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Vladimir Soloviev
Tout droi/s de traduction, de reproduction el d'adaptahort
réservés pour tou* payt
Vladimir Soloviev a 38 ans
Publications de la Bibliothèque Slave de Bruxelles
Série A
UN NEWMAN RUSSE
Vladimir Soloviev
(i853-t90o)
par
Michel d'KERBIGNY
Be3CH.abHo 3.10, mli B-femibi, et naMii Bon.,
TROISIEME EDITION
PARIS
Gabriel BEAUCHESNE & O", Éditeur!
ANCIENNE LIBRAIRIE DELHOMME A BRIGUET
117, Rue de Rennes, 7/7
191 1
A LA SOCIÉTÉ PHILOSOPHIQUE
L'UNIVERSITÉ IMPÉRIALE DE SAINT-PÉTERSBOURG
INTRODUCTION
Quelques fragments de ce livre ont paru
en 1909 dans les Etudes'. Ils nous ont valu
de Russie et de France les appréciations les
plus encourageantes. Plusieurs amis de
Soloviev, ses confidents ou les héritiers de
sa pensée, ont exprimé leur pleine adhésion
« à ces pages qui analysent avec tant d'exac-
titude la psychologie de ce Slave, et qui décri-
vent avec une précision si vraie les nuances
extraordinairement riches de cette âme
d'élite ».
Ces témoignages nous ont réjoui et nous
osons les signaler, parce qu'ils garantissent
l'impartialité de notre étude et sa vérité ob-
jective.
Plusieurs, parmi ces intimes de Soloviev,
nous ont demandé de taire leur nom. A quel-
1. Numéros des 20 septembre et 5 octobre 1909.
INTRODUCTION
ques-uns des autres nous sommes heureux
d'exprimer ici notre gratitude.
M. Radlov y a droit en premier lieu. Le
distingué directeur du Journal du Ministère
de l'Instruction publique, éditeur des œuvres
russes de Soloviev, ne s'est point contenté de
nous adresser les remerciements les plus
flatteurs ; il a voulu solliciter lui-même des
héritiers de Soloviev l'autorisation, qu'ils
nous ont gracieusement accordée, de grou-
per en une édition complète toutes les
œuvres françaises de leur illustre parent.
Malheureusement, un autre ayant droit a
repoussé l'idée même d'engager des pour-
parlers.
La rédaction du Novo'ié Yrémia a présenté
nos articles à ses lecteurs avec une telle
bienveillance qu'elle est, en partie du moins,,
responsable du présent volume. Des Russes
nous ont demandé une étude plus complète
et qui ne fût point dispersée dans les fasci-
cules d'une revue. Devant leurs instances,
nous n'avons pu refuser ou différer la publi-
cation de ce livre.
Nous devrions remercier, à côté des plus
humbles admirateurs de Soloviev, certains
personnages parmi les plus distingués de la
Russie : membres des Académies, profes-
seurs des Universités, élite de l'aristocratie
IXTRODICTION IX
OU de « l'Intelligence ». La discrétion nous
invite à nommer uniquement des Russes
fixés à l'étranger : la princesse de Sayn-
AVittgenstein née princesse Bariatinsky, la
princesse Marie Ténicheff, la princesse Maria
Mikhaïlovna Volkonsky, Mme Don de Cépian
née princesse Dolgorouky.
Nous nesaurionssurtout passer soussilence
le R. P. Pierling, qui, très généreusement, a
bien voulu mettre à notre disposition les
richesses de sa Bibliothèque slave. Les docu-
ments qu'il nous avait communiqués ont
attiré l'attention. Noire travail actuel lui doit
aussi plusieurs fragments inédits. Tous les
amis de Soloviev partageront notre recon-
naissance.
Ces amis, nombreux parmi les Russes, se
sont recrutés aussi dans l'Occident. Nous
remercions spécialement de leur bienveillance
pour notre précédent essai LL. EE. les Car-
dinaux Vannutelli, dont le nom se retrouvera
plusieurs fois au cours de cette biographie, le
R. P. Palmieri, AIM. Etienne Lamy, Anatole
Leroy-Beaulieu et Eugène Tavernier. Ces
noms sont honorés par tous ceux qui s'inté-
ressent en Occident à l'avenir intellectuel et
religieux de la Russie. Une lettre du 19 dé-
cembre 1909, signée d'un de ces noms.
X INTRODUCTION
contenait cette déclaration émouvante : « Je
vous écris en face d'une triple photographie
de Soloviev, photographie que j'ai toujours
devant les yeux, au-dessus de mon bureau.
— Je me réjouis que vous ayez employé votre
savoir et votre talent à esquisser la physio-
nomie intellectuelle et morale de cet homme
étonnant dont j'ai eu le bonheur et l'honneur
d'être l'ami et même l'ami intime. C'est un
bienfait dont je remercierai toujours la Pro-
vidence. » Après avoir confirmé l'exactitude
de nos observations sur le génie de Soloviev,
sur l'élévation et la générosité de son âme,
le même correspondant ajoutait : « Dans
l'abandon de l'intimité, c'était un causeur
merveilleux, plein d'autant de fantaisie que
de savoir. 11 projetait alors, et coup sur
coup, des éclairs qui faisaient surgir un
monde. Pour la mémoire de Soloviev, pour
son œuvre passée et... future, je me réjouis
que vous ayez composé votre opuscule si
sympathique et si intéressant. »
Que le lecteur veuille bien excuser cette
longue citation. Elle lui inspirera peut-être
plus de confiance dans les pages qui vont
suivre, plus de sympathie pour l'âme qu'elles
essaieront d'analyser.
Elles sont dédiées à la Société philoso-
phique de V Université Impériale de Saint-
INTRODUCTION XI
Pétersbourg : ce groupe d'élite qui eut jadis
le courage d'accueillir Soloviev persécuté,
nous a fait le grand honneur d'accepter cette
dédicace. Nous remercions tous ses membres,
et spécialement son président, M. le profes-
seur A. J. Wedensky.
Enghien {Belgique}, Pâques 1911.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
I
Nous écrirons partout Soloviev. C'est ainsi que Soloviev a
lui-même orthographié son nom dans ses ouvrages français :
L'Idée /'«sse (plaquette de 46 pages; Paris, Perrin, 1888); La
Russie et l'Eglise j</!tVerse//e (Paris, Savine, 1889; in-12, lxvii-
336 pages).
Voir aussi Art Question pénale au point de vue étliique (Paris,
Giard et Brière, 1897 ; in-8) et de La Peine de mort (id., 1898),
traductions (ou plutôt adaptations) extraites de la Revue
internationale de sociologie.
Quelques auteurs français ont écrit pourtant Solovioi-; les
Allemands écrivent plutôt 5o/on'/e;^, et les Anglais Solo^'ev on
Solof'j'ef.
Soloviev avait adopté cette dernière transcription dans Q«e/-
ques. considérations sur la réunion des Eglises. Lettre à Mgr
J.-G. Strossmayer, évêque de Bosnie etSirmium (Agram, 29se23-
tembre 1886 ; in-8, 14 pages).
II
Une édition générale des œuvres russes de Vladimir Ser-
guiévitch Soloviev a été commencée en 1901 par son frère
aîné Michel ; après la mort de celui-ci, elle fut continuée par
Grégory Ratchinski et achevée par Ernest-Lvovitch Radlov
en 1907. Cette collection forme neuf volumes in-8 d'un texte
très serré; elle ne contient pourtant ni les poésies de Solo-
viev ni ses traductions, ni ses ouvrages ou articles français,
ni sa correspondance.
Sauf indications contraires, nous renverrons à cette collec-
tion, en désignant le volume par un chiffre romain. En 1908
XIV NOTES BIIÎLIOGRAPHIQUES
et 1909, M. Radlov a publié les deux premiers volumes des
Lettres de Soloviev, à la même librairie de la société V Utilité
sociale.
L'excellente revue catholique de Prague Slavorum litterae
theologicae a signalé dès leur apparition presque toutes les
publications slaves qui ont parlé de Soloviev dans les der-
nières années. Ses tables fourniraient les éléments d'une bi-
bliographie russe assez abondante. Elles seraient à complé-
ter pour les années précédentes par l'article Solociev dans le
Dictionnaire Encyclopédique de Brockhausen et Epbrone .
(Consulter aussi le supplément.)
III
Lors de notre premier travail nous disions : « A notre con-
naissance, aucune étude d'ensemble n'a été écrite hors de
Russie sur Soloviev. « Ce jugement reste vrai.
En France, quelques articles de revues ont étudié presque
exclusivement la partie française de son œuvre. Le reste,
n'ayant pas été traduit, demeure inaccessible à la plupart de
nos écrivains.
Signalons cependant : Elgîcne Tavermer. Vladimir Solovien
(dans La Quinzaine, 16 novembre 1900: tiré à part en pla-
quette de 16 pages); Séverac, Vladimir Solorief et la Philo-
sophie en Russie [Herue de psycltologie sociale, avril 1908}.
En 1887, le Cardinal M.*.zzella lui consacrait son Discours
d'ouverture à l'Académie catholique de Rome {Stampa Bomana,
16 mars 18S7. Traduit en russe chez Herder, 1889, 23 pages);
en 1889, l'abbé Anselme Tilloy publiait un volume entier r
Les Eglises orientales dissidentes et l'Eglise romaine : Réponse
aux neuf questions de M. Soloviev (Téqui, 1889, in-8, xvi-382
pages) : il écrivait à l'occasion de Soloviev, mais sans parler
aucunement de lui.
Le vicomte E.-M. de VogUé a publié dans Sous l'horizon :
hommes et choses d'hier (Colin, 1904) un croquis du Docteur
russe (p. 15-27).
Mentionnons, pour mémoire seulement, les violentes attaques
du prêtre apostat Guettée dans L'Union chrétienne (décembre
1889 à novembre 1890 : dix articles) et celles de Michaud
dans la Revue internationale de théologie (vieille-catholique):
Erreurs et Aveuxde l'/af/tm/r .So/oc/ec (octobre-décembre 1907,
p. 622-640), à propos d'articles publiés par Marian Zdzie-
CHOwSKi, dan» Demain (22 décembre 1905 et 30 mars 1906).
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES XV
Signalons encore une thèse présentéeàl'Université de Halle^
par le Docteur D. von Usn'ADSe : Wladimir Ssolo»'io»\ seine
Erkenntnisstlieorie und Meiaphysik (Halle, Kâmmerer, 1909).
L'auteur y catalogue avec exactitude et sympathie les posi-
tion? de Soloviev en face du problème critique; sa synthèse
est bien justifiée, très claire, justement élogieuse. Allemand,,
il avoue une victoire décisive du penseur russe dans sa lutte
contre Kant sur le point central du schématisme (p. 31). La
métaphysique est moins heureusement exposée ; les remarques-
de détail, généralement exactes, sont coordonnées suivant un
jilan qui ne reproduit pas celui de Soloviev. M. von Usnadse
connaît trop bien son sujet pour s'étonner de notre critique.
Obligé de se cantonner dans le domaine philosophique, il
devait fatalement déformer une pensée qui s'épanouit partout
en conclusions religieuses et chrétiennes. Les systématisations
jiurement fragmentaires étaient regardées par Soloviev comme
unechimère: sesouvrages commesa vie condamnaient l'usage
des cloisons étanches entre le philosophe et le croyant.
M. V. Usnadse, en osant à peine nommer Dieu, la foi chrétienne
et l'Eglise catholique, ôte leur clef de voûte aux conceptions
intellectuelles de Soloviev; d'autre part, il interprète en un
sens purement philosophique et naturaliste des considérations
proprement dogmatiques sur l'Incarnation et la grâce. Dès
lors, les étiquettes les plus contradictoires ne suffisent plus à
classer ce penseur étrange. Les éloges très suspects d'Ossip-
Lourié, cités à la fin du volume, et l'inattention à la date des
textes auront aiguillé M. von Usnadse sur cette fausse voie.
Enfin, en 1910, a été publié dans la collection Les Grands
Philosophes français et étrangers (Michaud, éditeur) unvolume
de 220 pages in-16, intitulé Vladimir Soloi'iei'. C est un choix
de textes traduits pour la première fois par J.-B. Sévekac.
L'idée est heureuse, les traductions sont généralement exactes.
Gomme nous 1 avons dit ailleurs, ce travail contribuera cer-
tainement au renom de Soloviev; mais il donnera de lui,
nous le craignons, une idée trop vague et peut-être fausse.
Une introduction de 24 pages, inspirée tout entière par celle
de M. Radlov, est insuffisante. M. Radlov écrivait pour des
Russes, très initiés déjà à la pensée de Soloviev ; des Français
la discerneront plus difficilement dans une série d'e.xtraits
publiés sans aucune annotation ou explication. Il semble aussi
que M. Séveracn'a point connu la correspondance de Soloviev
ni soupçonné les plus intimes aspirations de son âme. De là,
certain dédain pour les pages que le philosophe russe regar-
NOTES liinLIOGHAPliinLES
(lait comme les plus importantes de son oeuvre (p. 30). Enfin
Soloviev était théologien; M. Séverac ne l'est point; la tra-
duction des mots, celle des idées par conséquent, trahissent
cette incompétence. Certaines expressions ont leur sens pré-
cis dans la langue théologique de l'Orient. Soloviev qui les
employnit à bon escient en russe les transposait lorsqu il par-
lait en français : il savait bien que le littéralisme en pareille
matière traduit mal le sens originel. Les théologiens occiden-
taux devront donc se garder de juger la pensée religieuse de
Soloviev d'après les traductions deM. Séverac. Celui-ci garde
droit pourtant à la reconnaissance des amis de Soloviev : les
extraits qu'il a choisis auront du moins l'avantage d'attirer
vers cet homme supérieur l'attention et l'estime d'une élite
française ' .
1. Au moment où l'impression de notre volume est achevée.
Son. Exe. M. E. L. Radlov nous communique le tome troi-
gième (et dernier) de la Correspondance de Soloi'iev, publié
comme les deux précédents par ses soins d'ami. (Même mai-
son d'édition. 1911.)
A côté de documents déjà publiés mais dispersés, ce nou-
veau recueil contient quelques-unes des lettres adressées par
Soloviev au P. Martinov (p. 18-30; la sixième est de 1887 et
non de 1878), et au P. Pierling (p. 138-166) ; c'est ce dernier
(|iii les a communiquées à M. Radlov. Les autres lettres iné-
dites dont nous n'avions pas eu connaissance, confirment la
n-ssemblance de notre esquisse, sans appeler aucune correc-
tion.
PUBLICATIONS
DE LA « BIBLIOTHÈQUE SLAVE »
En Occidenl, Itès peu de bibliothèques possèdent un fond
important de livres slaves. Pour remédier à cette pénurie et
faciliter le travail scieiitifi(;[ue, les Pères Gagarin et Martinov
fondèrent à Paris, au milieu du xix° siècle, la Bibliothèque
slave. En soixante ans, d'illustres bienfaiteurs l'ont enrichie ;
plusieui's Universités et Sociétés savantes de Russie ont pris
l'habitude de lui adresser leurs publications ; l'ancien archi-
diacre anglican William Palmer lui a légué les ouvrages
rares de sa bibliothèque personnelle ; d'autres personnalités
éminentes lui ont offert des volumes précieux.
En 1903, la Bibliothèque slave a été définitivement installée
par les soins du Père Pierling à Brux'dles, près de celle des
Pères Bollandistes (22, boulevard Saint-Michel).
Dès l'origine, ses livres et documents servirent à des publi-
cations nouvelles. Rappelons quelques titres :
Les Manuscrits slaves de la Bibliothèque impériale de
Paris, par Jean Martinov (Paris, Lanier-Cosnard, 1858).
Annus Ecclesiasticls Graeco-slavicus (dans les Acta
Sanctorum des Bollandistes, octobre, t. XI), par le même.
(Bruxelles, Goemare, 1803).
QîuvREs choisies de Pierre Tchadaiev, par Jean Gagarin
(Paris, Franck, 1862).
La Russie et le Saint-Siège. Etudes diplomatiques (Ou-
vrage couronné du prix Thiers par l'Académie française), par
Paul Pierling (Paris, Pion, 4 vol., 189fi-l!»071.
PUBLICATIONS DE I.A Hl ULl OTHKQUR SLAVE
Maintenant qne l'organisation de lu l!ibU<ithè(jue slave serxi-
ble assurée, son prog-ianime pourra s'élargir encore. Ses pu-
blications comprendront une série d'études (série A) et une
série de documents (série Ij), relatives l'une et l'autre à la Russie.
Dans la série A, le Père Pierling publiera prochainement le
cinquième volume de La Russie et le Saint-Siège.
Dans la série B, sera bientôt sous presse :
La Confession orthodoxe attribuée à Pierre Moghila^ édition
critique donnant pour la premièie fois le texte latin, a\ec In-
troduction liistoiirjue et IS'atea lliéologiques, par AntoineAJAi.vY,
Soîit encoïc en préparation :
Dans la série A, des études sur l'archevêque T/iéop/iane
l'rohopot'itch^ le [)rincipal collaborateur de Pierre le Grand
pour l'organisation ecclésiastique de la Russie contemporaine
et nulaninicnl pour l'érection du Saint-Synode;
Dans la série B, Documents diplowatiques inédits, emprun-
tés principalement aux archives du Vatican ;
Relations inédiles de l'ossevino ; etc.
CHAPITRE PREMIER
>'EWMAN ET SOLOVIEV
Contrastes et analogies.
A première vue tout semble contraste
entre le grand cardinal anglais et le penseur
que nous appelons un Newman russe.
Un peu plus d'attention ramène à deux
points principaux l'opposition de leurs attitu-
des : Soloviev n'a jamais appartenu au clergé,
ni avant son adhésion publique aux dogmes
catholiques ni plus tard; jamais non plus ses
compatriotes ne surent avec certitude si les
cérémonies liturgiques lui avaient ouvert
officiellement les portes de l'Eglise Romaine.
Il était persuadé d'ailleurs que ces portes
ne lui avaient jamais été fermées herméti-
quement. Il s'assurait même qu'elles étaient
toujours restées entre-bàillées pour tous
SOLOVIEV. 1
2 VLADIMIR SOLOVIEV
les Slaves, puisque les excommunications
historiques frappaient Constantinople et non
la Russie.
Il écrivait par exemple en 1888 : « La
Russie n'est pas formellement et régulière-
ment séparée de l'Eglise catholique; elle
se trouve, sous ce rapport, dans un état in-
décis et anormal, éminemment favorable à
l'œuvre de la réunion. Les doctrines fausses
et anticatholiques, enseignées chez nous
dans nos séminaires et les académies théolo-
giques, n'ont aucun caractère obligatoire
pour le corps de l'Eglise russe et n'attei-
gnent pas du tout la foi du peuple. Le gouver-
nement ecclésiastique en Russie, illégitime,
schismatique et anathématisé {lata sententia)
par le troisième canon du septième concile
œcuménique, est formellement rejeté par une
partie considérable des orthodoxes russes
(les vieux-croyants) et n'est subipar les autres
qu'à contre-cœur et faute de mieux. On im-
pute à tort au peuple russe le césaro-papisme
qui l'opprime et contre lequel il n'a jamais
cessé de protester. Les Pobédonostsev et les
Tolstoï représentent aussi peu la Russie que
les Floquet, les Goblet et les Freycinet re-
présentent la France'. »
1. Protestation contre une correspondance de Cracovie.
L'Univers, 18 et 22 septembre 1888.
I
NEWMAN ET SOLOVIEV 6
Soloviev s'appuyait notamment sur l'atti-
tude de Mgr (depuis, cardinal) Yannntelli,
lors de sa légation à Moscou, en 1883.
Aussi, d'après lui, deux démarches sufTi-
saient à un fidèle russe pour franchir le seuil
du catholicisme : répudier manifestement les
prétentions anticanoniques du Saint-Synode;
se soumettre clairement à la juridiction et à
l'autorité doctrinale infaillible du pape, suc-
cesseur de Pierre.
Le surplus, estimait-il, dans les circonstan-
ces actuelles et tant que le rite slave uni, pro-
hibé par le gouvernement russe, ne pourrait
se constituer hiérarchiquement dans l'empire,
le surplus serait une double faute : une déso-
béissance aux lois pontificales qui interdisent
de latiniser les Orientaux et une coopération
scandaleuse aux calomnies qui attribuent à
Rome une hostilité permanente contre les
saintes et traditionnelles liturgies de l'Orient.
Soloviev mourut brusquement, désireux
jusqu'au bout que les orthodoxes de Russie
fussent autorisés à se soumettre immédia-
tement au Saint-Siège sans qu'aucune forma-
lité canonique leur fût imposée ou même per-
mise.
II
Une telle réserve est très discutable assuré-
4 VLADIMin SOLOVIEV
ment. Du moins ne ressemble-t-elle en rien
aux hésitations timides de Pusey. La profes-
sion de foi ne laisse aucun doute chez Solo-
viev : elle est complète comme celle de New-
man.
Les angoisses d'âme qui la préparèrent et
les ostracismes qui la suivirent rappellent les
épreuves du fellow d'Oxford. Mêmes préjugés
d'abord contre le papisme, dissipés par la
même loyauté religieuse, par la même ferveur
dans la prière, par le même désir de voir la
lumière, par la même volonté d'accomplir tout
ce que Dieu voudrait : et mêmes douleurs
aussi de devoir abandonner l'instruction d'au-
diteurs très aimés, les paroissiens de Sainte-
Marie d'Oxford pour l'un, et pour l'autre les
étudiants de Pétersbourg.
Gomment analyser les ressemblances plus
intimes et vraiment merveilleuses de ces deux
âmes ? Ames de philosophes poètes et de théo-
logiens intuitifs, âmes d'artistes et d'érudits,
âmes très aimantes et très pures, séduisantes.
Leurs goûts semblent identiques. L'Ecri-
ture et les Pères — saint Augustin en parti-
culier, — l'histoire ecclésiastique et la phi-
losophie des évolutions religieuses dans
l'humanité, l'ascension de la connaissance
humaine jusqu'à Dieu etles devoirs quotidiens
NEWMAN ET SOLOVIEV
de la piété, voilà l'objet commun de leurs
études et celui de leurs ouvrages.
Tous deux, même avant leur conversion,
ils aimèrent la chasteté jusqu'à s'engager au
célibat perpétuel * ; tous deux, ils aimèrent
Jésus-Christ jusqu'à briser, pour le suivre
partout, avec les amitiés les plus pures ; tous
deux, ils aimèrent l'Eglise universelle et leur
patrie jusqu'à s'offrir en victimes pour obtenir
qu'elles fussent un jour réunies l'une à l'autre,
III
Les âmes transparaissent dans les corps,
elles façonnent l'expression des physiono-
mies. Ceux qui connurent Newman dans sa
jeunesse n'auraient-ils point retrouvé quel-
ques-uns de ses traits dans une esquisse
tracée par le vicomte de Vogué ? Celui-ci a
fixé les impressions qu'il éprouva lorsqu'il
rencontra Soloviev pour la première fois ;
c'était au Caire chez M. de Lessej)s, en 1876 :
le voyageur russe était alors âgé de vingt-
1. Vers dix-huit ans, Soloviev songeait encore au mariage.
Sa résolution définitivefut prise à vingt ans, plus tôt que celle
de Newman.
A l'âge de vingt-deux ans, professeur déjà célèbre, il fut en-
voyé à Londres pour un an par son gouvernement. Quelques
jours après son arrivée il écrivait à sa mère : « Ici pas de ma-
ladie, sauf bien entendu la maladie française; mais cela
d'après les habitudes que vous me connaissez n'offre point de
péril pour moi. » [Correspondance, II, p. (5.)
VLADIMIR SOLOVIEV
trois ans : « Une de ces figures qu'on n'oublie
plus quand on les a vues une fois : de beaux
traits réguliers dans une face maigre et pâle,
enfouie sous les longs cheveux bouclés, toute
dévorée par de grands yeux admirables, pé-
nétrants et mystiques; une pensée à peine
vêtue d'un peu de chair, le modèle dont s'ins-
piraient les moines imagiers quand ils pei-
gnaient le Christ slave, qui aime, médite et
souffre, sur les vieilles icônes... Dialecticien
songeur, candide comme un enfant, complexe
comme une femme, trouble, attachant, indi-
cible ^ »
Un demi-siècle plus tôt on pouvait « voir
passer dans les rues d'Oxford un jeune cler-
gyman très simple d'allure, revêtu d'un habit
à longue queue souvent assez usé, le corps
incliné, mince, pâle, avec de larges yeux
brillants, l'air un peu frêle et maladif, mar-
chantgénéralement un peu vite, absorbé dans
sa méditation ou dans une conversation avec
quelque compagnon* ».
Vraiment cet Anglais avait quelque res-
semblance avec le Russe que M. Eugène
Tavernier saluait en 1888 à Paris dans les
salons de la princesse de Sayn-Wittgenstein :
1. Loc. cit.
2. ïhureal-Dangin, La renaissance catholique en Angle-
terre au XIX' siècle^ I, p. 30.
NEWMAN ET SOLOVIEV
« Très grand, très mince..., des yeux magni-
fiques, prodigieusement doux, limpides et
profonds, lumineux malgré la myopie... ; des
manières humbles et presque timides, avec
un incomparable accent d'énergie audacieuse
et obstinée; une voix nuancée, pleine de so-
norités éclatantes, graves ou caressantes...
Les traits de l'esprit français lui allaient
comme à un Parisien^. »
La vie de Soloviev a été bien plus courte
que celle de Newman : supposez Nevvman
mourant à l'époque de sa retraite à Little-
more. Mais son influence en Russie ne le
cède à aucune autre.
De son vivant « beaucoup disaient, les uns
par raillerie, les autres avec sérieux : C'est
un prophète; sa doctrine et sa vie sont d'un
prophète! Oui vraiment, les services qu'il
nous a rendus sont d'un prophète. Et dans
la patrie où il l'ut d'abord incompris et moqué,
il ne cesse d'être apprécié de plus en plus^ ».
Cette appréciation de M. S. N. Boulgakov,
vraie déjà en 1903, se justifie, bien mieux
encore, dix ans après la mort de Soloviev.
1. Loc. cit.
2. Questions de Philosophie et de Psychologie, 1903. (Numéro
spécial consacré par la revue à Soloviev avec discours des pro-
fesseurs A. Th. KoNi, S. M. LoLKiANOV, de l'archiprétre
ROJESTVENSKI...)
VLADIMIR SOLOVIEV
L'influence de ses œuvres a modifié profon-
dément dans sa patrie la direction des cou-
rants philosophiques et religieux, et son
autorité grandit tous les jours.
Mais avant de réagir si puissamment sur
son milieu, il avait été impressionné d'abord
et modelé par l'ambiance. Pour lui laisser
tout son relief, nous devrons donc le situer
dans son entourage et rappeler à grands traits
les tendances dominantes de la pensée russe
entre 1850 et 1880.
Dès lors, dans le cadre des événements pro-
videntiels qui formèrent Soloviev, son ori-
ginalité pourra saillir en pleine lumière ;
l'étude de sa personnalité très caractérisée
révélera l'importance historique de son œuvre
et jettera peut-être quelque jour sur l'avenir
probable du mouvement qu'il a commencé.
Pour décrire le milieu russe entre 1850 et
1880, nous nous inspirerons de Soloviev lui-
même. Il a souvent traité ce sujet, notamment
dans les quinze chapitres de la Question na-
tionale en Russie et dans de nombreux arti-
cles de revue, comme V Idéal national russe,
Le SpJiinx historique, Byzantinisme et Rus-
sie *.
Ses appréciations ont été très discutées au
1. T. V, p. 1-368, 38"J, 458,513.
NEWMAN ET SOLOVlEV
moment où il les publiait. Il les a maintenues.
Les partis pris et les menus détails des
événements voilaient à beaucoup d'esprits
la vérité d'une synthèse indépendante. Peut-
être, par certains traits, surprendra-t-elle en-
core quelques Russes. Qu'ils le remarquent
cependant : les pages qui vont suivre n'ex-
priment point la systématisation préconçue
d'un étranger, elles résument les jugements
d'un penseur russe. Son patriotisme est main-
tenant hors de doute et les faits lui ont sou-
vent donné raison. La sévérité même de ses
jugements fera ressortir les progrès déjà réa-
lisés par la Russie contemporaine.
CHAPITRE II
LE MILIEU RUSSE
Deux influences : Tolstoï et Tchadaïev .
Les luttes des partis.
I
Lepremier essai * de Soloviev datede 1873.
Cette année 1873 est le centre d'une époque
où la Russie récolta bien des succès dans sa
politique étrangère, mais commença de perdre
beaucoup de ses énergies vitales dans les
discordes intérieures.
L'empereur d'Allemagne venait d'être reçu
solennellement à Saint-Pétersbourg, et son
neveu, le tsar Alexandre II avait félicité publi-
quement le vainqueur de Sedan d'avoir créé
un nouvel empire : les mauvais jours de Gri-
mée étaient bien vengés. Après le dernier
1. L'évolution mythologique dans l'ancien, paganisme, t. I,
p. 1-25.
LE MILIEU RUSSE 11
écrasement de la Pologne, à la veille des
insurrections chrétiennes qui délivreraient
du joug turc les Slaves du Sud, la Russie
avait le sentiment qu'elle dominait en Orient
comme l'Allemagne en Occident ; elle avait
reconquis devant l'étranger son prestige diplo-
matique et militaire.
Par contre, les symptômes inquiétants se
multipliaient à l'intérieur et s'aggravaient.
L'influence de Tolstoï avait révélé aux indi-
vidus et aux foules leurs malaises cachés. Ses
livres n'avaient pas inoculé le mal, mais ils
permettaient à chaque lecteur de le reconnaî-
tre en soi-même et de le constater chez les
autres : en temps d'épidémie la simple des-
cription des maladies contagieuses contribue
à les propager. Un ouvrage de médecine peut
devenir alors un danger pour les imaginations
faibles. Ainsi fit l'œuvre de Tolstoï : elle
exaspéra le sentiment des douleurs indivi-
duelles ou même elle les provoqua en sugges-
tionnant les consciences. Chacun pensa qu'il
souffrait puisque tous souffraient ; chacun
s'apitoj'a sur son propre sort : le comte ne
pleurait-il pas sur le malheur russe ?
Il ne faudrait rien exagérer cependant.
M. Radlov, le vénérable ami de Soloviev, n'a
pas craint d'écrire dans ses Notes biographi-
12 VLADIMIR SOLOVIEV
ques sur Soloviev^ : «Tolstoï a certainement
contribué à restreindre en Russie l'influence
du matérialisme et à développer l'intérêt pour
les questions religieuses, «Nous souscririons
volontiers à ce jugement ; nous verrons en
effet, en étudiant la formation de Soloviev,
comment lui-même fut intoxiqué d'abord par
l'action, longtemps dominante en Russie, des
matérialistes allemands ; les âmes négli-
geaient totalement la pensée religieuse, et le
clergé restait indifférent. Sur les esprits
empoisonnés et sur les cœurs languissants,
les romans de Tolstoï pouvaient donc agir
souvent comme contrepoison et comme ré-
vulsif.
Le mal del'antichristianismes'estpourtant
développé sous le nom de Tolstoï,
Sans doute, le « converti » de lasnaïa Po-
liana, devant quis'agenouillent tant d'Occiden-
taux,en imposemoinsà sescompatriotes. Cer-
taines de ses créations leur apparaissent plus
directement irréelles et chimériques.
Nous croyons trop souvent peut-être que
le grand romancier personnifie toutes les âmes
russes : ses héros et leurs gestes symbolise-
raient exactement les psychologies individuel-
les et les réalités sociales; les paradoxes de
son Evangile, édifiés sur des nuages aux con-
1. En tête du neuvième volume, p. xliii.
LE MILIEU RUSSE 13
tours fantastiques, construiraient en une syn-
thèse puissante la cité idéale que rêve toute
pensée slave, grandiose ou naïve, simpliste
ou raffinée. L'élite intellectuelle de Saint-
Pétersbourg et de Moscou ne partage pas tous
nos enthousiasmes. Elle reconnaît en Tolstoï
les sacrifices généreux de l'homme et les
mérites de l'écrivain, elle admire la netteté
douloureuse de ses peintures, la précision de
ses analyses, la limpidité de son style ; mais,
aujourd'hui du moins, elle discute le penseur,
elle condamne ses théories, elle combat son
influence.
Cette résistance n'existait guère en 1873.
Et qui dira tous les effets déprimants du tols-
toïsme, d'autant plus redoutable qu'il était
plus justifié par des faits réels ?
Les avocats modernes de la Russie nous
disent que cet octogénaire n'incarne pas toute
la Russie, et c'est vrai. Il est Russe, ses per-
sonnages aussi; mais ils ne sont pas seuls i.
Les Karataïev, les Gricha, les Vronsky
sont peints d'après nature, mais d'autres les
coudoient. Le souffle de Tolstoï n'aurait donc
créé qu'un courant accidentel, comme le nihi-
lisme, et ce serait déformer l'empire que le
1. Ces lignes étaient imprimées avant la mort de Tolstoï;
ne sont-elles pas confirmées par les conflits qui ont marque
ses derniers moments et ses funérailles ?
14 VLADIMIR SOI.OVIRV
contempler tout entier dans les psychologies
du grand visionnaire : autant vaudrait l'ob-
server au télescope en braquant l'objectif sur
la fumée des bombes! Nous méritons mieux.
Ce plaidoyer russe aurait été certainement
inexact dans la période troublée qui va de
1860 à 1885. Alors vraiment les consciences
individuelles et la société semblaient trop
souvent ne plus discerner le bien et le mal.
Encore un pas et elles les eussent identi-
fiés.
Dès 1830, un penseur très original, vé-
ritable précurseur de Soloviev, le comte
Pierre Tchadaïev (1794-1856) avait pressenti
ce malheur. Il écrivait dans une lettre datée de
Nécropolis (Moscou), l*' décembre 1829 : « Un
certain aplomb,une certaine méthode dans l'es-
prit, une certaine logique nous manquent à
tous. Le syllogisme de l'Occident nous est in-
connu. Ilya quelque chosedeplus que lafrivo-
lité dans nos meilleures têtes. Les meilleures
idées, faute de liaison ou de suite, stériles
éblouissements, se paralysent dans nos cer-
veaux'. » Et plus loin : « C'est l'étourderie
d'une vie sans expérience et sans prévision,
qui ne se rapporte à rien de plus qu'à l'exis-
1. Œuvres choisies, éditées pavGxGARiTiy s. J., Paris, Franck,
1862, p. 23.
LE MILIEU RUSSE 15
tence éphémère de l'individu détaché de
l'espèce... 11 n'y a dans nos tètes absolument
rien de général; tout y est individuel et tout
y est flottant et incomplet ^ »
Jugements hyperboliques, comme toutes
les satires, appuyés pourtant sur un fonde-
ment de vérité. En effet, jusqu'au dernier
quart du xix' siècle, il sembla que la réflexion
philosophique ne pouvait germer sur la terre
russe. La philosophie est alors une inconnue
en Russie, et ce manque de culture générale
laisse le champ libre à toutes les herbes folles.
Disette ou empoisonnement, voilà le dilemme
pour toutes les intelligences.
Et ce n'est point le philosophisme du
XVIII* siècle qui put remédier au mal. Il con-
tenait fort peu de philosophie. Encore ce peu
demeura pour les âmes russes un produit
étranger : il ne sortait point d'elles, il ne pé-
nétra point en elles.
Mêmes vices rédhibitoires pour la pseudo-
scolastique des séminaires orthodoxes. Em-
pruntée aux pitoyables manuels des écoles
allemandes de 1730, elle avait été appauvrie
encore par l'expulsion de tout ce qui rendait
un son catholique ou trop clairement protes-
1. Ibid., p. 24.
16 VLADIMIR SOLOVIEV
tant*. Aucun élément russe n'avait complété
la doctrine ainsi tronquée; aucun effort d'adap-
tation ne la rendait assimilable. Il ne restait
qu'un manuel latin, incompréhensible et en-
nuyeux. La scolastique n'a jamais été repré-
sentée en Russie que par cette caricature. On
comprend dès lors le mépris où elle est tom-
bée et où elle demeure encore aujourd'hui
près des meilleurs esprits de la Russie.
Philosophie était donc devenu synonyme
d'incohérence. Dansces conditions, sonombre
même devait périr. Elle s'évanouit en effet.
L'effacement progressif fut achevé par la
réforme de 1840 qui substitua le russe au
latin pour l'enseignement de la philosophie.
Le mot resta, il continua de figurer sur les
programmes, et personne ne remarqua la
disparition. Mais, en fait, y eut-il disparition?
Dans la Russie ancienne, la philosophie avait-
elle été jamais autre chose qu'un mot?
Bien peu d'esprits discernaient le péril de
cette instruction qui remplissait les cerveaux,
sans fortifier les intelligences. Des mots sus
de mémoire, des faits juxtaposés, des cata-
logues bien ordonnés, mais pas de réflexion
1. Dans des manuels, publiés par des sommités « ortho-
doxes » du xviii* siècle, des pages entières reproduisent mot
à mot les passages les plus hétérodoxes des théologiens pro-
testants.
LE MILIEU RUSSE 17
humaine... Or le moindre choc provoque une
explosion d ans des dépôts de poudre instable
et sans cohésion.
Tchadaïev écrivait: « Où sont nos sages? où
sontnospenseursPQui est-ce qui a jamais pensé
parmi nous, qui est-ce qui pense aujourd'hui
pour nous^? » Il était pessimiste quand il
écrivait: « Nous avons je ne sais quoi dans
le sang qui repousse tout véritable progrès.
Enfin nous n'avons vécu, nous ne vivons que
pour servir de quelque grande leçon aux
lointaines postérités qui en auront l'intelli-
gence^. » Mais peut-être cessait-il d'exagérer
lorsqu'il disait à ses contemporains : « Soli-
taires dans le monde, nous n'avons rien donné
au monde, nousn'avons rien appris au monde;
nous n'avons pas versé une seule idée dans
la masse des idées humaines; nous n'avons
en rien contribué au progrès de l'esprit hu-
main et tout ce qui nous est revenu de ce pro-
grès, nous l'avons défiguré. Rien, depuis le
premier instant de notre existence sociale, n'a
émané de nous pour le bien commun des
hommes; pas une pensée utile n'a germé sur
le sol stérile de notre patrie; pas une vérité
grande ne s'est élancée du milieu de nous ;
1. Loc. cit., p. 26.
2. Ibid., p. 28.
SOLOVIF.V. 2
18 VLADIMIU SOLOVIEV
nous ne nous sommes donné la peine de rien
imaginer nous-mêmes, et, de tout ce que les
autres ont imaginé nous n'avons emprunté
que des apparences trompeuses et le luxe
inutile ^ »
Par une indiscrétion, ces pages tombèrent
sous les yeux de Nicolas 1". La suite fut ter-
rible. En marge du manuscrit, le tsar jeta ces
trois mots : « Est-il fou ? » Le monde des cour-
tisans renchérit. Tchadaïev fut dépouillé sur
l'heure de tous ses grades et emplois. En
outre, un médecin du palais fut chargé de le
visiterchaque jour « pourobserverl'état men-
tal de l'illustre aliéné ».
Le comte fut réduit à composer V Apologie
d'un fou qu'il voulait adresser à l'empereur.
Sous le coup de l'épreuve, l'ancien disciple
de Schelling médita longuement surle chris-
tianisme. Les belles pages qu'il écrivit alors
sur l'influence universelle de Jésus-Christ et
de son œuvre ont contribué sans doute à
éveiller des pensées et des sentiments catho-
liques dans râmedesonancienélève,le prince
Gagarin. C'est ce dernier qui, converti et
1. TcHA.DA.iEv, ibid., p. 27. — Cette sévérité était inspirée par
un patriotisme ardent : « Je n'ai point appris à aimer mon
pays les yeux fermés, le front courbé, la bouche close... Je
chéris mon pays, mais je crois que le temps des aveugles
amours est passé, qu'aujourd'hui avant tout l'on doit à sa
patrie la vérité. )i (Ibid., p. 145.)
LE MILIEU RUSSE 19
devenu jésuite, prépara la réhabilitation de
son maître en publiant les Œuvres choisies de
ce premier penseur russe.
La réhabilitation est achevée aujourd'hui.
Celui dont le cri d'alarme avait fait sourire
comme les appels d'un insensé est étudié
par la Russie actuelle, admiré, honoré pres-
que comme un prophète i.
Or la pensée de Soloviev eut bien des ana-
logies avec celle de Tchadaïev. Elle s'en in-
spira souvent mais pour la compléter, la
préciser et la dépasser. Soloviev se préoc-
cupa toujours de synthèse et de conclusions.
Tchadaïev se contenta d'exposer sur la phi-
losophie de l'histoire ses intuitions parfois
remarquables. Nous n'en signalerons que
deux ou trois exemples par où il servit de
modèle à Soloviev.
Sur la dignité de la pensée avant et après
Jésus-Christ, il écrivait : « Rien de plus sim-
ple que l'énorme gloire de Socrate, le seul
homme que l'ancien monde ait vu mourir
pour une conviction. Cet exemple unique de
l'héroïsme de l'opinion a dû, en effet, étran-
gement étourdir ces peuples (grecs matéria-
listes). Mais pour nous qui avons vu des
populations entières donner leur vie pour la
1. Tcltadaïev, par Herschensohn, Saint-Pétersbourg, 1908.
20 VLADIMIB SOLOVIEV
cause de la vérité, n'est-ce point folie de nous
méprendre comme eux^? »
En 1898, Soloviev écrira : « Socrate a épuisé
par sa mort la force morale du pur homme.
Pour aller plus haut et plus loin, il fallait plus
que l'homme; il fallait Celui qui a la puis-
sance de résurrection pour la vie éternelle.
L'impuissance et la chute du « divin » Pla-
ton montrent que l'homme est incapable de
se faire surhomme par la pensée, le génie
et la volonté morale; il y faut un Dieu-
homme ~. »
Tchadaïev admirait spécialement l'influence
du Christ parmi les non-chrétiens: « L'on n'a
point une idée nette du grand œuvre de la
rédemption, l'on ne comprend rien au mys-
tère du règne du Christ, tant que l'on ne voit
pas l'action du christianisme partout où le
seul nom du Sauveur est prononcé, tant que
l'on ne conçoit pas son influence s'exerçant
sur tous les esprits qui, de quelque manière
que ce soit, se trouvent en contact avec ses
doctrines"^. »
De là, une conclusion universaliste, « ca-
tholique », qui dut avoir son influence sur la
conversion du prince Gagarin et dont Solo-
1. Loc. cit., p. 105, note 1.
2. Soloviev, Drame vécu de Platon, t. VIII. p. 246-290.
3. TCHA.DA.ÏEV, loc. cit., p. 110.
LE MILIEU RUSSE 21
viev s'inspira largement. « Rien ne fait mieux
voir l'origine divine de cette religion que ce
caractère d'universalité absolue qui fait
qu'elle s'insinue dans les âmes de toutes les
manières possibles, qu'elle s'empare des es-
prits à leur insu, les domine, les subjugue,
lors même qu'ils semblent lui résister le plus,
en introduisant dans l'intelligence des vérités
qui n'y étaient pas auparavant, en faisant
éprouver au cœur des émotions qu'il n'avait
jamais ressenties, en nous inspirant des sen-
timents qui nous placent, sans que nous le
sachions, dans l'ordre général'. »
Ainsi, avant Soloviev que ses concitoyens
appellent maintenant le premier philosophe
de la Russie, un essai autochtone de réflexion
philosophique avait été ébauché par le comte
Tchadaïev. Mais le précurseur demeura
longtemps encore un incompris ; il mourut
en 1856: le penseur qui devait, en le dépas-
sant, lui préparer enfin des lecteurs russes,
ce disciple lointain n'avait encore que trois
ans. En 18G2, le professeur archimandrite
Féodor- était même expulsé du clergé pour
des idées colorées à la Tchadaïev.
1. Loc. cit., p. 39.
2. Sur l'orthodoxie : pages choisies de A. M. Boukharev fex-
archimaiidriteFÉODOK), éditées en 1906 par le Tserkofny Goloss.
22 VLADIMIR SOLOVIEV
Après Tchadaïev, aux côtés ou en face de
Tolstoï, quelques romanciers, quelques
poètes, quelques hommes sincèrement reli-
gieux comme Khomiakov, élite de la Russie
orthodoxe au milieu du xix" siècle, ont médité
sur les aspirations des âmes slaves.
Ces âmes, très pacifiques en apparence et
très uniformes, sont, au contraire, fort re-
muantes et très nuancées. Leurs sentiments
oscillent en une sorte de flux et de reflux
irréguliers; les tempêtes succèdent brus-
quement à de longues bonaces. Dans ce
peuple, les colères des individus comme les
soulèvements des foules sont rares, mais
brusques et terribles : la race n'a point dé-
pouillé un vieux fond de barbarie et de fana-
tisme.
Trop d'observateurs se sont arrêtés à la
surface des âmes russes. Ils n'ont vu que leurs
apathies résignées, ils n'ont point sondé la
profondeur des sentiments cachés. C'est là
pourtant, dans les subconscients toujours mo-
biles, que s'élaborent les tempêtes ; c'est là
que s'accomplit, depuis soixante ans surtout,
un mouvement constant, très lent à ses débuts
mais plus marqué d'année en année : le dépôt
séculaire des traditions ancestrales glisse,
comme un sable mouvant, sous la pression
des courants venus de l'Occident. Déjà même
LE MILIliU nussE 23
il est arrivé, et plusieurs fois, que tout point
ferme semblât manquer soudain, comme si
la maison n'avait pas été construite sur la
pierre...
De tels spectacles invitent à philosopher.
Plusieurs Russes s'y sont essayés à la fin
du xix" siècle, et quelques-uns avec un légi-
time succès, mais leur influence s'est toujours
limitée à des cercles assez restreints.
Seul, le nom de Vladimir Soloviev a grandi
merveilleusement. Malgré les attaques des
jaloux, il dépasse maintenant tous les autres,
il tend à les éclipser.
II
Le milieu russe opposa longtemps bien des
obstacles au prestige et à l'action réformatrice
de Soloviev.
Vers le milieu du xix° siècle, des théori-
ciens utilitaires ou utopistes avaient enrôlé
les foules en deux armées acharnées l'une
contre l'autre. Malgré les remontrances de
quelques sages, deux programmes se contre-
disaient, extrêmes l'un et l'autre, absolus,
intransigeants : l'un prétendait copier l'Occi-
dent, l'autre voulait s'en tenir aux traditions
nationales. De là les deux noms : occidenta-
listes et slavophiles.
24 VLADIMIR SOLOVIEV
Le programme des slavophiles se résumait
alors en deux négations : n'avoir rien de com-
mun avec l'Occident, ne se détacher d'aucune
routine. En religion donc, comme en politi-
que, superbe isolement ; pour l'enseignement
comme pour la législation, immobilité absolue.
Le parti se disait nationaliste. Il imposait à
tous ses adhérents, sinon la foi, du moins, en
vertu de la divinisation du passé, la lutte pour
r« orthodoxie » nationale et antirouiaine.
Quelques politiques clairvoyants, quelques
réformateurs vraiment éclairés sur les inté-
rêts de leur patrie, quelques chrétiens sin-
cères avaient jadis préconisé un programme
ferme, mais prudent, de transformations so-
ciales et religieuses. Ils auraient voulu, sans
heurt et par un progrès continu, vivifier la
pensée et l'activité nationales par un contact
discret avec les meilleurs éléments de l'Occi-
dent. Ces gêneurs devinrent vite la cible des
nationalistes les plus étroits.
Au début du conflit, la bonne société conti-
nua de réunir dans les mêmes salons les hom-
mes à pensée diverse. Mais peu à peu les
entraîneurs les plus bruyants et les plus vio-
lents l'emportèrent sur les conseillers plus
modérés.
En face des slavophiles intransigeants, le
LE MILIEU RUSSE 25
parti adverse devait tendre à des excès oppo-
sés et suivre à son tour les passionnés plutôt
que les sages. Ceux-ci s'attristèrent; mais,
à partir de 1860, ils ne furent plus guère
écoutés.
Le programme du radicalisme à l'occiden-
tale devint, en son genre, aussi simpliste que
celui des plus fougueux slavophiles. Il exi-
geait sous prétexte d'évolution et de progrès
unbouleversementuniversel; sous couleur de
positivisme, des destructions et des nivelle-
ments implacables sur tous les terrains : plus
de tc/iùt, plus de tsar, plus d'empire ! Aux or-
ganismes sociaux seraient substituées partout
les imperceptibles poussières des libertés in-
dividuelles. Les initiateurs du mouvement
occidentaliste avaient dit naguère avec une
grande sagesse : il ne faut plus d'Eglise pu-
rement nationaliste, fatalement asservie au
pouvoir civil. Leurs prétendus héritiers dé-
claraient de façon absolue : il ne faut plus
d'Eglise ! Déjà ces jeunes libérau.i., doctri-
naires ou révolutionnaires, condamnaient
toutes les formes du christianisme, combat-
taient toutes les manifestations et les influen-
ces de l'esprit chrétien, érigeaient même en
dogme, au nom du parti, l'incompatibilité de
la science et de la foi : l'esprit moderne, fa-
çonné par le positivisme, écraserait fatale-
26 VLADIMIR SOLOVIEV
inent toute religion, mais surtoutles religions
dites positives...
Lesslavophiles se recrutaientsurtout parmi
les hommes de gouvernement ; ils avaient
pour eux la force de l'Etat centralisé et l'iii-
(luencede l'Eglise impériale ; ils escomptaient
la passiv ité légendaire des masses slaves.
Les libéraux occupaient presque toutes les
chaires universitaires, instrument de propa-
gande, partout incomparable mais quasi om-
nipotent en un pays qui proscrit toute autre
manifestation libre de la pensée. Ils étaient
la « Science » ! Quelle force ce mot leur don-
nait pour exploiter les goûts, toujours un peu
frondeurs, d'une aristocratie qui s'était frottée
à l'Occident, pour soulever la turbulence
d'étudiants besogneux ou jouisseurs, pour
entraîner la vanité moutonnière d'une bour-
geoisie demi-lettrée !
II était fatal que la lutte s'aigrît vite.
Les deux armées se heurtaient en des escar-
mouches quotidiennes. Leurs chefs se haïs-
saient à mort, le mot n'a rien d'hyperbolique,
sauf pour quelques modérés qui se fussent
contentés de déporter leurs rivaux en Sibérie ;
et les simples soldats, dans chaque camp, se
piquaient d'émulation.
Tout divisait donc ces fils de la même Russie.
LE MILIEU RUSSE 27
Se connaissant à peine, ils étaient toujours
prêts à recueillir et à colporter la calomnie
d'un mouchard, pourvu qu'elle noircît ou ri-
diculisât un adversaire déjà méprisé. Tout les
divisait, à l'exception d'un point : l'hostilité
contre Rome.
Gomment, en effet, ne pas combattre Rome ?
Rome prêchait une Eglise universelle, et le
nationalisme russe avait résolu de garder
toujours, et jusque dans le service de Dieu,
l'isolement d'une race choisie, ce qu'il nom-
mait déjà le phylétisme autocéphale.
Rome ! Elle était à la tête du plus vivace, du
plus prolifique des organismes chrétiens, et
les meneurs les plus résolus du libéralisme
russe prétendaient maintenant extirper la foi
chrétienne jusqu'à la dernière racine.
Résistance aux empiétements de Rome !
C'était donc le seul cri qui pût mettre d'ac-
cord les frères ennemis. Encore, ces trêves
devenaient toujours plus rares et plus
courtes.
Pour le reste, séparation complète et sur
toute la ligne. Personne entre les deux parties
extrêmes, aucune via média... Les program-
mes, cristallisés en un bloc intangible, s'im-
posaient comme un credo. Incroyants et or-
thodoxes adoptaient pour devise : Quiconque
Il est pas avec moi est contre moi. Cette parole
28 VLADIMIR SOLOVIEV
s'entend quand celui qui la prononce possède
ou garantit une sagesse infaillible ; mais proté-
ger de son autorité les institutions d'un Pierre
le Grand ou les superstitions autochtones,
n'était-ce pas un blasphème... ?Les fidèles du
slavophilismenese le demandaient même pas.
Les « libéraux » non plus. Les uns et les autres
s'inspiraient en toute occasion, et sans hési-
ter, de cette formule impérative et autocra-
tique.
Vladimir Soloviev l'éprouva plus d'une fois
et douloureusement. Souvent il se plaignit
qu'il y eût dans chaque camp une opposition
constante entre la théorie et la pratique. Sa
plainte demeura longtemps sans écho.
Et quand on se fut avisé de cette contradic-
tion interne, on ne s'embarrassa point pour
si peu : l'esprit de parti va-t-il désarmer pour
pareille vétille ? Des contradictions ! La belle
affaire pour des belligérants! Ils combattent
pour leurs idées, cela suffit. Veut-on qu'ils
aillent encore approfondir ces idées, les con-
cilier entre elles et les prendre pour règle de
conduite? C'est ainsi qu'ils répondront eux-
mêmes à Soloviev.
Des contradictions ? des incohérences ?
Mais elles éclataient partout dans la tactique
des deux partis et au cœur même de leur
LE MILIEU RUSSE 29
système. Et personne n'en paraissait ému ou
surpris.
iSIalgré leurs prétentions à la stabilité, les
slavophiles divaguaient en des courses irré-
fléchies, poursuivant dans toutes les direc-
tions les fragments disparates d'un passé qui
n'avait jamais été.
Leurs imaginations chimériques dépouil-
laient le passé réel de toutes ses imperfections
successives, et le projetaient, en dehors du
temps, dans une synthèse fausse historique-
ment et logiquement incohérente. 11 fallait
bien trier les éléments à ressusciter, mais on
les triait en cachette : ceux qui déplaisaient
étaient condamnés sans forme et sans raison.
Par exemple, les plus fervents adorateurs
de toutes les traditions chrétiennes nationales
écrasaient de leurs anathèmes ou de leurs ar-
rêts judiciaires les sectes chrétiennes, pro-
prement slaves, des vieux-ritualistes ou vieux-
croyants, les staroi'èresK
Par contre, ils juxtaposaient, en enjam-
bant les siècles, tous les débris qui leur plai-
saient ; ils exhumaient des monceaux de
feuilles jaunies et desséchées, pauvres restes
1. CeUe campagne contre les starovères n'a. point cessé. Elle
alimente encore les discussions des journaux et celles de la
Douma. Et ce sont encore le« réformateurs qui défendent ces
vieux-croyants contre les conservateurs.
30 VLADIMIR SOLOVIEV
de tous les lointains automnes : il semblait
qu'à force de piquer sur un vieux tronc les
Heurs conservées en herbier depuis les prin-
temps du dixième siècle, on infuserait à
l'arbre une vie qui serait immuable et im-
mortelle.
Contradictions analogues chez les « néo-
occidentalistes » d'avant-garde.
Volontiers, ils auraient abattu l'arbre...
pour donner plus d'indépendance à ses élé-
ments dissociés, plus de vie à ses tissus et
à ses cellules.
Ils ne parlaient que d'évolution ; et les
transformations dont ils rêvaient n'eussent
été que désagrégation.
Ils voulaient la marche en avant, le progrès,
la vie ; et l'égalitarisme absolu, qu'ils pré-
tendaient imposera toutes les activités, aurait
tué toute spontanéité, entravé tout dévelop-
pement et détruit l'apparence même du
mouvement.
C'est entre ces deux groupes de combat-
tants que s'insinua lentement l'influence de
Soloviev. Nous dirons plus loin à quel pa-
roxysme de colère en étaient venus les mi-
litants lorsqu'il commença son œuvre. Mais
avant de rappeler ces luttes, avant d'étudier
les travaux et le caractère du pacificateur, il
LE MILIEU RUSSE 31
importe de montrer d'abord comment, par
les péripéties de sa formation personnelle, la
Providence l'avait préparé merveilleusement
à connaître et à secourir les âmes de ses
compatriotes.
CHAPITRE III
LA FORMATION
Foi perdue et recouvrée.
Au contact des luttes. — Le Pacificateur
I
Soloviev fut préparé à son rôle par les con-
ditions de famille et par le milieu social où
son enfance se forma. Grandissant en pleine
crise de la pensée nationale, il connut à fond,
et par une expérience très précoce, les dé-
tresses et les aspirations des âmes russes.
Ces initiations prématurées, dangereuses
aux esprits médiocres, sont précieuses pour
les hommes supérieurs. Elles les préparent
à réagir sur leur milieu, d'une façon qui peut
être en même temps très puissante et très
adaptée.
Né le 16 janvier 1853, Vladimir fut le
LA I-Olt.MAJlON 33
second fils du premier et du plus laborieux
historien de la Russie, Serge Mikhaïlovitch
Soloviev.
Son père, âgé de trente-trois ans, venait
de publier les premiers volumes du grand
ouvrage qu'il continua jusqu'à sa mort : His-
toire de la Russie depuis les temps les plus
reculés (jusqu'à 1780) i. A la mémoire de ce
père, Vladimir consacrait en 1896 un touchant
article^ auquel nous emprunterons quelques
détails intimes; l'éloge de l'historien est ré-
sumé par son fils en trois mots éloquents et
justes: « >Mon père aimait d'un amour pas-
sionné l'orthodoxie, la science et la patrie
russe. »
Par sa mère, Polyxène Vladimirovna Ro-
manov, qui mourut seulement en juin 1909,
Vladimir était relié à la famille du philosophe
ukrainien Skovorod^.
Enfin, son grand-père, Mikhaïl Vassilié-
vitch Soloviev, était un prêtre orthodoxe.
Au foyer paternel, Vladimir Serguiévitch
fut donc élevé dans les principes du slavophi-
lisme primitif.
1. Vingt-neuf volunies. Moscou, 1851-1879, 2° édition.
2. T. VI, p. 643-662.
3. Un écrivain russe, S. Ph. Librovitch, dans un curieux
ouvrage intitulé : Sang étranger (à la lettre j non russe) chez
les écrit'ains russes, se hâte de tirer de ce fait une conclusion
conforme à sa thèse (p. 81 ; Saint-Pétersbourg, sans date].
SOLOVIEV. 3
34 VLAUliMIlt SOLOVIEV
En 1864, il entrait au Gymnase de Moscou;
le milieu changeait. C'était le temps où la
jeunesse russe s'enthousiasmait, en dépit de
la censure, pour le livre de Biichner, Force
et Matière. Soloviev le lut; il le lut en alle-
mand, à la dérobée; puis il lut Strauss, puis,
dans le texte français, la Vie de Jésus de
Renan...
Dès 1867, la foi chrétienne et le spiritua-
lisme étaient condamnés. « Le catéchisme de
la science, celui de Bûchner, avait vaincu
le catéchisme de la foi, celui du métro-
polite Philarète^. » — Verdict puéril et im-
personnel, mais dont la cassation réfléchie
allait témoigner bientôt d'une maturité pré-
coce.
En attendant cette conversion, le vide était
complet dans l'àme de l'enfant. « A l'âge de
treize à quatorze ans, écrivait-il^ le ISaoût 1872
(il avait alors dix-neuf ans), quand j'étais un
matérialiste zélé, c'était un grand problème
pour moi : comment peut-il avoir {sic) des
gens d'esprit qui soient en même temps chré-
tiens? et je m'expliquais ce fait étrange en
1. T. VI, p. 645.
2. Correspondance (édition Radlov), t. I, p. 158 : lettre
française ii Mine S. D. Lapchina. Le jeune homme avait grif-
fonné en tète de sa lettre ; « Je voua demande pardon de
mon français horrifique. »
LA FORMATION 35
supposant ou de l'hypocrisie ou une espèce
de folie particulière propre aux gens d'esprit.
C'était assez béte pour un bambin... »
Ce « bambin » de quatorze ans se refusait
même en famille, à tout acte religieux. Ques-
tion de loyauté, estimait-il.
Le père connaissait son fils : il ne voulut
rien brusquer, il ne fit aucun reproche, il
insista seulement sur la gravité du problème
de la vie : le résoudre à la légère, quelle res-
ponsabilité! mais, sans doute, l'enfant avait
pesé le pour et le contre et cédé devant des
objections plus fortes que los élucubrations
trop peu scientifiques d'un Bucliner ou d'un
Renan.
En prenant ainsi son fils au sérieux, Serge
Soloviev le sauva.
Il y a chez les hommes du Nord d'étranges
précocités intellectuelles : un petit Moscovite
de quatorze ans éprouva pendant trois ans
les angoisses religieuses d'un Augustin avant
sa conversion. Gomme le grand docteur latin,
dont il devait bientôt s'éprendre et s'inspirer
largement, le jeune collégien slave, torluré
par les deux problèmes de la matière et du
mal, s'enfermait en une sorte de philosophie
manichéenne dont les pessimistes allemands,
Schopenhauer surtout, étaient les oracles et
36 VLADIMIR SOLOVIEV
les pontifes. Mais, dans leurs formules, il
voulait voir plus loin que ses condisciples.
Autour de lui, les collégiens de Moscou s'en-
lizaient presque tous dans le matérialisme
pratique, dans le positivisme joyeux. La théo-
rie les intéressait peu; ils y récoltaient tout
au plus quelques aphorismes, — juste ce qu'il
fallait pour excuser leur conduite... : à quoi
bon le surplus?
Cette désinvolture à l'égard du vrai révol-
tait leur jeune et brillant condisciple : il était
résolu dès lors à respecter toujours la vérité,
à la poursuivre partout, à lui tout sacrifier.
Elle récompensa son dévouement.
Mais sur le chemin de retour qu'elle lui
traça, le premier relais — vraiment extraor-
dinaire pour un enfant — vaut d'être signalé.
Avant la conversion religieuse, un esprit
empoisonné a besoin, le plus souvent, d'un
antidote philosophique. Des sophismes alle-
mands, injectés à haute dose, avaient troublé
le reg-ard de Vladimir Soloviev : son intelli-
gence s'oubliait, elle se livrait au seul témoi-
gnagedessens; elle ne reconnaissait plus pour
réelle qu'une matière encore mal difleren-
ciée et emportée par les tendances générales
du monde vers un mal-être toujours plus
douloureux.
LA I-OlOIAriON 37
Contre cette ivresse, où serait le remède?
L'enfant le trouva dans... Spinoza. Spinoza
qu'il lut à quinze ans, avec passion, fut pour
lui ce que Plotin et les Platoniciens avaient
été pour Augustin : la réalité du Spirituel et
l'existence nécessaire du Divin, classées la
veille au rang des hypothèses rebutantes et
absurdes, apparurent soudain dans l'éclat
d'une évidence incomparable.
La conversion commençait. Quatre ans
plus lard, à propos des « matérialistes ortho-
doxes de la confession de Vogt, Biichner, etc. »,
il écrivait* : « L'absurdité logique du systé«ie
a été reconnue et les matérialistes tant soit
peu raisonnables ont passé au positivisme
qui est une bête d'un genre tout à fait diffé-
rent et n'est pas à mépriser. Quant au maté-
rialisme, il n'a jamais eu rien de commun avec
la raison ou la conscience, mais c'est un pro-
duit fatal de la loi logique qui réduit à l'ab-
surde l'esprit humain séparé de la divine
vérité. »
A l'époque où il écrivait cette lettre, Solo-
viev, âgé de dix-neuf ans, s'était consacré
définitivement à la philosophie.
1. Loc. cit., p. 159.
38 VLADIMIR SOLOVIEV
Ce choix n'avait pas été immédiat. Après
sa sortie du gymnase, il avait si bien réussi
d'abord dans la Faculté des sciences physi-
ques et mathématiques de l'Université de
Moscou, son esprit semblait si bien fait pour
l'étude des sciences, que tous, professeurs et
élèves, parlaient déjà de la chaire de paléon-
tologie qu'il occuperait bientôt.
Soudain, la direction changea : les scien-
cesnaturelleséclairaienttroppeules mystères
de la vie humaine; elles ne pouvaient pas
consoler les âmes, ni les guider ni les sau-
ver..., et les âmes russes avaient tant besoin
d'un consolateur, d'un guide, d'un sauveur!
La philosophie l'emportait donc.
Notre converti de dix-huit ans se livrait à
elle non pas en dilettante, mais en apôtre.
Il se sentait une irrésistible vocation pour
l'apostolat intellectuel : il étudierait et il
penserait, non pour savoir ou pour rêver,
mais pour aider et pour instruire.
L'art pour l'art, la pensée pour la pensée,
la poésie pour la poésie, jeux d'égoïste ! Solo-
viev en avait horreur. Il fut artiste, il fut
philosophe, il fut poète, mais toujours pour
les autres. La vie pour les autres et la pen-
sée pour l'amour! — pour l'amour de Dieu
et des âmes — voilà sa devise dès le début
de sa conversion. Illa redira plus tard sous
l.X rnilMATION 39
cette autre forme, encore plus saisissante :
« Sera sauvé celui qui aura sauvé K »
Mais la conversion n'allait-elle pas être
plus dangereuse que les égarements maté-
rialistes? Le pseudo-divin de Spinoza est un
abîme sans limites; parle mystère fascina-
teur de ses demi-clartés, par la splendeur de
ses ombres toujours indéterminées et tou-
jours mobiles dans leur éternel développe-
ment logique, cet abîme a donné le vertige
à de puissants esprits. Pour un enfant enthou-
siaste et sans appui, quel péril dans cet appel
des profondeurs indéfinies !
Or, dès l'âge de seize ans, l'intelligence de
Soloviev fut assez ferme pour résister aux
attraits enchanteurs, assez perspicace pour
discerner et pour condamner l'apriorisme
exclusif de son maître : les routes, ouvertes
à l'esprit par Spinoza, sont très droites; mais
d'où partent-elles? La méthode est rigou-
reuse; mais, à son origine, est-elle légitime ?
Soloviev chercha d'autres maîtres. Bientôt
son enseignement philosophique et reli-
gieux insistera, sans se lasser, sur la trans-
cendance de Dieu et sur sa personnalité. Pour-
tant il gardera toujours sur Spinoza une
1. Bans Le Secret du progrès {\S91), t. VIII, p. 74.
40 VLADIMin SOI.OVIEV
conviction d'ordre pratique qu'il motivait par
sa propre expérience : à notre époque « d'em-
pirisme inintelligent ou de criticisme étroit »,
écrivait-il en 1897', certaines formules de
VEthique, exposées provisoirement devant
un auditoire de positivistes russes, combat-
traient efficacement le sommeil matérialiste;
un contact, tout économique, avec le de Deo
révélerait à bien des âmes et leur imposerait
presque, comme à moi, l'attitude qui nous
convient en face de l'Absolu, celle qui com-
mence toute conversion, l'humilité.
II
Pendant que le jeune Vladimir grandissait,
aux jours mêmes où sa pensée sombrait dans
l'incrédulité puis se ressaisissait, la division
des esprits ne cessait de croître en Russie.
Les adolescents, les enfants eux-mêmes
étaient sollicités de prendre parti. Dans une
ville comme Moscou, personne ne pouvait
ignorer la lutte, personne ne pouvait y rester
indifférent : avec les contacts quotidiens les
options s'imposaient.
Les deux programmes que nous avons es-
1. Notre concept sur Dieu : à propos de Spinoza et du pro-
fesseur A.- J. U'édenski, t. VIII, p. 26.
LA FOnMATION 41
quissés plus haut, ralliaient en deux groupes
à peu près équivalents la presque totalité des
Russes cultivés*.
Les forces respectives se faisaient contre-
poids ; mais, à mesure que le duel se prolon-
geait entre ces deux partis outranciers, les
violents, par un phénomène habituel en temps
de crise, accaparaient de chaque côté et mo-
nopolisaient la direction.
Les slavophiles relativement modérés, les
Kirievsky, les Khomiakov, les Aksakov, ne
comptaient plus à côté d'un Katkov, d'un
Strakhov ou d'un Danilevsky. Bientôt le
Saint-Synode lui-même serait asservi tout
entier et comme domestiqué sous la domina-
tion, toujours plus lourde et plus intransi-
geante, de son procureur général Pobédo-
nostsev.
Même exaltation des violents dans le parti
libéral. Les années 1862-1864, qui virent les
gloires impétueuses du néo-nationaliste Kat-
kov, amenèrent aussi les premiers triomphes
de Tchernitchevsky. Avec lui, une partie des
occidentalistes devenait révolutionnaire :
c'était une fraction minime mais tapageuse.
1. Ces pages sur l'état des partis en Russie résument,
nous le rappelons à nouveau, les travaux personnels de So-
loviev. Le tome V de ses CCufres co/M^/è<es est tout rempli p.'ir
ses études sur ia Question nationale en Rxissie,
42 VLADIMIR SOLOVIEV
Ils grossissaient leurs voix en affirmant que
toute la Piussie grondait derrière eux. Ainsi
les sages semblèrent compromis et ce fut une
joie pour les slavophiles.
Herzen, pour un temps, renchérit encore.
Puis Lavrov et Kropotkine et Bakounine...
Les attentats suivront..., puis les répres-
sions rigoureuses... Et par delà...?
Par delà, c'était le mystère.
Les événements des dix dernières années
(1900-1909) ont ébranlé la Russie. Mais la
Russie leur a résisté : et leurs phases les plus
graves ont été peu de chose en regard de ce
que présageaient les incompréhensions mu
tuelles et exaltées des chefs de parti entre
1860 et 1880. Il semblait alors que, sous leur
impulsion, la guerre des idées dégénérerait
fatalement en guerre civile.
Et quelles tueries alors ! Les griefs accu-
mulés, les rancunes longtemps comprimées,
les nécessités de la défense personnelle au-
raient imposé de vraies campagnes d'exter-
mination.
A des spectateurs attentifs les grandes
« exécutions » de Pologne en 1863 parais-
saient n'avoir été qu'un prélude et comme une
répétitiou, relativement inoffensive, du grand
drame où des Russes combattraient des
LA FORMATION 43
Russes. On sait qu'àl'insu du gouvernement
impérial de Russie, le « gouvernement insur-
rectionnel » de Pologne, dépistant tous les
espionnages, n'avait point quitté la capitale du
royaume ; l'Université de Varsovie lui avait
servi de palais, les bandes de paysans avaient
accepté la direction lointaine des professeurs
et le commandement immédiat des étudiants :
autant de symboles, pensait-on, des organi-
sations qui se manifesteraient bientôt dans
tout l'empire.
Seulement, la lutte en Russie serait autre-
ment longue et sauvage qu'en Pologne : champ
de bataille, plus vaste à la fois et plus morcelé,
puisque, sur chaque déciatine des plaines sans
fin, les ennemis se retrouveraient face à face,
engagés en d'innombrables combats singu-
liers, sans pouvoir se retirer jamais en un
camp parfaitement retranché ; et, de chaque
côté, les combattants déploieraient la même
endurance de race, le même enthousiasme à
froid, la même docilité passive aux ordres des
chefs, la même sérénité fataliste devant la
mort, la même exaltation mystique pour la
cause, la même résolution de tuer et d'être
tué.
De 1860 à 1880, cette guerre civile fut con-
stamment sur le point d'éclater, et les obser-
vateurs pessimistes ne manquaient point qui
44 VLADIMIR SOLOVIEV
prophétisaient la dislocation prochaine ou
même la destruction de l'empire tsarien.
Avant un demi-siècle ! disaient-ils.
De fait, des attentats se succédèrent sans
interruption pendant quinze ans : depuis celui
de Karakozov (avril 1866) jusqu'à l'explosion
qui détruisit au Palais d'Hiver la salle à man-
ger impériale et qui ensevelit sous les ruines
une centaine de soldats du régiment de Fin-
lande (17 février 1880). Un an plus tard, le 1/13
mars 1881, Alexandre II, le tsar libérateur,
succombait aux coups des assassins.
C'est de ces quinze années que M. Leroy-
Beaulieu a pu dire : « Deux ou trois douzaines
déjeunes gens résolus, ayant fait un pacte
avec la mort, tenaient en échec le gouverne-
ment du plus vaste empire du monde. »
Avec leur sang-froid, la principale force de
ces enragés, c'était une certaine connivence
secrète de la nation.
L'horreur de leurs crimes eût dû soulever
contre eux les foules. Les sévérités aveugles
de la répression retournaient les colères et
rendaient un certain prestige aux meurtriers :
pour quelques étudiants coupables, des mil-
liers d'autres étaient frappés ; pour quelques
fonctionnaires suspects, on cassait des cen-
LA rOHMATION 45
taines d'innocents. Autant de recrues pour le
parti des mécontents ; autant d'emballés qui
bousculaient le réformisme pour se préci-
piter vers la révolution. Derechef, et par un
nouveau contre-coup, leurs emportements
donnaient autorité aux plus rigoristes des
slavophiles orthodoxes.
L'opposition irréductible des deux tendan-
ces grandissait donc toujours, l'abîme s'élar-
gissait, et personne ne songeait à le combler.
Chaque parti défendait une parcelle de
vérité; mais, hypnotisé par l'éclat de ce frag-
ment, il ne pensait même pas à contempler
dans son intégrité le diamant dont cette pous-
sière avait été détachée.
La dignité de la personne humaine ! cla-
maient les uns.
Le caractère sacré de l'autorité ! ripostaient
les autres.
Et les premiers ne s'apercevaient pas que
leur matérialisme expliquait mal cette dignité ;
ils ne prévoyaient pas que, sans une auto-
rité directrice, le respect mutuel serait mal
garanti; surtout, ils oubliaient que les dépo-
sitaires du pouvoir demeuraient encore des
personnalités humaines.
Les seconds divinisaient l'autorité, et leurs
affirmations — légitimes s'ils les eussent
'ib VLADIMIR SOLOVIEV
restreintes à l'origine lointaine du pouvoir et
à l'obligation qui impose les lois justes aux
consciences des citoyens — devenaient faus-
ses par leur caractère exclusif et absolu :
c'étaient les hommes au pouvoir qu'on divini-
sait, leurs caprices, leurs excès et le mépris
alfiché de plusieurs pour ce qui n'était pas
slavopliile.
Le meurtre du 1/13 mars 1881 ne désarma
personne. Alexandre II avait été tué par les
uns, il fut vengé par les autres. Mais les cri-
mes sont stériles; et les vengeances exces-
sives ne remédient à rien : l'effusion du sang
ne guérit pas les plaies...
Les yeux restèrent fermés sur la maladie
qui, de proche en proche, contaminait les
âmes. Personne ne se préoccupait de recher-
cher et d'enseigner des idées justes; on se
contentait, de part et d'autre, d'entraver par
la violence les applications « déplaisantes »
des idées adverses.
Si cette exaspération mutuelle avait conti-
nué, ses conséquences logiques se seraient
développées : le moindre incident eût pu tour-
ner à la catastrophe, et, par exemple, les
troubles qui suivirent la guerre d'Extrême-
Orient, auraient pris, quelques années plus
tôt, un tout autre caractère. De 1905 à 1907,
LA FORMATION 47
les attentats et les répressions, les émeutes
et les pogroms parurent presque bénins à
ceux qui pronostiquaient d'après les effer-
vescences des années 80 : c'est donc que
Tétat des esprits avait énormément évolué
depuis 1880.
Cette évolution est incontestable, — incon-
testée aussi, — bien qu'elle soit très loin
encore d'être achevée. iNIais quelles en lurent
les causes ?
Elles sont complexes, assurément : lassi-
tude des violences trop prolongées, expé-
rience des gouvernants, progrès des études,
contacts plus fréquents avec l'Occident,
influence des réalités qui désillusionne les
moins entêtés des utopistes... Ces causes
ont favorisé les partisans d'une entente entre
gouvernants et gouvernés, elles ont encou-
ragé les champions d'une attitude moins
intolérante envers l'Eglise catholique.
Mais ces tenants d'une politique plus coni-
préhensive, d'où sont-ils sortis ? Qui les a
formés ? 11 semblait aux pères que les mots
autorité et liberté étaient fatalement contra-
dictoires, qu'il fallait être, sans milieu possi-
ble, irréligieux ou orthodoxe. Et voici que
les fils constatent qu'entre une autorité et
une liberté bien dosées l'accord est possible,
48 VLADIMfn SOLOVIEV
nécessaire, facile même ; ils découvrent que
l'on peut être à la fois savant et croyant, que
les consciences peuvent se sentir incommo-
dées parla stagnation de l'orthodoxie orien-
tale sans renier le Christ, que les âmes peu-
vent aimer l'Eglise universelle sans renoncer
à la patrie.
D'où vient cette transformation ?
?Nous n'hésitons pas à l'attribuer pour une
très grande part aux exemples, à l'œuvre et
àrinfluence posthume de Vladimir Soloviev.
III
Cette influence de Soloviev est certaine . Elle
est attestée par les faits; elle est affirmée par
d'innombrables témoignages. Beaucoup de
Russes la reconnaissent; d'autres, plus nom-
breux peut-être, la subissent par une série
de ricochets et comme à leur insu : ils hési-
tent à se l'avouer.
Or, il est remarquable que pour rappro-
cher des adversaires, irréconciliables en
apparence, Soloviev n'a compté ni sur des
compromis ni sur les finesses qui dissimulent
la vérité. 11 n'eut jamais l'idée de constituer
un parti, et c'est pourquoi son autorité s'éten-
dit sur tous les partis ; il ne pouvait même
LA FOKMATION 49
pas songer à s'immiscer d'une manière active
dans la politique, et cette réserve a plus fait
qu'une intrusion maladroite.
Sa force fut précisément dans sa franchise
indépendante.
11 aimait la vérité pour la vérité ; il la recon-
naissait où qu'il la trouvât; il la signalait
courageusement. C'était s'exposer à tous les
ostracismes de la gauche, à tous les anathè-
mes de la droite : qu'importait, si la vérité
pouvait à ce prix être découverte plus inté-
gralement et manifestée dans toute sa pureté?
Il voulait la vérité intacte. Il abhorrait les
exclusivismes, et le titre même de ses livres
exalta plusieurs fois l'intégrisme du vrai con-
tre l'esprit de système*.
C'était un intégriste, mais un intégriste
loyal. Et si sa franchise de moraliste intègre
mécontenta d'abord tous les partis, sa loyauté
finit par les séduire.
Le professeur Brûckner, de Berlin, a
1. Par exemple, en 1877, Les Principes philosophiques de la
science intégrale (t. I, p. 227-375), et en 1880, La Critique des
principes exclusifs (t. II, p. 1-374). — Le titre russe serait tra-
duit plus littéralement, La Crise des principes abstraits, mais
Soloviev le commente de telle façon que le mot exclusifs con-
vient seul en français. — Le 9 mars 1897, il publiait un article
intitulé : Les Scandales. « Le vrai scandale et le plus dange-
reux n'est pas celui des sens, c'est celui «jui gâte l'intelli-
gence ; il ne résulte pas du pur mensonge mais des demi-
vérités. » jT. Ylll, p. 89.)
50 VLADIMIIÎ SOLOVIEV
dépeint cet intégrisme dans son Histoire de
la littéj'ature russe ^ :
« Le philosophe moraliste et théologien,
Soloviev, est une des plus intéressantes
manifestations de la Russie moderne et de sa
fermentation intellectuelle. Intrépide en son
zèle de feu pour annoncer la vérité, il repous-
sait tout retour d'amour-propre... En nos
temps de positivisme absolu et d'indifférence
pour toute théorie^ pour toute métaphysique,
il a le grand mérite d'avoir ramené l'atten-
tion sur les questions éternelles... Avoir dé-
fendu les grands principes moraux en une
langue élevée et poétique, avec la flamme de
la plus intime conviction, avec une dialecti-
que brillante et un riche savoir, voilà son
plus grand mérite — doublement grand en
un pays dont la littérature autonome est très
pauvre en philosophie morale et dont la
paresse intellectuelle (c'est l'Allemand qui
parle) est toujours prête à se contenter des
plus triviales apparences de vérité, du posi-
tivisme par exemple dans les années 60 à 70
ou du marxisme dans les années 90. »
Il est naturel que cette influence ait été
longtemps entravée ; mais son triomphe, qui
1. D' A. Brûckni'.R, Geschichte der russischen Litteratur,
p. 309 et 311, Leipzig, Amelang, 1905.
LA FORMATION 51
commençait à s'affirmer lorsque Soloviev
mourut, n'a cessé de grandir depuis 1900.
Qu'on en juge.
En 1907, un témoin compétent pouvait
écrire *: « Un des plus rudes adversaires de
Tolstoï sur le terrain philosophique et reli-
gieux, Soloviev, a conquis dans sa patrie le
maximum de respect et de popularité. 11 s'op-
posait à Tolstoï par deux notes essentielles :
attachement à la conception historique du
christianisme, au dogme de Nicée; opposi-
tion à la formule, à l'axiome, du tolstoïsme :
Ne résiste pas au mal... Quand nous déposons
le dernier ouvrage de Soloviev, celui qu'il
acheva quelques jours avant de mourir, une
indicible émotion s'empare de nous. Le re-
gard de cet historien si profond, si lucide, si
pénétrant... est aussi le regard d'un croyant
modelé sur l'exemple de celui qui disait: Ego
et Pater unum su/nus. A ce point, la critique
se tait, car l'amour commence. »
Même note dans un article du Slovo (13/26
mars 1909) à propos d'une conférence de
M. N.-A. Kotliarevsky : « Le nom de Vladimir
Soloviev, disait M. Vassili Goloubiev, devient
1. N. Hoffmann, dans la préface de sa traduction du livre
de Soloviev, Les Fondements religieux de la vie (Wladimir
SoLOviEFF, Die religiosen Grundlagen des Lebens, p. vin et
XXI, Leipzig, Mutze, 1907).
52 VLADIMIR SOLOVIEV
de plus en plus populaire... Qui pourrait ne
pas l'aimer dès le premier contact avec ses
ouvrages? Quel lecteur résisterait à leur en-
traînement?
« Comme théologien, il croyait en un seul
Dieu personnel et à la vérité du christianisme.
11 se donna pourtâche de faire revivrele Christ
en nos temps et de prouver que toute l'essence
du christianisme peut être actuelle encore
dans notre civilisation moderne. Il avait une
foi profonde à la vie d'outre-tombe. Cette foi
que nous recevons généralementdans une for-
mule dogmatique, quelleinfluence a-t-ellesur
notre vie quotidienne? Aucune. Delà notre
matérialisme pratique.
« Or, Soloviev joignit la foi la plus vive à la
vie même du monde : voilà son originalité.
Toute sa vie était ordonnée pour témoigner en
acte sa foi au Christ-Dieu, et en même temps
il est difficile de se représenter un homme
du monde plus accompli que Soloviev. On
pouvait le rencontrer partout où est la vie;
il s'intéressait à tout ce qui intéresse la vie,
à l'art, à la politique, voire à l'irrigation des
steppes. 11 n'était étranger à rien de terrestre
et ses vers sont pleins de tous les sentiments
humains.
« En même temps, dans son cœur il portait
toujours Dieu. Il fut chrétien dans le plus
LA FORMATION 53
haut sens du mot, et cet accord de l'homme
du monde avec l'homme de spiritualité, avec
le chrétien, est le grand mystère de son âme.
Sa vie répondait à ses œuvres. »
Des centaines de citations, d'origine très
diverses, rendraient le même son.
Est-ce à dire que Soloviev ait rallié tous les
esprits ? Evidemment non. Si les attaques
passionnées ont fait place au respect, et la
haine à l'estime, une personnalité aussi mar-
quée ne peut pas cesser d'être un signe de
contradiction. Les griefs se sont atténués, il
serait anormal qu'ilseussentdisparu. Et peut-
être, à tout prendre, contribuent-ils mieux
encore que certains enthousiasmes à glorifier
Soloviev.
Ecoutons d'abord des hommes de gauche :
MM. Mérejkovski et Ossip-Lourié interprètent
exactement leurs regrets.
Le premier, auteur du livre intitulé Le Tsar
et la Révolution, constate l'extraordinaire
ascendant de Soloviev. Raison de plus, pense-
t-il, pour déplorer son attitude : — Soloviev
enthousiasmait le peuple russe par son
enseignement moral ; il aurait pu le pousser
à la révolution... Hélas! « quelle faute inex-
cusable! il a préféré devenir le Jean-Baptiste
VI.ADIMin SOLOVIEV
de la Russie et prêcher, au milieu du désert,
des devoirs surannés... » M. ]Mérejkovski
aurait-il oublié que Jean-Baptiste, s'il prêcha
dans le désert, y fit courir les foules ? Et son
enseignement moral n'était pas d'un retarda-
taire, mais d'un précurseur.
Les doléances de M. Ossip-Lourié sont plus
nuancées^ Asesyeux,Soloviev estassurément
« un dialecticien excessivement fin et spiri-
tuel, unérudit, unpoète, un honnête penseur,
qui connaît à fond tous les systèmes de phi-
losophie ». Autre aveu: « L'équilibre entre
la raison et les sensations a toujours été par-
fait chez Soloviev: il ignore l'extase, on dirait
c[ue son mysticisme est lerésultatde sa raison
et non pas de sa perception religieuse inté-
rieure. » Sans doute encore, « dans sa vie pri-
vée, c'était un ascète... Généralement la puis-
sance de l'idée religieuse affaiblit les autres
états intellectuels. Rien de pareil chez Soloviev,
son activité cérébrale est restée puissante
jusqu'à sa mort. ..Soloviev n'est ni un névrosé,
ni un halluciné, c'est simplement un contem-
platif... Tel qu'il est, c'est un noble penseur ».
1. Ossiv-LovRiÉ, La Philosop/iie russe contemporaine (A\can.
1905). La première étude (p. 9-34) est intitulée Soloviev et le
Mysticisme. Nos citations suffisent à caractériser les tendances
de l'auteur, elles sont tirées des pages 11, 23, 28, 31-3't. Nous
avons respecté les iUiliqucs de M. Ossip-Louric, mais nous
avons maintenu dans le texte notre orthographe ilu nom de
Soloviev.
l.A KOUMATION 55
Mais enfin, — et voici le reproche, plus
glorieux en fait que tous les éloges — :
« Soloviev voit le salut du monde dans le
christianisme, dans l'union des Eglises. Ce
fait semble étrange, car il est absolument
inadmissible qu'il ignorât l'histoire sanglante
des Eglises. Il n'en est pas moins certain
que le christianisme est, pour Soloviev, ce
que la substance absolue fut pour Spinoza...
Nous accepterions volontiers les idées de
Soloviev, s'il n'avait pas soin de nous dire et
de nous répéter... : Participer à la vie de
l'Eglise universelle, y participer selon ses
forces et ses capacités particulières, voilà le
seul but véritable, la seule vraie mission de
chaque individu, de chaque peuple. En dehors
de Dieu^ principe d'union, V union des hommes
nest pas possible. »
Les hommes de droite expriment un autre
grief, qui se retrouve fréquemment jusque
sur les lèvres des amis de Soloviev. Après
avoir exalté le grand chrétien, beaucoup
d'entre eux s'arrêtent.
Gomme MM. Snéguirev^, Vélitchko- et
1. M. A. Snéguirev dans Foi et Raison,\dO&, t. XVII, p. 143-
161, 179-189.
2. B. P. VÉLITCHKO, Vladimir Solovieif, sa vie et ses œtwrrs
(Saint-Pétersbourg-, 1904).
56 VLADFMIH SOLOVIEV
Svetlov \ ils croient devoir critiquer encore
ce qu'ils appellent le latinisme de Soloviev.
M. Radio V lui-même ne peut dissimuler
quelques inquiétudes à cet égard soit dans
son article sur Le Mysticisme de Soloviev"-^
soit dans son Introduction biographique au
neuvième volume des œuvres complètes de
son ami3.
Latinisme est inexact, nous l'avons déjà
noté. 11 faudrait dire plutôt catholicité de la
pensée et du cœur, ou, avec le R. P. Aurelio
Palmieri, « enthousiasme religieux pour la
vérité et l'unité du catholicisme^ ».
Voilà donc les deux faces des accusations
actuelles contre Soloviev. « Il serait notre
idéal, disent les parties de gauche, s'il
n'était antirévolutionnaire et chrétien. — Il
serait le nôtre, ripostent les partis de droite,
si ses convictions religieuses étaient plus na-
tionalistes, moins ouvertement catholiques. »
La persistance de ces regrets explique
1. SvETLOv, dans le Messager théologique, 1904, t. I, p. 1-4".',
425-448 ; t. II, p. l-4f>.
2. Dans le Messager de l'Europe, 1906, n. 11 ; cf. 1907, n. 1.
3. On retrouverait le même gi'ief, plus ou moins nuancé,
chez les professeurs Cherchenevitch, Wedensky, Zarine, Slo-
nimski, etc.
4. Aurelio Palmieri, O. S. A., La Chiesa russa, le sue
odierne condizioni... (Florence, 1908, p. 70i-706). Cf. Le Pro-
blème russe, dans les Annales de philosophie chrétienne (jan-
vier 1908, p. 407).
LA FOn.MATION 57
assez pourquoi Soloviev fut si violemment
combattu durant sa vie par les deux partis
extrêmes dont nous rappelions plus haut
les principes étroits et l'humeur intransi-
geante.
Cette intransigeance obstinée a fini par
céder. Presque tous ses champions anciens
ont reconnu les déficits de leur exclusivisme;
ils ont écouté la contradiction et plusieurs
se sont laissé convaincre.
Soloviev a réalisé cette merveille que les
deux partis ennemis, leurs foules comme leurs
élites, s'accordent presque sur son nom. Ils
l'admirent ensemble ; ils le glorifient, ils
vont même jusqu'à le proclamer à l'envi
« le plus grand philosophe de l'Europe au
dernier quart du dix-neuvième siècle, le
plus original, et le créateur du premier sys-
tème philosophique véritablement russe '. »
Ainsi, ceux même qui s'étaient coalisés
jadis pour le combattre, se réunissent au-
jourd'hui pour l'exalter. De tels mouvements
d'opinion attestent un ascendant extraordi-
naire.
1. Prof. LopATiNE, dans les Questions philosophiques (jan-
vier et février lOOT;. — Le « gouvernement » du Caucase
vient de publier et répand une brochure intitulée I'. 5. Solo-
viev, le grand philosophe de la terre russe (Tiflis, 1909,
53 pages,.
OO VLADIMIH SOLOVIEV
D'où vient-il, cet ascendant de Soloviev
sur les âmes slaves ?
Le R. P. Aurelio Palmieri nous en donne
d'excellentes raisons. « Soloviev, écrit-il,
unissant à l'ardeur de son enthousiasme
religieux une admirable finesse d'esprit et
une extraordinaire érudition, fut l'esprit le
plus puissant et le cœur le plus généreux
de la Russie contemporaine. »
Le vicomte de Vogué apprécie de même
« ce Doctor mirabilis, une des figures les
plus originales du dernier quart de siècle ;
une force, un excitateur d'idées...; un cer-
veau puissant, élargi par une lecture ency-
clopédique, par la connaissance de toutes
les philosophies, des sciences de la nature,
des langues principales qu'il parlait à mer-
veille, et mieux encore, une âme dont les
secrètes beautés transparaissaient sur ce
beau visage, dans ces beaux yeux fascina-
teurs... Cet homme était grand et foncière-
ment représentatif de sa race ».
Nous constaterons l'exactitude de ces juge-
ments en étudiant les travaux et le caractère
de Soloviev.
CHAPITRE IV
LE PROFESSEUR
A Moscou. — Premières disgrâces.
A Pétersbourg.
I
La vie de Soloviev paraîtrait assez mono-
tone si les heurts du dehors ne l'avaient per-
pétuellement brisée. L'histoire de ces oppo-
sitions serait curieuse ; nous pourrions la
retracer en détail. Mais les hommes et les
choses de Russie sont-ils assez connus en
France? Ne faudrait-il pas insérer, après chaque
nom, après chaque épisode, de longues pa-
renthèses explicatives ?
Nous nous bornerons donc à relever les
faits principaux avec quelques dates. Ils suf-
firont à notre but. Car déjà s'esquissera l'his-
toire d'une pensée toujours progressive mais
longtemps contrainte, par sa loyauté même.
60 VLADIMIR SOLOVIEV
à chercher sa voie en tâtonnant; dès lors il
sera facile de dégager les raisons psycholo-
giques d'une influence toujours grandissante.
« Converti » dès avant sa vingtième année
à la foi chrétienne, Vladimir Soloviev s'était
orienté vers les études de philosophie : nous
avons dit quelles lectures, quelles réflexions,
quels desseins apostoliques l'y avaient amené.
Ardent au travail, il fréquentait en même
temps la Faculté d'histoire et de philologie,
la Faculté des sciences physiques et mathé-
matiques et l'Académie ecclésiastique de
théologie. Outre ses professeurs préférés,
P. D. lourkévitch et V. D. Kou(!riatsev-
Platonov, il consultait assidûment tous les
grands philosophes de l'antiquité et des
temps modernes. 11 lisait et annotait dans
leur langue originale Platon et Origène,
Sénèque et saint Augustin, Bacon et Stuart
Mill, Descartes et de Bonald, Kant et Scho-
penhauer, Hegel et Schelling, enfin parmi
les Russes Tchadaïev et Khomiakov^
1. Alexis Stéphanovitch Khomiakov est mort le 23 septem-
bre 1860. Il avait vivement désiré l'union des Eglises chré-
tiennes. Son àme ardente et pieuse déplorait le schisme
et ses efiFets; mais les vivacités de sa polémiqtie et ses ar-
deurs intransigeantes de slavopliile accumulèrent les préju-
gés plutôt qu'elles ne les élucidèrent. Les huit volumes de
ses œuvres russes ont été réédités à Moscou en 1900. L'abbé
Morel se proposait d'étudier en di-tail leur théologie (cf.
Flevue catholique des Fgliscs, février 1904) lorsqu'il se noya
LE PROFESSEUR 61
Surtout il s'absorbait en de longues ré-
flexions qu'il prolongeait souvent jour et
nuit; ainsi élaborait-il sur de riches maté-
riaux une pensée très personnelle.
Le 24 novembre 1874, Soloviev soutint
devant les jurys officiels de Pétersbourg sa
première thèse : La Crise de la philosophie oc-
cidentale^. C'était une étude, un peu trop sys-
tématique peut-être mais fort bien conduite,
sur la double évolution, qui, poussant l'idéa-
lisme depuis Descartesjusqu'à Hegel etl'em-
pirisme depuis Bacon jusqu'à Mill, les fait
converger enfin vers un positivisme athée,
égoïste, révolutionnaire et pessimiste.
La thèse fit sensation. Des centaines d'au-
diteurs étaient accourus à la soutenance, et,
dès ce premier contact avec la foule des intel-
lectuels russes, Soloviev devint un signe de
contradiction. Les admirateurs enthousiastes
eurent le premier mot : « C'est un homme
inspiré, c'est un prophète », s'écriait déjà
si malhenreusemenl dans la propriété de Dmitri Alexiévitch
Kliotniakov, fils de l'écrivain et futur président de la seconde
Douma. M. l'abbé A. Gratieux a publié en 1908 plusieurs
articles sur Khomiakov (Refue catholique des Eglises, mai,
juin, juilletl.
1. T. I, p 2')-iï'i. Eu appendice : Théorie d'Auguste Comte
sur les trois phases du développement intellectuel de l'hu-
manité.
62 VLADIMIR SOLOVIEV
Zamyslovsky. Et Bestoujef-Rioumine S ami,
admirateur et rival de Serge Soloviev, ajou-
tait: « Si les espérances de ce jour se réali-
sent dans l'avenir, la Russie possède un
nouvel homme de génie : il ressemble à son
père par ses manières et par sa tournure d'es-
prit, mais il le dépassera. Jamais, à aucune
soutenance de thèse, je n'avais constaté une
puissance intellectuelle si prodigieuse. »
Les attaques ne tardèrentpas. Leshommes
qui représentaient alors la philosophie en
Russie étaient tous imbus de positivisme. Le
sous-titre de la thèse les visait directement :
Contre les positivistes ; son succès les inquiéta
et les premières hostilités commencèrent.
Soloviev répondit nommément à deux de ses
attaquants, les professeurs Lessevitch- et
K. D. Kavelyne \
Provisoirement la victoire resta au jeune
« Maître ». Un mois après sa soutenance il
était nommé, à l'âge de vingt et un ans, docent
de philosophie à l'Université de Moscou.
Son premier cours sur La Métaphysique et
la Science positive^ est du 27 janvier 1875.
1. Auteur d'une //w<oi>e/-uss« ; 1, 1872, Saint-Pétersbourg, des
origines à Ivan III ; II (un seul fascicule paru), 1885, Ivan IV.
2. T. I, p. V3h S(jq. Etrange malentendu.
3. T. I, p. 204 sqq. Sur la réalité du monde extérieur et les
fondements de la science métaphysique.
4. T. I, p. 187 sq.
LE PKOFESSEUU 63
La première phrase du jeune professeur
fut un hommage à la liberté : « Dans toutes
les sphères de son activité, l'homme songe
avant tout à la liberté. » Hardiesse séduisante
pour un auditoire d'étudiants russes. Les
derniers mots, souhait plus encore qu'affir-
mation, revenaient sur le même thème : « La
pensée humaine s'oriente [par une saine mé-
taphysique] vers sa vraie direction, vers celle
qui, loin de rétrécir et d'enchaîner la con-
naissance et la vie de l'homme, les dilate
indéfiniment et les affranchit^ »
Cet affranchissement pouvait bien impliquer
certains adoucissements aux rigueurs gou-
vernementales. 11 exigeait cependant des
transformations bien plus intimes et d'un
tout autre ordre. Le professeur développe-
rait bientôt sa pensée : les nécessités de
l'existence imposent à tout homme trois gen-
res de société, la société économique pour
l'utilisation du monde matériel, la société
politique (ou policée) pour les relations entre
hommes, la société religieuse pour notre
commune subordination à Dieu. Pourquoi
donc les volontés n'accepteraient-elles ces
conditions sociales que par contrainte? Pour-
quoi le philosophe, tout en cherchant à les
1. Ibid., p. 194.
64 VLADIMIR SOLOVIEV
améliorer, ne les voudrait-\\ pas ? L'homme
ne peut-il reconnaître dans leur nécessité un
vouloir providentiel, digne d'être aimé libre-
ment?
Ainsi se fonderait la théocratie libre. Ce
mot, propre à la langue de Soloviev, exprime
la reconnaissance réfléchie et aimante du
domaine divin, son acceptation libre, qui
peut seule procurer le véritable aft'ranchisse-
ment'.
Il y avait là plus d'ascétisme que de péril
pour les gouvernants. Les gouvernants le
comprirent alors ; ils ne furent pas toujours
aussi clairvoyants. Leurs suspicions et leurs
arrêts devaient briser brusquement, après six
années, la carrière si brillamment inaugurée.
Encore cette catastrophe avait-elle été annon-
cée plusieurs fois par des demi-disgrâces et
par de longues suspensions de cours.
II
Ces rigueurs s'expliquent par les succès
extraordinaires du jeune professeur. Dès
1. Principes philosophiques de la science intégrale (tome 1) :
passim^ notamment j). 234-2?>5, 237, 264, 284. Cet ouvrage
analyse les conditions de la connaissance, de la science, et de
la métaphysique; les conséquences pratiques n'y sont encore
indiquées qu'en passant, à titre d'exemples. En 1887, Soloviev
consacrera un ouvrage spécial a VHit-toiie et l'avenir de la
théocratie . Nous en reparlerons plus loin.
LE PROFESSEUR 65
l'origine, ils égalèrent ceux que le vicomte
de Vogué admirait en 1880 lorsque tous les
échos de la Russie lui parlaient de « ce Doc-
tor mirabilis qui électrisait la jeunesse stu-
dieuse par le magnétisme de sa personne et
de sa parole ». Ce témoignage d'Occidental
vaut d'être cité; il peint sur le vif une scène
qu'aucun autre Français, sans doute, n'a vue
de ses yeux. « Soloviev, dit-il, connaissait
alors des journées triomphales... Son élo-
quence arrachait des acclamations à tous ses
disciples. Nous suivions avec épouvante la
parole audacieuse, comme on suit un acrobate
sur la corde raide : quel faux pas allait le faire
trébucher? Aucun. Savamment ramenée à
l'idéal religieux, rassurante pour le plus ri-
gide des conservateurs russes, la pensée de
l'orateur côtoyait les précipices avec ces sou-
plesses innées qui confondent toutes nos
idées, dans le pays où l'on ne peut rien dire
et où l'on peut tout dire. Le succès fut écla-
tant, — ■ éphémère comme ce cours bientôt
suspendu. »
De tels triomphes valaient au jeune pro-
fesseur des jalousies implacables. Plusieurs
collègues se sentaient vraiment trop éclipsés,
ils se vengèrent. Leurs intrigues pourtant ne
supprimèrent pas d'un coup leur rival. En
mai 1875, après trois mois d'enseignement,
SOLOVIEV. 5
66 VLADIMIR SOLOVIEV
il fut éloigné une première fois. Le prétexte
était une mission scientifique à Londres et
en Occident.
L'absence dura quinze mois. La solitude
faillit devenir nuisible à ce travailleur trop
précoce, déjà miné par l'excès du travail.
Pendant quelque temps il s'absorba, avec une
passion inquiète et presque maladive, dans
des recherches minutieuses sur le spiritisme
et la Kabbale. Son but, qu'il avait exposé
dans une lettre intime au prince D. N. Tser-
telev, restait tout scientifique et digne d'un
philosophe; il espérait qu'une lumière nou-
velle, jaillie « des manifestations spirites,
aiderait à constituer la métaphysique ac-
tuelle; mais, ajoutait-il prudemment, je n'ai
pas l'intention de le dire tout haut : un avis
public n'avancerait aucunement le résultat et
me vaudrait à moi-même une mauvaise répu-
tation ^. »
Quelques Russes, amis de sa famille, vi-
vaient à Londres. Ils essayèrent de lui
ménager un peu de repos"-. Soloviev se prè-
1. Fragments de lettres publiés dans le Messager de
l'Europe en 1902 et relevés par M. Brussov dans \ Archive
Russe (1903, nO 6). — Correspondance, II, p. 225.
2. Par exemple, M. et Mme Ivan lanjoul : ils ont raconté
leurs souvenirs de cette époque dans la revue Rousskaïa
Starina (mars 1910, p. 'i 75-507).
LE PBOFESSEUR 67
tait de bonne grâce à leurs désirs ; il acceptait
de passer avec eux la soirée, de prendre ou
d'offrir le thé. Ses histoires plaisantes ali-
mentaient joyeusement la conversation. 11
les interrompait par des éclats de cette
gaîté nerveuse qu'on appelle le fou rire et qui
succède souvent chez les hommes d'étude à
la tension excessive du cerveau. Puis il rede-
venait grave : sa protestation d'ascète, toujours
aimable mais énergique, stigmatisait les vul-
garités de la pensée et la vie du positiviste
logique. Brusquement un mot enjoué rame-
nait le sourire sur les lèvres, et sa verve
faisait passer ses remontrances. Cet art de la
conversation se développa chez lui jusqu'à sa
mort.
Il le déployait aussi dans les milieux angli-
cans; ceux-ci, très accueillants toujours pour
les chrétiens d'Orient, très désireux de pro-
voquer un rapprochement entre leur Eglise
établie et les Eglises orthodoxes, choyaient
« le Carlyle russe * ».
Après ces heures de délassement, Soloviev
se remettait au travail : ne fallait-il pas com-
penser par des veilles prolongées le temps
qui venait d'être gaspillé?
Ces fatigues auraient achevé d'épuiser ses
1. Surnom cité par Vélitchko, p. 30.
68 VLADIMIR SOLOVIEV
forces si le séjour de Londres n'avait été ré-
duit. Au début de novembre, Soloviev tra-
versa la France et l'Italie pour se rendre en
Egypte. A ce voyage se rattache sa première
rencontre — sans aucun contact encore —
avec le clergé catholique. L'impression ne fut
pas défavorable. De Parme il écrivait à sa mère
le 6 novembre 1875 : « De Chambéry à Turin,
je me suis trouvé dans le même train que
250 prêtres vendéens qui se rendaient à
Rome... : braves gens, et quelques-uns ne
ressemblaient pas à des jésuites '. »
Soloviev voulait visiter la Thébaïde, ap-
prendre l'arabe, s'initier aux croyances po-
pulaires de l'Egypte. Avant la fin de novem-
bre, les Bédouins qui lui servaient de guides
l'avaient détroussé et abandonné. Il ne s'é-
mut point et poursuivit ses recherches jus-
qu'au mois de mars 1876. Cette première
expédition hors de Russie s'acheva par un
séjour d'un mois en Italie et par une halte de
deux semaines à Paris.
Mille projets fermentaient alors dans son
esprit. C'est à Paris notamment qu'il con-
çoit la première idée d'un livre à intitu-
ler : Principe de la religion universelle'^ ;
1. Correspondance, II, p. 15.
2. Correspondance , II, p. 27 : Lettre du 1, 13 mai à sa mère.
LE PROFESSEUR
69
le collaburateur principal aurait été Vabbé
Guettée !
Le germe de cette idée ne périra pas ;
mais il évoluera jusqu'à produire : La Russie
et l'Eglise universelle. Ce jour-là, Guettée
ne contiendra plus sa colère contre ce « pa-
piste ! »
A Paris encore, un désir du prince Tser-
telev amena Soloviev à visiter Renan. Enfant,
il avait été séduit par l'auteur de la Vie
de Jésus; homme, il jugea sévèrement son
interlocuteur : « Pour votre commission,
écrivait-il au prince, je n'ai pu m'informer
qu'auprès de Renan »; et, après avoir noté'
la réponse, il ajoutait : « Peut-être a-t-il menti;
car il me produit en général l'impression
d'un vulgaire hâbleur. »
A son retour, le voyageur trouva que la
Russie semblait bien morte : « Pétersbourg,
écrivait-il à sa mère dès le 4 mai, ne s'inté-
resse pas aux grandes afFaires. On pourrait
croire que l'histoire se passe quelque part
dans l'Atlantide. Pétersbourg n'est qu'une
colonie lointaine ! »
Il reprit ses cours à Moscou, retrouva ses
succès d'antan — et ses envieux aussi. Le
1. Cité dans L'Archire russe, 1903, n. 6. — Correspondance,
II, p. 233 ; 19 juin 1876.
70 VLADIMIR SOLOVIEV
14 février 1877, on lui signifia qu'il était mis
provisoirement à la retraite : il avait vingt-
quatre ans !
Cette fois, les positivistes n'avaient plus
été les seuls adversaires : Katkov et le camp
des néo-slavophiles venaient d'entrer en lice.
En public, ils reprochèrent à leur victime
d'avoir loué un collègue disgracié. La vraie
raison doit être cherchée dans une première
inquiétude sur les idées de Soloviev.
Ces idées de 1877, il les avait condensées
dans une conférence intitulée Les trois forces ^ .
Elles ne représentaient aucun caractère révo-
lutionnaire, mais elles n'étaient pas exclusive-
ment slavophiles : cela suffisait.
Trois forces, disait Soloviev, travaillent
l'humanité depuis son origine : la tendance à
l'unité sociale, la tendance à l'individualisme,
la tendance supérieure à respecter Dieu dans
les autres individus et dans leurs sociétés. Le
développement exclusif de la première asser-
virait intégralement tous les hommes dans
toutes les sphères; il aboutirait au nivelle-
ment, à l'uniformité, mais dans l'esclavage et
dans la mort : le monde musulman lui doit
son immobilité. L'Occident périt pour avoir
1. T. I, p. 214 sqq.
LB PROFESSEUR 71
exagéré la deuxième tendance. L'Orient slave
vivra s'il réalise la troisième.
Le morceau mérite un résumé un peu am-
ple. En le lisant, on s'étonnera davantage de
l'étroitesse des esprits qui purent s'inquiéter
de telles idées.
« En Occident, chaque énergie s'isole sous
prétexte de poursuivre son propre dévelop-
pement jusqu'au maximum; du coup, elle
s'affaiblit jusqu'à s'anéantir...
« L'organisme social de l'Occident s'est mor-
celé d'abord en organismes particuliers et
ennemis; il se divise ensuite jusqu'à ses élé-
ments derniers : des atomes de société, des
personnalités dissociées... La tendance in-
dividualiste a prévalu dans toute l'évolution
occidentale, à dater du jour où le particula-
risme germanique a commencé de lutter con-
tre l'autoritarisme romain. Mais c'est par la
révolution française que cet égoïsme indivi-
duel fut pour la première fois érigé en prin-
cipe et solennellement proclamé. Elle com-
mença par détruire les groupes organiques
en qui se différenciaient lesfonctionsvitales,
puis elle transmit la souveraineté au peuple;
mais dans ce peuple qui était naguère un
corps vivant, elle ne considéra que la somme
des individualités séparées entre lesquelles
un seul lien subsistait : la communauté des
72 VLADIMIll SOLOVIEV
appétits et des intérêts. Mais si cette commu-
nauté subsiste parfois, elle peut aussi dispa-
raître...
« II faut pourtant en toute société un principe
idéal d'unité : l'ancienne Europe le recevait
du catholicisme féodal ; la Révolution tua
cet idéal sans le remplacer. Elle parla de li-
berté, mais la liberté n'est pas un but, elle
est un mode d'action. Je veux agir librement,
sans être empêché; mais cette liberté d'action
individuelle ne peut être le but dernier de
mon activité...
« Or la révolution, tout en donnant une
importance absolue aux éléments individuels,
limita leur activité aux besoins d'ordre maté-
riel. On niait le principe du dévouement à
la société, le désintéressement personnel...
«Une seule supériorité est maintenant esti-
mée en Occident, celle du capital ; l'unique
inégalité entre riches et prolétaires est celle
de l'argent. Le socialisme, quatrième état,
ennemi-né du tiers état bourgeois, prétend
niveler cette différence économique. Mais
quand bien même il triompherait sans engen-
drer un cinquième état, le néo-prolétariat,
quand bien même il réaliserait l'égalité éco-
nomique par la répartition égale des biens
matériels et une égale jouissance de la civili-
sation, la question du but de la vie, de son
LE PROFKSSEUH 73
terme sérieux, ne serait pas résolue. Elle se
poserait seulement avec plus d'acuité. Or à
cette question le socialisme, pas plus que
l'évolution occidentale actuelle, ne peut
donner aucune réponse^. »
« La science, dit-on, va, comme idéal, rem-
placer la foi... Mais cette science empirique
qu'atteint-elle? — Des phénomènes, des faits.
— J'en veux l'explication, et cette science
les subordonne seulement à d'autres faits
plus généraux !... Impuissant aussi l'art con-
temporain : il ne croit plus à l'idéal, et, se
contentant d'imiter, il tourne à la caricature.
« 11 faut donc, sans supprimer les amélio-
rations économiques, sans renier la science,
monter plus haut. En particulier, le besoin
primordial du peuple russe, ce n'est ni l'ac-
croissement de sa force ni l'efflorescence
brusque d'une activité tout extérieure.
« Notre vraie force à nous, dans notre his-
toire passée et pour notre mission à venir,
ce fut, ce doit toujours être notre élévation
au-dessus de tout égoïsme national, notre
souci de ne pas dépenser nos meilleures
énergies dans les régions inférieures de l'ac-
tivité, — d'un mot notre foi à l'existence d'un
monde supérieur devant qui nous gardions
collectivement l'attitude qui convient, la
1. p. 218-221.
74 VLADIMIR SOLOVIEV
soumission. Voilà qui est slave, uniquement
slave, caractéristique nationale du peuple
russe. Même l'humiliation matérielle de la
Russie n'entraverait pas sa force spirituelle...
Réveillons donc dans le peuple russe la con-
science positive de cette foi. Réveillons-la en
nous-mêmes. Elle est, cette foi, le résultat
normal du progrès spirituel intérieur : pro-
gressons donc en nous élevant au-dessus de
ces vétilles mondaines dont notre cœur est
plein, au-dessus de ces vétilles prétendues
scientifiques dontnotre tête estpleine. Expul-
ser de notre âme les faux dieux et les idoles,
c'est déjà faire entrer en elle le vrai Dieu'. »
Les jeunes slavophiles, pour orthodoxes
qu'ils fussent, estimèrent que le souci d'un
pareil idéal affaiblirait l'empire. Leurs jalou-
sies s'unirent aux rancunes des positivistes
et cette coalition obtint que l'on imposât si-
lence au trop éloquent rival.
III
Des amis intervinrent. Leurs protestations
furent entendues. Dès le 4 mars, Soloviev
était appelé au Conseil de l'Instruction pu-
blique.
C'était une demi-réparation. Elle éloignait
1. p. 224-225.
LE PROFESSEUR 75
de Moscou le professeur trop aimé des Mos-
covites, elle le séparait de ses premiers dis-
ciples et admirateurs, sans lui permettre
d'en conquérir de nouveaux. Car la liberté de
parole ne lui était pas rendue : on continuait
à le traiter en suspect.
Installé à Pétersbourg sous le contrôle
immédiat des autorités supérieures, Soloviev
sentit rudement le coup.
Tout alla bien d'abord. Le Journal du
Ministère de l^ Instruction publique inséra ses
Principes philosophiques de la science inté-
grale ' (1877). En 1878, un cours dans un éta-
blissement supérieur d'éducation pour les
jeunes filles ne fut pas interdit. En 1880, sa
dernière thèse : Critique des principes exclu-
sifs 2, accrut encore sa réputation. Toutefois,
même après ce nouveau succès, le jeune doc-
teur dut se contenter d'être nommé privat-
docent à l'Université de Saint-Pétersbourg.
Cette nouvelle période d'enseignement
universitaire devait durer moins encore que
la précédente.
Elle fut pourtant très brillante. Le 20 no-
vembre 1880, la leçon d'ouverture exposa
le rôle historique de la philosophie"^ . « Depuis
\. T. 1,227-375.
2. T. II, p. 1-349. Unerevision de cet ouvrag-e parut en 1897
avec un Appendice (p. 350-374).
3. T. II, p. 375 sqq.
76 VLADIMIR SOLOVIEV
deux mille cinq cents ans, disent les scepti-
ques, qu'est-ce que la philosophie a fait pour
l'humanité ?» — Elle a relevé l'homme au-
dessus des soucis matériels, elle a combattu
tous les exclusivismes : ceux qui anéantis-
sent l'homme devant un brahma, ceux qui
n'élèvent jamais son regard au-dessus de
l'homme. Elle nous a libérés de tous les ex-
trinsécismes oppresseurs, elle a refoulé toutes
les dégénérescences pseudo-philosophiques
du christianisme, elle reste l'intermédiaire
indispensable entre la science du monde ma-
tériel et la connaissance mystique de Dieu.
La Revue O/tAor/oj-e publiait à la même épo-
que les douze Leçons sur le théandrisme^ .
Préparées avec le plus grand soin, pronon-
cées devant un auditoire enthousiaste, ces
conférences exprimaient la pensée la plus
profonde du philosophe et du croyant. Elles
déterminaient, en même temps, la première
orientation de sa pensée vers le catholicisme,
mais à son insu : car beaucoup de préjugés
qui s'opposaient encore à la lumière, s'ex-
primaient avec une bonne foi sereine.
Théocratie et théandrisme sont deux mots
chers à Soloviev. Ils expriment deux notions
qui lui semblent corrélatives. La théocratie,
1. T. III, p. 1-168.
LE PROFESSEUR 77
telle qu'il la conçoit, résulte du souverain
domaine de Dieu sur le monde. Recon-
naître librement les droits et l'autorité de
Dieu, c'est vouloir qu'il règne sur toutes
nos activités. Cette théocratie libre impose
à chaque individu des obligations envers les
autres individus et envers la société. On en
convient généralement. Mais pourquoi? Pour-
quoi l'homme doit-il respecter l'homme? Pour-
quoi des êtres de même nature, également
finis, également relatifs, doivent-ils harmo-
niser leurs contacts mutuels suivant tout un
clavier de devoirs? — Pour que l'altruisme ait
le droit de briser mon égoïsme, il faut qu'il
y ait en chaque homme un vestige du divin ;
il faut que la trace de l'Absolu, de l'Infini —
du Maître — se soit imprimée en ces hom-
mes; ilfautque l'Unique, Bien unique comme
Etre unique, me fasse sentir : « Tous ces
autres sont miens. Tout ce que tu auras fait
au plus petit d'entre les miens, c'est à moi
que tu l'auras fait. — Pour aimer Dieu, l'in-
visible, aime ton prochain que tu vois^ »
Toutes ces manifestations imparfaites de
Dieu dans l'homme, toutes ces procurations
par lesquelles Dieu substitue lui-même pro-
visoirement des hommes à Dieu, toutes ces
traces du Créateur n'étaient, dans le passé,
1. Ibid., 1. I, p. 5, 8, 11; 1. II, p. 17, 22-23.
78 VLADIMIR SOLOVIEV
que des ébauches de la grande ajjparition
divine' : un jour vint où le Verbe de Dieu,
Dieu lui-même, se fit chair au sein d'une
Vierge. Alors les théandrismes figuratifs ces-
sèrent, puisque la réalité théandrique par-
faite existait, l'Homme-Dieu historique-.
Mais cette réalisation historique de l'Hom-
me-Dieu avait elle-même un but. Il ne suf-
fisait pas à Dieu, au Tout-Bon, d'avoir honoré
de l'union divine un seul homme, représen-
tant suprême mais solitaire de l'humanité
entière. Sans doute, en lui comme en tous
ses frères, se réalisaitl'humanitéabstraite, et
cette humanité était associée par lui à la Di-
vinité. Mais la multitude réelle et concrète
de l'humanité, l'universalité des hommes,
restera-t-elle séparée de Dieu, privée de Dieu,
vide de Dieu ? Cette multitude réelle et con-
crète, cette universalité humaine, n'est-ce
point elle que le plan divin voudrait sauver,
n'est-ce point elle qu'il a projeté d'unir à la
Divinité ? Oui, la Divinisation est pour tous
les hommes ; tous sont appelés à devenir
divinae consortes naturae. Donc, si les théan-
drismes figuratifs ont cessé, les théandrismes
imitatifs et participés commencent : c'est le
théandrisme universel.
1. Ibid., 1. m, p. 37; 1. IV, p. 44-53- 1. V, p. 65, 68-69,
2. Ibid., 1. VI, p. 73-76.
LE PROFESSEUR 79
Théandrisme qui exclut pourtant tout pan-
théisme. Car le chef seul garde pour Téter-
nité l'union hypostatique. « L'Homme-Dieu est
une personne unique. » Seul, en effet, Jésus-
Christ possède en propre la filiation divine;
seul il est le Verbe éternellement engendré,
consubstantielau Père; seul il reçoit éternel-
lement du Père, principe premier et unique,
le don éternel et la fécondité pour que de
lui, comme du Père ', procède éternellement
l'Esprit, consubstantiel au Père et au Fils.
Théandrisme unique par conséquent-.
Théandrisme hiérarchique aussi : car le
chef communique diversement aux membres,
ordonnés et subordonnés, de son corps les
manifestations et les mesures de la même
vie.
Théandrisme universel enfin. Car s'unir au
Christ, lui être incorporé, lui permettre de
grandir en notre Moi jusqu'à sa plénitude
parfaite et l'aider en même temps à devenir
tout en tous, telle est pour chaque individua-
lité humaine la destinée voulue de Dieu 3.
Cette destinée, la seule qui soit absolue
pour nos indestructibles personnalités, est
1. L'adhésion explicite de Soloviev au. filioque est ancienne.
2. rbid., 1. VII, p. 95, 102-103; 1. XI-XII, p. 153-158.
3. Ibid., 1. VII, p. 106-109; 1. VIII, p. 114-116; 1. IX, X,
p. 119, 131,135-139, 149.
80 VLADIMIR SOLOVIEV
aussi la seule qui les conduise à l'Absolu. A
elle donc sont subordonnées toutes les des-
tinées relatives et finies de ce monde. Les
sociétés économiques ou civiles ne peuvent
se proposer d'autre but dernier plus hono-
rable et plus nécessaire que d'accroître par
leur collaboration ce qui s'appellera, dans le
ciel, la Cité de Dieu ou son Royaume^ — ce
qui s'appelle, sur terre, V Eglise^ V Eglise uni-
verselle ou catholique^
Cette catholicité n'était déjà plus pour
Soloviev une conception abstraite. 11 l'entre-
voyait plutôt comme un idéal, encore inexis-
tant mais que l'effort des croyants réaliserait
un jour. Gomment? Par le rapprochement de
l'Orient et de l'Occident. C'est l'espoir que la
dernière conférence développait avec amour.
Cette pensée de l'union qu'il exprimait
pour la première fois, allait envahir de plus
en plus toute l'âme de Soloviev. Mais à cette
époque il la concevait encore avec une sim-
plicité naïve. « Dans la double évolution
historique de la chrétienté, disait-il, l'Eglise
d'Orient représente le fondement divin ;
l'Occident, la faiblesse humaine. Un libre
rapprochement entre les deux principes
1. Jbid., 1. XI-XII, p. 159, 167-168.
1
I,E PItOFEf SEl lî 81
enfantera seul une luniianité spirituelle et di-
vinisée, la réalité de l'Eglise universelle ^ »
Tant d'optimisme aurait dû rassurer les
orthodoxes. Il n'en fut rien. Les slavophiles
n'admettaient point qu'on s'intéressât à l'Oc-
cident, fût-ce pour compatir à sa faiblesse et à
son rationalisme. A vrai dire cependant, cette
série de cours s'était ouverte par une déclara-
tion qui, sur les lèvres d'un homme moins
convaincu, eussent pu ressemblera un défi.
Avec une hardiesse tranquille, les premiers
mots avaient écarté d'un coup les niaiseries
du positivisme universitaireet lesétroitesses
de l'orthodoxie oflicielle. « Je parlerai des
vérités de la religion positive. Ce sujet est
bien étrangère la conscience contemporaine,
bien éloigné des intérêts de la civilisation
contemporaine. Mais, ces intérêts de la civilisa-
tion contemporaine, ils n'étaient pas hier, ils ne
seront plus demain. Or je me propose de trai-
ter seulement ce qui importe en tout temps...
Je ne polémiquerai d'ailleurs contre per-
sonne, ni contre ceux qui nient aujourd'hui le
principe même de la religion, ni contre ceuxqui
attaquent la religion d'aujourd'hui. Car ils ont
raison de l'attaquer; la religion d'aujourd'hui
n'est pas ce qu'elle devrait être-. «
1. ibid.. p. ir,i, ir,s.
•2. T. III, p. \-l.
SOI.OVIE\ . 6
82 VLADIMIIl SOLOVIEV
Quatre mois plus tard, en mars 1881, les
petites coalitions nouées contre Soloviev
aboutissaient. Cette fois, Soloviev était écarté
de l'enseignement pour toujours.
Voici quel incident servit de prétexte à cette
disgrâce : Soloviev faisait un cours régulier à
Saint-Pétersbourg dans VInstitut supérieur
pour V éducation des femmes ; son sujet était
la Critique des principes révolutionnaires . Or,
au moment même de l'assassinat d'Alexan-
dre II (1/13 mars 1881), ce thème empruntait
aux événements une actualité sinistre. Solo-
viev ne se déroba point. Sa leçon du 13/25
mars aborda franchement le terrain des faits
contemporains. Pour contenir l'immense
auditoire qui croissait à chacune de ses leçons,
la Société de Crédit de Saint-Pétersbourg
lui avait offert sa grande salle. Devant un
public très nombreux, très ému, très partagé
aussi, il condamna d'abord toutes les violences
comme une faiblesse, comme un mal : car
elles ne s'appuient ni sur Dieu ni sur le
principe spirituel de l'homme, mais elles su-
bordonnent le bien et la vérité à la force
matérielle et aux passions de la brute, elles
asservissent la personnalité humaine à la ty-
rannie de l'extrinsécisme.
Jamais peuple n'a progressé dans la véri-
table liberté par les voies révolutionnaires ;
LE PROFESSEUR 83
jamais souverain n'a diminué réellement le
mal dans son empire par des exécutions ca-
pitales. Seule une force intérieure est vrai-
ment une force. Car seule, une vertu em-
pruntée à Dieu afin d'unir les hommes pour
le bien dans la charité, peut amener des
changements heureux, de vraies améliora-
tions sociales et une victoire effective sur le
mal.
Soloviev ensuite flétrissait avec énergie
les criminels du jour et leur forfait. S'arrête-
rait-il à cette condamnation? Après avoir dé-
noncé le mal qui rongeait sa patrie, n'indique-
rait-il aucun remède ? — L'indignation contre
les coupables, c'était du pur négatif. Pour
empêcher de nouveaux coups, il fallait un
moyen positif; il fallait arrêter dans les jeu-
nes générations la perversion intellectuelle
et morale qui préparait d'autres criminels.
Arrêter la perversion, cela ne signifiait point
d'ailleurs comprimer les masses populaires —
du négatif encore ; arrêter leur perversion,
c'était songer à les moraliser, à les christia-
niser.
Quelques phrases complétèrent donc la
rédaction primitive du cours. Elles insistaient
sur l'obligation de restaurer les principes
spiritualistes, sur le devoir de moraliser et
de christianiser le peuple, sur l'exemple qui
84 VLADIMIR SOLOVIEV
devait venir d'abord des gouvernants. Quel-
les furent exactement ces déclarations ? — Il
nous est impossible de le préciser : même
dans ces dernières années, la censure a tou-
jours interdit de publier le texte de ce cours ;
on n'en trouve qu'un résumé au tome troi-
sième des œuvres'.
Il est certain seulement que la fréquence
des exécutions capitales en Russie révoltait
Soloviev ^; il réclama toute sa vie une refonte
da code criminel dont les principes mêmes
constituaient à ses yeux un abus honteux,
une flagrante immoralité^. Dans le cas présent,
par quelques mots, inopportuns peut-être
mais moins inexplicables en Russie que par-
tout ailleurs, il invitait le nouveau tsar à don-
ner un grand exemple chrétien en substituant
à l'exécution des régicides une peine qui
1. p. 383-387.
2. Il ne faut pas oublier la fréquencp des condamnations
capitales en Russie : en dix mois de 1908, il y eut mille qua-
tre cent quatre-vingt une sentences de mort et cinqcentqua-
tre-vingt-une exécutions régulières. On tait les autres. Et la
législation s'est adoucie depuis 1881 !
La même année 1908. il y eut, du l'^/l't octobre au l"/!''
novembre, 178 condamnations à mort et 53 exécutions; le
25 novembre/8 décembre, 37 condamnations à mort et 17
exécutions ; le !'• décembre j\" janvier, 17 condamnations et
15 exécutions ; le 20 décembre /2 janvier, 42 condamnations
à mort et 8 exécutions.
3. Notammentdans Droit et Moralité, esquisse d'éthique ap-
pliquée {ISdl), ch. iv (t. VIT, p. 539-554). —Cf. Deuas réponses
à Tchitcherine (t. VII, p. 628-677).
I
LE PnOFESSEfR 85
rendrait possible leur relèvement moral,
leur conversion.
Cette même année 1881, Dostoïevsky mou-
rait à soixante-trois ans. 11 laissait inachevée,
au troisième volume, une grande œuvre
symbolique, Les Frères Karamazov. Ils sont
trois, ces frères Karamazov; les deux aînés
représentent la Russie finissante, un passé
qui était d'hier et d'aujourd'hui. Avec ses
habitudes d'outrance, Dostoïevsky avait bu-
riné deux types horribles, un aboulique
immoral et un « cérébral » détraqué : le
premier, Dmitri, figurait le traditionalisme
slavophile et une Russie inculte; le second,
Ivan, prônait une transformation de la Russie
« à l'européenne » , perdait la foi et se croyait
Occidental.
Après ces caricatures, Dostoïevsky esquis-
sait d'une main délicate l'idéal que son
patriotisme espérait, le Russe de l'avenir.
Ce Russe de demain naîtrait des plus saines
aspirations de la Russie séculaire ; mais,
fils de l'histoire, il aimerait aussi le progrès.
Il résisterait d'ailleurs aux folies de « l'In-
telligence » comme aux perversités mo-
rales; il vénérerait les traditions nationales,
mais il renforcerait ce culte et le compléterait
par un amour plus haut, et plus extensii
8G VLADIMIR SOLOVIEV
aussi, par lamour de Dieu et de toutes les
âmes humaines.
Or, en lisant celte œuvre, on sentait que
pour Dostoïevsky ce préparateur de l'avenir
russe n'était plus à naître : il avait paru,
c'était un professeur très jeune encore, mais
acclamé ; il n'avait point trente ans, et déjà sa
douceur inconfusible, unie à une intelligence
extraordinaire, avait fixé sur lui tous les
regards.
Le nom de ce héros ? — Le romancier l'écri-
vait ^4 Ztoc//rt, mais les lecteurs savaient qu'il
fallait prononcer Soloviev.
L'année où Dostoïevsky mourut, Soloviev
n'avait que vingt-huit ans. Il avait escompté
1 influence incomparable que donnerait à ses
idées l'enseignement de la philosophie dans
l'Université de Pétersbourg ou de Moscou.
Quand il avait caressé ces rêves d'avenir,
c'était prosélytisme et non point indigence;
car sa fortune suffisait aux très humbles exi-
gences de sa vie austère. Or, à vingt-huit ans,
il était éloigné pour toujours de la jeunesse
studieuse qu'il aimait avec une passion d'apô-
tre, et qui l'aimait comme un frère à peine
plus âgé et déjà couvert de gloire.
Désormais, et jusqu'à ses dernières années,
Soloviev ne pourra plus prendre publique-
LE PROFESSEUR 87
ment la parole en Russie. Longtemps des
sociétés privées ou des salons amis pourront
seuls l'admettre. Vers la fin de sa vie, les aca-
démies s'empressèrent de l'élire dès qu'elles
y furent autorisées. Quelques mois avant sa
mort, l'Université de Varsovie devait enfin lui
proposer une chaire : il était trop tard...
CHAPITRE V
L ECRIVAIN
Critique. — Poète. — Penseur.
I
Réduit au silence, mais brûlant de zèle,
Soloviev se consacra tout entier à l'apostolat
de la plume. De ce côté encore, les oppo-
sitions firent fureur. La censure supprima
souvent les passages les plus importants de
ses démonstrations, et, plusieurs fois, l'écri-
vain entravé dut imprimer ses livres en Croatie
ou à Paris.
Pourtant il ne recourut à l'étranger qu'à
contre-cœur. Le 28 novembre/ 10 décem-
bre 1885, pour couper court à des accusations
persistantes, il adressait de Moscou 2i\iNovoié
Vrémia une lettre qui fut insérée deux jours
après (n. 3864) : « Je viens de composer mon
premier article en langue étrangère pour le
l'écrivain 89
public d'au delà des frontières. Il a paru dans
le journal croate Kntolicki list, sous le titre
Eglise orientale ou Eglise orthodoxe? »
Il faut remarquer que tous les livres et ar-
ticles imprimés par Soloviev hors de Russie et
loin de la censure respirent toujours le plus
parfait loyalisme à l'égard du tsar. Ainsi, dans
sa première brochure française, Quelques
considérations sur la réunion des Eglises, au
lieu de manifester la moindre rancune, il
écrivait, en exposant ce que le patriarcat
d'Orient devrait être dans l'Eglise catholique
après l'union : « La position supérieure qui
appartenait toujours dans l'Eglise orientale,
et qui appartient maintenant, en Russie, au
pouvoir de l'empereur orthodoxe, resterait
intacte * . »
Dans les années qui suivent sa disgrâce, il
se livre au travail avec passion.
Sa puissance d'esprit paraît alors prodi-
gieuse. « Insatiable à étudier comme à com-
prendre», selon l'expression de M. Tavernier,
Soloviev aborde les sujets les plus variés, et
jamais sa compétence ne semble en défaut;
sa bonne grâce reste toujours aisée et mo-
deste. L'étendue de ses connaissances ne
nuit pas à leur précision; l'abondance des
1. P. 12.
90 VLADIMIR SOLOVIEV
lectures n'étouffe ni ne voile la personnalité :
i'érudit et le penseur marchent de pair.
La philosophie garde dans sa pensée et
dans son travail une place éminente. Il veut
la rendre familière aux Russes.
Il entreprend donc ou il dirige la traduc-
tion russe des philosophes anciens et moder-
nes, il leur consacre de bonnes études, his-
toriques et critiques ; en même temps, il
devient, par ses œuvres originales, le premier
philosophe de sa patrie.
Il traduit ou annote en russe les Œuvres
de Platon, les Prolégomènes de Kant, l'His-
toire du matérialisme de Lange', V Histoire
de C éthique de Jodl'-.
Dans le grand Dictionnaire Encyclopédique
Brockhaus-Ephrone en quatre-vingt-six vo-
lumes3, il est chargé de toute la section phi-
losophique.
Il recrute des collaborateurs et rédige lui-
môme un grand nombre d'articles : les uns
spéculatifs, par exemple, sur les mots Temps^
Amour ^ Métaphysique, Prédétermination,
Causalité, Libre arbitre, Etendue; les autres
plus historiques, par exemple, Platon, Plo-
1. Sur la cinquième édition allemande, 2 vol, 1899-1900,
Kiev-Kharkov, — Les notes de Soloviev ne purent y paraître.
2. Sur l'édition de 1882-1889, 2 vol., 1897, Moscou, Solda-
tenkov.
3. De 1890 à 1907.
l'écrivaix 91
tin^ Valentin et les ValenLiniens,Basilide^Ma-
nichéens^ Kabbale, Duns Scot, Nicolas de Cuse,
Kant, Hegel, Hégélianisme, Svedeiiborg, Maine
de Biran, Joseph de Maisire, etc.
Dans des revues russes et notamment dans
les Questions de Philosophie et de Psycholo-
gie \ il consacre de nombreux articles à des
philosophes contemporains; à ceux de Rus-
sie comme Jourkévitch, Grote, Minsk, le
prince Troubetskoï, Lopatine, Ghtchéglov,
Tchitchérine, de Roberty..., et à ceux d'Occi-
dent : Wundt, Nietzsche, Fouillée, Ribot,
Guyau, Spencer, Hellenbach, Hartmann.
Son impartialité toujours bienveillante était
si connue qu'en 1898, la Société Philosophique
de Saint-Pétersbourg, désireuse de célébrer
le centenaire d'Auguste Comte, confia le dis-
cours le plus solennel à Soloviev^. Le 7 mars,
l'Université de Pétersbourg lui rouvrit donc
ses portes pour un jour. Devant un public
immense, l'ancien professeur rappela d'abord
les luttes cfu'il avait engagées vingt-cinq ans
plus tôt contre le positivisme tout-puissant.
Il maintint ses critiques contre l'homme et sa
1. Revue importante, créée à l'instigation de Soloviev. —
Voir iV. /. Grote (1852-1899) d'après les esquisses, souvenirs et
lettres de tes familiers, Saint-Pétersbourg', 1911, p. 44.
2. T. VIII, p. 223 sqq.
92 VLADIMIR SOLOVIEV
doctrine, mais en signalant à ses auditeurs
deux conclusions capitales et définitives de
« leur » philosophe : Comte a compris qu'il
devait y avoir une divinisation de l'humanité,
il a insisté sur l'importance capitale que les
vivants devraient reconnaître à l'influence
des morts et à leur action. Ces deux idées
sont empruntées à la foi chrétienne. Comte
les discernait mal et les appliquait, plus mal
encore, à sa conception du Grand Etre; mais,
malgré sa demi-conscience, j'admettrais vo-
lontiers qu'il a été utilisé par la Providence
pour dégager du matérialisme les esprits con-
temporains et pour ramener, à son insu, leur
attention sur deux vérités essentielles du
christianisme : la survie des morts tous des-
tinés à la résurrection, la vocation de tous
les hommesàla divinisation, au théandrisme^
On reconnaît les idées et le zèle qui ani-
maient Soloviev dès 1880. Ses convictions
métaphysiques et morales se sont précisées
dans l'évolution religieuse que nous aurons
à décrire bientôt; il les exprime avec autant
de flamme. La prudence qu'il s'est imposée
pour garder contactet influence sur ses com-
patriotes, n'enlève rien à sa loyauté simple.
Nous pourrions constater ces caractéris-
\.IÙid.,p. 245.
l'écrivain 93
tiques dans ses moindres opuscules ou arti-
cles philosophiques. Qu'il critique, en 1883,
l'individualisme et le scepticisme métaphysi-
que de Hellenbach^, ou qu'il disserte sur la
philosophie de V histoire (1891)2, sur la télé-
pathie (1893) à propos de l'enquête organisée
par Gurnay, Podmore et iSIeyer^, sur les mé-
diums (1894)^, qu'il discute la valeur morale
de ("ertaines attitudes politiques et de certai-
nes conceptions sociales, qu'il analyse la si-
gnification symbolique de l'amour^ (1892-1894)
ou qu'il défende la part de la raison person-
nelle et de la liberté dans la foi religieuse^*,
partout apparaissent la profondeur réfléchie
de la pensée chrétienne et l'ardeur discrète
d'une âme apostolique.
Il
Elles se révèlent môme à propos de sujets
moins graves en apparence; ce philosophe
1. En route vers la vraie philosophie, t. III, p. 255 sqq. ;
préface à la traduction de Hollenbach par A. N. Aksakov.
2. Travail resté inachevé ; t. VI, p. 309 sqq. Le même
thème fut repris à propos de deux volumes de N. J. Kariéev,
édités en 1890 et 1891 par la Soriété /listoriquede Saint-Péters-
bourg.
3. T. VI, p. 419 sqq.
4. T. VI, p. 450 sqq.
5. T. VI, p. 364 sqq.; à relever spécialement, p. 400 sqq.,
un très beau commentaire du texte de Saint Paul sur l'union
du Christ et de l'Eglise.
6. En 1892, contre L. Tikhomirov, t. V, p. 432 sqq. ; en
1894, contre Porphyre Golovlev, t, V, p. 463 sqq.
94 VLADIMIR SOLOVIEV
ne méprise ni l'art ni la poésie. Il s'y essaye
même avec succès.
Là encore, la bouche parle de l'abondance
du cœur. Des Russes ont souventcomparé ses
vers à ceux de Sully-Prudhomme, et sa cri-
tique d'art à celle de Brunetière'.
De Soloviev à Brunetière les points de com-
paraison seraient faciles à dégager : leurs
contacts avec le positivisme et l'analogie de
leurs attitudes convaincues mais exspectantes
à l'égard de l'Eglise catholique leur ont in-
spiré à tous deux des « utilisations » et des
« discours de combat ». Pourtant, malofré
leur influence d'apologistes, ils ont été surpris
par la mort avant que le public ait connu
s'ils conformaient leur pratique à leur foi.
Le parallèle avec Sully-Prudhomme se jus-
tifie moins. La poésie de ces deux philoso-
phes n'a de commun que la profondeur des
aspirations religieuses. Même après ses meil-
leurs élans, Sully-Prudhomme retombe dans
un abîme de doutes; et ses appels, individua-
listes le plus souvent, se terminent par le
désespoir ou le blasphème. Ceux de Soloviev,
après les premières hésitations, montent dans
la lumière de la foi et dans la confiance de
l'amour: s'il jette parfois des cris d'angoisse,
1. Notamment l'Académicien A. Th. Koni dans son éloge
de Soloviev (Esquisses et Souvenirs, p. 191-229), 1906, p. 201.
l'éciiivain 95
c'est pour ses frères que, de ces hauteurs, il
aperçoit si peu soucieux de le suivre.
Les poésies de Soloviev, composées à toutes
les époques de sa vie, ont paru souvent sous
des pseudonymes. En 1895, il publia lui-même
à Saint-Pétersbourg la seconde édition, com-
plétée, d'un recueil de vers. 11 songeait à
grouper aussi ses articles littéraires. Malgré
leur portée philosophique, nous ne pouvons
ici les mentionner tous. Il a publié des études
sur presque tous les écrivains et poètes russes
du dix-neuvième siècle : Fet, Polonsky,
Tioutchev, A.-K. Tolstoï, Pouchkine, Lermon-
tov, Dostoïevsky... Sur ce dernier, trois dis-
cours prononcés aux anniversaires de 1881,
1882, 1883, firent sensation en Russie par
leur apologie des tendances universalistes et
romaines de Dostoïevsky ' : nous en reparle-
rons.
Sur l'art et la littérature en général, nous
relevons seulementquelques titres : La Beauté
dans la nature (1889), Signification générale
de l'art^ La Poésie lyrique (1890); Premiers
pas vers l'esthétique positive (1893), Symbo-
listes russes (1895), Sur le pittoresque (1897).
1. T. III, p. 169-205.
96 VLADIMIR SOLOVIEV
III
En même temps, de grands ouvrages phi-
losophiques précisaient la pensée esquissée
dans les thèses de « Maître » et de « Doc-
teur ». Le plus considérable d'entre eux : La
Justification du Bien, philosophie morale,
dédié en 1897 à la mémoire de son père et de
son grand-père, dut être réédité dès 1898^.
D'autres restèrent inachevés : tels Droit et
moralité, esquisse d'une éthique appliquée'^
avec un chapitre central sur la peine de mort ;
et Premiers principes de philosophie spécu-
lative'^, publiés de 1897 à 1899 dans les Ques-
tions de Philosophie et de Psychologie.
Ces traités philosophiques et les thèses qui
les ont précédés méritent d'être analysés en
des chapitres spéciaux. Mais, plus encore, les
œuvres de théologie dogmatique et ascétique,
puisqu'elles constituent, dans la production
de Soloviev, l'appoint le plus considérable, le
plus médité aussi et le plus aimé.
Au milieu de tant de travaux, cet homme
intrépide ne se lassait pas d'apprendre. A
trente ans, alors que son nom est déjà sur toutes
1. T. VII, p. i-xxvi, 1-478.
•>. Ibid., p. 'i%l-Ç,ll.
3. T. VIII, p. l'*8-221.
l'éckivain 1)7
les lèvres, alors que ses écrits disloquent les
cadres vieillots des idées impersonnelles et
contraignentles esprits à réfléchir, il se décide
à étudier Fhébreu : ainsi sa foi personnelle
pourra s'abreuver aux sources et préparer à
son Eglise une version directe de l'Ancien
Testament. 11 s'enferme, pour plusieurs mois
d'étude assidue, dans une laure de Moscou ^
Mais le contact du passé et la lecture des
vieux prophètes ne détournent ses yeux ni
du présent ni de l'avenir. Tous les problèmes
religieux l'intéressent : question juive, ques-
tion musulmane, question polonaise, question
des starovères ou vieux-croyants, question
de l'orlhodoxie officielle et de son organisa-
tion, de sa dépendance, de sa hiérarchie, de
ses moines; toutes ces questions, fatalement
posées à la Russie moderne, il les étudie avec
un labeur acharné. On nous excusera de citer
seulement quelques titres; ses écrits les plus
caractéristiques sur l'Eglise et les sectes
russes sont : Le Pouvoir spirituel en Russie
(1881), Le Raskol dans le peuple et la société
russes (1883), Comment réveiller nos forces
ecclésiastiques ? {iS85.) Soloviev protesta aussi
plusieurs fois, comme l'ont fait les évêques
1. Ces études permirent à Soloviev de répondre en 1896 au
livre de E. Havet, La Modernité des prophètes (Paris, 1891)
pur une bonne dissertation qu'il intitula Quand t'écurenf les
prophètes hébreux? (T. VI, p. 523.)
98 VLADIMlIt SOLOVIEV
catholiques de Pologne dans ces dernières
années, contre les sévérités excessives de la
législation russe sur les juifs. A ce problème,
très irritant en Russie, il a consacré trois
études principales : Le Judaïsme et la Question
chrétienne (1884) ' dont la Bibliothèque slave
de Bruxelles conserve un exemplaire où
Soloviev a rétabli de sa main les passages
supprimés par la censure, Israël sous la Loi
nouvelle (1885), Le Talmud et les polémiques
antijuives {i8S6). Notons encore sur la question
polonaise : L'Entente avec Rome et les Gazettes
de Moscou (1883), Contre le projet d'une Eglise
nationale polonaise (1897), et surtout de nom-
breux chapitres dans les grands ouvrages.
Pour trouver une solution, il accumule les
recherches historiques et il ose remonter
jusqu'aux principes les plus élevés; pour
poursuivre les applications, il descend jusque
dans le domaine de la politique : partout, il
expose et discute avec la plus sereine et la
plus compréhensive loyauté.
Cette loyauté devait l'emporter bientôt vers
des sommets d'où l'horizon s'étendrait plus
loin que l'empire russe, par delà toutes les
terres slaves.
« Manque de patriotisme! » s'exclamèrent
1. T. 1\', p. 120-167.
l'écrivain 99
dès l'origine les slavophiles, alliés contre
Soloviev aux libéraux antichrétiens. Ainsi sa
loyauté même multiplie d'abord les ennemis
autour de lui; mais, à la longue, elle les dé-
sarme, elle les séduit, elle les amène à dé-
savouer leurs calomnies. Cependant, leurs
clameurs avaient longtemps déchiré le cœur
de leur victime : Manque de patriotisme !
Patriotisme plus pur et plus dévoué, plus
sincère et plus fécond, répondait Soloviev.
L'amour de la patrie russe ne m'inspire aucune
idolâtrie, soit ! Je l'aime, mais je discerne ses
erreurs; je l'aime, mais je condamne ses in-
justices présentes ou passées. Je souhaite une
Russie plus grande et plus belle ; mais cela
ne signifie pas une Russie plus dominatrice
ou plus violente : je souhaite et j'espère une
Russie plus policée et plus morale, et donc
une Russie plus chrétienne — une Russie
digne vraiment de s'appeler la sainte Russie;
j'espère une Russie plus soucieuse de se
soumettre à Dieu que de conquérir des
peuples, une Russie admirable et enviée plus
encore que redoutée, une Russie soldat de
son tsar moins pour ce tsar que pour son
Dieu, une Russie influente moins par ses
armes que par sa foi et par sa charité, une
Russie qui soit grande parce que, apôtre dans
le monde, elle y magnifierait 1 idée universa-
100 VLADIMIR SOLOVCEV
liste de Jésus-Christ, elle y développerait le
corps mystique de Jésus-Christ, elle glorifie-
rait la sainte et unique Eglise de Jésus-Christ,
— l'Eglise, — l'Eglise catholique devenue,
par l'accession de la Russie, plus parfaitement
et plus visii)lenient « catholique »,
J'aime ma patrie.
Ce patriotisme n'interdit pas de contempler,
au travers du temps et de l'espace, et de
chaque côté des frontières nationales, l'his-
toire religieuse vécue réellement par l'huma-
nité et, trop souvent hélas ! opposée au déve-
loppement idéal que Dieu voudrait. Comparer
à l'histoire positive des religions le plan
divin de la Religion^ quel spectacle ! Un drame
à double action, plus ancien que le monde
et plus universel que l'histoire du monde;
quel intérêt pour le contemplatif !
Et, pour, l'homme de zèle, quels intérêts !
« Les intérêts de la justice et de l'amour, du
Bien; les intérêts des individus et ceux des
sociétés, les intérêts des âmes etceuxde Jésus-
Christ, les intérêts delà création universelle
concordantavec les intérêts de Dieu ; les inté-
rêts de Dieu... ! »
Mais ils sont combattus partout, ces inté-
rêts humains et divins. La divinisation des
hommes, « le théandrisme universel », voilà
l'écrivain 101
le but! Mais l'esprit qui voudrait y atteindre
est partout entravé: la matière l'appesantit,
la matière partout révoltée. Les épisodes con-
temporains de cette guerre originelle s'appel-
lent, en Occident ou en Extrême-Orient,
positivisme ou confucianisme, théosophie ou
bouddhisme, irréligion révolutionnaire ou
traditions superstitieuses des mythologies,
servilité crédule delà lijjre pensée ou sorcel-
lerie extatique et menteuse '. .. Tous ces éj)i-
sodes méritent de fixer l'attention, mais, plus
que tous les autres, la grande lutte entre
l'Orient et l'Occident.
Le schisme entre l'Orient et L'Occident ; la
chrétienté, jadis une. et, depuis huit siècles,
divisée en deux corps rivaux; le royaume de
Dieu scindé en deux tronçons ennemis, quel
sujet d'étonnement douloureux! Soloviev a
vingt-cinq ans; il croit que les forces vitales
des deux Eglises découlent du Christ. Hélas !
ces eaux qui jaillissent pour la vie éternelle
s'entre-choquent en deux courants ennemis.
Les membres du Christ se déchirent entre
1. Encore ici, nous nous bornons à relever quelques titres:
Mafiiimet, sa vie, son enseiffnemeni relii(ieux (189fi) ; Sur te
paganisme, essai sur Véi'olution de la mytliolagle (1873); Cfiine
et Europe; Japon; le Paganisme primitif, ses restes vivants et
morts (1890, t. VI, p. 84-214) ; La Tfiéosop/ne de Mme Blavatslty
(1890 et 1891) ; Contrefaçons : sur les « nouveaux c/iristia-
nismes n (1891), etc.
102 VLADIMIR SOLOVIEV
eux. Au lieu de s'entr'aider pour la fécondité,
au lieu de semerla vie et de produire de nou-
veaux chrétiens, ils combattent des chrétiens.
La Bible, la tradition, la hiérarchie sont
opposées à la Bible, à la tradition, à la hié-
rarchie; la prière, les solennités liturgiques,
les sacrements, la messe même semblent
destinés moins à remercier la Trinité ou à
l'adorer qu'à provoquer sa malédiction contre
des frères. Evêques contre évêques, conciles
contre conciles, saints contre saints. Eglise
contre Eglise, quel désordre ! Et quelle ironie
— ou quel blasphème! — d'oser prier encore
Celui qui disait : « Qu'ils soient un comme
nous sommes un! » Quelle inconscience
lorsqu'un chrétien ou un prêtre, la bouche
encore pleine d'anathèmes contre des adora-
teurs sincères de Jésus-Christ, psalmodie :
« Un signe fera connaître à tous que vous
êtes mes disciples — votre amour mutuel! »
Gomment d'ailleurs concilier le nationalisme
religieux avec les enseignements universa-
listes de Jésus, le phylétisme jaloux avec les
exemples de saint Paul; comment une ortho-
doxie étroitement shwophile avec l'ordre du
Maître: Docete omnes génies , ou avec la pra-
tique de l'Apôtre : Ni gentils ni juifs ^ ni grecs
ni barbares ?
Redoutables antinomies qu'une théologie
l/ÉCIlIVAIN l(l3
ample ettrèsdocumentéepourraitseule résou-
dre. Soloviev donc, sans renoncer à la philo-
sophie, se tourna vers la théologie.
Son activité dans les deux domaines fut
simultanée et convergente. Pour la mieux
étudier, nous serons obligés de les distinguer.
Que le lecteur veuille bien cependant ne pas
dédoubler le penseur. Durant ses vingt der-
nières années, le philosophe, épris jadis des
sciences naturelles, consacrait à la théologie
son principal effort; d'autre part, le théolo-
gien gardait de ses études passées le souci
des méthodes rigoureuses, de la logique et
de la clarté.
CHAPITRE VI
LE philosophe: Aj LE LOGICIEN
Evolution philosophique. — Logique
et Métaphysique. — Le Vrai intégral.
I
Dès sa première thèse, Soloviev s'était ré-
vélé philosophe de race. Ce n'est point que
tout fût parfait dans ce volume qu'il achevait
à vingt ans. On y sentait une certaine fougue
de jeunesse qui se traduisait par des juge-
ments très absolus et par des systématisations
un peu forcées. Les pages consacrées à l'his-
toire de la philosophie occidentale avant
Descartes, contenaient plus d'une affirmation
inexacte ; ces conclusions trop hâtives seront
bientôt soumises à un nouvel examen et cor-
rigées dans les ouvrages suivants. N'y avait-
il pas aussi quelque exagération à présenter
I.E PHILOSOPHE : LE LOGICIEN 105
« l'Inconscient » de Hartmann comme le
terme fatal vers lequel convergeaient, en droit
comme en fait, les deux courants irréligieux
de la pensée occidentale, l'idéalisme exclusif
et l'empirisme exclusif?
Mais, dans l'ensemble, la thèse et les ré-
ponses aux attaques qu'elle provoqua mani-
festaient une pensée très personnelle et déjà
mûre, un contact direct, très rare dans la Rus-
sie d'alors, avec les sources philosophiques
de l'Occident, une lecture considérable, et,
ce qui valait mieux, une lecture intelligente
et bien assimilée.
La forme même était souvent originale.
Tels les deux syllogismes qui résumaient
l'évolution historique et logique de l'empi-
risme et de l'idéalisme pendant les temps
modernes. La majeure du premier aurait été
empruntée au dogmatisme : Nous pensons
rêtrr ; la mineure à Kant : Nous np pensons
jamais que des concepts ; Hegel avait conclu :
Vêtre est donc le concept. Pour le second
syllogisme, Bacon avait fourni la majeure :
La vraie essence des choses, ce qui est vrai-
ment, se manifeste à notre expérience réelle ;
Locke avait posé la mineure : A notre expé-
rience réelle se manifestent uniquement des
états de conscience isolés ; Mill tirait la con-
clusion : Les états de conscience isolés sont
106 VLADIMIR SOLOVIEV
donc la vraie essence des choses^. Toutes
les variétés du pragmatisme pouvaient naître
maintenant: depuis la philosophie des idées-
forces jusqu'aux volontarismes les moins
nuancés de conceptions sociales ou simple-
ment morales.
Dans toute l'œuvre de Soloviev, nous re-
trouverions cette tendance à dresser la généa-
logie des svstèmes où s'enferma la pensée
humaine. Il aimait à découvrir leurs origines
lointaines, pour épier leur devenir et surpren-
dre leur éclosion. Par un tel attrait, ce Russe
appartenait bien à la fin du xix^ siècle, il ré-
vélait l'affinité de sa pensée avec celle de tous
les Occidentaux qui dissertaient sur « l'évolu-
tion des genres. »
En observant, il constata l'influence exercée
par l'œuvre et le nom de Hegel sur les cer-
veaux et les systèmes du xix® siècle. Il la
signala. De ses paroles, des adversaires con-
clurent par une étrange méprise que Soloviev
avait été lui-même un hégélien.
Or, ce spiritualiste résolu écrivait dès 1874 :
« Hegel doit être regardé comme le vrai père
du plus absolu matérialisme. Sa métaphysique
est largement responsable de tous les posi-
tivismes et de l'hostilité générale contre toute
métaphysique. A Hegel se rattache Feuerbach,
1. T. I, p. 122-128.
LE PHILOSOPHE : LE LOGICIEN 107
devenu par des traductions le grand semeur
de l'athéisme en Russie, Feuerbach qui donne
un tour inoubliable à ses plus malfaisantes for-
mules. Hegel a montré dans l'homme la sub-
stance suprême ; donc, conclut Feuerbach,
il est clair que la Divinité, pour l'homme,
n'est plus Dieu, mais l'homme : enfin, d'après
un jeu de mots allemand, sensible encore en
russe, intraduisible en français, l'homme est
ce qu'il mange : « Der Mensch ist was er isst :
homo est qiiod est [edil). » Mais l'influence de
Hegel a produit des déviations encore plus
monstrueuses : elle inspirait Max Stirner
lorsqu'il préconisait l'égoïsme radical, l'in-
dividualisme absolu, un acharnement fratri-
cide dans les luttes sociales, lorsqu'il conden-
sait tout son système en une formule : Je suis
tout pour moi et je fais tout pour moi seul,
lorsque « sa divinité » déclarait la guerre « à
tous les dieux — les hommes — » pour s'in-
cliner seulement devant la force physique qui
l'écraserait. » Père de ces exaltés, Hegel doit
reconnaître encore, pour ses descendants
légitimes, Auguste Comte, StuartMill et, par
eux. Spencer, et, comme eux, Schopenhauer
et Hartmann ^
Ce réquisitoire est de 1874. Soloviev le re-
prit souvent, le précisa, l'accentua même
1. T. I, p. 105-122.
108 VLADIMIR SOLOVIEA'
dans la suite. M. Ossip-Lourié a donc raison
d'écrire : « C'est à tort que l'on considère
souvent Soloviev comme un disciple de He-
gel : il en est l'antipode, il applique à Hegel
un criticisme sévère *. »
Rien n'est plus exact. Mais l'inexplicable
pour nous, c'est l'accusation même d'hégé-
lianisme qui pesa longtemps sur Soloviev
parmi ses compatriotes.
D'où peut-elle avoir pris naissance ? Déri-
verait-elle des citations empruntées à Hegel,
ou de l'importance qui lui est attribuée, ou de
l'aveu qu'il mit en œuvre des dons éminents ?
Aucune de ces raisons n'estsuffisante, croyons-
nous. Virgile est-il disciple d'Ennius? En
signalant l'influence pernicieuse d'un écri-
vain, un critique le choisit-il pour maître ?
Ou bien penserait-on qu'un esprit banal eût
contribué, autant que Hegel, au désarroi in-
tellectuel - ? A notre avis, Soloviev n'aurait
1. La P/iilosophie russe cuntcniporaine, Paris, Alcan, 1905,
p. 33.
2. Cette dernière opinion a été soutenue très ardemment dans
1.1 Revue de Métaphysique et de Morale (janvier 1910) par
F. Enkiques dans un article intitulé : La métaphysique de
Ilci^el considérée d un point de rue scientifique : « En somme,
en laissant de cbiv l'extraordinaire imagination, le génie poé-
tique et la cohérence de l'inspiration sentimentale, Hegel ap-
paraît comme un pauvre intellect, et, à vrai dire, c'est dang
cette pauvreté, dans la non-signification de certaines argumen-
tations fjni passent pour difficiles, tpie résident souvent la
LE PHILOSOPHE : LK LOGICIEN 109
jamais été soupçonné d'hégélianisme, s'il
n'avait été que philosophe.
Mais, un jour, il déclara que la foi au dogme
immuable ne condamnait pas l'intelligence
humaine à la stagnation, qu'elle n'excluait ni
le désir, ni le besoin, ni les moyens de voir
plus clairement l'immobile vérité : loin de
condamner le progrès intellectuel, la foi le
conseillait, l'exigeait. Soloviev comprenait
alors et répétait le mot de saint Augustin :
« Aimez beaucoup l'intelligence de votre
foi. — Le fidèle qui, par l'usage légitime de
sa raison, arrive à quelque intelligence de
sa foi, dépasse assurément celui qui reste
encore au désir de cette intelligence. Quant
à celui qui n'a même pas le désir de com-
prendre et se contente de croire, il ignore
l'utilité de la foi ^ »
prétendue profondeur du maître illustre auquel les âmes
faibles sont incapables d'opposer toujours leur propre bon
sens... Ainsi la partie la plus apparente du système hégélien,
celle qui en constitue la concrétisation logique, se réduit à
une manière de démence. » Ces remarques peuvent avoir unf
part de vérité ; Soloviev leur eût reproché à bon droit leur
exclusivisme. Mais il y eût souscrit, en les complétant.
1. « Intellectum valde ama. — Qui vera ratione iam quod
tantummodo credebat intellegit, profecto praeponendus est
ei qui cupit adhuc intellegere quod crédit. Si autem nec cupit,
et ea quae intellegenda sunt, credenda tantummodo existi-
mat, oui rei fides prosit ignorât. » (S. kvG., Epist. 120;c.ii-iii,
n. 8 et 13 ; M. L. 33, 456-459.) — Nous avons exposé Les
Arguments apologétiques de S. Augustin en une série d'articles
publiés en 1909 et 1910 dans la Revue pratique d'Apologétique
(Paris).
110 VLADIMIR SOLOVIEV
Devant ce retour à la tradition, certains or-
thodoxes se scandalisèrent. Ce fut bien pis
lorsque Soloviev compléta sa pensée : pour
diriger et mesurer ce développement, com-
patible avec l'immutabilité de la foi, l'Eglise
infaillible a sûrement reçu du Christ un or-
gane approprié, et cet « ejplicateiir infail-
lible » c'est le successeur de Pierre.
Les partisans d'un fixisme absolu dans
l'Orthodoxie s'indignèrent : Soloviev devint à
leurs yeux un hégélien. Hégélien, puisqu'il
admettait un progrès dans le christianisme ;
hégélien puisqu'ilreconnaissait dans l'Eglise
catholique un complément de vérité chré-
tienne qui manquait à l'organisation du Saint-
Synode : catholicisme parut hégélianisme*.
Les bases de l'accusation sont donc plus
théologiques que philosophiques. M, Ossip-
Lourié subit encore, à son insu, un préjugé
confessionnel lorsqu'il écrit : « Théiste dans
sa conception sur le Principe des choses,
1. Cette confusion n'est pas rare en Russie. Elle résulte d'un
préjug'c surprenant qui déforme la notion de u progrès dog-
matique » et lui substitue celle d'<< innovation dogmati-
que ». L Eglise catholique professe cependant que personne,
pas même le Pape, ne peut innover dans le dogme ou créer
un nouveau dogme. Mais elle sait aussi que les cimciles des
dix premiers siècles ont défini en formules explicites les
dogmes ti-aditionnels, et elle n admet pas que Jésus-Christ ait
retiré depuis dixsiècles à son Eglise lu possibilité de condam-
ner ou de prévenir l'erreur. — Soloviev a f<.rt bien signalé
le caraelcre tradULoimci de cet enseignement catholique.
LE PHILOSOPHE : LE LOGICIEN 111
Soloviev est panthéiste dans ses idées sur le
processus mondiaP. »
Ces accusations sont inexactes. Soloviev
croità laProvidence ; il croitqueDieu appelle
les hommesàse sanctifier etque la prière met
les hommes en communication réelle avec
Dieu ; c'est ce que les Russes appellent
« mysticisme ». Or le mysticisme de Solo-
viev reste parfaitement chrétien. Nous en
trouverons la preuve partout, même dans ses
grands ouvrages de philosophie proprement
dite.
II
Les Principes philosophiques d'une science
t«^e^r«/e proposent à l'humanité un plan idéal
de pensée, d'organisation et d'action.
Plan idéal : donc Soloviev n'attend point
sa réalisation, plus impossible que celle des
merveilles d'Utopie ; mais l'idéal n'est point
une chimère dès qu'il peut guider l'ascen-
sion d'une bonne volonté et favoriser ainsi
un progrès réel dans l'humanité.
Ce traité où les idées s'entassent avec une
densité qui déconcerte, ressemble à un Dis-
cours de la Méthode qui poursuivrait son
enquête et développerait ses conclusions dans
tous les domaines de l'activité humaine :
1. Loc. cit.
112 VLADIMIR SOLOVIEV
nature et théorie de la connaissance, sa va-
leur logique et métaphysique, ses conditions
et ses conséquences psyciiologiques, son in-
fluence sur l'action individuelle et sur tous
les genres de cohésion sociale.
Empirique ou scientifique, la connaissance
qui se limite aux faits, aux phénomènes du
monde extérieur, sera utilitaire; elle servira
les intérêts matériels de l'humanité et dé-
veloppera la société économique. Si elle
remonte jusqu'aux idées générales, aux prin-
cipes et à leur rapport logique, la connais-
sance devient philosophie. La philosophie
mène la raison plus haut que ne faisait la
science utilitaire des faits ; mais si elle ne
tend point à se surpasser elle-même, si elle
refuse toute autre lumière, elle s'arrête eu
des jeuxtoutsubjectifsde l'esprit, elles'amuse
au côté formel des idées et des vérités : l'es-
prit repoussera logiquement la valeur objec-
tive des idées tant qu'il refusera de demander
à la théologie ' s'il existe une essence absolue
et ce qu'elle est.
Les tendances de l'homme correspondent
à ces trois degrés de connaissance. Dans l'or-
dre social, les « appétits » organisent les rap-
1. Soloviev prend ici théologie dans son acception la plus
large, avec ses deux grandes subdivisions : la « théologie
naturelle » ou théodicée et la théologie surnaturelle. Il ne
peut donc être accusé de fidéismo.
LE PHILOSOPHE : LE LOGICIEN 113
ports économiques pour un rendement tou-
jours plus intensif du travail; un certain at-
trait « idéal » vers l'ordre détermine entre les
travailleurs un ordre juridique et légal, il
soumet à un gouvernement cette société po-
licée ; enfin l'aspiration, d'ordre théologique,
vers une existence éternelle et absolue oriente
l'homme vers une société religieuse.
L'activité sensible elle-même manifeste la
même gradation : elle peut s'enlizer dans les
jouissances matérielles et ne demander que
le progrès technique des métiers pour ac-
croître son bien-être; elle peut souhaiter et
favoriserl'expression esthétique de l'idée par
les beaux-arts; elle peut enfin se prêter à
une communication mystique avec le monde
transcendant.
Le paganisme avait confondu dans tous les
ordres ces trois degrés. Ainsi finit-il par édi-
fier l'absolutisme le plus tyrannique, le plus
exclusif, le plus absurde : toute connaissance
était subordonnée aune théosophie* sans fon-
dement, toute société à une théocratie où le
caprice humain d'un Caligula était l'unique
1. On a parfois rapproché Soloviev de Plotin. Les vocabu-
laires ont quelque analogie, acceptée par Soloviev ; mais les
pensées divergent à l'infini, surtout quand il s'agit d'expliquer
comment les hommes peuvent devenir participants de la
sagesse divine (= théosophie), de l'autorité divine (= théo-
cratie), de l'activité divine (= théurgie).
114 VLADIMIR SOLOVIEV
divinité, toute action à une théurgie qui tour-
nait à la mystification.
Ce que le paganisme confondait, le véri-
table esprit du christianisme le distingue : le
profane ne s'identifie plus avec le sacré, ni
la Cité des hommes avec la Cité de Dieu.
Du coup la liberté régnerait, par la hiérar-
chie, si le principe païen n'essayait de prendre
sa revanche en « opposant » ce qui devrait être
seulement « distingué ». Pour la connaissance
par exemple, Comte oppose vainement l'un à
l'autre l'âge théologique, l'âge philosophique,
l'âge scientifique. Les sociologues modernes
enregistrent, de leur côté, la rivalité qui
pousse les trois catégories d'organismes
sociaux vers une guerre non plus de supré-
matie et de conquête mais pour l'existence :
la puissance économique est convoitée et sera
bientôt conquise par le socialisme, la puis-
sance gouvernementale se transforme en un
césarisme byzantin, irresponsable et autocra-
tique, la puissance religieuse évolue partout
vers une sorte de papisme, odieux encore à
Soloviev.
Le mal, c'est que chacune de ces trois
puissances prétend subsister seule et s'im-
poser par la force en ruinant les deux autres.
Or à chacune cet exclusivisme nuit autant
qu'à ses rivales, il est contre nature. Une
LE PHILOSOPHE : LE LO(;iCIEN 115
alliance doit donc être conclue. Seule elle
peut assurer à l'individu et aux organismes
sociaux un développement intégral, conforme
9 la dignité humaine. Chaque homme, cha-
que groupe social devrait consentirlibrement
à cette alliance, s'il considérait la valeur
relative des biens qu'elle doit sauvegarder ;
dés lors il assurerait par la vérité divine sa
propre liberté : veritas liberabit vos.
Pour désigner cette alliance dans les trois
domaines des opérations proprement humai-
nes, Soloviev propose de garder les trois
mots plotiniens : très bien formés pour expri-
mer la suprématie du divin, ils seraient
garantis contre toute confusion panthéiste
par une mention expresse du principe hu-
main, mais christianisé, de liberté.
La « libre théurgie » symboliserait la col-
laboration réfléchie de l'artisan, de l'artiste
et du mystique, inspirés tous trois par le
désir de se mieux élever, eux-mêmes et leurs
frères, vers Dieu.
La « libre théocratie » hiérarchiserait l'effort
des sociétés humaines : l'organisme écono-
mique ne développerait le travail que pour
faciliter les opérations proprement humaines
de l'esprit; et les esprits s'entr'aideraient
surtout pour réaliser cette divinisation indi-
116 VLADIMIR SOLOVIEV
viduelle et collective que Dieu lui-même
propose à l'humanité par son Verbe et par
l'Eglise.
Enfin l'accord de la science, de la philo-
sophie et de la théologie constituerait une
richesse intellectuelle, une intégrité de
connaissance qu'on appellerait à bon droit
une sagesse divine, la « libre théosophie ».
Cette théosophie n'aura donc rien de com-
mun avec celle que Soloviev attaque chez
les partisans de l'Inde nouvelle. Elle est une
synthèse organique, sans laquelle science,
philosophie et théologie restent des frag-
ments séparés, des aspects de vérité et non sa
plénitude : le même esprit doit coordonner
les trois points de vue, pour garder à chacun
d'eux sa valeur intégrale. Dans ses analyses,
il part de données différentes et suit une
méthode appropriée : mais s'il distingue, il
n'oppose pas. La synthèse « d'une science
intégrale » n'est possible qu'à cette condition.
Après cette première partie, Soloviev con-
state une double manière de concevoir la
philosophie proprement dite.
Les uns — la plupart des contempo-
rains — veulent une philosophie séparée,
soucieuse uniquement de spéculation théo-
rique. Elle devient alors une pure S3'stéma-
LE PHILOSOPHE : LE LOGICIEN 117
tisation d'école, sans aucune relation avec
la vie individuelle ou sociale ; et fatalement,
par les deux voies du matérialisme ou de
l'idéalisme, malgré toutes les variétés que
les esprits individuels et le cours de l'his-
toire peuvent créer, elle s'écroule dans le
scepticisme. Car, une question liante en
premier lieu toutes les pensées dans une
existence où le bonheur n'est ni complet ni
constant : quelle est la fin de cette exis-
tence ? Quelle est la fin de notre existence
et la fin des existences auxquelles la nôtre
s'enchevêtre, la fin de l'existence humaine
en général, son but universel et dernier?
Les systèmes de philosophie séparée sont
rappelés et critiqués en quelques pages qui
sont un chef-d'œuvre de discussion logique
et concise.
L'autre philosophie mérite d'être appelée
« intégrale ou théosophique ». Car elle n'ex-
clut rien a priori, elle remonte jusqu'à l'es-
sence surhumaine et supracosmique, jusqu'à
l'Essence-Vérité dont l'existence est auto-
nome, absolue, souverainement indépendante
de notre pensée comme de la réalité du
monde extérieur. Le cartésianisme, le déisme
de Wolf semblent réduire cette essence à
une sorte de principe abstrait; au contraire,
la philosophie intégrale reconnaît en cette
118 VLADIMIll SOLOVIEV
Essence-Existence la réalité totale, pleine
de vie et de pensée, « la source réelle qui
donne au monde l'ombre de sa réalité et à
notre pensée ce qu'elle imite de l'Idée ».
Mais une pareille philosophie ne s'arrête
pas à des connaissances fragmentaires ou
exclusives. D'après elle, le savoir n'achève
de s'approprier pleinement la vérité que par
une disposition de la volonté éprise du Bien
et par un élan de la sensibilité vers le Beau.
Cette philosophie intégrale, affranchie de
tout exclusivisme, s'allie naturellement à la
vraie science, à une science qui soit empi-
rique sans être fermée; elle utilise l'analyse
rationnelle des idées, pour mieux discerner
et signifier les réalités; elle élève enfin sa
réflexion intellectuelle jusqu'aux réalités
surhumaines, et cette réflexion constitue ce
que Soloviev appelle mysticisme * en l'oppo-
sant à ce qu'il appelle mystique ou commu-
nication directe et plutôt sensible avec ces
réalités^.
La troisième partie^ du même ouvrage
étudie comment la logique doit être organi-
sée en vue de cette philosophie intégrale.
1. Par ex., p. 277, 28'J, etc.
2. Piirex., p. 238, 239,288.
3. P. 282-375,
LE PHILOSOPHE : LE LOGICIEN 119
Elle distingue le côté matériel et le côté
formel de la connaissance, elle analyse la
nature, la valeur et l'origine des idées et
des opérations intellectuelles; elle précise
enfin par quelles voies et dans quelle mesure
l'Etre absolu peut être connu'. La lecture
des quelques pages oîi est traitée cette der-
nière question, aurait évité bien des méprises
aux interprètes de Soloviev.
L'Absolu, dit-il, ne tombe pas comme Ab-
solu sous notre expérience. Nos sens ne peu-
vent pas le connaître. Notre intuition intel-
lectuelle ne l'atteint pas directement. Les
abstractions que nous élaborons ne repré-
sentent point dans sa réalité cet Etre en qui
l'essence et l'existence sont inséparables
même logiquement. Donc, conclut Soloviev,
l'Absolu est inconnaissable pour les êtres
relatifs, à moins que lui-même ne se mani-
feste à eux. Nous le connaissons alors par son
action. Cette action oriente vers lui tous les
êtres relatifs, toutes leurs essences et toutes
leurs existences relatives; c'est cette action
que nous entrevoyons spontanément sous
les phénomènes empiriques du monde exté-
rieur; c'est elle qui est à l'origine, au cen-
tre et au terme de notre pensée.
1. p. 306-309.
120 VLADIMIR SOLOVIEV
Aussi la vraie sagesse reconnaît partout la
présence et l'action de Dieu : présence agis-
sante, action présente. La vraie sagesse sait
que Dieu est l'Unité parfaite et en même
temps le Tout parfait, Un et Tout. Non pas
un Tout panthéiste, car tout n'est pas Dieu :
la multiplicité totale des êtres finis n'a rien
qui la constitue une et Dieu. Mais Dieu est
le Tout parfait, plénitude d'être que l'addi-
tion du fini ne saurait compléter : car ce Tout
contient et déborde essentiellement dans sa
simplicité tous les êtres finis, il est d'autre
manière qu'ils ne sont. Il est le Tout parfait,
parce que les termes multiples de son action,
comparés à la réalité de son Etre, n'ont qu'une
lointaine ressemblance et comme une appa-
rence d'être : « ils sont comme s'ils n'étaient
pas ».
Cette conception n'est ni agnostique, ni
panthéiste. Elle est la vérité chrétienne,
enseignée par l'Ancien et le Nouveau Tes-
tament, par Jésusetses apôtres, par les Pères
de l'Eglise et les docteurs du Moyen Age,
par les conciles, par les théologiens et par
les philosophes qui adorent Dieu, par tous
ceux que Soloviev appelait « théosophes ».
Le Russe qui maniait avec souplesse des
pensées si délicates et si condensées, avait à
peine vingt-quatre ans.
LE PHILOSOPHE : LE LOGICIEN 121
III
Les Principes philosophiques d'une sciejice
intégrale sont un traité fondamental dans
l'œuvre de Solo viev. Nous l'avons analysé avec
quelque ampleur parce que les travaux pos-
térieurs de Soloviev et son langage même
sont inintelligibles pour qui oublie ces pre-
mières positions.
Il est facile maintenant de comprendre ce
que signifiait, par son titre même, la thèse de
doctorat : Critique des principes exclusifs
(1880); facile aussi de voir pourquoi nous
substituons le mot « exclusifs » à la traduc-
tion littérale qui serait : Critique des principes
abstraits. Dans sa langue, Soloviev dési-
gne sous cenoiw principes abstraits ow sépa-
rés cette forme inférieure de philosophie qui
veut seulement jouer avec la pensée sans
songer à la vie et à son effroyable sérieux.
« y d,^])e\\e principes — abstraits ou exclusifs
— certaines idées fragmentaires qu'on isole
de la vérité intégrale et qu'on pousse à l'ex-
clusion de toutes autres considérations :
elles cessent alors de représenter la vérité,
elles se contredisent entre elles, elles entre-
tiennent le monde dans son état présent
122 vi.AniMiii soi.oviEv
de dislocation intellectuelle. Ces principes
exclusifs sont faussés par leur exclusivisme
même : les critiquer, c'est donc 1'* déter-
miner leur valeur propre, 2° établir qu'ils ne
peuvent se substituer sans une contradiction
interne à la réalité intégrale... Notre cri-
tique prépareral'étude des principes positifs,
de ceux qui influent sur notre vie et sur notre
conscience mais qui sont par eux-mêmes
d'essence éternelle dans l'Absolu unique et
parfaite »
Deux formes de pensée exclusive sont
longuement critiquées : celle qui se borne à
cataloguer des faits sous prétexte de science
positive et empirique, celle qui construit une
philosophie uniquement formelle au nom
d'une raison vidée d'abord de tout contenu
réel et déclarée elle-même inexistante. Par
Auguste Comte et par Hegel, cette double
conception a séduit une foule d'esprits. Mais
fatalement elle anéantit le monde et la pensée.
Ainsi la science et la philosophie exclusives
aboutissent au doute sceptique qui se retourne
contre elles pour leur dénier toute valeur
objective et pour les condamner. Avec elles
s'écroulent tous ces systèmes de morale qu'on
essayait d'échafauder sur la science ou sur
1. T. II, p. II.
I
LE PHILOSOPHE : LE LOGICIEN 123
la philosophie Sf^pnrées de la pensée reli-
gieuse.
Soloviev les expose elles critique avec pré-
cision et vigueur. Quinze ans avant Brune-
tière, il proclame la banqueroute de ceux
qui promettaient une éthique nouvelle, empi-
rique ou rationnelle, inspirée par la dignité
personnelle ou par le dévouement au progrès
social, mais sûrement autonome. Dans l'éloge
de Soloviev, prononcé à l'Académie des scien-
ces de Pétersbourg le 21 janvier 1901, A. Th.
Koni^ souligne cette priorité de la déclaration
russe; il remarque en même temps que ces
vues respectent le développement légitime de
la science et de la philosophie dans leur vrai
domaine.
Car il ne s'agit point de renier les résul-
tats scientifiques, accumulés par l'observation
et le travail des siècles; il n'est point ques-
tion non plus de détruire la philosophie pour
construire, sous le nom de foi, une théolo-
gie aveugle et sans fondement. Séparée du
monde réel, incapable de se justifier ou de
se développer logiquement, impuissante à
soumettre l'intelligence au Vrai, plus impuis-
sante encore à subordonner au Vrai notre vie
entière, une théologie qui rejetterait toute
1. Esquisses et souvenirs, Saint-Pétorshourg-, 1906 p. 200-
202.
124 VLADIMIR SOLOVIEV
science et toute philosophie serait le pire et
le plus fragile des exclusivismes^
Dans l'ordre intellectuel et dans l'ordre
moral, pour la pensée comme pour l'action,
il faut donc supprimer les cloisons étanches :
ces différents domaines doivent être distin-
gués mais non séparés. 11 en serait de même
pour le génie créateur dans l'art : Soloviev
l'indique mais il renvoie à plus tard un déve-
loppement qu'il n'eut jamais le temps d'ache-
ver 2.
11 précise au contraire les applications
sociales de ses principes. Une certaine égalité
essentielle existe entre tous les êtres humains,
parce qu'une valeur de même nature a été
communiquée à chacun, celle de représenter
l'absolu. Sub specie aeternitatis, ils peuvent
1. Ch. 46; p. 331 sq. — Il est probable qu'en 1880, Soloviev
visait la théologie catholique en même temps que la théolo-
gie « orthodoxe ». Il n'avait point encore étudié les décisions
conciliaires ou pontificales du xix* siècle contre les sceptiques
et contre tous les négateurs de la raison. Il se corrigera. Mais
à l'époque de son doctorat, un peu d'ironie se mêlait sans
doute à une conviction sincère quand il écrivait : « Ne faut-il
pas revenir on arrière? Ne faut-il pas juger que, la philosophie
indépendante étant une erreur, et la science indépendante
étant limitée au seul souci de l'utile^ il n'y a valeur de vérité
que dans la connaissance religieuse .' Faut-il alors, selon la
recommandation autorisée du Pape Léon XIII, rétablir comme
système normal et définitif de science vraie la Summa T/ieolo-
gica de Thomas d'Aquin, ou bien, selon l'avis de quelques
écrivains russes moins autorisés mais estimables, l'enseigne-
ment des Pères Orientaux ? » (Ib. p. 330)
2. P. 334; cf. p. ii-iii.
LE PHILOSOPHE : LE LOGICIEN 125
donc être réputés égaux entre eux, comme
des grandeurs finies devant l'Infini. 3»Iais
chacun d'eux représente différemment l'unité
divine: et par cette inégalité se justifie leur
pluralité, comme aussi leurs relations d'amour
et de secours mutuels. Ces relations exigent
des groupements spontanés, des sociétés par-
ticulières ; mais en même temps, pour ratta-
cher directement les hommes à Dieu, doit
exister une société qui soit, .de droit, univer-
selle : c'est l'Eglise, à laquelle l'humanité
entière devraitse rattacher selon le plan idéal
de Dieu.
Chacune de ces sociétés humaines exige
un gouvernement. Ici-bas la hiérarchie ne
peut être établie selon la valeur absolue des
personnalités; mais, dans un monde idéal,
l'autorité serait répartie selon les aptitudes à
procurer le bien social — économique, poli-
tique, ou religieux ^
Les sociétés elles-mêmes doivent recon-
naître une hiérarchie entre elles. — « L'Eglise
libre dans l'Etat libre : par elle-même, cette
devise est une monstruosité. Le croyant ne
peut l'accepter; car, à ses yeux, elle abolit
une hiérarchie essentielle, voulue par Dieu :
elle donne trop peu à l'Eglise. Elle lui donne
trop, d'après l'incroyant pour qui l'Eglise
1. p. 167-176.
126 VLADIMIH SOLOVIEV
ne peut avoir aucun droit à une situation lé-
gale. L'histoire confirme ici la logique. Cette
formule ne peut donc être nn principe ; on
peut seulement la concevoir comme un com-
promis pratique. Mais, en fait, l'Eglise et
l'Etat, le principe spirituel et le principe pro-
fane, fondés tous deux sur la volonté de Dieu
et sur la nature de l'homme, ne peuvent ni
s'entre-détruire, ni vivre dans un état de sé-
paration absolue. Leur vraie relation doit être
la subordination libre, inspirée par le vérita-
ble amour de Dieu et des hommes », dans ce
que Soloviev appelle encore théocratie libre^ .
On serait tenté de criera l'utopie. L'auteur
prévoit et prévient souvent l'objection. C'est
de propos délibéré qu'il étudie d'abord la
constitution idéale de la société. La société
humaine, disait-il au chapitre xii, est en
même temps un fait et un idéal. Le positiviste
se contente d'une sociologie statique., il
s'arrête au fait seul. Mais, dès qu'un socio-
logue se préoccupe de dynamique sociale, il
cherche déjà dans les faits un élément idéal;
malgré lui peut-être, il établit une sociologie
idéale, il a des vues sur ce qui devrait être
dansla société. La conception des positivistes
est condamnée encore pour une autre raison :
si la société est un fait, une réalité organique,
1. CL. 22, p. IJ'J elpaasim.
LE PHILOSOPHE : LE LOGICIEN 127
comme ils le prétendent, cette réalité est
composée d'éléments conscients et pensants.
Le fait lui-même est donc tout compénétré
par l'idée : l'idée dirige chaque activité des
éléments, et cette idée, quelle qu'en soit
la nature, tant qu'elle dirige sans être encore
réalisée, est Idéal. Qu'on raille la notion
d'idéal., si l'on veut, et qu'on l'appelle utopie:
l'idéal restera toujours le précurseur des
activités réelles, et la plus grande des uto-
pies serait de vouloir supprimer toute idée
directrice '. Donc, ajoutait Soloviev, il importe
que le philosophe, en étudiant la société, pré-
cise d'abord sa constitution idéale, ce qu'elle
devrait être. Voilà pourquoi j'omets provi-
soirement tout ce qui ne rentre pas dans les
principes : les moyens d'application relève-
raient de la politique. La pratique exigera que
l'attention se porte sur toutes les circonstan-
ces de l'ait; mais, même pour choisir et bien
ordonner les expédients opportuns, l'homme
d'action doit avoir conçu très nettement
Vidée'^.
Soloviev méditait dès lors un grand ou-
vrage sur la Politique chrétienne. Il n'eut pas
le temps de l'achever. En 1883, il en publia
sept chapitres : c'était la partie confession-
1. p. 114-116.
•2. p. 178 et noie.
128 VLADIMIR SOLOVIEV
nelle et ecclésiastique, intitulée Le grand
débat el la politique chrétienne; nous en
reparlerons. D'autres fragments, nombreux
et considérables, exposèrent les devoirs ur-
gents de la Russie. Ils ont valu à Soloviev la
grande influence que nous rappelions au dé-
but de ce livre; mais ils commencèrent par
multiplier les colères autour du «publiciste».
Une Idée morale en politique ! Les positi-
vistes en faisaient des gorges chaudes. Les
néo-slavophiles auraient accepté le principe
— pour l'appliquer aux autres Etats; mais ils
ne voulaient pas que la foi chrétienne impo-
sât à la politique russe des devoirs de modé-
ration. En politique étrangère, ils voulaient
que l'intérêt national primât tout. On devine
leurs conclusions religieuses contre tout ce
qui n'était pas leur « orthodoxie ». — Ce « can-
nibalisme international» répugnaità Soloviev
Le véritable intérêt national, disait-il, ne
peut être dans le mal et dans la résistance
au vouloir de Dieu. Or, si le plan divin a
voulu les patries, les races et les traditions,
il n'a fait pourtant qu'une humanité et il la
soumet toute à une morale.
Les études, analysées dans ce chapitre,
avaient toutes paru avant 1883. Pendant près
de quinze ans, Soloviev ne publia plus aucun
LE PHILOSOPHE : LE LOGICIEN 129
ouvrage important de philosophie pure. Théo-
logie, ascétisme, histoire religieuse sem-
blaient absorber tous ses instants; quelques
articles prouvaient seuls, de temps à autre, la
continuité de son labeur philosophique.
En 1897, il consentit à rééditer sa thèse
de doctorat. Seulement il tint à exprimer
nettement l'évolution de sa pensée. En tète
d'un appendice, intitulé Correction, il écrivit
ces lignes : « J'ai composé cette Critique des
principes exclusifs, il y a vingt ans. A cette
époque, je subissais trop fortement, dans les
questions de philosophie pure, une double
influence : celle de Kant et partiellement
celle de Schopenhauer '. » En conséquence,
une « rétractation » minutieuse censurait les
chapitres où était étudié le principe de la
moralité d'après Kant 2,
La même année, les Questions de Philoso-
phie et de Psychologie, la plus grande revue
philosophique de Russie, obtinrent quelques
articles de Soloviev^. C'était le début d'un
grand ouvrage sur la connaissance. Trois
chapitres seulement parurent^. L'ébauche
indique ce qu'eût été cette Justification de la
1. T. II, p. 351.
2. Chap, v-viii; p. 39-72, cf. p. 3.51-374.
3. 1897, n. 40: 1898, n. 43 ; 1899, n. 50.
4. T. VIII, p. 148-221.
130 VLADIMIR SOLOVIEV
vérité^ philosophie théorique ; elle ne la sup-
plée pas. Le plan se concentrait en une
idée dominante : substituer à la formule
classique rvw9tS«L(-rôv une devise plus compré-
hensive où s'affirmerait la tendance humaine
au progrès. Un mot de S. Augustin avait
séduit l'âme de Soloviev : Deus semper idem^
noverim me^ noverim te. Partir de l'intro-
spection personnelle du Moi, pour s'élever
jusqu'à la Vérité divine dans son Etre absolu,
et redescendre ensuite vers les devenir
qu'elle a produits à son image, c'était l'idéal.
Par une nouvelle échelle de Jacob, l'esprit
n'aurait cessé de remonter de l'homme à
Dieu que pour retrouver ensuite Dieu dans
toutes ses œuvres. Ainsi connaîtrait-il la
Vérité intégrale : TvwOt rry HrMim.
Ce traité de philosophie théorique fut in-
terrompu par la mort. La perte est considé-
rable si nousen jugeons par un autre travail,
composé vers la même époque et sur un plan
analogue : La Justification du Bien, philoso-
phie morale.
CHAPITRE VII
LE PHILOSOPHE : Bj LE MORALISTE
La Justification du Bien
I
Soloviev a beaucoup écrit sur la question
morale. Ses ouvrages la touchent presque
tous par quelque aspect. Historien ou théori-
cien, critique ou docteur, il rappelle à tout
propos cette caractéristique de l'activité hu-
maine : elle est manifestation de la raison
pratique. Chemin faisant, il précise bien des
questions connexes à cette observation psy-
chologique : fondements de la moralité,
nature du devoir, existence et limites de la
liberté, applications individuelles et sociales
de nos obligations humaines.
Plusieurs fois déjà, nous avons signalé l'un
ou l'autre de ces aperçus. Leur synthèse
mérite une étude plus approfondie. Nous
132 VLADIMIR SOLOVIEV
l'entreprendrons à la suite deSoloviev, puis-
que lui-même a condensé ses conceptions de
moraliste dans un ouvrage considérable ',
intitulé La Justification du Bien, philoso-
phie morale.
Neuf mois seulement après l'avoir donnée
au public, Soloviev devait livrer une seconde
édition de ce travail volumineux. « Pendant
ces neuf mois, écrivait-il dans sa deuxième
préface, j'ai relu cinq fois mon ouvrage tout
entier : chaque fois je l'ai corrigé pour mieux
éclairer ma pensée. Malgré ces efforts, mon
œuvre reste imparfaite. J'espère du moins
qu'elle ne me vaudra point le reproche
divin : Maudit soit celui qui fait avec négli-
gence l'œuvre du Seigneur-. »
Ces lignes, datées à dessein du 8 décembre
1898, indiquent assez dans quel esprit Solo-
viev avait conçu sa nouvelle œuvre philoso-
phique.
Sa méthode était nette. Il voulait entraîner
ses lecteurs à chercher et à reconnaître la
raison d'être et le sens de la vie. Il posait
donc trois questions progressives. La pre-
mière est naturellement celle où s'arrête
Mallock : « La vie a-t-elle une raison d'être,
1. Dans le texte très serré des Œuvres complètes de Solo-
viev, la Justification du Bien occupe les trois quarts du tome
septième: 26 pages de tables, et 485 pages de texte.
2. T. VII, p. 4.
LE PHILOSOPHE : LE MORALISTE 133
vaut-elle d'être vécue? » La seconde deman-
dait s'il fallait chercher ce sens de la vie dans
ce qu'on appelle l'ordre moral. L'activité de
l'homme peut être animale ou proprement
humaine. L'essor supérieur du « spirituel »
vaut-il, permet-il, exige-t-il le sacrifice de ce
qui serait excès dans les tendances physio-
logiques ? Ollé-Laprune analysait alors le
même mystère : quel est pour l'homme le
prix de la vie?
Ce problème est en connexion avec un au-
tre : d'où vient le sens delà vie, son prix? Troi-
sième question, plus souvent éludée que les
précédentes par les consciences contemporai-
nes. Elle s'identifie pourtant à celle que la
marche des existences individuelles dresse
devant tout homme : vers quel terme se dirige
ma vie ? — La direction de notre voyage ou
son point de départ suffirait à déterminer ce
qu'est la vie, ce qu'elle doit être dans son
épanouissement intégrale
La suite de cette préface a les allures d'un
fragment de Bourdaloue. On en jugera par
notre résumé s'il ne trahit pas trop la vigueur
de l'original.
« Gomment l'activité humaine ose-t-elle se
déployer, tant que l'esprit n'a point médité
1. Préface de la j)remière édition; ibid., p. 5 sqq.
134 VLADIMIR SOLOVIEV
sur ces principes directeurs? C'est un honneur
de notre temps de les avoir sondés par delà les
surfaces où s'arrêtaient les prétendus pen-
seurs des deux derniers siècles. Maisl'incohé-
rence des solutions flatte l'apathie intéressée
des dilettantes. Beaucoup se sont affranchis
des vérités religieuses, sous prétexte de con-
quérir leur autonomie intellectuelle! En vé-
rité, ils soumettent leurs intelligences à un
mimétisme servile. Ils s'harmonisent avec
toute ambiance, pourvu qu'elle réalise deux
conditions : ne point troubler leur somno-
lence égoïste de jouisseurs, la voiler même
de jolies couleurs avec mille raisons très
subtiles et toujours plus esthétiques.
« Certains jouissent de la vie et s'aban-
donnent à leurs caprices par pessimisme.
C'est délicieux. Bien solennellement l'esprit
déclare que le mal grandit avec le degré
d'être. En toute paix alors, sans imiter les
pauvres convaincus qui vont jusqu'au suicide,
il abdique devant la matière, il tue tout l'élé-
ment supra-instinctif de la vie. Mais ces
meurtriers de leur humanité sont-ils persua-
dés vraiment que leur vie n'a point de sens?
Bien au contraire. Ces pessimistes voient si
nettement le sens de la vie qu'ils en ont la
hantise. Leur vie est insuffisante, foncière-
ment insuffisante. Ils le sentent, ils le voient;
LE PHILOSOPHE : LE MORALISTE 135
mais leur lâcheté refuse l'effort. Colère ou
désespoir, ils veulent alors oublier à tout
prix. C'est une condamnation à mort contre
la réflexion. Innombrables sont ceux qui
pourraient de nos jours résumer ainsi leur
histoire.
« Innombrables aussi ceux qui, pour fuir
les grandes et profondes réflexions, s'absor-
bent en des jeux de pensées chatoyantes mais
stériles. Ce sont les esthètes de toutes caté-
gories. Pour eux la vie a un sens, parce
qu'elle est une force, une grandeur, une
beauté. Mais ils la veulent indépendante du
bien moral. Le bien moral les gêne, les en-
combre, tandis que la beauté les séduit, et
que la grandeur comme la puissance exaltent
l'homme et l'enivrent. Beauté, grandeur,
puissance, c'est la Trinité que Nietzsche
croyait inventer pour la substituer à la Trinité
chrétienne : « Les esclaves peuvent adorer
un Dieu qui se fait homme et qui s'humilie.
Les forts ne veulent adorer que leur .propre
ascension vers le surhomme : progression
sans fin de la beauté humaine, de la grandeur
humaine, de la puissance humaine. »
« Progression sans fin ! Et voici que la
beauté, la grandeur et la puissance de ce
corps — le tout de l'homme pour ces esthètes
— se terminent au cadavre ! Devant cette
136 ' VLADIMIR SOLOVIEV
chose en putréfaction, qui oserait parler de sa
beauté ? Le cadavre, voilà bien oîi converge
tout ce qui a vie. — Alexandre de Macédoine
synthétisa dans l'antiquité la puissance, la
beauté, la grandeur. De lui, pourtant, comme
de toute chair, l'Ecriture put dire un jour,
après avoir rappelé ses triomphes : « Ensuite
il tomba sur sa couche et il connut qu'il allait
mourir ^ » Cet invincible représentait, il
incarnait la force, la grandeur, la beauté. Et
il est mort. Et il n'a rien laissé qu'une
« chose » sans force, sans grandeur, sans
beauté.
« Une force, impuissante devant la mort, est-
elle réellement une force ? Et la grandeur ? Et
la beauté ? — Nietzsche a été le prédicateur
passionné « du corps, du Soi, du sens de la
terre » ; il maudissait « les contempteurs du
corps », le Christ et les parias qui s'inclinent
devant le Christ ; il n'adorait que la beauté
des corps et leur force et leur majesté. Ces
idoles n'ont pu se sauver elles-mêmes ; elles
ne peuvent sauver leur adorateur.
« L'antéchrist Nietzsche n'a point vu que
force, grandeur et beauté réelles sont insé-
parables du Bien absolu : elles ne peuvent des-
cendre à des êtres de mort que parcommuni-
1. 1 Mach. 16.
LE PHILOSOPHE : LE MORALISTE 137
cation de ce Bien absolu et en lui. Il n'a pas
remarqué que l'Evangile n'est point un mes-
sage de mort ou de deuil, mais l'annonce d'un
salut véritable, joie et lumière. Loin d'être
fondé sur la mort ou pour la mort, le chris-
tianisme est fondé « sur le premier-né d'entre
les morts » : et ce Ressuscité, garantissant
sa promesse par son exemple, promet une vie
éternelle à tous ceux qui le suivront. Est-ce là
une religion de déshérités, d'esclaves, de pa-
rias ? La mort et la résurrection distinguent-
elles des classes sociales ?Est-ce que Nietzsche
et les « maîtres » ne meurent pas ?... Avant de
maudire l'égalitarisme chrétien, il serait bon
d'avoir supprimé l'autre égalitarisme, celui de
la mort. Et si tous ont besoin de salut, com-
ment serait-elle une religion d'esclaves, la
religion qui peut seule sauver les hommes?
« Le Christianisme n'est ennemi ni de la
beauté ni de la vigueur. Il refuse seulement
d'estimer suffisante la vigueur d'un infirme
qui descend vers la mort ou la beauté d'un
corps en voie de décomposition. Des fantô-
mes de puissance et des apparences de beauté,
laideurs et impuissances dans la réalité, asser-
vissaient l'homme : le Christ nous a délivrés
de ce joug. Depuis lors, tout vrai chrétien
s'attache à la source infinie de ce qui est, à
Celui qui est vraiment puissant et beau, il se
138 VLADIMIR SOLOVIEV
réjouit avec la première des âmes chrétien-
nes : « Mon âme exprime la grandeur de
Dieu..,, de Dieu qui est mon salut. Car il a
opéré de grandes œuvres en moi, Celui qui
est puissant... Il a manifesté sa puissance :
il a élevé des êtres infimes. »
« Personne n'adore l'impuissance et la lai-
deur. Tous veulent porter leur culte à ce qui
est grand, fort, beau. Malheureusement plu-
sieurs se forgent une vague chimère de force
et de beauté et se contentent, les grossiers, des
rêveries de leur imagination. Les autres cher-
chent la force et la beauté réelles, et recon-
naissent enfin qu'elles sont toujours identi-
fiées au Bien dont l'existence éternelle
terrasse pour ses adorateurs toute puissance
de mort. Ceux-ci n'attendent, il est vrai, la
victoire définitive que de l'au delà à venir ;
maisleur attente estraisonnée, sage, certaine.
Les premiers croient toujours qu'ils vont être
maîtres du présent, et leur illusion les jette
en de perpétuelles défaites : le présent leur
échappe et leur divinité meurt avec chaque
mourant; elle est ensevelie dans tous les
cimetières et elle y restée »
Ces pages énergiques montrent l'orienta-
tion de tout l'ouvrage. Soloviev se défendait
1. Ibid., p. 10 sqq.
LE PHILOSOPHE : LE MORALISTE 139
pourtant d'exercer un rôle de censeur. « Mon
intention n'est point de faire le prédicateur.
Je n'entends point donner des leçons de vertu
ou flageller le vice. Pour un simple mortel
comme moi, un tel projet ne serait pas seu-
lement oiseux : il serait une conception im-
morale puisqu'il supposerait l'orgueilleuse et
injustifiable prétention de m'estimer meil-
leur que les autres. — ^lon but n'est pas de
condamner les écarts accidentels, si forts
soient-ils, qui détournent les hommes du
droit chemin ; mais je veux rappeler qu'à tout
homme un choix, décidé et décisif, est pro-
posé entre deux routes morales vues d'en-
semble, un choix qui devrait s'accomplir dans
toute la plénitude d'une conscience lumi-
neuse, un choix qu'aucun homme ne peut
esquiver. Beaucoup voudraient ne pas choi-
sir ; ils voudraient une route qui ne fût pas
mauvaise sans être pourtant le sentier du
Bien, une bonne petite route intermédiaire,
toute naturelle, disent-ils, une route où Ton
divague, la route commode où cheminent les
animaux. Voilà le rêve idéal pour une multi-
tude d'hommes. Ils accepteraient bien de
justifier purement et simplement le proverbe
allemand :
Allen Tieren fatal ist zu crepieren '•
1. Toute bête doit bien crever.
140 VLADIMin SOLOVIEV
pourvu qu'on leur permît de vivre d'abord
cet autre dicton :
Jedes Tierdien hat sein Plaisirchen^ .
« Rêve impossible. Les animaux suivent pas-
sivement leur voie d'empirisme ; ils n'ont
pas à choisir. L'homme, lui, ne peut pas ne
pas choisir. Pour marcher par la voie de la pas-
sivité morale, il doit prendre d'abord, avec
sonactivité élective, une décision personnelle.
S'il se vante alors de marcher par la voie
des animaux, il ment. Car une animalité
voulue est une contradiction dans les termes.
En fait la résolution d'apathie est l'option
pour une des deux voies humaines : c'est,
par prévention contre le Bien, le choix du
mal.
« Pour dissiper ces préventions, mon but
est donc de montrer le Dieu comme il est :
voie de vie ; voie unique, voie j,uste et sûre —
en tout, jusqu'au bout, pour tous. Elle n'im-
pose, pour mener au terme, qu'une seule con-
dition : être choisie. Elle mène à Celui qui
est Bien par essence^ comme elle dérive de
Lui. Lui, Lui seul se justifie en tout et justi-
fie la croyance en Lui. Même devant un cer-
cueil qui va se refermer, alors que tout autre
genre de réflexion serait manifestement in-
1. A cliafjui" bcsliolo son |.etit phiisir.
l,E PHILOSOPHE : LE MORALISTE 141
justifié, un cri de confiance reste pour l'homme
une parole de sagesse : «Béni es-tu, Seigneur :
tes œuvres justifient ta Bonté, elles la justi-
fieront dans l'éternité ^. »
Tout ce qui est vie humaine doit s'orienter,
pour son propre bien, suivant ce Bien absolu.
Vie individuelle, vie sociale et nationale, vie
historique de l'humanité entière sont trois
domaines où le Bien se justifie par ses voies
de bonté et de justice. Mais toutes les dis-
positions amoureuses du Bien envers l'homme
restent un non-sens pour l'égoïste, tant que sa
conscience refuse au Bien tout sacrifice, tout
retour d'amour. Sur notre route du mieux,
les étapes nécessaires semblent parfois étran-
ges. Comment les comprendrait-il, celui qui
a sciemment choisi le pire ? Comment ne leur
reprocherait-il pas d'être, plus que des inuti-
lités, des trouble-fétes fâcheux? Ces rappels
au mieux, au Bien, ne le blessent-ils pas di-
rectement, lorsqu'ils l'avertissent que son
choix fut mauvais ? Pourtant cette lumière qui
jaillit soudain dans la profondeur de l'âme et
qui, imprévue, involontaire, manifeste à la
conscience la perversité de la voie élue et
suivie jusque-là, cette lumière est encore
une justification du Bien^.
1. Ibid.,p. 6, 20.
2. Ibid., p. 1-4; p. 21-42
142 VLADIMIR SOLOVIEV
II
' Trois parties développaient ce programme.
La première', avec la précision de nos mé-
thodes psychologiques, repérait dansl'homme
concret tous les vestiges du bien. Triom-
phant alors du pessimisme, elle cherchait à
la base des faits moraux les fondements phi-
losophiques delà moralité. D'après Soloviev,
la raison constate dans l'activité de l'homme
trois directions spontanées, qu'elle approuve
comme supérieures : l'aptitude et la ten-
dance à maîtriser la matière, celle même qui
nous est incorporée; la certitude de notre
solidarité d'homme à homme ; la constatation
de notre sujétion mystérieuse et inéluctable
à du surhumain-.
Le besoin de dominer en nous-mêmes la
matière se manifeste d'abord parle sentiment
de la pudeur. Tardif et parfois très rudimen-
taire, éliminé souvent par la volonté, il accom-
pagne pourtant chez tous les hommes la pre-
mière éclosion consciente de leur raison :
l'esprit, opprimé jusque-là par la matière, dé-
couvre sa supériorité; il essaie de dominer à
son tour. Cet effort de la vie spirituelle pour
1. Ibid., p. 43-149.
2. Ghap. I, p. 43-58.
LE PHILOSOPHE : LE MORALISTE 143
soumettre la vie animale est le principe de
l'ascétisme. La seule raison suffirait à justi-
fier cet ascétisme puisqu'il affaiblit la chair
pour défendre l'esprit : l'esclave en révolte
voudrait régner, il doit être maté. Auxiliaire
et non pas tyran, voilà son rôle. Le détail des
applications pourra varier, il deviendra par-
fois blâmable, criminel ; mais, dans la foi chré-
tienne, il s'élève sagement par toute une série
de degrés jusqu'à « la vertu angélique de
chasteté parfaite ». Que celui qui peut com-
prendre, comprenne, disait Jésus-Christ'.
La solidarité d'homme à homme s'impose
à l'observateur comme un fait et comme une
nécessité. Mais, en outre, qui ne se senti-
rait criminel s'il écartait absolument de sa
vie toutce qu'on appelle aujourd'hui altruisme
et compassion ? L'ascétisme s'élevait déjà jus-
qu'à cette conclusion négative : N'aime pas
le monde, éteins en toi sa triple convoitise.
Mais les cœurs honnêtes des simples se
complaisent en une autre formule, positive
et plus élevée : Aime ton prochain comme toi-
même. Le dévouement et la charité frater-
nelle peuvent rayonner dans un homme, si
lumineusement parfois qu'on ne lui discute
plus le nom de Bon : les plus pessimistes
s'inclinent forcément devant lui, tout prêts
1. Chap. II, p. 59-76.
144 VLADIMIK SOLOVIEV
d'ailleurs à se venger demain de leur dé-
faite, en le crucifiante
L'observateur qui veut descendre plus pro-
fondément encore dans la psychologie hu-
maine ne peut manquer de reconnaître que
tout homme se sent, par une vue naturelle et
mystérieuse , assuj etti à du surhumain 2. L'édu-
cation, l'insouciance ou les besoins de la vie
semblent parfois couvrir ce fondement pre-
mier de toute moralité. Mais qu'un coup de
vent dissipe la poussière, qu'un homme pro-
videntiel soit fidèle à sa mission : la pierre
angulaire reparaît, et chaque conscience
avoue qu'il dépend d'elle d'édifier sur cette
base sa moralité, moralité logique et vraie
parce qu'elle sera religieuse. — Cette affir-
mation sera prouvée par la seconde partie-^.
La psychologie n'a point épuisé ses obser-
vations quand elle a noté dans l'homme trois
éléments naturels de moralité : tendance à
l'ascétisme, tendance à la charité, tendance à
1. Chap. III, p. 77-94.
2. S. Augustin voulait aussi que la démonstration scien-
tifique de Die I utilisât d'abord cette notion générale de Surhu-
main. Issue de l'expérience qui atteste sa valeurobjective, elle
prépare cette conclus ion raisonnée sur l'existence de Dieu : « Au-
dessus de l'âme humaine, il n'y a que Dieu. Superior illa solut
Deus est. » Voir la Revue pratique d' Apologétique du 1" août
1909, p. 666-667.
3. Chap. IV, p. 95-I08.
LE PHILOSOPHE : LE MORALISTE 145
la sujétion devant le surhumain. Elle étudie
ensuite le jeu de ces tendances. Leur mise
en œuvre les développe, comme fait tout
exercice de nos activités. Mais celles-là
l'homme les distingue. Un nom jaillit spon-
tanément de sa conscience et de son cœur; il
les appelle les « bonnes » actions ^
De ces expériences se dégage promptement
ridée de mieiix^ la notion de quelque chose
qui serait désirable absolument. Ce mieux, ce
désirable ne se rapporterait pas à l'individu,
ni à son bien-être, ni à sa réputation, ni à
son activité; il ne serait même pas recherché
pour sa connexion avec le bien social. Mais
il serait tout simplement mieux : mieux tout
court, désirable en soi et de soi. Difficiles à
exprimer parce qu'elles rehaussent la pensée
vers un terme toujours plus élevé, ces con-
ceptions inspirées par l'expérience et sponta-
nément élaborées par l'esprit nous condui-
sent à supposer et à désirer un Bien absolu,
un infiniment D 'sirable. L'idée de Dieu est
née. Elle est le point culminant où mène la
psychologie puisque l'étude de sa valeur
objective relève de la métaphysique 2.
Mais avant de passer à ce domaine supé-
rieur, tout homme fera sagement de jeter
1. Chap. V, p. 109-130.
2. Ibid.,p. 12G-130.
SOLOYIEV. 10
146 VLADIMIR SOLOVIEV
un coup d'œil rétrospectif sur les faits qu'il a
observés lui-même. Ils condamneront à ses
yeux toute philosophie pratique qui voudrait
s'imposer d'elle-même sans se justifier par
des principes rationnels certains. Les essais
loyaux de la vie le lui montreront : aucun eu-
démonisme, aucun utilitarisme ne satisfait les
aspirations de l'homme ; ils sont tous impuis-
sants à diriger sa conduite. L'étude impartiale
de la psychologie humaine force donc les
esprits sincères à reconnaître une règle de
morale, antérieure et supérieure aux impul-
sions empiriques du caprice : elle proclame
l'existence du devoir'.
III
D'où vient ce devoir ? — La deuxième partie
établit l'identité du Bien absolu et de Dieu réel-
lement existant. Le devoir ne s'appuie donc
pas sur les postulats de Kant. Il ne peut avoir
été « ordonné » que par l'Infini. La conscience
humaine promulgue la volonté de cet Infini,
sans connaître toujours à l'origine de qui lui
vient sa mission. Mais la moralité, c'est-à-dire
la fidélité à cette voix de la conscience, mènera
l'homme de degré en degré jusqu'à Dieu : l'ef-
fort ascétique affranchit l'esprit et le prépare
1. Chap. VI, p. 131-149.
LE PHILOSOPHE : LE MORALISTE 147
au dévouement ; le dévouement brise la com-
plaisance (le l'esprit pour lui-même, et, par
cette victoire sur l'amour-propre, dispose
l'homme tout entier à « reconnaître » person-
nellement l'infiniment Bon, à L'adorer, à
L'aimer \
L'homme cependantpouvait être arrêté en-
core par son inexpérience. Le modèle accom-
pli de cette perfection morale lui manquait.
Et l'infiniment Bon a présenté aux hommes la
personnalité suprême du Christ. Son huma-
nité, dressée sur une croix au point culminant
de l'hisloirehumaine, montre laperfection ac-
complie de l'ascétisme, du dévouement « phil-
anthropique », et de la religion amoureuse
envers le Père surhumain, ^'oilà pourquoi,
avant même de reconnaître son Dieu dans cet
homme parfait, avant même d'être chrétien,
toute âme sincère devrait choisir pour doc-
teur de sa conscience et pour exemple de sa
vie Jésus-Christ, fils de Marie-.
Cette influence moralisatrice de Jésus-
Christétait indiquée en quelquespages seule-
ment dans la Justification du Bien. Conci-
sion très justifiée puisque Soloviev voulait se
maintenir uniquement sur le terrain philo-
sophique. Ailleurs il développera avec une
1. Deuxième partie, cliap. vii-ix, p. 150-210.
2. Ibid., p. 207-210.
148 VLADIMIR SOLOVIEV
profondeur émouvante ce que Jésus-Christ
doit être pour la conscience chrétienne'. Ici
la sobriété s'imposait; l'aperçu n'en est que
plus saisissant.
IV
Restait un dernier travail de précision
morale. 11 ne s'agissait point de déterminer
le détail des devoirs : c'est un effort que
chaque conscience doit accomplir, pour re-
connaître la voie du Bien dans la complexité
infiniment variée de ses conditions d'exis-
tence. Mais quels « principes » vont diriger
les choix de la conscience dans les perpé-
tuels conflits oîi elle est divisée entre des
devoirs d'apparence opposée?
Tel est l'objet de la troisième partie. Elle
est considérable -. et nous ne pouvons analyser I
en détail ses dix chapitres qui étudient
« l'action du Bien à travers l'histoire de
l'humanité ».
Ce sous-titre qui rappelle une idée chère
à saint Augustin, semblerait prétentieux s'il
ne visait à marquer la simultanéité du double
point de vue historique et spéculatif. C'est |
ainsi qu'après avoir classé les droits et de- :
voirs mutuels des individus et des sociétés,
1. Voirchap. xi, fin.
2. P. 215 à 485.
LE PHILOSOPHE : LE MORAf-ISTE 149
leurs Ibndeinents et leurs limites, Soloviev
étudie longuement les influences historiques
qui ont projeté sur ces principes une lu-
mière progressive. Il conclut :
« Donc les grandes époques où s'est pré-
cisée la conscience des responsabilités indi-
viduelles et des obligations sociales, les
écoles philosophiques qui ont exalté soit le
subjectivisme moral soit les prérogatives
des organismes sociaux, contribuent toutes
à montrer l'harmonie éminente de la doctrine
chrétienne, plus compréhensive et plus
souple que toutes ses déformations, vérita-
ble transformation de l'histoire, et seule
norme absolue : absolue quand elle ensei-
gne, absolue quand elle promet, absolue
quand elle ordonne'. »
La même puissance de synthèse se retrouve
pour chacune des questions suivantes :
Comment la morale résout « la question
nationale », autrement dit, le rapport entre
« le nationalisme et l'universalisme^ ». —
Gomment la morale juge le problème de la
criminalité et de sa répression ^. — Quels sont
1. Chap. x-xiii, p. 215-289.
2. Chap. XIV, p. 289-310. — Soloviev avait appliqué depuis
longtemps ses principes à la Russie.
3. Chap. XV, p. 311-337. La même question est étudiée avec
plus de détails dans le» chap. iii-vii d'un ouvrage inachevé
sur Lé Droit et la Moralité.
150 VLADIMIR SOLOVIEV
ses arrêts sur la question économique'? —
Quelles relations impose-t-elle entre le droit
public, la législation etlamoralité^? — Quelles
raisons d'être et quelles limites fixe-t-elle
aux guerres internationales-^?
Ce grand ouvrage sur la Justification du
Bien se terminait enfin par un long et beau
chapitre sur l'idéal que la morale, librement
pratiquée par les hommes, réaliserait comme
« organisation parfaite de l'humanité inté-
grale^ ».
Soloviev était, ne l'oublions pas, un esprit
trop clairvoyant et un théologien trop averti
pour supposer que cette réalisation devînt
possible. Il n'espérait point une métamor-
phose soudaine du monde ; il savait qu'aucun
mouvement de transformation n'aboutirait
jamais à la perfection désirable. Mais les
individus et les collectivités peuvent être
améliorés; si cette amélioration mérite en
tout temps l'efFort des élites, « elle l'appelle
1. Chap. XVI, p. 338-373.
2. Chap. XVII, p. 374-395. — Une discussion avec Clierclie-
nevitch (t. VII, p, 619-628) occasionna la tentative d'un ou-
vrag-e développé sur la matière : Droit et moralité. La mort
prévint son achèvement. Mais les chapitres parus (t. VII,
p. 487-618) sont heureusement complétés par Deux réponses
à Tchitchérine (l. VIT. p. 628-677).
3. Chap. xviii,p. J9G-418.
4. Chap. XIX, p. 419-478. ^
LE PHILOSOPHE : LE MORALISTE 151
davantage dans la situation actuelle des
consciences humaines : ceux qui ont trouvé
déjà pour eux-mêmes la solution ferme et
définitive du problème moral, doivent la
justifier pour les autres. Quand l'esprit a
triomphé de ses propres doutes, le cœur
n'est pas devenu indifférent aux erreurs
d'autrui ' ». Or, un des plus grands attraits
de la vérité, c'est son intégrité : elle est incom-
parablement belle et conquérante, lorsqu'elle
n'est point mutilée par les rivalités des pas-
sions humaines. De là, une première utilité
à montrer aux hommes l'idéal, la thèse.
Il en est une autre : les volontés les plus
droites ne pourront même pas se rapprocher
du but, s'il ne leur est exactement signalé.
Il faut donc étudier sans cesse et mettre en
lumière le plan que Dieu propose aux libertés
humaines. Dès lors, les approximations,
toujours déficientes sans doute, réaliseront
pourtant un véritable mieux.
Ces considérations justifient dans l'œuvre
de Soloviev plus d'une page qui semblerait
pure utopie à première vue. Elles ne doi-
vent point être oubliées du lecteur, et parti-
culièrement du théologien occidental, lors-
qu'il prend un premier contact avec les écrits
1. Préface de la première édit., p. 5.
152 VLADIMIR SOLOVIEV
religieux de ce contemplatif. Car elles ex-
pliquent les attributions qu'il aime à décer-
ner, dans un monde presque idéal, aux trois
représentants visibles de l'action divine.
« Le Pontife, suprême dépositaire de la vé-
rité divine etde sa fécondité spirituelle, centre
et sommet du sacerdoce chrétien, père com-
mun « de l'Eglise visible dans chaque moment
donné de son existence historique ^ », repré-
sente Dieu aux yeux de l'humanité univer-
selle que le plan divin identifie en droit avec
l'Eglise; il reçoit pour mission d'engendrer
dans chaque âme la personne de Jésus-Christ,
afin que cet unique chef invisible de la société
humaine acquière en elle la plénitude virile
de son corps mystique.
« Une seconde mission est déléguée au chef
de l'Etat chrétien, « à l'élément impérial de
la théocratie chrétienne ^ ». Elle est subor-
donnée à la première; sans s'y absorber, elle
ne doit ni se confondre avec elle ni se sépa-
rer d'elle : car, par elle, doit être organisé
l'ordre social et politique, mais selon la vérité
des principes religieux. Elle n'est pas néces-
sairement universelle. Limitée aux groupe-
ments nationaux, elle est destinée à produire
1. La Russie et l Ei^lise universelle, livre III, ch. x, p. 310.
2. Le Judaïsme et la Question chrétienne, t. IV, p. 147.
LE PHILOSOPHE : LE MORALISTE 153
les conditions pratiques et les moyens exté-
rieurs par où les individus et les collectivités
développeront leur valeur humaine en vue
de s'assimiler davantage à la vie divine.
« Le Sacerdoce du Christ se perpétue dans
et par le Pontife suprême ; sa Royauté légi-
time délègue le pouvoir aux chefs d'Etat. Sa
Sainteté enfin et les charismes extraordinai-
res de son humanité sont l'objet d'une troi-
sième mission : à certaines époques, Dieu
choisit des hommes de sa droite, il les anime
et les inspire de son Esprit pour le salut de
leurs frères. Ces hérauts sont de véritables
prophètes par leurs paroles ou par leurs ac-
tions. Soumis à la double autorité des Pon-
tifes et des Souverains, ils ont parfois pour
devoir de reprendre et de condamner les
hommes qui sont Pontifes et Souverains.
Reliés à Dieu par l'Eglise hiérarchique de
Jésus-Christ, encadrés par Dieu dans une
société civile, ils n'ont point le droit de refu-
ser les dépendances légitimes; d'autre part,
ils doivent, c'est leur mission qui est en jeu,
ne pas être des chiens muets'. »
Supposons maintenant que, dans l'huma-
nité entière, le Pontife universel, le Souve-
1. Ces trois paragraphes résument les p. 476-477. Le même
développement se retrouve souvent dans l'œuvre de Soloviev.
154 VLADIMIR SOLOVIEV
raiii de chaque Etat et le prophète s'entr'ai-
dent et que chacun, par son action propre,
prête une collaboration hiérarchisée à l'effort
des deux autres. Quelle intensité alors dans
la progressionhumaine du bien, de tout bien !
« Le bien économique, le bien social, le bien
moral et religieux grandiraient ensemble.
L'humanité, groupée enfin dans une Eglise
littéralement universelle, présenterait à Dieu
l'accomplissement du plan qu'il voulait réa-
liser; la totalité des devenir humains attein-
drait la plénitude d'être que Dieu leur réser-
vait, la mystérieuse divinisation individuelle
et collective que le Tout-Puissant promet
aux œuvres qu'il a tirées du néant pour les
façonner à son image et à sa ressemblance <. »
Avec ces dernières considérations, les plus
chères à Soloviev, nous sommes sortis du
domaine strictement philosophique. La psy-
chologie peut bien constater encore dans les
consciences contemporaines, tout imprégnées
encore de christianisme et toujours sollicitées
par la grâce, certaines semences de ces
idées supérieures, certaines aspirations vers
cet envol surhumain de l'âme. Mais la notion
précise, l'espoir rationnel et la réalisation
prati([ue de cette divinisation échappent
aux prises de nos sciences naturelles : une
1. Résumé des p. 477-478.
LE PHILOSOPHE : LE MOHALISTE lOb
communication divine peut seule nous y
élever.
« Cette communication, voulue par Dieu,
ouvre à nos pensées un nouveau domaine
d'études et de contemplations : les profon-
deurs intimes de la divinité deviennent acces-
sibles à la théologie et à la mysticjue. »
Soloviev, quand il publia la Justification
du Bien^ s'adonnait à la théologie depuis vingt
ans. Rien d'étonnant que son œuvre philo-
sophique oriente elle-même les lecteurs vers
l'objet de ses prédilections.
A quelles conclusions la sincérité de ses
recherches reliofieuses l'avait-elle mené ? —
C'est la question centrale qu'il est temps
d'étudier enfin dans son œuvre théologique.
CHAPITRE VIII
LES DEBUTS DU THEOLOGIEN
Premiers essais. — Le Grand Débat. — Le
Judaïsme et la Question chrétienne.
I
Nous avons dit déjà ^ quels problèmes an-
goissants poussèrent Soloviev vers la théolo-
gie. Le souci religieux qui dévorait son âme
s'était manifesté dès ses premiers ouvrages :
leur auteur voulait évidemment marcher
vers Dieu et lui conduire des âmes, mais les
voies à suivre ne s'étaient point encore illu-
minées.
La conférence de 1877 surLe^ trois forces,
celles de 1877 à 1881 sur Le théandrisme uni-
versel révélaient une vue assez nette du but
poursuivi : promouvoir dans le monde le plan
1. Cliup. V.
LES DÉBUTS DU THEOLOGIEN 157
de Jésus-Christ. Cette idée qui soutiendra
jusqu'au bout l'effort de Soloviev s'exprimait
aussi dans cette autre formule : seconder
Jésus-Christ dans le travail divinisateur qu'il
a entrepris sur la collectivité humaine. Les
moyens restaient imprécis.
Ou plutôt, sous l'action encore dominante
des premières impressions slavophiles, la
restauration chrétienne du monde semblait
réservée à la Russie et à son « Eglise Ortho-
doxe ».
Les mérites anciens de Rome étaièntavoués.
Sa déchéance actuelle semblait un axiome in-
discutable. Dans la personne théandrique de
Jésus-Christ comme dansson corps mystique,
l'Occident semblait ne regarder et n'hono-
rer que l'élément humain, matériel, pure-
ment extérieur. Il avait très tôt succombé à
la tentation d'imposer la foi par la force. Le
mal n'avait cessé de grandir. Depuis saint
Anselme, une fiction juridique aurait lente-
ment supplanté la foi au sein du romanisme.
L'amour du Christ avait été tenu pour inutile,
la domination ecclésiastique suffisait.
Contre ces brimades, prétendues religieu-
ses, la Réforme s'était insurgée. Mais, infectée
elle-même du venin occidental, ronsfée de
plus par l'individualisme, elle n'avait produit
qu'une œuvre humaine; et celle-ci achevait
158 VLADIMin SOLOVIEV
de mourir dans la pire incrédulité : rationa-
liste, hégélienne ou matérialiste, l'influence
protestante était devenue un fléau anti-
chrétien.
D'après les préjugés russes, reproduits
naïvement dans les premiers essais de Solo-
viev, le romanisme avait continué de déchoir.
Il était tombé maintenant dans le jésuitisme.
A ce dernier terme du mal, toute vertu chré-
tienne disparaît : la domination papale et l'au-
torité matérielle des cadres ecclésiastiques
remplacent tout.
Cette conception du « romanisme », tradi-
tionnelle en Orient, Soloviev la confirmait de
bonne foi par une anecdote personnelle : à
Paris, « un jésuite français » aurait nié devant
lui la possibilité de croire encore au dogme
chrétien et notamment à la divinité de Jésus-
Christ, mais il exigeait malgré tout la sou-
mission du monde à l'Eglise catholique « au
nom de la civilisation et des intérêts de l'hu-
manité ». La sincérité de Soloviev est au-
dessus du soupçon, mais son vocabulaire
de 1880 donnait encore au mot « jésuite » le
sens courant en Russie, le sens générique
de « membre du clergt' catholique ou d'une
Congrégation religieuse ^ » . Avant 1886, Solo-
1. Le code russe a sanctionne lui-même cette confusion.
Au tome IX, article 459, l'édition de 1899 porte encore cette
LES DÉIIUTS DU THEOLOGIEN 159
viev ne connut aucun membre de la Compa-
gnie de Jésus, aucun véritable jésuite. Les
premiers avec lesquels il ait conversé, sont
les Pères Gagarin, Martinov et Pierling, 11
devint vite leur ami ; et leur correspondance,
de part et d'autre, atteste la place qu'occupait
dans leur esprit et dans leur cœur notre
Sauveur et Dieu Jésus-Christ, Aucun reli-
gieux de la Compagnie de Jésus n'était res-
ponsable du blasphème, rapporté dans la
dernière leçon sur le Théandrisme.
Soloviev s'en aperçut; il ne sut d'ailleurs
jamais le nom de l'ecclésiastique qui lui fit
cette ouverture. Avant 1880, dans ses deux
passages à travers Paris, il n'eut de contact
avec le sacerdoce catholique que par l'inter-
médiaire de Vladimir Guettée. Ce malheureux
apostat, subsidié par le Saint-Synode, avait été
célébré avec enthousiasme par tout un clan
semi-officiel de la presse ecclésiastique russe.
Soloviev devait bientôt le mieux connaître et
constatercombien samoraleétait indulgente :
en particulier, tout semblait légitime à sa
haine contre l'Eglise Romaine, à ses rancunes
formule L-lrange : « Les j't-suites d'aucun ordre et sous aucun
prélextc ne peuvent entrer en Russie. » (Cf. Recueil pratique
des Lois russes concernant les étrangers par Avemk Diakofi,
Bruxelles, Gruls. 1903; 1. I, ch. 3, p. 9.)— M. Séverac a tra-
duit, sans l'expliquer, l.i note de Soloviev contre les Jésuites
{op. cit., p. 66-67).
160 VLADIMIR SOLOVIEV
contre le clergé catholique d'où il s'était
évadé par un prétendu mariage et par l'apo-
stasie. Pour ancrer dans une âme d'élite
les préjugés antiromains, un tel esprit aurait-
il reculé devant les habiletés d'une odieuse
mise en scène ?
En tout cas, si la supercherie en imposa
d'abord à la confiance du jeune Soloviev, elle
ne put prévaloir longtemps contre la vérité
et l'expérience : bientôt Guettée fulminera
ses malédictions contre le «jésuitisme» de
ce Russe devenu « plus papiste que Bellar-
min ».
Les préjugés antiromains, que nous venons
de rappeler, étaient en Russie monnaie cou-
rante et parole d'Evangile. Les croyants
sincères ne connaissaient guère l'Occident
catholique que par quatre séries de « docu-
ments »: les compilations protestantes élabo-
rées en Allemagne, les informations anticlé-
ricales parties de France, les « traditions » de
Constantinople et la polémique nationale
engagée autour du problème polonais.
Des âmes loyales peuvent être trompées
par une telle convergence de rumeurs tendan-
cieuses ; et leurs griefs, parfois bien étran-
ges, entretiennent les plus absurdes préjugés
chez le lecteur qui connaît leur désir de
sincérité. Un Alexis Stéphanovitch Khomia-
LES DÉBUTS DU THÉOLOGIEN 161
kov, par exemple, âme généreuse, « ayant soit"
de l'union entre l'Orient et l'Occident » , et son
promoteur actif entre 1840 et 1860, écrivait
pourtant avec conviction des phrases comme
celle-ci : « Le romanisme n'est que la forme
la plus ancienne du protestantisme. » Et cette
autre, plus singulière encore dans cet Orient
où l'usage séculaire morcelle les Eglises
d'après les nationalités : « Le romanisme n'est
rien d'autre que le séparatisme... Ne fermez
pas les yeux : le séparatisme de l'Occident
romain est évident, il est le seul redoutable
fléau de l'humanité'. »
Or Khomiakov était un sage, un cœur loyal,
un esprit que beaucoup de Russes suspec-
taient de sympathie excessive à l'égard de
Rome. C'est dans ses ouvrages que les plus
modérés étudiaient le catholicisme. Soloviev
se forma d'abord à la même école. Ainsi s'ex-
plique son premier mépris pour le romanisme
« irréconciliable ennemi de tout progrès
1. Lettres à l'archidiacre Paluier. — L'archidiacre anglican
William Palmer, fellow de Magdalen-College à Oxford, fut dé-
légué en 1840 par quelques prélats anglicans jjour étudier en
Russie les moyens de former une Eglise anglo-russe. — Il
a raconté ses voyages, entretiens et projets dans plusieurs
volumes. Ses études et ses expériences lui montrèrent petit à
petit la transcendance divine de l'Eglise Catholique Romaine.
Converti plusieurs années avant sa mort, il continua de s'in-
téresser à l'avenir religieux de la Russie. Sa précieuse biblio-
thèque, léguée aux PP. Gagarin et Martinov, est un des joyaux
de la Bibliothèque slave de Bruxelles.
SOLOVIEV. 11
162 VLADIMIR SOLOVIEV
intellectuel et social, contempteur et destruc-
teur de toute dignité personnelle^ ». Malgré
la violence de ces jugements, quelques ré-
serves à rencontre de certains préjugés tra-
ditionnels l'exposèrent dès lors à l'acrimonie
des « purs ».
Il était nécessaire de rappeler ces préven-
tions primitives et les dispositions de l'en-
tourage orthodoxe, pour mesurer le chemin
parcouru par Soloviev et pour apprécier le
courage de ses attitudes intellectuelles devant
ses bien-aimés compatriotes.
Les faits avaient déposé dans son esprit
curieux quelques doutes à l'encontre des pré-
jugés nationaux contre Rome. Malgré l'inten-
sité de son labeur philosophique, il entreprit
de faire la lumière. La besogne promettait
d'être écrasante. Qu'importait à Soloviev, si
la vérité était au prix de cet effort?
Il s'y livra tout entier. Dans ce travail, la
part des manuels occidentaux ou orthodoxes
fut relativement petite. Les grands auteurs
et les volumineuses collections leur étaient
préférés.
Les actes des conciles furent étudiés dans
les in-folio de Mansi; l'histoire et la tradition
dans les Patrologies grecque et latine de
1. T. III, p. 13, 16.
LES DÉBUTS DU THEOLOGIEN 163
Migne. Soloviev prenait des notes abondantes
d'où sortirent nombre d'articles très person-
nelssurles Pères de l'Eglise. Ses auteurs pré-
férés étaient S. Justin, S. Irénée, Origène,
les deux SS. Cyrille, S. Grégoire le Théolo-
gien, S. Jean Ghrysostome, S. Jean Damas-
cène; parmi les latins, à côté de S. Augustin,
il faisait large place à TertuUien, à S. Cy-
prien, à S. Grégoire le Grand.
Ces noms-là n'excluent pas les autres. Dès
que la Didacliè eut été retrouvée, il l'étudia
avec un tel soin qu'on le pria de présenter au
grand public la traduction russe de ce pré-
cieux monument du premier siècle chrétien :
son Introduction est remarquable ^. Ce docu-
ment établit, disait-il en substance, comment,
dès les origines chrétiennes, la Providence a
toujours allié à la perpétuité de la hiérarchie,
du dogme et des sacrements, ce développe-
ment opportun de leur manifestation que
l'Orthodoxie reproche comme une nouveauté
à l'Eglise Catholique. Cette thèse souleva na-
turellement les plus vives polémiques.
Mais Soloviev n'en était plus alors aux pre-
miers heurts. Il les avait prévus dès qu'il
avait commencé son travail de revision histo-
rique et dogmatique, il les avait acceptés
1. 1886, t. IV, p. 196 sqq.
164 VLADIMIH SULOVIEV
d'avance. Malgré tout, il revisait en toute
conscience. Le byzantinisme antiromain a
semé de vagues rumeurs, plus ou moins lé-
gendaires, dans tout l'Orient. La Russie,
emmurée longtempsdans sa législation exclu-
siviste, continue à répercuter les lointains
échos de ces jalousies grondeuses. Soloviev
enquêtait sur toutes les insinuations étranges
qui dénonçaient le christianisme occidental :
toutes n'étaient point injustes ; plusieurs, bien
que fausses, s'expliquaient par des motifs
plausibles. De ces fautes trop réelles, inévi-
tables dans toutes les collectivités humaines
et chez ceux même qui représentent la vérité
divine, les historiens catholiques ne faisaient
point mystère ; leurs adversaires avaient tort
d'en tirer matière à scandale. Soloviev disait
franchement ce qu'il en pensait.
En 1881, il osa censurer une première fois
le pouvoir spirituel en Russie^ ; il reprocha
au Saint-Synode son péché d'inaction 2, Tout
amour agit, disait-il, et une hiérarchie chré-
tienne, sans amour du Christ, aurait perdu
sa raison d'être. L'autorité spirituelle a pour
mission de diffuser l'esprit d'amour ; elle doit
provoquer une réalisation croissante des trois
premières demandes du Pater. Or l'adminis-
1. T. III, p. 206-220.
2. Ibid., p. 208.
LES DÉBUTS DU IHÉOLOCIEN 165
tration synodale n'obtient qu'un résultat : elle
multiplie les sectes où le seul lien d'unité se
résume en cette devise : haine à l'Eglise offi-
cielle ! Les procédés actuels d'asservissement
signifieraient-ils que la hiérarchie russe n'au-
rait plus foi en l'action du Saint-Esprit? On
s'expliquerait alors, qu'elle n'essayât même
plus de conquérir le monde au Christ par
l'amour ^
Cette critique, très osée dans la Russie
de 1880, s'atténuait aux yeux des ortho-
doxes par sa contre -partie : la hiérarchie
romaine était condamnée bien plus sévère-
ment que celle du Saint-Synode. Soloviev
écrivait encore : dans l'Occident, le papisme
a remplacé le Christ par le pape, et le pro-
testantisme a chassé le Christ. Il ajoutait
même que seule, dans l'asservissement gé-
néral des âmes en Orient, la Russie ortho-
doxe avait jusqu'au xviii* siècle respecté leur
liberté.
Plusieurs de ces réserves disparurent pro-
gressivement dans les trois discours que
Soloviev prononça, de 1881 à 1883, pour com-
mémorer la mort de Dostoïevsky. Tous trois
ont pour objet les conceptions du grand ro-
mancier sur l'Eglise. Rien ne pouvait mieux
1. Ibid., p. 220.
166 VLADIMIR SOLOVIEV
marquer les préoccupations personnelles du
panégyriste.
L'éloge prononcé en 1881 s'en tenait
encore à des généralités : l'auteur de La
Maison des Morts n'aurait jamais voulu que
grandir et unir les âmes humaines, et, du
moins dans ses dernières années, il aurait vu
que la vraie école de grandeur, l'unique Cité
unifiante des âmes, devait être l'Eglise, et
naturellement une Eglise universelle '.
Le discours du 1" février 1882 fixait une
précision nouvelle^. L'humanité tout entière
ne peut trouver que dans le Christ le prin-
cipe de son unité et de sa liberté : cette idée,
affirmait Soloviev, dominait toute la pensée
de Dostoïevsky, elle avait conquis son esprit;
et, dès lors, le christianisme avait cessé de
lui sembler un rêve lointain. Sa réalité vi-
vante et agissante, contemporaine de toutes
les âmes loyales et de toutes les bonnes
volontés, Dostoïevsky l'aurait conçue autre
qu'un temple achevé, merveille d'architec-
ture peut-être mais sans âme, autre aussi
qu'une flamme cachée au sein de chaque
conscience ; il la voulait, rayonnant de l'in-
térieur vers l'extérieur, et dilatant la piété
individuelle jusqu'à l'influence mondiale :
1. T. III, p. 172-182.
2. Ibid., p. 183-188.
LES DÉBUTS DU THEOLOGIEN 167
« son but était de marquer aux Slaves le sil-
lon d'honneur que la Providence les invite à
creuser, dans le champ où le Père unique
appelle la collaboration de tous les peuples ».
Dans ces deux premiers éloges, on pou-
vait discuter l'exégèse qui interprétait les
œuvres et la pensée de Dostoïevsky. Mais il
semblait encore que l'intransigeance des sla-
vophiles fut seule autorisée à se plaindre.
Le troisième discours * avait une portée
autrement considérable ; il fit autant de bruit
que la conférence, donnée par Dostoïevsky
lui-même, en 1880, à l'érection du monu-
ment Pouchkine.
Après un hommage au développement
matériel de la patrie russe, consommé par
Alexandre II, Soloviev aborda de front « le
scandale de la séparation entre l'Orient et
l'Occident. Cette séparation ne doit pas être.
Elle a été, elle est le grand péché. Or, au
moment où Byzance consommait ce péché,
Dieu faisait naître la Russie pour le réparer.
Aujourd'hui, la Russie est adulte et sa
pensée devient consciente d'elle-même. Une
question se pose donc à sa conscience : La
Russie continuera-t-ello le péché historique
de l'empire byzantin^? » Suivait une double
1. T. III, p. 189-200.
2. Ibld., p. 197,
168 VLADIMIR SOLOVIEV
apologie de l'Eglise Romaine : historique-
ment, Rome a magnifiquement combattu tous
les réveils de l'esprit antichrétien, les héré-
sies, le mahométisme et les apothéoses
païennes de la civilisation moderne ; prati-
quement, elle n'a jamais cessé, elle continue
encore son admirable effort pour sanctifier
rhumanité tout entière: « Rome est vraiment
chrétienne, car elle est universaliste '. »
On devine l'émotion produite par de telles
paroles. Elle fut accrue, plutôt qu'atténuée,
par le paragraphe final sur la mission con-
temporaine du peuple russe. D'après Dos-
toïevsky, la Russie était appelée à rappro-
cher l'Orient et l'Occident, à les unir dans
l'harmonie de la vérité divine et de la liberté
humaine. « Ne reprochons point à l'Occi-
dent des fautes, même réelles. Nous ne pou-
vons agir au lieu et place des autres ; mais,
quand les autres agissent mal, nous, agis-
sons bien^. »
La publication de ce discours n'en dimi-
nua point l'effet. Au contraire, un appendice
souligna l'idée principale ^. Le slavophile
K.-N. Léontiev essayait dé revendiquer Dos-
toïevsky comme le promoteur d'un vague
1. Ibid., p. 199.
2. Ibid., p. 200.
3. Ibid., p. 201-205.
LES DÉBUTS DU THÉOLOGIEN 169
néo-christianisme. Soloviev releva Timputa-
tion avec vigueur. Ce néo-christianisme, écri-
vait-il, n'est qu'humanisme pur : Dostoïevsky
Teiit rejeté, lui qui disait : « Le Christ n'est
connu que par l'Eglise, aimez avant tout
l'Eglise. » Dans le plan de Dieu, l'Eglise
doit être l'humanité entière divinisée par le
Christ, puisque, selon le mot de S. Athanase,
le Christ s'est fait homme pour faire l'homme
Dieu. Cette foi, vraiment chrétienne, seule
conforme à l'orthodoxie et à la tradition des
Pères, prépare une réalité que le Nouveau
Testament décrit en deux formules : Dieu
tout en tous, — Un seul troupeau et un seul
pasteur. L'Eglise triomphante achèvera cette
« harmonie mondiale » qui ne résultera pas
d'un néo-christianisme sans Christ, mais qui
naîtra de la foi commune à la divinité per-
sonnelle du Nazaréen crucifié par Ponce-
Pilate ^
II
L'émotion produite par ce discours du
19 février 1883 n'était point encore apaisée,
lorsque, la même année, un travail plus con-
sidérable et plus didactique vint la porter à
son comble.
\.Jbid., p. 203-205.
170 VLADIMIR SOLOVIEV
Le Grand Débat et la Politique ch/'élie/uie*
produisit dans le monde russe une agitation
comparable à celle qu'avait soulevée en An-
gleterre le célèbre Tract 90 de New^man. Un
chapitre surtout faisait scandale, celui qui
élSLitintitulé Papisme et Papauté.Toutii y était
point parfait encore; bien des ombres sub-
sistaient, que la lumière refoulerait bientôt.
Mais déjà la loyauté de l'auteur s'exprimait
en des conclusions singulièrement hardies.
Ces pages, merveilleuses de vigueur et de
concision, analysaient sous tous ses aspects
la position religieuse de la Russie contem-
poraine.
Le Grand Débat^ c'est l'opposition séculaire
et presque originelle qui met aux prises
l'Orient et l'Occident. Sous les mille appa-
rences des prétextes les plus divers et par-
fois les plus futiles, un conflit de tendances
subsiste entre les deux moitiés du monde
méditerranéen, depuis la plus haute antiquité,
L'Orient, sous couleur de contemplation,
s'engourdirait volontiers dans une passivité
paresseuse ; égoïste et mou, il couvrirait aisé-
ment d'un motif religieux son indifférence à
l'égard du prochain : Dieu seul, dirait-il.
L'Occident, au contraire, ne rêve que d'action ;
1. T. IV, p. 1-105. «
LES DÉBUTS DU THEOLOGIEN 171
il se contenterait facilement d'une grandeur
purement humaine. Un homme divinisé lui
suffirait, ou même la divinisation de l'huma-
nité abstraite, de la force, du génie : la vie
humaine, son progrès, son action, voilà le
culte auquel se porterait spontanément l'Oc-
cident*.
Le principe chrétien réagit contre les excès
de ces deux tendances; il tend à unir leurs
bons côtés, en révélant au monde un Homme-
Dieu, un Dieu fait homme. L'Occident peut
donc adorer enfin une activité humaine, mais
c'est une activité d'humilité, de soumission,
de souffrances résignées. Ces vertus plaisent à
l'Orient, mais il doitreconnaître aussi queDieu
ne contemple pas avec indifférence les des-
tinées humaines : Dieu condescend jusqu'à
s'imposer un travail ingrat et une mort dou-
loureuse pour sauver ceux qu'il appelle «ses
frères ~ ».
Alors les tendances habituelles s'insurgent
contre les leçons déplaisantes de cet Homme-
Dieu. L'esprit occidental lui oppose son or-
gueil, la force de ses bourreaux, l'habileté
de ses administrateurs : l'empire romain
combatle christianismepar des persécutions.
La subtilité de l'Orient l'attaque à son tour
1. Ibid., p. 1-5.
2. Ibid., p. 5 »qq.
172 VLADIMII! SOLOVIEV
par sa gnose et par ses hérésies; elle veut
à nouveau surélever Dieu, loin, très loin de
l'homme : ainsi le Père seul serait Dieu, et
le Christ serait simplement sa créature, c'est
l'arianisme, — ou son auxiliaire, c'est l'héré-
sie de Xestorius, — ou son instrument sans
liberté ni volonté, c'est la phase monothé-
lite d'une erreur toujours identique en son
fond. Plus tard, la même conception des
rapports entre Dieu et l'homme inspirera les
folies des iconoclastes de Byzance; elle sera
responsable, en fait, des triomphes de l'Alco-
ran où s'épanouit le double principe du fa-
talisme individuel et de la passivité sociale
devant une divinité solitaire, inaccessible,
inhumaine ^
Evidemment des saints, des ascètes, les
grands moines de l'Orient et de l'Occident
sauvent l'esprit chrétien; ils luttent contre
l'esprit païen qui n'est point mort, ils tra-
vaillent à tout restaurer, à tout unifier dans
le Christ'.
Contre leurœuvre, un nouvel ennemi s'orga-
nise : l'exclusivisme des nationalités. L'Orient
érige en principe cet exclusivisme national :
Gonstantinople, sa seconde Rome, et Moscou,
la troisième Rome, préparent de longue date
1. Ibid., p. 3'i-38 sq.
2. Ibid., p. 41 sq.
LES DÉBUTS DU THÉOLOGIEN 173
le phylétisme qui morcelle l'Eglise d'Orient
à mesure qu'un nouvel Etat s'organise.
L'égoïsme individuel de l'Orient se mue en
égoïsme national; et Byzance, plus riche en
théologiens qu'en vrais chrétiens, s'ingénie à
légitimer cette apathie païenne, comme si le
Christ, en aimant sa patrie, avait aussi sanc-
tionné les étroitesses du nationalisme juif.
A ces torts de TOrient Soloviev opposait
ceux de l'Occident. Là aussi, après le pre-
mier triomphe du fait chrétien, les tendances
naturelles avaient essayé de réagir. L'orgueil,
le besoin de triomphes humains, l'ambition
de remplacer Dieu par l'homme et par la
griserie de l'action puissante avaient perverti
peu à peu la hiérarchie chrétienne: les papes
avaient résolu de restaurer à leur profit
l'ancien césarisme. En fait, continuait Solo-
viev, ils préparaient à l'Eglise les pires ca-
tastrophes : à l'exemple des Pontifes, les Rois
et les peuples d'Occident en viendront à
vouloir une domination universelle, absolue,
qui soumette à la fois les corps et les âmes.
Les constitutions d'Etats protestants avec la
devise cuius regio eius religio, le césaro-
papisme d'Henri Vlll, d'Elisabeth et de leurs
successeurs, les cultes organisés et patron-
1. Ibid., p. (i et 57-70.
174 VLADIMIR SOLOVIEV
nés, sous menace de guillotine, par l'inquisi-
tion jacobine des révolutionnaires français,
tout cela ne sera qu'une imitation des exem-
ples donnés parle papisme'.
Ici s'amorçait le chapitre central du livre :
Papisme et Papauté. Avant de l'entamer, So-
loviev synthétisait brièvement ses vues pré-
cédentes. D'après lui, l'opposition qu'il avait
signalée entre les deux tendances de l'Orient
et de l'Occident avait été la vraie cause du
grand schisme de 1054; le débat sur l'inser-
tion du mot Filioque dans le symbole avait
servi de prétexte. En fait, l'esprit païen avait
triomphé de part et d'autre : sans se deman-
der s'ils n'allaient point diviserle corps mys-
tique du Christ, les Orientaux avaient voulu
conquérir leur indépendance ecclésiastique,
afin de renforcer, par l'exclusivisme religieux,
leur exclusivisme national ; et les Occidentaux
avaient tenté d'établir une domination tout
humaine, un absolutisme violent et matériel
qui fixât sur terre le royaume de Dieu. Voilà
donc, au dire de Soloviev, la cause profonde
du schisme séculaire : les passions humaines
ont été substituées à la loi de Dieu.
On a bien mis en avant parfois des pré-
textes accidentels qui peuvent, comme de nos
1. Ibid., p. 26 sqq. ; cf. p. 3 et p. 44-54.
LES DÉBUTS DU THEOLOGIEN 175
jours la question polonaise, illusionner des
esprits étroits'. Mais question polonaise,
question d'Orient et même question juive
reviennent à ce problème fondamental : com-
ment amener la collaboration de l'Orient et
de l'Occident, de tous ceux qui de part et
d'autre aiment le Christ, pour mieux réaliser
sur terre, en vue du ciel, l'œuvre de Dieu,
son royaume, le corps du Christ ~?
Et Soloviev répondait hardiment : « Deman-
dons la solution, non point au papisme, mais
à la papauté. \n papisme arbitraire, absolu,
violent, aboutit fatalement à révolter l'huma-
nité. Faut-il condamner en même temps la
Papauté ? — Essayons de la juger impartiale-
ment, nous Russes, à qui Rome fait toujours
peur, comme une force étrangère et même
ennemie. Ne nous apparaît-il point clairement
que, dans tous les Kiilturhampf occidentaux,
les ennemis du catholicisme romain sont en
même temps les ennemis de toute religion
positive? Impossible donc de nous allier à eux.
A supposer que l'Eglise Romaine ressemble
à Pierre, coupant l'oreille de jMalchus, ses
ennemis occidentaux ressemblent à Judas; à
supposer que, comme Pierre sur le Thabor,
le psittacisme catholique ne sache pas ce
1. Ibid.,iJ. 54-56 ; cf. p. 10-13,68-72.
2. Ibid., p. 70.
176 ' VLADIMIR SOLOVIEV
qu'il dit, ses ennemis occidentaux parlent
comme ceux qui demandaient, en souffletant
le Christ : « Dis-nous qui t'a frappé », —
comme ceux qui criaient : toile, toile* ! »
En face des coalitions antichrétiennes,
Rome représente en fait et manifeste visible-
ment au monde un principe d'unité ecclésias-
tique, une centralisation de l'autorité hiérar-
chique et une affirmation d'autorité suprême.
Trois questions justifieront ou condamneront
cette triple prétention :
1° L'unité d'un pouvoir central est-elle
vraiment nécessaire à l'Eglise du Christ?
2° De quel droit ce pouvoir se trouve-t-il
relié au siège épiscopal de Rome ?
3° Comment Rome a-t-elle utilisé cette
puissance?
La première question, disait Soloviev, re-
vient à se demander si l'Eglise a, comme
telle et malgré sa constitution immuable, le
droit et le devoir de jouer un rôle historique
au milieu du monde, le droit et le devoir d'y
vivre sur terre une histoire, une histoire où
1. Ibid.^ p, 73-74. — Une idée analogue avait été exprimée
dans les l'2 Leçons sur le Théandrisme (t. III, p. 13-14), mais
avec cette conclusion sensiblement différente : « Impossible à
l'irthodoxe de prendre j)Osition entre le Catholicisme et la
Révolution qui si' disputent l'Occident depuis trois siècles. »
LES DÉBUTS UU THEOLOCIEN 177
elle soit militante contre le mal. Une réponse
affirmative a pour conséquence la nécessité
d'une unité visible, avec une organisation
hiérarchique et disciplinée. Ces mots, pro-
teste-t-on, sont contraires à l'essence spiri-
tuelle de l'Eglise : la Religion de l'Esprit
peut se passer de l'autorité puisqu'elle est
Vérité, comme Dieu et comme le Christ.
Voilà, ripostait Soloviev, l'erreur fonda-
mentale : Dieu, le Christ et l'Eglise ne sont
pas seulement Vérité, ils sont aussi autorité :
Fm, Veritas et Vita. La voie d'abord. Et la
voie est nécessairement objective, indépen-
dante du caprice : elle est autorité. Sur cette
voie les masses humaines doivent s'avancer,
au milieu des ennemis qui, de l'intérieur et
de l'extérieur, livrent bataille à l'Eglise ; elles
ont donc besoin d'être guidées par des chefs,
qui, toujours visibles, marchent avec elles
sans perdre jamais contact. Dans ces condi-
tions, les progrès religieux du christianisme
devaient amener une centralisation progres-
sive, afin de maintenir au même degré l'in-
fluence et la visibilité des pasteurs : il fallait
que le premier coup d'œil pût discerner la
mission toute spéciale des évoques, il fallut
ensuite que leur union mutuelle fût manifes-
tée par la suprématie des patriarches; enfin,
dès le second siècle, Irénée enseigne expli-
SOLOVIEV. 12
178 VLADIMIR SOLOVIEV
citement que la centralisation ecclésiastique
ne peut être conçue en dehors de Rome ^
Irénée lui-même répond donc à la seconde
question. Pourquoi Rome est-elle le centre
hiérarchique de l'Eglise? — La Providence,
qui dirige l'histoire, a montré nettement que
le centre de l'Eglise ou bien n'existe pas ou
bien se trouve à Rome '^.
Mais quelle est donc l'étendue de ce pou-
voir? Gomment juger si son exercice a été lé-
gitime ou non? Ici la réponse de Soloviev
hésite encore. Sa première partie est exacte:
lepouvoir d'ordre, lapuissance sacramentelle
n'est pas différente dans le pape et dans les
évêques; les paroles qui consacrent le corps
eucharistique de Jésus-Christ ne sont pas
moins elfioaces sur les lèvres des autres prê-
tres que sur celles du Pape ; son devoir per-
sonnel devant la vérité révélée lui impose
la foi comme à tous les chrétiens, même
laïcs : le pape n'est pas source de la révéla-
tion, il ne peut pas plus qu'un laïc changer
ou compléter la révélation.
Jusqu'ici Soloviev était d'accord avec l'en-
1. lbid.,p. 74-70. — Sur le texte fameux d'Irénée Ad hanc
[Romanam Ecclesiam) enirn propter potiorern principalitatein
necesse est oinneni corn'enire Ecclesiam (Adv. haer., III, 3, 2),
voir une note, qui en précise le sens, dans la Revue Béné-
dictine de janvier 1910.
2. Ibid., p. 76-77.
LES DÉBUTS DU THEOLOGIEN 179
seignement des Papes sur les limites du pou-
voir qu'ils ont reçu de Jésus-Christ. Sa se-
conde partie était au contraire très impré-
cise. Sans se demander si la révélation pri-
mitive n'avait point à être défendue contre
ses ennemis et remise en lumière, il exami-
nait aussitôt en quoi consistait le pouvoir de
juridiction, propre au pape; et il le définis-
sait : le droit de diriger toutes les affaires
terrestres de l'Eglise et d'unifier toutes ses
forces pour promouvoir, à chaque époque,
l'œuvre de Dieu. Par une étrange distinction,
contraire à sa méthode ordinaire, Soloviev
cessait alors d'envisager dans le Pa{)e la mis-
sion divine, pour subordonner son autorité à
la valeur personnelle de l'homme : « Le mot
Caput Ecclesiae^ écrivait-il, ne peut conve-
nir à tous les papes ; ceux-là seuls l'ont mé-
rité, en qui l'humanité chrétienne a pu recon-
connaître le Pontife Eternel. » A ces dignes
représentants de Jésus-Christ, l'Orient chré-
tien ne fera nulle difficulté de décerner le
titre de Caput Ecclesiae, appliqué par la litur-
gie russe au Pape saint Léon (18 février).
En effet, continuait-il, le primat du Pape
l'oblige moins à gouverner qu'à servir ;
l'homme qui le reçoit ne doit pas songera sa
puissance, mais au bien commun de l'Eglise.
Les formules juridiques ne confèrent dans
180 VLADIMIR SOLOVIEV
l'Eglise aucun titre ; Léon et Grégoire se
sont appuyés sur la foi et sur l'Evangile, et
cela suffisait pour qu'ils fussent universelle-
ment reconnus et obéis par la chrétienté '.
Ces Papes exercèrent la légitime autorité
de la Papauté. D'autres ont voulu créer le pa-
pisme, rapporter toute vie spirituelle à leur
puissance personnelle ; et, par une curieuse
revanche de la Providence, ils ont amené la
révolte protestante : le papisme était cause
des défaites de la papauté. Depuis la Réforme,
disait encore Soloviev, les Papes italiens ont
asservi le pouvoir spirituel à des mains ita-
liennes ; ils ont voulu que l'Italie comman-
dât au monde des âmes. Ici encore, la Provi-
dence a châtié ces ambitions humaines : leur
exclusivisme national a créé la première con-
ception du nationalism.e italien ; les Papes
italiens ont été les inspirateurs et les pre-
miers fauteurs de cette unité italienne qui
vient de s'organiser contre eux.
Si ces avertissements de la Providence,
concluait-il, ne rappellent pas efficacement
que la catholicité de l'Eglise doit l'emporter
dans tout esprit sur le patriotisme privé,
d'autres coups viendront : une hérésie italia-
niste châtierait les abus, mais avec quelles
1. Ibid., p. 77-80.
LES DÉBUTS DU THEOLOGIEN 181
conséquences, plus redoutables encore pour
l'Eglise, pour les âmes et pour la Papauté,
que l'anglicanisme ou le gallicanisme^
Tel était ce fameux chapitre vi. Nous l'avons
impartialement résumé. Beaucoup de Russes
y virent une insolente apologie de Rome et
comme une déclaration publique d'apostasie;
à nos yeux d'Occidentaux il apparaît surtout
comme une étape de la route où Soloviev ne
s'arrêtera plus. Notre intérêt principal ne s'at-
tache point aux conclusions, très incertaines
encore, et que Soloviev corrigera bientôt; ce
que nous admirons le plus, c'est, avec la
franchise des déclarations, la sincérité de
l'efTort pour comprendre et rapprocher les
esprits et les cœurs. Nous ne relèverons que
ce point de vue dans le dernier chapitre^ dont
nous retrouverons ailleurs les autres idées.
Pour préparer l'union ecclésiastique de
l'Orient et de l'Occident, Soloviev suppliait
chaque membre de consentir à une double
démarche : assurer et accroître son union in-
time avec le Christ, vénérer dans l'àme du
prochain la vie active du Saint-Esprit. Le
développement de la grâce ne se produira pas
sans un accroissement de charité, et la cha-
rité surnaturelle des âmes préparera l'intel-
1. Ibid., p. 80-95.
2. Ibid., p. 95-105.
182 VLADIMin SOLOVIEV
ligence mutuelle et, par elle, Tunion des es-
prits non sur un compromis artificiel mais
dans la vérité du Christ indivisible ^
III
La tempête, soulevée par Le Grand Débat
et la Politique c/ire/Zf/me, contraignit Soloviev
à préciser toutes ses positions. Jadis le procès
de Newman devant la Cour des Arches avait
provoqué le même effort.
La presse accusa d'abord Soloviev de polo-
nisjjïe. Un article intitulé V Entente avec Rome
et les Gazettes de Moscou n'eut point de peine
à réfutercette calomnie. Proposer une entente
diplomatique avec Rome sur la question po-
lonaise, une entente religieuse avec Rome
en dehors de la question polonaise, était-ce
vraiment du polonisme? N'était-ce point, au
contraire, différencier absolument la cause
politique et la cause religieuse? Si les seuls
représentants du catholicisme en Russie con-
tinuent à être des Polonais, la rivalité natio-
nale entretiendra le divorce ecclésiastique;
un nonce, étranger à la Pologne, agirait avec
une pleine indépendance sur les deux
terrains 2.
A la même époque, l'évêque des vieux-
1. Ibid., p. 100 ; cf. p. 97.
2. T. IV, p. 106-110.
LES DÉBUTS DU THEOLOGIEN 133
catholiques allemands, le D*" Reinkens, cher-
chait appui auprès des Eglises orientales.
En Russie, son appel avait rencontré quelques
sympathies. Soloviev fut pressenti : ne trouve-
rait-il point, dans l'accord proposé, le moyen
d'allier les préjugés antiromains de ses com-
patriotes et les aspirations universalistes de
son âme ? — La réponse fut catégorique,
plus mordante peut-être qu'aucun des écrits
de cet homme si doux. Il montrait que la
position des vieux-catholiques était fatalement
incohérente.
Je comprends, disait-il, tout en la déplo-
rant, je comprends la séparation de l'Orient et
de Rome; je comprends leurs organisations
séparées, ainsi que l'individualisme protes-
tant. Eglise de tradition, ou Eglise d'autorité,
ou revendication de liberté, — voilà trois
principes qui expliquent l'opposition de leurs
adeptes. Mais les vieux-catholiques ont-ils
même un prétexte pour se constituer dans
leur isolement? Si leur appel à la tradition
ancienne était sincère, ils devraient s'unir
à l'Orient; s'ils ont voulu affranchir de l'au-
torité ecclésiastique leur pensée personnelle,
ils n'ont qu'à se déclarer protestants. En
tout cas, qu'ils cessent de s'appliquer le mot
catholiques^ puisque leur conduite n'est in-
spirée par aucun idéal universaliste. En fait,
184 VLADIMIR SOLOA'IEV
ils sont des particularistes, inféodés à rem-
pire terrestre qui a préparé, voulu, favorisé
leur schisme ; ils pourraient s'intituler : Eglise
de Bismarck. De relations avec ces isolés la
Russie n'a pas besoin; elle ne peut, au con-
traire, s'abstenir de lier conversation avec
Rome '.
Cette résistance au mouvement vieux-catho-
lique accrut les soupçons contre Soloviev et
multiplia ses adversaires. Lui cependant,
sans se défendre directement, pensa désar-
mer ses contradicteurs en les convainquant.
Il reprit la question religieuse d'un point de
vue plus général encore et plus élevé.
Une brochure qu'il intitula Le Judaïsme et
la Question chrétienne'^ marqua les progrès
nouveaux de sa pensée. Sonexergue, emprun-
té à Isaïe, résumait éloquemment la thèse
défendue : « En ce jour-là, Israël s'unira,
lui troisième, à l'Egypte et à Tx^ssyrie pour
être une bénédiction au milieu de la terre.
Jéhovah des armées les bénira en disant :
Bénis soient l'Egypte mon peuple, et Assur
l'ouvrage de mes mains, et Israël mon héri-
tage 3. »
1. T. IV, p. 111-119.
2. 1884. T. IV, p. 120-167.
3. Isaïe 19, 24-25. Nous empruntons la traduction française
de cette citation à la Bible de Crampon.
LES DÉBUTS DU THEOLOGIEN 185
Les premières pages constataient l'in-
fluence que l'argent donne aux Juifs dans le
monde actuel : « en fait, la société chré-
tienne est dominée par l'élément juif. Aussi
est-il juste, en Russie surtout, d'étudier non
pas le Christianisme et la Question juive mais
le Judaïsme et la Question chrétienne ».
Ce début annonçait-il un pamphlet antisé-
mite? Rien n'était plus opposé à la manière
de Soloviev. 11 rappelait, au contraire, qu'il
avait pris la défense des Juifs violentés, dans
une leçon publique de l'Université de Saint-
Pétersbourg; et il ajoutait : « Partout où le
christianisme a été sincère, les vrais fidèles
ont réprouvé la guerre aux Juifs; leur com-
passion cherchait à compléter l'instruction
religieuse de ces attardés : telle a été la
tolérance protectrice des Papes. » Car si le
judaïsme doit confluer un jour vers le chris-
tianisme, ce n'est ni la violence matérielle ni
l'indifférence religieuse qui préparera l'ac-
cord, mais la splendeur des vrais principes
chrétiens dans une Eglise rayonnante de
vertus.
Cette Eglise, capable d'éclairer les Juifs,
devrait jeter ses rayons les plus lumineux en
Russie et en Pologne, puisque c'est sur ces
terres slaves, à la frontière du monde gréco-
slave et du monde latino-slave, que se trouve
186 VLADIMIR SOLOVIEV
la masse du peuple juif, le centre de son
activité religieuse'.
Or, quel spectacle l'Eglise orthodoxe donne-
t-elle aux Juifs ^? — Elle les persécute sans
raison valable, elle persécute les autres Egli-
ses chrétiennes. Détestable exemple, puisque
le grand péché des Juifs a été, plus encore
que le déicide, le particularisme national et
religieux qui s'est entêté même après la
Résurrection du Christ. Sans doute, la Croix
« scandalise » les Juifs, mais leur amour-
propre se froisse surtout lorsque les apôtres
lui prêchent le salut « du monde » et l'appel
des nations à la fraternité religieuse. Au
moins faudrait-il que la société chrétienne
n'affichât point à leurs yeux sa propre déso-
béissance sur ce même précepte du Christ.
Le chapitre deuxième, tel qu'il estimprimé,
s'arrête ainsi brusquement. Mais, à la Biblio-
thèque slave de Bruxelles, un exemplaire,
chargé par Soloviev de notes manuscrites,
porte cette déclaration : « Ici la censure ecclé-
siastique a effacé une dizaine de pages ^. »
1. T. IV, p. 120-134.
2. Les évéques catholiques de Russie ont, plusieurs fois au
cours de ces dernières années, protesté contre les abus que
la loi russe permet à ses fonctionnaires dans leurs rapports
avec les Juifs. {Bull, de l'Alliance Israélite, 1905-1906.)
3. P. 32 de la brochure originale; dans les œuvres complè-
los, t. IV, p. I'i3.
LES DÉBUTS DU THEOLOGIBN 187
L'« universalisme » chrétien était exposé dans
un sens trop catholique. Plus loin en effet,
la censure est intervenue à nouveau : Soloviev
traitait de la hiérarchie ecclésiastique : « Son
unité intime et profonde, disail-il, résulte de
son origine divine ; et cette unité est expri-
mée visiblement dans la vie de l'Eglise par
les conciles...^ », et le texte imprimé de la
brochure originale ajoute deux lignes sur la
suprématie ecclésiastique et riiidépendance
absolue des conciles. Soloviev, dans l'exem-
plaire de la Bibliothèque slave, a biffé ces
deux lignes : « Ici, note-t-il en marge, la
censure ecclésiastique a supprimé un passage
sur l'importance de la papauté. » Ces protes-
tations de l'auteur ont dû se retrouver ail-
leurs encore ; car l'addition de la censure a
disparu du texte des œuvres complètes. Mais
le passage relatif à la papauté n'a pas été réta-
bli ; un seul mot a été permis, et la phrase
imprimée s'achève ainsi : « Cette unité est
exprimée visiblement dans la vie de l'Eglise
par les conciles et par le Pape-. » Quelques
1. Brochure originale, p. 37; (JEuvres complètes, t. IV,
p. 147.
2. Ces constatations provoquent un regret, que nous expri-
mons respectueusement aux éditeurs des Œuvres complètes:
pourquoi leurs annotations ont-elles été si rares? Quelques
indications critiques sur les manuscrits de Soloviev, sur les
retouches de la censure, sur les réflexions et protestations de
l'écrivain, eussent été du plu-^ haut intérêt. L'histoire de Solo-
188 VI.ADIMin SOLOVIEV
lignes plus loin, Soloviev indique encore
qu'on a supprimé, et remplacé par un texte
apocryphe, ce qu'il avait écrit sur l'hostilité
des empereurs byzantins à l'égard du Pape \
Ces dernières corrections portaient sur le
chapitre III, curieusement intitulé : Russie,
Pologne et Israël. L'action divine a greffé le
christianisme sur le judaïsme; son plan con-
tinu vise à organiser la société humaine en
une théocratie libre, mais la nouveauté chré-
tienne, c'est, avec l'universalisme internatio-
nal de l'Eglise, la manifestation visible du
théandrisme. L'Homme-Dieu a paru. 11 reste
le seul vrai grand-prétre, le seul vrai Sou-
verain, le seul vrai Saint : Tu solus Sanctus,
tu solus Domiiius, tu solus Altissimus, chante
la litui'gie. Mais il se prolonge aussi par une
triple lignée : le sacerdoce chrétien, dérivé
de Jésus-Christ et transmis par les mains
des apôtres; l'élément administratif ou im-
périal de la société chrétienne ; les incarna-
tions admirables de la sainteté et du prophé-
tisme. On reconnaît les idées que nous avons
yiev et de sa pensée, l'histoire même de la censure eussent été
singulièrement éclairées par ces révélations; mais peut-être
leur importance et leur vérité ont été cause d'une prohibition.
1. Brochure originale, p. 39; Œiiires complètes, t. IV,
p. 148.
LES DÉBUTS DU THEOLOGIEN 189
déjà résumées'. Mais, ici, Soloviev étudiait
avec plus de précision l'origine du pouvoir,
sa nature et ses limites, ses droits et ses
devoirs.
L'Orient ancien divinisait ses souverains et
s'annihilait devant leur autocratie sans bor-
nes; la Grèce ancienne leur demandait d'être
des sages, des justiciers, des pasteurs de
leur peuple mais ])our des intérêts tout hu-
"tnains ; Rome voulait que son « magistrat »
suprême, quel que fût son nom, assurât la
domination matérielle de la Loi. Le christia-
nisme a groupé tous ces éléments dans une
synthèse supérieure.
L'empereur chrétien se rattache à l'ordre
religieux du monde, comme le serviteur le
plus éminent de la vérité et de la volonté
divines, comme le défenseur et le protecteur
de la vérité sur terre. Il est justicier souve-
rain, mais responsable devant le Christ dont
il représente le pouvoir royal. Oint de Dieu
et « gouvernant par la miséricorde de Dieu »,
il est indépendant du caprice populaire. En
droit donc, son autorité est limitée par le
haut et non par le bas : père et prince du
peuple, il est fils de l'Eglise. Car le Christ le
consacre, non pas directement, mais par Tin-
1. Voir plus haut, p. 152 sq.
190 VLADIMIR SOLOVIEV
termédiaire du Pontife Suprême : cette onction
ne donne pas au consécrateur un droit direct
sur l'Etat, elle marque seulement que la
mission impériale, dans une société chré-
tienne, exige un fils dévoué de l'Eglise, un
exécuteur fidèle des gestes de Dieu.
A ce « tsar » souverain, une partie seule-
ment de l'autorité divine ou théocratique a
été déléguée. S'il veut dominerla religion ou
repousser les avertissements des saints, son
exclusivisme le ramène à la conception impé-
riale du paganisme. Ce despotisme à l'orien-
tale pervertit les empereurs de Byzance ; il
les jeta dans l'hérésie, dans le schisme; il
leur fit oublier le salut des âmes. Ces chefs
d'Etat chrétiens négligèrent leur devoir uni-
versaliste,ils ne favorisèrent pas les missions
qui eussent donné de nouveaux peuples au
Christ. Le châtiment sortit de leur péché
même. Byzance, encerclée et serrée toujours
davantage par des voisins qui n'étaient pas
chrétiens, finit par succomber à leur pres-
sion : le triomphe du mahométisme fut la
juste peine de l'Orient chrétien, infidèle au
devoir d'universaliser sa foi et son zèle'.
Suivait une critique, fortement raisonnée,
du principe protestant. Des trois lignées qui
doivent prolonger le Christ dans l'histoire
1. T. IV, p. 144-150.
LES DÉBUTS DU THEOLOGIEN 191
du monde, la Réforme n'a voulu garder que
le prophétisme. Soulevée contre l'autorité
pontificale et contre la centralisation, à ten-
dance universaliste, du Saint Empire Romain
Germanique, la libre prédication individuelle
s'est inspirée trop souvent du seul exclusi-
visme national ; elle a dégénéré. Le prêcheur
protestant pouvait, avec Luther et Zwingle.
faire figure de prophète; avec Mélanchton,
il n'est déjà plus qu'un grammairien hébraï-
sant, un rabbin ; de nos jours, un Strauss n'est
plus qu'un antichrétien, et d'autres descen-
dent au nihilisme philosophique, ou bien
servent docilement la politique des guerriers
heureux ou de la ploutocratie. Après le sa-
cerdoce, après le caractère sacré du pouvoir
impérial, l'apparence même du prophétisme
a été ruinée dans le monde protestant*.
Le souci de l'organisation théocratique,
nécessaire au salut du monde, n'a donc laissé
de traces que dans trois organismes : Israël,
la Russie, et le Romanisme représenté, pour
les Slaves, par la Pologne. Israël, attardé
dans son exclusivisme, reste pourtant sus-
ceptible de devenir une race de saints et
d'apôtres très organisateurs, lejour oùTétroi-
tesse de ses conceptions aura été disloquée
par le spectacle de l'unité universaliste entre
1. Ibid.^ p. 150-159.
192 VLADIMin SOLOVIEV
tous les chrétiens. La Russie a gardé la con-
ception religieuse de l'autorité impériale. La
Pologne enfin, gardant son idée malgré la
défaite, plus fidèle à la voix universaliste ou
catholique de l'esprit qu'à la voix slave de la
chair et du sang, maintient aux portes de
l'Orient le souvenir du Grand-Prêtre qui
réside en Occident : sa mission ne serait-elle
pas de rapprocher l'Orient etfOccident, d'af-
franchir et de fortifier l'Eglise Orientale par
l'union au Pontife Suprême et de restaurer
en Occident la dignité chrétienne du pouvoir
civil?
« En vérité, la grandeur du peuple po-
lonais, c'est qu'il porte au cœur du slavisme,
c'est qu'il représente, en face de l'Orient,
le grand principe spirituel du monde occi-
dental. » Avec des fautes, sans doute. « Mais
j'écris pour des Russes, disait Soloviev; et
je n'ai point à faire devant eux l'examen de
conscience des Polonais. Ces représentants
de l'universalisme chrétien commettraient
évidemment un crime de lèse-catholicité, s'ils
sacrifiaient leur mission religieuse à des as-
pirations nationales.
« Ont-ils succombé dans le passé à cette
tentation d'exclusivisme ? Je n'ai point à le
rechercher ici. 11 me suffit de les montrer à
la Russie comme le trait d'union providentiel
LES DÉBUTS DU THEOLOGIEN 193
entre l'Orient et l'Occident; qui sait s'ils ne
pourraient rendre à la chrétienté le service
incomparable de préparer la réunion entre
l'Orient et l'Occident, l'accord pacifique en-
tre le Pape et le Tsar ^ ? »
En parlant d'union, Soloviev n'entendait
évidemment sacrifier ni la grandeur de l'em-
pire russe, ni son indépendance nationale,
ni l'autorité de son tsar, ni la majesté de la
liturgie slave, si souvent approuvée, bénie
et sauvegardée par les Papes. A ses yeux,
l'union avec Rome était d'abord un devoir;
mais il la considérait en même temps comme
un bienfait pour la Russie. Elle assurerait,
pensait-il, la liberté réelle de l'Eglise ortho-
doxe d'Orient, son indépendance religieuse,
elle décuplerait l'importance européenne, et
même mondiale, des peuples slaves en général
et de l'empire russe en particulier, elle illu-
minerait le tsar orthodoxe et catholique d'un
prestige nouveau; enfin, loin de subordonner
la Russie à la Pologne, elle supprimerait la
vraie cause de leur inimitié séculaire. La
fusion entre ces deux peuples de même sang
serait consacrée, dès lors qu'ils s'inclineraient
ensemble sous les bénédictions catholiques
du Pape et devant le trône russe du Tsar.
1. Ibid., p. 159-167.
SOLOVIEV. 13
CHAPITRE IX
L EVOLUTION DU THEOLOGIEN
Les Questions à la hiérarchie russe. — Les
relations avec Mgr Strossmayer. — « His-
toire et avenir de la Théocratie. »
I
Entre Soloviev et l'Orthodoxie officielle le
désaccord s'aggravait ; une situation si tendue
pourrait-elle se prolonger? La censure ec-
clésiastique, toujours rigoureuse, se faisait
pointilleuse. Elle écartait le manuscrit d'une
étude sur V Histoire et l'Avenir de la Théocra-
tie; ses approbations encourageaient, au con-
traire, les attaques les plus violentes contre
Soloviev.
Lui cependant, très éloigné de songer à
une rupture, très résolu aussi à ne point se
départir de son absolue loyauté, ne s'inquié-
tait guère des calomnies qui l'attaquaient.
l'évolution du théologien 195
Des menaces même se firent entendre. Sa
conscience lui commandait de ne point leur
sacrifier la sincérité de ses recherches : au
grand jour, il continua sa marche vers la
vérité.
L'archiprêtre A. M. Ivantzov-Platonov avait
essayé de réfuter Le Grand Débat et la Poli-
tique chrélienne. Ses arguments se résu-
maient en deux points : l'histoire constate
des abus dans la vie et le gouvernement des
Papes; l'enseignement primitif de l'Eglise
sur la dignité du Pontife romain a été altéré
par les théologiens scolastiques.
Soit, ripostait Soloviev^ ; abus et altéra-
tions rentrent dans ce que j'ai nommé le
papisme. Mais en quoi condamnent-ils la
Papauté ? Autorisent-ils vraiment nos théolo-
giens à corriger ce que les Pères grecs ont
écrit sur l'importance de la Papauté dans
l'Eglise des premiers siècles ? — Le sep-
tième concile, le dernier que notre Eglise
reconnaisse comme œcuménique, a pris soin
d'exalter, plus qu'aucun autre, la primatie du
Pape. Depuis lors, nous faisons profession
de n'avoir plus entendu la voix de l'Eglise
universelle. Comment donc pourrions-nous
légitimer une diminution de la Papauté?
On invoque, il est vrai, l'hérésie romaine.
1. T. IV, appendice, p. 583 sqq.
196 A-LADIMin SOLOVrEV
Les Papes seraient devenus schismatiques
en insérant le mot Filioque dans le symbole
de Nicée-Gonstantinople, malgré l'interdic-
tion des Saints Canons ; ils seraient même
tombés dans l'hérésie en admettant la vérité
de ce qu'exprime cette addition.
Soloviev alors, serrant le débat avec la vi-
gueur ordinaire de son esprit, adressait àl'ar-
chiprétre Ivantsov-Platonov et, par lui, à toute
la hiérarchie, neuf questions dogmatiques^.
Cette fois, le son de sa voix allait dépasser
les frontières de l'empire : la hiérarchie russe
garderait le silence, mais des réponses vien-
draient de Paris et de Rome. Nous emprun-
tons, presque entière, la traduction qui parut
alors dans la presse française".
Première Question. — Les canons des Con-
ciles œcuméniques, prescrivant que la foi de
Nicée soit conservée intacte, regardent-ils
le sens ou la lettre du symbole de Nicée-
Constantinople ?
Deuxième Question. — Le mot Filioque,
ajouté au texte primitif du Concile de Nicée-
Constantinople, contient-il inévitablement
une hérésie; et, dans l'affirmative, quel est
le Concile qui a condamné cette hérésie ?
1. Ibid., p. 586-587.
2. Par ex., VUnivers du 27 juin 1887. — Reproduite par
Tavernier, \oc. cit., p. 8-9.
l'évolutiox du théologien 197
Troisième Question. — Si cette addition,
qui apparut dans les Eglises d'Occident au
vi^ siècle et qui fut connue en Orient vers le
milieu du vii^ siècle, contient une hérésie,
comment se fait-il donc que les deux derniers
Conciles œcuméniques, le sixième en 680 et
le septième en 787, n'ont pas condamné
cette hérésie et n'ont pas anathématisé ceux
qui l'avaient acceptée, mais au contraire sont
demeurés en communication ecclésiastique
avec eux?
Quatrième Question. — S'il est impossible
d'affirmer avec certitude que cette addition
(le mot Filioque) est une hérésie, n'est-il pas
libre" à tout orthodoxe de suivre à ce sujet
le sentiment de saint Maxime le Confesseur,
qui, dans sa lettre au prêtre Marin, justifie
cette addition et lui donne un sens ortho-
doxe?
Cinquième Question. — Quelles sont, en
outre du F?7/o^«e, les autres doctrines héré-
tiques de l'Eglise Romaine, et dans quels
Conciles œcuméniques ont-elles été anathé-
matisées?
Sixième Question. — Dans le cas où il
faudrait reconnaître que l'Eglise Romaine
n'est pas coupable d'hérésie mais de schisme,
comme le schisme, d'après l'exacte défini-
tion des saints Pères, a lieu lorsqu'une
198 VLADIMIR SOLOVIEV
partie de l'Eglise (ecclésiastiques et séculiers)
se sépare de l'autorité ecclésiastique légi-
time pour quelque question de rite ou de dis-
cipline, on demande de quelle autorité ecclé-
siastique légitime s'est séparée l'Eglise
Romaine?
Septième Question. — Si l'Eglise Romaine
n'est pas coupable d'hérésie, si elle ne peut
être en état de schisme parce qu'elle n'a point
au-dessus d'elle d'autorité dont elle ait pu se
séparer, ne faut-il pas reconnaître que cette
Eglise fait partie intégrante de l'unique
Eglise catholique du Christ, et qu'ainsi la
séparation des Eglises n'a aucun motif vrai-
ment religieux et ecclésiastique et n'est
qu'une œuvre de la politique humaine ?
Huitième Question. — Si notre séparation
d'avec l'Eglise Romaine ne s'appuie sur aucun
principe vraiment admissible, ne devrions-
nous pas, nous tous chrétiens orthodoxes,
tenir plus compte des choses divines que
des humaines; nedevrions-nouspâs travailler
efficacement à rétablir l'unité des Eglises
entre les Orientaux et les Occidentaux, et
cela pour le bien de toute l'Eglise ?
Neuvième Question. — Si le rétablissement
de la communion ecclésiastique entre les
Orientaux et les Occidentaux est pour nous
un devoir, devons-nous retarder l'accomplis-
l'évolution du théologien 199
sèment de ce devoir sous le prétexte des
péchés et des imperfections d'autrui ?
Ces neuf questions furent condensées en
trois dans la Réponse à Danilevski (1885) :
« Vous me reprochez, disait Soloviev, d'être
trop favorable au catholicisme. Mais j'écris
en Russie, en Russie où sont généralement
arrêtés les écrits des catholiques et de ceux
qui leur rendent justice; j'écris en Russie
pour les Russes : je devais donc insister da-
vantage sur nos fautes et sur nos devoirs. Car,
quand bien même les fautes de l'Occident
auraient été plus graves que les nôtres, ce
sont les nôtres pourtant que nous devons
réparer. Quels qu'aient été les plus grands
coupables, il reste certain que la séparation
de l'Orient et de l'Occident fut et demeure,
pour l'Eglise universelle, un malheur pire
que la naissance et le développement de
l'Islam, châtiments peut-être de la séparation.
Quel chrétien donc pourrait ne pas en cher-
cher l'expiation' ?
Mes trois questions n'ont pas d'autre but
que d'avancer l'heure des explications paci-
fiantes.
1° Puisque, dans le système des orthodoxes
qui m'attaquent, la dernière et suprême au-
!. T. IV, p. 168-172,
200 Aa.ADIMIR SOI.OVIEV
torité de l'Eglise, c'est l'Eglise elle-même^ —
l'Eglise chargée de me déclarer elle-même ce
que l'Eglise croit, par exemple sur le Filio-
que, — je demande comment l'Eglise ratifie
et sanctionne par elle-même les conciles ?
2° Puisque les représentants de l'Orthodoxie
sont en désaccord entre eux au sujet des ca-
tholiques que certains traitent en païens jus-
qu'à les rebaptiser et que d'autres, parmi nos
plus grands théologiens, ne veulent même
pas regarder comme hérétiques, je demande
comment savoir la doctrine de l'Eglise elle-
même sur les catholiques et sur leur Eglise ?
3° Puisque les diverses nationalités de
l'Eglise orientale ont adopté envers l'Eglise
bulgare une attitude contradictoire, je de-
mande comment connaître l'avis de l'Eglise
elle-même sur les Bulgares ^ ?
Après en avoir appelé enfin à l'autorité de
Stoïanov, de Vostokov et du grand métropo-
lite Philarète, — du docte Philarète qui définis-
sait le catholicisme « vraie Eglise, mais pas
purement vraie », — Soloviev concluait que
les catholiques devaient être étudiés et jugés
avec charité : « Sinon, comment croiraient-
ils que l'essence de notre Eglise, c'est la
charité 2? »
1. Ibid., p. 175.
2. Ibid., p. 176-177.
l'évolution du théologien 201
La charité allait le conduire plus loin et
dissiper ses dernières incertitudes.
Autour des deux « questionnaires » un tel
tumulte se déchaînait en Russie que la rumeur,
passant la frontière, faisait connaître à l'Occi-
dent le nom de Soloviev, A Rome, le cardinal
Mazzella leur consacrait, dans une séance d'ou-
verture de l'Académie catholique, tout un
discours' dont la traduction russe fut éditée
chez Herder en 1889 ; à Paris, M. l'abbé Tilloy
publiait un in-octavo de 400 pages, intitulé
Les Eglises Orientales dissidentes et l'Eglise
Romaine : Réponse aux neuf questions de
M. Soloviev^.
Il
Quand parurent ces réponses occidentales,
Soloviev avait déjà publié les siennes, mais
hors de Russie, et pas en russe : la censure
impériale se faisait dure.
La première déclaration. Lettre a Mgr J. G.
Strossmayer, évêque de Bosnie et Sirmimn^ fut
imprimée à Agram, en français, et tirée à un
très petit nombre d'exemplaires. Datée du
29 septembre 1886, elle soumettait àl'évêque
catholique et slave, Quelques considérations
sur la réunion des Eglises^.
1. Stampa romana, 16 mars 1887.
2. Paris, Téqui, 1889.
3. Agrain, in-4°, 14 p.
202 VLADIMIR SOLOVIEV
Cette brochure de quatorze pages conte-
nait plus que la répudiation de « quelques
fables absurdes inspirées par la haine by-
zantine », plus que l'adhésion formelle à
« la vérité sublime de l'Immaculée Concep-
tion * ».
Elle affirmait encore que, dans la Russie or-
thodoxe, « le corps des fidèles » partageait « la
foi catholique sauf Vignorance de quelques
définitions doctrinales faites en Occident
après la séparation, notamment sur le vrai
caractère et sur les attributs du pouvoir su-
prême dans l'Eglise- ». — Elle ajoutait :
« comme il n'y a pas eu (et, selon nos meil-
leurs théologiens, il ne peut y avoir) de Con-
ciles œcuméniques en Orient après la sépa-
ration des Eglises..., notre schisme n'existe
1. Brochure, p. 5-6. — Soloviev a plusieurs fois signalé que
les adversaires de l'Immaculée Conception ignorent l'objet
waX de ce dogme. L'Immaculée Conception n'est pas la nais-
sance virginale; elle ne suppose aucune intervention mira-
culeuse en faveur des parents de la Très Sainte Vierge :
Joachim et Anne ont conçu leur enfant selon les voies ordi-
naires. Mais dans l'âme de cette enfant, en vertu des mérites
prévus de Jésus-Christ, l;i souillure qui passe à tous les fils
d'Adam, fut pi'évenue par l'effusion de la grâce sanctifiante.
Dès sa création, l'àme de cette nouvelle Eve fut donc sans
tache, pleinement agréable à Dieu, ^ra/ta^Ze/ja. L'Immaculée
Conception ne signifie pas autre chose : « elle exprime donc,
disait Soloviev, la foi traditionnelle de l'Orient et de l'Occi-
dent. » Les considérations physiologiques qui jetèrent dans
l'erreur les Docteurs du Moyen .\^ge, n'ont rien à faire avec
cette vérité.
2. Ibid.^ p. 7.
l'évolution du théologien 203
pour nous-mêmes que de facto mais aucune-
ment de jure'^. — Ce qui met, peut-être, en-
core plus en évidence la position indécise
de noire Eglise par rapport au catholicisme,
c'est que des individus déclarant publique-
ment de croire [sic) que les « nouveaux »
dogmes catholiques sont le développement
légitime de la doctrine orthodoxe, — peuvent
rester en communion parfaite avec l'Eglise
orientale. Je puis constater ce fait par mon
expérience personnelle^ ».
L'adhésion intellectuelle à la doctrine ca-
tholique était donc définitivement donnée.
Même le mot infaillible était accepté; mais le
sentiment qui avait inspiré la périphrase « sur
le vrai caractère et sur les attributs du pou-
voir suprême dans l'Eglise », traduisait en
latin l'hommage à « l'autorité du Pape, comme
successeur de S. Pierre — pastor et magister
infallibilis Ecclesiac u/iiversalis^ ».
Ces déclarations ne résultaient ni d'un coup
de tête ni du désir de flatter un évêque catho-
lique. Bien avant que la censure l'obligeât à
s'exprimer en français, Soloviev avait énoncé
les conclusions de ses recherches dans une
correspondance intime qu'il entretenait avec
1. Tbid.. p. 8.
2. Ibid. , p. 9. — Nous respectons la ponctuation de l'original.
3. Ibid., p. 13.
204 VLADIMIR SOLOVIEV
le général Alexandre Alexiévitch Kiréev'. A
ce dernier, champion intrépide et pieux d'une
union antiromaine entre les Vieux-Catholi-
ques et les Orthodoxes d'Orient,Soloviev avait
confié, dès 1881, ses premières aspirations
catholiques. « Je refuse, écrivait-il, de rem-
placer la devise Ad Maiorem Dei gloriam par
cette autre Ad Maiorem Russiae gloriam'^.y>
Kiréev prétendait que l'Eglise visible n'exis-
tait plus et devait être reconstituée, à frais
tout nouveaux, sur les bases du slavophilisme ;
Solovievlui répliquait : « Cette Eglise visible
dont l'unité est indissoluble, n'existerait-elle
pas en même temps chez les catholiques et
chez nous ? La séparation ne serait qu'ap-
parente; la réalité profonde serait la perma-
nence de l'unité. » — En 1883, trois ans avant
la lettre à Strossmayer, Soloviev avait précisé
les résultats de son enquête théologique :
l'histoire et la patrologie lui prouvaient, écri-
vait-il à Kiréev, qu'il n'y avait « aucune nou-
veauté dogmatique ni aucune hérésie dans
infallibilitas^ immaculata couceptio, filio-
que^ ». Les protestants, ajoutait-il dans la
même lettre, manquent d'un triple critère :
ils n'ont pas la succession apostolique, ils ont
1. Correspondance , Il , p. 95-133. — 25 lettres, espacées de 1878
à 1887.
2. Ibid., p. 104.
3. Ibid., p. 105 sq.
l'évolution du théologien 205
altéré la doctrine de rincarnation en n'ensei-
gnant plus le théandrisme parfait du Christ
Dieu et homme, ils ont perdu la plénitude des
Sacrements; donc ils sont hors de l'Eglise.
« Catholiques et orthodoxes, fidèles à ces trois
points traditionnels, continuent au contraire
à participer ensemble de la vie de l'Eglise.
Donc, concluait-il, voici ma devise pour tou-
jours : Ceterum censeo instaurandam esse
Ecclesiae iuiitalem\ » En 1884, il écrivait en-
core à Kiréev : « La censure veut effacer de
mon manuscrit le mot infaillibilité. Toute la
question est là pourtant : il faut déterminer si
le catholicisme est vrai ou faux, si Léon Xlll
est solidaire, ou non, de Léon le Grand-.»
Ainsi la lettre à Strossmayer, imprimée en
septembre 1886, avait été préparée par un
travail lent et consciencieux. Soloviev ne
l'écrivit qu'après de longues hésitations. Le
fond des idées ne l'arrêtait plus, mais la
démarche extérieure était-elle opportune,
imposée par la conscience ?
L'histoire de ces angoisses mérite d'être
rappelée. Depuis longtemps Soloviev admi-
rait, sans le connaître, Mgr Strossmayer; il
vénérait en lui un vétéran de l'épiscopat
catholique, porte-parole ardent des Slaves.
1. Ibid., p. 107.
2. Ibid., p. 118.
206 VLADIMIR SOLOVIEV
Pour les rapprocher de Rome et pour leur
gagner les tendresses de Rome, le zélé de
cet évêque se dépensait avec une fougue
parfois excessive mais toujours loyale. A la
fin de l'année 1886, Soloviev résolut d'entrer
en relations avec lui. La lettre privée qu'il
lui écrivit alors, était ainsi datée : « Mos-
cou, jour de l'Immaculée Conception de la
très sainte Vierge, 1885. » Pour qui connais-
sait les préjugés ordinaires des orthodoxes,
cette simple formule équivalait à une pro-
fession de foi. Le reste de la lettre était
encore très réservé. L'auteur sollicitait une
entrevue en Croatie soit à x^grain soit à Dja-
kovo ; son dessein était indiqué d'un mot
très simple : « Mon cœur se réjouit d'avoir
un guide tel que vous'. »
A la même époque, le bruit courait avec
persistance dans certaine presse de Moscou,
que Soloviev attaquait la Russie dans des
revues étrangères.
Pour couper court à ces insinuations, le
28 novembre/lO décembre 1885, Soloviev
écrivit de Moscou au Novoïé Vrémia une lettre
qui fut insérée deux jours après (n. 3864) :
« Je viens de composer mon premier article
en langue étrangère pour le public d'au
delà des frontières. 11 a paru dans le journal
1. Corretpondance, t. I, p. 180.
l'évolution dv théologien 207
croate Katolicki list sous le titre Eglise
orientale ou Eglise orthodoxe? La Russie y
est jugée avec le patriotisme le plus affec-
tueux. »
Cependant la police impériale, ayant sur-
pris l'idée d'un voyage à l'étranger, était en
éveil. Elle avait décidé que le « suspect »
Soloviev ne devait point échapper à sa sur-
veillance. Pendant plus de six mois, en effet,
elle prévint toute fuite. C'est seulement le
29 juin 1886, « en la fête de Saint-Pierre et
de Saint-Paul », que Soloviev put écrire de
Vienne une seconde lettre à Mgr Stross-
mayer : « enfin j'ai pu passer en Autriche,
enfin je suis libre de vous voir' ».
L'évéque retint son hôte pendant deux
mois. Leur entente et leur mutuelle confiance
dépassèrent tous leurs espoirs- La plaquette
française que nous avons analysée fut le fruit
de ces entretiens.
En septembre, le premier séjour de Solo-
viev à Djakovo avait pris fin. Le 9/21 de ce
mois, il adressait d'Agram une lettre pleine
d'affection et de reconnaissance pour son
hôte. Familièrement, il reprochait au vieil-
lard d'exposer sa santé par des imprudences,
il assurait qu'il le revoyait chaque nuit dans
ses rêves; tout désireux de retrouver à Dja-
1. Correspondance, t, I, p. 181.
208 VLADIMIR SOLOVIEV
kovo et même à Pétersbourg ou à Moscou, ce
« digne imitateur de Krizanic », il lui deman-
dait avec « dévotion et vénération » sa béné-
diction ^ A cette lettre était joint « le petit
mémoire » dont s'étaient longuement entre-
tenus les deux chrétiens, jaloux d'élargir le
slavophilisme jusqu'au catholicisme.
Le mémoire devait être imprimé « à un
très petit nombre d'exemplaires pour les
cercles intimes- ». 11 fut édité avec un très
grand soin et encarté dans une jolie couver-
ture blanche. D'après les notes de Milko
Tzeppelitch^ qui était, en 1886, le secrétaire
particulier de Strossmayer, ce mémoire de
Soloviev aurait été tiré à dix exemplaires
seulement; les trois premiers auraient été
envoyés, l'un à Léon XIII, un autre au Car-
dinal RampoUa secrétaire d'Etat, le troisième
au nonce du Saint-Siège à Vienne Mgr {depuis
Cardinal) Vannutelli ; trois autres exemplaires
auraient été laissés à la disposition de
Strossmayer, et les quatre derniers furent
remis à Soloviev.
La Bibliothèque slave de Bruxelles lui doit
un de ces exemplaires. Nous nous propo-
sions de le reproduire intégralement, en tête
1. Ibid., p. 182.
2. Ibid., p. 190.
3. Ibid.
l'évolution du théologien 209
des œuvres françaises de Soloviev '. Un
point, du moins, mérite d'être relevé : dans
cette brochure comme dans tous les livres
et articles qu'il fît imprimer hors de Russie
et loin de la censure, notre « suspect » ne se
départit jamais du plus parfait loyalisme à
l'égard du tsar. Signalant, nous l'avons dit,
que le patriarcat d'Orient devrait être réor-
ganisé dans l'Eglise catholique après l'union,
il écrivait : « La position supérieure qui
appartenait toujours dans l'Eglise orientale,
et qui appartient maintenant en Russie, au
pouvoir de l'empereur orthodoxe, resterait
intacte^. »
Cette brochure qui marque une orientation
nouvelle et définitive delà pensée de Soloviev
ne fut point connue en Russie. On ignora
généralement ce premier séjour en Croatie
chez Slrossmayer et chez son ami, le cha-
noine Racki, président de l'Académie croate'^ ;
la censure laissa môme passer les poésies
que le Novoïé Vrémia publiait sous le pseu-
1. La brochure a été reproduite par M. Radlov avec la
Correspondance de Solov'iei>,\, p. 183-190, mais probablement
d'après un brouillon ou d'après une copie inexacte. Nous avons
relevé une quinzaine de variantes, notables parfois et con-
traires, les unes à la correction de la phrase, les autres à la
correction de la pensée.
2. Brochure, p. 12.
3. Correspondance , II, p. 42.
SOLOTIF.V. 14
210 VLADIMIR SOLOVIEV
donyme de Prince Héliotrope^ . Quanta Solo-
viev, sa conviction intellectuelle se nuançait
d'innombrables incertitudes sur les obliga-
tions pratiques qui s'imposaient à lui : au
début du mois d'août 1886, il écrivait à sa
mère qu'il communierait peut-être, pour l'As-
somption, dans l'église orthodoxe desservie
en Croatie par un clergé serbe.
M. Charles Loiseau a rappelé dans le Cor-
respondant du 25 avril 1905 une anecdote qui
caractérise l'état d'âme de Soloviev en cette
année 1886. « Le commerce de ces deux es-
prits [Strossmayer et Soloviev] qui n'avaient
à s'envier ni l'érudition ni la puissance, offrait
je ne sais quoi de noble, de fraternel et de
touchant dont l'impression reste ineffaçable
chez ses témoins. C'est à Djakovo qu'échut
à Soloviev une de ces aventures symboliques
dont il assurait d'ailleurs que sa vie était
parsemée. Noctambule impénitent, il arpen-
tait une nuit le grand corridor dallé que tous
les hôtes de Djakovo connaissent bien et sur
lequel donnent une douzaine de chambres.
Après avoir convenablement ruminé quelque
problème métaphysique, le philosophe s'aper-
çut que retrouver la sienne était un autre
problème. C'étaitunde ces simples de cœur
qui ne se font pas honneur de leur distrac-
1. Ibid.,i>. ^^-
l'évolution nu théologien 211
tion mais qui en conviennent et prient qu'on
le leur pardonne. Avec prudence, il essaya
d'ouvrir une porte, puis une seconde. A la
troisième qui lui résista, il comprit que sa
méthode empirique n'était pas assez discrète.
11 prit dès lors le parti de continuer sa pro-
menade. V^ers le matin, il s'aperçut qu'une
des portes devant lesquelles il avait passé
cent fois était entrebâillée et de certains si-
gnes lui révélèrent qu'il était enfin arrivé
chez lui. Au déjeuner l'aventure défraya la
conversation. Et, comme Strossmayerle plai-
santait doucement, il lui répondit de sa voix
posée et profonde : « Que de fois, à la recher-
che du vrai, ou dans l'incertitude de la dé-
termination morale à prendre, il nous arrive
d'hésiter devant une porte que nous croyons
bien close et que nous n'avons qu'à pousser * . »
III
Combien de temps encore la porte paraî-
trait-elle close à Soloviev ? Quelle solution
donnerait-il au redoutable cas de conscience
qui s'agitait en lui? Dans la loyauté profonde
de son âme, il était persuadé que la Provi-
dence lui avait imposé une mission : la mis-
sion de provoquer, au prix de tous les sa-
1. Correspondant, t. 219, p. 265-266.
212 VLADIMIR SOLOVIEV
crifices personnels, un rapprochement entre
la Russie et l'Eglise catholique. Montrer par
son exemple qu'un Slave pouvait et devait,
tout en demeurant slave, dilater son esprit
et son cœur jusqu'à la catholicité de la foi et
du zèle, prouver que le catholicisme romain
complète, couronne, unifie tout ce qui est
légitime dans l'orthodoxie traditionnelle de
l'Orient, voilà ce qu'il regarde désormais
comme le devoir de sa vie.
Il résolut d'exposer sa pensée dans un
grand ouvrage russe, sorte de discour» sur
l'histoire universelle où « la suite de la reli-
gion » dans le passé dévoilerait aux contem-
porains le plan universaliste ou catholique
que la Providence proposait à leur bonne
volonté en vue de l'avenir. Cette étude sur
VHistoire et V Avenir de la Théocratie devait
se prolonger en trois volumes : histoire,
philosophie et révélation auraient apporté
leurs affirmations convergentes, toujours plus
nettes au cours des siècles, sur les grandes
obligations individuelles et collectives de
l'humanité. Résumons ce plan grandiose.
Père de l'humanité, Dieu voudrait qu'elle
fût restaurée tout entière dans le Christ son
chef; et ce chef de l'Eglise convie tous les
hommes à s'incorporer à lui par l'Eglise. Il
veut se les agréger tous dans l'unité d'un
l'évolution du théologien 213
seul bercail sous un seul pasteur; il veut les
consommer dans l'unité, sur le modèle de
l'unité divine dans la Trinité. En vue de cette
unité déifiante, l'Esprit de Jésus agit pour
manifester, dès maintenant, la charité et
l'harmonie des membres malgré la diversité
de leurs opérations.
Cette harmonie visible, S. Paul la recom-
mande partout. Et il enseigne en même temps
que, pour exister et grandir, même dans une
Eglise locale, elle exige une hiérarchie qui,
partie de Dieu et le représentant, subor-
donne les volontés libres à d'autres volontés,
intermédiaires notoires des ordres divins.
Comment donc, dans une Eglise devenue mon-
diale, l'harmonie pourra-t-elle subsister, com-
ment deviendra-t-elle à la face du monde un
signe incontestable de la protection divine,
si nul lien d'unité ne synthétise visiblement
tout l'effort religieux des fidèles de Jésus?
Ce lien d'unité, signe et symbole de charité
universelle et par conséquent de liberté, a t-il
existé, peut-il exister autrement et ailleurs
que dans r« unanimité » avec le successeur
de Pierre?
Ainsi la divinisation de l'humanité par l'ac-
ceptation libre d'une théocratie catholique,
voilà, dès l'origine du monde, le but visé par
Dieu. L'histoire des résistances humaines et
214 VLADIMIR SOLOVIEV
des nouvelles inventions de la miséricorde
divine constitue tout le grand drame qui se
joue dans le temps et qui prépare l'apo-
théose éternelle. Les grands actes de ce
drame ont été : l'élection d'Israël et son ins-
truction par les prophètes, l'Incarnation du
Verbe dans le sein d'une Vierge Immaculée,
l'assistance du Saint-Esprit donnée à l'Eglise
pour qu'elle devienne réellement universelle
en ramenant tous les hommes à l'unité.
Cette assistance a son histoire. Actuelle-
ment une nouvelle phase se prépare : l'union
visible de tous ceux que la foi loyale à l'Eglise
du Christ rattache à l'àme de cette Eglise.
Par cette union visible, le corps de l'Eglise
se manifestera dans sa beauté, dans sa vi-
gueur, dans sa croissance, n'ayant pour chef
suprême et éternel que Jésus-Christ, hiérar-
chisé cependant sous l'autorité temporaire
de chaque Pontife qui représente le pouvoir
spirituel unifiant de Jésus-Christ.
La théocratie libre ne consisterait donc
point dans la subordination universelle des
peuples à une royauté matérielle des Papes.
C'est à Jésus-Christ seul qu'elle doit confé-
rer la toute-puissance directe sur toutes les
activités religieuses, sociales et matérielles
de ce monde. Les représentants humains de
cette autorité divine ne peuvent jamais la
l'évolution du théologien 215
détenir qu'avec des limitations d'espace et de
temps : les Papes l'exercent directement
dans le domaine spirituel, les Souverains
temporels dans le domaine économique et
matériel. Mortels les uns et les autres, ils
auront à rendre un compte sévère de leur
gestion; ce souvenir de leur responsabilité
et des sanctions qu'elle prépare explique la
longanimité de la justice divine envers des
« intendants » de Dieu, coupables et scan-
daleux. Scandales des Papes et scandales des
Rois ont existé ; des passions humaines et des
ambitions égoïstes ont corrompu plus d'une
fois ceux qui devaient être les Saints de Dieu
et les serviteurs désintéressés de sa Royauté
mondiale. Leur faute la plus grave est de
vouloir accaparer la totalité des pouvoirs que
Jésus-Christ seul peut cumuler : si l'empe-
reur veut régir l'ordre spirituel, si le Pape
veut administrer directement tous les royau-
mes temporels de la terre. Cette faute est
celle de tous ceux qui refusent l'entente
entre l'Eglise et l'Etat. Spécialisés dans leur
domaine propre, ces deux pouvoirs agissent
pourtant sur les mêmes hommes et sur les
mêmes puissances sociales; ils ne peuvent
donc s'ignorer. Ils doivent s'entr'aider : leur
but dernier n'est-il pas le même ? Délégués
l'un et l'autre par Dieu, n'ont-ils point tous
216 VLADIMIR SOLOVIEV
deux à organiser les forces humaines pour
les rapporter à Dieu, pour les orienter vers
la divinisation que Dieu leur propose ?
Entente donc, mais selon l'importance des
intérêts en cause. Par conséquent, supério-
rité de l'esprit sur la matière, suprématie
des intérêts purement spirituels et religieux
sur le bien-être économique et sur le déve-
loppement matériel : donc autorité indirecte
des Papes, chargés d'éclairer et de diriger
la conscience des princes, obligés de les rap-
peler à leur devoir d'hommes et d'adminis-
trateurs responsables, de leur reprocher
aussi leurs fautes scandaleuses, individuelles
ou sociales, jusqu'à les condamner par un
anathème solennel. Ces interventions des
Papes ne constituent pas un empiétement
sur la souveraineté civile : conséquence né-
cessaire de leur autorité spirituelle, elles
exigent une foi et un courage surnaturels
dont il faut admirer la sainteté chez les grands
Papes, dont il faut regretter l'absence chez
d'autres, plus faibles, qui n'ont point osé
condamner, au nom du Christ, certaines
consciences coupables.
Ce plan donnait à Soloviev mille occasions
d'étudier les griefs historiques que ses frères
de Russie accumulaient contre la papauté.
l'évolution du théologien 217
Quelques-uns expriment seulement une er-
reur ou une calomnie. D'autres sont appuyés
sur des faits exacts. Mais les fautes des hommes
ne ruinent pas l'œuvre de Dieu; la fuite des
Apôtres, au jardin des Oliviers, ne leur a
point retiré la mission apostolique. L'Eglise
catholique n'enseigne point l'impeccabilitéde
l'homme qui est Pape; elle reconnaît seule-
ment que Dieu assurera l'accomplissement de
sa mission sociale : c'est l'infaillibilité du Doc-
teur Universel qui est garantie par l'action
providentielle. Le but dernier de cette protec-
tion spéciale, c'est toujours la divinisation de
l'humanité, appelée par Jésus-Christ à la vie
de la grâce et à l'unité libre de la charité.
Soloviev n'acheva qu'un seul volume de ce
grand ouvrage sur V Histoire et V Avenir de la
Théocratie. Il essaya d'abord de le publier en
Russie, avant même d'avoir rencontré Stross-
mayer. La censure, on le devine, refusa toute
autorisation d'imprimer. Quelques fragments
furent acceptés dans la Revue de V Académie.,
de Moscou; le tiré à part comptait 85 pages,
datées du 8 septembre au 21 novembre 1885 ' :
proportion insignifiante pour un volume qui
occupe plus de trois cents pages dans l'édi-
1. La rupture dogmatique dans l'Eglise et ses relations avec
la question de l'union des Eglises (Moscou, Typographie uni-
versitaire, Katkov, 1886).
218 VLADIMIR SOLOVIEV
tion des œuvres complètes ^. Encore ces ex-
traits se terminaient-ils par une note où la di-
rection de la Revue se séparait explicitement
de Soloviev sur la question du Filioqiie.
Soloviev dut donc se résoudre, très à contre-
cœur, à publier son premier volume de L'His-
toire et r Avenir de la Théocratie chez un
éditeur d'Agram. Le 20 mai 1887, il annonçait
à Nicolas Nicolaïévitch Strakhov que Fim-
j)ression était terminée : très fautive, comme
il fallait s'y attendre de la part de protes qui
ne savaient pas le russe, elle avait été très
onéreuse pour l'auteur. Les sacrifices d'ar-
gent et de temps seraient-ils compensés par
l'influence du livre ? Soloviev l'avait espéré.
Spontanément il avait supprimé les passages
qui auraient le plus effarouché la censure :
entre autres, toute la dissertation relative à
la primauté de S. Pierre 2. A ce prix, pensait-
il, le permis d'entrer et de circuler en Russie
ne serait pas refusé.
Cet espoir devait être déçu. Le nouveau vo-
lume fut absolument prohibé. Cette défense,
levée seulement après la mort de Soloviev 3,
1. T. IV, p. 214-582. — L'édition originale était un in-8 de
xxii-396 pages.
2. Correspondance, I, p. 35.
3. L'Histoire et l'Avenir de la Théocratie, tome I, avec son
sous-titre Recherche de la marche historique mondiale vers la
vie vraie, a été tolérée par la censure dans le tome IV des
Œuvres complètes.
l'évolution d\: théologien 219
arrêta la continuation de l'œuvre. Le 12 octo-
bre 1886, Strossmayer avait promis au nonce
de Vienne, Mgr Vannutelli, que le travail se-
rait bientôt terminé : opics trium voliiminiun
de unitate Ecclesiae^ . En décembre 1887, So-
loviev écrivait à Strakhov qu'il préparait le se-
cond volume^; quelques mois plus tard, il en
annonçait l'achèvement : « je vais passer la
frontière pour le faire imprimer-^». Puis, le
12/24 novembre 1888, il annonce d'Agram au
même ami qu'il doit renoncer à son projet :
« Je ne vois pas d'utilité générale à publier
des livres russes qui seront inévitablement
prohibés en Russie. Et je n'ai pas le moindre
espoir que la censure modifie avant long-
temps ses sévérités à mon égard 4. »
Ces confidences montrent quel intérêt
mériteraient les manuscrits inédits de Solo-
viev. Leur publication illuminerait complè-
tement l'histoire de sa pensée. Maintenant
nous n'en pouvons suivre encore que quel-
ques étapes, en repérant les jalons fixes qu'il
a posés lui-même. Or ces signes extérieurs,
destinés à guider les autres, ne nous révè-
lent pas toujours le fond le plus intime de
ses convictions personnelles. Les notes et
1. Correspondance,!, -p. 190.
2. Ibid., p. 46.
.3. Ibid., p. 51.
4. Ibid., p. ô4.
220 VLADIMIR SOLOVIEV
brouillons seraient souvent plus explicites :
exprimant librement ce que la prudence
interdisait de livrer au public, ils nous
découvriraient les secrets profonds de cette
âme contemplative et loyale.
Le premier séjour de Soloviev à Djakovo
coïncide avec l'orientation définitive de sa
pensée et de sa vie. Dans le voyage qu'il va
faire à Paris, ses déclarations seront plus
catégoriques; elles s'exprimeront ensuite en
des formules plus discrètes que la censure
n'empêchera point. Mais les conclusions,
longtemps préparées en Russie, arrêtées enfin
auprès de Strossmayer avec la sincérité lumi-
neuse d'une foi et d'une charité très ardente,
puis fièrement proclamées à Paris, ne chan-
geront plus.
Le Credo de ses douze dernières années
va s'exprimer dans un livre français qui res-
tera jusqu'à la fin l'œuvre préférée de ce
penseur, champion et apôtre de la Vérité
Divine : La Russie et VEglise univeiselle.
CHAPITRE X
LES CONCLUSIO>'S DU THEOLOGIEN
Vidée russe. — La Russie et l'Eglise
universelle. — Projets.
I
A la fin de 1886, M. Anatole Leroy-Beau-
lieu, en quête de « renseignements autorisés
sur le système religieux de Soloviev », s'é-
tait adressé au R. P. Pierling. Celui-ci trans-
mit la demande à Mgr Strossmayer. L'évêque
répondit le 23 janvier 1887 une lettre, encore
inédite, que nous reproduisons intégrale-
ment, en respectant l'orthographe.
Reverand père et mon cher frère en I. X. !
Voilà la lettre écrite a moi par notre excel-
lent Souvalof^. Il publira successiment
3 volumes, a Agram, sur la reunion des égli-
ses. L'impression du premier volume est
1. Erreur manifeste, \io\ir Solot'iev.
222 VLADIMIR SOLOVIEV
presque terminé. lia l'intention d'en publier
un abrégé en français. C'est un home ascète
et vraiment saint. Son idée mère est qu'il
n'}' a pas un vrai schisme en Russie; mais
seulement un grand malentendue. A présent
il demeure à Moscou. Je lui écrirai instanta-
nément, qu'il vous expose un peu plus au
fond sa doctrine. Je cônais un peu l'excel-
lent écrivain Leroie-Beaulieu (sic). Je leus
ses articles dans la revue des deux mondes.
Saluez le de ma part. Il est ami des Slaves.
Il a mille foi raison. 11 faut, que la race latine,
à la tête la france s'unisse à la race slave,
pour se défendre contre la race altière et
egoiste, qui nous tous menace de son joug.
Adieu mon chère frère. Je me recômande a
votre charité et a vos prières.
Votre frère en I. X,
Strossm.vyer,
eveque.
Diakovo -r 887.
1
Quelques jours plus tard, le Père Pierling
recevait directement une lettre écrite par
Soloviev le 31 janvier 1887'. Voici la tra-
duction des passages essentiels.
1. De cet autre document inédit, nous avons traduit un
fragment dans les Etudes du ."i octobre 1909 ; nous repro-
duisons ici cette traduction en l;i complétant.
LES CONCLLSIONS DU THEOLOGIEN 223
« Mon Révérend Père,
« L'illustrissime Strossmayer me commu-
nique la lettre où vous lui transmettiez le
désir de M. Leroy-Beaulieu. Cette demande
de renseignements autorisés sur mon « sys-
tème religieux » m'offre la première occa-
sion de manifester mes idées à un public
vraiment très éclairé. J'en suis fort heureux,
et d'autant plus que les persécutions actuel-
les de la censure me retirent presque toute
possibilité de m'adresser au public propre-
ment russe. Le travail qui m'est proposé par
vous et par M. Leroy-Beaulieu cadre tout à
fait avec un de mes projets.
« J'écrirai moi-même en français selon mes
moyens un exposé, court mais plein, de mes
conceptions sur la religion et sur l'Eglise ;
à mon avis, ces deux points sont d'impor-
tance capitale, fondamentale, pour l'affaire
de l'union des Eglises. J'y rattacherai proba-
blement la justification philosophique des
trois enseignements de l'Eglise catholique
qui constituent la principale barrière doctri-
nale entre elle et l'Orient: à savoir, la proces-
sion de Saint-Esprit et a Filio {sic)^ ensuite
l'enseignement sur l'Immaculée Conception
de la sainte Vierge, et enfin infallibilitas
Summi Ponlifîcis ex cathedra {sic). Tçut cela
224 VLADIMIR SOLOVIEV
constituera un article de quatre ou cinq
feuilles imprimées que j'écrirais volontiers
sous ce titre : Philosophie de l'Eglise univer-
selle.
« Cet article, M. Leroy-Beaulieu pourra
l'utiliser soit en manuscrit, soit après impres-
sion, lorsqu'il publiera son troisième volume.
Je vous prie fort de m'écrire sur cette
affaire. »
Le titre entrevu changerait, l'article devien-
drait un volume françaisdequatre centspages.
Et M. Leroy-Beaulieu ferait plus et mieux
que l'utiliser dans son grand ouvrage : c'est
chez lui, dans sa propriété de Viroflay, que
Soloviev acheva la tâche qu'il s'était imposée.
L'élaboration de ce travail français dura
plus de deux ans. Le 30 janvier 1887, Soloviev
annonçait à Nicolas Nicolaïévitch Strakhov
la démarche de M. Leroy-Beaulieu et, sous
le plus grand secret, il lui communiquait son
projet d'article V Le 20 mai, il parle encore
au même correspondant d'un travail sur la
Philosophie de l'Eglise universelle'^. Le 6 dé-
cembre de la même année, il relate d'abord
un incident bien caractéristique dont il
venait d'être témoin : « Je vous ai écrit, me
1. Correspondance, I, p. 29.
2. Ibid., p. 35.
LES CONCLUSIONS DL THEOLOGIEN 225
semble-t-il, que, dans notre exposition russe
des œuvres de Raphaël, on a fait enlever un
tableau qui représentait le Christ donnant
les clefs à l'apôtre Pierre. » Puis, dans la même
lettre, il annonce enfin le titre définitif de
l'ouvrage français, La Russie et l'Eglise uni-
verselle : « J'y pourrai exprimer librement
toutes mes idées et jusqu'au bout '. «Enfin, le
12/24 novembre 1888, il mande d'Agram au
même ami que le livre est en cours d'impres-
sion à Paris.
Dans l'intervalle, bien des incidents avaient
eu lieu qu'il est utile de rappeler brièvement.
Soloviev connaissait depuis plusieurs an-
nées la princesse Elisabeth Volkonskv,
femme d'un rare mérite et d'une grande
piété ~. Née en 1838 d'une très noble famille
orthodoxe, elle avait passé son enfance et sa
jeunesse à Rome. Tout enfant encore, sa
piété l'avait fait remarquer. En épousant le
prince Michel Volkonsky, elle pensait fonder
une famille très attachée aussi à V« ortho-
doxie ».
1 Ibid., p. 45 sq.
2. Nous empruntons les détails sur la princesse Elisabeth
Volkonsky à un document inédit et très intime qui appartient
à la Bibliothèque slave ; les citations textuelles sont seules
entre guillemets. Nous nous contentons d'y rétablir notre or-
thographe du nom de Soloviev, au lieu de Solovieff.
SOLOVIEV. 15
226 VLADIMIR SOLOVIEV
Ses réflexions devaient mûrir sa pensée.
« Elle croyait toujours à l'Eglise Universelle,
la voyant dans celle de l'Orient, d'ailleurs
sans hostilité aucune pour l'Eglise Catholique
qui lui était familière dès son enfance. » Peu
à peu des inquiétudes religieuses se firent jour
dans son esprit. « C'était un caractère trop
viril et une volonté trop consciente pour se
laisser conduire par des impressions'^ ... C'est
l'étude et la recherche historique et la lec-
ture des Pères de l'Eglise qui graduellement
l'amenèrent à voir la vérité. » Plus âgée que
Soloviev de quinze ans, elle avait été frappée
par ses premiers essais. « Son amitié pour
Soloviev date depuis 1880; elle le comprit
dès sa première apparition en public. Elle
fut son soutien au moment des hostilités
contre lui et travaillait de son mieux pour
qu'on lui rendît la liberté de la parole. Elle
propageait par douzaines son premier volume
de la Théocratie et fit une collecte pour l'im-
pression du second volume. Soloviev n'ac-
cepta pas l'argent et ne se calma que quand
elle eut rendu sa part à chacun. »
Cette amitié très sainte s'aff'ermissait par
un échange des services les plus précieux.
Soloviev dépensait sa science et son zèle à
éclairer cette intelligence sereine, large et
1. Soulitfné dans le Document inédit.
LES CONCLUSIONS DU THEOLOGIEN 227
loyale ; sa conviction personnelle, les lectures
qu'il avait conseillées, les travaux qu'il diri-
geait amenèrent enfin une résolution pra-
tique.
« A partir de 1886, après un séjour à Rome,
bénie par le Pape Léon XIII, et par lui mise
en contact avec d'autres qui s'étaient voués
à la même cause, elle ne vécut plus que pour
l'œuvre delà Réunion des Eglises; mais elle
ne se fit pas encore catholique ; — pensant
pouvoir mieux servir la cause en restant où
elle était qu'en attirant sur elle l'attention
par sa conversion, elle ajourna le moment
tant désiré. »
Ce délai avait été obtenu par Soloviev.
Avant de rencontrer Mgr Strossmayer, il
avait passé, le 29 juin 1886, par Vienne pour
y saluer le P. Tondini et la princesse Vol-
konsky : une seconde fois, il put obtenir
le succès qu'il signalait dans sa lettre du
28 novembre/ 10 décembre 1885 au Novoïé
Vrémia : « Je juge qu'une « conversion » ou
« union extérieure » est inutile, nuisible
même; j'en ai empêché plusieurs, car notre
Eglise doit être reconnue comme ayant une
foi correcte. »
Docile pour quelques mois, la princesse
s'occupa de propager alors parmi les prêtres
de campagne (orthodoxes), surtout en Car-
228 VLADIMIR SOLOVIEV
niole, une association de prières pour l'u-
nion. « Son désir ardent était d'arriver à
l'institution de messes dans l'Eglise ortho-
doxe à l'intention de la réunion. » Pour la
faciliter, elle s'intéressait à l'unification des
calendriers et à toutes les décisions pontifi-
cales qui concédaient aux catholiques slaves
une liturgie plus conforme à leurs traditions
et à leur tempérament.
Pourtant le problème fondamental ne s'ef-
façait pas de son esprit : quelles étaient ses
obligations personnelles ? Un essai sur la
généalogie des Volkonsky, loué par la So-
ciété impériale de généalogie comme un
modèle du genre, l'avait habituée au tra-
vail documentaire. Elle ordonna les notes
qu'elle avait prises sur l'Eglise en lisant les
Pères; quand son manuscrit russe fut achevé,
le délai lui parut aussi coupable que le doute :
« elle passa à l'Eglise en novembre 1887 »,
note laconiquement le document inédit qui
nous renseigne.
L'émotion fut rude pour Soloviev. Mais il
ne se permit aucun reproche. Si sa conscience
personnelle lui marquait, croyait-il, une au-
tre voie, elle n'avait point à juger les autres.
En 1888, la princesse Volkonslvy « im-
prima son premier travail théologique, le
livre Sur r Eglise. Soloviev l'avait beaucoup
LES CONCLUSIONS DU THÉOLOGIEN 229
encouragée à le faire publier. En septem-
bre 1889, parut la réfutation de M. Biélaïev,
professeur de l'Académie ecclésiastique de
Kazan : les épreuves de ce livre étaient en-
voyées chez M. Pobedonostsev, où elles su-
bissaient revision par des personnes exper-
tes. Dès octobre, elle commence sa réponse
à laquelle elle travaille des années et qui
devient le livre La Tradition ecclésiastique et
la Littérature théologique de Russie^ publié
après sa mort. Ses livres ne pouvant pas pa-
raître en Russie, elle devait nécessairement
travailler en cachette : elle écrivait la nuit,
au retour d'un bal ou des nuits entières en
wagon ; il se passait des semaines et des mois
où le travail était suspendu. On comprendra
la fatigue cérébrale causée par un travail en-
trecoupé et la souffrance morale — comme
elle disait — de la vérité qu'elle était forcée
de taire, tout en étant traitée par ses adver-
saires de menteuse et de faussaire... Elle
mourut en février 1897 ^ ».
Ce long extrait d'un document tout intime
explique les émotions de Soloviev pendant son
voyage de 1888 à Paris. Il y était venu pour
1. En russe, comme le précédent. Publié sans nom d'au-
teur, clieï Herder, à Fribourg-en-Brisgau, 1898. In-8°, 580pages.
2. Document français inédit, BibUot/ièqiie slave.
230 VLADIMin SOLOVIEV
imprimer son livre français La Russie et VE-
glise universelle. « Consultée par lui, la prin-
cesse le pria de supprimer tout ce qui était
flagellation de son pays ; il le fit, mais publia
(à Paris), malgré ses instances, une brochure,
espèce de résumé du livre, avec intercala-
tion des passages omis ^ »
Ces derniers mots, d'ailleurs trop sévères,
font allusion à la célèbre conférence sur
Vidée russe que Soloviev lut le 25 mai 1888
à Paris dans les salons de la princesse de
Sayn-^yittgenstein, née princesse Baria-
tynski : « L'auditoire était nombreux; on y
voyait l'élite du faubourg Saint-Germain,
quelques membres de l'Académie, plusieurs
prêtres et des journalistes- » ; nous étions
« soixante personnes environ, précise M. Eu-
gène Tavernier, le plus grand nombre fourni
par la société du faubourg Saint-Germain,
un groupe de Russes à peu près naturalisés
Parisiens, quelques religieux d'origine étran-
gère, trois ou quatre publicistes^. » Présenté
par le P. Pierling, Soloviev s'exprima dans le
français le plus pur « avec une élégance et une
sûreté » que M. Tavernier juge stupéfiantes :
1. Même docunicnl.
2. Prinresse de Sayn-Wittgenptein, Soufvtn'r.i. Lelhiel-
leux, 1907, p. 180.
3. Tavernier, article cité, p. 1.
LES CONCLUSIONS DU THEOLOGIEN 231
« le discours, bien qu'il ne fût pas long,
produisit une impression de puissance^ ».
Mais les pensées de cet homme dépassaient
tellement les préoccupations ordinaires et
les horizons même des élites, que Soloviev
eut le sentiment d'être mal compris ou com-
pris à demi par plusieurs. L'alliance russe
n'avait point encore familiarisé les esprits
français avec les choses de la Russie.
Vladimir Guettée a faussé le jugement des
Russes sur cette conférence, en publiant
aussitôt une réponse tendancieuse à L'Idée
russe : sa brochure, intitulée La Russie et son
Eglise, se terminait sur ce mot qu'il voulait
injurieux et qui caractérise sa manière :
« M. V. Soloviev est plus papiste que Bellar-
min et que le pape lui-même-. »
La conférence sur Vidée russe^ n'avait
rien de si déconcertant. Sans doute, Solo-
viev entrevoyait pour sa chère Russie son
incorporation à l'Eglise catholique; sans
doute, il insistait avec amour sur ses obliga-
tions d'universalisme religieux. Mais ces dé-
clarations n'étaient point nouvelles, il les
avait répétées dans tous ses derniers ouvra-
ges. Aussi notre lecteur, psychologue ou
1. Ibid., p. 2 et 7.
2. Guettée, p. 33.
3. Publiée à Paris chez Perrin, 1888. In-'i», 46 pages.
232 VLADIMin SOLOVIEV
soucieux des intérêts religieux, appréciera
plutôt tout ce qui marque un progrès vers
une solution personnelle et définitive du
problème ecclésiastique. A ce point de vue
même, cette conférence française n'exprimait
rien qu'un fils très aimant de la Russie ne pût
dire de sa mère, rien qui ne fût très ambitieux
pour cette mère. Elle posait la « question sur
la raison d'être de la Russie dans l'histoire
universelle ».
« Quand on voit cet empire immense se pro-
duire avec plus ou moins d'éclat, depuis deux
siècles, sur la scène du monde, quand on le voit
accepter, sur beaucoup de points secondaires,
la civilisation européenne, et la rejeter obstiné-
ment sur d'autres plus importants, en gardant
ainsi une originalité qui, pour être purement
négative, n'en paraît pas moins imposante, —
quand on voit ce grand fait historique on se
demande : Quelle est donc la pensée qu'il nous
cache ou nous révèle; quel est le principe idéal
qui anime ce corps puissant; quelle nouvelle
parole ce peuple nouveau-venu dira-t-il à l'huma-
nité; que veut-il faire dans l'histoire du monde?
Pour résoudre cette question, nous ne nous
adresserons pas à l'opinion publique d'aujour-
d'hui, ce qui nous exposerait à être désabusés
demain. Nous chercherons la réponse dans les
vérités éternelles de la religion. Car Vidée d'une
nation rC est pas ce qiC elle pense d^ elle-même dans
LES CONCLUSIONS DU THEOLOGIEN 233
le temps, mais ce que Dieu pense sur elle dans
r éternité ^ . »
Nous citerons avec quelque ampleur les
développements de ce thème, parce que leur
texte est demeuré généralement inconnu du
public russe.
« En acceptant l'unité essentielle et réelle du
genre humain, — nous devons considérer l'hu-
manité entière comme un grand être collectif ou
un organisme social dont les différentes nations
représentent les membres vivants. Il est évident,
à ce point de vue, qu'aucun peuple ne saurait
vivre en soi, par soi et pour soi, mais que la vie
de chacun n'est qu'une participation détermi-
née à la vie générale de l'humanité.
« La fonction organique qu'une nation doit
remplir dans cette vie universelle, — voilà sa
vraie idée nationale, éternellement fixée dans le
plan de Dieu.
« Mais, s'il est vrai que l'humanité est un grand
organisme, il faut bien se rappeler que ce n'est
pas là un organisme purement physique, mais
que les membres et les éléments dont il se
compose — les nations et les individus — sont
des êtres moraux. Or, la condition essentielle
d'un être moral, c'est que la fonction particulière
qu'il est appelé à remplir dans la vie universelle,
l'idée qui détermine son existence dans la pensée
1. L'Idée russe, p. 6.
234 VLADIMIlt SOLOVIEV
de Dieu, ne s'impose jamais comme une né-
cessité matérielle, mais seulement comme une
obligation morale.
« La vocation ou l'idée propre que la pensée
de Dieu assigne à chaque être moral — individu
ou nation — et qui se révèle à la conscience de
cet être comme son devoir suprême, — cette idée
agit, dans tous les cas, comme une puissance
réelle, elle détermine, <fa/îs touslescas^ l'existence
de l'être moral, — mais elle le fait de deux ma-
nières opposées : elle se manifeste comme loi de
la vie, quand le devoir est rempli, et comme loi de
la mort, quand il ne l'est pas. L'être moral ne peut
jamais se soustraire à l'idée divine, qui est sa
raison d'être, mais il dépend de lui-même de la
porter dans son cœur et dans ses destinées comme
une bénédiction ou comme une malédiction ^ »
Soloviev apportait de cette affirmation
sa preuve ordinaire : l'exemple du peuple
d'IsraëL
« Le peuple appelé à donner au monde le
Christianisme n'a accompli cette mission que
malgré lui-même, il persiste dans sa grande
majorité et durant dix-huit sièclesà rejeter l'idée
divine qu'il a portée dans son sein et qui a été
sa vraie raison d'être. Il n'est donc plus permis
de dire que l'opinion publique d'une nation
a toujours raison et qu'un peuple ne peut ja-
l.lbid., p. 7 et 8.
LES CONCLUSIONS DU THEOLOGIEN 235
mais méconnaître on repousser sa vraie voca-
tion'. »
L'application à la Russie était saisissante.
Elle était faite avec un enthousiasme lyrique
d'abord, avec une douleur toute filiale ensuite.
« Vraiment je pense aux rayons prophé-
tiques d'un grand avenir qui illuminèrent les
débuts de notre histoire; je me rappelle..., après
l'établissement si original de l'ordre matériel,
l'introduction non moins remarquable du chris-
tianisme, et la figure splendide de saint Vladi-
mir, serviteur fervent et fanatique des idoles,
qui, après avoir senti l'insufTisance du paganisme
et le besoin intérieur de la vraie religion, réflé-
chit et délibéra longtemps avant de l'accepter,
mais une fois devenu chrétien voulut l'être pour
tout de bon. Puis, quand, à ce « beau soleil »,
— c'est ainsi que la poésie populaire surnomma
notre premier prince chrétien, — quand, à ce
beau soleil qui illumina les débuts de notre his-
toire succédèrent des siècles de ténèbres et de
troubles; quand, après une longue suite de cala-
mités, refoulé dans les froides forêts du nord-est,
abruti par l'esclavage et la nécessité d'un rude
travail sur un sol ingrat, séparé du monde civi-
lisé, à peine accessible même aux ambassadeurs
du chef de la chrétienté, le peuple russe tomba
dans un état de barbarie grossière relevée par un
orgueil national stupide et ignorant; quand,
1. Ibid., p. 11,
236 VLADIMIR SOLOVIEV
oubliant le vrai christianisme de saint Vladimir,
la piété moscovite s'acharna à des disputes absurr
des sur des détails rituels, soudainement de ce
chaos de barbarie et de misère surgit la figure
colossale et unique de Pierre le Grand. Rejetant
le nationalisme aveugle de la Moscovie, pénétré
d'un patriotisme éclairéqui voit les vrais besoins
de son pays, il ne s'arrête devant rien pour impo-
ser à la Russie la civilisation qu'elle méprisait
mais qui lui était nécessaire ; il n'appelle pas seu-
lementcettecivilisation étrangère comme un pro-
tecteur puissant, mais il va lui-même la trouver
chez elle en humble serviteur et en apprenti dili-
gent ; et malgré les grands défauts de son carac-
tère privé il offre jusqu'à la fin un admirable
exemple de dévouement au devoir et de vertu ci-
vique. Eh bien ! en se rappelant tout cela on se
dit : elle doit donc être bien grande et bien belle
l'œuvre nationale définitive qui a eu de tels pré-
curseurs, il doit viser bien haut, s'il ne veut pas
descendre, le pays qui dans son état barbare a
été représenté par saint Vladimir et par Pierre
le Grand. Mais les vraies grandeurs de la Russie
sont une lettre morte pour nos prétendus patrio-
tes qui veulent imposer au peuple russe une
mission historique à leur façon et à leur por-
tée... Cela valait bien la peine pour la Russie
de souffrir et de lutter pendant mille ans, de
devenir chrétienne avec saint Vladimir et euro-
péenne avec Pierre le Grand en se maintenant
toujours une place à part entre l'Orient etl'Occi-
LES CONCLUSIONS DU THEOLOGIEN 237
dent, tout cela pour devenir définitivement un
instrument de la « grande idée » serbe et de la
« grande idée » bulgare ' ! »
Ces protestations étaient-elles d'un déses-
péré? Désespéré, Soloviev ne le fut jamais.
Il condamnait les étroitesses d'idées au nom
d'ambitions plus larges et plus nobles.
« Il ne faut pas du reste exagérer ces appré-
hensions pessimistes. La Russie n'a pas encore
abdiqué sa raison d'être, elle n'a pas renié la foi
et l'amour de sa première jeunesse. Elle est en-
core libre de renoncer à cette politique d'égoïsme
et d'abrutissement national qui ferait nécessaire-
ment avorter notre mission historique. Le produit
falsifié qu'on appelle opinion publique, fabriqué
et vendu à bon marché par une presse opportu-
niste, n'a pas encore étouffé chez nous la cons-
cience nationale qui saura trouver une expression
plus authentique de la véritable idée russe. Il
ne faut pas aller loin pour cela ; elle est là, tout
près, la vraie idée russe, attestée par le caractère
religieux du peuple, préfigurée et indiquée par
les événements les plus importants etpar les plus
grands personnages de notre histoire. Et si cela
ne suffît pas, il y a un témoignage encore plus
grand et plus sûr — la parole révélée de Dieu '. »
Cette parole révélée, muette sur la Russie
1. Ibid.,^. 14-16.
:i. Ibld., p. 18.
238 VLADIMIR SOLOVIEV
comme sur toutes les nationalités postérieu-
res au Christ, est très éloquente sur les obli-
gations universalistes des sociétés comme
des individus.
« Participer à la vie de l'Eglise universelle, au
développement de la grande civilisation chré-
tienne, y participer selon ses forces et ses capa-
citésparticulières, voilàdoncle seulbutvéritable,
la seule vraie mission de chaque peuple. C'est
une vérité évidente et élémentaire que l'idée d'un
organe particulier ne peut pas l'isoler et le metti'e
en antagonisme avec les autres organes, mais
qu'elle est la raison de son unité et de sa solida-
rité avec toutes les parties du corps vivant. Et,
du point de vue chrétien, on ne saurait contester
l'application de cette vérité tout à fait élémen-
taire à l'humanité entière qui est le corps vivant
du Christ. C'est pour cela que le Christ lui-même,
tout en reconnaissant dans sa première parole
aux Apôtres l'existence et la vocation de toutes
les nations (Ev. Matth., xxviii, 19), ne s'est
adressé et n'a adressé ses disciples à aucune na-
tion en particulier : c'est que, pour Lui, elles
n'existaient que dans leur union organique et
morale comme membres vivants d'un seul corps
spirituel et réel. Ainsi la vérité chrétienne affirme
l'existence permanente des nations et les droits
de la nationalité, tout en condamnant le nationa-
lisme, qui est pour un peuple ce que l'égoïsme est
pour l'individu '. »
1, IbiJ.,p. 20.
LES CONCLtSIONS DU THÉOLOGIEN 239
Cette vérité générale s'applique à la Russie
comme aux autres nations.
« Le peuple russe est un peuple chrétien, et, par
conséquent, pour connaître la vraie idée russe, il
ne faut pas se demander ce que la Russie fera par
soi et pour soi, mais ce qu'elle doit faire au nom
du principe chrétien qu'elle reconnaît et pour le
bien de la chrétienté universelle à laquelle elle
est censée appartenir. Elle doit, pour remplir
vraiment sa mission, entrer de cœur et d'âme
dans la vie commune du monde chrétien et
employer toutes ses forces nationales à réaliser,
d'accord avec les autres peuples, cette unité par-
faite et universelle du genre humain, dont la base
immuable nous est donnée dans l'Eglise du
Christ ^ »
Soloviev arrivait au cœur de son sujet : sa
pensée profonde sur l'organisation ecclésias-
tique de la Russie.
« L'esprit de l'égoïsme national ne se laisse pas
sacrifier aussi facilement. 11 a trouvé chez nous
un moyen de s'affirmer sans renier ouvertement
le caractère religieux inhérent à la nationalité
russe. Non seulement on admet que le peuple russe
est un peuple chrétien, mais on proclame avec
emphase qu'il est le peuple chrétien par excel-
lence et que l'Eglise estla vraie base de notre vie
nationale; mais ce n'est que pour prétendre que
1. ihid.,^. 21.
240 VLADIMIR SOLOVIEV
l'Eglise est seulement chez nous, que nous avons
le monopole de la foi et de la vie chrétienne. De
cette manière, l'Eglise qui est, en vérité, la roche
inébranlable de l'unité etde la solidarité univer-
selles, devient pour la Russie le palladium d'un
particularisme national étroit, et souvent même
l'instrument passif d'une politique égoïste et
haineuse.
« Notre religion, en tant qu'elle se manifeste
dans la foi du peuple et dans le culte divin, est
parfaitement orthodoxe. L'Eglise russe, en tant
qu'elle conserve la vérité de la foi, la perpétuité
de la succession apostolique et la validité des
sacrements, participe, quant à l'essence, à l'unité
de l'Eglise universelle, fondée parle Christ. Et si
malheureusement cette unité n'existe chez nous
que dans un état latent et ne parvient pas à une
actualité vivante, c'est que des chaînes séculaires
tiennent le corps de notre Eglise attaché à un
cadavre immonde, qui l'étoulïe en se décompo-
sant.
« L'institution ofïïcielle qui est représentée par
notre gouvernement ecclésiastique et par notre
école théologique et qui maintient à tout prix
son caractère particulariste et exclusif, n'est pas
certes une partie vivante de la vraie Eglise uni-
verselle fondée par le Christ '. »
Jamais Soloviev n'avait si nettement dis-
tingué la foi populaire de ses frères russes
1. Ibid., p. 22.
LES CONCLLSIONS DU THEOLOGIEN 241
et l'organisation contemporaine, qui prétend
l'encadrer. Cette dernière, il la livrait, lui,
si doux, au jugement d'Ivan Aksakov, un
antipapiste résolu.
« S'il faut en croire ses défenseurs, notre Eglise
est un troupeau grand mais infidèle, dont le pas-
teur est la police qui, par force, à coup de fouet,
fait entrer dans le bercail les brebis égarées. Une
image semblable répond-elle à la vraie idée de
l'Eglise du Christ? Et si non, notre Eglise n'est
plus l'Eglise du Christ, et alors qu'est-elle donc?
Une institution d'Etat qui peut être utile aux
intérêts de l'Etat, à la discipline des mœurs.
Mais l'Eglise, il ne faut pas l'oublier, est un do-
maine où aucune altération de la base morale ne
peut être admise, où aucune infidélité au principe
vivifiant ne peut rester impunie, où, si l'on ment,
on ne ment pas aux hommes mais à Dieu. Une
Eglise infidèle au testament du Christ est du
monde entier le phénomène le plus stérile et le
plus anormal, condamné d'avance par la parole
de Dieu. Une Eglise qui fait partie d'un Etat ',
d'un « royaume de ce monde », a abdiqué sa mis-
sion et devra partager la destinée de tous les
royaumes de ce monde. Elle n'a plus en elle-
même aucune raison d'être, elle se condamne à
la débilité et à la mort.
« La conscience russe n'est pas libre en Russie
1. Soloviev aimait à redire que toute Eglise, restreinte à
un Etat, devient rite x une partie » de cet Etat, un rouage, un
service... pour des intérêts tout humains.
SOLOVIEV. 16
242 VLADIMIR SOLOVIEV
et la pensée religieuse reste inerte, l'abomina-
tion de la désolation s'établit au lieu saint ; le
glaive spirituel — la parole — se couvre de
rouille supplanté par le glaive matériel de l'Etat;
et, près de l'enceinte de l'Eglise, au lieu des
anges de Dieu, gardant ses entrées et ses issues,
on voit des gendarmes et des inspecteurs de po-
lice, ces gardiens des dogmes orthodoxes, ces di-
recteurs de notre conscience^. »
Et voici enfin la dernière conclusion de
cet examen rigoureux, empruntée par Solo-
viev au même Aksakov :
« L'esprit de vérité, l'esprit de charité, l'esprit
de vie, l'esprit de liberté, c'est son souffle salu-
taire qui fait défaut à l'Eglise russe ^. »
Soloviev reprenait alors, sur-le-champ, sa
distinction entre la foi populaire et le cadre
bureaucratique de l'Eglise officielle.
« Une institution que l'Esprit de la vérité a
abandonnée ne peut pas être l'Eglise véritable de
Dieu. Pour le reconnaître, il ne faut pas abdiquer
la religion de nos pères, il ne faut pas renoncer
à la piété du peuple orthodoxe, à ses traditions
sacrées, à toutes les choses saintes qu'il vénère.
1. Jbid., p. 27. — Citations empruntées aux Œuvres com-
plètes (T. IV, pp. 84, 91-93, 111, 127) d'Ivan Serguiévitch
Aksakov (1823-1886), directeur du groupe slavophile de Moscou
depuis la mort (1800) de son friJre Constantin.
2.1bid., p. 28.
LES CUNCLISIOXS DU ÏHÉOLOGIEX 243
Il est évident, au contraire, que la seule chose
que nous devons sacrifier à la vérité, c'est l'éta-
blissement pseudo-ecclésiastique si bien caracté-
risé par l'écrivain orthodoxe, cet établissement
qui a pour base la servilité et l'intérêt matériel et
pour moyens d'action la fraude et la violence *. »
L'esprit chrétien des masses populaires et
l'orthodoxie réelle de leur foi positive avaient
le droit et le besoin d'échapper à la tutelle
oppressive d'une administration, prétendue
ecclésiastique, mais contraire en fait à la vraie
Eglise du Christ.
« Quelles que soient les qualités intrinsèques
du peuple russe, elles ne peuvent pas agir d'une
manière normale tant que sa conscience et sa pen-
sée restent paralysées par un régime de violence
et d'obscurantisme. Il s'agit avant tout de don-
ner libre accès à l'air pur et à la lumière, d'en-
lever les barrières artificielles qui retiennent
l'esprit religieux de notre nation dans l'isole-
ment et l'inertie, il s'agit de lui ouvrir le che-
min droit vers la vérité complète et vivante. Mais
on a peur de la vérité parce que la vérité est ca-
tholique, c'est-à-dire universelle. On veut atout
prix avoir une religion à part, une foi russe, une
Eglise impériale. On n'y tient pas pour elle-
même, mais on veut la garder comme attribut
et comme sanction du nationalisme exclusif*. »
1. ibid.,^. 28.
2. Ibid., p. 30.
244 VLADIMIR SOLOVIEV
Mais ceux qui ne veulent pas sacrifier leur
égoïsme national à la vérité universelle ne
peuvent pas être et ne doivent pas s'appeler
chrétiens.
« On se prépare chez nous à fêter solennelle-
ment le neuvième centenaire du Christianisme
en Russie. Mais il paraît que ce sera là une fête
prématurée. A entendre certains patriotes, le
baptême de saint Vladimir, si efficace pour le
prince lui-même, n'a été pour sa nation qu'un
baptême d'eau, et il nous faudrait être baptisés
une seconde fois par l'esprit delà vérité et le feu
de la charité. Et vraiment ce second baptême est
absolument nécessaire, sinon pour la Russie en-
tière, du moins pour la partie de notre société
qui agit et qui parle aujourd'hui. Pour devenir
chrétienne, elle doit renoncera une nouvelle ido-
lâtrie moins grossière mais non moins absurde
et beaucoup plus pernicieuse que l'idolâtrie de
nos ancêtres païens rejetée par saint Vladimir.
J'entends cette nouvelle idolâtrie, cette folie épi-
démique du nationalisme qui pousse les peuples
à adorer leur propre image au lieu de la Divinité
suprême et universelle'. »
Cette majesté de Dieu qui règne sur l'uni-
vers a voulu constituer par son Fils Jésus-
Christ une Eglise supérieure à l'espace et au
temps, une Eglise universelle dans laquelle
1. Ibid.,p. 31.
LES CONCLUSIONS DL THEOLOGIEN 245
« le passé et l'avenir, la tradition et l'idéal,
loin de s'exclure mutuellement, sont égale-
ment essentiels et indispensables' ».
« Le principe du passé ou de la paternité est
réalisé dans l'Eglise par le sacerdoce. Pour
lEglise générale ou catholique, il doit exister un
sacerdoce général ou international, centralisé et
unifié dans la personne d'un Père commun de
tous les peuples, le Pontife universel. 11 est évi-
dent, en effet, qu'un sacerdoce national ne peut
pas représenter, comme tel, la paternité générale
qui doit embrasser également toutes les nations.
Quant à la réunion de différents clergés natio-
naux en un seul corps œcuménique, elle ne
peut être effectuée qu'au moyen d'un centre in-
ternational, réel et permanent, pouvant de droit
et de fait résister à toutes les tendances parti-
cularistes.
« L'unité réelle d'une famille ne peut subsis-
ter d'une manière régulière et durable sans un
père commun ou quelqu'un qui le remplace.
Pour faire des individus et des peuples une fa-
mille, une fraternité réelle, le principe paternel
de la religion doit être réalisé ici-bas dans une
monarchie ecclésiastique qui puisse effectivement
réunir autour d'elle tous les éléments nationaux
et individuels, et leur servir toujours d'image
vivante et d'instrument libre de la paternité
céleste^. »
1. Ibid.,p. 36.
2. Ibid.,p. 37.
246 VLADIMIR SOLOVIEV
Le patriotisme sincère autant que le véri-
table esprit chrétien devraient donc pousser
tous les Russes à promouvoir une transfor-
mation religieuse de leur patrie :
« Grâce à ses conditions historiques, la Russie
nous présente le développement le plus complet,
l'expression la plus pure et la plus puissante de
l'Etat national absolu, rejetant l'unité de l'Eglise
et supprimant la liberté religieuse. Si nous
étions un peuple païen, il nous serait bien possi-
ble de nous cristalliser définitivement dans un
tel état. Mais le peuple russe est chrétien au fond
de son âme, et le développement excessif qu'a
pris chez lui le principe anti-chrétien de l'Etat
absolu, n'est que le revers d'un principe vrai, ce-
lui de l'Etat chrétien, de la royauté du Christ'. »
Or un changement de front est possible
encore: et, comme il est obligatoire, il ré-
serve à la Russie, si elle y consent, les plus
grandes gloires.
« L'Empire russe, isolé dans son absolutisme,
n'est qu'une menace pour la chrétienté, une me-
nace de luttes et de guerres sans fin. L'Empire
russe, voulant servir et protéger l'Eglise univer-
selle et l'organisation sociale, apportera dans la
famille des peuples la paix et la l)énédiction^. »
Cette étude sur l'Idée russe aboutissait
1. Ibid., p. 44-45.
2. [bid.^ p. 45.
LES CONCLUSIONS DU THEOLOGIEN 247
enfin à une formule décisive, conclusion non
seulement de la brochure de Soloviev, mais
de toute son activité intellectuelle et de toute
sa vie :
« L'idée russe, le devoir historique de la Rus-
sie nous demande de nous reconnaître solidai-
res de la famille universelle du Christ... Si cette
idée n'a rien d'exclusif et de particulariste,
si elle n'est qu'un nouvel aspect de l'idée chré-
tienne elle-même, si, pour accomplir cette mis-
sion nationale, il ne nous faut pas agir contre les
autres nations, mais avec elles et pour elles, —
c'est là la grande preuve que cette idée est vraie.
Car la Vérité n'est que la forme du Bien, et le
Bien ne connaît pas d'envie^. »
II
Ces déclarations en préparaient une autre
plus décisive : la conférence de 1888 sur
Vidée russe annonçait le livre de 1889 sur
La Russie et V Eglise universelle'^. Dans cet
1. Ibid., p. 46, fin. — La brochure sur L'Idée russe fut
envoyée à Rome par Mgr Sirossmayer. Le cardinal Rarapolla
écrivait, le 23 juillet 1888 : J'ai remis la brochure au Saint-
Père « ea addens quae de auctore opusculi et de conversione
in praefatis litteris patefaciebas. Sensa haec Sanctitas sua,
quae omnes populos ad Christi ovile reducere intense cupit,
et probavit et laudibus prosecuta est, ac Deum ferventer
exorat, qui id munus omnipotenti sua gratia hoc miraculum
patrare potest, ut communia desideria exaudiat ». (Cité par
J5' Sfctozar Ritig, d'après les Archives diocésaines d'Agram,
dans Acta II conventus Velehradensis, 1910, Prague.)
2. Edité à Paris chez Savine : 1889, in-12, LXXVII-336 p.
248 VLADIMIR SOLOVIEV
ouvrage extraordinaire, le mysticisme social
du livre troisième surprend un peu le théo-
logien d'Occident: la hardiesse des paraboles
et la trame continue du symbolisme sont
familières aux Orientaux, elles étonnent par-
fois notre goût plus sévère. Certaines com-
paraisons et analogies pouvaient ne point
heurter dans le vocabulaire slave, elles se
transposent difficilement en français.
Malgré les déficits de cette dernière partie,
l'ensemble de l'œuvre est remarquable, « ad-
mirable de savoir, de logique etd'éloquence »,
dit M. Tavernier^.
Elle débute par une longue Introduction.
L'auteur y traçait, à grands traits, l'histoire
des déformations principales qui avaient
menacé la pensée et la pratique chrétiennes
depuis le premier établissement de l'Eglise.
11 constatait « les contradictions intérieures
de cet individualisme révolutionnaire ^ » où
se débat le monde moderne; il les considé-
rait comme logiquement provoquées par les
habitudes des prétendus chrétiens qui refu-
saient de conformer à leur foi spéculative la
pratique de leur vie publique.
« L'humanité a cru qu'en professant la divinité
du Christ, elle était dispensée de prendre au
1. Article cité, p. 9.
2. La Russie et l'Eglise universelle, p. XI.
LES CONCLUSIONS DU THEOLOGIEN 249
sérieux ses paroles. On a arrangé certains textes
évangéliques de manière à en tirer tout ce qu'on
voulait, et on a fait la conspiration du silence
contre d'autres textes qui ne se prêtaient pas aux
arrangements. On répétait sans cesse le comman-
dement : « Rendez à César ce qui est à César, et à
Dieu ce qui esta Dieu » — pour sanctionner un
ordre de choses qui donnait à César tout, et à
Dieu — rien... Quant aux paroles :« 7o«^ pouvoir
m'est donné dans les cieux et sur la terre » — on
ne les citait pas. On acceptait le Christ comme
sacrificateur et comme victime expiatoire, mais
on ne voulait pas de Christ-Roi... Ainsi l'his-
toire a vu et nous voyons encore le phénomène
étrange d'une société qui professe le christia-
nisme comme sa religion et qui reste païenne —
non pas dans sa vie seulement, mais quant à la
loi de sa vie ' . »
Selon la loi de charité que le Christ a en-
seignée aux hommes pour les diviniser, le
Royaume de Dieu devrait se constituer sur
terre par l'Eglise universelle; en elle se réa-
liserait la triple union, si souvent louée par
Soloviev dans ses ouvrages russes : Viinion
sacerdotale ou organisation hiérarchique de
l'Eglise proprement dite, Viinion royale ou
entente des gouvernants pour former l'Etat
vraiment chrétien, Vunioii prophétique ou
1. Ibid., p. XII.
250 VLADIMIR SOLOVIEV
action des saints pour inculquer à la société
chrétienne le véritable Esprit de Dieu '.
Notre-Seigneur priait pour que tous ses
fidèles fussent un, ut omnes unum sint. Or,
« tous sont un dans l'Eglise par Tunité de la
hiérarchie, de la foi et des sacrements ^ ».
« L'Institution sacerdotale est un fait ac-
compli'^. » Mais l'Etat, où tous devraient être
« unifiés par la justice et par la loi », com-
ment accomplira-t-il sa mission, sinon « en
se soumettant à l'Eglise qui lui fournit la
sanction morale et religieuse et la base réelle
de son œuvre » ? Ce que sera « l'Etat dans
son rapport avec le christianisme », voilà
pratiquement un problème capital « pour les
destinées historiques de l'humanité ».
A coup sûr, une société intégralement
chrétienne, c'est-à-dire librement charitable
dans sa totalité, demeurera toujours un idéal
irréalisé sur la terre ; mais les attitudes des
Etats et des gouvernants devant l'Eglise
universelle et les doctrines qui les inspirent,
selon qu'elles entraveront ou aiderontl'action
sacerdotale et l'action des saints, contribue-
ront puissamment à promouvoir ou à retarder
la fraternité surnaturelle de tous en Jésus-
1. fùiJ.,p. XVI.
2. /bid.,p. XVIII.
3. Ibid., p. xix.
LES CONCLUSIONS DU THEOLOGIEN 251
Christ, « la communion spirituelle de tous
les hommes régénérés ot devenus fils du
second Adam ^ », seul lien de véritable et
efficace solidarité entre les nations comme
entre les individus.
Les pages suivantes analysent par grandes
esquisses, mais avec des perspectives pro-
fondes, les luttes livrées depuis Constantin
autour de cette conception de l'Etat chrétien :
alternatives de succès et de revers où le pa-
ganisme pratique ne cessait de réagir contre
l'enseignement de Jésus-Christ, contre son
esprit, contre son Eglise.
« Au lieu de sacrifier sa réalité païenne,
l'Empire byzantin essaya, pour se justifier,
d'altérer la pureté de l'idée chrétienne. » De
là résulte la faveur presque continue du pou-
voir impérial pour « toutes les hérésies —
compromis entre la vérité et l'erreur, qui
afiligèrent la chrétienté depuis le iv" jusqu'au
IX* siècle ».
« Le rapport intime de l'Etat avec l'Eglise
suppose la primauté de celle-ci, puisque le
divin est antérieur et supérieur à l'humain.
L'hérésie attaquait précisément l'unité par-
faite du divin et de l'humain dans Jésus-
Christ pour saper par la base le lien organi-
1. Ibid., p. XX.
252 VLADIMin SOLOVIEV
que de l'Eglise avec l'Etat et pour attribuer
à ce dernier une indépendance absolue'. »
Cette tendance impérialiste et païenne vers
la. séparation^ par opposition à la tendance
unifiante et catholique du vrai christianisme,
Soloviev la signalait en un paragraphe éner-
gique dans chacune des hérésies arienne,
nestorienne, monophysite, iconoclaste-.
Vaincu par la résistance pontificale pour
chacun de ces efforts partiels, le despotisme
antichrétien des empereurs de Byzance atta-
qua enfin directement ce qui est, dans l'Eglise
chrétienne, comme « la réalisation maté-
rielle du divin, point matériellement fixé,
centre d'action extérieur et visible, image et
instrument du pouvoir divin : le siège apos-
tolique de Rome — cette icône miraculeuse
du christianisme universel^ ».
« Un combat décisif devait être livré par
l'empire pseudo-chrétien de Byzance à la pa-
pauté orthodoxe, qui était non seulement la
gardienne infaillible de la vérité chrétienne,
mais encore la première réalisation de cette
vérité dans la vie collective du genre hu-
main^. »
Ainsi, après « l'ère des hérésies impéria-
1. Ibid.. p. XXV.
2. Ibid., p. XXVI-XXIX.
3. Ibid., p. XXIX.
4. Ibid., p. XXX.
LES CONCLUSIONS DL THEOLOGIEN 253
les »,■ commençait « révolution du byzanti-
nisme « orthodoxe », nouvelle phase de l'esprit
antichrélien* ».
« Le rôle décisif dans cette partie de l'his-
toire fut joué par un troisième parti » qui
n'avait ni le courage des grands Confesseurs
orientaux de l'Eglise (Athanase, Ghrysos-
tonie...), ni la perversité des hérésiarques.
« La grande majorité du haut clergé grec
appartenait à ce parti que nous pouvons
appeler semi-orthodoxe ou plutôt orthodoxe-
anlicatholique. » Attachés au dogme par con-
viction, routine ou tradition, « ils n'avaient
rien en principe contre l'unité de l'Eglise
universelle, mais seulement à la condition
que le centre de cette unité se trouvât chez
eux; et, puisque défait ce centre se trouvait
ailleurs, ils aimaient mieux être grecs que
chrétiens... Comme chrétiens, ils ne pou-
vaient pas être césaropapistes en principe ;
mais, comme patriotes grecs avant tout, ils
préféraient le césaropapisme byzantin à la
papauté romaine^ ».
Ces réactions anticatholiques, antipapistes,
se manifestèrent d'abord après chaque héré-
sie : aussitôt que tombait le premier enthou-
siasme des victoires de l'Orthodoxie catho-
1. Ibid.
2. Ibid., p. XXXIII.
254 VLADIMIR SOLOVIEV
lique, une partie considérable de la hiérar-
chie orientale regrettait qu'elles fussent dues
aux pontifes romains'. Il fallait aviser.
La solution du problème fut enfin trouvée
par Photius : on enlèverait aux Papes tout
prétexte à intervenir en Orient si les empe-
reurs voulaient bien s'abstenir de légiférer
en matière dogmatique; rassuré de ce côté,
le parti des orthodoxes anticatholiques tolé-
rerait volontiers « un état politique et social
purement païen- ». Le pacte fut conclu sur
cette base. « Les empereurs embrassèrent à
tout jamais V orthodoxie comme dogme
abstrait, et les hiérarques orthodoxes béni-
rent in secula seculorum le paganisme de la
vie publique Fait significatif et pas assez
remarqué : depuis 842, il n'y eut plus un
seul empereur hérétique ou hérésiarque à
Gonstantinople^. » Le but de ce pacte, c'était
de proclamer ensemble le particularisme de
l'Orient, son indépendance vis-à-vis du pape,
son insouciance à l'égard de l'Eglise uni-
verselle.
Aussi « cette soi-disant orthodoxie byzan-
tine n'était en vérité (\\xe V hérésie rentrée...
Cette contradiction profonde entre l'ortho-
1. Ibid.,Y>. XXXIV-XLIII.
2. Ibid., p. XLV.
3. Ibid., p. XLVI.
LES CON'CLUSIONS DU THEOLOGIEN 255
doxie professée et l'hérésie pratiquée était un
principe de mort pour l'empire byzantin. C'est
là la vraie cause de sa ruine' ». L'Islam avait
été préparé par le Bas-Empire. « Si l'on ne
tenait pas compte du long travail anti-chré-
tien du Bas-Empire, il n'y aurait rien de plus
surprenant que la facilité et la rapidité de la
conquête musulmane. Cinq années suffirent
pour réduire à une existence archéologique
trois grands patriarcats de l'Eglise orientale.
Il n'y avait pas là de conversions à faire, il
n'y avait qu'un vieux voile à déchirer^. »
La Providence transfère aux Francs et aux
Allemands la mission de fonder l'Etat chré-
tien. « Cette transmission fut accomplie par
le seul pouvoir chrétien qui avait le droit et
l'obligation de le faire — parlepouvoirde saint
Pierre, possesseur des clefs du royaume^. »
Efforts sincères pour accomplir cette mis-
sion, grandeur chrétienne et royale de Ghar-
lemagne et d'Othon, de saint Henri et de
saint Louis, mais jalousie de leurs succes-
seurs, l'empereur Henri IV ou le roi Philippe
le Bel, contre la papauté. Bienfaits politiques
de cette papauté dans l'ordre même temporel
1. Ibid., p. XLVI-XLVIII.
2. Ibid., p. L.
3. Ibid., p. LI.
256 VLADIMIR SOLOVIEV
avec Grégoire VII, Innocent III, Innocent IV,
« hommes tout à fait exceptionnels », capables
de « s'appliquer auxparticiilarités d'une poli-
tique mondaine vaste et compliquée, en les
subordonnant toujours au but spirituel et
universel » ; puis fautes personnelles des
hommes « plus nombreux qui ont abaissé la
religion jusqu'au niveau des choses maté-
rielles ^ ». Voilà les succès et les revers du
Bien au Moyen Age.
Même alors, la papauté, ne rencontrant
autour d'elle aucun Etat vraiment dévoué,
n'arrive pas à constituer profondément en
organisation chrétienne et catholique la so-
ciété occidentale. « La paix chrétienne n'exis-
tait pas... et une intervention surnaturelle ~ a
pu seule sauver l'existence nationale de la
France 3. »
Les nations et les Etats modernes ont
essayé de faire mieux que TEglise — sans
l'Eglise. ]\Ialgré les progrès matériels, quels
résultats ont été obtenus? — Le militarisme
universel, les haines nationales, l'antago-
nisme social, la lutte des classes, et, dans les
individus, un abaissement progressif de la
1. Ibid., p. LII-LVI.
2. Cette réflexion d'un écrivain russe, plusieurs années
avant que la B. Jeanne d'Arc fût déclarée vénérable, n'est-elle
pas digne d'attention ?
3. Ibid., p. LYII.
LES CONCLUSIONS DU THÉOLOGIEN 257
force morale, — voilà le bilan de l'Europe
sécularisée^ à la fin du xix« siècle ' .
Devant ces impuissances du passé, le pa-
triotisme ardent de Soloviev s'enflammait.
« Le caractère profondément religieux et
monarchique du peuple russe, quelques faits
prophétiques dans son passé, la masse énorme
et compacte de son Empire, la grande force
latente de l'esprit national en contraste avec
la pauvreté et le vide de son existence actuelle
— tout cela parait indiquer que la destinée de
la Russie est de fournir à l'Eglise universelle
le pouvoir politique qui lui est nécessaire
pour sauver et régénérer l'Europe et le
monde '-. »
Comment put-on jamais suspecter le pa-
triotisme d'un chrétien qui ambitionnait pour
son pays une telle mission? Le moyen im-
médiat de la préparer et le premier devoir,
à ses yeux, c'était « d'établir un lien moral
et intellectuel entre la conscience religieuse
de la Russie et la vérité de l'Eglise univer-
selle ^ ».
Cette dernière formule définissait le but
du livre. Il est essentiel de la retenir pour
comprendre la marche de l'auteur, et pour
1. Ibid., p. LVIII.
2. Ibid., p. LIX.
3. Ibid.
SOLOVIEV. 17
258 VLADIMIR SOLOVIEV
ne point s'étonner des conceptions symboli-
ques du troisième livre : l'auteur écrit en
français mais pour des Russes; il connaît les
cadres habituels de leur pensée, et ses lec-
teurs ont été entraînés à discerner la lumière
sous le voile de ses paraboles.
Une de ces paraboles, modeste et touchante,
terminait la longue Introduction.
Un sanctuaire doit être construit, dont
l'architecte, avant de s'éloigner, a tracé le
plan général et posé les fondements. « Je vous
laisse, dit-il à ses disciples, les fondements
inébranlables du Temple, posés par moi, et
le plan général que j'ai tracé : cela vous suf-
fira si vous êtes fidèles à votre devoir. Et
moi-même je ne vous abandonne pas : en es-
prit et en pensée je serai toujours avec vous. »
Bientôt après, les groupes d'ouvriers se
querellèrent. Certains prétendirent « que
rien n'empêchait d'abandonner les fonde-
ments posés et de bâtir sur un autre empla-
cement » pourvu que le plan fût respecté ;
« ces gens allèrent, dans la chaleur de la
querelle, jusqu'à affirmer (contrairement à
leur propre sentiment maintes fois mani-
festé;, que le maître n'a jamais ni posé ni in-
diqué les fondements du Temple ». D'autres
réservaient au maître lui-même pour l'épo-
que de son retour l'accomplissement de
LES CONCLUSIONS DU THEOLOGIEN 259
l'œuvre. Beaucoup de ces ouvriers, « après
de vains efforts pour bâtir sur un autre em-
placement, cessèrent le travail... ; les plus
zélés d'entre eux consacrèrent leur vie à mé-
diter sur le projet du Temple idéal..., mais
la majorité se contentait de penser au Tem-
ple un jour par semaine...
« Il se trouva cependant parmi ces ouvriers
séparatistes quelques-uns qui tombèrent
entre autres sur cette parole du grand archi-
tecte : voici les fondements inébranlables que
fai posés ; cest sur eux que mon Temple doit
être construit; et il se trouva un ouvrier qui
dit : Reconnaissons nos torts, rendons toute
la justice et tous les honneurs à nos anciens
compagnons, réunissons-nous avec eux au-
près du grand édifice commencé... ; il nous
Tant nous réunir tous pour élever sur les
fondements donnés l'édifice tout entier.
« L'exhortation de cet ouvrier parut étrange
à la plupart de ses compagnons. Les uns l'ap-
pelèrent utopiste, d'autres l'accusèrent d'or-
gueil et de présomption. Mais la voix de la
conscience lui disait clairement que le maître
absent était avec lui en esprit et en vérité'. »
Entre cette longue préface et le livre,
1. Ibid., p.^LXI-LXVI.
260 VLADIMIR SOLOVIEV
Soloviev avait inséré une solennelle déclara-
tion, profession explicite de sa foi, suivie
d'une prière ardente de patriote et de chré-
tien.
Voici d'abord la profession de foi :
« Gomme membre de la vraie et vénérable
Eglise orthodoxe orientale ou gréco-russe qui
ne parle pas par un synode anticanonique ni
par des employés du pouvoir séculier, mais
par la voix de ses grands Pères et docteurs,
je reconnais pour juge suprême en matière de
religion celui qui a été reconnu comme tel
par saint Irénée, saint Denis le Grand, saint
Athanase le Grand, saint Jean Chrysostome,
saint Cyrille, saint Flavien, le bienheureux
Téodoret (.v/r), saint Maxime le Gonfesseur,
saint Téodore le Studite, saint Ignace, etc.
— à savoir l'apôtre Pierre, qui vit dans ses
successeurs et qui n'a pas entendu en vain
les paroles du Seigneur : « Tu es Pierre et
sur cette pierre j'édifierai mon Eglise. —
Gonfirme tes frères. — Pais mes brebis, pais
mes agneaux '. »
Remarquable déjà, le souci très légitime
de se réclamer de la grande tradition orien-
tale pour se proclamer docile aux successeurs
1. Ibid., p. LXVI.
LES CONCLUSIONS DU THÉOLOGIEN 261
de Pierre. Plus remarquable encore, à ce
point de vue, la prière à saint Pierre pour
les « cent millions de chrétiens russes ,
monde plein de force et de désirs, mais sans
conscience claire de sa destinée ». Leur heure
est venue de s'universaliser enfin pour pro-
mouvoir, dans l'histoire du monde à venir, le
Pioyaume de Dieu, « la théocratie, le christia-
nisme pratiqué dans la vie publique, la poli-
tique christianisée ». Ce programme com-
prend « la liberté pour les opprimés, la
protection pour tous les faibles, la justice
sociale et la bonne paix chrétienne ». —
« Ouvre-leur donc, porte-clef du Christ, et
que la porte de l'histoire soit pour eux et
pour le monde entier la porte du Pioyaume
de Dieu^ »
Après cette Introduction, le livre premier
précisait L'Etat religieux de la Russie et de
l'Orient chrétien ; le livre deuxième démon-
trait l'autorité de la Monarchie ecclésiastique
fondéepar Jésus-Christ ; le dernier livre cher-
chait à formuler une Application sociale du
principe trinitaire.
Nous n'analyserons pas en détail ces trois
livres, dont nous espérions donner prochai-
nement une nouvelle édition annotée. 11 nous
1. Ibid.. p. LXVII.
262 VF.ADTMIR SOLOVIEV
suffira de relever, comme pour l'Introduc-
tion, les réflexions essentielles qui mani-
festent les conclusions personnelles de So-
loviev : c'est sa pensée profonde que nous
essayons de dégager dans tout notre vo-
lume.
Le premier livre, tout émaillë de remar-
ques piquantes, évite l'austérité d'une dé-
monstration régulière contre le séparatisme
ecclésiastique. Gependantles arguments gar-
dent toute leur force ; présentés de façon tou-
jours concrète et très actuelle, ils acquièrent
même un singulier relief. Soloviev insiste
spécialement sur la distinction que nous avons
déjà signalée : V« orthodoxie » du peuple
russe mérite son nom, car le peuple est ca-
tholique dans sa foi et dans sa piété; seule
« la pseudo-orthodoxie des théologiens »
officiels est anticatholique. « Cette pseudo-
orthodoxie de notre école théologique qui
n'a rien de commun avec la foi de l'Eglise
universelle ni avec la piété du peuple russe,
ne contient aucun élément positif ^ » Réduite
à en appeler, depuis mille ans, à un concle
œcuménique qu'elle doit en même temps
déclarer impossible, elle ne peut exister que
par le bon plaisir et sous la dépendance du
1. LÏM'e I, cliaj). III, p. 18.
LES CONCLUSIONS DU THÉOLOGIEN 263
pouvoir temporel '. Aucune définition posi-
tive de l'Eglise n'existe en Russie, aucune
n'y est possible : ni la hiérarchie officielle, ni
les dissidents du raskol, ni les slavophiles
de bonne volonté ne seraient capables de
justifier leur notion d'Eglise-.
Les non-catholiques sacrifient toujours l'un
des deux éléments — divin et humain — qui doi-
vent constituer l'Eglise militante du Verbe
Incarné; ils ont peur des contrastes néces-
saires, qui s'harmonisent grâce à cette pre-
mière union : contraste de l'unité et de la
diversité, contraste de l'autorité hiérarchi-
que et de l'adhésion libre des consciences,
contraste de l'infaillibilité doctrinale et des
impuissances devant le mystère, contraste de
la sainteté foncière et des souillures indivi-
duelles, contraste de la vitalité toute spi-
rituelle et des indigences matérielles,
contraste de la diffusion universelle et de
l'inimitié universelle contre son centre inter-
nationaP. Pour éviter ces contrastes, on aban-
donne, sur chaque point, un desdeuxéléments
voulus par Jésus-Christ ; l'autre qu'on croyait
sauver s'écroule à l'instant. Par exemple,
« les partisans de l'Eglise orientale séparée
1. Ibid., chap. IV, p. 24-33.
2. Ibid., chap. V, p. 33-37.
3. Ibid., chap. V-VII, p. 36-57.
264 VLADIMIR SOLOVIEV
ne demandent pas mieux que de lui attri-
buer une unité réelle et positive M) ; et le
nom même qu'ils lui donnent exprime un
dualisme national : ils l'appellent officielle-
ment Eglise gréco-russe'^-.
Ni la foi ni la pratique ne manifestent plus
d'unité : sur la première incorporation à l'E-
glise, sur le baptême, le dogme de Constan-
tinople contredit celui de Pétersbourg; il en
résulte que pratiquement le même chrétien
passe en Russie pour un orthodoxe, et pour
un païen devant le patriarche orthodoxe de
Turquie. D'une fraction à l'autre de cette
Eglise orientale, les divergences les plus
graves, portées jusqu'à menace ou effet d'ex-
communication mutuelle, sont constantes ; le
silence empêche seul la répétition trop fré-
quente des ruptures publiques-^.
Une seule note est commune à toutes ces
Eglises autocéphales : « Un clergé qui veut
être national et rien que national, doit — bon
gré, mal gré — reconnaître la souveraineté
absolue du gouvernement séculier. La sphère
de l'existence nationale ne peut avoir en
elle-même qu'un seul et unique centre, le chef
de l'Etat.
1. Ibid., p. 58.
2. Ibid., p. 59.
3. Ibid., cbap. VIII. p. 59-C6.
LES CONCLUSIONS DU THEOLOGIEN 265
« L'épiscopat d'une Eglise particulière ne
peut, parrapport à l'Etat, prétendre à la souve-
raineté du pouvoir apostolique qu'en ratta-
chant réellement la nation au Royaume Uni-
versel ou international du Christ. Une Eglise
nationale, sielle ne veutpassesoumettre àl'ab-
solutisme de l'Etat, c'est-à-dire cesser d'être
Eglise... doit nécessairement avoir un appui
réel en dehors de l'Etat et de la nation*... »
Un dernier chapitre de ce premier livre
appréciait l'idée bizarre d'établir un centre
religieux, « une quasi-papauté » soit à Cons-
tantinople, soit à Jérusalem 2. Après ces dé-
monstrations, Soloviev avait le droit de souli-
gner sa conclusion : « Avant tout il faut nous
reconnaître pour ce que nous sommes en
réalité, une partie organique du grand corps
chrétien — et affirmer notre solidarité intime
avec nos frères de l'Occident qui possèdent
l'organe central qui nous manque. Cet acte
moral, cet acte de justice et de charité serait
par lui-même un progrès immense pour nous
et la condition indispensable de tout progrès
ultérieur^. »
C'est surtout dans le second livre de La
Russie et l'Eglise universelle que Soloviev a
1. Ibid., ch. IX, p. 67-76.
2. Ibid., ch. X, p. 77-83.
3. Ibid., p. 82-83.
266 VLADIMIR SOLOVIEV
condensé les conquêtes nouvelles et défini-
tives de sa pensée. Quatorze chapitres pré-
cisent, par l'Ecriture et par la Tradition, en
face des objections anciennes et modernes,
naturalistes ou orthodoxes, la nature et les
pouvoirs de La Monarchie ecclésiastique fon-
dée par Jésus-Christ.
Déjà, au cours du premier livre, les néces-
sités de la discussion avaient amené des thè-
ses comme celles-ci :
« La papauté actuelle n'est pas une usur-
pation arbitraire mais un développement lé-
gitime des principes qui étaient en activité
manifeste avant la division de l'Eglise et
contre lesquels cette Eglise n'a jamais pro-
testé ' . »
« Ayant annoncé dans sa prière pontifi-
cale l'unité de tous comme la fin de son œu-
vre, le Seigneur a voulu donner à cette oeuvre
une base réelle et organique en fondant son
Eglise visible et en lui proposant, pour sau-
vegarder son unité, un chef unique dans la
personne de saint Pierre.
« S'il y a dans les Evangiles une délégation
de pouvoir, c'est celle-ci. Aucune puissance
temporelle n'a reçu de Jésus-Christ une sanc-
tion ou une promesse quelconque. Jésus-
1. Ibid.,1,. 22.
LES CONCLUSIONS DU THEOLOGIEN 267
Christ n'a fondé que l'Eglise, et II l'a fondée
sur le pouvoir monarchique de Pierre : Tu es
Pierre et sur cette pierre j'édifierai mon
Eglise *. »
Le deuxième livre pourrait se résumer en
trois grandes thèses:
I) La primauté de Pierre comme inslilulioii
permanente'^.
« Un seul homme qui, assisté par Dieu,
répond pour tout le monde, voici la base
constitutive de l'Eglise universelle. Elle n'est
fixée ni dans l'unanimité impossible de tous
les croyants, ni dans l'accord toujours dou-
teux d'un concile, mais dans l'unité réelle et
vivante du prince des apôtres. Et, dans la
suite, chaque fois que la question de la vérité
sera posée devant l'humanité chrétienne, ce
n'est ni du suffrage universel ni du conseil
des élus qu'elle recevra sa solution détermi-
née et décisive. Les opinions arbitraires des
hommes ne feront naître que des hérésies; et la
hiérarchie décentralisée et abandonnée à la
merci du pouvoir séculier s'abstiendra de se
manifester ou se manifestera par des con-
ciles comme le brigandage d'Ephèse. Ce n'est
que dans son union avec la pierre sur laquelle
elle est fondée, que l'Eglise pourra assembler
1. Ibid., p. 75-76.
2. C'est le titre mêuie du chapitre II.
268 VLADIMIR SOLOVIEV
d e véritables conciles et, au moyen de formules
authentiques, fixer la vérité'. »
II) Le magistère irréformable de Pierre.
« Ce n'est pas au moyen d'une délibération
collective, c'est avec l'assistance immédiate
du Père céleste (comme Jésus-Christlui-même
l'a attesté) que Pierre a formulé le dogme
fondamental de notre religion ; et sa parole a
déterminé la foi des chrétiens par sa propre
force et non pas par le consentement des
autres, ex sese, non autem ex consensu Ec-
clesiae'^. »
III) L'assistance divine pour que ce magis-
tère soit infaillible.
« Ce n'est pas une fausse opinionni une foi
vacillante, c'est une foi infaillible et déter-
minée qui, en réunissant le genre humain à
la vérité divine, constituela base inébranlable
de l'Eglise universelle. Cette base, c'est la
foi de Pierre vivant dans ses successeurs,
une foi qui est personnelle pourse manifester
aux hommes et qui (par l'assistance divine)
est surhumaine pour être infaillible-'. »
Nous pourrions puiser largement dans ce
1. Ibid., p. 93-94.
2. Ibid., p. 95-96. C'est SoloTiev qui souligne ; en citant
précédemment le « etiam sine consensu Ecclesiae », il écrivait
en note, après la traduction : « formule du dernier concile du
Vatican ».
3. Ibid., p. 119.
LES CONCLUSIONS DU THÉOLOGIEN 269
deuxième livre. Les raisonnements les plus
solides s'y développent en aperçus originaux
avec autant d'onction que de force. Mais il
nous faudrait citer cent vingt pages ; nous
préférons inviter le lecteur à se reporter au
texte intégral.
Cette réserve de notre part soulignera pour
nos lecteurs orthodoxes notre résolution
d'éviter toute polémique et de leur épargner
tout froissement : décidés à rapporter très
objectivement la pensée de leur grand écri-
vain, nous préférons renvoyer à son texte;
en un point si capital surtout, un choix
d'extraits pourrait toujours être soupçonné
de systématisation tendancieuse ^
Nous avons dit déjà le caractère un peu
étrange du troisième livre. Son titre même
Le Principe trinitaire et son application so-
ciale légitime quelque étonnement. En fait,
cette surprise aurait disparu, croyons-nous,
si Soloviev avait pris soin d'expliquer plus
longuement sa pensée. Les circonstances le
1. La première édition française fut publiée en 1889 à Paris
chez Savine: interdite en Russie, elle y est restée fort peu
connue; on n'en peut guère constater l'utilisation directe
même dans les débats sur le « papisme » de Soloviev. Deux
articles seulement, signés I. A., ont été publiés dans la revue
russe Foi et Raison sous le titre : V . S. Soloi'iev défenseur de
la papautc dans son l'wre : La Russie et l'Eglise universels
(1904, I, p. 614-638; II, p. 13-35).
270 VLADIMIR SOLOVIEV
contraignirent à livrer son manuscrit avant
qu'il l'eût revu ou même terminé'.
Ce titre si bizarre, en particulier, s'éclaire
grâce à un passage du deuxième livre : « La
pierre unique de l'Eglise — c'est Jésus; mais
si nous en croyons Jésus, la pierre par excel-
lence de son Eglise — c'est le coryphée des
apôtres ; et si nous en voulons croire celui-ci ,
la pierre de l'Eglise — c'est chaque vrai
croyant (1" ép. de Pierre, II, 4-5).
« A la contradiction apparente de ces trois
vérités, nous n'avons qu'à opposer leur ac-
cord réel et logique. Jésus-Christ, la seule
pierre du Royaume de Dieu dans l'ordre pure-
ment religieux ou mystique^ pose le prince
des apôtres et son pouvoir permanent comme
la pierre fondamentale de l'Eglise dans Vor-
dre social^ pour la communauté des chrétiens;
et chaque membre de cette communauté,
unie au Christ et demeurant dans l'ordre par
Lui établi, devient un élément individuel con-
stitutif, une pierre vivante de cette Eglise^. »
1. C'est ainsi qu'une note de la paj^'-e 61 renvoie à un appen-
dice que le lecteur doit trouver à la fin du volume. Cet ap-
pendice, croyons-nous, ne fut jamais remis à l'imprimeur.
Soloviev, reparti pour Agram, n'eut pas le temps de tenir
8on engagement. Une seconde édition qu'il annonçait à Grote
en 1893 (Correspondance, I, p. 80) devait corriger ce dernier
livre; elle fut empêchée par d'autres travaux puis par la
mort.
2. Ibid., p. 104.
LES CONCLUSIONS DU THEOLOGIEN 271
D'aprèsce principe, Soloviev cherchaità re-
connaître, selon la méthode de S. Augustin, les
vestiges delà Trinité soit dans l'ordre naturel,
matériel, moral ou social, soit dans l'œuvre
surnaturelle de Jésus-Christ, dans son Eglise
et dans ses sacrements. Obscures parfois et
parfois arbitraires, comme celles du grand
docteur d'Hippone, ces applications exige-
raient souvent un commentaire qui les éclai-
rerait par d'autres textes de Soloviev : sa vraie
pensée, devenant alors intelligible, échappe-
rait sans doute à l'apparence même d'erreur.
III
Tout en ^répaiTant La Russie et l'Eglise uni-
verselle^ Soloviev avait remué bien des pro-
jets. De 1888, date un commencement de col-
laboration au journal français V Univers. 11
y publia le 4, le 11 et le 19 août 1888 une
série d'articles sur S. Vladimir et VEtat chré-
tien [pour le neuf centième anniversaire du
baptême de la Russie) ; le 22 septembre 1888,
il protestait éloquemment contre une corres-
pondance de Cracovie qui avait paru quatre
jours plus tôt sous le titre : Coup d'œil sur
Vhistoire religieuse de la Russie à propos des
articles de M. Soloviev.
Ces longs articles qui ont échappé, croyons-
272 VLADIMIR SOLOVIEV
nous, à l'attention des biographes russes de
Soloviev, méritent pourtant d'être remar-
qués. A la glorification « bureaucratique »
du baptême de S. Vladimir (988), ils oppo-
saientlalouange chrétienne. En voici quelques
fragments : « Juste au moment où les Grecs
raffinés rejetaient la perle évangélique du
Royaume de Dieu, elle était ramassée par un
Russe à moitié sauvage. 11 la trouva couverte
de la poussière byzantine, et cette poussière
est pieusement conservée jusqu'à nos jours par
les théologiens russes, par les évêques qui
servent l'Etat, et par les bureaucrates laï-
ques qui gouvernent l'Eglise. Quant à la perle
elle-même, elle est restée cachée dans l'âme
du peuple russe. [On reconnaît la distinction
chère à Soloviev.] Mais avant de l'y déposer,
S. Vladimir la montra pure et splendide à
ses contemporains comme une prophétie et
un gage de nos destinées. » Converti, « il ne
se fît pas chrétien byzantin, c'est-à-dire chré-
tien à moitié... Il accepta le christianisme
dans sa totalité et fut pénétré dans tout son
être par l'esprit moral et social de l'Evan-
ofile
&
».
« Pourquoi donc le germe d'un christia-
nisme social et politique, déposé dans le sol
1. Souligné dans L'Univers du 11 août.
LES CONCLUSIONS DU THEOLOGIEN 273
russe, il y a 900 ans, n'a-t-il pu y prendre
racine ?» — Parce que, après Vladimir,
« l'Eglise orientale a vraiment abdiqué son
pouvoir en faveur du gouvernement séculier»;
d'ailleurs « ce dernier a eu raison de mainte-
nir son indépendance et sa suprématie contre
un pouvoir spirituel qui ne représentait
qu'une Eglise particulière et nationale, sé-
parée de la grande communauté chrétienne.
En affirmant que l'Etat doit se soumettre à
l'Eglise, on ne peut entendre que l'Eglise
une, indivisible et universelle vraiment fon-
dée par le Christ... Le chef de l'Etat est le
vrai représentant de la nation comme telle, et
une hiérarchie qui veut être nationale et rien
que nationale doit, bon gré mal gré, recon-
naître le prince laïque comme son souverain
absolu... L'Eglise, par sa nature même, n'est
pas une institution nationale et n'en peut
devenir une qu'en perdant sa vraie raison
d'être... Les intérêts de la chrétienté ne sont
pas confiés immédiatement à l'Etat national ;
il doit donc, pour les servir, se subordonner
à l'institution internationale qui représente
vraiment l'unité chrétienne, c'est-à-dire à
l'Eglise catholique.
« Le chef de l'Etat chrétien doit être un
fils de l'Eglise. Mais, pour qu'il le soit effec-
tivement, l'Eglise doit avoir un pouvoir
SOLOVIEV. 18
274 VLADIMIR SOLOVIEV
indépendant et supérieur à celui de l'Etat.
Avec la meilleure volonté du monde, le mo-
narque séculier ne peut pas être véritablement
le fils d'une Eglise dont il est en même
temps le chef et qu'il gouverne par ses em-
ployés. » — L'autorité du prince et l'indé-
pendance légitime de ses sujets, la grandeur
nationale et l'entente internationale pour
le progrès humain ne peuvent que gagner
elles-mêmes à cette influence religieuse
qui parle en même temps aux grands et aux
petits, à la conscience des individus et à l'uni-
versalité des peuples.
De la même époque, date le projet de fon-
der à Paris « une revue vouée tout à fait aux
intérêts slaves, spécialement à la réconcilia-
tion des deux Eglises : magnifique entre-
prise, digne des hommes supérieurs, corres-
pondant tout à fait à la nature intime et à la
destination immortelle du catholicisme* ».
Ce projet ne put aboutir. La Revue eût
été probablement interdite en Russie, et So-
loviev préférait agir sur place. Avec un cou-
1. Lettre inédite de }ilgrSlvosemayer au R. p. Picrling,29 août
1887. L'évêque continue : « Je serai, naturellement, l'abonné
et le protecteur assidu chez nous de cette louable entreprise...
Je vous prie, mon cher ami et frère, de communiquer cela à
l'exceller* •-'^•'ime qui est prédestiné à la rédaction de cette
revup- "
LES CONCLlSinXS DU THÉOLOGIEN 275
rage dont nous aurons à reparler, il rentra
donc à Moscou. Depuis lors, il s'ingénia à
si bien doser ses hardiesses que la censure
n'y put guère trouver prétexte à supprimer
ses œuvres. En 1893, par exemple, il n'ose
accepter de rédiger deux des articles que
Constantin Constantinovitch Arséniev lui
demande pour le Grand Dictionnaire Ency-
clopédique. « Sur Grégoire de Naiianze^ je
devrais dire sa conception sur le développe-
ment des dogmes, son avis qu'il fallait gar-
der dans le mystère la divinité du Saint-Esprit
tant que la conscience publique n'était pas
prête pour cette vérité, et enfin ses vues sur
les conciles épiscopaux, notamment sur le
second qu'il considère comme le plus grand
fléau de la chrétienté. Sur Grégoire de Nysse,
je ne pourrais cacher qu'il enseigne que le
Saint-Esprit procède aussi du Eils. Toutcela
éveillerait l'opposition de la censure et don-
nerait à P v^ le prétexte cherché pour
m'exclure du dictionnaire comme je suis
exclu déjà des sociétés savantes'-^. »
La réserve des derniers ouvrages de Solo-
viev ne signifie donc aucunement que ses
convictions aient changé. 11 modifiait seule-
ment sa tactique. Désormais, son objectif
1. Pobedonostsev, croyons-nous.
2. Correspondance, II, p. 87.
276 VLADIMIR SOLOVIEV
immédiat, ce sera de restaurer dans les con-
sciences les vrais et premiers principes chré-
tiens : si la foi en Jésus-Christ rédempteur
du monde redevenait dominante, si l'amour
pour son œuvre intégrale conquérait en
Russie des intelligences, des âmes, des acti-
vités, le terme final de leur progrès religieux
pouvait-il être douteux? L'unité d'amour,
et non un pacte purement « officiel et exté-
rieur », achèvera le Temple universel selon
les plans « catholiques ^> de Jésus-Christ ^
Cette confiance explique et les prudences
et les audaces des derniers ouvrages de
Soloviev. Audaces à revendiquer l'applica-
tion intégrale des principes chrétiens dans
l'exposé du dogme, dans la morale indivi-
duelle et dans la législation politique ou
sociale ; prudences à ne plus dire ouverte-
ment sur le catholicisme que des vérités qui
seraient tolérées par la censure, à couvrir
le reste sous un voile d'allégories plus ou
moins transparentes.
La censure ne désarmait point pour au-
tant. Ses minuties n'altéraient point la séré-
nité de Soloviev; parfois cependant elles ré-
veillaient en lui le désir, vite apaisé, d'une
1. Par exemple, lettre au Noroïé Vrémia (a. 7618), 14 mai
1897. — ReYoir dans La Russie et l'Eglise universelle la para-
bole du Temple. Introduction, p. lxi sqq. — Plus haut, p. 258.
LES CONCLUSIONS DU THIÎOLOGIEN 277
tactique plus audacieuse. Critiqué en 1890
pour avoir loué dans une étude sur le Japon
les Jésuites et « leur admirable saintFrançois
Xavier », il reprit quelque temps un ancien
projet :dès 1887, il avait écrit' au Père Mar-
tinov son indignation d'homme, d'historien et
de chrétien contre « les calomnies innom-
brables et absurdes », propagées en Russie
contre les Jésuites. Le livre de Samarine
venait de les codifier; c'était, malgré les appa-
rences, unindigne pamphlet : la réponse sem-
blait à Soloviev un devoir d'honnêteté; au
nom de la Piussie entière, il fallait réparer la
calomnie. Son plan détaillé, les annotations
manuscrites dont il avait parsemé le texte de
Samarine*^, ses lectures l'avaient préparé à
ce travail ; les Pères qu'il consulta lui conseil-
lèrent d'autres travaux d'importance plus
universelle et moins compromettants pour
lui. Quant à eux, luidisaient-ils,les calomnies
ne les eftrayaient pas ; Notre-Seigneur n'a-t-il
point dit : Vous serez bienheureux quand des
menteurs diront toute sorte de mal contre
vous à cause de moi et quand ils rejetteront
1. LeUre du 18/30 juillet 1887. Document inédit : Bibliothèque
slave.
2. Un de ces exemplaires, annoté par Soloviev, fut envoyé
par lui au P. Martinov: il est p'ardé à la Bibliothèque slave
do Bruxelles. (Lettre du 7/19 août 1887.)
278 VLADIMIR SOLOVIEV
votre nom comme mauvais à cause du Fils de
l'homme ^
En restant dans la nuance que la censure
tolérerait, Soloviev conservait toutes ses
idées.
Son dernier ouvrage, Les Trois Dialogues -^
se termine par une trentaine de pages où
s'exprime, avec un lyrisme saisissant, son
aspiration inconfusible vers l'union entre
Rome et la Russie. Même aux jours de l'An-
téchrist, les espoirs et les devoirs des chré-
tiens, séparés mais sincères, ne changeraient
pas. Si l'union ne s'était pas faite encore,
elle se consommerait alors, fallût-il que Dieu
ressuscitât le dernier pape et donnât aux
brebis séparées un nouveau Jean pour les
conduire à Pierre avant la fin des temps.
Cette grande parabole qui valut à Soloviev
le renom de prophète parce qu'il y prédisait
clairement le triomphe prochain du Japon
sur la Russie, synthétise ce que sera la lutte
à venir entre les deux cités : elle résume
ce qu'aurait probablement détaillé VAvenir
de la Théocratie. C'est un effort pour deviner
les derniers jours de l'histoire. Le principe
1. MaU., V, 11; Luc, VI, 22.
2. 1900, t. VIII, p. 453-582.
LES COXCLLSIONS DU THEOLOGIEN 279
païen, incarné dans l'Antéchrist et dans son
antipape, semble vainqueur de toutes les con-
fessions chrétiennes : par tout ce qui est en
lui apparence de bien sans être le Bien, il a
séduit les multitudes immenses de ceux qui
cherchaient seulement leur propre bien, il a
révélé dans tous les camps l'incrédulité de
beaucoup. Tous ces apostats n'aimaient point
Dieu : leur amour-propre les a conduits
jusqu'au mépris du Sauveur unique mais
crucifié, Jésus-Christ fils de Dieu, Verbe in-
carné.
Tous se réunissent autour de leur empereur
divinisé : leur concile, convoqué dans le
« Temple Impérial », célèbre l'union des
cultes. C'est l'apothéose de l'humain séparé
du divin : l'orchestre joue la Marche de
V Humanité unie.
Ferme malgré cette trahison générale, le
pape Pierre II reste fidèle à Jésus-Christ; un
petit cercle de moines et de laïcs l'entourent
encore et psalmodient, devant l'Antéchrist, la
promesse divine : non praevalebunt, non
PRAEVALEBUNT PORTAE INFERI. DeUX aUtrCS
groupes, très restreints, imitent cette pre-
mière résistance : le métropolite Jean, repré-
sentant des orthodoxes, et le professeur
Pauli, au nom de quelques croyants protes-
tants, commencent à se rapprocher du pape
280 VLADIMIR SOLOVIEV
Pierre. Ensemble, ils confessent Jésus-Christ,
Fils de Dieu, Verbe incarné, mort et ressus-
cité pour le salut (lu monde.
« Le concile œcuménique de la chrétienté
hiérarchique et laïque » s'acharne contre ces
trois témoins fidèles; il ne peut prévenir le
GoNTRADiciTUR du Pape et son triple anathème
contre l'Antéchrist.
Ce dernier commande naturellement l'ex-
termination de ces « fanatiques ». Déjà il se
croit obéi, débarrassé du vicaire de Jésus-
Christ; mais l'intervention divine éloigne la
mort. A ce dernier instant, du moins, avant
le cataclysme qui ruinera la puissance pres-
tigieuse de l'Antéchrist, l'unité va se consom-
mer.
Le représentant des orthodoxes, le métro-
polite Jean, s'écrie : « Maintenant, enfants,
il est temps d'accomplir la suprême prière
du Christ pour ses disciples : quils soient
un ; que notre frère Pierre puisse paître les
dernières brebis du Seigneur. » Le repré-
sentant des derniers croyants protestants
entonne à son tour le Ta es Petrus. « Ainsi
s'accomplit l'union des Eglises dans la soli-
tude et l'obscurité. Mais soudain, une lumière
brillante déchira la nuit; un grand signe
apparaissait dans le ciel : une femme, revêtue
du soleil, ayant la lune sous ses pieds et, sur
LES CONCLUSIONS DU THÉOLOGIEN 281
la tête, une couronne de douze étoiles. Voilà
notre labarum, s'écria le Pape, allons à lui. »
Et vers cette Vierge Immaculée, il entraine
les deux « réunis » et tout le troupeau des
vrais chrétiens'.
Ces lignes, les dernières à peu prés que
Soloviev ait écrites, terminent la parabole. Le
dialogue où elle est encadrée se termine par
une réflexion oîi Soloviev exprime le plus
curieux pressentiment de sa mort imminente :
« L'auteur de ce récit ne l'a pas achevé. Etant
déjà malade, il disait : je l'écrirai dès que je
serai guéri. Mais il ne s'est point guéri et la
dernière conclusion de son récit est ense-
velie avec lui-. »
En effet, quelques semaines plus tard,
Soloviev expirait brusquement, épuisé de
forces à quarante-sept ans, au cours d'un
voyage entrepris pour revoir sa mère. Les
amis qui l'ensevelirent pieusement, avec une
émotion consternée, ont-ils relu cette grande
parabole? Ont-ils médité sur ce mot qui ou-
vre la préface des Trois Dialogues • Mon
œuvre actuelle est apologétique^'^ Ont-ils
remarqué qu'en tête de cette œuvre su-
prême, Soloviev se plaint publiquement —
1. T. VIII, p. 570-580.
2. Ibid., p. 582. Ce texte était imprimé en juin 1900.
3. Ibid., p. 453.
282 VLADIMIR SOLOVIEV
ce qui est très rare — des oppositions de la
censure?
Si leur réponse est affirmative sur ces trois
points, ils ne peuvent garder aucun doute :
Soloviev, jusqu'à ses derniers moments, tra-
vailla pour incliner l'Orthodoxie et la piété
russes vers un dévouement plus universa-
liste à l'Eglise ; de cet esprit chrétien naîtrait
un jour l'unité. Sa prière monta jusqu'à la fin
vers Dieu pour que toutes les âmes de bonne
volonté, celles de ses frères russes en par-
ticulier, consentissent enfin à reconnaître la
véritable œuvre de Jésus-Christ, son Eglise
universelle fondée sur Pierre et confiée à son
magistère infaillible.
Tous ses amis l'ont-ils ainsi compris? Une
nous appartient pas de répondre. Lui croyait
que non* . En fait, un des plus dévoués, le
prince Serge Troubetzkoï chez lequel il
mourut, avait dû solliciter un commentaire
des Trois Dialogues : les explications que
Soloviev rédigeait pour lui sont peut-être
les dernières lignes qu'il ait destinées au
1. L'éloquent académicien A. KoM, dans son éloge de Solo-
viev prononcé le 21 janvier 1901 à l'Académie des sciences,
montre (ju'il a deviné l'ùme du disparu : « Le souhait de
l'union des Eglises a vécu dans l'âme de Soloviev jusqu'à la
fin de ses jours... ; ce souhait vit encore dans le cœur de
beaucoup de croyants sincères. » (Esquisses et Souvenirs,
Saiiit-l'élersbourg, 1906, p. 206.)
LES CONCLUSIONS DU THÉOLOGIEN 283
public *. Il avait donc le droit de redire le
vers du poète ukrainien, G. S. Skovorod, un
de ses proches :
« Le inonde m'a loué, mais il ne m'a pas compris. »
Ses amis eux-mêmes ont-ils soupçonné
toute la richesse de son âme, toutes les ar-
deurs de son cœur? Ont-ils discerné les am-
bitions chrétiennes de son patriotisme, les
espoirs patriotiques de sa foi? Lui souffrait
de leur inconscience, mais il l'acceptait hum-
blement. Cette continuité du sacrifice lui
était inspirée par les mêmes motifs que sa
prudence à l'égard de la censure : au prix
de sa souffrance individuelle, il achetait le
droit de dire aux siens et au monde tout ce
qu'ils pouvaient porter de la vérité inté-
grale.
1. Tome VIII, p. 583-580. — K. Golovi.ne, sympathique
pourtant à Soloviev, écrit eu 1910 [Mes Souvenirs, t. H, p. 214)
que Soloviev, vers la fin de sa vie, s'est peut-être rapproché
des protestants libéraux. Pour unique preuve, il cite cette
réflexion de Soloviev sur la ClirlsUiche Buginalik de Harnack :
« Lequel est le plus près du Seigneur, celui qui accomplit
les commandements du Seigneur sans croire en lui, ou celui
dont la foi est orthodoxe mais dont la conduite méprise la
loi chrétienne.' » — Quand même la pointe de cette critique
viserait des catholiques plutiit que des orthodoxes, ce sou-
venir de la parabole des deux frères (Matt., xxi, 28-31), n'au-
rait rien d'élogieux pour la dogmatique protestante. Un peu
plus loin (p. 217). Golovine regrette que Soloviev n'ait point
admis « la légitimité originelle des trois confessions aposto-
liques ». Ce regret de la p. 217 explique la supposition de
la p. 214,
284 VLADIMIU SOLOVIBV
En gardant ainsi Tinfluence que lui méri-
taient ses incomparables qualités, il a pu vrai-
ment élever bien des âmes et préparer de
nouveaux progrès : le grain de blé qui, dans
l'isolement et l'obscurité, meurt en terre, va
lever après l'hiver en moisson d'or.
Il nous reste à préciser un peu ce que fut
ce trésor caché. En étudiant Soloviev ascète,
nous comprendrons mieux ce que furent les
mérites de son humilité et de sa vertu.
CHAPITRE XI
L ASCETE
Bonté rayonnante. — Dernières résolutions.
Le princip.e de vie intérieure.
I
La doctrine ascétique de Soloviev atteste,
comme ses autres travaux, la puissance de
son génie; inversement, son élévation d'esprit
rehausse singulièrement sa pratique austère
de l'ascétisme. La loyauté consciencieuse qui
portait toute son activité vers le mieux, té-
moigne de sa vertu et fait comprendre sa
constante ascension de vérité en vérité.
Son extérieur même trahissait la tension
constante de tout son être vers le bien. En
1886, à trente-trois ans, il était pris par une
femme du peuple pour le célèbre Père Jean
de Cronstadt', c'est-à-dire pour celui que
1. Correspondance, I, p. 46; lettre du 27 janvier.
286 VLADIMIR SOLOVIEV
la Russie vénérait comme le type achevé de
la sainteté. Huit mois plus tard, le 12 octobre
1886, jNIgr Strossmayer écrivait au cardinal
Vannutelli, alors nonce du Saint-Siège à
Vienne : « Soloviev anima candida, pia ac
vere sancta est^ » Cette âme dont parle
l'évêque, le vicomte de Yogiié la verra trans-
paraître sur le visage comme « le modèle
dont s'inspiraient les moines imagiers quand
ils peignaient le Christ slave qui aime,
médite et souffre ». Le professeur Sikorsky,
un de ses anciens auditeurs, rappelle avec
amour l'influence personnelle qu'exerçait sur
ses étudiants « ce corps spiritualisé, ce vi-
sage de pureté- ».
Tous ceux qui parlent de lui, Slaves ou Oc-
cidentaux, signalent comme le trait caracté-
ristique de sa personnalité morale, la bonté,
« une bonté immense dont la sensation pé-
nétrait les cœurs'^ ». Qu'était cette bonté?
Les chapitres précédents prouvent assez
1. Ibid., p. 190.
2. Cité par Koxi, loc.cit.,\^. 209.
3 Tavernier, art. cit., p. Ifi. — « Bonté afTectée: car Soïo-
viev était un hypocrite. » Cette phrase, publiée en août 1910
dans le Kolokol de Moscou, a soulevé de très vives protesta-
tions. Citons notamment N. Kngklhardt dans le Novoié
Vrémia (21 août), Pétrov dans le Rousskoïé Slovo elle Sovre-
mennoïé Slovo (20 août), K. Goi.ovIiNe dans son volume [Ivc.
cit.). Tous insinuent que le collaborateur du Kolokol^ arche-
vêque orthodoxe de la Volhynie, aurait voulu se faire pardonner
son ancienne intimité avec Soloviev.
l'ascète 287
qu'elle n'était jii lâcheté ni compromission ;
essayons de déterminer son caractère po-
sitif.
Philologue et poète, érudit et artiste, his-
torien, philosophe et théologien, capable de
traiter avec une maîtrise incontestable les
sujets les plus divers, très experte leur don-
ner de l'unité en les hiérarchisant tous sous
la pensée dominante du règne de Dieu dans
le monde, Soloviev n'était pas moins émi-
nent par le cœur que par l'esprit.
Sans doute, ses idées soulevaient des tem-
pêtes en Russie. Etant celles d'un précur-
seur, elles le laissaient isolé, également com-
battu par les deux camps extrêmes qui se
partageaient l'influence. Leslibérauxauraient
acclamé le champion des réformes et son in-
telligence des choses d'Occident, si sa con-
viction chrétienne eût été reniée, éliminée, ou
du moins amoindrie et dissimulée. Or, elle
s'affichait au premier plan, elle prétendait que
sans religion, sans une religion vraie, il ne
pouvait y avoir de progrès légitime, de pro-
grès réel : c'est par le christianisme, affirmait
Soloviev, parle christianisme promis, préparé,
intégralement révéh' puis lentement réalisé,
c'est par ce christianisme intégral et pro-
gressif, par lui et en lui, que le progrès hii-
288 VLADIMIR SOLOVIEV
main a trouvé son origine et sa raison d'être,
son stimulant perpétuel et son but dernier.
Déclarations impardonnables, au regard
des libéraux; elles ne déplaisaient pas moins
aux slavophiles.
L'intrépidité du croyant aurait dû satisfaire
ces champions officiels de la foi... Mais
le croyant refusait d'identifier la patrie et
l'Eglise ; il n'admettait point que les Slaves
fussent seuls prédestinés; il protestait con-
tre les exchisivismes, il dénonçait les prati-
ques qui signifiaient : hors du slavisme, point
de salut. C'était assez pour que les anathé-
mes vinssent pleuvoir sur lui; les « vrais
hommes russes », isolés encore, existaient
déjà, et ceux-là devaient maudire Soloviev.
Sa bonté pourtant désarmaitles adversaires.
Presque toujours, après un premier contact,
elle les contraignait à l'estime, elle forçait
enfin leurs sympathies.
C'est à vingt ans qu'il inaugura ses cours
de philosophie, et son auditoire, à l'université
de Moscou comme à celle de Saint-Péters-
bourg, était acquis tout entierau positivisme.
Or, dit le professeur Alexandre Wédensky,
on ne pourrait citer un seul de ses auditeurs
qu'il n'ait « converti ». Le professeur acadé-
micien Koni*, dans son discours à l'Acadé-
1. Esquisses et Souvenirs, p. 217 sqq.
l'ascète 289
mie des sciences précise les faits. Quand les
leçons sur le théandrisme furent annoncées
dans l'Université de Saint-Pétersbourg, il y
eut une immense agitation parmi les étudiants
de toutes les facultés; quel était cet insolent
qui osait introduire un sujet religieux dans
le sanctuaire de la science, la nuit dans la de-
meure du soleil ? Un vrai complot fut orga-
nisé. Le tumulte devait être tel que le cours
serait définitivement « coulé » dés la première
leçon. Tous les étudiants étaient convoqués.
Le grand jour arriva : la faculté des Sciences,
celle des Lettres et celle de Droit se trouvè-
rent au grand complet. Devant cet auditoire
immense et bourdonnant, le professeur de
vingt-cinq ans entre ; on lui refuse les applau-
dissements habituels. Cependant tous les
yeux se sont fixés sur lui ; et déjà son visage,
son regard imposent le respect. Quelques
meneurs, parmi les « philologues », essaient
de lancer le tumulte; ils ne sont pas suivis.
L'auditoire entier a été saisi par ce jeune
homme qui lui parle de l'idéal chrétien, de la
grandeur humaine et de l'amour divin pour
elle. La grande voix, profonde et souple, du
professeur retentit dans un silence religieux;
elle rend hommage au Christ, elle le désigne
comme le seul principe (jui puisse instaurer le
règne de l'amour et d'une vraie fraternité, elle
SOLOVIEV, 19
290 VLADIMIR SOLOVIEV
convie tous les auditeurs à se laisser divini-
ser par Lui. Et soudain, les applaudissements
éclatent, unanimes : juristes, philologues,
naturalistes acclament celui qu'ils devaient
honnir; ils se presseront désormais à toutes
ses leçons, ils l'applaudiront jusqu'au bout.
Inutile d'épiloguer sur ce résultat : il sem-
blera bien éloquent à tous ceux qui connais-
sent parexpérience les choses de l'enseigne-
ment. Une telle influence atteste plus et mieux
que le simple prestige intellectuel; des étu-
diants sont souvent peu disposés — en Rus-
sie moins encore qu'ailleurs — à goûter les
exhortations pieuses de leur professeur ; une
philosophie religieuse, inattendue et austère,
ne s'impose pas à eux par la seule force des
raisonnements abstraits. 11 faut au cœur —
au cœur slave autant et plus qu'à d'autres
— des raisons que la raison ne connaît pas :
aussi chez ce maître de vingt ans qui « con-
vertit» les étudiants russes de son âge, nous
pouvons soupçonner un cœur d'une grande
richesse, d'une affection et d'un dévouement
rares, une âme exceptionnelle.
Ame bonne, âme ardente, disposée à toutes
les pitiés. Elle s'attendritsurtoutes les misè-
res, elle se montre héroïque comme naturel-
lement et par instinct. Pour soulager des
l'ascète 291
infortunes matérielles, Soloviev se réduisit
fréquemment à une pénurie extrême. « J'ai
vu souvent, au risque de se faire écraser, ce
myope traverser la rue afin de porter une au-
mône à des mendiants qu'il devinait plutôt
qu'il ne les apercevait et courir après eux
pour leur donner des pièces blanches ou de
l'or. Ses amis le grondaient sans réussir à le
fâcher ni, bien entendu, à le corriger. A
Pétersbourg etàMoscou cette bonté inépuisa-
ble était devenue légendaire ^. » Ses aumônes
le ruinaient, mais il les continuait — se
faisant quêteur auprès de ses amis ou s'in-
géniant à trouver des ressources nouvelles.
C'est ainsi qu'une année où les vivres étaient
fort chers, il pensa que le dîner quotidien
était peut-être affaire d'habitude : en ne
dînant lui-même que tous les deux jours, il
permettrait à quelque miséreux de dîner
aussi tous les deux jours.
Il dépensait en « des générosités somptueu-
ses l'argent qu'il avait gagné en travaillant
deux ou trois mois toute la nuit ; dispos et
en train après d'incroyables excès de labeur;
menant de front la composition de plusieurs
livres de poésie, d'articles de revue et se
nourrissant de thé et de légumes 2».
1. Tavermer, art. cit., p. 16.
2. fbid
292 VLADIMIK SOLOVIEV
Bonté pour les corps affamés; bonté pour
les âmes surtout. La vérité devrait les nourrir,
et l'amour du bien; mais qui les leur distri-
bue ?
Cette commisération inspira toute l'activité
littéraire de Soloviev. Il sentait qu'autour de
lui les intelligences et les cœurs avaient l'an-
goisse du divin, et personne ne semblait com-
prendre leur angoisse. Ces intelligences,
même révoltées contre le dogme, ces cœurs,
même indociles à toute loi, restent pourtant
à leur insu dans un ordre historique où la
Providence les sollicite par l'action répétée
de sa grâce. Vivre et savoir, posséder et jouir,
voilà l'aspiration perpétuelle de ces dévoyés,
voilà leur rêve. Qui leur fait comprendre
ce rêve? Qui donc dit à ces hommes : « ^ os
tendances et vos ambitions viennent de Dieu.
Elles sont des appels lointains de sa bonté.
Loin d'être condamnées par Dieu, elles tra-
duisent — mais avec quelle imperfection !
— les desseins de Dieu sur vous. Vous vou-
lez vous élever au-dessus de l'homme' ?Mais
1 . Nietzsche devait passionner les esprits en Russie dès qu'il y
serait connu. Soloviev discerna vite le danger. Dans la Jus-
tification du Bien, de très belles pages sont consacrées à juger
lœuvre de Nietzsche. Soloviev revint avec insistance sur ce
grave sujet : en 181)7, Littérature ou vérité [W\\, p. 99j; en 1899,
L'Idée du surhomme (p. 310j suivie, la même année, d'une ré-
jjonae aux trois nietzschéens, Philosophov, Rosanov et Mérej-
kovski.
l'ascète 293
le Christ est venu pour vous inspirer l'idée
de cette élévation, pour enflammer vers elle
vos désirs, pour vous offrir un modèle et des
moyens de la réaliser. — Vous voulez être
dieux? Ne croyez pas que cela soit mauvais.
Il y aurait crime si vous vouliez substituer
l'homme à Dieu, si vous prétendiez ravaler
Dieu au niveau de l'homme, si vous tentiez
de vous idolâtrer en oubliant Dieu ou en le
subordonnant à votre humanité. Mais si vous
désirez être soulevés jusqu'à Dieu, si vous
souhaitez être tellement unis à Dieu, que
Dieu soit tout en vous et vous tout en Dieu,
si vous vous désespérez parce que, avides de
participera la nature divine, vous l'entrevoyez
dans une inaccessible infinité, alors ayez con-
fiance ! Le Père, le Fils et le Saint-Esprit vous
appellent en effet à monter jusqu'à eux; ils
sont prêts à descendre vers vous et en vous,
pour vivre en hôtes habituels de votre âme ;
ils promettent à tout votre être, en échange
de votre bonne volonté, une récompense
inouïe, une transformation mystérieuse
d'abord et invisible mais bientôt rayonnante
et glorieuse, une union et une assimilation
qui vous divinisera. Car, voilà la foi chré-
tienne et la révélation que Jésus, Fils de Dieu ,
vint apporter au monde... »
Mais qui redit ces vérités aux âmes slaves?
294 VLADIMIR SOLOVIEV
Faut-il alors s'étonner qu'elles s'étiolent?
Elles ont faim !
Et Soloviev, s'appropriant le Misereor su-
per turbam, entreprit pour les âmes sa for-
midable lutte contre les erreurs philosophi-
ques et théologiques de la Russie.
Ses exposés documentés et loyaux, ses
discussions toujours bienveillantes laissent
transparaître sa constante préoccupation :
gagner l'adversaire qu'il faut réfuter, gagner
son âme.
Pas d'emportement donc. Pas d'esprit de
parti ou d'exclusivisme étroit. Au contraire,
souci perpétuel de dégager, en toute erreur,
l'âme de vérité qui l'accrédite ; et puis, situer,
com[)léter cette vérité, l'enrichir par un re-
gard toujours plus compréhensif ; car le
grand ennemi de la vérité c'est l'esprit de
système, le regard « unilatéral ».
Pas de polémique personnelle surtout.
Soloviev dut parfois répondre directement à
certaines attaques. Et, bien qu'il l'eût fait
toujours avec une parfaite modération, il
voulut un jour s'accuser publiquement
d'avoir nommé sans nécessité plusieurs de
ceux qu'il critiquait.
Cette extrême réserve ne signifiait ni pusil-
lanimité, ni crainte de la riposte. C'était le
respect des âmes et des intentions qui l'in-
l'ascète 295
spirait. Elle fut, par surcroît, la stratégie la
plus conquérante : un exposé de la vérité,
complet et convaincu, mais très loyal et très
charitable, n'est-il pas la plus efficace réfuta-
tion de l'erreur? Cette tactique se trahit sur-
tout dans la Justification du Bien : cette œu-
vre, une des plus importantes de Soloviev,
est dirigée tout entière contre l'envahisse-
ment du tolstoïsme, et Tolstoï n'y est pas
même nommé...
Tant de sérénité dans la discussion préve-
nait les ressentiments. Aucun péril de malen-
tendu ; pas une ombre de jalousie, donc
aucun prétexte à l'aigreur'. Les auteurs com-
battus devaient reconnaître que leur adver-
saire les estimait et leur voulait du bien; et
la plupart des lecteurs étaient séduits par la
grande paix de l'écrivain. Cette paix limpide,
unie à une pensée vigoureuse et à un style
incisif, inspirait le respect, la conviction, l'ad-
miration. Elle gagna beaucoup d'amis à Solo-
viev. Peu à peu donc, les attaques s'atté-
nuèrent et les calomniateurs firent silence.
Les académies et les salons de la plus haute
1. Aussi Tolstoï n'hésitait point à lui recommander ses
protégés (Par ex., lettre de Tolstoï à Grote, citée dans
N. I. Grote : Documents, etc.. Saint-Pétersbourg', llJll, p. 215).
Et Soloviev s'essayait à faire du bien jusque chez Tolstoï; il
ne désespérait pas d'éclairer Tolstoï lui-même (voir, par ex.,
le récit de la visite à Tolstoï, en 1894, dans Yélitchko,
p. 131 sqq.).
296 VLADIMIR SOLOVIEV
aristocratie, les cercles politiques et les
ambassades se disputèrent alors le « grand
homme » ; la bienveillance impériale et les
acclamations populaires commençaient à re-
venir vers lui lorsque la mort le frappa
brusquement chez son ami le prince Trou-
betzkoï. Il avait quarante-sept ans.
II
« Le service du Seigneur est rude », sou-
pira-t-il sur son lit de mort. Son hôte qui
recueillit cette confidence ajoute : « Toute la
vie de Soloviev fut un effort pour justifier
sa foi et pour renforcer l'action de ce bien
auquel il croyait. Il se livra tout entier à celte
tâche de sa vie. sans reprendre haleine, sans
s'épargner, s'épuisant de zèle pour accomplir
ce qu'il regardait comme sa mission. Sa vie
fut la vie d'un lutteur, vainqueur déjà de sa
propre nature et de ses tendances inférieures.
Et la vie ne lui fut pas douce! Mais, dans ce
rude labeur, son esprit ne s'est jamais lassé
parce qu'il avait gardé un cœur pur et une
âme magnanime : aucune timidité ne iroiible
cette noble source et c'est là qu'il puisait la
gaieté et la joie, signe authentique à ses yeux
et vrai privilège du christianisme sincère ^ »
1. Le Messager de l'Europe, septembre 1900. Le prince
Troubetzkoï devait suivre bientôt ?on ami dans la tombe.
29';
Cette page qui fait honneur aux deux amis,
à l'écrivain comme au mort, montre à quel
degré de vertu Soloviev avait été conduit par
la souffrance. Avec sa sensibilité très pure et
l'exquise délicatesse de sa charité, son âme
affinée éprouvait des douleurs que les inat-
tentifs et les indélicats ne soupçonnaient pas.
La princesse X... X... que ses traditions de
famille et ses souvenirs de convertie ont
particulièrement renseignée sur Soloviev,
voulait bien nous écrire, dans un document
qui nous a été très précieux : « Il avait be-
soin d'affection et de douceur, » Or, l'affec-
tion et la douceur furent remplacées, pendant
de longues années, par des attaques forcenées
et par les pires calomnies. Le cœur de Solo-
viev en fut souvent meurtri ; sa mort fut
peut-être hâtée par ces peines intimes, mais
son âme ne se laissa jamais exaspérer. Elle
se sanctifiait au contraire par la souffrance
qu'elle offrait pour le salut de la chère
Russie.
Mgr Strossmayer témoignera pour nous de
cette sanctification, lui qui connut intime-
ment les aspirations et les douleurs de Solo-
viev,
Nous avons déjà cité sa lettre au cardinal
Vannutelli, alors nonce du Saint-Siège à
Vienne : « Soloviev anima candida, pia ac
298 VLADIMIR SOLOVIEV
vere sancta est^ » Il annonçait en même
temps la préparation de plusieurs ouvrages
importants et le projet d'un pèlerinage
commun ad limina. « Soloviev et ego con-
diximus, ut Romae tempore sacerdotalis
iubilaei summi et gloriosissimi Pontificis
nostri conveniamus, ut pro consiliis et inten-
tionibus nostris lumen et benedictionem
efflagitemus'. »
Lorsqu'il exécuta son dessein en 1888,
l'évêque écrivit au cardinal Rampolla pour
lui recommander«Vladimir Soloviev, homme
aussi instruit que pieux 3», bien digne de re-
cevoir du Saint-Père, dans une audience par-
ticulière, une bénédiction toute spéciale pour
son apostolat en Russie.
Dans une correspondance plus intime,
Mgr Strossmayer pouvait s'ouvrir davantage.
Ce qu'il dit des souffrances de son ami per-
mettra de mieux apprécier la victoire morale
qu'attestent les paroles, citées plus haut, du
prince Troubetzkoï. Ici encore nous respec-
terons le style, l'orthographe et la ponctua-
1. Corrrspundance, p. 190. — « Soloviev est une âme inno-
cente, pieuse et vraiment sainte. «
2. Ibid., p. 191-192. — « Soloviev et moi, nous avons con-
venu de nous retrouver à Rome au moment du jubilé sacer-
dotal du souverain et très ^^lorieux Ponlife, afin d'implorer
lumière et bénédiction pour nos projets et nos intentions. />
3. Ibid., p. 192.
l'ascète 299
tion du vieil évêque croate. Il écrivait au
R. P. Pierling, le 24 mars 1890:
« Il fautsoutenire, et encourager notre ami
Solowiew d'autant plus qu'il incline un peu
par son penchant naturelle à la melancholie,
presque dirai-jé au désespoire. Aimons-le,
encouragons-le et unissons-nous à luisincer-
ment. C'est ce, que je fait moi-même au fure
et à mesure de mes faibles forces. J'écrirai
prochaenement dans nos journaux quelque
chose sur son ouvrage la Russie et l'Eglise
universelle. Je le louerai comme il le mérite
et je l'encouragerai *. »
Nouvelles instances, dés le 6 avril 1800.
« Pardonnez à ma franchise relative à notre
])on et pieux Solowiew. 11 est, comme vous
remarquez très justement, un peu inclin à la
tristesse et à la melancholie. Rélevons-le et
l'encourgeons-le. Il le mérite au plus haute
degrés. Laissons-lui ses particularités innées.
Il est, selon moi, un bon instrument dans les
mains de la providence. Prêchants la charité
et la concorde et la réconciliation des deux
églises, restons toujours dans la charité par-
faite et dans la concorde parfaite. Je suis
1. Lettre inédite, communiquée par le R. P. Pierling. La lettre
contient seize pages de la large écriture de Strossmaver :
notre citation est empruntée au deuxième feuillet.
300 VLADIMIR SOLOVIEV
vraiment enchanté de trouvez le même esprit
dans vos excellentes lettres \ »
Ces défaillances passagères de Soloviev
ne modifiaient point d'ailleurs le premier
jugement de Strossmayer : « Notre excellent
S... est un homme ascète et vraiment saint^. »
Le jour de Noël 1896, Soloviev, alors très
malade à Tsarskoe Sélo, avait télégraphié à
Févéque, comme il aimait à le faire auxjoursde
fête : « Félicitations, souhait, prières. Souve-
nir de cœur, travaux, maladie, espoir en Dieu.
— Vladimir Soloviev. » Et l'évêque répondit,
par télégramme : « Merci pour les félicitations.
Votre vie et santé précieuses pour l'Eglise et
la nation. Vivez donc, nous prions tous pour
vous. Moi je vous bénis de tout mon cœur et
souhaite que votre santé soit bientôt parfai-
tement rétablie. — Strossmayer évêque^. »
Strossmayer était sincère ; il attachait le
plus grand prix à la santé et à la vie de son
ami. Plein de l'espoir que des jours meilleurs
étaientvoisins pour les aspirations catholiques
des âmes russes, il souhaitait que Soloviev
pût voir ces temps bienheureux. Dans une
1. flem. Extrait d'une lettre incdite de rjuatre pages.
"2. Lettre tneW/Ze du 23 janvier 1887. Dans cette lettre, l'évèquc
a ccritpar distraction 5oH('a/o/'; c est certainement de 5o/ot'jec
qu'il est question.
3. Télégrammes publiés dans la Correspondance (russe) de
Soloviev (éd. Radlov). t. I, p. 193.
L ASCÈTE 30i
lettre déjà citée, il écrivait au cardinal Vannu-
telli :
« In hisce liorrendis calamitatibus... indu-
bium est animas candidas et vere pias divino
quodam impulsu ad unilatcm tendere. —
Huius rei testimonium adnecto... qiio evi-
dens fît, in ipsa quoque ecclesia slavica ortho-
doxa pro unione promovenda et divinani
victimam, aeternum omnis caritatis, concor-
diae et unitatis pretium, et pigniis, cottidie
offerri, et preces assiduas hoc sancto fine ad
Deum optimum maximum fiindi'. »
Dans son humilité, le vénérable vieillard
se déclarait indigne d'entrevoir l'aurore du
jour où tant de messes obtiendraient l'unité
des masses chrétiennes ; mais d'autres lui
semblaient dignes de contempler ces premiè-
res clartés.
« Ego ipse ceu peccator vixmereorutauro-
ramadminus laetissimae huiusmodi diei con-
spiciam ; ast Soloviev et principissa Volkonski
1. Ibid., p. 191. Lettre du 12 octobre 1886. — « Au milieu
de si horribles malheurs, il est certain que, par une impulsion
divine, des âmes innocentes et vraiment pieuses tendent à
l'unité. Le document que je joins à ma lettre le prouve à
l'évidence : même dans l'Ep^lise orthodoxe slave, la divine
victime, gage éternel qui nous vaut toute charité, toute con-
corde et toute unité, est offerte chaque jour pour le progrès
de l'union, et des prières assidues sont répandues devant le
Dieu très bon et très puissant pour celte sainte inlention. »
302 VLADIMIR SOLOVIEV
et aliae animae piae et sanctae merebuntur
certe, ut videant, si non lucem plenam, admi-
nus stellam matutinam huius laetissimae lu-
cis, quam Pater aeternus in consolationem
eorum, qui in pessimis adiunctis non despe-
rabant, sed vires suas ad unionem inpende-
bant, in sua tenet potestate '. »
Cet espoir de l'évêque devait être déçu.
Des deux amis ce fut le plus jeune qui dis-
parut le premier, alors que « l'étoile du ma-
tin » ne se montrait pas encore à l'horizon.
Ainsi se vérifiait jusqu'aux bout la poésie
prophétique, où Soloviev avait esquissé dès
sa jeunesse les solitudes prévues de sa mar-
che religieuse, — comme jadis Newman re-
venant de Sicile avait écrit son poème fa-
meux : Lead kindly light — Conduis-moi,
bienfaisante lumière...
« Sous la brume du matin j'allais vers vous
d'un pastremblant, rivages magiques — pleins
1. Ibid., p. 192. — Frag-ment emprunté à la même lettre,
« Un péchear comme moi mérite peu d'entrevoir même
l'aurore de ce bienheureux jour; mais Soloviev, la princesse
Volkonsky, et d'autres iimes pieuses et saintes mériteront
certainement de voir, sinon la pleine lumière, du moins
l'étoile du matin qui annoncera ce bienheureux jour, ce jour
que le Père éternel tient en son pouvoir pour consoler ceux
qui, dans les pires adversités, loin de désesjiérer, se dépen-
saient de toutes leurs forces pour le progrés de l'union. »
l'asckte 303
de mystères. Les pourpres de la première
aurore chassaient les dernières étoiles ; mes
rêves papillonnaient encore, et mon âme, en-
lacée par eux, priait : elle priait des divinités
inconnues.
« A la fraîcheur blanche du jour, je marche,
solitaire comme jadis, sur une terre inexplo-
rée. Le brouillard s'est dissipé... Là-devant,
l'œil voit — très clair — combien est dur le
sentier de la montagne et comme tout est
loin encore — loin, tout ce que nous avons
rêvé !
« Je marcheraijusqu'à lanuit;j'iraid'unpas
intrépide vers les rives désirées où resplen-
dit sur la montagne, à la clarté d'étoiles nou-
velles et dans l'étincellement des feux de
triomphe, le temple qui m'estpromis, le tem-
ple qui m'attend. »
Ce temple promis, c'était l'Eglise univer-
selle dans sa gloire. Soloviev avait désiré
l'entrevoir dès que, dégagé des ténèbres pré-
cocesqui s'étaient substituéesà sa foi d'enfant,
il n'avait plus douté de Dieu ni de sa Provi-
dence ni de son œuvre rédemptrice. Il avait
aussitôt cherché des clartés nouvelles sur les
plans divins dans le monde ; une brume les
lui cachait, et, sous l'étreinte des longues an-
goisses, son âme avait soupiré passionné-
304 VLAUIMIK SOLOVIEV
ment : « Mon Dieu, Christ Jésus, montrez-
moi votre œuvre sur terre, montrez- moi
votre Eglise... Où est l'Eglise ? »
Un jour enfin, le brouillard se dissipa, le
temple promis à ceux qui cherchent apparut :
c'était l'Eglise universelle dans la splendeur
de sa catholicité.
Depuis ce jour, Soloviev ne se lassa plus
de montrer à ses frères le temple divin situé
sur la montagne. Nous avons cité déjà la
préface de sa Justification du Bien : « Le
choix fut toujours difficile entre les diverses
théories sur le but de la vie; il l'est plus
encore dans la situation actuelle des con-
sciences humaines. Un devoir s'impose donc
aux quelques heureux qui ont déjà trouvé
pour eux-mêmes une solution ferme et défi-
nitive : la justifier pour les autres. Quand
l'esprit a triomphé de ses propres doutes, le
cœur ne peut rester indifférent aux erreurs
des autres. » Ces autres lui semblèrent long-
temps ne pas voir et ne pas entendre. Même
les plus sympathiques comprenaient souvent
assez mal les convictions de leur ami. Eu
môme temps, les susceptibilités de la censure
imposaient une extrême prudence : après les
solennelles professions de foi publiées néces-
sairement à l'étranger, les déclarations durent
se faire très discrètes et les démonstrations
305
se voiler sous peine d'être tout simplement
interdites en Russie.
Quand Soloviev expira, il put donc crain-
dre de n'avoir été suivi par personne jusqu'au
seuil du temple.
Mais ses œuvres continuent à désigner ce
seuil du temple. Par elles, la lumière a grandi
déjà dans l'esprit de plusieurs etl'amour s'est
réchauffé dans leurs cœurs. Des Russes médi-
tent la grande prière du Maître : ut omnes
unum sint ; et, devant ce désir divin, ils
comparent l'universalisme au slavisme. Leurs
ambitions patriotiques s'élèvent, à mesure
que leur foi élargit ses horizons.
L'accès de la montagne sainte n'est plus in-
terdit. Déjà quelques vaillants commencent à
gravir les côtes, et les regards des foules
suivent leur ascension... Or qui sait tout ce
que Pusey aurait entrepris, tout ce que Nevv-
man aurait accompli dans une Eglise valide-
ment hiérarchisée? Qui donc pourrait prévoir
quel avenir Dieu réserve parmi ses frères
à l'influence du Newman russe?
A titre d'exemple, voici deux faits qui
caractérisent sans doute, la division des es-
prits en Russie, mais aussi leur estime com-
mune pour Soloviev.
Au début d'avril 1906, paraissait à Kiev le
premier numéro d'un journal quotidien, inti-
SOLOTIEV. 20
306 VLADIMIR SOLOVIEV
tulé Narod [Le Peuple). « Notre programme,
annonçait-il, se résume en une formule :
répandre les idées de Vladimir Soloviev sur
le christianisme universel. Comme lui, nous
voulons que la société religieuse soit inter-
nationale et que le droit chrétien dirige,
outre la vie privée, tout le domaine des re-
lations sociales. » Les applications promises
étaient disparates et discutables, mais le plan
était beau : « Juger du point de vue chré-
tien toutes les questions politiques et éco-
nomiques, philosophiques et religieuses,
littéraires et artistiques. » Les directeurs,
S. N. Boulgakov, professeur à l'Université,
et A. S. Voljsky étaient « orthodoxes »; ils
déclaraient que « leur journal, publié en
province, ne serait pas cependant une feuille
locale : à notre œuvre et à la pensée de
Soloviev, nous rêvons d'intéresser la Russie
tout entière et de gagner des sympathies
au delà des frontières voisines ». La censure
s'émut; et, dès le cinquième numéro, bien
que le vent souillât alors à la liberté, le
journal était interdit. « Suppression vraiment
regrettable », n'hésitait pas à dire le Tser-
kovny Vestnik [Messager ecclésiastique) du
20 avril 1906 ^
1. N* 16, p. 512.
l'ascète 307
A la même époque, par une curieuse coïn-
cidence, la Commission officielle qui prépa-
rait la convocation, toujours différée depuis
six ans, d'un Concile universel de toute la
Russie, entendait souvent retentir le nom de
vSoloviev. Le rapport de M. Souvorov, par
exemple, lui empruntait ses vues vraiment
chrétiennes sur le corps mystique de Jésus-
Christ et sur l'Eglise comme Cité de Dieu
d'après saint Augustin ^
Ces recherches ramènent du moins l'atten-
tion sur l'idée dominante de Soloviev : le
Maître, Fils de Dieu, a voulu que tous les
chrétiens fussent un seul corps — multi
ununi corpus^ un seul être — ut sint unum,
une seule Eglise : — sur cette pierre, j'édi-
fierai jnon Eglise, disait Jésus ; le vrai chris-
tianisme doit donc se reconnaître à ce signe,
qu'il travaille sans cesse à construire un
Temple catholique.
Entra-t-il lui-même dans ce temple? La
question vient d'être débattue à nouveau
très vivement au moment du dixième anni-
versaire de sa mort. Disons ce que nous
savons.
1. Rapports et procès-verbaux officiels de la Commission pré-
paratoire au Concile, imprimés par ordre du Saint-Synode ;
t. I, 1906, p. 197.
308 VLADIMIR SOLOVIEV
Longtemps Soloviev médita, longtemps il
redit la douloureuse parole de S. Paul : « Je
souhaiterais d'être moi-même anathème de
par le Christ, pour sauver mes frères, ceux
qui sont de ma race selon la chair » ; et il
pouvait ajouter en toute loyauté : « Je dis la
vérité dans le Christ, je ne mens point;
ma conscience m'en rend témoignage par
l'Esprit-Saint : ma tristesse est grande et
une irrémissible douleur d'enfantement
m'oppresse le cœur^ » Un jour, le vicomte
de Vogué entendra ce dialogue effrayant et
sublime : « Cependant, votre salut indi-
viduel...? — Eh ! qu'importe mon salut indi-
viduel? C'est au salut collectif de ses frères
qu'il faut penser^. » — Optaham enim ego
ipse anathema esse a Christo pro fratribus
mets.
Aucune timidité personnelle n'entrait en
1. s. Paul, dans sa lettre aux Romains, ch. 9, vers. 1-3.
2. De Vogué, Sous l'horizon, p. 22. — Un conférencier
célèbre, M. Petrov, que le Saint-Synode a naguère « exclu du
clergé monacal et dégradé du sacerdoce » pour son attitude
à la Douma, fréquentait, avec d'autres jeunes moines, l'Aca-
démie ecclésiastique de Saint-Pétersbourg lorsqu'il entendit,
Ters 1888 chez son professeur-inspecteur, Antoine Khrapo-
vitsky (moine Uéliodore, actuellement archevêque orthodoxe
de la Volhynie), un dialogue du même genre entre Soloviev et
le P. Innocent Figourovsky (actuellement évéque de la mis-
sion orthodoxe russe de Chine). Il a raconté cette scène dans
le Rousshoïé Slovo reproduit par le Sovremennoïé Slovo du
20 aoùt/2 septembre 1910.
309
cause. Dans la même conversation où le
vicomte de Vogué était témoin et acteur, on
avertissait Soloviev que, s'il quittait Paris
pour rentrer en Russie, il serait infaillible-
ment arrêté et déporté ; on précisait même
que des ordres avaient été donnés pour
l'interner dans un couvent d'Arkhangel :
« Xous l'engagions à différer son départ.
— Non, répondit-il; si je veux que mes idées
se répandent, ne dois-je pas aller témoigner
pour elles ^ ? » Il était prêt à rendre témoi-
gnage à la vérité, en tout ce qu'elle pourrait
lui demander.
Nous recueillons le même jugement sous
la plume d'un Russe converti, vieillard de
très illustre famille, type de courage, d'hon-
neur et de foi. Léontius Pavlovitch de Ni-
colaï-, avant de devenir catholique, prêtre et
chartreux, s'était couvert de gloire en com-
mandant contre Schamyl le régiment Ka-
bardinsky pendant la guerre du Caucase; il
avait gagné, comme aide de camp général
d'Alexandre II, l'amitié de son empereur;
1. De VocaÉ, ibid.
2. Né en 1820, mort en 1891. — Dans une lettre adressée au
P. Gagarin le 4 feTrier 1881, il précisait les grandes dates
de sa vie : « J'ai fait mon abjuration à la Délivrande le
21 juin 1858, fête de S. Louis de Gonzagué que j'ai adopté
pour patron. J'ai pris l'habit à la Chartreuse le 7 septem-
bre 1868; j'ai fait ma profession solennelle le 8 septem-
bre 1873; j'ai été ordonné prêtre le 21 mars 1874. »
310 VLADIMIR SOLOVIEV
puis il avait tout sacrifié pour suivre, sous le
nom de Père Jean-Louis, la vérité et la croix
de Jésus-Christ dans la vie la plus austère.
Or il écrivait de la Grande Chartreuse, le
3 janvier 1890 :
« Je comprends très bien les motifs pour
lesquels il(Soloviev) s'est maintenu dans une
certaine réserve, imposée dans l'intérêt de
la mission qu'il a à remplir et qui lui a été
confiée d'En-Haut, je n'en doute pas.
« Pour le bien de la cause, il est nécessaire
qu'il reste dans le rite oriental, car en pas-
sant au rite romain', il se serait coupé l'herbe
sous le pied en Russie et toute son action eût
été paralysée
« Je nourrissais l'espoir qxi'ii régulariserait
sa situation en faisant quelque démarche...
auprès du Saint-Siège afin de dissiper toute
espèce de doute. Je considère la présentation
de son livre au Saint-Père par Mgr Stross-
mayer, comme un premier pas dans ce sens.
C'est, à mes yeux, une profession de foi ; c'est
franc et en même temps habile, vu sa position
très délicate et qui l'oblige à user de beau-
coup de ménagements en face de tant de pré-
1. (( Jamais je ne passerai au latinisme », écrivait-il le
8 avril 1886, à l'archimandrite Antoine Vadkovsky, aujour-
d'hui métropolite orthodoxe de S.-Pétersbourg. — Il a tenu
parole.
311
jugés et de préventions at home et de la gent
bureaucratique (Pobédonostsev en tète...).
« ... Gomme il a été bien inspiré de retour-
ner en Russie et de ne pas écouter les voix
delà prudence humaine qui cherchaient à l'en
détourner! Cet acte courageux a dû certai-
nement plaire à l'empereur et à tous les
hommes de cœur, et il aura augmenté son
prestige...
«Oh! quelle grande chose ce serait s'il pou-
vait donner le branle à cette question de la
réunion des Eglises. J'ai la conviction intime,
que je partage avec Soloviev, que la Russie
serait appelée alors à jouer un rôle provi-
dentiel soit en Orient, soit en Occident...
« Je le dis et le redirai toujours : le salut
et la grandeur delà Russie dépendent entiè-
rement de la conservation de l'esprit reli-
gieux du peuple (car les classes soi-disant
élevées sont déjà gangrenées), et l'esprit re-
ligieux ne peut être entretenu que par
V Eglise, telle que Jésus-Christ la veut, c'est-
à-dire réunie à l'Eglise universelle et à son
chef... ^I. Soloviev a parfaitement compris
cela, et de son vol d'aigle il plane : aussi lui
ai-je voué une véritable admiration et une
sincère sympathie... Que Dieu bénisse ses
efforts ' ! »
1. Lettre inédite: Bibliothèque .s/mr de Bruxelles.
312 VLADIMIR SOLOVIEV
Ces lignes expliquent assez pourquoi So-
loviev ne songea jamais à la latinisation : elle
aurait été à ses yeux, en même temps qu'une
infidélité grave à sa mission personnelle, une
désobéissance formelle à la volonté des Pa-
pes. Ceux-ci n'ont-ils pas proclamé, depuis
l'antiquité chrétienne jusqu'à nos jours, la
légitimité et l'inviolable sainteté des rites
orientaux ? N'ont-ils point interdit de con-
seiller les changements de rite ? — Soloviev
entendait donc être membre de l'Eglise uni-
verselle, de l'Eglise Catholique Romaine,
mais non un membre latin : « C'est l'Eglise
de Rome, et non l'Eglise latine, qui est mater
et magistra omnium Ecclesiarum ; c'est l'évê-
que de Rome et non le patriarche de l'Occi-
dent qui parle infailliblement e.r cathedra;
et il ne faut pas oublier qu'il y eut un temps
où les Evêques de Rome étaient aussi des
grecs K »
D'autre part, la persécution organisée par
la bureaucratie russe avait tué en Russie
tous les rameaux qui, sans être latins, se
rattachaient visiblement au grand arbre ro-
main ; elle empêchait absolument leur renais-
1. Lettre sur l'Union des E£;Uses..., p. 12. — Le texte a été
mal reproduit dans le volume de M. Radlov, Correspondance,
I, p. 188; la dernière phrase a été remplacée par cette autre :
« Il Y avait un temps où l'Evèque de Rome parlait grec. »
l'ascète 313
sance. De cette intransigeance résultait pour
Soloviev l'impossibilité de conformer en
Russie sa pratique religieuse avec la profes-
sion de foi qu'il avait proclamée très haut.
Aussi multipliait-il ses instances pour que
la liberté des rites orientaux fût garantie par
l'Etat Russe aux communautés chrétiennes,
indépendantes du Saint-Synode.
Une parcelle de cette liberté a été recon-
nue par les lois constitutionnelles et organi-
ques de 1904 et 1905. Soloviev était mort de-
puis quatre ans. Sa démarche décisive, si
elle avait eu lieu, avait dû nécessairement
demeurer secrète.
Ses amis savaientseulementque cet homme
de foi, irréprochable dans ses mœurs, pieux,
austère et bon ne s'approchait plus des sa-
crements dans l'Eglise Orthodoxe. Tombé
gravement malade en 1892, il les avait reçus
pour la dernière fois dans la paroisse de la
Trinité, des mains du P. Orlov. Depuis
lors il s'abstenait. Un avis secret avait d'ail-
leurs interdit au clergé de donner encore la
communion à ce « suspect ».
Les esprits avertis qui connaissaient le res-
pect enthousiaste et l'admiration aimante de
Soloviev pour la Sainte Eucharistie devinaient
en son âme un mystère douloureux, mais le
secret leur échappait.
314 VLADIMIR SOLOVIEV
Ce mystère vient d'être enfin révélé à l'oc-
casion du dixième anniversaire de la mort
de Soloviev. Voici les faits affirmés en 1910.
Un prêtre, ordonné dans l'Eglise officielle
de Russie, mais uni depuis 1893 à l'Eglise
Catholique, M. Nicolas Tolstoï, continua
naturellement d'exercer son ministère selon
le rite oriental paléoslave K L'autorisation
qu'il obtint de séjourner parfois en Russie,
leva pour Soloviev le dernier obstacle, « Ce-
lui qui a tant prêché l'union avec Rome parmi
ses compatriotes a aussi prêché d'exemple et
a fait l'adhésion complète à l'Eglise Romaine
dans la chapelle Notre-Dame de Lourdes à
Moscou, le 18 février 1896, le deuxième di-
manche de carême en présence de plusieurs
témoins 2. »
Des journaux russes, comme le Tserkov,
le Rousskoïé Slovo et le Sovremennoïé Slovo
ont précisé cette information 3. Il n'y eut point
d'abjuration proprement dite : elle avait été
jugée inutile. Soloviev lut solennellement sa
1. Le 13 novembre 1910 l'Eg-lise de San Lorenzo di Monli à
Rome, destinée aux catholiques de ce rite, a été solennelle-
ment inaugurée j)ar une messe pontificale. Le curé est un
prêtre russe, M. Verighine, fidèle observateur de la liturgie
paléoslave.
2. Article de M. Nicolas Tolstoï dans L'Univers du
9 septembre 1910.
3. Notamment dans los numéros des 20 et 23 aoùt/2 et
5 septembre 1910.
l'ascète 315
profession de foi; il ajouta la déclaration que
nous avons citée plus haut : « Comme mem-
bre de la vraie et vénérable Eglise orthodoxe
orientale ou gréco-russe qui ne parle pas
par un synode anticanonique ni par des em-
ployés du pouvoir séculier..., je reconnais
pour juge suprême en matière de religion...
l'apôtre Pierre qui vit dans ses successeurs
et qui n'a pas entendu en vain les paroles du
Seigneur K.. » Cette formule, imprimée par
lui en 1889, précisait nettement ce que signi-
fiaient ses réponses : «J'appartiens à la vraie
Eglise orthodoxe; car c'est pour professer,
dans son intégrité, l'Orthodoxie tradition-
nelle que, sans être latin, je reconnais Rome
pour centre du christianisme universel. »
Les témoins de ce rapprochement entre
« le Russe de l'avenir ~ » et Rome étaient les
membres de la famille de M. N. Tolstoï, ses
servants et quelques personnalités éminentes
de Saint-Pétersbourg et de Moscou. Le len-
demain, M. N. Tolstoï était arrêté; mais, dit-
il, on facilita son évasion. Quelques jours plus
tard, il était à Rome pour présenter au Saint-
Père les hommages de son nouveau fils spiri-
tuel. Du moins Soloviev le crut et pensa que
Léon XIII avait approuvé ce qui avait été fait.
1. Voir plus haut, p. 260.
2. DosTOiEVSKT, Les Frères Karamazoo.
316 VLADIMIR SOLOVIEV
On dit que plusieurs admirateurs de So-
loviev, gagnés par ses œuvres et par son
exemple, ne se contentèrent pas de complé-
ter et de dilater jusqu'à la catholicité de la foi
et de la charité le christianisme individuel
de leur vie intime; ils auraient même prié
Rome de leur donner Soloviev pour premier
évêque.
C'était marcher trop vite. Léon XllI qui
avait conféré la pourpre à Newman, aurait
agréé le choix, dit-on, mais remis l'exécution
à des temps meilleurs. Avant l'apparition de
ces jours plus libres, Vladimir Serguiévitch
Soloviev mourait, simple laïque. Quand il
s'éteignit brusquement, au cours d'un voyage,
dans une maison de campagne du prince
Troubetzkoï, à Ouskoïé, le seul prêtre qu'on
put appeler fut le curé orthodoxe du village,
M. S. A. Biélaïev. En pareil cas, tout catho-
lique a le droit et presque le devoir de pru-
dence de solliciter absolution et viatique :
Soloviev mourant, purifié par ce don suprême
de Dieu, ne rétracta rienV
1. Voici, d'après le prêtre orthodoxe N. Kolossof, le récit
qu'il reçut du confesseur, à la fin de 1910, dans l'hôpital
Sokolny {Moskovshia Viédomoati, 3/16 noTCmbre 1910) :
« ... Soloviev me dit que, plusieurs années auparavant [le
nombre donné trois devrait être changé en huit], son dernier
confesseur orthodoxe lui avait refusé l'absolution pour une
question dogmatique; Soloriec ne m'a pas dit laquelle. » Le
l'ascète 317
Elles sont donc aussi mal fondées Tune et
l'autre, les deux impressions contradictoires
de certains extrémistes : la joie de ceux qui
parlent d'un retour à l'Eglise officielle, la
colère de ceux qui taxent d'hypocrisie cet
« évêque catholique »... imaginaire.
Est-elle mieux fondée l'impression qui se
dégage d'une page publiée, en février 1911,
dans le Messager Historique de Saint-Péters-
bourg? M. Gnédine ^ a connu Vladimir Solo-
viev et son frère aîné, Vsévolod Serguiévitch,
entre les années 1870-1880 : il leur lisait ses
œuvres que « les deux frères admiraient avec
un enthousiasme délirant ^ »; plus tard, il
les rencontra dans les bureaux des grands
périodiques russes, puis il les perdit de vue.
Or, dit-il, je fus un jour abordé brusquement
par Vsévolod : « Tu sais mon ennui ? Mon
frère a passé publiquement au catholicisme,
afin de recevoir l'Eucharistie que notre Eglise
lui refusait par châtiment. » — Si cette con-
versation, rapportée quinze ans après les
événements et six mois seulement après les
récits de M. N. Tolstoï, s'arrêtait là, nous
moribond ajouta que ce refus avait été légitime. Nous ne
voulons pas discuter ce témoignage; les mots, soulignés par
nous suflSsent à prouver que Soloviev, en désavouant ses
péchés, ne rétracta pas ses conclusions de théologien.
1. Silhouettes de la fin du XIX' tiède, p. 458-488.
2. Ibid., p. 474.
318 VLADIMIR SOLOVIEV
penserions qu'elle fut étrange, indiscrète,
imprudente, mais possible : le fait affirmé
était exact. ^lais la suite nous laisse rêveurs.
V^sévolod Soloviev aurait ajouté, pour com-
pléter ses confidences : « Pis que cela. J'ai
une lettre où Rome propose à mon frère la
dignité sacerdotale. Mais Vladimir a répondu :
.Je ne puis m'accommoder que d'un chapeau
de cardinal. » Et Vsévolod se serait esquivé
en concluant gravement : « Il sera cardinal,
n'oubliez pas ce que je vous dis. » Sans doute,
Vsévolod Soloviev était singulièrement ému
ce jour-là, et son interlocuteur aussi : ad~
mettons-le, puisque cette émotion des deux
romanciers excuse un récit qui confond le
domaine de la mémoire et celui de l'imagi-
nation. Le ton général de M. Gnédine, assez
malveillant à l'égard de Soloviev, n'aug-
mente la vraisemblance ni de la proposition
romaine ni de la réponse qu'elle aurait reçue.
Ceux qui connaissent un peu les usages de
la Cour pontificale, ceux qui ont pris le
moindre contact avec la pensée de Soloviev
souriront... « de la prophétie de Vsévo-
lod»; ils sauront gré à M. Gnédine d'avoir
ajouté : « Cette prophétie ne s'accomplit pas.
Soloviev mourut simple uniate \ »
1. Ibid., p. 478,
l'ascète 319
M. Nicolas Engelhardt avait raison de railler
doucement ces extrémistes dans le Novoïé
Vrémia '. Les calomnies de ces « feuilles
jaunes et des Bulletins diocésains », écrivait-
il, ne saliront pas celui qui devient en Russie
plus qu'évêque — puisqu'il est pour nous
« comme un pape dans le domaine universel
de l'intelligence et de la pensée ». Les
esprits profonds, comme M. Pertsov^, ne
peuvent s'étonner que l'âme loyale de Solo-
viev ait mis d'accord, dès qu'elle le put, sa
pratique et sa foi.
Pour agir comme pour différer, il n'écouta
certainement que sa conscience. Depuis long-
temps aucune raison égoïste, aucun intérêt
humain n'influait plus sur ses décisions ; tout
le détail de sa conduite s'inspirait d'un seul
désir : rendre honneur à Dieu en ramenant
vers lui, par le Christ, les âmes. « Je ne fonde
pas înon Ecole [philosophique]. Mais en voycuit
s'étendre les déformations ennemies du
christianisme, je regarde comme mon devoir
de manifester, dans l'idée fondamentale du
Royaume de Dieu, ce que doit être la pléni-
tude de la vie humaine — individuelle, so-
ciale et politique, — destinée à être par le
1. 21 aoùt/3 septembre 1910.
2. Novoïé Vrémia, notamment 9 ;22 décembre 1909, 31 juil-
let/13 août 1910.
320 VLADIMIR SOLOVIEV
Christ pleinement unie à la divinité, grâce à
l'Eglise vivante^. »
III
Un livre russe qu'il commença vers 1882
révèle les principes directeurs qu'il suivit
dès lors constamment. Les Fondements reli-
gieux on, d'après la troisième édition, Le^Fon-
dements spirituels de la vie ^, manifestent un
peu l'intimité profonde de son âme. Le
résumé de cette œuvre conclura logiquement
notre étude. Là, en effet, nous trouverons la
réponse à des questions que le lecteur se
sera posées sans doute depuis longtemps :
Dans quelles vues cet homme supérieur a-t-il
orienté toutes ses activités vers la conquête
spéculative et pratique d'une philosophie
intégrale ? Par quels exercices de conscience
a-t-il si merveilleusement mis en valeur har-
monieuse toutes ses ressources intellectuel-
les, morales et religieuses? D'un mot, par
quelle discipline méthodique a-t-il développé
en lui, de si éminente façon, « l'esprit»?
La préface débute par une constatation bien
nette : « Raison et conscience nous mon-
1. Contrefaçons du Christianisme, VI, p. 308. Cité ]>ar
M. Pertsov dans son article du 9 décembre 1909.
2. T. III, p. 270-382.
l'ascète 321
trent notre vie mortelle comme mauvaise
et inconsistante. » Au lieu de conclure au
pessimisme avec ses anciens maîtres, Solo-
viev, qui avait alors vingt-neuf ans, ajoute :
« Raison et conscience requièrent une amélio-
ration de cette vie. Pour ce faire, il faut cher-
cher hors de la vie. Ce levier supérieur à la
vie, la foi le montre au croyant dans la reli-
gion. » Ainsi la vie spirituelle suppose au
moins la foi en Dieu, la conviction que « la
religion doit régénérer et sanctifier notre
vie, la relier à la vie divine : œuvre de Dieu
avant tout, mais ne pouvant s'accomplir sans
nous ».
Pourtant, même parmi les croyants, « nous
vivons en général sans Dieu ou contre lui,
insouciants des autres hommes, esclaves de
la nature inférieure... Or, la vraie vie exige-
rait précisément l'attitude contraire : soumis-
sion libre à Dieu, union mutuelle des âmes,
et domination sur la nature. La première de
ces dispositions doit s'inaugurer par la
prière, la deuxième par la bienfaisance, et la
troisième par cet affranchissement qui con-
siste à refréner les tendances et les passions
inférieures ^ »
Prière, commisération fraternelle, absti-
1. /ér^., p. 270-271.
SOLOVIEV, 21
322 VLADIMIR SOLOVIEV
nence des désirs inférieurs, voilà donc, du
point de vue individuel, les trois éléments
fondamentaux de nos relations avec Dieu
notre maître et notre père, maître et père
de nos frères, maître et fin de la création
matérielle.
La pratique de ces devoirs individuels,
établis et expliqués dans une première par-
tie, produira naturellement la fidélité aux
devoirs collectifs qui s'imposent à l'homme
comme être social. « Toute pensée, toute
philosophie cherche l'Unité. Or ce qui donne
au monde sa véritable unité comme son exis-
tence, c'est la réalité puissante, vivante et
personnelle de Dieu. Son unité active s'est
révélée à nous dans ses œuvres mais surtout
dans la manifestation qui unifia la Majesté
divine, l'esprit humain et la matière corpo-
relle, dans la personne théandrique du Christ
en qui habite corporellement la plénitude de
la Divinité... Mais de même que nous n'au-
rions pas sans le Christ la Vérité de Dieu, de
même nous ne connaîtrions pas la vérité du
Christ s'il restait pour nous un simple sou-
venir historique : ce n'est pas seulement
dans le passé, c'est dans le présent et en
dehors des limites ordinaires de nos vies hu-
maines que le Christ doit nous être présenté
avec sa réalité vivante : il nous est ainsi pré-
l'ascètb 323
sente dans l'Eglise. Ceux qui pensent obtenir
personnellement et sans intermédiaire la
pleine et définitive révélation du Christ, ne
sont pas niûrs^ pour cette révélation : ils
prennent pour le Christ des fantômes de leur
imagination. Nous devons chercher la pléni-
tude du Christ non pas dans notre sphère
individuelle, mais dans sa sphère à lui qui
est universelle, dans l'Eglise-. »
Deux parties donc dans cette œuvre : toutes
deux examinent les relations de l'homme avec
Dieu, la première ses relations individuelles,
la seconde ses relations sociales. La conclu-
sion de la préface indique leur synthèse dans
un précepte, souligné par Soloviev : « Prie
Dieu, fais du bien aux hommes, dompte tes
instincts; unis-toi intérieurement à la vie
théandrique du Christ, reconnais sa présence
active dans l'Eglise et fixe-toi pour but de
porter son Esprit dans tous les domaines de
la vie humaine et naturelle, pour que s'accom-
plisse par nous le but théandrique du Créa-
teur, pour que le ciel s'unisse à la terre*^. »
Dans la première partie, avant d'expliquer
la nature de la prière, Soloviev rappelle
1. Souligné par Soloviev.
i. Ibid., p. 272.
3. Ibid., p. 273.
324 VLADIMIR SOLOVIEV
pourquoi rhomme doit « croire » en Dieu.
Ses désirs spontanés vers l'immortalité et la
justice lui ont manifesté un Bien qui ne
découle ni de sa raison individuelle ni de la
nature cosmique. 11 comprend donc qu'il n'a
point le droit de vivre sans souci de ce Bien;
l'obligation de « croire » en Dieu lui est révé-
lée. Mais cette foi, supérieure aux prises
empiriques de notre raison, doit en même
temps nous être donnée par ce Bien et en
même temps ne pas violenter notre liberté.
De là, par le sentiment de notre impuis-
sance, la nécessité de recourir à la prière.
Celui qui croit au Bien, constatant qu'il n'a
rien de bon en lui-même et par lui-même,
prie ; c'est-à-dire, il désire s'unir au Bien
par essence, il lui livre sa volonté : et ce
sacrifice spirituel est la prière. « On peut ne
pas croire au Bien : c'est la mort spirituelle;
croire à soi-même comme à la source du Bien,
c'est folie. La vraie sagesse et le principe
de la perfection morale, c'est croire à la source
divine du bien, croire au Bien, et Le prier
en lui livrant sa volonté en tout^. » — Ainsi
l'enseigne le Pater.
Un des morceaux les plus remarquables
de cette première partie, c'est, dans le long
1. Ibid., p. 274-28i.
l'ascète 325
et beau commentaire du P(itei\ l'analyse des
trois tentations qui successivement menacent
l'homme spirituel et qu'il vaincra seulement
par une disposition appropriée de recours à
Dieu. Nous choisissons quelques fragments.
La première tentation venait du corps ;
elle prétextait que l'homme spirituel devient
supérieur au bien et au mal et ne peut plus
être souillé. Vaincue, elle fait place à une
autre: « Après que l'homme spirituel a déjoué
la tentation de la chair, survient celle de l'es-
prit. — Tu as reconnu la vérité, en toi est née
la vraie vie. Voilà qui n'est pas donné à tous.
Les autres ne connaissent pas la vérité, tu le
vois bien, et la vraie vie leur est étrangère.
Bien que la vérité ne sorte pas de toi (comme
la première tentation l'insinuait), elle est à toi
pourtant... Aux autres, il n'a pas été donné de
recevoir la vraie vie, mais à toi!... C'est donc
que tu étais déjà meilleur et plus haut que
les autres. Et maintenant' !...» Cette tentation
de suffisance et d'amour-propre tend à rem-
placer le souci (ïêlre par celui de paraître :
son attrait a séduit des hommes de valeur
et de mérite, il les a changés en fondateurs
de sectes, en hérésiarques ou en promoteurs
de séparatismes nationaux. A ses assauts
1. [bid., p. 296-297.
326 VLADIMIR SOLOVIEV
l'homme vraiment spirituel, celui qui se
tourne vers Dieu dans la prière, répond avec
calme : « La A'érité est, en soi et de soi, éter-
nelle, infinie, parfaite. Notre esprit n'en est
jamais que participant... En elle, rien d'é-
goïste... Si doncje regarde cette vérité comme
mon bien propre, au point d'en tirer prétexte
pour me rengorger et me préférer aux autres,
je prouve que je ne suis pas encore dans
la Vérité. » Comment la Vérité serait-elle
dans l'orgueilleux — Veritas in eo non est —
puisqu'elle « ne peut être reconnue que sur
le fondement de l'humilité et de l'abnéga-
tion ^ » ?
L'ambition est la troisième tentation. Elle
essaie d'exalter le vouloir. « Prétends à la
puissance — pour faire régner le bien, dit-
elle. Les hommes ignorentla Vérité; acquiers
l'influence pour les soumettre à Dieu. »
L'homme spirituel répond : « Oui, je dois col-
laborer au salut du monde et à sa soumission
pratique devant son principe divin. Mais il
est faux que je doive, pour cela, chercher à
dominer dans le monde... Si je veux vraiment
l'œuvre de Dieu, au nom de Dieu et selon son
vouloir divin, je n'ai pas le droit de chercher
cette domination personnelle, je ne dois rien
1. Ihid., p. 297-298.
l'ascète 327
faire /;o«/ l'obtenir. Je crois en Dieu, je désire
accomplir son œuvre, je souhaite que son
régne arrive, j'y contribue selon qu'il m'a
été donné, pas autrement : car je ne connais
ni les secrets de l'économie divine, ni les
voies de sa providence et les plans de sa sa-
gesse. Je ne les connais pas sur moi, je ne
les connais pas sur le monde... J'ai donc à
promouvoir la gloire de Dieu et le salut du
monde par les moyens qui me sont confiés,
en même temps qu'à patienter jusqu'à leur
avènement en moi et sur le monde selon
les desseins de Dieu : ainsi, au lieu d'accroî-
tre moi-même le mal, je l'atténuerai autour
de moi par la douceur et la bonté '. »
Ainsi l'homme spirituel déjoue toute ten-
tation parla prière. Car, devant Dieu, il cons-
tate sans peine que sa vie intérieure commence
seulement. Il est en Dieu et Dieu est en lui,
c'est vrai, mais tout ce qui est en lui, n'est
pas encore de Dieu. Cette vérité que Dieu
maintient en pleine lumière pour l'homme de
prière dissipe tous les sophismes del'amour-
propre, particulariste etdonc ennemi du Bien,
du divin^.
L'exercice de la miséricorde et du sacrifice
complétera l'œuvre de la prière. L'Eucharistie
1. Ibid., p. 290.
2. Ibid.,Y>. 300-301.
328 VLADIMIR SOLOVIEV
synthétise en perfection l'absolue prière, l'ab-
solue miséricorde, l'absolu sacrifice ^
Il apparaît déjà que la religion ne peut
rester affaire purement individuelle. Elle
est nécessairement sociale; la collectivité hu-
maine tout entière est appelée à s'unir à Dieu
et à sa volonté. Comment la guider vers cet
idéal?
Incapables de réaliser par eux-mêmes cette
union dont ils ne concevraient même pas les
grandeurs sans la révélation, les hommes
peuvent bien en contempler un modèle ini-
mitable dans le Verbe incarné, dans son acti-
vité théandrique de médiateur, dans sa ré-
surrection surtout^ ; mais, s'ils trouvent dans
la communion eucharistique un moyen
tout-puissant de développer en eux la vie di-
vine, ils ne peuvent cependant lui être incor-
porés que par VEglise'-^. Le but de l'Eglise,
c'est précisément d'unir les hommes à Dieu,
c'est leur sainteté.
« Cette sainteté ne peut être absolument
parfaite ou achevée dans aucun des membres
visibles de l'Eglise; elle ne cesse pas toute-
fois de se répandre continuellement du Christ
1. Ibid., p. 310-311. — Cf. p. 304-317.
2. Partie II, chap. I, p. 319-347.
3. Ibid., chap. II, p. 347-368.
l'ascète 329
sur l'Eglise par l'intermédiaire de la très
sainte Vierge sans tache et par l'invisible
Eglise des Saints'. xVinsi donc, « sanctifiés
parl'Eglise sans que nos péchés la souillent
en tant qu'Eglise, nous devons accepter pour
elle de perdre notre âme, de perdre l'isole-
ment de notre moi humain, pour retrouver
notre âme — élargie par la charité universa-
liste et surhumanisée par l'union avec Dieu ».
Ce détachement est naturel aux simples; il
coûte plus à l'homme d'études, mais il lui est
d'autant plus obligatoire que ses lumières
sur la vérité peuvent être plus nombreuses...
s'il a bonne volonté''.
Il ne sera pas surpris de trouver, autour du
dogme divin et immuable, des éclaircisse-
ments humains progressifs, — des faiblesses
coupables au sein de la hiérarchie divinement
instituée, — et, pour chacun des sept sacre-
ments, tout un ensemble d'actions visibles
rajoutées au rite essentiel qu'elles font mieux
comprendre des fidèles^.
Des accroissements dans la manifestation
de la hiérarchie, de la vérité et des sacrements
ne permettent donc pas de condamner une
Eglise, par « Orthodoxie ». Ils sont à louer, au
l.Ibid., p. 351-352.
2. Ibid., p. 352-357.
Z.Ibid., p. «349.
330 VLADIMIH SOLOVIEV
contraire, pourvu que, par eux, soit mieux
mise en lumière la caractéristique essentielle
de la vraie Eglise du Christ, l'universalisme.
Sans eux, l'Eglise ne pourrait plus apparaître
selon le vouloir divin et se manifester comme
voie par sa hiérarchie apostolique toujours
visible, comme véritépaLV l'unité de son dogme
infailliblement promulgué, comme vie enfin
par ses sacrements, sanctificateurs de tous
ceux qui s'en approchent avec bonne volonté.
Or, cettetriple manifestation est requise, puis-
que l'Eglise, fondée par Jésus-Christ pour
unir à Dieu la collectivité humaine, doit né-
cessairement, dans le temps comme dans l'es-
pace, être universelle, catholique^ .
Mais cette société catholique qui vit au mi-
lieu des sociétés nationales et les respecte,
ne va-t-elle pas heurter les étroitesses des
nationalismes aussi bien que les égoïsmes
individuels? Comment donc régler les rap-
ports des sociétés partielles et de leurs gou-
vernements avec l'Eglise? C'est l'objet du der-
nier chapitre^. — « Dans l'Etat chrétien, la
puissance souveraine existe, mais, loin d'être
une divinisation du caprice humain, elle est
une obligation spéciale de servir la volonté
divine. Le représentantdu pouvoir dansl'état
1. Ibld., p. 359-3(;8.
2. Ibid., p. 368-380.
l'ascète 331
chrétien n'est pas seulement, comme les Cé-
sars païens, un dépositaire de tous les droits :
il est, par-dessus tout, le porteur de toutes
les obligations d'un groupement chrétien
particulier envers l'Eglise, c'est-à-dire en-
vers l'action de Dieu sur terre ' . » Cette vérité
réglera les rapports de l'homme spirituel avec
le pouvoir civil.
Après ce long exposé, Soloviev condensait
sa pensée en une magnifique conclusion où
nous pouvons lire ce qui l'ut le principe di-
recteur de toute son activité, du moins pen-
dant ses quinze dernières années. Elle est
intitulée VExemple du Christ comme contrôle
de Ici conscience^ et débute ainsi : « Le but
suprême de lamoralité individuelle et sociale,
ce serait que le Christ en qui la plénitude de
la divinité habite corporellement, fût recopié
en tous et en tout. Chacunde nous peut contri-
buer à faire avancer la réalisation de cet idéal,
si nous reproduisons nous-mêmes le Christ
dans notre activité personnelle et sociale-. »
Voici maintenant la règle pratique: « Avant
toute décision importante, évoquons en notre
âme l'image du Christ, concentrons sur elle
notre attention et demandons-nous : « Accom-
1. Ibid., p. 373.
■2. Ibid., p. 381.
332 VI.ADIMIK SOLOVIEV
« plirait-il cette action, Lui? » — Ou, en d'au-
« très termes: « Va-t-il l'approuver ou non?
« Va-t-il, pour cette œuvre, me bénir ou
« non ? »
Soloviev ajoutait : « Je propose à tous
cette règle, elle ne trompe pas. En chaque
cas douteux, dès que la possibilité d'un choix
vous est offerte, souvenez-vous du Christ,
représentez-vous sa personne vivante, comme
elle l'est véritablement, et confiez-lui tout le
poids de vos doutes... Que les hommes de
bonne volonté, comme individus, comme fac-
teurs sociaux, comme directeurs des hommes
et des peuples, appliquent ce contrôle et ils
pourront réellement au nom de la Vérité,
montrer à d'autres la route vers Dieu^ »
Soloviev avait trente ans quand il écrivait
ces fortes lignes. Leur fermeté même atteste
qu'il les mettait en pratique depuislongtemps.
Toute la suite de sa vie le montre fidèle à vivre
lui-même, comme il le conseillait aux autres,
sous le regard et dans l'intimité du Christ.
Ce Christ, il l'a cherché dans son Eglise uni-
verselle, il l'a trouvé ; il continuera de le
montrer aux autres. Son visage même, au dire
du vicomte de Vogué, faisait penser au Christ;
1. Ibid., p. 382.
l'ascète 333
sa parole faisait aimer le Christ, son exem-
ple doit susciter des imitateurs du Christ !
Dans le Messager de P Europe^ M. B. Spas-
sovitch écrivait le 3 décembre 1*J00 : « A sa
principale idée pratique, l'union des Eglises,
tous ses contemporains se sont montrés indif-
férents. Personne ne l'a suivi. Pourtant si la
vie des peuples se définit par leur religion,
il faut bien avouer l'importance du catholi-
cisme romain. Qu'on divise l'Europe en
deux groupes : il paraît hors de doute que
l'Europe catholique l'emporte en valeur mo-
rale et spirituelle sur les anticatholiques : la
conception mondiale d'un Dante Alighieri
monte, plus droit, vers plus de progrès que
celle d'un Bùchner, un saint François d'As-
sise est d'autre valeur qu'un Lassalle, et
l'esprit de Jeanne d'Arc ne supporte même
pas la comparaison d'une Louise MicheP. »
Dix ans plus tard, le 31 juillet/13 août 1910,
M. Pertsov constatait dans le Novoïé Vrémia
le revirement produit par l'influence de So-
loviev : « Il semble qu'il écrivait encore hier.
C'est l'écrivain le plus « contemporain »,
le plus à l'esprit du jour. Durant sa vie, il
semblait hors du temps; maintenant on forme
partout des cercles, des comités, des associa-
1. Messager delEurope, 3 déc. 1900, p. 221, cf. p. 237.
334 VLADIMIK SOLOVIEV
lions Vladimir Soloviev... : c'est que mainte-
nant l'attention s'est portée sur les thèmes
qui absorbèrent tout son effort, sur la valeur
mystique et religieuse de la vie :
Ah! dans la profondeur des questions,
La question est unique : Dieu l'a posée ! »
Celui qui l'a posée, cette unique question,
la résout aussi. Dieu, disait Soloviev, l'Infini
immuable se donne à nous parle Christ, et le
Christ par l'Eglise. Dès lors, quelle allé-
gresse !
Dieu est \c\\
Maintenant, parmi les frivolités éphémères,
Dans le ruissellement des soucis troubles
Qui font notre vie,
Un mystère plein de joie dilate nos cœurs :
Le mal est sans force, à nous l'éternité,
Avec nous est Dieu.
BeacHJbHo 3.10, mbi B-feMHM, ch HaMH Bort.
TABLE
Pages
Introduction vu
Notes bibliographiques xiii
Chapitre I. Newman et Soloviev. — Con-
trastes et analogies 1
Chapitre II. Le milieu russe. — Deux in-
fluences : Tolstoï et Tchadaïev. — Les
luttes des partis 10
Chapitre III. La Formation. — Foi perdue
et recouvrée. — Au contact des luttes. —
Le pacificateur 32
Chapitre IV. Le Professeur. — A Moscou.
— Premières disgrâces. — APétersbourg. 59
Chapitre V. L'Ecrivain. — Critique. —
Poète. — Penseur 88
Chapitre VI. Le Philosophe. A) Le Logi-
cien. — Evolution philosophique. —
Logique et Métaphysique. — Le vrai in-
tégral. 104
33G TABLE
Pages
Chapitre VII. Le Philosophe. B) Le Mora-
liste. — La Justification du Bien .... 131
Chapitre VIIL Les Débuts du Théolo(;iex.
— Premiers essais. — Le Grand Débat.
Le Judaïsme et la Question chrétienne . . 156
Chapitre IX. L'Evolution du Théologien.
— Les questions à la hiérarchie russe. —
Les relations avec Mgr Strossmayer. —
Histoire et avenir de la Théocratie. . . . 194
Chapitre X. Les Conclusions du Théolo-
gien. — Vidée russe. — La Russie et
VEglise universelle. — Projets 221
Chapitre XI. L'Ascète. — Bonté rayon-
nante. — Les dernières résolutions. —
Le principe de vie intérieure 285
Cuni licentia. — Imprimatur
Parisiis, du 21'^ Aprilis 19H
G. Lefebvre,
Vie. gen.
73
Paris. — Imp. Lkvé, rue Cassette, 17. — S.
iirivic^'
CE 80 7473
.C46Z87 191
CGC HERBIG
/iCC# 1029288
CXc''h1rb!gNY, ^^l VLAOIMR SCL
La ^Ibtioth^quLQ.
Université d'Ottawa
Echéance
Q,
13 DEC
m
mm
.1991
1
MAR 2 :
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