arrêta. 

D'Artagnan  s'appuya  sur  Athos,  fit  signe  à  Porthos  et  à 
Aramis  de  ne  pas  s'éloigner,  et  vint  se  placer  derrière  l'tiomme 
aux  bras  nus,  qui  riait  encore  de  son  infâme  plaisanterie  et 
que  félicitaient  quelques  autres  furieux. 

Cet  homme  s'achemina  vers  la  Cité.  D'Artagnan,  toujours 
appuyé  sur  Athos,  le  suivit  eu  faisant  signe  à  Porthos  et  à 
Aramis  de  les  suivre  eux-mêmes. 

L'iiomme  aux  bras  nus,  qui  semblait  un  garçon  boucher, 
descendit  avec  deux  compagnons  par  une  petite  rue  rapide 
et  isolée  qui  donnait  sur  la  rivière. 

D'Artagnan  avait  quitté  le  bras  d' Athos  et  marchait  derrière 
l'insulteur. 

Arrivés  près  de  l'eau,  ces  trois  hommes  s'aperçurent  qu'ils 
étaient  suivis,  s'arrêtèrent,  et,  regardant  insolemment  les 
Français,  échangèrent  quelques  lazzi  entre  eux. 

—•  Je  ne  sais  pas  l'anglais,  Alhos,  dit  d'Artagnan,  mais 
vous  le  savez,  vous,  et  vous  m'allez  servir  d'interprète. 

Et  à  ces  mots,  doublant  le  pas,  ils  dépassèrent  les  trois 
hommes.  Mais  se  retournant  tout  à  coup,  d'Artagnan  marcha 
droit  au  garçon  boucher,  qui  s'arrêta,  et  le  touchant  à  la  poi- 
trine du  bout  de  son  index  : 

—  Répétez-lui  ceci,  Athos,  dit-il  à  son  ami  :  «  Tu  as  été 
lâche,  tu  as  insulté  un  homme  sans  défense,  tu  as  souillé  la 
fiice  de  ton  roi,  tu  vas  mourir!...  » 

Athos,  pâle  comme  un  spectre  et  que  d'Artagnan  tenait 
par  le  poignet,  traduisit  ces  étranges  paroles  à  l'homme,  qui, 
voyant  ces  préparatifs  sinistres  et  l'oeil  terrible  de  d'Artagnan, 
voulut  se  meure  en  défense.  Aramis,  à  ce  mouvement,  porta 
la  m&in  à  son  épée. 

—  Non,  pas  de  fer,  pas  de  fer  !  dit  d'Artagnan,  le  fer  esl 
pour  les  gentilshommes.  Et  saisissant  le  boucher  à  la  gorge  : 
—  Porthos,  dit  d'Artagnan,  assommez-moi  ce  misérable  d'ua 
seul  coup  de  poing. 

Porthos  leva  son  bras  terriblej  le  fit  sifiler  en  l'air  comma 


48  VINGT  ANS  APRÈS. 

la  branche  d'une  fronde,  et  la  masse  pesante  s'abattit  avec  un 
bruit  sourd  sur  le  crâne  du  lâche,  qu'elle  brisa. 

L'homme  tomba  comme  tombe  un  bœuf  sous  le  marteau. 

Ses  compagnons  voulurent  crier,  voulurent  fuir,  mais  la 
voix  manqua  à  leur  bouche,  et  leurs  jambes  tremblantes  se 
dérobèrent  sous  eux. 

—  Dites-leur  encore  ceci,  Athos,  continua  d'Artagnan  : 
«  Ainsi  mourront  fc?us  ceux  qui  oublient  qu'un  homme  en- 
chaîné est  une  tête  sâi'rée,  qu'un  roi  captif  est  deux  fois  le 
représentant  du  Seigneur.  » 

Athos  répéta  les  paroles  de  d'Artagnan. 

Les  deux  hommes,  muets  et  les  cheveux  hérissés,  regar- 
dèrent le  corps  de  leur  compagnon  qui  nageait  dans  des  flots 
de  sang  noir;  puis,  retrouvant  à  la  fois  la  voix  et  les  forces, 
ils  s'enfuirent  avec  un  cri  et  enjoignant  les  mains. 

—  Justice  est  faite  !  dit  Porthos  en  s'essuyant  le  front. 

—  Et  maintenant,  dit  d'Artagnan  à  Athos,  ne  doutez  point 
de  moi  et  tenez-vous  tranquille,  je  me  charge  de  tout  ce  qui 
regarde  le  roi. 


VI 


WHITE-HALL. 


Le  parlement  Cjndamna  Charles  Stuart  à  mort,  comme  il 
était  facile  de  le  prévoir.  Les  jugements  politiques  sont 
toujours  de  vaines  formalités,  car  les  mêmes  passions  qui 
font  accuser  font  condamner  aussi.  Telle  est  la  terrible  logique 
des  révolutions. 

Quoique  nos  amis  s'attendissent  à  cette  condamnation,  elle 
les  remplit  de  douleur.  D'Artagnan,  dont  l'esprit  n'avait  ja- 
mais plus  de  ressources  que  dans  les  moments  extrêmes, 
jura  de  nouveau  qu'il  tenterait  tout  au  monde  pour  empêcher 
le  dénoûment  de  la  sanglante  tragédie.  Mais  par  quels  moyens? 
C'est  ce  qu'il  n'entrevoyait  que  vaguement  encore.  Tout  dé- 


VllSUt  ANS  APRÈS.  49 

pendrait  de  la  nature  des  circonstances.  En  attendant  qa'un 
plan  complet  put  être  arrêté,  il  fallait  à  tout  prix,  pour  ga- 
gner du  temps,  mettre  obstacle  à  ce  que  l'exécution  eùi  lieu 
le  lendemain  ainsi  que  les  juges  en  avaient  décidé.  Le  seul 
moyen,  c'était  de  faire  disparaître  le  bourreau  de  Londres. 
La  bourreau  disparu,  la  sentence  ne  pouvait  être  exécutée. 
Sans  doute  on  enverrait  chercher  celui  de  la  ville  la  plus  voi- 
sine de  Londres,  mais  cela  faisait  gagner  au  moins  un  jour, 
«t  un  jour  en  pareil  cas,  c'est  le  salut  peut-être  I  D'Arlagnan 
se  chargea  de  cette  tâche  plus  que  difficile. 

Une  chose  non  moins  essentielle,  c'était  de  prévenir  Charles 
Sluart  qu'on  allait  tenter  de  le  sauver,  afin  qu'il  secondât  au- 
tant que  possible  ses  défenseurs,  ou  que  du  moins  il  ne  fit 
rien  qui  put  contrarier  leurs  efforts.  Aramis  se  chargea  de 
ce  soin  périlleux.  Charles  Sluart  avait  demandé  qu'il  fut  per- 
mis à  l'évêque  Juxon  de  le  visiter  dans  sa  prison  de  White- 
Hall.  Mordaunt  était  venu  chez  l'évêque  ce  soir-là  même  pour 
lui  faire  connaître  le  désir  religieux  exprimé  par  le  roi,  ainsi 
que  l'autorisation  de  Cromwelt.  Aramis  résolut  d'obtenir  de 
l'évêque,  soit  par  la  terreur,  soit  par  la  persuasion,  qu'il  le 
laissât  pénétrer  à  sa  place  et  revêtu  de  ses  insignes  sacerdo- 
taux, dans  le  palais  de  White-Hall. 

Enfin,  Athos  se  chargea  de  préparer,  à  tout  événement,  les 
moyens  de  quitter  l'Angleterre  en  cas  d'insuccès  comme  en 
cas  de  réussite. 

La  nuit  étant  venue,  on  se  donna  rendez-vous  à  l'hôtel  à 
onze  heures,  et  chacun  se  mit  en  route  pour  exécuter  sa  dan- 
gereuse mission. 

Le  palais  de  White-Hall  était  gardé  par  trois  régiments  de 
cavalerie  et  surtout  par  les  inquiétudes  incessantes  de  Crom- 
weil,  qui  allait,  venait,  envoyait  ses  généraux  ou  ses  agents. 

Seul  et  dans  sa  chambre  habituelle,  éclairée  par  la  lueur 
de  deux  bougies,  le  monarque  condamné  à  mort  regardait 
tristement  le  luxe  de  sa  grandeur  passée,  comme  on  voit  à  la 
dernière  heure  l'image  de  la  vie  plus  brillante  et  plus  suave 
que  jamais. 

Parry  n'avait  point  quitté  son  maître,  et  depuis  sa  condam- 
iidtion  n'avait  point  cessé  de  pleurer.  e 

Charles  Stuart,  accoudé  sur  une  table,  regardait  un  mé- 


60  VINGT  ANS  APRES. 

daillon  sur  lequel  étaient  près  l'un  de  l'autre  les  portraits  de 
sa  femme  et  de  sa  fille.  Il  attendait  d'abord  Juxon  ;  puis  après 
Juxon,  le  martyre. 

Quelquefois  sa  pensée  s'arrêtait  sur  ces  braves  gentils- 
hommes français  qui  déjà  lui  paraissaient  éloignés  de  cent 
l"-ues,  fabuleux,  chimériques,  et  pareils  à  ces  figures  que 
l'on  voit  en  rêve  et  qui  disparaissent  au  réveil. 

C'est  qu'en  effet  parfois  Charles  se  demandait  si  tout  ce  qui 
venait  de  lui  arriver  n'était  pas  un  rêve  ou  tout  au  moins  le 
délire  de  la  fièvre. 

A  cette  pensée,  il  se  levait,  faisait  quelques  pas  comme 
pour  sortir  de  sa  torpeur,  allait  jusqu'à  la  fenêtre  ;  mais  aus- 
sitôt au-dessous  de  la  fenêtre  il  voyait  reluire  les  mousquets 
des  gardes.  Alors  il  était  forcé  de  s'avouer  qu'il  était  bien 
éveillé  et  que  son  rêve  sanglant  était  bien  réel. 

Charles  revenait  silencieux  à  son  fauteuil,  s'accoudait  de 
nouveau  à  la  table,  laissait  retomber  sa  tête  sur  sa  main,  et 
songeait. 

—  Hélas  !  disait-il  en  lui-môme,  si  j'avais  au  moins  pour 
confesseur  une  de  ces  lumières  de  l'Église  dont  l'âme  a  sondé 
tous  les  mystères  de  la  vie,  toutes  les  petitesses  de  la  gran- 
deur, peut-être  sa  voix  étoufferait-elle  la  voix  qui  se  lamente 
dans  mon  âmel  Mais  j'aurai  un  prêtre  à  l'esprit  vulgaire, 
dont  j'ai  brisé,  par  mon  malheur,  la  carrière  et  la  fortune. 
Il  me  parlera  de  Dieu  et  de  la  mort  comme  il  en  a  parlé  à 
d'autres  mourants,  sans  comprendre  que  ce  mourant  royal 
laisse  un  trône  à  l'usurpateur  quand  ses  enfants  n'ont  plus 
de  pain. 

Puis,  approchant  le  portrait  de  ses  lèvres,  il  murmurait 
tour  à  tour  et  Vun  après  l'autre  le  nom  de  chacun  de  ses  en- 
fant* 

^  Il  faisait,  comme  nous  l'avons  dit ,  une  nuit  brumeuse  et 
sombre.  L'heure  sonnait  lentement  à  l'horloge  de  l'église  voi- 
sine. Les  pâles  <?iartés  des  deux  bougies  semaient  dans  cette 
grande  et  haute  chambre  des  fantômes  éclairés  d'étranges  re- 
flets. Ces  fantômes  c'étaient  les  aïeux  du  roi  Charles  qui  se 
détachaient  de  leurs  cadres  d'or  ;  ces  reflets  c'étaient  les  der- 
nières lueurs  bleuâtres  et  miroitantes  d'un  feu  de  charbon 
qui  s'éteignait.  ] 


VINGT  ANS  APRÈS.  SI 

Une  ifâmense  tristesse  s'empara  de  Charles.  H  ensevelit 
son  front  entre  ses  deux  mains,  songea  au  moûde  si  beau 
lorsqu'on  le  quitte  o-u  plutôt,  lorsqu'il  nous  quitte,  aux  ca- 
resses des  enfants  si  suaves  (3t  si  douces,  surtout  quand  oa 
est  séparé  de  ses  enfants  pour  ne  plus  les  revoir;  puis  à  sa 
femme,  noble  et  courageuse  créature  qui  l'avait  soutenu  jus- 
qu'au dernier  moment.  Il  tira  de  sa  poitrine  la  croix  de  dia- 
mants ei;  ia  plaque  de  la  Jarretière  qu'elle  lui  avait  envoyées 
par  ces  géiiéveux  Français,  et  les  baisa  :  puis,  songeant 
qu'elle  ne  reverrait  ces  objets  que  lorsqu'il  serait  couché  froid 
et  mutilé  dans  une  tombe,  il  sentit  passer  en  lui  un  de  ces 
frissons  glacés  que  la  mort  nous  jette  comme  sop  premier 
manteau. 

Alors  dans  cette  chambre  qui  lui  rappelait  tant  de  souve- 
nirs royaux,  où  avaient  passé  tant  de  courtisans  et  tant  de 
flatteries,  seul  avec  un  serviteur  désolé  dont  Tàme  faible  ne 
pouvait  soutenir  son  âme,  le  roi  laissa  tomber  son  courage 
au  niveau  de  celte  faiblesse,  de  ces  ténèbres,  de  ce  froid  d'hi- 
ver; et,  le  dira-t-on,  ce  roi  qui  mourut  si  grand,  si  sublime, 
avec  le  sourire  de  la  résignation  sur  les  lèvres,  essuya  dans 
l'ombre  une  larme  qui  était  tombée  sur  la  table  et  qui  trem- 
blait sur  le  tapis  brodé  d'or. 

Soudain  on  entendit  des  pas  dans  les  corridors,  la  porte 
s'ouvrit,  des  torches  emplirent  la  chambre  d'une  lumière  fu- 
meuse, et  un  eccl.ésiastique,  revêtu  des  habits  épiscopaux, 
entra  suivi  de  deux  gardes  auxquels  Charles  fit  de  la  main  un 
geste  impérieux. 

Ces  deux  gardes  se  retirèrent;  la  chambre  rentra  dans  son 
obscurité. 

—  Juxon  !  s'écria  Charles,  Juxon  !  Merci,  mon  dernier  ami, 
vous  arrivez  à  propos. 

L'évêque  jeta  un  regard  oblique  et  inquiet  sur  cet  homme 
qui  sanglotait  dans  l'angle  du  foyer. 

-Allons,  Parry,  dit  le  roi,  ne  pleure  plus,  voici  Dieu  qui 
vient  à  nous. 

—  Si  c'est  Parry,  dit  l'évêque,  je  n'ai  plus  rien  ù  craindre  ; 
ainsi,  sire,  permettez-moi  de  saluer  Votre  Majesté  et  de  1-ui 
dire  qui  je  suis  et  pour  quelle  chose  je  viens. 

A  cette  vue,  à  cette  voix,  Charles  allait  s'écrier  sans  doute, 


88  VINGT  ANS  APRÈS. 

mais  Aramis  mit  un  doigt  sur  ses  lèvres,  et  salua  pro»'ondé- 
ment  le  roi  d'Angleterre. 

—  Le  chevalier,  murmura  Charles. 

—  Oui,  sire,  interrompit  Aramis  en  élevant  la  voix,  oui, 
l'évêque  Juxon,  fidèle  chevalier  du  Christ,  et  qui  se  rend  aux 
v.Teux  de  Votre  Majesté. 

Charles  joignit  les  mains;  il  avait  reconnu  d'Herblay,  il 
restait  slupéfaii,  anéanti,  devant  ces  hommes  qui,  étrangers, 
sans  aucun  mobile  qu'un  devoir  imposé  parleur  propre  con- 
science, luttaient  ainsi  contre  la  volonté  d'un  peuple  et  contre 
la  destinée  d'un  roi. 

—  Vous,  dit-il,  vous!  comment  étes-vous  parvenu  jus- 
qu'ici? Mon  Dieu,  s'ils  vous  reconnaissaient,  vous  seriez 
perdu. 

Parry  était  debout,  toute  sa  personne  exprimait  le  senti- 
ment d'une  naïve  et  profonde  admiration. 

—  Ne  songez  pas  à  moi,  sire,  dit  Aramis  en  recommandant 
toujours  du  geste  le  silence  au  roi,  ne  songez  qu'à  vous  ;  vos 
amis  veillent,  vous  le  voyez;  ce  que  nous  ferons,  je  ne  le 
sais  pas  encore;  mais  quatre  hommes  déterminés  peuvent 
faire  beaucoup.  En  attendant,  ne  fermez  pas  l'œil  de  la  nuit, 
ne  vous  étonnez  de  rien  et  attendez-vous  à  tout. 

Charles  secoua  la  tête. 

—  Ami,  dit-il,  savez-vous  que  vous  n'avez  pas  de  temps 
à  perdre  et  que  si  vous  voulez  agir  il  faut  vous  presser?  Sa- 
vez-vous que  c'est  demain  à  dix  heures  que  je  dois  mourir? 

—  Sire,  quelque  chose  se  passera  d'ici  là  qui  rendra  l'exé- 
cution impossible. 

Le  roi  regarda  Aramis  avec  étonnement. 

En  ce  moment  même  il  se  fit,  au-dessous  de  la  fenêtre  du 
roi,  un  bruit  étrange  et  comme  ferait  celui  d'une  charrette  dô 
bois  qu'on  décharge. 

—  Entendez-vous?  dit  le  roi. 

Ce  bruit  fut  suivi  d'un  cri  de  douleur. 

—  J'écoule,  dit  Aramis,  mais  je  ne  comprends  pas  quel  est 
ce  bruit,  et  surtout  ce  cri. 

—  Ce  cri,  j'ignore  qui  a  pu  le  pousser,  dit  le  roi,  mais  ce 
bruit  je  vais  vous  en  rendre  compte.  Savez-vous  que  je  dois 
être  exécuté  en  dehors  de  cette  fenêtre?  ajouta  Charles  eo 


fINGT  ANS  APRES.  33 

étendant  la  main  vers  la  place  sombre  et  déserte,  peuplée  seu- 
lement de  soldats  et  de  sentinelles. 

—  Oui,  sire,  dit  Aramis,  je  le  sais. 

—  Eh  bien  !  ces  bois  qu'en  apporte,  sont  les  poutres  et  îgs 
charpentes  avec  lesquelles  on  va  construire  mon  échafaud. 
Quelque  ouvrier  se  sera  blessé  en  les  déchargeant. 

Aramis  frissonna  malgré  lui. 

—  Vous  voyez  bien,  dit  Charles,  qu'il  est  inutile  que  vous 
vous  obstiniez  davantage  ;  je  suis  condamné,  laissez-moi  subir 
mon  sort. 

—  Sire,  dit  Aramis  en  reprenant  sa  tranquillité  un  instant 
troublée,  ils  peuvent  bien  dresser  un  échafaud,  mais  ils  ne 
pourront  pas  trouver  un  exécuteur. 

—  Que  voulez-vous  dire?  demanda  le  roi. 

—  Je  veux  dire  qu'à  cette  heure,  sire,  le  bourreau  est  en- 
levé ou  séduit;  demain,  l'échafaud  sera  prêt,  mais  le  bour- 
reau manquera,  on  remettra  alors  l'exécution  à  après-demain. 

—  Eh  bien?  dit  le  roi. 

—  Eh  bieni  dit  Aramis,  demain  dans  la  nuit  nous  vous 
enlevons. 

—  Comment  cela?  s'écria  le  roi,  dont  le  visage  s'illumina 
malgré  lui  d'un  éclair  de  joie. 

—  Oh!  Monsieur,  murmura  Parry  les  mains  jointes,  soyez 
béni,  vous  et  les  vôtres. 

—  Comment  cela?  répétale  roi;  il  faut  que  je  le  sache,  afin 
que  je  vous  seconde  s'il  en  est  besoin. 

—  Je  n'en  sais  rien,  sire,  dit  Aramis;  mais  le  plus  adroit, 
le  plus  brave,  le  plus  dévoué  de  nous  quatre  m'a  dit  en  me 
quittant  :  «  Chevalier,  dites  au  roi  que  demain  à  dix  heures 
du  soir  nous  l'enlevons.»  Puisqu'il  l'a  dit,  il  le  fera. 

—  Dites-moi  le  nom  de  ce  généreux  ami,  dit  le  roi,  pour 
que  je  lui  en  garde  une  reconnaissance  éternelle,  qu'il  réus- 
sisse ou  non. 

—  D'Artagnan,  sire,  le  même  qui  a  failli  vous  sauver 
quand  le  colonel  Harrison  est  entré  si  mal  à  propos. 

—  Vous  êtes  en  vérité  des  hommes  merveilleux  I  dit  le  roi, 
et  l'on  m'eût  raconté  de  pareilles  choses  que  je  ne  les  eusse 
pas  crues.  ;'t<    ■ 

—  Maintenant,  sire,  reprit  Aramis,  écoutez-moi.  N^oubliex 


54  VINGT  ANS  APRÈS. 

pas  un  seul  instant  que  nous  veillons  pour  votre  salut  :  Î3 
moindre  geste,  le  moindre  chant,  le  moindre  signe  de  ceux 
qui  s'approcheronî  de  vous,  épiez  tout,  écoutez  tout,  com- 
mentez tout. 

—  Oh!  chevalier.'  s'écria  le  roi,  que  puis-je  vous  dire? 
aucune  parole,  vinî-elle  du  plus  profond  de  mon  cœur, 
n'exprimerait  ma  reconnaissance.  Si  vous  réussissez,  je  ne 
\ous  dirai  pas  que  vous  sauvez  un  roi;  non,  vue  de  l'é- 
chafaud  comme  je  la  vois ,  la  royauté,  je  vous  le  jure ,  est 
bien  peu  de  chose  ;  mais  vous  conserverez  un  mari  à  sa 
femme,  un  père  à  ses  enfants.  Chevalier,  touchez  ma 
main,  c'est  celle  d'un  ami  qui  vous  aimera  jusqu'au  dernier 
soupir. 

Aramis  voulut  baiser  la  main  du  roi,  mais  le  roi  saisit  la 
sienne  et  l'appuya  contre  son  cœur. 

En  ce  moment  un  homme  entra  sans  même  frapper  à  la 
porte  ;  Aramis  voulut  retirer  sa  main,  le  roi  la  retint. 

Celui  qui  entrait  était  un  de  ces  puritains  demi-prêtres, 
demi-soldats,  comme  il  en  pullulait  près  de  Cromwell. 

—  Que  voulez-vous.  Monsieur?  lui  dit  le  roi. 

—  Je  désire  savoir  si  la  confession  de  Charles  Siuart  est 
terminée,  dit  le  nouveau  venu. 

—  Que  vous  importe?  dit  le  roi,  nous  ne  sommes  pas  de 
la  même  religion. 

—  Tous  les  hommes  sont  frères,  dit  le  puritain.  Un  de  mes 
frères  va  mourir,  et  je  viens  l'exhorter  à  la  mort. 

—  Assez,  dit  Parry,  le  roi  n'a  que  faire  de  vos  exhorta- 
tions. 

—  Sire,  dit  tout  bas  Aramis,  ménagez-le,  c'est  sans  doute 
quelque  espion. 

—  Après  le  ré^^érend  docteur  évêque,  dit  le  roi,  je  vous 
entendrai  avec  plaisir.  Monsieur. 

L'homme  au  regard  louche  se  retira,  non  sans  avoir  observé 
Juxon  avec  une  attention  qui  n'échappa  point  au  roi. 

—  Chevalier,  dit-il  quand  la  porte  fut  refermée,  je  crois 
que  vous  aviez  raison  et  que  cet  homme  est  venu  ici  avec 
des  intentions  mauvaises  :  prenez  garde  en  vous  retirant  qu'il 
ne  vous  arrive  malheur. 

—  Sire,  dit  Aramis,  je  remercie  Votre  Majesté;  mais  qu'elle 


VINGT  ANS  APRÈS.  53 

«e  tranquillise,  sous  cette  robe  j'ai  une  cotte  de  mailles  et  un 
poignard. 

—  Allez  donc,  Monsieur,  et  que  Dieu  vous  ait  dans  sa 
sainte  garde,  comme  je  disais  du  temps  que  j'étais  roi. 

Aramis  sortit;  Charles  le  reconduisit  jusqu'au  seuil.  Ara- 
mis  lança  sa  bénédiction,  qui  fit  incliner  les  gardes,  passa 
majeslueusement  à  travers  les  antichambres  pleines  de  sol- 
dats, remonta  dans  son  carrosse,  où  le  suivirent  ses  deux 
gardiens,  et  se  fit  ramener  à  l'évêché,  où  ils  le  quittèrent. 

Juxon  attendait  avec  anxiété. 

—  Eh  bien?  dit-il  en  apercevant  Aramis. 

—  Eh  bien  I  dit  celui-ci,  tout  a  réussi  selon  mes  souhaits; 
espions,  gardes^  satellites  m'ont  pris  pour  vous,  et  le  roi  vous 
bénit  en  attendant  que  vous  le  bénissiez. 

—  Dieu  vous  protège,  mon  fils,  car  votre  exemple  m'a 
donné  à  la  fois  espoir  et  courage. 

Aramis  reprit  ses  habits  et  son  manteau,  et  sortit  en  pré- 
Aenant  Juxon  qu'il  aurait  encore  une  fois  recours  à  lui. 

A  peine  eut-il  fait  dix  pas  dans  la  rue  qu'il  s'aperçut  qu'il 
était  suivi  par  un  homme  enveloppé  dans  un  grand  manteau  ; 
il  mit  la  main  sur  son  poignard  et  s'arrêta.  L'homme  vint 
droit  à  lui.  C'était  Porthos. 

—  Ce  cher  ami  I  dit  Aramis  en  lui  tendant  la  main. 

—  Vous  le  voyez,  mon  cher,  dit  Porthos,  chacun  de  nous 
avait  sa  mission;  la  mienne  était  de  vous  garder,  et  je  vous 
gardais.  Avez-vous  vu  le  roi  ? 

—  Oui,  et  tout  va  bien.  Maintenant,  nos  amis,  où  sont-ils? 

—  Nous  avons  rendez-vous  à  onze  heures  à  l'hôtel. 

—  Il  n'y  a  pas  de  temps  à  perdre  alors,  dit  Aramis. 

En  effet,  dix  heures  et  demie  sonnaient  à  l'église  Saint- 
Paul. 

Cependant,  comme  les  deux  amis  firent  diligence,  ils  arri- 
vèrent les  premiers. 

Après  eux,  Athos  rentra. 

—  Tout  va  bien,  dit-il,  avant  que  ses  amis  eussent  eu  le 
temps  de  l'interroger. 

—  Qu'avez-vous  fait?  dit  Aramis. 

•—  J'ai  loué  une  petite  felouque,  étroite  comme  une  piro- 
gue, légère  comme  une  hirondelle  ;  elle  nous  attend  à  Green- 


S6  VINGT  ANS  APRES. 

wich,  en  face  de  l'île  des  Chiens;  elle  est  montée  d'un  patron 
et  de  quatre  hommes,  qui,  moyennant  cinquante  livres  ster- 
ling, se  tiendront  tout  à  notre  disposition  trois  nuits  de  suite. 
Une  fois  à  bord  avec  le  roi,  nous  proûtons  de  la  marée,  nous 
descendons  L  Tamise,  et  en  deux  heures  nous  sommes  en 
pleine  mer.  Alors,  en  vrais  pirates,  nous  suivons  les  côtes, 
nous  nichonc-'  sur  les  falaises,  ou  si  la  mer  est  libre,  nous 
mettons  le  cap  sur  Boulogne.  Si  j'étais  tué,  le  patron  se  nomme 
le  capitaine  Roger,  et  la  felouque  l'Éclair.  Avec  ces  rensei- 
gnements, vous  les  retrouverez  l'un  et  l'autre.  Un  mouchoir 
noué  aux  quatre  coins  est  le  signe  de  reconnaissance. 
Un  instant  après,  d'Artagnan  rentra  à  son  tour. 

—  Videz  vos  poches,  dit-il.  jusqu'à  concurrence  de  cent 
livres  sterling,  car,  quant  aux  miennes...  et  d'Artagnan  re- 
tourna ses  poches  absolument  vides, 

La  somme  fut  faite  à  la  seconde;  d'Artagnan  sortit  et  ren- 
ira  un  instant  après. 

—  La!  dit-il,  c'est  fini.  Ouf!  ce  n'est  pas  sans  peine. 

—  Le  bourreau  a  quitté  Londres?  demanda  Alhos. 

—  Ah  bien,  oui  I  ce  n'était  pas  assez  sur,  cela.  11  pouvait 
sortir  par  une  porte  et  rentrer  par  l'autre. 

—  Et  où  est-il?  demanda  Athos. 

—  Dans  la  cave. 

—  Dans  quelle  cave? 

—  Dans  la  cave  de  notre  hôte!  Mousqueton  est  assis  sur  le 
seuil,  et  voici  la  clef. 

—  Bravo  I  dit  Aramis.  Mais  comment  avez-vous  décidé  cet 
homme  à  disparaître? 

—  Comme  on  décide  tout  en  ce  monde,  avec  de  l'argent  ; 
cela  m'a  coûté  cher,  mais  il  y  a  consenti. 

—  Et  combien  cela  vous  a-t-il  coûté,  ami?  dit  Athos;  car, 
vous  le  comprenez,  maintenant  que  nous  ne  sommes  plus 
tout  à  fait  de  pauvres  mousquetaires  sans  feu  ni  lieu,  toutes 
dépenses  doivent  être  communes. 

-  Celîv  m'a  coûté  douze  mille  livres,  dit  d'Artagnan. 

—  Et  où  les  avez-vous  trouvées?  demanda  Athos;  possé- 
(liez-vous  donc  cette  somme? 

—  Et  le  fameux  diamant  de  la  reine  I  dit  d'Artagnan  avee 
un  soupir. 


VINGT  ANS  APRÈS.  fJ 

—  Ah!  c'est  vrai,  dit  Aramis,  je  l'avais  reconnu  à  votre 
doigt. 

—  Vous  l'avez  donc  racheté  à  M.  des  Essarts?  demanda 
Porthos. 

—  Eh  !  mon  Dieu,  oui,  dit  d'Artagnan  ;  mais  il  est  écrit  là 
haut  que  je  ne  pourrai  pas  le  garder.  Que  voulez-vous  !  les 
marnants,  à  ce  qu'il  faut  croire,  ont  leurs  sympathies  et  leurs 
antipathies  comme  les  hommes  ;  il  parait  que  celui-là  me 
fléteste. 

—  Mais,  dit  Athos,  voilà  qui  va  bien  pour  le  bourreau  ; 
malheureusement  tout  bourreau  a  son  aide,  son  valet,  que 
?ais-je,  moi. 

—  Aussi  celui-là  avait-il  le  sien  ;  mais  nous  jouons  de 
bonheur. 

—  Comment  cela? 

—  Au  moment  où  je  croyais  que  j'allais  avoir  une  seconde 
affaire  à  traiter,  on  a  rapporté  mon  gaillard  avec  une  cuisse 
cassée.  Par  excès  de  zèle,  il  a  accompagné  jusque  sous  les 
fenêtres  du  roi  la  charrette  qui  portait  les  poutres  et  les  char- 
pentes; une  de  ces  poutres  lui  est  tombée  sur  la  jambe  et  la 
lui  a  brisée. 

—  Ahi  dit  Aramis,  c'est  donc  lui  qui  a  poussé  le  cri  que 
j'ai  entendu  de  la  chambre  du  roi? 

—  C'est  probable,  dit  d'Artagnan;  mais  comme  c'est  un 
homme  bien  pensant,  il  a  promis  en  se  retirant  d'envoyer  en 
son  lieu  et  place  quatre  ouvriers  experts  et  habiles  pour  ai- 
der ceux  qui  sont  déjà  à  la  besogne,  et  en  rentrant  chez  son 
patron,  tout  blessé  qu'il  était,  il  a  écrit  à  l'instant  même  à 
maître  TomLow,  garçon  charpentier  de  ses  amis,  de  se  rendre 
à  Wite-Hall  pour  accomplir  sa  promesse.  Voici  le  lettre  qu'il 
envoyait  par  un  exprès  qui  devait  la  porter  pour  dix  pences 
et  qui  me  l'a  vendue  un  louis. 

—  Et  que  diable  voulez-vous  faire  de  cette  lettre?  demanda 
Athos. 

—  Vous  ne  devinez  pas?  dit  d'Artagnan  avec  ses  yeui 
brillants  d'intelligence. 

—  Non,  sur  mon  âme  I 

—  Eh  bien!  mon  cher  Athos,  vous  qui  parlez  anglais 
:oinme  John  Bull  lui-môme,  vous  êtes  maître  Tom  Low,  et 


58  VINGT  ANS  APRÈS. 

nous  sommes,  nous,  vos  trois  compagnons  ;  comprenez-vous 
maintenant? 

Athos  poussa  un  cri  de  joie  et  d'admiration,  courut  à  um 
cabinet,  <;n  tira  des  habits  d'ouvriers,  que  revêtirent  aussitôt 
les  quatre  amis;  après  quoi  ils  sortirent  de  l'hôtel,  Athos 
portant  une  scie,  Porthos  une  pince,  Aramis  une  hache,  et 
d'Artagnan  un  marteau  et  des  clous. 

La  lettre  du  valet  de  l'exécuteur  faisait  foi  près  du  maître 
charpentier  que  c'était  bien  eux  que  l'on  attendait. 


vn 


LES  OUVRIERS. 

Vers  le  milieu  de  la  nuit,  Charles  entendit  un  grand  fracas 
au-dessous  de  sa  fenêtre  :  c'étaient  des  coups  de  marteau  et 
de  hache,  des  morsures  de  pince  et  des  cris  de  scie. 

Comme  il  s'était  jeté  tout  habillé  sur  son  lit  et  qu'il  com- 
mençait à  s'endormir,  ce  bruit  l'éveilla  en  sursaut;  et  comme, 
outre  son  retentissement  matériel,  ce  bruit  avait  un  écho 
moral  et  terrible  dans  son  âme,  les  pensées  affreuses  de  la 
veille  vinrent  l'assaillir  de  nouveau.  Seul  en  face  des  ténèbres 
et  de  l'isolement,  il  n'eut  pas  la  force  de  soutenir  cette  nou- 
velle torture,  qui  n'était  pas  dans  le  programme  de  son  sup- 
plice, et  il  envoya  Parry  dire  à  la  sentinelle  de  prier  les  ou- 
vriers de  irapper  moins  fort  et  d'avoir  pitié  du  dernier 
sommeil  de  celui  qui  avait  été  leur  roi. 

La  sentinelle  ne  voulut  point  quitter  son  poste,  mais  laissa. 
t)asser  Parry. 

Arrivé  près  de  /a  fenêtre,  après  avoir  fait  le  tour  du  palais, 
Parry  aperçut  de  plain-pied  avec  le  balcon,  dont  on  avait 
descellé  la  grille,  un  large  échafaud  inachevé,  mais  sur  le- 
quel on  commençait  à  clouer  une  tenture  de  serge  noire. 

Cet  échafaud,  élevé  à  la  hauteur  de  la  fenêtre,  c'est-à-dire 


ViNGT  ANS  Ari^ES.  59 

à  près  de  vingt  pieds,  avait  deux  étages  inférieurs.  Parry,  si 
odieuse  que  lui  fût  cette  vue,  chercha  parmi  huit  ou  dix  ou- 
vriers qui  bâtissaient  la  sombre  machine  ceux  dont  le  bruit 
devait  être  ie  plus  fatigant  pour  le  roi,  et  sur  le  second 
plancher  il  aperçut  deux  hommes  qui  descellaieJU  à  l'aide 
d'une  pince  les  dernières  fiches  du  balcon  de  fer;  1  un  d'eux, 
véritable  colosse,  faisait  l'office  du  bélier  antique  chargé  de 
renverser  les  murailles.  A  chaque  coup  de  son  instrument  la 
pjerre  volait  en  éclats.  L'autre,  qui  se  tenait  à  genoux,  tirait 
à  lui  les  pierres  ébranlées. 

Il  était  évident  que  c'étaient  ceux-là  qui  faisaient  le  bruit 
dont  se  plaignait  ie  roi. 

Parry  monta  à  l'échelle  et  vint  à  eux. 

—  Mes  amis,  dit-il,  voulez-vous  travailler  un  peu  plus 
doucement,  je  vous  prie?  Le  roi  dort,  et  il  a  besoin  de  som- 
meil. 

L'homme  qui  frappait  avec  sa  pince  arrêta  son  mouvement 
et  se  tourna  à  demi  ;  mais  comme  il  était  debout,  Parry  ne 
put  voir  son  visage  perdu  dans  les  ténèbres  qui  s'épaissis- 
saient près  du  plancher. 

L'homme  qui  était  à  genoux  se  retourna  aussi;  et  comme, 
plus  bas  que  son  compagnon,  il  avait  le  visage  éclairé  par 
la  lanterne,  Parry  put  le  voir. 

Cet  homme  le  regarda  fixement  et  porta  un  doigt  à  sa 
bouche. 

Parry  recula  stupéfait. 

—  C'est  bien,  c'est  bien,  dit  l'ouvrier  en  excellent  anglais, 
retourne  dire  au  roi  que  s'il  dort  mal  cette  nuit-ci,  il  dormira 
mieux  la  nuit  prochaine. 

Ces  rudes  paroles,  qui,  en  les  prenant  au  pied  de  la  lettre, 
avaient  un  sens  si  terrible,  furent  accueillies  des  ouvriers 
qui  travaillaient  sur  les  côtés  et  à  l'étage  inférieur  avec  une 
explosion  d'affreuse  joie. 

Parry  se  relira,  croyant  qu'il  faisait  un  rêve. 

Charles  l'attendait  avec  impatience. 

Au  moment  où  il  rentra,  la  sentinelle  qui  veillait  à  la  porta 
passa  curieusement  sa  tête  par  l'ouverture  pour  voir  ce  que 
faisait  le  roi.  ' 

Le  roi  était  accoudé  sur  son  lit. 


60  VINGT  ANS  APRÈS. 

Parry  ferma  la  porte,  et,  allant  au  roi  le  visage  rayonnant 
de  joie  : 

^  Sire,  dit-il  à  voix  basse,  savez-vous  quels  sont  ces  ou- 
vriers qui  font  tant  de  bruit? 

—  Non,  dit  Charles  en  secouant  mélancoliquement  la  tête; 
comment  veux-tu  que  je  sache  cela?  est-ce  que  je  connais 
ces  hommes? 

—  Sire,  dit  Parry  plus  bas  encore  et  en  se  penchant  vers 
le  lit  de  son  maître,  sire,  c'est  le  comte  de  La  Fère  et  son 
compagnon. 

—  Qui  dressent  mon  échafaud?  dit  le  roi  étonné. 

—  Oui,  et  qui  en  le  dressant  font  un  trou  à  la  muraille. 

—  Chut  I  dit  le  roi  en  regardant  avec  terreur  autour  de 
lui.  Tu  les  a  vus  ? 

—  Je  leur  ai  parlé. 

Le  roi  joignit  les  mains  et  leva  les  yeux  ^u  ciel;  puis, 
après  une  courte  et  fervente  prière,  il  se  jeta  à  bas  de  son  lit 
et  alla  à  la  fenêtre,  dont  il  écarta  les  rideaux  :  les  sentinelles 
du  balcon  y  étaient  toujours  ;  puis  au  delà  du  balcon  s'éten- 
dait une  sombre  plate-forme  sur  laquelle  elles  passaient 
comme  des  ombres. 

Charles  ne  put  rien  distinguer,  mais  il  sentit  sous  ses  pieds 
la  commotion  des  coups  que  frappaient  ses  amis.  Et  chacun 
de  ces  coups  maintenant  lui  répondait  au  cœur. 

Parry  ne  s'était  pas  trompé,  et  il  avait  bien  reconnu  Athos. 
C'était  lui,  en  effet,  qui,  aidé  de  Porlhos,  creusait  un  trou 
sur  lequel  devait  poser  une  des  charpentes  transversales. 

Ce  trou  communiquait  dans  une  espèce  de  tambour  prati- 
qué sous  le  plancher  même  de  la  chambre  royale.  Une  fois 
dans  ce  tambour,  qui  ressemblait  à  un  enire-sol  fort  bas,  on; 
pouvait,  avec  une  pince  et  de  bonnes  épaules,  et  cela  regar- 
dait Porlhos,  faire  sauter  une  lame  du  parquet;  le  roi  alors 
se  glissait  par  cette  ouverture,  regagnait  avec  ses  sauveurs 
un  des  compartiments  de  l'échafaud  entièrement  recouvert 
de  drap  noii ,  s'affublait  à  son  tour  d'un  habit  d'ouvrier  qu'on 
lui  avait  préparé,  et,  sans  affectation,  san=  crainte,  il  descen- 
dait avec  les  quatre  compagnons. 

Les  sentinelles,  sans  soupçon,  voyant  des  ouvriers  qui  ve- 
n  aient  de  travailler  à  l'échafaud,  laissaient  passer. 


VINGT  ANS  APRÈS.  61 

Comme  nons  l'avons  dit,  la  felouque  était  tonte  prêle. 

Ce  plan  était  large,  simple  et  facile,  comme  toutes  les  choses 
qui  naissent  d'une  résolution  hardie. 

Donc  Athos  déchirait  ses  belles  mains  si  blanches  et  si  fines 
à  lever  les  pierres  arrachées  de  leur  base  par  Porlhos.  Déjà 
il  pouvait  passer  la  tête  sous  les  ornements  qui  décoraient 
la  crédence  du  balcon.  Deux  heures  encore,  il  y  passerait 
tout  le  corps.  Avant  le  jour  le  trou  serait  achevé  et  disparaî- 
trait sous  les  plis  d'une  tenture  intérieure  que  poserait  d'Ar- 
tagnan.  D'Artagnan  s'était  fait  passer  pour  un  ouvrier  fran- 
çais, et  posait  les  clous  avec  la  régularité  du  plus  habile 
tapissier.  Aramis  coupait  l'excédant  de  la  serge,  qui  pendait 
jusqu'à  terre  et  derrière  laauelle  se  levait  la  charpente  de 
i'échafaud. 

Le  jour  parut  au  sommet  des  maisons.  Un  grand  feu  de 
tourbe  et  de  charbon  avait  aidé  les  ouvriers  à  passer  cette 
•nuit  si  froide  du  29  au  30  janvier;  à  tout  moment  les  plus 
acharnés  à  leur  ouvrage  s'interrompaient  pour  aller  se  ré- 
chauffer. Athos  et  Porthos  seuls  n'avaient  point  quitté  leur 
œuvre.  Aussi,  aux  premières  lueurs  du  matin,  le  trou  était-il 
achevé.  Athos  y  entra  emportant  avec  lui  les  habits  destinés 
au  roi,  enveloppés  dans  un  coupon  de  serge  noire.  Porthos 
lui  passa  une  pince;  et  d'Artagnan  cloua,  luxe  bien  grand 
mais  fort  utile,  une  tenture  de  serge  intérieure,  derrière  la- 
quelle le  trou  et  celui  qu'il  cachait  disparurent. 

Athos  n'avait  plus  que  deux  heures  de  travail  pour  pouvoir 
communiquer  avec  le  roi  ;  et,  selon  la  prévision  des  quatre 
amis,  ils  avaient  toute  la  journée  devant  eux,  puisque,  la 
bourreau  manquant,  on  serait  forcé  d'aller  chercher  celui  de 
Bristol. 

D'Artagnan  alla  reprendre  son  habit  marron,  et  Porthos, 
son  pourpoint  rouge  ;  quant  à  Aramis,  il  se  rendit  chez  Juxon 
afin  de  pénétrer,  s'il  était  possible,  avec  lui  jusqu'auprès 
du  rci. 

•  Tous  trois  avaient  rendez-vous  à  midi  sur  la  place  de  Wite- 
Halle  pour  voir  ce  qui  s'y  passerait. 

Avant  de  quitter  I'échafaud,  Aramis  s'était  approché  de 
l'ouverture  où  était  caché  Athos,  afin  de  lai  annoncer  qu'il 
allait  tâcher  de  revoir  Charles. 

T.  m.  4 


t.2  VINGT  ANS  APRM. 

--•  Adieu  donc  et  bon  courage,  dit  Athos  ;  rapportez  au  roi 
où  en  sont  les  choses  :  dites-lui  que  lorsqu'il  sera  seul  il 
Irappe  au  parquet,  afin  que  je  puisse  continuer  sûrement  ma 
besogne.  Si  Parry  pouvait  m'aider  en  détachant  d'avance  la 
plaque  inférieure  de  la  cheminée,  qui  sans  doute  est  une 
dalle  de  marbre,  ce  serait  autant  de  fait.  Vous,  Aramis,  tâ- 
chei  Je  ne  pas  quitter  le  roi.  Parlez  haut,  très-haut,  car  on 
vous  écoutera  de  la  porte.  S'il  y  a  une  sentinelle  dans  l'inté- 
rieur de  l'appartement,  tuez-la  sans  marchander  ;  s'il  y  en  a 
deux,  que  Parry  en  tue  une  et  vous  l'autre  :  s'il  y  en  a  trois 
faites- vous  tuer,  mais  sauvez  le  roi. 

—  Soyez  tranquille,  dit  Aramis,  je  prendrai  deux  poignards, 
iSn  d'en  donner  un  à  Parry.  Est-ce  tout? 

—  Oui,  allez;  mais  recommandez  bien  au  roi  de  ne  pas 
faire  défausse  générosité.  Pendant  que  vous  vous  battrez,  s'il 
y  a  combat,  qu'il  fuie  ;  la  plaque  une  fois  replacée  sur  sa 
tête,  vous,  mort  ou  vivant  sur  cette  plaque,  on  sera  dix  mi- 
nutes au  moins  à  retrouver  le  trou  par  lequel  il  aura  fui. 
Pendant  ces  dix  minutes  nous  aurons  fait  du  chemin,  et  le 
roi  sera  sauvé. 

~  Il  sera  fait  comme  vous  le  dites,  Athos.  Votre  main,  car 
peut-être  ne  nous  reverrons-nous  plus. 
Athos  passa  ses  bras  autour  du  cou  d' Aramis  et  l'embrassa: 

—  Pour  vous,  dit-il.  Maintenant,  si  je  meurs,  dites  à  d'Ar- 
tagnan  que  je  l'aime  comme  un  enfant,  et  embrassez-le  pou? 
moi.  Embrassez  aussi  notre  bon  et  brave  Porthos.  Adieu. 

—  Adieu,  dit  Aramis.  Je  suis  aussi  sûr  maintenant  que  le 
roi  se  sauvera  que  je  suis  sûr  de  tenir  et  de  serrer  la  plus 
loyale  main  qui  soit  au  monde. 

Aramis  quitta  Athos,  descendit  de  l'échafauà  à  son  tour 
et  regagna  l'hôtel  en  siffloitant  l'air  d'une  chanson  à  la  louange 
de  Cromwell.  Il  trouva  ses  deux  autres  amis  attablés  près 
d'un  bon  feu,  buvant  une  bouteille  de  vin  de  Porto  et  dévo- 
rant un  poulet  froid.  Porthos  mangeait,  tout  en  maugréant 
force  injures  sur  ces  infâmes  parlementaires;  d'Artagnan 
mangeait  en  silence,  mais  en  bâtissant  dans  sa  pensée  les 
plans  les  plus  audacieux. 

Aramis  lui  conta  tout  ce  qui  était  convenu;  d'Artagnai 
approuva  de  la  tète  ei  Porthos  de  la  voix. 


VINGT  ANS  APRÈS.  63 

—  Bravo  I  dit-il  ;  d'ailleurs  nous  serons  là  au  moment  de  sa 
fuite  :  on  est  très-bien  caché  sous  cet  échafaud,  et  nous  pou- 
vons nous  y  tenir.  Entre  d'Artagnan,  moi,  Grimaud  et  Mous- 
queton, nous  en  tuerons  bien  huit  :  je  ne  parle  pas  de  Blai- 
sois,  il  n'est  bon  qu'à  garder  les  chevaux.  A  deux  minutes 
par  hommes,  c'est  quatre  minutes;  Mousqueton  en  perdra 
une,  c'est  cinq ,  pendant  ces  cinq  minutes-là  vous  pouvei' 
avoir  fait  un  quart  de  lieue. 

Araœis  mangea  rapidement  un  morceau,  but  un  verre  de 
\in  et  changea  d'habits. 

—  Maintenant,  dit-il,  je  me  rÉrnds  chez  Sa  Grandeur.  Char- 
gez-vous de  préparer  les  armes,  Porthos;  surveillez  bien 
votre  bourreau,  d'Arîagnan. 

—  Soyez  tranquille,  Grimaud  a  relevé  Mousqueton,  et  il  a 
le  pied  dessus. 

—  N'importe,  redoublez  de  surveillance  et  ne  demeurez 
pas  un  instant  inactif. 

—  Inactif!  Mon  cher,  demandez  à  Porthos  :  je  ne  vis  pas, 
|e  suis  sans  cesse  sur  mes  jambes,  j'ai  l'air  d'un  danseur. 
Mordioux  I  que  j'aime  la  France  en  ce  moment,  et  qu'il  est 
bon  d'avoir  une  patrie  à  soi,  quand  on  est  si  mal  dans  celle 
des  autres. 

Aramis  les  quitta  comme  il  avait  quitté  Athos,  c'est-à-dire 
en  les  embrassant;  puis  il  se  rendit  chez  l'évêque  Juxon,  au- 
quel il  transmit  sa  requête.  Juxon  consentit  d'autant  plus  fa- 
cilement à  emmener  Aramis,  qu'il  avait  déjà  prévenu  qu'il 
Aurait  besoin  d'un  prêtre,  au  cas  certain  où  le  roi  voudrait 
communier,  et  surtout  au  cas  probable  où  le  roi  désirerait 
entendre  une  messe. 

Vêtu  "omme  Aramis  l'était  la  veille,  l'évêque  mc^ta  dans 
sa  voiture.  Aramis,  plus  déguisé  encore  par  sa  pâleur  et  sa 
tristesse  que  par  son  costume  de  diacre,  monta  près  de  lui. 
La  voiture  s'arrêta  à  la  porte  de  Wite-Hall;  il  était  neuf 
neores  du  matin  à  peu  près.  Rien  ne  semblait  changé  ;  les 
antichambres  et  les  corridors,  comme  la  veille,  étaient  pleins 
de  gardes.  Deux  sentinelles  veillaient  à  la  porte  du  roi,  deux 
autres  se  promenaient  devant  le  balcon  sur  la  plate-forme 
de  l'échafaud,  où  le  billot  était  déjà  posé. 

Le  roi  était  plein  d'espérance;  en  revoyant  Aramis,  cette 


64  VINGT  ANS  APRÈS. 

espérance  se  changea  en  joie.  Il  embrassa  Jiixon,  il  serra  la 
main  d'Aramis.  L'évêque  aiïecta  de  parler  haut  et  devant 
tout  le  monde  de  leur  entrevue  de  la  veille.  Le  roi  lui  ré- 
pondit que  les  paroles  qu'il  lui  avait  dites  dans  cette  entre- 
vue avaient  porté  leur  fruit,  et  qu'il  désirait  encore  un  en- 
tretien pareil-  Juxon  se  retourna  vers  les  assistants  et  les 
pria  de  le  laisser  seul  avec  le  roi. 

Tout  le  monde  se  retira.  Dès  que  la  porte  se  fût  refer- 
mée: 

—  Sire,  dit  Aramis  avec  rapidité,  vous  êtes  sauvé!  Le 
bourreau  de  Londres  a  disparu  ;  son  aide  s'est  cassé  la  cuisse 
hier  sous  les  fenêtres  de  Votre  Majesté.  Ce  cri  que  nous 
avons  entendu  c'était  le  sien.  Sans  doute  on  s'est  déjà  aperçu 
delà  disparition  de  l'exécuteur;  mais  il  n'y  a  de  bourreau 
qu'à  Bristol,  et  il  faut  le  temps  de  l'aller  chercher.  Nous 
avons  donc  au  moins  jusqu'à  demain. 

—  Mais  le  comte  de  La  Fère?  demanda  le  roi. 

—  A  deux  pieds  de  vous,  sire.  Prenez  le  poker  du  brasier 
et  frappez  trois  coups,  vous  allez  l'entendre  vous  répondre. 

Le  roi,  d'une  main  tremblante,  prit  l'instrument  et  frappa 
trois  coups  à  intervalles  égaux.  Ausskôt  des  coups  sourds 
et  ménagés,  répondant  au  signal  donné,  retentirent  sous  le 
parquet. 

—  Ainsi,  dit  le  roi,  celui  qui  me  répond  là... 

—  Est  le  comte  de  La  Fère,  sire,  dit  Aramis.  Il  prépare  la 
voie  par  laquelle  Votre  Majesté  pourra  fuir.  Parry,  de  sou 
côté,  soulèvera  celte  dalle  de  marbre,  et  un  passage  sera 
tout  ouvert. 

—  Mais,  dit  Parry,  je  n'ai  aucun  instrument. 

—  Prenez  ce  poignard,  dit  Aramis;  seulement  prenez 
garde  de  le  trop  émousser,  car  vous  pourrez  bien  en  avoif 

esoin  pour  creuser  autre  chose  que  la  pierre. 

—  Oh  !  Juxon,  dit  Charles,  se  retournant  vers  l'évêque  et 
lui  prenani  /es  deux  mains,  Juxon,  retenez  la  prière  de  celui 
qui  fut  votre  roi... 

—  Qui  Test  encore  et  qui  le  sera  toujours,  dit  juson  en 
baisant  la  main  du  prince. 

—  Priez  toute  votre  vie  pour  ce  gentilhomme  que  vous 
voyez,  pour  cet  autre  que  vous  entendez  sous  nos  preds. 


VINGT  ANS  APRÈS.  65 

pour  deux  autres  encore  qui,  quelque  part  qu'il?  «oient,  veil- 
lent, j'en  suis  sûr,  à  mon  salut. 

—  Sire,  r'^'iondit  Juxon,  vous  serez  obéi.  Chaque  jour  il  y 
aura,  tant  que  je  vivrai,  une  prière  offerte  à  Dieu  pour  ces 
fidèles  amis  de  Votre  Majesté. 

Le  mineur  continua  quelque  temps  encore  son  travail, 
qu'on  sentait  incessamment  se  rapprocher.  Mais  tou*  à  coup 
un  bruit  inattendi'  tentit  dans  la  galerie.  Aramis  ^jisit  le 
poker  et  donna  le  signal  de  l'interruption. 

Ce  bruit  se  rapprochait  :  c'était  celui  d'un  certain  nombre 
de  pns  égaux  et  réguliers.  Les  quatre  hommes  restèrent  im- 
mobiles; tous  les  yeux  se  fixèrent  sur  la  porte,  qui  s'ouvrit 
lentement  et  avec  une  sorte  de  solennité. 

Des  gardes  étaient  formés  en  haie  dans  la  chambre  qui 
précédait  celle  du  roi.  Un  comm.issaire  du  parlement,  vêtu 
de  noir  et  plein  d'une  gravité  de  mauvais  augure,  entra,  sa- 
lua le  roi,  et  déployant  un  parchemin,  lui  lut  son  arrêt  comme 
on  a  l'habitude  de  le  faire  aux  condamnés  qui  vont  marcher 
à  l'échafaud. 

—  Que  signifie  cela?  demanda  Aramis  à  Juxon. 

Juxon  fit  un  signe  qui  voulait  dire  qu'il  était  en  tout  point 
aussi  ignorant  que  lui. 

—  C'est  donc  pour  aujourd'hui?  demanda  le  roi  avec  une 
émotion  perceptible  seulement  pour  Juxon  et  Aramis. 

—  N'éliez-vous  point  prévenu,  sire,  que  c'était  pour  ce 
matin?  répondit  l'homme  vêtu  de  noir. 

—  Et,  dit  le  roi,  je  dois  périr  comme  un  criminel  ordinaire, 
de  la  main  du  bourreau  de  Londres? 

—  Le  bourreau  de  Lond-res  a  disparu,  sire,  dit  le  commis- 
aire  du  parlement;  mais  à  sa  place  un  homme  s'est  offert, 
'exécution  ne  sera  donc  relardée  que  du  temps  seulement 

que  vous  demanderez  pour  mettre  ordre  à  vos  affaires  tem- 
porelles et  spirituelles. 

Une  légère  sueur  qui  perla  à  la  racine  des  cheveux  de 
Charles  fut  la  seule  trace  d'émotion  qu'il  donna  en  apprenanS 
cette  nouvelle. 

Mais  Aramis  devint  livide.  Son  cœur  ne  baltMt  plus  :  il 
ferma  les  yeux  et  appuya  sa  main  sur  une  table.  En  voyant 
cette  profonde  douleur,  Charles  parut  oublier  la  sienne. 
T.  ui.  4. 


66  VINGT  ANS  APRÈS. 

Il  alla  ^.  lui,  lai  prit  la  main  et  l'embrassa. 

—  Allons,  ami,  dit-il  avec  un  doux  et  triste  sourire,  da 

courage. 
Puis  se  retournant  vers  le  commissaire  : 

—  Monsieur,  dit-il,  je  suis  prêt.  Vous  le  voyez,  je  ne  désire 
que  deux  choses  qui  ne  vous  retarderont  pas  beaucoup,  je 
crois  :  la  première  de  communier  ;  la  seconde,  d'embrasseï 
mes  enfants  et  de  leur  dire  adieu  pour  la  dernière  fois;  cela 
me  sera-t-il  permis? 

—  Oui,  sire,  répondit  le  commissaire  du  parlement. 
Et  il  sortit. 

Aramis,  rappelé  à  lui,  s'enfonçait  les  ongles  dans  la  chair , 
un  immense  gémissement  sortit  de  sa  poitrine. 

—  Ohl  Monseigneur,  s'écria-t-il  en  saisissant  les  mains 
de  Juxon,  où  est  Dieu?  où  est  Dieu? 

—  Mon  fils,  dit  avec  fermeté  l'évêque,  vous  ne  le  voyez 
point,  parce  que  les  passions  de  la  terre  le  cachent. 

—  Mon  enfant,  dit  le  roi  à  Aramis,  ne  te  désole  pas  ainsi. 
Tu  demandes  ce  que  fait  Dieu?  Dieu  regarde  ton  dévoue- 
ment et  mon  martyre,  et,  crois-moi,  l'un  et  l'autre  auront 
leur  récompense;  prend-t'en  donc  de  ce  qui  arrive  aux 
hommes,  et  non  à  Dieu.  Ce  sont  les  hommes  qui  me  font 
mourir,  ce  sont  les  hommes  qui  te  font  pleurer. 

—  Oui,  sire,  dit  Aramis,  oui,  vous  avez  raison;  c'est  ans 
hommes  qu'il  faut  que  je  m'en  prenne,  et  c'est  à  eux  que  je 
m'en  prendrai. 

—  Asseyez-vous,  Juxon,  dit  le  roi  en  tombant  à  genoux, 
car  il  vous  reste  à  m'entendre,  et  il  me  reste  à  me  confesser. 
Restez,  Monsieur,  dit-il  à  Aramis  qui  faisait  un  mouvemenf 
pour  se  retirer;  restez,  Parry,  je  n'ai  rien  à  dire,  môme  dans 
le  secret  de  la  pénitence,  qui  ne  puisse  se  dire  en  face  de 
tous;  restez,  et  je  n'ai  qu'un  regret,  c'est  que  le  monde  en- 
tier ne  puisse  pas  m'entendre  comme  vous  et  avec  vous. 

Juxon  s'assit,  et  le  roi,  agenouillé  devant  lui  comme  le  plus 
humble  des  fidèles,  commença  sa  confession. 


VLNGT  ANS  APRÈS  d7 


vm 


hEMEMBER. 


La  confession  royale  achevée,  Charles  communia,  pais  11 
demanda  à  voir  ses  enfants.  Dix  heures  sonnaient;  comme 
l'avait  dit  le  roi,  ce  n'était  donc  pas  un  grand  retard. 

Cependant  le  peuple  était  déjà  prêt  :  il  savait  que  dix  heures 
étaient  le  moment  fixé  pour  l'exécution,  il  s'entassait  dans 
les  rues  adjacentes  au  palais,  et  le  roi  commençait  à  distin- 
guer ce  bruit  lointain  que  font  la  foule  et  la  mer,  quand  l'une 
est  agitée  par  ses  passions,  l'autre  par  ses  tempêtes. 

Les  enfants  du  roi  arrivèrent  :  c'était  d'abord  la  princesse 
Charlotte,  puis  le  duc  de  Glocester,  c'est-à-dire  une  petite 
fille  blonde,  belle  et  les  yeux  mouillés  de  larmes,  puis  un 
jeune  garçon  de  huit  à  neuf  ans,  dont  l'œil  sec  et  la  lèvre 
dédaigneusement  relevée  accusaient  la  fierté  naissante.  L'en- 
fant  avait  pleuré  toute  la  nuit,  mais  devant  tout  ce  monde  il 
ne  pleurait  pas. 

Charles  sentit  son  cœur  se  fondre  à  l'aspect  de  ces  deux 
enfants  qu'il  n'avait  pas  vus  depuis  deux  ans,  et  qu'il  ne  re- 
voyait qu'au  moment  de  mourir.  Une  larme  vint  à  ses  yeux 
et  il  se  retourna  pour  l'essuyer,  car  il  voulait  être  fort  devant 
ceux  à  qui  il  léguait  un  si  lourd  héritage  de  souffrance  et  de 
malheur. 

Il  parla  à  la  jeune  fille  d'abord;  l'attirant  à  lui,  il  lui  re- 
commanda la  piété,  la  résignation  et  l'amour  filial  ;  puis 
passant  de  l'un  à  l'autre,  il  prit  le  jeune  duc  de  Glocester,  el 
l'asseyant  sur  son  genou  pour  qu'à  la  fois  il  put  le  presser 
sur  son  cœur  et  baiser  son  visage  : 

—  Mon  fils,  lui  dit-il,  vous  avez  vu  par  les  rues  et  dans 
les  antichambres  beaucoup  de  gens  en  venant  ici;  ces  gens 
vont  couper  la  tête  à  votre  père,  ne  l'oubliez  jamais.  Peut- 
être  un  jour,  vous  voyant  près  d'eux  et  vous  ayant  en  leur 


6«  VlNGi  ANS  APRÈS. 

pouvoir,  voudront-ils  vous  faire  roi  à  l'exclusion  du  princ 
de  Galles  ou  duc  d'York,  vos  frères  aînés,  qui  sont,  I  un  en 
France,  l'autre  je  ne  sais  où;  mais  vous  n'êtes  pac  le  roi, 
mon  fils,  et  vous  ne  pouvez  le  devenir  que  par  leur  mort. 
Jurez-moi  donc  de  ne  pas  vous  laisser  mettre  la  couronne 
sur  la  tèle,  /jue  vous  n'ayez  légitimement  droit  à  cette  cou- 
ronne; car  un  jour,  écoulez  bien,  mon  fils,  un  jour,  si  vous 
faisiez  cela,  tête  et  couronne,  ils  abattraient  tout,  et  ce  jour-là 
vous  ne  pourriez  mourir  calme  et  sans  remords,  comme  je 
meurre.  Jurez,  mon  fils. 

L'enfant  étendit  sa  petite  main  dans  celle  de  son  père,  et 
dit: 

—  Sire,  je  jure  à  Votre  Majesté... 
Charles  l'interrompit. 

—  Henri,  dit-il,  appelle-moi  ton  père. 

—  Mon  père,  reprit  l'enfant,  je  vous  jure  qu'ils  me  tueron; 
avant  de  me  faire  roi. 

—  Bien,  mon  fils,  dit  Charles.  Maintenant  embrassez-moi, 
et  vous  aussi,  Charlotte,  et  ne  m'oubliez  point. 

—  Oh  I  non,  jamais!  jamais  1  s'écrièrent  les  deux  enfants 
en  enlaçant  leurs  bras  au  cou  du  roi. 

—  Adieu,  dit  Charles  ;  adieu,  mes  enfants.  Emmenez-les, 
Juxon;  leurs  larmes  m'ôteraienl  le  courage  de  mourir 

Juxon  arracha  les  pauvres  enfants  des  bras  de  leur  père  et 
les  remit  à  ceux  qui  les  avaient  amenés. 

Derrière  eux  les  portes  s'ouvrirent,  et  tout  le  monde  put 
entrer. 

Le  roi,  se  voyant  seul  au  milieu  de  la  foule  des  gardes  et 
des  curieux  qui  commerçaient  à  envahir  la  chambre,  se  rap 
pela  que  le  comte  de  La  Fère  était  là  bien  près,  sous  le  par 
quet  de  l'appartemeat,  ne  le  pouvant  voir  et  espérant  peut- 
être  toujours. 

11  tremblait  que  le  moindre  bruit  ne  semblât  un  signal  pour 
Athos,  et  que  celui-ci,  en  se  remettantau  travail,  ne  se  trahit 
lui-même.  Il  affecta  donc  l'immobilité  et  contint  par  son 
exemple  tous  les  assistants  dans  le  repos. 

Le  roi  ne  se  trompait  point,  Aihos  était  réellement  sous  ses 
pieds  :  il  écoutait,  il  se  désespérait  de  ne  pas  entendre  le  si- 
gnal; il  commençait  parfois  dans  son  impatience  à  déchiqueter 


VINGT  ANS  APRES.  69 

de  nouveau  la  pierre;  mais,  craignant  d'être  entendu,  il  s'ar- 
rêtait aussitôt. 

Cette  horrible  inaction  dura  deux  heures.  Un  silence  de 
mort  réguait  dans  la  chambre  royale. 

Alors  Aihos  se  décida  à  chercher  la  cause  de  cette  sombre 
et  muette  tranquillité  que  troublait  seule  l'immense  rnmeu; 
de  la  foule.  Il  entrouvrit  la  tenture  qui  cachait  le  trou  de  la 
crevasse,  et  descendit  sur  le  premier  étage  de  l'échafaud. 
Au-dessus  de  sa  tête,  à  quatre  pouces  à  peine,  était  le  plan 
cher  qui  s'étendait  au  niveau  de  la  plate-forme  et  qui  faisait 
i/échafaud. 

Ce  b'-uit  qu'il  n'avait  entendu  que  sourdement  jusque-là  et 
qui  dè&  'ors  p;irvint  à  lui,  sombre  et  menaçant,  le  fit  bondir 
de  terreur.  Il  alla  jusqu'au  bord  de  l'échafaud,  entr'ouvrit  le 
drap  noir  à  la  hautficir  de  son  œil  et  vit  des  cavaliers  acculés 
à  la  terrible  machine  ;  au-delà  des  cavaliers,  une  rangée  de 
pertuisaniers  ;  au  delà  des  pertuisasiers ,  des  mousquetaires; 
et  au  delà  des  mousquetaires  les  premières  files  du  peuple, 
qui,  pareil  à  un  sombre  océan,  bouillonnait  et  mugissait. 

—  Qu'est-il  donc  arrivé?  se  demanda  Athos  plus  tremblant 
que  le  drap  dont  il  froissait  les  plis.  Le  peuple  se  pre-se,  les 
soldats  sont  sous  les  armes,  et  parmi  les  spectateurs,  qui  tous 
ont  les  yeux  fixés  sur  la  fenêtre,  j'aperçois  d' Artagnan  !  Qu'at- 
tend-il? Que  regarde-t-il?  Grand  Dieu!  auraient-ils  laissé 
échapper  le  bourreau  I 

Tout  à  coup  le  tambour  roula  sourd  et  funèbre  sur  la  place; 
nn  bruit  de  pas  pesants  et  prolongés  retentit  au-dessus  de  sa 
•ête.  Il  lui  sembla  que  quelque  chose  de  pareil  à  une  proces- 
sion immense  foulait  les  parquets  de  White-Hali  ;  bientôt  il 
entendit  craquer  les  planches  même  de  l'échafaud.  Il  jeta  un 
dernier  regard  sur  la  place,  et  l'attitude  des  spectateurs  lui 
apprit  ce  qu'une  dernière  espérance  restée  au  fond  de  son 
eœur  l'empêchait  encore  de  deviner. 

Le  murmuce  de  la  place  avait  cessé  entièrement.  Tous  les 
yeu\  âiaieoi  fixés  sur  la  fenêtre  de  White-Hall;  les  bouches 
entr'ouvertes  et  les  haleines  suspendues  indiquaient  l'attente 
de  quelque  terrible  spectacle. 

Ce  bruit  de  pas  que,  de  la  place  qu'il  occupait  alors  sous  le 
parquet  de  l'appartement  du  roi.  Athos  avait  entendu  au- 


10  VINGT  ANS  APRÈS. 

Jessus  de  sa  tête  se  reproduisit  sur  l'échafaud,  qui  plia  sou* 
le  poids,  de  façon  à  ce  que  les  planclies  touchèrent  presque 
la  tète  du  malheureux  gentilhomme.  C'était  évidemment  deux 
files  de  soldats  qui  prenaient  leur  place. 

Au  même  instant  une  voix  bien  connue  du  gentilhomme, 
une  noble, voix  prononça  ces  paroles  au-dessus  de  sa  tête  ; 

—  Monsieur  le  colonel,  je  désire  parler  au  peuple. 

Athos  frissonna  des  pieds  à  la  tête  :  c'était  bien  le  roi  qui 
parlait  sur  l'échafaud. 

En  effet,  après  avoir  bu  quelques  gouttes  de  vin  et  rompu 
un  pain,  Charles,  las  d'attendre  la  mort,  s'était  tout  à  coup 
décidé  à  aller  au-devant  d'elle  et  avait  donné  le  signal  de  la 
marche. 

Alors  on  avait  ouvert  à  deux  battants  la  fenêtre  donnant 
sur  la  place,  et  du  fond  de  la  vaste  chambre  le  peuple  avait 
pu  voir  s'avancer  silencieusement  d'abord  un  homme  mas- 
qué, qu'à  la  hache  qu'il  tenait  à  la  main  il  avait  reconnu  pour 
la  bourreau.  Cet  homme  s'était  approché  du  billot  et  y  avait 
déposé  sa  hache. 

C'était  le  premier  bruit  qu' Athos  avait  entendu. 

Puis,  derrière  cet  homme,  pâle  sans  doute,  mais  calme  et 
marchant  d'un  pas  ferme,  Charles  Stuart,  lequel  s'avançait 
entre  deux  prêtres  suivis  de  quelques  officiers  supérieurs, 
chargés  de  présider  à  l'exécution,  et  escorté  de  deux  files  de 
pertuisaniers,  qui  se  rangèrent  aux  deux  côtés  de  l'écha- 
faud. 

La  vue  de  l'homme  masqué  avait  provoqué  une  longue  ru- 
meur. Chacun  était  plein  de  curiosité  pour  savoir  quel  était 
le  bourreau  inconnu  qui  s'était  présenté  si  à  point  pour  que 
Je  terrible  spectacle  promis  au  peuple  pût  avoir  lieu,  quaud 
le  peuple  avait  cru  que  ce  spectacle  était  remis  au  lendemain. 
Chacun  l'avait  donc  dévoré  des  yeux  ;  mais  tout  ce  qu'on 
avait  pu  voir,  c'est  que  c'était  un  homme  de  moyenne  taille, 
vêtu  ton/  en  noir,  et  qui  paraissait  déjà  â'un  certain  âge,  ca: 
l'exlrémit*»  d'une  barbe  grisonnante  dépassait  le  bas  du  masque 
qui  lui  couvrait  le  visage. 

Mais  à  la  vue  du  roi  si  calme,  si  noble,  si  digne,  le  silence 
s'était  à  Tinstant  même  rétabli,  de  sorte  que  cliacun  put  en- 
tendre le  désir  au'il  avait  manifesté  de  parler  au  peuple. 


VINGT  ANS  APRÈS  71 

A  cette  demande,  celui  à  qui  elle  était  adressée  avait  sans 
doute  répondu  par  un  signe  affirmatif,  car  d'une  voix  ferme 
et  sonore,  et  qui  vibra  jusqu'au  fond  du  cœur  d'Athos,  le  roi 
commença  de  parler.  ,; 

Il  expliquait  sa  conduite  au  peuple  et  lui  donnait  des  con- 
seils pour  le  bien  de  l'Angleterre. 

—  Oh  !  se  disait  Athos  en  lui-même,  est-il  bien  possible 
que  j'entende  ce  que  j'entends  et  que  je  voie  ce  que  je  vois  ? 
Et-il  bien  possible  que  Dieu  ait  abandonné  son  représentant 
sur  la  terre  à  ce  point  qu'il  le  laisse  mourir  si  misérable- 
ment !...  Et  moi  qui  ne  l'ai  pas  vu  I  moi  qui  ne  lui  ai  pas  dit 
adieu  1    - 

Un  bruit  pareil  à  celui  qu'aurait  fait  l'instrument  de  mort 
remué  sur  le  billot  se  fit  entendre. 

Le  roi  s'interrompit.  ^, 

^'—  Ne  touchez  pas  à  la  hache,  dit-il.      (0 

Et  il  reprit  son  discours  où  il  l'avait  laissé. 

Le  discours  fini,  un  silence  de  glace  s'établit  sur  la  tête  du 
comte.  11  avait  la  main  à  son  front,  et  entre  sa  main  et  son 
front  ruisselaient  des  gouttes  de  sueur,  quoique  l'air  fût  glacé. 

Ce  silence  indiquait  les  derniers  préparatifs. 

Le  discours  termine,  le  roi  avait  promené  sur  la  foule  un 
regard  plein  de  miséricorde  ;  et  détachant  l'ordre  qu'il  portait, 
et  qui  était  cette  même  plaque  en  diamants  que  la  reine  lui 
avait  envoyée,  il  la  remit  au  prêtre  qui  accompagnait  Juxon. 
Puis  il  tira  de  sa  poitrine  une  petite  croix  en  diamants  aussi. 
Celle-là,  comme  la  plaque,  venait  de  madame  Henriette. 

—  Monsieur,  dit-il  en  s'adressant  au  prêtre  qui  accompa- 
gnait Juxon,  je  garderai  cette  croix  dans  ma  main  jusqu'au 
dernier  moment;  vous  me  la  reprendrez  quand  je  serai  mort. 

—  Oui,  sire,  dit  une  voix  qu' Athos  reconnut  pour  celle 
d'Aranfts.  q 

Alors  Charles,  qui  jusque-là  s'était  tenu  la  tête  couverte, 
prit  son  chapeau  et  le  jeta  près  de  lui  ;  puis  un  à  un  il  défit 
tous  les  boutons  de  son  pourpoint,  se  dévêtit  et  le  jeta  près 
de  son  chapeau.  Alors,  comme  il  faisait  froid,  il  demanda  sa 
robe  de  chambre,  qu'on  lui  donna. 

Tous  cfts  préparatifs  avaient  été  faits  avec  un  calme  ef- 
frayant. 


t2  VllNGT  ANS  APRES. 

Oq  eût  dit  que  le  roi  allait  se  coucher  dans  son  lit  et  non 
dans  son  cercueil. 
Enfin,  relevant  ses  cheveux  avec  la  main  : 

—  Vous  gêneront-ils,  Monsieur?  dit-il  au  bourreau.  En  ce 
cas  on  pourrait  les  retenir  avec  un  cordon. 

Charles  accompagna  ces  paroles  d'uu  regard  qui  semblait 
Vouloh  (îénétrer  sous  le  masque  de  l'inconnu.  Ce  regard  si 
noble,  si  calme  et  si  assuré  força  cet  homme  à  détourner  la 
tête.  Mais  derrière  le  regard  profond  du  roi  il  trouva  le  re- 
«çard  ardent  d'Aramis. 

Le  roi,  voyant  qu'il  ne  répondait  pas,  répéta  sa  question. 

—  Il  suffira,  répondit  l'homme  d'une  voix  sourde,  que  vous 
les  écartiez  sur  le  cou. 

Le  roi  sépara  ses  cheveux  avec  les  deux  mains,  et  regar- 
dant le  billot  : 

—  Ce  billot  et  bien  bas,  dit-il,  n'y  en  aurait-il  point  de 
plus  élevé? 

—  C'est  le  billot  ordinaire,  répondit  l'homme  masqué. 

—  Croyez-vous  me  couper  la  tête  d'un  seul  coup?  demanda 
le  roi. 

—  Je  l'espère,  répondit  l'exécuteur. 

Il  y  avait  dans  ces  deux  mots  :  Je  l'espère,  une  si  étrange 
intonation,  que  tout  le  monde  frissonna,  excepté  le  roi. 

—  C'est  bien,  dit  le  roi;  et  maintenant,  bourreau,  écoute. 
L'homme  masqué  fit  un  pas  vers  le  roi  et  s'appuya  sur  sa 

hache. 

—  Je  ne  veux  pas  que  tu  me  surprennes,  lui  dit  Charles. 
Je  m'agenouillerai  pour  prier,  alors  ne  frappe  pas  encore. 

—  Et  quand  frapperai-je?  demanda  l'homme  masqué. 

—  Quand  je  poserai  le  cou  sur  le  billot  et  que  je  tendrai 
ies  bras  en  disant    Rememher  *,  alors  frappe  hardiment. 

L'homme  masqué  s'inclina  légèrement. 

—  Voici  le  moment  de  quitter  le  monde,  dit  le  roi  à  ceux 
qui  l'entouraient.  Messieurs,  je  vous  laisse  au  luilieu  de  la 
tempête  et  vous  précède  dans  cette  patrie  qui  ne  connaît  pas 
d'orage.  Adieu. 

Il  regarda  Aramis  et  Itii  fit  un  signe  de  tête  particulier. 

*  SouTenez-You». 


VINGT  ANS  APRES.  73 

—  Maintenant,  continua-t-il,  éloignez-vous  et  laissez-moi 
faire  tout  bas  ma  prière,  je  vous  prie.  Éloigne-toi  aussi,  dit- 
il  à  Thomme  masqué  ;  ce  n'est  que  pour  un  instant,  et  je  sais 
qua  je  t'appartiens  ;  mais  souviens-toi  de  ne  frapper  qu'à 
mon  signal. 

Alors  Charles  s'agenouilla,  fit  le  signe  de  la  croix,  appro- 
cha sa  bouche  des  planches  comme  s'il  eût  voulu  baiser  la 
plate-forme;  puis  s'appuyant  d'une  main  sur  le  plancher  et 
de  l'autre  sur  le  billot  : 

—  Comte  de  La  Fère,  dit-il  en  français,  êtes-yous  là  et 
pais-je  parler? 

Cette  voix  frappa  droit  au  cœur  d'Athos  et  le  perça  comme 
im  fer  glacé. 

—  Oui,  Majesté,  dit-il  en  tremblant. 

—  Ami  frdèle,  cœur  généreux,  dit  le  roi,  je  n'ai  pu  être 
sauvé,  je  ne  devais  pas  l'être.  Maintenant,  dussé-je  commettre 
an  sacrilège,  je  te  dirai  :  Oui,  j'ai  parlé  aux  hommes,  j'ai 
oarlé  à  Dieu,  je  te  parle  à  toi  le  dernier.  Pour  soutenir  uns 
^ause  que  j'ai  cru  sacrée,  j'ai  perdu  le  trône  de  mes  pères  et 
liverti  l'héritage  de  mes  enfants.  Un  million  en  or  me  reste, 
Q  l'ai  enterré  dans  les  caves  du  château  de  Newcastle  au 
iioment  où  j'ai  quitté  cette  ville.  Cet  argent,  toi  seul  sais 
[u'il  existe,  fais-en  usage  quand  tu  croiras  qu'il  en  sera 
emps  pour  le  plus  grand  bien  de  mon  fils  aîné;  et  mainte- 
lant,  comte  de  La  Fère,  dites-moi  adieu. 

—  Adieu,  Majesté  sainte  et  martyre,  balbutia  Athos  glacé 
le  terreur. 

Il  se  fit  alors  un  instant  de  silence,  pendant  lequel  il  sem- 
:1a  a  Athos  que  le  roi  se  relevait  et  changeait  de  position. 

Puis  d'une  voix  pleine  et  sonore,  de  manière  qu'on  i'en- 
andit  non-seulement  sur  l'échafaud,  mais  encore  sur  la 
lace  ; 

—  Rerttember,  dit  le  roi. 

Il  achevait  à  peine  ce  mot  qu'un  coup  terrible  ébranla  1.^ 
ilancher  de  l'échafaud  ;  la  poussière  s'échappa  du  drap  et 
veugla  le  malheureux  gentilhomme.  Puis  soudain,  comme 
ar  un  mouvement  machinal  il  levait  les  yeux  et  la  tête,  une 
outte  chaude  tomba  sur  son  front.  Athos  recula  avec  un 
•isson  d'épouvante,  et,  au  même  instant,  les  gouttes  sechan- 
èrent  en  une  noire  cascade  qui  rejaillit  sur  le  plancher. 


74  VINGT  ANS  APRÈS. 

Athos,  tombé  lui-même  à  genoux,  demeura  pendant  quel 
ques  instants  comme  frappé  de  folie  et  d'impuissance.  Bien- 
tôt, à  son  murmure  décroissant,  il  s'aperçut  que  la  foule  s'é- 
loignait; il  demeura  encore  un  instant  immobile,  muet  et 
consterné.  Alors  se  retournant,  il  alla  tremper  le  bout  de  son 
mouchoir  ûans  le  sang  du  roi  martyr  ;  puis,  comme  la  foule 
s'él;ignait  de  plus  en  plus,  il  descendit,  fendit  le  drap,  s 
glissa  entre  deux  chevaux,  se  mêla  au  peuple  dont  il  portait 
le  vêtement,  et  arriva  le  premier  à  la  taverne. 

Monté  à  sa  chambre,  il  se  regarda  dans  une  glace,  vit  son 
front  marqué  d'une  large  tache  rouge,  porta  la  main  à  son 
front,  la  retira  pleine  du  sang  du  roi  et  s'évanouit. 


IX 


l'homme  masqué. 

Quoiqu'il  ne  fût  que  quatre  heures  du  soir,  il  faisait  nuit 
close;  la  neige  tombait  épaisse  et  glacée.  Aramis  rentra  » 
son  tour  et  trouva  Athos,  sinon  sans  connaissance,  du  moins 
anéanti. 

Aux  premiers  mots  de  son  ami,  le  comte  sortit  de  l'espècô 
de  léthargie  où  il  était  tombé. 

—  Eh  l)ienl  dit  Aramis,  vaincus  par  la  fatalité. 

—  Vaincus  I  dit  Alhos.  Noble  et  malheureux  roi! 

—  Êles-vous  donc  blessé?  demanda  Aramis. 
—-  Non,  ce  sang  est  le  sien. 
Le  comte  s'essuya  le  front. 

—  Où  étiez-vous  donc? 

—  Où  vous  m'aviez  laissé,  sous  l'échafaud. 

—  El  vous  avez  tout  vu? 

—  Non,  mais  tout  entendu  ;  Dieu  me  garde  d'une  aatrt] 
heure  pareille  à  celle  que  je  viens  d  passer!  N'ai-je  point 
des  cheveux  blancs? 

-  Alors  vous  savez  que  je  ne  l'r  ^oint  quitté? 


VINGT  ANS  APRÈS.  73 

—  J'ai  entendu  votre  voix  jusqu'au  dernier  moment. 

—  Voici  la  plaque  qu'il  m'a  donnée,  dit  Aramis,  voici  la 
croix  que  j'ai  retirée  de  sa  main;  il  désirait  qu'elles  fussent 
remises  à  la  reine. 

—  Et  voilà  un  mouchoir  pour  les  envelopper,  dit  Athos. 
Et  il  tira  de  sa  poche  le  mouchoir  qu'il  avait  trempé  dans 

ie  sang  du  roi. 

—  Maintenant,  demanda  Athos,  qu'a-t-on  fait  de  ce  pauvre 
cadavre? 

—  Par  ordre  de  Cromwell,  les  honneurs  royaux  lui  seront 
rendus.  Nous  avons  placé  le  corpp  dans  un  cercueil  de 
plomb;  les  médecins  s'occupent  d'embaumer  ces  malheureux 
restes,  et,  leur  œuvre  finie,  le  roi  sera  déposé  dans  une  cha- 
melle ardente. 

—  Dérision!  murmura  sombrement  Athos  ;  les  honneurs 
royaux  à  celui  qu'ils  ont  assassiné  I 

—  Cela  prouve,  dit  Aramis,  que  le  roi  meurt,  mais  que  la 
royauté  ne  meurt  pas. 

—  Hélas!  dit  Aihos,  c'est  peut-être  le  dernier  roi  chevalier 
qu'aura  eu  le  monde. 

—  Allons,  ne  vous  désolez  pas,  comte,  dit  une  grosse  voix 
dans  l'escalier,  où  retentissaient  les  larges  pas  de  Porthos, 
nous  sommes  tous  mortels,  mes  pauvres  amis. 

—  Vous  arrivez  tard,  mon  cher  Porthos,  dit  le  comte  ds 
La  Fére. 

—  Oui,  dit  Porihos,  il  y  avait  des  gens  sur  ma  route  qui 
m'ont  retardé.  Ils  dansaient,  les  misérables!  J'en  ai  pris  un 
par  le  cou  et  je  crois  l'avoir  un  peu  étranglé.  Juste  en  ce 
moment  une  pairouiile  est  venue.  Heureusement,  celui  à  qui 
i'avai?  eu  particulièrement  affaire  a  été  quelques  minutes 
sans  pouvoir  parler.  J'ai  profité  de  cela  pour  me  jeter  dans 
une  petite  rue.  Cette  petite  rue  m'a  conduit  dans  une  autre 
plus  petite  encore.  Alors  je  me  suis  perdu.  Je  ne  connais  pas 
Londres,  je  ne  sais  pas  l'anglais,  j'ai  cru  que  je  ne  me  re- 
trouverais jamais;  enfin  me  voilà. 

—  Mais  d'Artagnan,  dit  Aramis,  ne  i'avez-vous  point  vu  et 
ie  lui  serait-il  rien  arrivé? 

—  Nous  avons  été  séparés  par  la  foule,  dit  Porthos,  et, 
elques  efforts  que  j'aie  faits,  j3  n'ai  pas  pu  le  rejoindre. 


ijac 


76  VINGT  ANS  APRÈS 

—  Oh  !  dit  Athos  avec  amertume,  je  l'ai  vu,  moi  :  il  éîidî 
au  premier  rang  de  la  foule,  admirablement  placé  pour  ne 
rien  perdre;  et  comme,  à  tout  prendre,  le  spectacle  était  cu- 
rieux, il  aura  voulu  voir  jusqu'au  bout. 

—  Oh!  comte  de  La  Fère,  dit  une  voix  calme,  quoique 
étouffée  par  la  précipitation  de  la  course,  est-ce  bien  vous 
qui  calomniez  les  absents? 

Ce  reproche  atteignit  Athos  au  cœur.  Cependant,  comme 
l'impression  que  lui  avait  produite  d'Artagnan  aux  premiers 
rangs  de  ce  peuple  stupide  et  féroce  était  profonde,  il  se  con- 
tenta de  répondre  : 

—  Je  ne  vous  calomnie  pas,  mon  ami.  On  était  inquiet  ds 
vous  ici,  et  j'ai  dit  où  vous  étiez.  Vous  ne  connaissiez  pas  le 
roi  Charles,  ce  n'était  qu'un  étranger  pour  vous,  et  vous 
n'étiez  pas  forcé  de  l'aimer. 

Et  en  disant  ces  mots  il  tendit  la  main  à  son  ami.  Mais 
d'Artagnan  fit  semblant  de  ne  point  voir  le  geste  d'Alhos  et 
garda  sa  main  sous  son  manteau. 

Athos  laissa  retomber  lentement  la  sienne  près  de  lai. 

—  Ouf!  je  suis  las,  dit  d'Artagnan,  et  il  s'assit. 

—  Buvez  un  verre  de  Porto,  dit  Aramis  en  prenant  une 
bouteille  sur  une  table  et  en  remplissant  un  verre  ;  buvez, 
cela  vous  remettra. 

—  Oui,  buvons,  dit  Athos,  qui,  sensible  au  mécontente- 
ment du  Gascon,  voulait  choquer  son  verre  contre  le  sien, 
buvons  et  quittons  cet  abominable  pays.  La  felouque  nous 
attend,  vous  le  savez  ;  partons  ce  soir,  nous  n'avons  plus  rien 
à  faire  ici. 

—  Vous  êtes  bien  pressé,  monsieur  le  comte,  dit  d'Arîa- 
gnaL. 

—  Ce  sol  sanglant  me  brûle  les  pieds,  dit  Athos. 

—  La  neige  ne  me  fait  pas  cet  effet,  à  moi,  dit  tranquille- 
ment le  Gascon. 

—  Mais  que  voulez-vous  donc  que  nous  fassions,  dit 
Athos,  maintenant  que  le  roi  est  mort? 

—  Ainsi,  monsieur  le  comte,  dit  d'Artagnan  avec  négli- 
gence, vous  ne  voyez  point  qu'il  vous  reste  quelque  chosa 
a  faire  en  Angleterre? 


i 


VINGT  ANS  APRÈS.  77 

—  Rien,  rien,  dit  Athos,  qu'à  clouter  de  la  bonté  divine  et 
à  mépriser  mes  propres  forces. 

—  Eli  bien!  moi,  dit  d'Arlagnan,  moi  chétif,  moi  badaud 
sanguinaire,  qui  suis  allé  me  placer  à  trente  pas  de  l'écha- 
faud  pour  mieux  voir  tomber  la  tête  de  ce  roi  que  je  ne  con- 
naissais pas,  et  qui,  à  ce  qu'il  paraît,  m'était  indifférent,  je 
pense  autrement  que  monsieur  le  comte...  je  reste! 

Athos  pâlit  extrêmement;  chaque  reproche  de  son  ami  vi- 
brait jusqu'au  plus  profond  de  son  cœur. 

—  4h  I  vous  restez  à  Londres  ?  dit  Porthos  à  d'Artagnan. 

—  Oui,  dit  celui-ci.  Et  vous? 

—  Dame!  dit  Porthos  un  peu  embarrassé  vis-à-vis  d'A- 
thos  et  d'Aramis,  dame!  si  vous  restez,  comme  je  suis  venu 
avec  vous,  je  ne  m'en  irai  qu'avec  vous  ;  je  ne  vous  laisse- 
rai pas  seul  dans  cet  abominable  pays. 

—  Merci,  mon  excellent  ami.  Alors  j'ai  une  petite  entre- 
prise à  vous  proposer,  et  que  nous  mettrons  à  exécution  en- 
semble quand  monsieur  le  comte  sera  parti,  et  dont  l'idée 
m'est  venue  pendant  que  je  regardais  le  spectacle  que  vous 
savez. 

—  Laquelle?  dit  Porthos. 

—  C'est  de  savoir  quel  est  cet  nomme  masqué  qui  s'est 
offert  si  obligeamment  pour  couper  le  cou  du  roi. 

—  Un  homme  masqué  !  s'écria  Athos,  \ous  n'avez  donc 
pas  laissé  fuir  le  bourreau? 

—  Le  bourreau?  dit  d'Artagnan,  il  est  toujours  dans  la 
cave,  où  je  présume  qu'il  dit  deux  mots  aux  bouteilles  de 
notre  hôte.  Mais  vous  m'y  faites  penser... 

11  alla  à  la  porte. 

—  Mousqueton  !  dit-il. 

—  Monsieur?  répondit  une  voix  qui  semblait  sortir  des 
profondeurs  de  /a  terre. 

—  Lâchez  votre  prisonnier,  dit  d'Artagnan,  tout  est  fini. 
-^  Mais,  dit  Athos,  quel  est  donc  le  misérable  qui  a  porté 

a  main  sur  son  roi? 

—  Un  bourreau  amateur,  qui,  du  reste,  manie  la  hache 
avec  facilité,  car,  ainsi  qu'il  l'espérait,  dit  Aramis,  il  ne  lui  a 
fallu  qu'un  coup. 

—  iS'avez-vous  point  vu  son  visage?  demanda  Athos. 


78  VINGT  ANS  APRÈS. 

—  Il  avait  nu  masque,  dit  d'Artagnan. 

—  Mais  vous  qui  étiez  près  de  lui,  Aramis? 

—  Je  n'ai  vu  qu'une  barbe  grisonnante  qui  passait  sous  la 
aiasque. 

—  C'est  dcnc  un  homme  d'un  certain  âge  ?  demanda  Athos. 

—  Ob  I  dit  d'Artagnan,  cela  ne  signifie  rien.  Quand  on  met 
un  masque,  on  peut  bien  mettre  une  barbe. 

—  Je  suis  fâché  de  ne  pas  l'avoir  suivi,  dit  Portbos. 

—  Eh  bien  !  mon  cher  Porthos,  dit  d'Artagnan,  voilà  juste- 
ment l'idée  qui  m'est  venue,  à  moi. 

Athos  comprit  tout;  il  se  leva. 

—  Pardonne-moi,  d'Artagnan,  dit-il;  j'ai  douté  de  Dieu,  je 
pouvais  bien  douter  de  toi.  Pardonne-moi,  ami. 

—  Nous  verrons  cela  tout  à  l'heure,  dit  d'Artagnan  avec 
un  demi-sourire. 

—  Eh  bien?  dit  Aramis. 

—  Eh  bien,  reprit  d'Artagnan,  tandis  que  je  regardais,  non 
pas  le  roi,  comme  le  pense  monsieur  le  comte,  car  je  sais  ce 
que  c'est  qu'un  homme  qui  va  mourir,  et,  quoique  je  dusse 
être  habitué  à  ces  sortes  de  choses,  elles  me  font  toujours 
mal,  mais  bien  le  bourreau  masqué,  cette  idée  me  vint, 
ainsi  que  je  vous  l'ai  dit,  de  savoir  qui  il  était.  Or,  comme 
nous  avons  l'habitude  de  nous  compléter  les  uns  par  les  au- 
tres, et  de  nous  appeler  à  l'aide,  comme  on  appelle  sa  se- 
conde main  au  secours  de  la  première,  je  regardai  machina- 
lement autour  de  moi  pour  voir  si  Porthos  ne  serait  pas  là; 
car  je  vous  avais  reconnu  près  du  roi,  Aramis,  et  vous» 
comte,  je  savais  que  vous  deviez  être  sous  Téchafaud.  Ce 
qui  fait  que  je  vous  pardonne,  ajouta-t-il  en  tendant  la  main 
à  Athos,  car  vous  avez  bien  dû  souffrir.  Je  regardais  donc 
autour  de  mol  quand  je  vis  à  ma  droite  une  tête  qui  avait 
été  fendue,  et  qui,  tant  bien  que  mal,  s'était  raccommodée 
avec  du  îiiffetas  noir.  «  Parbleu I  me  dis-je,  il  me  semble  que 
voilà  une  couture  de  ma  façon,  et  que  j'ai  recousu  ce  crâne- 
là  quelque  part.  »  En  effet,  c'était  ce  malheureux  Ecossais, 
le  frère  de  Parry,  vous  savez,  celui  sur  lequel  Groslow  s'est 
amusé  à  essayer  ses  forces,  et  qui  n'avait  plus  qu'une  moi 
lié  de  tête  quand  nous  le  rencontrâmes. 

—  Parfaitement,  dit  Porthos,  l'homme  aux  poules  noires. 


VINGT  ANS  APRÈS.  79 

—  Vous  l'avez  dit,  lui-même;  il  faisait  des  signes  à  un 
autre  homme  qui  se  trouvait  à  ma  gauche;  je  me  retournai, 
et  je  reconnus  l'honnête  Grimaud,  tout  occupé  comme  moi 
à  dévorer  des  yeux  mon  bourreau  masqué. 

—  Vh]  lui  fis-je.  Or,  comme  celte  syllabe  est  l'abréviation 
dont  se  sert  M,  le  comte  les  jours  où  il  lui  parle,  Grimaud 
comprit  que  c'était  lui  qu'on  appelait,  et  se  retourna  comme 
mû  par  un  ressort;  il  me  reconnut  à  son  tour;  alors,  allon- 
geant le  doigf  vers  l'homme  masqué  : 

—  Hein?  dit-il.  Ce  qui  voulait  dire  :  Avez-vous  vu? 

—  Parbleu!  répondis-je. 

Nous  nous  étions  parfaitement  compris. 
Je  me  retournai  vers  notre  Écossais  ;  celui-là  aussi  avait 
des  regards  parlants- 
Bref,  tout  finit,  vous  savez  comment,  d'une  façon  fort  lu- 
gubre. Le  peuple  s'éloigna;  peu  à  peu  le  soir  venait;  je  m'é- 
tais retiré  dans  un  coin  de  la  place  avec  Grimaud  et  l'Écos- 
sais, auquel  j'avais  fait  signe  de  demeurer  avec  nous,  et  je 
regardais  de  là  le  bourreau,  qui,  rentré  dans  la  chambre 
royale,  changeait  d'habit;  le  sien  ctjit  ensanglanté  sans 
doute.  Après  quoi  il  mit  un  chapeau  noir  sur  sa  tête,  s'en- 
veloppa d'un  manteau  et  disparut.  Je  devinai  qu'il  allait  sor- 
tir et  je  courus  en  face  de  la  porte.  En  effet,  cinq  minutes 
après  nous  le  vîmes  descendre  l'escalier. 

—  Vous  l'avez  suivi?  s'écria  Athos. 

—  Parbleu!  dit  d'Arlagnan;  mai?  ce  n'est  pas  sans  peine, 
allez!  A  chaque  instant  il  se  retournait;  alors  nous  étions 
obligés  de  nous  cacher  ou  de  prendre  des  airs  indifférents. 
J'aurais  été  à  lui  et  je  l'aurais  bien  tué;  mais  je  ne  suis  pas 
égoïste,  moi,  et  c'était  un  régal  que  je  vous  ménageais,  a 
Aramis  et  à  vous,  Athos,  pour  vous  consoler  un  peu.  Enfin, 
après  une  demi-heure  de  marche  à  travers  les  rues  les  pins 
tortueuses  de  la  Cité,  il  arriva  à  une  petite  maison  isolée,  où 
pas  un  bruit,  pas  une  lumière  n'annonçaient  la  présence  d> 
i'homme. 

Grimaud  tira  de  ses  larges  chausses  un  pistolet. 

—  Hein?  dit-il  en  le  montrant. 

—  Non  pas,  lui  dis-je.  Et  je  lui  arrêtai  le  bras. 
Je  vous  l'ai  dit,  j'avais  mon  idée. 


80  VINGT  ANS  APRES. 

L'homme  masqué  s'arrêta  devant  une  porte  basse  et  lira 
une  clef;  mais  avant  de  la  mettre  dans  la  serrure,  il  se  re- 
tourna pour  voir  s'il  n'avait  pas  été  suivi.  J'étais  blotti  der- 
rière un  arbre;  Grimaud  derrière  une  borne;  l'Écossais,,  qur 
n'avait  rien  pour  se  cacher,  se  jeta  à  plat  ventre  s^ir  le 
chemin. 

Sans  doute  celui  que  nous  poursuivions  se  crut  bien  seul, 
car  j'entendis  le  grincement  de  la  clef;  la  porte  s'ouvrit  et  i! 
disparut. 

—  Le  misérable!  dit  Aramis,  pendant  que  vous  êtes  re- 
venu, il  aura  fui,  et  nous  ne  le  retrouverons  pas. 

—  Allons  donc,  Aramis,  dit  d'Artagnan,  vous  me  prenez 
pour  un  autre. 

—  Cependant,  dit  Athos,  en  votre  absence... 

—  Eh  bien,  en  mon  absence,  n'avais-je  pas  pour  me  rem- 
placer Grimaud  et  l'Écossais?  Avant  qu'il  eût  le  temps  de 
faire  d-ix  pas  dans  l'intérieur  j'avais  fait  le  tour  de  la  maison, 
moi.  A  l'une  des  portes,  celle  par  laquelle  il  était  entré,  j'ai 
mis  notre  Écossais  en  lui  faisant  signe  que  si  l'homme  au 
masque  noir  sortait,  il  fallait  le  suivre  où  il  allait,  tandis 
que  Grimaud  le  suivrait  lui-même  et  reviendrait  nous  at- 
tendre où  nous  étions.  Enfin,  j'ai  mis  Grimaud  à  la  seconde 
issue,  en  lui  faisant  la  même  recommandation,  et  me  voilà. 
La  bête  est  cernée;  maintenant,  qui  veut  voir  l'hallali? 

Athos  se  précipita  dans  les  bras  de  d'Artagnan,  qui  s'es- 
suyait le  front. 

—  Ami,  dit-il,  en  vérité  vous  avez  été  trop  bon  de  me 
pardonner;  j'ai  tort,  cent  fois  tort,  je  devrais  vous  connaître 
pourtant  ;  mais  il  y  a  au  fond  de  nous  quelque  chose  de  mé- 
chant qui  doute  sans  cesse. 

—  Huml  dit  Porthos,  est-ce  que  le  bourreau  ne  serait 
point  par  hasard  M.  Cromwell,  qui  pour  être  sûr  que  sa  be- 
sogne fût  bien  faite,  aurait  voulu  la  faire  lui-même  ! 

—  Ah  bien  oui  !  M.  Cromwell  est  gros  et  court,  et  ceiui-là 
mince,  élancé  et  plutôt  grand  que  petit. 

—  Quelque  soldat  condamné  auque!  on  aura  offert  sa 
grâce  à  ce  prix,  dit  Athos,  comme  on  a  fait  pour  le  malheu- 
reux Chalais. 

—  Non,  non.  ccnlinua  d'Artagnan,  ce  n'est  ooint  la  marcLa 


VINGT  ANS  APRÈS.  81 

mesurée  d'un  fantassin;  ce  n'est  point  non  plus  le  pas  écarté 
d'un  homme  de  cheval.  Il  y  a  dans  tout  cela  une  jambe  fine, 
une  allure  distinguée.  Ou  je  me  trompe  fort,  ou  nous  avons 
affaire  a  un  gentilhomme. 

—  Cn  gentilhomme I  s'écria  Athos,  impossible!  ce  serait 
undésiionnem  pour  toute  la  seigneurie. 

—  Belle  chasse!  dit  Porthos  avec  un  rire  qui  fit  trembler 
les  vitres  ;  belle  chasse,  mordieu! 

—  Partez-vous  toujours,  Athos  ?  demanda  d'Artagnan. 

—  Non,  je  reste,  répondit  le  gentilhomme  avec  un  geste 
de  menace  qui  ne  promettait  rien  de  bon  à  celui  à  qui  ce 
geste  était  adressé. 

—  Alors,  les  épées  I  dit  Aramis,  les  épées!  et  ne  perdons 
pas  un  instant. 

Les  quatre  amis  reprirent  promptement  leurs  habits  de 
ntilshommes.  ceignirent  leurs  épées,  firent  monter  Mous- 
-ton,  Blaisois,  et  leur  ordonnèrent  de  régler  la  dépense 
avec  rhôie  et  de  tenir  tout  prêt  pour  leur  départ,  les  probabi- 
A'éi  étant  que  Ton  quitterait  Londres  la  nuit  même. 
La  nuit  s'était  assombrie  encore,  la  neige  continuait  de 
mber  et  semblait  un  vaste  linceul  étendu  sur  la  ville  régi- 
e;  il  était  sept  heures  du  soir  à  peu  près,  à  peine  voyait- 
(juelques  passants  dans  les  rues,  chacun  s'entretenait  en 
..iile  et  tout  bas  des  événements  terribles  de  la  journée. 
Les  quatre  amis,  enveloppés  de  leurs  manteaux,  traversé 
rent  toutes  les  places  et  les  rues  de  la  Cité,  si  fréquentées  le 
jûur,  et  si  désertes  celte  nuit-là.  D'Artagnan  1:3  conduisait, 
essayant  de  reconnaître  de  temps  en  temps  d-^s  croix  qu'il 
avait  faites  avec  son  poignard  sur  les  murailles;  mais  la  nuit 
était  si  sombre  que  les  vestiges  indicateurs  avaient  grand'- 
peine  à  être  reconnus.   Cependant  d'Artagnan  avait  si  bien 
incrusté  dans  sa  tête  chaque  borne,  chaque  fontaine,  chaque 
enseigne,  qu'au  bout  d'une  demi-heure  de  marche  il  par- 
vint, avec  ses  trois  compagnons,  en  vue  de  la  maison  isolée. 
D'Artaguan  crut  un  instant  que  le  frère  de  Parry  avait  dis- 
paru; il  se  trompait:  le  robuste  Écossais,  accoutumé  aux 
glaces  de  ses  montagnes,  s'était  étendu  contre  une  borne, 
et,  comme  une  statue  abattue  de  sa  base,  insensible  aux  m- 


82  VINGT  ANS  APRÈS. 

tempéries  de  la  saison,  s'était  laissé  recouvrir  de  neige  ;  mais 
à  l'approche  des  quatre  hommes  il  se  leva. 

^  Allons,  dit  Athos,  voici  encore  un  bon  ssrviteur.  Vrai 
bieul  les  braves  gens  sont  moins  rares  qu'on  ne  le  croit; 
cela  encourage. 

—  Ne  nous  pressons  pas  de  tresser  des  couronnes  pour 
notre  Écossais,  dit  d'Artagnan;  je  crois  que  le  drôle  est  ici 
pour  son  propre  compte.  J'ai  entendu  dire  que  ces  messieurs 
qui  ont  vu  le  jour  Taulre  côté  de  la  Tweed  sont  foit  rancu- 
niers. Gare  à  maître  Groslow  1  il  pourra  bien  passer  un  mau 
vais  quart  d'heure  s'il  le  rencontre. 

En  se  détachant  de  ses  amis  il  s'approcha  de  TÉcossais  et 
se  fit  reconnaître.  Puis  il  fit  signe  aux  autres  de  venir. 

—  Eh  bien?  dit  Athos  en  anglais. 

—  Personne  n'est  sorti,  répondit  le  frère  de  Parry. 

—  Bien,  restez  avec  cet  homme,  Porihos,  et  vous  aussi» 
Aramis.  D'Artagnan  va  me  conduire  à  Grimaud. 

Grimaud,  non  mois  habile  que  l'Ecossais,  était  collé  contre 
un  saule  creux  dont  il  s'était  fait  une  guérite.  Un  instant, 
comme  il  l'avait  craint  pour  l'autre  sentinelle,  d'Artagnan 
crut  que  l'homme  masqué  était  sorti  et  que  Grimaud  l'avait 
suivi. 

Tout  à  coup  une  tête  apparut  et  fit  entendre  un  léger  sif- 
flement. 

—  Oh!  dit  Athos. 

—  Oui,  répondit  Grimaud. 
Ils  se  rapprochèrent  du  saule. 

—  Eh  bien,  demanda  d'Artagnan,  quelqu'un  est-il  sorti  ? 

—  Non,  mais  quelqu'un  est  entré,  dit  Grimaud. 

—  Un  homme  ou  une  femme? 

—  Un  homme. 

—  Ah  !  ah  !  dit  d'Artagnan  ;  il  sont  deux,  alors. 

—  Je  voudrais  qu'ils  fussent  quatre,  dit  Athos,  au  moiiis 
la  partie  serait  égale. 

—  Peut-être  sont-ils  quatre,  dit  d'Artagnan. 

—  Comment  cela? 

—  D'autres  hommes  ne  pouvaient-ils  pas  être  dans  C8U6 
maison  avant  eux  et  les  y  attendre? 

—  On  peut  voir,  dit  Grimaud  en  montrant  une  renêtrs  à 


VLNGT  ANS  APRES.  83 

travers  les  contrevents  de  laquelle  filtraient  quelques  rayou» 
C9  lumière. 

—  C'est  juste,  dit  d'Artagnan.  appelons  les  autres. 

Et  ils  tournèrent  autouT  de  la  maison  pour  faire  signe  à 
Porthos  et  à  Aramis  de  venir. 
Ceux-ci  accoururent  empressés. 

—  Avez-vous  vu  quelque  chose?  dirent-ils. 

—  Non,  mais  nous  allons  voir,  répondit  d'Artagnan  en 
montrant  Grimaud,  qui,  en  s'accrochant  aux  aspérités  de  la 
muraille,  était  déjà  parvenu  à  cinq  ou  six  pieds  de  la 
terre. 

Tous  quatre  se  rapprochèrent.  Grimaud  continuait  son  as- 
cension avec  l'adresse  d'un  chat;  enfin  il  parvint  à  saisir  wj 
de  ces  crochets  qui  servent  à  maintenir  les  contrevents 
quand  ils  sont  ouverts;  en  même  temps  son  pied  trouva una 
moulure  qui  parut  lui  présenter  un  point  d'appui  suffisant, 
c.ir  il  fit  un  signe  qui  indiquait  qu'il  était  arrivé  à  son  but. 
Alors  il  approcha  son  œil  de  la  fente  du  volet. 

—  Eh  bien?  demanda  d'Artagnan. 

Grimaud  montra  sa  main  fermée  avec  deux  doigts  ouverts 
seulement. 

—  Parle,  dit  Athos,  on  ne  voit  pas  tes  signes.  Combien 
sont-ils  ? 

Grimaud  fit  un  effort  sur  lui-même. 

—  Deux,  dit-ii,  l'un  est  en  face  de  moi-  l'autre  me  tourne 
le  dos. 

—  Bien.  Et  quel  est  celui  qui  est  en  face  de  toi? 

—  L'homme  que  j'ai  vu  passer. 

—  Le  connais-tu? 

—  J'ai  cru  le  reconnaître  et  je  ne  me  trompais  pas  :  gros 
et  court. 

—  Qui  est-ce?  demandèrent  ensemble  et  à  ;voix  basse  Iss 
quatre  amis. 

—  Le  général  Olivier  Cromwell.  -* 
Les  quatre  amis  se  regardèrent. 

—  El  l'autre?  demanda  Athos. 

—  Maigre  et  élancé. 

—  C'est  le  bourreau,  dirent  à  la  fois  d'Artagnan  et  Aramis, 

—  Je  ne  vois  que  sc:î  dos,  reprit  Grimaud;  mais  attendez. 


84  VINGT  ANS  APRÈS. 

il  fait  un  mouvement,  il  se  retourne;  et  s'il  a  déposé  son 
masque,  je  pourrai  voir...  Ah\ 

Grimaud,  comme  s'il  eût  été  frappé  au  cœur,  lâcha  le  cro- 
chet de  fer  et  se  rejeta  en  arrière  en  poussant  un  gémisse- 
ment sourd.  Porthos  le  retint  dans  ses  bras. 

—  L'as-tu  vu?  dirent  les  quaire  amis. 

—  Oui,  dit  Grittiaud  les  ciieveux  hérissés  et  la  sueur  an 
front. 

—  L'nomme  maigre  et  élancé?  dit  d'Artagnan, 

—  Oui. 

—  Le  bourreau,  enfin?  demanda  Aramis, 

—  Oui. 

—  Et  qui  est-ce?  dit  Porthos. 

—  Lui  !  lui  I  balbutia  Grioiaud  pâle  comme  un  mort  et  sai- 
sissant de  ses  mains  tremblantes  la  main  de  son  maître. 

—  Qui,  lui?  demanda  Alhos. 

—  Mordauntl...  répondit  Grimaud. 

D'Artagnan,  Porthos  et  Aramis  poussèrent  une  exclama- 
lion  de  joie. 
Alhos  fit  un  pas  en  arrière  et  passa  la  main  sur  son  front  : 

—  Fatalité  1  murmura-t-il.      -  hvu(,  ; 
■ c 


LA  HAISON   DE  CROMV/ELL. 

C'était  effectivement  Mordaunt  que  d'Artagnan  avait  suivi 
sans  le  connaître. 

En  entrant  dans  la  maison  il  avait  ôté  son  masque,  enlevé 
la  barbe  grisonnante  qu'il  avait  mise  pour  se  déguiser,  avait 
monté  l'escalier,  avait  ouvert  une  porte,  et,  dans  une  chambre 
éclairée  par  la  lueur  d'une  lampe  et  tendue  d'une  tenture  de 
couleur  sombre,  s'était  trouvé  en  face  d'un  homme  assis  de- 
vant un  bureau  et  écrivant. 


VINGT  ANS  APRÈS.  85 

^  Cet  homme,  c'était  Cromwell.     .' 

Cromwell  avait  dans  Londres,  on  le  sait,  deux  ou  trois  do 
ces  retraites  inconnues  même  au  commun  de  ses  amis,  et 
dont  il  ne  livrait  le  secret  qu'à  ses  plus  intimes.  Or,  Mor- 
daunt,  on  se  rappelle,  pouvait  être  compté  au  nombre  de  ces 
derniers. 

Lorsqu'il  entra,  Cromwell  leva  la  tête. 

—  C'est  vous,  Mordaunt,  lui  dit-il,  vous  venes  tard 

—  Général,  répondit  Mordaunt,  j'ai  voulu  voir  la  cérémo- 
nie jusqu'au  bout,  cela  m'a  retardé. 

—  Ah!  dit  Cromwell,  je  ne  vous  croyais  pas  d'ordinaire 
aussi  curieux  que  cela. 

—  Je  suis  toujours  curieux  de  voir  la  chute  d'un  des  en- 
nemis de  Votre  Honneur,  et  celui-là  n'était  pas  compté  au 
nombre  des  plus  petits.  Mais  vous,  général,  n'étiez-vous  pas 
à  Wite-Hall? 

—  Non,  dit  Cromwell. 

Il  y  eut  un  moment  de  silence. 

—  Avez-vous  eu  des  détails?  demanda  Mordaunt. 

—  Aucun,  Je  suis  ici  depuis  le  matin.  Je  sais  seulement 
qu'il  y  avait  un  complot  pour  sauver  le  roi. 

—  Ahl  vous  saviez  cela?  dit  Mordaunt. 

—  Peu  importe.  Quatre  hommes  déguisés  en  ouvriers  de- 
vaient tirer  le  roi  de  prison  et  le  conduire  à  Greenwich,  où 
une  barque  l'attendait. 

—  Et  sachaut  tout  cela.  Votre  Honneur  se  tenait  ici,  1  '.in 
de  la  Cité,  tranquille  et  inactif! 

—  Tranquille,  oui,  répondit  Cromwell;  mais  qui  vous  ÙA 
inactif? 

—  Cependant,  si  le  complot  avait  réussi? 

—  Je  l'eusse  désiré. 

—  Je  pensais  que  Votre  Honneur  regardait  la  mort  de 
Charles  !«■■  comme  un  malheur  nécessaire  au  bien  de  l'An- 
gleterre. 

—  Eh  bien!  dit  Cromwell,  c'est  toujours  mon  avis.  Mai?, 
pourvu  qu'il  mourût,  c'était  tout  ce  qu'il  fallait;  mieux  eût 
valu,  peut-être,  que  ce  ne  fût  point  sur  un  échafaud. 

—  Pourquoi  cela.  Votre  Honneur? 
Cromwell  sonriu 


86  VINGT  ANS  APRÈS. 

—  Pardon,  dit  Mordaunt,  mais  vous  savez,  général,  que  je 
suis  un  apprenti  politique,  et  je  désire  profiter  en  toutes  cir- 
constances des  leçons  que  veut  bien  me  donner  mon  maître. 

-^  Parce  qu'où  eût  dit  que  je  l'avais  fait  condamner  par 
justice,  et  que  je  l'avais  laissé  fuir  par  miséricorde. 

—  Mais  s'il  avait  fui  effectivement? 

—  Impossi'ole. 

—  Impossible? 

—  Oui.  mes  précautions  étaient  prises 

-^  Et  Votre  Honneur  connait-il  les  quatre  hommes  qui 
avaient  entrepris  de  sauver  le  roi? 

—  Ce  sont  ces  quatre  Français  dont  deux  ont  été  envoyés 
par  madame  Henriette  à  son  mari,  et  deux  par  Mazarin  à  moi. 

—  Et  croyez-vous.  Monsieur,  que  Mazarin  les  ait  cliargés 
de  faire  ce  qu'ils  ont  fait? 

—  C'est  possible,  mais  il  les  désavouera. 

—  Vous  croyez? 

—  J'en  suis  sûr. 

—  Pourquoi  cela? 

—  Parce  qu'ils  ont  échoué. 

—  Votre  Honneur  m'avait  donné  deux  de  ces  Français 
alors  qu'ils  n'étaient  coupables  que  d'avoir  porté  les  armes 
en  faveur  de  Charles  1*'.  Maintenant  qu'ils  sont  coupables 
de  complot  contre  l'Angleterre,  Votre  Honneur  veut-il  me  les 
donner  tous  les  quatre? 

—  Prenez-les,  dit  Cromwell. 

Mordaunt  s'inclina  avec  un  sourire  de  triomphale  férocité. 

—  Mais,  dit  Cromwell,  voyant  que  Mordaunt  s'apprêtait  à 
Je  remercier,  revenons,  s'il  vous  plait,  à  ce  malheureux 
Charles.  A-t-on  crié  parmi  le  peuple? 

—  Fort  peu,  si  ce  n'est  :  Vive  Cromwell  I 

—  Où  éiiez-vous  placé? 

Mordaunt  regarda  un  instant  le  général  pour  essayer  da 
lire  dans  ses  yeux  s'il  faisait  une  question  inutile  et  s'il  sa- 
vait tout. 

Mais  le  regard  ardent  de  Mordaunt  ne  put  pénétrer  dans  les 
sombres  profondeurs  du  regard  de  Cromwell. 

—  J'étais  placé  de  manière  à  tout  voir  et  à  tout  entendre, 
répondit  Mordaunt. 


VINGT  ANS  APRES.  81 

Ce  fut  au  tour  de  Cromwell  de  regarder  fixement  Mor- 
daant,  et  au  tour  de  Mordaunt  de  se  rendre  impénétrable. 
Après  quelques  secondes  d'examen,  il  détourna  les  yeux 
avec  indifférence. 

—  Il  paraît,  dit  Cromwell,  que  le  bourreau  improvisé  a 
fort  bien  fait  son  devoir.  Le  coup,  à  ce  qu'on  m'a  rapporté 
du  moins,  a  été  appliqué  de  main  de  maître. 

Mordaunt  se  rappela  que  Cromwell  lui  avait  dit  n'avoir  au- 
cun détail,  et  il  fut  dès  lors  convaincu  que  le  général  avait 
assisté  à  l'exécution,  caché  derrière  quelque  rideau  ou 
quelque  jalousie. 

—  En  effet,  dit  Mordaunt  d'une  voix  calme  et  avec  un  vi- 
sage impassible,  un  seul  coup  a  suffi. 

—  Peut-être,  dit  Cromwell,  était-ce  un  homme  du  métier. 

—  Le  croyez-vous,  Monsieur? 

—  Pourquoi  pas? 

—  Cet  homme  n'avait  pas  l'air  d'un  bourreau. 

—  Et  quel  autre  ijuVi  bootToau,  demanda  Cromwell,  eùî 
Toulu  exercer  cet  atfrei/x  mcrier? 

—  Mais,  dit  Mords u a t,  pti^^-être  quelque  ennemi  person- 
cal  du  roi  Charles,  qui  a^i^ix  fait  vœu  de  vengeance  et  qm 
aura  accompli  ce  vœt),  pé»^^-etre  quelque  gentilhomme  qui 
avait  de  graves  raisons  Janaïr  le  roi  déchu,  et  qui,  sachant 
qu'il  allait  fuir  et  lui  échapper,  s'est  placé  ainsi  sur  sa  route, 
le  front  masqué  et  la  hache  à  la  main,  non  plus  comme  sup- 
pléant du  bourreau,  mais  comme  mandataire  de  la  fatalité. 

—  C'est  possible,  dit  Cromwell. 

—  Et  si  cela  était  ainsi^  dit  Mordaunt,  Votre  Honneur  con- 
damnerait-il son  action  ? 

—  Ce  n'est  point  à  moi  de  juger,  dit  Cromwell.  C'est  nne 
affaire  entre  lui  et  Dieu. 

—  Mais  si  Votre  Honneur  connaissait  ce  gentilhomme? 

—  Je  ne  le  connais  pas.  Monsieur,  répondit  Cromwell,  et 
na  veux  pas  le  connaître.  Que  m'importe  à  moi  que  ce  soit 
cslui-là  ou  un  autre?  Du  moment  où  Charles  était  condamné, 
G3  n'est  point  un  homme  qui  a  tranché  la  tête,  c'est  une  hache. 

—  Et  cependant,  sans  cet  homme,  dit  Mordaunt,  le  roi  était 
sanvé. 

Cromwell  souris. 


88  VINGT  ANS  APRÈS. 

—  Sans  doute,  vous  l'avez  dit  vous-même',  on  l'enle- 
Yait. 

—  On  l'enlevait  jusqu'à  Greenwich.  Là  il  s'embarquait  sur 
une  felouque  avec  ses  quatre  sauveurs.  Mais  sur  la  felouque 
étaient  quatre  hommes  à  moi,  et  cinq  tonneaux  de  poudre  à 
la  nation.  En  mer,  les  quatre  hommes  descendaient  dans  la 
chaloupe,  et  vous  êtes  déjà  trop  habile  politique,  Mordaunt, 
pour  que  je  vous  explique  le  reste. 

—  Oui,  en  mer  ils  sautaient  tous. 

—  Justement.  L'explosion  faisait  ce  que  la  hache  n'avait 
pas  voulu  faire.  Le  roi  Charles  disparaissait  anéanti.  On  disait 
qu'échappé  à  la  justice  humaine,  il  avait  été  poursuivi  et  at- 
teint par  la  vengeance  céleste  ;  nous  n'étions  plus  que  ses 
juges  et  c'était  Dieu  qui  était  son  bourreau.  Voilà  ce  que  m'a 
fait  perdre  votre  gentilhomme  masqué,  Mordaunt.  Vous  voyez 
donc  bien  que  j'avais  raison  quand  je  ne  voulais  pas  le  con- 
naître ;  car,  en  vérité,  malgré  ses  excellentes  intentions,  je 
ne  saurais  lui  èlre  reconnaissant  de  ce  qu'il  a  fait. 

—  Monsieur,  dit  Mordaunt,  comme  toujours  je  m'incline  et 
m'humilie  devant  vous  :  vous  êtes  un  profond  penseur,  et, 
contmua-t-il,  voire  idée  de  la  felouque  minée  est  sublime. 

—  Absurde,  dit  Cromwell,  puisqu'elle  est  devenue  inutile. 
fil  n'y  a  d'idée  sublime  en  politique  que  celle  qui  porte  ses 

fruits  ;  toute  idée  qui  avorte  est  folle  et  aride,  Vous  irez  donc 
ce  soir  à  Greenwich,  Mordaunt,  dit  Cromwell,  en  se  levant; 
vous  demanderez  le  patron  de  la  felouque  l'Eclair,  vous  lui 
montrerez  un  mouchoir  blanc  noué  par  les  quatre  bouts, 
c'était  le  signe  convenu;  vous  direz  aux  gens  de  reprendre 
terre,  et  vous  ferez  reporter  la  poudre  à  l'Arsenal,  à  moins 
que... 

—  A  moins  que...  répondit  Mordaunt,  dont  le  visage  s'était 
illuminé  d'une  joie  sauvage  pendant  que  Cromwell  parlait. 

—  A  moins  que  celle  felouque  telle  qu'elle  est  ne  puisse 
servir  à  vos  projets  personnels. 

—  Ah!  milord,  milordl  s'écria  Mordaunt,  Dieu,  en  vous 
faisant  son  élu,  vous  a  donné  son  regard,  auquel  rien  ne  peut 
échapper. 

—  Je  crois  que  vous  m'appelez  milordl  dit  Cromwell  en 
ri:int.  C'est  Lien,  parce  aue  nous  sommes  entre  nous,  mais  il 


VINGT  ANS  APRÈS.  S9 

faudrait  faire  attention  qu'une  pareille  parole  ne  vous  échap- 
pât devant  nos  imbéciles  de  puritains. 

—  N'est-ce  pas  ainsi  que  Votre  Honneur  sera  appelé  bientôt? 

—  Je  l'espère  du  moins,  dit  Cromwell,mais  il  n'est  pas  en- 
core temps. 

Cromwell  se  leva  et  prit  son  manteau. 

—  Vous  vous  retirez,  Monsieur?  demanda  Mordaunt. 

—  Oui,  dit  Cromwell,  j'ai  couché  ici  hier  et  avant-hier,  et 
vous  savez  que  ce  n'esi  pas  mon  habitude  de  coucher  trois 
fois  dans  le  même  lit. 

—  Ainsi,  dit  Mordaunt,  Votre  Honneur  me  donne  toute  li- 
berté pour  la  nuit? 

—  Et  même  pour  la  journée  de  demain  si  besoin  est,  dit 
Cromwell.  Depuis  hier  soir,  ajouta-t-il  en  souriant,  vous  avez 
assez  fait  pour  mon  service,  et  si  vous  avez  quelques  affaires 
personnelles  à  régler,  il  est  juste  que  je  vous  laisse  votre 
temps. 

—  Merci,  Monsieur  ;  il  sera  bien  employé,  je  l'espère. 
Cromwell  fit  à  Mordaunt  un  signe  de  la  tête  ;  puis,  se  re- 
tournant : 

—  Êtes-vous  armé?  demanda-t-il. 

—  J'ai  mon  épée,  dit  Mordaunt. 

—  Et  personne  qui  vous  attende  à  la  porte? 

—  Personne. 

—  Alors  vous  devriez  venir  avec  moi,  Mordaunt. 

—  Merci,  Monsieur  ;  les  détours  que  vous  êtes  obligé  de 
faire  en  passant  par  le  souterrain  me  prendraient  du  temps, 
et,  d'après  ce  que  vous  venez  de  médire,  je  n'en  ai  peut-être 
que  trop  perdu.  Je  sortirai  par  l'autre  porte. 

—  Allez  donc,  dit  Cromwell. 

—  Et  posant  la  main  sur  un  bouton  caché,  il  fit  ouvrir  une 
porte  si  bien  perdue  dans  la  tapisserie  qu'il  était  impossible 
à  l'œil  le  plus  exercé  de  la  reconnaître. 

Cette  porte,  mue  par  un  ressort  d'acier,  se  referma  sur  lui. 

C'était  une  de  ces  issues  secrètes  comme  l'histoire  nous  dit 
qu'il  en  existait  dans  toutes  les  mystérieuses  maisons  qu'ha- 
bitait Cromwell. 

Celle-là  passait  sous  la  rue  déserte  et  allait  s'ouvrir  au 
fond  d'une  grotte,  dans  le  jardin  d'une  autre  maison  située  à 


go  VLXGT  ANS  APRÈS. 

cent  pas  de  celle  que  le  futur  protecteur  veaait  de  quitter, 
C'était  pendant  cette  dernière  partie  de  la  scène,  que,  pai 

l'ouverture  que  laissait  un  pan  du  rideau  mal  tiré,  Grimai  1 

avait  aperçu  les  deux  hommes  et  avait  successivement  i^  ■ 

connu  Cromwell  et  Mordaunt. 
On  a  vu  l'effet  qu'avait  produit  la  nouvelle  sur  les  quatre 

unis. 
D'Arlagnan  fut  le  premier  qui  reprit  la  plénitude  de  ses 

facultés. 

—  Mordaunt,  dit-il  ;  ali  !  par  le  ciel  I  c'est  Dieu  lui-même 
ixxi  nous  l'envoie. 

—  Oui,  dit  Porthos,  enfonçons  la  porte  et  tombons  sur  lui. 

—  Au  contraire,  dit  d'Artagnan,  n'enfonçons  rien,  pas  de 
bruit,  le  bruit  appelle  du  monde;  car  s'il  est,  comme  le  dit 
Grimaud,  avec  son  digne  maître,  il  doit  y  avoir^  caché  à  une 
cinquantaine  de  pas  d'ici,  quelque  poste  des  côtes  de  fer. 
Holà!  Grimaud,  venez  ici,  et  tâchez  de  vous  tenir  sur  vos 
jambes. 

Grimaud  s'approcha.  La  fureur  lui  était  revenue  avec  le 
sentiment,  mais  il  était  ferme. 

—  Bien,  continua  d'Artagnan.  Maintenant  montez  de  nou- 
veau à  ce  balcon,  et  dites-nous  si  le  Mordaunt  est  encore  en 
compagnie,  s'il  s'apprête  à  sortir  ou  à  se  coucher;  s'il  est  en 
compagnie,  nous  attendrons  qu'il  soit  seul  ;  s'il  sort,  nous  le 
prendrons  à  la  sortie;  s'il  reste,  nous  enfoncerons  la  fenêtre. 
C'est  toujours  moins  bruyant  et  moins  difficile  qu'une  porte. 

Grimaud  commença  à  escalader  silencieusement  la  fenêtre. 

—  Gardez  l'autre  issue,  Athos  et  Aramis;  nous  restons  ici 
avec  Porthos. 

Les  deux  amis  obéirent. 

—  Eh  bien!  Grimaud?  demanda  d'Artagnan. 

—  Il  est  seul,  dit  Grimaud. 

—  Tu  en  es  sur  ? 

—  Oui. 

—  Nous  n'ayons  pas  vu  sortir  son  compagnon. 

—  Peut-être  est-il  sorti  par  l'autre  porte. 

—  Que  fait-il? 

—  11  s'enveloppe  de  son  manteau  et  met  ses  gaaîa 

—  A  nous  !  murmura  d'Artagnan. 


VINGT  ANS  APRÈS.  93 

Porthos  mit  la  main  à  son  poignard,  qu'il  tira  machinale- 
ment du  fourreau. 

— -  Rengaine,  ami  Porthos,  dit  d'Artagnan,  il  ne  s'agit  poitf 
ici  de  frapper  d'abord.  Nous  le  tenons,  procédons  avec  ordre. 
Nous  avons  quelques  explications  mutuelles  à  nous  deman- 
der, et  ceci  est  un  pendant  de  la  scène  d'Armentières  :  seu- 
lement, espérons  que  celui-ci  n'aura  point  de  progéniture, 
3t  que,  si  nous  l'écrasons,  tout  sera  bien  écrasé  avec  lui. 

—  ChutI  dit  Grimaud  ;  le  voilà  qui  s'apprête  à  sortir.  Il 
s'approche  de  la  lampe.  Il  la  souffle.  Je  ne  vois  plus  rien. 

—  A  terre,  alors,  à  terre  I 

Grimaud  sauta  en  arrière  et  tomba  sur  ses  pieds.  La  neige 
assourdissait  le  bruit.  On  n'entendit  rien. 

—  Va  prévenir  Athos  et  Aramis,  qu'ils  se  placent  de  chaque 
côté  de  la  porte,  comme  nous  allons  faire  Porthos  et  moi  ; 
qu'ils  frappent  dans  leurs  mains  s'ils  le  tiennent,  nous  frap- 
perons dans  les  nôtres  si  nous  le  tenons. 

Grimaud  disparut, 

—  Porthos,  Porthos,  dit  d'Artagnan,  effacez  mieux  vos 
larges  épaules,  cher  ami  ;  il  faut  qu'il  sorte  sans  rien  voir. 

—  Pourvu  qu'il  sorte  par  ici  I 

—  Chut  !  dit  d'Artagnan. 

Porthos  se  colla  contre  le  mur  à  croire  qu'il  y  voulait  ren- 
trer. D'Artagnan  en  fit  autant. 

On  entendit  alors  retentir  le  pas  de  Mordaunt  dans  l'esca- 
lier sonore.  Un  guichet  inaperçu  glissa  en  grinçant  dans  son 
coulisseau.  Mordaunt  regarda,  et,  grâce  aux  précautions 
prises  par  les  deux  amis,  il  ne  vit  rien.  Alors  il  introduisit 
la  clef  dans  la  serrure;  la  porte  s'ouvrit  et  il  parut  sur  le  seuil. 

Au  même  instant,  il  se  trouva  face  à  face  avec  d'Artagnan 

11  voulut  repousser  la  porte.  Porthos  s'élança  su- le  bouton, 
et  la  rouvrit  toute  grande. 

Porthos  frappa  trois  fois  dacs  ses  mains.  Athos  et  Aramis 
accoururent. 

Mordaunt  devint  vWide,  mais  il  ne  poussa  point  un  cri,  mais 
ii'appela  point  au  secours. 

D'Artagnan  marcha  droit  sur  Mordaunt,  et,  le  repoussant 
pour  ainsi  dire  avec  sa  poitrine,  lui  fit  remonter  à  reculons 
tout  l'escalier,  éclairé  par  une  lampe  qui  permettait  au  Gasooïi 


92  VINGT  ANS  APRÈS. 

de  ne  pas  perdre  de  vue  les  mains  de  Mordaunt;  mais  Mor- 
daunt  comprit  que,  d'Artagnan  tué,  il  lui  resterait  encore  à 
se  défaire  de  ses  trois  autres  ennemis.  Il  ne  fit  donc  pas  un 
seul  mouvement  de  défense,  pas  un  seul  geste  de  menace. 
Arrivé  à  la  porte,  Mordaunt  se  sentit  acculé  contre  elle,  et 
sans  doute  il  crut  que  c'était  là  que  tout  allait  finir  pour  lui  ; 
mais  il  se  trompait,  d'Artagnan  étendit  la  main  et  ouvrit  la 
porte  :  Mordaunt  et  lui  se  trouvèrent  donc  dans  la  chambre 
où  dix  minutes  auparavant  le  jeune  homme  causait  avec 
Gromwell. 

Porlhos  entra  derrière  lui  ;  il  avait  étendu  le  Bras  et  décroché 
la  lampe  du  plafond  ;  à  l'aide  de  cette  première  lampe  il  al- 
luma la  seconde. 

Athos  et  Aramis  parurent  à  la  porte,  qu'ils  refermèrent  à 
la  clef. 

—  Prenez  donc  la  peine  de  vous  asseoir,  dit  d'Artagnan  en 
présentant  un  siège  au  jeune  homme. 

Celui-ci  prit  la  chaise  des  mains  de  d'Artagnan  et  s'assit, 
pâle  mais  calme.  A  trois  pas  de  lui,  Aramis  approcha  trois 
sièges  pour  lui,  d'Artagnan  et  Porthos. 

Athos  alla  s'asseoir  dans  un  coin,  à  l'angle  le  plus  éloigné 
de  la  chambre,  paraissant  résolu  de  rester  spectateur  immo- 
bile de  ce  qui  allait  se  passer. 

Porthos  s'assit  à  la  gauche  et  Aramis  à  la  droite  de  d'Ar- 
tagnan. 

Athos  paraissait  accablé.  Porthos  se  frottait  les  paumes  des 
mains  avec  une  impatience  fiévreuse. 

Aramis  se  mordait,  tout  en  souriant,  les  lèvres  jusqu'au 
sang. 

D'Artagnan  seul  se  modérait,  du  moins  en  apparence. 

—  Monsieur  Mordaunt,  dit-il  au  jeune  homme,  puisque, 
après  tant  de  jours  perdus  à  counr  les  uns  après  les  autres, 
le  hasard  nous  rassemble  enfin,  causons  un  peu,  s'il  vous 
plâit. 


VIWGT  ANS  APRÈS  Ô3 


XI 


CONVERSATION. 


Mordaunt  avait  été  surpris  si  inopinément,  il  avait  monté 
les  degrés  sous  l'impression  d'un  sentiment  si  confus  encore, 
que  sa  réfleiion  n'avait  pu  être  complète;  ce  qu'il  y  avait  de 
réel,  c'est  que  son  premier  sentiment  avait  été  tout  entier  à 
l'émotion,  à  la  surprise  et  à  l'invincible  terreur  qui  saisit  tout 
homme  dont  un  ennemi  mortel  et  supérieur  en  force  étreint 
le  bras  au  moment  même  où  il  croit  cet  ennemi  dans  un 
autre  lieu  et  occupé  d'autres  soins. 

Mais  une  fois  assis,  mais  du  moment  qu'il  s'aperçut  qu'un 
sursis  lui  était  accordé,  n'importe  dans  quelle  intention,  il 
concentra  toutes  ses  idées  et  rappela  toutes  ses  forces. 

Le  feu  du  regard  de  d'Artagnan,  au  lieu  de  l'intimider, 
Vélectrisa  pour  ainsi  dire  :  car  ce  regard,  tout  brûlant  de  me- 
nace qu'il  se  répandit  sur  lui,  était  franc  dans  sa  haine  et  dans 
Ba  colère.  Mordaunt,  prêt  à  saisir  toute  occasion  qui  lui  serait 
offerte  de  se  tirer  d'affaire,  soit  par  la  force,  soit  par  la  ruse, 
(8  ramassa  donc  sur  lui-même,  comme  fait  Tours  acculé  dans 
ja  tanière  et  qui  suit  d'un  œil  en  apparence  immobile  tous 
es  gestes  du  chasseur  qui  Ta  traqué. 

Cependant  cet  œil,  par  un  mouvement  rapide,  se  porta  sur 
Fépée  longue  et  forte  qui  battait  sur  sa  hanche  ;  il  posa  sans 
affectation  sa  main  gauche  sur  la  poignée,  la  ramena  à  la 
portée  de  la  main  droite  et  s'assit,  comme  Ten  priait  d'Ar- 
tagnan. 

Ce  dernier  attendait  sans  doute  quelque  parole  agressive 
poui-  entamer  une  de  ces  conversations  railleuses  ou  terribles 
comme  il  les  soutenait  si  bien.  Aramis  se  disait  tout  bas  : 
a  Nous  allons  entendre  des  banalités.  »  Porthos  mordait  sa 
moustache  en  murmurant:  «Voilà  bien  des  façons,  mordieul 
pour  écraser  ce  serpenteau I  »  Athos  s'effaçait  dans  l'angle 


94  \TNGT  ANS  APRÈS. 

de  la  chambre,  immobile  et  pâle  comme  un  bas-relieî  de 
marbre,  et  sentant  malgré  son  immobilité  son  front  semouillei 
de  sueur. 

Mordaunt  ne  disait  rien  ;  seulement,  lorsqu'il  se  mt  bien 
assuré  que  son  épée  était  toujours  à  sa  disposition,  il  croisa 
imperturbablement  les  jambes  et  attendit. 

Ce  silence  ne  pouvait  se  prolonger  plus  longtemps  sans 
devenir  ridicule  :  d'Artagnan  le  comprit;  et  comme  il  avait 
invité  Mordaunt  à  s'asseoir  pour  causer,  il  pensa  que  c'étail 
à  lui  de  commencer  la  conversation. 

—  Il  me  parait,  Monsieur,  dit-il  avec  sa  mortelle  politesse, 
que  vous  changez  de  costume  presque  aussi  rapidement  que 
je  l'ai  vu  faire  aux  mimes  italiens  que  M.  le  cardinal  Mazarin 
fit  venir  de  Bergame,  et  qu'il  vous  a  sans  doute  mené  voir 
pendant  votre  voyage  de  France. 

Mordaunt  ne  répondit  rien. 

—  Tout  à  l'heure,  continua  d'Ariagnan,  vous  étiez  déguisé, 
je  veux  dire  habillé  en  assassin,  et  maiutenant.., 

—  Et  maintenant,  au  contraire,  j'ai  tout  l'air  d'être  dans 
l'habit  d'un  homme  qu'on  va  assassiner,  n'est-ce  pas?  répon- 
dit Mordaunt  de  sa  voix  calme  et  brève. 

—  Oh!  Monsieur,  reprit  d'Artagnan,  comment  pouvez- 
vous  dire  de  ces  choses-là,  quand  vous  êtes  en  compagnie 
de  gentilshommes  et  que  vous  avez  une  si  bonne  épée  au 
côlé  ! 

—  Il  n'y  a  pas  s^i  bonne  épée.  Monsieur,  qui  vaille  quatre 
épées  et  quatre  poignards;  sans  compter  les  épées  et  les 
poignards  de  vos  acolyles  qui  vous  attendent  à  la  porte. 

—  Pardon,  Monsieur,  reprit  d'Ariarnan,  vous  faites  erreur, 
ceux  qui  nous  attendent  à  la  porte  ne  sont  point  nos  acolytes, 
mais  nos  laquais.  Je  tiens  à  rétablir  les  choses  dans  leur  plu.s 
scrupuleuse  vérité. 

Mordaunt  ne  répondit  que  par  un  sourire  qui  crispa  ironi- 
quement ses  lèvres. 

—  Mais  ce  n'est  point  de  cela  qu'il  s'agit,  repnt  d'Arta- 
gnan, et  j'en  reviens  à  ma  question.  Je  me  faisais  donc  l'hon- 
neur de  vous  demander.  Monsieur,  pourquoi  vous  aviez 
changé  d'extérieur.  Le  masque  vous  était  assez  commode, 
ce  me  semble  ;  la  barbe  grise  vous  seyait  à  merveille,  e( 


VINGT  ANS  APRES.  95 

qivant  à  cette  hache  dont  vous  avez  fourni  un  si  illustre  coup, 
je  crois  qu'elle  ne  vous  irait  pas  mal  non  plus  en  ce  moment. 
Pourquoi  donc  vous  en  êtes-vous  dessaisi? 

—  Parce  qu'en  me  rappelant  la  scène  d'Armentières,  j'ai 
pensé  que  's  trouverais  quatre  haches  pour  une,  puisque 
j'allais  me  trouver  entre  quatre  bourreaux. 

—  Monsieur,  répondit  d'Artagnan  avec  le  plus  grand  calme, 
bien  qu'un  léger  mouvement  de  ses  sourcils  annonçât  qu'il 
commençait  à  s'échauffer;  Monsieur,  quoique  profondémen*' 
vicieux  et  corrompu,  vous  êtes  excessivement  jeune,  ce  qui 
fait  que  je  ne  m'arrêterai  pas  à  vos  discours  frivoles.  Oui, 
frivoles,  car  ce  que  vous  venez  de  dire  à  propos  d'Armentières 
n'a  pas  le  moindre  rapport  avec  la  situation  présente.  En 
effet,  nous  ne  pouvions  pas  offrir  une  épée  à  madame  votre 
mère  et  la  prier  de  s'escrimer  contre  nous;  mais  à  vous. 
Monsieur,  à  un  jeune  cavalier  qui  joue  du  poignard  et  du 
pistolet  comme  nous  vous  avons  vu  faire,  et  qui  porte  une 
épée  de  la  taille  de  celle-ci,  il  n'y  a  personne  qui  n'ait  le 
droit  de  demander  la  faveur  d'une  rencontre. 

—  Ahl  ah!  dit  Mordaunt,  c'est  donc  un  duel  que  vous 
voulez  •? 

Et  il  se  leva  l'œil  étincelant,  comme  s'il  était  disposé  à  ré- 
pondre à  l'instant  même  à  la  provocation. 

Porthos  se  leva  aussi,  prêt  comme  toujours  à  ces  sorte' 
d'aventures. 

—  Pardon,  pardon,  Jit  d'Artagnan  avec  le  même  sang 
froid;  ne  nous  pressons  pas,  car  chacun  de  nous  doit  désirei 
que  les  choses  se  passent  dans  toutes  les  règles.  Rasseyez- 
vous  donc,  cher  Porthos,  et  vous,  monsieur  Mordaunt,  veuil- 
lez demeurer  tranquille.  Nous  allons  régler  au  mieux  cette 
affaire,  et  je  vais  être  franc  avec  vous.  Avouez,  monsiem 
Mordaunt,  que  vous  avez  bien  envie  de  nous  tuer  les  uns  ou 
'es  autres? 

—  Les  uns  et  les  autres,  répondit  Mordaunt. 
D'Artagnan  se  retourna  vers  Aramis  et  lui  dit  : 

—  C'est  un  bien  grapd  bonheur,  convenez-en,  cher  Ara- 
mis, que  M.  Mordaunt  connaisse  si  bien  les  finesses  de  la 
langue  française  ;  au  moins  il  n'y  aura  pas  de  malentendu 
-■^ulre  nous,  et  nous  allons  tout  régler  merveilleusement. 


96  VINGT  ANS  APRES. 

Puis  se  retournant  vers  Mordaunt  : 

—  Cher  monsieur  Mordaunt,  continua-t-il,  je  vous  dirai 
3ue  ces  Messieurs  payent  de  retour  vos  bons  sentiments  à 
leur  égard,  et  seraient  charmés  de  vous  tuer  aussi.  Je  vous 
iirai  plu.*-  c'est  qu'ils  vous  tueront  probablement;  toutefois, 
ce  sera  bn  gentilshommes  loyaux,  et  la  meJHeure  preuve  que 
l'on  puisse  fournir,  la  voici. 

Et  ce  disant,  d'Artagnan  jeta  son  chapeau  sur  le  tapis,  re- 
cula sa  chaise  contre  la  muraille,  fit  signe  à  ses  amis  d'en 
faire  autant ,  et  saluant  Mordaunt  avec  une  grâce  toute 
française  : 

—  A  vos  ordres,  Monsieur,  continua-t-il;  car  si  vous 
n'avez  rien  à  dire  contre  l'honneur  que  je  réclame,  c'est  moi 
qui  commencerai,  s'il  vous  plaît.  Mon  épée  est  plus  courte 
que  la  vôtre,  c'est  vrai,  mais  bast  1  j'espère  que  le  bras  sup- 
pléera à  l'épée. 

—  Halte-là  1  dit  Porthos  en  s'avançant  ;  je  commence,  moi, 
et  sans  rhétorique. 

—  Permettez,  Porthos,  dit  Aramis. 

Athos  ne  fit  pas  un  mouvement  ;  on  eût  dit  d'une  statue  : 
sa  respiration  même  semblait  arrêtée. 

—  Alessieurs,  Messieurs,  dit  d'Artagnan,  soyez  tranquilles, 
vous  aurez  votre  tour.  Regardez  donc  les  yeux  de  Monsieur, 
et  lisez-y  la  haine  bienheureuse  que  nous  lui  inspirons  ; 
voyez  comme  il  a  habilement  dégainé;  admirez  avec  quelle 
circonspection  il  cherche  tout  autour  de  lui  s'il  ne  rencon- 
trera pas  quelque  obstacle  qui  l'empêche  de  rompre.  Eh 
bien  I  tout  cela  ne  vous  prouve-t-il  pas  que  M.  Mordaunt  est 
une  fine  lame  et  que  vous  me  succéderez  avant  peu,  pourvu 
que  je  le  laisse  faire?  Demeurez  donc  à  votre  place  comme 
Athos,  dont  je  ne  puis  trop  vous  recommander  le  calme,  et 
laissez-moi  l'initiative  que  j'ai  prise.  D'ailleurs,  continua- 
t-il,  tirant  son  épée  avec  un  geste  terrible,  j'ai  particulière- 
ment affaire  à  Monsieur,  et  je  commencerai.  Je  le  désire,  je 
le  veux. 

C'était^a  première  fois  que  d'Artagnan  prononçait  ce  moî 
en  parlant  à  ses  amis.  Jusque-là,  il  s'était  contenté  de  le 
penser. 

Porthos  recula,  Aramis  mit  son  épée  sous  son  bras,  Athos 


VINGT  ANS  APRÈS.  97 

demeura  immobile  dans  l'aDgle  obscur  où  il  se  tenait,  non 
pas  calme,  c^mme  le  disait  d'Artagnan,  mais  suffoqué,  mais 
haletant. 

—  Remettez  votre  épée  au  fourreau,  chevalier,  dit  d'Arta- 
gnan à  Aramis,  Monsieur  pourrait  croire  à  des  intentions  que 
vous  n'avez  pas. 

Puis  se  retournant  vers  Mordaunt  : 

—  Monsieur,  lui  dit-il,  je  vous  attends. 

—  Et  moi,  Messieurs,  je  vous  admire.  Vous  discutez  à  qui 
commencera  de  se  battre  contre  moi,  et  vous  ne  me  con- 
sultez pas  là-dessus,  moi  que  la  chose  regarde  un  peu,  ce 
me  semble.  Je  vous  hais  tous  quatre,  c'est  vrai,  mais  à  des 
degrés  différents.  J'espère  vous  tuer  tous  quatre,  mais  j'ai 
plus  de  chance  de  tuer  le  premier  que  le  second,  le  second 
que  le  troisième,  le  troisième  que  le  dernier.  Je  réclame  donc 
le  droit  de  choisir  mon  adversaire.  Si  vous  me  déniez  ce 
droit,  tuez-moi,  je  ne  me  battrai  pas. 

Les  quatre  amis  se  regardèrent. 

—  C'est  juste,  dirent  Porthos  et  Aramis,  qui  espéraient 
que  le  choix  tomberait  sur  eux. 

Alhos  ni  d'Artagnan  ne  dirent  rien  ;  mais  leur  silence  même 
était  un  assentiment. 

—  Eh  bien  1  dit  Mordaunt  au  milieu  du  silence  profond  et 
solennel  qui  régnait  dans  cette  mystérieuse  maison;  eh  bien! 
je  choisis  pour  mon  premier  adversaire  celui  de  vous  qui, 
De  se  croyant  plus  digne  de  se  nommer  le  comte  de  La  Fère, 
s'est  fait  appeler  Athos  ! 

Alhos  se  leva  de  sa  chaise  comme  si  un  ressort  l'eût  mis 
sur  ses  pieds  :  mais  au  grand  étonnement  de  ses  amis,  après 
un  moment  d'immobilité  et  de  silence  : 

—  Monsieur  Mordaunt,  dit-il  en  secouant  la  tête,  tout  duel 
entre  nous  deux  est  impossible,  faites  à  quelque  autre  l'hon- 
neur que  vous  me  destiniez. 

Et  il  se  rassit. 

—  Ah  1  dit  Mordaunt,  en  voilà  déjà  un  qui  a  peur. 

~  Mille  tonnerres,  s'écria  d'Artagnan  en  bondissant  vers  le 
jeune  homme,  qui  a  dit  ici  qu' Athos  avait  peur? 

—  Laissez  dire,  d'Artagnan,  reprit  Athos  avec  un  sourire 
plsin  cl3  tristesse  et  de  mépris. 

■ï.  III.  6 


oa  VLNGT  ANS  APRES. 

—  C'est  votre  décision,  Athos  ?  rqprit  le  Gascon. 

—  Irrévocable. 

—  C'est  bien,  n'ea  parlons  plus. 
Puis  se  retournant  vers  Mordaunt  : 

—  Vous  l'avez  entendu,  Monsieur,  dit-il,  le  comte  de  La 
Tère  ne  veut  pas  vous  faire  l'honneur  de  se  battre  avec 
vous.  Choisissez  parmi  nous  quelqu'un  qui  le  remplace. 

—  Du  moment  que  je  ne  me  bats  pas  avec  lui,  ditMor 
daunt,  peu  m'importe  avec  qui  je  me  batte.  Mettez  vos  nom 
dans  un  chapeau,  et  je  tirerai  au  hasard. 

—  Voilà  une  idée,  dit  d'Artagnan. 

—  En  eiïet,  ce  moyen  concilie  tout,  dit  Aramis. 

—  Je  n'y  eusse  point  songé,  dit  Porihos,  et  cependant  c'est 
Hoa  simple. 

—  Voyons,  Aramis,  dit  d'Artagnan,  écrivez-nous  cela  de 
cette  jolie  petite  écriture  avec  laquelle  vous  écriviez  à  Marie 
Michon  pour  la  prévenir  que  la  mère  de  Monsieur  voulait 
faire  assassiner  milord  Buckingham. 

Mordaunt  supporta  cette  nouvelle  attaque  sans  sourciller; 
il  était  debout,  les  bras  croisés,  et  paraissait  aussi  calme 
qu'un  homme  peut  l'être  en  pareille  circonstance.  Si  ce  n'é- 
tait pas  du  courage,  c'était  du  moins  de  l'orgueil;  ce  qui  y 
ressemble  beaucoup. 

Aramis  s'approcha  du  bureau  de  Cromwell,  déchira  trois 
morceaux  de  papier  d'égale  grandeur,  écrivit  sur  le  premier 
son  nom  à  lui  et  sur  les  deux  autres  les  noms  de  ses  compa- 
gnons, les  présenta  tout  ouverts  à  Mordaunt,  qui,  sans  les 
lire,  fit  un  signe  de  tète  qui  voulait  dire  qu'il  s'en  rapportait 
parfaitement  à  lui;  puis,  les  ayant  roulés,  il  les  mit  dans  ua 
cliapeau  et  les  présenta  au  jeune  homme. 

Celui-ci  plongea  la  main  dans  le  chapeau  et  en  tira  un  des 
trois  papiers,  qu'il  laissa  dédaigneusement  retomber,  sans  le 
lire,  sur  la  table. 

—  Ah!  serpenteau!  murmura  d'Artagnan,  je  donnerais 
toutes  mes  chances  au  grade  de  capitaine  des  mousquetaires 
pour  que  ce  bulletin  portât  mon  nom  I 

Aramis  ouvrit  le  papier  ;  mais,  quelque  calme  et  quelque 
froideur  qu'il  affecta  on  voyait  que  sa  voix  tremblait  de 
haine  et  de  désir. 


VINGT  ANS  APRÈS.  Ô§ 

—  D'Artagnan!  lut-il  à  haute  voix. 
D'Artagnan  jeta  un  cri  de  joie. 

~  Ah  I  dit-il,  il  y  a  donc  une  justice  au  ciel  l 
Puis,  se  retournant  vers  Mordaant  : 

—  J'espère,  Monsieur,  dit-il,  que  vous  n'avez  aucune  ob- 
jection à  faire? 

—  Aucune,  Monsieur,  dit  Mordaunt  ea  tirant  à  son  tour 
son  épée  et  en  appuyant  la  pointe  sur  sa  botte. 

Du  moment  que  d'Artagnan  fut  sûr  que  son  désir  était 
exaucé  et  que  son  homme  ne  lui  échapperait  point,  ii  reprit 
toute  sa  tranquillité,  tout  son  calme  et  même  toute  la  len- 
teur qu'il  avait  l'habitude  de  mettre  aux  préparatifs  de  cette 
grave  affaire  qu'on  appelle  un  duel.  11  releva  proprement  ses 
manchettes,  frotta  la  semelle  de  son  pied  droit  sur  le  par- 
quet, ce  qui  ne  l'empêcha  pas  de  remarquer  que,  pour  la 
seconde  fois,  Mordaunt  lançait  autour  de  lui  le  singulier 
regard  qu'une  fois  déjà  il  avait  saisi  au  passage. 

—  Êtes-vous  prêt,  Monsieur?  dit-il  enfin. 

—  C'est  moi  qui  vous  attends,  Monsieur,  répondit  Mor- 
daunt en  relevant  la  tête  et  en  regardant  d'Artagnan  avec  un 
regard  dont  il  serait  impossible  de  rendre  l'expression. 

—  Alors,  prenez  garde  à  vous.  Monsieur,  dit  le  Gascon, 
car  je  tire  assez  bien  l'épée. 

—  Et  moi  aussi,  dit  Mordaunt. 

—  Tant  mieux;  cela  met  ma  conscience  en  repos.  En 
garde  ! 

—  Un  moment,  dit  le  jeune  homme  :  engagez-moi  votre 
parole.  Messieurs,  que  vous  ne  me  chargerez  que  les  uns 
après  les  autres. 

—  C'est  pour  avoir  le  plaisir  de  nous  insulter  que  tu  nous 
demandes  cela,  petit  serpent!  dit  Porthos. 

—  Non,  c'est  pour  avoir,  comme  disait  Monsieur  tout  à 
l'heure,  la  conscience  tranquille. 

—  Ce  doit  être  pour  autre  chose,  murmura  d'Artagnan  en 
secouant  la  tête  et  en  regardant  avec  une  certaine  inquiétude 
autour  de  lui. 

—  Foi  de  gentilhomma  1  dirent  ensemble  Aramis  et  Pc/r- 
thos. 

—  En  ce  cas.  Messieurs,  dit  Mordaunt,  rangez-vous  dans 


100  VINGT  ANS  APRES. 

quelque  com,  comme  a  fait  M.  le  comte  de  La  Fère,  qui,  s'il 
ne  veut  point  se  battre,  me  paraît  connaître  au  moins  les  rè- 
gles du  combat,  et  livrez-nous  de  l'espace;  nous  allons  en 
avoir  besoin. 

—  Soit,  dit  AramiS. 

—  Voilà  bien  des  embarras!  dit  Porthos. 

—  Rangez-vous,  Messieurs,  dit  d'Artagnan  :  il  ne  faut  pas 
laisser  à  Monsieur  le  plus  petit  prétexte  de  se  mal  conduire, 
oe  dont,  sauf  le  respect  que  je  lui  dois,  il  me  semble  avoir 
grande  envie. 

Cette  nouvelle  raillerie  alla  s'émousser  sur  la  face  impas- 
sible de  Mordaunt. 

Porthos  et  Aramis  se  rangèrent  dans  le  coin  parallèle  à 
celui  où  se  tenait  Alhos,  de  sorte  que  les  deux  champions  se 
trouvèrent  occuper  le  milieu  de  la  chambre,  c'est-à-dire 
qu'ils  étaient  placés  en  pleine  lumière,  les  deux  lampes  qui 
éclairaient  la  scène  étant  posées  sur  le  bureau  de  Cromwell. 
Il  va  sans  dire  que  la  lumière  s'affaiblissait  à  mesure  qu'on 
s'éloignait  du  centre  de  son  rayonnement. 

—  Allons,  dit  d'Artagnan,  êies-vous  enfin  prêt,  Monsieur? 

—  Je  le  suis,  dit  Mordaunt. 

Tous  deux  firent  en  même  temps  un  pas  en  avant,  et, 
grâce  à  ce  seul  et  même  mouvement,  les  fers  furent  ea^ 
gagés. 

D'Artagnan  était  une  lame  trop  distinguée  pour  s'amuser, 
comme  on  dit  en  termes  d'académie,  à  tàter  son  adversaire. 
Il  fit  une  feinte  brillante  et  rapide;  la  feinte  fut  parée  par 
Mordaunt. 

—  Ah  !  ah  !  fit-ii  avec  un  sourire  de  satisfaction. 

Et,  sans  perdre  de  temps,  croyant  voir  une  ouverture,  il 
allongea  un  coup  droit,  rapide  et  flamboyant  comme  l'éclair. 

Mordaunt  para  un  contre  de  quarte  si  serré  qu'il  ne  fût 
pas  sorti  de  l'anneau  d'une  jeune  fille. 

—  Je  commence  à  croire  que  nous  allons  nous  amuser,  dit 
d'Artagnan. 

—  Oui,  murmura  Aramis ,  mais  en  vous  amusant,  jouez 
serré. 

—  Sangdieu!  mon  ami,  faites  attention,  dit  Porthos.         j 
Mordaunt  sourit  à  son  tour. 


VINGT  ANS  APRES.  101 

—  Al.!  Monsieur,  dit  d'Artagnan,  que  vous  avez  un  vilain 
sourire  I  C'est  le  diable  qui  vous  a  appris  à  sourira  ainsi, 
n'est-ce  pas? 

Mordaunt  ne  répondit  qu'en  essayant  de  lier  l'épée  de 
d'Artagnan  avec  une  force  que  le  Gascon  ne  s'attendait  pas  à 
trouver  dans  ce  corps  débile  en  apparence;  mais,  grâce  à 
une  parade  non  moins  habile  que  celle  que  venait  d'exécu- 
ter son  adversaire,  il  rencontra  à  temps  le  fer  de  Mordaunt, 
qui  glissa  le  long  du  sien  sans  rencontrer  sa  poitrine. 

Mordaunt  tit  rapidement  un  pas  en  arrière. 

—  Ah  I  vous  rompez,  dit  d'Artagnan,  vous  tournez?  comme 
il  vous  plaira,  j'y  gagne  même  quelque  chose  :  je  ne  vois 
plus  votre  méchant  sourire.  Me  voilà  tout  à  fait  dans  l'om- 
bre; tant  mieux.  Vous  n'avez  pas  idée  comme  vous  avez  le 
regard  faux,  Monsieur,  surtout  lorsque  vous  avez  peur.  Re- 
gardez un  peu  mes  yeux,  et  vous  verrez  une  chose  que  votre 
miroir  ne  vous  montrera  jamais,  ej.est-à-dire  un  regard  loyal 
et  franc. 

Mordaunt,  à  ce  flux  de  paroles,  qui  n'était  peut-être  pas  de 
très-bon  goût,  mais  qui  était  habituel  à  d'Artagnan,  lequel 
avait  pour  principe  de  préoccuper  son  adversaire,  ne  répondit 
pas  un  seul  mot  ;  mais  il  rompait,  et,  tournant  toujours,  il  par- 
vint ainsi  à  changer  de  place  avec  d'Artagnan. 

11  souriait  de  plus  en  plus.  Ce  sourire  commença  d'inquié- 
ter le  Gascon. 

—  Allons,  allons,  il  faut  en  finir,  dit  d'Artagnan,  le  drôla 
a  des  jarrets  de  fer,  en  avant  les  grands  coups! 

Et  à  son  tour  il  pressa  Mordaunt,  qui  continua  de  rom- 
pre, mais  évidemment  par  tacti':;ue,  sans  faire  une  faute 
dont  d'Artagnan  put  profiter,  sans  que  son  épée  s'écartât  un 
instant  de  la  ligne.  Cependant,  comme  le  combat  avait  lieu 
dans  une  chambre  et  que  l'espace  manquait  aux  combattants. 
bientôt  le-  pied  de  Mordaunt  toucha  la  muraille,  à  laquelle  il 
apiiuya  sa  main  gauche. 

—  Ah  !  fit  d'Artagnan,  pour  cette  fois  vous  ne  romprez 

plus,  mon  bel  ami  !  Messieurs,  conlinua-t-il  en  serrant  les 

lèvres  et  en  fronçant  le  sourcil,  avez-vous  jamais  vu  un  ~cor- 

pion  cloué  à  un  mur?  Non.  Eh  bien  !  vous  allez  le  voir.. 

Et,  en  une  seconde,  d',\rtagaan  porta  trois  coups  terribles 
T.  in.  fî. 


*62  VINGT  ANS  APRÈS. 

à  Mordaunt-  Tous  trois  le  touchèrent,  mais  en  Teffleurant, 
D'Artagnai*  ne  comprenait  rien  à  celte  puissance.  Les  trois 
amis  regardaient  haletants,  la  sueur  au  front. 

Enfin  d'Artagnan,  engagé  de  trop  près,  fit  à  son  tour  un  pas 
en  arrière  pour  préparer  un  quatrième  coup,  ou  plutôt  pour 
l'exécuter;  car,  pour  d'Artagnan,  les  armes  comme  les  échecs 
étaient  une  vaste  combinaison  dont  tous  les  détails  s'enchaî- 
naient les  uns  aux  autres.  Mais  au  moment  où,  après  une 
feinte  rapide  et  serrée,  il  attaquait  prompt  comme  l'éclair,  k 
muraille  sembla  se  fendre  :  Mordaunt  disparut  par  l'ouver- 
ture béante,  et  l'épée  de  d'Artagnan ,  prise  entre  les  deux 
panneaux,  se  brisa  comme  s'il  elle  eût  été  de  verre. 

D'Artagnan  fit  un  pas  en  arrière.  La  muraille  se  referma. 

Mordaunt  avait  manœuvré,  tout  en  se  défendant,  de  ma- 
nière à  venir  s'adosser  à  la  porte  secrète  par  laquelle  nous 
avons  vu  sortir  Cromwell.  Arrivé  là,  il  avait  de  la  main  gauche 
cherché  et  poussé  le  bouton;  puis  il  avait  disparu  comme 
disparaissent  au  théâtre  ces  mauvais  génies  qui  ont  le  don 
de  passer  à  travers  les  muraille»,. 

Le  Gascon  poussa  une  imprécation  furieuse,  à  laquelle, 
de  l'autre  côté  du  panneau  de  fer,  répondit  un  rire  sauvage, 
rire  funèbre  qui  fit  passer  un  frisson  jusque  dans  les  veines 
du  sceptique  Aramis. 

—  A  moi.  Messieurs!  cria  d'Artagnan,  enfonçons  cette  porte. 

—  C'est  le  démon  en  personne  I  dit  Aramis  en  accourant 
à  l'appel  de  son  ami. 

— 11  nous  échappe,  sangdieu  !  il  nous  échappe,  hurla  Por- 
thos  en  appuyant  sa  large  épaule  contre  la  cloison,  qui,  rete- 
nue par  quelque  ressort  secret,  ne  bougea  point. 

—  Tant  mieux,  murmura  sourdement  Athos. 

—  Je  m'en  doutais,  mordioux  !  dit  d'Artagnan  en  s'épuisant 
en  efforts  inutiles,  je  m'en  doutais;  quand  le  misérable  a 
tourné  autour  de  la  chambre,  je  prévoyais  quelque  infâma 
manœuvre,  je  devinais  qu'il  tramait  quelque  chose  ;  mais^qoi 
pouvait  se  douter  de  cela?    --^ 

— -  C'est  un  affreux  malheur  que  nous  envoie  le  diable  son 
ami  1  s'écria  Aramis. 

—  C'est  un  bonheur  manifeste  que  nous  envoie  Dieu!  dit 
àtiios  avec  une  joie  évidente. 


VINGT  ANS  APRÈS.  «03 

—  Ea  vérité,  répondit  d'Artagnan  en  haussant  les  épaules 
et  en  abandonnant  la  porte  qui  décidément  ne  voulait  pas 
s'ouvrir,  vous  baissez,  Athos!  Comment  pouvez-vous  dire 
des  choses  pareillos  à  des  gens  comme  nous,  mordious! 
Vous  ne  comprenez  donc  pas  la  situation? 

—  Quoi  donc?  quelle  situation?  demanda  Porthos. 

—  A  ce  jeu-là,  quiconque  ne  tue  pas  est  tué,  reprit  d'Ar- 
tagnan. Voyons  maintenant,  mon  cher,  entre-t-il  dans  vos 
jérémiades  expiatoires  que  M.  Mcrdaunt  nous  sacrifie  à  sa 
piété  filiale?  Si  c'est  votre  avis,  dites-le  franchement. 

—  Oh!  d'Artao-can,  mon  ami! 

—  C'est  qu'en  vérité,  c'est  pitié  que  de  voiries  choses  à  ce 
point  de  vue  1  Le  misérable  va  nous  envoyer  cent  côtes  de  fer 
qui  nous  pileront  comme  grains  dans  ce  mortier  de  M.  Crom- 
Avell.  Allons!  allons!  en  route!  si  nous  demeurons  cinq  mi- 
nutes seulement  ici,  c'est  fait  de  nous. 

—  Oui,  vous  avez  raison,  en  route  !  reprirent  Athos  e: 
Aramis. 

—  Et  où  allons-nous?  demanda  Porthos. 

—  A  l'hôtel,  cher  ami,  prendre  nos  bardas  et  nos  chevaux; 
puis  de  là,  s'il  plaît  à  Dieu,  en  France,  où,  du  moins,  je  con- 
nais l'architecture  des  maisons.  Notre  bateau  nous  attend  ; 
ma  foi,  c'est  encore  heureux. 

Et  d'Artagnan,  joignant  l'exemple  au  précepte,  remit  au 
fourreau  son  tronçon  d'épée,  ramassa  son  chapeau,  ouvri* 
la  porte  de  l'escalier  et  descendit  rapidement  suivi  de  ses 
trois  compagnons. 

A  la  porte  les  fugitifs  retrouvèrent  leurs  laquais  et  leur 
demandèrent  des  nouvelles  de  Mordaunt;  mais  ils  n'avaieat 
vu  sortir  persomie. 


m  VINGT  ANS  APRÈS. 


XII 


LA  FELOUQUE   L'ÉCLAIR. 

D'Artagnan  avait  deviné  juste  :  Mordaunt  n'avait  pas 
\emps  à  perdre  et  n'en  avait  pas  perdu.  11  connaissait  la  ra- 
pidité de  décision  et  d'action  de  ses  ennemis,  il  résolut  donc 
d'agir  en  conséquence.  Cette  fois  les  mousquetaires  avaient 
trouvé  un  adversaire  digne  d'eux. 

Après  avoir  refermé  avec  soin  la  porte  derrière  lui,  Mor- 
daunt se  glissa  dans  le  souterrain,  tout  en  remettant  au  four- 
reau son  épée  inutile,  et,  gagnant  la  maison  voisine,  il  s'ar- 
rêta pour  se  tàter  et  reprendre  haleine. 

—  Boni  dit-il,  rien,  presque  rien  :  des  égratignures,  voilà 
tout;  deux  au  bras,  l'autre  à  la  poitrine.  Les  blessures  que 
je  fais  sont  meilleures,  moil  Qu'on  demande  au  bourreau  de 
Béthune,  à  mon  oncle  de  Winter  et  au  roi  Charles  !  Mainte- 
nant pas  une  seconde  à  perdre,  car  une  seconde  de  perdue 
les  sauve  peut-être,  et  il  faut  qu'ils  meurent  tous  quatre  en- 
semble, d'un  seul  coup,  dévorés  par  la  foudre  des  hommes  à 
défaut  de  celle  de  Dieu.  Il  faut  qu'ils  disparaissent  brisés, 
anéantis,  dispersés.  Courons  donc  jusqu'à  ce  que  mes  jambes 
ne  puissent  plus  me  porter,  jusqu'à  ce  que  mon  cœur  se 
gonfle  dans  ma  poitrine,  mais  arrivons  avant  eux. 

Et  Mordaunt  se  mit  à  marcher  d'un  pas  rapide  mais  plus 
égal  vers  la  première  caserne  de  cavalerie,  distante  d'un 
quart  de  lieue  à  peu  près.  11  fit  ce  quart  de  iieue  en  quatre 
ou  cinq  minutes. 

Arrivé  à  la  caserne,  il  se  fit  reconnaître,  prit  le  meilleur 
cheval  de  l'écurie,  sauta  dessus  et  gagna  la  route.  Un  quart 
d'heure  après,  il  était  à  Greenwich. 

—  Voilà  le  port,  murmura-t-il  ;  ce  point  sombre  la-bas, 
c'est  nie  des  Chiens.  Bon  !  j'ai  une  demi-heure  d'avance  sur 
eux...  une  heure,  peut-être.  Niais  que  j'étais  !  j'ai  failli  m'as- 
DhYsier  par  ma  précipitation  insensée.  Mainienant.  ajouta- 


VINGT  ANS  APRES.  105 

î-il  en  se  dressant  sur  ses  étriers  comme  pour  voir  au  loin 
parmi  tous  ces  cordages,  parmi  tous  ces  mâts,  r Éclair,  où 
est  l'Éclair? 

Au  moment  où  il  prononçait  mentalement  ces  paroles, 
comme  pour  répondre  à  sa  pensée  un  homme  couché  sur 
un  rouidau  de  cables  se  leva  et  fit  quelques  pas  vers  Mor- 
daunt- 

Mordaunt  tira  un  mouchoir  de  sa  poche  ei  le  fit  flotter  un 
instant  en  l'air.  L'homme  parut  attentif,  mais  demeura  à  la 
même  place  sans  faire  un  pas  en  avant  ni  en  arrière. 

Mordaunt  fit  un  nœud  à  chacun  des  coins  de  son  mouchoir  ; 
l'homme  s'avança  jusqu'à  lui.  C'était,  on  se  le  rappelle,  le 
signal  convenu.  Le  marin  était  enveloppé  d'un  large  caban 
de  laine  qui  cachait  sa  taille  et  lui  voilait  le  visage. 

—  Monsieur,  dit  le  marin,  ne  viendrait-il  pas  par  hasard 
de  Londres  pour  faire  une  promenade  sur  mer? 

—  Tout  exprès,  répondit  Mordaunt,  du  côté  de  Tile  des 
Chiens. 

—  C'est  cela.  Et  sans  doute  Monsieur  a  une  préférence 
quelconque?  Il  aimerait  mieux  un  bâtiment  qu'un  autre?  Il 
voudrait  un  bâtiment  marcheur,  un  btitment  rapide?... 

—  Comme  l'éclair,  répondit  Mordaunt. 

—  Bien,  alors,  c'est  mon  bâtiment  que  Monsieur  cherche, 
je  suis  le  patron  qu'il  lui  faut. 

—  Je  commence  à  le  croire,  dit  Mordaunt,  surtout  si  vous 
n  avez  pas  oublié  certain  signe  de  reconnaissance. 

-  Le  voilà.  Monsieur,  dit  le  marin  en  tirant  de  la  poche 
de  son  caban  un  mouchoir  noué  aux  quatre  coins. 

—  Bon!  bon!  s'écria  Mordaunt  en  sautant  à  bas  de  son 
cheval.  Maintenant  il  n'y  a  pas  de  temps  à  perdre.  Faites 
conduire  mon  cheval  à  la  première  auberge  et  menez-moi  à 
votre  bâtiment. 

—  Mais  vos  compagnons?  dit  le  marin;  je  croyais  qr.e 
vous  étiez  quatre,  sans  compter  les  laquais. 

—  Écoutez,  dit  Mordaunt  en  se  rapprochant  du  marin,  je 
ne  suis  pas  celui  que  vous  attendez,  comme  vous  n'êtes  pas 
celui  qu'ils  espèrent  trouver.  Vous  avez  pris  la  place  du  ca- 
pitame  Roggers,  n'est-ce  pas?  vous  êtes  ici  par  l'ordre  du 
général  Cromwell,  et  moi  je  viens  de  sa  part. 


103  VINGT  ANS  APRES. 

—  En  effet,  dit  le  patron,  je  vous  reconnais,  vous  êtes  le 
capitaine  Mordaunt. 

Mordaunt  tressaillit. 

—  Ohl  ne  craignez  rien,  dit  le  patron  en  abaissant  son  ca- 
puchon et  en  découvrant  sa  tête,  je  suis  un  ami. 

—  Le  capitaine  Groslowl  s'écria  Mordaunt. 

—  Lui-même.  Le  général  s'est  souvenu  que  j'avai«;  été 
autrefois  officier  de  marine,  et  il  m'a  chargé  de  cette  expédi- 
tion. Y  a-t-il  donc  quelque  chose  de  changé? 

—  Non,  rien.  Tout  demeure  dans  le  même  état  au  contraire. 

—  C'est  qu'un  instant  j'avais  pensé  que  la  mort  du  roi... 

—  La  mort  du  roi  n'a  fait  que  hâter  leur  fuite  ;  dans  un 
quart  d'heure,  dans  dix  minutes  il  seront  ici  peut-être. 

—  Alors,  que  venez-vous  faire  ? 

—  M'embarquer  avec  vous. 

—  Ah!  ah!  le  général  douterait-il  de  mon  zèle? 

—  Non;  mais  je  veux  assister  moi-même  à  ma  vengeance. 
N'avez-vous  point  quelqu'un  qui  puisse  me  débarrasser  de 
mon  cheval? 

Groslow  siffla,  un  marin  parut. 

—  Patrick,  dit  Groslow,  conduisez  ce  cheval  à  l'écurie  de 
l'auberge  la  plus  proche.  Si  l'on  vous  demande  à  qui  il  ap- 
partient,  vous  direz  que  c'est  à  un  seigneur  irlandais. 

Le  marin  s'éloigna  sans  faire  une  observation. 

—  Maintenant,  dit  Mordaunt,  ne  craignez-vous  point  qu'ils 
vous  reconnaissent? 

—  Il  n'y  a  pas  de  danger  sous  ce  costume,  enveloppé  de 
ce  caban,  par  cette  nuit  sombre  :  d'ailleurs  vous  ne  m'avez 
pas  reconnu,  vous;  eux,  à  plus  forte  raison,  ne  me  recon- 
naîtront point. 

—  C'est  vrai,  dit  Mordaunt;  d'ailleurs  ils  seront  loin  da 
songer  à  vous.  Tout  est  prêt,  n'est-ce  pcis? 

—  Oui. 

—  La  cargaison  est  chargés? 
-^  Oui. 

—  Cinq  tonneaux  pleins? 

—  El  cinquante  vides. 

—  C'est  cela. 

-^  Nous  conduisons  du  porto  à  Anvers. 


VU^GT  ANS  APRES.  107 

—  A  merveille.  Maintenant  menez-moi  à  boid  et  revenez 
prendre  votre  poste,  car  ils  ne  tarderont  pas  à  arriver. 

—  Je  suis  prêt. 

—  Il  est  importani  qu'aucun  de  vos  gens  ne  me  voie  entrer. 

—  Je  n'ai  qu'un  homme  à  bord,  et  je  suis  sûr  de  lui 
comme  de  moi-même.  D'ailleurs,  cet  homme  ne  vous  connaît 
pas,  et,  comme  ses  compagnons,  il  est  prêt  à  obéir  à  nos 
ordres,  mais  il  ignore  tout. 

—  C'est  bien.  Allons. 

Ils  descendirent  alors  vers  la  Tamise.  Une  petite  barque 
était  amarrée  au  rivage  par  une  chaîne  de  fer  fixée  à  un  pieu. 
Groslow  tira  la  barque  à  lui,  l'assura  tandis  que  Mordaunt 
descendait  dedans,  puis  il  y  sauta  à  son  tour,  et,  presque  aus- 
isitôt  saisissant  les  avirons,  il  se  mit  à  ramer  de  manière  à 
prouver  à  Mordaunt  la  vérité  de  ce  qu'il  avait  avancé,  c'est- 
à-dire  qu'il  n'avait  pas  oublié  son  métier  de  marin. 

Au  bout  de  cinq  minutes  on  fut  dégagé  de  ce  monde  de  bâ- 
timents qui,  à  cette  époque  déjà,  encombraient  les  approches 
de  Londres,  et  Mordaunt  put  voir,  comme  un  point  sombre, 
la  petite  felouque  se  balançant  à  l'ancre  à  quatre  ou  cinq  en- 
calîlures  de  l'île  des  Chiens. 

En  approchant  de  l'Éclair,  Groslow  siffla  d'une  certaine 
façon,  et  vit  la  tête  d'un  homme  apparaître  au-dessus  de  îa 
muraille.- 

-—  Est-ce  vous,  capitaine?  demanda  cet  homme. 

—  Oui,  jette  l'échelle. 

Et  Groslow,  passant  léger  et  rapide  comme  une  hirondella 
sous  le  beaupré,  vint  se  ranger  bord  à  bord  avec  lui. 

—  Montez,  dit  Groslow  à  son  compagnon. 

Mordaunt,  sans  répondre,  saisit  la  corde  et  grimpa  le  iong 
des  flancs  du  navire  avec  une  agilité  et  un  aplomb  peu  ordi- 
naires aux  gens  de  terre  ;  mais  son  désir  de  vengeance  lui 
tenait  lieu  d'habitude  et  le  rendaii  apte  à  tout. 

Comme  l'avait  prévu  Groslow,  le  matelot  de  garde  à  bord 
de  r Éclair  ne  parut  pas  même  remarquer  que  son  patron  re- 
venait accompagné. 

Mordaunt  et  Groslow  s'avancèrent  vers  la  chambre  du  ca- 
pitaine. C'était  une  espèce  de  cabine  provisoire  ijâtie  en  plaa- 
ches  sur  le  ponl. 


108  VL\GT  ANS  APRÈS. 

L'appartement  d'honneur  avait  été  cédé  par  le  capitaine 
Roggers  à  ses  passagers. 

—  Et  eux,  demanda  Mordaunt,  ou  sont-ils? 

—  A  l'autre  extrémité  du  bâtiment,  répondit  Groslow. 

—  Et  ils  n'ont  rien  à  faire  de  ce  côté? 

—  Rien  absolument. 

—  A  merveille  !  Je  me  tiens  caché  chez  vous.  Retournez  à 
Greenwich  et  ramenez-les.  Vous  avez  une  chaloupe  ? 

—  Celle  dans  laquelle  nous  sommes  venus. 

—  Elle  m'a  paru  légère  et  bien  taillée. 

—  Une  véritable  pirogue. 

—  Ainiirrez-la  à  la  poupe  avec  une  liasse  de  chanvre , 
mettez-y  les  avirons  afin  qu'elle  suive  dans  le  sillage  et  qu'il 
n'y  ait  que  la  corde  à  couper.  Munissez-la  de  rhum  et  de  bis- 
cuits. Si  par  hasard  la  mer  était  mauvaise,  vos  hommes  ne 
seraient  pas  fâchés  de  trouver  sous  leur  main  de  quoi  se  ré- 
conforter. 

—  11  sera  fait  comme  vous  dites.  Voulez-vous  visiter  la 
sainte-barbe? 

—  Non,  à  votre  retour.  Je  veux  placer  la  mèche  moi-même, 
pour  être  sûr  qu'elle  ne  fera  pas  long  feu.  Surtout  cachez 
bien  votre  visage  ;  qu'ils  ne  vous  reconnaissent  pas. 

—  Soyez  donc  tranquille. 

—  Allez,  voilà  dix  heures  qui  sonnent  à  Greenwich. 

En  effet,  les  vibrations  d'une  cloche  dix  fois  répétées  tra- 
versèrent tristement  l'air  chargé  de  gros  nuages  qui  roulaienî 
au  ciel  pareils  à  des  vagues  silencieuses. 

Groslow  repoussa  la  porte, que  Mordaunt  ferma  en  dedans, 
et,  après  avoir  donné  au  matelot  de  garde  l'ordre  de  veiller 
avec  la  plus  grande  attention,  il  descendit  dans  sa  barque, 
qui  s  éloigna  rapidement,  écumant  le  flot  de  son  double  aviron. 

Le  vent  était  froid  et  la  jetée  déserte  lorsque  Groslow 
aborda  à  Greenwich  ;  plusieurs  barques  venaient  de  partir  à 
la  marée  pleine-  Au  moment  où  Groslow  prit  terre,  il  entendit 
comme  un  galop  de  chevaux  sur  le  chemin  pavé  de  galets. 

—  Oh  1  oh!  dit-il,  Mordaunt  avait  raison  de  me  presser.  Il 
n'y  avait  pas  de  temps  à  perdre;  les  voici. 

En  effet,  c'étaient  nos  amis  ou  plutôt  leur  a^ant-garde  com- 
posée de  d'Artagnan  et  d'Athos.  Arrivés  en  face  de  l'endroiJ 


VINGT  ANS  APRE?.  {09 

CLi  se  tenait  Grosîow,  ils  s'arrêtèrent  comme  s'ils  eussent  do- 
^  iné  que  celui  à  qui  ils  avaient  affaire  était  là.  Athos  mit  pied 
à  terre  et  déroula  tranquillement  un  mouchoir  dont  les  quatre 
coins  étaient  ^oués,  et  qu'il  fit  flotter  au  vent,  tandis  que 
d'Artagmin,  toujours  prudent,  restait  à  demi  penché  sur  son 
cheval,  une  main  enfoncée  dans  les  fontes. 

Groslow,  qui,  dans  le  doute  où  il  était  que  les  cavaliers 
fussent  bien  ceux  qu  il  attendait,  s'était  accroupi  derrière  un 
de  ces  canons  plantés  dans  le  sol  et  qui  servent  à  enrouler 
les  cables,  se  leva  alors,  en  voyant  le  signal  convenu,  et  mar- 
cha droit  aux  gentilshommes.  Il  était  tellement  encapuchonné' 
dans  son  caban,  qu'il  «Hait  impossible  de  voir  sa  figure. 
D'ailleurs  la  nuit  était  si  sombre,  que  cette  précaution  était 
.<;uperQue. 

Cependant  l'œil  perçant  îi'Athos  devina,  malgré  l'obscurité, 
que  ce  n'était  pas  Roggers  qui  était  devant  lui. 

—  Que  voulez-vous?  dit-il  à  Groslow  en  faisant  un  pas  en 
arrière. 

—  Je  veux  vous  dire,  milord,  répondit  Groslow  en  affec- 
tant l'accent  irlandais,  que  vous  cherchez  le  patron  E.oggers, 
mais  que  vous  cherchez  vainement. 

—  Comment  cela?  demanda  Athos. 

—  Parce  que  ce  matin  il  est  tom^i  d'un  mât  de  hune  eî 
qu'il  s'est  cassé  la  jambe.  Mais  je  suis  son  cousin;  il  m'a 
conté  toute  l'affaire  et  m'a  chargé  de  reconnaître  pour  lui  et 
de  conduire  à  sa  place,  partout  où  ils  le  désireraient,  les  gen- 
tilshommes qui  m'apporteraient  un  mouchoir  noué  aux 
quatre  coins  comme  celui  que  vous  tenez  à  la  main  et  comme 
celui  que  j'ai  dans  ma  poche. 

Et  à  ces  mots  Groslow  lira  de  sa  poche  le  mouchoir  qu'il 
avait  déjà  montré  à  Mordaunt. 

—  Est-ce  tout?  demanda  Athos. 

—  Non  pas,  milord  ;  car  il  y  a  encore  soixante-quinze 
livres  promises  si  je  vous  débarque  sains  et  saufs  à  BoU' 
logne  ou  sur  tout  autre  point  de  la  France  que  vous  m'indi- 
querez. 

—  Que  dites-vous  de  cela,  d'Artagnanî  demanda  Athos  en 
français. 

—  Que  dit-il,  d'abord?  répondit  celui-ci. 

T.  Ci.  1 


no  VINGT  ANS  APRÈS. 

—  Ah  !  c'est  vrai,  dit  Athos  ;  j'oubliais  que  voTvs  n'entendez 

pas  l'anglais. 

Et  il  redit  à  d'Artagnan  la  conversation  qu'il  venait  d'avoir 
ivec  le  patron. 

—  Cela  me  paraît  assez  vraisembla'ole,  dit  le  Gascon. 

—  Et  à  moi  aussi,  répondit  Athos. 

—  D'ailleurs,  reprit  d'Artagnan,  si  cet  homme  nons  trompe, 
aous  pourrons  toujours  lui  brûler  la  cervelle. 

—  El  qui  nous  conduira? 

—  Vous,  Athos;  vous  savez  tant  de  choses,  que  je  ne. 
doute  pas  que  vous  ne  sachiez  conduire  un  bâtiment, 

—  Ma  foi,  dit  Alhos  avec  un  sourire,  tout  en  plaisantant, 
ami,  vous  avez  presque  rencontré  juste  :  j'étais  destiné  pav 
mon  père  à  servir  dans  la  marine,  et  j'ai  quelques  vagues 
notions  du  pilotage. 

—  Voyez-vous!  s'écria  d'Artagnan. 

—  Allez  donc  chercher  nos  amis,  d'Artagnan,  et  revenez, 
il  est  onze  heures,  nous  n'avons  pas  de  temps  à  perdre. 

D'Artagnan  s'avança  vers  deux  cavaliers  qui,  le  pistolet  au 
poing,  se  tenaient  en  vouette  aux  premières  maisons  de  la 
ville,  attendant  et  surveillant  sur  le  revers  de  la  route  et 
rangés  contre  une  espèce  de  hangar;  trois  autres  cavalierr 
faisaient  le  guet  et  semblaient  attendre  aussi. 

Les  deux  vedettes  du  milieu  de  la  route  étaient  Porthos  et 
Aramis.  Les  trois  cavaliers  du  hangar  étaient  Mousqueton, 
Blaisois  et  Grimaud;  seulement  ce  dernier,  eu  y  regardant 
de  plus  près,  était  double,  car  il  avait  en  croupe  Parry,  qui 
devait  ramener  à  Londres  les  chevaux  des  geLtilshommes  et 
de  leurs  gens,  vendus  à  l'hôte  pour  payer  les  dettes  qu'ils 
avaien'  faites  chez  lui.  Grâce  à  ce  coup  de  commerce,  les 
quatre  amis  avaient  pu  emporter  avec  eux  une  somme,  sinon 
considérable,  du  moins  suffisante  pour  faire  face  aux  retarda 
et  aux  éventualités. 

D'Artagnan  ininsmit  k  Porthos  et  à  Aramis  l'invitation  do 
le  suivre,  et  ceux-ci  firent  signe  à  leurs  gens  de  mettre  pied 
à  terre  et  de  détacher  leurs  porte-manteaux. 

Parry  se  sépara,  non  sans  regret,  de  ses  amis;  on  lui 
avait  prouosé  de  vftiir  eu  France,  mais  il  avait  opiniâtrémenl 
refuse. 


VINGT  ANS  APRÈS.  lli 

—  C*est  tout  simple,  avait  dit  Mousqueton,  il  a  son  idée  à 
l'endroii  ^e  Groslow. 

On  se  rappelle  que  c'était  le  capitaine  Groslovv  qui  lui 
avait  cassé  la  lête. 

La  petite  troupe  rej^jignit  Athos.  Mais  déjà  d'Artagnanavait 
repris  sa  méfiance  naiurelle;  il  trouvait  le  quai  trop  déserf, 
la  nuit  trop  noire,  le  patron  trop  facile. 

U  avait  raronté  à  Aramis  riiicidenl  que  nous  avons  dit,  et 
Âramis,  non  moins  défiant  que  lui,  n'avait  pas  peu  contribué 
à  augmenter  ses  soupçons. 

Un  peut  claquement  de  la  langue  contre  ses  dents  tradui- 
sit à  Athos  les  inquiétudes  du  Gascon. 

—  Nous  n'avons  pas  le  temps  d'être  déficmls,  dit  Athos, 
ta  barque  nous  attend,  entrons. 

—  D'ailleurs,  dit  Aramis,  qui  nous  empêche  d'être  défiams 
et  d'entrer  tout  de  même?  on  surveillera  le  patron. 

—  Et  s'il  ne  marche  pas  droit,  je  l'assommerai.  Voilà  tout. 

—  Bien  dit ,  Porthos ,  reprit  d'Artagnan.  Entrons  donc. 
Passe,  Mousqueton. 

Et  d'Artagnan  arrêta  ses  amis,  faisant  passer  les  valets  les 
premiers  afin  qu'ils  essayassent  la  planche  qui  conduisait  de 
la  jetée  à  la  barque. 

Les  trois  valets  passèrent  sans  accident. 

Athos  les  suivit,  puis  Porthos,  puis  Aramis.  D'Artagnan 
passa  le  dernier,  tout  en  continuant  de  secouer  la  tête. 

—  Que  diable  avez-vous  donc,  mon  ami?  dit  Porthos  :  sur 
ma  parole,  vous  feriez  peur  à  César. 

—  J'ai,  reprit  d'Artagnan,  que  je  ne  vcis  sur  ce  port  ni 
inspecteur,  ni  sentinelle,  ni  gabelou. 

—  Plaignez-vous  donc!  dit  Porthos,  tout  va  comme  sur 
une  pente  fleurie. 

-  Tout  va  trop  bien,  Porlbos.  Enfin,  n'importe,  à  la  grâce 
de  Dieu. 

Aussitôt  que  h  planche  fut  retirée,  le  patron  s'assit  au 
gouvernail  et  fit  signe  à  l'un  de  ses  matelots,  qui,  armé 
d'une  gaffe,  commença  à  manœuvrer  pour  sortir  du  dédale 
de  bâtiments  au  milieu  duquel  la  petite  barque  était  engagée,- 

L'aulre  matelot  se  tenait  déjà  à  bâbord,  son  aviron  à  la 


UZ  VINGl  ANS  APRÈS. 

Lorsqu'on  put  se  servir  des  rames,  son  compagnon  vint 
'e  rejoindre,  et  la  barque  commença  de  filer  plus  rapidement. 

—  Enfin,  nous  parte  as  !  dit  Porthos. 

—  Hélas  !  répondit  le  comte  de  La  Fère,  nous  parlons 
seuls  ! 

—  Oui;  mais  nous  partons  tous  quatre  ensemble,  et  sans 
une  égralignure;  c'est  une  consolation. 

—  Nous  ne  sommes  pas  encore  arrivés,  dit  d'Artagnan; 
gare  les  rencontres  ! 

—  Eh  !  mon  cher,  dit  Porlhos,  vous  êtes  comme  les  cor- 
beaux, vous!  vous  chantez  toujours  malheur.  Qui  peut  nous 
rencontrer  par  celte  nuit  sombre,  où  l'on  ne  voit  pas  à  vingt 
pas  de  distance? 

—  Oui,  mais  demain  matin?  dit  d'Artagnan. 

—  Demain  matin  nous  serons  à  Boulogne. 

—  Je  le  souhaite  de  tout  mon  cœur,  dit  le  Gascon,  et  j'a- 
voue ma  faiblesse.  Tenez,  Athos,  vous  allez  rire!  mais  tant 
que  nous  avons  été  à  portée  de  fusil  de  la  jetée  ou  des  bâti- 
ments qui  la  bordaient,  je  me  suis  attendu  à  quelque  effroyable 
mousquetade  qui  nous  écrasait  tous. 

—  Mais,  dit  Porlhos  avec  son  gros  bon  sens,  c'était  chose 
impossible,  car  on  eût  tué  en  même  temps  le  patron  et  les 
matelots. 

—  Bahl  voilà  une  belle  affaire  pour  M.  Mordaunt!  croyez- 
vous  qu'il  y  regarde  de  si  près? 

—  Enfin,  dit  Porthos,  je  suis  bien  aise  que  d'Arlagnan 
avoue  qu'il  a  eu  peur. 

—  Non-seulement  je  l'avoue,  mais  je  m'en  vante.  Je  ne 
suis  pas  un  rhinocéros  comme  vous.  Ohé!  qu'est-ce  que 
:ela? 

—  L'Éûair,  dit  le  patron. 

—  Nous  sommes  donc  arrivés?  demanda  Athos  en  anglais. 

—  Nous  arrivons,  dit  le  capitaine. 

En  effet,  après  trois  coups  de  rame,  on  se  trouvait  côte  à 
côte  avec  le  petit  bâtiment. 

Le  matelot  attendait,  l'échelle  était  préparée  :  il  avait  re- 
connu la  barque. 

Athos  monta  le  premier  avec  une  habileté  toute  marine ^ 
Aramis,  avec  l'habitude  qu'il  ivait  depuis  longtemps  deï 


VINGT  A.NS  APRÈS.  H  3 

échelles  de  corde  et  des  autres  moyens  pms  ou  moins  ingeV 
nieux  qui  existent  pour  traverser  les  espaces  défendus;  d'Ar- 
lagnan,  comme  un  chasseur  d'isard  et  de  chamois;  Porthos, 
*vec  ce  développement  de  force  qui  chez  lui  suppléait  à 
tout. 

Chez  les  valets  l'opération  fut  plus  difflciie  :  non  pas  pour 
Grimaud,  espèce  de  chat  de  gouuière,  maigre  et  effilé,  qui 
trouvait  toujours  moyen  de  se  hisser  partout;  mais  pour 
Mousqueton  et  pour  Blaisois,  que  les  matelots  furent  obligés 
de  soulever  dans  leurs  bras  à  la  portée  de  la  main  de  Porlhos, 
qui  les  empoigna  par  le  collet  de  leur  justaucorps  et  les  dé- 
posa tout  debout  sur  le  pont  du  bâtiment. 

Le  capitaine  conduisit  ses  passagers  à  l'appartement  qui 
leur  était  préparé,  et  qui  se  composait  d'une  seule  pièce  qu'ils 
devaient  habiter  en  communauté;  puis  il  essaya  de  s'éloi- 
gner sous  le  prétexte  de  donner  quelques  ordres. 

—  Un  instant,  dit  d'Artagnan;  combien  d'hommes  avez- 
vous  à  bord,  patron? 

—  Je  ne  comprends  pas,  répondit  celui-ci  en  anglais. 

—  Demandez-lui  cela  dans  sa  langue,  Athos. 
A.ihos  fit  la  question  que  désirait  d'Artagnan. 

—  Trois,  répondit  Groslow,  sans  me  compter,  bien  en- 
tendu. 

D'Artagnan  comprit,  car  en  répondant  le  patron  avait  levé 
trois  doigts. 

—  Oh!  dit  d'Artagnan,  trois,  je  commence  à  me  rassurer. 
N'importe,  pendant  que  vous  vous  installerez,  moi,  je  vais 
faire  un  tour  dans  le  bâtiment. 

—  Et  moi,  dit  Porthos,  je  vais  m'occuper  du  souper. 

—  Ce  projet  est  beau  et  généreux,  Porthos,  mettez-le  à 
exécution.  Vous,  Alhos,  prêtez-moi  Grimaud,  qui,  dans  la 
compagnie  de  son  ami  Parry,  a  appris  à  baragouiner  un  peu 
d'anglais;  il  me  servira  d'interprète. 

—  Allez,  Grimaud,  dit  Athos. 

Une  lanterne  était  sur  le  pont,  d'Artagnan  la  souleva  d'une 
main,  prit  un  pistolet  de  l'autre  et  dit  au  patron  : 

—  Come." 

C'était,  aved' goddaia,  tout  ce  qu'il  avait  pu  retenir  de  la 
langue  anglaise.      (^  g^  _<  -u  -,•  i  ^t  -  l.,.  .,  M.^  ) 


«4  VINGT  A>^S  APRÈS. 

lyArtsgnan  gagna  l'éconiille  et  àescendit  dans  l'enlre-pont, 
L'enire-pont  était  divisé  en  trois  compartiments  :  celui 
dans  lequel  d'Artagnan  descendait,  et  qni  pouvait  s'étendre 
iu.  troisièn)e  mâtereau  à  l'exlrémité  de  la  poupe,  et  qui  par 
conséquent  était  recouvert  par  le  plancher  de  !a  chambre 
tlans  laquelle  Aihos,  Porthos  et  Araniis  se  préparaient  à  pas- 
ser la  nuit;  le  second,  qui  occupait  le  milieu  du  bâtimeni, 
et  qui  était  destiné  au  logement  des  domestiques;  le  troi- 
sième qui  s'allongeait  sous  la  proue,  c'est-à-dire  sons  la  ca- 
bine improvisée  par  le  capitaine  et  dans  laquelle  Mordaunl 
se  trouvait  caché. 

—  Oh!  oh!  dit  d'Artagnan,  descendant l'op'^alier  de  l'écou- 
tille  et  se  faisant  précéder  de  sa  lanterne,  qn"il  tenait  étendue 
de  toute  la  longueur  du  bras,  que  de  tonneaux I  oc  dirait  la 
caverne  dAli-Baba. 

Les  liJille  et  une  Nuits  venaient  d'être  traduites  pour  la 
première  fois  et  étaient  fort  à  la  mode  à  cette  époque."' 

—  Que  dites-vous?  demanda  en  anglais  le  capitaine.   ■ 
D'Artagnan  comprit  à  l'intonation  de  la  vois. 

—  Je  désire  savoir  ce  qu'il  y  a  dans  ces  tonneaux?  de- 
manda d'Artagnan  en  posant  sa  lanterne  sur  l'une  des  fu- 
tailles. 

Le  patron  fit  un  mouvement  pour  remonter  l'échelle,  mais 
il  se  contint. 

—  Porto,  répondit-il. 

—  Ahl  du  vin  de  Porto?  ait  d'Artagnan,  c'est  toujoiirs  une 
tranquillité,  nous  ne  mourrons  pas  de  soif. 

Puis  se  retournant  vers  Groslow,  qui  essuyait  sur  sou 
front  de  grosses  gouttes  de  sueur  : 

—  Et  elles  sont  pleines?  demanda-t-il. 
Grimaud  traduisit  la  question. 

—  Les  unes  pleines,  les  autres  vides,  dit  Groslow  (Tune 
voix  dans  laquelle,  malgré  ses  efforts,  se  trahissait  son  in- 
quiétude. 

D'Artagnan  frappa  du  doigt  sur  les  tonneaux,  reconnut 
cinq  tonneaux  pleins  et  les  autres  vides  ;  puis  il  introduisit, 
toujours  à  la  grande  terreur  de  l'Anglais,  sa  lanterne  dans 
les  intervalles  des  barriques,  et  reconnaissant  que  ces  inter- 
valles étaient  inoccupés  ; 


\1NGT  ANS  APRES.  113 

—  Allons,  passons,  dit-il,  et  il  s'avança  vers  la  porte  qui 
donnait  dans  le  second  compartiment. 

—  Attendez,  dit  l'Anglais,  qui  était  resté  derrière,  toujours 
en  proie  à  cette  émotion  que  nous  avons  indiquée;  attendez, 
c'est  moi  qui  ai  la  clef  de  celte  porte. 

Et,  passant  rapidement  devant  d'Artagnan  et  Grimaud,  il 
introduisit  d'une  main  tremblante  la  clef  dans  la  serrure  et 
l'on  se  trouva  dans  le  second  compartiment,  où  Mousqueton 
etBlaisois  s'apprêtaient  à  souper. 

Dans  celui-là  ne  se  trouvait  évidemment  rien  à  clierchet 
ni  à  reprendre  :  on  en  voyait  tous  les  coins  et  tous  les  re- 
coins à  la  lueur  de  la  lampe  qui  éclairait  ces  dignes  com- 
pagnons. 

On  passa  donc  rapidement  et  l'on  visita  le  troisième  com- 
partiment. 

Celui-là  était  la  chambre  des  matelots. 

Trois  ou  quatre  hamacs  pendus  au  plafond,  une  table  sou- 
tenue par  une  double  corde  passée  à  chacune  de  ses  extré- 
mités, deux  bancs  vermoulus  et  boiteux  en  fermaient  tout 
l'ameublement.  D'Artagnan  alla  soulever  deux  ou  trois  vieilles 
voiles  pendantes  contre  les  parois,  et,  ne  voyant  encore  rien 
de  suspect,  regagna  par  l'écoutille  le  pont  du  bâtimenî. 

—  Et  cette  chambre?  demanda  d'Artagnan. 

Grimaud  traduisit  à  l'Anglais  les  paroles  du  mousquetaire. 

—  Celle  chambre  est  la  mieime,  dit  le  patron;  y  voulez- 
vous  entrer? 

—  Ouvrez  la  porte,  dit  d'Artagnan. 

L'Anglais  obéit  :  d'Artagnan  allongea  son  bras  armé  de  la 
lanterne,  passa  la  tête  par  la  porte  enlre-bâillée,  et  voyant 
que  celle  chambre  était  un  véritable  réduit  : 

—  Bon,  dii-il,  s'il  y  a  une  armée  à  bord,  ce  n'est  point  ici 
qu'elle  sera  cachée.  Allons  voir  si  Porlhos  a  trouvé  de  quoi 
souper. 

En  remerciant  le  patron  d'un  signe  de  tète,  il  regagna  la 
chambre  d'honneur,  où  étaient  ses  amis. 

Porlhos  n'avait  rien  trouvé,  à  ce  qu'il  paraît,  ou,  s'il  avait 
trouvé  quelque  chose,  la  fatigue  l'avait  emporté  sur  la  faim, 
et,  couché  dans  son  manteau,  il  dormait  profondément  lorsqv.o 
d'Artagnan  rentra. 


i\Q  VINGT  ANS  .4PRliS. 

Athos  et  Aramis,  bercés  par  les  mouvements  moelleux  de- 
premières  vagues  de  la  mer,  commençaient  de  leur  côté  à 
fermer  les  yeux;  ils  les  rouvrirent  au  bruit  que  fit  leur  com- 
pagnon. 

—  Eh  bien?  fit  Aramis. 

—  Tout  va  bien,  à.'.  d'Artagnan,  et  nous  pouvons  dormir' 
tranquilles. 

Sur  celle  assurance,  Aramis  laissa  reiomber  sa  têie  j  Athos 
fit  delà  sienne  un  signe  aiïeclLieux;  ei  d'Aiiagnan,  qui, 
comme  Porihos,  avait  encore  plus  besoin  de  dormir  que  de 
manger,  congédia  Grimaud,  et  se  coucha  dans  son  manteau 
l'épée  nue,  de  telle  façon  que  son  coriis  barrait  le  passage  el 
qu'il  élai'  impossible  d'enlrer  dans  la  chambre  sans  le  heurter. 


XIII 


LE  VIN  DE   PORTO. 

Au  boul  de  dix  minutes,  les  maîtres  dormaient,  mais  il 
n'en  était  pas  ainsi  des  valets,  affamés  et  surtout  altérés. 

Blaisois  et  Mousqueton  s'apprêtaient  à  préparer  leur  lit, 
qui  consistait  en  une  planche  et  une  valise,  tandis  que  sur 
une  table  suspendue  comme  celle  de  la  chambre  voisine  se 
balançaient  au  roulis  de  la  mer  un  pot  de  bière  et  trois  verres.' 

—  ftlaudit  roulis!  disait  Blaisois.  Je  sens  que  rela  va  ms 
reprendre  comme  en  venant. 

—  El  n'avoir  pour  combattre  le  mal  de  msr,  répondit  Mous- 
çueton,  que  du  pain  d'orge  el  du  vin  de  houblon!  pouah! 

—  Mais  votre  bouteille  d'osier,  monsieur  Mousqueton,  de- 
manda Blaisois,  qui  venait  d'achever  la  prfi):iration  de  sa 
couche  et  qui  s'approchait  en  trébuchant  de  la  faille  devanj 
laquelle  Mousqueton  était  déjà  assis  et  où  il  parvint  à  s'as- 
seoir;  mais  votre  bouteille  d'osier,  l'avez-vous  perdue? 

—  Non  pas,  dit  Mousqueton,  mais  Parry  l'a  gardée.  Ces 


VINGT  ANS  APRÈS.  IH 

diables  d'Écossais  ont  toujours  soif.  Et  vous,  Grimand,  de- 
manda Mousqueton  à  son  compagnon,  qui  venait  de  rentrer 
après  avoir  accompagné  d'Artagnan  dans  sa  tournée,  avez- 
vous  soif? 

—  Comme  un  Écossais,  répondit  laconiquement  Grimaud. 

Et  il  s'assit  près  de  Blaisois  et  de  Mousqueton,  tira  un  car- 
net de  sa  poche  et  se  mit  à  faire  les  comptes  de  la  société, 
dont  il  était  l'économe. 

—  Oh  I  la,  la  I  dit  Blaisois,  voilà  mon  cœur  qui  s'embrouille  ! 

—  S'il  en  est  ainsi,  dit  Mousqueton  d'un  ton  doctoral,  pre- 
nez un  peu  de  nourriture. 

—  Vous  appelez  cela  de  la  nourriture?  dit  Blaisois  en  ac- 
compagnant d'une  mine  piteuse  le  doigt  dédaigneux  dont  il 
montrait  le  pain  d'orge  et  le  pot  de  bière. 

—  Blaisois,  reprit  Mousqueton,  souvenez-vous  que  le 
pain  est  la  vraie  nourriture  du  Français  ;  encore  le  Français 
n'en  a-t-il  pas  toujours,  demandez  à  Grimaud. 

—  Oui,  mais  la  bière,  reprit  Blaisois  avec  une  promptitude 
qui  faisait  honneur  à  la  vivacité  de  son  esprit  de  repartie, 
mais  la  bière,  est-ce  là  sa  vraie  boisson? 

—  Pour  ceci,  dit  Mousqueton  pris  dans  le  dilemme  et  as- 
sez embarrassé  d'y  répondre,  je  dois  avouer  que  non,  et 
que  la  bière  lui  est  aussi  antipathique  que  le  vin  Test  aux 
Anglais. 

—  Comment,  monsieur  Mouston,  dit  Blaisois,  qui  celle 
fois  doutait  des  profondes  connaissances  de  Mousqueton , 
pour  lesquelles,  dans  les  circonstances  ordinaires  de  la  vie, 
il  avait  cependant  Tadrairation  la  plus  entière;  comment, 
monsieur  Mouston,  les  Anglais  n'aiment  pas  le  vin? 

—  Ils  le  détestent. 

—  Mais  je  leur  en  ai  vu  boire,  cependant. 

—  Par  pénitence;  et  la  preuve,  continua  Mousqueton  en 
se  rengorgeant,  c'est  qu'un  prince  anglais  est  mort  un  jour 
parce  qu'on  l'avait  mis  dans  un  tonneau  de  malvoisie.  J'ai 
entendu  raconter  le  fait  à  M.  l'abbé  d'Herblay. 

--  L'imbécile  I  dit  Blaisois,  je  voudrais  bien  être  à  sa 
place  ! 

—  Tu  le  peux,  dit  Grimaud  tout  en  alignant  ses  chiffres, 

—  Comment  cela,  dit  Blaisois,  je  le  peux? 

T.  UJ.  7. 


H8  \1NGT  ANS  APR£S. 

—  Oui,  continua  Grimaud  tout  en  retenaat  quatre  et  en 
reporiani  ce  notniire  à  la  colonne  suivante. 

—  Je  le  peux?  expliquez-vous,  mrmsieur  Grimaud. 
Mousqueton  gardait  le  silence  pendant  les  interrogations 

de  Blaisois,  mais  il  était  facile  de  voir  à  l'expression  de  stn 
visage  que  ce  n'était  point  par  indifférence. 
Grimaud  continua  son  calcul  et  posa  sou  total. 

—  Porto,  dit-il  alors  eu  étendant  la  main  d:;ns  la  direction 
du  premier  compartiment  visité  par  d'Ariagnan  et  lui  en 
compagnie  du  patron. 

—  Comment  !  ces  tonneaux  que  j'ai  aperçus  à  travers  la 
porte  entr'ou verte?  • 

--  Porto,  répéta  Grimaud,  qui  recommença  une  nouvelle 
opération  arithmétique. 

—  J'ai  entendu  dire,  reprit  Blaisois  en  s'adressant  à  Mous- 
queton, que  le  porto  est  un  excellent  vin  d'Espagne. 

•—  Excellent,  dit  Mousqueton  en  passant  le  bout  de  ;>& 
langue  sur  ses  lèvres,  excellent.  11  y  en  a  dans  la  cave  de 
M.  le  baron  de  Bracieux. 

—  Si  nous  priions  ces  Anglais  de  nous  en  vendre  une  bott- 
ipille?  demanda  l'iionnête  Blaisois. 

—  Vendre!  dit  Mousqueton  amené  à  ses  anciens  instincts 
de  marauderie.  On  voit  bien,  jeune  bomme,  que  vous  n'avez 
pas  encore  rex[iérience  des  choses  de  la  vie.  Pourquoi  donc 
acheter  quand  on  peut  prendre? 

—  Prendre,  dit  Blaisois,  convoiter  le  bien  du  prochain!  la 
chose  est  défendue,  ce  me  semble. 

—  Où  cela?  demanda  Mousqueton. 

—  Dans  les  commandements  de  Dieu  ou  de  l'Église,  je  ns 
sais  plus  lesquels.  Mais  ce  que  je  sais,  c'est  qu'il  y  a  *. 

Bien  d'autrui  ne  convoiteras. 
Ni  son  épouse  mèmcnient.    (l) 

— .  Voilà  encore  une  raison  d'enfant,  monsieur  Blaisois, 
dit  de  son  ton  le  plus  protecteur  Mousqueton.  Oui,  d'en- 
fant ,  je  répète  le  mot.  OU  avez-vous  vu  dans  les  Écrl" 
tures,  je  vous  le  demande,  que  les  A.ng!ai8  fussent  votre  i<p> 
•^b.ain? 


VINGT  ANS  APRÈS.  <i9 

—  Ce  nest  nulle  part,  la  chose  esl  vraie,  dit  Blaïsois,  du 
aoins  je  ne  me  le  rappelle  pas. 

—  Raiscn  d'enfant,  je  le  répète,  reprit  Alousqneton.  Si 
vous  aviez  faii  dix  ans  la  guerre  comme  Grimaud  et  moi, 
mon  cher  Biaisois,  vous  sauriez  faire  la  différence  qu'il  y  a 
entre  le  bien  d  autrui  et  le  bien  de  l'ennemi.  Or,  un  Anglais 
est  un  ennemi,  je  pense,  et  ce  vin  de  Porto  appartient  aux 
Anglais.  Donc  il  nous  appartient,  puisque  nous  sommes 
Français.  Ne  connaissez-vous  pas  le  proverbe  :  Autant  de 
pris  sur  l'ennemi? 

Cette  faconde,  appuyée  de  toute  l'autorité  que  puisait 
filousqueion  dans  sa  longue  expérience,  stupéfia  Biaisois.  11 
baissa  la  iô(e  comme  pour  se  recueillir,  et  tout  à  coup  rele- 
vant le  front  en  homme  armé  d'un  argument  irrésistible  ; 

--  Et  les  maîtres,  dit- il,  R'font-ils  de  voire  avis,  monsieur 
Mouston? 

Mousqueton  sourit  avec  dédain. 

— 11  faudrait  peut-èire,  dit-il,  que  j'allasse  troubler  le 
fommeil  de  ces  illustres  seigneurs  pour  leur  dire  :  «  Mes- 
sieurs, votre  serviteur  Mousqueton  a  soif,  voulez-vous  lui 
perm3llre  de  boire?  »  Qu'importe,  je  vous  le  demande,  à 
M.  de  Bracieux  que  j'aie  soif  ou  non? 

—  C'est  du  vin  bien  cher,  dit  Biaisois  en  secouant  la  tête. 

—  Fîlt-ce  de  l'or  potable,  monsieur  Biaisois,  dit  Mousque- 
ton, nos  maîtres  ne  s'en  priveraient  pas.  Apprenez  que  M.  le 
baron  de  Bracieux  est  à  lui  seul  assez  riche  pour  boire  une 
tonne  de  porto,  fùt-il  obligé  de  la  payer  une  pistole  la  goutte. 
Or,  je  ne  vois  pas,  continua  Mousqueton  de  plus  en  plus 
magnifique  dans  son  orgueil,  puisque  les  maiires  ne  s'en  pri- 
veraient pas,  pourquoi  les  valets  s'en  priveraient. 

Et  Mousqueton,  se  levant,  prit  le  pot  de  bière,  qu'il  vida 
par  un  sabord  jusqu'à  la  deriïière  goutte,  et  s'avança  majes- 
tueusement vers  la  porte  qui  donnait  dans  le  compartiment. 

—  Ah!  ahl  fermée,  dit-il.  Ces  diables  d'Anglais,  comme 
ils  sont  défiants  I 

—  Fermée  !  dit  Biaisois  d'un  ton  non  moia*  désappointé 
que  celui  de  Mousqueton.  Ah!  peste!  c'est  malheureux; 
avec  cela  que  je  sens  mon  cœur  qui  se  barbouille  de  plus  en 
p;us. 


j20  VINGT  ANS  APRES. 

Mousqueton  se  retourna  vers  Blaisois  avec  un  visage  si 
piteux,  qu'il  était  évident  qu'il  partageait  à  un  haut  degré  la 
désappointement  da  brave  garçon. 

—  Fermée  !  répéta-i-il. 

—  Mais,  hasarda  Blaiîois,  je  vous  ai  entendu  raconter, 
monsieur  Mouston,  qu'une  fois  dans  votre  jeunesse,  à  Chan- 
tilly, je  crois,  vous  avez  nourri  votre  maiire  et  vous-même 
en  prenant  des  perdrix  au  collet,  des  carpes  à  la  ligne  et  des 
bouteilles  au  lacet. 

—  Sans  doute,  répondit  Mousqueton,  c'est  l'exacte  vérité, 
et  voilà  Grimaud  qui  peut  vous  le  dire.  Mais  il  y  avait  un 
soupirail  à  la  cave,  et  le  vin  était  en  bouteilles.  Je  ne  puis 
pas  jeter  le  lacet  à  travers  cette  clois-on,  ni  tirer  avec  une 
ficelle  une  pièce  de  vin  qui  pèse  peut-êire  deux  quintaux. 

—  Non,  mais  vous  pouvez  lever  deux  ou  trois  planches 
d«  la  cloison,  dit  Blaisois,  et  faire  à  l'un  des  tonneaux  un 
trou  avec  une  vrille. 

iilousqueton  écarquilla  démesurément  ses  yeux  ronds,  et 
regardant  Blaisois  en  homme  émerveillé  de  rencontrer  dans 
un  autre  homme  des  qualités  qu'il  ne  soupçonnait  pas  : 

—  C'est  vrai,  dit-il,  cela  se  peut;  mais  un  ciseau  pour 
faire  sauter  les  planches,  une  vrille  pour  percer  le  tonneau? 

—  La  trousse,  dit  Grimaud  tout  en  établissant  la  balance 
de  ses  comptes. 

—  Ah  !  oui,  la  trousse,  dit  Mousqueton,  et  moi  qui  n'y  pen- 
sais pas! 

Grimaud,  en  effet,  était  non-seulement  l'économe  de  la 
troupe,  mais  encure  son  armurier  :  outre  un  registre,  il  avait 
une  trousse.  Or,  comme  Grimaud  était  homme  de  suprême 
précaution,  cette  trousse,  soigneusement  roulée  dans  sa  va- 
lise, était  garnie  de  tous  les  instruments  de  première  né- 
cessité. 

Elle  contenait  donc  une  vrille  d'une  raisonnable  grosseur. 

Mousqueton  s'en  empara. 

Quant  au  ciseau,  il  n'eut  point  à  le  chercher  bien  loin,  le 
poignard  qu'il  portait  à  sa  ceinture  pouvait  le  remplacer 
avantageusement.  Mousqueton  chercha  un  coin  où  les  plan- 
ches fussent  disjointes,  ce  qu'il  n'eut  pas  de  peine  à  trou- 
ver, et  se  mit  immédiatement  à  l'œuvre. 


VINGT  ANS  APRES.  m 

Blaisois  le  regardait  faire  avec  une  admiration  mêle'e  d'im- 
patience, hasardant  de  temps  en  temps  sur  la  façon  de  faire 
sauter  un  clou  ou  de  pratiquer  une  pesée  des  observations 
pleines  d'intelligence  et  de  lucidité. 

Au  bout  d'un  instant,  Mousqueton  avait  fait  sauter  trois 
planches. 

—  La,  dit  Blaisois. 

Mousqueton  était  le  contraire  de  la  grenouille  de  la  fable 
qui  se  croyait  plus  grosse  qu'elle  n'était.  Mallieuireusement, 
s'il  était  parvenu  à  diminuer  son  nom  d'un  tiers,  il  n'en  était 
pas  de  môme  de  son  ventre.  Il  essaya  de  passer  |»ar  l'ouver- 
ture pratiquée  et  vit  avec  douleur  qu'il  lai  faudrait  encore 
enlever  deux  ou  trois  planches  au  moins  pour  i;ae  l'ouver- 
ture fût  à  sa  taille. 

Il  poussa  un  soupir  et  se  retira  pour  se  remettre  à  l'œuvre. 

Mais  Grimaud,  qui  avait  fini  ses  comptes,  s'était  levé,  ef, 
avec  un  intérêt  profond  pour  l'opération  qui  s'exécutait,  il 
s'était  approché  de  ses  deux  compagnons  et  avait  vu  les  ef- 
forts inutiles  tentés  par  Mousqueton  pour  atteindre  la  terre 
promise. 

—  Moi,  dit  Grimaud. 

Ce  mot  valait  à  lui  seul  tout  un  sonnet,  qui  vaut  à  lui  seul, 
comme  en  le  sait,  tout  un  poërae. 
Mousqueton  se  retourna. 

—  Quoi,  vous?  demanda-t-il. 

—  Moi,  je  pasi.irai. 

—  C'est  vrai,  dit  Mousqueton  en  jetant  un  regard  sur  le 
corps  long  et  mince  de  son  ami,  vous  passerez,  vous,  et  même 
facilement. 

—  C'est  juste,  il  conaait  les  tonneaux  pleins,  dit  Blaisois, 
puisqu'il  a  déjà  été  dans  la  cave  avec  M.  le  chevalier  d'Ar- 
tagnan.  Laissez  passer  M.  Grimaud,  monsieur  Mouston. 

—  J'y  serais  passé  aussi  bien  que  Grimaud,  dit  Mousque- 
ton un  peu  piqué. 

—  Oui,  mais  ce  serait  plus  long,  et  j'ai  bien  soif.  Je  sens 
mon  cœur  qui  se  barbouille  de  plus  en  plus. 

—  Passez  donc,  Grimaud,  dit  Mousqueton  en  donnant  à 
celui  qui  allait  tenter  l'expédition  à  sa  place  le  pot  de  bière 
et  la  vrille. 


«î  VINGT  ANS  APRÈS. 

—  Rincez  les  verres,  dit  Grimaud. 

Puis  il  Ot  un  geste  amical  à  Mousqueton,  afin  que  celui-ci 
îui  pardonuàt  d'achever  une  expédition  si  brillamment  com- 
mencée par  un  autre,  et  comme  une  couleuvre  il  se  glissa 
par  l'ouverture  béante  et  disparut. 

Blaisois  semblait  ravi  en  extase.  De  tous  les  exploits  ac- 
complis depuis  leur  arrivée  en  Angleterre  par  les  hommes 
extraordinaires  auxquels  ils  avaient  le  bonheur  d'être  ad- 
ioints,  celui-là  lui  semblait  sans  contredit  le  plus  mira- 
culeux. 

—  Vous  allez  voir,  dit  alors  Mousqueton  en  regardaei 
Blaisois  avec  une  supériorité  à  laquelle  celui-ci  n'essaya 
même  point  de  se  soustraire,  vous  allez  voir,  Blaisois,  com- 
ment, nous  autres  anciens  soldats,  nous  buvons  quand  nous 
avons  soif. 

—  Le  manteau,  dit  Grimaud  du  fond  de  la  cave. 

—  C'est  juste,  dit  Mousqueton. 

—  Que  désire-t-il?  demanda  Blaisois. 

—  Qu'on  bouche  l'ouverture  avec  un  manteau. 

—  Pourquoi  faire?  demanda  Blaisois. 

—  Innocent!  dit  Mousqueton,  et  si  quelqu'un  entrait? 

—  Ah  I  c'est  vrai  I  s'écria  Blaisois  avec  une  admiration  de 
plus  en  plus  visible.  Mais  il  n'y  verra  pas  clair. 

—  Grunaud  voit  toujours  clair,  répondit  Mousqueton,  la 
nuit  comme  le  jour. 

—  Il  est  bien  heureux,  dit  Blaisois:  quand  je  n'ai  pas  de 
chandelle,  je  ne  puis  pas  faire  deux  pas  sans  me  cogner,  moi. 

—  C'est  que  vous  n'avez  pas  servi,  dit  Mousqueton  ;  sans 
cela  vous  auriez  appris  à  ramasser  une  aiguille  dans  un  four. 
Mais  silence!  on  vient,  ce  me  semble. 

Mousqueton  fit  entendre  un  petit  sifflement  d'alarme  qui 
était  familier  aux  laquais  aux  jours  de  leur  jeunesse,  reprit 
sa  place  à  table  et  fit  signe  à  Blaisois  d'en  faire  autant. 

Blaisois  obéit. 

La  porte  s'ouvrit.  Deux  hommes  enveloppés  dans  leurs 
manteaux  parurent. 

—  Ohl  oh!  dit  l'un  d'eux, pas  encore  coucLôs  à  onze  heures 
et  un  quart?  c'est  contre  les  règles.  Que  dans  un  quart  d'heure 
tout  soit  éteint  et  que  tout  le  monde  ronfl'î 


Yl.vVlT  ANS  APRÈS.  123 

1^5  deux  hommes  s*-»cheminèrent  vers  la  porte  du  com- 
partiment dans  lequel  s  était  glissé  Grimaiiti,  ouvrirent  cette 
porte,  entrèrent  et  la  refermèrent  derrière  eux. 

—  Ah!  du  Blaisois  frémissant,  il  est  perdu  I 

—  ("est  un  bien  fin  renard  que  Grimaud,  murmura  Mous- 
,queton. 

Et  ils  attendirent,  l'oreille  au  guet  et  l'Iwleine  suspendue. 

Dix  minutes  s'cronlèrent,  pendant  lesquelles  on  n'entendit 
aucun  bruit  qui  put  taire  soupçonner  que  Giiinaud  fût  dé- 
couvert. 

Co  temps  écoulé,  Mousqueton  et  Blaisois  virent  la  porte  se 
rouvrir,  les  deux  homa.es  en  manteau  sortirent,  refermèrent 
la  porte  avec  la  même  précaution  qu'ils  avaietii  fait  en  en- 
trant et  ils  s'éloignèrent  en  renouvelant  l'ordre  de  se  ccu-^ 
cher  et  d'éteindre  les  lumières. 

—  Obéirons-nous?  demanda  Blaisois  ;  tout  cela  me  semble 
lonche. 

—  Ils  ont  dit  un  quart  d'heure;  nous  avons  encore  ciQfj 
minutes,  re|)rit  Mousqueton. 

—  Si  noirs  prévenions  les  maîtres? 

—  Attendons  Grimaud. 

—  Mais  s'ils  l'ont  tué? 

—  Grimaud  eût  crié. 

—  Vous  savez  qu'il  est  presque  muet. 

—  Nous  eussions  entendu  le  coup,  alors, 

—  Mais  s'il  ne  r^.vient  pas? 

—  Le  voici. 

—  En  effet,  au  moment  même  Grimaud  écartait  le  manteau 
qui  cachait  l'ouverture  et  passait  à  travers  cette  ouverture 
une  tête  livide  dont  les  yeux  arrondis  par  l'elTroi  laissaient 
voir  une  petite  iHunelie  dans  un  large  cercle  blanc.  11  tenait 
à  la  main  le  pot  de  bière  plein  d'une  substance  quelconque, 
l'approcha  du  rayon  de  lumière  qu'envoyait  la  lampe  fu- 
meuse, et  murmura  ce  simple  monosyllabe,  Ok!  avec  une 
expression  de  si  profonde  terreur,  que  Mousqueton  recula 
épouvante  et  que  Blaisois  pensa  s'évanouir. 

Tous  deux  jetèrent  néanmoins  un  regard  curiens  dans  le 
pot  à  bière  :  il  était  plein  de  poudre. 
Une  fois  convaincu  que  le  bâtiment  était  chargé  de  poudra 


m  VLNGT  ANS  APRES. 

au  lieu  de  l'être  de  vin,  Grimaud  s'élança  vers  l'écoutille  et 
ne  fît  qu'un  bond  jusqu'à  la  chambre  où  dormaient  les  quatre 
amis.  Arrivé  à  cette  chambre,  il  repoussa  doucement  la 
porte,  laquelle  en  s'ouvrant  réveilla  immédiatement  d'Arta- 
gnan  couché  derrière  elle. 

A  peine  eut-il  vu  la  figure  décomposée  de  Grimaud,  qu'il 
comprit  qu'il  se  passait  quelque  chose  d'extraordinaire  et 
voulut  s'écrier;  mais  Grimaud,  d'un  geste  plus  rapide  que 
la  parole  elle-même,  mit  un  doigt  sur  ses  lèvres,  et,  d'un 
souffle  qu'on  n'eût  pas  soupçonné  dans  un  corps  si  frêle,  il 
éteignit  la  petite  veilleuse  à  trois  pas. 

D'Artagnan  se  souleva  sur  le  coude,  Grimaud  mit  un  genou 
en  terre,  et  là,  le  cou  tendu,  tous  les  sens  surexcités,  il  glissa 
dans  l'oreille  un  récit  qui,  à  la  rigueur,  était  assez  drama- 
tique pour  se  passer  du  geste  et  du  jeu  de  physionomie. 

Pendant  ce  récit,  Athos,  Porlhos  et  Aramis  dormaient 
comme  des  hommes  qui  n'ont  pas  dormi  depuis  huit  jours, 
et,  dans  l'entre-pont,  ^]ousqueton  nouait  par  précaution  ses 
aiguillettes,  tandis  que  Blaisois,  saisi  d'horreur,  les  cheveux 
hérissés  si.r  sa  tête,  essayait  d'en  faire  autant. 

Voici  ce  qui  s'était  passé. 

A  peine  Grimaud  eut-il  disparu  par  l'ouverture  et  se 
trouva-t-il  dans  le  premier  compartiment,  qu'il  se  mit  en 
quête  et  qu'il  rencontra  un  tonneau.  Il  frappa  dessus  ;  le 
tonneau  était  vide.  Il  passa  à  un  autre,  il  était  vide  encore; 
mais  le  troisième  sur  lequel  il  répéta  l'expérience  rendit  un 
son  si  mat  qu'il  n'y  avait  point  à  s'y  tromper.  Grimaud  re- 
connut qu'il  était  plein. 

Il  s'arrêta  à  celui-ci,  chercha  une  place  convenable  pour  le 
percer  avec  sa  vrille,  et,  en  cherchant  cet  endroit,  mit  la  main 
sur  un  robinet. 

—  Bon  !  dit  Grimaud,  voilà  qui  m'épargne  de  la  besogne. 

Et  il  approcha  son  pot  à  bière,  tourna  le  robinet  et  sentit 
que  le  contenu  passait  tout  doucement  d'un  récipient  dans 
Pautre. 

Grimaud,  après  avoir  préalablement  pris  la  précaution  de 
fermer  le  robinet,  allait  porter  le  pot  à  ses  lèvres,  trop  con- 
sciencieux qu'il  était  pour  apportera  ses  compagnons  une 
liqueur  dont  il  n'eût  pas  pu  leur  répondre,  lorsqu'il  entendit 


VINGT  ANS  APRES.  123 

le  signal  de  l'alarme  que  lui  donnait  I\Iousque\'on;  il  se  douta 
de  quelques  rondes  de  nuit,  se  glissa  dans  l'intervalle  de 
deux  tonneanx  et  se  cacha  derrière  une  futaille. 

En  effet,  un  instant  après,  la  porte  s'ouvrit  et  se  referma 
après  avoir  donné  passage  aux  deux  hommes  à  manteau  que 
oous  avons  vus  passer  et  repasser  devant  Blaisois  et  Mous- 
queton en  donnant  l'ordre  d'éteindre  les  kimièreç. 

L'un  des  deux  poriail  une  lanterne  garnie  de  vitres  soi- 
gneusement fermée  et  d'une  telle  hauteur  que  la  flamme  ne 
pouvait  atteindre  à  son  sommet.  De  plus,  les  vitres  elles- 
mêmes  étaient  recouvertes  d'une  feuille  de  papier  blanc  qui 
adoucissait  ou  pluiôt  absorbait  la  lumière  et  la  chaleur. 

Cet  homme  était  Groslow. 

L'autre  tenait  à  la  main  quelque  chose  de  long,  de  flexible 
et  de  roulé  comme  une  corde  blanchâtre.  Son  visage  était 
recouvert  d'un  chapeau  à  larges  bords.  Grimaud,  croyant  que 
le  même  sentiment  que  le  sien  les  attirait  dans  le  caveau, 
et  que,  comme  lui,  ils  venaient  faire  une  visite  au  vin  de 
Porto,  se  bloiiil  de  plus  en  plus  derrière  sa  futaille,  se  di- 
sant qu'au  reste,  s'il  était  découvert,  le  crime  n'était  pas 
bien  grand. 

Arrivés  au  tonneau  derrière  lequel  Grimaud  était  caché, 
les  deux  hommes  s'arrêtèrent. 

—  Avez-vous  la  mèche?  demanda  en  anglais  celui  qui  por- 
tait le  fallût. 

—  La  voici,  dit  l'autre. 

A  la  voix  du  dernier,  Grimaud  tressaillit  et  sentit  un  frisson 
lui  passer  jusque  dans  la  moelle  des  os;  il  se  souleva  lente- 
aient,  jusqu'à  ce  que  sa  lête  dépassât  le  cercle  de  bois,  et 
sous  le  large  chapeau  il  reconnut  la  pâle  figure  de  Mor- 
daunt. 

—  Combien  de  temps  peut  durer  celte  mèche  ?demanda-t-il, 

—  Mais...  cinq  minutes  à  peu  près,  dit  le  patron. 

Cette  voix,  non  plus,  n'était  pas  étrangère  à  Grimaud.  Ses 
regards  passèrent  de  l'un  à  l'autre,  et  après  Mordaunt  il  re- 
connut Groslow-  ^ 

—  Alors,  dit  lAlordaunt,  vous  allez  prévenir  vos  hommes 
de  se  tenir  prêts,  sans  leur  dire  à  quoi.  La  clialoupa  suit-elîe 
la  bâtiment? 


1-2G  VINGÏ  ANS  APRES. 

—  Comme  un  chien  suit  son  maître  au  bout  d'une  laisse  de 
chanvre. 

—  Alors,  quand  la  pendule  piquera  le  quart  après  minuù 
vous  réunirez  vos  hommes,  vous  descendrez  sans  bruit  dans 
;a  chaloupe... 

—  Après  avoir  mis  le  feu  à  la  mèche? 

—  Ce  soin  me  regarde.  Je  veux  être  sûr  de  ma  vengeance 
Les  rames  sont  dans  le  canot? 

—  Tout  est  préparé. 

—  Bien. 

—  C'est  entendu,  alors. 

Mordaunt  s'agenouilla  et  assura  un  bout  de  sa  mèche  au 
robinet,  pour  n'avoir  plus  qu'à  mettre  le  feu  à  l'extrémité 
opposée. 

Puis,  cette  opération  achevée,  il  tira  sa  montre. 

—  Vous  avez  euiendu?  au  quart  d'heure  après  minuit,  dit 
il  en  se  relevant,  c'est-à-dire... 

11  regarda  sa  montre. 

—  Dans  vingt  minutes. 

—  Parfaitement,  Monsieur,  répondit  Groslow:  seuJement, 
je  dois  vous  faire  observer  une  dernière  fois  qu'il  y  a  quelquft 
danger  pour  la  mission  que  vous  vous  réservez,  et  qu'il  vau 
drait  mieux  charger  un  de  nos  hommes  de  meltre  le  feu  à 
l'artifice. 

—  Mon  cher  Groslow,  dit  I\Iordaunt,  vous  connaissez  le 
proverbe  français  :  On  n'est  bien  servi  que  par  soi-même.  Je 
le  mettrai  en  pratique. 

Grimaud  avait  tout  écouté,  sinon  tO"t  entendu  ;  maisla  vua 
suppléait  chez  lui  au  défaut  de  compréhension  parfaite  de  la 
langue;  il  avait  vu  et  reconnu  les  deux  mortels  ennemis  des 
mousquetaires;  il  avait  vu  Mordaunt  disposer  la  mèche;  il 
avait  entendu  le  proverbe,  que  pour  sa  plus  grande  facilité 
Mordaunt  avail  dit  en  français.  Enfin  il  palpait  et  repalpait 
le  contenu  du  cruchon  qu'il  tenait  à  la  main,  et,  au  lieu  du 
liquide  qu'attendaient  Mousqueton  et  Blaisois,  criaient  et 
s'écrasaient  sous  ses  doigts  les  grains  d'une  poudre  grossière. 

Mordaunt  s'éloigna  avec  le  patron.  A  la  porte  il  s'arrêta 
écoutant. 

—  Entendez- vous  comme  ils  dorment?  (îlc-il. 


VINGT  ANS  APRES.  m 

Eo  effet,  on  entendait  ronfler  Porthos  à  travers  le  plancher. 
—  C'est  Dieu  qui  nous  les  livre,  dit  Groslow. 
— Elcette  fois,  dit  Mordaunt,  le  diable  ne  les  sauverait  pasî 
Et  tous  deux  sortirent. 


XIV 


Î,K  VLN  DE  PORTO. 
(Suite.) 

Grimaud  attendit  qu'il  eût  entendu  grincer  le  pêne  de  la 
porte  dans  la  serrure,  et  quand  il  se  fut  assuré  qu'il  était  seul, 
il  se  dressa  lentement  !e  long  de  la  muraille. 

—  Ah  !  fit-il  en  essuyaot  avec  sa  manche  de  larges  gouttes? 
de  sueur  qui  perlaient  sur  son  front;  comme  c'est  heureux 
que  Mousqueton  ait  eu  soif  1 

Il  se  liâta  de  passer  par  son  trou,  croyant  encore  rêver; 
mais  la  vue  de  la  pondre,  dans  le  pot  de  bière  lui  prouva  que 
ce  rêve  était  un  caucheuiar  mortel. 

D'Artagnan,  comme  on  le  pense,  écouta  tous  ces  détails 
avec  un  intérêt  croissant,  et,  sans  attendre  que  Grimaud  eût 
Uni,  il  se  leva  sans  secousse  :  et  approchant  sa  bouche  de 
l'oreille  d'Aramis,  qui  dormait  à  sa  gauche,  et  lui  tcuchant 
répaule  en  même  temps  pour  prévenir  tout  mouvement 
ibrusque  : 

—  Chevaliti,  lui  dit-il,  levez-vous  et  ne  faites  pas  le 
moindre  tjruit. 

Aramis  s'éveilla.  D'Artagnan  lui  répéta  son  invitation  en 
lui  serrant  la  main.  Aramis  obéit. 

—  Vous  avez  Athos  à  votre  gauche,  dit-il,  prévenez-le 
comme  je  vous  ai  prévenu. 

Aramis  réveilla  facilement  Athos,  dont  le  sommeil  était  lé- 
ger comme  l'est  ordinairement  celui  de  toutes  les  natures  fines 
et  nerveuses  ;  mais  on  eut  plus  de  difficulté  pour  réveiller 


128  VINGT  ANS  APRES. 

Porîhos.  Il  allait  demander  les  causes  et  les  raisons  de  cef.-a 
inlerruption  de  son  sommeil,  qui  lui  paraissait  fort  déplai- 
sante, lorsque  d'Artagnan,pour  toute  explication,  lui  appliqua 
la  main  sur  la  bouche. 

Alors  notre  Gascon,  allongeant  ses  bras  et  les  ramenant  à 
lui,  enferma  dans  leur  cercle  les  trois  têtes  de  ses  amis,  dfi 
façon  qu'elles  se  touchassent  pour  ainsi  dire. 

—  Amis,  dit-il,  nous  allons  immédiatement  quitter  ce  ba- 
teau, ou  nous  sommes  tous  morts. 

—  Bah!  dit  Aihos,  encore? 

—  Savez -vous  quel  est  le  capitaine  du  bateau? 

—  Non. 

—  Le  capitaine  Groslow. 

Un  frémissement  des  trois  mousquetaires  apprit  à  d'Arta- 
gnan  que  son  discours  commençait  à  faire  quelque  impres- 
sion sur  ses  amis. 

—  Groslow!  fit  Aramis,  diable! 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  cela,  Groslow?  demanda  Por- 
tbos,  je  ne  me  le  rappelle  plus. 

—  Celui  qui  a  cassé  la  tête  à  Parry  et  qui  s'apprête  en  ce 
moment  à  casser  les  nôtres. 

—  Ohloh! 

—  Et  son  lieutenant,  savez-vous  qui  c'est? 

—  Son  lieutenant?  il  n'en  a  pas,  dit  Athos.  On  n'a  pas  de 
lieutenant  dans  une  felouque  montée  par  quatre  hommes. 

—  Oui,  mais  M.  Groslow  n'est  pas  un  capitaine  comme  un 
autre  ;  il  a  un  lieutenant,  lui,  et  ce  lieutenant  est  M.  Mordaunt 

Cette  fois  ce  fut  plus  qu'un  frémissement  parmi  les  mous- 
quetaires, ce  fut  presque  un  cri.  Ces  hommes  invincibles 
étaient  soumis  à  l'influence  mystérieuse  et  fatale  qu'exerçait 
ce  nom  sur  eux,  et  ressentaient  de  la  terreur  à  l'entendre 
seulement  prononcer. 

—  Que  faire?  dit  Athos. 

—  Nous  emparer  de  la  felouque,  dit  Aramis. 

—  El  le  tuer,  dit  Porthos. 

—  La  felouque  est  minée,  dit  d'Arlagnan.  Ces  tonneaux  que 
j'ai  pris  pour  des  futailles  pleines  de  porto  sont  des  tonneaux 
de  poudre.  Quand  Mordaunt  se  verra  découvert,  il  fera  tout 
sauter,  amis  et  ennemis,  et,  ma  H\  c'est  un  monsieur  da 


^iNGT  ANS  APRÈS.  <29 

trop  mauvaise  compagnie  pour  que  j'aie  le  désir  de  me  pré- 
senter en  sa  société,  soit  au  ciel,  soit  à  l'enfer. 

—  Vous  avez  donc  un  plan?  demanda  Athos. 

—  Oui. 

—  Lequel? 

—  Avez-vous  confiance  en  moi? 

—<  Ordonnez,  dirent  ensemble  les  trois  mousquetaires. 

—  Eh  bien,  venez! 

D'Artagnan  alla  à  une  fenêtre  basse  comme  un  dalot,  mais 
qui  suflûsait  pour  donner  passage  à  un  homme  ;  il  la  fit  glisser 
doucement  sur  sa  charnière. 

—  Voilà  le  chemin,  dit-il. 

—  Diable!  dit  Aramis,  il  fait  bien  froid,  cher  ami  I 

j—  Restez  si  vous  voulez  ici,  mais  je  vous  préviens  qu'il 
il  fera  chaud  tout  à  l'heure. 

—  Mais  nous  ne  pouvons  gagner  la  terre  à  la  nage.' 

—  La  chaloupe  suit  en  laisse,  nous  gagnerons  la  chaloupe 
et  nous  couperons  la  laisse.  Voilà  tout.  Allons,  Messieurs. 

—  Un  instant,  dit  Aihos  :  les  laquais? 

—  Nous  voici,  dirent  Mousqueton  et  Blaisois,que  Grimaud 
avait  été  chercher  pour  concentrer  toutes  les  forces  dans  la 
cabine,  et  qui,  par  l'écoutille  qui  touchait  presque  à  la  porte, 
étaient  entrés  sans  être  vus. 

Cependant  les  trois  amis  étaient  restés  immobiles  devant 
le  terrible  spectacle  que  leur  avait  découvert  d'Ariagnan  en 
soulevant  le  volet  et  qu'ils  voyaient  par  cette  étroite  ou- 
verture. 

En  effet,  quiconque  a  vu  ce  spectacle  une  fois  sait  que  rien 
n'est  plus  profondément  saisissant  qu'une  mer  houleuse,  rou- 
lant avec  de  sourds  murmures  ses  vagues  noires  à  1»  pâle 
clarté  d'une  lune  d'hiver. 

—  Cordieu!  dit  d'Artagnan,  nous  hésitons,  ce  me  semble! 
Si  nous  hésitons,  nous,  que  feront  donc  les  laquais? 

—  Je  n'hésite  pas,  moi,  dit  Grimaud. 

—  Monsieur,  dit  Blaisois,  je  ne  sais  nager  que  dans  les  n- 
vières,  je  vous  en  préviens. 

—  Et  moi,  je  ne  sais  pas  nager  du  tout,  dit  Mousqueton. 
Pendant  ce  >emps,  d'Artagnan  s'était  glissé  par  l'ouverture. 

—  Vous  êtes  donc  décidé,  ami?  dit  Athos. 


UO  VINGT  ANS  W'krS. 

—  Oui,  répondit  le  Gascon.  Allons,  Aîhos,  voiis  qui  êtes 
i'iiomme  parfait,  dites  à  l'esprit  de  dominer  la  matière.  Vous 
Aramis,  donnez  le  mot  aux  laquais.  Vous,  Porthos,  tuez  tout 
ce  qui  nous  fera  obstacle. 

Et  d'Artagnan,  après  avoir  serré  la  main  d'Athos,  choisiî 
le  moment  où  par  un  mouvement  de  tangage  la  felouque 
plongeait  de  l'arrière;  de  sorte  qu'il  n'eut  qu'à  se  laisser  glis- 
ser dans  l'eau,  qui  l'enveloppait  déjà  jusqu'à  la  ceinture. 

Alhos  le  suivit  avant  même  que  la  felouque  fût  releve'e; 
après  Ailios  elle  se  releva,  et  l'on  vit  se  tendre  et  sortir  de 
re;m  le  câble  qui  attachait  la  chaloupe. 

D'Artagnan  nagea  vers  ce  câble  et  l'atteignit. 

Là  il  attendit  suspendu  à  ce  câble  par  une  main  et  la  tête 
seule  à  fleur  d'eau. 

Au  bout  d'une  seconde,  Alhos  le  rejoignit. 

Puis  l'on  vit  au  tournant  de  la  felouque  poindre  deux  autre  s 
têtes.  Cétaieut  celles  d'Aramis  et  de  Grimaud. 

—  Blaisois  m'inquiète,  dit  Athos.  N'avez-vous  pas  entendu, 
d'Artagnan,  qu'il  a  dit  qu'il  ne  savait  nager  que  dans  les 
rivières? 

—  Quand  on  sait  nager,  on  nage  partout,  dit  d'Artagnan: 
à  la  barque!  à  la  barque I 

—  Mais  Poribos?  je  ne  le  vois  pas, 

—  Porihos  va  venir,  soyez  tranquille,  il  nage  comme  Lé- 
viathan  lui-même. 

En  effet  Portho?  ne  paraissait  point  ;  car  une  scène,  moitié 
burlesque,  moitié  dramatique,  se  passait  entre  lui,  Mousque- 
ton et  Blaisois. 

Ceux-ci,  épouvantés  parle  bruit  de  l'eau,  par  le  sifflement 
du  veut,  effarés  par  la  vue  de  cette  eau  noire  bouillonnant 
dans  le  goutîre,  reculaient  au  lieu  d'avancer. 

—  Allons!  allons I  dit  Porthos,  à  l'eau I 

—  Mais,  Monsieur,  disait  Mousqueton,  je  ne  sais  pas  na- 
ger, laissez-moi  ici. 

—  Et  moi  aussi,  Monsieur,  disait  Blaisois. 

—  Je  vous  assure  que  je  vous  embarrasserai  dans  eelî» 
petite  barque,  reprit  Mousqueton. 

—  Et  moi  je  me  noierai  bien  sûr  avant  <ia9  d'y  arriver, 
continuait  Blaisois. 


VINGT  ANS  APRES  I3f 

—  Ah  çà,  je  TOUS  étrangle  tous  deux  si  ?ous  ne  sortez  pas, 
dit  Pûrthos  en  les  saisissant  à  la  gorge.  En  avant,  Blai- 
sois! 

Un  ge'missement  étouffé  par  la  main  de  fer  de  Porthos  fut 
toute  la  réponse  de  Blaisois,  car  le  géant,  le  tenant  par  le 
cou  et  par  les  pieds,  le  fit  glisser  comme  une  planche  par  la 
fenêtre  et  l'envoya  dans  la  mer  la  tête  en  bas. 

—  Maintennnt,  Mouston,  dit  Porthos,  j'espère  que  vous 
n'abandonnerez  pas  votre  maître. 

—  Ah!  Monsieur,  dit  Mousqueton  les  larmes  aux  yeux, 
pourquoi  avez-vous  repris  da  service?  nous  étions  si  bien 
r.u  château  de  Pierrefcndsl 

El  sans  autre  reproche,  devenu  passif  et  obéissant,  soit 
jar  dévouement  réel,  soit  par  l'exemple  donné  à  l'égard  de 
Blaisois,  Mousqueton  donna  têie  baissée  dans  la  mer.  Action 
sublime  en  fous  cas,  car  Mousqueton  se  croyait  mort. 

Mais  Porthos  n'était  pas  homme  ii  abandonner  ainsi  son 
fidèle  compagnon.  Le  maître  suivit  de  si  prés  son  valet,  que 
la  chute  des  deux  corps  ne  fit  qu'un  seul  et  même  bruit;  de 
sorte  que  lorsque  Mousqueton  revint  sur  l'eau  tout  aveuglé, 
il  se  trouva  soutenu  par  la  large  main  de  Porthos,  et  put,  sans 
TiToir  besoin  de  faire  aucun  mouvc-m.ent,  s'avancer  vers  la 
1 9rde  avec  la  majesté  d'un  dieu  marin. 

Au  même  instant,  Porthos  vit  tourbillonner  quelque  chose 
à  la  portée  de  son  hras.  Il  saisit  ce  quelque  chose  par  la  che- 
velure: c'était  Blaisois,  au-devant  duquel  venait  déjà  Athos. 

—  Allez,  allez,  comte,  dit  Porliios,  je  n'ai  pas  besoin  de 
vous. 

Et  en  etîet,  d'un  coup  de  jarret  vigoureux,  Porthos  se 
dressa  comme  le  géant  Adamastor  au-dessus  de  la  lame,  et 
en  trois  élans  il  se  trouva  avoir  rejoint  ses  compagnons. 

D'Artagnan,  Aramiî  et  Grimaud  aidèrent  Mousqueton  et 
Blaisois  à  monter;  puis  vint  le  tour  de  Porthos,  qui,  en  en- 
jambant par-dessus  le  bord,  manqua  de  faire  chavirer  la  pe- 
tite embarcation. 

—  Et  Athos?  demanda  d'Artagnan. 

—  Me  voici  !  dit  Athos,  qui,  comme  un  général  soutenant 
la  retraite,  n'avait  voulu  monter  que  le  dernier  et  se  tenait 
£Q  rebord  de  la  barque.  Ètes-vous  tous  réunis? 


132  f/NGT  ANS  APRÈS. 

—  Tous,  dit  (fArtagnan.  Et  vous,  Athos,  avez-vous  votre 
poignard? 

—  Oui. 

—  Alors,  coupez  le  câble  et  venez. 

Athos  tira  un  poignard  acéré  de  sa  ceinture  et  coupa  la 
corde;  la  felouque  s'éloigna;  la  barque  resta  stationnaire, 
sans  autre  mouvement  que  celui  que  lui  imprimaient  les 
vagues. 

—  Venez,  Athos!  dit  d'Artagnan. 

Et  il  tendit  la  main  au  comte  de  La  Fere,  qui  prit  à  son 
tour  place  dans  le  bateau. 

—  Il  était  temps,  dit  le  Gascon,  et  vous  allez  voir  quelque 
chose  de  curieux 


XV 


FATALITÉ. 

En  effet,  d'Artagnan  achevait  à  peine  ces  paroles  qu'un  coup 
de  sifflet  retentit  sur  la  felouque,  qui  commençait  à  s'enfon- 
cer dans  la  brume  et  dans  l'obscurité. 

—  Ceci,  conime  vous  le  comprenez  bien,  reprit  le  Gascon, 
veut  dire  quelque  chose. 

En  ce  moment  on  vil  un  falot  apparaître  sur  le  pont  et  des- 
siner des  ombres  à  l'arrière. 

Soudain  un  cri  terrible,  un  cri  de  désespoir  traversa  l'es- 
pace; et  comme  si  ce  cri  eût  chassé  les  nuages,  le  voile  qui 
cachait  la  lune  s'écaiia,  et  Ton  vi'  se  dessiuoi-  sur  le  ciel,  ar- 
genté d'une  pâle  lumière,  la  voilure  grise  al  les  cordages 
Qoirs  de  la  felouque. 

Des  ombres  couraient  éperdues  sur  le  navire,  et  des  cris 
ianienlables  accuriipagnaienl  ces  promenades  uiseusées. 

Au  milieu  de  ces  cris,  on  vit  apparaure  sur  le  cuuronne- 
SQent  de  la  poupe  Mordaunt,  une  torche  à  la  iiiam. 

Ces  ombres  qui  couraient  éperdues  sur  le  navire,  c'était 


VINGT  AiS'S  APRES.  m 

Grosîow,  qui,  à  l'heure  indiquée  par  Mordaunt,  avait  rassem- 
blé ses  hommes;  tandis  que  celui-ci,  après  avoir  écouté  à  la 
porte  de  la  cabine  si  les  mousquetaires  dormaient  toujours, 
était  descendu  dans  la  cale,  rassuré  par  leur  silence. 

En  effet,  qui  eût  pu  soupçonner  ce  qui  venait  de  se  passer? 

Mordaunt  avait  en  conséquence  ouvert  la  porte  et  couru 
à  la  mèche;  ardent  comme  un  homme  altéré  de  vengeance 
et  sur  de  lui  comme  ceux  que  Dieu  aveuglo,  il  avait  mis  le 
feu  au  soufre. 

Pendant  ce  temps,  Groslow  et  ses  matelots  s'étaient  réunis 
à  l'arrière. 

—  Halez  la  corde,  dit  Groslow,  et  attirez  la  chaloupe  à 
nous. 

Un  des  matelots  enjamba  la  muraille  du  navire,  saisit  le 
câble  et  tira;  le  câble  vint  à  lui  sans  résistance  aucune. 

—  Le  câble  est  coupé  1  s'écria  le  marin;  plus  de  canot! 

—  Comment!  plus  de  canot  1  dit  Groslow  en  s'élançant  à 
son  tour  sur  le  bastingage,  c'est  impossible  ! 

—  Cela  est  cependant,  dit  le  marin,  voyez  plutôt  ;  rien  dans 
le  sillage,  et  d'ailleurs  voilà  le  bout  du  câble. 

C'était  alors  que  Groslow  avait  poussé  ce  rugissement  que 
les  mousquetaires  avaient  entendu. 

—  Qu'y  a-t-il?  s'écria  Mordaunt,  qui,  sortant  de  l'écoutille, 
s'élança  à  son  tour  vers  l'arrière,  sa  torche  à  la  main. 

—  Il  y  a  que  nos  ennemis  nous  échappent  ;  il  y  a  qu'ils  onl 
coupé  la  corde  et  qu'ils  fuient  avec  le  canot. 

Mordaunt  ne  fit  qu'un  bond  jusqu'à  la  cabine,  dont  il  en- 
fonça la  porte  d'un  coup  de  pied. 

—  Vide  !  s'écria-t-il.  Oh  !  les  démons  I 

—  Nous  allons  les  poursuivre,  dit  Groslow  ;  ils  ne  peuvent 
être  loin,  et  nous  les  coulerons  en  passant  sur  eux. 

—  Oui,  mais  le  feu!  dit  Mordaunt,  j'ai  mis  le  feu! 

—  A  quoi? 

—  A  la  raêche  ! 

—  Jlille  tonnerres  !  hurla  Groslow  en  se  précipitant  vers 
l'écoutille.  Peut-être  est-il  encore  temps. 

Mordaunt  ne  répondit  que  par  un  rire  terrible;  et,le5  traits 
bouleversés  par  la  haine  plus  encore  que  parla  terreur,  cher- 
chant le  ciel  de  ses  yeux  hagards  pour  lui  lancer  un  dernier 

T.   III.  8 


134  VLXGT  ANS  APRÈS. 

blasphéma,  il  jeta  d'abord  sa  tcrcbe  dans  la  mer,  puis  il  s'y 
précipita  lui  même. 

An  même  instant  et  comme  Groslow  mettait  le  pied  sur 
rescalier  de  l'écoutille,  le  navire  s'ouvrit  comme  le  cratère 
d'un  volcan  ;  un  jet  de  feu  s'élança  vers  le  ciel  avec  une 
explosion  pareille  à  celle  de  cent  pièces  de  canon  qui  tonne- 
raient à  la  fois;  l'air  s'embrasa  tout  sillonné  do  débria  em- 
brasés eux-mêmes,  puis  l'effroyable  éclair  disparut,  les  dé- 
Dris  tombèrent  l'un  après  l'autre,  frémissant  dans  labime, 
où  ils  s'éteignirent,  et,  à  l'exception  d'une  vibration  dans 
l'air,  au  bout  d'un  instant  on  eût  cru  qu'il  ne  s'était  rien 
passé. 

Seulement  la  felouque  avait  disparu  de  la  surface  de  la 
mer,  et  Groslow  et  ses  trois  hommes  étaient  anéantis. 

Les  quatre  amis  avaient  tout  vu,  aucun  des  détails  de  ce 
ierrible  drame  ne  leur  avait  échappé.  Un  instant  inondés  de 
cette  lumière  éclatante  qui  avait  éclairé  la  mer  à  plus  d'une 
lieue,  on  aurait  pu  les  voir  chacun  dans  une  attitude  diverse, 
exprimant  l'eiTroi  que,  malgré  leurs  cœurs  de  bronze,  ils 
ne  pouvaient  s'empêcher  de  ressentir.  Bientôt  la  pluie  de 
flammes  retomba  tout  autour  d'eux  ;  puis  enfin  le  volcan  s'é- 
teignit comme  nous  l'avons  raconté,  et  tout  rentra  d;uis  Tob- 
scurité,  barque  flottante  et  océan  houleux. 

Ils  demeurèrent  un  instant  silencieux  et  abattus.  Porlhos 
et  d'Artagnan,  qui  avaient  pris  chacun  une  rame,  la  soute- 
naient machinalement  au-dessus  de  l'eau  en  pesant  dessus 
de  tout  leur  corps  et  en  l'étreignant  de  leurs  mains  cris- 
pées. 

—  Ma  foi ,  dit  Aramis  rompant  le  premier  ce  silence  de 
mort,  pour  cette  fois  je  crois  que  tout  est  fini. 

, —  A  moi,  milords  I  à  l'aide  I  au  secours  1  cria  une  voix  la- 
mentable dont  les  accents  parvinrent  aux  quatre  amis,"  et 
pareille  à  celle  de  quehiue  esprit  de  la  mer. 

Tous  se  regardèrent.  Athos  lui-même  tressaillit. 

—  C'est  lui,  c'est  sa  voixl  dit-il. 

Tous  gardèrent  le  silence,  car  tous  avaient,  comme  Athos, 
reconnu  cette  voix.  Seulement  leurs  regards  aux  prunelles 
dilatées  se  tournèrent  dans  la  direction  où  avait  disparu  la 
bâtiment,  faisant  des  efforts  inouïs  pour  percer  l'obscurité. 


VLNGT  ANS  APRÈS.  135 

Au  bout  d'uninstant  on  commença  de  distinguer  un  homme. 
1!  s'approcliait  nageant  avec  vigaeur. 

Ailios  étendit  lentement  le  bras  vers  lui,  le  montrant  da 
doigt  à  ses  compagnons. 

—  Oui,  oui,  dii  d'Artagnan,  je  le  vois  bien. 

—  Encore  lui  !  dit  Porihos  en  respirant  comme  un  soufflet 
de  forge.  Ah  çà,  mais  il  est  donc  de  fer? 

—  0  mon  Dieu  !  nuirraura  Athos. 

Aramis  et  d'Artagnan  se  parlaient  à  l'oreille. 
Wordaunt  fit  encore  quelques  brassées,  et,  levant  en  signe 
de  détresse  une  main  au-dessus  de  la  mer  : 

—  Pitié  I  Messieurs,  pitié,  au  nom  du  ciell  je  sens  mes 
forces  qui  m'abandonnent,  je  vais  mourir  I 

La  voix  qui  implorait  secours  était  si  vibrante,  qu'elle  alla 
éveiller  la  compassion  au  fond  du  cœur  d'AUios. 

—  Le  malheureux  I  murmura-t-il. 

—  Bon  !  dit  d'Artagnan,  il  ne  vous  manque  pins  que  de  1?; 
plaindre  !  En  vérité,  je  crois  qu'il  nage  vers  nous.  Pense-t-il 
donc  que  nous  allons  le  prendre  ?  Ramez,  Poithos,  ramez  ! 

Et  donnant  rexeniple,  d'Artagnan  plongea  sa  rame  dans  la 
mer ,  deux  coups  d'aviron  éloignèrent  la  barque  de  vingt 
brasses. 

—  Oh  !  vous  ne  m'abandonnerez  pas  !  vous  ne  me  laisserez 
pas  périr I  vous  ne  serez  pas  sans  pitié  !  s'écria  Mordaunt. 

—  Ahl  ahl  dit  Porthos  à  Mordaunt,  je  crois  que  nous  vous 
tenons,  enfin,  mon  brave,  et  que  vous  n'avez  pour  vous  sau- 
ver d'ici  dautres  portes  que  celles  de  l'enfer! 

—  Ohl  Porthos  !  murmura  le  comte  de  La  Fère. 

—  Laissez-moi  tranquille,  Aihos  ;  en  vérité  vous  devenez 
ridicule  avec  vos  éternelles  générosités  !  D'abord,  s'il  ap- 
proche à  dix  pieds  de  la  barque,  je  vous  déclare  que  je  lui 
fends  la  tète  d'un  coup  d'aviron. 

—  Oh  !  de  grâce...  ne  me  fuyez  pas.  Messieurs. ..de  grâce... 
ayez  pitié  de  moi  !  cria  le  jeune  homme,  dont  la  respiration 
haletante  faisait  parfois,  quand  sa  tête  disparaissait  sous  la 
vague,  bouillonner  l'eau  glacée. 

D'Artagnan,  qui  tout  en  suivant  de  l'œil  chaque  mouve- 
ment de  Mordaunt  avait  terminé  son  colloque  avec  Arâmis, 
se  leva  : 


136  VINGT  ANS  APRES. 

—  Monsieur,  dit-il  en  s'adressant  au  nageur,  ëloignez-vous, 
s'il  vous  plait.  Votre  repentir  est  de  trop  fraîche  date  pour 
que  nous  y  ayons  une  bien  grande  confiance  ;  faites  attention 
que  le  bateau  dans  lequel  vous  avez  voulu  nous  griller  fume 
encore  à  quelques  pieds  sous  l'eau,  et  que  la  situation  dans 
laquelle  vous  êtes  est  un  lit  de  roses  en  comparaison  de  celle 
où  vous  vouliez  nous  mettre  et  où  vous  avez  mis  M,  Grosîou 
et  ses  compagnons. 

—  Messieurs,  reprit  Mordaunt  avec  un  accent  plus  dése?- 
pe'ré,  je  vous  jure  que  mon  repentir  est  véritable.  Messieurs, 
je  suis  si  jeune,  j'ai  vingt-trois  ans  à  peine!  Messieurs,  j'ai 
été  entraîné  par  un  ressentiment  bien  naturel,  j'ai  voulu  ven- 
ger ma  mère,  et  vous  eussiez  tous  fait  ce  que  j'ai  fait. 

—  Peuh  !  fit  d'Artagnan,  voyant  qu'Athos  s'attendrissait  de 
plus  en  plus  ;  c'est  selon. 

Mordaunt  n'avait  plus  que  trois  ou  quatre  brassées  à  faire 
pour  atteindre  la  barque,  car  l'approche  de  la  mort  semblail 
lui  donner  une  vigueur  surnaturelle. 

—  Hélas  !  reprit-il,  je  vais  donc  mourir  !  vous  allez  donc 
tuer  le  fils  comme  vous  avez  tué  la  mère!  Et  cependant  je 
n'étais  pas  coupable  :  selon  toutes  les  lois  divines  et  humai- 
nes, un  fils  doit  venger  sa  mère.  D'ailleurs,  ajouta-t-il  en 
joignant  les  mains,  si  c'est  un  crime,  puisque  je  m'en  repens, 
puisque  j'en  demande  pardon,  je  dois  être  pardonné. 

Alors,  comme  si  les  forces  lui  manquaient,  il  sembla  ne 
plus  pouvoir  se  soutenir  sur  l'eau,  et  une  vague  passa  sur  sa 
tête,  qui  éteignit  sa  voix. 

—  Oh!  cela  me  déchire  !  dit  Athos. 
Mordaunt  reparut. 

—  Et  moi,  répondit  d'Artagnan,  je  dis  qu'il  faut  en  finir; 
monsieur  l'assassin  de  votre  oncle ,  monsieur  le  bourreau 
du  roi  Charles,  monsieur  l'incendiaire,  je  vous  engage  à 
vous  laisser  couler  à  fond;  ou,  si  vous  approchez  encore  de 
la  barque  d'une  seule  brasse,  je  vous  casse  la  tête  avec  mou 
aviron. 

Mordaunt,  comme  au  désespoir,  fit  une  brassée.  D'Arta- 
gnan prit  sa  rame  à  deux  mains,  Athos  se  leva. 

—  D'Artagnan!  d'Artagnan!  s'écria-t-il ;  d'Artagnan!  mon 
fils,  je  vous  en  supplie  !  Le  malheureuy  va  mourir,  et  c'esl 


VliNGT  ANS  APRÈS.  «3? 

affreux  de  laisser  mourir  un  homme  sans  lui  tendre  la  main, 
quand  on  n'a  qu'à  lui  tendre  la  main  pour  le  sauver.  Oh! 
mon  cœur  me  défend  une  pareille  action;  je  ne  puis  y  résis- 
ter, il  faut  qu'il  vive  1 

—  Mordieu  !  répliqua  d'Artagnan,  pourquoi  ne  vous  liviez- 
vous  pas  tout  de  suite  pieds  et  poings  liés  à  ce  misérable  t 
Ce  sera  plus  tôt  fait.  Ah!  comte  de  La  Fère,  vous  voulez  pé- 
rir par  lui;  eh  bien  I  moi,  votre  fils,  comme  vous  m'appelez, 
je  ne  le  veux  pas. 

C'était  la  première  fois  que  d'Artagnan  résistait  à  une 
prière  qu'Athos  faisait  en  l'appelant  son  fils. 

Aramis  tira  froidemenî  son  épée ,  qu'il  avait  emportée 
entre  ses  dents  à  la  nage. 

—  S'il  pose  la  main  sur  le  bordage,  dit-il,  je  la  lui  coupe 
comme  à  un  régicide  qu'il  est. 

—  Et  moi,  dit  Porlhos,  attendez... 

—  Qu'allez-vous  faire  ?  demanda  Aramis. 

^-  Je  vais  me  jeter  à  l'eau  et  je  l'étranglerai. 

—  Oh!  Messieurs,  s'écria  Athos  avec  un  sentiment  irré- 
sistible, soyons  hommes,  soyons  chrétiens  I 

D'Artagnan  poussa  un  soupir  qui  ressemblait  à  un  gémis- 
sement, Aramis  abaissa  son  épée,  Porthos  se  rassit. 

—  Voyez,  continua  Athos,  voyez,  la  mort  se  peint  sur  son 
visage  ;  ses  forces  sont  à  bout,  une  minute  encore,  et  il  coule 
au  fond  de  l'abîme.  Ah!  ne  me  donnez  pas  cet  horrible  re- 
mords, ne  me  forcez  pas  à  mourir  de  honte  à  mon  tour;  mes 
amis,  accordez-moi  la  vie  de  ce  malheureux,  je  vous  bénirai, 
je  vous... 

—  Je  me  meurs!  murmura  Mordaunt;  à  moi  !...  à  moi  !.« 

—  Gagnons  une  minute,  dit  Aramis  en  se  penchant  è 
gauche  et  en  s'adressant  à  d'Artagnan.  Un  coup  d'aviron, 
ajouta-t-il  en  se  penchant  à  droite  vers  Porlhos. 

D'Artagnan  ne  répondit  ni  du  geste  ni  de  la  parole  :  il 
commençait  d'être  ému,  moitié  des  supplications  d'Alhos, 
moitié  pa»  le  spectacle  qu'il  avait  sous  les  yeux.  Porlhos 
seul  donna  un  coup  de  rame,  et,  comme  ce  coup  n'avait  pas 
de  contre-poids,  la  barque  tourna  seulement  sur  elle-même, 
et  ce  mouvement  rapprocha  Athos  du  moribond. 

—  Monsieur  le  comte  de  La  Fère!  s'écria  Mordaunt,  mon- 

T.  lU. 


«3S  VINGT  ANS  APRES. 

sîeur  le  comte  de  La  Fera  I  c'est  à  vous  qne  jo  m'adressa, 
c'est  vous  que  je  supplie,  ayezpiliéde  ruoi!...  Où  êles-vous, 
monsieur  le  comte  de  La  Fère?  je  n'y  vois  plus...  je  me 
meurs  !...  A  moi  !  à  moi! 

—  Me  voici.  Monsieur,  dit  Alhos  en  se  pencliant  et  en 
étendant  le  bras  vers  Mordaunt  avec  cet  air  de  noblesse  et 
de  dignité  qni  lui  était  habituel,  me  voici;  prenez  ma  main, 
■^t  entrez  da/is  notre  embarcation. 

—  J'aiine  mieux  ne  p^s  regarder,  dit  d'Artagnan,  cette 
faiblesse  me  répugne. 

Il  se  retourna  vers  les  deux  amis,  qui,  de  leur  côté,  se 
pressaient  au  fond  de  la  barque  comme  s'ils  eussent  craint 
de  loucher  celui  auquel  Athos  ne  craignait  pas  de  tendre  la 
iȉin. 

Mordaunt  fit  un  effort  suprême ,  se  souleva ,  saisit  cette 
main  qui  se  tendait  vers  lui  et  s'y  cramponna  avec  la  véhé- 
mence du  dernier  espoir. 

—  Bien  I  dit  Ailios,  mettez  votre  autre  main  ici. 

Et  il  lui  offrait  son  épaule  comme  second  point  d'appui; 
de  sorte  que  sa  tête  touchait  presque  la  tête  de  Mordaunt,  et 
que  ces  deux  ennemis  mortels  se  tenaient  embrassés  comme 
deux  frères. 

Mordaunt  étreignit  de  ses  doigts  crispés  le  collet  d'Athos. 

—  Bien,  Monsieur,  dit  le  comte,  maintenant  vous  voilà 
sauvé,  tranquillisez-vous. 

—  Ah  I  ma  more,  s'écria  !\Iordaunt  avec  un  regard  flam- 
boyant et  avec  un  accent  de  haine  impossible  à  décrire,  je 
ne  peux  l'offrir  qu'une  victime,  mais  ce  sera  du  moins  celle 
que  tu  eusses  choisie  I 

Et  tandis  que  d'Artagnan  poussait  un  cri,  que  Portbos 
levait  l'aviron,  qu'Aramis  cherchait  une  place  pour  frappe 
une  effrayante  secousse  donnée  à  la  barque  entraîna  Alhos 
dans  l'eau,  tandis  que  Mordaunt,  poussant  un  cri  de  triomphe, 
serrait  ie  cou  de  sa  victime  et  enveloppait,  pour  paralyser 
ses  mouvements,  ses  jambes  et  les  siennes  comme  aurait 
pu  !e  faire  un  serpent. 

Un  instant,  sans  pousser  un  cri,  sans  appeler  à  son  aide, 
Alhos  essaya  de  se  maintenir  à  la  surface  de  la  mer,  mais,  lo 
poids  rentrainant,  il  disparut  oeu  à  peu;  bientôt  on  ne  vit 


VINGT  ANS  APRES.  139 

plus  que  ses  longs  cheveux  flottants  ;  puis  tout  disparut,  et 
un  large  bouillonnement,  qui  s'elïaça  à  son  tour,  indiau» 
seul  l'endroit  où  tous  deux  s'étaient  engloutis. 

Muets  d'horreur,  immobiles,  suffoqués  par  l'indignation  et 
l'épouvante,  les  trois  amis  étaient  restés  la  bouche  béante, 
les  yeux  dilatés,  les  bras  tendus;  ils  semblaient  des  statues, 
et  cependant,  malgré  leur  immobilité,  on  entendait  battre 
îeur  cœur.  Porilios  le  piemier  revint  à  lui,  et  s'arrachaat  les 
cheveux  à  pleines  mains  : 

—  Oh!  s'écria-t-il  avec  un  saoglot  déchirant  chez  un  pa- 
reil homme  surtout,  oh!  Athos,  Athos!  noble  cœur!  malheur! 
malheur  sur  nous  qui  t'avons  laissé  mourir! 

—  Oh!  oui,  répéta  d'Artagnan,  malheur! 

—  Malheur  !  murmura  Aramis. 

En  ce  moment,  au  milieu  du  vaste  cercle  illuminé  des 
rayons  de  la  lune,  à  quatre  ou  cinq  brasses  de  la  barque,  le 
même  tourbillonnement  qui  avait  annoncé  l'absorption  se 
renouvela,  et  l'on  vit  reparaître  d'abord  des  cheveux,  puis 
un  visage  pâle  aux  yeux  ouverts  mais  cependant  morts,  puis 
un  corps  qui,  après  s'être  dressé  jusqu'au  buste  au-dessus 
de  la  mer,  se  renversa  mollement  sur  le  dos,  selon  le  caprice 
de  la  vague. 

Dans  la  poitrine  du  cadavre  était  enfoncé  un  poignard 
dont  le  pommeau  d'or  étincelait. 

—  Mordaunt!  Mordauntl  Mordaunt!  s'écrièrent  les  trtyis 
amis,  c'est  Mordaunt! 

—  Mais  Athos  ?  dit  d'Artagnan. 

Tout  à  coup  la  barque  pencha  à  gauche  sous  un  poids 
nouveau  et  inattendu,  et  Grimaud  poussa  un  hurlement  de 
joie;  tous  se  retournèrent,  et  l'on  vit  Athos,  livide,  l'œil 
éteint  et  la  main  tremblante,  se  reposer  en  s'appuyant  sur  le 
bord  du  canot.  Huit  bras  nerveux  Tenlevèrent  aussitôt  et  le 
déposèrent  dans  la  barque,  où  dans  un  instant  Athos  se  sen- 
tit réchaulTé,  ranimé,  renaissant  sous  les  caresses  et  dans 
Je»?  étreintes  de  ses  amis  ivres  de  joie. 

—  Vous  n'êtes  pas  blessé,  au  moins?  demanda  cTArtagnan. 

—  Non  répondit  Athos...  Et  lui? 

—  Oh!  lui,  pour  cette  fois,  Dieu  merci!  il  est  bien  mort. 
Tenez  !  et  d'Artagnan,  forçant  Athos  de  regarder  dans  la  dl- 


140  VINGT  ANS  APRÈS. 

rection  qu'il  lui  indiquait,  lui  montra  le  corps  de  Mordaunt 
flottant  sur  le  dos  des  lames,  et  qui,  tantôt  submergé,  tantôt 
relevé,  semblait  encore  poursuivre  les  quatre  amis  d'un 
regard  chargé  d'insulte  et  de  haine  mortelle. 

Enfin  il  s'abima.  Athos  l'avait  suivi  d'un  œil  empreint  de 
mélancolie  et  de  pitié. 

—  Bravo,  Athos  !  dit  Aramis  avec  une  effusion  bien  rare 
chez  lui. 

—  Le  beau  coup!  s'écria  Porthos. 

—  J'avais  un  fils,  dit  Athos,  j'ai  voulu  vivre. 

—  Enfin,  dit  d'Artagnan,  voilà  où  Dieu  a  parlé  ! 

—  Ce  n'est  pas  moi  qui  l'ai  tué,  murmura  Athos,  c'est  lo 
destin. 


XYI 


ou,   APRÈS  AVOIR    MANQUÉ    d'ËTRE   ROTI,  MOL'SQDETOH 
MANQUA   d'être   MANGÉ. 

Un  profond  silence  régna  longtemps  dans  le  canot  après 
la  scène  terrible  que  nous  venons  de  raconter.  La  lune,  qui 
s'était  montrée  un  instant  comme  si  Dieu  eût  voulu  qu'au- 
cun détail  de  cet  événement  ne  restât  caché  aux  yeux  des 
spectateurs,  disparut  derrière  les  nuages;  tout  rentra  dans 
cette  obscurité  si  effrayante  dans  tous  les  déserts  et  surtout 
dans  ce  désert  liquide  qu'on  appelle  l'Océan,  et  l'on  n'enten- 
dit plus  que  le  sifflement  du  vent  d'ouest  dans  la  crête  des 
âmes. 

Porthos  rompit  le  premier  le  silence. 

—  J'ai  vu  bien  des  choses,  dit-il,  mais  aucune  ne  m'a 
ému  comme  celle  que  je  viens  de  voir.  Cependant,  tout 
troublé  que  je  suis,  je  vous  déclare  que  je  me  sens  excefîi- 
veraent  heureux.  J'ai  cent  livres  de  moins  sur  la  poitrine,  et 
je  r?spire  enfin  librement. 


.  VINGT  ANS  APil£S.  Ui 

En  effet,  PorHios  respira  avec  un  bruit  qui  faisait  honneur 
au  jeu  puissant  de  ses  poumons. 

—  Pour  moi,  dit  Aramis,  je  n'en  dirai  pas  autant  que  vous 
Porthos  ;  je  suis  'encore  épouvanté.  C'est  au  point  que  je  n'en 
crois  pas  mes  yeux,  que  je  doute  de  ce  que  j'ai  vu,  que  je 
cherche  tout  autour  du  canot,  et  que  je  m'attends  à  chaque 
minute  à  voir  reparaître  ce  misérable  tenant  à  la  main  le  poi- 
gnard qu'il  avait  dans  le  cœur. 

—  Oh  !  moi,  je  suis  tranquille,  reprit  Porthos  ;  le  coup  lui 
a  été  porté  vers  la  sixième  côte  et  enfoncé  jusqu'à  la  garde. 
Je  ne  vous  en  fais  pas  un  reproche,  Alhos,  au  contraire. 
Quand  on  frappe,  c'est  comme  cela  qu'il  faut  frapper.  Aussi 
ie  vis  à  présent,  je  respire,  je  suis  joyeux. 

—  Ne  vous  hâtez  pas  de  chanter  victoire,  Porthos!  dit  d'Ar- 
tagnan.  Jamais  nous  n'avons  couru  un  danger  plus  grand 
qu'à  cette  heure;  car  un  homme  vient  à  bout  d'un  homme, 
mais  non  pas  d'un  élément.  Or,  nous  sommes  en  mer  la 
nuit,  sans  guide,  dans  une  frêle  barque  ;  qu'un  coup  de  vent 
fasse  chavirer  le  canot,  et  nous  sommes  perdus. 

Mousqueton  poussa  un  profond  soupir. 

—  Vous  êtes  ingrat,  d'Artagnan,  dit  Athos;  oui,  ingrat  de 
douter  de  la  Providence  au  moment  où  elle  vient  de  nous 
sauver  tous  d'une  façon  si  miraculeuse.  Croyez-vous  qu'elle 
nous  ait  fait  passer,  en  nous  guidant  par  la  main,  à  travers 
tant  de  périls,  pour  nous  abandonner  ensuite?  Non  pas. 
Nous  sommes  partis  par  un  vent  d'ouest,  ce  vent  souffle  tou- 
jours. Athos  s'orienta  sur  l'étoile  polaire.  Voici  le  chariot, 
par  conséquent  là  est  la  France.  Laissons-nous  aller  au 
vent,  et  tant  qu'il  ne  changera  point  il  nous  poussera  vers 
les  côtes  de  Calais  ou  de  Boulogne.  Si  la  barque  chavire, 
nous  sommes  assez  forts  et  assez  bon  nageurs,  à  nous  cinq 
du  moins,  pour  la  retourner,  ou  pour  nous  attacher  à  elle 
si  cet  effort  est  au-dessus  de  nos  forces.  Or,  nous  nous  trou- 
vons sur  la  route  de  tous  les  vaisseaux  qui  vont  de  Douvres 
à  Calais  et  de  Portsmouth  à  Boulogne  ;  si  l'eau  conservait 
leurs  traces,  leur  sillage  eût  creusé  une  vallée  a  l'endroit 
même  où  nous  sommes.  11  est  donc  impossible  qu'au  jour 
nous  ne  rencontrions  pas  quelque  barque  de  pêcheur  qui 
nous  recueillera. 


152  VINGT  ANS  APRÈS. 

—  Mais  si  nous  n'en  rencontrions  point,  par  exemple,  el 
que  le  vent  lournâi  au  nord  I 

—  Alors,  dit  Aihos,  c'est  autre  chose,  nous  ne  retrouve- 
rions la  terre  que  de  l'autre  côté  de  T Atlantique. 

—  Ce  qui  veut  dire  que  cous  mourrions  de  faim,  reprit 
Aramis. 

—  C'est  pins  que  probable,  dit  le  comte  de  La  Fcre. 
Mousqueton  poussa  un  second  soupir  plus  douloureux 
core  que  le  premier. 

—  Ah  çà,  Mousion,  demanda  Porthos,  qu'avez-vous  donc 
gémir  toujours  ainsi?  cela  devient  fastidieux! 

—  J'ai  que  j'ai  froid,  Monsieur,  dit  Mousqueton. 

—  C'est  impossible,  dit  Porthos. 

—  Impossible?  dit  Mousqueton  étonné. 

—  Certainement.  Vous  avez  le  corps  couvert  d'une  couche 
de  graisse  qui  le  rend  impénétrable  à  l'air.  Il  y  a  autre  chose 
parlez  franchement. 

—  Eh  bien,  oui.  Monsieur,  et  c'est  même  cette  couche  de 
graisse,  dont  vous  me  glorifiez,  qui  m'épouvante,  moi! 

—  Et  pourquoi  cela,  Mouslon?  parlez  hardiment,  ces  Mes- 
sieurs vous  le  permettent. 

—  Parce  que,  Monsieur,  je  me  rappelais  que  dans  la  bi- 
bliothèque du  cbàieau  de  Bracieux  il  y  a  ur.e  foule  de  livres 
de  voyages,  et  parmi  ces  livres  de  voyages  ceux  de  Jean 
Mocquei,  le  fameux  voyageur  du  roi  Henri  IV. 

—  Après? 

—  Eh  bien!  Monsieur,  dit  Mousqueton,  dans  ces  livres  il 
est  fort  parié  d'aventures  maritimes  et  d'événements  sem- 
blables à  celui  qui  nous  menace  en  ce  moment  ! 

—  Continuez,  Mouston  dit  Porthos,  celte  analogie  est 
pleine  d'intérêt. 

—  Eh  bien.  Monsieur,  en  pareil  cas,  les  voyageurs  affa- 
més, dit  Jean  Mocquet,  ont  Phabitude  affreuse  de  se  manger 
ies  uns  les  autres  et  de  commencer  par... 

—  Par  le  plus  gras  !  s'écria  d'Artagnan  ne  pouvant  s'empê- 
cher de  rire  malgré  la  gravilé  de  la  situation. 

—  Oui,  Monsieur,  répondit  Mousqueton  un  peu  abasourdi 
de  cette  hilarité,  et  permettez-moi  de  vous  dire  que  je  ne 
vois  pas  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  risible  là-dedans. 


VINGT  ANS  APRÈS.  U3 

—  C'est  le  dévouement  personnifié  que  ce  brave  Mouston  | 
reprit  Porlhos.  Gageons  que  tu  te  voyais  déjà  dépecé  et 
raangé  par  ton  maître? 

—  Oui,  iMonsieur,  quoique  cette  joie  que  vous  devinez 
en  moi  ne  soit  pas,  je  vous  l'avoue,  sans  quelque  mélange 
de  tristesse.  Cependant  je  ne  me  regretterais  pas  trop,  Mon- 
sieur, si  en  mourant  j'avais  la  certitude  de  vous  être  utile 
encore. 

—  Mouston,  dit  Porthos  attendri,  si  nous  revoyons  jamais 
mon  cbàteau  de  Pierrefonds,  vous  aurez,  en  toute  propriété 
pour  vous  et  vos  descendants,  le  clos  de  vignes  qui  sur- 
morte la  ferme. 

—  Et  vous  le  JommerezTa  vigne  du  Dévouement,  Mous- 
Ion,  dit  Aramis,  pour  transmettre  au  derniers  âges  le  souve- 
nir de  voire  sacrifice. 

—  Clievalier,  dit  d'Artagnan  en  riant  à  son  tour,  vous  eus- 
siez mangé  du  Mouston  sans  trop  de  répugnance,  n'est-ce 
pas,  surtout  après  deux  ou  trois  jours  de  diète? 

—  Oli!  ma  foi,  non,  reprit  Aramis,  j'eusse  mieux  aimé 
Blaisois  :  il  y  a  moins  longtemps  que  nous  le  connaissons. 

On  conçoit  que  pendant  cet  échange  de  plaisanteries,  qui 
avaient  pour  but  surtout  d'écarter  de  l'esprit  d'Atbos  la  scène 
qui  venait  de  se  passer,  à  l'exception  de  Grimaud,  qui  savai'; 
qu'en  tout  cas  le  danger,  quel  qu'il  fût,  passerait  au-dessus 
de  sa  tête,  les  valets  ne  fussent  point  tranquilles. 

Aussi  Grimaud,  sans  prendre  aucune  part  à  la  conversa- 
tion, et  muet,  selon  son  habitude,  s'escrimait-il  de  soa 
lEieux,  un  aviron  de  chaque  main. 

—  Tu  rames  donc,  toi?  dit  Athos. 
Grimaud  tu  signe  que  oui. 

—  Pourquoi  rames-tu? 

—  Pour  avoir  i:haud. 

En  elîei,  tandis  que  les  autres  naufragés  grelottaient  de 
froid,  le  .silencieux  Grimaud  suait  à  grosses  gouttes. 

Tout  à  coup  Mousqueton  poussa  un  cri  de  joie  en  élevant 
au-dessus  de  sa  tète  sa  main  armée  d'une  bouteille. 

—  Ohl  dit-il  en  passant  la  bouteille  à  Porthos,  oh!  Mon- 
sieur, nous  sommes  sauvés  I  la  barque  est  garnie  de  vivres. 

Et  fouillant  vivement  sous  le  banc  d'où  il  avait  déjà  tiré  le 


Hi  VINGT  ANS  APRÈS. 

précieux  spécimen,  il  amena  successivement  une  douzaine 
de  bû^leilles  pareilles,  du  pain  et  un  morceau  de  bœuf  salé. 
Il  Ci*  inutile  de  dire  que  cette  trouvaille  rendit  la  gaieté  à 
tous,  excepté  à  Athos. 

—  Mordiea!  dit  Porthos,  qui,  on  se  le  rappello,  avait  déjà 
faim  en  mettant  le  pied  sur  la  felouque,  c'est  étonnant  comme 
les  émotions  creusent  l'estomac  1 

El  il  avala  une  bouteille  d'un  coup  et  mangea  à  lui  seul 
un  bon  tiers  du  pain  et  du  bœuf  salé. 

—  Maintenant,  dit  Aihos,  dormez  ou  tâchtz  de  dormir 
Messieurs  ;  moi,  je  veillerai. 

Pour  d'autres  hommes  que  pour  nos  hardis  aventuriers  une 
pareille  proposition  eût  été  dérisoire.  En  effet,  ils  étaient 
mouillés  jusqu'aux  os,  il  faisait  un  vent  glacial,  et  les  émo- 
tions qu'ils  venaient  d'éprouver  semblaient  leur  défendre  de 
fermer  l'œil;  mais  pour  ces  natures  d'élite,  pour  ces  tempé- 
raments de  fer,  pour  ces  corps  brisés  à  toutes  les  fatigues,  le 
sommeil  dans  toutes  les  circonstances  arrivait  à  son  heure 
sans  jamais  manquer  à  l'appel. 

Aussi  au  bout  d'un  instant  chacun ,  plein  de  confiance 
dans  le  pilote,  se  fut-il  accoudé  à  sa  façon,  et  eut-il  essayé  de 
profiter  du  conseil  donné  par  Athos,  qui,  assis  au  gouvernail 
et  les  yeux  fixés  sur  le  ciel,  où  sans  doute  il  cherchait  non- 
seulement  le  chemin  de  la  France,  mais  encore  le  visage 
de  Dieu,  demeura  seul,  comme  il  l'avait  promis,  pensif  et 
éveillé,  dirigeant  la  petite  barque  dans  la  voie  qu'elle  devait 
suivre. 

Après  quelques  heures  de  sommeil,  les  voyageurs  furent 
réveillés  par  Athos. 

Les  premières  lueurs  du  jour  venaient  de  blanchir  la  mer 
bleuâtre,  et  à  dix  portées  de  mousquet  à  peu  près  vers  l'a- 
îjant  on  apercevait  une  masse  noire  au-dessus  de  laquelle  se 
déployait  une  voile  triangulaire  fine  et  allongée  comme  l'aile 
d'une  hirondelle. 

—  Une  barque  !  dirent  d'une  même  voix  les  quatre  amis 
tandis  que  les  laquais,  de  leur  côté,  exprimaient  aussi  leur 
joie  sur  des  tons  différents. 

C'était  en  effet  une  flûte  dunkerquoise  qui  faisait  Yoiia 
vers  Boulogne. 


VINGT  AîsS  APRES.  «45 

Las  quatre  maîtres,  Blaisois  et  Mousqueton  unirent  leur 
voix  en  un  seul  cri  qui  vibra  sur  la  surface  élastique  des 
flots,  tandis  que  Griraaud,  sans  rien  dire,  mettait  son  chapeau 
au  bout  de  sa  rame  pour  attirer  les  regards  de  ceux  qu'allait 
frapper  le  son  de  la  voix. 

Un  quart  d'heure  après,  le  canot  de  cette  flûte  La  remor- 
quait; ils  mettaient  le  pied  sur  le  pont  du  petit  bâtiment.  Gri- 
maud  offrait  vingt  guinées  au  patron  de  la  part  de  son  maître, 
et  à  neuf  heures  du  matin,  par  un  bon  vent,  nos  Français 
mettaient  le  pied  sur  le  sol  de  la  pairie. 

—  Morbleu!  qu'on  est  fort  là-dessus!  dit  Porihos  en  en- 
fonçant ses  larges  pieds  dans  le  sable.  Qu'on  vienne  me 
chercher  noise  maintenant,  me  regarder  de  travers  ou  me 
chatouiller,  et  l'on  verra  à  qui  l'on  a  affaire  !  Morbleu!  je  dé- 
fierais tout  un  royaume  I 

—  Et  moi,  dit  d'Artagnan,  J6  vous  engage  à  ne  pas  faire 
sonner  ce  défi  trop  haut,  Porthos;  car  il  me  semble  qu'on 
nous  regarde  beaucoup  par  ici. 

—  Pardieu  !  dit  Porthos,  on  nous  admire. 

—  Eh  bien,  moi,  répondit  d'Artagnan,  je  n'y  mets  point 
d'amour-propre,  je  vous  jure;,  Porihos!  Seulement  j'aperçois 
des  hommes  en  robe  noire  ;  et  dans  notre  situation  les  hommes 
en  robe  noire  m'épouvantent,  je  l'avoue. 

—  Ce  sont  les  greffiers  des  marchandises  du  port,  dit 
Aramis. 

—  Sous  l'autre  cardinal,  sous  le  grand,  dit  Athos,  on  eût 
plus  fait  attention  à  nous  qu'aux  marchandises.  Mais  sous 
celui-ci,  tranquillisez-vous,  amis,  on  fera  plus  attention  aux 
marchandises  qu'à  nous. 

—  Je  ne  m'y  fie  pas,  dit  d'Artagnan,  et  je  gagne  les 
dunes. 

—  Pourquoi  pas  la  ville?  dit  Porthos.  J'aimerais  mieux 
une  bonne  auberge  que  ces  affreux  déserts  de  sable  que 
Dieu  a  créés  pour  les  lapins  seulement.  D'ailleurs  j'ai  faim, 
n-oi. 

—  Faites  com'jne  vous  voudrez,  Porthos  I  dit  d'Artagnan  : 
mais,  quant  à  moi,  je  suis  convaincu  que  ce  qu'il  y  a  de 
plus  sur  pour  des  hommes  dans  notre  situation,  c'est  la  rasa 
compagne. 

7.  m.  9 


!  46  VINGT  ANS  APRES. 

Et  d'Artagnan,  certain  de  réunir  la  majorité,  s'enfonça 
dans  les  dunes  sans  attendre  la  réponse  de  Porthos. 

La  petite  troupe  le  suivit  et  disparut  bientôt  avec  lui  aer- 
rièreles  moniiculss  de  sable,  sans  avoir  attiré  sur  elle  l'ai- 
lention  publique. 

—  Maintenant,  dit  Aramis  quand  on  eut  fait  un  quart  de 
jieue  a  peu  prés,  causons. 

—  Non  pas,  dit  d'Artagnan,  fuyons.  Nous  avons  pchappéà 
Crorawell,  à  Mordaunt,  à  la  mer,  trois  abirnes  qui  veuiaienl 
nous  dévorer;  nous  n'échapperons  pas  au  sieur  Mazarin. 

—  Vous  avez  raison,  d'Artagnan,  dit  Araiiis,  et  mon  avis 
est  que,  pour  plus  de  sécurité  même,  nous  nous  séparions. 

—  Oui,  oui,  Aramis,  dit  d'Artagnan,  séparons-nous. 
Porthos  voulut  parler  pour  s'opposer  à  cette  résolution, 

mais  d'Artagnan  lui  fit  comprendre,  en  lui  serrant  la  main, 
qu'il  devait  se  taire.  Porthos  était  fort  obéissant  à  ces  signes 
de  son  compagnon,  dont  avec  sa  bonhomie  ordinaire  il  re- 
connaissait la  supériorité  intellectuelle.  H  renfonça  donc  les 
paroles  qui  allaient  sortir  de  sa  bouche. 

—  Mais  pourquoi  nous  séparer?  dit  Alhos. 

—  Parce  que,  dit  d'Artagnan,  nous  avons  été  envoyés  à 
Cromwel!  par  M.  de  Mazarin,  Porthos  et  moi,  et  qu'au  lieu  de 
servir  Crorawell  nous  avons  servi  le  roi  Charles  i"",  ce  qui 
n'est  pas  du  tout  la  même  chose.  En  revenant  avec  messieurs 
de  La  Fère  et  d'Herblay,  notre  crime  est  avéré;  en  revenant 
seuls,  notre  crime  demeure  à  l'état  de  doute:  et  avec  le  doute 
on  mène  les  hommes  très-loin.  Or,  je  veux  faire  voir  du  pays 
à  M.  de  Mazarin,  moi. 

—  Tiens,  dit  Porthos,  c'est  vrai! 

—  Vous  oubliez,  dit  Athos,  que  nous  sommas  vos  prison 
ciers,  que  nous  ne  nous  regardons  pas  du  tout  comme  dé 
gagés  de  notre  parole  envers  vous,  et  qu'en  nous  ramenant 
prisonniers  à  Paris... 

—  En  vérité,  Athos,  interrompit  d'Artagnan,  je  suis  fâché 
qu'un  homme  d'esprit  comme  vous  dise  toujours  des  pauvre- 
tés dont  rougiraient  des  écoliers  de  troisième.  Chevalier,  con- 
tinua d'Artagnan  en  s'adressant  à  Aramis,  qui,  campé  fière- 
ment sur  son  épée,  semblait,  quoiqu'il  eût  d'abord  émis  una 
opinion  contraire,  s'être  au  premier  mot  rallié  à  ceile  d;) 


VINGT  ANS  APRES.  147 

son  compagnon;  chevalier,  comprenez  donc  qu'ici  comme 
toujours  mon  caractère  défiant  exagère.  Porihos  et  moi  ne 
risquons  rien,  au  bout  du  compte.  Mais  si  par  hasard  cepen- 
dant on  essayait  de  nous  arrêter  devant  vous,  eh  bieni 
on  n'arrêterait  pas  sept  hommes  comme  on  en  arrête  trois; 
les  épées  verraient  le  soleil,  et  l'affaire,  mauvaise  pour  tout 
Je  monde-  deviendrait  une  énofmité  qui  noua  perdrait  tous 
quatre.  D  ailleurs,  si  malheur  arrive  à  deux  de  nous,  ne  vaut- 
il  pas  mieux  que  les  deux  autres  soient  en  liberté  pour  tirer 
•jeux-là  d'affaire,  pour  ramper,  miner,  saper,  les  délivrer  en- 
fin? Et  puis,  qui  sait  si  nous  n'obtiendrons  pas  séparément, 
vous  de  la  reine,  nous  de  Mazarin,  un  pardon  qu'on  nous  re- 
fuserait réunis?  Allons,  Alhos  et  Ar^imis,  tirez  à  droite  ;  vous, 
Porihos,  venez  à  gauche  avec  moi,  laissez  ces  Messieurs  fi- 
ler sur  la  Normandie,  et  nous,  par  la  roule  la  plus  courte, 
gagnons  Paris. 

—  Mais  si  l'on  nous  enl-ève  en  route,  comment  nous  pré- 
venir mutuellement  de  celte  catastrophe?  demanda  Aramis. 

—  Rien  de  plus  facile,  répondit  d'Artagnan  ;  convenons 
d'un  itinéraire  dont  nous  ne  nous  écarterons  pas.  Gagnez 
Saint-Valery,  puis  Dieppe,  puis  suivez  la  route  droite  de 
Dieppe  à  Paris;  nous,  nous  allons  prendre  par  Abbeville, 
Amiens,  Péronne,  Compiègne  et  Senlis,  et  dans  chaque  au- 
bert^e,  dans  chaque  maison  où  nous  nous  arrêterons,  nous 
écrirons  sur  la  muraille  avec  la  pointe  du  couteau,  ou  sur  la 
vitre  avec  le  tranchant  d'un  diamant,  un  renseignement  qui 
puisse  guider  les  recherches  de  ceux  qui  seraient  libres. 

—  Ah!  mon  ami,  dit  Alhos,  comme  j'admirerais  les  res- 
sources de  votre  tête,  si  je  ne  m'arrêtais  pas,  pour  les  ado 
ier,  à  celles  de  votre  cœur. 

El  il  tendit  la  main  à  d'Artagnan. 

—  Est-ce  que  le  renard  a  du  génie,  Alhos?  dit  le  Gascon 
avec  un  mouvement  d'épaules.  Non,  il  sait  croquer  les  pou- 
les, dépister  les  chasseurs  et  retrouver  son  chemin  le  jour 
comme  la  nuit,  voilà  tout.  Eh  bien,  est-ce  dit? 

—  C'est  dit. 

—  Alors,  partageons  l'argent,  reprit  d'Artagnan,  il  doiî 
rester  environ  deux  cents  pistoles.  Combien  reste-t-ii,  Gri- 
maad? 


«46  VINGT  ANS  APRES. 

Et  d'Artagnan,  certain  de  réunir  la  majorité,  s'enfonça 
ians  les  danes  sans  aiieudre  la  réponse  de  Porthos. 

La  petite  troupe  le  suivit  et  disparut  bientôt  avec  lui  aer- 
rière  les  monticules  de  sable,  sans  avoir  attiré  sur  elle  l'at- 
tention publique. 

—  Maintenant,  dit  Aramis  quand  on  eut  fait  un  quart  de 
lieue  a  peu  prés,  causons. 

—  Non  pas,  dit  d'Artagnan,  fuyons.  Nous  avons  échappé  à 
Cromwell,  à  Mordaunt,  à  la  mer,  trois  abîmes  qui  veulaieni 
nous  dévorer;  nous  n'échapperons  pas  au  sieur  Mazarin. 

—  Vous  avez  raison,  d'Artagnan,  dit  Ara^iis,  et  mon  avis 
est  que,  pour  plus  de  sécurité  même,  nous  nous  séparions. 

—  Oui,  oui,  Aramis,  dit  d'Artagnan,  séparons-nous. 
Porthos  voulut  parler  pour  s'opposer  à  cette  résolution, 

mais  d'Artagnan  lui  fit  comprendre,  en  lui  serrant  la  main, 
qu'il  devait  se  taire.  Porthos  était  fort  obéissant  à  ces  signes 
(le  son  compagnon,  dont  avec  sa  bonhomie  ordinaire  li  re- 
connaissait la  supériorité  intellectuelle.  11  renfonça  donc  les 
paroles  qui  allaient  sortir  de  sa  bouche. 

—  Mais  pourquoi  nous  séparer?  dit  Alhos. 

—  Parce  que,  dit  d'Artagnan,  nous  avons  été  envoyés  à 
Cromwell  par  M.  de  Mazarin,  Porthos  et  moi,  et  qu'au  lieu  de 
servir  Cromwell  nous  avons  servi  Je  roi  Charles  l*"",  ce  qui 
n'est  pas  du  tout  la  même  chose.  En  revenant  avec  messieurs 
de  La  Fère  et  d'Herbiay,  notre  crime  est  avéré  ;  en  revenant 
seuls,  notre  crime  demeure  à  l'état  de  doute:  et  avec  le  doute 
on  mène  les  hommes  très-loin.  Or,  je  veux  faire  voir  du  pays 
à  M.  de  Mazarin,  moi. 

—  Tiens,  dit  Porthos,  c'est  vrai! 

—  Vous  oubliez,  dit  Athos,  que  nous  sommas  vos  prison 
Diers,  que  nous  ne  nous  regardons  pas  du  tout  comme  dé 
gagés  de  notre  parole  envers  vous,  et  qu'en  nous  ramenant 
prisonniers  à  Paris... 

—  En  vérité,  Athos,  interrompit  d'Artagnan,  je  suis  fâché 
qu'un  homme  d'esprit  comme  vous  dise  toujours  des  pauvre- 
lés  dont  rougiraient  des  écoliers  de  troisième.  Chevalier,  con- 
;iiiua  d'Artagnan  en  s'adressant  à  Aramis,  qui,  campé  fière- 
■aent  sur  son  épée,  semblait,  quoiqu'il  eût  d'abord  émis  una 
opinion  contraire,  s'être  au  premier  mot  rallié  à  celle  di) 


VINGT  ANS  APRES.  147 

son  compagnon;  chevalier,  comprenez  donc  qu'ici  comme 
toujours  mon  caractère  déiîant  exagère.  Porthos  et  moi  ne 
risquons  rien,  au  bout  du  compte.  Mais  si  par  hasard  cepen- 
dant on  essayait  de  nous  arrêter  devant  vous,  eh  bienl 
on  n'arrêterait  pas  sept  hommes  comme  on  en  arrête  trois; 
les  épées  verraient  le  soleil,  et  l'affaire,  mauvaise  pour  tout 
le  monde-  deviendrait  une  énormité  qui  nous  perdrait  tous 
quatre.  D  ailleurs,  si  malheur  arrive  à  deux  de  nous,  ne  vaut- 
il  pas  mieux  que  les  deux  autres  soient  en  liberté  pour  tirer 
■jeux-là  d'affaire,  pour  ramper,  miner,  saper,  les  délivrer  en- 
fin? Et  puis,  qui  sait  si  nous  n'obtiendrons  pas  séparément, 
vous  de  la  reine,  nous  de  Mazarin,  un  pardon  qu'en  nous  re- 
fuserait réunis?  Allons,  Athos  et  Aramis,  tirez  à  droite  ;  vous, 
Porthos,  venez  à  gauche  avec  moi,  laissez  ces  Messieurs  fi- 
ler sur  la  Normandie,  et  nous,  par  la  route  la  plus  courte, 
gagnons  Paris. 

—  Mais  si  l'on  nous  enlève  en  route,  comment  nous  pré- 
venir mutuellement  de  celte  catastrophe?  demanda  Aramis. 

—  Rien  de  plus  facile,  répondit  d'Artagnan  ;  convenons 
d'un  itinéraire  dont  nous  ne  nous  écarterons  pas.  Gagnez 
Saint-Valery,  puis  Dieppe,  puis  suivez  la  route  droite  de 
Dieppe  à  Paris;  nous,  nous  allons  prendre  par  AbbeviUe, 
Amiens,  Péronne,  Compiègne  et  Senlis,  et  dans  chaque  au- 
berge, dans  chaque  maison  où  nous  nous  arrêterons,  nous 
écrirons  sur  la  muraille  avec  la  pointe  du  couteau,  ou  sur  la 
vitre  avec  le  tranchant  d'un  diamant,  un  renseignement  qui 
puisse  guider  les  recherches  de  ceux  qui  seraient  libres. 

—  Ahl  mon  ami,  dit  Alhos,  comme  j'admirerais  les  res- 
iources  de  votre  tête,  si  je  ne  m'arrêtais  pas,  pour  les  ado 
ser,  à  celles  de  votre  cœur. 

Et  il  tendit  la  main  à  d'Artagnan. 

—  Est-ce  que  le  renard  a  du  génie,  Alhos?  dit  le  Gascon 
avec  un  mouvement  d'épaules.  Non,  il  sait  croquer  les  pou- 
les, dépister  les  chasseurs  et  retrouver  son  chemin  le  jour 
comme  la  nuit,  voilà  tout.  Eh  bien,  est-ce  dit? 

—  C'est  dit. 

—  Alors,  partageons  l'argent,  reprit  d'Artagnan,  il  doil 
rester  environ  deux  cents  pistoles.  Combien  reste-t-il,  Gri- 
maad? 


448  VINGT  ANS  APRES.- 

—  Cent  quatre-vingts  demi-louis,  Monsieur. 

—  C'est  cela.  Ah!  vivat I  voilà  le  soleil I  Bonjour,  ami  so- 
leil I  Quoique  tu  ne  sois  pas  le  même  que  celui  de  la  Gasco- 
gne, je  te  reconnais  ou  je  fais  semblant  de  te  reconnaître. 
Bonjour.  Il  y  avait  bien  longtemps  que  je  ne  t'avais  vu. 

—  Allons,  allons,  d'Artagnan,  dit  Athos,  ne  faites  pas  i'es- 
prit  fort,  vous  avez  les  larmes  aux  yeux.  Soyons  toujours 
francs  entre  nous,  cette  franchise  dùt-elle  laisser  voir  nos 
bonnes  qualités. 

—  Eh  mais,  dit  d'Artagnan,  est-ce  que  vous  croyez,  Athos. 
qu'on  quitte  de  sang-froid  et  dans  un  moment  qui  n'est  pas 
sans  danger  deux  amis  comme  vous  et  Aramis? 

—  Non,  dit  Athos  ;  aussi  venez  dans  mes  bras,  mon  fils! 

—  Mordieul  dit  Porlhos  en  sanglotant,  je  crois  que  je 
pleure  :  comme  c'est  bêle! 

Et  les  quatre  amis  se  jetèrent  en  un  seul  groupe  dans  les 
bras  les  uns  des  autres.  Ces  quatre  hommes,  réunis  par 
l'étreinte  faternelle,  n'eurent  certes  qu'une  âme  en  ce  mo- 
ment. 

Blaisois  et  Grimaud  devaient  suivre  Athos  et  Aramis.  Mous- 
queton suffisait  à  Porthos  et  à  d'Artagnan. 

On  partagea,  comme  on  avait  toujours  fait,  l'argent  avec 
une  fraternelle  régularité;  puis  après  s'être  individuellement 
serré  la  main  et  s'être  mutuellement  réitéré  l'assurance  d'une 
amitié  éternelle,  les  quatre  gentilshommes  se  séparèrent 
pour  prendre  chacun  la  route  convenue,  non  sans  se  retour- 
ner, non  sans  se  renvoyer  encore  d'affectueuses  paroles  que 
répétaient  les  échos  de  la  dune. 

Enfin  ils  se  perdirent  de  vue. 

—  Sacrebleul  d'Artagnan,  dit  Porthos,  il  faut  que  je  vous 
dise  ^'.ela  tout  de  suite,  car  je  ne  saurais  jamais  garder  sur  la 
cœur  quelque  chose  contre  vous,  je  ne  vous  ai  nas  reconnu 
dans  cette  circonstance  I 

—  Pourquoi? demanda  d'Artagnan  avec  son  fin  sourire. 

—  Parce  que  si,  comme  vous  le  dites,  Athos  et  Aramis 
courent  un  véritable  danger,  ce  n'est  pas  le  moment  de  les 
abandonner.  Moi,  je  vous  avoue  que  j'étais  tout  prêt  à  les 
suivre  et  que  je  le  suis  encore  à  les  rejoindre  malgré  tous  Ifiâ 
Mazarins  de  la  terre. 


VINGT  ANS  APRES.  iiS 

—  Vous  auriez  raison,  Porthos,  s'il  en  était  ainsi,  dit  d'Ar- 
lagnan;  mais  apprenez  une  toute  petite  cliose,  qui  cepen- 
dant toute  petite  qu'elle  est,  va  changer  le  cours  de  vos 
idées  :  c'est  que  ce  ne  sont  pas  ces  messieurs  qui  courent  la 
plus  grave  danger,  c'est  nous  :  c'est  que  ce  n'est  point  pour 
les  abandonner  que  nous  les  quittons,  mais  pour  ne  pas  les 
compromettre. 

—  Vrai?  dit  Portbos  en  ouvrant  de  grands  yeux  étonnés. 

—  Eh!  sans  doute  :  qu'ils  soient  arrêtés,  il  y  a  pour  eux 
de  la  Bastille  tout  simplement;  que  nous  le  soyons,  nous,  il 
y  va  de  la  place  de  Grève. 

—  Oh  I  oh!  dit  Porthos,  il  y  a  loin  de  là  à  cette  couronne 
de  baron  que  vous  me  promettiez,  d'ArtagnanI 

—  Bah!  pas  si  loin  que  vous  le  croyez,  peut-être,  Porthos, 
vous  connaissez  le  proverbe:  Tout  chemin  mène  à  Rome. 

—  Mais  pourquoi  courons-nous  des  dangers  plus  grands 
que  ceux  que  courent  Athos  et  Aramis?  demanda  Porthos. 

—  Parce  qu'ils  n'ont  fait,  eux,  que  de  suivre  la  mission 
qu'ils  avaient  reçue  de  la  reine  Henriette,  et  que  nous  avons 
trahi,  nous,  celle  que  nous  avons  reçue  de  iMazarin;  parce 
que,  partis  comme  messagers  à  Cromwell,  nous  sommes 
devenus  partisans  du  roi  Charles;  parce  que,  au  lieu  de  con- 
courir à  faire  tomber  sa  tête  royale  condamnée  par  ces 
cuistres  qu'on  appelle  MM.  Mazarin,  Cromwell,  Joyce,  Pridge, 
Fairfax,  etc.,  etc.,  nous  avons  failli  le  sauver. 

—  C'est,  ma  foi,  vrai,  dit  Porthos;  mais  comment  voulez- 
vous,  mon  cher  ami,  qu'au  milieu  de  ces  grandes  préoccu- 
pations le  général  Cromwell  ait  eu  le  temps  de  penser... 

—  Cromwell  pense  à  tout,  Cromwell  a  du  temps  pour  tout; 
et,  croyez-moi,  cher  ami,  ne  perdons  pas  le  nôtre,  il  est  pré- 
cieux. Nous  ne  serons  en  stireté  qu'après  avoir  vu  Mazarin, 
et  encore... 

—  Diable!  {(it  Portbos,  et  que  lui  dirons-n  as  à  Mazarin? 

—  Laissez-inoi  faire,  j'ai  mon  plan;  rira  bien  qui  rira  le 
dernier.  M.  Cromwell  est  bien  fort;  M.  Mazarin  est  bien  rusé, 
mais  j'aime  encore  mieux  faire  de  la  diplomatie  contre  eux 
que  contre  feu  M.  Mordaunt. 

—  Tiens  I  dit  Porthos,  c'est  agréable  de  dire  feu  monsieur 
Mordaunt. 


<50  VINGT  ANS  APRÈS. 

—  Ma  foi,  oui!  dit  d'Artagnan;  mais  en  route I 
Et  tous  deux,  sans  perdre  un  instant,  se  dirigèrent  à  vue 
de  pays  vers  la  route  de  Paris,  suivis  de  Mousqueton,  qui, 
après  avoir  eu  trop  froid  toute  la  nuit,  avait  déjà  trop  chaud 
au  bout  d'un  quart  d'heure. 


X\1I 


RETOUR. 


Athos  et  Aramis  avaient  pris  l'itinéraire  que  leur  avait  in- 
diqué d'Artagnan  et  avaient  cheminé  aussi  vite  qu'ils  avaienî 
pu.  Il  leur  semblait  qu'il  serait  plus  avantageux  pour  eux 
d'être  arrêtes  près  de  Paris  que  loin. 

Tous  les  soirs,  dans  la  crainte  d'être  arrêtés  pendant  la 
nuit,  ils  traçaient,  soit  sur  la  muraille,  soit  sur  les  vitres,  le 
signe  de  reconnaissance  convenu;  mais  tous  les  matins  ils 
se  réveiMaient  libres,  à  leur  grand  élonnement. 

A  mesure  qu'ils  avançaient  vers  Paris,  les  grands  événe- 
ments auxquels  ils  avaient  assisté  et  qui  venaient  de  boule- 
verser l'Angleterre  s'évanouissaient  comme  des  songes;  tan- 
dis qu'au  contraire  ceux  qui  pendant  leur  absence  avaient 
remué  Paris  et  la  province  venaient  au-devant  d'eux. 

^*endant  ces  six  semaines  d'absence,  il  s'était  passé  en 
France  tant  de  petites  choses  qu'elles  avaient  presque  com- 
posé un  grand  événement.  Les  Parisiens,  en  se  réveillant  le 
îïiatin  sans  reine,  sans  roi,  furent  fort  tourmentés  de  cet  aban- 
don; et  l'absence  de  Mazarin,  si  vivement  désirée,  ne  com- 
pensa point  celle  des  deux  augustes  fugitifs. 

Le  premier  sentiment  qui  remua  Paris  lorsqu'il  apprit  la 
îuite  à  Saint-Germain,  fuite  à  laquelle  nous  avons  fait  assis- 
et  noi  lecteurs,  fut  donc  cette  espèce  d'effroi  qui  saisit  les 
tnfants  lorsqu'ils  se  réveillent  dans  la  nuit  ou  dans  la  soli- 
tude. I  fi  parlement  s'émut,  et  il  fut  décidé  qu'une  députatioo 


YINGT  ANS  APRÈS.  i5» 

irait  trouver  la  reine,  pour  la  prier  de  ne  pas  plus  longtemps 
priver  Paris  de  sa  royale  présence. 

Mais  la  reine  était  encore  sous  la  double  impression  du 
triomphe  de  Lens  et  de  l'orgueil  de  sa  fuite  si  heureusement 
exécutée.  Les  députés  non-seulement  n'eurent  pas  l'honneui 
d'être  reçus  par  elle,  mais  encore  on  les  fit  attendre  sur  le 
grand  chemin,  où  le  chancelier,  ce  même  chancelier  Seguier 
que  nous  avons  vu  dans  la  première  partie  de  cet  ouvrage 
poursuivre  si  obstinément  une  lettre  jusque  dans  le  corset  de 
la  reine ,  vint  leur  remettre  l'ultimatum  de  la  cour,  por- 
tant que  si  le  parlement  ne  s'humiliait  pas  devant  la  majesté 
royale  en  passant  condamnation  sur  toutes  les  questions  qui 
avaient  amené  la  querelle  qui  les  divisait,  Paris  serait  assiège 
le  lendemain;  que  même  déjà,  dans  la  prévision  de  ce  siège, 
le  duc  d'Orléans  occupait  le  pont  de  Saint-Cloud,  et  que 
M.  le  Prince,  tout  resplendissant  encore  de  sa  victoire  de 
Lens,  tenait  Charenton  et  Saint-Denis. 

Malheureusement  pour  la  cour,  à  qui  une  réponse  modérée 
eût  rendu  peut-être  bon  nombre  de  partisans,  cette  réponse 
menaçante  produisit  un  effet  contraire  de  celui  qui  était  at> 
tendu.  Elle  blessa  l'orgueil  du  parlement,  qui,  se  sentant  vi- 
goureusement appuyé  par  la  bourgeoisie,  à  qui  la  grâce  de 
Broussel  avait  donné  la  mesure  de  sa  force,  répondit  à  ces 
lettres  patentes  en  déclarant  que  le  cardinal  Wazarin  étant 
notoirement  l'auteur  de  tous  les  désordres,  il  le  déclarait  en- 
nemi du  roi  et  de  l'Etat,  et  lui  ordonnait  de  se  retirer  de  la 
coor  le  jour  même,  et  de  la  France  sous  huit  jours,  et,  après 
ce  délai  expiré,  s'il  n'obéissait  pas ,  enjoignait  à  tous  les  su- 
jets du  roi  de  lui  courir  sus. 

Cette  réponse  énergique,  à  laquelle  la  cour  avait  été  loii 
de  s'attendre,  mettait  à  la  fois  Paris  et  Mazarin  hors  la  loi. 
R3stait  à  savoir  seulement  qui  l'emporterait  du  parlement  ou 
de  la  cour. 

La  cour  fit  alors  ses  préparatifs  d'attaque,  et  Paris  ses  pré- 
paratifs de  défense.  Les  bourgeois  étaient  donc  occupés  à 
l'œuvre  ordinaire  des  bourgeois  en  temps  d'émeute,  c'est-à- 
dire  à  tendre  dés  chaînes  et  à  dépaver  les  rues,  lorsqu'ils 
virent  arriver  à  leur  aide,  conduits  par  le  coadjuteur,  M.  le 
prince  de  Conti,  frère  de  M.  le  prince  de  Condé,  et  M.  le  duc 


<o2  VINGT  ANS  APRES. 

de  Longueville,  son  beau-frère.  Dès  lors  ils  furent  rassurés, 
car  ils  avaient  pour  eux  deux  princes  du  sang,  et  de  plu£ 
s'avantage  de  nombre.  C'était  le  10  janvier  que  ce  secours 
,nespéré  était  venu  aux  Parisiens. 

Après  une  discussion  orageuse,  M.  le  prince  de  Conti  fui 
nommé  généralissime  des  armées  du  roi  hors  Paris,  avec 
MM.  les  ducs  d'Elbeuf  et  de  Bouillon  et  le  maréchal  de  La 
Mothe  pour  lieutenants  généraux.  Leduc  de  Longueville, sans 
charge  et  sans  titre,  se  contentait  de  l'emploi  d'assister  son 
beau-frère. 

Quant  à  M.  de  Beaufort,  il  était  arrivé,  lui,  du  Vendômois 
apportant,  dit  la  chronique,  sa  haute  mine,  de  beaux  et  longs 
cheveux  et  cette  popularité  qui  lui  valut  la  royauté  des  halles. 

L'armée  parisienne  s'était  alors  organisée  avec  cette  promp 
îitude  que  les  bourgeois  mettent  à  se  déguiser  en  soldats, 
lorsqu'ils  sont  poussés  à  cette  transformation  par  un  senti- 
ment quelconque.  Le  19,  l'armée  improvisée  avait  tenté  une 
sortie,  plutôt  pour  s'assurer  et  assurer  les  autres  de  sa  propre 
existence  que  pour  tenter  quelque  chose  de  sérieux,  faisant 
flotter  au-dessus  de  sa  tête  un  drapeau,  sur  lequel  on  lisait 
cette  singulière  devise  :  Nous  cherchons  notre  roi. 

Les  jours  suivants  furent  occupés  à  quelques  petites  opé- 
rations partielles  qui  n'eurent  d'autre  résultat  que  l'enlève- 
ment de  quelques  troupeaux  et  l'incendie  de  deux  ou  trois 
maisons. 

On  gagna  ainsi  les  premiers  jours  de  février,  et  c'était  le 
<*■■  de  ce  mois  que  nos  quatre  compagnons  avaient  abordé  à 
Boulogne  et  avaient  pris  leur  course  vers  Paris  chacun  de 
son  côté. 

Vers  la  -an  vîu  quatrième  jour  de  marche  ils  évitaient  Nan- 
terre  avec  précaution,  afin  de  ne  pas  tomber  dans  quelque 
parti  de  la  reine. 

C'était  bien  à  contre-cœur  qu'Alhos  prenait  toutes  ces  pré- 
îautions,  mais  Aramis  lui  avait  très-judicieusement  fait  ob- 
server qu'ils  n'avaient  pas  le  droit  d'être  imprudents,  qu'ils 
snaieni  chargés  de  la  part  du  roi  Charles  d'une  mission  su- 
prême et  sacrée,  et  que  cette  mission  reçue  au  pied  de  l'écha- 
faud  ne  s'achèverait  qu'aux  pieds  de  la  reine. 

Aîhos  céda  donc. 


VINGT  ANS  APRÈS.  133 

Aux  faubourgs,  nos  voyageurs  trouvèrent  bonne  garde, 
tout  Paris  était  armé.  La  sentinelle  refusa  de  laisser  passer 
Jes  deux  gentilshommes,  et  appela  son  sergent. 

Le  sergent  sortit  aussitôt,  et  prenant  toute  rimportance 
qu'ont  l'habitude  de  prendre  les  bourgeois  lorsqu'ils  ont  le 
bonheur  d'être  revêtus  d'une  dignité  militaire  : 

—  Qui  ètes-vous.  Messieurs?  demanda-t-il. 

—  Deux  gentilshommes,  répondit  Atbos. 

—  D'oU  venez-vous? 

—  De  Londres. 

—  Que  venez- vous  faire  à  Paris? 

—  Accomplir  une  mission  près  de  SaMajeslé  la  reined' An- 
gleterre. 

—  Ah  ça!  tout  le  monde  va  donc  aujourd'hui  chez  la  reine 
d'Angleterre!  répliqua  le  sergent.  Nous  avons  déjà  au  poste 
trois  gentilshommes  dont  on  visite  les  passes  et  qui  vont 
chez  Sa  Majesté.  Où  sont  les  vôtres? 

—  Nous  n'en  avons  point. 

—  Comment!  vous  n'en  avez  point? 

—  Non,  nous  arrivons  d'Angleterre,  comme  nous  vous 
i'avons  dit;  nous  ignorons  complètement  où  en  sont  les  af- 
faires poliliques,  ayant  quitté  Paris  avant  le  départ  du  roi. 

—  Ah  I  dit  le  sergent  d'un  air  fin,  vous  êtes  des  mazarins 
qui  voudriez  bien  entrer  chez  nous  pour  nous  espionner  1 

—  Mon  cher  ami,  dit  Athos,  qui  avait  jusque-là  laissé  à 
Aramis  le  soin  de  répondre,  si  nous  étions  des  mazarins,  nou« 
aurions  au  contraire  toutes  les  passes  possibles.  Dans  la  si- 
tuation où  vous  êtes,  déilez-vous  avant  tout,  croyez-moi,  de 
ceux  qui  sont  parfaitement  en  règle. 

—  Entrez  au  corps  de  garde,  dit  le  sergent  ;  vous  expose- 
rez vos  raisons  au  chef  du  poste. 

Il  fit  un  signe  à  la  sentinelle,  elle  se  rangea  ;  le  sergent 
passa  le  premier,  les  deux  gentilshommes  le  suivirent  au 
corps  de  garde. 

Ce  corps  de  garde  était  entièrement  occupé  par  des  bour- 
geois et  des  gem.  du  peuple;  les  uns  jouaient,  les  autres  bu- 
vaient, les  autres  péroraient. 

Dans  un  coin,  et  presque  gardés  à  vue,  étaient  les  trois 

psntilshommes  arrivés  les  premiers  et  dont  l'officier  visitait 
T.  m.  ■à: 


!S4  VL\GT  ANS  APRÈS. 

les  passes.  Cet  officier  était  dans  la  chambre  voisine,  l'impor- 
tance de  son  grade  lui  concédant  l'honneur  d'un  logeipenl 
particulier. 

Le  premier  mouvement  des  nouveaux  venus  et  des  pre- 
miers arrivés  fut,  des  deux  extrémités  du  corps  de  garde,  de 
jeter  un  regard  rapide  et  investigateur  les  uns  sur  les  autres. 
Les  premiers  venus  étaient  couverts  de  longs  manteaux  cluns 
les  plis  desquels  ils  étaient  soigneusement  enveloppés.  L'un 
d'eux,  moins  grand  que  ses  compagnons,  se  tenait  en  arrière 
dans  l'ombre. 

A  l'annonce  que  fit  en  entrant  le  sergent,  que,  selon  toute 
probabilité,  il  amenait  deuxmazarins,  les  trois  gentilshommes 
dressèrent  l'oreille  et  prêtèrent  attention.  Le  plus  petit  des 
trois,  qui  avait  fait  deux  pas  en  avant,  en  fit  un  en  arrière 
et  se  retrouva  dans  l'ombra. 

Sur  l'annonce  que  les  nouveaux  venus  n'avaient  point  de 
passes,  l'avis  unanime  du  corps  de  garde  parut  être  qu'ils 
n'entreraient  pas. 

—  Si  fait,  dit  Athos,  il  est  probaWe  au  contraire  que  nous 
entrerons,  car  nous  paraissons  avoir  affaire  à  des  gens  rai- 
sonnables. Or,  il  y  aura  une  chose  bien  simple  à  faire  ;  ce 
sera  de  faire  passer  nos  noms  à  Sa  Majesté  la  reine  d'Angle- 
terre; et  si  elle  répoad  de  nous,  j'espère  que  vous  ne  verrez 
plus  aucun  inconvénient  à  nous  laisser  le  passage  libre. 

A  ces  mots  l'attention  du  gentilhomme  caché  dans  l'ombre 
redoubla,  et  fut  même  accompagnée  d'un  mouvement  de 
surprise  tel,  que  son  chapeau  repoussé  par  le  manteau,  dont 
1  s'enveloppait  plus  soigneusement  encore  qu'auparavant, 
omba  :  il  se  baissa  et  le  ramassa  vivement. 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  dit  Aramis  poussant  Athos  ûa  coude» 
avez-vous  vu? 

—  Quoi  ?  demanda  Athos. 

>-  La  figure  du  plus  petit  des  trois  gentilshommes  ? 
^  Non. 

—  C'est  qu'il  m'a  seDablé...  mais  c'est  chose  impossible. .= 
En  ce  moment  le  sergent,  qui  était  allé  dans  la  chambre 

particulière  prendre  les  ordres  de  l'officier  du  poste,  sortit, 
et  désignant  les  trois  gentilshommes,  auxquels  il  remit  un 
papier  : 


VINGT  ANS  APRÈS.  4S3 

—  Les  passes  sont  en  règle,  dit-il,  laissez  passer  ces  troi? 
messieurs. 

Les  trois  gentilshommes  firent  un  signe  de  tête  et  s'empres- 
sèrent de  profiter  de  la  permission  et  du  chemin  qui,  sur 
l'ordre  du  sergent,  s'ouvrait  devant  eux. 

Aramis  les  suivit  des  ysux;  et  au  moment  où  le  plus  petii 
passait  devant  lui,  il  serra  vivement  la  main  d'Athos. 

—  Qu'avez-vous,  mon  cher?  demanda  celui-ci. 

—  J'ai...  c'est  une  vision  sans  doute. 
Puis,  s'adressant  au  sergent  : 

—  Dites-moi,  Monsieur,  ajouta-t-il,  connaissez-vous  les 
trois  gentilshommes  qui  viennent  de  sortir  d'ici? 

—  Je  les  connais  d'après  leur  passe  :  ce  sont  MM.  de  Fla- 
marens,  de  Châtillon  et  da  Bruy,  trois  gentilshommes  fron- 
deurs qui  vont  rejoindre  M.  le  duc  de  Longueville. 

—  C'est  étrange,  dit  Aramis  répondant  à  sa  propre  pensée 
plutôt  qu'au  sergent,  j'avais  cru  reconnaître  le  Mazarin  lui- 
même. 

Le  sergent  éclata  de  rire. 

—  Lui,  dit-il,  se  hasarder  ainsi  chez  nous,  pour  être  pendu: 
pas  si  bête  ! 

—  Ah!  murmura  Aramis,  je  puis  bien  m'être  trompé,  ys 
n'ai  pas  l'œil  infaillible  de  d'Artagnan. 

—  Qui  parle  ici  de  d'Artagnan?  demanda  l'officier,  qui,  en 
ce  moment  même,  apparaissait  sur  le  seuil  de  sa  chambre. 

—  Oh  !  fit  Grimaud  en  écarquiUant  les  yeux. 

—  Quoi?  demandèrent  à  la  fois  Aramis  et  Athos. 

—  Planchet  !  reprit  Grimaud;  Planchet  avec  le  hausse 
col! 

—  Messieurs  de  La  Fère  et  d'Herblay,  s'écria  l'officier,  de 
retour  à  Paris!  Oh!  quelle  joie  pour  moi.  Messieurs!  car 
sans  doute  vous  venez  vous  joindre  à  MM.  les  princes? 

—  Comme  tu  vois,  mon  cher  Planchet,  dit  Aramis,  tandis 
qu'Athos  souriait  en  voyant  le  grade  important  qu'occupait 
dans  la  milice  bourgeoise  l'ancien  camarade  de  Mousquetoc, 
de  Bazin  et  de  Grimaud. 

—  Et  M.  d'Artagnan,  dont  vous  parliez  tout  à  l'heure, 
monsieur  d'Herblay,  oserai-je  vous  demander  si  vous  avez 
de  ses  nouvelles? 


456  VliNGT  ANS  APRES. 

—  Nous  l'avons  quitté  il  y  a  quatre  jours,  mon  cher  ami, 
et  tout  nous  portait  à  croire  qu'il  nous  avait  précédés  à  Paris. 

—  Non,  Monsieur,  j'ai  la  certitude  qu'il  n'est  point  rentré 
dans  la  capitale  ;  après  cela,  peut-être  est-il  resté  à  Saint- 
Germain. 

—  Je  ne  crois  pas,  nous  avons  rendez-vous  à  la  Chevrette. 

—  J'y  suis  passé  &ujourd'hui  même. 

—  Et  la  belle  Madeleine  n'avait  pas  de  ses  nouvelles  ?  de- 
manda Aramis  en  souriant. 

—  Non,  Monsieur,  je  ne  vous  cacherai  même  point  qu'elle 
paraissait  fort  inquiète. 

—  Au  fait,  dit  Aramis,  il  n'y  a  point  de  temps  de  perdu, 
et  nous  avons  fait  grande  diligence.  Permettez  donc,  mon 
cher  Athos,  sans  que  je  m'informe  davantage  de  notre  ami, 
que  je  fasse  mes  compliments  à  M.  Plancliet. 

—  Ah!  monsieur  le  chevalier!  dit  Planchet  en  s'inclinant. 

—  Lieutenant  1  dit  Aramis. 

—  Lieutenant,  et  promesse  pour  être  capitaine. 

—  C'est  fort  beau,  dit  Aramis;  et  comment  tous  ces  hon- 
neurs sont-ils  venus  à  vous? 

—  D'abord  vous  savez.  Messieurs,  que  c'est  moi  qui  ai  fait 
sauver  M.  de  Rochefort? 

—  Oui,  pardieul  il  nous  a  conté  cela. 

—  J'ai  à  cette  occasion  failli  être  pendu  par  le  Mazarin, 
ce  qui  m'a  rendu  naturellement  plus  populaire  encore  que  je 
n'étais. 

—  Et  grâce  à  cette  popularité... 

—  Non,  grâce  à  quelque  chose  de  mieux.  Vous  savez 
d'ailleurs.  Messieurs,  que  j'ai  servi  dans  le  régiment  de  Pié- 
mont, où  j'avais  Thonneur  d'être  sergent. 

—  Oui. 

—  Eh  bien!  un  jour  que  personne  ne  pouvait  mettre  en 
rang  une  foule  de  bourgeois  armés  qui  partaient  les  uns  du 
pied  gauche  et  les  autres  du  pied  droit,  je  suis  parvenu,  moi, 
à  les  faire  partir  tous  du  même  pied,  et  l'on  m'a  fait  lieute- 
napî  sur  le  champ  de...  manœuvre. 

—  Voilà  l'explication,  dit  Aramis. 

—  De  sorte,  dit  Athos,  que  vous  avez  une  fouie  de  cù- 
blesse  avec  vous  ? 


VINGT  ANS  APRÈS.  157 

—  Certes  1  Nous  avons  d'abord,  comme  vous  le  savez  sans 
doute,  M.  le  prince  de  Conti,  M.  le  duc  de  Longueville,  M.  le 
duc  de  Beaufort,  M.  le  duc  d'Elbeuf,  le  duc  de  Bouillon,  le 
duc  de  Chevreuse,  M.  de  Brissac,  le  maréchal  df  La  Mothe, 
M.  de  Luynes,  le  marquis  de  Vitry,  le  prince  de  Marcillac, 
le  marquis  de  Noirmoutiers,  le  comte  de  Fiesque,  le  marquis 
de  Laigues,  le  comte  de  Mnntrésor,  le  marquis  de  Sévigné, 
que  sais-je  encore,  moi  I 

—  Et  M.  Raoul  de  Bragelonne?  demanda  Athos  d'une  voix 
émue  ;  d'Artagnan  m'a  dit  qu'il  vous  l'avait  recommandé  ea 
partant,  mon  bon  Planchet. 

—  Oui,  monsieur  le  comte,  comme  si  c'était  son  propre 
flls,  et  je  dois  dire  que  je  ne  l'ai  pas  perdu  de  vue  un  seul 
instant. 

—  Alors,  reprit  Athos  d'une  voix  altérée  par  la  joie,  il  se 
porte  bien?  aucun  accident  ne  lui  est  arrivé  ? 

—  Aucun,  Monsieur. 

—  Et  il  demeure  ?... 

—  Au  Grand-Charlemagne  toujours. 

—  Il  passe  ses  journées  ?... 

—  Tantôt  chez  la  reine  d'Angleterre,  tantôt  chez  madame 
de  Chevreuse.  Lui  et  le  comte  de  Guiche  ne  se  quitten? 
point. 

—  Merci,  Planchet,  merci  !  dit  Athos  en  lui  tendant  la 
main. 

—  Oh  I  monsieur  le  comte,  dit  Planchet  en  touchant  cette 
main  du  bout  des  doigts. 

—  Eh  bieni  que  faites-vous  donc,  comte?  à  un  ancien  la- 
quais 1  dit  Aramis. 

—  Ami,  dit  Athos,  il  me  donne  des  nouvelles  de  Raoul- 

—  Et  maintenant,  Messieurs,  demanda  Planchet  qui  n'a- 
vait point  entendu  l'observation,  que  comptez-vous  faire? 

—  Rentrer  dans  Paris,  si  toutefois  vous  nous  en  dornez  la 
permission,  mon  cher  monsieur  Planchet,  dit  Athos. 

—  Comment!  si  je  vous  en  donnerai  la  permission!  vous 
vous  moqnez  de  moi,  monsieur  le  comte;  je  ne  suis  pas  autre 
chose  que  votre  serviteur. 

Et  il  s'iEclina. 

Puis,  so  retournant  vers  ses  hommes  : 


158  VINGT  ANS  APRÈS. 

—  Laissez  pasjer  ces  Messieurs,  dit-il,  je  les  connais,  ce 
sont  des  amis  de  M.  de  Beaufort. 

—  Vive  M.  de  Beaufort  I  cria  tout  le  poste  d'une  seule  vois 
en  ouvrant  un  chemin  à  Athos  et  à  Aramis. 

Le  sergent  seul  s'approcha  de  Planchet  : 

—  Quoi!  sans  passe-port?  murmura-t-il. 

—  Sans  passe-port,  dit  Planchet. 

—  Faites  attention,  capitaine,  continua-t-il  en  donnant 
d'avance  à  Planchet  le  titre  qui  lui  était  promis,  faites  atten- 
tion qu'un  des  trois  hommes  qui  sont  sortis  tout  à  l'heure  m'a 
dit  tout  bas  de  me  défier  de  ces  Messieurs. 

—  Et  moi,  dit  Planchet  avec  majesté,  je  les  connais  et  j'en 
réponds. 

Cela  dit,  il  serra  la  main  de  Grimaud,  qui  parut  fort  honoré 
de  cette  distinction. 

—  Au  revoir  donc,  capitaine ,  reprit  Aramis  de  son  ton 
goguenard  ;  s'il  nous  arrivait  quelque  chose,  nous  nous  ré- 
clamerions de  vous. 

—  Monsieur,  dit  Planchet,  en  cela  comme  en  toutes  choses, 
je  suis  bien  votre  valet. 

—  Le  drôle  a  de  l'esprit,  et  beaucoup,  dit  Aramis  en  mon- 
,ant  à  cheval. 

—  Et  comment  n'en  aurait-il  pas,  dit  Athos  en  se  mettant 
en  selle  à  son  tour,  après  avoir  si  longtemps  brossé  les  cha- 
peaux  de  son  maître? 


XVIII 


LES  AMBASSADEURS. 


L-es  deux  amis  se  mirent  aussitôt  en  route,  descendactla 
pente  rapide  du  faubourg  ;  mais  arrivés  au  bas  de  celte  pente, 
ils  virent  avec  grand  étonnement  que  les  rues  de  Paris  étaient 
changées  en  rivières  et  les  places  en  la^s.  A  ta  suite  de 


VINGT  ANS  APRÈS.  159 

grandes  p(uies  qui  avaient  eu  lieu  pendant  le  mois  de  jan- 
vier, la  Seine  avait  débordé,  et  la  rivière  avait  fini  oar  en- 
vahir la  moitié  de  la  capitale. 

Athos  et  Aramis  entrèrent  bravement  dans  cette  inonda- 
tion avec  leurs  chevaux;  mais  bientôt  les  pauvres  animaux 
en  eurent  jusqu'au  poitrail,  et  il  fallut  que  les  deux  gentils- 
hommes se  décidassent  à  les  quitter  et  à  prendre  une  bar- 
que :  ce  qu'ils  firent  après  avoir  recommandé  aux  laquais 
d'aller  les  attendre  aux  halles. 

Ce  fut  donc  en  bateau  qu'ils  abordèrent  le  Louvre.  Il  était 
nuit  close,  et  Paris  vu  ainsi  à  la  lueur  de  quelques  pâles  fa- 
lots tremblotants  parmi  tous  ces  étangs,  avec  ses  barques 
chargées  de  patrouilles  aux  armes  étincelantes ,  avec  tous 
ces  cris  de  veille  échangés  la  nuit  entre  les  postes,  Paris 
présentait  un  aspect  dont  fut  ébloui  Aramis,  l'homme  le  plus 
accessible  aux  sentiments  belliqueux  qu'il  fût  possible  de 
rencontrer. 

On  arriva  chez  la  reine;  mais  force  fut  de  faire  anti- 
chambre, Sa  Majesté  donnant  en  ce  moment  même  audience  à 
des  gentilshommes  qui  apportaient  des  nouvelles  d'Angleterre. 

—  Et  nous  aussi,  dit  Athos  au  serviteur  qui  lui  faisait 
cette  réponse,  nous  aussi,  non-seulement  nous  apportons  des 
nouvelles  d'Angleterre,  mais  encore  nous  en  arrivons. 

—  Comment  donc  vous  nommez-vous,  Messieurs?  de- 
manda le  serviteur. 

—  M.  le  comte  de  La  Fère  et  M.  le  chevalier  d'Herblay, 
dit  Aramis. 

—  Ahl  en  ce  cas.  Messieurs,  dit  le  serviteur  en  entendant 
ces  noms  que  tant  de  fois  la  reine  avait  prononcés  dans  son 
espoir,  en  ce  cas  c'est  autre  chose,  et  je  crois  que  Sa  Majesté 
ne  me  pardonnerait  pas  de  vous  avoir  fait  attendre  un  seui 
instant.  Suivez-moi,  je  vous  prie. 

Et  il  marcha  devant,  suivi  d' Athos  et  d' Aramis. 
Arrivés  à  la  chambre  où  se  tenait  la  reine,  il  leur  fit  signe 
d'attendre  ;  et  ouvrant  la  porte  : 

—  Madame,  dit-il,  j'espère  que  Votre  Majesté  me  pardon- 
nera d'avoir  désobéi  à  ses  ordres,  quand  elle  saura  que 
ceux  que  je  viens  lui  annoncer  sont  messieurs  le  comte  de 
La  Fera  et  le  chevalier  d'Herblay. 


160  VINGT  ANS  APRÈS. 

A  ces  deux  noms,  la  reine  poussa  un  cri  de  joie  que  les 
deux  gentilshommes  entenâ'''ent  de  l'endroit  où  ils  s'étaient 
arrêtés. 

—  Pa-tfvre  reine!  murmura  Atlios. 

—  Oh!  qu'ils  entrent!  qu'ils  entrent!  s'écria  à  son  tour  la 
jeune  princesse  en  s'élançant  vers  la  porte. 

La  pauvre  enfant  ne  quittait  point  sa  mère  et  essayait  de 
lui  faire  oublier  par  ses  soins  filials  l'absence  de  ses  deux 
frères  et  de  sa  sœur. 

—  Entrez,  entrez,  Messieurs,  dit-elle  en  ouvrant  elle-même 
ia  porte. 

Athos  et  Aramis  se  présentèrent.  La  reine  était  assise 
tians  un  fauteuil,  et  devant  elle  se  tenaient  debout  deux  dei 
trois  gentilshommes  qu'ils  avaient  rencontrés  dans  le  corpj 
de  garde. 

Celaient  MM.  de  Fiamarens  et  Gaspard  de  Coligny, 
duc  de  Châiillon,  frère  de  celui  qui  avait  été  tué  sept  ou 
huit  ans  auparavant  dans  un  duel  sur  la  place  Royale,  duel 
qui  avait  eu  lieu  à  propos  de  madame  de  Longueville. 

A  l'annonce  des  deux  amis,  ils  reculèrent  d'un  pas  et 
cchangèreni  avec  inquiétude  quelques  paroles  à  voix  basse. 

—  Eh  bien  I  Messieurs?  s'écria  la  reine  d'Angleterre  en 
apercevant  Atlios  et  Aramis.  Vous  voilà  enfin,  amis  fidèles, 
mais  les  courriers  d'État  vont  encore  plus  vile  que  vous.  La 
cour  a  été  instruite  des  affaires  de  Londres  au  moment  où 
vous  touchiez  les  portes  de  Paris,  et  voilà  messieurs  de 
Fiamarens  et  de  ChâtiUon  qui  m'apportent  de  la  part  de  Sa 
Majesté  la  reine  Anne  d'Autriche  les  plus  récentes  infor- 
mations. 

Aramis  et  Athos  se  regardèrent  ;  cette  tranquillité,  celta 
;ûie  même,  qui  brillaient  dans  les  regards  de  la  reine,  les 
comblaient  de  stupéfaction. 

—  Veuillez  continuer,  dit-elle  en  s'adressant  à  MM.  de 
Fiamarens  et  ds  Chàlillon;  vous  disiez  docc  que  Sa  Majesté 
:harles  l",  mon  auguste  maître,  avait  été  condamné  à  mor. 
:aalgré  le  vœu  de  la  majorité  des  sujets  anglais? 

—  Oui,  Madame,  balbutia  Cbàtillon. 

Athos  et  Aramis  se  regardaient  de  plus  en  plus  étonnés. 

—  Et  que,  conduit  à  L'échafaud,  continua  la  reme,  à  l'écha- 


VINGT  ANS  APRÈS.  I6Î 

faud!  ô  raon  seigneur!  ô  mon  roi!...  et  que,  conduit  à  l'é- 
cliafaud,  il  avait  été  sauvé  par  le  peuple  indigné? 

—  Oui,  iMadame,  répondit  Châtillon  d'une  voix  si  basse, 
que  ce  fut  à  peine  si  les  deux  geniilsliorames,  cependant  îon 
s'Aenlïïi,  purent  entendre  cette  affirmation. 

La  reine  joignit  les  mains  avec  une  généreuse  reconnais- 
sance, tandis  que  sa  fille  passait  un  bras  autour  du  cou  de  sa 
mère  et  l'embrassait  les  yeux  baignés  de  larmes  de  joie. 

—  Maintenant,  il  ne  nous  reste  plus  qu'à  présenter  à  Votre 
Majesté  nos  humbles  respects,  dit  Châtillon,  à  qui  ce  rôie 
semblait  peser  et  qui  rougissait  à  vue  d'oeil  sous  le  regard 
ûxe  et  perçant  d'Athos. 

—  Un  moment  encore.  Messieurs,  dit  la  reine  en  les  rete- 
nant d'un  signe.  Un  moment,  de  grâce  !  car  voici  messieurs 
de  La  Fère  et  d'Herblay  qui,  ainsi  que  vous  avez  pu  l'en- 
tendre, arrivent  de  Londres  et  qui  vous  donneront  peut- 
être  comme  témoins  oculaires  des  détails  que  vous  ne  con- 
naissez pas.  Vous  porterez  ces  détails  à  la  reine,  ma  bonne 
sœur.  Parlez,  Messieurs;  parlez,  je  vous  écoute.  Ne  me 
cachez  rien;  ne  ménagez  rien.  Dès  que  Sa  Majesté  vit  encore 
3t  que  rhonneur  royal  est  sauf,  tout  le  reste  m'est  indif- 
férent. 

Aîhos  pâlit  et  appuya  la  main  sur  son  cœur. 

—  Eh  bien!  dit  la  reine,  qui  vit  ce  mouvement  et  celte 
pâleur  ;  parlez  donc,  Monsieur,  je  vous  en  prie. 

—  Pardon,  Madame,  dit  Athos  ;  mais  je  ne  veux  rien  ajou- 
ter au  récit  de  ces  Messieurs  avant  qu'ils  aient  reconnu  que 
oeut-être  ils  se  sont  trompés. 

—  Trompés  1  s'écria  la  reine  presque  suffoquée;  tromnésl... 
Qu'.v  a-t-il  donc?  ô  mon  Dieu! 

—  Monsieur,  dit  M.  de  Flamarens  à  Athos,  si  nous  nous 
sommes  trompés,  c'est  de  la  part  de  la  reine  que  vient  l'er- 
reur, et  vous  n'avez  pas,  je  suppose,  la  prétention  de  la  rec- 
tifier, car  ce  serait  donner  un  démenti  à  Sa  Majeté. 

—  De  la  reine.  Monsieur?  reprit  Alhos  de  sa  voix  calma 
et  vibrante. 

—  Oui,  murmura  Flamarens  en  baissant  les  yeux. 
Athos  soupira  tristement. 

—  Ne  serait-ce  pas  plutôt  de  la  part  de  celui  qui  vous 


162  VINGT  ANS  APRES. 

accompagnait,  et  que  nous  avons  vu  avec  vous  au  corps  ds 
garde  de  la  barrière  du  Roule,  que  viendrait  cette  erreur  ? 
dit  Aramis  avec  sa  politesse  insultante.  Car,  si  nous  ne  nous 
sommes  trompés,  le  comte  de  La  Fère  et  moi,  vous  étiez 
trois  en  entrant  dans  Paris. 
Cbâlillon  et  Flamarens  tressaillirent. 

—  Mais  expliquez-vous,  comte!  s'écria  la  reine  dont  l'an- 
goisse croissait  de  moment  en  moment;  sur  votre  front  j€ 
lis  le  désespoir,  votre  bouche  hésite  à  m'annoncer  quelque 
nouvelle  terrible,  vos  mains  tremblent...  Oh!  mon  Dieu! 
mon  Dieu!  qu'est-il  donc  arrivé? 

—  Seigneur!  dit  la  jeune  princesse  en  tombant  à  genoux 
près  de  sa  mère,  ayez  piiié  de  nous  ! 

—  Monsieur,  dit  Cbàtillon,  si  vous  portez  une  nouvelle 
funeste,  vous  agissez  en  homme  cruel  lorsque  vous  annoncez 
celte  nouvelle  à  la  reine. 

Aramis  s'approcha  de  Cbâîillon  presque  à  le  toucher. 

—  Monsieur,  lui  dit-il  les  lèvres  pincées  et  le  regard  étin- 
ceîant,  vous  n'avez  pas,  je  le  suppose,  la  prétention  d'ap- 
prendre à  M.  le  comte  de  La  Fère  et  à  moi  ce  que  nous 
avons  à  dire  ici? 

Pendant  cette  courte  altercation,  Alhos,  toujours  la  main 
sur  son  cœur  et  la  tête  inclinée,  s'était  approché  de  la  reine, 
et  d'une  voix  émue  : 

—  Madame,  lui  dit-il,  les  princes,  qui,  par  leur  nature, 
sont  au-dessus  des  autres  hommes,  ont  reçu  du  ciel  un 
cœur  fait  pour  supporter  de  plus  grandes  infortunes  que 
celles  du  vulgaire;  car  leur  cœur  participe  de  leur  supério- 
rité. On  ne  doit  donc  pas,  ce  me  semble,  en  agir  avec  une 
grande  reine  comme  Votre  Majesté  de  la  même  façon  qu'a- 
vec une  femme  de  notre  état.  Reine,  destinée  à  tous  les 
martjTes  sur  cette  terre,  voici  le  résultat  de  la  mission  dont 
vous  nous  avez  honorés. 

Et  Athos,  s'agenouillant  devant  la  reine  palpitante  et  gla- 
cée, tira  de  son  sein,  enfermés  dans  la  même  boite,  l'ordre  en 
diamants  qu'avant  son  départ  la  reine  avait  'émis  à  lord  de 
Winter,  et  l'anneau  nuptial  qu'avant  sa  mori  Charles  avait 
remis  à  Aramis  ;  depuis  qu'il  les  avait  reçus,  ces  deux  objets 
n'avaient  point  quitté  Athos. 


VINGT  ANS  APRES.  163 

11  ouvrit  la  boîte  eî  les  tendit  à  la  reine  avec  une  muette  et 
profonde  douleur. 

La  reine  avança  fa  main,  saisit  l'anneau,  le  porta  convul- 
sivement à  ses  lèvres,  et  sans  pouvoir  pousser  un  soupir, 
sans  pouvoir  articuler  un  sanglot,  elle  étendit  les  bras,  pâlit 
et  tomba  sans  connaissance  dans  ceux  de  ses  femmes  et  de 
sa  fille.  ♦■ 

Athos  baisa  le  bas  de  la  robe  de  la  malheureuse  veuve,  et 
se  relevant  avec  une  majesté  qui  fit  sur  les  assistants  une 
impression  profonde  : 

—  Moi,  comte  de  La  Fère,  dit-il,  gentilhomme  qui  n'ai  ja- 
mais menti,  je  jure  devant  Dieu  d'abord,  et  ensuite  devant 
cette  pauvre  reine,  que  tout  ce  qu'il  était  possible  de  faire 
pour  sauver  le  roi,  nous  l'avons  fait  sur  le  sol  d'Angleterre. 
Maintenant,  chevalier,  ajouta-t-il  en  se  tournant  vers  d'Her- 
blay,  partons,  notre  devoir  est  accompli. 

—  Pas  encore,  dit  Aramis  ;  il  nous  reste  un  mot  à  dire  à 
ces  Messieurs. 

Et  se  retournant  vers  Châtillon  : 

—  Monsieur,  lui  dit-il,  ne  vous  plairait-il  pas  de  sortir,  ne 
fût-ce  qu'un  instant,  pour  entendre  ce  mot  que  je  ne  puis  dire 
devant  la  reine  ? 

Châtillon  s'inclina  sans  répondre  en  signe  d'assentiment  : 
Athos  et  Aramis  passèrent  les  premiers,  Châtillon  et  Flama- 
rens  les  suivirent  ;  ils  traversèrent  sans  mot  dire  le  vestibule; 
mais  arrivés  à  une  terrasse  de  plain-pied  avec  une  fenêtre, 
Aramis  prit  le  chemin  de  cette  terrasse,  tout  à  fait  solitaire  ; 
à  la  fenêtre  il  s'arrêta,  et  se  retournant  vers  le  duc  de  Châ- 
tillon : 

—  Monsieur,  lui  dit-il,  vous  vous  êtes  permis  tout  à 
l'heure,  ce  me  semble,  de  nous  traiter  bien  cavalièrement. 
Cela  n'était  point  convenable  en  aucun  cas,  moins  encore  de 
la  part  de  gens  qui  venaient  apporter  à  la  reine  le  message 
d'un  menteur. 

—  Monsieur  I  s'écria  Châtillon. 

—  Qu'avez-vous  donc  fait  de  M.  de  Bruy?  demanda  ironi- 
quement Aramis.  Ne  serait-il  point  par  hasard  allé  changer 
sa  figure  qui  ressemble  trop  à  celle  de  M.  Mazarin?On  sait 
^u'il  y  a  au  Palais-Royal  bon  nombre  de  masques  italiens 


164  VINGT  ANS  APRÈS. 

de  rechange,  depuis  celui  d'Arlequin  jusqu'à  celui  de  Pan- 
talon. 

—  Mais  vous  nous  provoquez,  je  crois?  dit  Flamarens. 

—  Ah  !  vous  ne  faites  que  le  croire,  Messieurs? 

—  Clievalier!  chevalier!  dit  Athos. 

—  Eh!  laissez-moi  donc  faire,  dit  Aramis  avec  humeur, 
vous  savez  bien  que  je  n'aime  pas  les  choses  qui  restent  ea 
chemin. 

—  Achevez  donc.  Monsieur,  dit  Châtii!on  avec  une  hauteur 
fini  ne  le  cédait  en  rien  à  celle  d' Aramis. 

Aramis  s'inclina. 

—  Messieurs,  dit-il,  un  autre  que  moi  ou  M.  le  comte  de 
La  Fère  vous  ferait  arrêter,  car  nous  avons  quelques  amis  à 
Paris;  mais  nous  vous  offrons  un  moyen  de  partir  sans  être 
inquiété.  Venez  causer  cinq  minutes  l'épée  à  la  main  avec 
■^ous  sur  cette  terrasse  abandonnée. 

—  Volontiers,  dit  Châtillon. 

—  Un  moment,  Messieurs,  s'écria  Flamarens.  Je  sais  bien 
que  la  proposition  est  tentante,  mais  à  celte  heure  il  est  im- 
possible de  l'accepter. 

—  Et  pourquoi  ceia?  dit  Aramis  de  son  ton  goguenard; 
est-ce  donc  le  voisinage  de  Mazarin  qui  vous  rend  si  pru- 
dents? 

—  Oh!  vous  entendez,  Flamarens,  dit  Châtillon,  ne  pas  ré- 
pondre serait  une  tache  à  mon  nom  et  à  mon  honneur. 

—  C'est  mon  avis,  dit  froidement  Aramis. 

—  Vous  ne  répondrez  pas,  cependant,  et  ces  Messieurs  tout 
à  l'heure  seront,  j'en  suis  sur,  de  mon  avis. 

Aramis  secoua  la  tête  avec  un  geste  d'incroyable  inso- 
lence. 
Châtillon  vit  ce  geste  et  porta  la  main  à  son  épée. 

—  Duc,  dit  Flamarens,  vous  oubliez  que  demain  vous  com- 
mandez une  expédition  de  la  plus  haute  importance,  et  que, 
désigné  par  M.  le  Prince,  agréé  par  la  reine,  jusqu'à  demain 
soir  vous  ne  vous  appartenez  pas. 

—  Soit.  A  après-demain  matin  donc,  dit  Aramis. 

—  A  après-demain  matin,  dit  Châtillon,  c'est  bien  long. 
Messieurs. 

—  Ce  n'est  pas  moi,  dit  Aramis,  qui  fixe  ce  terme,  et  qu. 


VINGT  ANS  APRES.  165 

demande  ce  délai,  d'autant  plus,  ce  me  semble,  ajouta-t-il, 
qu'on  pourrait  se  retrouver  à  cette  expédition. 

—  Oui  Monsieur,  vous  avez  raison,  s'écria  Châtillon,  et 
avec  grand  plaisir,  si  vous  voulez  prendre  la  peine  de  venir 
jusqu'aux  portes  de  Charenton. 

—  Comment  donc,  Monsieur!  pour  avoir  l'honneur  de  vous 
rencontrer  j'irais   au  bout  du  monde,  à  plus  forte  raison 

irai-je  dan»  ce  but  une  ou  deux  lieues. 

—  Eh  bien  1  à  demain.  Monsieur. 

—  J'y  compte.  Allez-vous-en  donc  rejoindre  votre  cardinal. 
Mais  auparavant  jurez  sur  l'honoeur  que  vous  ne  le  prévien- 
drez pas  de  notre  retour. 

—  Des  conditions! 

—  Pourquoi  pas  ? 

—  Parce  que  c'est  aux  vainqueurs  à  en  faire,  et  que  vous 
ne  l'êtes  pas.  Messieurs. 

—  Alors,  dégainons  sur-le-champ.  Cela  nous  est  égal,  à 
nous  qui  ne  commandons  pas  l'expédition  de  demain. 

Chàiillon  et  Flamarens  se  regardèrent;  il  y  avait  tant  d'i- 
ronie dans  la  parole  et  dans  le  geste  d'Aramis,  que  Châtillon 
surtout  avait  grand'peine  de  tenir  en  bride  sa  colère.  Mais 
sur  un  mot  de  Flamarens  il  se  contint. 

—  Eh  bieni  soit,  dit-il,  notre  compagnon,  quel  qu'il  soit, 
ne  saura  rien  de  ce  qui  s'est  passé.  Mais  vous  me  promettez 
bien.  Monsieur,  de  vous  trouver  demain  à  Charenton,  n'est- 
ce  pas? 

—  Ahl  dit  Aramis,  soyez  tranquilles.  Messieurs. 

Les  quatre  gentilshommes  se  saluèrent,  mais  cette  fois  ce 
furent  Chàiillon  ei  Flamarens  qui  sortirent  du  Louvre  les  pre- 
miers, et  Atlios  et  Aramis  qui  les  suivirent. 

—  A  qui  donc  en  avez-vous  avec  toute  cette  fureur,  Ara- 
mis? demanda  Allios. 

—  Eh  I  pardieu  I  j'en  ai  à  ceux  à  qui  je  m'en  suis  pris. 

—  Que  vous  ont-ils  donc  fait? 

—  Ils  m'eût  fait...  Vous  n'avez  donc  pas  vu? 
■—  Non. 

Us  ont  ricané  quand  nous  avons  juré  que  nous  avions 
fait  notre  devoir  en  Angleterre.  Or,  ils  l'ont  cru  ou  ne  l'ont 
pas  cru;  s'ils  l'ont  cru.  c'était  pour  nous  insulter  qu'ils  rica- 


466  Vli>.GT  ANS  APRÈS. 

naient;  s'ils  ne  l'ont  pas  cm,  ils  nous  insultaient  encore,  et 
il  est  urgent  de  leur  prouver  que  nous  sommes  bons  à 
quelque  chose.  Au  reste,  je  ne  suis  pas  fâché  qu'ils  aient 
remis  la  chose  à  demain:  je  crois  que  nous  avons  ce  soir 
quelque  chose  de  mieux  à  faire  que  de  tirer  l'épée. 

—  Qu'avons-nous  à  faire  ? 

—  Eh!  pardieul  nous  avons  à  faire  prendre  le  Mazarin. 
Aihos  allongea  dédaigneusement  les  lèvres. 

—  Ces  expéditions  ne  me  vont  pas,  vous  le  savez,  Aramis. 

—  Pourquoi  cela? 

—  Parce  qu'elles  ressemblent  à  des  suiprises. 

—  En  vérité,  Aihos,  vous  seriez  un  singulier  général  d'ar- 
mée; vous  ne  vous  battriez  qu'au  grand  jour;  vous  feriez 
prévenir  votre  adversaire  do  l'heure  à  laquelle  vous  l'atta- 
queriez, et  vous  vous  garderiez  bien  de  rien  teuter  la  nuit 
contre  lui,  de  peur  qu'il  ne  vous  accusât  d'avoir  profité  de 
l'obscurité. 

Athos  sourit. 

—  Vous  savez  qu'on  ne  peut  pas  changer  sa  nature,  dit-il, 
d'ailleurs,  savez-vous  où  nous  en  sommes,  et  si  l'arrestation 
du  Mazarin  ne  serait  pas  plutôt  un  mal  qu'un  bien,  un  em- 
barras qu'un  triomphe? 

—  Dites,  Athos,  que  vous  désapprouvez  ma  proposition. 

—  Non  pas,  je  crois  au  contraire  qu'elle  est  de  bonne 
guerre;  cependant... 

—  Cependant,  quoi? 

—  Je  crois  que  vous  n'auriez  pas  dû  faire  jurer  à  ces  mes- 
sieurs de  ne  rien  dire  au  Mazarin;  car  en  leur  faisant  jurer 
cela,  vous  avez  presque  pris  l'engagement  de  ne  rien  faire. 

—  Je  n'ai  pris  aucun  engagement,  je  vous  jure  ;  je  me  re- 
garde donc  comme  parfaitement  libre.  Ailons,  allons,  Athos  I 
p-Uons  1 

—  Où? 

—  Chez  M.  de  Beaufort  ou  chez  M.  de  Bouillon;  nous  leur 
dirons  ce  qu'il  en  est. 

—  Oui,  mais  à  une  condition  :  c'est  que  nous  commence 
rons  par  le  coadjuteur.  C'est  un  prêtre  ;  il  est  savant  sur  les 
cas  de  conscience,  et  nous  lui  conteronsle  nôtre. 


VINGT  ANS  APRÈS.  <67 

—  Ah  !  fit  Aramis,  il  va  tout  gâter,  tout  s'approprier  ;  finis- 
ns  par  lui  au  lieu  de  commencer. 

Athos  sourit.  On  voyait  qu'il  avait  au  fond  du  cœur  ua( 
pensée  qu'il  ne  disait  pas. 

—  Eh  bien!  soit,  dit-il;  par  lequel  commençons-nous? 

— -  Par  M.  de  Bouillon,  si  vous  voulez  bien  ;  c'est  celui  qui 
.-e  présente  le  premier  sur  notre  chemin. 

—  Maintenant  vous  me  permettrez  une  chose,  n'est-ce 
pas? 

—  Laquelle? 

—  C'est  que  je  passe  à  l'hôtel  du  Grand-Empereur-Char- 
lemagne  pour  embrasser  Raoul. 

—  Comment  donc  I  j'y  vais  avec  vous,  nous  l'embrasse- 
rons ensemble. 

Tous  deux  avaient  repris  le  bateau  qui  les  avait  amenés 
et  s'étaient  fait  conduire  aux  Halles.  Ils  y  trouvèrent  Gri- 
maud  et  Blaisois,  qui  leur  tenaient  leurs  chevaux,  et  tous 
quatre  s'acheminèrent  vers  la  rue  Guénégaud. 

Mais  Raoul  n'était  point  à  l'hôtel  du  Grand-Roi;  il  avait 
reçu  dans  la  journée  un  message  de  M.  le  Prince  et  était 
parti  avec  Olivain  aussitôt  après  l'avoir  reçu. 


XIX 

LES  TROIS  LIEUTENANTS  DU  GÉNÉRALISSIME. 

Selon  qu'il  avait  été  convenu  et  dans  l'ordre  arrêté  entre 
eux,  Athos  et  Aramis,  en  sortant  de  l'auherge  du  Grand-Roi- 
Charlemagne ,  s'acheminèrent  vers  l'hôtel  de  M.  le  duc  de 
Bouillon,  ■» 

La  nuis  était  noire,  et,  quoique  s'avançant  vers  les  heures 
cilencieuses  et  solitaires,  elle  continuait  de  retentir  de  ces 
mille  bruits  qui  réveillent  en  sursaut  une  ville  assiégée.  A 
chaque  pas  on  rencontrait  des  barricades,  à  chaque  détour 


1€8  VINGT  ANS  APKÈS. 

des  rues  des  chaînes  tendues,  à  chaque  carrefour  des  bi- 
vouacs; les  patrouilles  se  croisaient,  échangeant  les  mois 
d'ordre  ;  /es  naessagers  expédiés  par  les  différents  chefs  sil- 
lonnaient le»  'jilaces;  enfin,  des  dialogues  animés,  eî  qui  in- 
diquaient l'agitation  des  esprits,  s'établissaient  entre  les  ha- 
bitants pacifiques  qui  se  tenaient  aux  fenêtres  et  leurs 
concitoyens  plus  belliqueux  qui  couraient  les  rues  la  pertui- 
sane  sur  Tépaule  ou  l'arquebuse  au  bras. 

Athos  et  Aramis  n'avaient  pas  fa.it  cent  pas  sans  être  arrê- 
tés par  les  sentinelles  placées  aux  barricades,  qui  leuravaienl 
'demandé  le  mot  d'ordre  ;  mais  ils  avaient  répondu  qu'ils  al- 
laient chez  M.  de  Bouillon  pour  lui  annoncer  une  nouvelle 
d'importance,  et  l'on  s'était  contenté  de  leur  donner  un  guide 
qui,  sous  prétexte  de  les  accompagner  et  de  leur  faciliter  les 
passages,  était  chargé  de  veiller  sur  eux.  Celui-ci  était  parti 
les  précédant  et  chantant  : 

Ce  brave  monsieur  de  Bouilloa 
Est  incommodé  de  la  goutte. 

C'était  un  triolet  des  plus  nouveaux  et  qui  se  composait  de 
jG  ne  sais  combien  de  couplets  où  chacun  avait  sa  part. 

En  arrivant  aux  environs  de  l'hôtel  de  Bouillon,  on  croisa 
une  petite  troupe  de  trois  cavaliers  qui  avaient  tous  les  mots 
du  monde,  car  ils  marchaient  sans  guide  et  sans  escorte,  et 
en  arrivant  aux  barricades  n'avaient  qu'à  échanger  avec  ceux 
qui  les  gardaient  quelques  paroles  pour  qu'on  les  laissât  pas- 
ser avec  toutes  les  déférences  qui  sans  doute  étaient  dues  p 
leur  rang. 

A  leur  aspect,  Athos  et  Aramis  s'arrêtèrent. 

—  Oh  !  oh  !  dit  Aramis,  voyez-vous,  comte*' 

—  Oui,  dit  Athos. 

—  Que  vous  semble  de  ces  trois  cavaliers? 

—  Et  à  vous,  Aramis? 

—  Mais  que  ce  sont  nos  hommes. 

—  Vous  ne  vous  êtes  pas  trompé,  j'ai  parfaitement  rfeocSnu 
M.  de  Fiamarens 

—  Et  E3oi,  M.  de  Chàtillon. 

—  Quant  au  cavalier  au  manteau  brun... 


VINGT  ANS  APRES.  1ô9 

—  C'est  Se  cardinal. 
-^  En  personne. 

—  Comment  diable  se  hasardent-ils  ainsi  dans  le  voisicaga 
de  l'hôtel  de  Bouillon?  demanda  Aramis. 

Allios  sourit,  mais  il  ne  répondit  point.  Cinq  minutes  après 
ils  frappaient  à  la  porte  du  prince. 

La  porte  était  gardée  par  une  sentinelle,  comme  c'est  l'ha- 
bitude pour  les  gens  revêtus  de  grades  supérieurs;  un  peti 
poste  se  tenait  même  dans  la  cour,  prêt  à  obéir  aux  ordres 
du  lieutenant  de  M.  le  prince  de  Conti. 

Comme  le  disait  la  chanson,  M.  le  duc  de  Bouillon  avait  la 
goutte  et  se  tenait  au  lit;  mais  malgré  cette  grave  indisposi- 
tion, qui  l'empêchait  de  monter  à  cheval  depuis  un  mois, 
c'est-à-dire  depuis  que  Paris  était  assiégé,  il  n'en  fit  pas 
moins  dire  qu'il  était  prêt  à  recevoir  MM.  le  comte  de  La  Fère 
et  le  chevalier  d'Herbiay. 

Les  deux  amis  furent  introduits  près  de  M.  le  duc  de  Bouil- 
lon. Le  malade  était  dans  sa  chambre,  couché,  mais  entouré 
de  l'appareil  le  plus  militaire  qui  se  put  voir.  Ce  n'étaient 
partout,  pendus  aux  murailles,  qu'épées,  pistolets,  cuirasses 
et  arquebuses,  et  il  était  facile  de  voir  que,  dès  qu'il  n'aurait 
plus  la  goutte,  M.  de  Bouillon  donnerait  un  joli  peloton  de 
fil  à  retordre  aux  ennemis  du  parlement.  En  attendant,  à 
son  grand  regret,  disait-il,  il  était  forcé  de  se  tenir  au  lit. 

—  Ahl  Messieurs,  s'écria-t-il  en  apercevant  les  deux  visi 
leurs  et  en  faisant  pour  se  soulever  sur  son  lit  un  effort  qui 
lui  arracha  une  grimace  de  douleur,  vous  êtes  bien  heureux, 
vous;  vous  pouvez  monter  à  cheval,  aller,  venir,  combattre 
pour  la  cause  du  peuple.  Mais  moi,  vous  le  voyez,  je  suis 
cloué  sur  mon  lit.  Ah!  diable  de  goutte!  fit-il  en  grimaçanJ 
de  nouveau.  Diable  de  goutte  1 

—  Monseigneur,  dit  Athos,  nous  arrivons  d'Angleterre,  e* 
notre  premier  soin  en  touchant  à  Paris  a  été  de  venir  prendre 
des  nouvelles  de  votre  santé. 

—  Grand  merci.  Messieurs,  grand  merci  !  reprit  le  due. 
Mauvaise,  comme  vous  voyez,  ma  santé...  Diable  de  gontte! 
Ahl  vous  arrivez  d'Angleterre?  et  le  roi  Charles  se  porte 
bien,  à  ce  que  je  viens  d'apprendre? 

—  Il  esî  mort.  Monseigneur,  dit  Aramis. 
T.  ui.  iO 


<70  VINGT  ANS  APRÈS. 

—  Bah  !  flt  le  duc  élonné. 

—  Mort  sur  un  échafaud,  condamné  par  le  parlement. 

—  Impossible  ! 

—  Et  exécuté  en  notre  présence. 

—  Que  me  disait  donc  Al.  de  Flamarer^? 

—  M.  de  Flamarens  ?  fit  Aramis. 

—  Oui,  il  sort  d'ici. 
Atbos  sourit. 

—  Avec  deux  compagnons?  dit-il. 

—  Avec  deux  compagnons,  oui,  reprit  le  duc;  puis  il  ajouta 
avec  quelque  inquiétude  :  Les  auriez-vous  rencontrés? 

—  Mais  oui,  dans  la  rue,  ce  me  semble,  dit  Athos. 

Et  il  regarda  en  souriant  Aramis,  qui,  de  son  côté,  le  re- 
garda d'un  air  quelque  peu  étonné. 

—  Diable  de  goutte I  s'écria  M.  de  Bouillon  évidemment 
mal  à  son  aise. 

—  Monseigneur,  dit  Athos,  en  vérité  il  faut  tout  votre  dé- 
vouement à  la  cause  parisienne  pour  rester,  souffrant  comme 
vous  l'êtes,  à  la  tête  des  armées,  et  cette  persévérance  cause 
en  vérité  notre  admiration,  à  M.  dHerblay  et  à  moi. 

—  Que  voulez-vous.  Messieurs!  il  faut  bien,  et  vous  en 
êtes  un  exemple,  vous  si  braves  et  si  dévoués,  vous  à  qui 
mon  cher  collègue  le  duc  de  Beaufort  doit  la  liberté  et  peut- 
être  la  vie,  il  faut  bien  se  sacrifier  à  la  chose  publique.  Aussi 
vous  le  voyez,  je  me  sacrifie;  mais,  je  l'avoue,  je  suis  au 
bout  de  ma  force.  Le  cœur  est  bon,  la  tête  est  bonne;  mais 
cette  diable  de  goutte  me  tue,  et  j'avoue  que  si  la  cour  faisait 
droit  à  mes  demandes,  demandes  bien  justes,  puisque  je  ne 
fais  que  demander  une  indemnité  promise  par  l'ancien  cardi- 
nal lui-même  lorsqu'on  m'a  enlevé  ma  principauté  de  Sedan; 
oui,  ?^.  l'avoue,  si  l'on  me  donnait  des  domaines  de  la  même 
valeur,  si  l'on  m'indemnisait  de  la  non-jouissance  de  cette 
propriété  depuis  qu'elle  m'a  été  enlevée,  c'est-à-dire  depuis 
huit  ans;  si  le  titre  de  prince  était  accordé  à  ceux  de  ma 
maison,  ei  si  mon  frère  de  Turenne  était  réintégré  dans  son 
commandement,  je  me  retirerais  immédiatement  dans  mes 
terres  et  laisserais  la  cour  et  le  parlement  s'arranger  entre 
eux  comme  ils  l'entendraient. 

—  Et  vous  auriez  bien  raison,  Monseigneur,  dit  Athos. 


VINGT  ANS  APRES.  471 

—  C'est  votre  avis,  n'est-ce  pas,  monsieur  le  comte  de  Ta 
Fère? 

—  Tout  à  riait. 

—  Et  à  vous  aussi,  monsieur  le  chevalier  û'Herblay? 

—  Parfaitement. 

—  Eh  bieni  je  vous  assure.  Messieurs,  reprit  le  duc,  qn? 
selon  toute  probabilité,  c'est  celui  que  j'adopterai.  La  corn 
me  fait  des  ouvertures  en  ce  moment;  il  ne  tient  qu'à  moi 
de  les  accepter.  Je  les  avais  repoussées  jusqu'à  cette  heure: 
mais  puisque  des  hommes  conime  vous  me  disent  que  j'ai 
tort,  mais  puisque  surtout  cette  diable  de  goutte  m«  met 
dans  l'impossibilité  de  rendre  aucun  service  à  la  cause  pari- 
sienne, ma  foi,  j'ai  bien  envie  de  suivre  votre  conseil  eî 
d'accepter  la  proposition  que  vient  de  me  faire  M.  de  Chîv 
tillon. 

—  Acceptez,  prince,  dit  Aramis,  acceptez. 

—  Ma  foi,  oui.  Je  suis  même  fâché,  ce  soir,  de  l'avoiï 
presque  repoussée...  mais  il  y  a  conférence  demain,  et  nous 
verrons. 

Les  deux  amis  saluèrent  le  duc. 

—  Allez,  Messieurs,  leur  dit  celui-ci,  allez,  vous  devez  être 
bien  fatigués  du  voyage.  Pauvre  roi  Charles  !  Mais  enfin  il  y 
a  bien  un  peu  de  sa  faute  dans  tout  cela,  et  ce  qui  doit  nous 
consoler,  c'est  que  la  France  n'a  rien  à  se  reprocher  dans 
cette  occasion,  et  qu'elle  a  fait  tout  ce  qu'elle  a  pu  pour  le 
sauver. 

—  Oh  !  quant  à  cela,  dit  Ar8;inis,  nous  en  sommes  témoins, 
M.  de  Mazarin  surtout... 

—  Eh  bienl  voyez-vous,  je  suis  bien  aise  que  vous  lui 
rendiez  ce  témoignage;  il  a  du  bon  au  fond,  le  cardinal,  et 
s'il  n'était  pas  étranger...  eh  bien!  on  lui  rendrait  justice. 
Aïe!  diable  de  goutte! 

Athos  et  Aramis  sortirent,  mais  jusque  dans  l'antichambre 
les  cris  de  M.  de  Bouillon  les  accompagnèrent  ;  il  était  évi- 
dent que  le  pauvre  prince  souffrait  comme  un  damné. 

Arrivés  à  la  porte  de  la  rue  : 

—  Eh  bien!  demanda  Aramis  à  Athos,  que  pensez-vous? 

—  De  qui? 

—  De  M.  de  Bouillon,  pardieul 


«'2  VIInGT  ans  APRES 

—  Mon  ami,  j'en  pense  ce  qu'en  pense  le  triolet  de  notre 
guide,  reprit  Athos  : 


Ce  pauvre  monsieur  de  Bouillon 
Esi  incommodé  de  la  goutte. 


—  Aussi,  dit  Aramis,  vous  voyez  que  je  ne  lui  ai  pas  souf- 
Cé  mot  de  l'objet  qui  nous  amenait. 

—  Et  vous  avez  agi  prudemment  :  vous  lui  eussie?  re- 
doûné  un  accès.  Allons  che-z  M.  de  Beaufort. 

Et  les  deux  amis  s'acheminèrent  vers  l'hôtel  de  Vendôme. 

Dix  heures  sonnaient  comme  ils  y  arrivaient. 

L'hôtel  de  Vendôme  était  non  moins  bien  gardé  et  présen- 
tait un  aspect  non  moins  belliqueux  que  celui  de  Bouillon. 
Il  y  avait  sentinelles,  postes  dans  la  cour,  armes  en  faisceaux, 
chevaux  tout  sellés  aux  anneaux.  Deux  cavaliers,  sortant 
comme  Athos  et  Aramis  entraient,  furent  obligés  de  faire  faire 
un  pas  en  arrière  à  leurs  montures  pour  laisser  passer 
ceux-ci. 

—  Ah!  ah!  Messieurs,  dit  Aramis,  c'est  décidément  la  nuit 
aux  rencontres,  j'avoue  que  nous  serions  bien  malheureux, 
après  nous  être  si  souvent  rencontrés  ce  soir,  si  nous  allions 
ne  point  parvenir  à  nous  rencontrer  demain. 

—  Oh  !  quant  à  cela,  Monsieur,  répondit  Châtillon  (car 
c'était  lui-même  qui  sortait  avec  Flamarens  de  chez  le  duc 
de  Beaufort),  vous  pouvez  être  tranquille  :  si  nous  nous  ren- 
controns la  nuit  sans  nous  chercher,  à  plus  forte  raison  nous 
rencontrerons-nous  le  jour  en  nous  cherchant. 

—  Je  l'espère.  Monsieur,  dit  Aramis. 

—  Et  moi,  j'en  suis  sûr,  dit  le  duc. 

MM.  de  Flamarens  et  de  Châtillon  continuèrent  leur  cha^ 
aiin,  et  Athos  et  Aramis  mirent  pied  à  terre. 

A  peine  avaient-ils  passé  la  bride  de  leurs  cnevaux  aui 
bras  de  leurs  laquais  et  s'étaient-ils  débarrassés  de  leurs 
ûaanteaux,  qu'un  homme  s'approcha  d'eux,  e.,  après  les 
avoir  regardés  un  instant  à  la  douteuse  clarté  d'une  lanterne 
suspendue  au  milieu  de  la  cour,  poussa  un  cri  de  surprise 
et  vint  s«  jeter  dans  leurs  bras. 


VLNGT  A.NS  APRES.  413 

--  Comte  de  La  Fère,  s'écria  cet  homme,  chevalier  d'Her- 
blay  !  comment  êtes-vous  ici,  à  Paris? 

—  Rochefort  I  dirent  ensemble  les  deux  amis. 

—  Oui,  san?  doute.  Nous  sommes  arrivés,  comme  vous 
l'avez  su,  du  Vendômois,  il  y  a  quatre  ou  cinq  jours,  et  noas 
nous  apprêtons  à  donner  de  la  besogne  au  Mazarin.  Vous 
êtes  toujours  des  nôtres,  je  présume'? 

^— Plus  que  jamais.  Et  le  duc? 

—  Il  est  enragé  contre  le  cardinal.  Vous  savez  ses  succès, 
à  notre  cher  duc!  c'est  le  véritable  roi  de  Paris;  il  ne  peu: 
pas  sortir  sans  risquer  qu'on  l'étouffé. 

—  Ah!  tant  mieux,  dit  Aramis;  mais  dites-moi,  n'est-ce 
pas  MM.  de  Fiamarens  et  de  Chàtillon  qui  sortent  d'ici? 

—  Oui,  ils  viennent  d'avoir  audience  du  duc  ;  ils  venaient 
de  la  part  du  Mazarin  sans  doute,  mais  ils  auront  trouvé  à 
qui  parler,  je  vous  en  réponds. 

—  A  la  bonne  heure  I  dit  Athos.  Et  ne  pourrait-on  avoii 
l'honneur  de  voir  Son  Altesse  ? 

—  Comment  donc  !  à  l'instant  même.  Vous  savez  que  pour 
vous  elle  est  toujours  visible.  Suivez-moi,  je  réclame  l'hon- 
neur de  vous  présenter. 

Rochefort  marcha  devant.  Toutes  les  portes  s'ouvrirent 
devant  lui  et  devant  les  deux  amis.  Ils  trouvèrent  M.  de 
Beaufort  près  de  se  mettre  à  table.  Les  mille  occupations  de 
la  soirée  avaient  retardé  son  souper  jusqu'à  ce  moment-là  ; 
mais,  malgré  la  gravité  de  la  circonstance ,  le  prince  n'eut 
pas  plus  tôt  entendu  les  deux  noms  que  lui  annonçait  Roche- 
fort, qu'il  se  leva  de  la  chaise  qu'il  était  en  train  d'approcher 
de  la  table,  et  que  s'avançant  vivement  au-devant  des  deux 
amis  : 

—  Ah  !  pardieu,  dit-il,  soyez  les  bienvenus.  Messieurs. 
Vous  venez  prendre  votre  part  de  mon  souper,  n'est-ce  pas? 
Boisjoli,  préviens  Noirmont  que  j'ai  deux  convives.  Vous 
connaissez  Noirmont,  n'est-ce  pas.  Messieurs?  c'est  mon 
maître  d'hôtel,  le  successeur  du  père  Marteau,  qui  confec- 
tionne les  excellents  pâtés  que  vous  savez.  Boisjoli,  qu'il  en 
envoie  un  de  sa  façon,  mais  pas  dans  le  genre  de  celui  qu'il 
avait  fait  pour  La  Ramée.  Dieu  merci  !  nous  n'avons  plus  be- 
soin d'échelles  de  corde,  de  poignards  ni  de  poires  d'angoisse. 

T.  m.  40. 


174  VINGT  ANS  APRES. 

—  Monseigneur,  dit  Athos ,  ne  dérangez  pas  pour  non*, 
votre  illustre  maître  d'hôtel,  dont  nous  connaissons  les  ta- 
lents nombreux  et  variés.  Ce  soir,  avec  la  permission  d& 
Votre  Altesse  nous  aurons  seulement  l'honneur  de  lui  de- 
mander des  nouvelles  de  sa  santé  et  de  prendre  ses  ordres. 

—  ^h  !  quant  à  ma  santé,  vous  voyez ,  Messieurs,  excel- 
lente. Une  santé  qui  a  résisté  à  cinq  ans  de  Bastille  accom- 
pagnés de  M.  de  Chavigny  est  capable  de  tout.  Quant  âmes 
ordres,  ma  foi,  j'avoue  que  je  serais  fort  embarrassé  de  vous 
en  donner,  attendu  que  chacun  donne  les  siens  de  son  côté, 
et  que  je  finirai ,  si  cela  continue ,  par  n'en  pas  donner  du 
tout. 

—  Vraiment  ?  dit  Athos ,  ]e  croyais  cependant  que  c'était 
sur  votre  union  que  le  parlement  comptait. 

—  Ahl  oui,  notre  union!  elle  est  belle!  Avecle  duc  de 
Bouillon,  ça  va  encore,  il  a  la  goutte  et  ne  quitte  pas  son  lit, 
il  y  a  moyen  de  s'entei^dre;  mais  avec  M.  d'Elbeuf  et  ses 
éléphants  de  fils...  Vous  connaissez  le  triolet  sur  le  duc  d'El- 
beuf,  Messieurs? 

—  Non,  Monsigneur. 

—  Vraiment  I 

Le  duc  se  mit  à  chanter  : 

Monsieur  d'Elbeuf  et  ses  enfant* 
Font  rage  à  la  place  Royale, 
Ils  vont  tous  quatre  piaffants. 
Monsieur  d'Elbeuf  et  ses  enfants. 
Mais  sitôt  qu'il  faut  battre  aux  champs, 
Adi'  "^  leur  humeur  martiale. 
Mons  '«ur  d'Elbeuf  et  ses  enfants 
Font  rage  à  la  place  Royale. 

—  Mais,  reprit  Athos,  il  n'en  est  pas  ainsi  avec  le  coadju* 
teur,  j'espère? 

—  Ahl  bien  oui!  avec  le  coadjuteur,  c'est  pis  encore 
Dieu  vous  garde  des  prélats  brouillons,  surtout  quand  ils 
portent  une  cuirasse  sous  leur  simarrel  Au  lieu  de  se  tenir 
tranquille  dans  son  évêché  à  chanter  des  Te  Deum  pour  les 
victoires  que  nous  ne  remportons  pas,  ou  pour  les  victoires 
où  nous  sommes  battus,  savez-vous  ce  qu'il  fait? 


VINGT  ANS  APRES.  «75 

—  Non. 

—  E  lève  un  régiment  auquel  il  donne  son  nom,  le  régi- 
ment de  Corinîhe.  Il  fait  des  lieutenants  et  des  capitaines  ni 
plus  ni  moins  qu'un  maréchal  de  France,  et  des  colonels 
comme  le  roi. 

—  Oui,  dit  Aramis;  mais  lorsqu'il  faut  se  battre,  j'espère 
qu'il  se  tient  à  son  archevêché? 

—  Eh  bien  I  pas  du  tout,  voilà  ce  qui  vous  trompe,  moi 
cher  d'Herblay  !  Lorsqu'il  faut  se  battre  il  se  bat  ;  de  sorte 
que  comme  la  mort  de  son  oncle  lui  a  donné  siège  au  parle- 
ment, maintenant  on  l'a  sans  cesse  dans  les  jambes  :  au  par- 
lement, au  conseil,  au  combat.  Le  prince  de  Conti  est  général 
en  peinture,  et  quelle  peinture I  Un  prince  bossu!  Ah!  tout 
cela  vi  bien  mal.  Messieurs,  tout  cela  va  bien  mal  I 

—  De  sorte.  Monseigneur,  que  Votre  Altesse  est  mécon- 
tente? dit  Alhos  en  échangeant  un  regard  avec  Aramis. 

—  Mécontente,  comte!  dites  que  Mon  Altesse  est  furieuse. 
C'est  au  point,  tenez,  je  le  dis  à  vous,  je  ne  le  dirais  pointa 
d'autres,  c'est  au  point  que  si  la  reine,  reconnaissant  ses 
torts  envers  moi,  rappelait  ma  mère  exilée  et  me  donnait  la 
survivance  de  l'amirauté,  qui  est  à  monsieur  mon  père  et 
qui  m'a  été  promise  à  sa  mort,  eh  bien!  je  ne  serais  pas 
bien  éloigné  de  dresser  des  chiens  à  qui  j'apprendrais  à  dire 
qu'il  y  a  encore  en  France  de  plus  grands  voleurs  que  M.  de 
Mazarin. 

Ce  ne  fut  plus  un  regard  seulement,  ce  furent  un  regard 
et  un  sourire  qu'échangèrent  Athos  et  Aramis;  et  ne  les  eus- 
sent-ils pas  rencontrés,  ils  eussent  deviné  que  MM.  de  Châ- 
tillon  et  de  Fiamarens  avaient  passé  par  là.  Aussi  ne  soufflè- 
rent-ils mot  de  la  présence  à  Paris  de  M.  de  Mazarin. 

—  Monseigneur,  dit  Alhos,  nous  voilà  satisfaits.  Nous  n'a- 
vions, en  venant  à  cette  heure  chez  Votre  Altesse,  d'autre 
but  que  de  faire  preuve  de  notre  dévouement,  et  de  lai  dire 
que  nous  nous  tenions  à  sa  disposition  comme  ses  plus  fi- 
dèles serviteurs. 

—  Comme  mes  plus  fidèles  amis,  Messieurs,  comme  mes 
plus  fidèles  amis  !  vous  l'avez  prouvé;  et  si  jamais  je  m© 
raccommode  avec  la  cour,  je  vous  prouverai ,  je  l'espère, 
que  moi  aussi  je  suis  resté  votre  ami  ainsi  que  celui  de  ces 


{76  VINGT  ANS  APRÈS: 

messieurs  :  comment  diable  les  appelez-vous,  d'Artagnan  e* 
Porthos? 

—  D'Artagnan  et  Porthos. 

—  Ah!  oui,  c'est  cela.  Ainsi  donc,  vous  comprenez,  comte 
de  La  Fère-,  vous  comprenez,  chevalier  d'Herblay  ;  tout  et 
.«ujours  à  vous. 

Athos  et  Aramis  smcnnereni  et  sortirent. 

—  Mon  cher  Athos,  dit  Aramis,  je  crois  que  vous  n'avez 
consenti  à  m'accompagner,  Dieu  me  pardonne  !  que  pour  me 
donner  une  leçon? 

—  Attendez  donc,  mon  cher,  dit  Athos,  il  sera  temps  de 
%'^ous  en  apercevoir  quand  nous  sortirons  de  chez  le  coadju» 
:eur. 

—  Allons  donc  à  l'archevêché,  dit  Aramis. 
Et  tous  deux  s'acheminèrent  vers  la  Cité. 

En  se  rapprochant  du  berceau  de  Paris,  Athos  et  Aramis 
trouvèrent  les  rues  inondées,  et  il  fallut  reprendre  une  bar- 
que. Il  était  onze  heures  passées,  mais  on  savait  qu'il  n'y 
avait  pas  d'heure  pour  se  présenter  chez  le  coadjuteur  ;  Gon 
•incroyable  activité  faisait,  selon  les  besoins,  de  la  nuit  le 
jour,  et  du  jour  la  nuit. 

Le  palais  archiépiscopal  sortait  du  sein  de  l'eau,  et  on  eût 
dit,  au  nombre  des  barques  amarrées  de  tous  côtés  autour 
de  ce  palais,  qu'on  était,  non  pas  à  Paris,  mais  à  Venise.  Ces 
barques  allaient,  venaient,  se  croisaient  en  tous  sens,  s'en- 
fonçant  dans  le  dédale  des  rues  de  la  Cité,  ou  s'éloignant 
dans  la  direction  de  l'Arsenal  ou  du  quai  Saint-Victor,  et 
alors  nageaient  comme  sur  un  lac.  De  ces  barques  les  unes 
étaient  muettes  et  mystérieuses,  les  autres  étaient  bruyantes 
et  éclairées.  Les  deux  amis  glissèrent  au  milieu  de  ce  monda 
d'embarcations  et  abordèrent  à  leur  tour. 

Tout  le  rez-de-chaussée  de  l'archevêché  était  inondé,  mais 
des  espèces  d'escaliers  avaient  été  adaptés  aux  murailles; 
et  tout  le  changement  qui  était  résulté  de  l'inondation,  c'est 
qu'au  lieu  d'entrer  par  les  portes  on  entrait  par  les  fenêtres. 

Ce  fut  ainsi  qu'Athos  et  Aramis  abordèrent  dans  l'anti- 
chambre du  prélat.  Cette  antichambre  était  encombrée  de  la- 
quais, car  une  douzaine  de  seigneurs  étaient  enl'\seés  dans 
e  salon  d'attente. 


VINGT  AXS  APRÈS.  477 

—  Mon  Dieu!  dit  Arsmis,  regardez  donc,  Alhos!  est-ce 
que  ce  fat  de  coadjuteurva  se  donner  le  plaisir  de  nous  faire 
faire  anlichambre? 

Alhos  sourit. 

—  Mon  cher  ami,  lui  dit-il,  il  faut  prendre  les  pens  aveo 
tous  les  inconvénients  de  leur  position;  le  coadjuteor  est  ea 
ce  moment  un  des  sept  ou  huit  rois  qui  régnent  à  Paris,  il  a 
une  cour. 

—  Oui,  dit  Aramis  ;  mais  nous  ne  sommes  pas  des  cour- 
tisans, nous. 

—  Aussi  allons-nous  lui  faire  passer  nos  noms,  et  s'il  n? 
fait  pas  en  les  voyant  une  réponse  convenable,  eh  bien? 
nous  le  laisserons  aux  affaires  de  la  France  ou  aux  siennes. 
Une  s'agit  que  d'appeler  un  laquais  et  de  lui  mettre  une  de- 
mi-pistole  dans  la  main. 

—  Eh  !  justement,  s'écria  Aramis,  je  ne  me  trompe  pas- 
oui...  non...  si  fait,  Bazin;  venez  ici,  drôle  ! 

Bazin,  qui  dans  ce  moment,  traversait  l'antichambre,  ma- 
jestueusement revêtu  de  ses  habits  d'église,  se  retourna,  la 
sourcil  froncé,  pour  voir  quel  était  l'impertinent  qui  l'apoi- 
îrophait  de  cetie  manière.  Mais  à  peine  eut-il  reconnu  Ara- 
mis, que  le  tigre  se  fit  agneau,  et  que  s'approchani  des  deux 
gentilshommes  : 

—  Comment!  dit-il,  c'est  vous  ,  monsieur  le  chevalier! 
;'esî  vous,  monsieur  le  comte!  Vous  voilà  tous  deux  au 
noment  où  nous  étions  si  inquiets  de  vous!  Ohl  que  je  suis 

;iieureux  de  vous  revoir! 

—  C'est  bien,  c'est  bien,  maître  Bazin,  dit  Aramis;  trêv3 
ùe  compliments.  Nous  venons  pour  voir  M.  le  coadjuieur, 
mais  nous  sommes  pressés,  et  il  faut  que  nous  le  voyions  à 
i  mstant  même. 

—  Comment  donc!  dit  Bazin,  à  l'instant  même,  sans  doute; 
ce  n'est  point  à  des  seigneurs  de  votre  sorte  qu'on  fait  faire 
antichambre.  Seulement  en  ce  moment  il  est  en  conférence 
secrète  avec  un  M.  de  Bruy. 

—  De  Bruy!  s'écrièrent  ensemble  Alhos  et  Aramis, 

—  Oui!  c'est  moi  qui  l'ai  annoncé,  et  je  me  rappelle  par- 
faitement son  nom.  Le  connaissez-vous.  Monsieur?  ajouta 
Bazin  en  se  retournant  vers  Aramis. 


as  VINGT  ANS  APRÈS. 

—  Je  crois  le  connaître. 

—  Je  n'en  dirai  pas  autant,  moi,  reprit  Bazin,  car  il  était  si 
bien  enveloppé  dans  son  manteau,  que,  quelque  persistance 
que  j'y  aie  mise,  je  n'ai  pas  pu  voir  le  plus  petit  coin  de  soi? 
visage.  Mais  je  vais  entrer  pour  annoncer,  et  cette  fois  peut- 
être  serai-jb  plus  heureux. 

—  Inutile,  dit  Aramis  :  nous  renonçons  à  voir  M.  le  cosd- 
juteur  pour  ce  soir,  n'est-ce  pas,  Atlios? 

—  Comme  vous  voudrez,  dit  le  comte. 

—  Oui,  il  a  de  trop  grandes  affaires  à  traiter  avec  ce  mon- 
sieur de  Bruy. 

—  Et  lui  annoncerai-je  que  ces  Messieurs  étaient  venus  à 
Tarcbevêché? 

—  Non,  ce  n'est  pas  la  peine,  dit  Aramis  ;  venez,  Athos. 
Et  les  deux  amis,  fendant  la  foule  des  laquais,  sortirent 

de  l'archevêché  suivis  de  Bazin,  qui  témoignait  de  leur  im- 
portance en  leur  prodiguant  les  salutations. 

-  Eh  bien  !  demanda  Athos  lorsque  Aramis  et  lui  furent 
dans  la  barque,  commencez-vous  à  croire,  mon  ami,  que 
nous  aurions  joué  un  bien  mauvais  tour  à  tous  ces  gens-là 
en  arrêtant  M.  de  Mazarin? 

—  Vous  êtes  la  sagesse  incamée,  Athos,  répondit  Aramis. 
Ce  qui  avait  surtout  frappé  les  deux  amis,  c'était  le  peu 

d'importance  qu'avait  pris  à  la  cour  de  France  les  événe- 
ments terribles  qui  s'étaie^  passés  en  Angleterre  et  qui 
leur  semblaient  à  eux  devoir  occuper  l'attention  de  toute 
l'Europe. 

En  effet,  à  part  nne  pauvre  veuve  et  une  orpheline  royale 
qui  pleuraient  dans  un  coin  du  Louvre,  personne  ne  parais- 
sait savoir  qu'il  eût  existé  un  roi  Charles  I"  et  que  ce  roi 
venait  de  mourir  sur  un  échafaud. 

Les  deux  amis  s'étaient  donné  rendez-vous  pour  le  lende- 
main malin  à  dix  heures,  car,  quoique  la  nuit  fût  fort  avancés 
lorsqu'ils  étaient  arrivés  à  la  porte  de  l'hôtel,  Aramis  avait 
prétendu  qu'il  avait  encore  quelques  visites  d'importance  à 
faire  et  avait  laissé  Athos  rentrer  seul. 

Le  lendemain  à  dix  heures  sonnantes  ils  étaient  réunis. 
Depus  six  heure5  du  matin  Athos  était  sorti  de  son  côté. 


VINGT  ANS  APRES.  «79 

—  Eh  bien  1  avez-vous  eu  quelques  nouvelles?  demanda 
Atlios. 

—  Aucune  :  on  n'a  vu  d'Artagnan  nulle  part,  et  Porlhos 
n'a  pas  encore  paru.  Et  chez  vous? 

—  Rien. 

—  Diable!  fit  Aramis. 

—  En  effet,  dit  Alhos,  ce  retard  n'est  point  naturel  :  ils 
ont  pris  la  route  la  plus  directe,  et  par  conséquent  ils  auraient 
dû  arriver  avant  nous. 

—  Ajoutez  à  cela,  dit  Aramis,  que  nous  connaissons  d'Ar- 
tagnan pour  la  rapidité  de  ses  manœuvres,  et  qu'il  n'est  pas 
homme  à  avoir  perdu  une  heure,  sachant  que  nous  l'atten- 
dons... 

—  11  comptait,  si  vous  vous  rappelez,  être  ici  le  cinq. 

—  Et  nous  voilà  au  neuf.  C'est  ce  soir  qu'expire  le  délai. 

—  Que  comptez-vous  faire,  demanda  Alhos,  si  ce  soir 
nous  n'avons  pas  de  nouvelles? 

—  Pardieul  nous  mettre  à  sa  recherche, 

—  Bien,  dit  Athos. 

—  Mais  Raoul?  demanda  Aramis. 

Un  léger  nuage  passa  sur  le  front  du  comte. 

—  Raoul  me  donne  beaucoup  d'inquiétude,  diî-il,  il  a  reçu 
hier  un  message  du  prince  de  Condé,  il  est  allé  le  rejoindre 
à  Saint-Cloud  et  n'esï  pas  revenu. 

—  N'avez-vous  point  vu  madame  de  Chevreuse? 

—  Elle  n'était  point  chez  elle.  Et  x^ous,  Aramis,  vous  de- 
viez passer,  je  crois,  chez  madame  de  Longueville? 

—  J'y  ai  passé  en  effet. 

—  Eh  bien? 

—  Elle  n'était  point  chez  elle  non  plus,  mais  au  moins  eila 
avait  laissé  l'adresse  de  son  nouveau  logement. 

—  Où  était-elle? 

—  Devinez,  je  vous  le  donne  en  millt. 

—  Comment  voulez-vous  que  je  devine  où  est  à  minuiî, 
car  je  présume  que  c'est  en  me  quittant  que  vous  vous  êtes 
présenté  chez  elle;  comment,  dis-je,  voulez-vous  que  je  de- 
vine où  est  à  minuit  la  plus  belle  et  la  plus  active  de  toutes 
les  frondeuses  ? 

—  A  l'Hôtel-de-Vilie  I  mon  cher  I 


180  VINGT  ANS  APRES. 

—  Comment,  à  l'Hôtel-de-ville  !  Est-elle  donc  ncmmée  pré- 
vôt des  marchands? 

—  Non,  mais  elle  s'est  faite  reine  de  Paris  par  intérim,  et 
comme  elle  n'a  pas  osé  de  prime-abord  aller  s'établir  au  Pa- 
lais-Royal ou  aux  Tuileries,  elle  s'est  installée  à  l'Hôtel-de- 
Viile,  où  elle  va  donner  incessamment  un  héritier  ou  une 
héritière  à  ce  cher  duc. 

—  Vous  ne  m'aviez  pas  fait  part  de  celte  circonstance, 
Aramis,  dit  Athos. 

—  Bah  I  vraiment  !  C'est  un  oubli  alors,  excusez-moi. 

—  Maintenant,  demanda  Athos,  qu/allons-nous  faire  d'ici 
à  ce  soir?  Nous  voici  fort  désœuvrés,  ce  me  semble. 

—  Vous  oubliez,  mon  ami,  que  nous  avons  de  la  besogne 
ioute  taillée. 

—  Oii  cela? 

— •  Du  côté  de  Charenton,  morbleu!  J'ai  l'e&Dérance,  d'après 
«a  promesse,  de  rencontrer  là  un  certain  M.  ue  Châtillon  que 
ifc  ciétesie  depuis  longtemps. 

—  Et  pourquoi  cela? 

—  Parce  qu'il  est  frère  d'un  certain  M.  de  Coligny. 

—  Ah!  c'est  vrai,  j'oubliais...  lequel  a  prétendu  à  l'hon- 
neur d'être  votre  rival.  1\  a  été  bien  cruellement  puni  de 
cette  audace,  mon  cher,  et,  en  vérité,  c-ela  devrait  vous 
suffire. 

—  Oui  ;  mais  que  voulez-vous  1  cela  ne  me  suffit  point.  Je 
suis  rancunier;  c'est  le  seul  point  par  lequel  je  tienne  à  l'É- 
glise. Après  cela,  vous  comprenez,  Athos,  vous  n'êtes  aucu- 
nement forcé  de  me  suivre. 

—  Allons  donc,  dit  Athos,  vous  plaisantez! 

—  En  ce  cas,  mon  cher,  si  vous  êtes  décidé  à  m'accompa- 
gner,  il  n'y  a  point  de  temps  à  perdre.  Le  tambour  a  battu, 
jai  rencontré  les  canons  qui  partaient,  j'ai  vu  les  bourgeois 
qui  se  rangeaient  en  bataille  sur  la  place  dei'Hôtel-de-Ville; 
on  va  bien  certainen^ent  se  battre  vers  Charenton,  comme  Ta 
dit  hier  le  duc  de  Châtillon. 

—  l'aurais  cru ,  dit  Athos ,  que  les  conférences  de  cette 
nait  avaient  changé  quelque  chose  à  ces  dispositions  belii- 
queuses* 


VINGT  ANS  APRÈS.  481 

—  Gai  sans  doute,  mais  on  ne  s'en  battra  pas  moins,  ne 
fut-ce  que  pour  mieux  masquer  ces  conférences. 

—  t'auvres  gens!  dit  Athos,  qui  vont  se  faire  tuer  pour 
qu'on  rende  Sedan  à  M.  de  Bouillon,  pour  qu'on  donne  la 
survivance  de  l'amirauté  à  M.  de  Beauforl,  et  pour  que  le 
eoadjuteur  soit  cardinal! 

—  Allons!  allons  I  mon  cher,  dit  Aramis,  convenez  que 
vous  ne  seriez  pas  si  philosophe  si  votre  Raoul  ne  se  devait 
point  trouver  mêlé  à  toute  cette  bagarre. 

—  Peut-être  dites-vous  vrai,  Aramis. 

—  Eh  bien  I  allons  donc  où  l'on  se  bat,  c'est  un  moyen  sûr 
de  retrouver  d'Ariagnan,  Porlhos,  et  peut-être  même  Raoul. 

—  Hélas!  dit  Athos. 

—  Mon  bon  ami,  dit  Aramis,  maintenant  que  nous  sommes 
à  Paris,  il  vous  faut,  croyez-moi,  perdre  cette  habitude  de 
soupirer  sans  cesse.  A  la  guerre,  morbleu!  comme  à  la 
guerre,  Athos!  N'êtes-vous  plus  homme  d'épée,  et  vous  êtes- 
vous  fait  d'église,  voyons!  Tenez,  voilà  de  beaux  bourgeois 
qui  passent;  c'est  engageant,  tudieu!  Et  ce  capitaine,  voyez 
donc,  ça  vous  a  presque  une  tournure  militaire  ! 

—  Ils  sortent  de  la  rue  du  Mouton. 

—  Tambours  en  tête,  comme  de  vrais  soldats  I  Mais  voyez 
donc  ce  gaillard-là,  comme  il  se  balance,  comme  il  se  cambre! 

1-  Heu!  fit  Grimaud, 

—  Quoi?  demanda  Athos. 

—  Planchet,  Monsieur. 

—  Lieutenant  hier,  dit  Aràmis,  capitaine  aujourd'hui,  co- 
lonel sans  doute  demain;  dans  huit  jours  le  gaillard  sera  ma- 
réchal de  France. 

—  Demandons-lui  quelques  renseignements,  dit  Athos. 
Et  les  deux  amis  s'approchèrent  de  Planchet,  qui,  plus 

lier  que  jamais  d'être  vu  en  fonctions,  daigna  expliquer  aux 
deux  gentilshommes  qu'il  avait  ordre  de  prendre  position  suï 
la  place  Royale  avec  deux  cents  hommes  formant  l'arrière- 
garde  de  l'armée  parisienne,  et  de  se  diriger  de  là  vers  Cha- 
renton  quand  besoin  serait. 

Comme  Athos  et  Aramis  allaient  du  même  côte,  ils  escor- 
tèrent Planchet  jusque  sur  son  terrain. 

Planchet  fit  assez  adroitement  manœuvrer  ses  hommes  sur 
T.  m.  1^ 


18â  VINGT  ANS  APRÈS. 

]a  place  Royale,  et  les  échelonna  derrière  une  longue  aie  de 
bourgeois  placée  rue  et  faubourg  Saint-Anioine,  en  attendanl 
le  signal  du  combat. 

—  La  joiirnée  sera  chaude ,  dit  Planchet  d'un  ton  belli- 
queux. 

—  Oui,  sans  doute,  répondit  Aramis;  mais  il  y  a  loin  d'ici 
à  l'ennemi. 

—  Monsieur,  on  rapprochera  la  distance,  répondit  un  di- 
zainier. 

Aramis  salua,  puis  se  retournant  vers  Athos  : 

—  Je  ne  me  soucie  pas  de  camper  place  Royale  avec  tous 
ces  gens-là,  dit-il;  voulez -vous  que  nous  marchions  en 
avant?  nous  verrons  mieux  les  choses. 

—  Et  puis  M.  de  Chàlillon  ne  viendrait  point  vous  cher- 
cher place  Royale,  n'est-ce  pas?  Allons  donc  en  avant,  mon 
ami. 

—  N'avez-vous  pas  deux  mots  à  dire  de  votre  côté  à  M.  de 
Flamarens? 

—  Ami,  dit  Athos,  j'ai  pris  une  résolution,  c'est  de  ne  plus 
tirer  l'épée  que  je  n'y  sois  forcé  absolument. 

—  Et  depuis  quand  cela  ? 

—  Depuis  que  j'ai  tiré  le  poignard. 

—  Ah  bon  !  encore  un  souvenir  de  M.  MordauntI  Eh  bien! 
mon  cher,  il  ne  vous  manquerait  plus  que  d'éprouver  des  re- 
mords d'avoir  tué  celui-là I 

— '  Chut!  dit  Athos  en  mettant  un  doigt  sur  sa  bouche  avec 
ce  sourire  triste  qui  n'appartenait  qu'à  lui,  ne  parlons  plus 
de  Mordaunt,  cela  nous  porterait  malheur. 

Et  Aihos  piqua  vers  Charenton,  longeant  le  faubourg,  pui? 
la  vallée  f\e  Fécamp,  toute  noire  de  bourgeois  armés. 

11  va  sans  dire  qu'Aramis  le  suivait  d'une  demi-longueur 
de  cheval. 


VINGT  ANS  APRËG  <83 


\x 


LS  COMBAT  DE  CHARENTO». 

A  mesure  qu'Aihos  et  Aramis  avançaient,  et  qu'en  avan- 
çant ils  dépassaient  les  différents  corps  échelonnés  sur  la 
route,  ils  voyaient  les  cuirasses  fourbies  et  éclatâmes  succé- 
der aux  armes  rouillées,  et  les  mousquets  élincelants  aux 
pertuisanes  bigarrées. 

—  Je  crois  que  c'est  ici  le  vrai  champ  de  bataille,  dit  Ara- 
mis; voyez-vous  ce  corps  de  cavalerie  qui  se  tient  en  avant 
du  pont,  le  pistolet  au  poing?  Eh  I  prenez  garde,  voici  du  ca- 
non qui  arrive. 

—  Ah  çà  I  mon  cher,  dit  Athos,  où  nous  avez-vous  menés? 
il  me  semble  que  je  vois  tout  autour  de  nous  des  figures 
appartenant  à  des  officiers  de  l'armée  royale.  N'est-ce  pas 
M.  de  Châiillon  lui-môme  qui  s'avance  avec  ces  deux  briga- 
diers ? 

Et  Athos  mit  l'épée  à  la  main,  tandis  qu'Aramis,  croyant 
qu'en  effet  il  avait  dépassé  les  limiles  du  camp  parisien,  por- 
tait la  main  à  ses  fontes. 

--  Bonjour,  Messieurs,  dit  le  duc  en  s'approchant,  je  vois 
que  vous  ne  comprenez  rien  à  ce  qui  se  passe,  mais  un  mot 
vous  expliquera  tout.  Nous  sommes  pour  le  moment  en 
trêve;  il  y  a  conférence  :  M.  le  Prince,  M.  de  Retz,  M.  de 
Beaufort  et  M.  de  Bouillon  causent  en  ce  moment  poliiique. 
Or,  àe  deux  choses  l'une  :  ou  les  affaires  ne  s'arrangeront 
pas,  et  nous  nous  retrouverons,  chevalier;  ou  elles  s'arran- 
geront, et,  comme  je  serai  débarrassé  de  mon  commande- 
ment, nous  nous  retrouverons  encore. 

—  Monsieur,  dit  Aramis,  vous  parlez  à  merveille.  Permel- 
îez-moi  donc  de  vous  adresser  une  question. 

—  Faites,  Monsieur. 

—  Où  senties  plénipotentiaires? 

—  A  Charenton  même,  dans  la  seconde  maison  à  droila 
en  entrant  du  côté  de  Paris. 


{H  VLNGT  AXS  APRÈS. 

—  Kt  celte  conférence  n'était  pas  prévue? 

—  Non,  Messieurs.  Elle  est,  à  ce  qu'il  paraît,  le  résaîtat 
lie  nouvelles  propositions  que  M.  de  Mazarin  a  fait  faire  hier 
soir  aux  Parisiens. 

Athos  et  Aramis  se  regardèrent  en  riant  :  ils  savaient 
mieux  que  personne  quelles  étaient  ces  propositions,  à  qui 
elres  avaient  été  faites  et  qui  les  avait  faites. 

—  Et  cette  maison  où  sont  les  plénipotentiaires,  demanda 
Athos,  appartient...? 

—  A  .M.  de  Chanleu,  qui  commande  vos  troupes  à  Cha» 
renton.  Je  dis  vos  troupes,  parce  que  je  présume  qu3  C83 
Messieurs  sont  frondeurs. 

—  Mais...  à  peu  près,  dit  Aramis. 

—  Comment  !  à  peu  près? 

—  Eîi!  sans  doute,  Monsieur  :  vous  le  savez  mieux  que 
personne;  dans  ce  temps-ci  on  ne  peut  pas  dire  bien  préci- 
sément ce  qu'on  est. 

—  Nous  sommes  pour  le  roi  et  MM.  les  princes,  dit  Âthos. 

—  Il  faut  cependant  nous  entendre,  dit  Châtillon  :  le  roi 
est  avec  nous,  et  il  a  pour  généralissimes  MM.  d'Orléans  e^ 
de  Condé. 

—  Oui,  dit  Athos,  mais  sa  place  est  dans  nos  rangs  avet 
MM.  de  Conti,  deBeaufort,  d'Elbeuf  et  de  Bouillon. 

—  Cela  peut  être,  dit  Châtillon,  et  l'on  sait  que  pour  mo!i 
compte  j'ai  assez  peu  de  sympathie  pour  M.  de  Mazarin  ;  mes 
intérêts  mêmes  sont  à  Paris  :  j'ai  là  un  grand  procès  d'ot:, 
dépend  toute  ma  fortune,  et,  tel  que  vous  me  voyez,  je  viens 
de  consulter  mon  avocat... 

—  A  Paris? 

—  Non  pas,  à  Charenton...  M.  Viole,  que  vous  connaissez 
de  nom  :  un  excellent  homme,  un  peu  têtu;  mais  il  n'est  pas 
du  parlement  pour  rien.  Je  comptais  le  voir  hier  soir,  mais 
notre  rencontre  m'a  empêché  de  m'occuper  de  mes  affaires. 
Or,  comme  il  faut  que  les  affaires  se  fassent,  j'ai  profité  de  la 
Irôve,  et  voilà  comment  je  me  trouve  au  milieu  de  vous. 

—  M.  Viole  donne  donc  ses  consultations  en  plein  vent? 
dexcanda  Aramis  en  riant. 

—  Oui,  Monsieur,  et  à  cheval  même.  Il  commande  cinq 
cents  pislûliers  pour  aujourd'hui-  et  je  lui  ai  rendu  visite  ac- 


VINGT  ANS  APRES.  185 

compagne,  pour  lui  faire  honneur,  de  ces  deux  petites  pièces 
de  canon,  en  tète  desquelles  vous  avez  paru  si  étonnés  de  me 
voir.  Je  ne  le  reconnaissais  pas  d'abord,  je  dois  l'avouer; 
il  a  une  longue  épce  sur  sa  robe  et  des  pistolets  à  sa  cein- 
ture :  ce  qui  ^ui  donne  un  air  formidable  qui  vous  ferais 
plaisir,  si  vous  aviez  le  bonheur  de  le  rencontrer. 

'-  S'il  est  si  curieux  à  voir,  on  peut  se  donner  la  peine  de 
le  chercher  tout  exprès,  dit  Aramis. 

—  Il  faudrait  vous  hâler,  Monsieur,  car  les  conférences  no 
peuvent  durer  longtemps  encore. 

'—  Et  si  elles  sont  rompues  sans  amener  de  résultat,  dit 
Alhos,  vous  allez  tenter  d'enlever  Chareuton? 

—  C'est  mon  ordre  ;  je  commande  les  troupes  d'aUaque, 
et  je  ferai  de  mon  mieux  pour  réussir. 

—  Monsieur,  dit  Athos,  puisque  vous  commandez  la  ca- 
valerie... 

—  Pardon!  je  commande  en  chef. 

—  Mieux  encore!...  Vous  devez  connaître  tous  vos  offi- 
ciers, j'entends  tous  ceux  qui  sont  ds  distinction. 

—  Mais  oui,  à  peu  près. 

—  Soyez  assez  bon  pour  me  dire  alors  si  vous  n'avez  pas 
sous  vos  ordres  M.  le  chevalier  d'Artagnan,  lieutenant  aux 
mousquetaires. 

—  Non,  Monsieur,  il  n'est  pas  avec  nous;  depuis  plus  de 
six  semaines  il  a  quitté  Paris,  et  il  est,  dit-on,  en  mission  ea 
Angleterre. 

—  Je  savais  cela,  mais  je  le  croyais  de  retour. 

—  Non,  Monsieur,  et  je  ne  sache  point  que  personne  l'alî 
revu.  Je  puis  d'autant  mieux  vous  répondre  à  ce  sujet  que 
les  mousquetaires  sont  des  nôtres,  et  que  c'est  M.  de  CamboQ 
qui  par  intérim  tient  la  place  de  M.  d'Artagnan. 

Les  deux  amis  se  regardèrent. 

—  Vous  voyez,  dit  Athos. 

—  C'est  étrange,  dit  Aramis. 

—  Il  faut  absolument  qu'il  leur  soit  arrivé  malheur  en 
•oute. 

—  Nous  sommes  aujourd'hui  le  8,  c'est  ce  soir  qu'expire 
le  délai  fixé.  Si  ce  soir  nous  n'avons  point  de  nouvelles,  de- 
main matin  nous  partirons. 


186  VD^GT  ANS  APRÈS. 

Athos  fit  de  la  tête  nn  signe  afflrmatif,  puis  se  retournant  : 

—  Et  M.  de  Bragelonne,  un  jeune  homme  de  quinze  ans. 
attaché  à  M.  le  Prince,  demanda  Alhos  presque  embarrassé 
de  laisser  percer  ainsi  devant  le  sceptique  Aramis  ses  préoc- 
cupations paternelles,  a-t-il  l'honneur  d'être  connu  de  vous, 
monsieur  le  duc? 

—  Oui,  certainement,  répondit  Châtillon,  il  nous  est  arrivé 
ce  malin  avec  M.  le  Prince.  Un  charmant  jeune  homme!  Il 
est  de  vos  amis,  monsieur  le  comte? 

—  Oui,  Monsieur,  répliqua  Alhos  doucement  ému;  à  telle 
enseigne  que  j'aurais  même  le  désir  de  le  voir.  Est-ce  pos- 
sihle? 

—  Très-possihle,  Monsieur.  Veuillez  m'accompagner,  e; 
je  vous  conduirai  au  quartier  général. 

—  Holà!  dit  Aramis  en  se  retournant,  voilà  bien  du  bruit 
derrière  nous,  ce  me  semble. 

—  En  eiïet,  un  gros  de  cavaliers  vient  à  nous!  Ot  Châtillon. 

—  Je  reconnais  M.  le  coadjuteur  à  son  chapeau  de  la 
fronde. 

—  Et  moi,  M.  de  Beaufortà  ses  plumes  blanches. 

—  Ils  viennent  au  galop.  M.  le  Prince  est  avec  eux.  Ah' 
voilà  qu'il  les  quille. 

—  On  bal  le  rappel,  s'écria  Châtillon.  Entendez-vous?  il 
faut  nous  informer. 

En  effet,  on  voyait  les  soldats  courir  à  leurs  armes,  les  ca- 
valiers qui  étaient  à  pied  se  remettre  en  selle,  les  trompettes 
sonnaient,  les  tambours  battaient;  M.  de  Beaufort  tira  l'épée. 

De  son  côié  M.  le  Prince  fit  un  signe  de  rappel,  et  tous 
îes  officiers  de  l'armée  royale,  mêlés  momenianément  aux 
troupes  parisiennes,  coururent  à  lui. 

—  Messieurs,  dit  Châtillon,  la  trêve  est  rompue,  c'est  évi- 
dent ;  on  va  se  battre.  Rentrez  donc  dans  Ch.irenton,  car 
j'attaquerai  sous  peu.  Voilà  le  signal  que  M.  le  Prince  me 
donne. 

En  eiTet,  une  cornette  élevait  par  trois  fois  en  l'air  le  gui- 
don de  M.  le  Prince. 

—  Au  revoir,  monsieur  le  chevalier!  cria  Châtillon;  et  il 
partit  au  galop  pour  rejoindre  son  escorte. 

Athos  et  Aramis  tournèrent  bride  de  leur  côté  et  vinrent 


VINGT  ANS  APRES.  487 

-âluer  le  coadjuteur  et  M.  de  Beaufort.  Quant  à  M.  de  Bouil- 
lon, il  avait  eu  vers  la  fin  de  la  conférence  un  si  terrible 
accès  'le  goutte,  qu'on  avait  été  obligé  de  le  reconduire  a 
Paris  en  litière. 

En  échange,  M.  le  duc  d'Elbeuf,  entouré  de  ses  quatre 
fîls  comme  d'un  él»t-raajor,  parcourait  les  rangs  de  l'armée 
parisienne.' 

Pendant  ce  temps,  entre  Charenton  et  l'armée  royale  se 
l'ormait  un  long  espace  blanc  qui  semblait  se  préparer  pour 
servir  de  deruiôre  couche  aux  cadavres. 

—  Ce  Mazarin  est  véritablement  une  honte  pour  la  France) 
dit  le  coadjuteur  en  resserrant  le  ceinturon  de  son  épée, 
qu'il  portait,  à  la  mode  des  anciens  prélats  militaires,  sur 
sa  simarre  archiépiscopale.  C'est  un  cuistre  qui  voudrait 
gouverner  la  France  comme  une  métairie.  Aussi  la  France 
ne  peut-elle  espérer  de  ionheur  et  de  tranquillité  que  lors- 
qu'il  en  sera  sorti. 

—  Il  parait  que  l'on  ne  s'est  pas  entendu  sur  la  couleur 
du  chapeau,  dit  Aramis. 

Au  même  instant  M.  de  Beaufort  leva  son  épée. 

—  Messieurs,  dit-il,  nous  avons  fait  de  la  diplomatie  inu- 
tile; nous  voulions  nous  débarrasser  de  ce  pleutre  de  Maza- 
rini;  mais  la  reine,  qui  en  est  embéguinée,  le  veut  absoli- 
ment  garder  pour  ministre  :  de  sorte  qu'il  ne  nous  reste 
plus  qu'une  ressource,  c'est  de  le  battre  congrument. 

—  Boni  dit  !e  coadjuteur,  voMà  l'éloquence  accoutumés 
de  M.  de  Beaufort. 

—  Heureusement,  d:i  Aramis,  qu'il  corrige  ses  fautes  de 
français  avec  la  pointe  de  son  épée. 

—  Penh!  fit  le  coadjutem  avec  mépris,  je  vous  Jure  que 
dans  toute  celte  guerre  il  est  bien  pâle. 

Et  il  tira  son  épée  à  son  tour. 

—  Messieurs,  dit-il,  voilà  l'ennemi  qui  vient  à  nous;  nous 
lui  épargnerons  bien,  je  l'espère,  la  moitié  du  chemin. 

Et  sans  a'inquiéter  s'il  était  suivi  ou  non,  il  partit.  Son 
régiment,  qui  portait  le  nom  de  régiment  de  Corinthe,  du 
nom  de  son  archevêché,  s'ébranla  derrière  lui  et  commença 
la  mêlée. 

De  son  côté  M.  de  Beaufort  lan^aU  sa  cavalerie,  sous  la 


488  VINGT  ANS  APRES. 

conduite  de  M.  de  Noirmoiitiers,  vers  Étampes,  où  elle  de- 
vait rencontrer  un  convoi  de  vivres  impatiemmeni  attendu 
rat  les  Parisiens.  M.  de  Beaufort  s'apprêtait  à  le  soutenir. 

.<l.  de  Chanleu,  qui  commandait  la  place,  se  tenait,  avec 
le  plus  fon  de  ses  troupes,  prêt  à  résister  à  l'assaut,  et 
même,  -^u  cas  où  l'ennemi  serait  repoussé,  à  tenter  une 
sortie. 

Au  bout  d'une  demi-heure  le  combat  était  engagé  sur  tous 
îes  points.  Le  coadjuteur,  que  la  réputation  de  courage  da 
M.  de  Beaufort  exaspérait,  s'était  jeté  en  avant  et  faisait  per^ 
sonnellement  des  merveilles  de  courage.  Sa  vocation,  on  I9 
sait,  était  î'épée,  et  il  était  heureux  chaque  fois  qu'il  la  pou- 
vait tirer  du  fourreau,  n'importe  pour  qui  ou  pourquoi.  Jlaia 
dans  cette  circonstance,  s'il  avait  bien  fait  son  métier  de 
soldat,  il  avait  mal  fait  celui  de  colonel.  Avec  sept  ou  huit 
cents  hommes  il  était  allé  heurter  trois  mille  hommes,  les- 
quels, à  leur  tour,  s'étaient  ébranlés  tout  d'une  masse  et  ra- 
menaient battant  les  soldats  du  coadjuteur,  qui  arrivèrent  en 
désordre  aux  remparts.  Mais  le  feu  de  l'artillerie  de  Chanlei 
arrêta  court  l'armée  royale,  qui  parut  un  instant  ébranlé". 
Cependant  cela  dura  peu,  et  elle  alla  se  reformer  derrière  un 
groupe  de  maisons  et  un  petit  bois. 

Chanleu  crut  que  le  moment  était  venu  ;  il  s'élança  à  h 
tête  de  deux  régiments  pour  poursuivre  l'armée  royale; 
mais,  cnmmo  nous  l'avons  dit,  elle  s'était  reformée  et  reve- 
nait à  la  charge,  guidée  par  iM.  de  Châtillon  eu  personne.  La 
charge  fut  si  rude  et  si  habilement  conduite,  que  Chanleu  et 
ses  hommes  se  trouvèrent  presque  entourés.  Ciianlea  or- 
donna le  retraite,  qui  comm.ença  de  s'exécuter  pied  à  pied, 
pas  à  pas.  Malheureusement,  au  bout  d'un  instant,  Chanleu 
tomba  mortellement  frappé. 

M.  de  Châùilon  le  vit  tomber  et  annonça  tout  haut  cette 
mort,  qui  redoubla  le  courage  de  l'armée  royale  et  démora- 
lisa complètement  les  deux  régiments  avec  lesquels  Chanleu 
avait  fait  sa  sortie.  En  conséquence  chacun  songea  à  son 
salut  et  ne  s'occupa  plus  que  de  regagner  les  retranche- 
ments, au  pied  desquels  le  coadjuteur  essayait  de  reformer 
«on  régiment  écharpé. 

Tout  à  coup  un  escadron  de  cavalerie  vint  à  la  renwDtra 


VINGT  ANS  APRES.  18: 

(les  vainqueurs,  qui  entraient  pêle-mêle  avec  les  fugitifs 
dans  les  retrancliemenîs.  Alîios  et  Aramis  cliargeaient  en 
tête,  rt.;amis  l'épée  et  le  pistolet  à  la  main,  Alhos  l'épée  au 
fourreat»,  le  çislolet  aux  fontes.  Alhos  élai>,  ^alme  et  froid 
comme  dans  une  parade,  seulement  son  beau  et  noble  re- 
gard s'attristait  en  voyant  s'entr'égorger  tant  d'hommes  que 
sacrifiaient  d'un  côté  renlètement  royal,  et  de  l'autre  côté  l;s 
rancune  des  princes.  Aramis,  au  contraire,  tuait  et  s'enivraiL 
peu  à  peu,  selon  son  habitude.  Ses  yeux  vifs  devenaient  ar- 
dents; sa  bouche,  si  finement  découpée,  souriait  d'un  sou- 
rire lugubre;  ses  narines  ouvertes  aspiraient  l'odeur  du 
?ang;  chacun  de  ses  coups  d'épce  frappait  juste,  et  le  pom- 
meau de  son  pistolet  achevait,  assommait  le  blessé  qui  es- 
?ayait  de  se  relever. 

Du  côté  opposé,  et  dans  les  rangs  de  l'armée  royale,  deux 
cavaliers,  l'un  couvert  d'une  cuirasse  dorée,  l'autre  d'un 
simple  brffle  duquel  sortaient  les  manches  d'un  justaucorps 
de  velours  bleu,  chargeaient  au  premier  rang.  Le  cavalier  à 
la  cuirasse  dorée  vint  heurter  Aramis  et  lui  porta  un  coup 
d'épée  qu'Aramis  para  avec  son  habileté  ordinaire. 

—  Ah!  c'est  vous,  monsieur  de  Chcàiillon!  s'écria  le  clio- 
valier;  soyez  le  bienvenu,  je  vous  attendais  ! 

—  J'espère  ne  vous  avoir  pas  trop  fait  attendre.  Monsieur, 
dit  le  duc;  en  tout  cas,  me  voici. 

—  Monsieur  de  Châlillon,  dit  Aramis  en  tirant  de  ses 
fontes  un  second  pistolet  qu'il  avait  réservé  pour  celto  occa- 
sion, je  crois  que  si  votre  pistolet  est  déchargé  vous  êtes  un 
homme  mort. 

—  Dieu  merci,  dit  Châtillon,  ii  ne  l'est  pas! 

Et  le  duc,  levant  son  pistolet  sur  Aramis,  l'ajusta  et  fit 
leu.  Mais  Aramis  courba  la  tête  au  moment  où  il  vit  le  duc 
appuyer  le  doigt  sur  la  gâchette,  et  la  balle  passa,  sans  l'at- 
teindre, au-dessus  de  lui. 

—  Oh!  vous  m'avez  manqué,  dit  Aramis.  Mais  moi,  j'en 
jure  Dieu,  je  ne  vous  manquerai  pas. 

—  Si  je  vous  en  laisse  le  temps  !  s'écria  M.  de  Châlillon  ea 
piquant  son  cheval  et  en  bondissant  sur  lui  l'épée  haute. 

Aramis  l'attendit  avec  ce   sourire  terrible  qui  lui  était 
propre  en  pareille  occasion;  et  Alhos,  qui  voyait  M.  de  Chà= 
T.  m.  H. 


m  Vl^GX  ANS  APIiÈS. 

tiîlon  s'avancer  snr  Aramis  avec  la  rapidité  de  l'éclair,  ou- 
vrait labouclie  pour  crier  :  «Tirez!  mais  tirez  donc!  »quano 
!9  coup  partit.  Jl.  de  Cliâtillon  ouvrit  les  bras  et  se  renversa 
sur  la  croupe  de  son  cheval. 

La  balle  lui  était  entrée  dans  la  poitrine  par  l'échancraw 
de  la  cuirasse. 

—  Je  suis  mort!  murmura  le  due. 
Et  il  glissa  de  son  cheval  à  terre. 

—  Je  vous  l'avais  dit.  Monsieur,  et  je  suis  fâché  mainte- 
nant d'avoir  si  bien  tenu  ma  parole.  Puis-je  vous  être  bon  à 
quelque  chose? 

Cliâtillon  fit  un  signe  de  la  main;  et  Aramis  s'apprêtait 
à  descendre,  quand  tout  à  coup  il  reçut  un  choc  violent 
dans  le  côté  :  c'était  un  coup  d'épée,  mais  la  cuirasse  para 
le  coup. 

Il  se  tourna  vivement,  saisit  ce  nouvel  antagoniste  par  le 
poignet,  quand  deux  cris  partirent  en  même  temps,  l'un 
poussé  par  lui,  l'autre  par  Athos  : 

—  Raoul  I 

Le  jeune  homme  reconnut  à  la  fois  la  figure  du  chevalier 
d'Herblay  et  la  voix  de  son  père,  et  laissa  tomber  son  épée. 
Plusieurs  cavaliers  de  l'armée  parisienne  s'élancèrent  en  ce 
moment  sur  Raoul,  mais  Aramis  le  couvrit  de  son  épée. 

—  Prisonnier  à  moi!  Passez  donc  au  large  !  cria-l-il. 
Athos,  pendant  ce  temps,  prenait  le  cheval  de  son  fils  par 

la  bride  et  l'entraînait  hors  de  la  mêlée. 

En  ce  moment  M.  le  Prince,  qui  soutenait  M.  de  Châtillon 
en  seconde  ligne,  apparut  au  milieu  delà  mêlée;  on  vitbril- 
i3r  son  œil  d'aigle  et  on  le  reconnut  à  ses  coups. 

A  sa  vue,  le  régiment  de  l'archevêque  de  Corinthe,  que  le 
eoadjuteur,  malgré  tous  ses  efforts,  n'avait  pu  réorganiser, 
se  jeta  au  milieu  des  troupes  parisiennes,  renversa  tout  ei 
rentra  en  fuyant  dans  Charenton,  qu'il  traversa  sans  s'arrê- 
ter. Le  coadjuteur,  entraîné  par  lui,  repassa  près  du  groupe 
formé  par  Aihos,  par  Aramis  et  Raoul. 

—  Ah  !  ah  !  dit  Aramis,  qui  ne  pouvait,  dans  sa  jalousie, 
ne  pas  se  réjouir  de  l'échec  arrivé  au  coadjuteur;  en  votre 
qualité  d'archevêque,  Monseigneur,  vous  devez  connaître  les 
Écritures. 


"     VINGT  ANS  APRÈS.  10 1 

—  Et  qu'ont  de  commun  les  Ecritures  avec  ce  qui  m'ar- 
,  ive?  demanda  le  coadjuteur. 

—  Qae  M.  le  Prince  vous  traite  aujourd'hui  comme  saint 
Paul,  la  première  aux  Corinthiens. 

—  Allons  !  âîîcnsi  dit  Athos,  le  mot  est  joli,  mais  il  ne  faut 
as  attendre  ici  les  compliments.  En  avant,  en  avant!  ou  plu- 

lôt.  en  arrière,  car  la  bataille  m'a  bien  l'air  d'ôtre  perdue 
î'our  les  frondeurs. 

—  Cela  m'est  bien  égal!  dit  Aramis,  je  ne  venais  ici  que 
pour  rencontrer  M.  de  C'nâtillon.  Je  Pai  rencontré,  je  suis 
content  :  un  duel  avec  un  Chàlillon,  c'est  flatteur! 

—  El  de  plus  un  prisonnier,  dit  Athos  en  montrant  Raoul. 
Les  trois  cavaliers  continuèrent  la  route  au  galop. 

Le  jeune  homme  avait  ressenti  un  frisson  de  joie  en  re- 
trouvant son  père.  Ils  galopaient  Pun  à  côté  de  l'autre,  la 
main  gauche  du  jeune  hom.me  dans  la  main  droite  d'Alhos. 

Quand  ils  furent  loin  du  champ  de  bataille  : 

—  Qu'alliez-vous  donc  faire  si  avant  dans  la  mêlée,  mon 
ami?  demanda  Athos  au  jeune  homme  ;  ce  n'était  point  là 
votre  place,  ce  me  semble,  n'étant  pas  mieux  armé  pour  le 
combat. 

—  Aussi  ne  devais-je  point  me  battre  aujourd'hui,  Mon- 
sieur. J'étais  clurgé  d'une  mission  pour  le  cardinal,  et  je 
partais  pour  Rueil,  quand,  voyant  charger  M.  de  Chàtillon, 
Penvie  me  prit  de  charger  à  ses  côtés.  C'est  alors  qu'il  me 
dit  que  deux  cavaliers  de  l'armée  parisienne  me  cherchaient, 
et  qu'il  me  nomma  le  comte  de  La  Fère. 

—  Comment  I  vous  saviez  que  nous  étions  là,  et  vous  avez 
voula  tuer  votre  ami  le  chevalier? 

—  Je  n'avais  point  reconnu  M.  le  chevalier  sous  son  ar- 
mure, dit  en  rougissant  Raoul,  mais  j'aurais  dû  le  reconnaître 
à  son  adresse  et  à  son  sang-froid. 

—  Merci  du  compliment,  mon  jeune  ami,  dit  Aramis,  et 
l'on  voit  qui  vous  a  donné  des  leçons  de  courtoisie.  Mais 
TOUS  allez  à  Rueil,  dites-vous? 

—  Oui. 

—  Chez  le  cardinal? 

—  Sans  doute.  J'ai  une  dépêche  de  M.  le  Prince  pour  Son 
Éminence= 


ÎS2  VlîSGT  ANS  APRÈS. 

—  II  faut  !a  porter,  dit  Athos. 

—  Ohl  pour  cela,  un  insiaut,  pas  de  fausse  générosUJ, 
comte.  Que  diable!  notre  sort,  et,  ce  qui  est  plus  important, 
h  sort  d3  nos  amis  est  peut-être  dans  celle  dépêche. 

—  Mais  il  ne  faut  pas  que  ce  jeune  homme  manque  à  soa 
devoir,  dit  Athos. 

—  D'abord,  comte,  ce  jeune  homme  est  prisonnier,  voua 
l'oubliez.  Ce  que  nous  faisons  là  est  de  bonne  guerre.  D'ail- 
leurs, des  vaincus  ne  doivent  pas  être  difficiles  sur  le  chois 
des  moyens.  Donnez  celte  dépêche,  Raoul. 

Raoul  hésita,  regardant  Athos  comme  pour  chercher  une 
règle  de  conduite  dans  ses  yeux. 

—  Donnez  la  dépêche,  Raoul,  dit  Athos,  vous  êtes  le  pri- 
sonnier du  chevalier  dlleiblay. 

Raoul  céda  avec  répugnance,  mais  Ararais,  moins  scru- 
puleux quc  le  coiDte  de  La  Fère,  saisit  la  dépêche  avec  eiù- 
pressement,  la  parcourut,  et  la  rendant  à  Athos  : 

—  Vous,  dit-il,  qui  êtes  croyant,  lisez  et  voyez,  en  y  ré- 
fléchissant, dans  cette  lettre,  quelque  chose  que  la  Providence 
juge  important  que  nous  sachions. 

Athos  prit  la  leiire  tout  eu  fronçant  son  beau  sourcil;  mais 
l'idée  qu'il  était  question,  dans  la  lettre,  de  d'Arlagnan  l'aida 
à  vaincre  le  dégoût  qu'il  éprouvait  à  la  lire. 

Voici  ce  qu'il  y  avait  daus  la  lettre  : 

«  Monseigneur,  j'enverrai  ce  soir  à  Votre  Éminence,  pour 
renforcer  la  troupe  de  M.  de  Comminges,  les  dix  hommes 
que  vous  demandez.  Ce  sont  de  bons  soldats,  propres  à  main- 
tenir les  deux  rudes  adversaires  dont  Votre  Éminence  craini 
l'adresse  et  la  résolution.  » 

—  Oh!  ohl  dilAihos. 

—  Eh  bien  I  demanda  Ararnis,  que  vous  semble  de  deux 
adversaires  qu'il  faut,  outre  la  troupe  de  Comminges,  dix 
Dons  soldats  pour  garder?  cela  ne  ressemble-t-il  pas  comme 
deuy  goQlies  d'eau  à  d'Arlagnan  et  à  Porihos? 

—  Nous  allons  ballre  Paris  toute  la  journée,  dit  Alhos,  et 
si  nous  n'avons  pas  de  nouvelles  ce  soir,  nous  reprendrons 
Se  chemin  de  la  Picardie,  et  je  réponds,  grâce  à  l'imaginatioa 


VINGT  ANS  APRÈS  ^y^- 

de  d'Artagnan,  que  nous  ne  tarderons  pas  à  trouver  quelqu? 
indication  qui  nous  enlèvera  tous  nos  doutes. 

—  Battons  donc  Paris,  et  informons-nous  à  Plancliet  sur- 
tout, s'il  n'aura  point  enleudu  parler  de  son  ancien  maître. 

—  Ce  pauvre  Planchel!  vous  en  parlez  bien  à  votre  aise, 
Aramis.  il  est  massacré  sans  doute.  Tous  ce>  beiiiqueas 
bourgeois  seront  sortis,  et  Ton  aura  fait  un  massacre. 

Comme  c'était  assez  probable,  ce  fat  avec  un  sentiment 
d'inquiétude  que  les  deux  amis  rentrèrent  à  Paris  par  la 
porte  du  Temple,  et  qu'ils  se  dirigèrent  vers  la  place  Royale 
où  ils  comptaient  avoir  des  nouvelles  de  ces  pauvres  bour- 
geois. Mais  l'étonnement  des  deux  amis  fut  grand  lorsqu'ils 
les  trouvèrent  buvant  et  goguenardant,  eux  et  leur  capitaine, 
toujours  campés  place  Royale  et  pleures  sans  doute  par  leurs 
familles,  qui  entendaient  le  bruit  du  canon  de  Charenton  et 
les  croyaient  au  feu. 

Alhos  et  Aramis  s'informèrent  de  nouveau  à  Planchel  ■. 
mais  il  n'avait  rien  su  de  d'Aviagnan.  Us  voulurent  l'emme- 
ner; il  leur  déclara  qu'il  ne  pouvait  quitter  son  poste  sacs 
ordre  supérieur. 

A  cinq  heures  seulement  ils  rentrèrent  chez  eux  en  disant 
qu'ils  revenaient  de  la  bataille  :  ils  n'avaient  pas  perdu  de 
vue  le  cheval  de  bronze  de  Louis  XllI. 

—  Mille  tonnerres!  dit  Planchet  en  rentrant  dans  sa  bou- 
tique de  la  rue  des  Lombards,  nous  avons  été  ballus  à  plata 
couture.  Je  ne  m'en  consolerai  jamais  !,«.- 


XXI 

P.OSTE    DE   PICARbîE. 

Athos  et  Aramîs,  fort  en  sûreté  dans  Paris,  ne  se  dissimu- 
laient pas  qu'à  peine  auraient-ils  mis  le  pied  dehors  ils  cou- 
raient les  plus  grands  dangers  ;  mais  on  sait  ce  qu'était  h 


195  VliNGT  ANS  APRÈS. 

—  Oh!  ohl  dit  Alhos,  voilà  qui  est  clair  comme  le  jour. 
Tout  suivi  qu'il  était,  d'Arlagnan  se  sera  arrêté  cinq  minutes 
ici;  cela  prouve  au  reste  qu'il  n'était  pas  suivi  de  bien  près, 
peut-être  sera-l-il  parvenu  à  s'écliapper. 

Aramis  secoua  la  tête. 

—  S'il  s'était  échappé,  nous  Taurions  revu  ou  nous  en  au- 
rions au  moins  entendu  parler. 

Vous  avez  raison,  Aramis,  continuons. 

Dire  l'inquiétude  et  l'impatience  des  deux  gentilshommes 
serait  chose  impossible,  L'inquiétude  était  pour  le  cœuî 
tendre  et  amical  d'Athos;  l'impalience  était  pour  l'esprit  ner- 
veux et  si  facile  à  égarer  d'Aramis.  Aussi  galopèrent-ils 
tous  deux  pendant  trois  ou  quatre  heures  avec  la  frénésie 
des  deux  cavaliers  de  ia  muraille.  Tout  à  coup,  dans  une 
gorge  étroite,  resserrée  entre  deux  talus,  ils  virent  la  route  à 
moitié  barrée  par  une  énorme  pierre.  Sa  place  primitive  était 
indiquée  sur  un  des  côtés  du  talus,  et  l'espèce  d'alvéole 
qu'elle  y  avait  laissée,  par  suite  de  l'extraction,  prouvait 
qu'elle  n'avait  pu  rouler  toute  seule,  tandis  que  sa  pesan- 
teur indiquait  qu'il  avait  fallu,  pour  la  faire  mouvoir,  le  bras 
d'un  Encelade  ou  d'un  Briarée. 

Aramis  s'arrêta. 

—  Oh  !  dit-il  en  regardant  la  pierre,  il  y  a  là-dedans  de  l'A 
jax  de  Télamon  ou  du  Porthos.  Descendons,  s'il  vous  plaît, 
comte,  et  examinons  ce  rocher. 

Tous  deux  descendirent.  La  pierre  avait  été  apportée  dans 
le  but  évident  de  barrer  le  chemin  à  des  cavaliers.  Elle  avait 
donc  été  placée  d'abord  en  travers;  puis  les  cavaliers  avaient 
trouvé  cet  obstacle,  étaient  descendus  et  l'avaient  écarté. 

Les  deux  amis  examinèrent  la  pierre  de  tous  les  côtés 
exposés  à  la  lumière  :  elle  n'offrait  rien  d'extraordinaire.  Us 
appelèrent  alors  Blaisois  et  Grimaud.  A  eux  quatre,  ils  par- 
vinrent à  retourner  le  rocher.  Sur  le  côté  oui  touchait  la  tene 
était  écrit  : 

«  Huit  chevau-légers  nous  poursuivent.  Si  nous  arrivons 
jusqu'à  Compiègne,  nous  nous  arrêterons  au  Paon-Couronné; 
l'hôte  est  de  nos  amis.  » 

—  Voilà  quelque  chsse  de  positif,  dit  Athij,  et  dans  i'ua 


VINGT  ANS  APRÈS.  «97 

ou  l'âuire  cas  dous  saurons  à  quoi  nous  en  tenir.  Allons  donc 
au  Paon-Couronné. 

—  Oui,  dit  Aramis;  mais  si  nous  voulons  y  arriver,  don- 
nons quelque  relàclie  à  nos  chevaux  ;  ils  sont  presqu2 
fourbus. 

Aramis  disait  vrai.  On  s'arrêta  au  premier  bouchon;  onfiî 
avaler  à  chaque  cheval  double  mesure  d'avoine  détrempée 
dans  du  vin,  on  leur  donna  trois  heures  de  repos  et  l'on  se 
remit  en  route.  Les  hommes  eux-mêmes  étaient  écrasés  de 
fatigue,  mais  l'espérance  les  soutenait. 

Six  heures  après,  Athos  et  Aramis  entraient  à  Compiègne 
et  s'informaient  du  Paon-Couronné.  On  leur  montra  une  en- 
seigne représentant  le  dieu  Pan  avec  une  couronne  sur 
la  tête. 

Les  deux  amis  descendirent  de  cheval  sans  s'arrêter  autre- 
ment à  la  prétention  de  l'enseigne,  que,  dans  un  autre  temps, 
Aramis  eût  fort  critiquée.  Ils  trouvèrent  un  brave  homme 
d'hôtelier,  chauve  et  pansu  comme  un  magot  de  la  Chine, 
auquel  ils  demandèrent  s'il  n'avait  pas  logé  plus  ou  moins 
longtemps  deux  gentilshommes  poursuivis  par  des  chevau- 
légers.  L'hôte,  sans  rien  répondre,  alla  chercher  dans  un 
bahut  une  moitié  de  lame  de  rapière. 

~  Connaissez-vous  cela?  dit-iL 

Athos  ne  fit  que  jeter  un  coup  d'œil  sur  cette  lame. 

—  C'est  Tépée  de  d'Artagnan,  dit-il. 

—  Du  grand  ou  du  petit?  demanda  l'hôte. 

—  Du  petit,  répondit  Athos. 

—  Je  vois  que  vous  êtes  des  amis  de  ces  messieurs. 

—  Eh  bieni  que  leur  est-il  arrivé? 

—  Qu'ils  sont  entrés  dans  ma  cour  avec  des  chevaux  four- 
bus, et  qu'avant  qu'ils  aient  eu  le  temps  de  refermer  la  grande 
porte  huit  chevau-légers  qui  les  poursuivaient  sont  entres 
après  eux. 

—  Huit!  dit  Aramis.  Cela  m'étonne  bien  que  d'Artagnan 
et  Porlhos,  deux  vaillants  de  celte  nature,  se  soient  laissé 
arrêter  par  huit  hommes. 

—  Sans  doute.  Monsieur,  et  les  huit  hommes  n'en  seraient 
pas  venus  à  bout  s'ils  n'eussent  recruté  par  la  ville  une 
vingtaine  de  soldats  du  régiment  de  Royal-Italien,  en  garni- 


198  VINGT  ANS  APRÈS. 

soQ  dans  cette  ville,  de  sorte  que  vos  deux  amis  on  été  litté- 
ralement accablés  par  le  nombre. 

—  Arrêtés  I  dit  Athos,  et  sait-on  pourquoi? 

—  Non,  Monsieur,  on  les  a  emmenés  tout  de  suite,  et  ils 
n'ont  eu  le  temps  de  me  rien  dire;  seulement,  quand  ils  ont 
été  partis,  j'ai  trouvé  ce  fragment  d'épée  sur  le  champ  de 
bataille  en  aidant  à  ramasser  deux  morts  et  cinq  ou  six 
blessés. 

—  Et  3  enx,  demanda  Aramis,  ne  leur  est-il  rien  arrivé? 

—  Non,  Monsieur,  je  ne  crois  pas. 

—  Allons,  dit  Aramis,  c'est  toujours  une  consolation. 

—  Et  savez-vous  où  on  les  a  conduits?  demanda  Atlios. 

—  Du  côté  de  Louvres. 

—  Laissons  Blaisois  et  Grimaud  ici,  dit  Athos,  ils  revien- 
dront demain  à  Paris  avec  les  chevaux,  qui  aujourd'hui 
nous  laisseraient  en  route,  et  prenons  la  pasie. 

—  Prenons  la  poste,  dit  Aramis. 

On  envoya  chercher  des  chevaux.  Pendant  ce  temps,  les 
deux  amis  dinorent  à  la  hâte;  ils  voulaient,  s'ils  trouvaient 
à  Louvres  quelques  renseignements,  pouvoir  continuer  leur 
route. 

Ils  arrivèrent  à  Louvres.  Il  n'y  avait  qu'une  auberge.  Oa 
y  buvait  une  liqueur  qui  a  conservé  de  nos  jours  sa  réputa- 
tion, et  qui  s'y  fabriquait  déjà  à  cette  époque. 

—  Descendons  ici,  dit  Alhos,  d'Ariagnan  n'aura  pas  man- 
qué cette  occasion,  non  pas  de  boire  un  verre  de  liqueur, 
mais  de  nous  laisser  un  indice. 

Ils  entrèrent  et  demandèrent  deux  verres  de  liqueur  sur  le 
coiîiptoir,  comme  avaient  dû  les  demander  d'Artagnan  etPor- 
Ihos.  Le  comptoir  sur  lequel  on  buvait  d'habitude  était  re- 
couvert d'une  plaque  d'étain.  Sur  celte  plaque  on  avait  écrit 
avec  la  pointe  d'une  grosse  épingle  :  «  Uueil,  D.  » 

—  Ils  sont  à  Kueil  I  dit  Aramis,  que  cette  inscription  frappa 
le  premier. 

—  Allons  donc  à  Rueil,  dit  Athos. 

—  C'est  nous  jeter  dans  la  gueule  du  loup,  dit  Aramis. 

—  Si  j'eusse  été  l'ami  de  Jonas  comme  je  suis  celui  de 
d'Artagnan,  dit  Athos,  je  l'eusse  suivi  jusque  dans  le  ventre 
de  la  baleine  et  vous  en  feriez  autant  que  moi,  Aramis. 


VINGT  ANS  APRÈS.  <99 

—  Décidément,  mon  cher  comte,  je  crois  que  vous  me 
faites  meilleur  que  je  ne  suis.  Si  j'étais  seul,  je  ne  sais  pas 
si  j'irais  ainsi  à  Iluei)  sans  de  grandes  précautions;  mais  où 
vous  irez,  j'irai. 

Ils  prirent  des  chevaux  et  partirent  pour  Rneil. 

Athos,  sans  s'en  douter,  avait  donné  a  Ararais  le  meilleur 
conseil  qui  pût  être  suivi.  Les  députés  du  parlement  ve- 
naient d'arriver  à  Rueil  pour  ces  fameuses  conférences  qui 
devaient  durer  trois  semaines  et  amener  cette  paix  boiteuse 
à  la  suite  de  laquelle  M.  le  Prince  fut  arrêté.  Rueil  était  en- 
combré, de  la  part  des  Parisiens,  d'avocats,  de  présidents, 
de  conseillers,  de  robins  de  toute  espèce  ;  et  enfin,  de  la  part 
de  la  cour,  de  gentilshommes,  d'officiers  et  de  gardes;  il 
était  donc  facile,  au  milieu  de  celte  confusion,  de  demeurer 
aussi  inconnu  qu'on  désirait  l'être.  D'ailleurs,  les  conférences 
avaient  amené  une  trêve,  et  arrêter  deux  gentilshommes  en 
ce  moment,  fussent-ils  frondeurs  au  premier  chef,  c'était 
porter  atteinte  au  droit  des  gens. 

Les  deux  amis  croyaient  tout  le  monde  occupé  de  la  pen- 
sée qui  les  tourmentait.  Ils  se  mêlèrent  aux  groupes,  croyant 
qu'ils  entendraient  dire  quelque  chose  de  d'Artagnan  et  de 
Porthos  ;  mais  chacun  n'était  occupé  que  d'articles  et  d'a- 
mendements. Aihos  opinait  pour  qu'on  allât  droit  au  mi- 
nistre. 

—  Mon  ami,  objecta  Aramis,  ce  que  vous  dites  là  est  bien 
bedu,  mais,  prenez-y  garde,  notre  sécurité  vient  de  notre 
obscurité.  Si  nous  nous  faisons  connaître  d'une  façon  ou 
d'une  autre,  nous  irons  immédiatement  rejoindre  nos  amis 
dans  quelque  cul  de  basse-fosse  d'où  le  diable  ne  nous  tirera 
pas.  Tâchons  de  ne  pas  les  retrouver  par  accident,  mais  bien 
à  notre  fantaisie.  Arrêtés  à  Gompiègne,  ils  ont  i'J  amenés  à 
Rueil,  comme  nous  en  avons  acquis  la  certitude  à  Louvres; 
conduits  à  Rueil,  ils  ont  été  interrogés  par  le  cardinal,  quii 
après  cet  mterrogaioire,  les  a  gardés  près  de  lui  ou  les  a  en- 
voyés à  Saint-Germain.  Quant  à  la  Bastille,  ils  n'y  sont 
point,  puisque  la  Bastille  est  aux  frondeurs  et  que  le  fils  de 
Broussel  y  commande.  Ils  ne  sont  pas  morts,  car  la  mort  de 
d'Artagnan  serait  bruyante.  Quant  à  Porthos,  je  le  crois  éter- 
nel comme  Dieu,  quoiqu'il  soit  mrins  patient.  Ne  désesné- 


200  VINGT  ANS  APRÈS. 

roos  pris,  attendons  et  restons  à  Rueil,  car  ma  convictioa 
est  qu'ils  sont  à  Rueil.  Mais  qu'avez-vous  donc?  vous  pâ- 
lissez I 

—  J'ai,  dit  Athos  d'une  voix  presque  tremblante,  que  jt 
me  souviens  qu'au  château  de  Rueil  M.  de  Richelieu  av^ii 
fait  fabriquer  une  affreuse  oubliette... 

—  Oh  I  soyez  tranquille,  dit  Aramis  :  M.  de  Richelieu  étai 
an  gentilhomme,  notre  égal  à  tous  par  la  naissance,  notre 
supérieur  par  la  position.  Il  pouvait,  comme  un  roi,  toucher 
les  plus  grands  de  nous  à  la  tôte  et,  en  les  touchant,  faire 
vaciller  cette  tôte  sur  les  épaules.  Mais  M.  de  Mazarin  est 
un  cuistre  qui  peut  tout  au  plus  nous  prendre  au  collet 
comme  un  archer.  Rassurez-vous  donc,  ami,  je  persiste  à 
^ire  que  d'Artagnan  et  Porlhos  sont  à  Rueil,  vivants  et  bien 
nvants. 

—  N'importe,  dit  Athos,  il  nous  faudrait  obtenir  du  coad- 
\uteur  d'être  des  conférences ,  et  ainsi  nous  entrerions  à 
Kueil. 

—  Avec  tous  ces  affreux  robins  I  y  pensez-vous,  mon 
cher?  et  croyez-vous  qu'il  y  sera  le  moins  du  monde  discuté 
de  la  liberté  et  de  la  prison  de  d'Artagnan  et  de  Porthos? 
Non,  je  suis  d'avis  que  nous  cherchions  quelque  autre  moyen. 

—  Eh  bien!  reprit  Athos,  j'en  reviens  à  ma  première  pen- 
sée ;  je  ne  connais  point  de  meilleur  moyen  que  d'agir  fran- 
chement et  loyalement.  J'irai  trouver,  non  pas  Mazarin,  mais 
la  reine,  et  je  lui  dirai  :  Madame,  rendez-nous  nos  deux  ser- 
viteurs et  nos  deux  amis  ! 

Aramis  secoua  la  tête. 

—  C'est  une  dernière  ressource  dont  vous  serez  toujours 
Vibre  d'user,  Athos;  mais,  croyez-moi,  n'en  usez  qu'àl'exiré- 
nité  :  il  sera  toujours  temps  d'en  venir  là.  En  attendant,  con- 
linuons  nos  recherches. 

Ils  continuèrent  donc  de  chercher,  et  prirent  tant  d'infor- 
mations, firent,  sous  mille  prétextes  plus  ingénieux  les  uns 
que  les  autres,  causer  tant  de  personnes,  qu'ils  finirent  par 
trouver  un  chevau-léger  qui  leur  avoua  avoir  fait  partie  de 
l'escorte  qui  avait  amené  d'Artagnan  et  Porlhos  de  Compiègne 
à  Rueil.  Sans  les  chevau-légers,  on  n'aurait  pas  môme  su 
qu'ils  y  étaient  rentrés. 


VINGT  ANS  APRÈS.  201 

Alhos  en  revenait  éternellement  à  son  idée  de  voir  la 
eine. 

—  Pour  voir  la  reine,  disait  Aramis,  il  faut  d'abord  voir  Id 
cardinal,  et  à  peine  aurons-nous  vu  le  cardinal,  rappelez- 
vous  ce  que  je  vous  dis,  Alhos,  que  nous  serons  réunis  à 
nos  amis,  mais  point  de  la  façon  que  nous  l'entendons.  Or, 
celte  façon  d'être  réun.s  à  eux  me  sourit  assez  peu,  je  l'a- 
voue. Agissons  en  liberté  pour  agir  bien  et  vite. 

—  Je  verrai  la  reine,  dit  Athos. 

—  Eh  bien,  mon  ami,  si  vous  êtes  décidé  à  faire  celte  fo- 
lie, prévenez-moi,  je  vous  prie,  un  jour  à  l'avance. 

—  Pourquoi  cela? 

—  Parce  que  je  profiterai  de  la  circonstance  pour  ailer  faire 
ane  visite  à  Paris. 

—  A  qui? 

—  Dame  1  que  sais-je  I  peut-être  bien  à  madame  de  Lon- 
gueville.  Elle  est  toute-puissante  là-bas  ;  elle  m'aidera.  Seu- 
lement faites-moi  dire  par  quelqu'un  si  vous  êtes  arrêté; 
alors  je  me  retournerai  de  mon  mieux. 

—  Pourquoi  ne  risquez-vous  point  rarrestalion  avec  moi, 
Aramis?  dit  Athos. 

—  Non,  merci. 

—  Arrêtés  à  quatre  et  réunis,  je  crois  que  nous  ne  risquons 
plus  rien.  Au  bout  de  vingt-quatre  heures  nous  sommes 
tous  quatre  dehors. 

—  Mon  cher,  depuis  que  j'ai  tué  Chàlillon,  l'adoration  des 
dames  de  Saint-Germain,  j'ai  trop  d'éclat  autour  de  ma  per- 
sonne pour  ne  pas  craindre  doublement  la  prison.  La  reine 
serait  capable  de  suivre  les  conseils  de  Mazarin  en  celte  oc- 
casion, et  le  conseil  que  lui  donnerait  Mazarin,  serait  de  me 
faire  juger. 

—  Mais  pensez-vous  donc,  Aramis,  qu'elle  aime  cet  Itali 
au  point  qu'on  le  dit? 

—  Elle  a  bien  aimé  un  Anglais. 

—  Eh  I  mon  cher,  elle  est  femme! 

—  Non  pas;  vous  vous  trompez,  Athos,  elle  est  reine  ! 

—  Cher  ami,  je  me  dévoue,  et  vais  demander  audience  à 
Anne  d'Autriche. 

—  Adieu,  Athos,  je  vais  lever  une  armés. 


tOî  VINGT  ANS  APRÈS. 

—  Pourquoi  faire? 

—  Pour  revenir  assiéger Ruetî. 

—  Où  nous  reiroaverons-nous  ? 

—  Au  pied  de  la  potence  du  cardinal. 

Et  les  deux  amis  se  séparèrent,  Aramis  pour  retourner  i 
Paris,  Aihos  pour  s'ouvrir  par  quelques  démarciies  prépara- 
toires un  chemin  jusqu'à  la  reine. 


xxu 

LÀ  RECOMNAISSANCE  D*ANNB  D'AUTRICHE. 

Athos  e'prouva  beaucoup  moins  de  difBcuIlé  qu'il  ne  s'y 
était  attendu  à  pénétrer  près  d'Anne  d'Autriche  :  à  la  pre- 
mière démarche,  tout  s'aplanit,  au  contraire,  et  l'audience 
qu'il  désirait  lui  fut  accordée  pour  le  lendemain,  à  la  suite  du 
lever,  auquel  sa  naissance  lui  donnait  le  droit  d'assister. 

Une  grande  foule  emplissait  les  appartements  de  Saint- 
Germain  :  jamais  au  Louvre  ou  au  Palais-Royal  Anne  d'Au- 
triche n'avait  eu  plus  grand  nombre  de  courtisans  ;  seulement, 
un  mouvement  s'était  fait  parmi  cette  foule  qui  appartenait 
à  la  noblesse  secondaire,  tandis  que  tous  les  premiers  gen- 
tilshommes de  France  étaient  près  de  M.  de  Conti,  de  M.  de 
Beaufort  et  du  coadjuteur. 

Au  reste,  une  grande  gaieté  régnait  dans  cette  cour.  Le 
caractère  particulier  de  cette  guerre  fut  qu'il  y  eut  plus  de 
toupleis  faits  que  de  coups  de  canon  tirés.  La  cour  chanson- 
nail  les  Parisiens,  qui  chansonnaient  la  cour,  et  les  blessu- 
res, pour  n'être  pas  mortelles,  n'en  étaient  pas  moins  dou- 
loureuses, faites  qu'elles  étaient  avec  l'arme  du  ridicule. 

Mais  au  milieu  de  cette  hilarité  générale  et  de  cette  futilité 
apparente,  une  grande  préoccupation  vivait  au  fond  de  toutes 
les  pensées.  Mazarin  resterait-il  ministre  ou  favori,  ou  Ma- 
zarin,  venu  du  ^\iûx  comme  nn  nuage,  s'en  irait-il  emporté 


VINGT  ANS  APRÈS.  J03 

par  le  vent  qui  l'avait  apporté?  Tout  le  monde  l'espérait,  tout 
le  monde  Ve  désirait;  de  sorte  que  le  ministre  sentait  qu'au- 
tour de  lui  loas  les  hommages,  toutes  les  couriisaneiies  re- 
couvraient un  fond  de  haine  mal  déguisée  sous  la  crainte  e< 
sous  l'intérêt.  11  se  sentait  mal  à  l'aise,  ne  sachant  sur  quoi 
faire  compte  ni  sur  qui  s'appuyer. 

M.  le  Prince  lui-même,  qui  combattait  pour  lui,  ne  man- 
quait jamais  une  occasion  ou  de  le  railler  ou  de  l'humilier; 
et,  à  deux  ou  trois  reprises,  Mazarin  ayant  voulu,  devant  le 
vainqueur  de  Rocroy,  faire  acte  de  volonté,  celui  ci  l'avait 
regardé  de  manière  à  lui  faire  comprendre  que,  s'il  le  défen- 
dait, ce  n'était  ni  par  coi\,viction  ni  par  enthousiasme. 

Alors  le  cardinal  se  rejetait  vers  la  reine,  son  seul  appui. 
Mais  à  deux  ou  trois  reprises  il  lui  avait  semblé  sentir  cet 
appui  vaciller  sous  sa  main. 

L'heure  de  l'audience  arrivée,  on  annonça  au  comte  de 
La  Fère  qu'elle  aurait  toujours  lieu,  mais  qu'il  devait  at- 
tendre quelques  instants,  la  reine  ayant  conseil  à  tenir  avee 
le  ministre. 

C'était  la  vérité.  Paris  venait  d'envoyer  une  nouvelle  dè- 
putalion  qui  devait  tâcher  de  donner  enfin  quelque  tournure 
aux  affaires,  et  la  reine  se  consultait  avec  Mazarin  sur  l'ac- 
cueil à  faire  à  ces  députés. 

La  préoccupation  était  grande  parmi  les  hauts  personnages 
de  l'État.  Athos  ne  pouvait  donc  choisir  un  plus  mauvais 
moment  pour  parler  de  ses  amis,  pauvres  atomes  perdus 
dans  ce  tourbillon  déchaîné. 

Mais  Aihos  était  un  homme  inflexible  qui  ne  marchandait 
pas  avec  une  décision  prise,  quand  cette  décision  lui  parais- 
sait émanée  de  sa  conscience  et  dictée  par  son  devoir  :  il  in- 
sista pouf  être  introduit,  en  disant  que,  quoiqu'il  ne  fût  dé- 
puté ni  de  M.  de  Conti,  ni  de  M.  de  Beaufort,  ni  de  M.  de 
Bouillon,  ni  de  M.  d'Elbeuf,  ni  du  coadjuteur,  ni  de  madame 
ûe  Longueviile,  ni  de  Broussel,  ni  du  parlement,  et  qu'il  vin* 
pour  son  propre  compte,  il  n'en  avait  pas  moins  les  choses 
tes  plus  importantes  à  dire  à  Sa  Majesté. 

La  conférence  finie,  la  reine  le  fit  appeler  daus  son  cabinet. 

Athos  fut  introduit  et  se  nomma.  C'était  un  nom  qui  avait 
trop  de  fois  retenti  aux  oreilles  de  Sa  Majesté  et  trop  de  fois 


2Ô4  VINGT  ANS  APRES. 

^ibré  dans  son  cœur,  pour  qu'Anne  d'Autriche  ne  le  recon- 
nût point  ;  cependant  elle  demeura  impassible,  se  contentant 
de  regarder. ce  gentilhomme  avec  celte  fixité  qui  n'est  per- 
mise qu'aux  femmes  reines  soit  par  la  beauté,  soit  par  le 
sang. 

—  C'est  donc  un  service  que  vous  offrez  de  nous  rendre, 
comte?  demanda  Anne  d'Autriche  après  un  instant  de  si- 
lence. 

—  Oui,  Madame,  encore  un  service,  dit  Athos  choqué  de 
ce  que  la  reine  ne  paraissait  point  le  reconnaître. 

C'était  un  grand  cœur  qu'Alhos,  et  par  conséquent  un  bien 
pauvre  courtisan. 

Anne  fronça  le  sourcil.  Mazarin,  qui,  assis  devant  une  ta- 
ble, feuilletait  des  papiers  comme  eût  pu  le  faire  un  simple 
secrétaire  d'État,  leva  la  tète. 

—  Parlez,  dit  la  reine. 

Mazarin  se  remit  à  feuilleter  ses  papiers. 

—  Madame,  reprit  Athos,  deux  de  nos  amis,  deux  des  plus 
intrépides  serviteurs  de  Votre  Majesté,  M.  d'Artagnan  et 
M.  du  Vallon,  envoyés  en  Angleterre  par  M.  le  cardinal,  ont 
disparu  tout  à  coup  au  moment  oii  ils  mettaient  le  pied  sur 
la  terre  de  France,  et  l'on  ne  sait  ce  qu'ils  sont  devenus. 

—  Eh  bien?  dit  la  reine. 

—  Eh  bien  !  dit  Athos,  je  m'adresse  à  la  bienveillance  de 
Votre  Majesté  pour  savoir  ce  que  sont  devenus  ces  deux 
gentilshommes ,  me  réservant,  s'il  le  faut  ensuite,  de  m'a- 
dresser  à  sa  justice. 

—  Monsieur,  répondit  Anne  d'Autriche  avec  cette  hauteur 
qui,  vis-à-vis  de  certains  hommes,  devenait  de  l'impertinence, 
voilà  donc  pourquoi  vous  nous  troublez  au  milieu  des  grandes 
préoccupations  qui  nous  agitent?  Une  affaire  de  police!  Ehl 
Monsieur,  vous  savez  bien,  ou  vous  devez  bien  le  savoir, 
que  nous  n'avons  plus  de  police  depuis  que  nous  ne  sommes 
plus  à  Paris. 

—  Je  crois  que  Votre  Majesté,  dit  Athos  en  s'inclinant  avec 
un  froid  respect,  n'aurait  pas  besoin  de  s'informer  à  la  police 
pour  savoir  ce  que  sont  devenus  MM.  d'Artagnan  et  du  Val- 
lon; et  que  si  elle  voulait  bien  interroger  monsieur  le  cardi- 
nal à  l'endroit  de  ces  deux  gentilshommes,  monsieur  le  car- 


VïNGT  ANS  APRÈS.  205 

dinal  pourrait  lui  répondre  sans  interroger  autre  chose  que 
ses  propres  souvenirs. 

—  Mais,  Dley  -ne  pardonne  !  dit  Anne  d'Autriche  avec  ce 
dédaigneux  mouvement  des  lèvres  qui  lui  était  particulier, 
je  crois  que  vous  interrogez  vous-même. 

—  Oui,  Madame,  et  j'en  ai  presque  le  droit,  car  il  s'agit  de 
M.  d'Artagnan,  de  M.  d'Artagnan,  entendez-vous  bien.  Ma- 
dame? dit-il  de  manière  à  courber  sous  les  souvenirs  de  la 
femme  le  front  4e  la  reine. 

Mazarin  comprit  qu'il  était  temps  de  venir  au  secours 
d'Anne  «l'Autriche. 

—  Monsou  le  comte,  dit-il,  je  veux  bien  vous  apprendre 
une  chose  qu'ignore  Sa  Majesté  :  c'est  ce  que  sont  devenus 
ces  deux  gentilshommes.  Ils  ont  désobéi,  et  ils  sont  aux 
arrêts. 

—  Je  supplie  donc  Votre  Majesté,  dit  Athos  toujours  im- 
passible et  sans  répondre  à  Mazarin,  de  lever  ces  arrêts  en 
faveur  de  MM.  d'Artagnan  et  du  Vallon. 

—  Ce  que  vous  me  demandez  est  une  affaire  de  discipline 
et  ne  me  regarde  point,  Monsieur,  répondit  la  reine, 

—  M.  d'Artagnan  n'a  jamais  répondu  cela  lorsqu'il  s'est 
agi  du  service  de  Votre  Majesté,  dit  Athos  en  saluant  avec 
dignité. 

Et  il  fit  deux  pas  en  arrière  pour  regagner  la  porte>  Maza- 
rin l'arrêta. 

—  Vous  venez  aussi  d'Angleterre,  Monsieur?  dit-il  en  fai- 
sant un  signe  à  la  reine,  qui  pâlissait  visiblement  eî  s'apprê- 
tait à  donner  un  ordre  rigoureux. 

—  Et  j'ai  assisté  aux  derniers  moments  du  roi  Charles  1", 
dit  Athos.  Pauvre  roi!  coupable  tout  au  plus  de  faiblesse,  et 
que  ses  sujets  ont  puni  bien  sévèrement;  car  les  trônes  sont 
bien  ébranlés  à  cette  heure,  et  il  ne  fait  pas  bon,  pour  les 
cœurs  dévoués,  de  servir  les  intérêts  des  princes.  C'était  la 
secoUiTa  fois  que  M.  d'Artagnan  allait  en  Angleterre  :  la  pre- 
mière c'était  pour  l'honneur  d'une  grande  reine;  la  seconde, 
c'était  pour  la  vie  d'un  grand  roi. 

—  Monsieur,  dit  Anne  d'Autriche  à  Mazarin  avec  un  ac- 
îent  dont  toute  son  habitude  de  dissfmuler  n'avait  pu  chas- 

T. m.  iâ 


206  VL^GT  ANS  APRÈS. 

Ber  la  vér  table  expression,  voyez  si  l'on  peut  faire  quelque 
chose  pour  ces  gentilshommes. 

—  Wadirae,  dit  Mazarin,  je  ferai  tout  ce  qu'il  plaira  à  Votre 
Majesté. 

—  Faites  ce  que  demande  M.  le  comte  de  La  Fère.  N'est-ce 
pas  comme  cela  que  vous  vous  appelez,  Monsieur? 

—  J'ai  encore  un  autre  nom,  Madame  :  je  me  nomme 
Athos. 

—  Madame,  dit  Mazarin  avec  un  sourire  qui  indiquait  avec 
quelle  facilité  il  comprenait  à  demi  mol,  vous  pouvez  être 
tranquille,  vos  désirs  seront  accomplis. 

—  Vous  avez  entendu,  Monsieur?  dit  la  reine. 

—  Oui,  Madame,  et  je  n'attendais  rien  moins  de  la  justice 
de  Votre  Majesté.  Ainsi,  je  vais  revoir  mes  amis;  n'est-ce 
pas,  Madame?  c'est  bien  ainsi  que  Voire  Majesté  l'entend? 

—  Vous  allez  les  revoir,  oui,  Monsieur.  Mais,  à  propos, 
vous  êtes  de  la  Fronde,  n'est-ce  pas?  I 

—  Madame,  je  sers  le  roi.  | 

—  Oui,  à  votre  manière.  *" 

—  Ma  manière  est  celle  de  tous  les  vrais  gentilshommes, 
et  je  n'en  connais  pas  deux,  répondit  Athos  avec  hauteur. 

—  Allez  donc.  Monsieur,  dit  la  reine  en  congédiant  Athos 
du  geste  ;  vous  avez  obtenu  ce  que  vous  désiriez  obtenir,  et 
nous  savons  tout  ce  que  nous  désirions  savoir. 

Puis  s'adressant  à  Mazarin,  quand  la  portière  fut  retombée 
derrière  lui  : 

—  Cardinal,  dit-elle,  faites  arrêter  cet  insolent  gentilhomme 
avant  qu'il  soit  sorti  de  la  cour. 

*—  J'y  pensais,  dit  Mazarin,  et  je  suis  heureux  que  Votre 
Majesté  me  donne  un  ordre  que  j'allais  solliciter  d'elle.  Ces 
casse-bras  qui  apportent  dans  notre  époque  les  traditions  de 
l'autre  règne  nous  gênent  fort  ;  et  puisqu'il  y  en  a  déjà  deux 
de  pris,  joignons-y  le  troisième. 
Athos  n'avait  pas  été  entièrement  dupe  de  la  reine.  11  y 

vait  dans  son  accent  quelque  chose  qui  l'avait  frappé  et  qui 
lui  semblait  menacer  tout  en  promettant.  Mais  il  n'était  pas 
homme  à  s'éloigner  sur  un  simple  soupçon,  surtout  quand 
on  lui  avait  dit  clairement  qu'il  allait  revoir  ses  amis.  Il  at- 
tendit donc,  dans  une  des  chambres  attenantes  au  cabinet  oà 


À 


VINGT  ANS  APRÈS.  207 

n  avait  eu  audience,  qu'on  amenât  vers  lui  d'Artagnan  ei 
Porlhos,  où  qu'on  le  vint  chercher  pour  le  conduire  vers  eux. 

Dans  celte  attente,  il  s'était  approché  de  la  fenêtre  et  regar- 
flait  machinalement  dans  la  cour.  Il  y  vit  entrer  la  députaiion 
clés  Parisiens,  qui  venait  pour  régler  le  lieu  définitif  des  con- 
férences et  saluer  la  reine.  U  y  avait  des  conseillers  au  par- 
lement, des  présidents,  des  avocats,  parmi  lesquels  étaient 
perdus  quelques  hommes  d'épée.  Une  escorte  imposante  les 
attendait  hors  des  grilles. 

Athos  regardait  avec  plus  d'attention,  car  au  milieu  de 
cette  foule  il  avait  cru  reconnaître  quelqu'un,  lorsqu'il  sen- 
lit  qu'on  lui  touchait  légèrement  l'épaule. 

Il  se  retourna. 

—  Ah  I  monsieur  de  Comminges!  dit-il. 

—  Oui,  monsieur  le  comte,  moi-même,  et  chargé  d'une 
mission  pour  laquelle  je  vous  prie  d'agréer  toutes  mes 
excuses. 

—  Laquelle,  Monsieur?  demanda  Athos. 

—  Veuillez  me  rendre  votre  épée,  comte. 
Athos  sourit,  et  ouvrant  la  fenêtre  : 

—  Aramis  1  cria-t-il. 

Un  gentilhomme  se  retourna  :  c'était  celui  qu'avait  cru 
reconnaître  Athos.  Ce  gentilhomme,  c'eiaiî  Aramis.  Il  salua 
amicalement  le  comte. 

—  Aramis,  dit  Athos,  on  m'arrête. 

—  Bien,  répondit  flegmaliquement  Aramis. 

—  Monsieur,  dit  Atlios  en  se  retournant  vers  Comminges 
et  en  lui  présentant  avec  politesse  son  épée  par  la  poignée, 
voici  mon  épée;  veuillez  me  la  garder  avec  soin  pour  me  la 
rendre  quand  je  sortirai  de  prison.  J'y  tiens,  elle  a  été  donnée 
par  le  roi  François  1"  à  mon  aïeul.  Dans  son  temps  on  armait 
les  gentilshommes,  on  ne  les  désarmait  pas.  Maintenant,  où 
me  conduisez-vous? 

—  Mais...  dans  ma  chambre  d'abord,  dit  Comminges.  La 
reine  fixera  le  lieu  de  votre  domicile  ultérieurement. 

Athos  suivit  Comminges  sans  ajouter  un  seul  mot. 


.«08  VINGT  ANS  APRÈS. 


XXTÎI 


*  LA   ROYAUTÉ  DE  M.   DE   MAZARilî. 

L'arreslalion  n'avait  fait  aucun  bruit,  causé  aucun  scan- 
dale et  était  même  restée  à  peu  près  inconnue.  Elle  n'avait 
donc  en  rien  entravé  la  marche  des  événements,  et  la  dépu- 
îaîion  envoyée  par  la  ville  de  Paris  fut  avertie  solennellement 
qu'elle  allait  paraître  devant  la  reine. 

La  reine  la  reçut,  muette  et  superbe  comme  toujours  ;  elle 
écouta  les  doléances  et  les  supplications  des  députés;  mais, 
lorsqu'ils  eurent  fini  leurs  discours,  nul  n'aurait  pu  dire,  tant 
le  visage  d'Anne  d'Autriche  était  resté  indifférent,  si  elle  les 
avait  entendus. 

En  revanche,  Mazarin,  présent  à  cette  audience,  entendait 
très-bien  ce  que  ces  députés  demandaient  :  c'était  son  renvoi 
en  termes  clairs  et  précis,  purement  et  simplement. 

Les  discours  finis,  la  reine  restant  muette  : 

—  Messieurs,  dit  Mazarin,  je  me  joindrai  à  vous  pour  sup- 
plier la  reine  de  mettre  un  terme  aux  maux  de  ses  sujets. 
J'ai  fait  tout  ce  que  j'ai  pu  pour  les  adoucir,  et  cependant  la 
croyance  publique,  dites-vous,  est  qu'ils  viennent  de  moi, 
pauvre  étranger  qui  n'ai  pu  réussir  à  plaire  aux  Français. 
Hélas!  on  ne  m'a  point  compris,  et  c'était  raison  :  je  succé- 
dais à  l'homme  le  plus  sublime  qui  eût  encore  soutenu  le 
sceptre  des  rois  de  France.  Les  souvenirs  de  M.  de  Richelieu 
m'écrasent.  En  vain,  si  j'étais  ambitieux  ^uiterais-jp  <*,ontr 
ce?  souvenirs;  niais  je  ne  le  suis  pas,  e\  j'en  veux  aonner 
ans  preuve.  Je  me  déclare  vaincu.  Je  ferai  ce  que  demanda 
Î3  peuple.  Si  les  Parisiens  ont  quelques  torts,  et  qui  n'en  3 
pas.  Messieurs?  Paris  est  assez  puni;  assez  de  sang  a  coulé, 
assez  de  irtisère  accable  une  ville  privée  de  son  roi  et  de  la 
justice.  Ce  n'est  pas  à  moi,  simple  particulier,  de  prendre 
laEî  d'importance  que  de  diviser  une  reine  avec  son  ri  yauraQ. 


VliN'GT  ANS  APRES.  §09 

Faisque  vous  exigez  que  je  me  relire,  eh  bien!  je  me  re- 
tirerai. 

—  Alors,  dit  Aramis  à  l'oreille  de  son  voisin,  la  pais  est 
faite  et  les  conférences  sont  inuiiles.  Il  n'y  a  plus  qu'à  en- 
voyer sous  bonne  garde  iM.  Mazarini  à  la  frontière  la  plub' 
éloignée,  et  à  veillera  ce  qu'il  ne  rentre  ni  par  celle-là  ni  par 
les  autres. 

—  Un  instant,  Sîonsieur,  un  instant,  dit  l'homme  de  robe 
auquel  Aramis  s'adressait.  Peste!  comme  vous  y  allez!  On 
voit  bien  que  vous  êtes  des  hommes  d'épée.  Il  y  a  le  cha- 
pitre des  rémunérations  et  des  indemnités  à  mettre  au  n^î. 

—  ^Monsieur  le  chancelier,  dit  la  reine  en  se  tournant  vers 
C8  même  Séguier,  notre  ancienne  connaissance,  vous  ou- 
vrirez les  conférences  ;  elles  auront  lieu  à  Rueil.  M.  le  car- 
dinal  a  dit  des  choses  qui  m'ont  fort  émue.  Voilà  pourquoi  je 
ne  vous  réponds  pas  plus  longuement.  Quant  à  ce  qui  esi 
de  rester  ou  de  partir,  j'ai  trop  de  reconnaissance  à  M.  la 
cardinal  pour  ne  pas  le  laisser  libre  en  tous  points  de  ses  ac- 
tions. M.  le  cardinal  fera  ce  qu'il  voudra. 

Une  pâleur  fugitive  nuança  le  visage  intelligent  du  pre^ 
mier  ministre.  Il  regarda  la  reine  avec  inquiétude.  Son  vi- 
sage était  tellement  impassible,  qu'il  en  était,  comme  les  au- 
tres, à  ne  pouvoir  lire  ce  qui  se  passait  dans  son  cœur. 

—  Mais,  ajouta  la  reine,  en  attendant  la  décision  de  M.  da 
Mazarin,  qu'il  ne  soit,  je  vous  prie,  question  que  du  roi. 

Les  députés  s'inclinèrent  et  sortirent. 

—  Et  quoi  I  dit  la  reine  quand  le  dernier  d'entre  eux  eut 
quitté  la  chambre ,  vous  céderiez  à  ces  robins  et  à  co.ï 
ivocats  ! 

—  Pour  le  bonheur  de  Votre  Majesté,  Madame,  dit  Maza- 
i'in  en  fixant  sur  la  reine  son  œil  perçant,  il  n'y  a  point  de  sa« 
:rifice  que  je  ne  sois  prêt  à  m'imposer. 

Anne  baissa  la  tête  et  tomba  dans  une  de  ces  rêveries  qui 
ai  étaient  si  habituelles.  Le  souvenir  d'Athos  lui  revint  à 
esprit.  La  tournure  hardie  du  gentilhomme,  sa  parole  fermi- 
i  digne  à  la  fois,  les  fantômes  qu'il  avait  évoqués  d'un  mot, 
ai  rappelaient  tout  un  passé  d'une  poésie  enivrante  :  la  jeu- 
esse,  la  beauté,  l'éclat  des  amours  de  vingt  ans,  et  les  rudes 

ombats  de  ses  soutiens,  et  la  fin  sanglante  de  Buckingham. 
T.  nu  ♦^ 


250  VINGT  ANS  APRÈS 

l9  seul  bomme  qu'elle  eût  aime  réellement,  et  l'héroismedc 
?es  obscurs  défenseurs  qui  l'avaient  sauvée  de  la  double 
haine  de  Richelieu  et  du  roi. 

Mazarin  la  regardait  ;  et  maintenant  qu'elle  se  croyait  seule 
et  qu'elle  n'avait  plus  tout  un  monde  d'ennemis  pour  l'épier, 
il  suivait  ses  pensées  sur  son  visage,  comme  on  voit  dans  les? 
lacs  transparents  passer  les  nuages,  reflets  du  ciel  comme 
les  pensées. 

—  Il  faudirtit  donc,  murmura  Anne  d'Autriche,  céder  à 
l'orage,  acheter  la  paix,  attendre  patiemment  et  religieuse- 
ment des  temps  meilleurs? 

Mazavin  sourit  amèrement  à  cette  proposition,  qui  an- 
nonçait qu'elle  avait  pris  la  proposition  du  ministre  au  sé- 
rieux. 

Anne  avait  la  tête  inclinée  et  ne  vit  pas  ce  sourire;  mai? 
remarquant  que  sa  demande  n'obtenait  aucune  réponse,  elle 
releva  le  front. 

—  Eh  bien  I  vous  ne  me  répondez  point,  cardinal  ;  que 
pensez-vous? 

—  Je  pense,  Sladame,  que  cet  insolent  gentilhomme  que 
nous  avons  fait  arrêter  par  Comminges  a  fait  allusion  à  M.  de 
Buckingham,  que  vous  laissâtes  assassiner;  à  madame  de 
Chevreuse,  que  vous  laissâtes  exiler;  à  M.  de  Beaufort,  que 
vous  fîtes  emprisonner.  Mais  s'il  a  fait  allusion  à  moi,  c'est 
qu'il  ne  sait  pas  ce  que  je  suis  pour  vous. 

Anne  d'Autriche  tressaillit  comme  elle  faisait  lorsqu'on  la 
frappait  dans  son  orgueil,  elle  rougit  et  enfonça,  pour  ne  pas 
répondre,  ses  ongles  acérés  dans  ses  belles  mains. 

— 11  est  homme  de  bon  conseil,  d'honneur  et  d'esprit,  sans 
compter  qu'il  est  homme  de  résolution.  Vous  en  savei 
quelque  chose,  n'est-ce  pas.  Madame?  Je  veux  donc  lui  dire 
c'est  UD^  grâce  personnelle  que  je  lui  fais,  en  quoi  il  s'esi 
trompé  a  mon  égard.  C'est  que,  vraiment,  ce  qu'on  me  pro- 
pose, c'est  presque  une  abdication,  et  une  abdication  mériU 
qu'on  y  réfléchisse. 

—  Une  abdication  I  dit  Anne  ;  je  croyais,  Monsieur,  qu'i 
n'y  avait  que  les  rois  qui  abdiquaient. 

—  Eh  bieni  reprit  Mazarin,  ne  suis-je  pas  presque  roi,  e 
roi  de  France  même?  Jetée  suf  le  pied  d'un  lit  royal,  je  vou 


VLNGT  ANS  APRÈS.  Si  l 

assure,  Madame,  que  ma  simarre  de  ministre  ressemble  fort, 
la  nuit,  à  un  manteau  royal. 

C'était  une  des  humiliations  que  lui  faisait  le  plus  souvent 
subir  Mazarin,  et  sous  lesquelles  elle  courbait  constamment 
la  tête.  U  n'y  eut  qu'Elisabeth  et  Catherine  II  qui  restèrent  à 
la  fois  maîtresses  et  reines  pour  leurs  amants. 

Anne  d'Autriche  regarda  donc  avec  une  sorte  de  terreui 
la  physionomie  menaçante  du  cardinal,  qui,  dans  ces  mo- 
ments-là, ne  manquait  pas  d'une  certaine  grandeur. 

—  Monsieur,  dit-elle, n'ai-je  point  dit,  et  n'avez-vous  point 
entendu  que  j'ai  dit  à  ces  gens-là  que  vous  feriez  ce  qu'il 
vous  plairait? 

—  En  ce  cas,  dit  Mazarin,  je  crois  qu'il  doit  me  plaire  de 
demeurer.  C'est  non-seulement  mon  intérêt ,  mais  encore 
j'ose  dire  que  c'est  votre  salut. 

—  Demeurez  donc,  Monsieur,  je  ne  désire  pas  autre  chose  ; 
mais  alors  ne  me  laissez  pas  insulter. 

—  Vous  voulez  parler  des  prétentions  des  révoltés  et  du 
ton  dont  ils  les  expriment?  Patience  I  ils  ont  choisi  un  terrain 
sur  lequel  je  suis  général  plus  habile  qu'eux,  les  conféren- 
ces. Nous  les  battrons  rien  qu'en  temporisant.  Us  ont  déjà 
îaim  ;  ce  sera  bien  pis  dans  huit  jours. 

—  Eh!  mon  Dieu  I  oui.  Monsieur,  je  sais  que  nous  finirons 
par  là.  Mais  ce  n'est  pas  d'eux  seulement  qu'il  s'agit;  ce 
n'est  pas  eux  qui  m'adressent  les  injures  les  plus  blessantes 
pour  moi. 

—  Ah  I  je  vous  comprends.  Vous  voulez  parler  des  souve- 
nirs qu'évoquent  perpétuellement  ces  trois  ou  quatre  gen- 
tilshommes. Mais  nous  les  tenons  prisonniers,  et  ils  sont 
juste  assez  coupables  pour  que  nous  les  laissions  en  capti- 
vité tout  le  temps  qu'il  nous  conviendra  :  un  seul  est  encore 
horu  de  notre  pouvoir  et  nous  brave.  Mais,  que  diable  I  nous 
parviendrons  bien  à  le  joindre  à  ses  compagnons.  Nous 
avons  fait  des  choses  plus  difQciles  que  cela,  ce  me  semble. 
J'ai  d'abord  et  par  précaution  fait  enfermer  à  Rueil,  c'est-à- 
dire  près  de  moi,  c'est-à-dire  sous  mes  yeux,  à  la  portée  de 
ma  main,  les  deux  plus  intraitables.  Aujourd'hui  même  le 
Iroisième  les  y  rejoindra. 


212  VINGT  ANS  APRÈS. 

Tant  qu'ils  seront  prisonniers,  ce  sera  bien,  dit  AoPx? 
d'Autriche,  mais  ils  sortiront  un  jour. 

—  Oui,  si  Votre  Majesté  les  met  en  liberté. 

—  Ah  !  continua  Anne  d'Autriche  répondant  à  sa  propre 
pensée,  c'est  ici  qu'on  regrette  Paris  I 

—  Et  pourquoi  donc? 

—  Pour  la  Bastille,  Monsieur,  qui  est  si  forte  et  si  dis- 
crète. 

—  Madame,  avec  les  conférences  nous  avons  la  paix;  aver 
la  paix  nous  avons  Paris;  avec  Paris  nous  avons  la  Bastille! 
nos  quatre  matamores  y  pourriront. 

Anne  d'Autriche  fronça  légèrement  le  sourcil,  tandis  que 
Mazarin  lui  baisait  la  main  pour  prendre  congé  d'elle. 

Mazarin  sortit  après  cet  acte  moitié  humble,  moitié  galant. 
Anne  d'Aulriche  le  suivit  du  regard,  et  à  mesure  qu'il  s'é- 
loignait ou  eût  pu  voir  un  dédaigneux  sourire  se  dessiner  sur 
ses  lèvres. 

—  J'ai  méprisé,  murmura-t-elle,  l'amour  d'un  cardinal  qui 
ne  disait  jamais  «  Je  ferai,  »  mais  «  J'ai  fait.  »  Celui-là  coa- 
uaissait  des  retraites  plus  sûres  que  Rueil,  plus  sombres 
et  plus  muettes  encore  que  la  Bastille.  Oh  1  le  monde  dé- 
génère 1 


XKiV 

PRÈCAL'TiûIVS 

Après  avoir  Qtïitté  Anne  d'Autriche,  Mazarm  reprit  le  che- 
min de  Piueil,  où  était  sa  maison.  Mazarin  marchait  fort  ac- 
compagné, par  ces  temps  de  trouble,  et  souvent  même  il 
œarchait  déguisé.  Le  cardinal,  nous  l'avons  déjà  dit,  sous  les 
ùûbits  d'un  homme  d'épée,  était  un  fort  beau  gentilt\omme. 
Dans  la  cour  du  vieux  château  il  monta  en  carrosst  et  ga- 
oi'tjrla  Seine  à  Chat)u.  M.  le  Prince  lui  avait  fourni  cinquante 


VINGT  ANS  APRES.  2!> 

chevau-légers  d'escorte,  non  pas  lant  pour  le  garder  encore 
que  pour  montrer  aux  députés  combien  les  généraux  de  la 
reine  disposaient  facilement  de  leurs  troupes  et  les  pou- 
vaient disséminer  selon  leur  caprice. 

Athot,  gardé  à  vue  par  Comminges,  à  ch-eval  et  sans  épée' 
suivait  le  cardinal  sans  dire  un  seul  mot.  Grimaud,  laissé  à 
la  porte  du  château  par  son  maître,  avait  entendu  la  nou- 
velle de  son  arrestation  quand  Alhos  Pavait  criée  à  Aramis, 
et,  sur  un  signe  du  comte,  il  était  allé  sans  dire  un  seul 
mot  prendre  rang  près  d'Aramis,  comme  s'il  ne  se  fût  rien 
passé. 

Il  est  vrai  que  Grimaud,  depuis  vingt-deux  ans  qu'il  ser- 
vait son  maître,  avait  vu  celui-ci  se  tirer  de  tant  d'aventures, 
que  rien  ne  l'inquiétait  plus. 

Les  députés,  aussitôt  après  leur  audience,  avaient  repris 
le  chemin  de  Paris,  c'est-à-dire  qu'ils  précédaient  le  cardinal 
d'environ  cinq  cents  pas.  Athos  pouvait  donc,  en  regardant 
devant  lui,  voir  le  dos  d'Aramis,  dont  le  ceinturon  doré  et  la 
tournure  fière  fixèrent  ses  regards  parmi  cette  foule,  tout  au- 
tant que  l'espoir  de  la  délivrance  qu'il  avait  mis  en  lui,  l'ha- 
bitude, la  fréquentation  et  l'espèce  d'attraction  qui  résulte  de 
toute  amitié. 

Aramis,  au  contraire,  ne  paraissait  pas  s'inquiéter  le  moin-s 
du  monde  s'il  était  suivi  par  Alhos.  Une  seule  fois  il  se  re- 
tourna; il  est  vrai  que  ce  fut  en  arrivant  au  château.  I!  sup- 
posait que  Mazarin  laisserait  peut-être  là  son  nouveau  pri- 
sonnier dans  le  petit  château  fort,  sentinelle  qui  gardait  le 
dont  et  qu'un  capitaine  gouvernait  pour  la  reine.  Mais  ii 
n'en  fut  point  ainsi.  Alhos  passa  Chatou  à  la  suite  du  car- 
dinal. 

A  l'embrancheiirent  du  chemin  de  Paris  à  Rueil,  Aramis 
se  retourna.  Celte  fois  ses  prévisions  ne  l'avaient  pas  trompé. 
Mazarin  prit  à  droite,  et  Aramis  put  voirie  prisonnier  dispa- 
raître au  tournant  des  arbres.  Alhos,  au  môme  instant,  m.û 
par  une  pensée  identique,  regarda  aussi  en  arrière.  Les  deux 
amis  échangèrent  un  simple  signe  de  tête,  et  Aramis  porta 
son  doigt  à  son  chapeau  comme  pour  saluer.  Alhos  seul 
comprit  que  son  compagnon  lui  faisait  signe  qu'il  avait  uao 
pensée. 


«U  VINGT  ANS  APRÈS. 

Dix  minutes  après,  Mazarin  entrait  dans  la  coor  du  châ- 
teau, que  le  cardinal  son  prédécesseur  avait  fait  disposer  pour 
lui  à  Rueil. 

Au  moment  où  il  mettait  pied  à  terre  au  bas  du  perron 
Comminges  s'approcha  de  lui. 

—  Monseigneur,  demanda-t-il,  où  plairait-il  1  Votre  Émi 
nence  que  nous  logions  M.  de  La  Fère? 

—  Mais  au  pavillon  de  l'orangerie,  en  face  du  pavillon  où 
est  le  poste.  Je  veux  qu'on  fasse  honneur  à  M.  le  comte  de 
La  Fère,  bien  qu'il  soit  prisonnier  de  Sa  Majesté  la  reine. 

—  Monseigneur,  hasarda  Comminges,  il  demande  la  fa- 
veur  d'être  conduit  près  de  M.  d'Artagnan,  qui  occupe,  ainsi 
que  Votre  Éminence  l'a  ordonné,  le  pavillon  de  chasse  eu 
face  de  l'orangerie. 

Mazarin  réûéchit  un  instant. 
Comminges  vit  qu'il  se  consultait. 

—  C'est  un  poste  très-fort,  ajouta-t-il  :  quarante  hommes 
sûrs,  des  soldats  éprouvés,  presque  tous  Allemands,  et  par 
conséquent  n'ayant  aucune  relation  avec  les  frondeurs  ni 
aucun  intérêt  dans  la  Fronde. 

—  Si  nous  mettions  ces  trois  hommes  ensemble,  monsou 
de  Comminges,  dit  Mazarin,  il  nous  faudrait  doubler  le  poste 
et  nous  ne  sommes  pas  assez  riches  en  défenseurs  pour  faire 
de  ces  prodigalités-là. 

Comminges  sourit.  Mazarin  vit  ce  sourire  et  le  comprit. 

—  Vous  ne  les  connaissez  pas,  monsou  de  Comminges, 
mais  moi  je  les  connais,  par  eux-mêmes  d'abord,  puis  par 
tradition.  Je  les  avais  chargés  de  porter  secours  au  roi 
Charles,  et  ils  ont  fait  pour  le  sauver  des  choses  miraculeu- 
ses; il  a  fallu  que  la  destinée  s'en  mêlât  pour  que  ce  cher 
>oi  Charles  ne  soit  pas  à  cette  heure  en  sûreté  au  milieu  de 

QOUS. 

—  Mais  s'ils  ont  si  bien  servi  Votre  Éminence,  pourquoi 
donc  Votre  Eminence  les  tient-elle  en  prison? 

—  En  prison!  dit  Mazarin;  et  depuis  quand  Rn*<il  est-il 
une  prison? 

—  Depuis  qu'il  y  a  des  prisonniers,  dit  Comminges. 

—  Ces  messieurs  ne  sont  pas  mes  prisonniers,  Comminges, 
dit  îitazarin  en  souriant  de  son  sourire  narquois:  ce  sont  mes 


VINGT  ANS  APRES.  215 

hôtes;  hôtes  si  pre'cieux,  que  j'ai  fait  griller  les  fenêtres 
mettre  des  verrous  aux  portes  des  appartements  qu'ils  habi- 
tent, tant  je  crains  qu'ils  ne  se  lassent  de  me  »,air  compagnie. 
Mais  tant  il  y  a  que,  tout  prisonniers  qu'ils  semblent  être  au 
premier  abord,  je  les  estime  grandement  ;  et  la  preuve,  c'est 
que  je  Jésire  rendre  visite  à  M.  de  La  Fère  pour  causeï-  avei 
lui  en  tête-à-tête.  Donc,  pour  que  nous  ne  soyons  pas  déran- 
gés dans  cette  causerie,  vous  le  conduirez,  comme  je  vouà 
Vai  déjà  dit,  dans  le  pavillon  de  l'orangerie  ;  vous  savez  que 
c'est  ma  promenade  habituelle  :  eh  bien  1  en  faisant  ma  pro- 
menade j'entrerai  chez  lui,  et  nous  causerons.  Tout  mon  en- 
aemi  qu'on  prétend  qu'il  est,  j'ai  de  la  sympathie  pour  lui, 
et,  s'il  est  raisonnable,  peut-être  en  ferons-nous  quelque 
chose. 

Comminges  s'inclina  et  revint  vers  Athos,qui  attendait  avec 
un  calme  apparent,  mais  avec  une  inquiétude  réelle,  le  ré- 
sultat de  la  conférence. 

—  Eh  bien?  demanda-t-il  au  lieutenant  des  gardes. 

—  Monsieur,  répondit  Comminges,  il  parait  que  c'est  im- 
possible. 

—  Monsieur  de  Comminges,  dit  Alhos,  j'ai  toute  ma  vie  été 
soldat,  je  sais  donc  ce  que  c'est  qu'une  consigne  ;  mais  en 
dehors  de  cette  consigne  vous  pourriez  me  rendre  un  service. 

—  Je  le  veux  de  grand  cœur.  Monsieur,  répondit  Com- 
minges :  depuis  que  je  sais  qui  vous  êtes  et  quels  services 
vous  avez  rendus  autrefois  à  Sa  Majesté  ;  depuis  que  je  sais 
combien  vous  touche  ce  jeune  homme  qui  est  si  vaillam- 
ment venu  à  mon  secours  le  jour  de  l'arrestation  de  ce  vieux 
drôle  de  Broussel,  je  me  déclare  tout  vôtre,  sauf  cependant 
/a  consigne. 

—  Merci,  Monsieur,  je  n'en  désire  pas  c!a"faîage,  et  je  vais 
vous  demander  une  chose  qui  ne  vous  compromettra  aucu- 
nement. 

—  Si  elle  ne  me  compromet  qu'un  peu.  Monsieur,  dit  en 
souriant  M.  de  Comminges,  demandez  toujours.  Je  n'aime 
pas  beaucoup  plus  que  vous  M.  Mazarini  :  je  sers  la  reine, 
ce  qui  m'emraine  tout  naturellement  à  servir  le  cardinal; 
nais  je  sers  l'une  avec  joie  et  l'autre  à  contre-cœiar.  Parlez 
donc,  je  vous  prie;  j'attends  et  j'écoute. 


£{6  VlNtjT  ANS  APRÈS. 

—  Puisqu'il  n'y  a  aucun  inconvénient,  dit  Alhos,  que  je 
sache  que  M.  û'Artagnau  est  ici,  il  n'y  en  a  pas  davantage,  je 
{•résume,  à  ce  qu'il  sache  que  j'y  suis  moi-même? 

«-  Je  n'ai  reçu  aucun  ordre  à  cet  endroit,  Monsieur. 

—  Eli  bien  !  faites-moi  donc  le  plaisir  de  lui  présenter  mei 
civilités  et  de  lui  dire  que  je  suis  son  voisin.  Vous  lui  an^ 
noncerez  en  même  temps  ce  que  vous  m'annonciez  tout  à 
l'heure,  c'est-à-dire  que  M,  de  Mazarin  m'a  placé  dans  le  pa- 
villon de  l'orangerie  pour  me  pouvoir  faire  visite,  et  vous 
lai  direz  que  je  profiterai  de  cet  honneur  qu'il  me  veut  bien 
accorder,  pour  obtenir  quelque  adoucissement  à  notre  cap- 
tivité. 

—  Qui  ne  peut  durer,  ajouta  Comminges  ;  M.  le  cardinal 
me  le  disait  lui-même;  il  n'y  a  point  ici  de  prison. 

—  Il  y  a  des  oubliettes,  dit  en  souriant  Alhos. 

—  Oh  I  ceci  est  autre  chose,  dit  Comminges.  Oui,  je  sais 
qu'il  y  a  des  traditions  à  ce  sujet;  mais  un  homme  de  petite 
naissance  comme  l'est  le  cardinal,  un  Italien  qui  est  venu 
sliercher  fortune  en  France,  n'oserait  se  porter  à  de  pareils 
excès  envers  des  hommes  comme  nous  :  ce  serait  une  énor- 
mité.  C'était  bon  du  temps  de  l'autre  cardinal,  qui  était  un 
grand  seigneur;  mais  mons  Mazarin!  allons  donci  les  ou- 
bliettes sont  vengeances  royales  et  auxquelles  ne  doit  pas 
toucher  un  pleutre  comme  lui.  On  sait  votre  arrestation,  on 
saura  bieniôt  celle  de  vos  amis,  Monsieur,  et  toute  la  noblesse 
de  France  lui  demanderait  compte  de  votre  disparition.  Non, 
non,  tranquillisez-vous,  les  oubliettes  de  Rueil  sont  deve- 
nues, depuis  dix  ans,  des  traditions  à  l'usage  des  enfants. 
Demeurez  donc  sans  inquiétude  à  cet  endroit.  De  mon  côté, 
je  préviendrai  M.  d'Artagnan  de  votre  arrivée  ici.  Qui  sait  si 
dans  quinze  jours  vous  ne  me  rendrez  pas  quelque  service 
analogue  I 

—  Moi,  Monsieur? 

—  Eh  I  sans  doute  ;  ne  puis-je  pas  à  mon  toûr  être  prison- 
nier de  M    le  coadjuteur? 

—  Croyez  bien  que  dans  ce  cas.  Monsieur,  dit  Athos  en 
s'inclinant,  je  m'efforcerais  de  vous  plaire. 

—  Me  ferez -vous  l'honneur  de  souper  avec  moi,  monsieur 
'    comte?  demanda  Comminges. 


VINGT  ANS  APIIÈ3.  2Î7 

—  Merci,  Monsieur,  je  suis  de  sombre  humeur  et  3e  vous 
ferais  passer  la  soirée  triste.  Merci. 

Comminges  alors  jonduisit  le  comte  dans  une  cnambre  du 
rez-de-chaussée  d'un  pavillon  faisant  suite  à  l'orangerie  et  de 
plain-pied  avec  elle.  On  arrivart  à  cette  orangerie  par  une 
grande  cour  peuplée  de  soldats  et  de  courtisans.  Cette  cour, 
qui  formait  le  fer  à  cheval,  avait  à  son  centre  les  apparte- 
ments habités  par  M.  de  Mazarin,  et  à  chacune  de  ses  ailes  le 
pavillon  de  chasse,  où  était  d'Arlagnan,  el  le  pavillon  de  l'o- 
rangerie, où  venait  d'enlrer  Atuos.  Derrière  l'extrémité  de 
ces  deux  ailes  s'étendait  le  parc. 

Athos,  en  arrivant  dans  îa  chambre  qu'il  devait  habiter, 
aperçut  à  travers  sa  fenêtre,  soigneusement  grillée,  des  murs 
et  des  toits. 

—  Qu'est-ce  que  ce  bâtiment?  dit-il. 

—  Le  derrière  du  pavillon  de  chasse  où  vos  amis  sont  dé- 
tenus, dit  Comminges.  Malheureusement  les  fenêtres  qui 
donnent  Jâ  ce  côté  ont  été  bouchées  du  temps  de  l'autre  car- 
dinal, car  plus  d'une  fois  les  bàlimems  ont  servi  de  prison, 
et  M.  de  Mazarin,  en  vous  y  enfermant,  ne  fait  que  les  rendre 
à  leur  destination  première.  Si  ces  fenêtres  n'étaient  pas  bou- 
chéeSyVous  auriez  eu  la  consolation  de  correspondre  par 
signes  avec  vos  amis. 

—  Et  vous  êtes  sur,  monsieur  de  Comminges,  dit  Athos, 
que  le  cardinal  me  fera  l'honneur  de  me  visiter? 

—  Il  me  l'a  assuré,  du  moins,  Monsieur. 
Athos  soupira  en  regardant  ses  fenêtres  grillées, 

—  Oui,  c'est  vrai,  dit  Comminges,  c'est  presque  une  prison, 
ien  n'y  manque,  pas  même  les  barreaux.  Mais  aussi  quelli 

singulière  idée  vous  a-t-il  pris,  à  vous  qui  êtes  une  fleur  de 
noblesse,  d'aller  épanouir  votre  bravoure  et  votre  loyaula 
parmi  tous  ces  champignons  de  la  Fronde  !  Vraiment,  comte 
si  j'eusse  jamais  cru  avoir  quelque  ami  dans  les  rangs  do 
l'armée  royale,  c'est  à  vous  que  j'eusse  pensé.  Un  frondeur, 
vous,  le  comte  de  La  Fère,  du  parti  d'un  Broussek,  d'ur; 
Blancmesnil,  d'un  Viole  I  Fi  donci  cela  ferait  croue  que  ma- 
dame votre  mère  était  quelque  petite  robine.  Vous  êtes  un 
[rondeur! 

—  Ma  foi,  mon  cher  Monsieur,  dit  Athos,  il  fallait  être  ma- 

T.  IIL.  «3 


218  VINGT  ANS  APRES. 

zarin  ou  frondeur.  J'ai  longtemps  fait  résonner  ces  deux 
Doms  à  mon  oreille,  et  je  me  suis  prononcé  pour  le  dernier; 
c'est  un  nom  français,  au  moins.  Et  puis,  je  suis  frondeur, 
non  pas  avec  M.  Broussel,  avec  M.  Blaacmesnii  et  avec 
M.  ■Vioîe,maisavecM.  deBeaufort,  M.de  Bouillon  et  M.  d'El- 
beuf,  avec  des  princes  et  non  avec  des  présidents,  des  con- 
seillers, des  robins.  D'ailleurs,  l'agréable  résultat  cjue  de  ser- 
vir M.  le  cardinal  1  Regardez  ce  mur  sans  fenôr re3,  monsieur 
de  Comminges,  il  vous  en  dira  de  belles  sur  la  recouaais- 
sance  mazarine. 

—  Oui,  reprit  en  riant  Comminges,  et  surtout  s'il  répète 
"3  que  M.  d'Artagnan  lui  lance  depuis  huit  jours  de  malé- 
dictions. 

—  Pauvre  d'Arîagnan!  dit  Atbos  avec  cette  mélancolie 
charmante  qui  faisait  une  des  faces  de  son  caractère,  un 
homme  si  brave,  si  bon,  si  terrible  à  ceux  qui  n'aiment  pas 
ceux  qu'il  aime  I  Vous  avez  là  deux  rudes  prisonniers,  moe- 
sieur  de  Comminges,  et  je  vous  plains  si  l'on  a  mis  sous  votre 
responsabilité  ces  deux  homniés  indomptables. 

—  Indomptables!  dit  en  souriant  à  son  tour  Comminges; 
eh!  Monsieur,  vous  voulez  me  faire  peur.  Le  premier  jour 
de  son  emprisonnement,  M.  d'Artagnan  a  provoqué  tsus  les 
soldats  et  tous  les  bas  oïliciers,  sans  doute  afin  d'avoir  une 
épée;  cela  a  duré  le  lendemain,  s'est  étendu  même  jusqu'au 
surlendemain;  mais  ensuite  il  est  devenu  calme  et  doux 
comme  un  agneau.  A  présent,  il  chante  des  chansons  gas- 
connes qui  nous  font  mourir  de  rire. 

—  F.t  M.  du  Vallon?  demanda  Alhos 

—  Ah!  celui-là,  c'est  autre  cliose.  -  avoue  que  cest  un 
gentilhomme  effrayant.  Le  premier  jour,  il  a  enfoncé  toutes 
les  portes  d'un  seul  coup  d'épaule,  et  je  m'attendais  à  le  voir 
sortir  de  Rueil  comme  Samson  est  sorti  de  Gaza.  Mais  son 
■'umeur  a  suivi  la  même  marche  que  celle  de  M.  d'Artagnan. 
Maintenant,  non-seulement  il  s'accoutume  à  sa  captivité, 
mais  encore  il  en  plaisante. 

—  Tîni'it  mieuXy  dit  Athos,  tant  mieux. 

—  En  atiendiez-vous  donc  autre  cho^e?  aemnnda  Commin- 
ges, qui,  rapprochanî  ce  qu'avait  dit  Mazarin  de  ses  prison- 


VINGT  ANS  APRES.  21  î: 

niers  avec  ce  qu'en  disait  le  comte  de  La  Fère,  commençait 
à  concevoir  quelques  inquiétudes. 

De  son  côté,  Atiios  réfléchissait  que  très-certainement  cette 
amélioration  dans  le  moral  de  ses  amis  naissait  de  quelque 
plan  formé  [)ar  d'Ariagnan.  Il  ne  voulut  donc  pas  leur  nuire 
pour  trop  les  exalte.. 

—  Eux?  dit-il,  ce  sont  des  têtes  inflammables;  l'un  est 
bascon ,  l'autre  Picard;  tous  deux  s'alluraeiu  facilement, 
mais  s'étei;.nent  vite.  Vous  en  avez  la  preuve,  et  ce  que  vous 
venez  de  uie  raconter  tout  à  i'iieare  fait  foi  de  ce  que  je  vous 
dis  maintenant. 

C'était  l'opinion  de  Comminges  :  aussi  se  retira-t-il  plus 
rassuré,  et  Alhos  demeura  seul  dans  la  vaste  chambre,  où, 
suivant  l'ordre  du  cardinal,  il  fut  traité  avec  les  égards  duô 
à  un  gentilhomme. 

Il  attendait  au  reste,  pour  se  faire  une  idée  précise  de  sa 
situation,  celte  fameuse  visite  promise  par  Jîdazarin  lui- 
même. 


XXV 


L  ESPRIT   ET   LE   BUAS. 

Maintenant,  passons  de  l'orangerie  au  pavillon  de  chasse. 

Au  fond  de  la  cour,  où,  par  un  portique  formé  de  colonnes 
luciences,  on  découvrait  les  chenils,  s'élevait  un  i  àtiment 
oLlong  qui  semblait  s'étendre  comme  un  bras  au-devant  de 
cet  autre  bras,  le  pavillon  de  l'orangerie,  demi-cercle  enser- 
rant la  cour  d'honneur. 

C'est  dans  ce  pavillon,  au  rez-de-chaussée,  ça'étaient  ren- 
fermés Poribos  et  d'Ariagnan,  partageant  les  .ongues  heures 
l'une  captiviiH,  antipathique  à  ces  deux  temjjéramenls. 

D'Artaguan  se  promenait  comme  un  tigre,  l'œil  tixe,  et  ru- 
gissant parfois  sourdement  le  long  des  barreaux  d'une  large 
fenêtre  donnant  sur  la  cour  de  service. 


220  YESGT  ANS  APRÈS. 

Porthos  ruminait  en  silence  un  excellent  dîner  dont  on  Te- 
nait de  desservir  les  restes. 

L'un  semblait  privé  de  raison,  et  il  méditait;  l'autre  sem- 
blait méditer  profondément,  et  il  dormait.  Seulement,  son 
sommei'  Ctait  un  caucliemar,  ce  qui  pouvait  se  deviner  à  la 
manière  incohérente  et  entrecoupée  dont  il  ronflait. 

—  Voilà,  dit  d'Artagnan,  le  jour  qui  baisse.  Il  doit  être 
quatre  heures  à  peu  près.  11  y  a  tantôt  cent  quatre-vingt-trois 
heures  que  nous  sommes  là-dedans. 

—  Hum  !  fit  Poribos  pour  avoir  l'air  de  répondre. 

—  Entendez-vous,  éternel  dormeur  ?  dit  d'Artagnan,  im- 
patienté qu'un  autre  put  se  livrer  au  sommeil  le  jour,  quand 
il  avait,  lui,  toutes  les  peines  du  monde  à  dormir  la  nuit. 

—  Quoi"?  dit  Porthos. 

—  (Je  que  je  dis? 

—  Que  dites-vous? 

—  Je  dis,  reprit  d'Artagnan,  que  voilà  tantôt  cent  quatre- 
vingt-trois  heures  que  nous  sommes  ici. 

—  C'est  votre  faute,  dit  Porthos. 

—  Comment!  c'est  ma  faute?... 

—  Oui,  je  vous  ai  oiTert  de  nous  en  aller. 

—  En  descellant  un  barreau  ou  en  enfonçant  une  portât 

—  Sans  doute. 

—  Porthos,  des  gens  comme  nous  ne  s'en  vont  pas  pure 
ment  et  simplement. 

—  Ma  foi,  dit  Porthos,  moi  je  m'en  irais  avec  cette  yv: 
"été  et  celte  simplicité  que  vous  me  semblez  dédaigner  par 
Top. 

D'Artagnan  haussa  les  épaules. 

—  Et  puis,  dit-il,  ce  n'est  pas  le  tout  que  de  sortir  de  cette 
chambre. 

—  Cher  ami,  dit  Porthos,  vous  me  semblez  aujourd'hui 
d'un  peu  meilleure  humeur  qu'hier.  Expliquez-moi  comment 
ce  n'est  pas  le  tout  que  de  sortir  de  cette  chambre. 

—  Ce  n'est  pas  le  tout,  parce  que  n'ayant  ni  armes  ni  mot 
de  passe,  nous  ne  ferons  pas  cinquante  pas  dans  la  cour  sans 
heurter  une  sentinelle. 

—  Eh  bien  I  dit  Porthos,  nous  assommerons  la  sentinellejfc 
et  nous  aurons  ses  armes. 


VINGT  ANS  APRES.  22 « 

—  Oui,  mais  avant  d'être  assommée  tout  à  fait,  cela  a  la 
vie  dure,  un  Suisse,  elle  poussera  un  cri  ou  tout  au  moins 
lin  gémissement  qui  fera  sortir  le  poste;  nous  serons  traqués 
et  pris  comme  des  renards,  nous  qui  sommes  des  lions,  et 
i"on  nouo  jettera  dans  quelque  cul  de  basse- fosse  où  noua 
n'aurons  pas  môme  la  consolation  de  voir  cet  affreux  cie» 
i^ris  de  Rueil,  qui  ne  ressemble  pas  plus  au  ciel  de  Tarbes 
que  la  lune  ressemble  au  soleil.  Mordioux!  si  nous  avions 
quelqu'un  au  dehors,  quelqu'un  qui  ptit  nous  donner  des 
renseignements  sur  la  topographie  morale  et  physique  de  ce 
château,  sur  ce  que  César  appelait  les  mœurs  et  les  lieux^ 
à  ce  qu'on  m'a  dit,  du  moins...  Eh!  quand  on  pense  que  du- 
rant vingt  ans,  pendant  lesquels  je  ne  savais  que  faire,  je 
n'ai  pas  eu  l'idée  d'occuper  une  de  ces  heures-là  à  venir 
étudier  Rueil. 

—  Qu'est-ce  que  ça  fait?  dit  Porlhos,  allons-nous-en  tou- 
jours. 

—  Mon  cher,  dit  d'Artngnan,  savez-vous  pourquoi  les 
maîtres  pâtissiers  ne  travaillent  jamais  de  leurs  mains? 

—  Non,  dit  Porthos,  mais  je  serais  flatté  de  le  savoir. 

—  C'est  que  devant  leurs  élèves  ils  craindraient  de  faire 
quelques  tartes  trop  rôties  ou  quelques  crèmes  tournées. 

—  Après? 

—  Après,  on  se  moquerait  d'eux,  et  il  ne  faut  jamais  qu'on 
se  moque  des  maîtres  pâtissiers. 

—  Et  pourquoi  les  maîtres  pâtissiers  à  propos  de  nous? 

—  Parce  que  nous  devons,  en  fait  d'aventures,  jamais  n'a- 
voir d'échec  ni  prêter  à  rire  de  nous.  En  Angleterre  derniè- 
rement nous  avons  échoué,  nous  avons  été  battus,  et  c'est 
une  tache  à  notre  réputation. 

—  Par  qui  donc  avons-nous  été  battus?  demanda  Porthos. 

—  Par  Mordaunt. 

—  Oui,  mais  nous  avons  noyé  M.  Mordaunt. 

—  Je  le  sais  bien,  et  cela  nous  réhabilitera  un  peu  dans 
l'esprit  de  la  postérité,  si  toutefois  la  postérité  s'occupe  de 
nous.  Mais  écoutez-moi,  Porthos  :  quoique  M.  Mordaunt  ne 
fût  pas  à  mépriser,  M.  Mazarin  me  parait  bien  autrement 

if  fort  que  M.  Mordaunt,  et  nous  ne  le  noieront  pas  aussi  facile- 
ment. Observons-nous  donc  bien  et  jouons  serré;  car,  ajouta 


2-22  VINGT  ANS  APFxÉS. 

d'Artacrnan  avoc  un  soupir,  à  nous  deux,  nous  en  valons 
huit  antres  peut-être,  mais  nous  ne  valons  pas  les  quatre  que 
vous  savez.    - 

—  C'est  vrai,  un  Portlios  en  correspondant  par  nn  soupir 
au  soupir  de  d'Arta^nan. 

—  Eli  bien!  Porihos,  faites  comme  moi,  promenez-vous 
de  long  en  large  jusqu'à  ce  qu'une  nouvelle  de  nos  amis 
rous  arrive  ou  qu'une  bonne  idée  nous  vienne;  mais  ne  dor- 
mez pas  toujours  comme  vous  le  faites  :  il  n'y  a  rien  qui 
dourdisse  l'esprit  comme  le  sommeil.  Quant  à  ce  qui  nous 
Attend,  c'est  peut-être  moins  grave  que  nous  ne  le  pensions 
d'abord.  Je  ne  crois  pas  que  M.  de  Mazarin  songe  à  nous 
faire  couper  la  tête,  parce  qu'on  ne  nous  couperait  pas  la 
/ête  sans  procès,  que  le  procès  ferait  du  bruit,  que  le  bruit 
attirerait  nos  amis,  et  qu'alors  ils  ne  laisseraient  pas  faire 
M.  de  îilazarin. 

—  Que  vous  raisonnez  bieni  dit  Portlios  avec  admiration- 

—  Mais  oui,  pas  mal,  dit  d'Artagnan.  Et  puis,  voyez-vous, 
si  Ton  ne  nous  fait  pas  notre  procès,  si  l'on  ne  nous  coupe 
pas  la  tète,  il  faut  qu'on  nous  garde  ici  ou  ^u'on  nous  trans- 
porte ailleurs. 

—  Oui,  il  le  faut  nécessairement,  dit  Porthos. 

—  Eh  bien!  il  est  impossible  que  maître  Aramis,  ce  fin  li- 
mier, et  qu'Athos,  ce  sage  gentilbomme,  ne  découvrent  pas 
notre  retraite;  alors,  ma  foi,  il  sera  temps. 

—  Oui,  d'autant  plus  qu'on  n'est  pas  absolument  mal  ici; 
à  l'exception  d'une  chose,  cependant. 

—  De  laquelle  ? 

—  Avez-vous  remarqué,  d'Artagnan,  qu'on  nous  a  donm- 
(lu  mouton  bî-aisé  trois  jours  de  suite? 

—  Non,  mais  s'il  s'en  présente  une  quatrième  fois,  je  m'en 
plaindrai  soyez  tranquille. 

—  Et  puis  quelquefois  ma  maison  me  manque;  il  y  a  bien 
longtemps  que  je  n'ai  visité  mes  châteaux.         ^- 

—  Bahl  oubliez-les  momentanément;  nous  les  retrouve- 
rons, à  moins  que  M,  de  Mazarin  ne  les  ait  fait  raser. 

—  Croyez-vous  qu'il  se  soit  permis  cette  tyrannie?  de 
cp.srida  Porthos  avec  inquiétude. 

-•  Non;  c'était  boa  pour  l'autre  cardinal,  ces  résolutions 


VmGT  ANS  APRES.  223 

là.  Le  nôtre  est  trop  mesquin  pour  risquer  qq  pareilles 
choses. 

—  Vous  me  tranquillisez,  d'Artagnan 

—  Eh  bien  !  alors  faites  bon  visage  comme  je  le  fa?s;  plai- 
sarSons  avec  les  gardiens;  intéressons  les  soldats,  puisque 
nous  ce  pouvons  les  corrompre;  cajolez-les  plus  que  vous 
ne  faites,  Porihos,  quand  ils  viendront  soùs  nos  barreaux. 
Jusqu'à  présent  vous  n'avez  fait  que  leur  montrer  le  poing, 
et  plus  votre  poing  est  respectable,  Porthos,  moins  il  est  atti- 
rant. Ahl  je  donnerais  beaucoup  pour  avoir  cinq  cents  louis 
seulement. 

—  Et  moi  aussi,  dit  Porthos,  qui  ne  voulait  pas  demeurer 
en  reste  de  générosité  avec  d'Artagnan,  je  donnerais  bien 
centpisioles. 

Les  deux  prisonniers  en  étaient  là  de  leur  conversation, 
quand  Comminges  entra,  précédé  d'un  sergent  et  de  deux 
hommes  qui  portaient  la  souper  dans  une  manne  remplie  de 

ssins  et  de  plats. 


XXVI 


l'esprit  et  le  EPuIlS. 
-    (Suite.) 

~  'Don  !  dit  Porthos,  encore  du  mouton  ! 

—  Won  cher  monsieur  de  Comminges,  dit  d'Artagnan,  von.' 
saurez  que  mon  ami,  M.  du  Vallon,  est  décidé  à  se  portei 
mx  plus  iiires  extrémités,  si  M.  de  Mazarin  s'obstine  à  k 
nourrir  de  cette  sorte  de  viande. 

—  Je  déclare  même,  dit  Porihos,  que  je  ne  mangerai  de 
ien  autre  chose  si  on  ne  l'emporte  pas. 

—  Emportez  le  mouton,  dit  Comminges,  je  veux  que  M.  do 
Italien  soupe  agréabiem.ent,  d'autant  plus  que  j'ai  à  lui  an- 


224  VINGT  ANS  APRÈS. 

noncer  une  nouvelle  qui ,  j'en  suis  sûr,  va  lui  donner  da 
i'appétit. 

—  M.  de  Mazarin  serait-il  trépassé  ?  demanda  Porthos. 

—  Non,  j'ai  môme  le  regret  de  vous  annoncer  qu'il  se  porte 
à  merveille. 

—  Tant  pis,  dit  Porllios. 

—  Et  quelle  est  cette  nouvelle?  demanda  d'Arîagnan.  CTast 
(]u  fruit  si  rare  qu'une  nouvelle  en  prison,  que  vous  excu- 
serez, je  l'espère,  mon  impatience,  n'est-ce  pas,  monsieur 
de  Comminges?  d'autant  plus  que  vous  nous  avez  laissé  en- 
tendre que  la  nouvelle  était  bonne. 

—  Seriez-vous  aise  de  savoir  que  M.  le  comte  de  La  Fera 
se  porte  bien?  répondit  Comminges. 

Les  petits  yeux  de  d'Artagnan  s'ouvrirent  démesurément. 

—  Si  j'en  serais  aisel  s'écria-t-il,  j'en  serais  plus  qu'aise, 
j'en  serais  heureux. 

—  Eh  bien  I  je  suis  chargé  par  lui-même  de  vous  pré- 
senter tous  ses  compliments  et  de  vous  dire  qu'il  est  en  bonne 
santé. 

D'Artagnan  faillit  bondir  de  joie.  Un  coup  d'œil  rapide  tra- 
duisit à  Porthos  sa  pensée  :  «  Si  Athos  sait  où  nous  som- 
mes, disait  ce  regard,  s'il  nous  fait  parler,  avant  peu  Athos 
agira.  » 

Porthos  n'était  pas  très-habile  à  comprendre  les  coups 
d'œil;  mais  cette  fois,  comme  il  avait,  au  nom  d' Athos, 
éprouvé  la  même  impression  que  d'Artagnan,  il  comprit. 

—  Mais,  demanda  timidement  le  Gascon,  M.  le  comte  de 
La  Fère,  dites-vous,  vous  a  chargé  de  tous  ses  compliments 
pour  M.  du  Vallon  et  moi? 

—  Oui,  Monsieur.  | 

—  Vous  l'avez  donc  vu? 
--  Sans  doute. 

—  Où  cela?  sans  indiscrétion. 

—  Bien  près  d'ici,  répondit  Comminges  en  souriant. 

—  Bien  près  d'ici  !  répéta  d'Artagnan,  dont  les  yeux  étia- 
celèrent. 

—  Si  près,  qne  si  les  fenêtres  qui  donnent  dans  l'orangerie 
n'étaient  pas  bouchées,  vous  pourriez  le  voir  de  la  place  où 
vous  êtes. 


VINGT  ANS  APRÈS.  223 

Il  rôde  aux  environs  du  château,  pensa  d'Artagnan.  Puis 
tout  haut  : 

—  Vous  l'avez  rencontré  à  la  chasse,  dit-il,  dans  le  parc 
peut-être? 

—  Non  pas,  plus  près,  plus  près  encore.  Tenez,  derrière 
ce  mur,  dit  Comminges  en  frappant  contre  ce  mur. 

—  Derrière  ce  mur?  Qu'y  a-t-il  donc  derrière  ce  mur?  On 
m'a  amené  ici  de  nuit,  de  sorte  que  le  diable  m'emporte  si  je 
sais  où  je  suis. 

—  Eh  bien!  dit  Comminges,  supposez  une  chose. 

—  Je  supposerai  tout  ce  que  vous  voudrez. 

—  Supposez  qu'il  y  ait  une  fenêtre  à  ce  mur. 

—  Eh  bien? 

--  Eh  bien  1  de  cette  fenêtre  vous  verriez  M.  de  La  Fera  à 
la  sienne. 

—  M.  de  La  Fère  est  donc  logé  au  château? 

—  Oui. 

—  A  quel  titre  ? 

—  Au  même  titre  que  vous. 

—  Athos  est  prisonnier? 

—  Vous  savez  bien,  dit  en  riant  Comminges,  qu'il  n'5  a 
pas  de  prisonniers  à  Rueil,  puisqu'il  n'y  a  pas  de  prison. 

—  Ne  jouons  pas  sur  les  mots,  Monsieur;  Athos  a  été  ar- 
rêté? 

—  Hier,  à  Saint-Germain,  en  sortant  de  chez  la  reine. 
Les  bras  de  d'Artagnan  retombèrent  inertes  à  son  côté.  On 

eût  dit  qu'il  était  foudroyé. 

La  pâleur  courut  comme  un  nuage  blanc  sur  son  teint 
bruni,  mais  disparut  presque  aussitôt. 

—  Prisonnier  !  répéta-t-il. 

—  Prisonnier  I  répéta  après  lui  Porthos  abattu. 

—  Tout  à  coup  d'Artagnan  releva  la  tête  et  on  vit  luire  en 
ses  yeux  un  éclair  imperceptible  pour  Porthos  lui-même. 
Puis,  le  même  abattement  qui  l'avait  précédé  suivit  cette  fu 
ptivi  lueur. 

—  Allons,  allons,  dit  Comminges,  qui  avait  un  sentiment 
réel  d'affection  pour  d'Artagnan  depuis  le  service  signalé 
que  celui-ci  lui  avait  rendu  le  jour  de  l'arrestation  de  Brous- 
sel  en  le  tirant  des  mains  des  Parisiens;  allons,  ne  vous  dé- 

T.    ITI.  43. 


226  VINGT  ANS  APRES. 

solez  pas,  je  n'ai  pas  prétendu  vous  apporter  une  triste  nou- 
velle, tant  s'en  faut.  Par  la  guerre  qui  court,  nous  -ommes 
tous  des  êtres  incertains.  Riez  donc  du  hasard  qui  rapproche 
votre  ami  de  vous  et  de  M.  du  Vallon,  au  lieu  de  vous  dés- 
espérer. 

Mais  celte  invitation  n'eut  aucune  luQuence  sur  d'Arta- 
gnan,  qui  conserva  son  air  lugubre. 

—  Et  quelle  mine  faisait-il  ?  demanda  Porthos,  qui ,  Tenant 
que  d'Artagnan  laissait  tomber  la  conversation,  en  profila  pour 
placer  son  mot. 

—  Mais  fort  bonne  mine,  dit  Coœminges.  D'abord,  comme 
vous ,  il  avait  paru  assez  désespéré  ;  mais  quand  il  a  su 
que  M.  le  cardinal  devait  lui  faire  une  visite  ce  soir  même... 

—  Ah!  fit  d'Artagnan,  M.  le  cardinal  doit  faire  visite  au 
comte  de  La  Fère? 

—  Oui,  il  l'en  a  fait  prévenir,  et  M.  le  comte  de  La  Fère, 
en  apprenant  cette  nouvelle,  m'a  chargé  devons  dire,  à  vous, 
qu'il  profiterait  de  cette  faveur  que  lui  faisait  le  cardinal 
pour  plaider  votre  cause  et  la  sienne. 

—  Ah!  ce  cher  comte  !  dit  d'Artagnan. 

—  Belle  affaire,  grogna  Porlhos,  grande  faveur  1  Pardieu! 
M.  le  comta  de  La  Fère,  dont  la  famille  a  été  alliée  aux 
ilontmorency  et  aux  Rohan,  vaut  bien  M.  de  Mazarin. 

—  N'importe,  dit  d'Artagnan  avec  son  ton  le  plus  câlin,  en 
y  réfléchissant,  mon  cher  du  Vallon,  c'est  beaucoup  d'hoa- 
neur  pour  M.  le  comte  de  La  Fère,  c'est  surtout  beaucoup 
d'espérance  à  concevoir  :  une  visite!  et  même,  à  mon  avis, 
c'est  un  honneur  si  grand  pour  un  prisonnier,  que  je  crois 
que  M.  de  Coniminges  se  trompe. 

—  Comment  !  je  me  trompe! 

—  Ce  sera  non  pas  M.  de  Mazarin  qui  ira  visiter  le  comte 
de  La  Fère,  mais  M.  le  comte  de  La  Fère  qui  sera  appelé  par 
M.  de  Mazarin? 

—  Non,  non,  non,  dit  Comminges,  qui  tenait  à  rétablir  les 
faits  dans  toule  leur  exactitude.  J'ai  parfaitement  entendu  ce 
que  m'a  dit  le  cardinal.  Ce  sera  lui  qui  ira  visiter  le  comte 
de  La  Fère. 

D'Artagnan  essaya  de  surprendre  un  des  regards  de  Por- 
thos  Dour  savoir  si  son  comoa^non  comorenait  l'imuortance 


VINGT  ANS  APRES.  %■>! 

de  cette  visite,  mais  Porthos  ne  regardait  pas  môms  de  sca 
côté. 

—  C'est  doDC  l'habitude  de  M.  le  cardinal  de  se  promener 
dans  son  orangerie?  demanda  d'Artagnan. 

—  Chaque  soir  il  s'y  enferme,  dit  Comminges.  Il  paraît  qu3 
c'est  là  qu'il  médiîe  sur  les  affaires  deTÉiat. 

—  Alors,  dit  d'Artagnan,  je  commence  à  croire  que  M.  de 
La  Fère  recevra  la  visite  de  Son  Éminence  :  d'ailleurs  il  ss 
fera  accompagner,  sans  doute. 

—  Oui,  par  deux  soldats. 

—  Et  il  causera  ainsi  d'afiaires  devant  deux  étrangers? 

—  Les  soldats  sont  des  Suisses  des  petits  cantons  et  ne 
parlent  qu'allemand.  D'ailleurs,  selon  toute  probabilité,  ils 
attendront  à  la  porte. 

D'Artagnan  s'enfonçait  les  ongles  dans  les  paumes  des 
mains  pour  que  son  visage  n'exprimât  pas  autre  chose  que 
ce  qu'il  voulait  lui  permettre  d'exprimer. 

—  Que  M.  de  Maznrin  prenne  garde  d'entrer  ainsi  seul  chez 
M.  le  comte  de  La  Fère,  dit  d'Artagnan,  car  le  comte  de  La 
Fère  doit  être  furieux. 

Comminges  se  mit  à  rire. 

—  Ah  çà  I  mais,  en  vérité,  on  dirait  que  vous  ôtes  aes  an- 
hropophages  1  M.  de  La  Fère  est  courtois,  il  n'a  point  d'armci 
railleurs;  au  premier  cri  de  Son  Éminence,  les  deux  soi- 
lats  qui  l'accompagnent  toujours  accourraient. 

—  Deux  soldats,  dit  d'Artagnan  paraissant  rappeler  ses 
ouvenirs  :  deux  soldats,  oui;  c'est  donc  cela  que  j'entends 
ppeler  deux  hommes  chaque  soir,  et  que  je  les  vois  se  pro- 
iiener  pendant  une  demi-heure  quelquefois  sous  ma  fenêtre. 

—  C'est  cela  :  ils  attendent  le  cardinal,  ou  plutôt  Bernoma, 
ni  vient  les  appeler  quand  le  cardinal  sort. 

—  Beaux  hommes,  ma  foi  !  dit  d'Artagnan. 

—  C'est  le  régiment  qui  était  à  Lens,  et  que  M.  le  Prince 
donné  au  cardinal  pour  lui  faire  honneur. 

—  Ah  I  Monsieur,  dit  d'Artagnan  comme  pour  résumer 
un  mot  toute  celte  longue  conversation,  pourvu  que  Son 
minence  s'adcucisse  et  accorde  notre  liberté  à  K\  de  Ls 
ère. 

-  Je  le  désirç  de  tout  mca  cœur,  dit  Comminges. 


m  VINGT  ANS  APRES. 

—  Alors,  s'il  oubliait  cette  visite,  vous  no  verriez  aucua 
inconvénient  à  la  lui  rappeler? 

—  Aucun,  au  contraire. 

—  Ah  I  voilà  qui  me  tranquillise  un  peu. 

Cet  habile  changement  de  conversation  eût  paru  une  ma- 
nœuvre sublime  à  quiconque  eût  pu  lire  dans  l'âme  du  Gas- 
con. 

—  Maintenant,  continua-t-il,  une  dernière  grâce,  je  vqîQs 
prie,  mon  cher  monsieur  de  Comminges. 

—  Tout  à  votre  service.  Monsieur. 

—  Vous  reverrez  M.  le  comte  de  La  Fère? 

—  Demain  matin. 

—  Voulez-vous  lui  souhaiter  le  bonjour  pour  nous,  et  lui 
dire  qu'il  sollicite  pour  moi  la  même  faveur  qu'il  aura  ob- 
tenue ? 

—  Vous  désirez  que  M.  le  cardinal  vienne  ici? 

—  Non;  je  me  connais,  et  ne  suis  point  si  exigeant.  Que 
Son  Éminence  me  fasse  l'honneur  de  m'entendre,  c'est  tout 
ce  que  je  désire. 

—  Oh  I  murmura  Porthos  en  secouant  la  tête,  je  n'aurais 
jamais  cru  cela  de  sa  part.  Comme  Tinforîune  vous  abat  un 
homme! 

—  Cela  sera  fait,  dit  Comminges. 

—  Assurez  aussi  le  comte  que  je  me  porte  a  merveille,  et 
que  vous  m'avez  vu  triste,  mais  résigné. 

—  Vous  me  plaisez,  Monsieur,  en  disant  cela. 

—  Vous  direz  la  même  chose  pour  M.  du  Vallon. 

—  Pour  moi,  non  pas!  s'écria  Porthos.  Moi,  je  ne  suis  pas 
résigné  du  tout. 

—  J\lais  vous  vous  résignerez,  mon  ami.  S 

—  Jamais  I 

—  Il  se  résignera ,  monsieur  de  Comminges.  Je  ie  connais 
mieux  qu'il  ne  se  connaît  lui-même,  et  je  lui  sais  mille  excel- 
lentes qualités  qu'il  ne  se  soupçonne  même  pas.  Taisez-vous, 
cher  du  Vallon,  et  résignez-vous.  , 

—  Adieu,  Messieurs,  dit  Comminges.  Bonne  nuit! 

—  Nous  y  lâcherons. 
Comminges  salua  et  sortit.  D'Artagnan  le  suivit  des  yeui; 

dans  la  mêms  posture  humbl?  et  avec,  le  même  visage  rési- 


VINGT  ANS  APRÈS.  2î?9 

gné.  Mais  à  peine  la  porte  fut-elle  referme'e  sur  le  capitaine 
des  gardes,  que,  s'élançant  vers  Porthos,  il  le  serra  dans  ses 
bras  avee  une  expression  de  joie  sur  laquelle  il  n'y  avait  pas 
à  se  tromper. 

--  Ohl  oh!  dit  Porthos,  qu'y  a-t-il  donc?  est-ce  que  vous 
devenez  fou,  mon  pauvre  ami  ? 

—  Il  y  a,  dit  d'Artagnan,  que  nous  sommes  sauvés  ! 

—  Je  ne  vois  pas  cela  le  moins  du  monde,  dit  Porthos;  je 
vois  au  contraire  que  nous  sommes  tous  pris,  à  l'exception 
d'Aramis,  et  que  nos  chances  de  sortir  sont  diminuées  de- 
puis qu'un  de  plus  est  entré  dans  la  souricière  de  M.  de  Ma- 
zarin. 

—  Pas  du  tout,  Porthos,  mon  ami,  cette  souricière  était 
suffisante  pour  deux,  elle  devient  trop  faible  pour  trois. 

—  Je  ne  comprends  pas  du  tout,  dit  Porthos. 

—  Inutile,  dit  d'Artagnan,  mettons-nous  à  table  et  pre- 
Dons  des  forces,  nous  en  aurons  besoin  pour  la  nuit. 

—  Que  ferons-nous  donc  cette  nuit  ?  demanda  Porthos  de 
plus  en  plus  intrigué. 

—  Nous  voyagerons  probablement, 

—  Mais... 

—  Mettons-nou^  à  table,  cher  ami,  les  idées  me  viennent 
en  mangeant.  Après  le  souper,  quand  mes  idées  seront  au 
grand  complet,  je  vous  les  communiquerai. 

Quelque  désir  qu'eût  Porthos  d'être  mis  au  courant  du 
projet  de  d'Artagnan,  comme  il  connaissait  les  façons  de  faire 
de  ce  dernier,  il  se  mit  à  table  sans  insister  davantage  et 
mangea  avec  un  appétit  qui  faisait  honneur  à  ia  confianc2 
que  lui  inspirait  l'imaginative  de  d'Artagnan 


Î30  VINGT  ANS  APRÈS. 


xxw 


LE  BRAS  ET   L  ESPRIT. 

Le  souper  fut  silencieux,  mais  non  pas  triste  ;car  de  temps 
en  temps  un  de  ces  fins  sourires  qui  lui  étaient  habituels 
dans  ses  moments  de  bonne  humeur  illuminait  le  visage  de 
d'Artagnan.  Porihos  ne  perdait  pas  un  de  ces  sourires,  et  à 
chacun  d'eux  il  poussait  quelque  exclamation  qui  indiquait 
à  son  ami  que,  quoiqu'il  ne  la  compiît  pas,  il  n'abandonnait 
pas  de  vue  la  pensée  qui  bouillonnait  dans  son  cerveau. 

Au  dessert,  d'Artagnan  se  coucha  sur  sa  chaise,  croisa  une 
jambe  sur  Tauire,  et  se  dandina  de  l'air  d'an  homme  parfai- 
tement satisfait  de  lui-même. 

Porihos  appuya  son  menton  sur  ses  deux  mains,  posa  ses 
deux  coudes  sur  la  table  et  regarda  d'Ariagnan  avec  ce  re- 
gard conGant  qui  donnait  à  ce  colosse  une  si  admirable  ex- 
pression de  bonhomie. 

—  Eh  bien?  fil  d'Artagnan  au  bout  d'un  instant. 

—  Eb  bien?  répéta  Porihos. 

—  Vous  disiez  donc,  cher  ami  ?.. 

—  Moi  !  je  ne  disais  rien. 

—  Si  fait  :  vous  disiez  que  vous  aviez  envie  de  vous  en 
aller  d'ici. 

—  Ah!  pour  cela,  oui,  ce  n'est  point  l'envie  qui  me 
manque. 

—  Et  vous  ajoutiez  que,  pour  vous  en  aller  d'ici,  'l  ne  s'a- 
gissait que  de  desceller  une  porte  ou  une  muraille. 

—  C'est  vrai,  je  disais  cela,  et  même  je  le  dis  encore. 

—  Et  moi  je  vous  répondais,  Porihos,  que  c'était  un  mau- 
vais moyen,  et  que  nous  ne  ferions  point  cent  pas  sans  être 
repris  et  assommés,  à  moins  que  nous  n'eussions  des  habit 
pour  nous  déguiser  et  des  armes  pour  nous  défendre 

—  C'est  vrai,  il  nous  faudrait  des  habits  et  des  armes. 


VINGT  ANS  APRÈS.  231 

—  Eh  bien  !  dit  d'Artagnan  en  se  levant,  nous  les  avons 
ami  Porthos,  et  même  qaelque  chose  de  mieu:x. 

—  Bah  1  dit  Porthos  en  regardant  autour  de  Iim. 

—  Ne  Jierchez  pas,  c'est  inutile,  tout  cela  viendra  nous 
trouver  au  moment  voulu.  A  quelle  heure  à  peu  près  avons™ 
nous  vu  se  promener  hier  les  deux  gardes  suisses  ? 

—  Une  heure,  je  crois,  après  que  la  nuit  fut  tombée. 

—  S'ils  sortent  aujourd'hui  comme  hier,  nous  ne  serons 
donc  pas  un  quart  d'heure  à  attendre  le  plaisir  de  les  voir. 

—  Le  fait  est  que  nous  serons  un  quart  d'heure  tout  au 
plus. 

—  Vous  avez  toujours  le  bras  assez  bon ,  n'est-ce  pas , 
Porthos  ? 

Porthos  déboutonna  sa  manche,  releva  sa  chemise,  et  re- 
garda avec  complaisance  ses  bras  nerveux,  gros  comme  la 
cuisse  d'un  homme  ordinaire. 

—  Mais  oui,  dit-il,  assez  bon. 

—  De  sorte  qwî  vous  feriez,  sans  trop  vous  gêner,  un  car- 
reau de  cette  pincette  et  un  tire-bouchon  de  cette  pelle? 

—  Certainement,  dit  Porthos. 

—  Voyons,  dit  d'Artagnan. 
te  géant  prit  les  deux  objets  désignés,  et  opéra  avec  la 

plus  grande  facilité  et  sans  aucun  effort  apparent  les  deux 
méiamorplioses  désirées  par  son  compagnon. 

—  Voilà!  dit-il. 

—  Magnifique  1  dit  d'Artagnan,  et  véritablement  vous  êtes 
loué,  Porthos. 

—  J'ai  entendu  p-arler,  dit  Porthos,  d'un  certain  Milon  de 
rotone  qui  faisait  des  choses  fort  extraordinaires,  comme 

le  serrer  son  front  avec  une  corde  et  de  la  faire  éclater,  de 
uer  un  bœuf  d'un  coup  de  poing  et  de  remporter  chez  lu' 
ur  ses  épaules,  d'arrêter  un  cheval  par  les  pieds  de  der 
ière,  etc.,  etc.  Je  me  suis  fait  raconter  toutes  ses  prouesses, 
à-bas  à  Pierrefonds,  et  j'ai  fait  tout  ce  qu'il  faisait,  excellé 
le  briser  une  corde  en  enflant  mes  tempes. 

—  C'est  que  votre  force  n'est  pas  dans  votre  tête,  Porthos, 
iî  d'Artagnan. 

—  Non,  elle  est  dans  mes  bras  et  dans  mes  épaules,  ré- 
ondit  naïvement  Porthos. 


i3t  VINGT  ANS  APRÈS. 

—  Eh  bien  !  mon  ami,  approchons  de  la  fenêtre  et  servez- 
'  ûus  de  votre  force  pour  desceller  un  barreau.  Attendez  que 
éteigne  îa  lampe. 


xxvin 

LE  BRAS  ET  L'ESPRIT. 

(Suite.) 

Porthos  s'approcha  de  la  fenêtre,  prit  un  barreau  à  deux 
mainSj  s'y  cramponna,  l'aitira  vers  lui  et  le  fit  plier  comme 
jn  arc,  si  bien  que  les  deux  bouts  sortirent  de  l'alvéole  de 
pierre  où  depuis  trente  ans  le  ciment  les  tenait  scellés. 

—  Eh  bien  I  mon  ami,  dit  d'Artagnan,  voilà  ce  que  n'aurait 
;nmais  pu  faire  le  cardinal,  tout  homme  de  génie  qu'il  est. 

—  Faut-il  en  arracher  d'autres  ?  demanda  Porthos. 

—  Non  pas,  celui-ci  nous  suffira  :  un  homme  peut  passer 
.naintenant. 

Porihos  essaya  et  sortit  son  torse  tout  entier. 

—  Oui,  dit-il. 

—  En  effet,  c'est  une  assez  jolie  ouverture.  Maintenant, 
passez  votre  bras. 

—  Par  où? 

—  Par  cette  ouverture. 

—  Pourquoi  faire? 

—  Vous  le  saurez  tout  à  l'heure.  Passez  toujours. 
Porthos  obéit,  docile  comme  un  soldat,  et  passa  son  bras  à 

J:  avers  les  barreaux. 

—  A  merveille  !  dit  d'Artagnan. 

—  1 1  parait  que  cela  marche  ? 

—  Sur  des  roulettes,  cher  ami. 

—  Con.  Maintenant  que  faut-il  que  je  fasss  f 

—  Ixien. 

—  C'est  donc  fini? 
~  l'as  encore. 


VINGT  ANS  APRÈS.  233 

—  Je  voudrais  cependant  bien  comprendre,  dit  Porthos. 

—  Écoutez,  mon  cher  ami,  et  en  deux  mots  vous  serez  au 
fait.  La  porte  du  poste  s'ouvre,  comme  vous  voyez. 

—  Oui,  je  vois. 

—  On  va  envoyer  dans  notre  cour,  que  traverse  M.  de  Ma 
zarin  pour  se  rendre  à  l'orangerie,  les  deux  gardes  qui  rac- 
compagnent. 

—  Les  voilà  qui  sortent. 

—  Pourvu  qu'ils  referment  la  porte  du  poste.  Bon  !  ils  la 
referment. 

—  Après? 

—  Silence!  ils  pourraient  nous  entendre. 

—  Je  ne  saurai  rien,  alors. 

—  Si  fait,  car  à  mesure  que  vous  exécuterez  vous  com- 
prendrez. 

—  Cependant,  j'aurais  préféré... 

—  Vous  aurez  le  plaisir  de  la  surprise. 

—  Tiens,  c'est  vrai,  dit  Porthos. 

—  ChutI 

Porthos  demeura  muet  et  immobile. 

En  effet,  les  deux  soldats  s'avançaient  du  côté  de  la  fe- 
nêtre en  se  frottant  les  mains,  car  on  était,  comme  nous  l'a- 
vons dit,  au  mois  de  février,  et  il  faisait  froid. 

En  ce  moment  la  porte  du  corps  de  garde  se  rouvrit  et  l'on 
rappela  un  des  soldats. 

Le  soldat  quitta  son  camarade  et  rentra  dans  le  corps  de 
garde. 

—  Cela  va  donc  toujours?  dit  Porthos. 

—  Mieux  que  jamais ,  répondit  d'Artagnan.  Maintenant, 
écoutez.  Je  vais  appeler  ce  soldat  et  causer  avec  lui,  comme 
j'ai  fait  hier  avec  un  de  ses  camarades,  vous  rappelez-vous? 

—  Oui;  seulement  je  n'ai  pas  entendu  un  mot  de  ce  qu'il 
disait. 

—  Le  fait  est  qu'il  avait  un  accent  un  peu  prononcé.  Mais 
3e  perdez  pas  un  mot  de  ce  que  je  vais  vous  dire  :  tout  es» 
JansTexécutiGu,  Porthos. 

—  Boni  l'exjcution,  c'est  mon  fort. 

—  Je  le  sais  pardieu  bien  :  aussi  je  compte  sur  vous. 

—  Dites. 


234  VINGT  ANS  APRÈS. 

—  Je  vais  donc  appeler  le  soldat  et  causer  avec  lui. 

—  Vous  l'avez  di'jà  dit. 

—  Je  me  tournerai  à  gauche,  de  sorte  qu'il  sera  placé,  lu- 
a  votre  droite  *u  moment  où  il  montera  sur  le  banc. 

—  Mais  s'il  n'y  monte  pas! 

—  11  y  montera,  soyez  tranquille.  Au  moment  oîa  il  mon- 
tera sur  le  banc,  vous  allongerez  voire  bras  formidable  et  le 
saisirez  au  cou.  Pais,  l'enlevant  comme  Tobie  enleva  le  pois- 
son par  les  ouïes,  vous  l'introduirez  dans  notre  chambre,  eu 
ayant  soin  de  serrer  assez  fort  pour  l'empôcber  de  crier. 

—  Oui,  dit  Porlhos;  mais  si  je  l'étrangle  1 

—  D'abord  ce  ne  sera  qu'un  Suisse  de  moins;  mais  vous 
ne  l'étranglerez  pas,  je  l'espère.  Vous  le  déposerez  tout  dou- 
cement ici  et  nous  le  bâillonnerons,  et  l'attacherons,  peu 
imporie  où,  quelque  part  enfin.  Cela  nous  fera  d'abord  un 
habit  d'uniforme  et  une  épêe. 

—  Merveilleux  I  dit  Porihos  en  regardant  d'Artagnan  avec 
la  plus  prolonde  admiration. 

—  Heinl  fit  le  Gascon. 

—  Oui,  reprit  Porthos  en  se  ravisant;  mais  un  habit  d'uni- 
forme et  une  épée,  ce  n'est  pas  assez  pour  deux. 

—  Eh  bien!  est-ce  qu'il  n'a  pas  son  camarade! 

—  C'est  juste,  dit  Porlhos. 

—  Donc,  quand  je  tousserai,  allongez  le  bras,  il  sera  temps. 

—  Bon', 

Les  deux  amis  prirent  chacun  le  poste  indiqué.  Placé 
comme  il  était,  Porlhos  se  trouvait  enlièremeut  caché  dans 
l'angle  de  la  fenêtre. 

—  Bonsoir,  camarade,  dit  d'Artagnan  de  sa  voix  la  plus 
charmante  et  de  son  diapason  le  plus  modéré. 

—  Ponsoir,  Monsir,  répondit  le  soldat. 

~  Il  ne  fait  pas  trop  chaud  à  se  promener,  dit  d'Artagnan. 

-  Brrrrrroun,  fit  le  soldat. 

-  El  je  crois  qu'un  verre  de  vin  ne  vous  serait  pas  dés- 
agréable? 

—  Un  ferre  lj  fin,  il  serait  le  pienfenu. 

—  Le  poisson  mord!  le  poisson  mordl  murmura  d'Arta- 
gnan à  Porlhos. 

-—  Je  comnrends,  dit  Porthos. 


VINGT  ANS  APRÈS.  23B 

—  J'en  ai  là  une  bouteille,  dit  d'Arîaguaa. 
-—  Une  pouieille  ! 

—  Oui. 

—  Une  poiUeille  bleintî? 

—  Tout  eulière,  et  elle  est  a  vous  si  vous  voulez  la  boire 
à  ma  santé. 

—  Éhé!  moi  fouloir  plan,  dit  le  soldat  en  s'npprochant. 

—  Allons,  venez  la  prendre,  mon  ami,  dit  le  Gascon. 

—  Pien  folonliers.  Clié  grois  qu'il  y  a  un  pane 

—  Oh  I  mon  Dieu,  on  dirait  qu'il  a  été  placé  exprès  là. 
Montez  dessus...  La,  bien,  c'est  cela,  mon  ami. 

Et  d'Artagnan  toussa. 

Au  même  momeHt,  le  bras  de  Porlhos  s'abattit;  son  poi- 
gnet d'acier  mordit,  rapide  comme  l'éclair  et  ferme  comme 
une  tenaille,  le  cou  du  soldat,  l'enleva  en  l'éloulTanî,  l'aitira 
à  lui  par  l'ouverture  au  risque  de  l'écorcher  en  passant,  et 
le  déposa  sur  le  parquet,  où  d'Artagnan,  en  lui  laissant  tout 
juste  le  temps  de  reprendre  sa  respiration,  le  Ijâillonna  avec 
son  écharpe,  et,  aussitôt  bâillonné,  se  mit  à  le  déshabiller 
avec  la  promptitude  et  la  dextérité  d'un  homme  qui  a  appris 
son  métier  sur  le  champ  de  bataille. 

Pais  le  soldat  garrotté  et  bâillonné  fut  porté  dans  1  aîre, 
dont  nos  amis  avaient  préalablement  éteint  la  flamme. 

—  Voici  toujours  une  épée  et  un  habit,  dit  Porlhos. 

—  Je  Iss  prends,  dit  d'Artagnan,  Si  vous  vouiez  un  autre 
habit  et  une  autre  épée,  il  faut  recommencer  le  tour.  Atten- 
tion! Je  vois  justement  l'autre  soldat  qui  sort  du  corps  de 
garde  et  qui  vient  de  ce  côté. 

-  Je  crois,  dit  Porlhos,  qu'il  serait  imprudent  de  recom- 

[mencer  pareille  manœuvre.  On  ne  réussit  pas  deux  fois,  à 

e  qu'on  assure,  par  le  même  moyen.  Si  je  le  manquais,  ton 

erait  perdu.  Je  vais  descendre,  le  saisir  au  moment  où  il  ce 

e  défiera  pas,  et  je  vous  l'oiïrirai  tout  bâillonné. 

—  C'est  mieux,  répondit  le  Gascon. 

—  Tenez-vous  prêt,  dit  Porlhos  en  se  laissant  glisser  par 
'ouverture. 

La  chose  s'eCectua  comme  Porlhos  l'avait  promis.  Le  géant 
e  cacha  sur  son  chemin,  et,  lorsque  le  soldat  passa  devant. 
ni,  i!  te  saisit  au  cou,  la  bâillonna,  le  poussa  pareil  à  imc 


636  VINGT  ANS  APRÈS. 

momie  à  travers  les  barreaux  élargis  de  la  fenêtre  et  rentra 
derrière  lui. 

On  déshabilla  le  second  prisonnier  comme  on  avait  désha- 
billé l'autre.  On  le  coucha  sur  le  lit,  on  l'assujettit  avec  des 
sangles;  et  comme  le  lit  était  de  chêne  massif  et  que  les 
sangles  étaient  doublées,  on  fut  non  moins  tranquille  sur  ce- 
lui-là que  sur  le  premier. 

—  La,  dit  d'Artagnan,  voici  qni  va  à  merveille.  Maintenant, 
essayez-moi  l'habit  de  ce  gaillard-là,  Porthos,  je  doute  qu'il 
vous  aille;  mais  s'il  vous  est  par  trop  étroit,  ne  vous  inquié- 
tez point,  le  baudrier  vous  suffira,  et  surtout  le  chapeau  à 
plumes  rouges. 

Il  se  trouva  par  hasard  que  le  second  était  un  Suisse  gi- 
gantesque, de  sorte  qu'à  l'exception  de  quelques  points  qui 
craquèrent  dans  les  coutures  tout  alla  le  mieux  du  monde. 

Pendant  quelque  temps  on  n'entendit  que  le  froissement 
du  drap,  Porthos  et  d'Artagnan  s'habillant  à  la  hâte. 

—  C'est  fait,  dirent-ils  en  même  temps.  Quant  à  vous, 
compagnons,  ajoutèrent-ils  en  se  retournant  vers  les  deux 
soldats,  il  ne  vous  arrivera  rien  si  vous  êtes  bien  gentils; 
mais  si  vous  bougez,  vous  êtes  morts. 

Les  soldats  se  tinrent  cois.  Ils  avaient  compris  au  poignet 
de  Porthos  que  la  chose  était  des  plus  sérieuses  et  qu'il  n'était 
pas  le  moins  du  monde  question  de  plaisanter. 

—  Maintenant,  dit  d'Artagnan,  vous  ne  seriez  pas  fâché  de 
comprendre,  n'est-ce  pas,  Porthos? 

—  Mais  oui,  pas  mal. 

—  Eh  bien,  nous  descendons  dans  la  cour. 

—  Oui. 

—  Nous  prenons  la  p'iace  de  ces  deux  gaillards-là. 

—  Bien. 

—  Nous  nous  promenons  de  long  en  large. 

—  Et  ce  sera  bien  vu,  attendu  qu'il  ne  fait  pas  chaud. 

—  Dans  un  instant  le  valet  de  chambre  appelle  comme 
hier  et  avant-hier  le  service. 

—  Nous  répondons? 

—  Non,  nous  ne  répondons  pas,  au  contraire. 

—  Comme  vous  voudrez.  Je  ne  tiens  pas  à  répondre. 

—  Nous  ne  répondons  donc  pas  ;  nous  enfonçons  seule- 


VINGT  ANS  APRES.  237 

aient  notre  chapeau  sur  notre  tête  et  nous  escortons  Son 
Èmineuce. 

—  Où  cela? 

—  Où  elle  va,  chez  Athos.  Croyez-vous  qu'il  sera  fâche  da 
Qousvoir? 

—  Oh!  s'écria  Porlhos,  ohl  je  comprends  1 

—  Attendez  pour  vous  écrier,  Porthos  ;  car,  sur  ma  pa- 
role, vous  n'êtes  pas  au  bout,  dil  le  Gascon  tout  goguenard. 

—  Queva-t-il  donc  arriver?  dit  Porlhos. 

—  Suivez-moi,  répondit  d'Artagnan.  Qui  vivra  verra. 

Et  passant  par  l'ouverture,  il  se  laissa  légèrement  glisser 
dans  la  cour. 

Porthos  ie  suivit  par  le  même  chemin,  quoique  avec  plus 
ie  peine  et  moins  de  diligence. 

On  entendait  frissonner  de  peur  les  deux  soldats  liés  dans 
la  chambre. 

A  peine  d'Artagnan  et  Porthos  eurent-ils  touché  terre, 
qu'une  porte  s'ouvrit  et  que  la  voix  du  valet  de  chambre  cria  : 

—  Le  service  ! 

En  même  temps  le  poste  s'ouvrit  à  son  tour  et  une  voix  cria; 

—  La  Bruyère  et  du  Barlhois,  partez! 

—  11  parait  que  je  m'appelle  La  Bruyère,  dit  d'Artagnan. 

—  Et  moi,  du  Barlhois,  dit  Porthos. 

—  Où  êtes-vous?  demanda  le  valet  de  chambre,  dont  les 
yeux  éblouis  par  la  lumière  ne  pouvaient  sans  doute  distin- 
guer nos  deux  héros  dans  l'obscurité. 

—  Nous  voici,  dit  d'Artagnan. 
Puis,  se  tournant  vers    orlhos  ; 

—  Que  di'es-vous  de  cela,  monsieur  du  Vallon? 

—  Ma  foi,  pourvu  que  cela  dure,  je  dis  que  c'est  joli  I 
Les  deux  soldais  improvisés  marchèrent  gravement  der- 
rière le  valet  de  chambre  ;  il  leur  ouvrit  une  porte  du  vesti- 
bule, puis  une  autre  qui  semblait  être  celle  d'un  salon  d'at- 
tente, et  leur  montrant  deux  tabourets  : 

—  La  consijiue  est  bien  simple,  leur  dit-il,  n&  laissez  en- 
xrer  qu'une  personne  ici,  une  seule,  entendez-vous  bien?  pas 
davantage;  à  celle  personne  obéissez  en  tout.  Quant  au  retour, 
il  n'y  a  pas  avons  tromper,  vous  attendrez  que  je  vous  relève. 

D'Ariatrnan  était  fort  connu  de  ce  valet  de  chambre,  qui 


i38  VINGT  ANS  APRES. 

û'était  autre  que  Bernouin,  qui,  depuis  six  ou  huit  mois,  l'a- 
vait introduit  une  dizaine  do  fois  près  du  cardinal.  11  se  con- 
tenta donc,  au  lieu  de  réponare,  de  grommeler  le  ia\e  moins 
gascoii  ei  le  plus  allemand  possible. 

Quant  à  Porthos,  d'Ai  tagnan  avait  exigé  et  obtenu  de  lui  la 
promesse  qu'en  aucun  cas  il  ne  parierait.  S'il  éiait  poussé  à 
i)out,  il  lui  était  permis  de  proférer  pour  toute  réponse  la 
îarteifle  proverbial  et  solennel. 

Bernouin  s'éloigna  en  fermant  la  porte. 

—  Oh  !  ohl  dit  Portiios  en  enlendant  la  clef  de  la  serrure, 
il  paraît  qu'ioi  c'est  de  mode  d'enfermer  les  gens.  Nous  n'a- 
vons fait,  ce  me  semble,  que  de  troquer  de  prison  :  seule- 
ment, au  lieu  d'êlie  prisonniers  là-bas,  nous  le  sommes  dans 
l'orangerie.  Je  ne  sais  pas  si  nous  y  avons  gagné. 

—  Porihos,  mon  ami,  dit  tout  bas  d'Ariaf:nan,  ne  doutez 
pas  de  la  Providence,  et  laissez-moi  méditer  el  réfléchir. 

—  Méditez  et  réfléchissez  donc,  dit  Porthos  de  mauvaise 
humeur  en  voyant  que  les  choses  tournaient  ainsi  au  lieu  de 
tourner  autrement. 

—  Nous  avons  marché  quatre-vingts  pas,  murmura  d'Ar- 
tagnan,  nous  avons  monté  six  marches,  c'est  donc  ici,  comme 
l'a  dit  tout  à  l'heure  mou  illustre  ami  du  Vallon,  cet  autre 
pavillon  parallèle  au  notre  et  qu'on  désigne  sous  le  nom  de 
pavilî'^D  de  l'orangerie.  Le  comte  de  La  Fère  ne  doit  pas  être 
loin  :  seulement  ies  portes  sont  fermées. 

—  Voilà  une  belle  difûcultél  dit  Porthos,  et  avec  un  coup 
d'épaule... 

—  Pour  Dieu  !  Porthos,  mon  ami,  dit  d'Artagnan,  ménagez 
vos  tours  de  force,  ou  ils  n'auront  plus,  dans  l'occasion, 
toute  la  valeur  qu'ils  méritent  :  n'avez-vous  pas  entendu  qu'il 
va  venir  ici  quelqu'un? 

—  Si  fait. 

—  Eh  bien  )  ce  quelqu'un  nous  ouvrira  les  portes. 

—  Mais,  mon  cher,  dit  Porthos,  si  ce  quelqu'un  nous  re- 
l'onnaît,  si  ce  quelqu'un  en  nous  reconnaissant  se  met  à  crier, 
iinus  sommes  perdus;  car  enfin  vous  n'avez  pas  le  dessein, 
y  magine,  de  me  faire  assommer  ou  étrangler  cet  homme 
d'Église.  Ces  manières-là  sont  bonnes  envers  les  Anglais  ei 
ies  Allemands. 


VLNGT  ANS  APRES.  239 

—  Oh  I  Dieu  m'en  préserve  et  vous  aussi  I  dit  d'Artagnan. 
Le  jeune  roi  nous  en  aurait  peut-être  quelque  ^econnai^:^ance,• 
mais  la  reine  ne  cous  le  pardonnerait  pas,  et  c'est  elle  qu'il 
faut  ménager  :  puis  d'ailleurs,  da  sang  inutile  1  jamais  I  au 
grand  jacais  !  J'ai  mon  plan.  Laissez-moi  donc  faire  et  nou.> 
allons  rire. 

—  Tant  mieux,  ditPorthos,  j'en  éprouve  le  besoin. 

—  Clmtl  dit  d'Artagnan,  voici  le  quelqu'un  annoncé. 

On  entendit  alors  dans  la  salle  précédente,  c'e.-^t-à-dire  dans 
la  vestibule,  le  retentissement  d'un  pas  léger.  Les  gonds  de 
la  porte  crièrent  et  un  homme  parut  en  halit  de  cavalier,  en- 
veloppé d'un  manteau  brun,  un  large  feutre  rabattu  sur  ses 
yeux  et  une  lanterne  à  la  main. 

Porlhos  s'effaça  contre  la  muraille,  mais  il  ne  put  telle- 
ment se  rendre  invisible  que  l'homme  au  manteau  ne  l'aper- 
çût; il  lui  présenta  sa  lanterne  et  lui  dit  : 

—  Allumez  la  lampe  du  piafoad. 
Puis  s'adressant  à  d'Artagnan  : 

—  Vous  savez  la  consigne,  dit-il. 

—  la,  répliqua  le  Gascon,  déterminé  â  se  borner  a  cet 
échantillon  de  la  langue  allemande. 

—  Tedesco,  Ot  le  cavalier,  va  bene. 

Et  s'avançant  vers  la  porte  située  en  face  de  celle  par  la- 
quelle il  était  entré,  il  l'ouvrit  et  disparut  derrière  elle  en  la 
relermani. 

—  Et  maintenant,  dit  Porthos,  que  ferons-nous? 

—  Maintenant,  nous  nous  servirons  de  votre  épaule  si  cette 
porte  est  fermée,  ami  Porlhos.  Chaque  chose  a  son  temps, 
et  tout  vient  a  propos  à  qui  sait  attendre.  Mais  d'abord  bar- 
ricadons la  première  porte  d'une  façon  convenable,  ensuite 
nous  suivrons  ce  cavalier. 

Lps  deux  amis  se  mirent  aussitôt  à  la  besogne  et  embarras- 
sèrent la  porte  de  tous  les  meubles  qui  se  trouvèrent  dans  la 
salle,  embarras  qui  rendait  le  passage  d'autant  plus  imprati- 
cable que  ià  porte  s'ouvrait  en  dedans. 

—  La,  dit  d'Artagnan,  nous  voiià  sûrs  de  ne  pas  être  sar- 
prib  par  derrière.  Allons,  en  avant. 


240  VINGT  ANS  APiiÉS. 


XXIX 


LES   OCBLIETTES  DE  M.    MAZAUI^ 

On  arriva  à  la  porte  par  laquelle  avait  disparu  Mazaria  ; 
elle  était  fermée;  d'Artagnan  tenta  inutilement  de  l'ouvrir. 

—  Voilà  où  il  s'agit  de  placer  votre  coup  d'épaule,  dit 
d'Artagnan.  Poussez,  ami  Porttios,  mais  doucement,  sans 
bruit;  n'enfoncez  rien,  disjoignez  les  battants,  voilà  tout. 

Porthos  appuya  sa  robuste  épaule  contre  un  des  panneaux, 
qui  plia,  et  d'Artagnan  introduisit  alors  la  pointe  de  son  épée 
entre  le  pêne  et  la  gâche  de  la  serrure.  Le  pêne,  taillé  en 
biseau,  céda,  et  la  porte  s'ouvrit. 

—  Quand  j  )  vous  disais,  ami  Porthos,  qu'on  obtenait  tout 
des  femmes  ei  les  portes  en  les  prenant  par  la  douceur. 

—  Le  fait  est,  dit  Porthos,  que  vous  êtes  un  grand  mo- 
raliste. 

—  Entrons,  dit  d'Artagnan. 

Ils  entrèrent.  Derrière  un  vitrage,  à  la  lueur  de  la  lanterne 
du  cardinal,  posée  à  terre  au  milieu  de  la  galerie,  on  voyait 
les  orangers  et  les  grenadiers  du  château  de  Rueil  alignés  en 
longues  files  formant  une  grande  allée  et  deux  allées  laté- 
rales plus  petites. 

—  Pas  de  cardinal,  dU  d'Artagnan,  mais  sa  lampe  seule; 
où  diable  est-il  donc? 

Et  comme  il  explorai',  ane  des  ailes  latérales,  après  avoir 
fait  signe  à  Porthos  d'explorer  l'autre,  il  vit  tout  à  coup  à  sa 
gauche  une  caisse  écartée  de  son  rang,  et,  à  I^  place  de  cette 
caisse  un  trou  béant. 

Dix  hommes»  eussent  eu  de  la  peine  à  faire  mouvoir  cette 
caisse,  mais,  par  un  mécanisme  quelconque,  elle  avait  tourné 
avec  la  dalle  qui  la  supportait. 

D'Artagnan,  comme  nous  l'avons  dit,  vit  un  trou  à  cette 
piace,  et,  dans  ce  trou,  les  degrés  d'ua  escalier  tournant. 


Vli\GT  AiNS  APRES.  241 

11  appela  Porthos  de  la  main  et  lui  montra  le  trou  et  les 
degrés. 
Les  deux  hommes  se  regardèrent  avec  une  mine  effarée, 

—  Si  nous  ne  voulions  que  de  l'or,  dit  tout  bas  d'Artagnan, 
nous  aurions  trouvé  noire  affaire  et  nous  serions  riches  à  tout 
Jamais. 

—  Comment  cela? 

—  Ne  comprenez-vous  pas,  Portlios,  qu'au  bas  de  cet  es- 
calier est,  selon  toute  probabilité,  ce  fameux  trésor  du  car- 
dinal, dont  on  parle  tant,  et  que  nous  n'aurions  qu'à  des- 
cendre, vider  une  caisse,  enfermer  dedans  le  cardinal  à  double 
tour,  nous  en  aller  en  emportant  ce  que  nous  pourrions 
traîner  d'or,  remettre  à  sa  place  cet  oranger,  et  que  personne 
au  monde  ne  viendrait  nous  demander  d'oii  nous  vient  notre 
fortune,  pas  même  le  cardinal? 

—  Ce  serait  un  beau  coup  pour  des  manants,  dit  Porthos, 
mais  indigne,  ce  me  semble,  de  deux  gentilshommes. 

—  C'est  mon  avis,  dit  d'Artagnan  ;  aussi  ai-je  dit  :  Si  nous 
ne  voulions  que  de  l'or...  mais  nous  voulons  autre  chose. 

Au  même  instant,  et  comme  d'Artagnan  penchait  la  tête 
vers  le  caveau  pour  écouter,  un  son  métallique  et  sec  comme 
celui  d'un  sac  d'or  qu'on  remue  vint  frapper  son  oreille;  il 
tiessaillit.  Aussitôt  une  porte  se  referma  et  les  premiers  re' 
flets  d'une  lumière  parurent  dans  Tescalier, 

Mazarin  avait  laissé  sa  lampe  dans  l'orangerie  pour  faire 
croire  qu'il  se  promenait.  Mais  il  avait  une  bougie  de  cire 
pour  explorer  son  mystérieux  coffre-fort. 

—  Hé  !  dit-il  en  italien,  tandis  qu'il  remontait  les  marches 
en  examinant  un  sac  de  réauxàla  panse  arrondie  ;  hé  I  voilà 
de  quoi  payer  cinq  conseillers  au  parlement  et  deux  géné- 

aux  de  Paris.  Moi  aussi  je  suis  un  grand  capitaine;  seule- 
ment je  fais  la  guerre  à  ma  façon... 

D'Artagnan  et  Porthos  s'étaient  tapis  chacun  dans  une  allée 
latérale,  derrière  une  caisse,  et  attendaient. 

Mazarin  vint,  à  trois  pas  de  d'Artagnan,  pousser  un  ressort 
sache  dans  le  mu'.  La  dalle  tourna,  et  l'oranger  supporté  par 
elle  revint  de  lui-même  prendre  sa  place. 

Alors  le  cardinal  éteignit  sa  bougie»  qu'il  remit  dans  sa 
poche  ;  et,  reprenant  sa  lanape  : 

T.  m.  14 


242  VINGT  ANS  APRES. 

—  Allons  voir  51.  de  La  Fère,  dit-il. 

—  Bon  1  c'est  noire  ciiemiu,  pensa  d  Arlagnan,  cous  irons 
semble. 

Tous  trois  se  mirent  en  marche,  M.  de  Mazaiin  suivant 
l'allée  du  milieu,  et  Porllios  et  d'Artagnan  les  allées  paral- 
lèles. Ces  deux  derniers  évitaient  avec  soin  ces  longues  li- 
gnes lumineuses  que  traçait  à  chaque  pas  entre  les  caisses  la 
iampe  du  cardinal. 

Celui-ci  arriva  à  une  seconde  porie  vitrée  sans  s'être  aperçu 
qu'il  était  suivi,  le  sable  niOu  aaiorùssant  le  brait  des  pas  de 
ses  deux  accompagnateurs. 

Puis  il  tourna  sur  la  gauche,  prit  un  corridor  auquel  Por- 
thos  ei  d'Artagnan  n'avaient  pas  encore  fait  alienlion;  mais 
au  moment  d'en  ouvrir  la  porte,  il  s'arrèla  pensif. 

—  Ah  !  diavolO;!  dit-il,  j'oubliais  la  recomniandaiion  de  Cora- 
minges.  Il  me  faut  prendre  les  soldats  et  les  placer  à  celte  porte, 
aQn  de  ne  pas  me  mettre  à  la  merci  de  ce  diable-à-quatre. 
Allons. 

Et,  avec  un  mouvement  d'impatience,  il  se  retourna  pour 
revenir  sur  ses  pas. 

—  Ne  vous  donnez  pas  la  peine.  Monseigneur,  dit  d'Ar- 
tagnan le  pied  en  avant,  le  feutre  à  la  main  et  la  ûgure  gra- 
cieuse, nous  avons  suivi  Votre  Émineuce  pas  à  pas,  et  nous 
voici. 

—  Oui,  nous  voici,  dit  Porlhos. 

Et  il  fît  le  même  geste  d'agréable  salutation. 

Mazarin  poria  ses  yeux  eiïarés  de  l'un  à  l'autre,  les  recon- 
nut tous  deux,  et  laissa  échapper  sa  lanierne  en  poussant  un 
gémissement  d'épouvante. 

D'Aitagnan  la  ramassa  ;  par  bonheur  elle  ne  s'était  pas 
éteinte  dans  la  chute. 

—  Ohl  quelle  imprudence.  Monseigneur!  dit  d'Artagnan; 
il  ne  fait  pas  bon  à  aller  ici  sans  lumière!  Voire  Éminence 
pourrait  se  cogner  contre  quelque  caisse  ou  tomber  dans 
quelque  trou. 

—  iîlonsieur  d'Artagnan!  murmura  Mazarin,  qui  na  pou- 
vait revenir  de  son  étonnement.  | 

—  Oui,  Monseigneur,  moi-même,  et  j'ai  l'honneur  de  vousj 
;  résenter  M.  du  Vallon,  cet  excellent  ami  à  moi,  auquel 


VINGT  ANS  APRÈS.  243 

Votre  Éminence  a  eu  la  bonté  de  s'intéresser  si  vivemenî 
autrefois. 

Et  d'Artagnau  dirigea  la  lumière  de  la  lampe  vers  le  visage 
joyeux  de  Porlhos,  qui  commençait  à  comprend!  e  et  qui  eu 
était  tout  fier. 

—  Vous  alliez  che?:  M.  de  LaFére?  continua  d'Artagnau 
Que  nous  ne  vous  gênions  pas,  Monseigneur.  Veuillez  nou> 
montrer  le  chemin,  et  nous  vous  suivrons. 

Mazarin  reprenait  peu  à  peu  ses  esprits. 

—  Y  a-t-il  longtemps  que  vous  êtes  dans  l'orangerie, Mes- 
sieurs? demanda-t-il  d'une  voix  tremblante  en  songeant  à  la 
visite  qu'il  venait  de  faire  à  son  trésor. 

Porthos  ouvrit  la  boucho  pour  répondre,  d'Artagnau  lui  G*, 
un  signe,  et  la  bouche  de  Porthos  demeurée  muette  se  re- 
ferma graduellement. 

—  Nous  arrivons  à  l'instant  même.  Monseigneur,  dit  d'Ar- 
ta^rnan. 

Mazarin  respira  :  il  ne  craignnit  plus  pour  son  trésor;  il  ne 
craignait  que  pour  lui-môme.  Une  espèce  de  sourire  passa 
sur  ses  lèvrts. 

—  Allons,  dit-il,  vous  m'avez  pris  au  piège.  Messieurs,  et 
je  me  déclare  vaincu.  Vous  voulez  me  demander  voire  liberté, 
n'est-ce  pas?  Je  vous  la  donne. 

—  Oh!  Monseigneur,  dit  d'Artagnan,  vous  êtes  bien  bon; 
mais  notre  liberté,  nous  l'avons,  et  nous  aimerions  autant 
vous  demander  autre  chose. 

—  Vous  avez  votre  liberté?  dit  Mazarin  tout  effrayé. 

—  Sans  doute,  et  c'est  au  contraire  vous.  Monseigneur, 
qui  avez  perdu  la  vôtre,  et  maintenant,  que  voulez-vous. 
Monseigneur,  c'est  la  loi  de  la  guerre,  il  s'agit  de  la  racheter. 

Mazarin  se  sentit  frissonner  jusqu'au  fond  du  cœur.  Son 
regard  si  perçant  se  fixa  en  vain  sur  la  face  moqueuse  du 
Gascon  et  sur  le  visage  impassible  de  Porihos.  Tous  deux 
étaient  cachés  dans  Tombre ,  et  la  sibylle  de  Cumes  elle- 
même,  n'aurait  pas  su  y  lire. 

—  Racheter  ma  liberté!  répéta  Mazarin. 

—  Oui,  Monseigneur. 

—  Et  combien  cela  me  coûtera-t-il,  monsieur  d'Arlagnan? 

—  Dame,  Monseigneur,  je  ne  sais  pas  encore.  Nous  allon;. 


244  VINGT  ANS  APRES. 

demander  cela  au  crmte  de  La  Fère,  si  Votre  Éminence  vev.i 
bien  le  permettre.  Qae  Votre  Éminjence  daigne  donc  ouvrir  la 
porte  qui  mène  chez  lui,  et  dans  dis  minutes  elle  sera  fixée. 
Mazarin  tressaillit. 

—  Monseicrnenr,  dit  d'Artagnan,  Votre  Éminence  voit  com- 
bien nous  y  mettons  de  formes,  mais  cependant  nous  somme- 
obligés  de  la  prévenir  que  cous  n'avons  pas  de  temps  ù 
perdre;  ouvrez  donc,  Monseigneur,  s'il  vous  plrât,  et  veuil- 
l('Z  vous  souvenir,  une  fois  pour  toutes,  qu'au  moindre  mou- 
\effient  que  vous  feriez  pour  fair,  au  moindre  cri  que  vous 
pousseriez  pour  échapper,  notre  position  étant  tout  excep- 
tionnelle, il  ne  faudrait  pas  nous  en  vouloir  si  nous  nous 
portions  à  quelque  extrémité. 

—  Soyez  tranquilles,  IMessieurs,  dit  Mazarin,  je  ne  tenterai 
rien,  je  vous  en  donne  ma  parole  d'honneur. 

D'Artagnan  fit  signe  à  Porthos  de  redoubler  de  surveil- 
lance, puis  se  retournant  vers  Mazarin  : 

—  Maintenant,  Monseigneur,  entrons,  s'il  vous  plaît. 


XXX 

CONFÉRENCES. 


Mazarin  fit  jouer  le  verrou  d'une  double  porte,  sur  le  seuil 
de  laquelle  se  trouva  Athos  tout  prêt  à  recevoir  son  illustre 
visiteur,  selon  l'avis  que  Comminges  lui  avait  donné. 

En  apercevant  Mazarin  il  s'inclina. 

—  Votre  Éminence,  dit-il,  pouvait  se  dispenser  de  se  faire 
accompagner;  l'honne'jLi- que  je  reçois  est  trop  grr^nd  pour 
que  je  l'oublie. 

—  Aussi,  mon  cher  comte,  di;  d'Artaguan,  Son  Éminence 
ne  voulait-elle  pas  absolument  de  nous  :  c'est  du  Vallon  et 
moi  qui  avons  insisté,  d'une  façon  inconvenante  peut-être, 
;2nt  nous  avions  grand  désir  de  vous  voir. 


TINGT  ANS  APRES.  245 

A  cette  voix,  à  son  accent  railleur,  à  ce  geste  si  connu 
qui  accompagnait  C(^t  accent  et  cette  voix,  Athos  fit  un  bond 
de  surprise. 

—  D'Artagnanl  Portliosl  s'écria-t-iî. 

—  En  personne,  cher  ami. 

—  En  personne,  répéta  Porlhos. 

—  Que  veut  dire  ceci?  demanda  le  comte. 

—  Ceci  veut  dire,  répondit  Mazarin,  en  essayant,  comme 
il  Pavait  déjà  fait,  de  sourire,  et  en  se  mordant  les  lèvres  en 
souriant,  cela  veut  dire  que  les  rôles  ont  changé,  et  qu'au 
lieu  que  ces  Messieurs  soient  mes  prisonniers,  c'est  moi  qui 
suis  le  prisonnier  de  ces  Messieurs;  si  bien  que  vous  me 
voyez  forcé  de  recevoir  ici  la  loi  au  lieu  de  la  faire.  Mais, 
Messieurs,  je  vous  en  préviens,  à  moins  que  vous  ne  m'é- 
gorgiez,  votre  victoire  sera  de  peu  de  durée;  j'aurai  mon 
tour,  on  viendra... 

—  Ah!  Monseigneur,  dit  d'Artagnan,  ne  menacez  point; 
c'est  d'un  mauvais  exemple.  Nous  sommes  si  doux  et  si 
charmants  avec  Votre  Éminence  !  Voyons,  mettons  de  côté 
toute  mauvaise  humeur,  écartons  toute  rancune,  et  causons 
gentiment. 

—  Je  ne  demande  pas  mieux ,  Messieurs ,  dit  Mazarin: 
mais  au  moment  de  discuter  ma  rançon,  je  ne  veux  pas  quô 
vous  teniez  votre  position  pour  meilleure  qu'elle  n'est  ;  en 
me  prenant  au  piège,  vous  vous  y  êtes  pris  avec  moi.  Com- 
ment sortirez-vous  d'ici  ?  Voyez  les  grilles,  voyez  les  portes, 
voyez  ou  plutôt  devinez  les  sentinelles  qui  veillent  derrière 
ces  portes  et  ces  grilles,  les  soldats  qui  encombrent  ces 
cours,  et  composons.  Tenez,  je  vais  vo»«  montrer  que  je  suis 
loyal. 

—  Bon  1  pbnsa  d'Artagnan,  tenons-not^a  bien,  il  va  nou? 
jouer  un  tour. 

—  Je  vous  offrais  votre  liberté,  continua  le  ministre,  je 
vous  l'offre  encore.  En  voulez-vous?  Avant  une  heure  vous 
serez  découverts,  arrêtés,  forcés  de  me  tuer,  ce  qui  serait  un 
crime  horrible  et  tout  à  fait  indigne  de  loyaux  gentilshommes 
comme  vous. 

—  Il  a  raison,  pensa  Alhos. 

Et  comme  toute  raison  qui  passait  dans  celte  âme  oui 
T.  m.  ^^^ 


246  VINGT  ANS  APRÈS. 

n'avait  que  de  nobles  pensées,  sa  pensée  se  refléta  dans  ses 
yeux. 

—  Au-^si,  dit  d'Arlagnan  pour  corriger  l'espoir  qne  î'adhé- 
cion  tacite  d'Afhos  avait  douné  à  Mazarin,  ne  nous  porterons- 
nous  à  cette  viulence  qu'à  la  dernière  extrémité. 

—  Si  au  contraire,  continua  Mazarin,  vous  me  laissez  aller 
en  acceptant  votre  liberté... 

—  Comment,  interrompit  d'Artapnan,  voulez-vous  que 
nous  acceptions  notre  liberté,  puisque  vous  pouvez  nous  la 
reprendre,  vous  le  dites  vous-même,  cinq  minutes  après 
nous  l'avoir  donnée?  Et,  ajouta  d'Artagnan,  tel  que  je  vous 
connais,  Monseigneur,  vous  nous  la  reprendriez. 

—  Non,  fui  de  cardinal!...  Vous  ne  me  croyez  pas? 

—  Monseigneur,  je  ne  crois  pas  aux  cardinaux  qui  ne  soi. 
pas  prêtres. 

—  Eh  bien!  foi  de  ministre! 

—  Vous  ne  l'êtes  plus,  Monseigneur,  vous  êtes  prisonnier. 

—  Alors,  foi  de  Mazarin!  Je  le  suis  et  le  serai  toujours 
je  l'espère. 

—  Hum!  fit  d'Artagnan,  j'ai  entendu  parler  d'un  Mazari: 
<iui  avait  peu  de  religion  pour  ses  serments,  et  j'ai  peur  que 
ee  ne  soit  un  des  ancêtres  de  Votre  Éminence. 

—  Monsieur  d'Artagnnn,  dit  Mazarin,  vous  avez  beaucou, 
d'esprit,  et  je  suis  tout  à  fait  fâché  de  m'ètre  brouillé  avec 
vous. 

—  Monseigneur,  raccommodons-nous,  je  ne  demande  pn 
mieux. 

—  Eh  bien  !  dit  Mazarin,  si  je  vous  mets  en  sûreté  d'ur 
façon  évidente,  palpable?... 

—  Ah!  c'est  autre  chose,  dit  Porthos.^ 

—  Voyons,  dit  Athos. 

—  Voyons,  dit  d'Artagnan. 

—  D'abord,  acceptez-vous?  demanda  le  cardinal. 

—  Expliquez-nous  votre  plan.  Monseigneur,  et  nous  ver- 
rons. 

—  Faiies  attention  que  vous  êtes  enfermés,  pris. 

—  Vous  savez  bien,  Monseigneur,  dit  d'Artagnan,  çn'iî 
nous  reste  toujours  une  dernière  ressource. 

—  Laquelle? 


VlNGf  ANS  AFRËS.  247 

—  Celle  de  mourir  ensemble. 
Mazarin  îrissonaa. 

—  Tenez,  ail-ii,  au  bout  du  corridor  est  une  porte  dont 
j'ai  la  clef;  cette  porte  donne  dans  le  parc.  Partez  avec  cette 
clef.  Vous  êtes  alertes,  voua  êtes  vigoureux,  vous  êtes  ar- 
més. A  cent  pas,  en  tournant  à  gauche,  vous  rencantrerez  le 
mur  du  parc  ;  vous  le  franchirez,  et  en  trois  bonds  vous  se- 
rez sur  la  route  et  libres.  Maintenant  je  vous  connais  assez 
pour  savoir  que  si  l'on  vous  attaque,  ce  ne  sera  point  ue 
obstacle  à  votre  fuite. 

—  Ah!  pardieu!  Monseigneur,  dit  d'ArUignan,  à  la  bonne 
heure,  voilà  qui  est  parler.  Ouest  cette  clef  que  vous  vouiez 
bien  nous  offrir? 

—  La  voici. 

—  Ah  I  Monseigneur,  dit  d'Artagnan,  vous  nous  conduirez 
bien  vous-même  jusqu'à  cette  porte  ? 

—  Très-volontiers,  dit  le  ministre,  s'il  vous  faut  cela  pour 
vous  tranquilliser. 

Mazarin,  qui  n'espérait  pas  en  être  quitte  à  si  bon  mar- 
ché, se  dirigea  tout  radieux  vers  le  corridor  et  ouvrit  la 
porte. 

Elle  donnait  bien  sur  le  parc,  et  les  trois  fugitifs  s'en  aper- 
çurent au  vent  de  la  nuit  qui  s'engouffra  dans  le  corridor  et 
leur  fit  voler  la  neige  au  visage. 

—  Diable  1  diable  1  dit  d'Artagnan,  il  fait  une  nuit  horrible, 
Monseigneur.  Nous  ne  connaissons  pas  Iss  localiiés,  et  jamais 
nous  ne  trouverons  notre  chemin.  Puisque  Votie  Éminence 
a  tant  fait  que  de  venir  jusqu'ici,  quelques  pas  encore,  Mon- 
seigneur... conduisez-nous  au  mur. 

—  Soit,  dit  le  cardinal. 

Et  coupant  en  ligne  droite,  il  marcha  d'un  pas  rapide  vers 
là  mur,  au  pied  duquel  tous  quatre  furent  en  un  mstant. 

—  Êtes-vous  contents.  Messieurs?  demanda  Mazarin. 

—  Je  crois  bieni  nous  serions  difûcilesl  Peste  1  quel  hon- 
neur I  trois  pauvres  gentilshommes  escortés  par  un  prince  de 
"Église  1  Ah  I  à  propos.  Monseigneur,  vous  disiez  tout  à 
l'heure  que  nous  étions  braves,  alertes  et  armés? 

—  Oui. 

—  Vous  vous  trompe"  -.  il  n'y  a  d'armés  que  M.  du  ValloD 


248  VINGT  ANS  APRES. 

et  moi^  M.  le  comte  ne  l'est  pas,  et  si  nous  étions  rencontrés 
par  quelque  patrouille,  il  faut  que  nous  puissions  nous  dé- 
fendre. 

—  C'est  trop  juste. 

—  Mais  où  trouverons-nous  une  épéeî  demanda  Porthos 

—  Monseigneur,  dit  d'Artagnan,  prêtera  au  comte  la  F'.enne, 
qui  lui  est  inutile. 

—  Bien  volontiers,  dit  le  cardinal;  je  prierai  même  mon- 
sieur le  comte  de  vouloir  bien  la  garder  en  souvenir  de  moi. 

—  J'espère  que  voilà  qui  est  galant,  comte!  dit  d'Arta- 
gnan. 

--  Aussi,  répondit  Athos,  je  promets  à  Monseigneur  de  ne 
jamais  m'en  séparer. 

—  Bien,  dit  d'Artagnan,  échange  de  procédés,  comme  c'est 
touchant!  M'en  avez-vous  point  les  larmes  aux  yeux,  Por- 
thos? 

—  Oui,  dit  Porthos;  mais  je  ne  sais  si  c'est  cela  ou  si  c'est 
le  vent  qui  me  fait  pleurer.  Je  crois  que  c'est  le  vent. 

—  Maintenant  montez,  Athos,  fit  d'Artagnan,  et  faites  vite. 
Athos,  aidé  de  Porthos,  qui  l'enleva  comme  une  plume, 

nrriva  sur  le  perron. 

—  Maintenant  sautez,  Athos. 

Athos  sauta  et  disparut  de  l'autre  côté  du  mur. 

—  Êtes-vous  à  terre?  demanda  d'Artagnan. 

—  Oui. 

—  Sans  accident? 

—  Parfaitement  sain  et  sauf. 

—  Porthos,  observez  M.  le  cardinal  tandis  que  je  vais  mon- 
ter; non,  je  n'ai  pas  besoin  de  vous,  je  monterai  bien  tou^ 

eul.  Observez  M.  le  cardinal,  voilà  tout. 

—  J'observe,  dit  Porthos.  Eh  bien?... 

—  Vous  avez  raison,  c'est  plus  difScile  que  je  ne  croyais 
■>rètez-moi  votre  dos,  mais  sans  lâcher  M.  le  cardinal. 

—  Je  ne  le  lâche  pas. 

Porthos  prêta  son  dos  à  d'Artagnan,  qui  en  un  instant, 
:  àce  à  cet  appui,  fut  à  cheval  sur  le  couronnement  du  mui- 
Mazariii  affectait  de  rire. 

—  Y  èies-vous?  demanda  Porthos. 

—  Oui.  raou  ami,  et  maintenant... 


VINGT  ANS  APRÈS.  249 

—  Maintenant,  quoi? 

— ■  Blaintenant,  passez-moi  M.  le  cardinal,  et  au  momar" 
cri  qu'il  poussera,  étouffez-le. 

Mazarin  voulut  s'écrier;  mais  Porllios  l'étreignit  de  ses 
deux  mains  et  l'éle va  jusqu'à  d'Artagnan,  qui,  à  son  tour, 
le  saisit  au  collet  et  l'assit  près  de  lui.  Puis  d'-m  ton  mena-, 
çant  : 

— -  Monsieur,  sautez  à  l'instant  même  en  bas,  près  de  M.  do 
La  Fère,  ou  je  vous  tue,  foi  de  gentilliommel 

—  Monsou,  Monsou,  s'écria  Mazarin,  vous  manquez  à  la 
toi  promise. 

—  Jloil  Où  vous  ai-je  promis  quelque  chose,  Monsei- 
gneur? 

Mazarin  poussa  un  gémissement. 

—  Vous  êtes  libre  par  moi,  Monsieur,  dit-il,  votre  liberté 
c'était  ma  rançon. 

—  D'accord;  mais  la  ranr'on  de  cet  immense  trésor  enfoui 
dans  la  galerie  et  près  duquel  on  descend  en  poussant  un 
ressort  caclié  dans  la  muraille,  lequel  fait  tourner  une  caisse 
qui  en  tournant  découvre  un  escalier,  ne  faut-il  pas  aussi  en 
parler  un  peu,  dites,  Monseigneur? 

—  Jésous!  dit  Mazarin  presque  suffoque'  et  en  joignant  les 
mains,  Jésous  mon  Dioul  Je  suis  un  homme  perdu. 

Mais,  sans  s'arrêter  à  ses  plaintes,  d'Artagnan  le  prit  par 
dessous  le  bras  et  le  fit  glisser  doucement  aux  mains  d'Athos, 
qui  était  demeuré  impassible  au  bas  de  la  muraille. 

Alors,  se  retournant  vers  Pcrthos  : 

—  Prenez  ma  main,  dit  d'Artagnan:  je  me  tiens  au  mur. 
Porthos  fit  un  effort  qui  ébranla  la  muraille,  et  à  son  tour 

il  arriva  au  sommet. 

—  Je  n'avais  pas  compris  tout  à  fait,  dit-il,  mais  je  com- 
prends maintenant  :  c'est  très-drôle. 

—  Trouvez- vous?  dit  d'Artagnan;  tant  mieux!  Mais  pour 
que  ce  soit  drôle  jusqu'au  bout,  ne  perdons  pas  de  temps. 

Et  il  sauf  a  au  bas  dû  mur. 
Porthos  ^m  fit  autant. 

—  Accompagnez  M.  le  cardinal,  Messieurs,  dit  d'Arta^rrao, 
moi,  je  sonde  le  terrain. 

Le  Gascon  tira  son  épée  et  marcha  à  l'avant-garde. 


2S0  VINGT  ANS  APRÈS. 

--  Monseigneur,  dit-il,  par  où  faut-il  tourner  pour  gagner 
]a  grande  route?  Réfléchissez  Lien  avant  de  répondre;  car 
si  Voire  Étniiience  se  trompait,  cela  pourrait  avoir  de  graves 
iDConvéuieuts,  non-seulement  pour  nous,  mais  encore  pour 
elle. 

—  Longez  le  mur.  Monsieur,  dît  Mazarin,  et  vous  ne  ris- 
quez pas  de  vous  perdre. 

Les  trois  amis  doublèrent  le  pas,  mais  au  bout  de  quelques 
instants  ils  furent  obligés  de  ralentir  leur  marche;  quoiqu'il 
y  mit  toute  la  bonne  volonté  possible,  le  cardinal  ne  pouvait 
les  suivre. 

Tout  à  coup  d'Artagnan  se  heurta  à  quelque  chose  de  tiède 
qui  fit  un  mouvement. 

—  Tiens  !  un  cheval,  dit-il;  je  viens  de  trouver  un  cheval, 
Messieurs  I 

—  Et  moi  aussi  !  dit  Athos. 

—  Et  moi  aussi!  dit  Porihos,  qui,  fidèle  à  la  consigne,  te- 
nait toujours  le  cardinal  par  le  bras. 

—  Voilà  ce  qui  s'appelle  de  la  chance.  Monseigneur,  dit 
d'Artagnan,  juste  au  moment  où  Votre  Éminence  se  plaignait 
d'être  obligée  d'aller  à  pied... 

Mais  au  moment  où  il  prononçait  ces  mots,  un  canon  de 
pistolet  s'abaissa  sur  sa  poitrine;  il  entendit  ces  mots  pronon- 
cés gravement  : 

—  Touchez  pas  ! 

—  Grimaud  I  s'écria-î-il,  Grimaud  !  que  fais-tu  là?  Est-ce 
le  ciel  qui  t'envoie  ? 

—  Non,  Monsieur,  d:t  l'honnêie  domestique,  c'est  M.  Ara- 
r  is  qui  m'a  dit  de  garder  les  chevaux. 

—  Aramis  est  donc  ici? 

—  Oui,  Monsieur,  depuis  hier. 
-  Et  que  faites-vous? 

—  -Nous  guettons. 

--  Quoi!  Aramis  est  ici?  répéta  Athos. 

—  -  A  la  petite  porte  du  château.  C'était  là  son  poste. 

—  -  Voui  êtes  donc  nombreux? 
--  Nous  sommes  soixante. 

--  Fais-le  prévenir. 

—  A  l'instant  même.  Monsieur. 


VINGT  ANS  APRÈS.  2o[ 

Et  pensant  qne  personne  ne  ferait  mieux  la  commission 
que  lui,  Grimaud  partit  à  toutes  jambes,  tandis  que,  venant 
d'être  enfin  réunis,  les  trois  amis  attendaient. 

Il  n'y  avait  dans  tout  le  groupe  que  M.  de  Mazarin  qui  fut 
de  fort  mauvaise  humeur. 


XXXI 


GD  l'on  commence  A   CROIRE   QUE  PORTHOS  SERA  ENFIN  BJ^KON 
ET   D'ARTAGNAN  CAPITAIiNE. 

Au  bout  de  dix  minutes  Aramis  arriva  accompagné  de  Grv- 
maud  et  de  huit  ou  dix  gentilshommes.  Il  était  tout  radieux, 
et  se  jeta  au  cou  de  ses  amis. 

—  Vous  êtes  donc  libres,  frères!  libres  sans  mon  aide! 
je  n'aurai  donc  rien  pu  faire  pour  vous  maigre  tous  mes 
efforts  ! 

—  Ne  vous  désolez  pas,  cher  ami.  Ce  qui  est  différé  n'est 
pas  perdu.  Si  vous  n'avez  pas  pu  faire,  vous  ferez. 

—  J'avais  cependant  bien  pris  mes  mesures,  dit  Aramis. 
jai  obtenu  soixante  hommes  de  M.  le  coadjuteur  ;  vingt  gar- 
dent les  murs  du  parc,  vingt  la  route  de  Rueil  à  S;iini-Ger- 
main,  vingt  sont  disséminés  dans  les  bois.  J'ai  iniercepté 
ainsi,  et  grâce  à  ces  dispositions  stratégiques,  deux  courriers 
(le  Mazartn  à  la  reine. 

Mazarin  (iressa  les  oreilles. 

—  Mais,  dit  d'Ariagnan,  vous  les  avez  honnêtement,  jô 
l'espéra,  renvoyés  à  M.  le  cardinal? 

—  Abî  oui,  dit  Aramis,  c'est  bien  avec  lui  que  je  me  pi- 
querais C.B  semblable  délicatesse!  Dans  l'une  de  ces  dé- 
pêches, le  cardinal  déclare  à  la  reine  que  les  coffres  sont 
vides  e!  que  Sa  Majesté  n'a  plus  d'argent;  dans  l'autre,  il  an- 
nonce qu'il  va  faire  transporter  ses  prisonniers  à  iielun, 


■2o->  VLNG'i  ANS  APRÈS. 

Rueil  lie  lui  paraissant  pas  une  localité  assez  sûre.  Vouî 
comprenez,  cher  ami,  que  cette  dernière  lettre  m'a  donné 
bon  espoir.  Je  me  suis  embusqué  avec  mes  soixante  Iiomraes, 
j'ai  cerné  le  château,  j'ai  fait  préparer  des  chevaux  de  main 
que  j'ai  fonfiés  à  l'intelligent  Grimaud,  et  j'ai  attendu  votre 
sortie;  je  n'y  comptais  guère  que  pour  demain  matin,  et  je 
û'espérais  pas  vous  délivrer  sans  escarmouche.  Vous  êtes 
libres  ce  soir,  libres  sans  combat,  tant  mieux!  Comment  avez- 
vous  fait  pour  échapper  à  ce  pleutre  de  Mazarin?  vous  devez 
avoir  eu  fort  à  vous  en  plaindre. 

—  Mais  pas  trop,  dit  d'Artagnan. 

—  Vaiment! 

—  Je  dirai  même  plus,  nous  avons  eu  a  nous  louer  de  lui. 

—  Impossible! 

—  Si  fait,  en  vérité  :  c'est  grâce  à  lui  que  nous  sommes 
libres. 

—  Grâce  à  lui? 

—  Oui,  il  nous  a  fait  conduire  dans  l'orangerie  par  M.  Ber- 
aouin,  son  valet  de  chambre,  puis  de  là  nous  l'avons  suivi 
jusque  chez  le  comte  de  La  Fère.  Alors  il  nous  a  offert  de 
nous  rendre  notre  liberté,  nous  avons  accepté,  et  il  a  poussé 
la  complaisance  jusqu'à  nous  montrer  le  chemin  et  nous  con- 
duire au  mur  du  parc,  que  nous  venions  d'escalader  avec  le 
plus  grand  bonheur  quand  nous  avons  rencontré  Grimaud. 

—  Ah!  bien,  dit  Aramis,  voici  qui  me  raccommode  avec 
lui,  et  je  voudrais  qu'il  fût  là  pour  lui  dire  que  je  ne  le 
croyais  pas  capable  d'une  si  belle  action. 

—  Monseigneur,  dit  d'Artagnan  incapable  de  se  contenir 
plus  longtemps,  permettez  que  je  vous  présente  M.  le  che- 
valier d'Herblay,  qui  désire  offrir,  comme  vous  avez  pu  l'en- 
tendre, ses  félicitations  respectueuses  à  Votre  Éminence. 

Et  il  se  retira  démasquant  Mazarin  confus  aux  regards  effa- 
rés d'Aramis. 

—  Oh!  oh  !  fit  celui-ci,  le  cardinal?  Belle  prisel  Holà! 
holà!  amis!  les  chevaux!  les  chevaux! 

Quelques  cavaliers  accoururent. 

—  Pardieul  dit  Aramis,  j'aurai  donc  été  utile  à  quelque 
chose.  Monseigneur,  daigne  Votre  Éminence  recevoir  tous 
.'les  hommages!  Je  parie  que  c'est  co  saint  Christophe  da 


VINGT  ANS  APRES.  îo3 

Porthos  qui  a  encore  fait  ce  coup-là?  A  propos,  j'oubliais.. 
Et  il  donna  tout  bas  un  ordre  à  un  cavalier. 

—  Je  crois  qu'il  serait  prudent  de  partir,  dit  d'Artagnan. 

—  Oui,  mais  j'attends  quelqu'un...  un  ami  d'Athos. 

—  Un  ami?  dit  le  comte. 

—  Et  tenez,  le  voilà  qui  arrive  au  galop  à  travers  les  brous- 
sailles. 

—  Monsieur  le  comte t  monsieur  le  comte  !  cria  une  jeune 
¥Oix  qui  fit  tressaillir  Athos. 

—  Raoul  I  Raoul  I  s'écria  le  comte  de  La  Fère. 

Un  instant  le  jeune  homme  oublia  son  respect  habituel  :  ii 
se  jeta  au  cou  de  son  père. 

—  Voyez,  monsieur  le  cardinal,  n'eùt-ce  pas  été  dommage 
de  séparer  des  gens  qui  s'aiment  comme  nous  nous  aimons  ! 
Messieurs,  continua  Aramis  en  s'adressant  aux  cavaliers  qui 
se  réunissaient  plus  nombreux  à  chaque  instant,  Messieurs, 
entourez  Son  Éminence  pour  lui  faire  honneur  :  elle  veut 
bien  nous  accorder  la  faveur  de  sa  compagnie;  vous  lui  en 
serez  reconnaissants,  je  l'espère.  Porthos,  De  perdez  pas  de 
vue  Son  Éminence. 

Et  Aramis  se  réunit  à  d'Artagnan  et  à  Aihos,  qui  délibé- 
raient, et  délibéra  avec  eux. 

—  Allons,  dit  d'Artagnan  après  cinq  minutes  de  confé- 
rence, en  route! 

—  Et  où  allons-nous  ?  demanda  Porthos. 

—  Chez  vous,  cher  ami,  à  Pierrefonds;  votre  beau  château 
est  digne  d'offrir  son  hospitalité  seigneuriale  à  Son  Éminence 
Et  puis,  très-bien  situé  :  ni  trop  près  ni  trop  loin  de  Paris  ; 
on  pourra  de  là  établir  des  communications  faciles  avec  la 
capitale.  Venez,  Monseigneur,  vous  serez  la  comme  un  princ^ 
que  vous  êtes. 

—  Prince  déchu,  dit  piteusement  Mazarin. 

—  La  guerre  a  ses  chances,  Monseigneur,  répondit  Athos 
mais  soyez  assuré  que  nous  n'en  abuserons  point. 

—  Non,  mais  nous  en  userons,  dit  d'Artagnan. 

Tout  le  reste  de  la  nuit,  les  ravisseurs  coururent  avec  cette 
rapidité  infatigable  d'autrefois;  Mazarin,  sombre  et  pensif, 
se  laissait  entraîner  au  milieu  de  celte  course  de  fantômes. 

A  l'aube,  on  avait  fait  douze  lieues  d'une  seule  traite;  la 
T.  m.  15 


254  VINGT  Ai\S  APRÈS. 

moilié  de  l'escorte  était  harassée,  quelques  chevaux  icm- 
bèrent. 

—  Les  chevaux  d'aujourd'hui  ne  valent  plus  ceux  d'autre- 
fois, dit  Porlhos,  tout  dégénère. 

—  J'ai  envoyé  Grimaud  à  Dammartin,  dit  Aramis;  il  doit 
nous  ramener  cinq  chevaux  frais,  un  pour  Son  Éminence, 
quatre  pour  nous.  Le  principal  est  que  nous  ne  quittions  pas 
Monseigneur;  le  reste  de  l'escorte  nous  rejoindra  plus  tard  : 
une  fois  Saint-Denis  passé,  tous  n'avons  plus  rien  à  craindre. 

Grimaud  ramena  etîectivement  cinq  chevaux;  le  seigneur 
auquel  il  s'était  adressé,  étant  iin  ami  de  Porthos,  s'était  em- 
pressé, non  pas  de  les  vendre ,  comme  on  le  lui  avait  pro- 
posé, mais  de  les  offrir.  Dix  minutes  après,  l'escorte  s'arrêtait 
à  Ermenonville;  mais  les  quatre  amis  couraient  avec  une 
ardeur  nouvelle,  escortant  M.  de  Mazarin. 

A  midi  on  entrait  dans  l'avenue  du  château  de  Porthos. 

—  Ah  !  fit  Mousqueton  qui  était  placé  près  de  d'Artagnan 
(  l  qui  n'avait  pas  souflQé  un  seul  mot  pendant  toute  la  route; 
ail  I  vous  me  croirez  si  vous  voulez.  Monsieur,  mais  voilà  la 
première  fois  que  je  respire  depuis  mon  départ  de  Pierre- 
fonds. 

El  il  mit  son  cheval  au  gabp  pour  annoncer  aux  autres 
serviteurs  l'arrivée  de  M.  du  Vallon  et  de  ses  amis. 

—  Psous  sommes  quatre,  dit  d'Artagnan  à  ses  amis;  nous 
nous  relaye?ons  pour  garder  Monseigneur,  et  chacun  de  nous 
veillera  trois  heures.  Athos  va  visiter  le  château,  qu'il  s'agit 
de  rendre  imprenable  en  cas  de  siège,  Porthos  veillera  aux 
approvisionnements,  et  Aramis  aux  entrées  des  garnisons; 
c'est-à-dire  qu'Athos  sera  ingénieur  en  chef,  Porlhos  munj- 
lionnaire  général,  et  Aramis  gouverneur  de  la  place. 

En  attendant,  on  installa  Mazarm  dans  le  plus  bel  apparte- 
ment du  château. 

—  Messieurs,  dit-il  quand  cette  installation  fut  faite,  vous 
ne  comptez  pas,  je  présume,  me  garder  ici  longtemps  in- 
cognito? 

—  Non,  Monseigneur,  répondit  d'Artagnan,  et,  tont  au 
contraire,  comptons-nous  publier  Lien  vite  que  nous  too> 
tenons. 

—  Alors  on  TOUS  assiégera- 


VINGT  ANS  APRÈS.  255 

—  Nous  y  comptons  bien. 

—  Et  que  lerez-vous  ? 

—  Nous  nous  défendrons.  Si  feu  M.  le  cardinal  de  Riche- 
lieu vivait  encore,  il  vous  raconterait  une  certaine  histoire 
^.'un  bastion  Saint-Gervais,  où  nous  avons  tenu  à  nous  quatre, 
avec  nos  quatre  laquais  et  douze  morts,  contre  toute  une 
armée. 

—  Ces  pivoesses-là  se  font  une  fois,  Monsieur,  et  ne  se 
enouvellent  pas. 

—  Aussi,  aujourd'hui,  n'aurons-nous  pas  besoin  d'être  si 
ûéroïques  :  demain  l'armée  parisienne  sera  prévenue,  après- 
demain,  elle  sera  ici.  La  bataille,  au  lieu  de  se  livrer  à  Saint- 
Denis  ou  à  Charenton,  se  livrera  donc  vers  Compiègne  ou 
Villers-Colierets. 

—  Monsieur  le  Prince  vous  battra,  comme  il  vous  a  tou- 
jours battus. 

—  C'est  possible.  Monseigneur;  mais  avant  la  bataille 
nous  ferons  Hier  Votre  Éminence  sur  un  autre  château  de 
noire  ami  du  Vallon,  et  il  en  a  trois  comme  celui-ci.  Nous 
ne  voulons  pas  exposer  Votre  Éminence  aux  hasards  de  la 
guerre. 

—  Allons,  dit  Mazarin,  je  vois  qu'il  faudra  capituler. 

—  Avant  le  siège? 

—  Oui,  les  conditions  seront  peut-être  meilleures. 

—  Ah  I  iMonseigneur,  pour  ce  qui  est  des  conditions,  vous 
\ errez  comme  nous  sommes  raisonnables. 

—  Voyons,  quelles  sont-elles,  vos  conditions? 

—  Reposez-vous  d'abord,  Monseigneur,  et  nous,  nous 
allons  réfléchir. 

—  Je  n'ai  pas  besoin  de  repos.  Messieurs,  j'ai  besoin  de 
savoir  si  je  suis  enlre  des  mains  amies  ou  ennemies. 

—  Amies,  Monseigneur,  amies  ! 

—  Eh  bien,  alors,  diies-moi  tout  de  suite  ce  que  vous  vou- 
lez, afin  que  je  voie  si  un  arrangement  est  possible  entre 
nous.  Parlez,  monsieur  le  comte  de  La  Fère. 

—  Monseigneur,  dit  Athos,  je  n'ai  rien  à  demander  pour 
moi  et  j'aurais  trop  à  demander  pour  la  France.  Je  me  récuse 
donc  et  passe  la  parole  à  M.  ie  chevalier  d'Herblay. 

Et  Alhos,  s'inclinant,  fit  un  pas  en  arrière  et  demeura  dd- 


j&56  VINGT  ANS  APRÈS. 

bout  «ppuyé  contre  la  cheminée  en  simple  spectateur  de  /a 
conférence. 

—  Parlez  donc,  monsieur  le  chevalier  d'Herblay,  dit  le 
cardinal.  Que  désirez-vous?  Pas  d'ambages,  pas  d'ambiguï- 
tés. Soyez  clair,  court  et  précis. 

—  Moi,  Monseigneur,  je  jouerai  cartes  sur  table. 

—  Abattez  donc  votre  jeu. 

—  J'ai  dans  ma  poche,  dit  Aramis,  le  programme  des  con- 
flitions  qu'est  venue  vous  imposer  avant-hier  à  Saint-Ger- 
main la  députation  dont  je  faisais  partie.  Respectons  d'abord 
les  droits  anciens;  les  demandes  qui  seront  portées  au  pro- 
gramme seront  accordées. 

—  Nous  étions  presque  d'accord  sur  celles-là,  dilMazarin, 
passons  donc  aux  conditions  particulières. 

—  Vous  croyez  donc  qu'il  y  en  aura?  dit  en  souriant 
Aramis. 

—  Je  crois  que  vous  n'aurez  pas  tous  le  même  désintéres- 
sement que  M.  le  comte  de  La  Fère,  dit  Mazarin  ça  se  re- 
tournant vers  Athos  et  en  le  saluant. 

—  Ah!  Monseigneur,  vous  avez  raison,  dit  Aramis,  et  je 
mis  heureux  de  voir  que  vous  rendez  enfin  justice  au  comte. 
H.  de  La  Fère  est  un  esprit  supérieur  qui  plane  au-dessus 
lies  désirs  vulgaires  et  des  passions  humaines  ;  c'est  une  âme 
antique  et  fière.  M.  le  comte  est  un  homme  à  part.  Vous  avez 
raison.  Monseigneur,  nous  ne  le  valons  pas,  et  nous  sommes 
les  premiers  à  le  confesser  avec  vous. 

—  Aramis,  dit  Athos,  raillez-vous  ? 

—  Non,  mon  cher  comte,  non,  je  dis  ce  que  nous  pensons 
et  ce  que  pensent  tous  ceux  qui  vous  connaissent.  Mais  vous 
avez  raison,  ce  n'est  pas  de  vous  qu'il  s'agit,  c'est  de  Mon- 
seigneur et  de  son  indigne  serviteur  le  chevalier  d'Herblay. 

—  Eh  bien!  que  désirez-vous.  Monsieur,  outre  les  condi- 
tions générales  sur  lesquelles  nous  reviendrons? 

—  Je  désire,  Monseigneur,  qu'on  donne  la  Normandie  à 
madame  dfe  longueville,  avec  l'absolution  pleine  et  entière, 
et  cinq^cenl  mille  livres.  Je  désire  que  Sa  Majesté  le  roi 
daigne  être  le  parrain  du  fils  dont  elle  vient  d'accoucher; 
puis  que  Monseigneur,  après  avoir  assisté  au  baptême,  aille 
présenter  ses  hommages  à  notre  saint-père  le  pape. 


VliNGT  ANS  APRES.  257 

—  C'pst-à-dire  que  vous  voulez  que  je  me  démette  de 
mes  fondions  de  ministre,  que  je  quitte  la  France,  que  je 
m'exile? 

—  Je  veux  que  Monseieneur  soit  pape  à  la  première  va- 
rince,  me  réservant  alors  de  lui  demander  des  indulgences 
plénières  pour  moi  et  mes  amis. 

Mazarin  fit  une  grimace  intraduisible. 

—  Et  vous,  Monsieur?  demanda-t-il  à  d'Artagnan. 

—  Moi,  Monseigneur,  dit  le  Gascon,  je  suis  en  tout  poin? 
(la  même  avis  que  M.  le  chevalier  d'Herblay,  excepté  sur  le 
I  emier  article,  sur  lequel  je  diffère  entièrement  de  lai.  Loin 
de  vouloir  que  Monseigneur  quitte  la  France,  je  veux  qu'il 
demeure  à  Paris;  loin  de  désirer  qu'il  devienne  pape,  je  dé- 
sire qu'il  deiiiPiire  premier  ministre,  car  Monseigneur  est 
UD  grand  politique.  Je  tâcherai  même,  autant  qu'il  dépen- 
dra de  moi,  qu'il  ait  le  dé  sur  la  Fronde  tout  entière;  mais  à 
la  condition  qu'il  se  souviendra  quelque  peu  des  fidèles  ser- 
viteurs du  roi,  et  qu'il  donnera  la  première  compagnie  de 
mousquetaires  à  quelqu'un  que  je  désignerai.  Et  vous,  du 
Vallon? 

—  Oui,  à  votre  tour.  Monsieur,  dit  Mazarin,  parlez. 

—  Moi,  dit  Porthos,  je  voudrais  que  monsieur  le  cardinal, 
pour  honorer  ma  maison  qui  lui  a  donné  asile,  voulût  bien, 
fu  mémoire  de  cette  aventure,  ériger  ma  terre  en  baronnie, 
avec  promesse  de  l'ordre  pour  un  de  mes  amis  à  la  pre- 
mière promotion  que  fera  Sa  Majesté. 

—  Vous  savez.  Monsieur,  que  pour  recevoir  l'ordre  il  faut 
faire  des  preuves. 

—  Cet  ami  les  fera.  D'ailleurs,  s'il  le  fallait  absolument. 
Monseigneur  lui  dirait  comment  on  évite  cette  formaiité. 

Mazarin  se  mordit  les  lèvres;  le  coup  était  direct,  et  il  re- 
prit assez  sèchement  : 

—  Tout  cela  se  concilie  fort  mal,  ce  me  semblp.  Messieurs  ; 
car  si  je  satisfais  les  uns,  je  mécontente  nécessairement  les 
autres.  Si  je  reste  à  Paris,  je  ne  puis  aller  à  Rome,  si  je  de- 
viens pape,  je  ne  puis  rester  ministre,  et  si  je  ne  suis  pas  mi- 
nistre, je  ne  puis  pas  faire  M.  d'Artagnan  capitaine  et  M.  du 
Vallon  baron. 

—  C'est  vrai,  dit  Aramis.  Aussi,  comme  je  fais  minorité. 


258  VIxNGT  ANS  APRES. 

je  ret.re  ma  proposition  en  ce  qui  est  du  voyage  de  Rome  et 
de  la  (iémission  de  Monseigneur. 

—  Je  demeure  donc  minisire?  dit  Mazarin. 

—  Vous  (Jeme  rez  ministre,  c'est  entendu,  Monseigneur, 
ditd'Aitagnan;  la  France  a  besoin  de  vous. 

—  Et  moi  je  me  désiste  de  mes  prétentions,  reprit  Aramis. 
Son  Eminence  restera  premier  ministre,  et  même  favori  de 
Sa  Majesté,  si  elle  veut  m'accorder,  à  moi  et  à  mes  amis,  ce 
que  nous  temandons  pour  la  France  et  pour  nous. 

—  Occupez-vous  de  vous,  Messieurs,  et  laissez  la  France 
s'arranger  avec  moi  comme  elle  l'entendra,  dit  Mazarin. 

—  Non  pas!  non  pasi  reprit  Aramis,  il  faat  un  traité  aux 
frondeurs,  et  Votre  Eminence  voudra  bien  le  rédiger  et  le 
signer  devant  nous,  en  s'engageant  par  le  même  traité  à  ob- 
tenir la  ratiiicaiion  de  la  reine. 

—  Je  ne  puis  répondre  que  de  moi,  dit  Mazarin,  je  ne  puis 
répondre  de  la  reine.  Et  si  Sa  Majesté  refuse? 

-—  Ohl  dit  d'Artagnan,  Monseigneur  sait  bien  que  Sa  Ma- 
jesté n'a  rien  à  lui  refuser. 

—  Tenez,  Monseigneur,  dit  Aramis,  voici  le  traité  proposé 
par  la  députalion  des  frondeurs;  plaise  à  Votre  Eminence  de 
le  lire  et  de  l'examiner, 

—  Je  le  connais,  dit  Mazarin. 

—  Alors  signez-le  donc. 

—  Réfléchissez,  Messieurs,  qu'une  signature  donnée  dans 
les  circonstances  où  nous  sommes  pourrait  être  censidérée 
comme  arrachée  par  la  violence. 

—  Monseigneur  sera  là  pour  dire  qu'elle  a  été  donnée  vo- 
lontairement. 

—  Mais  enfin,  si  je  refuse? 

—  Alors,  Monseigneur,  dit  d'Artagnan,  Votre  Eminence 
ce  pourra  s'en  prendre  qu'à  elle  des  conséquences  de  son 
refus. 

—  Vous  oseriez  porter  la  main  sur  un  cardinal? 

—  Vous  l'ave^;  bien  portée,  Monseigneur,  sur  des  mous- 
quetaires de  Sa  Majesté  ! 

—  La  reine  me  vengera.  Messieurs! 

Je  n'en  crois  rien,  quoique  je  ne  pense  pas  que  la  bonne 

envie  lui  en  manque;  mais  nous  irons  à  Paris  avec  Votre 


VINGT  ANS  APRES.  srg 

Êminence,  et  les  Parisiens  sont  gens  à  nous  défendre... 

—  Comme  on  doit  être  inquiet  en  ce  moment  à  Rueil  et  à 
Saint-Germain  I  dit  Aramis;  comme  on  doit  se  demander  où 
ost  le  cardinal,  ce  qu'est  devenu  le  ministre,  où  est  passé  le 
favori  I  comme  on  doit  chercher  Monseigneur  dans  tous  les 
coins  et  recoins!  comme  on  doit  faire  des  comm.entaires,  et 
si  la  Fronde  ^ait  la  disparition  de  Monseigneur,  comme  la 
Fronae  doit  triompher! 

^-  C'est  affreux  !  murmura  Mazarin. 

—  Signez  donc  le  traité,  Monseigneur,  dit  Aramis. 

—  Mais  si  je  le  signe  et  que  la  reine  refuse  de  le  ratifier? 

—  Je  me  charge  d'aller  voir  Sa  Majesté,  dit  d'Artagnan,  et 
d'obtenir  sa  signature. 

—  Prenez  garde,  dit  Mazarin,  de  ne  pas  recevoir  à  Saint- 
Germain  l'accueil  que  vous  croyez  avoir  le  droit  d'attendre. 

—  Ah  bah!  dit  d'Artagnan, .je  m'arrangerai  de  manière  à 
être  le  bienvenu;  je  sais  un  moyen. 

—  Lequel? 

—  Je  porterai  à  Sa  Majesté  la  lettre  par  laquelle  Monsei- 
gneur lui  annonce  le  complet  épuisement  des  finances. 

—  Ensuite?  dit  Mazarin  pâlissant. 

—  Ensuite,  quand  je  verrai  Sa  Majesté  au  comble  de  l'em- 
barras, je  la  mènerai  à  Rueil,  je  la  ferai  entrer  dans  l'orange- 
rie, et  je  lui  indiquerai  certain  ressort  qui  fait  mouvoir  une 
caisse. 

—  Assez,  Monsieur,  murmura  le  cardinal,  assez!  Où  cstb 
traité? 

—  Le  voici,  dit  Aramis. 

—  Vous  voyez  que  nous  sommes  généreux,  dit  d'Artagnan, 
car  nous  pouvions  faire  bien  des  choses  avec  un  pareil  secret. 

—  Donc,  signez,  dit  Aramis  en  lui  présentant  la  plume. 
Mazarin  se  leva,  se  promena  quelques  instants,  plutôt  rê- 
veur ou'abaltu.  Puis  s'arrêîant  tout  à  coup  : 

—  Et  quand  j'aurai  signé,  Messieurs,  quelle  sera  ma  ga- 
rantie? 

—  IMo  parcîe  d'honnenr,  Monsieur,  dit  Athos. 

Mazac  .n  tressaillit,  se  retourna  vers  le  comte  de  La  Fère, 
examina  un  instant  ce  visage  noble  et  loyal,  et  prenant  îa 
Dlume  : 


«.GO  VINGT  ANS  APRÈS. 

—  Cela  me  sufïït,  monsieur  !e  comte,  diMl. 
Et  il  signa. 

—  Et  maintenant,  monsieur  d'Artagnan,  ajouta-t-il,  prépa- 
rez-vous à  partir  pour  Saint-Germain  et  à  porter  une  lettre 
ds  moi  à  la  reine. 


xxxn 


COMME    QUOI    AVEC    UNE    PLUME   ET    fNE    MENACE   ON   FAIT    PLUS 
VITE   ET   MIEUX   QU'aVEC   L'ÉPÉE   ET   DD   DÉVOUEMENT. 


D'Artagnan  connaissait  sa  mythologie  :  il  savait  que  l'oc- 
casion n'a  qu'une  touffe  de  cheveux  par  laquelle  on  puisse 
\a  saisir,  et  il  n'était  pas  homme  à  la  laisser  passer  sans  l'ar- 
rêter par  le  toupet.  Il  organisa  un  système  de  voyage  prompt 
il  sûr  en  envoyant  d'avance  des  chevaux  de  relais  à  Chan- 
tilly, de  façon  qu'il  pouvait  être  à  Paris  en  cinq  ou  six  heures. 
Mais  avant  de  partir,  il  réfléchit  que,  pour  un  garçon  d'es- 
prit et  d'expérience,  c'était  une  singulière  position  que  de 
marcher  à  l'incertain  ^n  laissant  le  certain  derrière  soi. 

—  En  effet,  se  dit-ilau  moment  de  monter  à  cheval  pour 
remplir  sa  dangereuse  mission,  Alhos  est  un  héros  de  roman 
pour  la  générosité;  Porlhos,  une  nature  excellente,  mais  fa- 
cile à  influencer;  Aramis,  un  visage  hiéroglyphique,  c'est-à- 
dire  toujours  illisible.  Que  produiront  ces  trois  éléments 
quand  je  ne  serai  plus  là  pour  les  relier  entre  eux?...  la  dé- 
livrance du  cardinal  peut-être.  Or,  la  délivrance  du  cardi- 
nal, c'est  la  ruine  de  nos  espérances,  et  nos  espérances  son» 
jusqu'à  présent  l'unique  récompense  de  vingt  ans  de  travaux 
près  desquels  ceux  d'Hercule  sont  des  œuvres  de  pygmée. 

.1  alla  trouver  Aramis. 

—  Vous  êtes,  vous,  mon  cher  chevalier  d'Herblay,  lu 
dit-il,  la  Fronde  incarnée.  Méfiez-vous  donc  d'Athos,  qui  n 


VINGT  ANS  APRÈS.  261 

reut  faire  les  affaires  de  personne,  pas  même  les  siennes.  Mè- 
Qez-vous  surtout  de  Porlhos,  qui  pour  plaire  au  comte,  qu'il 
regarde  comme  la  Divinité  sur  la  terre,  l'aidera  à  faire  éva- 
der Mazarin,  si  Mazarin  a  seulement  l'esprit  de  pleurer  ou  de 
faire  de  la  chevalerie 
Aramis  sourit  de  son  sourire  fin  et  résolu  à  la  fois. 

—  Ne  craignez  rien,  dit-il,  j'ai  mes  conditions  à  poser.  Je 
ne  travaille  pas  pour  moi,  mais  pour  les  autres,  i',  faut  que 
ma  petite  ambition  aboutisse  au  profit  de  qui  de  droit. 

—  Bon,  pensa  d'Artagnan,  de  ce  côté  je  suis  tranquille. 
Il  serra  la  main  d'Aramis  et  alla  trouver  Porthos. 

—  Ami,  lui  dit-il,  vous  avez  tant  travaillé  avec  moi  à 
édifier  notre  fortune,  qu'au  moment  où  nous  sommes  sur  le 
point  de  recueillir  le  fruit  de  nos  travaux,  ce  serait  une  du- 
perie ridicule  à  vous  que  de  vous  laisser  dominer  par  Ara- 
mis, dont  vous  connaissez  la  finesse,  finesse  qui,  nous  pou- 
vons le  dire  entre  nous,  n'est  pas  toujours  exempte  d'égoïsme  ; 
ou  par  Alhos ,  homme  noble  et  désintéressé ,  mais  aussi 
homme  blasé,  qui,  ne  désirant  plus  rien  pour  lui-môme,  ne 
comprend  pas  que  les  autres  aient  des  désirs.  Que  diriez- 
vous  si  l'un  ou  l'autre  de  nos  deux  amis  vous  proposait  de 
laisser  aller  Mazarin? 

—  Mais  je  dirais  que  nous  avons  eu  trop  de  mal  à  le  prendre 
pour  le  lâcher  ainsi. 

—  Bravo,  Porthos,  et  vous  auriez  raison,  mon  ami;  car 
avec  lui  vous  lâcheriez  votre  baronnie,  que  vous  tenez  entre 
vos  mains;  sans  compter  qu'une  fois  hors  d'ici  Mazarin  vous 
ferait  pendre. 

—  Bon!  vous  croyez? 

—  J'en  suis  sûr. 

—  Alors  je  tuerais  plutôt  tout  que  de  le  laisser  échapper. 

—  Et  vous  auriez  raison.  Il  ne  s'agit  pas,  vous  comprenez, 
quand  nous  avons  cru  faire  nos  affaires,  d'avoir  fait  celle* 
des  frondeurs,  qui  d'ailleurs  n'entendent  pas  les  questions 
politiques  comme  nous,  qui  sommes  de  vieux  soldats. 

—  N'ayez  pas  peur,  cher  ami,  dit  Porthos;  je  vous  re- 
garde par  la  fenêtre  monter  à  cheval,  je  vous  suis  des  yeux 
jusqu'à  ce  que  vous  ayez  disparu,  puis  'e  reviens  m'instal- 
1er  à  la  porte  du  cardinal,  à  une  porte  vitrée  qui  donne  dans 

T.  III.  15. 


Ê6Î  VINGT  ANS  APRÈS. 

a  chambre.  De  )à  je  verrai  tout,  et  au  moindre  geste  suspect 
j'extermine. 

—  Bravo  !  Densa  d'Artagnan,  de  ce  côté,  je  crois,  le  car- 
linal  sera  bien  gardé. 

El  il  serra  la  main  du  seigneur  de  Pierrefonds  et  alla  trou- 
ver Athos. 

—  Mon  cher  Atlios,  dit-il,  je  pars.  Je  n'ai  qu'une  chose  à 
vous  dire  :  vous  connaissez  Anne  d'Autriche,  la  captivité 
de  M.  de  Mazarin  garantit  seule  ma  vie  ;  si  vous  le  lâchez, 
je  suis  mort. 

—  Il  ne  me  fallait  rien  moins  qu'une  telle  considération 
mon  cher  d'Artagnan,  pour  me  décider  à  faire  le  métier  de 
geôlier.  Je  vous  donne  ma  parole  que  vous  retrouverez  le 
cardinal  où  vous  le  laissez- 

—  Voilà  qui  me  rassure  plus  que  toutes  les  signatures 
royales,  pensa  d'Artagnan,  Maintenant  que  j'ai  la  parole  d'A- 
Ihos,  je  puis  partir. 

D'Artagnan  partit  effectivement  seul,  sans  autre  escorte 
que  son  épée  et  avec  un  simple  laissez-passer  de  Mazarin 
pour  parvenir  près  de  la  reine. 

Six  heures  après  son  départ  de  Pierrefonds,  il  était  à  Saint- 
Germain. 

La  disparition  de  Mazarin  était  encore  ignorée;  Anne  d'At:* 
triche  seule  la  savait  et  cachait  son  inquiétude  à  ses  pltis 
intimes.  On  avait  retrouvé  dans  la  chamhre  de  d'Artagnan  eî 
de  Porthos  les  deux  soldats  garrottés  et  bâillonnés.  On  leuî 
avait  immédiatement  rendu  l'usage  des  membres  et  de  la  pa- 
role; mais  ils  n'avaient  rien  autre  chose  à  dire  que  ce  qu'ils 
savaient,  c'est-à-dire  comme  ils  avaient  été  harponnés,  liés 
et  dépouillés.  Mais  de  ce  qu'avaient  fait  Porthos  et  d'Arta- 
gnan une  fois  sortis  par  où  les  soldats  étaient  entrés,  c'est  ce 
dont  ils  étaient  aussi  ignorants  que  tous  les  habitants  du 
château. 

Bernouin  seul  en  savait  un  peu  plus  que  les  autres.  Ber- 
nouin,  ne  voyant  pas  revenir  son  maître  et  entendant  son- 
ner minuit,  avait  pris  sur  lui  de  pénétrer  dans  l'orangerie. 
La  première  porte,  barricadée  avec  les  meubles,  lui  avaiî 
déjà  donné  que'.qu'^.s  soupçons;  mais  cependant  il  n'avait 
voulu  faire  part  ae  ses  soupçons  à  personne,  et  avait  pa- 


VLNlir  ANS  APRÈS.  263 

îiemnient  Jrayv,  son  passage  au  milieu  de  tout  ce  de'ménage- 
ment.  Puis  il  ét<iit  arrivé  au  corridor,  dont  il  avait  trouvé 
toutes  les  portes  ouvertes.  11  en  était  de  même  de  la  porte 
delà  chambre  d'Alhos  et  de  celle  du  parc.  Arrivé  là,  il  lui 
fat  facile  de  suivre  les  pas  sur  la  neige.  Il  vit  que  ces  pas 
aboulissaieov  au  mur  ;  de  l'autre  côté,  il  retrouva  la  même 
trace,  puis  des  piétinements  de  chevaux,  puis  le?  vestiges 
d'une  troupe  de  cavalerie  tout  entière  qui  s'était  éloignée 
dans  la  direction  d'Enghien.  Dès  lors  il  n'avait  plus  conservé 
aucun  doute  que  le  cardinal  élit  été  enlevé  par  les  trois  pri- 
sonniers, puisque  les  prisonniers  étaient  disparus  avec  lui, 
et  il  avait  couru  à  Saint-Germain  pour  prévenir  la  reine  de 
cette  disparition. 

Anne  d'Autriche  lui  avait  recommandé  le  silence,  et  Ber- 
nouin  l'avait  scrupuleusement  gardé  ;  seulement  elle  avait 
fait  prévenir  M.  le  Prince,  auquel  elle  avait  tout  dit,  et  M.  le 
Prince  avait,  aussitôt  mis  en  campagne  cinq  ou  six  cents  ca- 
valiers, avec  ordre  de  fouiller  tous  les  environs  et  de  rame- 
ner à  Saint-Germain  toute  troupe  suspecte  qui  s'éloignerait 
de  Rueil,  dans  quelque  direction  que  ce  fût. 

Or,  comme  d'Artagnan  ne  formait  pis  une  troupe,  puisqu'il 
était  seul,  puisqu'il  ne  s'éloignait  pas  de  Rueil,  puisqu'il 
allait  à  Saint-Germain,  personne  ne  ût  attention  à  lui,  et  son 
voyage  ne  fut  aucunement  entravé. 

En  entrant  dans  la  cour  du  vieux  château,  la  première  per- 
sonne que  vit  notre  ambassadeur  fut  maître  Bernouin  en 
personne,  qui,  debout  sur  le  seuil,  attendait  des  nouvelle - 
de  son  maître  disparu. 

A  la  vue  de  d'Artagnan,  qui  entrait  à  cheval  dans  la  cour 
d'honneur,  Bernouin  se  frotta  les  yeux  et  crut  se  tromper. 
Mais  d'Artagnan  lui  fit  de  la  tête  un  petit  signe  amical,  mit 
pied  à  terre,  et,  jetant  la  bride  de  son  cheval  au  bras  d'un 
laquais  qui  passait,  il  s'avança  vers  le  valet  de  chambre, 
qu'il  aborda  le  sourire  sur  les  lèvres. 

—  Monsieur  d'Artagnan  !  s'écria  celui-ci  pareil  à  un  homme 
qui  a  le  cauchemar  et  qui  parle  en  dormant;  monsieur  d'Ar- 
tagnan! 

—  Lui-même,  monsieur  Bernouin. 

—  Et  que  venez-vous  faire  ici? 


264  VINGT  ANS  APRES. 

—  Apporter  des  nouvelles  de  RI.  de  Mazarin,  el  des  plus 
fraîches  même. 

—  £t  qu'est-il  donc  devenu? 

—  Il  se  porte  comme  vous  et  moi. 

—  11  ne  lui  est  donc  rien  arrivé  de  fâcheux? 

—  Rien  absolument.  Il  a  seulement  éprouvé  le  besoin  dp 
faire  une  course  dans  l'Ile-de-France,  et  nous  a  priés,  M.  ]f' 
comte  de  La  Fère,  M.  du  Vallon  et  moi,  de  l'accompagner. 
Nous  étions  trop  ses  serviteurs  pour  lui  refuser  une  pareille 
demande.  Nous  sommes  partis  hier  soir,  et  nous  voilà. 

—  Vous  voilà. 

—  Son  Éminence  avait  quelque  chose  à  faire  dire  à  Sa 
Majesté,  quelque  chose  de  secret  et  d'intime,  une  mission 
qui  ne  pouvait  être  confiée  qu'à  un  homme  sûr,  de  sorte 
qu'elle  m'a  envoyé  à  Saint-Germain.  Ainsi  donc,  mon  cher 
monsieur  Bernouin,  si  vous  voulez  faire  quelque  chose  qui 
soit  agréable  à  votre  maître,  prévenez  Sa  Majesté  que  j'arrive 
et  dites-lui  dans  quel  but. 

Qu'il  parlât  sérieusement  ou  que  son  discours  ne  fût  qu'une 
plaisanterie,  comme  il  était  évident  que  d'Artagnan  était, 
dans  les  circonstances  présentes,  le  seul  homme  qui  pût  ti- 
rer Anne  d'Autriche  d'inquiétude,  Bernouin  ne  fit  aucune 
difQcullé  d'aller  la  prévenir  de  cette  singulière  ambassade, 
et  comme  il  l'avait  prévu,  la  reine  lui  donna  l'ordre  d'intro- 
duire à  l'instant  même  M.  d'Artagnan. 

D'Artagnan  s'approcha  de  sa  souveraine  avec  toutes  les 
marques  du  plus  profond  respect. 

Arrivé  à  trois  pas  d'elle,  il  mit  un  genou  en  terre  et  lui 
présenta  la  lettre. 

C'était,  comme  nous  l'avons  dit,  une  simple  lettre,  moitié 
d'introduction,  moitié  de  créance.  La  reine  la  lut,  reconnut 
parfaitement  l'écriture  du  cardinal,  quoiqu'elle  fût  un  peu 
iremblée  ;  et  comme  cette  lettre  ne  lui  disait  rien  de  ce  qui 
s'était  passé,  elle  demanda  des  détails. 

D'Artagnan  lui  raconta  tout  avec  cet  air  naïf  et  simple 
qu'il  savait  si  bien  prendre  dans  certaines  circonstances. 

La  reine,  à  mesure  qu'il  parlait,  le  regardait  avec  un  éton- 
neraent  progressif;  elle  ne  comprenait  pas  qu'un  homme  osât 
concevoir  une  telle  entreprise,  et  encore  moins  qu'il  eût 


VINGT  ANS  APRÈS.  265 

l'audace  de  la  raconter  à  celle  dont  l'intérêt  et  presque  le 
devoir  était  de  la  punir. 

—  Comment,  Monsieur  i  s'écria,  quand  d'Artagnan  eut  ter- 
miné son  récit,  la  reine  rouge  d'indignation,  vous  osez  m'a- 
vouer  votre  crime!  me  raconter  votre  trahison I 

—  Pardon,  Madame,  mais  il  me  semble,  ou  que  je  me  suis 
raal  expliqué,  ou  que  Votre  Majesté  m'a  mal  compris  ;  il  n'y 
^là-dedans  ni  crime  ni  trahison.  M.  de  Mazarin  nous  tenait 
en  prison,  M.  du  Vallon  et  moi,  parce  que  nous  n'avons  pu 
croire  qu'il  nous  ait  envoyés  en  Angleterre  pour  voir  tran- 
quillement couper  le  cou  au  roi  Charles  1*',  le  beau-frère  da 
feu  roi  votre  mari,  l'époux  de  madame  Henriette,  votre  sœuï 
et  votre  hôte,  et  que  nous  avons  fait  tout  ce  que  nous  avons  pu 
pour  sauver  te  vie  du  martyr  royal.  Nous  étions  donc  convain- 
cus, mon  ami  et  moi,  qu'il  y  avait  là-dessous  quelque  erreur 
dont  nous  étions  victimes,  et  qu'une  explication  entre  nous 
et  Son  Éminence  était  nécessaire.  Or,  pour  qu'une  explica- 
tion porte  ses  fruits,  il  faut  qu'elle  se  fasse  tranquillement, 
loin  du  bruit  des  importuns.  Nous  avons,  en  conséquence, 
emmené  M.  le  cardinal  dans  le  château  de  mon  ami,  et  là 
nous  nous  sommes  expliqués.  Eh  bien!  Madame,  ce  que 
nous  avions  prévu  est  arrivé,  il  y  avait  erreur.  M.  de  Maza- 
rin avait  pensé  que  nous  avions  servi  le  général  Cromweil, 
an  lieu  d'avoir  servi  le  roi  Charles,  ce  qui  eût  été  une  honte 
qui  eût  rejailli  de  nous  à  lui,  de  lui  à  Votre  Majesté;  une  lâ- 
cheté qui  eût  taché  à  sa  tige  la  royauté  de  votre  illustre  fils. 
Or,  nous  lai  avons  donné  la  preuve  du  contraire,  et  cette 
preuve,  nous  sommes  prêts  à  la  donner  à  Votre  Majesté  elle- 
même,  en  en  appelant  à  l'auguste  veuve  qui  pleure  dans  ce 
Louvre  où  l'a  logée  votre  royale  munificence.  Cette  preuve 
l'a  si  bien  satisfait,  qu'en  signe  de  satisfaction  il  m'a  envoyé, 
comme  Votre  Majesté  peut  le  voir,  pour  causer  avec  elle  des 
réparations  naturellement  dues  à  des  gentilshommes  mal  ap- 
préciés et  persécutés  à  tort. 

—  Je  vous  écoute  et  vous  admire.  Monsieur,  dit  Anne 
d'Autriche.  En  vérité,  j'ai  rarement  vu  un  pareil  excès  d'im- 
pudence, 

— Allons,  dit  d'Artagnan,  voici  Votre  Majesté  qui,  à  son  tour, 
se  trompe  sur  nos  intentions  comme  avait  fait  M.  de  Mazarin. 


256  VINGT  ANS  APRÈS. 

—  Vous  êtes  dans  l'erreur,  Monsieur,  dit  la  reine,  et  j^ 
me  trompe  si  peu,  que  dans  dix  minutes  vous  serez  arrêti 
et  que  dans  une  heure  je  partirai  pour  aller  délivrer  moi 
ministre  à  la  tête  de  mon  armée. 

—  Je  suis  sur  que  Votre  Majesté  ne  commettra  ^oint  unt 
pareille  imprudence,  dit  d'Artagnan,  d'abord  parce  qu'elU 
serait  inutile  et  qu'elle  amènerait  les  plus  graves  résultats. 
Avant  d'être  délivré,  M.  le  cardinal  serait  mort,  et  Son  Émi- 
nence  est  si  bien  convaincue  de  la  vérité  de  ce  que  je  dis, 
qu'elle  m'a  au  contraire  prié,  dans  le  cas  oùje  verrais  Votre 
Majesté  dans  ces  dispositions,  de  faire  tout  ce  que  je  pour- 
rais pour  obtenir  qu'elle  change  de  projet. 

—  Eh  bien!  je  me  contenterai  donc  de  vous  faire  arrêter. 

—  Pas  davantage.  Madame,  car  le  cas  de  mon  arrestation 
est  aussi  bien  prévu  que  celui  de  la  délivrance  du  cardinal. 
Si  demain,  à  une  heure  fixe,  je  ne  suis  pas  revenu,  après- 
demain  matin  M.  le  cardinal  sera  conduit  à  Paris. 

—  On  voit  bien.  Monsieur,  que  vous  vivez,  par  votre  po- 
sition, loin  des  hommes  et  des  choses;  car  autrement  vous 
sauriez  que  M.  le  cardinal  a  été  cinq  ou  six  fois  à  Paris,  et 
cela  depuis  que  nous  en  sommes  sortis,  et  qu'il  y  a  vu  M.  de 
Beaufort,  M.  de  Bouillon,  M.  le  coadjuteur,  M.  d'Elbeuf,  et 
que  pas  un  n'a  eu  l'idée  de  le  faire  arrêter. 

—  Pardon,  Madame,  je  sais  tout  cela;  aussi  n'est-ce  ni  à 
M.  de  Beaufort,  ni  à  M.  de  Bouillon,  ni  à  M.  le  coadjuteur, 
ni  à  M.  d'Elbeuf,  que  mes  amis  conduiront  M.  le  cardinal, 
attendu  que  ces  messieurs  font  la  guerre  pour  leur  propre 
compte,  et  qu'en  leur  accordant  ce  qu'ils  désirent  M.  le  car- 
dinal en  aurait  bon  marché;  mais  bien  au  parlement,  qu'on 
peut  aci.eter  ep  détail  sans  doute,  mais  que  M.  de  Mazarin 
lui-même  n'est  pas  assez  riche  pour  acheter  en  masse. 

—  Je  crois,  dit  Anne  d'Autriche  en  fixant  son  regard,  qui, 
dédaigneux  chez  une  femme,  devenait  terrible  chez  una 
reine,  je  crois  que  vous  menacez  la  mère  de  votre  roi. 

•  Aladame,  dit  d'Artagnan,  je  menace  parce  qu'on  m'y 
force.  Je  me  grandis  parce  qu'il  faut  que  je  me  place  à  la 
hauteur  des  événements  et  des  personnes.  Mais  croyez  bien 
une  chose,  Madame,  aussi  vrai  qu'il  y  a  un  cœur  qui  b, 
pour  vous  dans  cette  poitrine,  croyez  bien  que  vous  avc; 


VLNGT  ANS  APRES.  267 

•'té  l'idole  constante  de  notre  vie,  que  nous  avons,  vous  le 
savez  bien,  mon  Dieu,  risquée  vingt  fois  pour  Voitp  Majesté. 
Voyons,  Madame,  est-ce  que  Votre  Majesté  n'aura  pa^  pitif- 
('.e  ses  serviteurs,  qui  ont  depuis  vingt  ans  végété  dans  l'om- 
bre, sans  laisser  échapper  dans  un  seul  soupir  '«s  secret^ 
saints  et  solennels  qu'ils  avaient  eu  le  bonheur  ue  partage: 
avec  vous'  Regardez-moi,  moi  qui  vous  parle,  .Madame,  mo; 
que  vous  accusez  d'élever  la  voix  et  de  prend»  j  un  ton  me- 
naçant. Que  snis-je?  un  pauvre  officier  sans  fortune,  san- 
abri,  sans  avenir,  si  le  regard  de  ma  reine,  que  j'ai  si  long- 
temps cherché,  ne  se  fixe  pas  un  moment  sur  moi.  Regardez 
M.  le  comte  de  Lt  Fère,  un  type  de  noblesse,  une  fleur  de 
la  chevalerie;  il  a  pris  parti  contre  sa  reine,  ou  plutôt,  non 
pas,  il  a  pris  parti  contre  son  minisire,  et  celui-là  n'a  pas 
d'exigences,  que  je  crois.  Voyez  enfin  M.  du  Vallon,  cette 
âme  fidèle,  ce  bras  d'acier  :  il  attend  depuis  vingt  ans  de 
votre  bouche  un  mot  qui  le  fasse  par  le  blason  ce  qu'il  est 
par  le  sentiment  et  par  la  valeur.  Voyez  enfin  votre  peuple, 
qui  est  bien  quelque  chose  pour  une  reine,  votre  peuple 
qui  vous  aime  et  qui  cependant  souffre,  que  vous  aimez  et 
qui  cependant  a  faim,  qui  ne  demande  pas  mieux  que  de 
vous  bénir  et  qui  cependant  vous...  Non,  j'ai  tort;  jamais 
votre  peuple  ne  vous  maudira.  Madame.  Eh  bien!  dites  un 
mot,  et  tout  est  fini,  et  la  paix  succède  à  la  guerre,  la  joie 
aux  larmes,  le  bonheur  aux  calamités. 

Anne  d'Auinche  regarda  avec  un  certain  étonnement  le 
visage  martial  de  d'Ariagnan,  sur  lequel  on  pouvait  lire  une 
expression  singulière  d'attendrissement. 

—  Que  r.'àvez-vous  dit  tout  cela  avant  d'agir!  dit-elle. 

—  Parce  que.  Madame,  il  s'agissait  de  iirouver  à  Votre 
Majesté  une  chose  dont  elle  doutait,  ce  me  semble  :  c'est  que 
nous  avons  encore  quelque  valeur,  et  qu'il  est  juste  qu'on 
fasse  quelque  ras  de  nous. 

—  Et  cette  valeur  ue  reculerait  devant  rien,  à  ce  que  je 
^ois?dit  Anne  d'Autriche. 

—  Elle  n'a  reculé  devant  rien  dans  le  passé,  dit  d'Arta- 
.aian;  pourquoi  donc  ferait-elle  moins  dans  l'avenir? 

—  Et  celle  valeur,  en  cas  de  refus,  et  par  conséquent  en 
cas  de  laite,  irait  jusqu'à  m'enlever  moi-même  au  milieu  da 


208  VINGT  ANS  APRÈS. 

ma  conr  pour  me  livrer  à  la  Fronde,  comme  vous  vouiez  li- 
vrer mon  ministre  ? 

—  Nous  n'y  avons  jamais  songé,  Madame,  dit  d'Artagnan 
avec  cette  forfanterie  gasconne  qui  n'était  chez  lui  que  dels 
naïveté;  mais  si  nous  l'avions  résolu  entre  nous  quatre,  nouî 
le  ferions  bien  certainement. 

—  Je  devais  le  savoir,  murmura  Anne  d'Autriche,  ce  sont 
aes  hommes  de  fer. 

—  Hélas!  Madame,  dit  d'Artagnan,  cela  me  prouve  que 
c'est  seulement  d'aujourd'hui  que  Votre  Majesté  a  une  juste 
idée  de  nous. 

—  Bien,  dit  Anne,  mais  cette  idée,  si  je  l'ai  enfin... 

—  Votre  Majesté  nous  rendra  justice.  Nons  rendant  justice, 
elle  ne  nous  traitera  plus  comme  des  hommes  vulgaires. 
Elle  verra  en  moi  un  ambassadeur  digne  des  hauts  intérêts 
qu'il  est  chargé  de  discuter  avec  vous. 

—  Où  est  le  traité? 

—  Le  voici. 


XXXIU 


COMME  QOOI  AVEC    UNE   PLUME   ET    UNE    MEiNACE    ON    FAIT    PLU5 
VITE  ET  MIEUX  QD'aVEG  UNE  ÉPÉE  ET  DU  DÉVOUEMENT. 

Anne  d'Autriche  jeta  les  yeux  sur  le  traité  que  lui  présen- 
tait d'Artagoan. 

—  Je  n'y  vois,  dit-elle,  que  des  conditions  générales.  Les 
intérêts  de  M.  de  Conti,  de  M.  de  Beaufort,  de  M.  de  Bouil- 
lon, de  M.  d'Elbeaf  et  de  M.  le  coadjuîeur  y  sont  établis. 
Mais' les  vôtres? 

—  Nous  nous  rendons  justice,  Madame,  tout  en  nous  pla^ 
çant  à  notre  hauteur.  Nous  avons  pensé  que  nos  noms  n'ë  - 
talent  pas  dignes  de  figurer  près  de  ces  grands  noms. 


VLXGl  ANS  APRES.  269 

—  Mois  Tons,  Tmi?  n'avez  pas  renoncé,  je  présume,  a 
iii'exposer  vos  prétentions  de  vive  voi\  ? 

—  Je  crois  que  vous  êtes  une  grande  et  puissante  reine 
Madame,  et  qu'il  serait  indigne  de  votre  grandeur  et  de  votre 
puissance  de  ne  pas  récompenser  dignement  'es  bras  qui  ra^ 
mèneront  Son  Érainence  à  Saint-Germain- 

—  C'est  moi;  atention,  dit  la  reine;  vo\ons,  parlez. 

—  Celui  qui  a  traité  l'affaire  (pardon  si  je  commence  par 
moi* mais  il  faut  bien  que  je  m'accorde  l'importance,  non 
pas  que  j'ai  prise,  mais  qu'on  m'a  donnée) ,  celui  qui  a  traité 
l'affaire  du  rachat  de  M.  le  cardinal  doit  être,  ce  me  semble, 
:  our  que  la  récompense  ne  soit  pas  au-dessous  de  Votre 
Majesté,  celui-là  doit  être  fait  chef  des  gardes,  quelque  chose 
comme  capitaine  des  mousquetaires. 

—  C'est  la  place  de  ai.  de  Tréville  que  vous  me  deman- 
dez là! 

—  La  place  est  vacante,  Madame,  et  depuis  un  an  que 
M.  deTréville  l'a  quittée,  il  n'a  point  été  remplacé. 

—  Mais  c'est  une  des  premières  charges  militaires  de  la 
maison  du  roi  ! 

—  M.  de  Tréville  était  un  simple  cadet  de  Gascogne  comme 
moi,  Madame,  et  il  a  occupé  cette  charge  vingt  ans. 

—  Vous  avez  réponse  à  tout.  Monsieur,  dit  Anne  d'Au- 
triche. 

Et  elle  prit  sur  un  bureau  un  brevet  qu'elle  remplit  et 
signa. 

—  Certes,  Madame,  dit  d'Artagnan  en  prenant  le  brevet  et 
en  s'inclinant,  voilà  une  belle  et  noble  récompense;  mais  les 
choses  de  ce  monde  sont  pleines  d'instabilité,  et  un  homme 
qui  tomberait  dans  la  disgrâce  de  Votre  Majesté  perdrait  cette 
charge  demain. 

—  Que  voulez-vous  donc  alors?  dit  la  reine  rougissanl 
d'ôtre  pénétrée  par  cet  esprit  aussi  subtil  que  le  sien. 

—  Cent  mille  livres  pour  ce  pauvre  capitaine  des  mous- 
quetaires, payables  le  jour  où  ses  services  n'agréeront  plus 

Votre  îilajesté. 
Anne  hésita. 

—  Et  dire  que  les  Parisiens,  reprit  d'Artagnan,  offraient 
l'autre  jour,  par  arrêt  du  parlement,  six  cent  mille  livres  à 


270  VINGT  ANS  APRÈS. 

qui  leur  livrerait  le  cardinal  mort  on  vivant;  vivant  ponr  ]s 
pendre,  mort  pour  le  traîner  à  la  voierie  I 

—  Allons,  dit  Anne  d'Autriche,  c'est  raisonnable,  puisque 
vous  ne  demandez  à  une  reine  que  le  sixième  de  ce  que  pro- 
posait le  parlement. 

Et  elle  signa  une  promesse  de  cent  mille  livres. 
.'  ^près  ?  dit-elle. 

—  îladame,  mon  ami  du  Vallon  est  riche,  et  n'a  par  con- 
séquent rien  à  désirer  comme  fortune  :  mais  je  crois  me  rap- 
peller  qu'il  a  été  question  entre  lui  et  M.  de  Mazarin  d'ériger 
sa  teiTe  en  baronnie.  C'est  même,  autant  que  je  puis  me  le 
rappeler,  une  chose  promise. 

—  Un  croquant!  dit  Anne  d'Autriche.  On  en  rira 

—  Soit  !  dit  d'Artagnan.  Mais  je  suis  sur  d'une  chose,  c'est 
que  ceux  qui  en  riront  devant  lui  ne  riront  pas  deux  fois. 

—  Va  pour  la  baronnie,  dit  Anne  d'Autriche,  et  elle  signa. 

—  Maintenant ,  reste  le  chevalier  ou  l'abbé  d'Herblay, 
comme  Votre  Majesté  voudra. 

—  Il  veut  être  évoque? 

—  Non  pas.  Madame,  il  désire  une  chose  plus  facile. 

—  Laquelle? 

—  C'est  que  le  roi  daigne  être  le  parrain  duflls  de  madame 
de  Longuevilie. 

La  reine  sourit. 

—  M.  de  Longuevilie  est  de  race  royale,  Madame,  dit  d'Ar- 
tagnan. 

—  Oui,  dit  la  reine;  mais  son  fils? 

—  Sun  fils,  Madame...  doit  en  être,  puisque  le  mari  de  sa 
mère  en  est. 

—  Et  votre  amv  n'a  rien  à  demander  de  plus  pour  madame 
de  Longueviile. 

—  Non,  Madame;  car  il  présume  que  Sa  Majesté  le  roi, 
daignant  être  le  parrain  de  son  enfant,  ne  peut  pas  faire  à  la 
mère,  pour  les  relevailles,  Ujt  cadeau  de  moins  de  cinq  cent 
mille  livres,  en  conservant,  bien  entendu,  au  père  le  gouver- 
nement de  la  Normandie. 

—  Quant  au  gouvernement  de  la  Nonnandie,  je  crois  pou- 
voir m'engager,  dit  la  reine  ;  mais  quant  au  cin(i  seul  mille 


^^NGT  ANS  APRÈS.  271 

livres,  M.  le  cardinal  ne  cesse  de  me  répéter  qu'il  n'y  a  plus 
d'argent  dans  les  coffres  de  l'État. 

—  N3US  en  chercherons  ensemble.  Madame  si  Votre  Ma- 
jes^-é  le  perraeî,  et  nous  en  trouverons. 

—  Après? 

—  Après,  Madame?... 

—  Oui. 

—  C'est  tout. 

—  N'avez-vous  donc  pas  un  quatrième  compagnon? 

—  Si  fait.  Madame;  M.  le  comte  de  LaFère. 
~  Que  demande-î-il? 

—  Il  ne  demande  rien. 

—  Rien? 

—  Non. 

—  Il  y  a  au  monde  un  nomme  qui,  pouvant  demander,  ne 
demande  pas? 

—  Il  y  a  M.  le  comte  de  La  Fére,  Madame,  M.  le  comte  da 
La  Fère  n'est  pas  un  homme. 

—  Qu'est-ce  donc? 

—  M.  le  comte  de  La  Fère  est  un  demi-dieu. 

—  N'a-t-il  pas  un  fils,  un  jeune  homme,  un  parent,  un  ne- 
veu, dont  Comminges  m'a  parlé  comme  d'un  brave  enfant, 
et  qui  a  rapporté  avec  M.  de  Châtillon  les  drapeaux  de  Lens? 

—  Il  a,  comme  Votre  Majesté  le  dit,  un  pupille  qui  s'ap- 
pelle le  vicomte  de  Bragelonne. 

—  Si  on  donnait  à  ce  jeune  homme  un  régiment,  que  di- 
rait son  tuteur? 

—  Peut-être  accepterait-il 

—  Peut-être  I 

—  Oui,  si  Votre  Majesté  elle-même  le  priait  d'accepter. 

—  Vous  l'avez  dit,  Monsieur,  voilà  un  singulier  homme. 
Eh  bien,  nous  y  réfléchirons,  et  nous  le  prierons  peut-être. 
Êtes-vous  content,  Monsieur? 

—  Oui,  Votre  Majesté.  Mais  il  y  a  une  chose  que  la  reine 
D'à  pas  signée- 

—  Laquelle? 

—  Et  cette  chose  est  la  plus  importants. 
•—  L'acquiescement  au  traité  ? 

--  Oui. 


27Î  VIJVGT  ANS  APRÈS 

—  A  quoi  bon?  je  signe  le  traité  demain. 

— '  Il  y  a  une  chose  que  je  crois  pouvoir  affirmer  à  Votre 
Majesté,  dit  d'Artagnan  :  c'est  que  si  Votre  Majesté  ne  signe 
pas  cet  acquiescement  aujourd'liui,  elle  ne  trouvera  pas  le 
temps  de  signer  plus  tard.  Veuillez  donc,  je  vous  en  supplie, 
écrire  au  bas  de  ce  programme,  tout  entier  de  la  main  de 
M.  de  Mazarin,  comme  vous  le  voyez  : 

«  Je  consens  à  ratitier  le  traité  proposé  par  les  Parisiens.  » 

Anne  était  prise,  elle  ne  pouvait  reculer,  elle  signa.  Mai- 
à  peine  eût-elle  signé  que  l'orgueil  éclata  en  elle  comme  un;' 
tempête,  et  qu'elle  se  prit  à  pleurer. 

D'Artagnan  tressaillit  en  voyant  ces  larmes.  Dès  ce  temp- 
les reines  pleuraient  comme  de  simples  femmes. 

Le  Gascon  secoua  la  tête.  Ces  larmes  royales  semblaieni 
lui  brûler  le  cœur. 

—  Madame,  dit-il  en  s'agenouillant,  regardez  le  malheu- 
reux gentilhomme  qui  est  à  vos  pieds,  il  vous  prie  de  croire 
que  sur  un  geste  de  Votre  Majesté  tout  lui  serait  possible.  II 
a  foi  en  lui-même,  il  a  foi  en  ses  amis,  il  veut  aussi  avoir  foi 
en  sa  reine;  et  la  preuve  qu'il  ne  craint  rien,  qu'il  ne  spécule 
sur  rien,  c'est  qu'il  ramènera  M.  de  Mazarin  à  Votre  Majesté 
sans  conditions.  Tenez,  Madame,  voici  les  signatures  sacrées 
de  Votre  Majesté;  si  vous  croyez  devoir  me  les  rendre,  vous 
le  ferez.  Mais,  à  partir  de  ce  moment  elles  ne  vous  engagent 
plus  à  rien. 

Et  d'Artagnan,  toujours  à  genoux,  avec  un  regard  flam- 
Doyant  d'orgueil  et  de  mâle  intrépidité,  remit  en  masse  à 
Anne  d'Autriche  ces  papiers  qu'il  avait  arrachés  un  à  an  et 
avec  tant  de  peine. 

Il  y  a  des  moments,  car  si  tout  n'est  pas  bon,  tout  fi'est 
pas  mauvais  dans  ce  monde,  il  y  a  des  moments  où  dans  les 
cœurs  les  plus  secs  et  les  plus  froids  germe,  arrosé  par  les 
larmes  d'une  émotion  extrême,  un  sentiment  généreux,  que 
te  calcul  et  l'orgueil  étouffent  si  un  autre  sentiment  ne  s'en 
empare  pas  à  sa  naissance.  Anne  était  dans  un  de  ces  mo- 
iaents-là.  D'Artagnan,  en  cédant  à  sa  propre  émotion,  en  har- 
monie avec  celle  de  la  reine,  avait  accompli  l'œuvre  d'une 


VINGT  ANS  APRES.  873 

iprofonde  diplomatie;  il  fut  donc  immédiatement  récompensé 
de  son  adresse  ou  de  son  désintéressement,  selon  qu'on  vou- 
dra faire  honneur  à  son  esprit  ou  à  son  cœur  de  la  raison  qui 
le  fit  agir. 

—  Vous  aviez  raison,  Monsieur,  dit  Anne,  je  vous  avais 
uéconnu.  Voici  les  actes  signés  que  je  vous  rends  librement: 
allez  et  ramenez-moi  au  plus  vite  le  cardinal. 

—  Madame,  dit  d'Artagnan,  il  y  a  vingt  ans,  j'ai  bonne 
mémoire,  que  j'ai  eu  l'honneur,  derrière  une  tapisserie  de 
iHôtel-de-Ville,  de  baiser  une  de  ces  belles  mains. 

^-  Voici  l'autre,  dit  la  reine,  et  pour  que  la  gauche  ne  soit 
pas  moins  libérale  que  la  droite  (elle  tira  de  son  doigt  un 
diamant  à  peu  près  pareil  au  premier),  prenez  et  gardez  cetta 
bagu€  en  mémoire  de  moi. 

—  Madame,  dit  d'Artagnan  en  se  relevant,  je  n'ai  plus 
qu'un  désir,  c'est  que  la  première  chose  que  vous  me  deman- 
diez, ce  soit  ma  vie. 

Et,  avec  cette  allure  qui  n'appartenait  qu'à  lui,  il  sa  releva 
et  sortit. 

—  J'ai  méconnu  ces  hommes,  dit  Anne  d'Autriche  en  re 
gardant  s'éloigner  d'Artagnan,  et  maintenant  il  est  trop  tard 
pour  que  je  les  utilise  :  dans  un  an  le  roi  sera  majeur  I 

Quinze  heures  après,  d'Artagnan  et  Porihos  ramenaient 
Mazarin  à  la  reine,  et  recevaient,  l'un  son  brevet  de  lieute- 
nant-capitaine des  mousquetaires,  l'autre  son  diplôme  de 
baron. 

—  Eh  bien!  êtes -vous  contents?  demanda  Anne  d'Au- 
triche. 

D'Artagnan  s'inclina.  Porthos  tourna  et  retourna  son  di- 
plôme entre  ses  doigts  en  regardant  Mazarin. 

—  Qu'y  a-t-il  donc  encore?  demanda  le  ministre. 

—  11  y  a.  Monseigneur,  qu'il  avait  été  question  d'une  pro- 
messe de  chevalier  de  l'ordre  à  la  première  promotion. 

—  Mais,  dit  Mazarin,  vous  savez,  monsieur  le  baron,  qu'on 
ce  peut  être  chevalier  de  l'ordre  sans  faire  ses  preuves. 

^—  Oh  !  dit  Porthos,  ce  n'est  pas  pour  moi,  Monseigneur, 
que  j'ai  demandé  le  cordon  bleu. 

—  Et  pour  qui  donc?  demanda  Mazarin. 

—  Pour  mon  ami,  M.  le  comte  de  LaFèrô 


Î74  VINGT  ANS  APRÈS. 

—  Oh  I  celui-ià,  dit  la  reine,  c'est  autre  chose  :  ies  preuves 
sont  faites. 

— 11  l'aura  ? 

—  11  l'a. 

Le  mèiue  jour  la  traité  de  Paris  était  signé,  et  l'on  procla- 
mait partout  que  le  cardinal  s'était  enfermé  pendant  trois 
jours  pour  l'élaborer  avec  plus  de  soin. 

Voici  ce  que  cliacun  gagnait  à  ce  traité  . 

M.  de  Conti  avait  Damvilliers,  et,  ayant  fait  ses  preuves 
comme  général,  il  obtenait  de  rester  liomme  d'épée  et  de  ne 
pas  devenir  cardinal.  De  plus,  on  avait  làclié  quelques  mots 
d'un  mariage  avec  une  nièce  de  Mazarin;  ces  quelques  mots 
avaient  été  accueillis  avec  faveur  par  le  prince,  à  qui  il  im- 
portait peu  avec  qui  on  le  marierait,  pourvu  qu'on  le  mariât. 

M.  le  diic  de  Beaufori  faisait  son  entrée  à  la  cour  avec 
toutes  les  réparations  dues  aux  offenses  qui  lui  avaient  été 
faites  et  tous  les  honneurs  qu'avait  droit  de  réclamer  son 
rang.  On  lui  accordait  la  grâce  pleine  et  entière  de  ceux  qui 
l'avaient  aidé  dans  sa  fuite,  la  survivance  de  l'amirauté  que 
tenait  le  duc  de  Vendôme  son  père,  et  une  indemnité  pour 
ses  maisons  et  châteaux  que  le  parlement  de  Bretagne  avait 
fait  démolir. 

Le  duc  de  Bouillon  recevait  des  domaines  d'une  égale  va- 
leur à  sa  principauté  de  Sedan,  une  indemnité  pour  les  huit 
ans  de  non-jouissance  de  cette  principauté,  et  le  titre  .de 
prince  accordé  à  lui  et  à  ceux  de  sa  maison. 

M.  le  duc  de  Longueville,  le  gouvernement  du  Pont-de- 
i'Arche,  cinq  cent  mille  livres  pour  sa  femme  et  l'honneur 
de  voir  son  fils  tenu  sur  les  fonts  de  baptême  par  le  jeune 
roi  et  la  jeune  Henriette  d'Angleterre. 

Aramis  stipula  que  ce  serait  Bazin  qui  ofQcierait  à  cette 
solennité  et  que  ce  serait  Planchet  qui  fournirait  les  dragées. 

Le  duc  d'Llbeuf  obtint  le  payement  de  certaines  sommes 
fines  a  sa  femme,  cent  mille  livres  pour  l'ainé  de  ses  fils  et 
vingt-cinq  mille  pour  chacun  des  trois  autres. 

11  n'y  eut  que  le  coadjuteur  qui  n'obiinl  rien  :  on  lui  promit 
bien  de  négocier  l'affaire  de  son  chapeau  avec  le  pape;  mais 
il  savait  quel  fonds  il  fallait  faire  sur  de  pareilles  promesses 
veuanî  de  la  reine  et  de  Mazarin.  Tout  au  contraire  de  M.  (là 


VINGT  ANS  APRÈS.  2Î5 

Conti,  ne  pouvant  devenir  cardinal,  il  était  forcé  de  demeurer 
Domme  d'épée. 

Aussi,  quand  lout  Paris  se  réjouissait  de  la  rentrée  du  roi, 
fixée  au  surlendemain,  Gondy  seul,  au  milieu  de  l'allégresse 
générale,  était-il  de  si  mauvaise  humeur,  qu'il  envoya  cher- 
cher à  l'instant  deux  hommes  qu'il  avait  l'habitude  de  fair< 
appeler  quand  il  était  dans  cette  disposition  d'esprit. 

Ces  deux  hommes  étaient,  l'un  le  comte  de  Rochefort, 
l'autre  le  mendiant  de  Saint-Eustache. 

Ils  vinrent  avec  leur  ponctualité  ordinaire,  et  le  coadjute» 
passa  une  partie  de  la  nuit  avec  eux. 


XXXIV 


ou  IL  EST  PRODVÉ  Qlj'iL  EST   QLELQCEFOIS  PLUS  DIFFICILE  ADX 

rois  de  rentrer  dans  la  capitale  de  leur  royaume  qde 
d'en  sortir. 

Pendant  que  d'Artagnan  et  Porthos  étaient  allés  conduire 
le  cardinal  à  Saint- Germain,  Athos  et  Aramis,  qui  les  avaient 
quittés  à  Saint-Denis,  étaient  rentrés  à  Paris. 

Chacun  d'eux  avait  sa  visite  à  faire. 

A  peine  débotté,  Aramis  courut  à  l'Hôtal-de-Ville,  où  était 
madame  de  Longuevilie,  A  la  première  nouvelle  de  la  paix 
la  belle  duchesse  jeta  les  hauts  cris.  La  guerre  la  faisai'. 
reine,  la  paix  amenait  son  abdication;  elle  déclara  qu'elle  ne 
signerait  jamais  au  traité  et  qu'elle  voulait  une  guerre  é:c- 
nelie. 

Mais  lorsque  Aramis  lui  eut  présenté  cette  pais  sous  son 
véritable  jour,  c'est-à-dire  avec  tous  ses  avantages;  lorsqu'il 
lui  eut  montré,  en  échange  de  sa  royauté  précaire  et  contestée 
de  Paris,  la  vice-royauté  de  Pont-de-l'Arche,  c'est-à-dire  de 
)a  Normandie  tout  entière,  lorsqu'il  eut  fait  sonner  à  sea 
xeilles  les  cinq  cent  mille  livres  promises  par  le  cardinal; 


■r.6  VLNGT  ANS  APRÈS. 

lorsqu'il  eut  fait  briller  à  ses  yeux  l'honneur  que  lui  ferait  le 
I  oi  en  tenant  son  enfant  sur  les  fonts  de  baptême,  madame 
de  Longueville  ne  contesta  plus  que  par  l'habitude  qu'ont  les 
jolies  femmes  de  contester,  et  ne  se  défendit  plus  que  pour 
se  rendre. 

Aramis  fit  sem;,.ant  de  croire  à  la  réalité  de  son  opposition, 
et  ne  voulut  pas  à  ses  propres  yeux  s'ôter  le  mérite  de  i'avoir 
persuadée. 

—  Madame,  lui  dit-il,  vous  avez  voulu  battre  une  bonne 
fois  M.  le  Prince  votre  frère,  c'est-à-dire  le  plus  grand  capi- 
taine de  l'époque,  et  lorsque  les  femmes  de  génie  le  veulent, 
elles  réussissent  toujours.  Vous  avez  réussi,  M.  le  Prince  est 
battu,  puisqu'il  ne  peut  plus  faire  la  guerre.  Maintenant, 
attirez-le  à  notre  parti.  Détachez-le  tout  doucement  de  la 
reine,  qu'il  n'aime  pas,  et  de  M.  de  Mazarin,  qu'il  méprise. 
La  Fronde  est  une  comédie  dont  nous  n'avons  encore  joué 
que  le  premier  acte.  Attendons  M.  de  Mazarin  audénoùment, 
c'est-à-dire  au  jour  où  M.  le  Prince^  grâce  à  vous,  sera 
lourné  contre  la  cour. 

Madame  de  Longueville  fut  persuadée.  Elle  était  si  bien 
convaincue  du  pouvoir  de  ses  beaux  yeux,  la  frondeuse  du- 
chesse, qu'elle  ne  douta  point  de  leur  influence,  même  sur 
M.  de  Condé,  et  la  chronique  scandaleuse  du  temps  dit  qu'elK; 
n'avait  pas  trop  présumé. 

Alhos,  en  quittant  Aramis  à  la  place  Royale,  s'était  rendu 
chez  madame  de  Chevreuse.  C'était  encore  une  frondeuse  à 
persuader,  mais  celle-là  était  plus  difûcile  à  convaincre  que 
sa  jeune  rivale  :  il  n'avait  été  stipulé  aucune  condition  en  sa 
faveur.  M.  de  Chevreuse  n'était  nommé  gouverneur  d'aucune 
province,  et  si  la  reine  consentait  à  être  marraine,  ce  ne  pou- 
vait être  que  de  son  petit-fils  ou  de  sa  petite-fille. 

Aussi,  au  premier  mot  de  paix,  madame  de  Chevreuse 
fronça-t-elle  le  sourcil,  et  malgré  toute  la  logique  d'Athos 
pour  lui  montrer  qu'une  plus  longue  guerre  était  impossible, 
elle  insista  en  faveur  des  hostilités. 

—  Belle  amie,  dit  Alhos,  permettez-moi  de  vous  dire  que 
tout  le  monde  est  las  de  la  guerre  ;  qu  excepté  vous  et  M-  le 
coadjuteur  peut-être,  tout  le  monde  désire  la  paix.  Vous  vous 
ferez  exiler  comme  du  temps  du  roi  Louis  XIIL  Croyez- 


VLNGX  ANS  APRÈS.  277 

moi,  nous  avons  passé  l'âge  des  succès  en  intrigue,  et  vos 
beaux  yeux  ne  sont  pas  destinés  à  s'éteindre  en  pleurant 
Ë*aris,  où  il  y  aura  toujours  deux  reines  tant  que  vous  y  serez. 

—  Olil  dit  la  duchesse,  je  ne  puis  faire  la  guerre  toute 
seule,  mais  \e  puis  me  venger  de  cette  reine  ingrat*  et  ai 
cet  ambitieux  favori,  et...  foi  de  duchesse  1  je  me  vengerai. 

—  Madame,  dit  Athos,  je  vous  en  supplie,  ne  faites  pas  ut 
avenir  mauvais  à  M.  de  Bragelonne;  le  voilà  lancé,  M.  it 
Prince  lui  veut  du  bien,  il  est  jeune,  laissons  un  jeune  roi 
s'établir!  Hélas!  excusez  ma  faiblesse.  Madame,  il  vient  un 
moment  où  l'homme  revit  et  rajeunit  dans  ses  enfants. 

La  duchesse  sourit,  moitié  tendrement,  moitié  ironique- 
ment. 

—  Comte,  dit-elle,  vous  êtes,  jen  ai  bien  peur,  gagné  au 
parti  de  la  cour.  N'avez-vous  pas  quelque  cordon  bleu  dans 
votre  poche? 

—  Oui,  Madame,  dit  Athos,  j'ai  celui  de  la  Jarretière,  que 
le  roi  Charles  l»""  m'a  donné  quelques  jours  avant  sa  mort. 

Le  comte  disait  vrai  :  il  ignorait  la  demande  de  Porthos  et 
ne  savait  pas  qu'il  en  eût  un  autre  que  celui-là. 

—  Allons  I  il  faut  devenir  vieille  femme,  dit  la  duchesse 
rêveuse. 

Athos  lui  prit  la  main  et  la  lui  baisa.  Elle  soupira  en  le  re- 
gardant. 

—  Comte,  dit-elle,  ce  doit  être  une  charmante  habitation 
que  Bragelonne.  Vous  êtes  homme  de  goût  ;  vous  devez  avoir 
de  l'eau,  des  bois,  des  fleurs. 

Elle  soupira  de  nouveau,  et  elle  appuya  sa  tète  charmante 
sur  sa  main  coquettement  recourbée  et  toujours  admirable 
ùe  forme  et  de  blancheur. 

^  Madame,  répliqua  le  comte,  que  disiez-vous  donc  tout 
il  l'heure?  jamais  je  ne  vous  ai  vue  si  jeune,  jamais  je  ne 
vous  ai  vue  plus  belle. 

La  duchesse  secoua  la  tête. 

—  M.  de  Bragelonne  reste-t-il  à  Paris  ?  dit-elle. 

—  Qu'en  pensez-vous?  demanda  Athos. 

—  Laissez-le-moi,  reprit  la  duchesse. 

—  Non  pas,  Madame,  si  vous  avez  oublié  l'histoire  d'OE- 
dipe,  moi,  je  m'en  souviens. 

T.  ni.  16 


278  VINGT  ANS  APRÈS. 

—  Eq  vériie,  vous  êtes  charmant,  comte,  et  j'aimer^s  à 
vivre  un  mois  à  Bragelonne. 

—  N'avez-vous  pas  peur  de  me  faire  bien  des  envieux,  du 
cliesse?  répondit  galamment  Aihos. 

—  Non,  j'irai  incognito,  comte,  sous  le  nom  de  Marie  Mi- 
çrnon. 

—  Vous  êtes  adorable.  Madame. 

—  Mais  Raoul,  ne  le  laissez  pas  près  de  vous- 

—  Pourquoi  cela? 

—  Parce  qu'il  est  amoureux. 

—  Lui,  un  eniauti 

—  «Aussi  est-ce  un  enfant  qu'il  aime! 
Athos  devint  rêveur. 

—  Vous  avez  raison,  duchesse,  cet  amour  singulier  pour 
une  enfant  de  sept  ans  peut  le  rendre  bien  malheureux  un 
jour  :  on  va  se  battre  en  Flandre,  il  ira. 

—  Puis  à  son  retour  vous  me  l'enverrez,  je  le  cuirasserai 
contre  l'amour. 

—  Hélas!  Madame,  dit  Allios,  aujourd'hui  l'amour  est 
comme  la  guerre,  et  la  cuirasse  y  est  devenue  inutile. 

En  ce  moment  Raoul  entra;  il  venait  annoncer  au  comte 
et  à  la  duchesse  que  le  comte  de  Guiche,  son  ami,  l'avait 
prévenu  que  l'entrée  solennelle  du  roi,  de  la  reine  et  du  mi- 
nistre devait  avoir  lieu  le  lendemain. 

Le  lendemain,  en  effet,  dès  la  pointe  du  jour,  la  cour  fit 
tous  ses  préparatifs  pour  quitter  Saint-Germain. 

La  reine,  dès  la  veille  au  soir,  avait  fait  venir  d'Artagnan, 

—  Monsieur,  lui  avait-elle  dit,  on  m'assure  que  Paris  n'est 
pas  tranquille.  J'aurais  peur  pour  le  roi  ;  metiez-vous  à  la 
portière  de  droite. 

—  Que  Votre  Majesté  soit  tranquille,  dit  d'Artagnaa;  ja 
réponds  du  roi. 

Et  saluant  ia  reine,  il  sortit. 

En  sortant  de  chez  la  reine,  Beraouin  vint  dire  à  d'Arta- 
gnan  cjue  le  cardinal  l'attendait  pour  des  choses  importantes. 
11  se  rendit  aussitôt  chez  le  cardinal. 

—  Monsieur,  lui  dit-il,  on  parle  d'émeute  à  Paris.  Je  me 
trouverai  à  la  gauche  du  roi,  et,  comme  je  serai  principale- 
ment menacé,  tenez- vous  à  la  portière  de  gauche. 


VINGT  ANS  APRÈS.  S^s 

—  Que  Votre  Éminence  se  rassure,  dit  d'Artagnan,  on  ne 
touchera  pas  à  un  cheveu  de  sa  tête. 

—  Diable  I  fit-il  une  fois  dans  l'antichambre,  comment  me 
irer  de  là''  je  ne  puis  cependant  pas  être  à  la  fois  à  la  por- 
,ière  de  gauche  et  à  celle  de  droite.  Ah  bah  !  je  garderai  le 
."Di,  et  Porihos  gardera  le  cardinal. 

Cet  arrangement  convint  à  tout  le  monde,  ce  qm  ^st  assez 
rare.  La  reine  avait  conliance  dans  le  coura<rft  ded'Artagnan, 
qu'elle  connaissait,  et  le  cardinal,  dans  la  force  de  Porihos, 
qu'il  avait  éprouvée. 

Le  cortpge  se  mit  en  luU^e  pour  Paris  dans  nn  ordre  arrêté 
d'avance;  Guilaut  et  Comminges,  en  tête  des  gardes,  mar- 
chaient les  premiers  ;  puis  venait  la  voiture  royale,  ayant  à 
"l'une  de  ses  portières  d'Artagnan,  à  l'autre  Porthos;  puis  les 
mousquetaires,  les  vieux  amis  de  d'Artagnan  depuis  vingt- 
deux  ans,  leur  lieutenant  depuis  vingt,  leur  capitaine  depuis 
la  veille. 

En  arrivant  à  la  Tsamere,  la  voiture  fut  sâlue'e  par  de 
grands  cris  de  Vive  le  roi  !  et  de  Vive  la  reine!  quelques  cris 
de  Vive  Mazarinl  s'y  mêlèrent,  mais  n'eurent  point  d'échos. 

On  se  rendait  à  Notre-Dame,  où  devait  être  chanté  un  Te 
Deum. 

Tout  le  peuple  de  Paris  était  dans  les  rues.  On  avait  éche- 
lonné les  Suisses  sur  toute  la  longueur  de  la  roule;  mais, 
comme  la  route  était  longue,  ils  n'étaient  placés  qu'à  six  ou 
huit  pas  de  distance,  et  sur  un  seul  homme  de  hauteur.  Le 
rempart  était  donc  tout  à  fait  insufûsant,  et  de  temps  en  temps 
la  digue  rompue  par  un  flot  de  peuple  avait  toutes  les  peines 
du  monûjà  se  reformer. 

A  chaque  rupture, toute  bienveillante  d'ailleurs, puisqu'elle 
tenait  au  désir  qu'avaient  les  Parisiens  de  revoir  leur  roi  ef 
Jeur  reine,  dont  ils  étaient  privés  depuis  une  année,  Anne 
d'Autriche  regardait  d'Artagnan  avec  inquiétude,  eicelui-ei 
Ja  rassurait  avec  un  sourire. 

Mazarin,  qui  avait  dépensé  un  millier  de  Iouîj  pour  faire 
crier  Vive  Mazarin!  et  qui  n'avait  pas  estimé  les  cris  qu'il 
avait  entendus  à  vingt  pistoles,  regardait  aussi  avec  inquié- 
tude Porihos  ;  mais  le  gigantesque  garde  du  corps  répondait 
â  ce  regard  avec  une  si  belle  voix  de  basse  :  «  Soyez  tran- 


280  VINGT  a:;s-apuès. 

qaille,  Monseiomeur,  qu'en  effet  Mazaria  se  tranquiriisa  de 
plus  en  plus. 

En  arrivant  au  Palais-Royal,  on  trouva  la  feule  plus  grande 
sncore;  elle  avait  afQué  sur  celte  place  par  tomes  les  rues 
adjacentes,  et  Ton  voyait,  comme  une  large  rivière  houleuse, 
tout  ce  flot  populaire  venant  au-devant  de  la  voiture,  et  rou« 
lant  tumultueusement  dans  la  rue  Saint-Honoré. 

Porsqu'on  arriva  sur  la  place,  de  grand  cris  de  :  Vivent 
Leurs  Majestés  I  retentirent.  Mazarin  se  pencha  à  la  portière. 
Deux  ou  trois  cris  de  :  Vive  le  cardinal  1  saluèrent  son  appa- 
•ition;  mais  presque  aussitôt  des  sifflets  et  des  huées  h> 
étouffèrent  impitoyahlement.  Mazarin  pâlit  et  se  jeta  préci- 
pitamment en  arrière.  ^ 

—  Canailles  I  murmura  Portbos. 

D'Artagnan  ne  dit  rien,  mais  frisa  sa  moustache  avec  ur 
geste  particulier  qui  indiquait  que  sa  belle  humeur  gasconne 
commençait  à  s'échauffer. 

Anne  d'Autriche  se  pencha  à  l'oreille  da  jeune  roi  et  lui 
dit  tout  bas  : 

—  Faites  un  geste  gracieux,  et  adressez  quelques  mots  à 
AI.  d'Ariagnan,  mon  fils. 

Le  jeune  roi  se  pencha  à  la  portière. 

—  Je  ne  vous  ai  pas  encore  souhaité  le  bonjour,  monsieur 
d'Artagnan,  dit-il,  et  cependant  je  vous  ai  bien  reconnu.  C'est 
vous  qui  étiez  derrière  les  courtines  de  mon  lit,  cette  nuit 
où  les  Parisiens  ont  voulu  me  voir  dormir. 

—  Et  si  le  roi  le  permet,  dit  d'Artagnan,  c'est  moi  qui  serai 
près  de  lui  toutes  les  fois  qu'il  y  aura  un  danger  à  courir. 

—  Monsieur,  dit  Mazarin  à  Porthos,  que  feriez-vous  si  toute 
la  foule  se  ru^it  sur  nous  ? 

—  J'en  tuerais  le  plus  que  je  pourrais.  Monseigneur,  dit 
Porthos. 

—  Hum  1  fit  Mazarin,  tout  brave  et  tout  vigoureux  que 
•  ous  êtes,  vous  ne  pourriez  pas  tout  tuer. 

—  C'est  vrai ,  dit  Porthos  en  se  haussant  sur  ses  étriers  -^ 
pour  mieux  découvrir  les  immensités  de  la  foule,  c'est  vrai, 
il  y  en  a  beaucoup. 

—  Je  crois  que  j'aimerais  mieux  l'autre,  dit  Mazaria.  Et  il 
S3  rejeta  dans  le  fond  du  carrosse. 


VINGT  ANS  APRÈS.  28! 

La  reine  et  son  ministre  avaient  raison  d'éprouver  quelque 
inquiétude,  du  oins  le  dernier.  La  foule,  tout  en  conservam 
les  apparences  du  respect  et  même  de  l'affection  pour  le  roi 
et  la  réit  ente,  commençait  à  s'agiter  tumultueusement.  Od 
iniendait  courir  de  ces  rum.eurs  sourdes  qui,  quand  elles 
rasent  les  flots,  indiquent  la  tempête,  et  qui,  lorsqu'elles 
:as8nt  la  multitude,  présagent  l'émeute. 

D'Artagnan  se  retourna  vers  les  mousquetaires  et  fit,  et 
clignant  de  l'œil,  un  signe  imperceptible  pour  la  foule,  mais 
très-compréhensible  pour  cette  brave  élite. 

Les  rangs  des  chevaux  se  resserrèrent,  et  un  léger  fré- 
missement courut  parmi  les  hommes. 

A  la  barrière  des  Sergents  on  fut  obligé  de  faire  halte  ; 
Comminges  quitta  la  tête  de  l'escorte  qu'il  tenait,  et  vint  ar 
carrosse  de  la  reine.  La  reine  interrogea  d'Artagnan  du  re- 
gard; d'Ariagnan  lui  répondit  dans  le  même  langage. 

—  Allez  en  avant,  dit  la  reine. 

Comminges  regagna  son  poste.  On  fît  un  effort,  et  la  bar- 
rière vivante  fut  rompue  violemment. 

Quelques  murmures  s'élevèrent  de  la  foule,  qui,  cette  fois, 
s'adressaient  aussi  bien  au  roi  qu'au  ministre. 

—  En  avant  !  cria  d'Artagnan  à  pleine  voix. 

—  En  avant  !  répéta  Porlhos. 

Mais,  comme  si  la  multitude  n'eût  attendu  que  cette  dé- 
monstration pour  éclater,  tous  les  sentiments  d'hosiililé  qu'elle 
renfermait  éclatèrent  à  la  fois.  Les  cris  :  A  bas  le  Mazarin!  A 
mort  le  cardinal!  retentirent  de  tous  côtés. 

En  même  temps,  par  les  rues  de  Grenelle-Saint-Honoré  e" 
du  Coq,  un  double  flot  se  rua  qui  rompit  la  faible  haie  des 
;;ardes  suisses,  et  s'en  vint  tourbillonner  jusqu  aux  jambes 
des  chevaux  de  d'Artagnan  et  de  Porlhos. 

Cette  nouvelle  irruption  était  plus  dangereuse  que  let^ 
autres,  car  elle  se  composait  de  gens  armés,  et  mieux  armè^ 
même  que  ne  le  sont  les  hommes  du  peuple  en  pareil  cas. 
On  voyait  que  ce  dernier  mouvement  n'était  pas  l'effet  du 
hasard  qui  aurait  réuni  un  certain  nombre  de  mécontents  sur 
le  même  point,  mais  la  combinaison  d'un  esprit  hostile  qui 
avait  organisé  uns  attaque. 

Ces  deux  masses  étaient  conduites  chacune  par  un  chef, 

T.  III.  |g. 


282  VINGT  ANS  APRÈS. 

Tan  qui  semblait  appartenir,  non  pas  au  peuple,  mais  même 
à  l'honoralile  corporation  des  mendiants  ;  l'autre  que,  malgré 
son  aiïectaiion  à  imiter  les  airs  du  peuple,  il  était  facile  de 
reconnaître  pour  un  gentilhomme. 

Tous  deux,  agissaient  évidemment  poussés  par  une  môme 
impulsion. 

Il  y  eut  une  vive  secousse  qui  retentit  jusque  dans  la  voi- 
ture royale  ;  puis  des  milliers  de  cris ,  formant  une  vaste 
clameur,  se  firent  entendre,  entrecoupés  de  deux  ou  troif 
coups  de  feu. 

—  A  moi  les  mousquetaires  I  s'écria  d'Artagnan. 

L'escorte  se  sépara  en  deux  files  :  l'une  passa  à  droite  dn 
carrosse,  l'autre  à  gauche;  l'une  vint  au  secoars  de  d'Arta- 
gnan, l'autre  de  Porihos. 

Alors  une  mêlée  s'engagea  d'autant  plus  terrible  qu'elle 
n'avait  pas  de  but,  d'autant  plus  funeste  qu'on  ne  savait  ni 
pourquoi,  ci  pour  qui  on  se  bat'ait. 


XXXV 


00  IL  EST  PROtrvÉ  Ql/lL  EST  QUELQUEFOIS   PLUS  DIFFICILE  AUX 
ROIS  DE  RENTRER  DANS  LA  CAPITALE   DE   LEUR  ROYAUME  QUE 

0'EJ!  soutir. 

(Suitfc 

Comme  tous  les  mouvements  de  la  populace,  le  choc  de 
cette  foule  fut  terrible;  les  mousquetaires,  peu  nombreux, 
mal  alignés,  ne  pouvant,  au  milieu  de  cette  multitude,  faire 
circuler°  leurs  chevaux,  commencèrent  par  être  entamés. 
D'Artagnan  avait  voulu  faire  baisser  les  mantelets  de  la  voi- 
ture, mais  le  jeune  roi  avait  étendu  le  bras  en  disant  : 

—  Non,  monsieur  d'Artagnan,  ie  veux  voir. 


viiNGT  ANS  APRÈS.  285 

—  Si  Votre  ^lajesté  veut  voir,  dit  d'Artagnan ,  eh  bien , 
qu'elle  regarde  ! 

Et  se  retournant  avec  cette  furie  qui  le  renaait  si  terrible, 
d'Artagnan  bondit  vers  le  chef  des  émeutiers ,  qui ,  ud  pis- 
tolet d'une  main,  une  large  épée  de  l'autre,  essayait  de  se 
frayer  un  passage  jusqu'à  la  portière,  en  lottant  avec  deux 
mousquetaires. 

—  Place,  mordioux!  cria  d'Artagnan,  place  I 

A  cette  voix,  l'homme  au  pistolet  et  à  la  large  épée  levaîa 
tête  ;  mais  il  était  déjà  trop  tard  :  le  coup  de  d'Artagnan  était 
porté  ;  la  rapière  lui  avait  traversé  la  poitrine. 

—  Ahl  venlre-saint-gris!  cria  d'Artagnan,  essayant  trop 
tard  de  retenir  le  coup,  que  diable  veniez-vous  faire  ici, 
comte  ? 

—  Accomplir  ma  destinée,  dit  Rochefort  en  tombant  sur 
un  genou.  Je  me  suis  déjà  relevé  de  trois  de  vos  coups  d'é- 
pée  ;  mais  je  ne  me  relèverai  pas  du  quatrième. 

—  Comte,  dit  d'Artagnan  avec  une  certaine  émotion,  j'ai 
frappé  sans  savoir  que  ce  fût  vous.  Je  serais  fâché,  si  vous 
mouriez,  que  vous  mourussiez  avec  des  sentiments  de  haine 
contre  moi. 

Rochefort  tendit  la  main  à  d'Artagnan.  D'Artagnan  la 
lui  prit.  Le  comte  voulut  parler,  mais  une  gorgée  de  sang 
étouffa  sa  parole  ;  il  se  roidit  dans  une  dernière  convulsion 
et  expira. 

—  Arrière,  canaille!  cria  d'Artagnan.  Votre  chef  est  mort, 
et  vous  n'avez  plus  rien  à  faire  ici. 

—  En  effet,  comme  si  le  comte  de  Rochefort  eût  été  l'âme 
de  l'attaque  qui  se  portait  de  ce  côté  du  carrosse  du  roi,  toute 
la  foule  qui  l'avait  suivi  et  qui  lui  obéissait  prit  la  fuite  en 
le  voyant  tomber.  D'Artagnan  poussa  une  charge  avec  une 
vingtaine  de  mousquetaires  dans  la  rue  du  Coq,  et  celte  par- 
lie  de  l'émeute  disparut  comme  une  fumée,  en  s'éparpi  liant 
sur  la  place  de  Saint-Germain-l'Auxerrois,  et  en  se  dirigeant 
vers  les  quais. 

D'Artagnan  revint  pour  porter  secours  à  Porthos,  si  Por- 
thos  en  avait  besoin;  mais  Porthos,  de  son  côté,  avait  fai» 
son  œuvre  avec  la  même  conscience  que  d'Artagnan.  La 
gauche  du  carrosse  C'ait  non  moins  bien  déblayée  que  la 


284  VINGT  ANS  APRES. 

droile,  ei  l'on  relevait  le  mantelet  de  la  poriière  que  Mazarin, 
'lioins  belliqueux  que  le  roi,  avait  pris  la  précaution  de  faire 
baisser.' 
Porthos  avait  l'air  fort  mélancolique. 

—  Quelle  diable  de  mine  faites-vous  donc  là,  Porthos?  ci 
quel  singulier  air  vous  avez  pour  un  victorieux! 

—  Mais  vous-même,  dit  Porthos,  vous  me  serablez  tout 
èmu! 

—  Il  y  a  de  quoi,  mordioux!  je  viens  de  tuer  una:;- 
cien  ami. 

—  Vraiment I  dit  Porlhos.  Qui  donc? 

—  Ce  pauvre  comte  de  Rochefort  !... 

—  Eh  bien!  c'est  comme  moi,  je  viens  de  tuer  un  homme 
dont  la  figure  ne  m'est  pas  inconnue;  malheureusement  je 
l'ai  frappé  à  la  tête,  et  en  un  instant  il  a  eu  le  visage  pîeia 
de  sang. 

—  Et  il  n'a  rien  dit  en  tombant? 

—  Si  fait,  il  a  dit...  Ouf! 

—  Je  comprends,  dit  d'Artagnan  ne  pouvant  s'empêcber 
de  lire,  que,  s'il  n'a  pas  dit  autre  chose,  cela  n'a  pas  dû  vous 
éclairer  beaucoup. 

—  Eh  bien,  Monsieur?  d«îmanda  la  reine. 

—  Madame,  dit  d'Artagnan,  la  route  est  parfaitement  libre, 
et  Votre  iîajesîé  peut  continuer  sou  chemin. 

En  effet,  tout  le  cortège  arriva  sans  autre  accident  dans 
l'église  Notre-Dame,  sous  le  portail  de  laquelle  tout  le  clergé, 
le  coadjuteur  en  tête,  attendait  le  roi,  la  reine  et  le  ministre, 
pour  la  bienheureuse  rentrée  desquels  on  allait  chanter  le 
Te  Deum. 

Pendant  le  service  et  vers  le  moment  où  il  tirait  à  sa  fin, 
un  gamin  tout  effaré  entra  dans  l'église,  courut  à  la  sacris- 
tie ,  s'habilla  rapidement  en  enfant  de  chœur,  et  fendant , 
grâce  au  respectable  uniforme  dont  il  venait  de  se  couvrir; 
la  foule  qui  encombrait  le  temple,  il  s'approcha  de  Bazin, 
qui,  revêtu  de  sa  robe  bleue  et  sa  baleine  garnie  d'argent  à 
la  main,  se  tenait  gravement  placé  en  face  du  suisse  à  l'en- 
trée du  chœur. 

Bazin  sentit  qu'on  le  tirait  par  sa  mr.nche.  Il  abaissa  Yen 


VINGT  ANS  APRES.  285 

1 1  terre  ses  yeux  béatement  levés  vers  le  cieî,  es  reconnut 
Friquet. 

—  Eh  bien  !  drôle,  qu'y  a-t-il,  que  vous  osez  me  déranger 
dans  l'exercice  de  mes  fonctions?  demanda  le  bedeau. 

—  Il  y  a,  monsieur  Bazin,  dit  Friquet,  que  M.  Maillar.i, 
\ous  savez  bien,  le  donneur  d'eau  bénite  à  Sain^-Eustache... 

—  Oui,  après?... 

—  Eh  bien  I  il  a  reçu  dans  la  bagarre  un  coup  d'épée  >ur 
la  tête  ;  c'est  ce  grand  géant  qui  est  là,  vous  voyez,  brodr 
sur  toutes  les  coutures,  qui  le  lui  a  donné. 

—  Oui?  en  ce  cas,  dit  Bazin,  il  doit  être  bien  maïade. 

—  Si  malade  qu'il  se  meurt,  et  qu'il  voudrait,  avant  do 
mourir,  se  confesser  à  M.  le  coadjuteur,  qui  a  pouvoir,  à  ce 
qu'on  dit,  de  remettre  les  gros  péchés. 

—  Et  il  se  figure  que  M.  le  coadjuteur  se  dérangera  pour 
lui? 

~  Oui,  certainement,  car  il  parait  que  M.  le  coadjuteur  I? 
lui  a  promis. 

—  Et  qui  t'a  dit  cela? 

—  M.  Maillard  lui-même. 

—  Tu  Tas  donc  vu? 

—  Certainement  :  j'étais  là  quand  il  est  tombé. 

—  Et  que  faisais-tu  là? 

—  Tiens  1  je  criais  :  A  bas  Mazarin  I  à  mort  le  cardinal  !  a 
!a  potence  l'Italien!  N'est-ce  pas  cela  que  vous  m'aviez  dit 
de  crier? 

—  Veux-tu  te  taire,  petit  drôle!  dit  Bazin  en  regardant 
arec  inquiétude  autour  de  lai. 

—  De  sorte  qu'il  m'a  dit,  ce  pauvre  M.  Maillard  :  «  Vj 
chercher  M.  le  coadjuteur,  Friquet,  et  si  tu  me  l'amènes,  je 
!e  fais  mon  héritier.  »  Dites  donc,  père  Bazin  :  l'héritier  de 
M.  Maillard,  le  donneur  d'eau  bénite  à  Saint-Euslache!  hein! 
je  n'ai  plus  qu'à  me  croiser  les  bras!  C'est  égal,  je  voudrais 
iùenlui  rendre  ce  service-là,  qu'en  dites-vous? 

— •  Je  vais  prévenir  M.  le  coadjuteur,  dit  Bazin. 

En  effets  il  s'approcha  respectueusement  et  lentement  du 
prélat,  lui  dit  à  l'oreille  quelques  mots  auxquels  celui-ci  ré- 
pondit par  un  signe  allirmatif,  et  revenant  du  même  pas  qu'il 
était  allé  : 


2«6  VINGT  ANS  APRES. 

—  Va  dire  au  moribond  qn'il  prenne  patience,  Monseignem 
sera  chez  lui  dans  une  heure. 

—  Bon,  dit  Friquet,  voilà  ma  fortune  faite. 

—  A  propos,  dit  Bazin,  où  s'est-il  fai.  ^^i  .er  ? 

—  A  la  tour  Saint-Jacques-la-Boucherie. 

Et,  enchanté  du  succès  de  son  ambassade,  Friquet,  sans 
pjUitter  son  costume  d'enfant  de  chœur,  qui  d'ailleurs  lui 
donnait  une  plus  grande  facilité  de  parcours,  sortit  de  la  ba- 
silique et  prit,  avec  toute  la  rapidité  dont  il  était  capable,  la 
route  dp  la  tour  Saint-Jacques-la-Boucherie. 

Fr  Grîet,  aussitôt  le  Te  Deum  achevé,  le  coadjuteur,  comme 
i^  '.avait  promis,  et  sans  même  quitter  ses  habits  sacerdo- 
aux,  s'achemina  à  son  tour  vers  la  vieille  tour  qu'il  connais- 
sait si  bien. 

Il  arrivait  à  temps.  Quoique  plus  bas  de  moment  en  mo- 
ment, le  blessé  n'était  pas  encore  mort. 

On  lui  ouvrit  la  porte  de  la  pièce  où  agonisait  le  mendiant. 

Un  instant  après,  Friquet  sortit  en  tenant  à  la  main  un 
gros  sac  de  cuir  qu'il  ouvrit  aussitôt  qu'il  fut  hors  de  la 
chambre,  et  qu'à  son  grand  étonnemenl  il  trouva  plein  d'or. 

Le  mendiant  lui  avait  tenu  Darole  et  l'avait  fait  son  hé- 
ritier. 

—  Ah!  mère  Nanette,  s'écria  Friquet  suffoqué,  ahî  mère 
Nanette! 

li  n'en  put  dire  davantage;  mais  la  force  qui  lui  manquait 
pour  parler  lui  resta  pour  agir.  Il  prit  vers  la  rue  une  course 
désespérée,  et,  comme  le  Grec  de  Marathon  tombant  sur  la 
place  d'Athènes  son  laurier  à  la  main,  Friquet  arriva  sur  le 
seuil  du  conseiller  Broussel,  et  tomba  en  arrivant,  éparpil- 
lant sur  le  parquet  les  louis  qui  dégorgeaient  de  son  sac. 

La  mère  Nanette  commença  par  ramasser  les  louis»  et  en- 
suite ramassa  Friquet. 

Pendant  ce  temps,  le  cortège  rentrait  au  Palais-Roj'al. 

—  C'est  un  bien  vaillant  homme,  ma  mère,  que  ce  M.  d'Ar- 
tagnan,  dit  le  jeune  roi. 

—  Oui,  mon  fils,  et  qui  a  rendu  de  bien  grands  services 
votre  père.  Ménagez-le  donc  pour  l'avenir. 

—  Monsieur  le  capitaine,  dit  en  descendant  de  voiture  If 
jeune  roi  à  d'Artagnan,  madame  la  reine  me  charge  de  vont; 


VIKGT  ANS  APRÈS.  287 

inviter  à  dîner  pour  aujourd'hui,  vous  et  votre  ami  le  baron 
du  Vallon. 

C'était  un  grand  honneur  pour  d'Artagnan  et  pour  Porthos; 
aussi  Porthos  était-il  transporté.  Cependant,  pendant  toute 
la  durée  du  repas,  le  digne  gentilhomme  parut  tout  pré- 
occupé. 

—  Mais  qu'aviez-vous  donc,  baron?  lui  dit  d'Artagnan  en 
descendant  l'escalier  du  Palais-Royal;  vous  aviez  l'air  tout 
soucieux  pendant  le  diner. 

—  Je  cherchais,  dit  Porthos,  à  me  rappeler  où  j'ai  vu  c 
mendiant  que  je  dois  avoir  tué. 

—  Et  vous  ne  pouvez  en  venir  à  bout  ? 

—  Non. 

—  Eh  bien!  cherchez,  mon  ami,  cherchez;  quand  vous 
uorez  trouvé,  vous  me  le  direz,  n'est-ce  gssî 

—  Pardieu  !  fit  Porthos. 


CONCLUSION 


En  reniranl  chez  eux,  les  deux  amis  trouvèrent  une  lettre 
d'Athos  qui  leur  donnait  rendez-vous  au  Grand-Charlemagne 
pour  le  lendemain  matin. 

Tous  deux  se  couchèrent  de  bonne  heure,  mais  ni  l'un  ai 
l'autre  ne  dormit.  On  n'arrive  pas  ainsi  au  but  de  tous  sen 
désirs  sans  que  ce  but  atteint  n'ait  l'influence  de  chasser  le 
sommeil,  au  moins  pendant  la  première  nuit. 

Le  lendemain,  à  l'heure  indiquée,  tous  deux  se  lendireni 
chez  Athos.  Ils  trouvèrent  le  comte  et  Aramis  en  habits  de 
voyage. 

—  Tiens!  dit  Porlhos,  nous  partons  donc  tous?  Moi  aussi 
j'ai  fait  mes  apprêts  ce  matin. 

—  Oh  1  mon  Dieu,  oui,  dit  Aramis,  il  n'y  a  plus  rien  à  faire 
à  Paris  du  moment  où  il  n'y  a  plus  de  Fronde.  Madame  d? 
LoQgueville  m'a  invité  à  aller  passer  quelques  jours  en 
Normandie,  et'm'a  chargé,  tandis  qu'on  baptiserait  son  fils, 
d'aller  lui  faire  préparer  ses  logements  à  Rouen.  Je  vais 
m'acquitter  de  cette  commission;  puis,  s'il  n'y  a  rien  de 
nouveau,  je  retournerai  m'ensevelir  dans  mon  couvent  de 
No^-sy-le-See. 

—  Et  moi,  dit  Athos,  je  retourne  à  Bragelonne.  Vous  le 
savez,  mon  cher  d'Artagnan,  je  ne  suis  plus  qu'un  bon  et 
brave  campagnard.  Raoul  n'a  d'autre  fortune  que  ma  for- 
tune, pauvre  enfant  I  et  il  faut  que  je  veille  sur  elle,  puisque 
je  ne  suis  en  quelque  sorte  qu'un  prête-nom. 

—  Et  Raoul,  qu'en  faites-vous? 


VINGT  Aïs  S  APRÈS.  289 

—  Je  vous  le  laisse,  mon  ami.  On  va  faire  la  guerre  en 
Handre,  vous  l'emmènerez  :  j'ai  peur  que  le  séjour  de  Blois 
ûe  soil  dangereux  à  sa  jeune  lête.  Emmenez-ie  et  apprenez- 
lui  à  être  brave  et  loyal  comme  vous. 

—  Et  moi,  dit  d'Artagnan,  je  ne  vous  aurai  plus,  Athos 
mais  au  moins  je  l'aurai,  cette  chère  tête  blonde  ;  et,  quoique 
le  ne  soit  qu'un  enfant,  comme  votre  âme  tout  entière  revit 
m  lui,  cher  Athos,  je  croirai  toujours  que  vous  êtes  là  près 
le  moi,  m'accompagnant  et  me  soutenant. 

Les  quatre  amis  s'embrassèrent  les  larmes  aux  yeux. 

Puis  ils  se  séparèrent  sans  savoir  s'ils  se  reverraient  jamais. 

D'Arlagnan  revint  rue  Tiquetonne  avec  Porihos,  toujours 
préoccupé  et  toujours  cherchant  quel  était  cet  homme  qu'il 
avait  tué.  En  arrivant  devant  l'hôtel  de  la  Chevrette,  on 
\rouva  les  équipages  du  baron  prêts  et  Mousqueton  en  selle. 

—  Tenez,  d'Ariagnan,  dit  Porthos,  quittez  l'épée  et  venez 
avec  moi  à  Pierrefonds,  à  Bracieux  ou  au  Vallon  :  nous  vieil- 
lirons ensemble  en  parlant  de  nos  compagnons. 

-  Non  pas  !  dit  d'Artagnan.  Peste  1  on  va  ouvrir  la  cam- 
pagne, et  je  veux  en  être;  j'espère  bien  y  gagner  quelque 
chose  1 

—  Et  qu'espérez- vous  donc  devenir  ? 

—  Maréchal  de  France,  pardieu  I 

—  Ahl  ah!  fit  Porthos  en  regardant  d'Artagnan,  aux  gas- 
connades  duquel  il  n'avait  jamis  pu  se  faire  entièrement. 

—  Venez  avec  moi,  Porthos,  dit  d'Artagnan,  je  vous  ferai 
duc. 

-  Non,  dit  Porthos,  Mouston  ne  veut  plus  faire  la  guerre. 
D'ailleurs  on  m'a  ménagé  une  entrée  solennelle  chez  moi, 
[jui  va  faire  crever  de  pitié  tous  mes  voisins. 

—  A  ceci,  je  n'ai  rien  à  répondre,  dit  d'Artagnan,  qui  con- 
aaissait  la  vanité  du  nouveau  baron.  Au  revoir  donc,  mon 
uni. 

—  Au  revoir,  cher  capitaine,  dit  Porthos.  Vous  savez  que 
lorsque  vous  me  voudrez  venir  voir,  vous  serez  toujours  le 
bienvenu  dans  ma  baronnie. 

—  Oui,  dit  d'Artagnan,  au  retour  de  la  campagne  j'irai. 

—  Les  équipages  de  monsieur  le  baron  attendent,  dit  Mous- 
jucton. 

T.  lli.  11 


2âo  VINGT  ANS  APRÈS. 

El  les  deux  amis  se  séparèrent  après  s'être  serré  la  main. 
D'Artagûaa  resta  sur  la  porte,  suivant  d'un  œil  mélancolique 
l'ortnos  qur  s'éloignait. 

Mais  au  bout  de  vingt  pas,  Portbos  s'arrêta  tout  court,  se 
appa  le  front  et  revint. 

—  Je  me  rappelle,  dit-il. 

—  Quoi?  demanda  d'Artagnan. 

—  Quel  est  ce  mendiant  que  j'ai  tué. 

—  Ah!  vraiment!  qui  est-ce? 

—  C'est  cette  canaille  de  Bonacieux. 

Et  Porlhos,  enchanté  d'avoir  l'esprit  libre,  rejoignit  Mous 
ton,  avec  lequel  il  disparut  au  coin  de  la  rue. 

D'Artagnan  demeura  un  instant  immobile  et  pensif;  puis, 
en  se  retournant,  il  aperçut  la  belle  Madeleine,  qui,  inquiète 
des  nouvelles  grandeurs  de  d'Artagnan,  se  tenait  debout  sur 
le  seuil  de  la  porte. 

—  Madeleine,  dit  le  Gascon,  donnez-moi  l'appartement  du 
premier;  je  suis  obligé  de  représenter,  maintenant  que  je 
suis  capitaine  des  mousquetaires.  Mais  gardez-moi  toujour 
32a  chambre  du  cinquième  :  on  ne  sait  ce  qui  peut  arriver. 


Fta  SS  VINGT    AflS  Athàê, 


TABLE  DES  MATIÈRES 

DU  TROISIÈME  VOLUME 


Chapitres.  Pages, 

I.  —  Salut  à  la  majesté  tomtoôe 9 

II.  —  D'Artagnan  trouve  un  projet \\ 

III.  —  La  partie  de  lansquenet 23 

IV.  —  Londres 30 

V.  —  Le  procès 37 

VI.  _  Wliite-Hail 48 

VII.  —  Les  ouvriers 58 

VIII.  —  Remember 67 

IX.  —  L'Iiomme  masqué 74 

X.  —  La  maison  de  Cromwell 84 

XI.  —  Conversation 93 

XII.  —  La  felouque  l'Éclair iOi 

XIII.  —  Le  vin  de  Porto »  1 6 

XIV.  —  Le  vin  de  Porto  (Suite) 1 27 

XV.  —  Fatalité 132 

XVI.  —  Où,  après  avoir  manqué  d'être  rôti,  Mousqueton 

manqua  d'être  mangé 140 

XVII.  —  Retour 150 

XVIII.  —  Les  ambassadeurs ,   .   .  loî 

XIX.  —  Les  trois  lieutenants  du  généralissime \&'i 

XX.  —  Le  combat  de  Cnareoton 183 

XXI.  —  La  route  de  Picardie 193 

XXII.  —  La  reconnaissance  d'Aune  d'Autriche  .    .   ...  ^Oz 

XXIII.  —  La  royauté  de  M.  de  Mazarin 20P 

XXIV.  —  Précautions 212 

XXV.  —  L'esprit  et  le  bras 219 


292  TABLE  DES  MATIÈRES. 

Chapitres.  Pages. 

XXVlf—  L'esprit  et  le  bras  (Suite) 223 

XXVn.  —  Le  bras  et  l'esprit 230 

XXVIII.   ^  Le  bras  et  l'esprit  (Suite)..   . 232 

XXIX.  —  Les  oubliettes  de  M.  de  Mazarin 2iO 

XXX.  —  Conférences.    ...'.......;.,..     244 

XXXI.  —  Oîi  l'on  commence  à  croire  que  Porlhos  sera  enfin 

baron  et  d'Artagnan  capitaine 23< 

XXXII.  —  Comme  quoi  avec  une  plume  et  une  menace  on 
fait  plus  vite  et  mieux  qu'avec  une  épée  et  du 
dévouement 260 

XXXIII.  —  Comme  quoi  avec  une  plume  et  une  menace  on 

fait  plus  vite  et  mieux  qu'avec  une  épée  et  du 
dévouement  (Suite) 268 

XXXIV.  —  Où  il  est  prouvé  qu'il  est  quelquefois  plus  difficile 

aux  rois  de  rentrer  dans  la   capitale  de  leur 

royaume  que  rfca  sortir 2Î3 

XXXV.  —  Où  il  est  prouvé  qu'il  est  quelquefois  plus  diffi- 
cile aux  rois  de  rentrer  dans  la  capitale  de  leur 

royaume  que  d'en  sortir  (Suite) 282 

Conclusion 283 


f;.n  de  la  table  des  matikres  du  troisième  volume 


y^^.S.   _  mp,  p.   MODILLOT,   13-15,   QUAI  VOLTAIRE.  —    28103. 


EXTRAIT  DU  CATALOGUE  MICHEL  LÉVY 

1   FRANC  LK  VOLOllE.  —   1  »n.   25  PAR   LA   POSTE 


â.   DE    BRÉHUT  toI  | 

K'IVSVB  it  MOl'VKAD-MOMDE i 

US  iMOURtUT   Di   VINGT  ANS 1   ' 

US   AMOUBS  DU    BEAU   GtSTAVK 1 

US  AMOUBS   d'une  NODLK   DAM& I 

I'aIBEKGS   du    SOLKIL   DOB , i 

U  BAL  Dï   L'OPÉBA 1 

LA    BELLK    DUCHESSE.... i 

BKAS-DACIKR ' 

Ik   CAbANE    DU   SABOTIEB 1 

US   cbasskurs  d'hommes < 

us  chasseurs  de  tigres 1 

u  CHATEAU   DE  VILLEBON 1 

US  CBAUFFKCRS    INDIENS • 

US  CHEMINS   DELA   VIE I 

U    COUSIN   AUX  MILLIONS i 

SKCX   AMIS ' 

■  H   DHAtlK  A  CALCUTTA 1 

■  M    DBAIIK  4  TROUVILLI 1 

■  HI  FEUHE  ÉTRANGE t 

■  ISTOIRKS     d'aMOUB • 

US  OBPUELINS  DE  TBÉGCÉREC 1 

U    B'IMAN    DE   DEUl   JEUNES    FEMMES....  1 

■CÈNES   DE    U  VIE  CORTEMPOBAINC 1 

LA   SORCIÈRE   NOIRE < 

U  TENGEANCI  d'un   HULATHK 1 

E.-L.   B\il^ ï H  Trad.AtK.Piehot 

lA    FAKILLI   CAXTON 2 

U  JOUA  BT  LA  NUIT î 


EMILE    CIRRET 

S'AMAZOBB  —  8  JOURS  SOUS  L'ÉODATBDBi  1 

^   LES   MÉTIS  DE   LA  SAVANE t 

■MUS   BÉVOLTÉS  DU    PARA 1 

»  LA  B^BNIÈRE  DES  n'uaHBAHS i 

•  llCITS  DE  tABTLIB 1 


CÉLESTE  DE  Ct^âlRILLtM 


«B  AHOUB  TERBIBLB 

US  DEUX  SCEURS • 

«ST-IL-FOU  7 

«NB  MÉCHANTE   VEMMB • 

US  TOLBUBS  D'OB ' 

ÉHILE  CHEVALIER 

lA   CAVITAINB. •••  * 

U  CaAS<-(OB     NOIB •..•...•  I 

LBS    DERNIERS    IROOOOIB •••  I 

&A   riLLE    DES    IHDIEMt  BOOCBS >•  1 

U  riLLB  BO  riBAfB t 

u  tlBBT. ... ..•••.••••••••*••••••••'   i 


ÉmtLE  CHEVALIER  («uif^-    «A 

t 
• 
I 

LA  TÊTS-PLATE ••••••     t 


LA   BUBONNB 

L'II  F    l>E    SABLE 

LES   NEZ-PKHCÉS 

PKAUX-ROUGES    ET    FEAUX-BLiNCUES. 

LES    PIEDS-NOIRS 

POIGNET- d'acier 


XAVIER  EYIIIA 


AVENTUBIFRS  ET  CORSAIBES. 

LE   ROI    DES  TROPIQUES 

LB  TROKE  D'aBGE.NT 


JULES    GERARD 
LA  CHASSE  AU  LION.  Dessins  de  G.  Dtré.    ■ 

■LIES  DERMÈKKS   CHASSES i....      % 

VOYAGES   ET   CHASSES •......•      § 

F.GERSTAECKER  Trad.  Riwta 


LBS  BRIGANDS   I>BS  FRAIHIBS... 
UNE    CHARMANTE    HABITATION  I. 

LA    MAISON   MYSTÉRIEUSE 

LE   PEAU-ROUGE 

LES  PIONNIERS  DU    FAR-WKST... 
LBS  VOLEURS  DE  CHEYAOZ. 


.....  • 
• 


••••••••••  ■ 

FÉLIX    MAYNARD 

on  DRAKB   DANS  LBS   HEBS   BOBfALH.M    % 

CAPITAINE   niAYNE-REIS 
Traduction  Allyre  Buretim 

LBS  CHASSBDES  DB  CHBTELUBBS.. ..«••••    ( 

B.-H.  RÉVOIL  Traduetmr 

LB  DOCTIUR  AMÉRICAIN «.••••    É 

LBS  HABBMS  DU  NOUVEAU  HORM....»M«    S 

W.  REYNOLDS 

LBS  DBAMIS  DB  LONDRES  : 

LES  FRÈRES  DE  LA  RÉSUBBBCTtMI.M 

—  LA  TAVERNE    DU   DIABLE •• 

US    MYSTÈBES  OU   CABINET   NOtt... 

—  LES  MALHEUBS    d'UNB  JBONB  tlLU. 

—  LB  SECBET  DU   BESSUSCITÉ • 

.—  LB  FTLS  DU    BOUBBBAO ...... 

—  LES  PIRATES  DE   LA  TAMitl.  .••..«.     14 

—  LES   DEUX    NISÉBABLE» •••     •j 

.—  IBSBUIN.DOCBAT.  DBBAVBWIWfTBB     Ij 
.- LB  HOOTBAU    MOBTB-Caiif» ••     "I 


JU  Catalogue  complet  ttra  envoyé  franco  à  toute  penwM  giiittj 
fera  la  demamde  par  lettre  affranchie. 


IMPRlAIEnlB   CHAIX,  20,  KUB   BERGÈRE,  PRÈi   DU   BOULEVARD   MO.N TMAR  TUE.    —  SîStt-j 


jT)  S  ^  ^