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Full text of "Vladimir Soloviev, 1853-1900 : un Newman russe"

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U  dVof  OTTAWA 


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Univers ity  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/vladimirsolovieOOherb 


Vladimir  Soloviev 


Tout  droi/s  de  traduction,  de  reproduction  el  d'adaptahort 
réservés  pour  tou*  payt 


Vladimir  Soloviev  a  38  ans 


Publications  de  la  Bibliothèque  Slave  de  Bruxelles 
Série  A 

UN    NEWMAN    RUSSE 


Vladimir  Soloviev 

(i853-t90o) 

par 

Michel  d'KERBIGNY 
Be3CH.abHo  3.10,  mli  B-femibi,  et  naMii  Bon., 


TROISIEME    EDITION 


PARIS 

Gabriel    BEAUCHESNE    &    O",  Éditeur! 

ANCIENNE  LIBRAIRIE  DELHOMME  A   BRIGUET 

117,  Rue  de  Rennes,  7/7 
191 1 


A  LA  SOCIÉTÉ  PHILOSOPHIQUE 


L'UNIVERSITÉ  IMPÉRIALE  DE  SAINT-PÉTERSBOURG 


INTRODUCTION 


Quelques  fragments  de  ce  livre  ont  paru 
en  1909  dans  les  Etudes'.  Ils  nous  ont  valu 
de  Russie  et  de  France  les  appréciations  les 
plus  encourageantes.  Plusieurs  amis  de 
Soloviev,  ses  confidents  ou  les  héritiers  de 
sa  pensée,  ont  exprimé  leur  pleine  adhésion 
«  à  ces  pages  qui  analysent  avec  tant  d'exac- 
titude la  psychologie  de  ce  Slave,  et  qui  décri- 
vent avec  une  précision  si  vraie  les  nuances 
extraordinairement  riches  de  cette  âme 
d'élite  ». 

Ces  témoignages  nous  ont  réjoui  et  nous 
osons  les  signaler,  parce  qu'ils  garantissent 
l'impartialité  de  notre  étude  et  sa  vérité  ob- 
jective. 

Plusieurs,  parmi  ces  intimes  de  Soloviev, 
nous  ont  demandé  de  taire  leur  nom.  A  quel- 

1.  Numéros  des  20  septembre  et  5  octobre  1909. 


INTRODUCTION 


ques-uns  des  autres  nous  sommes  heureux 
d'exprimer  ici  notre  gratitude. 

M.  Radlov  y  a  droit  en  premier  lieu.  Le 
distingué  directeur  du  Journal  du  Ministère 
de  l'Instruction  publique,  éditeur  des  œuvres 
russes  de  Soloviev,  ne  s'est  point  contenté  de 
nous  adresser  les  remerciements  les  plus 
flatteurs  ;  il  a  voulu  solliciter  lui-même  des 
héritiers  de  Soloviev  l'autorisation,  qu'ils 
nous  ont  gracieusement  accordée,  de  grou- 
per en  une  édition  complète  toutes  les 
œuvres  françaises  de  leur  illustre  parent. 
Malheureusement,  un  autre  ayant  droit  a 
repoussé  l'idée  même  d'engager  des  pour- 
parlers. 

La  rédaction  du  Novo'ié  Yrémia  a  présenté 
nos  articles  à  ses  lecteurs  avec  une  telle 
bienveillance  qu'elle  est,  en  partie  du  moins,, 
responsable  du  présent  volume.  Des  Russes 
nous  ont  demandé  une  étude  plus  complète 
et  qui  ne  fût  point  dispersée  dans  les  fasci- 
cules d'une  revue.  Devant  leurs  instances, 
nous  n'avons  pu  refuser  ou  différer  la  publi- 
cation de  ce  livre. 

Nous  devrions  remercier,  à  côté  des  plus 
humbles  admirateurs  de  Soloviev,  certains 
personnages  parmi  les  plus  distingués  de  la 
Russie  :  membres  des  Académies,  profes- 
seurs des  Universités,  élite  de  l'aristocratie 


IXTRODICTION  IX 

OU  de  «  l'Intelligence  ».  La  discrétion  nous 
invite  à  nommer  uniquement  des  Russes 
fixés  à  l'étranger  :  la  princesse  de  Sayn- 
AVittgenstein  née  princesse  Bariatinsky,  la 
princesse  Marie  Ténicheff,  la  princesse  Maria 
Mikhaïlovna  Volkonsky,  Mme  Don  de  Cépian 
née  princesse  Dolgorouky. 

Nous  nesaurionssurtout  passer  soussilence 
le  R.  P.  Pierling,  qui,  très  généreusement,  a 
bien  voulu  mettre  à  notre  disposition  les 
richesses  de  sa  Bibliothèque  slave.  Les  docu- 
ments qu'il  nous  avait  communiqués  ont 
attiré  l'attention.  Noire  travail  actuel  lui  doit 
aussi  plusieurs  fragments  inédits.  Tous  les 
amis  de  Soloviev  partageront  notre  recon- 
naissance. 

Ces  amis,  nombreux  parmi  les  Russes,  se 
sont  recrutés  aussi  dans  l'Occident.  Nous 
remercions  spécialement  de  leur  bienveillance 
pour  notre  précédent  essai  LL.  EE.  les  Car- 
dinaux Vannutelli,  dont  le  nom  se  retrouvera 
plusieurs  fois  au  cours  de  cette  biographie,  le 
R.  P.  Palmieri,  AIM.  Etienne  Lamy,  Anatole 
Leroy-Beaulieu  et  Eugène  Tavernier.  Ces 
noms  sont  honorés  par  tous  ceux  qui  s'inté- 
ressent en  Occident  à  l'avenir  intellectuel  et 
religieux  de  la  Russie.  Une  lettre  du  19  dé- 
cembre   1909,    signée    d'un    de    ces    noms. 


X  INTRODUCTION 

contenait  cette  déclaration  émouvante  :  «  Je 
vous  écris  en  face  d'une  triple  photographie 
de  Soloviev,  photographie  que  j'ai  toujours 
devant  les  yeux,  au-dessus  de  mon  bureau. 
—  Je  me  réjouis  que  vous  ayez  employé  votre 
savoir  et  votre  talent  à  esquisser  la  physio- 
nomie intellectuelle  et  morale  de  cet  homme 
étonnant  dont  j'ai  eu  le  bonheur  et  l'honneur 
d'être  l'ami  et  même  l'ami  intime.  C'est  un 
bienfait  dont  je  remercierai  toujours  la  Pro- 
vidence. »  Après  avoir  confirmé  l'exactitude 
de  nos  observations  sur  le  génie  de  Soloviev, 
sur  l'élévation  et  la  générosité  de  son  âme, 
le  même  correspondant  ajoutait  :  «  Dans 
l'abandon  de  l'intimité,  c'était  un  causeur 
merveilleux,  plein  d'autant  de  fantaisie  que 
de  savoir.  11  projetait  alors,  et  coup  sur 
coup,  des  éclairs  qui  faisaient  surgir  un 
monde.  Pour  la  mémoire  de  Soloviev,  pour 
son  œuvre  passée  et...  future,  je  me  réjouis 
que  vous  ayez  composé  votre  opuscule  si 
sympathique  et  si  intéressant.  » 

Que  le  lecteur  veuille  bien  excuser  cette 
longue  citation.  Elle  lui  inspirera  peut-être 
plus  de  confiance  dans  les  pages  qui  vont 
suivre,  plus  de  sympathie  pour  l'âme  qu'elles 
essaieront  d'analyser. 

Elles  sont  dédiées  à  la  Société  philoso- 
phique de  V Université  Impériale    de  Saint- 


INTRODUCTION  XI 

Pétersbourg  :  ce  groupe  d'élite  qui  eut  jadis 
le  courage  d'accueillir  Soloviev  persécuté, 
nous  a  fait  le  grand  honneur  d'accepter  cette 
dédicace.  Nous  remercions  tous  ses  membres, 
et  spécialement  son  président,  M.  le  profes- 
seur A.  J.  Wedensky. 

Enghien  {Belgique}, Pâques  1911. 


NOTES  BIBLIOGRAPHIQUES 


I 

Nous  écrirons  partout  Soloviev.  C'est  ainsi  que  Soloviev  a 
lui-même  orthographié  son  nom  dans  ses  ouvrages  français  : 
L'Idée  /'«sse  (plaquette  de  46  pages;  Paris,  Perrin,  1888);  La 
Russie  et  l'Eglise  j</!tVerse//e  (Paris,  Savine,  1889;  in-12,  lxvii- 
336  pages). 

Voir  aussi  Art  Question  pénale  au  point  de  vue  étliique  (Paris, 
Giard  et  Brière,  1897  ;  in-8)  et  de  La  Peine  de  mort  (id.,  1898), 
traductions  (ou  plutôt  adaptations)  extraites  de  la  Revue 
internationale  de  sociologie. 

Quelques  auteurs  français  ont  écrit  pourtant  Solovioi-;  les 
Allemands  écrivent  plutôt  5o/on'/e;^,  et  les  Anglais  Solo^'ev  on 
Solof'j'ef. 

Soloviev  avait  adopté  cette  dernière  transcription  dans  Q«e/- 
ques.  considérations  sur  la  réunion  des  Eglises.  Lettre  à  Mgr 
J.-G.  Strossmayer,  évêque  de  Bosnie  etSirmium  (Agram,  29se23- 
tembre  1886  ;  in-8,  14  pages). 

II 

Une  édition  générale  des  œuvres  russes  de  Vladimir  Ser- 
guiévitch  Soloviev  a  été  commencée  en  1901  par  son  frère 
aîné  Michel  ;  après  la  mort  de  celui-ci,  elle  fut  continuée  par 
Grégory  Ratchinski  et  achevée  par  Ernest-Lvovitch  Radlov 
en  1907.  Cette  collection  forme  neuf  volumes  in-8  d'un  texte 
très  serré;  elle  ne  contient  pourtant  ni  les  poésies  de  Solo- 
viev ni  ses  traductions,  ni  ses  ouvrages  ou  articles  français, 
ni  sa  correspondance. 

Sauf  indications  contraires,  nous  renverrons  à  cette  collec- 
tion, en  désignant  le  volume  par  un  chiffre  romain.   En  1908 


XIV  NOTES    BIIÎLIOGRAPHIQUES 

et  1909,  M.  Radlov  a  publié  les  deux  premiers  volumes  des 
Lettres  de  Soloviev,  à  la  même  librairie  de  la  société  V Utilité 
sociale. 

L'excellente  revue  catholique  de  Prague  Slavorum  litterae 
theologicae  a  signalé  dès  leur  apparition  presque  toutes  les 
publications  slaves  qui  ont  parlé  de  Soloviev  dans  les  der- 
nières années.  Ses  tables  fourniraient  les  éléments  d'une  bi- 
bliographie russe  assez  abondante.  Elles  seraient  à  complé- 
ter pour  les  années  précédentes  par  l'article  Solociev  dans  le 
Dictionnaire  Encyclopédique  de  Brockhausen  et  Epbrone . 
(Consulter  aussi  le  supplément.) 

III 

Lors  de  notre  premier  travail  nous  disions  :  «  A  notre  con- 
naissance, aucune  étude  d'ensemble  n'a  été  écrite  hors  de 
Russie  sur  Soloviev.  «  Ce  jugement  reste  vrai. 

En  France,  quelques  articles  de  revues  ont  étudié  presque 
exclusivement  la  partie  française  de  son  œuvre.  Le  reste, 
n'ayant  pas  été  traduit,  demeure  inaccessible  à  la  plupart  de 
nos  écrivains. 

Signalons  cependant  :  Elgîcne  Tavermer.  Vladimir  Solovien 
(dans  La  Quinzaine,  16  novembre  1900:  tiré  à  part  en  pla- 
quette de  16  pages);  Séverac,  Vladimir  Solorief  et  la  Philo- 
sophie  en    Russie  [Herue    de  psycltologie   sociale,  avril  1908}. 

En  1887,  le  Cardinal  M.*.zzella  lui  consacrait  son  Discours 
d'ouverture  à  l'Académie  catholique  de  Rome  {Stampa  Bomana, 
16  mars  18S7.  Traduit  en  russe  chez  Herder,  1889,  23  pages); 
en  1889,  l'abbé  Anselme  Tilloy  publiait  un  volume  entier  r 
Les  Eglises  orientales  dissidentes  et  l'Eglise  romaine  :  Réponse 
aux  neuf  questions  de  M.  Soloviev  (Téqui,  1889,  in-8,  xvi-382 
pages)  :  il  écrivait  à  l'occasion  de  Soloviev,  mais  sans  parler 
aucunement  de  lui. 

Le  vicomte  E.-M.  de  VogUé  a  publié  dans  Sous  l'horizon  : 
hommes  et  choses  d'hier  (Colin,  1904)  un  croquis  du  Docteur 
russe  (p.   15-27). 

Mentionnons,  pour  mémoire  seulement,  les  violentes  attaques 
du  prêtre  apostat  Guettée  dans  L'Union  chrétienne  (décembre 
1889  à  novembre  1890  :  dix  articles)  et  celles  de  Michaud 
dans  la  Revue  internationale  de  théologie  (vieille-catholique): 
Erreurs  et  Aveuxde  l'/af/tm/r  .So/oc/ec (octobre-décembre  1907, 
p.  622-640),  à  propos  d'articles  publiés  par  Marian  Zdzie- 
CHOwSKi,  dan»   Demain   (22  décembre   1905  et  30  mars  1906). 


NOTES    BIBLIOGRAPHIQUES  XV 

Signalons  encore  une  thèse  présentéeàl'Université  de  Halle^ 
par  le  Docteur  D.  von  Usn'ADSe  :  Wladimir  Ssolo»'io»\  seine 
Erkenntnisstlieorie  und  Meiaphysik  (Halle,  Kâmmerer,  1909). 
L'auteur  y  catalogue  avec  exactitude  et  sympathie  les  posi- 
tion? de  Soloviev  en  face  du  problème  critique;  sa  synthèse 
est  bien  justifiée,  très  claire,  justement  élogieuse.  Allemand,, 
il  avoue  une  victoire  décisive  du  penseur  russe  dans  sa  lutte 
contre  Kant  sur  le  point  central  du  schématisme  (p.  31).  La 
métaphysique  est  moins  heureusement  exposée  ;  les  remarques- 
de  détail,  généralement  exactes,  sont  coordonnées  suivant  un 
jilan  qui  ne  reproduit  pas  celui  de  Soloviev.  M.  von  Usnadse 
connaît  trop  bien  son  sujet  pour  s'étonner  de  notre  critique. 
Obligé  de  se  cantonner  dans  le  domaine  philosophique,  il 
devait  fatalement  déformer  une  pensée  qui  s'épanouit  partout 
en  conclusions  religieuses  et  chrétiennes.  Les  systématisations 
jiurement  fragmentaires  étaient  regardées  par  Soloviev  comme 
unechimère:  sesouvrages  commesa  vie  condamnaient  l'usage 
des  cloisons  étanches  entre  le  philosophe  et  le  croyant. 

M.  V.  Usnadse,  en  osant  à  peine  nommer  Dieu,  la  foi  chrétienne 
et  l'Eglise  catholique,  ôte  leur  clef  de  voûte  aux  conceptions 
intellectuelles  de  Soloviev;  d'autre  part,  il  interprète  en  un 
sens  purement  philosophique  et  naturaliste  des  considérations 
proprement  dogmatiques  sur  l'Incarnation  et  la  grâce.  Dès 
lors,  les  étiquettes  les  plus  contradictoires  ne  suffisent  plus  à 
classer  ce  penseur  étrange.  Les  éloges  très  suspects  d'Ossip- 
Lourié,  cités  à  la  fin  du  volume,  et  l'inattention  à  la  date  des 
textes  auront  aiguillé  M.  von  Usnadse  sur  cette  fausse  voie. 

Enfin,  en  1910,  a  été  publié  dans  la  collection  Les  Grands 
Philosophes  français  et  étrangers  (Michaud,  éditeur)  unvolume 
de  220  pages  in-16,  intitulé  Vladimir  Soloi'iei'.  C  est  un  choix 
de  textes  traduits  pour  la  première  fois  par  J.-B.  Sévekac. 
L'idée  est  heureuse,  les  traductions  sont  généralement  exactes. 
Gomme  nous  1  avons  dit  ailleurs,  ce  travail  contribuera  cer- 
tainement au  renom  de  Soloviev;  mais  il  donnera  de  lui, 
nous  le  craignons,  une  idée  trop  vague  et  peut-être  fausse. 
Une  introduction  de  24  pages,  inspirée  tout  entière  par  celle 
de  M.  Radlov,  est  insuffisante.  M.  Radlov  écrivait  pour  des 
Russes,  très  initiés  déjà  à  la  pensée  de  Soloviev  ;  des  Français 
la  discerneront  plus  difficilement  dans  une  série  d'e.xtraits 
publiés  sans  aucune  annotation  ou  explication.  Il  semble  aussi 
que  M.  Séveracn'a  point  connu  la  correspondance  de  Soloviev 
ni  soupçonné  les  plus  intimes  aspirations  de  son  âme.  De  là, 
certain  dédain  pour  les  pages  que  le  philosophe  russe  regar- 


NOTES    liinLIOGHAPliinLES 


(lait  comme  les  plus  importantes  de  son  oeuvre  (p.  30).  Enfin 
Soloviev  était  théologien;  M.  Séverac  ne  l'est  point;  la  tra- 
duction des  mots,  celle  des  idées  par  conséquent,  trahissent 
cette  incompétence.  Certaines  expressions  ont  leur  sens  pré- 
cis dans  la  langue  théologique  de  l'Orient.  Soloviev  qui  les 
employnit  à  bon  escient  en  russe  les  transposait  lorsqu  il  par- 
lait en  français  :  il  savait  bien  que  le  littéralisme  en  pareille 
matière  traduit  mal  le  sens  originel.  Les  théologiens  occiden- 
taux devront  donc  se  garder  de  juger  la  pensée  religieuse  de 
Soloviev  d'après  les  traductions  deM.  Séverac.  Celui-ci  garde 
droit  pourtant  à  la  reconnaissance  des  amis  de  Soloviev  :  les 
extraits  qu'il  a  choisis  auront  du  moins  l'avantage  d'attirer 
vers  cet  homme  supérieur  l'attention  et  l'estime  d'une  élite 
française  ' . 


1.  Au  moment  où  l'impression  de  notre  volume  est  achevée. 
Son.  Exe.  M.  E.  L.  Radlov  nous  communique  le  tome  troi- 
gième  (et  dernier)  de  la  Correspondance  de  Soloi'iev,  publié 
comme  les  deux  précédents  par  ses  soins  d'ami.  (Même  mai- 
son d'édition.  1911.) 

A  côté  de  documents  déjà  publiés  mais  dispersés,  ce  nou- 
veau recueil  contient  quelques-unes  des  lettres  adressées  par 
Soloviev  au  P.  Martinov  (p.  18-30;  la  sixième  est  de  1887  et 
non  de  1878),  et  au  P.  Pierling  (p.  138-166)  ;  c'est  ce  dernier 
(|iii  les  a  communiquées  à  M.  Radlov.  Les  autres  lettres  iné- 
dites dont  nous  n'avions  pas  eu  connaissance,  confirment  la 
n-ssemblance  de  notre  esquisse,  sans  appeler  aucune  correc- 
tion. 


PUBLICATIONS 
DE  LA  «  BIBLIOTHÈQUE  SLAVE  » 


En  Occidenl,  Itès  peu  de  bibliothèques  possèdent  un  fond 
important  de  livres  slaves.  Pour  remédier  à  cette  pénurie  et 
faciliter  le  travail  scieiitifi(;[ue,  les  Pères  Gagarin  et  Martinov 
fondèrent  à  Paris,  au  milieu  du  xix°  siècle,  la  Bibliothèque 
slave.  En  soixante  ans,  d'illustres  bienfaiteurs  l'ont  enrichie  ; 
plusieui's  Universités  et  Sociétés  savantes  de  Russie  ont  pris 
l'habitude  de  lui  adresser  leurs  publications  ;  l'ancien  archi- 
diacre anglican  William  Palmer  lui  a  légué  les  ouvrages 
rares  de  sa  bibliothèque  personnelle  ;  d'autres  personnalités 
éminentes  lui  ont  offert  des  volumes  précieux. 

En  1903,  la  Bibliothèque  slave  a  été  définitivement  installée 
par  les  soins  du  Père  Pierling  à  Brux'dles,  près  de  celle  des 
Pères  Bollandistes  (22,  boulevard  Saint-Michel). 

Dès  l'origine,  ses  livres  et  documents  servirent  à  des  publi- 
cations nouvelles.  Rappelons  quelques  titres  : 

Les  Manuscrits  slaves  de  la  Bibliothèque  impériale  de 
Paris,  par  Jean   Martinov    (Paris,  Lanier-Cosnard,  1858). 

Annus  Ecclesiasticls  Graeco-slavicus  (dans  les  Acta 
Sanctorum  des  Bollandistes,  octobre,  t.  XI),  par  le  même. 
(Bruxelles,  Goemare,  1803). 

QîuvREs  choisies  de  Pierre  Tchadaiev,  par  Jean  Gagarin 
(Paris,  Franck,  1862). 

La  Russie  et  le  Saint-Siège.  Etudes  diplomatiques  (Ou- 
vrage couronné  du  prix  Thiers  par  l'Académie  française),  par 
Paul  Pierling  (Paris,  Pion,  4  vol.,  189fi-l!»071. 


PUBLICATIONS    DE    I.A    Hl  ULl  OTHKQUR    SLAVE 

Maintenant  qne  l'organisation  de  lu  l!ibU<ithè(jue  slave  serxi- 
ble  assurée,  son  prog-ianime  pourra  s'élargir  encore.  Ses  pu- 
blications  comprendront  une  série  d'études  (série  A)  et  une 
série  de  documents  (série  Ij), relatives  l'une  et  l'autre  à  la  Russie. 

Dans  la  série  A,  le  Père  Pierling  publiera  prochainement  le 
cinquième  volume  de  La  Russie  et  le  Saint-Siège. 

Dans  la  série  B,  sera  bientôt  sous  presse  : 

La  Confession  orthodoxe  attribuée  à  Pierre  Moghila^  édition 
critique  donnant  pour  la  premièie  fois  le  texte  latin,  a\ec  In- 
troduction liistoiirjue  et  IS'atea  lliéologiques,  par  AntoineAJAi.vY, 

Soîit  encoïc  en  préparation  : 

Dans  la  série  A,  des  études  sur  l'archevêque  T/iéop/iane 
l'rohopot'itch^  le  [)rincipal  collaborateur  de  Pierre  le  Grand 
pour  l'organisation  ecclésiastique  de  la  Russie  contemporaine 
et  nulaninicnl  pour  l'érection  du  Saint-Synode; 

Dans  la  série  B,  Documents  diplowatiques  inédits,  emprun- 
tés principalement  aux  archives  du   Vatican  ; 
Relations  inédiles  de   l'ossevino  ;  etc. 


CHAPITRE  PREMIER 


>'EWMAN    ET   SOLOVIEV 


Contrastes   et  analogies. 


A  première  vue  tout  semble  contraste 
entre  le  grand  cardinal  anglais  et  le  penseur 
que  nous  appelons  un  Newman  russe. 

Un  peu  plus  d'attention  ramène  à  deux 
points  principaux  l'opposition  de  leurs  attitu- 
des :  Soloviev  n'a  jamais  appartenu  au  clergé, 
ni  avant  son  adhésion  publique  aux  dogmes 
catholiques  ni  plus  tard;  jamais  non  plus  ses 
compatriotes  ne  surent  avec  certitude  si  les 
cérémonies  liturgiques  lui  avaient  ouvert 
officiellement  les  portes  de  l'Eglise  Romaine. 

Il  était  persuadé  d'ailleurs  que  ces  portes 
ne  lui  avaient  jamais  été  fermées  herméti- 
quement. Il  s'assurait  même  qu'elles  étaient 
toujours    restées    entre-bàillées    pour    tous 

SOLOVIEV.  1 


2  VLADIMIR     SOLOVIEV 

les  Slaves,  puisque  les  excommunications 
historiques  frappaient  Constantinople  et  non 
la  Russie. 

Il  écrivait  par  exemple  en  1888  :  «  La 
Russie  n'est  pas  formellement  et  régulière- 
ment séparée  de  l'Eglise  catholique;  elle 
se  trouve,  sous  ce  rapport,  dans  un  état  in- 
décis et  anormal,  éminemment  favorable  à 
l'œuvre  de  la  réunion.  Les  doctrines  fausses 
et  anticatholiques,  enseignées  chez  nous 
dans  nos  séminaires  et  les  académies  théolo- 
giques, n'ont  aucun  caractère  obligatoire 
pour  le  corps  de  l'Eglise  russe  et  n'attei- 
gnent pas  du  tout  la  foi  du  peuple.  Le  gouver- 
nement ecclésiastique  en  Russie,  illégitime, 
schismatique  et  anathématisé  {lata  sententia) 
par  le  troisième  canon  du  septième  concile 
œcuménique,  est  formellement  rejeté  par  une 
partie  considérable  des  orthodoxes  russes 
(les  vieux-croyants)  et  n'est  subipar  les  autres 
qu'à  contre-cœur  et  faute  de  mieux.  On  im- 
pute à  tort  au  peuple  russe  le  césaro-papisme 
qui  l'opprime  et  contre  lequel  il  n'a  jamais 
cessé  de  protester.  Les  Pobédonostsev  et  les 
Tolstoï  représentent  aussi  peu  la  Russie  que 
les  Floquet,  les  Goblet  et  les  Freycinet  re- 
présentent la  France'.  » 

1.    Protestation    contre    une    correspondance    de    Cracovie. 
L'Univers,  18  et  22  septembre  1888. 


I 


NEWMAN    ET    SOLOVIEV  6 

Soloviev  s'appuyait  notamment  sur  l'atti- 
tude de  Mgr  (depuis,  cardinal)  Yannntelli, 
lors  de  sa  légation  à  Moscou,  en  1883. 

Aussi,  d'après  lui,  deux  démarches  sufTi- 
saient  à  un  fidèle  russe  pour  franchir  le  seuil 
du  catholicisme  :  répudier  manifestement  les 
prétentions  anticanoniques  du  Saint-Synode; 
se  soumettre  clairement  à  la  juridiction  et  à 
l'autorité  doctrinale  infaillible  du  pape,  suc- 
cesseur de  Pierre. 

Le  surplus,  estimait-il,  dans  les  circonstan- 
ces actuelles  et  tant  que  le  rite  slave  uni,  pro- 
hibé par  le  gouvernement  russe,  ne  pourrait 
se  constituer  hiérarchiquement  dans  l'empire, 
le  surplus  serait  une  double  faute  :  une  déso- 
béissance aux  lois  pontificales  qui  interdisent 
de  latiniser  les  Orientaux  et  une  coopération 
scandaleuse  aux  calomnies  qui  attribuent  à 
Rome  une  hostilité  permanente  contre  les 
saintes  et  traditionnelles  liturgies  de  l'Orient. 

Soloviev  mourut  brusquement,  désireux 
jusqu'au  bout  que  les  orthodoxes  de  Russie 
fussent  autorisés  à  se  soumettre  immédia- 
tement au  Saint-Siège  sans  qu'aucune  forma- 
lité canonique  leur  fût  imposée  ou  même  per- 
mise. 

II 

Une  telle  réserve  est  très  discutable  assuré- 


4  VLADIMin     SOLOVIEV 

ment.  Du  moins  ne  ressemble-t-elle  en  rien 
aux  hésitations  timides  de  Pusey.  La  profes- 
sion de  foi  ne  laisse  aucun  doute  chez  Solo- 
viev  :  elle  est  complète  comme  celle  de  New- 
man. 

Les  angoisses  d'âme  qui  la  préparèrent  et 
les  ostracismes  qui  la  suivirent  rappellent  les 
épreuves  du  fellow  d'Oxford.  Mêmes  préjugés 
d'abord  contre  le  papisme,  dissipés  par  la 
même  loyauté  religieuse,  par  la  même  ferveur 
dans  la  prière,  par  le  même  désir  de  voir  la 
lumière,  par  la  même  volonté  d'accomplir  tout 
ce  que  Dieu  voudrait  :  et  mêmes  douleurs 
aussi  de  devoir  abandonner  l'instruction  d'au- 
diteurs très  aimés,  les  paroissiens  de  Sainte- 
Marie  d'Oxford  pour  l'un,  et  pour  l'autre  les 
étudiants  de  Pétersbourg. 

Gomment  analyser  les  ressemblances  plus 
intimes  et  vraiment  merveilleuses  de  ces  deux 
âmes  ?  Ames  de  philosophes  poètes  et  de  théo- 
logiens intuitifs,  âmes  d'artistes  et  d'érudits, 
âmes  très  aimantes  et  très  pures,  séduisantes. 

Leurs  goûts  semblent  identiques.  L'Ecri- 
ture et  les  Pères  —  saint  Augustin  en  parti- 
culier, —  l'histoire  ecclésiastique  et  la  phi- 
losophie des  évolutions  religieuses  dans 
l'humanité,  l'ascension  de  la  connaissance 
humaine  jusqu'à  Dieu  etles  devoirs  quotidiens 


NEWMAN    ET    SOLOVIEV 


de  la  piété,  voilà  l'objet  commun  de  leurs 
études  et  celui  de  leurs  ouvrages. 

Tous  deux,  même  avant  leur  conversion, 
ils  aimèrent  la  chasteté  jusqu'à  s'engager  au 
célibat  perpétuel  *  ;  tous  deux,  ils  aimèrent 
Jésus-Christ  jusqu'à  briser,  pour  le  suivre 
partout,  avec  les  amitiés  les  plus  pures  ;  tous 
deux,  ils  aimèrent  l'Eglise  universelle  et  leur 
patrie  jusqu'à  s'offrir  en  victimes  pour  obtenir 
qu'elles  fussent  un  jour  réunies  l'une  à  l'autre, 

III 

Les  âmes  transparaissent  dans  les  corps, 
elles  façonnent  l'expression  des  physiono- 
mies. Ceux  qui  connurent  Newman  dans  sa 
jeunesse  n'auraient-ils  point  retrouvé  quel- 
ques-uns de  ses  traits  dans  une  esquisse 
tracée  par  le  vicomte  de  Vogué  ?  Celui-ci  a 
fixé  les  impressions  qu'il  éprouva  lorsqu'il 
rencontra  Soloviev  pour  la  première  fois  ; 
c'était  au  Caire  chez  M.  de  Lessej)s,  en  1876  : 
le  voyageur  russe  était    alors   âgé  de  vingt- 

1.  Vers  dix-huit  ans,  Soloviev  songeait  encore  au  mariage. 
Sa  résolution  définitivefut  prise  à  vingt  ans,  plus  tôt  que  celle 
de  Newman. 

A  l'âge  de  vingt-deux  ans,  professeur  déjà  célèbre,  il  fut  en- 
voyé à  Londres  pour  un  an  par  son  gouvernement.  Quelques 
jours  après  son  arrivée  il  écrivait  à  sa  mère  :  «  Ici  pas  de  ma- 
ladie, sauf  bien  entendu  la  maladie  française;  mais  cela 
d'après  les  habitudes  que  vous  me  connaissez  n'offre  point  de 
péril  pour  moi.  »  [Correspondance,  II,  p.  (5.) 


VLADIMIR    SOLOVIEV 


trois  ans  :  «  Une  de  ces  figures  qu'on  n'oublie 
plus  quand  on  les  a  vues  une  fois  :  de  beaux 
traits  réguliers  dans  une  face  maigre  et  pâle, 
enfouie  sous  les  longs  cheveux  bouclés,  toute 
dévorée  par  de  grands  yeux  admirables,  pé- 
nétrants et  mystiques;  une  pensée  à  peine 
vêtue  d'un  peu  de  chair,  le  modèle  dont  s'ins- 
piraient les  moines  imagiers  quand  ils  pei- 
gnaient le  Christ  slave,  qui  aime,  médite  et 
souffre,  sur  les  vieilles  icônes...  Dialecticien 
songeur,  candide  comme  un  enfant,  complexe 
comme  une  femme,  trouble,  attachant,  indi- 
cible ^  » 

Un  demi-siècle  plus  tôt  on  pouvait  «  voir 
passer  dans  les  rues  d'Oxford  un  jeune  cler- 
gyman  très  simple  d'allure,  revêtu  d'un  habit 
à  longue  queue  souvent  assez  usé,  le  corps 
incliné,  mince,  pâle,  avec  de  larges  yeux 
brillants,  l'air  un  peu  frêle  et  maladif,  mar- 
chantgénéralement  un  peu  vite,  absorbé  dans 
sa  méditation  ou  dans  une  conversation  avec 
quelque  compagnon*  ». 

Vraiment  cet  Anglais  avait  quelque  res- 
semblance avec  le  Russe  que  M.  Eugène 
Tavernier  saluait  en  1888  à  Paris  dans  les 
salons  de  la  princesse  de  Sayn-Wittgenstein  : 

1.  Loc.  cit. 

2.  ïhureal-Dangin,   La   renaissance    catholique    en  Angle- 
terre au  XIX'  siècle^  I,  p.  30. 


NEWMAN    ET    SOLOVIEV 


«  Très  grand,  très  mince...,  des  yeux  magni- 
fiques, prodigieusement  doux,  limpides  et 
profonds,  lumineux  malgré  la  myopie...  ;  des 
manières  humbles  et  presque  timides,  avec 
un  incomparable  accent  d'énergie  audacieuse 
et  obstinée;  une  voix  nuancée,  pleine  de  so- 
norités éclatantes,  graves  ou  caressantes... 
Les  traits  de  l'esprit  français  lui  allaient 
comme  à  un  Parisien^.  » 

La  vie  de  Soloviev  a  été  bien  plus  courte 
que  celle  de  Newman  :  supposez  Nevvman 
mourant  à  l'époque  de  sa  retraite  à  Little- 
more.  Mais  son  influence  en  Russie  ne  le 
cède  à  aucune  autre. 

De  son  vivant  «  beaucoup  disaient,  les  uns 
par  raillerie,  les  autres  avec  sérieux  :  C'est 
un  prophète;  sa  doctrine  et  sa  vie  sont  d'un 
prophète!  Oui  vraiment,  les  services  qu'il 
nous  a  rendus  sont  d'un  prophète.  Et  dans 
la  patrie  où  il  l'ut  d'abord  incompris  et  moqué, 
il  ne  cesse  d'être  apprécié  de  plus  en  plus^  ». 

Cette  appréciation  de  M.  S.  N.  Boulgakov, 
vraie  déjà  en  1903,  se  justifie,  bien  mieux 
encore,  dix  ans  après  la  mort   de  Soloviev. 

1.  Loc.  cit. 

2.  Questions  de  Philosophie  et  de  Psychologie,  1903.  (Numéro 
spécial  consacré  par  la  revue  à  Soloviev  avec  discours  des  pro- 
fesseurs A.  Th.    KoNi,    S.    M.    LoLKiANOV,    de    l'archiprétre 

ROJESTVENSKI...) 


VLADIMIR    SOLOVIEV 


L'influence  de  ses  œuvres  a  modifié  profon- 
dément dans  sa  patrie  la  direction  des  cou- 
rants philosophiques  et  religieux,  et  son 
autorité  grandit  tous  les  jours. 

Mais  avant  de  réagir  si  puissamment  sur 
son  milieu,  il  avait  été  impressionné  d'abord 
et  modelé  par  l'ambiance.  Pour  lui  laisser 
tout  son  relief,  nous  devrons  donc  le  situer 
dans  son  entourage  et  rappeler  à  grands  traits 
les  tendances  dominantes  de  la  pensée  russe 
entre  1850  et  1880. 

Dès  lors,  dans  le  cadre  des  événements  pro- 
videntiels qui  formèrent  Soloviev,  son  ori- 
ginalité pourra  saillir  en  pleine  lumière  ; 
l'étude  de  sa  personnalité  très  caractérisée 
révélera  l'importance  historique  de  son  œuvre 
et  jettera  peut-être  quelque  jour  sur  l'avenir 
probable  du  mouvement  qu'il  a  commencé. 

Pour  décrire  le  milieu  russe  entre  1850  et 
1880,  nous  nous  inspirerons  de  Soloviev  lui- 
même.  Il  a  souvent  traité  ce  sujet,  notamment 
dans  les  quinze  chapitres  de  la  Question  na- 
tionale en  Russie  et  dans  de  nombreux  arti- 
cles de  revue,  comme  V Idéal  national  russe, 
Le  SpJiinx  historique,  Byzantinisme  et  Rus- 
sie *. 

Ses  appréciations  ont  été  très  discutées  au 

1.  T.  V,  p.  1-368,  38"J,  458,513. 


NEWMAN    ET    SOLOVlEV 


moment  où  il  les  publiait.  Il  les  a  maintenues. 
Les  partis  pris  et  les  menus  détails  des 
événements  voilaient  à  beaucoup  d'esprits 
la  vérité  d'une  synthèse  indépendante.  Peut- 
être,  par  certains  traits,  surprendra-t-elle  en- 
core quelques  Russes.  Qu'ils  le  remarquent 
cependant  :  les  pages  qui  vont  suivre  n'ex- 
priment point  la  systématisation  préconçue 
d'un  étranger,  elles  résument  les  jugements 
d'un  penseur  russe.  Son  patriotisme  est  main- 
tenant hors  de  doute  et  les  faits  lui  ont  sou- 
vent donné  raison.  La  sévérité  même  de  ses 
jugements  fera  ressortir  les  progrès  déjà  réa- 
lisés par  la  Russie  contemporaine. 


CHAPITRE  II 


LE    MILIEU    RUSSE 

Deux   influences  :  Tolstoï  et  Tchadaïev . 
Les  luttes  des  partis. 

I 

Lepremier  essai  *  de  Soloviev  datede  1873. 
Cette  année  1873  est  le  centre  d'une  époque 
où  la  Russie  récolta  bien  des  succès  dans  sa 
politique  étrangère,  mais  commença  de  perdre 
beaucoup  de  ses  énergies  vitales  dans  les 
discordes  intérieures. 

L'empereur  d'Allemagne  venait  d'être  reçu 
solennellement  à  Saint-Pétersbourg,  et  son 
neveu,  le  tsar  Alexandre  II  avait  félicité  publi- 
quement le  vainqueur  de  Sedan  d'avoir  créé 
un  nouvel  empire  :  les  mauvais  jours  de  Gri- 
mée étaient  bien  vengés.  Après  le  dernier 

1.   L'évolution  mythologique    dans  l'ancien,  paganisme,  t.  I, 
p.  1-25. 


LE    MILIEU    RUSSE  11 

écrasement  de  la  Pologne,  à  la  veille  des 
insurrections  chrétiennes  qui  délivreraient 
du  joug  turc  les  Slaves  du  Sud,  la  Russie 
avait  le  sentiment  qu'elle  dominait  en  Orient 
comme  l'Allemagne  en  Occident  ;  elle  avait 
reconquis  devant  l'étranger  son  prestige  diplo- 
matique et  militaire. 

Par  contre,  les  symptômes  inquiétants  se 
multipliaient  à  l'intérieur  et  s'aggravaient. 
L'influence  de  Tolstoï  avait  révélé  aux  indi- 
vidus et  aux  foules  leurs  malaises  cachés.  Ses 
livres  n'avaient  pas  inoculé  le  mal,  mais  ils 
permettaient  à  chaque  lecteur  de  le  reconnaî- 
tre en  soi-même  et  de  le  constater  chez  les 
autres  :  en  temps  d'épidémie  la  simple  des- 
cription des  maladies  contagieuses  contribue 
à  les  propager.  Un  ouvrage  de  médecine  peut 
devenir  alors  un  danger  pour  les  imaginations 
faibles.  Ainsi  fit  l'œuvre  de  Tolstoï  :  elle 
exaspéra  le  sentiment  des  douleurs  indivi- 
duelles ou  même  elle  les  provoqua  en  sugges- 
tionnant les  consciences.  Chacun  pensa  qu'il 
souffrait  puisque  tous  souffraient  ;  chacun 
s'apitoj'a  sur  son  propre  sort  :  le  comte  ne 
pleurait-il  pas  sur  le  malheur  russe  ? 

Il  ne  faudrait  rien  exagérer  cependant. 
M.  Radlov,  le  vénérable  ami  de  Soloviev,  n'a 
pas  craint  d'écrire  dans  ses  Notes  biographi- 


12  VLADIMIR    SOLOVIEV 

ques  sur  Soloviev^  :  «Tolstoï  a  certainement 
contribué  à  restreindre  en  Russie  l'influence 
du  matérialisme  et  à  développer  l'intérêt  pour 
les  questions  religieuses,  «Nous  souscririons 
volontiers  à  ce  jugement  ;  nous  verrons  en 
effet,  en  étudiant  la  formation  de  Soloviev, 
comment  lui-même  fut  intoxiqué  d'abord  par 
l'action,  longtemps  dominante  en  Russie,  des 
matérialistes  allemands  ;  les  âmes  négli- 
geaient totalement  la  pensée  religieuse,  et  le 
clergé  restait  indifférent.  Sur  les  esprits 
empoisonnés  et  sur  les  cœurs  languissants, 
les  romans  de  Tolstoï  pouvaient  donc  agir 
souvent  comme  contrepoison  et  comme  ré- 
vulsif. 

Le  mal  del'antichristianismes'estpourtant 
développé  sous  le  nom  de  Tolstoï, 

Sans  doute,  le  «  converti  »  de  lasnaïa  Po- 
liana, devant  quis'agenouillent  tant  d'Occiden- 
taux,en  imposemoinsà  sescompatriotes.  Cer- 
taines de  ses  créations  leur  apparaissent  plus 
directement  irréelles  et  chimériques. 

Nous  croyons  trop  souvent  peut-être  que 
le  grand  romancier  personnifie  toutes  les  âmes 
russes  :  ses  héros  et  leurs  gestes  symbolise- 
raient exactement  les  psychologies  individuel- 
les et  les  réalités  sociales;  les  paradoxes  de 
son  Evangile,  édifiés  sur  des  nuages  aux  con- 

1.  En  tête  du  neuvième  volume,  p.  xliii. 


LE    MILIEU    RUSSE  13 

tours  fantastiques,  construiraient  en  une  syn- 
thèse puissante  la  cité  idéale  que  rêve  toute 
pensée  slave,  grandiose  ou  naïve,  simpliste 
ou  raffinée.  L'élite  intellectuelle  de  Saint- 
Pétersbourg  et  de  Moscou  ne  partage  pas  tous 
nos  enthousiasmes.  Elle  reconnaît  en  Tolstoï 
les  sacrifices  généreux  de  l'homme  et  les 
mérites  de  l'écrivain,  elle  admire  la  netteté 
douloureuse  de  ses  peintures,  la  précision  de 
ses  analyses,  la  limpidité  de  son  style  ;  mais, 
aujourd'hui  du  moins,  elle  discute  le  penseur, 
elle  condamne  ses  théories,  elle  combat  son 
influence. 

Cette  résistance  n'existait  guère  en  1873. 
Et  qui  dira  tous  les  effets  déprimants  du  tols- 
toïsme,  d'autant  plus  redoutable  qu'il  était 
plus  justifié  par  des  faits  réels  ? 

Les  avocats  modernes  de  la  Russie  nous 
disent  que  cet  octogénaire  n'incarne  pas  toute 
la  Russie,  et  c'est  vrai.  Il  est  Russe,  ses  per- 
sonnages aussi;  mais  ils  ne  sont  pas  seuls i. 
Les  Karataïev,  les  Gricha,  les  Vronsky 
sont  peints  d'après  nature,  mais  d'autres  les 
coudoient.  Le  souffle  de  Tolstoï  n'aurait  donc 
créé  qu'un  courant  accidentel,  comme  le  nihi- 
lisme, et  ce  serait  déformer  l'empire  que  le 

1.  Ces  lignes  étaient  imprimées  avant  la  mort  de  Tolstoï; 
ne  sont-elles  pas  confirmées  par  les  conflits  qui  ont  marque 
ses  derniers  moments  et  ses  funérailles  ? 


14  VLADIMIR    SOI.OVIRV 

contempler  tout  entier  dans  les  psychologies 
du  grand  visionnaire  :  autant  vaudrait  l'ob- 
server au  télescope  en  braquant  l'objectif  sur 
la  fumée  des  bombes!  Nous  méritons  mieux. 

Ce  plaidoyer  russe  aurait  été  certainement 
inexact  dans  la  période  troublée  qui  va  de 
1860  à  1885.  Alors  vraiment  les  consciences 
individuelles  et  la  société  semblaient  trop 
souvent  ne  plus  discerner  le  bien  et  le  mal. 
Encore  un  pas  et  elles  les  eussent  identi- 
fiés. 

Dès  1830,  un  penseur  très  original,  vé- 
ritable précurseur  de  Soloviev,  le  comte 
Pierre  Tchadaïev  (1794-1856)  avait  pressenti 
ce  malheur.  Il  écrivait  dans  une  lettre  datée  de 
Nécropolis  (Moscou),  l*'  décembre  1829  :  «  Un 
certain  aplomb,une  certaine  méthode  dans  l'es- 
prit, une  certaine  logique  nous  manquent  à 
tous.  Le  syllogisme  de  l'Occident  nous  est  in- 
connu. Ilya  quelque  chosedeplus  que  lafrivo- 
lité  dans  nos  meilleures  têtes.  Les  meilleures 
idées,  faute  de  liaison  ou  de  suite,  stériles 
éblouissements,  se  paralysent  dans  nos  cer- 
veaux'. »  Et  plus  loin  :  «  C'est  l'étourderie 
d'une  vie  sans  expérience  et  sans  prévision, 
qui  ne  se  rapporte  à  rien  de  plus  qu'à  l'exis- 

1.  Œuvres  choisies,  éditées  pavGxGARiTiy  s.  J.,  Paris,  Franck, 
1862,  p.  23. 


LE    MILIEU    RUSSE  15 

tence  éphémère  de  l'individu  détaché  de 
l'espèce...  11  n'y  a  dans  nos  tètes  absolument 
rien  de  général;  tout  y  est  individuel  et  tout 
y  est  flottant  et  incomplet ^  » 

Jugements  hyperboliques,  comme  toutes 
les  satires,  appuyés  pourtant  sur  un  fonde- 
ment de  vérité.  En  effet,  jusqu'au  dernier 
quart  du  xix'  siècle,  il  sembla  que  la  réflexion 
philosophique  ne  pouvait  germer  sur  la  terre 
russe.  La  philosophie  est  alors  une  inconnue 
en  Russie,  et  ce  manque  de  culture  générale 
laisse  le  champ  libre  à  toutes  les  herbes  folles. 
Disette  ou  empoisonnement,  voilà  le  dilemme 
pour  toutes  les  intelligences. 

Et  ce  n'est  point  le  philosophisme  du 
XVIII*  siècle  qui  put  remédier  au  mal.  Il  con- 
tenait fort  peu  de  philosophie.  Encore  ce  peu 
demeura  pour  les  âmes  russes  un  produit 
étranger  :  il  ne  sortait  point  d'elles,  il  ne  pé- 
nétra point  en  elles. 

Mêmes  vices  rédhibitoires  pour  la  pseudo- 
scolastique  des  séminaires  orthodoxes.  Em- 
pruntée aux  pitoyables  manuels  des  écoles 
allemandes  de  1730,  elle  avait  été  appauvrie 
encore  par  l'expulsion  de  tout  ce  qui  rendait 
un  son  catholique  ou  trop  clairement  protes- 

1.  Ibid.,  p.  24. 


16  VLADIMIR    SOLOVIEV 

tant*.  Aucun  élément  russe  n'avait  complété 
la  doctrine  ainsi  tronquée;  aucun  effort  d'adap- 
tation ne  la  rendait  assimilable.  Il  ne  restait 
qu'un  manuel  latin,  incompréhensible  et  en- 
nuyeux. La  scolastique  n'a  jamais  été  repré- 
sentée en  Russie  que  par  cette  caricature.  On 
comprend  dès  lors  le  mépris  où  elle  est  tom- 
bée et  où  elle  demeure  encore  aujourd'hui 
près  des  meilleurs  esprits  de  la  Russie. 

Philosophie  était  donc  devenu  synonyme 
d'incohérence.  Dansces  conditions,  sonombre 
même  devait  périr.  Elle  s'évanouit  en  effet. 
L'effacement  progressif  fut  achevé  par  la 
réforme  de  1840  qui  substitua  le  russe  au 
latin  pour  l'enseignement  de  la  philosophie. 
Le  mot  resta,  il  continua  de  figurer  sur  les 
programmes,  et  personne  ne  remarqua  la 
disparition.  Mais,  en  fait,  y  eut-il  disparition? 
Dans  la  Russie  ancienne,  la  philosophie  avait- 
elle  été  jamais  autre  chose  qu'un  mot? 

Bien  peu  d'esprits  discernaient  le  péril  de 
cette  instruction  qui  remplissait  les  cerveaux, 
sans  fortifier  les  intelligences.  Des  mots  sus 
de  mémoire,  des  faits  juxtaposés,  des  cata- 
logues bien  ordonnés,  mais  pas  de  réflexion 


1.  Dans  des  manuels,  publiés  par  des  sommités  «  ortho- 
doxes »  du  xviii*  siècle,  des  pages  entières  reproduisent  mot 
à  mot  les  passages  les  plus  hétérodoxes  des  théologiens  pro- 
testants. 


LE    MILIEU    RUSSE  17 

humaine...  Or  le  moindre  choc  provoque  une 
explosion  d  ans  des  dépôts  de  poudre  instable 
et  sans  cohésion. 

Tchadaïev  écrivait:  «  Où  sont  nos  sages?  où 
sontnospenseursPQui  est-ce  qui  a  jamais  pensé 
parmi  nous,  qui  est-ce  qui  pense  aujourd'hui 
pour  nous^?  »    Il  était  pessimiste    quand    il 
écrivait:  «  Nous  avons  je  ne  sais  quoi    dans 
le  sang  qui  repousse  tout  véritable  progrès. 
Enfin  nous  n'avons  vécu,  nous  ne  vivons  que 
pour   servir    de    quelque    grande  leçon  aux 
lointaines  postérités  qui  en  auront  l'intelli- 
gence^. »  Mais  peut-être  cessait-il  d'exagérer 
lorsqu'il  disait  à  ses  contemporains  :  «  Soli- 
taires dans  le  monde,  nous  n'avons  rien  donné 
au  monde,  nousn'avons  rien  appris  au  monde; 
nous  n'avons  pas  versé  une  seule  idée  dans 
la  masse  des  idées  humaines;  nous  n'avons 
en  rien  contribué  au  progrès  de  l'esprit  hu- 
main et  tout  ce  qui  nous  est  revenu  de  ce  pro- 
grès, nous  l'avons  défiguré.  Rien,  depuis  le 
premier  instant  de  notre  existence  sociale,  n'a 
émané  de  nous    pour    le  bien  commun  des 
hommes;  pas  une  pensée  utile  n'a  germé  sur 
le  sol  stérile  de  notre  patrie;  pas  une  vérité 
grande  ne  s'est  élancée  du  milieu  de  nous  ; 

1.  Loc.  cit.,  p.  26. 

2.  Ibid.,  p.  28. 

SOLOVIF.V.  2 


18  VLADIMIU    SOLOVIEV 

nous  ne  nous  sommes  donné  la  peine  de  rien 
imaginer  nous-mêmes,  et,  de  tout  ce  que  les 
autres  ont  imaginé  nous  n'avons  emprunté 
que  des  apparences  trompeuses  et  le  luxe 
inutile  ^  » 

Par  une  indiscrétion,  ces  pages  tombèrent 
sous  les  yeux  de  Nicolas  1".  La  suite  fut  ter- 
rible. En  marge  du  manuscrit,  le  tsar  jeta  ces 
trois  mots  :  «  Est-il  fou  ?  »  Le  monde  des  cour- 
tisans renchérit.  Tchadaïev  fut  dépouillé  sur 
l'heure  de  tous  ses  grades  et  emplois.  En 
outre,  un  médecin  du  palais  fut  chargé  de  le 
visiterchaque  jour  «  pourobserverl'état  men- 
tal de  l'illustre  aliéné  ». 

Le  comte  fut  réduit  à  composer  V Apologie 
d'un  fou  qu'il  voulait  adresser  à  l'empereur. 
Sous  le  coup  de  l'épreuve,  l'ancien  disciple 
de  Schelling  médita  longuement  surle  chris- 
tianisme. Les  belles  pages  qu'il  écrivit  alors 
sur  l'influence  universelle  de  Jésus-Christ  et 
de  son  œuvre  ont  contribué  sans  doute  à 
éveiller  des  pensées  et  des  sentiments  catho- 
liques dans  râmedesonancienélève,le  prince 
Gagarin.   C'est   ce   dernier  qui,   converti    et 

1.  TcHA.DA.iEv,  ibid.,  p.  27.  — Cette  sévérité  était  inspirée  par 
un  patriotisme  ardent  :  «  Je  n'ai  point  appris  à  aimer  mon 
pays  les  yeux  fermés,  le  front  courbé,  la  bouche  close...  Je 
chéris  mon  pays,  mais  je  crois  que  le  temps  des  aveugles 
amours  est  passé,  qu'aujourd'hui  avant  tout  l'on  doit  à  sa 
patrie  la  vérité.  )i  (Ibid.,  p.   145.) 


LE    MILIEU    RUSSE  19 

devenu  jésuite,  prépara  la  réhabilitation  de 
son  maître  en  publiant  les  Œuvres  choisies  de 
ce  premier  penseur  russe. 

La  réhabilitation  est  achevée  aujourd'hui. 
Celui  dont  le  cri  d'alarme  avait  fait  sourire 
comme  les  appels  d'un  insensé  est  étudié 
par  la  Russie  actuelle,  admiré,  honoré  pres- 
que comme  un  prophète  i. 

Or  la  pensée  de  Soloviev  eut  bien  des  ana- 
logies avec  celle  de  Tchadaïev.  Elle  s'en  in- 
spira souvent  mais  pour  la  compléter,  la 
préciser  et  la  dépasser.  Soloviev  se  préoc- 
cupa toujours  de  synthèse  et  de  conclusions. 
Tchadaïev  se  contenta  d'exposer  sur  la  phi- 
losophie de  l'histoire  ses  intuitions  parfois 
remarquables.  Nous  n'en  signalerons  que 
deux  ou  trois  exemples  par  où  il  servit  de 
modèle  à  Soloviev. 

Sur  la  dignité  de  la  pensée  avant  et  après 
Jésus-Christ,  il  écrivait  :  «  Rien  de  plus  sim- 
ple que  l'énorme  gloire  de  Socrate,  le  seul 
homme  que  l'ancien  monde  ait  vu  mourir 
pour  une  conviction.  Cet  exemple  unique  de 
l'héroïsme  de  l'opinion  a  dû,  en  effet,  étran- 
gement étourdir  ces  peuples  (grecs  matéria- 
listes). Mais  pour  nous  qui  avons  vu  des 
populations  entières  donner  leur  vie  pour  la 

1.   Tcltadaïev,  par  Herschensohn,  Saint-Pétersbourg,  1908. 


20  VLADIMIB    SOLOVIEV 

cause  de  la  vérité,  n'est-ce  point  folie  de  nous 
méprendre  comme  eux^?  » 

En  1898,  Soloviev  écrira  :  «  Socrate  a  épuisé 
par  sa  mort  la  force  morale  du  pur  homme. 
Pour  aller  plus  haut  et  plus  loin,  il  fallait  plus 
que  l'homme;  il  fallait  Celui  qui  a  la  puis- 
sance de  résurrection  pour  la  vie  éternelle. 
L'impuissance  et  la  chute  du  «  divin  »  Pla- 
ton montrent  que  l'homme  est  incapable  de 
se  faire  surhomme  par  la  pensée,  le  génie 
et  la  volonté  morale;  il  y  faut  un  Dieu- 
homme  ~.  » 

Tchadaïev  admirait  spécialement  l'influence 
du  Christ  parmi  les  non-chrétiens:  «  L'on  n'a 
point  une  idée  nette  du  grand  œuvre  de  la 
rédemption,  l'on  ne  comprend  rien  au  mys- 
tère du  règne  du  Christ,  tant  que  l'on  ne  voit 
pas  l'action  du  christianisme  partout  où  le 
seul  nom  du  Sauveur  est  prononcé,  tant  que 
l'on  ne  conçoit  pas  son  influence  s'exerçant 
sur  tous  les  esprits  qui,  de  quelque  manière 
que  ce  soit,  se  trouvent  en  contact  avec  ses 
doctrines"^.  » 

De  là,  une  conclusion  universaliste,  «  ca- 
tholique »,  qui  dut  avoir  son  influence  sur  la 
conversion  du  prince  Gagarin  et  dont  Solo- 

1.  Loc.  cit.,  p.  105,  note  1. 

2.  Soloviev,  Drame  vécu  de  Platon,  t.  VIII.  p.  246-290. 

3.  TCHA.DA.ÏEV,  loc.  cit.,  p.  110. 


LE    MILIEU    RUSSE  21 

viev  s'inspira  largement.  «  Rien  ne  fait  mieux 
voir  l'origine  divine  de  cette  religion  que  ce 
caractère  d'universalité  absolue  qui  fait 
qu'elle  s'insinue  dans  les  âmes  de  toutes  les 
manières  possibles,  qu'elle  s'empare  des  es- 
prits à  leur  insu,  les  domine,  les  subjugue, 
lors  même  qu'ils  semblent  lui  résister  le  plus, 
en  introduisant  dans  l'intelligence  des  vérités 
qui  n'y  étaient  pas  auparavant,  en  faisant 
éprouver  au  cœur  des  émotions  qu'il  n'avait 
jamais  ressenties,  en  nous  inspirant  des  sen- 
timents qui  nous  placent,  sans  que  nous  le 
sachions,  dans  l'ordre  général'.  » 

Ainsi,  avant  Soloviev  que  ses  concitoyens 
appellent  maintenant  le  premier  philosophe 
de  la  Russie,  un  essai  autochtone  de  réflexion 
philosophique  avait  été  ébauché  par  le  comte 
Tchadaïev.  Mais  le  précurseur  demeura 
longtemps  encore  un  incompris  ;  il  mourut 
en  1856:  le  penseur  qui  devait,  en  le  dépas- 
sant, lui  préparer  enfin  des  lecteurs  russes, 
ce  disciple  lointain  n'avait  encore  que  trois 
ans.  En  18G2,  le  professeur  archimandrite 
Féodor-  était  même  expulsé  du  clergé  pour 
des  idées  colorées  à  la  Tchadaïev. 


1.  Loc.  cit.,  p.  39. 

2.  Sur  l'orthodoxie  :  pages  choisies  de  A.  M.  Boukharev  fex- 
archimaiidriteFÉODOK),  éditées  en  1906  par  le  Tserkofny  Goloss. 


22  VLADIMIR    SOLOVIEV 

Après  Tchadaïev,  aux  côtés  ou  en  face  de 
Tolstoï,  quelques  romanciers,  quelques 
poètes,  quelques  hommes  sincèrement  reli- 
gieux comme  Khomiakov,  élite  de  la  Russie 
orthodoxe  au  milieu  du  xix"  siècle,  ont  médité 
sur  les  aspirations  des  âmes  slaves. 

Ces  âmes,  très  pacifiques  en  apparence  et 
très  uniformes,  sont,  au  contraire,  fort  re- 
muantes et  très  nuancées.  Leurs  sentiments 
oscillent  en  une  sorte  de  flux  et  de  reflux 
irréguliers;  les  tempêtes  succèdent  brus- 
quement à  de  longues  bonaces.  Dans  ce 
peuple,  les  colères  des  individus  comme  les 
soulèvements  des  foules  sont  rares,  mais 
brusques  et  terribles  :  la  race  n'a  point  dé- 
pouillé un  vieux  fond  de  barbarie  et  de  fana- 
tisme. 

Trop  d'observateurs  se  sont  arrêtés  à  la 
surface  des  âmes  russes.  Ils  n'ont  vu  que  leurs 
apathies  résignées,  ils  n'ont  point  sondé  la 
profondeur  des  sentiments  cachés.  C'est  là 
pourtant,  dans  les  subconscients  toujours  mo- 
biles, que  s'élaborent  les  tempêtes  ;  c'est  là 
que  s'accomplit,  depuis  soixante  ans  surtout, 
un  mouvement  constant,  très  lent  à  ses  débuts 
mais  plus  marqué  d'année  en  année  :  le  dépôt 
séculaire  des  traditions  ancestrales  glisse, 
comme  un  sable  mouvant,  sous  la  pression 
des  courants  venus  de  l'Occident.  Déjà  même 


LE   MILIliU    nussE  23 

il  est  arrivé,  et  plusieurs  fois,  que  tout  point 
ferme  semblât  manquer  soudain,  comme  si 
la  maison  n'avait  pas  été  construite  sur  la 
pierre... 

De  tels  spectacles  invitent  à  philosopher. 

Plusieurs  Russes  s'y  sont  essayés  à  la  fin 
du  xix"  siècle,  et  quelques-uns  avec  un  légi- 
time succès,  mais  leur  influence  s'est  toujours 
limitée  à  des  cercles  assez  restreints. 

Seul,  le  nom  de  Vladimir  Soloviev  a  grandi 
merveilleusement.  Malgré  les  attaques  des 
jaloux,  il  dépasse  maintenant  tous  les  autres, 
il  tend  à  les  éclipser. 


II 


Le  milieu  russe  opposa  longtemps  bien  des 
obstacles  au  prestige  et  à  l'action  réformatrice 
de  Soloviev. 

Vers  le  milieu  du  xix°  siècle,  des  théori- 
ciens utilitaires  ou  utopistes  avaient  enrôlé 
les  foules  en  deux  armées  acharnées  l'une 
contre  l'autre.  Malgré  les  remontrances  de 
quelques  sages,  deux  programmes  se  contre- 
disaient, extrêmes  l'un  et  l'autre,  absolus, 
intransigeants  :  l'un  prétendait  copier  l'Occi- 
dent, l'autre  voulait  s'en  tenir  aux  traditions 
nationales.  De  là  les  deux  noms  :  occidenta- 
listes  et  slavophiles. 


24  VLADIMIR    SOLOVIEV 

Le  programme  des  slavophiles  se  résumait 
alors  en  deux  négations  :  n'avoir  rien  de  com- 
mun avec  l'Occident,  ne  se  détacher  d'aucune 
routine.  En  religion  donc,  comme  en  politi- 
que, superbe  isolement  ;  pour  l'enseignement 
comme  pour  la  législation,  immobilité  absolue. 
Le  parti  se  disait  nationaliste.  Il  imposait  à 
tous  ses  adhérents,  sinon  la  foi,  du  moins,  en 
vertu  de  la  divinisation  du  passé,  la  lutte  pour 
r«  orthodoxie  »  nationale  et  antirouiaine. 

Quelques  politiques  clairvoyants,  quelques 
réformateurs  vraiment  éclairés  sur  les  inté- 
rêts de  leur  patrie,  quelques  chrétiens  sin- 
cères avaient  jadis  préconisé  un  programme 
ferme,  mais  prudent,  de  transformations  so- 
ciales et  religieuses.  Ils  auraient  voulu,  sans 
heurt  et  par  un  progrès  continu,  vivifier  la 
pensée  et  l'activité  nationales  par  un  contact 
discret  avec  les  meilleurs  éléments  de  l'Occi- 
dent. Ces  gêneurs  devinrent  vite  la  cible  des 
nationalistes  les  plus  étroits. 

Au  début  du  conflit,  la  bonne  société  conti- 
nua de  réunir  dans  les  mêmes  salons  les  hom- 
mes à  pensée  diverse.  Mais  peu  à  peu  les 
entraîneurs  les  plus  bruyants  et  les  plus  vio- 
lents l'emportèrent  sur  les  conseillers  plus 
modérés. 

En  face   des  slavophiles  intransigeants,  le 


LE    MILIEU    RUSSE  25 

parti  adverse  devait  tendre  à  des  excès  oppo- 
sés et  suivre  à  son  tour  les  passionnés  plutôt 
que  les  sages.  Ceux-ci  s'attristèrent;  mais, 
à  partir  de  1860,  ils  ne  furent  plus  guère 
écoutés. 

Le  programme  du  radicalisme  à  l'occiden- 
tale devint,  en  son  genre,  aussi  simpliste  que 
celui  des  plus  fougueux  slavophiles.  Il   exi- 
geait sous  prétexte  d'évolution  et  de  progrès 
unbouleversementuniversel;  sous  couleur  de 
positivisme,  des  destructions  et  des  nivelle- 
ments implacables  sur  tous  les  terrains  :  plus 
de  tc/iùt,  plus  de  tsar,  plus  d'empire  !  Aux  or- 
ganismes sociaux  seraient  substituées  partout 
les  imperceptibles  poussières  des  libertés  in- 
dividuelles.   Les   initiateurs  du  mouvement 
occidentaliste  avaient  dit  naguère  avec  une 
grande  sagesse  :  il  ne  faut  plus  d'Eglise  pu- 
rement nationaliste,   fatalement  asservie  au 
pouvoir  civil.  Leurs  prétendus  héritiers  dé- 
claraient de  façon  absolue  :    il  ne  faut  plus 
d'Eglise  !   Déjà  ces  jeunes  libérau.i.,  doctri- 
naires   ou    révolutionnaires,    condamnaient 
toutes  les  formes  du  christianisme,  combat- 
taient toutes  les  manifestations  et  les  influen- 
ces de  l'esprit  chrétien,  érigeaient  même  en 
dogme,  au  nom  du  parti,  l'incompatibilité  de 
la  science  et  de  la  foi  :  l'esprit  moderne,  fa- 
çonné par  le  positivisme,  écraserait  fatale- 


26  VLADIMIR    SOLOVIEV 

inent  toute  religion,  mais  surtoutles  religions 
dites  positives... 

Lesslavophiles  se  recrutaientsurtout parmi 
les  hommes  de  gouvernement  ;  ils  avaient 
pour  eux  la  force  de  l'Etat  centralisé  et  l'iii- 
(luencede  l'Eglise  impériale  ;  ils  escomptaient 
la  passiv  ité  légendaire  des  masses  slaves. 

Les  libéraux  occupaient  presque  toutes  les 
chaires  universitaires,  instrument  de  propa- 
gande, partout  incomparable  mais  quasi  om- 
nipotent en  un  pays  qui  proscrit  toute  autre 
manifestation  libre  de  la  pensée.  Ils  étaient 
la  «  Science  »  !  Quelle  force  ce  mot  leur  don- 
nait pour  exploiter  les  goûts,  toujours  un  peu 
frondeurs,  d'une  aristocratie  qui  s'était  frottée 
à  l'Occident,  pour  soulever  la  turbulence 
d'étudiants  besogneux  ou  jouisseurs,  pour 
entraîner  la  vanité  moutonnière  d'une  bour- 
geoisie demi-lettrée  ! 

II  était  fatal  que  la  lutte  s'aigrît  vite. 

Les  deux  armées  se  heurtaient  en  des  escar- 
mouches quotidiennes.  Leurs  chefs  se  haïs- 
saient à  mort,  le  mot  n'a  rien  d'hyperbolique, 
sauf  pour  quelques  modérés  qui  se  fussent 
contentés  de  déporter  leurs  rivaux  en  Sibérie  ; 
et  les  simples  soldats,  dans  chaque  camp, se 
piquaient  d'émulation. 

Tout  divisait  donc  ces  fils  de  la  même  Russie. 


LE    MILIEU    RUSSE  27 

Se  connaissant  à  peine,  ils  étaient  toujours 
prêts  à  recueillir  et  à  colporter  la  calomnie 
d'un  mouchard,  pourvu  qu'elle  noircît  ou  ri- 
diculisât un  adversaire  déjà  méprisé.  Tout  les 
divisait,  à  l'exception  d'un  point  :  l'hostilité 
contre  Rome. 

Gomment,  en  effet,  ne  pas  combattre  Rome  ? 
Rome  prêchait  une  Eglise  universelle,  et  le 
nationalisme  russe  avait  résolu  de  garder 
toujours,  et  jusque  dans  le  service  de  Dieu, 
l'isolement  d'une  race  choisie,  ce  qu'il  nom- 
mait déjà  le  phylétisme  autocéphale. 

Rome  !  Elle  était  à  la  tête  du  plus  vivace,  du 
plus  prolifique  des  organismes  chrétiens,  et 
les  meneurs  les  plus  résolus  du  libéralisme 
russe  prétendaient  maintenant  extirper  la  foi 
chrétienne  jusqu'à  la  dernière  racine. 

Résistance  aux  empiétements  de  Rome  ! 
C'était  donc  le  seul  cri  qui  pût  mettre  d'ac- 
cord les  frères  ennemis.  Encore,  ces  trêves 
devenaient  toujours  plus  rares  et  plus 
courtes. 

Pour  le  reste,  séparation  complète  et  sur 
toute  la  ligne.  Personne  entre  les  deux  parties 
extrêmes,  aucune  via  média...  Les  program- 
mes, cristallisés  en  un  bloc  intangible,  s'im- 
posaient comme  un  credo.  Incroyants  et  or- 
thodoxes adoptaient  pour  devise  :  Quiconque 
Il  est  pas  avec  moi  est  contre  moi.  Cette  parole 


28  VLADIMIR    SOLOVIEV 

s'entend  quand  celui  qui  la  prononce  possède 
ou  garantit  une  sagesse  infaillible  ;  mais  proté- 
ger de  son  autorité  les  institutions  d'un  Pierre 
le  Grand  ou  les  superstitions  autochtones, 
n'était-ce  pas  un  blasphème...  ?Les  fidèles  du 
slavophilismenese  le  demandaient  même  pas. 
Les  «  libéraux  »  non  plus.  Les  uns  et  les  autres 
s'inspiraient  en  toute  occasion,  et  sans  hési- 
ter, de  cette  formule  impérative  et  autocra- 
tique. 

Vladimir  Soloviev  l'éprouva  plus  d'une  fois 
et  douloureusement.  Souvent  il  se  plaignit 
qu'il  y  eût  dans  chaque  camp  une  opposition 
constante  entre  la  théorie  et  la  pratique.  Sa 
plainte  demeura  longtemps  sans  écho. 

Et  quand  on  se  fut  avisé  de  cette  contradic- 
tion interne,  on  ne  s'embarrassa  point  pour 
si  peu  :  l'esprit  de  parti  va-t-il  désarmer  pour 
pareille  vétille  ?  Des  contradictions  !  La  belle 
affaire  pour  des  belligérants!  Ils  combattent 
pour  leurs  idées,  cela  suffit.  Veut-on  qu'ils 
aillent  encore  approfondir  ces  idées,  les  con- 
cilier entre  elles  et  les  prendre  pour  règle  de 
conduite?  C'est  ainsi  qu'ils  répondront  eux- 
mêmes  à  Soloviev. 

Des  contradictions  ?  des  incohérences  ? 
Mais  elles  éclataient  partout  dans  la  tactique 
des  deux  partis   et  au   cœur  même  de  leur 


LE    MILIEU    RUSSE  29 

système.  Et  personne  n'en  paraissait  ému  ou 
surpris. 

iSIalgré  leurs  prétentions  à  la  stabilité,  les 
slavophiles  divaguaient  en  des  courses  irré- 
fléchies, poursuivant  dans  toutes  les  direc- 
tions les  fragments  disparates  d'un  passé  qui 
n'avait  jamais  été. 

Leurs  imaginations  chimériques  dépouil- 
laient le  passé  réel  de  toutes  ses  imperfections 
successives,  et  le  projetaient,  en  dehors  du 
temps,  dans  une  synthèse  fausse  historique- 
ment et  logiquement  incohérente.  11  fallait 
bien  trier  les  éléments  à  ressusciter,  mais  on 
les  triait  en  cachette  :  ceux  qui  déplaisaient 
étaient  condamnés  sans  forme  et  sans  raison. 

Par  exemple,  les  plus  fervents  adorateurs 
de  toutes  les  traditions  chrétiennes  nationales 
écrasaient  de  leurs  anathèmes  ou  de  leurs  ar- 
rêts judiciaires  les  sectes  chrétiennes,  pro- 
prement slaves,  des  vieux-ritualistes  ou  vieux- 
croyants,  les  staroi'èresK 

Par  contre,  ils  juxtaposaient,  en  enjam- 
bant les  siècles,  tous  les  débris  qui  leur  plai- 
saient ;  ils  exhumaient  des  monceaux  de 
feuilles  jaunies  et  desséchées,  pauvres  restes 


1.  CeUe  campagne  contre  les  starovères  n'a.  point  cessé.  Elle 
alimente  encore  les  discussions  des  journaux  et  celles  de  la 
Douma.  Et  ce  sont  encore  le«  réformateurs  qui  défendent  ces 
vieux-croyants  contre  les  conservateurs. 


30  VLADIMIR    SOLOVIEV 

de  tous  les  lointains  automnes  :  il  semblait 
qu'à  force  de  piquer  sur  un  vieux  tronc  les 
Heurs  conservées  en  herbier  depuis  les  prin- 
temps du  dixième  siècle,  on  infuserait  à 
l'arbre  une  vie  qui  serait  immuable  et  im- 
mortelle. 

Contradictions  analogues  chez  les  «  néo- 
occidentalistes  »  d'avant-garde. 

Volontiers,  ils  auraient  abattu  l'arbre... 
pour  donner  plus  d'indépendance  à  ses  élé- 
ments dissociés,  plus  de  vie  à  ses  tissus  et 
à  ses  cellules. 

Ils  ne  parlaient  que  d'évolution  ;  et  les 
transformations  dont  ils  rêvaient  n'eussent 
été  que  désagrégation. 

Ils  voulaient  la  marche  en  avant,  le  progrès, 
la  vie  ;  et  l'égalitarisme  absolu,  qu'ils  pré- 
tendaient imposera  toutes  les  activités,  aurait 
tué  toute  spontanéité,  entravé  tout  dévelop- 
pement et  détruit  l'apparence  même  du 
mouvement. 

C'est  entre  ces  deux  groupes  de  combat- 
tants que  s'insinua  lentement  l'influence  de 
Soloviev.  Nous  dirons  plus  loin  à  quel  pa- 
roxysme de  colère  en  étaient  venus  les  mi- 
litants lorsqu'il  commença  son  œuvre.  Mais 
avant  de  rappeler  ces  luttes,  avant  d'étudier 
les  travaux  et  le  caractère  du  pacificateur,  il 


LE    MILIEU    RUSSE  31 

importe  de  montrer  d'abord  comment,  par 
les  péripéties  de  sa  formation  personnelle,  la 
Providence  l'avait  préparé  merveilleusement 
à  connaître  et  à  secourir  les  âmes  de  ses 
compatriotes. 


CHAPITRE  III 


LA   FORMATION 


Foi  perdue  et  recouvrée. 
Au  contact  des  luttes.  —  Le  Pacificateur 


I 


Soloviev  fut  préparé  à  son  rôle  par  les  con- 
ditions de  famille  et  par  le  milieu  social  où 
son  enfance  se  forma.  Grandissant  en  pleine 
crise  de  la  pensée  nationale,  il  connut  à  fond, 
et  par  une  expérience  très  précoce,  les  dé- 
tresses et   les   aspirations  des  âmes   russes. 

Ces  initiations  prématurées,  dangereuses 
aux  esprits  médiocres,  sont  précieuses  pour 
les  hommes  supérieurs.  Elles  les  préparent 
à  réagir  sur  leur  milieu,  d'une  façon  qui  peut 
être  en  même  temps  très  puissante  et  très 
adaptée. 

Né    le    16   janvier    1853,   Vladimir  fut  le 


LA    I-Olt.MAJlON  33 

second  fils  du  premier  et  du  plus  laborieux 
historien  de  la  Russie,  Serge  Mikhaïlovitch 
Soloviev. 

Son  père,  âgé  de  trente-trois  ans,  venait 
de  publier  les  premiers  volumes  du  grand 
ouvrage  qu'il  continua  jusqu'à  sa  mort  :  His- 
toire de  la  Russie  depuis  les  temps  les  plus 
reculés  (jusqu'à  1780)  i.  A  la  mémoire  de  ce 
père,  Vladimir  consacrait  en  1896  un  touchant 
article^  auquel  nous  emprunterons  quelques 
détails  intimes;  l'éloge  de  l'historien  est  ré- 
sumé par  son  fils  en  trois  mots  éloquents  et 
justes:  «  >Mon  père  aimait  d'un  amour  pas- 
sionné l'orthodoxie,  la  science  et  la  patrie 
russe.  » 

Par  sa  mère,  Polyxène  Vladimirovna  Ro- 
manov,  qui  mourut  seulement  en  juin  1909, 
Vladimir  était  relié  à  la  famille  du  philosophe 
ukrainien  Skovorod^. 

Enfin,  son  grand-père,  Mikhaïl  Vassilié- 
vitch  Soloviev,  était  un  prêtre  orthodoxe. 

Au  foyer  paternel,  Vladimir  Serguiévitch 
fut  donc  élevé  dans  les  principes  du  slavophi- 
lisme  primitif. 

1.  Vingt-neuf  volunies.  Moscou,  1851-1879,   2°   édition. 

2.  T.  VI,  p.  643-662. 

3.  Un  écrivain  russe,  S.  Ph.  Librovitch,  dans  un  curieux 
ouvrage  intitulé  :  Sang  étranger  (à  la  lettre  j  non  russe)  chez 
les  écrit'ains  russes,  se  hâte  de  tirer  de  ce  fait  une  conclusion 
conforme  à   sa   thèse  (p.  81  ;  Saint-Pétersbourg,   sans   date]. 

SOLOVIEV.  3 


34  VLAUliMIlt    SOLOVIEV 

En  1864,  il  entrait  au  Gymnase  de  Moscou; 
le  milieu  changeait.  C'était  le  temps  où  la 
jeunesse  russe  s'enthousiasmait,  en  dépit  de 
la  censure,  pour  le  livre  de  Biichner,  Force 
et  Matière.  Soloviev  le  lut;  il  le  lut  en  alle- 
mand, à  la  dérobée;  puis  il  lut  Strauss,  puis, 
dans  le  texte  français,  la  Vie  de  Jésus  de 
Renan... 

Dès  1867,  la  foi  chrétienne  et  le  spiritua- 
lisme étaient  condamnés.  «  Le  catéchisme  de 
la  science,  celui  de  Bûchner,  avait  vaincu 
le  catéchisme  de  la  foi,  celui  du  métro- 
polite Philarète^.  »  —  Verdict  puéril  et  im- 
personnel, mais  dont  la  cassation  réfléchie 
allait  témoigner  bientôt  d'une  maturité  pré- 
coce. 

En  attendant  cette  conversion,  le  vide  était 
complet  dans  l'àme  de  l'enfant.  «  A  l'âge  de 
treize  à  quatorze  ans,  écrivait-il^  le  ISaoût  1872 
(il  avait  alors  dix-neuf  ans),  quand  j'étais  un 
matérialiste  zélé,  c'était  un  grand  problème 
pour  moi  :  comment  peut-il  avoir  {sic)  des 
gens  d'esprit  qui  soient  en  même  temps  chré- 
tiens? et  je  m'expliquais  ce  fait  étrange  en 

1.  T.  VI,  p.  645. 

2.  Correspondance  (édition  Radlov),  t.  I,  p.  158  :  lettre 
française  ii  Mine  S.  D.  Lapchina.  Le  jeune  homme  avait  grif- 
fonné en  tète  de  sa  lettre  ;  «  Je  voua  demande  pardon  de 
mon  français  horrifique.  » 


LA    FORMATION  35 

supposant  ou  de  l'hypocrisie  ou  une  espèce 
de  folie  particulière  propre  aux  gens  d'esprit. 
C'était  assez  béte  pour  un  bambin...  » 

Ce  «  bambin  »  de  quatorze  ans  se  refusait 
même  en  famille,  à  tout  acte  religieux.  Ques- 
tion de  loyauté,  estimait-il. 

Le  père  connaissait  son  fils  :  il  ne  voulut 
rien  brusquer,  il  ne  fit  aucun  reproche,  il 
insista  seulement  sur  la  gravité  du  problème 
de  la  vie  :  le  résoudre  à  la  légère,  quelle  res- 
ponsabilité! mais,  sans  doute,  l'enfant  avait 
pesé  le  pour  et  le  contre  et  cédé  devant  des 
objections  plus  fortes  que  los  élucubrations 
trop  peu  scientifiques  d'un  Bucliner  ou  d'un 
Renan. 

En  prenant  ainsi  son  fils  au  sérieux,  Serge 
Soloviev  le  sauva. 

Il  y  a  chez  les  hommes  du  Nord  d'étranges 
précocités  intellectuelles  :  un  petit  Moscovite 
de  quatorze  ans  éprouva  pendant  trois  ans 
les  angoisses  religieuses  d'un  Augustin  avant 
sa  conversion.  Gomme  le  grand  docteur  latin, 
dont  il  devait  bientôt  s'éprendre  et  s'inspirer 
largement,  le  jeune  collégien  slave,  torluré 
par  les  deux  problèmes  de  la  matière  et  du 
mal,  s'enfermait  en  une  sorte  de  philosophie 
manichéenne  dont  les  pessimistes  allemands, 
Schopenhauer  surtout,  étaient  les  oracles  et 


36  VLADIMIR    SOLOVIEV 

les  pontifes.  Mais,  dans  leurs  formules,  il 
voulait  voir  plus  loin  que  ses  condisciples. 
Autour  de  lui,  les  collégiens  de  Moscou  s'en- 
lizaient  presque  tous  dans  le  matérialisme 
pratique,  dans  le  positivisme  joyeux.  La  théo- 
rie les  intéressait  peu;  ils  y  récoltaient  tout 
au  plus  quelques  aphorismes,  — juste  ce  qu'il 
fallait  pour  excuser  leur  conduite...  :  à  quoi 
bon  le  surplus? 

Cette  désinvolture  à  l'égard  du  vrai  révol- 
tait leur  jeune  et  brillant  condisciple  :  il  était 
résolu  dès  lors  à  respecter  toujours  la  vérité, 
à  la  poursuivre  partout,  à  lui  tout  sacrifier. 
Elle  récompensa  son  dévouement. 

Mais  sur  le  chemin  de  retour  qu'elle  lui 
traça,  le  premier  relais  —  vraiment  extraor- 
dinaire pour  un  enfant  — vaut  d'être  signalé. 

Avant  la  conversion  religieuse,  un  esprit 
empoisonné  a  besoin,  le  plus  souvent,  d'un 
antidote  philosophique.  Des  sophismes  alle- 
mands, injectés  à  haute  dose,  avaient  troublé 
le  reg-ard  de  Vladimir  Soloviev  :  son  intelli- 
gence  s'oubliait,  elle  se  livrait  au  seul  témoi- 
gnagedessens;  elle  ne  reconnaissait  plus  pour 
réelle  qu'une  matière  encore  mal  difleren- 
ciée  et  emportée  par  les  tendances  générales 
du  monde  vers  un  mal-être  toujours  plus 
douloureux. 


LA     I-OlOIAriON  37 

Contre  cette  ivresse,  où  serait  le  remède? 

L'enfant  le  trouva  dans...  Spinoza.  Spinoza 
qu'il  lut  à  quinze  ans,  avec  passion,  fut  pour 
lui  ce  que  Plotin  et  les  Platoniciens  avaient 
été  pour  Augustin  :  la  réalité  du  Spirituel  et 
l'existence  nécessaire  du  Divin,  classées  la 
veille  au  rang  des  hypothèses  rebutantes  et 
absurdes,  apparurent  soudain  dans  l'éclat 
d'une  évidence  incomparable. 

La  conversion  commençait.  Quatre  ans 
plus  lard,  à  propos  des  «  matérialistes  ortho- 
doxes de  la  confession  de  Vogt,  Biichner,  etc.  », 
il  écrivait*  :  «  L'absurdité  logique  du systé«ie 
a  été  reconnue  et  les  matérialistes  tant  soit 
peu  raisonnables  ont  passé  au  positivisme 
qui  est  une  bête  d'un  genre  tout  à  fait  diffé- 
rent et  n'est  pas  à  mépriser.  Quant  au  maté- 
rialisme, il  n'a  jamais  eu  rien  de  commun  avec 
la  raison  ou  la  conscience,  mais  c'est  un  pro- 
duit fatal  de  la  loi  logique  qui  réduit  à  l'ab- 
surde l'esprit  humain  séparé  de  la  divine 
vérité.  » 

A  l'époque  où  il  écrivait  cette  lettre,  Solo- 
viev,  âgé  de  dix-neuf  ans,  s'était  consacré 
définitivement  à  la  philosophie. 

1.  Loc.  cit.,  p.  159. 


38  VLADIMIR     SOLOVIEV 

Ce  choix  n'avait  pas  été  immédiat.  Après 
sa  sortie  du  gymnase,  il  avait  si  bien  réussi 
d'abord  dans  la  Faculté  des  sciences  physi- 
ques et  mathématiques  de  l'Université  de 
Moscou,  son  esprit  semblait  si  bien  fait  pour 
l'étude  des  sciences,  que  tous,  professeurs  et 
élèves,  parlaient  déjà  de  la  chaire  de  paléon- 
tologie qu'il  occuperait  bientôt. 

Soudain,  la  direction  changea  :  les  scien- 
cesnaturelleséclairaienttroppeules  mystères 
de  la  vie  humaine;  elles  ne  pouvaient  pas 
consoler  les  âmes,  ni  les  guider  ni  les  sau- 
ver..., et  les  âmes  russes  avaient  tant  besoin 
d'un  consolateur,  d'un  guide,  d'un  sauveur! 

La  philosophie  l'emportait  donc. 

Notre  converti  de  dix-huit  ans  se  livrait  à 
elle  non  pas  en  dilettante,  mais  en  apôtre. 
Il  se  sentait  une  irrésistible  vocation  pour 
l'apostolat  intellectuel  :  il  étudierait  et  il 
penserait,  non  pour  savoir  ou  pour  rêver, 
mais  pour  aider  et  pour  instruire. 

L'art  pour  l'art,  la  pensée  pour  la  pensée, 
la  poésie  pour  la  poésie,  jeux  d'égoïste  !  Solo- 
viev  en  avait  horreur.  Il  fut  artiste,  il  fut 
philosophe,  il  fut  poète,  mais  toujours  pour 
les  autres.  La  vie  pour  les  autres  et  la  pen- 
sée pour  l'amour!  —  pour  l'amour  de  Dieu 
et  des  âmes  —  voilà  sa  devise  dès  le  début 
de  sa  conversion.  Illa  redira  plus   tard  sous 


l.X    rnilMATION  39 

cette   autre  forme,  encore  plus  saisissante  : 
«  Sera  sauvé  celui  qui  aura  sauvé  K  » 

Mais  la  conversion  n'allait-elle  pas  être 
plus  dangereuse  que  les  égarements  maté- 
rialistes? Le  pseudo-divin  de  Spinoza  est  un 
abîme  sans  limites;  parle  mystère  fascina- 
teur  de  ses  demi-clartés,  par  la  splendeur  de 
ses  ombres  toujours  indéterminées  et  tou- 
jours mobiles  dans  leur  éternel  développe- 
ment logique,  cet  abîme  a  donné  le  vertige 
à  de  puissants  esprits.  Pour  un  enfant  enthou- 
siaste et  sans  appui,  quel  péril  dans  cet  appel 
des   profondeurs  indéfinies  ! 

Or,  dès  l'âge  de  seize  ans,  l'intelligence  de 
Soloviev  fut  assez  ferme  pour  résister  aux 
attraits  enchanteurs,  assez  perspicace  pour 
discerner  et  pour  condamner  l'apriorisme 
exclusif  de  son  maître  :  les  routes,  ouvertes 
à  l'esprit  par  Spinoza,  sont  très  droites;  mais 
d'où  partent-elles?  La  méthode  est  rigou- 
reuse; mais,  à  son  origine,  est-elle  légitime  ? 

Soloviev  chercha  d'autres  maîtres.  Bientôt 
son  enseignement  philosophique  et  reli- 
gieux insistera,  sans  se  lasser,  sur  la  trans- 
cendance de  Dieu  et  sur  sa  personnalité.  Pour- 
tant  il    gardera   toujours    sur    Spinoza    une 

1.   Bans  Le  Secret  du  progrès  {\S91),  t.  VIII,  p.  74. 


40  VLADIMin    SOI.OVIEV 

conviction  d'ordre  pratique  qu'il  motivait  par 
sa  propre  expérience  :  à  notre  époque  «  d'em- 
pirisme inintelligent  ou  de  criticisme  étroit  », 
écrivait-il  en  1897',  certaines  formules  de 
VEthique,  exposées  provisoirement  devant 
un  auditoire  de  positivistes  russes,  combat- 
traient efficacement  le  sommeil  matérialiste; 
un  contact,  tout  économique,  avec  le  de  Deo 
révélerait  à  bien  des  âmes  et  leur  imposerait 
presque,  comme  à  moi,  l'attitude  qui  nous 
convient  en  face  de  l'Absolu,  celle  qui  com- 
mence toute  conversion,  l'humilité. 


II 


Pendant  que  le  jeune  Vladimir  grandissait, 
aux  jours  mêmes  où  sa  pensée  sombrait  dans 
l'incrédulité  puis  se  ressaisissait,  la  division 
des  esprits  ne  cessait  de  croître  en  Russie. 
Les  adolescents,  les  enfants  eux-mêmes 
étaient  sollicités  de  prendre  parti.  Dans  une 
ville  comme  Moscou,  personne  ne  pouvait 
ignorer  la  lutte,  personne  ne  pouvait  y  rester 
indifférent  :  avec  les  contacts  quotidiens  les 
options  s'imposaient. 

Les  deux  programmes  que  nous  avons  es- 

1.  Notre  concept  sur  Dieu  :  à  propos  de  Spinoza  et  du  pro- 
fesseur A.- J.   U'édenski,  t.   VIII,  p.  26. 


LA    FOnMATION  41 

quissés  plus  haut,  ralliaient  en  deux  groupes 
à  peu  près  équivalents  la  presque  totalité  des 
Russes  cultivés*. 

Les  forces  respectives  se  faisaient  contre- 
poids ;  mais,  à  mesure  que  le  duel  se  prolon- 
geait entre  ces  deux  partis  outranciers,  les 
violents,  par  un  phénomène  habituel  en  temps 
de  crise,  accaparaient  de  chaque  côté  et  mo- 
nopolisaient la  direction. 

Les  slavophiles  relativement  modérés,  les 
Kirievsky,  les  Khomiakov,  les  Aksakov,  ne 
comptaient  plus  à  côté  d'un  Katkov,  d'un 
Strakhov  ou  d'un  Danilevsky.  Bientôt  le 
Saint-Synode  lui-même  serait  asservi  tout 
entier  et  comme  domestiqué  sous  la  domina- 
tion, toujours  plus  lourde  et  plus  intransi- 
geante, de  son  procureur  général  Pobédo- 
nostsev. 

Même  exaltation  des  violents  dans  le  parti 
libéral.  Les  années  1862-1864,  qui  virent  les 
gloires  impétueuses  du  néo-nationaliste  Kat- 
kov, amenèrent  aussi  les  premiers  triomphes 
de  Tchernitchevsky.  Avec  lui,  une  partie  des 
occidentalistes  devenait  révolutionnaire  : 
c'était  une  fraction  minime  mais  tapageuse. 


1.  Ces  pages  sur  l'état  des  partis  en  Russie  résument, 
nous  le  rappelons  à  nouveau,  les  travaux  personnels  de  So- 
loviev.  Le  tome  V  de  ses  CCufres  co/M^/è<es  est  tout  rempli  p.'ir 
ses  études  sur  ia  Question  nationale  en  Rxissie, 


42  VLADIMIR    SOLOVIEV 

Ils  grossissaient  leurs  voix  en  affirmant  que 
toute  la  Piussie  grondait  derrière  eux.  Ainsi 
les  sages  semblèrent  compromis  et  ce  fut  une 
joie  pour  les  slavophiles. 

Herzen,  pour  un  temps,  renchérit  encore. 
Puis  Lavrov  et  Kropotkine  et  Bakounine... 

Les  attentats  suivront...,  puis  les  répres- 
sions rigoureuses...  Et  par  delà...? 

Par  delà,  c'était  le  mystère. 

Les  événements  des  dix  dernières  années 
(1900-1909)  ont  ébranlé  la  Russie.  Mais  la 
Russie  leur  a  résisté  :  et  leurs  phases  les  plus 
graves  ont  été  peu  de  chose  en  regard  de  ce 
que  présageaient  les  incompréhensions  mu 
tuelles  et  exaltées  des  chefs  de  parti  entre 
1860  et  1880.  Il  semblait  alors  que,  sous  leur 
impulsion,  la  guerre  des  idées  dégénérerait 
fatalement  en  guerre  civile. 

Et  quelles  tueries  alors  !  Les  griefs  accu- 
mulés, les  rancunes  longtemps  comprimées, 
les  nécessités  de  la  défense  personnelle  au- 
raient imposé  de  vraies  campagnes  d'exter- 
mination. 

A  des  spectateurs  attentifs  les  grandes 
«  exécutions  »  de  Pologne  en  1863  parais- 
saient n'avoir  été  qu'un  prélude  et  comme  une 
répétitiou,  relativement  inoffensive,  du  grand 
drame    où    des    Russes    combattraient    des 


LA    FORMATION  43 

Russes.  On  sait  qu'àl'insu  du  gouvernement 
impérial  de  Russie,  le  «  gouvernement  insur- 
rectionnel »  de  Pologne,  dépistant  tous  les 
espionnages,  n'avait  point  quitté  la  capitale  du 
royaume  ;  l'Université  de  Varsovie  lui  avait 
servi  de  palais,  les  bandes  de  paysans  avaient 
accepté  la  direction  lointaine  des  professeurs 
et  le  commandement  immédiat  des  étudiants  : 
autant  de  symboles,  pensait-on,  des  organi- 
sations qui  se  manifesteraient  bientôt  dans 
tout  l'empire. 

Seulement,  la  lutte  en  Russie  serait  autre- 
ment longue  et  sauvage  qu'en  Pologne  :  champ 
de  bataille,  plus  vaste  à  la  fois  et  plus  morcelé, 
puisque,  sur  chaque  déciatine  des  plaines  sans 
fin,  les  ennemis  se  retrouveraient  face  à  face, 
engagés  en  d'innombrables  combats  singu- 
liers, sans  pouvoir  se  retirer  jamais  en  un 
camp  parfaitement  retranché  ;  et,  de  chaque 
côté,  les  combattants  déploieraient  la  même 
endurance  de  race,  le  même  enthousiasme  à 
froid,  la  même  docilité  passive  aux  ordres  des 
chefs,  la  même  sérénité  fataliste  devant  la 
mort,  la  même  exaltation  mystique  pour  la 
cause, la  même  résolution  de  tuer  et  d'être 
tué. 

De  1860  à  1880,  cette  guerre  civile  fut  con- 
stamment sur  le  point  d'éclater,  et  les  obser- 
vateurs pessimistes  ne  manquaient  point  qui 


44  VLADIMIR    SOLOVIEV 

prophétisaient    la   dislocation   prochaine  ou 
même  la  destruction  de  l'empire  tsarien. 
Avant  un  demi-siècle  !   disaient-ils. 

De  fait,  des  attentats  se  succédèrent  sans 
interruption  pendant  quinze  ans  :  depuis  celui 
de  Karakozov  (avril  1866)  jusqu'à  l'explosion 
qui  détruisit  au  Palais  d'Hiver  la  salle  à  man- 
ger impériale  et  qui  ensevelit  sous  les  ruines 
une  centaine  de  soldats  du  régiment  de  Fin- 
lande (17  février  1880).  Un  an  plus  tard,  le  1/13 
mars  1881,  Alexandre  II,  le  tsar  libérateur, 
succombait  aux  coups  des  assassins. 

C'est  de  ces  quinze  années  que  M.  Leroy- 
Beaulieu  a  pu  dire  :  «  Deux  ou  trois  douzaines 
déjeunes  gens  résolus,  ayant  fait  un  pacte 
avec  la  mort,  tenaient  en  échec  le  gouverne- 
ment du  plus  vaste  empire  du  monde.  » 

Avec  leur  sang-froid,  la  principale  force  de 
ces  enragés,  c'était  une  certaine  connivence 
secrète  de  la  nation. 

L'horreur  de  leurs  crimes  eût  dû  soulever 
contre  eux  les  foules.  Les  sévérités  aveugles 
de  la  répression  retournaient  les  colères  et 
rendaient  un  certain  prestige  aux  meurtriers  : 
pour  quelques  étudiants  coupables,  des  mil- 
liers d'autres  étaient  frappés  ;  pour  quelques 
fonctionnaires  suspects,  on  cassait  des  cen- 


LA    rOHMATION  45 

taines  d'innocents.  Autant  de  recrues  pour  le 
parti  des  mécontents  ;  autant  d'emballés  qui 
bousculaient  le  réformisme  pour  se  préci- 
piter vers  la  révolution.  Derechef,  et  par  un 
nouveau  contre-coup,  leurs  emportements 
donnaient  autorité  aux  plus  rigoristes  des 
slavophiles  orthodoxes. 

L'opposition  irréductible  des  deux  tendan- 
ces grandissait  donc  toujours,  l'abîme  s'élar- 
gissait, et  personne  ne  songeait  à  le  combler. 

Chaque  parti  défendait  une  parcelle  de 
vérité;  mais,  hypnotisé  par  l'éclat  de  ce  frag- 
ment, il  ne  pensait  même  pas  à  contempler 
dans  son  intégrité  le  diamant  dont  cette  pous- 
sière avait  été  détachée. 

La  dignité  de  la  personne  humaine  !  cla- 
maient les  uns. 

Le  caractère  sacré  de  l'autorité  !  ripostaient 
les  autres. 

Et  les  premiers  ne  s'apercevaient  pas  que 
leur  matérialisme  expliquait  mal  cette  dignité  ; 
ils  ne  prévoyaient  pas  que,  sans  une  auto- 
rité directrice,  le  respect  mutuel  serait  mal 
garanti;  surtout,  ils  oubliaient  que  les  dépo- 
sitaires du  pouvoir  demeuraient  encore  des 
personnalités  humaines. 

Les  seconds  divinisaient  l'autorité,  et  leurs 
affirmations    —    légitimes   s'ils   les    eussent 


'ib  VLADIMIR    SOLOVIEV 

restreintes  à  l'origine  lointaine  du  pouvoir  et 
à  l'obligation  qui  impose  les  lois  justes  aux 
consciences  des  citoyens  —  devenaient  faus- 
ses par  leur  caractère  exclusif  et  absolu  : 
c'étaient  les  hommes  au  pouvoir  qu'on  divini- 
sait, leurs  caprices,  leurs  excès  et  le  mépris 
alfiché  de  plusieurs  pour  ce  qui  n'était  pas 
slavopliile. 

Le  meurtre  du  1/13  mars  1881  ne  désarma 
personne.  Alexandre  II  avait  été  tué  par  les 
uns,  il  fut  vengé  par  les  autres.  Mais  les  cri- 
mes sont  stériles;  et  les  vengeances  exces- 
sives ne  remédient  à  rien  :  l'effusion  du  sang 
ne  guérit  pas  les  plaies... 

Les  yeux  restèrent  fermés  sur  la  maladie 
qui,  de  proche  en  proche,  contaminait  les 
âmes.  Personne  ne  se  préoccupait  de  recher- 
cher et  d'enseigner  des  idées  justes;  on  se 
contentait,  de  part  et  d'autre,  d'entraver  par 
la  violence  les  applications  «  déplaisantes  » 
des  idées  adverses. 

Si  cette  exaspération  mutuelle  avait  conti- 
nué, ses  conséquences  logiques  se  seraient 
développées  :  le  moindre  incident  eût  pu  tour- 
ner à  la  catastrophe,  et,  par  exemple,  les 
troubles  qui  suivirent  la  guerre  d'Extrême- 
Orient,  auraient  pris,  quelques  années  plus 
tôt,  un  tout  autre  caractère.  De  1905  à  1907, 


LA    FORMATION  47 

les  attentats  et  les  répressions,  les  émeutes 
et  les  pogroms  parurent  presque  bénins  à 
ceux  qui  pronostiquaient  d'après  les  effer- 
vescences des  années  80  :  c'est  donc  que 
Tétat  des  esprits  avait  énormément  évolué 
depuis  1880. 

Cette  évolution  est  incontestable,  —  incon- 
testée aussi,  —  bien  qu'elle  soit  très  loin 
encore  d'être  achevée.  iNIais  quelles  en  lurent 
les  causes  ? 

Elles  sont  complexes,  assurément  :  lassi- 
tude des  violences  trop  prolongées,  expé- 
rience des  gouvernants,  progrès  des  études, 
contacts  plus  fréquents  avec  l'Occident, 
influence  des  réalités  qui  désillusionne  les 
moins  entêtés  des  utopistes...  Ces  causes 
ont  favorisé  les  partisans  d'une  entente  entre 
gouvernants  et  gouvernés,  elles  ont  encou- 
ragé les  champions  d'une  attitude  moins 
intolérante  envers  l'Eglise  catholique. 

Mais  ces  tenants  d'une  politique  plus  coni- 
préhensive,  d'où  sont-ils  sortis  ?  Qui  les  a 
formés  ?  11  semblait  aux  pères  que  les  mots 
autorité  et  liberté  étaient  fatalement  contra- 
dictoires, qu'il  fallait  être,  sans  milieu  possi- 
ble, irréligieux  ou  orthodoxe.  Et  voici  que 
les  fils  constatent  qu'entre  une  autorité  et 
une  liberté  bien  dosées  l'accord  est  possible, 


48  VLADIMfn    SOLOVIEV 

nécessaire,  facile  même  ;  ils  découvrent  que 
l'on  peut  être  à  la  fois  savant  et  croyant,  que 
les  consciences  peuvent  se  sentir  incommo- 
dées parla  stagnation  de  l'orthodoxie  orien- 
tale sans  renier  le  Christ,  que  les  âmes  peu- 
vent aimer  l'Eglise  universelle  sans  renoncer 
à  la  patrie. 

D'où  vient  cette  transformation  ? 

?Nous  n'hésitons  pas  à  l'attribuer  pour  une 
très  grande  part  aux  exemples,  à  l'œuvre  et 
àrinfluence  posthume  de  Vladimir  Soloviev. 


III 


Cette  influence  de  Soloviev  est  certaine .  Elle 
est  attestée  par  les  faits;  elle  est  affirmée  par 
d'innombrables  témoignages.  Beaucoup  de 
Russes  la  reconnaissent;  d'autres,  plus  nom- 
breux peut-être,  la  subissent  par  une  série 
de  ricochets  et  comme  à  leur  insu  :  ils  hési- 
tent à  se  l'avouer. 

Or,  il  est  remarquable  que  pour  rappro- 
cher des  adversaires,  irréconciliables  en 
apparence,  Soloviev  n'a  compté  ni  sur  des 
compromis  ni  sur  les  finesses  qui  dissimulent 
la  vérité.  11  n'eut  jamais  l'idée  de  constituer 
un  parti,  et  c'est  pourquoi  son  autorité  s'éten- 
dit sur  tous  les  partis  ;  il   ne  pouvait  même 


LA    FOKMATION  49 

pas  songer  à  s'immiscer  d'une  manière  active 
dans  la  politique,  et  cette  réserve  a  plus  fait 
qu'une  intrusion  maladroite. 

Sa  force  fut  précisément  dans  sa  franchise 
indépendante. 

11  aimait  la  vérité  pour  la  vérité  ;  il  la  recon- 
naissait où  qu'il  la  trouvât;  il  la  signalait 
courageusement.  C'était  s'exposer  à  tous  les 
ostracismes  de  la  gauche,  à  tous  les  anathè- 
mes  de  la  droite  :  qu'importait,  si  la  vérité 
pouvait  à  ce  prix  être  découverte  plus  inté- 
gralement et  manifestée  dans  toute  sa  pureté? 

Il  voulait  la  vérité  intacte.  Il  abhorrait  les 
exclusivismes,  et  le  titre  même  de  ses  livres 
exalta  plusieurs  fois  l'intégrisme  du  vrai  con- 
tre l'esprit  de  système*. 

C'était  un  intégriste,  mais  un  intégriste 
loyal.  Et  si  sa  franchise  de  moraliste  intègre 
mécontenta  d'abord  tous  les  partis,  sa  loyauté 
finit  par  les  séduire. 

Le    professeur    Brûckner,    de    Berlin,    a 


1.  Par  exemple,  en  1877,  Les  Principes  philosophiques  de  la 
science  intégrale  (t.  I,  p.  227-375),  et  en  1880,  La  Critique  des 
principes  exclusifs  (t.  II,  p.  1-374).  —  Le  titre  russe  serait  tra- 
duit plus  littéralement,  La  Crise  des  principes  abstraits,  mais 
Soloviev  le  commente  de  telle  façon  que  le  mot  exclusifs  con- 
vient seul  en  français.  —  Le  9  mars  1897,  il  publiait  un  article 
intitulé  :  Les  Scandales.  «  Le  vrai  scandale  et  le  plus  dange- 
reux n'est  pas  celui  des  sens,  c'est  celui  «jui  gâte  l'intelli- 
gence ;  il  ne  résulte  pas  du  pur  mensonge  mais  des  demi- 
vérités.  »  jT.  Ylll,  p.  89.) 


50  VLADIMIIÎ    SOLOVIEV 

dépeint  cet  intégrisme  dans  son  Histoire  de 
la  littéj'ature  russe  ^  : 

«  Le  philosophe    moraliste  et  théologien, 
Soloviev,    est    une    des    plus    intéressantes 
manifestations  de  la  Russie  moderne  et  de  sa 
fermentation  intellectuelle.  Intrépide  en  son 
zèle  de  feu  pour  annoncer  la  vérité,  il  repous- 
sait   tout   retour    d'amour-propre...    En   nos 
temps  de  positivisme  absolu  et  d'indifférence 
pour  toute  théorie^  pour  toute  métaphysique, 
il  a  le    grand  mérite  d'avoir  ramené  l'atten- 
tion sur  les  questions  éternelles...  Avoir  dé- 
fendu les  grands  principes  moraux  en   une 
langue  élevée  et  poétique,  avec  la  flamme  de 
la  plus  intime  conviction,  avec  une  dialecti- 
que   brillante  et  un    riche  savoir,  voilà   son 
plus   grand  mérite  —  doublement  grand  en 
un  pays  dont  la  littérature  autonome  est  très 
pauvre    en    philosophie    morale   et   dont    la 
paresse  intellectuelle   (c'est  l'Allemand    qui 
parle)  est  toujours  prête  à  se  contenter  des 
plus  triviales  apparences  de  vérité,  du  posi- 
tivisme par  exemple  dans  les  années  60  à  70 
ou  du  marxisme  dans  les  années  90.  » 

Il   est  naturel  que   cette  influence  ait  été 
longtemps  entravée  ;  mais  son  triomphe,  qui 

1.    D'  A.  Brûckni'.R,   Geschichte   der   russischen    Litteratur, 
p.  309  et  311,  Leipzig,  Amelang,  1905. 


LA    FORMATION  51 

commençait  à  s'affirmer  lorsque  Soloviev 
mourut,  n'a  cessé  de  grandir  depuis  1900. 

Qu'on  en  juge. 

En  1907,  un  témoin  compétent  pouvait 
écrire  *:  «  Un  des  plus  rudes  adversaires  de 
Tolstoï  sur  le  terrain  philosophique  et  reli- 
gieux, Soloviev,  a  conquis  dans  sa  patrie  le 
maximum  de  respect  et  de  popularité.  11  s'op- 
posait à  Tolstoï  par  deux  notes  essentielles  : 
attachement  à  la  conception  historique  du 
christianisme,  au  dogme  de  Nicée;  opposi- 
tion à  la  formule,  à  l'axiome,  du  tolstoïsme  : 
Ne  résiste  pas  au  mal...  Quand  nous  déposons 
le  dernier  ouvrage  de  Soloviev,  celui  qu'il 
acheva  quelques  jours  avant  de  mourir,  une 
indicible  émotion  s'empare  de  nous.  Le  re- 
gard de  cet  historien  si  profond,  si  lucide,  si 
pénétrant...  est  aussi  le  regard  d'un  croyant 
modelé  sur  l'exemple  de  celui  qui  disait:  Ego 
et  Pater  unum  su/nus.  A  ce  point,  la  critique 
se  tait,  car  l'amour  commence.  » 

Même  note  dans  un  article  du  Slovo  (13/26 
mars  1909)  à  propos  d'une  conférence  de 
M.  N.-A.  Kotliarevsky  :  «  Le  nom  de  Vladimir 
Soloviev,  disait  M.  Vassili  Goloubiev,  devient 


1.  N.  Hoffmann,  dans  la  préface  de  sa  traduction  du  livre 
de  Soloviev,  Les  Fondements  religieux  de  la  vie  (Wladimir 
SoLOviEFF,  Die  religiosen  Grundlagen  des  Lebens,  p.  vin  et 
XXI,  Leipzig,  Mutze,  1907). 


52  VLADIMIR    SOLOVIEV 

de  plus  en  plus  populaire...  Qui  pourrait  ne 
pas  l'aimer  dès  le  premier  contact  avec  ses 
ouvrages?  Quel  lecteur  résisterait  à  leur  en- 
traînement? 

«  Comme  théologien,  il  croyait  en  un  seul 
Dieu  personnel  et  à  la  vérité  du  christianisme. 
11  se  donna  pourtâche  de  faire  revivrele  Christ 
en  nos  temps  et  de  prouver  que  toute  l'essence 
du  christianisme  peut  être  actuelle  encore 
dans  notre  civilisation  moderne.  Il  avait  une 
foi  profonde  à  la  vie  d'outre-tombe.  Cette  foi 
que  nous  recevons  généralementdans  une  for- 
mule dogmatique,  quelleinfluence  a-t-ellesur 
notre  vie  quotidienne?  Aucune.  Delà  notre 
matérialisme  pratique. 

«  Or,  Soloviev  joignit  la  foi  la  plus  vive  à  la 
vie  même  du  monde  :  voilà  son  originalité. 
Toute  sa  vie  était  ordonnée  pour  témoigner  en 
acte  sa  foi  au  Christ-Dieu,  et  en  même  temps 
il  est  difficile  de  se  représenter  un  homme 
du  monde  plus  accompli  que  Soloviev.  On 
pouvait  le  rencontrer  partout  où  est  la  vie; 
il  s'intéressait  à  tout  ce  qui  intéresse  la  vie, 
à  l'art,  à  la  politique,  voire  à  l'irrigation  des 
steppes.  11  n'était  étranger  à  rien  de  terrestre 
et  ses  vers  sont  pleins  de  tous  les  sentiments 
humains. 

«  En  même  temps,  dans  son  cœur  il  portait 
toujours    Dieu.  Il  fut   chrétien  dans   le  plus 


LA    FORMATION  53 

haut  sens  du  mot,  et  cet  accord  de  l'homme 
du  monde  avec  l'homme  de  spiritualité,  avec 
le  chrétien,  est  le  grand  mystère  de  son  âme. 
Sa  vie  répondait  à  ses  œuvres.  » 

Des  centaines  de  citations,  d'origine  très 
diverses,  rendraient  le  même  son. 

Est-ce  à  dire  que  Soloviev  ait  rallié  tous  les 
esprits  ?  Evidemment  non.  Si  les  attaques 
passionnées  ont  fait  place  au  respect,  et  la 
haine  à  l'estime,  une  personnalité  aussi  mar- 
quée ne  peut  pas  cesser  d'être  un  signe  de 
contradiction.  Les  griefs  se  sont  atténués,  il 
serait  anormal  qu'ilseussentdisparu.  Et  peut- 
être,  à  tout  prendre,  contribuent-ils  mieux 
encore  que  certains  enthousiasmes  à  glorifier 
Soloviev. 

Ecoutons  d'abord  des  hommes  de  gauche  : 
MM.  Mérejkovski  et Ossip-Lourié  interprètent 
exactement  leurs  regrets. 

Le  premier,  auteur  du  livre  intitulé  Le  Tsar 
et  la  Révolution,  constate  l'extraordinaire 
ascendant  de  Soloviev.  Raison  de  plus,  pense- 
t-il,  pour  déplorer  son  attitude  :  —  Soloviev 
enthousiasmait  le  peuple  russe  par  son 
enseignement  moral  ;  il  aurait  pu  le  pousser 
à  la  révolution...  Hélas!  «  quelle  faute  inex- 
cusable! il  a  préféré  devenir  le  Jean-Baptiste 


VI.ADIMin    SOLOVIEV 


de  la  Russie  et  prêcher,  au  milieu  du  désert, 
des  devoirs  surannés...  »  M.  ]Mérejkovski 
aurait-il  oublié  que  Jean-Baptiste,  s'il  prêcha 
dans  le  désert,  y  fit  courir  les  foules  ?  Et  son 
enseignement  moral  n'était  pas  d'un  retarda- 
taire, mais  d'un  précurseur. 

Les  doléances  de  M.  Ossip-Lourié  sont  plus 
nuancées^  Asesyeux,Soloviev  estassurément 
«  un  dialecticien  excessivement  fin  et  spiri- 
tuel, unérudit,  unpoète,  un  honnête  penseur, 
qui  connaît  à  fond  tous  les  systèmes  de  phi- 
losophie ».  Autre  aveu:  «  L'équilibre  entre 
la  raison  et  les  sensations  a  toujours  été  par- 
fait chez  Soloviev:  il  ignore  l'extase,  on  dirait 
c[ue  son  mysticisme  est  lerésultatde  sa  raison 
et  non  pas  de  sa  perception  religieuse  inté- 
rieure. »  Sans  doute  encore,  «  dans  sa  vie  pri- 
vée, c'était  un  ascète...  Généralement  la  puis- 
sance de  l'idée  religieuse  affaiblit  les  autres 
états  intellectuels.  Rien  de  pareil  chez  Soloviev, 
son  activité  cérébrale  est  restée  puissante 
jusqu'à  sa  mort. ..Soloviev  n'est  ni  un  névrosé, 
ni  un  halluciné,  c'est  simplement  un  contem- 
platif... Tel  qu'il  est,  c'est  un  noble  penseur  ». 

1.  Ossiv-LovRiÉ,  La  Philosop/iie  russe  contemporaine  (A\can. 
1905).  La  première  étude  (p.  9-34)  est  intitulée  Soloviev  et  le 
Mysticisme.  Nos  citations  suffisent  à  caractériser  les  tendances 
de  l'auteur,  elles  sont  tirées  des  pages  11,  23,  28,  31-3't.  Nous 
avons  respecté  les  iUiliqucs  de  M.  Ossip-Louric,  mais  nous 
avons  maintenu  dans  le  texte  notre  orthographe  ilu  nom  de 
Soloviev. 


l.A    KOUMATION  55 

Mais  enfin,  —  et  voici  le  reproche,  plus 
glorieux  en  fait  que  tous  les  éloges  —  : 
«  Soloviev  voit  le  salut  du  monde  dans  le 
christianisme,  dans  l'union  des  Eglises.  Ce 
fait  semble  étrange,  car  il  est  absolument 
inadmissible  qu'il  ignorât  l'histoire  sanglante 
des  Eglises.  Il  n'en  est  pas  moins  certain 
que  le  christianisme  est,  pour  Soloviev,  ce 
que  la  substance  absolue  fut  pour  Spinoza... 
Nous  accepterions  volontiers  les  idées  de 
Soloviev,  s'il  n'avait  pas  soin  de  nous  dire  et 
de  nous  répéter...  :  Participer  à  la  vie  de 
l'Eglise  universelle,  y  participer  selon  ses 
forces  et  ses  capacités  particulières,  voilà  le 
seul  but  véritable,  la  seule  vraie  mission  de 
chaque  individu,  de  chaque  peuple.  En  dehors 
de  Dieu^ principe  d'union,  V union  des  hommes 
nest  pas  possible.  » 

Les  hommes  de  droite  expriment  un  autre 
grief,  qui  se  retrouve  fréquemment  jusque 
sur  les  lèvres  des  amis  de  Soloviev.  Après 
avoir  exalté  le  grand  chrétien,  beaucoup 
d'entre  eux  s'arrêtent. 

Gomme    MM.    Snéguirev^,    Vélitchko-   et 


1.  M.  A.  Snéguirev  dans  Foi  et  Raison,\dO&,  t.  XVII,  p.  143- 
161,  179-189. 

2.  B.  P.  VÉLITCHKO,  Vladimir  Solovieif,  sa  vie  et  ses  œtwrrs 
(Saint-Pétersbourg-,  1904). 


56  VLADFMIH    SOLOVIEV 

Svetlov  \  ils  croient  devoir  critiquer  encore 
ce  qu'ils  appellent  le  latinisme  de  Soloviev. 

M.  Radio V  lui-même  ne  peut  dissimuler 
quelques  inquiétudes  à  cet  égard  soit  dans 
son  article  sur  Le  Mysticisme  de  Soloviev"-^ 
soit  dans  son  Introduction  biographique  au 
neuvième  volume  des  œuvres  complètes  de 
son  ami3. 

Latinisme  est  inexact,  nous  l'avons  déjà 
noté.  11  faudrait  dire  plutôt  catholicité  de  la 
pensée  et  du  cœur,  ou,  avec  le  R.  P.  Aurelio 
Palmieri,  «  enthousiasme  religieux  pour  la 
vérité  et  l'unité  du  catholicisme^  ». 

Voilà  donc  les  deux  faces  des  accusations 
actuelles  contre  Soloviev.  «  Il  serait  notre 
idéal,  disent  les  parties  de  gauche,  s'il 
n'était  antirévolutionnaire  et  chrétien.  —  Il 
serait  le  nôtre,  ripostent  les  partis  de  droite, 
si  ses  convictions  religieuses  étaient  plus  na- 
tionalistes, moins  ouvertement  catholiques.  » 

La    persistance    de    ces    regrets    explique 

1.  SvETLOv,  dans  le  Messager  théologique,  1904,  t.  I,  p.  1-4".', 
425-448  ;  t.  II,  p.  l-4f>. 

2.  Dans  le  Messager  de  l'Europe,  1906,  n.  11  ;  cf.  1907,    n.  1. 

3.  On  retrouverait  le  même  gi'ief,  plus  ou  moins  nuancé, 
chez  les  professeurs  Cherchenevitch,  Wedensky,  Zarine,  Slo- 
nimski,  etc. 

4.  Aurelio  Palmieri,  O.  S.  A.,  La  Chiesa  russa,  le  sue 
odierne  condizioni...  (Florence,  1908,  p.  70i-706).  Cf.  Le  Pro- 
blème russe,  dans  les  Annales  de  philosophie  chrétienne  (jan- 
vier 1908,  p.  407). 


LA    FOn.MATION  57 

assez  pourquoi  Soloviev  fut  si  violemment 
combattu  durant  sa  vie  par  les  deux  partis 
extrêmes  dont  nous  rappelions  plus  haut 
les  principes  étroits  et  l'humeur  intransi- 
geante. 

Cette  intransigeance  obstinée  a  fini  par 
céder.  Presque  tous  ses  champions  anciens 
ont  reconnu  les  déficits  de  leur  exclusivisme; 
ils  ont  écouté  la  contradiction  et  plusieurs 
se  sont  laissé  convaincre. 

Soloviev  a  réalisé  cette  merveille  que  les 
deux  partis  ennemis,  leurs  foules  comme  leurs 
élites,  s'accordent  presque  sur  son  nom.  Ils 
l'admirent  ensemble  ;  ils  le  glorifient,  ils 
vont  même  jusqu'à  le  proclamer  à  l'envi 
«  le  plus  grand  philosophe  de  l'Europe  au 
dernier  quart  du  dix-neuvième  siècle,  le 
plus  original,  et  le  créateur  du  premier  sys- 
tème philosophique  véritablement  russe  '.   » 

Ainsi,  ceux  même  qui  s'étaient  coalisés 
jadis  pour  le  combattre,  se  réunissent  au- 
jourd'hui pour  l'exalter.  De  tels  mouvements 
d'opinion  attestent  un  ascendant  extraordi- 
naire. 

1.  Prof.  LopATiNE,  dans  les  Questions  philosophiques  (jan- 
vier et  février  lOOT;.  —  Le  «  gouvernement  »  du  Caucase 
vient  de  publier  et  répand  une  brochure  intitulée  I'.  5.  Solo- 
viev, le  grand  philosophe  de  la  terre  russe  (Tiflis,  1909, 
53  pages,. 


OO  VLADIMIH     SOLOVIEV 

D'où  vient-il,  cet  ascendant  de  Soloviev 
sur  les  âmes  slaves  ? 

Le  R.  P.  Aurelio  Palmieri  nous  en  donne 
d'excellentes  raisons.  «  Soloviev,  écrit-il, 
unissant  à  l'ardeur  de  son  enthousiasme 
religieux  une  admirable  finesse  d'esprit  et 
une  extraordinaire  érudition,  fut  l'esprit  le 
plus  puissant  et  le  cœur  le  plus  généreux 
de  la  Russie  contemporaine.  » 

Le  vicomte  de  Vogué  apprécie  de  même 
«  ce  Doctor  mirabilis,  une  des  figures  les 
plus  originales  du  dernier  quart  de  siècle  ; 
une  force,  un  excitateur  d'idées...;  un  cer- 
veau puissant,  élargi  par  une  lecture  ency- 
clopédique, par  la  connaissance  de  toutes 
les  philosophies,  des  sciences  de  la  nature, 
des  langues  principales  qu'il  parlait  à  mer- 
veille, et  mieux  encore,  une  âme  dont  les 
secrètes  beautés  transparaissaient  sur  ce 
beau  visage,  dans  ces  beaux  yeux  fascina- 
teurs...  Cet  homme  était  grand  et  foncière- 
ment représentatif  de  sa  race  ». 

Nous  constaterons  l'exactitude  de  ces  juge- 
ments en  étudiant  les  travaux  et  le  caractère 
de  Soloviev. 


CHAPITRE  IV 


LE  PROFESSEUR 


A  Moscou.  —  Premières  disgrâces. 
A  Pétersbourg. 


I 


La  vie  de  Soloviev  paraîtrait  assez  mono- 
tone si  les  heurts  du  dehors  ne  l'avaient  per- 
pétuellement brisée.  L'histoire  de  ces  oppo- 
sitions serait  curieuse  ;  nous  pourrions  la 
retracer  en  détail.  Mais  les  hommes  et  les 
choses  de  Russie  sont-ils  assez  connus  en 
France?  Ne  faudrait-il  pas  insérer, après  chaque 
nom,  après  chaque  épisode,  de  longues  pa- 
renthèses explicatives  ? 

Nous  nous  bornerons  donc  à  relever  les 
faits  principaux  avec  quelques  dates.  Ils  suf- 
firont à  notre  but.  Car  déjà  s'esquissera  l'his- 
toire d'une  pensée  toujours  progressive  mais 
longtemps  contrainte,  par  sa  loyauté  même. 


60  VLADIMIR     SOLOVIEV 

à  chercher  sa  voie  en  tâtonnant;  dès  lors  il 
sera  facile  de  dégager  les  raisons  psycholo- 
giques d'une  influence  toujours  grandissante. 
«  Converti  »  dès  avant  sa  vingtième  année 
à  la  foi  chrétienne,  Vladimir  Soloviev  s'était 
orienté  vers  les  études  de  philosophie  :  nous 
avons  dit  quelles  lectures,  quelles  réflexions, 
quels  desseins  apostoliques  l'y  avaient  amené. 
Ardent  au  travail,  il  fréquentait  en  même 
temps  la  Faculté  d'histoire  et  de  philologie, 
la  Faculté  des  sciences  physiques  et  mathé- 
matiques et  l'Académie  ecclésiastique  de 
théologie.  Outre  ses  professeurs  préférés, 
P.  D.  lourkévitch  et  V.  D.  Kou(!riatsev- 
Platonov,  il  consultait  assidûment  tous  les 
grands  philosophes  de  l'antiquité  et  des 
temps  modernes.  11  lisait  et  annotait  dans 
leur  langue  originale  Platon  et  Origène, 
Sénèque  et  saint  Augustin,  Bacon  et  Stuart 
Mill,  Descartes  et  de  Bonald,  Kant  et  Scho- 
penhauer,  Hegel  et  Schelling,  enfin  parmi 
les  Russes  Tchadaïev  et  Khomiakov^ 

1.  Alexis  Stéphanovitch  Khomiakov  est  mort  le  23  septem- 
bre 1860.  Il  avait  vivement  désiré  l'union  des  Eglises  chré- 
tiennes. Son  àme  ardente  et  pieuse  déplorait  le  schisme 
et  ses  efiFets;  mais  les  vivacités  de  sa  polémiqtie  et  ses  ar- 
deurs intransigeantes  de  slavopliile  accumulèrent  les  préju- 
gés plutôt  qu'elles  ne  les  élucidèrent.  Les  huit  volumes  de 
ses  œuvres  russes  ont  été  réédités  à  Moscou  en  1900.  L'abbé 
Morel  se  proposait  d'étudier  en  di-tail  leur  théologie  (cf. 
Flevue  catholique   des    Fgliscs,  février  1904)  lorsqu'il  se  noya 


LE    PROFESSEUR  61 

Surtout  il  s'absorbait  en  de  longues  ré- 
flexions qu'il  prolongeait  souvent  jour  et 
nuit;  ainsi  élaborait-il  sur  de  riches  maté- 
riaux une  pensée  très  personnelle. 

Le  24  novembre  1874,  Soloviev  soutint 
devant  les  jurys  officiels  de  Pétersbourg  sa 
première  thèse  :  La  Crise  de  la  philosophie  oc- 
cidentale^. C'était  une  étude,  un  peu  trop  sys- 
tématique peut-être  mais  fort  bien  conduite, 
sur  la  double  évolution,  qui,  poussant  l'idéa- 
lisme depuis  Descartesjusqu'à  Hegel  etl'em- 
pirisme  depuis  Bacon  jusqu'à  Mill,  les  fait 
converger  enfin  vers  un  positivisme  athée, 
égoïste,  révolutionnaire  et  pessimiste. 

La  thèse  fit  sensation.  Des  centaines  d'au- 
diteurs étaient  accourus  à  la  soutenance,  et, 
dès  ce  premier  contact  avec  la  foule  des  intel- 
lectuels russes,  Soloviev  devint  un  signe  de 
contradiction.  Les  admirateurs  enthousiastes 
eurent  le  premier  mot  :  «  C'est  un  homme 
inspiré,  c'est  un   prophète  »,    s'écriait  déjà 

si  malhenreusemenl  dans  la  propriété  de  Dmitri  Alexiévitch 
Kliotniakov,  fils  de  l'écrivain  et  futur  président  de  la  seconde 
Douma.  M.  l'abbé  A.  Gratieux  a  publié  en  1908  plusieurs 
articles  sur  Khomiakov  (Refue  catholique  des  Eglises,  mai, 
juin,  juilletl. 

1.  T.  I,  p  2')-iï'i.  Eu  appendice  :  Théorie  d'Auguste  Comte 
sur  les  trois  phases  du  développement  intellectuel  de  l'hu- 
manité. 


62  VLADIMIR    SOLOVIEV 

Zamyslovsky.  Et  Bestoujef-Rioumine  S  ami, 
admirateur  et  rival  de  Serge  Soloviev,  ajou- 
tait: «  Si  les  espérances  de  ce  jour  se  réali- 
sent dans  l'avenir,  la  Russie  possède  un 
nouvel  homme  de  génie  :  il  ressemble  à  son 
père  par  ses  manières  et  par  sa  tournure  d'es- 
prit, mais  il  le  dépassera.  Jamais,  à  aucune 
soutenance  de  thèse,  je  n'avais  constaté  une 
puissance  intellectuelle  si  prodigieuse.  » 

Les  attaques  ne  tardèrentpas.  Leshommes 
qui  représentaient  alors  la  philosophie  en 
Russie  étaient  tous  imbus  de  positivisme.  Le 
sous-titre  de  la  thèse  les  visait  directement  : 
Contre  les  positivistes  ;  son  succès  les  inquiéta 
et  les  premières  hostilités  commencèrent. 
Soloviev  répondit  nommément  à  deux  de  ses 
attaquants,  les  professeurs  Lessevitch-  et 
K.  D.  Kavelyne  \ 

Provisoirement  la  victoire  resta  au  jeune 
«  Maître  ».  Un  mois  après  sa  soutenance  il 
était  nommé,  à  l'âge  de  vingt  et  un  ans,  docent 
de  philosophie  à  l'Université  de  Moscou. 

Son  premier  cours  sur  La  Métaphysique  et 
la  Science  positive^  est  du  27  janvier  1875. 

1.  Auteur  d'une //w<oi>e/-uss«  ;  1, 1872, Saint-Pétersbourg,  des 
origines  à  Ivan  III  ;  II  (un  seul  fascicule  paru),  1885,  Ivan  IV. 

2.  T.  I,  p.  V3h  S(jq.   Etrange  malentendu. 

3.  T.  I,  p.  204  sqq.  Sur  la  réalité  du  monde  extérieur  et  les 
fondements  de  la  science  métaphysique. 

4.  T.  I,  p.  187  sq. 


LE    PKOFESSEUU  63 

La  première  phrase  du  jeune  professeur 
fut  un  hommage  à  la  liberté  :  «  Dans  toutes 
les  sphères  de  son  activité,  l'homme  songe 
avant  tout  à  la  liberté.  »  Hardiesse  séduisante 
pour  un  auditoire  d'étudiants  russes.  Les 
derniers  mots,  souhait  plus  encore  qu'affir- 
mation, revenaient  sur  le  même  thème  :  «  La 
pensée  humaine  s'oriente  [par  une  saine  mé- 
taphysique] vers  sa  vraie  direction,  vers  celle 
qui,  loin  de  rétrécir  et  d'enchaîner  la  con- 
naissance et  la  vie  de  l'homme,  les  dilate 
indéfiniment  et  les  affranchit^  » 

Cet  affranchissement  pouvait  bien  impliquer 
certains  adoucissements  aux  rigueurs  gou- 
vernementales. 11  exigeait  cependant  des 
transformations  bien  plus  intimes  et  d'un 
tout  autre  ordre.  Le  professeur  développe- 
rait bientôt  sa  pensée  :  les  nécessités  de 
l'existence  imposent  à  tout  homme  trois  gen- 
res de  société,  la  société  économique  pour 
l'utilisation  du  monde  matériel,  la  société 
politique  (ou  policée)  pour  les  relations  entre 
hommes,  la  société  religieuse  pour  notre 
commune  subordination  à  Dieu.  Pourquoi 
donc  les  volontés  n'accepteraient-elles  ces 
conditions  sociales  que  par  contrainte?  Pour- 
quoi le  philosophe,  tout  en  cherchant  à  les 

1.  Ibid.,  p.  194. 


64  VLADIMIR     SOLOVIEV 

améliorer,  ne  les  voudrait-\\  pas  ?  L'homme 
ne  peut-il  reconnaître  dans  leur  nécessité  un 
vouloir  providentiel,  digne  d'être  aimé  libre- 
ment? 

Ainsi  se  fonderait  la  théocratie  libre.  Ce 
mot,  propre  à  la  langue  de  Soloviev,  exprime 
la  reconnaissance  réfléchie  et  aimante  du 
domaine  divin,  son  acceptation  libre,  qui 
peut  seule  procurer  le  véritable  aft'ranchisse- 
ment'. 

Il  y  avait  là  plus  d'ascétisme  que  de  péril 
pour  les  gouvernants.  Les  gouvernants  le 
comprirent  alors  ;  ils  ne  furent  pas  toujours 
aussi  clairvoyants.  Leurs  suspicions  et  leurs 
arrêts  devaient  briser  brusquement,  après  six 
années,  la  carrière  si  brillamment  inaugurée. 
Encore  cette  catastrophe  avait-elle  été  annon- 
cée plusieurs  fois  par  des  demi-disgrâces  et 
par  de  longues  suspensions  de  cours. 


II 


Ces  rigueurs  s'expliquent  par  les  succès 
extraordinaires   du    jeune    professeur.    Dès 

1.  Principes  philosophiques  de  la  science  intégrale  (tome  1)  : 
passim^  notamment  j).  234-2?>5,  237,  264,  284.  Cet  ouvrage 
analyse  les  conditions  de  la  connaissance,  de  la  science,  et  de 
la  métaphysique;  les  conséquences  pratiques  n'y  sont  encore 
indiquées  qu'en  passant,  à  titre  d'exemples.  En  1887,  Soloviev 
consacrera  un  ouvrage  spécial  a  VHit-toiie  et  l'avenir  de  la 
théocratie .    Nous  en  reparlerons  plus  loin. 


LE    PROFESSEUR  65 

l'origine,  ils  égalèrent  ceux  que  le  vicomte 
de  Vogué  admirait  en  1880  lorsque  tous  les 
échos  de  la  Russie  lui  parlaient  de  «  ce  Doc- 
tor  mirabilis  qui  électrisait  la  jeunesse  stu- 
dieuse par  le  magnétisme  de  sa  personne  et 
de  sa  parole  ».  Ce  témoignage  d'Occidental 
vaut  d'être  cité;  il  peint  sur  le  vif  une  scène 
qu'aucun  autre  Français,  sans  doute,  n'a  vue 
de  ses  yeux.  «  Soloviev,  dit-il,  connaissait 
alors  des  journées  triomphales...  Son  élo- 
quence arrachait  des  acclamations  à  tous  ses 
disciples.  Nous  suivions  avec  épouvante  la 
parole  audacieuse,  comme  on  suit  un  acrobate 
sur  la  corde  raide  :  quel  faux  pas  allait  le  faire 
trébucher?  Aucun.  Savamment  ramenée  à 
l'idéal  religieux,  rassurante  pour  le  plus  ri- 
gide des  conservateurs  russes,  la  pensée  de 
l'orateur  côtoyait  les  précipices  avec  ces  sou- 
plesses innées  qui  confondent  toutes  nos 
idées,  dans  le  pays  où  l'on  ne  peut  rien  dire 
et  où  l'on  peut  tout  dire.  Le  succès  fut  écla- 
tant, — ■  éphémère  comme  ce  cours  bientôt 
suspendu.  » 

De  tels  triomphes  valaient  au  jeune  pro- 
fesseur des  jalousies  implacables.  Plusieurs 
collègues  se  sentaient  vraiment  trop  éclipsés, 
ils  se  vengèrent.  Leurs  intrigues  pourtant  ne 
supprimèrent  pas  d'un  coup  leur  rival.  En 
mai  1875,  après  trois  mois  d'enseignement, 

SOLOVIEV.  5 


66  VLADIMIR    SOLOVIEV 

il  fut  éloigné  une  première  fois.  Le  prétexte 
était  une  mission  scientifique  à  Londres  et 
en  Occident. 

L'absence  dura  quinze  mois.  La  solitude 
faillit  devenir  nuisible  à  ce  travailleur  trop 
précoce,  déjà  miné  par  l'excès  du  travail. 
Pendant  quelque  temps  il  s'absorba,  avec  une 
passion  inquiète  et  presque  maladive,  dans 
des  recherches  minutieuses  sur  le  spiritisme 
et  la  Kabbale.  Son  but,  qu'il  avait  exposé 
dans  une  lettre  intime  au  prince  D.  N.  Tser- 
telev,  restait  tout  scientifique  et  digne  d'un 
philosophe;  il  espérait  qu'une  lumière  nou- 
velle, jaillie  «  des  manifestations  spirites, 
aiderait  à  constituer  la  métaphysique  ac- 
tuelle; mais,  ajoutait-il  prudemment,  je  n'ai 
pas  l'intention  de  le  dire  tout  haut  :  un  avis 
public  n'avancerait  aucunement  le  résultat  et 
me  vaudrait  à  moi-même  une  mauvaise  répu- 
tation ^.  » 

Quelques  Russes,  amis  de  sa  famille,  vi- 
vaient à  Londres.  Ils  essayèrent  de  lui 
ménager  un  peu  de  repos"-.  Soloviev  se  prè- 

1.  Fragments  de  lettres  publiés  dans  le  Messager  de 
l'Europe  en  1902  et  relevés  par  M.  Brussov  dans  \  Archive 
Russe  (1903,  nO  6).  —  Correspondance,  II,  p.  225. 

2.  Par  exemple,  M.  et  Mme  Ivan  lanjoul  :  ils  ont  raconté 
leurs  souvenirs  de  cette  époque  dans  la  revue  Rousskaïa 
Starina  (mars  1910,  p.  'i 75-507). 


LE     PBOFESSEUR  67 

tait  de  bonne  grâce  à  leurs  désirs  ;  il  acceptait 
de  passer  avec  eux  la  soirée,  de  prendre  ou 
d'offrir  le  thé.  Ses  histoires  plaisantes  ali- 
mentaient joyeusement  la  conversation.  11 
les  interrompait  par  des  éclats  de  cette 
gaîté nerveuse  qu'on  appelle  le  fou  rire  et  qui 
succède  souvent  chez  les  hommes  d'étude  à 
la  tension  excessive  du  cerveau.  Puis  il  rede- 
venait grave  :  sa  protestation  d'ascète,  toujours 
aimable  mais  énergique,  stigmatisait  les  vul- 
garités de  la  pensée  et  la  vie  du  positiviste 
logique.  Brusquement  un  mot  enjoué  rame- 
nait le  sourire  sur  les  lèvres,  et  sa  verve 
faisait  passer  ses  remontrances.  Cet  art  de  la 
conversation  se  développa  chez  lui  jusqu'à  sa 
mort. 

Il  le  déployait  aussi  dans  les  milieux  angli- 
cans; ceux-ci,  très  accueillants  toujours  pour 
les  chrétiens  d'Orient,  très  désireux  de  pro- 
voquer un  rapprochement  entre  leur  Eglise 
établie  et  les  Eglises  orthodoxes,  choyaient 
«  le  Carlyle  russe  *  ». 

Après  ces  heures  de  délassement,  Soloviev 
se  remettait  au  travail  :  ne  fallait-il  pas  com- 
penser par  des  veilles  prolongées  le  temps 
qui  venait  d'être  gaspillé? 

Ces  fatigues  auraient  achevé  d'épuiser  ses 

1.   Surnom  cité  par  Vélitchko,  p.  30. 


68  VLADIMIR     SOLOVIEV 

forces  si  le  séjour  de  Londres  n'avait  été  ré- 
duit. Au  début  de  novembre,  Soloviev  tra- 
versa la  France  et  l'Italie  pour  se  rendre  en 
Egypte.  A  ce  voyage  se  rattache  sa  première 
rencontre  —  sans  aucun  contact  encore  — 
avec  le  clergé  catholique.  L'impression  ne  fut 
pas  défavorable.  De  Parme  il  écrivait  à  sa  mère 
le  6  novembre  1875  :  «  De  Chambéry  à  Turin, 
je  me  suis  trouvé  dans  le  même  train  que 
250  prêtres  vendéens  qui  se  rendaient  à 
Rome...  :  braves  gens,  et  quelques-uns  ne 
ressemblaient  pas  à  des  jésuites  '.  » 

Soloviev  voulait  visiter  la  Thébaïde,  ap- 
prendre l'arabe,  s'initier  aux  croyances  po- 
pulaires de  l'Egypte.  Avant  la  fin  de  novem- 
bre, les  Bédouins  qui  lui  servaient  de  guides 
l'avaient  détroussé  et  abandonné.  Il  ne  s'é- 
mut point  et  poursuivit  ses  recherches  jus- 
qu'au mois  de  mars  1876.  Cette  première 
expédition  hors  de  Russie  s'acheva  par  un 
séjour  d'un  mois  en  Italie  et  par  une  halte  de 
deux  semaines  à  Paris. 

Mille  projets  fermentaient  alors  dans  son 
esprit.  C'est  à  Paris  notamment  qu'il  con- 
çoit la  première  idée  d'un  livre  à  intitu- 
ler :    Principe    de    la    religion    universelle'^  ; 


1.  Correspondance,  II,  p.  15. 

2.  Correspondance ,  II,  p.  27  :  Lettre  du  1,  13  mai  à  sa  mère. 


LE    PROFESSEUR 


69 


le  collaburateur  principal  aurait  été  Vabbé 
Guettée  ! 

Le  germe  de  cette  idée  ne  périra  pas  ; 
mais  il  évoluera  jusqu'à  produire  :  La  Russie 
et  l'Eglise  universelle.  Ce  jour-là,  Guettée 
ne  contiendra  plus  sa  colère  contre  ce  «  pa- 
piste !  » 

A  Paris  encore,  un  désir  du  prince  Tser- 
telev  amena  Soloviev  à  visiter  Renan.  Enfant, 
il  avait  été  séduit  par  l'auteur  de  la  Vie 
de  Jésus;  homme,  il  jugea  sévèrement  son 
interlocuteur  :  «  Pour  votre  commission, 
écrivait-il  au  prince,  je  n'ai  pu  m'informer 
qu'auprès  de  Renan  »;  et,  après  avoir  noté' 
la  réponse,  il  ajoutait  :  «  Peut-être  a-t-il  menti; 
car  il  me  produit  en  général  l'impression 
d'un  vulgaire  hâbleur.  » 

A  son  retour,  le  voyageur  trouva  que  la 
Russie  semblait  bien  morte  :  «  Pétersbourg, 
écrivait-il  à  sa  mère  dès  le  4  mai,  ne  s'inté- 
resse pas  aux  grandes  afFaires.  On  pourrait 
croire  que  l'histoire  se  passe  quelque  part 
dans  l'Atlantide.  Pétersbourg  n'est  qu'une 
colonie  lointaine  !  » 

Il  reprit  ses  cours  à  Moscou,  retrouva  ses 
succès   d'antan  —  et  ses  envieux  aussi.  Le 


1.   Cité  dans  L'Archire  russe,  1903,  n.  6.  —  Correspondance, 
II,  p.  233  ;  19  juin  1876. 


70  VLADIMIR     SOLOVIEV 

14  février  1877,  on  lui  signifia  qu'il  était  mis 
provisoirement  à  la  retraite  :  il  avait  vingt- 
quatre  ans  ! 


Cette  fois,  les  positivistes  n'avaient  plus 
été  les  seuls  adversaires  :  Katkov  et  le  camp 
des  néo-slavophiles  venaient  d'entrer  en  lice. 
En  public,  ils  reprochèrent  à  leur  victime 
d'avoir  loué  un  collègue  disgracié.  La  vraie 
raison  doit  être  cherchée  dans  une  première 
inquiétude  sur  les  idées  de  Soloviev. 

Ces  idées  de  1877,  il  les  avait  condensées 
dans  une  conférence  intitulée  Les  trois  forces  ^ . 
Elles  ne  représentaient  aucun  caractère  révo- 
lutionnaire, mais  elles  n'étaient  pas  exclusive- 
ment slavophiles  :  cela  suffisait. 

Trois  forces,  disait  Soloviev,  travaillent 
l'humanité  depuis  son  origine  :  la  tendance  à 
l'unité  sociale,  la  tendance  à  l'individualisme, 
la  tendance  supérieure  à  respecter  Dieu  dans 
les  autres  individus  et  dans  leurs  sociétés.  Le 
développement  exclusif  de  la  première  asser- 
virait intégralement  tous  les  hommes  dans 
toutes  les  sphères;  il  aboutirait  au  nivelle- 
ment, à  l'uniformité,  mais  dans  l'esclavage  et 
dans  la  mort  :  le  monde  musulman  lui  doit 
son  immobilité.  L'Occident  périt  pour  avoir 

1.  T.  I,  p.  214  sqq. 


LB    PROFESSEUR  71 

exagéré  la  deuxième  tendance.  L'Orient  slave 
vivra  s'il  réalise  la  troisième. 

Le  morceau  mérite  un  résumé  un  peu  am- 
ple. En  le  lisant,  on  s'étonnera  davantage  de 
l'étroitesse  des  esprits  qui  purent  s'inquiéter 
de  telles  idées. 

«  En  Occident,  chaque  énergie  s'isole  sous 
prétexte  de  poursuivre  son  propre  dévelop- 
pement jusqu'au  maximum;  du  coup,  elle 
s'affaiblit  jusqu'à  s'anéantir... 

«  L'organisme  social  de  l'Occident  s'est  mor- 
celé d'abord  en  organismes  particuliers  et 
ennemis;  il  se  divise  ensuite  jusqu'à  ses  élé- 
ments derniers  :  des  atomes  de  société,  des 
personnalités  dissociées...  La  tendance  in- 
dividualiste a  prévalu  dans  toute  l'évolution 
occidentale,  à  dater  du  jour  où  le  particula- 
risme germanique  a  commencé  de  lutter  con- 
tre l'autoritarisme  romain.  Mais  c'est  par  la 
révolution  française  que  cet  égoïsme  indivi- 
duel fut  pour  la  première  fois  érigé  en  prin- 
cipe et  solennellement  proclamé.  Elle  com- 
mença par  détruire  les  groupes  organiques 
en  qui  se  différenciaient  lesfonctionsvitales, 
puis  elle  transmit  la  souveraineté  au  peuple; 
mais  dans  ce  peuple  qui  était  naguère  un 
corps  vivant,  elle  ne  considéra  que  la  somme 
des  individualités  séparées  entre  lesquelles 
un  seul  lien  subsistait  :   la  communauté  des 


72  VLADIMIll     SOLOVIEV 

appétits  et  des  intérêts.  Mais  si  cette  commu- 
nauté subsiste  parfois,  elle  peut  aussi  dispa- 
raître... 

«  II  faut  pourtant  en  toute  société  un  principe 
idéal  d'unité  :  l'ancienne  Europe  le  recevait 
du  catholicisme  féodal  ;  la  Révolution  tua 
cet  idéal  sans  le  remplacer.  Elle  parla  de  li- 
berté, mais  la  liberté  n'est  pas  un  but,  elle 
est  un  mode  d'action.  Je  veux  agir  librement, 
sans  être  empêché;  mais  cette  liberté  d'action 
individuelle  ne  peut  être  le  but  dernier  de 
mon  activité... 

«  Or  la  révolution,  tout  en  donnant  une 
importance  absolue  aux  éléments  individuels, 
limita  leur  activité  aux  besoins  d'ordre  maté- 
riel. On  niait  le  principe  du  dévouement  à 
la  société,  le  désintéressement  personnel... 

«Une  seule  supériorité  est  maintenant  esti- 
mée en  Occident,  celle  du  capital  ;  l'unique 
inégalité  entre  riches  et  prolétaires  est  celle 
de  l'argent.  Le  socialisme,  quatrième  état, 
ennemi-né  du  tiers  état  bourgeois,  prétend 
niveler  cette  différence  économique.  Mais 
quand  bien  même  il  triompherait  sans  engen- 
drer un  cinquième  état,  le  néo-prolétariat, 
quand  bien  même  il  réaliserait  l'égalité  éco- 
nomique par  la  répartition  égale  des  biens 
matériels  et  une  égale  jouissance  de  la  civili- 
sation, la  question  du  but  de  la  vie,  de  son 


LE    PROFKSSEUH  73 

terme  sérieux,  ne  serait  pas  résolue.  Elle  se 
poserait  seulement  avec  plus  d'acuité.  Or  à 
cette  question  le  socialisme,  pas  plus  que 
l'évolution  occidentale  actuelle,  ne  peut 
donner  aucune  réponse^.  » 

«  La  science,  dit-on,  va,  comme  idéal,  rem- 
placer la  foi...  Mais  cette  science  empirique 
qu'atteint-elle?  —  Des  phénomènes,  des  faits. 
—  J'en  veux  l'explication,  et  cette  science 
les  subordonne  seulement  à  d'autres  faits 
plus  généraux  !...  Impuissant  aussi  l'art  con- 
temporain :  il  ne  croit  plus  à  l'idéal,  et,  se 
contentant  d'imiter,  il  tourne  à  la  caricature. 

«  11  faut  donc,  sans  supprimer  les  amélio- 
rations économiques,  sans  renier  la  science, 
monter  plus  haut.  En  particulier,  le  besoin 
primordial  du  peuple  russe,  ce  n'est  ni  l'ac- 
croissement de  sa  force  ni  l'efflorescence 
brusque  d'une  activité  tout  extérieure. 

«  Notre  vraie  force  à  nous,  dans  notre  his- 
toire passée  et  pour  notre  mission  à  venir, 
ce  fut,  ce  doit  toujours  être  notre  élévation 
au-dessus  de  tout  égoïsme  national,  notre 
souci  de  ne  pas  dépenser  nos  meilleures 
énergies  dans  les  régions  inférieures  de  l'ac- 
tivité, —  d'un  mot  notre  foi  à  l'existence  d'un 
monde  supérieur  devant  qui  nous  gardions 
collectivement    l'attitude    qui     convient,    la 

1.  p.  218-221. 


74  VLADIMIR     SOLOVIEV 

soumission.  Voilà  qui  est  slave,  uniquement 
slave,  caractéristique  nationale  du  peuple 
russe.  Même  l'humiliation  matérielle  de  la 
Russie  n'entraverait  pas  sa  force  spirituelle... 
Réveillons  donc  dans  le  peuple  russe  la  con- 
science positive  de  cette  foi.  Réveillons-la  en 
nous-mêmes.  Elle  est,  cette  foi,  le  résultat 
normal  du  progrès  spirituel  intérieur  :  pro- 
gressons donc  en  nous  élevant  au-dessus  de 
ces  vétilles  mondaines  dont  notre  cœur  est 
plein,  au-dessus  de  ces  vétilles  prétendues 
scientifiques  dontnotre  tête  estpleine.  Expul- 
ser de  notre  âme  les  faux  dieux  et  les  idoles, 
c'est  déjà  faire  entrer  en  elle  le  vrai  Dieu'.  » 
Les  jeunes  slavophiles,  pour  orthodoxes 
qu'ils  fussent,  estimèrent  que  le  souci  d'un 
pareil  idéal  affaiblirait  l'empire.  Leurs  jalou- 
sies s'unirent  aux  rancunes  des  positivistes 
et  cette  coalition  obtint  que  l'on  imposât  si- 
lence au  trop  éloquent  rival. 


III 


Des  amis  intervinrent.  Leurs  protestations 
furent  entendues.  Dès  le  4  mars,  Soloviev 
était  appelé  au  Conseil  de  l'Instruction  pu- 
blique. 

C'était  une  demi-réparation.  Elle  éloignait 

1.  p.  224-225. 


LE    PROFESSEUR  75 

de  Moscou  le  professeur  trop  aimé  des  Mos- 
covites, elle  le  séparait  de  ses  premiers  dis- 
ciples et  admirateurs,  sans  lui  permettre 
d'en  conquérir  de  nouveaux.  Car  la  liberté  de 
parole  ne  lui  était  pas  rendue  :  on  continuait 
à  le  traiter  en  suspect. 

Installé  à  Pétersbourg  sous  le  contrôle 
immédiat  des  autorités  supérieures,  Soloviev 
sentit  rudement  le  coup. 

Tout  alla  bien  d'abord.  Le  Journal  du 
Ministère  de  l^ Instruction  publique  inséra  ses 
Principes  philosophiques  de  la  science  inté- 
grale '  (1877).  En  1878,  un  cours  dans  un  éta- 
blissement supérieur  d'éducation  pour  les 
jeunes  filles  ne  fut  pas  interdit.  En  1880,  sa 
dernière  thèse  :  Critique  des  principes  exclu- 
sifs 2,  accrut  encore  sa  réputation.  Toutefois, 
même  après  ce  nouveau  succès,  le  jeune  doc- 
teur dut  se  contenter  d'être  nommé  privat- 
docent  à  l'Université   de  Saint-Pétersbourg. 

Cette  nouvelle  période  d'enseignement 
universitaire  devait  durer  moins  encore  que 
la  précédente. 

Elle  fut  pourtant  très  brillante.  Le  20  no- 
vembre 1880,  la  leçon  d'ouverture  exposa 
le  rôle  historique  de  la  philosophie"^ .  «  Depuis 

\.  T.  1,227-375. 

2.  T.  II,  p.  1-349.  Unerevision  de  cet  ouvrag-e  parut  en  1897 
avec  un  Appendice  (p.  350-374). 

3.  T.  II,  p.  375  sqq. 


76  VLADIMIR    SOLOVIEV 

deux  mille  cinq  cents  ans,  disent  les  scepti- 
ques, qu'est-ce  que  la  philosophie  a  fait  pour 
l'humanité  ?»  —  Elle  a  relevé  l'homme  au- 
dessus  des  soucis  matériels,  elle  a  combattu 
tous  les  exclusivismes  :  ceux  qui  anéantis- 
sent l'homme  devant  un  brahma,  ceux  qui 
n'élèvent  jamais  son  regard  au-dessus  de 
l'homme.  Elle  nous  a  libérés  de  tous  les  ex- 
trinsécismes  oppresseurs, elle  a  refoulé  toutes 
les  dégénérescences  pseudo-philosophiques 
du  christianisme,  elle  reste  l'intermédiaire 
indispensable  entre  la  science  du  monde  ma- 
tériel et  la  connaissance  mystique  de  Dieu. 

La  Revue  O/tAor/oj-e publiait  à  la  même  épo- 
que les  douze  Leçons  sur  le  théandrisme^ . 
Préparées  avec  le  plus  grand  soin,  pronon- 
cées devant  un  auditoire  enthousiaste,  ces 
conférences  exprimaient  la  pensée  la  plus 
profonde  du  philosophe  et  du  croyant.  Elles 
déterminaient,  en  même  temps,  la  première 
orientation  de  sa  pensée  vers  le  catholicisme, 
mais  à  son  insu  :  car  beaucoup  de  préjugés 
qui  s'opposaient  encore  à  la  lumière,  s'ex- 
primaient avec  une  bonne  foi  sereine. 

Théocratie  et  théandrisme  sont  deux  mots 
chers  à  Soloviev.  Ils  expriment  deux  notions 
qui  lui  semblent  corrélatives.  La  théocratie, 

1.  T.  III,  p.  1-168. 


LE    PROFESSEUR  77 

telle  qu'il  la  conçoit,  résulte  du  souverain 
domaine  de  Dieu  sur  le  monde.  Recon- 
naître librement  les  droits  et  l'autorité  de 
Dieu,  c'est  vouloir  qu'il  règne  sur  toutes 
nos  activités.  Cette  théocratie  libre  impose 
à  chaque  individu  des  obligations  envers  les 
autres  individus  et  envers  la  société.  On  en 
convient  généralement.  Mais  pourquoi?  Pour- 
quoi l'homme  doit-il  respecter  l'homme?  Pour- 
quoi des  êtres  de  même  nature,  également 
finis,  également  relatifs,  doivent-ils  harmo- 
niser leurs  contacts  mutuels  suivant  tout  un 
clavier  de  devoirs? —  Pour  que  l'altruisme  ait 
le  droit  de  briser  mon  égoïsme,  il  faut  qu'il 
y  ait  en  chaque  homme  un  vestige  du  divin  ; 
il  faut  que  la  trace  de  l'Absolu,  de  l'Infini  — 
du  Maître  —  se  soit  imprimée  en  ces  hom- 
mes; ilfautque  l'Unique,  Bien  unique  comme 
Etre  unique,  me  fasse  sentir  :  «  Tous  ces 
autres  sont  miens.  Tout  ce  que  tu  auras  fait 
au  plus  petit  d'entre  les  miens,  c'est  à  moi 
que  tu  l'auras  fait.  —  Pour  aimer  Dieu,  l'in- 
visible, aime  ton  prochain  que  tu  vois^  » 

Toutes  ces  manifestations  imparfaites  de 
Dieu  dans  l'homme,  toutes  ces  procurations 
par  lesquelles  Dieu  substitue  lui-même  pro- 
visoirement des  hommes  à  Dieu,  toutes  ces 
traces  du  Créateur  n'étaient,  dans  le  passé, 

1.  Ibid.,  1.  I,  p.  5,  8,  11;  1.  II,  p.  17,  22-23. 


78  VLADIMIR    SOLOVIEV 

que  des  ébauches  de  la  grande  ajjparition 
divine'  :  un  jour  vint  où  le  Verbe  de  Dieu, 
Dieu  lui-même,  se  fit  chair  au  sein  d'une 
Vierge.  Alors  les  théandrismes  figuratifs  ces- 
sèrent, puisque  la  réalité  théandrique  par- 
faite existait,  l'Homme-Dieu  historique-. 

Mais  cette  réalisation  historique  de  l'Hom- 
me-Dieu avait  elle-même  un  but.  Il  ne  suf- 
fisait pas  à  Dieu,  au  Tout-Bon,  d'avoir  honoré 
de  l'union  divine  un  seul  homme,  représen- 
tant suprême  mais  solitaire  de  l'humanité 
entière.  Sans  doute,  en  lui  comme  en  tous 
ses  frères,  se  réalisaitl'humanitéabstraite,  et 
cette  humanité  était  associée  par  lui  à  la  Di- 
vinité. Mais  la  multitude  réelle  et  concrète 
de  l'humanité,  l'universalité  des  hommes, 
restera-t-elle  séparée  de  Dieu, privée  de  Dieu, 
vide  de  Dieu  ?  Cette  multitude  réelle  et  con- 
crète, cette  universalité  humaine,  n'est-ce 
point  elle  que  le  plan  divin  voudrait  sauver, 
n'est-ce  point  elle  qu'il  a  projeté  d'unir  à  la 
Divinité  ?  Oui,  la  Divinisation  est  pour  tous 
les  hommes  ;  tous  sont  appelés  à  devenir 
divinae  consortes  naturae.  Donc,  si  les  théan- 
drismes figuratifs  ont  cessé,  les  théandrismes 
imitatifs  et  participés  commencent  :  c'est  le 
théandrisme  universel. 

1.  Ibid.,  1.  m,  p.  37;  1.  IV,  p.  44-53-  1.  V,  p.  65,  68-69, 

2.  Ibid.,  1.  VI,  p.  73-76. 


LE     PROFESSEUR  79 

Théandrisme  qui  exclut  pourtant  tout  pan- 
théisme. Car  le  chef  seul  garde  pour  Téter- 
nité  l'union  hypostatique.  «  L'Homme-Dieu  est 
une  personne  unique.  »  Seul,  en  effet,  Jésus- 
Christ  possède  en  propre  la  filiation  divine; 
seul  il  est  le  Verbe  éternellement  engendré, 
consubstantielau  Père;  seul  il  reçoit  éternel- 
lement du  Père,  principe  premier  et  unique, 
le  don  éternel  et  la  fécondité  pour  que  de 
lui,  comme  du  Père  ',  procède  éternellement 
l'Esprit,  consubstantiel  au  Père  et  au  Fils. 
Théandrisme  unique  par  conséquent-. 

Théandrisme  hiérarchique  aussi  :  car  le 
chef  communique  diversement  aux  membres, 
ordonnés  et  subordonnés,  de  son  corps  les 
manifestations  et  les  mesures  de  la  même 
vie. 

Théandrisme  universel  enfin.  Car  s'unir  au 
Christ,  lui  être  incorporé,  lui  permettre  de 
grandir  en  notre  Moi  jusqu'à  sa  plénitude 
parfaite  et  l'aider  en  même  temps  à  devenir 
tout  en  tous,  telle  est  pour  chaque  individua- 
lité humaine  la  destinée  voulue  de  Dieu  3. 

Cette  destinée,  la  seule  qui  soit  absolue 
pour   nos  indestructibles  personnalités,   est 


1.  L'adhésion  explicite  de  Soloviev  au.  filioque  est  ancienne. 

2.  rbid.,  1.  VII,  p.  95,  102-103;  1.  XI-XII,  p.  153-158. 

3.  Ibid.,    1.  VII,  p.   106-109;  1.  VIII,  p.    114-116;    1.    IX,    X, 
p.  119,  131,135-139,  149. 


80  VLADIMIR     SOLOVIEV 

aussi  la  seule  qui  les  conduise  à  l'Absolu.  A 
elle  donc  sont  subordonnées  toutes  les  des- 
tinées relatives  et  finies  de  ce  monde.  Les 
sociétés  économiques  ou  civiles  ne  peuvent 
se  proposer  d'autre  but  dernier  plus  hono- 
rable et  plus  nécessaire  que  d'accroître  par 
leur  collaboration  ce  qui  s'appellera,  dans  le 
ciel,  la  Cité  de  Dieu  ou  son  Royaume^  —  ce 
qui  s'appelle,  sur  terre,  V Eglise^  V Eglise  uni- 
verselle ou  catholique^ 

Cette  catholicité  n'était  déjà  plus  pour 
Soloviev  une  conception  abstraite.  11  l'entre- 
voyait plutôt  comme  un  idéal,  encore  inexis- 
tant mais  que  l'effort  des  croyants  réaliserait 
un  jour.  Gomment?  Par  le  rapprochement  de 
l'Orient  et  de  l'Occident. C'est  l'espoir  que  la 
dernière  conférence  développait  avec  amour. 

Cette  pensée  de  l'union  qu'il  exprimait 
pour  la  première  fois,  allait  envahir  de  plus 
en  plus  toute  l'âme  de  Soloviev.  Mais  à  cette 
époque  il  la  concevait  encore  avec  une  sim- 
plicité naïve.  «  Dans  la  double  évolution 
historique  de  la  chrétienté,  disait-il,  l'Eglise 
d'Orient  représente  le  fondement  divin  ; 
l'Occident,  la  faiblesse  humaine.  Un  libre 
rapprochement    entre    les    deux    principes 

1.  Jbid.,  1.  XI-XII,  p.  159,  167-168. 


1 


I,E     PItOFEf  SEl  lî  81 

enfantera  seul  une  luniianité  spirituelle  et  di- 
vinisée, la  réalité  de  l'Eglise  universelle ^  » 

Tant   d'optimisme  aurait   dû    rassurer  les 
orthodoxes.  Il  n'en  fut  rien.  Les  slavophiles 
n'admettaient  point  qu'on  s'intéressât  à  l'Oc- 
cident, fût-ce  pour  compatir  à  sa  faiblesse  et  à 
son  rationalisme.  A  vrai  dire  cependant,  cette 
série  de  cours  s'était  ouverte  par  une  déclara- 
tion qui,  sur    les  lèvres  d'un  homme  moins 
convaincu,  eussent  pu  ressemblera  un  défi. 
Avec  une  hardiesse  tranquille,  les  premiers 
mots  avaient  écarté  d'un  coup  les  niaiseries 
du  positivisme  universitaireet  lesétroitesses 
de  l'orthodoxie  oflicielle.    «    Je  parlerai  des 
vérités  de  la  religion  positive.  Ce  sujet  est 
bien  étrangère  la  conscience  contemporaine, 
bien  éloigné  des    intérêts    de  la  civilisation 
contemporaine.  Mais, ces  intérêts  de  la  civilisa- 
tion contemporaine, ils  n'étaient  pas  hier,  ils  ne 
seront  plus  demain.  Or  je  me  propose  de  trai- 
ter seulement  ce  qui  importe  en  tout  temps... 
Je  ne    polémiquerai    d'ailleurs    contre    per- 
sonne, ni  contre  ceux  qui  nient  aujourd'hui  le 
principe  même  de  la  religion, ni  contre  ceuxqui 
attaquent  la  religion  d'aujourd'hui.  Car  ils  ont 
raison  de  l'attaquer;  la  religion  d'aujourd'hui 
n'est  pas  ce  qu'elle  devrait  être-.  « 

1.  ibid..  p.  ir,i,  ir,s. 

•2.  T.  III,  p.  \-l. 

SOI.OVIE\  .  6 


82  VLADIMIIl    SOLOVIEV 

Quatre  mois  plus  tard,  en  mars  1881,  les 
petites  coalitions  nouées  contre  Soloviev 
aboutissaient.  Cette  fois,  Soloviev  était  écarté 
de  l'enseignement  pour  toujours. 

Voici  quel  incident  servit  de  prétexte  à  cette 
disgrâce  :  Soloviev  faisait  un  cours  régulier  à 
Saint-Pétersbourg  dans  VInstitut  supérieur 
pour  V éducation  des  femmes  ;  son  sujet  était 
la  Critique  des  principes  révolutionnaires .  Or, 
au  moment  même  de  l'assassinat  d'Alexan- 
dre II  (1/13  mars  1881),  ce  thème  empruntait 
aux  événements  une  actualité  sinistre.  Solo- 
viev ne  se  déroba  point.  Sa  leçon  du  13/25 
mars  aborda  franchement  le  terrain  des  faits 
contemporains.  Pour  contenir  l'immense 
auditoire  qui  croissait  à  chacune  de  ses  leçons, 
la  Société  de  Crédit  de  Saint-Pétersbourg 
lui  avait  offert  sa  grande  salle.  Devant  un 
public  très  nombreux,  très  ému,  très  partagé 
aussi,  il  condamna  d'abord  toutes  les  violences 
comme  une  faiblesse,  comme  un  mal  :  car 
elles  ne  s'appuient  ni  sur  Dieu  ni  sur  le 
principe  spirituel  de  l'homme,  mais  elles  su- 
bordonnent le  bien  et  la  vérité  à  la  force 
matérielle  et  aux  passions  de  la  brute,  elles 
asservissent  la  personnalité  humaine  à  la  ty- 
rannie de  l'extrinsécisme. 

Jamais  peuple  n'a  progressé  dans  la  véri- 
table liberté  par  les  voies  révolutionnaires  ; 


LE     PROFESSEUR  83 

jamais  souverain  n'a  diminué  réellement  le 
mal  dans  son  empire  par  des  exécutions  ca- 
pitales. Seule  une  force  intérieure  est  vrai- 
ment une  force.  Car  seule,  une  vertu  em- 
pruntée à  Dieu  afin  d'unir  les  hommes  pour 
le  bien  dans  la  charité,  peut  amener  des 
changements  heureux,  de  vraies  améliora- 
tions sociales  et  une  victoire  effective  sur  le 
mal. 

Soloviev  ensuite  flétrissait  avec  énergie 
les  criminels  du  jour  et  leur  forfait.  S'arrête- 
rait-il à  cette  condamnation?  Après  avoir  dé- 
noncé le  mal  qui  rongeait  sa  patrie,  n'indique- 
rait-il aucun  remède  ?  —  L'indignation  contre 
les  coupables,  c'était  du  pur  négatif.  Pour 
empêcher  de  nouveaux  coups,  il  fallait  un 
moyen  positif;  il  fallait  arrêter  dans  les  jeu- 
nes générations  la  perversion  intellectuelle 
et  morale  qui  préparait  d'autres  criminels. 
Arrêter  la  perversion,  cela  ne  signifiait  point 
d'ailleurs  comprimer  les  masses  populaires  — 
du  négatif  encore  ;  arrêter  leur  perversion, 
c'était  songer  à  les  moraliser,  à  les  christia- 
niser. 

Quelques  phrases  complétèrent  donc  la 
rédaction  primitive  du  cours.  Elles  insistaient 
sur  l'obligation  de  restaurer  les  principes 
spiritualistes,  sur  le  devoir  de  moraliser  et 
de  christianiser  le  peuple,  sur  l'exemple  qui 


84  VLADIMIR     SOLOVIEV 

devait  venir  d'abord  des  gouvernants.  Quel- 
les furent  exactement  ces  déclarations  ?  —  Il 
nous  est  impossible  de  le  préciser  :  même 
dans  ces  dernières  années,  la  censure  a  tou- 
jours interdit  de  publier  le  texte  de  ce  cours  ; 
on  n'en  trouve  qu'un  résumé  au  tome  troi- 
sième des  œuvres'. 

Il  est  certain  seulement  que  la  fréquence 
des  exécutions  capitales  en  Russie  révoltait 
Soloviev  ^;  il  réclama  toute  sa  vie  une  refonte 
da  code  criminel  dont  les  principes  mêmes 
constituaient  à  ses  yeux  un  abus  honteux, 
une  flagrante  immoralité^.  Dans  le  cas  présent, 
par  quelques  mots,  inopportuns  peut-être 
mais  moins  inexplicables  en  Russie  que  par- 
tout ailleurs,  il  invitait  le  nouveau  tsar  à  don- 
ner un  grand  exemple  chrétien  en  substituant 
à   l'exécution  des  régicides   une    peine    qui 

1.  p.  383-387. 

2.  Il  ne  faut  pas  oublier  la  fréquencp  des  condamnations 
capitales  en  Russie  :  en  dix  mois  de  1908,  il  y  eut  mille  qua- 
tre cent  quatre-vingt  une  sentences  de  mort  et  cinqcentqua- 
tre-vingt-une  exécutions  régulières.  On  tait  les  autres.  Et  la 
législation  s'est  adoucie  depuis  1881  ! 

La  même  année  1908.  il  y  eut,  du  l'^/l't  octobre  au  l"/!'' 
novembre,  178  condamnations  à  mort  et  53  exécutions;  le 
25  novembre/8  décembre,  37  condamnations  à  mort  et  17 
exécutions  ;  le  !'•  décembre  j\"  janvier,  17  condamnations  et 
15  exécutions  ;  le  20  décembre  /2  janvier,  42  condamnations 
à  mort  et  8  exécutions. 

3.  Notammentdans  Droit  et  Moralité,  esquisse  d'éthique  ap- 
pliquée {ISdl),  ch.  iv  (t.  VIT,  p.  539-554).  —Cf.  Deuas  réponses 
à  Tchitcherine  (t.  VII,  p.  628-677). 


I 


LE     PnOFESSEfR  85 

rendrait    possible    leur    relèvement   moral, 
leur  conversion. 

Cette  même  année  1881,  Dostoïevsky  mou- 
rait à  soixante-trois  ans.  11  laissait  inachevée, 
au  troisième  volume,  une  grande  œuvre 
symbolique,  Les  Frères  Karamazov.  Ils  sont 
trois,  ces  frères  Karamazov;  les  deux  aînés 
représentent  la  Russie  finissante,  un  passé 
qui  était  d'hier  et  d'aujourd'hui.  Avec  ses 
habitudes  d'outrance,  Dostoïevsky  avait  bu- 
riné deux  types  horribles,  un  aboulique 
immoral  et  un  «  cérébral  »  détraqué  :  le 
premier,  Dmitri,  figurait  le  traditionalisme 
slavophile  et  une  Russie  inculte;  le  second, 
Ivan,  prônait  une  transformation  de  la  Russie 
«  à  l'européenne  » ,  perdait  la  foi  et  se  croyait 
Occidental. 

Après  ces  caricatures,  Dostoïevsky  esquis- 
sait d'une  main  délicate  l'idéal  que  son 
patriotisme  espérait,  le  Russe  de  l'avenir. 
Ce  Russe  de  demain  naîtrait  des  plus  saines 
aspirations  de  la  Russie  séculaire  ;  mais, 
fils  de  l'histoire,  il  aimerait  aussi  le  progrès. 
Il  résisterait  d'ailleurs  aux  folies  de  «  l'In- 
telligence »  comme  aux  perversités  mo- 
rales; il  vénérerait  les  traditions  nationales, 
mais  il  renforcerait  ce  culte  et  le  compléterait 
par   un   amour  plus   haut,    et   plus   extensii 


8G  VLADIMIR      SOLOVIEV 

aussi,  par  lamour  de  Dieu  et  de  toutes  les 
âmes  humaines. 

Or,  en  lisant  celte  œuvre,  on  sentait  que 
pour  Dostoïevsky  ce  préparateur  de  l'avenir 
russe  n'était  plus  à  naître  :  il  avait  paru, 
c'était  un  professeur  très  jeune  encore,  mais 
acclamé  ;  il  n'avait  point  trente  ans,  et  déjà  sa 
douceur  inconfusible,  unie  à  une  intelligence 
extraordinaire,  avait  fixé  sur  lui  tous  les 
regards. 

Le  nom  de  ce  héros  ?  —  Le  romancier  l'écri- 
vait ^4  Ztoc//rt,  mais  les  lecteurs  savaient  qu'il 
fallait  prononcer  Soloviev. 

L'année  où  Dostoïevsky  mourut,  Soloviev 
n'avait  que  vingt-huit  ans.  Il  avait  escompté 
1  influence  incomparable  que  donnerait  à  ses 
idées  l'enseignement  de  la  philosophie  dans 
l'Université  de  Pétersbourg  ou  de  Moscou. 
Quand  il  avait  caressé  ces  rêves  d'avenir, 
c'était  prosélytisme  et  non  point  indigence; 
car  sa  fortune  suffisait  aux  très  humbles  exi- 
gences de  sa  vie  austère.  Or,  à  vingt-huit  ans, 
il  était  éloigné  pour  toujours  de  la  jeunesse 
studieuse  qu'il  aimait  avec  une  passion  d'apô- 
tre, et  qui  l'aimait  comme  un  frère  à  peine 
plus  âgé  et  déjà  couvert  de  gloire. 

Désormais,  et  jusqu'à  ses  dernières  années, 
Soloviev  ne  pourra  plus  prendre   publique- 


LE    PROFESSEUR  87 

ment  la  parole  en  Russie.  Longtemps  des 
sociétés  privées  ou  des  salons  amis  pourront 
seuls  l'admettre.  Vers  la  fin  de  sa  vie,  les  aca- 
démies s'empressèrent  de  l'élire  dès  qu'elles 
y  furent  autorisées.  Quelques  mois  avant  sa 
mort,  l'Université  de  Varsovie  devait  enfin  lui 
proposer  une  chaire  :  il  était  trop  tard... 


CHAPITRE  V 


L  ECRIVAIN 


Critique.  —  Poète.  —  Penseur. 

I 

Réduit  au  silence,  mais  brûlant  de  zèle, 
Soloviev  se  consacra  tout  entier  à  l'apostolat 
de  la  plume.  De  ce  côté  encore,  les  oppo- 
sitions firent  fureur.  La  censure  supprima 
souvent  les  passages  les  plus  importants  de 
ses  démonstrations,  et,  plusieurs  fois,  l'écri- 
vain entravé  dut  imprimer  ses  livres  en  Croatie 
ou  à  Paris. 

Pourtant  il  ne  recourut  à  l'étranger  qu'à 
contre-cœur.  Le  28  novembre/ 10  décem- 
bre 1885,  pour  couper  court  à  des  accusations 
persistantes,  il  adressait  de  Moscou  2i\iNovoié 
Vrémia  une  lettre  qui  fut  insérée  deux  jours 
après  (n.  3864)  :  «  Je  viens  de  composer  mon 
premier  article  en  langue  étrangère  pour  le 


l'écrivain  89 

public  d'au  delà  des  frontières.  Il  a  paru  dans 
le  journal  croate  Kntolicki  list,  sous  le  titre 
Eglise  orientale  ou  Eglise  orthodoxe?  » 

Il  faut  remarquer  que  tous  les  livres  et  ar- 
ticles imprimés  par  Soloviev  hors  de  Russie  et 
loin  de  la  censure  respirent  toujours  le  plus 
parfait  loyalisme  à  l'égard  du  tsar.  Ainsi,  dans 
sa  première  brochure  française,  Quelques 
considérations  sur  la  réunion  des  Eglises,  au 
lieu  de  manifester  la  moindre  rancune,  il 
écrivait,  en  exposant  ce  que  le  patriarcat 
d'Orient  devrait  être  dans  l'Eglise  catholique 
après  l'union  :  «  La  position  supérieure  qui 
appartenait  toujours  dans  l'Eglise  orientale, 
et  qui  appartient  maintenant,  en  Russie,  au 
pouvoir  de  l'empereur  orthodoxe,  resterait 
intacte  * .  » 

Dans  les  années  qui  suivent  sa  disgrâce,  il 
se  livre  au  travail  avec  passion. 

Sa  puissance  d'esprit  paraît  alors  prodi- 
gieuse. «  Insatiable  à  étudier  comme  à  com- 
prendre», selon  l'expression  de  M.  Tavernier, 
Soloviev  aborde  les  sujets  les  plus  variés,  et 
jamais  sa  compétence  ne  semble  en  défaut; 
sa  bonne  grâce  reste  toujours  aisée  et  mo- 
deste. L'étendue  de  ses  connaissances  ne 
nuit  pas  à   leur  précision;    l'abondance  des 

1.  P.  12. 


90  VLADIMIR    SOLOVIEV 

lectures  n'étouffe  ni  ne  voile  la  personnalité  : 
i'érudit  et  le  penseur  marchent  de  pair. 

La  philosophie  garde  dans  sa  pensée  et 
dans  son  travail  une  place  éminente.  Il  veut 
la  rendre  familière  aux  Russes. 

Il  entreprend  donc  ou  il  dirige  la  traduc- 
tion russe  des  philosophes  anciens  et  moder- 
nes, il  leur  consacre  de  bonnes  études,  his- 
toriques et  critiques  ;  en  même  temps,  il 
devient,  par  ses  œuvres  originales,  le  premier 
philosophe  de  sa  patrie. 

Il  traduit  ou  annote  en  russe  les  Œuvres 
de  Platon,  les  Prolégomènes  de  Kant,  l'His- 
toire du  matérialisme  de  Lange',  V Histoire 
de  C éthique  de  Jodl'-. 

Dans  le  grand  Dictionnaire  Encyclopédique 
Brockhaus-Ephrone  en  quatre-vingt-six  vo- 
lumes3,  il  est  chargé  de  toute  la  section  phi- 
losophique. 

Il  recrute  des  collaborateurs  et  rédige  lui- 
môme  un  grand  nombre  d'articles  :  les  uns 
spéculatifs,  par  exemple,  sur  les  mots  Temps^ 
Amour  ^  Métaphysique,  Prédétermination, 
Causalité,  Libre  arbitre,  Etendue;  les  autres 
plus    historiques,  par  exemple,  Platon,  Plo- 

1.  Sur  la    cinquième  édition  allemande,    2  vol,    1899-1900, 
Kiev-Kharkov,  —  Les  notes  de  Soloviev  ne  purent  y  paraître. 

2.  Sur  l'édition  de  1882-1889,  2  vol.,  1897,  Moscou,  Solda- 
tenkov. 

3.  De  1890  à  1907. 


l'écrivaix  91 

tin^  Valentin  et  les  ValenLiniens,Basilide^Ma- 
nichéens^  Kabbale,  Duns  Scot,  Nicolas  de  Cuse, 
Kant,  Hegel,  Hégélianisme, Svedeiiborg, Maine 
de  Biran,  Joseph  de  Maisire,  etc. 

Dans  des  revues  russes  et  notamment  dans 
les  Questions  de  Philosophie  et  de  Psycholo- 
gie \  il  consacre  de  nombreux  articles  à  des 
philosophes  contemporains;  à  ceux  de  Rus- 
sie comme  Jourkévitch,  Grote,  Minsk,  le 
prince  Troubetskoï,  Lopatine,  Ghtchéglov, 
Tchitchérine,  de  Roberty...,  et  à  ceux  d'Occi- 
dent :  Wundt,  Nietzsche,  Fouillée,  Ribot, 
Guyau,  Spencer,  Hellenbach,  Hartmann. 

Son  impartialité  toujours  bienveillante  était 
si  connue  qu'en  1898,  la  Société  Philosophique 
de  Saint-Pétersbourg,  désireuse  de  célébrer 
le  centenaire  d'Auguste  Comte,  confia  le  dis- 
cours le  plus  solennel  à  Soloviev^.  Le  7  mars, 
l'Université  de  Pétersbourg  lui  rouvrit  donc 
ses  portes  pour  un  jour.  Devant  un  public 
immense,  l'ancien  professeur  rappela  d'abord 
les  luttes  cfu'il  avait  engagées  vingt-cinq  ans 
plus  tôt  contre  le  positivisme  tout-puissant. 
Il  maintint  ses  critiques  contre  l'homme  et  sa 

1.  Revue  importante,  créée  à  l'instigation  de  Soloviev.  — 
Voir  iV.  /.  Grote  (1852-1899)  d'après  les  esquisses,  souvenirs  et 
lettres  de  tes  familiers,  Saint-Pétersbourg',  1911,  p.  44. 

2.  T.  VIII,  p.  223  sqq. 


92  VLADIMIR    SOLOVIEV 

doctrine,  mais  en  signalant  à  ses  auditeurs 
deux  conclusions  capitales  et  définitives  de 
«  leur  »  philosophe  :  Comte  a  compris  qu'il 
devait  y  avoir  une  divinisation  de  l'humanité, 
il  a  insisté  sur  l'importance  capitale  que  les 
vivants  devraient  reconnaître  à  l'influence 
des  morts  et  à  leur  action.  Ces  deux  idées 
sont  empruntées  à  la  foi  chrétienne.  Comte 
les  discernait  mal  et  les  appliquait,  plus  mal 
encore,  à  sa  conception  du  Grand  Etre;  mais, 
malgré  sa  demi-conscience,  j'admettrais  vo- 
lontiers qu'il  a  été  utilisé  par  la  Providence 
pour  dégager  du  matérialisme  les  esprits  con- 
temporains et  pour  ramener,  à  son  insu,  leur 
attention  sur  deux  vérités  essentielles  du 
christianisme  :  la  survie  des  morts  tous  des- 
tinés à  la  résurrection,  la  vocation  de  tous 
les  hommesàla  divinisation,  au  théandrisme^ 

On  reconnaît  les  idées  et  le  zèle  qui  ani- 
maient Soloviev  dès  1880.  Ses  convictions 
métaphysiques  et  morales  se  sont  précisées 
dans  l'évolution  religieuse  que  nous  aurons 
à  décrire  bientôt;  il  les  exprime  avec  autant 
de  flamme.  La  prudence  qu'il  s'est  imposée 
pour  garder  contactet  influence  sur  ses  com- 
patriotes, n'enlève  rien  à  sa  loyauté  simple. 

Nous  pourrions   constater   ces  caractéris- 

\.IÙid.,p.  245. 


l'écrivain  93 

tiques  dans  ses  moindres  opuscules  ou  arti- 
cles philosophiques.  Qu'il  critique,  en  1883, 
l'individualisme  et  le  scepticisme  métaphysi- 
que de  Hellenbach^,  ou  qu'il  disserte  sur  la 
philosophie  de  V histoire  (1891)2,  sur  la  télé- 
pathie (1893)  à  propos  de  l'enquête  organisée 
par  Gurnay,  Podmore  et  iSIeyer^,  sur  les  mé- 
diums (1894)^,  qu'il  discute  la  valeur  morale 
de  ("ertaines  attitudes  politiques  et  de  certai- 
nes conceptions  sociales,  qu'il  analyse  la  si- 
gnification symbolique  de  l'amour^  (1892-1894) 
ou  qu'il  défende  la  part  de  la  raison  person- 
nelle et  de  la  liberté  dans  la  foi  religieuse^*, 
partout  apparaissent  la  profondeur  réfléchie 
de  la  pensée  chrétienne  et  l'ardeur  discrète 
d'une  âme  apostolique. 

Il 

Elles  se  révèlent  môme  à  propos  de  sujets 
moins  graves  en  apparence;  ce  philosophe 

1.  En  route  vers  la  vraie  philosophie,  t.  III,  p.  255  sqq.  ; 
préface  à  la  traduction  de  Hollenbach  par  A.  N.  Aksakov. 

2.  Travail  resté  inachevé  ;  t.  VI,  p.  309  sqq.  Le  même 
thème  fut  repris  à  propos  de  deux  volumes  de  N.  J.  Kariéev, 
édités  en  1890  et  1891  par  la  Soriété  /listoriquede  Saint-Péters- 
bourg. 

3.  T.  VI,  p.  419  sqq. 

4.  T.  VI,  p.  450  sqq. 

5.  T.  VI,  p.  364  sqq.;  à  relever  spécialement,  p.  400  sqq., 
un  très  beau  commentaire  du  texte  de  Saint  Paul  sur  l'union 
du  Christ  et  de  l'Eglise. 

6.  En  1892,  contre  L.  Tikhomirov,  t.  V,  p.  432  sqq.  ;  en 
1894,  contre  Porphyre  Golovlev,  t,  V,  p.  463  sqq. 


94  VLADIMIR    SOLOVIEV 

ne  méprise  ni  l'art  ni  la  poésie.  Il  s'y  essaye 
même  avec  succès. 

Là  encore,  la  bouche  parle  de  l'abondance 
du  cœur.  Des  Russes  ont  souventcomparé  ses 
vers  à  ceux  de  Sully-Prudhomme,  et  sa  cri- 
tique d'art  à  celle  de  Brunetière'. 

De  Soloviev  à  Brunetière  les  points  de  com- 
paraison seraient  faciles  à  dégager  :  leurs 
contacts  avec  le  positivisme  et  l'analogie  de 
leurs  attitudes  convaincues  mais  exspectantes 
à  l'égard  de  l'Eglise  catholique  leur  ont  in- 
spiré à  tous  deux  des  «  utilisations  »  et  des 
«  discours  de  combat  ».  Pourtant,  malofré 
leur  influence  d'apologistes,  ils  ont  été  surpris 
par  la  mort  avant  que  le  public  ait  connu 
s'ils  conformaient  leur  pratique  à  leur  foi. 

Le  parallèle  avec  Sully-Prudhomme  se  jus- 
tifie moins.  La  poésie  de  ces  deux  philoso- 
phes n'a  de  commun  que  la  profondeur  des 
aspirations  religieuses.  Même  après  ses  meil- 
leurs élans,  Sully-Prudhomme  retombe  dans 
un  abîme  de  doutes;  et  ses  appels,  individua- 
listes le  plus  souvent,  se  terminent  par  le 
désespoir  ou  le  blasphème.  Ceux  de  Soloviev, 
après  les  premières  hésitations,  montent  dans 
la  lumière  de  la  foi  et  dans  la  confiance  de 
l'amour:  s'il  jette  parfois  des  cris  d'angoisse, 

1.  Notamment  l'Académicien  A.    Th.    Koni    dans  son  éloge 
de  Soloviev  (Esquisses  et  Souvenirs,   p.  191-229),  1906,  p.  201. 


l'éciiivain  95 

c'est  pour  ses  frères  que,  de  ces  hauteurs,  il 
aperçoit  si  peu  soucieux  de  le  suivre. 

Les  poésies  de  Soloviev,  composées  à  toutes 
les  époques  de  sa  vie,  ont  paru  souvent  sous 
des  pseudonymes.  En  1895,  il  publia  lui-même 
à  Saint-Pétersbourg  la  seconde  édition,  com- 
plétée, d'un  recueil  de  vers.  11  songeait  à 
grouper  aussi  ses  articles  littéraires.  Malgré 
leur  portée  philosophique,  nous  ne  pouvons 
ici  les  mentionner  tous.  Il  a  publié  des  études 
sur  presque  tous  les  écrivains  et  poètes  russes 
du  dix-neuvième  siècle  :  Fet,  Polonsky, 
Tioutchev,  A.-K.  Tolstoï,  Pouchkine,  Lermon- 
tov, Dostoïevsky...  Sur  ce  dernier,  trois  dis- 
cours prononcés  aux  anniversaires  de  1881, 
1882,  1883,  firent  sensation  en  Russie  par 
leur  apologie  des  tendances  universalistes  et 
romaines  de  Dostoïevsky  '  :  nous  en  reparle- 
rons. 

Sur  l'art  et  la  littérature  en  général,  nous 
relevons  seulementquelques  titres  :  La  Beauté 
dans  la  nature  (1889),  Signification  générale 
de  l'art^  La  Poésie  lyrique  (1890);  Premiers 
pas  vers  l'esthétique  positive  (1893),  Symbo- 
listes russes  (1895),  Sur  le  pittoresque  (1897). 

1.  T.  III,  p.  169-205. 


96  VLADIMIR    SOLOVIEV 


III 


En  même  temps,  de  grands  ouvrages  phi- 
losophiques précisaient  la  pensée  esquissée 
dans  les  thèses  de  «  Maître  »  et  de  «  Doc- 
teur ».  Le  plus  considérable  d'entre  eux  :  La 
Justification  du  Bien,  philosophie  morale, 
dédié  en  1897  à  la  mémoire  de  son  père  et  de 
son  grand-père,  dut  être  réédité  dès  1898^. 
D'autres  restèrent  inachevés  :  tels  Droit  et 
moralité,  esquisse  d'une  éthique  appliquée'^ 
avec  un  chapitre  central  sur  la  peine  de  mort  ; 
et  Premiers  principes  de  philosophie  spécu- 
lative'^, publiés  de  1897  à  1899  dans  les  Ques- 
tions de  Philosophie  et  de  Psychologie. 

Ces  traités  philosophiques  et  les  thèses  qui 
les  ont  précédés  méritent  d'être  analysés  en 
des  chapitres  spéciaux.  Mais,  plus  encore,  les 
œuvres  de  théologie  dogmatique  et  ascétique, 
puisqu'elles  constituent,  dans  la  production 
de  Soloviev,  l'appoint  le  plus  considérable,  le 
plus  médité  aussi  et  le  plus  aimé. 

Au  milieu  de  tant  de  travaux,  cet  homme 
intrépide  ne  se  lassait  pas  d'apprendre.  A 
trente  ans, alors  que  son  nom  est  déjà  sur  toutes 

1.  T.  VII,  p.  i-xxvi,  1-478. 
•>.  Ibid.,  p.  'i%l-Ç,ll. 
3.  T.  VIII,  p.  l'*8-221. 


l'éckivain  1)7 

les  lèvres,  alors  que  ses  écrits  disloquent  les 
cadres  vieillots  des  idées  impersonnelles  et 
contraignentles  esprits  à  réfléchir,  il  se  décide 
à  étudier  Fhébreu  :  ainsi  sa  foi  personnelle 
pourra  s'abreuver  aux  sources  et  préparer  à 
son  Eglise  une  version  directe  de  l'Ancien 
Testament.  11  s'enferme,  pour  plusieurs  mois 
d'étude  assidue,  dans  une  laure  de  Moscou  ^ 
Mais  le  contact  du  passé  et  la  lecture  des 
vieux  prophètes  ne  détournent  ses  yeux  ni 
du  présent  ni  de  l'avenir.  Tous  les  problèmes 
religieux  l'intéressent  :  question  juive,  ques- 
tion musulmane,  question  polonaise,  question 
des    starovères  ou   vieux-croyants,  question 
de  l'orlhodoxie  officielle  et  de  son  organisa- 
tion, de  sa  dépendance,  de  sa  hiérarchie,  de 
ses  moines;  toutes  ces  questions,  fatalement 
posées  à  la  Russie  moderne,  il  les  étudie  avec 
un  labeur  acharné.  On  nous  excusera  de  citer 
seulement  quelques  titres;  ses  écrits  les  plus 
caractéristiques    sur    l'Eglise    et    les   sectes 
russes  sont  :  Le  Pouvoir  spirituel  en  Russie 
(1881),  Le  Raskol  dans  le  peuple  et  la  société 
russes  (1883),   Comment  réveiller  nos  forces 
ecclésiastiques  ?  {iS85.)  Soloviev  protesta  aussi 
plusieurs  fois,  comme  l'ont  fait  les  évêques 

1.  Ces  études  permirent  à  Soloviev  de  répondre  en  1896  au 
livre  de  E.  Havet,  La  Modernité  des  prophètes  (Paris,  1891) 
pur  une  bonne  dissertation  qu'il  intitula  Quand  t'écurenf  les 
prophètes  hébreux?  (T.  VI,  p.  523.) 


98  VLADIMlIt     SOLOVIEV 

catholiques  de  Pologne  dans  ces  dernières 
années,  contre  les  sévérités  excessives  de  la 
législation  russe  sur  les  juifs.  A  ce  problème, 
très  irritant  en  Russie,  il  a  consacré  trois 
études  principales  :  Le  Judaïsme  et  la  Question 
chrétienne  (1884)  '  dont  la  Bibliothèque  slave 
de  Bruxelles  conserve  un  exemplaire  où 
Soloviev  a  rétabli  de  sa  main  les  passages 
supprimés  par  la  censure,  Israël  sous  la  Loi 
nouvelle  (1885),  Le  Talmud  et  les  polémiques 
antijuives  {i8S6).  Notons  encore  sur  la  question 
polonaise  :  L'Entente  avec  Rome  et  les  Gazettes 
de  Moscou  (1883),  Contre  le  projet  d'une  Eglise 
nationale  polonaise  (1897),  et  surtout  de  nom- 
breux chapitres  dans  les  grands  ouvrages. 
Pour  trouver  une  solution,  il  accumule  les 
recherches  historiques  et  il  ose  remonter 
jusqu'aux  principes  les  plus  élevés;  pour 
poursuivre  les  applications,  il  descend  jusque 
dans  le  domaine  de  la  politique  :  partout,  il 
expose  et  discute  avec  la  plus  sereine  et  la 
plus  compréhensive  loyauté. 

Cette  loyauté  devait  l'emporter  bientôt  vers 
des  sommets  d'où  l'horizon  s'étendrait  plus 
loin  que  l'empire  russe,  par  delà  toutes  les 
terres  slaves. 

«  Manque  de  patriotisme!  »  s'exclamèrent 

1.  T.  1\',  p.  120-167. 


l'écrivain  99 

dès  l'origine  les  slavophiles,  alliés  contre 
Soloviev  aux  libéraux  antichrétiens.  Ainsi  sa 
loyauté  même  multiplie  d'abord  les  ennemis 
autour  de  lui;  mais,  à  la  longue,  elle  les  dé- 
sarme, elle  les  séduit,  elle  les  amène  à  dé- 
savouer leurs  calomnies.  Cependant,  leurs 
clameurs  avaient  longtemps  déchiré  le  cœur 
de  leur  victime  :  Manque  de  patriotisme  ! 

Patriotisme  plus  pur  et  plus  dévoué,  plus 
sincère  et  plus  fécond,  répondait  Soloviev. 
L'amour  de  la  patrie  russe  ne  m'inspire  aucune 
idolâtrie,  soit  !  Je  l'aime,  mais  je  discerne  ses 
erreurs;  je  l'aime,  mais  je  condamne  ses  in- 
justices présentes  ou  passées.  Je  souhaite  une 
Russie  plus  grande  et  plus  belle  ;  mais  cela 
ne  signifie  pas  une  Russie  plus  dominatrice 
ou  plus  violente  :  je  souhaite  et  j'espère  une 
Russie  plus  policée  et  plus  morale,  et  donc 
une  Russie  plus  chrétienne  —  une  Russie 
digne  vraiment  de  s'appeler  la  sainte  Russie; 
j'espère  une  Russie  plus  soucieuse  de  se 
soumettre  à  Dieu  que  de  conquérir  des 
peuples,  une  Russie  admirable  et  enviée  plus 
encore  que  redoutée,  une  Russie  soldat  de 
son  tsar  moins  pour  ce  tsar  que  pour  son 
Dieu,  une  Russie  influente  moins  par  ses 
armes  que  par  sa  foi  et  par  sa  charité,  une 
Russie  qui  soit  grande  parce  que,  apôtre  dans 
le  monde,  elle  y  magnifierait  1  idée  universa- 


100  VLADIMIR    SOLOVCEV 

liste  de  Jésus-Christ,  elle  y  développerait  le 
corps  mystique  de  Jésus-Christ,  elle  glorifie- 
rait la  sainte  et  unique  Eglise  de  Jésus-Christ, 
—  l'Eglise,  —  l'Eglise  catholique  devenue, 
par  l'accession  de  la  Russie,  plus  parfaitement 
et  plus  visii)lenient  «  catholique  », 

J'aime  ma  patrie. 

Ce  patriotisme  n'interdit  pas  de  contempler, 
au  travers  du  temps  et  de  l'espace,  et  de 
chaque  côté  des  frontières  nationales,  l'his- 
toire religieuse  vécue  réellement  par  l'huma- 
nité et,  trop  souvent  hélas  !  opposée  au  déve- 
loppement idéal  que  Dieu  voudrait.  Comparer 
à  l'histoire  positive  des  religions  le  plan 
divin  de  la  Religion^  quel  spectacle  !  Un  drame 
à  double  action,  plus  ancien  que  le  monde 
et  plus  universel  que  l'histoire  du  monde; 
quel  intérêt  pour  le  contemplatif  ! 

Et,  pour,  l'homme  de  zèle,  quels  intérêts  ! 

«  Les  intérêts  de  la  justice  et  de  l'amour,  du 
Bien;  les  intérêts  des  individus  et  ceux  des 
sociétés,  les  intérêts  des  âmes  etceuxde  Jésus- 
Christ,  les  intérêts  delà  création  universelle 
concordantavec  les  intérêts  de  Dieu  ;  les  inté- 
rêts de  Dieu...  !  » 

Mais  ils  sont  combattus  partout,  ces  inté- 
rêts humains  et  divins.  La  divinisation  des 
hommes,  «  le  théandrisme  universel  »,  voilà 


l'écrivain  101 

le  but!  Mais  l'esprit  qui  voudrait  y  atteindre 
est  partout  entravé:  la  matière  l'appesantit, 
la  matière  partout  révoltée.  Les  épisodes  con- 
temporains de  cette  guerre  originelle  s'appel- 
lent, en  Occident  ou  en  Extrême-Orient, 
positivisme  ou  confucianisme,  théosophie  ou 
bouddhisme,  irréligion  révolutionnaire  ou 
traditions  superstitieuses  des  mythologies, 
servilité  crédule  delà  lijjre  pensée  ou  sorcel- 
lerie extatique  et  menteuse '. ..  Tous  ces  éj)i- 
sodes  méritent  de  fixer  l'attention,  mais,  plus 
que  tous  les  autres,  la  grande  lutte  entre 
l'Orient  et  l'Occident. 

Le  schisme  entre  l'Orient  et  L'Occident  ;  la 
chrétienté,  jadis  une.  et,  depuis  huit  siècles, 
divisée  en  deux  corps  rivaux;  le  royaume  de 
Dieu  scindé  en  deux  tronçons  ennemis,  quel 
sujet  d'étonnement  douloureux!  Soloviev  a 
vingt-cinq  ans;  il  croit  que  les  forces  vitales 
des  deux  Eglises  découlent  du  Christ.  Hélas  ! 
ces  eaux  qui  jaillissent  pour  la  vie  éternelle 
s'entre-choquent  en  deux  courants  ennemis. 
Les  membres  du  Christ  se  déchirent  entre 


1.  Encore  ici,  nous  nous  bornons  à  relever  quelques  titres: 
Mafiiimet,  sa  vie,  son  enseiffnemeni  relii(ieux  (189fi)  ;  Sur  te 
paganisme,  essai  sur  Véi'olution  de  la  mytliolagle  (1873);  Cfiine 
et  Europe;  Japon;  le  Paganisme  primitif,  ses  restes  vivants  et 
morts  (1890,  t.  VI,  p.  84-214)  ;  La  Tfiéosop/ne  de  Mme  Blavatslty 
(1890  et  1891)  ;  Contrefaçons  :  sur  les  «  nouveaux  c/iristia- 
nismes  n  (1891),  etc. 


102  VLADIMIR    SOLOVIEV 

eux.  Au  lieu  de  s'entr'aider  pour  la  fécondité, 
au  lieu  de  semerla  vie  et  de  produire  de  nou- 
veaux chrétiens,  ils  combattent  des  chrétiens. 
La  Bible,  la  tradition,  la  hiérarchie  sont 
opposées  à  la  Bible,  à  la  tradition,  à  la  hié- 
rarchie; la  prière,  les  solennités  liturgiques, 
les  sacrements,  la  messe  même  semblent 
destinés  moins  à  remercier  la  Trinité  ou  à 
l'adorer  qu'à  provoquer  sa  malédiction  contre 
des  frères.  Evêques  contre  évêques,  conciles 
contre  conciles,  saints  contre  saints.  Eglise 
contre  Eglise,  quel  désordre  !  Et  quelle  ironie 
—  ou  quel  blasphème!  —  d'oser  prier  encore 
Celui  qui  disait  :  «  Qu'ils  soient  un  comme 
nous  sommes  un!  »  Quelle  inconscience 
lorsqu'un  chrétien  ou  un  prêtre,  la  bouche 
encore  pleine  d'anathèmes  contre  des  adora- 
teurs sincères  de  Jésus-Christ,  psalmodie  : 
«  Un  signe  fera  connaître  à  tous  que  vous 
êtes  mes  disciples  —  votre  amour  mutuel!  » 
Gomment  d'ailleurs  concilier  le  nationalisme 
religieux  avec  les  enseignements  universa- 
listes  de  Jésus,  le  phylétisme  jaloux  avec  les 
exemples  de  saint  Paul;  comment  une  ortho- 
doxie étroitement  shwophile  avec  l'ordre  du 
Maître:  Docete  omnes  génies ,  ou  avec  la  pra- 
tique de  l'Apôtre  :  Ni  gentils  ni  juifs  ^  ni  grecs 
ni  barbares  ? 

Redoutables  antinomies  qu'une  théologie 


l/ÉCIlIVAIN  l(l3 

ample  ettrèsdocumentéepourraitseule  résou- 
dre. Soloviev  donc,  sans  renoncer  à  la  philo- 
sophie, se  tourna  vers  la  théologie. 

Son  activité  dans  les  deux  domaines  fut 
simultanée  et  convergente.  Pour  la  mieux 
étudier,  nous  serons  obligés  de  les  distinguer. 
Que  le  lecteur  veuille  bien  cependant  ne  pas 
dédoubler  le  penseur.  Durant  ses  vingt  der- 
nières années,  le  philosophe,  épris  jadis  des 
sciences  naturelles,  consacrait  à  la  théologie 
son  principal  effort;  d'autre  part,  le  théolo- 
gien gardait  de  ses  études  passées  le  souci 
des  méthodes  rigoureuses,  de  la  logique  et 
de  la  clarté. 


CHAPITRE  VI 


LE    philosophe:    Aj   LE   LOGICIEN 

Evolution  philosophique.  —  Logique 
et  Métaphysique.   —    Le    Vrai  intégral. 


I 


Dès  sa  première  thèse,  Soloviev  s'était  ré- 
vélé philosophe  de  race.  Ce  n'est  point  que 
tout  fût  parfait  dans  ce  volume  qu'il  achevait 
à  vingt  ans.  On  y  sentait  une  certaine  fougue 
de  jeunesse  qui  se  traduisait  par  des  juge- 
ments très  absolus  et  par  des  systématisations 
un  peu  forcées.  Les  pages  consacrées  à  l'his- 
toire de  la  philosophie  occidentale  avant 
Descartes,  contenaient  plus  d'une  affirmation 
inexacte  ;  ces  conclusions  trop  hâtives  seront 
bientôt  soumises  à  un  nouvel  examen  et  cor- 
rigées dans  les  ouvrages  suivants.  N'y  avait- 
il  pas  aussi  quelque  exagération  à  présenter 


I.E    PHILOSOPHE    :    LE    LOGICIEN  105 

«  l'Inconscient  »  de  Hartmann  comme  le 
terme  fatal  vers  lequel  convergeaient,  en  droit 
comme  en  fait,  les  deux  courants  irréligieux 
de  la  pensée  occidentale,  l'idéalisme  exclusif 
et  l'empirisme  exclusif? 

Mais,  dans  l'ensemble,  la  thèse  et  les  ré- 
ponses aux  attaques  qu'elle  provoqua  mani- 
festaient une  pensée  très  personnelle  et  déjà 
mûre,  un  contact  direct,  très  rare  dans  la  Rus- 
sie d'alors,  avec  les  sources  philosophiques 
de  l'Occident,  une  lecture  considérable,  et, 
ce  qui  valait  mieux,  une  lecture  intelligente 
et  bien  assimilée. 

La  forme  même  était  souvent  originale. 
Tels  les  deux  syllogismes  qui  résumaient 
l'évolution  historique  et  logique  de  l'empi- 
risme et  de  l'idéalisme  pendant  les  temps 
modernes.  La  majeure  du  premier  aurait  été 
empruntée  au  dogmatisme  :  Nous  pensons 
rêtrr  ;  la  mineure  à  Kant  :  Nous  np  pensons 
jamais  que  des  concepts  ;  Hegel  avait  conclu  : 
Vêtre  est  donc  le  concept.  Pour  le  second 
syllogisme,  Bacon  avait  fourni  la  majeure  : 
La  vraie  essence  des  choses,  ce  qui  est  vrai- 
ment, se  manifeste  à  notre  expérience  réelle  ; 
Locke  avait  posé  la  mineure  :  A  notre  expé- 
rience réelle  se  manifestent  uniquement  des 
états  de  conscience  isolés  ;  Mill  tirait  la  con- 
clusion :   Les   états  de  conscience  isolés  sont 


106  VLADIMIR    SOLOVIEV 

donc  la  vraie  essence  des  choses^.  Toutes 
les  variétés  du  pragmatisme  pouvaient  naître 
maintenant:  depuis  la  philosophie  des  idées- 
forces  jusqu'aux  volontarismes  les  moins 
nuancés  de  conceptions  sociales  ou  simple- 
ment morales. 

Dans  toute  l'œuvre  de  Soloviev,  nous  re- 
trouverions cette  tendance  à  dresser  la  généa- 
logie des  svstèmes  où  s'enferma  la  pensée 
humaine.  Il  aimait  à  découvrir  leurs  origines 
lointaines,  pour  épier  leur  devenir  et  surpren- 
dre leur  éclosion.  Par  un  tel  attrait,  ce  Russe 
appartenait  bien  à  la  fin  du  xix^  siècle,  il  ré- 
vélait l'affinité  de  sa  pensée  avec  celle  de  tous 
les  Occidentaux  qui  dissertaient  sur  «  l'évolu- 
tion des  genres.  » 

En  observant,  il  constata  l'influence  exercée 
par  l'œuvre  et  le  nom  de  Hegel  sur  les  cer- 
veaux et  les  systèmes  du  xix®  siècle.  Il  la 
signala.  De  ses  paroles,  des  adversaires  con- 
clurent par  une  étrange  méprise  que  Soloviev 
avait  été  lui-même  un  hégélien. 

Or,  ce  spiritualiste  résolu  écrivait  dès  1874  : 
«  Hegel  doit  être  regardé  comme  le  vrai  père 
du  plus  absolu  matérialisme.  Sa  métaphysique 
est  largement  responsable  de  tous  les  posi- 
tivismes  et  de  l'hostilité  générale  contre  toute 
métaphysique.  A  Hegel  se  rattache  Feuerbach, 

1.  T.  I,  p.  122-128. 


LE  PHILOSOPHE  :  LE  LOGICIEN        107 

devenu  par  des  traductions  le  grand  semeur 
de  l'athéisme  en  Russie,  Feuerbach  qui  donne 
un  tour  inoubliable  à  ses  plus  malfaisantes  for- 
mules. Hegel  a  montré  dans  l'homme  la  sub- 
stance suprême  ;  donc,  conclut  Feuerbach, 
il  est  clair  que  la  Divinité,  pour  l'homme, 
n'est  plus  Dieu,  mais  l'homme  :  enfin,  d'après 
un  jeu  de  mots  allemand,  sensible  encore  en 
russe,  intraduisible  en  français,  l'homme  est 
ce  qu'il  mange  :  «  Der  Mensch  ist  was  er  isst  : 
homo  est  qiiod  est  [edil).  »  Mais  l'influence  de 
Hegel  a  produit  des  déviations  encore  plus 
monstrueuses  :  elle  inspirait  Max  Stirner 
lorsqu'il  préconisait  l'égoïsme  radical,  l'in- 
dividualisme absolu,  un  acharnement  fratri- 
cide dans  les  luttes  sociales,  lorsqu'il  conden- 
sait tout  son  système  en  une  formule  :  Je  suis 
tout  pour  moi  et  je  fais  tout  pour  moi  seul, 
lorsque  «  sa  divinité  »  déclarait  la  guerre  «  à 
tous  les  dieux  —  les  hommes  —  »  pour  s'in- 
cliner seulement  devant  la  force  physique  qui 
l'écraserait.  »  Père  de  ces  exaltés,  Hegel  doit 
reconnaître  encore,  pour  ses  descendants 
légitimes,  Auguste  Comte,  StuartMill  et,  par 
eux.  Spencer,  et,  comme  eux,  Schopenhauer 
et  Hartmann  ^ 

Ce  réquisitoire  est  de  1874.  Soloviev  le  re- 
prit  souvent,    le    précisa,    l'accentua  même 

1.  T.  I,  p.  105-122. 


108  VLADIMIR    SOLOVIEA' 

dans  la  suite.  M.  Ossip-Lourié  a  donc  raison 
d'écrire  :  «  C'est  à  tort  que  l'on  considère 
souvent  Soloviev  comme  un  disciple  de  He- 
gel :  il  en  est  l'antipode,  il  applique  à  Hegel 
un  criticisme  sévère  *.  » 

Rien  n'est  plus  exact.  Mais  l'inexplicable 
pour  nous,  c'est  l'accusation  même  d'hégé- 
lianisme  qui  pesa  longtemps  sur  Soloviev 
parmi  ses  compatriotes. 

D'où  peut-elle  avoir  pris  naissance  ?  Déri- 
verait-elle des  citations  empruntées  à  Hegel, 
ou  de  l'importance  qui  lui  est  attribuée,  ou  de 
l'aveu  qu'il  mit  en  œuvre  des  dons  éminents  ? 
Aucune  de  ces  raisons  n'estsuffisante, croyons- 
nous.  Virgile  est-il  disciple  d'Ennius?  En 
signalant  l'influence  pernicieuse  d'un  écri- 
vain, un  critique  le  choisit-il  pour  maître  ? 
Ou  bien  penserait-on  qu'un  esprit  banal  eût 
contribué,  autant  que  Hegel,  au  désarroi  in- 
tellectuel -  ?  A  notre  avis,  Soloviev  n'aurait 

1.  La  P/iilosophie  russe  cuntcniporaine,  Paris,  Alcan,  1905, 
p.  33. 

2.  Cette  dernière  opinion  a  été  soutenue  très  ardemment  dans 
1.1  Revue  de  Métaphysique  et  de  Morale  (janvier  1910)  par 
F.  Enkiques  dans  un  article  intitulé  :  La  métaphysique  de 
Ilci^el  considérée  d  un  point  de  rue  scientifique  :  «  En  somme, 
en  laissant  de  cbiv  l'extraordinaire  imagination,  le  génie  poé- 
tique et  la  cohérence  de  l'inspiration  sentimentale,  Hegel  ap- 
paraît comme  un  pauvre  intellect,  et,  à  vrai  dire,  c'est  dang 
cette  pauvreté,  dans  la  non-signification  de  certaines  argumen- 
tations   fjni    passent   pour   difficiles,   tpie  résident   souvent  la 


LE    PHILOSOPHE    :    LK    LOGICIEN  109 

jamais    été    soupçonné    d'hégélianisme,    s'il 
n'avait  été  que  philosophe. 

Mais,  un  jour,  il  déclara  que  la  foi  au  dogme 
immuable  ne  condamnait  pas  l'intelligence 
humaine  à  la  stagnation,  qu'elle  n'excluait  ni 
le  désir,  ni  le  besoin,  ni  les  moyens  de  voir 
plus  clairement  l'immobile  vérité  :  loin  de 
condamner  le  progrès  intellectuel,  la  foi  le 
conseillait,  l'exigeait.  Soloviev  comprenait 
alors  et  répétait  le  mot  de  saint  Augustin  : 
«  Aimez  beaucoup  l'intelligence  de  votre 
foi.  —  Le  fidèle  qui,  par  l'usage  légitime  de 
sa  raison,  arrive  à  quelque  intelligence  de 
sa  foi,  dépasse  assurément  celui  qui  reste 
encore  au  désir  de  cette  intelligence.  Quant 
à  celui  qui  n'a  même  pas  le  désir  de  com- 
prendre et  se  contente  de  croire,  il  ignore 
l'utilité  de  la  foi  ^  » 

prétendue  profondeur  du  maître  illustre  auquel  les  âmes 
faibles  sont  incapables  d'opposer  toujours  leur  propre  bon 
sens...  Ainsi  la  partie  la  plus  apparente  du  système  hégélien, 
celle  qui  en  constitue  la  concrétisation  logique,  se  réduit  à 
une  manière  de  démence.  »  Ces  remarques  peuvent  avoir  unf 
part  de  vérité  ;  Soloviev  leur  eût  reproché  à  bon  droit  leur 
exclusivisme.  Mais  il  y  eût  souscrit,  en  les  complétant. 

1.  «  Intellectum  valde  ama.  —  Qui  vera  ratione  iam  quod 
tantummodo  credebat  intellegit,  profecto  praeponendus  est 
ei  qui  cupit  adhuc  intellegere  quod  crédit.  Si  autem  nec  cupit, 
et  ea  quae  intellegenda  sunt,  credenda  tantummodo  existi- 
mat,  oui  rei  fides  prosit ignorât.  »  (S.  kvG.,  Epist.  120;c.ii-iii, 
n.  8  et  13  ;  M.  L.  33,  456-459.)  —  Nous  avons  exposé  Les 
Arguments  apologétiques  de  S.  Augustin  en  une  série  d'articles 
publiés  en  1909  et  1910  dans  la  Revue  pratique  d'Apologétique 
(Paris). 


110  VLADIMIR    SOLOVIEV 

Devant  ce  retour  à  la  tradition,  certains  or- 
thodoxes se  scandalisèrent.  Ce  fut  bien  pis 
lorsque  Soloviev  compléta  sa  pensée  :  pour 
diriger  et  mesurer  ce  développement,  com- 
patible avec  l'immutabilité  de  la  foi,  l'Eglise 
infaillible  a  sûrement  reçu  du  Christ  un  or- 
gane approprié,  et  cet  «  ejplicateiir  infail- 
lible »  c'est  le  successeur  de  Pierre. 

Les  partisans  d'un  fixisme  absolu  dans 
l'Orthodoxie  s'indignèrent  :  Soloviev  devint  à 
leurs  yeux  un  hégélien.  Hégélien,  puisqu'il 
admettait  un  progrès  dans  le  christianisme  ; 
hégélien  puisqu'ilreconnaissait  dans  l'Eglise 
catholique  un  complément  de  vérité  chré- 
tienne qui  manquait  à  l'organisation  du  Saint- 
Synode  :  catholicisme  parut  hégélianisme*. 

Les  bases  de  l'accusation  sont  donc  plus 
théologiques  que  philosophiques.  M,  Ossip- 
Lourié  subit  encore,  à  son  insu,  un  préjugé 
confessionnel  lorsqu'il  écrit  :  «  Théiste  dans 
sa    conception    sur  le  Principe  des    choses, 

1.  Cette  confusion  n'est  pas  rare  en  Russie.  Elle  résulte  d'un 
préjug'c  surprenant  qui  déforme  la  notion  de  u  progrès  dog- 
matique »  et  lui  substitue  celle  d'<<  innovation  dogmati- 
que ».  L  Eglise  catholique  professe  cependant  que  personne, 
pas  même  le  Pape,  ne  peut  innover  dans  le  dogme  ou  créer 
un  nouveau  dogme.  Mais  elle  sait  aussi  que  les  cimciles  des 
dix  premiers  siècles  ont  défini  en  formules  explicites  les 
dogmes  ti-aditionnels,  et  elle  n  admet  pas  que  Jésus-Christ  ait 
retiré  depuis  dixsiècles  à  son  Eglise  lu  possibilité  de  condam- 
ner ou  de  prévenir  l'erreur.  —  Soloviev  a  f<.rt  bien  signalé 
le  caraelcre  tradULoimci  de  cet  enseignement  catholique. 


LE    PHILOSOPHE    :    LE    LOGICIEN  111 

Soloviev  est  panthéiste  dans  ses  idées  sur  le 
processus  mondiaP.  » 

Ces  accusations  sont  inexactes.  Soloviev 
croità  laProvidence  ;  il  croitqueDieu  appelle 
les  hommesàse  sanctifier  etque  la  prière  met 
les  hommes  en  communication  réelle  avec 
Dieu  ;  c'est  ce  que  les  Russes  appellent 
«  mysticisme  ».  Or  le  mysticisme  de  Solo- 
viev reste  parfaitement  chrétien.  Nous  en 
trouverons  la  preuve  partout,  même  dans  ses 
grands  ouvrages  de  philosophie  proprement 
dite. 

II 

Les  Principes  philosophiques  d'une  science 
t«^e^r«/e  proposent  à  l'humanité  un  plan  idéal 
de  pensée,  d'organisation  et  d'action. 

Plan  idéal  :  donc  Soloviev  n'attend  point 
sa  réalisation,  plus  impossible  que  celle  des 
merveilles  d'Utopie  ;  mais  l'idéal  n'est  point 
une  chimère  dès  qu'il  peut  guider  l'ascen- 
sion d'une  bonne  volonté  et  favoriser  ainsi 
un  progrès  réel  dans  l'humanité. 

Ce  traité  où  les  idées  s'entassent  avec  une 
densité  qui  déconcerte,  ressemble  à  un  Dis- 
cours de  la  Méthode  qui  poursuivrait  son 
enquête  et  développerait  ses  conclusions  dans 
tous   les    domaines   de  l'activité    humaine   : 

1.  Loc.  cit. 


112  VLADIMIR    SOLOVIEV 

nature  et  théorie  de  la  connaissance,  sa  va- 
leur logique  et  métaphysique,  ses  conditions 
et  ses  conséquences  psyciiologiques,  son  in- 
fluence sur  l'action  individuelle  et  sur  tous 
les  genres  de  cohésion  sociale. 

Empirique  ou  scientifique,  la  connaissance 
qui  se  limite  aux  faits,  aux  phénomènes  du 
monde  extérieur,  sera  utilitaire;  elle  servira 
les  intérêts  matériels  de  l'humanité  et  dé- 
veloppera la  société  économique.  Si  elle 
remonte  jusqu'aux  idées  générales,  aux  prin- 
cipes et  à  leur  rapport  logique,  la  connais- 
sance devient  philosophie.  La  philosophie 
mène  la  raison  plus  haut  que  ne  faisait  la 
science  utilitaire  des  faits  ;  mais  si  elle  ne 
tend  point  à  se  surpasser  elle-même,  si  elle 
refuse  toute  autre  lumière,  elle  s'arrête  eu 
des  jeuxtoutsubjectifsde  l'esprit,  elles'amuse 
au  côté  formel  des  idées  et  des  vérités  :  l'es- 
prit repoussera  logiquement  la  valeur  objec- 
tive des  idées  tant  qu'il  refusera  de  demander 
à  la  théologie  '  s'il  existe  une  essence  absolue 
et  ce  qu'elle  est. 

Les  tendances  de  l'homme  correspondent 
à  ces  trois  degrés  de  connaissance.  Dans  l'or- 
dre social,  les  «  appétits  »  organisent  les  rap- 

1.  Soloviev  prend  ici  théologie  dans  son  acception  la  plus 
large,  avec  ses  deux  grandes  subdivisions  :  la  «  théologie 
naturelle  »  ou  théodicée  et  la  théologie  surnaturelle.  Il  ne 
peut  donc  être  accusé  de  fidéismo. 


LE    PHILOSOPHE    :    LE    LOGICIEN  113 

ports  économiques  pour  un  rendement  tou- 
jours plus  intensif  du  travail;  un  certain  at- 
trait «  idéal  »  vers  l'ordre  détermine  entre  les 
travailleurs  un  ordre  juridique  et  légal,  il 
soumet  à  un  gouvernement  cette  société  po- 
licée ;  enfin  l'aspiration,  d'ordre  théologique, 
vers  une  existence  éternelle  et  absolue  oriente 
l'homme  vers  une  société  religieuse. 

L'activité  sensible  elle-même  manifeste  la 
même  gradation  :  elle  peut  s'enlizer  dans  les 
jouissances  matérielles  et  ne  demander  que 
le  progrès  technique  des  métiers  pour  ac- 
croître son  bien-être;  elle  peut  souhaiter  et 
favoriserl'expression  esthétique  de  l'idée  par 
les  beaux-arts;  elle  peut  enfin  se  prêter  à 
une  communication  mystique  avec  le  monde 
transcendant. 

Le  paganisme  avait  confondu  dans  tous  les 
ordres  ces  trois  degrés.  Ainsi  finit-il  par  édi- 
fier l'absolutisme  le  plus  tyrannique,  le  plus 
exclusif,  le  plus  absurde  :  toute  connaissance 
était  subordonnée  aune  théosophie*  sans  fon- 
dement, toute  société  à  une  théocratie  où  le 
caprice  humain  d'un  Caligula  était  l'unique 

1.  On  a  parfois  rapproché  Soloviev  de  Plotin.  Les  vocabu- 
laires ont  quelque  analogie,  acceptée  par  Soloviev  ;  mais  les 
pensées  divergent  à  l'infini,  surtout  quand  il  s'agit  d'expliquer 
comment  les  hommes  peuvent  devenir  participants  de  la 
sagesse  divine  (=  théosophie),  de  l'autorité  divine  (=  théo- 
cratie), de  l'activité  divine  (=  théurgie). 


114  VLADIMIR    SOLOVIEV 

divinité,  toute  action  à  une  théurgie  qui  tour- 
nait à  la  mystification. 

Ce  que  le  paganisme  confondait,  le  véri- 
table esprit  du  christianisme  le  distingue  :  le 
profane  ne  s'identifie  plus  avec  le  sacré,  ni 
la  Cité  des  hommes  avec  la  Cité  de  Dieu. 
Du  coup  la  liberté  régnerait,  par  la  hiérar- 
chie, si  le  principe  païen  n'essayait  de  prendre 
sa  revanche  en  «  opposant  »  ce  qui  devrait  être 
seulement  «  distingué  ».  Pour  la  connaissance 
par  exemple,  Comte  oppose  vainement  l'un  à 
l'autre  l'âge  théologique,  l'âge  philosophique, 
l'âge  scientifique.  Les  sociologues  modernes 
enregistrent,  de  leur  côté,  la  rivalité  qui 
pousse  les  trois  catégories  d'organismes 
sociaux  vers  une  guerre  non  plus  de  supré- 
matie et  de  conquête  mais  pour  l'existence  : 
la  puissance  économique  est  convoitée  et  sera 
bientôt  conquise  par  le  socialisme,  la  puis- 
sance gouvernementale  se  transforme  en  un 
césarisme  byzantin,  irresponsable  et  autocra- 
tique, la  puissance  religieuse  évolue  partout 
vers  une  sorte  de  papisme,  odieux  encore  à 
Soloviev. 

Le  mal,  c'est  que  chacune  de  ces  trois 
puissances  prétend  subsister  seule  et  s'im- 
poser par  la  force  en  ruinant  les  deux  autres. 

Or  à  chacune  cet  exclusivisme  nuit  autant 
qu'à    ses  rivales,   il  est  contre  nature.    Une 


LE    PHILOSOPHE    :     LE    LO(;iCIEN  115 

alliance  doit  donc  être  conclue.  Seule  elle 
peut  assurer  à  l'individu  et  aux  organismes 
sociaux  un  développement  intégral,  conforme 
9  la  dignité  humaine.  Chaque  homme,  cha- 
que groupe  social  devrait  consentirlibrement 
à  cette  alliance,  s'il  considérait  la  valeur 
relative  des  biens  qu'elle  doit  sauvegarder  ; 
dés  lors  il  assurerait  par  la  vérité  divine  sa 
propre  liberté  :  veritas  liberabit  vos. 

Pour  désigner  cette  alliance  dans  les  trois 
domaines  des  opérations  proprement  humai- 
nes, Soloviev  propose  de  garder  les  trois 
mots  plotiniens  :  très  bien  formés  pour  expri- 
mer la  suprématie  du  divin,  ils  seraient 
garantis  contre  toute  confusion  panthéiste 
par  une  mention  expresse  du  principe  hu- 
main, mais  christianisé,  de  liberté. 

La  «  libre  théurgie  »  symboliserait  la  col- 
laboration réfléchie  de  l'artisan,  de  l'artiste 
et  du  mystique,  inspirés  tous  trois  par  le 
désir  de  se  mieux  élever,  eux-mêmes  et  leurs 
frères,  vers  Dieu. 

La  «  libre  théocratie  »  hiérarchiserait  l'effort 
des  sociétés  humaines  :  l'organisme  écono- 
mique ne  développerait  le  travail  que  pour 
faciliter  les  opérations  proprement  humaines 
de  l'esprit;  et  les  esprits  s'entr'aideraient 
surtout  pour  réaliser  cette  divinisation  indi- 


116  VLADIMIR    SOLOVIEV 

viduelle  et  collective  que  Dieu  lui-même 
propose  à  l'humanité  par  son  Verbe  et  par 
l'Eglise. 

Enfin  l'accord  de  la  science,  de  la  philo- 
sophie et  de  la  théologie  constituerait  une 
richesse  intellectuelle,  une  intégrité  de 
connaissance  qu'on  appellerait  à  bon  droit 
une  sagesse  divine,  la  «  libre  théosophie  ». 
Cette  théosophie  n'aura  donc  rien  de  com- 
mun avec  celle  que  Soloviev  attaque  chez 
les  partisans  de  l'Inde  nouvelle.  Elle  est  une 
synthèse  organique,  sans  laquelle  science, 
philosophie  et  théologie  restent  des  frag- 
ments séparés,  des  aspects  de  vérité  et  non  sa 
plénitude  :  le  même  esprit  doit  coordonner 
les  trois  points  de  vue,  pour  garder  à  chacun 
d'eux  sa  valeur  intégrale.  Dans  ses  analyses, 
il  part  de  données  différentes  et  suit  une 
méthode  appropriée  :  mais  s'il  distingue,  il 
n'oppose  pas.  La  synthèse  «  d'une  science 
intégrale  »  n'est  possible  qu'à  cette  condition. 

Après  cette  première  partie,  Soloviev  con- 
state une  double  manière  de  concevoir  la 
philosophie  proprement  dite. 

Les  uns  —  la  plupart  des  contempo- 
rains —  veulent  une  philosophie  séparée, 
soucieuse  uniquement  de  spéculation  théo- 
rique. Elle  devient  alors  une  pure  S3'stéma- 


LE    PHILOSOPHE    :    LE    LOGICIEN  117 

tisation  d'école,  sans  aucune  relation  avec 
la  vie  individuelle  ou  sociale  ;  et  fatalement, 
par  les  deux  voies  du  matérialisme  ou  de 
l'idéalisme,  malgré  toutes  les  variétés  que 
les  esprits  individuels  et  le  cours  de  l'his- 
toire peuvent  créer,  elle  s'écroule  dans  le 
scepticisme.  Car,  une  question  liante  en 
premier  lieu  toutes  les  pensées  dans  une 
existence  où  le  bonheur  n'est  ni  complet  ni 
constant  :  quelle  est  la  fin  de  cette  exis- 
tence ?  Quelle  est  la  fin  de  notre  existence 
et  la  fin  des  existences  auxquelles  la  nôtre 
s'enchevêtre,  la  fin  de  l'existence  humaine 
en  général,  son  but  universel  et  dernier? 

Les  systèmes  de  philosophie  séparée  sont 
rappelés  et  critiqués  en  quelques  pages  qui 
sont  un  chef-d'œuvre  de  discussion  logique 
et  concise. 

L'autre  philosophie  mérite  d'être  appelée 
«  intégrale  ou  théosophique  ».  Car  elle  n'ex- 
clut rien  a  priori,  elle  remonte  jusqu'à  l'es- 
sence surhumaine  et  supracosmique,  jusqu'à 
l'Essence-Vérité  dont  l'existence  est  auto- 
nome, absolue,  souverainement  indépendante 
de  notre  pensée  comme  de  la  réalité  du 
monde  extérieur.  Le  cartésianisme,  le  déisme 
de  Wolf  semblent  réduire  cette  essence  à 
une  sorte  de  principe  abstrait;  au  contraire, 
la   philosophie   intégrale  reconnaît  en  cette 


118  VLADIMIll    SOLOVIEV 

Essence-Existence  la  réalité  totale,  pleine 
de  vie  et  de  pensée,  «  la  source  réelle  qui 
donne  au  monde  l'ombre  de  sa  réalité  et  à 
notre  pensée  ce  qu'elle  imite  de  l'Idée  ». 

Mais  une  pareille  philosophie  ne  s'arrête 
pas  à  des  connaissances  fragmentaires  ou 
exclusives.  D'après  elle,  le  savoir  n'achève 
de  s'approprier  pleinement  la  vérité  que  par 
une  disposition  de  la  volonté  éprise  du  Bien 
et  par  un  élan  de  la  sensibilité  vers  le  Beau. 

Cette  philosophie  intégrale,  affranchie  de 
tout  exclusivisme,  s'allie  naturellement  à  la 
vraie  science,  à  une  science  qui  soit  empi- 
rique sans  être  fermée;  elle  utilise  l'analyse 
rationnelle  des  idées,  pour  mieux  discerner 
et  signifier  les  réalités;  elle  élève  enfin  sa 
réflexion  intellectuelle  jusqu'aux  réalités 
surhumaines,  et  cette  réflexion  constitue  ce 
que  Soloviev  appelle  mysticisme  *  en  l'oppo- 
sant à  ce  qu'il  appelle  mystique  ou  commu- 
nication directe  et  plutôt  sensible  avec  ces 
réalités^. 

La  troisième  partie^  du  même  ouvrage 
étudie  comment  la  logique  doit  être  organi- 
sée  en  vue  de  cette  philosophie   intégrale. 


1.  Par  ex.,  p.  277,  28'J,  etc. 

2.  Piirex.,  p.  238,  239,288. 

3.  P.  282-375, 


LE    PHILOSOPHE    :     LE    LOGICIEN  119 

Elle  distingue  le  côté  matériel  et  le  côté 
formel  de  la  connaissance,  elle  analyse  la 
nature,  la  valeur  et  l'origine  des  idées  et 
des  opérations  intellectuelles;  elle  précise 
enfin  par  quelles  voies  et  dans  quelle  mesure 
l'Etre  absolu  peut  être  connu'.  La  lecture 
des  quelques  pages  oîi  est  traitée  cette  der- 
nière question,  aurait  évité  bien  des  méprises 
aux  interprètes  de  Soloviev. 

L'Absolu,  dit-il,  ne  tombe  pas  comme  Ab- 
solu sous  notre  expérience.  Nos  sens  ne  peu- 
vent pas  le  connaître.  Notre  intuition  intel- 
lectuelle ne  l'atteint  pas  directement.  Les 
abstractions  que  nous  élaborons  ne  repré- 
sentent point  dans  sa  réalité  cet  Etre  en  qui 
l'essence  et  l'existence  sont  inséparables 
même  logiquement.  Donc,  conclut  Soloviev, 
l'Absolu  est  inconnaissable  pour  les  êtres 
relatifs,  à  moins  que  lui-même  ne  se  mani- 
feste à  eux.  Nous  le  connaissons  alors  par  son 
action.  Cette  action  oriente  vers  lui  tous  les 
êtres  relatifs,  toutes  leurs  essences  et  toutes 
leurs  existences  relatives;  c'est  cette  action 
que  nous  entrevoyons  spontanément  sous 
les  phénomènes  empiriques  du  monde  exté- 
rieur; c'est  elle  qui  est  à  l'origine,  au  cen- 
tre et  au  terme  de  notre  pensée. 

1.  p.  306-309. 


120  VLADIMIR    SOLOVIEV 

Aussi  la  vraie  sagesse  reconnaît  partout  la 
présence  et  l'action  de  Dieu  :  présence  agis- 
sante, action  présente.  La  vraie  sagesse  sait 
que  Dieu  est  l'Unité  parfaite  et  en  même 
temps  le  Tout  parfait,  Un  et  Tout.  Non  pas 
un  Tout  panthéiste,  car  tout  n'est  pas  Dieu  : 
la  multiplicité  totale  des  êtres  finis  n'a  rien 
qui  la  constitue  une  et  Dieu.  Mais  Dieu  est 
le  Tout  parfait,  plénitude  d'être  que  l'addi- 
tion du  fini  ne  saurait  compléter  :  car  ce  Tout 
contient  et  déborde  essentiellement  dans  sa 
simplicité  tous  les  êtres  finis,  il  est  d'autre 
manière  qu'ils  ne  sont.  Il  est  le  Tout  parfait, 
parce  que  les  termes  multiples  de  son  action, 
comparés  à  la  réalité  de  son  Etre,  n'ont  qu'une 
lointaine  ressemblance  et  comme  une  appa- 
rence d'être  :  «  ils  sont  comme  s'ils  n'étaient 
pas  ». 

Cette  conception  n'est  ni  agnostique,  ni 
panthéiste.  Elle  est  la  vérité  chrétienne, 
enseignée  par  l'Ancien  et  le  Nouveau  Tes- 
tament, par  Jésusetses  apôtres,  par  les  Pères 
de  l'Eglise  et  les  docteurs  du  Moyen  Age, 
par  les  conciles,  par  les  théologiens  et  par 
les  philosophes  qui  adorent  Dieu,  par  tous 
ceux  que  Soloviev  appelait  «  théosophes  ». 

Le  Russe  qui  maniait  avec  souplesse  des 
pensées  si  délicates  et  si  condensées,  avait  à 
peine  vingt-quatre  ans. 


LE    PHILOSOPHE    :    LE    LOGICIEN  121 


III 


Les  Principes  philosophiques  d'une sciejice 
intégrale  sont  un  traité  fondamental  dans 
l'œuvre  de  Solo  viev.  Nous  l'avons  analysé  avec 
quelque  ampleur  parce  que  les  travaux  pos- 
térieurs de  Soloviev  et  son  langage  même 
sont  inintelligibles  pour  qui  oublie  ces  pre- 
mières positions. 

Il  est  facile  maintenant  de  comprendre  ce 
que  signifiait,  par  son  titre  même,  la  thèse  de 
doctorat  :  Critique  des  principes  exclusifs 
(1880);  facile  aussi  de  voir  pourquoi  nous 
substituons  le  mot  «  exclusifs  »  à  la  traduc- 
tion littérale  qui  serait  :  Critique  des  principes 
abstraits.  Dans  sa  langue,  Soloviev  dési- 
gne sous  cenoiw principes  abstraits  ow  sépa- 
rés cette  forme  inférieure  de  philosophie  qui 
veut  seulement  jouer  avec  la  pensée  sans 
songer  à  la  vie  et  à  son  effroyable  sérieux. 
«  y d,^])e\\e principes  —  abstraits  ou  exclusifs 
—  certaines  idées  fragmentaires  qu'on  isole 
de  la  vérité  intégrale  et  qu'on  pousse  à  l'ex- 
clusion de  toutes  autres  considérations  : 
elles  cessent  alors  de  représenter  la  vérité, 
elles  se  contredisent  entre  elles,  elles  entre- 
tiennent  le  monde    dans   son    état    présent 


122  vi.AniMiii    soi.oviEv 

de  dislocation  intellectuelle.  Ces  principes 
exclusifs  sont  faussés  par  leur  exclusivisme 
même  :  les  critiquer,  c'est  donc  1'*  déter- 
miner leur  valeur  propre,  2°  établir  qu'ils  ne 
peuvent  se  substituer  sans  une  contradiction 
interne  à  la  réalité  intégrale...  Notre  cri- 
tique prépareral'étude  des  principes  positifs, 
de  ceux  qui  influent  sur  notre  vie  et  sur  notre 
conscience  mais  qui  sont  par  eux-mêmes 
d'essence  éternelle  dans  l'Absolu  unique  et 
parfaite  » 

Deux  formes  de  pensée  exclusive  sont 
longuement  critiquées  :  celle  qui  se  borne  à 
cataloguer  des  faits  sous  prétexte  de  science 
positive  et  empirique,  celle  qui  construit  une 
philosophie  uniquement  formelle  au  nom 
d'une  raison  vidée  d'abord  de  tout  contenu 
réel  et  déclarée  elle-même  inexistante.  Par 
Auguste  Comte  et  par  Hegel,  cette  double 
conception  a  séduit  une  foule  d'esprits.  Mais 
fatalement  elle  anéantit  le  monde  et  la  pensée. 
Ainsi  la  science  et  la  philosophie  exclusives 
aboutissent  au  doute  sceptique  qui  se  retourne 
contre  elles  pour  leur  dénier  toute  valeur 
objective  et  pour  les  condamner.  Avec  elles 
s'écroulent  tous  ces  systèmes  de  morale  qu'on 
essayait  d'échafauder  sur  la  science    ou   sur 

1.  T.  II,  p.  II. 


I 


LE    PHILOSOPHE    :    LE    LOGICIEN  123 

la  philosophie  Sf^pnrées  de  la  pensée  reli- 
gieuse. 

Soloviev  les  expose  elles  critique  avec  pré- 
cision et  vigueur.  Quinze  ans  avant  Brune- 
tière,  il  proclame  la  banqueroute  de  ceux 
qui  promettaient  une  éthique  nouvelle,  empi- 
rique ou  rationnelle,  inspirée  par  la  dignité 
personnelle  ou  par  le  dévouement  au  progrès 
social,  mais  sûrement  autonome.  Dans  l'éloge 
de  Soloviev,  prononcé  à  l'Académie  des  scien- 
ces de  Pétersbourg  le  21  janvier  1901,  A.  Th. 
Koni^  souligne  cette  priorité  de  la  déclaration 
russe;  il  remarque  en  même  temps  que  ces 
vues  respectent  le  développement  légitime  de 
la  science  et  de  la  philosophie  dans  leur  vrai 
domaine. 

Car  il  ne  s'agit  point  de  renier  les  résul- 
tats scientifiques,  accumulés  par  l'observation 
et  le  travail  des  siècles;  il  n'est  point  ques- 
tion non  plus  de  détruire  la  philosophie  pour 
construire,  sous  le  nom  de  foi,  une  théolo- 
gie aveugle  et  sans  fondement.  Séparée  du 
monde  réel,  incapable  de  se  justifier  ou  de 
se  développer  logiquement,  impuissante  à 
soumettre  l'intelligence  au  Vrai,  plus  impuis- 
sante encore  à  subordonner  au  Vrai  notre  vie 
entière,  une  théologie  qui    rejetterait  toute 

1.  Esquisses  et  souvenirs,  Saint-Pétorshourg-,  1906  p.  200- 
202. 


124  VLADIMIR    SOLOVIEV 

science  et  toute  philosophie  serait  le  pire  et 
le  plus  fragile  des  exclusivismes^ 

Dans  l'ordre  intellectuel  et  dans  l'ordre 
moral,  pour  la  pensée  comme  pour  l'action, 
il  faut  donc  supprimer  les  cloisons  étanches  : 
ces  différents  domaines  doivent  être  distin- 
gués mais  non  séparés.  11  en  serait  de  même 
pour  le  génie  créateur  dans  l'art  :  Soloviev 
l'indique  mais  il  renvoie  à  plus  tard  un  déve- 
loppement qu'il  n'eut  jamais  le  temps  d'ache- 
ver 2. 

11  précise  au  contraire  les  applications 
sociales  de  ses  principes.  Une  certaine  égalité 
essentielle  existe  entre  tous  les  êtres  humains, 
parce  qu'une  valeur  de  même  nature  a  été 
communiquée  à  chacun,  celle  de  représenter 
l'absolu.  Sub  specie  aeternitatis,  ils  peuvent 

1.  Ch.  46;  p.  331  sq.  —  Il  est  probable  qu'en  1880,  Soloviev 
visait  la  théologie  catholique  en  même  temps  que  la  théolo- 
gie «  orthodoxe  ».  Il  n'avait  point  encore  étudié  les  décisions 
conciliaires  ou  pontificales  du  xix*  siècle  contre  les  sceptiques 
et  contre  tous  les  négateurs  de  la  raison.  Il  se  corrigera.  Mais 
à  l'époque  de  son  doctorat,  un  peu  d'ironie  se  mêlait  sans 
doute  à  une  conviction  sincère  quand  il  écrivait  :  «  Ne  faut-il 
pas  revenir  on  arrière?  Ne  faut-il  pas  juger  que,  la  philosophie 
indépendante  étant  une  erreur,  et  la  science  indépendante 
étant  limitée  au  seul  souci  de  l'utile^  il  n'y  a  valeur  de  vérité 
que  dans  la  connaissance  religieuse  .'  Faut-il  alors,  selon  la 
recommandation  autorisée  du  Pape  Léon  XIII,  rétablir  comme 
système  normal  et  définitif  de  science  vraie  la  Summa  T/ieolo- 
gica  de  Thomas  d'Aquin,  ou  bien,  selon  l'avis  de  quelques 
écrivains  russes  moins  autorisés  mais  estimables,  l'enseigne- 
ment des  Pères  Orientaux  ?  »  (Ib.  p.  330) 

2.  P.  334;  cf.  p.  ii-iii. 


LE    PHILOSOPHE    :    LE    LOGICIEN  125 

donc  être  réputés  égaux  entre  eux,  comme 
des  grandeurs  finies  devant  l'Infini.  3»Iais 
chacun  d'eux  représente  différemment  l'unité 
divine:  et  par  cette  inégalité  se  justifie  leur 
pluralité,  comme  aussi  leurs  relations  d'amour 
et  de  secours  mutuels.  Ces  relations  exigent 
des  groupements  spontanés,  des  sociétés  par- 
ticulières ;  mais  en  même  temps,  pour  ratta- 
cher directement  les  hommes  à  Dieu,  doit 
exister  une  société  qui  soit,  .de  droit,  univer- 
selle :  c'est  l'Eglise,  à  laquelle  l'humanité 
entière devraitse  rattacher  selon  le  plan  idéal 
de  Dieu. 

Chacune  de  ces  sociétés  humaines  exige 
un  gouvernement.  Ici-bas  la  hiérarchie  ne 
peut  être  établie  selon  la  valeur  absolue  des 
personnalités;  mais,  dans  un  monde  idéal, 
l'autorité  serait  répartie  selon  les  aptitudes  à 
procurer  le  bien  social  —  économique,  poli- 
tique, ou  religieux  ^ 

Les  sociétés  elles-mêmes  doivent  recon- 
naître une  hiérarchie  entre  elles.  —  «  L'Eglise 
libre  dans  l'Etat  libre  :  par  elle-même,  cette 
devise  est  une  monstruosité.  Le  croyant  ne 
peut  l'accepter;  car,  à  ses  yeux,  elle  abolit 
une  hiérarchie  essentielle,  voulue  par  Dieu  : 
elle  donne  trop  peu  à  l'Eglise.  Elle  lui  donne 
trop,    d'après  l'incroyant  pour  qui    l'Eglise 

1.  p.  167-176. 


126  VLADIMIH     SOLOVIEV 

ne  peut  avoir  aucun  droit  à  une  situation  lé- 
gale. L'histoire  confirme  ici  la  logique.  Cette 
formule  ne  peut  donc  être  nn  principe  ;  on 
peut  seulement  la  concevoir  comme  un  com- 
promis pratique.  Mais,  en  fait,  l'Eglise  et 
l'Etat,  le  principe  spirituel  et  le  principe  pro- 
fane, fondés  tous  deux  sur  la  volonté  de  Dieu 
et  sur  la  nature  de  l'homme,  ne  peuvent  ni 
s'entre-détruire,  ni  vivre  dans  un  état  de  sé- 
paration absolue.  Leur  vraie  relation  doit  être 
la  subordination  libre,  inspirée  par  le  vérita- 
ble amour  de  Dieu  et  des  hommes  »,  dans  ce 
que  Soloviev  appelle  encore  théocratie libre^ . 
On  serait  tenté  de  criera  l'utopie.  L'auteur 
prévoit  et  prévient  souvent  l'objection.  C'est 
de  propos  délibéré  qu'il  étudie  d'abord  la 
constitution  idéale  de  la  société.  La  société 
humaine,  disait-il  au  chapitre  xii,  est  en 
même  temps  un  fait  et  un  idéal.  Le  positiviste 
se  contente  d'une  sociologie  statique.,  il 
s'arrête  au  fait  seul.  Mais,  dès  qu'un  socio- 
logue se  préoccupe  de  dynamique  sociale,  il 
cherche  déjà  dans  les  faits  un  élément  idéal; 
malgré  lui  peut-être,  il  établit  une  sociologie 
idéale,  il  a  des  vues  sur  ce  qui  devrait  être 
dansla  société.  La  conception  des  positivistes 
est  condamnée  encore  pour  une  autre  raison  : 
si  la  société  est  un  fait,  une  réalité  organique, 

1.  CL.  22,  p.   IJ'J  elpaasim. 


LE    PHILOSOPHE    :    LE    LOGICIEN  127 

comme   ils    le  prétendent,    cette   réalité  est 
composée  d'éléments  conscients  et  pensants. 

Le  fait  lui-même  est  donc  tout  compénétré 
par  l'idée  :  l'idée  dirige  chaque  activité  des 
éléments,  et  cette  idée,  quelle  qu'en  soit 
la  nature,  tant  qu'elle  dirige  sans  être  encore 
réalisée,  est  Idéal.  Qu'on  raille  la  notion 
d'idéal.,  si  l'on  veut,  et  qu'on  l'appelle  utopie: 
l'idéal  restera  toujours  le  précurseur  des 
activités  réelles,  et  la  plus  grande  des  uto- 
pies serait  de  vouloir  supprimer  toute  idée 
directrice  '.  Donc,  ajoutait  Soloviev,  il  importe 
que  le  philosophe,  en  étudiant  la  société,  pré- 
cise d'abord  sa  constitution  idéale,  ce  qu'elle 
devrait  être.  Voilà  pourquoi  j'omets  provi- 
soirement tout  ce  qui  ne  rentre  pas  dans  les 
principes  :  les  moyens  d'application  relève- 
raient de  la  politique.  La  pratique  exigera  que 
l'attention  se  porte  sur  toutes  les  circonstan- 
ces de  l'ait;  mais,  même  pour  choisir  et  bien 
ordonner  les  expédients  opportuns,  l'homme 
d'action  doit  avoir  conçu  très  nettement 
Vidée'^. 

Soloviev  méditait  dès  lors  un  grand  ou- 
vrage sur  la  Politique  chrétienne.  Il  n'eut  pas 
le  temps  de  l'achever.  En  1883,  il  en  publia 
sept  chapitres  :  c'était    la   partie  confession- 

1.  p.  114-116. 
•2.  p.  178  et  noie. 


128  VLADIMIR    SOLOVIEV 

nelle  et  ecclésiastique,  intitulée  Le  grand 
débat  el  la  politique  chrétienne;  nous  en 
reparlerons.  D'autres  fragments,  nombreux 
et  considérables,  exposèrent  les  devoirs  ur- 
gents de  la  Russie.  Ils  ont  valu  à  Soloviev  la 
grande  influence  que  nous  rappelions  au  dé- 
but de  ce  livre;  mais  ils  commencèrent  par 
multiplier  les  colères  autour  du  «publiciste». 
Une  Idée  morale  en  politique  !  Les  positi- 
vistes en  faisaient  des  gorges  chaudes.  Les 
néo-slavophiles  auraient  accepté  le  principe 
—  pour  l'appliquer  aux  autres  Etats;  mais  ils 
ne  voulaient  pas  que  la  foi  chrétienne  impo- 
sât à  la  politique  russe  des  devoirs  de  modé- 
ration. En  politique  étrangère,  ils  voulaient 
que  l'intérêt  national  primât  tout.  On  devine 
leurs  conclusions  religieuses  contre  tout  ce 
qui  n'était  pas  leur  «  orthodoxie  ».  —  Ce  «  can- 
nibalisme international»  répugnaità Soloviev 
Le  véritable  intérêt  national,  disait-il,  ne 
peut  être  dans  le  mal  et  dans  la  résistance 
au  vouloir  de  Dieu.  Or,  si  le  plan  divin  a 
voulu  les  patries,  les  races  et  les  traditions, 
il  n'a  fait  pourtant  qu'une  humanité  et  il  la 
soumet  toute  à  une  morale. 

Les  études,  analysées  dans  ce  chapitre, 
avaient  toutes  paru  avant  1883.  Pendant  près 
de  quinze  ans,  Soloviev  ne  publia  plus  aucun 


LE  PHILOSOPHE  :  LE  LOGICIEN        129 

ouvrage  important  de  philosophie  pure.  Théo- 
logie, ascétisme,  histoire  religieuse  sem- 
blaient absorber  tous  ses  instants;  quelques 
articles  prouvaient  seuls,  de  temps  à  autre,  la 
continuité  de  son  labeur  philosophique. 

En  1897,  il  consentit  à  rééditer  sa  thèse 
de  doctorat.  Seulement  il  tint  à  exprimer 
nettement  l'évolution  de  sa  pensée.  En  tète 
d'un  appendice,  intitulé  Correction,  il  écrivit 
ces  lignes  :  «  J'ai  composé  cette  Critique  des 
principes  exclusifs,  il  y  a  vingt  ans.  A  cette 
époque,  je  subissais  trop  fortement,  dans  les 
questions  de  philosophie  pure,  une  double 
influence  :  celle  de  Kant  et  partiellement 
celle  de  Schopenhauer '.  »  En  conséquence, 
une  «  rétractation  »  minutieuse  censurait  les 
chapitres  où  était  étudié  le  principe  de  la 
moralité  d'après  Kant  2, 

La  même  année,  les  Questions  de  Philoso- 
phie et  de  Psychologie,  la  plus  grande  revue 
philosophique  de  Russie,  obtinrent  quelques 
articles  de  Soloviev^.  C'était  le  début  d'un 
grand  ouvrage  sur  la  connaissance.  Trois 
chapitres  seulement  parurent^.  L'ébauche 
indique  ce  qu'eût  été  cette  Justification  de  la 


1.  T.  II,  p.  351. 

2.  Chap,  v-viii;  p.  39-72,  cf.  p.  3.51-374. 

3.  1897,  n.  40:  1898,  n.  43  ;  1899,  n.  50. 

4.  T.  VIII,  p.  148-221. 


130  VLADIMIR    SOLOVIEV 

vérité^  philosophie  théorique  ;  elle  ne  la  sup- 
plée pas.  Le  plan  se  concentrait  en  une 
idée  dominante  :  substituer  à  la  formule 
classique  rvw9tS«L(-rôv  une  devise  plus  compré- 
hensive  où  s'affirmerait  la  tendance  humaine 
au  progrès.  Un  mot  de  S.  Augustin  avait 
séduit  l'âme  de  Soloviev  :  Deus  semper  idem^ 
noverim  me^  noverim  te.  Partir  de  l'intro- 
spection personnelle  du  Moi,  pour  s'élever 
jusqu'à  la  Vérité  divine  dans  son  Etre  absolu, 
et  redescendre  ensuite  vers  les  devenir 
qu'elle  a  produits  à  son  image,  c'était  l'idéal. 
Par  une  nouvelle  échelle  de  Jacob,  l'esprit 
n'aurait  cessé  de  remonter  de  l'homme  à 
Dieu  que  pour  retrouver  ensuite  Dieu  dans 
toutes  ses  œuvres.  Ainsi  connaîtrait-il  la 
Vérité  intégrale  :  TvwOt  rry  HrMim. 

Ce  traité  de  philosophie  théorique  fut  in- 
terrompu par  la  mort.  La  perte  est  considé- 
rable si  nousen  jugeons  par  un  autre  travail, 
composé  vers  la  même  époque  et  sur  un  plan 
analogue  :  La  Justification  du  Bien,  philoso- 
phie morale. 


CHAPITRE  VII 


LE   PHILOSOPHE    :    Bj  LE  MORALISTE 

La  Justification  du  Bien 

I 

Soloviev  a  beaucoup  écrit  sur  la  question 
morale.  Ses  ouvrages  la  touchent  presque 
tous  par  quelque  aspect.  Historien  ou  théori- 
cien, critique  ou  docteur,  il  rappelle  à  tout 
propos  cette  caractéristique  de  l'activité  hu- 
maine :  elle  est  manifestation  de  la  raison 
pratique.  Chemin  faisant,  il  précise  bien  des 
questions  connexes  à  cette  observation  psy- 
chologique :  fondements  de  la  moralité, 
nature  du  devoir,  existence  et  limites  de  la 
liberté,  applications  individuelles  et  sociales 
de  nos  obligations  humaines. 

Plusieurs  fois  déjà,  nous  avons  signalé  l'un 
ou  l'autre  de  ces  aperçus.  Leur  synthèse 
mérite   une    étude    plus  approfondie.   Nous 


132  VLADIMIR     SOLOVIEV 

l'entreprendrons  à  la  suite  deSoloviev,  puis- 
que lui-même  a  condensé  ses  conceptions  de 
moraliste  dans  un  ouvrage  considérable  ', 
intitulé  La  Justification  du  Bien,  philoso- 
phie morale. 

Neuf  mois  seulement  après  l'avoir  donnée 
au  public,  Soloviev  devait  livrer  une  seconde 
édition  de  ce  travail  volumineux.  «  Pendant 
ces  neuf  mois,  écrivait-il  dans  sa  deuxième 
préface,  j'ai  relu  cinq  fois  mon  ouvrage  tout 
entier  :  chaque  fois  je  l'ai  corrigé  pour  mieux 
éclairer  ma  pensée.  Malgré  ces  efforts,  mon 
œuvre  reste  imparfaite.  J'espère  du  moins 
qu'elle  ne  me  vaudra  point  le  reproche 
divin  :  Maudit  soit  celui  qui  fait  avec  négli- 
gence l'œuvre  du  Seigneur-.  » 

Ces  lignes,  datées  à  dessein  du  8  décembre 
1898,  indiquent  assez  dans  quel  esprit  Solo- 
viev avait  conçu  sa  nouvelle  œuvre  philoso- 
phique. 

Sa  méthode  était  nette.  Il  voulait  entraîner 
ses  lecteurs  à  chercher  et  à  reconnaître  la 
raison  d'être  et  le  sens  de  la  vie.  Il  posait 
donc  trois  questions  progressives.  La  pre- 
mière est  naturellement  celle  où  s'arrête 
Mallock  :  «  La  vie  a-t-elle  une  raison  d'être, 

1.  Dans  le  texte  très  serré  des  Œuvres  complètes  de  Solo- 
viev, la  Justification  du  Bien  occupe  les  trois  quarts  du  tome 
septième:  26  pages  de  tables,  et  485  pages  de  texte. 

2.  T.  VII,  p.  4. 


LE    PHILOSOPHE    :    LE    MORALISTE  133 

vaut-elle  d'être  vécue?  »  La  seconde  deman- 
dait s'il  fallait  chercher  ce  sens  de  la  vie  dans 
ce  qu'on  appelle  l'ordre  moral.  L'activité  de 
l'homme  peut  être  animale  ou  proprement 
humaine.  L'essor  supérieur  du  «  spirituel  » 
vaut-il,  permet-il,  exige-t-il  le  sacrifice  de  ce 
qui  serait  excès  dans  les  tendances  physio- 
logiques ?  Ollé-Laprune  analysait  alors  le 
même  mystère  :  quel  est  pour  l'homme  le 
prix  de  la  vie? 

Ce  problème  est  en  connexion  avec  un  au- 
tre :  d'où  vient  le  sens  delà  vie,  son  prix?  Troi- 
sième question,  plus  souvent  éludée  que  les 
précédentes  par  les  consciences  contemporai- 
nes. Elle  s'identifie  pourtant  à  celle  que  la 
marche  des  existences  individuelles  dresse 
devant  tout  homme  :  vers  quel  terme  se  dirige 
ma  vie  ? —  La  direction  de  notre  voyage  ou 
son  point  de  départ  suffirait  à  déterminer  ce 
qu'est  la  vie,  ce  qu'elle  doit  être  dans  son 
épanouissement  intégrale 

La  suite  de  cette  préface  a  les  allures  d'un 
fragment  de  Bourdaloue.  On  en  jugera  par 
notre  résumé  s'il  ne  trahit  pas  trop  la  vigueur 
de  l'original. 

«  Gomment  l'activité  humaine  ose-t-elle  se 
déployer,  tant  que  l'esprit  n'a  point  médité 

1.  Préface  de  la  j)remière  édition;  ibid.,  p.  5  sqq. 


134  VLADIMIR    SOLOVIEV 

sur  ces  principes  directeurs?  C'est  un  honneur 
de  notre  temps  de  les  avoir  sondés  par  delà  les 
surfaces  où  s'arrêtaient  les  prétendus  pen- 
seurs des  deux  derniers  siècles.  Maisl'incohé- 
rence  des  solutions  flatte  l'apathie  intéressée 
des  dilettantes.  Beaucoup  se  sont  affranchis 
des  vérités  religieuses,  sous  prétexte  de  con- 
quérir leur  autonomie  intellectuelle!  En  vé- 
rité, ils  soumettent  leurs  intelligences  à  un 
mimétisme  servile.  Ils  s'harmonisent  avec 
toute  ambiance,  pourvu  qu'elle  réalise  deux 
conditions  :  ne  point  troubler  leur  somno- 
lence égoïste  de  jouisseurs,  la  voiler  même 
de  jolies  couleurs  avec  mille  raisons  très 
subtiles  et  toujours  plus  esthétiques. 

«  Certains  jouissent  de  la  vie  et  s'aban- 
donnent à  leurs  caprices  par  pessimisme. 
C'est  délicieux.  Bien  solennellement  l'esprit 
déclare  que  le  mal  grandit  avec  le  degré 
d'être.  En  toute  paix  alors,  sans  imiter  les 
pauvres  convaincus  qui  vont  jusqu'au  suicide, 
il  abdique  devant  la  matière,  il  tue  tout  l'élé- 
ment supra-instinctif  de  la  vie.  Mais  ces 
meurtriers  de  leur  humanité  sont-ils  persua- 
dés vraiment  que  leur  vie  n'a  point  de  sens? 
Bien  au  contraire.  Ces  pessimistes  voient  si 
nettement  le  sens  de  la  vie  qu'ils  en  ont  la 
hantise.  Leur  vie  est  insuffisante,  foncière- 
ment insuffisante.  Ils  le  sentent,  ils  le  voient; 


LE    PHILOSOPHE    :    LE    MORALISTE  135 

mais  leur  lâcheté  refuse  l'effort.  Colère  ou 
désespoir,  ils  veulent  alors  oublier  à  tout 
prix.  C'est  une  condamnation  à  mort  contre 
la  réflexion.  Innombrables  sont  ceux  qui 
pourraient  de  nos  jours  résumer  ainsi  leur 
histoire. 

«  Innombrables  aussi  ceux  qui,  pour  fuir 
les  grandes  et  profondes  réflexions,  s'absor- 
bent en  des  jeux  de  pensées  chatoyantes  mais 
stériles.  Ce  sont  les  esthètes  de  toutes  caté- 
gories. Pour  eux  la  vie  a  un  sens,  parce 
qu'elle  est  une  force,  une  grandeur,  une 
beauté.  Mais  ils  la  veulent  indépendante  du 
bien  moral.  Le  bien  moral  les  gêne,  les  en- 
combre, tandis  que  la  beauté  les  séduit,  et 
que  la  grandeur  comme  la  puissance  exaltent 
l'homme  et  l'enivrent.  Beauté,  grandeur, 
puissance,  c'est  la  Trinité  que  Nietzsche 
croyait  inventer  pour  la  substituer  à  la  Trinité 
chrétienne  :  «  Les  esclaves  peuvent  adorer 
un  Dieu  qui  se  fait  homme  et  qui  s'humilie. 
Les  forts  ne  veulent  adorer  que  leur  .propre 
ascension  vers  le  surhomme  :  progression 
sans  fin  de  la  beauté  humaine,  de  la  grandeur 
humaine,  de  la  puissance  humaine.  » 

«  Progression  sans  fin  !  Et  voici  que  la 
beauté,  la  grandeur  et  la  puissance  de  ce 
corps  —  le  tout  de  l'homme  pour  ces  esthètes 
—  se  terminent  au  cadavre  !    Devant    cette 


136  '  VLADIMIR     SOLOVIEV 

chose  en  putréfaction,  qui  oserait  parler  de  sa 
beauté  ?  Le  cadavre,  voilà  bien  oîi  converge 
tout  ce  qui  a  vie.  —  Alexandre  de  Macédoine 
synthétisa  dans  l'antiquité  la  puissance,  la 
beauté,  la  grandeur.  De  lui,  pourtant,  comme 
de  toute  chair,  l'Ecriture  put  dire  un  jour, 
après  avoir  rappelé  ses  triomphes  :  «  Ensuite 
il  tomba  sur  sa  couche  et  il  connut  qu'il  allait 
mourir ^  »  Cet  invincible  représentait,  il 
incarnait  la  force,  la  grandeur,  la  beauté.  Et 
il  est  mort.  Et  il  n'a  rien  laissé  qu'une 
«  chose  »  sans  force,  sans  grandeur,  sans 
beauté. 

«  Une  force,  impuissante  devant  la  mort,  est- 
elle  réellement  une  force  ?  Et  la  grandeur  ?  Et 
la  beauté  ?  —  Nietzsche  a  été  le  prédicateur 
passionné  «  du  corps,  du  Soi,  du  sens  de  la 
terre  »  ;  il  maudissait  «  les  contempteurs  du 
corps  »,  le  Christ  et  les  parias  qui  s'inclinent 
devant  le  Christ  ;  il  n'adorait  que  la  beauté 
des  corps  et  leur  force  et  leur  majesté.  Ces 
idoles  n'ont  pu  se  sauver  elles-mêmes  ;  elles 
ne  peuvent  sauver  leur  adorateur. 

«  L'antéchrist  Nietzsche  n'a  point  vu  que 
force,  grandeur  et  beauté  réelles  sont  insé- 
parables du  Bien  absolu  :  elles  ne  peuvent  des- 
cendre à  des  êtres  de  mort  que  parcommuni- 

1.  1  Mach.  16. 


LE    PHILOSOPHE    :    LE    MORALISTE  137 

cation  de  ce  Bien  absolu  et  en  lui.  Il  n'a  pas 
remarqué  que  l'Evangile  n'est  point  un  mes- 
sage de  mort  ou  de  deuil,  mais  l'annonce  d'un 
salut  véritable,  joie  et  lumière.  Loin  d'être 
fondé  sur  la  mort  ou  pour  la  mort,  le  chris- 
tianisme est  fondé  «  sur  le  premier-né  d'entre 
les  morts  »  :  et  ce  Ressuscité,  garantissant 
sa  promesse  par  son  exemple,  promet  une  vie 
éternelle  à  tous  ceux  qui  le  suivront.  Est-ce  là 
une  religion  de  déshérités,  d'esclaves,  de  pa- 
rias ?  La  mort  et  la  résurrection  distinguent- 
elles  des  classes  sociales  ?Est-ce  que  Nietzsche 
et  les  «  maîtres  »  ne  meurent  pas  ?...  Avant  de 
maudire  l'égalitarisme  chrétien,  il  serait  bon 
d'avoir  supprimé  l'autre  égalitarisme,  celui  de 
la  mort.  Et  si  tous  ont  besoin  de  salut,  com- 
ment serait-elle  une  religion  d'esclaves,  la 
religion  qui  peut  seule  sauver  les  hommes? 

«  Le  Christianisme  n'est  ennemi  ni  de  la 
beauté  ni  de  la  vigueur.  Il  refuse  seulement 
d'estimer  suffisante  la  vigueur  d'un  infirme 
qui  descend  vers  la  mort  ou  la  beauté  d'un 
corps  en  voie  de  décomposition.  Des  fantô- 
mes de  puissance  et  des  apparences  de  beauté, 
laideurs  et  impuissances  dans  la  réalité,  asser- 
vissaient  l'homme  :  le  Christ  nous  a  délivrés 
de  ce  joug.  Depuis  lors,  tout  vrai  chrétien 
s'attache  à  la  source  infinie  de  ce  qui  est,  à 
Celui  qui  est  vraiment  puissant  et  beau,  il  se 


138  VLADIMIR    SOLOVIEV 

réjouit  avec  la  première  des  âmes  chrétien- 
nes :  «  Mon  âme  exprime  la  grandeur  de 
Dieu..,,  de  Dieu  qui  est  mon  salut.  Car  il  a 
opéré  de  grandes  œuvres  en  moi,  Celui  qui 
est  puissant...  Il  a  manifesté  sa  puissance  : 
il  a  élevé  des  êtres  infimes.   » 

«  Personne  n'adore  l'impuissance  et  la  lai- 
deur. Tous  veulent  porter  leur  culte  à  ce  qui 
est  grand,  fort,  beau.  Malheureusement  plu- 
sieurs se  forgent  une  vague  chimère  de  force 
et  de  beauté  et  se  contentent,  les  grossiers,  des 
rêveries  de  leur  imagination.  Les  autres  cher- 
chent la  force  et  la  beauté  réelles,  et  recon- 
naissent enfin  qu'elles  sont  toujours  identi- 
fiées au  Bien  dont  l'existence  éternelle 
terrasse  pour  ses  adorateurs  toute  puissance 
de  mort.  Ceux-ci  n'attendent,  il  est  vrai,  la 
victoire  définitive  que  de  l'au  delà  à  venir  ; 
maisleur  attente  estraisonnée,  sage,  certaine. 
Les  premiers  croient  toujours  qu'ils  vont  être 
maîtres  du  présent,  et  leur  illusion  les  jette 
en  de  perpétuelles  défaites  :  le  présent  leur 
échappe  et  leur  divinité  meurt  avec  chaque 
mourant;  elle  est  ensevelie  dans  tous  les 
cimetières  et  elle  y  restée  » 

Ces  pages  énergiques  montrent  l'orienta- 
tion de  tout  l'ouvrage.  Soloviev  se  défendait 

1.  Ibid.,  p.   10  sqq. 


LE    PHILOSOPHE    :    LE    MORALISTE  139 

pourtant  d'exercer  un  rôle  de  censeur.  «  Mon 
intention  n'est  point  de  faire  le  prédicateur. 
Je  n'entends  point  donner  des  leçons  de  vertu 
ou  flageller  le  vice.  Pour  un  simple  mortel 
comme  moi,  un  tel  projet  ne  serait  pas  seu- 
lement oiseux  :  il  serait  une  conception  im- 
morale puisqu'il  supposerait  l'orgueilleuse  et 
injustifiable  prétention  de  m'estimer  meil- 
leur que  les  autres.  —  ^lon  but  n'est  pas  de 
condamner  les  écarts  accidentels,  si  forts 
soient-ils,  qui  détournent  les  hommes  du 
droit  chemin  ;  mais  je  veux  rappeler  qu'à  tout 
homme  un  choix,  décidé  et  décisif,  est  pro- 
posé entre  deux  routes  morales  vues  d'en- 
semble, un  choix  qui  devrait  s'accomplir  dans 
toute  la  plénitude  d'une  conscience  lumi- 
neuse, un  choix  qu'aucun  homme  ne  peut 
esquiver.  Beaucoup  voudraient  ne  pas  choi- 
sir ;  ils  voudraient  une  route  qui  ne  fût  pas 
mauvaise  sans  être  pourtant  le  sentier  du 
Bien,  une  bonne  petite  route  intermédiaire, 
toute  naturelle,  disent-ils,  une  route  où  Ton 
divague,  la  route  commode  où  cheminent  les 
animaux.  Voilà  le  rêve  idéal  pour  une  multi- 
tude d'hommes.  Ils  accepteraient  bien  de 
justifier  purement  et  simplement  le  proverbe 
allemand  : 

Allen  Tieren  fatal  ist  zu  crepieren  '• 

1.  Toute  bête  doit  bien  crever. 


140  VLADIMin    SOLOVIEV 

pourvu   qu'on  leur  permît  de  vivre   d'abord 
cet  autre  dicton  : 

Jedes  Tierdien  hat  sein  Plaisirchen^ . 

«  Rêve  impossible.  Les  animaux  suivent  pas- 
sivement leur  voie  d'empirisme  ;  ils  n'ont 
pas  à  choisir.  L'homme,  lui,  ne  peut  pas  ne 
pas  choisir.  Pour  marcher  par  la  voie  de  la  pas- 
sivité morale,  il  doit  prendre  d'abord,  avec 
sonactivité  élective,  une  décision  personnelle. 
S'il  se  vante  alors  de  marcher  par  la  voie 
des  animaux,  il  ment.  Car  une  animalité 
voulue  est  une  contradiction  dans  les  termes. 
En  fait  la  résolution  d'apathie  est  l'option 
pour  une  des  deux  voies  humaines  :  c'est, 
par  prévention  contre  le  Bien,  le  choix  du 
mal. 

«  Pour  dissiper  ces  préventions,  mon  but 
est  donc  de  montrer  le  Dieu  comme  il  est  : 
voie  de  vie  ;  voie  unique,  voie  j,uste  et  sûre  — 
en  tout,  jusqu'au  bout,  pour  tous.  Elle  n'im- 
pose, pour  mener  au  terme,  qu'une  seule  con- 
dition :  être  choisie.  Elle  mène  à  Celui  qui 
est  Bien  par  essence^  comme  elle  dérive  de 
Lui.  Lui,  Lui  seul  se  justifie  en  tout  et  justi- 
fie la  croyance  en  Lui.  Même  devant  un  cer- 
cueil qui  va  se  refermer,  alors  que  tout  autre 
genre  de  réflexion  serait  manifestement  in- 

1.  A  cliafjui"  bcsliolo  son  |.etit  phiisir. 


l,E    PHILOSOPHE    :    LE    MORALISTE  141 

justifié,  un  cri  de  confiance  reste  pour  l'homme 
une  parole  de  sagesse  :  «Béni  es-tu,  Seigneur  : 
tes  œuvres  justifient  ta  Bonté,  elles  la  justi- 
fieront dans  l'éternité  ^.  » 

Tout  ce  qui  est  vie  humaine  doit  s'orienter, 
pour  son  propre  bien,  suivant  ce  Bien  absolu. 
Vie  individuelle,  vie  sociale  et  nationale,  vie 
historique  de  l'humanité  entière  sont  trois 
domaines  où  le  Bien  se  justifie  par  ses  voies 
de  bonté  et  de  justice.  Mais  toutes  les  dis- 
positions amoureuses  du  Bien  envers  l'homme 
restent  un  non-sens  pour  l'égoïste,  tant  que  sa 
conscience  refuse  au  Bien  tout  sacrifice,  tout 
retour  d'amour.  Sur  notre  route  du  mieux, 
les  étapes  nécessaires  semblent  parfois  étran- 
ges. Comment  les  comprendrait-il,  celui  qui 
a  sciemment  choisi  le  pire  ?  Comment  ne  leur 
reprocherait-il  pas  d'être,  plus  que  des  inuti- 
lités, des  trouble-fétes  fâcheux?  Ces  rappels 
au  mieux,  au  Bien,  ne  le  blessent-ils  pas  di- 
rectement, lorsqu'ils  l'avertissent  que  son 
choix  fut  mauvais  ?  Pourtant  cette  lumière  qui 
jaillit  soudain  dans  la  profondeur  de  l'âme  et 
qui,  imprévue,  involontaire,  manifeste  à  la 
conscience  la  perversité  de  la  voie  élue  et 
suivie  jusque-là,  cette  lumière  est  encore 
une  justification  du  Bien^. 

1.  Ibid.,p.  6,  20. 

2.  Ibid.,  p.  1-4;  p.  21-42 


142  VLADIMIR    SOLOVIEV 


II 


'  Trois  parties  développaient  ce  programme. 
La  première',  avec  la  précision  de  nos  mé- 
thodes psychologiques,  repérait  dansl'homme 
concret  tous  les  vestiges  du  bien.  Triom- 
phant alors  du  pessimisme,  elle  cherchait  à 
la  base  des  faits  moraux  les  fondements  phi- 
losophiques delà  moralité.  D'après  Soloviev, 
la  raison  constate  dans  l'activité  de  l'homme 
trois  directions  spontanées,  qu'elle  approuve 
comme  supérieures  :  l'aptitude  et  la  ten- 
dance à  maîtriser  la  matière,  celle  même  qui 
nous  est  incorporée;  la  certitude  de  notre 
solidarité  d'homme  à  homme  ;  la  constatation 
de  notre  sujétion  mystérieuse  et  inéluctable 
à  du  surhumain-. 

Le  besoin  de  dominer  en  nous-mêmes  la 
matière  se  manifeste  d'abord  parle  sentiment 
de  la  pudeur.  Tardif  et  parfois  très  rudimen- 
taire,  éliminé  souvent  par  la  volonté,  il  accom- 
pagne pourtant  chez  tous  les  hommes  la  pre- 
mière éclosion  consciente  de  leur  raison  : 
l'esprit,  opprimé  jusque-là  par  la  matière,  dé- 
couvre sa  supériorité;  il  essaie  de  dominer  à 
son  tour.  Cet  effort  de  la  vie  spirituelle  pour 

1.  Ibid.,  p.  43-149. 

2.  Ghap.   I,  p.  43-58. 


LE    PHILOSOPHE    :    LE    MORALISTE  143 

soumettre  la  vie  animale  est  le  principe  de 
l'ascétisme.  La  seule  raison  suffirait  à  justi- 
fier cet  ascétisme  puisqu'il  affaiblit  la  chair 
pour  défendre  l'esprit  :  l'esclave  en  révolte 
voudrait  régner,  il  doit  être  maté.  Auxiliaire 
et  non  pas  tyran,  voilà  son  rôle.  Le  détail  des 
applications  pourra  varier,  il  deviendra  par- 
fois blâmable,  criminel  ;  mais,  dans  la  foi  chré- 
tienne, il  s'élève  sagement  par  toute  une  série 
de  degrés  jusqu'à  «  la  vertu  angélique  de 
chasteté  parfaite  ».  Que  celui  qui  peut  com- 
prendre, comprenne,  disait  Jésus-Christ'. 

La  solidarité  d'homme  à  homme  s'impose 
à  l'observateur  comme  un  fait  et  comme  une 
nécessité.  Mais,  en  outre,  qui  ne  se  senti- 
rait criminel  s'il  écartait  absolument  de  sa 
vie  toutce  qu'on  appelle  aujourd'hui  altruisme 
et  compassion  ?  L'ascétisme  s'élevait  déjà  jus- 
qu'à cette  conclusion  négative  :  N'aime  pas 
le  monde,  éteins  en  toi  sa  triple  convoitise. 
Mais  les  cœurs  honnêtes  des  simples  se 
complaisent  en  une  autre  formule,  positive 
et  plus  élevée  :  Aime  ton  prochain  comme  toi- 
même.  Le  dévouement  et  la  charité  frater- 
nelle peuvent  rayonner  dans  un  homme,  si 
lumineusement  parfois  qu'on  ne  lui  discute 
plus  le  nom  de  Bon  :  les  plus  pessimistes 
s'inclinent  forcément  devant  lui,  tout  prêts 

1.  Chap.  II,  p.  59-76. 


144  VLADIMIK    SOLOVIEV 

d'ailleurs  à   se  venger    demain   de  leur  dé- 
faite, en  le  crucifiante 

L'observateur  qui  veut  descendre  plus  pro- 
fondément encore  dans  la  psychologie  hu- 
maine ne  peut  manquer  de  reconnaître  que 
tout  homme  se  sent,  par  une  vue  naturelle  et 
mystérieuse ,  assuj  etti  à  du  surhumain  2.  L'édu- 
cation, l'insouciance  ou  les  besoins  de  la  vie 
semblent  parfois  couvrir  ce  fondement  pre- 
mier de  toute  moralité.  Mais  qu'un  coup  de 
vent  dissipe  la  poussière,  qu'un  homme  pro- 
videntiel soit  fidèle  à  sa  mission  :  la  pierre 
angulaire  reparaît,  et  chaque  conscience 
avoue  qu'il  dépend  d'elle  d'édifier  sur  cette 
base  sa  moralité,  moralité  logique  et  vraie 
parce  qu'elle  sera  religieuse.  —  Cette  affir- 
mation sera  prouvée  par  la  seconde  partie-^. 

La  psychologie  n'a  point  épuisé  ses  obser- 
vations quand  elle  a  noté  dans  l'homme  trois 
éléments  naturels  de  moralité  :  tendance  à 
l'ascétisme,  tendance  à  la  charité,  tendance  à 


1.  Chap.  III,  p.  77-94. 

2.  S.  Augustin  voulait  aussi  que  la  démonstration  scien- 
tifique de  Die  I  utilisât  d'abord  cette  notion  générale  de  Surhu- 
main. Issue  de  l'expérience  qui  atteste  sa  valeurobjective,  elle 
prépare  cette  conclus  ion  raisonnée  sur  l'existence  de  Dieu  :  «  Au- 
dessus  de  l'âme  humaine,  il  n'y  a  que  Dieu.  Superior  illa  solut 
Deus  est.  »  Voir  la  Revue  pratique  d' Apologétique  du  1"  août 
1909,  p.  666-667. 

3.  Chap.  IV,  p.  95-I08. 


LE    PHILOSOPHE    :    LE    MORALISTE  145 

la  sujétion  devant  le  surhumain.  Elle  étudie 
ensuite  le  jeu  de  ces  tendances.  Leur  mise 
en  œuvre  les  développe,  comme  fait  tout 
exercice  de  nos  activités.  Mais  celles-là 
l'homme  les  distingue.  Un  nom  jaillit  spon- 
tanément de  sa  conscience  et  de  son  cœur;  il 
les  appelle  les  «  bonnes  »  actions  ^ 

De  ces  expériences  se  dégage  promptement 
ridée  de  mieiix^  la  notion  de  quelque  chose 
qui  serait  désirable  absolument.  Ce  mieux,  ce 
désirable  ne  se  rapporterait  pas  à  l'individu, 
ni  à  son  bien-être,  ni  à  sa  réputation,  ni  à 
son  activité;  il  ne  serait  même  pas  recherché 
pour  sa  connexion  avec  le  bien  social.  Mais 
il  serait  tout  simplement  mieux  :  mieux  tout 
court,  désirable  en  soi  et  de  soi.  Difficiles  à 
exprimer  parce  qu'elles  rehaussent  la  pensée 
vers  un  terme  toujours  plus  élevé,  ces  con- 
ceptions inspirées  par  l'expérience  et  sponta- 
nément élaborées  par  l'esprit  nous  condui- 
sent à  supposer  et  à  désirer  un  Bien  absolu, 
un  infiniment  D  'sirable.  L'idée  de  Dieu  est 
née.  Elle  est  le  point  culminant  où  mène  la 
psychologie  puisque  l'étude  de  sa  valeur 
objective  relève  de  la  métaphysique 2. 

Mais  avant  de  passer  à  ce  domaine  supé- 
rieur, tout  homme    fera    sagement  de  jeter 

1.  Chap.  V,  p.  109-130. 

2.  Ibid.,p.  12G-130. 

SOLOYIEV.  10 


146  VLADIMIR    SOLOVIEV 

un  coup  d'œil  rétrospectif  sur  les  faits  qu'il  a 
observés  lui-même.  Ils  condamneront  à  ses 
yeux  toute  philosophie  pratique  qui  voudrait 
s'imposer  d'elle-même  sans  se  justifier  par 
des  principes  rationnels  certains.  Les  essais 
loyaux  de  la  vie  le  lui  montreront  :  aucun  eu- 
démonisme,  aucun  utilitarisme  ne  satisfait  les 
aspirations  de  l'homme  ;  ils  sont  tous  impuis- 
sants à  diriger  sa  conduite.  L'étude  impartiale 
de  la  psychologie  humaine  force  donc  les 
esprits  sincères  à  reconnaître  une  règle  de 
morale,  antérieure  et  supérieure  aux  impul- 
sions empiriques  du  caprice  :  elle  proclame 
l'existence  du  devoir'. 


III 


D'où  vient  ce  devoir  ?  —  La  deuxième  partie 
établit  l'identité  du  Bien  absolu  et  de  Dieu  réel- 
lement existant.  Le  devoir  ne  s'appuie  donc 
pas  sur  les  postulats  de  Kant.  Il  ne  peut  avoir 
été  «  ordonné  »  que  par  l'Infini.  La  conscience 
humaine  promulgue  la  volonté  de  cet  Infini, 
sans  connaître  toujours  à  l'origine  de  qui  lui 
vient  sa  mission.  Mais  la  moralité,  c'est-à-dire 
la  fidélité  à  cette  voix  de  la  conscience,  mènera 
l'homme  de  degré  en  degré  jusqu'à  Dieu  :  l'ef- 
fort ascétique  affranchit  l'esprit  et  le  prépare 

1.  Chap.  VI,  p.  131-149. 


LE    PHILOSOPHE    :    LE    MORALISTE  147 

au  dévouement  ;  le  dévouement  brise  la  com- 
plaisance (le  l'esprit  pour  lui-même,  et,  par 
cette  victoire  sur  l'amour-propre,  dispose 
l'homme  tout  entier  à  «  reconnaître  »  person- 
nellement l'infiniment  Bon,  à  L'adorer,  à 
L'aimer  \ 

L'homme  cependantpouvait  être  arrêté  en- 
core par  son  inexpérience.  Le  modèle  accom- 
pli de  cette  perfection  morale  lui  manquait. 
Et  l'infiniment  Bon  a  présenté  aux  hommes  la 
personnalité  suprême  du  Christ.  Son  huma- 
nité, dressée  sur  une  croix  au  point  culminant 
de l'hisloirehumaine,  montre  laperfection  ac- 
complie de  l'ascétisme,  du  dévouement  «  phil- 
anthropique »,  et  de  la  religion  amoureuse 
envers  le  Père  surhumain,  ^'oilà  pourquoi, 
avant  même  de  reconnaître  son  Dieu  dans  cet 
homme  parfait,  avant  même  d'être  chrétien, 
toute  âme  sincère  devrait  choisir  pour  doc- 
teur de  sa  conscience  et  pour  exemple  de  sa 
vie  Jésus-Christ,  fils  de  Marie-. 

Cette  influence  moralisatrice  de  Jésus- 
Christétait  indiquée  en  quelquespages  seule- 
ment dans  la  Justification  du  Bien.  Conci- 
sion très  justifiée  puisque  Soloviev  voulait  se 
maintenir  uniquement  sur  le  terrain  philo- 
sophique. Ailleurs  il  développera  avec  une 

1.  Deuxième  partie,  cliap.  vii-ix,  p.  150-210. 

2.  Ibid.,  p.  207-210. 


148  VLADIMIR    SOLOVIEV 

profondeur  émouvante  ce  que  Jésus-Christ 
doit  être  pour  la  conscience  chrétienne'.  Ici 
la  sobriété  s'imposait;  l'aperçu  n'en  est  que 
plus  saisissant. 

IV 

Restait  un  dernier  travail  de  précision 
morale.  11  ne  s'agissait  point  de  déterminer 
le  détail  des  devoirs  :  c'est  un  effort  que 
chaque  conscience  doit  accomplir,  pour  re- 
connaître la  voie  du  Bien  dans  la  complexité 
infiniment  variée  de  ses  conditions  d'exis- 
tence. Mais  quels  «  principes  »  vont  diriger 
les  choix  de  la  conscience  dans  les  perpé- 
tuels conflits  oîi  elle  est  divisée  entre  des 
devoirs  d'apparence  opposée? 

Tel  est  l'objet  de  la  troisième  partie.  Elle 
est  considérable -.  et  nous  ne  pouvons  analyser     I 
en    détail    ses    dix    chapitres    qui    étudient 
«  l'action  du   Bien   à  travers    l'histoire    de 
l'humanité  ». 

Ce  sous-titre  qui  rappelle  une  idée  chère 
à  saint  Augustin,  semblerait  prétentieux  s'il 
ne  visait  à  marquer  la  simultanéité  du  double 
point  de  vue  historique  et  spéculatif.  C'est    | 
ainsi  qu'après  avoir  classé  les  droits  et  de-     : 
voirs  mutuels  des  individus  et  des  sociétés, 

1.  Voirchap.  xi,  fin. 

2.  P.  215  à  485. 


LE    PHILOSOPHE    :     LE    MORAf-ISTE  149 

leurs  Ibndeinents  et  leurs  limites,  Soloviev 
étudie  longuement  les  influences  historiques 
qui  ont  projeté  sur  ces  principes  une  lu- 
mière progressive.  Il  conclut  : 

«  Donc  les  grandes  époques  où  s'est  pré- 
cisée la  conscience  des  responsabilités  indi- 
viduelles et  des  obligations  sociales,  les 
écoles  philosophiques  qui  ont  exalté  soit  le 
subjectivisme  moral  soit  les  prérogatives 
des  organismes  sociaux,  contribuent  toutes 
à  montrer  l'harmonie  éminente  de  la  doctrine 
chrétienne,  plus  compréhensive  et  plus 
souple  que  toutes  ses  déformations,  vérita- 
ble transformation  de  l'histoire,  et  seule 
norme  absolue  :  absolue  quand  elle  ensei- 
gne, absolue  quand  elle  promet,  absolue 
quand  elle  ordonne'.  » 

La  même  puissance  de  synthèse  se  retrouve 
pour  chacune  des  questions  suivantes  : 
Comment  la  morale  résout  «  la  question 
nationale  »,  autrement  dit,  le  rapport  entre 
«  le  nationalisme  et  l'universalisme^  ».  — 
Gomment  la  morale  juge  le  problème  de  la 
criminalité  et  de  sa  répression  ^.  —  Quels  sont 


1.  Chap.  x-xiii,  p.  215-289. 

2.  Chap.  XIV,  p.  289-310.  —  Soloviev  avait  appliqué  depuis 
longtemps  ses  principes  à  la  Russie. 

3.  Chap.  XV,  p.  311-337.  La  même  question  est  étudiée  avec 
plus  de  détails  dans  le»  chap.  iii-vii  d'un  ouvrage  inachevé 
sur  Lé  Droit  et  la  Moralité. 


150  VLADIMIR    SOLOVIEV 

ses  arrêts  sur  la  question  économique'?  — 
Quelles  relations  impose-t-elle  entre  le  droit 
public, la  législation  etlamoralité^?  —  Quelles 
raisons  d'être  et  quelles  limites  fixe-t-elle 
aux  guerres  internationales-^? 

Ce  grand  ouvrage  sur  la  Justification  du 
Bien  se  terminait  enfin  par  un  long  et  beau 
chapitre  sur  l'idéal  que  la  morale,  librement 
pratiquée  par  les  hommes,  réaliserait  comme 
«  organisation  parfaite  de  l'humanité  inté- 
grale^ ». 

Soloviev  était,  ne  l'oublions  pas,  un  esprit 
trop  clairvoyant  et  un  théologien  trop  averti 
pour  supposer  que  cette  réalisation  devînt 
possible.  Il  n'espérait  point  une  métamor- 
phose soudaine  du  monde  ;  il  savait  qu'aucun 
mouvement  de  transformation  n'aboutirait 
jamais  à  la  perfection  désirable.  Mais  les 
individus  et  les  collectivités  peuvent  être 
améliorés;  si  cette  amélioration  mérite  en 
tout  temps  l'efFort  des  élites,  «  elle  l'appelle 

1.  Chap.  XVI,  p.  338-373. 

2.  Chap.  XVII,  p.  374-395.  —  Une  discussion  avec  Clierclie- 
nevitch  (t.  VII,  p,  619-628)  occasionna  la  tentative  d'un  ou- 
vrag-e  développé  sur  la  matière  :  Droit  et  moralité.  La  mort 
prévint  son  achèvement.  Mais  les  chapitres  parus  (t.  VII, 
p.  487-618)  sont  heureusement  complétés  par  Deux  réponses 
à  Tchitchérine  (l.  VIT.  p.  628-677). 

3.  Chap.  xviii,p.  J9G-418. 

4.  Chap.  XIX,  p.  419-478.  ^ 


LE    PHILOSOPHE    :    LE    MORALISTE  151 

davantage  dans  la  situation  actuelle  des 
consciences  humaines  :  ceux  qui  ont  trouvé 
déjà  pour  eux-mêmes  la  solution  ferme  et 
définitive  du  problème  moral,  doivent  la 
justifier  pour  les  autres.  Quand  l'esprit  a 
triomphé  de  ses  propres  doutes,  le  cœur 
n'est  pas  devenu  indifférent  aux  erreurs 
d'autrui  '  ».  Or,  un  des  plus  grands  attraits 
de  la  vérité,  c'est  son  intégrité  :  elle  est  incom- 
parablement belle  et  conquérante,  lorsqu'elle 
n'est  point  mutilée  par  les  rivalités  des  pas- 
sions humaines.  De  là,  une  première  utilité 
à  montrer  aux  hommes  l'idéal,  la  thèse. 

Il  en  est  une  autre  :  les  volontés  les  plus 
droites  ne  pourront  même  pas  se  rapprocher 
du  but,  s'il  ne  leur  est  exactement  signalé. 
Il  faut  donc  étudier  sans  cesse  et  mettre  en 
lumière  le  plan  que  Dieu  propose  aux  libertés 
humaines.  Dès  lors,  les  approximations, 
toujours  déficientes  sans  doute,  réaliseront 
pourtant  un  véritable  mieux. 

Ces  considérations  justifient  dans  l'œuvre 
de  Soloviev  plus  d'une  page  qui  semblerait 
pure  utopie  à  première  vue.  Elles  ne  doi- 
vent point  être  oubliées  du  lecteur,  et  parti- 
culièrement du  théologien  occidental,  lors- 
qu'il prend  un  premier  contact  avec  les  écrits 

1.  Préface  de  la  première  édit.,  p.  5. 


152  VLADIMIR    SOLOVIEV 

religieux  de  ce  contemplatif.  Car  elles  ex- 
pliquent les  attributions  qu'il  aime  à  décer- 
ner, dans  un  monde  presque  idéal,  aux  trois 
représentants  visibles  de  l'action  divine. 

«  Le  Pontife,  suprême  dépositaire  de  la  vé- 
rité divine  etde  sa  fécondité  spirituelle,  centre 
et  sommet  du  sacerdoce  chrétien,  père  com- 
mun «  de  l'Eglise  visible  dans  chaque  moment 
donné  de  son  existence  historique  ^  »,  repré- 
sente Dieu  aux  yeux  de  l'humanité  univer- 
selle que  le  plan  divin  identifie  en  droit  avec 
l'Eglise;  il  reçoit  pour  mission  d'engendrer 
dans  chaque  âme  la  personne  de  Jésus-Christ, 
afin  que  cet  unique  chef  invisible  de  la  société 
humaine  acquière  en  elle  la  plénitude  virile 
de  son  corps  mystique. 

«  Une  seconde  mission  est  déléguée  au  chef 
de  l'Etat  chrétien,  «  à  l'élément  impérial  de 
la  théocratie  chrétienne ^  ».  Elle  est  subor- 
donnée à  la  première;  sans  s'y  absorber,  elle 
ne  doit  ni  se  confondre  avec  elle  ni  se  sépa- 
rer d'elle  :  car,  par  elle,  doit  être  organisé 
l'ordre  social  et  politique,  mais  selon  la  vérité 
des  principes  religieux.  Elle  n'est  pas  néces- 
sairement universelle.  Limitée  aux  groupe- 
ments nationaux,  elle  est  destinée  à  produire 

1.  La  Russie  et  l Ei^lise  universelle,  livre  III,    ch.  x,  p.  310. 

2.  Le  Judaïsme  et  la  Question  chrétienne,  t.  IV,  p.  147. 


LE    PHILOSOPHE    :    LE    MORALISTE  153 

les  conditions  pratiques  et  les  moyens  exté- 
rieurs par  où  les  individus  et  les  collectivités 
développeront  leur  valeur  humaine  en  vue 
de  s'assimiler  davantage  à  la  vie  divine. 

«  Le  Sacerdoce  du  Christ  se  perpétue  dans 
et  par  le  Pontife  suprême  ;  sa  Royauté  légi- 
time délègue  le  pouvoir  aux  chefs  d'Etat.  Sa 
Sainteté  enfin  et  les  charismes  extraordinai- 
res de  son  humanité  sont  l'objet  d'une  troi- 
sième mission  :  à  certaines  époques,  Dieu 
choisit  des  hommes  de  sa  droite,  il  les  anime 
et  les  inspire  de  son  Esprit  pour  le  salut  de 
leurs  frères.  Ces  hérauts  sont  de  véritables 
prophètes  par  leurs  paroles  ou  par  leurs  ac- 
tions. Soumis  à  la  double  autorité  des  Pon- 
tifes et  des  Souverains,  ils  ont  parfois  pour 
devoir  de  reprendre  et  de  condamner  les 
hommes  qui  sont  Pontifes  et  Souverains. 
Reliés  à  Dieu  par  l'Eglise  hiérarchique  de 
Jésus-Christ,  encadrés  par  Dieu  dans  une 
société  civile,  ils  n'ont  point  le  droit  de  refu- 
ser les  dépendances  légitimes;  d'autre  part, 
ils  doivent,  c'est  leur  mission  qui  est  en  jeu, 
ne  pas  être  des  chiens  muets'.  » 

Supposons  maintenant  que,  dans  l'huma- 
nité entière,  le  Pontife  universel,  le  Souve- 

1.  Ces  trois  paragraphes  résument  les  p.  476-477.  Le  même 
développement  se  retrouve  souvent  dans  l'œuvre  de  Soloviev. 


154  VLADIMIR    SOLOVIEV 

raiii  de  chaque  Etat  et  le  prophète  s'entr'ai- 
dent  et  que  chacun,  par  son  action  propre, 
prête  une  collaboration  hiérarchisée  à  l'effort 
des  deux  autres.  Quelle  intensité  alors  dans 
la  progressionhumaine  du  bien,  de  tout  bien  ! 
«  Le  bien  économique,  le  bien  social,  le  bien 
moral  et  religieux  grandiraient  ensemble. 
L'humanité,  groupée  enfin  dans  une  Eglise 
littéralement  universelle,  présenterait  à  Dieu 
l'accomplissement  du  plan  qu'il  voulait  réa- 
liser; la  totalité  des  devenir  humains  attein- 
drait la  plénitude  d'être  que  Dieu  leur  réser- 
vait, la  mystérieuse  divinisation  individuelle 
et  collective  que  le  Tout-Puissant  promet 
aux  œuvres  qu'il  a  tirées  du  néant  pour  les 
façonner  à  son  image  et  à  sa  ressemblance  <.  » 
Avec  ces  dernières  considérations,  les  plus 
chères  à  Soloviev,  nous  sommes  sortis  du 
domaine  strictement  philosophique.  La  psy- 
chologie peut  bien  constater  encore  dans  les 
consciences  contemporaines,  tout  imprégnées 
encore  de  christianisme  et  toujours  sollicitées 
par  la  grâce,  certaines  semences  de  ces 
idées  supérieures,  certaines  aspirations  vers 
cet  envol  surhumain  de  l'âme.  Mais  la  notion 
précise,  l'espoir  rationnel  et  la  réalisation 
prati([ue  de  cette  divinisation  échappent 
aux  prises  de  nos  sciences  naturelles  :  une 

1.  Résumé  des  p.  477-478. 


LE    PHILOSOPHE    :    LE    MOHALISTE  lOb 

communication   divine     peut    seule   nous   y 
élever. 

«  Cette  communication,  voulue  par  Dieu, 
ouvre  à  nos  pensées  un  nouveau  domaine 
d'études  et  de  contemplations  :  les  profon- 
deurs intimes  de  la  divinité  deviennent  acces- 
sibles à  la  théologie  et  à  la  mysticjue.  » 

Soloviev,  quand  il  publia  la  Justification 
du  Bien^  s'adonnait  à  la  théologie  depuis  vingt 
ans.  Rien  d'étonnant  que  son  œuvre  philo- 
sophique oriente  elle-même  les  lecteurs  vers 
l'objet  de  ses  prédilections. 

A  quelles  conclusions  la  sincérité  de  ses 
recherches  reliofieuses  l'avait-elle  mené  ?  — 
C'est  la  question  centrale  qu'il  est  temps 
d'étudier  enfin  dans  son  œuvre  théologique. 


CHAPITRE  VIII 


LES  DEBUTS  DU  THEOLOGIEN 

Premiers  essais.  — Le  Grand  Débat.  —  Le 
Judaïsme  et  la  Question  chrétienne. 


I 


Nous  avons  dit  déjà  ^  quels  problèmes  an- 
goissants poussèrent  Soloviev  vers  la  théolo- 
gie. Le  souci  religieux  qui  dévorait  son  âme 
s'était  manifesté  dès  ses  premiers  ouvrages  : 
leur  auteur  voulait  évidemment  marcher 
vers  Dieu  et  lui  conduire  des  âmes,  mais  les 
voies  à  suivre  ne  s'étaient  point  encore  illu- 
minées. 

La  conférence  de  1877  surLe^  trois  forces, 
celles  de  1877  à  1881  sur  Le  théandrisme  uni- 
versel révélaient  une  vue  assez  nette  du  but 
poursuivi  :  promouvoir  dans  le  monde  le  plan 

1.  Cliup.  V. 


LES  DÉBUTS  DU  THEOLOGIEN         157 

de  Jésus-Christ.  Cette  idée  qui  soutiendra 
jusqu'au  bout  l'effort  de  Soloviev  s'exprimait 
aussi  dans  cette  autre  formule  :  seconder 
Jésus-Christ  dans  le  travail  divinisateur  qu'il 
a  entrepris  sur  la  collectivité  humaine.  Les 
moyens  restaient  imprécis. 

Ou  plutôt,  sous  l'action  encore  dominante 
des  premières  impressions  slavophiles,  la 
restauration  chrétienne  du  monde  semblait 
réservée  à  la  Russie  et  à  son  «  Eglise  Ortho- 
doxe ». 

Les  mérites  anciens  de  Rome  étaièntavoués. 
Sa  déchéance  actuelle  semblait  un  axiome  in- 
discutable. Dans  la  personne  théandrique  de 
Jésus-Christ  comme  dansson  corps  mystique, 
l'Occident  semblait  ne  regarder  et  n'hono- 
rer que  l'élément  humain,  matériel,  pure- 
ment extérieur.  Il  avait  très  tôt  succombé  à 
la  tentation  d'imposer  la  foi  par  la  force.  Le 
mal  n'avait  cessé  de  grandir.  Depuis  saint 
Anselme,  une  fiction  juridique  aurait  lente- 
ment supplanté  la  foi  au  sein  du  romanisme. 
L'amour  du  Christ  avait  été  tenu  pour  inutile, 
la  domination  ecclésiastique  suffisait. 

Contre  ces  brimades,  prétendues  religieu- 
ses, la  Réforme  s'était  insurgée.  Mais,  infectée 
elle-même  du  venin  occidental,  ronsfée  de 
plus  par  l'individualisme,  elle  n'avait  produit 
qu'une  œuvre  humaine;  et  celle-ci  achevait 


158  VLADIMin    SOLOVIEV 

de  mourir  dans  la  pire  incrédulité  :  rationa- 
liste, hégélienne  ou  matérialiste,  l'influence 
protestante  était  devenue  un  fléau  anti- 
chrétien. 

D'après  les  préjugés  russes,  reproduits 
naïvement  dans  les  premiers  essais  de  Solo- 
viev,  le  romanisme  avait  continué  de  déchoir. 
Il  était  tombé  maintenant  dans  le  jésuitisme. 
A  ce  dernier  terme  du  mal,  toute  vertu  chré- 
tienne disparaît  :  la  domination  papale  et  l'au- 
torité matérielle  des  cadres  ecclésiastiques 
remplacent  tout. 

Cette  conception  du  «  romanisme  »,  tradi- 
tionnelle en  Orient,  Soloviev  la  confirmait  de 
bonne  foi  par  une  anecdote  personnelle  :  à 
Paris,  «  un  jésuite  français  »  aurait  nié  devant 
lui  la  possibilité  de  croire  encore  au  dogme 
chrétien  et  notamment  à  la  divinité  de  Jésus- 
Christ,  mais  il  exigeait  malgré  tout  la  sou- 
mission du  monde  à  l'Eglise  catholique  «  au 
nom  de  la  civilisation  et  des  intérêts  de  l'hu- 
manité ».  La  sincérité  de  Soloviev  est  au- 
dessus  du  soupçon,  mais  son  vocabulaire 
de  1880  donnait  encore  au  mot  «  jésuite  »  le 
sens  courant  en  Russie,  le  sens  générique 
de  «  membre  du  clergt'  catholique  ou  d'une 
Congrégation  religieuse  ^  » .  Avant  1886,  Solo- 

1.  Le  code  russe  a  sanctionne  lui-même  cette  confusion. 
Au  tome  IX,  article  459,  l'édition  de    1899  porte  encore  cette 


LES    DÉIIUTS    DU    THEOLOGIEN  159 

viev  ne  connut  aucun  membre  de  la  Compa- 
gnie de  Jésus,  aucun  véritable  jésuite.  Les 
premiers  avec  lesquels  il  ait  conversé,  sont 
les  Pères  Gagarin,  Martinov  et  Pierling,  11 
devint  vite  leur  ami  ;  et  leur  correspondance, 
de  part  et  d'autre,  atteste  la  place  qu'occupait 
dans  leur  esprit  et  dans  leur  cœur  notre 
Sauveur  et  Dieu  Jésus-Christ,  Aucun  reli- 
gieux de  la  Compagnie  de  Jésus  n'était  res- 
ponsable du  blasphème,  rapporté  dans  la 
dernière  leçon  sur  le  Théandrisme. 

Soloviev  s'en  aperçut;  il  ne  sut  d'ailleurs 
jamais  le  nom  de  l'ecclésiastique  qui  lui  fit 
cette  ouverture.  Avant  1880,  dans  ses  deux 
passages  à  travers  Paris,  il  n'eut  de  contact 
avec  le  sacerdoce  catholique  que  par  l'inter- 
médiaire de  Vladimir  Guettée.  Ce  malheureux 
apostat,  subsidié  par  le  Saint-Synode,  avait  été 
célébré  avec  enthousiasme  par  tout  un  clan 
semi-officiel  de  la  presse  ecclésiastique  russe. 
Soloviev  devait  bientôt  le  mieux  connaître  et 
constatercombien  samoraleétait  indulgente  : 
en  particulier,  tout  semblait  légitime  à  sa 
haine  contre  l'Eglise  Romaine,  à  ses  rancunes 

formule  L-lrange  :  «  Les  j't-suites  d'aucun  ordre  et  sous  aucun 
prélextc  ne  peuvent  entrer  en  Russie.  »  (Cf.  Recueil  pratique 
des  Lois  russes  concernant  les  étrangers  par  Avemk  Diakofi, 
Bruxelles,  Gruls.  1903;  1.  I,  ch.  3,  p.  9.)—  M.  Séverac  a  tra- 
duit, sans  l'expliquer,  l.i  note  de  Soloviev  contre  les  Jésuites 
{op.  cit.,  p.  66-67). 


160  VLADIMIR    SOLOVIEV 

contre  le  clergé  catholique  d'où  il  s'était 
évadé  par  un  prétendu  mariage  et  par  l'apo- 
stasie. Pour  ancrer  dans  une  âme  d'élite 
les  préjugés  antiromains,  un  tel  esprit  aurait- 
il  reculé  devant  les  habiletés  d'une  odieuse 
mise  en  scène  ? 

En  tout  cas,  si  la  supercherie  en  imposa 
d'abord  à  la  confiance  du  jeune  Soloviev,  elle 
ne  put  prévaloir  longtemps  contre  la  vérité 
et  l'expérience  :  bientôt  Guettée  fulminera 
ses  malédictions  contre  le  «jésuitisme»  de 
ce  Russe  devenu  «  plus  papiste  que  Bellar- 
min  ». 

Les  préjugés  antiromains,  que  nous  venons 
de  rappeler,  étaient  en  Russie  monnaie  cou- 
rante et  parole  d'Evangile.  Les  croyants 
sincères  ne  connaissaient  guère  l'Occident 
catholique  que  par  quatre  séries  de  «  docu- 
ments »:  les  compilations  protestantes  élabo- 
rées en  Allemagne,  les  informations  anticlé- 
ricales parties  de  France,  les  «  traditions  »  de 
Constantinople  et  la  polémique  nationale 
engagée  autour  du  problème  polonais. 

Des  âmes  loyales  peuvent  être  trompées 
par  une  telle  convergence  de  rumeurs  tendan- 
cieuses ;  et  leurs  griefs,  parfois  bien  étran- 
ges, entretiennent  les  plus  absurdes  préjugés 
chez  le  lecteur  qui  connaît  leur  désir  de 
sincérité.  Un  Alexis  Stéphanovitch  Khomia- 


LES  DÉBUTS  DU  THÉOLOGIEN         161 

kov,  par  exemple,  âme  généreuse,  «  ayant  soit" 
de  l'union  entre  l'Orient  et  l'Occident  » ,  et  son 
promoteur  actif  entre  1840  et  1860,  écrivait 
pourtant  avec  conviction  des  phrases  comme 
celle-ci  :  «  Le  romanisme  n'est  que  la  forme 
la  plus  ancienne  du  protestantisme.  »  Et  cette 
autre,  plus  singulière  encore  dans  cet  Orient 
où  l'usage  séculaire  morcelle  les  Eglises 
d'après  les  nationalités  :  «  Le  romanisme  n'est 
rien  d'autre  que  le  séparatisme...  Ne  fermez 
pas  les  yeux  :  le  séparatisme  de  l'Occident 
romain  est  évident,  il  est  le  seul  redoutable 
fléau  de  l'humanité'.  » 

Or  Khomiakov  était  un  sage,  un  cœur  loyal, 
un  esprit  que  beaucoup  de  Russes  suspec- 
taient de  sympathie  excessive  à  l'égard  de 
Rome.  C'est  dans  ses  ouvrages  que  les  plus 
modérés  étudiaient  le  catholicisme.  Soloviev 
se  forma  d'abord  à  la  même  école.  Ainsi  s'ex- 
plique son  premier  mépris  pour  le  romanisme 
«    irréconciliable    ennemi    de    tout    progrès 

1.  Lettres  à  l'archidiacre  Paluier.  — L'archidiacre  anglican 
William  Palmer,  fellow  de  Magdalen-College  à  Oxford,  fut  dé- 
légué en  1840  par  quelques  prélats  anglicans  jjour  étudier  en 
Russie  les  moyens  de  former  une  Eglise  anglo-russe.  —  Il 
a  raconté  ses  voyages,  entretiens  et  projets  dans  plusieurs 
volumes.  Ses  études  et  ses  expériences  lui  montrèrent  petit  à 
petit  la  transcendance  divine  de  l'Eglise  Catholique  Romaine. 
Converti  plusieurs  années  avant  sa  mort,  il  continua  de  s'in- 
téresser à  l'avenir  religieux  de  la  Russie.  Sa  précieuse  biblio- 
thèque, léguée  aux  PP.  Gagarin  et  Martinov,  est  un  des  joyaux 
de  la  Bibliothèque  slave  de  Bruxelles. 

SOLOVIEV.  11 


162  VLADIMIR    SOLOVIEV 

intellectuel  et  social,  contempteur  et  destruc- 
teur de  toute  dignité  personnelle^  ».  Malgré 
la  violence  de  ces  jugements,  quelques  ré- 
serves à  rencontre  de  certains  préjugés  tra- 
ditionnels l'exposèrent  dès  lors  à  l'acrimonie 
des  «  purs  ». 

Il  était  nécessaire  de  rappeler  ces  préven- 
tions primitives  et  les  dispositions  de  l'en- 
tourage orthodoxe,  pour  mesurer  le  chemin 
parcouru  par  Soloviev  et  pour  apprécier  le 
courage  de  ses  attitudes  intellectuelles  devant 
ses  bien-aimés  compatriotes. 

Les  faits  avaient  déposé  dans  son  esprit 
curieux  quelques  doutes  à  l'encontre  des  pré- 
jugés nationaux  contre  Rome.  Malgré  l'inten- 
sité de  son  labeur  philosophique,  il  entreprit 
de  faire  la  lumière.  La  besogne  promettait 
d'être  écrasante.  Qu'importait  à  Soloviev,  si 
la  vérité  était  au  prix  de  cet  effort? 

Il  s'y  livra  tout  entier.  Dans  ce  travail,  la 
part  des  manuels  occidentaux  ou  orthodoxes 
fut  relativement  petite.  Les  grands  auteurs 
et  les  volumineuses  collections  leur  étaient 
préférés. 

Les  actes  des  conciles  furent  étudiés  dans 
les  in-folio  de  Mansi;  l'histoire  et  la  tradition 
dans  les   Patrologies  grecque  et   latine  de 

1.  T.  III,  p.  13,  16. 


LES  DÉBUTS  DU  THEOLOGIEN         163 

Migne.  Soloviev  prenait  des  notes  abondantes 
d'où  sortirent  nombre  d'articles  très  person- 
nelssurles  Pères  de  l'Eglise.  Ses  auteurs  pré- 
férés étaient  S.  Justin,  S.  Irénée,  Origène, 
les  deux  SS.  Cyrille,  S.  Grégoire  le  Théolo- 
gien, S.  Jean  Ghrysostome,  S.  Jean  Damas- 
cène;  parmi  les  latins,  à  côté  de  S.  Augustin, 
il  faisait  large  place  à  TertuUien,  à  S.  Cy- 
prien,  à  S.  Grégoire  le  Grand. 

Ces  noms-là  n'excluent  pas  les  autres.  Dès 
que  la  Didacliè  eut  été  retrouvée,  il  l'étudia 
avec  un  tel  soin  qu'on  le  pria  de  présenter  au 
grand  public  la  traduction  russe  de  ce  pré- 
cieux monument  du  premier  siècle  chrétien  : 
son  Introduction  est  remarquable  ^.  Ce  docu- 
ment établit,  disait-il  en  substance,  comment, 
dès  les  origines  chrétiennes,  la  Providence  a 
toujours  allié  à  la  perpétuité  de  la  hiérarchie, 
du  dogme  et  des  sacrements,  ce  développe- 
ment opportun  de  leur  manifestation  que 
l'Orthodoxie  reproche  comme  une  nouveauté 
à  l'Eglise  Catholique.  Cette  thèse  souleva  na- 
turellement les  plus  vives  polémiques. 

Mais  Soloviev  n'en  était  plus  alors  aux  pre- 
miers heurts.  Il  les  avait  prévus  dès  qu'il 
avait  commencé  son  travail  de  revision  histo- 
rique   et    dogmatique,    il  les  avait   acceptés 

1.  1886,  t.  IV,  p.  196  sqq. 


164  VLADIMIH    SULOVIEV 

d'avance.  Malgré  tout,  il  revisait  en  toute 
conscience.  Le  byzantinisme  antiromain  a 
semé  de  vagues  rumeurs,  plus  ou  moins  lé- 
gendaires, dans  tout  l'Orient.  La  Russie, 
emmurée  longtempsdans  sa  législation  exclu- 
siviste,  continue  à  répercuter  les  lointains 
échos  de  ces  jalousies  grondeuses.  Soloviev 
enquêtait  sur  toutes  les  insinuations  étranges 
qui  dénonçaient  le  christianisme  occidental  : 
toutes  n'étaient  point  injustes  ;  plusieurs,  bien 
que  fausses,  s'expliquaient  par  des  motifs 
plausibles.  De  ces  fautes  trop  réelles,  inévi- 
tables dans  toutes  les  collectivités  humaines 
et  chez  ceux  même  qui  représentent  la  vérité 
divine,  les  historiens  catholiques  ne  faisaient 
point  mystère  ;  leurs  adversaires  avaient  tort 
d'en  tirer  matière  à  scandale.  Soloviev  disait 
franchement  ce  qu'il  en  pensait. 

En  1881,  il  osa  censurer  une  première  fois 
le  pouvoir  spirituel  en  Russie^  ;  il  reprocha 
au  Saint-Synode  son  péché  d'inaction  2,  Tout 
amour  agit,  disait-il,  et  une  hiérarchie  chré- 
tienne, sans  amour  du  Christ,  aurait  perdu 
sa  raison  d'être.  L'autorité  spirituelle  a  pour 
mission  de  diffuser  l'esprit  d'amour  ;  elle  doit 
provoquer  une  réalisation  croissante  des  trois 
premières  demandes  du  Pater.  Or  l'adminis- 

1.  T.  III,  p.  206-220. 

2.  Ibid.,  p.  208. 


LES  DÉBUTS  DU  IHÉOLOCIEN         165 

tration  synodale  n'obtient  qu'un  résultat  :  elle 
multiplie  les  sectes  où  le  seul  lien  d'unité  se 
résume  en  cette  devise  :  haine  à  l'Eglise  offi- 
cielle !  Les  procédés  actuels  d'asservissement 
signifieraient-ils  que  la  hiérarchie  russe  n'au- 
rait plus  foi  en  l'action  du  Saint-Esprit?  On 
s'expliquerait  alors,  qu'elle  n'essayât  même 
plus  de  conquérir  le  monde  au  Christ  par 
l'amour  ^ 

Cette  critique,  très  osée  dans  la  Russie 
de  1880,  s'atténuait  aux  yeux  des  ortho- 
doxes par  sa  contre -partie  :  la  hiérarchie 
romaine  était  condamnée  bien  plus  sévère- 
ment que  celle  du  Saint-Synode.  Soloviev 
écrivait  encore  :  dans  l'Occident,  le  papisme 
a  remplacé  le  Christ  par  le  pape,  et  le  pro- 
testantisme a  chassé  le  Christ.  Il  ajoutait 
même  que  seule,  dans  l'asservissement  gé- 
néral des  âmes  en  Orient,  la  Russie  ortho- 
doxe avait  jusqu'au  xviii*  siècle  respecté  leur 
liberté. 

Plusieurs  de  ces  réserves  disparurent  pro- 
gressivement dans  les  trois  discours  que 
Soloviev  prononça,  de  1881  à  1883,  pour  com- 
mémorer la  mort  de  Dostoïevsky.  Tous  trois 
ont  pour  objet  les  conceptions  du  grand  ro- 
mancier sur  l'Eglise.  Rien  ne  pouvait  mieux 

1.  Ibid.,  p.  220. 


166  VLADIMIR    SOLOVIEV 

marquer  les  préoccupations  personnelles  du 
panégyriste. 

L'éloge  prononcé  en  1881  s'en  tenait 
encore  à  des  généralités  :  l'auteur  de  La 
Maison  des  Morts  n'aurait  jamais  voulu  que 
grandir  et  unir  les  âmes  humaines,  et,  du 
moins  dans  ses  dernières  années,  il  aurait  vu 
que  la  vraie  école  de  grandeur,  l'unique  Cité 
unifiante  des  âmes,  devait  être  l'Eglise,  et 
naturellement  une  Eglise  universelle  '. 

Le  discours  du  1"  février  1882  fixait  une 
précision  nouvelle^.  L'humanité  tout  entière 
ne  peut  trouver  que  dans  le  Christ  le  prin- 
cipe de  son  unité  et  de  sa  liberté  :  cette  idée, 
affirmait  Soloviev,  dominait  toute  la  pensée 
de  Dostoïevsky,  elle  avait  conquis  son  esprit; 
et,  dès  lors,  le  christianisme  avait  cessé  de 
lui  sembler  un  rêve  lointain.  Sa  réalité  vi- 
vante et  agissante,  contemporaine  de  toutes 
les  âmes  loyales  et  de  toutes  les  bonnes 
volontés,  Dostoïevsky  l'aurait  conçue  autre 
qu'un  temple  achevé,  merveille  d'architec- 
ture peut-être  mais  sans  âme,  autre  aussi 
qu'une  flamme  cachée  au  sein  de  chaque 
conscience  ;  il  la  voulait,  rayonnant  de  l'in- 
térieur vers  l'extérieur,  et  dilatant  la  piété 
individuelle   jusqu'à    l'influence   mondiale    : 

1.  T.  III,  p.  172-182. 

2.  Ibid.,  p.  183-188. 


LES    DÉBUTS    DU    THEOLOGIEN  167 

«  son  but  était  de  marquer  aux  Slaves  le  sil- 
lon d'honneur  que  la  Providence  les  invite  à 
creuser,  dans  le  champ  où  le  Père  unique 
appelle  la  collaboration  de  tous  les  peuples  ». 

Dans  ces  deux  premiers  éloges,  on  pou- 
vait discuter  l'exégèse  qui  interprétait  les 
œuvres  et  la  pensée  de  Dostoïevsky.  Mais  il 
semblait  encore  que  l'intransigeance  des  sla- 
vophiles  fut  seule  autorisée  à  se  plaindre. 

Le  troisième  discours  *  avait  une  portée 
autrement  considérable  ;  il  fit  autant  de  bruit 
que  la  conférence,  donnée  par  Dostoïevsky 
lui-même,  en  1880,  à  l'érection  du  monu- 
ment Pouchkine. 

Après  un  hommage  au  développement 
matériel  de  la  patrie  russe,  consommé  par 
Alexandre  II,  Soloviev  aborda  de  front  «  le 
scandale  de  la  séparation  entre  l'Orient  et 
l'Occident.  Cette  séparation  ne  doit  pas  être. 
Elle  a  été,  elle  est  le  grand  péché.  Or,  au 
moment  où  Byzance  consommait  ce  péché, 
Dieu  faisait  naître  la  Russie  pour  le  réparer. 
Aujourd'hui,  la  Russie  est  adulte  et  sa 
pensée  devient  consciente  d'elle-même.  Une 
question  se  pose  donc  à  sa  conscience  :  La 
Russie  continuera-t-ello  le  péché  historique 
de  l'empire  byzantin^?  »    Suivait  une  double 

1.  T.  III,  p.  189-200. 

2.  Ibld.,  p.  197, 


168  VLADIMIR     SOLOVIEV 

apologie  de  l'Eglise  Romaine  :  historique- 
ment, Rome  a  magnifiquement  combattu  tous 
les  réveils  de  l'esprit  antichrétien,  les  héré- 
sies, le  mahométisme  et  les  apothéoses 
païennes  de  la  civilisation  moderne  ;  prati- 
quement, elle  n'a  jamais  cessé,  elle  continue 
encore  son  admirable  effort  pour  sanctifier 
rhumanité  tout  entière:  «  Rome  est  vraiment 
chrétienne,  car  elle  est  universaliste '.  » 

On  devine  l'émotion  produite  par  de  telles 
paroles.  Elle  fut  accrue,  plutôt  qu'atténuée, 
par  le  paragraphe  final  sur  la  mission  con- 
temporaine du  peuple  russe.  D'après  Dos- 
toïevsky,  la  Russie  était  appelée  à  rappro- 
cher l'Orient  et  l'Occident,  à  les  unir  dans 
l'harmonie  de  la  vérité  divine  et  de  la  liberté 
humaine.  «  Ne  reprochons  point  à  l'Occi- 
dent des  fautes,  même  réelles.  Nous  ne  pou- 
vons agir  au  lieu  et  place  des  autres  ;  mais, 
quand  les  autres  agissent  mal,  nous,  agis- 
sons bien^.  » 

La  publication  de  ce  discours  n'en  dimi- 
nua point  l'effet.  Au  contraire,  un  appendice 
souligna  l'idée  principale  ^.  Le  slavophile 
K.-N.  Léontiev  essayait  dé  revendiquer  Dos- 
toïevsky  comme   le  promoteur    d'un   vague 

1.  Ibid.,  p.  199. 

2.  Ibid.,  p.  200. 

3.  Ibid.,  p.  201-205. 


LES  DÉBUTS  DU  THÉOLOGIEN         169 


néo-christianisme.  Soloviev  releva  Timputa- 
tion  avec  vigueur.  Ce  néo-christianisme,  écri- 
vait-il, n'est  qu'humanisme  pur  :  Dostoïevsky 
Teiit  rejeté,  lui  qui  disait  :  «  Le  Christ  n'est 
connu  que  par  l'Eglise,  aimez  avant  tout 
l'Eglise.  »  Dans  le  plan  de  Dieu,  l'Eglise 
doit  être  l'humanité  entière  divinisée  par  le 
Christ,  puisque,  selon  le  mot  de  S.  Athanase, 
le  Christ  s'est  fait  homme  pour  faire  l'homme 
Dieu.  Cette  foi,  vraiment  chrétienne,  seule 
conforme  à  l'orthodoxie  et  à  la  tradition  des 
Pères,  prépare  une  réalité  que  le  Nouveau 
Testament  décrit  en  deux  formules  :  Dieu 
tout  en  tous,  —  Un  seul  troupeau  et  un  seul 
pasteur.  L'Eglise  triomphante  achèvera  cette 
«  harmonie  mondiale  »  qui  ne  résultera  pas 
d'un  néo-christianisme  sans  Christ,  mais  qui 
naîtra  de  la  foi  commune  à  la  divinité  per- 
sonnelle du  Nazaréen  crucifié  par  Ponce- 
Pilate  ^ 

II 

L'émotion  produite  par  ce  discours  du 
19  février  1883  n'était  point  encore  apaisée, 
lorsque,  la  même  année,  un  travail  plus  con- 
sidérable et  plus  didactique  vint  la  porter  à 
son  comble. 

\.Jbid.,  p.  203-205. 


170  VLADIMIR    SOLOVIEV 

Le  Grand  Débat  et  la  Politique  ch/'élie/uie* 
produisit  dans  le  monde  russe  une  agitation 
comparable  à  celle  qu'avait  soulevée  en  An- 
gleterre le  célèbre  Tract  90  de  New^man.  Un 
chapitre  surtout  faisait  scandale,  celui  qui 
élSLitintitulé  Papisme  et  Papauté.Toutii  y  était 
point  parfait  encore;  bien  des  ombres  sub- 
sistaient, que  la  lumière  refoulerait  bientôt. 
Mais  déjà  la  loyauté  de  l'auteur  s'exprimait 
en  des  conclusions  singulièrement  hardies. 

Ces  pages,  merveilleuses  de  vigueur  et  de 
concision,  analysaient  sous  tous  ses  aspects 
la  position  religieuse  de  la  Russie  contem- 
poraine. 

Le  Grand  Débat^  c'est  l'opposition  séculaire 
et  presque  originelle  qui  met  aux  prises 
l'Orient  et  l'Occident.  Sous  les  mille  appa- 
rences des  prétextes  les  plus  divers  et  par- 
fois les  plus  futiles,  un  conflit  de  tendances 
subsiste  entre  les  deux  moitiés  du  monde 
méditerranéen,  depuis  la  plus  haute  antiquité, 
L'Orient,  sous  couleur  de  contemplation, 
s'engourdirait  volontiers  dans  une  passivité 
paresseuse  ;  égoïste  et  mou,  il  couvrirait  aisé- 
ment d'un  motif  religieux  son  indifférence  à 
l'égard  du  prochain  :  Dieu  seul,  dirait-il. 
L'Occident,  au  contraire,  ne  rêve  que  d'action  ; 

1.  T.  IV,  p.  1-105.  « 


LES  DÉBUTS  DU  THEOLOGIEN         171 

il  se  contenterait  facilement  d'une  grandeur 
purement  humaine.  Un  homme  divinisé  lui 
suffirait,  ou  même  la  divinisation  de  l'huma- 
nité abstraite,  de  la  force,  du  génie  :  la  vie 
humaine,  son  progrès,  son  action,  voilà  le 
culte  auquel  se  porterait  spontanément  l'Oc- 
cident*. 

Le  principe  chrétien  réagit  contre  les  excès 
de  ces  deux  tendances;  il  tend  à  unir  leurs 
bons  côtés,  en  révélant  au  monde  un  Homme- 
Dieu,  un  Dieu  fait  homme.  L'Occident  peut 
donc  adorer  enfin  une  activité  humaine,  mais 
c'est  une  activité  d'humilité,  de  soumission, 
de  souffrances  résignées. Ces  vertus  plaisent  à 
l'Orient, mais  il doitreconnaître  aussi  queDieu 
ne  contemple  pas  avec  indifférence  les  des- 
tinées humaines  :  Dieu  condescend  jusqu'à 
s'imposer  un  travail  ingrat  et  une  mort  dou- 
loureuse pour  sauver  ceux  qu'il  appelle  «ses 
frères ~  ». 

Alors  les  tendances  habituelles  s'insurgent 
contre  les  leçons  déplaisantes  de  cet  Homme- 
Dieu.  L'esprit  occidental  lui  oppose  son  or- 
gueil, la  force  de  ses  bourreaux,  l'habileté 
de  ses  administrateurs  :  l'empire  romain 
combatle  christianismepar  des  persécutions. 

La  subtilité  de  l'Orient  l'attaque  à  son  tour 

1.  Ibid.,  p.  1-5. 

2.  Ibid.,  p.  5  »qq. 


172  VLADIMII!    SOLOVIEV 

par  sa  gnose  et  par  ses  hérésies;  elle  veut 
à  nouveau  surélever  Dieu,  loin,  très  loin  de 
l'homme  :  ainsi  le  Père  seul  serait  Dieu,  et 
le  Christ  serait  simplement  sa  créature,  c'est 
l'arianisme,  —  ou  son  auxiliaire,  c'est  l'héré- 
sie de  Xestorius,  —  ou  son  instrument  sans 
liberté  ni  volonté,  c'est  la  phase  monothé- 
lite  d'une  erreur  toujours  identique  en  son 
fond.  Plus  tard,  la  même  conception  des 
rapports  entre  Dieu  et  l'homme  inspirera  les 
folies  des  iconoclastes  de  Byzance;  elle  sera 
responsable,  en  fait,  des  triomphes  de  l'Alco- 
ran  où  s'épanouit  le  double  principe  du  fa- 
talisme individuel  et  de  la  passivité  sociale 
devant  une  divinité  solitaire,  inaccessible, 
inhumaine  ^ 

Evidemment  des  saints,  des  ascètes,  les 
grands  moines  de  l'Orient  et  de  l'Occident 
sauvent  l'esprit  chrétien;  ils  luttent  contre 
l'esprit  païen  qui  n'est  point  mort,  ils  tra- 
vaillent à  tout  restaurer,  à  tout  unifier  dans 
le  Christ'. 

Contre  leurœuvre,  un  nouvel  ennemi  s'orga- 
nise :  l'exclusivisme  des  nationalités.  L'Orient 
érige  en  principe  cet  exclusivisme  national  : 
Gonstantinople,  sa  seconde  Rome,  et  Moscou, 
la  troisième  Rome,  préparent  de  longue  date 

1.  Ibid.,  p.  3'i-38  sq. 

2.  Ibid.,  p.  41  sq. 


LES  DÉBUTS  DU  THÉOLOGIEN         173 

le  phylétisme  qui  morcelle  l'Eglise  d'Orient 
à  mesure  qu'un  nouvel  Etat  s'organise. 
L'égoïsme  individuel  de  l'Orient  se  mue  en 
égoïsme  national;  et  Byzance,  plus  riche  en 
théologiens  qu'en  vrais  chrétiens,  s'ingénie  à 
légitimer  cette  apathie  païenne,  comme  si  le 
Christ,  en  aimant  sa  patrie,  avait  aussi  sanc- 
tionné les  étroitesses  du  nationalisme  juif. 
A  ces  torts  de  TOrient  Soloviev  opposait 
ceux  de  l'Occident.  Là  aussi,  après  le  pre- 
mier triomphe  du  fait  chrétien,  les  tendances 
naturelles  avaient  essayé  de  réagir.  L'orgueil, 
le  besoin  de  triomphes  humains,  l'ambition 
de  remplacer  Dieu  par  l'homme  et  par  la 
griserie  de  l'action  puissante  avaient  perverti 
peu  à  peu  la  hiérarchie  chrétienne:  les  papes 
avaient  résolu  de  restaurer  à  leur  profit 
l'ancien  césarisme.  En  fait,  continuait  Solo- 
viev, ils  préparaient  à  l'Eglise  les  pires  ca- 
tastrophes :  à  l'exemple  des  Pontifes,  les  Rois 
et  les  peuples  d'Occident  en  viendront  à 
vouloir  une  domination  universelle,  absolue, 
qui  soumette  à  la  fois  les  corps  et  les  âmes. 
Les  constitutions  d'Etats  protestants  avec  la 
devise  cuius  regio  eius  religio,  le  césaro- 
papisme  d'Henri  Vlll,  d'Elisabeth  et  de  leurs 
successeurs,   les  cultes  organisés  et  patron- 

1.  Ibid.,  p.  (i  et  57-70. 


174  VLADIMIR    SOLOVIEV 

nés,  sous  menace  de  guillotine,  par  l'inquisi- 
tion jacobine  des  révolutionnaires  français, 
tout  cela  ne  sera  qu'une  imitation  des  exem- 
ples donnés  parle  papisme'. 

Ici  s'amorçait  le  chapitre  central  du  livre  : 
Papisme  et  Papauté.  Avant  de  l'entamer,  So- 
loviev  synthétisait  brièvement  ses  vues  pré- 
cédentes. D'après  lui,  l'opposition  qu'il  avait 
signalée  entre  les  deux  tendances  de  l'Orient 
et  de  l'Occident  avait  été  la  vraie  cause  du 
grand  schisme  de  1054;  le  débat  sur  l'inser- 
tion du  mot  Filioque  dans  le  symbole  avait 
servi  de  prétexte.  En  fait,  l'esprit  païen  avait 
triomphé  de  part  et  d'autre  :  sans  se  deman- 
der s'ils  n'allaient  point  diviserle  corps  mys- 
tique du  Christ,  les  Orientaux  avaient  voulu 
conquérir  leur  indépendance  ecclésiastique, 
afin  de  renforcer,  par  l'exclusivisme  religieux, 
leur  exclusivisme  national  ;  et  les  Occidentaux 
avaient  tenté  d'établir  une  domination  tout 
humaine,  un  absolutisme  violent  et  matériel 
qui  fixât  sur  terre  le  royaume  de  Dieu.  Voilà 
donc,  au  dire  de  Soloviev,  la  cause  profonde 
du  schisme  séculaire  :  les  passions  humaines 
ont  été  substituées  à  la  loi  de  Dieu. 

On  a  bien  mis  en  avant  parfois  des  pré- 
textes accidentels  qui  peuvent,  comme  de  nos 


1.  Ibid.,  p.  26  sqq.  ;  cf.  p.  3  et  p.  44-54. 


LES  DÉBUTS  DU  THEOLOGIEN         175 

jours  la  question  polonaise,  illusionner  des 
esprits  étroits'.  Mais  question  polonaise, 
question  d'Orient  et  même  question  juive 
reviennent  à  ce  problème  fondamental  :  com- 
ment amener  la  collaboration  de  l'Orient  et 
de  l'Occident,  de  tous  ceux  qui  de  part  et 
d'autre  aiment  le  Christ,  pour  mieux  réaliser 
sur  terre,  en  vue  du  ciel,  l'œuvre  de  Dieu, 
son  royaume,  le  corps  du  Christ  ~? 

Et  Soloviev  répondait  hardiment  :  «  Deman- 
dons la  solution,  non  point  au  papisme,  mais 
à  la  papauté.  \n  papisme  arbitraire,  absolu, 
violent,  aboutit  fatalement  à  révolter  l'huma- 
nité. Faut-il  condamner  en  même  temps  la 
Papauté  ?  —  Essayons  de  la  juger  impartiale- 
ment, nous  Russes,  à  qui  Rome  fait  toujours 
peur,  comme  une  force  étrangère  et  même 
ennemie.  Ne  nous  apparaît-il  point  clairement 
que,  dans  tous  les  Kiilturhampf  occidentaux, 
les  ennemis  du  catholicisme  romain  sont  en 
même  temps  les  ennemis  de  toute  religion 
positive?  Impossible  donc  de  nous  allier  à  eux. 
A  supposer  que  l'Eglise  Romaine  ressemble 
à  Pierre,  coupant  l'oreille  de  jMalchus,  ses 
ennemis  occidentaux  ressemblent  à  Judas;  à 
supposer  que,  comme  Pierre  sur  le  Thabor, 
le    psittacisme    catholique    ne    sache  pas  ce 

1.  Ibid.,iJ.  54-56  ;  cf.  p.  10-13,68-72. 

2.  Ibid.,  p.  70. 


176  '  VLADIMIR    SOLOVIEV 

qu'il  dit,  ses  ennemis  occidentaux  parlent 
comme  ceux  qui  demandaient,  en  souffletant 
le  Christ  :  «  Dis-nous  qui  t'a  frappé  »,  — 
comme  ceux  qui  criaient  :  toile,  toile*  !  » 

En  face  des  coalitions  antichrétiennes, 
Rome  représente  en  fait  et  manifeste  visible- 
ment au  monde  un  principe  d'unité  ecclésias- 
tique, une  centralisation  de  l'autorité  hiérar- 
chique et  une  affirmation  d'autorité  suprême. 
Trois  questions  justifieront  ou  condamneront 
cette  triple  prétention  : 

1°  L'unité  d'un  pouvoir  central  est-elle 
vraiment  nécessaire  à  l'Eglise  du  Christ? 

2°  De  quel  droit  ce  pouvoir  se  trouve-t-il 
relié  au  siège  épiscopal  de  Rome  ? 

3°  Comment  Rome  a-t-elle  utilisé  cette 
puissance? 

La  première  question,  disait  Soloviev,  re- 
vient à  se  demander  si  l'Eglise  a,  comme 
telle  et  malgré  sa  constitution  immuable,  le 
droit  et  le  devoir  de  jouer  un  rôle  historique 
au  milieu  du  monde,  le  droit  et  le  devoir  d'y 
vivre  sur  terre  une  histoire,  une  histoire  où 


1.  Ibid.^  p,  73-74.  —  Une  idée  analogue  avait  été  exprimée 
dans  les  l'2  Leçons  sur  le  Théandrisme  (t.  III,  p.  13-14),  mais 
avec  cette  conclusion  sensiblement  différente  :  «  Impossible  à 
l'irthodoxe  de  prendre  j)Osition  entre  le  Catholicisme  et  la 
Révolution   qui  si'  disputent  l'Occident  depuis  trois  siècles.  » 


LES  DÉBUTS  UU  THEOLOCIEN         177 

elle  soit  militante  contre  le  mal.  Une  réponse 
affirmative  a  pour  conséquence  la  nécessité 
d'une  unité  visible,  avec  une  organisation 
hiérarchique  et  disciplinée.  Ces  mots,  pro- 
teste-t-on,  sont  contraires  à  l'essence  spiri- 
tuelle de  l'Eglise  :  la  Religion  de  l'Esprit 
peut  se  passer  de  l'autorité  puisqu'elle  est 
Vérité,  comme  Dieu  et  comme  le  Christ. 

Voilà,  ripostait  Soloviev,  l'erreur  fonda- 
mentale :  Dieu,  le  Christ  et  l'Eglise  ne  sont 
pas  seulement  Vérité,  ils  sont  aussi  autorité  : 
Fm,  Veritas  et  Vita.  La  voie  d'abord.  Et  la 
voie  est  nécessairement  objective,  indépen- 
dante du  caprice  :  elle  est  autorité.  Sur  cette 
voie  les  masses  humaines  doivent  s'avancer, 
au  milieu  des  ennemis  qui,  de  l'intérieur  et 
de  l'extérieur,  livrent  bataille  à  l'Eglise  ;  elles 
ont  donc  besoin  d'être  guidées  par  des  chefs, 
qui,  toujours  visibles,  marchent  avec  elles 
sans  perdre  jamais  contact.  Dans  ces  condi- 
tions, les  progrès  religieux  du  christianisme 
devaient  amener  une  centralisation  progres- 
sive, afin  de  maintenir  au  même  degré  l'in- 
fluence et  la  visibilité  des  pasteurs  :  il  fallait 
que  le  premier  coup  d'œil  pût  discerner  la 
mission  toute  spéciale  des  évoques,  il  fallut 
ensuite  que  leur  union  mutuelle  fût  manifes- 
tée par  la  suprématie  des  patriarches;  enfin, 
dès  le  second  siècle,  Irénée  enseigne  expli- 

SOLOVIEV.  12 


178  VLADIMIR    SOLOVIEV 

citement  que  la  centralisation  ecclésiastique 
ne  peut  être  conçue  en  dehors  de  Rome  ^ 

Irénée  lui-même  répond  donc  à  la  seconde 
question.  Pourquoi  Rome  est-elle  le  centre 
hiérarchique  de  l'Eglise? —  La  Providence, 
qui  dirige  l'histoire,  a  montré  nettement  que 
le  centre  de  l'Eglise  ou  bien  n'existe  pas  ou 
bien  se  trouve  à  Rome  '^. 

Mais  quelle  est  donc  l'étendue  de  ce  pou- 
voir? Gomment  juger  si  son  exercice  a  été  lé- 
gitime ou  non?  Ici  la  réponse  de  Soloviev 
hésite  encore.  Sa  première  partie  est  exacte: 
lepouvoir  d'ordre,  lapuissance  sacramentelle 
n'est  pas  différente  dans  le  pape  et  dans  les 
évêques;  les  paroles  qui  consacrent  le  corps 
eucharistique  de  Jésus-Christ  ne  sont  pas 
moins  elfioaces  sur  les  lèvres  des  autres  prê- 
tres que  sur  celles  du  Pape  ;  son  devoir  per- 
sonnel devant  la  vérité  révélée  lui  impose 
la  foi  comme  à  tous  les  chrétiens,  même 
laïcs  :  le  pape  n'est  pas  source  de  la  révéla- 
tion, il  ne  peut  pas  plus  qu'un  laïc  changer 
ou  compléter  la  révélation. 

Jusqu'ici  Soloviev  était  d'accord  avec  l'en- 

1.  lbid.,p.  74-70.  —  Sur  le  texte  fameux  d'Irénée  Ad  hanc 
[Romanam  Ecclesiam)  enirn  propter  potiorern  principalitatein 
necesse  est  oinneni  corn'enire  Ecclesiam  (Adv.  haer.,  III,  3,  2), 
voir  une  note,  qui  en  précise  le  sens,  dans  la  Revue  Béné- 
dictine de  janvier  1910. 

2.  Ibid.,  p.  76-77. 


LES  DÉBUTS  DU  THEOLOGIEN  179 

seignement  des  Papes  sur  les  limites  du  pou- 
voir qu'ils  ont  reçu  de  Jésus-Christ.  Sa  se- 
conde partie  était  au  contraire  très  impré- 
cise. Sans  se  demander  si  la  révélation  pri- 
mitive n'avait  point  à  être  défendue  contre 
ses  ennemis  et  remise  en  lumière,  il  exami- 
nait aussitôt  en  quoi  consistait  le  pouvoir  de 
juridiction,  propre  au  pape;  et  il  le  définis- 
sait :  le  droit  de  diriger  toutes  les  affaires 
terrestres  de  l'Eglise  et  d'unifier  toutes  ses 
forces  pour  promouvoir,  à  chaque  époque, 
l'œuvre  de  Dieu.  Par  une  étrange  distinction, 
contraire  à  sa  méthode  ordinaire,  Soloviev 
cessait  alors  d'envisager  dans  le  Pa{)e  la  mis- 
sion divine,  pour  subordonner  son  autorité  à 
la  valeur  personnelle  de  l'homme  :  «  Le  mot 
Caput  Ecclesiae^  écrivait-il,  ne  peut  conve- 
nir à  tous  les  papes  ;  ceux-là  seuls  l'ont  mé- 
rité, en  qui  l'humanité  chrétienne  a  pu  recon- 
connaître  le  Pontife  Eternel.  »  A  ces  dignes 
représentants  de  Jésus-Christ,  l'Orient  chré- 
tien ne  fera  nulle  difficulté  de  décerner  le 
titre  de  Caput  Ecclesiae,  appliqué  par  la  litur- 
gie russe  au  Pape  saint  Léon  (18  février). 

En  effet,  continuait-il,  le  primat  du  Pape 
l'oblige  moins  à  gouverner  qu'à  servir  ; 
l'homme  qui  le  reçoit  ne  doit  pas  songera  sa 
puissance,  mais  au  bien  commun  de  l'Eglise. 
Les  formules  juridiques  ne  confèrent  dans 


180  VLADIMIR    SOLOVIEV 

l'Eglise  aucun  titre  ;  Léon  et  Grégoire  se 
sont  appuyés  sur  la  foi  et  sur  l'Evangile,  et 
cela  suffisait  pour  qu'ils  fussent  universelle- 
ment reconnus  et  obéis  par  la  chrétienté  '. 

Ces  Papes  exercèrent  la  légitime  autorité 
de  la  Papauté.  D'autres  ont  voulu  créer  le  pa- 
pisme, rapporter  toute  vie  spirituelle  à  leur 
puissance  personnelle  ;  et,  par  une  curieuse 
revanche  de  la  Providence,  ils  ont  amené  la 
révolte  protestante  :  le  papisme  était  cause 
des  défaites  de  la  papauté.  Depuis  la  Réforme, 
disait  encore  Soloviev,  les  Papes  italiens  ont 
asservi  le  pouvoir  spirituel  à  des  mains  ita- 
liennes ;  ils  ont  voulu  que  l'Italie  comman- 
dât au  monde  des  âmes.  Ici  encore,  la  Provi- 
dence a  châtié  ces  ambitions  humaines  :  leur 
exclusivisme  national  a  créé  la  première  con- 
ception du  nationalism.e  italien  ;  les  Papes 
italiens  ont  été  les  inspirateurs  et  les  pre- 
miers fauteurs  de  cette  unité  italienne  qui 
vient  de  s'organiser  contre  eux. 

Si  ces  avertissements  de  la  Providence, 
concluait-il,  ne  rappellent  pas  efficacement 
que  la  catholicité  de  l'Eglise  doit  l'emporter 
dans  tout  esprit  sur  le  patriotisme  privé, 
d'autres  coups  viendront  :  une  hérésie  italia- 
niste  châtierait  les   abus,  mais  avec  quelles 

1.  Ibid.,  p.  77-80. 


LES  DÉBUTS  DU  THEOLOGIEN         181 

conséquences,  plus  redoutables  encore  pour 
l'Eglise,  pour  les  âmes  et  pour  la  Papauté, 
que  l'anglicanisme  ou  le  gallicanisme^ 

Tel  était  ce  fameux  chapitre  vi.  Nous  l'avons 
impartialement  résumé.  Beaucoup  de  Russes 
y  virent  une  insolente  apologie  de  Rome  et 
comme  une  déclaration  publique  d'apostasie; 
à  nos  yeux  d'Occidentaux  il  apparaît  surtout 
comme  une  étape  de  la  route  où  Soloviev  ne 
s'arrêtera  plus.  Notre  intérêt  principal  ne  s'at- 
tache point  aux  conclusions,  très  incertaines 
encore,  et  que  Soloviev  corrigera  bientôt;  ce 
que  nous  admirons  le  plus,  c'est,  avec  la 
franchise  des  déclarations,  la  sincérité  de 
l'efTort  pour  comprendre  et  rapprocher  les 
esprits  et  les  cœurs.  Nous  ne  relèverons  que 
ce  point  de  vue  dans  le  dernier  chapitre^  dont 
nous  retrouverons  ailleurs  les  autres  idées. 
Pour  préparer  l'union  ecclésiastique  de 
l'Orient  et  de  l'Occident,  Soloviev  suppliait 
chaque  membre  de  consentir  à  une  double 
démarche  :  assurer  et  accroître  son  union  in- 
time avec  le  Christ,  vénérer  dans  l'àme  du 
prochain  la  vie  active  du  Saint-Esprit.  Le 
développement  de  la  grâce  ne  se  produira  pas 
sans  un  accroissement  de  charité,  et  la  cha- 
rité surnaturelle  des  âmes  préparera  l'intel- 

1.  Ibid.,  p.  80-95. 

2.  Ibid.,  p.  95-105. 


182  VLADIMin     SOLOVIEV 

ligence  mutuelle  et,  par  elle,  Tunion  des  es- 
prits non  sur  un  compromis  artificiel  mais 
dans  la  vérité  du  Christ  indivisible  ^ 

III 

La  tempête,  soulevée  par  Le  Grand  Débat 
et  la  Politique  c/ire/Zf/me, contraignit  Soloviev 
à  préciser  toutes  ses  positions.  Jadis  le  procès 
de  Newman  devant  la  Cour  des  Arches  avait 
provoqué  le  même  effort. 

La  presse  accusa  d'abord  Soloviev  de  polo- 
nisjjïe.  Un  article  intitulé  V Entente  avec  Rome 
et  les  Gazettes  de  Moscou  n'eut  point  de  peine 
à  réfutercette  calomnie.  Proposer  une  entente 
diplomatique  avec  Rome  sur  la  question  po- 
lonaise, une  entente  religieuse  avec  Rome 
en  dehors  de  la  question  polonaise,  était-ce 
vraiment  du  polonisme?  N'était-ce  point,  au 
contraire,  différencier  absolument  la  cause 
politique  et  la  cause  religieuse?  Si  les  seuls 
représentants  du  catholicisme  en  Russie  con- 
tinuent à  être  des  Polonais,  la  rivalité  natio- 
nale entretiendra  le  divorce  ecclésiastique; 
un  nonce,  étranger  à  la  Pologne,  agirait  avec 
une  pleine  indépendance  sur  les  deux 
terrains  2. 

A  la  même  époque,    l'évêque  des   vieux- 

1.  Ibid.,  p.  100  ;  cf.  p.  97. 

2.  T.  IV,  p.  106-110. 


LES    DÉBUTS    DU    THEOLOGIEN  133 

catholiques  allemands,  le  D*"  Reinkens,  cher- 
chait appui  auprès  des  Eglises  orientales. 
En  Russie,  son  appel  avait  rencontré  quelques 
sympathies.  Soloviev  fut  pressenti  :  ne  trouve- 
rait-il point,  dans  l'accord  proposé,  le  moyen 
d'allier  les  préjugés  antiromains  de  ses  com- 
patriotes et  les  aspirations  universalistes  de 
son  âme  ?  —  La  réponse  fut  catégorique, 
plus  mordante  peut-être  qu'aucun  des  écrits 
de  cet  homme  si  doux.  Il  montrait  que  la 
position  des  vieux-catholiques  était  fatalement 
incohérente. 

Je  comprends,  disait-il,  tout  en  la  déplo- 
rant, je  comprends  la  séparation  de  l'Orient  et 
de  Rome;  je  comprends  leurs  organisations 
séparées,  ainsi  que  l'individualisme  protes- 
tant. Eglise  de  tradition,  ou  Eglise  d'autorité, 
ou  revendication  de  liberté,  —  voilà  trois 
principes  qui  expliquent  l'opposition  de  leurs 
adeptes.  Mais  les  vieux-catholiques  ont-ils 
même  un  prétexte  pour  se  constituer  dans 
leur  isolement?  Si  leur  appel  à  la  tradition 
ancienne  était  sincère,  ils  devraient  s'unir 
à  l'Orient;  s'ils  ont  voulu  affranchir  de  l'au- 
torité ecclésiastique  leur  pensée  personnelle, 
ils  n'ont  qu'à  se  déclarer  protestants.  En 
tout  cas,  qu'ils  cessent  de  s'appliquer  le  mot 
catholiques^  puisque  leur  conduite  n'est  in- 
spirée par  aucun  idéal  universaliste.  En  fait, 


184  VLADIMIR    SOLOA'IEV 

ils  sont  des  particularistes,  inféodés  à  rem- 
pire  terrestre  qui  a  préparé,  voulu,  favorisé 
leur  schisme  ;  ils  pourraient  s'intituler  :  Eglise 
de  Bismarck.  De  relations  avec  ces  isolés  la 
Russie  n'a  pas  besoin;  elle  ne  peut,  au  con- 
traire, s'abstenir  de  lier  conversation  avec 
Rome  '. 

Cette  résistance  au  mouvement  vieux-catho- 
lique accrut  les  soupçons  contre  Soloviev  et 
multiplia  ses  adversaires.  Lui  cependant, 
sans  se  défendre  directement,  pensa  désar- 
mer ses  contradicteurs  en  les  convainquant. 
Il  reprit  la  question  religieuse  d'un  point  de 
vue  plus  général  encore  et  plus  élevé. 

Une  brochure  qu'il  intitula  Le  Judaïsme  et 
la  Question  chrétienne'^  marqua  les  progrès 
nouveaux  de  sa  pensée.  Sonexergue,  emprun- 
té à  Isaïe,  résumait  éloquemment  la  thèse 
défendue  :  «  En  ce  jour-là,  Israël  s'unira, 
lui  troisième,  à  l'Egypte  et  à  Tx^ssyrie  pour 
être  une  bénédiction  au  milieu  de  la  terre. 
Jéhovah  des  armées  les  bénira  en  disant  : 
Bénis  soient  l'Egypte  mon  peuple,  et  Assur 
l'ouvrage  de  mes  mains,  et  Israël  mon  héri- 
tage 3.  » 


1.  T.  IV,  p.  111-119. 

2.  1884.  T.  IV,  p.  120-167. 

3.  Isaïe  19,  24-25.  Nous  empruntons  la  traduction  française 
de  cette  citation  à  la  Bible  de  Crampon. 


LES  DÉBUTS  DU  THEOLOGIEN         185 

Les  premières  pages  constataient  l'in- 
fluence que  l'argent  donne  aux  Juifs  dans  le 
monde  actuel  :  «  en  fait,  la  société  chré- 
tienne est  dominée  par  l'élément  juif.  Aussi 
est-il  juste,  en  Russie  surtout,  d'étudier  non 
pas  le  Christianisme  et  la  Question  juive  mais 
le  Judaïsme  et  la  Question  chrétienne  ». 

Ce  début  annonçait-il  un  pamphlet  antisé- 
mite? Rien  n'était  plus  opposé  à  la  manière 
de  Soloviev.  11  rappelait,  au  contraire,  qu'il 
avait  pris  la  défense  des  Juifs  violentés,  dans 
une  leçon  publique  de  l'Université  de  Saint- 
Pétersbourg;  et  il  ajoutait  :  «  Partout  où  le 
christianisme  a  été  sincère,  les  vrais  fidèles 
ont  réprouvé  la  guerre  aux  Juifs;  leur  com- 
passion cherchait  à  compléter  l'instruction 
religieuse  de  ces  attardés  :  telle  a  été  la 
tolérance  protectrice  des  Papes.  »  Car  si  le 
judaïsme  doit  confluer  un  jour  vers  le  chris- 
tianisme, ce  n'est  ni  la  violence  matérielle  ni 
l'indifférence  religieuse  qui  préparera  l'ac- 
cord, mais  la  splendeur  des  vrais  principes 
chrétiens  dans  une  Eglise  rayonnante  de 
vertus. 

Cette  Eglise,  capable  d'éclairer  les  Juifs, 
devrait  jeter  ses  rayons  les  plus  lumineux  en 
Russie  et  en  Pologne,  puisque  c'est  sur  ces 
terres  slaves,  à  la  frontière  du  monde  gréco- 
slave  et  du  monde  latino-slave,  que  se  trouve 


186  VLADIMIR    SOLOVIEV 

la  masse  du  peuple  juif,  le  centre  de  son 
activité  religieuse'. 

Or,  quel  spectacle  l'Eglise  orthodoxe  donne- 
t-elle  aux  Juifs ^?  —  Elle  les  persécute  sans 
raison  valable,  elle  persécute  les  autres  Egli- 
ses chrétiennes.  Détestable  exemple,  puisque 
le  grand  péché  des  Juifs  a  été,  plus  encore 
que  le  déicide,  le  particularisme  national  et 
religieux  qui  s'est  entêté  même  après  la 
Résurrection  du  Christ.  Sans  doute,  la  Croix 
«  scandalise  »  les  Juifs,  mais  leur  amour- 
propre  se  froisse  surtout  lorsque  les  apôtres 
lui  prêchent  le  salut  «  du  monde  »  et  l'appel 
des  nations  à  la  fraternité  religieuse.  Au 
moins  faudrait-il  que  la  société  chrétienne 
n'affichât  point  à  leurs  yeux  sa  propre  déso- 
béissance sur  ce  même  précepte  du  Christ. 

Le  chapitre  deuxième, tel  qu'il  estimprimé, 
s'arrête  ainsi  brusquement.  Mais,  à  la  Biblio- 
thèque slave  de  Bruxelles,  un  exemplaire, 
chargé  par  Soloviev  de  notes  manuscrites, 
porte  cette  déclaration  :  «  Ici  la  censure  ecclé- 
siastique a    effacé    une  dizaine  de  pages ^.  » 


1.  T.  IV,  p.  120-134. 

2.  Les  évéques  catholiques  de  Russie  ont,  plusieurs  fois  au 
cours  de  ces  dernières  années,  protesté  contre  les  abus  que 
la  loi  russe  permet  à  ses  fonctionnaires  dans  leurs  rapports 
avec  les  Juifs.  {Bull,  de  l'Alliance  Israélite,  1905-1906.) 

3.  P.  32  de  la  brochure  originale;  dans  les  œuvres  complè- 
los,  t.  IV,  p.  I'i3. 


LES  DÉBUTS  DU  THEOLOGIBN         187 

L'«  universalisme  »  chrétien  était  exposé  dans 
un  sens  trop  catholique.  Plus  loin  en  effet, 
la  censure  est  intervenue  à  nouveau  :  Soloviev 
traitait  de  la  hiérarchie  ecclésiastique  :  «  Son 
unité  intime  et  profonde,  disail-il,  résulte  de 
son  origine  divine  ;  et  cette  unité  est  expri- 
mée visiblement  dans  la  vie  de  l'Eglise  par 
les  conciles...^  »,  et  le  texte  imprimé  de  la 
brochure  originale  ajoute  deux  lignes  sur  la 
suprématie  ecclésiastique  et  riiidépendance 
absolue  des  conciles.  Soloviev,  dans  l'exem- 
plaire de  la  Bibliothèque  slave,  a  biffé  ces 
deux  lignes  :  «  Ici,  note-t-il  en  marge,  la 
censure  ecclésiastique  a  supprimé  un  passage 
sur  l'importance  de  la  papauté.  »  Ces  protes- 
tations de  l'auteur  ont  dû  se  retrouver  ail- 
leurs encore  ;  car  l'addition  de  la  censure  a 
disparu  du  texte  des  œuvres  complètes.  Mais 
le  passage  relatif  à  la  papauté  n'a  pas  été  réta- 
bli ;  un  seul  mot  a  été  permis,  et  la  phrase 
imprimée  s'achève  ainsi  :  «  Cette  unité  est 
exprimée  visiblement  dans  la  vie  de  l'Eglise 
par  les  conciles  et  par  le  Pape-.  »  Quelques 

1.  Brochure  originale,  p.  37;  (JEuvres  complètes,  t.  IV, 
p.  147. 

2.  Ces  constatations  provoquent  un  regret,  que  nous  expri- 
mons respectueusement  aux  éditeurs  des  Œuvres  complètes: 
pourquoi  leurs  annotations  ont-elles  été  si  rares?  Quelques 
indications  critiques  sur  les  manuscrits  de  Soloviev,  sur  les 
retouches  de  la  censure,  sur  les  réflexions  et  protestations  de 
l'écrivain, eussent  été  du  plu-^  haut  intérêt.  L'histoire  de  Solo- 


188  VI.ADIMin     SOLOVIEV 

lignes  plus  loin,  Soloviev  indique  encore 
qu'on  a  supprimé,  et  remplacé  par  un  texte 
apocryphe,  ce  qu'il  avait  écrit  sur  l'hostilité 
des  empereurs  byzantins  à  l'égard  du  Pape  \ 

Ces  dernières  corrections  portaient  sur  le 
chapitre  III,  curieusement  intitulé  :  Russie, 
Pologne  et  Israël.  L'action  divine  a  greffé  le 
christianisme  sur  le  judaïsme;  son  plan  con- 
tinu vise  à  organiser  la  société  humaine  en 
une  théocratie  libre,  mais  la  nouveauté  chré- 
tienne, c'est,  avec  l'universalisme  internatio- 
nal de  l'Eglise,  la  manifestation  visible  du 
théandrisme.  L'Homme-Dieu  a  paru.  11  reste 
le  seul  vrai  grand-prétre,  le  seul  vrai  Sou- 
verain, le  seul  vrai  Saint  :  Tu  solus  Sanctus, 
tu  solus  Domiiius,  tu  solus  Altissimus,  chante 
la  litui'gie.  Mais  il  se  prolonge  aussi  par  une 
triple  lignée  :  le  sacerdoce  chrétien,  dérivé 
de  Jésus-Christ  et  transmis  par  les  mains 
des  apôtres;  l'élément  administratif  ou  im- 
périal de  la  société  chrétienne  ;  les  incarna- 
tions admirables  de  la  sainteté  et  du  prophé- 
tisme.  On  reconnaît  les  idées  que  nous  avons 


yiev  et  de  sa  pensée, l'histoire  même  de  la  censure  eussent  été 
singulièrement  éclairées  par  ces  révélations;  mais  peut-être 
leur  importance  et  leur  vérité  ont  été  cause  d'une  prohibition. 
1.  Brochure  originale,  p.  39;  Œiiires  complètes,  t.  IV, 
p.  148. 


LES  DÉBUTS  DU  THEOLOGIEN         189 

déjà  résumées'.  Mais,  ici,  Soloviev  étudiait 
avec  plus  de  précision  l'origine  du  pouvoir, 
sa  nature  et  ses  limites,  ses  droits  et  ses 
devoirs. 

L'Orient  ancien  divinisait  ses  souverains  et 
s'annihilait  devant  leur  autocratie  sans  bor- 
nes; la  Grèce  ancienne  leur  demandait  d'être 
des  sages,  des  justiciers,  des  pasteurs  de 
leur  peuple  mais  ])our  des  intérêts  tout  hu- 
"tnains  ;  Rome  voulait  que  son  «  magistrat  » 
suprême,  quel  que  fût  son  nom,  assurât  la 
domination  matérielle  de  la  Loi.  Le  christia- 
nisme a  groupé  tous  ces  éléments  dans  une 
synthèse  supérieure. 

L'empereur  chrétien  se  rattache  à  l'ordre 
religieux  du  monde,  comme  le  serviteur  le 
plus  éminent  de  la  vérité  et  de  la  volonté 
divines,  comme  le  défenseur  et  le  protecteur 
de  la  vérité  sur  terre.  Il  est  justicier  souve- 
rain, mais  responsable  devant  le  Christ  dont 
il  représente  le  pouvoir  royal.  Oint  de  Dieu 
et  «  gouvernant  par  la  miséricorde  de  Dieu  », 
il  est  indépendant  du  caprice  populaire.  En 
droit  donc,  son  autorité  est  limitée  par  le 
haut  et  non  par  le  bas  :  père  et  prince  du 
peuple,  il  est  fils  de  l'Eglise.  Car  le  Christ  le 
consacre,  non  pas  directement,  mais  par  Tin- 

1.  Voir  plus  haut,  p.  152  sq. 


190  VLADIMIR    SOLOVIEV 

termédiaire  du  Pontife  Suprême  :  cette  onction 
ne  donne  pas  au  consécrateur  un  droit  direct 
sur  l'Etat,  elle  marque  seulement  que  la 
mission  impériale,  dans  une  société  chré- 
tienne, exige  un  fils  dévoué  de  l'Eglise,  un 
exécuteur  fidèle  des  gestes  de  Dieu. 

A  ce  «  tsar  »  souverain,  une  partie  seule- 
ment de  l'autorité  divine  ou  théocratique  a 
été  déléguée.  S'il  veut  dominerla  religion  ou 
repousser  les  avertissements  des  saints,  son 
exclusivisme  le  ramène  à  la  conception  impé- 
riale du  paganisme.  Ce  despotisme  à  l'orien- 
tale pervertit  les  empereurs  de  Byzance  ;  il 
les  jeta  dans  l'hérésie,  dans  le  schisme;  il 
leur  fit  oublier  le  salut  des  âmes.  Ces  chefs 
d'Etat  chrétiens  négligèrent  leur  devoir  uni- 
versaliste,ils  ne  favorisèrent  pas  les  missions 
qui  eussent  donné  de  nouveaux  peuples  au 
Christ.  Le  châtiment  sortit  de  leur  péché 
même.  Byzance,  encerclée  et  serrée  toujours 
davantage  par  des  voisins  qui  n'étaient  pas 
chrétiens,  finit  par  succomber  à  leur  pres- 
sion :  le  triomphe  du  mahométisme  fut  la 
juste  peine  de  l'Orient  chrétien,  infidèle  au 
devoir  d'universaliser  sa  foi  et  son  zèle'. 

Suivait  une  critique,  fortement  raisonnée, 
du  principe  protestant.  Des  trois  lignées  qui 
doivent  prolonger    le   Christ  dans  l'histoire 

1.  T.  IV,  p.  144-150. 


LES  DÉBUTS  DU  THEOLOGIEN         191 

du  monde,  la  Réforme  n'a  voulu  garder  que 
le  prophétisme.  Soulevée  contre  l'autorité 
pontificale  et  contre  la  centralisation,  à  ten- 
dance universaliste,  du  Saint  Empire  Romain 
Germanique,  la  libre  prédication  individuelle 
s'est  inspirée  trop  souvent  du  seul  exclusi- 
visme national  ;  elle  a  dégénéré.  Le  prêcheur 
protestant  pouvait,  avec  Luther  et  Zwingle. 
faire  figure  de  prophète;  avec  Mélanchton, 
il  n'est  déjà  plus  qu'un  grammairien  hébraï- 
sant,  un  rabbin  ;  de  nos  jours,  un  Strauss  n'est 
plus  qu'un  antichrétien,  et  d'autres  descen- 
dent au  nihilisme  philosophique,  ou  bien 
servent  docilement  la  politique  des  guerriers 
heureux  ou  de  la  ploutocratie.  Après  le  sa- 
cerdoce, après  le  caractère  sacré  du  pouvoir 
impérial,  l'apparence  même  du  prophétisme 
a  été  ruinée  dans  le  monde  protestant*. 

Le  souci  de  l'organisation  théocratique, 
nécessaire  au  salut  du  monde,  n'a  donc  laissé 
de  traces  que  dans  trois  organismes  :  Israël, 
la  Russie,  et  le  Romanisme  représenté,  pour 
les  Slaves,  par  la  Pologne.  Israël,  attardé 
dans  son  exclusivisme,  reste  pourtant  sus- 
ceptible de  devenir  une  race  de  saints  et 
d'apôtres  très  organisateurs,  lejour  oùTétroi- 
tesse  de  ses  conceptions  aura  été  disloquée 
par  le  spectacle  de  l'unité  universaliste  entre 

1.  Ibid.^  p.  150-159. 


192  VLADIMin    SOLOVIEV 

tous  les  chrétiens.  La  Russie  a  gardé  la  con- 
ception religieuse  de  l'autorité  impériale.  La 
Pologne  enfin,  gardant  son  idée  malgré  la 
défaite,  plus  fidèle  à  la  voix  universaliste  ou 
catholique  de  l'esprit  qu'à  la  voix  slave  de  la 
chair  et  du  sang,  maintient  aux  portes  de 
l'Orient  le  souvenir  du  Grand-Prêtre  qui 
réside  en  Occident  :  sa  mission  ne  serait-elle 
pas  de  rapprocher  l'Orient  etfOccident,  d'af- 
franchir et  de  fortifier  l'Eglise  Orientale  par 
l'union  au  Pontife  Suprême  et  de  restaurer 
en  Occident  la  dignité  chrétienne  du  pouvoir 
civil? 

«  En  vérité,  la  grandeur  du  peuple  po- 
lonais, c'est  qu'il  porte  au  cœur  du  slavisme, 
c'est  qu'il  représente,  en  face  de  l'Orient, 
le  grand  principe  spirituel  du  monde  occi- 
dental. »  Avec  des  fautes,  sans  doute.  «  Mais 
j'écris  pour  des  Russes,  disait  Soloviev;  et 
je  n'ai  point  à  faire  devant  eux  l'examen  de 
conscience  des  Polonais.  Ces  représentants 
de  l'universalisme  chrétien  commettraient 
évidemment  un  crime  de  lèse-catholicité,  s'ils 
sacrifiaient  leur  mission  religieuse  à  des  as- 
pirations nationales. 

«  Ont-ils  succombé  dans  le  passé  à  cette 
tentation  d'exclusivisme  ?  Je  n'ai  point  à  le 
rechercher  ici.  11  me  suffit  de  les  montrer  à 
la  Russie  comme  le  trait  d'union  providentiel 


LES  DÉBUTS  DU  THEOLOGIEN         193 

entre  l'Orient  et  l'Occident;  qui  sait  s'ils  ne 
pourraient  rendre  à  la  chrétienté  le  service 
incomparable  de  préparer  la  réunion  entre 
l'Orient  et  l'Occident,  l'accord  pacifique  en- 
tre le  Pape  et  le  Tsar  ^  ?  » 

En  parlant  d'union,  Soloviev  n'entendait 
évidemment  sacrifier  ni  la  grandeur  de  l'em- 
pire russe,  ni  son  indépendance  nationale, 
ni  l'autorité  de  son  tsar,  ni  la  majesté  de  la 
liturgie  slave,  si  souvent  approuvée,  bénie 
et  sauvegardée  par  les  Papes.  A  ses  yeux, 
l'union  avec  Rome  était  d'abord  un  devoir; 
mais  il  la  considérait  en  même  temps  comme 
un  bienfait  pour  la  Russie.  Elle  assurerait, 
pensait-il,  la  liberté  réelle  de  l'Eglise  ortho- 
doxe d'Orient,  son  indépendance  religieuse, 
elle  décuplerait  l'importance  européenne,  et 
même  mondiale,  des  peuples  slaves  en  général 
et  de  l'empire  russe  en  particulier,  elle  illu- 
minerait le  tsar  orthodoxe  et  catholique  d'un 
prestige  nouveau;  enfin,  loin  de  subordonner 
la  Russie  à  la  Pologne,  elle  supprimerait  la 
vraie  cause  de  leur  inimitié  séculaire.  La 
fusion  entre  ces  deux  peuples  de  même  sang 
serait  consacrée,  dès  lors  qu'ils  s'inclineraient 
ensemble  sous  les  bénédictions  catholiques 
du  Pape   et  devant  le  trône  russe  du  Tsar. 

1.  Ibid.,  p.  159-167. 

SOLOVIEV.  13 


CHAPITRE  IX 


L  EVOLUTION   DU   THEOLOGIEN 

Les  Questions  à  la  hiérarchie  russe.  —  Les 
relations  avec  Mgr  Strossmayer.  —  «  His- 
toire et  avenir  de  la  Théocratie.  » 

I 

Entre  Soloviev  et  l'Orthodoxie  officielle  le 
désaccord  s'aggravait  ;  une  situation  si  tendue 
pourrait-elle  se  prolonger?  La  censure  ec- 
clésiastique, toujours  rigoureuse,  se  faisait 
pointilleuse.  Elle  écartait  le  manuscrit  d'une 
étude  sur  V Histoire  et  l'Avenir  de  la  Théocra- 
tie; ses  approbations  encourageaient,  au  con- 
traire, les  attaques  les  plus  violentes  contre 
Soloviev. 

Lui  cependant,  très  éloigné  de  songer  à 
une  rupture,  très  résolu  aussi  à  ne  point  se 
départir  de  son  absolue  loyauté,  ne  s'inquié- 
tait guère  des  calomnies   qui  l'attaquaient. 


l'évolution  du  théologien  195 

Des  menaces  même  se  firent  entendre.  Sa 
conscience  lui  commandait  de  ne  point  leur 
sacrifier  la  sincérité  de  ses  recherches  :  au 
grand  jour,  il  continua  sa  marche  vers  la 
vérité. 

L'archiprêtre  A.  M.  Ivantzov-Platonov  avait 
essayé  de  réfuter  Le  Grand  Débat  et  la  Poli- 
tique chrélienne.  Ses  arguments  se  résu- 
maient en  deux  points  :  l'histoire  constate 
des  abus  dans  la  vie  et  le  gouvernement  des 
Papes;  l'enseignement  primitif  de  l'Eglise 
sur  la  dignité  du  Pontife  romain  a  été  altéré 
par  les  théologiens  scolastiques. 

Soit,  ripostait  Soloviev^  ;  abus  et  altéra- 
tions rentrent  dans  ce  que  j'ai  nommé  le 
papisme.  Mais  en  quoi  condamnent-ils  la 
Papauté  ?  Autorisent-ils  vraiment  nos  théolo- 
giens à  corriger  ce  que  les  Pères  grecs  ont 
écrit  sur  l'importance  de  la  Papauté  dans 
l'Eglise  des  premiers  siècles  ?  —  Le  sep- 
tième concile,  le  dernier  que  notre  Eglise 
reconnaisse  comme  œcuménique,  a  pris  soin 
d'exalter,  plus  qu'aucun  autre,  la  primatie  du 
Pape.  Depuis  lors,  nous  faisons  profession 
de  n'avoir  plus  entendu  la  voix  de  l'Eglise 
universelle.  Comment  donc  pourrions-nous 
légitimer  une  diminution  de  la  Papauté? 
On  invoque,  il   est  vrai,  l'hérésie    romaine. 

1.  T.  IV,  appendice,  p.  583  sqq. 


196  A-LADIMin    SOLOVrEV 

Les  Papes  seraient  devenus  schismatiques 
en  insérant  le  mot  Filioque  dans  le  symbole 
de  Nicée-Gonstantinople,  malgré  l'interdic- 
tion des  Saints  Canons  ;  ils  seraient  même 
tombés  dans  l'hérésie  en  admettant  la  vérité 
de  ce  qu'exprime  cette  addition. 

Soloviev  alors,  serrant  le  débat  avec  la  vi- 
gueur ordinaire  de  son  esprit,  adressait  àl'ar- 
chiprétre  Ivantsov-Platonov  et,  par  lui,  à  toute 
la  hiérarchie,  neuf  questions  dogmatiques^. 
Cette  fois,  le  son  de  sa  voix  allait  dépasser 
les  frontières  de  l'empire  :  la  hiérarchie  russe 
garderait  le  silence,  mais  des  réponses  vien- 
draient de  Paris  et  de  Rome.  Nous  emprun- 
tons, presque  entière,  la  traduction  qui  parut 
alors  dans  la  presse  française". 

Première  Question.  —  Les  canons  des  Con- 
ciles œcuméniques,  prescrivant  que  la  foi  de 
Nicée  soit  conservée  intacte,  regardent-ils 
le  sens  ou  la  lettre  du  symbole  de  Nicée- 
Constantinople  ? 

Deuxième  Question.  —  Le  mot  Filioque, 
ajouté  au  texte  primitif  du  Concile  de  Nicée- 
Constantinople,  contient-il  inévitablement 
une  hérésie;  et,  dans  l'affirmative,  quel  est 
le  Concile  qui  a  condamné  cette  hérésie  ? 

1.  Ibid.,  p.  586-587. 

2.  Par  ex.,  VUnivers  du  27  juin  1887.  —  Reproduite  par 
Tavernier,  \oc.  cit.,  p.  8-9. 


l'évolutiox  du  théologien  197 

Troisième  Question.  —  Si  cette  addition, 
qui  apparut  dans  les  Eglises  d'Occident  au 
vi^  siècle  et  qui  fut  connue  en  Orient  vers  le 
milieu  du  vii^  siècle,  contient  une  hérésie, 
comment  se  fait-il  donc  que  les  deux  derniers 
Conciles  œcuméniques,  le  sixième  en  680  et 
le  septième  en  787,  n'ont  pas  condamné 
cette  hérésie  et  n'ont  pas  anathématisé  ceux 
qui  l'avaient  acceptée,  mais  au  contraire  sont 
demeurés  en  communication  ecclésiastique 
avec  eux? 

Quatrième  Question.  —  S'il  est  impossible 
d'affirmer  avec  certitude  que  cette  addition 
(le  mot  Filioque)  est  une  hérésie,  n'est-il  pas 
libre"  à  tout  orthodoxe  de  suivre  à  ce  sujet 
le  sentiment  de  saint  Maxime  le  Confesseur, 
qui,  dans  sa  lettre  au  prêtre  Marin,  justifie 
cette  addition  et  lui  donne  un  sens  ortho- 
doxe? 

Cinquième  Question.  —  Quelles  sont,  en 
outre  du  F?7/o^«e,  les  autres  doctrines  héré- 
tiques de  l'Eglise  Romaine,  et  dans  quels 
Conciles  œcuméniques  ont-elles  été  anathé- 
matisées? 

Sixième  Question.  —  Dans  le  cas  où  il 
faudrait  reconnaître  que  l'Eglise  Romaine 
n'est  pas  coupable  d'hérésie  mais  de  schisme, 
comme  le  schisme,  d'après  l'exacte  défini- 
tion   des    saints   Pères,    a    lieu    lorsqu'une 


198  VLADIMIR    SOLOVIEV 

partie  de  l'Eglise  (ecclésiastiques  et  séculiers) 
se  sépare  de  l'autorité  ecclésiastique  légi- 
time pour  quelque  question  de  rite  ou  de  dis- 
cipline, on  demande  de  quelle  autorité  ecclé- 
siastique légitime  s'est  séparée  l'Eglise 
Romaine? 

Septième  Question.  —  Si  l'Eglise  Romaine 
n'est  pas  coupable  d'hérésie,  si  elle  ne  peut 
être  en  état  de  schisme  parce  qu'elle  n'a  point 
au-dessus  d'elle  d'autorité  dont  elle  ait  pu  se 
séparer,  ne  faut-il  pas  reconnaître  que  cette 
Eglise  fait  partie  intégrante  de  l'unique 
Eglise  catholique  du  Christ,  et  qu'ainsi  la 
séparation  des  Eglises  n'a  aucun  motif  vrai- 
ment religieux  et  ecclésiastique  et  n'est 
qu'une  œuvre  de  la  politique  humaine  ? 

Huitième  Question.  —  Si  notre  séparation 
d'avec  l'Eglise  Romaine  ne  s'appuie  sur  aucun 
principe  vraiment  admissible,  ne  devrions- 
nous  pas,  nous  tous  chrétiens  orthodoxes, 
tenir  plus  compte  des  choses  divines  que 
des  humaines;  nedevrions-nouspâs  travailler 
efficacement  à  rétablir  l'unité  des  Eglises 
entre  les  Orientaux  et  les  Occidentaux,  et 
cela  pour  le  bien  de  toute  l'Eglise  ? 

Neuvième  Question.  —  Si  le  rétablissement 
de  la  communion  ecclésiastique  entre  les 
Orientaux  et  les  Occidentaux  est  pour  nous 
un  devoir,  devons-nous  retarder  l'accomplis- 


l'évolution  du  théologien  199 

sèment  de  ce   devoir  sous  le    prétexte   des 
péchés  et  des  imperfections  d'autrui  ? 

Ces  neuf  questions  furent  condensées  en 
trois  dans  la  Réponse  à  Danilevski  (1885)  : 
«  Vous  me  reprochez,  disait  Soloviev,  d'être 
trop  favorable  au  catholicisme.  Mais  j'écris 
en  Russie,  en  Russie  où  sont  généralement 
arrêtés  les  écrits  des  catholiques  et  de  ceux 
qui  leur  rendent  justice;  j'écris  en  Russie 
pour  les  Russes  :  je  devais  donc  insister  da- 
vantage sur  nos  fautes  et  sur  nos  devoirs.  Car, 
quand  bien  même  les  fautes  de  l'Occident 
auraient  été  plus  graves  que  les  nôtres,  ce 
sont  les  nôtres  pourtant  que  nous  devons 
réparer.  Quels  qu'aient  été  les  plus  grands 
coupables,  il  reste  certain  que  la  séparation 
de  l'Orient  et  de  l'Occident  fut  et  demeure, 
pour  l'Eglise  universelle,  un  malheur  pire 
que  la  naissance  et  le  développement  de 
l'Islam,  châtiments  peut-être  de  la  séparation. 
Quel  chrétien  donc  pourrait  ne  pas  en  cher- 
cher l'expiation'  ? 

Mes  trois  questions  n'ont  pas  d'autre  but 
que  d'avancer  l'heure  des  explications  paci- 
fiantes. 

1°  Puisque,  dans  le  système  des  orthodoxes 
qui  m'attaquent,  la  dernière  et  suprême  au- 

!.  T.  IV,  p.   168-172, 


200  Aa.ADIMIR    SOI.OVIEV 

torité  de  l'Eglise,  c'est  l'Eglise  elle-même^  — 
l'Eglise  chargée  de  me  déclarer  elle-même  ce 
que  l'Eglise  croit,  par  exemple  sur  le  Filio- 
que,  —  je  demande  comment  l'Eglise  ratifie 
et  sanctionne  par  elle-même  les  conciles  ? 

2°  Puisque  les  représentants  de  l'Orthodoxie 
sont  en  désaccord  entre  eux  au  sujet  des  ca- 
tholiques que  certains  traitent  en  païens  jus- 
qu'à les  rebaptiser  et  que  d'autres,  parmi  nos 
plus  grands  théologiens,  ne  veulent  même 
pas  regarder  comme  hérétiques,  je  demande 
comment  savoir  la  doctrine  de  l'Eglise  elle- 
même  sur  les  catholiques  et  sur  leur  Eglise  ? 

3°  Puisque  les  diverses  nationalités  de 
l'Eglise  orientale  ont  adopté  envers  l'Eglise 
bulgare  une  attitude  contradictoire,  je  de- 
mande comment  connaître  l'avis  de  l'Eglise 
elle-même  sur  les  Bulgares  ^  ? 

Après  en  avoir  appelé  enfin  à  l'autorité  de 
Stoïanov,  de  Vostokov  et  du  grand  métropo- 
lite Philarète,  —  du  docte  Philarète  qui  définis- 
sait le  catholicisme  «  vraie  Eglise,  mais  pas 
purement  vraie  »,  —  Soloviev  concluait  que 
les  catholiques  devaient  être  étudiés  et  jugés 
avec  charité  :  «  Sinon,  comment  croiraient- 
ils  que  l'essence  de  notre  Eglise,  c'est  la 
charité  2?  » 

1.  Ibid.,  p.  175. 

2.  Ibid.,  p.  176-177. 


l'évolution  du  théologien  201 

La  charité  allait  le  conduire  plus  loin  et 
dissiper  ses  dernières  incertitudes. 

Autour  des  deux  «  questionnaires  »  un  tel 
tumulte  se  déchaînait  en  Russie  que  la  rumeur, 
passant  la  frontière,  faisait  connaître  à  l'Occi- 
dent le  nom  de  Soloviev,  A  Rome,  le  cardinal 
Mazzella  leur  consacrait,  dans  une  séance  d'ou- 
verture de  l'Académie  catholique,  tout  un 
discours'  dont  la  traduction  russe  fut  éditée 
chez  Herder  en  1889  ;  à  Paris,  M.  l'abbé  Tilloy 
publiait  un  in-octavo  de  400  pages,  intitulé 
Les  Eglises  Orientales  dissidentes  et  l'Eglise 
Romaine  :  Réponse  aux  neuf  questions  de 
M.  Soloviev^. 

Il 

Quand  parurent  ces  réponses  occidentales, 
Soloviev  avait  déjà  publié  les  siennes,  mais 
hors  de  Russie,  et  pas  en  russe  :  la  censure 
impériale  se  faisait  dure. 

La  première  déclaration.  Lettre  a  Mgr  J.  G. 
Strossmayer,  évêque  de  Bosnie  et  Sirmimn^  fut 
imprimée  à  Agram,  en  français,  et  tirée  à  un 
très  petit  nombre  d'exemplaires.  Datée  du 
29  septembre  1886,  elle  soumettait  àl'évêque 
catholique  et  slave,  Quelques  considérations 
sur  la  réunion  des  Eglises^. 

1.  Stampa  romana,  16  mars  1887. 

2.  Paris,  Téqui,  1889. 

3.  Agrain,  in-4°,  14  p. 


202  VLADIMIR    SOLOVIEV 

Cette  brochure  de  quatorze  pages  conte- 
nait plus  que  la  répudiation  de  «  quelques 
fables  absurdes  inspirées  par  la  haine  by- 
zantine »,  plus  que  l'adhésion  formelle  à 
«  la  vérité  sublime  de  l'Immaculée  Concep- 
tion *  ». 

Elle  affirmait  encore  que,  dans  la  Russie  or- 
thodoxe, «  le  corps  des  fidèles  »  partageait  «  la 
foi  catholique  sauf  Vignorance  de  quelques 
définitions  doctrinales  faites  en  Occident 
après  la  séparation,  notamment  sur  le  vrai 
caractère  et  sur  les  attributs  du  pouvoir  su- 
prême dans  l'Eglise-  ».  —  Elle  ajoutait  : 
«  comme  il  n'y  a  pas  eu  (et,  selon  nos  meil- 
leurs théologiens,  il  ne  peut  y  avoir)  de  Con- 
ciles œcuméniques  en  Orient  après  la  sépa- 
ration des  Eglises...,  notre  schisme  n'existe 

1.  Brochure,  p.  5-6.  —  Soloviev  a  plusieurs  fois  signalé  que 
les  adversaires  de  l'Immaculée  Conception  ignorent  l'objet 
waX  de  ce  dogme.  L'Immaculée  Conception  n'est  pas  la  nais- 
sance virginale;  elle  ne  suppose  aucune  intervention  mira- 
culeuse en  faveur  des  parents  de  la  Très  Sainte  Vierge  : 
Joachim  et  Anne  ont  conçu  leur  enfant  selon  les  voies  ordi- 
naires. Mais  dans  l'âme  de  cette  enfant,  en  vertu  des  mérites 
prévus  de  Jésus-Christ,  l;i  souillure  qui  passe  à  tous  les  fils 
d'Adam,  fut  pi'évenue  par  l'effusion  de  la  grâce  sanctifiante. 
Dès  sa  création,  l'àme  de  cette  nouvelle  Eve  fut  donc  sans 
tache,  pleinement  agréable  à  Dieu,  ^ra/ta^Ze/ja.  L'Immaculée 
Conception  ne  signifie  pas  autre  chose  :  «  elle  exprime  donc, 
disait  Soloviev,  la  foi  traditionnelle  de  l'Orient  et  de  l'Occi- 
dent. »  Les  considérations  physiologiques  qui  jetèrent  dans 
l'erreur  les  Docteurs  du  Moyen  .\^ge,  n'ont  rien  à  faire  avec 
cette  vérité. 

2.  Ibid.^  p.  7. 


l'évolution  du  théologien  203 

pour  nous-mêmes  que  de  facto  mais  aucune- 
ment de  jure'^.  —  Ce  qui  met,  peut-être,  en- 
core plus  en  évidence  la  position  indécise 
de  noire  Eglise  par  rapport  au  catholicisme, 
c'est  que  des  individus  déclarant  publique- 
ment de  croire  [sic)  que  les  «  nouveaux  » 
dogmes  catholiques  sont  le  développement 
légitime  de  la  doctrine  orthodoxe,  —  peuvent 
rester  en  communion  parfaite  avec  l'Eglise 
orientale.  Je  puis  constater  ce  fait  par  mon 
expérience  personnelle^  ». 

L'adhésion  intellectuelle  à  la  doctrine  ca- 
tholique était  donc  définitivement  donnée. 
Même  le  mot  infaillible  était  accepté;  mais  le 
sentiment  qui  avait  inspiré  la  périphrase  «  sur 
le  vrai  caractère  et  sur  les  attributs  du  pou- 
voir suprême  dans  l'Eglise  »,  traduisait  en 
latin  l'hommage  à  «  l'autorité  du  Pape,  comme 
successeur  de  S.  Pierre  —  pastor  et  magister 
infallibilis  Ecclesiac  u/iiversalis^  ». 

Ces  déclarations  ne  résultaient  ni  d'un  coup 
de  tête  ni  du  désir  de  flatter  un  évêque  catho- 
lique. Bien  avant  que  la  censure  l'obligeât  à 
s'exprimer  en  français,  Soloviev  avait  énoncé 
les  conclusions  de  ses  recherches  dans  une 
correspondance  intime  qu'il  entretenait  avec 

1.  Tbid..  p.  8. 

2.  Ibid. ,  p.  9.  —  Nous  respectons  la  ponctuation  de  l'original. 

3.  Ibid.,  p.  13. 


204  VLADIMIR    SOLOVIEV 

le  général  Alexandre  Alexiévitch  Kiréev'.  A 
ce  dernier,  champion  intrépide  et  pieux  d'une 
union  antiromaine  entre  les  Vieux-Catholi- 
ques et  les  Orthodoxes  d'Orient,Soloviev  avait 
confié,  dès  1881,  ses  premières  aspirations 
catholiques.  «  Je  refuse,  écrivait-il,  de  rem- 
placer la  devise  Ad  Maiorem  Dei  gloriam  par 
cette  autre  Ad  Maiorem  Russiae  gloriam'^.y> 
Kiréev  prétendait  que  l'Eglise  visible  n'exis- 
tait plus  et  devait  être  reconstituée,  à  frais 
tout  nouveaux, sur  les  bases  du  slavophilisme  ; 
Solovievlui  répliquait  :  «  Cette  Eglise  visible 
dont  l'unité  est  indissoluble,  n'existerait-elle 
pas  en  même  temps  chez  les  catholiques  et 
chez  nous  ?  La  séparation  ne  serait  qu'ap- 
parente; la  réalité  profonde  serait  la  perma- 
nence de  l'unité.  »  —  En  1883,  trois  ans  avant 
la  lettre  à  Strossmayer,  Soloviev  avait  précisé 
les  résultats  de  son  enquête  théologique  : 
l'histoire  et  la  patrologie  lui  prouvaient,  écri- 
vait-il à  Kiréev,  qu'il  n'y  avait  «  aucune  nou- 
veauté dogmatique  ni  aucune  hérésie  dans 
infallibilitas^  immaculata  couceptio,  filio- 
que^  ».  Les  protestants,  ajoutait-il  dans  la 
même  lettre,  manquent  d'un  triple  critère  : 
ils  n'ont  pas  la  succession  apostolique,  ils  ont 

1.  Correspondance ,  Il ,  p.  95-133.  —  25  lettres,  espacées  de  1878 
à  1887. 

2.  Ibid.,  p.  104. 

3.  Ibid.,  p.   105  sq. 


l'évolution  du  théologien  205 

altéré  la  doctrine  de  rincarnation  en  n'ensei- 
gnant plus  le  théandrisme  parfait  du  Christ 
Dieu  et  homme,  ils  ont  perdu  la  plénitude  des 
Sacrements;  donc  ils  sont  hors  de  l'Eglise. 
«  Catholiques  et  orthodoxes,  fidèles  à  ces  trois 
points  traditionnels,  continuent  au  contraire 
à  participer  ensemble  de  la  vie  de  l'Eglise. 
Donc,  concluait-il,  voici  ma  devise  pour  tou- 
jours :  Ceterum  censeo  instaurandam  esse 
Ecclesiae  iuiitalem\  »  En  1884,  il  écrivait  en- 
core à  Kiréev  :  «  La  censure  veut  effacer  de 
mon  manuscrit  le  mot  infaillibilité.  Toute  la 
question  est  là  pourtant  :  il  faut  déterminer  si 
le  catholicisme  est  vrai  ou  faux,  si  Léon  Xlll 
est  solidaire,  ou  non,  de  Léon  le  Grand-.» 

Ainsi  la  lettre  à  Strossmayer,  imprimée  en 
septembre  1886,  avait  été  préparée  par  un 
travail  lent  et  consciencieux.  Soloviev  ne 
l'écrivit  qu'après  de  longues  hésitations.  Le 
fond  des  idées  ne  l'arrêtait  plus,  mais  la 
démarche  extérieure  était-elle  opportune, 
imposée  par  la  conscience  ? 

L'histoire  de  ces  angoisses  mérite  d'être 
rappelée.  Depuis  longtemps  Soloviev  admi- 
rait, sans  le  connaître,  Mgr  Strossmayer;  il 
vénérait  en  lui  un  vétéran  de  l'épiscopat 
catholique,  porte-parole  ardent  des   Slaves. 

1.  Ibid.,  p.  107. 

2.  Ibid.,  p.  118. 


206  VLADIMIR    SOLOVIEV 

Pour  les  rapprocher  de  Rome  et  pour  leur 
gagner  les  tendresses  de  Rome,  le  zélé  de 
cet  évêque  se  dépensait  avec  une  fougue 
parfois  excessive  mais  toujours  loyale.  A  la 
fin  de  l'année  1886,  Soloviev  résolut  d'entrer 
en  relations  avec  lui.  La  lettre  privée  qu'il 
lui  écrivit  alors,  était  ainsi  datée  :  «  Mos- 
cou, jour  de  l'Immaculée  Conception  de  la 
très  sainte  Vierge,  1885.  »  Pour  qui  connais- 
sait les  préjugés  ordinaires  des  orthodoxes, 
cette  simple  formule  équivalait  à  une  pro- 
fession de  foi.  Le  reste  de  la  lettre  était 
encore  très  réservé.  L'auteur  sollicitait  une 
entrevue  en  Croatie  soit  à  x^grain  soit  à  Dja- 
kovo  ;  son  dessein  était  indiqué  d'un  mot 
très  simple  :  «  Mon  cœur  se  réjouit  d'avoir 
un  guide  tel  que  vous'.  » 

A  la  même  époque,  le  bruit  courait  avec 
persistance  dans  certaine  presse  de  Moscou, 
que  Soloviev  attaquait  la  Russie  dans  des 
revues  étrangères. 

Pour  couper  court  à  ces  insinuations,  le 
28  novembre/lO  décembre  1885,  Soloviev 
écrivit  de  Moscou  au  Novoïé  Vrémia  une  lettre 
qui  fut  insérée  deux  jours  après  (n.  3864)  : 
«  Je  viens  de  composer  mon  premier  article 
en  langue  étrangère  pour  le  public  d'au 
delà  des  frontières.  11  a  paru  dans  le  journal 

1.  Corretpondance,  t.  I,  p.  180. 


l'évolution  dv  théologien  207 

croate  Katolicki  list  sous  le  titre  Eglise 
orientale  ou  Eglise  orthodoxe?  La  Russie  y 
est  jugée  avec  le  patriotisme  le  plus  affec- 
tueux. » 

Cependant  la  police  impériale,  ayant  sur- 
pris l'idée  d'un  voyage  à  l'étranger,  était  en 
éveil.  Elle  avait  décidé  que  le  «  suspect  » 
Soloviev  ne  devait  point  échapper  à  sa  sur- 
veillance. Pendant  plus  de  six  mois,  en  effet, 
elle  prévint  toute  fuite.  C'est  seulement  le 
29  juin  1886,  «  en  la  fête  de  Saint-Pierre  et 
de  Saint-Paul  »,  que  Soloviev  put  écrire  de 
Vienne  une  seconde  lettre  à  Mgr  Stross- 
mayer  :  «  enfin  j'ai  pu  passer  en  Autriche, 
enfin  je  suis  libre  de  vous  voir'  ». 

L'évéque  retint  son  hôte  pendant  deux 
mois.  Leur  entente  et  leur  mutuelle  confiance 
dépassèrent  tous  leurs  espoirs-  La  plaquette 
française  que  nous  avons  analysée  fut  le  fruit 
de  ces  entretiens. 

En  septembre,  le  premier  séjour  de  Solo- 
viev à  Djakovo  avait  pris  fin.  Le  9/21  de  ce 
mois,  il  adressait  d'Agram  une  lettre  pleine 
d'affection  et  de  reconnaissance  pour  son 
hôte.  Familièrement,  il  reprochait  au  vieil- 
lard d'exposer  sa  santé  par  des  imprudences, 
il  assurait  qu'il  le  revoyait  chaque  nuit  dans 
ses  rêves;  tout  désireux  de  retrouver  à  Dja- 

1.    Correspondance,  t,  I,  p.   181. 


208  VLADIMIR    SOLOVIEV 

kovo  et  même  à  Pétersbourg  ou  à  Moscou,  ce 
«  digne  imitateur  de  Krizanic  »,  il  lui  deman- 
dait avec  «  dévotion  et  vénération  »  sa  béné- 
diction ^  A  cette  lettre  était  joint  «  le  petit 
mémoire  »  dont  s'étaient  longuement  entre- 
tenus les  deux  chrétiens,  jaloux  d'élargir  le 
slavophilisme  jusqu'au  catholicisme. 

Le  mémoire  devait  être  imprimé  «  à  un 
très  petit  nombre  d'exemplaires  pour  les 
cercles  intimes-  ».  11  fut  édité  avec  un  très 
grand  soin  et  encarté  dans  une  jolie  couver- 
ture blanche.  D'après  les  notes  de  Milko 
Tzeppelitch^  qui  était,  en  1886,  le  secrétaire 
particulier  de  Strossmayer,  ce  mémoire  de 
Soloviev  aurait  été  tiré  à  dix  exemplaires 
seulement;  les  trois  premiers  auraient  été 
envoyés,  l'un  à  Léon  XIII,  un  autre  au  Car- 
dinal RampoUa  secrétaire  d'Etat,  le  troisième 
au  nonce  du  Saint-Siège  à  Vienne  Mgr  {depuis 
Cardinal)  Vannutelli  ;  trois  autres  exemplaires 
auraient  été  laissés  à  la  disposition  de 
Strossmayer,  et  les  quatre  derniers  furent 
remis  à  Soloviev. 

La  Bibliothèque  slave  de  Bruxelles  lui  doit 
un  de  ces  exemplaires.  Nous  nous  propo- 
sions de  le  reproduire  intégralement,  en  tête 

1.  Ibid.,  p.  182. 

2.  Ibid.,  p.  190. 

3.  Ibid. 


l'évolution  du  théologien  209 

des  œuvres  françaises  de  Soloviev  '.  Un 
point,  du  moins,  mérite  d'être  relevé  :  dans 
cette  brochure  comme  dans  tous  les  livres 
et  articles  qu'il  fît  imprimer  hors  de  Russie 
et  loin  de  la  censure,  notre  «  suspect  »  ne  se 
départit  jamais  du  plus  parfait  loyalisme  à 
l'égard  du  tsar.  Signalant,  nous  l'avons  dit, 
que  le  patriarcat  d'Orient  devrait  être  réor- 
ganisé dans  l'Eglise  catholique  après  l'union, 
il  écrivait  :  «  La  position  supérieure  qui 
appartenait  toujours  dans  l'Eglise  orientale, 
et  qui  appartient  maintenant  en  Russie,  au 
pouvoir  de  l'empereur  orthodoxe,  resterait 
intacte^.  » 

Cette  brochure  qui  marque  une  orientation 
nouvelle  et  définitive  delà  pensée  de  Soloviev 
ne  fut  point  connue  en  Russie.  On  ignora 
généralement  ce  premier  séjour  en  Croatie 
chez  Slrossmayer  et  chez  son  ami,  le  cha- 
noine Racki,  président  de  l'Académie  croate'^  ; 
la  censure  laissa  môme  passer  les  poésies 
que  le   Novoïé  Vrémia  publiait  sous  le  pseu- 

1.  La  brochure  a  été  reproduite  par  M.  Radlov  avec  la 
Correspondance  de  Solov'iei>,\,  p.  183-190,  mais  probablement 
d'après  un  brouillon  ou  d'après  une  copie  inexacte.  Nous  avons 
relevé  une  quinzaine  de  variantes,  notables  parfois  et  con- 
traires, les  unes  à  la  correction  de  la  phrase,  les  autres  à  la 
correction  de  la  pensée. 

2.  Brochure,  p.  12. 

3.  Correspondance ,  II,  p.  42. 

SOLOTIF.V.  14 


210  VLADIMIR    SOLOVIEV 

donyme  de  Prince  Héliotrope^ .  Quanta  Solo- 
viev,  sa  conviction  intellectuelle  se  nuançait 
d'innombrables  incertitudes  sur  les  obliga- 
tions pratiques  qui  s'imposaient  à  lui  :  au 
début  du  mois  d'août  1886,  il  écrivait  à  sa 
mère  qu'il  communierait  peut-être,  pour  l'As- 
somption, dans  l'église  orthodoxe  desservie 
en  Croatie  par  un  clergé  serbe. 

M.  Charles  Loiseau  a  rappelé  dans  le  Cor- 
respondant du  25  avril  1905  une  anecdote  qui 
caractérise  l'état  d'âme  de  Soloviev  en  cette 
année  1886.  «  Le  commerce  de  ces  deux  es- 
prits [Strossmayer  et  Soloviev]  qui  n'avaient 
à  s'envier  ni  l'érudition  ni  la  puissance,  offrait 
je  ne  sais  quoi  de  noble,  de  fraternel  et  de 
touchant  dont  l'impression  reste  ineffaçable 
chez  ses  témoins.  C'est  à  Djakovo  qu'échut 
à  Soloviev  une  de  ces  aventures  symboliques 
dont  il  assurait  d'ailleurs  que  sa  vie  était 
parsemée.  Noctambule  impénitent,  il  arpen- 
tait une  nuit  le  grand  corridor  dallé  que  tous 
les  hôtes  de  Djakovo  connaissent  bien  et  sur 
lequel  donnent  une  douzaine  de  chambres. 
Après  avoir  convenablement  ruminé  quelque 
problème  métaphysique,  le  philosophe  s'aper- 
çut que  retrouver  la  sienne  était  un  autre 
problème.  C'étaitunde  ces  simples  de  cœur 
qui  ne  se  font  pas  honneur  de  leur  distrac- 
1.  Ibid.,i>.  ^^- 


l'évolution  nu  théologien  211 

tion  mais  qui  en  conviennent  et  prient  qu'on 
le  leur  pardonne.  Avec  prudence,  il  essaya 
d'ouvrir  une  porte,  puis  une  seconde.  A  la 
troisième  qui  lui  résista,  il  comprit  que  sa 
méthode  empirique  n'était  pas  assez  discrète. 
11  prit  dès  lors  le  parti  de  continuer  sa  pro- 
menade. V^ers  le  matin,  il  s'aperçut  qu'une 
des  portes  devant  lesquelles  il  avait  passé 
cent  fois  était  entrebâillée  et  de  certains  si- 
gnes lui  révélèrent  qu'il  était  enfin  arrivé 
chez  lui.  Au  déjeuner  l'aventure  défraya  la 
conversation.  Et,  comme  Strossmayerle  plai- 
santait doucement,  il  lui  répondit  de  sa  voix 
posée  et  profonde  :  «  Que  de  fois,  à  la  recher- 
che du  vrai,  ou  dans  l'incertitude  de  la  dé- 
termination morale  à  prendre,  il  nous  arrive 
d'hésiter  devant  une  porte  que  nous  croyons 
bien  close  et  que  nous  n'avons  qu'à  pousser  * .  » 

III 

Combien  de  temps  encore  la  porte  paraî- 
trait-elle close  à  Soloviev  ?  Quelle  solution 
donnerait-il  au  redoutable  cas  de  conscience 
qui  s'agitait  en  lui?  Dans  la  loyauté  profonde 
de  son  âme,  il  était  persuadé  que  la  Provi- 
dence lui  avait  imposé  une  mission  :  la  mis- 
sion de  provoquer,  au  prix  de    tous  les  sa- 

1.  Correspondant,  t.  219,  p.  265-266. 


212  VLADIMIR    SOLOVIEV 

crifices  personnels,  un  rapprochement  entre 
la  Russie  et  l'Eglise  catholique.  Montrer  par 
son  exemple  qu'un  Slave  pouvait  et  devait, 
tout  en  demeurant  slave,  dilater  son  esprit 
et  son  cœur  jusqu'à  la  catholicité  de  la  foi  et 
du  zèle,  prouver  que  le  catholicisme  romain 
complète,  couronne,  unifie  tout  ce  qui  est 
légitime  dans  l'orthodoxie  traditionnelle  de 
l'Orient,  voilà  ce  qu'il  regarde  désormais 
comme  le  devoir  de  sa  vie. 

Il  résolut  d'exposer  sa  pensée  dans  un 
grand  ouvrage  russe,  sorte  de  discour»  sur 
l'histoire  universelle  où  «  la  suite  de  la  reli- 
gion »  dans  le  passé  dévoilerait  aux  contem- 
porains le  plan  universaliste  ou  catholique 
que  la  Providence  proposait  à  leur  bonne 
volonté  en  vue  de  l'avenir.  Cette  étude  sur 
VHistoire  et  V Avenir  de  la  Théocratie  devait 
se  prolonger  en  trois  volumes  :  histoire, 
philosophie  et  révélation  auraient  apporté 
leurs  affirmations  convergentes,  toujours  plus 
nettes  au  cours  des  siècles,  sur  les  grandes 
obligations  individuelles  et  collectives  de 
l'humanité.  Résumons  ce  plan  grandiose. 

Père  de  l'humanité,  Dieu  voudrait  qu'elle 
fût  restaurée  tout  entière  dans  le  Christ  son 
chef;  et  ce  chef  de  l'Eglise  convie  tous  les 
hommes  à  s'incorporer  à  lui  par  l'Eglise.  Il 
veut  se  les  agréger  tous  dans    l'unité  d'un 


l'évolution  du  théologien  213 

seul  bercail  sous  un  seul  pasteur;  il  veut  les 
consommer  dans  l'unité,  sur  le  modèle  de 
l'unité  divine  dans  la  Trinité.  En  vue  de  cette 
unité  déifiante,  l'Esprit  de  Jésus  agit  pour 
manifester,  dès  maintenant,  la  charité  et 
l'harmonie  des  membres  malgré  la  diversité 
de  leurs  opérations. 

Cette  harmonie  visible,  S.  Paul  la  recom- 
mande partout.  Et  il  enseigne  en  même  temps 
que,  pour  exister  et  grandir,  même  dans  une 
Eglise  locale,  elle  exige  une  hiérarchie  qui, 
partie  de  Dieu  et  le  représentant,  subor- 
donne les  volontés  libres  à  d'autres  volontés, 
intermédiaires  notoires  des  ordres  divins. 
Comment  donc, dans  une  Eglise  devenue  mon- 
diale, l'harmonie  pourra-t-elle  subsister,  com- 
ment deviendra-t-elle  à  la  face  du  monde  un 
signe  incontestable  de  la  protection  divine, 
si  nul  lien  d'unité  ne  synthétise  visiblement 
tout  l'effort  religieux  des  fidèles  de  Jésus? 
Ce  lien  d'unité,  signe  et  symbole  de  charité 
universelle  et  par  conséquent  de  liberté, a  t-il 
existé,  peut-il  exister  autrement  et  ailleurs 
que  dans  r«  unanimité  »  avec  le  successeur 
de  Pierre? 

Ainsi  la  divinisation  de  l'humanité  par  l'ac- 
ceptation libre  d'une  théocratie  catholique, 
voilà,  dès  l'origine  du  monde,  le  but  visé  par 
Dieu.  L'histoire  des  résistances  humaines  et 


214  VLADIMIR    SOLOVIEV 

des  nouvelles  inventions  de  la  miséricorde 
divine  constitue  tout  le  grand  drame  qui  se 
joue  dans  le  temps  et  qui  prépare  l'apo- 
théose éternelle.  Les  grands  actes  de  ce 
drame  ont  été  :  l'élection  d'Israël  et  son  ins- 
truction par  les  prophètes,  l'Incarnation  du 
Verbe  dans  le  sein  d'une  Vierge  Immaculée, 
l'assistance  du  Saint-Esprit  donnée  à  l'Eglise 
pour  qu'elle  devienne  réellement  universelle 
en  ramenant  tous  les  hommes  à  l'unité. 

Cette  assistance  a  son  histoire.  Actuelle- 
ment une  nouvelle  phase  se  prépare  :  l'union 
visible  de  tous  ceux  que  la  foi  loyale  à  l'Eglise 
du  Christ  rattache  à  l'àme  de  cette  Eglise. 
Par  cette  union  visible,  le  corps  de  l'Eglise 
se  manifestera  dans  sa  beauté,  dans  sa  vi- 
gueur, dans  sa  croissance,  n'ayant  pour  chef 
suprême  et  éternel  que  Jésus-Christ,  hiérar- 
chisé cependant  sous  l'autorité  temporaire 
de  chaque  Pontife  qui  représente  le  pouvoir 
spirituel  unifiant  de  Jésus-Christ. 

La  théocratie  libre  ne  consisterait  donc 
point  dans  la  subordination  universelle  des 
peuples  à  une  royauté  matérielle  des  Papes. 
C'est  à  Jésus-Christ  seul  qu'elle  doit  confé- 
rer la  toute-puissance  directe  sur  toutes  les 
activités  religieuses,  sociales  et  matérielles 
de  ce  monde.  Les  représentants  humains  de 
cette    autorité  divine    ne  peuvent  jamais  la 


l'évolution  du  théologien  215 

détenir  qu'avec  des  limitations  d'espace  et  de 
temps  :  les  Papes  l'exercent  directement 
dans  le  domaine  spirituel,  les  Souverains 
temporels  dans  le  domaine  économique  et 
matériel.  Mortels  les  uns  et  les  autres,  ils 
auront  à  rendre  un  compte  sévère  de  leur 
gestion;  ce  souvenir  de  leur  responsabilité 
et  des  sanctions  qu'elle  prépare  explique  la 
longanimité  de  la  justice  divine  envers  des 
«  intendants  »  de  Dieu,  coupables  et  scan- 
daleux. Scandales  des  Papes  et  scandales  des 
Rois  ont  existé  ;  des  passions  humaines  et  des 
ambitions  égoïstes  ont  corrompu  plus  d'une 
fois  ceux  qui  devaient  être  les  Saints  de  Dieu 
et  les  serviteurs  désintéressés  de  sa  Royauté 
mondiale.  Leur  faute  la  plus  grave  est  de 
vouloir  accaparer  la  totalité  des  pouvoirs  que 
Jésus-Christ  seul  peut  cumuler  :  si  l'empe- 
reur veut  régir  l'ordre  spirituel,  si  le  Pape 
veut  administrer  directement  tous  les  royau- 
mes temporels  de  la  terre.  Cette  faute  est 
celle  de  tous  ceux  qui  refusent  l'entente 
entre  l'Eglise  et  l'Etat.  Spécialisés  dans  leur 
domaine  propre,  ces  deux  pouvoirs  agissent 
pourtant  sur  les  mêmes  hommes  et  sur  les 
mêmes  puissances  sociales;  ils  ne  peuvent 
donc  s'ignorer.  Ils  doivent  s'entr'aider  :  leur 
but  dernier  n'est-il  pas  le  même  ?  Délégués 
l'un  et  l'autre  par  Dieu,  n'ont-ils  point  tous 


216  VLADIMIR    SOLOVIEV 

deux  à  organiser  les  forces  humaines  pour 
les  rapporter  à  Dieu,  pour  les  orienter  vers 
la  divinisation  que  Dieu  leur  propose  ? 

Entente  donc,  mais  selon  l'importance  des 
intérêts  en  cause.  Par  conséquent,  supério- 
rité de  l'esprit  sur  la  matière,  suprématie 
des  intérêts  purement  spirituels  et  religieux 
sur  le  bien-être  économique  et  sur  le  déve- 
loppement matériel  :  donc  autorité  indirecte 
des  Papes,  chargés  d'éclairer  et  de  diriger 
la  conscience  des  princes,  obligés  de  les  rap- 
peler à  leur  devoir  d'hommes  et  d'adminis- 
trateurs responsables,  de  leur  reprocher 
aussi  leurs  fautes  scandaleuses,  individuelles 
ou  sociales,  jusqu'à  les  condamner  par  un 
anathème  solennel.  Ces  interventions  des 
Papes  ne  constituent  pas  un  empiétement 
sur  la  souveraineté  civile  :  conséquence  né- 
cessaire de  leur  autorité  spirituelle,  elles 
exigent  une  foi  et  un  courage  surnaturels 
dont  il  faut  admirer  la  sainteté  chez  les  grands 
Papes,  dont  il  faut  regretter  l'absence  chez 
d'autres,  plus  faibles,  qui  n'ont  point  osé 
condamner,  au  nom  du  Christ,  certaines 
consciences  coupables. 

Ce  plan  donnait  à  Soloviev  mille  occasions 
d'étudier  les  griefs  historiques  que  ses  frères 
de  Russie  accumulaient  contre  la   papauté. 


l'évolution  du  théologien  217 

Quelques-uns  expriment  seulement  une  er- 
reur ou  une  calomnie.  D'autres  sont  appuyés 
sur  des  faits  exacts.  Mais  les  fautes  des  hommes 
ne  ruinent  pas  l'œuvre  de  Dieu;  la  fuite  des 
Apôtres,  au  jardin  des  Oliviers,  ne  leur  a 
point  retiré  la  mission  apostolique.  L'Eglise 
catholique  n'enseigne  point  l'impeccabilitéde 
l'homme  qui  est  Pape;  elle  reconnaît  seule- 
ment que  Dieu  assurera  l'accomplissement  de 
sa  mission  sociale  :  c'est  l'infaillibilité  du  Doc- 
teur Universel  qui  est  garantie  par  l'action 
providentielle.  Le  but  dernier  de  cette  protec- 
tion spéciale,  c'est  toujours  la  divinisation  de 
l'humanité,  appelée  par  Jésus-Christ  à  la  vie 
de  la  grâce  et  à  l'unité  libre  de  la  charité. 

Soloviev  n'acheva  qu'un  seul  volume  de  ce 
grand  ouvrage  sur  V Histoire  et  V Avenir  de  la 
Théocratie.  Il  essaya  d'abord  de  le  publier  en 
Russie,  avant  même  d'avoir  rencontré  Stross- 
mayer.  La  censure,  on  le  devine,  refusa  toute 
autorisation  d'imprimer.  Quelques  fragments 
furent  acceptés  dans  la  Revue  de  V Académie., 
de  Moscou;  le  tiré  à  part  comptait  85  pages, 
datées  du  8  septembre  au  21  novembre  1885  '  : 
proportion  insignifiante  pour  un  volume  qui 
occupe  plus  de  trois  cents  pages  dans  l'édi- 

1.  La  rupture  dogmatique  dans  l'Eglise  et  ses  relations  avec 
la  question  de  l'union  des  Eglises  (Moscou,  Typographie  uni- 
versitaire, Katkov,  1886). 


218  VLADIMIR    SOLOVIEV 

tion  des  œuvres  complètes  ^.  Encore  ces  ex- 
traits se  terminaient-ils  par  une  note  où  la  di- 
rection de  la  Revue  se  séparait  explicitement 
de  Soloviev  sur  la  question  du  Filioqiie. 

Soloviev  dut  donc  se  résoudre,  très  à  contre- 
cœur, à  publier  son  premier  volume  de  L'His- 
toire et  r Avenir  de  la  Théocratie  chez  un 
éditeur  d'Agram.  Le  20  mai  1887,  il  annonçait 
à  Nicolas  Nicolaïévitch  Strakhov  que  Fim- 
j)ression  était  terminée  :  très  fautive,  comme 
il  fallait  s'y  attendre  de  la  part  de  protes  qui 
ne  savaient  pas  le  russe,  elle  avait  été  très 
onéreuse  pour  l'auteur.  Les  sacrifices  d'ar- 
gent et  de  temps  seraient-ils  compensés  par 
l'influence  du  livre  ?  Soloviev  l'avait  espéré. 
Spontanément  il  avait  supprimé  les  passages 
qui  auraient  le  plus  effarouché  la  censure  : 
entre  autres,  toute  la  dissertation  relative  à 
la  primauté  de  S.  Pierre  2.  A  ce  prix,  pensait- 
il,  le  permis  d'entrer  et  de  circuler  en  Russie 
ne  serait  pas  refusé. 

Cet  espoir  devait  être  déçu.  Le  nouveau  vo- 
lume fut  absolument  prohibé.  Cette  défense, 
levée  seulement  après  la  mort  de  Soloviev 3, 

1.  T.  IV,  p.  214-582.  —  L'édition  originale  était  un  in-8  de 
xxii-396  pages. 

2.  Correspondance,  I,  p.  35. 

3.  L'Histoire  et  l'Avenir  de  la  Théocratie,  tome  I,  avec  son 
sous-titre  Recherche  de  la  marche  historique  mondiale  vers  la 
vie  vraie,  a  été  tolérée  par  la  censure  dans  le  tome  IV  des 
Œuvres  complètes. 


l'évolution  d\:  théologien  219 

arrêta  la  continuation  de  l'œuvre.  Le  12  octo- 
bre 1886,  Strossmayer  avait  promis  au  nonce 
de  Vienne,  Mgr  Vannutelli,  que  le  travail  se- 
rait bientôt  terminé  :  opics  trium  voliiminiun 
de  unitate  Ecclesiae^ .  En  décembre  1887,  So- 
loviev  écrivait  à  Strakhov  qu'il  préparait  le  se- 
cond volume^;  quelques  mois  plus  tard,  il  en 
annonçait  l'achèvement  :  «  je  vais  passer  la 
frontière  pour  le  faire  imprimer-^».  Puis,  le 
12/24  novembre  1888,  il  annonce  d'Agram  au 
même  ami  qu'il  doit  renoncer  à  son  projet  : 
«  Je  ne  vois  pas  d'utilité  générale  à  publier 
des  livres  russes  qui  seront  inévitablement 
prohibés  en  Russie.  Et  je  n'ai  pas  le  moindre 
espoir  que  la  censure  modifie  avant  long- 
temps ses  sévérités  à  mon  égard  4.  » 

Ces  confidences  montrent  quel  intérêt 
mériteraient  les  manuscrits  inédits  de  Solo- 
viev.  Leur  publication  illuminerait  complè- 
tement l'histoire  de  sa  pensée.  Maintenant 
nous  n'en  pouvons  suivre  encore  que  quel- 
ques étapes,  en  repérant  les  jalons  fixes  qu'il 
a  posés  lui-même.  Or  ces  signes  extérieurs, 
destinés  à  guider  les  autres,  ne  nous  révè- 
lent pas  toujours  le  fond  le  plus  intime  de 
ses  convictions  personnelles.    Les  notes  et 

1.  Correspondance,!, -p.  190. 

2.  Ibid.,  p.  46. 
.3.  Ibid.,  p.  51. 
4.  Ibid.,  p.  ô4. 


220  VLADIMIR    SOLOVIEV 

brouillons  seraient  souvent  plus  explicites  : 
exprimant  librement  ce  que  la  prudence 
interdisait  de  livrer  au  public,  ils  nous 
découvriraient  les  secrets  profonds  de  cette 
âme  contemplative  et  loyale. 

Le  premier  séjour  de  Soloviev  à  Djakovo 
coïncide  avec  l'orientation  définitive  de  sa 
pensée  et  de  sa  vie.  Dans  le  voyage  qu'il  va 
faire  à  Paris,  ses  déclarations  seront  plus 
catégoriques;  elles  s'exprimeront  ensuite  en 
des  formules  plus  discrètes  que  la  censure 
n'empêchera  point.  Mais  les  conclusions, 
longtemps  préparées  en  Russie,  arrêtées  enfin 
auprès  de  Strossmayer  avec  la  sincérité  lumi- 
neuse d'une  foi  et  d'une  charité  très  ardente, 
puis  fièrement  proclamées  à  Paris,  ne  chan- 
geront plus. 

Le  Credo  de  ses  douze  dernières  années 
va  s'exprimer  dans  un  livre  français  qui  res- 
tera jusqu'à  la  fin  l'œuvre  préférée  de  ce 
penseur,  champion  et  apôtre  de  la  Vérité 
Divine  :  La  Russie  et  VEglise  univeiselle. 


CHAPITRE  X 


LES     CONCLUSIO>'S    DU    THEOLOGIEN 

Vidée  russe.  —  La  Russie  et  l'Eglise 
universelle.  —  Projets. 

I 

A  la  fin  de  1886,  M.  Anatole  Leroy-Beau- 
lieu,  en  quête  de  «  renseignements  autorisés 
sur  le  système  religieux  de  Soloviev  »,  s'é- 
tait adressé  au  R.  P.  Pierling.  Celui-ci  trans- 
mit la  demande  à  Mgr  Strossmayer.  L'évêque 
répondit  le  23  janvier  1887  une  lettre,  encore 
inédite,  que  nous  reproduisons  intégrale- 
ment, en  respectant  l'orthographe. 

Reverand  père  et  mon  cher  frère  en  I.  X.  ! 

Voilà  la  lettre  écrite  a  moi  par  notre  excel- 
lent Souvalof^.  Il  publira  successiment 
3  volumes,  a  Agram,  sur  la  reunion  des  égli- 
ses.   L'impression    du   premier    volume  est 

1.   Erreur  manifeste,  \io\ir  Solot'iev. 


222  VLADIMIR    SOLOVIEV 

presque  terminé.  lia  l'intention  d'en  publier 
un  abrégé  en  français.  C'est  un  home  ascète 
et  vraiment  saint.  Son  idée  mère  est  qu'il 
n'}'  a  pas  un  vrai  schisme  en  Russie;  mais 
seulement  un  grand  malentendue.  A  présent 
il  demeure  à  Moscou.  Je  lui  écrirai  instanta- 
nément, qu'il  vous  expose  un  peu  plus  au 
fond  sa  doctrine.  Je  cônais  un  peu  l'excel- 
lent écrivain  Leroie-Beaulieu  (sic).  Je  leus 
ses  articles  dans  la  revue  des  deux  mondes. 
Saluez  le  de  ma  part.  Il  est  ami  des  Slaves. 
Il  a  mille  foi  raison.  11  faut,  que  la  race  latine, 
à  la  tête  la  france  s'unisse  à  la  race  slave, 
pour  se  défendre  contre  la  race  altière  et 
egoiste,  qui  nous  tous  menace  de  son  joug. 
Adieu  mon  chère  frère.  Je  me  recômande  a 
votre  charité  et  a  vos  prières. 

Votre  frère  en  I.  X, 

Strossm.vyer, 

eveque. 

Diakovo  -r  887. 
1 

Quelques  jours  plus  tard,  le  Père  Pierling 
recevait  directement  une  lettre  écrite  par 
Soloviev  le  31  janvier  1887'.  Voici  la  tra- 
duction des  passages  essentiels. 

1.  De  cet  autre  document  inédit,  nous  avons  traduit  un 
fragment  dans  les  Etudes  du  ."i  octobre  1909  ;  nous  repro- 
duisons ici  cette  traduction  en  l;i  complétant. 


LES    CONCLLSIONS    DU    THEOLOGIEN  223 

«  Mon  Révérend  Père, 

«  L'illustrissime  Strossmayer  me  commu- 
nique la  lettre  où  vous  lui  transmettiez  le 
désir  de  M.  Leroy-Beaulieu.  Cette  demande 
de  renseignements  autorisés  sur  mon  «  sys- 
tème religieux  »  m'offre  la  première  occa- 
sion de  manifester  mes  idées  à  un  public 
vraiment  très  éclairé.  J'en  suis  fort  heureux, 
et  d'autant  plus  que  les  persécutions  actuel- 
les de  la  censure  me  retirent  presque  toute 
possibilité  de  m'adresser  au  public  propre- 
ment russe.  Le  travail  qui  m'est  proposé  par 
vous  et  par  M.  Leroy-Beaulieu  cadre  tout  à 
fait  avec  un  de  mes  projets. 

«  J'écrirai  moi-même  en  français  selon  mes 
moyens  un  exposé,  court  mais  plein,  de  mes 
conceptions  sur  la  religion  et  sur  l'Eglise  ; 
à  mon  avis,  ces  deux  points  sont  d'impor- 
tance capitale,  fondamentale,  pour  l'affaire 
de  l'union  des  Eglises.  J'y  rattacherai  proba- 
blement la  justification  philosophique  des 
trois  enseignements  de  l'Eglise  catholique 
qui  constituent  la  principale  barrière  doctri- 
nale entre  elle  et  l'Orient:  à  savoir,  la  proces- 
sion de  Saint-Esprit  et  a  Filio  {sic)^  ensuite 
l'enseignement  sur  l'Immaculée  Conception 
de  la  sainte  Vierge,  et  enfin  infallibilitas 
Summi  Ponlifîcis  ex  cathedra  {sic).  Tçut  cela 


224  VLADIMIR    SOLOVIEV 

constituera  un  article  de  quatre  ou  cinq 
feuilles  imprimées  que  j'écrirais  volontiers 
sous  ce  titre  :  Philosophie  de  l'Eglise  univer- 
selle. 

«  Cet  article,  M.  Leroy-Beaulieu  pourra 
l'utiliser  soit  en  manuscrit,  soit  après  impres- 
sion, lorsqu'il  publiera  son  troisième  volume. 
Je  vous  prie  fort  de  m'écrire  sur  cette 
affaire.  » 

Le  titre  entrevu  changerait,  l'article  devien- 
drait un  volume  françaisdequatre  centspages. 
Et  M.  Leroy-Beaulieu  ferait  plus  et  mieux 
que  l'utiliser  dans  son  grand  ouvrage  :  c'est 
chez  lui,  dans  sa  propriété  de  Viroflay,  que 
Soloviev  acheva  la  tâche  qu'il  s'était  imposée. 

L'élaboration  de  ce  travail  français  dura 
plus  de  deux  ans.  Le  30  janvier  1887,  Soloviev 
annonçait  à  Nicolas  Nicolaïévitch  Strakhov 
la  démarche  de  M.  Leroy-Beaulieu  et,  sous 
le  plus  grand  secret,  il  lui  communiquait  son 
projet  d'article  V  Le  20  mai,  il  parle  encore 
au  même  correspondant  d'un  travail  sur  la 
Philosophie  de  l'Eglise  universelle'^.  Le  6  dé- 
cembre de  la  même  année,  il  relate  d'abord 
un  incident  bien  caractéristique  dont  il 
venait  d'être  témoin  :  «  Je  vous  ai  écrit,  me 

1.  Correspondance,  I,  p.  29. 

2.  Ibid.,  p.  35. 


LES    CONCLUSIONS    DL    THEOLOGIEN  225 

semble-t-il,  que,  dans  notre  exposition  russe 
des  œuvres  de  Raphaël,  on  a  fait  enlever  un 
tableau  qui  représentait  le  Christ  donnant 
les  clefs  à  l'apôtre  Pierre.  »  Puis,  dans  la  même 
lettre,  il  annonce  enfin  le  titre  définitif  de 
l'ouvrage  français,  La  Russie  et  l'Eglise  uni- 
verselle :  «  J'y  pourrai  exprimer  librement 
toutes  mes  idées  et  jusqu'au  bout '.  «Enfin,  le 
12/24  novembre  1888,  il  mande  d'Agram  au 
même  ami  que  le  livre  est  en  cours  d'impres- 
sion à  Paris. 

Dans  l'intervalle,  bien  des  incidents  avaient 
eu  lieu  qu'il  est  utile  de  rappeler  brièvement. 

Soloviev  connaissait  depuis  plusieurs  an- 
nées la  princesse  Elisabeth  Volkonskv, 
femme  d'un  rare  mérite  et  d'une  grande 
piété  ~.  Née  en  1838  d'une  très  noble  famille 
orthodoxe,  elle  avait  passé  son  enfance  et  sa 
jeunesse  à  Rome.  Tout  enfant  encore,  sa 
piété  l'avait  fait  remarquer.  En  épousant  le 
prince  Michel  Volkonsky,  elle  pensait  fonder 
une  famille  très  attachée  aussi  à  V«  ortho- 
doxie ». 


1  Ibid.,  p.    45  sq. 

2.  Nous  empruntons  les  détails  sur  la  princesse  Elisabeth 
Volkonsky  à  un  document  inédit  et  très  intime  qui  appartient 
à  la  Bibliothèque  slave  ;  les  citations  textuelles  sont  seules 
entre  guillemets.  Nous  nous  contentons  d'y  rétablir  notre  or- 
thographe du  nom  de  Soloviev,  au  lieu  de  Solovieff. 

SOLOVIEV.  15 


226  VLADIMIR    SOLOVIEV 

Ses  réflexions  devaient  mûrir  sa  pensée. 
«  Elle  croyait  toujours  à  l'Eglise  Universelle, 
la  voyant  dans  celle  de  l'Orient,  d'ailleurs 
sans  hostilité  aucune  pour  l'Eglise  Catholique 
qui  lui  était  familière  dès  son  enfance.  »  Peu 
à  peu  des  inquiétudes  religieuses  se  firent  jour 
dans  son  esprit.  «  C'était  un  caractère  trop 
viril  et  une  volonté  trop  consciente  pour  se 
laisser  conduire  par  des  impressions'^ ...  C'est 
l'étude  et  la  recherche  historique  et  la  lec- 
ture des  Pères  de  l'Eglise  qui  graduellement 
l'amenèrent  à  voir  la  vérité.  »  Plus  âgée  que 
Soloviev  de  quinze  ans,  elle  avait  été  frappée 
par  ses  premiers  essais.  «  Son  amitié  pour 
Soloviev  date  depuis  1880;  elle  le  comprit 
dès  sa  première  apparition  en  public.  Elle 
fut  son  soutien  au  moment  des  hostilités 
contre  lui  et  travaillait  de  son  mieux  pour 
qu'on  lui  rendît  la  liberté  de  la  parole.  Elle 
propageait  par  douzaines  son  premier  volume 
de  la  Théocratie  et  fit  une  collecte  pour  l'im- 
pression du  second  volume.  Soloviev  n'ac- 
cepta pas  l'argent  et  ne  se  calma  que  quand 
elle  eut  rendu  sa  part  à  chacun.  » 

Cette  amitié  très  sainte  s'aff'ermissait  par 
un  échange  des  services  les  plus  précieux. 
Soloviev  dépensait  sa  science  et  son  zèle  à 
éclairer  cette  intelligence  sereine,   large  et 

1.  Soulitfné  dans  le  Document  inédit. 


LES    CONCLUSIONS    DU    THEOLOGIEN  227 

loyale  ;  sa  conviction  personnelle,  les  lectures 
qu'il  avait  conseillées,  les  travaux  qu'il  diri- 
geait amenèrent  enfin  une  résolution  pra- 
tique. 

«  A  partir  de  1886,  après  un  séjour  à  Rome, 
bénie  par  le  Pape  Léon  XIII,  et  par  lui  mise 
en  contact  avec  d'autres  qui  s'étaient  voués 
à  la  même  cause,  elle  ne  vécut  plus  que  pour 
l'œuvre  delà  Réunion  des  Eglises;  mais  elle 
ne  se  fit  pas  encore  catholique  ;  —  pensant 
pouvoir  mieux  servir  la  cause  en  restant  où 
elle  était  qu'en  attirant  sur  elle  l'attention 
par  sa  conversion,  elle  ajourna  le  moment 
tant  désiré.  » 

Ce  délai  avait  été  obtenu  par  Soloviev. 
Avant  de  rencontrer  Mgr  Strossmayer,  il 
avait  passé,  le  29  juin  1886,  par  Vienne  pour 
y  saluer  le  P.  Tondini  et  la  princesse  Vol- 
konsky  :  une  seconde  fois,  il  put  obtenir 
le  succès  qu'il  signalait  dans  sa  lettre  du 
28  novembre/ 10  décembre  1885  au  Novoïé 
Vrémia  :  «  Je  juge  qu'une  «  conversion  »  ou 
«  union  extérieure  »  est  inutile,  nuisible 
même;  j'en  ai  empêché  plusieurs,  car  notre 
Eglise  doit  être  reconnue  comme  ayant  une 
foi  correcte.  » 

Docile  pour  quelques  mois,  la  princesse 
s'occupa  de  propager  alors  parmi  les  prêtres 
de  campagne  (orthodoxes),   surtout    en  Car- 


228  VLADIMIR    SOLOVIEV 

niole,  une  association  de  prières  pour  l'u- 
nion. «  Son  désir  ardent  était  d'arriver  à 
l'institution  de  messes  dans  l'Eglise  ortho- 
doxe à  l'intention  de  la  réunion.  »  Pour  la 
faciliter,  elle  s'intéressait  à  l'unification  des 
calendriers  et  à  toutes  les  décisions  pontifi- 
cales qui  concédaient  aux  catholiques  slaves 
une  liturgie  plus  conforme  à  leurs  traditions 
et  à  leur  tempérament. 

Pourtant  le  problème  fondamental  ne  s'ef- 
façait pas  de  son  esprit  :  quelles  étaient  ses 
obligations  personnelles  ?  Un  essai  sur  la 
généalogie  des  Volkonsky,  loué  par  la  So- 
ciété impériale  de  généalogie  comme  un 
modèle  du  genre,  l'avait  habituée  au  tra- 
vail documentaire.  Elle  ordonna  les  notes 
qu'elle  avait  prises  sur  l'Eglise  en  lisant  les 
Pères;  quand  son  manuscrit  russe  fut  achevé, 
le  délai  lui  parut  aussi  coupable  que  le  doute  : 
«  elle  passa  à  l'Eglise  en  novembre  1887  », 
note  laconiquement  le  document  inédit  qui 
nous  renseigne. 

L'émotion  fut  rude  pour  Soloviev.  Mais  il 
ne  se  permit  aucun  reproche.  Si  sa  conscience 
personnelle  lui  marquait,  croyait-il,  une  au- 
tre voie,  elle  n'avait  point  à  juger  les  autres. 

En  1888,  la  princesse  Volkonslvy  «  im- 
prima son  premier  travail  théologique,  le 
livre  Sur  r Eglise.  Soloviev  l'avait  beaucoup 


LES  CONCLUSIONS  DU  THÉOLOGIEN      229 

encouragée  à  le  faire  publier.  En  septem- 
bre 1889,  parut  la  réfutation  de  M.  Biélaïev, 
professeur  de  l'Académie  ecclésiastique  de 
Kazan  :  les  épreuves  de  ce  livre  étaient  en- 
voyées chez  M.  Pobedonostsev,  où  elles  su- 
bissaient revision  par  des  personnes  exper- 
tes. Dès  octobre,  elle  commence  sa  réponse 
à  laquelle  elle  travaille  des  années  et  qui 
devient  le  livre  La  Tradition  ecclésiastique  et 
la  Littérature  théologique  de  Russie^  publié 
après  sa  mort.  Ses  livres  ne  pouvant  pas  pa- 
raître en  Russie,  elle  devait  nécessairement 
travailler  en  cachette  :  elle  écrivait  la  nuit, 
au  retour  d'un  bal  ou  des  nuits  entières  en 
wagon  ;  il  se  passait  des  semaines  et  des  mois 
où  le  travail  était  suspendu.  On  comprendra 
la  fatigue  cérébrale  causée  par  un  travail  en- 
trecoupé et  la  souffrance  morale  —  comme 
elle  disait —  de  la  vérité  qu'elle  était  forcée 
de  taire,  tout  en  étant  traitée  par  ses  adver- 
saires de  menteuse  et  de  faussaire...  Elle 
mourut  en  février  1897 ^  ». 

Ce  long  extrait  d'un  document  tout  intime 
explique  les  émotions  de  Soloviev  pendant  son 
voyage  de  1888  à  Paris.  Il  y  était  venu  pour 

1.  En  russe,  comme    le  précédent.  Publié    sans  nom  d'au- 
teur, clieï  Herder,  à  Fribourg-en-Brisgau,  1898.  In-8°,  580pages. 

2.  Document  français  inédit,    BibUot/ièqiie  slave. 


230  VLADIMin    SOLOVIEV 

imprimer  son  livre  français  La  Russie  et  VE- 
glise  universelle.  «  Consultée  par  lui,  la  prin- 
cesse le  pria  de  supprimer  tout  ce  qui  était 
flagellation  de  son  pays  ;  il  le  fit,  mais  publia 
(à  Paris),  malgré  ses  instances, une  brochure, 
espèce  de  résumé  du  livre,  avec  intercala- 
tion  des  passages  omis  ^  » 

Ces  derniers  mots,  d'ailleurs  trop  sévères, 
font  allusion  à  la  célèbre  conférence  sur 
Vidée  russe  que  Soloviev  lut  le  25  mai  1888 
à  Paris  dans  les  salons  de  la  princesse  de 
Sayn-^yittgenstein,  née  princesse  Baria- 
tynski  :  «  L'auditoire  était  nombreux;  on  y 
voyait  l'élite  du  faubourg  Saint-Germain, 
quelques  membres  de  l'Académie,  plusieurs 
prêtres  et  des  journalistes-  »  ;  nous  étions 
«  soixante  personnes  environ,  précise  M.  Eu- 
gène Tavernier,  le  plus  grand  nombre  fourni 
par  la  société  du  faubourg  Saint-Germain, 
un  groupe  de  Russes  à  peu  près  naturalisés 
Parisiens,  quelques  religieux  d'origine  étran- 
gère, trois  ou  quatre  publicistes^.  »  Présenté 
par  le  P.  Pierling,  Soloviev  s'exprima  dans  le 
français  le  plus  pur  «  avec  une  élégance  et  une 
sûreté  »  que  M.  Tavernier  juge  stupéfiantes  : 


1.  Même   docunicnl. 

2.  Prinresse   de   Sayn-Wittgenptein,    Soufvtn'r.i.    Lelhiel- 
leux,  1907,  p.  180. 

3.  Tavernier,  article  cité,  p.  1. 


LES    CONCLUSIONS    DU    THEOLOGIEN  231 

«  le  discours,  bien  qu'il  ne  fût  pas  long, 
produisit  une  impression  de  puissance^  ». 

Mais  les  pensées  de  cet  homme  dépassaient 
tellement  les  préoccupations  ordinaires  et 
les  horizons  même  des  élites,  que  Soloviev 
eut  le  sentiment  d'être  mal  compris  ou  com- 
pris à  demi  par  plusieurs.  L'alliance  russe 
n'avait  point  encore  familiarisé  les  esprits 
français  avec  les  choses  de  la  Russie. 

Vladimir  Guettée  a  faussé  le  jugement  des 
Russes  sur  cette  conférence,  en  publiant 
aussitôt  une  réponse  tendancieuse  à  L'Idée 
russe  :  sa  brochure,  intitulée  La  Russie  et  son 
Eglise,  se  terminait  sur  ce  mot  qu'il  voulait 
injurieux  et  qui  caractérise  sa  manière  : 
«  M.  V.  Soloviev  est  plus  papiste  que  Bellar- 
min  et  que  le  pape  lui-même-.  » 

La  conférence  sur  Vidée  russe^  n'avait 
rien  de  si  déconcertant.  Sans  doute,  Solo- 
viev entrevoyait  pour  sa  chère  Russie  son 
incorporation  à  l'Eglise  catholique;  sans 
doute,  il  insistait  avec  amour  sur  ses  obliga- 
tions d'universalisme  religieux.  Mais  ces  dé- 
clarations n'étaient  point  nouvelles,  il  les 
avait  répétées  dans  tous  ses  derniers  ouvra- 
ges.   Aussi    notre  lecteur,    psychologue   ou 


1.  Ibid.,  p.  2  et  7. 

2.  Guettée,  p.  33. 

3.  Publiée  à  Paris  chez  Perrin,  1888.  In-'i»,  46  pages. 


232  VLADIMin    SOLOVIEV 

soucieux  des  intérêts  religieux,  appréciera 
plutôt  tout  ce  qui  marque  un  progrès  vers 
une  solution  personnelle  et  définitive  du 
problème  ecclésiastique.  A  ce  point  de  vue 
même,  cette  conférence  française  n'exprimait 
rien  qu'un  fils  très  aimant  de  la  Russie  ne  pût 
dire  de  sa  mère,  rien  qui  ne  fût  très  ambitieux 
pour  cette  mère.  Elle  posait  la  «  question  sur 
la  raison  d'être  de  la  Russie  dans  l'histoire 
universelle  ». 

«  Quand  on  voit  cet  empire  immense  se  pro- 
duire avec  plus  ou  moins  d'éclat,  depuis  deux 
siècles,  sur  la  scène  du  monde,  quand  on  le  voit 
accepter,  sur  beaucoup  de  points  secondaires, 
la  civilisation  européenne,  et  la  rejeter  obstiné- 
ment sur  d'autres  plus  importants,  en  gardant 
ainsi  une  originalité  qui,  pour  être  purement 
négative,  n'en  paraît  pas  moins  imposante,  — 
quand  on  voit  ce  grand  fait  historique  on  se 
demande  :  Quelle  est  donc  la  pensée  qu'il  nous 
cache  ou  nous  révèle;  quel  est  le  principe  idéal 
qui  anime  ce  corps  puissant;  quelle  nouvelle 
parole  ce  peuple  nouveau-venu  dira-t-il  à  l'huma- 
nité; que  veut-il  faire  dans  l'histoire  du  monde? 
Pour  résoudre  cette  question,  nous  ne  nous 
adresserons  pas  à  l'opinion  publique  d'aujour- 
d'hui, ce  qui  nous  exposerait  à  être  désabusés 
demain.  Nous  chercherons  la  réponse  dans  les 
vérités  éternelles  de  la  religion.  Car  Vidée  d'une 
nation  rC est  pas  ce  qiC elle  pense  d^ elle-même  dans 


LES    CONCLUSIONS    DU    THEOLOGIEN  233 

le  temps,  mais  ce  que  Dieu  pense   sur   elle   dans 
r éternité  ^ .  » 

Nous  citerons  avec  quelque  ampleur  les 
développements  de  ce  thème,  parce  que  leur 
texte  est  demeuré  généralement  inconnu  du 
public  russe. 

«  En  acceptant  l'unité  essentielle  et  réelle  du 
genre  humain,  —  nous  devons  considérer  l'hu- 
manité entière  comme  un  grand  être  collectif  ou 
un  organisme  social  dont  les  différentes  nations 
représentent  les  membres  vivants.  Il  est  évident, 
à  ce  point  de  vue,  qu'aucun  peuple  ne  saurait 
vivre  en  soi,  par  soi  et  pour  soi,  mais  que  la  vie 
de  chacun  n'est  qu'une  participation  détermi- 
née à  la  vie  générale  de  l'humanité. 

«  La  fonction  organique  qu'une  nation  doit 
remplir  dans  cette  vie  universelle,  —  voilà  sa 
vraie  idée  nationale,  éternellement  fixée  dans  le 
plan  de  Dieu. 

«  Mais,  s'il  est  vrai  que  l'humanité  est  un  grand 
organisme,  il  faut  bien  se  rappeler  que  ce  n'est 
pas  là  un  organisme  purement  physique,  mais 
que  les  membres  et  les  éléments  dont  il  se 
compose  —  les  nations  et  les  individus  — sont 
des  êtres  moraux.  Or,  la  condition  essentielle 
d'un  être  moral,  c'est  que  la  fonction  particulière 
qu'il  est  appelé  à  remplir  dans  la  vie  universelle, 
l'idée  qui  détermine  son  existence  dans  la  pensée 

1.  L'Idée  russe,  p.  6. 


234  VLADIMIlt    SOLOVIEV 

de  Dieu,  ne  s'impose  jamais  comme  une  né- 
cessité matérielle,  mais  seulement  comme  une 
obligation  morale. 

«  La  vocation  ou  l'idée  propre  que  la  pensée 
de  Dieu  assigne  à  chaque  être  moral  —  individu 
ou  nation  —  et  qui  se  révèle  à  la  conscience  de 
cet  être  comme  son  devoir  suprême,  —  cette  idée 
agit,  dans  tous  les  cas,  comme  une  puissance 
réelle,  elle  détermine, <fa/îs  touslescas^  l'existence 
de  l'être  moral,  —  mais  elle  le  fait  de  deux  ma- 
nières opposées  :  elle  se  manifeste  comme  loi  de 
la  vie,  quand  le  devoir  est  rempli,  et  comme  loi  de 
la  mort, quand  il  ne  l'est  pas.  L'être  moral  ne  peut 
jamais  se  soustraire  à  l'idée  divine,  qui  est  sa 
raison  d'être,  mais  il  dépend  de  lui-même  de  la 
porter  dans  son  cœur  et  dans  ses  destinées  comme 
une  bénédiction  ou  comme  une  malédiction  ^   » 

Soloviev  apportait  de  cette  affirmation 
sa  preuve  ordinaire  :  l'exemple  du  peuple 
d'IsraëL 

«  Le  peuple  appelé  à  donner  au  monde  le 
Christianisme  n'a  accompli  cette  mission  que 
malgré  lui-même,  il  persiste  dans  sa  grande 
majorité  et  durant  dix-huit  sièclesà  rejeter  l'idée 
divine  qu'il  a  portée  dans  son  sein  et  qui  a  été 
sa  vraie  raison  d'être.  Il  n'est  donc  plus  permis 
de  dire  que  l'opinion  publique  d'une  nation 
a  toujours  raison   et   qu'un  peuple  ne  peut  ja- 

l.lbid.,  p.  7  et  8. 


LES    CONCLUSIONS    DU    THEOLOGIEN  235 

mais  méconnaître  on    repousser  sa   vraie  voca- 
tion'. » 

L'application  à  la  Russie  était  saisissante. 
Elle  était  faite  avec  un  enthousiasme  lyrique 
d'abord,  avec  une  douleur  toute  filiale  ensuite. 

«  Vraiment  je  pense  aux  rayons  prophé- 
tiques d'un  grand  avenir  qui  illuminèrent  les 
débuts  de  notre  histoire;  je  me  rappelle...,  après 
l'établissement  si  original  de  l'ordre  matériel, 
l'introduction  non  moins  remarquable  du  chris- 
tianisme, et  la  figure  splendide  de  saint  Vladi- 
mir, serviteur  fervent  et  fanatique  des  idoles, 
qui,  après  avoir  senti  l'insufTisance  du  paganisme 
et  le  besoin  intérieur  de  la  vraie  religion,  réflé- 
chit et  délibéra  longtemps  avant  de  l'accepter, 
mais  une  fois  devenu  chrétien  voulut  l'être  pour 
tout  de  bon.  Puis,  quand,  à  ce  «  beau  soleil  », 
—  c'est  ainsi  que  la  poésie  populaire  surnomma 
notre  premier  prince  chrétien,  —  quand,  à  ce 
beau  soleil  qui  illumina  les  débuts  de  notre  his- 
toire succédèrent  des  siècles  de  ténèbres  et  de 
troubles;  quand,  après  une  longue  suite  de  cala- 
mités, refoulé  dans  les  froides  forêts  du  nord-est, 
abruti  par  l'esclavage  et  la  nécessité  d'un  rude 
travail  sur  un  sol  ingrat,  séparé  du  monde  civi- 
lisé, à  peine  accessible  même  aux  ambassadeurs 
du  chef  de  la  chrétienté,  le  peuple  russe  tomba 
dans  un  état  de  barbarie  grossière  relevée  par  un 
orgueil    national    stupide   et  ignorant;   quand, 

1.  Ibid.,  p.  11, 


236  VLADIMIR    SOLOVIEV 

oubliant  le  vrai  christianisme  de  saint  Vladimir, 
la  piété  moscovite  s'acharna  à  des  disputes  absurr 
des  sur  des  détails  rituels,  soudainement  de  ce 
chaos  de  barbarie  et  de  misère  surgit  la  figure 
colossale  et  unique  de  Pierre  le  Grand.  Rejetant 
le  nationalisme  aveugle  de  la  Moscovie,  pénétré 
d'un  patriotisme  éclairéqui  voit  les  vrais  besoins 
de  son  pays,  il  ne  s'arrête  devant  rien  pour  impo- 
ser à  la  Russie  la  civilisation  qu'elle  méprisait 
mais  qui  lui  était  nécessaire  ;  il  n'appelle  pas  seu- 
lementcettecivilisation  étrangère  comme  un  pro- 
tecteur puissant,  mais  il  va  lui-même  la  trouver 
chez  elle  en  humble  serviteur  et  en  apprenti  dili- 
gent ;  et  malgré  les  grands  défauts  de  son  carac- 
tère privé  il  offre  jusqu'à  la  fin  un  admirable 
exemple  de  dévouement  au  devoir  et  de  vertu  ci- 
vique. Eh  bien  !  en  se  rappelant  tout  cela  on  se 
dit  :  elle  doit  donc  être  bien  grande  et  bien  belle 
l'œuvre  nationale  définitive  qui  a  eu  de  tels  pré- 
curseurs, il  doit  viser  bien  haut,  s'il  ne  veut  pas 
descendre,  le  pays  qui  dans  son  état  barbare  a 
été  représenté  par  saint  Vladimir  et  par  Pierre 
le  Grand.  Mais  les  vraies  grandeurs  de  la  Russie 
sont  une  lettre  morte  pour  nos  prétendus  patrio- 
tes qui  veulent  imposer  au  peuple  russe  une 
mission  historique  à  leur  façon  et  à  leur  por- 
tée... Cela  valait  bien  la  peine  pour  la  Russie 
de  souffrir  et  de  lutter  pendant  mille  ans,  de 
devenir  chrétienne  avec  saint  Vladimir  et  euro- 
péenne avec  Pierre  le  Grand  en  se  maintenant 
toujours  une  place  à  part  entre  l'Orient  etl'Occi- 


LES    CONCLUSIONS    DU    THEOLOGIEN  237 

dent,  tout  cela  pour  devenir  définitivement  un 
instrument  de  la  «  grande  idée  »  serbe  et  de  la 
«  grande  idée  »  bulgare  '  !  » 

Ces  protestations  étaient-elles  d'un  déses- 
péré? Désespéré,  Soloviev  ne  le  fut  jamais. 
Il  condamnait  les  étroitesses  d'idées  au  nom 
d'ambitions  plus  larges  et  plus  nobles. 

«  Il  ne  faut  pas  du  reste  exagérer  ces  appré- 
hensions pessimistes.  La  Russie  n'a  pas  encore 
abdiqué  sa  raison  d'être,  elle  n'a  pas  renié  la  foi 
et  l'amour  de  sa  première  jeunesse.  Elle  est  en- 
core libre  de  renoncer  à  cette  politique  d'égoïsme 
et  d'abrutissement  national  qui  ferait  nécessaire- 
ment avorter  notre  mission  historique.  Le  produit 
falsifié  qu'on  appelle  opinion  publique,  fabriqué 
et  vendu  à  bon  marché  par  une  presse  opportu- 
niste, n'a  pas  encore  étouffé  chez  nous  la  cons- 
cience nationale  qui  saura  trouver  une  expression 
plus  authentique  de  la  véritable  idée  russe.  Il 
ne  faut  pas  aller  loin  pour  cela  ;  elle  est  là,  tout 
près,  la  vraie  idée  russe,  attestée  par  le  caractère 
religieux  du  peuple,  préfigurée  et  indiquée  par 
les  événements  les  plus  importants  etpar  les  plus 
grands  personnages  de  notre  histoire.  Et  si  cela 
ne  suffît  pas,  il  y  a  un  témoignage  encore  plus 
grand  et  plus  sûr  —  la  parole  révélée  de  Dieu  '.  » 

Cette  parole  révélée,  muette  sur  la  Russie 

1.  Ibid.,^.  14-16. 
:i.  Ibld.,  p.  18. 


238  VLADIMIR    SOLOVIEV 

comme  sur  toutes  les  nationalités  postérieu- 
res au  Christ,  est  très  éloquente  sur  les  obli- 
gations universalistes  des  sociétés  comme 
des  individus. 

«  Participer  à  la  vie  de  l'Eglise  universelle,  au 
développement  de  la  grande  civilisation  chré- 
tienne, y  participer  selon  ses  forces  et  ses  capa- 
citésparticulières,  voilàdoncle  seulbutvéritable, 
la  seule  vraie  mission  de  chaque  peuple.  C'est 
une  vérité  évidente  et  élémentaire  que  l'idée  d'un 
organe  particulier  ne  peut  pas  l'isoler  et  le  metti'e 
en  antagonisme  avec  les  autres  organes,  mais 
qu'elle  est  la  raison  de  son  unité  et  de  sa  solida- 
rité avec  toutes  les  parties  du  corps  vivant.  Et, 
du  point  de  vue  chrétien,  on  ne  saurait  contester 
l'application  de  cette  vérité  tout  à  fait  élémen- 
taire à  l'humanité  entière  qui  est  le  corps  vivant 
du  Christ.  C'est  pour  cela  que  le  Christ  lui-même, 
tout  en  reconnaissant  dans  sa  première  parole 
aux  Apôtres  l'existence  et  la  vocation  de  toutes 
les  nations  (Ev.  Matth.,  xxviii,  19),  ne  s'est 
adressé  et  n'a  adressé  ses  disciples  à  aucune  na- 
tion en  particulier  :  c'est  que,  pour  Lui,  elles 
n'existaient  que  dans  leur  union  organique  et 
morale  comme  membres  vivants  d'un  seul  corps 
spirituel  et  réel.  Ainsi  la  vérité  chrétienne  affirme 
l'existence  permanente  des  nations  et  les  droits 
de  la  nationalité,  tout  en  condamnant  le  nationa- 
lisme, qui  est  pour  un  peuple  ce  que  l'égoïsme  est 
pour  l'individu '.  » 

1,  IbiJ.,p.  20. 


LES    CONCLtSIONS    DU    THÉOLOGIEN  239 

Cette  vérité  générale  s'applique  à  la  Russie 
comme  aux  autres  nations. 

«  Le  peuple  russe  est  un  peuple  chrétien,  et,  par 
conséquent,  pour  connaître  la  vraie  idée  russe,  il 
ne  faut  pas  se  demander  ce  que  la  Russie  fera  par 
soi  et  pour  soi,  mais  ce  qu'elle  doit  faire  au  nom 
du  principe  chrétien  qu'elle  reconnaît  et  pour  le 
bien  de  la  chrétienté  universelle  à  laquelle  elle 
est  censée  appartenir.  Elle  doit,  pour  remplir 
vraiment  sa  mission,  entrer  de  cœur  et  d'âme 
dans  la  vie  commune  du  monde  chrétien  et 
employer  toutes  ses  forces  nationales  à  réaliser, 
d'accord  avec  les  autres  peuples,  cette  unité  par- 
faite et  universelle  du  genre  humain,  dont  la  base 
immuable  nous  est  donnée  dans  l'Eglise  du 
Christ  ^  » 

Soloviev  arrivait  au  cœur  de  son  sujet  :  sa 
pensée  profonde  sur  l'organisation  ecclésias- 
tique de  la  Russie. 

«  L'esprit  de  l'égoïsme  national  ne  se  laisse  pas 
sacrifier  aussi  facilement.  11  a  trouvé  chez  nous 
un  moyen  de  s'affirmer  sans  renier  ouvertement 
le  caractère  religieux  inhérent  à  la  nationalité 
russe.  Non  seulement  on  admet  que  le  peuple  russe 
est  un  peuple  chrétien,  mais  on  proclame  avec 
emphase  qu'il  est  le  peuple  chrétien  par  excel- 
lence et  que  l'Eglise  estla  vraie  base  de  notre  vie 
nationale;  mais  ce  n'est  que  pour  prétendre  que 

1.  ihid.,^.  21. 


240  VLADIMIR    SOLOVIEV 

l'Eglise  est  seulement  chez  nous,  que  nous  avons 
le  monopole  de  la  foi  et  de  la  vie  chrétienne.  De 
cette  manière,  l'Eglise  qui  est,  en  vérité,  la  roche 
inébranlable  de  l'unité  etde  la  solidarité  univer- 
selles, devient  pour  la  Russie  le  palladium  d'un 
particularisme  national  étroit,  et  souvent  même 
l'instrument  passif  d'une  politique  égoïste  et 
haineuse. 

«  Notre  religion,  en  tant  qu'elle  se  manifeste 
dans  la  foi  du  peuple  et  dans  le  culte  divin,  est 
parfaitement  orthodoxe.  L'Eglise  russe,  en  tant 
qu'elle  conserve  la  vérité  de  la  foi,  la  perpétuité 
de  la  succession  apostolique  et  la  validité  des 
sacrements,  participe,  quant  à  l'essence,  à  l'unité 
de  l'Eglise  universelle,  fondée  parle  Christ.  Et  si 
malheureusement  cette  unité  n'existe  chez  nous 
que  dans  un  état  latent  et  ne  parvient  pas  à  une 
actualité  vivante,  c'est  que  des  chaînes  séculaires 
tiennent  le  corps  de  notre  Eglise  attaché  à  un 
cadavre  immonde,  qui  l'étoulïe  en  se  décompo- 
sant. 

«  L'institution  ofïïcielle  qui  est  représentée  par 
notre  gouvernement  ecclésiastique  et  par  notre 
école  théologique  et  qui  maintient  à  tout  prix 
son  caractère  particulariste  et  exclusif,  n'est  pas 
certes  une  partie  vivante  de  la  vraie  Eglise  uni- 
verselle fondée  par  le  Christ  '.  » 

Jamais  Soloviev  n'avait  si  nettement  dis- 
tingué la  foi  populaire  de  ses  frères  russes 

1.  Ibid.,  p.  22. 


LES    CONCLLSIONS    DU    THEOLOGIEN  241 

et  l'organisation  contemporaine,  qui  prétend 
l'encadrer.  Cette  dernière,  il  la  livrait,  lui, 
si  doux,  au  jugement  d'Ivan  Aksakov,  un 
antipapiste  résolu. 

«  S'il  faut  en  croire  ses  défenseurs,  notre  Eglise 
est  un  troupeau  grand  mais  infidèle,  dont  le  pas- 
teur est  la  police  qui,  par  force,  à  coup  de  fouet, 
fait  entrer  dans  le  bercail  les  brebis  égarées.  Une 
image  semblable  répond-elle  à  la  vraie  idée  de 
l'Eglise  du  Christ?  Et  si  non,  notre  Eglise  n'est 
plus  l'Eglise  du  Christ,  et  alors  qu'est-elle  donc? 
Une  institution  d'Etat  qui  peut  être  utile  aux 
intérêts  de  l'Etat,  à  la  discipline  des  mœurs. 
Mais  l'Eglise,  il  ne  faut  pas  l'oublier,  est  un  do- 
maine où  aucune  altération  de  la  base  morale  ne 
peut  être  admise,  où  aucune  infidélité  au  principe 
vivifiant  ne  peut  rester  impunie, où,  si  l'on  ment, 
on  ne  ment  pas  aux  hommes  mais  à  Dieu.  Une 
Eglise  infidèle  au  testament  du  Christ  est  du 
monde  entier  le  phénomène  le  plus  stérile  et  le 
plus  anormal,  condamné  d'avance  par  la  parole 
de  Dieu.  Une  Eglise  qui  fait  partie  d'un  Etat  ', 
d'un  «  royaume  de  ce  monde  »,  a  abdiqué  sa  mis- 
sion et  devra  partager  la  destinée  de  tous  les 
royaumes  de  ce  monde.  Elle  n'a  plus  en  elle- 
même  aucune  raison  d'être,  elle  se  condamne  à 
la  débilité  et  à  la  mort. 

«  La  conscience  russe  n'est  pas  libre  en  Russie 

1.  Soloviev  aimait  à  redire  que  toute  Eglise,  restreinte  à 
un  Etat,  devient  rite  x  une  partie  »  de  cet  Etat,  un  rouage,  un 
service...  pour  des  intérêts  tout  humains. 

SOLOVIEV.  16 


242  VLADIMIR    SOLOVIEV 

et  la  pensée  religieuse  reste  inerte,  l'abomina- 
tion de  la  désolation  s'établit  au  lieu  saint  ;  le 
glaive  spirituel  —  la  parole  —  se  couvre  de 
rouille  supplanté  par  le  glaive  matériel  de  l'Etat; 
et,  près  de  l'enceinte  de  l'Eglise,  au  lieu  des 
anges  de  Dieu,  gardant  ses  entrées  et  ses  issues, 
on  voit  des  gendarmes  et  des  inspecteurs  de  po- 
lice, ces  gardiens  des  dogmes  orthodoxes,  ces  di- 
recteurs de  notre  conscience^.  » 

Et  voici  enfin  la  dernière  conclusion  de 
cet  examen  rigoureux,  empruntée  par  Solo- 
viev  au  même  Aksakov  : 

«  L'esprit  de  vérité,  l'esprit  de  charité,  l'esprit 
de  vie,  l'esprit  de  liberté,  c'est  son  souffle  salu- 
taire qui  fait  défaut  à  l'Eglise  russe  ^.  » 

Soloviev  reprenait  alors,  sur-le-champ,  sa 
distinction  entre  la  foi  populaire  et  le  cadre 
bureaucratique  de  l'Eglise  officielle. 

«  Une  institution  que  l'Esprit  de  la  vérité  a 
abandonnée  ne  peut  pas  être  l'Eglise  véritable  de 
Dieu.  Pour  le  reconnaître,  il  ne  faut  pas  abdiquer 
la  religion  de  nos  pères,  il  ne  faut  pas  renoncer 
à  la  piété  du  peuple  orthodoxe,  à  ses  traditions 
sacrées,  à  toutes  les  choses  saintes  qu'il  vénère. 

1.  Jbid.,  p.  27.  —  Citations  empruntées  aux  Œuvres  com- 
plètes (T.  IV,  pp.  84,  91-93,  111,  127)  d'Ivan  Serguiévitch 
Aksakov  (1823-1886),  directeur  du  groupe  slavophile  de  Moscou 
depuis  la  mort  (1800)  de  son  friJre  Constantin. 

2.1bid.,  p.  28. 


LES    CUNCLISIOXS    DU    ÏHÉOLOGIEX  243 

Il  est  évident,  au  contraire,  que  la  seule  chose 
que  nous  devons  sacrifier  à  la  vérité,  c'est  l'éta- 
blissement pseudo-ecclésiastique  si  bien  caracté- 
risé par  l'écrivain  orthodoxe,  cet  établissement 
qui  a  pour  base  la  servilité  et  l'intérêt  matériel  et 
pour  moyens  d'action  la  fraude  et  la  violence  *.  » 

L'esprit  chrétien  des  masses  populaires  et 
l'orthodoxie  réelle  de  leur  foi  positive  avaient 
le  droit  et  le  besoin  d'échapper  à  la  tutelle 
oppressive  d'une  administration,  prétendue 
ecclésiastique,  mais  contraire  en  fait  à  la  vraie 
Eglise  du  Christ. 

«  Quelles  que  soient  les  qualités  intrinsèques 
du  peuple  russe,  elles  ne  peuvent  pas  agir  d'une 
manière  normale  tant  que  sa  conscience  et  sa  pen- 
sée restent  paralysées  par  un  régime  de  violence 
et  d'obscurantisme.  Il  s'agit  avant  tout  de  don- 
ner libre  accès  à  l'air  pur  et  à  la  lumière,  d'en- 
lever les  barrières  artificielles  qui  retiennent 
l'esprit  religieux  de  notre  nation  dans  l'isole- 
ment et  l'inertie,  il  s'agit  de  lui  ouvrir  le  che- 
min droit  vers  la  vérité  complète  et  vivante.  Mais 
on  a  peur  de  la  vérité  parce  que  la  vérité  est  ca- 
tholique, c'est-à-dire  universelle.  On  veut  atout 
prix  avoir  une  religion  à  part,  une  foi  russe,  une 
Eglise  impériale.  On  n'y  tient  pas  pour  elle- 
même,  mais  on  veut  la  garder  comme  attribut 
et  comme  sanction  du  nationalisme  exclusif*.  » 

1.  ibid.,^.  28. 

2.  Ibid.,  p.  30. 


244  VLADIMIR    SOLOVIEV 

Mais  ceux  qui  ne  veulent  pas  sacrifier  leur 
égoïsme  national  à  la  vérité  universelle  ne 
peuvent  pas  être  et  ne  doivent  pas  s'appeler 
chrétiens. 

«  On  se  prépare  chez  nous  à  fêter  solennelle- 
ment le  neuvième  centenaire  du  Christianisme 
en  Russie.  Mais  il  paraît  que  ce  sera  là  une  fête 
prématurée.  A  entendre  certains  patriotes,  le 
baptême  de  saint  Vladimir,  si  efficace  pour  le 
prince  lui-même,  n'a  été  pour  sa  nation  qu'un 
baptême  d'eau,  et  il  nous  faudrait  être  baptisés 
une  seconde  fois  par  l'esprit  delà  vérité  et  le  feu 
de  la  charité.  Et  vraiment  ce  second  baptême  est 
absolument  nécessaire,  sinon  pour  la  Russie  en- 
tière, du  moins  pour  la  partie  de  notre  société 
qui  agit  et  qui  parle  aujourd'hui.  Pour  devenir 
chrétienne, elle  doit  renoncera  une  nouvelle  ido- 
lâtrie moins  grossière  mais  non  moins  absurde 
et  beaucoup  plus  pernicieuse  que  l'idolâtrie  de 
nos  ancêtres  païens  rejetée  par  saint  Vladimir. 
J'entends  cette  nouvelle  idolâtrie,  cette  folie  épi- 
démique  du  nationalisme  qui  pousse  les  peuples 
à  adorer  leur  propre  image  au  lieu  de  la  Divinité 
suprême  et  universelle'.  » 

Cette  majesté  de  Dieu  qui  règne  sur  l'uni- 
vers a  voulu  constituer  par  son  Fils  Jésus- 
Christ  une  Eglise  supérieure  à  l'espace  et  au 
temps,  une  Eglise  universelle  dans  laquelle 

1.  Ibid.,p.  31. 


LES    CONCLUSIONS    DL    THEOLOGIEN  245 

«  le  passé  et  l'avenir,  la  tradition  et  l'idéal, 
loin  de  s'exclure  mutuellement,  sont  égale- 
ment essentiels  et  indispensables'  ». 

«  Le  principe  du  passé  ou  de  la  paternité  est 
réalisé  dans  l'Eglise  par  le  sacerdoce.  Pour 
lEglise  générale  ou  catholique,  il  doit  exister  un 
sacerdoce  général  ou  international,  centralisé  et 
unifié  dans  la  personne  d'un  Père  commun  de 
tous  les  peuples,  le  Pontife  universel.  11  est  évi- 
dent, en  effet,  qu'un  sacerdoce  national  ne  peut 
pas  représenter,  comme  tel,  la  paternité  générale 
qui  doit  embrasser  également  toutes  les  nations. 
Quant  à  la  réunion  de  différents  clergés  natio- 
naux en  un  seul  corps  œcuménique,  elle  ne 
peut  être  effectuée  qu'au  moyen  d'un  centre  in- 
ternational, réel  et  permanent,  pouvant  de  droit 
et  de  fait  résister  à  toutes  les  tendances  parti- 
cularistes. 

«  L'unité  réelle  d'une  famille  ne  peut  subsis- 
ter d'une  manière  régulière  et  durable  sans  un 
père  commun  ou  quelqu'un  qui  le  remplace. 
Pour  faire  des  individus  et  des  peuples  une  fa- 
mille, une  fraternité  réelle,  le  principe  paternel 
de  la  religion  doit  être  réalisé  ici-bas  dans  une 
monarchie  ecclésiastique  qui  puisse  effectivement 
réunir  autour  d'elle  tous  les  éléments  nationaux 
et  individuels,  et  leur  servir  toujours  d'image 
vivante  et  d'instrument  libre  de  la  paternité 
céleste^.  » 

1.  Ibid.,p.  36. 

2.  Ibid.,p.  37. 


246  VLADIMIR    SOLOVIEV 

Le  patriotisme  sincère  autant  que  le  véri- 
table esprit  chrétien  devraient  donc  pousser 
tous  les  Russes  à  promouvoir  une  transfor- 
mation religieuse  de  leur  patrie  : 

«  Grâce  à  ses  conditions  historiques,  la  Russie 
nous  présente  le  développement  le  plus  complet, 
l'expression  la  plus  pure  et  la  plus  puissante  de 
l'Etat  national  absolu,  rejetant  l'unité  de  l'Eglise 
et  supprimant  la  liberté  religieuse.  Si  nous 
étions  un  peuple  païen,  il  nous  serait  bien  possi- 
ble de  nous  cristalliser  définitivement  dans  un 
tel  état.  Mais  le  peuple  russe  est  chrétien  au  fond 
de  son  âme,  et  le  développement  excessif  qu'a 
pris  chez  lui  le  principe  anti-chrétien  de  l'Etat 
absolu,  n'est  que  le  revers  d'un  principe  vrai,  ce- 
lui de  l'Etat  chrétien,  de  la  royauté  du  Christ'.  » 

Or  un  changement  de  front  est  possible 
encore:  et,  comme  il  est  obligatoire,  il  ré- 
serve à  la  Russie,  si  elle  y  consent,  les  plus 
grandes  gloires. 

«  L'Empire  russe,  isolé  dans  son  absolutisme, 
n'est  qu'une  menace  pour  la  chrétienté,  une  me- 
nace de  luttes  et  de  guerres  sans  fin.  L'Empire 
russe,  voulant  servir  et  protéger  l'Eglise  univer- 
selle et  l'organisation  sociale,  apportera  dans  la 
famille  des  peuples  la  paix  et  la  l)énédiction^.  » 

Cette  étude  sur  l'Idée    russe   aboutissait 

1.  Ibid.,  p.  44-45. 

2.  [bid.^  p.  45. 


LES    CONCLUSIONS    DU    THEOLOGIEN  247 

enfin  à  une  formule  décisive,  conclusion  non 
seulement  de  la  brochure  de  Soloviev,  mais 
de  toute  son  activité  intellectuelle  et  de  toute 
sa  vie  : 

«  L'idée  russe,  le  devoir  historique  de  la  Rus- 
sie nous  demande  de  nous  reconnaître  solidai- 
res de  la  famille  universelle  du  Christ...  Si  cette 
idée  n'a  rien  d'exclusif  et  de  particulariste, 
si  elle  n'est  qu'un  nouvel  aspect  de  l'idée  chré- 
tienne elle-même,  si,  pour  accomplir  cette  mis- 
sion nationale,  il  ne  nous  faut  pas  agir  contre  les 
autres  nations,  mais  avec  elles  et  pour  elles,  — 
c'est  là  la  grande  preuve  que  cette  idée  est  vraie. 
Car  la  Vérité  n'est  que  la  forme  du  Bien,  et  le 
Bien  ne  connaît  pas  d'envie^.  » 

II 

Ces  déclarations  en  préparaient  une  autre 
plus  décisive  :  la  conférence  de  1888  sur 
Vidée  russe  annonçait  le  livre  de  1889  sur 
La  Russie  et   V Eglise  universelle'^.  Dans  cet 

1.  Ibid.,  p.  46,  fin.  —  La  brochure  sur  L'Idée  russe  fut 
envoyée  à  Rome  par  Mgr  Sirossmayer.  Le  cardinal  Rarapolla 
écrivait,  le  23  juillet  1888  :  J'ai  remis  la  brochure  au  Saint- 
Père  «  ea  addens  quae  de  auctore  opusculi  et  de  conversione 
in  praefatis  litteris  patefaciebas.  Sensa  haec  Sanctitas  sua, 
quae  omnes  populos  ad  Christi  ovile  reducere  intense  cupit, 
et  probavit  et  laudibus  prosecuta  est,  ac  Deum  ferventer 
exorat,  qui  id  munus  omnipotenti  sua  gratia  hoc  miraculum 
patrare  potest,  ut  communia  desideria  exaudiat  ».  (Cité  par 
J5'  Sfctozar  Ritig,  d'après  les  Archives  diocésaines  d'Agram, 
dans  Acta  II  conventus  Velehradensis,  1910,  Prague.) 

2.  Edité  à  Paris  chez  Savine  :    1889,  in-12,  LXXVII-336   p. 


248  VLADIMIR    SOLOVIEV 

ouvrage  extraordinaire,  le  mysticisme  social 
du  livre  troisième  surprend  un  peu  le  théo- 
logien d'Occident:  la  hardiesse  des  paraboles 
et  la  trame  continue  du  symbolisme  sont 
familières  aux  Orientaux,  elles  étonnent  par- 
fois notre  goût  plus  sévère.  Certaines  com- 
paraisons et  analogies  pouvaient  ne  point 
heurter  dans  le  vocabulaire  slave,  elles  se 
transposent  difficilement  en  français. 

Malgré  les  déficits  de  cette  dernière  partie, 
l'ensemble  de  l'œuvre  est  remarquable,  «  ad- 
mirable de  savoir,  de  logique  etd'éloquence  », 
dit  M.  Tavernier^. 

Elle  débute  par  une  longue  Introduction. 
L'auteur  y  traçait,  à  grands  traits,  l'histoire 
des  déformations  principales  qui  avaient 
menacé  la  pensée  et  la  pratique  chrétiennes 
depuis  le  premier  établissement  de  l'Eglise. 
11  constatait  «  les  contradictions  intérieures 
de  cet  individualisme  révolutionnaire  ^  »  où 
se  débat  le  monde  moderne;  il  les  considé- 
rait comme  logiquement  provoquées  par  les 
habitudes  des  prétendus  chrétiens  qui  refu- 
saient de  conformer  à  leur  foi  spéculative  la 
pratique  de  leur  vie  publique. 

«  L'humanité  a  cru  qu'en  professant  la  divinité 
du  Christ,  elle   était  dispensée  de  prendre   au 

1.  Article  cité,  p.  9. 

2.  La  Russie  et  l'Eglise  universelle,  p.    XI. 


LES    CONCLUSIONS    DU    THEOLOGIEN  249 

sérieux  ses  paroles.  On  a  arrangé  certains  textes 
évangéliques  de  manière  à  en  tirer  tout  ce  qu'on 
voulait,  et  on  a  fait  la  conspiration  du  silence 
contre  d'autres  textes  qui  ne  se  prêtaient  pas  aux 
arrangements.  On  répétait  sans  cesse  le  comman- 
dement :  «  Rendez  à  César  ce  qui  est  à  César,  et  à 
Dieu  ce  qui  esta  Dieu  »  —  pour  sanctionner  un 
ordre  de  choses  qui  donnait  à  César  tout,  et  à 
Dieu  —  rien...  Quant  aux  paroles  :«  7o«^  pouvoir 
m'est  donné  dans  les  cieux  et  sur  la  terre  »  —  on 
ne  les  citait  pas.  On  acceptait  le  Christ  comme 
sacrificateur  et  comme  victime  expiatoire,  mais 
on  ne  voulait  pas  de  Christ-Roi...  Ainsi  l'his- 
toire a  vu  et  nous  voyons  encore  le  phénomène 
étrange  d'une  société  qui  professe  le  christia- 
nisme comme  sa  religion  et  qui  reste  païenne  — 
non  pas  dans  sa  vie  seulement,  mais  quant  à  la 
loi  de  sa  vie  ' .  » 

Selon  la  loi  de  charité  que  le  Christ  a  en- 
seignée aux  hommes  pour  les  diviniser,  le 
Royaume  de  Dieu  devrait  se  constituer  sur 
terre  par  l'Eglise  universelle;  en  elle  se  réa- 
liserait la  triple  union,  si  souvent  louée  par 
Soloviev  dans  ses  ouvrages  russes  :  Viinion 
sacerdotale  ou  organisation  hiérarchique  de 
l'Eglise  proprement  dite,  Viinion  royale  ou 
entente  des  gouvernants  pour  former  l'Etat 
vraiment    chrétien,    Vunioii  prophétique  ou 

1.  Ibid.,  p.  XII. 


250  VLADIMIR    SOLOVIEV 

action  des  saints  pour  inculquer  à  la  société 
chrétienne  le  véritable  Esprit  de  Dieu  '. 

Notre-Seigneur  priait  pour  que  tous  ses 
fidèles  fussent  un,  ut  omnes  unum  sint.  Or, 
«  tous  sont  un  dans  l'Eglise  par  Tunité  de  la 
hiérarchie,  de  la  foi  et  des   sacrements ^  ». 

«  L'Institution  sacerdotale  est  un  fait  ac- 
compli'^. »  Mais  l'Etat,  où  tous  devraient  être 
«  unifiés  par  la  justice  et  par  la  loi  »,  com- 
ment accomplira-t-il  sa  mission,  sinon  «  en 
se  soumettant  à  l'Eglise  qui  lui  fournit  la 
sanction  morale  et  religieuse  et  la  base  réelle 
de  son  œuvre  »  ?  Ce  que  sera  «  l'Etat  dans 
son  rapport  avec  le  christianisme  »,  voilà 
pratiquement  un  problème  capital  «  pour  les 
destinées  historiques  de  l'humanité  ». 

A  coup  sûr,  une  société  intégralement 
chrétienne,  c'est-à-dire  librement  charitable 
dans  sa  totalité,  demeurera  toujours  un  idéal 
irréalisé  sur  la  terre  ;  mais  les  attitudes  des 
Etats  et  des  gouvernants  devant  l'Eglise 
universelle  et  les  doctrines  qui  les  inspirent, 
selon  qu'elles  entraveront  ou  aiderontl'action 
sacerdotale  et  l'action  des  saints,  contribue- 
ront puissamment  à  promouvoir  ou  à  retarder 
la  fraternité  surnaturelle  de  tous  en  Jésus- 


1.  fùiJ.,p.  XVI. 

2.  /bid.,p.  XVIII. 

3.  Ibid.,  p.  xix. 


LES    CONCLUSIONS    DU    THEOLOGIEN  251 

Christ,  «  la  communion  spirituelle  de  tous 
les  hommes  régénérés  ot  devenus  fils  du 
second  Adam  ^  »,  seul  lien  de  véritable  et 
efficace  solidarité  entre  les  nations  comme 
entre  les  individus. 

Les  pages  suivantes  analysent  par  grandes 
esquisses,  mais  avec  des  perspectives  pro- 
fondes, les  luttes  livrées  depuis  Constantin 
autour  de  cette  conception  de  l'Etat  chrétien  : 
alternatives  de  succès  et  de  revers  où  le  pa- 
ganisme pratique  ne  cessait  de  réagir  contre 
l'enseignement  de  Jésus-Christ,  contre  son 
esprit,  contre  son  Eglise. 

«  Au  lieu  de  sacrifier  sa  réalité  païenne, 
l'Empire  byzantin  essaya,  pour  se  justifier, 
d'altérer  la  pureté  de  l'idée  chrétienne.  »  De 
là  résulte  la  faveur  presque  continue  du  pou- 
voir impérial  pour  «  toutes  les  hérésies  — 
compromis  entre  la  vérité  et  l'erreur,  qui 
afiligèrent  la  chrétienté  depuis  le  iv"  jusqu'au 
IX*  siècle  ». 

«  Le  rapport  intime  de  l'Etat  avec  l'Eglise 
suppose  la  primauté  de  celle-ci,  puisque  le 
divin  est  antérieur  et  supérieur  à  l'humain. 
L'hérésie  attaquait  précisément  l'unité  par- 
faite du  divin  et  de  l'humain  dans  Jésus- 
Christ  pour  saper  par  la  base  le  lien  organi- 

1.  Ibid.,  p.  XX. 


252  VLADIMin    SOLOVIEV 

que  de  l'Eglise  avec  l'Etat  et  pour  attribuer 
à  ce  dernier  une  indépendance  absolue'.  » 
Cette  tendance  impérialiste  et  païenne  vers 
la.  séparation^  par  opposition  à  la  tendance 
unifiante  et  catholique  du  vrai  christianisme, 
Soloviev  la  signalait  en  un  paragraphe  éner- 
gique dans  chacune  des  hérésies  arienne, 
nestorienne,  monophysite,  iconoclaste-. 

Vaincu  par  la  résistance  pontificale  pour 
chacun  de  ces  efforts  partiels,  le  despotisme 
antichrétien  des  empereurs  de  Byzance  atta- 
qua enfin  directement  ce  qui  est,  dans  l'Eglise 
chrétienne,  comme  «  la  réalisation  maté- 
rielle du  divin,  point  matériellement  fixé, 
centre  d'action  extérieur  et  visible,  image  et 
instrument  du  pouvoir  divin  :  le  siège  apos- 
tolique de  Rome  —  cette  icône  miraculeuse 
du  christianisme  universel^  ». 

«  Un  combat  décisif  devait  être  livré  par 
l'empire  pseudo-chrétien  de  Byzance  à  la  pa- 
pauté orthodoxe,  qui  était  non  seulement  la 
gardienne  infaillible  de  la  vérité  chrétienne, 
mais  encore  la  première  réalisation  de  cette 
vérité  dans  la  vie  collective  du  genre  hu- 
main^. » 

Ainsi,  après  «  l'ère  des  hérésies  impéria- 

1.  Ibid..  p.  XXV. 

2.  Ibid.,  p.  XXVI-XXIX. 

3.  Ibid.,  p.  XXIX. 

4.  Ibid.,  p.  XXX. 


LES    CONCLUSIONS    DL    THEOLOGIEN  253 

les  »,■  commençait  «  révolution  du  byzanti- 
nisme  «  orthodoxe  », nouvelle  phase  de  l'esprit 
antichrélien*  ». 

«  Le  rôle  décisif  dans  cette  partie  de  l'his- 
toire fut  joué  par  un  troisième  parti  »  qui 
n'avait  ni  le  courage  des  grands  Confesseurs 
orientaux  de  l'Eglise  (Athanase,  Ghrysos- 
tonie...),  ni  la  perversité  des  hérésiarques. 
«  La  grande  majorité  du  haut  clergé  grec 
appartenait  à  ce  parti  que  nous  pouvons 
appeler  semi-orthodoxe  ou  plutôt  orthodoxe- 
anlicatholique.  »  Attachés  au  dogme  par  con- 
viction, routine  ou  tradition,  «  ils  n'avaient 
rien  en  principe  contre  l'unité  de  l'Eglise 
universelle,  mais  seulement  à  la  condition 
que  le  centre  de  cette  unité  se  trouvât  chez 
eux;  et,  puisque  défait  ce  centre  se  trouvait 
ailleurs,  ils  aimaient  mieux  être  grecs  que 
chrétiens...  Comme  chrétiens,  ils  ne  pou- 
vaient pas  être  césaropapistes  en  principe  ; 
mais,  comme  patriotes  grecs  avant  tout,  ils 
préféraient  le  césaropapisme  byzantin  à  la 
papauté  romaine^  ». 

Ces  réactions  anticatholiques,  antipapistes, 
se  manifestèrent  d'abord  après  chaque  héré- 
sie :  aussitôt  que  tombait  le  premier  enthou- 
siasme des  victoires  de  l'Orthodoxie  catho- 

1.  Ibid. 

2.  Ibid.,  p.  XXXIII. 


254  VLADIMIR    SOLOVIEV 

lique,  une  partie  considérable  de  la  hiérar- 
chie orientale  regrettait  qu'elles  fussent  dues 
aux  pontifes  romains'.  Il  fallait  aviser. 

La  solution  du  problème  fut  enfin  trouvée 
par  Photius  :  on  enlèverait  aux  Papes  tout 
prétexte  à  intervenir  en  Orient  si  les  empe- 
reurs voulaient  bien  s'abstenir  de  légiférer 
en  matière  dogmatique;  rassuré  de  ce  côté, 
le  parti  des  orthodoxes  anticatholiques  tolé- 
rerait volontiers  «  un  état  politique  et  social 
purement  païen-  ».  Le  pacte  fut  conclu  sur 
cette  base.  «  Les  empereurs  embrassèrent  à 
tout  jamais  V orthodoxie  comme  dogme 
abstrait,  et  les  hiérarques  orthodoxes  béni- 
rent in  secula  seculorum  le  paganisme  de  la 

vie  publique Fait  significatif  et  pas  assez 

remarqué  :  depuis  842,  il  n'y  eut  plus  un 
seul  empereur  hérétique  ou  hérésiarque  à 
Gonstantinople^.  »  Le  but  de  ce  pacte,  c'était 
de  proclamer  ensemble  le  particularisme  de 
l'Orient,  son  indépendance  vis-à-vis  du  pape, 
son  insouciance  à  l'égard  de  l'Eglise  uni- 
verselle. 

Aussi  «  cette  soi-disant  orthodoxie  byzan- 
tine n'était  en  vérité  (\\xe  V hérésie  rentrée... 
Cette  contradiction    profonde   entre  l'ortho- 

1.  Ibid.,Y>.  XXXIV-XLIII. 

2.  Ibid.,  p.  XLV. 

3.  Ibid.,  p.  XLVI. 


LES    CON'CLUSIONS    DU    THEOLOGIEN  255 

doxie  professée  et  l'hérésie  pratiquée  était  un 
principe  de  mort  pour  l'empire  byzantin.  C'est 
là  la  vraie  cause  de  sa  ruine'  ».  L'Islam  avait 
été  préparé  par  le  Bas-Empire.  «  Si  l'on  ne 
tenait  pas  compte  du  long  travail  anti-chré- 
tien du  Bas-Empire,  il  n'y  aurait  rien  de  plus 
surprenant  que  la  facilité  et  la  rapidité  de  la 
conquête  musulmane.  Cinq  années  suffirent 
pour  réduire  à  une  existence  archéologique 
trois  grands  patriarcats  de  l'Eglise  orientale. 
Il  n'y  avait  pas  là  de  conversions  à  faire,  il 
n'y  avait  qu'un  vieux  voile  à  déchirer^.  » 

La  Providence  transfère  aux  Francs  et  aux 
Allemands  la  mission  de  fonder  l'Etat  chré- 
tien. «  Cette  transmission  fut  accomplie  par 
le  seul  pouvoir  chrétien  qui  avait  le  droit  et 
l'obligation  de  le  faire  —  parlepouvoirde  saint 
Pierre,  possesseur  des  clefs  du  royaume^.  » 

Efforts  sincères  pour  accomplir  cette  mis- 
sion, grandeur  chrétienne  et  royale  de  Ghar- 
lemagne  et  d'Othon,  de  saint  Henri  et  de 
saint  Louis,  mais  jalousie  de  leurs  succes- 
seurs, l'empereur  Henri  IV  ou  le  roi  Philippe 
le  Bel,  contre  la  papauté.  Bienfaits  politiques 
de  cette  papauté  dans  l'ordre  même  temporel 

1.  Ibid.,  p.  XLVI-XLVIII. 

2.  Ibid.,  p.  L. 

3.  Ibid.,  p.  LI. 


256  VLADIMIR    SOLOVIEV 

avec  Grégoire  VII,  Innocent  III,  Innocent  IV, 
«  hommes  tout  à  fait  exceptionnels  »,  capables 
de  «  s'appliquer  auxparticiilarités  d'une  poli- 
tique mondaine  vaste  et  compliquée,  en  les 
subordonnant  toujours  au  but  spirituel  et 
universel  »  ;  puis  fautes  personnelles  des 
hommes  «  plus  nombreux  qui  ont  abaissé  la 
religion  jusqu'au  niveau  des  choses  maté- 
rielles ^  ».  Voilà  les  succès  et  les  revers  du 
Bien  au  Moyen  Age. 

Même  alors,  la  papauté,  ne  rencontrant 
autour  d'elle  aucun  Etat  vraiment  dévoué, 
n'arrive  pas  à  constituer  profondément  en 
organisation  chrétienne  et  catholique  la  so- 
ciété occidentale.  «  La  paix  chrétienne  n'exis- 
tait pas...  et  une  intervention  surnaturelle ~  a 
pu  seule  sauver  l'existence  nationale  de  la 
France  3.  » 

Les  nations  et  les  Etats  modernes  ont 
essayé  de  faire  mieux  que  TEglise  —  sans 
l'Eglise.  ]\Ialgré  les  progrès  matériels,  quels 
résultats  ont  été  obtenus?  —  Le  militarisme 
universel,  les  haines  nationales,  l'antago- 
nisme social,  la  lutte  des  classes,  et,  dans  les 
individus,  un    abaissement  progressif  de  la 

1.  Ibid.,  p.  LII-LVI. 

2.  Cette  réflexion  d'un  écrivain  russe,  plusieurs  années 
avant  que  la  B.  Jeanne  d'Arc  fût  déclarée  vénérable,  n'est-elle 
pas  digne  d'attention  ? 

3.  Ibid.,  p.  LYII. 


LES    CONCLUSIONS    DU    THÉOLOGIEN  257 

force  morale,  —  voilà  le  bilan  de  l'Europe 
sécularisée^  à  la  fin  du  xix«  siècle  ' . 

Devant  ces  impuissances  du  passé,  le  pa- 
triotisme ardent  de  Soloviev  s'enflammait. 
«  Le  caractère  profondément  religieux  et 
monarchique  du  peuple  russe,  quelques  faits 
prophétiques  dans  son  passé,  la  masse  énorme 
et  compacte  de  son  Empire,  la  grande  force 
latente  de  l'esprit  national  en  contraste  avec 
la  pauvreté  et  le  vide  de  son  existence  actuelle 
— tout  cela  parait  indiquer  que  la  destinée  de 
la  Russie  est  de  fournir  à  l'Eglise  universelle 
le  pouvoir  politique  qui  lui  est  nécessaire 
pour  sauver  et  régénérer  l'Europe  et  le 
monde '-.  » 

Comment  put-on  jamais  suspecter  le  pa- 
triotisme d'un  chrétien  qui  ambitionnait  pour 
son  pays  une  telle  mission?  Le  moyen  im- 
médiat de  la  préparer  et  le  premier  devoir, 
à  ses  yeux,  c'était  «  d'établir  un  lien  moral 
et  intellectuel  entre  la  conscience  religieuse 
de  la  Russie  et  la  vérité  de  l'Eglise  univer- 
selle ^  ». 

Cette  dernière  formule  définissait  le  but 
du  livre.  Il  est  essentiel  de  la  retenir  pour 
comprendre   la  marche  de  l'auteur,  et  pour 

1.  Ibid.,  p.  LVIII. 

2.  Ibid.,  p.  LIX. 

3.  Ibid. 

SOLOVIEV.  17 


258  VLADIMIR    SOLOVIEV 

ne  point  s'étonner  des  conceptions  symboli- 
ques du  troisième  livre  :  l'auteur  écrit  en 
français  mais  pour  des  Russes;  il  connaît  les 
cadres  habituels  de  leur  pensée,  et  ses  lec- 
teurs ont  été  entraînés  à  discerner  la  lumière 
sous  le  voile  de  ses  paraboles. 

Une  de  ces  paraboles, modeste  et  touchante, 
terminait  la  longue  Introduction. 

Un  sanctuaire  doit  être  construit,  dont 
l'architecte,  avant  de  s'éloigner,  a  tracé  le 
plan  général  et  posé  les  fondements.  «  Je  vous 
laisse,  dit-il  à  ses  disciples,  les  fondements 
inébranlables  du  Temple,  posés  par  moi,  et 
le  plan  général  que  j'ai  tracé  :  cela  vous  suf- 
fira si  vous  êtes  fidèles  à  votre  devoir.  Et 
moi-même  je  ne  vous  abandonne  pas  :  en  es- 
prit et  en  pensée  je  serai  toujours  avec  vous.  » 

Bientôt  après,  les  groupes  d'ouvriers  se 
querellèrent.  Certains  prétendirent  «  que 
rien  n'empêchait  d'abandonner  les  fonde- 
ments posés  et  de  bâtir  sur  un  autre  empla- 
cement »  pourvu  que  le  plan  fût  respecté  ; 
«  ces  gens  allèrent,  dans  la  chaleur  de  la 
querelle,  jusqu'à  affirmer  (contrairement  à 
leur  propre  sentiment  maintes  fois  mani- 
festé;, que  le  maître  n'a  jamais  ni  posé  ni  in- 
diqué les  fondements  du  Temple  ».  D'autres 
réservaient  au  maître  lui-même  pour  l'épo- 
que   de    son    retour    l'accomplissement    de 


LES  CONCLUSIONS  DU  THEOLOGIEN      259 

l'œuvre.  Beaucoup  de  ces  ouvriers,  «  après 
de  vains  efforts  pour  bâtir  sur  un  autre  em- 
placement, cessèrent  le  travail...  ;  les  plus 
zélés  d'entre  eux  consacrèrent  leur  vie  à  mé- 
diter sur  le  projet  du  Temple  idéal...,  mais 
la  majorité  se  contentait  de  penser  au  Tem- 
ple un  jour  par  semaine... 

«  Il  se  trouva  cependant  parmi  ces  ouvriers 
séparatistes  quelques-uns  qui  tombèrent 
entre  autres  sur  cette  parole  du  grand  archi- 
tecte :  voici  les  fondements  inébranlables  que 
fai  posés  ;  cest  sur  eux  que  mon  Temple  doit 
être  construit;  et  il  se  trouva  un  ouvrier  qui 
dit  :  Reconnaissons  nos  torts,  rendons  toute 
la  justice  et  tous  les  honneurs  à  nos  anciens 
compagnons,  réunissons-nous  avec  eux  au- 
près du  grand  édifice  commencé...  ;  il  nous 
Tant  nous  réunir  tous  pour  élever  sur  les 
fondements  donnés  l'édifice  tout  entier. 

«  L'exhortation  de  cet  ouvrier  parut  étrange 
à  la  plupart  de  ses  compagnons.  Les  uns  l'ap- 
pelèrent utopiste,  d'autres  l'accusèrent  d'or- 
gueil et  de  présomption.  Mais  la  voix  de  la 
conscience  lui  disait  clairement  que  le  maître 
absent  était  avec  lui  en  esprit  et  en  vérité'.  » 


Entre    cette    longue    préface    et    le    livre, 

1.  Ibid.,  p.^LXI-LXVI. 


260  VLADIMIR    SOLOVIEV 

Soloviev  avait  inséré  une  solennelle  déclara- 
tion, profession  explicite  de  sa  foi,  suivie 
d'une  prière  ardente  de  patriote  et  de  chré- 
tien. 

Voici  d'abord  la  profession  de  foi  : 

«  Gomme  membre  de  la  vraie  et  vénérable 
Eglise  orthodoxe  orientale  ou  gréco-russe  qui 
ne  parle  pas  par  un  synode  anticanonique  ni 
par  des  employés  du  pouvoir  séculier,  mais 
par  la  voix  de  ses  grands  Pères  et  docteurs, 
je  reconnais  pour  juge  suprême  en  matière  de 
religion  celui  qui  a  été  reconnu  comme  tel 
par  saint  Irénée,  saint  Denis  le  Grand,  saint 
Athanase  le  Grand,  saint  Jean  Chrysostome, 
saint  Cyrille,  saint  Flavien,  le  bienheureux 
Téodoret  (.v/r),  saint  Maxime  le  Gonfesseur, 
saint  Téodore  le  Studite,  saint  Ignace,  etc. 
—  à  savoir  l'apôtre  Pierre,  qui  vit  dans  ses 
successeurs  et  qui  n'a  pas  entendu  en  vain 
les  paroles  du  Seigneur  :  «  Tu  es  Pierre  et 
sur  cette  pierre  j'édifierai  mon  Eglise.  — 
Gonfirme  tes  frères.  —  Pais  mes  brebis,  pais 
mes  agneaux  '.  » 

Remarquable  déjà,  le  souci  très  légitime 
de  se  réclamer  de  la  grande  tradition  orien- 
tale pour  se  proclamer  docile  aux  successeurs 

1.  Ibid.,  p.  LXVI. 


LES  CONCLUSIONS  DU  THÉOLOGIEN      261 

de  Pierre.  Plus  remarquable  encore,  à  ce 
point  de  vue,  la  prière  à  saint  Pierre  pour 

les  «  cent  millions   de  chrétiens    russes , 

monde  plein  de  force  et  de  désirs,  mais  sans 
conscience  claire  de  sa  destinée  ».  Leur  heure 
est  venue  de  s'universaliser  enfin  pour  pro- 
mouvoir, dans  l'histoire  du  monde  à  venir,  le 
Pioyaume  de  Dieu,  «  la  théocratie,  le  christia- 
nisme pratiqué  dans  la  vie  publique,  la  poli- 
tique christianisée  ».  Ce  programme  com- 
prend «  la  liberté  pour  les  opprimés,  la 
protection  pour  tous  les  faibles,  la  justice 
sociale  et  la  bonne  paix  chrétienne  ».  — 
«  Ouvre-leur  donc,  porte-clef  du  Christ,  et 
que  la  porte  de  l'histoire  soit  pour  eux  et 
pour  le  monde  entier  la  porte  du  Pioyaume 
de  Dieu^  » 

Après  cette  Introduction,  le  livre  premier 
précisait  L'Etat  religieux  de  la  Russie  et  de 
l'Orient  chrétien  ;  le  livre  deuxième  démon- 
trait l'autorité  de  la  Monarchie  ecclésiastique 
fondéepar  Jésus-Christ  ;  le  dernier  livre  cher- 
chait à  formuler  une  Application  sociale  du 
principe  trinitaire. 

Nous  n'analyserons  pas  en  détail  ces  trois 
livres,  dont  nous  espérions  donner  prochai- 
nement une  nouvelle  édition  annotée.  11  nous 

1.  Ibid..  p.  LXVII. 


262  VF.ADTMIR    SOLOVIEV 

suffira  de  relever,  comme  pour  l'Introduc- 
tion, les  réflexions  essentielles  qui  mani- 
festent les  conclusions  personnelles  de  So- 
loviev  :  c'est  sa  pensée  profonde  que  nous 
essayons  de  dégager  dans  tout  notre  vo- 
lume. 

Le  premier  livre,  tout  émaillë  de  remar- 
ques piquantes,  évite  l'austérité  d'une  dé- 
monstration régulière  contre  le  séparatisme 
ecclésiastique.  Gependantles  arguments  gar- 
dent toute  leur  force  ;  présentés  de  façon  tou- 
jours concrète  et  très  actuelle,  ils  acquièrent 
même  un  singulier  relief.  Soloviev  insiste 
spécialement  sur  la  distinction  que  nous  avons 
déjà  signalée  :  V«  orthodoxie  »  du  peuple 
russe  mérite  son  nom,  car  le  peuple  est  ca- 
tholique dans  sa  foi  et  dans  sa  piété;  seule 
«  la  pseudo-orthodoxie  des  théologiens  » 
officiels  est  anticatholique.  «  Cette  pseudo- 
orthodoxie de  notre  école  théologique  qui 
n'a  rien  de  commun  avec  la  foi  de  l'Eglise 
universelle  ni  avec  la  piété  du  peuple  russe, 
ne  contient  aucun  élément  positif  ^  »  Réduite 
à  en  appeler,  depuis  mille  ans,  à  un  concle 
œcuménique  qu'elle  doit  en  même  temps 
déclarer  impossible,  elle  ne  peut  exister  que 
par  le  bon  plaisir  et  sous  la  dépendance  du 

1.  LÏM'e  I,  cliaj).  III,  p. 18. 


LES    CONCLUSIONS    DU    THÉOLOGIEN  263 

pouvoir  temporel '.  Aucune  définition  posi- 
tive de  l'Eglise  n'existe  en  Russie,  aucune 
n'y  est  possible  :  ni  la  hiérarchie  officielle,  ni 
les  dissidents  du  raskol,  ni  les  slavophiles 
de  bonne  volonté  ne  seraient  capables  de 
justifier  leur  notion  d'Eglise-. 

Les  non-catholiques  sacrifient  toujours  l'un 
des  deux  éléments — divin  et  humain — qui  doi- 
vent constituer  l'Eglise  militante  du  Verbe 
Incarné;  ils  ont  peur  des  contrastes  néces- 
saires, qui  s'harmonisent  grâce  à  cette  pre- 
mière union  :  contraste  de  l'unité  et  de  la 
diversité,  contraste  de  l'autorité  hiérarchi- 
que et  de  l'adhésion  libre  des  consciences, 
contraste  de  l'infaillibilité  doctrinale  et  des 
impuissances  devant  le  mystère,  contraste  de 
la  sainteté  foncière  et  des  souillures  indivi- 
duelles, contraste  de  la  vitalité  toute  spi- 
rituelle et  des  indigences  matérielles, 
contraste  de  la  diffusion  universelle  et  de 
l'inimitié  universelle  contre  son  centre  inter- 
nationaP.  Pour  éviter  ces  contrastes,  on  aban- 
donne, sur  chaque  point, un  desdeuxéléments 
voulus  par  Jésus-Christ  ;  l'autre  qu'on  croyait 
sauver  s'écroule  à  l'instant.  Par  exemple, 
«  les    partisans  de  l'Eglise  orientale  séparée 

1.  Ibid.,  chap.  IV,  p.  24-33. 

2.  Ibid.,  chap.  V,  p.  33-37. 

3.  Ibid.,  chap.  V-VII,  p.  36-57. 


264  VLADIMIR    SOLOVIEV 

ne  demandent  pas  mieux  que  de  lui  attri- 
buer une  unité  réelle  et  positive  M)  ;  et  le 
nom  même  qu'ils  lui  donnent  exprime  un 
dualisme  national  :  ils  l'appellent  officielle- 
ment Eglise  gréco-russe'^-. 

Ni  la  foi  ni  la  pratique  ne  manifestent  plus 
d'unité  :  sur  la  première  incorporation  à  l'E- 
glise, sur  le  baptême,  le  dogme  de  Constan- 
tinople  contredit  celui  de  Pétersbourg;  il  en 
résulte  que  pratiquement  le  même  chrétien 
passe  en  Russie  pour  un  orthodoxe,  et  pour 
un  païen  devant  le  patriarche  orthodoxe  de 
Turquie.  D'une  fraction  à  l'autre  de  cette 
Eglise  orientale,  les  divergences  les  plus 
graves,  portées  jusqu'à  menace  ou  effet  d'ex- 
communication mutuelle,  sont  constantes  ;  le 
silence  empêche  seul  la  répétition  trop  fré- 
quente des  ruptures  publiques-^. 

Une  seule  note  est  commune  à  toutes  ces 
Eglises  autocéphales  :  «  Un  clergé  qui  veut 
être  national  et  rien  que  national,  doit —  bon 
gré,  mal  gré  —  reconnaître  la  souveraineté 
absolue  du  gouvernement  séculier.  La  sphère 
de  l'existence  nationale  ne  peut  avoir  en 
elle-même  qu'un  seul  et  unique  centre,  le  chef 
de  l'Etat. 


1.  Ibid.,  p. 58. 

2.  Ibid.,  p. 59. 

3.  Ibid.,  cbap.  VIII.  p.  59-C6. 


LES  CONCLUSIONS  DU  THEOLOGIEN      265 

«  L'épiscopat  d'une  Eglise  particulière  ne 
peut,  parrapport  à  l'Etat,  prétendre  à  la  souve- 
raineté du  pouvoir  apostolique  qu'en  ratta- 
chant réellement  la  nation  au  Royaume  Uni- 
versel ou  international  du  Christ.  Une  Eglise 
nationale, sielle  ne  veutpassesoumettre  àl'ab- 
solutisme  de  l'Etat,  c'est-à-dire  cesser  d'être 
Eglise...  doit  nécessairement  avoir  un  appui 
réel  en  dehors  de  l'Etat  et  de  la  nation*...  » 

Un  dernier  chapitre  de  ce  premier  livre 
appréciait  l'idée  bizarre  d'établir  un  centre 
religieux,  «  une  quasi-papauté  »  soit  à  Cons- 
tantinople,  soit  à  Jérusalem 2.  Après  ces  dé- 
monstrations, Soloviev  avait  le  droit  de  souli- 
gner sa  conclusion  :  «  Avant  tout  il  faut  nous 
reconnaître  pour  ce  que  nous  sommes  en 
réalité,  une  partie  organique  du  grand  corps 
chrétien  —  et  affirmer  notre  solidarité  intime 
avec  nos  frères  de  l'Occident  qui  possèdent 
l'organe  central  qui  nous  manque.  Cet  acte 
moral,  cet  acte  de  justice  et  de  charité  serait 
par  lui-même  un  progrès  immense  pour  nous 
et  la  condition  indispensable  de  tout  progrès 
ultérieur^.  » 

C'est  surtout  dans  le  second  livre  de  La 
Russie  et  l'Eglise  universelle  que  Soloviev  a 

1.  Ibid.,  ch.  IX,  p.  67-76. 

2.  Ibid.,  ch.  X,  p.  77-83. 

3.  Ibid.,  p.  82-83. 


266  VLADIMIR    SOLOVIEV 

condensé  les  conquêtes  nouvelles  et  défini- 
tives de  sa  pensée.  Quatorze  chapitres  pré- 
cisent, par  l'Ecriture  et  par  la  Tradition,  en 
face  des  objections  anciennes  et  modernes, 
naturalistes  ou  orthodoxes,  la  nature  et  les 
pouvoirs  de  La  Monarchie  ecclésiastique  fon- 
dée par  Jésus-Christ. 

Déjà,  au  cours  du  premier  livre,  les  néces- 
sités de  la  discussion  avaient  amené  des  thè- 
ses comme  celles-ci  : 

«  La  papauté  actuelle  n'est  pas  une  usur- 
pation arbitraire  mais  un  développement  lé- 
gitime des  principes  qui  étaient  en  activité 
manifeste  avant  la  division  de  l'Eglise  et 
contre  lesquels  cette  Eglise  n'a  jamais  pro- 
testé ' .  » 

«  Ayant  annoncé  dans  sa  prière  pontifi- 
cale l'unité  de  tous  comme  la  fin  de  son  œu- 
vre, le  Seigneur  a  voulu  donner  à  cette  oeuvre 
une  base  réelle  et  organique  en  fondant  son 
Eglise  visible  et  en  lui  proposant,  pour  sau- 
vegarder son  unité,  un  chef  unique  dans  la 
personne  de  saint  Pierre. 

«  S'il  y  a  dans  les  Evangiles  une  délégation 
de  pouvoir,  c'est  celle-ci.  Aucune  puissance 
temporelle  n'a  reçu  de  Jésus-Christ  une  sanc- 
tion  ou  une    promesse   quelconque.    Jésus- 

1.  Ibid.,1,.  22. 


LES  CONCLUSIONS  DU  THEOLOGIEN      267 

Christ  n'a  fondé  que  l'Eglise,  et  II  l'a  fondée 
sur  le  pouvoir  monarchique  de  Pierre  :  Tu  es 
Pierre  et  sur  cette  pierre  j'édifierai  mon 
Eglise  *.  » 

Le  deuxième  livre  pourrait  se  résumer  en 
trois  grandes  thèses: 

I)  La  primauté  de  Pierre  comme  inslilulioii 
permanente'^. 

«  Un  seul  homme  qui,  assisté  par  Dieu, 
répond  pour  tout  le  monde,  voici  la  base 
constitutive  de  l'Eglise  universelle.  Elle  n'est 
fixée  ni  dans  l'unanimité  impossible  de  tous 
les  croyants,  ni  dans  l'accord  toujours  dou- 
teux d'un  concile,  mais  dans  l'unité  réelle  et 
vivante  du  prince  des  apôtres.  Et,  dans  la 
suite,  chaque  fois  que  la  question  de  la  vérité 
sera  posée  devant  l'humanité  chrétienne,  ce 
n'est  ni  du  suffrage  universel  ni  du  conseil 
des  élus  qu'elle  recevra  sa  solution  détermi- 
née et  décisive.  Les  opinions  arbitraires  des 
hommes  ne  feront  naître  que  des  hérésies;  et  la 
hiérarchie  décentralisée  et  abandonnée  à  la 
merci  du  pouvoir  séculier  s'abstiendra  de  se 
manifester  ou  se  manifestera  par  des  con- 
ciles comme  le  brigandage  d'Ephèse.  Ce  n'est 
que  dans  son  union  avec  la  pierre  sur  laquelle 
elle  est  fondée,  que  l'Eglise  pourra  assembler 

1.  Ibid.,  p.  75-76. 

2.  C'est  le  titre  mêuie  du  chapitre  II. 


268  VLADIMIR    SOLOVIEV 

d  e  véritables  conciles  et,  au  moyen  de  formules 
authentiques,  fixer  la  vérité'.  » 

II)  Le  magistère  irréformable  de  Pierre. 

«  Ce  n'est  pas  au  moyen  d'une  délibération 
collective,  c'est  avec  l'assistance  immédiate 
du  Père  céleste  (comme  Jésus-Christlui-même 
l'a  attesté)  que  Pierre  a  formulé  le  dogme 
fondamental  de  notre  religion  ;  et  sa  parole  a 
déterminé  la  foi  des  chrétiens  par  sa  propre 
force  et  non  pas  par  le  consentement  des 
autres,  ex  sese,  non  autem  ex  consensu  Ec- 
clesiae'^.  » 

III)  L'assistance  divine  pour  que  ce  magis- 
tère soit  infaillible. 

«  Ce  n'est  pas  une  fausse  opinionni  une  foi 
vacillante,  c'est  une  foi  infaillible  et  déter- 
minée qui,  en  réunissant  le  genre  humain  à 
la  vérité  divine,  constituela  base  inébranlable 
de  l'Eglise  universelle.  Cette  base,  c'est  la 
foi  de  Pierre  vivant  dans  ses  successeurs, 
une  foi  qui  est  personnelle  pourse  manifester 
aux  hommes  et  qui  (par  l'assistance  divine) 
est  surhumaine  pour  être  infaillible-'.  » 

Nous  pourrions  puiser  largement  dans  ce 

1.  Ibid.,  p.  93-94. 

2.  Ibid.,  p.  95-96.  C'est  SoloTiev  qui  souligne  ;  en  citant 
précédemment  le  «  etiam  sine  consensu  Ecclesiae  »,  il  écrivait 
en  note,  après  la  traduction  :  «  formule  du  dernier  concile  du 
Vatican  ». 

3.  Ibid.,  p.  119. 


LES    CONCLUSIONS    DU    THÉOLOGIEN  269 

deuxième  livre.  Les  raisonnements  les  plus 
solides  s'y  développent  en  aperçus  originaux 
avec  autant  d'onction  que  de  force.  Mais  il 
nous  faudrait  citer  cent  vingt  pages  ;  nous 
préférons  inviter  le  lecteur  à  se  reporter  au 
texte  intégral. 

Cette  réserve  de  notre  part  soulignera  pour 
nos  lecteurs  orthodoxes  notre  résolution 
d'éviter  toute  polémique  et  de  leur  épargner 
tout  froissement  :  décidés  à  rapporter  très 
objectivement  la  pensée  de  leur  grand  écri- 
vain, nous  préférons  renvoyer  à  son  texte; 
en  un  point  si  capital  surtout,  un  choix 
d'extraits  pourrait  toujours  être  soupçonné 
de  systématisation  tendancieuse  ^ 

Nous  avons  dit  déjà  le  caractère  un  peu 
étrange  du  troisième  livre.  Son  titre  même 
Le  Principe  trinitaire  et  son  application  so- 
ciale légitime  quelque  étonnement.  En  fait, 
cette  surprise  aurait  disparu,  croyons-nous, 
si  Soloviev  avait  pris  soin  d'expliquer  plus 
longuement  sa  pensée.  Les  circonstances  le 

1.  La  première  édition  française  fut  publiée  en  1889  à  Paris 
chez  Savine:  interdite  en  Russie,  elle  y  est  restée  fort  peu 
connue;  on  n'en  peut  guère  constater  l'utilisation  directe 
même  dans  les  débats  sur  le  «  papisme  »  de  Soloviev.  Deux 
articles  seulement,  signés  I.  A.,  ont  été  publiés  dans  la  revue 
russe  Foi  et  Raison  sous  le  titre  :  V .  S.  Soloi'iev  défenseur  de 
la  papautc  dans  son  l'wre  :  La  Russie  et  l'Eglise  universels 
(1904,  I,  p.  614-638;  II,  p.  13-35). 


270  VLADIMIR    SOLOVIEV 

contraignirent  à  livrer  son  manuscrit  avant 
qu'il  l'eût  revu  ou  même  terminé'. 

Ce  titre  si  bizarre,  en  particulier,  s'éclaire 
grâce  à  un  passage  du  deuxième  livre  :  «  La 
pierre  unique  de  l'Eglise  —  c'est  Jésus;  mais 
si  nous  en  croyons  Jésus,  la  pierre  par  excel- 
lence de  son  Eglise  —  c'est  le  coryphée  des 
apôtres  ;  et  si  nous  en  voulons  croire  celui-ci , 
la  pierre  de  l'Eglise  —  c'est  chaque  vrai 
croyant  (1"  ép.  de  Pierre,  II,  4-5). 

«  A  la  contradiction  apparente  de  ces  trois 
vérités,  nous  n'avons  qu'à  opposer  leur  ac- 
cord réel  et  logique.  Jésus-Christ,  la  seule 
pierre  du  Royaume  de  Dieu  dans  l'ordre  pure- 
ment religieux  ou  mystique^  pose  le  prince 
des  apôtres  et  son  pouvoir  permanent  comme 
la  pierre  fondamentale  de  l'Eglise  dans  Vor- 
dre  social^  pour  la  communauté  des  chrétiens; 
et  chaque  membre  de  cette  communauté, 
unie  au  Christ  et  demeurant  dans  l'ordre  par 
Lui  établi,  devient  un  élément  individuel  con- 
stitutif,  une  pierre  vivante  de  cette  Eglise^.  » 

1.  C'est  ainsi  qu'une  note  de  la  paj^'-e  61  renvoie  à  un  appen- 
dice que  le  lecteur  doit  trouver  à  la  fin  du  volume.  Cet  ap- 
pendice, croyons-nous,  ne  fut  jamais  remis  à  l'imprimeur. 
Soloviev,  reparti  pour  Agram,  n'eut  pas  le  temps  de  tenir 
8on  engagement.  Une  seconde  édition  qu'il  annonçait  à  Grote 
en  1893  (Correspondance,  I,  p.  80)  devait  corriger  ce  dernier 
livre;  elle  fut  empêchée  par  d'autres  travaux  puis  par  la 
mort. 

2.  Ibid.,  p.  104. 


LES  CONCLUSIONS  DU  THEOLOGIEN      271 

D'aprèsce  principe,  Soloviev  cherchaità  re- 
connaître, selon  la  méthode  de  S.  Augustin,  les 
vestiges  delà  Trinité  soit  dans  l'ordre  naturel, 
matériel,  moral  ou  social,  soit  dans  l'œuvre 
surnaturelle  de  Jésus-Christ,  dans  son  Eglise 
et  dans  ses  sacrements.  Obscures  parfois  et 
parfois  arbitraires,  comme  celles  du  grand 
docteur  d'Hippone,  ces  applications  exige- 
raient souvent  un  commentaire  qui  les  éclai- 
rerait par  d'autres  textes  de  Soloviev  :  sa  vraie 
pensée,  devenant  alors  intelligible,  échappe- 
rait sans  doute  à  l'apparence  même  d'erreur. 


III 


Tout  en  ^répaiTant  La  Russie  et  l'Eglise  uni- 
verselle^ Soloviev  avait  remué  bien  des  pro- 
jets. De  1888,  date  un  commencement  de  col- 
laboration au  journal  français  V Univers.  11 
y  publia  le  4,  le  11  et  le  19  août  1888  une 
série  d'articles  sur  S.  Vladimir  et  VEtat  chré- 
tien [pour  le  neuf  centième  anniversaire  du 
baptême  de  la  Russie)  ;  le  22  septembre  1888, 
il  protestait  éloquemment  contre  une  corres- 
pondance de  Cracovie  qui  avait  paru  quatre 
jours  plus  tôt  sous  le  titre  :  Coup  d'œil  sur 
Vhistoire  religieuse  de  la  Russie  à  propos  des 
articles  de  M.  Soloviev. 

Ces  longs  articles  qui  ont  échappé,  croyons- 


272  VLADIMIR    SOLOVIEV 

nous,  à  l'attention  des  biographes  russes  de 
Soloviev,    méritent    pourtant   d'être  remar- 
qués. A  la  glorification   «    bureaucratique   » 
du   baptême  de  S.  Vladimir  (988),  ils  oppo- 
saientlalouange  chrétienne.  En  voici  quelques 
fragments  :  «  Juste  au  moment  où  les  Grecs 
raffinés   rejetaient   la  perle    évangélique  du 
Royaume  de  Dieu,  elle  était  ramassée  par  un 
Russe  à  moitié  sauvage.  11  la  trouva  couverte 
de  la  poussière  byzantine,  et  cette  poussière 
est  pieusement  conservée  jusqu'à  nos  jours  par 
les  théologiens  russes,  par  les  évêques  qui 
servent    l'Etat,  et   par  les   bureaucrates  laï- 
ques qui  gouvernent  l'Eglise.  Quant  à  la  perle 
elle-même,  elle  est  restée  cachée  dans  l'âme 
du  peuple  russe.  [On  reconnaît  la  distinction 
chère  à  Soloviev.]  Mais  avant  de  l'y  déposer, 
S.  Vladimir  la  montra  pure  et  splendide  à 
ses  contemporains  comme  une  prophétie  et 
un  gage  de  nos  destinées.  »  Converti,  «  il  ne 
se  fît  pas  chrétien  byzantin,  c'est-à-dire  chré- 
tien à    moitié...   Il  accepta  le   christianisme 
dans  sa  totalité  et  fut  pénétré  dans  tout  son 
être  par  l'esprit  moral  et  social  de  l'Evan- 


ofile 


& 


». 


«  Pourquoi  donc  le  germe  d'un  christia- 
nisme social  et  politique,  déposé  dans  le  sol 

1.  Souligné  dans  L'Univers  du  11  août. 


LES    CONCLUSIONS    DU    THEOLOGIEN  273 

russe,  il  y  a  900    ans,   n'a-t-il  pu  y   prendre 
racine  ?»    —    Parce    que,    après    Vladimir, 
«  l'Eglise  orientale  a  vraiment  abdiqué    son 
pouvoir  en  faveur  du  gouvernement  séculier»; 
d'ailleurs  «  ce  dernier  a  eu  raison  de  mainte- 
nir son  indépendance  et  sa  suprématie  contre 
un    pouvoir    spirituel    qui    ne    représentait 
qu'une   Eglise  particulière  et  nationale,    sé- 
parée de  la  grande  communauté  chrétienne. 
En  affirmant   que  l'Etat  doit  se  soumettre  à 
l'Eglise,   on   ne   peut  entendre  que  l'Eglise 
une,   indivisible  et  universelle  vraiment  fon- 
dée par  le  Christ...  Le  chef  de  l'Etat  est  le 
vrai  représentant  de  la  nation  comme  telle,  et 
une  hiérarchie  qui  veut  être  nationale  et  rien 
que  nationale  doit,  bon  gré   mal  gré,  recon- 
naître le  prince  laïque  comme  son  souverain 
absolu...  L'Eglise,  par  sa  nature  même,  n'est 
pas    une    institution  nationale  et  n'en  peut 
devenir  une  qu'en  perdant  sa   vraie  raison 
d'être...  Les  intérêts  de  la  chrétienté  ne  sont 
pas  confiés  immédiatement  à  l'Etat  national  ; 
il  doit  donc,  pour  les  servir,  se  subordonner 
à  l'institution  internationale  qui   représente 
vraiment  l'unité    chrétienne,    c'est-à-dire  à 
l'Eglise  catholique. 

«  Le  chef  de  l'Etat  chrétien  doit  être  un 
fils  de  l'Eglise.  Mais,  pour  qu'il  le  soit  effec- 
tivement,   l'Eglise    doit    avoir    un    pouvoir 

SOLOVIEV.  18 


274  VLADIMIR    SOLOVIEV 

indépendant  et  supérieur  à  celui  de  l'Etat. 
Avec  la  meilleure  volonté  du  monde,  le  mo- 
narque séculier  ne  peut  pas  être  véritablement 
le  fils  d'une  Eglise  dont  il  est  en  même 
temps  le  chef  et  qu'il  gouverne  par  ses  em- 
ployés. »  —  L'autorité  du  prince  et  l'indé- 
pendance légitime  de  ses  sujets,  la  grandeur 
nationale  et  l'entente  internationale  pour 
le  progrès  humain  ne  peuvent  que  gagner 
elles-mêmes  à  cette  influence  religieuse 
qui  parle  en  même  temps  aux  grands  et  aux 
petits,  à  la  conscience  des  individus  et  à  l'uni- 
versalité des  peuples. 

De  la  même  époque,  date  le  projet  de  fon- 
der à  Paris  «  une  revue  vouée  tout  à  fait  aux 
intérêts  slaves,  spécialement  à  la  réconcilia- 
tion des  deux  Eglises  :  magnifique  entre- 
prise, digne  des  hommes  supérieurs,  corres- 
pondant tout  à  fait  à  la  nature  intime  et  à  la 
destination    immortelle  du  catholicisme*  ». 

Ce  projet  ne  put  aboutir.  La  Revue  eût 
été  probablement  interdite  en  Russie,  et  So- 
loviev  préférait  agir  sur  place.  Avec  un  cou- 

1.  Lettre  inédite  de  }ilgrSlvosemayer  au  R.  p.  Picrling,29  août 
1887.  L'évêque  continue  :  «  Je  serai,  naturellement,  l'abonné 
et  le  protecteur  assidu  chez  nous  de  cette  louable  entreprise... 
Je  vous  prie,  mon  cher  ami  et  frère,  de  communiquer  cela  à 
l'exceller*  •-'^•'ime  qui  est  prédestiné  à  la  rédaction  de  cette 
revup-  " 


LES    CONCLlSinXS    DU    THÉOLOGIEN  275 

rage  dont  nous  aurons  à  reparler,  il  rentra 
donc  à  Moscou.  Depuis  lors,  il  s'ingénia  à 
si  bien  doser  ses  hardiesses  que  la  censure 
n'y  put  guère  trouver  prétexte  à  supprimer 
ses  œuvres.  En  1893,  par  exemple,  il  n'ose 
accepter  de  rédiger  deux  des  articles  que 
Constantin  Constantinovitch  Arséniev  lui 
demande  pour  le  Grand  Dictionnaire  Ency- 
clopédique. «  Sur  Grégoire  de  Naiianze^  je 
devrais  dire  sa  conception  sur  le  développe- 
ment des  dogmes,  son  avis  qu'il  fallait  gar- 
der dans  le  mystère  la  divinité  du  Saint-Esprit 
tant  que  la  conscience  publique  n'était  pas 
prête  pour  cette  vérité,  et  enfin  ses  vues  sur 
les  conciles  épiscopaux,  notamment  sur  le 
second  qu'il  considère  comme  le  plus  grand 
fléau  de  la  chrétienté.  Sur  Grégoire  de  Nysse, 
je  ne  pourrais  cacher  qu'il  enseigne  que  le 
Saint-Esprit  procède  aussi  du  Eils.  Toutcela 
éveillerait  l'opposition  de  la  censure  et  don- 
nerait  à   P v^   le    prétexte    cherché    pour 

m'exclure  du  dictionnaire  comme  je  suis 
exclu  déjà  des  sociétés  savantes'-^.  » 

La  réserve  des  derniers  ouvrages  de  Solo- 
viev  ne  signifie  donc  aucunement  que  ses 
convictions  aient  changé.  11  modifiait  seule- 
ment sa   tactique.    Désormais,    son    objectif 

1.  Pobedonostsev,  croyons-nous. 

2.  Correspondance,  II,  p.  87. 


276  VLADIMIR    SOLOVIEV 

immédiat,  ce  sera  de  restaurer  dans  les  con- 
sciences les  vrais  et  premiers  principes  chré- 
tiens :  si  la  foi  en  Jésus-Christ  rédempteur 
du  monde  redevenait  dominante,  si  l'amour 
pour  son  œuvre  intégrale  conquérait  en 
Russie  des  intelligences,  des  âmes,  des  acti- 
vités, le  terme  final  de  leur  progrès  religieux 
pouvait-il  être  douteux?  L'unité  d'amour, 
et  non  un  pacte  purement  «  officiel  et  exté- 
rieur »,  achèvera  le  Temple  universel  selon 
les  plans   «  catholiques  ^>  de  Jésus-Christ  ^ 

Cette  confiance  explique  et  les  prudences 
et  les  audaces  des  derniers  ouvrages  de 
Soloviev.  Audaces  à  revendiquer  l'applica- 
tion intégrale  des  principes  chrétiens  dans 
l'exposé  du  dogme,  dans  la  morale  indivi- 
duelle et  dans  la  législation  politique  ou 
sociale  ;  prudences  à  ne  plus  dire  ouverte- 
ment sur  le  catholicisme  que  des  vérités  qui 
seraient  tolérées  par  la  censure,  à  couvrir 
le  reste  sous  un  voile  d'allégories  plus  ou 
moins  transparentes. 

La  censure  ne  désarmait  point  pour  au- 
tant. Ses  minuties  n'altéraient  point  la  séré- 
nité de  Soloviev;  parfois  cependant  elles  ré- 
veillaient en  lui  le  désir,  vite  apaisé,  d'une 

1.  Par  exemple,  lettre  au  Noroïé  Vrémia  (a.  7618),  14  mai 
1897.  —  ReYoir  dans  La  Russie  et  l'Eglise  universelle  la  para- 
bole du  Temple.  Introduction,  p.  lxi  sqq.  —  Plus  haut,  p.  258. 


LES    CONCLUSIONS    DU    THIÎOLOGIEN  277 

tactique  plus  audacieuse.  Critiqué  en  1890 
pour  avoir  loué  dans  une  étude  sur  le  Japon 
les  Jésuites  et  «  leur  admirable  saintFrançois 
Xavier  »,  il  reprit  quelque  temps  un  ancien 
projet  :dès  1887,  il  avait  écrit'  au  Père  Mar- 
tinov  son  indignation  d'homme,  d'historien  et 
de  chrétien  contre  «  les  calomnies  innom- 
brables et  absurdes  »,  propagées  en  Russie 
contre  les  Jésuites.  Le  livre  de  Samarine 
venait  de  les  codifier;  c'était,  malgré  les  appa- 
rences, unindigne  pamphlet  :  la  réponse  sem- 
blait à  Soloviev  un  devoir  d'honnêteté;  au 
nom  de  la  Piussie  entière,  il  fallait  réparer  la 
calomnie.  Son  plan  détaillé,  les  annotations 
manuscrites  dont  il  avait  parsemé  le  texte  de 
Samarine*^,  ses  lectures  l'avaient  préparé  à 
ce  travail  ;  les  Pères  qu'il  consulta  lui  conseil- 
lèrent d'autres  travaux  d'importance  plus 
universelle  et  moins  compromettants  pour 
lui.  Quant  à  eux,  luidisaient-ils,les  calomnies 
ne  les  eftrayaient  pas  ;  Notre-Seigneur  n'a-t-il 
point  dit  :  Vous  serez  bienheureux  quand  des 
menteurs  diront  toute  sorte  de  mal  contre 
vous  à  cause  de  moi  et  quand  ils  rejetteront 


1.  LeUre  du  18/30  juillet  1887.  Document  inédit  :  Bibliothèque 
slave. 

2.  Un  de  ces  exemplaires,  annoté  par  Soloviev,  fut  envoyé 
par  lui  au  P.  Martinov:  il  est  p'ardé  à  la  Bibliothèque  slave 
do  Bruxelles.  (Lettre  du  7/19  août  1887.) 


278  VLADIMIR    SOLOVIEV 

votre  nom  comme  mauvais  à  cause  du  Fils  de 
l'homme  ^ 


En  restant  dans  la  nuance  que  la  censure 
tolérerait,  Soloviev  conservait  toutes  ses 
idées. 

Son  dernier  ouvrage,  Les  Trois  Dialogues -^ 
se  termine  par  une  trentaine  de  pages  où 
s'exprime,  avec  un  lyrisme  saisissant,  son 
aspiration  inconfusible  vers  l'union  entre 
Rome  et  la  Russie.  Même  aux  jours  de  l'An- 
téchrist, les  espoirs  et  les  devoirs  des  chré- 
tiens, séparés  mais  sincères,  ne  changeraient 
pas.  Si  l'union  ne  s'était  pas  faite  encore, 
elle  se  consommerait  alors,  fallût-il  que  Dieu 
ressuscitât  le  dernier  pape  et  donnât  aux 
brebis  séparées  un  nouveau  Jean  pour  les 
conduire  à  Pierre  avant  la  fin  des  temps. 

Cette  grande  parabole  qui  valut  à  Soloviev 
le  renom  de  prophète  parce  qu'il  y  prédisait 
clairement  le  triomphe  prochain  du  Japon 
sur  la  Russie,  synthétise  ce  que  sera  la  lutte 
à  venir  entre  les  deux  cités  :  elle  résume 
ce  qu'aurait  probablement  détaillé  VAvenir 
de  la  Théocratie.  C'est  un  effort  pour  deviner 
les  derniers  jours  de  l'histoire.  Le  principe 

1.  MaU.,  V,  11;  Luc,  VI,  22. 

2.  1900,  t.  VIII,  p.  453-582. 


LES    COXCLLSIONS    DU    THEOLOGIEN  279 

païen,  incarné  dans  l'Antéchrist  et  dans  son 
antipape,  semble  vainqueur  de  toutes  les  con- 
fessions chrétiennes  :  par  tout  ce  qui  est  en 
lui  apparence  de  bien  sans  être  le  Bien,  il  a 
séduit  les  multitudes  immenses  de  ceux  qui 
cherchaient  seulement  leur  propre  bien,  il  a 
révélé  dans  tous  les  camps  l'incrédulité  de 
beaucoup.  Tous  ces  apostats  n'aimaient  point 
Dieu  :  leur  amour-propre  les  a  conduits 
jusqu'au  mépris  du  Sauveur  unique  mais 
crucifié,  Jésus-Christ  fils  de  Dieu,  Verbe  in- 
carné. 

Tous  se  réunissent  autour  de  leur  empereur 
divinisé  :  leur  concile,  convoqué  dans  le 
«  Temple  Impérial  »,  célèbre  l'union  des 
cultes.  C'est  l'apothéose  de  l'humain  séparé 
du  divin  :  l'orchestre  joue  la  Marche  de 
V Humanité  unie. 

Ferme  malgré  cette  trahison  générale,  le 
pape  Pierre  II  reste  fidèle  à  Jésus-Christ;  un 
petit  cercle  de  moines  et  de  laïcs  l'entourent 
encore  et  psalmodient,  devant  l'Antéchrist,  la 
promesse    divine    :   non   praevalebunt,   non 

PRAEVALEBUNT      PORTAE     INFERI.      DeUX     aUtrCS 

groupes,  très  restreints,  imitent  cette  pre- 
mière résistance  :  le  métropolite  Jean,  repré- 
sentant des  orthodoxes,  et  le  professeur 
Pauli,  au  nom  de  quelques  croyants  protes- 
tants, commencent  à  se  rapprocher  du  pape 


280  VLADIMIR    SOLOVIEV 

Pierre.  Ensemble,  ils  confessent  Jésus-Christ, 
Fils  de  Dieu,  Verbe  incarné,  mort  et  ressus- 
cité pour  le  salut  (lu  monde. 

«  Le  concile  œcuménique  de  la  chrétienté 
hiérarchique  et  laïque  »  s'acharne  contre  ces 
trois  témoins  fidèles;  il  ne  peut  prévenir  le 
GoNTRADiciTUR  du  Pape  et  son  triple  anathème 
contre  l'Antéchrist. 

Ce  dernier  commande  naturellement  l'ex- 
termination de  ces  «  fanatiques  ».  Déjà  il  se 
croit  obéi,  débarrassé  du  vicaire  de  Jésus- 
Christ;  mais  l'intervention  divine  éloigne  la 
mort.  A  ce  dernier  instant,  du  moins,  avant 
le  cataclysme  qui  ruinera  la  puissance  pres- 
tigieuse de  l'Antéchrist,  l'unité  va  se  consom- 
mer. 

Le  représentant  des  orthodoxes,  le  métro- 
polite Jean,  s'écrie  :  «  Maintenant,  enfants, 
il  est  temps  d'accomplir  la  suprême  prière 
du  Christ  pour  ses  disciples  :  quils  soient 
un  ;  que  notre  frère  Pierre  puisse  paître  les 
dernières  brebis  du  Seigneur.  »  Le  repré- 
sentant des  derniers  croyants  protestants 
entonne  à  son  tour  le  Ta  es  Petrus.  «  Ainsi 
s'accomplit  l'union  des  Eglises  dans  la  soli- 
tude et  l'obscurité.  Mais  soudain,  une  lumière 
brillante  déchira  la  nuit;  un  grand  signe 
apparaissait  dans  le  ciel  :  une  femme,  revêtue 
du  soleil,  ayant  la  lune  sous  ses  pieds  et,  sur 


LES  CONCLUSIONS  DU  THÉOLOGIEN      281 

la  tête,  une  couronne  de  douze  étoiles.  Voilà 
notre  labarum,  s'écria  le  Pape,  allons  à  lui.  » 
Et  vers  cette  Vierge  Immaculée,  il  entraine 
les  deux  «  réunis  »  et  tout  le  troupeau  des 
vrais  chrétiens'. 

Ces  lignes,  les  dernières  à  peu  prés  que 
Soloviev  ait  écrites,  terminent  la  parabole.  Le 
dialogue  où  elle  est  encadrée  se  termine  par 
une  réflexion  oîi  Soloviev  exprime  le  plus 
curieux  pressentiment  de  sa  mort  imminente  : 
«  L'auteur  de  ce  récit  ne  l'a  pas  achevé.  Etant 
déjà  malade,  il  disait  :  je  l'écrirai  dès  que  je 
serai  guéri.  Mais  il  ne  s'est  point  guéri  et  la 
dernière  conclusion  de  son  récit  est  ense- 
velie avec  lui-.  » 

En  effet,  quelques  semaines  plus  tard, 
Soloviev  expirait  brusquement,  épuisé  de 
forces  à  quarante-sept  ans,  au  cours  d'un 
voyage  entrepris  pour  revoir  sa  mère.  Les 
amis  qui  l'ensevelirent  pieusement,  avec  une 
émotion  consternée,  ont-ils  relu  cette  grande 
parabole?  Ont-ils  médité  sur  ce  mot  qui  ou- 
vre la  préface  des  Trois  Dialogues  •  Mon 
œuvre  actuelle  est  apologétique^'^  Ont-ils 
remarqué  qu'en  tête  de  cette  œuvre  su- 
prême, Soloviev  se   plaint  publiquement   — 

1.  T.  VIII,  p.  570-580. 

2.  Ibid.,  p.  582.  Ce  texte  était  imprimé  en  juin  1900. 

3.  Ibid.,  p.  453. 


282  VLADIMIR    SOLOVIEV 

ce  qui  est  très  rare  —  des  oppositions  de  la 
censure? 

Si  leur  réponse  est  affirmative  sur  ces  trois 
points,  ils  ne  peuvent  garder  aucun  doute  : 
Soloviev,  jusqu'à  ses  derniers  moments,  tra- 
vailla pour  incliner  l'Orthodoxie  et  la  piété 
russes  vers  un  dévouement  plus  universa- 
liste  à  l'Eglise  ;  de  cet  esprit  chrétien  naîtrait 
un  jour  l'unité.  Sa  prière  monta  jusqu'à  la  fin 
vers  Dieu  pour  que  toutes  les  âmes  de  bonne 
volonté,  celles  de  ses  frères  russes  en  par- 
ticulier, consentissent  enfin  à  reconnaître  la 
véritable  œuvre  de  Jésus-Christ,  son  Eglise 
universelle  fondée  sur  Pierre  et  confiée  à  son 
magistère  infaillible. 

Tous  ses  amis  l'ont-ils  ainsi  compris?  Une 
nous  appartient  pas  de  répondre.  Lui  croyait 
que  non*  .  En  fait,  un  des  plus  dévoués,  le 
prince  Serge  Troubetzkoï  chez  lequel  il 
mourut,  avait  dû  solliciter  un  commentaire 
des  Trois  Dialogues  :  les  explications  que 
Soloviev  rédigeait  pour  lui  sont  peut-être 
les   dernières  lignes   qu'il    ait  destinées  au 


1.  L'éloquent  académicien  A.  KoM,  dans  son  éloge  de  Solo- 
viev prononcé  le  21  janvier  1901  à  l'Académie  des  sciences, 
montre  (ju'il  a  deviné  l'ùme  du  disparu  :  «  Le  souhait  de 
l'union  des  Eglises  a  vécu  dans  l'âme  de  Soloviev  jusqu'à  la 
fin  de  ses  jours...  ;  ce  souhait  vit  encore  dans  le  cœur  de 
beaucoup  de  croyants  sincères.  »  (Esquisses  et  Souvenirs, 
Saiiit-l'élersbourg,  1906,  p.  206.) 


LES    CONCLUSIONS    DU    THÉOLOGIEN  283 

public  *.  Il  avait  donc  le  droit  de  redire  le 
vers  du  poète  ukrainien,  G.  S.  Skovorod,  un 
de  ses  proches  : 

«  Le  inonde  m'a  loué,  mais  il  ne  m'a  pas  compris.  » 

Ses  amis  eux-mêmes  ont-ils  soupçonné 
toute  la  richesse  de  son  âme,  toutes  les  ar- 
deurs de  son  cœur?  Ont-ils  discerné  les  am- 
bitions chrétiennes  de  son  patriotisme,  les 
espoirs  patriotiques  de  sa  foi?  Lui  souffrait 
de  leur  inconscience,  mais  il  l'acceptait  hum- 
blement. Cette  continuité  du  sacrifice  lui 
était  inspirée  par  les  mêmes  motifs  que  sa 
prudence  à  l'égard  de  la  censure  :  au  prix 
de  sa  souffrance  individuelle,  il  achetait  le 
droit  de  dire  aux  siens  et  au  monde  tout  ce 
qu'ils  pouvaient  porter  de  la  vérité  inté- 
grale. 

1.  Tome  VIII,  p.  583-580.  —  K.  Golovi.ne,  sympathique 
pourtant  à  Soloviev,  écrit  eu  1910  [Mes  Souvenirs,  t.  H,  p.  214) 
que  Soloviev,  vers  la  fin  de  sa  vie,  s'est  peut-être  rapproché 
des  protestants  libéraux.  Pour  unique  preuve,  il  cite  cette 
réflexion  de  Soloviev  sur  la  ClirlsUiche  Buginalik  de  Harnack  : 
«  Lequel  est  le  plus  près  du  Seigneur,  celui  qui  accomplit 
les  commandements  du  Seigneur  sans  croire  en  lui,  ou  celui 
dont  la  foi  est  orthodoxe  mais  dont  la  conduite  méprise  la 
loi  chrétienne.'  »  —  Quand  même  la  pointe  de  cette  critique 
viserait  des  catholiques  plutiit  que  des  orthodoxes,  ce  sou- 
venir de  la  parabole  des  deux  frères  (Matt.,  xxi,  28-31),  n'au- 
rait rien  d'élogieux  pour  la  dogmatique  protestante.  Un  peu 
plus  loin  (p.  217).  Golovine  regrette  que  Soloviev  n'ait  point 
admis  «  la  légitimité  originelle  des  trois  confessions  aposto- 
liques ».  Ce  regret  de  la  p.  217  explique  la  supposition  de 
la  p.  214, 


284  VLADIMIU    SOLOVIBV 

En  gardant  ainsi  Tinfluence  que  lui  méri- 
taient ses  incomparables  qualités,  il  a  pu  vrai- 
ment élever  bien  des  âmes  et  préparer  de 
nouveaux  progrès  :  le  grain  de  blé  qui,  dans 
l'isolement  et  l'obscurité,  meurt  en  terre,  va 
lever  après  l'hiver  en  moisson  d'or. 

Il  nous  reste  à  préciser  un  peu  ce  que  fut 
ce  trésor  caché.  En  étudiant  Soloviev  ascète, 
nous  comprendrons  mieux  ce  que  furent  les 
mérites  de  son  humilité  et  de  sa  vertu. 


CHAPITRE  XI 


L  ASCETE 

Bonté  rayonnante.  —  Dernières  résolutions. 
Le  princip.e  de  vie  intérieure. 

I 

La  doctrine  ascétique  de  Soloviev  atteste, 
comme  ses  autres  travaux,  la  puissance  de 
son  génie;  inversement,  son  élévation  d'esprit 
rehausse  singulièrement  sa  pratique  austère 
de  l'ascétisme.  La  loyauté  consciencieuse  qui 
portait  toute  son  activité  vers  le  mieux,  té- 
moigne de  sa  vertu  et  fait  comprendre  sa 
constante  ascension  de  vérité  en  vérité. 

Son  extérieur  même  trahissait  la  tension 
constante  de  tout  son  être  vers  le  bien.  En 
1886,  à  trente-trois  ans,  il  était  pris  par  une 
femme  du  peuple  pour  le  célèbre  Père  Jean 
de  Cronstadt',    c'est-à-dire  pour  celui    que 

1.  Correspondance,  I,  p.  46;  lettre  du  27  janvier. 


286  VLADIMIR    SOLOVIEV 

la  Russie  vénérait  comme  le  type  achevé  de 
la  sainteté.  Huit  mois  plus  tard,  le  12  octobre 
1886,  jNIgr  Strossmayer  écrivait  au  cardinal 
Vannutelli,  alors  nonce  du  Saint-Siège  à 
Vienne  :  «  Soloviev  anima  candida,  pia  ac 
vere  sancta  est^  »  Cette  âme  dont  parle 
l'évêque,  le  vicomte  de  Yogiié  la  verra  trans- 
paraître sur  le  visage  comme  «  le  modèle 
dont  s'inspiraient  les  moines  imagiers  quand 
ils  peignaient  le  Christ  slave  qui  aime, 
médite  et  souffre  ».  Le  professeur  Sikorsky, 
un  de  ses  anciens  auditeurs,  rappelle  avec 
amour  l'influence  personnelle  qu'exerçait  sur 
ses  étudiants  «  ce  corps  spiritualisé,  ce  vi- 
sage de  pureté-  ». 

Tous  ceux  qui  parlent  de  lui,  Slaves  ou  Oc- 
cidentaux, signalent  comme  le  trait  caracté- 
ristique de  sa  personnalité  morale,  la  bonté, 
«  une  bonté  immense  dont  la  sensation  pé- 
nétrait les  cœurs'^  ».  Qu'était  cette  bonté? 
Les   chapitres    précédents    prouvent    assez 

1.  Ibid.,  p.  190. 

2.  Cité  par  Koxi,  loc.cit.,\^.  209. 

3  Tavernier,  art.  cit.,  p.  Ifi.  —  «  Bonté  afTectée:  car  Soïo- 
viev  était  un  hypocrite.  »  Cette  phrase,  publiée  en  août  1910 
dans  le  Kolokol  de  Moscou,  a  soulevé  de  très  vives  protesta- 
tions. Citons  notamment  N.  Kngklhardt  dans  le  Novoié 
Vrémia  (21  août),  Pétrov  dans  le  Rousskoïé  Slovo  elle  Sovre- 
mennoïé  Slovo  (20  août),  K.  Goi.ovIiNe  dans  son  volume  [Ivc. 
cit.).  Tous  insinuent  que  le  collaborateur  du  Kolokol^  arche- 
vêque orthodoxe  de  la  Volhynie,  aurait  voulu  se  faire  pardonner 
son  ancienne  intimité  avec  Soloviev. 


l'ascète  287 

qu'elle  n'était  jii  lâcheté  ni  compromission  ; 
essayons  de  déterminer  son  caractère  po- 
sitif. 

Philologue  et  poète,  érudit  et  artiste,  his- 
torien, philosophe  et  théologien,  capable  de 
traiter  avec  une  maîtrise  incontestable  les 
sujets  les  plus  divers,  très  experte  leur  don- 
ner de  l'unité  en  les  hiérarchisant  tous  sous 
la  pensée  dominante  du  règne  de  Dieu  dans 
le  monde,  Soloviev  n'était  pas  moins  émi- 
nent  par  le  cœur  que  par  l'esprit. 

Sans  doute,  ses  idées  soulevaient  des  tem- 
pêtes en  Russie.  Etant  celles  d'un  précur- 
seur, elles  le  laissaient  isolé,  également  com- 
battu par  les  deux  camps  extrêmes  qui  se 
partageaient  l'influence.  Leslibérauxauraient 
acclamé  le  champion  des  réformes  et  son  in- 
telligence des  choses  d'Occident,  si  sa  con- 
viction chrétienne  eût  été  reniée,  éliminée,  ou 
du  moins  amoindrie  et  dissimulée.  Or,  elle 
s'affichait  au  premier  plan,  elle  prétendait  que 
sans  religion,  sans  une  religion  vraie,  il  ne 
pouvait  y  avoir  de  progrès  légitime,  de  pro- 
grès réel  :  c'est  par  le  christianisme,  affirmait 
Soloviev,  parle  christianisme  promis,  préparé, 
intégralement  révéh'  puis  lentement  réalisé, 
c'est  par  ce  christianisme  intégral  et  pro- 
gressif, par  lui  et  en  lui,  que  le  progrès  hii- 


288  VLADIMIR    SOLOVIEV 

main  a  trouvé  son  origine  et  sa  raison  d'être, 
son  stimulant  perpétuel  et  son  but   dernier. 

Déclarations  impardonnables,  au  regard 
des  libéraux;  elles  ne  déplaisaient  pas  moins 
aux  slavophiles. 

L'intrépidité  du  croyant  aurait  dû  satisfaire 
ces  champions  officiels  de  la  foi...  Mais 
le  croyant  refusait  d'identifier  la  patrie  et 
l'Eglise  ;  il  n'admettait  point  que  les  Slaves 
fussent  seuls  prédestinés;  il  protestait  con- 
tre les  exchisivismes,  il  dénonçait  les  prati- 
ques qui  signifiaient  :  hors  du  slavisme,  point 
de  salut.  C'était  assez  pour  que  les  anathé- 
mes  vinssent  pleuvoir  sur  lui;  les  «  vrais 
hommes  russes  »,  isolés  encore,  existaient 
déjà,  et  ceux-là  devaient  maudire  Soloviev. 

Sa  bonté  pourtant  désarmaitles  adversaires. 
Presque  toujours,  après  un  premier  contact, 
elle  les  contraignait  à  l'estime,  elle  forçait 
enfin  leurs  sympathies. 

C'est  à  vingt  ans  qu'il  inaugura  ses  cours 
de  philosophie,  et  son  auditoire,  à  l'université 
de  Moscou  comme  à  celle  de  Saint-Péters- 
bourg, était  acquis  tout  entierau  positivisme. 
Or,  dit  le  professeur  Alexandre  Wédensky, 
on  ne  pourrait  citer  un  seul  de  ses  auditeurs 
qu'il  n'ait  «  converti  ».  Le  professeur  acadé- 
micien Koni*,  dans  son  discours  à  l'Acadé- 

1.   Esquisses  et  Souvenirs,  p.  217  sqq. 


l'ascète  289 

mie  des  sciences  précise  les  faits.  Quand  les 
leçons  sur  le  théandrisme  furent  annoncées 
dans  l'Université  de  Saint-Pétersbourg,  il  y 
eut  une  immense  agitation  parmi  les  étudiants 
de  toutes  les  facultés;  quel  était  cet  insolent 
qui  osait  introduire  un  sujet  religieux  dans 
le  sanctuaire  de  la  science,  la  nuit  dans  la  de- 
meure du  soleil  ?  Un  vrai  complot  fut  orga- 
nisé. Le  tumulte  devait  être  tel  que  le  cours 
serait  définitivement  «  coulé  »  dés  la  première 
leçon.  Tous  les  étudiants  étaient  convoqués. 
Le  grand  jour  arriva  :  la  faculté  des  Sciences, 
celle  des  Lettres  et  celle  de  Droit  se  trouvè- 
rent au  grand  complet.  Devant  cet  auditoire 
immense  et  bourdonnant,  le  professeur  de 
vingt-cinq  ans  entre  ;  on  lui  refuse  les  applau- 
dissements habituels.  Cependant  tous  les 
yeux  se  sont  fixés  sur  lui  ;  et  déjà  son  visage, 
son  regard  imposent  le  respect.  Quelques 
meneurs,  parmi  les  «  philologues  »,  essaient 
de  lancer  le  tumulte;  ils  ne  sont  pas  suivis. 
L'auditoire  entier  a  été  saisi  par  ce  jeune 
homme  qui  lui  parle  de  l'idéal  chrétien,  de  la 
grandeur  humaine  et  de  l'amour  divin  pour 
elle.  La  grande  voix,  profonde  et  souple,  du 
professeur  retentit  dans  un  silence  religieux; 
elle  rend  hommage  au  Christ,  elle  le  désigne 
comme  le  seul  principe  (jui  puisse  instaurer  le 
règne  de  l'amour  et  d'une  vraie  fraternité,  elle 

SOLOVIEV,  19 


290  VLADIMIR    SOLOVIEV 

convie  tous  les  auditeurs  à  se  laisser  divini- 
ser par  Lui.  Et  soudain,  les  applaudissements 
éclatent,  unanimes  :  juristes,  philologues, 
naturalistes  acclament  celui  qu'ils  devaient 
honnir;  ils  se  presseront  désormais  à  toutes 
ses  leçons,  ils  l'applaudiront  jusqu'au  bout. 
Inutile  d'épiloguer  sur  ce  résultat  :  il  sem- 
blera bien  éloquent  à  tous  ceux  qui  connais- 
sent parexpérience  les  choses  de  l'enseigne- 
ment. Une  telle  influence  atteste  plus  et  mieux 
que  le  simple  prestige  intellectuel;  des  étu- 
diants sont  souvent  peu  disposés  —  en  Rus- 
sie moins  encore  qu'ailleurs  —  à  goûter  les 
exhortations  pieuses  de  leur  professeur  ;  une 
philosophie  religieuse,  inattendue  et  austère, 
ne  s'impose  pas  à  eux  par  la  seule  force  des 
raisonnements  abstraits.  11  faut  au  cœur  — 
au  cœur  slave  autant  et  plus  qu'à  d'autres 
—  des  raisons  que  la  raison  ne  connaît  pas  : 
aussi  chez  ce  maître  de  vingt  ans  qui  «  con- 
vertit» les  étudiants  russes  de  son  âge,  nous 
pouvons  soupçonner  un  cœur  d'une  grande 
richesse,  d'une  affection  et  d'un  dévouement 
rares,  une  âme  exceptionnelle. 

Ame  bonne,  âme  ardente,  disposée  à  toutes 
les  pitiés.  Elle  s'attendritsurtoutes  les  misè- 
res, elle  se  montre  héroïque  comme  naturel- 
lement   et  par   instinct.  Pour    soulager  des 


l'ascète  291 

infortunes  matérielles,  Soloviev  se  réduisit 
fréquemment  à  une  pénurie  extrême.  «  J'ai 
vu  souvent,  au  risque  de  se  faire  écraser,  ce 
myope  traverser  la  rue  afin  de  porter  une  au- 
mône à  des  mendiants  qu'il  devinait  plutôt 
qu'il  ne  les  apercevait  et  courir  après  eux 
pour  leur  donner  des  pièces  blanches  ou  de 
l'or.  Ses  amis  le  grondaient  sans  réussir  à  le 
fâcher  ni,  bien  entendu,  à  le  corriger.  A 
Pétersbourg  etàMoscou  cette  bonté  inépuisa- 
ble était  devenue  légendaire  ^.  »  Ses  aumônes 
le  ruinaient,  mais  il  les  continuait  —  se 
faisant  quêteur  auprès  de  ses  amis  ou  s'in- 
géniant  à  trouver  des  ressources  nouvelles. 
C'est  ainsi  qu'une  année  où  les  vivres  étaient 
fort  chers,  il  pensa  que  le  dîner  quotidien 
était  peut-être  affaire  d'habitude  :  en  ne 
dînant  lui-même  que  tous  les  deux  jours,  il 
permettrait  à  quelque  miséreux  de  dîner 
aussi  tous  les  deux  jours. 

Il  dépensait  en  «  des  générosités  somptueu- 
ses l'argent  qu'il  avait  gagné  en  travaillant 
deux  ou  trois  mois  toute  la  nuit  ;  dispos  et 
en  train  après  d'incroyables  excès  de  labeur; 
menant  de  front  la  composition  de  plusieurs 
livres  de  poésie,  d'articles  de  revue  et  se 
nourrissant  de  thé  et  de  légumes 2». 

1.  Tavermer,  art.  cit.,  p.  16. 

2.  fbid 


292  VLADIMIK    SOLOVIEV 

Bonté  pour  les  corps  affamés;  bonté  pour 
les  âmes  surtout.  La  vérité  devrait  les  nourrir, 
et  l'amour  du  bien;  mais  qui  les  leur  distri- 
bue ? 

Cette  commisération  inspira  toute  l'activité 
littéraire  de  Soloviev.  Il  sentait  qu'autour  de 
lui  les  intelligences  et  les  cœurs  avaient  l'an- 
goisse du  divin,  et  personne  ne  semblait  com- 
prendre leur  angoisse.  Ces  intelligences, 
même  révoltées  contre  le  dogme,  ces  cœurs, 
même  indociles  à  toute  loi,  restent  pourtant 
à  leur  insu  dans  un  ordre  historique  où  la 
Providence  les  sollicite  par  l'action  répétée 
de  sa  grâce.  Vivre  et  savoir,  posséder  et  jouir, 
voilà  l'aspiration  perpétuelle  de  ces  dévoyés, 
voilà  leur  rêve.  Qui  leur  fait  comprendre 
ce  rêve?  Qui  donc  dit  à  ces  hommes  :  «  ^  os 
tendances  et  vos  ambitions  viennent  de  Dieu. 
Elles  sont  des  appels  lointains  de  sa  bonté. 
Loin  d'être  condamnées  par  Dieu,  elles  tra- 
duisent —  mais  avec  quelle  imperfection  ! 
—  les  desseins  de  Dieu  sur  vous.  Vous  vou- 
lez vous  élever  au-dessus  de  l'homme'  ?Mais 

1 .  Nietzsche  devait  passionner  les  esprits  en  Russie  dès  qu'il  y 
serait  connu.  Soloviev  discerna  vite  le  danger.  Dans  la  Jus- 
tification du  Bien,  de  très  belles  pages  sont  consacrées  à  juger 
lœuvre  de  Nietzsche.  Soloviev  revint  avec  insistance  sur  ce 
grave  sujet  :  en  181)7,  Littérature  ou  vérité  [W\\,  p.  99j;  en  1899, 
L'Idée  du  surhomme  (p.  310j  suivie,  la  même  année,  d'une  ré- 
jjonae  aux  trois  nietzschéens,  Philosophov,  Rosanov  et  Mérej- 
kovski. 


l'ascète  293 

le  Christ  est  venu  pour  vous  inspirer  l'idée 
de  cette  élévation,  pour  enflammer  vers  elle 
vos  désirs,  pour  vous  offrir  un  modèle  et  des 
moyens  de  la  réaliser.  —  Vous  voulez  être 
dieux?  Ne  croyez  pas  que  cela  soit  mauvais. 
Il  y  aurait  crime  si  vous  vouliez  substituer 
l'homme  à  Dieu,  si  vous  prétendiez  ravaler 
Dieu  au  niveau  de  l'homme,  si  vous  tentiez 
de  vous  idolâtrer  en  oubliant  Dieu  ou  en  le 
subordonnant  à  votre  humanité.  Mais  si  vous 
désirez  être  soulevés  jusqu'à  Dieu,  si  vous 
souhaitez  être  tellement  unis  à  Dieu,  que 
Dieu  soit  tout  en  vous  et  vous  tout  en  Dieu, 
si  vous  vous  désespérez  parce  que,  avides  de 
participera  la  nature  divine,  vous  l'entrevoyez 
dans  une  inaccessible  infinité,  alors  ayez  con- 
fiance !  Le  Père,  le  Fils  et  le  Saint-Esprit  vous 
appellent  en  effet  à  monter  jusqu'à  eux;  ils 
sont  prêts  à  descendre  vers  vous  et  en  vous, 
pour  vivre  en  hôtes  habituels  de  votre  âme  ; 
ils  promettent  à  tout  votre  être,  en  échange 
de  votre  bonne  volonté,  une  récompense 
inouïe,  une  transformation  mystérieuse 
d'abord  et  invisible  mais  bientôt  rayonnante 
et  glorieuse,  une  union  et  une  assimilation 
qui  vous  divinisera.  Car,  voilà  la  foi  chré- 
tienne et  la  révélation  que  Jésus,  Fils  de  Dieu , 
vint  apporter  au  monde...  » 

Mais  qui  redit  ces  vérités  aux  âmes  slaves? 


294  VLADIMIR    SOLOVIEV 

Faut-il  alors  s'étonner  qu'elles  s'étiolent? 
Elles  ont  faim  ! 

Et  Soloviev,  s'appropriant  le  Misereor  su- 
per turbam,  entreprit  pour  les  âmes  sa  for- 
midable lutte  contre  les  erreurs  philosophi- 
ques et  théologiques  de  la  Russie. 

Ses  exposés  documentés  et  loyaux,  ses 
discussions  toujours  bienveillantes  laissent 
transparaître  sa  constante  préoccupation  : 
gagner  l'adversaire  qu'il  faut  réfuter,  gagner 
son  âme. 

Pas  d'emportement  donc.  Pas  d'esprit  de 
parti  ou  d'exclusivisme  étroit.  Au  contraire, 
souci  perpétuel  de  dégager,  en  toute  erreur, 
l'âme  de  vérité  qui  l'accrédite  ;  et  puis,  situer, 
com[)léter  cette  vérité,  l'enrichir  par  un  re- 
gard toujours  plus  compréhensif  ;  car  le 
grand  ennemi  de  la  vérité  c'est  l'esprit  de 
système,  le  regard  «  unilatéral  ». 

Pas  de  polémique  personnelle  surtout. 
Soloviev  dut  parfois  répondre  directement  à 
certaines  attaques.  Et,  bien  qu'il  l'eût  fait 
toujours  avec  une  parfaite  modération,  il 
voulut  un  jour  s'accuser  publiquement 
d'avoir  nommé  sans  nécessité  plusieurs  de 
ceux  qu'il  critiquait. 

Cette  extrême  réserve  ne  signifiait  ni  pusil- 
lanimité, ni  crainte  de  la  riposte.  C'était  le 
respect  des  âmes  et  des  intentions  qui  l'in- 


l'ascète  295 

spirait.  Elle  fut,  par  surcroît,  la  stratégie  la 
plus  conquérante  :  un  exposé  de  la  vérité, 
complet  et  convaincu,  mais  très  loyal  et  très 
charitable,  n'est-il  pas  la  plus  efficace  réfuta- 
tion de  l'erreur?  Cette  tactique  se  trahit  sur- 
tout dans  la  Justification  du  Bien  :  cette  œu- 
vre, une  des  plus  importantes  de  Soloviev, 
est  dirigée  tout  entière  contre  l'envahisse- 
ment du  tolstoïsme,  et  Tolstoï  n'y  est  pas 
même  nommé... 

Tant  de  sérénité  dans  la  discussion  préve- 
nait les  ressentiments.  Aucun  péril  de  malen- 
tendu ;  pas  une  ombre  de  jalousie,  donc 
aucun  prétexte  à  l'aigreur'.  Les  auteurs  com- 
battus devaient  reconnaître  que  leur  adver- 
saire les  estimait  et  leur  voulait  du  bien;  et 
la  plupart  des  lecteurs  étaient  séduits  par  la 
grande  paix  de  l'écrivain.  Cette  paix  limpide, 
unie  à  une  pensée  vigoureuse  et  à  un  style 
incisif,  inspirait  le  respect,  la  conviction,  l'ad- 
miration. Elle  gagna  beaucoup  d'amis  à  Solo- 
viev. Peu  à  peu  donc,  les  attaques  s'atté- 
nuèrent et  les  calomniateurs  firent  silence. 

Les  académies  et  les  salons  de  la  plus  haute 

1.  Aussi  Tolstoï  n'hésitait  point  à  lui  recommander  ses 
protégés  (Par  ex.,  lettre  de  Tolstoï  à  Grote,  citée  dans 
N.  I.  Grote  :  Documents,  etc..  Saint-Pétersbourg',  llJll,  p.  215). 
Et  Soloviev  s'essayait  à  faire  du  bien  jusque  chez  Tolstoï;  il 
ne  désespérait  pas  d'éclairer  Tolstoï  lui-même  (voir,  par  ex., 
le  récit  de  la  visite  à  Tolstoï,  en  1894,  dans  Yélitchko, 
p.  131  sqq.). 


296  VLADIMIR    SOLOVIEV 

aristocratie,  les  cercles  politiques  et  les 
ambassades  se  disputèrent  alors  le  «  grand 
homme  »  ;  la  bienveillance  impériale  et  les 
acclamations  populaires  commençaient  à  re- 
venir vers  lui  lorsque  la  mort  le  frappa 
brusquement  chez  son  ami  le  prince  Trou- 
betzkoï.  Il  avait  quarante-sept  ans. 

II 

«  Le  service  du  Seigneur  est  rude  »,  sou- 
pira-t-il  sur  son  lit  de  mort.  Son  hôte  qui 
recueillit  cette  confidence  ajoute  :  «  Toute  la 
vie  de  Soloviev  fut  un  effort  pour  justifier 
sa  foi  et  pour  renforcer  l'action  de  ce  bien 
auquel  il  croyait.  Il  se  livra  tout  entier  à  celte 
tâche  de  sa  vie.  sans  reprendre  haleine,  sans 
s'épargner,  s'épuisant  de  zèle  pour  accomplir 
ce  qu'il  regardait  comme  sa  mission.  Sa  vie 
fut  la  vie  d'un  lutteur,  vainqueur  déjà  de  sa 
propre  nature  et  de  ses  tendances  inférieures. 
Et  la  vie  ne  lui  fut  pas  douce!  Mais,  dans  ce 
rude  labeur,  son  esprit  ne  s'est  jamais  lassé 
parce  qu'il  avait  gardé  un  cœur  pur  et  une 
âme  magnanime  :  aucune  timidité  ne  iroiible 
cette  noble  source  et  c'est  là  qu'il  puisait  la 
gaieté  et  la  joie,  signe  authentique  à  ses  yeux 
et  vrai  privilège  du  christianisme  sincère ^  » 

1.    Le  Messager    de    l'Europe,    septembre    1900.    Le    prince 
Troubetzkoï  devait  suivre  bientôt  ?on  ami  dans  la  tombe. 


29'; 


Cette  page  qui  fait  honneur  aux  deux  amis, 
à  l'écrivain  comme  au  mort,  montre  à  quel 
degré  de  vertu  Soloviev  avait  été  conduit  par 
la  souffrance.  Avec  sa  sensibilité  très  pure  et 
l'exquise  délicatesse  de  sa  charité,  son  âme 
affinée  éprouvait  des  douleurs  que  les  inat- 
tentifs et  les  indélicats  ne  soupçonnaient  pas. 
La  princesse  X...  X...  que  ses  traditions  de 
famille  et  ses  souvenirs  de  convertie  ont 
particulièrement  renseignée  sur  Soloviev, 
voulait  bien  nous  écrire,  dans  un  document 
qui  nous  a  été  très  précieux  :  «  Il  avait  be- 
soin d'affection  et  de  douceur,  »  Or,  l'affec- 
tion et  la  douceur  furent  remplacées,  pendant 
de  longues  années,  par  des  attaques  forcenées 
et  par  les  pires  calomnies.  Le  cœur  de  Solo- 
viev en  fut  souvent  meurtri  ;  sa  mort  fut 
peut-être  hâtée  par  ces  peines  intimes,  mais 
son  âme  ne  se  laissa  jamais  exaspérer.  Elle 
se  sanctifiait  au  contraire  par  la  souffrance 
qu'elle  offrait  pour  le  salut  de  la  chère 
Russie. 

Mgr  Strossmayer  témoignera  pour  nous  de 
cette  sanctification,  lui  qui  connut  intime- 
ment les  aspirations  et  les  douleurs  de  Solo- 
viev, 

Nous  avons  déjà  cité  sa  lettre  au  cardinal 
Vannutelli,  alors  nonce  du  Saint-Siège  à 
Vienne  :   «  Soloviev  anima   candida,  pia    ac 


298  VLADIMIR    SOLOVIEV 

vere  sancta  est^  »  Il  annonçait  en  même 
temps  la  préparation  de  plusieurs  ouvrages 
importants  et  le  projet  d'un  pèlerinage 
commun  ad  limina.  «  Soloviev  et  ego  con- 
diximus,  ut  Romae  tempore  sacerdotalis 
iubilaei  summi  et  gloriosissimi  Pontificis 
nostri  conveniamus,  ut  pro  consiliis  et  inten- 
tionibus  nostris  lumen  et  benedictionem 
efflagitemus'.  » 

Lorsqu'il  exécuta  son  dessein  en  1888, 
l'évêque  écrivit  au  cardinal  Rampolla  pour 
lui  recommander«Vladimir  Soloviev,  homme 
aussi  instruit  que  pieux  3»,  bien  digne  de  re- 
cevoir du  Saint-Père,  dans  une  audience  par- 
ticulière, une  bénédiction  toute  spéciale  pour 
son  apostolat  en  Russie. 

Dans  une  correspondance  plus  intime, 
Mgr  Strossmayer  pouvait  s'ouvrir  davantage. 
Ce  qu'il  dit  des  souffrances  de  son  ami  per- 
mettra de  mieux  apprécier  la  victoire  morale 
qu'attestent  les  paroles,  citées  plus  haut,  du 
prince  Troubetzkoï.  Ici  encore  nous  respec- 
terons  le  style,  l'orthographe  et  la  ponctua- 


1.  Corrrspundance,  p.  190.  —  «  Soloviev  est  une  âme  inno- 
cente, pieuse  et  vraiment  sainte.  « 

2.  Ibid.,  p.  191-192.  —  «  Soloviev  et  moi,  nous  avons  con- 
venu de  nous  retrouver  à  Rome  au  moment  du  jubilé  sacer- 
dotal du  souverain  et  très  ^^lorieux  Ponlife,  afin  d'implorer 
lumière  et  bénédiction  pour  nos  projets  et  nos  intentions.  /> 

3.  Ibid.,  p.  192. 


l'ascète  299 

tion    du    vieil   évêque   croate.  Il  écrivait  au 
R.  P.  Pierling,  le  24  mars  1890: 

«  Il  fautsoutenire,  et  encourager  notre  ami 
Solowiew  d'autant  plus  qu'il  incline  un  peu 
par  son  penchant  naturelle  à  la  melancholie, 
presque  dirai-jé  au  désespoire.  Aimons-le, 
encouragons-le  et  unissons-nous  à  luisincer- 
ment.  C'est  ce,  que  je  fait  moi-même  au  fure 
et  à  mesure  de  mes  faibles  forces.  J'écrirai 
prochaenement  dans  nos  journaux  quelque 
chose  sur  son  ouvrage  la  Russie  et  l'Eglise 
universelle.  Je  le  louerai  comme  il  le  mérite 
et  je  l'encouragerai  *.  » 

Nouvelles   instances,  dés   le  6  avril   1800. 

«  Pardonnez  à  ma  franchise  relative  à  notre 
])on  et  pieux  Solowiew.  11  est,  comme  vous 
remarquez  très  justement,  un  peu  inclin  à  la 
tristesse  et  à  la  melancholie.  Rélevons-le  et 
l'encourgeons-le.  Il  le  mérite  au  plus  haute 
degrés.  Laissons-lui  ses  particularités  innées. 
Il  est,  selon  moi,  un  bon  instrument  dans  les 
mains  de  la  providence.  Prêchants  la  charité 
et  la  concorde  et  la  réconciliation  des  deux 
églises,  restons  toujours  dans  la  charité  par- 
faite et  dans  la    concorde    parfaite.  Je    suis 


1.  Lettre  inédite,  communiquée  par  le  R.  P.  Pierling.  La  lettre 
contient  seize  pages  de  la  large  écriture  de  Strossmaver  : 
notre  citation  est  empruntée  au  deuxième  feuillet. 


300  VLADIMIR    SOLOVIEV 

vraiment  enchanté  de  trouvez  le  même  esprit 
dans  vos  excellentes  lettres  \  » 

Ces  défaillances  passagères  de  Soloviev 
ne  modifiaient  point  d'ailleurs  le  premier 
jugement  de  Strossmayer  :  «  Notre  excellent 
S...  est  un  homme  ascète  et  vraiment  saint^.  » 
Le  jour  de  Noël  1896,  Soloviev,  alors  très 
malade  à  Tsarskoe  Sélo,  avait  télégraphié  à 
Févéque,  comme  il  aimait  à  le  faire  auxjoursde 
fête  :  «  Félicitations,  souhait,  prières.  Souve- 
nir de  cœur,  travaux,  maladie,  espoir  en  Dieu. 
—  Vladimir  Soloviev.  »  Et  l'évêque  répondit, 
par  télégramme  :  «  Merci  pour  les  félicitations. 
Votre  vie  et  santé  précieuses  pour  l'Eglise  et 
la  nation.  Vivez  donc,  nous  prions  tous  pour 
vous.  Moi  je  vous  bénis  de  tout  mon  cœur  et 
souhaite  que  votre  santé  soit  bientôt  parfai- 
tement rétablie.  —  Strossmayer  évêque^.  » 

Strossmayer  était  sincère  ;  il  attachait  le 
plus  grand  prix  à  la  santé  et  à  la  vie  de  son 
ami.  Plein  de  l'espoir  que  des  jours  meilleurs 
étaientvoisins  pour  les  aspirations  catholiques 
des  âmes  russes,  il  souhaitait  que  Soloviev 
pût  voir  ces  temps   bienheureux.  Dans    une 

1.  flem.  Extrait  d'une  lettre  incdite  de  rjuatre  pages. 

"2.  Lettre  tneW/Ze  du  23  janvier  1887.  Dans  cette  lettre,  l'évèquc 
a  ccritpar  distraction  5oH('a/o/';  c  est  certainement  de  5o/ot'jec 
qu'il  est  question. 

3.  Télégrammes  publiés  dans  la  Correspondance  (russe)  de 
Soloviev  (éd.   Radlov).  t.  I,  p.  193. 


L ASCÈTE  30i 

lettre  déjà  citée,  il  écrivait  au  cardinal  Vannu- 
telli  : 

«  In  hisce  liorrendis  calamitatibus...  indu- 
bium  est  animas  candidas  et  vere  pias  divino 
quodam  impulsu  ad  unilatcm  tendere.  — 
Huius  rei  testimonium  adnecto...  qiio  evi- 
dens  fît,  in  ipsa  quoque  ecclesia  slavica  ortho- 
doxa  pro  unione  promovenda  et  divinani 
victimam,  aeternum  omnis  caritatis,  concor- 
diae  et  unitatis  pretium,  et  pigniis,  cottidie 
offerri,  et  preces  assiduas  hoc  sancto  fine  ad 
Deum  optimum  maximum  fiindi'.  » 

Dans  son  humilité,  le  vénérable  vieillard 
se  déclarait  indigne  d'entrevoir  l'aurore  du 
jour  où  tant  de  messes  obtiendraient  l'unité 
des  masses  chrétiennes  ;  mais  d'autres  lui 
semblaient  dignes  de  contempler  ces  premiè- 
res clartés. 

«  Ego  ipse  ceu  peccator  vixmereorutauro- 
ramadminus  laetissimae  huiusmodi  diei  con- 
spiciam  ;  ast  Soloviev  et  principissa  Volkonski 

1.  Ibid.,  p.  191.  Lettre  du  12  octobre  1886.  —  «  Au  milieu 
de  si  horribles  malheurs,  il  est  certain  que,  par  une  impulsion 
divine,  des  âmes  innocentes  et  vraiment  pieuses  tendent  à 
l'unité.  Le  document  que  je  joins  à  ma  lettre  le  prouve  à 
l'évidence  :  même  dans  l'Ep^lise  orthodoxe  slave,  la  divine 
victime,  gage  éternel  qui  nous  vaut  toute  charité,  toute  con- 
corde et  toute  unité,  est  offerte  chaque  jour  pour  le  progrès 
de  l'union,  et  des  prières  assidues  sont  répandues  devant  le 
Dieu  très  bon  et  très  puissant  pour  celte  sainte  inlention.  » 


302  VLADIMIR    SOLOVIEV 

et  aliae  animae  piae  et  sanctae  merebuntur 
certe,  ut  videant,  si  non  lucem  plenam,  admi- 
nus  stellam  matutinam  huius  laetissimae  lu- 
cis,  quam  Pater  aeternus  in  consolationem 
eorum,  qui  in  pessimis  adiunctis  non  despe- 
rabant,  sed  vires  suas  ad  unionem  inpende- 
bant,  in  sua  tenet  potestate  '.  » 

Cet  espoir  de  l'évêque  devait  être  déçu. 
Des  deux  amis  ce  fut  le  plus  jeune  qui  dis- 
parut le  premier,  alors  que  «  l'étoile  du  ma- 
tin  »  ne  se  montrait  pas  encore  à  l'horizon. 

Ainsi  se  vérifiait  jusqu'aux  bout  la  poésie 
prophétique,  où  Soloviev  avait  esquissé  dès 
sa  jeunesse  les  solitudes  prévues  de  sa  mar- 
che religieuse,  —  comme  jadis  Newman  re- 
venant de  Sicile  avait  écrit  son  poème  fa- 
meux :  Lead  kindly  light  —  Conduis-moi, 
bienfaisante  lumière... 

«  Sous  la  brume  du  matin  j'allais  vers  vous 
d'un  pastremblant,  rivages  magiques  —  pleins 

1.  Ibid.,  p.  192.  —  Frag-ment  emprunté  à  la  même  lettre, 
«  Un  péchear  comme  moi  mérite  peu  d'entrevoir  même 
l'aurore  de  ce  bienheureux  jour;  mais  Soloviev,  la  princesse 
Volkonsky,  et  d'autres  iimes  pieuses  et  saintes  mériteront 
certainement  de  voir,  sinon  la  pleine  lumière,  du  moins 
l'étoile  du  matin  qui  annoncera  ce  bienheureux  jour,  ce  jour 
que  le  Père  éternel  tient  en  son  pouvoir  pour  consoler  ceux 
qui,  dans  les  pires  adversités,  loin  de  désesjiérer,  se  dépen- 
saient de  toutes  leurs  forces  pour  le  progrés  de  l'union.  » 


l'asckte  303 

de  mystères.  Les  pourpres  de  la  première 
aurore  chassaient  les  dernières  étoiles  ;  mes 
rêves  papillonnaient  encore,  et  mon  âme,  en- 
lacée par  eux,  priait  :  elle  priait  des  divinités 
inconnues. 

«  A  la  fraîcheur  blanche  du  jour,  je  marche, 
solitaire  comme  jadis,  sur  une  terre  inexplo- 
rée. Le  brouillard  s'est  dissipé...  Là-devant, 
l'œil  voit  — très  clair —  combien  est  dur  le 
sentier  de  la  montagne  et  comme  tout  est 
loin  encore  —  loin,  tout  ce  que  nous  avons 
rêvé  ! 

«  Je  marcheraijusqu'à  lanuit;j'iraid'unpas 
intrépide  vers  les  rives  désirées  où  resplen- 
dit sur  la  montagne,  à  la  clarté  d'étoiles  nou- 
velles et  dans  l'étincellement  des  feux  de 
triomphe,  le  temple  qui  m'estpromis,  le  tem- 
ple qui  m'attend.  » 

Ce  temple  promis,  c'était  l'Eglise  univer- 
selle dans  sa  gloire.  Soloviev  avait  désiré 
l'entrevoir  dès  que,  dégagé  des  ténèbres  pré- 
cocesqui  s'étaient  substituéesà  sa  foi  d'enfant, 
il  n'avait  plus  douté  de  Dieu  ni  de  sa  Provi- 
dence ni  de  son  œuvre  rédemptrice.  Il  avait 
aussitôt  cherché  des  clartés  nouvelles  sur  les 
plans  divins  dans  le  monde  ;  une  brume  les 
lui  cachait,  et,  sous  l'étreinte  des  longues  an- 
goisses,  son   âme    avait   soupiré   passionné- 


304  VLAUIMIK    SOLOVIEV 

ment  :  «  Mon  Dieu,  Christ  Jésus,  montrez- 
moi  votre  œuvre  sur  terre,  montrez- moi 
votre  Eglise...  Où  est  l'Eglise  ?  » 

Un  jour  enfin,  le  brouillard  se  dissipa,  le 
temple  promis  à  ceux  qui  cherchent  apparut  : 
c'était  l'Eglise  universelle  dans  la  splendeur 
de  sa  catholicité. 

Depuis  ce  jour,  Soloviev  ne  se  lassa  plus 
de  montrer  à  ses  frères  le  temple  divin  situé 
sur  la  montagne.  Nous  avons  cité  déjà  la 
préface  de  sa  Justification  du  Bien  :  «  Le 
choix  fut  toujours  difficile  entre  les  diverses 
théories  sur  le  but  de  la  vie;  il  l'est  plus 
encore  dans  la  situation  actuelle  des  con- 
sciences humaines.  Un  devoir  s'impose  donc 
aux  quelques  heureux  qui  ont  déjà  trouvé 
pour  eux-mêmes  une  solution  ferme  et  défi- 
nitive :  la  justifier  pour  les  autres.  Quand 
l'esprit  a  triomphé  de  ses  propres  doutes,  le 
cœur  ne  peut  rester  indifférent  aux  erreurs 
des  autres.  »  Ces  autres  lui  semblèrent  long- 
temps ne  pas  voir  et  ne  pas  entendre.  Même 
les  plus  sympathiques  comprenaient  souvent 
assez  mal  les  convictions  de  leur  ami.  Eu 
môme  temps,  les  susceptibilités  de  la  censure 
imposaient  une  extrême  prudence  :  après  les 
solennelles  professions  de  foi  publiées  néces- 
sairement à  l'étranger,  les  déclarations  durent 
se  faire  très  discrètes  et  les  démonstrations 


305 


se  voiler  sous  peine  d'être  tout  simplement 
interdites  en  Russie. 

Quand  Soloviev  expira,  il  put  donc  crain- 
dre de  n'avoir  été  suivi  par  personne  jusqu'au 
seuil  du  temple. 

Mais  ses  œuvres  continuent  à  désigner  ce 
seuil  du  temple.  Par  elles,  la  lumière  a  grandi 
déjà  dans  l'esprit  de  plusieurs  etl'amour  s'est 
réchauffé  dans  leurs  cœurs.  Des  Russes  médi- 
tent la  grande  prière  du  Maître  :  ut  omnes 
unum  sint  ;  et,  devant  ce  désir  divin,  ils 
comparent  l'universalisme  au  slavisme.  Leurs 
ambitions  patriotiques  s'élèvent,  à  mesure 
que  leur  foi  élargit  ses  horizons. 

L'accès  de  la  montagne  sainte  n'est  plus  in- 
terdit. Déjà  quelques  vaillants  commencent  à 
gravir  les  côtes,  et  les  regards  des  foules 
suivent  leur  ascension...  Or  qui  sait  tout  ce 
que  Pusey  aurait  entrepris,  tout  ce  que  Nevv- 
man  aurait  accompli  dans  une  Eglise  valide- 
ment  hiérarchisée?  Qui  donc  pourrait  prévoir 
quel  avenir  Dieu  réserve  parmi  ses  frères 
à  l'influence  du  Newman  russe? 

A  titre  d'exemple,  voici  deux  faits  qui 
caractérisent  sans  doute,  la  division  des  es- 
prits en  Russie,  mais  aussi  leur  estime  com- 
mune pour  Soloviev. 

Au  début  d'avril  1906,  paraissait  à  Kiev  le 
premier  numéro  d'un  journal  quotidien,  inti- 

SOLOTIEV.  20 


306  VLADIMIR     SOLOVIEV 

tulé  Narod  [Le  Peuple).  «  Notre  programme, 
annonçait-il,  se  résume  en  une  formule  : 
répandre  les  idées  de  Vladimir  Soloviev  sur 
le  christianisme  universel.  Comme  lui,  nous 
voulons  que  la  société  religieuse  soit  inter- 
nationale et  que  le  droit  chrétien  dirige, 
outre  la  vie  privée,  tout  le  domaine  des  re- 
lations sociales.  »  Les  applications  promises 
étaient  disparates  et  discutables,  mais  le  plan 
était  beau  :  «  Juger  du  point  de  vue  chré- 
tien toutes  les  questions  politiques  et  éco- 
nomiques, philosophiques  et  religieuses, 
littéraires  et  artistiques.  »  Les  directeurs, 
S.  N.  Boulgakov,  professeur  à  l'Université, 
et  A.  S.  Voljsky  étaient  «  orthodoxes  »;  ils 
déclaraient  que  «  leur  journal,  publié  en 
province,  ne  serait  pas  cependant  une  feuille 
locale  :  à  notre  œuvre  et  à  la  pensée  de 
Soloviev,  nous  rêvons  d'intéresser  la  Russie 
tout  entière  et  de  gagner  des  sympathies 
au  delà  des  frontières  voisines  ».  La  censure 
s'émut;  et,  dès  le  cinquième  numéro,  bien 
que  le  vent  souillât  alors  à  la  liberté,  le 
journal  était  interdit.  «  Suppression  vraiment 
regrettable  »,  n'hésitait  pas  à  dire  le  Tser- 
kovny  Vestnik  [Messager  ecclésiastique)  du 
20  avril  1906  ^ 

1.  N*  16,  p.  512. 


l'ascète  307 

A  la  même  époque,  par  une  curieuse  coïn- 
cidence, la  Commission  officielle  qui  prépa- 
rait la  convocation,  toujours  différée  depuis 
six  ans,  d'un  Concile  universel  de  toute  la 
Russie,  entendait  souvent  retentir  le  nom  de 
vSoloviev.  Le  rapport  de  M.  Souvorov,  par 
exemple,  lui  empruntait  ses  vues  vraiment 
chrétiennes  sur  le  corps  mystique  de  Jésus- 
Christ  et  sur  l'Eglise  comme  Cité  de  Dieu 
d'après  saint  Augustin  ^ 

Ces  recherches  ramènent  du  moins  l'atten- 
tion sur  l'idée  dominante  de  Soloviev  :  le 
Maître,  Fils  de  Dieu,  a  voulu  que  tous  les 
chrétiens  fussent  un  seul  corps  —  multi 
ununi  corpus^  un  seul  être  —  ut  sint  unum, 
une  seule  Eglise  :  —  sur  cette  pierre,  j'édi- 
fierai jnon  Eglise,  disait  Jésus  ;  le  vrai  chris- 
tianisme doit  donc  se  reconnaître  à  ce  signe, 
qu'il  travaille  sans  cesse  à  construire  un 
Temple  catholique. 

Entra-t-il  lui-même  dans  ce  temple?  La 
question  vient  d'être  débattue  à  nouveau 
très  vivement  au  moment  du  dixième  anni- 
versaire de  sa  mort.  Disons  ce  que  nous 
savons. 


1.  Rapports  et  procès-verbaux  officiels  de  la  Commission  pré- 
paratoire au  Concile,  imprimés  par  ordre  du  Saint-Synode  ; 
t.  I,   1906,  p.  197. 


308  VLADIMIR     SOLOVIEV 

Longtemps  Soloviev  médita,  longtemps  il 
redit  la  douloureuse  parole  de  S.  Paul  :  «  Je 
souhaiterais  d'être  moi-même  anathème  de 
par  le  Christ,  pour  sauver  mes  frères,  ceux 
qui  sont  de  ma  race  selon  la  chair  »  ;  et  il 
pouvait  ajouter  en  toute  loyauté  :  «  Je  dis  la 
vérité  dans  le  Christ,  je  ne  mens  point; 
ma  conscience  m'en  rend  témoignage  par 
l'Esprit-Saint  :  ma  tristesse  est  grande  et 
une  irrémissible  douleur  d'enfantement 
m'oppresse  le  cœur^  »  Un  jour,  le  vicomte 
de  Vogué  entendra  ce  dialogue  effrayant  et 
sublime  :  «  Cependant,  votre  salut  indi- 
viduel...? —  Eh  !  qu'importe  mon  salut  indi- 
viduel? C'est  au  salut  collectif  de  ses  frères 
qu'il  faut  penser^.  »  —  Optaham  enim  ego 
ipse  anathema  esse  a  Christo  pro  fratribus 
mets. 

Aucune   timidité    personnelle  n'entrait  en 


1.  s.  Paul,  dans  sa  lettre  aux  Romains,  ch.  9,  vers.  1-3. 

2.  De  Vogué,  Sous  l'horizon,  p.  22.  —  Un  conférencier 
célèbre,  M.  Petrov,  que  le  Saint-Synode  a  naguère  «  exclu  du 
clergé  monacal  et  dégradé  du  sacerdoce  »  pour  son  attitude 
à  la  Douma,  fréquentait,  avec  d'autres  jeunes  moines,  l'Aca- 
démie ecclésiastique  de  Saint-Pétersbourg  lorsqu'il  entendit, 
Ters  1888  chez  son  professeur-inspecteur,  Antoine  Khrapo- 
vitsky  (moine  Uéliodore,  actuellement  archevêque  orthodoxe 
de  la  Volhynie),  un  dialogue  du  même  genre  entre  Soloviev  et 
le  P.  Innocent  Figourovsky  (actuellement  évéque  de  la  mis- 
sion orthodoxe  russe  de  Chine).  Il  a  raconté  cette  scène  dans 
le  Rousshoïé  Slovo  reproduit  par  le  Sovremennoïé  Slovo  du 
20  aoùt/2  septembre  1910. 


309 


cause.  Dans  la  même  conversation  où  le 
vicomte  de  Vogué  était  témoin  et  acteur,  on 
avertissait  Soloviev  que,  s'il  quittait  Paris 
pour  rentrer  en  Russie,  il  serait  infaillible- 
ment arrêté  et  déporté  ;  on  précisait  même 
que  des  ordres  avaient  été  donnés  pour 
l'interner  dans  un  couvent  d'Arkhangel  : 
«  Xous  l'engagions  à  différer  son  départ. 
—  Non,  répondit-il;  si  je  veux  que  mes  idées 
se  répandent,  ne  dois-je  pas  aller  témoigner 
pour  elles  ^  ?  »  Il  était  prêt  à  rendre  témoi- 
gnage à  la  vérité,  en  tout  ce  qu'elle  pourrait 
lui  demander. 

Nous  recueillons  le  même  jugement  sous 
la  plume  d'un  Russe  converti,  vieillard  de 
très  illustre  famille,  type  de  courage,  d'hon- 
neur et  de  foi.  Léontius  Pavlovitch  de  Ni- 
colaï-,  avant  de  devenir  catholique,  prêtre  et 
chartreux,  s'était  couvert  de  gloire  en  com- 
mandant contre  Schamyl  le  régiment  Ka- 
bardinsky  pendant  la  guerre  du  Caucase;  il 
avait  gagné,  comme  aide  de  camp  général 
d'Alexandre  II,  l'amitié   de  son   empereur; 

1.  De  VocaÉ,  ibid. 

2.  Né  en  1820,  mort  en  1891.  —  Dans  une  lettre  adressée  au 
P.  Gagarin  le  4  feTrier  1881,  il  précisait  les  grandes  dates 
de  sa  vie  :  «  J'ai  fait  mon  abjuration  à  la  Délivrande  le 
21  juin  1858,  fête  de  S.  Louis  de  Gonzagué  que  j'ai  adopté 
pour  patron.  J'ai  pris  l'habit  à  la  Chartreuse  le  7  septem- 
bre 1868;  j'ai  fait  ma  profession  solennelle  le  8  septem- 
bre 1873;  j'ai  été  ordonné  prêtre  le  21  mars  1874.  » 


310  VLADIMIR     SOLOVIEV 

puis  il  avait  tout  sacrifié  pour  suivre,  sous  le 
nom  de  Père  Jean-Louis,  la  vérité  et  la  croix 
de  Jésus-Christ  dans  la  vie  la  plus  austère. 
Or  il  écrivait  de  la  Grande  Chartreuse,  le 
3  janvier  1890  : 

«  Je  comprends  très  bien  les  motifs  pour 
lesquels  il(Soloviev)  s'est  maintenu  dans  une 
certaine  réserve,  imposée  dans  l'intérêt  de 
la  mission  qu'il  a  à  remplir  et  qui  lui  a  été 
confiée  d'En-Haut,  je  n'en  doute  pas. 

«  Pour  le  bien  de  la  cause,  il  est  nécessaire 
qu'il  reste  dans  le  rite  oriental,  car  en  pas- 
sant au  rite  romain',  il  se  serait  coupé  l'herbe 
sous  le  pied  en  Russie  et  toute  son  action  eût 
été  paralysée 

«  Je  nourrissais  l'espoir  qxi'ii  régulariserait 
sa  situation  en  faisant  quelque  démarche... 
auprès  du  Saint-Siège  afin  de  dissiper  toute 
espèce  de  doute.  Je  considère  la  présentation 
de  son  livre  au  Saint-Père  par  Mgr  Stross- 
mayer,  comme  un  premier  pas  dans  ce  sens. 
C'est,  à  mes  yeux,  une  profession  de  foi  ;  c'est 
franc  et  en  même  temps  habile,  vu  sa  position 
très  délicate  et  qui  l'oblige  à  user  de  beau- 
coup de  ménagements  en  face  de  tant  de  pré- 


1.  ((  Jamais  je  ne  passerai  au  latinisme  »,  écrivait-il  le 
8  avril  1886,  à  l'archimandrite  Antoine  Vadkovsky,  aujour- 
d'hui métropolite  orthodoxe  de  S.-Pétersbourg.  —  Il  a  tenu 
parole. 


311 


jugés  et  de  préventions  at  home  et  de  la  gent 
bureaucratique  (Pobédonostsev  en  tète...). 

«  ...  Gomme  il  a  été  bien  inspiré  de  retour- 
ner en  Russie  et  de  ne  pas  écouter  les  voix 
delà  prudence  humaine  qui  cherchaient  à  l'en 
détourner!  Cet  acte  courageux  a  dû  certai- 
nement plaire  à  l'empereur  et  à  tous  les 
hommes  de  cœur,  et  il  aura  augmenté  son 
prestige... 

«Oh!  quelle  grande  chose  ce  serait  s'il  pou- 
vait donner  le  branle  à  cette  question  de  la 
réunion  des  Eglises.  J'ai  la  conviction  intime, 
que  je  partage  avec  Soloviev,  que  la  Russie 
serait  appelée  alors  à  jouer  un  rôle  provi- 
dentiel soit   en   Orient,  soit  en   Occident... 

«  Je  le  dis  et  le  redirai  toujours  :  le  salut 
et  la  grandeur  delà  Russie  dépendent  entiè- 
rement de  la  conservation  de  l'esprit  reli- 
gieux du  peuple  (car  les  classes  soi-disant 
élevées  sont  déjà  gangrenées),  et  l'esprit  re- 
ligieux ne  peut  être  entretenu  que  par 
V Eglise,  telle  que  Jésus-Christ  la  veut,  c'est- 
à-dire  réunie  à  l'Eglise  universelle  et  à  son 
chef...  ^I.  Soloviev  a  parfaitement  compris 
cela,  et  de  son  vol  d'aigle  il  plane  :  aussi  lui 
ai-je  voué  une  véritable  admiration  et  une 
sincère  sympathie...  Que  Dieu  bénisse  ses 
efforts  '  !  » 

1.  Lettre  inédite:  Bibliothèque  .s/mr  de  Bruxelles. 


312  VLADIMIR     SOLOVIEV 

Ces  lignes  expliquent  assez  pourquoi  So- 
loviev  ne  songea  jamais  à  la  latinisation  :  elle 
aurait  été  à  ses  yeux,  en  même  temps  qu'une 
infidélité  grave  à  sa  mission  personnelle,  une 
désobéissance  formelle  à  la  volonté  des  Pa- 
pes. Ceux-ci  n'ont-ils  pas  proclamé,  depuis 
l'antiquité  chrétienne  jusqu'à  nos  jours,  la 
légitimité  et  l'inviolable  sainteté  des  rites 
orientaux  ?  N'ont-ils  point  interdit  de  con- 
seiller les  changements  de  rite  ?  —  Soloviev 
entendait  donc  être  membre  de  l'Eglise  uni- 
verselle, de  l'Eglise  Catholique  Romaine, 
mais  non  un  membre  latin  :  «  C'est  l'Eglise 
de  Rome,  et  non  l'Eglise  latine,  qui  est  mater 
et  magistra  omnium  Ecclesiarum  ;  c'est  l'évê- 
que  de  Rome  et  non  le  patriarche  de  l'Occi- 
dent qui  parle  infailliblement  e.r  cathedra; 
et  il  ne  faut  pas  oublier  qu'il  y  eut  un  temps 
où  les  Evêques  de  Rome  étaient  aussi  des 
grecs  K  » 

D'autre  part,  la  persécution  organisée  par 
la  bureaucratie  russe  avait  tué  en  Russie 
tous  les  rameaux  qui,  sans  être  latins,  se 
rattachaient  visiblement  au  grand  arbre  ro- 
main ;  elle  empêchait  absolument  leur  renais- 


1.  Lettre  sur  l'Union  des  E£;Uses...,  p.  12.  —  Le  texte  a  été 
mal  reproduit  dans  le  volume  de  M.  Radlov,  Correspondance, 
I,  p.  188;  la  dernière  phrase  a  été  remplacée  par  cette  autre  : 
«   Il  Y  avait  un  temps  où  l'Evèque   de  Rome    parlait    grec.  » 


l'ascète  313 

sance.  De  cette  intransigeance  résultait  pour 
Soloviev  l'impossibilité  de  conformer  en 
Russie  sa  pratique  religieuse  avec  la  profes- 
sion de  foi  qu'il  avait  proclamée  très  haut. 
Aussi  multipliait-il  ses  instances  pour  que 
la  liberté  des  rites  orientaux  fût  garantie  par 
l'Etat  Russe  aux  communautés  chrétiennes, 
indépendantes  du  Saint-Synode. 

Une  parcelle  de  cette  liberté  a  été  recon- 
nue par  les  lois  constitutionnelles  et  organi- 
ques de  1904  et  1905.  Soloviev  était  mort  de- 
puis quatre  ans.  Sa  démarche  décisive,  si 
elle  avait  eu  lieu,  avait  dû  nécessairement 
demeurer  secrète. 

Ses  amis  savaientseulementque  cet  homme 
de  foi,  irréprochable  dans  ses  mœurs,  pieux, 
austère  et  bon  ne  s'approchait  plus  des  sa- 
crements dans  l'Eglise  Orthodoxe.  Tombé 
gravement  malade  en  1892,  il  les  avait  reçus 
pour  la  dernière  fois  dans  la  paroisse  de  la 
Trinité,  des  mains  du  P.  Orlov.  Depuis 
lors  il  s'abstenait.  Un  avis  secret  avait  d'ail- 
leurs interdit  au  clergé  de  donner  encore  la 
communion  à  ce  «  suspect  ». 

Les  esprits  avertis  qui  connaissaient  le  res- 
pect enthousiaste  et  l'admiration  aimante  de 
Soloviev  pour  la  Sainte  Eucharistie  devinaient 
en  son  âme  un  mystère  douloureux,  mais  le 
secret  leur  échappait. 


314  VLADIMIR     SOLOVIEV 

Ce  mystère  vient  d'être  enfin  révélé  à  l'oc- 
casion du  dixième  anniversaire  de  la  mort 
de  Soloviev.  Voici  les  faits  affirmés  en  1910. 

Un  prêtre,  ordonné  dans  l'Eglise  officielle 
de  Russie,  mais  uni  depuis  1893  à  l'Eglise 
Catholique,  M.  Nicolas  Tolstoï,  continua 
naturellement  d'exercer  son  ministère  selon 
le  rite  oriental  paléoslave  K  L'autorisation 
qu'il  obtint  de  séjourner  parfois  en  Russie, 
leva  pour  Soloviev  le  dernier  obstacle,  «  Ce- 
lui qui  a  tant  prêché  l'union  avec  Rome  parmi 
ses  compatriotes  a  aussi  prêché  d'exemple  et 
a  fait  l'adhésion  complète  à  l'Eglise  Romaine 
dans  la  chapelle  Notre-Dame  de  Lourdes  à 
Moscou,  le  18  février  1896,  le  deuxième  di- 
manche de  carême  en  présence  de  plusieurs 
témoins  2.  » 

Des  journaux  russes,  comme  le  Tserkov, 
le  Rousskoïé  Slovo  et  le  Sovremennoïé  Slovo 
ont  précisé  cette  information  3.  Il  n'y  eut  point 
d'abjuration  proprement  dite  :  elle  avait  été 
jugée  inutile.  Soloviev  lut  solennellement  sa 

1.  Le  13  novembre  1910  l'Eg-lise  de  San  Lorenzo  di  Monli  à 
Rome,  destinée  aux  catholiques  de  ce  rite,  a  été  solennelle- 
ment inaugurée  j)ar  une  messe  pontificale.  Le  curé  est  un 
prêtre  russe,  M.  Verighine,  fidèle  observateur  de  la  liturgie 
paléoslave. 

2.  Article  de  M.  Nicolas  Tolstoï  dans  L'Univers  du 
9  septembre  1910. 

3.  Notamment  dans  los  numéros  des  20  et  23  aoùt/2  et 
5  septembre  1910. 


l'ascète  315 

profession  de  foi;  il  ajouta  la  déclaration  que 
nous  avons  citée  plus  haut  :  «  Comme  mem- 
bre de  la  vraie  et  vénérable  Eglise  orthodoxe 
orientale  ou  gréco-russe  qui  ne  parle  pas 
par  un  synode  anticanonique  ni  par  des  em- 
ployés du  pouvoir  séculier...,  je  reconnais 
pour  juge  suprême  en  matière  de  religion... 
l'apôtre  Pierre  qui  vit  dans  ses  successeurs 
et  qui  n'a  pas  entendu  en  vain  les  paroles  du 
Seigneur  K..  »  Cette  formule,  imprimée  par 
lui  en  1889,  précisait  nettement  ce  que  signi- 
fiaient ses  réponses  :  «J'appartiens  à  la  vraie 
Eglise  orthodoxe;  car  c'est  pour  professer, 
dans  son  intégrité,  l'Orthodoxie  tradition- 
nelle que,  sans  être  latin,  je  reconnais  Rome 
pour  centre  du  christianisme  universel.  » 

Les  témoins  de  ce  rapprochement  entre 
«  le  Russe  de  l'avenir  ~  »  et  Rome  étaient  les 
membres  de  la  famille  de  M.  N.  Tolstoï,  ses 
servants  et  quelques  personnalités  éminentes 
de  Saint-Pétersbourg  et  de  Moscou.  Le  len- 
demain, M.  N.  Tolstoï  était  arrêté;  mais,  dit- 
il,  on  facilita  son  évasion.  Quelques  jours  plus 
tard,  il  était  à  Rome  pour  présenter  au  Saint- 
Père  les  hommages  de  son  nouveau  fils  spiri- 
tuel. Du  moins  Soloviev  le  crut  et  pensa  que 
Léon  XIII  avait  approuvé  ce  qui  avait  été  fait. 

1.  Voir  plus  haut,  p.  260. 

2.  DosTOiEVSKT,  Les  Frères  Karamazoo. 


316  VLADIMIR     SOLOVIEV 

On  dit  que  plusieurs  admirateurs  de  So- 
loviev,  gagnés  par  ses  œuvres  et  par  son 
exemple,  ne  se  contentèrent  pas  de  complé- 
ter et  de  dilater  jusqu'à  la  catholicité  de  la  foi 
et  de  la  charité  le  christianisme  individuel 
de  leur  vie  intime;  ils  auraient  même  prié 
Rome  de  leur  donner  Soloviev  pour  premier 
évêque. 

C'était  marcher  trop  vite.  Léon  XllI  qui 
avait  conféré  la  pourpre  à  Newman,  aurait 
agréé  le  choix,  dit-on,  mais  remis  l'exécution 
à  des  temps  meilleurs.  Avant  l'apparition  de 
ces  jours  plus  libres,  Vladimir  Serguiévitch 
Soloviev  mourait,  simple  laïque.  Quand  il 
s'éteignit  brusquement,  au  cours  d'un  voyage, 
dans  une  maison  de  campagne  du  prince 
Troubetzkoï,  à  Ouskoïé,  le  seul  prêtre  qu'on 
put  appeler  fut  le  curé  orthodoxe  du  village, 
M.  S.  A.  Biélaïev.  En  pareil  cas,  tout  catho- 
lique a  le  droit  et  presque  le  devoir  de  pru- 
dence de  solliciter  absolution  et  viatique  : 
Soloviev  mourant,  purifié  par  ce  don  suprême 
de  Dieu,  ne  rétracta  rienV 


1.  Voici,  d'après  le  prêtre  orthodoxe  N.  Kolossof,  le  récit 
qu'il  reçut  du  confesseur,  à  la  fin  de  1910,  dans  l'hôpital 
Sokolny  {Moskovshia  Viédomoati,  3/16  noTCmbre  1910)  : 
«  ...  Soloviev  me  dit  que,  plusieurs  années  auparavant  [le 
nombre  donné  trois  devrait  être  changé  en  huit],  son  dernier 
confesseur  orthodoxe  lui  avait  refusé  l'absolution  pour  une 
question  dogmatique;   Soloriec  ne  m'a  pas  dit  laquelle.  »   Le 


l'ascète  317 

Elles  sont  donc  aussi  mal  fondées  Tune  et 
l'autre,  les  deux  impressions  contradictoires 
de  certains  extrémistes  :  la  joie  de  ceux  qui 
parlent  d'un  retour  à  l'Eglise  officielle,  la 
colère  de  ceux  qui  taxent  d'hypocrisie  cet 
«  évêque  catholique  »...  imaginaire. 

Est-elle  mieux  fondée  l'impression  qui  se 
dégage  d'une  page  publiée,  en  février  1911, 
dans  le  Messager  Historique  de  Saint-Péters- 
bourg? M.  Gnédine  ^  a  connu  Vladimir  Solo- 
viev  et  son  frère  aîné,  Vsévolod  Serguiévitch, 
entre  les  années  1870-1880  :  il  leur  lisait  ses 
œuvres  que  «  les  deux  frères  admiraient  avec 
un  enthousiasme  délirant ^  »;  plus  tard,  il 
les  rencontra  dans  les  bureaux  des  grands 
périodiques  russes,  puis  il  les  perdit  de  vue. 
Or,  dit-il,  je  fus  un  jour  abordé  brusquement 
par  Vsévolod  :  «  Tu  sais  mon  ennui  ?  Mon 
frère  a  passé  publiquement  au  catholicisme, 
afin  de  recevoir  l'Eucharistie  que  notre  Eglise 
lui  refusait  par  châtiment.  »  —  Si  cette  con- 
versation, rapportée  quinze  ans  après  les 
événements  et  six  mois  seulement  après  les 
récits   de  M.  N.   Tolstoï,   s'arrêtait  là,  nous 


moribond  ajouta  que  ce  refus  avait  été  légitime.  Nous  ne 
voulons  pas  discuter  ce  témoignage;  les  mots,  soulignés  par 
nous  suflSsent  à  prouver  que  Soloviev,  en  désavouant  ses 
péchés,  ne  rétracta  pas  ses  conclusions  de  théologien. 

1.  Silhouettes  de  la  fin  du  XIX'  tiède,  p.  458-488. 

2.  Ibid.,  p.  474. 


318  VLADIMIR     SOLOVIEV 

penserions  qu'elle  fut  étrange,  indiscrète, 
imprudente,  mais  possible  :  le  fait  affirmé 
était  exact.  ^lais  la  suite  nous  laisse  rêveurs. 
V^sévolod  Soloviev  aurait  ajouté,  pour  com- 
pléter ses  confidences  :  «  Pis  que  cela.  J'ai 
une  lettre  où  Rome  propose  à  mon  frère  la 
dignité  sacerdotale.  Mais  Vladimir  a  répondu  : 
.Je  ne  puis  m'accommoder  que  d'un  chapeau 
de  cardinal.  »  Et  Vsévolod  se  serait  esquivé 
en  concluant  gravement  :  «  Il  sera  cardinal, 
n'oubliez  pas  ce  que  je  vous  dis.  »  Sans  doute, 
Vsévolod  Soloviev  était  singulièrement  ému 
ce  jour-là,  et  son  interlocuteur  aussi  :  ad~ 
mettons-le,  puisque  cette  émotion  des  deux 
romanciers  excuse  un  récit  qui  confond  le 
domaine  de  la  mémoire  et  celui  de  l'imagi- 
nation. Le  ton  général  de  M.  Gnédine,  assez 
malveillant  à  l'égard  de  Soloviev,  n'aug- 
mente la  vraisemblance  ni  de  la  proposition 
romaine  ni  de  la  réponse  qu'elle  aurait  reçue. 
Ceux  qui  connaissent  un  peu  les  usages  de 
la  Cour  pontificale,  ceux  qui  ont  pris  le 
moindre  contact  avec  la  pensée  de  Soloviev 
souriront...  «  de  la  prophétie  de  Vsévo- 
lod»; ils  sauront  gré  à  M.  Gnédine  d'avoir 
ajouté  :  «  Cette  prophétie  ne  s'accomplit  pas. 
Soloviev  mourut  simple  uniate  \  » 

1.  Ibid.,  p.  478, 


l'ascète  319 

M.  Nicolas  Engelhardt  avait  raison  de  railler 
doucement  ces  extrémistes  dans  le  Novoïé 
Vrémia  '.  Les  calomnies  de  ces  «  feuilles 
jaunes  et  des  Bulletins  diocésains  »,  écrivait- 
il,  ne  saliront  pas  celui  qui  devient  en  Russie 
plus  qu'évêque  —  puisqu'il  est  pour  nous 
«  comme  un  pape  dans  le  domaine  universel 
de  l'intelligence  et  de  la  pensée  ».  Les 
esprits  profonds,  comme  M.  Pertsov^,  ne 
peuvent  s'étonner  que  l'âme  loyale  de  Solo- 
viev  ait  mis  d'accord,  dès  qu'elle  le  put,  sa 
pratique  et  sa  foi. 

Pour  agir  comme  pour  différer,  il  n'écouta 
certainement  que  sa  conscience.  Depuis  long- 
temps aucune  raison  égoïste,  aucun  intérêt 
humain  n'influait  plus  sur  ses  décisions  ;  tout 
le  détail  de  sa  conduite  s'inspirait  d'un  seul 
désir  :  rendre  honneur  à  Dieu  en  ramenant 
vers  lui,  par  le  Christ,  les  âmes.  «  Je  ne  fonde 
pas  înon  Ecole  [philosophique].  Mais  en  voycuit 
s'étendre  les  déformations  ennemies  du 
christianisme,  je  regarde  comme  mon  devoir 
de  manifester,  dans  l'idée  fondamentale  du 
Royaume  de  Dieu,  ce  que  doit  être  la  pléni- 
tude de  la  vie  humaine  —  individuelle,  so- 
ciale et  politique,  —  destinée  à  être   par  le 

1.  21  aoùt/3  septembre  1910. 

2.  Novoïé  Vrémia,  notamment  9 ;22  décembre  1909,  31  juil- 
let/13 août  1910. 


320  VLADIMIR     SOLOVIEV 


Christ  pleinement  unie  à  la  divinité,  grâce  à 
l'Eglise  vivante^.  » 


III 


Un  livre  russe  qu'il  commença  vers  1882 
révèle  les  principes  directeurs  qu'il  suivit 
dès  lors  constamment.  Les  Fondements  reli- 
gieux on,  d'après  la  troisième  édition,  Le^Fon- 
dements  spirituels  de  la  vie  ^,  manifestent  un 
peu  l'intimité  profonde  de  son  âme.  Le 
résumé  de  cette  œuvre  conclura  logiquement 
notre  étude.  Là,  en  effet,  nous  trouverons  la 
réponse  à  des  questions  que  le  lecteur  se 
sera  posées  sans  doute  depuis  longtemps  : 
Dans  quelles  vues  cet  homme  supérieur  a-t-il 
orienté  toutes  ses  activités  vers  la  conquête 
spéculative  et  pratique  d'une  philosophie 
intégrale  ?  Par  quels  exercices  de  conscience 
a-t-il  si  merveilleusement  mis  en  valeur  har- 
monieuse toutes  ses  ressources  intellectuel- 
les, morales  et  religieuses?  D'un  mot,  par 
quelle  discipline  méthodique  a-t-il  développé 
en  lui,  de  si  éminente  façon,  «  l'esprit»? 

La  préface  débute  par  une  constatation  bien 
nette   :    «  Raison  et  conscience  nous  mon- 


1.  Contrefaçons    du    Christianisme,    VI,    p.     308.    Cité    ]>ar 
M.   Pertsov  dans  son  article  du  9  décembre  1909. 

2.  T.  III,  p.  270-382. 


l'ascète  321 

trent  notre  vie  mortelle  comme  mauvaise 
et  inconsistante.  »  Au  lieu  de  conclure  au 
pessimisme  avec  ses  anciens  maîtres,  Solo- 
viev,  qui  avait  alors  vingt-neuf  ans,  ajoute  : 
«  Raison  et  conscience  requièrent  une  amélio- 
ration de  cette  vie.  Pour  ce  faire,  il  faut  cher- 
cher hors  de  la  vie.  Ce  levier  supérieur  à  la 
vie,  la  foi  le  montre  au  croyant  dans  la  reli- 
gion. »  Ainsi  la  vie  spirituelle  suppose  au 
moins  la  foi  en  Dieu,  la  conviction  que  «  la 
religion  doit  régénérer  et  sanctifier  notre 
vie,  la  relier  à  la  vie  divine  :  œuvre  de  Dieu 
avant  tout,  mais  ne  pouvant  s'accomplir  sans 
nous  ». 

Pourtant,  même  parmi  les  croyants,  «  nous 
vivons  en  général  sans  Dieu  ou  contre  lui, 
insouciants  des  autres  hommes,  esclaves  de 
la  nature  inférieure...  Or,  la  vraie  vie  exige- 
rait précisément  l'attitude  contraire  :  soumis- 
sion libre  à  Dieu,  union  mutuelle  des  âmes, 
et  domination  sur  la  nature.  La  première  de 
ces  dispositions  doit  s'inaugurer  par  la 
prière,  la  deuxième  par  la  bienfaisance,  et  la 
troisième  par  cet  affranchissement  qui  con- 
siste à  refréner  les  tendances  et  les  passions 
inférieures  ^  » 

Prière,   commisération   fraternelle,    absti- 

1.  /ér^.,  p.  270-271. 

SOLOVIEV,  21 


322  VLADIMIR     SOLOVIEV 

nence  des  désirs  inférieurs,  voilà  donc,  du 
point  de  vue  individuel,  les  trois  éléments 
fondamentaux  de  nos  relations  avec  Dieu 
notre  maître  et  notre  père,  maître  et  père 
de  nos  frères,  maître  et  fin  de  la  création 
matérielle. 

La  pratique  de  ces  devoirs  individuels, 
établis  et  expliqués  dans  une  première  par- 
tie, produira  naturellement  la  fidélité  aux 
devoirs  collectifs  qui  s'imposent  à  l'homme 
comme  être  social.  «  Toute  pensée,  toute 
philosophie  cherche  l'Unité.  Or  ce  qui  donne 
au  monde  sa  véritable  unité  comme  son  exis- 
tence, c'est  la  réalité  puissante,  vivante  et 
personnelle  de  Dieu.  Son  unité  active  s'est 
révélée  à  nous  dans  ses  œuvres  mais  surtout 
dans  la  manifestation  qui  unifia  la  Majesté 
divine,  l'esprit  humain  et  la  matière  corpo- 
relle, dans  la  personne  théandrique  du  Christ 
en  qui  habite  corporellement  la  plénitude  de 
la  Divinité...  Mais  de  même  que  nous  n'au- 
rions pas  sans  le  Christ  la  Vérité  de  Dieu,  de 
même  nous  ne  connaîtrions  pas  la  vérité  du 
Christ  s'il  restait  pour  nous  un  simple  sou- 
venir historique  :  ce  n'est  pas  seulement 
dans  le  passé,  c'est  dans  le  présent  et  en 
dehors  des  limites  ordinaires  de  nos  vies  hu- 
maines que  le  Christ  doit  nous  être  présenté 
avec  sa  réalité  vivante  :  il  nous  est  ainsi  pré- 


l'ascètb  323 

sente  dans  l'Eglise.  Ceux  qui  pensent  obtenir 
personnellement  et  sans  intermédiaire  la 
pleine  et  définitive  révélation  du  Christ,  ne 
sont  pas  niûrs^  pour  cette  révélation  :  ils 
prennent  pour  le  Christ  des  fantômes  de  leur 
imagination.  Nous  devons  chercher  la  pléni- 
tude du  Christ  non  pas  dans  notre  sphère 
individuelle,  mais  dans  sa  sphère  à  lui  qui 
est  universelle,  dans  l'Eglise-.  » 

Deux  parties  donc  dans  cette  œuvre  :  toutes 
deux  examinent  les  relations  de  l'homme  avec 
Dieu,  la  première  ses  relations  individuelles, 
la  seconde  ses  relations  sociales.  La  conclu- 
sion de  la  préface  indique  leur  synthèse  dans 
un  précepte,  souligné  par  Soloviev  :  «  Prie 
Dieu,  fais  du  bien  aux  hommes,  dompte  tes 
instincts;  unis-toi  intérieurement  à  la  vie 
théandrique  du  Christ,  reconnais  sa  présence 
active  dans  l'Eglise  et  fixe-toi  pour  but  de 
porter  son  Esprit  dans  tous  les  domaines  de 
la  vie  humaine  et  naturelle,  pour  que  s'accom- 
plisse par  nous  le  but  théandrique  du  Créa- 
teur, pour  que  le  ciel  s'unisse  à  la  terre*^.  » 

Dans  la  première  partie,  avant  d'expliquer 
la   nature    de   la  prière,     Soloviev    rappelle 

1.   Souligné  par  Soloviev. 
i.  Ibid.,  p.  272. 
3.  Ibid.,  p.  273. 


324  VLADIMIR     SOLOVIEV 

pourquoi  rhomme  doit  «  croire  »  en  Dieu. 
Ses  désirs  spontanés  vers  l'immortalité  et  la 
justice  lui  ont  manifesté  un  Bien  qui  ne 
découle  ni  de  sa  raison  individuelle  ni  de  la 
nature  cosmique.  11  comprend  donc  qu'il  n'a 
point  le  droit  de  vivre  sans  souci  de  ce  Bien; 
l'obligation  de  «  croire  »  en  Dieu  lui  est  révé- 
lée. Mais  cette  foi,  supérieure  aux  prises 
empiriques  de  notre  raison,  doit  en  même 
temps  nous  être  donnée  par  ce  Bien  et  en 
même  temps  ne  pas  violenter  notre  liberté. 

De  là,  par  le  sentiment  de  notre  impuis- 
sance, la  nécessité  de  recourir  à  la  prière. 
Celui  qui  croit  au  Bien,  constatant  qu'il  n'a 
rien  de  bon  en  lui-même  et  par  lui-même, 
prie  ;  c'est-à-dire,  il  désire  s'unir  au  Bien 
par  essence,  il  lui  livre  sa  volonté  :  et  ce 
sacrifice  spirituel  est  la  prière.  «  On  peut  ne 
pas  croire  au  Bien  :  c'est  la  mort  spirituelle; 
croire  à  soi-même  comme  à  la  source  du  Bien, 
c'est  folie.  La  vraie  sagesse  et  le  principe 
de  la  perfection  morale,  c'est  croire  à  la  source 
divine  du  bien,  croire  au  Bien,  et  Le  prier 
en  lui  livrant  sa  volonté  en  tout^.  »  —  Ainsi 
l'enseigne  le  Pater. 

Un  des  morceaux  les  plus  remarquables 
de  cette  première  partie,  c'est,  dans  le  long 

1.  Ibid.,  p.  274-28i. 


l'ascète  325 

et  beau  commentaire  du  P(itei\  l'analyse  des 
trois  tentations  qui  successivement  menacent 
l'homme  spirituel  et  qu'il  vaincra  seulement 
par  une  disposition  appropriée  de  recours  à 
Dieu.  Nous  choisissons  quelques  fragments. 
La  première  tentation  venait  du  corps  ; 
elle  prétextait  que  l'homme  spirituel  devient 
supérieur  au  bien  et  au  mal  et  ne  peut  plus 
être  souillé.  Vaincue,  elle  fait  place  à  une 
autre:  «  Après  que  l'homme  spirituel  a  déjoué 
la  tentation  de  la  chair,  survient  celle  de  l'es- 
prit. —  Tu  as  reconnu  la  vérité,  en  toi  est  née 
la  vraie  vie.  Voilà  qui  n'est  pas  donné  à  tous. 
Les  autres  ne  connaissent  pas  la  vérité,  tu  le 
vois  bien,  et  la  vraie  vie  leur  est  étrangère. 
Bien  que  la  vérité  ne  sorte  pas  de  toi  (comme 
la  première  tentation  l'insinuait),  elle  est  à  toi 
pourtant...  Aux  autres,  il  n'a  pas  été  donné  de 
recevoir  la  vraie  vie,  mais  à  toi!...  C'est  donc 
que  tu  étais  déjà  meilleur  et  plus  haut  que 
les  autres.  Et  maintenant'  !...»  Cette  tentation 
de  suffisance  et  d'amour-propre  tend  à  rem- 
placer le  souci  (ïêlre  par  celui  de  paraître  : 
son  attrait  a  séduit  des  hommes  de  valeur 
et  de  mérite,  il  les  a  changés  en  fondateurs 
de  sectes,  en  hérésiarques  ou  en  promoteurs 
de    séparatismes    nationaux.   A   ses    assauts 

1.  [bid.,  p.  296-297. 


326  VLADIMIR     SOLOVIEV 

l'homme  vraiment  spirituel,  celui  qui  se 
tourne  vers  Dieu  dans  la  prière,  répond  avec 
calme  :  «  La  A'érité  est,  en  soi  et  de  soi,  éter- 
nelle, infinie,  parfaite.  Notre  esprit  n'en  est 
jamais  que  participant...  En  elle,  rien  d'é- 
goïste... Si  doncje  regarde  cette  vérité  comme 
mon  bien  propre,  au  point  d'en  tirer  prétexte 
pour  me  rengorger  et  me  préférer  aux  autres, 
je  prouve  que  je  ne  suis  pas  encore  dans 
la  Vérité.  »  Comment  la  Vérité  serait-elle 
dans  l'orgueilleux  —  Veritas  in  eo  non  est  — 
puisqu'elle  «  ne  peut  être  reconnue  que  sur 
le  fondement  de  l'humilité  et  de  l'abnéga- 
tion ^  »  ? 

L'ambition  est  la  troisième  tentation.  Elle 
essaie  d'exalter  le  vouloir.  «  Prétends  à  la 
puissance  —  pour  faire  régner  le  bien,  dit- 
elle.  Les  hommes  ignorentla  Vérité;  acquiers 
l'influence  pour  les  soumettre  à  Dieu.  » 
L'homme  spirituel  répond  :  «  Oui,  je  dois  col- 
laborer au  salut  du  monde  et  à  sa  soumission 
pratique  devant  son  principe  divin.  Mais  il 
est  faux  que  je  doive,  pour  cela,  chercher  à 
dominer  dans  le  monde...  Si  je  veux  vraiment 
l'œuvre  de  Dieu,  au  nom  de  Dieu  et  selon  son 
vouloir  divin,  je  n'ai  pas  le  droit  de  chercher 
cette  domination  personnelle,  je  ne  dois  rien 

1.  Ihid.,  p.  297-298. 


l'ascète  327 

faire /;o«/ l'obtenir.  Je  crois  en  Dieu,  je  désire 
accomplir  son  œuvre,  je  souhaite  que  son 
régne  arrive,  j'y  contribue  selon  qu'il  m'a 
été  donné,  pas  autrement  :  car  je  ne  connais 
ni  les  secrets  de  l'économie  divine,  ni  les 
voies  de  sa  providence  et  les  plans  de  sa  sa- 
gesse. Je  ne  les  connais  pas  sur  moi,  je  ne 
les  connais  pas  sur  le  monde...  J'ai  donc  à 
promouvoir  la  gloire  de  Dieu  et  le  salut  du 
monde  par  les  moyens  qui  me  sont  confiés, 
en  même  temps  qu'à  patienter  jusqu'à  leur 
avènement  en  moi  et  sur  le  monde  selon 
les  desseins  de  Dieu  :  ainsi,  au  lieu  d'accroî- 
tre moi-même  le  mal,  je  l'atténuerai  autour 
de  moi  par  la  douceur  et  la  bonté  '.  » 

Ainsi  l'homme  spirituel  déjoue  toute  ten- 
tation parla  prière.  Car,  devant  Dieu,  il  cons- 
tate sans  peine  que  sa  vie  intérieure  commence 
seulement.  Il  est  en  Dieu  et  Dieu  est  en  lui, 
c'est  vrai,  mais  tout  ce  qui  est  en  lui,  n'est 
pas  encore  de  Dieu.  Cette  vérité  que  Dieu 
maintient  en  pleine  lumière  pour  l'homme  de 
prière  dissipe  tous  les  sophismes  del'amour- 
propre,  particulariste  etdonc  ennemi  du  Bien, 
du  divin^. 

L'exercice  de  la  miséricorde  et  du  sacrifice 
complétera  l'œuvre  de  la  prière.  L'Eucharistie 

1.  Ibid.,  p.  290. 

2.  Ibid.,Y>.  300-301. 


328  VLADIMIR    SOLOVIEV 

synthétise  en  perfection  l'absolue  prière,  l'ab- 
solue miséricorde,  l'absolu  sacrifice  ^ 

Il  apparaît  déjà  que  la  religion  ne  peut 
rester  affaire  purement  individuelle.  Elle 
est  nécessairement  sociale;  la  collectivité  hu- 
maine tout  entière  est  appelée  à  s'unir  à  Dieu 
et  à  sa  volonté.  Comment  la  guider  vers  cet 
idéal? 

Incapables  de  réaliser  par  eux-mêmes  cette 
union  dont  ils  ne  concevraient  même  pas  les 
grandeurs  sans  la  révélation,  les  hommes 
peuvent  bien  en  contempler  un  modèle  ini- 
mitable dans  le  Verbe  incarné,  dans  son  acti- 
vité théandrique  de  médiateur,  dans  sa  ré- 
surrection surtout^  ;  mais,  s'ils  trouvent  dans 
la  communion  eucharistique  un  moyen 
tout-puissant  de  développer  en  eux  la  vie  di- 
vine, ils  ne  peuvent  cependant  lui  être  incor- 
porés que  par  VEglise'-^.  Le  but  de  l'Eglise, 
c'est  précisément  d'unir  les  hommes  à  Dieu, 
c'est  leur  sainteté. 

«  Cette  sainteté  ne  peut  être  absolument 
parfaite  ou  achevée  dans  aucun  des  membres 
visibles  de  l'Eglise;  elle  ne  cesse  pas  toute- 
fois de  se  répandre  continuellement  du  Christ 

1.  Ibid.,  p.  310-311.  —  Cf.  p.  304-317. 

2.  Partie  II,  chap.  I,  p.  319-347. 

3.  Ibid.,  chap.  II,  p.  347-368. 


l'ascète  329 

sur  l'Eglise  par  l'intermédiaire  de  la  très 
sainte  Vierge  sans  tache  et  par  l'invisible 
Eglise  des  Saints'.  xVinsi  donc,  «  sanctifiés 
parl'Eglise  sans  que  nos  péchés  la  souillent 
en  tant  qu'Eglise,  nous  devons  accepter  pour 
elle  de  perdre  notre  âme,  de  perdre  l'isole- 
ment de  notre  moi  humain,  pour  retrouver 
notre  âme —  élargie  par  la  charité  universa- 
liste  et  surhumanisée  par  l'union  avec  Dieu  ». 
Ce  détachement  est  naturel  aux  simples;  il 
coûte  plus  à  l'homme  d'études,  mais  il  lui  est 
d'autant  plus  obligatoire  que  ses  lumières 
sur  la  vérité  peuvent  être  plus  nombreuses... 
s'il  a  bonne  volonté''. 

Il  ne  sera  pas  surpris  de  trouver,  autour  du 
dogme  divin  et  immuable,  des  éclaircisse- 
ments humains  progressifs,  —  des  faiblesses 
coupables  au  sein  de  la  hiérarchie  divinement 
instituée,  —  et,  pour  chacun  des  sept  sacre- 
ments, tout  un  ensemble  d'actions  visibles 
rajoutées  au  rite  essentiel  qu'elles  font  mieux 
comprendre  des  fidèles^. 

Des  accroissements  dans  la  manifestation 
de  la  hiérarchie,  de  la  vérité  et  des  sacrements 
ne  permettent  donc  pas  de  condamner  une 
Eglise,  par  «  Orthodoxie  ».  Ils  sont  à  louer,  au 

l.Ibid.,  p.  351-352. 
2.  Ibid.,  p.  352-357. 
Z.Ibid.,  p. «349. 


330  VLADIMIH     SOLOVIEV 

contraire,  pourvu  que,  par  eux,  soit  mieux 
mise  en  lumière  la  caractéristique  essentielle 
de  la  vraie  Eglise  du  Christ,  l'universalisme. 
Sans  eux,  l'Eglise  ne  pourrait  plus  apparaître 
selon  le  vouloir  divin  et  se  manifester  comme 
voie  par  sa  hiérarchie  apostolique  toujours 
visible,  comme  véritépaLV  l'unité  de  son  dogme 
infailliblement  promulgué,  comme  vie  enfin 
par  ses  sacrements,  sanctificateurs  de  tous 
ceux  qui  s'en  approchent  avec  bonne  volonté. 
Or,  cettetriple  manifestation  est  requise,  puis- 
que l'Eglise,  fondée  par  Jésus-Christ  pour 
unir  à  Dieu  la  collectivité  humaine,  doit  né- 
cessairement, dans  le  temps  comme  dans  l'es- 
pace, être  universelle,  catholique^ . 

Mais  cette  société  catholique  qui  vit  au  mi- 
lieu des  sociétés  nationales  et  les  respecte, 
ne  va-t-elle  pas  heurter  les  étroitesses  des 
nationalismes  aussi  bien  que  les  égoïsmes 
individuels?  Comment  donc  régler  les  rap- 
ports des  sociétés  partielles  et  de  leurs  gou- 
vernements avec  l'Eglise?  C'est  l'objet  du  der- 
nier chapitre^.  —  «  Dans  l'Etat  chrétien,  la 
puissance  souveraine  existe,  mais,  loin  d'être 
une  divinisation  du  caprice  humain,  elle  est 
une  obligation  spéciale  de  servir  la  volonté 
divine.  Le  représentantdu  pouvoir  dansl'état 

1.  Ibld.,  p.  359-3(;8. 

2.  Ibid.,  p.  368-380. 


l'ascète  331 

chrétien  n'est  pas  seulement,  comme  les  Cé- 
sars païens,  un  dépositaire  de  tous  les  droits  : 
il  est,  par-dessus  tout,  le  porteur  de  toutes 
les  obligations  d'un  groupement  chrétien 
particulier  envers  l'Eglise,  c'est-à-dire  en- 
vers l'action  de  Dieu  sur  terre  ' .  »  Cette  vérité 
réglera  les  rapports  de  l'homme  spirituel  avec 
le  pouvoir  civil. 

Après  ce  long  exposé,  Soloviev  condensait 
sa  pensée  en  une  magnifique  conclusion  où 
nous  pouvons  lire  ce  qui  l'ut  le  principe  di- 
recteur de  toute  son  activité,  du  moins  pen- 
dant ses  quinze  dernières  années.  Elle  est 
intitulée  VExemple  du  Christ  comme  contrôle 
de  Ici  conscience^  et  débute  ainsi  :  «  Le  but 
suprême  de  lamoralité  individuelle  et  sociale, 
ce  serait  que  le  Christ  en  qui  la  plénitude  de 
la  divinité  habite  corporellement,  fût  recopié 
en  tous  et  en  tout.  Chacunde  nous  peut  contri- 
buer à  faire  avancer  la  réalisation  de  cet  idéal, 
si  nous  reproduisons  nous-mêmes  le  Christ 
dans  notre  activité  personnelle  et  sociale-.  » 

Voici  maintenant  la  règle  pratique:  «  Avant 
toute  décision  importante,  évoquons  en  notre 
âme  l'image  du  Christ,  concentrons  sur  elle 
notre  attention  et  demandons-nous  :  «  Accom- 

1.  Ibid.,  p.  373. 
■2.  Ibid.,  p.  381. 


332  VI.ADIMIK     SOLOVIEV 

«  plirait-il  cette  action,  Lui?  »  —  Ou,  en  d'au- 
«  très  termes:  «  Va-t-il  l'approuver  ou  non? 
«  Va-t-il,  pour  cette  œuvre,  me  bénir  ou 
«  non  ?  » 

Soloviev  ajoutait  :  «  Je  propose  à  tous 
cette  règle,  elle  ne  trompe  pas.  En  chaque 
cas  douteux,  dès  que  la  possibilité  d'un  choix 
vous  est  offerte,  souvenez-vous  du  Christ, 
représentez-vous  sa  personne  vivante,  comme 
elle  l'est  véritablement,  et  confiez-lui  tout  le 
poids  de  vos  doutes...  Que  les  hommes  de 
bonne  volonté,  comme  individus,  comme  fac- 
teurs sociaux,  comme  directeurs  des  hommes 
et  des  peuples,  appliquent  ce  contrôle  et  ils 
pourront  réellement  au  nom  de  la  Vérité, 
montrer  à  d'autres  la  route  vers  Dieu^  » 

Soloviev  avait  trente  ans  quand  il  écrivait 
ces  fortes  lignes.  Leur  fermeté  même  atteste 
qu'il  les  mettait  en  pratique  depuislongtemps. 
Toute  la  suite  de  sa  vie  le  montre  fidèle  à  vivre 
lui-même,  comme  il  le  conseillait  aux  autres, 
sous  le  regard  et  dans  l'intimité  du  Christ. 
Ce  Christ,  il  l'a  cherché  dans  son  Eglise  uni- 
verselle, il  l'a  trouvé  ;  il  continuera  de  le 
montrer  aux  autres.  Son  visage  même,  au  dire 
du  vicomte  de  Vogué,  faisait  penser  au  Christ; 

1.  Ibid.,  p.  382. 


l'ascète  333 

sa  parole  faisait  aimer  le  Christ,  son  exem- 
ple doit  susciter  des  imitateurs  du  Christ  ! 

Dans  le  Messager  de  P Europe^  M.  B.  Spas- 
sovitch  écrivait  le  3  décembre  1*J00  :  «  A  sa 
principale  idée  pratique,  l'union  des  Eglises, 
tous  ses  contemporains  se  sont  montrés  indif- 
férents. Personne  ne  l'a  suivi.  Pourtant  si  la 
vie  des  peuples  se  définit  par  leur  religion, 
il  faut  bien  avouer  l'importance  du  catholi- 
cisme romain.  Qu'on  divise  l'Europe  en 
deux  groupes  :  il  paraît  hors  de  doute  que 
l'Europe  catholique  l'emporte  en  valeur  mo- 
rale et  spirituelle  sur  les  anticatholiques  :  la 
conception  mondiale  d'un  Dante  Alighieri 
monte,  plus  droit,  vers  plus  de  progrès  que 
celle  d'un  Bùchner,  un  saint  François  d'As- 
sise est  d'autre  valeur  qu'un  Lassalle,  et 
l'esprit  de  Jeanne  d'Arc  ne  supporte  même 
pas  la  comparaison  d'une  Louise  MicheP.  » 

Dix  ans  plus  tard,  le  31  juillet/13  août  1910, 
M.  Pertsov  constatait  dans  le  Novoïé  Vrémia 
le  revirement  produit  par  l'influence  de  So- 
loviev  :  «  Il  semble  qu'il  écrivait  encore  hier. 
C'est  l'écrivain  le  plus  «  contemporain  », 
le  plus  à  l'esprit  du  jour.  Durant  sa  vie,  il 
semblait  hors  du  temps;  maintenant  on  forme 
partout  des  cercles,  des  comités,  des  associa- 

1.  Messager  delEurope,  3  déc.  1900,  p.  221,  cf.  p.  237. 


334  VLADIMIK     SOLOVIEV 

lions  Vladimir  Soloviev...  :  c'est  que  mainte- 
nant l'attention  s'est  portée  sur  les  thèmes 
qui  absorbèrent  tout  son  effort,  sur  la  valeur 
mystique  et  religieuse  de  la  vie  : 

Ah!  dans  la  profondeur  des  questions, 
La  question  est  unique  :  Dieu  l'a  posée  !  » 

Celui  qui  l'a  posée,  cette  unique  question, 
la  résout  aussi.  Dieu,  disait  Soloviev,  l'Infini 
immuable  se  donne  à  nous  parle  Christ,  et  le 
Christ  par  l'Eglise.  Dès  lors,  quelle  allé- 
gresse ! 

Dieu  est  \c\\ 
Maintenant,  parmi  les  frivolités  éphémères, 
Dans  le  ruissellement  des  soucis  troubles 

Qui  font  notre  vie, 
Un  mystère  plein  de  joie  dilate  nos  cœurs  : 
Le  mal  est  sans  force,  à  nous  l'éternité, 

Avec  nous  est  Dieu. 

BeacHJbHo  3.10,  mbi  B-feMHM,  ch  HaMH  Bort. 


TABLE 


Pages 

Introduction vu 

Notes  bibliographiques xiii 

Chapitre  I.  Newman  et  Soloviev.  —  Con- 
trastes et  analogies 1 

Chapitre  II.  Le  milieu  russe.  —  Deux  in- 
fluences :  Tolstoï  et  Tchadaïev.  —  Les 
luttes  des  partis 10 

Chapitre  III.  La  Formation.  —  Foi  perdue 
et  recouvrée. —  Au  contact  des  luttes. — 
Le  pacificateur 32 

Chapitre  IV.  Le  Professeur.  —  A  Moscou. 
—  Premières  disgrâces. —  APétersbourg.       59 

Chapitre  V.  L'Ecrivain.  —  Critique.  — 
Poète.  —   Penseur 88 

Chapitre  VI.  Le  Philosophe.  A)  Le  Logi- 
cien. —  Evolution  philosophique.  — 
Logique  et  Métaphysique.  —  Le  vrai  in- 
tégral.      104 


33G  TABLE 

Pages 

Chapitre  VII.  Le  Philosophe.  B)  Le  Mora- 
liste. —  La  Justification  du  Bien  ....     131 

Chapitre  VIIL  Les  Débuts  du  Théolo(;iex. 

—  Premiers  essais.  —  Le  Grand  Débat. 

Le  Judaïsme  et  la  Question  chrétienne .    .     156 

Chapitre  IX.  L'Evolution   du  Théologien. 

—  Les  questions  à  la  hiérarchie  russe.  — 
Les  relations  avec  Mgr  Strossmayer.  — 
Histoire  et  avenir  de  la  Théocratie.    .    .    .     194 

Chapitre  X.  Les  Conclusions  du  Théolo- 
gien. —  Vidée  russe.  —  La  Russie  et 
VEglise  universelle.  —  Projets 221 

Chapitre  XI.  L'Ascète.  —  Bonté  rayon- 
nante. —  Les  dernières  résolutions.  — 
Le  principe  de  vie  intérieure 285 


Cuni  licentia.  —  Imprimatur 
Parisiis,  du  21'^  Aprilis  19H 
G.  Lefebvre, 
Vie.  gen. 


73 


Paris.  —  Imp.  Lkvé,  rue  Cassette,  17.  —  S. 

iirivic^' 


CE  80  7473 
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CGC  HERBIG 
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La  ^Ibtioth^quLQ. 
Université  d'Ottawa 
Echéance 


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