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/ ^L^LêUCj^i^__
Un franc le volume
NOUVELLE COLLECTION MICHEL LÉVY
1 FR. 25 C- PAR LA POSTE
ALEXANDRE DUMAS
— OEUVRES COMPLÈTES —
VINGT ANS
APRÈS
m
NOUVELLE EDITION
CALMANN LEVY, EDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
RDE AOBBR, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIIOE NOCVELLE
ŒUVRES COMPLÈTES
D'ALEXANDRE DUMAB
TINGT ANS APRÈS
3IÎ
OEUVRES COMPLÈTES D'ALEXANDRE DUMAS
PDBUÉES DASS LA COLLECTIOK MICHEL LÉVY
Acte i
Amaary 1
Ange Pitou î
Ascacio 2
Une Aventure d'amour, i
ATenturesdeJohn Davys2
Les Baleiniers î
Le Bâtard de Mauléon. 3
Black 1
Les Blancs et les Bleus. 3
La Bouillie de la cona-
tesse Berthe 1
La Boule de neige )
Brift-à-Brac i
Un Cadet de famille.. 3
Le Capitaine Pamphile. 1
Le Capitaine Paul 1
Le Capitaine Rhino... 1
Le Capitaine Richard., i
Catherine Blum 1
Causeries 2
Cécile i
Charles le Téméraire.. 2
Le Chasseur de sauva-
gine 1
Le Château d'Eppstoin. 2
Le Chev. d'Harmental.. 2
Le Chevalier de Maison-
Rouge 2
Le Collier de la reine.. 3
La Colombe 1
Les Compagnons de
Jéhu 3
Le comte de Monte-
Cristo 6
LaComtessedeCharny. 6
La Comtesse de Salis-
bury 2
Les {Confessions de la
marquise 2
Conscience l'Innocent. . 2
Création et Rédemption :
— Le Docteur mysté-
rieu.T 2
— La Fille du marquis. 2
La Damede Monsoreau. 3
La Dame de volupté... 2
Les Deux Diane 2
Les Deux Reines 2
Diea dispose 2
Les Drames galants. —
, La marquise d'Esco-
man 2
Le Drame de Quatre-
Vingt-Treize 3
Les Drames de la mer. I
Emma Lyonna 5
La Femme au collier de
felours i
Fernande
Une Fille du régent...
Filles , Loreties et
Courtisanes
Le Fils du forçat
Les Frères corses
Gabriel Lambert
Les Garibaldiens
Gaule et France
Georges
Gil Blas en Californie.
Les Grands Hommes en
robe de chambre :
— César
— Henri IV , Riche-
lieu, Louis XIII
La Guerre des femmes.
Histoire d'un casse-
noiselte
L'Homme aux contes..
Les Hommes de fer...
L'Horoscope
L'Ile de feu
Impressions de voyage :
— Une année à Flo-
rence
— L'Arabie Heureuse..
— Les Bords du Rhiu.
— Le Capitaine Arena.
— Le Caucase
— Le Corricolo
— Le Midi de la
France
— De Paris à Cadix. . .
— Quinze jours au
Sinaî
— En Russie
— En Suisse
— Le Speronare
— La Villa Palmieri...
— Le Véloce
Ingénue
Isaac Laquedem
Isabel de Bavière
Italiens et Flamands...
Ivanhoe de Walter
Scott (trad.)
Jacques Ortis
Jacquot sans oreilles..
Jane
Jehane la Pucelle
Louis X IV et son Siècle .
Louis XV et sa Cour.. .
Louis XVI et la Révo-
lution
Les Louves de Mache-
coul
Madame de Chamblay.
La Maison de g^ace.... 1
Le Maître d'armes 1
Les Mariages du père
Olifus 1
Les Médicis 1
.Mes Mémoires 10
Mémoires de Garibaldi. 3
Mémoires d'une aveugle 2
Mém. d'un médecin :
J. Balsamo S
Le Meneur de loups... 1
Les Mille et un Fan-
tômes
Les Mohicans de Paris.
Les Morts vont vite...
Napoléon
Une Nuit à Florence . .
Olympe de Clèves
Le Page du duc de Sa-
voie
Parisiens et Provinciaux
Le Pasteur d'Ashbourn .
Pauline et Pascal Bruno
Un Pays inconnu
Le Père Gigogne
Le Père la Kuine
Le Prince des Voleurs.
La Princesse de Monaco
La PriQce3se Flora....
Les Quarante Ci.nq.j,..
Propos d'art et de
cuisine •
La Régence
La Reine Margot
Robin Hood le Proscrit.
La Roule de Varennes.
Le Salleador
Salvator (suite et fin des
Mohicans de Paris).
La San- Felice
Souvenirs d'Antony....
■Souvenirs d'une favorite.
Les Stuarts
Sultanetta
Sylvandire
La Terreur prussienne,
Le Testament de M,
Chauvelin
Théâtre complet
Trois Maîtres
Les Trois Mousque-
taires
Le Trou de l'Enfer...
La Tulipe noire
Le Vie de Bragelonne.
La Vie au désert
Une Vie d'artiste. ....
Vingt Ans après
PARIS. — IMP. p. MOUILLOT, 13-15, QtJAI VOLTAIRE. — 2310S.
VINGT ANS
APRÈS
SUITE DES TROIS MOUSQUETAIRES
PAR
ALEXANDRE DUMAS
III
NOUVBLLE ÉDITION
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, HUE AUBER, 3
1882
Droits de reproduction et de traduction réserrls
VINGT ANS
APRÈS
SALCT A LA MAJESTÉ TOMBÉE.
À mesure qu'ils approchaieut de la maison, dos tupu^a
voyaient la terre écorchée corarae si une troupe considéraLMu
de cavaliers les eût précédés; devant la porte les traces
étaient encore plus visibles; cette troupe, quelle qu'elle fût,
avait fait là une halte.
— Pardieu 1 dit d'Artagnan, la chose est claire, le roi et son
escorte ont passé par ici.
— Diable! ditPorthos, en ce cas ils auront tout dévoré.
— Bah ! dit d'Artagnan, ils auront bien laissé une poule.
Et il sauta à bas de son cheval et frappa à la porte ; mais
personne ne répondit.
D poussa la porte qui n'était pas fermée, el vit que la pre-
mière chambre était vide et déserte.
— Eh bien ? demanda Porthos.
— Je ne vois personne, dit d'Artagnan. Ah! ahl
— Quoi?
— Du sang!
A ce mot, les trois amis sautèrent a bas de leurs chevaux
et entrèrent dans la première chambre; mais d'Artagnan
avait déjà poussé la porte de la seconde, et à l'expression de
son visage, il étaU clair qu'il y voyait quelque objet exiraci-
iimaire.
T. ni. 4
VINGT ANS APKÈS.
le? trois amis s'approchèrent et aperçurent un liArmne
rncore jeune élenda à terre et baigné dans une raare de saug.
On voyait qu'il avait voulu gagner son lit, mais il n'enavsit
pas eu la force, il était tombé auparavant.
Athos fui le premier qui se rapprocha de ce malheureux :
il avait cru lui voir faire un mouvement.
— Eh bien? demanda d'Artagnan.
— Eh bien 1 dit Atlios, s'il est mort, il n'y a pas long-
temps, car il est chaud encore. Mais non, son cœur bat. Eh !
inon arail
Le blessé poussa un soupir ; d'Artagnan prit de l'eau dans
ie creux de sa main et la lui jeta au visage.
L'homme rouvrit les yeux, fit un mouvement pour relever
Si télé et retomba.
Athos alors essaya de la lui porter sur son genou, mais il
s'aperçut que la blessure était un peu au-dessus du cerve-
let et lui fendait le crâne ; le sang s'en échappait avec abon-
dance.
Aramis trempa une serviette dans l'eau et l'appliqua sai
la plaie; la fraîcheur rappela le blessé à lui, il rouvrit une
seconde fois les yeux.
II regarda avec étonnement ces hommes qui paraissaient
le plaindre, et qui, autant qu'il était en leur pouvoir, es-
sayaient de lui porter secours.
— Vous êtes avec des amis, dit Athos en anglais, rassurez-
vous donc, et, si vous en avca la force, racontez-nous ce
qui est arrivé.
— Le roi, murmura le blessé, le roi est prisonnier.
— Vous l'avez vu? demanda Aramis dans la même langue.
L'homme ne répondit pas.
— Soyez tranquille, reprit Athos, nous sommes de fidèles
serviteur? de Sa Majesté.
— Est-ce vrai ce que vous me dites-là? demanda le blessé.
— Sur notre honneur de gentilshommes.
— Alor» je puis donc vous dire?
— Dites.
— Je suis le frère de Parry, le valet de chambre dô Sa
Majesté.
At^î«s et Aramis se rappelèrent aue c'était de ce noai que
"VINGT ANS APRES. 3
de Winter avait appelé le laquais qu'ils avaient trouvé daas
le corridor de la lente royale.
— Nous le coimaissons, dit Alhos; il ne quittait jamais la
roi!
— Oui, e'esx cela, dit le blessé. Eh bien ! voyant le roi
pris, il songea à moi ; on passait devant la maison, il de-
manda au nom du roi qu'on s'y arrêtât. La deniamie fut ac-
cordée. Le roi, disait-on, avait faim; ou le lit entrer dans la
chambre où je suis, afin qu'il y piii sou relias, et l'on plaça
des sentinelles aux portes et aux fenêtres. Parry connaissait
cette chambre, car plusieurs fois, taudis que Sa Majesté était
à Newcastle, il était venu me voir. H savait que dans celle
hambre il y avait une trappe, que celle trappe conduisait à
la cave, et que de celle cave on pouvait gagner le verger. 11
me fit un signe. Je le compris. Mais sans douie ce signe fut
intercepté par les gardiens du roi et les mit en défiance.
Ignorant qu'on se doutait de quelque chose, je n'eus plus
qu'un désir, celui de sauver Sa Majesté. Je fis donc semblant
de sortir pour aller clierch'îr du bois, en pensant qu'il n'y
avait pas de temps à perdre. J'entrai dans le passage souter-
rain qui conduisait à la cave à laquelle celte trappe corres-
pondait. Je levai la planche avec ma lête; et tandis que Parry
poussait doucement le verrou de la poTie, je fis signe au roi
de me suivre. Hélas! il ne le voulait pas; on eùi dit que
celte fuite lui répugnait. Mais Parry joignit les mains en le
suppliant; je l'implorai aussi de mon côté pour qu'il ne pe*"
dit pas une pareille occasion. Enfin il se décida à me suivre.
Je marchai devant par bonheur ; le roi venait à quelques pas
derrière moi, lorsque tout à coup, dans le passage souter-
rain, je vis se dresser comme une grande ombre. Je voulus
crier pour avertir le roi, mais je n'en eus pas le temps. Ja
sentis un coup comme si la maison s'écroulait sur ma tôle,
et je tombai évanoui,
— Bon et loyal Anglais! fidèle serviteur! dll Alhos.
— Quand je revins à moi, j'élais étendu a la même plaça
îe me traiuai jusque dans la cour : le roi et sou escorta
étaient partis. Je mis une heure peut-être à venir de la cour
ici; mais les forces me manquèrent, et je m'évanouis pour
la seconde luis.
k VINGT ANS APRES.
— Et à celle heure, commeat vous senlez-voust
— Bien mal, dit ie blessé.
— l'uuvoDS-nous quelque chose pour vous? demanda
Altios.
— Aidez-moi à me mellre sur le lit; cela me soulagera, il
uie semijie.
— Aurez-vous quelqu'un qui vous porte secours?
— Ma femme est à Durham, et va revenir d'un moment à
l'autre. Mais vous-mêmes, n'avez-vous besoin de rien, ne
désirez-vous rien?
— Nous étions venus dans l'intention de vous demander à
manger.
— Hélas! ils ont tout pris, il ne reste pas un morceau de
pain dans la maison.
— Vous entendez, d'Artagnan? dit Athos, il nous faut aller
t'Dercher notre diner ailleurs.
— Cela m'est bien égal, maintenant, dit d'Artagnan; je n'ai
plus faiai.
— Ma foi, ni moi non plus, dit Porthos.
Et ils transporlèrent l'homme sur son lit. On flt venir Gri-
maud, qui pansa sa blessure. Grimaud avait, au service des
quatre amis, eu tant de fois l'occasion de faire de la charpie
et des compresses, qu'il avait pris une certaine teinte de
chirurgie.
Pendant ce temps les fugitifs étaient revenus dans la pre-
mière chambre et tenaient conseil.
— Maintenant, dit Aramis, nous savons a quoi nous er
tenir ; c'est bien le roi et son escorte qui sont passés par ici
ii faut prendre du côté opposé. Est-ce votre avis, Aibos?
Athos ne répondit pas, il réfléchissait.
— Oui, dit Porthos, prenons du côté opposé. Si nous sui-
vons l'escorte, nous trouverons tout dévoré et nous finirons
par mourir de faim : quel maudit pays que cette Angleterre!
c'est la preniièie fois que j'aurai manqué à diner. Le dîner
est mon meilleur repas, à moi.
— Que peusez-vous, d'Artagnan? dit Athos, ètes-vous de
l'avis d'Aïainis?
— Non point, dit d' \rtagnan, je suis au conlrair-2 de l'avis
tout opposé.
— Commi'al! vous voulez suivre l'escorte? dil Portlios
•'llVayé.
— Non, tuais faire route avec elle.
Les yeux d'AiliOS brillèrent de joie.
— Faire roule avec l'escorte! s'écria Aramis.
— Laissez dire d'Arta^nan, vous savez que c'est l'homme
îiax bons conseils, dil Allios.
— Sans doute, dit d'Artagnan, il faut aller où l'on db nous
rlicrchera pas. Or, on se gardera bien de nous chercher parmi
les puritains; allons donc parmi les puritains.
— Bien, ami, bien I excellent conseil, dit Alhos, j'allais le
donner quand vous m'avez devancé.
— C'est donc aussi votre avis? demanda Aramis.
— Oui. On croira que nous voulons quitter l'Angleterre,
on nous cherchera dans les ports; pendant ce temps nous
arriverons à Londres avec le roi ; une fois à Londres, nous
sommes introuvables; au milieu d'un million d'hommes, il
n'est pas difDcilede se cacher : sans compter, coniinua Athos
en jetant un regard à Aramis, les chances que nous offre ce
voyage.
— Oui, dil Aramis, je comprends.
— Moi je ne comprends pas, dit Porthos, mais n'importe;
puisque cet avis est à la fois celui de d'Artagnan et d'Athos,
ce doit être le meilleur.
— Mais, dit Aramis, ne paraîtrons-nous point suspects au
colonel Harrison ?
— Eh! mordiouxl dit d'Artagnan, c'est justement sur lui
que je compte; le colonel Harrison est de nos amis; nous
l'avons vu deux fois chez le général Cromwell; il sait que
nous lui avons été envoyés de France par mons Mazarini : il
nous regardera comme des frères. D'ailleurs, n'est-ce pas le
fils d'un boucher? Oui, n'est ce pas? Eh bien! Porthos lui
montrera comment on assomme un bœuf d'un coup de poing,
et moi comment on renverse un taureau en le prenant par
les cornes; cela captera sa conûance.
Athos sourit.
— Vous êtes le meilleur compagnon que je connaisse,
fl'Artognan, dit-il en tendant la main au Gascon, et je suis
bien heureux de vous avoir reircu' é, mon cher tîls.
0 VINGT ANS APRIlS.
Céî.iiî, comme on le sait, le nom qu'Alhos donnait à d'Ar-
lagnan d;ins ses grandes effusions de coeur.
En ce moment Grimaud sortit de la chambre. Le blesse
était pansé et se trouvait mieux.
Les quatre amis prirent congé de lui et lui demandèrent
s'il n'avait pas quelque commission à leur donner pour son
frère.
— Dites-lui, répondit le brave homme, qu'il fasse savoir
au roi qu'ils ne m'ont pas tué tout à fait; si peu que je sois,
je suis sûr que Sa Majesté me regrette et se reproche ma
mort.
— Soyez tranquille, dit d'Artagnan, il le saura avant ce soir.
La petite troupe se remit en marche; il n'y avait point à
-p tromper de chemin; celui qu'elle voulait suivre était visi-
blement tracé à travers la plaine.
Au bout de deux heures de marche silencieuse, d'Arta-
gnan, qui tenait la tête, s'arrêta au tournant d'un chemin.
— Ah ! ah! dit-il, voici nos gens.
En effet, une troupe considérable de cavaliers apparaissait
à une demi-lieue de là environ.
— Mes cliers amis, dit d'Artagnan, donnez vos épées à
M. Mouston, qui vous les remettra en temps et lieu, et n'ou-
bliez point que vous êtes nos prisonniers.
Puis on mit au trot les chevaux qui commençaient à se fa-
tiguer, et l'on eut bieniôl rejoint l'escorio.
Le roi, placé en tête, entouré d'une partie du régiment du
colonel Harrison, cheminait impassible, toujours digne et
avec une sorte de bonne volonté.
En apercevant Alhos et Aramis, auxquels on ne lui avait
pas même laissé le temps de dire adieu, et en lisant dans les
regards de ces deux gentilshommes qu'il avait encore des
arnis à quelques pas de lui, quoiqu'il crût ces amis prison-
niers, une rougeur de plaisir monta aux joues pâlies du roi.
D'Artagnan gagna la tête de la colonne, et, laissant ses
jmis sous la garde de Porthos, il alla droit à Harrison, qui
le reconnut effectivement pour l'avoir vu ciiez Cromwell, et
qui l'accueillit aussi poliment qu'un homme de cette condi-
tion et de ce caractère pouvait accueillir quelqu'un. Cequ'(\-
VINGT ANS APRÈS. 7
vaiî prévu d'Aitagnan arriva : le colonel n'avait et na pou-
vait avoir aucun soupçon.
On s'anôia : c'éiait à cette halte que devait àîner la ro;.
Seulemeui celle fois les précautions furent prise? pourquoi!
ne tentât pas de s'éclKipper. Dans la grande chambre de TfaA-
tellerie, une petite table fut placée pour lui, et une graniii'
lable pour (es officiers.
— Diner-vous avec moi? demanda Harrison à d'Artagnan
— Diable! dit d'Artagnan, cela me ferait grand plaisir
mais j'ai mon compaj;non, M. du Vallon, et mes deux pri-
sonniers que je ne puis quitter et qui encombreraient votrr
table. Mais faisons mieux : faites dresser une table dans nn
coin, et envoyez-nous ce que bon vous semblera de la vôtrf^:
car sans cela nous courrons grand risque de mourir de faim.
Ce sera toujours dîner ensemble, puisque nous dîneroiis
dans la même chambre.
— Soit, dit Harrison.
La chose fut arrangpe comme le désirait d'Artagnaa» t't
lorsqu'il revint près du colonel il trouva le roi déjà assis à
sa petite table et servi par Parry, Harrison et ses officiers
ittablés en communauté, et dans un coin les piaces réser-
vées pour lui et ses compagnons.
La table à laquelle élaieni assis les officiers puritains était
ronde, et, soit par hasard , soit grossier calcul, Harrison tuar-
nait le dos au roi.
Le roi vil eutrer les quatre gentilshommes, mais il ne pa-
rut faire aucune attention à eux.
Ils allèrent s'asseoir à la table qui leur était réservée et se
placèrent pour ne tourner le dos à personne. Us avaient eu
face d'eux la table des officiers et celle du roi.
Harrison, pour taire honneur à ses hôtes, leur envoyai;
les meilleurs plats de sa table; malheureusement pour le?
quatre amis, io vin manquait. La chose paraissaii complète'
ment iniHITéreule à Aihos, mais d'Artagnan, Porlhos p{
Aramis laisaienl la grimace chaque fois qu'il leur fallaitavaîeî
ia bière, cette boisson puritaine.
— Ma foi, colonel, dit d'Artagnan, nous vous sommes bfoo
reconnaissants de votre gracieuse invitation, car, sans vous,
aoas courions le risque de nous passer de diner, comnai'
8 VLNGT ANS APRÈS.
nous nous sommes passés de déjeuner; et voilà mon ami ,
M. du Vallon , qui partage ma reconnaissance, car il avait
grand' faim.
— J'ai faim encore, dit Porlhos en saluant le colonel
Harrison.
— Et comment ce grave événement vous est-il donc ar-
rivé, de vous passer do déjeuner? demanda le colonel en
riant.
— Par une raison bien simple, colonel, dit d'Artagnan.
J'avais hâte de vous rejoindre, et, pour arriver à ce résultat,
J'avais pris la même route que vous, ce que n'aurait pas dû
faire un vieus fourrier comme moi, qui dois savoir que là où
a uassé un bon et brave régiment comme le vôtre, il ne reste
rien à glaner. Aussi, vous comprenez notre déception lors-
qu'au arrivant à une jolie petite maison située à la lisière
d'un bois, et qui, de loin, avec son toit rouge et ses contre-
vents verts, avait un peiit air de fête qui faisait plaisir à voir,
au lieu d'y trouver les poules que nous nous apprêtions à
faire rôtir, et les jambons que nous comptions faire griller,
20usne vîmes qu'un pauvre diable baigné... Ah! mordiouxl
colonel, faites mon compliment à celui de vos olTiciers qui a
donné ce coup-là : il était bien donné, si bien donné qu'il a
fait l'admiration de M. du Vallon, mon ami , qui les donne
gentiment aussi, les coups.
— Oui, dit Harrison en riant et en s'adressant des yeux à
un officier assis à sa table, quand Groslow se charge de cette
t)esogne, il n'y a pas besoin d'y revenir après lui.
— Ah I c'est Monsieur, dit d'Artagnan en saluant l'offlcier;
le regrette que Monsieur ne parle pas français, pour lui faire
mou compliment.
— Je suis prêt à le recevoir et à vous le rendre. Monsieur,
dit l'officier en assez bon français, car j'ai habite trois ans
Paris.
— Eh bien I Monsieur, je m'empresse de vous dire, con-
tinua d'Artagnan, que le coup était si bien appliqué, que vous
y;(," presque tué votre homme.
— Je croyais l'avoir tué tout à fait, dit Groslow.
— Non. Il ne s'en est pas fallu graud'chose, c'est vrii,
mais il n'est pas mort.
VINGT ANS AFRKS. 0
Et en disant ces mots , d'Artagnau jeta un regard sti-r
Parry, qui se tenait debout devant le roi, la pâlonr de !:î
mort au front, pour lui indiquer que cette nouvelle éiaii à
son adresse.
Quant au roi, il avait écouté toute celte conversation le.
cœur serré d'une indicible angoisse, car il ne savait pas où
l'officier français en voulait venir, et ces détails cruels, cachés
sous une apparence insoucieuse, le révoltaient.
Aux derniers mots qu'il prononça seulement, il respira
avec liberté.
— Ah ! diable! dit Groslow, je croyais avoir mieux réussi.
S'il n'y avait pas si loin d'ici à la maison de ce misérable, je
retournerais pour l'achever.
— Et vous feriez bien, si vous avez peur qu'il en revienne,
dit d'Artagnan, car vous le savez, quand les blessures à la
tête ne tuent pas sur le coup, au bout de huit jours elles sont
guéries.
Et d'Artagnan lança un second regard à Parry, sur la figure
duquel se répandit une telle expression de joie, que Charles
lui tendit la main en souriant.
Parry s'inclina sur la main de son maître et la baisa avec
respect.
— En vérité, d'Artagnan, dit Alhos, vous êtes à la fois
homme de parole et d'esprit. Mais que dites-vous du roi?
— Sa physionomie me revient tout à fait, dit d'Artagnan :
il a l'air à la fois noble et bon.
— Oui, mais il se laisse prendre, dit Porlhos, c'est un tort.
— J'ai bien envie de boire à la santé du roi, dit Atho«.
— Alors, laissez-moi porter la santé, dit d'Artagnan.
— Faites, dit Aramis.
Porthos regardait d'Artagnan, tout étourdi des ressources
que son esprit gascon fournissait incessamment à son cama-
rade.
D'Artagnan prit son gobelet d'étain, l'emplit et se leva.
— Messieurs, dit-il à ses compagnons, buvons, s'il vous
plaît, à celui qui préside le repas. A notre colonel, et qu'il
sache que nous sommes bien à son service jusqu'à Londres
et au delà.
Et comme, en disant ces paroles, d'Artagnan regardait
T. in.
10 MNGT ANS APRÈS.
Harrison, Hairison crut que le toast était pour lui, se leva et
salua les quatre amis, qui, les yeux aitacliés sur le roi
Charles, burent ensemble, tandis que Harrison, de son côté,
vidait son veri e sans aucune défiance.
Charles, à son lour, tendit son verre à Parry, qui y 7ersa
quelques gouttes de bière, car le roi était au régime de tou;
le mondf ; et le portant à ses lèvres, en regardant à son tour
les quatre gentilshommes, il but avec un sourire plein de no-
blesse et de reconnaissance.
— Allons, Messieurs, s'écria Harrison en reposant son
verre et s:ins aucun égard pour l'illustre prisonnier qu'il con-
duisait, en route!
— Où couchons-nous, colonel ?
— A Tirsk, répondit Harrison.
— Parry. dit le roi en se levant à son tour et en se retour-
nant vers son valet, mon ciievai. Je veux aller à Tirsk.
— Ma fai, dit d'Artagnan à Aihos, votre roi m'a véritable-
ment séduit et je suis tout à fait à soa service.
— Si ce que vous me dites là est sincère, répondit Athos,
il n'arrivera pas jusqu'à Londres.
— Comment cela?
— Oui, car avant ce moment nous l'aurons enlevé.
— Ah ! pour celte fois, Athos, dit d'Artagnan, ma parole
d'honneur, vous êtes fou.
— Avez-vous donc quelque projet arrêté? demanda
A.ramis.
— Eh I dit Porthos, la chose ne serait pas impossible si ou
ivait un bon projet.
— Je n'en ai pas, dit Athos ; mais d'Artagnan en trou-
vera un.
D'Artagnan haussa les épaules, et on se mit en mute.
VINGT ANS APRÈS U
II
D'ARTAGNAN TROUVE CN PROJS
Athos connaissait d'Arlagnan mieax p6ut-ôlre que d'Arta-
uian r.e se connaissait lui-;i!êiiie.Il savait que, dans on esprit
aventureux coiiime l'éiait celui du Gascon, il s'agit de laisseï
tomber une pensée, comme dans une terre rictio et viao!;-
reuse il s'agit seulement de laisser tomber une graine. Il
avait donc laissé tranquillement son ami liausser les épaules,
si il avait continué son chemin en lui pnrlani de Raoul ; con-
versation qu'il avait dans une autre circousiance corapléle-
ment laissée tomber, on se le rappelle.
A la nuit fermée ou arriva àTirsk. Les quatre amis paru-
rent complètement étrangers et indifférents aux mesures de
précaution que l'on prenait pour s'assurer de la personne du
roi. Ils se retirèrent dans une maison particulière, et, comme
ils avaient d'un moment à l'autre à craindre pour eux-mêmes,
ils s'établirent dans une seule chambre eu se ménageant une
issue en cas d'auaque. Les valets furent distribués à des
postes différents : Grimaud coucha sur une botte de paillô en
■ ravers de la porte.
D'Artagnan était pensif, et semblait avoir momenlanérac-Dt
perdu sa loquacité ordinaire. Il ne disait pas le mot, sifflo-
tant sans cesse, allant de son lit à la croisée. Porihos, qui
ne voyait jamais rien que les choses extérieures, lui, parlait
comme d'habiuide. D'Artagnan répondait par monosyllabes.
Athos et Ararais se regardaient en souriant.
La journée avait été fatigante, et cependant, à l'exception
de Porthos, dont le sommeil était aussi inflexible que i'ap-
pétit, les amis dormirent mal.
Le lendemain malin, d'Artagnan fut le premier debout. Il
était descendu aux écuries, il avait déjà visité les chevaux, ii
avait déjà donné tuu^ i«s uiUxes nécessaires à la jooroé''
12 VINGT \NS APREb.
qu'Athûs et Aramis n'étaient point levés, et que Porthos ron-
flait encore,
A huit heures du œatiu, on se raitenraarcliedans le mémo
ordre que la veilh-. Seulement d'Artagnau laissa ses amis
cheminer de leur côté, et alla renouer avec M. Groslow la
coanaissance entamée la veille.
Cekii-ci, que ses éloges avaient doucement caressé au
cœur, le reçut avec un gracieux sourire.
— En vérité, Monsieur, lui dit d'Ariaguan, je suis heureux
de trouver quelqu'un avec qui parler ma pauvre langue.
M. du Vallon, mon ami, est d'un caractère fort mélancolique,
de sorte qu'on ne saurait lui tirer quatre paroles par jour;
}uant à nos deux prisonniers, vous comprenez qu'ils sont
pétt en train de faire la conversation.
— Ce sont des royalistes enragés, dit Groslow.
— Raison de plus pour qu'ils nous boudent d'avoir pris le
Stuart, à qui, je l'espère bien, vous allez faire un bel et bon
procès.
— Dame I dit Groslow, nous le conduisons à Londres pour
cela.
— Et vous ne le perdez pas de vue, je présume?
— Peste! je le crois bien 1 Vous le voyez, ajouta l'oflScier
en riant, il a une escorte vraiment royale.
— Oui : le jour, il n'y a pas de danger qu'il vous échappe;
mais la nuit...
— La nuit, les précautions redoublent.
— El quel mode de surveillance employez-vous?
'— Huit hommes demeurent constamment dans sa chambre.
— Diable I fit d'Artagnan, il est bien gardé. Mais, outre
ces huit hommes, vous placez sans doute une garde dehors?
On ne peut prendre trop de précautions contre un pareil pri-
sonnier.
— Oh! non. Pensez donc : que voulez vous que fassen'»
teux hommes sans armes contre huit hommes armés?
— Comment, deux hommes?
— Oui, le roi et son valet de chambre.
— On a donc permis à son valet de chambre de ne pas le
quitter?
— Oui, Stuart a demandé qu'on lui accordât celte grâce,
VLNGT AxNS APR£S. 13
et 1« coionel Harrisop y a consenti. Sous prétexte qa'il esi
roi, il parait qu^il !;<j peut pas s'habiller ni se déshabiliêr loai
seul.
— En vérité, capitaine, dit d'Artagnan décidé a cu::iiûaer
à l'endroit de l'officier anglais le système laudatif qui lui avait
si bien réussi, plus je vous écoute, plus je m'étonue de la
manière facile et élégante avec laquelle vous parlez le fran-
çais. Vous avez habité Paris trois ans, c'est bien; mais j'ha-
biterais Londres toute ma vie que je n'arriverais pas, j'en
suis sûr, au degré où vous en êtes. Que faisiez-vous donc a
Paris?
— Mon père, qui est commerçant, m'avait placé chez son
correspondant, qui, de son côté, avait envoyé son fils chez
mon père : c'est l'habitude entre négociants de faire de pa-
reils échanges.
— Et Paris vous a-t-il plu. Monsieur?
— Oui. Mais vous auriez grand besoin d'une révolution
dans le genre de la nôtre : non pas contre votre roi, qui n'est
qu'un enfant, mais contre ce ladre d'Italien qui est l'amant
de votre reine.
— Ah ! je suis bien de votre avis, Monsieur! et que ce
serait bientôt fait, si nous avions seulement douze officiers
comme vous, sans préjugés, vigilants, intraitables! Ah l
nous viendrions bien vile à bout du Mazarin, et nous lui
ferions un bon petit procès comme celui que vous allez faire
à votre roi.
— Mais, dit l'officier, je croyais que vous étiez à son ser-
vice, et que c'était lui qui vous avait envoyé au général
Cromwell?
— C'est-à-dire qu3 je suis au service du roi, et qut, sa-
chant qu'il devait envoyer quelqu'un en Angleterre, j'ai sol-
licité cette mission, tant était grand mon désir de connaître
l'homme de génie qui commaude à celle lieurd aux trois
royaumes. Aussi, quand il nous a proposé, a M. du Vallon
et à moi, de tirer Tépée en l'honneur de la vieille Angle-
terre, vous avez vu comme nous avons mordu à la propo-
sition.
— Oui, je sais que vous avez chargé aux côtés de '1. Mer*
daunt.
VINGT ANS APRI:».
— A sa droite et à sa gauche, AJonsieur. Peste ! eocore un
ûrave et excellent jeune homme que celui-là. Gouime il vous
a décousu monsieur son oncle I avez-vous vu?
— Le connaissez-vous? demanda l'ûfficier.
— Beaucoup; je puis même dire que nous sommes fort
liés : M. du Vallon et moi sommes venus avec lui de France.
— 11 paraît même que vous l'avez fait attendre fort long-
temps à Boulv gne?
— Que voulez-vous I dit d'Artagnan, j'étais comme vous.
i'avais un roi en garde.
— Ah I ah! dit Groslow, et quel roi?
— Le nôtre, pardieu! le petit king, Louis le quatorzième.
Et d'Artagnan ôta son chapeau. L'Anglais en fil autant par
politesse.
— Et combien de temps l'avez-vous gardé?
— Trois nuits, et, par ma foi, je me rappellerai toujours ces
trois nuits avec plaisir.
— Le jeune roi est donc bien aimable?
— Le roi I il dormait les poings fermés.
— Mais alors, que voulez-vous dire?
— Je veux dire que mes amis les ofiQcitrs aux gardes et
aux mousquetaires rne venaient tenir compagnie, et que cous
passions nos nuits à boire et à jouer.
— Ah I oui, dit l'Anglais avec un soupir, c'est vrai, vous
êtes joyeux compagnons, vous autres Français.
— Ne jouez-vous donc pas aussi quand vous êtes de garde?
— Jamais, dit l'Anglais.
— En ce CHS vous devez fort vous ennuyer et je vous
plains, dit d'Artagnan.
— Le fait est, reprit l'officier, que je vois arriver mon tour
avec une certaine terreur. C'est fort long, une nuit to'U en-
tière à veiiier.
— Oui, quand on veille seul, ou avec des soldats stupides ;
mais quand on veille avec un joyeux parlner,''''quand on fait
rouler l'or et les dés sur une table, la nuit passe comme uii
rêve N'aimez-vous donc pas le jeu?
— Au contraire.
— Ls lansquenet, par exemple?
VINGT ANS A PU fis. 15
— J'en suis fou , je le jouais presque tous les soirs en
France.
— Et depuis qne vous êtes en Angleterre?
— Je n'ai pas tenu un cornet ni une carie.
— Je vops plains, dit d'Artagnan d'un air d^ compassioa
profonde.
— Écoutez, dit l'Anglais, faites une chose.
— Laquelle?
— Demain je suis de garde.
— Près de Staari?
— Oui. Venez passer la nuit avec moi.
— Impossit)te.
— Impossible?
— De toute impossibilité.
— Comiiieni cela?
— Chaque unit je fais la partie de M. du Vallon. Quelque-
fois nous ne nous couchons pas... Ce malin, par exemple»
au jour nous jouions encore.
— Eh bien?
— Eh bien ! il s'ennuierait si je ne faisais pas sa partie.
— Il esi beau joueur?
— Je lui ai vu perdre jusqu'à deux mille pistoles en riant
aux larmes.
— Amenez-le alors.
— Commeni voulez-vous? Et nos prisonniers? ^
— Ah diable! c'est vrai, di-t l'officier. Mais faites-les gar-
der par vos laquais.
— Oui, pour qu'ils se sauvent! dit d'Artagnan : je n'ai
garde.
— Ce sont donc des hommes de condition, que vous y te-
Dez tant?
— Peste ' l'un est un riche seigneur de la Tourame ; 1 autre
est un chevalier de Malte de grande mais'^o. Nous avons
traité de leur rançon à chacun : deux mille livres sterling en
arrivant en France. Nous ne voulons donc pas quitter un
seul instant des hommes que nos laquais savent des million-
naires. Nous les avons bien un peu fouillés en les prenant,
et je vous avouerai même que c'est leur bourse que nous
nous tiraillons chaque nuit M. du Vallon et moi; mais ils
16 VINGT ANS APRES
peuvent nous avoir caché quelque pierre précieuse, quoique
diamani de prix, de sorte que nous sommes comme les ava~
res, qni ne quittent pas leur trésor; nous nous sommes con-
stitués gardiens permanents de nos hommes, et quand je dors-
M. du Vallon veille.
— Ahîah! ût Groslow.
— Vous comprenez donc maintenant ce qui me force de
refuser votre politesse, à laquelle au reste je suis d'autant
plus sensibis, que rien n'est plus ennuyeux que déjouer tou-
jours avec la même personne; les chances se compensent
éternellement, et au bout d'un mois on trouve qu'on ne s'est
fait ni bien ni mal.
— Ah ! dit Groslow avec un soupir, il y a quelque chose
de plus ennuyeux encore, c'est de ne pas jouer du tout.
— Je comprends cela, dit d'Artagnan.
— Mais voyons, reprit l'Anglais, sont-ce des hommes dan-
gereux que vos hommes?
— Sous quel rapport?
— Sont-ils capables de tenter un coup de main?
D'Artagnan éclata de rire.
— Jésus Dieu! s'écria-t-il ; l'un des deux tremble la fièvre,
ne pouvant pas se faire au charmant pays que vous habitez;
l'autre est un chevalier de Malte, timide comme une jeune
fille; ei,pour plus grande sécurité, nous leur avons ôté jus-
qu'à leurs couteaux fermants et leurs ciseaux de poche.
— Eli bien, dit Groslow, amenez-les.
— Comment, vous voulez I dit d'Artagnan.
— Oui, j'ai huit hommes.
— Eh bien?
— Quatre les garderont, quatre garderont le roi.
— Au fait, dit d'Artagnan, la chose peut s'arranger ainsi,
quoique ce soit un grand embarras que je vous donne.
— Bahl venez toujours; vous venez comment j'arrange-
rai la chose.
— Oh! je ne m'en inquiète pas, dit d'Artagnan : à un
homme comme vous, je me livre les yeux fermés.
Celle dernière flatterie tira de l'officier un de ces petits
rires de satisfaction qui font les gens amis de celui qui les
provoque, car ils sont une évaporation de la vanité caressée.
MNGT ANS APKF.S. 17
— ftJais, dil d'Ari;ignan, j y pcase; qui nous empêche de
lomniencer ce soir?
— Quoi?
— Notre partie.
— Rien au monde, dit Groslow.
— En eiïei, venez ce soir cliez nous, et demain nuiis irons
vous rendre voire visite. Si quelque chose vous inquiète dans
nos hommes, qui, comme vous le savez, sont des royalistes
etna^és, et bien! il n'y aura rien de di(, et ce sera toujours
une bonne nuit de passée.
— A merveille! Ce soir chez vous, demam chez Siuart,
ajiies-demaiu chez moi.
— El les autres jours à Londres. Eh! mordioux, dit d'Ar-
la;j::ian. vous voyez bien qu'on peut mener joyeuse vie par-
tout.
— Oui, quand on rencontre des Français et des Français
comme vous, dit Groslow.
— Et connue M. du Vallon; vous verrez bien quel gail-
lard! un frondeur enragé, un homme qui a failli tuer Mazaria
entre deux portes; on l'emploie parce qu'on en a peur.
— Oui, dit Groslow, il a une bonne figure, et, sans que je
le connaisse, il me revient tout à fait.
— Ce sera bien autre chose quand vous le connaîtrez.
Eh! tenez, le voilà qui m'appelle. Pardon, nous sommes tel-,
lement liés qu'il ne peut se passer de moi. Vous m'excusez?
— Comment donci
— Ace soir.
— Chez vous?
— Chez moi.
Les deux hommes échangèrent un salut, et d'Artagnan re-
\intvers ses compagnons.
— Que diable pouviez -vous dire à ce bouledogue, dit
l'orthos.
— Mon che.' ami, ne parlez point ainsi de M. Groslow. c'est
tm de mes amis intimes.
— Un de vos amis, dit Porihos, ce massacreur de paysans!
— Chut! nion cher Porihos. Eh bien! oui, M. Groslow est
UD peu vif, c'est vrai, mais au fond, je lui ai découvert de :v
bonnes qualités : il est bète et orgueilleux.
Î8 \1NGT ANS APRÈS.
Poilhos ouvrit de grands yeux stupéfaits, Athos et Ararais
se regardèrent avec un sourire : ils connaissaient d'Arlagnan
et savaient qu'il ne faisait rien sans but.
— Mais, coniin:ia d'Arlagnan, vous l'apprécierez vous-
Tiênie.
— Comment cela?
— Je vous le présente ce soir, il vient jouer avec nous.
— Oh! oh ! dit Porihos, dont les yeux s'allumèrent à ce
mot, et il est riche ?
— C'est le Ois d'un des plus forts négociants de Londres.
— El il connaîi le lansquenet?
— Il l'adore.
-- La bassette?
— C'est sa folie.
— Le birilii?
— Il y rafiBne.
— Bon. dit Porthos, nous passerons une agréable nuit.
— D'autant plus agréable qu'elle nous promettra une nutt
meilleure.
— Comment cela?
— Oui, nous lui donnons à jouer ce soir; lui, donne à jouer
demain.
— Où cela?
— Je vous le dirai. Maintenant ne nous occupons que d'une
chose : c'est de recevoir dignement l'honneur que nous fait
M. Groslow. Nous nous arrêtons ce soir à Derby ; que Mous-
queton prenne les devants, et s'il y a une bouteille de viu
dans toute la ville, qu'il l'achète. Il n'y aura pas de mal non
plus qu'il prépaiàt un peiit souper, auquel vous ne prendre.'.
point part, vous Athos, parce que vous avez la fièvre, et vous
Aramis, parce que vous êtes chevalier de Malle, ei que les
propos de soudards comme nous vous déplaisent ei vous
font rougir. L.ntendez-vous bien cela?
— Oui, dit Porthos; ntais le diable m'emporte si je com-
preads.
— l'orthos, ffiCD ami, vous savez que je descends des pro-
phèies par raop père, et des sibylles par ma mère, que je
ne parle que par paraboles et par énigmes ; qut^ ceux qui
cet des oreilles écoutent, et que ceux qui ont des yeux r -
VINGT ANS APRES. 19
gardent, je n'en puis pas dire davantage pour Te moment.
— Faites, mon ami, dit Athos, jesuis sûr que ce que vous
faites îst bien fait.
— ti vous, Aramis, ôtes-vous dans la même opinion?
— Tout à fait, mon cher d'Artagnan.
— A la lionne heure, dit d'Ariaguan, voilà de vrais croyants,
et il y a plaisir d'essayer des miracles pour eux ; ce n'est pas
comme cet incrédule de Porthos, qui veut toujours voir et
loucher pour croire.
— Le fait est, dit Porthos d'un air fin, que je suis très-
incrédule.
D'Artagnan lui donna une claque sur l'épaule, et, comme
on arrivait à la station du déjeuner, la conversation en
resta là.
Vers les cinq heures du soir, comme la chose était conve-
nue, on fit partir Mousqueton en avant. Mousqueton ne par-
lait pas anglais; mais, depuis qu'il était en Angleterre, il
avait remar(]ué une chose, c'est que Grimaud, par l'Iiabitude
du geste, avait parfaitement remplacé la parole. 11 s'éiail
donc mis à étudier le geste avec Grimaud, et en qnelqties
leçons, grâce à la supériorité du maître, il était arrivé à une
certaine force. Blaisois l'accompagna.
Les quatre amis, en traversant la principale rue de Derby,
aperçurent Blaisois debout sur le seuil d'une maison de bella
apparence; c'est là que leur logement était préparé.
De tonte la journée, ils ne s'étaient pas approchés du roi,
de peur de donner des soupçons, et au lieu de dîner à la table
du colonel Hairison, comme ils l'avaient fait la veille, ils
avaient diné entre eux.
A l'heure c(mvenue, Groslow vint. D'Artagnan le reçut
comme il eût reçu nn ami de vingt ans. Porthos le toisa des
pieds à la lête ei sourit en reconnaissant que malgré ,'e coup
remarquable qu'il avait donné au frère de Parry, il n'était pns
de sa force. Ailios ei Aramis firent ce qu'ils purent pour ca-
cher le dégoùi que leur inspirait celle nature brutale et
grossière.
En somme, Groslow parut content de la réception.
Athos et Aramis se tinrent dans leur rôle. A minuit ils sa
retirèrent dans leur chambre, dont on laissa, sous prétexta
ÎO VLNGT ANS APRÈS.
de l)ienveillance, l;i porie ouvorie. En outre, d'Artagoan le?:
\ accompagBa, laissant Porlhos aux prises avec Groslow.
J'orihos pngna cinquante pistoles à Groslow, et trouva,
orsqu'il «"fut retiré, qu'il étaitd'une compagnie plus agréable
qu'il ne l'avait cru d'abord.
Quant à Groslow, il se promit de réparer le lendemain sur
d'Artagnan l'échec qu'il avait éprouvé avec Porthos, et quitta
le Gascon en lui rappelant le rendez-vous du soir.
Nous disons du soir, car les joueurs se quittèrent à quatre
heures du matin.
La journée se passa comme d'habitude : d'Artaer.an allait
du capitaine Groslow au rolonel Harrison et du colonel Har-
rison à ses amis. Pour quelqu'un qui ne connaissait pas
d'Artagnan, il paraissait être dans son assiette ordinaire; pour
ses amis, c'est-à-dire pour Alhos et Aramis, sa gaieté était
de la flèvre.
— Que peut-il machiner? disait \ramis.
— Attendons, disait Alhos.
Porthos ne disait rien, seulement il comptait l'une après
l'autre, dans son gousset, avec un au- de satisfaction qui se
trahissait à l'extérieur, les cinquante pistoles qu'il avait ga-
gnées à Groslow.
En arrivant le soir à Ryslon, d'Artagnan rassembla se>
amis. Sa figure avait perdu ce caractère de gaieté insoucieuse
qu'il avait porté comme un masque tome la journée; Athos
serra la main à Aramis.
— Le moment approche? dit-il.
— Oui, dit d'Artagnan qui avait entendu, oui, le momeni
approche : celle nuit. Messieurs, nou^î sauvons le roi.
Athos tressaillit, ses yeux s'enflammèrent.
— D'Artagnan, dit-il, doutant après avoir espéré, ce nesi
point une plaisanterie, n'est-ce pas? elle me ferait trop grand
mail
— Vous êtes étrange, Athos, dit d'Artagnaii, de douter
ninsi de moi. Où et quand m'avez-vous vu plaisanter avec
le cœur d'un ami et la vie d'un roi ? Je vous ai dit et je vous
répète que cette nuit nous sauvons Charles 1". Vous vous
en êtes rapporté à moi de trouver un moyen, le moyen est
trouvé.
VINGT ANS APRES. 2»
Porihos rf;:ar(]:tit d'Ariagnan avec un sentiment d'admira-
iion iiritfuiidi'. Araiiiis souriait eu Imiuine qui espère. Athos
tii.iit |>âlf conune la mort et tremblait de tcus ses membre».
— l'arlez, dit Aitios,
l'orihos ouvrit ses gros yeux, Aramis se pendit pour ainsi
dire aux. Ii-vres de d'Artagnaii.
— Nous soirmies inviîés à passer la nuit chez iM. Groslow,
vous savez cela ?
— Oui, répoudit Porihos, il nous a fait promettre de lui
donner sa revanche.
— Ijien. .Mais savez-vous où nous lui donnons sa re-
vanche?
— Non.
— Cliez \n roi.
— Ciiez le roi ! s'écria Athos.
— Oui, Messieurs, chez le roi. M. Groslow est de garde ce
soir près de Sa Majesté, et, pour se distraire dans sa l'action,
il nous invite à aller lui tenir compagnie.
— Tous quatre? demanda Athos.
— ^Pardieu! certainement, tous quatre; est-ce que nous
quittons nos prisonniers!
— Ah! ah! lit Aramis.
— Voyons, dit Athos palpitant.
— Vous allons donc chez Groslow, nous avec nos épées,
vous avec des poignards; à nous quatre nous nous rendons
maîtres de ces iiuil imbéciles et de leur stupide commandant.
Monsieur Poïthos, qu'en dites-vous?
— Je dis que c'est facile, dit Porlhos.
— Nous habillons le roi en Groslow ; Mousqueion, Grimaad
et Blaisois cous tiennent des chevaux toni sellés au déiourde
la première rue, nous sautons dessus, et avant le jour nous
sommes à vingt lieues d'ici. Hein! est-ce tramé cela, Aihos?
Athos posa ses deux mains sur les épaules de d'Ariagnan
et le regarda avec son caime et doux sourire.
— Je déclaie, ami, dit-il, qu'il n'y a pa« de créature sons
le ciel qui vous égale en noblesse et en courage ; pendant que
nous vous croyions inditïérentà nos douleurs que vous pou-
viez sans crime ne point partager, vous seul d'en ire nous
trouvez ce que acus cLfrrcijious vaijifiment. Je te le répèle
22 VINGT ANS APRES.
doDC, d'Arfagnan, tu es le meilleur de uous, et je te bénis et
je t'aime, mon cher fils.
— D.;e que je n'ai point trouvé cela, dit Porthos en se
frappant sur le front, c'est si simple !
— Mais, dit Aramis, si j'ai bien compris, cous tuerons
tout, n'esl-ce pas?
Ailios frissonna et devint fcîï pâle.
— Morlioux 1 dit d'Artagnan, il le faudra bien. T'ai cher-
ché longtemps s'il n'y avait pas moyen d'éluder la chose,
mais j'avoue que je n'en ai pas pu trouver.
— Voyons, dit Ai amis, il ne s'agit pas ici de marchander
avec la siiuaiiua; comment procédons-nous?
— J'ai fait un double plan, répondit d'Artagnan.
— Voyons le premier, dit Aramis.
— Si nous sommes tous les quatre réunis, à mon signal, e^
ce signal sera le mot enfin, vous plongez chacun un poignard
dans le cœur du soldat qui est le plus proche de vous, nous
en faisons autant de notre côté ; voilà d'abord (jualre hommes
morts ; la partie devient donc égale, puisque nous nous trou-
vons quatre contre cinq ; ces einq-là se rendent, et on les
bâillonne, ou ils se défendent, et on les tue ; si par hasard
notre amphytrion change d'avis et ne reçoit à sa partie que
Porthos et moi, dame I il faudra prendre les grands moyens
en frappant double; ce sera un peu plus long et un peu
bruyant, mais vous vous tiendrez dehors avec des épées et
vous accourrez au bruit.
— Mais <,i l'on vous frappait vous-mêmes? dit Alhos.
— Impossible I dit d'Artagnan, ces buveurs de bière sont
trop lourds et trop maladroits; d'ailleurs vous frapperez à la
gorge, Porthos : cela tue aussi vite et empêche de crier ceux
que l'on tue.
— Très-bien! dit Porthos, ce sera un joli petit égorge-
aoent.
— Atïreux ! affreux I dit Athos.
— Piahl monsieur Ihomme sensible, dit d'Arfagnan, vous
en feriez bien d'autres dans une bataille. D'aiiieurs, ami,
coniinua-t-il, si vous trouvez que la vie du roi ne vaille pas
ce qu'elle doit coûter, rien n'est dit, et je vais prévenir
M. Creslow que je suis îjiaiade.
VINGT AXS APRÈS. 23
^••ï^on, dit Alhos, j'ai tort, mon ami, et c'est vous qui
CiVez raison, pardonnez-moi.
En ce moment la porte s'ouvrit, et un soldat parut.
— M. le capitaine Groslow, dil-il en mauvais fiangais, fait
prévenir monsieur d'Ariagnan et monsieur du Vallon qu'il
les attend.
— Où cela? demanda d'Artagnan.
— Dans la chambre du Nabuchodonosor anglais, répondit
le soldat, puritain renforcé.
— C'est bien, répondit en excellent anglais Athos, à qui
le rouge était moulé au visage à cette insulte faite à la ma-
jesté royale, c'est bien; dites au capitaine Groslow que nous
y allons.
Puis le puritain sortit; l'ordre avait été donné aux laquais
de seller huit chevaux, et d'aller attendre, sans se séparer
les uns des autres ni sans mettre pied à terre, au coin d'une
rue située à vingt pas à peu près de la maison où était logé
le roi.
m
LA PARTIE DE LANSQUENET.
En effet, il était neuf heures du soir; les postes avaient
été relevés à huit, et depuis une heure la garde du capitaine
Groslow avait commencé.
D'Artagnan et Ponhos armés de leurs épées, et Athos et
Aramis ayant chacun un poignard caché dans la poitrine,
s'avancèrent vers la maison qui ce soir-là servait de prison
à Charles Stuart. Ces dcux derniers suivaient leurs vain-
queurs, humbles et désarmé>î en apparence, comme des
captifs.
— Ma foi, dit Groslow en les apercevant, je ne comptais
presque plus sur vons.
D'Artacman s'approcha de celui-ci et lui dit tout bas :
î4 VINGT ANS APRÈS.
—» îKn effet nous avons hésité un instant, |M. do Valion et
moi.
— Et pourquoi? demanda Groslow.
D'Arlngnan lui monira de l'œil Alhos et Arami?.
— Ah I ah 1 dit Groslow, à cause des opinions? peu Fin-
porte. Au couiraire, ajouîa-t-il en riant; s'ils veillem voit
leur Sluart, ils le verront.
— Passons-nous la nuit dans la chambre du roi? demanda
d'Arlagnan.
— Non, mais dans la chambre voisine; et comme ia porie
restera ouverte, c'est exactement comme si nous demeurions
dans sa chambre même. Vous êtes-vous munis d'argent? Je
vous déclare que je compte jouer ce soir un jeu d'enfer.
— Entendez-vous? dit d'Arlagnan en faisant sonner l'or
dans ses poches.
— Very God! dit Groslow, et il ouvrit la porte de la
chambre. C'est pour vous montrer le chemin. Messieurs, dii-
il, et il entra le premier.
D'Arlagnan se retourna vers ses amis. Porthos était in-
soucieux comme s'il s'agissait d'une partie ordinaire; Athos
était pâle, mais résolu; Aramis essuyait avec un mouchoir
son front mouillé d'une légère sueur.
Les huit gardes étaient à leur poste : quatre étaient dans
la chambre du roi, deux à la porte de communication, deux
à la porte par laquelle entraient les quatre amis. A la vue
des épées nues, Athos sourit : ce n'était donc plus une bou-
cherie, mais un combat.
A partir de ce moment toute sa bonne humeur parut re-
tenue.
Charles, que . on apercevait à travers une porte ouverte,
ihait sur son lit tout habillé : seulement une couverture de
laine était rejetée sur lui. A son chevet, Parry était assis ii-
^^ant à voix Lasse, et cependant assez haute pour que Charles,
qui l'écoutait les yeux fermés, l'entendit, un chapitre dans
une Bible catholique.
Une chandelle de suif grossier, placée sur une table uoire.
•éclairait le visage résigné du roi et le visage iutiniment mcii-*
calme, de son fidèle serviteur.
De temps en lemys Parry s'interrompait, croyans que 1 ^
VINGT ANS APRKS. i^
roj dormait visiLlemeni; mais alors le roi rouvrait les yeux
et lui disait en souriant :
— Continue, mon bon Pairy, j'écoute.
Grosiow s'avança jusqu'au seuil de la chambre du roi, re-
mit avec afleciation jur sa tête le chapeau qu'il avait tenu à
!a main pour recevoir ses liôles, regarda un instant avec
mépris ce tableau simple et touchant d'un vieux serviteur
lisant la Bible à son roi prisonnier, s'assura que chaque
homme était bien au poste qu'il lui avait assigné, et, se re-
tournant vers d'Ariagnan, il regarda triomphalement le
Français comme pour mendier un éloge sur sa tactique.
— A merveille, dit le Gascon ; cap de Diou ! vous ferez un
général un peu distingué.
— Et croyez-vous, demanda Grosiow, que ce sera tant que
Je serai de garde près de lui que le Stuart se sauvera?
— Non, certes, répondit d'Arta^uan. A moins qu'il ne lui
pleuve des amis du ciel.
Le visage de Grosiow s'épanouit.
Comme Charles Stuart avait gardé pendant cette scène ses
yeux constamment fermés, on ne peut dire s'il s'était aperçu
ou non de l'insolaoce du capitaine puritain. Mais malgré lui,
iès qu'il entendit le timbre accentué de la voix de d'Arta-
gnan, ses paupières se rouvrirent.
Parry, de son côlé, tressaillit et interrompit la lecture.
— A quoi songes-tu donc de l'interrompre? dit le roi,
continue, mon bon Parry ; à moins que tu ne sois fatigué,
toutefois.
— Non, sire, dit le valet de chambre.
Et il reprit sa lecture.
Une table était préparée dans la première chambre, et sur
cette table, couverte d'un tapis, étaient deux chandelles allu-
mées, des caries, deux cornets et des dés.
— Messieurs, dit Grosiow, asseyez-vous, je vous prie .
moi, en face du Stuart, que j'aime tant à voir, surtout où il
est; vous, monsieur d'Artagnan, en face de moi.
Athos rougit de colore, d'Artagnan le regarda en fronçam
le sourcil.
— C'est ceia, dit d'Artagnan ; vous, monsieur le comte de
La Fère, à la droite de monsieur Grosiow ; vous, monsieur
III. j
56 VINGl ANS APRÈS.
ie chevalier d'Herblay, à sa gauche; vous, du Vailou, pre?
de moi. Vfius i.ariez pour moi, et ces ilessieiirs pour mon-
sieur Gr slow
D'Ariagnan !es avait ains"" : Porlhos à sa ga iciie, et il Un
parlait du genou; Athos et Aramis en face de lui, et ii les
truait sous sou regard.
Aux noms du comte de La Fère et du chevalier d'Herblay
Charles rouvrit les yeux, et, malgré lui, relevaui sa noitle
tête, embrassa d'uu regard tous les acteurs de cette scène.
En ce moment Parry tourna quelques feuillets c^e sa Bible
et lut tout haut ce verset de Jérémie :
« Dieu dit : Écoulez les pai'oles des prophètes, mes servi-
teurs, que je vous ai envoyés avec grand soin, et que j'ai
conduits vers vous. »
Les quaire amis échangèrent un regard. Les paroles que
^enait de dire Parry leur indiquaient que leur présence était
attribuée par le roi à son véritable moUf.
Les yeux de d'Artagnan pétillèrent de joie.
— Vous m'avez demandé tout à l'heure si j'étais en fonds?
dit d'Artagnan en mettant une vingtaine de pistoles sur la
table.
— Oui, dit Groslow.
— Eh bien, reprit d'Artagnan, à mon tour je vous dis :
Tenez bien votre trésor, mon cher monsieur Groslow, car je
vous réponds que nous ne sortirons d'ici qu'en vous l'enle-
vant.
— Ce ne sera pas sans que je le défende, dit Groslow.
— Tant mieux, dit d'Artagnan. Bataille, mon cher capi-
taine, bataille 1 Vous savez ou vous ne savez pas que c'est ce
que nous demandons.
— Ah 1 oui, je sais bien, dit Groslow en éclatant de son
gros rire, vous ne cherchez que plaies et bosse? vous autres
i'rançais.
En effet, Charles avait tout entendu, tout compris. Dnek^-
gère rougeur mouia à son visage. Les soldats qui le gardaient
le vireui donc peu à peu étendre ses membres tatigués, ei,
sous prétexte d'une excessive chaleur, provoquée par an
poêle ehauiïé à blanc, rejeter peu à peu la couverture écos-
sai33 svjus laquelle, nous l'avons dit, ii était couché tout veto.
VINGT ANS APRÈS. H
Athos et Aramis tressaillirent de joie en voyant que !« roi
était couché habillé.
La partie commença. Ce soir-là la veine avaii tourné et
('tait pour Groslow, il tenait tout et gagnait toujours. Une
centaine de pistoles passa ainsi d'un côié de la table a l'autre.
Groslow éta't d'une gaieté folle.
Porlhos, qui avait reperdu les cinquante pistoles qu il
avait gagnées la veille, et en outre une trentaine de pistol s
à lui, était fort maussade et interrogeait d'Ariagnan du ge-
nou, conime pour lui demander s'il n'était pas bientôt ierap>
de passer à un autre jeu; de leur côté, Aihos et Aramis le
egardaieni de temps en temps d'un œil scrutateur, mais
î'Artagnan restait impassible.
Dix heures sonnèrent. On entendit la ronde qui passait.
— Combien faites-vous de rondes comme celle-là? dit
d'Artagnan en tirant de nouvelles pistoles de sa poche.
— Cinq, dit Groslow, une toutes les deux heures.
— Bien, dit d'Ariagnan, c'est prudeu.
Et à son tour i! lança un coup <?'oeil à Athos et à Aramis.
On entendit les pas de la patrouille qui s'éloignait.
D'Ariagnan répondit pour la première fois au coup de ge-
nou de l'orthos par un coup de genou pareil.
Cependant, attirés par cet attrait du jeu et par la vue c^
l'or, si puissante chez tous les hommes, les soldats, dont Ij
consigne était de rester dans la chambre du roi, s'étaient peu
à peu rapprochés de la porte, et là, en se haussant sur \u
pointe du pied, ils regardaient par-dessus l'épaule de d'Ar-
tagnan et de Porthos; ceux de la porte s'étaient rapprochés
aussi, secondant de cette façon les désirs des quatre amis,
qui aimaient mieux les avoir sous la main que d'èire obligés
de courir à eux aux quatre coins de la chambre. Les deux
sentinelles de la porte avaient toujours l'épée nue, seulement
elles s'appuyaient sur la pointe, et regardaient les joueurs.
Athos semblait se calmer à mesure que le moment appro-
chait; ses deux mains blanches et aristocratiques jouaient
avec des louis, qu'il tordait et redressait avec autant de faci-
lité qi;e si l'or eût été de l'étain; moins maître de lui, Aramis
fouillait continuellement sa poitrine; impatient de perdre
toujours, Porlhos jouait du genou à tout rompre.
l^ VINGT ANS VPIIKS.
n'Arlagnan se retoiiiiia, regiiidaiu iii;itliiuiieriient en ar-
•lore, et vil entre deux soldats Parry del»oiit, ei Cliaries ap-
,)uyé sur son coude, jolj^nant les mains ei paraissant adresser
a Dieu une iervenle prière. D'Artaguan comprit que le mo-
Mient était venu, (jue chacun était à son poste et qu'on n'at-
endaii |»lus (iiie le inui « F.ntin! » qui, ou se le rappelle, de-
vait servir de signai."
Il lança un coup d'œil préparatoire à Aihos et à Aramis.
et tous deux reculèrent légèrement leur chaise pour avoir la
lilierié du mouvement.
11 donna uu second coup de fjenou à Porilios, et celui-ci
se leva comme pour se dégourdir les jambes; seufement en
se levant il s'assura que son épée pouvait sortir facilement
du fourreau.
— Sacreljleu! dit d'Artagnan, encore vingt pistoles de per-
dues 1 En vérité, c;ipitaine Groslow, vous avez trop de boa-
heur, cela ne peut durer.
Et il lira vingt autres pistoles de sa poche.
— Un dernier coup, capitaine. Ces vingt pistoles sur un
coup, sur un seul, sur le dernier.
— Va pour vingt pistoles, dit Groslow.
El il retourna deux cartes comme c'est Thabitude, un roi
pour d'Artagnan, un as pour lui
— Un roi, dit d'Artagnan, c'est de bon augure. Maître
Groslow, ajouta-t-il, prenez garde au roi.
Et, malgré sa puissance sur lui-même, il y avait dans la
Toix de d'Artagnan une vihraiion étrange qui fit tressaillir son
partner.
GrosIo<v conmienga k retourner les caries les unes après
es autres. S'il retournait un as d'abord, il avait gagné; s'il
•etournait un roi, ii avait perdu.
Il retourna un roi.
— Enfin ! dit d'Artagnan.
A ce mol, Atlios cl Aramis se levèrent, Porlhos recula d'ui
pas. Poignards eiépées allaient briller, mais soudain la porte
g'ouvrit, et llarrison p irut sur le seuil, accompagné d'uo
homme enveloppé dans un manteau.
Derrière cel homme, on voyait briller les mousquets d«
cinq ou six soldats.
VINGT ANS APRÈS. 20
Groslow se leva vivement, fionleux d'être surpris nu mi-
lieu du vin, des caries et des dos. Mais Harrison m- Pi poim
adenlion à lui, et- enlraul dans la chambre du loi suivi 6c-
son comijugnon .
— (fharles Sluari dit-il, l'ordre arrive de vous conduire â
Londres sans s'arrêterni jour ni nuit. Apprètez-vous donc à
partir à l'instant même.
— Et de quelle part cet ordre est-il donné? deiiuinda le
roi, de la part du général Olivier Cromwell?
*- Oui, dit Harrison, et voici monsieur Mordaunl qui l'ap-
porte à l'instant même et qui a charge de le faire exécuter.
— Mordaunl! murmurèrent les quatre amis en échangeant
un regard.
D'Artagnan rafla sur la table tout l'argent que lui et Por-
ihos avaient perdu et l'engouffra dans sa vaste poche; Athos
et Aramis se rangèrent derrière lui. A ce mouvement Mor-
dauut se retourna, les reconnut et poussa une exclamation
de joie sauvage.
— Je crois que nous sommes pris, dit tout bas d'Artagnan
à ses amis.
— Pas encore, dit Porthos.
— Colonel I colonel ! dit iMordaunt, faites entourer cette
chambre, vous êtes trahis. Ces quatre Français se sont sau-
vés de Newcasile et veulent sans doute enlever le roi. Qu'on
les arrête.
— Oh I jeune homme, dit d'Artagnan en tirant son épée,
voici un ordre plus facile à dire qu'à exécuter. Puis, décri-
vant autour de lui un moulinet terrible : — Eu retraite, amis,
cria-t-il, en retraite!
En même temps il s'élança vers la porte, ren/ersa deux
des soldats qui la gardaient avant qu'ils eussent eu le temps
d'armer leurs mousquets; Aihos et Aramis le suivirent; Por-
Ihos fil l'arrièio-garde, et avant que soldats, olliciers, co-
lonel, eussent eu le temps de se reconnaître, ils tiaient touj
quatre dans la rue.
— Feu ! cria Mordaunt, feu sur eux!
Deux ou trois coui^s de mousquet partirent effectivement,
mais n'eurent d'autre elTol que de montrer les quatre fugitif*
tournant sains et saufs l'angle de la rue.
LUI a.
30 VINGT ANS ÂPRES.
Les chevaux étaient à l'endroit désigné; les valets n'eu-
reut qu'à jeter la bride à leurs maîtres, qui se irouvèroni e'i
ielle avec la légèreié de cavaliers consommés.
— En avant I dit d'Artagnan, de l'éperon, ferme f
Ils coururent ainsi suivant d'Art. igiian et reprenant la route
qu'ils avaient déjà faite dans la journée, c'est-à-dire se diri-
geant vers l'Ecosse. Le bourg n'avait ni portes ni murailles ;
ils en sortirent donc sans difficulté.
A cinquanie pas de la dernière maison, d'Artagnan s'arrêta.
— Halte! dit-il.
— Comment, halte? s'écria Porthos. Ventre à terre, vous
voulez dire?
— Pas du tout, répondit d'Artagnan. Cette fois-ci on va
nous poursuivre, laissons-les sortir du bourg et courir après
nous sur la route d'Ecosse; et quand nous les aurons vu?
passer au galop, suivons la route opposée.
A quelques pas de là passait un ruisseau, un pont était jeté
sur le ruisseau; d'Artagnan conduisit son cheval sous l'arche
de ce pont; ses amis le suivirent.
Ils u'y étaient pas depuis dix minutes qu'ils entendireru
s'approcher le galop rapide d'une troupe de cavaliers. Cinij
minutes après, celte troupe passait sur leur têie, bien loin de
se douter qae ceux qu'ils cherchaient n'étaient séparés d'eux
que par l'épaisseur de la voûte du ponL
IV
LONDRES.
Lorsque le bruit des chevaux se fût perdu dans le lointain,
à'Aiiasnan regagna le bord de la rivière, et se iiiii à arpenter
la pi ' ne en s'orientant autant que possible sur Londres. Ses
troi> aiius le suivirent en silence, jusqu'à ce qu'à l'aide d'un
îarge demi-cercle ils eussent laissé la ville loiu derrière eux-
AiVï ANS APRES. 31
— Pour celle fois, dit d'Artagnan lorsqu'il se crut enfin
assez loin du point ds départ pour passer du galop au trot,
ie crois /ine bien déciàt'îueut tout esl perdu, et que ce que
noasa^u-as de mieux à faire est de gagner la Francb. Que
dites-vous de la propositioD, Allios? ne la trouvez-vous point
raisonnable?
— Oui, cher ami, répondit Athos; niais vous avez prononcé
l'antre jour une parole plus que raisonnable, une parole noble
et généreuse ; vous avez dit : « Nous mourrons ici! » Je vou.
rappellerai votre parole.
— Oh ! dit Porlhos, la mort n'est rien, et ce n'est pas la
mort qui doit nous inquiéter, puisque nous ne savons pas ce
que c'est : mais c'est l'idée d'une défaite qui me tourmente.
A la façon dont les choses tournent, je vois qu'il nous faudra
livrer bataille à Londres, aux provinces, à toute l'Angleterre;
et en vérité nous ne pouvons à la fiu man'iuer d'être battus.
— iNous devons assister à cette grande tragédie jusqu'à la
fin, dit Athos ; quel qu'il soit, ne quittons l'Angleterre qu'a-
près le dénotjment. Pensez-vous comme moi, Arauiis?
— En tout point, mon cher comte; puis je vous avoue que
je ne serais pas fâché de retrouver le Mordaunl ; il me semble
que nous avons un compi.e à régler avec lui, et que ce n'est
pas notre habitude de quitter les pays sans payer ces sortes
de dettes.
— Ah! ceci est autre chose, dit d'Artagnan, et voilà une
raison qui me paraît plausible. J'avoue, quant à moi, que,
pour retrouver le Mordaunt en question, je resterai s'il te faut
un an à Londres. Seulement logeons-nous chez un honime
sûr et de façon à n'éveiller aucun soupçon, car à cette heure
monsieur Cromwell doit nous faire chercher, et autant qu ;
j'en ai pu juger, il ne plaisante pas, monsieur Cronnvell
Athos, connaissez-vous dans toute la ville une auberge où
l'on trouve des draps blancs, du rosbif raisonnablement cuit
et du vin qui ne soit pas fait avec du houblon ou du ge-
nièvre?
— Je crois que j'ai votre affaire, dit Athos. De Winîer
nous a conduits chez un homme qu'il disait être un ancien
Espagnol naturalisé Anglais de par les guiuées de ses nou-
veaux compatriotes. Qu'en diies-vous, Aramis?
?,1 VJNGT ANS APRES.
— Mais le projet de nous arrêter chez el senor Pérez me
paraît des plus raisonnables, je l'adopte donc pour mon
compte. Nous invoqnerons le souvenir de ce pauvre deWio-
*er, pu r lequel il paraissait avoir une grande vénération;
Dous lui dirons tjue nous venons en amateurs pour voir ce
qui se passe ; nous dô{>enserons chez lui chacun une guinée
[lar jour, el je crois que, moyennant toutes ces précautions,
nous pourrons demeurer assez tranquilles.
- Vous en oubliez une, Aramis, et une précaution assez
importante même.
— Laquelle?
— Celle de changer d'habits.
— Bail! dit Porihos, pourquoi faire, changer d*habits?
nous sommes si bien à notre aise dans ceux-ci!
— Pour ne pas être reconnus, dit d'Artagnan. Nos habits
ont une coupe et presque une couleur uniforme qui dénonce
leur Frencliman à la première vue. Or, je ne tiens pas assez
à la coupe de mon pourpoint ou à la couleur de mes chausses
pour risquer par amour pour elles d'être pendu à Tyburn ou
d'aller faire un tour aux Indes. Je vais m'acketer un habit
marron. J'ai remarqué que tous ces imbéciles de puritains
raffolaient de cette couleur.
— Mais retrouverez-vous votre homme? dit Aramis.
— 01)1 certainement; il demeuiait Greeu-Hall street, Bed-
ford's tavern; d'ailleurs j'irais dans la Cité les yeux fermés.
— Je voudrais déjà y être, dit d'Artagnan, et mon avis se-
rait d'arriver à Londres avant de jour, dussions-nous crever
nos chevaux.
— Allons donc, dit Athos, car si je ne me trompe pas dans
mes calculs, nous ne devons guère en être éloignés que de
huit ou dix lieues.
Les amis pressèrent leurs chevaux, et effecii veinent il»
arrivèrent vers les cinq heures du matin. A la porte par la-
quelle ils se présentèrent, un poste les arrêta; mais Athos
répondit en excellent anglais qu'ils étaient envoyés par le
colonei llarrison pour prévenir son collègue M. Pridge de
l'arrivée piocliains du roi. Cette réponse amena quelques
questions sur la prise du roi, et Athos donna des détails si
précis et si ;posiiifs, que si les gardiens des portes avaient
VINGT ANS APni^S. 33
quelqaes soupçons, ces soupçons s'évanouirent complëte-
rient. Le passage fut donc livré aux quatre amis avec toutes
sortes de congratulations puritaines.
AUiOs avar\ dit vrai; il alla droit à Beldforl's tavern et se
fit reconnaître de l'hôle, qui fut si fort enchanté de le vol;
revenir en si nombreuse et si belle compagnie, qu'il fit pré
parer à l'instant même ses plus belles chambres.
Quoiqu'il ne fit pas jour encore, nos quatre voyageurs, en
arrivant à Londres, avaient trouvé toute la ville en rumeur.
Le bruit que le roi, ramené par le colonel Harrison, s'ache-
minait vers la capitale, s'était répandu dès la veille, et
beaucoup ne s'étaient point couchés de peur que le Stuart,
comme ils l'appelaient, n'arrivât dans la nuit et qu'ils ne
manquassent son enfce.
Le projet de changement d'habits avait été adopté à l'una
nimité, on se le rappelle, moins la légère opposition de Por-
thos. On s'occupa donc de le mettre à exécution. L'hôle se fit
apporter des vêtements de toutes sortes, comme s'il voulait
remonter sa garde-robe. Athos prit un habit noir qui lui don-
nait l'air d'un honnête bourgeois; Aramis, qui ne voulait pas
(|uitter l'épée, choisit un habit foncé de coupe militaire ; Por-
ihos fut séduit par un pourpoint rouge et par des chausses
vertes; d'Artagnan, dont la couleur était arrêtée d'avance,
n'eut qu'à s'occuper de la nuance, et sous l'habit marron
qu'il convoitait, représenta assez exactement un marchand
de sucre retiré.
Quant à Griinaud et à Mousqueton, qui ne portaient pas
de livrée, ils se trouvèrent tout déguisés ; Grimaud, d'ailleurs,
offrait le type calme, sec et roide de l'Anglais circonspect;
Mousqueton, celui de l'Anglais ventru, bouCTi et flâneur.
— Maintenant, dit d'Artagnan, passons au principal; cou-
pons-nous les cheveux afm de n'être point insultés par la po-
pulace. N'étant plus gentilshommes par l'épée, soyons puri-
tains pur lu coiiïure. C'est, vous le savez, le point important
qui sépare h? covenantaire du cavalier.
Sur »•" point important, d'Artagnan trouva Aramis fort in-
soumis *ii , voulait à toute force garder sa chevelure, qu'.l
avait fort belle el dont il prenait le plus grand soin, el il fal-
lut qu'Aihos, à qui toutes ces questions étaien'. indilTérentei.
3Î Vi.Xirr ANS APRÈS.
iQj dcnuât l'exemple. Porihos livra sans difficulté son chef îi
Mousqueton, qui tailla à pleins ciseaux dans l'épaisse ot radv
chevelure. D'Artagnan se découpa lui-même une tète de fan-
taisie qui ne ressemblait pas mal à une médaille du temps
lie François I" ou de Charles IX.
— Nous sommes aiïreux, dit Alhos.
— Et il me semble que nous puons le puritain à faire fiv-
mir, dit Aramis.
— J'ai froid à la tête, dit Porthos
— El moi, je me sens envie de prêcher, dit d'Arlagnan.
— Maintenant, dit Alhos, que nous ne nous reconnaissons
pas nous-mêmes et que nous n'avons point par consequeiiî
la crainte que les autres nous reconnaissent, allons voir en-
îriT le roi : s'il a marché toute la nuit, il ne doit pas être loir
de Londres.
V.n ellet, les quatre amis n'étaient pas mêlés depuis deux
her.res à la foule que de grands cris et un grand mouvemea'.
annoncèrent que Charles arrivait. On avait envoyé un car-
rosse au-devant de lui, et de loin le gigantesque Portno?,
qui dépassait de la tète toutes les têtes, annonça qu'il voyau
venir le carrosse royal. D'Arlagnan se dressa sur la pointe
des pieds, tandis qu'Athos et Aramis écoutaient pour tâcher
de se rendre compte eux-mêmes de l'opinion générale. Le
carrosse p;issa, et d'Arlagnan reconnut Harrison à une por-
liére et Mordaunt à l'autre. Quant au peuple, dont Athos et
Kramis étudiaient les impressions, il lançait force impréca-
Àons contre Charles.
Alhos rentra désespéré.
— Mon cher, lui dit d'Arlagnan, vous vous entêtez inutile-
ment, et je vous proteste, moi, que la position est mauvaise.
Pour niou compte je ne m'y attache qu'à cause de vous et
par un certain intérêt d'artiste eu politique à la mousque-
taire ; je trouve qu'il serait très-plaisant d'arracher leur proie
à tous ces hurleurs et de se moquer d'eux. J'y songerai.
Dés le lendemain, en se mettant à sa fenêtre qui donnait
sur les quartiers les plus populeux de la Cité, Athos enten-
dit crier le hill du parlement qui traduisait à la har^e l'ex-
roi Charles l", coupable présumé de trahison et d'abus d^
peu voir.
VEVGT AjNS APRKS. 35
D'Artagnan était près de lui. Aramis consultait une carie,
Porthos était absorbé dans les dernières délices d'ua succu-
Jent déjeuner.
— Le pariemc-nt ! s'écria Athos, il n'est pas possible que le
parlement ait rendu un pareil bill.
— Écoutez, dit d'Artagnan, je comprends peu l'anglais ;
mais, comme l'anglais n'est que du français mal prononce,
voici ce que j'entends : Parliament's bill; ce qui veut dire biii
du parlement, ou Dieu me damne, comme ils disent ici.
En ce moment l'hôte entrait; Athos lui fit signe de venir.
— Le parleaient a rendu ce bill ? lui demanda Atfaos eu
anglais.
— Oui, miloii, le parlement pur.
— Comment, .9 parlement pur! il y a donc deux parle-
ments?
— Mon ami, /nterrompit d'Artagnan, comme je n'entends
pas l'anglais, mais que nous entendons tous l'espagnol, fai-
tes-nous le plaisir de nous entretenir dans cette langue, qui
est la vôtre, et que, par conséquent, vous devez parler avec
plaisir quand vous en retrouvez l'occasion.
— Ah! parfait, dit Aramis.
Quant à Porthos, nous l'avons dit, toute son attention était
concentrée sur un os de côtelette qu'il était occupé à dé-
pouiller de son enveloppe charnue.
— Vous demandiez donc? dit l'hôte en espagnol.
— Je demandais, reprit Athos dans la même langue, s'il j
avait deux parlements, un pur et un impur.
— Oh! que c'est bizarre I dit Porthos en levant lentement
la tête et en regardant ses amis d'un air étonné, je comprends
donc maintenant l'anglais? j'entends ce que vous dites.
— C'est Que nous parlons espagnol, cher ami, dii Athos
avec son sang-froid ordinaire.
— Ah diable I dit Porthos, j'en suis fâché, cela m'aurait
tail une langue de plus.
— Quand je dis le parlement pur, senor, reprit l'note, jxj
parle de celui que M. le colonel Prid'ge a épuré.
— Ahî vraiment, dit d'Artagnan, ces gens-ci sont bien
ingénieux; il faudra qu'en revenant en France je donne ca
moyen à M. de Mazaria et à M. le coadjuteur. L'un épuren
36 VINGT ANS APRÈS.
au nom de la cour, l'autre au Doiii du peuple, de sorte (ju'ii
n'y aura plus de parlement du tout.
— Qu'esl-ce que le colonel Pridge? demanda Aramis, e.
de quelle façon s'y esl-il pris pour épurer le parlement?
— Lecolouo' Viidge, dit l'Espagnol, est un ancien charre-
tier, homme de beaucoup d'esprii, qui avait remarqué une
chose en conduisant sa charrette : c'est que lorsqu'une pierre
ie trouvait sur sa route, il était plus court d'enlever la pierre
que d'essayer de faire passer la roue par-dessus. Or, sur
deux cent cmquante et un membres dont se composait le
parlement, cent quatre-vingt-onze le gênaient et auraient pu
faire verser sa charrette politique, il les s pris comme autre-
fois il prenait les pierres, et les a jetés hors de la Chambre.
— Joli ! dit d'Artagnan, qui, homme d'esprit surtout, esti-
mait fort l'esprit partout où il le rencontrait.
— Et tous ces expulsés étaient stuartistes? demanda Aihos.
— Sans aucun doute, senor, et vous comprenez qu'ils eus-
sent sauvé le roi.
— Parbleu! dit majestueusement Porthos, ils faisaient
majorité.
— Et vous pensez, dit Aramis, qu'il consentira à paraître
devant un tel tribunal?
— 11 le faudra bien, répondit l'Espagnol ; s'il essayait d'un
refus, le peuple l'y contraindrait.
— Merci, maître Pérez-^iit Athos; maintenant je suis suf-
fisamment renseigné.
— Commencez-vous à croire enfin que c'est une cause
perdue, Athos, dit d'Artagnan, et qu'avec les Harrison, les
Joyce, les Pridge et les Cromwell, nous ne serons jamais à
S, hauteur?
— Le roi sera délivré au tribunal, dit Alhos; le sileiice
même de ses partisans indique un complot.
D'Artagnan haussa les épaules.
— Mais, dit Aramis, s'ils osent condamner leur roi, ils le
condamneront à l'exil ou à la prison, voilà tout.
D'Artagnan siffla un petit air d'incrédulité.
— Nous le verrons bien, dit Athos; car nous irons aux
séances, je le présume.
VINGT ANS APRÈS. Vi
— Vous n'&urez pas longtemps à attendre, dit l'hôte, car
elles commencent demain.
— . Ah çà I «-épondit Athos, la procédure était donc instruite
avant que le roi eût été pris?
— Sans doute, dit d'Artagnan, on l'a commencée du jour
où il a été acheté.
— Vous savez, dit Aramis, que c'est notre ami Mordaunt
qui a fait, sinon le marché, du moins les premières ouver-
tures de cette petite aiïaire.
— Vous savez, dit d'Artagnan, que partout où il me tombe
sous la main, je le tue, M. Mordaunt.
— Fi donc! dit Athos, un pareil misérable I
— Mais c'est justement parce que c'est un misérable que
je le tue, reprit d'Artagnan. Ah! cher ami, je fais assez vos
volontés pour que vous soyez indulgent aux miennes ; d'ail-
'.eurs, cette fois, que cela vous plaise ou non, je vous déclare
que ce Mordaunt ne sera tué que par moi.
— Et par moi, dit Porthos.
— Et par moi, dit Aramis.
— Touchante unanimité, s'écria d'Artagnan, et qui con-
vient bien à de bons bourgeois que nous sommes. Allons faire
un tour par la ville; ce Mordaunt lui-même ne nous recon
naîtrait point à quatre pas avec ie brouillard qu'il fait. Allons
boire un peu de brouillard.
— Oui, dit Porthos, cela nous changera de la bière.
Et les quatre amis sortirent en effet pour prendre, commd
on le dit vulgairement, l'air du pays.
V
LE PROCÈS.
Le lendemain une garde nombreuse conduisait Charles 1**
vaut la haute cour qui devait le juger.
La foule envahissait les rues et Ves maisons voisines du
I. III. 3
53 ViiNUT ANS AmP^,
palais; aussi, dès les premiers' pas que firent les quatre
amis, ils (urent arrêtés par l'obstacle presque infranchissable
de ce mur vivant; quelques hommes du peuple, robustes et
hargneux, repoussèrent même Aramis si rudement, que
Porthos Itva son poing formidable et le laissa letoraber sur
îa face farineuse d'un boulanger, laquelle chav;^ea immédia-
tement' de couleur et se couvrit de sang, écachée qu'elle
^tait comme une grappe de raisins mûrs. La chose fit grande
rumeur; trois hommes voulurent s'élancer sur Porihos; mais
Athos en écarta un, d'Artagnan l'autre, et Porihos jeta le
troisième par-dessus sa tête. Quelques Anglais amateurs de
pugilat apprécièrent la façon rapide et facile avec laquelle
avait été exécutée cette manœuvre, et battirent des mains.
Peu s'en fallut alors qu'au lieu d'être assommés , comme
ils commençaient à le craindre, Porthos et ses amis ne fus-
sent portés en triomphe ; mais nos quatre voyageurs, qui
craignaient tout ce qui pouvait les mettre en lumière, par-
vinrent à se soustraire à l'ovation. Cependant ils gagnèrent
une chose à cette démonstration herculéenne, c'est que la
foule s'ouvrit devaut eux et qu'ils parvinrent au résultat qui
un instant auparavant leur avait paru impossible, c'est-à-
dire à aborder le palais.
Tout Londres se pressait auï portes des tribunes ; aussi,
lorsque les quatre amis réussirent à pénétrer dans une d'elles,
trouvèrent-ils les trois premiers bancs occup'i?. Ce n'était
que demi-mal pour des gens qui désiraient ne pas être re-
l'onnus ; ils prirent donc leurs places, forts satisfaits d'en
être arrivés là, à l'exception de Porthos, qui désirait montrer
son pourpoint rouge et ses chausses vertes, et qui regrettait
de ne pas être au premier rang.
Les bancs étaient disposés en amphithéâtre, et de leur
place les quatre amis dominaient toute l'assemblée. Le ha-
sard avait fait justement qu'ils étaient entrés dans la tribune
du milieu et qu'ils se trouvaient juste en face du fauîsoil
préparé pour Charles P^
Vers onze heures du matin le roi parut sur le seuil dtia
galle. D entra environné de gardes, mais coave-t et l'air
calme , et promena de tous côtés un regard plein d'assu-
rance, comme s'il venait présider nne assemblée de sujets
VliNGT ANS APRÈS. 39
soumis, et non répondre aux accusations d'une cour rebelle.
Les juges, fiers d'avoir un roi à humilier, se préparaient
visiblement à user de ce droit qu'ils s'étaient arrogé. En con-
séquence, un huissier vint dire à Charles l*"" que l'usage était
que l'accusé se découvrît devant lui.
Charles, ^sans répondre un seul mot, enfonça son feutre
sur sa tête, qu'il tourna d'un autre côté ; puis, lorsque l'huis-
sier se fût éloigné, il s'assit sur le fauteuil préparé en facs
du président, fouettant sa botte avec un petit jonc qu'il por-
tait à la main.
Parry, qui l'accompagnait, se tint debout derrière lui.
D'Artagnan, au lieu de regarder tout ce cérémonial, re-
gardait Athos, dont le visage reflétait toutes les émotions que
le roi, à force de puissance sur lui-même, parvenait à chasser
du sien. Cette agitation d'Alhos, l'homme froid et calme,
l'effraya.
— J'espère bien, lui dit-il en se penchant à son oreille,
que vous allez prendre exemple de Sa Majesté et ne pas vous
faire sottement tuer dans cette cage?
— Soyez tranquille, dit Athos.
— Ah I ah I continua d'Artagnan, il paraît que l'on craint
quelque chose, car voici les postes qui se doublent; nous
n'avions que des pertuisanes, voici des mousquets. Il y en
a maintenant pour tout le monde : les pwrtuisanes regardent
les auditeurs du parquet, les mousquets sont à notre inten-
tion.
— Trente, quarante, cinquante, soixante-dix hommes, dit
Porthos en comptant les nouveaux venus.
— Eh ! dit Aramis, vous oubliez l'ofiBcier, Porthos : il vauE
cependant, ce me semble, bien la peine d'être compté.
— Oui-dal dit d'Artagnan. Et il devint pâle de colère,
car il avait reconnu Mordaunt qui, l'épée nue, conduisait
les mousquetaires derrière le roi, c'est-à-dire en face des
tribunes.
— Nous aurait-il reconnus? continua d'Artagnan ; c'est
que, dans ce cas, je battrais très-promptement en retraite. Je
ne me soucie aucunement qu'on m'impose un genre de mort,
et désire fort mourir à mon choix. Or, je ne choisis pas d'être
fusillé dans une hoite.
40 VINGT ANS APRÈS.
— Non, dit Aramis, il ne nous a pas vus. Il ne voit que
le roi. Mordieu I avec quels yeux il le regarde, l'insolent!
Est-ce qu'il haïrait Sa Majesté autant qu'il nous hait nous-
mêmes?
— Pardieu I dit Athos, nous ne iUi avons enlevé que sa
mère, nous, et le roi l'a dépouillé de son nom et de sa for-
tune.
— C'est juste, dit Aramis; mais, silence 1 voici le président
qui parle au roi.
En effet, le président Bradshaw interpellait l'auguste aC'
cusé.
— Stuart, lui dit-il, écoutez l'appel nominal de vos juges,
et adressez au tribunal les observations que vous aurez à
faire.
Le roi, comme si ces paroles ne s'adressaient point à lui,
tourna la tête d'un autre côté.
Le président attendit, et comme aucune réponse ne vint, il
se fit un instant de silence.
Sur cent soixante-trois membres désignés, soixante-treize
seulement pouvaient répondre, caries autres, effrayés de la
complicité d'un pareil acte, s'étaient abstenus.
— Je procède à l'appel, dit Bradshaw sans paraître reîûar-
quer l'absence des trois cinquièmes de rassemblée.
Et il commença à nommer les uns après les autres les
membres présents et absents. Les présents répondaient d'une
voix forte ou faible, selon qu'ils avaient ou non le courage
de leur opinion. Un court silence suivait le nom des absents,
répété deux fois.
Le nom du colonel Fairfax vint à son tour, et fut suivi d'un
de ces silences courts mais solennels qui dénonçaient l'ab-
sence des membres qui n'avaient pas voulu personnellement
prendre part à ce jugement.
— Le colonel Fairfax? répéta Bradshaw.
— Fairfax? répondit une voix moqueuse, qu'à son timbre
argentin on reconnut pour une voix de femme, il a trop d'es-
prit pour être ici.
Un immense éclat de rire accueillit ces paroles prononcées
avec cette audace que les femmes puisent dans leur propre
faiblesse, faiblesse oui les soustrait à toute vengeance.
VINGT ANS APRÈS. 41
— C'est une voix de femme, s'écria Aramis. Ah! par ma
foi, je donnerais beaucoup pour qu'elle fùl jeune et jolie.
Et il monta sur le gradin pour tâcher de voir dans la tribune
d'où la voix était partie.
— Sur mon âme, dit Aramis, elle est charmante! regardez
donc, d'Artagnan, tout le monde la regarde, et malgré le re
gard de Bradshaw, elle n'a point pâli.
— C'esi lady Fairfax elle-même, dit d'Artagnan; vous la
rappelez-vous, Porihos? nous l'avons vue avec son mari chez
ie général Crorawell.
Au bout d'un instant le calme troublé par cet étrange épi-
sode se rétablit, et l'appel continua.
— Ces drôles vont lever la séance, quand ils s'apercavronl
qu'ils ne sont pas en nombre suffisant, dit le comte de La
Fère.
— Vous ce les coanaissez pas, Athos : remarquez donc le
sourire de Mordaunt, voyez comme il regarde le roi. Ce re-
gard est-il celui d'un homme qui craint que sa victime lui
échappe ? Non, non, c'est le sourire de la haine satisfaite,
de la vengeance sûre de s'assouvir. Ah ! basilic maudit, ce
sera un heureux jour pour moi que celui où je croiserai avec
toi autre chose que le regard!
—Le roi est véritablement beau, dit Porthos; et puis voyez,
tout prisonnier qu'il est, comme il est vêtu avec soin. La
plume de son chapeau vaut au moins cinquante pistoles ; re-
gardez-la donc, Aramis.
L'appel achevé, le président donna ordre de passer à la
lecture de l'acte d'accusation.
Athos pâlit : il était trompé encore une fois dans son attente.
Quoique les juges fussent en nombre insuffisant, le procès
allait s'instruire, le roi était donc condamné d'avance.
— Je vous l'avais dit, Athos, fil d'Artagnan en haussant
les épaules. Mais vous doutez toujours. Maintenant prenez
votre courage à deux mains et écoutez, sans faire trop de
mauvais sang, je vous en prie, les petites horreurs que ce
moiiSieur en noir va dire de son roi avec licence et privilège.
En effet, jamais plus brutale accusation, jamais injures
plus basses, jamais plus sanglant réquisitoire n'avaient encore
flétri la majesté royale. Jusque-là on s'était contenté d'assas-
42 VINGT ANS APRÈS.
siner les rois, mais ce n'était du moins qu'à leurs cadavres
qu'on avait i»rodigué l'insulte.
Charles !•' écoutait le discours de l'accusateur avec une
attention toute particulière, laissant passer les injures, rete-
nant les griefs, et, quand la haine débordait par trop, quand
l'accusateur se faisait bourreau par avance, il répondait par
un sourire de mépris. C'était, après tout, une œuvre capitale
et terrible que celle où ce malheureux roi retrouvait toutes
ses imprudences changées en guet-apens, ses erreurs trans-
formées en crimes.
D'Artagnan, qui laissait couler ce torrent d'injures avec
tout le dédain qu'elles méritaient, arrêta cependani son es-
prit judicieux sur quelques-unes des inculpations de l'accu-
sateur.
— Le fait est, dit-il, que si l'on punit pour imprudence et
légèreté, ce pauvre roi mérite punition; mais il me semble
que celle qu'il subit en ce moment est assez cruelle.
— En tout cas, répondit Aramis, la punition ne saurait at-
teindre le roi, mais ses ministres, puisque la première loi de
la constitution anglaise est : Le roi ne peut faillir.
— Pour moi, pensait Porihos en regardant Mordauntet ne
s'occupant que de lui, si ce n'était troubler la majesté de la
situation, je sauterais de la tribune en bas, je tomberais en
trois bonds sur M. Mordaunt, que j'étranglerais ; je le pren-
drais par les pieds et j'en assommerais tous ces mauvais mous-
quetaires qui parodient les mousquetaires de France. Pendant
ce temps-là, d'Artagnan, qui est plein d'esprit et d'à-propos,
trouverait peut-être un moyen de sauver le roi. Il faudra que
je lui en parle.
Quant à Athos, ie feu au visage, les poings cxispés, les
lèvres ensanglantées par ses propres morsures , il éeumaii
sur son banc, furieux de celte éternelle insulte parlementaire
et de celte longue patience royale, et ce bras inflexible, ce
coaur inébranlable s'étaient changés en une main tremblante
et un corps frissonnant.
A ce moment l'accusateur terminaison ofiBce parées mots:
« La présente accusation est portée par nous au nom âa
peuple anglais.»
Il y eut à ces paroles un murmure dans les tribunes, tl
VINGT ANS APRÈS. 43
tine autre voix, non pas une voix de femme, mais une voix
d'Iîomme, mâle et furieuse, tonna derrière d'Artagnan.
— Tu mensi s'écria cette voix, et les neuf dixièmes du
peuple anglais ont horreur de ce que tu dis I
Cette voi-i était celle d'Athos, qui, hors de lui, debout, le
bras étendu, interpellait ainsi l'accusateur public.
A cette apostrophe, roi, juges, spectateurs, tout le monde
tourna les yeux vers la tribune où étaient les quatre amis.
Mordaunl dl comme les autres et reconnut le gentilhomme
autour duquel s'étaient levés les trois autres Français pâles
et menaçants. Ses yeux flamboyèrent de joie, il venait de re-
trouver ceux à la recherche et à la mort desquels il avait voué
sa vie. Un mouvement furieux appela près de lui vingt de
ses mousquetaires, et montrant du doigt la tribune où étaient
«es ennemis.
— Feu sur cette tribune! dit-il.
Mais alors, rapides comme la pensée, d'Artagnan saisissant
Athos par le milieu du corps, Porthos emportant Aramis,
sautèrent à bas des gradins, s'élancèrent dans les corridors,
descendirent rapidement les escaliers et se perdirent dans la
foule; tandis qu'à l'intérieur de la salle les mousquets abais-
sés menaçaient trois mille spectateurs, dont les cris de mi-
séricorde et les bruyantes terreurs arrêtèrent l'élan déjà
donné au carnage.
Charles avait aussi reconnu les quatre Français; il mil
une main sur son cœur pour en comprimer les battements,
l'autre sur ses yeux pour ne pas voir égorger ses fidèles
amis.
Mordaunt, pâle et tremblant de rage, se précipita hors de
la salle l'épée nue à la main avec dix hallebardiers, fouillant
la foule, interrogeant, haletant, puis il revint sans avoir rien
trouvé.
Le troublû était inexprimable. Plus d'une demi-heure se
passa sans que personne put se faire entendre. Les juges
croyaient chaque tribune prête à tonner. Les tribunes
voyaient les mousquets dirigés sur elles, et, partagées entre
la crainte et la curiosité, demeuraient tumultueuses et agi-
tées.
Enfin le calme se rétablit.
44 VINGT ANS APRES.
— Qa'avez-vous à dire pour votre défense ? demanda Brad-
shaw au roi.
Alors, da ton d'un juge et non de celui d'un accusé, /a tête
toujours couverte, se levant, non point par humilité, mais
par domination :
— Avant de ra'interroger , dit Charles, répondez-moi.
J'étais libre à Newcasile, j'y avais conclu un traité avec les
deux chambres. Au lieu d'accomplir de votre part ce traité
que j'accomplissais de la mienne, vous m'avez acheté aux
Écossais, pas cher, je le sais, et cela fait honneur à l'éco-
nomie de votre gouvernement. Mais pour m'avoir payé le
prix d'un esclave, espérez-vous que j'aie cesse d'être votre
roi? Non pas. Vous répondre serait l'oublier. Je ne vous ré
pondrai donc que lorsque vous m'aurez justifié de vos droits
à m'inlerroger. Vous répondre serait vous reconnaître pour
mes juges, et je ne vous reconnais que pour mes bourreaux.
Et au milieu d'un silence de mort, Charles, calme, hautain
et toujours couvert, se rassit sur son fauteuil.
— Que ne sont-ils là, mes Français! murmura Charles
avec orgueil et en tournant les yeux vers la tribune où ils
étaient apparus un instant, ils verraient que leur ami, vi-
vant, est digne d'être défendu ; mort, d'être pleuré.
Mais il eut beau sonder les profondeurs de la foule, et de-
mander en quelque sorte à Dieu ces douces et consolantes
présences, il ne vit rien que des physionomies hébétées et
craintives ; il se sentit aux prises avec la haine et la féro-
cité.
— Eh bien, dit le président voyant Charles décidé à se
taire invinciblement, soit, nous vous jugerons malgré votre
silence; vous êtes accusé de trahison, d'abus de pouvoir et
d'assassinat. Les témoins feront foi. Allez, et une prochaine
séance accomplira ce que vous vous refusez à faire dans
celle-ci.
Charles se leva ; et se retournant vers Parry, qu'il voyait
pâle et les tempes mouillées de sueur :
— Eh bien ! mon cher Parry, lui dit-il, qu'as-tu donc et qui
peut l'agi ter ainsi?
— Oh! ^'re, dit Parrv les larmes aux yeux et d'une voix
VINGT ANS APRÈS. *'>
suppliante ; sire, en sortant de la salle, ne regardez pas à
votre gauche.
— Pourquoi cela, Parry?
— Ne regardez pas, je vous en supplie, mon roi!
— Mais qu'y a-t-il? parle donc, dit Charles en essayant
de voir à travers la haie de gardes qui se tenaient derrière
îui.
— 11 y a ; mais vous ne regarderez point, sire, n'est-ce
pas? il y a que, sur une table, ils ont fait apporter la hache
avec laquelle on exécute les criminels. Cette vue est hi-
deuse; ne regardez pas, sire, je vous en supplie.
— Les sotsi dit Charles, me croient-ils donc un lâche
comme eux? Tu fais bien de m'avoir prévenu; merci, Parry.
Et comme le moment était venu de se retirer, le roi sortit
suivant ses gardes.
A gauche de la porte, en effet, brillait d'un reflet sinistre,
celui du tapis rouge sur lequel elle était déposée, la hache
blanche, au long manche poli par la main de l'exécuteur.
Arrivé en face d'elle, Charles s'arrêta; et se tournant avec
un sourire :
— Ah ! ah 1 dit-il en riant, la hache I Épouvantail ingénieux
et bien digne de ceux qui ne savent pas ce que c'est qu'un
gentilhomme; tu ne me fais pas peur, hache du bourreau,
ajouta-t-il en la fouettant du jonc mince et flexible qu'il te-
nait à la main, et je te frappe, en attendant patiemment et
chrétiennement que tu me le rendes.
Et haussant les épaules avec un royal dédain il continua
sa route, laissant stupéfaits ceux qui s'étaient pressés en
foule autour de cette table pour voir quelle figure ferait la
mi en voyant celte hache qui devait séparer sa tête de sou
corps.
— En vérité, Parry, continua le roi en s'éloignant, tous ces
gens-là me prennent, Dieu me pardonne I pour un marchand
de coton des Indes, et non pour un gentilhomme accoutumé
à voir briller le fer : pensent-ils donc que je ne vaux pas
bien un boucher ! ''
Comme il disait ces mits, il arriva à la porte : une longue
file de peuple était accou.^ue, qui, n'ayant pu trouver place
dans les tribunes, voulait au moins jouir de la fin du spec
T. in. 3.
i6 VÎNGT ANS APRES.
tacle dont la plus intéressaute partie lui était échappée. Celte
multitude innombrable, dont les rangs étaient semés de phy-
sionomies menaçantes, arracha un léger soupir au roi.
— Que de gens, pensa-t-il, et pas un ami dévoué I
Et comme il disait ces paroles de doute et de décourage-
ment en lui-même, une voix répondant à ces paroles dit près
de îai : -*
— Saliiî a la majesté tombée !
Le roi se retourna vivement, les larmes aux yeux et au
eœur.
C'était un vieux soldat de ses gardes qui n'avait pas voulu
voir passer devant lui son roi captif sans lui rendre ce der-
nier hommage.
Mais au même instant le malheureux fut presque assommé
à coups de pommeau d'épé.
Parmi les assom meurs, le roi reconnut le capitaine Groslow.
— Hélas I dit Charles, voici un bien grand châtiment pour
une bien petite faute.
Puis, le cœur serré, il continua son chemin ; mais il n'avait
pas fait cent pas, qu'un furieux, se penchant entre deux sol-
dats de la haie, cracha au visage du roi, comme jadis un
Juif infâme et maudit avait craché au visage de Jésus le Na
zaréen.
De grands éclats de rire et de sombres murmures retenti-
rent tout ensemble ; la foule s'écarta, se rapprocha, ondula
comme une mer tempétueuse, et il sembla au roi qu'il voyait
reluire au milieu de la vague vivante les yeux étincelaDts
d'Athos.
Charles s'essuya le visage et dit avec ■an triste sourire :
— Le malheureux! pour une demi-couronne il en ferait au-
îâîiî à son père.
Le roi ne s'était pas trompé ; il avait vu en effet Athos et
ses amis, qui, mêlés de nouveau dans les groupes, escor-
taient d'un dernier regard le roi-martyr.
Quand le soldat salua Charles, le cœur d'Athos se fondit de
joie ; et lorsque ce malheureux revint à lui, il put trouver
dans sa poche dix guinées qu'y avait glissées le gentilhomme
français. Mais quand le lâche insulteur cracha au visage du
roi prisonnier, Athos porta la main à son poignard.
Mais d'Artagnan arrêta cette main, ei d'une voix rauque ;
— Attends I dit-il.
Jamais d'Artagnan n'avait tutoyé ni Athos ni le comte de
La Fera.
Alhos s'arrêta.
D'Artagnan s'appuya sur Athos, fit signe à Porthos et à
Aramis de ne pas s'éloigner, et vint se placer derrière l'tiomme
aux bras nus, qui riait encore de son infâme plaisanterie et
que félicitaient quelques autres furieux.
Cet homme s'achemina vers la Cité. D'Artagnan, toujours
appuyé sur Athos, le suivit eu faisant signe à Porthos et à
Aramis de les suivre eux-mêmes.
L'iiomme aux bras nus, qui semblait un garçon boucher,
descendit avec deux compagnons par une petite rue rapide
et isolée qui donnait sur la rivière.
D'Artagnan avait quitté le bras d' Athos et marchait derrière
l'insulteur.
Arrivés près de l'eau, ces trois hommes s'aperçurent qu'ils
étaient suivis, s'arrêtèrent, et, regardant insolemment les
Français, échangèrent quelques lazzi entre eux.
—• Je ne sais pas l'anglais, Alhos, dit d'Artagnan, mais
vous le savez, vous, et vous m'allez servir d'interprète.
Et à ces mots, doublant le pas, ils dépassèrent les trois
hommes. Mais se retournant tout à coup, d'Artagnan marcha
droit au garçon boucher, qui s'arrêta, et le touchant à la poi-
trine du bout de son index :
— Répétez-lui ceci, Athos, dit-il à son ami : « Tu as été
lâche, tu as insulté un homme sans défense, tu as souillé la
fiice de ton roi, tu vas mourir!... »
Athos, pâle comme un spectre et que d'Artagnan tenait
par le poignet, traduisit ces étranges paroles à l'homme, qui,
voyant ces préparatifs sinistres et l'oeil terrible de d'Artagnan,
voulut se meure en défense. Aramis, à ce mouvement, porta
la m&in à son épée.
— Non, pas de fer, pas de fer ! dit d'Artagnan, le fer esl
pour les gentilshommes. Et saisissant le boucher à la gorge :
— Porthos, dit d'Artagnan, assommez-moi ce misérable d'ua
seul coup de poing.
Porthos leva son bras terriblej le fit sifiler en l'air comma
48 VINGT ANS APRÈS.
la branche d'une fronde, et la masse pesante s'abattit avec un
bruit sourd sur le crâne du lâche, qu'elle brisa.
L'homme tomba comme tombe un bœuf sous le marteau.
Ses compagnons voulurent crier, voulurent fuir, mais la
voix manqua à leur bouche, et leurs jambes tremblantes se
dérobèrent sous eux.
— Dites-leur encore ceci, Athos, continua d'Artagnan :
« Ainsi mourront fc?us ceux qui oublient qu'un homme en-
chaîné est une tête sâi'rée, qu'un roi captif est deux fois le
représentant du Seigneur. »
Athos répéta les paroles de d'Artagnan.
Les deux hommes, muets et les cheveux hérissés, regar-
dèrent le corps de leur compagnon qui nageait dans des flots
de sang noir; puis, retrouvant à la fois la voix et les forces,
ils s'enfuirent avec un cri et enjoignant les mains.
— Justice est faite ! dit Porthos en s'essuyant le front.
— Et maintenant, dit d'Artagnan à Athos, ne doutez point
de moi et tenez-vous tranquille, je me charge de tout ce qui
regarde le roi.
VI
WHITE-HALL.
Le parlement Cjndamna Charles Stuart à mort, comme il
était facile de le prévoir. Les jugements politiques sont
toujours de vaines formalités, car les mêmes passions qui
font accuser font condamner aussi. Telle est la terrible logique
des révolutions.
Quoique nos amis s'attendissent à cette condamnation, elle
les remplit de douleur. D'Artagnan, dont l'esprit n'avait ja-
mais plus de ressources que dans les moments extrêmes,
jura de nouveau qu'il tenterait tout au monde pour empêcher
le dénoûment de la sanglante tragédie. Mais par quels moyens?
C'est ce qu'il n'entrevoyait que vaguement encore. Tout dé-
VllSUt ANS APRÈS. 49
pendrait de la nature des circonstances. En attendant qa'un
plan complet put être arrêté, il fallait à tout prix, pour ga-
gner du temps, mettre obstacle à ce que l'exécution eùi lieu
le lendemain ainsi que les juges en avaient décidé. Le seul
moyen, c'était de faire disparaître le bourreau de Londres.
La bourreau disparu, la sentence ne pouvait être exécutée.
Sans doute on enverrait chercher celui de la ville la plus voi-
sine de Londres, mais cela faisait gagner au moins un jour,
«t un jour en pareil cas, c'est le salut peut-être I D'Arlagnan
se chargea de cette tâche plus que difficile.
Une chose non moins essentielle, c'était de prévenir Charles
Sluart qu'on allait tenter de le sauver, afin qu'il secondât au-
tant que possible ses défenseurs, ou que du moins il ne fit
rien qui put contrarier leurs efforts. Aramis se chargea de
ce soin périlleux. Charles Sluart avait demandé qu'il fut per-
mis à l'évêque Juxon de le visiter dans sa prison de White-
Hall. Mordaunt était venu chez l'évêque ce soir-là même pour
lui faire connaître le désir religieux exprimé par le roi, ainsi
que l'autorisation de Cromwelt. Aramis résolut d'obtenir de
l'évêque, soit par la terreur, soit par la persuasion, qu'il le
laissât pénétrer à sa place et revêtu de ses insignes sacerdo-
taux, dans le palais de White-Hall.
Enfin, Athos se chargea de préparer, à tout événement, les
moyens de quitter l'Angleterre en cas d'insuccès comme en
cas de réussite.
La nuit étant venue, on se donna rendez-vous à l'hôtel à
onze heures, et chacun se mit en route pour exécuter sa dan-
gereuse mission.
Le palais de White-Hall était gardé par trois régiments de
cavalerie et surtout par les inquiétudes incessantes de Crom-
weil, qui allait, venait, envoyait ses généraux ou ses agents.
Seul et dans sa chambre habituelle, éclairée par la lueur
de deux bougies, le monarque condamné à mort regardait
tristement le luxe de sa grandeur passée, comme on voit à la
dernière heure l'image de la vie plus brillante et plus suave
que jamais.
Parry n'avait point quitté son maître, et depuis sa condam-
iidtion n'avait point cessé de pleurer. e
Charles Stuart, accoudé sur une table, regardait un mé-
60 VINGT ANS APRES.
daillon sur lequel étaient près l'un de l'autre les portraits de
sa femme et de sa fille. Il attendait d'abord Juxon ; puis après
Juxon, le martyre.
Quelquefois sa pensée s'arrêtait sur ces braves gentils-
hommes français qui déjà lui paraissaient éloignés de cent
l"-ues, fabuleux, chimériques, et pareils à ces figures que
l'on voit en rêve et qui disparaissent au réveil.
C'est qu'en effet parfois Charles se demandait si tout ce qui
venait de lui arriver n'était pas un rêve ou tout au moins le
délire de la fièvre.
A cette pensée, il se levait, faisait quelques pas comme
pour sortir de sa torpeur, allait jusqu'à la fenêtre ; mais aus-
sitôt au-dessous de la fenêtre il voyait reluire les mousquets
des gardes. Alors il était forcé de s'avouer qu'il était bien
éveillé et que son rêve sanglant était bien réel.
Charles revenait silencieux à son fauteuil, s'accoudait de
nouveau à la table, laissait retomber sa tête sur sa main, et
songeait.
— Hélas ! disait-il en lui-môme, si j'avais au moins pour
confesseur une de ces lumières de l'Église dont l'âme a sondé
tous les mystères de la vie, toutes les petitesses de la gran-
deur, peut-être sa voix étoufferait-elle la voix qui se lamente
dans mon âmel Mais j'aurai un prêtre à l'esprit vulgaire,
dont j'ai brisé, par mon malheur, la carrière et la fortune.
Il me parlera de Dieu et de la mort comme il en a parlé à
d'autres mourants, sans comprendre que ce mourant royal
laisse un trône à l'usurpateur quand ses enfants n'ont plus
de pain.
Puis, approchant le portrait de ses lèvres, il murmurait
tour à tour et Vun après l'autre le nom de chacun de ses en-
fant*
^ Il faisait, comme nous l'avons dit , une nuit brumeuse et
sombre. L'heure sonnait lentement à l'horloge de l'église voi-
sine. Les pâles <?iartés des deux bougies semaient dans cette
grande et haute chambre des fantômes éclairés d'étranges re-
flets. Ces fantômes c'étaient les aïeux du roi Charles qui se
détachaient de leurs cadres d'or ; ces reflets c'étaient les der-
nières lueurs bleuâtres et miroitantes d'un feu de charbon
qui s'éteignait. ]
VINGT ANS APRÈS. SI
Une ifâmense tristesse s'empara de Charles. H ensevelit
son front entre ses deux mains, songea au moûde si beau
lorsqu'on le quitte o-u plutôt, lorsqu'il nous quitte, aux ca-
resses des enfants si suaves (3t si douces, surtout quand oa
est séparé de ses enfants pour ne plus les revoir; puis à sa
femme, noble et courageuse créature qui l'avait soutenu jus-
qu'au dernier moment. Il tira de sa poitrine la croix de dia-
mants ei; ia plaque de la Jarretière qu'elle lui avait envoyées
par ces géiiéveux Français, et les baisa : puis, songeant
qu'elle ne reverrait ces objets que lorsqu'il serait couché froid
et mutilé dans une tombe, il sentit passer en lui un de ces
frissons glacés que la mort nous jette comme sop premier
manteau.
Alors dans cette chambre qui lui rappelait tant de souve-
nirs royaux, où avaient passé tant de courtisans et tant de
flatteries, seul avec un serviteur désolé dont Tàme faible ne
pouvait soutenir son âme, le roi laissa tomber son courage
au niveau de celte faiblesse, de ces ténèbres, de ce froid d'hi-
ver; et, le dira-t-on, ce roi qui mourut si grand, si sublime,
avec le sourire de la résignation sur les lèvres, essuya dans
l'ombre une larme qui était tombée sur la table et qui trem-
blait sur le tapis brodé d'or.
Soudain on entendit des pas dans les corridors, la porte
s'ouvrit, des torches emplirent la chambre d'une lumière fu-
meuse, et un eccl.ésiastique, revêtu des habits épiscopaux,
entra suivi de deux gardes auxquels Charles fit de la main un
geste impérieux.
Ces deux gardes se retirèrent; la chambre rentra dans son
obscurité.
— Juxon ! s'écria Charles, Juxon ! Merci, mon dernier ami,
vous arrivez à propos.
L'évêque jeta un regard oblique et inquiet sur cet homme
qui sanglotait dans l'angle du foyer.
-Allons, Parry, dit le roi, ne pleure plus, voici Dieu qui
vient à nous.
— Si c'est Parry, dit l'évêque, je n'ai plus rien ù craindre ;
ainsi, sire, permettez-moi de saluer Votre Majesté et de 1-ui
dire qui je suis et pour quelle chose je viens.
A cette vue, à cette voix, Charles allait s'écrier sans doute,
88 VINGT ANS APRÈS.
mais Aramis mit un doigt sur ses lèvres, et salua pro»'ondé-
ment le roi d'Angleterre.
— Le chevalier, murmura Charles.
— Oui, sire, interrompit Aramis en élevant la voix, oui,
l'évêque Juxon, fidèle chevalier du Christ, et qui se rend aux
v.Teux de Votre Majesté.
Charles joignit les mains; il avait reconnu d'Herblay, il
restait slupéfaii, anéanti, devant ces hommes qui, étrangers,
sans aucun mobile qu'un devoir imposé parleur propre con-
science, luttaient ainsi contre la volonté d'un peuple et contre
la destinée d'un roi.
— Vous, dit-il, vous! comment étes-vous parvenu jus-
qu'ici? Mon Dieu, s'ils vous reconnaissaient, vous seriez
perdu.
Parry était debout, toute sa personne exprimait le senti-
ment d'une naïve et profonde admiration.
— Ne songez pas à moi, sire, dit Aramis en recommandant
toujours du geste le silence au roi, ne songez qu'à vous ; vos
amis veillent, vous le voyez; ce que nous ferons, je ne le
sais pas encore; mais quatre hommes déterminés peuvent
faire beaucoup. En attendant, ne fermez pas l'œil de la nuit,
ne vous étonnez de rien et attendez-vous à tout.
Charles secoua la tête.
— Ami, dit-il, savez-vous que vous n'avez pas de temps
à perdre et que si vous voulez agir il faut vous presser? Sa-
vez-vous que c'est demain à dix heures que je dois mourir?
— Sire, quelque chose se passera d'ici là qui rendra l'exé-
cution impossible.
Le roi regarda Aramis avec étonnement.
En ce moment même il se fit, au-dessous de la fenêtre du
roi, un bruit étrange et comme ferait celui d'une charrette dô
bois qu'on décharge.
— Entendez-vous? dit le roi.
Ce bruit fut suivi d'un cri de douleur.
— J'écoule, dit Aramis, mais je ne comprends pas quel est
ce bruit, et surtout ce cri.
— Ce cri, j'ignore qui a pu le pousser, dit le roi, mais ce
bruit je vais vous en rendre compte. Savez-vous que je dois
être exécuté en dehors de cette fenêtre? ajouta Charles eo
fINGT ANS APRES. 33
étendant la main vers la place sombre et déserte, peuplée seu-
lement de soldats et de sentinelles.
— Oui, sire, dit Aramis, je le sais.
— Eh bien ! ces bois qu'en apporte, sont les poutres et îgs
charpentes avec lesquelles on va construire mon échafaud.
Quelque ouvrier se sera blessé en les déchargeant.
Aramis frissonna malgré lui.
— Vous voyez bien, dit Charles, qu'il est inutile que vous
vous obstiniez davantage ; je suis condamné, laissez-moi subir
mon sort.
— Sire, dit Aramis en reprenant sa tranquillité un instant
troublée, ils peuvent bien dresser un échafaud, mais ils ne
pourront pas trouver un exécuteur.
— Que voulez-vous dire? demanda le roi.
— Je veux dire qu'à cette heure, sire, le bourreau est en-
levé ou séduit; demain, l'échafaud sera prêt, mais le bour-
reau manquera, on remettra alors l'exécution à après-demain.
— Eh bien? dit le roi.
— Eh bieni dit Aramis, demain dans la nuit nous vous
enlevons.
— Comment cela? s'écria le roi, dont le visage s'illumina
malgré lui d'un éclair de joie.
— Oh! Monsieur, murmura Parry les mains jointes, soyez
béni, vous et les vôtres.
— Comment cela? répétale roi; il faut que je le sache, afin
que je vous seconde s'il en est besoin.
— Je n'en sais rien, sire, dit Aramis; mais le plus adroit,
le plus brave, le plus dévoué de nous quatre m'a dit en me
quittant : « Chevalier, dites au roi que demain à dix heures
du soir nous l'enlevons.» Puisqu'il l'a dit, il le fera.
— Dites-moi le nom de ce généreux ami, dit le roi, pour
que je lui en garde une reconnaissance éternelle, qu'il réus-
sisse ou non.
— D'Artagnan, sire, le même qui a failli vous sauver
quand le colonel Harrison est entré si mal à propos.
— Vous êtes en vérité des hommes merveilleux I dit le roi,
et l'on m'eût raconté de pareilles choses que je ne les eusse
pas crues. ;'t< ■
— Maintenant, sire, reprit Aramis, écoutez-moi. N^oubliex
54 VINGT ANS APRÈS.
pas un seul instant que nous veillons pour votre salut : Î3
moindre geste, le moindre chant, le moindre signe de ceux
qui s'approcheronî de vous, épiez tout, écoutez tout, com-
mentez tout.
— Oh! chevalier.' s'écria le roi, que puis-je vous dire?
aucune parole, vinî-elle du plus profond de mon cœur,
n'exprimerait ma reconnaissance. Si vous réussissez, je ne
\ous dirai pas que vous sauvez un roi; non, vue de l'é-
chafaud comme je la vois , la royauté, je vous le jure , est
bien peu de chose ; mais vous conserverez un mari à sa
femme, un père à ses enfants. Chevalier, touchez ma
main, c'est celle d'un ami qui vous aimera jusqu'au dernier
soupir.
Aramis voulut baiser la main du roi, mais le roi saisit la
sienne et l'appuya contre son cœur.
En ce moment un homme entra sans même frapper à la
porte ; Aramis voulut retirer sa main, le roi la retint.
Celui qui entrait était un de ces puritains demi-prêtres,
demi-soldats, comme il en pullulait près de Cromwell.
— Que voulez-vous. Monsieur? lui dit le roi.
— Je désire savoir si la confession de Charles Siuart est
terminée, dit le nouveau venu.
— Que vous importe? dit le roi, nous ne sommes pas de
la même religion.
— Tous les hommes sont frères, dit le puritain. Un de mes
frères va mourir, et je viens l'exhorter à la mort.
— Assez, dit Parry, le roi n'a que faire de vos exhorta-
tions.
— Sire, dit tout bas Aramis, ménagez-le, c'est sans doute
quelque espion.
— Après le ré^^érend docteur évêque, dit le roi, je vous
entendrai avec plaisir. Monsieur.
L'homme au regard louche se retira, non sans avoir observé
Juxon avec une attention qui n'échappa point au roi.
— Chevalier, dit-il quand la porte fut refermée, je crois
que vous aviez raison et que cet homme est venu ici avec
des intentions mauvaises : prenez garde en vous retirant qu'il
ne vous arrive malheur.
— Sire, dit Aramis, je remercie Votre Majesté; mais qu'elle
VINGT ANS APRÈS. 53
«e tranquillise, sous cette robe j'ai une cotte de mailles et un
poignard.
— Allez donc, Monsieur, et que Dieu vous ait dans sa
sainte garde, comme je disais du temps que j'étais roi.
Aramis sortit; Charles le reconduisit jusqu'au seuil. Ara-
mis lança sa bénédiction, qui fit incliner les gardes, passa
majeslueusement à travers les antichambres pleines de sol-
dats, remonta dans son carrosse, où le suivirent ses deux
gardiens, et se fit ramener à l'évêché, où ils le quittèrent.
Juxon attendait avec anxiété.
— Eh bien? dit-il en apercevant Aramis.
— Eh bien I dit celui-ci, tout a réussi selon mes souhaits;
espions, gardes^ satellites m'ont pris pour vous, et le roi vous
bénit en attendant que vous le bénissiez.
— Dieu vous protège, mon fils, car votre exemple m'a
donné à la fois espoir et courage.
Aramis reprit ses habits et son manteau, et sortit en pré-
Aenant Juxon qu'il aurait encore une fois recours à lui.
A peine eut-il fait dix pas dans la rue qu'il s'aperçut qu'il
était suivi par un homme enveloppé dans un grand manteau ;
il mit la main sur son poignard et s'arrêta. L'homme vint
droit à lui. C'était Porthos.
— Ce cher ami I dit Aramis en lui tendant la main.
— Vous le voyez, mon cher, dit Porthos, chacun de nous
avait sa mission; la mienne était de vous garder, et je vous
gardais. Avez-vous vu le roi ?
— Oui, et tout va bien. Maintenant, nos amis, où sont-ils?
— Nous avons rendez-vous à onze heures à l'hôtel.
— Il n'y a pas de temps à perdre alors, dit Aramis.
En effet, dix heures et demie sonnaient à l'église Saint-
Paul.
Cependant, comme les deux amis firent diligence, ils arri-
vèrent les premiers.
Après eux, Athos rentra.
— Tout va bien, dit-il, avant que ses amis eussent eu le
temps de l'interroger.
— Qu'avez-vous fait? dit Aramis.
•— J'ai loué une petite felouque, étroite comme une piro-
gue, légère comme une hirondelle ; elle nous attend à Green-
S6 VINGT ANS APRES.
wich, en face de l'île des Chiens; elle est montée d'un patron
et de quatre hommes, qui, moyennant cinquante livres ster-
ling, se tiendront tout à notre disposition trois nuits de suite.
Une fois à bord avec le roi, nous proûtons de la marée, nous
descendons L Tamise, et en deux heures nous sommes en
pleine mer. Alors, en vrais pirates, nous suivons les côtes,
nous nichonc-' sur les falaises, ou si la mer est libre, nous
mettons le cap sur Boulogne. Si j'étais tué, le patron se nomme
le capitaine Roger, et la felouque l'Éclair. Avec ces rensei-
gnements, vous les retrouverez l'un et l'autre. Un mouchoir
noué aux quatre coins est le signe de reconnaissance.
Un instant après, d'Artagnan rentra à son tour.
— Videz vos poches, dit-il. jusqu'à concurrence de cent
livres sterling, car, quant aux miennes... et d'Artagnan re-
tourna ses poches absolument vides,
La somme fut faite à la seconde; d'Artagnan sortit et ren-
ira un instant après.
— La! dit-il, c'est fini. Ouf! ce n'est pas sans peine.
— Le bourreau a quitté Londres? demanda Alhos.
— Ah bien, oui I ce n'était pas assez sur, cela. 11 pouvait
sortir par une porte et rentrer par l'autre.
— Et où est-il? demanda Athos.
— Dans la cave.
— Dans quelle cave?
— Dans la cave de notre hôte! Mousqueton est assis sur le
seuil, et voici la clef.
— Bravo I dit Aramis. Mais comment avez-vous décidé cet
homme à disparaître?
— Comme on décide tout en ce monde, avec de l'argent ;
cela m'a coûté cher, mais il y a consenti.
— Et combien cela vous a-t-il coûté, ami? dit Athos; car,
vous le comprenez, maintenant que nous ne sommes plus
tout à fait de pauvres mousquetaires sans feu ni lieu, toutes
dépenses doivent être communes.
- Celîv m'a coûté douze mille livres, dit d'Artagnan.
— Et où les avez-vous trouvées? demanda Athos; possé-
(liez-vous donc cette somme?
— Et le fameux diamant de la reine I dit d'Artagnan avee
un soupir.
VINGT ANS APRÈS. fJ
— Ah! c'est vrai, dit Aramis, je l'avais reconnu à votre
doigt.
— Vous l'avez donc racheté à M. des Essarts? demanda
Porthos.
— Eh ! mon Dieu, oui, dit d'Artagnan ; mais il est écrit là
haut que je ne pourrai pas le garder. Que voulez-vous ! les
marnants, à ce qu'il faut croire, ont leurs sympathies et leurs
antipathies comme les hommes ; il parait que celui-là me
fléteste.
— Mais, dit Athos, voilà qui va bien pour le bourreau ;
malheureusement tout bourreau a son aide, son valet, que
?ais-je, moi.
— Aussi celui-là avait-il le sien ; mais nous jouons de
bonheur.
— Comment cela?
— Au moment où je croyais que j'allais avoir une seconde
affaire à traiter, on a rapporté mon gaillard avec une cuisse
cassée. Par excès de zèle, il a accompagné jusque sous les
fenêtres du roi la charrette qui portait les poutres et les char-
pentes; une de ces poutres lui est tombée sur la jambe et la
lui a brisée.
— Ahi dit Aramis, c'est donc lui qui a poussé le cri que
j'ai entendu de la chambre du roi?
— C'est probable, dit d'Artagnan; mais comme c'est un
homme bien pensant, il a promis en se retirant d'envoyer en
son lieu et place quatre ouvriers experts et habiles pour ai-
der ceux qui sont déjà à la besogne, et en rentrant chez son
patron, tout blessé qu'il était, il a écrit à l'instant même à
maître TomLow, garçon charpentier de ses amis, de se rendre
à Wite-Hall pour accomplir sa promesse. Voici le lettre qu'il
envoyait par un exprès qui devait la porter pour dix pences
et qui me l'a vendue un louis.
— Et que diable voulez-vous faire de cette lettre? demanda
Athos.
— Vous ne devinez pas? dit d'Artagnan avec ses yeui
brillants d'intelligence.
— Non, sur mon âme I
— Eh bien! mon cher Athos, vous qui parlez anglais
:oinme John Bull lui-môme, vous êtes maître Tom Low, et
58 VINGT ANS APRÈS.
nous sommes, nous, vos trois compagnons ; comprenez-vous
maintenant?
Athos poussa un cri de joie et d'admiration, courut à um
cabinet, <;n tira des habits d'ouvriers, que revêtirent aussitôt
les quatre amis; après quoi ils sortirent de l'hôtel, Athos
portant une scie, Porthos une pince, Aramis une hache, et
d'Artagnan un marteau et des clous.
La lettre du valet de l'exécuteur faisait foi près du maître
charpentier que c'était bien eux que l'on attendait.
vn
LES OUVRIERS.
Vers le milieu de la nuit, Charles entendit un grand fracas
au-dessous de sa fenêtre : c'étaient des coups de marteau et
de hache, des morsures de pince et des cris de scie.
Comme il s'était jeté tout habillé sur son lit et qu'il com-
mençait à s'endormir, ce bruit l'éveilla en sursaut; et comme,
outre son retentissement matériel, ce bruit avait un écho
moral et terrible dans son âme, les pensées affreuses de la
veille vinrent l'assaillir de nouveau. Seul en face des ténèbres
et de l'isolement, il n'eut pas la force de soutenir cette nou-
velle torture, qui n'était pas dans le programme de son sup-
plice, et il envoya Parry dire à la sentinelle de prier les ou-
vriers de irapper moins fort et d'avoir pitié du dernier
sommeil de celui qui avait été leur roi.
La sentinelle ne voulut point quitter son poste, mais laissa.
t)asser Parry.
Arrivé près de /a fenêtre, après avoir fait le tour du palais,
Parry aperçut de plain-pied avec le balcon, dont on avait
descellé la grille, un large échafaud inachevé, mais sur le-
quel on commençait à clouer une tenture de serge noire.
Cet échafaud, élevé à la hauteur de la fenêtre, c'est-à-dire
ViNGT ANS Ari^ES. 59
à près de vingt pieds, avait deux étages inférieurs. Parry, si
odieuse que lui fût cette vue, chercha parmi huit ou dix ou-
vriers qui bâtissaient la sombre machine ceux dont le bruit
devait être ie plus fatigant pour le roi, et sur le second
plancher il aperçut deux hommes qui descellaieJU à l'aide
d'une pince les dernières fiches du balcon de fer; 1 un d'eux,
véritable colosse, faisait l'office du bélier antique chargé de
renverser les murailles. A chaque coup de son instrument la
pjerre volait en éclats. L'autre, qui se tenait à genoux, tirait
à lui les pierres ébranlées.
Il était évident que c'étaient ceux-là qui faisaient le bruit
dont se plaignait ie roi.
Parry monta à l'échelle et vint à eux.
— Mes amis, dit-il, voulez-vous travailler un peu plus
doucement, je vous prie? Le roi dort, et il a besoin de som-
meil.
L'homme qui frappait avec sa pince arrêta son mouvement
et se tourna à demi ; mais comme il était debout, Parry ne
put voir son visage perdu dans les ténèbres qui s'épaissis-
saient près du plancher.
L'homme qui était à genoux se retourna aussi; et comme,
plus bas que son compagnon, il avait le visage éclairé par
la lanterne, Parry put le voir.
Cet homme le regarda fixement et porta un doigt à sa
bouche.
Parry recula stupéfait.
— C'est bien, c'est bien, dit l'ouvrier en excellent anglais,
retourne dire au roi que s'il dort mal cette nuit-ci, il dormira
mieux la nuit prochaine.
Ces rudes paroles, qui, en les prenant au pied de la lettre,
avaient un sens si terrible, furent accueillies des ouvriers
qui travaillaient sur les côtés et à l'étage inférieur avec une
explosion d'affreuse joie.
Parry se relira, croyant qu'il faisait un rêve.
Charles l'attendait avec impatience.
Au moment où il rentra, la sentinelle qui veillait à la porta
passa curieusement sa tête par l'ouverture pour voir ce que
faisait le roi. '
Le roi était accoudé sur son lit.
60 VINGT ANS APRÈS.
Parry ferma la porte, et, allant au roi le visage rayonnant
de joie :
^ Sire, dit-il à voix basse, savez-vous quels sont ces ou-
vriers qui font tant de bruit?
— Non, dit Charles en secouant mélancoliquement la tête;
comment veux-tu que je sache cela? est-ce que je connais
ces hommes?
— Sire, dit Parry plus bas encore et en se penchant vers
le lit de son maître, sire, c'est le comte de La Fère et son
compagnon.
— Qui dressent mon échafaud? dit le roi étonné.
— Oui, et qui en le dressant font un trou à la muraille.
— Chut I dit le roi en regardant avec terreur autour de
lui. Tu les a vus ?
— Je leur ai parlé.
Le roi joignit les mains et leva les yeux ^u ciel; puis,
après une courte et fervente prière, il se jeta à bas de son lit
et alla à la fenêtre, dont il écarta les rideaux : les sentinelles
du balcon y étaient toujours ; puis au delà du balcon s'éten-
dait une sombre plate-forme sur laquelle elles passaient
comme des ombres.
Charles ne put rien distinguer, mais il sentit sous ses pieds
la commotion des coups que frappaient ses amis. Et chacun
de ces coups maintenant lui répondait au cœur.
Parry ne s'était pas trompé, et il avait bien reconnu Athos.
C'était lui, en effet, qui, aidé de Porlhos, creusait un trou
sur lequel devait poser une des charpentes transversales.
Ce trou communiquait dans une espèce de tambour prati-
qué sous le plancher même de la chambre royale. Une fois
dans ce tambour, qui ressemblait à un enire-sol fort bas, on;
pouvait, avec une pince et de bonnes épaules, et cela regar-
dait Porlhos, faire sauter une lame du parquet; le roi alors
se glissait par cette ouverture, regagnait avec ses sauveurs
un des compartiments de l'échafaud entièrement recouvert
de drap noii , s'affublait à son tour d'un habit d'ouvrier qu'on
lui avait préparé, et, sans affectation, san= crainte, il descen-
dait avec les quatre compagnons.
Les sentinelles, sans soupçon, voyant des ouvriers qui ve-
n aient de travailler à l'échafaud, laissaient passer.
VINGT ANS APRÈS. 61
Comme nons l'avons dit, la felouque était tonte prêle.
Ce plan était large, simple et facile, comme toutes les choses
qui naissent d'une résolution hardie.
Donc Athos déchirait ses belles mains si blanches et si fines
à lever les pierres arrachées de leur base par Porlhos. Déjà
il pouvait passer la tête sous les ornements qui décoraient
la crédence du balcon. Deux heures encore, il y passerait
tout le corps. Avant le jour le trou serait achevé et disparaî-
trait sous les plis d'une tenture intérieure que poserait d'Ar-
tagnan. D'Artagnan s'était fait passer pour un ouvrier fran-
çais, et posait les clous avec la régularité du plus habile
tapissier. Aramis coupait l'excédant de la serge, qui pendait
jusqu'à terre et derrière laauelle se levait la charpente de
i'échafaud.
Le jour parut au sommet des maisons. Un grand feu de
tourbe et de charbon avait aidé les ouvriers à passer cette
•nuit si froide du 29 au 30 janvier; à tout moment les plus
acharnés à leur ouvrage s'interrompaient pour aller se ré-
chauffer. Athos et Porthos seuls n'avaient point quitté leur
œuvre. Aussi, aux premières lueurs du matin, le trou était-il
achevé. Athos y entra emportant avec lui les habits destinés
au roi, enveloppés dans un coupon de serge noire. Porthos
lui passa une pince; et d'Artagnan cloua, luxe bien grand
mais fort utile, une tenture de serge intérieure, derrière la-
quelle le trou et celui qu'il cachait disparurent.
Athos n'avait plus que deux heures de travail pour pouvoir
communiquer avec le roi ; et, selon la prévision des quatre
amis, ils avaient toute la journée devant eux, puisque, la
bourreau manquant, on serait forcé d'aller chercher celui de
Bristol.
D'Artagnan alla reprendre son habit marron, et Porthos,
son pourpoint rouge ; quant à Aramis, il se rendit chez Juxon
afin de pénétrer, s'il était possible, avec lui jusqu'auprès
du rci.
• Tous trois avaient rendez-vous à midi sur la place de Wite-
Halle pour voir ce qui s'y passerait.
Avant de quitter I'échafaud, Aramis s'était approché de
l'ouverture où était caché Athos, afin de lai annoncer qu'il
allait tâcher de revoir Charles.
T. m. 4
t.2 VINGT ANS APRM.
--• Adieu donc et bon courage, dit Athos ; rapportez au roi
où en sont les choses : dites-lui que lorsqu'il sera seul il
Irappe au parquet, afin que je puisse continuer sûrement ma
besogne. Si Parry pouvait m'aider en détachant d'avance la
plaque inférieure de la cheminée, qui sans doute est une
dalle de marbre, ce serait autant de fait. Vous, Aramis, tâ-
chei Je ne pas quitter le roi. Parlez haut, très-haut, car on
vous écoutera de la porte. S'il y a une sentinelle dans l'inté-
rieur de l'appartement, tuez-la sans marchander ; s'il y en a
deux, que Parry en tue une et vous l'autre : s'il y en a trois
faites- vous tuer, mais sauvez le roi.
— Soyez tranquille, dit Aramis, je prendrai deux poignards,
iSn d'en donner un à Parry. Est-ce tout?
— Oui, allez; mais recommandez bien au roi de ne pas
faire défausse générosité. Pendant que vous vous battrez, s'il
y a combat, qu'il fuie ; la plaque une fois replacée sur sa
tête, vous, mort ou vivant sur cette plaque, on sera dix mi-
nutes au moins à retrouver le trou par lequel il aura fui.
Pendant ces dix minutes nous aurons fait du chemin, et le
roi sera sauvé.
~ Il sera fait comme vous le dites, Athos. Votre main, car
peut-être ne nous reverrons-nous plus.
Athos passa ses bras autour du cou d' Aramis et l'embrassa:
— Pour vous, dit-il. Maintenant, si je meurs, dites à d'Ar-
tagnan que je l'aime comme un enfant, et embrassez-le pou?
moi. Embrassez aussi notre bon et brave Porthos. Adieu.
— Adieu, dit Aramis. Je suis aussi sûr maintenant que le
roi se sauvera que je suis sûr de tenir et de serrer la plus
loyale main qui soit au monde.
Aramis quitta Athos, descendit de l'échafauà à son tour
et regagna l'hôtel en siffloitant l'air d'une chanson à la louange
de Cromwell. Il trouva ses deux autres amis attablés près
d'un bon feu, buvant une bouteille de vin de Porto et dévo-
rant un poulet froid. Porthos mangeait, tout en maugréant
force injures sur ces infâmes parlementaires; d'Artagnan
mangeait en silence, mais en bâtissant dans sa pensée les
plans les plus audacieux.
Aramis lui conta tout ce qui était convenu; d'Artagnai
approuva de la tète ei Porthos de la voix.
VINGT ANS APRÈS. 63
— Bravo I dit-il ; d'ailleurs nous serons là au moment de sa
fuite : on est très-bien caché sous cet échafaud, et nous pou-
vons nous y tenir. Entre d'Artagnan, moi, Grimaud et Mous-
queton, nous en tuerons bien huit : je ne parle pas de Blai-
sois, il n'est bon qu'à garder les chevaux. A deux minutes
par hommes, c'est quatre minutes; Mousqueton en perdra
une, c'est cinq , pendant ces cinq minutes-là vous pouvei'
avoir fait un quart de lieue.
Araœis mangea rapidement un morceau, but un verre de
\in et changea d'habits.
— Maintenant, dit-il, je me rÉrnds chez Sa Grandeur. Char-
gez-vous de préparer les armes, Porthos; surveillez bien
votre bourreau, d'Arîagnan.
— Soyez tranquille, Grimaud a relevé Mousqueton, et il a
le pied dessus.
— N'importe, redoublez de surveillance et ne demeurez
pas un instant inactif.
— Inactif! Mon cher, demandez à Porthos : je ne vis pas,
|e suis sans cesse sur mes jambes, j'ai l'air d'un danseur.
Mordioux I que j'aime la France en ce moment, et qu'il est
bon d'avoir une patrie à soi, quand on est si mal dans celle
des autres.
Aramis les quitta comme il avait quitté Athos, c'est-à-dire
en les embrassant; puis il se rendit chez l'évêque Juxon, au-
quel il transmit sa requête. Juxon consentit d'autant plus fa-
cilement à emmener Aramis, qu'il avait déjà prévenu qu'il
Aurait besoin d'un prêtre, au cas certain où le roi voudrait
communier, et surtout au cas probable où le roi désirerait
entendre une messe.
Vêtu "omme Aramis l'était la veille, l'évêque mc^ta dans
sa voiture. Aramis, plus déguisé encore par sa pâleur et sa
tristesse que par son costume de diacre, monta près de lui.
La voiture s'arrêta à la porte de Wite-Hall; il était neuf
neores du matin à peu près. Rien ne semblait changé ; les
antichambres et les corridors, comme la veille, étaient pleins
de gardes. Deux sentinelles veillaient à la porte du roi, deux
autres se promenaient devant le balcon sur la plate-forme
de l'échafaud, où le billot était déjà posé.
Le roi était plein d'espérance; en revoyant Aramis, cette
64 VINGT ANS APRÈS.
espérance se changea en joie. Il embrassa Jiixon, il serra la
main d'Aramis. L'évêque aiïecta de parler haut et devant
tout le monde de leur entrevue de la veille. Le roi lui ré-
pondit que les paroles qu'il lui avait dites dans cette entre-
vue avaient porté leur fruit, et qu'il désirait encore un en-
tretien pareil- Juxon se retourna vers les assistants et les
pria de le laisser seul avec le roi.
Tout le monde se retira. Dès que la porte se fût refer-
mée:
— Sire, dit Aramis avec rapidité, vous êtes sauvé! Le
bourreau de Londres a disparu ; son aide s'est cassé la cuisse
hier sous les fenêtres de Votre Majesté. Ce cri que nous
avons entendu c'était le sien. Sans doute on s'est déjà aperçu
delà disparition de l'exécuteur; mais il n'y a de bourreau
qu'à Bristol, et il faut le temps de l'aller chercher. Nous
avons donc au moins jusqu'à demain.
— Mais le comte de La Fère? demanda le roi.
— A deux pieds de vous, sire. Prenez le poker du brasier
et frappez trois coups, vous allez l'entendre vous répondre.
Le roi, d'une main tremblante, prit l'instrument et frappa
trois coups à intervalles égaux. Ausskôt des coups sourds
et ménagés, répondant au signal donné, retentirent sous le
parquet.
— Ainsi, dit le roi, celui qui me répond là...
— Est le comte de La Fère, sire, dit Aramis. Il prépare la
voie par laquelle Votre Majesté pourra fuir. Parry, de sou
côté, soulèvera celte dalle de marbre, et un passage sera
tout ouvert.
— Mais, dit Parry, je n'ai aucun instrument.
— Prenez ce poignard, dit Aramis; seulement prenez
garde de le trop émousser, car vous pourrez bien en avoif
esoin pour creuser autre chose que la pierre.
— Oh ! Juxon, dit Charles, se retournant vers l'évêque et
lui prenani /es deux mains, Juxon, retenez la prière de celui
qui fut votre roi...
— Qui Test encore et qui le sera toujours, dit juson en
baisant la main du prince.
— Priez toute votre vie pour ce gentilhomme que vous
voyez, pour cet autre que vous entendez sous nos preds.
VINGT ANS APRÈS. 65
pour deux autres encore qui, quelque part qu'il? «oient, veil-
lent, j'en suis sûr, à mon salut.
— Sire, r'^'iondit Juxon, vous serez obéi. Chaque jour il y
aura, tant que je vivrai, une prière offerte à Dieu pour ces
fidèles amis de Votre Majesté.
Le mineur continua quelque temps encore son travail,
qu'on sentait incessamment se rapprocher. Mais tou* à coup
un bruit inattendi' tentit dans la galerie. Aramis ^jisit le
poker et donna le signal de l'interruption.
Ce bruit se rapprochait : c'était celui d'un certain nombre
de pns égaux et réguliers. Les quatre hommes restèrent im-
mobiles; tous les yeux se fixèrent sur la porte, qui s'ouvrit
lentement et avec une sorte de solennité.
Des gardes étaient formés en haie dans la chambre qui
précédait celle du roi. Un comm.issaire du parlement, vêtu
de noir et plein d'une gravité de mauvais augure, entra, sa-
lua le roi, et déployant un parchemin, lui lut son arrêt comme
on a l'habitude de le faire aux condamnés qui vont marcher
à l'échafaud.
— Que signifie cela? demanda Aramis à Juxon.
Juxon fit un signe qui voulait dire qu'il était en tout point
aussi ignorant que lui.
— C'est donc pour aujourd'hui? demanda le roi avec une
émotion perceptible seulement pour Juxon et Aramis.
— N'éliez-vous point prévenu, sire, que c'était pour ce
matin? répondit l'homme vêtu de noir.
— Et, dit le roi, je dois périr comme un criminel ordinaire,
de la main du bourreau de Londres?
— Le bourreau de Lond-res a disparu, sire, dit le commis-
aire du parlement; mais à sa place un homme s'est offert,
'exécution ne sera donc relardée que du temps seulement
que vous demanderez pour mettre ordre à vos affaires tem-
porelles et spirituelles.
Une légère sueur qui perla à la racine des cheveux de
Charles fut la seule trace d'émotion qu'il donna en apprenanS
cette nouvelle.
Mais Aramis devint livide. Son cœur ne baltMt plus : il
ferma les yeux et appuya sa main sur une table. En voyant
cette profonde douleur, Charles parut oublier la sienne.
T. ui. 4.
66 VINGT ANS APRÈS.
Il alla ^. lui, lai prit la main et l'embrassa.
— Allons, ami, dit-il avec un doux et triste sourire, da
courage.
Puis se retournant vers le commissaire :
— Monsieur, dit-il, je suis prêt. Vous le voyez, je ne désire
que deux choses qui ne vous retarderont pas beaucoup, je
crois : la première de communier ; la seconde, d'embrasseï
mes enfants et de leur dire adieu pour la dernière fois; cela
me sera-t-il permis?
— Oui, sire, répondit le commissaire du parlement.
Et il sortit.
Aramis, rappelé à lui, s'enfonçait les ongles dans la chair ,
un immense gémissement sortit de sa poitrine.
— Ohl Monseigneur, s'écria-t-il en saisissant les mains
de Juxon, où est Dieu? où est Dieu?
— Mon fils, dit avec fermeté l'évêque, vous ne le voyez
point, parce que les passions de la terre le cachent.
— Mon enfant, dit le roi à Aramis, ne te désole pas ainsi.
Tu demandes ce que fait Dieu? Dieu regarde ton dévoue-
ment et mon martyre, et, crois-moi, l'un et l'autre auront
leur récompense; prend-t'en donc de ce qui arrive aux
hommes, et non à Dieu. Ce sont les hommes qui me font
mourir, ce sont les hommes qui te font pleurer.
— Oui, sire, dit Aramis, oui, vous avez raison; c'est ans
hommes qu'il faut que je m'en prenne, et c'est à eux que je
m'en prendrai.
— Asseyez-vous, Juxon, dit le roi en tombant à genoux,
car il vous reste à m'entendre, et il me reste à me confesser.
Restez, Monsieur, dit-il à Aramis qui faisait un mouvemenf
pour se retirer; restez, Parry, je n'ai rien à dire, môme dans
le secret de la pénitence, qui ne puisse se dire en face de
tous; restez, et je n'ai qu'un regret, c'est que le monde en-
tier ne puisse pas m'entendre comme vous et avec vous.
Juxon s'assit, et le roi, agenouillé devant lui comme le plus
humble des fidèles, commença sa confession.
VLNGT ANS APRÈS d7
vm
hEMEMBER.
La confession royale achevée, Charles communia, pais 11
demanda à voir ses enfants. Dix heures sonnaient; comme
l'avait dit le roi, ce n'était donc pas un grand retard.
Cependant le peuple était déjà prêt : il savait que dix heures
étaient le moment fixé pour l'exécution, il s'entassait dans
les rues adjacentes au palais, et le roi commençait à distin-
guer ce bruit lointain que font la foule et la mer, quand l'une
est agitée par ses passions, l'autre par ses tempêtes.
Les enfants du roi arrivèrent : c'était d'abord la princesse
Charlotte, puis le duc de Glocester, c'est-à-dire une petite
fille blonde, belle et les yeux mouillés de larmes, puis un
jeune garçon de huit à neuf ans, dont l'œil sec et la lèvre
dédaigneusement relevée accusaient la fierté naissante. L'en-
fant avait pleuré toute la nuit, mais devant tout ce monde il
ne pleurait pas.
Charles sentit son cœur se fondre à l'aspect de ces deux
enfants qu'il n'avait pas vus depuis deux ans, et qu'il ne re-
voyait qu'au moment de mourir. Une larme vint à ses yeux
et il se retourna pour l'essuyer, car il voulait être fort devant
ceux à qui il léguait un si lourd héritage de souffrance et de
malheur.
Il parla à la jeune fille d'abord; l'attirant à lui, il lui re-
commanda la piété, la résignation et l'amour filial ; puis
passant de l'un à l'autre, il prit le jeune duc de Glocester, el
l'asseyant sur son genou pour qu'à la fois il put le presser
sur son cœur et baiser son visage :
— Mon fils, lui dit-il, vous avez vu par les rues et dans
les antichambres beaucoup de gens en venant ici; ces gens
vont couper la tête à votre père, ne l'oubliez jamais. Peut-
être un jour, vous voyant près d'eux et vous ayant en leur
6« VlNGi ANS APRÈS.
pouvoir, voudront-ils vous faire roi à l'exclusion du princ
de Galles ou duc d'York, vos frères aînés, qui sont, I un en
France, l'autre je ne sais où; mais vous n'êtes pac le roi,
mon fils, et vous ne pouvez le devenir que par leur mort.
Jurez-moi donc de ne pas vous laisser mettre la couronne
sur la tèle, /jue vous n'ayez légitimement droit à cette cou-
ronne; car un jour, écoulez bien, mon fils, un jour, si vous
faisiez cela, tête et couronne, ils abattraient tout, et ce jour-là
vous ne pourriez mourir calme et sans remords, comme je
meurre. Jurez, mon fils.
L'enfant étendit sa petite main dans celle de son père, et
dit:
— Sire, je jure à Votre Majesté...
Charles l'interrompit.
— Henri, dit-il, appelle-moi ton père.
— Mon père, reprit l'enfant, je vous jure qu'ils me tueron;
avant de me faire roi.
— Bien, mon fils, dit Charles. Maintenant embrassez-moi,
et vous aussi, Charlotte, et ne m'oubliez point.
— Oh I non, jamais! jamais 1 s'écrièrent les deux enfants
en enlaçant leurs bras au cou du roi.
— Adieu, dit Charles ; adieu, mes enfants. Emmenez-les,
Juxon; leurs larmes m'ôteraienl le courage de mourir
Juxon arracha les pauvres enfants des bras de leur père et
les remit à ceux qui les avaient amenés.
Derrière eux les portes s'ouvrirent, et tout le monde put
entrer.
Le roi, se voyant seul au milieu de la foule des gardes et
des curieux qui commerçaient à envahir la chambre, se rap
pela que le comte de La Fère était là bien près, sous le par
quet de l'appartemeat, ne le pouvant voir et espérant peut-
être toujours.
11 tremblait que le moindre bruit ne semblât un signal pour
Athos, et que celui-ci, en se remettantau travail, ne se trahit
lui-même. Il affecta donc l'immobilité et contint par son
exemple tous les assistants dans le repos.
Le roi ne se trompait point, Aihos était réellement sous ses
pieds : il écoutait, il se désespérait de ne pas entendre le si-
gnal; il commençait parfois dans son impatience à déchiqueter
VINGT ANS APRES. 69
de nouveau la pierre; mais, craignant d'être entendu, il s'ar-
rêtait aussitôt.
Cette horrible inaction dura deux heures. Un silence de
mort réguait dans la chambre royale.
Alors Aihos se décida à chercher la cause de cette sombre
et muette tranquillité que troublait seule l'immense rnmeu;
de la foule. Il entrouvrit la tenture qui cachait le trou de la
crevasse, et descendit sur le premier étage de l'échafaud.
Au-dessus de sa tête, à quatre pouces à peine, était le plan
cher qui s'étendait au niveau de la plate-forme et qui faisait
i/échafaud.
Ce b'-uit qu'il n'avait entendu que sourdement jusque-là et
qui dè& 'ors p;irvint à lui, sombre et menaçant, le fit bondir
de terreur. Il alla jusqu'au bord de l'échafaud, entr'ouvrit le
drap noir à la hautficir de son œil et vit des cavaliers acculés
à la terrible machine ; au-delà des cavaliers, une rangée de
pertuisaniers ; au delà des pertuisasiers , des mousquetaires;
et au delà des mousquetaires les premières files du peuple,
qui, pareil à un sombre océan, bouillonnait et mugissait.
— Qu'est-il donc arrivé? se demanda Athos plus tremblant
que le drap dont il froissait les plis. Le peuple se pre-se, les
soldats sont sous les armes, et parmi les spectateurs, qui tous
ont les yeux fixés sur la fenêtre, j'aperçois d' Artagnan ! Qu'at-
tend-il? Que regarde-t-il? Grand Dieu! auraient-ils laissé
échapper le bourreau I
Tout à coup le tambour roula sourd et funèbre sur la place;
nn bruit de pas pesants et prolongés retentit au-dessus de sa
•ête. Il lui sembla que quelque chose de pareil à une proces-
sion immense foulait les parquets de White-Hali ; bientôt il
entendit craquer les planches même de l'échafaud. Il jeta un
dernier regard sur la place, et l'attitude des spectateurs lui
apprit ce qu'une dernière espérance restée au fond de son
eœur l'empêchait encore de deviner.
Le murmuce de la place avait cessé entièrement. Tous les
yeu\ âiaieoi fixés sur la fenêtre de White-Hall; les bouches
entr'ouvertes et les haleines suspendues indiquaient l'attente
de quelque terrible spectacle.
Ce bruit de pas que, de la place qu'il occupait alors sous le
parquet de l'appartement du roi. Athos avait entendu au-
10 VINGT ANS APRÈS.
Jessus de sa tête se reproduisit sur l'échafaud, qui plia sou*
le poids, de façon à ce que les planclies touchèrent presque
la tète du malheureux gentilhomme. C'était évidemment deux
files de soldats qui prenaient leur place.
Au même instant une voix bien connue du gentilhomme,
une noble, voix prononça ces paroles au-dessus de sa tête ;
— Monsieur le colonel, je désire parler au peuple.
Athos frissonna des pieds à la tête : c'était bien le roi qui
parlait sur l'échafaud.
En effet, après avoir bu quelques gouttes de vin et rompu
un pain, Charles, las d'attendre la mort, s'était tout à coup
décidé à aller au-devant d'elle et avait donné le signal de la
marche.
Alors on avait ouvert à deux battants la fenêtre donnant
sur la place, et du fond de la vaste chambre le peuple avait
pu voir s'avancer silencieusement d'abord un homme mas-
qué, qu'à la hache qu'il tenait à la main il avait reconnu pour
la bourreau. Cet homme s'était approché du billot et y avait
déposé sa hache.
C'était le premier bruit qu' Athos avait entendu.
Puis, derrière cet homme, pâle sans doute, mais calme et
marchant d'un pas ferme, Charles Stuart, lequel s'avançait
entre deux prêtres suivis de quelques officiers supérieurs,
chargés de présider à l'exécution, et escorté de deux files de
pertuisaniers, qui se rangèrent aux deux côtés de l'écha-
faud.
La vue de l'homme masqué avait provoqué une longue ru-
meur. Chacun était plein de curiosité pour savoir quel était
le bourreau inconnu qui s'était présenté si à point pour que
Je terrible spectacle promis au peuple pût avoir lieu, quaud
le peuple avait cru que ce spectacle était remis au lendemain.
Chacun l'avait donc dévoré des yeux ; mais tout ce qu'on
avait pu voir, c'est que c'était un homme de moyenne taille,
vêtu ton/ en noir, et qui paraissait déjà â'un certain âge, ca:
l'exlrémit*» d'une barbe grisonnante dépassait le bas du masque
qui lui couvrait le visage.
Mais à la vue du roi si calme, si noble, si digne, le silence
s'était à Tinstant même rétabli, de sorte que cliacun put en-
tendre le désir au'il avait manifesté de parler au peuple.
VINGT ANS APRÈS 71
A cette demande, celui à qui elle était adressée avait sans
doute répondu par un signe affirmatif, car d'une voix ferme
et sonore, et qui vibra jusqu'au fond du cœur d'Athos, le roi
commença de parler. ,;
Il expliquait sa conduite au peuple et lui donnait des con-
seils pour le bien de l'Angleterre.
— Oh ! se disait Athos en lui-même, est-il bien possible
que j'entende ce que j'entends et que je voie ce que je vois ?
Et-il bien possible que Dieu ait abandonné son représentant
sur la terre à ce point qu'il le laisse mourir si misérable-
ment !... Et moi qui ne l'ai pas vu I moi qui ne lui ai pas dit
adieu 1 -
Un bruit pareil à celui qu'aurait fait l'instrument de mort
remué sur le billot se fit entendre.
Le roi s'interrompit. ^,
^'— Ne touchez pas à la hache, dit-il. (0
Et il reprit son discours où il l'avait laissé.
Le discours fini, un silence de glace s'établit sur la tête du
comte. 11 avait la main à son front, et entre sa main et son
front ruisselaient des gouttes de sueur, quoique l'air fût glacé.
Ce silence indiquait les derniers préparatifs.
Le discours termine, le roi avait promené sur la foule un
regard plein de miséricorde ; et détachant l'ordre qu'il portait,
et qui était cette même plaque en diamants que la reine lui
avait envoyée, il la remit au prêtre qui accompagnait Juxon.
Puis il tira de sa poitrine une petite croix en diamants aussi.
Celle-là, comme la plaque, venait de madame Henriette.
— Monsieur, dit-il en s'adressant au prêtre qui accompa-
gnait Juxon, je garderai cette croix dans ma main jusqu'au
dernier moment; vous me la reprendrez quand je serai mort.
— Oui, sire, dit une voix qu' Athos reconnut pour celle
d'Aranfts. q
Alors Charles, qui jusque-là s'était tenu la tête couverte,
prit son chapeau et le jeta près de lui ; puis un à un il défit
tous les boutons de son pourpoint, se dévêtit et le jeta près
de son chapeau. Alors, comme il faisait froid, il demanda sa
robe de chambre, qu'on lui donna.
Tous cfts préparatifs avaient été faits avec un calme ef-
frayant.
t2 VllNGT ANS APRES.
Oq eût dit que le roi allait se coucher dans son lit et non
dans son cercueil.
Enfin, relevant ses cheveux avec la main :
— Vous gêneront-ils, Monsieur? dit-il au bourreau. En ce
cas on pourrait les retenir avec un cordon.
Charles accompagna ces paroles d'uu regard qui semblait
Vouloh (îénétrer sous le masque de l'inconnu. Ce regard si
noble, si calme et si assuré força cet homme à détourner la
tête. Mais derrière le regard profond du roi il trouva le re-
«çard ardent d'Aramis.
Le roi, voyant qu'il ne répondait pas, répéta sa question.
— Il suffira, répondit l'homme d'une voix sourde, que vous
les écartiez sur le cou.
Le roi sépara ses cheveux avec les deux mains, et regar-
dant le billot :
— Ce billot et bien bas, dit-il, n'y en aurait-il point de
plus élevé?
— C'est le billot ordinaire, répondit l'homme masqué.
— Croyez-vous me couper la tête d'un seul coup? demanda
le roi.
— Je l'espère, répondit l'exécuteur.
Il y avait dans ces deux mots : Je l'espère, une si étrange
intonation, que tout le monde frissonna, excepté le roi.
— C'est bien, dit le roi; et maintenant, bourreau, écoute.
L'homme masqué fit un pas vers le roi et s'appuya sur sa
hache.
— Je ne veux pas que tu me surprennes, lui dit Charles.
Je m'agenouillerai pour prier, alors ne frappe pas encore.
— Et quand frapperai-je? demanda l'homme masqué.
— Quand je poserai le cou sur le billot et que je tendrai
ies bras en disant Rememher *, alors frappe hardiment.
L'homme masqué s'inclina légèrement.
— Voici le moment de quitter le monde, dit le roi à ceux
qui l'entouraient. Messieurs, je vous laisse au luilieu de la
tempête et vous précède dans cette patrie qui ne connaît pas
d'orage. Adieu.
Il regarda Aramis et Itii fit un signe de tête particulier.
* SouTenez-You».
VINGT ANS APRES. 73
— Maintenant, continua-t-il, éloignez-vous et laissez-moi
faire tout bas ma prière, je vous prie. Éloigne-toi aussi, dit-
il à Thomme masqué ; ce n'est que pour un instant, et je sais
qua je t'appartiens ; mais souviens-toi de ne frapper qu'à
mon signal.
Alors Charles s'agenouilla, fit le signe de la croix, appro-
cha sa bouche des planches comme s'il eût voulu baiser la
plate-forme; puis s'appuyant d'une main sur le plancher et
de l'autre sur le billot :
— Comte de La Fère, dit-il en français, êtes-yous là et
pais-je parler?
Cette voix frappa droit au cœur d'Athos et le perça comme
im fer glacé.
— Oui, Majesté, dit-il en tremblant.
— Ami frdèle, cœur généreux, dit le roi, je n'ai pu être
sauvé, je ne devais pas l'être. Maintenant, dussé-je commettre
an sacrilège, je te dirai : Oui, j'ai parlé aux hommes, j'ai
oarlé à Dieu, je te parle à toi le dernier. Pour soutenir uns
^ause que j'ai cru sacrée, j'ai perdu le trône de mes pères et
liverti l'héritage de mes enfants. Un million en or me reste,
Q l'ai enterré dans les caves du château de Newcastle au
iioment où j'ai quitté cette ville. Cet argent, toi seul sais
[u'il existe, fais-en usage quand tu croiras qu'il en sera
emps pour le plus grand bien de mon fils aîné; et mainte-
lant, comte de La Fère, dites-moi adieu.
— Adieu, Majesté sainte et martyre, balbutia Athos glacé
le terreur.
Il se fit alors un instant de silence, pendant lequel il sem-
:1a a Athos que le roi se relevait et changeait de position.
Puis d'une voix pleine et sonore, de manière qu'on i'en-
andit non-seulement sur l'échafaud, mais encore sur la
lace ;
— Rerttember, dit le roi.
Il achevait à peine ce mot qu'un coup terrible ébranla 1.^
ilancher de l'échafaud ; la poussière s'échappa du drap et
veugla le malheureux gentilhomme. Puis soudain, comme
ar un mouvement machinal il levait les yeux et la tête, une
outte chaude tomba sur son front. Athos recula avec un
•isson d'épouvante, et, au même instant, les gouttes sechan-
èrent en une noire cascade qui rejaillit sur le plancher.
74 VINGT ANS APRÈS.
Athos, tombé lui-même à genoux, demeura pendant quel
ques instants comme frappé de folie et d'impuissance. Bien-
tôt, à son murmure décroissant, il s'aperçut que la foule s'é-
loignait; il demeura encore un instant immobile, muet et
consterné. Alors se retournant, il alla tremper le bout de son
mouchoir ûans le sang du roi martyr ; puis, comme la foule
s'él;ignait de plus en plus, il descendit, fendit le drap, s
glissa entre deux chevaux, se mêla au peuple dont il portait
le vêtement, et arriva le premier à la taverne.
Monté à sa chambre, il se regarda dans une glace, vit son
front marqué d'une large tache rouge, porta la main à son
front, la retira pleine du sang du roi et s'évanouit.
IX
l'homme masqué.
Quoiqu'il ne fût que quatre heures du soir, il faisait nuit
close; la neige tombait épaisse et glacée. Aramis rentra »
son tour et trouva Athos, sinon sans connaissance, du moins
anéanti.
Aux premiers mots de son ami, le comte sortit de l'espècô
de léthargie où il était tombé.
— Eh l)ienl dit Aramis, vaincus par la fatalité.
— Vaincus I dit Alhos. Noble et malheureux roi!
— Êles-vous donc blessé? demanda Aramis.
—- Non, ce sang est le sien.
Le comte s'essuya le front.
— Où étiez-vous donc?
— Où vous m'aviez laissé, sous l'échafaud.
— El vous avez tout vu?
— Non, mais tout entendu ; Dieu me garde d'une aatrt]
heure pareille à celle que je viens d passer! N'ai-je point
des cheveux blancs?
- Alors vous savez que je ne l'r ^oint quitté?
VINGT ANS APRÈS. 73
— J'ai entendu votre voix jusqu'au dernier moment.
— Voici la plaque qu'il m'a donnée, dit Aramis, voici la
croix que j'ai retirée de sa main; il désirait qu'elles fussent
remises à la reine.
— Et voilà un mouchoir pour les envelopper, dit Athos.
Et il tira de sa poche le mouchoir qu'il avait trempé dans
ie sang du roi.
— Maintenant, demanda Athos, qu'a-t-on fait de ce pauvre
cadavre?
— Par ordre de Cromwell, les honneurs royaux lui seront
rendus. Nous avons placé le corpp dans un cercueil de
plomb; les médecins s'occupent d'embaumer ces malheureux
restes, et, leur œuvre finie, le roi sera déposé dans une cha-
melle ardente.
— Dérision! murmura sombrement Athos ; les honneurs
royaux à celui qu'ils ont assassiné I
— Cela prouve, dit Aramis, que le roi meurt, mais que la
royauté ne meurt pas.
— Hélas! dit Aihos, c'est peut-être le dernier roi chevalier
qu'aura eu le monde.
— Allons, ne vous désolez pas, comte, dit une grosse voix
dans l'escalier, où retentissaient les larges pas de Porthos,
nous sommes tous mortels, mes pauvres amis.
— Vous arrivez tard, mon cher Porthos, dit le comte ds
La Fére.
— Oui, dit Porihos, il y avait des gens sur ma route qui
m'ont retardé. Ils dansaient, les misérables! J'en ai pris un
par le cou et je crois l'avoir un peu étranglé. Juste en ce
moment une pairouiile est venue. Heureusement, celui à qui
i'avai? eu particulièrement affaire a été quelques minutes
sans pouvoir parler. J'ai profité de cela pour me jeter dans
une petite rue. Cette petite rue m'a conduit dans une autre
plus petite encore. Alors je me suis perdu. Je ne connais pas
Londres, je ne sais pas l'anglais, j'ai cru que je ne me re-
trouverais jamais; enfin me voilà.
— Mais d'Artagnan, dit Aramis, ne i'avez-vous point vu et
ie lui serait-il rien arrivé?
— Nous avons été séparés par la foule, dit Porthos, et,
elques efforts que j'aie faits, j3 n'ai pas pu le rejoindre.
ijac
76 VINGT ANS APRÈS
— Oh ! dit Athos avec amertume, je l'ai vu, moi : il éîidî
au premier rang de la foule, admirablement placé pour ne
rien perdre; et comme, à tout prendre, le spectacle était cu-
rieux, il aura voulu voir jusqu'au bout.
— Oh! comte de La Fère, dit une voix calme, quoique
étouffée par la précipitation de la course, est-ce bien vous
qui calomniez les absents?
Ce reproche atteignit Athos au cœur. Cependant, comme
l'impression que lui avait produite d'Artagnan aux premiers
rangs de ce peuple stupide et féroce était profonde, il se con-
tenta de répondre :
— Je ne vous calomnie pas, mon ami. On était inquiet ds
vous ici, et j'ai dit où vous étiez. Vous ne connaissiez pas le
roi Charles, ce n'était qu'un étranger pour vous, et vous
n'étiez pas forcé de l'aimer.
Et en disant ces mots il tendit la main à son ami. Mais
d'Artagnan fit semblant de ne point voir le geste d'Alhos et
garda sa main sous son manteau.
Athos laissa retomber lentement la sienne près de lai.
— Ouf! je suis las, dit d'Artagnan, et il s'assit.
— Buvez un verre de Porto, dit Aramis en prenant une
bouteille sur une table et en remplissant un verre ; buvez,
cela vous remettra.
— Oui, buvons, dit Athos, qui, sensible au mécontente-
ment du Gascon, voulait choquer son verre contre le sien,
buvons et quittons cet abominable pays. La felouque nous
attend, vous le savez ; partons ce soir, nous n'avons plus rien
à faire ici.
— Vous êtes bien pressé, monsieur le comte, dit d'Arîa-
gnaL.
— Ce sol sanglant me brûle les pieds, dit Athos.
— La neige ne me fait pas cet effet, à moi, dit tranquille-
ment le Gascon.
— Mais que voulez-vous donc que nous fassions, dit
Athos, maintenant que le roi est mort?
— Ainsi, monsieur le comte, dit d'Artagnan avec négli-
gence, vous ne voyez point qu'il vous reste quelque chosa
a faire en Angleterre?
i
VINGT ANS APRÈS. 77
— Rien, rien, dit Athos, qu'à clouter de la bonté divine et
à mépriser mes propres forces.
— Eli bien! moi, dit d'Arlagnan, moi chétif, moi badaud
sanguinaire, qui suis allé me placer à trente pas de l'écha-
faud pour mieux voir tomber la tête de ce roi que je ne con-
naissais pas, et qui, à ce qu'il paraît, m'était indifférent, je
pense autrement que monsieur le comte... je reste!
Athos pâlit extrêmement; chaque reproche de son ami vi-
brait jusqu'au plus profond de son cœur.
— 4h I vous restez à Londres ? dit Porthos à d'Artagnan.
— Oui, dit celui-ci. Et vous?
— Dame! dit Porthos un peu embarrassé vis-à-vis d'A-
thos et d'Aramis, dame! si vous restez, comme je suis venu
avec vous, je ne m'en irai qu'avec vous ; je ne vous laisse-
rai pas seul dans cet abominable pays.
— Merci, mon excellent ami. Alors j'ai une petite entre-
prise à vous proposer, et que nous mettrons à exécution en-
semble quand monsieur le comte sera parti, et dont l'idée
m'est venue pendant que je regardais le spectacle que vous
savez.
— Laquelle? dit Porthos.
— C'est de savoir quel est cet nomme masqué qui s'est
offert si obligeamment pour couper le cou du roi.
— Un homme masqué ! s'écria Athos, \ous n'avez donc
pas laissé fuir le bourreau?
— Le bourreau? dit d'Artagnan, il est toujours dans la
cave, où je présume qu'il dit deux mots aux bouteilles de
notre hôte. Mais vous m'y faites penser...
11 alla à la porte.
— Mousqueton ! dit-il.
— Monsieur? répondit une voix qui semblait sortir des
profondeurs de /a terre.
— Lâchez votre prisonnier, dit d'Artagnan, tout est fini.
-^ Mais, dit Athos, quel est donc le misérable qui a porté
a main sur son roi?
— Un bourreau amateur, qui, du reste, manie la hache
avec facilité, car, ainsi qu'il l'espérait, dit Aramis, il ne lui a
fallu qu'un coup.
— iS'avez-vous point vu son visage? demanda Athos.
78 VINGT ANS APRÈS.
— Il avait nu masque, dit d'Artagnan.
— Mais vous qui étiez près de lui, Aramis?
— Je n'ai vu qu'une barbe grisonnante qui passait sous la
aiasque.
— C'est dcnc un homme d'un certain âge ? demanda Athos.
— Ob I dit d'Artagnan, cela ne signifie rien. Quand on met
un masque, on peut bien mettre une barbe.
— Je suis fâché de ne pas l'avoir suivi, dit Portbos.
— Eh bien ! mon cher Porthos, dit d'Artagnan, voilà juste-
ment l'idée qui m'est venue, à moi.
Athos comprit tout; il se leva.
— Pardonne-moi, d'Artagnan, dit-il; j'ai douté de Dieu, je
pouvais bien douter de toi. Pardonne-moi, ami.
— Nous verrons cela tout à l'heure, dit d'Artagnan avec
un demi-sourire.
— Eh bien? dit Aramis.
— Eh bien, reprit d'Artagnan, tandis que je regardais, non
pas le roi, comme le pense monsieur le comte, car je sais ce
que c'est qu'un homme qui va mourir, et, quoique je dusse
être habitué à ces sortes de choses, elles me font toujours
mal, mais bien le bourreau masqué, cette idée me vint,
ainsi que je vous l'ai dit, de savoir qui il était. Or, comme
nous avons l'habitude de nous compléter les uns par les au-
tres, et de nous appeler à l'aide, comme on appelle sa se-
conde main au secours de la première, je regardai machina-
lement autour de moi pour voir si Porthos ne serait pas là;
car je vous avais reconnu près du roi, Aramis, et vous»
comte, je savais que vous deviez être sous Téchafaud. Ce
qui fait que je vous pardonne, ajouta-t-il en tendant la main
à Athos, car vous avez bien dû souffrir. Je regardais donc
autour de mol quand je vis à ma droite une tête qui avait
été fendue, et qui, tant bien que mal, s'était raccommodée
avec du îiiffetas noir. « Parbleu I me dis-je, il me semble que
voilà une couture de ma façon, et que j'ai recousu ce crâne-
là quelque part. » En effet, c'était ce malheureux Ecossais,
le frère de Parry, vous savez, celui sur lequel Groslow s'est
amusé à essayer ses forces, et qui n'avait plus qu'une moi
lié de tête quand nous le rencontrâmes.
— Parfaitement, dit Porthos, l'homme aux poules noires.
VINGT ANS APRÈS. 79
— Vous l'avez dit, lui-même; il faisait des signes à un
autre homme qui se trouvait à ma gauche; je me retournai,
et je reconnus l'honnête Grimaud, tout occupé comme moi
à dévorer des yeux mon bourreau masqué.
— Vh] lui fis-je. Or, comme celte syllabe est l'abréviation
dont se sert M, le comte les jours où il lui parle, Grimaud
comprit que c'était lui qu'on appelait, et se retourna comme
mû par un ressort; il me reconnut à son tour; alors, allon-
geant le doigf vers l'homme masqué :
— Hein? dit-il. Ce qui voulait dire : Avez-vous vu?
— Parbleu! répondis-je.
Nous nous étions parfaitement compris.
Je me retournai vers notre Écossais ; celui-là aussi avait
des regards parlants-
Bref, tout finit, vous savez comment, d'une façon fort lu-
gubre. Le peuple s'éloigna; peu à peu le soir venait; je m'é-
tais retiré dans un coin de la place avec Grimaud et l'Écos-
sais, auquel j'avais fait signe de demeurer avec nous, et je
regardais de là le bourreau, qui, rentré dans la chambre
royale, changeait d'habit; le sien ctjit ensanglanté sans
doute. Après quoi il mit un chapeau noir sur sa tête, s'en-
veloppa d'un manteau et disparut. Je devinai qu'il allait sor-
tir et je courus en face de la porte. En effet, cinq minutes
après nous le vîmes descendre l'escalier.
— Vous l'avez suivi? s'écria Athos.
— Parbleu! dit d'Arlagnan; mai? ce n'est pas sans peine,
allez! A chaque instant il se retournait; alors nous étions
obligés de nous cacher ou de prendre des airs indifférents.
J'aurais été à lui et je l'aurais bien tué; mais je ne suis pas
égoïste, moi, et c'était un régal que je vous ménageais, a
Aramis et à vous, Athos, pour vous consoler un peu. Enfin,
après une demi-heure de marche à travers les rues les pins
tortueuses de la Cité, il arriva à une petite maison isolée, où
pas un bruit, pas une lumière n'annonçaient la présence d>
i'homme.
Grimaud tira de ses larges chausses un pistolet.
— Hein? dit-il en le montrant.
— Non pas, lui dis-je. Et je lui arrêtai le bras.
Je vous l'ai dit, j'avais mon idée.
80 VINGT ANS APRES.
L'homme masqué s'arrêta devant une porte basse et lira
une clef; mais avant de la mettre dans la serrure, il se re-
tourna pour voir s'il n'avait pas été suivi. J'étais blotti der-
rière un arbre; Grimaud derrière une borne; l'Écossais,, qur
n'avait rien pour se cacher, se jeta à plat ventre s^ir le
chemin.
Sans doute celui que nous poursuivions se crut bien seul,
car j'entendis le grincement de la clef; la porte s'ouvrit et i!
disparut.
— Le misérable! dit Aramis, pendant que vous êtes re-
venu, il aura fui, et nous ne le retrouverons pas.
— Allons donc, Aramis, dit d'Artagnan, vous me prenez
pour un autre.
— Cependant, dit Athos, en votre absence...
— Eh bien, en mon absence, n'avais-je pas pour me rem-
placer Grimaud et l'Écossais? Avant qu'il eût le temps de
faire d-ix pas dans l'intérieur j'avais fait le tour de la maison,
moi. A l'une des portes, celle par laquelle il était entré, j'ai
mis notre Écossais en lui faisant signe que si l'homme au
masque noir sortait, il fallait le suivre où il allait, tandis
que Grimaud le suivrait lui-même et reviendrait nous at-
tendre où nous étions. Enfin, j'ai mis Grimaud à la seconde
issue, en lui faisant la même recommandation, et me voilà.
La bête est cernée; maintenant, qui veut voir l'hallali?
Athos se précipita dans les bras de d'Artagnan, qui s'es-
suyait le front.
— Ami, dit-il, en vérité vous avez été trop bon de me
pardonner; j'ai tort, cent fois tort, je devrais vous connaître
pourtant ; mais il y a au fond de nous quelque chose de mé-
chant qui doute sans cesse.
— Huml dit Porthos, est-ce que le bourreau ne serait
point par hasard M. Cromwell, qui pour être sûr que sa be-
sogne fût bien faite, aurait voulu la faire lui-même !
— Ah bien oui ! M. Cromwell est gros et court, et ceiui-là
mince, élancé et plutôt grand que petit.
— Quelque soldat condamné auque! on aura offert sa
grâce à ce prix, dit Athos, comme on a fait pour le malheu-
reux Chalais.
— Non, non. ccnlinua d'Artagnan, ce n'est ooint la marcLa
VINGT ANS APRÈS. 81
mesurée d'un fantassin; ce n'est point non plus le pas écarté
d'un homme de cheval. Il y a dans tout cela une jambe fine,
une allure distinguée. Ou je me trompe fort, ou nous avons
affaire a un gentilhomme.
— Cn gentilhomme I s'écria Athos, impossible! ce serait
undésiionnem pour toute la seigneurie.
— Belle chasse! dit Porthos avec un rire qui fit trembler
les vitres ; belle chasse, mordieu!
— Partez-vous toujours, Athos ? demanda d'Artagnan.
— Non, je reste, répondit le gentilhomme avec un geste
de menace qui ne promettait rien de bon à celui à qui ce
geste était adressé.
— Alors, les épées I dit Aramis, les épées! et ne perdons
pas un instant.
Les quatre amis reprirent promptement leurs habits de
ntilshommes. ceignirent leurs épées, firent monter Mous-
-ton, Blaisois, et leur ordonnèrent de régler la dépense
avec rhôie et de tenir tout prêt pour leur départ, les probabi-
A'éi étant que Ton quitterait Londres la nuit même.
La nuit s'était assombrie encore, la neige continuait de
mber et semblait un vaste linceul étendu sur la ville régi-
e; il était sept heures du soir à peu près, à peine voyait-
(juelques passants dans les rues, chacun s'entretenait en
..iile et tout bas des événements terribles de la journée.
Les quatre amis, enveloppés de leurs manteaux, traversé
rent toutes les places et les rues de la Cité, si fréquentées le
jûur, et si désertes celte nuit-là. D'Artagnan 1:3 conduisait,
essayant de reconnaître de temps en temps d-^s croix qu'il
avait faites avec son poignard sur les murailles; mais la nuit
était si sombre que les vestiges indicateurs avaient grand'-
peine à être reconnus. Cependant d'Artagnan avait si bien
incrusté dans sa tête chaque borne, chaque fontaine, chaque
enseigne, qu'au bout d'une demi-heure de marche il par-
vint, avec ses trois compagnons, en vue de la maison isolée.
D'Artaguan crut un instant que le frère de Parry avait dis-
paru; il se trompait: le robuste Écossais, accoutumé aux
glaces de ses montagnes, s'était étendu contre une borne,
et, comme une statue abattue de sa base, insensible aux m-
82 VINGT ANS APRÈS.
tempéries de la saison, s'était laissé recouvrir de neige ; mais
à l'approche des quatre hommes il se leva.
^ Allons, dit Athos, voici encore un bon ssrviteur. Vrai
bieul les braves gens sont moins rares qu'on ne le croit;
cela encourage.
— Ne nous pressons pas de tresser des couronnes pour
notre Écossais, dit d'Artagnan; je crois que le drôle est ici
pour son propre compte. J'ai entendu dire que ces messieurs
qui ont vu le jour Taulre côté de la Tweed sont foit rancu-
niers. Gare à maître Groslow 1 il pourra bien passer un mau
vais quart d'heure s'il le rencontre.
En se détachant de ses amis il s'approcha de TÉcossais et
se fit reconnaître. Puis il fit signe aux autres de venir.
— Eh bien? dit Athos en anglais.
— Personne n'est sorti, répondit le frère de Parry.
— Bien, restez avec cet homme, Porihos, et vous aussi»
Aramis. D'Artagnan va me conduire à Grimaud.
Grimaud, non mois habile que l'Ecossais, était collé contre
un saule creux dont il s'était fait une guérite. Un instant,
comme il l'avait craint pour l'autre sentinelle, d'Artagnan
crut que l'homme masqué était sorti et que Grimaud l'avait
suivi.
Tout à coup une tête apparut et fit entendre un léger sif-
flement.
— Oh! dit Athos.
— Oui, répondit Grimaud.
Ils se rapprochèrent du saule.
— Eh bien, demanda d'Artagnan, quelqu'un est-il sorti ?
— Non, mais quelqu'un est entré, dit Grimaud.
— Un homme ou une femme?
— Un homme.
— Ah ! ah ! dit d'Artagnan ; il sont deux, alors.
— Je voudrais qu'ils fussent quatre, dit Athos, au moiiis
la partie serait égale.
— Peut-être sont-ils quatre, dit d'Artagnan.
— Comment cela?
— D'autres hommes ne pouvaient-ils pas être dans C8U6
maison avant eux et les y attendre?
— On peut voir, dit Grimaud en montrant une renêtrs à
VLNGT ANS APRES. 83
travers les contrevents de laquelle filtraient quelques rayou»
C9 lumière.
— C'est juste, dit d'Artagnan. appelons les autres.
Et ils tournèrent autouT de la maison pour faire signe à
Porthos et à Aramis de venir.
Ceux-ci accoururent empressés.
— Avez-vous vu quelque chose? dirent-ils.
— Non, mais nous allons voir, répondit d'Artagnan en
montrant Grimaud, qui, en s'accrochant aux aspérités de la
muraille, était déjà parvenu à cinq ou six pieds de la
terre.
Tous quatre se rapprochèrent. Grimaud continuait son as-
cension avec l'adresse d'un chat; enfin il parvint à saisir wj
de ces crochets qui servent à maintenir les contrevents
quand ils sont ouverts; en même temps son pied trouva una
moulure qui parut lui présenter un point d'appui suffisant,
c.ir il fit un signe qui indiquait qu'il était arrivé à son but.
Alors il approcha son œil de la fente du volet.
— Eh bien? demanda d'Artagnan.
Grimaud montra sa main fermée avec deux doigts ouverts
seulement.
— Parle, dit Athos, on ne voit pas tes signes. Combien
sont-ils ?
Grimaud fit un effort sur lui-même.
— Deux, dit-ii, l'un est en face de moi- l'autre me tourne
le dos.
— Bien. Et quel est celui qui est en face de toi?
— L'homme que j'ai vu passer.
— Le connais-tu?
— J'ai cru le reconnaître et je ne me trompais pas : gros
et court.
— Qui est-ce? demandèrent ensemble et à ;voix basse Iss
quatre amis.
— Le général Olivier Cromwell. -*
Les quatre amis se regardèrent.
— El l'autre? demanda Athos.
— Maigre et élancé.
— C'est le bourreau, dirent à la fois d'Artagnan et Aramis,
— Je ne vois que sc:î dos, reprit Grimaud; mais attendez.
84 VINGT ANS APRÈS.
il fait un mouvement, il se retourne; et s'il a déposé son
masque, je pourrai voir... Ah\
Grimaud, comme s'il eût été frappé au cœur, lâcha le cro-
chet de fer et se rejeta en arrière en poussant un gémisse-
ment sourd. Porthos le retint dans ses bras.
— L'as-tu vu? dirent les quaire amis.
— Oui, dit Grittiaud les ciieveux hérissés et la sueur an
front.
— L'nomme maigre et élancé? dit d'Artagnan,
— Oui.
— Le bourreau, enfin? demanda Aramis,
— Oui.
— Et qui est-ce? dit Porthos.
— Lui ! lui I balbutia Grioiaud pâle comme un mort et sai-
sissant de ses mains tremblantes la main de son maître.
— Qui, lui? demanda Alhos.
— Mordauntl... répondit Grimaud.
D'Artagnan, Porthos et Aramis poussèrent une exclama-
lion de joie.
Alhos fit un pas en arrière et passa la main sur son front :
— Fatalité 1 murmura-t-il. - hvu(, ;
■ c
LA HAISON DE CROMV/ELL.
C'était effectivement Mordaunt que d'Artagnan avait suivi
sans le connaître.
En entrant dans la maison il avait ôté son masque, enlevé
la barbe grisonnante qu'il avait mise pour se déguiser, avait
monté l'escalier, avait ouvert une porte, et, dans une chambre
éclairée par la lueur d'une lampe et tendue d'une tenture de
couleur sombre, s'était trouvé en face d'un homme assis de-
vant un bureau et écrivant.
VINGT ANS APRÈS. 85
^ Cet homme, c'était Cromwell. .'
Cromwell avait dans Londres, on le sait, deux ou trois do
ces retraites inconnues même au commun de ses amis, et
dont il ne livrait le secret qu'à ses plus intimes. Or, Mor-
daunt, on se rappelle, pouvait être compté au nombre de ces
derniers.
Lorsqu'il entra, Cromwell leva la tête.
— C'est vous, Mordaunt, lui dit-il, vous venes tard
— Général, répondit Mordaunt, j'ai voulu voir la cérémo-
nie jusqu'au bout, cela m'a retardé.
— Ah! dit Cromwell, je ne vous croyais pas d'ordinaire
aussi curieux que cela.
— Je suis toujours curieux de voir la chute d'un des en-
nemis de Votre Honneur, et celui-là n'était pas compté au
nombre des plus petits. Mais vous, général, n'étiez-vous pas
à Wite-Hall?
— Non, dit Cromwell.
Il y eut un moment de silence.
— Avez-vous eu des détails? demanda Mordaunt.
— Aucun, Je suis ici depuis le matin. Je sais seulement
qu'il y avait un complot pour sauver le roi.
— Ahl vous saviez cela? dit Mordaunt.
— Peu importe. Quatre hommes déguisés en ouvriers de-
vaient tirer le roi de prison et le conduire à Greenwich, où
une barque l'attendait.
— Et sachaut tout cela. Votre Honneur se tenait ici, 1 '.in
de la Cité, tranquille et inactif!
— Tranquille, oui, répondit Cromwell; mais qui vous ÙA
inactif?
— Cependant, si le complot avait réussi?
— Je l'eusse désiré.
— Je pensais que Votre Honneur regardait la mort de
Charles !«■■ comme un malheur nécessaire au bien de l'An-
gleterre.
— Eh bien! dit Cromwell, c'est toujours mon avis. Mai?,
pourvu qu'il mourût, c'était tout ce qu'il fallait; mieux eût
valu, peut-être, que ce ne fût point sur un échafaud.
— Pourquoi cela. Votre Honneur?
Cromwell sonriu
86 VINGT ANS APRÈS.
— Pardon, dit Mordaunt, mais vous savez, général, que je
suis un apprenti politique, et je désire profiter en toutes cir-
constances des leçons que veut bien me donner mon maître.
-^ Parce qu'où eût dit que je l'avais fait condamner par
justice, et que je l'avais laissé fuir par miséricorde.
— Mais s'il avait fui effectivement?
— Impossi'ole.
— Impossible?
— Oui. mes précautions étaient prises
-^ Et Votre Honneur connait-il les quatre hommes qui
avaient entrepris de sauver le roi?
— Ce sont ces quatre Français dont deux ont été envoyés
par madame Henriette à son mari, et deux par Mazarin à moi.
— Et croyez-vous. Monsieur, que Mazarin les ait cliargés
de faire ce qu'ils ont fait?
— C'est possible, mais il les désavouera.
— Vous croyez?
— J'en suis sûr.
— Pourquoi cela?
— Parce qu'ils ont échoué.
— Votre Honneur m'avait donné deux de ces Français
alors qu'ils n'étaient coupables que d'avoir porté les armes
en faveur de Charles 1*'. Maintenant qu'ils sont coupables
de complot contre l'Angleterre, Votre Honneur veut-il me les
donner tous les quatre?
— Prenez-les, dit Cromwell.
Mordaunt s'inclina avec un sourire de triomphale férocité.
— Mais, dit Cromwell, voyant que Mordaunt s'apprêtait à
Je remercier, revenons, s'il vous plait, à ce malheureux
Charles. A-t-on crié parmi le peuple?
— Fort peu, si ce n'est : Vive Cromwell I
— Où éiiez-vous placé?
Mordaunt regarda un instant le général pour essayer da
lire dans ses yeux s'il faisait une question inutile et s'il sa-
vait tout.
Mais le regard ardent de Mordaunt ne put pénétrer dans les
sombres profondeurs du regard de Cromwell.
— J'étais placé de manière à tout voir et à tout entendre,
répondit Mordaunt.
VINGT ANS APRES. 81
Ce fut au tour de Cromwell de regarder fixement Mor-
daant, et au tour de Mordaunt de se rendre impénétrable.
Après quelques secondes d'examen, il détourna les yeux
avec indifférence.
— Il paraît, dit Cromwell, que le bourreau improvisé a
fort bien fait son devoir. Le coup, à ce qu'on m'a rapporté
du moins, a été appliqué de main de maître.
Mordaunt se rappela que Cromwell lui avait dit n'avoir au-
cun détail, et il fut dès lors convaincu que le général avait
assisté à l'exécution, caché derrière quelque rideau ou
quelque jalousie.
— En effet, dit Mordaunt d'une voix calme et avec un vi-
sage impassible, un seul coup a suffi.
— Peut-être, dit Cromwell, était-ce un homme du métier.
— Le croyez-vous, Monsieur?
— Pourquoi pas?
— Cet homme n'avait pas l'air d'un bourreau.
— Et quel autre ijuVi bootToau, demanda Cromwell, eùî
Toulu exercer cet atfrei/x mcrier?
— Mais, dit Mords u a t, pti^^-être quelque ennemi person-
cal du roi Charles, qui a^i^ix fait vœu de vengeance et qm
aura accompli ce vœt), pé»^^-etre quelque gentilhomme qui
avait de graves raisons Janaïr le roi déchu, et qui, sachant
qu'il allait fuir et lui échapper, s'est placé ainsi sur sa route,
le front masqué et la hache à la main, non plus comme sup-
pléant du bourreau, mais comme mandataire de la fatalité.
— C'est possible, dit Cromwell.
— Et si cela était ainsi^ dit Mordaunt, Votre Honneur con-
damnerait-il son action ?
— Ce n'est point à moi de juger, dit Cromwell. C'est nne
affaire entre lui et Dieu.
— Mais si Votre Honneur connaissait ce gentilhomme?
— Je ne le connais pas. Monsieur, répondit Cromwell, et
na veux pas le connaître. Que m'importe à moi que ce soit
cslui-là ou un autre? Du moment où Charles était condamné,
G3 n'est point un homme qui a tranché la tête, c'est une hache.
— Et cependant, sans cet homme, dit Mordaunt, le roi était
sanvé.
Cromwell souris.
88 VINGT ANS APRÈS.
— Sans doute, vous l'avez dit vous-même', on l'enle-
Yait.
— On l'enlevait jusqu'à Greenwich. Là il s'embarquait sur
une felouque avec ses quatre sauveurs. Mais sur la felouque
étaient quatre hommes à moi, et cinq tonneaux de poudre à
la nation. En mer, les quatre hommes descendaient dans la
chaloupe, et vous êtes déjà trop habile politique, Mordaunt,
pour que je vous explique le reste.
— Oui, en mer ils sautaient tous.
— Justement. L'explosion faisait ce que la hache n'avait
pas voulu faire. Le roi Charles disparaissait anéanti. On disait
qu'échappé à la justice humaine, il avait été poursuivi et at-
teint par la vengeance céleste ; nous n'étions plus que ses
juges et c'était Dieu qui était son bourreau. Voilà ce que m'a
fait perdre votre gentilhomme masqué, Mordaunt. Vous voyez
donc bien que j'avais raison quand je ne voulais pas le con-
naître ; car, en vérité, malgré ses excellentes intentions, je
ne saurais lui èlre reconnaissant de ce qu'il a fait.
— Monsieur, dit Mordaunt, comme toujours je m'incline et
m'humilie devant vous : vous êtes un profond penseur, et,
contmua-t-il, voire idée de la felouque minée est sublime.
— Absurde, dit Cromwell, puisqu'elle est devenue inutile.
fil n'y a d'idée sublime en politique que celle qui porte ses
fruits ; toute idée qui avorte est folle et aride, Vous irez donc
ce soir à Greenwich, Mordaunt, dit Cromwell, en se levant;
vous demanderez le patron de la felouque l'Eclair, vous lui
montrerez un mouchoir blanc noué par les quatre bouts,
c'était le signe convenu; vous direz aux gens de reprendre
terre, et vous ferez reporter la poudre à l'Arsenal, à moins
que...
— A moins que... répondit Mordaunt, dont le visage s'était
illuminé d'une joie sauvage pendant que Cromwell parlait.
— A moins que celle felouque telle qu'elle est ne puisse
servir à vos projets personnels.
— Ah! milord, milordl s'écria Mordaunt, Dieu, en vous
faisant son élu, vous a donné son regard, auquel rien ne peut
échapper.
— Je crois que vous m'appelez milordl dit Cromwell en
ri:int. C'est Lien, parce aue nous sommes entre nous, mais il
VINGT ANS APRÈS. S9
faudrait faire attention qu'une pareille parole ne vous échap-
pât devant nos imbéciles de puritains.
— N'est-ce pas ainsi que Votre Honneur sera appelé bientôt?
— Je l'espère du moins, dit Cromwell,mais il n'est pas en-
core temps.
Cromwell se leva et prit son manteau.
— Vous vous retirez, Monsieur? demanda Mordaunt.
— Oui, dit Cromwell, j'ai couché ici hier et avant-hier, et
vous savez que ce n'esi pas mon habitude de coucher trois
fois dans le même lit.
— Ainsi, dit Mordaunt, Votre Honneur me donne toute li-
berté pour la nuit?
— Et même pour la journée de demain si besoin est, dit
Cromwell. Depuis hier soir, ajouta-t-il en souriant, vous avez
assez fait pour mon service, et si vous avez quelques affaires
personnelles à régler, il est juste que je vous laisse votre
temps.
— Merci, Monsieur ; il sera bien employé, je l'espère.
Cromwell fit à Mordaunt un signe de la tête ; puis, se re-
tournant :
— Êtes-vous armé? demanda-t-il.
— J'ai mon épée, dit Mordaunt.
— Et personne qui vous attende à la porte?
— Personne.
— Alors vous devriez venir avec moi, Mordaunt.
— Merci, Monsieur ; les détours que vous êtes obligé de
faire en passant par le souterrain me prendraient du temps,
et, d'après ce que vous venez de médire, je n'en ai peut-être
que trop perdu. Je sortirai par l'autre porte.
— Allez donc, dit Cromwell.
— Et posant la main sur un bouton caché, il fit ouvrir une
porte si bien perdue dans la tapisserie qu'il était impossible
à l'œil le plus exercé de la reconnaître.
Cette porte, mue par un ressort d'acier, se referma sur lui.
C'était une de ces issues secrètes comme l'histoire nous dit
qu'il en existait dans toutes les mystérieuses maisons qu'ha-
bitait Cromwell.
Celle-là passait sous la rue déserte et allait s'ouvrir au
fond d'une grotte, dans le jardin d'une autre maison située à
go VLXGT ANS APRÈS.
cent pas de celle que le futur protecteur veaait de quitter,
C'était pendant cette dernière partie de la scène, que, pai
l'ouverture que laissait un pan du rideau mal tiré, Grimai 1
avait aperçu les deux hommes et avait successivement i^ ■
connu Cromwell et Mordaunt.
On a vu l'effet qu'avait produit la nouvelle sur les quatre
unis.
D'Arlagnan fut le premier qui reprit la plénitude de ses
facultés.
— Mordaunt, dit-il ; ali ! par le ciel I c'est Dieu lui-même
ixxi nous l'envoie.
— Oui, dit Porthos, enfonçons la porte et tombons sur lui.
— Au contraire, dit d'Artagnan, n'enfonçons rien, pas de
bruit, le bruit appelle du monde; car s'il est, comme le dit
Grimaud, avec son digne maître, il doit y avoir^ caché à une
cinquantaine de pas d'ici, quelque poste des côtes de fer.
Holà! Grimaud, venez ici, et tâchez de vous tenir sur vos
jambes.
Grimaud s'approcha. La fureur lui était revenue avec le
sentiment, mais il était ferme.
— Bien, continua d'Artagnan. Maintenant montez de nou-
veau à ce balcon, et dites-nous si le Mordaunt est encore en
compagnie, s'il s'apprête à sortir ou à se coucher; s'il est en
compagnie, nous attendrons qu'il soit seul ; s'il sort, nous le
prendrons à la sortie; s'il reste, nous enfoncerons la fenêtre.
C'est toujours moins bruyant et moins difficile qu'une porte.
Grimaud commença à escalader silencieusement la fenêtre.
— Gardez l'autre issue, Athos et Aramis; nous restons ici
avec Porthos.
Les deux amis obéirent.
— Eh bien! Grimaud? demanda d'Artagnan.
— Il est seul, dit Grimaud.
— Tu en es sur ?
— Oui.
— Nous n'ayons pas vu sortir son compagnon.
— Peut-être est-il sorti par l'autre porte.
— Que fait-il?
— 11 s'enveloppe de son manteau et met ses gaaîa
— A nous ! murmura d'Artagnan.
VINGT ANS APRÈS. 93
Porthos mit la main à son poignard, qu'il tira machinale-
ment du fourreau.
— - Rengaine, ami Porthos, dit d'Artagnan, il ne s'agit poitf
ici de frapper d'abord. Nous le tenons, procédons avec ordre.
Nous avons quelques explications mutuelles à nous deman-
der, et ceci est un pendant de la scène d'Armentières : seu-
lement, espérons que celui-ci n'aura point de progéniture,
3t que, si nous l'écrasons, tout sera bien écrasé avec lui.
— ChutI dit Grimaud ; le voilà qui s'apprête à sortir. Il
s'approche de la lampe. Il la souffle. Je ne vois plus rien.
— A terre, alors, à terre I
Grimaud sauta en arrière et tomba sur ses pieds. La neige
assourdissait le bruit. On n'entendit rien.
— Va prévenir Athos et Aramis, qu'ils se placent de chaque
côté de la porte, comme nous allons faire Porthos et moi ;
qu'ils frappent dans leurs mains s'ils le tiennent, nous frap-
perons dans les nôtres si nous le tenons.
Grimaud disparut,
— Porthos, Porthos, dit d'Artagnan, effacez mieux vos
larges épaules, cher ami ; il faut qu'il sorte sans rien voir.
— Pourvu qu'il sorte par ici I
— Chut ! dit d'Artagnan.
Porthos se colla contre le mur à croire qu'il y voulait ren-
trer. D'Artagnan en fit autant.
On entendit alors retentir le pas de Mordaunt dans l'esca-
lier sonore. Un guichet inaperçu glissa en grinçant dans son
coulisseau. Mordaunt regarda, et, grâce aux précautions
prises par les deux amis, il ne vit rien. Alors il introduisit
la clef dans la serrure; la porte s'ouvrit et il parut sur le seuil.
Au même instant, il se trouva face à face avec d'Artagnan
11 voulut repousser la porte. Porthos s'élança su- le bouton,
et la rouvrit toute grande.
Porthos frappa trois fois dacs ses mains. Athos et Aramis
accoururent.
Mordaunt devint vWide, mais il ne poussa point un cri, mais
ii'appela point au secours.
D'Artagnan marcha droit sur Mordaunt, et, le repoussant
pour ainsi dire avec sa poitrine, lui fit remonter à reculons
tout l'escalier, éclairé par une lampe qui permettait au Gasooïi
92 VINGT ANS APRÈS.
de ne pas perdre de vue les mains de Mordaunt; mais Mor-
daunt comprit que, d'Artagnan tué, il lui resterait encore à
se défaire de ses trois autres ennemis. Il ne fit donc pas un
seul mouvement de défense, pas un seul geste de menace.
Arrivé à la porte, Mordaunt se sentit acculé contre elle, et
sans doute il crut que c'était là que tout allait finir pour lui ;
mais il se trompait, d'Artagnan étendit la main et ouvrit la
porte : Mordaunt et lui se trouvèrent donc dans la chambre
où dix minutes auparavant le jeune homme causait avec
Gromwell.
Porlhos entra derrière lui ; il avait étendu le Bras et décroché
la lampe du plafond ; à l'aide de cette première lampe il al-
luma la seconde.
Athos et Aramis parurent à la porte, qu'ils refermèrent à
la clef.
— Prenez donc la peine de vous asseoir, dit d'Artagnan en
présentant un siège au jeune homme.
Celui-ci prit la chaise des mains de d'Artagnan et s'assit,
pâle mais calme. A trois pas de lui, Aramis approcha trois
sièges pour lui, d'Artagnan et Porthos.
Athos alla s'asseoir dans un coin, à l'angle le plus éloigné
de la chambre, paraissant résolu de rester spectateur immo-
bile de ce qui allait se passer.
Porthos s'assit à la gauche et Aramis à la droite de d'Ar-
tagnan.
Athos paraissait accablé. Porthos se frottait les paumes des
mains avec une impatience fiévreuse.
Aramis se mordait, tout en souriant, les lèvres jusqu'au
sang.
D'Artagnan seul se modérait, du moins en apparence.
— Monsieur Mordaunt, dit-il au jeune homme, puisque,
après tant de jours perdus à counr les uns après les autres,
le hasard nous rassemble enfin, causons un peu, s'il vous
plâit.
VIWGT ANS APRÈS Ô3
XI
CONVERSATION.
Mordaunt avait été surpris si inopinément, il avait monté
les degrés sous l'impression d'un sentiment si confus encore,
que sa réfleiion n'avait pu être complète; ce qu'il y avait de
réel, c'est que son premier sentiment avait été tout entier à
l'émotion, à la surprise et à l'invincible terreur qui saisit tout
homme dont un ennemi mortel et supérieur en force étreint
le bras au moment même où il croit cet ennemi dans un
autre lieu et occupé d'autres soins.
Mais une fois assis, mais du moment qu'il s'aperçut qu'un
sursis lui était accordé, n'importe dans quelle intention, il
concentra toutes ses idées et rappela toutes ses forces.
Le feu du regard de d'Artagnan, au lieu de l'intimider,
Vélectrisa pour ainsi dire : car ce regard, tout brûlant de me-
nace qu'il se répandit sur lui, était franc dans sa haine et dans
Ba colère. Mordaunt, prêt à saisir toute occasion qui lui serait
offerte de se tirer d'affaire, soit par la force, soit par la ruse,
(8 ramassa donc sur lui-même, comme fait Tours acculé dans
ja tanière et qui suit d'un œil en apparence immobile tous
es gestes du chasseur qui Ta traqué.
Cependant cet œil, par un mouvement rapide, se porta sur
Fépée longue et forte qui battait sur sa hanche ; il posa sans
affectation sa main gauche sur la poignée, la ramena à la
portée de la main droite et s'assit, comme Ten priait d'Ar-
tagnan.
Ce dernier attendait sans doute quelque parole agressive
poui- entamer une de ces conversations railleuses ou terribles
comme il les soutenait si bien. Aramis se disait tout bas :
a Nous allons entendre des banalités. » Porthos mordait sa
moustache en murmurant: «Voilà bien des façons, mordieul
pour écraser ce serpenteau I » Athos s'effaçait dans l'angle
94 \TNGT ANS APRÈS.
de la chambre, immobile et pâle comme un bas-relieî de
marbre, et sentant malgré son immobilité son front semouillei
de sueur.
Mordaunt ne disait rien ; seulement, lorsqu'il se mt bien
assuré que son épée était toujours à sa disposition, il croisa
imperturbablement les jambes et attendit.
Ce silence ne pouvait se prolonger plus longtemps sans
devenir ridicule : d'Artagnan le comprit; et comme il avait
invité Mordaunt à s'asseoir pour causer, il pensa que c'étail
à lui de commencer la conversation.
— Il me parait, Monsieur, dit-il avec sa mortelle politesse,
que vous changez de costume presque aussi rapidement que
je l'ai vu faire aux mimes italiens que M. le cardinal Mazarin
fit venir de Bergame, et qu'il vous a sans doute mené voir
pendant votre voyage de France.
Mordaunt ne répondit rien.
— Tout à l'heure, continua d'Ariagnan, vous étiez déguisé,
je veux dire habillé en assassin, et maiutenant..,
— Et maintenant, au contraire, j'ai tout l'air d'être dans
l'habit d'un homme qu'on va assassiner, n'est-ce pas? répon-
dit Mordaunt de sa voix calme et brève.
— Oh! Monsieur, reprit d'Artagnan, comment pouvez-
vous dire de ces choses-là, quand vous êtes en compagnie
de gentilshommes et que vous avez une si bonne épée au
côlé !
— Il n'y a pas s^i bonne épée. Monsieur, qui vaille quatre
épées et quatre poignards; sans compter les épées et les
poignards de vos acolyles qui vous attendent à la porte.
— Pardon, Monsieur, reprit d'Ariarnan, vous faites erreur,
ceux qui nous attendent à la porte ne sont point nos acolytes,
mais nos laquais. Je tiens à rétablir les choses dans leur plu.s
scrupuleuse vérité.
Mordaunt ne répondit que par un sourire qui crispa ironi-
quement ses lèvres.
— Mais ce n'est point de cela qu'il s'agit, repnt d'Arta-
gnan, et j'en reviens à ma question. Je me faisais donc l'hon-
neur de vous demander. Monsieur, pourquoi vous aviez
changé d'extérieur. Le masque vous était assez commode,
ce me semble ; la barbe grise vous seyait à merveille, e(
VINGT ANS APRES. 95
qivant à cette hache dont vous avez fourni un si illustre coup,
je crois qu'elle ne vous irait pas mal non plus en ce moment.
Pourquoi donc vous en êtes-vous dessaisi?
— Parce qu'en me rappelant la scène d'Armentières, j'ai
pensé que 's trouverais quatre haches pour une, puisque
j'allais me trouver entre quatre bourreaux.
— Monsieur, répondit d'Artagnan avec le plus grand calme,
bien qu'un léger mouvement de ses sourcils annonçât qu'il
commençait à s'échauffer; Monsieur, quoique profondémen*'
vicieux et corrompu, vous êtes excessivement jeune, ce qui
fait que je ne m'arrêterai pas à vos discours frivoles. Oui,
frivoles, car ce que vous venez de dire à propos d'Armentières
n'a pas le moindre rapport avec la situation présente. En
effet, nous ne pouvions pas offrir une épée à madame votre
mère et la prier de s'escrimer contre nous; mais à vous.
Monsieur, à un jeune cavalier qui joue du poignard et du
pistolet comme nous vous avons vu faire, et qui porte une
épée de la taille de celle-ci, il n'y a personne qui n'ait le
droit de demander la faveur d'une rencontre.
— Ahl ah! dit Mordaunt, c'est donc un duel que vous
voulez •?
Et il se leva l'œil étincelant, comme s'il était disposé à ré-
pondre à l'instant même à la provocation.
Porthos se leva aussi, prêt comme toujours à ces sorte'
d'aventures.
— Pardon, pardon, Jit d'Artagnan avec le même sang
froid; ne nous pressons pas, car chacun de nous doit désirei
que les choses se passent dans toutes les règles. Rasseyez-
vous donc, cher Porthos, et vous, monsieur Mordaunt, veuil-
lez demeurer tranquille. Nous allons régler au mieux cette
affaire, et je vais être franc avec vous. Avouez, monsiem
Mordaunt, que vous avez bien envie de nous tuer les uns ou
'es autres?
— Les uns et les autres, répondit Mordaunt.
D'Artagnan se retourna vers Aramis et lui dit :
— C'est un bien grapd bonheur, convenez-en, cher Ara-
mis, que M. Mordaunt connaisse si bien les finesses de la
langue française ; au moins il n'y aura pas de malentendu
-■^ulre nous, et nous allons tout régler merveilleusement.
96 VINGT ANS APRES.
Puis se retournant vers Mordaunt :
— Cher monsieur Mordaunt, continua-t-il, je vous dirai
3ue ces Messieurs payent de retour vos bons sentiments à
leur égard, et seraient charmés de vous tuer aussi. Je vous
iirai plu.*- c'est qu'ils vous tueront probablement; toutefois,
ce sera bn gentilshommes loyaux, et la meJHeure preuve que
l'on puisse fournir, la voici.
Et ce disant, d'Artagnan jeta son chapeau sur le tapis, re-
cula sa chaise contre la muraille, fit signe à ses amis d'en
faire autant , et saluant Mordaunt avec une grâce toute
française :
— A vos ordres, Monsieur, continua-t-il; car si vous
n'avez rien à dire contre l'honneur que je réclame, c'est moi
qui commencerai, s'il vous plaît. Mon épée est plus courte
que la vôtre, c'est vrai, mais bast 1 j'espère que le bras sup-
pléera à l'épée.
— Halte-là 1 dit Porthos en s'avançant ; je commence, moi,
et sans rhétorique.
— Permettez, Porthos, dit Aramis.
Athos ne fit pas un mouvement ; on eût dit d'une statue :
sa respiration même semblait arrêtée.
— Alessieurs, Messieurs, dit d'Artagnan, soyez tranquilles,
vous aurez votre tour. Regardez donc les yeux de Monsieur,
et lisez-y la haine bienheureuse que nous lui inspirons ;
voyez comme il a habilement dégainé; admirez avec quelle
circonspection il cherche tout autour de lui s'il ne rencon-
trera pas quelque obstacle qui l'empêche de rompre. Eh
bien I tout cela ne vous prouve-t-il pas que M. Mordaunt est
une fine lame et que vous me succéderez avant peu, pourvu
que je le laisse faire? Demeurez donc à votre place comme
Athos, dont je ne puis trop vous recommander le calme, et
laissez-moi l'initiative que j'ai prise. D'ailleurs, continua-
t-il, tirant son épée avec un geste terrible, j'ai particulière-
ment affaire à Monsieur, et je commencerai. Je le désire, je
le veux.
C'était^a première fois que d'Artagnan prononçait ce moî
en parlant à ses amis. Jusque-là, il s'était contenté de le
penser.
Porthos recula, Aramis mit son épée sous son bras, Athos
VINGT ANS APRÈS. 97
demeura immobile dans l'aDgle obscur où il se tenait, non
pas calme, c^mme le disait d'Artagnan, mais suffoqué, mais
haletant.
— Remettez votre épée au fourreau, chevalier, dit d'Arta-
gnan à Aramis, Monsieur pourrait croire à des intentions que
vous n'avez pas.
Puis se retournant vers Mordaunt :
— Monsieur, lui dit-il, je vous attends.
— Et moi, Messieurs, je vous admire. Vous discutez à qui
commencera de se battre contre moi, et vous ne me con-
sultez pas là-dessus, moi que la chose regarde un peu, ce
me semble. Je vous hais tous quatre, c'est vrai, mais à des
degrés différents. J'espère vous tuer tous quatre, mais j'ai
plus de chance de tuer le premier que le second, le second
que le troisième, le troisième que le dernier. Je réclame donc
le droit de choisir mon adversaire. Si vous me déniez ce
droit, tuez-moi, je ne me battrai pas.
Les quatre amis se regardèrent.
— C'est juste, dirent Porthos et Aramis, qui espéraient
que le choix tomberait sur eux.
Alhos ni d'Artagnan ne dirent rien ; mais leur silence même
était un assentiment.
— Eh bien 1 dit Mordaunt au milieu du silence profond et
solennel qui régnait dans cette mystérieuse maison; eh bien!
je choisis pour mon premier adversaire celui de vous qui,
De se croyant plus digne de se nommer le comte de La Fère,
s'est fait appeler Athos !
Alhos se leva de sa chaise comme si un ressort l'eût mis
sur ses pieds : mais au grand étonnement de ses amis, après
un moment d'immobilité et de silence :
— Monsieur Mordaunt, dit-il en secouant la tête, tout duel
entre nous deux est impossible, faites à quelque autre l'hon-
neur que vous me destiniez.
Et il se rassit.
— Ah 1 dit Mordaunt, en voilà déjà un qui a peur.
~ Mille tonnerres, s'écria d'Artagnan en bondissant vers le
jeune homme, qui a dit ici qu' Athos avait peur?
— Laissez dire, d'Artagnan, reprit Athos avec un sourire
plsin cl3 tristesse et de mépris.
■ï. III. 6
oa VLNGT ANS APRES.
— C'est votre décision, Athos ? rqprit le Gascon.
— Irrévocable.
— C'est bien, n'ea parlons plus.
Puis se retournant vers Mordaunt :
— Vous l'avez entendu, Monsieur, dit-il, le comte de La
Tère ne veut pas vous faire l'honneur de se battre avec
vous. Choisissez parmi nous quelqu'un qui le remplace.
— Du moment que je ne me bats pas avec lui, ditMor
daunt, peu m'importe avec qui je me batte. Mettez vos nom
dans un chapeau, et je tirerai au hasard.
— Voilà une idée, dit d'Artagnan.
— En eiïet, ce moyen concilie tout, dit Aramis.
— Je n'y eusse point songé, dit Porihos, et cependant c'est
Hoa simple.
— Voyons, Aramis, dit d'Artagnan, écrivez-nous cela de
cette jolie petite écriture avec laquelle vous écriviez à Marie
Michon pour la prévenir que la mère de Monsieur voulait
faire assassiner milord Buckingham.
Mordaunt supporta cette nouvelle attaque sans sourciller;
il était debout, les bras croisés, et paraissait aussi calme
qu'un homme peut l'être en pareille circonstance. Si ce n'é-
tait pas du courage, c'était du moins de l'orgueil; ce qui y
ressemble beaucoup.
Aramis s'approcha du bureau de Cromwell, déchira trois
morceaux de papier d'égale grandeur, écrivit sur le premier
son nom à lui et sur les deux autres les noms de ses compa-
gnons, les présenta tout ouverts à Mordaunt, qui, sans les
lire, fit un signe de tète qui voulait dire qu'il s'en rapportait
parfaitement à lui; puis, les ayant roulés, il les mit dans ua
cliapeau et les présenta au jeune homme.
Celui-ci plongea la main dans le chapeau et en tira un des
trois papiers, qu'il laissa dédaigneusement retomber, sans le
lire, sur la table.
— Ah! serpenteau! murmura d'Artagnan, je donnerais
toutes mes chances au grade de capitaine des mousquetaires
pour que ce bulletin portât mon nom I
Aramis ouvrit le papier ; mais, quelque calme et quelque
froideur qu'il affecta on voyait que sa voix tremblait de
haine et de désir.
VINGT ANS APRÈS. Ô§
— D'Artagnan! lut-il à haute voix.
D'Artagnan jeta un cri de joie.
~ Ah I dit-il, il y a donc une justice au ciel l
Puis, se retournant vers Mordaant :
— J'espère, Monsieur, dit-il, que vous n'avez aucune ob-
jection à faire?
— Aucune, Monsieur, dit Mordaunt ea tirant à son tour
son épée et en appuyant la pointe sur sa botte.
Du moment que d'Artagnan fut sûr que son désir était
exaucé et que son homme ne lui échapperait point, ii reprit
toute sa tranquillité, tout son calme et même toute la len-
teur qu'il avait l'habitude de mettre aux préparatifs de cette
grave affaire qu'on appelle un duel. 11 releva proprement ses
manchettes, frotta la semelle de son pied droit sur le par-
quet, ce qui ne l'empêcha pas de remarquer que, pour la
seconde fois, Mordaunt lançait autour de lui le singulier
regard qu'une fois déjà il avait saisi au passage.
— Êtes-vous prêt, Monsieur? dit-il enfin.
— C'est moi qui vous attends, Monsieur, répondit Mor-
daunt en relevant la tête et en regardant d'Artagnan avec un
regard dont il serait impossible de rendre l'expression.
— Alors, prenez garde à vous. Monsieur, dit le Gascon,
car je tire assez bien l'épée.
— Et moi aussi, dit Mordaunt.
— Tant mieux; cela met ma conscience en repos. En
garde !
— Un moment, dit le jeune homme : engagez-moi votre
parole. Messieurs, que vous ne me chargerez que les uns
après les autres.
— C'est pour avoir le plaisir de nous insulter que tu nous
demandes cela, petit serpent! dit Porthos.
— Non, c'est pour avoir, comme disait Monsieur tout à
l'heure, la conscience tranquille.
— Ce doit être pour autre chose, murmura d'Artagnan en
secouant la tête et en regardant avec une certaine inquiétude
autour de lui.
— Foi de gentilhomma 1 dirent ensemble Aramis et Pc/r-
thos.
— En ce cas. Messieurs, dit Mordaunt, rangez-vous dans
100 VINGT ANS APRES.
quelque com, comme a fait M. le comte de La Fère, qui, s'il
ne veut point se battre, me paraît connaître au moins les rè-
gles du combat, et livrez-nous de l'espace; nous allons en
avoir besoin.
— Soit, dit AramiS.
— Voilà bien des embarras! dit Porthos.
— Rangez-vous, Messieurs, dit d'Artagnan : il ne faut pas
laisser à Monsieur le plus petit prétexte de se mal conduire,
oe dont, sauf le respect que je lui dois, il me semble avoir
grande envie.
Cette nouvelle raillerie alla s'émousser sur la face impas-
sible de Mordaunt.
Porthos et Aramis se rangèrent dans le coin parallèle à
celui où se tenait Alhos, de sorte que les deux champions se
trouvèrent occuper le milieu de la chambre, c'est-à-dire
qu'ils étaient placés en pleine lumière, les deux lampes qui
éclairaient la scène étant posées sur le bureau de Cromwell.
Il va sans dire que la lumière s'affaiblissait à mesure qu'on
s'éloignait du centre de son rayonnement.
— Allons, dit d'Artagnan, êies-vous enfin prêt, Monsieur?
— Je le suis, dit Mordaunt.
Tous deux firent en même temps un pas en avant, et,
grâce à ce seul et même mouvement, les fers furent ea^
gagés.
D'Artagnan était une lame trop distinguée pour s'amuser,
comme on dit en termes d'académie, à tàter son adversaire.
Il fit une feinte brillante et rapide; la feinte fut parée par
Mordaunt.
— Ah ! ah ! fit-ii avec un sourire de satisfaction.
Et, sans perdre de temps, croyant voir une ouverture, il
allongea un coup droit, rapide et flamboyant comme l'éclair.
Mordaunt para un contre de quarte si serré qu'il ne fût
pas sorti de l'anneau d'une jeune fille.
— Je commence à croire que nous allons nous amuser, dit
d'Artagnan.
— Oui, murmura Aramis , mais en vous amusant, jouez
serré.
— Sangdieu! mon ami, faites attention, dit Porthos. j
Mordaunt sourit à son tour.
VINGT ANS APRES. 101
— Al.! Monsieur, dit d'Artagnan, que vous avez un vilain
sourire I C'est le diable qui vous a appris à sourira ainsi,
n'est-ce pas?
Mordaunt ne répondit qu'en essayant de lier l'épée de
d'Artagnan avec une force que le Gascon ne s'attendait pas à
trouver dans ce corps débile en apparence; mais, grâce à
une parade non moins habile que celle que venait d'exécu-
ter son adversaire, il rencontra à temps le fer de Mordaunt,
qui glissa le long du sien sans rencontrer sa poitrine.
Mordaunt tit rapidement un pas en arrière.
— Ah I vous rompez, dit d'Artagnan, vous tournez? comme
il vous plaira, j'y gagne même quelque chose : je ne vois
plus votre méchant sourire. Me voilà tout à fait dans l'om-
bre; tant mieux. Vous n'avez pas idée comme vous avez le
regard faux, Monsieur, surtout lorsque vous avez peur. Re-
gardez un peu mes yeux, et vous verrez une chose que votre
miroir ne vous montrera jamais, ej.est-à-dire un regard loyal
et franc.
Mordaunt, à ce flux de paroles, qui n'était peut-être pas de
très-bon goût, mais qui était habituel à d'Artagnan, lequel
avait pour principe de préoccuper son adversaire, ne répondit
pas un seul mot ; mais il rompait, et, tournant toujours, il par-
vint ainsi à changer de place avec d'Artagnan.
11 souriait de plus en plus. Ce sourire commença d'inquié-
ter le Gascon.
— Allons, allons, il faut en finir, dit d'Artagnan, le drôla
a des jarrets de fer, en avant les grands coups!
Et à son tour il pressa Mordaunt, qui continua de rom-
pre, mais évidemment par tacti':;ue, sans faire une faute
dont d'Artagnan put profiter, sans que son épée s'écartât un
instant de la ligne. Cependant, comme le combat avait lieu
dans une chambre et que l'espace manquait aux combattants.
bientôt le- pied de Mordaunt toucha la muraille, à laquelle il
apiiuya sa main gauche.
— Ah ! fit d'Artagnan, pour cette fois vous ne romprez
plus, mon bel ami ! Messieurs, conlinua-t-il en serrant les
lèvres et en fronçant le sourcil, avez-vous jamais vu un ~cor-
pion cloué à un mur? Non. Eh bien ! vous allez le voir..
Et, en une seconde, d',\rtagaan porta trois coups terribles
T. in. fî.
*62 VINGT ANS APRÈS.
à Mordaunt- Tous trois le touchèrent, mais en Teffleurant,
D'Artagnai* ne comprenait rien à celte puissance. Les trois
amis regardaient haletants, la sueur au front.
Enfin d'Artagnan, engagé de trop près, fit à son tour un pas
en arrière pour préparer un quatrième coup, ou plutôt pour
l'exécuter; car, pour d'Artagnan, les armes comme les échecs
étaient une vaste combinaison dont tous les détails s'enchaî-
naient les uns aux autres. Mais au moment où, après une
feinte rapide et serrée, il attaquait prompt comme l'éclair, k
muraille sembla se fendre : Mordaunt disparut par l'ouver-
ture béante, et l'épée de d'Artagnan , prise entre les deux
panneaux, se brisa comme s'il elle eût été de verre.
D'Artagnan fit un pas en arrière. La muraille se referma.
Mordaunt avait manœuvré, tout en se défendant, de ma-
nière à venir s'adosser à la porte secrète par laquelle nous
avons vu sortir Cromwell. Arrivé là, il avait de la main gauche
cherché et poussé le bouton; puis il avait disparu comme
disparaissent au théâtre ces mauvais génies qui ont le don
de passer à travers les muraille»,.
Le Gascon poussa une imprécation furieuse, à laquelle,
de l'autre côté du panneau de fer, répondit un rire sauvage,
rire funèbre qui fit passer un frisson jusque dans les veines
du sceptique Aramis.
— A moi. Messieurs! cria d'Artagnan, enfonçons cette porte.
— C'est le démon en personne I dit Aramis en accourant
à l'appel de son ami.
— 11 nous échappe, sangdieu ! il nous échappe, hurla Por-
thos en appuyant sa large épaule contre la cloison, qui, rete-
nue par quelque ressort secret, ne bougea point.
— Tant mieux, murmura sourdement Athos.
— Je m'en doutais, mordioux ! dit d'Artagnan en s'épuisant
en efforts inutiles, je m'en doutais; quand le misérable a
tourné autour de la chambre, je prévoyais quelque infâma
manœuvre, je devinais qu'il tramait quelque chose ; mais^qoi
pouvait se douter de cela? --^
— - C'est un affreux malheur que nous envoie le diable son
ami 1 s'écria Aramis.
— C'est un bonheur manifeste que nous envoie Dieu! dit
àtiios avec une joie évidente.
VINGT ANS APRÈS. «03
— Ea vérité, répondit d'Artagnan en haussant les épaules
et en abandonnant la porte qui décidément ne voulait pas
s'ouvrir, vous baissez, Athos! Comment pouvez-vous dire
des choses pareillos à des gens comme nous, mordious!
Vous ne comprenez donc pas la situation?
— Quoi donc? quelle situation? demanda Porthos.
— A ce jeu-là, quiconque ne tue pas est tué, reprit d'Ar-
tagnan. Voyons maintenant, mon cher, entre-t-il dans vos
jérémiades expiatoires que M. Mcrdaunt nous sacrifie à sa
piété filiale? Si c'est votre avis, dites-le franchement.
— Oh! d'Artao-can, mon ami!
— C'est qu'en vérité, c'est pitié que de voiries choses à ce
point de vue 1 Le misérable va nous envoyer cent côtes de fer
qui nous pileront comme grains dans ce mortier de M. Crom-
Avell. Allons! allons! en route! si nous demeurons cinq mi-
nutes seulement ici, c'est fait de nous.
— Oui, vous avez raison, en route ! reprirent Athos e:
Aramis.
— Et où allons-nous? demanda Porthos.
— A l'hôtel, cher ami, prendre nos bardas et nos chevaux;
puis de là, s'il plaît à Dieu, en France, où, du moins, je con-
nais l'architecture des maisons. Notre bateau nous attend ;
ma foi, c'est encore heureux.
Et d'Artagnan, joignant l'exemple au précepte, remit au
fourreau son tronçon d'épée, ramassa son chapeau, ouvri*
la porte de l'escalier et descendit rapidement suivi de ses
trois compagnons.
A la porte les fugitifs retrouvèrent leurs laquais et leur
demandèrent des nouvelles de Mordaunt; mais ils n'avaieat
vu sortir persomie.
m VINGT ANS APRÈS.
XII
LA FELOUQUE L'ÉCLAIR.
D'Artagnan avait deviné juste : Mordaunt n'avait pas
\emps à perdre et n'en avait pas perdu. 11 connaissait la ra-
pidité de décision et d'action de ses ennemis, il résolut donc
d'agir en conséquence. Cette fois les mousquetaires avaient
trouvé un adversaire digne d'eux.
Après avoir refermé avec soin la porte derrière lui, Mor-
daunt se glissa dans le souterrain, tout en remettant au four-
reau son épée inutile, et, gagnant la maison voisine, il s'ar-
rêta pour se tàter et reprendre haleine.
— Boni dit-il, rien, presque rien : des égratignures, voilà
tout; deux au bras, l'autre à la poitrine. Les blessures que
je fais sont meilleures, moil Qu'on demande au bourreau de
Béthune, à mon oncle de Winter et au roi Charles ! Mainte-
nant pas une seconde à perdre, car une seconde de perdue
les sauve peut-être, et il faut qu'ils meurent tous quatre en-
semble, d'un seul coup, dévorés par la foudre des hommes à
défaut de celle de Dieu. Il faut qu'ils disparaissent brisés,
anéantis, dispersés. Courons donc jusqu'à ce que mes jambes
ne puissent plus me porter, jusqu'à ce que mon cœur se
gonfle dans ma poitrine, mais arrivons avant eux.
Et Mordaunt se mit à marcher d'un pas rapide mais plus
égal vers la première caserne de cavalerie, distante d'un
quart de lieue à peu près. 11 fit ce quart de iieue en quatre
ou cinq minutes.
Arrivé à la caserne, il se fit reconnaître, prit le meilleur
cheval de l'écurie, sauta dessus et gagna la route. Un quart
d'heure après, il était à Greenwich.
— Voilà le port, murmura-t-il ; ce point sombre la-bas,
c'est nie des Chiens. Bon ! j'ai une demi-heure d'avance sur
eux... une heure, peut-être. Niais que j'étais ! j'ai failli m'as-
DhYsier par ma précipitation insensée. Mainienant. ajouta-
VINGT ANS APRES. 105
î-il en se dressant sur ses étriers comme pour voir au loin
parmi tous ces cordages, parmi tous ces mâts, r Éclair, où
est l'Éclair?
Au moment où il prononçait mentalement ces paroles,
comme pour répondre à sa pensée un homme couché sur
un rouidau de cables se leva et fit quelques pas vers Mor-
daunt-
Mordaunt tira un mouchoir de sa poche ei le fit flotter un
instant en l'air. L'homme parut attentif, mais demeura à la
même place sans faire un pas en avant ni en arrière.
Mordaunt fit un nœud à chacun des coins de son mouchoir ;
l'homme s'avança jusqu'à lui. C'était, on se le rappelle, le
signal convenu. Le marin était enveloppé d'un large caban
de laine qui cachait sa taille et lui voilait le visage.
— Monsieur, dit le marin, ne viendrait-il pas par hasard
de Londres pour faire une promenade sur mer?
— Tout exprès, répondit Mordaunt, du côté de Tile des
Chiens.
— C'est cela. Et sans doute Monsieur a une préférence
quelconque? Il aimerait mieux un bâtiment qu'un autre? Il
voudrait un bâtiment marcheur, un btitment rapide?...
— Comme l'éclair, répondit Mordaunt.
— Bien, alors, c'est mon bâtiment que Monsieur cherche,
je suis le patron qu'il lui faut.
— Je commence à le croire, dit Mordaunt, surtout si vous
n avez pas oublié certain signe de reconnaissance.
- Le voilà. Monsieur, dit le marin en tirant de la poche
de son caban un mouchoir noué aux quatre coins.
— Bon! bon! s'écria Mordaunt en sautant à bas de son
cheval. Maintenant il n'y a pas de temps à perdre. Faites
conduire mon cheval à la première auberge et menez-moi à
votre bâtiment.
— Mais vos compagnons? dit le marin; je croyais qr.e
vous étiez quatre, sans compter les laquais.
— Écoutez, dit Mordaunt en se rapprochant du marin, je
ne suis pas celui que vous attendez, comme vous n'êtes pas
celui qu'ils espèrent trouver. Vous avez pris la place du ca-
pitame Roggers, n'est-ce pas? vous êtes ici par l'ordre du
général Cromwell, et moi je viens de sa part.
103 VINGT ANS APRES.
— En effet, dit le patron, je vous reconnais, vous êtes le
capitaine Mordaunt.
Mordaunt tressaillit.
— Ohl ne craignez rien, dit le patron en abaissant son ca-
puchon et en découvrant sa tête, je suis un ami.
— Le capitaine Groslowl s'écria Mordaunt.
— Lui-même. Le général s'est souvenu que j'avai«; été
autrefois officier de marine, et il m'a chargé de cette expédi-
tion. Y a-t-il donc quelque chose de changé?
— Non, rien. Tout demeure dans le même état au contraire.
— C'est qu'un instant j'avais pensé que la mort du roi...
— La mort du roi n'a fait que hâter leur fuite ; dans un
quart d'heure, dans dix minutes il seront ici peut-être.
— Alors, que venez-vous faire ?
— M'embarquer avec vous.
— Ah! ah! le général douterait-il de mon zèle?
— Non; mais je veux assister moi-même à ma vengeance.
N'avez-vous point quelqu'un qui puisse me débarrasser de
mon cheval?
Groslow siffla, un marin parut.
— Patrick, dit Groslow, conduisez ce cheval à l'écurie de
l'auberge la plus proche. Si l'on vous demande à qui il ap-
partient, vous direz que c'est à un seigneur irlandais.
Le marin s'éloigna sans faire une observation.
— Maintenant, dit Mordaunt, ne craignez-vous point qu'ils
vous reconnaissent?
— Il n'y a pas de danger sous ce costume, enveloppé de
ce caban, par cette nuit sombre : d'ailleurs vous ne m'avez
pas reconnu, vous; eux, à plus forte raison, ne me recon-
naîtront point.
— C'est vrai, dit Mordaunt; d'ailleurs ils seront loin da
songer à vous. Tout est prêt, n'est-ce pcis?
— Oui.
— La cargaison est chargés?
-^ Oui.
— Cinq tonneaux pleins?
— El cinquante vides.
— C'est cela.
-^ Nous conduisons du porto à Anvers.
VU^GT ANS APRES. 107
— A merveille. Maintenant menez-moi à boid et revenez
prendre votre poste, car ils ne tarderont pas à arriver.
— Je suis prêt.
— Il est importani qu'aucun de vos gens ne me voie entrer.
— Je n'ai qu'un homme à bord, et je suis sûr de lui
comme de moi-même. D'ailleurs, cet homme ne vous connaît
pas, et, comme ses compagnons, il est prêt à obéir à nos
ordres, mais il ignore tout.
— C'est bien. Allons.
Ils descendirent alors vers la Tamise. Une petite barque
était amarrée au rivage par une chaîne de fer fixée à un pieu.
Groslow tira la barque à lui, l'assura tandis que Mordaunt
descendait dedans, puis il y sauta à son tour, et, presque aus-
isitôt saisissant les avirons, il se mit à ramer de manière à
prouver à Mordaunt la vérité de ce qu'il avait avancé, c'est-
à-dire qu'il n'avait pas oublié son métier de marin.
Au bout de cinq minutes on fut dégagé de ce monde de bâ-
timents qui, à cette époque déjà, encombraient les approches
de Londres, et Mordaunt put voir, comme un point sombre,
la petite felouque se balançant à l'ancre à quatre ou cinq en-
calîlures de l'île des Chiens.
En approchant de l'Éclair, Groslow siffla d'une certaine
façon, et vit la tête d'un homme apparaître au-dessus de îa
muraille.-
-— Est-ce vous, capitaine? demanda cet homme.
— Oui, jette l'échelle.
Et Groslow, passant léger et rapide comme une hirondella
sous le beaupré, vint se ranger bord à bord avec lui.
— Montez, dit Groslow à son compagnon.
Mordaunt, sans répondre, saisit la corde et grimpa le iong
des flancs du navire avec une agilité et un aplomb peu ordi-
naires aux gens de terre ; mais son désir de vengeance lui
tenait lieu d'habitude et le rendaii apte à tout.
Comme l'avait prévu Groslow, le matelot de garde à bord
de r Éclair ne parut pas même remarquer que son patron re-
venait accompagné.
Mordaunt et Groslow s'avancèrent vers la chambre du ca-
pitaine. C'était une espèce de cabine provisoire ijâtie en plaa-
ches sur le ponl.
108 VL\GT ANS APRÈS.
L'appartement d'honneur avait été cédé par le capitaine
Roggers à ses passagers.
— Et eux, demanda Mordaunt, ou sont-ils?
— A l'autre extrémité du bâtiment, répondit Groslow.
— Et ils n'ont rien à faire de ce côté?
— Rien absolument.
— A merveille ! Je me tiens caché chez vous. Retournez à
Greenwich et ramenez-les. Vous avez une chaloupe ?
— Celle dans laquelle nous sommes venus.
— Elle m'a paru légère et bien taillée.
— Une véritable pirogue.
— Ainiirrez-la à la poupe avec une liasse de chanvre ,
mettez-y les avirons afin qu'elle suive dans le sillage et qu'il
n'y ait que la corde à couper. Munissez-la de rhum et de bis-
cuits. Si par hasard la mer était mauvaise, vos hommes ne
seraient pas fâchés de trouver sous leur main de quoi se ré-
conforter.
— 11 sera fait comme vous dites. Voulez-vous visiter la
sainte-barbe?
— Non, à votre retour. Je veux placer la mèche moi-même,
pour être sûr qu'elle ne fera pas long feu. Surtout cachez
bien votre visage ; qu'ils ne vous reconnaissent pas.
— Soyez donc tranquille.
— Allez, voilà dix heures qui sonnent à Greenwich.
En effet, les vibrations d'une cloche dix fois répétées tra-
versèrent tristement l'air chargé de gros nuages qui roulaienî
au ciel pareils à des vagues silencieuses.
Groslow repoussa la porte, que Mordaunt ferma en dedans,
et, après avoir donné au matelot de garde l'ordre de veiller
avec la plus grande attention, il descendit dans sa barque,
qui s éloigna rapidement, écumant le flot de son double aviron.
Le vent était froid et la jetée déserte lorsque Groslow
aborda à Greenwich ; plusieurs barques venaient de partir à
la marée pleine- Au moment où Groslow prit terre, il entendit
comme un galop de chevaux sur le chemin pavé de galets.
— Oh 1 oh! dit-il, Mordaunt avait raison de me presser. Il
n'y avait pas de temps à perdre; les voici.
En effet, c'étaient nos amis ou plutôt leur a^ant-garde com-
posée de d'Artagnan et d'Athos. Arrivés en face de l'endroiJ
VINGT ANS APRE?. {09
CLi se tenait Grosîow, ils s'arrêtèrent comme s'ils eussent do-
^ iné que celui à qui ils avaient affaire était là. Athos mit pied
à terre et déroula tranquillement un mouchoir dont les quatre
coins étaient ^oués, et qu'il fit flotter au vent, tandis que
d'Artagmin, toujours prudent, restait à demi penché sur son
cheval, une main enfoncée dans les fontes.
Groslow, qui, dans le doute où il était que les cavaliers
fussent bien ceux qu il attendait, s'était accroupi derrière un
de ces canons plantés dans le sol et qui servent à enrouler
les cables, se leva alors, en voyant le signal convenu, et mar-
cha droit aux gentilshommes. Il était tellement encapuchonné'
dans son caban, qu'il «Hait impossible de voir sa figure.
D'ailleurs la nuit était si sombre, que cette précaution était
.<;uperQue.
Cependant l'œil perçant îi'Athos devina, malgré l'obscurité,
que ce n'était pas Roggers qui était devant lui.
— Que voulez-vous? dit-il à Groslow en faisant un pas en
arrière.
— Je veux vous dire, milord, répondit Groslow en affec-
tant l'accent irlandais, que vous cherchez le patron E.oggers,
mais que vous cherchez vainement.
— Comment cela? demanda Athos.
— Parce que ce matin il est tom^i d'un mât de hune eî
qu'il s'est cassé la jambe. Mais je suis son cousin; il m'a
conté toute l'affaire et m'a chargé de reconnaître pour lui et
de conduire à sa place, partout où ils le désireraient, les gen-
tilshommes qui m'apporteraient un mouchoir noué aux
quatre coins comme celui que vous tenez à la main et comme
celui que j'ai dans ma poche.
Et à ces mots Groslow lira de sa poche le mouchoir qu'il
avait déjà montré à Mordaunt.
— Est-ce tout? demanda Athos.
— Non pas, milord ; car il y a encore soixante-quinze
livres promises si je vous débarque sains et saufs à BoU'
logne ou sur tout autre point de la France que vous m'indi-
querez.
— Que dites-vous de cela, d'Artagnanî demanda Athos en
français.
— Que dit-il, d'abord? répondit celui-ci.
T. Ci. 1
no VINGT ANS APRÈS.
— Ah ! c'est vrai, dit Athos ; j'oubliais que voTvs n'entendez
pas l'anglais.
Et il redit à d'Artagnan la conversation qu'il venait d'avoir
ivec le patron.
— Cela me paraît assez vraisembla'ole, dit le Gascon.
— Et à moi aussi, répondit Athos.
— D'ailleurs, reprit d'Artagnan, si cet homme nons trompe,
aous pourrons toujours lui brûler la cervelle.
— El qui nous conduira?
— Vous, Athos; vous savez tant de choses, que je ne.
doute pas que vous ne sachiez conduire un bâtiment,
— Ma foi, dit Alhos avec un sourire, tout en plaisantant,
ami, vous avez presque rencontré juste : j'étais destiné pav
mon père à servir dans la marine, et j'ai quelques vagues
notions du pilotage.
— Voyez-vous! s'écria d'Artagnan.
— Allez donc chercher nos amis, d'Artagnan, et revenez,
il est onze heures, nous n'avons pas de temps à perdre.
D'Artagnan s'avança vers deux cavaliers qui, le pistolet au
poing, se tenaient en vouette aux premières maisons de la
ville, attendant et surveillant sur le revers de la route et
rangés contre une espèce de hangar; trois autres cavalierr
faisaient le guet et semblaient attendre aussi.
Les deux vedettes du milieu de la route étaient Porthos et
Aramis. Les trois cavaliers du hangar étaient Mousqueton,
Blaisois et Grimaud; seulement ce dernier, eu y regardant
de plus près, était double, car il avait en croupe Parry, qui
devait ramener à Londres les chevaux des geLtilshommes et
de leurs gens, vendus à l'hôte pour payer les dettes qu'ils
avaien' faites chez lui. Grâce à ce coup de commerce, les
quatre amis avaient pu emporter avec eux une somme, sinon
considérable, du moins suffisante pour faire face aux retarda
et aux éventualités.
D'Artagnan ininsmit k Porthos et à Aramis l'invitation do
le suivre, et ceux-ci firent signe à leurs gens de mettre pied
à terre et de détacher leurs porte-manteaux.
Parry se sépara, non sans regret, de ses amis; on lui
avait prouosé de vftiir eu France, mais il avait opiniâtrémenl
refuse.
VINGT ANS APRÈS. lli
— C*est tout simple, avait dit Mousqueton, il a son idée à
l'endroii ^e Groslow.
On se rappelle que c'était le capitaine Groslovv qui lui
avait cassé la lête.
La petite troupe rej^jignit Athos. Mais déjà d'Artagnanavait
repris sa méfiance naiurelle; il trouvait le quai trop déserf,
la nuit trop noire, le patron trop facile.
U avait raronté à Aramis riiicidenl que nous avons dit, et
Âramis, non moins défiant que lui, n'avait pas peu contribué
à augmenter ses soupçons.
Un peut claquement de la langue contre ses dents tradui-
sit à Athos les inquiétudes du Gascon.
— Nous n'avons pas le temps d'être déficmls, dit Athos,
ta barque nous attend, entrons.
— D'ailleurs, dit Aramis, qui nous empêche d'être défiams
et d'entrer tout de même? on surveillera le patron.
— Et s'il ne marche pas droit, je l'assommerai. Voilà tout.
— Bien dit , Porthos , reprit d'Artagnan. Entrons donc.
Passe, Mousqueton.
Et d'Artagnan arrêta ses amis, faisant passer les valets les
premiers afin qu'ils essayassent la planche qui conduisait de
la jetée à la barque.
Les trois valets passèrent sans accident.
Athos les suivit, puis Porthos, puis Aramis. D'Artagnan
passa le dernier, tout en continuant de secouer la tête.
— Que diable avez-vous donc, mon ami? dit Porthos : sur
ma parole, vous feriez peur à César.
— J'ai, reprit d'Artagnan, que je ne vcis sur ce port ni
inspecteur, ni sentinelle, ni gabelou.
— Plaignez-vous donc! dit Porthos, tout va comme sur
une pente fleurie.
- Tout va trop bien, Porlbos. Enfin, n'importe, à la grâce
de Dieu.
Aussitôt que h planche fut retirée, le patron s'assit au
gouvernail et fit signe à l'un de ses matelots, qui, armé
d'une gaffe, commença à manœuvrer pour sortir du dédale
de bâtiments au milieu duquel la petite barque était engagée,-
L'aulre matelot se tenait déjà à bâbord, son aviron à la
UZ VINGl ANS APRÈS.
Lorsqu'on put se servir des rames, son compagnon vint
'e rejoindre, et la barque commença de filer plus rapidement.
— Enfin, nous parte as ! dit Porthos.
— Hélas ! répondit le comte de La Fère, nous parlons
seuls !
— Oui; mais nous partons tous quatre ensemble, et sans
une égralignure; c'est une consolation.
— Nous ne sommes pas encore arrivés, dit d'Artagnan;
gare les rencontres !
— Eh ! mon cher, dit Porlhos, vous êtes comme les cor-
beaux, vous! vous chantez toujours malheur. Qui peut nous
rencontrer par celte nuit sombre, où l'on ne voit pas à vingt
pas de distance?
— Oui, mais demain matin? dit d'Artagnan.
— Demain matin nous serons à Boulogne.
— Je le souhaite de tout mon cœur, dit le Gascon, et j'a-
voue ma faiblesse. Tenez, Athos, vous allez rire! mais tant
que nous avons été à portée de fusil de la jetée ou des bâti-
ments qui la bordaient, je me suis attendu à quelque effroyable
mousquetade qui nous écrasait tous.
— Mais, dit Porlhos avec son gros bon sens, c'était chose
impossible, car on eût tué en même temps le patron et les
matelots.
— Bahl voilà une belle affaire pour M. Mordaunt! croyez-
vous qu'il y regarde de si près?
— Enfin, dit Porthos, je suis bien aise que d'Arlagnan
avoue qu'il a eu peur.
— Non-seulement je l'avoue, mais je m'en vante. Je ne
suis pas un rhinocéros comme vous. Ohé! qu'est-ce que
:ela?
— L'Éûair, dit le patron.
— Nous sommes donc arrivés? demanda Athos en anglais.
— Nous arrivons, dit le capitaine.
En effet, après trois coups de rame, on se trouvait côte à
côte avec le petit bâtiment.
Le matelot attendait, l'échelle était préparée : il avait re-
connu la barque.
Athos monta le premier avec une habileté toute marine ^
Aramis, avec l'habitude qu'il ivait depuis longtemps deï
VINGT A.NS APRÈS. H 3
échelles de corde et des autres moyens pms ou moins ingeV
nieux qui existent pour traverser les espaces défendus; d'Ar-
lagnan, comme un chasseur d'isard et de chamois; Porthos,
*vec ce développement de force qui chez lui suppléait à
tout.
Chez les valets l'opération fut plus difflciie : non pas pour
Grimaud, espèce de chat de gouuière, maigre et effilé, qui
trouvait toujours moyen de se hisser partout; mais pour
Mousqueton et pour Blaisois, que les matelots furent obligés
de soulever dans leurs bras à la portée de la main de Porlhos,
qui les empoigna par le collet de leur justaucorps et les dé-
posa tout debout sur le pont du bâtiment.
Le capitaine conduisit ses passagers à l'appartement qui
leur était préparé, et qui se composait d'une seule pièce qu'ils
devaient habiter en communauté; puis il essaya de s'éloi-
gner sous le prétexte de donner quelques ordres.
— Un instant, dit d'Artagnan; combien d'hommes avez-
vous à bord, patron?
— Je ne comprends pas, répondit celui-ci en anglais.
— Demandez-lui cela dans sa langue, Athos.
A.ihos fit la question que désirait d'Artagnan.
— Trois, répondit Groslow, sans me compter, bien en-
tendu.
D'Artagnan comprit, car en répondant le patron avait levé
trois doigts.
— Oh! dit d'Artagnan, trois, je commence à me rassurer.
N'importe, pendant que vous vous installerez, moi, je vais
faire un tour dans le bâtiment.
— Et moi, dit Porthos, je vais m'occuper du souper.
— Ce projet est beau et généreux, Porthos, mettez-le à
exécution. Vous, Alhos, prêtez-moi Grimaud, qui, dans la
compagnie de son ami Parry, a appris à baragouiner un peu
d'anglais; il me servira d'interprète.
— Allez, Grimaud, dit Athos.
Une lanterne était sur le pont, d'Artagnan la souleva d'une
main, prit un pistolet de l'autre et dit au patron :
— Come."
C'était, aved' goddaia, tout ce qu'il avait pu retenir de la
langue anglaise. (^ g^ _< -u -,• i ^t - l.,. ., M.^ )
«4 VINGT A>^S APRÈS.
lyArtsgnan gagna l'éconiille et àescendit dans l'enlre-pont,
L'enire-pont était divisé en trois compartiments : celui
dans lequel d'Artagnan descendait, et qni pouvait s'étendre
iu. troisièn)e mâtereau à l'exlrémité de la poupe, et qui par
conséquent était recouvert par le plancher de !a chambre
tlans laquelle Aihos, Porthos et Araniis se préparaient à pas-
ser la nuit; le second, qui occupait le milieu du bâtimeni,
et qui était destiné au logement des domestiques; le troi-
sième qui s'allongeait sous la proue, c'est-à-dire sons la ca-
bine improvisée par le capitaine et dans laquelle Mordaunl
se trouvait caché.
— Oh! oh! dit d'Artagnan, descendant l'op'^alier de l'écou-
tille et se faisant précéder de sa lanterne, qn"il tenait étendue
de toute la longueur du bras, que de tonneaux I oc dirait la
caverne dAli-Baba.
Les liJille et une Nuits venaient d'être traduites pour la
première fois et étaient fort à la mode à cette époque."'
— Que dites-vous? demanda en anglais le capitaine. ■
D'Artagnan comprit à l'intonation de la vois.
— Je désire savoir ce qu'il y a dans ces tonneaux? de-
manda d'Artagnan en posant sa lanterne sur l'une des fu-
tailles.
Le patron fit un mouvement pour remonter l'échelle, mais
il se contint.
— Porto, répondit-il.
— Ahl du vin de Porto? ait d'Artagnan, c'est toujoiirs une
tranquillité, nous ne mourrons pas de soif.
Puis se retournant vers Groslow, qui essuyait sur sou
front de grosses gouttes de sueur :
— Et elles sont pleines? demanda-t-il.
Grimaud traduisit la question.
— Les unes pleines, les autres vides, dit Groslow (Tune
voix dans laquelle, malgré ses efforts, se trahissait son in-
quiétude.
D'Artagnan frappa du doigt sur les tonneaux, reconnut
cinq tonneaux pleins et les autres vides ; puis il introduisit,
toujours à la grande terreur de l'Anglais, sa lanterne dans
les intervalles des barriques, et reconnaissant que ces inter-
valles étaient inoccupés ;
\1NGT ANS APRES. 113
— Allons, passons, dit-il, et il s'avança vers la porte qui
donnait dans le second compartiment.
— Attendez, dit l'Anglais, qui était resté derrière, toujours
en proie à cette émotion que nous avons indiquée; attendez,
c'est moi qui ai la clef de celte porte.
Et, passant rapidement devant d'Artagnan et Grimaud, il
introduisit d'une main tremblante la clef dans la serrure et
l'on se trouva dans le second compartiment, où Mousqueton
etBlaisois s'apprêtaient à souper.
Dans celui-là ne se trouvait évidemment rien à clierchet
ni à reprendre : on en voyait tous les coins et tous les re-
coins à la lueur de la lampe qui éclairait ces dignes com-
pagnons.
On passa donc rapidement et l'on visita le troisième com-
partiment.
Celui-là était la chambre des matelots.
Trois ou quatre hamacs pendus au plafond, une table sou-
tenue par une double corde passée à chacune de ses extré-
mités, deux bancs vermoulus et boiteux en fermaient tout
l'ameublement. D'Artagnan alla soulever deux ou trois vieilles
voiles pendantes contre les parois, et, ne voyant encore rien
de suspect, regagna par l'écoutille le pont du bâtimenî.
— Et cette chambre? demanda d'Artagnan.
Grimaud traduisit à l'Anglais les paroles du mousquetaire.
— Celle chambre est la mieime, dit le patron; y voulez-
vous entrer?
— Ouvrez la porte, dit d'Artagnan.
L'Anglais obéit : d'Artagnan allongea son bras armé de la
lanterne, passa la tête par la porte enlre-bâillée, et voyant
que celle chambre était un véritable réduit :
— Bon, dii-il, s'il y a une armée à bord, ce n'est point ici
qu'elle sera cachée. Allons voir si Porlhos a trouvé de quoi
souper.
En remerciant le patron d'un signe de tète, il regagna la
chambre d'honneur, où étaient ses amis.
Porlhos n'avait rien trouvé, à ce qu'il paraît, ou, s'il avait
trouvé quelque chose, la fatigue l'avait emporté sur la faim,
et, couché dans son manteau, il dormait profondément lorsqv.o
d'Artagnan rentra.
i\Q VINGT ANS .4PRliS.
Athos et Aramis, bercés par les mouvements moelleux de-
premières vagues de la mer, commençaient de leur côté à
fermer les yeux; ils les rouvrirent au bruit que fit leur com-
pagnon.
— Eh bien? fit Aramis.
— Tout va bien, à.'. d'Artagnan, et nous pouvons dormir'
tranquilles.
Sur celle assurance, Aramis laissa reiomber sa têie j Athos
fit delà sienne un signe aiïeclLieux; ei d'Aiiagnan, qui,
comme Porihos, avait encore plus besoin de dormir que de
manger, congédia Grimaud, et se coucha dans son manteau
l'épée nue, de telle façon que son coriis barrait le passage el
qu'il élai' impossible d'enlrer dans la chambre sans le heurter.
XIII
LE VIN DE PORTO.
Au boul de dix minutes, les maîtres dormaient, mais il
n'en était pas ainsi des valets, affamés et surtout altérés.
Blaisois et Mousqueton s'apprêtaient à préparer leur lit,
qui consistait en une planche et une valise, tandis que sur
une table suspendue comme celle de la chambre voisine se
balançaient au roulis de la mer un pot de bière et trois verres.'
— ftlaudit roulis! disait Blaisois. Je sens que rela va ms
reprendre comme en venant.
— El n'avoir pour combattre le mal de msr, répondit Mous-
çueton, que du pain d'orge el du vin de houblon! pouah!
— Mais votre bouteille d'osier, monsieur Mousqueton, de-
manda Blaisois, qui venait d'achever la prfi):iration de sa
couche et qui s'approchait en trébuchant de la faille devanj
laquelle Mousqueton était déjà assis et où il parvint à s'as-
seoir; mais votre bouteille d'osier, l'avez-vous perdue?
— Non pas, dit Mousqueton, mais Parry l'a gardée. Ces
VINGT ANS APRÈS. IH
diables d'Écossais ont toujours soif. Et vous, Grimand, de-
manda Mousqueton à son compagnon, qui venait de rentrer
après avoir accompagné d'Artagnan dans sa tournée, avez-
vous soif?
— Comme un Écossais, répondit laconiquement Grimaud.
Et il s'assit près de Blaisois et de Mousqueton, tira un car-
net de sa poche et se mit à faire les comptes de la société,
dont il était l'économe.
— Oh I la, la I dit Blaisois, voilà mon cœur qui s'embrouille !
— S'il en est ainsi, dit Mousqueton d'un ton doctoral, pre-
nez un peu de nourriture.
— Vous appelez cela de la nourriture? dit Blaisois en ac-
compagnant d'une mine piteuse le doigt dédaigneux dont il
montrait le pain d'orge et le pot de bière.
— Blaisois, reprit Mousqueton, souvenez-vous que le
pain est la vraie nourriture du Français ; encore le Français
n'en a-t-il pas toujours, demandez à Grimaud.
— Oui, mais la bière, reprit Blaisois avec une promptitude
qui faisait honneur à la vivacité de son esprit de repartie,
mais la bière, est-ce là sa vraie boisson?
— Pour ceci, dit Mousqueton pris dans le dilemme et as-
sez embarrassé d'y répondre, je dois avouer que non, et
que la bière lui est aussi antipathique que le vin Test aux
Anglais.
— Comment, monsieur Mouston, dit Blaisois, qui celle
fois doutait des profondes connaissances de Mousqueton ,
pour lesquelles, dans les circonstances ordinaires de la vie,
il avait cependant Tadrairation la plus entière; comment,
monsieur Mouston, les Anglais n'aiment pas le vin?
— Ils le détestent.
— Mais je leur en ai vu boire, cependant.
— Par pénitence; et la preuve, continua Mousqueton en
se rengorgeant, c'est qu'un prince anglais est mort un jour
parce qu'on l'avait mis dans un tonneau de malvoisie. J'ai
entendu raconter le fait à M. l'abbé d'Herblay.
-- L'imbécile I dit Blaisois, je voudrais bien être à sa
place !
— Tu le peux, dit Grimaud tout en alignant ses chiffres,
— Comment cela, dit Blaisois, je le peux?
T. UJ. 7.
H8 \1NGT ANS APR£S.
— Oui, continua Grimaud tout en retenaat quatre et en
reporiani ce notniire à la colonne suivante.
— Je le peux? expliquez-vous, mrmsieur Grimaud.
Mousqueton gardait le silence pendant les interrogations
de Blaisois, mais il était facile de voir à l'expression de stn
visage que ce n'était point par indifférence.
Grimaud continua son calcul et posa sou total.
— Porto, dit-il alors eu étendant la main d:;ns la direction
du premier compartiment visité par d'Ariagnan et lui en
compagnie du patron.
— Comment ! ces tonneaux que j'ai aperçus à travers la
porte entr'ou verte? •
-- Porto, répéta Grimaud, qui recommença une nouvelle
opération arithmétique.
— J'ai entendu dire, reprit Blaisois en s'adressant à Mous-
queton, que le porto est un excellent vin d'Espagne.
•— Excellent, dit Mousqueton en passant le bout de ;>&
langue sur ses lèvres, excellent. 11 y en a dans la cave de
M. le baron de Bracieux.
— Si nous priions ces Anglais de nous en vendre une bott-
ipille? demanda l'iionnête Blaisois.
— Vendre! dit Mousqueton amené à ses anciens instincts
de marauderie. On voit bien, jeune bomme, que vous n'avez
pas encore rex[iérience des choses de la vie. Pourquoi donc
acheter quand on peut prendre?
— Prendre, dit Blaisois, convoiter le bien du prochain! la
chose est défendue, ce me semble.
— Où cela? demanda Mousqueton.
— Dans les commandements de Dieu ou de l'Église, je ns
sais plus lesquels. Mais ce que je sais, c'est qu'il y a *.
Bien d'autrui ne convoiteras.
Ni son épouse mèmcnient. (l)
— . Voilà encore une raison d'enfant, monsieur Blaisois,
dit de son ton le plus protecteur Mousqueton. Oui, d'en-
fant , je répète le mot. OU avez-vous vu dans les Écrl"
tures, je vous le demande, que les A.ng!ai8 fussent votre i<p>
•^b.ain?
VINGT ANS APRÈS. <i9
— Ce nest nulle part, la chose esl vraie, dit Blaïsois, du
aoins je ne me le rappelle pas.
— Raiscn d'enfant, je le répète, reprit Alousqneton. Si
vous aviez faii dix ans la guerre comme Grimaud et moi,
mon cher Biaisois, vous sauriez faire la différence qu'il y a
entre le bien d autrui et le bien de l'ennemi. Or, un Anglais
est un ennemi, je pense, et ce vin de Porto appartient aux
Anglais. Donc il nous appartient, puisque nous sommes
Français. Ne connaissez-vous pas le proverbe : Autant de
pris sur l'ennemi?
Cette faconde, appuyée de toute l'autorité que puisait
filousqueion dans sa longue expérience, stupéfia Biaisois. 11
baissa la iô(e comme pour se recueillir, et tout à coup rele-
vant le front en homme armé d'un argument irrésistible ;
-- Et les maîtres, dit- il, R'font-ils de voire avis, monsieur
Mouston?
Mousqueton sourit avec dédain.
— 11 faudrait peut-èire, dit-il, que j'allasse troubler le
fommeil de ces illustres seigneurs pour leur dire : « Mes-
sieurs, votre serviteur Mousqueton a soif, voulez-vous lui
perm3llre de boire? » Qu'importe, je vous le demande, à
M. de Bracieux que j'aie soif ou non?
— C'est du vin bien cher, dit Biaisois en secouant la tête.
— Fîlt-ce de l'or potable, monsieur Biaisois, dit Mousque-
ton, nos maîtres ne s'en priveraient pas. Apprenez que M. le
baron de Bracieux est à lui seul assez riche pour boire une
tonne de porto, fùt-il obligé de la payer une pistole la goutte.
Or, je ne vois pas, continua Mousqueton de plus en plus
magnifique dans son orgueil, puisque les maiires ne s'en pri-
veraient pas, pourquoi les valets s'en priveraient.
Et Mousqueton, se levant, prit le pot de bière, qu'il vida
par un sabord jusqu'à la deriïière goutte, et s'avança majes-
tueusement vers la porte qui donnait dans le compartiment.
— Ah! ahl fermée, dit-il. Ces diables d'Anglais, comme
ils sont défiants I
— Fermée ! dit Biaisois d'un ton non moia* désappointé
que celui de Mousqueton. Ah! peste! c'est malheureux;
avec cela que je sens mon cœur qui se barbouille de plus en
p;us.
j20 VINGT ANS APRES.
Mousqueton se retourna vers Blaisois avec un visage si
piteux, qu'il était évident qu'il partageait à un haut degré la
désappointement da brave garçon.
— Fermée ! répéta-i-il.
— Mais, hasarda Blaiîois, je vous ai entendu raconter,
monsieur Mouston, qu'une fois dans votre jeunesse, à Chan-
tilly, je crois, vous avez nourri votre maiire et vous-même
en prenant des perdrix au collet, des carpes à la ligne et des
bouteilles au lacet.
— Sans doute, répondit Mousqueton, c'est l'exacte vérité,
et voilà Grimaud qui peut vous le dire. Mais il y avait un
soupirail à la cave, et le vin était en bouteilles. Je ne puis
pas jeter le lacet à travers cette clois-on, ni tirer avec une
ficelle une pièce de vin qui pèse peut-êire deux quintaux.
— Non, mais vous pouvez lever deux ou trois planches
d« la cloison, dit Blaisois, et faire à l'un des tonneaux un
trou avec une vrille.
iilousqueton écarquilla démesurément ses yeux ronds, et
regardant Blaisois en homme émerveillé de rencontrer dans
un autre homme des qualités qu'il ne soupçonnait pas :
— C'est vrai, dit-il, cela se peut; mais un ciseau pour
faire sauter les planches, une vrille pour percer le tonneau?
— La trousse, dit Grimaud tout en établissant la balance
de ses comptes.
— Ah ! oui, la trousse, dit Mousqueton, et moi qui n'y pen-
sais pas!
Grimaud, en effet, était non-seulement l'économe de la
troupe, mais encure son armurier : outre un registre, il avait
une trousse. Or, comme Grimaud était homme de suprême
précaution, cette trousse, soigneusement roulée dans sa va-
lise, était garnie de tous les instruments de première né-
cessité.
Elle contenait donc une vrille d'une raisonnable grosseur.
Mousqueton s'en empara.
Quant au ciseau, il n'eut point à le chercher bien loin, le
poignard qu'il portait à sa ceinture pouvait le remplacer
avantageusement. Mousqueton chercha un coin où les plan-
ches fussent disjointes, ce qu'il n'eut pas de peine à trou-
ver, et se mit immédiatement à l'œuvre.
VINGT ANS APRES. m
Blaisois le regardait faire avec une admiration mêle'e d'im-
patience, hasardant de temps en temps sur la façon de faire
sauter un clou ou de pratiquer une pesée des observations
pleines d'intelligence et de lucidité.
Au bout d'un instant, Mousqueton avait fait sauter trois
planches.
— La, dit Blaisois.
Mousqueton était le contraire de la grenouille de la fable
qui se croyait plus grosse qu'elle n'était. Mallieuireusement,
s'il était parvenu à diminuer son nom d'un tiers, il n'en était
pas de môme de son ventre. Il essaya de passer |»ar l'ouver-
ture pratiquée et vit avec douleur qu'il lai faudrait encore
enlever deux ou trois planches au moins pour i;ae l'ouver-
ture fût à sa taille.
Il poussa un soupir et se retira pour se remettre à l'œuvre.
Mais Grimaud, qui avait fini ses comptes, s'était levé, ef,
avec un intérêt profond pour l'opération qui s'exécutait, il
s'était approché de ses deux compagnons et avait vu les ef-
forts inutiles tentés par Mousqueton pour atteindre la terre
promise.
— Moi, dit Grimaud.
Ce mot valait à lui seul tout un sonnet, qui vaut à lui seul,
comme en le sait, tout un poërae.
Mousqueton se retourna.
— Quoi, vous? demanda-t-il.
— Moi, je pasi.irai.
— C'est vrai, dit Mousqueton en jetant un regard sur le
corps long et mince de son ami, vous passerez, vous, et même
facilement.
— C'est juste, il conaait les tonneaux pleins, dit Blaisois,
puisqu'il a déjà été dans la cave avec M. le chevalier d'Ar-
tagnan. Laissez passer M. Grimaud, monsieur Mouston.
— J'y serais passé aussi bien que Grimaud, dit Mousque-
ton un peu piqué.
— Oui, mais ce serait plus long, et j'ai bien soif. Je sens
mon cœur qui se barbouille de plus en plus.
— Passez donc, Grimaud, dit Mousqueton en donnant à
celui qui allait tenter l'expédition à sa place le pot de bière
et la vrille.
«î VINGT ANS APRÈS.
— Rincez les verres, dit Grimaud.
Puis il Ot un geste amical à Mousqueton, afin que celui-ci
îui pardonuàt d'achever une expédition si brillamment com-
mencée par un autre, et comme une couleuvre il se glissa
par l'ouverture béante et disparut.
Blaisois semblait ravi en extase. De tous les exploits ac-
complis depuis leur arrivée en Angleterre par les hommes
extraordinaires auxquels ils avaient le bonheur d'être ad-
ioints, celui-là lui semblait sans contredit le plus mira-
culeux.
— Vous allez voir, dit alors Mousqueton en regardaei
Blaisois avec une supériorité à laquelle celui-ci n'essaya
même point de se soustraire, vous allez voir, Blaisois, com-
ment, nous autres anciens soldats, nous buvons quand nous
avons soif.
— Le manteau, dit Grimaud du fond de la cave.
— C'est juste, dit Mousqueton.
— Que désire-t-il? demanda Blaisois.
— Qu'on bouche l'ouverture avec un manteau.
— Pourquoi faire? demanda Blaisois.
— Innocent! dit Mousqueton, et si quelqu'un entrait?
— Ah I c'est vrai I s'écria Blaisois avec une admiration de
plus en plus visible. Mais il n'y verra pas clair.
— Grunaud voit toujours clair, répondit Mousqueton, la
nuit comme le jour.
— Il est bien heureux, dit Blaisois: quand je n'ai pas de
chandelle, je ne puis pas faire deux pas sans me cogner, moi.
— C'est que vous n'avez pas servi, dit Mousqueton ; sans
cela vous auriez appris à ramasser une aiguille dans un four.
Mais silence! on vient, ce me semble.
Mousqueton fit entendre un petit sifflement d'alarme qui
était familier aux laquais aux jours de leur jeunesse, reprit
sa place à table et fit signe à Blaisois d'en faire autant.
Blaisois obéit.
La porte s'ouvrit. Deux hommes enveloppés dans leurs
manteaux parurent.
— Ohl oh! dit l'un d'eux, pas encore coucLôs à onze heures
et un quart? c'est contre les règles. Que dans un quart d'heure
tout soit éteint et que tout le monde ronfl'î
Yl.vVlT ANS APRÈS. 123
1^5 deux hommes s*-»cheminèrent vers la porte du com-
partiment dans lequel s était glissé Grimaiiti, ouvrirent cette
porte, entrèrent et la refermèrent derrière eux.
— Ah! du Blaisois frémissant, il est perdu I
— ("est un bien fin renard que Grimaud, murmura Mous-
,queton.
Et ils attendirent, l'oreille au guet et l'Iwleine suspendue.
Dix minutes s'cronlèrent, pendant lesquelles on n'entendit
aucun bruit qui put taire soupçonner que Giiinaud fût dé-
couvert.
Co temps écoulé, Mousqueton et Blaisois virent la porte se
rouvrir, les deux homa.es en manteau sortirent, refermèrent
la porte avec la même précaution qu'ils avaietii fait en en-
trant et ils s'éloignèrent en renouvelant l'ordre de se ccu-^
cher et d'éteindre les lumières.
— Obéirons-nous? demanda Blaisois ; tout cela me semble
lonche.
— Ils ont dit un quart d'heure; nous avons encore ciQfj
minutes, re|)rit Mousqueton.
— Si noirs prévenions les maîtres?
— Attendons Grimaud.
— Mais s'ils l'ont tué?
— Grimaud eût crié.
— Vous savez qu'il est presque muet.
— Nous eussions entendu le coup, alors,
— Mais s'il ne r^.vient pas?
— Le voici.
— En effet, au moment même Grimaud écartait le manteau
qui cachait l'ouverture et passait à travers cette ouverture
une tête livide dont les yeux arrondis par l'elTroi laissaient
voir une petite iHunelie dans un large cercle blanc. 11 tenait
à la main le pot de bière plein d'une substance quelconque,
l'approcha du rayon de lumière qu'envoyait la lampe fu-
meuse, et murmura ce simple monosyllabe, Ok! avec une
expression de si profonde terreur, que Mousqueton recula
épouvante et que Blaisois pensa s'évanouir.
Tous deux jetèrent néanmoins un regard curiens dans le
pot à bière : il était plein de poudre.
Une fois convaincu que le bâtiment était chargé de poudra
m VLNGT ANS APRES.
au lieu de l'être de vin, Grimaud s'élança vers l'écoutille et
ne fît qu'un bond jusqu'à la chambre où dormaient les quatre
amis. Arrivé à cette chambre, il repoussa doucement la
porte, laquelle en s'ouvrant réveilla immédiatement d'Arta-
gnan couché derrière elle.
A peine eut-il vu la figure décomposée de Grimaud, qu'il
comprit qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire et
voulut s'écrier; mais Grimaud, d'un geste plus rapide que
la parole elle-même, mit un doigt sur ses lèvres, et, d'un
souffle qu'on n'eût pas soupçonné dans un corps si frêle, il
éteignit la petite veilleuse à trois pas.
D'Artagnan se souleva sur le coude, Grimaud mit un genou
en terre, et là, le cou tendu, tous les sens surexcités, il glissa
dans l'oreille un récit qui, à la rigueur, était assez drama-
tique pour se passer du geste et du jeu de physionomie.
Pendant ce récit, Athos, Porlhos et Aramis dormaient
comme des hommes qui n'ont pas dormi depuis huit jours,
et, dans l'entre-pont, ^]ousqueton nouait par précaution ses
aiguillettes, tandis que Blaisois, saisi d'horreur, les cheveux
hérissés si.r sa tête, essayait d'en faire autant.
Voici ce qui s'était passé.
A peine Grimaud eut-il disparu par l'ouverture et se
trouva-t-il dans le premier compartiment, qu'il se mit en
quête et qu'il rencontra un tonneau. Il frappa dessus ; le
tonneau était vide. Il passa à un autre, il était vide encore;
mais le troisième sur lequel il répéta l'expérience rendit un
son si mat qu'il n'y avait point à s'y tromper. Grimaud re-
connut qu'il était plein.
Il s'arrêta à celui-ci, chercha une place convenable pour le
percer avec sa vrille, et, en cherchant cet endroit, mit la main
sur un robinet.
— Bon ! dit Grimaud, voilà qui m'épargne de la besogne.
Et il approcha son pot à bière, tourna le robinet et sentit
que le contenu passait tout doucement d'un récipient dans
Pautre.
Grimaud, après avoir préalablement pris la précaution de
fermer le robinet, allait porter le pot à ses lèvres, trop con-
sciencieux qu'il était pour apportera ses compagnons une
liqueur dont il n'eût pas pu leur répondre, lorsqu'il entendit
VINGT ANS APRES. 123
le signal de l'alarme que lui donnait I\Iousque\'on; il se douta
de quelques rondes de nuit, se glissa dans l'intervalle de
deux tonneanx et se cacha derrière une futaille.
En effet, un instant après, la porte s'ouvrit et se referma
après avoir donné passage aux deux hommes à manteau que
oous avons vus passer et repasser devant Blaisois et Mous-
queton en donnant l'ordre d'éteindre les kimièreç.
L'un des deux poriail une lanterne garnie de vitres soi-
gneusement fermée et d'une telle hauteur que la flamme ne
pouvait atteindre à son sommet. De plus, les vitres elles-
mêmes étaient recouvertes d'une feuille de papier blanc qui
adoucissait ou pluiôt absorbait la lumière et la chaleur.
Cet homme était Groslow.
L'autre tenait à la main quelque chose de long, de flexible
et de roulé comme une corde blanchâtre. Son visage était
recouvert d'un chapeau à larges bords. Grimaud, croyant que
le même sentiment que le sien les attirait dans le caveau,
et que, comme lui, ils venaient faire une visite au vin de
Porto, se bloiiil de plus en plus derrière sa futaille, se di-
sant qu'au reste, s'il était découvert, le crime n'était pas
bien grand.
Arrivés au tonneau derrière lequel Grimaud était caché,
les deux hommes s'arrêtèrent.
— Avez-vous la mèche? demanda en anglais celui qui por-
tait le fallût.
— La voici, dit l'autre.
A la voix du dernier, Grimaud tressaillit et sentit un frisson
lui passer jusque dans la moelle des os; il se souleva lente-
aient, jusqu'à ce que sa lête dépassât le cercle de bois, et
sous le large chapeau il reconnut la pâle figure de Mor-
daunt.
— Combien de temps peut durer celte mèche ?demanda-t-il,
— Mais... cinq minutes à peu près, dit le patron.
Cette voix, non plus, n'était pas étrangère à Grimaud. Ses
regards passèrent de l'un à l'autre, et après Mordaunt il re-
connut Groslow- ^
— Alors, dit lAlordaunt, vous allez prévenir vos hommes
de se tenir prêts, sans leur dire à quoi. La clialoupa suit-elîe
la bâtiment?
1-2G VINGÏ ANS APRES.
— Comme un chien suit son maître au bout d'une laisse de
chanvre.
— Alors, quand la pendule piquera le quart après minuù
vous réunirez vos hommes, vous descendrez sans bruit dans
;a chaloupe...
— Après avoir mis le feu à la mèche?
— Ce soin me regarde. Je veux être sûr de ma vengeance
Les rames sont dans le canot?
— Tout est préparé.
— Bien.
— C'est entendu, alors.
Mordaunt s'agenouilla et assura un bout de sa mèche au
robinet, pour n'avoir plus qu'à mettre le feu à l'extrémité
opposée.
Puis, cette opération achevée, il tira sa montre.
— Vous avez euiendu? au quart d'heure après minuit, dit
il en se relevant, c'est-à-dire...
11 regarda sa montre.
— Dans vingt minutes.
— Parfaitement, Monsieur, répondit Groslow: seuJement,
je dois vous faire observer une dernière fois qu'il y a quelquft
danger pour la mission que vous vous réservez, et qu'il vau
drait mieux charger un de nos hommes de meltre le feu à
l'artifice.
— Mon cher Groslow, dit I\Iordaunt, vous connaissez le
proverbe français : On n'est bien servi que par soi-même. Je
le mettrai en pratique.
Grimaud avait tout écouté, sinon tO"t entendu ; maisla vua
suppléait chez lui au défaut de compréhension parfaite de la
langue; il avait vu et reconnu les deux mortels ennemis des
mousquetaires; il avait vu Mordaunt disposer la mèche; il
avait entendu le proverbe, que pour sa plus grande facilité
Mordaunt avail dit en français. Enfin il palpait et repalpait
le contenu du cruchon qu'il tenait à la main, et, au lieu du
liquide qu'attendaient Mousqueton et Blaisois, criaient et
s'écrasaient sous ses doigts les grains d'une poudre grossière.
Mordaunt s'éloigna avec le patron. A la porte il s'arrêta
écoutant.
— Entendez- vous comme ils dorment? (îlc-il.
VINGT ANS APRES. m
Eo effet, on entendait ronfler Porthos à travers le plancher.
— C'est Dieu qui nous les livre, dit Groslow.
— Elcette fois, dit Mordaunt, le diable ne les sauverait pasî
Et tous deux sortirent.
XIV
Î,K VLN DE PORTO.
(Suite.)
Grimaud attendit qu'il eût entendu grincer le pêne de la
porte dans la serrure, et quand il se fut assuré qu'il était seul,
il se dressa lentement !e long de la muraille.
— Ah ! fit-il en essuyaot avec sa manche de larges gouttes?
de sueur qui perlaient sur son front; comme c'est heureux
que Mousqueton ait eu soif 1
Il se liâta de passer par son trou, croyant encore rêver;
mais la vue de la pondre, dans le pot de bière lui prouva que
ce rêve était un caucheuiar mortel.
D'Artagnan, comme on le pense, écouta tous ces détails
avec un intérêt croissant, et, sans attendre que Grimaud eût
Uni, il se leva sans secousse : et approchant sa bouche de
l'oreille d'Aramis, qui dormait à sa gauche, et lui tcuchant
répaule en même temps pour prévenir tout mouvement
ibrusque :
— Chevaliti, lui dit-il, levez-vous et ne faites pas le
moindre tjruit.
Aramis s'éveilla. D'Artagnan lui répéta son invitation en
lui serrant la main. Aramis obéit.
— Vous avez Athos à votre gauche, dit-il, prévenez-le
comme je vous ai prévenu.
Aramis réveilla facilement Athos, dont le sommeil était lé-
ger comme l'est ordinairement celui de toutes les natures fines
et nerveuses ; mais on eut plus de difficulté pour réveiller
128 VINGT ANS APRES.
Porîhos. Il allait demander les causes et les raisons de cef.-a
inlerruption de son sommeil, qui lui paraissait fort déplai-
sante, lorsque d'Artagnan,pour toute explication, lui appliqua
la main sur la bouche.
Alors notre Gascon, allongeant ses bras et les ramenant à
lui, enferma dans leur cercle les trois têtes de ses amis, dfi
façon qu'elles se touchassent pour ainsi dire.
— Amis, dit-il, nous allons immédiatement quitter ce ba-
teau, ou nous sommes tous morts.
— Bah! dit Aihos, encore?
— Savez -vous quel est le capitaine du bateau?
— Non.
— Le capitaine Groslow.
Un frémissement des trois mousquetaires apprit à d'Arta-
gnan que son discours commençait à faire quelque impres-
sion sur ses amis.
— Groslow! fit Aramis, diable!
— Qu'est-ce que c'est que cela, Groslow? demanda Por-
tbos, je ne me le rappelle plus.
— Celui qui a cassé la tête à Parry et qui s'apprête en ce
moment à casser les nôtres.
— Ohloh!
— Et son lieutenant, savez-vous qui c'est?
— Son lieutenant? il n'en a pas, dit Athos. On n'a pas de
lieutenant dans une felouque montée par quatre hommes.
— Oui, mais M. Groslow n'est pas un capitaine comme un
autre ; il a un lieutenant, lui, et ce lieutenant est M. Mordaunt
Cette fois ce fut plus qu'un frémissement parmi les mous-
quetaires, ce fut presque un cri. Ces hommes invincibles
étaient soumis à l'influence mystérieuse et fatale qu'exerçait
ce nom sur eux, et ressentaient de la terreur à l'entendre
seulement prononcer.
— Que faire? dit Athos.
— Nous emparer de la felouque, dit Aramis.
— El le tuer, dit Porthos.
— La felouque est minée, dit d'Arlagnan. Ces tonneaux que
j'ai pris pour des futailles pleines de porto sont des tonneaux
de poudre. Quand Mordaunt se verra découvert, il fera tout
sauter, amis et ennemis, et, ma H\ c'est un monsieur da
^iNGT ANS APRÈS. <29
trop mauvaise compagnie pour que j'aie le désir de me pré-
senter en sa société, soit au ciel, soit à l'enfer.
— Vous avez donc un plan? demanda Athos.
— Oui.
— Lequel?
— Avez-vous confiance en moi?
—< Ordonnez, dirent ensemble les trois mousquetaires.
— Eh bien, venez!
D'Artagnan alla à une fenêtre basse comme un dalot, mais
qui suflûsait pour donner passage à un homme ; il la fit glisser
doucement sur sa charnière.
— Voilà le chemin, dit-il.
— Diable! dit Aramis, il fait bien froid, cher ami I
j— Restez si vous voulez ici, mais je vous préviens qu'il
il fera chaud tout à l'heure.
— Mais nous ne pouvons gagner la terre à la nage.'
— La chaloupe suit en laisse, nous gagnerons la chaloupe
et nous couperons la laisse. Voilà tout. Allons, Messieurs.
— Un instant, dit Aihos : les laquais?
— Nous voici, dirent Mousqueton et Blaisois,que Grimaud
avait été chercher pour concentrer toutes les forces dans la
cabine, et qui, par l'écoutille qui touchait presque à la porte,
étaient entrés sans être vus.
Cependant les trois amis étaient restés immobiles devant
le terrible spectacle que leur avait découvert d'Ariagnan en
soulevant le volet et qu'ils voyaient par cette étroite ou-
verture.
En effet, quiconque a vu ce spectacle une fois sait que rien
n'est plus profondément saisissant qu'une mer houleuse, rou-
lant avec de sourds murmures ses vagues noires à 1» pâle
clarté d'une lune d'hiver.
— Cordieu! dit d'Artagnan, nous hésitons, ce me semble!
Si nous hésitons, nous, que feront donc les laquais?
— Je n'hésite pas, moi, dit Grimaud.
— Monsieur, dit Blaisois, je ne sais nager que dans les n-
vières, je vous en préviens.
— Et moi, je ne sais pas nager du tout, dit Mousqueton.
Pendant ce >emps, d'Artagnan s'était glissé par l'ouverture.
— Vous êtes donc décidé, ami? dit Athos.
UO VINGT ANS W'krS.
— Oui, répondit le Gascon. Allons, Aîhos, voiis qui êtes
i'iiomme parfait, dites à l'esprit de dominer la matière. Vous
Aramis, donnez le mot aux laquais. Vous, Porthos, tuez tout
ce qui nous fera obstacle.
Et d'Artagnan, après avoir serré la main d'Athos, choisiî
le moment où par un mouvement de tangage la felouque
plongeait de l'arrière; de sorte qu'il n'eut qu'à se laisser glis-
ser dans l'eau, qui l'enveloppait déjà jusqu'à la ceinture.
Alhos le suivit avant même que la felouque fût releve'e;
après Ailios elle se releva, et l'on vit se tendre et sortir de
re;m le câble qui attachait la chaloupe.
D'Artagnan nagea vers ce câble et l'atteignit.
Là il attendit suspendu à ce câble par une main et la tête
seule à fleur d'eau.
Au bout d'une seconde, Alhos le rejoignit.
Puis l'on vit au tournant de la felouque poindre deux autre s
têtes. Cétaieut celles d'Aramis et de Grimaud.
— Blaisois m'inquiète, dit Athos. N'avez-vous pas entendu,
d'Artagnan, qu'il a dit qu'il ne savait nager que dans les
rivières?
— Quand on sait nager, on nage partout, dit d'Artagnan:
à la barque! à la barque I
— Mais Poribos? je ne le vois pas,
— Porihos va venir, soyez tranquille, il nage comme Lé-
viathan lui-même.
En effet Portho? ne paraissait point ; car une scène, moitié
burlesque, moitié dramatique, se passait entre lui, Mousque-
ton et Blaisois.
Ceux-ci, épouvantés parle bruit de l'eau, par le sifflement
du veut, effarés par la vue de cette eau noire bouillonnant
dans le goutîre, reculaient au lieu d'avancer.
— Allons! allons I dit Porthos, à l'eau I
— Mais, Monsieur, disait Mousqueton, je ne sais pas na-
ger, laissez-moi ici.
— Et moi aussi, Monsieur, disait Blaisois.
— Je vous assure que je vous embarrasserai dans eelî»
petite barque, reprit Mousqueton.
— Et moi je me noierai bien sûr avant <ia9 d'y arriver,
continuait Blaisois.
VINGT ANS APRES I3f
— Ah çà, je TOUS étrangle tous deux si ?ous ne sortez pas,
dit Pûrthos en les saisissant à la gorge. En avant, Blai-
sois!
Un ge'missement étouffé par la main de fer de Porthos fut
toute la réponse de Blaisois, car le géant, le tenant par le
cou et par les pieds, le fit glisser comme une planche par la
fenêtre et l'envoya dans la mer la tête en bas.
— Maintennnt, Mouston, dit Porthos, j'espère que vous
n'abandonnerez pas votre maître.
— Ah! Monsieur, dit Mousqueton les larmes aux yeux,
pourquoi avez-vous repris da service? nous étions si bien
r.u château de Pierrefcndsl
El sans autre reproche, devenu passif et obéissant, soit
jar dévouement réel, soit par l'exemple donné à l'égard de
Blaisois, Mousqueton donna têie baissée dans la mer. Action
sublime en fous cas, car Mousqueton se croyait mort.
Mais Porthos n'était pas homme ii abandonner ainsi son
fidèle compagnon. Le maître suivit de si prés son valet, que
la chute des deux corps ne fit qu'un seul et même bruit; de
sorte que lorsque Mousqueton revint sur l'eau tout aveuglé,
il se trouva soutenu par la large main de Porthos, et put, sans
TiToir besoin de faire aucun mouvc-m.ent, s'avancer vers la
1 9rde avec la majesté d'un dieu marin.
Au même instant, Porthos vit tourbillonner quelque chose
à la portée de son hras. Il saisit ce quelque chose par la che-
velure: c'était Blaisois, au-devant duquel venait déjà Athos.
— Allez, allez, comte, dit Porliios, je n'ai pas besoin de
vous.
Et en etîet, d'un coup de jarret vigoureux, Porthos se
dressa comme le géant Adamastor au-dessus de la lame, et
en trois élans il se trouva avoir rejoint ses compagnons.
D'Artagnan, Aramiî et Grimaud aidèrent Mousqueton et
Blaisois à monter; puis vint le tour de Porthos, qui, en en-
jambant par-dessus le bord, manqua de faire chavirer la pe-
tite embarcation.
— Et Athos? demanda d'Artagnan.
— Me voici ! dit Athos, qui, comme un général soutenant
la retraite, n'avait voulu monter que le dernier et se tenait
£Q rebord de la barque. Ètes-vous tous réunis?
132 f/NGT ANS APRÈS.
— Tous, dit (fArtagnan. Et vous, Athos, avez-vous votre
poignard?
— Oui.
— Alors, coupez le câble et venez.
Athos tira un poignard acéré de sa ceinture et coupa la
corde; la felouque s'éloigna; la barque resta stationnaire,
sans autre mouvement que celui que lui imprimaient les
vagues.
— Venez, Athos! dit d'Artagnan.
Et il tendit la main au comte de La Fere, qui prit à son
tour place dans le bateau.
— Il était temps, dit le Gascon, et vous allez voir quelque
chose de curieux
XV
FATALITÉ.
En effet, d'Artagnan achevait à peine ces paroles qu'un coup
de sifflet retentit sur la felouque, qui commençait à s'enfon-
cer dans la brume et dans l'obscurité.
— Ceci, conime vous le comprenez bien, reprit le Gascon,
veut dire quelque chose.
En ce moment on vil un falot apparaître sur le pont et des-
siner des ombres à l'arrière.
Soudain un cri terrible, un cri de désespoir traversa l'es-
pace; et comme si ce cri eût chassé les nuages, le voile qui
cachait la lune s'écaiia, et Ton vi' se dessiuoi- sur le ciel, ar-
genté d'une pâle lumière, la voilure grise al les cordages
Qoirs de la felouque.
Des ombres couraient éperdues sur le navire, et des cris
ianienlables accuriipagnaienl ces promenades uiseusées.
Au milieu de ces cris, on vit apparaure sur le cuuronne-
SQent de la poupe Mordaunt, une torche à la iiiam.
Ces ombres qui couraient éperdues sur le navire, c'était
VINGT AiS'S APRES. m
Grosîow, qui, à l'heure indiquée par Mordaunt, avait rassem-
blé ses hommes; tandis que celui-ci, après avoir écouté à la
porte de la cabine si les mousquetaires dormaient toujours,
était descendu dans la cale, rassuré par leur silence.
En effet, qui eût pu soupçonner ce qui venait de se passer?
Mordaunt avait en conséquence ouvert la porte et couru
à la mèche; ardent comme un homme altéré de vengeance
et sur de lui comme ceux que Dieu aveuglo, il avait mis le
feu au soufre.
Pendant ce temps, Groslow et ses matelots s'étaient réunis
à l'arrière.
— Halez la corde, dit Groslow, et attirez la chaloupe à
nous.
Un des matelots enjamba la muraille du navire, saisit le
câble et tira; le câble vint à lui sans résistance aucune.
— Le câble est coupé 1 s'écria le marin; plus de canot!
— Comment! plus de canot 1 dit Groslow en s'élançant à
son tour sur le bastingage, c'est impossible !
— Cela est cependant, dit le marin, voyez plutôt ; rien dans
le sillage, et d'ailleurs voilà le bout du câble.
C'était alors que Groslow avait poussé ce rugissement que
les mousquetaires avaient entendu.
— Qu'y a-t-il? s'écria Mordaunt, qui, sortant de l'écoutille,
s'élança à son tour vers l'arrière, sa torche à la main.
— Il y a que nos ennemis nous échappent ; il y a qu'ils onl
coupé la corde et qu'ils fuient avec le canot.
Mordaunt ne fit qu'un bond jusqu'à la cabine, dont il en-
fonça la porte d'un coup de pied.
— Vide ! s'écria-t-il. Oh ! les démons I
— Nous allons les poursuivre, dit Groslow ; ils ne peuvent
être loin, et nous les coulerons en passant sur eux.
— Oui, mais le feu! dit Mordaunt, j'ai mis le feu!
— A quoi?
— A la raêche !
— Jlille tonnerres ! hurla Groslow en se précipitant vers
l'écoutille. Peut-être est-il encore temps.
Mordaunt ne répondit que par un rire terrible; et,le5 traits
bouleversés par la haine plus encore que parla terreur, cher-
chant le ciel de ses yeux hagards pour lui lancer un dernier
T. III. 8
134 VLXGT ANS APRÈS.
blasphéma, il jeta d'abord sa tcrcbe dans la mer, puis il s'y
précipita lui même.
An même instant et comme Groslow mettait le pied sur
rescalier de l'écoutille, le navire s'ouvrit comme le cratère
d'un volcan ; un jet de feu s'élança vers le ciel avec une
explosion pareille à celle de cent pièces de canon qui tonne-
raient à la fois; l'air s'embrasa tout sillonné do débria em-
brasés eux-mêmes, puis l'effroyable éclair disparut, les dé-
Dris tombèrent l'un après l'autre, frémissant dans labime,
où ils s'éteignirent, et, à l'exception d'une vibration dans
l'air, au bout d'un instant on eût cru qu'il ne s'était rien
passé.
Seulement la felouque avait disparu de la surface de la
mer, et Groslow et ses trois hommes étaient anéantis.
Les quatre amis avaient tout vu, aucun des détails de ce
ierrible drame ne leur avait échappé. Un instant inondés de
cette lumière éclatante qui avait éclairé la mer à plus d'une
lieue, on aurait pu les voir chacun dans une attitude diverse,
exprimant l'eiTroi que, malgré leurs cœurs de bronze, ils
ne pouvaient s'empêcher de ressentir. Bientôt la pluie de
flammes retomba tout autour d'eux ; puis enfin le volcan s'é-
teignit comme nous l'avons raconté, et tout rentra d;uis Tob-
scurité, barque flottante et océan houleux.
Ils demeurèrent un instant silencieux et abattus. Porlhos
et d'Artagnan, qui avaient pris chacun une rame, la soute-
naient machinalement au-dessus de l'eau en pesant dessus
de tout leur corps et en l'étreignant de leurs mains cris-
pées.
— Ma foi , dit Aramis rompant le premier ce silence de
mort, pour cette fois je crois que tout est fini.
, — A moi, milords I à l'aide I au secours 1 cria une voix la-
mentable dont les accents parvinrent aux quatre amis," et
pareille à celle de quehiue esprit de la mer.
Tous se regardèrent. Athos lui-même tressaillit.
— C'est lui, c'est sa voixl dit-il.
Tous gardèrent le silence, car tous avaient, comme Athos,
reconnu cette voix. Seulement leurs regards aux prunelles
dilatées se tournèrent dans la direction où avait disparu la
bâtiment, faisant des efforts inouïs pour percer l'obscurité.
VLNGT ANS APRÈS. 135
Au bout d'uninstant on commença de distinguer un homme.
1! s'approcliait nageant avec vigaeur.
Ailios étendit lentement le bras vers lui, le montrant da
doigt à ses compagnons.
— Oui, oui, dii d'Artagnan, je le vois bien.
— Encore lui ! dit Porihos en respirant comme un soufflet
de forge. Ah çà, mais il est donc de fer?
— 0 mon Dieu ! nuirraura Athos.
Aramis et d'Artagnan se parlaient à l'oreille.
Wordaunt fit encore quelques brassées, et, levant en signe
de détresse une main au-dessus de la mer :
— Pitié I Messieurs, pitié, au nom du ciell je sens mes
forces qui m'abandonnent, je vais mourir I
La voix qui implorait secours était si vibrante, qu'elle alla
éveiller la compassion au fond du cœur d'AUios.
— Le malheureux I murmura-t-il.
— Bon ! dit d'Artagnan, il ne vous manque pins que de 1?;
plaindre ! En vérité, je crois qu'il nage vers nous. Pense-t-il
donc que nous allons le prendre ? Ramez, Poithos, ramez !
Et donnant rexeniple, d'Artagnan plongea sa rame dans la
mer , deux coups d'aviron éloignèrent la barque de vingt
brasses.
— Oh ! vous ne m'abandonnerez pas ! vous ne me laisserez
pas périr I vous ne serez pas sans pitié ! s'écria Mordaunt.
— Ahl ahl dit Porthos à Mordaunt, je crois que nous vous
tenons, enfin, mon brave, et que vous n'avez pour vous sau-
ver d'ici dautres portes que celles de l'enfer!
— Ohl Porthos ! murmura le comte de La Fère.
— Laissez-moi tranquille, Aihos ; en vérité vous devenez
ridicule avec vos éternelles générosités ! D'abord, s'il ap-
proche à dix pieds de la barque, je vous déclare que je lui
fends la tète d'un coup d'aviron.
— Oh ! de grâce... ne me fuyez pas. Messieurs. ..de grâce...
ayez pitié de moi ! cria le jeune homme, dont la respiration
haletante faisait parfois, quand sa tête disparaissait sous la
vague, bouillonner l'eau glacée.
D'Artagnan, qui tout en suivant de l'œil chaque mouve-
ment de Mordaunt avait terminé son colloque avec Arâmis,
se leva :
136 VINGT ANS APRES.
— Monsieur, dit-il en s'adressant au nageur, ëloignez-vous,
s'il vous plait. Votre repentir est de trop fraîche date pour
que nous y ayons une bien grande confiance ; faites attention
que le bateau dans lequel vous avez voulu nous griller fume
encore à quelques pieds sous l'eau, et que la situation dans
laquelle vous êtes est un lit de roses en comparaison de celle
où vous vouliez nous mettre et où vous avez mis M, Grosîou
et ses compagnons.
— Messieurs, reprit Mordaunt avec un accent plus dése?-
pe'ré, je vous jure que mon repentir est véritable. Messieurs,
je suis si jeune, j'ai vingt-trois ans à peine! Messieurs, j'ai
été entraîné par un ressentiment bien naturel, j'ai voulu ven-
ger ma mère, et vous eussiez tous fait ce que j'ai fait.
— Peuh ! fit d'Artagnan, voyant qu'Athos s'attendrissait de
plus en plus ; c'est selon.
Mordaunt n'avait plus que trois ou quatre brassées à faire
pour atteindre la barque, car l'approche de la mort semblail
lui donner une vigueur surnaturelle.
— Hélas ! reprit-il, je vais donc mourir ! vous allez donc
tuer le fils comme vous avez tué la mère! Et cependant je
n'étais pas coupable : selon toutes les lois divines et humai-
nes, un fils doit venger sa mère. D'ailleurs, ajouta-t-il en
joignant les mains, si c'est un crime, puisque je m'en repens,
puisque j'en demande pardon, je dois être pardonné.
Alors, comme si les forces lui manquaient, il sembla ne
plus pouvoir se soutenir sur l'eau, et une vague passa sur sa
tête, qui éteignit sa voix.
— Oh! cela me déchire ! dit Athos.
Mordaunt reparut.
— Et moi, répondit d'Artagnan, je dis qu'il faut en finir;
monsieur l'assassin de votre oncle , monsieur le bourreau
du roi Charles, monsieur l'incendiaire, je vous engage à
vous laisser couler à fond; ou, si vous approchez encore de
la barque d'une seule brasse, je vous casse la tête avec mou
aviron.
Mordaunt, comme au désespoir, fit une brassée. D'Arta-
gnan prit sa rame à deux mains, Athos se leva.
— D'Artagnan! d'Artagnan! s'écria-t-il ; d'Artagnan! mon
fils, je vous en supplie ! Le malheureuy va mourir, et c'esl
VliNGT ANS APRÈS. «3?
affreux de laisser mourir un homme sans lui tendre la main,
quand on n'a qu'à lui tendre la main pour le sauver. Oh!
mon cœur me défend une pareille action; je ne puis y résis-
ter, il faut qu'il vive 1
— Mordieu ! répliqua d'Artagnan, pourquoi ne vous liviez-
vous pas tout de suite pieds et poings liés à ce misérable t
Ce sera plus tôt fait. Ah! comte de La Fère, vous voulez pé-
rir par lui; eh bien I moi, votre fils, comme vous m'appelez,
je ne le veux pas.
C'était la première fois que d'Artagnan résistait à une
prière qu'Athos faisait en l'appelant son fils.
Aramis tira froidemenî son épée , qu'il avait emportée
entre ses dents à la nage.
— S'il pose la main sur le bordage, dit-il, je la lui coupe
comme à un régicide qu'il est.
— Et moi, dit Porlhos, attendez...
— Qu'allez-vous faire ? demanda Aramis.
^- Je vais me jeter à l'eau et je l'étranglerai.
— Oh! Messieurs, s'écria Athos avec un sentiment irré-
sistible, soyons hommes, soyons chrétiens I
D'Artagnan poussa un soupir qui ressemblait à un gémis-
sement, Aramis abaissa son épée, Porthos se rassit.
— Voyez, continua Athos, voyez, la mort se peint sur son
visage ; ses forces sont à bout, une minute encore, et il coule
au fond de l'abîme. Ah! ne me donnez pas cet horrible re-
mords, ne me forcez pas à mourir de honte à mon tour; mes
amis, accordez-moi la vie de ce malheureux, je vous bénirai,
je vous...
— Je me meurs! murmura Mordaunt; à moi !... à moi !.«
— Gagnons une minute, dit Aramis en se penchant è
gauche et en s'adressant à d'Artagnan. Un coup d'aviron,
ajouta-t-il en se penchant à droite vers Porlhos.
D'Artagnan ne répondit ni du geste ni de la parole : il
commençait d'être ému, moitié des supplications d'Alhos,
moitié pa» le spectacle qu'il avait sous les yeux. Porlhos
seul donna un coup de rame, et, comme ce coup n'avait pas
de contre-poids, la barque tourna seulement sur elle-même,
et ce mouvement rapprocha Athos du moribond.
— Monsieur le comte de La Fère! s'écria Mordaunt, mon-
T. lU.
«3S VINGT ANS APRES.
sîeur le comte de La Fera I c'est à vous qne jo m'adressa,
c'est vous que je supplie, ayezpiliéde ruoi!... Où êles-vous,
monsieur le comte de La Fère? je n'y vois plus... je me
meurs !... A moi ! à moi!
— Me voici. Monsieur, dit Alhos en se pencliant et en
étendant le bras vers Mordaunt avec cet air de noblesse et
de dignité qni lui était habituel, me voici; prenez ma main,
■^t entrez da/is notre embarcation.
— J'aiine mieux ne p^s regarder, dit d'Artagnan, cette
faiblesse me répugne.
Il se retourna vers les deux amis, qui, de leur côté, se
pressaient au fond de la barque comme s'ils eussent craint
de loucher celui auquel Athos ne craignait pas de tendre la
iȉin.
Mordaunt fit un effort suprême , se souleva , saisit cette
main qui se tendait vers lui et s'y cramponna avec la véhé-
mence du dernier espoir.
— Bien I dit Ailios, mettez votre autre main ici.
Et il lui offrait son épaule comme second point d'appui;
de sorte que sa tête touchait presque la tête de Mordaunt, et
que ces deux ennemis mortels se tenaient embrassés comme
deux frères.
Mordaunt étreignit de ses doigts crispés le collet d'Athos.
— Bien, Monsieur, dit le comte, maintenant vous voilà
sauvé, tranquillisez-vous.
— Ah I ma more, s'écria !\Iordaunt avec un regard flam-
boyant et avec un accent de haine impossible à décrire, je
ne peux l'offrir qu'une victime, mais ce sera du moins celle
que tu eusses choisie I
Et tandis que d'Artagnan poussait un cri, que Portbos
levait l'aviron, qu'Aramis cherchait une place pour frappe
une effrayante secousse donnée à la barque entraîna Alhos
dans l'eau, tandis que Mordaunt, poussant un cri de triomphe,
serrait ie cou de sa victime et enveloppait, pour paralyser
ses mouvements, ses jambes et les siennes comme aurait
pu !e faire un serpent.
Un instant, sans pousser un cri, sans appeler à son aide,
Alhos essaya de se maintenir à la surface de la mer, mais, lo
poids rentrainant, il disparut oeu à peu; bientôt on ne vit
VINGT ANS APRES. 139
plus que ses longs cheveux flottants ; puis tout disparut, et
un large bouillonnement, qui s'elïaça à son tour, indiau»
seul l'endroit où tous deux s'étaient engloutis.
Muets d'horreur, immobiles, suffoqués par l'indignation et
l'épouvante, les trois amis étaient restés la bouche béante,
les yeux dilatés, les bras tendus; ils semblaient des statues,
et cependant, malgré leur immobilité, on entendait battre
îeur cœur. Porilios le piemier revint à lui, et s'arrachaat les
cheveux à pleines mains :
— Oh! s'écria-t-il avec un saoglot déchirant chez un pa-
reil homme surtout, oh! Athos, Athos! noble cœur! malheur!
malheur sur nous qui t'avons laissé mourir!
— Oh! oui, répéta d'Artagnan, malheur!
— Malheur ! murmura Aramis.
En ce moment, au milieu du vaste cercle illuminé des
rayons de la lune, à quatre ou cinq brasses de la barque, le
même tourbillonnement qui avait annoncé l'absorption se
renouvela, et l'on vit reparaître d'abord des cheveux, puis
un visage pâle aux yeux ouverts mais cependant morts, puis
un corps qui, après s'être dressé jusqu'au buste au-dessus
de la mer, se renversa mollement sur le dos, selon le caprice
de la vague.
Dans la poitrine du cadavre était enfoncé un poignard
dont le pommeau d'or étincelait.
— Mordaunt! Mordauntl Mordaunt! s'écrièrent les trtyis
amis, c'est Mordaunt!
— Mais Athos ? dit d'Artagnan.
Tout à coup la barque pencha à gauche sous un poids
nouveau et inattendu, et Grimaud poussa un hurlement de
joie; tous se retournèrent, et l'on vit Athos, livide, l'œil
éteint et la main tremblante, se reposer en s'appuyant sur le
bord du canot. Huit bras nerveux Tenlevèrent aussitôt et le
déposèrent dans la barque, où dans un instant Athos se sen-
tit réchaulTé, ranimé, renaissant sous les caresses et dans
Je»? étreintes de ses amis ivres de joie.
— Vous n'êtes pas blessé, au moins? demanda cTArtagnan.
— Non répondit Athos... Et lui?
— Oh! lui, pour cette fois, Dieu merci! il est bien mort.
Tenez ! et d'Artagnan, forçant Athos de regarder dans la dl-
140 VINGT ANS APRÈS.
rection qu'il lui indiquait, lui montra le corps de Mordaunt
flottant sur le dos des lames, et qui, tantôt submergé, tantôt
relevé, semblait encore poursuivre les quatre amis d'un
regard chargé d'insulte et de haine mortelle.
Enfin il s'abima. Athos l'avait suivi d'un œil empreint de
mélancolie et de pitié.
— Bravo, Athos ! dit Aramis avec une effusion bien rare
chez lui.
— Le beau coup! s'écria Porthos.
— J'avais un fils, dit Athos, j'ai voulu vivre.
— Enfin, dit d'Artagnan, voilà où Dieu a parlé !
— Ce n'est pas moi qui l'ai tué, murmura Athos, c'est lo
destin.
XYI
ou, APRÈS AVOIR MANQUÉ d'ËTRE ROTI, MOL'SQDETOH
MANQUA d'être MANGÉ.
Un profond silence régna longtemps dans le canot après
la scène terrible que nous venons de raconter. La lune, qui
s'était montrée un instant comme si Dieu eût voulu qu'au-
cun détail de cet événement ne restât caché aux yeux des
spectateurs, disparut derrière les nuages; tout rentra dans
cette obscurité si effrayante dans tous les déserts et surtout
dans ce désert liquide qu'on appelle l'Océan, et l'on n'enten-
dit plus que le sifflement du vent d'ouest dans la crête des
âmes.
Porthos rompit le premier le silence.
— J'ai vu bien des choses, dit-il, mais aucune ne m'a
ému comme celle que je viens de voir. Cependant, tout
troublé que je suis, je vous déclare que je me sens excefîi-
veraent heureux. J'ai cent livres de moins sur la poitrine, et
je r?spire enfin librement.
. VINGT ANS APil£S. Ui
En effet, PorHios respira avec un bruit qui faisait honneur
au jeu puissant de ses poumons.
— Pour moi, dit Aramis, je n'en dirai pas autant que vous
Porthos ; je suis 'encore épouvanté. C'est au point que je n'en
crois pas mes yeux, que je doute de ce que j'ai vu, que je
cherche tout autour du canot, et que je m'attends à chaque
minute à voir reparaître ce misérable tenant à la main le poi-
gnard qu'il avait dans le cœur.
— Oh ! moi, je suis tranquille, reprit Porthos ; le coup lui
a été porté vers la sixième côte et enfoncé jusqu'à la garde.
Je ne vous en fais pas un reproche, Alhos, au contraire.
Quand on frappe, c'est comme cela qu'il faut frapper. Aussi
ie vis à présent, je respire, je suis joyeux.
— Ne vous hâtez pas de chanter victoire, Porthos! dit d'Ar-
tagnan. Jamais nous n'avons couru un danger plus grand
qu'à cette heure; car un homme vient à bout d'un homme,
mais non pas d'un élément. Or, nous sommes en mer la
nuit, sans guide, dans une frêle barque ; qu'un coup de vent
fasse chavirer le canot, et nous sommes perdus.
Mousqueton poussa un profond soupir.
— Vous êtes ingrat, d'Artagnan, dit Athos; oui, ingrat de
douter de la Providence au moment où elle vient de nous
sauver tous d'une façon si miraculeuse. Croyez-vous qu'elle
nous ait fait passer, en nous guidant par la main, à travers
tant de périls, pour nous abandonner ensuite? Non pas.
Nous sommes partis par un vent d'ouest, ce vent souffle tou-
jours. Athos s'orienta sur l'étoile polaire. Voici le chariot,
par conséquent là est la France. Laissons-nous aller au
vent, et tant qu'il ne changera point il nous poussera vers
les côtes de Calais ou de Boulogne. Si la barque chavire,
nous sommes assez forts et assez bon nageurs, à nous cinq
du moins, pour la retourner, ou pour nous attacher à elle
si cet effort est au-dessus de nos forces. Or, nous nous trou-
vons sur la route de tous les vaisseaux qui vont de Douvres
à Calais et de Portsmouth à Boulogne ; si l'eau conservait
leurs traces, leur sillage eût creusé une vallée a l'endroit
même où nous sommes. 11 est donc impossible qu'au jour
nous ne rencontrions pas quelque barque de pêcheur qui
nous recueillera.
152 VINGT ANS APRÈS.
— Mais si nous n'en rencontrions point, par exemple, el
que le vent lournâi au nord I
— Alors, dit Aihos, c'est autre chose, nous ne retrouve-
rions la terre que de l'autre côté de T Atlantique.
— Ce qui veut dire que cous mourrions de faim, reprit
Aramis.
— C'est pins que probable, dit le comte de La Fcre.
Mousqueton poussa un second soupir plus douloureux
core que le premier.
— Ah çà, Mousion, demanda Porthos, qu'avez-vous donc
gémir toujours ainsi? cela devient fastidieux!
— J'ai que j'ai froid, Monsieur, dit Mousqueton.
— C'est impossible, dit Porthos.
— Impossible? dit Mousqueton étonné.
— Certainement. Vous avez le corps couvert d'une couche
de graisse qui le rend impénétrable à l'air. Il y a autre chose
parlez franchement.
— Eh bien, oui. Monsieur, et c'est même cette couche de
graisse, dont vous me glorifiez, qui m'épouvante, moi!
— Et pourquoi cela, Mouslon? parlez hardiment, ces Mes-
sieurs vous le permettent.
— Parce que, Monsieur, je me rappelais que dans la bi-
bliothèque du cbàieau de Bracieux il y a ur.e foule de livres
de voyages, et parmi ces livres de voyages ceux de Jean
Mocquei, le fameux voyageur du roi Henri IV.
— Après?
— Eh bien! Monsieur, dit Mousqueton, dans ces livres il
est fort parié d'aventures maritimes et d'événements sem-
blables à celui qui nous menace en ce moment !
— Continuez, Mouston dit Porthos, celte analogie est
pleine d'intérêt.
— Eh bien. Monsieur, en pareil cas, les voyageurs affa-
més, dit Jean Mocquet, ont Phabitude affreuse de se manger
ies uns les autres et de commencer par...
— Par le plus gras ! s'écria d'Artagnan ne pouvant s'empê-
cher de rire malgré la gravilé de la situation.
— Oui, Monsieur, répondit Mousqueton un peu abasourdi
de cette hilarité, et permettez-moi de vous dire que je ne
vois pas ce qu'il peut y avoir de risible là-dedans.
VINGT ANS APRÈS. U3
— C'est le dévouement personnifié que ce brave Mouston |
reprit Porlhos. Gageons que tu te voyais déjà dépecé et
raangé par ton maître?
— Oui, iMonsieur, quoique cette joie que vous devinez
en moi ne soit pas, je vous l'avoue, sans quelque mélange
de tristesse. Cependant je ne me regretterais pas trop, Mon-
sieur, si en mourant j'avais la certitude de vous être utile
encore.
— Mouston, dit Porthos attendri, si nous revoyons jamais
mon cbàteau de Pierrefonds, vous aurez, en toute propriété
pour vous et vos descendants, le clos de vignes qui sur-
morte la ferme.
— Et vous le JommerezTa vigne du Dévouement, Mous-
Ion, dit Aramis, pour transmettre au derniers âges le souve-
nir de voire sacrifice.
— Clievalier, dit d'Artagnan en riant à son tour, vous eus-
siez mangé du Mouston sans trop de répugnance, n'est-ce
pas, surtout après deux ou trois jours de diète?
— Oli! ma foi, non, reprit Aramis, j'eusse mieux aimé
Blaisois : il y a moins longtemps que nous le connaissons.
On conçoit que pendant cet échange de plaisanteries, qui
avaient pour but surtout d'écarter de l'esprit d'Atbos la scène
qui venait de se passer, à l'exception de Grimaud, qui savai';
qu'en tout cas le danger, quel qu'il fût, passerait au-dessus
de sa tête, les valets ne fussent point tranquilles.
Aussi Grimaud, sans prendre aucune part à la conversa-
tion, et muet, selon son habitude, s'escrimait-il de soa
lEieux, un aviron de chaque main.
— Tu rames donc, toi? dit Athos.
Grimaud tu signe que oui.
— Pourquoi rames-tu?
— Pour avoir i:haud.
En elîei, tandis que les autres naufragés grelottaient de
froid, le .silencieux Grimaud suait à grosses gouttes.
Tout à coup Mousqueton poussa un cri de joie en élevant
au-dessus de sa tète sa main armée d'une bouteille.
— Ohl dit-il en passant la bouteille à Porthos, oh! Mon-
sieur, nous sommes sauvés I la barque est garnie de vivres.
Et fouillant vivement sous le banc d'où il avait déjà tiré le
Hi VINGT ANS APRÈS.
précieux spécimen, il amena successivement une douzaine
de bû^leilles pareilles, du pain et un morceau de bœuf salé.
Il Ci* inutile de dire que cette trouvaille rendit la gaieté à
tous, excepté à Athos.
— Mordiea! dit Porthos, qui, on se le rappello, avait déjà
faim en mettant le pied sur la felouque, c'est étonnant comme
les émotions creusent l'estomac 1
El il avala une bouteille d'un coup et mangea à lui seul
un bon tiers du pain et du bœuf salé.
— Maintenant, dit Aihos, dormez ou tâchtz de dormir
Messieurs ; moi, je veillerai.
Pour d'autres hommes que pour nos hardis aventuriers une
pareille proposition eût été dérisoire. En effet, ils étaient
mouillés jusqu'aux os, il faisait un vent glacial, et les émo-
tions qu'ils venaient d'éprouver semblaient leur défendre de
fermer l'œil; mais pour ces natures d'élite, pour ces tempé-
raments de fer, pour ces corps brisés à toutes les fatigues, le
sommeil dans toutes les circonstances arrivait à son heure
sans jamais manquer à l'appel.
Aussi au bout d'un instant chacun , plein de confiance
dans le pilote, se fut-il accoudé à sa façon, et eut-il essayé de
profiter du conseil donné par Athos, qui, assis au gouvernail
et les yeux fixés sur le ciel, où sans doute il cherchait non-
seulement le chemin de la France, mais encore le visage
de Dieu, demeura seul, comme il l'avait promis, pensif et
éveillé, dirigeant la petite barque dans la voie qu'elle devait
suivre.
Après quelques heures de sommeil, les voyageurs furent
réveillés par Athos.
Les premières lueurs du jour venaient de blanchir la mer
bleuâtre, et à dix portées de mousquet à peu près vers l'a-
îjant on apercevait une masse noire au-dessus de laquelle se
déployait une voile triangulaire fine et allongée comme l'aile
d'une hirondelle.
— Une barque ! dirent d'une même voix les quatre amis
tandis que les laquais, de leur côté, exprimaient aussi leur
joie sur des tons différents.
C'était en effet une flûte dunkerquoise qui faisait Yoiia
vers Boulogne.
VINGT AîsS APRES. «45
Las quatre maîtres, Blaisois et Mousqueton unirent leur
voix en un seul cri qui vibra sur la surface élastique des
flots, tandis que Griraaud, sans rien dire, mettait son chapeau
au bout de sa rame pour attirer les regards de ceux qu'allait
frapper le son de la voix.
Un quart d'heure après, le canot de cette flûte La remor-
quait; ils mettaient le pied sur le pont du petit bâtiment. Gri-
maud offrait vingt guinées au patron de la part de son maître,
et à neuf heures du matin, par un bon vent, nos Français
mettaient le pied sur le sol de la pairie.
— Morbleu! qu'on est fort là-dessus! dit Porihos en en-
fonçant ses larges pieds dans le sable. Qu'on vienne me
chercher noise maintenant, me regarder de travers ou me
chatouiller, et l'on verra à qui l'on a affaire ! Morbleu! je dé-
fierais tout un royaume I
— Et moi, dit d'Artagnan, J6 vous engage à ne pas faire
sonner ce défi trop haut, Porthos; car il me semble qu'on
nous regarde beaucoup par ici.
— Pardieu ! dit Porthos, on nous admire.
— Eh bien, moi, répondit d'Artagnan, je n'y mets point
d'amour-propre, je vous jure;, Porihos! Seulement j'aperçois
des hommes en robe noire ; et dans notre situation les hommes
en robe noire m'épouvantent, je l'avoue.
— Ce sont les greffiers des marchandises du port, dit
Aramis.
— Sous l'autre cardinal, sous le grand, dit Athos, on eût
plus fait attention à nous qu'aux marchandises. Mais sous
celui-ci, tranquillisez-vous, amis, on fera plus attention aux
marchandises qu'à nous.
— Je ne m'y fie pas, dit d'Artagnan, et je gagne les
dunes.
— Pourquoi pas la ville? dit Porthos. J'aimerais mieux
une bonne auberge que ces affreux déserts de sable que
Dieu a créés pour les lapins seulement. D'ailleurs j'ai faim,
n-oi.
— Faites com'jne vous voudrez, Porthos I dit d'Artagnan :
mais, quant à moi, je suis convaincu que ce qu'il y a de
plus sur pour des hommes dans notre situation, c'est la rasa
compagne.
7. m. 9
! 46 VINGT ANS APRES.
Et d'Artagnan, certain de réunir la majorité, s'enfonça
dans les dunes sans attendre la réponse de Porthos.
La petite troupe le suivit et disparut bientôt avec lui aer-
rièreles moniiculss de sable, sans avoir attiré sur elle l'ai-
lention publique.
— Maintenant, dit Aramis quand on eut fait un quart de
jieue a peu prés, causons.
— Non pas, dit d'Artagnan, fuyons. Nous avons pchappéà
Crorawell, à Mordaunt, à la mer, trois abirnes qui veuiaienl
nous dévorer; nous n'échapperons pas au sieur Mazarin.
— Vous avez raison, d'Artagnan, dit Araiiis, et mon avis
est que, pour plus de sécurité même, nous nous séparions.
— Oui, oui, Aramis, dit d'Artagnan, séparons-nous.
Porthos voulut parler pour s'opposer à cette résolution,
mais d'Artagnan lui fit comprendre, en lui serrant la main,
qu'il devait se taire. Porthos était fort obéissant à ces signes
de son compagnon, dont avec sa bonhomie ordinaire il re-
connaissait la supériorité intellectuelle. H renfonça donc les
paroles qui allaient sortir de sa bouche.
— Mais pourquoi nous séparer? dit Alhos.
— Parce que, dit d'Artagnan, nous avons été envoyés à
Cromwel! par M. de Mazarin, Porthos et moi, et qu'au lieu de
servir Crorawell nous avons servi le roi Charles i"", ce qui
n'est pas du tout la même chose. En revenant avec messieurs
de La Fère et d'Herblay, notre crime est avéré; en revenant
seuls, notre crime demeure à l'état de doute: et avec le doute
on mène les hommes très-loin. Or, je veux faire voir du pays
à M. de Mazarin, moi.
— Tiens, dit Porthos, c'est vrai!
— Vous oubliez, dit Athos, que nous sommas vos prison
ciers, que nous ne nous regardons pas du tout comme dé
gagés de notre parole envers vous, et qu'en nous ramenant
prisonniers à Paris...
— En vérité, Athos, interrompit d'Artagnan, je suis fâché
qu'un homme d'esprit comme vous dise toujours des pauvre-
tés dont rougiraient des écoliers de troisième. Chevalier, con-
tinua d'Artagnan en s'adressant à Aramis, qui, campé fière-
ment sur son épée, semblait, quoiqu'il eût d'abord émis una
opinion contraire, s'être au premier mot rallié à ceile d;)
VINGT ANS APRES. 147
son compagnon; chevalier, comprenez donc qu'ici comme
toujours mon caractère défiant exagère. Porihos et moi ne
risquons rien, au bout du compte. Mais si par hasard cepen-
dant on essayait de nous arrêter devant vous, eh bieni
on n'arrêterait pas sept hommes comme on en arrête trois;
les épées verraient le soleil, et l'affaire, mauvaise pour tout
Je monde- deviendrait une énofmité qui noua perdrait tous
quatre. D ailleurs, si malheur arrive à deux de nous, ne vaut-
il pas mieux que les deux autres soient en liberté pour tirer
•jeux-là d'affaire, pour ramper, miner, saper, les délivrer en-
fin? Et puis, qui sait si nous n'obtiendrons pas séparément,
vous de la reine, nous de Mazarin, un pardon qu'on nous re-
fuserait réunis? Allons, Alhos et Ar^imis, tirez à droite ; vous,
Porihos, venez à gauche avec moi, laissez ces Messieurs fi-
ler sur la Normandie, et nous, par la roule la plus courte,
gagnons Paris.
— Mais si l'on nous enl-ève en route, comment nous pré-
venir mutuellement de celte catastrophe? demanda Aramis.
— Rien de plus facile, répondit d'Artagnan ; convenons
d'un itinéraire dont nous ne nous écarterons pas. Gagnez
Saint-Valery, puis Dieppe, puis suivez la route droite de
Dieppe à Paris; nous, nous allons prendre par Abbeville,
Amiens, Péronne, Compiègne et Senlis, et dans chaque au-
bert^e, dans chaque maison où nous nous arrêterons, nous
écrirons sur la muraille avec la pointe du couteau, ou sur la
vitre avec le tranchant d'un diamant, un renseignement qui
puisse guider les recherches de ceux qui seraient libres.
— Ah! mon ami, dit Alhos, comme j'admirerais les res-
sources de votre tête, si je ne m'arrêtais pas, pour les ado
ier, à celles de votre cœur.
El il tendit la main à d'Artagnan.
— Est-ce que le renard a du génie, Alhos? dit le Gascon
avec un mouvement d'épaules. Non, il sait croquer les pou-
les, dépister les chasseurs et retrouver son chemin le jour
comme la nuit, voilà tout. Eh bien, est-ce dit?
— C'est dit.
— Alors, partageons l'argent, reprit d'Artagnan, il doiî
rester environ deux cents pistoles. Combien reste-t-ii, Gri-
maad?
«46 VINGT ANS APRES.
Et d'Artagnan, certain de réunir la majorité, s'enfonça
ians les danes sans aiieudre la réponse de Porthos.
La petite troupe le suivit et disparut bientôt avec lui aer-
rière les monticules de sable, sans avoir attiré sur elle l'at-
tention publique.
— Maintenant, dit Aramis quand on eut fait un quart de
lieue a peu prés, causons.
— Non pas, dit d'Artagnan, fuyons. Nous avons échappé à
Cromwell, à Mordaunt, à la mer, trois abîmes qui veulaieni
nous dévorer; nous n'échapperons pas au sieur Mazarin.
— Vous avez raison, d'Artagnan, dit Ara^iis, et mon avis
est que, pour plus de sécurité même, nous nous séparions.
— Oui, oui, Aramis, dit d'Artagnan, séparons-nous.
Porthos voulut parler pour s'opposer à cette résolution,
mais d'Artagnan lui fit comprendre, en lui serrant la main,
qu'il devait se taire. Porthos était fort obéissant à ces signes
(le son compagnon, dont avec sa bonhomie ordinaire li re-
connaissait la supériorité intellectuelle. 11 renfonça donc les
paroles qui allaient sortir de sa bouche.
— Mais pourquoi nous séparer? dit Alhos.
— Parce que, dit d'Artagnan, nous avons été envoyés à
Cromwell par M. de Mazarin, Porthos et moi, et qu'au lieu de
servir Cromwell nous avons servi Je roi Charles l*"", ce qui
n'est pas du tout la même chose. En revenant avec messieurs
de La Fère et d'Herbiay, notre crime est avéré ; en revenant
seuls, notre crime demeure à l'état de doute: et avec le doute
on mène les hommes très-loin. Or, je veux faire voir du pays
à M. de Mazarin, moi.
— Tiens, dit Porthos, c'est vrai!
— Vous oubliez, dit Athos, que nous sommas vos prison
Diers, que nous ne nous regardons pas du tout comme dé
gagés de notre parole envers vous, et qu'en nous ramenant
prisonniers à Paris...
— En vérité, Athos, interrompit d'Artagnan, je suis fâché
qu'un homme d'esprit comme vous dise toujours des pauvre-
lés dont rougiraient des écoliers de troisième. Chevalier, con-
;iiiua d'Artagnan en s'adressant à Aramis, qui, campé fière-
■aent sur son épée, semblait, quoiqu'il eût d'abord émis una
opinion contraire, s'être au premier mot rallié à celle di)
VINGT ANS APRES. 147
son compagnon; chevalier, comprenez donc qu'ici comme
toujours mon caractère déiîant exagère. Porthos et moi ne
risquons rien, au bout du compte. Mais si par hasard cepen-
dant on essayait de nous arrêter devant vous, eh bienl
on n'arrêterait pas sept hommes comme on en arrête trois;
les épées verraient le soleil, et l'affaire, mauvaise pour tout
le monde- deviendrait une énormité qui nous perdrait tous
quatre. D ailleurs, si malheur arrive à deux de nous, ne vaut-
il pas mieux que les deux autres soient en liberté pour tirer
■jeux-là d'affaire, pour ramper, miner, saper, les délivrer en-
fin? Et puis, qui sait si nous n'obtiendrons pas séparément,
vous de la reine, nous de Mazarin, un pardon qu'en nous re-
fuserait réunis? Allons, Athos et Aramis, tirez à droite ; vous,
Porthos, venez à gauche avec moi, laissez ces Messieurs fi-
ler sur la Normandie, et nous, par la route la plus courte,
gagnons Paris.
— Mais si l'on nous enlève en route, comment nous pré-
venir mutuellement de celte catastrophe? demanda Aramis.
— Rien de plus facile, répondit d'Artagnan ; convenons
d'un itinéraire dont nous ne nous écarterons pas. Gagnez
Saint-Valery, puis Dieppe, puis suivez la route droite de
Dieppe à Paris; nous, nous allons prendre par AbbeviUe,
Amiens, Péronne, Compiègne et Senlis, et dans chaque au-
berge, dans chaque maison où nous nous arrêterons, nous
écrirons sur la muraille avec la pointe du couteau, ou sur la
vitre avec le tranchant d'un diamant, un renseignement qui
puisse guider les recherches de ceux qui seraient libres.
— Ahl mon ami, dit Alhos, comme j'admirerais les res-
iources de votre tête, si je ne m'arrêtais pas, pour les ado
ser, à celles de votre cœur.
Et il tendit la main à d'Artagnan.
— Est-ce que le renard a du génie, Alhos? dit le Gascon
avec un mouvement d'épaules. Non, il sait croquer les pou-
les, dépister les chasseurs et retrouver son chemin le jour
comme la nuit, voilà tout. Eh bien, est-ce dit?
— C'est dit.
— Alors, partageons l'argent, reprit d'Artagnan, il doil
rester environ deux cents pistoles. Combien reste-t-il, Gri-
maad?
448 VINGT ANS APRES.-
— Cent quatre-vingts demi-louis, Monsieur.
— C'est cela. Ah! vivat I voilà le soleil I Bonjour, ami so-
leil I Quoique tu ne sois pas le même que celui de la Gasco-
gne, je te reconnais ou je fais semblant de te reconnaître.
Bonjour. Il y avait bien longtemps que je ne t'avais vu.
— Allons, allons, d'Artagnan, dit Athos, ne faites pas i'es-
prit fort, vous avez les larmes aux yeux. Soyons toujours
francs entre nous, cette franchise dùt-elle laisser voir nos
bonnes qualités.
— Eh mais, dit d'Artagnan, est-ce que vous croyez, Athos.
qu'on quitte de sang-froid et dans un moment qui n'est pas
sans danger deux amis comme vous et Aramis?
— Non, dit Athos ; aussi venez dans mes bras, mon fils!
— Mordieul dit Porlhos en sanglotant, je crois que je
pleure : comme c'est bêle!
Et les quatre amis se jetèrent en un seul groupe dans les
bras les uns des autres. Ces quatre hommes, réunis par
l'étreinte faternelle, n'eurent certes qu'une âme en ce mo-
ment.
Blaisois et Grimaud devaient suivre Athos et Aramis. Mous-
queton suffisait à Porthos et à d'Artagnan.
On partagea, comme on avait toujours fait, l'argent avec
une fraternelle régularité; puis après s'être individuellement
serré la main et s'être mutuellement réitéré l'assurance d'une
amitié éternelle, les quatre gentilshommes se séparèrent
pour prendre chacun la route convenue, non sans se retour-
ner, non sans se renvoyer encore d'affectueuses paroles que
répétaient les échos de la dune.
Enfin ils se perdirent de vue.
— Sacrebleul d'Artagnan, dit Porthos, il faut que je vous
dise ^'.ela tout de suite, car je ne saurais jamais garder sur la
cœur quelque chose contre vous, je ne vous ai nas reconnu
dans cette circonstance I
— Pourquoi? demanda d'Artagnan avec son fin sourire.
— Parce que si, comme vous le dites, Athos et Aramis
courent un véritable danger, ce n'est pas le moment de les
abandonner. Moi, je vous avoue que j'étais tout prêt à les
suivre et que je le suis encore à les rejoindre malgré tous Ifiâ
Mazarins de la terre.
VINGT ANS APRES. iiS
— Vous auriez raison, Porthos, s'il en était ainsi, dit d'Ar-
lagnan; mais apprenez une toute petite cliose, qui cepen-
dant toute petite qu'elle est, va changer le cours de vos
idées : c'est que ce ne sont pas ces messieurs qui courent la
plus grave danger, c'est nous : c'est que ce n'est point pour
les abandonner que nous les quittons, mais pour ne pas les
compromettre.
— Vrai? dit Portbos en ouvrant de grands yeux étonnés.
— Eh! sans doute : qu'ils soient arrêtés, il y a pour eux
de la Bastille tout simplement; que nous le soyons, nous, il
y va de la place de Grève.
— Oh I oh! dit Porthos, il y a loin de là à cette couronne
de baron que vous me promettiez, d'ArtagnanI
— Bah! pas si loin que vous le croyez, peut-être, Porthos,
vous connaissez le proverbe: Tout chemin mène à Rome.
— Mais pourquoi courons-nous des dangers plus grands
que ceux que courent Athos et Aramis? demanda Porthos.
— Parce qu'ils n'ont fait, eux, que de suivre la mission
qu'ils avaient reçue de la reine Henriette, et que nous avons
trahi, nous, celle que nous avons reçue de iMazarin; parce
que, partis comme messagers à Cromwell, nous sommes
devenus partisans du roi Charles; parce que, au lieu de con-
courir à faire tomber sa tête royale condamnée par ces
cuistres qu'on appelle MM. Mazarin, Cromwell, Joyce, Pridge,
Fairfax, etc., etc., nous avons failli le sauver.
— C'est, ma foi, vrai, dit Porthos; mais comment voulez-
vous, mon cher ami, qu'au milieu de ces grandes préoccu-
pations le général Cromwell ait eu le temps de penser...
— Cromwell pense à tout, Cromwell a du temps pour tout;
et, croyez-moi, cher ami, ne perdons pas le nôtre, il est pré-
cieux. Nous ne serons en stireté qu'après avoir vu Mazarin,
et encore...
— Diable! {(it Portbos, et que lui dirons-n as à Mazarin?
— Laissez-inoi faire, j'ai mon plan; rira bien qui rira le
dernier. M. Cromwell est bien fort; M. Mazarin est bien rusé,
mais j'aime encore mieux faire de la diplomatie contre eux
que contre feu M. Mordaunt.
— Tiens I dit Porthos, c'est agréable de dire feu monsieur
Mordaunt.
<50 VINGT ANS APRÈS.
— Ma foi, oui! dit d'Artagnan; mais en route I
Et tous deux, sans perdre un instant, se dirigèrent à vue
de pays vers la route de Paris, suivis de Mousqueton, qui,
après avoir eu trop froid toute la nuit, avait déjà trop chaud
au bout d'un quart d'heure.
X\1I
RETOUR.
Athos et Aramis avaient pris l'itinéraire que leur avait in-
diqué d'Artagnan et avaient cheminé aussi vite qu'ils avaienî
pu. Il leur semblait qu'il serait plus avantageux pour eux
d'être arrêtes près de Paris que loin.
Tous les soirs, dans la crainte d'être arrêtés pendant la
nuit, ils traçaient, soit sur la muraille, soit sur les vitres, le
signe de reconnaissance convenu; mais tous les matins ils
se réveiMaient libres, à leur grand élonnement.
A mesure qu'ils avançaient vers Paris, les grands événe-
ments auxquels ils avaient assisté et qui venaient de boule-
verser l'Angleterre s'évanouissaient comme des songes; tan-
dis qu'au contraire ceux qui pendant leur absence avaient
remué Paris et la province venaient au-devant d'eux.
^*endant ces six semaines d'absence, il s'était passé en
France tant de petites choses qu'elles avaient presque com-
posé un grand événement. Les Parisiens, en se réveillant le
îïiatin sans reine, sans roi, furent fort tourmentés de cet aban-
don; et l'absence de Mazarin, si vivement désirée, ne com-
pensa point celle des deux augustes fugitifs.
Le premier sentiment qui remua Paris lorsqu'il apprit la
îuite à Saint-Germain, fuite à laquelle nous avons fait assis-
et noi lecteurs, fut donc cette espèce d'effroi qui saisit les
tnfants lorsqu'ils se réveillent dans la nuit ou dans la soli-
tude. I fi parlement s'émut, et il fut décidé qu'une députatioo
YINGT ANS APRÈS. i5»
irait trouver la reine, pour la prier de ne pas plus longtemps
priver Paris de sa royale présence.
Mais la reine était encore sous la double impression du
triomphe de Lens et de l'orgueil de sa fuite si heureusement
exécutée. Les députés non-seulement n'eurent pas l'honneui
d'être reçus par elle, mais encore on les fit attendre sur le
grand chemin, où le chancelier, ce même chancelier Seguier
que nous avons vu dans la première partie de cet ouvrage
poursuivre si obstinément une lettre jusque dans le corset de
la reine , vint leur remettre l'ultimatum de la cour, por-
tant que si le parlement ne s'humiliait pas devant la majesté
royale en passant condamnation sur toutes les questions qui
avaient amené la querelle qui les divisait, Paris serait assiège
le lendemain; que même déjà, dans la prévision de ce siège,
le duc d'Orléans occupait le pont de Saint-Cloud, et que
M. le Prince, tout resplendissant encore de sa victoire de
Lens, tenait Charenton et Saint-Denis.
Malheureusement pour la cour, à qui une réponse modérée
eût rendu peut-être bon nombre de partisans, cette réponse
menaçante produisit un effet contraire de celui qui était at>
tendu. Elle blessa l'orgueil du parlement, qui, se sentant vi-
goureusement appuyé par la bourgeoisie, à qui la grâce de
Broussel avait donné la mesure de sa force, répondit à ces
lettres patentes en déclarant que le cardinal Wazarin étant
notoirement l'auteur de tous les désordres, il le déclarait en-
nemi du roi et de l'Etat, et lui ordonnait de se retirer de la
coor le jour même, et de la France sous huit jours, et, après
ce délai expiré, s'il n'obéissait pas , enjoignait à tous les su-
jets du roi de lui courir sus.
Cette réponse énergique, à laquelle la cour avait été loii
de s'attendre, mettait à la fois Paris et Mazarin hors la loi.
R3stait à savoir seulement qui l'emporterait du parlement ou
de la cour.
La cour fit alors ses préparatifs d'attaque, et Paris ses pré-
paratifs de défense. Les bourgeois étaient donc occupés à
l'œuvre ordinaire des bourgeois en temps d'émeute, c'est-à-
dire à tendre dés chaînes et à dépaver les rues, lorsqu'ils
virent arriver à leur aide, conduits par le coadjuteur, M. le
prince de Conti, frère de M. le prince de Condé, et M. le duc
<o2 VINGT ANS APRES.
de Longueville, son beau-frère. Dès lors ils furent rassurés,
car ils avaient pour eux deux princes du sang, et de plu£
s'avantage de nombre. C'était le 10 janvier que ce secours
,nespéré était venu aux Parisiens.
Après une discussion orageuse, M. le prince de Conti fui
nommé généralissime des armées du roi hors Paris, avec
MM. les ducs d'Elbeuf et de Bouillon et le maréchal de La
Mothe pour lieutenants généraux. Leduc de Longueville, sans
charge et sans titre, se contentait de l'emploi d'assister son
beau-frère.
Quant à M. de Beaufort, il était arrivé, lui, du Vendômois
apportant, dit la chronique, sa haute mine, de beaux et longs
cheveux et cette popularité qui lui valut la royauté des halles.
L'armée parisienne s'était alors organisée avec cette promp
îitude que les bourgeois mettent à se déguiser en soldats,
lorsqu'ils sont poussés à cette transformation par un senti-
ment quelconque. Le 19, l'armée improvisée avait tenté une
sortie, plutôt pour s'assurer et assurer les autres de sa propre
existence que pour tenter quelque chose de sérieux, faisant
flotter au-dessus de sa tête un drapeau, sur lequel on lisait
cette singulière devise : Nous cherchons notre roi.
Les jours suivants furent occupés à quelques petites opé-
rations partielles qui n'eurent d'autre résultat que l'enlève-
ment de quelques troupeaux et l'incendie de deux ou trois
maisons.
On gagna ainsi les premiers jours de février, et c'était le
<*■■ de ce mois que nos quatre compagnons avaient abordé à
Boulogne et avaient pris leur course vers Paris chacun de
son côté.
Vers la -an vîu quatrième jour de marche ils évitaient Nan-
terre avec précaution, afin de ne pas tomber dans quelque
parti de la reine.
C'était bien à contre-cœur qu'Alhos prenait toutes ces pré-
îautions, mais Aramis lui avait très-judicieusement fait ob-
server qu'ils n'avaient pas le droit d'être imprudents, qu'ils
snaieni chargés de la part du roi Charles d'une mission su-
prême et sacrée, et que cette mission reçue au pied de l'écha-
faud ne s'achèverait qu'aux pieds de la reine.
Aîhos céda donc.
VINGT ANS APRÈS. 133
Aux faubourgs, nos voyageurs trouvèrent bonne garde,
tout Paris était armé. La sentinelle refusa de laisser passer
Jes deux gentilshommes, et appela son sergent.
Le sergent sortit aussitôt, et prenant toute rimportance
qu'ont l'habitude de prendre les bourgeois lorsqu'ils ont le
bonheur d'être revêtus d'une dignité militaire :
— Qui ètes-vous. Messieurs? demanda-t-il.
— Deux gentilshommes, répondit Atbos.
— D'oU venez-vous?
— De Londres.
— Que venez- vous faire à Paris?
— Accomplir une mission près de SaMajeslé la reined' An-
gleterre.
— Ah ça! tout le monde va donc aujourd'hui chez la reine
d'Angleterre! répliqua le sergent. Nous avons déjà au poste
trois gentilshommes dont on visite les passes et qui vont
chez Sa Majesté. Où sont les vôtres?
— Nous n'en avons point.
— Comment! vous n'en avez point?
— Non, nous arrivons d'Angleterre, comme nous vous
i'avons dit; nous ignorons complètement où en sont les af-
faires poliliques, ayant quitté Paris avant le départ du roi.
— Ah I dit le sergent d'un air fin, vous êtes des mazarins
qui voudriez bien entrer chez nous pour nous espionner 1
— Mon cher ami, dit Athos, qui avait jusque-là laissé à
Aramis le soin de répondre, si nous étions des mazarins, nou«
aurions au contraire toutes les passes possibles. Dans la si-
tuation où vous êtes, déilez-vous avant tout, croyez-moi, de
ceux qui sont parfaitement en règle.
— Entrez au corps de garde, dit le sergent ; vous expose-
rez vos raisons au chef du poste.
Il fit un signe à la sentinelle, elle se rangea ; le sergent
passa le premier, les deux gentilshommes le suivirent au
corps de garde.
Ce corps de garde était entièrement occupé par des bour-
geois et des gem. du peuple; les uns jouaient, les autres bu-
vaient, les autres péroraient.
Dans un coin, et presque gardés à vue, étaient les trois
psntilshommes arrivés les premiers et dont l'officier visitait
T. m. ■à:
!S4 VL\GT ANS APRÈS.
les passes. Cet officier était dans la chambre voisine, l'impor-
tance de son grade lui concédant l'honneur d'un logeipenl
particulier.
Le premier mouvement des nouveaux venus et des pre-
miers arrivés fut, des deux extrémités du corps de garde, de
jeter un regard rapide et investigateur les uns sur les autres.
Les premiers venus étaient couverts de longs manteaux cluns
les plis desquels ils étaient soigneusement enveloppés. L'un
d'eux, moins grand que ses compagnons, se tenait en arrière
dans l'ombre.
A l'annonce que fit en entrant le sergent, que, selon toute
probabilité, il amenait deuxmazarins, les trois gentilshommes
dressèrent l'oreille et prêtèrent attention. Le plus petit des
trois, qui avait fait deux pas en avant, en fit un en arrière
et se retrouva dans l'ombra.
Sur l'annonce que les nouveaux venus n'avaient point de
passes, l'avis unanime du corps de garde parut être qu'ils
n'entreraient pas.
— Si fait, dit Athos, il est probaWe au contraire que nous
entrerons, car nous paraissons avoir affaire à des gens rai-
sonnables. Or, il y aura une chose bien simple à faire ; ce
sera de faire passer nos noms à Sa Majesté la reine d'Angle-
terre; et si elle répoad de nous, j'espère que vous ne verrez
plus aucun inconvénient à nous laisser le passage libre.
A ces mots l'attention du gentilhomme caché dans l'ombre
redoubla, et fut même accompagnée d'un mouvement de
surprise tel, que son chapeau repoussé par le manteau, dont
1 s'enveloppait plus soigneusement encore qu'auparavant,
omba : il se baissa et le ramassa vivement.
— Oh ! mon Dieu ! dit Aramis poussant Athos ûa coude»
avez-vous vu?
— Quoi ? demanda Athos.
>- La figure du plus petit des trois gentilshommes ?
^ Non.
— C'est qu'il m'a seDablé... mais c'est chose impossible. .=
En ce moment le sergent, qui était allé dans la chambre
particulière prendre les ordres de l'officier du poste, sortit,
et désignant les trois gentilshommes, auxquels il remit un
papier :
VINGT ANS APRÈS. 4S3
— Les passes sont en règle, dit-il, laissez passer ces troi?
messieurs.
Les trois gentilshommes firent un signe de tête et s'empres-
sèrent de profiter de la permission et du chemin qui, sur
l'ordre du sergent, s'ouvrait devant eux.
Aramis les suivit des ysux; et au moment où le plus petii
passait devant lui, il serra vivement la main d'Athos.
— Qu'avez-vous, mon cher? demanda celui-ci.
— J'ai... c'est une vision sans doute.
Puis, s'adressant au sergent :
— Dites-moi, Monsieur, ajouta-t-il, connaissez-vous les
trois gentilshommes qui viennent de sortir d'ici?
— Je les connais d'après leur passe : ce sont MM. de Fla-
marens, de Châtillon et da Bruy, trois gentilshommes fron-
deurs qui vont rejoindre M. le duc de Longueville.
— C'est étrange, dit Aramis répondant à sa propre pensée
plutôt qu'au sergent, j'avais cru reconnaître le Mazarin lui-
même.
Le sergent éclata de rire.
— Lui, dit-il, se hasarder ainsi chez nous, pour être pendu:
pas si bête !
— Ah! murmura Aramis, je puis bien m'être trompé, ys
n'ai pas l'œil infaillible de d'Artagnan.
— Qui parle ici de d'Artagnan? demanda l'officier, qui, en
ce moment même, apparaissait sur le seuil de sa chambre.
— Oh ! fit Grimaud en écarquiUant les yeux.
— Quoi? demandèrent à la fois Aramis et Athos.
— Planchet ! reprit Grimaud; Planchet avec le hausse
col!
— Messieurs de La Fère et d'Herblay, s'écria l'officier, de
retour à Paris! Oh! quelle joie pour moi. Messieurs! car
sans doute vous venez vous joindre à MM. les princes?
— Comme tu vois, mon cher Planchet, dit Aramis, tandis
qu'Athos souriait en voyant le grade important qu'occupait
dans la milice bourgeoise l'ancien camarade de Mousquetoc,
de Bazin et de Grimaud.
— Et M. d'Artagnan, dont vous parliez tout à l'heure,
monsieur d'Herblay, oserai-je vous demander si vous avez
de ses nouvelles?
456 VliNGT ANS APRES.
— Nous l'avons quitté il y a quatre jours, mon cher ami,
et tout nous portait à croire qu'il nous avait précédés à Paris.
— Non, Monsieur, j'ai la certitude qu'il n'est point rentré
dans la capitale ; après cela, peut-être est-il resté à Saint-
Germain.
— Je ne crois pas, nous avons rendez-vous à la Chevrette.
— J'y suis passé &ujourd'hui même.
— Et la belle Madeleine n'avait pas de ses nouvelles ? de-
manda Aramis en souriant.
— Non, Monsieur, je ne vous cacherai même point qu'elle
paraissait fort inquiète.
— Au fait, dit Aramis, il n'y a point de temps de perdu,
et nous avons fait grande diligence. Permettez donc, mon
cher Athos, sans que je m'informe davantage de notre ami,
que je fasse mes compliments à M. Plancliet.
— Ah! monsieur le chevalier! dit Planchet en s'inclinant.
— Lieutenant 1 dit Aramis.
— Lieutenant, et promesse pour être capitaine.
— C'est fort beau, dit Aramis; et comment tous ces hon-
neurs sont-ils venus à vous?
— D'abord vous savez. Messieurs, que c'est moi qui ai fait
sauver M. de Rochefort?
— Oui, pardieul il nous a conté cela.
— J'ai à cette occasion failli être pendu par le Mazarin,
ce qui m'a rendu naturellement plus populaire encore que je
n'étais.
— Et grâce à cette popularité...
— Non, grâce à quelque chose de mieux. Vous savez
d'ailleurs. Messieurs, que j'ai servi dans le régiment de Pié-
mont, où j'avais Thonneur d'être sergent.
— Oui.
— Eh bien! un jour que personne ne pouvait mettre en
rang une foule de bourgeois armés qui partaient les uns du
pied gauche et les autres du pied droit, je suis parvenu, moi,
à les faire partir tous du même pied, et l'on m'a fait lieute-
napî sur le champ de... manœuvre.
— Voilà l'explication, dit Aramis.
— De sorte, dit Athos, que vous avez une fouie de cù-
blesse avec vous ?
VINGT ANS APRÈS. 157
— Certes 1 Nous avons d'abord, comme vous le savez sans
doute, M. le prince de Conti, M. le duc de Longueville, M. le
duc de Beaufort, M. le duc d'Elbeuf, le duc de Bouillon, le
duc de Chevreuse, M. de Brissac, le maréchal df La Mothe,
M. de Luynes, le marquis de Vitry, le prince de Marcillac,
le marquis de Noirmoutiers, le comte de Fiesque, le marquis
de Laigues, le comte de Mnntrésor, le marquis de Sévigné,
que sais-je encore, moi I
— Et M. Raoul de Bragelonne? demanda Athos d'une voix
émue ; d'Artagnan m'a dit qu'il vous l'avait recommandé ea
partant, mon bon Planchet.
— Oui, monsieur le comte, comme si c'était son propre
flls, et je dois dire que je ne l'ai pas perdu de vue un seul
instant.
— Alors, reprit Athos d'une voix altérée par la joie, il se
porte bien? aucun accident ne lui est arrivé ?
— Aucun, Monsieur.
— Et il demeure ?...
— Au Grand-Charlemagne toujours.
— Il passe ses journées ?...
— Tantôt chez la reine d'Angleterre, tantôt chez madame
de Chevreuse. Lui et le comte de Guiche ne se quitten?
point.
— Merci, Planchet, merci ! dit Athos en lui tendant la
main.
— Oh I monsieur le comte, dit Planchet en touchant cette
main du bout des doigts.
— Eh bieni que faites-vous donc, comte? à un ancien la-
quais 1 dit Aramis.
— Ami, dit Athos, il me donne des nouvelles de Raoul-
— Et maintenant, Messieurs, demanda Planchet qui n'a-
vait point entendu l'observation, que comptez-vous faire?
— Rentrer dans Paris, si toutefois vous nous en dornez la
permission, mon cher monsieur Planchet, dit Athos.
— Comment! si je vous en donnerai la permission! vous
vous moqnez de moi, monsieur le comte; je ne suis pas autre
chose que votre serviteur.
Et il s'iEclina.
Puis, so retournant vers ses hommes :
158 VINGT ANS APRÈS.
— Laissez pasjer ces Messieurs, dit-il, je les connais, ce
sont des amis de M. de Beaufort.
— Vive M. de Beaufort I cria tout le poste d'une seule vois
en ouvrant un chemin à Athos et à Aramis.
Le sergent seul s'approcha de Planchet :
— Quoi! sans passe-port? murmura-t-il.
— Sans passe-port, dit Planchet.
— Faites attention, capitaine, continua-t-il en donnant
d'avance à Planchet le titre qui lui était promis, faites atten-
tion qu'un des trois hommes qui sont sortis tout à l'heure m'a
dit tout bas de me défier de ces Messieurs.
— Et moi, dit Planchet avec majesté, je les connais et j'en
réponds.
Cela dit, il serra la main de Grimaud, qui parut fort honoré
de cette distinction.
— Au revoir donc, capitaine , reprit Aramis de son ton
goguenard ; s'il nous arrivait quelque chose, nous nous ré-
clamerions de vous.
— Monsieur, dit Planchet, en cela comme en toutes choses,
je suis bien votre valet.
— Le drôle a de l'esprit, et beaucoup, dit Aramis en mon-
,ant à cheval.
— Et comment n'en aurait-il pas, dit Athos en se mettant
en selle à son tour, après avoir si longtemps brossé les cha-
peaux de son maître?
XVIII
LES AMBASSADEURS.
L-es deux amis se mirent aussitôt en route, descendactla
pente rapide du faubourg ; mais arrivés au bas de celte pente,
ils virent avec grand étonnement que les rues de Paris étaient
changées en rivières et les places en la^s. A ta suite de
VINGT ANS APRÈS. 159
grandes p(uies qui avaient eu lieu pendant le mois de jan-
vier, la Seine avait débordé, et la rivière avait fini oar en-
vahir la moitié de la capitale.
Athos et Aramis entrèrent bravement dans cette inonda-
tion avec leurs chevaux; mais bientôt les pauvres animaux
en eurent jusqu'au poitrail, et il fallut que les deux gentils-
hommes se décidassent à les quitter et à prendre une bar-
que : ce qu'ils firent après avoir recommandé aux laquais
d'aller les attendre aux halles.
Ce fut donc en bateau qu'ils abordèrent le Louvre. Il était
nuit close, et Paris vu ainsi à la lueur de quelques pâles fa-
lots tremblotants parmi tous ces étangs, avec ses barques
chargées de patrouilles aux armes étincelantes , avec tous
ces cris de veille échangés la nuit entre les postes, Paris
présentait un aspect dont fut ébloui Aramis, l'homme le plus
accessible aux sentiments belliqueux qu'il fût possible de
rencontrer.
On arriva chez la reine; mais force fut de faire anti-
chambre, Sa Majesté donnant en ce moment même audience à
des gentilshommes qui apportaient des nouvelles d'Angleterre.
— Et nous aussi, dit Athos au serviteur qui lui faisait
cette réponse, nous aussi, non-seulement nous apportons des
nouvelles d'Angleterre, mais encore nous en arrivons.
— Comment donc vous nommez-vous, Messieurs? de-
manda le serviteur.
— M. le comte de La Fère et M. le chevalier d'Herblay,
dit Aramis.
— Ahl en ce cas. Messieurs, dit le serviteur en entendant
ces noms que tant de fois la reine avait prononcés dans son
espoir, en ce cas c'est autre chose, et je crois que Sa Majesté
ne me pardonnerait pas de vous avoir fait attendre un seui
instant. Suivez-moi, je vous prie.
Et il marcha devant, suivi d' Athos et d' Aramis.
Arrivés à la chambre où se tenait la reine, il leur fit signe
d'attendre ; et ouvrant la porte :
— Madame, dit-il, j'espère que Votre Majesté me pardon-
nera d'avoir désobéi à ses ordres, quand elle saura que
ceux que je viens lui annoncer sont messieurs le comte de
La Fera et le chevalier d'Herblay.
160 VINGT ANS APRÈS.
A ces deux noms, la reine poussa un cri de joie que les
deux gentilshommes entenâ'''ent de l'endroit où ils s'étaient
arrêtés.
— Pa-tfvre reine! murmura Atlios.
— Oh! qu'ils entrent! qu'ils entrent! s'écria à son tour la
jeune princesse en s'élançant vers la porte.
La pauvre enfant ne quittait point sa mère et essayait de
lui faire oublier par ses soins filials l'absence de ses deux
frères et de sa sœur.
— Entrez, entrez, Messieurs, dit-elle en ouvrant elle-même
ia porte.
Athos et Aramis se présentèrent. La reine était assise
tians un fauteuil, et devant elle se tenaient debout deux dei
trois gentilshommes qu'ils avaient rencontrés dans le corpj
de garde.
Celaient MM. de Fiamarens et Gaspard de Coligny,
duc de Châiillon, frère de celui qui avait été tué sept ou
huit ans auparavant dans un duel sur la place Royale, duel
qui avait eu lieu à propos de madame de Longueville.
A l'annonce des deux amis, ils reculèrent d'un pas et
cchangèreni avec inquiétude quelques paroles à voix basse.
— Eh bien I Messieurs? s'écria la reine d'Angleterre en
apercevant Atlios et Aramis. Vous voilà enfin, amis fidèles,
mais les courriers d'État vont encore plus vile que vous. La
cour a été instruite des affaires de Londres au moment où
vous touchiez les portes de Paris, et voilà messieurs de
Fiamarens et de ChâtiUon qui m'apportent de la part de Sa
Majesté la reine Anne d'Autriche les plus récentes infor-
mations.
Aramis et Athos se regardèrent ; cette tranquillité, celta
;ûie même, qui brillaient dans les regards de la reine, les
comblaient de stupéfaction.
— Veuillez continuer, dit-elle en s'adressant à MM. de
Fiamarens et ds Chàlillon; vous disiez docc que Sa Majesté
:harles l", mon auguste maître, avait été condamné à mor.
:aalgré le vœu de la majorité des sujets anglais?
— Oui, Madame, balbutia Cbàtillon.
Athos et Aramis se regardaient de plus en plus étonnés.
— Et que, conduit à L'échafaud, continua la reme, à l'écha-
VINGT ANS APRÈS. I6Î
faud! ô raon seigneur! ô mon roi!... et que, conduit à l'é-
cliafaud, il avait été sauvé par le peuple indigné?
— Oui, iMadame, répondit Châtillon d'une voix si basse,
que ce fut à peine si les deux geniilsliorames, cependant îon
s'Aenlïïi, purent entendre cette affirmation.
La reine joignit les mains avec une généreuse reconnais-
sance, tandis que sa fille passait un bras autour du cou de sa
mère et l'embrassait les yeux baignés de larmes de joie.
— Maintenant, il ne nous reste plus qu'à présenter à Votre
Majesté nos humbles respects, dit Châtillon, à qui ce rôie
semblait peser et qui rougissait à vue d'oeil sous le regard
ûxe et perçant d'Athos.
— Un moment encore. Messieurs, dit la reine en les rete-
nant d'un signe. Un moment, de grâce ! car voici messieurs
de La Fère et d'Herblay qui, ainsi que vous avez pu l'en-
tendre, arrivent de Londres et qui vous donneront peut-
être comme témoins oculaires des détails que vous ne con-
naissez pas. Vous porterez ces détails à la reine, ma bonne
sœur. Parlez, Messieurs; parlez, je vous écoute. Ne me
cachez rien; ne ménagez rien. Dès que Sa Majesté vit encore
3t que rhonneur royal est sauf, tout le reste m'est indif-
férent.
Aîhos pâlit et appuya la main sur son cœur.
— Eh bien! dit la reine, qui vit ce mouvement et celte
pâleur ; parlez donc, Monsieur, je vous en prie.
— Pardon, Madame, dit Athos ; mais je ne veux rien ajou-
ter au récit de ces Messieurs avant qu'ils aient reconnu que
oeut-être ils se sont trompés.
— Trompés 1 s'écria la reine presque suffoquée; tromnésl...
Qu'.v a-t-il donc? ô mon Dieu!
— Monsieur, dit M. de Flamarens à Athos, si nous nous
sommes trompés, c'est de la part de la reine que vient l'er-
reur, et vous n'avez pas, je suppose, la prétention de la rec-
tifier, car ce serait donner un démenti à Sa Majeté.
— De la reine. Monsieur? reprit Alhos de sa voix calma
et vibrante.
— Oui, murmura Flamarens en baissant les yeux.
Athos soupira tristement.
— Ne serait-ce pas plutôt de la part de celui qui vous
162 VINGT ANS APRES.
accompagnait, et que nous avons vu avec vous au corps ds
garde de la barrière du Roule, que viendrait cette erreur ?
dit Aramis avec sa politesse insultante. Car, si nous ne nous
sommes trompés, le comte de La Fère et moi, vous étiez
trois en entrant dans Paris.
Cbâlillon et Flamarens tressaillirent.
— Mais expliquez-vous, comte! s'écria la reine dont l'an-
goisse croissait de moment en moment; sur votre front j€
lis le désespoir, votre bouche hésite à m'annoncer quelque
nouvelle terrible, vos mains tremblent... Oh! mon Dieu!
mon Dieu! qu'est-il donc arrivé?
— Seigneur! dit la jeune princesse en tombant à genoux
près de sa mère, ayez piiié de nous !
— Monsieur, dit Cbàtillon, si vous portez une nouvelle
funeste, vous agissez en homme cruel lorsque vous annoncez
celte nouvelle à la reine.
Aramis s'approcha de Cbâîillon presque à le toucher.
— Monsieur, lui dit-il les lèvres pincées et le regard étin-
ceîant, vous n'avez pas, je le suppose, la prétention d'ap-
prendre à M. le comte de La Fère et à moi ce que nous
avons à dire ici?
Pendant cette courte altercation, Alhos, toujours la main
sur son cœur et la tête inclinée, s'était approché de la reine,
et d'une voix émue :
— Madame, lui dit-il, les princes, qui, par leur nature,
sont au-dessus des autres hommes, ont reçu du ciel un
cœur fait pour supporter de plus grandes infortunes que
celles du vulgaire; car leur cœur participe de leur supério-
rité. On ne doit donc pas, ce me semble, en agir avec une
grande reine comme Votre Majesté de la même façon qu'a-
vec une femme de notre état. Reine, destinée à tous les
martjTes sur cette terre, voici le résultat de la mission dont
vous nous avez honorés.
Et Athos, s'agenouillant devant la reine palpitante et gla-
cée, tira de son sein, enfermés dans la même boite, l'ordre en
diamants qu'avant son départ la reine avait 'émis à lord de
Winter, et l'anneau nuptial qu'avant sa mori Charles avait
remis à Aramis ; depuis qu'il les avait reçus, ces deux objets
n'avaient point quitté Athos.
VINGT ANS APRES. 163
11 ouvrit la boîte eî les tendit à la reine avec une muette et
profonde douleur.
La reine avança fa main, saisit l'anneau, le porta convul-
sivement à ses lèvres, et sans pouvoir pousser un soupir,
sans pouvoir articuler un sanglot, elle étendit les bras, pâlit
et tomba sans connaissance dans ceux de ses femmes et de
sa fille. ♦■
Athos baisa le bas de la robe de la malheureuse veuve, et
se relevant avec une majesté qui fit sur les assistants une
impression profonde :
— Moi, comte de La Fère, dit-il, gentilhomme qui n'ai ja-
mais menti, je jure devant Dieu d'abord, et ensuite devant
cette pauvre reine, que tout ce qu'il était possible de faire
pour sauver le roi, nous l'avons fait sur le sol d'Angleterre.
Maintenant, chevalier, ajouta-t-il en se tournant vers d'Her-
blay, partons, notre devoir est accompli.
— Pas encore, dit Aramis ; il nous reste un mot à dire à
ces Messieurs.
Et se retournant vers Châtillon :
— Monsieur, lui dit-il, ne vous plairait-il pas de sortir, ne
fût-ce qu'un instant, pour entendre ce mot que je ne puis dire
devant la reine ?
Châtillon s'inclina sans répondre en signe d'assentiment :
Athos et Aramis passèrent les premiers, Châtillon et Flama-
rens les suivirent ; ils traversèrent sans mot dire le vestibule;
mais arrivés à une terrasse de plain-pied avec une fenêtre,
Aramis prit le chemin de cette terrasse, tout à fait solitaire ;
à la fenêtre il s'arrêta, et se retournant vers le duc de Châ-
tillon :
— Monsieur, lui dit-il, vous vous êtes permis tout à
l'heure, ce me semble, de nous traiter bien cavalièrement.
Cela n'était point convenable en aucun cas, moins encore de
la part de gens qui venaient apporter à la reine le message
d'un menteur.
— Monsieur I s'écria Châtillon.
— Qu'avez-vous donc fait de M. de Bruy? demanda ironi-
quement Aramis. Ne serait-il point par hasard allé changer
sa figure qui ressemble trop à celle de M. Mazarin?On sait
^u'il y a au Palais-Royal bon nombre de masques italiens
164 VINGT ANS APRÈS.
de rechange, depuis celui d'Arlequin jusqu'à celui de Pan-
talon.
— Mais vous nous provoquez, je crois? dit Flamarens.
— Ah ! vous ne faites que le croire, Messieurs?
— Clievalier! chevalier! dit Athos.
— Eh! laissez-moi donc faire, dit Aramis avec humeur,
vous savez bien que je n'aime pas les choses qui restent ea
chemin.
— Achevez donc. Monsieur, dit Châtii!on avec une hauteur
fini ne le cédait en rien à celle d' Aramis.
Aramis s'inclina.
— Messieurs, dit-il, un autre que moi ou M. le comte de
La Fère vous ferait arrêter, car nous avons quelques amis à
Paris; mais nous vous offrons un moyen de partir sans être
inquiété. Venez causer cinq minutes l'épée à la main avec
■^ous sur cette terrasse abandonnée.
— Volontiers, dit Châtillon.
— Un moment, Messieurs, s'écria Flamarens. Je sais bien
que la proposition est tentante, mais à celte heure il est im-
possible de l'accepter.
— Et pourquoi ceia? dit Aramis de son ton goguenard;
est-ce donc le voisinage de Mazarin qui vous rend si pru-
dents?
— Oh! vous entendez, Flamarens, dit Châtillon, ne pas ré-
pondre serait une tache à mon nom et à mon honneur.
— C'est mon avis, dit froidement Aramis.
— Vous ne répondrez pas, cependant, et ces Messieurs tout
à l'heure seront, j'en suis sur, de mon avis.
Aramis secoua la tête avec un geste d'incroyable inso-
lence.
Châtillon vit ce geste et porta la main à son épée.
— Duc, dit Flamarens, vous oubliez que demain vous com-
mandez une expédition de la plus haute importance, et que,
désigné par M. le Prince, agréé par la reine, jusqu'à demain
soir vous ne vous appartenez pas.
— Soit. A après-demain matin donc, dit Aramis.
— A après-demain matin, dit Châtillon, c'est bien long.
Messieurs.
— Ce n'est pas moi, dit Aramis, qui fixe ce terme, et qu.
VINGT ANS APRES. 165
demande ce délai, d'autant plus, ce me semble, ajouta-t-il,
qu'on pourrait se retrouver à cette expédition.
— Oui Monsieur, vous avez raison, s'écria Châtillon, et
avec grand plaisir, si vous voulez prendre la peine de venir
jusqu'aux portes de Charenton.
— Comment donc, Monsieur! pour avoir l'honneur de vous
rencontrer j'irais au bout du monde, à plus forte raison
irai-je dan» ce but une ou deux lieues.
— Eh bien 1 à demain. Monsieur.
— J'y compte. Allez-vous-en donc rejoindre votre cardinal.
Mais auparavant jurez sur l'honoeur que vous ne le prévien-
drez pas de notre retour.
— Des conditions!
— Pourquoi pas ?
— Parce que c'est aux vainqueurs à en faire, et que vous
ne l'êtes pas. Messieurs.
— Alors, dégainons sur-le-champ. Cela nous est égal, à
nous qui ne commandons pas l'expédition de demain.
Chàiillon et Flamarens se regardèrent; il y avait tant d'i-
ronie dans la parole et dans le geste d'Aramis, que Châtillon
surtout avait grand'peine de tenir en bride sa colère. Mais
sur un mot de Flamarens il se contint.
— Eh bieni soit, dit-il, notre compagnon, quel qu'il soit,
ne saura rien de ce qui s'est passé. Mais vous me promettez
bien. Monsieur, de vous trouver demain à Charenton, n'est-
ce pas?
— Ahl dit Aramis, soyez tranquilles. Messieurs.
Les quatre gentilshommes se saluèrent, mais cette fois ce
furent Chàiillon ei Flamarens qui sortirent du Louvre les pre-
miers, et Atlios et Aramis qui les suivirent.
— A qui donc en avez-vous avec toute cette fureur, Ara-
mis? demanda Allios.
— Eh I pardieu I j'en ai à ceux à qui je m'en suis pris.
— Que vous ont-ils donc fait?
— Ils m'eût fait... Vous n'avez donc pas vu?
■— Non.
Us ont ricané quand nous avons juré que nous avions
fait notre devoir en Angleterre. Or, ils l'ont cru ou ne l'ont
pas cru; s'ils l'ont cru. c'était pour nous insulter qu'ils rica-
466 Vli>.GT ANS APRÈS.
naient; s'ils ne l'ont pas cm, ils nous insultaient encore, et
il est urgent de leur prouver que nous sommes bons à
quelque chose. Au reste, je ne suis pas fâché qu'ils aient
remis la chose à demain: je crois que nous avons ce soir
quelque chose de mieux à faire que de tirer l'épée.
— Qu'avons-nous à faire ?
— Eh! pardieul nous avons à faire prendre le Mazarin.
Aihos allongea dédaigneusement les lèvres.
— Ces expéditions ne me vont pas, vous le savez, Aramis.
— Pourquoi cela?
— Parce qu'elles ressemblent à des suiprises.
— En vérité, Aihos, vous seriez un singulier général d'ar-
mée; vous ne vous battriez qu'au grand jour; vous feriez
prévenir votre adversaire do l'heure à laquelle vous l'atta-
queriez, et vous vous garderiez bien de rien teuter la nuit
contre lui, de peur qu'il ne vous accusât d'avoir profité de
l'obscurité.
Athos sourit.
— Vous savez qu'on ne peut pas changer sa nature, dit-il,
d'ailleurs, savez-vous où nous en sommes, et si l'arrestation
du Mazarin ne serait pas plutôt un mal qu'un bien, un em-
barras qu'un triomphe?
— Dites, Athos, que vous désapprouvez ma proposition.
— Non pas, je crois au contraire qu'elle est de bonne
guerre; cependant...
— Cependant, quoi?
— Je crois que vous n'auriez pas dû faire jurer à ces mes-
sieurs de ne rien dire au Mazarin; car en leur faisant jurer
cela, vous avez presque pris l'engagement de ne rien faire.
— Je n'ai pris aucun engagement, je vous jure ; je me re-
garde donc comme parfaitement libre. Ailons, allons, Athos I
p-Uons 1
— Où?
— Chez M. de Beaufort ou chez M. de Bouillon; nous leur
dirons ce qu'il en est.
— Oui, mais à une condition : c'est que nous commence
rons par le coadjuteur. C'est un prêtre ; il est savant sur les
cas de conscience, et nous lui conteronsle nôtre.
VINGT ANS APRÈS. <67
— Ah ! fit Aramis, il va tout gâter, tout s'approprier ; finis-
ns par lui au lieu de commencer.
Athos sourit. On voyait qu'il avait au fond du cœur ua(
pensée qu'il ne disait pas.
— Eh bien! soit, dit-il; par lequel commençons-nous?
— - Par M. de Bouillon, si vous voulez bien ; c'est celui qui
.-e présente le premier sur notre chemin.
— Maintenant vous me permettrez une chose, n'est-ce
pas?
— Laquelle?
— C'est que je passe à l'hôtel du Grand-Empereur-Char-
lemagne pour embrasser Raoul.
— Comment donc I j'y vais avec vous, nous l'embrasse-
rons ensemble.
Tous deux avaient repris le bateau qui les avait amenés
et s'étaient fait conduire aux Halles. Ils y trouvèrent Gri-
maud et Blaisois, qui leur tenaient leurs chevaux, et tous
quatre s'acheminèrent vers la rue Guénégaud.
Mais Raoul n'était point à l'hôtel du Grand-Roi; il avait
reçu dans la journée un message de M. le Prince et était
parti avec Olivain aussitôt après l'avoir reçu.
XIX
LES TROIS LIEUTENANTS DU GÉNÉRALISSIME.
Selon qu'il avait été convenu et dans l'ordre arrêté entre
eux, Athos et Aramis, en sortant de l'auherge du Grand-Roi-
Charlemagne , s'acheminèrent vers l'hôtel de M. le duc de
Bouillon, ■»
La nuis était noire, et, quoique s'avançant vers les heures
cilencieuses et solitaires, elle continuait de retentir de ces
mille bruits qui réveillent en sursaut une ville assiégée. A
chaque pas on rencontrait des barricades, à chaque détour
1€8 VINGT ANS APKÈS.
des rues des chaînes tendues, à chaque carrefour des bi-
vouacs; les patrouilles se croisaient, échangeant les mois
d'ordre ; /es naessagers expédiés par les différents chefs sil-
lonnaient le» 'jilaces; enfin, des dialogues animés, eî qui in-
diquaient l'agitation des esprits, s'établissaient entre les ha-
bitants pacifiques qui se tenaient aux fenêtres et leurs
concitoyens plus belliqueux qui couraient les rues la pertui-
sane sur Tépaule ou l'arquebuse au bras.
Athos et Aramis n'avaient pas fa.it cent pas sans être arrê-
tés par les sentinelles placées aux barricades, qui leuravaienl
'demandé le mot d'ordre ; mais ils avaient répondu qu'ils al-
laient chez M. de Bouillon pour lui annoncer une nouvelle
d'importance, et l'on s'était contenté de leur donner un guide
qui, sous prétexte de les accompagner et de leur faciliter les
passages, était chargé de veiller sur eux. Celui-ci était parti
les précédant et chantant :
Ce brave monsieur de Bouilloa
Est incommodé de la goutte.
C'était un triolet des plus nouveaux et qui se composait de
jG ne sais combien de couplets où chacun avait sa part.
En arrivant aux environs de l'hôtel de Bouillon, on croisa
une petite troupe de trois cavaliers qui avaient tous les mots
du monde, car ils marchaient sans guide et sans escorte, et
en arrivant aux barricades n'avaient qu'à échanger avec ceux
qui les gardaient quelques paroles pour qu'on les laissât pas-
ser avec toutes les déférences qui sans doute étaient dues p
leur rang.
A leur aspect, Athos et Aramis s'arrêtèrent.
— Oh ! oh ! dit Aramis, voyez-vous, comte*'
— Oui, dit Athos.
— Que vous semble de ces trois cavaliers?
— Et à vous, Aramis?
— Mais que ce sont nos hommes.
— Vous ne vous êtes pas trompé, j'ai parfaitement rfeocSnu
M. de Fiamarens
— Et E3oi, M. de Chàtillon.
— Quant au cavalier au manteau brun...
VINGT ANS APRES. 1ô9
— C'est Se cardinal.
-^ En personne.
— Comment diable se hasardent-ils ainsi dans le voisicaga
de l'hôtel de Bouillon? demanda Aramis.
Allios sourit, mais il ne répondit point. Cinq minutes après
ils frappaient à la porte du prince.
La porte était gardée par une sentinelle, comme c'est l'ha-
bitude pour les gens revêtus de grades supérieurs; un peti
poste se tenait même dans la cour, prêt à obéir aux ordres
du lieutenant de M. le prince de Conti.
Comme le disait la chanson, M. le duc de Bouillon avait la
goutte et se tenait au lit; mais malgré cette grave indisposi-
tion, qui l'empêchait de monter à cheval depuis un mois,
c'est-à-dire depuis que Paris était assiégé, il n'en fit pas
moins dire qu'il était prêt à recevoir MM. le comte de La Fère
et le chevalier d'Herbiay.
Les deux amis furent introduits près de M. le duc de Bouil-
lon. Le malade était dans sa chambre, couché, mais entouré
de l'appareil le plus militaire qui se put voir. Ce n'étaient
partout, pendus aux murailles, qu'épées, pistolets, cuirasses
et arquebuses, et il était facile de voir que, dès qu'il n'aurait
plus la goutte, M. de Bouillon donnerait un joli peloton de
fil à retordre aux ennemis du parlement. En attendant, à
son grand regret, disait-il, il était forcé de se tenir au lit.
— Ahl Messieurs, s'écria-t-il en apercevant les deux visi
leurs et en faisant pour se soulever sur son lit un effort qui
lui arracha une grimace de douleur, vous êtes bien heureux,
vous; vous pouvez monter à cheval, aller, venir, combattre
pour la cause du peuple. Mais moi, vous le voyez, je suis
cloué sur mon lit. Ah! diable de goutte! fit-il en grimaçanJ
de nouveau. Diable de goutte 1
— Monseigneur, dit Athos, nous arrivons d'Angleterre, e*
notre premier soin en touchant à Paris a été de venir prendre
des nouvelles de votre santé.
— Grand merci. Messieurs, grand merci ! reprit le due.
Mauvaise, comme vous voyez, ma santé... Diable de gontte!
Ahl vous arrivez d'Angleterre? et le roi Charles se porte
bien, à ce que je viens d'apprendre?
— Il esî mort. Monseigneur, dit Aramis.
T. ui. iO
<70 VINGT ANS APRÈS.
— Bah ! flt le duc élonné.
— Mort sur un échafaud, condamné par le parlement.
— Impossible !
— Et exécuté en notre présence.
— Que me disait donc Al. de Flamarer^?
— M. de Flamarens ? fit Aramis.
— Oui, il sort d'ici.
Atbos sourit.
— Avec deux compagnons? dit-il.
— Avec deux compagnons, oui, reprit le duc; puis il ajouta
avec quelque inquiétude : Les auriez-vous rencontrés?
— Mais oui, dans la rue, ce me semble, dit Athos.
Et il regarda en souriant Aramis, qui, de son côté, le re-
garda d'un air quelque peu étonné.
— Diable de goutte I s'écria M. de Bouillon évidemment
mal à son aise.
— Monseigneur, dit Athos, en vérité il faut tout votre dé-
vouement à la cause parisienne pour rester, souffrant comme
vous l'êtes, à la tête des armées, et cette persévérance cause
en vérité notre admiration, à M. dHerblay et à moi.
— Que voulez-vous. Messieurs! il faut bien, et vous en
êtes un exemple, vous si braves et si dévoués, vous à qui
mon cher collègue le duc de Beaufort doit la liberté et peut-
être la vie, il faut bien se sacrifier à la chose publique. Aussi
vous le voyez, je me sacrifie; mais, je l'avoue, je suis au
bout de ma force. Le cœur est bon, la tête est bonne; mais
cette diable de goutte me tue, et j'avoue que si la cour faisait
droit à mes demandes, demandes bien justes, puisque je ne
fais que demander une indemnité promise par l'ancien cardi-
nal lui-même lorsqu'on m'a enlevé ma principauté de Sedan;
oui, ?^. l'avoue, si l'on me donnait des domaines de la même
valeur, si l'on m'indemnisait de la non-jouissance de cette
propriété depuis qu'elle m'a été enlevée, c'est-à-dire depuis
huit ans; si le titre de prince était accordé à ceux de ma
maison, ei si mon frère de Turenne était réintégré dans son
commandement, je me retirerais immédiatement dans mes
terres et laisserais la cour et le parlement s'arranger entre
eux comme ils l'entendraient.
— Et vous auriez bien raison, Monseigneur, dit Athos.
VINGT ANS APRES. 471
— C'est votre avis, n'est-ce pas, monsieur le comte de Ta
Fère?
— Tout à riait.
— Et à vous aussi, monsieur le chevalier û'Herblay?
— Parfaitement.
— Eh bieni je vous assure. Messieurs, reprit le duc, qn?
selon toute probabilité, c'est celui que j'adopterai. La corn
me fait des ouvertures en ce moment; il ne tient qu'à moi
de les accepter. Je les avais repoussées jusqu'à cette heure:
mais puisque des hommes conime vous me disent que j'ai
tort, mais puisque surtout cette diable de goutte m« met
dans l'impossibilité de rendre aucun service à la cause pari-
sienne, ma foi, j'ai bien envie de suivre votre conseil eî
d'accepter la proposition que vient de me faire M. de Chîv
tillon.
— Acceptez, prince, dit Aramis, acceptez.
— Ma foi, oui. Je suis même fâché, ce soir, de l'avoiï
presque repoussée... mais il y a conférence demain, et nous
verrons.
Les deux amis saluèrent le duc.
— Allez, Messieurs, leur dit celui-ci, allez, vous devez être
bien fatigués du voyage. Pauvre roi Charles ! Mais enfin il y
a bien un peu de sa faute dans tout cela, et ce qui doit nous
consoler, c'est que la France n'a rien à se reprocher dans
cette occasion, et qu'elle a fait tout ce qu'elle a pu pour le
sauver.
— Oh ! quant à cela, dit Ar8;inis, nous en sommes témoins,
M. de Mazarin surtout...
— Eh bienl voyez-vous, je suis bien aise que vous lui
rendiez ce témoignage; il a du bon au fond, le cardinal, et
s'il n'était pas étranger... eh bien! on lui rendrait justice.
Aïe! diable de goutte!
Athos et Aramis sortirent, mais jusque dans l'antichambre
les cris de M. de Bouillon les accompagnèrent ; il était évi-
dent que le pauvre prince souffrait comme un damné.
Arrivés à la porte de la rue :
— Eh bien! demanda Aramis à Athos, que pensez-vous?
— De qui?
— De M. de Bouillon, pardieul
«'2 VIInGT ans APRES
— Mon ami, j'en pense ce qu'en pense le triolet de notre
guide, reprit Athos :
Ce pauvre monsieur de Bouillon
Esi incommodé de la goutte.
— Aussi, dit Aramis, vous voyez que je ne lui ai pas souf-
Cé mot de l'objet qui nous amenait.
— Et vous avez agi prudemment : vous lui eussie? re-
doûné un accès. Allons che-z M. de Beaufort.
Et les deux amis s'acheminèrent vers l'hôtel de Vendôme.
Dix heures sonnaient comme ils y arrivaient.
L'hôtel de Vendôme était non moins bien gardé et présen-
tait un aspect non moins belliqueux que celui de Bouillon.
Il y avait sentinelles, postes dans la cour, armes en faisceaux,
chevaux tout sellés aux anneaux. Deux cavaliers, sortant
comme Athos et Aramis entraient, furent obligés de faire faire
un pas en arrière à leurs montures pour laisser passer
ceux-ci.
— Ah! ah! Messieurs, dit Aramis, c'est décidément la nuit
aux rencontres, j'avoue que nous serions bien malheureux,
après nous être si souvent rencontrés ce soir, si nous allions
ne point parvenir à nous rencontrer demain.
— Oh ! quant à cela, Monsieur, répondit Châtillon (car
c'était lui-même qui sortait avec Flamarens de chez le duc
de Beaufort), vous pouvez être tranquille : si nous nous ren-
controns la nuit sans nous chercher, à plus forte raison nous
rencontrerons-nous le jour en nous cherchant.
— Je l'espère. Monsieur, dit Aramis.
— Et moi, j'en suis sûr, dit le duc.
MM. de Flamarens et de Châtillon continuèrent leur cha^
aiin, et Athos et Aramis mirent pied à terre.
A peine avaient-ils passé la bride de leurs cnevaux aui
bras de leurs laquais et s'étaient-ils débarrassés de leurs
ûaanteaux, qu'un homme s'approcha d'eux, e., après les
avoir regardés un instant à la douteuse clarté d'une lanterne
suspendue au milieu de la cour, poussa un cri de surprise
et vint s« jeter dans leurs bras.
VLNGT A.NS APRES. 413
-- Comte de La Fère, s'écria cet homme, chevalier d'Her-
blay ! comment êtes-vous ici, à Paris?
— Rochefort I dirent ensemble les deux amis.
— Oui, san? doute. Nous sommes arrivés, comme vous
l'avez su, du Vendômois, il y a quatre ou cinq jours, et noas
nous apprêtons à donner de la besogne au Mazarin. Vous
êtes toujours des nôtres, je présume'?
^— Plus que jamais. Et le duc?
— Il est enragé contre le cardinal. Vous savez ses succès,
à notre cher duc! c'est le véritable roi de Paris; il ne peu:
pas sortir sans risquer qu'on l'étouffé.
— Ah! tant mieux, dit Aramis; mais dites-moi, n'est-ce
pas MM. de Fiamarens et de Chàtillon qui sortent d'ici?
— Oui, ils viennent d'avoir audience du duc ; ils venaient
de la part du Mazarin sans doute, mais ils auront trouvé à
qui parler, je vous en réponds.
— A la bonne heure I dit Athos. Et ne pourrait-on avoii
l'honneur de voir Son Altesse ?
— Comment donc ! à l'instant même. Vous savez que pour
vous elle est toujours visible. Suivez-moi, je réclame l'hon-
neur de vous présenter.
Rochefort marcha devant. Toutes les portes s'ouvrirent
devant lui et devant les deux amis. Ils trouvèrent M. de
Beaufort près de se mettre à table. Les mille occupations de
la soirée avaient retardé son souper jusqu'à ce moment-là ;
mais, malgré la gravité de la circonstance , le prince n'eut
pas plus tôt entendu les deux noms que lui annonçait Roche-
fort, qu'il se leva de la chaise qu'il était en train d'approcher
de la table, et que s'avançant vivement au-devant des deux
amis :
— Ah ! pardieu, dit-il, soyez les bienvenus. Messieurs.
Vous venez prendre votre part de mon souper, n'est-ce pas?
Boisjoli, préviens Noirmont que j'ai deux convives. Vous
connaissez Noirmont, n'est-ce pas. Messieurs? c'est mon
maître d'hôtel, le successeur du père Marteau, qui confec-
tionne les excellents pâtés que vous savez. Boisjoli, qu'il en
envoie un de sa façon, mais pas dans le genre de celui qu'il
avait fait pour La Ramée. Dieu merci ! nous n'avons plus be-
soin d'échelles de corde, de poignards ni de poires d'angoisse.
T. m. 40.
174 VINGT ANS APRES.
— Monseigneur, dit Athos , ne dérangez pas pour non*,
votre illustre maître d'hôtel, dont nous connaissons les ta-
lents nombreux et variés. Ce soir, avec la permission d&
Votre Altesse nous aurons seulement l'honneur de lui de-
mander des nouvelles de sa santé et de prendre ses ordres.
— ^h ! quant à ma santé, vous voyez , Messieurs, excel-
lente. Une santé qui a résisté à cinq ans de Bastille accom-
pagnés de M. de Chavigny est capable de tout. Quant âmes
ordres, ma foi, j'avoue que je serais fort embarrassé de vous
en donner, attendu que chacun donne les siens de son côté,
et que je finirai , si cela continue , par n'en pas donner du
tout.
— Vraiment ? dit Athos , ]e croyais cependant que c'était
sur votre union que le parlement comptait.
— Ahl oui, notre union! elle est belle! Avecle duc de
Bouillon, ça va encore, il a la goutte et ne quitte pas son lit,
il y a moyen de s'entei^dre; mais avec M. d'Elbeuf et ses
éléphants de fils... Vous connaissez le triolet sur le duc d'El-
beuf, Messieurs?
— Non, Monsigneur.
— Vraiment I
Le duc se mit à chanter :
Monsieur d'Elbeuf et ses enfant*
Font rage à la place Royale,
Ils vont tous quatre piaffants.
Monsieur d'Elbeuf et ses enfants.
Mais sitôt qu'il faut battre aux champs,
Adi' "^ leur humeur martiale.
Mons '«ur d'Elbeuf et ses enfants
Font rage à la place Royale.
— Mais, reprit Athos, il n'en est pas ainsi avec le coadju*
teur, j'espère?
— Ahl bien oui! avec le coadjuteur, c'est pis encore
Dieu vous garde des prélats brouillons, surtout quand ils
portent une cuirasse sous leur simarrel Au lieu de se tenir
tranquille dans son évêché à chanter des Te Deum pour les
victoires que nous ne remportons pas, ou pour les victoires
où nous sommes battus, savez-vous ce qu'il fait?
VINGT ANS APRES. «75
— Non.
— E lève un régiment auquel il donne son nom, le régi-
ment de Corinîhe. Il fait des lieutenants et des capitaines ni
plus ni moins qu'un maréchal de France, et des colonels
comme le roi.
— Oui, dit Aramis; mais lorsqu'il faut se battre, j'espère
qu'il se tient à son archevêché?
— Eh bien I pas du tout, voilà ce qui vous trompe, moi
cher d'Herblay ! Lorsqu'il faut se battre il se bat ; de sorte
que comme la mort de son oncle lui a donné siège au parle-
ment, maintenant on l'a sans cesse dans les jambes : au par-
lement, au conseil, au combat. Le prince de Conti est général
en peinture, et quelle peinture I Un prince bossu! Ah! tout
cela vi bien mal. Messieurs, tout cela va bien mal I
— De sorte. Monseigneur, que Votre Altesse est mécon-
tente? dit Alhos en échangeant un regard avec Aramis.
— Mécontente, comte! dites que Mon Altesse est furieuse.
C'est au point, tenez, je le dis à vous, je ne le dirais pointa
d'autres, c'est au point que si la reine, reconnaissant ses
torts envers moi, rappelait ma mère exilée et me donnait la
survivance de l'amirauté, qui est à monsieur mon père et
qui m'a été promise à sa mort, eh bien! je ne serais pas
bien éloigné de dresser des chiens à qui j'apprendrais à dire
qu'il y a encore en France de plus grands voleurs que M. de
Mazarin.
Ce ne fut plus un regard seulement, ce furent un regard
et un sourire qu'échangèrent Athos et Aramis; et ne les eus-
sent-ils pas rencontrés, ils eussent deviné que MM. de Châ-
tillon et de Fiamarens avaient passé par là. Aussi ne soufflè-
rent-ils mot de la présence à Paris de M. de Mazarin.
— Monseigneur, dit Alhos, nous voilà satisfaits. Nous n'a-
vions, en venant à cette heure chez Votre Altesse, d'autre
but que de faire preuve de notre dévouement, et de lai dire
que nous nous tenions à sa disposition comme ses plus fi-
dèles serviteurs.
— Comme mes plus fidèles amis, Messieurs, comme mes
plus fidèles amis ! vous l'avez prouvé; et si jamais je m©
raccommode avec la cour, je vous prouverai , je l'espère,
que moi aussi je suis resté votre ami ainsi que celui de ces
{76 VINGT ANS APRÈS:
messieurs : comment diable les appelez-vous, d'Artagnan e*
Porthos?
— D'Artagnan et Porthos.
— Ah! oui, c'est cela. Ainsi donc, vous comprenez, comte
de La Fère-, vous comprenez, chevalier d'Herblay ; tout et
.«ujours à vous.
Athos et Aramis smcnnereni et sortirent.
— Mon cher Athos, dit Aramis, je crois que vous n'avez
consenti à m'accompagner, Dieu me pardonne ! que pour me
donner une leçon?
— Attendez donc, mon cher, dit Athos, il sera temps de
%'^ous en apercevoir quand nous sortirons de chez le coadju»
:eur.
— Allons donc à l'archevêché, dit Aramis.
Et tous deux s'acheminèrent vers la Cité.
En se rapprochant du berceau de Paris, Athos et Aramis
trouvèrent les rues inondées, et il fallut reprendre une bar-
que. Il était onze heures passées, mais on savait qu'il n'y
avait pas d'heure pour se présenter chez le coadjuteur ; Gon
•incroyable activité faisait, selon les besoins, de la nuit le
jour, et du jour la nuit.
Le palais archiépiscopal sortait du sein de l'eau, et on eût
dit, au nombre des barques amarrées de tous côtés autour
de ce palais, qu'on était, non pas à Paris, mais à Venise. Ces
barques allaient, venaient, se croisaient en tous sens, s'en-
fonçant dans le dédale des rues de la Cité, ou s'éloignant
dans la direction de l'Arsenal ou du quai Saint-Victor, et
alors nageaient comme sur un lac. De ces barques les unes
étaient muettes et mystérieuses, les autres étaient bruyantes
et éclairées. Les deux amis glissèrent au milieu de ce monda
d'embarcations et abordèrent à leur tour.
Tout le rez-de-chaussée de l'archevêché était inondé, mais
des espèces d'escaliers avaient été adaptés aux murailles;
et tout le changement qui était résulté de l'inondation, c'est
qu'au lieu d'entrer par les portes on entrait par les fenêtres.
Ce fut ainsi qu'Athos et Aramis abordèrent dans l'anti-
chambre du prélat. Cette antichambre était encombrée de la-
quais, car une douzaine de seigneurs étaient enl'\seés dans
e salon d'attente.
VINGT AXS APRÈS. 477
— Mon Dieu! dit Arsmis, regardez donc, Alhos! est-ce
que ce fat de coadjuteurva se donner le plaisir de nous faire
faire anlichambre?
Alhos sourit.
— Mon cher ami, lui dit-il, il faut prendre les pens aveo
tous les inconvénients de leur position; le coadjuteor est ea
ce moment un des sept ou huit rois qui régnent à Paris, il a
une cour.
— Oui, dit Aramis ; mais nous ne sommes pas des cour-
tisans, nous.
— Aussi allons-nous lui faire passer nos noms, et s'il n?
fait pas en les voyant une réponse convenable, eh bien?
nous le laisserons aux affaires de la France ou aux siennes.
Une s'agit que d'appeler un laquais et de lui mettre une de-
mi-pistole dans la main.
— Eh ! justement, s'écria Aramis, je ne me trompe pas-
oui... non... si fait, Bazin; venez ici, drôle !
Bazin, qui dans ce moment, traversait l'antichambre, ma-
jestueusement revêtu de ses habits d'église, se retourna, la
sourcil froncé, pour voir quel était l'impertinent qui l'apoi-
îrophait de cetie manière. Mais à peine eut-il reconnu Ara-
mis, que le tigre se fit agneau, et que s'approchani des deux
gentilshommes :
— Comment! dit-il, c'est vous , monsieur le chevalier!
;'esî vous, monsieur le comte! Vous voilà tous deux au
noment où nous étions si inquiets de vous! Ohl que je suis
;iieureux de vous revoir!
— C'est bien, c'est bien, maître Bazin, dit Aramis; trêv3
ùe compliments. Nous venons pour voir M. le coadjuieur,
mais nous sommes pressés, et il faut que nous le voyions à
i mstant même.
— Comment donc! dit Bazin, à l'instant même, sans doute;
ce n'est point à des seigneurs de votre sorte qu'on fait faire
antichambre. Seulement en ce moment il est en conférence
secrète avec un M. de Bruy.
— De Bruy! s'écrièrent ensemble Alhos et Aramis,
— Oui! c'est moi qui l'ai annoncé, et je me rappelle par-
faitement son nom. Le connaissez-vous. Monsieur? ajouta
Bazin en se retournant vers Aramis.
as VINGT ANS APRÈS.
— Je crois le connaître.
— Je n'en dirai pas autant, moi, reprit Bazin, car il était si
bien enveloppé dans son manteau, que, quelque persistance
que j'y aie mise, je n'ai pas pu voir le plus petit coin de soi?
visage. Mais je vais entrer pour annoncer, et cette fois peut-
être serai-jb plus heureux.
— Inutile, dit Aramis : nous renonçons à voir M. le cosd-
juteur pour ce soir, n'est-ce pas, Atlios?
— Comme vous voudrez, dit le comte.
— Oui, il a de trop grandes affaires à traiter avec ce mon-
sieur de Bruy.
— Et lui annoncerai-je que ces Messieurs étaient venus à
Tarcbevêché?
— Non, ce n'est pas la peine, dit Aramis ; venez, Athos.
Et les deux amis, fendant la foule des laquais, sortirent
de l'archevêché suivis de Bazin, qui témoignait de leur im-
portance en leur prodiguant les salutations.
- Eh bien ! demanda Athos lorsque Aramis et lui furent
dans la barque, commencez-vous à croire, mon ami, que
nous aurions joué un bien mauvais tour à tous ces gens-là
en arrêtant M. de Mazarin?
— Vous êtes la sagesse incamée, Athos, répondit Aramis.
Ce qui avait surtout frappé les deux amis, c'était le peu
d'importance qu'avait pris à la cour de France les événe-
ments terribles qui s'étaie^ passés en Angleterre et qui
leur semblaient à eux devoir occuper l'attention de toute
l'Europe.
En effet, à part nne pauvre veuve et une orpheline royale
qui pleuraient dans un coin du Louvre, personne ne parais-
sait savoir qu'il eût existé un roi Charles I" et que ce roi
venait de mourir sur un échafaud.
Les deux amis s'étaient donné rendez-vous pour le lende-
main malin à dix heures, car, quoique la nuit fût fort avancés
lorsqu'ils étaient arrivés à la porte de l'hôtel, Aramis avait
prétendu qu'il avait encore quelques visites d'importance à
faire et avait laissé Athos rentrer seul.
Le lendemain à dix heures sonnantes ils étaient réunis.
Depus six heure5 du matin Athos était sorti de son côté.
VINGT ANS APRES. «79
— Eh bien 1 avez-vous eu quelques nouvelles? demanda
Atlios.
— Aucune : on n'a vu d'Artagnan nulle part, et Porlhos
n'a pas encore paru. Et chez vous?
— Rien.
— Diable! fit Aramis.
— En effet, dit Alhos, ce retard n'est point naturel : ils
ont pris la route la plus directe, et par conséquent ils auraient
dû arriver avant nous.
— Ajoutez à cela, dit Aramis, que nous connaissons d'Ar-
tagnan pour la rapidité de ses manœuvres, et qu'il n'est pas
homme à avoir perdu une heure, sachant que nous l'atten-
dons...
— 11 comptait, si vous vous rappelez, être ici le cinq.
— Et nous voilà au neuf. C'est ce soir qu'expire le délai.
— Que comptez-vous faire, demanda Alhos, si ce soir
nous n'avons pas de nouvelles?
— Pardieul nous mettre à sa recherche,
— Bien, dit Athos.
— Mais Raoul? demanda Aramis.
Un léger nuage passa sur le front du comte.
— Raoul me donne beaucoup d'inquiétude, diî-il, il a reçu
hier un message du prince de Condé, il est allé le rejoindre
à Saint-Cloud et n'esï pas revenu.
— N'avez-vous point vu madame de Chevreuse?
— Elle n'était point chez elle. Et x^ous, Aramis, vous de-
viez passer, je crois, chez madame de Longueville?
— J'y ai passé en effet.
— Eh bien?
— Elle n'était point chez elle non plus, mais au moins eila
avait laissé l'adresse de son nouveau logement.
— Où était-elle?
— Devinez, je vous le donne en millt.
— Comment voulez-vous que je devine où est à minuiî,
car je présume que c'est en me quittant que vous vous êtes
présenté chez elle; comment, dis-je, voulez-vous que je de-
vine où est à minuit la plus belle et la plus active de toutes
les frondeuses ?
— A l'Hôtel-de-Vilie I mon cher I
180 VINGT ANS APRES.
— Comment, à l'Hôtel-de-ville ! Est-elle donc ncmmée pré-
vôt des marchands?
— Non, mais elle s'est faite reine de Paris par intérim, et
comme elle n'a pas osé de prime-abord aller s'établir au Pa-
lais-Royal ou aux Tuileries, elle s'est installée à l'Hôtel-de-
Viile, où elle va donner incessamment un héritier ou une
héritière à ce cher duc.
— Vous ne m'aviez pas fait part de celte circonstance,
Aramis, dit Athos.
— Bah I vraiment ! C'est un oubli alors, excusez-moi.
— Maintenant, demanda Athos, qu/allons-nous faire d'ici
à ce soir? Nous voici fort désœuvrés, ce me semble.
— Vous oubliez, mon ami, que nous avons de la besogne
ioute taillée.
— Oii cela?
— • Du côté de Charenton, morbleu! J'ai l'e&Dérance, d'après
«a promesse, de rencontrer là un certain M. ue Châtillon que
ifc ciétesie depuis longtemps.
— Et pourquoi cela?
— Parce qu'il est frère d'un certain M. de Coligny.
— Ah! c'est vrai, j'oubliais... lequel a prétendu à l'hon-
neur d'être votre rival. 1\ a été bien cruellement puni de
cette audace, mon cher, et, en vérité, c-ela devrait vous
suffire.
— Oui ; mais que voulez-vous 1 cela ne me suffit point. Je
suis rancunier; c'est le seul point par lequel je tienne à l'É-
glise. Après cela, vous comprenez, Athos, vous n'êtes aucu-
nement forcé de me suivre.
— Allons donc, dit Athos, vous plaisantez!
— En ce cas, mon cher, si vous êtes décidé à m'accompa-
gner, il n'y a point de temps à perdre. Le tambour a battu,
jai rencontré les canons qui partaient, j'ai vu les bourgeois
qui se rangeaient en bataille sur la place dei'Hôtel-de-Ville;
on va bien certainen^ent se battre vers Charenton, comme Ta
dit hier le duc de Châtillon.
— l'aurais cru , dit Athos , que les conférences de cette
nait avaient changé quelque chose à ces dispositions belii-
queuses*
VINGT ANS APRÈS. 481
— Gai sans doute, mais on ne s'en battra pas moins, ne
fut-ce que pour mieux masquer ces conférences.
— t'auvres gens! dit Athos, qui vont se faire tuer pour
qu'on rende Sedan à M. de Bouillon, pour qu'on donne la
survivance de l'amirauté à M. de Beauforl, et pour que le
eoadjuteur soit cardinal!
— Allons! allons I mon cher, dit Aramis, convenez que
vous ne seriez pas si philosophe si votre Raoul ne se devait
point trouver mêlé à toute cette bagarre.
— Peut-être dites-vous vrai, Aramis.
— Eh bien I allons donc où l'on se bat, c'est un moyen sûr
de retrouver d'Ariagnan, Porlhos, et peut-être même Raoul.
— Hélas! dit Athos.
— Mon bon ami, dit Aramis, maintenant que nous sommes
à Paris, il vous faut, croyez-moi, perdre cette habitude de
soupirer sans cesse. A la guerre, morbleu! comme à la
guerre, Athos! N'êtes-vous plus homme d'épée, et vous êtes-
vous fait d'église, voyons! Tenez, voilà de beaux bourgeois
qui passent; c'est engageant, tudieu! Et ce capitaine, voyez
donc, ça vous a presque une tournure militaire !
— Ils sortent de la rue du Mouton.
— Tambours en tête, comme de vrais soldats I Mais voyez
donc ce gaillard-là, comme il se balance, comme il se cambre!
1- Heu! fit Grimaud,
— Quoi? demanda Athos.
— Planchet, Monsieur.
— Lieutenant hier, dit Aràmis, capitaine aujourd'hui, co-
lonel sans doute demain; dans huit jours le gaillard sera ma-
réchal de France.
— Demandons-lui quelques renseignements, dit Athos.
Et les deux amis s'approchèrent de Planchet, qui, plus
lier que jamais d'être vu en fonctions, daigna expliquer aux
deux gentilshommes qu'il avait ordre de prendre position suï
la place Royale avec deux cents hommes formant l'arrière-
garde de l'armée parisienne, et de se diriger de là vers Cha-
renton quand besoin serait.
Comme Athos et Aramis allaient du même côte, ils escor-
tèrent Planchet jusque sur son terrain.
Planchet fit assez adroitement manœuvrer ses hommes sur
T. m. 1^
18â VINGT ANS APRÈS.
]a place Royale, et les échelonna derrière une longue aie de
bourgeois placée rue et faubourg Saint-Anioine, en attendanl
le signal du combat.
— La joiirnée sera chaude , dit Planchet d'un ton belli-
queux.
— Oui, sans doute, répondit Aramis; mais il y a loin d'ici
à l'ennemi.
— Monsieur, on rapprochera la distance, répondit un di-
zainier.
Aramis salua, puis se retournant vers Athos :
— Je ne me soucie pas de camper place Royale avec tous
ces gens-là, dit-il; voulez -vous que nous marchions en
avant? nous verrons mieux les choses.
— Et puis M. de Chàlillon ne viendrait point vous cher-
cher place Royale, n'est-ce pas? Allons donc en avant, mon
ami.
— N'avez-vous pas deux mots à dire de votre côté à M. de
Flamarens?
— Ami, dit Athos, j'ai pris une résolution, c'est de ne plus
tirer l'épée que je n'y sois forcé absolument.
— Et depuis quand cela ?
— Depuis que j'ai tiré le poignard.
— Ah bon ! encore un souvenir de M. MordauntI Eh bien!
mon cher, il ne vous manquerait plus que d'éprouver des re-
mords d'avoir tué celui-là I
— ' Chut! dit Athos en mettant un doigt sur sa bouche avec
ce sourire triste qui n'appartenait qu'à lui, ne parlons plus
de Mordaunt, cela nous porterait malheur.
Et Aihos piqua vers Charenton, longeant le faubourg, pui?
la vallée f\e Fécamp, toute noire de bourgeois armés.
11 va sans dire qu'Aramis le suivait d'une demi-longueur
de cheval.
VINGT ANS APRËG <83
\x
LS COMBAT DE CHARENTO».
A mesure qu'Aihos et Aramis avançaient, et qu'en avan-
çant ils dépassaient les différents corps échelonnés sur la
route, ils voyaient les cuirasses fourbies et éclatâmes succé-
der aux armes rouillées, et les mousquets élincelants aux
pertuisanes bigarrées.
— Je crois que c'est ici le vrai champ de bataille, dit Ara-
mis; voyez-vous ce corps de cavalerie qui se tient en avant
du pont, le pistolet au poing? Eh I prenez garde, voici du ca-
non qui arrive.
— Ah çà I mon cher, dit Athos, où nous avez-vous menés?
il me semble que je vois tout autour de nous des figures
appartenant à des officiers de l'armée royale. N'est-ce pas
M. de Châiillon lui-môme qui s'avance avec ces deux briga-
diers ?
Et Athos mit l'épée à la main, tandis qu'Aramis, croyant
qu'en effet il avait dépassé les limiles du camp parisien, por-
tait la main à ses fontes.
-- Bonjour, Messieurs, dit le duc en s'approchant, je vois
que vous ne comprenez rien à ce qui se passe, mais un mot
vous expliquera tout. Nous sommes pour le moment en
trêve; il y a conférence : M. le Prince, M. de Retz, M. de
Beaufort et M. de Bouillon causent en ce moment poliiique.
Or, àe deux choses l'une : ou les affaires ne s'arrangeront
pas, et nous nous retrouverons, chevalier; ou elles s'arran-
geront, et, comme je serai débarrassé de mon commande-
ment, nous nous retrouverons encore.
— Monsieur, dit Aramis, vous parlez à merveille. Permel-
îez-moi donc de vous adresser une question.
— Faites, Monsieur.
— Où senties plénipotentiaires?
— A Charenton même, dans la seconde maison à droila
en entrant du côté de Paris.
{H VLNGT AXS APRÈS.
— Kt celte conférence n'était pas prévue?
— Non, Messieurs. Elle est, à ce qu'il paraît, le résaîtat
lie nouvelles propositions que M. de Mazarin a fait faire hier
soir aux Parisiens.
Athos et Aramis se regardèrent en riant : ils savaient
mieux que personne quelles étaient ces propositions, à qui
elres avaient été faites et qui les avait faites.
— Et cette maison où sont les plénipotentiaires, demanda
Athos, appartient...?
— A .M. de Chanleu, qui commande vos troupes à Cha»
renton. Je dis vos troupes, parce que je présume qu3 C83
Messieurs sont frondeurs.
— Mais... à peu près, dit Aramis.
— Comment ! à peu près?
— Eîi! sans doute, Monsieur : vous le savez mieux que
personne; dans ce temps-ci on ne peut pas dire bien préci-
sément ce qu'on est.
— Nous sommes pour le roi et MM. les princes, dit Âthos.
— Il faut cependant nous entendre, dit Châtillon : le roi
est avec nous, et il a pour généralissimes MM. d'Orléans e^
de Condé.
— Oui, dit Athos, mais sa place est dans nos rangs avet
MM. de Conti, deBeaufort, d'Elbeuf et de Bouillon.
— Cela peut être, dit Châtillon, et l'on sait que pour mo!i
compte j'ai assez peu de sympathie pour M. de Mazarin ; mes
intérêts mêmes sont à Paris : j'ai là un grand procès d'ot:,
dépend toute ma fortune, et, tel que vous me voyez, je viens
de consulter mon avocat...
— A Paris?
— Non pas, à Charenton... M. Viole, que vous connaissez
de nom : un excellent homme, un peu têtu; mais il n'est pas
du parlement pour rien. Je comptais le voir hier soir, mais
notre rencontre m'a empêché de m'occuper de mes affaires.
Or, comme il faut que les affaires se fassent, j'ai profité de la
Irôve, et voilà comment je me trouve au milieu de vous.
— M. Viole donne donc ses consultations en plein vent?
dexcanda Aramis en riant.
— Oui, Monsieur, et à cheval même. Il commande cinq
cents pislûliers pour aujourd'hui- et je lui ai rendu visite ac-
VINGT ANS APRES. 185
compagne, pour lui faire honneur, de ces deux petites pièces
de canon, en tète desquelles vous avez paru si étonnés de me
voir. Je ne le reconnaissais pas d'abord, je dois l'avouer;
il a une longue épce sur sa robe et des pistolets à sa cein-
ture : ce qui ^ui donne un air formidable qui vous ferais
plaisir, si vous aviez le bonheur de le rencontrer.
'- S'il est si curieux à voir, on peut se donner la peine de
le chercher tout exprès, dit Aramis.
— Il faudrait vous hâler, Monsieur, car les conférences no
peuvent durer longtemps encore.
'— Et si elles sont rompues sans amener de résultat, dit
Alhos, vous allez tenter d'enlever Chareuton?
— C'est mon ordre ; je commande les troupes d'aUaque,
et je ferai de mon mieux pour réussir.
— Monsieur, dit Athos, puisque vous commandez la ca-
valerie...
— Pardon! je commande en chef.
— Mieux encore!... Vous devez connaître tous vos offi-
ciers, j'entends tous ceux qui sont ds distinction.
— Mais oui, à peu près.
— Soyez assez bon pour me dire alors si vous n'avez pas
sous vos ordres M. le chevalier d'Artagnan, lieutenant aux
mousquetaires.
— Non, Monsieur, il n'est pas avec nous; depuis plus de
six semaines il a quitté Paris, et il est, dit-on, en mission ea
Angleterre.
— Je savais cela, mais je le croyais de retour.
— Non, Monsieur, et je ne sache point que personne l'alî
revu. Je puis d'autant mieux vous répondre à ce sujet que
les mousquetaires sont des nôtres, et que c'est M. de CamboQ
qui par intérim tient la place de M. d'Artagnan.
Les deux amis se regardèrent.
— Vous voyez, dit Athos.
— C'est étrange, dit Aramis.
— Il faut absolument qu'il leur soit arrivé malheur en
•oute.
— Nous sommes aujourd'hui le 8, c'est ce soir qu'expire
le délai fixé. Si ce soir nous n'avons point de nouvelles, de-
main matin nous partirons.
186 VD^GT ANS APRÈS.
Athos fit de la tête nn signe afflrmatif, puis se retournant :
— Et M. de Bragelonne, un jeune homme de quinze ans.
attaché à M. le Prince, demanda Alhos presque embarrassé
de laisser percer ainsi devant le sceptique Aramis ses préoc-
cupations paternelles, a-t-il l'honneur d'être connu de vous,
monsieur le duc?
— Oui, certainement, répondit Châtillon, il nous est arrivé
ce malin avec M. le Prince. Un charmant jeune homme! Il
est de vos amis, monsieur le comte?
— Oui, Monsieur, répliqua Alhos doucement ému; à telle
enseigne que j'aurais même le désir de le voir. Est-ce pos-
sihle?
— Très-possihle, Monsieur. Veuillez m'accompagner, e;
je vous conduirai au quartier général.
— Holà! dit Aramis en se retournant, voilà bien du bruit
derrière nous, ce me semble.
— En eiïet, un gros de cavaliers vient à nous! Ot Châtillon.
— Je reconnais M. le coadjuteur à son chapeau de la
fronde.
— Et moi, M. de Beaufortà ses plumes blanches.
— Ils viennent au galop. M. le Prince est avec eux. Ah'
voilà qu'il les quille.
— On bal le rappel, s'écria Châtillon. Entendez-vous? il
faut nous informer.
En effet, on voyait les soldats courir à leurs armes, les ca-
valiers qui étaient à pied se remettre en selle, les trompettes
sonnaient, les tambours battaient; M. de Beaufort tira l'épée.
De son côié M. le Prince fit un signe de rappel, et tous
îes officiers de l'armée royale, mêlés momenianément aux
troupes parisiennes, coururent à lui.
— Messieurs, dit Châtillon, la trêve est rompue, c'est évi-
dent ; on va se battre. Rentrez donc dans Ch.irenton, car
j'attaquerai sous peu. Voilà le signal que M. le Prince me
donne.
En eiTet, une cornette élevait par trois fois en l'air le gui-
don de M. le Prince.
— Au revoir, monsieur le chevalier! cria Châtillon; et il
partit au galop pour rejoindre son escorte.
Athos et Aramis tournèrent bride de leur côté et vinrent
VINGT ANS APRES. 487
-âluer le coadjuteur et M. de Beaufort. Quant à M. de Bouil-
lon, il avait eu vers la fin de la conférence un si terrible
accès 'le goutte, qu'on avait été obligé de le reconduire a
Paris en litière.
En échange, M. le duc d'Elbeuf, entouré de ses quatre
fîls comme d'un él»t-raajor, parcourait les rangs de l'armée
parisienne.'
Pendant ce temps, entre Charenton et l'armée royale se
l'ormait un long espace blanc qui semblait se préparer pour
servir de deruiôre couche aux cadavres.
— Ce Mazarin est véritablement une honte pour la France)
dit le coadjuteur en resserrant le ceinturon de son épée,
qu'il portait, à la mode des anciens prélats militaires, sur
sa simarre archiépiscopale. C'est un cuistre qui voudrait
gouverner la France comme une métairie. Aussi la France
ne peut-elle espérer de ionheur et de tranquillité que lors-
qu'il en sera sorti.
— Il parait que l'on ne s'est pas entendu sur la couleur
du chapeau, dit Aramis.
Au même instant M. de Beaufort leva son épée.
— Messieurs, dit-il, nous avons fait de la diplomatie inu-
tile; nous voulions nous débarrasser de ce pleutre de Maza-
rini; mais la reine, qui en est embéguinée, le veut absoli-
ment garder pour ministre : de sorte qu'il ne nous reste
plus qu'une ressource, c'est de le battre congrument.
— Boni dit !e coadjuteur, voMà l'éloquence accoutumés
de M. de Beaufort.
— Heureusement, d:i Aramis, qu'il corrige ses fautes de
français avec la pointe de son épée.
— Penh! fit le coadjutem avec mépris, je vous Jure que
dans toute celte guerre il est bien pâle.
Et il tira son épée à son tour.
— Messieurs, dit-il, voilà l'ennemi qui vient à nous; nous
lui épargnerons bien, je l'espère, la moitié du chemin.
Et sans a'inquiéter s'il était suivi ou non, il partit. Son
régiment, qui portait le nom de régiment de Corinthe, du
nom de son archevêché, s'ébranla derrière lui et commença
la mêlée.
De son côté M. de Beaufort lan^aU sa cavalerie, sous la
488 VINGT ANS APRES.
conduite de M. de Noirmoiitiers, vers Étampes, où elle de-
vait rencontrer un convoi de vivres impatiemmeni attendu
rat les Parisiens. M. de Beaufort s'apprêtait à le soutenir.
.<l. de Chanleu, qui commandait la place, se tenait, avec
le plus fon de ses troupes, prêt à résister à l'assaut, et
même, -^u cas où l'ennemi serait repoussé, à tenter une
sortie.
Au bout d'une demi-heure le combat était engagé sur tous
îes points. Le coadjuteur, que la réputation de courage da
M. de Beaufort exaspérait, s'était jeté en avant et faisait per^
sonnellement des merveilles de courage. Sa vocation, on I9
sait, était î'épée, et il était heureux chaque fois qu'il la pou-
vait tirer du fourreau, n'importe pour qui ou pourquoi. Jlaia
dans cette circonstance, s'il avait bien fait son métier de
soldat, il avait mal fait celui de colonel. Avec sept ou huit
cents hommes il était allé heurter trois mille hommes, les-
quels, à leur tour, s'étaient ébranlés tout d'une masse et ra-
menaient battant les soldats du coadjuteur, qui arrivèrent en
désordre aux remparts. Mais le feu de l'artillerie de Chanlei
arrêta court l'armée royale, qui parut un instant ébranlé".
Cependant cela dura peu, et elle alla se reformer derrière un
groupe de maisons et un petit bois.
Chanleu crut que le moment était venu ; il s'élança à h
tête de deux régiments pour poursuivre l'armée royale;
mais, cnmmo nous l'avons dit, elle s'était reformée et reve-
nait à la charge, guidée par iM. de Châtillon eu personne. La
charge fut si rude et si habilement conduite, que Chanleu et
ses hommes se trouvèrent presque entourés. Ciianlea or-
donna le retraite, qui comm.ença de s'exécuter pied à pied,
pas à pas. Malheureusement, au bout d'un instant, Chanleu
tomba mortellement frappé.
M. de Châùilon le vit tomber et annonça tout haut cette
mort, qui redoubla le courage de l'armée royale et démora-
lisa complètement les deux régiments avec lesquels Chanleu
avait fait sa sortie. En conséquence chacun songea à son
salut et ne s'occupa plus que de regagner les retranche-
ments, au pied desquels le coadjuteur essayait de reformer
«on régiment écharpé.
Tout à coup un escadron de cavalerie vint à la renwDtra
VINGT ANS APRES. 18:
(les vainqueurs, qui entraient pêle-mêle avec les fugitifs
dans les retrancliemenîs. Alîios et Aramis cliargeaient en
tête, rt.;amis l'épée et le pistolet à la main, Alhos l'épée au
fourreat», le çislolet aux fontes. Alhos élai>, ^alme et froid
comme dans une parade, seulement son beau et noble re-
gard s'attristait en voyant s'entr'égorger tant d'hommes que
sacrifiaient d'un côté renlètement royal, et de l'autre côté l;s
rancune des princes. Aramis, au contraire, tuait et s'enivraiL
peu à peu, selon son habitude. Ses yeux vifs devenaient ar-
dents; sa bouche, si finement découpée, souriait d'un sou-
rire lugubre; ses narines ouvertes aspiraient l'odeur du
?ang; chacun de ses coups d'épce frappait juste, et le pom-
meau de son pistolet achevait, assommait le blessé qui es-
?ayait de se relever.
Du côté opposé, et dans les rangs de l'armée royale, deux
cavaliers, l'un couvert d'une cuirasse dorée, l'autre d'un
simple brffle duquel sortaient les manches d'un justaucorps
de velours bleu, chargeaient au premier rang. Le cavalier à
la cuirasse dorée vint heurter Aramis et lui porta un coup
d'épée qu'Aramis para avec son habileté ordinaire.
— Ah! c'est vous, monsieur de Chcàiillon! s'écria le clio-
valier; soyez le bienvenu, je vous attendais !
— J'espère ne vous avoir pas trop fait attendre. Monsieur,
dit le duc; en tout cas, me voici.
— Monsieur de Châlillon, dit Aramis en tirant de ses
fontes un second pistolet qu'il avait réservé pour celto occa-
sion, je crois que si votre pistolet est déchargé vous êtes un
homme mort.
— Dieu merci, dit Châtillon, ii ne l'est pas!
Et le duc, levant son pistolet sur Aramis, l'ajusta et fit
leu. Mais Aramis courba la tête au moment où il vit le duc
appuyer le doigt sur la gâchette, et la balle passa, sans l'at-
teindre, au-dessus de lui.
— Oh! vous m'avez manqué, dit Aramis. Mais moi, j'en
jure Dieu, je ne vous manquerai pas.
— Si je vous en laisse le temps ! s'écria M. de Châlillon ea
piquant son cheval et en bondissant sur lui l'épée haute.
Aramis l'attendit avec ce sourire terrible qui lui était
propre en pareille occasion; et Alhos, qui voyait M. de Chà=
T. m. H.
m Vl^GX ANS APIiÈS.
tiîlon s'avancer snr Aramis avec la rapidité de l'éclair, ou-
vrait labouclie pour crier : «Tirez! mais tirez donc! »quano
!9 coup partit. Jl. de Cliâtillon ouvrit les bras et se renversa
sur la croupe de son cheval.
La balle lui était entrée dans la poitrine par l'échancraw
de la cuirasse.
— Je suis mort! murmura le due.
Et il glissa de son cheval à terre.
— Je vous l'avais dit. Monsieur, et je suis fâché mainte-
nant d'avoir si bien tenu ma parole. Puis-je vous être bon à
quelque chose?
Cliâtillon fit un signe de la main; et Aramis s'apprêtait
à descendre, quand tout à coup il reçut un choc violent
dans le côté : c'était un coup d'épée, mais la cuirasse para
le coup.
Il se tourna vivement, saisit ce nouvel antagoniste par le
poignet, quand deux cris partirent en même temps, l'un
poussé par lui, l'autre par Athos :
— Raoul I
Le jeune homme reconnut à la fois la figure du chevalier
d'Herblay et la voix de son père, et laissa tomber son épée.
Plusieurs cavaliers de l'armée parisienne s'élancèrent en ce
moment sur Raoul, mais Aramis le couvrit de son épée.
— Prisonnier à moi! Passez donc au large ! cria-l-il.
Athos, pendant ce temps, prenait le cheval de son fils par
la bride et l'entraînait hors de la mêlée.
En ce moment M. le Prince, qui soutenait M. de Châtillon
en seconde ligne, apparut au milieu delà mêlée; on vitbril-
i3r son œil d'aigle et on le reconnut à ses coups.
A sa vue, le régiment de l'archevêque de Corinthe, que le
eoadjuteur, malgré tous ses efforts, n'avait pu réorganiser,
se jeta au milieu des troupes parisiennes, renversa tout ei
rentra en fuyant dans Charenton, qu'il traversa sans s'arrê-
ter. Le coadjuteur, entraîné par lui, repassa près du groupe
formé par Aihos, par Aramis et Raoul.
— Ah ! ah ! dit Aramis, qui ne pouvait, dans sa jalousie,
ne pas se réjouir de l'échec arrivé au coadjuteur; en votre
qualité d'archevêque, Monseigneur, vous devez connaître les
Écritures.
" VINGT ANS APRÈS. 10 1
— Et qu'ont de commun les Ecritures avec ce qui m'ar-
, ive? demanda le coadjuteur.
— Qae M. le Prince vous traite aujourd'hui comme saint
Paul, la première aux Corinthiens.
— Allons ! âîîcnsi dit Athos, le mot est joli, mais il ne faut
as attendre ici les compliments. En avant, en avant! ou plu-
lôt. en arrière, car la bataille m'a bien l'air d'ôtre perdue
î'our les frondeurs.
— Cela m'est bien égal! dit Aramis, je ne venais ici que
pour rencontrer M. de C'nâtillon. Je Pai rencontré, je suis
content : un duel avec un Chàlillon, c'est flatteur!
— El de plus un prisonnier, dit Athos en montrant Raoul.
Les trois cavaliers continuèrent la route au galop.
Le jeune homme avait ressenti un frisson de joie en re-
trouvant son père. Ils galopaient Pun à côté de l'autre, la
main gauche du jeune hom.me dans la main droite d'Alhos.
Quand ils furent loin du champ de bataille :
— Qu'alliez-vous donc faire si avant dans la mêlée, mon
ami? demanda Athos au jeune homme ; ce n'était point là
votre place, ce me semble, n'étant pas mieux armé pour le
combat.
— Aussi ne devais-je point me battre aujourd'hui, Mon-
sieur. J'étais clurgé d'une mission pour le cardinal, et je
partais pour Rueil, quand, voyant charger M. de Chàtillon,
Penvie me prit de charger à ses côtés. C'est alors qu'il me
dit que deux cavaliers de l'armée parisienne me cherchaient,
et qu'il me nomma le comte de La Fère.
— Comment I vous saviez que nous étions là, et vous avez
voula tuer votre ami le chevalier?
— Je n'avais point reconnu M. le chevalier sous son ar-
mure, dit en rougissant Raoul, mais j'aurais dû le reconnaître
à son adresse et à son sang-froid.
— Merci du compliment, mon jeune ami, dit Aramis, et
l'on voit qui vous a donné des leçons de courtoisie. Mais
TOUS allez à Rueil, dites-vous?
— Oui.
— Chez le cardinal?
— Sans doute. J'ai une dépêche de M. le Prince pour Son
Éminence=
ÎS2 VlîSGT ANS APRÈS.
— II faut !a porter, dit Athos.
— Ohl pour cela, un insiaut, pas de fausse générosUJ,
comte. Que diable! notre sort, et, ce qui est plus important,
h sort d3 nos amis est peut-être dans celle dépêche.
— Mais il ne faut pas que ce jeune homme manque à soa
devoir, dit Athos.
— D'abord, comte, ce jeune homme est prisonnier, voua
l'oubliez. Ce que nous faisons là est de bonne guerre. D'ail-
leurs, des vaincus ne doivent pas être difficiles sur le chois
des moyens. Donnez celte dépêche, Raoul.
Raoul hésita, regardant Athos comme pour chercher une
règle de conduite dans ses yeux.
— Donnez la dépêche, Raoul, dit Athos, vous êtes le pri-
sonnier du chevalier dlleiblay.
Raoul céda avec répugnance, mais Ararais, moins scru-
puleux quc le coiDte de La Fère, saisit la dépêche avec eiù-
pressement, la parcourut, et la rendant à Athos :
— Vous, dit-il, qui êtes croyant, lisez et voyez, en y ré-
fléchissant, dans cette lettre, quelque chose que la Providence
juge important que nous sachions.
Athos prit la leiire tout eu fronçant son beau sourcil; mais
l'idée qu'il était question, dans la lettre, de d'Arlagnan l'aida
à vaincre le dégoût qu'il éprouvait à la lire.
Voici ce qu'il y avait daus la lettre :
« Monseigneur, j'enverrai ce soir à Votre Éminence, pour
renforcer la troupe de M. de Comminges, les dix hommes
que vous demandez. Ce sont de bons soldats, propres à main-
tenir les deux rudes adversaires dont Votre Éminence craini
l'adresse et la résolution. »
— Oh! ohl dilAihos.
— Eh bien I demanda Ararnis, que vous semble de deux
adversaires qu'il faut, outre la troupe de Comminges, dix
Dons soldats pour garder? cela ne ressemble-t-il pas comme
deuy goQlies d'eau à d'Arlagnan et à Porihos?
— Nous allons ballre Paris toute la journée, dit Alhos, et
si nous n'avons pas de nouvelles ce soir, nous reprendrons
Se chemin de la Picardie, et je réponds, grâce à l'imaginatioa
VINGT ANS APRÈS ^y^-
de d'Artagnan, que nous ne tarderons pas à trouver quelqu?
indication qui nous enlèvera tous nos doutes.
— Battons donc Paris, et informons-nous à Plancliet sur-
tout, s'il n'aura point enleudu parler de son ancien maître.
— Ce pauvre Planchel! vous en parlez bien à votre aise,
Aramis. il est massacré sans doute. Tous ce> beiiiqueas
bourgeois seront sortis, et Ton aura fait un massacre.
Comme c'était assez probable, ce fat avec un sentiment
d'inquiétude que les deux amis rentrèrent à Paris par la
porte du Temple, et qu'ils se dirigèrent vers la place Royale
où ils comptaient avoir des nouvelles de ces pauvres bour-
geois. Mais l'étonnement des deux amis fut grand lorsqu'ils
les trouvèrent buvant et goguenardant, eux et leur capitaine,
toujours campés place Royale et pleures sans doute par leurs
familles, qui entendaient le bruit du canon de Charenton et
les croyaient au feu.
Alhos et Aramis s'informèrent de nouveau à Planchel ■.
mais il n'avait rien su de d'Aviagnan. Us voulurent l'emme-
ner; il leur déclara qu'il ne pouvait quitter son poste sacs
ordre supérieur.
A cinq heures seulement ils rentrèrent chez eux en disant
qu'ils revenaient de la bataille : ils n'avaient pas perdu de
vue le cheval de bronze de Louis XllI.
— Mille tonnerres! dit Planchet en rentrant dans sa bou-
tique de la rue des Lombards, nous avons été ballus à plata
couture. Je ne m'en consolerai jamais !,«.-
XXI
P.OSTE DE PICARbîE.
Athos et Aramîs, fort en sûreté dans Paris, ne se dissimu-
laient pas qu'à peine auraient-ils mis le pied dehors ils cou-
raient les plus grands dangers ; mais on sait ce qu'était h
195 VliNGT ANS APRÈS.
— Oh! ohl dit Alhos, voilà qui est clair comme le jour.
Tout suivi qu'il était, d'Arlagnan se sera arrêté cinq minutes
ici; cela prouve au reste qu'il n'était pas suivi de bien près,
peut-être sera-l-il parvenu à s'écliapper.
Aramis secoua la tête.
— S'il s'était échappé, nous Taurions revu ou nous en au-
rions au moins entendu parler.
Vous avez raison, Aramis, continuons.
Dire l'inquiétude et l'impatience des deux gentilshommes
serait chose impossible, L'inquiétude était pour le cœuî
tendre et amical d'Athos; l'impalience était pour l'esprit ner-
veux et si facile à égarer d'Aramis. Aussi galopèrent-ils
tous deux pendant trois ou quatre heures avec la frénésie
des deux cavaliers de ia muraille. Tout à coup, dans une
gorge étroite, resserrée entre deux talus, ils virent la route à
moitié barrée par une énorme pierre. Sa place primitive était
indiquée sur un des côtés du talus, et l'espèce d'alvéole
qu'elle y avait laissée, par suite de l'extraction, prouvait
qu'elle n'avait pu rouler toute seule, tandis que sa pesan-
teur indiquait qu'il avait fallu, pour la faire mouvoir, le bras
d'un Encelade ou d'un Briarée.
Aramis s'arrêta.
— Oh ! dit-il en regardant la pierre, il y a là-dedans de l'A
jax de Télamon ou du Porthos. Descendons, s'il vous plaît,
comte, et examinons ce rocher.
Tous deux descendirent. La pierre avait été apportée dans
le but évident de barrer le chemin à des cavaliers. Elle avait
donc été placée d'abord en travers; puis les cavaliers avaient
trouvé cet obstacle, étaient descendus et l'avaient écarté.
Les deux amis examinèrent la pierre de tous les côtés
exposés à la lumière : elle n'offrait rien d'extraordinaire. Us
appelèrent alors Blaisois et Grimaud. A eux quatre, ils par-
vinrent à retourner le rocher. Sur le côté oui touchait la tene
était écrit :
« Huit chevau-légers nous poursuivent. Si nous arrivons
jusqu'à Compiègne, nous nous arrêterons au Paon-Couronné;
l'hôte est de nos amis. »
— Voilà quelque chsse de positif, dit Athij, et dans i'ua
VINGT ANS APRÈS. «97
ou l'âuire cas dous saurons à quoi nous en tenir. Allons donc
au Paon-Couronné.
— Oui, dit Aramis; mais si nous voulons y arriver, don-
nons quelque relàclie à nos chevaux ; ils sont presqu2
fourbus.
Aramis disait vrai. On s'arrêta au premier bouchon; onfiî
avaler à chaque cheval double mesure d'avoine détrempée
dans du vin, on leur donna trois heures de repos et l'on se
remit en route. Les hommes eux-mêmes étaient écrasés de
fatigue, mais l'espérance les soutenait.
Six heures après, Athos et Aramis entraient à Compiègne
et s'informaient du Paon-Couronné. On leur montra une en-
seigne représentant le dieu Pan avec une couronne sur
la tête.
Les deux amis descendirent de cheval sans s'arrêter autre-
ment à la prétention de l'enseigne, que, dans un autre temps,
Aramis eût fort critiquée. Ils trouvèrent un brave homme
d'hôtelier, chauve et pansu comme un magot de la Chine,
auquel ils demandèrent s'il n'avait pas logé plus ou moins
longtemps deux gentilshommes poursuivis par des chevau-
légers. L'hôte, sans rien répondre, alla chercher dans un
bahut une moitié de lame de rapière.
~ Connaissez-vous cela? dit-iL
Athos ne fit que jeter un coup d'œil sur cette lame.
— C'est Tépée de d'Artagnan, dit-il.
— Du grand ou du petit? demanda l'hôte.
— Du petit, répondit Athos.
— Je vois que vous êtes des amis de ces messieurs.
— Eh bieni que leur est-il arrivé?
— Qu'ils sont entrés dans ma cour avec des chevaux four-
bus, et qu'avant qu'ils aient eu le temps de refermer la grande
porte huit chevau-légers qui les poursuivaient sont entres
après eux.
— Huit! dit Aramis. Cela m'étonne bien que d'Artagnan
et Porlhos, deux vaillants de celte nature, se soient laissé
arrêter par huit hommes.
— Sans doute. Monsieur, et les huit hommes n'en seraient
pas venus à bout s'ils n'eussent recruté par la ville une
vingtaine de soldats du régiment de Royal-Italien, en garni-
198 VINGT ANS APRÈS.
soQ dans cette ville, de sorte que vos deux amis on été litté-
ralement accablés par le nombre.
— Arrêtés I dit Athos, et sait-on pourquoi?
— Non, Monsieur, on les a emmenés tout de suite, et ils
n'ont eu le temps de me rien dire; seulement, quand ils ont
été partis, j'ai trouvé ce fragment d'épée sur le champ de
bataille en aidant à ramasser deux morts et cinq ou six
blessés.
— Et 3 enx, demanda Aramis, ne leur est-il rien arrivé?
— Non, Monsieur, je ne crois pas.
— Allons, dit Aramis, c'est toujours une consolation.
— Et savez-vous où on les a conduits? demanda Atlios.
— Du côté de Louvres.
— Laissons Blaisois et Grimaud ici, dit Athos, ils revien-
dront demain à Paris avec les chevaux, qui aujourd'hui
nous laisseraient en route, et prenons la pasie.
— Prenons la poste, dit Aramis.
On envoya chercher des chevaux. Pendant ce temps, les
deux amis dinorent à la hâte; ils voulaient, s'ils trouvaient
à Louvres quelques renseignements, pouvoir continuer leur
route.
Ils arrivèrent à Louvres. Il n'y avait qu'une auberge. Oa
y buvait une liqueur qui a conservé de nos jours sa réputa-
tion, et qui s'y fabriquait déjà à cette époque.
— Descendons ici, dit Alhos, d'Ariagnan n'aura pas man-
qué cette occasion, non pas de boire un verre de liqueur,
mais de nous laisser un indice.
Ils entrèrent et demandèrent deux verres de liqueur sur le
coiîiptoir, comme avaient dû les demander d'Artagnan etPor-
Ihos. Le comptoir sur lequel on buvait d'habitude était re-
couvert d'une plaque d'étain. Sur celte plaque on avait écrit
avec la pointe d'une grosse épingle : « Uueil, D. »
— Ils sont à Kueil I dit Aramis, que cette inscription frappa
le premier.
— Allons donc à Rueil, dit Athos.
— C'est nous jeter dans la gueule du loup, dit Aramis.
— Si j'eusse été l'ami de Jonas comme je suis celui de
d'Artagnan, dit Athos, je l'eusse suivi jusque dans le ventre
de la baleine et vous en feriez autant que moi, Aramis.
VINGT ANS APRÈS. <99
— Décidément, mon cher comte, je crois que vous me
faites meilleur que je ne suis. Si j'étais seul, je ne sais pas
si j'irais ainsi à Iluei) sans de grandes précautions; mais où
vous irez, j'irai.
Ils prirent des chevaux et partirent pour Rneil.
Athos, sans s'en douter, avait donné a Ararais le meilleur
conseil qui pût être suivi. Les députés du parlement ve-
naient d'arriver à Rueil pour ces fameuses conférences qui
devaient durer trois semaines et amener cette paix boiteuse
à la suite de laquelle M. le Prince fut arrêté. Rueil était en-
combré, de la part des Parisiens, d'avocats, de présidents,
de conseillers, de robins de toute espèce ; et enfin, de la part
de la cour, de gentilshommes, d'officiers et de gardes; il
était donc facile, au milieu de celte confusion, de demeurer
aussi inconnu qu'on désirait l'être. D'ailleurs, les conférences
avaient amené une trêve, et arrêter deux gentilshommes en
ce moment, fussent-ils frondeurs au premier chef, c'était
porter atteinte au droit des gens.
Les deux amis croyaient tout le monde occupé de la pen-
sée qui les tourmentait. Ils se mêlèrent aux groupes, croyant
qu'ils entendraient dire quelque chose de d'Artagnan et de
Porthos ; mais chacun n'était occupé que d'articles et d'a-
mendements. Aihos opinait pour qu'on allât droit au mi-
nistre.
— Mon ami, objecta Aramis, ce que vous dites là est bien
bedu, mais, prenez-y garde, notre sécurité vient de notre
obscurité. Si nous nous faisons connaître d'une façon ou
d'une autre, nous irons immédiatement rejoindre nos amis
dans quelque cul de basse-fosse d'où le diable ne nous tirera
pas. Tâchons de ne pas les retrouver par accident, mais bien
à notre fantaisie. Arrêtés à Gompiègne, ils ont i'J amenés à
Rueil, comme nous en avons acquis la certitude à Louvres;
conduits à Rueil, ils ont été interrogés par le cardinal, quii
après cet mterrogaioire, les a gardés près de lui ou les a en-
voyés à Saint-Germain. Quant à la Bastille, ils n'y sont
point, puisque la Bastille est aux frondeurs et que le fils de
Broussel y commande. Ils ne sont pas morts, car la mort de
d'Artagnan serait bruyante. Quant à Porthos, je le crois éter-
nel comme Dieu, quoiqu'il soit mrins patient. Ne désesné-
200 VINGT ANS APRÈS.
roos pris, attendons et restons à Rueil, car ma convictioa
est qu'ils sont à Rueil. Mais qu'avez-vous donc? vous pâ-
lissez I
— J'ai, dit Athos d'une voix presque tremblante, que jt
me souviens qu'au château de Rueil M. de Richelieu av^ii
fait fabriquer une affreuse oubliette...
— Oh I soyez tranquille, dit Aramis : M. de Richelieu étai
an gentilhomme, notre égal à tous par la naissance, notre
supérieur par la position. Il pouvait, comme un roi, toucher
les plus grands de nous à la tôte et, en les touchant, faire
vaciller cette tôte sur les épaules. Mais M. de Mazarin est
un cuistre qui peut tout au plus nous prendre au collet
comme un archer. Rassurez-vous donc, ami, je persiste à
^ire que d'Artagnan et Porlhos sont à Rueil, vivants et bien
nvants.
— N'importe, dit Athos, il nous faudrait obtenir du coad-
\uteur d'être des conférences , et ainsi nous entrerions à
Kueil.
— Avec tous ces affreux robins I y pensez-vous, mon
cher? et croyez-vous qu'il y sera le moins du monde discuté
de la liberté et de la prison de d'Artagnan et de Porthos?
Non, je suis d'avis que nous cherchions quelque autre moyen.
— Eh bien! reprit Athos, j'en reviens à ma première pen-
sée ; je ne connais point de meilleur moyen que d'agir fran-
chement et loyalement. J'irai trouver, non pas Mazarin, mais
la reine, et je lui dirai : Madame, rendez-nous nos deux ser-
viteurs et nos deux amis !
Aramis secoua la tête.
— C'est une dernière ressource dont vous serez toujours
Vibre d'user, Athos; mais, croyez-moi, n'en usez qu'àl'exiré-
nité : il sera toujours temps d'en venir là. En attendant, con-
linuons nos recherches.
Ils continuèrent donc de chercher, et prirent tant d'infor-
mations, firent, sous mille prétextes plus ingénieux les uns
que les autres, causer tant de personnes, qu'ils finirent par
trouver un chevau-léger qui leur avoua avoir fait partie de
l'escorte qui avait amené d'Artagnan et Porlhos de Compiègne
à Rueil. Sans les chevau-légers, on n'aurait pas môme su
qu'ils y étaient rentrés.
VINGT ANS APRÈS. 201
Alhos en revenait éternellement à son idée de voir la
eine.
— Pour voir la reine, disait Aramis, il faut d'abord voir Id
cardinal, et à peine aurons-nous vu le cardinal, rappelez-
vous ce que je vous dis, Alhos, que nous serons réunis à
nos amis, mais point de la façon que nous l'entendons. Or,
celte façon d'être réun.s à eux me sourit assez peu, je l'a-
voue. Agissons en liberté pour agir bien et vite.
— Je verrai la reine, dit Athos.
— Eh bien, mon ami, si vous êtes décidé à faire celte fo-
lie, prévenez-moi, je vous prie, un jour à l'avance.
— Pourquoi cela?
— Parce que je profiterai de la circonstance pour ailer faire
ane visite à Paris.
— A qui?
— Dame 1 que sais-je I peut-être bien à madame de Lon-
gueville. Elle est toute-puissante là-bas ; elle m'aidera. Seu-
lement faites-moi dire par quelqu'un si vous êtes arrêté;
alors je me retournerai de mon mieux.
— Pourquoi ne risquez-vous point rarrestalion avec moi,
Aramis? dit Athos.
— Non, merci.
— Arrêtés à quatre et réunis, je crois que nous ne risquons
plus rien. Au bout de vingt-quatre heures nous sommes
tous quatre dehors.
— Mon cher, depuis que j'ai tué Chàlillon, l'adoration des
dames de Saint-Germain, j'ai trop d'éclat autour de ma per-
sonne pour ne pas craindre doublement la prison. La reine
serait capable de suivre les conseils de Mazarin en celte oc-
casion, et le conseil que lui donnerait Mazarin, serait de me
faire juger.
— Mais pensez-vous donc, Aramis, qu'elle aime cet Itali
au point qu'on le dit?
— Elle a bien aimé un Anglais.
— Eh I mon cher, elle est femme!
— Non pas; vous vous trompez, Athos, elle est reine !
— Cher ami, je me dévoue, et vais demander audience à
Anne d'Autriche.
— Adieu, Athos, je vais lever une armés.
tOî VINGT ANS APRÈS.
— Pourquoi faire?
— Pour revenir assiéger Ruetî.
— Où nous reiroaverons-nous ?
— Au pied de la potence du cardinal.
Et les deux amis se séparèrent, Aramis pour retourner i
Paris, Aihos pour s'ouvrir par quelques démarciies prépara-
toires un chemin jusqu'à la reine.
xxu
LÀ RECOMNAISSANCE D*ANNB D'AUTRICHE.
Athos e'prouva beaucoup moins de difBcuIlé qu'il ne s'y
était attendu à pénétrer près d'Anne d'Autriche : à la pre-
mière démarche, tout s'aplanit, au contraire, et l'audience
qu'il désirait lui fut accordée pour le lendemain, à la suite du
lever, auquel sa naissance lui donnait le droit d'assister.
Une grande foule emplissait les appartements de Saint-
Germain : jamais au Louvre ou au Palais-Royal Anne d'Au-
triche n'avait eu plus grand nombre de courtisans ; seulement,
un mouvement s'était fait parmi cette foule qui appartenait
à la noblesse secondaire, tandis que tous les premiers gen-
tilshommes de France étaient près de M. de Conti, de M. de
Beaufort et du coadjuteur.
Au reste, une grande gaieté régnait dans cette cour. Le
caractère particulier de cette guerre fut qu'il y eut plus de
toupleis faits que de coups de canon tirés. La cour chanson-
nail les Parisiens, qui chansonnaient la cour, et les blessu-
res, pour n'être pas mortelles, n'en étaient pas moins dou-
loureuses, faites qu'elles étaient avec l'arme du ridicule.
Mais au milieu de cette hilarité générale et de cette futilité
apparente, une grande préoccupation vivait au fond de toutes
les pensées. Mazarin resterait-il ministre ou favori, ou Ma-
zarin, venu du ^\iûx comme nn nuage, s'en irait-il emporté
VINGT ANS APRÈS. J03
par le vent qui l'avait apporté? Tout le monde l'espérait, tout
le monde Ve désirait; de sorte que le ministre sentait qu'au-
tour de lui loas les hommages, toutes les couriisaneiies re-
couvraient un fond de haine mal déguisée sous la crainte e<
sous l'intérêt. 11 se sentait mal à l'aise, ne sachant sur quoi
faire compte ni sur qui s'appuyer.
M. le Prince lui-même, qui combattait pour lui, ne man-
quait jamais une occasion ou de le railler ou de l'humilier;
et, à deux ou trois reprises, Mazarin ayant voulu, devant le
vainqueur de Rocroy, faire acte de volonté, celui ci l'avait
regardé de manière à lui faire comprendre que, s'il le défen-
dait, ce n'était ni par coi\,viction ni par enthousiasme.
Alors le cardinal se rejetait vers la reine, son seul appui.
Mais à deux ou trois reprises il lui avait semblé sentir cet
appui vaciller sous sa main.
L'heure de l'audience arrivée, on annonça au comte de
La Fère qu'elle aurait toujours lieu, mais qu'il devait at-
tendre quelques instants, la reine ayant conseil à tenir avee
le ministre.
C'était la vérité. Paris venait d'envoyer une nouvelle dè-
putalion qui devait tâcher de donner enfin quelque tournure
aux affaires, et la reine se consultait avec Mazarin sur l'ac-
cueil à faire à ces députés.
La préoccupation était grande parmi les hauts personnages
de l'État. Athos ne pouvait donc choisir un plus mauvais
moment pour parler de ses amis, pauvres atomes perdus
dans ce tourbillon déchaîné.
Mais Aihos était un homme inflexible qui ne marchandait
pas avec une décision prise, quand cette décision lui parais-
sait émanée de sa conscience et dictée par son devoir : il in-
sista pouf être introduit, en disant que, quoiqu'il ne fût dé-
puté ni de M. de Conti, ni de M. de Beaufort, ni de M. de
Bouillon, ni de M. d'Elbeuf, ni du coadjuteur, ni de madame
ûe Longueviile, ni de Broussel, ni du parlement, et qu'il vin*
pour son propre compte, il n'en avait pas moins les choses
tes plus importantes à dire à Sa Majesté.
La conférence finie, la reine le fit appeler daus son cabinet.
Athos fut introduit et se nomma. C'était un nom qui avait
trop de fois retenti aux oreilles de Sa Majesté et trop de fois
2Ô4 VINGT ANS APRES.
^ibré dans son cœur, pour qu'Anne d'Autriche ne le recon-
nût point ; cependant elle demeura impassible, se contentant
de regarder. ce gentilhomme avec celte fixité qui n'est per-
mise qu'aux femmes reines soit par la beauté, soit par le
sang.
— C'est donc un service que vous offrez de nous rendre,
comte? demanda Anne d'Autriche après un instant de si-
lence.
— Oui, Madame, encore un service, dit Athos choqué de
ce que la reine ne paraissait point le reconnaître.
C'était un grand cœur qu'Alhos, et par conséquent un bien
pauvre courtisan.
Anne fronça le sourcil. Mazarin, qui, assis devant une ta-
ble, feuilletait des papiers comme eût pu le faire un simple
secrétaire d'État, leva la tète.
— Parlez, dit la reine.
Mazarin se remit à feuilleter ses papiers.
— Madame, reprit Athos, deux de nos amis, deux des plus
intrépides serviteurs de Votre Majesté, M. d'Artagnan et
M. du Vallon, envoyés en Angleterre par M. le cardinal, ont
disparu tout à coup au moment oii ils mettaient le pied sur
la terre de France, et l'on ne sait ce qu'ils sont devenus.
— Eh bien? dit la reine.
— Eh bien ! dit Athos, je m'adresse à la bienveillance de
Votre Majesté pour savoir ce que sont devenus ces deux
gentilshommes , me réservant, s'il le faut ensuite, de m'a-
dresser à sa justice.
— Monsieur, répondit Anne d'Autriche avec cette hauteur
qui, vis-à-vis de certains hommes, devenait de l'impertinence,
voilà donc pourquoi vous nous troublez au milieu des grandes
préoccupations qui nous agitent? Une affaire de police! Ehl
Monsieur, vous savez bien, ou vous devez bien le savoir,
que nous n'avons plus de police depuis que nous ne sommes
plus à Paris.
— Je crois que Votre Majesté, dit Athos en s'inclinant avec
un froid respect, n'aurait pas besoin de s'informer à la police
pour savoir ce que sont devenus MM. d'Artagnan et du Val-
lon; et que si elle voulait bien interroger monsieur le cardi-
nal à l'endroit de ces deux gentilshommes, monsieur le car-
VïNGT ANS APRÈS. 205
dinal pourrait lui répondre sans interroger autre chose que
ses propres souvenirs.
— Mais, Dley -ne pardonne ! dit Anne d'Autriche avec ce
dédaigneux mouvement des lèvres qui lui était particulier,
je crois que vous interrogez vous-même.
— Oui, Madame, et j'en ai presque le droit, car il s'agit de
M. d'Artagnan, de M. d'Artagnan, entendez-vous bien. Ma-
dame? dit-il de manière à courber sous les souvenirs de la
femme le front 4e la reine.
Mazarin comprit qu'il était temps de venir au secours
d'Anne «l'Autriche.
— Monsou le comte, dit-il, je veux bien vous apprendre
une chose qu'ignore Sa Majesté : c'est ce que sont devenus
ces deux gentilshommes. Ils ont désobéi, et ils sont aux
arrêts.
— Je supplie donc Votre Majesté, dit Athos toujours im-
passible et sans répondre à Mazarin, de lever ces arrêts en
faveur de MM. d'Artagnan et du Vallon.
— Ce que vous me demandez est une affaire de discipline
et ne me regarde point, Monsieur, répondit la reine,
— M. d'Artagnan n'a jamais répondu cela lorsqu'il s'est
agi du service de Votre Majesté, dit Athos en saluant avec
dignité.
Et il fit deux pas en arrière pour regagner la porte> Maza-
rin l'arrêta.
— Vous venez aussi d'Angleterre, Monsieur? dit-il en fai-
sant un signe à la reine, qui pâlissait visiblement eî s'apprê-
tait à donner un ordre rigoureux.
— Et j'ai assisté aux derniers moments du roi Charles 1",
dit Athos. Pauvre roi! coupable tout au plus de faiblesse, et
que ses sujets ont puni bien sévèrement; car les trônes sont
bien ébranlés à cette heure, et il ne fait pas bon, pour les
cœurs dévoués, de servir les intérêts des princes. C'était la
secoUiTa fois que M. d'Artagnan allait en Angleterre : la pre-
mière c'était pour l'honneur d'une grande reine; la seconde,
c'était pour la vie d'un grand roi.
— Monsieur, dit Anne d'Autriche à Mazarin avec un ac-
îent dont toute son habitude de dissfmuler n'avait pu chas-
T. m. iâ
206 VL^GT ANS APRÈS.
Ber la vér table expression, voyez si l'on peut faire quelque
chose pour ces gentilshommes.
— Wadirae, dit Mazarin, je ferai tout ce qu'il plaira à Votre
Majesté.
— Faites ce que demande M. le comte de La Fère. N'est-ce
pas comme cela que vous vous appelez, Monsieur?
— J'ai encore un autre nom, Madame : je me nomme
Athos.
— Madame, dit Mazarin avec un sourire qui indiquait avec
quelle facilité il comprenait à demi mol, vous pouvez être
tranquille, vos désirs seront accomplis.
— Vous avez entendu, Monsieur? dit la reine.
— Oui, Madame, et je n'attendais rien moins de la justice
de Votre Majesté. Ainsi, je vais revoir mes amis; n'est-ce
pas, Madame? c'est bien ainsi que Voire Majesté l'entend?
— Vous allez les revoir, oui, Monsieur. Mais, à propos,
vous êtes de la Fronde, n'est-ce pas? I
— Madame, je sers le roi. |
— Oui, à votre manière. *"
— Ma manière est celle de tous les vrais gentilshommes,
et je n'en connais pas deux, répondit Athos avec hauteur.
— Allez donc. Monsieur, dit la reine en congédiant Athos
du geste ; vous avez obtenu ce que vous désiriez obtenir, et
nous savons tout ce que nous désirions savoir.
Puis s'adressant à Mazarin, quand la portière fut retombée
derrière lui :
— Cardinal, dit-elle, faites arrêter cet insolent gentilhomme
avant qu'il soit sorti de la cour.
*— J'y pensais, dit Mazarin, et je suis heureux que Votre
Majesté me donne un ordre que j'allais solliciter d'elle. Ces
casse-bras qui apportent dans notre époque les traditions de
l'autre règne nous gênent fort ; et puisqu'il y en a déjà deux
de pris, joignons-y le troisième.
Athos n'avait pas été entièrement dupe de la reine. 11 y
vait dans son accent quelque chose qui l'avait frappé et qui
lui semblait menacer tout en promettant. Mais il n'était pas
homme à s'éloigner sur un simple soupçon, surtout quand
on lui avait dit clairement qu'il allait revoir ses amis. Il at-
tendit donc, dans une des chambres attenantes au cabinet oà
À
VINGT ANS APRÈS. 207
n avait eu audience, qu'on amenât vers lui d'Artagnan ei
Porlhos, où qu'on le vint chercher pour le conduire vers eux.
Dans celte attente, il s'était approché de la fenêtre et regar-
flait machinalement dans la cour. Il y vit entrer la députaiion
clés Parisiens, qui venait pour régler le lieu définitif des con-
férences et saluer la reine. U y avait des conseillers au par-
lement, des présidents, des avocats, parmi lesquels étaient
perdus quelques hommes d'épée. Une escorte imposante les
attendait hors des grilles.
Athos regardait avec plus d'attention, car au milieu de
cette foule il avait cru reconnaître quelqu'un, lorsqu'il sen-
lit qu'on lui touchait légèrement l'épaule.
Il se retourna.
— Ah I monsieur de Comminges! dit-il.
— Oui, monsieur le comte, moi-même, et chargé d'une
mission pour laquelle je vous prie d'agréer toutes mes
excuses.
— Laquelle, Monsieur? demanda Athos.
— Veuillez me rendre votre épée, comte.
Athos sourit, et ouvrant la fenêtre :
— Aramis 1 cria-t-il.
Un gentilhomme se retourna : c'était celui qu'avait cru
reconnaître Athos. Ce gentilhomme, c'eiaiî Aramis. Il salua
amicalement le comte.
— Aramis, dit Athos, on m'arrête.
— Bien, répondit flegmaliquement Aramis.
— Monsieur, dit Atlios en se retournant vers Comminges
et en lui présentant avec politesse son épée par la poignée,
voici mon épée; veuillez me la garder avec soin pour me la
rendre quand je sortirai de prison. J'y tiens, elle a été donnée
par le roi François 1" à mon aïeul. Dans son temps on armait
les gentilshommes, on ne les désarmait pas. Maintenant, où
me conduisez-vous?
— Mais... dans ma chambre d'abord, dit Comminges. La
reine fixera le lieu de votre domicile ultérieurement.
Athos suivit Comminges sans ajouter un seul mot.
.«08 VINGT ANS APRÈS.
XXTÎI
* LA ROYAUTÉ DE M. DE MAZARilî.
L'arreslalion n'avait fait aucun bruit, causé aucun scan-
dale et était même restée à peu près inconnue. Elle n'avait
donc en rien entravé la marche des événements, et la dépu-
îaîion envoyée par la ville de Paris fut avertie solennellement
qu'elle allait paraître devant la reine.
La reine la reçut, muette et superbe comme toujours ; elle
écouta les doléances et les supplications des députés; mais,
lorsqu'ils eurent fini leurs discours, nul n'aurait pu dire, tant
le visage d'Anne d'Autriche était resté indifférent, si elle les
avait entendus.
En revanche, Mazarin, présent à cette audience, entendait
très-bien ce que ces députés demandaient : c'était son renvoi
en termes clairs et précis, purement et simplement.
Les discours finis, la reine restant muette :
— Messieurs, dit Mazarin, je me joindrai à vous pour sup-
plier la reine de mettre un terme aux maux de ses sujets.
J'ai fait tout ce que j'ai pu pour les adoucir, et cependant la
croyance publique, dites-vous, est qu'ils viennent de moi,
pauvre étranger qui n'ai pu réussir à plaire aux Français.
Hélas! on ne m'a point compris, et c'était raison : je succé-
dais à l'homme le plus sublime qui eût encore soutenu le
sceptre des rois de France. Les souvenirs de M. de Richelieu
m'écrasent. En vain, si j'étais ambitieux ^uiterais-jp <*,ontr
ce? souvenirs; niais je ne le suis pas, e\ j'en veux aonner
ans preuve. Je me déclare vaincu. Je ferai ce que demanda
Î3 peuple. Si les Parisiens ont quelques torts, et qui n'en 3
pas. Messieurs? Paris est assez puni; assez de sang a coulé,
assez de irtisère accable une ville privée de son roi et de la
justice. Ce n'est pas à moi, simple particulier, de prendre
laEî d'importance que de diviser une reine avec son ri yauraQ.
VliN'GT ANS APRES. §09
Faisque vous exigez que je me relire, eh bien! je me re-
tirerai.
— Alors, dit Aramis à l'oreille de son voisin, la pais est
faite et les conférences sont inuiiles. Il n'y a plus qu'à en-
voyer sous bonne garde iM. Mazarini à la frontière la plub'
éloignée, et à veillera ce qu'il ne rentre ni par celle-là ni par
les autres.
— Un instant, Sîonsieur, un instant, dit l'homme de robe
auquel Aramis s'adressait. Peste! comme vous y allez! On
voit bien que vous êtes des hommes d'épée. Il y a le cha-
pitre des rémunérations et des indemnités à mettre au n^î.
— ^Monsieur le chancelier, dit la reine en se tournant vers
C8 même Séguier, notre ancienne connaissance, vous ou-
vrirez les conférences ; elles auront lieu à Rueil. M. le car-
dinal a dit des choses qui m'ont fort émue. Voilà pourquoi je
ne vous réponds pas plus longuement. Quant à ce qui esi
de rester ou de partir, j'ai trop de reconnaissance à M. la
cardinal pour ne pas le laisser libre en tous points de ses ac-
tions. M. le cardinal fera ce qu'il voudra.
Une pâleur fugitive nuança le visage intelligent du pre^
mier ministre. Il regarda la reine avec inquiétude. Son vi-
sage était tellement impassible, qu'il en était, comme les au-
tres, à ne pouvoir lire ce qui se passait dans son cœur.
— Mais, ajouta la reine, en attendant la décision de M. da
Mazarin, qu'il ne soit, je vous prie, question que du roi.
Les députés s'inclinèrent et sortirent.
— Et quoi I dit la reine quand le dernier d'entre eux eut
quitté la chambre , vous céderiez à ces robins et à co.ï
ivocats !
— Pour le bonheur de Votre Majesté, Madame, dit Maza-
i'in en fixant sur la reine son œil perçant, il n'y a point de sa«
:rifice que je ne sois prêt à m'imposer.
Anne baissa la tête et tomba dans une de ces rêveries qui
ai étaient si habituelles. Le souvenir d'Athos lui revint à
esprit. La tournure hardie du gentilhomme, sa parole fermi-
i digne à la fois, les fantômes qu'il avait évoqués d'un mot,
ai rappelaient tout un passé d'une poésie enivrante : la jeu-
esse, la beauté, l'éclat des amours de vingt ans, et les rudes
ombats de ses soutiens, et la fin sanglante de Buckingham.
T. nu ♦^
250 VINGT ANS APRÈS
l9 seul bomme qu'elle eût aime réellement, et l'héroismedc
?es obscurs défenseurs qui l'avaient sauvée de la double
haine de Richelieu et du roi.
Mazarin la regardait ; et maintenant qu'elle se croyait seule
et qu'elle n'avait plus tout un monde d'ennemis pour l'épier,
il suivait ses pensées sur son visage, comme on voit dans les?
lacs transparents passer les nuages, reflets du ciel comme
les pensées.
— Il faudirtit donc, murmura Anne d'Autriche, céder à
l'orage, acheter la paix, attendre patiemment et religieuse-
ment des temps meilleurs?
Mazavin sourit amèrement à cette proposition, qui an-
nonçait qu'elle avait pris la proposition du ministre au sé-
rieux.
Anne avait la tête inclinée et ne vit pas ce sourire; mai?
remarquant que sa demande n'obtenait aucune réponse, elle
releva le front.
— Eh bien I vous ne me répondez point, cardinal ; que
pensez-vous?
— Je pense, Sladame, que cet insolent gentilhomme que
nous avons fait arrêter par Comminges a fait allusion à M. de
Buckingham, que vous laissâtes assassiner; à madame de
Chevreuse, que vous laissâtes exiler; à M. de Beaufort, que
vous fîtes emprisonner. Mais s'il a fait allusion à moi, c'est
qu'il ne sait pas ce que je suis pour vous.
Anne d'Autriche tressaillit comme elle faisait lorsqu'on la
frappait dans son orgueil, elle rougit et enfonça, pour ne pas
répondre, ses ongles acérés dans ses belles mains.
— 11 est homme de bon conseil, d'honneur et d'esprit, sans
compter qu'il est homme de résolution. Vous en savei
quelque chose, n'est-ce pas. Madame? Je veux donc lui dire
c'est UD^ grâce personnelle que je lui fais, en quoi il s'esi
trompé a mon égard. C'est que, vraiment, ce qu'on me pro-
pose, c'est presque une abdication, et une abdication mériU
qu'on y réfléchisse.
— Une abdication I dit Anne ; je croyais, Monsieur, qu'i
n'y avait que les rois qui abdiquaient.
— Eh bieni reprit Mazarin, ne suis-je pas presque roi, e
roi de France même? Jetée suf le pied d'un lit royal, je vou
VLNGT ANS APRÈS. Si l
assure, Madame, que ma simarre de ministre ressemble fort,
la nuit, à un manteau royal.
C'était une des humiliations que lui faisait le plus souvent
subir Mazarin, et sous lesquelles elle courbait constamment
la tête. U n'y eut qu'Elisabeth et Catherine II qui restèrent à
la fois maîtresses et reines pour leurs amants.
Anne d'Autriche regarda donc avec une sorte de terreui
la physionomie menaçante du cardinal, qui, dans ces mo-
ments-là, ne manquait pas d'une certaine grandeur.
— Monsieur, dit-elle, n'ai-je point dit, et n'avez-vous point
entendu que j'ai dit à ces gens-là que vous feriez ce qu'il
vous plairait?
— En ce cas, dit Mazarin, je crois qu'il doit me plaire de
demeurer. C'est non-seulement mon intérêt , mais encore
j'ose dire que c'est votre salut.
— Demeurez donc, Monsieur, je ne désire pas autre chose ;
mais alors ne me laissez pas insulter.
— Vous voulez parler des prétentions des révoltés et du
ton dont ils les expriment? Patience I ils ont choisi un terrain
sur lequel je suis général plus habile qu'eux, les conféren-
ces. Nous les battrons rien qu'en temporisant. Us ont déjà
îaim ; ce sera bien pis dans huit jours.
— Eh! mon Dieu I oui. Monsieur, je sais que nous finirons
par là. Mais ce n'est pas d'eux seulement qu'il s'agit; ce
n'est pas eux qui m'adressent les injures les plus blessantes
pour moi.
— Ah I je vous comprends. Vous voulez parler des souve-
nirs qu'évoquent perpétuellement ces trois ou quatre gen-
tilshommes. Mais nous les tenons prisonniers, et ils sont
juste assez coupables pour que nous les laissions en capti-
vité tout le temps qu'il nous conviendra : un seul est encore
horu de notre pouvoir et nous brave. Mais, que diable I nous
parviendrons bien à le joindre à ses compagnons. Nous
avons fait des choses plus difQciles que cela, ce me semble.
J'ai d'abord et par précaution fait enfermer à Rueil, c'est-à-
dire près de moi, c'est-à-dire sous mes yeux, à la portée de
ma main, les deux plus intraitables. Aujourd'hui même le
Iroisième les y rejoindra.
212 VINGT ANS APRÈS.
Tant qu'ils seront prisonniers, ce sera bien, dit AoPx?
d'Autriche, mais ils sortiront un jour.
— Oui, si Votre Majesté les met en liberté.
— Ah ! continua Anne d'Autriche répondant à sa propre
pensée, c'est ici qu'on regrette Paris I
— Et pourquoi donc?
— Pour la Bastille, Monsieur, qui est si forte et si dis-
crète.
— Madame, avec les conférences nous avons la paix; aver
la paix nous avons Paris; avec Paris nous avons la Bastille!
nos quatre matamores y pourriront.
Anne d'Autriche fronça légèrement le sourcil, tandis que
Mazarin lui baisait la main pour prendre congé d'elle.
Mazarin sortit après cet acte moitié humble, moitié galant.
Anne d'Aulriche le suivit du regard, et à mesure qu'il s'é-
loignait ou eût pu voir un dédaigneux sourire se dessiner sur
ses lèvres.
— J'ai méprisé, murmura-t-elle, l'amour d'un cardinal qui
ne disait jamais « Je ferai, » mais « J'ai fait. » Celui-là coa-
uaissait des retraites plus sûres que Rueil, plus sombres
et plus muettes encore que la Bastille. Oh 1 le monde dé-
génère 1
XKiV
PRÈCAL'TiûIVS
Après avoir Qtïitté Anne d'Autriche, Mazarm reprit le che-
min de Piueil, où était sa maison. Mazarin marchait fort ac-
compagné, par ces temps de trouble, et souvent même il
œarchait déguisé. Le cardinal, nous l'avons déjà dit, sous les
ùûbits d'un homme d'épée, était un fort beau gentilt\omme.
Dans la cour du vieux château il monta en carrosst et ga-
oi'tjrla Seine à Chat)u. M. le Prince lui avait fourni cinquante
VINGT ANS APRES. 2!>
chevau-légers d'escorte, non pas lant pour le garder encore
que pour montrer aux députés combien les généraux de la
reine disposaient facilement de leurs troupes et les pou-
vaient disséminer selon leur caprice.
Athot, gardé à vue par Comminges, à ch-eval et sans épée'
suivait le cardinal sans dire un seul mot. Grimaud, laissé à
la porte du château par son maître, avait entendu la nou-
velle de son arrestation quand Alhos Pavait criée à Aramis,
et, sur un signe du comte, il était allé sans dire un seul
mot prendre rang près d'Aramis, comme s'il ne se fût rien
passé.
Il est vrai que Grimaud, depuis vingt-deux ans qu'il ser-
vait son maître, avait vu celui-ci se tirer de tant d'aventures,
que rien ne l'inquiétait plus.
Les députés, aussitôt après leur audience, avaient repris
le chemin de Paris, c'est-à-dire qu'ils précédaient le cardinal
d'environ cinq cents pas. Athos pouvait donc, en regardant
devant lui, voir le dos d'Aramis, dont le ceinturon doré et la
tournure fière fixèrent ses regards parmi cette foule, tout au-
tant que l'espoir de la délivrance qu'il avait mis en lui, l'ha-
bitude, la fréquentation et l'espèce d'attraction qui résulte de
toute amitié.
Aramis, au contraire, ne paraissait pas s'inquiéter le moin-s
du monde s'il était suivi par Alhos. Une seule fois il se re-
tourna; il est vrai que ce fut en arrivant au château. I! sup-
posait que Mazarin laisserait peut-être là son nouveau pri-
sonnier dans le petit château fort, sentinelle qui gardait le
dont et qu'un capitaine gouvernait pour la reine. Mais ii
n'en fut point ainsi. Alhos passa Chatou à la suite du car-
dinal.
A l'embrancheiirent du chemin de Paris à Rueil, Aramis
se retourna. Celte fois ses prévisions ne l'avaient pas trompé.
Mazarin prit à droite, et Aramis put voirie prisonnier dispa-
raître au tournant des arbres. Alhos, au môme instant, m.û
par une pensée identique, regarda aussi en arrière. Les deux
amis échangèrent un simple signe de tête, et Aramis porta
son doigt à son chapeau comme pour saluer. Alhos seul
comprit que son compagnon lui faisait signe qu'il avait uao
pensée.
«U VINGT ANS APRÈS.
Dix minutes après, Mazarin entrait dans la coor du châ-
teau, que le cardinal son prédécesseur avait fait disposer pour
lui à Rueil.
Au moment où il mettait pied à terre au bas du perron
Comminges s'approcha de lui.
— Monseigneur, demanda-t-il, où plairait-il 1 Votre Émi
nence que nous logions M. de La Fère?
— Mais au pavillon de l'orangerie, en face du pavillon où
est le poste. Je veux qu'on fasse honneur à M. le comte de
La Fère, bien qu'il soit prisonnier de Sa Majesté la reine.
— Monseigneur, hasarda Comminges, il demande la fa-
veur d'être conduit près de M. d'Artagnan, qui occupe, ainsi
que Votre Éminence l'a ordonné, le pavillon de chasse eu
face de l'orangerie.
Mazarin réûéchit un instant.
Comminges vit qu'il se consultait.
— C'est un poste très-fort, ajouta-t-il : quarante hommes
sûrs, des soldats éprouvés, presque tous Allemands, et par
conséquent n'ayant aucune relation avec les frondeurs ni
aucun intérêt dans la Fronde.
— Si nous mettions ces trois hommes ensemble, monsou
de Comminges, dit Mazarin, il nous faudrait doubler le poste
et nous ne sommes pas assez riches en défenseurs pour faire
de ces prodigalités-là.
Comminges sourit. Mazarin vit ce sourire et le comprit.
— Vous ne les connaissez pas, monsou de Comminges,
mais moi je les connais, par eux-mêmes d'abord, puis par
tradition. Je les avais chargés de porter secours au roi
Charles, et ils ont fait pour le sauver des choses miraculeu-
ses; il a fallu que la destinée s'en mêlât pour que ce cher
>oi Charles ne soit pas à cette heure en sûreté au milieu de
QOUS.
— Mais s'ils ont si bien servi Votre Éminence, pourquoi
donc Votre Eminence les tient-elle en prison?
— En prison! dit Mazarin; et depuis quand Rn*<il est-il
une prison?
— Depuis qu'il y a des prisonniers, dit Comminges.
— Ces messieurs ne sont pas mes prisonniers, Comminges,
dit îitazarin en souriant de son sourire narquois: ce sont mes
VINGT ANS APRES. 215
hôtes; hôtes si pre'cieux, que j'ai fait griller les fenêtres
mettre des verrous aux portes des appartements qu'ils habi-
tent, tant je crains qu'ils ne se lassent de me »,air compagnie.
Mais tant il y a que, tout prisonniers qu'ils semblent être au
premier abord, je les estime grandement ; et la preuve, c'est
que je Jésire rendre visite à M. de La Fère pour causeï- avei
lui en tête-à-tête. Donc, pour que nous ne soyons pas déran-
gés dans cette causerie, vous le conduirez, comme je vouà
Vai déjà dit, dans le pavillon de l'orangerie ; vous savez que
c'est ma promenade habituelle : eh bien 1 en faisant ma pro-
menade j'entrerai chez lui, et nous causerons. Tout mon en-
aemi qu'on prétend qu'il est, j'ai de la sympathie pour lui,
et, s'il est raisonnable, peut-être en ferons-nous quelque
chose.
Comminges s'inclina et revint vers Athos,qui attendait avec
un calme apparent, mais avec une inquiétude réelle, le ré-
sultat de la conférence.
— Eh bien? demanda-t-il au lieutenant des gardes.
— Monsieur, répondit Comminges, il parait que c'est im-
possible.
— Monsieur de Comminges, dit Alhos, j'ai toute ma vie été
soldat, je sais donc ce que c'est qu'une consigne ; mais en
dehors de cette consigne vous pourriez me rendre un service.
— Je le veux de grand cœur. Monsieur, répondit Com-
minges : depuis que je sais qui vous êtes et quels services
vous avez rendus autrefois à Sa Majesté ; depuis que je sais
combien vous touche ce jeune homme qui est si vaillam-
ment venu à mon secours le jour de l'arrestation de ce vieux
drôle de Broussel, je me déclare tout vôtre, sauf cependant
/a consigne.
— Merci, Monsieur, je n'en désire pas c!a"faîage, et je vais
vous demander une chose qui ne vous compromettra aucu-
nement.
— Si elle ne me compromet qu'un peu. Monsieur, dit en
souriant M. de Comminges, demandez toujours. Je n'aime
pas beaucoup plus que vous M. Mazarini : je sers la reine,
ce qui m'emraine tout naturellement à servir le cardinal;
nais je sers l'une avec joie et l'autre à contre-cœiar. Parlez
donc, je vous prie; j'attends et j'écoute.
£{6 VlNtjT ANS APRÈS.
— Puisqu'il n'y a aucun inconvénient, dit Alhos, que je
sache que M. û'Artagnau est ici, il n'y en a pas davantage, je
{•résume, à ce qu'il sache que j'y suis moi-même?
«- Je n'ai reçu aucun ordre à cet endroit, Monsieur.
— Eli bien ! faites-moi donc le plaisir de lui présenter mei
civilités et de lui dire que je suis son voisin. Vous lui an^
noncerez en même temps ce que vous m'annonciez tout à
l'heure, c'est-à-dire que M, de Mazarin m'a placé dans le pa-
villon de l'orangerie pour me pouvoir faire visite, et vous
lai direz que je profiterai de cet honneur qu'il me veut bien
accorder, pour obtenir quelque adoucissement à notre cap-
tivité.
— Qui ne peut durer, ajouta Comminges ; M. le cardinal
me le disait lui-même; il n'y a point ici de prison.
— Il y a des oubliettes, dit en souriant Alhos.
— Oh I ceci est autre chose, dit Comminges. Oui, je sais
qu'il y a des traditions à ce sujet; mais un homme de petite
naissance comme l'est le cardinal, un Italien qui est venu
sliercher fortune en France, n'oserait se porter à de pareils
excès envers des hommes comme nous : ce serait une énor-
mité. C'était bon du temps de l'autre cardinal, qui était un
grand seigneur; mais mons Mazarin! allons donci les ou-
bliettes sont vengeances royales et auxquelles ne doit pas
toucher un pleutre comme lui. On sait votre arrestation, on
saura bieniôt celle de vos amis, Monsieur, et toute la noblesse
de France lui demanderait compte de votre disparition. Non,
non, tranquillisez-vous, les oubliettes de Rueil sont deve-
nues, depuis dix ans, des traditions à l'usage des enfants.
Demeurez donc sans inquiétude à cet endroit. De mon côté,
je préviendrai M. d'Artagnan de votre arrivée ici. Qui sait si
dans quinze jours vous ne me rendrez pas quelque service
analogue I
— Moi, Monsieur?
— Eh I sans doute ; ne puis-je pas à mon toûr être prison-
nier de M le coadjuteur?
— Croyez bien que dans ce cas. Monsieur, dit Athos en
s'inclinant, je m'efforcerais de vous plaire.
— Me ferez -vous l'honneur de souper avec moi, monsieur
' comte? demanda Comminges.
VINGT ANS APIIÈ3. 2Î7
— Merci, Monsieur, je suis de sombre humeur et 3e vous
ferais passer la soirée triste. Merci.
Comminges alors jonduisit le comte dans une cnambre du
rez-de-chaussée d'un pavillon faisant suite à l'orangerie et de
plain-pied avec elle. On arrivart à cette orangerie par une
grande cour peuplée de soldats et de courtisans. Cette cour,
qui formait le fer à cheval, avait à son centre les apparte-
ments habités par M. de Mazarin, et à chacune de ses ailes le
pavillon de chasse, où était d'Arlagnan, el le pavillon de l'o-
rangerie, où venait d'enlrer Atuos. Derrière l'extrémité de
ces deux ailes s'étendait le parc.
Athos, en arrivant dans îa chambre qu'il devait habiter,
aperçut à travers sa fenêtre, soigneusement grillée, des murs
et des toits.
— Qu'est-ce que ce bâtiment? dit-il.
— Le derrière du pavillon de chasse où vos amis sont dé-
tenus, dit Comminges. Malheureusement les fenêtres qui
donnent Jâ ce côté ont été bouchées du temps de l'autre car-
dinal, car plus d'une fois les bàlimems ont servi de prison,
et M. de Mazarin, en vous y enfermant, ne fait que les rendre
à leur destination première. Si ces fenêtres n'étaient pas bou-
chéeSyVous auriez eu la consolation de correspondre par
signes avec vos amis.
— Et vous êtes sur, monsieur de Comminges, dit Athos,
que le cardinal me fera l'honneur de me visiter?
— Il me l'a assuré, du moins, Monsieur.
Athos soupira en regardant ses fenêtres grillées,
— Oui, c'est vrai, dit Comminges, c'est presque une prison,
ien n'y manque, pas même les barreaux. Mais aussi quelli
singulière idée vous a-t-il pris, à vous qui êtes une fleur de
noblesse, d'aller épanouir votre bravoure et votre loyaula
parmi tous ces champignons de la Fronde ! Vraiment, comte
si j'eusse jamais cru avoir quelque ami dans les rangs do
l'armée royale, c'est à vous que j'eusse pensé. Un frondeur,
vous, le comte de La Fère, du parti d'un Broussek, d'ur;
Blancmesnil, d'un Viole I Fi donci cela ferait croue que ma-
dame votre mère était quelque petite robine. Vous êtes un
[rondeur!
— Ma foi, mon cher Monsieur, dit Athos, il fallait être ma-
T. IIL. «3
218 VINGT ANS APRES.
zarin ou frondeur. J'ai longtemps fait résonner ces deux
Doms à mon oreille, et je me suis prononcé pour le dernier;
c'est un nom français, au moins. Et puis, je suis frondeur,
non pas avec M. Broussel, avec M. Blaacmesnii et avec
M. ■Vioîe,maisavecM. deBeaufort, M.de Bouillon et M. d'El-
beuf, avec des princes et non avec des présidents, des con-
seillers, des robins. D'ailleurs, l'agréable résultat cjue de ser-
vir M. le cardinal 1 Regardez ce mur sans fenôr re3, monsieur
de Comminges, il vous en dira de belles sur la recouaais-
sance mazarine.
— Oui, reprit en riant Comminges, et surtout s'il répète
"3 que M. d'Artagnan lui lance depuis huit jours de malé-
dictions.
— Pauvre d'Arîagnan! dit Atbos avec cette mélancolie
charmante qui faisait une des faces de son caractère, un
homme si brave, si bon, si terrible à ceux qui n'aiment pas
ceux qu'il aime I Vous avez là deux rudes prisonniers, moe-
sieur de Comminges, et je vous plains si l'on a mis sous votre
responsabilité ces deux homniés indomptables.
— Indomptables! dit en souriant à son tour Comminges;
eh! Monsieur, vous voulez me faire peur. Le premier jour
de son emprisonnement, M. d'Artagnan a provoqué tsus les
soldats et tous les bas oïliciers, sans doute afin d'avoir une
épée; cela a duré le lendemain, s'est étendu même jusqu'au
surlendemain; mais ensuite il est devenu calme et doux
comme un agneau. A présent, il chante des chansons gas-
connes qui nous font mourir de rire.
— F.t M. du Vallon? demanda Alhos
— Ah! celui-là, c'est autre cliose. - avoue que cest un
gentilhomme effrayant. Le premier jour, il a enfoncé toutes
les portes d'un seul coup d'épaule, et je m'attendais à le voir
sortir de Rueil comme Samson est sorti de Gaza. Mais son
■'umeur a suivi la même marche que celle de M. d'Artagnan.
Maintenant, non-seulement il s'accoutume à sa captivité,
mais encore il en plaisante.
— Tîni'it mieuXy dit Athos, tant mieux.
— En atiendiez-vous donc autre cho^e? aemnnda Commin-
ges, qui, rapprochanî ce qu'avait dit Mazarin de ses prison-
VINGT ANS APRES. 21 î:
niers avec ce qu'en disait le comte de La Fère, commençait
à concevoir quelques inquiétudes.
De son côté, Atiios réfléchissait que très-certainement cette
amélioration dans le moral de ses amis naissait de quelque
plan formé [)ar d'Ariagnan. Il ne voulut donc pas leur nuire
pour trop les exalte..
— Eux? dit-il, ce sont des têtes inflammables; l'un est
bascon , l'autre Picard; tous deux s'alluraeiu facilement,
mais s'étei;.nent vite. Vous en avez la preuve, et ce que vous
venez de uie raconter tout à i'iieare fait foi de ce que je vous
dis maintenant.
C'était l'opinion de Comminges : aussi se retira-t-il plus
rassuré, et Alhos demeura seul dans la vaste chambre, où,
suivant l'ordre du cardinal, il fut traité avec les égards duô
à un gentilhomme.
Il attendait au reste, pour se faire une idée précise de sa
situation, celte fameuse visite promise par Jîdazarin lui-
même.
XXV
L ESPRIT ET LE BUAS.
Maintenant, passons de l'orangerie au pavillon de chasse.
Au fond de la cour, où, par un portique formé de colonnes
luciences, on découvrait les chenils, s'élevait un i àtiment
oLlong qui semblait s'étendre comme un bras au-devant de
cet autre bras, le pavillon de l'orangerie, demi-cercle enser-
rant la cour d'honneur.
C'est dans ce pavillon, au rez-de-chaussée, ça'étaient ren-
fermés Poribos et d'Ariagnan, partageant les .ongues heures
l'une captiviiH, antipathique à ces deux temjjéramenls.
D'Artaguan se promenait comme un tigre, l'œil tixe, et ru-
gissant parfois sourdement le long des barreaux d'une large
fenêtre donnant sur la cour de service.
220 YESGT ANS APRÈS.
Porthos ruminait en silence un excellent dîner dont on Te-
nait de desservir les restes.
L'un semblait privé de raison, et il méditait; l'autre sem-
blait méditer profondément, et il dormait. Seulement, son
sommei' Ctait un caucliemar, ce qui pouvait se deviner à la
manière incohérente et entrecoupée dont il ronflait.
— Voilà, dit d'Artagnan, le jour qui baisse. Il doit être
quatre heures à peu près. 11 y a tantôt cent quatre-vingt-trois
heures que nous sommes là-dedans.
— Hum ! fit Poribos pour avoir l'air de répondre.
— Entendez-vous, éternel dormeur ? dit d'Artagnan, im-
patienté qu'un autre put se livrer au sommeil le jour, quand
il avait, lui, toutes les peines du monde à dormir la nuit.
— Quoi"? dit Porthos.
— (Je que je dis?
— Que dites-vous?
— Je dis, reprit d'Artagnan, que voilà tantôt cent quatre-
vingt-trois heures que nous sommes ici.
— C'est votre faute, dit Porthos.
— Comment! c'est ma faute?...
— Oui, je vous ai oiTert de nous en aller.
— En descellant un barreau ou en enfonçant une portât
— Sans doute.
— Porthos, des gens comme nous ne s'en vont pas pure
ment et simplement.
— Ma foi, dit Porthos, moi je m'en irais avec cette yv:
"été et celte simplicité que vous me semblez dédaigner par
Top.
D'Artagnan haussa les épaules.
— Et puis, dit-il, ce n'est pas le tout que de sortir de cette
chambre.
— Cher ami, dit Porthos, vous me semblez aujourd'hui
d'un peu meilleure humeur qu'hier. Expliquez-moi comment
ce n'est pas le tout que de sortir de cette chambre.
— Ce n'est pas le tout, parce que n'ayant ni armes ni mot
de passe, nous ne ferons pas cinquante pas dans la cour sans
heurter une sentinelle.
— Eh bien I dit Porthos, nous assommerons la sentinellejfc
et nous aurons ses armes.
VINGT ANS APRES. 22 «
— Oui, mais avant d'être assommée tout à fait, cela a la
vie dure, un Suisse, elle poussera un cri ou tout au moins
lin gémissement qui fera sortir le poste; nous serons traqués
et pris comme des renards, nous qui sommes des lions, et
i"on nouo jettera dans quelque cul de basse- fosse où noua
n'aurons pas môme la consolation de voir cet affreux cie»
i^ris de Rueil, qui ne ressemble pas plus au ciel de Tarbes
que la lune ressemble au soleil. Mordioux! si nous avions
quelqu'un au dehors, quelqu'un qui ptit nous donner des
renseignements sur la topographie morale et physique de ce
château, sur ce que César appelait les mœurs et les lieux^
à ce qu'on m'a dit, du moins... Eh! quand on pense que du-
rant vingt ans, pendant lesquels je ne savais que faire, je
n'ai pas eu l'idée d'occuper une de ces heures-là à venir
étudier Rueil.
— Qu'est-ce que ça fait? dit Porlhos, allons-nous-en tou-
jours.
— Mon cher, dit d'Artngnan, savez-vous pourquoi les
maîtres pâtissiers ne travaillent jamais de leurs mains?
— Non, dit Porthos, mais je serais flatté de le savoir.
— C'est que devant leurs élèves ils craindraient de faire
quelques tartes trop rôties ou quelques crèmes tournées.
— Après?
— Après, on se moquerait d'eux, et il ne faut jamais qu'on
se moque des maîtres pâtissiers.
— Et pourquoi les maîtres pâtissiers à propos de nous?
— Parce que nous devons, en fait d'aventures, jamais n'a-
voir d'échec ni prêter à rire de nous. En Angleterre derniè-
rement nous avons échoué, nous avons été battus, et c'est
une tache à notre réputation.
— Par qui donc avons-nous été battus? demanda Porthos.
— Par Mordaunt.
— Oui, mais nous avons noyé M. Mordaunt.
— Je le sais bien, et cela nous réhabilitera un peu dans
l'esprit de la postérité, si toutefois la postérité s'occupe de
nous. Mais écoutez-moi, Porthos : quoique M. Mordaunt ne
fût pas à mépriser, M. Mazarin me parait bien autrement
if fort que M. Mordaunt, et nous ne le noieront pas aussi facile-
ment. Observons-nous donc bien et jouons serré; car, ajouta
2-22 VINGT ANS APFxÉS.
d'Artacrnan avoc un soupir, à nous deux, nous en valons
huit antres peut-être, mais nous ne valons pas les quatre que
vous savez. -
— C'est vrai, un Portlios en correspondant par nn soupir
au soupir de d'Arta^nan.
— Eli bien! Porihos, faites comme moi, promenez-vous
de long en large jusqu'à ce qu'une nouvelle de nos amis
rous arrive ou qu'une bonne idée nous vienne; mais ne dor-
mez pas toujours comme vous le faites : il n'y a rien qui
dourdisse l'esprit comme le sommeil. Quant à ce qui nous
Attend, c'est peut-être moins grave que nous ne le pensions
d'abord. Je ne crois pas que M. de Mazarin songe à nous
faire couper la tête, parce qu'on ne nous couperait pas la
/ête sans procès, que le procès ferait du bruit, que le bruit
attirerait nos amis, et qu'alors ils ne laisseraient pas faire
M. de îilazarin.
— Que vous raisonnez bieni dit Portlios avec admiration-
— Mais oui, pas mal, dit d'Artagnan. Et puis, voyez-vous,
si Ton ne nous fait pas notre procès, si l'on ne nous coupe
pas la tète, il faut qu'on nous garde ici ou ^u'on nous trans-
porte ailleurs.
— Oui, il le faut nécessairement, dit Porthos.
— Eh bien! il est impossible que maître Aramis, ce fin li-
mier, et qu'Athos, ce sage gentilbomme, ne découvrent pas
notre retraite; alors, ma foi, il sera temps.
— Oui, d'autant plus qu'on n'est pas absolument mal ici;
à l'exception d'une chose, cependant.
— De laquelle ?
— Avez-vous remarqué, d'Artagnan, qu'on nous a donm-
(lu mouton bî-aisé trois jours de suite?
— Non, mais s'il s'en présente une quatrième fois, je m'en
plaindrai soyez tranquille.
— Et puis quelquefois ma maison me manque; il y a bien
longtemps que je n'ai visité mes châteaux. ^-
— Bahl oubliez-les momentanément; nous les retrouve-
rons, à moins que M, de Mazarin ne les ait fait raser.
— Croyez-vous qu'il se soit permis cette tyrannie? de
cp.srida Porthos avec inquiétude.
-• Non; c'était boa pour l'autre cardinal, ces résolutions
VmGT ANS APRES. 223
là. Le nôtre est trop mesquin pour risquer qq pareilles
choses.
— Vous me tranquillisez, d'Artagnan
— Eh bien ! alors faites bon visage comme je le fa?s; plai-
sarSons avec les gardiens; intéressons les soldats, puisque
nous ce pouvons les corrompre; cajolez-les plus que vous
ne faites, Porihos, quand ils viendront soùs nos barreaux.
Jusqu'à présent vous n'avez fait que leur montrer le poing,
et plus votre poing est respectable, Porthos, moins il est atti-
rant. Ahl je donnerais beaucoup pour avoir cinq cents louis
seulement.
— Et moi aussi, dit Porthos, qui ne voulait pas demeurer
en reste de générosité avec d'Artagnan, je donnerais bien
centpisioles.
Les deux prisonniers en étaient là de leur conversation,
quand Comminges entra, précédé d'un sergent et de deux
hommes qui portaient la souper dans une manne remplie de
ssins et de plats.
XXVI
l'esprit et le EPuIlS.
- (Suite.)
~ 'Don ! dit Porthos, encore du mouton !
— Won cher monsieur de Comminges, dit d'Artagnan, von.'
saurez que mon ami, M. du Vallon, est décidé à se portei
mx plus iiires extrémités, si M. de Mazarin s'obstine à k
nourrir de cette sorte de viande.
— Je déclare même, dit Porihos, que je ne mangerai de
ien autre chose si on ne l'emporte pas.
— Emportez le mouton, dit Comminges, je veux que M. do
Italien soupe agréabiem.ent, d'autant plus que j'ai à lui an-
224 VINGT ANS APRÈS.
noncer une nouvelle qui , j'en suis sûr, va lui donner da
i'appétit.
— M. de Mazarin serait-il trépassé ? demanda Porthos.
— Non, j'ai môme le regret de vous annoncer qu'il se porte
à merveille.
— Tant pis, dit Porllios.
— Et quelle est cette nouvelle? demanda d'Arîagnan. CTast
(]u fruit si rare qu'une nouvelle en prison, que vous excu-
serez, je l'espère, mon impatience, n'est-ce pas, monsieur
de Comminges? d'autant plus que vous nous avez laissé en-
tendre que la nouvelle était bonne.
— Seriez-vous aise de savoir que M. le comte de La Fera
se porte bien? répondit Comminges.
Les petits yeux de d'Artagnan s'ouvrirent démesurément.
— Si j'en serais aisel s'écria-t-il, j'en serais plus qu'aise,
j'en serais heureux.
— Eh bien I je suis chargé par lui-même de vous pré-
senter tous ses compliments et de vous dire qu'il est en bonne
santé.
D'Artagnan faillit bondir de joie. Un coup d'œil rapide tra-
duisit à Porthos sa pensée : « Si Athos sait où nous som-
mes, disait ce regard, s'il nous fait parler, avant peu Athos
agira. »
Porthos n'était pas très-habile à comprendre les coups
d'œil; mais cette fois, comme il avait, au nom d' Athos,
éprouvé la même impression que d'Artagnan, il comprit.
— Mais, demanda timidement le Gascon, M. le comte de
La Fère, dites-vous, vous a chargé de tous ses compliments
pour M. du Vallon et moi?
— Oui, Monsieur. |
— Vous l'avez donc vu?
-- Sans doute.
— Où cela? sans indiscrétion.
— Bien près d'ici, répondit Comminges en souriant.
— Bien près d'ici ! répéta d'Artagnan, dont les yeux étia-
celèrent.
— Si près, qne si les fenêtres qui donnent dans l'orangerie
n'étaient pas bouchées, vous pourriez le voir de la place où
vous êtes.
VINGT ANS APRÈS. 223
Il rôde aux environs du château, pensa d'Artagnan. Puis
tout haut :
— Vous l'avez rencontré à la chasse, dit-il, dans le parc
peut-être?
— Non pas, plus près, plus près encore. Tenez, derrière
ce mur, dit Comminges en frappant contre ce mur.
— Derrière ce mur? Qu'y a-t-il donc derrière ce mur? On
m'a amené ici de nuit, de sorte que le diable m'emporte si je
sais où je suis.
— Eh bien! dit Comminges, supposez une chose.
— Je supposerai tout ce que vous voudrez.
— Supposez qu'il y ait une fenêtre à ce mur.
— Eh bien?
-- Eh bien 1 de cette fenêtre vous verriez M. de La Fera à
la sienne.
— M. de La Fère est donc logé au château?
— Oui.
— A quel titre ?
— Au même titre que vous.
— Athos est prisonnier?
— Vous savez bien, dit en riant Comminges, qu'il n'5 a
pas de prisonniers à Rueil, puisqu'il n'y a pas de prison.
— Ne jouons pas sur les mots, Monsieur; Athos a été ar-
rêté?
— Hier, à Saint-Germain, en sortant de chez la reine.
Les bras de d'Artagnan retombèrent inertes à son côté. On
eût dit qu'il était foudroyé.
La pâleur courut comme un nuage blanc sur son teint
bruni, mais disparut presque aussitôt.
— Prisonnier ! répéta-t-il.
— Prisonnier I répéta après lui Porthos abattu.
— Tout à coup d'Artagnan releva la tête et on vit luire en
ses yeux un éclair imperceptible pour Porthos lui-même.
Puis, le même abattement qui l'avait précédé suivit cette fu
ptivi lueur.
— Allons, allons, dit Comminges, qui avait un sentiment
réel d'affection pour d'Artagnan depuis le service signalé
que celui-ci lui avait rendu le jour de l'arrestation de Brous-
sel en le tirant des mains des Parisiens; allons, ne vous dé-
T. ITI. 43.
226 VINGT ANS APRES.
solez pas, je n'ai pas prétendu vous apporter une triste nou-
velle, tant s'en faut. Par la guerre qui court, nous -ommes
tous des êtres incertains. Riez donc du hasard qui rapproche
votre ami de vous et de M. du Vallon, au lieu de vous dés-
espérer.
Mais celte invitation n'eut aucune luQuence sur d'Arta-
gnan, qui conserva son air lugubre.
— Et quelle mine faisait-il ? demanda Porthos, qui , Tenant
que d'Artagnan laissait tomber la conversation, en profila pour
placer son mot.
— Mais fort bonne mine, dit Coœminges. D'abord, comme
vous , il avait paru assez désespéré ; mais quand il a su
que M. le cardinal devait lui faire une visite ce soir même...
— Ah! fit d'Artagnan, M. le cardinal doit faire visite au
comte de La Fère?
— Oui, il l'en a fait prévenir, et M. le comte de La Fère,
en apprenant cette nouvelle, m'a chargé devons dire, à vous,
qu'il profiterait de cette faveur que lui faisait le cardinal
pour plaider votre cause et la sienne.
— Ah! ce cher comte ! dit d'Artagnan.
— Belle affaire, grogna Porlhos, grande faveur 1 Pardieu!
M. le comta de La Fère, dont la famille a été alliée aux
ilontmorency et aux Rohan, vaut bien M. de Mazarin.
— N'importe, dit d'Artagnan avec son ton le plus câlin, en
y réfléchissant, mon cher du Vallon, c'est beaucoup d'hoa-
neur pour M. le comte de La Fère, c'est surtout beaucoup
d'espérance à concevoir : une visite! et même, à mon avis,
c'est un honneur si grand pour un prisonnier, que je crois
que M. de Coniminges se trompe.
— Comment ! je me trompe!
— Ce sera non pas M. de Mazarin qui ira visiter le comte
de La Fère, mais M. le comte de La Fère qui sera appelé par
M. de Mazarin?
— Non, non, non, dit Comminges, qui tenait à rétablir les
faits dans toule leur exactitude. J'ai parfaitement entendu ce
que m'a dit le cardinal. Ce sera lui qui ira visiter le comte
de La Fère.
D'Artagnan essaya de surprendre un des regards de Por-
thos Dour savoir si son comoa^non comorenait l'imuortance
VINGT ANS APRES. %■>!
de cette visite, mais Porthos ne regardait pas môms de sca
côté.
— C'est doDC l'habitude de M. le cardinal de se promener
dans son orangerie? demanda d'Artagnan.
— Chaque soir il s'y enferme, dit Comminges. Il paraît qu3
c'est là qu'il médiîe sur les affaires deTÉiat.
— Alors, dit d'Artagnan, je commence à croire que M. de
La Fère recevra la visite de Son Éminence : d'ailleurs il ss
fera accompagner, sans doute.
— Oui, par deux soldats.
— Et il causera ainsi d'afiaires devant deux étrangers?
— Les soldats sont des Suisses des petits cantons et ne
parlent qu'allemand. D'ailleurs, selon toute probabilité, ils
attendront à la porte.
D'Artagnan s'enfonçait les ongles dans les paumes des
mains pour que son visage n'exprimât pas autre chose que
ce qu'il voulait lui permettre d'exprimer.
— Que M. de Maznrin prenne garde d'entrer ainsi seul chez
M. le comte de La Fère, dit d'Artagnan, car le comte de La
Fère doit être furieux.
Comminges se mit à rire.
— Ah çà I mais, en vérité, on dirait que vous ôtes aes an-
hropophages 1 M. de La Fère est courtois, il n'a point d'armci
railleurs; au premier cri de Son Éminence, les deux soi-
lats qui l'accompagnent toujours accourraient.
— Deux soldats, dit d'Artagnan paraissant rappeler ses
ouvenirs : deux soldats, oui; c'est donc cela que j'entends
ppeler deux hommes chaque soir, et que je les vois se pro-
iiener pendant une demi-heure quelquefois sous ma fenêtre.
— C'est cela : ils attendent le cardinal, ou plutôt Bernoma,
ni vient les appeler quand le cardinal sort.
— Beaux hommes, ma foi ! dit d'Artagnan.
— C'est le régiment qui était à Lens, et que M. le Prince
donné au cardinal pour lui faire honneur.
— Ah I Monsieur, dit d'Artagnan comme pour résumer
un mot toute celte longue conversation, pourvu que Son
minence s'adcucisse et accorde notre liberté à K\ de Ls
ère.
- Je le désirç de tout mca cœur, dit Comminges.
m VINGT ANS APRES.
— Alors, s'il oubliait cette visite, vous no verriez aucua
inconvénient à la lui rappeler?
— Aucun, au contraire.
— Ah I voilà qui me tranquillise un peu.
Cet habile changement de conversation eût paru une ma-
nœuvre sublime à quiconque eût pu lire dans l'âme du Gas-
con.
— Maintenant, continua-t-il, une dernière grâce, je vqîQs
prie, mon cher monsieur de Comminges.
— Tout à votre service. Monsieur.
— Vous reverrez M. le comte de La Fère?
— Demain matin.
— Voulez-vous lui souhaiter le bonjour pour nous, et lui
dire qu'il sollicite pour moi la même faveur qu'il aura ob-
tenue ?
— Vous désirez que M. le cardinal vienne ici?
— Non; je me connais, et ne suis point si exigeant. Que
Son Éminence me fasse l'honneur de m'entendre, c'est tout
ce que je désire.
— Oh I murmura Porthos en secouant la tête, je n'aurais
jamais cru cela de sa part. Comme Tinforîune vous abat un
homme!
— Cela sera fait, dit Comminges.
— Assurez aussi le comte que je me porte a merveille, et
que vous m'avez vu triste, mais résigné.
— Vous me plaisez, Monsieur, en disant cela.
— Vous direz la même chose pour M. du Vallon.
— Pour moi, non pas! s'écria Porthos. Moi, je ne suis pas
résigné du tout.
— J\lais vous vous résignerez, mon ami. S
— Jamais I
— Il se résignera , monsieur de Comminges. Je ie connais
mieux qu'il ne se connaît lui-même, et je lui sais mille excel-
lentes qualités qu'il ne se soupçonne même pas. Taisez-vous,
cher du Vallon, et résignez-vous. ,
— Adieu, Messieurs, dit Comminges. Bonne nuit!
— Nous y lâcherons.
Comminges salua et sortit. D'Artagnan le suivit des yeui;
dans la mêms posture humbl? et avec, le même visage rési-
VINGT ANS APRÈS. 2î?9
gné. Mais à peine la porte fut-elle referme'e sur le capitaine
des gardes, que, s'élançant vers Porthos, il le serra dans ses
bras avee une expression de joie sur laquelle il n'y avait pas
à se tromper.
-- Ohl oh! dit Porthos, qu'y a-t-il donc? est-ce que vous
devenez fou, mon pauvre ami ?
— Il y a, dit d'Artagnan, que nous sommes sauvés !
— Je ne vois pas cela le moins du monde, dit Porthos; je
vois au contraire que nous sommes tous pris, à l'exception
d'Aramis, et que nos chances de sortir sont diminuées de-
puis qu'un de plus est entré dans la souricière de M. de Ma-
zarin.
— Pas du tout, Porthos, mon ami, cette souricière était
suffisante pour deux, elle devient trop faible pour trois.
— Je ne comprends pas du tout, dit Porthos.
— Inutile, dit d'Artagnan, mettons-nous à table et pre-
Dons des forces, nous en aurons besoin pour la nuit.
— Que ferons-nous donc cette nuit ? demanda Porthos de
plus en plus intrigué.
— Nous voyagerons probablement,
— Mais...
— Mettons-nou^ à table, cher ami, les idées me viennent
en mangeant. Après le souper, quand mes idées seront au
grand complet, je vous les communiquerai.
Quelque désir qu'eût Porthos d'être mis au courant du
projet de d'Artagnan, comme il connaissait les façons de faire
de ce dernier, il se mit à table sans insister davantage et
mangea avec un appétit qui faisait honneur à ia confianc2
que lui inspirait l'imaginative de d'Artagnan
Î30 VINGT ANS APRÈS.
xxw
LE BRAS ET L ESPRIT.
Le souper fut silencieux, mais non pas triste ;car de temps
en temps un de ces fins sourires qui lui étaient habituels
dans ses moments de bonne humeur illuminait le visage de
d'Artagnan. Porihos ne perdait pas un de ces sourires, et à
chacun d'eux il poussait quelque exclamation qui indiquait
à son ami que, quoiqu'il ne la compiît pas, il n'abandonnait
pas de vue la pensée qui bouillonnait dans son cerveau.
Au dessert, d'Artagnan se coucha sur sa chaise, croisa une
jambe sur Tauire, et se dandina de l'air d'an homme parfai-
tement satisfait de lui-même.
Porihos appuya son menton sur ses deux mains, posa ses
deux coudes sur la table et regarda d'Ariagnan avec ce re-
gard conGant qui donnait à ce colosse une si admirable ex-
pression de bonhomie.
— Eh bien? fil d'Artagnan au bout d'un instant.
— Eb bien? répéta Porihos.
— Vous disiez donc, cher ami ?..
— Moi ! je ne disais rien.
— Si fait : vous disiez que vous aviez envie de vous en
aller d'ici.
— Ah! pour cela, oui, ce n'est point l'envie qui me
manque.
— Et vous ajoutiez que, pour vous en aller d'ici, 'l ne s'a-
gissait que de desceller une porte ou une muraille.
— C'est vrai, je disais cela, et même je le dis encore.
— Et moi je vous répondais, Porihos, que c'était un mau-
vais moyen, et que nous ne ferions point cent pas sans être
repris et assommés, à moins que nous n'eussions des habit
pour nous déguiser et des armes pour nous défendre
— C'est vrai, il nous faudrait des habits et des armes.
VINGT ANS APRÈS. 231
— Eh bien ! dit d'Artagnan en se levant, nous les avons
ami Porthos, et même qaelque chose de mieu:x.
— Bah 1 dit Porthos en regardant autour de Iim.
— Ne Jierchez pas, c'est inutile, tout cela viendra nous
trouver au moment voulu. A quelle heure à peu près avons™
nous vu se promener hier les deux gardes suisses ?
— Une heure, je crois, après que la nuit fut tombée.
— S'ils sortent aujourd'hui comme hier, nous ne serons
donc pas un quart d'heure à attendre le plaisir de les voir.
— Le fait est que nous serons un quart d'heure tout au
plus.
— Vous avez toujours le bras assez bon , n'est-ce pas ,
Porthos ?
Porthos déboutonna sa manche, releva sa chemise, et re-
garda avec complaisance ses bras nerveux, gros comme la
cuisse d'un homme ordinaire.
— Mais oui, dit-il, assez bon.
— De sorte qwî vous feriez, sans trop vous gêner, un car-
reau de cette pincette et un tire-bouchon de cette pelle?
— Certainement, dit Porthos.
— Voyons, dit d'Artagnan.
te géant prit les deux objets désignés, et opéra avec la
plus grande facilité et sans aucun effort apparent les deux
méiamorplioses désirées par son compagnon.
— Voilà! dit-il.
— Magnifique 1 dit d'Artagnan, et véritablement vous êtes
loué, Porthos.
— J'ai entendu p-arler, dit Porthos, d'un certain Milon de
rotone qui faisait des choses fort extraordinaires, comme
le serrer son front avec une corde et de la faire éclater, de
uer un bœuf d'un coup de poing et de remporter chez lu'
ur ses épaules, d'arrêter un cheval par les pieds de der
ière, etc., etc. Je me suis fait raconter toutes ses prouesses,
à-bas à Pierrefonds, et j'ai fait tout ce qu'il faisait, excellé
le briser une corde en enflant mes tempes.
— C'est que votre force n'est pas dans votre tête, Porthos,
iî d'Artagnan.
— Non, elle est dans mes bras et dans mes épaules, ré-
ondit naïvement Porthos.
i3t VINGT ANS APRÈS.
— Eh bien ! mon ami, approchons de la fenêtre et servez-
' ûus de votre force pour desceller un barreau. Attendez que
éteigne îa lampe.
xxvin
LE BRAS ET L'ESPRIT.
(Suite.)
Porthos s'approcha de la fenêtre, prit un barreau à deux
mainSj s'y cramponna, l'aitira vers lui et le fit plier comme
jn arc, si bien que les deux bouts sortirent de l'alvéole de
pierre où depuis trente ans le ciment les tenait scellés.
— Eh bien I mon ami, dit d'Artagnan, voilà ce que n'aurait
;nmais pu faire le cardinal, tout homme de génie qu'il est.
— Faut-il en arracher d'autres ? demanda Porthos.
— Non pas, celui-ci nous suffira : un homme peut passer
.naintenant.
Porihos essaya et sortit son torse tout entier.
— Oui, dit-il.
— En effet, c'est une assez jolie ouverture. Maintenant,
passez votre bras.
— Par où?
— Par cette ouverture.
— Pourquoi faire?
— Vous le saurez tout à l'heure. Passez toujours.
Porthos obéit, docile comme un soldat, et passa son bras à
J: avers les barreaux.
— A merveille ! dit d'Artagnan.
— 1 1 parait que cela marche ?
— Sur des roulettes, cher ami.
— Con. Maintenant que faut-il que je fasss f
— Ixien.
— C'est donc fini?
~ l'as encore.
VINGT ANS APRÈS. 233
— Je voudrais cependant bien comprendre, dit Porthos.
— Écoutez, mon cher ami, et en deux mots vous serez au
fait. La porte du poste s'ouvre, comme vous voyez.
— Oui, je vois.
— On va envoyer dans notre cour, que traverse M. de Ma
zarin pour se rendre à l'orangerie, les deux gardes qui rac-
compagnent.
— Les voilà qui sortent.
— Pourvu qu'ils referment la porte du poste. Bon ! ils la
referment.
— Après?
— Silence! ils pourraient nous entendre.
— Je ne saurai rien, alors.
— Si fait, car à mesure que vous exécuterez vous com-
prendrez.
— Cependant, j'aurais préféré...
— Vous aurez le plaisir de la surprise.
— Tiens, c'est vrai, dit Porthos.
— ChutI
Porthos demeura muet et immobile.
En effet, les deux soldats s'avançaient du côté de la fe-
nêtre en se frottant les mains, car on était, comme nous l'a-
vons dit, au mois de février, et il faisait froid.
En ce moment la porte du corps de garde se rouvrit et l'on
rappela un des soldats.
Le soldat quitta son camarade et rentra dans le corps de
garde.
— Cela va donc toujours? dit Porthos.
— Mieux que jamais , répondit d'Artagnan. Maintenant,
écoutez. Je vais appeler ce soldat et causer avec lui, comme
j'ai fait hier avec un de ses camarades, vous rappelez-vous?
— Oui; seulement je n'ai pas entendu un mot de ce qu'il
disait.
— Le fait est qu'il avait un accent un peu prononcé. Mais
3e perdez pas un mot de ce que je vais vous dire : tout es»
JansTexécutiGu, Porthos.
— Boni l'exjcution, c'est mon fort.
— Je le sais pardieu bien : aussi je compte sur vous.
— Dites.
234 VINGT ANS APRÈS.
— Je vais donc appeler le soldat et causer avec lui.
— Vous l'avez di'jà dit.
— Je me tournerai à gauche, de sorte qu'il sera placé, lu-
a votre droite *u moment où il montera sur le banc.
— Mais s'il n'y monte pas!
— 11 y montera, soyez tranquille. Au moment oîa il mon-
tera sur le banc, vous allongerez voire bras formidable et le
saisirez au cou. Pais, l'enlevant comme Tobie enleva le pois-
son par les ouïes, vous l'introduirez dans notre chambre, eu
ayant soin de serrer assez fort pour l'empôcber de crier.
— Oui, dit Porlhos; mais si je l'étrangle 1
— D'abord ce ne sera qu'un Suisse de moins; mais vous
ne l'étranglerez pas, je l'espère. Vous le déposerez tout dou-
cement ici et nous le bâillonnerons, et l'attacherons, peu
imporie où, quelque part enfin. Cela nous fera d'abord un
habit d'uniforme et une épêe.
— Merveilleux I dit Porihos en regardant d'Artagnan avec
la plus prolonde admiration.
— Heinl fit le Gascon.
— Oui, reprit Porthos en se ravisant; mais un habit d'uni-
forme et une épée, ce n'est pas assez pour deux.
— Eh bien! est-ce qu'il n'a pas son camarade!
— C'est juste, dit Porlhos.
— Donc, quand je tousserai, allongez le bras, il sera temps.
— Bon',
Les deux amis prirent chacun le poste indiqué. Placé
comme il était, Porlhos se trouvait enlièremeut caché dans
l'angle de la fenêtre.
— Bonsoir, camarade, dit d'Artagnan de sa voix la plus
charmante et de son diapason le plus modéré.
— Ponsoir, Monsir, répondit le soldat.
~ Il ne fait pas trop chaud à se promener, dit d'Artagnan.
- Brrrrrroun, fit le soldat.
- El je crois qu'un verre de vin ne vous serait pas dés-
agréable?
— Un ferre lj fin, il serait le pienfenu.
— Le poisson mord! le poisson mordl murmura d'Arta-
gnan à Porlhos.
-— Je comnrends, dit Porthos.
VINGT ANS APRÈS. 23B
— J'en ai là une bouteille, dit d'Arîaguaa.
-— Une pouieille !
— Oui.
— Une poiUeille bleintî?
— Tout eulière, et elle est a vous si vous voulez la boire
à ma santé.
— Éhé! moi fouloir plan, dit le soldat en s'npprochant.
— Allons, venez la prendre, mon ami, dit le Gascon.
— Pien folonliers. Clié grois qu'il y a un pane
— Oh I mon Dieu, on dirait qu'il a été placé exprès là.
Montez dessus... La, bien, c'est cela, mon ami.
Et d'Artagnan toussa.
Au même momeHt, le bras de Porlhos s'abattit; son poi-
gnet d'acier mordit, rapide comme l'éclair et ferme comme
une tenaille, le cou du soldat, l'enleva en l'éloulTanî, l'aitira
à lui par l'ouverture au risque de l'écorcher en passant, et
le déposa sur le parquet, où d'Artagnan, en lui laissant tout
juste le temps de reprendre sa respiration, le Ijâillonna avec
son écharpe, et, aussitôt bâillonné, se mit à le déshabiller
avec la promptitude et la dextérité d'un homme qui a appris
son métier sur le champ de bataille.
Pais le soldat garrotté et bâillonné fut porté dans 1 aîre,
dont nos amis avaient préalablement éteint la flamme.
— Voici toujours une épée et un habit, dit Porlhos.
— Je Iss prends, dit d'Artagnan, Si vous vouiez un autre
habit et une autre épée, il faut recommencer le tour. Atten-
tion! Je vois justement l'autre soldat qui sort du corps de
garde et qui vient de ce côté.
- Je crois, dit Porlhos, qu'il serait imprudent de recom-
[mencer pareille manœuvre. On ne réussit pas deux fois, à
e qu'on assure, par le même moyen. Si je le manquais, ton
erait perdu. Je vais descendre, le saisir au moment où il ce
e défiera pas, et je vous l'oiïrirai tout bâillonné.
— C'est mieux, répondit le Gascon.
— Tenez-vous prêt, dit Porlhos en se laissant glisser par
'ouverture.
La chose s'eCectua comme Porlhos l'avait promis. Le géant
e cacha sur son chemin, et, lorsque le soldat passa devant.
ni, i! te saisit au cou, la bâillonna, le poussa pareil à imc
636 VINGT ANS APRÈS.
momie à travers les barreaux élargis de la fenêtre et rentra
derrière lui.
On déshabilla le second prisonnier comme on avait désha-
billé l'autre. On le coucha sur le lit, on l'assujettit avec des
sangles; et comme le lit était de chêne massif et que les
sangles étaient doublées, on fut non moins tranquille sur ce-
lui-là que sur le premier.
— La, dit d'Artagnan, voici qni va à merveille. Maintenant,
essayez-moi l'habit de ce gaillard-là, Porthos, je doute qu'il
vous aille; mais s'il vous est par trop étroit, ne vous inquié-
tez point, le baudrier vous suffira, et surtout le chapeau à
plumes rouges.
Il se trouva par hasard que le second était un Suisse gi-
gantesque, de sorte qu'à l'exception de quelques points qui
craquèrent dans les coutures tout alla le mieux du monde.
Pendant quelque temps on n'entendit que le froissement
du drap, Porthos et d'Artagnan s'habillant à la hâte.
— C'est fait, dirent-ils en même temps. Quant à vous,
compagnons, ajoutèrent-ils en se retournant vers les deux
soldats, il ne vous arrivera rien si vous êtes bien gentils;
mais si vous bougez, vous êtes morts.
Les soldats se tinrent cois. Ils avaient compris au poignet
de Porthos que la chose était des plus sérieuses et qu'il n'était
pas le moins du monde question de plaisanter.
— Maintenant, dit d'Artagnan, vous ne seriez pas fâché de
comprendre, n'est-ce pas, Porthos?
— Mais oui, pas mal.
— Eh bien, nous descendons dans la cour.
— Oui.
— Nous prenons la p'iace de ces deux gaillards-là.
— Bien.
— Nous nous promenons de long en large.
— Et ce sera bien vu, attendu qu'il ne fait pas chaud.
— Dans un instant le valet de chambre appelle comme
hier et avant-hier le service.
— Nous répondons?
— Non, nous ne répondons pas, au contraire.
— Comme vous voudrez. Je ne tiens pas à répondre.
— Nous ne répondons donc pas ; nous enfonçons seule-
VINGT ANS APRES. 237
aient notre chapeau sur notre tête et nous escortons Son
Èmineuce.
— Où cela?
— Où elle va, chez Athos. Croyez-vous qu'il sera fâche da
Qousvoir?
— Oh! s'écria Porlhos, ohl je comprends 1
— Attendez pour vous écrier, Porthos ; car, sur ma pa-
role, vous n'êtes pas au bout, dil le Gascon tout goguenard.
— Queva-t-il donc arriver? dit Porlhos.
— Suivez-moi, répondit d'Artagnan. Qui vivra verra.
Et passant par l'ouverture, il se laissa légèrement glisser
dans la cour.
Porthos ie suivit par le même chemin, quoique avec plus
ie peine et moins de diligence.
On entendait frissonner de peur les deux soldats liés dans
la chambre.
A peine d'Artagnan et Porthos eurent-ils touché terre,
qu'une porte s'ouvrit et que la voix du valet de chambre cria :
— Le service !
En même temps le poste s'ouvrit à son tour et une voix cria;
— La Bruyère et du Barlhois, partez!
— 11 parait que je m'appelle La Bruyère, dit d'Artagnan.
— Et moi, du Barlhois, dit Porthos.
— Où êtes-vous? demanda le valet de chambre, dont les
yeux éblouis par la lumière ne pouvaient sans doute distin-
guer nos deux héros dans l'obscurité.
— Nous voici, dit d'Artagnan.
Puis, se tournant vers orlhos ;
— Que di'es-vous de cela, monsieur du Vallon?
— Ma foi, pourvu que cela dure, je dis que c'est joli I
Les deux soldais improvisés marchèrent gravement der-
rière le valet de chambre ; il leur ouvrit une porte du vesti-
bule, puis une autre qui semblait être celle d'un salon d'at-
tente, et leur montrant deux tabourets :
— La consijiue est bien simple, leur dit-il, n& laissez en-
xrer qu'une personne ici, une seule, entendez-vous bien? pas
davantage; à celle personne obéissez en tout. Quant au retour,
il n'y a pas avons tromper, vous attendrez que je vous relève.
D'Ariatrnan était fort connu de ce valet de chambre, qui
i38 VINGT ANS APRES.
û'était autre que Bernouin, qui, depuis six ou huit mois, l'a-
vait introduit une dizaine do fois près du cardinal. 11 se con-
tenta donc, au lieu de réponare, de grommeler le ia\e moins
gascoii ei le plus allemand possible.
Quant à Porthos, d'Ai tagnan avait exigé et obtenu de lui la
promesse qu'en aucun cas il ne parierait. S'il éiait poussé à
i)out, il lui était permis de proférer pour toute réponse la
îarteifle proverbial et solennel.
Bernouin s'éloigna en fermant la porte.
— Oh ! ohl dit Portiios en enlendant la clef de la serrure,
il paraît qu'ioi c'est de mode d'enfermer les gens. Nous n'a-
vons fait, ce me semble, que de troquer de prison : seule-
ment, au lieu d'êlie prisonniers là-bas, nous le sommes dans
l'orangerie. Je ne sais pas si nous y avons gagné.
— Porihos, mon ami, dit tout bas d'Ariaf:nan, ne doutez
pas de la Providence, et laissez-moi méditer el réfléchir.
— Méditez et réfléchissez donc, dit Porthos de mauvaise
humeur en voyant que les choses tournaient ainsi au lieu de
tourner autrement.
— Nous avons marché quatre-vingts pas, murmura d'Ar-
tagnan, nous avons monté six marches, c'est donc ici, comme
l'a dit tout à l'heure mou illustre ami du Vallon, cet autre
pavillon parallèle au notre et qu'on désigne sous le nom de
pavilî'^D de l'orangerie. Le comte de La Fère ne doit pas être
loin : seulement ies portes sont fermées.
— Voilà une belle difûcultél dit Porthos, et avec un coup
d'épaule...
— Pour Dieu ! Porthos, mon ami, dit d'Artagnan, ménagez
vos tours de force, ou ils n'auront plus, dans l'occasion,
toute la valeur qu'ils méritent : n'avez-vous pas entendu qu'il
va venir ici quelqu'un?
— Si fait.
— Eh bien ) ce quelqu'un nous ouvrira les portes.
— Mais, mon cher, dit Porthos, si ce quelqu'un nous re-
l'onnaît, si ce quelqu'un en nous reconnaissant se met à crier,
iinus sommes perdus; car enfin vous n'avez pas le dessein,
y magine, de me faire assommer ou étrangler cet homme
d'Église. Ces manières-là sont bonnes envers les Anglais ei
ies Allemands.
VLNGT ANS APRES. 239
— Oh I Dieu m'en préserve et vous aussi I dit d'Artagnan.
Le jeune roi nous en aurait peut-être quelque ^econnai^:^ance,•
mais la reine ne cous le pardonnerait pas, et c'est elle qu'il
faut ménager : puis d'ailleurs, da sang inutile 1 jamais I au
grand jacais ! J'ai mon plan. Laissez-moi donc faire et nou.>
allons rire.
— Tant mieux, ditPorthos, j'en éprouve le besoin.
— Clmtl dit d'Artagnan, voici le quelqu'un annoncé.
On entendit alors dans la salle précédente, c'e.-^t-à-dire dans
la vestibule, le retentissement d'un pas léger. Les gonds de
la porte crièrent et un homme parut en halit de cavalier, en-
veloppé d'un manteau brun, un large feutre rabattu sur ses
yeux et une lanterne à la main.
Porlhos s'effaça contre la muraille, mais il ne put telle-
ment se rendre invisible que l'homme au manteau ne l'aper-
çût; il lui présenta sa lanterne et lui dit :
— Allumez la lampe du piafoad.
Puis s'adressant à d'Artagnan :
— Vous savez la consigne, dit-il.
— la, répliqua le Gascon, déterminé â se borner a cet
échantillon de la langue allemande.
— Tedesco, Ot le cavalier, va bene.
Et s'avançant vers la porte située en face de celle par la-
quelle il était entré, il l'ouvrit et disparut derrière elle en la
relermani.
— Et maintenant, dit Porthos, que ferons-nous?
— Maintenant, nous nous servirons de votre épaule si cette
porte est fermée, ami Porlhos. Chaque chose a son temps,
et tout vient a propos à qui sait attendre. Mais d'abord bar-
ricadons la première porte d'une façon convenable, ensuite
nous suivrons ce cavalier.
Lps deux amis se mirent aussitôt à la besogne et embarras-
sèrent la porte de tous les meubles qui se trouvèrent dans la
salle, embarras qui rendait le passage d'autant plus imprati-
cable que ià porte s'ouvrait en dedans.
— La, dit d'Artagnan, nous voiià sûrs de ne pas être sar-
prib par derrière. Allons, en avant.
240 VINGT ANS APiiÉS.
XXIX
LES OCBLIETTES DE M. MAZAUI^
On arriva à la porte par laquelle avait disparu Mazaria ;
elle était fermée; d'Artagnan tenta inutilement de l'ouvrir.
— Voilà où il s'agit de placer votre coup d'épaule, dit
d'Artagnan. Poussez, ami Porttios, mais doucement, sans
bruit; n'enfoncez rien, disjoignez les battants, voilà tout.
Porthos appuya sa robuste épaule contre un des panneaux,
qui plia, et d'Artagnan introduisit alors la pointe de son épée
entre le pêne et la gâche de la serrure. Le pêne, taillé en
biseau, céda, et la porte s'ouvrit.
— Quand j ) vous disais, ami Porthos, qu'on obtenait tout
des femmes ei les portes en les prenant par la douceur.
— Le fait est, dit Porthos, que vous êtes un grand mo-
raliste.
— Entrons, dit d'Artagnan.
Ils entrèrent. Derrière un vitrage, à la lueur de la lanterne
du cardinal, posée à terre au milieu de la galerie, on voyait
les orangers et les grenadiers du château de Rueil alignés en
longues files formant une grande allée et deux allées laté-
rales plus petites.
— Pas de cardinal, dU d'Artagnan, mais sa lampe seule;
où diable est-il donc?
Et comme il explorai', ane des ailes latérales, après avoir
fait signe à Porthos d'explorer l'autre, il vit tout à coup à sa
gauche une caisse écartée de son rang, et, à I^ place de cette
caisse un trou béant.
Dix hommes» eussent eu de la peine à faire mouvoir cette
caisse, mais, par un mécanisme quelconque, elle avait tourné
avec la dalle qui la supportait.
D'Artagnan, comme nous l'avons dit, vit un trou à cette
piace, et, dans ce trou, les degrés d'ua escalier tournant.
Vli\GT AiNS APRES. 241
11 appela Porthos de la main et lui montra le trou et les
degrés.
Les deux hommes se regardèrent avec une mine effarée,
— Si nous ne voulions que de l'or, dit tout bas d'Artagnan,
nous aurions trouvé noire affaire et nous serions riches à tout
Jamais.
— Comment cela?
— Ne comprenez-vous pas, Portlios, qu'au bas de cet es-
calier est, selon toute probabilité, ce fameux trésor du car-
dinal, dont on parle tant, et que nous n'aurions qu'à des-
cendre, vider une caisse, enfermer dedans le cardinal à double
tour, nous en aller en emportant ce que nous pourrions
traîner d'or, remettre à sa place cet oranger, et que personne
au monde ne viendrait nous demander d'oii nous vient notre
fortune, pas même le cardinal?
— Ce serait un beau coup pour des manants, dit Porthos,
mais indigne, ce me semble, de deux gentilshommes.
— C'est mon avis, dit d'Artagnan ; aussi ai-je dit : Si nous
ne voulions que de l'or... mais nous voulons autre chose.
Au même instant, et comme d'Artagnan penchait la tête
vers le caveau pour écouter, un son métallique et sec comme
celui d'un sac d'or qu'on remue vint frapper son oreille; il
tiessaillit. Aussitôt une porte se referma et les premiers re'
flets d'une lumière parurent dans Tescalier,
Mazarin avait laissé sa lampe dans l'orangerie pour faire
croire qu'il se promenait. Mais il avait une bougie de cire
pour explorer son mystérieux coffre-fort.
— Hé ! dit-il en italien, tandis qu'il remontait les marches
en examinant un sac de réauxàla panse arrondie ; hé I voilà
de quoi payer cinq conseillers au parlement et deux géné-
aux de Paris. Moi aussi je suis un grand capitaine; seule-
ment je fais la guerre à ma façon...
D'Artagnan et Porthos s'étaient tapis chacun dans une allée
latérale, derrière une caisse, et attendaient.
Mazarin vint, à trois pas de d'Artagnan, pousser un ressort
sache dans le mu'. La dalle tourna, et l'oranger supporté par
elle revint de lui-même prendre sa place.
Alors le cardinal éteignit sa bougie» qu'il remit dans sa
poche ; et, reprenant sa lanape :
T. m. 14
242 VINGT ANS APRES.
— Allons voir 51. de La Fère, dit-il.
— Bon 1 c'est noire ciiemiu, pensa d Arlagnan, cous irons
semble.
Tous trois se mirent en marche, M. de Mazaiin suivant
l'allée du milieu, et Porllios et d'Artagnan les allées paral-
lèles. Ces deux derniers évitaient avec soin ces longues li-
gnes lumineuses que traçait à chaque pas entre les caisses la
iampe du cardinal.
Celui-ci arriva à une seconde porie vitrée sans s'être aperçu
qu'il était suivi, le sable niOu aaiorùssant le brait des pas de
ses deux accompagnateurs.
Puis il tourna sur la gauche, prit un corridor auquel Por-
thos ei d'Artagnan n'avaient pas encore fait alienlion; mais
au moment d'en ouvrir la porte, il s'arrèla pensif.
— Ah ! diavolO;! dit-il, j'oubliais la recomniandaiion de Cora-
minges. Il me faut prendre les soldats et les placer à celte porte,
aQn de ne pas me mettre à la merci de ce diable-à-quatre.
Allons.
Et, avec un mouvement d'impatience, il se retourna pour
revenir sur ses pas.
— Ne vous donnez pas la peine. Monseigneur, dit d'Ar-
tagnan le pied en avant, le feutre à la main et la ûgure gra-
cieuse, nous avons suivi Votre Émineuce pas à pas, et nous
voici.
— Oui, nous voici, dit Porlhos.
Et il fît le même geste d'agréable salutation.
Mazarin poria ses yeux eiïarés de l'un à l'autre, les recon-
nut tous deux, et laissa échapper sa lanierne en poussant un
gémissement d'épouvante.
D'Aitagnan la ramassa ; par bonheur elle ne s'était pas
éteinte dans la chute.
— Ohl quelle imprudence. Monseigneur! dit d'Artagnan;
il ne fait pas bon à aller ici sans lumière! Voire Éminence
pourrait se cogner contre quelque caisse ou tomber dans
quelque trou.
— iîlonsieur d'Artagnan! murmura Mazarin, qui na pou-
vait revenir de son étonnement. |
— Oui, Monseigneur, moi-même, et j'ai l'honneur de vousj
; résenter M. du Vallon, cet excellent ami à moi, auquel
VINGT ANS APRÈS. 243
Votre Éminence a eu la bonté de s'intéresser si vivemenî
autrefois.
Et d'Artagnau dirigea la lumière de la lampe vers le visage
joyeux de Porlhos, qui commençait à comprend! e et qui eu
était tout fier.
— Vous alliez che?: M. de LaFére? continua d'Artagnau
Que nous ne vous gênions pas, Monseigneur. Veuillez nou>
montrer le chemin, et nous vous suivrons.
Mazarin reprenait peu à peu ses esprits.
— Y a-t-il longtemps que vous êtes dans l'orangerie, Mes-
sieurs? demanda-t-il d'une voix tremblante en songeant à la
visite qu'il venait de faire à son trésor.
Porthos ouvrit la boucho pour répondre, d'Artagnau lui G*,
un signe, et la bouche de Porthos demeurée muette se re-
ferma graduellement.
— Nous arrivons à l'instant même. Monseigneur, dit d'Ar-
ta^rnan.
Mazarin respira : il ne craignnit plus pour son trésor; il ne
craignait que pour lui-môme. Une espèce de sourire passa
sur ses lèvrts.
— Allons, dit-il, vous m'avez pris au piège. Messieurs, et
je me déclare vaincu. Vous voulez me demander voire liberté,
n'est-ce pas? Je vous la donne.
— Oh! Monseigneur, dit d'Artagnan, vous êtes bien bon;
mais notre liberté, nous l'avons, et nous aimerions autant
vous demander autre chose.
— Vous avez votre liberté? dit Mazarin tout effrayé.
— Sans doute, et c'est au contraire vous. Monseigneur,
qui avez perdu la vôtre, et maintenant, que voulez-vous.
Monseigneur, c'est la loi de la guerre, il s'agit de la racheter.
Mazarin se sentit frissonner jusqu'au fond du cœur. Son
regard si perçant se fixa en vain sur la face moqueuse du
Gascon et sur le visage impassible de Porihos. Tous deux
étaient cachés dans Tombre , et la sibylle de Cumes elle-
même, n'aurait pas su y lire.
— Racheter ma liberté! répéta Mazarin.
— Oui, Monseigneur.
— Et combien cela me coûtera-t-il, monsieur d'Arlagnan?
— Dame, Monseigneur, je ne sais pas encore. Nous allon;.
244 VINGT ANS APRES.
demander cela au crmte de La Fère, si Votre Éminence vev.i
bien le permettre. Qae Votre Éminjence daigne donc ouvrir la
porte qui mène chez lui, et dans dis minutes elle sera fixée.
Mazarin tressaillit.
— Monseicrnenr, dit d'Artagnan, Votre Éminence voit com-
bien nous y mettons de formes, mais cependant nous somme-
obligés de la prévenir que cous n'avons pas de temps ù
perdre; ouvrez donc, Monseigneur, s'il vous plrât, et veuil-
l('Z vous souvenir, une fois pour toutes, qu'au moindre mou-
\effient que vous feriez pour fair, au moindre cri que vous
pousseriez pour échapper, notre position étant tout excep-
tionnelle, il ne faudrait pas nous en vouloir si nous nous
portions à quelque extrémité.
— Soyez tranquilles, IMessieurs, dit Mazarin, je ne tenterai
rien, je vous en donne ma parole d'honneur.
D'Artagnan fit signe à Porthos de redoubler de surveil-
lance, puis se retournant vers Mazarin :
— Maintenant, Monseigneur, entrons, s'il vous plaît.
XXX
CONFÉRENCES.
Mazarin fit jouer le verrou d'une double porte, sur le seuil
de laquelle se trouva Athos tout prêt à recevoir son illustre
visiteur, selon l'avis que Comminges lui avait donné.
En apercevant Mazarin il s'inclina.
— Votre Éminence, dit-il, pouvait se dispenser de se faire
accompagner; l'honne'jLi- que je reçois est trop grr^nd pour
que je l'oublie.
— Aussi, mon cher comte, di; d'Artaguan, Son Éminence
ne voulait-elle pas absolument de nous : c'est du Vallon et
moi qui avons insisté, d'une façon inconvenante peut-être,
;2nt nous avions grand désir de vous voir.
TINGT ANS APRES. 245
A cette voix, à son accent railleur, à ce geste si connu
qui accompagnait C(^t accent et cette voix, Athos fit un bond
de surprise.
— D'Artagnanl Portliosl s'écria-t-iî.
— En personne, cher ami.
— En personne, répéta Porlhos.
— Que veut dire ceci? demanda le comte.
— Ceci veut dire, répondit Mazarin, en essayant, comme
il Pavait déjà fait, de sourire, et en se mordant les lèvres en
souriant, cela veut dire que les rôles ont changé, et qu'au
lieu que ces Messieurs soient mes prisonniers, c'est moi qui
suis le prisonnier de ces Messieurs; si bien que vous me
voyez forcé de recevoir ici la loi au lieu de la faire. Mais,
Messieurs, je vous en préviens, à moins que vous ne m'é-
gorgiez, votre victoire sera de peu de durée; j'aurai mon
tour, on viendra...
— Ah! Monseigneur, dit d'Artagnan, ne menacez point;
c'est d'un mauvais exemple. Nous sommes si doux et si
charmants avec Votre Éminence ! Voyons, mettons de côté
toute mauvaise humeur, écartons toute rancune, et causons
gentiment.
— Je ne demande pas mieux , Messieurs , dit Mazarin:
mais au moment de discuter ma rançon, je ne veux pas quô
vous teniez votre position pour meilleure qu'elle n'est ; en
me prenant au piège, vous vous y êtes pris avec moi. Com-
ment sortirez-vous d'ici ? Voyez les grilles, voyez les portes,
voyez ou plutôt devinez les sentinelles qui veillent derrière
ces portes et ces grilles, les soldats qui encombrent ces
cours, et composons. Tenez, je vais vo»« montrer que je suis
loyal.
— Bon 1 pbnsa d'Artagnan, tenons-not^a bien, il va nou?
jouer un tour.
— Je vous offrais votre liberté, continua le ministre, je
vous l'offre encore. En voulez-vous? Avant une heure vous
serez découverts, arrêtés, forcés de me tuer, ce qui serait un
crime horrible et tout à fait indigne de loyaux gentilshommes
comme vous.
— Il a raison, pensa Alhos.
Et comme toute raison qui passait dans celte âme oui
T. m. ^^^
246 VINGT ANS APRÈS.
n'avait que de nobles pensées, sa pensée se refléta dans ses
yeux.
— Au-^si, dit d'Arlagnan pour corriger l'espoir qne î'adhé-
cion tacite d'Afhos avait douné à Mazarin, ne nous porterons-
nous à cette viulence qu'à la dernière extrémité.
— Si au contraire, continua Mazarin, vous me laissez aller
en acceptant votre liberté...
— Comment, interrompit d'Artapnan, voulez-vous que
nous acceptions notre liberté, puisque vous pouvez nous la
reprendre, vous le dites vous-même, cinq minutes après
nous l'avoir donnée? Et, ajouta d'Artagnan, tel que je vous
connais, Monseigneur, vous nous la reprendriez.
— Non, fui de cardinal!... Vous ne me croyez pas?
— Monseigneur, je ne crois pas aux cardinaux qui ne soi.
pas prêtres.
— Eh bien! foi de ministre!
— Vous ne l'êtes plus, Monseigneur, vous êtes prisonnier.
— Alors, foi de Mazarin! Je le suis et le serai toujours
je l'espère.
— Hum! fit d'Artagnan, j'ai entendu parler d'un Mazari:
<iui avait peu de religion pour ses serments, et j'ai peur que
ee ne soit un des ancêtres de Votre Éminence.
— Monsieur d'Artagnnn, dit Mazarin, vous avez beaucou,
d'esprit, et je suis tout à fait fâché de m'ètre brouillé avec
vous.
— Monseigneur, raccommodons-nous, je ne demande pn
mieux.
— Eh bien ! dit Mazarin, si je vous mets en sûreté d'ur
façon évidente, palpable?...
— Ah! c'est autre chose, dit Porthos.^
— Voyons, dit Athos.
— Voyons, dit d'Artagnan.
— D'abord, acceptez-vous? demanda le cardinal.
— Expliquez-nous votre plan. Monseigneur, et nous ver-
rons.
— Faiies attention que vous êtes enfermés, pris.
— Vous savez bien, Monseigneur, dit d'Artagnan, çn'iî
nous reste toujours une dernière ressource.
— Laquelle?
VlNGf ANS AFRËS. 247
— Celle de mourir ensemble.
Mazarin îrissonaa.
— Tenez, ail-ii, au bout du corridor est une porte dont
j'ai la clef; cette porte donne dans le parc. Partez avec cette
clef. Vous êtes alertes, voua êtes vigoureux, vous êtes ar-
més. A cent pas, en tournant à gauche, vous rencantrerez le
mur du parc ; vous le franchirez, et en trois bonds vous se-
rez sur la route et libres. Maintenant je vous connais assez
pour savoir que si l'on vous attaque, ce ne sera point ue
obstacle à votre fuite.
— Ah! pardieu! Monseigneur, dit d'ArUignan, à la bonne
heure, voilà qui est parler. Ouest cette clef que vous vouiez
bien nous offrir?
— La voici.
— Ah I Monseigneur, dit d'Artagnan, vous nous conduirez
bien vous-même jusqu'à cette porte ?
— Très-volontiers, dit le ministre, s'il vous faut cela pour
vous tranquilliser.
Mazarin, qui n'espérait pas en être quitte à si bon mar-
ché, se dirigea tout radieux vers le corridor et ouvrit la
porte.
Elle donnait bien sur le parc, et les trois fugitifs s'en aper-
çurent au vent de la nuit qui s'engouffra dans le corridor et
leur fit voler la neige au visage.
— Diable 1 diable 1 dit d'Artagnan, il fait une nuit horrible,
Monseigneur. Nous ne connaissons pas Iss localiiés, et jamais
nous ne trouverons notre chemin. Puisque Votie Éminence
a tant fait que de venir jusqu'ici, quelques pas encore, Mon-
seigneur... conduisez-nous au mur.
— Soit, dit le cardinal.
Et coupant en ligne droite, il marcha d'un pas rapide vers
là mur, au pied duquel tous quatre furent en un mstant.
— Êtes-vous contents. Messieurs? demanda Mazarin.
— Je crois bieni nous serions difûcilesl Peste 1 quel hon-
neur I trois pauvres gentilshommes escortés par un prince de
"Église 1 Ah I à propos. Monseigneur, vous disiez tout à
l'heure que nous étions braves, alertes et armés?
— Oui.
— Vous vous trompe" -. il n'y a d'armés que M. du ValloD
248 VINGT ANS APRES.
et moi^ M. le comte ne l'est pas, et si nous étions rencontrés
par quelque patrouille, il faut que nous puissions nous dé-
fendre.
— C'est trop juste.
— Mais où trouverons-nous une épéeî demanda Porthos
— Monseigneur, dit d'Artagnan, prêtera au comte la F'.enne,
qui lui est inutile.
— Bien volontiers, dit le cardinal; je prierai même mon-
sieur le comte de vouloir bien la garder en souvenir de moi.
— J'espère que voilà qui est galant, comte! dit d'Arta-
gnan.
-- Aussi, répondit Athos, je promets à Monseigneur de ne
jamais m'en séparer.
— Bien, dit d'Artagnan, échange de procédés, comme c'est
touchant! M'en avez-vous point les larmes aux yeux, Por-
thos?
— Oui, dit Porthos; mais je ne sais si c'est cela ou si c'est
le vent qui me fait pleurer. Je crois que c'est le vent.
— Maintenant montez, Athos, fit d'Artagnan, et faites vite.
Athos, aidé de Porthos, qui l'enleva comme une plume,
nrriva sur le perron.
— Maintenant sautez, Athos.
Athos sauta et disparut de l'autre côté du mur.
— Êtes-vous à terre? demanda d'Artagnan.
— Oui.
— Sans accident?
— Parfaitement sain et sauf.
— Porthos, observez M. le cardinal tandis que je vais mon-
ter; non, je n'ai pas besoin de vous, je monterai bien tou^
eul. Observez M. le cardinal, voilà tout.
— J'observe, dit Porthos. Eh bien?...
— Vous avez raison, c'est plus difScile que je ne croyais
■>rètez-moi votre dos, mais sans lâcher M. le cardinal.
— Je ne le lâche pas.
Porthos prêta son dos à d'Artagnan, qui en un instant,
: àce à cet appui, fut à cheval sur le couronnement du mui-
Mazariii affectait de rire.
— Y èies-vous? demanda Porthos.
— Oui. raou ami, et maintenant...
VINGT ANS APRÈS. 249
— Maintenant, quoi?
— ■ Blaintenant, passez-moi M. le cardinal, et au momar"
cri qu'il poussera, étouffez-le.
Mazarin voulut s'écrier; mais Porllios l'étreignit de ses
deux mains et l'éle va jusqu'à d'Artagnan, qui, à son tour,
le saisit au collet et l'assit près de lui. Puis d'-m ton mena-,
çant :
— - Monsieur, sautez à l'instant même en bas, près de M. do
La Fère, ou je vous tue, foi de gentilliommel
— Monsou, Monsou, s'écria Mazarin, vous manquez à la
toi promise.
— Jloil Où vous ai-je promis quelque chose, Monsei-
gneur?
Mazarin poussa un gémissement.
— Vous êtes libre par moi, Monsieur, dit-il, votre liberté
c'était ma rançon.
— D'accord; mais la ranr'on de cet immense trésor enfoui
dans la galerie et près duquel on descend en poussant un
ressort caclié dans la muraille, lequel fait tourner une caisse
qui en tournant découvre un escalier, ne faut-il pas aussi en
parler un peu, dites, Monseigneur?
— Jésous! dit Mazarin presque suffoque' et en joignant les
mains, Jésous mon Dioul Je suis un homme perdu.
Mais, sans s'arrêter à ses plaintes, d'Artagnan le prit par
dessous le bras et le fit glisser doucement aux mains d'Athos,
qui était demeuré impassible au bas de la muraille.
Alors, se retournant vers Pcrthos :
— Prenez ma main, dit d'Artagnan: je me tiens au mur.
Porthos fit un effort qui ébranla la muraille, et à son tour
il arriva au sommet.
— Je n'avais pas compris tout à fait, dit-il, mais je com-
prends maintenant : c'est très-drôle.
— Trouvez- vous? dit d'Artagnan; tant mieux! Mais pour
que ce soit drôle jusqu'au bout, ne perdons pas de temps.
Et il sauf a au bas dû mur.
Porthos ^m fit autant.
— Accompagnez M. le cardinal, Messieurs, dit d'Arta^rrao,
moi, je sonde le terrain.
Le Gascon tira son épée et marcha à l'avant-garde.
2S0 VINGT ANS APRÈS.
-- Monseigneur, dit-il, par où faut-il tourner pour gagner
]a grande route? Réfléchissez Lien avant de répondre; car
si Voire Étniiience se trompait, cela pourrait avoir de graves
iDConvéuieuts, non-seulement pour nous, mais encore pour
elle.
— Longez le mur. Monsieur, dît Mazarin, et vous ne ris-
quez pas de vous perdre.
Les trois amis doublèrent le pas, mais au bout de quelques
instants ils furent obligés de ralentir leur marche; quoiqu'il
y mit toute la bonne volonté possible, le cardinal ne pouvait
les suivre.
Tout à coup d'Artagnan se heurta à quelque chose de tiède
qui fit un mouvement.
— Tiens ! un cheval, dit-il; je viens de trouver un cheval,
Messieurs I
— Et moi aussi ! dit Athos.
— Et moi aussi! dit Porihos, qui, fidèle à la consigne, te-
nait toujours le cardinal par le bras.
— Voilà ce qui s'appelle de la chance. Monseigneur, dit
d'Artagnan, juste au moment où Votre Éminence se plaignait
d'être obligée d'aller à pied...
Mais au moment où il prononçait ces mots, un canon de
pistolet s'abaissa sur sa poitrine; il entendit ces mots pronon-
cés gravement :
— Touchez pas !
— Grimaud I s'écria-î-il, Grimaud ! que fais-tu là? Est-ce
le ciel qui t'envoie ?
— Non, Monsieur, d:t l'honnêie domestique, c'est M. Ara-
r is qui m'a dit de garder les chevaux.
— Aramis est donc ici?
— Oui, Monsieur, depuis hier.
- Et que faites-vous?
— -Nous guettons.
-- Quoi! Aramis est ici? répéta Athos.
— - A la petite porte du château. C'était là son poste.
— - Voui êtes donc nombreux?
-- Nous sommes soixante.
-- Fais-le prévenir.
— A l'instant même. Monsieur.
VINGT ANS APRÈS. 2o[
Et pensant qne personne ne ferait mieux la commission
que lui, Grimaud partit à toutes jambes, tandis que, venant
d'être enfin réunis, les trois amis attendaient.
Il n'y avait dans tout le groupe que M. de Mazarin qui fut
de fort mauvaise humeur.
XXXI
GD l'on commence A CROIRE QUE PORTHOS SERA ENFIN BJ^KON
ET D'ARTAGNAN CAPITAIiNE.
Au bout de dix minutes Aramis arriva accompagné de Grv-
maud et de huit ou dix gentilshommes. Il était tout radieux,
et se jeta au cou de ses amis.
— Vous êtes donc libres, frères! libres sans mon aide!
je n'aurai donc rien pu faire pour vous maigre tous mes
efforts !
— Ne vous désolez pas, cher ami. Ce qui est différé n'est
pas perdu. Si vous n'avez pas pu faire, vous ferez.
— J'avais cependant bien pris mes mesures, dit Aramis.
jai obtenu soixante hommes de M. le coadjuteur ; vingt gar-
dent les murs du parc, vingt la route de Rueil à S;iini-Ger-
main, vingt sont disséminés dans les bois. J'ai iniercepté
ainsi, et grâce à ces dispositions stratégiques, deux courriers
(le Mazartn à la reine.
Mazarin (iressa les oreilles.
— Mais, dit d'Ariagnan, vous les avez honnêtement, jô
l'espéra, renvoyés à M. le cardinal?
— Abî oui, dit Aramis, c'est bien avec lui que je me pi-
querais C.B semblable délicatesse! Dans l'une de ces dé-
pêches, le cardinal déclare à la reine que les coffres sont
vides e! que Sa Majesté n'a plus d'argent; dans l'autre, il an-
nonce qu'il va faire transporter ses prisonniers à iielun,
■2o-> VLNG'i ANS APRÈS.
Rueil lie lui paraissant pas une localité assez sûre. Vouî
comprenez, cher ami, que cette dernière lettre m'a donné
bon espoir. Je me suis embusqué avec mes soixante Iiomraes,
j'ai cerné le château, j'ai fait préparer des chevaux de main
que j'ai fonfiés à l'intelligent Grimaud, et j'ai attendu votre
sortie; je n'y comptais guère que pour demain matin, et je
û'espérais pas vous délivrer sans escarmouche. Vous êtes
libres ce soir, libres sans combat, tant mieux! Comment avez-
vous fait pour échapper à ce pleutre de Mazarin? vous devez
avoir eu fort à vous en plaindre.
— Mais pas trop, dit d'Artagnan.
— Vaiment!
— Je dirai même plus, nous avons eu a nous louer de lui.
— Impossible!
— Si fait, en vérité : c'est grâce à lui que nous sommes
libres.
— Grâce à lui?
— Oui, il nous a fait conduire dans l'orangerie par M. Ber-
aouin, son valet de chambre, puis de là nous l'avons suivi
jusque chez le comte de La Fère. Alors il nous a offert de
nous rendre notre liberté, nous avons accepté, et il a poussé
la complaisance jusqu'à nous montrer le chemin et nous con-
duire au mur du parc, que nous venions d'escalader avec le
plus grand bonheur quand nous avons rencontré Grimaud.
— Ah! bien, dit Aramis, voici qui me raccommode avec
lui, et je voudrais qu'il fût là pour lui dire que je ne le
croyais pas capable d'une si belle action.
— Monseigneur, dit d'Artagnan incapable de se contenir
plus longtemps, permettez que je vous présente M. le che-
valier d'Herblay, qui désire offrir, comme vous avez pu l'en-
tendre, ses félicitations respectueuses à Votre Éminence.
Et il se retira démasquant Mazarin confus aux regards effa-
rés d'Aramis.
— Oh! oh ! fit celui-ci, le cardinal? Belle prisel Holà!
holà! amis! les chevaux! les chevaux!
Quelques cavaliers accoururent.
— Pardieul dit Aramis, j'aurai donc été utile à quelque
chose. Monseigneur, daigne Votre Éminence recevoir tous
.'les hommages! Je parie que c'est co saint Christophe da
VINGT ANS APRES. îo3
Porthos qui a encore fait ce coup-là? A propos, j'oubliais..
Et il donna tout bas un ordre à un cavalier.
— Je crois qu'il serait prudent de partir, dit d'Artagnan.
— Oui, mais j'attends quelqu'un... un ami d'Athos.
— Un ami? dit le comte.
— Et tenez, le voilà qui arrive au galop à travers les brous-
sailles.
— Monsieur le comte t monsieur le comte ! cria une jeune
¥Oix qui fit tressaillir Athos.
— Raoul I Raoul I s'écria le comte de La Fère.
Un instant le jeune homme oublia son respect habituel : ii
se jeta au cou de son père.
— Voyez, monsieur le cardinal, n'eùt-ce pas été dommage
de séparer des gens qui s'aiment comme nous nous aimons !
Messieurs, continua Aramis en s'adressant aux cavaliers qui
se réunissaient plus nombreux à chaque instant, Messieurs,
entourez Son Éminence pour lui faire honneur : elle veut
bien nous accorder la faveur de sa compagnie; vous lui en
serez reconnaissants, je l'espère. Porthos, De perdez pas de
vue Son Éminence.
Et Aramis se réunit à d'Artagnan et à Aihos, qui délibé-
raient, et délibéra avec eux.
— Allons, dit d'Artagnan après cinq minutes de confé-
rence, en route!
— Et où allons-nous ? demanda Porthos.
— Chez vous, cher ami, à Pierrefonds; votre beau château
est digne d'offrir son hospitalité seigneuriale à Son Éminence
Et puis, très-bien situé : ni trop près ni trop loin de Paris ;
on pourra de là établir des communications faciles avec la
capitale. Venez, Monseigneur, vous serez la comme un princ^
que vous êtes.
— Prince déchu, dit piteusement Mazarin.
— La guerre a ses chances, Monseigneur, répondit Athos
mais soyez assuré que nous n'en abuserons point.
— Non, mais nous en userons, dit d'Artagnan.
Tout le reste de la nuit, les ravisseurs coururent avec cette
rapidité infatigable d'autrefois; Mazarin, sombre et pensif,
se laissait entraîner au milieu de celte course de fantômes.
A l'aube, on avait fait douze lieues d'une seule traite; la
T. m. 15
254 VINGT Ai\S APRÈS.
moilié de l'escorte était harassée, quelques chevaux icm-
bèrent.
— Les chevaux d'aujourd'hui ne valent plus ceux d'autre-
fois, dit Porlhos, tout dégénère.
— J'ai envoyé Grimaud à Dammartin, dit Aramis; il doit
nous ramener cinq chevaux frais, un pour Son Éminence,
quatre pour nous. Le principal est que nous ne quittions pas
Monseigneur; le reste de l'escorte nous rejoindra plus tard :
une fois Saint-Denis passé, tous n'avons plus rien à craindre.
Grimaud ramena etîectivement cinq chevaux; le seigneur
auquel il s'était adressé, étant iin ami de Porthos, s'était em-
pressé, non pas de les vendre , comme on le lui avait pro-
posé, mais de les offrir. Dix minutes après, l'escorte s'arrêtait
à Ermenonville; mais les quatre amis couraient avec une
ardeur nouvelle, escortant M. de Mazarin.
A midi on entrait dans l'avenue du château de Porthos.
— Ah ! fit Mousqueton qui était placé près de d'Artagnan
( l qui n'avait pas souflQé un seul mot pendant toute la route;
ail I vous me croirez si vous voulez. Monsieur, mais voilà la
première fois que je respire depuis mon départ de Pierre-
fonds.
El il mit son cheval au gabp pour annoncer aux autres
serviteurs l'arrivée de M. du Vallon et de ses amis.
— Psous sommes quatre, dit d'Artagnan à ses amis; nous
nous relaye?ons pour garder Monseigneur, et chacun de nous
veillera trois heures. Athos va visiter le château, qu'il s'agit
de rendre imprenable en cas de siège, Porthos veillera aux
approvisionnements, et Aramis aux entrées des garnisons;
c'est-à-dire qu'Athos sera ingénieur en chef, Porlhos munj-
lionnaire général, et Aramis gouverneur de la place.
En attendant, on installa Mazarm dans le plus bel apparte-
ment du château.
— Messieurs, dit-il quand cette installation fut faite, vous
ne comptez pas, je présume, me garder ici longtemps in-
cognito?
— Non, Monseigneur, répondit d'Artagnan, et, tont au
contraire, comptons-nous publier Lien vite que nous too>
tenons.
— Alors on TOUS assiégera-
VINGT ANS APRÈS. 255
— Nous y comptons bien.
— Et que lerez-vous ?
— Nous nous défendrons. Si feu M. le cardinal de Riche-
lieu vivait encore, il vous raconterait une certaine histoire
^.'un bastion Saint-Gervais, où nous avons tenu à nous quatre,
avec nos quatre laquais et douze morts, contre toute une
armée.
— Ces pivoesses-là se font une fois, Monsieur, et ne se
enouvellent pas.
— Aussi, aujourd'hui, n'aurons-nous pas besoin d'être si
ûéroïques : demain l'armée parisienne sera prévenue, après-
demain, elle sera ici. La bataille, au lieu de se livrer à Saint-
Denis ou à Charenton, se livrera donc vers Compiègne ou
Villers-Colierets.
— Monsieur le Prince vous battra, comme il vous a tou-
jours battus.
— C'est possible. Monseigneur; mais avant la bataille
nous ferons Hier Votre Éminence sur un autre château de
noire ami du Vallon, et il en a trois comme celui-ci. Nous
ne voulons pas exposer Votre Éminence aux hasards de la
guerre.
— Allons, dit Mazarin, je vois qu'il faudra capituler.
— Avant le siège?
— Oui, les conditions seront peut-être meilleures.
— Ah I iMonseigneur, pour ce qui est des conditions, vous
\ errez comme nous sommes raisonnables.
— Voyons, quelles sont-elles, vos conditions?
— Reposez-vous d'abord, Monseigneur, et nous, nous
allons réfléchir.
— Je n'ai pas besoin de repos. Messieurs, j'ai besoin de
savoir si je suis enlre des mains amies ou ennemies.
— Amies, Monseigneur, amies !
— Eh bien, alors, diies-moi tout de suite ce que vous vou-
lez, afin que je voie si un arrangement est possible entre
nous. Parlez, monsieur le comte de La Fère.
— Monseigneur, dit Athos, je n'ai rien à demander pour
moi et j'aurais trop à demander pour la France. Je me récuse
donc et passe la parole à M. ie chevalier d'Herblay.
Et Alhos, s'inclinant, fit un pas en arrière et demeura dd-
j&56 VINGT ANS APRÈS.
bout «ppuyé contre la cheminée en simple spectateur de /a
conférence.
— Parlez donc, monsieur le chevalier d'Herblay, dit le
cardinal. Que désirez-vous? Pas d'ambages, pas d'ambiguï-
tés. Soyez clair, court et précis.
— Moi, Monseigneur, je jouerai cartes sur table.
— Abattez donc votre jeu.
— J'ai dans ma poche, dit Aramis, le programme des con-
flitions qu'est venue vous imposer avant-hier à Saint-Ger-
main la députation dont je faisais partie. Respectons d'abord
les droits anciens; les demandes qui seront portées au pro-
gramme seront accordées.
— Nous étions presque d'accord sur celles-là, dilMazarin,
passons donc aux conditions particulières.
— Vous croyez donc qu'il y en aura? dit en souriant
Aramis.
— Je crois que vous n'aurez pas tous le même désintéres-
sement que M. le comte de La Fère, dit Mazarin ça se re-
tournant vers Athos et en le saluant.
— Ah! Monseigneur, vous avez raison, dit Aramis, et je
mis heureux de voir que vous rendez enfin justice au comte.
H. de La Fère est un esprit supérieur qui plane au-dessus
lies désirs vulgaires et des passions humaines ; c'est une âme
antique et fière. M. le comte est un homme à part. Vous avez
raison. Monseigneur, nous ne le valons pas, et nous sommes
les premiers à le confesser avec vous.
— Aramis, dit Athos, raillez-vous ?
— Non, mon cher comte, non, je dis ce que nous pensons
et ce que pensent tous ceux qui vous connaissent. Mais vous
avez raison, ce n'est pas de vous qu'il s'agit, c'est de Mon-
seigneur et de son indigne serviteur le chevalier d'Herblay.
— Eh bien! que désirez-vous. Monsieur, outre les condi-
tions générales sur lesquelles nous reviendrons?
— Je désire, Monseigneur, qu'on donne la Normandie à
madame dfe longueville, avec l'absolution pleine et entière,
et cinq^cenl mille livres. Je désire que Sa Majesté le roi
daigne être le parrain du fils dont elle vient d'accoucher;
puis que Monseigneur, après avoir assisté au baptême, aille
présenter ses hommages à notre saint-père le pape.
VliNGT ANS APRES. 257
— C'pst-à-dire que vous voulez que je me démette de
mes fondions de ministre, que je quitte la France, que je
m'exile?
— Je veux que Monseieneur soit pape à la première va-
rince, me réservant alors de lui demander des indulgences
plénières pour moi et mes amis.
Mazarin fit une grimace intraduisible.
— Et vous, Monsieur? demanda-t-il à d'Artagnan.
— Moi, Monseigneur, dit le Gascon, je suis en tout poin?
(la même avis que M. le chevalier d'Herblay, excepté sur le
I emier article, sur lequel je diffère entièrement de lai. Loin
de vouloir que Monseigneur quitte la France, je veux qu'il
demeure à Paris; loin de désirer qu'il devienne pape, je dé-
sire qu'il deiiiPiire premier ministre, car Monseigneur est
UD grand politique. Je tâcherai même, autant qu'il dépen-
dra de moi, qu'il ait le dé sur la Fronde tout entière; mais à
la condition qu'il se souviendra quelque peu des fidèles ser-
viteurs du roi, et qu'il donnera la première compagnie de
mousquetaires à quelqu'un que je désignerai. Et vous, du
Vallon?
— Oui, à votre tour. Monsieur, dit Mazarin, parlez.
— Moi, dit Porthos, je voudrais que monsieur le cardinal,
pour honorer ma maison qui lui a donné asile, voulût bien,
fu mémoire de cette aventure, ériger ma terre en baronnie,
avec promesse de l'ordre pour un de mes amis à la pre-
mière promotion que fera Sa Majesté.
— Vous savez. Monsieur, que pour recevoir l'ordre il faut
faire des preuves.
— Cet ami les fera. D'ailleurs, s'il le fallait absolument.
Monseigneur lui dirait comment on évite cette formaiité.
Mazarin se mordit les lèvres; le coup était direct, et il re-
prit assez sèchement :
— Tout cela se concilie fort mal, ce me semblp. Messieurs ;
car si je satisfais les uns, je mécontente nécessairement les
autres. Si je reste à Paris, je ne puis aller à Rome, si je de-
viens pape, je ne puis rester ministre, et si je ne suis pas mi-
nistre, je ne puis pas faire M. d'Artagnan capitaine et M. du
Vallon baron.
— C'est vrai, dit Aramis. Aussi, comme je fais minorité.
258 VIxNGT ANS APRES.
je ret.re ma proposition en ce qui est du voyage de Rome et
de la (iémission de Monseigneur.
— Je demeure donc minisire? dit Mazarin.
— Vous (Jeme rez ministre, c'est entendu, Monseigneur,
ditd'Aitagnan; la France a besoin de vous.
— Et moi je me désiste de mes prétentions, reprit Aramis.
Son Eminence restera premier ministre, et même favori de
Sa Majesté, si elle veut m'accorder, à moi et à mes amis, ce
que nous temandons pour la France et pour nous.
— Occupez-vous de vous, Messieurs, et laissez la France
s'arranger avec moi comme elle l'entendra, dit Mazarin.
— Non pas! non pasi reprit Aramis, il faat un traité aux
frondeurs, et Votre Eminence voudra bien le rédiger et le
signer devant nous, en s'engageant par le même traité à ob-
tenir la ratiiicaiion de la reine.
— Je ne puis répondre que de moi, dit Mazarin, je ne puis
répondre de la reine. Et si Sa Majesté refuse?
-— Ohl dit d'Artagnan, Monseigneur sait bien que Sa Ma-
jesté n'a rien à lui refuser.
— Tenez, Monseigneur, dit Aramis, voici le traité proposé
par la députalion des frondeurs; plaise à Votre Eminence de
le lire et de l'examiner,
— Je le connais, dit Mazarin.
— Alors signez-le donc.
— Réfléchissez, Messieurs, qu'une signature donnée dans
les circonstances où nous sommes pourrait être censidérée
comme arrachée par la violence.
— Monseigneur sera là pour dire qu'elle a été donnée vo-
lontairement.
— Mais enfin, si je refuse?
— Alors, Monseigneur, dit d'Artagnan, Votre Eminence
ce pourra s'en prendre qu'à elle des conséquences de son
refus.
— Vous oseriez porter la main sur un cardinal?
— Vous l'ave^; bien portée, Monseigneur, sur des mous-
quetaires de Sa Majesté !
— La reine me vengera. Messieurs!
Je n'en crois rien, quoique je ne pense pas que la bonne
envie lui en manque; mais nous irons à Paris avec Votre
VINGT ANS APRES. srg
Êminence, et les Parisiens sont gens à nous défendre...
— Comme on doit être inquiet en ce moment à Rueil et à
Saint-Germain I dit Aramis; comme on doit se demander où
ost le cardinal, ce qu'est devenu le ministre, où est passé le
favori I comme on doit chercher Monseigneur dans tous les
coins et recoins! comme on doit faire des comm.entaires, et
si la Fronde ^ait la disparition de Monseigneur, comme la
Fronae doit triompher!
^- C'est affreux ! murmura Mazarin.
— Signez donc le traité, Monseigneur, dit Aramis.
— Mais si je le signe et que la reine refuse de le ratifier?
— Je me charge d'aller voir Sa Majesté, dit d'Artagnan, et
d'obtenir sa signature.
— Prenez garde, dit Mazarin, de ne pas recevoir à Saint-
Germain l'accueil que vous croyez avoir le droit d'attendre.
— Ah bah! dit d'Artagnan, .je m'arrangerai de manière à
être le bienvenu; je sais un moyen.
— Lequel?
— Je porterai à Sa Majesté la lettre par laquelle Monsei-
gneur lui annonce le complet épuisement des finances.
— Ensuite? dit Mazarin pâlissant.
— Ensuite, quand je verrai Sa Majesté au comble de l'em-
barras, je la mènerai à Rueil, je la ferai entrer dans l'orange-
rie, et je lui indiquerai certain ressort qui fait mouvoir une
caisse.
— Assez, Monsieur, murmura le cardinal, assez! Où cstb
traité?
— Le voici, dit Aramis.
— Vous voyez que nous sommes généreux, dit d'Artagnan,
car nous pouvions faire bien des choses avec un pareil secret.
— Donc, signez, dit Aramis en lui présentant la plume.
Mazarin se leva, se promena quelques instants, plutôt rê-
veur ou'abaltu. Puis s'arrêîant tout à coup :
— Et quand j'aurai signé, Messieurs, quelle sera ma ga-
rantie?
— IMo parcîe d'honnenr, Monsieur, dit Athos.
Mazac .n tressaillit, se retourna vers le comte de La Fère,
examina un instant ce visage noble et loyal, et prenant îa
Dlume :
«.GO VINGT ANS APRÈS.
— Cela me sufïït, monsieur !e comte, diMl.
Et il signa.
— Et maintenant, monsieur d'Artagnan, ajouta-t-il, prépa-
rez-vous à partir pour Saint-Germain et à porter une lettre
ds moi à la reine.
xxxn
COMME QUOI AVEC UNE PLUME ET fNE MENACE ON FAIT PLUS
VITE ET MIEUX QU'aVEC L'ÉPÉE ET DD DÉVOUEMENT.
D'Artagnan connaissait sa mythologie : il savait que l'oc-
casion n'a qu'une touffe de cheveux par laquelle on puisse
\a saisir, et il n'était pas homme à la laisser passer sans l'ar-
rêter par le toupet. Il organisa un système de voyage prompt
il sûr en envoyant d'avance des chevaux de relais à Chan-
tilly, de façon qu'il pouvait être à Paris en cinq ou six heures.
Mais avant de partir, il réfléchit que, pour un garçon d'es-
prit et d'expérience, c'était une singulière position que de
marcher à l'incertain ^n laissant le certain derrière soi.
— En effet, se dit-ilau moment de monter à cheval pour
remplir sa dangereuse mission, Alhos est un héros de roman
pour la générosité; Porlhos, une nature excellente, mais fa-
cile à influencer; Aramis, un visage hiéroglyphique, c'est-à-
dire toujours illisible. Que produiront ces trois éléments
quand je ne serai plus là pour les relier entre eux?... la dé-
livrance du cardinal peut-être. Or, la délivrance du cardi-
nal, c'est la ruine de nos espérances, et nos espérances son»
jusqu'à présent l'unique récompense de vingt ans de travaux
près desquels ceux d'Hercule sont des œuvres de pygmée.
.1 alla trouver Aramis.
— Vous êtes, vous, mon cher chevalier d'Herblay, lu
dit-il, la Fronde incarnée. Méfiez-vous donc d'Athos, qui n
VINGT ANS APRÈS. 261
reut faire les affaires de personne, pas même les siennes. Mè-
Qez-vous surtout de Porlhos, qui pour plaire au comte, qu'il
regarde comme la Divinité sur la terre, l'aidera à faire éva-
der Mazarin, si Mazarin a seulement l'esprit de pleurer ou de
faire de la chevalerie
Aramis sourit de son sourire fin et résolu à la fois.
— Ne craignez rien, dit-il, j'ai mes conditions à poser. Je
ne travaille pas pour moi, mais pour les autres, i', faut que
ma petite ambition aboutisse au profit de qui de droit.
— Bon, pensa d'Artagnan, de ce côté je suis tranquille.
Il serra la main d'Aramis et alla trouver Porthos.
— Ami, lui dit-il, vous avez tant travaillé avec moi à
édifier notre fortune, qu'au moment où nous sommes sur le
point de recueillir le fruit de nos travaux, ce serait une du-
perie ridicule à vous que de vous laisser dominer par Ara-
mis, dont vous connaissez la finesse, finesse qui, nous pou-
vons le dire entre nous, n'est pas toujours exempte d'égoïsme ;
ou par Alhos , homme noble et désintéressé , mais aussi
homme blasé, qui, ne désirant plus rien pour lui-môme, ne
comprend pas que les autres aient des désirs. Que diriez-
vous si l'un ou l'autre de nos deux amis vous proposait de
laisser aller Mazarin?
— Mais je dirais que nous avons eu trop de mal à le prendre
pour le lâcher ainsi.
— Bravo, Porthos, et vous auriez raison, mon ami; car
avec lui vous lâcheriez votre baronnie, que vous tenez entre
vos mains; sans compter qu'une fois hors d'ici Mazarin vous
ferait pendre.
— Bon! vous croyez?
— J'en suis sûr.
— Alors je tuerais plutôt tout que de le laisser échapper.
— Et vous auriez raison. Il ne s'agit pas, vous comprenez,
quand nous avons cru faire nos affaires, d'avoir fait celle*
des frondeurs, qui d'ailleurs n'entendent pas les questions
politiques comme nous, qui sommes de vieux soldats.
— N'ayez pas peur, cher ami, dit Porthos; je vous re-
garde par la fenêtre monter à cheval, je vous suis des yeux
jusqu'à ce que vous ayez disparu, puis 'e reviens m'instal-
1er à la porte du cardinal, à une porte vitrée qui donne dans
T. III. 15.
Ê6Î VINGT ANS APRÈS.
a chambre. De )à je verrai tout, et au moindre geste suspect
j'extermine.
— Bravo ! Densa d'Artagnan, de ce côté, je crois, le car-
linal sera bien gardé.
El il serra la main du seigneur de Pierrefonds et alla trou-
ver Athos.
— Mon cher Atlios, dit-il, je pars. Je n'ai qu'une chose à
vous dire : vous connaissez Anne d'Autriche, la captivité
de M. de Mazarin garantit seule ma vie ; si vous le lâchez,
je suis mort.
— Il ne me fallait rien moins qu'une telle considération
mon cher d'Artagnan, pour me décider à faire le métier de
geôlier. Je vous donne ma parole que vous retrouverez le
cardinal où vous le laissez-
— Voilà qui me rassure plus que toutes les signatures
royales, pensa d'Artagnan, Maintenant que j'ai la parole d'A-
Ihos, je puis partir.
D'Artagnan partit effectivement seul, sans autre escorte
que son épée et avec un simple laissez-passer de Mazarin
pour parvenir près de la reine.
Six heures après son départ de Pierrefonds, il était à Saint-
Germain.
La disparition de Mazarin était encore ignorée; Anne d'At:*
triche seule la savait et cachait son inquiétude à ses pltis
intimes. On avait retrouvé dans la chamhre de d'Artagnan eî
de Porthos les deux soldats garrottés et bâillonnés. On leuî
avait immédiatement rendu l'usage des membres et de la pa-
role; mais ils n'avaient rien autre chose à dire que ce qu'ils
savaient, c'est-à-dire comme ils avaient été harponnés, liés
et dépouillés. Mais de ce qu'avaient fait Porthos et d'Arta-
gnan une fois sortis par où les soldats étaient entrés, c'est ce
dont ils étaient aussi ignorants que tous les habitants du
château.
Bernouin seul en savait un peu plus que les autres. Ber-
nouin, ne voyant pas revenir son maître et entendant son-
ner minuit, avait pris sur lui de pénétrer dans l'orangerie.
La première porte, barricadée avec les meubles, lui avaiî
déjà donné que'.qu'^.s soupçons; mais cependant il n'avait
voulu faire part ae ses soupçons à personne, et avait pa-
VLNlir ANS APRÈS. 263
îiemnient Jrayv, son passage au milieu de tout ce de'ménage-
ment. Puis il ét<iit arrivé au corridor, dont il avait trouvé
toutes les portes ouvertes. 11 en était de même de la porte
delà chambre d'Alhos et de celle du parc. Arrivé là, il lui
fat facile de suivre les pas sur la neige. Il vit que ces pas
aboulissaieov au mur ; de l'autre côté, il retrouva la même
trace, puis des piétinements de chevaux, puis le? vestiges
d'une troupe de cavalerie tout entière qui s'était éloignée
dans la direction d'Enghien. Dès lors il n'avait plus conservé
aucun doute que le cardinal élit été enlevé par les trois pri-
sonniers, puisque les prisonniers étaient disparus avec lui,
et il avait couru à Saint-Germain pour prévenir la reine de
cette disparition.
Anne d'Autriche lui avait recommandé le silence, et Ber-
nouin l'avait scrupuleusement gardé ; seulement elle avait
fait prévenir M. le Prince, auquel elle avait tout dit, et M. le
Prince avait, aussitôt mis en campagne cinq ou six cents ca-
valiers, avec ordre de fouiller tous les environs et de rame-
ner à Saint-Germain toute troupe suspecte qui s'éloignerait
de Rueil, dans quelque direction que ce fût.
Or, comme d'Artagnan ne formait pis une troupe, puisqu'il
était seul, puisqu'il ne s'éloignait pas de Rueil, puisqu'il
allait à Saint-Germain, personne ne ût attention à lui, et son
voyage ne fut aucunement entravé.
En entrant dans la cour du vieux château, la première per-
sonne que vit notre ambassadeur fut maître Bernouin en
personne, qui, debout sur le seuil, attendait des nouvelle -
de son maître disparu.
A la vue de d'Artagnan, qui entrait à cheval dans la cour
d'honneur, Bernouin se frotta les yeux et crut se tromper.
Mais d'Artagnan lui fit de la tête un petit signe amical, mit
pied à terre, et, jetant la bride de son cheval au bras d'un
laquais qui passait, il s'avança vers le valet de chambre,
qu'il aborda le sourire sur les lèvres.
— Monsieur d'Artagnan ! s'écria celui-ci pareil à un homme
qui a le cauchemar et qui parle en dormant; monsieur d'Ar-
tagnan!
— Lui-même, monsieur Bernouin.
— Et que venez-vous faire ici?
264 VINGT ANS APRES.
— Apporter des nouvelles de RI. de Mazarin, el des plus
fraîches même.
— £t qu'est-il donc devenu?
— Il se porte comme vous et moi.
— 11 ne lui est donc rien arrivé de fâcheux?
— Rien absolument. Il a seulement éprouvé le besoin dp
faire une course dans l'Ile-de-France, et nous a priés, M. ]f'
comte de La Fère, M. du Vallon et moi, de l'accompagner.
Nous étions trop ses serviteurs pour lui refuser une pareille
demande. Nous sommes partis hier soir, et nous voilà.
— Vous voilà.
— Son Éminence avait quelque chose à faire dire à Sa
Majesté, quelque chose de secret et d'intime, une mission
qui ne pouvait être confiée qu'à un homme sûr, de sorte
qu'elle m'a envoyé à Saint-Germain. Ainsi donc, mon cher
monsieur Bernouin, si vous voulez faire quelque chose qui
soit agréable à votre maître, prévenez Sa Majesté que j'arrive
et dites-lui dans quel but.
Qu'il parlât sérieusement ou que son discours ne fût qu'une
plaisanterie, comme il était évident que d'Artagnan était,
dans les circonstances présentes, le seul homme qui pût ti-
rer Anne d'Autriche d'inquiétude, Bernouin ne fit aucune
difQcullé d'aller la prévenir de cette singulière ambassade,
et comme il l'avait prévu, la reine lui donna l'ordre d'intro-
duire à l'instant même M. d'Artagnan.
D'Artagnan s'approcha de sa souveraine avec toutes les
marques du plus profond respect.
Arrivé à trois pas d'elle, il mit un genou en terre et lui
présenta la lettre.
C'était, comme nous l'avons dit, une simple lettre, moitié
d'introduction, moitié de créance. La reine la lut, reconnut
parfaitement l'écriture du cardinal, quoiqu'elle fût un peu
iremblée ; et comme cette lettre ne lui disait rien de ce qui
s'était passé, elle demanda des détails.
D'Artagnan lui raconta tout avec cet air naïf et simple
qu'il savait si bien prendre dans certaines circonstances.
La reine, à mesure qu'il parlait, le regardait avec un éton-
neraent progressif; elle ne comprenait pas qu'un homme osât
concevoir une telle entreprise, et encore moins qu'il eût
VINGT ANS APRÈS. 265
l'audace de la raconter à celle dont l'intérêt et presque le
devoir était de la punir.
— Comment, Monsieur i s'écria, quand d'Artagnan eut ter-
miné son récit, la reine rouge d'indignation, vous osez m'a-
vouer votre crime! me raconter votre trahison I
— Pardon, Madame, mais il me semble, ou que je me suis
raal expliqué, ou que Votre Majesté m'a mal compris ; il n'y
^là-dedans ni crime ni trahison. M. de Mazarin nous tenait
en prison, M. du Vallon et moi, parce que nous n'avons pu
croire qu'il nous ait envoyés en Angleterre pour voir tran-
quillement couper le cou au roi Charles 1*', le beau-frère da
feu roi votre mari, l'époux de madame Henriette, votre sœuï
et votre hôte, et que nous avons fait tout ce que nous avons pu
pour sauver te vie du martyr royal. Nous étions donc convain-
cus, mon ami et moi, qu'il y avait là-dessous quelque erreur
dont nous étions victimes, et qu'une explication entre nous
et Son Éminence était nécessaire. Or, pour qu'une explica-
tion porte ses fruits, il faut qu'elle se fasse tranquillement,
loin du bruit des importuns. Nous avons, en conséquence,
emmené M. le cardinal dans le château de mon ami, et là
nous nous sommes expliqués. Eh bien! Madame, ce que
nous avions prévu est arrivé, il y avait erreur. M. de Maza-
rin avait pensé que nous avions servi le général Cromweil,
an lieu d'avoir servi le roi Charles, ce qui eût été une honte
qui eût rejailli de nous à lui, de lui à Votre Majesté; une lâ-
cheté qui eût taché à sa tige la royauté de votre illustre fils.
Or, nous lai avons donné la preuve du contraire, et cette
preuve, nous sommes prêts à la donner à Votre Majesté elle-
même, en en appelant à l'auguste veuve qui pleure dans ce
Louvre où l'a logée votre royale munificence. Cette preuve
l'a si bien satisfait, qu'en signe de satisfaction il m'a envoyé,
comme Votre Majesté peut le voir, pour causer avec elle des
réparations naturellement dues à des gentilshommes mal ap-
préciés et persécutés à tort.
— Je vous écoute et vous admire. Monsieur, dit Anne
d'Autriche. En vérité, j'ai rarement vu un pareil excès d'im-
pudence,
— Allons, dit d'Artagnan, voici Votre Majesté qui, à son tour,
se trompe sur nos intentions comme avait fait M. de Mazarin.
256 VINGT ANS APRÈS.
— Vous êtes dans l'erreur, Monsieur, dit la reine, et j^
me trompe si peu, que dans dix minutes vous serez arrêti
et que dans une heure je partirai pour aller délivrer moi
ministre à la tête de mon armée.
— Je suis sur que Votre Majesté ne commettra ^oint unt
pareille imprudence, dit d'Artagnan, d'abord parce qu'elU
serait inutile et qu'elle amènerait les plus graves résultats.
Avant d'être délivré, M. le cardinal serait mort, et Son Émi-
nence est si bien convaincue de la vérité de ce que je dis,
qu'elle m'a au contraire prié, dans le cas oùje verrais Votre
Majesté dans ces dispositions, de faire tout ce que je pour-
rais pour obtenir qu'elle change de projet.
— Eh bien! je me contenterai donc de vous faire arrêter.
— Pas davantage. Madame, car le cas de mon arrestation
est aussi bien prévu que celui de la délivrance du cardinal.
Si demain, à une heure fixe, je ne suis pas revenu, après-
demain matin M. le cardinal sera conduit à Paris.
— On voit bien. Monsieur, que vous vivez, par votre po-
sition, loin des hommes et des choses; car autrement vous
sauriez que M. le cardinal a été cinq ou six fois à Paris, et
cela depuis que nous en sommes sortis, et qu'il y a vu M. de
Beaufort, M. de Bouillon, M. le coadjuteur, M. d'Elbeuf, et
que pas un n'a eu l'idée de le faire arrêter.
— Pardon, Madame, je sais tout cela; aussi n'est-ce ni à
M. de Beaufort, ni à M. de Bouillon, ni à M. le coadjuteur,
ni à M. d'Elbeuf, que mes amis conduiront M. le cardinal,
attendu que ces messieurs font la guerre pour leur propre
compte, et qu'en leur accordant ce qu'ils désirent M. le car-
dinal en aurait bon marché; mais bien au parlement, qu'on
peut aci.eter ep détail sans doute, mais que M. de Mazarin
lui-même n'est pas assez riche pour acheter en masse.
— Je crois, dit Anne d'Autriche en fixant son regard, qui,
dédaigneux chez une femme, devenait terrible chez una
reine, je crois que vous menacez la mère de votre roi.
• Aladame, dit d'Artagnan, je menace parce qu'on m'y
force. Je me grandis parce qu'il faut que je me place à la
hauteur des événements et des personnes. Mais croyez bien
une chose, Madame, aussi vrai qu'il y a un cœur qui b,
pour vous dans cette poitrine, croyez bien que vous avc;
VLNGT ANS APRES. 267
•'té l'idole constante de notre vie, que nous avons, vous le
savez bien, mon Dieu, risquée vingt fois pour Voitp Majesté.
Voyons, Madame, est-ce que Votre Majesté n'aura pa^ pitif-
('.e ses serviteurs, qui ont depuis vingt ans végété dans l'om-
bre, sans laisser échapper dans un seul soupir '«s secret^
saints et solennels qu'ils avaient eu le bonheur ue partage:
avec vous' Regardez-moi, moi qui vous parle, .Madame, mo;
que vous accusez d'élever la voix et de prend» j un ton me-
naçant. Que snis-je? un pauvre officier sans fortune, san-
abri, sans avenir, si le regard de ma reine, que j'ai si long-
temps cherché, ne se fixe pas un moment sur moi. Regardez
M. le comte de Lt Fère, un type de noblesse, une fleur de
la chevalerie; il a pris parti contre sa reine, ou plutôt, non
pas, il a pris parti contre son minisire, et celui-là n'a pas
d'exigences, que je crois. Voyez enfin M. du Vallon, cette
âme fidèle, ce bras d'acier : il attend depuis vingt ans de
votre bouche un mot qui le fasse par le blason ce qu'il est
par le sentiment et par la valeur. Voyez enfin votre peuple,
qui est bien quelque chose pour une reine, votre peuple
qui vous aime et qui cependant souffre, que vous aimez et
qui cependant a faim, qui ne demande pas mieux que de
vous bénir et qui cependant vous... Non, j'ai tort; jamais
votre peuple ne vous maudira. Madame. Eh bien! dites un
mot, et tout est fini, et la paix succède à la guerre, la joie
aux larmes, le bonheur aux calamités.
Anne d'Auinche regarda avec un certain étonnement le
visage martial de d'Ariagnan, sur lequel on pouvait lire une
expression singulière d'attendrissement.
— Que r.'àvez-vous dit tout cela avant d'agir! dit-elle.
— Parce que. Madame, il s'agissait de iirouver à Votre
Majesté une chose dont elle doutait, ce me semble : c'est que
nous avons encore quelque valeur, et qu'il est juste qu'on
fasse quelque ras de nous.
— Et cette valeur ue reculerait devant rien, à ce que je
^ois?dit Anne d'Autriche.
— Elle n'a reculé devant rien dans le passé, dit d'Arta-
.aian; pourquoi donc ferait-elle moins dans l'avenir?
— Et celle valeur, en cas de refus, et par conséquent en
cas de laite, irait jusqu'à m'enlever moi-même au milieu da
208 VINGT ANS APRÈS.
ma conr pour me livrer à la Fronde, comme vous vouiez li-
vrer mon ministre ?
— Nous n'y avons jamais songé, Madame, dit d'Artagnan
avec cette forfanterie gasconne qui n'était chez lui que dels
naïveté; mais si nous l'avions résolu entre nous quatre, nouî
le ferions bien certainement.
— Je devais le savoir, murmura Anne d'Autriche, ce sont
aes hommes de fer.
— Hélas! Madame, dit d'Artagnan, cela me prouve que
c'est seulement d'aujourd'hui que Votre Majesté a une juste
idée de nous.
— Bien, dit Anne, mais cette idée, si je l'ai enfin...
— Votre Majesté nous rendra justice. Nons rendant justice,
elle ne nous traitera plus comme des hommes vulgaires.
Elle verra en moi un ambassadeur digne des hauts intérêts
qu'il est chargé de discuter avec vous.
— Où est le traité?
— Le voici.
XXXIU
COMME QOOI AVEC UNE PLUME ET UNE MEiNACE ON FAIT PLU5
VITE ET MIEUX QD'aVEG UNE ÉPÉE ET DU DÉVOUEMENT.
Anne d'Autriche jeta les yeux sur le traité que lui présen-
tait d'Artagoan.
— Je n'y vois, dit-elle, que des conditions générales. Les
intérêts de M. de Conti, de M. de Beaufort, de M. de Bouil-
lon, de M. d'Elbeaf et de M. le coadjuîeur y sont établis.
Mais' les vôtres?
— Nous nous rendons justice, Madame, tout en nous pla^
çant à notre hauteur. Nous avons pensé que nos noms n'ë -
talent pas dignes de figurer près de ces grands noms.
VLXGl ANS APRES. 269
— Mois Tons, Tmi? n'avez pas renoncé, je présume, a
iii'exposer vos prétentions de vive voi\ ?
— Je crois que vous êtes une grande et puissante reine
Madame, et qu'il serait indigne de votre grandeur et de votre
puissance de ne pas récompenser dignement 'es bras qui ra^
mèneront Son Érainence à Saint-Germain-
— C'est moi; atention, dit la reine; vo\ons, parlez.
— Celui qui a traité l'affaire (pardon si je commence par
moi* mais il faut bien que je m'accorde l'importance, non
pas que j'ai prise, mais qu'on m'a donnée) , celui qui a traité
l'affaire du rachat de M. le cardinal doit être, ce me semble,
: our que la récompense ne soit pas au-dessous de Votre
Majesté, celui-là doit être fait chef des gardes, quelque chose
comme capitaine des mousquetaires.
— C'est la place de ai. de Tréville que vous me deman-
dez là!
— La place est vacante, Madame, et depuis un an que
M. deTréville l'a quittée, il n'a point été remplacé.
— Mais c'est une des premières charges militaires de la
maison du roi !
— M. de Tréville était un simple cadet de Gascogne comme
moi, Madame, et il a occupé cette charge vingt ans.
— Vous avez réponse à tout. Monsieur, dit Anne d'Au-
triche.
Et elle prit sur un bureau un brevet qu'elle remplit et
signa.
— Certes, Madame, dit d'Artagnan en prenant le brevet et
en s'inclinant, voilà une belle et noble récompense; mais les
choses de ce monde sont pleines d'instabilité, et un homme
qui tomberait dans la disgrâce de Votre Majesté perdrait cette
charge demain.
— Que voulez-vous donc alors? dit la reine rougissanl
d'ôtre pénétrée par cet esprit aussi subtil que le sien.
— Cent mille livres pour ce pauvre capitaine des mous-
quetaires, payables le jour où ses services n'agréeront plus
Votre îilajesté.
Anne hésita.
— Et dire que les Parisiens, reprit d'Artagnan, offraient
l'autre jour, par arrêt du parlement, six cent mille livres à
270 VINGT ANS APRÈS.
qui leur livrerait le cardinal mort on vivant; vivant ponr ]s
pendre, mort pour le traîner à la voierie I
— Allons, dit Anne d'Autriche, c'est raisonnable, puisque
vous ne demandez à une reine que le sixième de ce que pro-
posait le parlement.
Et elle signa une promesse de cent mille livres.
.' ^près ? dit-elle.
— îladame, mon ami du Vallon est riche, et n'a par con-
séquent rien à désirer comme fortune : mais je crois me rap-
peller qu'il a été question entre lui et M. de Mazarin d'ériger
sa teiTe en baronnie. C'est même, autant que je puis me le
rappeler, une chose promise.
— Un croquant! dit Anne d'Autriche. On en rira
— Soit ! dit d'Artagnan. Mais je suis sur d'une chose, c'est
que ceux qui en riront devant lui ne riront pas deux fois.
— Va pour la baronnie, dit Anne d'Autriche, et elle signa.
— Maintenant , reste le chevalier ou l'abbé d'Herblay,
comme Votre Majesté voudra.
— Il veut être évoque?
— Non pas. Madame, il désire une chose plus facile.
— Laquelle?
— C'est que le roi daigne être le parrain duflls de madame
de Longuevilie.
La reine sourit.
— M. de Longuevilie est de race royale, Madame, dit d'Ar-
tagnan.
— Oui, dit la reine; mais son fils?
— Sun fils, Madame... doit en être, puisque le mari de sa
mère en est.
— Et votre amv n'a rien à demander de plus pour madame
de Longueviile.
— Non, Madame; car il présume que Sa Majesté le roi,
daignant être le parrain de son enfant, ne peut pas faire à la
mère, pour les relevailles, Ujt cadeau de moins de cinq cent
mille livres, en conservant, bien entendu, au père le gouver-
nement de la Normandie.
— Quant au gouvernement de la Nonnandie, je crois pou-
voir m'engager, dit la reine ; mais quant au cin(i seul mille
^^NGT ANS APRÈS. 271
livres, M. le cardinal ne cesse de me répéter qu'il n'y a plus
d'argent dans les coffres de l'État.
— N3US en chercherons ensemble. Madame si Votre Ma-
jes^-é le perraeî, et nous en trouverons.
— Après?
— Après, Madame?...
— Oui.
— C'est tout.
— N'avez-vous donc pas un quatrième compagnon?
— Si fait. Madame; M. le comte de LaFère.
~ Que demande-î-il?
— Il ne demande rien.
— Rien?
— Non.
— Il y a au monde un nomme qui, pouvant demander, ne
demande pas?
— Il y a M. le comte de La Fére, Madame, M. le comte da
La Fère n'est pas un homme.
— Qu'est-ce donc?
— M. le comte de La Fère est un demi-dieu.
— N'a-t-il pas un fils, un jeune homme, un parent, un ne-
veu, dont Comminges m'a parlé comme d'un brave enfant,
et qui a rapporté avec M. de Châtillon les drapeaux de Lens?
— Il a, comme Votre Majesté le dit, un pupille qui s'ap-
pelle le vicomte de Bragelonne.
— Si on donnait à ce jeune homme un régiment, que di-
rait son tuteur?
— Peut-être accepterait-il
— Peut-être I
— Oui, si Votre Majesté elle-même le priait d'accepter.
— Vous l'avez dit, Monsieur, voilà un singulier homme.
Eh bien, nous y réfléchirons, et nous le prierons peut-être.
Êtes-vous content, Monsieur?
— Oui, Votre Majesté. Mais il y a une chose que la reine
D'à pas signée-
— Laquelle?
— Et cette chose est la plus importants.
•— L'acquiescement au traité ?
-- Oui.
27Î VIJVGT ANS APRÈS
— A quoi bon? je signe le traité demain.
— ' Il y a une chose que je crois pouvoir affirmer à Votre
Majesté, dit d'Artagnan : c'est que si Votre Majesté ne signe
pas cet acquiescement aujourd'liui, elle ne trouvera pas le
temps de signer plus tard. Veuillez donc, je vous en supplie,
écrire au bas de ce programme, tout entier de la main de
M. de Mazarin, comme vous le voyez :
« Je consens à ratitier le traité proposé par les Parisiens. »
Anne était prise, elle ne pouvait reculer, elle signa. Mai-
à peine eût-elle signé que l'orgueil éclata en elle comme un;'
tempête, et qu'elle se prit à pleurer.
D'Artagnan tressaillit en voyant ces larmes. Dès ce temp-
les reines pleuraient comme de simples femmes.
Le Gascon secoua la tête. Ces larmes royales semblaieni
lui brûler le cœur.
— Madame, dit-il en s'agenouillant, regardez le malheu-
reux gentilhomme qui est à vos pieds, il vous prie de croire
que sur un geste de Votre Majesté tout lui serait possible. II
a foi en lui-même, il a foi en ses amis, il veut aussi avoir foi
en sa reine; et la preuve qu'il ne craint rien, qu'il ne spécule
sur rien, c'est qu'il ramènera M. de Mazarin à Votre Majesté
sans conditions. Tenez, Madame, voici les signatures sacrées
de Votre Majesté; si vous croyez devoir me les rendre, vous
le ferez. Mais, à partir de ce moment elles ne vous engagent
plus à rien.
Et d'Artagnan, toujours à genoux, avec un regard flam-
Doyant d'orgueil et de mâle intrépidité, remit en masse à
Anne d'Autriche ces papiers qu'il avait arrachés un à an et
avec tant de peine.
Il y a des moments, car si tout n'est pas bon, tout fi'est
pas mauvais dans ce monde, il y a des moments où dans les
cœurs les plus secs et les plus froids germe, arrosé par les
larmes d'une émotion extrême, un sentiment généreux, que
te calcul et l'orgueil étouffent si un autre sentiment ne s'en
empare pas à sa naissance. Anne était dans un de ces mo-
iaents-là. D'Artagnan, en cédant à sa propre émotion, en har-
monie avec celle de la reine, avait accompli l'œuvre d'une
VINGT ANS APRES. 873
iprofonde diplomatie; il fut donc immédiatement récompensé
de son adresse ou de son désintéressement, selon qu'on vou-
dra faire honneur à son esprit ou à son cœur de la raison qui
le fit agir.
— Vous aviez raison, Monsieur, dit Anne, je vous avais
uéconnu. Voici les actes signés que je vous rends librement:
allez et ramenez-moi au plus vite le cardinal.
— Madame, dit d'Artagnan, il y a vingt ans, j'ai bonne
mémoire, que j'ai eu l'honneur, derrière une tapisserie de
iHôtel-de-Ville, de baiser une de ces belles mains.
^- Voici l'autre, dit la reine, et pour que la gauche ne soit
pas moins libérale que la droite (elle tira de son doigt un
diamant à peu près pareil au premier), prenez et gardez cetta
bagu€ en mémoire de moi.
— Madame, dit d'Artagnan en se relevant, je n'ai plus
qu'un désir, c'est que la première chose que vous me deman-
diez, ce soit ma vie.
Et, avec cette allure qui n'appartenait qu'à lui, il sa releva
et sortit.
— J'ai méconnu ces hommes, dit Anne d'Autriche en re
gardant s'éloigner d'Artagnan, et maintenant il est trop tard
pour que je les utilise : dans un an le roi sera majeur I
Quinze heures après, d'Artagnan et Porihos ramenaient
Mazarin à la reine, et recevaient, l'un son brevet de lieute-
nant-capitaine des mousquetaires, l'autre son diplôme de
baron.
— Eh bien! êtes -vous contents? demanda Anne d'Au-
triche.
D'Artagnan s'inclina. Porthos tourna et retourna son di-
plôme entre ses doigts en regardant Mazarin.
— Qu'y a-t-il donc encore? demanda le ministre.
— 11 y a. Monseigneur, qu'il avait été question d'une pro-
messe de chevalier de l'ordre à la première promotion.
— Mais, dit Mazarin, vous savez, monsieur le baron, qu'on
ce peut être chevalier de l'ordre sans faire ses preuves.
^— Oh ! dit Porthos, ce n'est pas pour moi, Monseigneur,
que j'ai demandé le cordon bleu.
— Et pour qui donc? demanda Mazarin.
— Pour mon ami, M. le comte de LaFèrô
Î74 VINGT ANS APRÈS.
— Oh I celui-ià, dit la reine, c'est autre chose : ies preuves
sont faites.
— 11 l'aura ?
— 11 l'a.
Le mèiue jour la traité de Paris était signé, et l'on procla-
mait partout que le cardinal s'était enfermé pendant trois
jours pour l'élaborer avec plus de soin.
Voici ce que cliacun gagnait à ce traité .
M. de Conti avait Damvilliers, et, ayant fait ses preuves
comme général, il obtenait de rester liomme d'épée et de ne
pas devenir cardinal. De plus, on avait làclié quelques mots
d'un mariage avec une nièce de Mazarin; ces quelques mots
avaient été accueillis avec faveur par le prince, à qui il im-
portait peu avec qui on le marierait, pourvu qu'on le mariât.
M. le diic de Beaufori faisait son entrée à la cour avec
toutes les réparations dues aux offenses qui lui avaient été
faites et tous les honneurs qu'avait droit de réclamer son
rang. On lui accordait la grâce pleine et entière de ceux qui
l'avaient aidé dans sa fuite, la survivance de l'amirauté que
tenait le duc de Vendôme son père, et une indemnité pour
ses maisons et châteaux que le parlement de Bretagne avait
fait démolir.
Le duc de Bouillon recevait des domaines d'une égale va-
leur à sa principauté de Sedan, une indemnité pour les huit
ans de non-jouissance de cette principauté, et le titre .de
prince accordé à lui et à ceux de sa maison.
M. le duc de Longueville, le gouvernement du Pont-de-
i'Arche, cinq cent mille livres pour sa femme et l'honneur
de voir son fils tenu sur les fonts de baptême par le jeune
roi et la jeune Henriette d'Angleterre.
Aramis stipula que ce serait Bazin qui ofQcierait à cette
solennité et que ce serait Planchet qui fournirait les dragées.
Le duc d'Llbeuf obtint le payement de certaines sommes
fines a sa femme, cent mille livres pour l'ainé de ses fils et
vingt-cinq mille pour chacun des trois autres.
11 n'y eut que le coadjuteur qui n'obiinl rien : on lui promit
bien de négocier l'affaire de son chapeau avec le pape; mais
il savait quel fonds il fallait faire sur de pareilles promesses
veuanî de la reine et de Mazarin. Tout au contraire de M. (là
VINGT ANS APRÈS. 2Î5
Conti, ne pouvant devenir cardinal, il était forcé de demeurer
Domme d'épée.
Aussi, quand lout Paris se réjouissait de la rentrée du roi,
fixée au surlendemain, Gondy seul, au milieu de l'allégresse
générale, était-il de si mauvaise humeur, qu'il envoya cher-
cher à l'instant deux hommes qu'il avait l'habitude de fair<
appeler quand il était dans cette disposition d'esprit.
Ces deux hommes étaient, l'un le comte de Rochefort,
l'autre le mendiant de Saint-Eustache.
Ils vinrent avec leur ponctualité ordinaire, et le coadjute»
passa une partie de la nuit avec eux.
XXXIV
ou IL EST PRODVÉ Qlj'iL EST QLELQCEFOIS PLUS DIFFICILE ADX
rois de rentrer dans la capitale de leur royaume qde
d'en sortir.
Pendant que d'Artagnan et Porthos étaient allés conduire
le cardinal à Saint- Germain, Athos et Aramis, qui les avaient
quittés à Saint-Denis, étaient rentrés à Paris.
Chacun d'eux avait sa visite à faire.
A peine débotté, Aramis courut à l'Hôtal-de-Ville, où était
madame de Longuevilie, A la première nouvelle de la paix
la belle duchesse jeta les hauts cris. La guerre la faisai'.
reine, la paix amenait son abdication; elle déclara qu'elle ne
signerait jamais au traité et qu'elle voulait une guerre é:c-
nelie.
Mais lorsque Aramis lui eut présenté cette pais sous son
véritable jour, c'est-à-dire avec tous ses avantages; lorsqu'il
lui eut montré, en échange de sa royauté précaire et contestée
de Paris, la vice-royauté de Pont-de-l'Arche, c'est-à-dire de
)a Normandie tout entière, lorsqu'il eut fait sonner à sea
xeilles les cinq cent mille livres promises par le cardinal;
■r.6 VLNGT ANS APRÈS.
lorsqu'il eut fait briller à ses yeux l'honneur que lui ferait le
I oi en tenant son enfant sur les fonts de baptême, madame
de Longueville ne contesta plus que par l'habitude qu'ont les
jolies femmes de contester, et ne se défendit plus que pour
se rendre.
Aramis fit sem;,.ant de croire à la réalité de son opposition,
et ne voulut pas à ses propres yeux s'ôter le mérite de i'avoir
persuadée.
— Madame, lui dit-il, vous avez voulu battre une bonne
fois M. le Prince votre frère, c'est-à-dire le plus grand capi-
taine de l'époque, et lorsque les femmes de génie le veulent,
elles réussissent toujours. Vous avez réussi, M. le Prince est
battu, puisqu'il ne peut plus faire la guerre. Maintenant,
attirez-le à notre parti. Détachez-le tout doucement de la
reine, qu'il n'aime pas, et de M. de Mazarin, qu'il méprise.
La Fronde est une comédie dont nous n'avons encore joué
que le premier acte. Attendons M. de Mazarin audénoùment,
c'est-à-dire au jour où M. le Prince^ grâce à vous, sera
lourné contre la cour.
Madame de Longueville fut persuadée. Elle était si bien
convaincue du pouvoir de ses beaux yeux, la frondeuse du-
chesse, qu'elle ne douta point de leur influence, même sur
M. de Condé, et la chronique scandaleuse du temps dit qu'elK;
n'avait pas trop présumé.
Alhos, en quittant Aramis à la place Royale, s'était rendu
chez madame de Chevreuse. C'était encore une frondeuse à
persuader, mais celle-là était plus difûcile à convaincre que
sa jeune rivale : il n'avait été stipulé aucune condition en sa
faveur. M. de Chevreuse n'était nommé gouverneur d'aucune
province, et si la reine consentait à être marraine, ce ne pou-
vait être que de son petit-fils ou de sa petite-fille.
Aussi, au premier mot de paix, madame de Chevreuse
fronça-t-elle le sourcil, et malgré toute la logique d'Athos
pour lui montrer qu'une plus longue guerre était impossible,
elle insista en faveur des hostilités.
— Belle amie, dit Alhos, permettez-moi de vous dire que
tout le monde est las de la guerre ; qu excepté vous et M- le
coadjuteur peut-être, tout le monde désire la paix. Vous vous
ferez exiler comme du temps du roi Louis XIIL Croyez-
VLNGX ANS APRÈS. 277
moi, nous avons passé l'âge des succès en intrigue, et vos
beaux yeux ne sont pas destinés à s'éteindre en pleurant
Ë*aris, où il y aura toujours deux reines tant que vous y serez.
— Olil dit la duchesse, je ne puis faire la guerre toute
seule, mais \e puis me venger de cette reine ingrat* et ai
cet ambitieux favori, et... foi de duchesse 1 je me vengerai.
— Madame, dit Athos, je vous en supplie, ne faites pas ut
avenir mauvais à M. de Bragelonne; le voilà lancé, M. it
Prince lui veut du bien, il est jeune, laissons un jeune roi
s'établir! Hélas! excusez ma faiblesse. Madame, il vient un
moment où l'homme revit et rajeunit dans ses enfants.
La duchesse sourit, moitié tendrement, moitié ironique-
ment.
— Comte, dit-elle, vous êtes, jen ai bien peur, gagné au
parti de la cour. N'avez-vous pas quelque cordon bleu dans
votre poche?
— Oui, Madame, dit Athos, j'ai celui de la Jarretière, que
le roi Charles l»"" m'a donné quelques jours avant sa mort.
Le comte disait vrai : il ignorait la demande de Porthos et
ne savait pas qu'il en eût un autre que celui-là.
— Allons I il faut devenir vieille femme, dit la duchesse
rêveuse.
Athos lui prit la main et la lui baisa. Elle soupira en le re-
gardant.
— Comte, dit-elle, ce doit être une charmante habitation
que Bragelonne. Vous êtes homme de goût ; vous devez avoir
de l'eau, des bois, des fleurs.
Elle soupira de nouveau, et elle appuya sa tète charmante
sur sa main coquettement recourbée et toujours admirable
ùe forme et de blancheur.
^ Madame, répliqua le comte, que disiez-vous donc tout
il l'heure? jamais je ne vous ai vue si jeune, jamais je ne
vous ai vue plus belle.
La duchesse secoua la tête.
— M. de Bragelonne reste-t-il à Paris ? dit-elle.
— Qu'en pensez-vous? demanda Athos.
— Laissez-le-moi, reprit la duchesse.
— Non pas, Madame, si vous avez oublié l'histoire d'OE-
dipe, moi, je m'en souviens.
T. ni. 16
278 VINGT ANS APRÈS.
— Eq vériie, vous êtes charmant, comte, et j'aimer^s à
vivre un mois à Bragelonne.
— N'avez-vous pas peur de me faire bien des envieux, du
cliesse? répondit galamment Aihos.
— Non, j'irai incognito, comte, sous le nom de Marie Mi-
çrnon.
— Vous êtes adorable. Madame.
— Mais Raoul, ne le laissez pas près de vous-
— Pourquoi cela?
— Parce qu'il est amoureux.
— Lui, un eniauti
— «Aussi est-ce un enfant qu'il aime!
Athos devint rêveur.
— Vous avez raison, duchesse, cet amour singulier pour
une enfant de sept ans peut le rendre bien malheureux un
jour : on va se battre en Flandre, il ira.
— Puis à son retour vous me l'enverrez, je le cuirasserai
contre l'amour.
— Hélas! Madame, dit Allios, aujourd'hui l'amour est
comme la guerre, et la cuirasse y est devenue inutile.
En ce moment Raoul entra; il venait annoncer au comte
et à la duchesse que le comte de Guiche, son ami, l'avait
prévenu que l'entrée solennelle du roi, de la reine et du mi-
nistre devait avoir lieu le lendemain.
Le lendemain, en effet, dès la pointe du jour, la cour fit
tous ses préparatifs pour quitter Saint-Germain.
La reine, dès la veille au soir, avait fait venir d'Artagnan,
— Monsieur, lui avait-elle dit, on m'assure que Paris n'est
pas tranquille. J'aurais peur pour le roi ; metiez-vous à la
portière de droite.
— Que Votre Majesté soit tranquille, dit d'Artagnaa; ja
réponds du roi.
Et saluant ia reine, il sortit.
En sortant de chez la reine, Beraouin vint dire à d'Arta-
gnan cjue le cardinal l'attendait pour des choses importantes.
11 se rendit aussitôt chez le cardinal.
— Monsieur, lui dit-il, on parle d'émeute à Paris. Je me
trouverai à la gauche du roi, et, comme je serai principale-
ment menacé, tenez- vous à la portière de gauche.
VINGT ANS APRÈS. S^s
— Que Votre Éminence se rassure, dit d'Artagnan, on ne
touchera pas à un cheveu de sa tête.
— Diable I fit-il une fois dans l'antichambre, comment me
irer de là'' je ne puis cependant pas être à la fois à la por-
,ière de gauche et à celle de droite. Ah bah ! je garderai le
."Di, et Porihos gardera le cardinal.
Cet arrangement convint à tout le monde, ce qm ^st assez
rare. La reine avait conliance dans le coura<rft ded'Artagnan,
qu'elle connaissait, et le cardinal, dans la force de Porihos,
qu'il avait éprouvée.
Le cortpge se mit en luU^e pour Paris dans nn ordre arrêté
d'avance; Guilaut et Comminges, en tête des gardes, mar-
chaient les premiers ; puis venait la voiture royale, ayant à
"l'une de ses portières d'Artagnan, à l'autre Porthos; puis les
mousquetaires, les vieux amis de d'Artagnan depuis vingt-
deux ans, leur lieutenant depuis vingt, leur capitaine depuis
la veille.
En arrivant à la Tsamere, la voiture fut sâlue'e par de
grands cris de Vive le roi ! et de Vive la reine! quelques cris
de Vive Mazarinl s'y mêlèrent, mais n'eurent point d'échos.
On se rendait à Notre-Dame, où devait être chanté un Te
Deum.
Tout le peuple de Paris était dans les rues. On avait éche-
lonné les Suisses sur toute la longueur de la roule; mais,
comme la route était longue, ils n'étaient placés qu'à six ou
huit pas de distance, et sur un seul homme de hauteur. Le
rempart était donc tout à fait insufûsant, et de temps en temps
la digue rompue par un flot de peuple avait toutes les peines
du monûjà se reformer.
A chaque rupture, toute bienveillante d'ailleurs, puisqu'elle
tenait au désir qu'avaient les Parisiens de revoir leur roi ef
Jeur reine, dont ils étaient privés depuis une année, Anne
d'Autriche regardait d'Artagnan avec inquiétude, eicelui-ei
Ja rassurait avec un sourire.
Mazarin, qui avait dépensé un millier de Iouîj pour faire
crier Vive Mazarin! et qui n'avait pas estimé les cris qu'il
avait entendus à vingt pistoles, regardait aussi avec inquié-
tude Porihos ; mais le gigantesque garde du corps répondait
â ce regard avec une si belle voix de basse : « Soyez tran-
280 VINGT a:;s-apuès.
qaille, Monseiomeur, qu'en effet Mazaria se tranquiriisa de
plus en plus.
En arrivant au Palais-Royal, on trouva la feule plus grande
sncore; elle avait afQué sur celte place par tomes les rues
adjacentes, et Ton voyait, comme une large rivière houleuse,
tout ce flot populaire venant au-devant de la voiture, et rou«
lant tumultueusement dans la rue Saint-Honoré.
Porsqu'on arriva sur la place, de grand cris de : Vivent
Leurs Majestés I retentirent. Mazarin se pencha à la portière.
Deux ou trois cris de : Vive le cardinal 1 saluèrent son appa-
•ition; mais presque aussitôt des sifflets et des huées h>
étouffèrent impitoyahlement. Mazarin pâlit et se jeta préci-
pitamment en arrière. ^
— Canailles I murmura Portbos.
D'Artagnan ne dit rien, mais frisa sa moustache avec ur
geste particulier qui indiquait que sa belle humeur gasconne
commençait à s'échauffer.
Anne d'Autriche se pencha à l'oreille da jeune roi et lui
dit tout bas :
— Faites un geste gracieux, et adressez quelques mots à
AI. d'Ariagnan, mon fils.
Le jeune roi se pencha à la portière.
— Je ne vous ai pas encore souhaité le bonjour, monsieur
d'Artagnan, dit-il, et cependant je vous ai bien reconnu. C'est
vous qui étiez derrière les courtines de mon lit, cette nuit
où les Parisiens ont voulu me voir dormir.
— Et si le roi le permet, dit d'Artagnan, c'est moi qui serai
près de lui toutes les fois qu'il y aura un danger à courir.
— Monsieur, dit Mazarin à Porthos, que feriez-vous si toute
la foule se ru^it sur nous ?
— J'en tuerais le plus que je pourrais. Monseigneur, dit
Porthos.
— Hum 1 fit Mazarin, tout brave et tout vigoureux que
• ous êtes, vous ne pourriez pas tout tuer.
— C'est vrai , dit Porthos en se haussant sur ses étriers -^
pour mieux découvrir les immensités de la foule, c'est vrai,
il y en a beaucoup.
— Je crois que j'aimerais mieux l'autre, dit Mazaria. Et il
S3 rejeta dans le fond du carrosse.
VINGT ANS APRÈS. 28!
La reine et son ministre avaient raison d'éprouver quelque
inquiétude, du oins le dernier. La foule, tout en conservam
les apparences du respect et même de l'affection pour le roi
et la réit ente, commençait à s'agiter tumultueusement. Od
iniendait courir de ces rum.eurs sourdes qui, quand elles
rasent les flots, indiquent la tempête, et qui, lorsqu'elles
:as8nt la multitude, présagent l'émeute.
D'Artagnan se retourna vers les mousquetaires et fit, et
clignant de l'œil, un signe imperceptible pour la foule, mais
très-compréhensible pour cette brave élite.
Les rangs des chevaux se resserrèrent, et un léger fré-
missement courut parmi les hommes.
A la barrière des Sergents on fut obligé de faire halte ;
Comminges quitta la tête de l'escorte qu'il tenait, et vint ar
carrosse de la reine. La reine interrogea d'Artagnan du re-
gard; d'Ariagnan lui répondit dans le même langage.
— Allez en avant, dit la reine.
Comminges regagna son poste. On fît un effort, et la bar-
rière vivante fut rompue violemment.
Quelques murmures s'élevèrent de la foule, qui, cette fois,
s'adressaient aussi bien au roi qu'au ministre.
— En avant ! cria d'Artagnan à pleine voix.
— En avant ! répéta Porlhos.
Mais, comme si la multitude n'eût attendu que cette dé-
monstration pour éclater, tous les sentiments d'hosiililé qu'elle
renfermait éclatèrent à la fois. Les cris : A bas le Mazarin! A
mort le cardinal! retentirent de tous côtés.
En même temps, par les rues de Grenelle-Saint-Honoré e"
du Coq, un double flot se rua qui rompit la faible haie des
;;ardes suisses, et s'en vint tourbillonner jusqu aux jambes
des chevaux de d'Artagnan et de Porlhos.
Cette nouvelle irruption était plus dangereuse que let^
autres, car elle se composait de gens armés, et mieux armè^
même que ne le sont les hommes du peuple en pareil cas.
On voyait que ce dernier mouvement n'était pas l'effet du
hasard qui aurait réuni un certain nombre de mécontents sur
le même point, mais la combinaison d'un esprit hostile qui
avait organisé uns attaque.
Ces deux masses étaient conduites chacune par un chef,
T. III. |g.
282 VINGT ANS APRÈS.
Tan qui semblait appartenir, non pas au peuple, mais même
à l'honoralile corporation des mendiants ; l'autre que, malgré
son aiïectaiion à imiter les airs du peuple, il était facile de
reconnaître pour un gentilhomme.
Tous deux, agissaient évidemment poussés par une môme
impulsion.
Il y eut une vive secousse qui retentit jusque dans la voi-
ture royale ; puis des milliers de cris , formant une vaste
clameur, se firent entendre, entrecoupés de deux ou troif
coups de feu.
— A moi les mousquetaires I s'écria d'Artagnan.
L'escorte se sépara en deux files : l'une passa à droite dn
carrosse, l'autre à gauche; l'une vint au secoars de d'Arta-
gnan, l'autre de Porihos.
Alors une mêlée s'engagea d'autant plus terrible qu'elle
n'avait pas de but, d'autant plus funeste qu'on ne savait ni
pourquoi, ci pour qui on se bat'ait.
XXXV
00 IL EST PROtrvÉ Ql/lL EST QUELQUEFOIS PLUS DIFFICILE AUX
ROIS DE RENTRER DANS LA CAPITALE DE LEUR ROYAUME QUE
0'EJ! soutir.
(Suitfc
Comme tous les mouvements de la populace, le choc de
cette foule fut terrible; les mousquetaires, peu nombreux,
mal alignés, ne pouvant, au milieu de cette multitude, faire
circuler° leurs chevaux, commencèrent par être entamés.
D'Artagnan avait voulu faire baisser les mantelets de la voi-
ture, mais le jeune roi avait étendu le bras en disant :
— Non, monsieur d'Artagnan, ie veux voir.
viiNGT ANS APRÈS. 285
— Si Votre ^lajesté veut voir, dit d'Artagnan , eh bien ,
qu'elle regarde !
Et se retournant avec cette furie qui le renaait si terrible,
d'Artagnan bondit vers le chef des émeutiers , qui , ud pis-
tolet d'une main, une large épée de l'autre, essayait de se
frayer un passage jusqu'à la portière, en lottant avec deux
mousquetaires.
— Place, mordioux! cria d'Artagnan, place I
A cette voix, l'homme au pistolet et à la large épée levaîa
tête ; mais il était déjà trop tard : le coup de d'Artagnan était
porté ; la rapière lui avait traversé la poitrine.
— Ahl venlre-saint-gris! cria d'Artagnan, essayant trop
tard de retenir le coup, que diable veniez-vous faire ici,
comte ?
— Accomplir ma destinée, dit Rochefort en tombant sur
un genou. Je me suis déjà relevé de trois de vos coups d'é-
pée ; mais je ne me relèverai pas du quatrième.
— Comte, dit d'Artagnan avec une certaine émotion, j'ai
frappé sans savoir que ce fût vous. Je serais fâché, si vous
mouriez, que vous mourussiez avec des sentiments de haine
contre moi.
Rochefort tendit la main à d'Artagnan. D'Artagnan la
lui prit. Le comte voulut parler, mais une gorgée de sang
étouffa sa parole ; il se roidit dans une dernière convulsion
et expira.
— Arrière, canaille! cria d'Artagnan. Votre chef est mort,
et vous n'avez plus rien à faire ici.
— En effet, comme si le comte de Rochefort eût été l'âme
de l'attaque qui se portait de ce côté du carrosse du roi, toute
la foule qui l'avait suivi et qui lui obéissait prit la fuite en
le voyant tomber. D'Artagnan poussa une charge avec une
vingtaine de mousquetaires dans la rue du Coq, et celte par-
lie de l'émeute disparut comme une fumée, en s'éparpi liant
sur la place de Saint-Germain-l'Auxerrois, et en se dirigeant
vers les quais.
D'Artagnan revint pour porter secours à Porthos, si Por-
thos en avait besoin; mais Porthos, de son côté, avait fai»
son œuvre avec la même conscience que d'Artagnan. La
gauche du carrosse C'ait non moins bien déblayée que la
284 VINGT ANS APRES.
droile, ei l'on relevait le mantelet de la poriière que Mazarin,
'lioins belliqueux que le roi, avait pris la précaution de faire
baisser.'
Porthos avait l'air fort mélancolique.
— Quelle diable de mine faites-vous donc là, Porthos? ci
quel singulier air vous avez pour un victorieux!
— Mais vous-même, dit Porthos, vous me serablez tout
èmu!
— Il y a de quoi, mordioux! je viens de tuer una:;-
cien ami.
— Vraiment I dit Porlhos. Qui donc?
— Ce pauvre comte de Rochefort !...
— Eh bien! c'est comme moi, je viens de tuer un homme
dont la figure ne m'est pas inconnue; malheureusement je
l'ai frappé à la tête, et en un instant il a eu le visage pîeia
de sang.
— Et il n'a rien dit en tombant?
— Si fait, il a dit... Ouf!
— Je comprends, dit d'Artagnan ne pouvant s'empêcber
de lire, que, s'il n'a pas dit autre chose, cela n'a pas dû vous
éclairer beaucoup.
— Eh bien, Monsieur? d«îmanda la reine.
— Madame, dit d'Artagnan, la route est parfaitement libre,
et Votre iîajesîé peut continuer sou chemin.
En effet, tout le cortège arriva sans autre accident dans
l'église Notre-Dame, sous le portail de laquelle tout le clergé,
le coadjuteur en tête, attendait le roi, la reine et le ministre,
pour la bienheureuse rentrée desquels on allait chanter le
Te Deum.
Pendant le service et vers le moment où il tirait à sa fin,
un gamin tout effaré entra dans l'église, courut à la sacris-
tie , s'habilla rapidement en enfant de chœur, et fendant ,
grâce au respectable uniforme dont il venait de se couvrir;
la foule qui encombrait le temple, il s'approcha de Bazin,
qui, revêtu de sa robe bleue et sa baleine garnie d'argent à
la main, se tenait gravement placé en face du suisse à l'en-
trée du chœur.
Bazin sentit qu'on le tirait par sa mr.nche. Il abaissa Yen
VINGT ANS APRES. 285
1 1 terre ses yeux béatement levés vers le cieî, es reconnut
Friquet.
— Eh bien ! drôle, qu'y a-t-il, que vous osez me déranger
dans l'exercice de mes fonctions? demanda le bedeau.
— Il y a, monsieur Bazin, dit Friquet, que M. Maillar.i,
\ous savez bien, le donneur d'eau bénite à Sain^-Eustache...
— Oui, après?...
— Eh bien I il a reçu dans la bagarre un coup d'épée >ur
la tête ; c'est ce grand géant qui est là, vous voyez, brodr
sur toutes les coutures, qui le lui a donné.
— Oui? en ce cas, dit Bazin, il doit être bien maïade.
— Si malade qu'il se meurt, et qu'il voudrait, avant do
mourir, se confesser à M. le coadjuteur, qui a pouvoir, à ce
qu'on dit, de remettre les gros péchés.
— Et il se figure que M. le coadjuteur se dérangera pour
lui?
~ Oui, certainement, car il parait que M. le coadjuteur I?
lui a promis.
— Et qui t'a dit cela?
— M. Maillard lui-même.
— Tu Tas donc vu?
— Certainement : j'étais là quand il est tombé.
— Et que faisais-tu là?
— Tiens 1 je criais : A bas Mazarin I à mort le cardinal ! a
!a potence l'Italien! N'est-ce pas cela que vous m'aviez dit
de crier?
— Veux-tu te taire, petit drôle! dit Bazin en regardant
arec inquiétude autour de lai.
— De sorte qu'il m'a dit, ce pauvre M. Maillard : « Vj
chercher M. le coadjuteur, Friquet, et si tu me l'amènes, je
!e fais mon héritier. » Dites donc, père Bazin : l'héritier de
M. Maillard, le donneur d'eau bénite à Saint-Euslache! hein!
je n'ai plus qu'à me croiser les bras! C'est égal, je voudrais
iùenlui rendre ce service-là, qu'en dites-vous?
— • Je vais prévenir M. le coadjuteur, dit Bazin.
En effets il s'approcha respectueusement et lentement du
prélat, lui dit à l'oreille quelques mots auxquels celui-ci ré-
pondit par un signe allirmatif, et revenant du même pas qu'il
était allé :
2«6 VINGT ANS APRES.
— Va dire au moribond qn'il prenne patience, Monseignem
sera chez lui dans une heure.
— Bon, dit Friquet, voilà ma fortune faite.
— A propos, dit Bazin, où s'est-il fai. ^^i .er ?
— A la tour Saint-Jacques-la-Boucherie.
Et, enchanté du succès de son ambassade, Friquet, sans
pjUitter son costume d'enfant de chœur, qui d'ailleurs lui
donnait une plus grande facilité de parcours, sortit de la ba-
silique et prit, avec toute la rapidité dont il était capable, la
route dp la tour Saint-Jacques-la-Boucherie.
Fr Grîet, aussitôt le Te Deum achevé, le coadjuteur, comme
i^ '.avait promis, et sans même quitter ses habits sacerdo-
aux, s'achemina à son tour vers la vieille tour qu'il connais-
sait si bien.
Il arrivait à temps. Quoique plus bas de moment en mo-
ment, le blessé n'était pas encore mort.
On lui ouvrit la porte de la pièce où agonisait le mendiant.
Un instant après, Friquet sortit en tenant à la main un
gros sac de cuir qu'il ouvrit aussitôt qu'il fut hors de la
chambre, et qu'à son grand étonnemenl il trouva plein d'or.
Le mendiant lui avait tenu Darole et l'avait fait son hé-
ritier.
— Ah! mère Nanette, s'écria Friquet suffoqué, ahî mère
Nanette!
li n'en put dire davantage; mais la force qui lui manquait
pour parler lui resta pour agir. Il prit vers la rue une course
désespérée, et, comme le Grec de Marathon tombant sur la
place d'Athènes son laurier à la main, Friquet arriva sur le
seuil du conseiller Broussel, et tomba en arrivant, éparpil-
lant sur le parquet les louis qui dégorgeaient de son sac.
La mère Nanette commença par ramasser les louis» et en-
suite ramassa Friquet.
Pendant ce temps, le cortège rentrait au Palais-Roj'al.
— C'est un bien vaillant homme, ma mère, que ce M. d'Ar-
tagnan, dit le jeune roi.
— Oui, mon fils, et qui a rendu de bien grands services
votre père. Ménagez-le donc pour l'avenir.
— Monsieur le capitaine, dit en descendant de voiture If
jeune roi à d'Artagnan, madame la reine me charge de vont;
VIKGT ANS APRÈS. 287
inviter à dîner pour aujourd'hui, vous et votre ami le baron
du Vallon.
C'était un grand honneur pour d'Artagnan et pour Porthos;
aussi Porthos était-il transporté. Cependant, pendant toute
la durée du repas, le digne gentilhomme parut tout pré-
occupé.
— Mais qu'aviez-vous donc, baron? lui dit d'Artagnan en
descendant l'escalier du Palais-Royal; vous aviez l'air tout
soucieux pendant le diner.
— Je cherchais, dit Porthos, à me rappeler où j'ai vu c
mendiant que je dois avoir tué.
— Et vous ne pouvez en venir à bout ?
— Non.
— Eh bien! cherchez, mon ami, cherchez; quand vous
uorez trouvé, vous me le direz, n'est-ce gssî
— Pardieu ! fit Porthos.
CONCLUSION
En reniranl chez eux, les deux amis trouvèrent une lettre
d'Athos qui leur donnait rendez-vous au Grand-Charlemagne
pour le lendemain matin.
Tous deux se couchèrent de bonne heure, mais ni l'un ai
l'autre ne dormit. On n'arrive pas ainsi au but de tous sen
désirs sans que ce but atteint n'ait l'influence de chasser le
sommeil, au moins pendant la première nuit.
Le lendemain, à l'heure indiquée, tous deux se lendireni
chez Athos. Ils trouvèrent le comte et Aramis en habits de
voyage.
— Tiens! dit Porlhos, nous partons donc tous? Moi aussi
j'ai fait mes apprêts ce matin.
— Oh 1 mon Dieu, oui, dit Aramis, il n'y a plus rien à faire
à Paris du moment où il n'y a plus de Fronde. Madame d?
LoQgueville m'a invité à aller passer quelques jours en
Normandie, et'm'a chargé, tandis qu'on baptiserait son fils,
d'aller lui faire préparer ses logements à Rouen. Je vais
m'acquitter de cette commission; puis, s'il n'y a rien de
nouveau, je retournerai m'ensevelir dans mon couvent de
No^-sy-le-See.
— Et moi, dit Athos, je retourne à Bragelonne. Vous le
savez, mon cher d'Artagnan, je ne suis plus qu'un bon et
brave campagnard. Raoul n'a d'autre fortune que ma for-
tune, pauvre enfant I et il faut que je veille sur elle, puisque
je ne suis en quelque sorte qu'un prête-nom.
— Et Raoul, qu'en faites-vous?
VINGT Aïs S APRÈS. 289
— Je vous le laisse, mon ami. On va faire la guerre en
Handre, vous l'emmènerez : j'ai peur que le séjour de Blois
ûe soil dangereux à sa jeune lête. Emmenez-ie et apprenez-
lui à être brave et loyal comme vous.
— Et moi, dit d'Artagnan, je ne vous aurai plus, Athos
mais au moins je l'aurai, cette chère tête blonde ; et, quoique
le ne soit qu'un enfant, comme votre âme tout entière revit
m lui, cher Athos, je croirai toujours que vous êtes là près
le moi, m'accompagnant et me soutenant.
Les quatre amis s'embrassèrent les larmes aux yeux.
Puis ils se séparèrent sans savoir s'ils se reverraient jamais.
D'Arlagnan revint rue Tiquetonne avec Porihos, toujours
préoccupé et toujours cherchant quel était cet homme qu'il
avait tué. En arrivant devant l'hôtel de la Chevrette, on
\rouva les équipages du baron prêts et Mousqueton en selle.
— Tenez, d'Ariagnan, dit Porthos, quittez l'épée et venez
avec moi à Pierrefonds, à Bracieux ou au Vallon : nous vieil-
lirons ensemble en parlant de nos compagnons.
- Non pas ! dit d'Artagnan. Peste 1 on va ouvrir la cam-
pagne, et je veux en être; j'espère bien y gagner quelque
chose 1
— Et qu'espérez- vous donc devenir ?
— Maréchal de France, pardieu I
— Ahl ah! fit Porthos en regardant d'Artagnan, aux gas-
connades duquel il n'avait jamis pu se faire entièrement.
— Venez avec moi, Porthos, dit d'Artagnan, je vous ferai
duc.
- Non, dit Porthos, Mouston ne veut plus faire la guerre.
D'ailleurs on m'a ménagé une entrée solennelle chez moi,
[jui va faire crever de pitié tous mes voisins.
— A ceci, je n'ai rien à répondre, dit d'Artagnan, qui con-
aaissait la vanité du nouveau baron. Au revoir donc, mon
uni.
— Au revoir, cher capitaine, dit Porthos. Vous savez que
lorsque vous me voudrez venir voir, vous serez toujours le
bienvenu dans ma baronnie.
— Oui, dit d'Artagnan, au retour de la campagne j'irai.
— Les équipages de monsieur le baron attendent, dit Mous-
jucton.
T. lli. 11
2âo VINGT ANS APRÈS.
El les deux amis se séparèrent après s'être serré la main.
D'Artagûaa resta sur la porte, suivant d'un œil mélancolique
l'ortnos qur s'éloignait.
Mais au bout de vingt pas, Portbos s'arrêta tout court, se
appa le front et revint.
— Je me rappelle, dit-il.
— Quoi? demanda d'Artagnan.
— Quel est ce mendiant que j'ai tué.
— Ah! vraiment! qui est-ce?
— C'est cette canaille de Bonacieux.
Et Porlhos, enchanté d'avoir l'esprit libre, rejoignit Mous
ton, avec lequel il disparut au coin de la rue.
D'Artagnan demeura un instant immobile et pensif; puis,
en se retournant, il aperçut la belle Madeleine, qui, inquiète
des nouvelles grandeurs de d'Artagnan, se tenait debout sur
le seuil de la porte.
— Madeleine, dit le Gascon, donnez-moi l'appartement du
premier; je suis obligé de représenter, maintenant que je
suis capitaine des mousquetaires. Mais gardez-moi toujour
32a chambre du cinquième : on ne sait ce qui peut arriver.
Fta SS VINGT AflS Athàê,
TABLE DES MATIÈRES
DU TROISIÈME VOLUME
Chapitres. Pages,
I. — Salut à la majesté tomtoôe 9
II. — D'Artagnan trouve un projet \\
III. — La partie de lansquenet 23
IV. — Londres 30
V. — Le procès 37
VI. _ Wliite-Hail 48
VII. — Les ouvriers 58
VIII. — Remember 67
IX. — L'Iiomme masqué 74
X. — La maison de Cromwell 84
XI. — Conversation 93
XII. — La felouque l'Éclair iOi
XIII. — Le vin de Porto » 1 6
XIV. — Le vin de Porto (Suite) 1 27
XV. — Fatalité 132
XVI. — Où, après avoir manqué d'être rôti, Mousqueton
manqua d'être mangé 140
XVII. — Retour 150
XVIII. — Les ambassadeurs , . . loî
XIX. — Les trois lieutenants du généralissime \&'i
XX. — Le combat de Cnareoton 183
XXI. — La route de Picardie 193
XXII. — La reconnaissance d'Aune d'Autriche . . ... ^Oz
XXIII. — La royauté de M. de Mazarin 20P
XXIV. — Précautions 212
XXV. — L'esprit et le bras 219
292 TABLE DES MATIÈRES.
Chapitres. Pages.
XXVlf— L'esprit et le bras (Suite) 223
XXVn. — Le bras et l'esprit 230
XXVIII. ^ Le bras et l'esprit (Suite).. . 232
XXIX. — Les oubliettes de M. de Mazarin 2iO
XXX. — Conférences. ...'.......;.,.. 244
XXXI. — Oîi l'on commence à croire que Porlhos sera enfin
baron et d'Artagnan capitaine 23<
XXXII. — Comme quoi avec une plume et une menace on
fait plus vite et mieux qu'avec une épée et du
dévouement 260
XXXIII. — Comme quoi avec une plume et une menace on
fait plus vite et mieux qu'avec une épée et du
dévouement (Suite) 268
XXXIV. — Où il est prouvé qu'il est quelquefois plus difficile
aux rois de rentrer dans la capitale de leur
royaume que rfca sortir 2Î3
XXXV. — Où il est prouvé qu'il est quelquefois plus diffi-
cile aux rois de rentrer dans la capitale de leur
royaume que d'en sortir (Suite) 282
Conclusion 283
f;.n de la table des matikres du troisième volume
y^^.S. _ mp, p. MODILLOT, 13-15, QUAI VOLTAIRE. — 28103.
EXTRAIT DU CATALOGUE MICHEL LÉVY
1 FRANC LK VOLOllE. — 1 »n. 25 PAR LA POSTE
â. DE BRÉHUT toI |
K'IVSVB it MOl'VKAD-MOMDE i
US iMOURtUT Di VINGT ANS 1 '
US AMOUBS DU BEAU GtSTAVK 1
US AMOUBS d'une NODLK DAM& I
I'aIBEKGS du SOLKIL DOB , i
U BAL Dï L'OPÉBA 1
LA BELLK DUCHESSE.... i
BKAS-DACIKR '
Ik CAbANE DU SABOTIEB 1
US cbasskurs d'hommes <
us chasseurs de tigres 1
u CHATEAU DE VILLEBON 1
US CBAUFFKCRS INDIENS •
US CHEMINS DELA VIE I
U COUSIN AUX MILLIONS i
SKCX AMIS '
■ H DHAtlK A CALCUTTA 1
■ M DBAIIK 4 TROUVILLI 1
■ HI FEUHE ÉTRANGE t
■ ISTOIRKS d'aMOUB •
US OBPUELINS DE TBÉGCÉREC 1
U B'IMAN DE DEUl JEUNES FEMMES.... 1
■CÈNES DE U VIE CORTEMPOBAINC 1
LA SORCIÈRE NOIRE <
U TENGEANCI d'un HULATHK 1
E.-L. B\il^ ï H Trad.AtK.Piehot
lA FAKILLI CAXTON 2
U JOUA BT LA NUIT î
EMILE CIRRET
S'AMAZOBB — 8 JOURS SOUS L'ÉODATBDBi 1
^ LES MÉTIS DE LA SAVANE t
■MUS BÉVOLTÉS DU PARA 1
» LA B^BNIÈRE DES n'uaHBAHS i
• llCITS DE tABTLIB 1
CÉLESTE DE Ct^âlRILLtM
«B AHOUB TERBIBLB
US DEUX SCEURS •
«ST-IL-FOU 7
«NB MÉCHANTE VEMMB •
US TOLBUBS D'OB '
ÉHILE CHEVALIER
lA CAVITAINB. ••• *
U CaAS<-(OB NOIB •..•...• I
LBS DERNIERS IROOOOIB ••• I
&A riLLE DES IHDIEMt BOOCBS >• 1
U riLLB BO riBAfB t
u tlBBT. ... ..•••.••••••••*••••••••' i
ÉmtLE CHEVALIER («uif^- «A
t
•
I
LA TÊTS-PLATE •••••• t
LA BUBONNB
L'II F l>E SABLE
LES NEZ-PKHCÉS
PKAUX-ROUGES ET FEAUX-BLiNCUES.
LES PIEDS-NOIRS
POIGNET- d'acier
XAVIER EYIIIA
AVENTUBIFRS ET CORSAIBES.
LE ROI DES TROPIQUES
LB TROKE D'aBGE.NT
JULES GERARD
LA CHASSE AU LION. Dessins de G. Dtré. ■
■LIES DERMÈKKS CHASSES i.... %
VOYAGES ET CHASSES •......• §
F.GERSTAECKER Trad. Riwta
LBS BRIGANDS I>BS FRAIHIBS...
UNE CHARMANTE HABITATION I.
LA MAISON MYSTÉRIEUSE
LE PEAU-ROUGE
LES PIONNIERS DU FAR-WKST...
LBS VOLEURS DE CHEYAOZ.
..... •
•
•••••••••• ■
FÉLIX MAYNARD
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CAPITAINE niAYNE-REIS
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LES FRÈRES DE LA RÉSUBBBCTtMI.M
— LA TAVERNE DU DIABLE ••
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— LES MALHEUBS d'UNB JBONB tlLU.
— LB SECBET DU BESSUSCITÉ •
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— LES PIRATES DE LA TAMitl. .••..«. 14
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