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VOLTAIRE
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LA SOCIETE AU XVIir SIECLE
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VOLTAIRE ET J.-J. ROUSSEAU
VOLTAIRE
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SOCIETE AU XVIII« SIÈCLE
PAR
GUSTAVE T)ESNOIRESTERRES
MoMvolle i(ili<lon h 4 f r. le vol.
SIX SÉRIIS OU VOLUMES ONT PARU
i*e série. — La Jeunesse ds Voltaire. 1 vol.
2e série. — Voltaire a Cirey. 1 vol.
3e s^ie. —• Voltaire a la cour. I vol.
4e série, — Voltaire et Frédéric. 1 vol.
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Paris. — Impr. Viéville et rapiomont, 6, rue des Poitevins,
VOLTAIRE
SOCIÉTÉ AU XVIir SIÈCLE
GUSTAVE 'BESNOIRESTERRES
■ VOLTAIRE ET J.-J. ROUSSEAU
DEUXIÈ>itE ÉDITION '
PARIS
DIDIER ET C". LIBRAIRES-ÉDITEURS
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VOLTAIRE
ET J.-J. ROUSSEAU
I
TANCREDE ET MADAME DE POMPADOUR.— ^MADEMOISELLE
CORNEILLE A FERNEY.— LE CURÉ DE MOENS.
Après avoir applaudi à cette verve unique, à ces
satires, à ces exécutions impitoyables dont Tadver-
saire ne se relève point, on éprouve le besoin de se
détourner un moment de ces victoires presque aussi
chagrinantes pour le vainqueur que pour le vaincu,
et de reposer les yeux sur des tableaux plus souriants.
Tancrède ne pouvait donc venir plus à propos, après
ce débordement de fiel et de haine, et le succès de
larmes qu'il allait obtenir n'était pas de trop pour
contrebalancer le succès malsain de V Écossaise. Com-
mencé le 22 avril 1759, Tancrède était achevé dès le
18 mai; il avait fallu à son auteur moins dpn mois
pour en combiner, en disposer les scènes, écrire ces
cinq actes tout débordants d'amour et de flammes, qui
seront le dernier triomphe tragique de ce poëte bien
\ieux déjà pour ces œuvres du démon, comme lui-
même les appelle. Mais ce n'était qu'un premier jet.
VI. ^
2 PREMIÈRE REPRÉSENTATION.
Il avait envoyé sa a chevalerie » à ses anges , qui
furent séduits par le brillant, le pathétique du sujet,
mais que Tengouement n'aveugla point sur les im-
perfections et les taches. Et c'est, à tout» instant et
jusqu'à la dernière heure, une succession de remar-
ques, d'indications pointilleuses dictées par une cri-
tique aussi saine que bienveillante, à laquelle il faut
bien se rendre et à laquelle on se rend de la meilleure
grâce, quoiqu'il arrive un moment où la satiété, le
dégoût finissent par être les plus forts. « J'implore la
clémence de madame Scaliger ; je n'en peux plus ! »
s'écrie le poëte sur les dents, s'en reposant pleinement
du reste sur l'expérience et l'esprit éclairé de M. d'Ar-
gental, qui était autorisé à livrer la bataille lorsqu'il
le jugerait convenable.
Ce fut le 3 septembre que Tancrède fit son appari-
tion devant un public d'ainis, et tout aussi nombreux
d'ennemis que les succès et les excès de l'auteur du
Pauvre Diable et de V Écossaise n'étaient pas propres
à apaiser. Mais on dut se résigner de. ce côté à de-
meurer passif devant l'enthousiasme et l'enivrement
de la salle entière. Même les sceptiques, même les
esprits railleurs que le respect humain défend contre
tout entraînement, se laissèrent gagner et firent cho-»
rus avec le commun des mortels.
J'ai pourtant trouvé le secret, au milieu de tous nos
maux, écrivait quelques jours après madame d'Épinai à une
amie, de voir Tancrède, et d y fondre en larmes; on y
meurt, la princesse y meurt aussi, mais c'est de sa belle mort.
C'est une nouveauté touchante, qui vous entraîne de dou-
leur et d'applaudissemens. Mademoiselle Clairon y fait des
SUPÉRIORITÉ DES AMANTS PALADINS. 3
merveilles*; il y a un certain eh bien, mon père^U,. Ah \ ma
Jeanne, ne me dites jamais eh bien de ce ton-là, si vous ne
voulez pas que je meure. Au reste, si vous avez un amant,
défaites-vous-en dès demain, s'il n'est pas paladin; il n'y a
que ces gens-là pour faire honneur aux femmes : ôtes-vous
vertueuse, ils l'apprennent à l'univers; ne l'ôtes-vous pas,
ils égorgeroient mille hommes plutôt que d'en convenir, et
ils ne boivent ni ne mangent qu'ils n'ayent prouvé que vous
Tètes. Rien n'enst comparable à Lekain, pas même lui; enfin,
ma Jeanne, tout cela est si plein de beautés, qu'on ne sait
auquel entendre. Il y avoit l'autre jour un étranger dans le
parterre qui pleuroit, crioit, battoit des mains... D'Argental,
enchanté, lui dit : « Eh bien ! monsieur, ce Voltaire est un
grand homme, n'est-ce pas ? Gomment trouvez-vous cela î
Momieur, ça est fort propre, fort propre assurément, » Vous
voyez d'ici la mine qu'on fait à cette réponse, et si l'on
peut vivre sans voir une pièce qui fait dire de si belles
choses'...
Tancrède, en effet, tourna toutes les têtes. L*on
s'attendrissait, l'on pleurait, l'on sanglotait ; et, si ce
premier essai de rimes croisées était plutôt de nature
à dérouter qu'à charmer un public habitué à la pompe
monotone de la rime régulière, l'on n'était pas assez
maître de soi pour chicaner le poëte sur une nou-
1 . « On rappelle la tragédie de mademoiselle Clairon , parce
qu'elle y joue d'une façon si supérieure, que Tauteur lui a presque
toute l'obligation de la réussite. » Favart, Mémoires et correspondance
(Paris, 1808], t. I, p. 100. Lettre de Favart au comte Durazzo;
1er octobre 1760.
2. Acte Y, scène v. Grimm est du môme avis que son amie. « Le
mot d'AménaYde : Eh bien^ mon pèrel lorsqu'elle a lu la lettre de
Tancrède, est sublime. » Correspondance littéraire (Fume, 1829),
t. II, p. 440.
3. Madame d'Épinai. Mémoires et correspondance (Paris, Yolland,
1818), t. 111, p, 344, 345. Lettre de madame d'Épinai h made-
moiselle de Valori; h. la Chevrette, le 10 septembre UGO*
4 LE NEZ DU DIABLE.
veauté que le lecteur devait accepter moins aisément :
rémotion primait le reste, et domptait tous les cœurs
comme tous les mauvais vouloirs, ce On dit que Satan
était dans l'amphithéâtre, soiis la figure de Fréron, et
qu'une larme d une dame étant tombée sur le nez
du malheureux, il fit psh, psh, comme si c'avait été
de l'eau bénite * . » Cette plaisanterie paraît heureuse
à Voltaire qui la fait passer à ses bons amis de Paris,
à d'Argental, cela va sans dire, à madame d'Epinai,
qui n'était pas femme à la garder pour elle seule ^.
Mais si le diable avait assisté à cette première repré-
sentation sous les traits de Fréron, Fréron n'avait cédé
que son visage , et, blotti dans quelque coin de la
salle, il avait suivi avec une attention sans mélange
les diverses péripéties de ce drame d'une conduite
plus attachante qu'irréprochable ; il ne pouvait se
dispenser d'en parler dans V Année littéraire^ l'eût-il
voulu, et il était à croire qu'il ne résisterait pas à la
tentation de chagriner un ennemi trop sensible. Hâ-
tons-nous de dire que l'attente fut déçue. Si l'article
n'est pas d'un séïde, il est d'un critique qui, sans être
bienveillant, ne dépasse pas trop la limite de ses
droits.. Les défauts qu'il signale en sont de très-réels ;
Voltaire, dans ses longs débats avec ses anges, ne
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LIX, p. 9. Lettre de
Voltaire à d'Argental ; septembre 1760.
2. «( Madame d'Épinai, écrivait Diderot à mademoiselle Voland,
reçoit des lettres charmantes de M. de Voltaire. \\ disait dans
une des dernières, 'que le diable avait assisté à la première re-
présentation de Tancrède sous la figure de Fréron, et qu'on l'avait
reconnu à une larme qui lui était tombée des loges sur le bout du
nez, et qui avait fait pish^ comme sur un fer chaud. » Mémoires et
^rrespondatice (Garnier, 1S41), t. I, p. 116.
Vm LETTRE SANS ADRESSE. 5
laisse pas de les souligner lui-même avec une rare
bonne foi, et l'on voit qu'il comptait plus sur les
larmes qu'il ferait couler que sur la parfaite logique
de sa fable.
Cette fable , d'ailleurs , n'est pas de lui ; c'est un
emprunt à l'Arioste qui, lui-même, l'avait empruntée
à notre ancien théâtre *, mais qu'importe, et n'en
a-t-il pas toujours été ainsi? Ce qui est pis qu'un em-
prunt, ce sont les redites, des redites d'une valeur et
d'une originalité contestables. Le grand fondement,
la base de l'intrigue est une lettre sans adresse ,
comme dans Zaîre^ avec cette aggravation que toute
la pièce est en quelque sorte suspendue au quipro-
quo que doit produire cette absence de suscription ^.
A cela ne se bornent pas les faiblesses. Le roman est
plus emmêlé que raisonnable, tous les personnages
sont loin d'être conséquents soit avec les circon-
stances, soit avec eux-mêmes, le style est inégal, in-
correct; l'auteur, dans ses essais d'innovation, n'a
plus retrouvé ni sa vigueur, ni sa netteté, ni cette
langue qui , parfois, s'élevait à la hauteur de celle
de Corneille ef de l'auteur d'Iphigénie. Mais, ces ré-
serves faites, il faut convenir que de belles parties,
des situations des plus dramatiques expliquaient, lé-
gitimaient un succès dont la plénitude et l'éclat ne
1. Onéaime Leroy, Études sur les mystères dramatiques et sur di-
vers manuscrits de Gerson (Hachette, 1837), p. 97 à 104. — Épo^
ques de Vkistoire de France en rapport avec le théâtre français
(Hachette, 1843), p.* t4l, 142. — La Harpe, Lycée (Paris, Didier,
1834), l. II, p. 186. — Rapport de la Commission des antiquités
nationales (Paris, Didot, 1838), p. 7.
2. Grimm, Correspondance littéraire (Furnc, 1829), t. II, p. 437.
6 IMPARTIALITÉ DB FRÉRON.
sauraient être niés. « Si la vérité m'éclaire dans ces
critiques, ajoutait Fréron, elle me montre aussi ce
qu'on peut dire à l'avantage de cette tragédie. On y
trouve du sentiment, de la simplicité, et ce beau na-
turel des anciens, surtout dans V Odyssée. Point de
bel esprit, point de sentence ; on y respire un air de
chevalerie, si on peut parler ainsi, qui devient un
nouveau genre de spectacle ^ » Pourtant Fréron ne
persifle point, il est très-sérieux. Cette affiche d'impar-
tialité, cet oubli apparent de ses griefs, malgré tant
de motifs de rancune et le souvenir cuisant de bien
récentes injures, n'étaient pas médiocrement habiles et
devaient ramener à l'auteur de V Année littéraire tous
ceux que la violence révolte au sein môme du bon
droit. Mais la tactique n'était pas nouvelle, et Fréron
la tenait de son maître Desfontaines, qui, à la suite
des scandaleux et honteux débats que nous n'avons
que trop longuement racontés en leur temps, semblant
perdre de vue les ignominieuses attaques du Préserva^
tif^ rentrait en possession de lui-même pour juger
avec une réelle équité V Essai sur le feu de l'auteur de
la Henriade et âHAlzire ^.
En somme, il est naturel et même légitime que
l'on demande au succès ses titres, et que l'on re-
cherche jusqu'à quel point il est mérité. Les cri-
tiques et les apologies tinrent un instant en éveil l'at-
tention de ce bon peuple de Paris, si preste à passer
d'un objet à un autre. Sans compter deux parodies
1. L'Année littéraire {\1Q\), t. I, p. 305, 306; 21 février.
2. Voir la seconde série de ces études, Voltaire au château de
Cirey, p. 222.
CRITIQUES ET APOLOGIES. 7
aux Italiens : La Nouvelle joute * et Quand parlera-
t-elle^? et un acte de Cailleau : Tancrède jugé par ses
sœurs^^ plusieurs -petits écrits venaient mêler leur
mot à ce concert presque unanime d'applaudissements
et de louanges. Nous citerons une Lettre critique à M***
sur la tragédie de Tancrède , une brochure de La-
noue, dont l'existence ne nous est connue que par
une lettre de Voltaire à Thiériot, du 19 octobre 1760,
et une Lettre sur les rimes croisées dans les vers
alexandrins et sur l'unité de lieu^ de l'abbé Leyes-
que *. Mais tout cela ne vaut guère, et la seule cri-
tique sensée et élevée de Tancrède se trouve dans
une lettre de Diderot provoquée par une indiscrétion
de Thiériot.
L'auteur du Père de famille^ tout en admirant l'en-
semble et bien des détails, ne pensait pas qu'il n'y eût
qu'à louer; et, dans le laisser-aller de l'intimité, en
tête à tête avec Damilaville et l'ancien camarade de Vol-
taire, il avait franchement indiqué du doigt ce qui
l'avait choqué ^ Thiériot crut devoir en toucher deux
mots dans une de ses lettres au solitaire des DéUces.
1. Représentée aux Italiens, le 8 octobre 1760.
2. De Riccoboni, jouée le 4 avril t761, mais non imprimée.
3. Les Tragédies de M, de Voltaire ^ ou Tancrède jugé par ses
sœurs, comédie en un acte et en prose (Genève, 1760), in-12 de
54 pages.
4. Mercure f novembre 1760. Un M. Moniseau, avocat au parle-
ment^ y fit une réponse dans V Année littéraire (1760), t. VIIÎ,
p. 236. Cette réponse donna lieu elle-même à une réplique qui parut
dans le Mercure de février 1761, p. 57 à 67, — Quérard, Biblio-
graphie voUairienne (Didot , 1842], p. 138.
5. Diderot, Mémoires et correspondance (Gamier, 1841), t. I,
p. 102,229, 235.
8 DIDEROT MIS AU PIED DU MUR.
Le poëte écrivit aussitôt à son Aristarque une épître
pleine de caresse et d amitié, où il le suppliait de lui
faire sincèrement part de ce qu'il avait trouvé à louer
et à blâmer dans sa chevalerie. « J'attends avec im-
patience, mandait-il à Thiériot, les réflexions de Pan-
tophile-TAà&^oi sur Tancrède... J'ai l'orgueil d'espé-
rer que ses idées se rencontreront avec les miennes,
et que ma pièce est comme il l'a désiré ; car elle est
fort différente de celle qu'il a plu aux comédiens de
charpenter sur leur théâtre*. » Le philosophe, qui
s^exagérait la susceptibilité et l'irritabilité du « Vieux
•de la Montagne *, » eût préféré n'être pas soumis à une
pareille épreuve ; mais, sommé de donner son avis, il
le fera avec toute la franchise de sa nature. Rien à ob-
jecter au premier acte. Le second lui paraît moins
heureux, l'intérêt semble faiblir même; mais le troi-
sième est de toute beauté : rien à lui comparer, au
théâtre, ni dans Corneille, ni dans Racine. « Ah ! mon
cher maître, si vous voyiez la Clairon traversant la
scène, à demi renversée sur les bourreaux qui l'envi-
ronnent, ses genoux se dérobant sous elle, les yeux
fermés, les bras tombants, comme une morte ; si vous
entendiez le cri qu'elle pousse en apercevant Tan-
crède, vous resteriez plus convaincu que jamais que
1. Voltaire, OEuvres complètes (Beuchot), t. LIX, p. 142. Lettre
de Voltaire à Thiériot; 19 novembre 1760.
2. Diderot écrivait à celte même époque (10 novembre 1760) à
son amie, mademoiselle Voland : « On ne saurait arracher un che-
veu à cet homme, sans lui faire jeter les hauts cris. A soixante ans
passés, il est auteur, et auteur célèbre, et il n^est pas encore fait à
la peine. Il ne s'y fera jamais. » Mémoires et correspondance (Gar-
nier, 1841), p. 217, 218.
SON SENTIMENT SUR TANCRÈDE. 9
le silence et la pantomime ont quelquefois un pathé-
tique, que toutes les ressources de l'art oratoire n'at-
teignent pas. » Ce troisième acte rendait la tâche du
suivant difficile, ce Je ne vous dissimulerai pas que je
tremblai pour le quatrième; mais je ne tardai, pas à
me rassurer. Beau, beau. » Le cinquième acte est
traînant, il y a deux récitatifs. Mais heureuses et rares
les œuvres qui ne pèchent que par surabondance, et
qui ne demandent qu'à être débarrassées de ce qu'elles
ont de touttu ! « Revenez sur votre pièce, disait-il à
l'auteur en finissant; laissez-la comme elle est, et
soyez sûr, quoi que vous fassiez, que cette tragédie
passera toujours pour originale, et dans son sujet, et
dans la manière dont il est traité * . » Il faudrait être
de dure composition pour ne pas s'accommoder de
telles critiques ; et Voltaire, loin de s'en formaHser,
en remercie Pantophile-Diderot avec effusion.
Si l'auteur de Tancrède^ talonné par ses anges, l'in-
flexible madame Scaliger, notamment, ne négligeait
rien pour rendre moins indigne du public éclairé un ou-
vrage dont le style au théâtre même, et malgré l'entraî-
nement du drame, avait été jugé la, partie faible, ce
n'était pas son unique préoccupation, son seul souci.
Voltaire n'avait eu qu'à se louer de madame de Pom-
padour, dont l'intervention n'avait pas peu contribué
à lui faire obtenir les brevets de Tournay et de Fer-
ney, que nous l'avons vu solliciter avec tant de pas-
sion. 11 sentit vivement le bienfait et se promit de ne
point mourir sans laisser un témoignage de sa grati-
l. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LIX, p. 191. Lettre
de Diderot à Voltaire; décembre 1760.
4.
iO L'ÉPITRE POMPADOURIENNE.
tude. Il la chanterait a fièrement, hardiment, sans fa-
deur ; » et, pour cela faire, il composerait une belle
ode à sa gloire*. Avec la réflexion et les circonstances,
le projet de l'ode fut abandonné, et il se détermina à
payer sa dette de reconnaissance dans une épître
dédicatoire, en tête de Tancrède. Il écrivait en sep^*
tembre à d'Argental : « Vous savez que j'avais ci-
devant proposé à madame la marquise une dédi-
cace ; je ne peux honnêtement oublier ma. parole.
J'écris au protecteur, M. le duc de Choiseul, pro*-
tecteur que je vous dois , et je le prie de savoir de
madame la marquise si elle accepte l'Épître. Vous
connaissez le ton de mes dédicaces : elles sont un peu
hardies, un peu philosophiques; je tâche de les faire
instructives. Si on les veut de cette espèce, je suis
prêt; sinon, point de dédicace'. » Cette dédicace a
été travaillée, rêvée, l'on a pesé ses paroles comme
celles d'un protocole ; non-seulement l'on n'a pas fait
une œuvre banale, mais on se flatte d'avoir composé
quelque chose d'éloquent, d'adroit, de fier tout en-
semble, et qui, sous tous les rapports, ne peut laisser
une fâcheuse impression. « Gomment trouvez-vous,
demande-t-il au même, s'il vous plaît, ma petite
Épttre pompadourienne ? ne suis-je pas un grand
politique, et cette politique n'est-elle pas très-rfésiw-
volte? Ne suis-je pas bien fier? est-ce là une triste d'O-r
vide?ai-je l'air d'un 6a:t7^?ai-je la bassesse de deman^
1. Voltaire, Œuvres complétée (Bexiehoi), t. LVHI, p. 127. Lettre
de Voltaire au duc de La Vallière; aux Délices (1759).
2. Ibid,^ t. LiX, p. 9. Lettre de Voltaire à d^Argental ; sep-
tembre 1760.
LORD LYTTLETON ET SES DIALOGUES. 41
derdes grâces? ne suis-je pas digne de votre amitié^?»
Ces dernières lignes ont besoin d'un petit commen-
taire. Moins Voltaire sent que la France lui est ou-
verte, plus il tient à ce que l'on croie que, s'il demeure
à Femey et à Tournay, c'est de son plein gré, parce
que le voisinage des Alpes et du lac de Genève con-
vient un peu mieux à sa santé que les brouillards des
bords de la Seine. Il venait de paraître une traduction
française des Dialogues des morts de lord Lyttleton ;
et, dans le xiv® dialogue entre Boileau et Pope, l'au-
teur faisait allusion à c< l'exiP » du poëte, qui n'était
pas homme à laisser passer sans protestations une pa-
reille énormité. Lui exilé ! ce Je vis dans mes terres en
France. La retraite convient à la vieillesse; elle con-
vient encore plus quand on est dans ses possessions.
Si j'ai une petite maison de campagne auprès de Ge-
nève, mes terres seigneuriales et mes châteaux sont
en Bourgogne ; et si mon roi a eu la bonté de confir-
mer les privilèges de mes terres, qui sont exemptes
de tout impôt, j'en suis plus attaché à mon roi '. »
Hâtons-nous de dire que lord Lyttleton s'empressa de
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LIX, p. 19. Lettre de
Voltaire à d'Argental ; 17 septembre 1760.
2. a N'ai-je pas ouï dire (c'est Boileau qui parle) qu'en France
il n'a eu ni les mênagemens, ni la discrétion, qu'il auroit été h
souhaiter? et je crains môme que son exil ne Tait pas suffisamment
corrigé. Il y a dans la plupart de ses écrits une noble et philoso-
phique liberté de penser, qui n'est pas une de leurs moindres per>
fections : mais toute liberté a ses bornes qu'elle ne sçauroit passer
sans changer de nature... » Dialogues des morts, traduits de l'an-
glais par M. le professeur de Joncourt (La Haye, Pierre de Hondt,
1760), p. 140.
3. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LIX, p. 15, 16.
ToLord Lyttleton; at my castle of Tornex, in Burgundy.
i2 APPROBATION DE LA FAVORITE.
lui adresser ses excuses sur une erreur qui semblait
ravoir si désagréablement impressionné, et de l'assu-
rer qu'il se ferait un devoir de corriger cette faute in-
volontaire dans la plus prochaine édition de ses Dia-
logues ' .
Revenons à TÉpître dédicatoire, dont il n'est pas
une phrase qui ne soit calculée en vue de celle à qui
l'on écrit. Elle lui avait été envoyée, et l'on atten-
dait son aveu sans lequel on n'eût pu se permettre
d'en hasarder l'impression. « Il faudrait que Madame
de Pompadour fût une grande poule mouillée pour
craindre ma fière dédicace ^. » Mais, cinq ou six jours
après, il était pleinement rassuré, si tant est qu'il eût
douté un instant de sa vaillance. c< Madame de Pom-
padour, s'écrie-t-il triomphant, n'est point poule
mouillée^ ni moi non plus ^. » Mais il est ravi, en-
chanté, comme si ce n'eût pas dû aller tout seul. Il
en fait part à ses amis, et leur parle de ce morceau
d'éloquence comme de l'acte d'un grand citoyen qui
aime passionnément à braver les cabales et à dire des
vérités utiles *. La favorite et le ministre avaient tous
deux approuvé * ; et ce dernier avait même assuré
l'auteur de Tancrède que la dédicace de Choisi n'avait
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LIX, p. 111, 112,
1 1 3. Lettre de Lord Ly ttleton à Voltaire ; sans date.
2. Ibid., t. LIX, p. 22. Lettre de Voltaire à d'Argental; 20 sep-
tembre 1760.
3. Ibid,^ t. LIX, p. 50. Lettre de Voltaire au même; 27 sep-
tembre 17 GO.
4. Voltaire, Pièces inédiles (Paris, Didot, 1820), p. 283, 284.
Lettre de Voltaire à M. de Florian ; aux Délices, 29 septembre.
5. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LIX, p. 91. Lettre
de Voltaire à Duclos; Ferney, 22 octobre.
PRESSi^NTIMENTS DE D'ARGENTAL. i3
pas fait tant de plaisir à celle- ci. Pour comprendre
cette flatterie, il n'est pas inutile de dire que Louis XV
venait de faire construire ce château de poupée, dans
la chapelle duquel se trouvait un tableau de Carie
Vanloo représentant sainte Clotilde, sous les traits,
bien entendu, de Madame de Pompadour. Malgré ces
gages, d'Argental, que Bolingbroke ne désignait
dans sa toute jeunesse que sous le qualificatif de sei-
gneur Prudence^ n'était pas tranquille, et ne cachait
pas à son ami les petites inquiétudes que lui donnait
sa tête trop ardente. Mais Voltaire de repousser bien
loin ces vaines et offensantes terreurs. «Vous imaginez
donc que je suis assez mal habile pour fourrer dans
la dédicace quelque chose que la marquise n ait pas
approuvé? Je ne suis pas si niais. Voici cette dédicace
mot pour mot, telle que M. le duc de Choiseul me Ta
renvoyée, munie du grand sceau des petits apparte-
ments. J'ai plus d'une raison de faire cette dédicace,
et je crois que vous les devinerez toutes K »
Nous citerons le début de cette Épître. dédicatoire
sur laquelle on comptait tant, et qui devait avoir de
gnives conséquences pour l'avenir de l'auteur de Tan-
crède^ mais non pas telles qu'on les aurait souhaitées
et telles qu'on les supposait.
Madame, toutes les épîtres dédicatoires ne sont pas de
lâches flatteries, toutes ne sont pas dictées par Tintérôt ;
celle que vous reçûtes de M. de Crébillon •, mon confrère à
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beiichot), t. LIX, p. 129. Leltre
de Voltaire à d'Argental; 10 novembre 1760.
2. 11 8*agit ici de la dédicace du Catilina de Crébillon, que nous
avons reproduite dans notre troisième volume, Voltaire à la cour^
p. 257.
1^ DÉBUT DE L'ÉPITRE DÉDICATOÏRE.
l'académie, et mon premier mattre dans un art que j'ai
toujours aimé, fut un monument de sa reconnaissance; le
mien durera moins, mais il est aussi juste. J'ai vu dès
votre enfance les Grâces et les talents se développer; j'ai
reçu de vous, dans tous les temps, des témoignages d'une
bonté toujours égale. Si quelque censeur pouvait désap-
prouver l'hommage que je vous rends, ce ne pourrait être
qu'un cœur né ingrat. Je vous dois beaucoup, madame, et
je dois le dire, j'ose encore plus. J'ose vous remercier publi-
quement du bien que vous avez fait à un très-grand nombre
de véritables gens de lettres, de grands artistes, d'hommes
de mérite en plus d'un genre.
Voltaire, qui s'était empressé de faire passer un bel
exemplaire à la marquise, s'attendait à un mot aimable,
qui ne venait pas. Ce silence le surprit, l'impressionna
douloureusement, et il en témoigna son chagrin à son
confident habituel. « Je ne suis pas excessivement
content de Madame de Pompadour, lui mande-t-il à
la date du 16 février 1761, mais aussi je ne suis pas
fâché contre elle ; je trouve seulement la Muse limo-
nadière plus attentive qu'elle. » Cette Muse limona-
dière, dont on oppose ironiquement les attentions aux
abstentions de la favorite, était une débitante de la rue
Croix-des-Petits-Champs, une madame Bourette *, qui
s'était imaginé être poëte et importunait ses con-
frères en Apollon de l'envoi de ses œuvres, politesse
à laquelle ils répondaient, .selon leur humeur, les uns
en même monnaie, les moins nombreux par un petit
cadeau tout aussi bien reçu. Les têtes couronnées n'é-
taient pas à l'abri de ses civilités poétiques ; elle dépê-
chait notamment au roi de Prusse une ode en prose
1 . Charlotte Renier, femme Curé, puis femme Bourette.
LÀ MUSE LIMONADIÈRE. io
que Voltaire, alors à Berlin, voulut bien présenter lui-
même et qu'avait dû réciter d'Arnaud Baculart ^
L'auteur de Zaïre avait été de bonne heure l'objet des
persécutions de la limonadière du café Allemand. Nous
trouvons dans le recueil de la Sapho de comptoir, à
l'adresse de Madame Denis qu'on se faisait moins
scrupule de déranger, six petites pièces dont la plus
saillante est une réponse à la nièce de Voltaire a qui
m'avait envoyé un fort bel éventail. » Le poëte, qui
n'avait pas de temps à perdre, dans cette circonstance
encore, songeait à s'en tirer par un présent quelcon-
que, une « carafe de soixante livres » qui, postérieu-
rement, descendra au chiffre de trente-six livres, et
finira par se changer en une tasse incrustée d'or, que
Madame Scaliger aura la complaisance d'acheter et
de faire parvemr à Madame Bourette ^ ; présent qui
sera, disons-le en passant, l'objet d'une aigre allusion
de la part du citoyen de Genève, que la Muse limona-
dière avait galamment invité à venir goûter de son
café : (( Si jamais l'occasion se présente de profiter
de votre invitation, j'irai, Madame, avec grand plaisir,
vous rendre visite et prendre du café chez vous ; mais
1. Madame Bourette, la Muse limonadière (Paris, 1755), t. I,.
p. 43. Lettre de Morand à madame Bourette; sans date.
2. Voltaire, OEuvres complètes (Beuchot), t. LIX, p. 18, 108,
2T8. Lettres de Voltaire à d'Argenlal des 17 septembre, 28 octobre
1760, et 3 janvier 1761. Madame Bourette le remercia par les vert
suivants :
Législatear du goât, dieu de la poésie.
Je tiens de tous une coftpe choisie,
Digae de recevoir le breuvage des Dieui.
Je voudrais, pour vous louer mieux,
T puiser les eaux d'Hippocrène;
Mais vous seul les buvez, comme moi Peau de Seine,
if) MUTISME INEXPLICABLE.
ce ne sera pas, s'il vous plaît, dans la tasse dorée de
M. de Voltaire; car je ne bois point dans la coupe de
cet homme-là*. »
L'auteur de Tancrède^ après avoir attendu monts et
merveilles de son Épître dédicatoire, dut prendre son
parti sur ses espérances déçues et envisager d'un œil
philosophique l'ingratitude des hommes et des favo-
rites. Toutefois, il y avait quelque chose d'étrange et
d'inconcevable dans ce procédé que rien ne faisait
prévoir; car la marquise et M. de Choiseul, antérieu-
rement consultés, avaient paru également enchantés
du fond et de la forme. Mais ce mutisme inexplicable,
ce froid et menaçant silence avaient leur motif caché,
leur raison secrète, que l'on se garda bien d'ébruiter et
que le principal intéressé ne connut jamais. Tancrède
avait à peine paru avec sa dédicace, que Madame de
Pompadour recevait une lettre anonyme dont la per-
fidie, la noirceur produisirent tout l'effet que s'eii
était promis son ténébreux auteur. La voici, telle que
l'a transcrite madame du Hausset, dans ses curieux
souvenirs.
Madame, M. de Voltaire vient de vous dédier sa tragédie
de Tancrède : ce devrait être nn hommage inspiré par le
respect et la reconnaissance ; mais c'est une insulte, et vous
en jugerez comme le public, si vous la lisez avec attention.
Vous verrez que ce grand écrivain sent apparemment que*
l'objet de ses louanges n'en est pas digne, et qu'il cherche
1. Rousseau, OEuvres complètes (Dupont, 1824), t. XIX, p. 183.
Lettre de Rousseau à madame Bourette « qui m^avait écrit deux
lettres consécutives avec des vers, et qui m'invitait à prendre du
café chez elle dans une tasse incrustée d'or, que M. de Voltaire lui
avait donnée. » Montmorency, le 12 mars 1761.
INTERPRÉTATION ODIEUSE. \1
à s'en excuser aux yeux du public. Voici ses termes : « J'ai
vil, dès votre enfance, les grâces et les talents se dévelop-
per, j'ai reçu de vous, dans tous les temps, des témoignages
d'une bonté toujours égale. Si quelque censeur pouvait désap-
prouver Vhommage que je vous rendSy ce ne pourrait être qu'un
cœur né ingrat. Je vous dois beaucoup, madame, et je dois
le dire. »
Que signifient au fond ces phrases, si ce n*est que Voltaire
sent qu'on doit trouver extraordinaire qu'il dédie son ou-
vrage aune femme que le public juge peu estimable; mais
que le sentiment de la reconnaissance doit lui servir d'ex-
cuse? Pourquoi supposer que cet hommage trouvera des
censeurs, tandis que Ton voit paraître chaque jour des
épîtres dédicatoires adressées à des caillettes sans nom ni
état, ou à des femmes d'une conduite repréhensible, sans
qu'on y fasse attention * î
Madame de Pompadour et le duc de Choiseul n'a-
vaient trouvé rien que de convenable dans ce début
de rÉpître; et, certes, Voltaire, qui croyait en cela
faire acte d'une amitié et d'un dévouement chevale-
resque, ne soupçonnait guère qu'il pût y avoir dans
ces paroles louangeuses le moindre prétexte à une in-
terprétation odieuse. L'auteur de ces remarques peu
charitables, qui se garde bien de les signer, demeura
inconnu, et ce n'est pas à plus de cent ans d'intervalle
qu'il faut essayer de percer l'ombre sous laquelle il est
resté caché jusqu'à ce jour. Mais ce qui saute aux
yeux, c'est que cette petite infamie ne peut être que
le fait d'un homme de cour : il y a là une connais-
sance du terrain, quelque chose de familier et de local
dans la perfidie, qui indique une main habituée à ces
1. Bibliothèque des Mémoires relatifs au XVI W siècle (coll. Uar-
rière, 1846), t. III, p. 97, 98. Mémoires de madame du Hausset.
iS SENTIMENT DE L'ENTOURAGE INTIME.
exécutions, qui sait où et comment frapper. La favo-
rite, pas plus que son entourage intime, ne s'y méprit,
et en fut atterrée. « M. de Marigny et Colin, inten-
dant de Madame, ainsi que Quesnay, trouvèrent (c'est
toujours madame du Hausset qui parle) que l'auteur
anonyme était très-méchant, qu'il blessait Madame,
et voulait nuire à Voltaire ; mais qu'au fond il avait
raison. Voltaire fut, dès ce moment, perdu dans l'es-
prit de Madame et dans celui du roi, et il n'a certai-
nement jamais pu en deviner la cause. » Cela est ca-
ractéristique. C'est tout une révélation du peu de
consistance de ce sol étrangement mouvant qui s'ap-
pelle la cour.
A une telle distance, après un éloignement de dix
années, comment l'auteur de Tancrède pouvait -il
espérer déjouer les manœuvres de tant de gens inté-
ressés à le perdre? Deux fois déjà, au sujet de petits
vers adressés à la favorite, il avait pu juger de ce
dont le courtisan est capable, et combien il lui en
coûte peu à changer le plus innocent madrigal en la
plus abominable satire. Nous avons vu comme un
pressentiment traverser l'esprit de d'Argental et lui
inspirer de vagues craintes dont son ami n'avait fait
que rire : n'avait-on pas l'assentiment de celle à qui
on voulait plaire? Sans doute elle avait accordé son
plein acquiescement , et elle aurait dû se dire qu'en
agréant l'hommage du poëte sans y trouver tout ce
qu'allait s'évertuer à y rencontrer un esprit diaboli-
que, elle s'était faite sa complice, et que l'erreur leur
était commune. Mais l'on a rarement de ces retours
équitables ; et Voltaire dut supporter la peine d'une
DÉSERTION DE LA MARQUISE. 19
humiliation qu'il lui avait, à coup sûr, bien involon-
tairement attirée. Cette dernière noirceur était de na-
ture à la décourager : elle avait servi jusque-là, quoique
avec trop de prudence selon lui, la cause de l'auteur de
Zaïre ^ et avait combattu, autant que faire se pouvait,
l'éloignement du roi pour cet écrivain tapageur qu'il
avait en exécration. Elle sentait qu'elle ne réussirait
point à vaincre cette antipathie violente, qu'elle ne
pouvait que déplaire sans utilité pour personne ;
c'eût été, dès lors, s'exposer à compromettre stérile-
ment un crédit qui reposait moins sur l'affection que
sur une habitude invétérée, dont le calme, une con*
stante sérénité faisaient toute la force. Voltaire dut
être sacrifié, mais non pas aussi pleinement qu'on
veut bien le dire. En réalité, sa situation changea-t-elle
beaucoup? Son but unique, son seul espoir, c'était
son retour à Paris, retour auquel Louis XV n'aurait
jamais consenti. A part cela, il était bien son maître
où il était ; il pouvait totit oser, tout se permettre sans
avoir à redouter sérieusement des persécutions qui,
même à cette distance, ne laissaient pas de le préoc-
cuper encore.
En somme, la passe était heureuse pour Voltaire.
Au moment où il remportait un succès qui rappelait
les plus beaux jours de sa jeunesse, son étoile lui
fournissait l'occasion de faire quelque chose de mieux
qu'une bonne tragédie ou. un bon livre. 11 s'agit de
cette adoption de la descendante des Corneille, que l'on
recueillera à Ferney avec une bienveillance, une gé-
nérosité, un élan, dont enfin de compte mademoiselle
Rodogune, comme l'appelle le poëte, ressentira les
• 20 LA FAMILLE^ CORNEILLE.
effets inespérés. Il nous faut, de toute nécessité, entrer
dans les détails de la généalogie de la famille, pour
faire connaître ce que Torpheline dont allait prendre
soin l'auteur de Bnitus était à l'auteur des Horaces et
de Cmna. Nous les empruntons en partie à Fréron,
qui, lui aussi et avant Voltaire, s'entremit pour adoucir
le sort d'un malheureux chargé d'un nom bien lourd
à porter, se fût-il trouvé en de meilleures conditions
d'éducation et de fortune.
Pierre et Thomas Corneille étaient fils d'un Pierre
Corneille, maître des eaux et forêts de la vicomte de
Rouen, qui avait eu deux frères, Guillaume et Pierre.
Le dernier de ceux-ci, avocat au parlement de Norman-
die et secrétaire de la chambre du roi, tenait un état
honorable et aurait fort probablement transmis intact
à ses enfants un patrimoine, que la division, en tous
cas, réduisait sensiblement, s'il n'eût pas eu la fai-
blesse de se porter caution pour un gentilhomme de
se'S amis, qui s'était bien gardé de l'initier au déran-
gement de ses affaires. Il mourait de chagrin, aux
trois quarts ruiné, le 19 juillet 1675, laissant cinq
enfants mineurs, trois filles et deux garçons. Ne nous
occupons que de François, né le premier janvier 1662,
tenu sur les fonts baptismaux par son cousin germain,
celui qui fut le grand Corneille*. Il vécut obscuré-
ment et pauvrement dans un village près d'Êvreux;
l'unique garçon qu'il eut. des trois mariages qu'il
contracta, Jean-François, le père de la jeune fille sur
1. Baron de Stassart, OEuvres complètes (Paris^ 1855), p. 351,
352. Généalogie de la famille Corneille. — Taschereau, Histoire de
la vie et des ouvrages de P. Corneille (Jannet, 1855), p. 252 et suiv.
L'HÉRITAGE DE PONTENBLLE. 21
laquelle Voltaire va attirer la sympathie et la pitié de
toute l'Europe, venait au monde, le 4 octobre 1714.
Il était donc neveu des deux Corneille à la mode de
Bretagne, et, conséquemment, cousin de FonteneUe,
puisque l'auteur de la Pluralité des mondes avait pour
mère Marthe Corneille, sœur de nos deux poètes. Mais
c'est ce qu'il ignorait complètement. Né dans l'indi-
gence, éloigné du berceau de sa famille, sans la
moindre culture, sachant à peine lire et écrire, il avait
perdu toutes traditions, et il fallut lui apprendre
qu'il avait à Paris un parent illustre qui pourrait, en
s'intéressant à lui, changer sa triste position.
Il se décida à faire le voyage. Mais M. de Fonte-
neUe avait alors quatre-vingt-dix-sept ans, et, bien
qu'il eût conservé toutes ses facultés, la mémoire
s'était émoussée en lui ; il avait eu le temps d'ailleurs
d'oubUer cette branche des siens que le malheur avait
dispersée. Jean-François s'annonça comme petit-fils
de Pierre Corneille, ce qui était vrai ; mais l'on ne
songea point que l'avocat portait le même prénom que
son neveu, et le survenant, considéré comme un im-
posteur, perdit son temps et ses peines auprès du
vieux berger FonteneUe, qui laissa tout son bien à
madame de Montigny, sa plus proche parente du
côté paternel, à mesdemoiselles de MarsiUy et de
MartainviUe, descendantes de Thomas, et à madame
de ForgeviUe. Jean-François et ses sœurs s'oppo-
sèrent à l'exécution du testament, conseiUéspar Dreux
du Radier, qui demeura impuissant contre des dispo-
sitions prises par le testateur en pleine jouissance Aq
ses facultés. Les appelants, déboutés, furent condam-
'22 INTERVENTION DE FRÉRON.
nés aux dépens. Heureusement ils trouvèrent dans
les héritières de l'académicien des cœurs compatissants
qui ne rendirent pas ces infortunés responsables des
injures de leur avocat ; non-seulement elles prirent à
leur compte les frais du procès, mais encore elles leur
donnèrent une certaine somme pour adoucir quelque
peu l'amertume des regrets. Ces secours ne pouvaient
longtemps suffire aux besoins journaliers de la vie, et
le pauvre homme, pour ne parler que de lui, ne tarda
point à retomber dans son premier dénûment, n'ayant
pour tout moyen d'existence qu'un métier des plus
chétifs ; il était mouleur en bois. L'auteur du Par^
nasse François^ Titon du Tillet, ce Mécènes bienveil-
lant, si zélé pour tout ce qui touchait de près ou de
loin aux arts et aux belles-lettres, ayant appris, avec
l'ascendance, l'indigence du dernier des Corneille, fut
profondément affecté d'un aussi complet abaissement ;
mais son âge, ses infirmités ne lui permettant guère
de se donner tout le mouvement qu'il aurait voulu
pour venir en aide à cet infortuné, il l'adressa à Fréron
qui, par la publicité dont il disposait, semblait à même,
plus que personne, de lui être de quelque utilité.
Il me vint dans Tesprit, nous dit Tauteur de V Année Ut--
téraire, de solliciter pour lui une représentation d'une des
pièces de son oncle; j'en parlai d'abord à deux ou trois co-
médiens qui goûtèrent ma proposition; je menai M. Corneille
chez des personnes du premier rang et les plus propres à
faire réussir mon dessein. Elles le reçurent avec cette bonté
qui leur est si naturelle, et tous les égards dus à un homme
qui portoitun si grand nom. Ma demande leur parut rai-
sonnable, et j'eus le plaisir de les voir saisir mon idée, avec
le zèle et le sentiment que j'avois tâche de leur inspirer.
PROCÉDÉ aÉNÉREUX DES COMÉDIENS. 23
Lorsque je vis que tout étoit favorablement disposé, je dic-
tai à M. Corneille une lettre qu'il fit tenir aux comédiens
assemblés^ le lundi 3 de ce moiâ K
Cette lettre en appelait à leur commisération, à
leur respect aussi pour la mémoire du père de notre
théâtre. En consentant à lui abandonner le produit
d'une représentation de telle pièce de son oncle à leur
choix, ils pouvaient adoucir sensiblement le sort de
trois personnes qu'il fallait faire vivre avec quarante
huit livres par mois * et il osait espérer qu'une telle
considération ne laisserait pas de les déterminer. Il
indiquait modestement le mardi, le jeudi ou le ven-
dredi, qui étaient les petits jours, les suppliant, tou-
tefois, de faire mettre sur l'affiche que c'était au pro-
fit d'un neveu du grand Corneille. Cet appel fut en-
tendu, et, disons-le à la louange des comédiens, ce fut
avec un véritable élan qu'ils se prêtèrent à cette bonne
action. Leur lettre en réponse à la démarche de Jean-
François est remarquable par le ton de dignité et les
sentiments généreux qui y régnent : ce ne serait pas
an petit jour, qui serait désigné, mais un de leurs
jours à grande recette, un lundi. Rodogune obtint la
préférence pour cette solennité et les Bourgeoises de
qualité^ de Dancourt, lui furent adjointes par une
raison qui fait également l'éloge du zèle de toute la
troupe : c'était une des pièces du répertoire où figu-
rent le plus d'acteurs et d'actrices ; de la sorte pres-
' 1. VÂnnée littéraire. 1760, t. II, p. 198 à 208. Paris, ce
30 mars 1760.
2. Et ce n'était que depuis quelques moisqu*il les touchait. Il avait
dfr, pendant cinq ans, nourrir sa femme, sa fille et lui, avee un trai-
tement qui n'allait pas mensuellement à plus de vingt-quatre livres.
24 TITON DU TILLRT.
que tous pouvaient coopérer personnellement à cette
bonne œuvre. La recette,. grâce à la générosité d'une
portion du public qui se fit un devoir de doubler, de
quintupler le prix de sa place, s'éleva au chiffre relati-
vement considérable de cinq mille livres. Mais cette
somme avait son emploi tout trouvé ; et, malheureu-
sement pour le bénéficiaire, elle ne devait pas s'éter-
niser dans ses mains. Il fallut bien payer les vieilles
dettes ; et, sur ce qui resta, une somme fut mise de côté
pour donner à mademoiselle Corneille, qui n'avait pas
moins alors de dix-huit ans*, une éducation. digne de
sa naissance. « Elle est entrée, ajoute Fréron, à l'ab-
baye de Saint-Antoine, où elle aura pour se former
les conseils d'une prieure vertueuse, aimable et polie,
et les exemples de plusieurs demoiselles de condition
comme elle. »
Tout cela eût été au mieux. Mais cette réserve fut
vite épuisée, et le pauvre père dut retirer sa fille du
couvent, faute de pouvoir l'y entretenir davantage.
Le secourable Titon du Tillet, touché de pitié, se dé-
cida à la prendre alors chez lui, eu attendant mieux, et
la remit entre les mains de ses nièces, mesdemoiselles
Félix et de Vilgenou *, qui voulurent bieu se charger
d'elle. Un homme de lettres, qui devsdt plus tard faire
parler de lui, mais qui alors en était à ses débuts.
Le Brun, ayant rencontré vers ce temps mademoi-
selle Corneille chez l'aimable vieillard, conçut tout
1. Elle était née le 22 avril 1742.
2. Voltaire, Œuvres complètes (Beuehot), l. LX, p. 518, 537.
Lettres de Voltaire à d'Argental , 23 janvier; à Damilaville, l^r fé-
vrier 1763.
ODE DE LE BHUN. 'lli
aussitôt l'idée d'éveiller la pitié et la générosité de
l'auteur de la Benriade sur cette famille infortunée;
et, comme il était poëte et s'adressait à un poëte, ce
fut dans le langage des dieux qu'il rédigea sa requête.
Il lui en coûta peu pour rimer une ode qui n'avait
pas moins de trente-trois strophes, où la force, l'en-
thousiasme, un notable lyrisme, se mêlent trop souvent
à la bouffissure. L'auteur du Cid apparaissait à sa
petite-nièce ; et, après l'avoir exhortée à opposer à
d'injustes revers un courage indomptable, il lui disait
qu'un seul homme était digne de venir en aide au
sang de Corneille, et lui enjoignait de ne point cher-
cher un autre appui.
Un rival de mon nom (si quelqu'un le peut être),
Voilà le protecteur que tu dois reconnaître ;
Tu peux en Timplorant l'élever jusqu'à toi.
Voltaire est ce rival, du moins si j'ose en croire
Les récits que la Gloire
Sur la rive des morts en sema jusqu'à moi...
Ma fille, si mon ombre au sein de l'Elysée
Par ces récits heureux ne fut point abusée,
Il est digne en effet de venger tes malheurs ;
Tes malheurs et ton nom, quels titres plus augustes!
Quels arbitres plus justes
Entre le sort et toi, que sa gloire et tes pleurs ?
Di§-lui que si Mérope eût devancé Chimène,
De son chaos obscur dégageant Melpomène,
Sans doute il eût brillé de l'éclat dont j'ai lui.
S'il eût été CORNEILLE, et si j'étais VOLTAIRE,
Généreux adversaire.
Ce qu'il fera pour toi, je l'eusse fait pour lui^.
1. Le Brun, Ode et Lettre à M. de Voltaire en faveur de la fa-
mitle du Grand Corneille {Genbyc, UGO), p. 33, 2.S.
VI. 2
26 OFFRES SPONTANÉES DE VOLTAIRE.
Le Brun joignait à son ode une lettre qui en était le
commentaire et le complément. Voltaire ne fit pas
attendre sa réponse, et elle fut telle qu'on l'avait es-
pérée de sa générosité. « Il convient assez, disait-il,
qu'un vieux soldat du grand Corneille tâche d'être
utile à la petite-fille de son général. » Partant de là,
il offrait de recueillir cette infortunée à laquelle il
servirait de père, et qui recevrait auprès de sa nièce
l'éducation la plus honnête. Il demandait, sans autres
préUminaires, que la jeune fille lui fût adressée à
Lyon, chez M. Tronchin, qui lui fournirait une voiture
jusqu'à Ferney ; ou mieux encore, une femme irait la
prendre dans son équipage. c< Si cela convient, je suis
à ses ordres, et j'espère avoir à vous remercier, jus-
qu'au dernier jour de ma vie, de m'avoir procuré
l'honneur de faire ce que devait faire M. de Fonte-
nelle. Une partie de l'éducation de cette demoiselle
serait de nous voir jouer quelquefois les pièces de son
grand-père, et nous lui ferions broder les sujets de
Cinna et du CidK » Voilà le premier mouvement,
toujours bon et généreux chez Voltaire, avec ces pro-
cédés délicats qui rendent moins pénible l'acceptation
du bienfait. Il ne s'est donné ni le temps ni le souci de
la réflexion : tout est arrangé à ne pouvoir plus se
dédire, avant qu'aucun renseignement ne soit venu
l'édifier et sur cette branche des Corneille et sur ce
jeune rejeton dont il offrait d'être le père. Ce n'est
qu'après qu'il apprend qu'elle n'est point une descen-
.1. Voltaire, (ouvrée complètes (Beuchot), t. LIX, p. 125, 126.
Lettre de Voltaire à Le Brun, 7, et plutôt 5 noveml^re 1760.
IL ÉCRIT A LA'JBONB PILLE. 27
dante directe de Fauteur des Boraces; et, détrompé à
cet égard, il la croit issue de Thomas.
Il s'empresse tout aussitôt d'écrire à la jeune fille
pour la rassurer sur son compte et la persuader qu'elle
aura « toutes les facilités et tous les -secours possibles
pour tous les devoirs de la. religion. » Elle trouvera
d'ailleurs à s'occuper selon sa fantaisie et son humeur,
tant aux petits ouvrages de la main qu'à la musique
et à la lecture, ce Si votre goût est de vous instruire
de la géographie, nous ferons venir un maître qui
sera très-honoré d'enseigner quelque chose à la pe-
tite-fille du grand Corneille ; mais je le serai beaucoup
plus que lui de vous voir habiter chez moi * . » Ce qui
prouve bien qu'il a cédé à un premier élan, c'est qu'à
la réflexion il est un peu confus et inquiet de s'être
exécuté si vite, et sans information préalable, car, s'il
ne connaît pas mademoiselle Corneille, il ne connaît
guère plus celui qui s'est chargé de négocier pour elle.
« Connaissez-vous un Le Brun, secrétaire de M. le
prince de Conti ? écrit-il à son ange gardien. C'est lui
qui m'a encorneillé ; il m'a adressé une Ode au nom
de Pierre. C'est à lui que j'ai dit : envoyez-la-moi^. »
Mais il trouverait plus convenable que ce fût madame
d'Argental qui prit cette peine, et il le lui demande.
Quant au trousseau, il n'y a pas à s'en préoccuper,
madame Denis lui fera faire habits et linge. On lui
1. Voltaire, OEuvres complétée (Beuchot), t. LIX, p. 145, 146.
Lettre de Voltaire à mademoiselle Corneille; aux Délices, 22 no-
vembre 1760.
2. Ibid., t. LIX, p. 152. Lettre de Voltaire à d'Argental; 26 no-
yembre 1760.
28 PORTRAIT DE MADEMOISELLE CORNEILLE.
donnera des maîtres, et dans six mois elle jouera
Chimène.
. Elle arrivait dans la seconde quinzaine de décembre,
et produisait la meilleure impression sur sa famille
adoptive. Voltaire, se sent rajeunir et ragaillardir à
l'aspect de cette enfant vive, enjouée, douce, ingénue.
« Nous sommes très-contents de mademoiselle Rodo-
gune; nous la trouvons naturelle^ gaie, et vraie. Son
nez ressemble à celui de madame de Ruffec ' ; elle en
a le minois de doguin ; de plus beaux yeux, une plus
belle peau, une grande bouche assez appétissante,
avec deux rangées de perles ^. » Dans toutes ses lettres
de ce temps, Tauteur de Zaïre se félicite de son ac-
quisition et chante les louanges de la petite Corneille,
qui plaît à tout le monde et contribue beaucoup à la
douceur de leur vie. Sa lettre au père, d'ailleurs pleine
de civilité et d'égards, renferme les mêmes éloges.
c( Tous ceux qui la voient en sont très-satisfaits. Elle
est gaie et dé'cente, douce et laborieuse. On ne peut
être mieux née. Je vous félicite, monsieur, de l'avoir
pour fille, et vous remercie de me l'avoir donnée ^. »
Cela n'est-il pas charmant, et cette façon de dissimu-
ler le service en se proclamant soi-même l'obligé
n'est-elle pas aussi délicate que touchante ? De sem-
blables entraînements ne finissent que trop souvent
par la tiédeur et l'abandon ; après être entrée par la
1. La duchesse de Ruffec, veuve, en 1731, du président de Mai*
sons, l'ami de Voltaire; morte en septembre 176t.
2. Voltaire, OEuvres complètes (Beuchot), t. LIX, p. 189. Lettre
de Voltaire à d'Argental; 22 décembre 1760.
3. Ibid,, t. LIX, p. 211. Lettre de Voltaire à M. Corneille; Fer-
ney, 25 décembre 1760.
PRÉVENANCES ET PETITS SOINS. 29
grande porte, mademoiselle Corneille pouvait descen-
dre à ce niveau de domesticité déguisée des parents
pauvres insensiblement amenés à se soumettre à bien
des exigences et d'humiliantes servitudes. Mais ici
c'est tout le contraire qui a lieu. Non-seulement ma-
dame Denis et tout son entourage font fête à la nou-
velle venue, mais Voltaire lui sourit, mais il dérobe à
son profit et sans y regarder un temps dont il est ha-
bituellement fort avare, avec une bonne, grâce, une
bonhomie dont il n'y a pas à révoquer en doute la sin-
cérité. Citons cette lettre qui nous introduit dans
l'intérieur du poète et nous le montre à l'œuvre ; elle
est à l'adresse de Dumolard, qui, lui aussi, s'était in-
téressé vivement à la petite-nièce du grand Corneille.
Elle a été un peu malade. Vous pouvez juger si madame
Denis en a pris soin; elle est très-bien servie; on lui a assi-
gné une femme de chambre qui est enchantée d'être auprès
d'elle; elle est aimée de tous les domestiques; chacun se
dispute l'honneur de faire ses petites volontés, et assuré-
ment ses volontés ne sont pas difficiles... Nous allons re-
prendre nos leçons d'orthographe. Le premier soin doit être
de lui faire parler sa langue avec simplicité et avec noblesse.
Nous la fesons écrire tous les jours : elle m'envoie un petit
billet, et je le corrige; elle me rend compte de ses lectures ;
il n'est pas encore temps de lui donner des maîtres; elle
n'en a point d'autres que ma nièce et moi. Nous ne lui
laissons passer ni mauvais termes ni prononciations vicieu-
ses; l'usage amène tout. Nous n'oublions pas les petits ou-
vrages de la main. Il y a des heures pour la lecture , des
heures pour les tapisseries de petit point. Je vous rends
un compte exact de tout. Je ne dois point omettre que je la
conduis moi-même à la messe de paroisse. Nous devons
l'exemple et le donnons*.
1, Voltaire, Œuvres complètes (Beuchol), t. LIX, p. 244, 245.
2.
30 LES GRIFFES DE LUCIFER.
Cette dernière phrase n'est pas là saos intention,
elle est une réponse aux propos, aux manœuvres des
ennemis qui n'avaient pas manqué de pousser les
hauts cris en voyant cette jeune âme tombée dans les
griffes de Lucifer.
J'apprends que les dévotes sont fâchées de voir une Cor-
neille aller dans la terre de. réprobation, et qu elles veulent
me l'enlever. A la bonne heure ; elles lui feront sans doute
un sort plus brillant, un établissement plus solide dans ce
monde-ci et dans l'autre; mais je n'aurai rien à me repro-
cher. Nous verrons qui l'emportera de cette cabale ou de
vous. Vous devez savoir que tout cela a été traité, pour et
contre, au lever du roi; chacun a dit son mot *.
Mais les dévotes n'étaient pas seules mécontentes et
indignées, et les patrons de la première heure n'a-
vaient pas vu sans déplaisir mademoiselle Corneille
passer à l'ennemi. Le Brun, qui avait pris à la lettre
les compliments de Voltaire, s'était hâté de faire im-
primer . son Ode et de la mettre en vente chez Du-
chesne ; il n'avait eu garde davantage de n'y pas
Lettre de Voltaire à Dumolard; à F8rne7, 15 janvier 1761. Voir
aussi, p. 225, la lettre à Le Brun, du 2 janvier.
1. Voltaire, OEuvres complètes (Beuctiot), t. LIX, p. 160, 161.
Lettre de Voltaire à d'Argental; 29 novembre 1760. Il écrivait à
Diderot également : « Les dévots et les dévotes s'assemblèrent chei
madame la première présidente Mole, il y a quelque temps; ils dé-
plorèrent le sort de mademoiselle Corneille, qui allait dans une
maison qui n'est ni janséniste ni moliniste. Un grand chambrier
qui se trouva là leur dit : a Mesdames, que ne faites -«vous pour
« mademoiselle Corneille ce qu*on fait pour elle ? » U n*y en eut
pas une qui offrit dix écus. Vous noterez que madame de Mole a
eu onze millions en mariage, et que son frère Bernard, le surinten-
dant de la reine, m'a fait une banqueroute iVauduleuse de vingt
mille écus , dont la famille ne m'a pas payé un sou. p Ibid,,
\ LIX, p. 192; à Diderot, décembre 1760:
PERFIDES INSINUATIONS. 31
joindre la réponse flatteuse du solitaire des Délices qui,
pressentant ce qui allait arriver, fut plus contrarié de
cette indiscrétion qu'il ne le laissa paraître. « Les lettres
qu'on écrit avec simplicité, lui dit-il toutefois, qui par-
tent du cœur, et auxquelles l'ostentation ne peut avoir
part, ne sont pas faites pour le public. Ce n'est pas
pour lui qu'on fait le bien ; car souvent il le tourne en
ridicule. La basse littérature cherche toujours à tout
empoisonner ; elle ne vit que de ce métier ' . » On voit
que Voltaire connaissait sonFréron; et si la lettre d'où
ces lignes sont extraites n'est pas antidatée, l'auteur
de YÉcossaise prophétisait. Effectivement, le lende-
main même, on lisait dans les feuilles de celui-ci le
passage qui suit, bien fait, à coup sûr, pour soulever
des tempêtes.
Vous ne sçauriez croire, monsieur, le bruit que fait dans
le monde cette générosité de M. de Voltaire, On en a parlé
dans les gazettes, dans les journaux^ dans tous les papiers
publics; et je suis persuadé que ces annonces fastueuses
font beaucoup de peine à ce poëte modeste, qui sçait que le
principal mérite des actions louables est d'être tenues se»
crettes. Il semble d'ailleurs par cet éclat, que M. de Voltaire
n'est point accoutumé à donner de pareilles preuves de son
bon cœur, et que c'est la chose la plus extraordinaire que
de le voir jetter un regard de sensibilité sur une jeune in-
fortunée; mais il y a près d'un an qu'il fait le môme bien
au sieur Lécluse, ancien acteur de l'Opéra-Comique, qu'il
loge chez lui, qu'il nourrit, en un mot qu'il traite en frère.
Il faut avouer qu'en sortant du couvent, M"* Corneille va
tomber en de bonnes mains '.
1. Voltaire, OEuvres complètes (Beuchot), t. LIX, p. 166. Lettre
de Voltaire à Le Brun; aux Délices, 9 décembre 1760.
2. Année littéraire (1760), t. VIII, p. 163, 164. A Paris, ce
10 décembre 1760.
32 MADEMOISELLE CORNEILLE ET LÉCLUSE.
Il est inutile d'insister sur Fintention perfide de ces
dernières lignes. L'on se serait borné à équivoquer sur
la modestie du poëte qu'une publicité indiscrète était
bien faite pour mettre à la torture, que nous n'y trou-
verions pas grand mal. Des deux parts, l'on se por-
tait, à tout instant, de plus cruels et plus terribles
coups. Mais Fréron, qui dans l'origine avait essayé de
venir en aide à cette famille déchue, savait bien que
ce trait lancé à Voltaire atteignait aussi mademoiselle
Corneille, dont il compromettait l'avenir, en déconsi-
dérant l'asile où elle allait vivre. Tout cela était gra-
tuitement méchant, sans que rien ne vînt pallier cette
mauvaise action. L'attaque ne manquait pas d'ailleurs
d'habileté, et l'on en jugera par la façon embarrassée
dont l'auteur de YÉcossaise s'en explique avec Dami-
laville.
M. Thiériot me mande que le digne Fréron a fait une es-
pèce d'accolade de la descendante du grand Corneille et de
Lécluse, excellent dentiste, qui, dans sa jeunesse, a été ac-
teur à rOpéra-Comique. Si cela est, c'est d'une insolence
très-punissable, et dont les parents de mademoiselle Cor-
neille devraient demander justice. Lécluse n'est point dans
mon château; il est à Genève, et y est très-nécessaire; c'est
un homme d'ailleurs supérieur dans son art, très-honnéle
homme et très-estimé. La licence d'un tel barbouilleur de
papier mériterait un peu de correction *.
Et c'est à ot)tenir ce châtiment mérité qu'il va dé-
sormais s'appliquer avec sa passion et sa ténacité ha-
bituelles. Sa lettre à Le Brun de cette époque dénote
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LIX, p. 252, Lettre
le Voltaire a Damilaville; 10 janvier 17G1.
EXASPÉRATION DE VOLTAIRE. 33
toute son exaspération, toute sa fureur. M. le chance-
lier et M. de Malesherbes peuvent à leur fantaisie per-
mettre à ce misérable de débiter à tort et à travers ses
jugements, mais ils se manquent à eux-mêmes en to-
lérant qu'il aille jusqu'aux personnalités les plus
odieuses à l'égard d'honnêtes gens, de gens de condi-
tion, qui n'ont rien à débattre avec un pareil drôle.
Madame Denis, qui s'est consacrée avec un zèle si
louable à l'éducation de mademoiselle Corneille, est
née demoiselle ; elle est veuve d'un gentilhomme mort
au service du roi ; toute sa famille est dans la magis-
trature et le service. Ces mots de Fréron : a Made-
moiselle Corneille va tomber en de bonnes mains, »
méritent le carcan. Quant à Lécluse, qui est un
homme fort estimable, il est faux qu'il loge àFemey ;
il y a quatre mois entiers qu'il est à Genève, où il
exerce sa profession de la façon la plus honorable ' .
M. Titon du TiUet, sa nièce mademoiselle de Vilge-
Dou, madame Le Brun, sont également intéressés à
réclamer le châtiment d'une pareille offense^. 11 n'y
a qu'à mettre l'abominable page entre les mains du
procureur Pinon du Coudrai, et attaquer Fréron en
Tournelle : <c C'est le droit de la noblesse. » Aussi
bien, dès le lendemain. Voltaire expédie à Le Brun le
1. D'ailleurs I ce Lécluse, comme ii le dira aulre part^ non
sans un léger accroc à la vérité, n'est pas celui qui a monté sur le
théâtre de la Toire. « Je le crois son cousin ; il est seigneur de la
terre du Tilloy, en Gatioais. »
2. \(ûlSLii% OEuvres complètes (Beuchot), t. LIX, p. 281, 282.
Lettre de Voltaire à Le Brun; Ferney, 30 janvier 17G1. Voir aussi
la lettre de madame Denis au chancelier, du même jour. Ibid,,
p« 283.
34 IL S'ADRESSE A M. DE HALBSHERBES.
certificat de madame Denis et la procuration de Lé-
cluse, a Ce chirurgien a droit de demander justice
d'un outrage qui peut le décréditer dans l'exercice de
sa profession. Je payerai bien volontiers tous les frais
du procès... Le bonhomme Corneille, conduit par
vous, écrasera le monstre K » Mêmes élans d'indigna-
tion, mêmes projets de vengeance, dans une épître à
Thiériot du même jour. Tout cela lui semble des plus
aisés à obtenir, et Fréron sera sans nulle difficulté
condamné à une peine infamante et à de gros doni-
mages-intérêts.
Mais M. de Malesherbes, à qui l'on s'adresse, de qui
Ton attend en cette circonstance aide et appui, refuse
de se prêter à des ressentiments sans doute excessifs,
mais qui ne sont que trop fondés. « Que Fréron, s'é-
crie Voltaire, dise de la fille d'un conseiller du Ghâte-
let ce qu'il a dit de mademoiselle Corneille, il sera mis
au cachot, sur ma parole ; mais il aura outragé la des-
cendante du grand Corneille impunément, parce que
l'impertinence française ne considère ici que la pa-
rente d'un auteur élevée par un auteur*. » Ce que dit
là le poëte n'est que trop vrai; mais ce qui est vrai
aussi, c'est que M. de Malesherbes aurait eu ses cou-
dées plus franches si Fréron ne s'en fût pris qu'à ma-
demoiselle Corneille. Le directeur de la librairie,
d'ailleurs accusé de pencher secrètement pour les en-
cyclopédistes, mis en demeure à chaque instant par
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot)^ t. LIX, p. 283, 284.
Lettre de Voltaire à Le Brun; à Ferney, 31 janvier 1761.
2. Ibid,, t. LIX, p. 308. Lettre de Voltaire au même; Feraey,
"• février 1761.
LE DIRECTEUR DE LA LIBRAIRIE. 35
eux de témoigner ostensiblement la protection dont il
les couvrait et de se faire le complice docile de leurs
violences, sentait trop souvent combien il est difficile de
garder un milieu, de rester juste sans être tout aussi-
tôt taxé de parti pris, de malveillance ou de lâche con-
descendance. Le dernier des Lamoignon, dans son cu-
rieux Mémoire sur la liberté de la presse, nous a initiés
aux tiraillements d'un tel mandat, et nous sommes à
même d'apprécier combien il lui fallut de calme, de
modération, de fermeté pour ne pas s'écarter du per-
sonnage complexe qu'il s'était imposé. Ses prédéces-
seurs, armés de l'autorité qu'ils représentaient, peu
sympathiques et peu tendres pour les moindres har-
diesses, n'acceptant point la discussion de leurs ar-
rêts, n'avaient connu ni ces embarras ni ces dégoûts ;
et, plus d'une fois, las et énervé par la mauvaise foi^
l'empiétement aveugle de ces philosophes qui l'étaient
moins que lui, il lui arrivera de se révolter contre un
despotisme plus intolérant que le pouvoir dont il était
l'instrument. Les victimes n'étaient pas toujours du
côté des philosophes, et les adversaires de ces der-*
niers avaient tout autant de droit à se plaindre*
d'être opprimés*. Ce qui s'était passé pour Y Écossaise^
1. « Quand je fus appelé à ce département, écrit Malesherhes, la
plupart des censeurs n^auralent pas permis un éloge donné à co
grand homme en termes généraux., sans y joindre la restriction ex-
presse que c^était sans approuver la doctrine pernicieuse de beau-
coup de ses ouvrages... Dans la suite, j'en ai vu d'autres qui n'au-
raient pas voulu approuver one critique littéraire de M. de Voltaire,
disant qu'on ne devait la regarder que comme un libelle diffama-»
toire, parée qu'elle ne pouvait être que Touvrage de la passion, et
que l'honneur de la nation était intéressé à ne pas laisser insulter eu
36 FIN DE NON-RECEVOIR DU MAGISTRAT.
la malveillance de la censure à l'égard de Fréron,
avait dû indisposer l'équitable Malesherbes, qui vou-
lait bien détourner une partie des coups destinés à
ces savants fougueux, mais n'entendait pas servir
leurs passions et se faire persécuteur avec eux. Et il
était dans cette situation d'esprit, lorsque Voltaire,
avec ses emportements de langage, vint au nom de la
justice, de la morale, au nom de la société outragée,
réclamer le châtiment du misérable folliculaire. L'in-
stant était peu propice, et c'est à cette inopportunité
qu'il faut attribuer son refus de sévir, car Fréron avait
fait connaissance avec le For-Levêque pour beaucoup
moins ; il méritait une répression, qu'il n'évita peut-
être que parce qu'elle fut solUcitée par Voltaire.
Mais l'auteur de la Henriade n'était pas homme à
abandonner la partie au premier échec. Puisque M. de
Malesherbes prend fait et cause pour Fréron contre
mademoiselle Corneille, l'on aura recours à de plus
équitables. Un Mémoire de quelques lignes, mais «fort
de choses, » était adressé, au nom de la jeune fille, au
comte de Saint-Florentin, à l'avocat- général Séguier
et à M. de Sartines, lieutenant-général de poUce : elle
était plus que fondée à implorer aide et protection
contre un diffamateur qui lui avait peut-être porté
un coup irréparable. Un gentilhomme des environs de
Gex, capitaine au régiment des Deux-Ponts, venait de
demander la main de mademoiselle Corneille pour un
de ses parents; à défaut de fortune, le jeune homme
croyait s'allier à une fille noble et bien élevée, et ne
France l'homme par qui la France est illustrée. » Mémoire sur la
'".né de la presse (Paria, Pillet, 1814), p. 78, 79.
ANECDOTES SUR FRÉRON. 37
dutpas être médiocrement refroidi, en lisant dans IMn-
née littéraire « que le père de la demoiselle est une
espèce de petit commis de la poste de deux sous,à
50 livres par mois de gages, et que sa fille a quitté
son couvent pour recevoir chez moi son éducation
d'un bateleur de la Foire *. » Effectivement, Voltaire
nous dira plus tard que le mariage avait été rompu ^.
Mais, quoi qu'il dise et quoi qu'il fasse, malgré les
ficelles qu'il remue, il n'aura, cette fois, affaire qu'à
des sourds, à des gens déterminés à le laisser s'agiter,
se plaindre, s'indigner, pousser des clameurs dans le
vide ; et il faudra bien qu'il finisse par renoncer à ob-
tenir pour sa cliente une réparation qui, certes, lui
était due. Le lieutenant de. police se serait borné à
faire venir Fréron et à lui laver a sa tête d'âne. » Mais
Fréron n'y perdit rien. Il allait se voir traîner sur la
claie dans un pamphlet qui est un des mauvais livres
que dicta à Voltaire une passion sauvage et sans frein.
Nous voulons parler des Anecdotes sur Fréron dont il
atoujoiu^ renié la paternité, mais qui lui sont restées,
en fin de compte ^. ce Les Anecdotes sur Fréron^ écri-
vaitril à Le Brun, sont du sieur La Harpe, jadis son
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beachot), t. LIX^ p. 346. Lettre
de Voltaire à Le Brun; aux Délices, 26 mars 1761. François Cor-
neille ayait obtenu, par Tentremise de Chamousset, une commission
dans les hôpitaux de Tannée^ qu^il échangea, en effet, contre une
place de facteur de la petite poste de Paris.
2. Ibid., t. UX, p. 361. Lettre de Voltaire à d'Argental; 3 avril
1761.
3. Anecdotes sur Fréron, écrites par un homme de lettres à un
magistrat qui roulait être instruit des mœurs de cet homme, 1761.
Beuchot a cru devoir insérer ce pamphlet dans son édition ; t. XL,
p. 229 à 244.
VI. 3
38 ÉCHANaS DB POLITESSES.
associé, et friponne par lui. Ttiiériot m'a envoyé ces
Anecdotes écrites de la main de La Harpe. Voici quel-
ques exemplaires qui me restent, on m'assure que
tous les faits sont vrais ^ » La Harpe n'était pas en-
core Fauteur de Warwick *, mais en tous cas le ca-
deau dut l'embarrasser. On ne peut traiter le dernier
des 'misérables comme Fréron est traité dans ces
Anecdotes.
Le Brun, dont Tode avait été l'objet de la critique
la moins équitable (car, si elle est redondante et bour-
souflée, il s'y trouve des passages d'un talent réel),
Le Brun, qui, durant sa longue vie, ne fit guère autre
chose que déverser l'épigramme envenimée sur ses
ennemis et même ses amis , ne devait pas endurer
sans se cabrer les lardons du journaliste. Il court
chez Fréron, qu'il ne rencontre point, et lui laisse le
billet suivant : « M. Le Brun a eu l'honneur de passer
chez M. Fréron, pour lui donner quelque chose ^. »
Ce « quelque chose, y* que l'on devine, fit le tour de
Paris, et amusa tout un jour. Hâtons-nous de dire
que Fréron ne s'autorisa pas des termes vagues de la
missive pour se tenir coi et attendre qu'on s'expliquât
plus catégoriquement ; le soir même , il écrivait de
son côté : « Je suis très-sensible à l'attention de M. Le
Brun ; il peut être bien persuadé qu'il n'obligera pas
un ingrat. Je pense trop bien pour ne pas lui rendre
1; Voltaire, OEuvres complètes (Beuchot), t. LIX, p. 297. Lettre
de Voltaire à Le Brun; à Ferney, 6 février 1761.
2. Warwick, sa première tragédie, mais non pas son premier
ouvrage (il avait débuté par des héroïdes), fut représentée en no-
vembre 1763.
3. Collé, Journal historique (t SOI), t. III, p. 27.
L'ANE LITl!ÉRÀIRB ET LÀ WASPRIE. 39
au centuple tout ce qu'il pourra me donner... Mais
comme je suis très-occupé, M. Le Brun peut se dis-
penser de me faire des présents chez moi. Je sors
presque tous les jours entre midi et une heure; sa
munificence aura plus d'éclat lorsqu'on en verra l'effet
dans le public*. » Fréron, après tout, n'est pas un
poltron ; il est homme à dégainer au besoin. Il existe
même une note de poUce, en date du S novembre 4749,
qui nous le représente, croisant le fer, à la suite d'une
querelle au foyer de la Comédie-Française, avec le
futur auteur de Bélisaire, qu'il avait attaqué dans ses
feuilles. L'on arriva assez à temps, cela va sans dire,
pour éviter un malheur, et des gardes furent donnés
aux deux champions, en attendant que le maréchal
d'Insinguien arrangeât l'affaire ^. Nous ignorons si
pareille intervention, cette fois encore, empêcha le
sang de couler ; mais nous n'avons trouvé nulle part
que cet échange de billets eût eu d'autres consé-
quences.
Le Brun était trop fiéleux pour n'être pas sans me*
sure, et il le prouva jusqu'au dégoût par VAne litté^
raire ou les dneries de maître Aliboron^ ditF**\ qu'il
publiait bientôt après ^ , ' et la Wasprie ou l'âne
1. Favarti Mémoires et correspondance littéraire (Paris, Gollin,
1808), t. U, p. 374, 375. Lettre de M. Fréron à M. Le Brun ;
2 mars 1763. Si cette date n'est pas fautive, cela se serait passé deui
années plus tard. Mais les faits restent les mêmes.
2. Belort, Histoire de la détention des philosophes à la Bastille et
ù Vincennes (Paris, Didot, 1829), i. U, p. 169, 170.
3. Le Brun écrivait à Voltaire : « Enfin, il est bien vrai que
VAne littéraire (titre qui vous a plu et qui fait lui seul Ui\e très-
l>Qnne plaisanterie sur V Année littéraire) a passé, en dépit des incer-
titudes dfi M. de Mal^'^ (MalesherbeB)^ parce qu'il s'est heureuse^
40 L'ANCIEN CASTEL.
Waspj ramassis d'injures et de grossièretés, dans
lesquels il est démontré, toutefois, surabondamment
que Fréron faisait de l'érudition à la diable, avec une
étourderie ou une ignorance inexcusable chez ceux qui
s'arrogent le droit de contrôler et de régenter les au-
tres ' . Ces vives représailles ne rendaient pas son pré-
tendu à mademoiselle Corneille; mais elles soula-
geaient un peu ses patrons, et n'avaient pas dû faire
rire Fréron, qui connaissait assez bien les hommes
pour savoir que le mal ne trouve guère d'incrédules.
Aussitôt qu'il s'était senti maître de Ferney, le
vieux Suisse, qui n'était Suisse que jusqu'au Consis-
toire, s'était mis, avec son ardeur accoutumée, à jeter
les fondements d'un château qu'il allait édifier lui-
même, selon ses visées et ses besoins, et à faire le
tracé des bosquets et des terrasses de ce dernier nid
de sa vieillesse. 11 avait bien trouvé une antique con-
struction, vénérable souvenir d'un autre âge. Il disait,
à propos des ennuis qui lui venaient de Genève et de
son clergé : « Je parle un peu en homme qui a des
tours et des machicouUs, et qui ne craint point le
Consistoire. » Il existe des dessins de l'ancien castel
ment trouvé que le censeur qui Tavait dans ses mains était de mes
amis depuis longtems. Il ne savait pas que mon frère en fût l'au-
teur... )> Œuvres de Le Brun (Paris, 1811), t. IV, p. 22. Nous
avouons que nous croyons peu à la coopération du frère de Le Brun.
Comkne pluâ de la moitié du volume était consacrée à un Docte et
impartial jugement de M. Fréron sur Vode de M, Le Brun (p. 53 à
129), le poêle lyrique avait jugé au moins convenable de décliner la
paternité de l'article.
1. Ainsi Fréron dira, notamment , le « lit de Phalaris » pour le
« lit de Procuste.>>^Mne littéraire^ p. 24. — La Wasprie, première
partie, p. 18, 19. — L'Année littéraire^ 1759, t. 111, p. 129.
LE NOUVEAU FERNEY. 41
avec quatre tours ou tourelles, que Fauteur de la Hen-
riade fit mettre à bas parce qu'elles lui cachaient le
plus beau paysage \ et qu'elles étaient d'une médiocre
utilité à un seigneur de paroisse, ne faisant la guerre
qu'avec la plume , une terrible plume , il est vrai.
Si, comme Amphion, il n'a pas fait sortir de terre
un palais aux sons de sa lyre, il a présidé à tout ; tout
s'est élevé sous ses yeux et par ses ordres. Joignant
à ses autres connaissances «t un peu de Yitruve, »
il bâtit, il plante, il jouit ^. Il est fier de son œuvre, et
il n'essayera pas de dissimuler son contentement sous
des dehors de modestie.
Il est vrai, écrit-il à madame de Fontaine, que Ferney est
devenu un des séjours les plus riants de la terre. Je joins à
l'agrément d'avoir un château d'une jolie structure, et à celui
d'avoir planté des jardins singuliers, le plaisir solide d'être
utile au pays que j'ai choisi .pour ma retraite. J'ai obtenu
du Conseil le dessèchement des marais qui infectaient la
province, et qui y portaient la stérilité. J'ai fait défricher
des bruyères immenses; en un mot, j'ai mis en pratique la
théorie de mon Épître '.
Voltaire fait ici allusion à l'Épltre sur V Agriculture
dédiée à madame Denis, dans laquelle, s'il est inci-
denunent parlé du bonheur de la vie champêtre, il est
surtout question de l'archidiacre Trublet, de Diderot ,
des billets de confession et de mademoiselle Cor-
1. Voltaire, Letlrei inédites (Didier, 1857), t. II, p. 174. Lellre
de Voltaire à M. Signy; Ferney, C mai 1769.
2. VolUire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LIX, p. 253, 254.
lettre de Voltaire à M. de La Marche; Ferney, 18 janvier 1761.
3. Ibid,, t. LIX, p. 287. Lettre de Voltaire h madame de Fon-
Uine; Ferney, !«• février 1761.
42 VOLTAIRE ARCHITECTE.
neille ^ Il a le droit de s'enorgueillir d'une création
qui n'est pas toute d'agrément et de coliflchet, qid a
ses côtés utiles et philanthropiques. Dès la première
heure, en effet, il songera à faire vivre ceux qui l'en-
tourent, à protéger ses vassaux, car il ne cache pas
qu'il a des vassaux, à répandre le bien-être, l'abon-
dance parmi cette population misérable qui n'aura
qu'à bénir son apparition. Quant à l'architecte (nous
entendons Voltaire), peut-être s'illusionne-t-il sur les
mérites et les beautés de son microscopique palais,
et quiconque ne connaissait Ferney que par ces lyri-
ques descriptions sera un peu surpris et désappointé
à l'aspect modeste du bâtiment, qui ne dépasse point
les proportions d'une maison de campagne ordinaire.
Voltaire n'en niait pas le peu d'étendue , mais que
fait l'étendue ? a Une maison, n'eût-elle que soixante-
dix pieds de face, fait honneur à son maçon, quand
elle est bâtie avec goût; sans goût il n'y a rien^. »
Il écrivait à d'Argental au commencement de juillet
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. XUI, p. 232. Épître
à madame Denis sur TAgriculture ; 14 mars 17G1.
2. Voltaire, Lettres inédites (Didier^ 1857), t. I, p. 335. Lettre
de Voltaire à M. de Ghennevières ; aux. Délices, 16 septembre 1761 «
Mais ce qui ne fait pas honneur au ma(;on, ce sont certaines inadver-
tances d^autant plus regrettables qu'elles sont irréparables. « On
s'étonne de la petitesse du sallon de Voltaire, de ce sallon où, pen-
dant vingt ans, il reçut tout ce qu'il y avoit de plus grand et de
plus illustre en Europe. Mais Ton ne s'en étonnera plus, lorsqu'on
saura que Voltaire fut son propre architecte, et que, par une distrac-
tion «xcusable chez un poëte, tout en dressant le plan de sa mai*
son, il avoit oublié de tenir compte de l'épaisseur des murailles, en
sorte qu'il fallut prendre celles-ci sur la grandeur des appartemens. »*
Bibliothèque universelle (Genève, 1816), t. m, p. 88. X«a Chambre
de Voltaire^
LE OURÊ DE MOENS. 43
1761 : «Pour peu que dans ce monde on ait un
champ et un pré, ou qu'on fasse bâtir une église, ou
qu'on fasse une ode comme M. Le Brun, on est en
guerre. » C'était là un retour sur lui-même, sur sa
position, sur la vie agitée, militante qui allait être,
qui était déjà la sienne. N'a-tril pas charge d'âmes, et
le bonheur, la fortune de ce petit monde ne lui sont-ils
pas confiés ? Il saura défendre le faible contre le puis-
sant, le droit contre l'iniquité. Un curé d'un petit vil-
lage voisin de ses terres avait dépêché les sergents
aux habitants de Ferney pour ifne dîme située à Cot-
tovrex et dans la possession de laquelle il avait été
maintenu définitivement, par arrêt contradictoire du
parlement de Dijon (du 14 août 1758) obligeant ceux-
ci, avec tous les dépens, à la restitution des fruits de
la dîme retenus par eux pendant plusieurs années.
Cela se passait avant l'acquisition et l'installation du
poëte, trop porté à croire à une vexation pour ne
pas prendre tout aussitôt fait et cause pour ses pay-
sans avec une ardeur que la condition de la partie
adverse n'était pas de nature à ralentir. Il écrivit môme
à l'évêque d'Annecy, Biort, dans le diocèse duquel
se trouvait Ferney, une lettre où la haute interven-
tion du prélat était invoquée au nom des Pères de
l'Église, les Irénée, les Jérôme, les Augustin, assez
étrangement, comme on en va juger.
Monseigneur, le curé d'un petit vilJage, nommé Moëns,
voisin de ma terre, a suscité un procès à mes vassaux de
Ferney, et, ayant souvent quitté sa cure pour aller solliciter
à Dijon, il a accablé aisément des cultivateurs uniquement
occupés du travail qui soutient leur vie. Il leur a fait pour
44 LETTRE A MONSEIGNEUR 6I0RT.
i ,500 livres de frais pendant qu'ils labouraient leurs champs,
et a eu la cruauté de compter, parmi ses frais de justice,
les voyages qu'il a faits pour les ruiner. Vous savez mieux
que moi, monseigneur, combien, dès les premiers temps de
TÉglise^ les saints Pères se sont élevés contre les ministres
sacrés qui emploient aux affaires temporelles le temps des-
tiné aux autels Voilà, monseigneur, ce que le curé de
Moëns est venu faire à la porte de mon château^ sans dai-
gner même me venir parler. Je lui ai envoyé dire que j'of-
frais de payer la plus grande partie de ce qu'il exige de mes
communes^ et il a répondu que cela ne le satisfaisait pas.
Vous gémissez, sans doute, que des exemples si odieux
soient donnés par des pasteurs catholiques, tandis qu'il n'y
a pas un seul exemple qu'un pasteur protestant ait été en
procès avec ses paroissiens... Je conjure votre zèle paternel,
votre humanité, votre religion, non pas d'engager le curé
de Moëns à se relâcher des droits que la chicane lui a don-
nés, cela est impossible, mais à ne pas user d'un droit si
peu chrétien dans toute sa rigueur, à donner les délais que
donnerait le procureur le plus insatiable, à se contenter de
ma promesse, que j'exécuterai aussitôt que mes malheureux
vassaux auront rempli une formalité de justice préalable
et nécessaire. J'attends de vous cette grâce et cette justice *.
Il y avait bien de rimpertinence à donner à un
prélat des leçons d'austérité et d'équité ; et cette for-
mule dérisoire : « Vous savez mieux que moi, Monsei-
gneur...» ne devait qu'aggraver encore l'irrévérence
de cette requête cavalière. Mais il aura lieu de s'assurer
plus tard qu'il n'avait pas semé en terre ingrate et qu'il
1. Voltaire, CEuvres complètes (Beuchot), t. LVUl, p. 277, 378,
279. Lettre de Voltaire à M. Biort, évoque d'Anneci; 15 décembre
1759. Nous pensons pour notre compte que la date de cette lettre
est inexacte, et qu'il faut lire t758; car Voltaire ne pouvait pas
prier le prélat de faire obtenir des délais à ses paysans, le 1 5 dé-
cembre 1759, quand tout était conclu, terminé, dès le 29 novembre,
comme on va le voir plus bas.
I
UN CRÉANCIER IMPLACABLE, 43
ne s'était pas fait précisément un ami de Monseigneur
Biort. Voltaire s'était adressé antérieurement au pré-
sident de Brosses et au conseiller Le Bault, du parle-
ment de Dijon. Mais il lui fut répondu qu'il n'y avait
rien de possible, si ce n'était d'obtenir du temps et
de prendre des arrangements pour le payement ^ En
effet, le curé s'était mis en règle, et l'unique moyen
laissé au poëte de sortir de prison les deux plus no-
tables paysans retenus à Gex était de fournir, de ses
deniers, la somme de deux mille cent livres, pour
lesquels ils étaient enfermés, ce qu'il fit avec une rare
générosité; et cette somme ne lui fut remboursée
qu'au bout de vingt ans, sans intérêts, par la jouis-
sance d'un petit marais que lui céda la commune de
Ferney. C'est Wagnière qui dit cela et qui pourrait
sembler un peu suspect ^ ; mais nous avons trouvé
ailleurs, dans des pièces officielles, la pleine confirma-
tion de ces détails.
M. de Voltaire (écrivait M. Fabri, le syndic des états du
pays de Gex, à rintendant de Bourgogne), plus excellent
poëte que habile jurisconsulte^ avoit imaginé qu*il pouvoit
faire révoquer cet arrêt (l'arrêt du U août) ou au moins y
faire apporter des modifications, il entretenoit les habitans
de Fernex dans cette espérance, et conséquemment dans
une entière inaction sur le choix des moyens à prendre pour
se libérer, lorsque le 12 avril dernier vous avez ordonné,
sur la requête du curé de Moens, que ces habitans impose-
1. Voltaire et le président de-Brosses (Paris, Didier, 1858), p. 49,
57. Lettre de Voltaire à M. de Brosses (sans dat(î). Réponse du prési-
dent (janvier 1769). — Lettres de Voltaire à M. le conseiller Le
^au// (Paris, Didier, 1868), p. 7; aux Délices, 29 décembre 1758.
2. Longchamp et Wagnière, Mémoires sur Voltaire (Paris, 1820),
1. 1, p. 39. Additions au Commentaire historique .
3.
46 OÉNÉROSITÊ DU POÈTE.
roient sur eux pendant trois années consécutives au marc
la livre de leur taille et par un roUc séparé la somme de
2^02 ^ I s. 8 d., à laquelle monte la restitution de fruits et
les dépens.
Cette ordonnance a rencontré une grande difficulté dans
son exécution. Les habitans non communiens et les pro-
priétaires forains ont prétendu ne devoir point être compris
dans le rolle de l'imposition, attendu qu'ils n'ont aucune-
ment profité des fruits de la dixme que la communauté de
Fernex est condamnée de restituer, et qu'ils n'ont pris au-
cune part ny directement ny indirectement au procès; cette
prétention qui paroît fondée rejettoit tout le poids de l'im-
position sur un petit nombre d'habitans pauvres et non
d'état de supporter une charge si forte. M. de Voltaire tou-
ché de leur situation a bien voulu pour prévenir toutes
divisions entre ces habitans, leur donner les moyens d'ac-
quitter ce qu'ils doivent au S' Ancian. En conséquence
il leur a prêté sous le nom de madame Denis sa niepce
sans aucun intérêt une somme de 2100 # imputable cha-
que année sur la rente de 120 it prix d'une admodiation
que les habitans de Fernex luy ont passé d'un marais et
d'un pré faisant partie de leurs communaux. Cet arrange-
ment est infiniment avantageux à la commune de Fernex^
puisque sans rien débourser, elle se trouvera libérée dans
peu d'années; c'est un trait des plus marqués de la généro-
sité de M. de Voltaire envers les vassaux de sa niepce *
?••
Les curés, dans ces coins perdus, au milieu de ces
populations éparses et indigentes, étaient autant de
petits tyrans, très-redoutables, si leur tempérament
les poussait à la vexation et au despotisme, s'arro-
geant, sans plus de façon, Texercice de la police tem-
1. Bibliothèque def4)ijon. Manuscrits, u9 231. Fonds Baudot, t. V.
Lettre de M. Fabry à l'intendant; h Gex, le 29 novembre 1759.
L'approbation de l'intendant se trouve en tête de la pièce, avec cette
appréciation du procédé du poëte : « Je pense comme vous qu'il n'y
a rien de plus avantag eux pour les habitans. » .
LA VEUVE BORDET. 47
porelle, et intervenant violemment dans les questions
qui les regardaient le moins. Les faits qui vont suivre,
de quelque manière qu'on les envisage, démontrent
ce qu'un prêtre turbulent, colère, emporté, pouvait
oser, sans trop d'apparence d'être Eecherché et in-
quiété. Il s'agit ici encore du curé de Moëns, qui, ap-
prenant que trois jeunes gens du bourg de Saccon-
nex, au retour de la chasse, étaient allés souper au
hameau de Magny, chez une veuve Burdet, de répu-
tation assez équivoque, quitte à l'improviste deux de
ses confrères avec lesquels il était attablé, prend avec
lui plusieurs paysans, en raccole d'autres dans un ca-
baret, les arme lui-même de ces a bâtons et massues
avec lesquels on assomme les bœufs, » fait entourer
la maison, et pénètre avec quatre ou cinq de ses
séides dans la cuisine où mangeaient et buvaient les
trois chasseurs. A en croire ses ennemis, Ancian (c'é-
tait le nom du pasteur de Moëns) avait ses motifs
pour entrer en maître chez la veuve, dont il aurait été
amoureux fou. Et c'est ce que prétend Decroze père,
dans sa requête au lieutenant- criminel du pays de
Gex. Son récit très-circonstancié, très-émouvant, très-
dramatique, ne nous produit pas ce prêtre à son avan-
tage, comme on le pense bien, et ce ne sera pas sans
réserve, pour plus d'un motif, qu'il en faudra tenir
compte. Ancian avait été prévenu de cette réunion
chez la Burdet par un nommé Dubi, qui avait ajouté
que les convives étaient en train de s'égayer sur son
compte.
C'est donc ainsi, Madame (s'était écrié Ancian hors de lui
en pénétrant dans le logis de la veuve), que vous vous plai-
48 SCÈNE DB BRUTALITÉ SAUVAGE.
sez à déchirer ma réputation ! Alors^ trouvant sous sa main
un chien de chasse de mon fils, il l'assomma d'un coup de
bâton. Mon fils, qui s'était retiré, par déférence pour le ca-
ractère de ce prêtre, dans la chambre voisine, accourt, de-
mande raison de cette violence; le curé lui répond par un
soufflet : les gens, apostés par lui, tombent en ce moment
par derrière sur mon fils et sur le sieur Collet, leur déchar-
gent des coups de bâton sur la tête, et les étendent aux pieds
du curé.
Le sieur Guyot, qui était dans la chambre voisine, en sort
au bruit et aux cris de la veuve Burdet; il voit ses deux amis
tout sanglants sur le carreau, et tire son couteau de chasse :
deux complices du curé prennent leur temps, le frappent à
la tête, et Tétourdissent.
Le curé lui-même, armé d'un bâton, frappe à droite et à
gauche sur mon fils, sur Guyot et sur Collet, que ses com-
plices avaient mis hors d'état de se défendre ; il ordonne à
ses gens de marcher sur le ventre de mon fils; ils le foulent
longtemps aux pieds ; Guyot s'évanouit du coup qu'il avait
reçu sur la tête; ayant repris ses esprits, il s'écrie : Faut-il
que je meure sans confession ! Meurs comme un chien, lui
répond le curé, meurs comme les huguenots!
C'est à l'évêque à savoir ce qu'il doit faire, quand il ap-
prendra que ce prêtre eut l'audace, le lendemain, de célébrer
la messe, et de tenir son Dieu entre ses mains meurtrières.
C'est à vous, Monsieur, à vous informer comment on a laissé
en place un homme ci-devant convaincu d'avoir donné des
soufflets, dans son église, à deux de ses paroissiens, et qui,
en dernier lieu, ayant ruiné les communiers de Ferney par
des procès, a traîné en prison à Gex deux de ces infortu-
nés ^..
]. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. XL, p. 199, 200. A
M. le lieutenant criminel du pays de Gex, et aux juges qui doivent
prononcer avec lui en première instance. A Sacconey, le 3 janvier
nCl. Cette requête (rédigée probablement par M, de Voltaire^ disent
les éditeurs de Kehi, qui n'ont pas hésité à l'admettre dans leur édi-
tion) est naturellement signée du plaignant, Decroze, et de Vachat,
mi procureur.
TERREUR QU'INSPIRE ANCIAN. 49
Sans trop de présomption, il est permis de décider
quelle plume était venue en aide au père de la princi-
pale.yictime, honnête horloger du grand Sacconnex,
qui n'était rien moins que batailleur et auquel il fal-
lut faire violence pour le déterminer à poursuivre les
assommeurs de son fils. On sent que le poôte, chez
lequel le blessé avait été rapporté, a mis la main à la
requête, et ce rappel du procès intenté si impitoyable-
ment par Ancian aux communiers de Ferney suffirait
à déceler son auteur. Le pauvre Decroze, qui savait
ce dont le curé de Moëns était capable, n'était pas
pressé de se commettre et se défendait de signer une
telle pièce. Voltaire, que ces hésitations mettaient hors
de lui, écrivait à Gabriel Cramer :
L'affaire du pauvre Croze est incompréhensible partout
ailleurs qu*en France. Un prêtre ! un assassinat prémédité I
un billet de garantie donné par ce prêtre, à ses complices * !
Il mérite la roue et il est encore impuni.
Il y a quinze jours que de Croze est entre la vie et la mort,
et son assassin dit la messe. Le décret n'est point mis à exé«
cution ; on cherche à temporiser, on veut s'accommoder et
transiger avec la partie civile.
Que Philibert (Cramer) aille, sur-le-champ, chez madame
d'Albertas ', qu'elle fasse dire à Croze père, que s'il est assez
lâche pour marchander le sang de son ûls, il deviendra Thor-
reur du public.
Qu'on aille chez lui, qu*on l'encourage, qu'il ne rende pas
mes peines inutiles. Cette affaire m'en donne assez ; que le
1. On disait qu'il avait signé un billet à ses complices, par lequel
il promettait de les mettre à Tabri de toute recherche et de tout dom-
mage. Addition à la requête de Croze père; 10 janvier 1761.
2. Femme du premier président de la chambre des comptes d'Aix.
Voir la lettre plaisante que Voltaire adresse au président, en i7G5,
Couvres complètes (Bei^chot), t. LXII, p» 653, 554.
50 UN EMPLOI DANS LES GALÈRES.
géant Piclet coure à Saconay, qu'il ait la bonté de parler à
Croze. 11 ne faut pas (ju'il épargne l'argent. Un des assassins
a plus de dix mille écus de bien : le curé est très-riche. Il
aura des dédommagements trè&-considérables '.
Mais le bonhomme refusait toujours, malgré les
sollicitations, malgré l'appât d'une forte indenmité.
a Ils me tueront ! disait-il. — Tant mieux, lui ré-
pondait Voltaire, cela rendrait notre affaire bien meil-
leure*! » A coup sûr, l'auteur de la Henriade n'avait
pas besoin qu'Ancian fût un prêtre pour se sentir ré-
volté d'une telle atrocité, mais il ne fut nullement fâ-
ché, sans doute aussi, de l'occasion qui s'ofirait de
venger ses vassaux d'un oppresseur, des mains
duquel ils n'étaient sortis qu'au détriment de sa
bourse'; et il ne s'occupa plus qu'à procurer au curé
de Moëns « un emploi dans les galères. » Mais c'était
là encore une tâche assez ardue, et il ne devait pas
compter que ce* dernier s'y prêtât de bonne grâce,
a Le curé se défend tant qu'il peut; il dit qu'il
ne veut point aller aux galères*. » Ancian était un
homme résolu, s'il était violent, adroit, fin, et qui savait
1. GaulUour. Étrennes naiionaleSf lr<) année, 1845, p, 198. Lettre
do Voltaire à Gabriel Cramer.
2. Ibid,, 3* année, 1855, p. 215, 216. Anecdolei inédites sur
Voltaire, racontées par François Tronchin.
8. Le père Fessi, dans sa lettre citée plus bas, ajoute à ceux-ci
d'autres griefs non moins graves, Ancian aurait représenté à M. de
Voltaire, qui s'était emparé d'un chemin nécessaire aux habitants du
pays, sans en avoir fourni un autre, le préjudice qu'il portait aux pa-
roisses voisines, et sans aucun droit. « M. de Voltaire a été obligé
de rendre le chemin, et ne s'est pas caché qu'il fera pendre le curé
s'il peut... »
4.' Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LIX, p. 228* Lettre
'le Voltaire à Cideville ; Ferney^ 4 janvier 176 1.
MANOEUVRES DU CURE. 51
qu'on ne l'abandonnerait qu'à toute extrémité. Son
caractère le protégeait; et, au moment même où ceux
qui n'avaient agi que sous sa pression avaient été
obligés de prendre la fuite, l'on s'était borné à l'ajour-
ner., a II est inouï, écrivait Voltaire au président de
Brosses, qu'un homme convaincu d'avoir été chercher
lui-même, à une demi-lieue de chez lui, des assassins
dans un cabaret, de les avoir armés, d'avob frappé le
premier, d'avoir encouragé les autres à frapper, n'ait
été qu'assigné pour être ouï, tandis que ses complices,
cent fois moins coupables, ont été décrétés de prise
de corps. » Ancian a plus d'un ami dans la magis-
trature comme dans le conseil de la ville de Gex ; il ob-
tdnait de celui-ci une attestation de vie et de mœurs,
« malgré la réclamation du notaire-conseiller Vuaillet * ,
au fils duquel ce même curé de Moëns donna un soufflet
en public, l'an 1788, soufflet pour lequel il essuya
un procès criminel, dont minute est au greffe, et qu'il
accommoda pour cent écus^. » Mais il ne s'en tient
pas là, il intrigue, cherche à apaiser Voltaire ou
à contrebattre son influence, fait agir auprès des
Decroze qui le craignent et ne seraient peut-être pas
fâchés d'en rester là. S'il fallait en croire le biUeux
seigneur de Ferney, le jésuite Fessi, aumônier du ré-
sident à Genève, dont il va être question plus loin, au-
rait cherché à intimider la sœur de la victime, lui fai-
sant une nécessité de conscience et de salut d'obtenir
1. Ou plutôt Vaillet, auquel il a été fait allusion, trois pages plus
haut, sans le nommer, dans la requête de Decroze.
2. Voltaire et le président de Brosses (Didier, Paris, 1858), p. 130.
Lettre de Voltaire au président; Ferney, 30 janvier 1761.
52 LB CARROSSE DE M. DE VOLTAIRE.
le désistement de son père. U n'est que juste d'ajouter
que celui-ci raconte les choses difiéremment : il n'au-
rait pas dépendu de cette jeune fille , à l'entendre ,
qu'il ne donnât dans un piège auquel, toutefois, il
sut échapper. Voltaire, non moins actif, ne néglige
rien pour arriver à son but; et son zèle l'aurait en-
traîné bien loin, si le père Fessi, dans ses accusations
contre l'ennemi de son couvent, n'y a pas mis un peu
du sien.
Croîrîez-Yous, Monsieur, écrivait-il au conseiller Le Bault,
qu'il savait en correspondance avec Voltaire et qui, au même
moment^ était effectivement sollicité par ce dernier; croiriez-
vous, Monsieur, que cet homme vraiment rare dans son es-
pèce a eu Textravagance de s'afficher plus singulièrement
encore. On a, ces jours derniers, recollé et confronté à Gex
les témoins dans l'affaire du curé : la veuve Burdet, témoin
principal contre luy, et dont la mauvaise vie est publique,
s'y rendit comme les autres, mais comment pensez-vous
qu'elle y vint? dans un carrosse à quatre chevaux de M. de
Voltaire; elle y monta à Ferney, chez luy, se rendit à Gex,
et de Gex elle revint triomphalement à Ferney, c'est-à-dire
l'espace de trois grandes lieues. Jugez de l'effet qu'a dû pro-
duire à Gex et dans tout le pays cette scène singulière ^
Cette lettre du père Fessi, à laquelle nous emprun-
tons cette petite historiette, bien écrite, fort habile,
est loin de confirmer les récits de Voltaire et de chan-
ter ses louanges ; elle révèle les manœuvres du poëte
pour amener le châtiment du curé de Moëns, et n'ap-
prend rien à personne, en assurant que le mémoire de
Decroze est sorti parachevé du château de Ferney.
1. Lettre de Voltaire à M, le conseiller Le Battit (Paris, Didier,
18G8), p. 2G. Lettre du P. Fessi, sur M. de Voltaire, à M. Le Bault;
" Tiève, 25 février 1761,
OPINION DU PRÉSIDENT DE BROSSES. 53
Elle est moins abondante au sujet du procès, et glisse
légèrement sur l'assassinat de Decroze chez laBurdet,
que Ton ne semble pas prendre au sérieux. C'est pour-
tant un assassinat très-réel, aux yeux du président
de Brosses, qui sait ce qui s'est passé et rend témoi-
gnage de l'honorabilité de l'horloger.
C'est un très-hoanôte homme, que je connais et que j'aime
depuis fort longtemps. De plus, sa plainte est juste, et le
curé veut en vain couvrir ses violences, si extraordinaires,
du prétexte de mettre le bon ordre dans sa paroisse... J'ai
pris soin de me faire bien informer par des personnes im-
partiales. Je vous dirai même que j'ai vu les informations
qui sont les seules choses que les juges écoutent en pareille
matière...
Après de telles paroles il faut bien se rendre, et re-
connaître que le cas du curé de Moëns avait une tout
autre gravité que ne le voulaient faire croire ses pro-
tecteurs ou ses amis. Mais, s'il donne satisfaction sur
ce point à Voltaire, le président blâme avec autorité
l'intervention inutile et compromettante de l'auteur
de la Benriade.
J*ai appris, ajoute-t-il, qu'il y avoit encore plusieurs té-
moins qui pouvoient être entendus dans une plus ample in-
formation, et que vous en aviez fait venir quelques-uns chez
vous, où ils avoient déclaré ce qu'ils savoient. J'en suis
fàché^ et je ne voudrois pas qu'on pût objecter que l'on a
cherché à pratiquer d'avance des témoins qui, en pareil cas>
doivent être d'une impartialité complète et reconnue. Trop
de chaleur nuit souvent aux affaires, et ce seroit bien fort
contre votre intention si celle que vous montrez pour de
Croze alloit, par malheur, procurer cet effet.
Cela est excellemment dit, et c'est bien là véritable-
54 LE CONFESSEUR DEVANT LE JUGE.
ment le magistrat qui parle. Mais tout Voltaire n'est-
il pas dans ce fait qu'on lui reproche, son impétuosité,
sa passion, son habitude de naarcher de l'avant et de
tout oser ? Il n'avait eu garde de passer sous silence la
tentative d'intimidation du père Fessi. La réponse du
président n'est pas moins remarquable que ce qui pré-
cède et mérite bien d'être citée tout au long :
Vous voudriez que de Croze fît assigner le père jésuite sur
le refus d'absolution fait à sa fille. Cette démarche pourroit
plus embarrasser l'affaire qu'elle n'y serviroit peut-être. La
matière est fort délicate. Quoique la conduite du jésuite soit
très-répréhensible, c'est peut-être ici un de ces cas où il
devient très -difficile d'y mettre ordre. Je serois bien en
peine de dire quelles peines les lois humaines peuvent infli-
ger à un prêtre qui ne veut pas trouver sa pénitente en état
d'être absoute ^ La malice des hommes est au-dessus de leur
sagesse : et il y a bien d'autres cas dont les lois ne sauroient
venir à bout *.
Dans cette même lettre, M. de Brosses disait à Vol-
taire que l'affaire ne pouvait manquer de venir bientôt
en Tournelle. Ancian, fondant ses défenses sur une
méprise dans les dépositions, avait appelé, du décret
d'ajournement personnel. « On a déposé, en effet, que
ledit curé avait été boire chez madame Burdet, le 27,
veille de l'assassinat, et il se trouve que ce n'est que
le 26. » De son côté, l'évêque d'Annecy prétendait
avoir seul qualité pour juger le procès, par la raison
que des juges séculiers ne pouvaient connaître des
1 . (( Mot remarquable, fait observer M. Foisset, dans la bouche
d'un parlementaire, surtout après tout le bruit fait par les corps de
judicature pour refus de sacremens. »
2. Voltaire et le président de Brosses (Paris, Didier, 1858), p. 136.
ntre du président à Voltaire ; le 11 février 1761.
L'AFFAIRE S'ARRANGE. bh
délits d'un prêtre, trouvant d'ailleurs que le curé de
Moëns n'avait été coupable que d'un zèle un peu in-
considéré * . Voltaire avait adressé l'horloger du grand
Sacconnex à son propre avocat, maître Amoult du bar-
reau de Dijon. « Vous avez les pièces entre les mains,
lui disait-il : je vous demande en grâce de presser
cette afiaire ; j 'aurai très-soin que vous ne perdiez pas
vos peines*. » Dans une autre lettre, à la date du
6 juillet, ce sont les mêmes exhortations, les mêmes
encouragements à ne pas lâcher prise. « Si ce curé
Ancian est brutal comme un cheval, il est malin
comme un mulet et rusé comme un renard; mais,
malgré ses ruses, je crois que je vais le prendre au
gîte. » Cela n'annonce pas, on en conviendra, de la
part de Voltaire, un désir bien vif d'apaiser, de conci-
lier les parties ; et nous sommes en droit d'être quel-
que peu sceptiques, lorsqu'il se vante d'avoir rendu
au curé de Moëns le service le plus signalé en ame-
nant Decroze à se contenter d'un dédommagement
de quinze cents livres, sans détriment, bien entendu,
de tous les frais '. Pour notre compte, nous pensons
que les choses aiu*aient été poussées à toute extrémité
et « jusqu'aux galères, y> si les puissances n'avaient
fait savoir officieusement à tout le monde qu'il fallait
en finir. Le père Fessi, à propos d'un débat auquel
nous arrivons, avoue que les jésuites d'Omex se sont
1 . Lettre de Voltaire à M. le conseiller Le Bault (Paris, Didier,
1868), p. 16, 17. Aux Délices, 16 février 1761.
2. Voltaire, Œuvres complètes (Beachot), t. LIX, p. 451. Lettre
de VolUire à M. Amoult; à Femey, le 16 juin 1761.
3. iWd., t. LXV, p. 78. Lettre de Voltaire à Tévéque d'Annecy,
29 avrU 1768,
o() TOUTE RANCUNE TENANTE.
adressés au ministre « pour arrêter les fureurs de cet
homme ; » et il se peut que la question Ancian eût été
jointe au dossier des griefs des bons pères. En somme,
le curé de Moëns avait à son actif et pour se liquider
logent des dîmes avancé à ses vassaux par le sei-
gneur de Femey. Mais ce ne devait pas suffire à dissi-
per l'amertume d une correction qui pouvait être
autrement sévère". « Il ne pardonna jamais ce trait à
M. de Voltaire, nous dit Wagnière^; » et nous le
croyons sans peine .
1. Les éditeurs de Kehl disent pourtant qu'il fut condamné aux
galères par arrêt du parlement de Bourgogne, pour cet assassinat
prémédité, mais à la suite d*un second procès intenté en 1708.
Tout cela nous paraît des moins fondés, et aurait grandement besoin
de preuves qu'on ne donne pas. M. Henri Beaune, Tun des histo-
riens de Voltaire, avocat général à la cour de Dijon, a bien voulu
parcourir pour nous, un à un, tous les arrêts de la Tournelle du
parlement de Bourgogne rendus en 1768 et 1769, sans rencontrer
trace d'une condamnation prononcée contre le curé de Moëns. Il se
peut que Tarrôt ait disparu ; mais cela est d'autant moins probable,
que les minutes des arrêts du parlement sont en bon ordre, bien
qu'on ait négligé jusqu'ici de les maintenir par la reliure.
2. Longchamp et Wagnière, Mémoires sur Fo//aire (Paris, 1826),
1. 1, p. 42, 43. Additions au Commentaire historique.
II
LES JÉSUITES D'ORNEX.— L*ÉGLISE DE FERNEY- — ÉCLAT
DE ROUSSEAU. — COMMENTAIRE SUR CORNEILLE.
Voltaire nous a donné le sommaire des occupations
qui emplissaient sa vie à cette époque, et Ton convien-
dra que, dans ces seuls soins, il pouvait trouver l'em-
ploi très-complet et très-dense de toute une journée.
« J'ai de terribles affaires sur les bras. Je chasse les
jésuites d'un domaine usurpé par eux ; je poursuis cri-
minellement un curé; je convertis une huguenote (?) ;
et ma besogne la plus difficile est d'enseigner la
grammaire à mademoiselle Corneille, qui n'a aucune
disposition pour cette sublime science ^ » Il nous faut
parler de ces démêlés avec les jésuites, qui jouent,
dans cette affaire, un rôle de rapacité ténébreuse dont
on ne trouve que trop d'exemples dans leur histoire.
Il a d'abord vécu en bons rapports avec ces mêmes re-
ligieux contre lesquels il va procéder avec une vigueur
et un acharnement que nous ne demandons pas mieux
d'attribuer à sa seule pitié pour une famille intéres-
sante, à la veille d'être à tout jamais dépouillée. Une
1. Voltaire, CEuvrei complètes (Bcuchot), t. LIX, p 274. Lettre
de Voltaire à d*ArgenUl; 26 janvier 1761.
58 LES JÉSUITES AUX DÉLICES.
chose que nous avons eu lieu de remarquer cent et
cent fois, chez Voltaire, c'est l'instinct, c'est le besoin
de sociabQité. Il est affable par penchant et par na-
ture, il souhaite d'être en bons termes avec tout ce qui
l'environne; il fera même les avances et sera très-
sincère dans ces démarches bienveillantes. Ainsi, il
semble s'accommoder du voisinage des bons pères,
il les accueille favorablement, leur sourit : son attitude
avec eux est des plus encourageantes et des plus cor-
diales. Ceux-ci, loin de se tenir à distance, l'étaient
allés voir, et, se trouvant bien reçus, ils ne firent pas
scrupule de hanter la maison de l'ancien élève des
Toumemine et des Porée.
Nous arrivâmes à.Genève, le \2 juin (17B8), raconte i'ha-
morislique Grosley, aux premières pages de son ouvrage sur
l'Italie; nous vîmes la porte d'un beau jardin s'ouvrir : il en
sortit une chaise très-étoifée^ et nous eûmes Tapparition de
deux jésuites qui la remplissoient. Nous sçûmes depuis que
ce jardin n'étoit autre chose que les Délices de M. de Voltaire;
que les jésuites ont sur la ligne qui sépare le pays de Gex
de Genève une maison ou hospice, et que ces pères frater-
nifioient avec M. de Voltaire. Il fallut toutes ces explications
pour nous familiariser avec leur apparition sous le canon
de Genève. On nous apprît même que ces pères n'étoienl
point absolument étrangers à Genève, depuis qu'ils s'y peu-
vent montrer publiquement, sous la qualité d'aumôniers du
résident de France ^
Ces relations étaient des plus amicales ; l'on se fai-
sait de mutuelles concessions, ce qui est le moyen de
toujours s'entendre. « J'ai un château à la porte du-
1. Observations sur V Italie et les Italiens (Londres, 1770], t. I,
D. 12, 13.
9E5F1ŒE B£ {aiASKT. hi*
que! il y a quatre jésufties, écrivait M. ^ ViJtaire dant?
le courant d'août 17S9; ils m\mi abanàoraiê trère
Berthier; je leur fais de petits plaisirs, et ils me dis«it
la messe quand je Teui bien IVntendre^ » (fin vint
rompre cet accord et chang^er les bc»ns pr<:»cédés en
une guerre déclarée, dans laquelk devaient suc^com-
ber les quatre jésuites? Le poète va nous rapprendre;
mais est-il bien sûr que quelques petits méa>nt*'nte-
ments ne Taossent pcHnt déjà mal disposé envei^ eux?
Riaa à cet égard que nous sachions. Le pêne Fessi
parie bien des c motifs anciens et généraux » de sa
haine pour les jésuites; mais Tai^ument n^a pas de
valeur, an moins dans la bouche d'un jésuite d'Or-
nex, puisque leurs rapports avaient été d'abord excel-
lents*.
En prenant possession de Femey, Voltaire avait
fait connaissance avec six firères \ MM. Desprez de
Crassy, d'une ancienne noblesse du pays, tous au
sernee du roi, plus riches d'aïeux que de revenus, et
propriétaires nominaux d'une terre, le clos Balthaiard,
qui, depuis longues années, était engagée par anti-
chrèse à des prêteurs genevois. Cette situation n'avait
rien que d'ordinaire, et ils pouvaient espérer un jour.
1. VolUire, CEwres eompiètet ^Beuehol), t. LVIU, p. 160. Lettre
de VolUûrte à D'Alembeit; aax Délices, th d'augosle 1759.
2. Lettres imédites de Voltaire am comseiiUr Le Bault (Didier, Pa-
ris, 1S68), p. 21. Lettre da P. Pesai i M. Le Banlt; Genève, 2S fî^
Trier 1T61.
3. Uami sa lettre da 5 mai 1770, à madame du Deffand, il dit :
sept frères et deux aœare. C^est encore sept frères, dans la Jl^iue
<fe jr. de Voltaire à me lettre onoiqrMe, Œmwres eompiètet (Beuchot),
t. XLV, p. 147.
m LE CLOS BÂLTHAZARD.
par des alliances ou autrement, se libérer et rentrer
en possession du domaine aliéné. Par malheur pour
eux, les jésuites de Gex, ayant acquis dans Ornex des
terres dont la valeur pouvait être évaluée à deux mille
écus de revenus, furent pris de la tentation si natu-
relle de s'agrandir ; rien ne pouvait mieux leur con-
venir que le domaine de MM. de Crassy, et rien ne
paraissait plus facile que d'en devenir acquéreurs. Le
père Fessi " fit des démarches auprès d'un syndic de
Genève, M. Dauphin de Chapeaurouge, le détenteur
du clos Balthazard, qui consentit aisément à les sub-
stituer à ses droits (17S6). Il fallait des lettres pa-
tentes du roi; il les obtint (1757), ainsi que leur enté-
rinement au parlement de Bourgogne. IJ existait, il
est vrai, des mineurs qui pourraient un jour faire an-
nuler la vente'; mais, sous toute apparence, MM. de
Crassy ne seraient jamais en situation de rembourser
la somme dont le bien de leurs aïeux était le g£Lge^ et
c'est même ce que les nouveaux acquéreurs eurent
soin de faire valoir dans leur requête*. Ces derniers
comptaient sans Voltaire qui, à peine instruit de cette
1. « Dont le véritable nom était Fesse, » nous dit Voltaire qui
ne se permettait que trop souvent de ces plaisanteries équivoques à
regard de ses ennemis. « Je ne m^arréte pas à vous faire remarquer,
écrivait le supérieur d'Orne\ à M. Le Bault dans la lettre Diôme
qu« nous avons déjà citée et à laquelle nous aurons encore à re-
venir, .le tour digne du plus bas farceur, par lequel il substitue à
mon nom de baptême qui est Joseph le nom de Jean, pour faire avec
celui de Fesse un composé dans le goût sublime du théâtre de la
Foire, on des gentillesses de la Pucelle. »
2. Voltaire, OEuvres complètes (Bouchot), t. XXH, p. 354, 365.
Histoire du parlement de Paris ; t. XLV, p. 147, 148. Lettre anonyme
à M. de Voltaire, et la réponse; t. LXVHI, p. 477, 478. Lettre de
Voltaire à M. de Maupeou (t774).
BONNE VICTOIRE PHILOSOPHIQUE. (M
manœuvre, se mettait en campagne avec sa fougue
et son emportement accoutumés : il ne sera pas dit
que Ton dépouillera à ses yeux six orphelins, six bons
serviteurs du roi, 'sans qu'il n'arme énergiquement
pour leur défense ! Mais , convenons-en , l'envie de
prouver aux Berthier, aux Kroust et tutti quanti ,
qu'il ne fait pas bon s'attaquer à lui, le presse encore
davantage.
Vous aurez peut-être ouï dire à quelques frères que j'ai
des jésuites tout auprès de ma terre de Feroey; qu'ils ont
usurpé le bien de six pauvres gentilshommes, de six frères,
tous officiers dans le régiment de Deux Ponts ; que les jé-
suites, pendant la minorité de ces enfants, avaient obtenu
des lettres patentes pour acquérir à vil prix le domaine de
ces orphelins; que je les ai forcés de renoncer à leur usur-
pation, et qu'ils m*ont apporté leur désistement. Voilà une
bonne victoire de philosophes. Je sais bien que le frère Kroust
cabalera, que le frère Berthier m'appellera athée; mais je
vous répète qu'il ne faut pas plus craindre ces renards que
les loups de jansénistes, et qu'il faut hardiment chasser aux
bêles puantes. Ils ont beau hurler que nous ne sommes pas
chrétiens, je leur prouverai bientôt que nous sommes meil-
leurs chrétiens qu'eux i.
Toute sa correspondance est pleine de cette affaire ;
et il faut voir comme il traite ces acquéreurs douce-
reux qui , humainement parlant , étaient dans leur
droit, mais avaient songé à profiter peu charitable-
ment de la passe difficile de MM, de Crassy pour avoir
le domaine au prix de la créance. « Vous demandez
des détails sur mon triomphe de gente jesuiticâ : ce
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchol), t. LIX, p. 223, 224.
Lettre de Voltaire à HeJvetius ; Ferney, 2 janvier 1761.
VI. . 4
62 UN RETOUR DS FORTUNE.
triomphe n'est qu'une ovation : nul péril, nul sang
répandu..* les jésuites se sont soumis; l'afiaire est
faite. S'il y a quelque discussion, on fera un petit
factum bien propre que vous lirez* avec édification * . »
Cinq semaines après, il répondait modestement aux
félicitations du marquis d'Argence : a Je ne mérite
pas tout à fait les compliments dont vous m'honorez
sur l'expulsion du gros père Fessi ; j'ai bien eu l'a-
vantage de chasser les jésuites de cent arpents de
terre qu'ils avaient usurpés sur des officiers du roi;
mais je ne peux leur ôter les terres qu'ils possédaient
auparavant, et qu'ils avaient obtenues par la confis-
cation des biens d'un gentilhomme : on ne peut pas
couper toutes les têtes de l'hydre *. » Le poëte s'était
empressé, comme il nous l'apprend, de déposer au
greffe du bailliage la somme nécessaire pour rem-
bourser le créancier, et la famille fut rémise, par un
arrêt du parlement de Dijon, en possession de ce do-
maine depuis trop longtemps aliéné. Mais l'avenir est
plein d'incidents bizarres, de . retours de fortune qui
déroutent toute prévision comme tout calcul, m Le
bon de l'affaire, dit l'auteur du Commentaire histo-
rique^ c'est que peu de temps après, lorsqu'on délivra
la France des révérends pères jésuites, ces mêmes
gentilshommes, dont les bons pères avaient voulu
ravir le bien, achetèrent celui des jésuites qui était
contigu. M. de Voltaire, qui avait toujours combattu
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. L1X, p. 25t. Lettre
de Voltaire à Thiériotj 16 janvier 1761.
2. Ibid,, t. LIX, p, 32t. Lettre de Voltaire au marquie 4'Argence
de Dirac ; 2 4 février 1761.
DEUX SORTES DE VIEILLARDS. 63
les athées et les jésuites, écrivit qu'il fallait reconnaître
une Providence ^ »
Il est enivré de son triomphe. Mais ce qui le ravit
le plus, c'est son indépendance qui va jusqu'à la
souveraineté. Non-seulement il a fait sa paix avec la
cour, mais il se croit en droit de se targuer de quel-
que crédit. Peu lui importe tout cela, il est vrai, car,
à ses yeux, le seul bien désirable se résume à n'avoir
besoin de personne, à ne courtiser personne. « Il y a
des vieillards doucereux, circonspects, pleins de mé-
nagements, comme s'ils avaient leur fortune à faire.
Fontenelle, par exemple, n'aurait pas dit son avis, à
l'âge de quatre-vingt-dix ans, sur les feuilles de Fré-
ron. Ceux qui voudront de ces vieillards-là pourront
s'adresser à d'autres qu'à moi ^. » C'est là s'exprimer
en Romain, cela sent tout au moins son paysan du
Danube. Mais parlerait-il avec cette assurance s'il
n'avait pas la conscience nette, et n'est-il pas fort bon
chrétien et meilleur chrétien que ces ambitieux jé-
suites qui guignaient doucereusement le bien de leur
voisin? Il se fait encenser tous les dimanches à sa pa-
roisse, il édifie ses vassaux ; « et dans peu l'on en
verra bien d'autres ', » ajoute-t-il d'un air mysté-
rieux, dont nous aurons l'explication plus tard. Qui
oserait dire que la cause de Dieu n'est pas la sienne,
qu'il ne la sert pas mieux que ces malheureux qui le
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), l. XLVIIÏ, p* 867»
Commentaire historique»
2. Ibid., t. LIX^ p. 249. Lettre de Voltaire à madame du Deffand;
Ferney, 15 janvier 1761.
3. ma., t. LIX, p. 232. Lettre de Voltaire h D'Alembert; Fer-
ney, 6 janvier 1761.
64 VOLTAIRE PORT BON CHRÉTIEN.
damnent? « Oui, mort-dieu! s'écrie-t-il dans un bel
élan dithyrambique, je sers Dieu, car j'ai en horreur
les jésuites et les jansénistes; car j'aime ma patrie,
car je viens à la messe tous les dimanches, car j'éta-
blis des écoles, car je bâtis des églises, car je vais
établir un hôpital, car il n'y a plus de pauvres chez
moi, en dépit des commis des Gabelles. Oui, je sers
Dieu, je crois en Dieu, et je veux qu'on le sache. »
Et, pour qu'on le sache, que Ton n'en doute pas,
qu'on ferme la bouche aux médisants, aux calomnia-
teurs , non-seulement il sanctifiera le dimanche ,
comme le doit tout chrétien digne de ce nom, mais
il fera ses Pâques, ainsi qu'on les lui a déjà vu faire
en Alsace, en un moment où il n'était pas inutile qu'on
le crût très-fervent. « Oui, pardieu, s'écrîe-t-il encore,
je communierai avec madame Denis et mademoiselle
Corneille *, et si vous me fâchez, je mettrai en rimes
le Tantum ergo^. » Et ce n'était pas une vaine me-
nace : il parle de cette pasquinade sacrilège comme de
chose faite, dans une lettre à ses anges, du 29 mars^.
1 . Un capucin vint en effet à Ferney les confesser. Gomme il
quittait le château, il rencontra Voltaire occupé avec un maçon. En
Tapercevant, le poëte lui dit : « Père, vous venez de donner bien
des absolutions, ne m^en donnerez-vous pas une aussi, à moi, qui me
confesse ici à vous, et devant témoins, que je ne fais de mal à per-
sonne, au moins sciemment ?» Le père se mit à rire et répondit que
cela était assez notoire à Femey et dans son couvent. En disant ces
mots, il serrait un écu de six francs que Voltaire lui avait mis dans
la main ; il Ten remercia, lui demanda la continuation de ses bontés
pour sa communauté^ et partit fort content. Longchamp et Wagnière,
Mémoires sur Voltaire (Paris, André^l826), t. I, p. 198, 199. Exa-
men des Mémoires de Bachaumont,
2. Voltaire^ Œuvres complètes (Bouchot), t. LIX, p. 313. Lettre
de Voltaire à d'ArgenUl; 16 février 1761.
3. ibid,^ t. LIX, p. 350. Au même; aux Délices, 29 mars 17C1.
LA VIEILLE ÉGLISE DE FERNEY. 60
Mais n'était-ce pas légitimer cette prédiction outra-
geante de Fréron à l'égard de l'asile qui était offert à
mademoiselle Bodogune^ à Femey : a II faut avouer
qu'en sortant du couvent, mademoiselle Corneille va
tomber en de bonnes mains? »
Voltaire se glorifiera toute sa vie d'avoir, lui pro-
fane, élevé un temple à Dieu. On voudrait attribuer à
sa piété cet acte de munificence plus apparente que
réelle. L'ancienne église, fort laide d'ailleurs, tom-
bait en ruines ; l'auteur de la Henriade , en procé-
dant aussi généreusement, semblait mériter égale-
ment de Dieu et des hommes, et la dernière chose à
laquelle on se fût attendu, sans doute, eût été l'inter-
vention menaçante de la juridiction ecclésiastique. Il
faut avouer qu'il y a quelque peu à rabattre de tout
ce zèle et de toute cette générosité, dont le mobile
est infiniment plus humain et personnel. L'église
masquait le château, et ce bâtiment maussade cha-
grinait fort le châtelain de Ferney, qui crut que tout
s'arrangerait en faisant les frais d'un nouvel édifice. Il
fit mettre à bas, sans plus de cérémonie, une moitié
de l'égUse, les murs du cimetière et déplacer une
grande croix de bois qui le dominait. Cent fois, un
seigneur de paroisse, étranglé par une clôture ou
aveuglé par un bâtiment projetant trop d'ombre sur
son propre castel, s'était permis pareille hcence, à
laquelle, du reste ^ tout le monde ici devait gagner, lui
un peu plus de soleil et d'air, le curé et les parois-
siens un monument plus beau, plus élégant, mieux
ordonné. Mais Voltaire , en prenant possession ,
s'il s'était déclaré l'amie le protecteur de son trou-
4.
66 0TEZ*M01 CETTE POTENCE.
peau, n'avait que trop accusé ses intentions peu
tendres à Tégard de ceux qui le régissaient, parfois
avec peu de lumières et d'humanité, au spirituel.
L'on a assisté à ses démêlés avec le prêtre Ancian, et
Voltaire devait s'attendre, un jour ou l'autre, avec la
connaissance qu'il avait du tempérament violent et hai-
neux du personnage, à quelque méchant tour du curé
de Moëns. Ce dernier, en effet, déterminait son col-
lègue de Ferney à transférer le saint-sacrement dans
son église, lui persuadant, ainsi qu'aux habitants,
que la leur avait été profanée. On faisait tenir, en
outre, au poëte un propos qui n'était ni décent, ni
prudent, relevé et colporté par une couturière de
Ferney : a Qu'on m'ôte cette potence I » aurait-il dit,
en désignant la croix condamnée comme l'église à
disparaître. Mais à qui fera-t-on croire cela, et qui le
supposera capable d'une pareille horreur ?
Et de quoi s'agit-il, pour faire tant de vacarme? D'une
croix de bois qui ne peut subsister devant un portail assez
beau que je fais faire, et qui en déroberait aux yeux toute
l'architecture. 11 a fait dire (l'official de Gex) à un malheu-
reux que j'ai appelé cette croix figure; à un autre, que je l'ai
appelée poteau : il prétend que six ouvriers qu'il a interrogés
déposent que je leur ai dit, en parlant de cette croix de bois
qu'il fallait transplanter : Otez-moi cette potence. Or de ces six
ouvriers^ quatre m'ont fait serment, en présence de témoins^
qu'ils n'avaient jamais proféré une pareille imposture et
qu'ils avaient répondu tout le contraire.,.
Au reste^ Monsieur^ je suis bien aise de vous dire que
cette croix de bois, qui sert de prétexte aux petits tyrans
noirs de ce petit pays de Gex, se trouvait placée tout juste
vis-à-vis le portail de l'église que je fais bâtir; de façon que
la tige et les deux bras l'offusquaient entièrement, et qu'un
^e ces bras, étendu juste vis-à-vis le frontispice de mon
UN TERME D'ART. . 67
château, figurait réellement une potence, comme le disaient
les charpentiers. On appelle potence, en terme de Tart, tout
ce qui soutient des chevrons saillants; les chevrons qui sou-
tiennent un toit avancé s'appellent potence ; et quand j'au-
rais appelé cette figure potence, je n'aurais parlé qu'en bon
architecte *".
A merveille ! interprété de la sorte, le mot devient
innocent, c'est un terme de Fart. Nous en sommes
bien aise, car, quoi qu'il prétende. Voltaire a tenu
le propos , et cela nous est attesté par un ami du
poëte qui, comme on va le voir , eut à prendre sa
défense, et réussit à détourner le péril de cette
tête de vieil enfant écervelé. Le curé de Moëns ex-
ploita habilement toutes ces imprudences ; et la trans-
lation du saint-sacrement à Moëns, opérée avec une
solennité inusitée au milieu de la population conster-
née, ne laissait pas d'avoir quelque ressemblance
avec ces manifestations menaçantes qui, au moyen
âge, présidaient aux plus terribles mesures de l'É-
glise contre ceux qui avaient provoqué ses foudres.
En effet, les hostilités ne tardaient pas à commen-
cer ; et, si Voltaire avait voulu la lutte, il allait être
servi à souhait. Ancian avait tout aussitôt dénoncé le
sacrilège à l'official de Gex. Toute la justice ecclésias-
tique et séculière descendit à Ferney, nous dit Wa-
gnière, et l'auteur du poëme de la Religion naturelle
se vit sur les bras un procès criminel qui pouvait
avoir de graves conséquences, bien qu'il affectât de
s'en préoccuper faiblement^.
1. Voltaire, OEuvreè Complètes (Beuchot). t. LIX, p. 490, 491.
Lettre de Vollaire à M.ArnouU de Dijon; Ferney^ le 6 juillet 1761.
2. LoDgchamp et Wagnlère, Mémoires sur Fo/iaire (Paris, André,
VtH PAMPARONNADES.
Je VOUS ai caché une partie de mes douleurs, écrivait-il à
d'Argental, mais enfin il faut que vous sachiez que j'ai la
guerre contre Je clergé. Je bàlis une église assez jolie, dont
le frontispice est d*une pierre aussi chère que le marbre; je
fonde une école; et, pour prix de mes bienfaits, un curé
d'un village voisin, qui se dit promoteur, et un autre curé
qui se dit officiai, m'ont intenté un procès criminel pour un
pied et demi de cimetière, et pour deux côtelettes de mouton
qu'on a prises pour des os de morts déterrés.
On m'a voulu excommunier pour avoir voulu déranger une
croix de bois, et pour avoir abattu insolemment une partie
d'une grange qu'on appelait paroisse.
Gomme j'aime passionnément à être le maître^ j'ai jeté par
terre toute l'église, pour répondre aux plaintes d'en avoir
abattu la moitié. J'ai pris les cloches, l'autel, les confession-
naux, les fonts baptismaux; j'^i envoyé mes paroissiens en-
tendre la messe à une lieue.
Le lieutenant criminel, le procureur du roi, sont venus
instrumenter ; j'ai envoyé promener tout le monde; je leur
ai signifié qu'ils étaient des ânes, comme de fait ils le sont.
J'avais pris des mesures de façon que M. le procureur géné-
ral du parlement de Dijon leur a confirmé cette vérité. Je
suis à présent sur le point d'avoir l'honneur d'appeler comme
d'abus... Je crois que je ferai mourir de douleur mon évo-
que, s'il ne meurt pas auparjivant de gras fondu.
Vous noterez, s'il vous plaît, qu'en même temps je m'a-
dresse au pape en droiture. Ma destinée est de bafouer
Rome, et de la faire servir à mes petites volontés. L'aven-
ture de Mahomet m'encourage. Je fais donc une belle requête
au Saint-Père; je demande des reliques pour mon église,
un domaine absolu sur mon cimetière, une indulgence in
articulo mortis, et, pendant ma vie, une belle bulle pour
moi tout seul, portant permission de cultiver la terre les
jours de fête, sans être damné...
Si ma supplique au pape et ma lettre au cardinal Pas-
sionei sont prêtes au départ de la poste, je les mettrai sous
1826), t. I, p. 43, 44. Additions au Commentaire historique. Voir
«ussi OEuvres complètes (Beuchot), t. LVIII, p. 529, 536.
SUPPLIQUE AU PAPE. 69
les ailes de mes anges, qui auraient la bonté de faire passer
mon paquet à M. le duc de Choiseul ; car je veux qu'il en
riû et qu'il m'appuie. Cette négociation sera plus aisée à tcr-
roiaer honorablement que la paix >.
Il est bien fâcheux que cette supplique au Pape et
la lettre au cardinal ne se soient pas retrouvées. Nous
n'insisterons pas sur le ton de ce qui précède et sur
les dernières lignes particulièrement. Mais ce qui est
plus étrange que le reste, peut-être, c'est qu'un
ministre du roi pût consentir non-seulement à rire
d'aussi indécentes plaisanteries, mais à aider leur
auteur dans son inconcevable démarche. Disons, tou-
tefois, que si Ton se moque, que si Ton bafoue « ce
pantalon de Rezzonico » dans une correspondance
intime, il n*y a pas à douter que la requête ne fût des
plus convenables et des plus respectueuses. Voltaire,
cela est visible, fait le fanfaron dans le récit de ses
débats et de ses prouesses ; il exagère, il se vante.
Ses relations, qui furent toujours excellentes avec le
cardinal Passionei, sont une garantie du ton parfait
do ces deux pièces malheureusement perdues. En
somme, tout cela était à ses yeux fort sérieux en un
point. Il voulait être le maître au spirituel comme au
temporel, et tenir en échec le clergé qui l'avait en
horreur, par ces témoignages flagrants de son crédit
et de sa faveur auprès du Saint-Siège.
Mais, encore un coup, avant d'arriver à leurs
adresses, il faut que ses deux lettres aient le bonheur
de dérider des gens auxquels il tient à plaire, ses an-
1. VolUire, Œuvres complètes (Bouchot), t. LIX, p. 400, 461,
462. Lcllro do VolUiro à d'Ar^ontol; 31 Juin 1761.
70 CLÉMENT Illl ET PAS3I0NEI.
ges d'abord, le ministre ensuite. « Je suppose qu'ils
ont reçu mou paquet pour le Siiint-Père, qu'ils ont
ri; que M. le duc de Choiseulari, que le cardinal Pas-
sioDei rira. Pour le sieur Rezzonico, il ne rit point.
On dit que mon ami Benott valait bien mieux '. »
Faux ou, vrai, le portrait qui lui a été fait de Clé-
ment XIII n'est pas flatté : « C'est un bœuf qui ne sait
pas un mot de français, et qui est assez épais pour ne
me pas connaître ; mais ce n'est pas à lui que j'écris,
c'est au cardinal Passionei , homme de beaucoup
d'esprit, homme de lettres, et qui fait de Rezzonico le
cas qu'il doit. » A tout événement, il faut que M. le
duc de Choiseul fasse arriver le paquet à destination.
« La grâce est légère ; ïnais je la demande instam-
ment. Monsieur le comte de Choiseul, protégez-moi
dans cette importante négociation '. »
A en croire Voltaire, rien n'était moins sérieux que
Ces chiffonneries relatives à l'église et au cimetière de
Ferney, et cette croix de bois qu'il avait fait abattre.
C'était étrangement s'abuser, s'il était sincère. Les
procédures et les informations avaient été envoyées au
procureur général du parlement de Bourgogne par le
heutenant criminel de Gex, et l'ordre d'arrêter l'ac-
cusé ne devait-pas se faire attendre. Heureusement
pour l'auteur de Zaïre, François Tronchin se trouvait
alors à Dijon , chez le procureur général ; il plaida
1. Voltaire, OEnerea complèiei (Beiichot), t. LIX, p. 477. Lettre
iji; Voltaire à d'Argental; Ferney, S9 juin 1761.
2. Ibid., t. LIX, p. 494. Lettre de Voltaire au mime; 6 juil-
liil l'CI. Le comte de Choiseul, qu'il évoque, Ëtait le cousin du
mmisLre dea affiilres itrangirea , plus tard duc de Praelln,
I-
BONS OFFICES DU CONSEILLER TfiONCHIN. 71
chaudement la cause de son remuant ami et décida
celui-ci et le premier président à laisser tomber l'af-
faire. Et ce fut, en réalité, à sa seule intervention que
Voltaire fut redevable de n'être pas traqué par les of-
ficiers du parlement ^ ; mais, s'il ignora toujours cette
participation plus qu'opportune , le conseiller d'État
genevois l'a consignée dans des notes qui ont été re-
cueillies, et qui prouvent combien il avait tort de se
croire à l'abri de toute poursuite.
L'information, nous dit-il, fut envoyée par le bailliage au
parlement de Dijon ; peu après, en y passant, et dans une
visite que je fis à M. le procureur général de Quintia, il me
témoigna son mécontentement des tracasseries que lui cau-
sait perpétuellement notre ami, et en même temps il me sor-
tit de son bureau la procédure de Gex. Il me lut la copie
d'une lettre qu'il avait écrite à Voltaire, dont celui-ci ne
m'a jamais parlé, et que je doute qu'il ait conservée dans ses
papiers. C'était la leçon d*un bon ami, pleine d'énergie et
digne de l'impression. En demandant à M. de Quintin ce
qu'il se proposait de faire de la procédure, je lui représentai
combien la saine politique exigeait que les délits de ce genre
fussent étouffés plutôt que punis. Il me demanda si j'avais
vu M. le premier président de la Marche. Ma réponse fut
que je me destinais à y aller, en sortant de chez lui. Il m'in-
vita à lui parler de cette affaire, et à lui en dire mon senti-
ment M. de la Marche n'attendit pas que je lui ouvrisse la
conversation. Elle finit comme celle que je venais d'avoir
avec M. le procureur général, et dès lors je n'ai pas entendu
parler de cette procédure, qui n'eut pas de suites *.
Ces procès, ces poursuites n'entravaient rien, et
1. LoDgchamp et Wagnière, Mémoires sur Voltaire (Paris, André)
18Î6), l. 1, p. 4 4» 4 5.. Additions au Commentaire historique,
2. GauIUeur, É trémies nationales y 3» année, IS&ô, p. 217, 218i
Anecdotes inédites sur Voltaire, racontées par François Tronchio»
'rî LA TROUPE BOURaUlODONHB.
récriTaJD et le poète n'en étaient ni moins laborieut
ni moins féconds. « Excepté de fendre du bois, dit
cet homme-légion, il n'y a de métier que je ne fasse'.»
Les jésuites d'Ornex ne lui font pas oublier ses ad-
versaires du Consistoire, il a sur le cœur leurs vexa-
tions, et il s'est bien promis que tous ces faquins à
monologue, comme il les appelle, le lui payeraient,
un jour ou l'autre. En attendant de plus signalés
triomphes, l'occasion se présentait de les chagriner,
et il se fût reproché de la laisser échapper. Le direc-
teur d'une troupe de «omédieos bourguignons vient
implorer sa puissante intervention, noa pour dresser
ses tréteaux au beau milieu de la Rome de Calvin,
ce qui s'accomplira plus tard, mais pour obtenir du
gouvernement sarde la permission de donner des re-
présentations, en deçà de la frontière genevoise, à
deux pas, il est vrai, de la cité protestante. Rien ne
paraît plus légitime au seigneur de Feraey, qui en
écrit aussitôt au marquis de Chauvelin, notre ambas-
sadeur à la cour de Turin, et tout autant à la mar-
quise, dont nous connaissons la passion pour le
théâtre.
Le porteur a une troupe catholique : il peut donner du
VMsir sur t«rre de France; mais les terres de Savoie sonl
plus à su portée. S'il peut s'établir à Carouge, petit village
aux portes de Genève, il croit nos plaisirs assurés, et sa for-
tune faite. Il demande donc votre protection. 0 belle am-
bassadrice! actrice charmante! portez nos prières à U. de
Chauvelin; favorisez un art dans lequel vous daignez excel-
ler; coiit'oiidez des hérétiques qui prêchent contre la divi-
I, Xuiuùea, Œiuvret eompliUi (Bouchol), t. LIX, p. tn. Lettre
ri« VnliaiLii à d'ArgenUli 1" mai 1761.
h
DIOGÈNE Â GÂROUOE. 73
nité de Jésus-Christ, et contre Athalie et Polycucte, La des-
cendante du grand Corneille, qui est aux Délices, vous con-
jure par les mânes de Cinna et de Chimène, de procurer une
église dans Carouge au sacristain que nous vous dépê-
chons >.
•
Un mois après, jour pour jour, Voltaire écrivait à
sa nièce, tout joyeux : a Nous allons avoir une troupe
de bateleurs auprès des Délices ; ce qui fait deux avec
la nôtre ^. » Les comédiens bourguignons, installés à
Carouge, donnèrent des représentations fort courues
et où les Genevois vinrent en foule ; mais c'était là le
résultat attendu. Bien plus, de beaux esprits de Ge-
nève, en dépit des censures qu'ils s'attireraient, com-
posèrent des comédies et les firent représenter sur le
nouveau théâtre. L'on joua ainsi une pièce d'un Mar-
cet de Mézières, Diogène à Carouge, a Elle fut sifflée,
nous dit M. Marc-Monnier , à qui l'histoire de ces
temps est famiUère, sur quoi l'auteur la fit imprimer,
et on la resiffla ^. »
A chaque tragédie nouvelle, nous avons vu le poëte
1. Voltaire^ (ouvres complètes (Beixchoi)^ i, LIX^ p. 301. Lettre
de Voltaire au marquis de Chauvelin ; 27 janvier 1761. Si nous n'in-
terprétons pas mal un passage du livre de Grosley, ce n*était pas la
première fois que des comédiens français venaient s'abattre dans ces
quartiers. En juin 1758, il était allé voir Voltaire, et le trouva s'a-
musant à exercer une troupe de comédiens « qui avait son théâtre à
un quart de lieu des Délices et de Genève, sur les terres de Savoie, n
Observations sur V Italie et les Italiens (Londres, 1770), t. I, p. 32,
33. Voltaire écrivait lui-môme à Bertrand, des Délices, le 9 mai :
« Nous avons une assez bonne comédie aux portes de Genève. »
2. Ibid., t. LIX, p. 327. Lettre de Voltaire à madame de Fon-
taine* àFerney, 27 février 1761.
3. Revue suisse (Lausanne, mars 1873), t. XLVl, p. 393. Le
Théâtre et la poésie à Genève au XVIW siècle,
VI. o
74 UN BBÂU SUJET.
se frapper invariablement la poitrine et convenir du
ridicule pour un vieux barbon de se croire propre,
comme en ses jeunes années, à filer des scènes de ten-
dresse et de passion. VOrphelin de la Chine devait
être sa dernière faiblesse. Mais l'accueil du public
ébranla ses résolutions, et Tancrède ne tarda pas à
démontrer la vanité de ses visées de réforme. Avait-il
été si coupable ; et les larmes qu'il faisait ruisseler,
chaque soir, n'étaient-elles pas un encouragement à
s'opiniâtrer, tant qu'on aurait le diable au corps?
Ainsi fit-il, et nous le retrouvons aux prises avec une
nouvelle conception tragique, dont il n'attend pas
m
moins que des autres. « Mes chers anges, il est vrai
que j'ai un beau sujet, que je pense pouvoir donner
un peu de force à la tragédie française, que j'imagine
qu'il y a encore une route, que je ressemble à Tingé-
. nieur du roi de Narsingue *, qui s'avisait de toutes
sortes de sottises*... » C'était, sans doute, nourrir
beaucoup d'illusions, car ce sujet si rare était Don
Pèdre, une honnête tragédie, qui ne devait pas voir
le jour delà rampe.
Du fond de sa retraite, Voltaire recevait les mille
riens dont Paris était inondé, saluant les œuvres de la
secte d'une louange souvent aussi exagérée que peu
sincère, lançant aux œuvres des dissidents un trait
acéré, une épigramme empoisonnée, gourmandant
ses fournisseurs officieux, quand il leur arrivait de
1. C'est Maupertuis que Voltaire entend désigner. Voir Œuvres
complètes (Beuchol), t. XXXIX, p. 473, 448, 497; t. XL, p. 309.
2. Ibid., t. LIX, p. 335. Lettre de Voltaire à d'Argental ; Ferney,
19 mars 1761.
LA NOUVELLE UÊLGiaE. T6
commettre quelque oubli, ou de se permettre quelque
exclusion. La Nouvelle Héloïse venait de paraître. Si
les livres ont leurs destinées, cela est vrai surtout de
cet étrange chef-d'œuvre, qui dut chez nous son
succès moins à la verdeur des descriptions, à Tàcre
senteur des paysages, à la beauté de cette nature alpes-
tre reproduite avec un coloris dont, jusque-là, notre
langue n'avait point offert de modèles, qu'à la singula-
rité de l'homme, qu'à sa sauvagerie, son cynisme af-
fecté, et aux sentiments hostiles ou sympathiques des
quelques coteries qui faisaient l'opinion. Sauf les pre-
mières lettres de Julie, il n'y avait, semblait-il, rie'n à
prendre dans ce roman pour des caillettes habituées
au jargon, à la galanterie, aux équivoques polissonnes
du Sopha ou du Sultan Misapouf, Les temps étaient-
ils donc mûrs pour une révolution si soudaine dans
les esprits et dans les mœurs? ces femmes, qui allaient
bientôt singer les héroïnes de la Nouvelle Béloïse et
de V Emile ^ cédèrent-elles à une révélation foudroyante
de la grâce, ou s'affublèrent-elles d'un travestissement
nouveau par simple dégoût pour un train de vie tou-
jours le même et dont on n'était plus à sentir l'insipi-
dité?
Tout ce monde était trop frivole pour qu'un pareil
engouement dût être sérieux et persistant. Ce fut une
mode et non une conversion. Dire qu'il ne resta rien
de tout cela ne serait ni exact ni équitable. Toutes
les femmes ne sont pas frivoles dans la société la plus
frivole, et, au centre môme de la corruption, il se
rencontre des cœurs bien nés auxquels il n'est besoin
que d'enseigner ou de rappeler leurs devoirs-. Mais,
76 SON SUCCÈS Â PARIS.
pour la généralité, ce ne fut qu'une façon de se tra-
vestir et de se masquer ; et, au lieu d'errer à travers
les bosquets dans l'ajustement court- vêtu des Mari-
nette et des Colombine, la vanité, l'amour-propre, le
désœuvrement trouvèrent leur compte à afficher des
principes, à jouer à l'épouse et à la mère, sans que le
diable en fît moins pour cela ses affaires. Mais, pour
remuer toutes ces ficelles, pour amener toutes ces
poupées à se croire des femmes, à se figurer qu'elles,
eussent une âme et des entrailles, et pis que cela, de
la raison et du sérieux, il fallait à Tapôtre une auto-
rite, un accent, une séduction, ce je ne sais quoi de
convaincu, d'ému, qui subjugue. Rousseau, trans-
porté, n'a garde de passer sous silence cet enthou-
siasme pour son œuvre qui eut le bon effet, tout au
moins, de produire dans son esprit une certaine réac-
tion en notre faveur. Écoutons-le. Cette page est d'ail-
leurs et curieuse et piquante.
Dans le monde, il n'y eut qu'un avis; et les femmes sur-
tout s'enivrèrent et du livre et de l'auteur, au point qu'il y
en avait peu, même dans les hauts ran^s, dont je n'eusse
fait la conquête, si je l'avais entrepris. J'ai de cela des
preuves que je ne veux pas écrire, et qui, sans avoir besoin
de l'expérience, autorisent mon opinion. Il est singulier que
ce livre ait mieux réussi en France que dans le reste de
l'Europe, quoique les Français, hommes et femmes, n'y
soient pas fort bien traités. Tout au contraire de mon at-
tente, son moindre succès fut en Suisse, et son plus grand
à Paris. L'amitié, l'amour, la vertu, règnent-ils donc à Paris
plus qu'ailleurs? Non, sans doute; mais il y règne encore ce
sens exquis qui transporte le cœur à leur image, et qui nous
fait chérir dans les autres les sentimens purs, tendres,
honnêtes, que nous n'avons plus. La corruption désormais
CE QU'ON DOIT A ROUSSEAU. 77
est partout la même : il n'existe plus ni mœurs, ni vertus
en Europe, mais s'il existe encore quelque amour pour elle,
c'est à Paris qu'on doit le chercher *.
A la bonne heure. Quoique l'éloge n'ait rien d'ex-
cessif, nous avons d'autant plus lieu d'être satisfaits,
que nous ne sommes pas sûrs encore de le mériter
pleinement. Les lettrés, les gens du métier furent
contraints de reconnaître, dans l'auteur de cette Julie ^
,un génie original, n'empruntant rien à la convention
et aux poétiques, affectant, tout au contraire, de
rompre avec elles, d'émouvoir en dépit d'elles, par sa
seule puissance et la magie de ces tableaux empreints
d'une vérité homérique. Notre langue nette, précise,
d'une limpidité indiscutable, avait paru , jusque-là ,
plus propre à l'expression des idées qu'à l'expression
du pittoresque et de l'image ; et voilà qu'un étranger
venait nous démontrer tout ce qu'elle pouvait offrir
de ressources et de richesses nouvelles sous la plume
d'un écrivain éloquent, n'écoutant que le Dieu qu'il
avait en lui ! Cette découverte, si elle ne faisait pas le
compte des amours-propres, n'en était pas moins de
celles qu'on ne pouvait nier ; et il fallut bien se rendre
et convenir que l'on se trouvait en présence d'une
œuvre qu'il était plus aisé de dénigrer que d'égaler.
L'on songe naturellement à Voltaire, et Ton est eu-
rieux de savoir son sentiment ; car, au moins dans
l'intimité, il dut laisser entrevoir ce qu'il pensait de
cette Julie^ dont l'égarement, les combats, le cœur
1. Rousseau, Œuvres complètes (Dupont, 1824), t. XVI, p. 4.
Les Confessions j part, H, liv. xi (17Gi). t J'écrivis ceci en 17 GO, •>
nous dit en note Rousseau.
78 VOLTAIRE BT JKAN-JACQUËS.
héroïque, n'avaient rencontré en France qu'enthou-
siastes et admirateurs. Avouons qu'il n'était pas dans
la situation la meilleure pour se prononcer en toute
bienveillance et en toute équité. Leurs rapports, d'a-
bord excellents, avaient étrangement tourné à l'aigre ;
après s'être adressé des douceurs et des flatteries, ces
deux hommes, d'ailleurs si différents de race, d'hu-
meur, de génie, avaient fini par une rupture éclatante
et sans retour. Mais cette rupture, qui en assuma la
respensabilité, qui la voulut, qui la provoqua? II faut
bien dire, à la décharge de Voltaire, que le premier
coup de feu, ce fut Rousseau qui le tira, sans y avoir
été amené par la moindre attaque de l'auteur de la
Henriade. Dans sa lettre sur l'article Genève^ il est
encore plein d'égards, de poUtesses pour le solitaire
des Délices. S'il se prononce avec sa véhémence ha-
bituelle contre le théâtre et l'idée de l'implanter dans
sa patrie, s'il croit savoir pertinemment que Voltaire
est l'instigateur, l'auteur effectif d'un passage dont il
juge de son devoir de signaler le péril à ses conci-
toyens, il ne semble pas soupçonner qu'il y soit pour
quelque chose; et, quelque exception pourrait être
faite à l'ostracisme rigide qu'il conseille, que ce serait,
à son avis, en faveur de tragédies telles que Mahomet
et la Mort de César. Le poëte pouvait n'être pas en-
chanté de la thèse, mais, devant pareille courtoisie,
il n'aurait eu aucun motif valable de la considérer
comme une attaque personnelle. Cette virulente cam-
pagne contre les spectacles cadrait trop peu avec ses
idées et ses projets pour qu'il n'en fût pas quelque
peu contrarié, on s'en doute ; et Rousseau s'y attendait.
SAN8-0ÊNE DU PRUSSIEN VORMEY. 79
Mais Voltaire ne s'en ouvrira qu'à ses amis. Il dira à
D'Alembept : « Vous avez daigné accabler ce fou de
Jean- Jacques par des raisons, et moi je fais comme
celui qui, pour toute réponse à des arguments contre le
mouvement, se mit à marcher. Jean-Jacques démontre
qu'un théâtre ne peut convenir à Genève, et moi j'en
bâtis ^ » Cette manière était la bonne, et il fallait s'y
tenir. Mais ce n'était pas aussi aisé qu'on se le figure;
et le clergé calviniste et Jean-Jacques n'étaient pas
disposés à lui laisser le champ et la scène libres^
La lettre de Rousseau, relative au désastre de Lis-
bonne, dont nous avons parlé en son temps (1786),
n'avait pjis été écrite apparemment pour être impri-
mée ; et, quoique les termes en fussent des plus con-
venables et même des plus respectueux, Voltaire, de
l'aveu même de Jean-Jacques, aurait été d'autant plus
fondé à se formaliser d'une publicité quelconque,
qu'on lui en avait demandé l'autorisation et qu'il l'a-
vait refusée. La contrariété de l'auteur dut donc être
grande, en apprenant que le prussien Formey, « un
effronté pillard, » l'avait reproduite, sans autre céré-
monie, dans son journal; et l'on conçoit qu'il éprou-
vât le besoin de se défendre d'un mauvais procédé,
qu'il n'avait pas eu. Il avait, il est vrai, communiqué
sa lettre à trois personnes auxquelles les droits de
l'amitié ne lui avaient point laissé le choix de répondre
par une fin de non-recevoir. L'infidéUté ne pouvait
provenir que de l'une d'elles, ou de M. de Voltaire ;
mais, à coup sûr, cette dernière hypothèse n'était pas,
»
1. Voltaire, OEuvrei complètes (Beuchot), l. LVUI, p. 204. Lettre
de Voltaire à D'Alembert; 15 octobre 1760.
80 ÉTRANGE PROFESSION DE FOL
et de beaucoup, la moins invraisemblable. Dans rim-
possibilité de percer ce mystère, il tenait à ce que le
poëte ne pût le soupçonner ni l'accuser d'une indis-
crétion blâmable, et ne négligea, dans ses explica-
tions, aucun détail capable de le disculper. Jusqu'ici
tout est bien, et Voltaire, habitué de longue date à
de pareilles révélations, n'était pas homme à s'en affli-
ger outre mesure. Mais voilà Rousseau, qui trouve
qu'il manquerait quelque chose à sa lettre, s'il ne di-
sait pas de gros mots à l'auteur de Zaïre j et ne cas-
sait point les vitres, sans grande urgence, quoi qu'il
en dise. Il finissait ainsi :
Je ne vous aime points Monsieur, vous m'avez fait les meaux
qui pouvaient m'être les plus sensibles, à moi votre disciple
et votre enthousiaste. Vous avez perdu Genève pour le prix
de Tasile que vous y avez reçu ; vous avez aliéné de moi mes
concitoyens pour le prix des applaudissements que je vous
ai prodigués parmi eux : c'est vous qui me rendez le séjour
de mon pays insupportable; c'est vous qui me ferez mourir
en terre étrangère, privé de toutes les consolations des mou-
rants, et jeté, pour tout honneur, dans une voirie, tandis
que tous les honneurs qu*un homme peut attendre vous ac-
compagneront dans mon pays. Je vous hais enGn, puisque
vous l'avez voulu ; mais je vous hais en homme encore plus
digne de vous aimer, si vous l'aviez voulu. De tous les sen-
timents dont mon cœur était pénétré pour vous, il n'y reste
que l'admiration qu'on ne peut refuser à votre beau génie,
et l'amour de vos écrits. Si je ne puis honorer en vous que
vos talents, ce n'est pas ma faute. Je ne manquerai jamais
au respect qui leur est dû, ni aux procédés que ce respect
exige. Adieu, Monsieur *.
1. J.-J. Rousseau, Œuvres complètes (Duponl, 1824), t. XV, p.
430, 431. Confessiom, pari. II, liv. x. Lettre de Jean-Jacques à Vol-
taire; à Montmorenci, le 17 juin 17 GO.
ÉTRANGE ÉTONNEMENT DE ROUSSEAU* ^f
En publiant cette lettredansscs Confeinumn^ IWfMh-
seau parait s'étonner que Voltaire n'y ait pan r/^porirlM,
et ilajoute que, « pourmettre sabrutalité pluH \\ Tain/r, il
fît semblant d'être irrité jusqu'à lafurcur.wS'ilyaqu^îl*
que chose de plus surprenant que le silen(5f; de Voltaire,
c'est, assurément, Tétonnement de Rounneau. « Homj*-
seau, par hasard, avait-il écrit la lettre qu'r>n vienid/î lin?
pour plaire à Voltaire? » fait observer \\ïi\\tmm*\\wwi
M. Saint-Marc Girardin, dans se» remarqijablf;^ /étu-
des, malheureusement inachevée», Hur le eîf/iyfîri d^?
Genève et son œuvre ^ Cette fureur, ce déehalnerrMrrit
contre l'auteur de Mahomet ne nouH Hemblent pax
suffisamment motivés, disons-le, parle mal que celui-
ci avait dû faire à sa patrie, et l'on a peine à pren-
dre au sérieux et à croire sincère cette sorte d'aua-
thème par lequel le bizarre philosophe termine une
lettre écrite dans le seul but de se défendre auprès du
solitaire des Délices d'un procédé équivoque. Plus
tard, le patriotisme de Rousseau eût pu s'exalter con-
tre la nature d'influence qu'exercera dans la calviniste
Genève cet esprit remuant et audacieux durant les trop
longues dissensions qui la séparèrent en doux camps
et la livrèrent à l'arbitrage impérieux de la France.
Mais, à ce moment, Genève n'est pas aussi perdue que
le prétend Rousseau. Tout se borne à des représenta-
tions dramatiques auxquelles prennent part, à Tindi-
gnation grande des rigoristes, quelques égarés de la
bonne société genevoise. QUant aux torts particuliers.
Voltaire n'en a aucun à se reprocher; et, s'il lui rend le
1. Aerue des Deux Mondes (15 novembre 1852), t. XVI, p. 770.
82 ROUSSEAU ENTRE DANS LA CARRIÈRE.
séjour de son pays insupportable, c'est pour une tout
autre cause que celle que Ton accuse, cause qu'il faut
aller chercher au fond du cœur même de Rousseau.
Tant que Jean-Jacques fut obscur, tant qu'il n'eut
aucune visée littéraire, son caractère farouche, sus^
ceptible, s'entlammant pour des chimères, n'avait eu
aucune occasion de se révéler. Comme il avait une
imagination ardente, avec le vif sentiment du beau
'moral, il s'ouvrait à tout ce qui l'impressionnait for-
tement; et nous l'avons vu admirer très-franchement,
très-candidement, les larmes aux yeux, la poitrine ha*
letante, presque suffoquant, la tragédie d'Alzire, L'i-
dée lui vient enfin d'entrer en lice, il s'y précipite avec
ce tempérament fougueux qu'il apportera par la suite
dans ses moindres écrits, et, du jour au lendemain,
son Discours couronné sur le Progrès des sciences et
des arts lui conquérait le renom d'un de nos écri*
vains les plus considérables. Un second discours,
sans obtenir le prix, ne sera pas moins remarqué et,
à partir de ce moment, Jean-Jacques, en regardant
autour de lui, pourra se dire, sans trop se surfaire,
qu'il ne le cède en rien aux plus éloquents et aux plus
profonds. Sa force lui est démontrée par les avances
et les caresses du clergé de Genève qui comprend tout
le parti qu'il pouvait tirer de ce rude jouteur contre
les audaces d'un terrible voisin. Le poëme sur le Dé-
sastre de Lisbonne paraît, et, tout aussitôt, le pasteur
Sarrasin le lui dépêche, l'exhortant à combattre de
toutes armes cette thèse d'une aussi détestable im-
piété. L'appel devait être entendu, et Rousseau ne tar-
dait pas à adresser cette remarquable lettre que nous
MOUVEMENTS GÂCHÉS. i3
• connaissons au poëte qui remit la dîscuf^ioD h df^
temps pour lui plus propices. Un pareil ajoumeiiK;îft
était bien fait pour enfler d'orgueil le citoyen de Ge-
nève. On y regardait à deux fois avant d'entrer en
lutte avec lui, on lui opposait des raisons de santé aux-
quelles sa vanité était intéressée à ne pas croire ' ! 11
eut dès lors la complète révélation de sa valeur : il
pouvait atteindre à sa fantaisie les plus hauts som-
mets. Mais, aussitôt que Voltaire n'était que son égal,
c'était un rival qui venait prendre la place qu'il aurait
dû occuper, lui Rousseau, dans sa propre patrie. Ou'é-
tait-il venu faire à Genève? Qui l'y avait appelé? Que
pouvait-il y avoir de commun entre ce courtisan scep«
tique et cynique et des républicains qui seraient de-
meurés simples et vertueux, si, pour leur malheur, ils
n'eussent pas eu la France à leur frontière ?
Voltaire, qui ne songe pas à se faire des ennemis,
qui n'en a déjà que trop sur les bras, n'avait pas mar-
chandé les amabilités au futur auteur du Contrai so^
cial ; nous dirons même qu'il s'était senti de l'attrait
pour lui, et que l'on rencontre dans ses lettres de cette
1. La cause de cet ajournement, madame de Fontaine était bien
réellement à la mort, comme cela résulte de la correspondance de
Voltaire, de ce temps : « Je vous écris au chevet de madame de Fon-
taine, qui est très-malade, et que l'autre Tronchin aura bien de la
peine à tirer d'affaire, » mandait-il à d'Argental, le 6 septembre
(1756). Et, le même jour, à Richelieu : « Soyez bfen persuadé que
je serais venu vous faire ma cour à Lyon ; mais je crains pour la vie
d'une de mes nièces. Tronchin sera un grand médecin s'il la tire
d'affaire. » Œuvres comp/è/« (Beuchot, t. LVil, p. 145, 146. L'on
trouve la confirmation de ces nouvelles alarmantes que Voltaire pou-
vait exagérer, dans une lettre du président de Brosses à M. de Ruffey,
que nous reproduisons p. 125, t36.
84 JALOUSIE DE ROUSSEAU.
époque des traces de la sympathie qu'il lui portait.
« On m'a fort alarmé sur la santé de M. Rousseau,
écrivait-il à D'Alembert, à la date du 9 décembre 1735 ;
je voudrais bien en savoir des nouvelles.» Rousseau, à
mesure qu'il grandissait dans sa propre opinion, sen-
tait tout au contraire se développer en lui une invin-
cible répulsion pour l'illustre écrivain. Certes, il ne
l'avoue pas ; qui sait s'il le soupçonne? miais il est ja-
loux, atrocement jaloux de cet homme odieux, à qui tout
réussit, même la persécution, que courtisent les grands
de la terre , que courtisent les rois , qui transporte
cette ville de Genève, où il a, lui Rousseau, plus d'en-
nemis que d'amis! Le pasteur Vemes lui témoigne- t-il
Tenvie de le voir de retour dans sa ville natale : « Que
deviendrais-je, s'écrie-t-il, au milieu de vous, à pré-
sent que vous avez un maître en plaisanteries qui vous
instruit si bien? Vous me trouveriez fort ridicule, et
moi je vous trouverais fort joUs : nous aurions grand'
peine à nous accorder ensemble ' . » Voilà son secret
qui lui échappe. L'influence de Voltaire, son crédit au-
près de ces Genevois raffinés tout acquis à ce maître
en plaisanteries, à ce beau génie et à cette âme basse,
dont le nom seul le jette dans des transports de fu-
1. KouRnetLUf Œuvres complétée (Dupont, 1824), t. XIX, p. 87.
Lettre de Rousseau à Vernés; le 14 juin 1759. Vernes lui répon-
dra : « Venez donc parmi nous, je vous prépare une société d'amis
au milieu desquels votre cœur sera bien à son aise, il aimera, et il
sentira qu'il lui serait impossible de ne pas aimer. » Jean-Jacques
Rousseau, ses amis et ses ennemis (Paris, Lévy, 1865), t. I, p. 128.
Lettre de Vernes à Rousseau, 23 juillet 17 59. Mais Vernes ne garan-
tissait pas à Kousseau le départ de Voltaire, et c'était pour le citoyen
de Genève la condition sme quâ non.
PROJETS D'ÉTABLISSEMENT A MUNSTER. 85
reur,voilàce qui l'irrite, rhorripile, l'exaspère jusqu'à
la frénésie. Il écrivait à Moultou :
Vous me parlez de ce Voltaire ? Pourquoi le nom de ce bala-
dia souille4-il vos lettres? Le malheureux a perdu ma patrie;
je le haïrais davantage si je le méprisais moins. Je ne vois
dans ses grands talents qu'un opprobre de plus, qui le désho-
nore par l'indigne usage qu'il en fait... 0 Genevois! il vous
paie bien de Tasile que vous lui avez donné, il ne savait
plus où aller faire du mal ; vous serez ses dernières victimes.
Je ne crois pas que beaucoup d'autres hommes soient tentés
d'avoir un tel hôte après vous ^
Mêmes imprécations, mêmes anathèmes avec un re-
doublement de violence dans une lettre à Vemet, pos-
térieure de quelques mois à celle-ci ^. Tout lui est
haïssable dans cet homme; vivre à quelquespas de lui,
respirer l'air qu'il respire, être le spectateur, le té-
moin de cette existence princière à laquelle il faisait
allusion avec une amertume contenue dans sa lettre
sur le poëme de Lisbonne^ cette pensée seule le met-
tait hors de lui. 11 est envieux de cette gloire brillante et
agressive, il Test tout autant de ce bonheur bruyant,
plus éblouissant que réel. On cite une anecdote qui
révèle en entier l'état de cette âme vraiment malade.
C'était à son retour d'Angleterre, en 1767; M. Barth,
qui, après avoir été secrétaire de notre légation à So-
leure, était devenu préteur royal à Munster, lui offrit
une retraite qui aurait dû lui plaire, dans ce coin pitto-
resque et sauvage de l'ancienne Alsace. Jean-Jacques
1. RouMeau, CEurre» complétée (Dupont, 1824], t. XIX, p. 105.
Lettre de Rousseau à HouUou; Hontmorenci, 29 janvier 1760.
2. Ibid,^ t. XIX, p. 157. Lctlre de Rousseau à Jacob Vernet ;
Montmorenci, 39 novembre 1761.
HVt LONGANIMITÉ DE VOLTAIRE.
était ébranlé, il allait céder, quand il apprit que Vol-
taire, qu'il appelait a le bienheureux », avait résidé
dans ce pays, en 1753 ; et dès lors tout fut renversé,
et il n'y eut plus moyen de vaincre son refus ^
Voltaire, très-renseigné sur ce qui se passe autour
de lui, "n'ignore point les colères qu'il suscite, sans
toutefois trop s'en alarnier. Il nous dit que J.-J. Rous-
seau, a honune fort sage et fort conséquent » , avait
écrit plusieurs lettres sur le scandale des représenta-
tions de Tournay à des diacres de l'église de Genève,
à son marchand de clous, à son cordonnier^. Mais il
n'y a rien dans son langage qui ressemble à de la
haine. La lettre où Jean- Jacques lui annonçait si candi-
dement sa profonde et irrémissible aversion le laissa
fort calme. 11 écrivait, quelques jours après, à son
ami Thiériot : a J'ai reçu une grande lettre de Jean-
Jacques Rousseau; il est devenu tout à fait fou; c'est
dommage ^ » Et, quand il lui arrive de parler de
celui-ci avec l'un de ses mille correspondants, c'est
avec le regret qu'il fasse bande à part, au lieu d'aider
la bonne cause de son talent et de sa verve incontes-
table, a Jean- Jacques aurait pu servir dans la guerre;
mais la tête lui a tourné absolument. Il vient de m'é-
crire une lettre dans laquelle il dit que j 'ai perdu Ge-
nève... Il dit que je suis cause qu'il sera jeté à la voi-
lé Archives littéraires de lŒurope, t. XIV, p. 361, 3G5. M. Luce,
pasteur de Munster, tenait Tanecdote de M. Brauer, pasteur de
Hunnaweyer, et beau-frère de Schœpflin.
2. Voltaire, (Muvres complètes (Beuchot), t. LIX, p. 233. Lettre
de Voltaire à D'Alembertj Ferney, 6 janvier 1762.
3. Ibid,, t. LVm, p. 466. Lettre de Voltaire à Thiériot; aux
Délices, 23 juin 1760.
JOLIE A FERNEY. 87
rie quand il mourra, tandis que moi je serai enterré
honorablement ^ . »
k^T^dXdX^sdàihi Nouvelle Héloîse, La déclaration par
trop franche de Rousseau dispensait Voltaire de toute
autre obligation que celle d'être équitable, il n'avait
à être ni indulgent ni bienveillant, et le retentisse^
ment de l'œuvre dut inspirer un peu d'agacement à*
un écrivain consacré et acclamé, qui n'avait pas*, à
ses plus beaux moments, soulevé plus d'admiration et
d'enthousiasme. La Julie débarque à Femey. On la
parcourt, on Tépluche, on la dissèque. « Point de ro-
man de Jean-Jacques, s'il vous plaît, s'ecrie-t-il ; je
l'ai lu pour mon malheur ; et c'eût été pour le sien, si
j'avais le temps de dire ce que je pense de cet imper-
tinent ouvrage. Mais un cultivateur, un maçon, et le
précepteur de mademoiselle Corneille, et le vengeur
d'une famille accablée par des prêtres , n'a pas le
temps de parler de romans ^. » Voilà qui est net et
clair, et Rousseau ne comptera point Voltaire arf nom-
bre des apologistes de sa Julie. Disons que l'auteur de
Candide eût été moins passionné, il eût eu toutes les
raisons d'estimer, d'affectionner l'écrivain genevois,
qu'il n'eût intérieurement ni admiré ni compris une
œuvre si antipathique à la nature de son talent, à la
tournure de son esprit Umpide, net, précis, n'ayant
rien tant en horreur que le vaporeux et les nuages.
Rousseau est le patriarche de cette littérature de sen-
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LVUI, p. 496. Lettre
de Voltaire à madame d'Épinai; aux Délices, 14 juillet 1760.
2. Ibid., t. LIX, p. 262. Lettre de Voltaire à Tliiérlot ; Ferncy,
ti janvier 1761.
88 UNE LANGUE NOUVELLE.
liment, rêveuse, laissant le positif et le certain de la
vie pour la recherche de l'idéal, pour ce je ne sais
quoi que l'on ne saisit jamais, qui consume l'exis-
tence, la fausse le plus souvent, mais qui n'est la
maladie que des organisations d'élite et des âmes pri-
vilégiées ; il aura été* le premier atteint de ce mal qui
dévorera la jeunesse de l'auteur de René et de celui
d'Obermann^ et dont souffrira un peu facticement
toute la génération d'écrivains des dernières années
de la Restauration. Idées, métaphysique, morale, art,
style, tout est nouveau, sans précédent, et dut sur-
prendre ceux mêmes qui étaient le plus disposés à
s'éprendre.
Cette langue nouvelle vaut-elle celle du grand siè-
cle, vaut-elle la langue si exacte, si élégante dans sa
sobriété, moins splendide mais plus pratique, plus
selon notre génie, que personnifie avec tant d'éclat
Voltaire ? Reconnaissons qu'en tous cas elle a apporté
ses richesses propres à l'idiome national, et qu'en le
ramenant au sentiment plus vif de la nature, elle ten-
dait à le ramener à sa source, à ce premier langage^
d'une verdeur si pénétrante, que parlaient nos aïeux,
et dont les écrivains du grand règne l'avaient trop
détourné peut-être. Mais ne soyons pas surpris davan-
tage que Voltaire, passion et rancune à part, soit peu
sensible aux qualités du roman de Jean-Jacques, qu'il
déclare « sot, bourgeois, impudent, ennuyeux. »
Comme composition, l'œuvre n'est sans doute pas sans
reproche, elle se traîne péniblement, se perd en ba-
vardages éloquents, en digressions de tous genres,
sans que le rêveur se soucie outre mesure de ce que
LE XOK£ài: SI72 LE Sri£IB£. ^
deviendra sa fabk. U sait bien qoe^ quelque long ten^
qu 'on s^attarde. Ton arrhre toujours^ et odi Im snffit.
Ce n'est pas assarêment la manière de procéda da
charmant auteor de Zaide et de la Primœsseée Clêces»
Il est vrai que Madame de Lafayette ne Toolait qu'in-
téresser à ses héros, et que le citoyen de Génère arait
d'autres visées. Cependant, tout n'est pas pur fatras,
et Ton en conviendra, même à Femey. « D y a nn
morceau admirable sur le suicide qui donne appétit
de mourir', 9 s'éciie Yoltaiie, subjugué malgré lui
par cette éloquence à laquelle rien ne lésiste. Il s^agit
de la fameuse lettre de Saint-Preux à milord Edouard,
d'une telle puissance de paradoxe que Ton se saA
effectivement, en la lisant, entraîné comme par un
yertige, et que Ton ne trouve ni volonté ni jambes
pour échsq^per et se débarrasser de ces arguments qui
vous enlacent de leurs mille noBuds comme les ser-
pents de Laocoon \
Rousseau est donc fort heureux que le peu de loisirs
de ce poète doublé de maçon, de cultivateur et de pré-
cepteur, Tempéchent de dire sa pensée sur ce roman
insipide. Mais il n'y a que ceux qui ne le connaissent
point qui se laissent prendre à une déclaration dont
Tunique but est de donner le change et de détourner
les soupçons. Songez que c'est à Thiériot qu'il écrit,
et ce qu'il écrit à Thiériot est lu et connu de tout Pa-
ris. Le vrai, c'est qu'il griffonnait à l'heure même
f . Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LIX, p. 275. LeUre
de VolUire à d'ArgenUl ; Ferney, 26 janfier 1 761 .
2. Roiisseaay ûEuvres complètes {baponiy 1824), t. VIII, p. SS6
à 570. La Nouvelle Hélolse, part. III, lettre xxi.
90 XIMEMÈS RÉCONCILIÉ.
contre cette Julie si fêtée, si admirée, quatre Lettres
sur la Nouvelle Héloîse ou Aloisia^ dont la première
portait la signature du marquis de Ximenès, qui n'a-
vait pas fait difficulté d'en assumer la responsabi-
lité '.
Quoi ! Ximenès ! après les accusations graves qui
ont pesé sur lui, après le scandale de ce manuscrit
dérobé et vendu pour quelques louis ! Tout invraisem-
blable que cela soit et paraisse, il était rentré en grâce
auprès de ceux qu'il avait et blessés et volés. Il y a
plus, il avait été reçu à Ferney, comme si rien de tout
cela n'eût existé, parle trop facile grand homme, un
peu honteux toutefois de sa faiblesse. « Nous avons
ici Ximenès, écrivait-il avec quelque embarras à
son ange gardien, oui, le marquis de Ximenès'. » On
voudrait savoir comment s'opéra la réconciliation,
quels témoignages de son innocence fournit l'auteur
à'Amalazonte^ et comment enfin madame Denis con*
sentit à oublier ses griefs envers un amant qui avait
sans doute plus d'un tort à son égard. Mais c'est ce
qui nous échappe, et il serait téméraire d'essayer de
compléter l'insuffisance des renseignements par des
suppositions plus ou moins gratuites. Madame Denis
était parfaitement incapable d'un ressentiment quelque
peu durable, nous disent ceux qui l'ont approchée';
cela aidera à expliquer, pour ce qui la regarde, l'é-
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. XXI, p. iij ; t. XL,
p. 203 à 228.
2. Ibid.^ t.LIX, p. 275. Lettre de Voltaire à d'Argental; Ferney,
26 janvier 1761.
3 . Florian, Mémoires d* un jeune Espagnol (Paris, Renouard, 1820),
p. 24.
LETTRES SUR LA NOUVELLE HÉLOISE. 91
trange présence du marquis à Ferney. Quant à Vol-
taire, tout en pardonnant, Toccasion se présentant, il
tirera parti de l'arrivée de Ximenès comme il avait
profité du séjour de Lécluse aux Délices, et notre mar-
quis se prêtera de son mieux à cette petite superche-
rie, « attendu qu'il ne craint pas plus Jean-Jacques que
Jean-Jacques ne semble craindre ses lecteurs * . » Mais
il sait bien que ses amis ne s'y méprendront point.
c( Tenez, écrivait-il au ménage de la rue de la Sour-
dière, voilà encore des Lettres sur le roman de Jean-
Jacques; mandez-moi qui les a faites, ô mes anges,
qui avez le nez fin* ! » 11 dira, toutefois, pour la gale-
rie, au siget de la déclaration trop franche de Rous-
seau à son égard : « Je n'ai point fait de réponse à sa
lettre; M. de Ximenès a répondu pour moi, et a écrasé
son misérable roman. Si Rousseau avait été un homme
raisonnable à qui on ne pût reprocher qu'un mauvais
livre, il n'aurait pas été traité ainsi*. »
t. Voltaire, OEuvres complètes (Beuchot), t. LIX, p. 315. Lettre
de Voltaire à Damila ville ; 18 février 1761.
%, Ibid.^ U UX, p. 3H. Lettre de Voltaire h d*Argental; 16 fé-
vrier 1761.
3. Ibid,, t. LIX, p. 338. Lettre de Voltaire à D'Alembert; Ferney,
19 mars 1761. W. eiûste une complainte en cinquante-sept couplets
sur les amours de Saint-Preux et de Julie. M. Oscar Honoré, qui Ta
reproduite dans une étude intitulée : Voltaire à Lausanne, la tenait
de M. de Crousaz, qui la tenait lui-même de sa grand^mère, madame
de Montolieu. «Personne, nous dit- il, ne met en doute l'authenticité
d'une pièce émanant d'une pareille source, non plus que celle de la
musique, sur laquelle Voltaire la chantait, et que l'on a conservée. »
Histoires de la vie privée d'autrefois (Paris, Giraud, 1853), p. 111,
151. Nous trouvons tout cela concluant; et si quelques doutes pou-
vaient nous venir, ils ne nous seraient inspirés que par l'extrôme
faiblesse et le manque complet de relief de cette plaisanterie qui
92 LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
Ces lettres furent jugées diversement, selon que
Ton tint pour le poëte ou pour le citoyen de Genève.
11 y eut aussi ceux qui, connaissant Ximenès et les
croyant de lui, n'étaient pas disposés à les prendre
pour des chefs-d'œuvre. Le protecteur, l'ami de Jean-
Jacques, le maréchal de Luxembourg lui mandait,
tout révolté :
Il y a un faquin de marquis de Ximenès qui est aux Déli-
ces, chez M. de Voltaire, et qui lui a écrit quatre lettres
contre la Julie^ qui sont bêtes, méchantes, impertinentes*
Est-il possible qu'avec Tesprit de Voltaire, il entre dans son
âme une basse jalousie. Cependant il faut être persuadé qu'il
ne serait pas capable d'avoir écrit un livre comme le vôtre.
Nous ne voyons point dans ses ouvrages l'élévation, la force
de génie qui est répandue dans cette charmante Julie ^.
Bien que ces lettres soient sans grande portée et
qu'il ne s'y rencontre guère, avec des critiques gram-
maticales, que des plaisanteries, un persiflage assez
fade, elles ne sont pas aussi bêtes, méchantes et im-
pertinentes que cela plaît à dire au bon maréchal, qui
ne paraît pas se douter que son ami Jean-Jacques se
soit donné le tort de l'attaque. [1 faut bien le répéter,
Voltaire est d'une autre famille d'écrivains que Rous-
seau, et, l'eût-il essayé, il n'aurait pu imaginer rien
qui ressemblât môme de loin à la Nouvelle Héloîse ;
il n'aurait pu atteindre à cette passion, à cette chaleur
ne rappelle en rien l'auteur du Pauvre Diable et de la satire sur la
Vanité,
1 • Jean-Jacques Rousseau, ses amis et ses ennemis (Paris, Michel
Lévy, 1865), t. I,p. 443, 444. Lettre du maréchal de Luxembourgà
Rousseau; Paris, juin 1761.
IDÉE DU COMMENTAIRE. 03
d'âme si entraînantes. Quant à l'élévation, nous la
retrouvons chez lui à un degré non moindre, notam-
ment dans ses éloquents plaidoyers sur la liberté et
la tolérance, avec ce quelque chose de pratique et
d'applicable, que n'a pas le spéculatif Jean- Jacques.
Il avait été question à une certaine époque, à plu-
sieurs reprises même, de publier une édition de nos
classiques, sous le patronage de l'Académie, qui se se-
rait partagé nos grands écrivains. Voltaire, ravi d'une
telle entreprise, y applaudit avec son ardeur accoutu-
mée. Il s'imagine qu'il n'est que temps de faire son
lot, et écrit, en toute hâte, à Duclos pour lui dire que
mademoiselle Corneille aurait le .droit de le bouder
s'il ne retenait pas le grand Corneille pour sa part*. Il
s'en ouvre également à l'abbé d'Olivet et lui mande
qu'il a l'impudence de se réserver Pierre Corneille :
a C'est Larose qui veut parler des campagnes de Tu-
renne*. y> Mais, esprit pratique, s'il y en eut jamais, à
peine cette idée d'un commentaire lui fut-elle venue
qu'il embrassa tout le parti qu'on en pouvait tirer au
profit de la petite nièce de l'auteur du Cid. Cette édi-
tion, à laquelle il apportera tous ses soins, il compte
bien qu'elle sera la dot de sa protégée, et que toute
la France, l'Europe même, contribueront à cet acte
de justice et de reconnaissance. Il ne négligera
rien pour atteindre le but, et, la besogne à peine
1. Voltaire, OEuvres complètes (Beuchot)^ t. LIX, p. 371. Lettre
de Voltaire à Duclos, secrétaire perpétuel de rAcadêmie; Ferney,
10 avril 1761.
2. Ibid., t. LIX, p. 872. Lettre de Voltaire à l'abbé d'Olivet;
Femey, 10 avril 1761.
94 ENTHOUSIASME DE VOLTAIRE.
commencée, il se préoccupera de ce côté non moins
important de l'entreprise.
S'il ne fallait à Pompée que frapper la terre du
pied pour en laire sortir des armées, des souscrip-
teurs ne se recrutent pas comme des soldats, et le so-
litaire des Délices connaissait trop les hommes pour
ignorer que ce n'est que parl'importunité, l'obsession
et la vanité qu'on arrive à faire violence à l'avarice ou
àl'égoïsme. Il prêchera d'exemple. «S'il le faut, dit-il,
je ferai imprimer à mes dépens*.» Et ailleurs : ce J'au-
rai peut-être l'honneur de contribuer autant que le
roi lui-même ; car il faudra que je fasse toutes les
avances, et que je supplée toutes les non-valeurs ; mais
il n'y a rien qu'on ne fasse pour satisfaire ses pas-
sions^. » Tout cela est dit résolument et gaîment, en
homme qui croit au succès, mais qui supporterait
sans sourciller une perte même sérieuse. Toutefois,
grâce au mouvement qu'il se donne, grâce à l'admi-
ration qu'inspire le père de notre théâtre, grâce à un
courant d'opinion qui entraîne les tièdes, la souscrip-
tion dépasse toutes les prévisions. Louis XV et Elisa-
beth de Russie, l'Empereur et l'Impératrice souscri-
ront, chacun pour deux cents exemplaires. Voltaire
aura la modestie de ne souscrire que pour cent. Ma-
dame de Pompadour et Choiseul se feront porter l'un
et l'autre pour cinquante. La Borde, banquier de la
cour, procure à l'œuvre plus de cent adhérents ; la
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LIX, p. 538. Lettre
de Voltaire à Duclos; Ferney, 13 auguste 1761.
2. Ibid., t. LIX, p. &i7, 54S. Lettre de Voltaire à d'OIivet;
Ferney, 6 auguste 1761.
CONCOURS GÉNÉREUX DE TOUTE L'EUROPE. Do
Compagnie des fermiers généraux en apporte soixante,
la sœur du duc de Choiseul, madame de Grammont,
sans qu'on se fût adressé à elle, se présente avec l'ac-
quiescement d'un nombre considérable d'étrangers.
Les Anglais, surtout, témoignent de leur admiration
pour un poëte dont l'élévation, la magnanimité,
Théroîsme des conceptions sont plus sensibles et plus
saisissables pour eux que le génie plus correct, plus
discret, mais moins audacieux de son rival : ce sont
Chesterfield, lord Lyttleton,M. Fox, le duc de Gordon,
M. Crawford, les lords Palmerston et Spencer ^ Le
comte de Clermont, Bernis, le duo de ViUars, grands,
parlementaires, gens de finance, gens du monde, gens
de lettres figurent sur cette liste vraiment nationale.
Nous parlons des gens des lettres, cela doit s'en-
tendre du plus petit nombre, de ces quelques favori-
sés dont le commerce avec les muses est im goût sans
être une ressource. Quant à ceux qui ne sont « ni fer-
miers généraux ni rois , » Voltaire y a pourvu, a Nous
comptons même être en état, écrit-il à Duclos, à la
date du 10 août 1761, de prier les gens de lettres qui
ne sont pas riches de vouloir bien accepter un exem-
plaire comme un hommage que nous devons à leurs
lumières, sans recevoir d'eux un payement qui ne doit
être fait que par ceux que la fortune met en état de
favoriser les arts. » N'est-ce pas charmant et d'une
âme élevée ; et de telles idées ne dénotent-elles pas une
incontestable magnanimité d'esprit ? C'est là le Vol-
taire des bons jours, le Voltaire généreux, humain et
1. le main jtmne^ samedi \ juiltet 186a. Billets inédite de Vol-
taire à son libraire Cramer. XXV.
96 TACHES AU SOLEIL.
chrétien, quoique ce ne soit certes pas à quoi il vise.
Qu'on nous laisse insister un peu sur ces faces lumi-
neuses, trop fugitives et qui ne disparaissent que trop
vite, hélas ! sous quelque nuage attristant.
Il s'est mis à l'œuvre, sa plume vole, il a pris la be-
sogne à cœur. « Il me semble, s'écrie-t-il, que je
commence à connaître l'art en étudiant mon maître à
fond*. » Il dira encore : « Je m'instruis en relisant
ces chefs-d'œuvre, mais je m'instruis, trop tard*. »
Mais, à mesure qu'il avance, il découvre plus d'une
tache au soleil. Racinien par tempérament, il est
amoureux de l'élégante pureté de l'auteur à'Iphigénie
et d'AthaliCj les deux plus beaux poèmes, selon lui,
qu'il y ait au monde ; et les aspérités, les duretés, les
fautes de goût qui appartiennent autant et plus au
siècle qu'à lui-même (et c'est ce que Voltaire perd
trop de vue) le choquent dans l'œuvre du vieux maître,
qui sera toujours splendide par le grandiose des con-
ceptions, l'élévation de la pensée, et avec lequel il ne
fallait pas se servir de balances de toiles d'araignée.
L'auteur de Zaîre^ un peu dérouté, un peu perplexe
d'abord, avait l'esprit trop résolu pour hésiter long-
temps et ne pas reconquérir pleinement son indépen-
dance-: il en usera avec le père de notre théâtre
comme avec un ancien. « Je traite Corneille tantôt
comme un dieu, tantôt comme un cheval de carrosse, »
disait-il à d'Argental, en lui dépêchant ce premier
1. Voltaire, OEuvres compiètes (Beuchot), t. LIX, p. 498. Lettre
de Volt/iire à d'Argental; Ferney, 8 juillet 1761.
2. Ibid.y t. LIX, p. 502. Lettre de Voltaire à Dudos; Ferney,
12 juillet 1761.
SOUMISSIONS EHTEBS L^ACIBÉMIE. iC
travail*. « Il estTrai, dîra-t-il encore, que dansFeia-
men de Polyeucte je me suis armé quelquefois de
vessies de cochon, au lieu d'encensoir. Laissez faire,
ne songez qu'au fond des choses; la forme sera tout
autre^. * Ces ébauches, ce premier jet sont envoyés
à FAcadémie, dont on n'ambitionne qu'à rapporter et
formuler les jugements. « Je ne prétends point avoir
d opinion à moi; je dois être le secrétaire de ceux qui
ont des lumières et du goût*. » On ne lui en deman-
dait pas tant ; et nous croyons même que lœuvre n'eût
pu que perdre à être aussi soumise et impersonnelle.
Mais qu'on se rassure : Tauteur de la Henriade sent
trop vivement pour n'avoir pas son avis à lui et pour
ne -pas le défendre, au besoin, avec toute l'urbanité
mais avec toute la chaleur et la ténacité d'un écrivain
convaincu. Il dira à Saurin, quelque temps après :
« Je suis bien aise de recueillir d'abord les sentiments
de l'Académie ; après quoi je dirai hardiment, mais
modestement, la vérité. Je l'ai dite sur Louis XIV, je
ne la tairai pas sur Corneille *. » Personne ne lui niera
ce droit. Mais nous sonmies déjà loin de ce rappor-
teur docile qui n'aura pour Chimène d'autres yeux
que les yeux de l'Académie. 11 a envoyé ses notes sur
le Cid^ les Horaces^ la Mort de Pompée, Polyeucte^
t. Voltaire, OEwrres complètes (Beuchot), t. LIX, p. 58 S. Lellre
de Voltaire à d'Argental; Feraey, ^1 auf^ste 1761.
2. Ibid.y t. LIX, p. 604. Lettre de VolUirc à D'AIembert ,•
15 septembre tT61.
3. tbid,j t. LIX, p. 586. Lettre de Voltaire à Duclos; 3f au-
guste 1761.
4. Ibîd,, t. LX, p. 45, 46. Lettre de Voltaire à Saurin; oc-
tobre 1161.
▼I. G
08 RAPPELS A LA PRUDENCE.
Cinnay aux quarante qui ne goûtent pas toutes ses
appréciations, quelque peu pœntilleuses, notamment
sur Cinna^ comme le lui laisse entreyoir D'Alembert
avec beaucoup de ménagements, mais non moins de
finesse.
Nous avons été, lui dit-il, très-contents dé tos remâtques
strr les Hora4ies; beaucoup moins de celles sur Ciima^ qui
nous ont paru faites à la hâte. Les remarques sur le Cid
sont meilleures, mais ont encore besoin d'être revues. Il
nous a semblé que vous n'insistiez pas toujours assez sur les
beautés de Fauteur, et quelquefois trop sur des fautes qui
peuvent n'en pas paraître à tout le monde. Dans les endroits
où vous critiquez Corneille, il faut que vous ayez si évidem-
ment raison que personne ne puisse être d'un avis con-
traire; dans les autres, il faut ou ne rien dire, ou ne parler
qu'en doutant. Excusez ma franchise J vous me l'avez per-
mise, voud l'avez exigée; et il est de la plus grande iropoi*-
tance pour vous, pour Corneille, pour l'Académie, et pour
l'honneur de la littérature française, que vos remarques
soient à l'abri même des mauvaises critiques. Enfin, mon
cher confrère, vous ne sauriez apporter dans cet ouvrage
trop de soin, d'exactitude, et même de minutie. Il faut que
ce monument, que vous élevez à Corneille, en soit aussi ua
pour vous; et il ne tient qu'à vous qu'il le soit *.
C*était Tayis de FAcadémie tout autant qtie celui de
D'Alembert *. A cela Voltaire de répondre que trop
de circonspection, un respect -mal entendu manque-
raient totalement le but qu'on voulait atteindre. S'il
1. Yollaire, OEuvres complètes, (Beueliot)^ t. LIX, p. &93y &94«
Lettre (k D'Alembert à Voltaire-, à Paris^ 8 mai 1761.
2. Voir sa lettre du 10 octobre, où il renouvelle les mémeg eon*
seUs. « Croyez^moi» ne donnez paade prise sur vous aux sots et aux
malintentionnés, et songez qu'un vivant qui critique un nort- ea
possession de L'estime pabkique doit avoir raison et dénie pour par-
ler, et se taire quand il n'a que raison.,* »
CINNÂ. 99
s'agissait d'élever un monument à Tauteur du Cirf, il
y avait aussi à se préoccuper du lecteur,. de l'étranger
surtout, qui, porté naturellement à tout admirer et
n'étant pas suffisamment édifié sur les taches qui ne
se mêlent que trop aux beautés, tomberait dans des
méprises contre lesquelles il fallait le prémunir. Ce
qui le choque dans Cinna (car Cinna est sa grande
querelle), c'est le peu d'opportunité des remords du
personnage, qui devait ou ne pas se repentir ou se re-
pentir plus tôt, au second acte^ après la magnanime
interpellation d'Auguste,
Les remords qu'il a ensuite ne paraissent point naturels,
ils ne sont pas fondés ; ils sont contradictoires avec cette
atrocité réfléchie qu'il a étalée devant Maxime. C'est un dé-
faut capital que Metastasio a soigneusement évité dans sa
Clémence de Titus, Il ne s'agit pas seulement de louer Cor-
neille, il faut dire la vérité. Je la dirai à genoux, et renccn-
soir à la main *.
Mais, comme l'Académie, on voudrait une critique
moins méticuleuse, plus large peut-être. Nous disons
plus large : cela ne saurait, toutefois, s'appliquer à
cette critiqué de Cinna ; car il ne s'agit ni d'incorrec-
tions, ni de fautes de prosodie ou de grammaire, mais
d'une interprétation très-élevée des mouvements et
des élans du cœur humain. Au reste, il n'en démordra
pas. Il défendra obstinément son dire, y reviendra
avec sa ténacité naturelle. Il reprendra la thèse avec
d'Olivet, et ce ne seront pas les arguments qui lui
manqueront.
1. Voltaire, Œuvres comp/èrc« (Beuchol), t. LIX, p. 504. Letlpe
de Voltaire à D'Alemberl; 15 septembre 1761.
400 ASSENTIMENT DE BERNIS.
... Je persiste toujours non-seulement à croire, mais à
sentir vivement, qu'il fallait que Cinna eût des remords im-
médiatement après la belle délibération d'Auguste. J'étais
indigné, dès l'âge de vingt ans, de voir Cinna confier à
Maxime qu'il avait conseillé à Auguste de retenir l'empire
pour avoir une raison de plus de l'assassiner. Non, il n'est
pas dans le cœur humain qu'on ait des remords après s'être
affermi dans cette horrible hypocrisie. Non, vous dis-je, je
ne puis approuver que Cinna soit à la fois infâme et en con-
tradiction avec lui-môme. Qu'en pense M. Duclos? Moi, je
dis tout ce que je pense, sauf à me corriger >.
Mais il ne se corrigera point, quant à Cinna ^. Il a
sa conviction, et il n'est pas le seul à penser ainsi.
« M. le duc de Villars vient d'en raisonner avec moi :
il connaît le théâtre mieux que personne ; il ne conçoit
pas comment on peut être d'un autre avis ^. » C'est
Voltaire qui le dit, et il peut faire parler le duc pour
les besoins de la cause ; mais voici une lettre de Ber-
iiis, qui est un plein assentiment à ses jugements et à
sa critique, a A l'égard de vos remarques sur Cinna^
je les adopte toutes; vous pouviez même pousser la
sévérité plus loin : en disant que Cinna a est plutôt
tt un bel ouvrage qu'une bonne tragédie, » vous avez
tout dit. Qu'Auguste pardonne à Maxime par clémence
ou par mépris, à la bonne heure ; mais on est révolté
qu'il le conserve au rang de ses amis. Je crois que
cette observation mérite d'être faite *. » Diderot, qui
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuciiot), t. LIX, p. 609. Lettre
de Voltaire à d'OIivel; Ferney, 16 septembre 1761.
2. Ibid,^ t. XXXV, p. 225. Commentaires sur Corneille.
3. Ibid,, t. LIX, p. 611. Lettre de Voltaire à Duclos; Ferney,
19 septembre 1761.
4. Ibid,, l. LIX, p. 189. Lettre de Bernis à Voltaire; de Mont-
boliard, le 25 février 1762.
HEKACUUS 4 (H
augurait mal de ce travail et sVn expliquait dans «ne
lettre antérieure % écrivait à mademoiselle VolaDd^ le
3 octobre 1762 : « „• Il m^avait envové en même
temps son Commentaire sur le Ciwna de Corneille. Je
n'ai pu m'empèdier de lui dire que cela était vrai,
juste, intéressant et beau, parce que c'est la vérité :
seulement je lui ai trouvé plus dlndulgence que je
n'en aurais eu ; il n'a pas repris tout ce qui m'a sem-
blé réprébensible ^, » Le circonspect D'Alembert se-
rait assez de cet avis, mais il tient à ce qu'on ne casse
pas les vitres et que l'on serre la main sur les vérités
prêtes à échapper, ce qui, soit dit en passant, ne nous
semble pas excessivement philosophique '.
Voltaire n'est guère moins dur pour Heraclius. «Je
commence à l'entendre, mande-t-il à son confident
d'Axgental. En vérité, il n'y a de beau dans cette pièce
que quatre vers traduits de l'espagnol. Quand on exa-
mine de près les pièces et les hommes, on rabat un
peu de l'estime *. » 11 finira par en rabattre beaucoup,
et trop. Mais fut-il sincère? Mais céda-t-il à des sen-
timents de basse jalousie et au très-peu louable plaisir
de diminuer, d'amoindrir une gloire à laquelle il sen-
tait qu'il n'atteindrait jamais, comme on Ta cru,
comme on l'a répété, comme l'ont pensé et le pensent
1. a H travaille à une édition de Corneille. Je gage, «i Pon veut,
que les notes dont elle sera farcie seront autant de petites satires. •
Lettre à mademoiselle Voland, du t2 août 1762.
2. Diderot, Mémoires et correspondance (Garnier, Paris, 1841),
t. I.p. 344.
3. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LX, p. 32, 23. Lettre
de D'Alembert à VolUire; 20 octobre 1761 .
4. Jbid,, t. L1X, p. 529. Lettre de VolUire à d'Argental; 2 sep-
tembre 1761.
6.
i(ï% SITUATION D'ESPRIT DU COMMENTATEUR.
et l'impriment de nos jours des écrivains qui ne sont
rien moins que ses ennemis ? Eh bien, pour qui suivra
attentivement et sans prévention sa correspondance, il
est impossible de ne pas convenir de la sincérité, sinon
de la justesse de 863 jugements. Quand il s'était mis à
l'œuvre, il n'avait, comme tout le monde, que le sou*
venir des beautés. Mais, plus il avance, plus les inéga-
lités, les faiblesses, les sommeils, les barbarismes, les
impropriétés, les boursouflures, les équivoques, se pro-
duisent avec une fréquence qui le rebute à la fin . Tient-il
assez compte du temps, de l'absence des modèles,
de l'imperfection d'une langue que Corneille n'aidera
pas médiocrement à sortir de tutelle ? C'est là une
autre question, et nous défendons moins la critique
que la sincérité des Commentaires, Ajoutons qu'il fal-
lut tout lire, Agésilas comme le Cid^ Pertharite et At^
tila comme les Horaces^ et l'on comprend l'espèce
d'agaoement, d'impatience, d'exaspération d'un lettré
d'un goût délicat, qui ne demandait qu'à communi-
quer son admiration à son lecteur. Ainsi, il s'écriera :
(L Est-il possible qu'on applaudisse à Heraclitcs quand
on a lu, par exemple, le rôle de Phèdre? Est-ce que
les beaux vers ne devraient pas dégoûter des mauvais?
Et puis, s'il vous plaît, qu'est-ce qu'une tragédie qui
ne fait pas pleurer? Mais je commente Corneille : oui,
qu'il au remercie sa nièce ^ » .
Cet emportement est risible et sincère. II n'a pas à
s'expliquer ici devant un public ; c'est à un ami pour
lequel il n'a rien de caché qu'il parle, c'est à un con-
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LX, p. 98. Lettre de
Voltaire à d'Argental; 23 décembre 1761.
UKE (EITVSE SAIS YBÉCÉBEKT, iii^^
Gdent qull exprime ce qu'U a sur le coeiir. En somme,
il fera tout ce qui est en lui pour adoucir ses juee-
ments; et, s'U est injuste ou sévère à leicès, il n'y a
à s^en prendre qu'à sa manière de sentir. Certes^ eu
réclamant avec un empressement passionné d'être
Féditeur du grand Corneille, il ne pouvait avoir Tidée
de composer une satire, et nous croyons n'être qu'é-
quitable en protestant énergiquement contre une in-
culpation qui, nous en conviendrons encore, n'a tn>uvé
que trop de crédit auprès des esprits, même les moins
prévenus et les moins hostiles.
Tout en commentant Corneille, Tinfatigable pa-*
triarche de Femey, comme on va l'appeler, avait re-
pris goût au théâtre, si tant est qu'il y eût jamais re-
noncé sérieusement. 11 a été question d'un Don Pèdre
qui, pour être une tragédie espagnole, ne ressemblera
d'aucune façon au Cid; mais, sans complètement s'é-
teindre, cette première ardeur le cède bientôt aux sé-
ductions d'un autre sujet, qui réunissait tout, concep-
tion, puissance, imprévu, situations terribles, mise
en scène splendide ; en un mot, une œuvre sans pré-
cédent, tragédie par sa donnée, sa marche, la forme
et la pompe du vers, mais tenant de l'opéra par le
spectacle, les effets, le mouvement, les mêlées en
plein théâtre, tout ce remue-ménage, qu'un autre art
ne dédaigne pas de demander au machiniste pour
doubler le prestige et la magie de ces œuvres du dé-
mon.
En répétant Mérope, je disais : Voilà qui est intéressant;
ce ne sont pas là de froids raisonnements, de l'ampoulé et
du bourgeois. Ne pourrais-tu pas, disais-je tout bas à V...,
104 OLYMPIE.
faire quelque pièce qui tînt de ce genre vraiment tragique?
Ton Don Pêdre sera glaçant avec tes états généraux et ta Ma-
rie Padelle. Le diable alors entra dans mon corps. Le diable?
non pas : c'était un ange de lumière, c'était vous. L'enthou-
siasme me saisit. Esdras n'a jamais dicté si vite. Enfin, en six
jours de temps, j'ai fait ce que je vous envoie. Lisez, jugez;
mais pleurez^.
Ainsi, au temps de sa belle jeunesse, il avait mis
quinze jours à composer Zaïre; à soixante-huit ans, six
jours lui suffisaient à créer, à évoquer tout un monde.
« La rage s'empara de moi un dimanche, et ne me
quitta que le samedi suivant. J'allai toujours rimant,
toujours barbouillant; le sujet me portait à pleines
voiles^. » Mais la révision d'Olympie^ car c'est d'elle
qu'il s'agit, coûtera plus de mois que le premier jet
n'a coûté de jours. Et les amis, dont on réclamera les
conseils, les anges, le marquis de Chauvelin, le car-
dinal de Bernis, sans jeter de l'eau sur tout ce feu,
forceront le poëte à se modifier, à se corriger, ce qu'il
fera, comme toujours, avec beaucoup de docilité et
de soumission. Mais, durant cela et pour prendre pa-
tience, il presse la représentation d'une comédie en
vers, le Droit du Seigneur, l'œuvre d'un M. Le Goux,
maître des comptes à Dijon, « jeune homme qui aime
les arts et les cacouacs » et qu'il faut encourager. « Il
est bon, ajoutait-il, de fixer le public par un nom,
de peur que le mien ne vienne sur la langue. » On a
deviné que Voltaire, intéressé à ce qu'on ne sût pas
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchol), t. LX, p. 24. Lettre de
Voltaire à d'Àrgental; 20 octobre 1761.
2. Ibid,, t. LX, p. 31. Lettre de Voltaire au cardinal de Bernis;
à Ferney, 26 octobre 1761.
M. PICARDET. lOii
que la pièce fût de lui, \a fait endosser par un autre.
Ce M. Le Goux n'est pas un être de raison : il exist« et
appartient à une des meilleures familles de Bourgogne ;
mais voilà le mal. Son parent, le premier président de
La Marche, trouva peu convenable qu'un maître des
requêtes jouât le rôle de préte-nom, et le témoigna
amicalement à Voltaire, son ancien condisciple de
Clermont. Mais on y eut bientôt remédié. « Pesons
donc comme Nollet, qui avait imaginé une madame
Truchot , avec laquelle il couchait régulièrement ;
quand il l'eut vue, il lui dit, pour s'excuser, qu'il n'y
coucherait plus. J'ai demandé à M. de La Marche le
Dom de quelques académiciens de Dijon, mes con-
frères, il m'a nommé un Picardet. Picardet me parait
mon affaire '. » Et c'est sous ce nom qu'il prétendait
que la pièce fût jouée, au moins jusqu'à ce que le
succès autorisât ta légitimation de l'orphelin '.
Hais les ennemis, les envieux ont boa nez et on ne
leur donne pas longtemps le change. Crébillon aura
deviné la fraude, et la façon malveillante avec laquelle
il accueillera l'ouvrage démontre suffisamment qu'il
sait à quoi s'en tenir sur M. Picardet. Favart écrivait,
en octobre, au comte Durazzo ; « On ne jouera pas le
Droit du Seigneur. Crébillon , qui n'aime pas Vol-
1. Voltaire, (lEmreê compléu* (Beucbol), t. LIX, p. &9I. Letlra
dïVolUjrei d'ArgenUI ; T Beptembre 1761.
!■ Lg> Mémoiret lecTcU neoDlenl, i propos àa Droit ila Sâgnear ti
^e H. PicardcL, une aaeedole pUiUDte, et que eonflrme Wagniïn .
Nwu douioDg pouiiant que lei chose* se loieDl atMolument pBuéci>
"lauae elles sont rapportées. Mémoira ttcrtu pour tervir à rhislohf
^la ripubtiqae dei laiTe$ [Loodret, John AdBinson), t. I, p. 13, It :
1 ianticr U6I. — Longchamp el Wagnière, Kimoiret lar Tollaîre
iP"», André, iSJO), l. I, p. 190, 191.
406 ÉTRANGE FANTAIfilï DE GRÉBILLON.
taire, trouve Touvrage indiscret ^ » Toutes les lettres
de Voltaire, à cette date, sont remplies, en cffiît, de
plaintes amères contre les procédés du vieux tragique
qui se souvenait de Sémiramis et d'Oreste : c< On dit
qu'on a tout mutilé, tout bouleversé. La pièce sera
huée, je vous en avertis'.» On sait ce dont, à l'œuvre,
dame Censure était capable; mais ce qui se serait
passé serait autrement fort, et nous laisserons la res-
ponsabilité du dire à Favart, qui, très-lié avec Crébil-
lon, était des mieux placés pour être renseigné, a Cette
pièce, mandalt-il à son correspondant de Vienne un
peu moins d'un mois après la lettre que nous venons
de citer, avoit été arrêtée à la police. M. de Crébil-
lon, censeur des théâtres, ne Ta permise qu'à la con-
ditipn qu'il y mettroit une scène de sa façon : on ne
croiroit pas que l'auteur de Rhadamiste eût, à quatre*
vingt-dix ans ', assez de fraîcheur et de gaieté dans
l'esprit pour écrire dans le genre comique. Cependant
la scène est remplie de vivacité et de bonnes plaisan-
teries ; du moins en ai-je jugé ainsi à la lecture qu'il
m'en a faite *. » Voltaire se plaint que Ton ait retran-
ché les meilleures plaisanteries, loin de se louer du
moindre apport de ce genre. « C'est le bonhomme
1. Favart, Mémoiret et eorretpondance littéraire (Paris, 1808),
t. J^ p. 309. Lettre de Favart au comtaDurauo; à Purig, le 19 oc-
tobre 1761.
3. Voltaire, Œuvres c&mpiites (Beuohot), t. LX, p. 134. Lettre
de Voltaire à d'Argental; aux Délicei, 20 janvier 176t.
8. Favart vieillit de plus de deux ans Grébillon, qui n*avait que
quatre-vingt-huit ans quand il mourut.
4. Favart, Mémoire$ et correspondance littéraire (Paris, 1808),
t. I, p. 200. Lettre de Favart au comte Durauo; 13 novembre 1761»
son BLOOK. 107
Crébillon qui a fait ce carnage, dit-il, croyant qu« ceo
geiis-4à étaient mes sujets ; il faut permettre à Crébil-
lon le radotage et l'envie ; le bonhomme est un peu
fâché qu'on se soit enfin aperçu qu'une partie carrée
ne sied point du tout dans son Electre ' . *
Le bonhomme, qui pensait n'avoir paa à se louer
de Voltaire, et qui ne lui pardonnait pas d'avoir été le
plus fort, avait, eD effet, abusé eu plusieurs circon-
stances de sa position de censeur, pour mettre des
bâtons dans les roues de ce victorieux. Mais il tou-
chait au terme du voyage, et, en bon chrétien, dépo-
sant ses rancunes aux pieds du crucifix, il se récon-
cilia avec l'Église, avec son libertin de fils, et, ce qui
est plus méritoire , avec M. de Voltaire '. L'auteur
à^Oreste De nous dit point qu'il ait eu coQnaisxance
de ce retour chrétien ; et, dans tous les cas, son Éioge
de Crébillon^ qui paraissait peu après la ntort de c«
dernier, ne semble point, de sa part, une œuvre de
miséricorde et d'oubli ; la satire, l'amertume y fleu-
rissent plus que la louange, qui ne se trouve guère là
ipie pour donner plus de relief et d'autorité à des
appréciations d'une tendresse au moins équivoque.
Cette pièce d'éloquence, dont l'auteur ne eajipmmait
point, se terminait par une péroraison de nature w
émerveiller un lecteur quelque peu au fait des qui:-
relles littéraires de ces temps. L'on oj^sait aux mau-
vais procédés de J.-B. Rousseau envers l'auteur dr
t. Vsltalr*, ÛB«w«» fmpUtet (Beachol), I. LX, p. I6S. U»li ■
it Vahairi % madan» de FoiMine («ans dnte>i
î. Pawt, Utu»iret it tamtpomtance IktétaWe (Paris, 18(11»;,
i- 1, p. Î37. Lettre de Favartau comte borano; 1» j«nTie» llOï.
108 DÉSAPPROBATION MÉRITÉE DE D'ALEMBERT.
Rhadamiste * la conduite bien (Mérente du chantre
de Henri : « C'est même une chose assei singulière,
remarquait-on avec une adorable candeur, que M. de
Voltaire ayant traité Sémiramis, Electre et Catilina^
et s'étant ainsi trouvé trois fois en concurrence avec
lui, Tait loué toujours publiquement, et lui ait même
donné plusieurs marques d'amitié. Ils n'ont jamais eu
aucuns démêlés ensemble. Cela est rare entre gens
de lettres, qui courent la même carrière ^.
Mais le public ne se méprit pas, et reconnut aussi-
tôt la plume qui avait tracé ce singuHer panégyrique.
D'Alembert écrivait à ce sujet à son ami : « Qu'est-ce
qu'un Éloge de Crébillon^ ou plutôt une satire sous
le nom d'éloge, qu'on vous attribue ? Quoique je pense
absolument comme l'auteur de cette brochure sur le
mérite de Crébillon, je suis très-fâché qu'on ait choisi
le moment de sa mort pour jeter des pierres sur son
cadavre ; il fallait le laisser pourrir de lui-même, ^et
cela n'eût pas été long '. »
1. Voir la première série de ces études, la Jeunesse de Voltaire ,
p. 149, t50.
2. Voltaire, OEuvrescompléles (Beuchoi), t. XL, p. 490. Éloge de
M. de CrébHlon.
3. Ibid,, t. LI, p. 380. Lettre de D'Alembert à Voltaire ; à Paris,
8 septembre 1762. Diderot mandait à mademoiselle Voland, à la
date du 12 août 1762 : c Cet homme incompréhensible a fait un
papier qu'il appelle un Éloge de Crébillon. Vous verrez le plaisant
éloge que c'est : c'est la vérité, mais la vérité offense dans la bouche
de Tenvie. Je ne saurais passer cette petitesse-là à un aussi grand
homme. » Mémoires et correspondance (Garnier, 1841), t. 1, p. 296.
Envie est-elle bien le mot ? haine, à la bonne heure ; et les ennemis
de Voltaire avaient tout fait pour aviver ce sentiment, en le dépré-
ciant avec une insigne mauvaise foi au profit d'un poëte qui ne mé-
rituit guère de lui être opposé.
LE DROIT OC SEIfiSECK. 10$)
Le Droit du Sâgneur iai n^résenté, le 18 janvier
1762, sous le titre de VÉcual tùt Sage, et réussit,
malgré ses défauts et ses disparates, c Tout ce qui
sort de la plume de H. de Voltaire, nous dit encore
Fayart, est respectable, et Ton y trouve toujours des
traits qui caractérisait le grand homme. M. de Cboî-
sad Tient d'obtenir le rappel de M. de Voltaire, avec
detix mille livres de pen^on du roi ; le retour de notre
poète jette Fréron dans les plus grandes alarmes. »
Ce bruit du retour de Voltaire n'était qu'un faui bruit,
qui ne se confirma point ; et, quelques jours après,
Favart écrivait à DurazZO que c'était une de ces ru-
meurs inconsistantes comme il n'eu circulait que trop
dans cette cité des cancans, des commérages et des
riens. Il y avait quelque chose pourtant de vrai au
fond de cela. Le duc de Cholseul, dans l'impuis-
sance d'arracher son rappel h l'antipathie du roi
avait demandé la résurrection d'une pension, depuis
longtemps supprimée de fait, si elle ne l'avait pas été
d'une façon plus catégorique : c'était une fiche de
consolation , qui prouvait au moins le bon vouloir du
ministre. Nous avons vu son prédécesseur, dod moins
bien disposé, devant ime égale impossibilité d'obtenir
davantage, envoyer au poète, qui était sur le point il.>
partir pour la cour de l'électeur palatin, un pji^-i-
port oii lui était conservé son titre de gentilhomuiu
ordinaire de la chambre, qui ne lui avait pas été en-
levé mais sur la possession duquel il devait désirer
être rassuré '. 11 fallait que l'étoignement de celui due
I. Voltaire, <£uvrti compléiei (Beucbol], t. LVl, p. 564,
le Vollaire a d'Ai^ental ; aui IKUceg, 31 Juin IISS.
Lctlro é^^^
ilO PENSION RENOUVELÉE.
l'on avait appelé « Trajan )> fût bien grand pour ne
point céder anx instances réitérées de madame dé
Pompadour et de deux ministres successifs. Si Ton
songe que Louis XV s'était fait une loi de n'intervenir
si peu que ce fût dans les aflfaires de son royaume, on
conviendra que l'on ne pourrait citer deux cas pareils
dans l'histoire de tout le règne.
Voltaire, esprit résolu, très-alerte à prendre une dé-
cision et à se contenter de la part qui lui était faite,
quand il n'y avait pas lieu de compter sur la réalisa-
tion pleine et entière de ses rêves, se hâta d'entonner
des hymnes de joie et de reconnaissance, et de mander
à tous ses amis de Paris les grâces que le roi venait de
lui faire. « J'ai une chose particulière à vous mander,
écrivait-il à Duclos, dont peut-être l'Académie ne sera
pas fâchée pour l'honneur des lettres. Vous savez que
j'avais autrefois une pension : je l'avais oubliée de-
puis douze ans, non-seulement parce que je n'en ai
pas besoin, mais parce que, étant retiré et inutile, je
n'y avais aucun droit. Sa Majesté, de son propre mou-
vement, et sans que je pusse m'y attendre, ni que
personne au monde l'eût sollicitée, a daigné me faire
envoyer un brevet et une ordonnance. Peut-être est-il
bon que cette nouvelle parvienne aux ennemis de la
littérature et de la philosophie ^ » Il écri7ait à Dami-
laville : « Frère V... est tout ébahi de recevoir dans
l!instant une pancarte du roi, adressée aux gardes de
son trésor royal, avec un bon, rétablissant une pen-
sion que frère V*.* croyait anéantie depuis douze ans.
1. Voltaire, CEuvre* eompUtes (Beuehot), t. LX» p. 136; 137.
Lettre de Voltaire à Bwlos; anaDéUcet, .^0 jasTitr 1762.
n. DE lA UARCHE ET PELLOT. lii
Que dira à cela Catherin Fréron ? Que dira Le Franc
de Pompignan ^ ? j> Mais il n'ignorait pas que Ton
avait parlé de son retour, qu'on y avait cru, et il te-
nait à persuader ces bons Parisiens que non-seule*
ment aucune démarche n'avait été faite dans ce sens,
mais qu'il ne consentirait point, pour tous les trésors
de ce monde, à quitter son nid où il espérait bien s'é-
teindre doucement loin des envieux et des méchants.
Il avait reçu, pour le nouvel an, une lettre de l'abbé
d'Olivet qui lui envoyait, avec ses compliments, ceux
de MM. de La Marche et Pellot*. a Je vous assure, ré-
pondait-il à son ancien préfet de Louis-le-Grand, que
j'aurais voulu être de votre dîner, eussiez- vous dit du
bien de moi à mon nez; mais, après cette orgie, je
serais reparti au plus \ite pour les bords de mon beau
lac. Je vous avoue que la vie que j'y mène est déli-
cieuse ; c'est au bonheur dont je jouis que je dois la
conservation de ma frêle machine'.» Évidemment,
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LX, p. 127, Lettre
de Voltaire à Damilaville ; 9 janvier 17G2. Voir aussi sa lettre du
26 jantier au cardinal de Bernis.
2. Ce M. Pellot avait été, à Louis-le-Grand, le camarade du fu-
tur président de La Marche ; il était neveu de M. Leclerc de Lesse-
ville. M. Beaune, qui a publié deux de ses lettres au jeune La Marche^
l'une du 25 mars, Tautre du 1*' juin 1711, toutes deux plaisantes
et piquantes, se demande sMl mourut jeune ou rompit avec lui. La
lettre de Voltaire est une réponse h ces deux questions. A l'époque
où elle est écrite, s'il était de l'âge de son ami, né en 1694, il de-
vait avoir soixante-huit ou neuf ans. Nous ignorons s'il lui survécut.
Le premier président mourait, six ans après l'heure où nous sommes,
en 1768. Henri Beaune, Voltaire au collège (Paris, Amyot, 1867),
t. CXXXII à cxxxv.
3. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LX, p. 145, Lettre
de Voltaire à d'Olivet; aux Délices, 20 janvier 1762.
J12 IL FAUT DÉSABUSER LES WELCHES.
sa lettre ne laisserait pas d'être communiquée à
plus d'un, et cette rumeur ridicule tomberait d'elle-
même. Nous avons d'ailleurs la preuve qu'il avait rai-
sonné juste, <c On avait répandu le bruit, lit-on dans
des Nouvelles à la main, expédiées en Normandie au
duc d'Harcourt, du retour à Paris de Voltaire ; cet
homme illustre a écrit à l'abbé d'Olivet qu'il ne son-
geait nullement à quitter son lac, aux bords duquel il
se trouve, dit-il, heureux comme un roi K » L'on voit
combien le préoccupait, à une telle distance, l'opinion
de ces Welches pour lesquels il n'a pas assez de rail-
leries, mais à qui il aurait voulu pouvoir dire leur fait
de plus près.
1. Wippoau, Le Gouvernement de Normandie aux XVll^ et XVllI^
siècles (Caen, 1864), t. IV, p. 2. Nouvelles de Paris et de Versailles,
21 janvier 17C2. Cette date est évidemment inexacte, à moin^, ce
qui serait fort possible et même supposable, que la lettre à Tabbé
d'Olivet fût, comme celle adressée à Duclos, non du 20, mais du 20.
La lettre de Favart à Durazzo, du 19 janvier, viendrait encore con-
firmer ce soupçon. •
Le train de Voltaire était celui d'un grand seigneur,
plein d'ordre toutefois, magnifique mais sans négliger
aucun moyen d'accroître ses revenus que la guerre
avec les Anglais et la prise de Pondichéry auraient,
à l'entendre, diminués d'un bon tiers. Il avaitdes châ-
teaux à revendre ' ; ce qui lui permettait, à l'occasion,
de rendre à ses amis de petits services. Ainsi, le duc
de Villars, fort délabré quant au physique, ayant senti
l'urgence d'un traitement sérieux, était venu, sur son
invitation, s'installer, lui et son monde, aux Débces,
d'où il devait, grâce à Tronchin, s'en retourner frais
et gaillard'. Ce durant, les visiteurs affluaient à Fer-
ney '. C'était, en septembre, le président de La Marche,
1. 11 possédait encore alors sa maisoD da Lausanne, rue du Cros-
Chêne, qu'il arait pour neuf ans, et dont te bail n'expirera iiu'éiu
printemps de 1766. CEniirtl compUlta (Beuchot), t. LXIIl, p. 407.
Lettre de Vollaire à M. Bertrand; & Fei^iBr, 31 octobre ITec.
2. Vollaire, OEm-rea compléta (Beuchot), t. LIX, p. &!i, 622.
Leilres à M. de ChampQour, du 30 Juillet, et ï la comtesse de LuUcl-
bourg, du 30 septembre 1T61.
3. Od lit dans la Gatelle d'Utrecbî, du mardi 10 oclobrc ITG3, '
114 LE PRÉSIDENT DORMEUR.
dont il \ieut d'être question * ; c'était l'abbé Coyer,
l'auteur d'une histoire de Sobiezki^ dans laquelle on
avait trouvé des témérités'^. C'était le président de
Ruffey, l'aimable chroniqueur des eaux de Plombières
de 17S4. ce Nous nous mîmes quatre à lire Zulime à
M. de La Marche ; il avait un président avec lui qui
dormit pendant toute la pièce, comme au sermon ou
à l'audience '... » Voltaire tait charitablement le nom
du dormeur ; mais il n'avait pas à prendre la même
précaution avec le témoin de cet impardonnable oubli,
et c'est ainsi que nous saurons quel était le coupable.
«t Nous y avons joué (sur son théâtre) Mérope. Nous
avons fait pleurer jusqu'à des Anglais. Oh ! que le
cher RufiFey aurait dormi * ! i»
C'était encore le comte de Lauraguais, auquel il
ne devait manquer, pour faire de grandes choses,
ces quelques lignes que nous soupçonnons fort être venues de Femej
en droiture. « De Genève, le 6 octobre. Notre ville est actuellement
des plus brillantes. M. le duc de Villars, H. le comte d'Harcourty
M°^^ la comtesse d*AnviUe, de la maison de Larochefoucaud , M. le
duc son flls^ et nombre d^autres étrangers de distinction Thonorent
de leur présence. M. le maréchal duc de Richelieu s'y est aussi rendu
avant-hier. H étoit arrivé à Fernais cfaés M. de Vohaire, le l^f de
ce mois, avec une suite de 40 personnes. Le 2, il avoit dîné aux Dé-
lices, où deux membres du conseil de cette république Tavoient com-
plimenté, et où M. de Voltaire avoit fait représenter une nouvelle
tragédie intitulée : La famille iV Alexandre [Olympié), Ce seigneur est
reparti hier pour Lyon. »
1. Voltaire, Œuvres comp/^les (Beuchot), t. LIX, p. 588. Lettre
de Voltaire à d^Argental; 5 septembre t761.
2. Ibid.y t. LIX, p. 690. Lettre de Voltaire à Damilaville;
le 17 septembre 17C1.
3. Ibid.^ t. UX, p. 598. Lettre de Voltaire à d*ÀrgentaI ; 14 sep-
tembre 1761.
4. Voltaire et le président de Brosses (Didier, Paris* 1858)« Lettre
de Voltaire à M. de La Marche; à Femcy, 20 octobre 1760.
CLYTEMNESTRE. 115
^'uû léger grain de bon sens et de raison ; mais c'est
4}e que ni l'âge, ni l'expérience, ni l'infortune ne lui
procureront jamais; et il mourra, en pleine Restaura-
tion, ainsi que son ami Ximenès (qu'il rencontrait
précisément alors à Femey), comme il aura vécu,
l'homme le plus spirituel et le plus extravagant de son
temps. Il arrivait avec une tragédie de Clytemnestre
que Voltaire connaissait déjà et qu'il devait dédier à
5on maître. Diderot nous parle de l'ouvrage avec un
certain étonnement flatteur pour le comte, s'il ne se
fût mêlé à l'éloge quelque doute sur la véritable filia-
tion de ce chef-d'œuvre, a Oui, la Clytemnestre du
comte de Lauraguais est en vers, et quelquefois en
très-beaux vers. Lorsqu'il me les hsait, je lui disais :
a Mais, monsieur le comte, c'est une lan^e que cela :
« où l'avez-vous apprise ? » On dit qu'il a à côté de
lui un nommé Clinchant qui la sait. Mais que m'im-
porte à moi que les beaux vers soient de Clinchant ou
du comte? Le point important, c'est qu'ils soientfaits,
-et ils le sont ^ » Il en eût été alors de ce Clinchant
comme des deux jeunes chimistes que Lauraguais
avait à gage, qu'il enfermait dans sa petite maison de
Sèvres, en Jeur déclarant qu'ils n'en sortiraient qu'a-
près lui avoir fait une découverte; car Lauraguais
avait plus d'mie corde à son arc : il s'occupait de chi-
mie, et de droit pubUc, et de bien d'autres choses en-
core, sans parler de mademoiselle Arnould.
Avant de partir, il était allé prendre congé de Dide-
1. Dideroi, Mémeire» et correspondance (Crtraier, 1B41), t. \,
p. 243, S 4é Lettre à madeffloiselie Voland; Paris, 17 fieptembce
1761.
116 UNE OUESTION DE PRIORITÉ.
rot. c< Je Tad vu dimanche passé, et je n*ai jamais
yu d'amour-propre plus intrépide. — Eh bien! que
dites-vous de ma Clytemnestre ? — Qu'il y a bien de
beaux vers. — Voltaire m'a écrit que son Oreste n'é-
tait qu'une froide déclamation, une plate machine en
comparaison? — Il vous a écrit cela? — Dix fois au
lieu d'une. — Oh ! je vous proteste que le perfide n'en
croit pas un mot. — Eh bien I il a tort *. » Si Voltaire
accablait de tant de louanges la Clytemnestre de son
îeune rival, c'est qu'il songeait lui-même à faire re-
prendre Oreste^ qu'il fallait que la tragédie de cet
étoumeau ne vînt qu'après la sienne, et que c'était le
meilleur moyen de l'endormir sur l'inconvénient tou-
jours grave, en un même sujet, d'être joué le dernier.
<c Vous saurez que M. de Lauraguais a fait aussi son
Oreste^ et qu'il est juste qu'il soit joué sur le théâtre
qu'il a embelli ; mais il permet que je passe avant,
pour lui faire bientôt place. Sa folie d'être représenté
n'est pas une folie nécessaire, et la mienne l'est ^. »
L'on n'a pas oublié quels services Lauraguais avait
rendus à l'art dramatique en achetant, à beaux deniers
comptants, le droit de désobstruer la scène de ce pu-
blic à plumets et à talons rouges qui rendait par sa
seule présence toute illusion de perspective et de jeux
de scène impossible. Cela méritait bien qu'on s'en
souvînt et que l'on se montrât de composition facile, le
jour où ce jeune seigneur intelligent et généreux,
1. Diderot, Mémoires et correspondance (Garnier, 1841), t. I,
p. 248. Lettre à mademoiselle Voland; Paris, le 22 septembre t76].
2. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LIX, p. 358, 359,
Lettre de Voltaire à d*Argental ; aux Délices, 1^ février 1761.
UNE TRANSFOllMATION DE PRÉRON. 117
possédé du démon de la métromanie, tiendrait solli-
citer le droit d'être sifflé tout comme un autre. Nous
ne saurions au juste dire ce qui s'opposa à la repré-
sentation de ClytemîîestrCj et si VOreste de Voltaire
y fut pour quelque chose * . Ce qu'il y a de certain,
'c'est que la tragédie n'eut pas à courir les chances
d'une audition publique, ce dont il prit son parti, du
reste, avec sa philosophie ou, pour mieux dire, sa lé-
gèreté naturelle.
Revenons à son voyage à Ferney, et à la réception
que lui fit l'auteur de Mérope^ qui l'avait vu, tout
enfant, chez sa grand'mère la duchesse de Laura-
guais, la troisième des demoiselles de Nesle. Le pre-
mier bonjour fut une épigramme contre Fréron, qui
ne sortait guère de la tête du très-sensible et très-vin-
dicatif écrivain.
A peine reçu dans ses bras qu'il avoit ouverts tant de fois
à mon enfance, après avoir parlé de la correspondance dont -
il avoit toujours honoré ma jeunesse depuis que je l'avois
revu à Berlin, m'avoir conduit dans son château, m'avoir
donné de l'eau bénite en entrant dans son église : a Allons à
présent, me dit-il, dans le jardin. » Fort étonné d'y trouver
un âne y broutant le gazon : Est-ce que vous ne reconnaissez
pas Fréron, me dit-il? Si fait, lui dis-je; il y a bien quelque
chose à dire sur le corps, mais la figure est frappante et je
n'en suis que plus surpris de la trouver chez vous. Je ne
vous croyois pas si bien avec Fréron. Sa personne, reprit-il,
est à merveille avec M. Ramponeau à Paris ; mais sa figure
est fort bien chez moi. Tel que vous me voyez, je ne suis
1. La reprise d'Oreste eut lieu le mercredi 8 juillet 1761. n fut
Joué neuf fois à Paris, une fois à Versailles. Bibliothèque nationale.
Manuscrits F. R. 12532. Journal de Lekain, t. I, p. 161 à 164.
7.
ii8 DEO BREXIT VOLTAIRE.
plus guère tel qu'on me lit; j*aî besoin quelquefois de co-
lère, et cette figure m'en donne quand j'en ai besoin ^
Tout ce monde intelligent, élégant, lettré, venait
animer ce jeune Ferney sortant de terre, ce château
tout neuf, ocd'ime architecture charmante,» qui s'était
complété par un théâtre a des plus jolis de l'Europe ^. »
Nou3 allictos oublier ce temple élevé par la piété du
poëte, et sur la façade duquel il avait fait graver cette
laconique inscription : c< Deo erexit Voltaire, » dont il
était si fier, a Cette église, disait-il à l'Anglais Ri-
chard Twiss, que j'ai fait bâtir, est l'unique église de
l'univers qui soit dédiée à Dieu seul ; toutes les autres
sont dédiées aux saints. Pour moi, j'aime mieux bâtir
une église au maître qu'aux valets^. » Nous l'avons vu
solliciter la bienveillance du Saint-Père et les bons of-
fices de Passionei. Le cardinal était mort, sur ces
entrefaites, et ce malheur semblait devoir diminuer
de beaucoup ses chances de succès. Mais il n'en re-
cevait pas moins des reliques de Rome j ce qu'il an-
nonce aux frères avec tout le respect et la componc-
tion qu'on devine. « J'ai bâti une église et un théâtre ;
1. Lettre de L,'B. Lauraguais à Madame **^ (d'Ussel) (Paris,
Buisson, 1802), p. 60.
2. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LX, p. 263. Lettre
de Voltaire à madame de Fiorian ; aux Délices, 20 mai 1762.
3. Biographie universelle et portative des contemporains (Paris,
1834), t. IV, p. 1451. Le premier président de La Marciie, qui
était religieux, étant avec Voltaire et François Tronchin sur la porte
du château, dit au conseiller : t J'espère qu'un jour cela sera vrai. »
Voltaire repartit aussitôt : « Prenez garde, monsieur le président,
que je ne dis pas Christo^ que je dis Deo, rt Gaullieur, Étrennes natio^
nales, 3« année (Genève, 1865), p. 218. Anecdotes sur Voltaire ra-
contées par François Tronchin.
OALANTEEIE Dt! PAPB. dl9
mais j'ai déjà célébré mes mystères sur le théâtre, et
je n'ai pas entencbi la messe dans mon église. J'ai
reçu le même jour des reliques du pape, et le portrait
de madame de Pompadour ; les reliques sont le cilice
de saiift François ^..*. » Certain que les frères ne se
jQiéprendraient pas sur ses intentions, U exaltait dans
^s lettres et sa magnificence reUgi^ise et ses senti-
ments de véritable chrétien, «c Je suis bien fâché,
^écrivâit-il à madamede Fontaine, de ne vous pas ma-
rier dans mon église, en présence d'un grand Jésus,
doré comme un calice, qui a l'air d'un empereur ro-
main, et à qui j'ai ôté sa physionomie niaise^, » Était-
45e pour lui donner la âenne, comme le bruit en cou-
rut, et comme l'ayait entendu dire Sherlock ^ ?
Sa nièce Tenait, il est vrai, de convoler à de nouvelles
noces. Elle donnait enfin sa main à un homme qui
depuis longtemps avait son cœur, et qu'elle devait
épouser en connaissance de cause, le marquis de Flo-
lian, aie grand écuyer deCyrus», que nous avons vu
figurer au premier plan, dans la question des chars
assyriens. Voltaire, du reste, applaudissait à une con-
ehision qu'il trouvait aussi raisonnable que convena-
ble pour les deux conjoints* c( Je n'ai qu'un moment,
marquait-il à sa nièce, pour vous dire combien je vous
approuve et je vous féUcite. Il n'y a rien de si doux
ni de si sage que d'épouser son ami intime, d Madame
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t.LX, p. 34. Lettre de
Voltaire au marqiis d'Ârgence de Dirac; 26 octobre 1761.
2. Ibid.y t. LX, p. 210. Lettre de Voltaire à madame de Fon-
taine; Ferney, 19 mars 1762«
3.. Sherlock, Lettres dtun voyageur anglais (Londres, 1778),
p. 153. Lettre xxv.
120. PORTRAIT DE MADAME DE FONTAINE.
de Fontaine est loin de jouer, dans l'existence de son
oncle, le rôle important de madame Denis. La faute
en est moins à elle qu'aux circonstances. Plus jeune,
libre de moins bonne heure (M. de Fontaine n'était
mort qu'en 1756), d'ailleurs retenue par les devoirs
de la mère de famille, elle n'aurait pu se consacrer à
son oncle d'une façon aussi absolue que le fit la veuve
du commissîdre des guerres. Mais, bien que ses pré-
férences fussent pour madame Denis, le poëte rendait
justice au mérite de la cadette ; et ses lettres à ma-
dame de Fontaine sont des plus affectueuses et des
plus édifiantes.
Le chevalier de Florian, auquel nous avons précé-
demment emprunté le portrait de madame Denis,
nous a laissé un croquis de la femme de son oncle,
qui a tous les caractères de la sincérité et de l'équité.
a Elle était grande, bien faite, bonne, assez bien de
figure (eUe avait quarante ans alors) ; elle portait dans
ses yeux tout l'esprit qu'elle avait, et personne n'en
eut un plus juste Qt plus fin. Elle était tendre, com-
patissante, toujours prête à tout sacrifier à la personne
qu'elle aimait, mais quelquefois impérieuse et exi-
geante; voilà les deux seuls défauts que ma recon-
naissance pour elle m'a permis de voir*. » On retrouve
dans ce portrait les qualités et les défauts de l'aînée
des demoiselles Mignot avec plus de distinction phy-
sique chez la cadette. Madame de Fontaine recevait, à
Paris, les amis de son oncle ; elle était, avec le ménage
1. La Jeunesse de Florian ou Mémoires d'un jeune Espagnol (Paris,
Renouard, 1820), p. 11, 12. Elle est désignée sous le pseudonyme
de donna Ferenna,
LES LETTRÉS DIJONNAIS, 121
d'Argental, le ministre intelligent et zélé de ce roi
sans couronne. C'était un esprit fort et de verte allure,
que le propos gaillard tfe déconcertait pas. Elle pei-
gnait au pastel et avait un joli talent, s'il faut en
croire cet oncle bienveillant qui n'eût demandé qu'à
utiliser ce crayon sans préjugé, et lui commandait
des nudités d'après Natoire et Boucher. « Je me flatte,
lui écrivait Voltaire, dans l'attente d'un de ces envois,
que vos dessins ne sont pas faits pour un oratoire,
et qu'ils me réjouiront la vue ^ »
Parmi les visiteurs qui venaient saluer le châtelain
de Ferney, nous avons nonuné deux magistrats dijon-
nais. Pour un grand propriétaire exposé à des démê-
lés de plus d'une sorte avec ses voisins, voire ses vas-
saux, il n'était pas indifférent d'être bien avec le
parlement dans le ressort duquel on se trouvait; et
Voltaire, de nature processive et chicanière, n'aura
qu'à se féliciter de ses relations avec la cour souve-
raine. L'on était fort lettré à Dijon; il y avait une Aca-
démie recrutée surtout au sein de cette magistrature
éclairée, diserte, aimant les belles-lettres et que n'ef-
frayait point la grande érudition , dont le président
Bouhier aura été le représentant le plus illustre. Élu
membre de l'Académie de Dijon depuis peu de temps
(3 avril 1761), l'auteur de la Hmriade se trouvait
ainsi le confrère de la plupart des présidents et con-
seillers du sénat bourguignon. Il serait impardonna-
ble à nous d'omettre le nom du président de Brosses,
l'un des esprits les plus distingués de sa ville et de son
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LVI, p. 370. Lettre
de Voltaire à madame de Fontaine; le 23 novembre 1753.
i22 LE PRÉSIDENT Bfi BROSSES.
temps, et qui a retrouvé, de nos jours, un regain de
jeunesse, dans la publication de son aimable voyage
à travers l'Italie, de 1739 et 1740*. De Brosses est
nne figure originale, franche d'aUure, un érudit dans
Facception la plus sérieuse, et, au milieu de tout
cela, un de ces esprits vifs, ornés, fins, d'humeur gaie
et sarcastique, sans pédantisme et sans fausse science,
avec rinstinct et Tamour du beau, un jugement sain,
à qui les arts n'étaient pas moins famiUers que les let-
tres, et nous entendons par là aussi bien la musique
que les arts du dessin, la peinture, la statuaire et l'ar-
chitecture. Il est de rigoureuse équité d'indiquer ce
qu'il y a de flair, de justesse dans ses appréciations et
ses critiques ; et, vraiment, à l'heure qu'il est encore,
l'on n'aurait que bien peu de chose à redresser aux
arrêts de ce mondain qui parcourait l'ItaKe avec des
amis joyeux, jeunes et bien nés, tous de son bord,
ayant chacun leur marotte : celui-ci, le conseiller Lop-
pin, qui passa un instant à Dijon pour être meilleur
géomètre que Buflfon ; celui-là, Sainte-Pa]aye, rauteur
bien connu des Mémoires sur Vancientïe chevalerie ;
le troisième, Lacurne, le frère de Sainte-Palaye, fou
de musique, comme lui d'inscriptions et de relique
historiques.
De Brosses, quelque accusé que fût chez lui le tem-
pérament bourguignon, mêlé à ce qu'il avait de gau-
1 . Bien que la première édition des lettres de M. de Brosses remonte
à 1799, l'ouvrage, qui avait été rite enlevé, était à peu près inconnu
à la génération BuiTante, et il eut toute iaTogue, tout le succès d'une
nouveauté attrayante, quand il reparut en 1836, purgé des fautes
43t des inoorrectioBs sans nombre dont U était entaché et coaune
accablé.
UN MAGISTRAT AD DU-HOITIÈME SIÈCLE, 423
lois, ne prenait pas les lettres du côté léger et super-
&ciel ; il ayait les grandes traditions et s'imposa, en
dehors de ses fonctions et de ses charges, une série de
travaux auxquels il consacra sa \ie, surtout une étude
bien curieuse sur Salluste, sorte de reconstruction et
de restitution des parties absentes de l'œuvre, qui ne
paraissait qu'en 1777, au moment où allait se clore
cette carrière si active et si brillante. Il y avait donc
plus d'une face dans l'auteur des Lettres écrites dl--
laite : il y avait le magistrat consciencieux, le sa-
vant non moins pénétré de sa haute mission, et
l'homme de salon, aimable, spirituel, de son temps
par le tour et le vif de la plaisanterie, mais dont les
sàiUies n'allaient, toutefois, pas jusqu'à compro-
mettre le bon goût de l'honupe bien né. Si l'on pou-
vait constater une légère teinte d'esprit provincial, il
ne faut pas oublier pourtant que Dijon était restée une
manière de capitale hantée par les étrangers de dis-
tinction, les Anglais particuhèrement, et qu'elle était,
après tout, la patrie de Bossuet, de Bouhier, de Crébîl-
lon, de Piron ; et que Buffon était Bourguignon : voilà
pour la physionomie morale. Quant au physique, c'était
un très-petit corps animé par une vivacité, une pétu-
lance surprenante. Diderot, qui peint encore plus qu'il
ne décrit, a dit de lui : « Le président de Brosses, que
je respecte en habit ordinaire, me fait mourir de rire
en habit de palais, et le moyen de voir sans que les coins
de la bouche ne se relèvent une petite tête gaie, ironique
etsatirique, perdue dans l'immensité d'une forêt de che-
veux qui l'of&isque; et cette forêt descendant à droite
et à gauche, qui va s'emparer des trois quarts du reste
124 CROQUIS POUR CROQUIS.
de la petite figure * ? » Nous soupçonnons Tauteur du
Neveu de Rameau d'un peu d'exagération, dont il
n'était point exempt pas plus que de passion. Le pro-
fil de Saint-Aubain nous représente une physionomie
ouverte : l'œil est clair, perspicace, le nez long, fort
et presque droit ; quant à la perruque, elle n'a rien de
différent de celles que l'on portait alors , et il n'y a pas
lieu, même avec quelque complaisance, de se retracer
cette tête grotesque dont nous parle Diderot. L'on
sera curieux, en revanche, d'avoir un crayon de cette
furieuse tête métaphysique^ par le président, ce C'est
un gentil garçon, bien doux, bien aimable, grand phi-
losophe, fort raisonneur, mais faiseur de digressions
perpétuelles ; il m'en fit bien vingt-cinq hier, depuis
neuf heures qu'il resta dans ma chambre, jusqu'à une
heure. Oh! que Buffon est bien plus net que tous ces
gens-là^? » Pour être à peine touché, le portrait est
ressemblant et parlant, et l'on ne peut même pas dire
ce que nous avons dit de l'esquisse de Diderot, qu'il
soit un peu grossi et outré. Tout cela, d'ailleurs, n'a
rien que de bienveillant, sauf la remarque sur Buffon,
qui n'aurait été du goût, sans doute, ni de Diderot,
ni de son collaborateur D'Alembert, qui traitait le
grand naturaliste de comte de Tuffière; mais on par-
donnera aisément à l'aimable président des préfé-
1 • La bibliothèque de Dijon possède un portrait du président, qui
ne donne pas l'envie de rire, quoique en perruque de magistrat.
Nous en dirons autant de son buste, qui est au Musée des dues.
2. Foisset, Le Président de Brosses, histoire des lettres et des par-
lements au XVIW siècle (Paris, 1842), p. 546. La lettre d'où ce
passage est extrait est sans date, mais doit être de la dernière quin-
zaine d'avril 1754.
rences qne la postérité a ratifiées^ en dernier Tes-
sort-
De Brosses, qui avait en occasion dans rautomnc
de 1736 de rencontrer Toiture à Genève^ séduit par
cet e^rit irréàstible que Fauteur des Lettres écrites
d^Itulie était à bien fait pour apprécier et aimer,
avait trouvé trop courtes les quelques heures passées
dans sa compagnie; et ce fut la faute seule des circon-
stances, à ne s^établîrent pas entre enx, dés rorigine,
des rapports qui ne pouvaient être que délicieux»
M. F<»sset nous dit que le président fut content de
lliabitant des Délices, mais qu'il ne s'engoua point \
Il y a là une réticence, et nous croyons qu'il ftit con»
quis plus que ne le veut avouer son historien ; du moiïts
cela nous semble ressortir de la lettre qui suit, à
M. deRuffey:
Voas eatreteaes donc toujours ua commerco de lcllre«
avec Voltaire : c'est une fort bonne correspondance à con-
server *. rauroîs eu grande envie de savoir ce qu'il pensoit
des gentillesses de son ami le roi de Prusse. Cependant j*eus
la discrétion de ne pas toucher en lui un endroit si cha»
tonUleux. Je n'ai guère pu profiler de son agréable voisi-
nage, n'ayant passé qu'une soirée à mon aise avec lui, Tron*
chin,'jalabert»,et D'Alembert l'encyclopédiste qui s> trouva.
Nous nous ajournâmes à un grand dtner pour le surlende-
main. Mais l'une de ses nièces étant tombée malade à Tex-
1. Foisset, Le Président de Brosses (Paris, ISU), p. M2.
2! Un peu plus d'un an auparavant, BuflTon, de «on côlé, écrivait
au môme Ruffey : « Je suis bien aise que vous soyei en liaison avec
VoUaire; c'est en effet un très-grand homme, et aussi un hommo
très-aimable. » Buffon, Correspondmce inédite (Hachelle, I8CO),
t. I, p. 67. LcUre de Buffon au président do Ruffey j Paris, le
23 mai t7S5.
3, Savant pliysiclen genevois.
126 TOORNAY,
trémité, la partie n'a pu avoir lieu : elle a toujours été fort
mal, de sorte que je n'ai vu l'oncle que deux autres fois de-
puis et assez succinctement. Il me parut décidé à quitter la
poésie pour l'histoire, sur quoi je pensai lui dire ce que
j'avois dit, quoique sans aucun fruit, à Madame Le Baut,
quand elle quitta la musique vocale pour le clavecin ^..
Le président, bien évidemment, avait subi le
ebarme, et il portait envie à son ami, qui était en com-
merce réglé avec l'auteur de Zaïre» Mais ce ne devait
être qu'une question de temps, et l'acquisition de
Toumay n'allait mettre que trop en présence l'écrivain
et le magistrat. Voltaire s'était pris de belle passion
pour la terre de Tournay, terre négligée et château
en ruines (que M. de Brosses lui-même appelle une
vieillerie indigné), mais offrant certains avantages qui
le détermineront. Ainsi, tout en indiquant bien qu'il
n'a pas d'illusions et qu'il s'est rendu compte de l'état
réel des choses, il veut qu'on sache que l'argent n'est
rien pour lui, quand il a un caprice en tête ; il entend que
le président fasse une tout à fait bonne affaire, et volon-
tiers il prendra l'engagement de ne pas éterniser ce bail
à vie. Mais le président, de repousser bien loin une telle
clause qui serait un deuil pour les lettres, pour ceux
qui les aiment et les cultivent, et pour lui tout le pre-
mier, a Vous vous obUgez à ne vivre que quatre ou cinq
1. Giraalt, Lettres inédites de Bwjfon, J,^J, Housseau, Voltaire
(Paris et Dijon, 1819), pages 9], 92. Lettre de M. de Brosses à
H. de Riiffey; àMonlfoleon, le 14 octobre 17 S6. Madame Le Beanlt
{Jcaane-Jaquette Burteur) avait un talent distingué de chanteuse. Rat-
meau, à Dijon, avait été son premier maître de clavecin. A 8S on
86 ans, elle chantait encore des airs de l'auteur de Dardanus, Elle
est morte, a Dijon, le 1er mai isu. Voltaire et le président de Brosêes
(Didier, 1858), p. 198.
MUTUELLES CÛOUSTTERIES. i 27
ans; point de cet article, s'il vous plaît, sinon marché
nul. J'exige, au contraire, après le traité conclu, que
TOUS viviez le reste du siècle pour continuer à l'illus-
trer et à l'éclairer. La Providence se feroit de belles
affaires, si elle ne vous laissoit ici-bas plus long-
temps que Fontenelle. Elle n'est pas déjà si bien au-
jourd'hui avec le public ^ » Yoltaire parle de s'en
aller bien vite; mais le président, qui sait quel cas
on doit faire de pareils engagements et qui n'est point
fâché de se débarrasser de son vieux château délabré,
qu'il lui promet d'ailleurs de restaurer des pieds à la
tête, usera des mêmes procédés de séduction. Ah ! il
s'agit bien vraiment de mourir. Dans cet heureux
Tournay, l'on ne meurt point. Aux risques qu'il en
abuse, M. de Brosses veut bien en informer son futur
acquéreur.
Si voua saviez le dessous des cartes 1 écrivait-il à Voltaire
dans le même temps* Si je vous dîsois le secret de l'Église I
Avec un homme tel que vous, je ne veux rien avoir de caché.
Apprenez que Tange de la fatalité, conduisant Zadig par le
monde, mit dans ce vieux château un talisman qui fait qu'on
n'y meurt point. Mon vieux oncle éternel (devant Dieu soit
son âme, avec celle de feu M. le comte de Gabalis ! ce que
j'en dis ne vient pas de mauvais cœur, mais il ne m'aimoit
guère et je le lui rendois bien) : or donc cet oncle infini y a
vécu quatre-vingt-onze ans ; sans parler du grand-père de
ce dernier, qui y a vécu quatre-vingt-sept ans. Ce n'est pas
là une chronologie de Newton '. 11 faut que je sois fol de me
1. Voltaire et le président de Brasses (Paris, Didier, 1858), p. 11.
A Dijon, le 14 septembre 1758.
2. Allasion à la Défense de la chronologie contre le système de
Newton, écrit posthume de Freret ; 1758.
i28 UN COMPÉTITEUR.
défaire d'un lieu qui donne une immortalité bien plus réelle
que ne fait T Académie >.
Si c'est pur badinage, il n'y a pas moins, sous cette
légèreté qui ne sent d'aucune façon son magistrat,
un esprit positif, a^isé, qui sait profiter de l'occasion
et même faire valoir habilement sa marchandise. Mais
Voltaire, résolu tout à l'heure à acheter coûte que coûte,
ne se montre déjà plus si ardent. Il esta cent lieues de
retirer sa parole; il est toujours dans les mêmes inten-
tions, et il achètera Tournay, si l'on est raisonnable.
Mais il flotte, il a perdu de vue les conditions de la
veille ou elles ont cessé de lui agréer, et il leur en
substitue de nouvelles. Devant ces indécisions, le
président, sans montrer de l'humeur, répond qu'il
n'est point en peine, qu'il n'est pas pressé d'aliéner ce
bien de ses ancêtres, et que, d'ailleurs, il a rencontré
un autre acquéreur, un certain Fautrière, qui lui a
fait une proposition d'échange. Ce M. de Fautrière
n'est pas un personnage chimérique, et il n'en servira
que mieux à déterminer le seigneur de Ferney, qui ne
serait pas fâché de joindre le titre de comte de Tour-
nay à celui de gentilhomme ordinaire de Sa Majesté.
M. de Brosses, lui, a pris son parti; il gardera sa ma-
sure, et est d'avis de n'en plus parler. Mais il se ré-
tracte tout aussitôt. « Parlons-en pourtant toujours
autant qu'il vous plaira, lui dit-il avec une extrême
courtoisie; nous ne conclurons rien, n'importe! cela
me servira de texte pour entretenir la conversation
avec vous. Rien ne peut m'être plus agréable que ce
1. Voltaire et le président de Brosses (Didier, 1858), p. 21, 22.
Lettre du président à Voltaire; septembre 1758.
ÂGE D*OR DE LEURS RELATIONS. i20
commerce, à .vos momens perdus ; et rien n'égale les
sentimens que je vous ai voués. Ils sont tels que vous
les méritez. Toute autre expression ne les rendroit
que faiblement. »
Voilà l'âge d'or, la lune de miel de ces relations
amicales, que l'intérêt tournera à l'aigre, en attendant
pire. Mais l'on ne s'accommodera pas avec M. deFau-
trière, dont les propositions ne paraissent pas avoir
été prises en sérieuse considération. Voltaire s'est dé-
cidé, tout est convenu. Il ofifrira à madame de Brosses
ime belle charrue à semoir, à titre d'épingles. Le choix
était singulier et n'était pas de nature à plaire outre
mesure à une femme du monde qui, vraisemblable-
ment, n'avait pas lu les Géorgiques et se souciait peu
de la façon dont venait le blé. Et le président fera en-
tendre, en habile homme, qu'on ne saurait s'y prendre
moins heureusement pour se conserver les bonnes
grâces de madame de Brosses.
... Je n*cntre pas, lui écrivait-il, à la date du 12 novembre
n58, dans le détail des autres articles portés par votre der-
nier mémoire responsif, parce qu'il se réfère assez au mien,
et qu*il me semble que nous sommes à peu prez d'accord là
dessus. Reste cette chaîne ou pot de vin^ pour laquelle vous
offres à M^o de Br. une belle charue à semoir. Mais, outre
que j'en ai une ici, je doute qu'elle prenne cela pour un
meuble de toilette. Je ne me mesle pas des affaires des
femmes. Voyés si vous youlés demesler cette fusée avec elle.
Vous estes galant, vous ferés bien les choses, et n'allés pas
dire : « Je ne suis point galant; ce sont mes ennemis qui
font courir ce bruit là; » car elle n'en voudra pas croire un
mot. Si vous avés quelque proposition honneste à faire pour
elle, je m'en chargerai volontiers et je tâcherai de vous en
tirer à meilleur compte. Que si elle est une fois à vos trous-
130 LES ÉHNGLES DE LA PRÉSIDENTE.
ses, il faudra les pères dé la Mercy pour vous racheter. En-
core elle s'en va à Paris cet hiver, où eUe compte numger
beaucoup d'argent. Ceci la va rendre âpre comme tous les
diables; ma foi je vous plains ^
Outre que cela est prestement et joliment tourné
on voit que le président songeait à tout, et qu'il
faisait siennes les petites affaires de sa femme. A
cette mise en demeure que répondra l'acquéreur
de Toumay? a Madame, je tous demande pardon
de ne vous avoir présenté qu'un demi -cent d'é-
pingles; mais vous êtes la flUe de mon intime amy,
M. de Crèvecœur*. Je n'ai plus le sou, et vous par-
donnerez la liberté grande. » Dans le projet de vente
de Toumay, nous trouvons cette clause : a M. de
Voltaire payera, outre le prix ci-dessus, à madame
de Brosses vingt-cinq louis d'or en signant les
présentes conventions, pour la chaîne du marché. »
Dans l'usage, l'épingle valait un louis; le cent d'épin-
gles, c'était cent louis. Mais Voltaire, qui n'avait plus
le sou, se contenta de la moitié et madame de Brosses
dut faire de même. Ouoi qu'il en soit, voilà l'auteur de
la Henriade et de Mérope, par un bail à vie, comte
de Tournay, Pi-eigny et Chambézy, fort satisfait du
marché, malgré les plaintes que lui arrachent la
cherté de son acquisition et le mauvais état de la terre
et du bâtiment. S'il y a beaucoup à faire, il fera beau-
coup ; l'argent ne lui coûtçra point : il se ruinera, il Va
1. Voltaire et le président de Brosses (Didier, 1858\ p. 33 34
Lettre du présideol à Voltaire; à Montfaleon, 12 noFembre 1758
2. M. de Cpèrecorar, nereu de Vabbé de Saint-Pierre, que Vol-
taire avait connu dès Tâge de sept ans.
tbitaute et ss junrvsâm vassaux. i3i
rèâcda. 11 n^a d^aOleiirs làen à iqiprébenâer de la part
dn présîâeiit, gm eiileiià bien faire ahanàan àes titres
•et JHifmfinrs, eamme dn reste. « Tous sirvez goc. pdt
votre cantrat, tous les droits s^gnearimo: sans c\c<^
tkm TOUS appartiennent; anssl, gnand vous prendrez
le titre de seisnenr de Tonmax, dans les occasion*
qui TOUS paraîtront convenables à vos intérêts, je vous
prcHnets gne je le trouverai fort bon^ et que ny moi ny
persoime de ma funille ne vous fera £fSeaIté *, y> Et
c'est ce quH eiipérimentera bient/^t, par une priso do
posses^n gaU raconte en plaisantant, <ai faisant lx)n
maiché de scm personnage; mais, au fond, non moins
glorîfié de cette plaisante réception que des égards et
des distinctions dont il avait jadis été Tobjet à Ver-
sailles, à Dméville, à Berlin et dans toutes les cours
d'Allemagne.
J'ai fait mon entrée comme Sancho-Pança dans son flc« Il
ne me manquait qae son ventre. Yotre curé m'a harangué ;
Chouet 3 m'a donné un repas splendide dans )e goût de coux
d'Horace et de Boiieau^ fait par le traiteur des Patis ou Pa*^
quis ». Les sujets ont effrayé mes chevaux avec de la mous*
queterie et des grenades ; les filles m*ont apporté des oranges
dans des corbeilles garnies de rubans. Le roy de Prusse me
mande que je suis plus heureux que lui ; il a raison, si vous
me conservez vos bontés et si je ne suis jamais inquiété dans
mon ancien dénombrement *.
Rendons à Voltaire cette justice qu*il est plus bref
1. Un frère du président portait le nom de M. de Toumay*
2. Le fermier quittant, fils du premier syndic de Genève.
3. Hameau voisin de Toomay.
4. Voltaire et le président de Brosses (Didier, 1868), p. 51| 62.
Lettre de Voltaire à de Broases; le propre joar de Nofil, 1768.
132 UN MALENCONTREUX COUP DE SABRE.
que de raison; et sa modestie nous priverait de plus
d'un détail qui ont bien leur prix, si nous ne les re-
trouAÎons dans le récit d'un témoin oculaire, madame
Galatin de Genève.
M. de Voltaire voulut être installé hier (24 décembre). On
lui fit tous les honneurs possibles : canons, boîtes, grenades,
tambour, fifre. Tous les paysans sous les armes. Nous y avons
été, mari, femme, fils et belle-fille. Mrs. de Malaport et Fâvre
y étaient aussi. M. de Voltaire était très-content et fort gai.
Il trouva de la diflerence sur la réception de Ferney, où il
n'y eut que des paysans. Il fut, je vous assure, très-flatté. Il
était dans tout son brillant; ses nièces toutes en diamant,
leur neveu tout paré. Le curé harangua. M. de Voltaire lui
dit : Demandez ce que vous voudrez pour réparer votre cure,
je le ferai. Les filles de la paroisse présentèrent des fleurs
aux deux dames, fort enjolivées. On avait emprunté Tartil-
lerie de Genève et l'homme pour la servir. La santé du nou-
veau seigneur fut portée au bruit du canon. Je vous jure
que je suis persuadée qu'il n'a jamais été si aise *.
Pangloss était un sage et non un sot et un niais ; et
Voltaire n'est pas loin, s'il ne l'avoue pas, de trouver
que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Mais cette illusion sera courte, et il s'apercevra bientôt
que tout n'est pas pour le mieux, même pour un sei-
gneur de paroisse. Un certain Panchaud, du pays de
La Perrière, dont on volait les noix, s'arme d'un sabre,
sans s'être assuré à l'avance s'il coupait trop, et dé-
fend si bien ses noix, qu'il s'attire un procès criminel
des plus graves où il a'y allait guère moins que de
la tête. Sans doute, il était triste pour ce Panchaud
que des pillards lui eussent fourni une telle occasion
1. Foisset, Le Président de Brosses (Paris, 1842), p. 147.
PANCHAUD ET SES NOIX. i33
de se faire pendre, qu'il n'avait pas recherchée; mais
qu'est-ce que tout cela faisait à Voltaire? Il y avait eu
procédure, jugement ; ce Panchaud avait été finalement
condamné au bannissement, et la justice ne rend pas
ses arrêts sans qu'il en coûte. Le Panchaud n'était pas
solvable : qui payera les frais? ce sera M. de Voltaire.
La Perrière faisait partie de sa suzeraineté; il n'y
avait pas à s'adresser à autre qu'à lui. On se figure le
beau réveil, et quelle décevante surprise : payer cent
pistoles de frais à la justice de Gex pour une demi-
douzaine de noix, qui ne sont pas les vôtres, et un
coup de sabre dont on est trop innocent ! cela était
dur.
Mais, avant de s'exécuter, on remuera ciel et terre ;
on s'adresserait au roi, s'il le fallait. D'abord, le lieu
nommé La Perrière n'est pas, ne doit pas être de sa
juridiction ; il est situé sur un fief de Genève. « Je
présente requête au parlement pour qu'il soit ordonné
aux juges de Gex de faire apparoir comme quoy la
justice apartient à Toumay; et faute de ce, le procès
fait à Panchaud sera aux frais de Sa Majesté : je ne
vois rien de plus juste*. » Mais c'est ce qu'il n'est
pas aisé de faire comprendre aux gens du roi. Foin
de la seigneurie à ce prix, et avec ses charges! on
demande à redevenir Grosjean, comme devant : a Je
n'ai point d'ambition ; je ne me soucie en aucune fa-
çon d'être haut justicier d'un demi-arpent sur un fief
genevois. » Il le dira, il le criera par-dessus les toits :
1. VoUaire et le président de Brosses (Didier, 1858), p. 103.
Lettre de Voltaire au président; au\ Délices, 8 février t7C0.
VI. 8
iU LE HAUT JUSTICIER MALGRÉ LUI.
a Je ne veux point être le haut justicier, malgré lui * • »
Il cherche partout et ne trouve point de jugement
rendu au nom du haut justicier; il n'est point ques-
tion, dans les aveux et le dénombrement, de justice
étendue jusqu'à La Perrière : sur quoi donc lui persua-
dera-t-on qu'il a le beau droit de payer les sottises qu'on
fait en cette partie du monde, et les noix qu'on y vole?
« J'ai saisi, écrivait-il à d'Argental, l'occasion pour
demander une espèce de grâce, ou plutôt de justice, à
M. de Courteilles. On me persécute, ne vous déplaise,
de la part du Conseil; on veut que je sois haut justi-
cier ; on fait pendre, ou à peu près, de pauvres diables
en mon nom. On me fait accroire que rien n'est plus
beau que de payer les frais, et on va saisir mes bœufs
pour me faire honneur^. »
Le gendre du président de La Marche, M. de Cour-
teilles, il est vrai, ordonnera que les receveurs des do-
maines aient à surseoir leur saisie à Toumay ; mais
ce n'était que simple ajournement, la victoire n'était
rien moins qu'assurée. Disons que la cause n'était pas
aussi bonne que le supposait ou le prétendait Voltaire,
et que M. de Brosses, après s'être mûrement enquis
de son côté, é.taitloin départager ces illusions, comme
cela résulte d'une lettre écrite en mai 1760. Cette expé-
rience, ces ennuis refroidirent un peu le seigneur de
Touraay sur des privilèges qui avaient bien leurs
inconvénients ; et il mandait au président, avant même
1. Voltaire et le président de Brosses (Didier, 1868), p. 110.
Lettre de Voltaire au président; aux Délices, 10 février 1760.
2. Voltaire, (Muvres complètes (Beuchot), t. LVIII, p. 337. Lettre
de Voltaire à d'Argental; 17 mars 1760.
DÉNOUEAENT BÉ L'AFFAIRE. 135
d'avoir reçu sa lettre, avec une résignation piteuse :
a Plus je connais cette terre et plus je vois quïl ne
faut songer qu'au rural, et très-peu au seigneurial...
Un honneur qui ne produit rien est un bien pauvre
honneur aux pieds du mont Jura ^ » Mais, encore une
fois, il mourra sur la brèche et en combattant jusqu'à
la dernière extrémité; et il fera bien, car il finira
par obtenir gain de cause, ce qui semble au moins
ressortir d'une lettre à l'intendant de Bourgogne, de
la moitié de décembre 1760, et mieux encore d'une
autre à M. de La Marche , dont il implorait alors
l'appui en faveur du fils Decroze : « Les officiers de
justice d^ Gex furent très empressez à faire une des-
cente sur les lieux, il y a deux ans, au sujet de six
noix volées sur mes terres, et d'iin coup de sabre
très-léger, donné sur le bras du voleur. Ils entendirent
cinquante-deux témoins, ils firent des informations de
vie et de mœurs croyant que je payerais tous leurs
frais (en quoy ils se sont trompez) *... »
Mais tout cela n'est rien, et Voltaire va avoir avec
le président de bien autres démêlés. A peine entré
en possession, il taille, rogne, abat, renverse, trans-
forme. Il se ruinera dans cette gentilhommière déla-
brée. Ainsi, il s'était engagé à faire, dans l'intervalle
de trois années, pour douze mille livres de réparations
et d'améliorations; et, dès les premiers six mois, il en
1. Voltaire et le président de Brosses (Didier, 1858), p. 116.
Lettre de Voltaire à M. de Brosses; aux Délices, 9 avril 1760.
2. Henri Beaune, Voltaire au collège {P&rïA, Amyot, 1867), p. 72,
76. Lettres de Voltaire à Joli de Fleuri^ aux Délices, 10 décembre
1760 et à M. Fyot de La Marche, à Fcrney, 3 janvier 1761.
136 DEMANDE D*ÉTAT DE LIEUX.
a fait pour plus de quinze mille livres : c'est lui qui
l'assure. Mais il n'a pas l'habitude, il l'a dit déjà, de
marchander avec une passion ou même un caprice.
... C*est assez pour moi que mes terres me rapportent de
quoi nourrir cinquante personnes environ aux Délices^ du
fourrage pour une vingtaine de chevaux, et du vin pour les
domestiques... Ma fortune, qui me met au-dessus des pe-
tits intérêts, me permet d'embellir les lieux que j'habite;
voilà le revenu que j'en tire. Le plus fort de ce revenu con-
siste à soulager bien des malheureux, tant à Tournay qu'à
Ferney, et dans les terres intermédiaires que j'ai acquises
entre ces deux seigneuries. La misère était horrible dans
tout ce païs-là, et les terres n'étaient point ensemencées.
Dieu merci, elles le sont à présent *.
Le président, qui n'est pas tout à fait convaincu,
qui trouve que l'on fait plus de dégâts que d'amélio-
rations, qui est informé que l'on a, notanunent, esca-
moté un petit bois, « où il ne restait que des pins et
des tronçons de chênes, » pour en faire a un pré qui
rapportera beaucoup plus que des pins et des troncs, »
réclame un état de lieux, la garantie de tous les deux.
Mais le procédé paraît blessant à Voltaire, qui le té-
moigne, et le président dut déployer toute sa rhéto-
rique pour lui faire entendre qu'il n'y avait en cela
rien qui pût le froisser, et qu'il fallait bien, pour lem*
sûreté réciproque, dresser cet état., Cela était sensible
dès l'abord, et la nécessité n'en sera que plus flagrante
avec les circonstances et le temps. M. de Brosses avait
chargé un M. Girod^ du soin de ses intérêts dans ces
1. Voltaire et le président de Brosses (Didier, 1858), p. 78. Lettre
Voltaire au présidenl; aux Délices, 0 novembre 17 59.
2. Le grand oncle de Tancien ministre et pair de France, sous la
monarchie de ] 830.
INNOCENTE ROUERIE. 13"
parages, et les attentions « fort inutiles » du sieur
Girod ne sont pas du goût de Voltaire, qui sentait
bien qu'au nombre des transfonnations qu'il avait
fait subir au domaine de Toumay il en existait qui
étaient plus à sa convenance qu'à l'avantage du pro-
priétaire. La conscience d'avoir outrepassé ses droits,
et d'autres causes relatives à madame Denis, lui sug-
gérèrent l'idée de couper court à ces difficultés, en chan-
geant son bail à vie en une vente absolue. L'on a
douté de la sincérité de cette offre ; pourtant, le prési-
dent, qui était très-fin en affaires, prit la proposition
au sérieux, et donna pleinement dans le piège, si piège
il y eut. Celui-ci, enchanté de se défaire de cette pro-
priété en mauvais état et d'une maison dans un état
pire encore, fit avec une véritable éloquence valoir
toutes les raisons qu'il avait de tenir à ce bien, dont
ses ancêtres avaient joui depuis tant d'années. On l'a
déjà vu à l'œuvre aux débuts de ses rapports avec le
poète ; ce qui suit est, sans contredit, infiniment plus
réussi.
C'est une terre ancienne dans" ma famille; une situation
charmante, dont Tâme est exhilarée ; un fonds en franchise
qui ne paye point le dixième (je ne sens que trop le poids
d'en payer trois ailleurs); à la porte de l'étranger, dans un
temps où il n'y a aucune personne sensée qui ne songe à
retirer du royaume son argent, s'il y en a, et sa personne,
s'il le pouvoit. En un mot conseillez-moi sur votre propo-
sition. Que feriez-vous à ma place ? Je ne puis consulter
personne qui ait plus d'esprit, pour qui j'aye plus de con-
fiance et de véritable attachements
1. Voltaire et le président de Brosses (Didier, 1858), p. 92, 93,
Lettre du prcsideut à Voltaire, sans date.
8.
138 PETITS TIRAILLEMENTS.
On peut être un très-honnête homme, un très-digne
magistrat, et, à Toccasion, avoir de ces petites ha-
biletés de marchand qui dispose son étoffe sous le
jour le plus avantageux et le plus chatoyant. Il n'y
a pas de fausseté à cela, et c'est le plus si. cet inno-
cent manège attire un sourire sur la lèvre du philo-
sophe. Les pourparlers s'engagent, les propositions
et les contre-propositions se croisent ', l'affaire semble
terminée. Mais rien n'aboutit, et Voltaire demeure pro-
priétaire viager de Toumay, et, en même temps, sous
la surveillance minutieuse du sieur Girod, « qui veut
travailler de son métier, » et, pour faire, preuve de
zèle, cherche à exciter des difficultés « qui ne peuvent
produire que du mal *. » Le président, averti de l'ani-
mosité du poète contre un fondé de pouvoirs dont la
présence gêne et irrite, recommande à Girod d'être
conciliant, respectueux, d'assurer M. de Voltaire que
l'on n'a nulle intention de l'inquiéter : « Mais conune
il va souvent fort vite, il est juste que les choses ne
puissent être dégradées sans retour. » En somme, ces
petits tiraillements ne faisaient que démontrer, une
fois de plus, la nécessité imininente d'une reconnais-
sance en forme de la situation des choses ; et c'est
sur quoi M. de Brosses insistera sans trop de succès,
jusqu'au moment où, à bout de patience (en mai 1760),
il y fera procéder légalement. Et, si Voltaire se cabre,
il lui sera répondu doucement qu'il ne s'agit nulle-
1. Voltaire et le président de Broises (Didier, 1858), p. 200, 201,
202. Projet de rente de Tournay.
2. Ibid., p. 76, 71. Lettre de Voltaire au président; aux Déliées^
9 novembre 1759.
UN POINT D'INTERROGATION. i39
ment de procès, et que Ton se flatte qu'il n'y en aura
jamais entre eux, mais que c'est une chose qui se fait
toujours en cas pareil. Cette lettre à Girod se clôt par
les lignes suivantes qu'il faut citer, car elles portent
la tempête sous l'insignifiance apparente de la forme
et du fond.
Par parenthèse, dites-moi, je vous prie, s'il a payé à Char-
lot les moules de bois, qu'il me donna la commission, lorsque
j'étois là bas, de lui faire fournir par ce pauvre diable qui,
certainement, ne peut ni ne doit en être le payeur. Au reste,
je crois que vous avez fixé le compte avec Chariot pour la
Tente de bois qui lui a été faite de mcfn temps K
Il y a là plus qu'une question, il y a une préoccupa-
tion. Quand le solitaire des Délices avait acheté Tour-
nay, il y avait des coupes de bois faites et vendues
antérieurement à un marchand, nommé Chariot
Baudy. Il avait besoin de bois de chauffage, et,
comme il se plaignait d'en manquer, M. de Brosses
lui dit que cet homme pouvait le tirer d'embarras, et
qu'il se chargerait de lui en parler. Voltaire, trouvant
ce bois sur un terrain qu'il venait d'acquérir, s'ima-
gine qu'en bonne justice il devait être à lui; et il in-
dique assez dans une lettre au président, qui doit être
de février 1759, qu'il ne suppose pas qu'on le chi-
cane , s'il s'empare de quelques bourrées dont il a
besoin.
... Je vous réitère les mêmes prières que j'ay eu Thonneur
de vous faire dans ma dernière lettre, et j'ajoute une autre
requête, c'est de trouver bon que je prenne pour me chauffer
1. Voltaire et Je président de Brosses (Didier, 1858), p. 8&, 87.
Lettre du président à Girod; novembre 1759.
110 ' CHARLES BAUDY.-
quelques moules de bois sec qu6 le sieur Chariot Bandit ne
vend poiat. Il est biea juste que je jouisse des choses néces-
saires. Chariot Baudit est convenu, et on le sait assez, qu'i!
D'est que commissioDuaire. Je vous ay payé en parlie avant
d'entrer en jouissauce; il m'ea coûtera, croyez-rooy, plus de
vingl-quatre mille livres pour améliorer la terre et pour
embellir le château. le suis peut-être le seul homme en
France qui ea eût usé ainsi ■.
Et tout cela pour faire sentir qu'en strict* équité
l'on pouvait bien ramasser, sur son propre terrain,
quelques moules de bois qui ne semblaient pas y
avoir été oubliées à d'autres fins. Mais, par la ques-
tion de M. de Brosses à Girod, que nous venons de
reproduire, on voit que Voltaire était loin de compte.
Quoi qu'il en soit, Baudy s'étant présenté avec sanotï,
portant la vente de quatorze moules de bois (à trois
patagons le moule, mesure du pays) , le nouveau sei-
gneur de Toumay l'évinça, en lui disant que l'aban-
don de ce bois était une conséquence du marche,
qu'il l'a compris ainsi, et que personne ne le comprti'
drait autrement. Le président s'attendait un peu à ce
résultat ; mais il n'en était pas plus résigné à faire le
sacriiice de ces quatorze moules de bois. Ilpr^i"^ _
plume, et, tout en traitant la matière avec civilit^i "
y mêle un ton de fermeté qui aurait dû décourager un
esprit moins têtu que l'auteur de la Henriade.
...Je vous demande escuse.si je vous répèteun tel propos
(le récit de Baudy} : car vous sentez bien que je suis lO"
éloigné de croire que vous l'avez tenu, el je n'y ajoute p«
la moindre foi. Je ne prends ceci que pour le discours d ""
1. Vallaire tt U priiidem dt BrosiM (Didier, 185S], p. 65. l'""
deVoUiiire auprfiideoli aux DSlicea, février 17S9,
INSINUATION MENAÇANTE. 141
homme rustique, fait pour ignorer les usages du monde et
les convenances; qui ne sait pas qu'on envoie bien à son
ami et son voisin un panier de pêches ou une demi-dou-
zaine de gelinotes; mais, que si on s'avisoit de lui faire la
galanterie de quatorze moules de bois ou de six chars de
foin, il le prendroit pour une absurdité contraire aux bien-
séances et il le trouveroit fort mauvais.
C'était laisser le champ au repentir, et l'on comptait
bien que l'argumentation aurait son plein effet. La
lettre se terminait, toutefois, par quelque chose de
très-net et de très-clair, et dont le poète avait à faire
son profit.
J'espère que vous voudrez bien faire incontinent payer
cette bagatelle à Chariot, parce que, comme je me ferai cer-
tainement payer de lui, il auroit infailliblement aussi son
recours contre vous, ce qui feroit une affaire du genre de
celles qu'un homme tel que vous ne veut point avoir ^
Il était temps pour Voltaire encore de revenir sur
des prétentions qui (les crût-il plus fondées qu'elle s
ne l'étaient) ne pouvaient manquer, à la façon réso-
lue dont s'était exprimé le président, d'être le motif
d'un éclat misérable. Mais ni raison d'équité, ni rai-
son de prudence n'avaient de prise sur cet esprit
passionné, quelque tort qu'il en dût résulter pour lui-
même, quand il avait une fois intéressé sa volonté et
sa vanité au succès d'une entreprise. Il se grisait, il
s'enivrait, il finissait par être pénétré de la bonté de
sa cause, prenant pour juge toute la terre sur l'ini-
quité de sa partie, avec une naïveté qui n'était pas
1. Voltaire et le président de Brosses (Didier, 1858), p. 127, 128,
t29. Lettre du président à Voltaire ; janvier 1761.
142 OBSTINATION DE .VOLTAIRE.
jouée, et s'en référant au sentiment d'amis communs,
assuré qu'ils ne pouvaient manquer de se ranger de
son avis. Il crut, malgré la déclaration du président,
très-catégorique sous sa politesse , qu'en rompant les
chiens, comme on dit, il finirait par en arriver à ses
fins, qui étaient de faire abandonner la place, de
guerre lasse, au magistrat bourguignon. C'était préci-
sément le moment où le curé de Moëns se transpor-
tait avec ses sicaires chez une paroissienne trop mon-
daine, et assommait à peu de choses près le jeune
Decroze. Voltaire, qui d'ailleurs n'avait alors d'autre
affaire en tête, en remplira ses lettres à M. de Brosses,
invoquant son appui en faveur de ces pauvres gens.
Quelque complet que soit le recueil rassemblé par
M. Foisset, plus d'une lettre, et c'était inévitable, fait
défaut au dossier et se trouve égarée dans le cabinet
de quelque curieux. Ainsi, nous en trouvons une du
poëte, à la date du 22 janvier 1761, et qui en laisse
supposer d'autres, relatives à Decroze, bien que, dans
la correspondance publiée, la première soit du 30 du
même mois. En voici le début : « Je vois, monsieur,
que vous vous intéressez au sieur de Croze. . . » Et elle se
terminait par ces lignes qui ne devaient pas ramener
M. de Brosses à résipiscence : « Je me flatte, mon-
sieur, que je n'entendray jamais parler de Charle?
Bandit, et que vous conserverez votre amitié à l'homme
du monde qui l'a désirée le plus et qui en est infini-
ment honoré ^ » Dans la lettre du 30, il entre en ma-
tière, ex abrupto^ et s'écrie, du ton de Cicéron dans
1. Bibliothèque de Dijon. Manuscrits, F. Baudot, n*» 231, t. V.
Lettre de Voltaire au président de Brosses; aux Délices, 22 janvier.
ËBALE TÉNACITÉ DU PRÉSIDENT. 143
sa première Catilinaire : « Il ne s'agit plus ici, mon-
sieur, de Charles Baudy, et de quatre moules de bois
(c'était quatorze); il est' question du bien public, de
la vengeance du sang répandu, de la ruine d'un
homme que vous protégez, du crime d'un curé qui est
le fléau de la province, et du sacrilège joint à l'assas-
sinat... » Suit le détail des faits, qui tient toute la
lettre, et ne laisse à celui qui l'écrit que juste la place
de finir par les poUtesses d'usage. Le président répond
aussi longuement, et nous avens vu plus haut ce qu'il
pense de l'affaire et les conseils de circonspection
qu'il donne en termes excellents à cet honune que sa
passion fait jeter, la tête la première, dans tous les
conflits. Mais il a le soin, lui, de se rései-ver la der-
nière page où il répète avec une fermeté croissante
et même menaçante ce qu'il a déjà dit, avec moins
de force, dans une précédente lettre.
Je ne vous parle plus de Charles Baudy, ni des quatre
moules de bois (lisez quatorze ; c'est un chiffre que vous
avez omis; nous appelons cela lapsus linguan). J'ai peut-être
mÔDie eu tort de vous en parler, car il est vrai que c'est
Charles Baudy qui me doit, et que vous ne me devez rien,
mais à lui, de qui je me ferai payer, et qui sans doute n'aura
nulle peine à se faire aussi bien payer de vous. Si je vous
en ai parlé peut-être trop au long, ce n'a été que comme
ami et voisin, en qualité d'homme qui vous aime et vous
honore, n'ayant pu m'em pêcher de vous représenter com-
bien cette contestation alloit devenir publiquement indé-
cente, soit que vous refusassiez à un paysan le paiement de
la marchandise que vous avez prise près de lui, soit que
vous prétendissiez faire payer à un de vos voisins une com-
mission que vous lui aviez donnée. Je ne pense pas qu'on
ait jamais ouï dire qu'on ait fait à personne un présent de
144 LA CAUSE APPELÉE AU BAILLIAGE.
quatorze moules de bois^ si ce n'est à un couvent de capu-
cins*.
é
On devine dans quel état d'exaspération cette épître
dut jeter le trop irritable poète. Dédaigna-t-il de ré-
pondre, ou M. de Brosses mit-il fin de lui-même à une
correspondance qui ne pouvait dès lors se maintenir sur
un ton convenable pour tous les deux? C'est ce que nous
ne savons ; mais on ne trouve plus de lettres de Fun à
l'autre jusqu'en octobre. Durant cela, les actes avaient
remplacé les dits. M. de Brosses avait fait assigner
Chariot, le 22 juin, pour être payé; et ce dernier, Vol-
taire, à la date du 31 juillet. La cause fut appelée en
l'audience du bailliage de Gex, le 24 septembre, et
renvoyée, après jonction, sans ajournement fixe.
Était-ce bien croyable? un magistrat,un président de
parlement s'oublier à ce point! Ce n'est pas de la co-
lère, c'est une réelle compassion que ressent l'offensé
devant une iniquité qui déshonore la robe. Voltaire
s'adresse à tous ses amis, à toutes ses connaissances
de Dijon, à M. de Ruffey, à M. le Bault, conseiller à
la grand'chambre, le propriétaire du cra de Corton et
l'approvisionneur habituel de sa cave particuUère (car
il a son vin à lui et son vin n'est pas celui de ses con-
vives ^ ) . Il les prendra pour arbitres ainsi que le pre-
mier président de La Marche, le fils du contemporain
1. Voltaire et le président de Brosses (Didier, 1858), p. 13C, 137.
Lettre du président à Voltaire ; le 1 1 février 1761.
2. a Je donne d'assez bon Tin de Baujolois à mes convives de
Genève, mais je bois en cachette le vin de Bourgogne. » Lettres de
Voltaire au conseiller Le Bault (Paris, Didier, 1768), p. 11. Aux
Délices, 12 octobre.
EXPOSÉ DES FAITS. i45
de Voltaire*, et le procureur général M. Quarré de
Quintin, avec lequel il était dans les meilleurs termes.
« Je consens,écrit-il à Rufiey, à lui rendre Tournay et
à lui donner Ferney si dans toute la province de Bour-
gogne il se trouve un seul homme qui approuve son
procédé.» Et, comme pour juger il faut des témoi-
gnages, il dépêche aux arbitres qu'il invoque un
« exposé des faits » qui difière sensiblement de ce
qu'allègue le président.
Il est triste d'être obligé de dire que l'acquéreur man-
quant de bois de chauffage» lorsqu'il acheta la terre de
Tournay, eut en présence de toute sa famille, parole de
M' le président, qu'il lui serait loisible de prendre douze
moules de ces bois prétendus vendus, pour se chauffer ; il
en prit quatre ou cinq tout au plus.
Enfîn^ au bout de trois années^ M' le Président lui intente
un procès au bailliage de Gex, sous le nom de Charles Baudy,
son commissionnaire, pour paiement de deux cent quatre
vingt et une livre de bois... M^* le président dit, dans son ex-
ploit, que Charles Baudy et lui firent un marché ensemble
en Vannée 1756. Est-ce ainsi qu'on s'explique sur un mar-
ché véritable? N'exprime-t-on pas la date et le prix du
marché? Ladite assignation porte en général une certaine
quantité d'arbres. Ne devait-on pas spécifier cette quantité?
Ladite assignation porte que ces bois furent marqués. Mais
slls avaient été marqués juridiquement, n*en saurait-on pas
le nombre? N'est-ce pas un garde-marteau qui devrait avoir
marqué ces bois? Peut-on les avoir marqués sans la permis-
sion du grand-mai tre des eaux et forêts ? On ne produit ni
permission, ni marque de bois^ ni acte passé avec ledit
Baudy.
11 est donc clair comme le jour que M' le Président n'a
point fait de vente réelle^ que par conséquent tous Icsdits
bois, injustement distraits du forestal^ sous prétexte d'une
1. U succéda à Bon p&re en 17S8.
VI. 9
146 ÉTRAUGE PRÉTEîïTlON.
vente simulée, appartieaneat légitîmeinent à l'acquéreur de
la terre* Baudy en a vendu pour 4800 L Partant, Français
de Voltaire est bien fondé à demander la restitution de la
valeur de quatre mille huit cents livres de bois ^
Le président est loin de compte sur ce pied-là;
et, au lieu d'avoir à encaisser deux cent quatre-vingt
et une livres, c'est lui qui sera redevable de quatre
mille huit cents livres de bois. Voltaire dit que de
Brosses, en présence de toute sa famille, l'autorisa à
prendre douze moules de ces bois « prétendus ven-
dus ; » son adversaire raconte tout autrement la chose
et déclare s'être borné à lui adresser Charles Baudy,
l'acquéreur de ces bois. « 11 ne l'était pas, s'écrieYol-
taire ; le Baudy comptait avec lui de clerc à maître, il
n'était autre chose que son commissionnaire. » D'ail-
leurs, si la vente avait été réelle, l'on ne se serait point
dispensé de l'office du garde -marteau. L'argument
n'était pas aussi décisif que le voulait le poëte. Pour
donner jmîdiquement copie de la vente, l'on aurait dû
la faire contrôler et, conséquemment, payer au fisc
un double droit; et la plupart dji temps, pour éviter
tous frais, les contractants se dispensaient d'une for-
maUté plus ou moins onéreuse pour l'acheteur. Mais
que fait tout cela, si le président prouve que Baudy,
en 17S6, avant qu'il fût question de l'acquisition de
Tournay, avait acheté la superficie d'une partie des
bois? Ces bois étaient -abattus, d'ailleurs, lorsqu'en
1758, deux ans plus tard, le soUtaire des Délices ac-
1 . Voltaire et le président de Brosses (Didier, 1858), p, 143, 144,
145. Lettre de Voltaire à M, de RufTey, président lionoraire de la.
chambre des comptes de Dijon ; Femey, 30 septembre.
VOLTAIRE À PERDU TOUTE JUDICIAIRE. H7
quérait ce comté pour rire ; et cette circonstance était
suffisamment concluante, sans qu'il fût nécessaire que
Fonindiquât dans l'acte de vente qu'ils étaient à excep-
ter du marché. Mais, ce qu'il y a de plus cu-
rieux, c'est que mention avait été faite de cette cession
antérieure, dans le bail à vie de Toumay signé le
11 décembre 1758, par devant le notaire de Gex :
«M. de Voltaire, y était-il dit, aura la pleine jouis-
sance de la forest de Tournai, et des bois qui sont sur
pied et non vendus ^ » Ou cette clause ne signifiait
rien, ou elle avait en vue les bois qui n'étaient pas
sur pied et qui étaient vendus. Voilà ce que nie Vol-
taire, ce qu'il niera envers et contre tous, a C'est en
vain, s'écrie-t-il, que vous fîtes mettre dans notre
contrat que vous me vendiez à vie le petit bois
nommé forêt, excepté les bois vendus. Oui, monsieur,
si vous les aviez vendus en effet, je ne disputerais
pas; mais, encore une fois, il est faux qu'ils fussent
vendus *. »
Il a perdu toute judiciaire comme tout sang-
froid ; il n'entend que le son de sa voix ; ne lui faites
aucune objection, même celles auxquelles il faut se
rendre, vous en seriez pour votre peine. La lettre d'où
nous extrayons ces dernières lignes est celle d'un
honune que la colère emporte et aveugle. Sa nièce
écrivait, deux ans avant ce temps, à un correspon-
dant dont nous ignorons le nom : « L'âge lui a donné
1. Voltaire et le président de Brosses (Didier, 1858), p. 44. Bail
à vie de la lerre de Tournay.
3. Ibid.j p. 154. Lettre de Voltaire aa président; 20 octobre
1761.
U8 VERTE RÉPLIQUE DU PRÉSIDENT.
une opiniâtreté invincible contre laquelle il est im-
possible de lutter; c'est la seule marque de vieil-
lesse que je lui connaisse ^ » Voilà ce qui explique
et excuse ces entêtements furibonds auxquels ne font
ni le droit, ni Féquité, ni la raison, ni l'évidence. Vol-
taire parle des sommes énormes engouffrées dans ce
Tournay de malheur; il s'y est ruiné sans se plaindre,
sans le regretter. Mais ce qu'il ne peut souffrir, c'est
qu'on lui fasse un procès pour deux cents francs (deux
cent quatre-vingt et une livres). Est-il possible que,
dans la place qu'occupe M. de Brosses, il consente au
déshonneur de tous les deux pour un objet si mépri-
sable? Et, durant sept ou huit pages, ce sont les mê-
mes raisonnements, les mêmes arguments étayés sur
des énoncés qui seraient accablants, s'ils ne man-
quaient absolument de précision et d'exactitude. A
cette épître d'un homme qui voit trouble, le prési-
dent ripostait par une lettre où il mettait à néant
(sans y gagner beaucoup, il est vrai) les objections,
les prétentions, les affirmations de l'auteur delà Ben-
riade. Elle n'est pas tendre; mais Voltaire avait cassé
les vitres et autorisait ainsi de sévères représailles.
Souvenez-vous, monsieur, des avis prudens que je vous
ai ci-devant donnés en conversation, lorsqu'on me racon-
tant les traverses de votre vie vous ajoutâtes que vous étiez
d'un caractère naturellement insolent '. Je vous ai donné
mon amitié; une marque que je ne vous Tai pas retirée,
1. Voltaire à Ferney (Paris, Didier, 18G0), p. Cl. Lettre de ina«
dame Denis à Tabbé ***; Délices, G mars 1769.
2. Le président de Brosses nUn vente point, et Voltaire affectionne
particulièrement celte expression que l'on retrouve fréqueounent dans
ses lettres h ses amis.
VOLTAIRE POMPiaNÂNISÉ. 149
c'est l'avertissement que je vous donne encore de ne jamais
écrire dans vos momens d'aliénation d'esprit, pour n'avoir
pas à rougir dans votre bon sens de ce que vous avez fait
pendant le délire.
Comme on le voit, ce n'est plus l'heure des ména-
gements ; et le président, qui a pour lui le droit et la
raison, ne regarde pas s'il frappe assez ou trop fort :
il ne se dit point qu'il s'est fait un ennemi irréconci-
liable, qui n'oubliera pas. Ces misérables moules de
bois, que M. de Voltaire refuse depuis plus de deux ans
de payer contre toute justice, que ne les demandait-
il alors à titre de présent? L'on en aurait de grand cœur
fait l'abandon. Mais c'est ce qu'on ne se serait guère
avisé d'imaginer. Toutefois, il n'est pas trop tard;
Baudy sera désintéressé sur la bourse du président, et
ces bois sont au poëte, s'il consent à signer la recon-
naissance suivante : a Je soussigné François -Marie
Arouet de Voltaire, chevalier, seigneur de Ferney, gen-
tilhomme ordinaire de la chambre du roi , reconnais
que M. de Brosses, président du parlement, m'a fait
présent de voies de bois de moule, pour mon
chaufifage, en valeur de 281 fr., dont je le remercie. »
Le président sentait ses avantages etpompignanisait *
ce grand moqueur qui n'était pas homme à le lui
passer. Revenant aux arguments de celui-ci, il y ré-
pondait avec une logique impitoyable : « Votre grand
cheval de bataille, à ce qu'il me paraît, est que Baudy
n'est pas acheteur des bois, mais facteur rendant
1. Voltaire écrivant & Tiiiériot disait de M. de CooUosquet, qu'où
désignait pour devoir succéder & l'abbé de Vauréal, h l'Académie»
qu'il « aura sa tape s*il pompignauhe, • (18 août 17C0.)
150 SOimAIT IKOQNQBQ.
compte. Quand cela seroit^ que tous importe? et
qu'avez-Tous à voir aux conventions entre lui et moi?
lui deYez-vous moins la livraison comme acheteur ou
comme facteur? » Il le rappelle ensuite aux termes
de Tacte relatif aux bois qtd sont sur pied et non ven-
dus : a Un enfant entend bien que les bois qui sont à
vous sont ceux qui réunissent les deux conditîojis
d'être sur pied et d'être non vendus. » ^ Et comme
Voltaire avait fait allusion à Tinfluenee qu'un prési-
dent de parlement pouvait exercer sur les diverses
juridictions du ressort : a C'est très hors de propos
que vous insistez sur le crédit que j'ai dans les tribu-
naux. Je ne sais ce que c'est que de crédit en pareil
cas , et encore moins ce que c'est que d'en faire
usage. Il ne confient pas de parler ainsi : soyez a^»
sage à l'avenir pour ne rien dire de pareil à un magis-
trat. . . Tenez-vous pour dit de ne m'écrire plus ni sur
cette matière» ni surtout sur ce ton. Je vous fais,
monsieur, le souhait de Perse : Mens sama m
corpore sano '• )» Ce souhait était de trop. Il com-
promet et gâte les paroles austères et dignes qui pré-
cèdent.
L'auteur de la Henriade se trouvait aux prises avec
un homme opiniâtre comme lui» sachant la valeur de
l'argent» qu'il ne dédaignait pas. Si de Brosses avait été
enchanté dès l'abord d'avoir pour voisin on écrivain il-
histre» de relations, charmantes» et qui allait transfor»
mer ce domaine plus que négligé» les choses n'avai^ot
1. Voltaire et U prAideni et Mnmta^ (D&dter, l&St), p. 156 à
166. Lettre do do Brosses i VoltaU»; lia octobre ITtU Le ^w»
cité par le président est d» Juvénal, sat. x*
SAGES CONSEILS DU PRËSIDENT DE RUFFEY. Ii>l
pas tflurné tout à fait comme U l'espérait; et sa résis-
tance, bien légitime du reste, s'était fortifiée de ce
petit mécompte. Le président de Rufiey, alors en rap-
^(ffts suivis avec le poëte, s'efforçait d'inspirer à. ce
dernier des idées de modération et d'apaisement, et
basait ses arguments sur le caractère même de M. de
Brosses ; « Yous estes mécontent du président; vous
scavez de quel bois il se chaufe, payez-le et ne vous
chaufez plus à son feu; il ne parolt pas dans le pro-
cez et vous oppose un homme de paille, ce qui Le met
en droit de publier partout qu'il ne vous demande
lien et que vous vous plaignez injustement de luy '. »
Ces quelques lignes indiqueraient que M. de Brosses^
dans l'opinion de ses amis ou de ses confrères, n'était
' pas des plus commodes, et qu'il n'y avait rien à gagner
à lui disputer quelque chose. L'oncle germain de ma-
dame de Brosses, François Fargès, maître des re-
quêtes, plus tard intendant des finances et consôller
d'État, semblait croire que le pré^dent n'était pas
sans quelques torts dans cette querelle interminable:
et ridicule. Il est vrai qu'il était alors chez Voltaire
et qu'il n'entendait que le tintement de la cloche de.
Femey. Son avis était que l'on s'arrangeât an plus
vite, et il. engageait le mari de sa nièce à faire des
sacrifices h la paix. Mais, à cette pensée seule, M. de
Brosses bondit : « Vous êtes décidé à luy jetter ces
quatorze voyes de bûches à la tête , parce qu'il ne
m'apparlienl pas d'avoir un procès pour un objet si
1. Yollaire tt U ftitident de Brottet (Didier, 1S&8), p. lOB.
Lellre de RaSej i Voltaire; octobre 1701, *
152 MOYEN D'EN TINIR.
mince. C'est donc à dire qu'il faut les luy donner
parce qu'il est un impertinent... Là-dessus on dit :
c'est un homme dangereux. Et à cause de cela, faût-il
donc le laisser être méchant impunément ? Ce sont au
contraire ces sortes de gens-là qu'il faut châtier. Je
ne le crains pas. Je n'ai pas fait le Pompignan. » Sans
doute; mais est-il si sûr d'être à l'abri des coups et
de la rancune de cet homme redoutable? Évidem-
ment, le président du parlement de Bourgogjie n'a
rien à appréhender du fantasque seigneur de Fer-
ney ; mais l'auteur du Culte des Dieux fétiches ? On
voudra, comme tant d'autres, comme le président
Bouhier notamment, tâter de l'Académie ; et, lorsque
l'idée en viendra, en 1766 d'abord, puis en 1770, et
que l'on tentera les premières démarches, on rencon-
trera dans les ressentiments du poëte une barrière in-
franchissable ; et le mérite , l'honorabiUté , les amis,
seront impuissants à forcer les portes.
Mais il fallait en finir, et l'on se demande quel sera
le dénoûment de cette comédie déplorable. Ce fut le
président qui, inquiet apparemment sur l'effet moral
de pareils débats, suggéra l'expédient qui pouvait
clore l'incident.
Écoutez, dit-il en se ravisant comme il allait fermer la
lettre : il me vient en ce moment une idée. C'est la seule
honnestement admissible pour moy, et tout sera fini; qu'eo
votre présence il envoie les 281 liv. au curé de Tournay, on
à madame Galatin, pour être distribuées aux pauvres habi-
tans de la paroisse (je dis à ceux de ma terre ou de la
sienne, s'il lui plaît de l'appeler ainsi, et non à ceux d'une
autre terre); alors tout sera dit. De mon côté, je passeray
en quittance les 281 liv. à Charles Baudy dans son compte;
LE PROCÈS TERMINÉ. • 153
et Toilà le procez terminé au profit des pauvres. Cela est
bien court et bien aisé'.
Et c'est ce qui futindubitablement accepté, bien que
nous n'ayons aucun détail sur cette transaction der-
nière. A la date du 21 novembre, le poëte parlé de
ce peu édiflant conflit comme d'une chose terminée
ou bien près de Tétre, et, dix jours plus tard (le 3 jan-
vier), de sa part tout était déjà oublié et pardonné.
« J'fd été très-sensible, mandait-il à Ruffey, à la mort
de madame de Brosses ^. Elle était fille d'un homme
que j'avais aimé depuis l'âge de sept ans ( et qui ne
m'eût jamais fait un procès pour six voies de bois').
J'aurais même écrit au veuf, si le veuf pouvait rece-
voir mes complimens sans rechigner. J'ai été fâché
contre lui, mais je n'ai point de rancune. Je n'en au-
rai pas même contre ce président Le Franc de Pom-
pignan s'il veut promettre de ne plus ennuyer le
public. » Mais de ces assurances de mansuétude et de
miséricorde, nous savons, et de vieille date, ce qu'en
vaut l'aune.
Ainsi se termina cette dispute pour quatorze moules
de bois représentant au total cent quatre-vingt-une
livres. Nous sommes entré dans les détails les plus
minutieux, et l'on ne peut nous reprocher d'avoir ni
dissimulé ni atténué. Il s'agit pour nous, et nous
ne l'oublierons point, de raconter cette vie à mille
1. Voltaire et le préûdent de Brosses (Didier, 1858), p. 174 à
181. Leltre du président à M. de Fargès; Montfalcon, le 10 no*
Tembre 17C1.
2. Horle le 25 décembre 17G1.
3. M. de Grévecœur. ils s^étaient connus au collège de Glermont.
9.
154 • eOKTRÂSnSS.
faces, mêlée de bien et tout autant de mal» décou*
rageante souvent pour Thistorien qui veut être vrai,
mais que relèvent^ qu'iUumiiient à certaines heures
d mcomparables clartés^ Yoltaire^ dont Tavariee aous
apparaît dans ce triste épisode sous des aspects à
peine croyables, va tout à coup se transformer comme
par magie. Une question de justice^ d'humanité se
présente : il va sortir de son apathie^ il va bondir; il
luttera, s'il le faut, contre l'univers. Il* prodiguera
Targent, rien ne lui coûtera pour arracher des infor-
tunés au sort que leur ont fait l'aveuglement et la
passion de leurs juges* C'est un autre Voltaire,, tout
aussi vrai, tout aussi sincère dans ses élans généreux
qtf il l'était naguère dans ses emportements furibonds
pour s'épargner une dépense de quelques sous. Que
les ennemis se taisent,, que ses amis reprennent cou-
rage : nous allons assister à un spectacle consolant,
à d'infatigables efiorts, et de bien désintéressés, pour
venir en aide à de pauvres gens qu'il sauvera du
désespoir et de l'infamie. Mais l'affaire des Calas
ne sera pas seulement un épisode émouvant dans sa
vie : ce sera pour ce talent impressionnable une phase
heureuse, à laquelle il sera redevable d'une élévation,
d'une éloquence passionnée, d'un pathétique qu'on
n'aurait pas soupçonnés chez cet esprit léger, sar-
castique , moqueur, médiocrement sentimental , dont
Candide semblait être l'expression.
-1
IV
LE DKAME DE LA RUE DES FILATIERS.— DAVID DE BEAU'
DRIGUB. — EXÉCUTION DE JEAN CALAS.
Transportonsnaons a Toulouse, le soir du 1 3 octo-
bre 1761, dans une maison portant alors le n° Ifi
(aujourd'hui le n» 50) de la rue des Filatiers, rue
presque entièrement peuplée de commerçants. Cette
maison était habitée par une famille de marchands
d'indiennes, la famille Galas, dont la réputation
d'honneur semblait, depuis quarante ans, à l'abri de
toute atteinte. Calas et sa femme se tenaient, au pre-
mier étage, dans la salle à manger, avec deux de
leurs garçons, Marc-Antoine et Pien*e; Louis, depuis
son abjuration, ne se montrait plus guère chez ses
parents ; le plus jeune, Donat, était en apprentissage
chez un marchand de Nîmes, et les deux sœurs étaient
parties, la veille, pour Pechabou, village à quelques
kilomètres de Toulouse , chez des amis du nom de
Teissier. Nous oublions un personnage étranger à
cette famille, qui, pour son malheur, vint faire visite
et Jut invité à souper. Ce visiteur était un jeune
homme, le fîls d'un des meilleurs avocats du midi,
Ganbert Lavaysse,» qui, de retour de Bordeaux, où il
^
i56 OADBERT LÂVAYSSE.
avait achevé ses études commerciales, et sur le point
de s'embarquer pour Saint-Domingue, venait prendre
congé de ses parents. Ceux-ci étaient à leur domaine
du Pujolet ; Lavaysse, trouvant porte close rue Saint-
Remezy, leur domicile, alla demander l'hospitalité à
un fabricant d'étoffes, du nom de Cazeing, lié avec sa
famille aussi bien qu'avec les Calas. Il y soupa, y
coucha ; et, le lendemain, comme il avait plu toute la
matinée, il ne se mit qu'assez tard en quête d'un che-
val de louage. Mais on était alors en pleine vendange,
et il était à bout de ses recherches, lorsque, vers les
quatre heures de l'après-midi, passant devant le ma-
gasin de Calas qu'il connaissait, et apercevant des
paysannes de Caraman, il entra pour dire le bonjour
au marchand et demander à ces femmes des nouvelles
des siens. Laissons raconter les terribles événements
de cette soirée à la mère de Marc- Antoine. Sa lettre
est quelque peu longue, mais elle est remarquable
par l'accent de vérité qui y règne et un pathétique qui
est tout dans les faits et dans sa douleur.
Le 13 octobre 1761, jour infortuné pour nous, M. Gobert
La Vaisse, arrivé de Bordeaux où il avait resté quelque
temps, pour voir ses parents, qui étaient pour lors à leur
campagne, et cherchant un cheval de louage pour les y
aller joindre, sur les quatre à cinq heures du soir, vint à la
maison; et mon mari lui dit que puisqu'il ne partait pas, s'il
voulait souper avec nous, il nous ferait plaisir; à quoi le
jeune homme consentit; et il monta me voir dans ma cham-
bre, d'où, contre mon ordinaire, je n'étais pas sortie. Le
premier compliment fait, il me dit : <( Je soupe avec vous,
votre mari m'en a prié. » Je lui en témoignai ma satisfac-
tion, et le quittai quelques moments pour aller donner des
ordres à ma servante. En conséquence, je fus aussi trouver
UN REPAS EN FAMILLE. 157
mon fils atné que je trouvai assis tout seul dans la boutique^
et fort rêveur, pour le prier d'aller acheter du fromage de
Roquefort; il était ordinairement le pourvoyeur pour cela,
parce qu'il s'y connaissait mieux que les autres. Je lui dis
donc : « Tiens, va acheter du fromage de Roquefort; voilà
de l'argent pour cela et tu rendras le reste à ton père; ù et
je retourne dans ma chambre joindre, le jeune homme que
j'y avais laissé. Mais peu d'instants après^ il me quitta^ di-
sant qu'il voulait retourner chez les fenassiers voir s'il y
avait quelque cheval d'arrivé, voulant absolument partir le
lendemain pour la campagne de son père, et il sortit.
Lorsque mon fils atné eut fait l'emplette du fromage,
l'keure du souper arrivée (sur les sept heures), tout le
monde se rendit pour se mettre à table, et nous nous y
plaçâmes. Durant le souper qui ne fut pas fort long, on
s'entretint de choses indifférentes, et entre autres des anti-
quités de l'Hôtel-de-Ville, et mon cadet (Pierre) voulut en
citer quelques-unes, et son frère le reprit, parce qu'il ne le
racontait pas bien^ ni juste.
Lorsque nous fûmes au dessert, ce malheureux enfant, je
veux dire mon fils atné^ se leva de table, comme c'était sa
coutume^ et passa à la cuisine^. La servante lui dit : « Avez-
Yous froid, monsieur l'aîné ? chauffez-vous. » Il lui répon-
dit : « Bien au contraire, je brûle; » et sortit.
Nous restâmes encore quelques moments à table, après
quoi nous passâmes dans cette chambre que vous connais-
sez, et où vous avez couché, M. La Yaisse, mon mari, mon
fils et moi ; les deux premiers se mirent sur le sopha^ mon
cadet sur un fauteuil, et moi sur une chaise, et là nous
fîmes la conversation tous ensemble. Mon fils cadet s'endor-
mit, et environ sur les neuf heures trois quarts à dix heures,
M. La Vaisse prit congé de nous, et nous réveillâmes mon
cadet pour aller accompagner ledit La Yaisse, lui remettant
le flambeau à la main pour aller lui faire lumière, et ils
descendirent ensemble.
Mais lorsqu'ils furent en bas, l'instant d'après, nous en-
tendîmes des cris d'alarme, sans distinguer ce que l'on di-
!• La caisinc était auprès de la salle à manger, aa premier étage.
13S SfiÈHB ÉPOiiyÂlITABLB.
sait, auxquels mon mari accourut«eimoi je demeam treoL-
blajite sur la galerie, n'osaol descendre et ne. sachant ce
que ce pouvait être»
Cependant^ ne voyant persoime venir, je. me déterminai
de descendre, ce que je fis; mai» je trowai aii bas de resca*-
lier M. La Yaisse^ à qui je demandai avec précipitation
qu'est-ce qu'il y avait? Il me répondit qu'il me suppliait de
remonter, que je le saurais; et il me fît tant d'instances que
je remontai avec lui dans ma ehamlife. Sans doute que
c'était pour m'épargner la douleur de voir mon fîls dans cet
état; et il redescendit. Mais Tincertitude où j'étais étaifi ua
état trop violent pour pouvoir y rester longtemps; j'appelle
donc ma servante, et lui dis: t Jeannette, allez voir ce qtMï
y a là-bas; je ne sais pas ce que c'est» je suis toute trem-
blante; 1 et je lui mis la chandelle à la main^ et elle des-
cendit; mais ne la voyant point remonter pour me rendre
compte, je descendis moi-même. Mais, grand Dieu! quelle
fut ma douleur et ma surprise, lorsque je vis ce cher fils
étendu à terre! Cependant je ne le crus pas mort, et je cou-
rus chercher de Teau de la Reine de Hongrie, croyant qu'il
se trouvait mal ; et comme l'espérance est ce qui vous quitte
le dernier^ je lui donnai tous les secours qu'il m'était pos-
sible pour le rappeler à la vie, ne pouvant me persuader
qu'il fût mort.
Nous nous en flattions tous, puisque l'on avait été cher-
cher le médecin^ et qu'il était auprès de moi, sans que je
l'eusse vu ni aperçu, que lorsqu'il me dit qu'il était inutile
de lui rien faire de plus, qu'il était mort. Je lui soutins
alors que cela ne se pouvait pas, et je le priai de redoubler
ses attentions, et de l'examiner plus exactement, ce qu'il fit
inutilement; cela n'était que trop vrai. Et pendant tout ce
temps-là nK)n mari était appuyé sur un comptoir à se dé-
sespérer; de sorte que mon cœur était déchiré entre le
déplorable spectacle de mon fils mort, et la crainte de per-
dre ce cher mari^ de sa douleur à laquelle il se livrait tout
entier sans entendre aucune consolation; et ce fut dans cet
état que la justice nous trouva, lorsqu'elle nous arrêta dans
notre chambre où on nous avait fait remonter.
Voilà Tafiaire tout comme elle s'est passée mot à mot; et
HBTDRiaUfi DES; FAITSU 159
je prie Dieu, qui comaait notre innoceace, de me punir
éteritcdlement, si j'ai augmenté ni diminué d'un iota, et si
je n'ai dit la pure vérité en toutes ces circonstances; je suis
prête à sceller de mon sang^ cette rérité *.
Madame Calas ne raconte que ce qu'elle a tu, et il
y a naturellement dans son récit une lacune qu'il faut
combler. Nous avons laissé Lavaysse s'éloigner avec
Pierre Calas qui Téclairait^ une chandelle à la main.
Les deux jeunes gens, tout en devisant, arrivés à. la
porte latérale de la boutique donnant sur le corridor
de la rue, remarquèrent avec étonnement qu'elle était
ouverte : ils entrèrent et aperçurent un corps déjà ri-
gide suspendu à un de ces gros bâtons ronds aplatis par
un bout, appelés <c billes», destinés à serrer les ballots
d'étofie, et qui avait été appliqué dans ce but sinistre
sur les deux battants écartés de la porte qui séparait
la boutique de l'arrière-magasin. Ce cadavre était
celui du frère aîné, Marc-Antoine. L'habit de drap
gris qu'il portait et sa veste de nankin étaient posés
sur le comptoir et plies avec soin, détail étrange, mais
qui n'est pas sans exemple chez les suicidés ^. A cette
vue, les deux amis poussèrent des cris d'horreur. Le
1. Athaaase CoquercI fil^, Jean Cctfas et sa famille (Paris, Cher-
boUez, seconde éditi<«, 18H9), p. 74, 75, 76. Le destinataire de
cette lettre nous est inconnu. M. Goquerel suppose avec quelque vrai'
semblancd qu'elle est adressée ou au négociant Debrus, ou à l'avocat
de Végobre, qui avaient reçu rhospitalité Tun et Tautre du mar-
chand de kl rue des Filatiers.
2. Nous avons assisté nous-méme au sauvetage d'une jeune filie
poussée à cet acte de désespoir par Tabandon de son amant. Avant
do se précipiter aa fond de l'eau, «Ue avait déposé sur la berge,
avec une précautioa pleine de sollicitude, un long pardessus et un
caraco de drap, qui eussent pu être autant d^obstacles & son funeste
IGO RECOMMANDATION DE GALAS A PIERRE.
père accourut en robe de chambre, souleva le corps
de son fils, le coucha à terre, desserra la corde qui
était fixée par un double nœud coulant, mît tout en
œuvre pour le rappeler à la vie. Mais il n'avait plus
entre les bras qn'un cadavre que les baisers de sa
mère ne seraient pas moins impuissants à ranimer.
En pareil cas, Tévidence même n'empêche pas
de conserver une dernière lueur d'espérance. Calas
criait à Pierre : a Au nom de Dieu , cours chez Ca-
moire , peut-être mon pauvre fils n'est pas tout à fait
mort. » Pierre et Lavaysse se précipitent hors de la
maison; le premier revient presque aussitôt avec un
nommé Gorsse, élève du chirurgien, qui fit sauter la
cravate, constata la marque de la corde sur le cou, et
en conclut que Marc-Antoine était mort étranglé ou
pendu. Pierre, aifolé, disparaissait de nouveau ; son
père, par une de ces préoccupations que n'excluent
pas les grandes douleurs, et que nous comprenons
pour notre compte, lui cria : « Neva pas répandre le
bruit que ton frère s'est défait de lui-même, sauve au
moins l'honneur de ta misérable famille. » Il y allait
bien véritablement de l'honneur de la famille, car le
procès était fait alors au cadavre du suicidé qui était
traîné sur une claie, la face tournée contre la terre, et
suspendu ensuite à un gibet. Pierre, qui retrouva La-
vaysse chez Cazeing, lui recommanda, d'après les
prescriptions du père, de nier le suicide de son frère ,
ce à quoi celui-ci consentit sans soupçonner les ré-
sultats funestes d'un mensonge dont la portée leur
échappait. Voltaire, qui sera si logique et si judicieux
dans la discussion des circonstances, sauf quelques
LÉGITIME TROMPERIE. 161
erreurs de détail bien explicables à la distance où il se
trouvait et du théâtre des événements et des différents
acteurs de cette terrible tragédie; Voltaire dit avec
raison, au sujet de ce mensonge imposé aux siens
par le chef de famille : « Ne va pas répandre le bruit
que ton frère s'est défait de lui-même ! »
Il est essentiel de rapporter ces parolesj il l'est de faire
voir que le mensonge en ce cas est une piété paternelle; que
nul homme n'est obligé de s'accuser soi-même, ni d'accu-
ser son fils; que l'on n'est point censé faire un faux serment,
quand, après avoir prêté serment en justice, on n'avoue
pas d'abord ce qu*on avoue ensuite; que jamais on n'a fait
un crime à un accusé de ne pas faire au premier moment
les aveux nécessaires; qu'enfin les Galas n'ont fait que ce
qu'ils ont dû faire. Ils ont commencé par défendre la mé-
moire du mort et ils ont fini par se défendre eux-mêmes. Il
n'y a dans ce procédé rien que de naturel et d'équitable ^
L'avocat Sudre soutient, de son côté, que ce men-
songe, plus maladroit, plus absurde en présence des
faits que coupable, ne peut donner nulle prise à
Taccusation; qu'il était sans gravité devant la loi, parce
qu'il ne se produisait que dans un interrogatoire que
personne n'avait requis, et parce qu'il n'y avait en-
core ni inculpés ni procès. « N'étant ni prévenus, ni
accusés, et n'imaginant pas qu'il fût question d'eux,
ni qu'il pût en être question, ajoute le premier dé-
fenseur des Calas, ils durent n'être occupés que de
l'honneur d'un fils, d'un frère et d'un ami, et ména-
ger leurs discours relativement à cet objet ^. »
1. Voltaire, Œuvres complètet (Beuchot), t. LX, p. 429. Lettre
de Voltaire à DamilavUle; octobre 1762.
3. Sudre, Mémoire pour le tieur Jean Calas (à Toulouse, Rayet),
p. 32.
r
J62 ÊltOTION DU QUARTIER.
La situation changeait aussitôt qu'ils se yoyaient
eux-mêmes soupçonnés, et ils ne pouvaient persister
dans des allégations qui les menaient à Tabime* « Ils
ne s'occupèrent phis, dit de son côté Layaysse père,
du soin de la mémoire de celui--ci; un intérêt plus
pressant, la conservation de leur vie, de leur honneur
et de celui de leurs familles, fit évanouir tout autre
intérêt. Dans le second interrogatoire, ils ne cachèrent
plus rien, ils avouèrent unanimement qu'ils avaient
trouvé Marc-Antoine Calas pendu*, d Mais l'impression
était ineffaçable.. On se refusa à voir dans cette dé-
claration autre chose qu'un deuxième système de
défense en contradiction flagrante avec le premier,
qu'un involontaire aveu échappé aux véritables au-
teurs du crime.
Tout cela n'avait pu se passer sans que le quartier
en fût informé. Les cris d*eflfroi et de désespoir furent
entendus des maisons voisines. L'on accourut de tons
côtés, et la rue ne tarda pas à être encombrée de cu-
rieux. Un ami commun, homme de loi, Clausade,
s'était joint à Pierre, à Cazeing et à Lavaysse pour
leur venir en aide dans une circonstance aussi épou-
vantable ; il remarqua qu'il était indispensable de
prévenir la poKce, et il partit avec le dernier pour
avertir le greffier des capîtouk, Savonier, et l'asses-
seur Mony^ qui se dirigèrent aussitôt vers la rue
des FHatîers. Quand ils reparurent, la maison était
gardée par quarante soldats du guet qui avaient dé ^^
1. Mémoire de Jf« David Zova^MCy av^eat em Ut: couv, par U
sieur Françaiê>MBxandre^€au&ert; Lavay$êe (ToulouBa^ Jeaa Bayet)»
p. 15.
UNE VOIX PARTIE ON NE SAIT D'OU. 163
fense de laisser passer qui que êe fût. L uû des
capitouls, David de Beaudrigue^ dont le nom sinis*
tre est condamné à ne pas périr, était déjà arrivé.
La garde, qui connaissait l'assesseur et le greffier,
ouvrit ses rangs devant eux ; mais il n'en fut pas
de même pour les deux jeunes gens„ que l'on re-
poussa, malgré leur insistance* Lavaysse, plus opî-
mâtre, dit qu'il était l'ami de la maison, ajoutant,,
sans soupçonner la gravité de telles paroles, qu'il y
avait soupe le soir même. On le laissa passer; mais il
s'engageait dès lors dans les mailles inextricables qui
allaient enserrer cette famille infortunée. Les com-
mentaires, les interprétations plifô ou mcnns erronées
circulaient dans cette foule profondément impres-
siimnée par un meurtre, dont on se demandait avee
angoisses et le sujet et les auteurs^ quand une voix,
partie . on ne sait d'oii, s'écria : a Que Marc-Ântoine
avait été étranglé par ses parents huguenots pour
s'être fait catholique, d C'en fut assez. Cette accusor
tion, quelque téméraire qu'elle fût, répondait trop à
ce besoin des masses de se rattacher à quelque chose
de déterminé et de dramatique» pour n'être pas ac^
damée aussit6t coimme le fait le pAus avéré, en dépt
des mœurs honorables du marchand d'indiennes et
de tout un passé irréprochable.
Le capitoul, qui aurait dû se tenir en garde contre
de telles impressions, s'y Hvra avee un aveuglement
qui ne lui permît pas d'sqpporter à ses investigations
lammndre prudence, k moindre esprit critique. Il vit
sor-le-champ des coupables^ là où il n'y avait point
encore de prévenus; et, sans dresser deprocès-verha^^
iC4 LES CALAS A L'HOTEL DE VILLE.
sur place, sans prendre connaissance des lieux, il fît
appréhender au corps et mener dans les prisons de
l'hôtel de ville toutes les personnes qui étaient dans la
maison : Calas, sa femme, Pierre, Jeanne Viguier, la
servante, Lavaysse et le fabricant Cazeing, que Beau-
drigue désignera , dans un procès-verbal fait après
coup, comme « une espèce d'abbé. » Le cadavre de
Marc-Antoine était également transporté sur un bran-
card à la Maison de ville. L'on a remarqué avec beau-
coup de raison -que, si David eût procédé en magistrat
éclairé, son premier soin aurait été de visiter la maison
du haut en bas, car des assassins pouvaient s'y blot-
tir ; il aurait soumis à une minutieuse et rigoureuse
inspection les personnes, les vêtements de ses prison-
niers. Il n'était pas admissible que Marc-Antoine n'eût
pas lutté avec la force de la jeunesse et du désespoir;
et, si l'on avait mis la main sur les vrais coupables, à
coup sûr la trace d'une résistance acharnée se serait
révélée par des meurtrissures, par des taches de sang,
des habits déchirés. Ces sortes de témoignages vien-
nent aussitôt à la pensée; et qui sait si d'autres
indices n'eussent point établi une conviction bien op-
posée, et déterminé même, avec une pleine certitude,
les circonstances d'un crime dont on aurait dû être
moins prompt à accuser un père? Marc-Antoine allait
abjurer sa croyance, et c'est pour cela que des pa-
rents barbares l'avaient tué. En inspectant la chambre
de ce douteux martyr, qui sait encore si l'on n'aurait
point rencontré autre chose que des livres d'édifica-
tion et des objets de piété cathoUques? L'on ne prit
même pas le soin de conserver les papiers trouvés dans
COURTE ILLUSION DE CEUX-CI. 165
ses vêtements, et qu'on prétendit plus tard être des vers
et des chansons obscènes. Que Ton révoque en doute
cette allégation, on en est libre, et elle n'a pas pour
nous plus de valeur que les on-dit qui suffirent pour
convaincre un homme, jusque-là sans reproches, d'un
crime qui révolte dans les plus grands scélérats.
En ce premier moment de trouble, les Calas ne s'é-
taient point rendu compte de ce qui se passait autour
d'eux et étaient loin de croire que Ton songeât à s'as-
surer de leurs personnes. Ils s'imaginaient qu'on les
conduisait au Capitole pour recevoir leur déposition
sur ce meurtre ténébreux. Pierre posa même sa chan-
delle allumée dans le corridor, pour n'avoir pas, au
retour, à se trouver dans l'obscurité. Cette précaution
bien inutile fit sourire le capitoul, qui ordonna de
l'éteindre, a Vous n'y reviendrez pas de sitôt, » dit-il;
prophétie qui ne devait que trop se réaliser. On se
figure l'effet que produisit un tel cortège sur une
population d'un catholicisme exalté et qui n'avait pas
besoin d'être excitée contre la minorité protestante
que renfermait Toulouse. Avec cette vivacité d'impres-
sion et d'imagination des contrées méridionales, le
soupçon se changea sans transition en certitude dans
les esprits; l'on ne douta plus du crime avant de
savoir même quelles circonstances avaient autorisé
cette arrestation.
Les accusés furent enfermés séparément : Calas et
son fils dans des cachots sans fenêtres, les deux
femmes dans des prisons moins rigoureuses, La*
vaysse dans le logement de l'enseigne du guet. Les
malheureux étaient tombés dans les mains d'un fana-
166 IVAVID DE BEAU&RlOtJE.
tique doublé d'un ambitieux qui pensa qu'il ne pourrait
retirer que gloire et profit d'une affaire où les intérêts
de la Religion et de l'État étaient en jeu, et qu'il fallait
mener avec une énergie dont on ne manquerait pas
de lui savoir gré en haut Ueu. Un de ses collègues, le
capitoul Lisle-Bribes, eut beau Texhorter à procéder
avec moins d'emportement : « Je prends tout sur
moi, 1» avait-il répondu. « C'est ici la cause de la reli-
gion, 1» répétait-il encore. Il en écrira à M. de Saint-
Florentin, ^vec une infatuation de lui-même, une con-
viction d'avoir bien mérité et du roi et de la religion
qui feraient sourire, si le sujet était moins lugubre, a Je
suis cette procédure avec vigueur, et je ne perds pas
un moment pour y donner toutes les suites qu'exige
une affaire de pareille nature. » Et il se plaindra que
ses collègues ne secondent point son zèle ; ce qui ne
l'empêchera pas, ajoutera-t-il, de redoubler d'atten-
tion et d'ardeur pour contenir le bon ordre. L'on est
surpris que M. de Saint-Florentin ne démêle point
dans ces assurances emphatiques un esprit brouillon,
aveugle dans ses passions, et qui avait déjà donné la
mesure de son arrogance et de ses visées ambitieuses.
L'on n'a sur son compte que le choix des anec-
dotes; nous en citerons une de préférence, parce
qu'elle a rapport à un personnage qui n'est, lui non
plus, ni un esprit rassis, ni un tempérament flegma-
tique, comme nous avons eu occasion d'en juger. Il
s'agit de La Beaumelle, qui, arrêté par lui chez la com-
tesse de Fontenille où l'on donnait à jouer (9 jan-
vier 1760), et condamné par les capitouls, fut, sur
appel, acquitté par le parlement. Homme d'agression
LA BKâUMELLE. 467
ayant tout, Angliviel avait tout aussitôt publié pour
sa défense un Mémoire dont Beaudrigue n'eut pas
lieu d'être satisfait, et qui l'irrita à tel point, qu en
plein jour, sur la Place Royale, il faisait désarmer
l'écrivain, comme n'étant pas noble et n'ayant par
conséquent nul droit de porter Tépée (3 octobre
17C1).
La Beaumelle prouva, nous est-il dit , qu'il avait
reçu des lettres de noblesse en Danemark ^ : assura
serait peut-être plutôt le mot propre ; car nous ne
croyons pas à ces lettres de noblesse, qu'il aurait fait
valoir à Gotha et qui lui auraient ouvert la cour dont
sa roture originelle lui interdit l'accès*. Mais, no-
ble ou non, tout homme dans une certaine condi-
tion de fortune portait l'épée sans courir les risques
d'être inquiété ; et cette inqualifiable brutahté peint ce
caractère arrogant, violent, que rien ne modérera dans
une question de vie ou de mort qui aurait demandé
tout au moins plus de calme et de recueillement.
Mais il est temps de percer ce terrible mystère et
de déterminer si la mort de l'ahié des Calas fut la con-
séquence d'im parricide ou d'un attentat de ce mal-
heureux sur sa propre personne. Marc- Antoine, né le
' 5 novembre 1732, était un jeune homme de vingt-
huit à vingt-neuf ans, intelligent, studieux, ayant
toutes les qualités pour réussir, dévoré de l'envie de
se faire une carrière indépendante et brillante, ce à
1. Athanase Coquerel flis, Jean Calas et sa famille [^^ ëdit.,
Paris, 1869), p. 30, SI.
2« Formey, Souvenirs d'un citoyen (Berlin, 1789), t. H, p. 231,
233.
iC8 MÂRC-ANTOINE.
quoi malheureusement sa condition de protestant de-
vait apporter des entraves qu'il crut longtemps pou-
voir vaincre. Il avait la parole facile, une certaine
éloquence même; il avait étudié le droit, il s'était labo-
rieusement préparé à soutenir les examens de licence
et allait prendre le titre d'avocat, lorsqu'il se vit arrêté
tout à coup par un obstacle qu'il ne pouvait pas igno-
rer, mais qu'il savait avoir été levé en plus d'un cas.
Pour plaider, il fallait un certificat de catholicité que
l'on accordait sans y regarder de trop près : ainsi,
David Lavaysse, le père du Lavaysse qu'un hasard
sans nom venait associer à l'épouvantable fortune des
Calas, n'avait pas hésité à donner, pour être inscrit
îiu barreau, des preuves d'orthodoxie sur la sincérité
desquelles il n'y avait point lieu, sans doute, de trop
compter ^ L'aîné des Calas s'était adressé, comme il
le devait, au curé de Saint-Étienne, l'abbé Boyer, qui
ne faisait aucune difficulté de lui délivrer cette pièce,
quand son domestique le prévint que le jeune homme
était protestant. Le prêtre déclara qu'il lui était impos-
sible de rien prendre sur lui jusqu'à ce que le requérant
apportât une attestation signée de son confesseur, qui
sérail sa caution. Marc-Antoine comprit dès lors que
tout efepoir de carrière lui était interdit, et rentra chez
son père, la mort dans l'âme. Accosté un jour par un
de ses condisciples qui venait d'être reçu avocat au
parlement et qui lui demandait quand il en ferait
autant, il répondait qu'il n'y devait pas songer, « parce
1 . Histoire générale du Languedoc, commentée et continuée Jus-
qu'en 1830, par le chevalier Al. du Mège (Toulouse, 1846), t. X,
p. 567.
SES VISÉES D'AMBITION. i69
qu'il ne voulait faire aucun acte de catholicité * . » 11
est bon, comme on verra, d'insister sur cela, puisqu'il
sera question de métamorphoser Marc-Antoine en un
martyr de sa foi nouvelle.
Que faire ? quelle profession embrasser? Toutes lui
étaient fermées par quelques déclarations du roi ^ . Force
fut bien de revenir au seul état qui ne fût pas pros-
crit par elles, au commerce, malgré son peu de goût,
une répugnance même qu'il n'avait essayé ni de dis-
simuler ni de combattre. Cependant une situation
avantageuse s'était offerte, et il était sur le point de
s'associer avec un marchand d'Aix; malheureuse-
ment il fallait fournir immédiatement une somme de
six mille livres, et l'affaire manqua, faute d'avoir pu
verser ces capitaux dans le délai exigé. Il avait été le
représentant de la maison Calas à l'extérieur, le com-
merce paternel était un refuge naturel où il rencon-
trerait l'emploi assuré de son activité ; mais Marc-An-
toine qui sentait sa valeur, s'il ne l'exagérait point, et
n'était exempt ni de vanité, ni du désir de paraître,
prétendait être l'associé en titre de son père. Celui-ci
ne démêlant pas dans ce caractère, dont la légèreté ne
lui avait point échappé, de garanties suffisantes, ne
jugea pas devoir y consentir ; d'ailleurs, il avait cinq
1. Dêposilion de M<^ Beaux, interpellé par huissier à la requête
des Calas.
2. La liste des professions interdites aux protestants par Louis XIV
est à citer. 11 était obligatoire d'être catholique pour être avocat,
procureur, clerc de procureur, huissier, sergent, archer, recors, im-
primeur, libraire, orfèvre, médecin, chirurgien, apothicaire, épicier,
domestique d'un protestant, apprenti chex un protestant, et môme
sage-femme. Rabaud Saint-Étienne, Le vieux Cenevol (Paris, Kleffcr,
1826), p. 33, 26, 3], 32, 33, ch. m.
Ti. 40
170 CHERCHE L^OUBLt DANS LA DISSIPATION.
autres enfants à Texistence desquels il avait aussi à
songer. Cette situation, critique pour des natures plus
énergiques, devait être funeste à ce jeune homme qui,
se voyant toutes portes fermées, et ne trouvant pas
auprès des siens le secours qu'il se croyait en droit
d'en attendre, chercha Toubli dans la dissipation et
le jeu : il passait des journées entières au café des
Quatre-Billards, et ce fut dans cet établissement que
Pierre, afiPolé , alla s'enquérir auprès du billardier si
son frère ne s'était pas pris de querelle avec quelqu'un.
Dans la recherche des motifs secrets qui peuvent avoir
déterminé Calas fils à se tuer^ écrivait le négociant Audi-
bert à Voltaire, sa mère n'en présume pas d'autre que ce-
lui d'une ambition mécontente. 11 était d'un caractère ia-_
dépendant^ mélancolique; ses goûts et ses talents le por-
taient à la méditation et à l'étude. Il s'était distingué dans
des examens. Il avait pris le grade de bachelier. On ne vou-
lut pas le recevoir avocat à cause de sa religion. Ce fut pour
lui une grande mortification. Il voyait avec envie des amis
plus riches et moins habiles que lui posséder des charges
ou remplir des emplois dont il avait la douleur de se voir
exclu *.
Le sentiment du présent et d'un avenir tout aussi
sombre n'était pas tellement étouffé en lui , qu'il ne
vînt traverser de sinistres lueurs cette tête agitée et
surexcitée. Ses divertissements n'y aidaient pas mé-
diocrement, bien qu'ils ne semblassent pas faits pour
amener un tel résultat, La mode du théâtre avait en-
vahi Toulouse, comme les autres villes, et Marc-An-
1. Charles Nisarcl, Mémoires et correspondances historiques et liité'
raires (Paris, Lévy, 1858), p. 339, 340, Lettres d'Audibert, secré-
taire de rAcadémie de Marseille, à Voltaire ; Paris, ce 20 juillet 1762.
ÂCTEUH BE SOCIÉTÉ. 471
toûie n'était m le moias brillant, ni h moins ardent
de ces acteurs de société» Il affectionnait % rôles les
plus pathétiques et tes plus sombres, celui de Po-
lyeucte surtout , dont il récitait les fameuses stances
avec une chaleur presque inspirée* On lui entendait
aussi débiter une traduction du monologue de Ham-
let, sur la mort, et des fragments du Sydney^ de
Gresset, qui est, comme on le sait, un plaidoyer en
faveur du suicide ^ Ces coïncidences devaient frapper
plus tard. Il est vrai que la passion,, un fanatisme
farouche se gardèrent bien d'admettre, toutes ces cir-
constances doimées, la possibilité, nous ne dirons pas
révidence d*un suicide, pour ne vouloir croire qu*à
un meurtre exécrable. Ce n'est pourtant pas assez
qu'une voix, partie de la foule, accuse un homme
honorable, un bon père de famille jusque-là ; il faut
encore qu'il y ait quelque apparence à une inculpation
aussi o^euse. Mare-Antoine se serait déterminé plus
tôt, s'il avait été d'avis de sacrifier sa croyance à sa
fortune; il aurait imité son frère Louis, qui* avait
lestement abjuré devant la perspective des avantages
1 . Mémoire de Davîéh Lavaysse pour François Aitot/andte Gauèert^
$9nJU9 cadet (Touloose^ lean Bayet), p. 38.
2. U faut dire (^ Lottis eoaqoéraU» j^ son «tijaralioii^ \» droit
de réclamer une pension alimentaire, dont le taux, était arbitraire-
ment fixé par le» autorités ecclésiastiques {IHclaration du roi du,
V. imn l$81>y et il b> »wc|itt polRt. O» ftftt TareltovdqiM^ mon^
sei^oeur de Grussol^ qui intervint et qui dicta Iw conditions au p^
du nouveau converti. Louis fUt placé à Toulouse, Calas paya
qvatre eents lifres powr son apprentissage, et six oesls pour ses
dettes. Mais ce ûls ingrat n*en trouva pas assez, présenta un placet
au ministre, et son père, malgré la dureté des temps, et, quoi qu^on
«Q «|t dit, la BBiédiocrtt^ d» sa fEKtm»» ck»! «ûoulsr à esa saeriltees
déjà toords si Ton s« re|HMrte h tat dateur dft Vargent «& 176%..
i72 MONITOIRE.
terrestres qu'ofiFraient de pareils marchés, et il n'aur
rait pas stygmatisé son apostasie a\ec une sévérité
trop justifiée. Loin de songer à se faire catholique,
Marc-Antoine avait un instant pensé à se faire mi-
nistre. Mais il ne tardait pas à s'apercevoir qu'il
s'était abusé sur sa vocation, et qu'il n'avait pas les
vertus d'abnégation et d'immolation qu'exigeait un
état, dont le simple exercice était alors encore puni
de mort'.
Cela n'empêchait pas la population toulousaine, ca-
tholique très-ardente, de voir un martyr de sa foi nou-
velle dans cet infortuné dont la mort suspendit toute
autre préoccupation. Le monitoire, lu au prône, trois
dimanches consécutifs (18, 23 octobre et 8 novem-
bre), à la requête du procureur du roiLagane, présen-
tait, comme choses acquises et démontrées , le renon-
cement du défunt à la religion prétendue réformée,
son assiduité aux cérémonies du culte catholique, ses
dispositions à une abjuration imminente. L'usage des
monitoires s'explique dans une société essentiellement
religieuse et croyante : un crime épouvantable a été
commis , la justice divine et humaine réclame un
châtiment; le plus sûr moyen, sans doute, de percer
les ténèbres dont s'enveloppent les coupables sera de
s'adresser aux consciences. Le juge laïque requérait
du juge d'Église une sommation aux fidèles de venir
révéler, sous peine d'excommunication, les faits à leur
connaissance qui pouvaient avoir rapport, de près ou
1 . Trois mois après, en février 1762, François RocheUe était pendu
à Toulouse pour avoir prêché, baptisé, marié ses coreligionnaires.
QUELLE ÉTAIT SA NATURE. i73
de loin, à ceux formulés dans le questionnaire ' . Ces
sommations, désignées sous le nom de monitoires,
dépêchées à tous les curés, étaient lues au prône avec
tout l'appareil capable d'impressionner et d'effrayer
les esprits, et produisaient toujours un grand efiet.
Mais, plus leur action était grande, plus il était urgent
de procéder avec une réserve, une prudence exces-
sive à leur teneur. Avant toutes choses, ils devaient
être rédigés dans un esprit absolu d'impartialité ; la
prescription du témoignage devait aussi bien s'étendre
à celui qui avait à déposer à ^décharge , qu'à celui
qui apportait des faits accusateurs ; et cela parait d'une
obligation d'autant plus rigide, qu'à cette époque le
prévenu n'était point reçu à citer ses témoins, que
personne n'avait le droit de se présenter de son propre
mouvement ou de parler de faits qui n'étaient point
mis en question. Ainsi, un monitoire en prévoyant et
déterminant toutes les phases du crime, en circon-
scrivant les réponses que l'on était appelé à faire dans
un cercle infranchissable, ne laissait nulle issue aux
déclarations qui seraient venues les contredire.
Et c'est ce qui eut heu pour les Calas. David La-
Yaysse se plaint que le prôcm-eur du roi et les capi-
touls aient négUgé ou refusé de faire assigner plu-
sieurs témoins qui s'étaient présentés à leurs curés
pour révéler des faits à décharge. Le chanoine Azi-
mont, lors de la révision du procès, finissait sa dépo-
sition par cet aveu significatif : «c Au surplus, je dé-
1. RouauU, Traité des monttoires (Paris, 1740), p. 46, ordon-
nance criminelle, art. 23, tit. 7.
40.
171 TÉMoimioia v^tnsÈS m «ustés.
elare que j'aurak déposé le eaBtmu à» kb piésente
déclaration dans }» eours d» llnstmetit») canmkieUe
intentée eontre le sieur Jean Caks, si j^ensse été ire^
qtds, ou si le monitoire m'y eût autorisé. C'^ œ qi»
je certifie eonune Téritable. » Et un autre téo^oiix^
très au fait de la TÎe et de ^intérieur des dsimy pressé
par Nanette Cals^ de rendre téoioignage en faveur de
son père, s'en détendait et donnait pour motif que
¥i celui qui Ya faire une réYélàtion en justice sans être
assigné à cet effet rend son témoignage suspeet et
rejetable*. » On a également reproché au monir>
toire d'avoir préjugé au lieu de s'être borné à infor^
mer. Il y avait à s'enquérir quels étaient les assassins
de Marc-Antoine ; mais une autre question se posait
tout naturellement à côté de celle-là : Marc-Antoine
s'était-il ou non donné la mort? en un mot, se trou-
vait-on en présence d'un meurtre ou d'un suicide?
Mais tout sembla avéré.
Depuis plus de trois semaines, le cadavre entouré
de chaux demeurait déposé dans la chambre de la
gêne ;. le procureur du roi Lagane réclama l'inhuma-
tion. Ce fut alors que Beaudrigue et son collègue
Chirac convinrent avec lui, sans en avoir antérieure-
ment référé au consistoire, d'inviter le curé de Saint-
Etienne, la paiH)isse des Calas„ à rendre au mort les
honneurs religieux et à l'enterrer dans son cimetière*
Une piété bien entendue et sans alliage de considé-
rations mondaines, avant de rendre des honneurs que
1. Athanase Coqueirel» Jean Caîas^et sa familte (Paria, 1S69),^
p. 91, 92,
OBSÈQUES Pir ]|£àKe-AIfTOINE. it$
le (^te eathoIi<;Qe n'aeee^râe qu'à se$ S€!%ils enfants»
se serait crue întéaressée à s'assiirejr de la réalité âe la
Gonversion du jeune pretestaut; n'était-il pas témé-'
TBijff et même coupable de s'exposer à commettre une
méprise qui devaeiaît une profanation? Si Ton n'eût
pas ayant tout songé à faire une manifestation reli-
gieuse en rapport, avee l'état, violent des esprits, il
était donc d'une prudence stricte de s'abstenir, l'ai^
rêt des capitouls étant encore à prononcer. Mais, on va
nous le dire, le sentiment général réclamait ces dé-
monstrations, et la population y prit part avec une
passion dont on aurait peine de nés jours à se faire
une idée. « La pompe catholique que l'on déploya à
ses obsèques, écrit l'abbé Salvan, les services mor-
tuaires qui furent célébrés dans deux églises de la
ville, doivent être regardés comme une concession
faite à l'opinion publique, à la conscience de la plu-
part des citoyens» Il est possible qu'on ait été un peu
trop loin dans les honneurs rendus à la dépouille
mortelle de Marc-Antoine; mais ces incidents ne mé*
ritent pas l'importance que les partisans des Calas ont
voulu leur donner*.» Nous en demandons bien par-
don à M. l'abbé Salvan, ces incidents étaient plus
de conséquence qu'il ne le pense ; pareilles démon-
strations donnaient Tautorité de la chose jugée à des
présomptions qui pouvaient, à plus ample informé,
se trouver erronées. C'était une concession faite à
l'opinion, nous objecte-t-on : de semblables conces-
1. L'abbé Salvan, Histoire du procès de Jean Calas, à Toulouse
(Toulouse, 1863), p. 97, S8«
1
i76 POUPE INUSITÉE.
sions, à la rigueur, s'excuseraient chez un gouverneur
de ville qui se sent débordé; jamais dans un clergé
qui a charge d'âme et dont le premier devoir est, au
contraire, de maintenir ou de ramener les foules ga-
rées dans les voies de la charité et de la vérité.
Voltaire a dit que le curé de Saint-Étienne s'était
refusé à enterrer Marc-Antoine. C'est là une erreur* :
celui-ci eut , au contraire, à disputer le droit d'inhu-
mer le cadavre au curé deThaur, l'abbé Cazalès, sur le
territoire duquel se trouvait l'hôtel de ville, et qui fit
signifier aux capitouls qu'ils eussent à le lui livrer, les
déclarant passibles de dommages et intérêts en cas de
refus. Mais les prétentions de ce dernier pasteur de-
meurèrent sans effet, et ce fut à Saint-Étienne, un
dimanche, à trois heures d'après-midi, que se firent
les funérailles, avec tout l'éclat qu'on put leur donner.
Plus de quarante prêtres, précédant un cortège im-
mense, firent la levée du corps à l'hôtel de ville, Les
pénitents blancs, au sein desquels on prétendait que
Marc-Antoine avait eu dessein de se faire admettre,
défilaient, bannière en tête et portant des cierges,
suivis de presque toute la population toulousaine. Le
douteux martyr fut inhumé, après le senice, dans le
bas-côté de l'église Saint-Jacques ou Sainte-Anne qui
dépend de la cathédrale. Bientôt après, les mêmes
pénitents blancs faisaient célébrer dans leur propre
chapelle un service solennel auquel furent convo-
quées et assistèrent les trois autres confréries'. Au
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. XLÎ, p. 227, Traité
de la Tolérance y chap. i.
2. Les pénitents bleus, les noirs et les gris.
LES PÉNITENTS BLANCS. 177
centre de l'édifice, l'on avait dressé un catafalque, au
sommet duquel se trouvait un squelette, tenant de la
main droite la palme, emblème du martyre, et de la
gauche une pancarte où se lisaient ces trois mots en
gros caractères : m Abjuration de l'Hérésie. » Un se-
cond service suivait de près celui-ci, aux cordeliers
de la Grande-Observance.
Ce qui explique cette intervention de l'archiconfré-
rie, c'est que Louis Calas faisait partie des pénitents
blancs, à qui il se peut qu'il eût laissé espérer, par
une vanterie dont il était très-capable (comme l'af-
firma d'ailleurs le trésorier), que son frère se ferait
incessamment recevoir parmi eux. Il assista lui-
même à la cérémonie, mais ce fut pour protester;
retiré dans la sacristie, il appela un l^uissier et sortit de
sa poche un acte sur papier timbré , par lequel , à
titre de procureur légal de son père prisonnier, il de-
mandait aux pénitents blancs de quel droit et sur quel
fondement ils considéraient Marc-Antoine comme l'un
des leurs, les sommant de produire leurs registres où
le nom de Marc-Antoine aurait dû être inscrit. Cette
protestation, qui demeura alors comme non avenue,
la veuve Calas la reprendra plus tard pour son compte
et sommera à son tour, par huissier, le trésorier des
pénitents de donner des preuves de l'affiUation de son
malheureux fils à l'archiconfrérie. Ce dignitaire répli-
qua qu'ils avaient cru honorer un de leurs membres
en lui offrant d'assister à l'enterrement de son frère.
Aux ouvertures qui lui avaient été faites, Louis Calas
avait répondu que la douleur dont il était pénétré ne
lui laissant pas une suffisante liberté d'esprit, il en
17» t-'&SSfiS&JSUR HOMTEK.
remettait le Xfmi à leur pradence et à leur amitiéj et^
sur cela, la Compagoie avait décidé, qu'en cousidé^
ration de l'attachement qu'elle avait tQmours eu pour
son confrère Louis Calas, elle figurerait au convoi du
décédé ^ Marc-Antoine ne comptait donc point au
nombre des membres de l'archiconfrérie ; mais avait-*
il jamais songé à en faire partie? L'on objectait k sa
mère que Louis en avait, donné l'assurance aux péni-
tents blancs ;. à quoi madame Calas répondait dans sa
confrontation : « S'il l'a dit» il n'en pouvait rien sa-
voir, car il ne voyait jamais les siens* Il ne leur pariatt
pas même , à- moins qu'il ne rencontrât l'un d'eu:^
quand sa pension était en retarda i»
Cependant les poursuites se eofitimiaient avec une
passion furieuse de la part éd Beaudrigue, qui sem-
blait croire son honneur et sa faveur attachés è Ift
condamnation de ces malheureux. L'assesseur des
capitouls,Monyer, désigné comme rapporteur, essaye
de calmer tant d'efferveseence ; il est tout aussitôt
accusé d'être vendu aux prévenus, et cité comme tel
devant le parlement. L'afifaire s^arrangea tcmtefois:
l'accusateur de Monyer lui fit des excuses, et l'asses-
seur reprit son rapport à la séance suivante; maïs
cette inculpation seule rendait sa retraite indispen^
sable, et, après cette satisfactioD, il crut devdr a se
départir du rapport et même du pgement.» Un arrêt
en règle reconnaîtra dans la suite sa parfaite inno^
cence et la fausseté de l'insinuation ^ Les Galas avaient
1. RépoASQ d« M^ U^efta» U^ojrier des p^fatent&l^lftaos iX% àfi^
cembre 1762.
S. K€oqwnê^JeanMa»êtiafamme(V9Mi»i t.S69>, p. 13U
pour procureur un sieur Duroux, qui préseiïta, en leur
nom, pendant qu'on examinait le procès, une requête
dans laquelle il s'inscrivait en faux contre la pro-
cédure : à l'entendre, l'extrait aurait été infidèle en ce
iju'on eût ajouté un mot -décisif . A vérification, il se
trouva que l'assertion de Duroux n'était point fondée ;
mais il devait payer cher sa méprise. Sur la plainte
de Beaudrigueet de trois de ses confrères, il eut à se
rendre au greffe du parlement où, en présence d'un
conunissaire délégué, force lui fut de déclarer que
« malicieusement et inconsidérément il s'est porté à
présenter une pareille requête contre la juridiction
de messieurs les capitouls dont il se repent et de-
mande pardon • » . Les rigueurs ne se bornèrent pas à
cet acte humiliant, et le coupable fut suspendu pour
trois mois. Ces sévérités étaient de nature à rendre hé-
sitant quiconque aurait songé à accepter la défense
d'un infortuné condamné déjà dans l'opinion. Devant
un tel déchaînement, un juge ou un témoin n'aurait
pas fait preuve d'un courage médiocre en se montrant,
non pas bienveillant, mais seulement impartial;
aussi, sur cent cinquante témoins, un seul hasarda-
t-il quelques paroles favorables. Le contraire se pro-
duira, lors de la révision du procès, et les témoins
à décharge abonderont, catholiques comme réfor-
més , prêtres et laïques. Mais on le devra, à n'en
pas douter, aux déclamations des philosophes, à une
pression morale de tout un monde qui agira sur les
1. L'abbé Salvan, Histoire du procès de Jtan Calas à Toulouse
(Toulouse, 1863)^ p. 136, 137. Lettre deBeaadrigueàM, de Saint*
Florentin; 27 mars.
180 ARBITRAIRE DE LA PROCÉDURE.
imaginations et sur les consciences, pression dont
surent si incontestablement se défendre les premiers
juges*.
Convenons que rien n'était plus despotique , plus
informe, plus arbitraire, plus inique même parfois,
que la procédure d'alors. Plus la loi est armée, plus
elle doit laisser à l'accusé pleine latitude d'user des
moyens qui lui restent pour écarter le glaive suspendu
sur sa tête. Le prévenu peut être un innocent; elle ne
voyait en lui qu'un coupable auquel la torture saurait
délier la langue, si l'interrogatoire le plus retors n'a-
vait pu lui rien arracher : tout était légitime contre
lui^. La partie plaignante pouvait avoir un conseil;
cette faculté était interdite à l'accusé. Comme on l'a
dit plus haut, il lui était également refusé de présen-
ter des témoins à décharge; le juge seul le pou-
vait'. Lorsqu'il avait en main des faits capables de
démontrer son innocence, il lui fallait requérir et
obtenir la permission d'en faire la preuve qui,
d'ailleurs, n'était admise qu'après l'achèvement de
l'instruction, a Cette permission, nous dit M. Co-
querel, dans son livre si complet sur cette tragique
affaire, ne fut accordée aux Calas pour aucun des
faits justificatifs, nombreux et concluants, que leur
1. Vicomte de Bastard-D'Estang, Les Parlementé de France (Paris,
Didier, 1857), 1. 1, p. 407.
2. Faustin Hélie^ Traité de V instruction criminelle (2^ édition.
Pion, 1866), 1. 1, p. 431, n» 368.
3. Les témoins pouvaient être produits devant le juge, soit parla
partie publique, soit par la partie civile, suivant que le procès était
instruit à la requête de Tune ou de l'autre : il n'était pas permis à
Taccusé d*cn appeler. Même traité, t. J, p. 400, n» 338.
SENTENCE DES CÂPIT0UL8. 181
avocat demandait à démontrer. L'avocat Sudre eil
présenta onze dans son premier Mémoire, et d'autres
encore dans les deux Mémoires suivants. On ne dai-
gna pas y faire droit ' . »
Les prévenus étaient au nombre de cinq : Calas
père, sa femme, Pierre Calas, Jeanne Viguière la ser-
vante, et Lavaysse. Le 18 novembre, un arrêt des
capitouls décidait que Calas, sa femme et son fils su-
biraient la torture, et que Lavaysse et la servante se-
raient seulement présentés à la question, exception
dont les cours souveraines se réservaient le droit
exclusif et que les capitouls appliquaient abusivement.
Cette distinction était toujours ignorée de l'accusé
qui, en face des instruments de torture, se résignait
parfois à des aveux qu'il n'aurait pas faits sans la me-
nace des souffrances auxquels il allait être livré, car
aucun des apprêts ne lui était épargné. Cazeing avait
été relâché; quelles charges raisonnables pouvaient
peser sur le jeune Lavaysse, et comment admettre
que, tout fraîchement arrivé dans Toulouse, il aurait
trempé de gaieté de cœur, et par pur dilettantisme,
dans ce complot abominable? Cependant on a le cou-
rage de nous dire que, si la sentence des capitouls
avait été confirmée et qu'il eût été soumis aux épou-
vantables épreuves de la question, il n'aurait eu à
s'en prendre qu'à lui ! N'est-il pas, en effet, plus qu'é-
trange, qu'il débarque à Toulouse, la veille même du
crime, et déclare , dans son impatience d'embrasser
1. Athanase Coqaerel, Jean Calât et $a famille (2> édition, Paris,
1869), p. 115.
Ti. ^^
iS2 . UN PASSAGE DE CALVIN. .
une dernière fais ses parents, que, s'il ne trouvait point
de chevaux de louage, il était déterminé à partir à
pied * ? Tout cela ne nous parait pas aussi inexplicable
qu'on affecte de le croire ; nous trouvons, au con-
traire, fort naturel qu'il eût quelque hâte de les re-
joindre, sans entrevoir dans ce fait rien qui puisse lais-
ser soupçonner une participation quelconque à ce qui
allait se passer rue des Filatiers ; et ce qui nous sem-
blerait infiniment moins vraisemblable serait l'aberra-
tion de tout une famille qui, résolue à massacrer l'mi
des siens, aurait engagé un étranger à prêter les
mains à un crime qu'il n'avait aucun intérêt, aucun
motif de commettre. Mais il était protestant, mais il
était huguenot, et il avait été dépêché, sans nul doute,
par ses coreligionnaires, pour aider à l'accomphsse-
ment d'un acte déclaré légitime par Calvin dans ses
institutions chrétiennes! L'on s'autorisait, en effet,
d'un passage du livre H de VInstitutio christianœ
religionis^ inspiré par VExode^ pour prétendre que
c'était là une maxime unanimement acceptée par l'É-
glise calviniste. Citons le passage :
Tous ceux qui violent l'authorité paternelle ou par mesprls
ou par rébellion sont monstres et non pas hommes. Pour-
tant nostre seigneur commande de mettre à mort tous ceux
qui sont désobéissans à père et à mère ; et ce à bonne
cause. Car puisqu'ils ne recognoissent point ceux par le
Ipaoyen desquels ils sont venus en ceste vie, ils sont certes
indignes de vivre. Or il appert par plusieurs passages de la
loy, ce que nous avons dict, estre vray : assavoir que
.1 . Vicomte de Bafetard-D'Ëttang^ le» PàriemenU de Frqnae (Paris,
Didier, 1867), t. I, p. 400.
dêductiqKs erronées. i83
rhomme dont il 6st ici parlée a trois parties : Révérence,
Obéissance et Amour, procédant de la recognoissânce des
bîenfaicts. La première est commandée de Dieu, quand il
commande de mettre à mort celuy qui aura détracté de
père et de mère : car en cela il punit tout contemnement et
mespris. La seconde, en ce qu'il a ordonné que Tenfant re-
belle et désobéissant fust aussi mis à mort^..
Vo3à qui est draconien. C'est la reconnaissance et
la sanction de Tautorité du père de famiDe sur ses en-
fants, que nous trouvons dans l'antiquité païenne aussi
bien que dans l'ancienne loi. Le fils désobéissant a mé-
rité la mort par le seul fait de sa rébellion ; c'est un droit,
c'est un devoir à celui qui lui a donné le jour de lui en-
lever un bienfait dont il se montre indigne*. Mais où
voit-on, dans ces paroles, la prescription imposée au
père de tuer son fils renégat ; et quel sens, si détourné
qu'il soit, peut servir de prétexte à une accusation
aussi abominable? Mais admettons que ces maximes
impies se rencontrent dans le texte de Calvin : est-ce
que le monde ne s'était pas éclairé depuis lors? est-ce
qu'on était encore au temps où le meurtre se com-
mettait au nom d'un Dieu de paix et de miséricorde,
où catholiques et calvinistes luttaient d'atrocité et de
1. Jean' Calvin, Inttitution de la religion chréiienne (Genève, Jean
Martin, 1565), p. 309, liv. H^ ch. viii, sect. 35, le cinquième com-
mandement.
2. Disons qu*il n'existe aucune différence entre les commentaires
des pirotestants et des catholiques sur ce texte de TExode, ainsi que
Ta judicieusement remarqué Court de Gêbelin, qui cite, comme
pirenves, les Institutions de Tévéque de Poitiers, La Poipe de Vetrieu,
publiées en 1739 (t, II, p, 209r215), où Ton trouve les mômer
passages de TAncien Testament interprétés dans le même esprit.
Let Toulousaines ou lettres hiêtoriques et apologétiques (Edimbourg,
1763), p. 189 à 196, lettre xii.
184 RÉPLIQUE DE MARIETTE.
barbarie? N'oublions pas que, bien après la Réforme,
nos casuistes déclaraient, de leur côté, tout permis
et tout licite contre un prince rebelle à l'Église, et que
ce furent eux qui mirent le poignard à la main du
moine Clément, de Jean Châtel et de Ravaillac. Il n'est
que trop facile de trouver dans toutes les sectes des
exemples d'intolérance et de sauvagerie, et trop aisé
de s'en prendre au culte de ce que les hommes sont
méchants, inconséquents et cruels.
A cette monstrueuse imputation, tout le protestan-
tisme frémit d'indignation. Il avait droit à plus d'é-
quité. C'était la même civilisation, les mêmes lumières,
avec plus de mœurs, en France du moins. Et, sauf le
peuple prêt à accepter tout ce qui frappe, effraye, sé-
duit son imagination si avide de drame, personne ne
put croire à cette entente secrète d'une secte pour
armer le père contre son fils apostat. Mais les faits ne
démentaient-ils pas de telles horreurs? « Combien,
s'écriera avec une grande force de logique l'avocat
Mariette, n'y a-t-il pas de familles où le mari est pro-
testant et la femme catholique, le mari cathoUque et
la femme protestante, le père et la mère protestans et
les enfans catholiques? Il y a mille exemples que des •
enfans catholiques ont été avantagés par leurs père
et mère protestans, autant et même plus que ceux
qui pratiquoient leur religion : les accusés en ont cité
dans leurs Mémoires trois exemples dans la province
de Languedoc, outre ceux dont ils n'avoient pas con-
naissance'. ï> Et c'est précisément dans ces conditions
i . Mariette, Mémoire pour dame Anne'-Rose Cabibel, veuve Calais
p. 8C.
qpe se tronve cet enfant de ^iBgt aais^ oc j<%uie Ijk
"vmiE^ âoDt on pi^étend ûâre le aiixikîre f ^KWKlie <dk
nous ne ssikisis gneDe affiSfition téaiéhre»^^ S<m pèf^
6t à pea f anatiqne pour don oMople, si peu mt<!i)é*
mit, il e^ hn-nème de si fadle cc»!iip<^ù<Mi, qu^
n^aTiit pas recalé^ oGmme on k sait» dex^Mit des actes
de cathoJidljè^ sans lesqpKlks il n'élût point de pn(K
feâsîon acfiesàkle à un protestante Du reste^ pi>^$que
tous Sʧ paraits aTec lesquels il \i\^t en parfait
aeoord étaient cathoiiqnes: sa schu*^ mariée àuii an-
àiak catholique, était dévalue à son tour catholique
zélée. Et quand il aTait fallu se préoccuper de Téduca-
lion du jeune Ganbert,Ikmd Fanait envoyé au collège
des jésuites de Toulouse, où il avait été élevé ainsi que
ses frères. Et c'est là le compfice que s'étaient adjoint
les Galas!
Mais la servante, eUe du moins, cette Jeanne Yi«
guière, soudée à cette famille depuis de si longues
années par un attachement et un dévouement inal-
térables, n'y avait-il pas trop Ueu de la soupçonner
de complicité avec ses maîtres et de lui faire par-
tager leur captivité dans toute sa rigueur? Si Calas
avait immolé son fils, il était difficile, il était impos->
sible que son crime n'eût pas été celui de tous les
siens, et Jeanne Yiguière y eût trempé comme les
autres. Et c'est précisément un des arguments qui
témoigne le plus virtuellement de Tinnocence do celui-
ci. Jeanne est catholique fervente, entendant journel-
lement la messe, et communiant deux fois la semaine :
c'est elle qui avait favorisé l'abjuration do Louis
Calas. Et Ton veut que cette môme femme ait cop
186 SON CATHOLICISME ARDENT.
couru, si peu que ce fût, ne fût-ce que par le silence,
à un meurtre, dont le but seul était d'empêcher Marc-
Antoine de deyenir catholique romain ! « Sa servante
professait, il est vrai, le catholicisme, dit un écriyain
qui est pour la culpabilité des Calas ; mais elle était
attachée à ses maîtres par une de ces inébranlables
fidélités de l'ancien temps qui les faisait passer sur
sa croyance ^ . )> Mais si elle leur était attachée à ce
point, c'est que c'étaient de bons maîtres et d'hon-
nêtes gens, dont cette fille catholique se serait séparée
avec horreur au premier soupçon d'un pareil crime.
Elle passait, d'ailleurs, si peu sur sa croyance, qu'elle
n'avait pas reculé, malgré son dévouement, à les trahir
pour amener la conversion du troisième fils, comme
elle en fait l'aveu avec candeur à son interrogatoire
surl'écrou''.
Une fois élargie, Jeanne retourna à ses habitudes
pieuses; il est inadmissible que son confesseur ne
l'ait pas interrogée, et elle lui aurait avoué que Galas
avait pendu son fils, que l'absolution lui aurait été
inexorablement refusée, jusqu'à ce qu'elle se fût con-*
formée aux injonctions des monitoires, en révélant
aux juges le crime de ses maîtres. Que conclure, si ce
n'est la parfaite innocence de ces infortunés dans
lesquels l'accusation s'obstinait à trouver des coupa-
1. Mary Lafon, Histoire du midi de la France (Paris, 1745), t, lY,
p. 345.
3. Interrogée si ce n'est elle qui a fait son possible pour faire
faire abjuration à Jean Louis Calas, troisième fils du sieur Calas,
el si ce n'étoit elle qui lui tenoit cachés les livres qui servoient à
rinstruire — répond qu^autant qu'elle l'a pu elle a inspiré audit
Jean Calas de se faire instruire et de changer de religion.
NE S'EST JAMAIS DÉMENTIE. 187
bles? Jeanne, d'aillaurs, durant sa longue existence,
ne se démentit jamais dans sa foi comme dans son
affection pour les Calas. Elle mourut à quatre-\ingt-
dix ans, après ayoir demandé et reçu les derniers sa-»
erements. Elle aurait parlé sans nul doute ; sur le point
de paraître devant Dieu, elle n'eût pas persisté dans un
silence et un mensonge qui eussent été sa condamna-
tion étemelle. Bien des preuves matérielles n'ont certes
pas la force d'évidence de cette preuve morale sur
laquelle on n'insista pas assez alors*. Force est bien
d'en convenir, ni Jeanne, ni Lavaysse ne fournissaient
prétexte au moindre soupçon, et la bonne réputation
de tous les deux aurait dû les protéger suffisamment.'
« Il devoit naturellement être ouï en témoin, s'écrie le
père du jeune homme, de même que la servante, an-
cienne catholique; mais leur témoignage auroit pu
servir à justifier les Calas, et il étoit important qu'ils
passassent pour coupables, puisqu'en les emprison**
nant on les ^vcÂt dc^anés c<Hnme tek. Par là le eapi-«
toulse mettoit à l'abri d'une prise* à partie et-des dom-
mages et intérêts qui l'auroient ruiné ^. »
Beàudrigue, auquel cette affaire servait de pré-
I . Cet argument ne denit pas échipfpcr \ ToKaln, qai éerivail
an Tupporteor : « la servaite eatiM^lique, «t qui a élevé ItQus les «n-
fanis de jdalaa, est encore en Languedoc ; elle se confesse et communie
tous les huit jours ; elle a ètê témoin qUe le père, la mère, les en»
fiints, ^ Lavaysse ae se quîtlte^nft ipoiÉi daas le tenps i[tt*0B nq^
pose ^ parricide comoiis. Si elle a £ût im foux. aermeiit en justice^
pour sauver ses maîtres, elle s*en est accusée dan^ la confession ; on
lui aurait refusé Tabsolution ; elle ne communierait pas. Œuvres com-
plète* (l^iidiot),' t; LX, p. 5St. Lcttrèsde Vohail<e a M. TlûmiX'de
Cirosnes; à Femey, le 30 famief 11««. • ' ' '
?. Archives nationales. Monuments historiques. %. '7>!^3 'Ik*-l9i
i88 INDIGNATION DE BEAUDRIGUE.
texte pour engager une correspondance avec le mi-
nistre, n'eut garde de laisser à d'autres le soin d'in-
former M. de Saint-Floreutin des détails d'un arrêt
qui aurait été plus rigoureux, si tout le monde avait
fait son devoir. Il vante son zèle, ce qui est fort licite,
glisse quelques insinuations perfides à l'égard de
ceux de ses confrères qui s'étaient montrés plus mo-
dérés ou plus tièdes, et finit en assurant Son Excel-
lence d.'un dévouement, sur lequel on pouvait comp-
ter, aussi bien que sur une énergie inflexible,
MoQ avis n*a pas été suivy; mais il me reste Tespéraoce
que le parlement quy va les juger de suite, corrigera cette
sentence^ et par là le public se trouvera satisfait et le crime
ne restera pas impuny; j'ay crû monseigneur que vous ne
dézaprouveriés que j'aye l'honneur de vous informer de cette
affaire; j'en feray de même, lorsque Tarrôt sera rendu;
quoique mes confrères n'ayent pas secondé mon zelle dans
cette affaire néanmoins j'oze vous assurer monseigneur que
cela ne diminuera en rien mon activité à contenir le bon
ordre et à mériter s'il est possible par tous mes soins votre
puissante protection '.
David est injuste envers ses collègues, qui ne firent
pas preuve de faiblesse envers les accusés, sauf un,
le rapporteur Carbonnel, dont l'opinion, malgré l'una-
nimité des votes sur la culpabilité des accusés, fut
qu'on les relaxât et que l'on fit le procès au cadavre.
Celui-là croyait donc au suicide ; et, ce qui est remar-
quable, c'est que Carbonnel était évidemment celui
t . Archives nationales. Monuments historiques. K. 12Zpn9 8. Lettre
de David de Beaudrigue au comte de Saint-Florentin ; Toulouse, le
19 novembre 1761.
APPBIi AU PARLEMENT. «89
de tous qui avait été en situation de se mieux pénétrer
de la valeur morale^ des dépositions des témoins.
a Dans l'ancienne procédure criminelle, fait observer
un écrivain compétent, suivant l'ordonnance de 1670,
les témoins ne comparaissaient pas à l'audience. Ils
étaient interrogés en secret par le rapporteur seul qui
faisait dresser par son greffier procès-verbal des in-
terrogatoires. Les juges ne prononçaient donc que sur
la procédure écrite. Or, il y a à remarquer que le seul
des juges qui eût vu les accusés et les témoins, celui
qui avait pu dans ce contact former ses impressions
en observant la physionomie, l'accent tant des uns
que des autres ; celui dont la conviction reposait sur
quelque chose de plus que la procédure écrite, celui-
là fut d'avis de l'acquittement et y persista. Il avait
opiné le premier, de sorte que l'on peut dire que le
premier mot de la justice dans l'affaire Calas fut pour
l'innocence des accusés*. »
Les Calas appelèrent de la sentence des capitouls au
parlement.^ Le procureur du roi Lagane en appelait,
de son côté, à minimâ ; et, à sa requête, les cinq
accusés étaient transférés des cachots de l'hôtel de
ville dans ceux du palais, où on leur mit les fers aux
pieds. Le parlement jugea l'appel, le 5 décembre, et
cassa l'arrêt des capitouls, pour avoir ordonné que
Lavaysse et Viguière seraient présentés à la torture
sans y être appliqués, ce qui, comme on l'a dit plus
haut, constituait de leur part un abus de pouvoir.
^ Quant au fond, il maintenait l'information comme va-
1. Gazette des Tribunaux (2 Jan?ier 1859) ; arlicle de M. Duverdy
41.
190 VALEUR DES TÉMOIGNAGES.
lable. Nous ne pouvons entrer dans tous les détails
de la procédure, dans les dépositions des témoins, si
étranges pourtant, si entachées la plupart de la passion
la moinsTéfléchie, n'ayant d'autres fondements que de
c( vaines imaginations et tout au plus des ouï-dire * i»
souvent de deuxième et de troisième main, aboutissant
à la niaiserie ou à l'absurde^, mais accueillies, accla-
mées par une population surexcitée, que la plus
triomphante évidence n'aurait pas ramenée. Nous ren-
verrons au curieux livre de M. Coquerel, le dernier
paru sur cette sombre et navrante affaire', le seul
d'ailleurs où l'on ne se soit pas contenté des docu-
ments de source toulousaine et où l'on prenne con-
naissance de la généralité des pièces que renferment
sur la matière les Archives nationales ; livre écrit dans
un esprit de modération et d'impartiaUté qu'il faut
d'autant mieux reconnaître, que nous aurions compris
1. Archives nationales. Section judiciaire, cote n^ 1010. Rapport
de M. de Crosne; Versailles, 3 mars 1763.
2. Voir, entre autres, les dépositions si peu concordantes des
témoins qui prétendaient avoir entendu les cris de détresse de la
victime, d'un clerc d'avocat, Henry, de la dame de Saint-Martin et
de mademoiselle de Laglaire^ de Gazalus^ de Popès, d'Ëspillac, de
l'abbé Eyssautier, etc.
3. Le travail de M. Charles Barthélémy, Erreurs et mensonges
historiques (Paris, Blériot^ 1873)^ t. 11^ p. 1 à 73, est postérieur, il
est vrai^ de quatre années à la dernière édition de l'ouvrage de
M. Athanase Coquerel. Mais M. Barthélémy ne semble môme pas se
douter de l'existence d'un livre qui méritait l)ien qu'on le prît à partie
et qu*on le réfutât, s'il y avait lieu. Ainsi^ pour M. Barthélémy
comme pour MM. du Mège, Salvan, de Bas tard, Théophile Hue, il
n'y a que la procédure toulousaine; toutes les lumières apportées
par l'enquête parisienne doivent être considérées comme non avenues*
Encore aurait-il été équitable et scientiflque d'en prendre connais-
sance, quitte à ne rien céder après examen.
ARRÊT »E LA COUR SOC VER AINE. Î91
et excusé dans son auteur quelques élans iTiiidigna-
tion et de colère. 11 y a réponse à tout dans cette là*
borietise et consciencieuse enquête, et c'est pièces
officielles en main que sont c<Mnbattus et réfutés les
nouveaux comme les anciens accusateurs de cette
famille infortunée \
Après une instruction qui ne tint pas moins de dix
séances, le parlement de Toulouse prononçait son ju-
gement, le 9 mars. Sur treize juges, sept opinèrent
immédiatement pour la mort, trois pour la torture
seulement, deux pour que l'on constatât s'il était
possible que Marc-Antoine eût pu se pendre entre les
deux battants de la porte, avec le billot et la corde
déposés au greffe. Un seul fut pour l'acquittement.
Mais devant cet appel à une vérification qui n'aurait pas
été refusée pour un simple délit, comment ces juges,
s'ils n'étaient que des juges, n'acquiescèrent-rils point
à une recherche qui ne tendait en définitive qu'à
soulager et à désintéresser leurs consciences? Cela
n'est-il pas véritablement inexplicable? Quoiqu'il en
soit, cette majorité de sept voix sur treize ne suffisait
point dans une sentence capitale. Que faire alors?
M. de Bojal, le doyen des conseillers, qu'on disait
favorable aux Calas, vint faire l'appoint, en se joignant
aux sept voix antérieurement acquises, et rendre l'ar-
rêt de inort exécutoire. La sentence portait que Jean
Calas subirait la question ordinaire et extraordinaire,
afin d'obtenir l'aveu de son crime et la révélation de
1. Nous entendons parler de la deuxième édition; plus complète»
de Jean Calas et sa' famille, qui est de 1869.
!
192 ÉTAT DES ESPRITS.
ses complices; qu'étant en chemise, tête et pieds nus,
il serait mené dans un chariot de la prison à la cathé^
drale, et que, là, devant la porte principale, à genoux,
une torche de cire jaune à la main, il ferait amende
honorable et demanderait pardon à Dieu, au roi et à
la justice de ses méfaits ; qu'étant remonté sur ledit
chariot, l'exécuteur le conduirait à la place Saint-
George, où, sur un échafaud, il lui romprait et brise-
rait bras, jambes, cuisses et reins ; que, porté sur
une roue, le \isage tourné vers le ciel, il y vivrait
en peine et repentance de ses crimes, tout autant
qu'il plairait à Dieu de lui donner vie ; après quoi, son
corps mort serait jeté dans un bûcher ardent préparé
à cet effet pour y être consumé, et ensuite les cen-
dres livrées au vent.
Laissons là le côté terrible de la sentence, qui, en
somme, jie fait qu'appliquer la loi. C'est la sentence
elle-même qu'il faut voir, c'est l'attitude et la situation
morale des juges qui doivent importer. Non, il ne s*est
pas rencontré un tribunal assez inique pour envoyer,
le sachant, un innocent à la mort ; mais le parlement
de Toulouse, il faut bien le dire, ne se tint pas suffi-
samment en garde contre l'émotion et l'agitation du
dehors. Il entrait en séance, à demi persuadé, hostile
à son insu, nous le voulons, peu préparé en fait à
trouver un innocent; et, sous une législation comme
celle qui existait alors, une pareille disposition était
autrement funeste qu'elle ne le serait de nos jours,
où la défense a sa souveraine Uberté d'action. Que les
capitouls aient mené l'affaire avec une irrégularité à
peine croyable, on l'admettra d'un tribunal où les
LE CONSEILLER DE LA SALLE. i93
juges n'avaieDt ni la science ni l'habitude également
indispensables pour mener à bien une procédure.
Mais on devait attendre plus de sang-froid, de lumiè-
res, d'indépendance de la seconde Cour du royaume.
Un seul magistrat, M. de La Salle, vit les faits tels
qu'ils étaient, et eut le courage de déclarer nettement
sa pensée, en dépit des colères qu'il allait s'attirer. Ca-
las n'y gagna rien, toutefois, car il crut devoir se récuser
et priva ainsi le prévenu d'une voix qui eût opiné en sa
faveur, etpar conséquent l'eût sauvé. «Ah! monsieur,
lui disait un jour, au comble de l'indignation, un tou-
lousain convaincu, vous êtes tout Calas ! — Ah ! mon-
sieur, répondait le conseiller avec non moins de viva-
cité, vous êtes tout peuple ! » Mais il est des temps,
cela s'est vu, où les magistrats ne sont plus que des
hommes, subissant pleinement les influences de leur
milieu, acceptant à leur tour les préjugés des classes
qu'ils étaient faits pour diriger, et donnant ainsi leur
sanction aux violences les plus regrettables, aux actes
même les plus odieux.
Y avait-il lieu de condamner Jean Calas ? Écartons
la conviction des juges. Les convictions ne sont rien,
il n'est devant un tribunal que des témoignages. Et
où se trouvaient ces témoignages indispensables et
indéniables? Dans des dépositions arrachées à des
imaginations troublées, surexcitées par les objurga-
tions menaçantes des monitoires, que les dépositions
de témoins à décharge eussent mises à néant, si on
les avait accueillies? L'on contestait que le fils aîné de
Calas se fût pendu lui-même : sur quel fondement
prétendait-on prouver cette impossibilité, puisque les
i94 -INSUFFISANCE DES PREUVES.
capitouls avaient négligé de faire là description de
l'état des lieux et surtout du cadavre ' ? En admettant
que sa mort fût le résultat d un meurtre, était-il im-
possible que ce crime ne fût l'œuvre d'une main
inconnue? L'on a parlé, et Dieu sait avec quelle vrai-
semblance, de rassemblements de protestants : pour-
quoi rejetterait-on alors la supposition d'une interven-
tion occulte de la part de coreligionnaires déterminés
à empêcher une apostasie qu'on disait prochaine, mais
sans l'acquiescement, mais en dehors de la complicité
de parents dont les mœurs inofifensives semblaient ré-
pudier ces horreurs^? Le parlement oublia trop que la
première garantie de l'infaillibilité dans les jugements
est une circonspection allant jusqu'à l'appréhension
et presque la terreur ; car elle empêche de s'étourdir
sur la responsabilité qu'on assume et prémunit la
conscience contre toute espèce d'entraînements. L'un
des écrivons les moins favorables à Calas n'hésite point
à reconnaître l'insuffisance des preuves. « Il n'y avait
que des indices, dit-il. Pouvait-on baser sur eux un
jugement? Le parlement de Toulouse le crut... Sui-
vant nous, cependant, le parlement devait s'abstenir;
il ne devait pas juger sur des indices, ou sur des
témoignages fortenlent controversés. En renvoyant
les prévenus à ce que l'on nommait alors un plus
ample informé^ il aurait conservé les droits de la
justice; car, par là, il ne les aurait pas déclarés
exempts de nouvelles poursuites, et il ne se serait
1. Archives nationales. Section judiciaire, cote V^' 1010. Rapport
de M. de Crosne; Versailles, 3 mars 1763.
?. Sudre, Mémoire pour Jean Calas, p. 55.
ARGUMENT DE DIDEROT. 195
pas exposé à l'affreux malheur de condamner un
innocent*. »
. Si Fabsence de témoignages matériels, de témoi-
gnages avérés eût dû arrêter la sentence sur les lèvres
tles juges, les preuves morales de l'innocence de Ca-
las auraient dû illuminer la conscience du moins
éclairé d'entre eux. En effet, qu'objecter à ces argu-
ments qui ne relèvent que du simple bon sens et que
Diderot jetait en défi à ceux qui avaient applaudi à la
sagesse, à la sagacité d'un tel arrêt?
Si cet homme a tué son fils de crainte qu'il ne changeât
de religion, c'est un fanatique; c'est un des fanatiques les
plus violents qu'il soit possible d'imaginer. W croit en Dieu,
il aime sa religion plus que la vie de son fils; il aime mieux
son fils mort qu'apostat : il faut donc regarder son crime
comme une action héroïque, son fils comme un holocauste
qu'il immole à son Dieu. Quel doit donc être son discours,
et quel a été le discours des autres fanatiques? Le voilà :
« Oui; j'ai tué mon fils; oui, messieurs, si c'était à recom-
mencer, je le tuerais encore : j'ai mieux aimé plonger ma
main dans son sang que de l'entendre renier son culte; si
c'est un crime, je l'ai commis, qu'on me traîne au supplice. »
Au contraire, Calas proteste de son innocence ; il prend
Dieu à témoin; il regarde sa mort comme le châtiment de
quelque faute inconnue et secrète; il veut être jugé de son
Dieu aussi sévèrement qu'il Ta été des hommes, s'il est cou-
pable du crime dont il est accusé. 11 appelle la mort donnée
à son fils un crime ; il attend ses juges au grand tribunal
pour les y confondre. S'il est coupable, il ment à la face du
ciel et de la terre; il ment au dernier moment; il se con-
damne lui-même à des peines éternelles; il est donc athée;
il en a le discours; mais s'il est athée, il n'est plus fanati-
1. DuMège, Histoire générale du Languedoc (Toulouse^ 1846^
t. X, p. 574.
196 UN MOMENT D'EXALTATIOK FÉBRILE.
que; il n'a donc plus tué son fils. Choisissez, aurais-je dit
aux juges : s'il est fanatique^ il a pu tuer son fils^ mais c'est
parle zèle le plus violent qu*un furieux puisse avoir pour sa
religion. Il a donc rougi^ en mourant, d'une action qu'il a
dû regarder comme glorieuse, comme ordonnée par son
Dieu; il en a donc perdu le mérite, en la désavouant lâche-
ment; sa bouche prononçait donc l'imposture en mourant ;
accusé d'une action qu'il avait commise, et dont il devait se
glorifier, il la regardait donc comme un crime; il aposta-
siait donc lui-même, et, puni dans ce monde, il appelait
encore sur lui le châtiment du grand Juge dans l'autre.
Athée? pourquoi, contempteur de tout Dieu et de tout
culte, aurait-il voulu tuer son fils pour en avoir voulu pren-
dre un autre que celui dans lequel il était né<?
Que répondre àcela?L'abbéSalvan, abandoonantles
vieilles accusations, nous dit qu'il ne croit pas, qu'il n*a
jamais cru au fanatisme de Calas. Mais alors pourquoi
ce père aurait-il tué son fils? Dans Tappréhension d'être
forcé de lui servir une pension. Il en faisait une à Louis,
c'était assez et trop, et il n'entendait point doubler ses
charges, a Ce n'était pas la conversion de son fils qui
le préoccupait : c'étaient les suites de cette conversion
absolument possible, l'obligation où il allait être de
payer encore une pension à son fils aîné. Ajoutez à
cela les exigences toujours renouvelées de ce jeune
homme auprès de son père, et alors vous compren-
drez un moment d'exaltation fébrile et les voies de
fait qui ont amené lamort^. » Un moment d'exaltation
fébrile ! Mais alors Calas aurait étranglé sans aucun
1 . Diderot, Mémoiret et correspondance (Garnier^ 1 84 1 ), t. I^p. 340,
341, à mademoiselle Voland, à Paris; le 30 septembre 1763.
2. L*abbé Salvan, Huioire du procès de Jean Calas à Toulouse
(Toulouse, Delboy, 1863), p. 150, 161.
LA QUESTION ORDINAIRE ET EXTRAORDINAIRE. d97
aide ce jeune homme plein de yigueur et de \ie, qui
sûrement ne se laissa pas faire sans se débattre, sans
pousser des cris de détresse, puisque nombre de té-
moins, dans leurs dépositions, prétendirent avoir en-
tendu jusqu'à des phrases entières? On ne discute pas
de telles imaginations ; il suffit de les citer et de s'en
remettre, pour le reste, au bon sens de tout homme
impartial et judicieux.
Dès le lendemain, 10 mars, Jean Calas était remis
aux mains de l'exécuteur de la haute justice, qui pro-
céda aussitôt à son terrible ministère. C'est aloi's que
l'on voit reparaître David de Beaudrigue, chargé par
la cour, conjointement avec son collègue Léonard Dai-
gnan de Sendal, de veiller à la stricte observance de l'ar-
rêt. Il faut lire tout au long le procès-verbal del'exécu-.
tion, suivre les différentesphases de laquestion, d'abord
le premier bouton*, puis les cinq cruches d'eau ver-
sées dans la gorge du patient ce en la forme ordinaire, »
après lesquelles cinq autres cruches, sans que les
souffrances pussent arracher un aveu, même une
plainte. La sérénité, le calme ne l'abandonnent pas ;
1. Cela se pratiquait, à Toulouse, de la manière suivante, a A terre,
sur le plancher, étaient placés deux boutons éloignés Tun de Tautre
d'un pied environ. Le bouton s'attachait aux fers que le pal lent por-
tait aux pieds; de ce bouton partaient de grosses cordes qui se rou-
laient sur un tour à bras. Deux anneaux portaient aussi des cordes
qui venaient saisir les poignets du supplicié : de cette fagon les
quatres membres étaient fixés. Au signal donné, les exécuteurs se
mettaient à Tœuvre : Tun faisait aller le tour, Tautre tenait les
cordes, un troisième plaçait son pied sur lé bouton. Cette question
avait pour but d'étirer les membres et aussi de les élever un peu. »
L'abbé Salvan, Histoire du procès de Jean Calas à Toulouse (Toulouse,
Delboy, 1863), p. 112.
198 PERIIBTÉ HÉROIOOB DU PATIENT.
il ne récrimine point contre ses juges ; il se borne à
repousser les accusations avec une fermeté inébranla-
ble. Deux religieux, les pères Bourges et Caldaigues,
l'un docteur de l'Université, l'autre professeur eu
théologie, avaient été désignés pour l'accompagner et
l'exhorter à bien mourir. Au pied de l'échafaud,
Bourges le supplia encore une fois de faire des aveux,
a Quoi donc, mon Père, s'écria le vieillard, vous aussi
vous croyez qu'on peut tuer son fils ? » Étendu sur la
croix de Saint-André, il supporta avec un rare courage
les onze coups de barre de fer qui, chacun, rompaient
un membre , et se vit traîner sur la roue sans proférer
un gémissement. Pressé à nouveau par le même Père
de confesser son crime et de nommer ses complices :
« Hélas ! répondit-il, où il n'y a pas de crime, peut-il
y avoir des complices? » Et, à une. dernière somma-
tion de dire la vérité : « Je l'ai dite, je meurs in-
nocent. y>
Une telle résignation, une attitude si calme, qui
n'avait rien de la bravade, étaient bien faites pour
ébranler les convictions les plus robustes, et inquiéter
la conscience des juges. Beaudrigue, qui avait assisté
à toutes les péripéties de cette sinistre tragédie,
s'élance alors vers Calas, et, lui indiquant dû doigt
le bûcher dans lequel ses membres broyés allaient
être jetés : « Malheureux! lui crie-il, voilà le bûcher
qui va réduire ton corps en cendres ; dis la vérité ! »
Lé patient, exténué, détourne la tête, comme pour
protester une dernière fois. Le bourreau étrangla alors
la victime, que les flammes eurent bientôt fait de con-
sumer. Beaudrigue n'était pas le seul à attendre, à
RIOUET DE BONREPOS. i99
espérer que Calas se déclarerait coupable. Le procu-
reur général, Rîquet de Bonrepos, du plus loin qu'il
aperçut le P. Bourges, revenant de sa pénible mission,
lui cria : « Eh bien ! Père, eh bien! notre homme a-t-il
avoué? y> Le religieux ne put rapporter que ce que lui
et Caldaigues avaient vu : la fermeté, la constance du
mourant, et il le fit même sous le coup d'un saisisse-
ment qu'il n'essaya pas de contenir.
Le théâtre s'est emparé de ce sanglant épisode, il
l'a accommodé à sa convenance, et ce n'est pas là
sans doute qu'il faut chercher la vérité et l'équité ".
Toutefois le capitoul de Beaudrigue, qu'on y traîne sur
la claie, est resté un personnage légendaire, dont l'in-
vestigation historique la moins malveillante ne saurait
modifier beaucoup la physionomie. Le rôle qu'il joua
dans ce triste procès n'est pas seulement celui d'un
emporté, c'est celui d'un ambitieux qui compte bien
que son zèle sera apprécié en haut lieu. Qu'il ait cru
au crime jusqu'à la fin, nous l'admettons, nous le
voulons même; mais ses lettres au ministre le démas-
quent suffisamment, et le produisent dans son vérita-^
ble jour. Nous l'avons vu suivre sans sourciller cette
terrible agonie ; un pareil spectacle aurait dû non- seu-
lement lui donner à réfléchir, mais calmer encore
cette âpreté à trouver des coupables. Il n'en est rien,
et c'est bien vainement que Calas aura expié dans les
1. Indiquons les drames soit en vers, soit en prose, et de dates
dUTérentes: de Brumore (1778), du chevalier d'Estimauville (1780),
de Lemtère et de Laya (1790), de Ghénier (1791), de Victor Du-
caùge (1819); et, à Têtranger^ de Van Hoogereen (1706), de
Weitzc <1780), de Brendy à Brendis (1781).
200 DISGRACE DE DAVID. ,
tortures un crime qu'il n'a cessé de nier jusqu'à la
dernière minute, si les autres prévenus lui échappent.
Il écrira à M. de Saint-Florentin : « J'ai l'honneur de
vous informer de l'arrêt qui a été rendu contre les
autres accuzés de Calas : le fils a été condamné au
bannissement hors du royaume et à perpétuité, la
femme de Calas, Lavaysse et la servante ont été mis
hors de cour; cet arrêt n'a pas laissé que de sur-
prendre tout le monde quy s'attendoit à quelque
chose de plus rigoureux ^ »
Si M. de Saint-Florentin se méprit un instant sur
sa réelle valeur, l'erreur fut courte, et il dépista bien-
tôt l'ambitieux sous le citoyen, comme on en peut
juger par une lettre du ministre à M. de Saint-Prîest,
intendant du Languedoc, à la date du 2S octobre 1764 ;
et encore mieux par la semonce très-dure qu'il adres-
sait directement au capitoul : « Il me revient, mon-
sieur, depuis assez longtemps des plaintes contre tous.
Je sais qu'elles sont fondées...» David en était quitte,
cette fois, pour cette verte algarade; cependant, mieux
eût valu pour lui que sa destitution l'eût immédiate-
ment suivie, que de lui arriver le lendemain même de
la réhabilitation de Calas. M. de Saint-Florentin, qui
avait été hostile jusqu'à là fin à cet acte de réparation,
donnait une autre raison à la disgrâce dont il frappait
David, une intervention maladroite dans les funérailles
de deux Anglais morts à Toulouse. Mais on sent que
c'est son rôle dans toute la procédure des Calas, qui
lui attire ce châtiment; et le procureur général, M. de
1. Archives nationales. Monuments historiques. K. 723, n<* 16.
Lettre de Beaudrigue au ministre; à Toulouse, le 27 mars 1762.
LETTRE DE M. DE SAINT-FLORENTIN. 20i
Bonrepos, eut beau plaider sa cause, il n'obtint qu'un
refus très-net et très-sec.
Ce qui est arrivé en deraier lieu à cause de rinhumation
des deux Anglais décédés à Toulouse n'est pas le seul motif
qui ait déterminé le roi à ordonner sa destitution. Il étoit
revenu à Sa Majesté beaucoup d'autres plaintes très-graves
contre ce capîtoul. Elles ont été approfondies, et, comme ce
n'est qu'en grande connoissance de cause que Sa Majesté a
prononcé contre lui, ce seroit Inutilement qu'on lui propo-
seroit de révoquer sa décision*.
La destitution porte la date du 2S février 1765.
Fut-ce le chagrin d une telle disgrâce, fut-ce, comme
on Ta voulu, l'effet des remords qui le poursuivaient?
A la suite de cet arrêtdu ministre qui semblait être la
condamnation de sa conduite dans une affaire capitale,
sa raison s'égara complètement. Une voyait, dans ses
accès de démence, qu'arrestations, bourreaux ; et, par
deux fois, il essaya de se donner la mort pour échap-
per au châtiment terrible dont il se croyait menacé^,
heureux encore de n'avoir pu entrevoir, dans un
avenir trop prochain, les représailles qu'exercerait
1. Âthanase Goquerel, Jean Calas et sa famille (Paris, 18C9),
p. 32, 33. Lettre de M. de Saint-Florentin à M. de Bonrepos ;
10 mars 1765.
2. Les Affiches de province y du 9 octobre 1765, n» 49. — Grinim,
Correspondance littéraire (Paris, Fume), t. HI, p. 211 et t. IV,
p. 430. M. Tabbé Salvan nie, il est vrai, tous ces faits. Il publie
une lettre datée de Saint-Papoul^ le 18 février 1863, cent ans après
ces événements, où il est affirmé que David mourut parfaitement
sain d*esprit {Histoire du procès de Jean Calas à Toulouse (Toulouse,
1863), p. 140, 141. Cette lettre ne supporte pas une discussion
sérieuse, et M. Goquerel n'a pas de peine à démontrer son peu de
valeur comme document. Jean Calas et sa famille (Paris, 1 8û9),
p. 280.
202 THISTES RBPRÉSÂILLES.
une démagogie déchaînée sur son petit>£ls, Tristan*
David d'Ëscalonne, que son attitude courageuse de-
vant les excès de la Terreur à Toulouse recommandait
suffisamment à la fureur de ces tigres ^
1. U périt, en 1794^ sur Téchafaud où son énergie, à ce qu'il pa-
rait, sembla faiblir devant le sinistre appareil du suppliée. D*Aldê-
guier, Histoire de Toulouse, t. iV, p. 508, 517.
VOLTAIRE DÉFENSEUR DES CALAS. — MARIAGE DE MADE-
MOISELLE CORNEILLE. — DAMILAVILLE.
Ce lugubre drame qui, tout le temps des procédures,
avait tenu en suspens cette population passionnée,
fanatique, ne devait pas tarder à soulever d'indigna-
tion, à frapper d'effroi les honnêtes gens de tous les
pays. Il ne s'agissait pas d'un de ces crimes vulgaires
dictés par de vulgaires et vils instincts. La religion,
encore cette fois, une religion de paix et de mansué-
tude, avait armé le bras d'un père qui, pour mieux
servir son Dieu, immolait son enfant; caries premières
rumeurs ne laissaient pas le moindre doute sur l'au-
thenticité comme sur latrocité du forfait. Voltaire,
qui ne fut pas le dernier instruit, écrivait au conseiller
Le Bault :
Vous avez entendu parler peut-être d'un bon huguenot
que le parlement de Toulouse a fait rouer pour avoir étran-
glé son fils; cependant ce saint réformé croiait avoir fait
one bonne action, attendu que son fils voulait se faire ca-
tholique et que c'était prévenir une apostasie; il avait
immolé son fils à Dieu et pensait être fort supérieur à
Abraham, car Abraham n'avait fait qu'obéir , mais notre
calviniste avait pendu son fils de son propre mouvement, et
204 LE MARSEILLAIS AUOIRERT.
pour Tacquit de sa conscience. Nous ne valons pas grand'
chose, mais les huguenots sont pires que nous, et de plus
ils déclament contre la comédie '.
Ce fragment a son importance. Il démontre que
Voltaire est sans parti pris, et qu'il stigmatise le fa-
natisme là où il croit le trouver. A ce premier mo-
ment, il ne suppose point que la procédure ait laissé
quelques doutes dans les esprits; le crime est avéré,
et c'est un calviniste qui Ta commis. Il écrivait àD'A-
lembert : « Pour l'amour de Dieu, rendez aussi exé-
crable que vous le pourrez le fanatisme qui a fait pen-
dre un fils par son père ou qui fait rouer un innocent
par huit conseillers du roi. » Une sen^aine s'est écou-
lée entre les deux lettres, et déjà les renseignements
que Voltaire a reçus lui ont démontré la nécessité
d'mie sérieuse et consciencieuse enquête -avant de se
prononcer. Ce fut un négociant de Marseille, le siëur
Audibert, qui, se rendant de Toulouse à Genève, vint
lui raconter les faits comme il les savait, et, le pre-
mier, lui inspira l'ardent désir d'approfondir cet hor-
rible mystère. Son récit était celui d'un honnête
homme, d'un homme de cœur convaincu, que l'indi-
gnation rendait éloquent ; et Fauteur de la Henriade,
toujours prompt à s'émouvoir devant les moindres
questions de justice et d'humanité, ne put demeurer
froid en présence de telles atrocités. A dater de ce mo^
ment, il ne dormira plus, il n'aura plus qu'une pen-
sée, démasquer les coupables, qu'ils se trouvassent
du côté des accusés ou du côté des juges; et il se
1 . Lettres de Voltaire à M, le conseilier Le Bault (Paris^ Didier,
1868), p. 42, 43. Lettre de Voltaire au conseiller; 32 mars 1762.
HfflFDiOK: ÉMDnm s VOLTAIBB. 2i»>
mettra à TiîCTre avec r*=tfc: artknr fiéTreuse, c^'t em-
portefl»ei2l que nsnK hl înffiLâîssons. Il p»-«it mourir
avant d'trcôrdbïSQ^ il nnc^ctus laqu^Ut* c»:trr' t»-rnhlt^
rérité se t^xtai: cactief j nuds^ tant qu'il ¥i>ri, il n' tur «
decfsse çoe It jimr i»t îa lumière, une lumière i^«M i*-
tanle, se sera îahf pour tous.
Ibis il aura le calme, le sang-froid dt*< f»M'in>'«'i'
méats lesplusibsmatiques. Jamais mas ir^trtt .tv-ii- nv
tear n'aura pltis que lui fait preuve fl«* tîui' 1#- .^z /,
sens, de ténacité et de patience. Il a erî»* :'.»", ,.,, ,.i
ini^câsioiiQé parla relation du né^ôci.tnr m
c'est fflie rais<oo de plus pour lui dr^ *♦» •<
gardée^ de ne point s'abandc^mer à la pu
le jog^Doit et la Tue. Et, des lors, il v «
uneredierdîe obstinée, d'uDe^Jva^lt»* .*f t . .
tîaité admirables. Il £^adresé«er) i v»nt i; « /. ,
interrogera^ importoiera c^rzi r\\\ y^f / . ,
sont pliQS à ic&kêiafte d'-etre étM'''^ r S
nîs- «Dpplkr Votre FiTtiineii^^ (♦* . /j, /,, ,
ce que jedcftBpeuser de J*ff.v*îîivuM ,/f , /
ias- inofliké à Toulouse pour ^Mn* y».,fh f '
qa'«o prétend ici qu^il ent V»'^'»ir»r / •/
pnsDâefSL àiémoiu..^ CkrtV^viiyif.y^. t., - /
dk nT attriste dans mei^ }>f MM t»« ^\^., ^
t»i regarder le ParleoT**;?* <«- ♦ e'. i ..
taBts avec des yeux d'b'/^^*»^»'' / ,^ •' . < *
H' » .M .
'»•/»< 1/ ., .. ,
Il i t t
1. ToUaire patfbUl, tm\ \mii^ }int 1^••# t*
imitiilée le Potier d'étam himt/tt* /' >'i'*' '- ' ** ' ' '-^
2. Voltaire, QBuvtcê ûimtf/ht^ \h.'*^,f', ' •/ i ^''' '''*^
Lettre de Voltain au omStMi' t ^«r«#/<*. , » /"^ ' ' ^ ''^'
206 RÉPONSS RâSBRYÉB DE BEBNIS.
de Richelieu, qui,' lui-même, n'avait pu obtenir aucun
édaircissement. « Il est bien étrange, s'écrie-t-il dans
une nouvelle lettre au cardinal, qu'on s'efforce de ca-
cher une chose qu'on devrait s'efforcer de rendre pu-
blique. Je prends intérêt à cette catastrophe, parce
que je vois souvent les enfants de ce malheureux Calas
qu'on a fait expirer sur la roue. Si vous pouviez, sans
vous compromettre, vous informer de la vérité, ma
curiosité et mon humanité vous auraient une bien
grande obligation ^ i»Bemis répondait avec la modé-
ration et la réserve d'un prélat et d'un homme du
monde : m Mon frère, qui est à Toulouse, n'a pu ap-
profondir l'aventure des Galas. Je ne crois pas un
protestant plus capable d'un crime atroce qu'un ea-
thoUque ; mais je ne crois pas aussi (sans des preuves
démonstratives) que des magistrats s'entendent pour
faire une horrible injustice^. » L'observation était
pleine de sens et de raison, mais elle ne résolvait rien.
En demeurera-t-il là? non certes. L'enquête est
ouverte, c'est à ceux qui aiment la vérité et la justice,
qui ont horreur du fanatisme, à lui venir en aide ; il
fait appel à tous les gens de bonne volonté. Il s'était
mis en rapports avec un commerçant, honune éclairé,
aimant les arts et qui fut lié avec tous les gens de let-
tres de son temps, Buffon, Thomas, Necker, Bailly,
1. Voltaire, CEwres complètes (Beuchot), t. LX, p. 253. Lettre
de Voltaire à Bernis; aux Délices, le 15 mai 1762. La date de cette
lettre doit être fautive, Voltaire parle non pas de Donnât seul^ mais
des c enfants de ce taaalhqiireui. Calas » ; Tautre ne peujt être que
Pierre, lequel ne s'évadera du couvent des jacobins que le i juillet
*T62.
2. Ibid.^ t. LX, p. 260; dtt mime au mém», le 18 mai 1762.
Jeaett-lacqiKs; d fl o^ cr»! p^ di^ kù datiMKliAii^r W
sxiiSce et <«i t«iii^ <rt un dè(â;M1N»ll^lrt (Wl ^^;î^
but T»s lequel ils tendaknt tcHOt^. « L» {K'Y^xuih^ à ^ui
M. Ribotte écrit a Ml pendant di^wi UHxi^ h"^ {4u^
grands efforts auprès Ae$ pnniiièrv:^ p<^r!^>iuuv^ du
ropLume, en fayeur de eette nialhewivw$e famUk> qu'il
a crue innocente. Mais on lo$ croit tous ti^^ci>up5^hh^^%
On tient que le parlement a fait justict^ et misoricort)^\
BI. Ribotte deTrait aller à Toulouse, sWlain>r tU^ cotto
horrible ayenture. U faut qu*il sache et qu*îl nmudo la
Térité. On se conduira en consi^quonco '• » Il lui mnu»
daît, huit jours après, avec Facceut d*uno dtMrosni\
Téritable : « Ceux qui pourraient uouh donut^r lo plui»
de lumières gardent un silence bien lAoho *, » Tout
cela nous prouve combien Voltaire proniiit rnlTiiIri^ h
ccDur, et indique aussi le mal qu'il ho dotinti pour <Ha-
blir sa conviction. Après avoir répondu qtj'il m ^a»
vâit rien, Richelieu, par condesconduncnpotir 1m po/Mii
plus que par une simple quoutioji d*humanit(\ mv In
vainqueur de Port-Mahon était médiocriiinunt i«i)di'(i|
avait fait prendre sur les lieux deH Infurmiitiotm k lii
suite desquelles il avait écrit à «on ami qu« ït<i ((u'Il
avait de mieux à faire c'était de Me t4.'uir m Vi'\uin, \a^
conseiller Tronchin, Tronchin de» I)élic<{M^ rupporMi, /i
ce propos, un fait curieux dont il fut k t/<inoiii, nU'
1. BulUîim de lu todéié de thhUflre du proitêlunlimfi Irm^Hh
(Paris, 18S6), quatrième wnukt, n9 m, ÎAilnt 4m ytiUmu 4
M. RUM>tte, i MoDlauiMui; Z Juin îliit,
2. Ibid.f quatrième année, p, %ht. ÏAtUftt 4« Sit\im«i mi utém'
11 juin 11911»
206 BÉPONSE RÉSERVÉE BE BEBNIS.
dé Richelieu, qui,^ lui-même, n'avait pu obtenir aucun
éclaircissement. « Il est bien étrange, s'écrie-t-il dans
une nouvelle lettre au cardinal, qu'on s'efforce de ca-
cher une chose qu'on devrait s'efforcer de rendre pu-
blique. Je prends intérêt à cette catastrophe, parce
que je vois souvent les enfants de ce malheureux Calas
qu'on a fait expirer sur la roue. Si vous pouviez, sans
vous compromettre, vous informer de la vérité, ma
curiosité et mon humanité vous auraient une bien
grande obligation ' . )» Bemis répondait avec la modé-
ration et la réserve d'un prélat et d'un homme du
monde : « Mon frère, qui est à Toulouse, n'a pu ap-
profondir l'aventure des Calas. Je ne crois pas un
protestant plus capable d'un crime atroce qu'un ea-
thoUque; mais* je ne crois pas aussi (sans des preuves
démonstratives) que des magistrats s'entendent pour
faire une horrible injustice ^. » L'observation était
pleine de sens et de raison, mais elle ne résolvait rien.
En demeurera-t-il là? non certes. L'enquête est
ouverte, c'est à ceux qui aiment la vérité et la justice,
qui ont horreur du fanatisme, à lui venir en aide ; il
fait appel à tous les gens de bonne volonté. Il s'était
mis en rapports avec un commerçant, homme éclairé,
aimant les arts et qui fut lié avec tous les gens de let-
tres de son temps, Buffon, Thomas, Necker, BaiUy,
1. Voltaire, CEuvres complètes (Beuchot), t. LX, p. 253. Lettre
de Voltaire à Bernis; aux Délices, le 15 mai 1762. La date de cette
lettre doit être fautive, Voltaire parle non pas de Donnât seul^ mais
des c enfants de ce taalheareux Calas » ; Tautre ne peut être que
Pierre, lequel ne s'évadera du couvent des jacobins que le i Juillet
J'T62.
2. Ibid,, t. LX, p. 260; dtt lAéme aii même, Is 18 mai 1762.
LE HfiSOCIABT RIBOTTE. ï-
Jean-Jacques ; et il ne craint pas de lui demaiiu^;
sacrifice de son temps et un déplaeemeDi doii; r
propres affaires pouvaient souffrir, afin dann^- «
but vers lequel ils tendaient tous, b La peiMniu- ^ -,
M. Ribotte écrit a fait pendant deux luoi- i-. ;,-.
grands efforts auprès des premièret; peiBunu-
royaume, en faveur de cette malheureu»'' itnnu- • .
a crue innocente. Mais on les croit tous lr':^-(;i,.. t . ^
On tient que le parlement a fait juslic; e' iiii.- ■ . < ,
M. Ribotte devrait aller à Toulouse, !i'':*:i;.if ^ . .
horrible aventure. 11 faut qu'il saclu'*^' ij' : ,.-..,
vérité. On se conduira en consé(jU';ij'>' '. j. ■
dait, huit jours après, avec raoc-u' *' ^^ .
véritable : « Ceux qui pourraient uou- b.<, -■
de lumières gardent un sil'iici; Uw .--. - ^
cela nous prouve combien V'jluir- ).■• .,.
cœur, etindique aussile mal <)iM, f •> .
blir sa conviction. Après a\oir j^^.j.
vàit rien, Richelieu, par coiid'-r.o-,i.^, .
plus que par une simple (ju'--:...
vainqueur de Port-Mabou ".■-x ^.^ , .. ^
avait fait prendre sur h-.t L-<.- , . , , ,
suite desquelles il avait '^■"
avait de mieux à fair": •: -^ . . . ^
cOQseillerTronchin, ^1 ....- , ,,, , ^.
ee propos, un fait cum- ■ . , -„ *'
I . BulUlin de U tt^.,^ , ,. ,
(Paris, isae], quaf^w .^
H. Ribolle, ï Houiaïuw
3, I£iif., qiulrKtv *_
11 jDin 1763.
i
208 ANECDOTE GAHACTÉRISTIQUE.
quel même il prit part, et qui est concluant. Lais-
sons-le raconter, les choses n'en auront que plus
d'autorité et de relief.
Avant de prendre ouvertement la défense de ]a famiJle
Galas, Voltaire avait voulu prendre prudemment des infor-
mations sur leur innocence. « Il ne faut plus se mûler de rien^
me dit-il un jour : Calas était coupable, i» 11 répondit à Tex-
plication que je lui demandais de cette énigme^ par une
lettre qu'il venait de recevoir du maréchal de Richelieu, et
qu'il me donna à lire. Datée de Bordeaux, elle lui annonçait
que les informations qu'il avait prises justifiaient le juge-
ment de Toulouse, et il lui conseillait de ne point se mêler
de cette affaire. Je réussis sans peine à abréger ce moment
de découragement de Voltaire, en lui faisant observer que
les informations demandées de Bordeaux à Toulouse n'a-
vaient pu l'être qu'au parlement même, ou à des personnes
considérables et qui y tenaient. Le rapport de ces connais-
sances du maréchal intéressait trop l'honneur du parlement
juge pour être d'aucun poids. « Vous pouvez bien avoir rai-
son, » me dit tout de suite Voltaire, et ses doutes sur l'in-
nocence de Galas disparurent. Il est à remarquer, toutefois,
qu'environ le même temps, M. le président de Brosses écri-
vit à Genève dans le même sens que le maréchal de Riche-
lieu. Il blâmait fort Voltaire de s'être lancé dans cette
affaire, et prenait vivement le parti des juges et de la juris-
prudence criminelle du royaume de France, qui ne pouvait
absolument pas donner dans de pareils écarts. Il se basait
sur la pratique et la formalité. Malgré le respect que j'avais
pour les lumières et le caractère du président de Brosses,
je fis la même observation sur son jugement. Il n'était pas
exempt de l'esprit de corps '.
Voilà qui met, ce nous semble, la parfaite sincérité
de Fauteur de la Henriade au-dessus de toute atteinte.
1. GauUieur, Étrennes nationales, iri« année (1855), p. 204, 205.
Anecdotes inédites sur Voltaire racontées par François Tronchin,
ENQUÊTE DES PLUS MINUTIEUSES. 209
Dans sa lettre à Bernis du i S mai, le poëte fait allu-
sion à la présence des enfants Calas dans son voisi-
nage. Il apprenait, en effet, vers la fin d'avril, que le
plus jeune des fils, Donat, terrifié par le terrible mal-
heur qui avait fondu sur sa famille, s'était enfui de
Nîmes et réfugié à Genève. Il ne perd pas un instant,
passe tout aussitôt de Femey aux Délices pour l'avoir
plus à proximité et lui tirer la vérité, s'il avait le se-
cret de ses parents ^ C'est tout une enquête et des
plus minutieuses qu'il veut entreprendre : il ne s'en
rapportera pas à ses seules lumières, et s'adjoindra,
pour cette tâche délicate, tous les gens éclairés qu'il
pourra trouver. « Il faut absolument que je vous parle
aujourd'hui, écrivait-il à Debrus, encore un négociant,
qui avait logé, dans ses voyages, chez Calas. Je vous
prie que Donat Calas soit à portée, que M. l'avocat de
Gobre (j'écris mal son nom^) soit de notre conférence.
Appelez-y qui vous voudrez, M. Martin ou un autre.
Plût à Dieu que M. Tronchin le professeur y fût ! Don-
nez-moi votre heure, je me rendrai chez vous ou chez
1. Charles Coquerel^ Histoire des églises du désert {^ù.v\^^ Cher-
buliez, 1841), t. Il, p. 326. Lettre de Théodore Ghiron à Paul
Rabaul ; Genève, 26 avril 1762.
3. Charles de Manoel de Végobre, avocat protestant, de Lasallc un
Languedoc, qui avait été obligé de se réfugier à Genève. M. Coquerel
nous dit que M. Maunoir avait formé un petit recueil de quelques
lettres de Voltaire à de Végobre, vendu en Angleterre, et dont toute
trace avait disparu. Lettres inédites sur la Tolérance [Paris, 1863),
avertiss., p. vu. Ces lettres ne sont pas perdues, et leur bienveillant
détenteur, M. Feuillet de Gonches, les a mises à notre disposition
de la meilleure grâce. Elles sont au nombre de trente-six^ et cou-
rent du 25 janvier 1764 au 15 avril t776; elles ont trait également
au procès des Sirven et au sort de persécutés plus obscurs, mais non
moins dignes de pillé,
42.
210 DONAT A ?ERNEY.
M. Tronchin à ITieure que tous prescrirez ^ » Tel est
rhomme quiy dans la révision du procès Calas, n'au-
rait YU et recherché qu'un prétexte à de misérables dé-
clamations contre le culte catholique, comme si d'ail-
leurs il se fût senti plus tendre pour la religion de
Calvin, dont il avait été à même d'apprécier l'intolé-
rance !
Le jeune Donat lui est amené. Il s'attendait à trou-
ver un esprit exalté, maudissant le ciel, maudissant
ses juges, plein de fiel et de haine; il vit un enfant
ingénu, de la physionomie la plus douce, qui faisait
des efforts inutiles pour retenir ses larmes. Lorsque
Pierre Calas vint se fixer dans le voisinage des Délices,
à Châtelaine, il l'examina, le sonda, le soumit à une
tout autre épreuve : si son père avait assassiné Marc-
Antoine, il ne l'avait pu sans son aide. C'était donc un
prévenu, un coupable peut-être, qu'il avait devant le&
yeux. (( Je l'ai vu souvent, mandait plus tard Voltaire à
M. de Crosne. Je fus d'abord en défiance; j'ai fait
épier, pendant quatre mois, sa conduite et ses paro-
les ^. » Il dira également à M. de La Michaudière, le
beau-père de M. de Crosne : « Je dois me regarder en
quelque sorte comme un témoin. Il y a plusieurs mois
que Pierre Calas, accusé d'avoir aidé son père et sa
mère dans un parricide, est dans mon voisinage avec
un autre de ses frères. J'ai balancé longtemps sur
1. Voltaire, Lettres inédites sur la Tolérance (Paris, CherbulieE,
1863), p. 78, 79. Lettre de Voltaire h Debrus; sans date (avril ou
mai tlG^},
2. Voltaire, Œuvres complètes {Beuchoij, i, LX, p. 531, 532.
Lettre de Voltaire à M. Thiroux de Crosne ; à Ferney, le 30 janvier
1763.
LES COOPÉRATEDRS DU POÈTE. 211
rinnocence de cette famille ; je ne pouvais croire que
des juges eussent fait périr, par un supplice affreux,
un père de famiUe innocent. Il n'y a rien que je
n'aie fait pour ni'éclaircir de la vérité ; j 'ai employé
plusieurs personnes auprès des Calas, pour m'instruire
de leurs mœurs et de leur conduite ; je les ai interro-
gés eux-mêmes très-souvent. J'ose être sur de l'inno-
cence de cette famille comme de mon existence... ^. »
Ces personnes qu'il dit avoir employées pour arriver
à connaître les mœurs, l'honnêteté des Galas, c'est
d'abord Debrus , que nous avons cité , le banquier
Cathala, Jean et Philippe des Arts, qui avaient reçu
l'hospitalité du marchand de la rue des Filatiers et
avaient logé sous son toit^. Nous l'avons vu relancer
Ribotteà Montauban; à Montpellier, il dépêchait un
nommé Chazel auprès des personnages qui pouvaient
l'éclairer ou le servir. Il-aura fait plus que vouloir la
vérité, il aura tout tenté pour arriver à elle. Désormais
il peut se mettre en campagne, marcher en avant, la
conscience libre.
Il ne craint pas de s'adresser aux puissances. Le
comte de Saint-Florentin est littéralement assiégé par
ceux que le poëte sait avoir le plus d'influence sur son
esprit, par la duchesse d'Enville, un instant l'hôte de
Voltaire, par Richelieu, par le duc de ViUars, par le
premier commis Ménard, par un M. de Chaban, en
grande estime auprès du ministre, enfin parle médecin
de Son Excellence. Il fait agir auprès du chancelier de
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LX, p. 581. Lettre
de Voltaire ù M. de la Michaudière; à Ferney, le 13 février 1763.
2. Voltaire, Letires inédites sur la Tolérance (Paris, 1863), p. 37.
212 INCONSÉQUENCE DES JUOES.
Lamoignon, par le preixiier président de Nicolaï et
son gendre M, d'Auriac, président au grand Conseil.
Il en appelle aux bontés du premier ministre et à
l'ancienne amitié de la favorite qui semble des mieux
disposée. C'était là une tâche de Titan, et ce n'était,
pourtant, que la moindre partie des difficultés qu'il
allait avoir à surmonter.
L'inaltérable fermeté de Calas devant la torture, ses
protestations d'innocence, malgré tout ce qui fut tenté
pour lui arracher des aveux, cette sérénité du juste
qui meurt avec un mot de pardon pour ceux qui le li-
vraient à la mort, n'avaient pas impressionné unique-
ment les témoins de ce drame atroce. La conscience
des juges était atteinte; le plus convaincu dut se
sentir ébranlé devant cette fin vraiment digne d'uc
martyr. Leur attitude d'ailleurs ne laissait pas d'être
délicate. Ce vieillard de soixante-deux ans n'avait pu
accomplir son crime qu'à l'aide d'un complice, et ce
complice ne pouvait être autre que Pierre. Une logique
inexorable commandait, tout au moins, la condemma*
tion de celui-ci. Mais le silence de Calas la rendait im-
possible. La cour, placée entre l'alternative d'être
taxée d'inconséquence ou d'iniquité, n'en dut pas
moins prononcer son arrêt, que le rapporteur et le
président furent quelques jours sans vouloir signer.
Pierre, contre lequel il n'y avait point de preuves et
qui aurait dû être acquitté purement et simplement,
fut condamné au bannissement perpétuel, «pour les
cas résultant du procès, » étrange, absurde formule,
que l'usage autorisait et qui permettait d'accabler un
innocent sans énumérer les motifs. Ce bannissement
1
3
}■
FORCE D'AME DE MADAME GALAS. 213 ^
était, du reste, illusoire : le bourreau devait conduire
celui-ci hors la porte Saint-Michel, ce qui eut lieu ;
mais il était ramené dans Toulouse parune autre porte
et tout aussitôt enfermé au couvent des Jacobins. Le
père Bourges, qui avait assisté le vieux Calas, otait là
pour le recevoir ; il lui fit entendre que, s'il devenait
catholique, la sentence qui le frappait serait pour lui
lettre morte. Pierre se soumit, en apparence du moins,
nourrissant au fond du cœur Tespérance d'échapper
un jour ou l'autre à la surveillance dont il était l'ob-
jet, ce qu'il accomplissait, après quatre mois de capti-
vité, le 4 juillet 1762 ; et il allait sur-le-champ rejoin-
dre Donat à Genève. Madame Calas, Lavaysse et
Jeanne Viguière avaient été acquittés.
Ce ne fut que quatre jours après l'exécution de
Calas que des prêtres l'annoncèrent à la mère de Marc-
Antoine. Elle demeura onze jours dans toutes les an-
goisses, pressée par eux d'abjurer, dans l'espoir
d'obtenir sa grâce*. Mais elle eut plus de force d'àme
que Pierre, qu'on lui avait amené, et qui lui apprit sa
conversion. Il fallut bien lui rendre la liberté. La pau-
vre veuve, brisée, anéantie, n'éprouvant d'autre besoin
que le repos, une complète solitude où elle pût pleu-
rer ses malheurs, s'était retirée avec sa fidèle Jeanne
à la campagne, aux alentours de Montauban, bien loin
de songer à en appeler d'une sentence inique. Elle
fut aussi épouvantée qu'ébahie , quand on vint lui
parler de ces tentatives de réhabilitation qui allaient
«
] . Charles Nisard, Mémoires et correspondances historiques et litté-
raires (Paris, Lévy, 1858), p. 340. Lettre d'Audibcrt à Voltaire;
Paris, co 20 juillet 1762, citée plus haut.
I
'
âl4 DÉMARCHES DE VOLTAIRE.
la forcer de se produire à Paris, de solliciter ses juges^
de recruter des protecteurs. Après de pareils coups^
le moyen de croire à autre chose qu'à une fatalité im-
placable, le moyen de se flatter qu'elle seule et les^
quelques amis que lui avaient valus ses malheurs par-
viendraient à faire revenir sur une sentence que ceux
qui l'avaient rendue étaient trop intéressés à mainte*
nir? Son bon sens devait la prémunir contre de telles
illusions. Si la mémoire de son mari lui était chère^
elle avait à se préoccuper du sort de ses deux filles,
enlevées et enfermées dans des couvents séparés. Des^
tentatives inconsidérées pouvaient indisposer leurs
gardiens et attirer sur elles un redoublement de sévé-
rités et de rigueurs.
Voltaire, à qui nous allons voir réaliser l'impossi-
ble, failUt se briser contre les répugnances, les objec-
tions, les terreurs trop fondées de cette malheureuse
mère. Autant il semblait certain du succès, autant celle-
ci se montrait sceptique : qu'on lui rendît ses filles, et
l'on aviserait après. Mais il finit par la convaincre que
la réhabilitation de son mari impKquait forcément la
délivrance de ses filles; autrement, qui lui assurait
qu'elle les revît jamais? Captives au fond d'un cloître,
il n'était que trop probable que l'on essayerait de les
ramener à la foi cathoUque et, sans doute aussi, de
leur faire prendre le voile. Des démarches pressantes,
d'énergiques efiEbrts pouvaient seuls parer à un tel
coup ; et c'était ce qu'on venait lui proposer de ten-
ter, sans autre mobile que la profonde, commisération
inspirée par son immense infortune. Enfin elle se
laissa vaincre et convaincre ; elle s'arracha à son ob-
MADAME GALAS A PARIS. 215
4scure retraite, comme on l'exigeait d'elle, et arriva
à Paris dans les premiers jours de juin : Viguière ne
devait la rejoindre que deux ans après. Hâtons-nous
<ie dire qu'elle ne manqua ni d'aide, ni d'appuis, et
qu'elle compta presque un ami par habitant au sein
de cette population frivole, inconsistante, mais non
sans pitié et sans entrailles, et qui savait dans ses
moindres détails la tragique histoire du négociant de
Toulouse. Du fond de ses Délices, Voltaire veillait sur
die, il l'annonçait à ses nombreuses relations, la re-
commandait avec une sollicitude qui n'avait rien de
bien distinct de l'importunité. Il n'aurait pas compris
que l'on ne partageât point son empressement, son
ardeur à venir au secours de cette infortunée ; et il
faut dire que son zèle, sa passion, il savait les commu-
niquer aux autres, et s'en faire autant de complices
dévoués de sa généreuse action.
Mes divins anges, écrit-il au ménage de la rue de la Sour-
dière, je me jette réellement à vos pieds et à ceux de M. le
•comte de Choiseul. La veuve Calas est à Paris dans le des-
sein de demander justice; l'oserait-elle si son mari eût été
^-coupable?... Si, malgré toutes les preuves que j'ai, malgré
ies serments qu'on m'a faits, cette femme avait quelque
<îhose à se reprocher, qu'on la punisse; mais si c'est, comme
je le crois, la plus vertueuse et la plus malheureuse femme
4u monde^ au nom du genre humain, protégez-la K
Mais ce n'était pas d^Argental qu'il fallait séduire,
et la malheureuse veuve fut accueillie par les anges
gardiens avec une bonté encourageante et les assu-
.1. YolUire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LX, p. 382, 28>3.
Lettre de Voltaire à d*Argental ; 11 juin 1762.
216 SES DÉFENSEURS.
rances les moins équivoques de sympathie. Pour
Tauteur de la Henriade^ tant qu'il n'aura pas rem-
porté une éclatante et complète victoire, il ne désar-
mera point.
Que demandons-nous, s'écrie-t-il dans une des innom-
brables lettres dont il accable ses anges ? Rien autre chose
sinon que la justice ne soit pas muette comme elle est aveu-
gle. Qu'elle parle, qu'elle dise pourquoi elle a condamné
Calas. Quelle horreur qu'un jugement secret, une condam-
nation sans motifs ! Y a-t-il une plus exécrable tyrannie que
celle de verser le sang à son gré, sans en rendre la moindre
raison? Ce n'est pas l'usage, disent les juges. Ehï monstres!
il faut que cela devienne l'usage : vous devez compte aiix
hommes du sang des hommes*.
Madame Calas habitait, ,sous le nom supposé de
madame Anne-Rose Dupuys , chez un M. Caron ,
quai des Morfondus. D'Alembert et l'avocat Mariette
se firent ses conseils. Ce dernier allait mettre à sa
disposition le secours de son talent et de sa connaisr
sance des affaires, et partager la popularité que se
conquirent, dans cette cause exceptionnellement cé-
lèbre, les Démosthènes du barreau d'alors, Élie de
Beaumont et Loyseau de Mauléon. La pauvre femme
était sans argent ; ses biens personnels, sa dot, étaient
sous le séquestre, et elle se trouvait dans le plus com-
plet dénûment. Mais Voltaire ferait face à tout. D'ail-
leurs, il n'était pas le seul dont la pitié eût desserré la
bourse ; des banquiers de Paris, MM. Dufour, Mallet
et Leroyer, rue Montmartre, s'offrirent à être les tré-
1. Voltaire, OEuvres complètes (fieuchot)^ t. LX, p. 302, 303.
Lettre de Voltaire à d'Argental; aux Délices^ 5 juillet 1762, et non
le 14, comme Tindique par mégarde M. Athanase Goquerel.
OMNIPOTENCE DES PARLEMENTS. 217
soriers de la veuve et à recevoir pour elle l'argent qui
lui serait destiné,
Ç'allait être une guerre à outrance entre les pro-
tecteurs sans cesse grossissants des Calas et le par-
lement toulousain. On prévoit que celui-ci usera de
tous ses moyens d'influence pour rendre vaines les
clameurs dont il était l'objet, et il n'était que trop bien
armé. L'affaire était en appel devant le Conseil; Ma-
riette demande, pour agir, l'extrait de la procédure
de Toulouse. Le parlement refuse ouvertement de
donner communication des pièces et même de l'ar-
rêt*. Rien n'était possible sans ces pièces, et comment
l'y contraindre? On l'essayera et on y parviendra;
mais, si Ton veut bien se reporter à l'omnipotence
de cette magistrature, en un temps surtout où la
lutte avec la royauté avait accru sa popularité,
on comprendra tout ce qu'il fallut de persévérance
et d'efforts pour faire rendre justice à des inno-
cents : dans tout le ressort, il ne se trouva point un
huissier pour instrumenter, un avocat pour donner
ses conclusions. Rien ne démontre mieux la terreur
qu'inspiraient ces cours souveraines que la conte-
nance de Lavaysse père. Voltaire jugeait son inter-
vention indispensable ; mais il rencontre chez cet avocat
couard plus de faiblesse, de résistance, de pusillanimité,
que chez madame Calas. Pour peu qu'il sortît d'une
réserve excessive et qu'U fit cause commune avec des
imprudents qui semblaient ne pas savoir à qui ils
s'attaquaient , il perdait , en effet, sa profession et
1. Voltaire, Œuvres complètes (Ccuchot), t. LX, p. 312. Leltre d&
Voltaire à M. Au'dibert; aux Délices, le 9 Juillet 17G2.
VI. 43
2{S HÉ&ITÀTIOMS DE LÂYÂYSSE PÈRE.
s'exposait à toutes les persécutions. Ces considérations^
ont leur force , et il les fait valoir. Voltaire lui op*
posera Thonorabilité de sa famille, Thonneur d'un
fils dont le sort ne saurait se séparer de celui desr
Calas. Mais ce ne seront pas ses seuls arguments, et il
en emploiera d'autrement directs.
Un avocat savant et estimé est certainement au-dessus de
ceux qui ont acheté pour un peu d'argent le droit d'être
injustes; un tel avocat serait un excellent conseiller; mais
oûL est le conseiller qui serait un bon avocat? M. Lavaisse
peut être sûr que, s'il perd quelque chose à son déplace-
ment, il le retrouvera au décuple. On répand que plusieurs
princes d'Allemagne, plusieurs personnes de France, d'An-
gleterre et de Hollande vont faire un fonds très--considérable»
Yoilà de ces occasions où il serait bon de prendre un parti
ferme. M. Lavaisse, en élevant la voix, n'a rien à craindre ;.
il fera rougir le parlement de Toulouse, en quittant cette
ville pour Paris; et s'il veut aller ailleurs, il sera partout
respecté.
Quoi qu'il arrive, son fils se rendrait très-suspect dans
l'esprit des protecteurs des Calas, et ferait très-grand tort à
la cause, s'il ne faisait pas son devoir, tandis que tant de
personnes indifférentes font au-delà de leur devoir*.
Mariette s'était voué à ce procès, et son zèle ne se
démentit point ; mais il fallait un avocat qui apportât
l'autorité de son nom et d'un talent consacré. Voltaire
adresse sa protégée à Élie de Beaumont avec une let-
tre pressante^ dans laquelle il s'engageait à soutenir
de toutes les façons cette victime des passions d'une
magistrature aliénée. « Je me chargerai de la recon-
naissance ; Je serai heureux de l'exercer envers un
.1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LX, p. 300, 301 •
Lettre de Voltaire à Lavaysse père; 4 juillet 1762.
TACT INFINI DE VOLTAIRE- 21^
talent aussi beau qu'est le vôtre. Ce procès, d'ailleurs
si étrange et si capital, peut vous faire un honneur in-
fini, et l'honneur dans votre noble profession amène
tôt ou tard la fortune ^ » Il mettra Jui-même, dans la
poursuite de cette affaire si épineuse, hérissée de tant
d'obstacles, son entraînement , son impétuosité ordi-
naires, mais tout ce feu, cette ardeur n*excluent ni la
r^exion, ni la circonspection ; dans ses plus fougueux
élans , c'est lui qui aura encore le coup d'œil le meilleur,
le plus de rectitude et de justesse dans l'appréciation de
la situation. Il saura tout aussi bien brider des impa-
tiences trop légitimes mais inopportunes, qu'aiguil-
lonner son monde, et il serait malaisé de décider ce
qu'il y eut le plus à admirer en lui de son courage, de
sa générosité, de son opiniâtreté ou de son bon sens,
de son sang-froid, du tact merveilleux qui lui faisait
voir mieux et plus juste que les gens du métier. Ainsi
il imposera la patience à cette pauvre mère, qui, en
réclamant ses fiUes avant le temps, s'exposait à les
perdre à tout jamais. « Il faut bien que tous les
moyens s'entr'aident , écrit-il à Debrus , que toutes
les voix soient à l'unisson. J'ai toujours pensé qu'il
ne fallait pas sitôt parler des filles. Quiconque a donné
une lettre de cachet veut la soutenir. Ne nous brouil-
lons avec personne: nous avons besoin d'amis^. »
Mais ce qui est non moins à éviter que l'emportement,
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot},.t. LX, p. 284, Lellre
de Voltaire à Étie de Beaumont; aiu Délices, ce 11 juin 1762.
2. Voltaire, Lettres médites sur ta Tolérance ÇPairïs, 1863), p. 91.
Lettre de Voltaire à Debrus, sans date. Mêmes conseils de tempori-
sation et de patience dans une autre lettre à Debrus^ également sans
date, comme la plupart de ces lettres; p. 136.
220 ELISABETH CANNING ET LES CALAS.
c'est que la placidité se change en mollesse ou en
apathie ; et, en un moment où madame Calas avait
l'air de faiblir, on le verra s'écrier : « Il me semble que
si on avait roué mon père, je crierais un peu plus
fort', »
Mais Voltaire , qui était résolu à tout tenter pour
vaincre, n'avait garde de ne point se servir de l'arme
la plus affilée, la mieux trempée dont il pût disposer •
Après s'être adressé aux amis, aux protecteurs, aux
puissances, il s'adressera au grand et suprême juge
de tous les procès et de toutes les causes, à l'opinion ;
et il publiera V Histoire d'Elisabeth Canning et des
Calas ^ qui est l'exposé rapide, dramatique de c€tte
sombre et terrible aventure. Ce récit de quelques pa-
ges (vingt et une pages dans l'édition originale) est
un chef-d'œuvre de raison , de logique , de style.
L'anecdote d'Elisabeth Canning, dont il fait précéder
l'histoire des Calas, quelque inattendue qu'elle soit,
prépare d'une façon merveilleuse le lecteur aux in-
croyables faits qu'il vaUre. Le passage où il démontre
que, devant l'impossibilité et l'absurde, l'attestation du
monde entier ne saurait avoir nulle valeur, est bien
frappée à son cachet, et suffisait à déceler le véritable
auteur de ce plaidoyer aussi habile qu'émouvant.
C'est en vain, dit M. Ramsay, que la loi veut que deux
témoins fassent pendre un accusé. Si M. le chancelier et
M. l'archeyéque de Cantorbery déposaient qu'ils m*ont vu
assassiner mon père et ma mère, et les manger tout entiers
à mon déjeuner en un demi-quart d*heure, il faudrait met-
1. Voltaire, Lettres inédites sur la Tolérance (Paris, 1S63], p. 120.
Lettre de Voltaire à Debrus, sans date.
PUBLICATION DES MÉMOIRES. 221
tre à Bedlam M. le chancelier et M. l'archevôque plutôt que
de me brûler sur leur beau témoignage. Mettez d'un côté
une chose absurde et impossible, et de l'autre mille témoins
et mille raisonneurs, Tim possibilité doit démentir les té-
moignages et les raisonnements*.
Mais, avant cet éloquent et émotionnant énoncé des
faits, Voltaire avait prêté sa plume aux deux frères, à
Donatpour sa Lettre à la veuve dame Calas y sa mère ^
et son Mémoire pour son père^ sa mère et son frère
(22 juillet); et à Pierre Calas pour sa Déclaration^.
Tout cela préparait le public et commençait une
justification que devaient poursuivre et achever le
Mémoire de Mariette, celui d'Élie de Beaumont sanc-
tionné par la signature de quinze de ses confrères,
enfin un dernier, de Loyseau de Mauléon, qui, tous,
sans être des chefs-d'œuvre de style et d'éloquence, ne
remuèrent pas moins puissamment les consciences '.
Le procès avait pris les proportions d'un événement
public; et c'en était un véritable, et qui, en mettant à
nu les vices monstrueux de notre ancienne législation
criminelle, démontrait l'urgence de réformes radicales.
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. XL, p. 551. Histoire
d'Elisabeth Canning et des Calas; août 1762.
2. Pièces orighialcs concernant la mort des sieurs Calas et le jugC'
ment rendu à Toulouse ^ p. 7 à 30.
3. Mariette, Mémoire pour dame Anne Rose Cabibel veuve du sieur
Calast Louis et Louis Donat leurs fils ; et Anne Rose et Anne Calas
leurs filles, demandeurs en cassation d'un arrêt du parlement de
Toulouse ; — Élie de Beaumont^ Mémùire ù consulter et consultation
pour la dame Rose Cabibel, veuve Calas et ses enfants; — Loyseau de
Mauléon, Mémoire pour Donat ^ Pierre et Louis Calasj auxquelles pièces
il faut joindre deux autres écrits : Réflexions sur dame Rose Cabi"
bel y etCy et Observations sur la dame veuve Calas^ l'un et l'autre de
Tavocat Mariette.
222 MOT D'UN CONSEILLBB AU PARLEMENT.
Grâce à ractiyité dévorante du a Vieux de la Montagne, »
tous ces efiorts n'avaient pas été stériles, l'opinion
était saisie, elle était favorable. On ne se répétait pas
sans horreur les détails du supplice d'un malheureux
de l'innocence duquel personne ne doutait plus ; et
c'était à qui déclamerait et tonnerait contre l'aveu-
glement, le fanatisme des juges.
Mais c'eût été concevoir de bien étranges illusions,
que se flatter de réduire aisément une cour souve-
raine, dont les jugements étaient sans appel, avec la-
quelle la royauté même avait à compter. « Croiriez-
vous, mandait D'Aiembert au poète, qu'un conseiller au
parlement disait, il y a quelques jours, à un des avo-
cats de la veuve Calas, que sa requête ne serait point
adûiise, parce qu'il y avait en France plus de magistrats
que de Calas? Voilà où en sont ces pères de la patrie*.»
Cela est caractéristique et donne la mesure de la puis-
sance de cette magistrature moins préoccupée de ses
devoirs que de ses propres intérêts. Il fallait s'attei«lre
à un combat à outrance, et Voltaire y comptait bien.
Mais déjà, quoi qu'en dise le conseiller, il y avait plus
de Calas que de magistrats, car toute la France et
toute l'Europe étaient Calas.
Les burlesques démêlés de Voltaire avec )e prési-
dent de Brosses, pour quatorze moules de bois; par
contre, sa généreuse intervention dans cette aventure
des Calas qui lui prendra le meilleur de son temj»,
n'empêchent point, dans cet homme-légion, les autres
1. VolUlre, Œuvres compièleê (Beuchot), t. LX, p. £04. Lettre
de D'Aiembert à Voltaire; Paris, 12 janvier 1763.
OCCUPATIONS MULTIPLES. 223
hommes d'accomplir chacun leur tâche quotidienne,
a Quand on est jeune, disait-il un jour à madame du
Bocage, il faut aimer comme un fou; quand on est
Tieux, travailler comme un diable*, » U plante, re-
tourne son parterre avec son jardinier Lambert, qu'il
appelle « son corsaire*. f> Il plaide, il fait des vers,
•écrit à mille gens; à la tragédie ébauchée succède la
comédie qu'on achève et qui est bientôt suivie d'une
autre tragédie, et puis d'une autre. Il a été question
•d'un Doti Pèdre^ suspendu bientôt pour un sujet conçu
en six jours mais qui coûtera à son auteur des 'mois
de remaniements et de retouches exigés par ses habi-
tuels confidents ; car le poète, toujours docile, trou-
vera plus aisé d'en passer par les corrections qu'on lui
impose que de se révolter contre ces utiles sévérités'.
(c Malheur à qui ne consulte pas î s'écrie-t-il. » Plus on
corrige, en effet, plus on senties défauts et les imper*
fections. L'enthousiasme de la première heure s'est
-évanoui; mais une grande prédilection a survécu pour
l'œuvre nouvelle, et Ton compte sur un succès égal à
celui de Zaïrt et de Mérope^ si le spectacle et Tinter-
1. Opère del conte ÂlgaroUi (Venezia, 1794), t. XVII, p. 73.
Lettre de madame du Bocage à Algarotli; Paris, ce l^i* mai 1761.
2. Il était de Besançon où il se retira, après avoir séjourné huit
ans à Femey, CwrespoadoÊtoe iaédiUée VMttàre avec Hennin (Paris^
Merlin, 1825}^ p. 132.
d. « Ce*t V<mvrage de six jours, écrivait-il à ua philosophe illustre,
dont il voulaitsavoirTopinion sur cette pièce. L'auteurn^ aurait pas dû
se reposer U septième^ lui répondit son ami. Aussi iest-il repenti de
son ouvrage^ répliqua M. de Voltaire ; et quelque temps après il
renvoya la pièce avec beaucoup de corrections. » Voltaire
complètes (Beuchot), t. Vil, p. 387. Olympie, Avertissemf
ienrs de Kehl,
224 OLYMPIE À FERNËY.
prétation sont tels qu'on les a rêvés et compris. Ces
présomptions optimistes ne sont pas d'ailleurs si té-
méraires qu'on se l'imaginerait, elles ont la sanction
d'épreuves d'autant plus rassurantes qu'elles se sont
faites sur le microscopique théâtre de Femey. La salle
venait d'être achevée; elle était sur le modèle de celle
de Lyon : c'était le même peintre qui avait fait les déco-
rations, très-belles, d'un effet magique. Mais, bien que
les acteurs parussent éloignés de « cinq cents toises, »
que la perspective fut des mieux entendue , l'espace
réel devait être plus qu'insuffisant, quoi qu'on en dise ;
et cette insuffisance de moyens et de spectacle, que
l'intérêt réussissait à faire oublier, autorisait à bien
augurer d'une représentation où se rencontrerait,
dans. des proportions grandioses, tout ce qu'on ne
pouvait exiger d'un théâtre et d'acteurs bourgeois ,
ce théâtre fût-il celui de Voltaire, et madame Dem's
comptât-elle parmi ces artistes bourgeois. Quoi qu'il
en soit, Olympie produisit la plus vive impression,
le bûcher fit merveille, et personne, comédiens et au-
ditoire, ne douta d'un succès assis sur des bases aussi
légitimes et aussi bien établies. Comme toujours,
Voltaire sortit transporté de cet essai qui était un
triomphe.
Les larmes ont coulé pendant toute la pièce, écrivait-il au
duc de Viilars. Les larmes viennent du cœur. Trois cents
personnes, de tout rang et de tout âge, ne s'attendrissent
pas, à moins que la nature ne s'en mêle; mais pour produire
cet effet, il fallait des acteurs et de l'action : tout a été ta-
bleau, tout a été animé. Madame Denis a joué Statira comme
mademoiselle Dumesnil joue Mérope. Madame d'Herman-
ches, qui fesait Olympie, a la voix de mademoiselle Gaussin,
ARRIVÉE DE LEKAIN. 225
avec des inflexions et de l'âme; mais ce qui m'a le plus
surpris^ c'est notre ami Gabriel Cramer. Je n'exagère point;
je n'ai jamais vu d'acleur, à commencer par Baron, qui eût
pu jouer Cassandre comme lui; il a attendri et effrayé pen-
dant toute la pièce. Je ne lui connaissais pas ce talent supé-
rieur. M. Rilliet a joué le grand-prêtre, comme j'aurais
voulu que Sarrazin Teût représenté. Antigone a été rendu
par M. d'Hermanches avec la plus grande noblesse. Je ne
reviens point de mon élonnement^.
C'est sous le coup de cet enchantement qu'il envoie
la « relation de sa petite drôlerie » au duc de Villars
etàBernis, qu'il en parle à D'Alembert, quatre jours
après.
On joua Cassandre, mande-t-il à ce dernier, ces jours pas-
sés sur mon théâtre de Ferney, non le Cassandre que vous
avez vu croquer, mais celui dont j'ai fait un tableau suivant
votre goût. Les ministres n'ont osé y aller, mais ils y ont
envoyé leurs filles. J'ai vu pleurer Genevois et Genevoises
pendant cinq actes, et je n'ai jamais vu une pièce si bien
jouée, et puis un souper pour deux cents spectateurs, et
puis le bal : c'est ainsi que je me suis vengé *.
11 allait, du reste, y avoir un redoublement de re-
présentations et de solennités dramatiques ; et, durant
quelques jours, il ne serait question d'autre chose au
château de Ferney. Lekain, que nous avons déjà vu
aux Délices, en 1755, venait oublier, auprès de son
maître et de son bienfaiteur, ses triomphes parisiens
et aussi ses mécomptes, car les couronnes que l'on
tresse à ces demi-dieux du théâtre ne sont pas exemptes
1. Voltaire, OEuvres complètes (Beuchot), t. LX, p. 215, 216.
Lettre de Voltaire au duc de Viliarà; 25 mars 1762.
2. Ibid,, t. LX, p. 212, 222. Lettre de Voltaire à D'Alembert;
à Ferney, 29 mars 1762.
226 TANCRÈDfi ET CÂLÂS.
d'épines. Quoique d'une sauté assez frêle, il avait pris
du corps ; et le solitaire du Mont-Jura, qui ne l'avait
pas vu depuis sept ans, lui trouva l'air d'un « gros
chanoine ^ d L'on devine bien que, durant son trop
rapide séjour, les heures qui ne se passeront point à
jouer seront employées à répéter. Lekain se prêtait
à tout avec une complaisance, une bonne grâce in-
finies. «Nous avons déjà joué Tancrède; Lekain m'a
paru admirable; je lui ai même trouvé une belle
figure. J'étais le bonhomme Argire; je ne m'en suis
pas mal tiré ; mais ni lui ni moi ne jouons, dans
Olympie ; nous serons tous deux spectateurs béné-
voles. Je devais naturellement jouer le grand prêtre ;
ce sont mes triomphes, vu le goût que j'ai pour l'É-
glise; mais je suis honoré du même catarrhe quia
osé souffler sur mes anges. » Le patriarche n'a garde
d'omettre un petit incident qui ne laisse pas d'être
caractéristique. Dans Tancrède^ à ce vers de la scène
sixième du quatrième acte :
0 juges malheureux, qui dans vos faibles maias...
la salle trembla sous les battements de mains accom-
pagnés de cris et même de hurlements. « Mais voilà,
ajoute Voltaire, toute la réparation qu'on a faite à la
mémoire dii plus malheureux des pères. » Il dictait
ces lignes le 18 avril : la veille, on représentait Al--
zire. (k Mes anges sauront qu'hier Lekain nous joua
Zamore; il était encore plus beau que je n'avais
cru. Il joua le second acte, de manière à me faire
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), l, LX, p, 229. Lettre
de Voltaire à d'Argental; 18 avril 17C2.
lïILORD CRAFF. 227
rou^r d'avoir loué autrefois Baron etDufresne. Je ne
45royais pas qu'on pût pousser aussi loin l'art tragique.
Il est vrai qu'il ne fut pas si brillsuit dans les autres
actes...; il fut bien mal secondé; ma nièce ne jouait
point. Cramer, qui avait joué Cassandre supérieure-
goient, joua Alvarè^ précisément comme le bon Cas-
sandre. Mais enfin, nous voulions voir Lekain, et nous
Tavons vu. ^ Il y a là un « ma nièce ne jouait point»
qui vaut son pesant d'or. Mais il faut prendre son
parti sur ces étranges illusions, malgré le léger aga-
cement qu'elles causent, comme sur beaucoup d'autres
faiblesses moins inofFensives.
Le poète tenait surtout k avoir l'avis de Lekain
sur Olympie; maïs l'oncle d'un des acteurs de la
petite troupe s'avise de passer de vie à trépas, et
vient tout entraver par cette mort inopportune. Vol-
taire, bien que le cœur lui en saigne, décide que, va
le cas, on se bornera à répéter devant Lekain. Mais,
au moment où l'on n'y comptait plus, les difficultés
se trouvent levées ; l'on va pouvoir représenter Olym-
pie^ et, après Olympie^ le Français à Londres. Il
y a, dans la comédie de Boissy, un personnage
portant le nom de milord Craff, ce qui n'a rien
d'étrange en soi. Mais, à cette même date, un véri-
table milord Craff se trouvait à Femey, où il était venu
saluer l'illustre auteur de la Henriade^ et ce fut lui
qui joua le rôle de son homonyme de la comédie,
€ette coïncidence était au moins piquante, et divertit
fort toute la colonie. « J'en ris encore, quoique je
sois bien malade », dit Voltaire, qu'elle amusa plus
que personne. La représentation d'0/ynî;)fcàia(pielle
228 LE MOMENT DU BUCHER.
assista Lekain ne laissa rien à désirer au point de vue
des décors et du spectacle ; et Voltaire ne fit que trop
bien les choses, à en juger par une phrase de sa lettre
du 27 avril, relative au séjour projeté de la duchesse
d'Enville aux Délices : «c On y trouvera de la batterie
de cuisine ; mais comme la moitié de notre linge a été
brûlée dans nos fêtes de Feniey, nous ne pouvons en
fournir. » Voltaire en aurait-il donc alimenté son bû-
cher du cinquième acte ? a Le moment du bûcher fut
terrible, mande-t-il à ICollini, les flammes s'élevaient
quatre pieds au-dessus des acteurs ^ »
Mademoiselle Corneille prenait une part active à ces
fêtes. En attendant qu'elle s'attaquât au répertoire de
l'auteur du Cirf, elle s'était essayée dans les rôles co-
miques et s'en était tirée sans trop d'insuccès, a II y
a de quoi en faire une Dangeville, écrit le poëte à son
vieil ami Cideville. Elle joue des endroits à faire mou-
rir de rire, et, malgré cela, elle ne déparera pas la
tragédie. Sa voix est faible, harmonieuse et tendre;
il est juste qu'il y ait une actrice dans la maison de
Corneille^. » Tout cela était au mieux, mais on cou-
rait sur ses vingt ans^ et on allait être bonne à ma-
rier. Néanmoins, à Ferney, personne, à commencer par
mademoiselle Corneille-Chiffon, comme l'appelait Vol-
taire, ne songeait à un établissement, quand se pré-
senta un prétendant au cœur et à la main de la demoi-
selle, appuyé et patronné par les divins anges. Voltaire
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuehot), t. LX, p. 242. Lettre
de Voltaire à Collini; à Ferney, 23 avril 1762.
2. Ibîd., t. LX, p. 9G, 97. Lettre de Voltaire ù adeville; aux
Délices, 20 septembre 17GI.
M. DE VAUGRENANT. 229
le nomme M. de Vaugrenant, dans une de ses lettres,
et M. de Cormont dans d'autres ; probablement, ces
noms lui appartenaient également. En homme positif,
le seigneur de Ferney s'inquiète un peu de ce qu'ap-
portera le futur; et ce qu'il découvre refroidit sensi-
blement son enthousiasme. « Mon demi-philosophe,
que vous m'avez dépêché, écrit-il à d'Argental, n'est
pas demi-pauvre, il l'est complètement. Son père n'est
pas demi-dur, -c'est une barre de fer. 11 veut bien don-
ner à son fils mille livres de pension; mais, en récom-
pense, il demande que je fasse de très-grands avan-
tages... » Voltaire donnera vingt mille francs, alors
prêtés à M. de La Marche, quatorze cents livres de
rentes viagères déjà assurées, environ quarante mille
livres de souscriptions ; le marié et la mariée c( nourris,
chauffés, désaltérés, portés ^ » n'était-ce pas fort hon-
nête, et ce père était-il bien fondé à exiger davantage?
c( Le demi-philosophe, » de son côté, ne semble
pas moins calculateur, et montre le bout de l'oreille à
madame Denis, que cette arithmétique n'impressionna
pas favorablement. Voltaire, toutefois, avait pris l'af-
faire à cœur. 11 rêvera de faire du Vaugrenant un né-
gociateur auprès de la république de Genève, se figu-
rant, par avance, que les Genevois seront enchantés
d'un pareil arrangement : M. le duc de Praslin devait
bien cela au sang du grand Corneille et à son amitié
pour son commentateur indigne. Mais voilà que le
père, qui servait une pension de mille livres à son fils,
la suspend, sous le prétexte qu'il lui a payé sa compa-
1. Parodie d'un vers du Joueur de Regnard, acte III, scono m.
S30 UN ?RÉT£KDANT ÉVINCÉ.
gnie, laquelle compare va être réformée. Il ne restait
plus à ce dernier que trois chevaux « que nous nour-
rissons » et ses dettes ; car M. de Vaugrenant ou de Cor-
mont s'était installé chez Voltaire, comme si tout était
conclu et parachevé. Il croyait faire beaucoup d'hon-
neur à mademoiselle Corneille en l'épousant; lepoëte,
qui savait calculer, lui aussi, et qui n'entrevoyait d'ar-
rangement possible que si M. de Praslin se fût prêté à ce
qu'on sollicitait de lui, jugea qu'il fallait prendre un
parti et brusquer le dénoùment. Mais M. de Cormont
se trouvant bien à Femey, sans avoir le moindre goût
pour la jeune fille, voulait absolument demeurer, et
ce ne fut pas sans peine qu'on le décida à déloger*.
Mademoiselle Corneille avait assisté à ces négociations
avec une grande froideur, et le vit partir sans regret.
L'auteur de Zaïre appréhenda, un instant, que ce ma-
riage cassé ne fît quelque tort à la pauvre enfant ;
mais les circonstances prirent soin de dissiper ses in-
quiétudes, et de la façon la plus heureuse et la plus
inattendue.
Voilà bien autre chose. Je marie mademoiselle Corneille,
non pas à un demi-philosophe dégoûté du service, mal avec
ses parents, avec lui-même, et chargé de dettes, mais à un
jeune cornette de dragons» gentilhomme très-aimable, de
mœurs charmantes, d'une très-jolie figure, amoureux, aimé,
assez riche. Nous sommes d'accord, et en un moment, et
sans discussion, comme on arrange une partie de souper.
Je garderai chez moi futur et future; je serai patriarche, si
vous nous approuvez •.
1. Voltaire, OEuvreê eomp!ète$ (Beuehot), t. LX« p. 498. Lettre
de Voltaire à d'Argentol; 10 janvier 1763,
2. Ibid,, l. LX, p. 519. Lettre de Voltaire au môme; 23 jan-
vier 1763.
M. DUPUITS DE LA CHAUX. 231
*
Cet aimable prétendant était un garçon de vingt-
trois ans et demi, M. Dupuits de La Chaux, cornette
dans la colonnelle générale, possédant environ huit
mille livres de rentes en fonds de terre, « à la porte de
notre château, d II paraît que si les négociations allèrent
un Irain de galop, on se plut aussi soudainement.
Ils s'aiment passionnément; cela me ragaillardit, et n'em-
pêche pourtant pas que je n'aie une grosse fluxion sur les
yeux,.. Avouez, mon ancien ami, que la destinée de ce chif-
fon d'enfant est singulière. Je voudrais que le bonhomme
Pierre revînt au monde pour être témoin de tout cela, et
qu'il vît le bonhomme Voltaire menant à l'église la seule
personne qui restede son nom *.
Cela n'est-il pas charmant, et d'un bonhomme, en
effet? La joie du vieillard est aussi vive que sincère,
ses entrailles se sont émues à la perspective prochaine
d'un bonheur qui serait son ouvrage. Ce n'est pas un
célibataire sec, égoïste, ne songeant qu'à soi : le
spectacle de la féUcité des autres ne le laisse pas insen-
sible ; s'il souffre, s'il est vieux, il sourit à la jeunesse
et se 'déride à ses ébats. Tout avare qu'on le fait et
qu'il est peut-être à certaines heures, il sait être géné-
reux et répandre l'argent sans y trop regarder ; il sait,
en tout cas, faire de son château de Ferney un cara-
vansérail des plus hospitaliers où le voyageur ne de-
mande pas mieux de s'attarder, qui sera le refuge et
Tasile d'un petit groupe de déshérités dont il deviendra
la providence, et desquels il ne réclamera qu'un peu
d'indulgence à l'égard d'inégaUtés bien excusables
1. Voltaire, Œuvres compîhtes (Beuchot), t. LX, p. 533. Lettre
de Voltaire à Gideville; à Ferney, le 26 janvier 17G3.
232 UNE MESURE INDISPENSABLE.
chez ce valétudinaire à titre d'office. Il fallait bien que
le père se ressentît du bonheur de sa fille, et Voltaire
hii fera passer vingt-cinq louis de joyeux avènement.
Le bonhomme n'était pas trop à produire, il avait ho-
noré Ferney de sa visite, à la fin d'avril"i762, et il
n'avait pas été besoin à son hôte, pour le juger,
d'un long examen. « Celui-ci ne sera jamais com-
menté, écrivait Voltaire à d'Argental (27 avril), ou je
suis le plus trompé du monde. » Enfin, son avis
était d'empêcher, à tout prix, François Corneille de
venir à la noce, où il serait médiocrement goûté. Si le
parti était cruel, on ne peut guère .disconvenir qu'il
ne fût indispensable; et l'auteur de Mérope avait dû,
bien qu'il en gémit, s'incliner devant des considéra-
tions implacables.
Si c'était l'oncle Pierre, ou môme Toncle Thomas, je le
prierais en grande cérémonie; mais pour François, il n'y a
pas moyen. Il est singulier qu'un père soit un trouble-fète
dans une noce; mais la chose est ainsi, comme vous savez.
On prétend que la première chose que fera le père, dès qu'il
aura reçu quelque argent, ce sera de venir vite à Ferney :
Dieu nous en préserve! Nous nous jetons aux ailes de nos
anges, pour qu'ils l'empêchent d'être de la noce. Sa per-
sonne, ses propos, son emploi, ne réussiraient pas auprès
de la famille dans laquelle entre mademoiselle Corneille.
M. le duc de Yillars, et les autres Français qui seront de la
cérémonie, feraient quelque mauvaise plaisanterie. Si je ne
consultais que moi, je n'aurais assurément aucune répu-
gnance; mais tout le monde n'est pas aussi philosophe que
votre serviteur, et, patriarcalement parlant, je serais fort
aise de rendre le père et la mère témoins du bonheur de la
famille».
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LX, p. 520. Lettre de
Vollairoà d'Argental; 30 Janvier 17 63.
CLÂUDE-ÉTIËMNË CORNEILLE. 233
Le mariage se faisait le 12 février 1^63, au grand
contentement non-seulement des deux époux, qui
s'adoraient, mais des neveux et nièces de Voltaire,
qui y applaudirent. «Je me fais deux enfants que la na-
ture ne m'avait point donnés ; ma famiUe, loin d'en
murmurer, en est charmée : tout cela tient un peu du ro -
man^» Moins d'un mois après, apparaissait à Ferney
un arrière-petit-fils de Pierre, « par conséquent très-bon
gentilhomme, » Claude-Etienne Corneille^, lui aussi
terriblement déchu. Il avait été soldat, déserteur, ma-
nœuvre, et il arrivait de Genève dans l'espérance qu'on
lui ferait fête, a On nous menace d'une douzaine
d'autres petits Comillons, cousins-germains de Per^
tharite^ qui viendront l'un après l'autrç demander la
becquée; mais Marie Corneille est comme Marie, sœur
de Marthe ; elle a pris la meilleure part. » Notez que
Claude-Etienne avait une sœur, dont on annonçait la
visite^. Voltaire espérait bien se débarrasser au meil-
leur compte de cette descendance encombrante, non
sans être frappé, toutefois, de l'étrange hasard quigou-
1. Voltaire^ Œuvres complètes (Beuchot), t. LX, p. 3G2. Letlre
de Voltaire à M. de Chauvelin ; à Ferney, 13 février 17 63.
2. a Fils de Pierre-Alexis Corneille, lequel était fils de Pierre
Corneille, gentilhomme ordinaire du roi, lequel Pierre était fils de
Pierre, auteur de Cinna et de Periharite, » Voltaire, Œuvres com-
plètes (Beuchot), t. LX, p. 593. Lettre de Voltaire à d'Argental;
aux Délices, 9 mars 1763. Né le 15 avril 1728, Claude Etienne
avait alors trente-cinq ans, il était déjà père d'un fils, Louis-Ambroise,
né le 9 décembre 1756. Sa fille Jeanne-Marie, venue au monde neuf
ans plus tard, le 21 juillet 1765, sera élevée au couvent où M. de
Malesherbes payera sa pension. Baron Stassart, Œuvres complètes
(Paris, Didot, 1855), p. 352. Généalogie de la famille Corneille.
3. Marie-Anne Corneille, née vers 1719, âgée alors par consé-
quent de quarante-quatre ans environ.
204 VOLTAIRE MÂRUKT SOlf MONDE.
vem6 et régit les choses de ce monde. «J'en reviens
toujours à la destinée. L'amère-petit-fils de Pierre
Corneille demande l'aumône; Marie Corneille, qui est à
peine sa parente, a fait fortune sans le savoir. » Mais
ces retours philosophiques ne donnaient ni pain ni
dot aux vrais Corneilles qui furent loin, en définitive,
d'être traités comme les derniers venus à la vigne,
dont parle l'Évangile.
Voltaire mariant son monde et se mirant dans son
œuvi'e, voilà un Voltaire qu'on se figure moins, bien
que ce ne soit point le premier mariage qu'il ait fait et
le seul qu'il fera. En septembre 1760, il mariait, à
Ferney, le résident de France à Genève, M. de Mont-
péroux^ Après avoir constitué le ménage Dupuits, il
établira la sœur de ce fils d'adoption ; et, plus tard,
il couronnera ses prouesses de ce genre en faisant,
de belle et bonne ^ une marquise de Villette. Mais ces
doux passe-temps ne prennent pas toute sa vie. S'il
a des moments de candeur charmante où il joue-
rait avec un enfant, il en est d'autres, envahis par
la passion, la passion aveugle, où l'on se montre
aussi emporté, aussi exclusif, aussi persécuteur que
l'ennemi que l'on traque au nom de la vérité et
de la tolérance. V Infâme I on sait ce que signifiait
cet étrange cri de ralliement qu'échangent inces-
samment les initiés, pour ranimer un zèle qui ne
sommeillait guère, pour s'encourager à la vigilance
et attiser dans les e<Burs un feu inextinguible. A l'é-
1. TolUire, OEwrtê complétât (Beoehot), t. LIX, p. 22, 29.
Lettres de Voltaire à iiMiâ«rae d'Épmni «t à Hiiériot; 20 et 2Z sep-
tembre t7G0.
L^NFAME. 235
poque où nous sommes, la haine du culte catholique
est passée à l'état aigu, le sang-froid a disparu, il ne
faut plus parier de modération : c'est une guerre à
toute outrance, une œuTre de destruction dont le seul
terme sera le complet effacement de l'adversaire.
Longtemps on s'était home à décocher son trait en-
venimé ; désormais, le patriarche de Femey n'écrira
plus de lettre sans qu'il ne la close par ces signes
fatidiques , ignorés des profanes et que les commis
de la poste, moins avisés que curieux, comme ce singe
de la Fable, prenaient pour un nom d'homme * .
Le nourrisson du Temple, l'élève de Chateauneuf et
de €haulieu, ne pouvait être un esprit religieux, et ses
maîtres de Louis-le-Grand n'avaient pas eu tort de
flairer dans cet enfant étrangement éveillé et irres-
pectueux un frondeur, un sceptique, et quelque chose
de pis encore. Nativement, sincèrement, Arouet ap-
partenait bien à cette génération qui grandissait, aussi
peu encline à la soumission que la précédente avait
été croyante, disciplinée, chrétienne. Le clergé, par
ses divisions sur des questions de doctrine, par son
despotisme, par les mœurs scandaleuses de trop de
ses membres, n'avait pas aidé médiocrement à ce re-
lâchement de la foi ; et le mauvais exemple qu'il don-
nait avait déconsidéré le culte en même temps que ses
ministres. Mais ce relâchement n'avait pas empêché
l'intolérance ; jamais, au contraire, l'on n'avait plus
recherché, inquiété, persécuté au nom de la religion ;
jamais les tribunaux ecclésiastiques n^avaient fait
1 . « €e M. Eerlinf n^éerit pas mal i» , disaient ees braves gens.
Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXIV, p. 545.
236 HORREUR DE FRÉDÉRIC POUR TOUS LES CULTES.
preuve de plus de rigueurs. Livres, brochures, jus-
qu'à de simples préfaces de tragédies, tout était sou-
mis au contrôle le plus vétilleux, et bien peu d'œuvres
trouvaient grâce devant un censeur qui savait à quoi
l'exposait im simple soupçon d'indulgence. De telles
sévérités, trop souvent exercées avec un zèle mala-
droit, durent exaspérer cette nature d'esprits pour les-
quels la contrainte morale est la moins supportable,
la plus dure comme la plus odieuse des violences.
Tout alors, même les choses qui lui étaient le plus
étrangères, se faisait sous le couvert de la religion;
ce qui explique cette haine profonde et déchaînée
contre le culte, que Ton ne distingua plus de la su-
perstition et du fanatisme.
Dès 1740, Voltaire, dans une lettre au président
Hénault, ne dissimulait point ses sentiments à re-
gard de ce qu'il appelle déjà « la basse et infâme su-
perstition*. » Ses relations étroites avec le moderne
Julien ne font que fortifier sa haine. Frédéric, qui
croyait à peu de choses, et qui était bien plus fdt
pour écrire que pour réfuter l'abominable chef-
d'œuvre de Machiavel, avait horreur des religions, et
poussait cette aversion au point d'oublier qu'il est plus
facile à un chef d'État de s'accommoder avec elles que
de s'en passer, te mot fameux: Écrasez f infâme 1
qui en eut l'idée, qui l'articula le premier? La pre-
mière fois que nous le rencontrons, c'est dans une lettre
aigre-douce du roi à son ancien chambellan, à la date
du 18 mai 1739. c( Vous dicterez encore, des Délices,
t. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchol), t. LIV, p. 237. Lettre de
Voltaire au président; 31 octobre 1740.
LE POINT DE DÉPART. 237
des lois au Parnasse; vous caresserez encore Vm-
fâme d'une main, et l'égratignerez de l'autre; vous
la traiterez comme vous en usez envers moi, et en-
vers tout le mondée» A quoi Voltaire répondait :
« Votre Majesté me reproche, dans ses très-jolis vers,
de caresser quelquefois Vin fâme; eh! mon Dieu, non;
je ne travaille qu'à l'extirper, et j'y réussis beaucoup
parmi les honnêtes gens. J'aurai l'honneur de vous
envoyer dans peu un petit morceau qui ne sera pas
indifférent^. » Le mot faisait donc partie du vocabu-
laire, dès cette époque; mais comme on peut le con-
jecturer avec quelque fondement, l'usage n'en devait
pas être aussi récent et datait de plus loin. A la fin de
17S7, Voltaire écrivait à D'Alembert :
Jô fais comme Caton, je finis toujours ma harangue en
disant Deleatur Carthago.,. 11 ne faut que cinq ou six philo-
sophes qui s'entendent pour renverser le colosse. Il ne s'agit
pas d'empêcher nos laquais d'aller à la messe ou au prêche ;
il s'agit d'arracher les pères de famille à la tyrannie des
imposteurs, et d'inspirer l'esprit de tolérance. Cette grande
mission a déjà d'heureux succès. La vigne de la vérité est
bien cultivée par des D'Alembert, des Diderot, des Boling-
broke, des Hume, etc. Si votre roi de Prusse avait voulu se
borner à ce saint œuvre, il eût vécu heureux, et tous les
académiciens de l'Europe l'auraient béni «.
Voltaire, qui n'aspire qu'à l'affranchissement du
genre humain, mais qui ne suppose point que l'on
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beucliot), t. LVIII, p. 95. Lettre
de Frédéric à Voltaire; 18 mal 17 G9.
2. lbid,y t. LVIII, p. 111. Lettre de Voltaire à Frédéric, juia
1769.
sr Ibid., t. LVlIi p. 397, 398. Lettre de Voltaire à D'Alembert;
aux Délices, 6 décembre 1757.
238 N'INSTRUISONS PAS NOS VALETS.
puiâse se passer de laquais, exclut, comme on le voit, la
canaille de sa république, La vérité n'est pas faite pour
les classes inférieures, qui peuvent aller à la messe et
au prêche, même au grand avantage de leurs maîtres^.
Le philosophe écrivait à M. de La Chalotaîs qui venait
de publier un Essai dT éducation nationale : «Je vous
remercie de proscrire l'étude chez les laboureurs.
Moi, qui cultive la terre > je vous présente requête
pour avoir des manœuTres, et non des clercs tonsu-
rés. Envoyez-moi surtout des frères ignorantins pour
conduire mes charrues ou pour les atteler \ » Tout
cela est à merveille, et n'instruisons pas nos valets ;
mais alors soyons discrets, et ne discourons que
porte close. Horace Walpole mandait, deux ans plus
tard, à son ami Montaigu : a J'ai dîné aujourd'hui avec
une douzaine de savants, et quoique tous les domes-
tiques fussent là pour le service, la conversation a été
beaucoup moins réservée, même sur l'Ancien Testa-
ment, que je ne l'aurais souffert à . ma table en An-
gleterre, ne fût-ce qu'en présence d'un seullaquais^. »
Sans tenir à ce que le peuple demeurât ignorant,
1 . Il s'oublie jusqiVà dire : « C'est à mon gré le plus grand service
qu'on puisse rendre au genre humain, de séparer le sot peuple des
honnêtes gens pour jamais ; et il me semble que la chose est assez
avancée. On ne saurait souffrir Tabsurde insolence de ceux qui vous
disent : je veux que vous pensiez comme votre tailleur et votre
blanchisseuse. » Œuvres complètes (Beuchot), t. LXU, p. 315. Lettre
de Voltaire à d'Argental; 27 avril 1765.
2. Ibid,, t. LX^ p. 581. Lettre de Voltaire à La Chalotais; à
Ferney, le 28 février 1763.
3. Lettres d* Horace Walpole, traduites par M. le comte de Bailloa
(Didier, 1872), p. 31. Lettre de Walpole à Georges Montaigu f Paris ^
22 septembre 1765.
CAUSES DE CET EXCLUSIVISME. 239
ce qui aurait été médiocrement philosophique. Vol-
taire pensait qu'il lui était physiquement, sinon mo-
ralement, impossible de cesser de rètre. « Je crois
que nous ne nous entendons pas, disait-il à Damila-
ville qui voulait que le soleU brillât pour tout le
monde, sur l'article du peuple que vous croyez digne
d'être instruit. J'entends par peuple la populace qui
n'a que ses bras pour vivre. Je doute que cet ordre de
citoyens ait jamais le temps et la capacité de s'ins-
truire ; ils mourraient de faim avant de devenir philo-
sophes. . . ce n'est pas le manœuvre qu'il faut instruire,
c'est le bon bourgeois, c'est ITiabitant des villes ;* cette
entreprise est assez forte et assez grande*. » Ce jj^était
pas, chez Voltaire, dureté et étroitesse; mais, au beau
milieu encore du XVIIP siècle, la populace de Paris et
le paysan de nos campagnes ne permettaient guère
de concevoir, dans un avenir même lointain, leur af-
franchissement intellectuel. Cet homme pratique, qui
ne rêvait pas, et avait horreur des chimères, quelles
qu'elles fussent, haussait les épaules à toutes ces illu-
sions de l'école philosophique. Mais, comme on en peut
juger par ces dernières lignes, son exclusivisme n'était
pas aussi -complet que certaines boutades sur la c( ca-
naille » sembleraient l'indiquer. Il n'avait, d'ailleurs,
qu'à regarder autour de lui pour modifier ses idées,
espérer davantage des classes inférieures et se con-
vaincre de la possibilité d'une dispersion autrement
large et libérale de l'instruction et des lumières.
L'avocat Liiiguet, croyant abonder dans son sens, lui
t. Voltaire, OEuvres compléta (Beuehot}, t. LXUI, p. tU. Lettre
de Voltaire à DamilayiUe; le' avril 1766.
240 RÉPONSE A LINGUET.
avait écrit que tout était perdu à ses yeux, dès qu'on
mettait le peuple dans le cas de s'apercevoir qu'il
avait aussi un esprit.
Distinguons, lui répond Voltaire, dans ce que vous appe-
lez peuple, les professions qui exigent une éducation hon-
nête, et celles qui ne demandent que le travail des bras et
une fatigue de tous les jours. Cette dernière classe est la
plus nombreuse. Celle-là, pour tout délassement et pour tout
plaisir, n'ira jamais qu'à la grand'messe et au cabaret, parce
qu'on y chante, et qu'elle y chante elle-même; mais pour
les artisans plus relevés, qui sont forcés par leurs profes-
sions mêmes à réfléchir beaucoup, à perfectionner leur
goût, à étendre leurs lumières, ceux-là commencent à lire
dans toute l'Europe. Vous ne connaissez guère à Paris les
suisse^ que par ceux qui sont aux portes des grands sei-
gneurs ou par ceux à qui Molière fait parler un patois inin-
telligible dans quelques farces; mais les Parisiens seraient
étonnés s'ils voyaient dans plusieurs villes de Suisse, et sur-
tout dans Genève, presque tous ceux qui sont employés
aux manufactures, passer à lire le temps qui ne peut être
consacré au travail. Non, monsieur, tout n'est pas perdu
quand on met le peuple en état de s'apercevoir qu'il a un
esprit. Tout est perdu au contraire quand on le traite comme
un troupeau de taureaux; car tôt ou tard, ils vous frappent
de leurs cornes*...
V
Si Voltaire nous révèle, dans la lettre à D'Alembert,
que nous avons citée, les plus illustres coopérateurs à
cette tâche de destruction dont le fanatisme et la su-
perstition étaient l'objet, il est loin de les nommer
tous. Helvetius, Marmontel, l'allemand Grimm, « qui
ne le cède en zèle à pas un*, » d'Holbach, tra-
1. Voltaire, OEuvres complètes (Deuchot), t. LXIV, p. i05, 106.
Lettre de Voltaire à Linguet; 15 mars I7G7.
2. Correspondance inédite de Grimm (Paris, Fume, Ï829), p. 23.
Lettre de Grimm à Voltaire; à Paris, ce 6 septembre (17G2).
LES CORRESPONDANTS DE VOLTAIRE. 24 i
vaillent avec une ardeur égale à la « vigne de vé-
rité » ; et il n'a pas tort de se féliciter des progrès que
font auprès des honnêtes gens ces idées d'affranchis-
sement, qui gagnent de proche en proche et auront
bientôt tout envahi. Il ne vivra pas assez pour voir
cet heureux jour, mais, avant de fermer les yeux, il
en aura incontestablement vu poindre l'aurore. Cha-
cun servait la cause selon son tempérament et ses
forces, D'Alembert avecune persévérance flegmatique,
l'auteur de la Henriade avec sa nature nerveuse,
emportée. Certes, nul n'avait à se partager entre plus
de soins, d'occupations, d'études différentes que ce
dernier; et, pourtant, il ne perd pas un instant de vue
le but. Vinfâmel écraser l infâme! c'est son souci de
toutes les minutes, comme ce sera bientôt la sentence
inévitable de toutes ses épltres. Bien que D'Alembert
soit un correspondant très-actif et le coryphée du
parti, il ne réussit pas à s'éparpiller avec cette admi-
rable facilité ; et le poète est bien forcé de cher-
cher des correspondants subalternes ayant, par cela
même, plus de temps à disposer en faveur de l'œuvre
commencée.
Sans doute d'Argental compte au nombre de ce
petit groupe de libres penseurs ; mais il est avant tout
un lettré, un adorateur passionné des choses du théâ-
tre. 11 soigne la réputation, la gloire dramatique de
son ami, et il ne faut l'enlever que le moins possible
à une tâche qu'il préfère à toutes ; car s'il est acquis,
corps et âme, à l'auteur de V Histoire de Charles XII
et du Siècle de Louis XIV ^ s'il est résolu à le servir
en toute occasion, il gémit intérieurement quand, re-
▼I. 44
242 BESOINS B'EXPÂirSION.
buté par les injustices ou les insuccès, Voltaire Ta
demander une consolation et un refuge à la philoso-
phie ou à l'histoire. Avec l'âge et les années, Thiériot,
dont nous connaissons l'apathie et la paresse crou-
pissante, changeant de Mécènes et de protecteurs,
mais n'ayant d'autre visée que celle d'un bon gîte et
d'une bonne table, se préoccupait médiocrement de
répondre aux curiosités fiévreuses de son ancien ca-
marade, etV en dépit des reproches, des plaintes
d'amaiit que lui attirait trop souvent son peu d'exac-
titude et de zèle, il n'entretenait avec lui que des rap-
ports languissants et de tous points insuffisants. Il
fallait bien ronger son frein, se contenter de cette
maigre pitance et des rares indemnités que lui dépêchait
le hasard. Mais ceui-là étaient les bien venus qui s'of-
fraient d'édifier plus ou moins réguUèrement la mar-
motte des Alpes sur les agissements des Welches et des
badauds de la vieille et frivole Lutèce. « Si vous n'aviez
rien à faire, disait-il à M. de Montmerci, et que vous
vouliez quelquefois m'écrire des nouvelles de Uttéra-
ture, ou même des nouvelles publiques, à vos heures
de loisir, vous me feriez beaucoup de plaisir. » Et ce-
pendant, à cette date, il avait enfin trouvé son père
Mersenne, un père Mersenne autrement dévoué, au-
trement sérieux que Thiériot, qui n'avait, à aucun
moment de leur liaison, mérité un pareil surnom.
Nous parlons d'un Mersenne, il eût été plus juste de
dire un Séide; car le dévouement de Damilavillc
pour le patriarche de Femey alla jusqu'au fana-
tisme.
Damflaville à qui, de 1760 à la fin de 1768, Voltaire
i
DAMILAVILLE, 243
ne passera guère de jours sans adresser au moins un
billet rapide, a tout une physionomie à part. Il ne
ressemble à^personne de la philosophie et de VEncij^
clopédie, et le rôle obligatoirement effacé et imperson-
nel qu'il joue contraste étrangement ayec l'allure
tapageuse et bavarde d'un abbé de Prades ou d'un
Raynal. Après avoir servi comme garde du corps
et avoir fait la plupart des campagnes de la guerre
de 1741, DamilaviUe entra dans l'admimstration,
où nous le trouvons premier commis au bureau
des Vingtièmes. Il avait le droit par sa place de
contresigner, avec le cachet du contrôleur général
des finances, toutes les lettres sortant de son bureau,
et il usait largement dé ce privilège en faveur de ses
amis, auxquels il faisait ainsi passer, d'un bout à l'au-
tre du royaume, tous les paquets, gros ou petits,
qu'ils pouvaient souhaiter. L'on conçoit quelle for-
tune sans prix devait être Famitié d'un pareil homme
pour un écrivain de la libre pensée, dont la correspon-
dance avait si bon besoin du secret. Les envois de
Femey, livres, brochures, manuscrits, étaient inces-
sants ; Bouret et Grimod de la Reynière s'étaient char-
gés jusque là de faire parvenir la correspondance, et
les différents papiers du patriarche ; mais ce dernier
avait cru s'apercevoir que cette voie n'était pas d'une
sûreté absolue, et le contre-seing du contrôleur gé-
néral devait lui offrir de tout autres garanties. A ces
bons offices ne se borna pas, toutefois, le zèle du pre-
mier commis des Vingtièmes, qui se fit une tâche de
rendre à l'illustre ami qu'il s'était acquis tous les
devoirs et les services en son pouvoir.
244 SON PORTRAIT.
Yoilà rorigine, nous dit Grimm, de ce ton trop souvent
malveillant qui ne laisse pas de mettre en déûance sur
l'exactitude de sts portraits, voilà l'origine du commerce de
lettres qui a duré sans interruption jusqu'à ce moment. Da-
milaville mandait toutes les nouvelles littéraires, politiques,
hasardées, bonnes ou mauvaises, à M. de Voltaire, qui lui
répondait très-exactement, et lui écrivait des lettres char-
mantes. Damilaville ne ressemblait pas à son correspondant;
il n'avait ni grâce, ni agrément dans l'esprit, et il manquait
de cet usage du monde qui y supplée. Il était triste et lourd,
et le défaut de première éducation perçait toujours. Le ba-
ron d'Holbach l'appelait plaisamment le gobe-mouche de la
philosophie. Comme il n'avait pas fait ses études, il n'avait
dans le fond aucun avis à lui^ et il répétait ce qu'il enten-
dait dire aux autres; mais sa liaison étroite avec M. de Vol-
taire, qui le lia avec MM. Diderot et D'Alembert, et avec les
plus célèbres philosophes de la nation, lui donna une espèce
de présomption qui ne contribua pas à le rendre aimable.
11 n'était pas d'ailleurs d'un caractère à mériter des amis.
C'est une chose bien digne de remarque, que cet homme
est mort sans être regretté de personne, et que, malgré cela,
durant tout le cours de sa longue et cruelle maladie, son lit
n'a cessé d'être entouré par tout ce que les lettres ont de
plus illustre et de plus estimable. Ce que chacun pouvait
avoir remarqué dans sa vie de moins favorable à sa réputa-
tion est resté un secret que tous savaient, mais dont, mal-
gré leur intimité mutuelle, aucun ne s'est permis de parler
à son ami. Si j'en dis ici un mot, c'est parce que ces feuilles
sont consacrées à la vérité qui n'a acception de personne,
et qu'elles ne sont pas lues à Paris; c'est aussi pour rendre
justice à cette honnête et sage discrétion, qui a peut-être
peu d'exemples *.
Cela est de toute force, et montre jusqu'à quel
degré d'ingénuité peuvent aller le besoin de médire, la
1. Grimm, Correspondance litiéraire (Paris, Fume), t. VI, p. 93,
91, 95; 15 décembre 1768.
PROCÉDÉS CHARMANTS. 245
méchanceté et la sécheresse de cœur chez l'homme le
moins candide. Notez que le baron était l'ami intime
de Damilaville, et qu'il ne le caché pbint^ A l'enten-
dre, ce dernier n'était pas, d'ÊÛUeurs, d'un caractère
à mériter des amis ; Grimm savait pourtant, par sa
propre expérience, que l'on en pouvait avoir, et de
très-dévoués, sans nulle des qualités qui nous les ac-
quièrent. Mais Diderot, plus équitable, plus généreux,
plus reconnaissant, aidera à modifier le portrait sur
un point aussi grave. C'était le premier commis qu'il
charge^ât de recevoir sa correspondance avec made-
moiselle Voland, comme nous l'apprenons par les li-
gnes qui suivent; et l'on va juger avec quelle exquise
recherche cet honmie a triste et lourd » savait être ser-
viable. a Voyez l'attention de M. Damilaville, mandait
l'auteur du Neveu de Rameau à son amie ; c'est au-
jourd'hui dimanche. Il a été forcé de sortir de son bu-
reau. Il ne doutait pas que je ne vinsse ce soir; car je
ne manque jamais quand j'espère une lettre de vous,
lia laissé la clef avec deux bougies sur une table , et
entre les deux bougies la petite lettre de vous avec
un billet de lui bien honnête^. » Des prévenances
de cette nature suffisent à révéler un caractère, car il
faut être sensible et délicat pour avoir de ces raffine-
ments. Diderot, qui savait aimer, s'attache à cet homme
qu'on nous dit si maussade et si pesant ; et, lors de la
1 . H devait à 1* obligeance de Damilaville la communication de
tontes les lettres de Tauteur de la Henriade dont élait farcie sa coi>
respondance.
2. Diderot, Mémoires et correspondance (Gamier, 1841), t. I,
p. 316 ; à Paris, le 10 novembre 1760.
44.
"246 UNE CHAINE.
reprise de son Père de famille^ en 1769, gi quelque
chose empreint d'amertume sou triomphe, c'est Tab-
sence de ce même Grimm, si glacé sous sa sea^ilité
d'apparat, et la mort de ÛamilaviUe. « De tous ceux
que j 'aurais désirés là, et à qui ce succès aurait tourné
la téte^ Tua n'est plus, l'autre court les champs ^ »
Oue DanûlaTille fût sombre, un peu morose, nous
7 consentons. Il était sous le coup de souffirances
continuelles, et sa^ie, mal équilibrée, mal comprise,
n'était pas sans tiraillements. Il avait une chaîne,
chaiae peu relevée, semblerait-il, dcmt le poids, mal-
gré la force de l'habitude, se faisait sentir, et qu'il
n'aurait pu secouer aisément. Ses amis songent un
instant à lui faire avoir la place de son chef d'emploi,
et se mettent en campagne, Diderot en tête ; mais, au
lieu d'enchanter, ces démarches alarment une pauvre
femme qui n'est pas sans pressentir le danger pour
elle d'une amélioration de fortune, ce Si DamilaviUe
devenait un de ces matins M. le directeur général du
vingtième, je crois que son amie en mourrait de cha-
grin. Elle aimerait mille fois mieux le posséder petit
commis à mille écus de gage par an, que de risquer
de le perdre. M. le directeur a vingt mille livres de
rentes. L'amour inspire de singulières idées ; il est
vrai que notre ami Dsmiilaviile est un peu vain, mais
c'est un honnête homme ^. n II se peut encore que Da-
milaviUe manquât tout à la fois de grâce et d'usage
du monde. Mais, s'il n'avait pas fait d'études, il avait
1. Diderot, Mémoires et correspondance (Paris, i841), t, II,
p. 160; Parig^ le 2 septembre 1769.
2. Ibid.^ t. l,p. 267; Paris, le 19 octobre 176J.
DÂMILA>yiLL£ HOMME Ï)Ë LETTRES. 247
beaucoup étudié , cela soit dit sans nulle intention
d'équivoquer; à ne ramasser que ce qu'on entend au-
tour d€ soi, Ton parvient malaisément à rassembler la
somme de connaissances que nous lui verrons, Grinrni
aurait-il trouvé qu'un commis au bureau du Vingtièn^
devait se borner à être le commis de la philosophie,
sans la moindre prétention de collaborer autrement au
grand œuvre? Damilaville, qui, à ce que nous révèle
Diderot, avait bien son léger grain de vanité, tout con-
damné qu'il était par sa position à une réserve exces-
sive, se croyait en droit de mêler sa voix à celle de ses
coreligionnaires ; peut-être estimait-il que c'était pour
lui un devoir, car il était un véritable fanatique, ca-
pable du dévouement |e plus complet, le plus absolu.
En définitive, il fallait bien qu'on l'eût pris pour un
homme de lettres, puisque V Encyclopédie lui ouvrit
ses colonnes, où il publia l'article Vingtième sous le
nom de Boulanger. Sa compétence en pareille ma-
tière ne pouvait, il est vrai, être niée, et cela ne prou-
verait pas qu'il fût en étal d'aborder d'autres thèses.
Mais, en 1767, il prendra la plume pour venger Mar-
montel des attaques que lui avait values son Bélisaire^
et publiera un pamphlet intitulé V Honnêteté théolo-
gique^ qu'il donnait comme étant de Voltaire, a Dami-
laville l'avait fait imprimer à Genève, dit Grimm, et
Voltaire l'avait rebonisée *. » Si Damilaville s'exagé-
1. On lui a aUribaé le ChrUtianisme dévoilé qui parât sous le
nom de Boulaoger, et que Voltaire appelait VImpiété dévoilée. C'est
ropinion de La Harpe^ qui assure qu'il Taurait composé en partie
d'après les conversations de Diderot, en partie sous sa dictée. Il en
était au moins Téditeur ; le dépôt des exemplaires était chez lui, et
218 SON ACTIVITÉ.
rait un peu sa valeur réelle, convenons à sa décharge
que Voltaire, par ses cajoleries, avait fait plus qu'il ne
fallait pour lui faire perdre terre : a Je vous prie, lui
écrivait-il, d'avoir le plus grand soin de votre santé :
c'est vous qui tenez l'étendard auquel nous nous ral-
lions; c'est vous qui êtes le lien des philosophes^ »
Voilà bien, dira-t-on, ces louanges hyperboliques dont
le soUtaire de Femey n'était que trop prodigue ! Mais
il était plus sincère qu'on ne le suppose, à certains
égards du moins ; et il dira dans une lettre à l'adresse
du ménage d'Argental : « Hélas ! mes chers anges,
plût à Dieu qu'il y eût beaucoup de citoyens comme
Damilaville^ ! »
Damilaville était infatigable ; son zèle ne se ralentit
jamais , il se multipliait malgré ses souffrances. Il
étonnera jusqu'à Voltaire, qui pourtant sait quels
prodiges on obtient par un emploi habile et bien me-
suré du temps. « Comment, s'écrie-t-il, pouvez-vous
écrire des lettres de quatre pages, étant malade et
chargé d'affaires ? Moi qui ne suis chargé de rien, j'ai
bien de la peine à écrire un petit mot. Je deviens
aussi paresseux que frère Tiiiériot', mais je ne change
il en fut vendu jusqu'à dix écus pièce. Mais Barbier donne l'ouvrage
au baron d'Holbach^ et Beuchot partage pleinement son sentiment.
1. \o\làïrej OEuvres complètes (Beuchot), t. LXII, p. 289. Lettre
de Voltaire à Damilaville; 10 avril 1765.
3. Ibid., t. LXil, p. 339. Lettre de Yollatre à d'Argental; à
Genève, 22 mal 17C5.
3. 11 écrivait à Thiériot lui-même : « J'envoie cette lettre à
M. Damilaville dont la santé m'inquiète beaucoup, et dont l'amitié,
toujours égale, ardente et courageuse, est pour moi d'un prix inesti-
mable. » Voltaire, Œuvres compléta (Beuchot), t. LXIV, p. 385.
Lettre de Voltaire à Thiériot; 30 septembre 1767.
LE ROI DES PARASITES. 249
pas de patron comme lui ' . » Thiériot n'était, en effet,
on ne le redira j£imais assez, qu'un épicurien sans
vergogne, sans mémoire comme sans gratitude, dont
toute l'activité s'était bornée, le cas échéant, à rem-
placer les patrons que la mort ou le caprice lui en-
levait. Il aura été successivement le parasite de Noce,
de madame de Fontaine-Martel , de La Popelinière,
du comte de Montmorenci, du marquis de Paulmi,
du médecin Baron. Présentement, il mange le pain
de l'archevêque de Cambrai, sans songer à autre
chose qu'à bien vivre, à sabler le Champagne de
Monseigneur, et à se moquer du reste *.
Voltaire, rencontrant un dévouement sans bornes,
ne manque pas d'en user et abuser sans scrupules ,
bien assuré qu'on lui en saura gré. Il n'est pas de
missions ni de commissions dont il ne charge « son
cher frère. » 11 lui dépêche ses récents ouvrages et .'e
charge de les distribuer aux amis, à D'Alembert, à
Saurin, à Helvetius. Lors de la révision du procès Calas,
il l'accablera littéralement, l'envoyant chez Mariette,
Élie de Beaumont et les tièdes dont il sera nécessaire
de réchauffer le zèle. Tout cela est si naturel et si ha-
bituel qu'il ne le remercie plus. c< Je bénis Dieu de ce
que vous avez reçu tous nos paquets, » lui dit-il pour
tout compUment. ce Mon cher frère a-t-il distribué les
salutaires pancartes qu'il a reçues ? » 11 ne s'agit pas
1. Voltaire, OEuvires complètes (Beuchot), t. LXII, p. 40. Lettre
de A'oltaireà Damilaviile ; 8 octobre 1764.
2. L'iirchevôqne de Cambrai était alors Tabbé Charles de Saint •
Albin, fils naturel du Régent et de la comédienne Florence, né à
Paris en 1708. Àlmanach royal pour l'année I76i, p. 56.
230 DÉVODEliENT ABSOLU.
seulement des affaires de la secte, et le poëte trans-
formera le plus souyent le commis du Vingtième en
abbé Moussinot. « Je prends le parti d'ennuyer mon
frère de mes affaires personnelles. 9 Mais Damilavilie
s'acquittera de tout ce dont on le chargera avec le
même soin, avec la même ardeur. Voltaire sent, le
prix d'un tel attachement, et s'inquiète d'une santé
qui va en déclinant et s'altérant tous les jours. Mais il
l'aime sincèrement et sera, avec Diderot, celui de
tous ses amis qui regrettera le plus cet honnête
homme, dont l'auteur du Petit Prophète de Boeh-
mischbroda nous a fait un portrait si peu flatté et,
ajoutons-le, si peu ressemblant.
VI
DECHAINEMENT IRRELIGIEUX. — ECRASER L'INFAME.
BOUPFLBB» A FBRNBT.— VOLTAIRE INACCESSIBLE.
Comme on le yoit, si Voltaire obéissait à ses pro-
pres instincts, sa fureur ne laissait pas d'être entretenue
par tout une secte qui l'avait proclamé son grand-
prêtre et attendait, à chaque courrier nouveau, un de
ces lardons incisifs sans nom d'auteur ou signés d'un
nom de guerre, mais sur la provenance desquels il
n'y avait point à se méprendre. Les arrêts du Parle-
ment contre Y Encyclopédie et, épisodiquement, con-
tre le poëme de la Religion naturelle^ l'avaient exas-
péré, n n'y avait plus de sûreté pour quiconque
prétendait ne relever que de sa conscience et ne pas
accepter le mot d'ordre de son curé; c'était une
guerre d'extermination qui ne pouvait désormais avoir
de fin que par la destruction de Y infâme et le triom-
phe de la philosophie. Ce triomphe était certain ; mais
à la condition que les frères ne s'endormiraient pas,
que chacun porterait son coup de pioche, agirait se-
lon ses forces et ne se reposerait qu'après la victoire.
C'était aux chefs, à un Diderot, à un D'Alembert, de
donner l'exemple. Pour lui, il ne faillira pas à sa
252 LE CURÉ MESLIER.
tâche, et, à partir de ce moment, il frappera d'estoc et
de taille, allant de l'un à l'autre, sans donner à ses
adversaires le temps de reprendre haleine. Et toutes
les armes lui seront bonnes.
En 1733, mourait à l'âge de cinquante-cinq ans,
au fond de la Champagne, un curé de yillage, Jean
Meslier, simple fils d'un ouvrier en serge, laissant
un manuscrit relatif à l'ancien Testament où ce prê-
tre, après avoir exercé trente ans son ministère, de-
mandait pardon à Dieu et aux hommes d'avoir été
tout ce temps au service de l'erreur et de pernicieux
préjugés.
J'ai vu et reconnu, écrivait-il, sur Tenveloppe de papier
gris de son manuscrit, les erreurs, les abus, les vanités, les
folies et les méchancetés des hommes, je les ai haïs et
détestés; je ne l'ai osé dire pendant toute ma vie, mais je
le dirai au moins en mourant et après ma mort ; et c*est
afin qu*OQ le sache, que je fais et écris le présent mémoire,
aûn qu'il puisse servir de témoignage de vérité à tous ceux
qui le verront et qui le liront, si bon leur semble *.
•
Ce fut Thiériot qui révéla l'existence de cet étrange
livre à Voltaire , dont l'attention et l'intérêt furent
éveillés au plus haut point par le peu que lui en avait
dit le père Mersenne. « Quel est donc ce curé de vil-
lage dont yous me parlez? Il faut le faire évêque du
diocèse de Saint-Vrain. Comment ! un curé , et un
Français , aussi philosophe que Locke ? Ne pouvez-
vous point m'envoyer le manuscrit? Il n'y aurait qu'à
l'envoyer, avec les lettres de Pope, dans un petit pa- |
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LX, p. 392. Abrégé
de la vie de Jcan'Meslier.
VOLTAIRE SE FAIT SON ÉDITEUR. 253
quet, à Demoulin ; je vous le rendrais très-fidèle-
ment ^ » Ce travail, l'œuvre mystérieuse de toute une
vie, cette revanche que prenait outre-tombe un prêtre
obscur , trop faible pour entrer en lutte , de son
vivant, avec des supérieurs qui l'auraient écrasé, cet
arsenal formidable d'arguments plus ou moins sé-
rieux contre l'ancienne . loi, la foi révélée, les mira-
cles, la doctrine chrétienne, frappèrent singulière-
ment l'auteur des Lettres philosophiques^ auquel,
toutefois, la pensée ne devait venir de s'en faire mie
arme de guerre que trente ans plus tard. L'ouvrage
était dif&is, incorrect, sans méthode, et ne pouvait,
tel qu'il était, manquer de rebuter le commun des lec-
teurs. Mais le patriarche de Ferney allait y remédier
et donner à cette œuvre illisible ce tour qui rend abor-
dables les matières les plus arides et lés plus abs-
traites.
A la fin de janvier 1762 ou au commencement du
mois suivant, il dépêchait à Damilaville, par trois pos-
tes différentes, trois exemplaires de VExtrait des sen-
timents de Jean Meslier, comptant beaucoup sur l'ef-
fet que devait produire un pareil livre. « Tous ceux
qui le lisent , mandait-il à D'Alembert , demeurent
convaincus ; cet homme discute et prouve. Il parle au
moment de la mort, au moment où les menteurs
disent vrai : voilà le plus fort de tous les arguments.
Jean MesUer doit convertir la terre. Pourquoi son
évangile est-il en si peu de mains ? Que vous êtes
tièdes à Paris ! vous laissez la lumière sous le bôis-
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LU, p. 116, 117.
Lettre de Voltaire à Thiéhot; à Cirey, le 30 novembre 1735.
VI. 45
254 TIÉDEUR DES FRÈRES.
seau*. » Aces impatiences, D'Alembert, homme pru-
dent et circonspect, répondait judicieusement : a Vous
nous reprochez de la tiédeur; mais, je crois vous l'a-
voir déjà dit, la crainte des fagots est très-rafralchis-
sante... Le genre humain n'est aujourd'hui plus
éclaii'é que parce qu'on a eu la précaution ou le bon-
heur de ne l'éclairer que peu à peu. Si le soleil se
montrait tout à coup dans une cave, les habitants ne
s'apercevraient que du mal qu'il leur ferait aux
yeux^. » Mais la passion fébrile du solitaire de Ferney
ne pouvait s'arranger de tempéraments dont il eût
mieux compris l'urgence , s'il eût encore habité sa
rue Traversière, a Quoi ! s'écriait-il aussi, la Gazette
ecclésiastique s'imprimera hardiment et on ne trou-
vera personne qui se charge de Meslier? y> Mais, au
moment même où il gémissait sur la pusillanimité de
ses amis, la sensation produite par une autre pubU-
cation non moins audacieuse, non moins agressive,
venait surexciter sa ferveur et le consoler de la tié-
deur des frères, a Le Sermon des cinquante^ mande-
t-il à Damilaville, attribué à La Métrie, à Dumarsais,
à un grand prince, est tout à fait édifiant. Il y a vingt
exemplaires de ces deux opuscules (l'autre est YEx-
trait) dans le coin du monde que j'habite. Ils ont fait
beaucoup de fruit. . . Quatre ou cinq personnes à Ver-
1. Voltaire, OEuvre$ complètes (Beachot), t. LX, p. 322» Lettre
de Voltaire à D'Alembert; aux Délices, 12 juillet 1762.
2. Ibid,, t. LX, p. 344. Lettre de D'Alembert à Voltaire; à Pa-
ris, le 31 juillet 1762. Voltaire disait de D'ÂIembert : « l\ est hardi,
mais il n'est point téméraire ; il est né pour faire trembler les hypo-
crites, sans leur donner prise sur lui.» lbid,j t. LIX, p. 141* Lettre
à Thiériot; 10 novembre 1760.
LE VICAIRE SAVOYARD r 2o5
sailles ont de ces exemplaii'es sacrés. J'en ai attrapé
deux pour ma part, et j'en suis tout à fait édifié *. »
Le Sermon des cinquante est le premier ouvrage
de Voltaire qui soit une attaque directe et à fond de
train contre la tradition juive et chrétienne. Peu de
temps après, apparaissait le Vicaire savoyard. On
a prétendu qu'il s'était montré également jaloux
du courage de Rousseau et du succès de son livre.
L'accusation ne saurait être plus injuste, et Voltaire
s'exprime trop catégoriquement à cet égard pour
pouvoir être taxé du moindre sentiment d'envie.
« Il introduit au troisième tome (de Y Emile) un vi-
caire savoyard qui, sans doute, était vicaire du curé
Jean Meslier. Ce vicaire fait ime sortie contre la reli-
gion chrétienne avec beaucoup d'éloquence et de sa-
gesse^. » — a Son Vicaire savoyard^ dit-il plus tard,
avec un soupir, pouvait faire du bien ^... » Et cela
est d'autant plus caractéristique qu'alors ils étaient
en pleine guerre, et que Rousseau n'avait rien épar-
gné pour s'attirer la haine d'un homme chez lequel le
pardon des injures n'était certes point un péché d'ha-
bitude. Mais, chose remarquable, et que les amis de
Jean-Jacques se sont bien gardés de reconnaître, c'est^
malgré ses griefs, l'espèce de faible de Voltaire pour
1. Voltaire, OEuvres complètes (Beuchot), t. LX, p. 411, 4 1 2.
Lettre de Voltaire à Damilaville ; 10 octobre 1762.
2. Ibid,, t. LXI, p. 10. Lettre de Voltaire au marquis d'Argence
de Dirac; 22 avril 1762. Et, trois ans après, écrivant à nelve-
tiufl : « il y a par ci par là, disait-il, de bons traits dans ce Jean*
Jacques. » Lettres inédites (Didier, 1857), t. I, p. 512, appendice;
!•' mai 1765.
3. Ibid. y t. LXI| p. 501 . Lettre de Voltaire à DamilayiUe ; 6 juUlet
1764.
2o6 VIVE LE ROI ET SIMON LE FRANC.
ce dernier. Ce n'est pas lui qui a voulu la guerre ,
ce n*est pas lui qui l'aurait commencée. Et il ne cache
pas ses regrets, son chagrin d'une telle félonie. « 0
comme nous aurions chéri ce fou, s'il n'ayait pas été
faux frère ! et qu'il a été grand sot d'injurier les seuls
hommes qui pouvaient lui pardonner* ! »
Oui, Voltaire lâchait difficilement ceux qui avaient
mérité sa colère. Il n'avait pas pardonné à Jean-Bap-
tiste, il fut inexorable pour l'abbé Desfontaines, et il
ne devait pas être plus miséricordieux dans sa vieil-
lesse que durant ses jeunes années : Fréron, LaBeau-
melle, Pompignan, sauront jusqu'au dernier moment
ce qu'il en coûte à provoquer les représailles d'un en-
nemi implacable. Nous avons assisté à l'interminable
exécution de l'auteur de Didon , mais le poëte n'était
pas las de frapper; il envoyait, en février 1762, à Da-
milaville, « pour amuser nos frères^», sur Vair de
Béchamel^ un hymne chanté au viUage de Pompignan,
où se trouvaient énumérées toutes les vertus et toute
la munificence du poëte sacré.
Il a recrépi sa chapelle
Et tous ses vers,
11 poursuit avec un saint zèle
Les gens pervers.
Tout son clergé s'en va chantant :
Et vive le roi et Simon Le Franc,
Son favori.
Son favori '.
1. Voltaire, OEuvreê complètes (Beuchot), t. LX, p. 345. Lettre
de Voltaire à Damilaville ; 31 juillet 1762.
2. Ibid,t X. LX, p. 551. Lettre du même au même; février 1762.
3. Ibid., t. XIV, p. 441 à 444, Hymne chanté au village de
Pompignan. Voltaire envoyait cette plaisanterie à D'Alembert, aYe<^
INSTRUCTION PASTORALE. 257
C'était, bientôt après, la Relation (Tun voyage de
Aï. le marquis Le Franc de Pompignan depuis Pom-
pignan jusqu'à Fontainebleau ^ dont nous avons parlé
précédemment pour n'avoir pas à revenir sur le chapi-
tre trop abondant de ces mystifications ^ Mais le poète
allait être forcé de diviser ses coups et de se partager
entre les deux frères : après Moïse Aaron, après Simon
Jean Le Franc. Cette fois, c'était l'évêque du Puy-en-
Velay , qui se portait assaillant et attirait sur sa tête
une grêle de pamphlets, d'épigrammes, de quolibets,
de facéties de tous genres. V Instruction pastorale^
était bien une œuvre de provocation à l'adresse des
philosophes, et l'on poussa la prévenance jusqu'à dé-
pêcher le mandement à ceux que l'on y attaquait, à
D'Alembert nommément,. qui, ne trouvant pas la plai-
santerie de son goût, retournait le présent avec un pe-
tit billet à l'évêque du Puy. Le prélat lui répondit que
ce n'était point par son ordre que Y Instruction pasto-
rale lui avait été envoyée, et qu'il était fâché de cette .
méprise, puisqu'elle lui avait déplu, l'assurant qu'il ne
regrettait pas moins qu'il se regardât personnellement
insulté dans un ouvrage où il ne l'était point ^. Mais
la musique. « Nous avons chanté Thymne avec l'accompagnement,
lui écrivait-il à la date du 21 février 1763, je joins ici Tair noté.
Les philosophes devraient le chanter en -goguette, car il faut que les
philosophes se réjouissent. )»
1. Voir le cinquième volume de ces éludes, Voltaire aux Délices^
p. 438, 439.
2. Instruction pastorale de Monseigneur du Puy sur la prétendue
philosophie des incrédules modernes (Paris, Chaubert, 1863), in-4o.
3. Les attaques contre le Dictionnaire encyclopédique se trouvent
aux pages 17, 23, 33, 267, 276. D'Alembert n'y est nommé qu'une
seule fois, en compagnie de Buffon, au mot Corruption, Les autres
258 BILLET DE D'ALEMBEHT.
ces explications, qui ne supprimaient pas le texte du
mandement, ne suffirent pas à apaiser notre géomètre,
qui répliqua par ce second billet des plus cassants.
Vous m'avez mis expressément, monseigneur, dans votre
Instruction pastorale, au nombre des ennemis de la religion,
que je n'ai pourtant jamais attaquée, même dans les pas-
sages que vous citez de mes écrits; j'avais cru qu'une impu-
tation si publique et si injuste, faite par un.évèque, était
une insulte personnelle, sans parler des qualifications peu
obligeantes que vous y avez jointes, et qui à la vérité n'y
ajoutent rien de plus. Quoi qu'il en soit, je vois par votre
lettre combien votre libraire a été peu attentif à vos ordres,
puisqu'il m'a expressément écrit que vous Paviez chargé
d'envoyer votre mandement à tous les membres de l'Aca-
démie française. Vous voyez bien, monseigneur, qu'il était
nécessaire de vous avertir de cette petite méprise, dont je
ne suis d'ailleurs nullement blessé, non plus que de l'insulte.
J'espère qu'au moins en cela -vous ne me trouverez pas
mauvais chrétien *.
Cette Instruction pastorale , publiée chez Chau-
bert, ne s'adressait que^pour la forme aux laboureurs,
vignerons et merciers du Puy ; elle visait plus haut et
s'attaquait à toute la philosophie moderne, prenant
la défense de Descartes contre Newton, maltraitant
particulièrement l'Anglais Locke, dont le moindre
tort n'était pas d'être prôné par l'auteur des Lettres
philosophiques'^. Voltaire et Rousseau y sont pris à par*
articles incriminés sont le Discours préliminaire et Tartlcle EnoycltH
pédie,
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXI, p. 244. Lettre
de D'Alembert à M. l'évoque Du Puy. Réponse de l'évoque. Réplique.
2. L'évéque du Puy avait publié, en 1754, La Dévotion réconci^-
liée avec Vesprit, qiie Voltaire et D'Alembert appelaient La Réconci-
liation normande, La Réconciliation normande est le titre d'une pièce
de Dufresny,
LONGANIMITÉ MOTIVÉE DE ROUSSEAU. 259
tie, à tour de rôle, l'un pour son poëme de la Loi na--
turelle^ notamment, l'autre pour son Emile. Monsei-
gneur du Puy, qui n'a pas oublié sans doute les griefs
de la famille, ne laisse percer aucune humeur ; c'est
l'évoque, et non le frère du Pompignan, qui parle^.
Toutefois, •pour qui sait lire, l'homme de Dieu n'a
pas renoncé à tirer quelque vengeance de l'auteur du
Pauvre Diable^ vengeance discrète , anodine, inno-
cente, mais qui porta coup. Il est plein de mesure et
de convenance avec ses deux adversaires, sans se dé-
partir d'une rigueur inflexible à l'endroit des asser-
tions malsonnantes et téméraires ; et, à cet égard, ils
n'ont pas à se plaindre. Mais Rousseau, pour ce qui
le concerne, ne se plaint point. Il disait, au contraire,
quelque temps après, à un jeune touriste qui avait
forcé sa solitude : « De tous mes antagonistes , le
plus modéré, celui qui se respecte le plus, c'est mon-
sieur l'évêque du Puy ; voilà du moins un homme qui
parle sincèrement. Il expose presque toujours mes
sentimens avec toute la fidélité possible , quoi qu'il
ne m'ait pas compris partout, j'ai été véritablement
édifié de sa charité et de sa bonne foi ^ »
Pourquoi cette mansuétude chez Jean-Jacques, qui
d'ordinaire n'accepte pas plus bénignement la con-
tradiction que Voltaire, et pourquoi l'exaspération de
ce dernier qui n'est pas légitimée à ce point par les
termes suffisamment courtois du prélat? C'est que l'é-
vêque du Puy semble croire que, s'il a devant lui deux
1. Bibliothèque vniverselle de Genève. Nouvelle série (Genève,
1836), t. I, p. 85. Souvenirs de Jean- Jacques Bousseau, Fragments
d^une correspondance inédite; Berne, le 30 mai 1764.
260 LETTRES D'UN QUAKER.
ennemis de la religion, le seul redoutable, le seul sé-
rieux , c'est Rousseau. M. de Voltaire est un poète
d'un coloris merveilleux, faisant les plus beaux vers
du monde ; mais Rousseau est un jouteur autrement
redoutable: il pense, il raisonne; quand il s'égare,
l'erreur a toutes les apparences d'une vérité pro-
fonde, c'est lui qu'il importe de prendre corps à corps
et de combattre à toute outrance. <i II ne faut pas at-
tendre, dit-il à l'égard de l'auteur de la Henriade^ de
son génie poétique le même enchaînement d'idées et
la même profondeur que Jean-Jacques sait mettre
dans ses œuvres ^ «Tout est là, la vengeance de Jean-
George, la mansuétude de Rousseau, qui n'est que
l'orgueil satisfait de cette supériorité que lui recon-
naît l'ennemi, et la rage de Voltaire, qui va s'épan-
cher sans nulle mesure.
Le branle commença par une Lettre d'un quaker à
Jean-George Le Franc de Pompignan^évêgue du Puy-
en-Velay. Ce quaker, comme il convient à un quaker,
est le plus doux des hommes^ mais il n'aime pas que
l'on manque de charité et de science, et il relève douce-
ment les erreurs et les assertions passionnées de Jean-
George. Après cette première lettre, en venait une
1. Instruction pastorale de mouseUjneur Du Puy, sur la prétendue
philosophie des incrédules modernes (Paris, Ghaubert^ 1763), p. 237.
II dira encore, dans une note, p. 7, 8, qui ne laissait pas d'avoir
son intention machiavélique: a Le fameux Jean-Jacques Rousseau,
dont il faudra beaucoup parler dans la suite de cet ouvrage, mérite
une exception particulière parmi les modernes ennemis du chrislia-
nisme. H connaît mieux que personne les prétendus philosophes de
nos jours ; et c'est sans doute parce qu'il les a trop bien connus,
qu'il ne veut avoir de commun avec eux, ni le nom qu'ils affectent,
ni les principes qu'ils débitent. »
L'ÉVÊQUE D'ALÉTOPOLIS. . 261
autre, où le bon quaker poursuivait sa tâche avec au-
tant de longanimité que de netteté d'argumentation.
Il sait beaucoup ce quaker, il a Tesprit juste et remet
les choses à l'endroit. Il terminait cette dernière épître
par des considérations de philosophie chrétienne qui
pouvaient avoir leur immédiate application.
Ami George, je réfléchis avec douleur sur la superbe de
certaines gens : voilà l'origine des fausses démarches, des
mauvais vers, de la prose ampoulée qu'on donne hardiment
au public. On veut passer pour bel-esprit dans son village et
à Paris ; et pour y parvenir il n'y a point de sottise qu'on
ne fasse. Quand les sottises sont faites, on veut les soutenir
par les calomnies; on perd la charité comme la raison ; on
perd son àme en se faisant moquer de soi. Ah ! mon frère,
que ne puis-je aider à te convertir, à le rendre modéré et
modeste comme tu dois l'être, et à le sauver des sifflels de
ce monde et de la damnation dans l'autre * !
Mais nous nous trompions plus haut, et ce bon qua-
ker n'avait pas été le premier à s'indigner des regret-
tables errements de Jean-George. Avant ses deux
lettres, paraissait, à l'adresse des fidèles, une Instruc-
tion pastorale de V humble évêque dAlétopolis^ à
Voccasioii de F Instruction past07'ale de Jeaîi-George^
humble évêque du Puy^. C'est toujours la même plai-
santerie insolente mais irrésistible, qui provoque et
commande le rire, et que les plus antipathiques à cette
moquerie effrénée se surprenaient à relire, non sans
remords pour leur faiblesse et presque leur involon-
taire complicité.
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchol) t. XLI, p. 4 21. Seconde
lettre du quaker.
2. Ibid., U LXI, p. 204. Lettre de Voltaire à Damilaville ; IC no-
vembre 1763.
45.
262 LES ARMOIRIES DE JEAN-GEOROE.
Mes très-chebs frères.
Mon confrère Jean-George du Puy a voulu vous instruire
par un gros volume ^ Vous savez que la vérité est au fond
du PUY; mais vous ne savez pas encore si Jean-George Tea
a tirée. Vous vous êtes récriés d'abord en voyant les armoi-
ries de Jean- George en taille rude à la tête de son ouvrage.
Cet écusson représente un homme monté sur un quadru-
pède ; vous doutez si cet animal est la monture de Balaam,
ou celle du chevalier que Cervantes a voulu rendre fameux*.
Les Pères de l'Église ne mettaient pas ces enseignes de la
vanité à la tête de leurs ouvrages; nous ne voyons pas
môme que les évangiles aient été écrits par monseigneur
Matthieu et par monseigneur Luc. Mais aussi, mes chers
frères, considérez que les ouvrages de monseigneur Jean-
George ne sont pas paroles d'évangile.
J'avoue que tous mes confrères ont trouvé mauvais qu'on
prostituât ainsi la dignité du saint ministère; que sous pré-
texte de faire un mandement dans un petit diocèse, on
imprimât en effet un livre qui n'est pas fait pour ce diocèse,
et qu'on affectât de parler de Nev^rton et de Locke aux
habitants du Puy en Vêlai. Nous en sommes d'autant plus
surpris, que les ouvrages de ces Anglais ne sont pas plus con-
nus des habitants de Vêlai, que de monseigneur*; enfin, nous
1 . L'Instruction pastorale est un in-4° de 300 pages, ce qui est
quelque peu volumineux, pour un mandement. Voltaire a dit dans le
Poëme de la Guerre de Genève, chant iv :
LoDgs mandements dans le Puy confinés...
2. Les armes des Pomplgnan étaient : a D^azur à un homme armé,
monté sur un cheval, tenant de la main dextre un badelaire prêt à
frapper, le tout d'argent. » État présent de la noblesse française
(Paris, Bachelin-Deflorenne, 1868), p. 7 10. II est à croire que ce rap-
pel à la modestie et à Thumilité chrétienne de révoque d'AlétopoIis ne
produisit que peu d'effet. Au moins, retrouvons-nous, trois ans après,
le môme blason, si bien décrit par lui, en tête de V Instruction pas-
torale sur V Hérésie y pour servir de suite à celle du même prélat sur
la prétendue philosophie des incrédules modernes (Paris, Ghaubert,
1766).
8. Ce qu'il y a de piquant, c'est que, dans VlnstrucOon pastorale^
PROMESSE DU RELIEUR. 263
avouons qu'après le péché mortel, ce qu'un évoque doit le
plus éviter c'est le ridicule.
C'est une entreprise un peu trop forte d'écrire contre tout
son siècle ; et ce n'est peut-être pas avoir un zèle selon la
science, que de dire : mes frères, tous les gens d'esprit et
tous les savants pensent autrement que moi, tous se moquent
de moi, croyez donc tout ce que je vais vous dire. Ce tour ne
nous a pas paru assez habile.
On dit anssi qu'il y a dans rin-4o de mon confrère Jean-
George un long chapitre contre la tolérance*, malgré la
parole de Jésus-Christ et de ses apôtres, qui nous ordonne
de nous supporter les uns les autres. Mes frères, je vous
exhorte, selon cette parole, à supporter Jean-George. Vous
avez beau dire quQ son livre est insupportable, ce n'est pas
une raison pour rompre les liens de la charité. Si son
ouvrage vous a paru trop gros, je dois vous dire,. pour vous
rassurer, que mon relieur m'a promis qu'il serait fort plat,
quand il aurait été battu.
Quelque excessive que fût cette ironie, elle ne pou-
vait prétendre à faire oublier, à égaler cette moquerie
des Quand^ des Si^ qui, tant qu'il vécut, bourdonna
comme des cloches aux oreilles ahuries du pauvre
Le Franc. L'énormité du ridicule dont son frère était
accablé amortit en partie les coups portés à Jean-
George. En dépit de ces attaques, à cause de ces atta-
ques, ce dernier se voyait, un peu plus tard, appelé à
l'archevêché de Vienne, où il demeura l'adversaire
déclaré de Voltaire et du groupe de philosophes dont
il était l'âme.
Il paraîtrait que les deux Pompignan avaient un
Voltaire est soupçonné lui-même de n'entendre ni Newton ni Locke,
p. 41.
1. Voltaire, Œuvre» comp/é/ef (Bouchot), t. XLI» p. 196 à 200.
264 M. DE POMPIONÂN LE CARABINIER.
frère, militaire celui-là ^ qui, se fatiguant de voir leur
nom livré à toutes les risées, tint quelques propos
menaçants qui parvinrent jusqu'à Voltaire. Le poëte
prit-il sérieusement l'alarme, ou voulut-il s'amuser
une fois de plus et amuser son monde aux dépens de
l'auteur de Didon et des siens? Ce qu'il y a de sûr,
c'est qu'il écrivait au duc de Choiseul une lettre éplo-
rée dans laquelle il invoquait à tout événement sa
haute protection.
Monseigneur, je ne sais ce que j'ai fait aux frères de
Pompignan ; Tun m'écorche les oreilles, et J'autre veut me
les couper. Protégez- moi, monseigneur, contre l'assassin,
je me charge de l'ccorcheur, car j'ai besoin de mes oreilles
pour entendre le bruit de votre renommée*.
Beuchot cite ce même billet, qu'il reporte à Tannée
1763, mais avec des changements qui, sans trop al-
térer le sens, en modifient essentiellement la forme ^.
1. Ils en avaient même trois, Guillaume, qui fut mestre de camp
de cavalerie et lieutenant-colonel au régiment de carabiniers ; Louis,
capitaine au régiment d'infanterie de M. le Dauphin ; Jean-Baptiste,
capitaine au régiment de Brissac. Nous serions assez embarrassé de
démêler lequel se montrait si disposé à couper les oreilles du poëte,
si Ton ne disait, dans la lettre de Cramer qui va suivre, qu'il était
officier de carabiniers. 11 s'agit donc de Guillaume. Bibliothèque na-
tionale. Manuscrits. Cabinet généalogique,
2. Dutens, Mémoires d*un voyageur qui se repose (Paris, Bossange^
1806), t. II, p. 281.
3. Voici la lettre telle que Beuchot la donne : c JUgnore ce que
mes oreilles ont pu faire aux Pompignans. L'un me les fatigue par
ses mandements, l'autre me les écorche par ses vers, et le troisième
me menace de les couper. Je vous prie de me garantir du spadassin ;
je me charge des deux écrivains. Si quelque chose, monseigneur,
me faisait regretter la perte de mes oreilles, ce serait de ne pas en-
tendre tout le bien que l'on dit de vous à Paris. » Œuvres complètes
(B«u«hot), t. LX, p. 628. A M. le duc de Choiseul, fragment, 1 763,
CRAMER AUX DÉLICES. 265
Auquel des deux faut-il s'arrêter? xMalgré le soin que
cet éditeur de Voltaire a apporté dans la reproduction
du texte, nous croyons devoir accepter de préfé-
rence celui de Dutens, qui lui fut communiqué par
madame de Choiseul. Beuchot, d'ailleurs, se trompe in-
dubitablement sur l'époque précise où cette lettre fut
écrite, comme cela nous est démontré par une autre
facétie qui, elle du moins, n'est pas du fait de Voltaire,
et que nous trouvons dans le Journal de Collé, vers la
fin de i759. C'est une prétendue lettre d'un des Cra-
mer à un confrère de Paris. Il raconte qu'appelé par
le poëte, <( qui venait de composer un petit discours
sur la bravoure^ » il débarquait un matin aux Délices,
où il trouvait son ami de la plus riante humeur, très-
alerte, très-expansif et très-loquace.
Nous parlâmes ensuite de nouvelles. Je lui dis que^ la
veille, un officier français qui venoit de Paris éloit venu
dans ma boutique, et s'étoit beaucoup informé de lui. Quelle
fut ma surprise de le voir tout d'un coup tomber dans un
fauteuil ! Les mains et les genaux lui trembloient d'une façon
effrayante; j'appelai du secours. Madame Denis et ses valets
vinrent. Qu'on ferme vite les fortes, s'éfcria-t-il !
Tandis qu'ils couroient les fermer : M. Crammer, mon cher
Jtf. Crammer, m'a dit M. de Voltaire, retournez vite à Genève,
et faites-y courir le bruit que je viens de' mourir subitement.
Il me pressa, me supplia avec des instances si fortes, que
je repartis sur le champ pour répandre dans cette ville le
Les Mémoires secrets, de leur côté, publient ce billet, avec des va^
riantes assez notables, t. llf, p. 110 ; 7 décembre 1766. Il est pro-
bable que ces divers billets furent reproduits de mémoire, sauf celui
de Dutens. Le duc de Choiseul, môme après la mort du poëte, refusa
de communiquer sa correspondance avec Voltaire; ses lettres lui
furent rendues, et ce n'est que par voie indirecte qu'on a pu se
procurer celles qui lui sont adressées.
266 RÉSURRECTION DE VOLTMRE.
bruit de sa mort... Le lendemain, une personne que
madame Denis avoit envoyée secrètement s'informer de
rOfûcier français, rapporta qu'il s'appeloit le chevalier de
l'Espine ; qu'il alloit partir pour Avignon, et que ce n'étoit
point du tout M. de Pompignan, officier des carabiniers,
qui avoit fait à M. de Voltaire de si terribles menaces.
Alors M. de Voltaire fît ouvrir les portes du château et
reçut des complimens de ses amis sur sa convalescence.
Mais il lui reste un tremblement dans les mains qu'il aura
peut-être toute sa vie...*
Cette facétie repose donc sur un fait véritable. M. de
Pompignan, l'officier, avait dû faire du bruit, crier
fort haut qu'il châtierait son homme d'importance ; et
sans doute, M. de Choiseul ne s'était pas fait scrupule
de communiquer le curieux billet du poëte, qui comp-
tait bien d'ailleurs sur pareille indiscrétion. Mais ce
billet n'est-il pas à mettre à côté de la requête éplorée
du docteur Akakia, suppliant messieurs les docteurs
et écoliers de l'Université de Leipzig de lui venir en
aide, et de s'armer de leurs écritoires et de leurs canifs
contre le « lapon, natif de Saint-Malo *? »
L'Ancien Testament allait être l'objet incessant des
attaques de l'auteur du Sermon des cinquante; il l'at-
taquera sous toutes les formes, en vers comme en
prose, avec une violence, un acharnement voisins de
la monomanie. Son 5â!w/ est une de ces ébauches d'un
esprit effréné, chez lequel la passion étouffe jusqu'au
1. CoHé, Journal historique (Paris, 1807), t. H, p. 381,382;
septembre et octobre 1759. Lettre de Crammer, libraire à Genève,
à libraire à Paris, à roccasion du bruit qui a couru, de la mort
de M. de Voltaire. Voir notre précédent yolume, Voltaire aux Délices ^
p. 425.
2. Voltaire et Frédéric, p. 40G, 40T,
SAUL ET DAVID. 267
goût , et n'a d'autre mérite, aux yeux mêmes de son
auteur, que le ridicule qu'il déverse sur le peuple de
Dieu. Cette moquerie cruelle devait révolter les âmes
religieuses et croyantes. « Je me souviens parfaite-
ment, nous dit Gœthe, que, dans mon fanatisme en-
fantin, si j'avais pu tenir Voltaire, je l'aurais étranglé
à cause de son Saûl * ! » Cette religiosité passera, il
est vrai, chez l'auteur de Werther^ qui se permettra
des plaisanteries tout aussi choquantes^. Ce Saûl
parut à Paris, et l'on jugea prudent de répudier toute
paternité à l'endroit de k je ne sais quelle farce,
intitulée, dit-on, Saûl et David^ » dans une Déclara-
tion destinée aux Petites- A f fiches} . Il recommandait
en même temps à son neveu d'Hornoy de détourner
toutes les tracasseries que pourrait lui attirer cette
farce anglaise, « indignement tirée de la Sainte-Écri-
tiu'e, qu'on dit faite par ces coquins d'Anglais qui ne
respectent pas plus X Ancien Testament que nos
flottes*. » Le tout était de toucher au but, et on pen-
sait l'avoir atteint. « J'ai grand'peur que cette tragé-
die de Saûl ne fasse grand tort à l'il wciew Testament;
car enfin, tous les traits rapprochés du bon roi David
ne forment pas le tableau d'un Titus ou d'un Trajan.
1. OEuvres de Goëlhe (Paris, Hachette, 1862), t. Vm, p. 441.
Mémoires, 3* partie.
2. n dit, dans sa soixante-septième épigramme, qu'il y a qualce
choses qui lui sont insupportables, les punaises, la fumée de tabac,
l'ail et la Croix. Mezières, Goethe, tes Œuvres expliquées par la vie,
première partie, p. 367.
3. Voltaire, Œuvres complètes (Bouchot), t. LXI, p. 116. Lettre
de Voltaire à Damilaville ; 14 auguste 1763. Avertissement,
4. Ibid., t. LXl, p. 118. Lettre de Voltaire à M. d'Hornoy; aux
Délices, 14 auguste 1763.
208 EXPULSION DES JÉSUITES.
M. Hut, qui a fait imprimer à Londres V Histoire de
David^ l'appelle sans façon le Néron de la Palestine.
Personne ne Ta trouvé mauvais : voilà un bien abo-
minable peuple*? »
a Plus je vieillis et plus je deviens implacable pour
\ infâme l » mandait Voltaire au premier commis
du Vingtième, en mai 1763. L'abolition de la Compa-
gnie de Jésus avait été une fête pour le petit troupeau,
qui croyait déjà touchera la terre promise. C'était un
peu se presser de chanter victoire, et ce grand acte,
qui avait toute l'importance d une révolution, n'allait
pas avoir toutes les conséquences décisives que Ton
en espérait. L'auteur de la Henriade^ au premier mo-
ment, applaudit comme tout le monde à ce coup
d'État. Mais la réflexion le refroidissait sensiblement.
Élevé à Clermont , dès son enfance , il avait été à
même de juger une institution dont on ne pouvait
nier les grands côtés ; féconde plus qu'aucune autre
en gens de talent, en gens habiles, en écrivains, en
savants, en historiens, en orateurs. Il avait eu le loi-
sir d'apprécier leur aménité dans les relations du
monde, leur facilité, leur indulgence durement taxées
par des adversaires qui ne leur pardonnaient point
leur influence, et qui n'auraient pas eu leur science
du cœur et leur politique profonde. N'eussent été le
Journal de Trévoux et les virulentes attaques de cette
feuille, en dépit de quelques gaietés un peu vives, il
serait demeuré l'ami des jésuites, et n'aurait jamais,
c'est à croire, rompu avec eux. Mais tout fut oublié,
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXl, p. 140. Lettre
de Voltaire à Damilaville; 29 auguste 1763.
JLiS^
LES RENARDS ET LES LOUPS. 269
tout fut répudié devant les critiques acerbes des pères
Berthier et consorts; et ce fut, dès lors, une guerre d'ex-
termination entre eux et lui. Somme toute, les jésuites
chassés ne faisaient que laisser le champ libre à leurs
adversaires plus intolérants qu'eux, et qui, pour prou-
ver qu'ils étaient meilleurs chrétiens, ne manqueraient
pas de multiplier les recherches, les vexations et les
persécutions. On sent chez Voltaire cette nature d'ap-
préhension, notamment dans une lettre au marquis
d'Argence signée Christmoque.
Nous sommes défaits des jésuites, mais je ne sais si c'est
un si grand bien ; ceux qui prendront leur place se croiront
obligés d'affecter plus d'austérité et plus de pédantisme.
Rien ne fut plus atrabilaire et plus féroce que les huguenots,
parce qu'ils voulaient combattre la morale relâchée *.
Cette préoccupation revient à tout instant dans la
Correspondance^. Elle se trouve plus particulièrement
indiquée dans un apologue de six vers qu'il a intitulé
Les renards et les loups^. Mais Voltaire n'était pas le
seul qui eût pressenti les inévitables conséquences
d'un pareil changement ; et Rousseau avait dit, avant
l'événement, qu'il ne manquait aux jansénistes que
d'être les maîtres pour être plus durs et plus intolé-
rants que leurs ennemis*.
1. Voltaire, OEuvres complètes (Beuchol), t. LX, p. 587. Lettre
(le Voltaire au marquis d'Argence; à Ferney, le 2 mars 1762.
2. Ibid.y t. LXI, p. 398, 399. Lettres à Marmontel et à Damila-
ville; des 12 et 16 avril 1764.
3. Ibid., t. LXI, p. 72. Lettre de Voltaire h Damilaville ; 19 juin
1763.
4. Rousseau, Œuvres complètes (Paris, Dupont, 1824), t. IX,
p. 442. La Nouvelle H éloî se, part, vi, lelt. VII, de Saint-Preus à
madame de Wolmar; t. VI, p. 34. Lettre à Christophe de Beaumont,
270 LE JÉSUITE ESPAGNOL.
Après leur avoir donné plus d'un coup d'aile, après
avoir, en dernier lieu, soutenu une lutte acharnée
avec ses voisins d'Ornex, Voltaire se vengera de la
redoutiible Compagnie en faisant l'aumône à ceux de
ses membres qu'un hasard narquois lui envoyait. Dans
le Commentaire historique^ il protestera contre toute
accusation de malveillance à l'égard d'un ordre illustre
au sein duquel il avait compté tant d'amis, a. Ce n'é-
tait assurément ni par haine pour le Père Fessi, ni
par aucune envie de mortifier les jésuites, qu'il avait
entrepris cette affaire ( la revendication des biens de
MM. de Crassi), puisqu'après la dissolution de la So-
ciété, il recueillit un jésuite chez lui, et que plusieurs
autres lui ont écrit pour le supplier de les recevoir
aussi dans sa maison ^ » Wagnière, dans ses additions
au Commentaire^ nous donne à ce sujet des détails
plus curieux qu'édifiants. « J'en ai vu, raconte-t-il,
trois à Ferney, dont l'un était Espagnol, venir deman-
der à M. de Voltaire un asile. Il me dit, en riant, de
m'informer d'eux si c'était à titre de laquais qu'ils se
présentaient ichez lui, et s'ils prendraient sa livrée.
L'Espagnol accepta sur-le-champ la proposition,
sur quoi M. de Voltaire les congédia tous trois, en
les aidant de quelques secours pour continuer leur
voyage et gagner une autre retraite^. » Ces trois jé-
suites sont probablement les mêmes que l'auteur du
Sermon des cinqua?ite, en belle humeur, prit plaisir
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. XLVUl, p. 306. Corn'
mentaire historique,
2. Longchamp et Wagnière, if émoires sur Fo//atr0 (Paris, André,
1828), t. I, p. 55, 66. Additions un Commentaire historique.
UNE PARADE A PERNEY. 271
»
à faire apostasier en présence des nombreux hôtes
de Femey.
Avant hier, il y avait deux jésuites* chez moi avec une
nombreuse compagnie; nous jouâmes une parade, et la
voici : j^étais M. le premier président, j'interrogeai mes deux
moines; je leur dis : renoncez-vous à tous les privilèges, à
toutes les bulles, à toutes les opinions, ou ridicules ou dan-
gereuses, que les lois de l'État réprouvent ? Jurez-vous de
ne jamais obéir à votre général ni au pape, quand cette
obéissance sera contraire aux intérêts et aux ordres du roi?
Jurez-vous que vous êtes citoyens avant d'être jésuites?
Jurez-vous sans restriction mentale? A tout cela ils répon-
dirent oui. Et je prononçai : la Cour vous donne acte de
votre innocence présente, et, fesant droit sur vos délits pas-
sés et futurs, vous condamne à être lapidés sur le tombeau
d'Arnaud avec les pierres de Port Royal ».
Soit pour l'aide qu'il en attendait, soit pour le côté
piquant et plaisant d'une telle acquisition, il venait de
s'attacher un ancien professeur de rhétorique aux
jésuites de Dijon, qu'il: avait d'ailleurs connu à Col-
mar, en 1784, et qu'il retrouvait au couvent d'Ornex,
au moment même où il achetait Ferney. Il mandait à
l'avocat Dupont : « J'ai ici quelquefois votre ancien
confrère Adam; ce n'est pas le premier homme du
monde^.y) Cette plaisanterie, tant de fois répétée, n'é-
tait pas de Voltaire, qui n'avait d'autre mérite que
celui de l'application*. Peut-être le bon' père était-il
1. Voltaire dit trois jésuites, dans sa lettre à d'Argental du
25 février.
2. Voltaire, Œuvres complèlet (Beuchot), t. LX, p. 651^ 552.
Lettre de Voltaire à Damila ville ; février 17G3.
3. Ibid,, t. LVIII, p. 16. Lettre de Voltaire à M. Dupont; aux
Délices, 20 janvier 1759.
4« Voici roi*igine que donne Patin de cette saillie : u Le Père Adam
91% PÈRE ADAM.
moins souple et moins nul que ne se l'imaginaient les
visiteurs de Femcy, et ne faisait-il, en s'effaçant, que
se plier aux circonstances et à la mauvaise fortune •
Voici ce qu'écrivait l'auteur de la Henriade à l'abbé
de Sade, au commencement de 1764 : a J'oubliais de
vous dire que nous avons chez nous un jésuite qui
nous dit la messe; c'est une espèce d'Hébreu que j'ai
recueilli dans la transmigration de Babylone : il n'est
point du tout gênant, il joue très-bien aux échecs, dit
la messe fort proprement; enfin c'est un jésuite dont
un philosophe s'accommoderait*. » Quand Voltaire
écrivait cela, il n'y avait que quelques mois que Père
Adam était installé à Ferney, où il restera treize ans ;
il n'avait pas encore de défauts, et il avait le mérite
d'être un joueur d'échecs de premier ordre, ce qui le
rendait précieux au poète dont on sait la passion pour
ce jeu brillant et savant.
Nous avons vu celui-ci dans un village perdu des
Vosges, ravi de rencontrer un M. Bellon placé là pour
surveiller la manufacture des cartes à jouer, dont
tout le mérite consistait à être un joueur d'échecs pas-
sable^, et oublier avec lui le peu d'agrément du lieu.
est un jésuite de Limosin qu*on a fait taire pour avoir prêché à
Saint-Paul contre saint Augustin ; au sortir d'un de ses sermons, la
reine*mère demanda à un homme de la cour ce qu'il en pensoit ; ce
seigneur répondit gentiment^ que ce père l'ayoit convaincu de m)pi-
nion des préadamites ; la reine lui ayant demandé ce qu'il vouloit
dire: c'est, dit-il, que ce sermon m'a Tait voir clairement qu'Adana
n'est pas le premier homme du monde. » Patiniana (Paris, 1701),
p. 62, 63. Sorbière nomme le courtisan, qui serait Benserade. Sor^
bieriana ÇTolosœ, 1694)^ p. 14.
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXI, p. 319. Lettre
de VolUire à l'abbé de Sade; Ferney, 12 février 1764.
2. Voir la cinquième série de nos études, Voltaire aux Délices, p. 9.
TOUT A DES BORNES. 273
Il avait fait la partie, dans sa jeunesse, du chancelier
Maupeou. «Mais il me gagnait comme de raison ^ »
Ce « comme de raison » est piquant, et ferait croire
à une complaisance qu'il était loin d'avoir pour tout
le monde. Il était, il devait être un habile joueur, et le
docteur Maty n'avait pas oublié ses défaites, à leur
rencontre à Leyde, durant le séjour en Hollande de
l'auteur de la Benriade^. Mais il avait trouvé son maî-
tre dans le Père. Adam ; et ce n'était pas sans chagrin
qu'il était obUgé de confesser cette sorte d'infé-
riorité. Il disait à Lauraguais : « J'ai peut-être em-
ployé moins de temps à faire une chose quelconque
qu'à jouer aux échecs : je les aime, je m'y passionne, et
le Père Adam, qui est une bête, m'y gagne sans cesse,
sans pitié! Tout a des bornes. Mais pourquoi le Père
Adam est-il pour moi le premier homme du monde
aux échecs? Poiu'quoi suis-je aux échecs, et pour lui,
le dernier des hommes? Tout a des bornes. Croyez-
moi, c'est le refrain que nous ne saurions trop répé-
ter'. » Voilà qui est philosophique. Mais, à l'applica-
tion, Voltaire laissait là sa robe de stoïcien pour
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beiichol), t. LXIV^ p. 10. Lettre
de Voltaire au comte de Rochefort; 4 février 1767.
2. « Je ne sais, écrivait le célèbre docteur à Tissot, s'il se souvien-
drait d'un jeune homme de dix-liuLt ans extrêmement étourdi, qu*il
vit à Leyde dans le premier voyage qu'il y flt en 1736, qui, si je
ne me trompe, raccompagna à la bibliothèque, où il eut l'impru-
dence de lui proposer une partie d^échecs et de se faire battre par
lui. Ce jeune homme c'était moi, toujours également pénétré d'admi-
ration pour son mérite et un peu mieux en état de juger et de pro-
fiter de ses écrit». » Eynard,7ie de T»«o/ (Lausanne, Ducloux, 1839),
p. 42, 43,
3. Lettres de L, B, lauraguais à madame*** (Paris, 1802]^ p. 59,
60.
2*74 ASSERTIONS CONTRADICTOIRES.
s'emporter contre ce fils de Loyola qui l'écrasait de
sa supériorité. Condorcet a prétendu que Père Adam,
sentant la nécessité des concessions et mettant tout
amour-propre de côté, s'arrangeait de façon à se faire
battre, quand il s'apercevait que ses victoires répé-
tées avaient exaspéré son trop nerveux partner ^ Mais
La Harpe soutient énergiquement que rien n'est moins
exact que cette condescendance du jésuite.
Le fait est vraisemblable, dit-il» mais je puis assurer qu'il
n'est pas vrai. Je les ai vus jouer tous les jours, pendant
un an ; et non-seulement le Père Adam n'y mettait point
de complaisance, lui qui dans tout le reste était plus que
complaisant, mais je puis attester qu'il jouait souvent avec
humeur, surtout quand il perdait, et qu'il était fort loin de
perdre volontairement. Au contraire, je n'ai jamais vu
Voltaire se fâcher à ce jeu, et je jouais souvent avec lui. H
y mettait même beaucoup de gatté, et une de ses ruses
familières était de faire des contes pour vous distraire,
quand il avait mauvais jeu. Il aimait beaucoup les échecs, et
se les reprochait comme une perte de temps ; car il faisait
cas du temps en raison de l'emploi qu'il en savait faire.
Passer deux heures, disait-il, à remuer de petits morceaux de
bois I on aurait fait une scène pendant ce tempihlàK
Cependant, nous avons, quoi qu'en dise La Harpe,
des témoignages de l'extrême sensibilité du poSte
1. Voltaire, Œuvreê ccmpiius (Beuohot), U I, p. 34 8« Vie dé
Voltaire, par Condorcet.
2. Longchamp et Wagnière, Mimoirêê tur Voltaire (Paris, André^
1826), t. II, p. 531, 532. Wagnière, dani don exumen deê Mémoires'
de Bachaumont (18 octobre* 1768), dit également: « Père Adam
n'était point du tout assez Jésuite pour se faire gagner exprès
aux échecs par Jf. de Voltaire; c'était tout le contraire... » Ibid»j
t. I, p. 288.
UNE LETTRE DE L'ABBÉ GALUNÎ. 278
devant l'insuccès, et de ses étranges emportements,
lorsqu'il se voyait battu. L'abbé Galiani fait allusion
à ces plaisantes vivacités dans une lettre curieuse au
patriarche, d'une date plus éloignée. « J'ai vu der-
nièrement à Naples un de vos élèves, le chevalier
de P... avec sa Dulcinée * ; il a demeuré, m'a-t-il dit,
quinze jours à Ferney, et auroit bien voulu y passer
le reste de sa vie. Il m'a conté des choses tout à fait
drôles du père Adam, de la gouvernante Barbara'*, du
seigneur du logis, de son tourloutoutou, de ses ac-
cès de colère, lorsqu'il perd la partie aux échecs, de la
perruque du bon jésuite couverte de dés, de sa fuite
et de sa cachette, semblable à celle de son vieux pa-
tron lorsqu'il eut péché'. » Il paraîtrait, en effet, que
Voltaire, quand la situation tournait mal, commen-
çait à chantonner un « tourloutoutou » dont son part-
ner connaissait, à dire d'expert, la signification. Il
n'était que temps de fuir ; et si l'imprudent s'attar-
1. Nous pensons quUl s*agit de Dorat-Gubières, qui portait alors
le nom de chevalier de Palmézeaux, en correspondance, d'ailleurs,
avec Voltaire auquel il disait qu'il avait deux maîtresses : une ÛUe
de quinze ans et la Gloire. Ge ne peut être Pezai, qui avait pris le
titre de marquis et dont le voyage à Ferney eut lieu, en 1765, dix
ans avant cette lettre de Galiani. Ge ne peut être davantage le che-
valier Pamy, dont il n'est question dans aucune lettre de Voltaire et
qui ne faisait à ce moment que quitter Tile Bourbon.
2. « Rien de plus gai, nous dit Gharles Pougens, que ses dia-
logues du matin avec sa grosse servante suisse Barbara, qui lui
témoignait si naïvement le profond mépris qu'elle avait pour son
esprit prétendu, l'assurant de la meilleure foi du monde qu'elle ne
concevait pas comment il y avait des gens assez bêtes pour lui trouver
seulement une once de bon sens, a Lettres philosophiques à madame***
sur divers sujets de morale et de littérature (Paris, 1826), p. 83.
3. Correspondance inédite de Vabbé Galiani (Paris, Dentu, 1818),
t. II, p. 152. Lettre de Galiani à Voltaire; Naples, 3 janvier 1775.
276 ADÀMË, UBI ES? •
dait, il recevait toutes les pièces de l'échiquier dans
sa perruque , ce qui arrivait rarement ; car, au pre-
mier « tourloutoutou » , notre honmie s'évanouissait
doucement, en attendant que l'orage fût dissipé.
Alors l'auteur de Mérope de s'écrier : « Adame^ ubi
es? » Et Adam de sortir de sa cachette et de reparaî-
tre, comme s'il ne s'était rien passé. Bien qu'à l'ar-
rière-plan, le bon Père n'estpas une figure insignifiante .
Quoique discrètement d'abord, il ne laisse pas d'in-
tervenir dans les mille incidents d'une existence qui
n'était pas sans imprévu : il tiendra compagnie aux
touristes accourus pour honorer et admirer le maître
de céans, et se rendra agréable par de petits offices
dont on lui saura gré. Il avait été professeur à Dijon,
comme on l'a dit plus haut, et il aurait pu, ce semble,
être de quelque utilité au poëte ; mais Wagnière nie
positivement qu'il en fût rien.
Quoique maUngre et souffrant. Voltaire travaillait
toujours, et, selon son habitude, était attelé à plus
d'un sujet. Il n'avait pas complètement corrigé son
Olympie^ qu'il confiait à ses anges qu'il avait en tête
un drame sombre, un peu barbare, un peu à l'an-
glaise, où il y aurait de l'assassinat et qui serait bien
loin de nos mœurs énervées. Mais il faut que personne
ne soit au fait du complot, car ce sera un vrai coni-
plot. Comme pour le Droit du Seigneur^ Voltaire en-
tend bien n'être pour rien dans le péché ; c'était le péché
d'un jeune homme qui annonçait des dispositions et
méritait d'être encouragé, ce Ne serait-ce pas un grand
plaisir pour vous de vous moquer de ce public si fri-
vole, si changeant, si incertain dans ses goûts, si
PETITES MALICES D'AUTEUR. 277
volage, si français *?» Il s'agit du Triumvirat^ œuvre
de décadence, qui lui coûtera plus de soins, de rema-
niements ou de suppressions qu'aucune autre de ses
pièces. L'auteur de'Semiramis et d'Oreste hésite à lui
donner un nom, comme si avec un titre différent l'on
aurait moins deviné ce qu'il voulait, quelles étaient
ses visées. «Je ne sais s'il faut intituler la pièce le
Triumvirat; le. titre me ferait soupçonner, et on di-
rait que je suis le savetier qui raccommode toujours les
vieux cothurnes de Crébillon ; cependant il est difficile
de donner un autre titre à l'ouvrage. Tirez-vous de là
comme vous pourrez^. » Et c'est, finalement, sous
ce titre que seront joués les «roués » de ce jeune dé-
butant, dont il était juste d'encourager les talents
naissants, et qui, après mûre délibération, se trou-
vera être un ex-jésuite, ou, disons mieux, « un jeune
novice qui avait demandé sou congé, dès qu'il avait
su la banqueroute du P. La Valette, et appris que
nosseigneurs du parlement avaient un malin vouloir
contre saint Ignace de Loyola; » ce qui sera, pour le
public, une raison de protéger ce pauvre diable^/
Mais, avant le Triumvirat^ devait apparaître, dans
toute la magnificence de son spectacle, cette Olym-
pie^ qui, elle aussi, avait été l'objet de tant de retou-
ches et de remaniements, «On va nous donner encore,
écrivait Fréron à l'abbé Gossart , une rapsodie tra-
1. VolUire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXI, p. 89. Lettre
de Voltaire à d'ArgenUl ; t3 juin 17 63.
2. Ibid., t. LXI, p. 161. Lettre de Voltaire au même ; au\
Délices, 27 septembre 1763.
3. Ibid,, t. LXI, p. 442. Lettre de Voltaire au même ; aux
Délioes, 21 mai 1764.
VI. 16
278 0 L'IMPIBÎ
gique de Voltaire intitulée Olympie^ et tout le monde
lui applique son titre : ô l'impie * !» Le jeu de
mots allait directement au poëte, qui aime mieux
croire que c'est à sa pièce, a O P impie I n'est pas
juste, écrivait-il à D'Alembert, car rien n'est plus pie
que cette pièce ; et j'ai grand'peur qu'elle ne soit
bonne qu'à être jouée dans un couvent de nonnes, le
jour de la fête de l'abbesse^. » Elle sera représentée
le 17 mars 1764, et sera bien reçue du public, qui
témoignera qu'il ne serait pas fâché de voir l'auteur ;
c'est ce que mande du moins le poëte à Collini', non
sans s'illusionner quelque peu sur la vraie portée d'un
accueil, où la reconnaissance avait plus de part que
l'admiration et l'enthousiasme. En réalité, la pièce pa-
rut faible, et les amis ne la traitent guère plus favora-
blement que les ennemis dans le secret de l'intimité^.
Les triomphes dramatiques sont clos, et le Triumvirat
de l'ex-jésuite ne sera reçu, le 5 juillet suivant,
qu'avec froideur. Le secret avait été si bien gardé,
et l'on ignorait si parfaitement le coupable, que Poin-
sinet eut peur qu'on ne le lui attribuât, et crut devoir
1 . Laverdet, Catalogue d'autographe» du 23 novembre 1861 , p. 48,
no 230. Lettre de Piron à l'abbé GoBsart, à Nyon; Paris, 4 février
1762. Il y a là erreur, c'est 1764 ou peut-être 1763, car ColUni
avait fait imprimer Olympie à Francfort au commencement de 1763.
2. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LX, p. 513. Lettre
de Voltaire à D'Alembert ; 18 janvier 1763.
3. Ibid,, t. LXI, p. 379. Lettre de Voltaire à Gollini; à Ferney,
28 mars 1764.
4. Grimm, Correspondance littéraire (Paris, Furne), t. III, p. 221,
441. — Collé, Journal historique (Paris, 1807), t. III, p. 89 à "94.
— Favart, Mémoires et correspondance littéraires (Paris, 1808), t. II,
p. 199.
APPARITION DU GOUUENTAIRE. 279
protester contre des soupçons si désobligeants * . Ce-
pendant, l'auteur était loin d'accepter l'arrêt comme
définitif; il reprit son poème et se mit à le refondre
avec une ardeur, un zèle infatigables ^.
Le Commentaire^ ce travail auquel Voltaire s'était
donné tout entier et avec t£uat d!enthousiasme d'a-
bord, et qui l'avait si vite rebuté, allait être livré au
public. Quoi qu'on ait dit, il crut avoir fait œuvre de
critique consciencieuse, il crut même s'être montré
indulgent à l'excès. Ce ne fut pourtant point l'avis des
contemporains, qui l'accusèrent de malveillance sys-
tématique et d'envie ; et, à cet égard, les avis n'ont
pas sensiblement varié. Mais, encore une fois, ra-
baissa-t-il le grand Corneille de parti pris, ou ne céda-
t-il qu'à l'impatience nerveuse d'un esprit délicat,
qui savait par cœur Racine, et oubliait les beautés de-
vant les incorrections et les inégalités trop fréquentes,
dans les dernières pièces surtout, de l'auteur de Per^
tharite^ d'Agésilas^ d'Attila?
De Racine ou de Corneille; qui Voltaire devait-il rabaisser
d'après les insinuations de la jalousie, se demande Chaba-
non? n'est-ce pas celui des deux dont la perfection lui sera-
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXI, p. 508. Lettre
de Voltaire à d'Argental; 17 juillet 1764. Il s'agit ici de l'auteur
du Cercle, du « petit Poinsinet », comme on rappelait, pour le dis-
tinguer de Poinsinet de Sivry son cousin, de Poinsinet-le-MysÛflé,
pour tout dire, qui était allé rendre visite, comme les autres, à
Fauteur de Zaïre, « J'ai eu aujourd'hui à dîner un M. Poinsinet re-
venant d'Italie. Fratres^ qui est ce M. Poinsinet ? Il m'a récité d'assez
passables vers. » Ibid,, t. LIX, p. 456. Lettre de Voltaire à Damila-
ville; 15 Juin 1761.
2. Ibid., t. LXI, p. 537. Lettre de Voltaire à madame d'Argent?
6 auguste 1764.
280 SINCÉRITÉ DES CRITIQUES.
blait plus difficile à égaler? C'est Racine cependant de-
Tant qui il a fléchi les genoux, et qu'il ne pouvait se lasser
d'admirer. N'est-ce pas que le charme du style de Racine
entraînait Voltaire dans son parti ? Par la même raison, le
style de Corneille, inégal et souvent raboteux, ne devait-il
pas lui servir de démérite devant un juge si sensible à l'élé-
gance et à l'harmonie? Observez que sur ce point ses juge-
mens n'ont point varié. Partout où il a trouvé la clarté, la
justesse, l'élégance et Tharmonie, il a senti vivement ces
qualités du style, et il les a louées >.
Il n'y a qu'à le suivre dans sa correspondance in-
time de ce temps pour s'assurer de sa sincérité. 11
pense à cœur ouvert avec d'Argental, il n'a pas à
feindre avec cet autre lui-même, et l'on peut, sans
crainte, prendre ce qu'il lui écrit comme l'expression
de son sentiment le plus vrai. Qu'on lise ce qu'il lui
mandait, dans tout le fort de son travail, en janvier
1763.
Ce Pierre me fait passer de mauvais quarts d'heure; je
suis outré contre lui, il est comme les bouquetins et les
chamois de nos montagnes, qui bondissent sur un rocher
escarpé, et descendent dans des précipices. J'avais cru que
Racine serait ma consolation, mais il est mon désespoir.
C'est le comble de l'insolence de faire une tragédie après ce
grand homme-là. Aussi après lui je ne connais que de mau-
vaises pièces, et avant lui que quelques bonnes scènes ^
Il écrivait à l'abbé de Voisenon, à la distance d'un
mois:
C'est Racine qui est véritablement grand, et d'autant plus
1. Chabanon, Tableau de quelques circonstauces de ma f}V (Paris,
1795), p. 149, 160.
2. Voltaire, Œuvres complbtes (Beuchot), t. LX, p. 578. Lettre
de Voltaire à d'Argental; Ferney, 25 janvier 1763.
CORNÉLIE-CHIFFON MÈRE DE FAMILLE. 281
grand qu'inné paraît jamais chercher à l'être; c'est l'auteur
d'Athalie qui est rhomme parfait. Je vous confie qu'en com-
mentant Corneille je deviens idolâtre de Racine. Je ne
peux plus souffrir le boursouflé et une grandeur hors de
nature *.
De bonne foi, cela n'a-t-il pas toute l'apparence de
la sincérité? et que de gens, il faut bien le dire, pré-
fèrent la pureté continue de Racine aux magnificences
intermittentes du père de notre théâtre !
Voltaire annonçait vers la fin de mars 17 U, à Dami-
laville, la prochaine mise en vente de l'ouvrage, et le
prévenait qu'il lui adressait un ballot de quarante-
huit exemplaires pour distribuer, comme il en avait
manifesté l'intention dès l'origine, aux gens de lettres
peu riches, dignes d'ailleurs dune telle faveur, à
Goldoni, à la Harpe, à Diderot, à Lemière, à Sainmore,
à Debelloi. Il n'ignore déjà point qu'il a révolté
plus d'un fanatique ; mais il en a pris son parti de
vieille date. « Quoi qu'il en soit, dit-il, j'ai marié deux
filles pour avoir critiqué des vers ; Scaliger et Sau-
maise n'en ont pas fait autant*. » Ces deux filles sont
mademoiselle Corneille et sa belle-sœur, mademoi-
selle Dupuits. La première, Cornélie-Chiffon, ou, sil'on
aime mieux, Chimène-Marmotte , venait d'accoucher
d'une petite fille qui fut bien accueilUe de tout le
monde, à commencer par le poëte qui annonce sa nais-
sance avec un contentement manifeste, sans paraître
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchol), t. LX, p. 584. Lettre
de Voltaire à l'abbé de Voisenon; à Femey, 28 février 1763.
2. Ibid., t. LXI, p. 422, 427. Lettres de Voltaire à D'Alembert
et à madame du Deffand, des 8 et 9 mai 1764.
46.
282 SON PORTRAIT MORAL.
trop regretter le sexe dû nouveau-né * . 11 s'était dit
apparemment que la fille de Pierre-François Corneille
n'avait pas assez de sang cornélien dans les veines pour
engendrer un Sophocle ou un Euripide, et il ne nous
a pas caché, d'aUlem'S, que sa pupille, qui avait toute
la gentillesse possible avec le meilleur cœur, ne serait
j amais qu'une charmante enffuit, une bonne et douce
femme comme les veulent les esprits sages et les gens
sensés ; et ceux qui seront à même de l'approcher à
Ferney ne la jugeront pas autrement. « Il y a ici,
écrivait à sa mère le chevaUer de Boufflers, madame
Denis et madame Dupuis^ née Corneille. Toutes deux
me paraissent aimer leur oncle. La première est bonne
de la bonté qu'on aime : la seconde est remarquable
par ses grands yeux noirs et un teint brun ; elle me
paraît tenir plus de la corneille que du Corneille'^. »
Pardonnons cette pointe au futur auteur d'Aline^
dont le petit talent n'était guère qu'un composé de
1. Voltaire^ Œuvres complètes (Beuchol), t. LXI, p. 459. Lettre
de Voltaire à d'Argental; 6 juin 1764.
2. Le prince de Ligne est encore plas dur pour cette enfent, qui,
au moins, avait de la naYveté et delà bonté. «... U me demanda com-
ment je la trouvais : nigra, lui répondis-je, sans être formosa, » La
belle-sœur avait trouvé grâce aux yeux de Timpertinent grand
seigneur, a Mademoiselle Dupuis, belle-sœur de la Corneille, qui
jouait Martine (des Femmes savantes) me plaisait infiniment, et me
donnait quelquefois des distractions, lorsque ce grand homme me
parlait. H n^aimait pas qu^on en eût. Je me souviens qu*ua jour que
ses belles servantes suisses, nues jusqu'aux épaules à cause de la
chaleur, passaient à côté de moi, ou m'appoMaient de la crème,
il s'interrompit, et prenant^ en colère, leurs beaux cous à pleines
mains, il s'écria : gorge par-ci^ gorge par^là , allez au diable, P
Lettres et pensées (Genève, i809}, p. 830, 331 , '6^2 .'Mon séjour
chez M, de Voltaire,
BOUPFLERS EN SUISSE. 283
pointes les plus jolies du monde. Le passage du cheva-
lier à Ferney est à citer. Il avait fait un voyage, comme
en faisaient rarement les jeunes gentilshommes de son
temps. Loin de chercher à éblouir ces républicains
par un train de prince, non-seulement il avait dé-
pouillé tout apparat, mais il s'était fait passer pour
un modeste dessinateur français, vivant honnêtement
et chichement de son crayon. Il raconte, à ce propos,
tout un petit roman avec des bonnes gens de Yévay
trop simples pour être en défiance ; cela est délicieux
et va jusqu'à l'attendrissement. Sa manière de voir
les choses et d'exprimer ses émerveillements n'est pas
celle d'un Rousseau ou d'un Saussure ; il n'est ni en-
thousiaste ni savant ; ce n'est autre qu'une caillette
qui sait bien à qui s'adressent ses folies. Il s'était ar-
rêté à Lausanne, qu'il appelle l'île de Circé.
Je vis dans une société que Voltaire a pris soin de former,
et je cause un moment avec les écoliers avant d'aller écou-
ter le maître. Il n'y.a pas de jour où je ne reçoive des vers
et où je n*en rende; pas un où je ne fasse un portrait et
une connaissance... Une fois, j'envoyai à une dame deGentil
un portrait du diable, avec des cornes et une queue; elle me
demanda à quel propos :
Ce n'est point sans raison , marquise trop aimable,
Que j'envoyai chez vous le diable et son portrait;
Je ne sais s'il tous tenteroit ;
Mais vous, tous tenteries le diable.
Il arrive à Ferney, où il est accueilli comme le fils
de sa mère, et tombe sous le charme de cet esprit,
qui, sans effort, redescend à ses dix-huit ans et le
traite en camarade. Une chose digne de remarque et
que constate tout d'abord le touriste introduit dans
284 COUPLETS GAILLARDS.
cet intérieur, c'est la générosité du maître, c'est la
bonne chère, c'est la large existence du patriarche.
Vous ne pouvez point vous faire d'idée de la dépense
et du bien qu'il fait. Il est le roi et le père du pays qu'il
habite; il fait le bonheur de ce qui l'entoure, et il est
aussi bon père de famille que bon poète. Si on le partageoit
en deux, et que je visse d'un côté rhomme que j'ai lu, et de
l'autre celui que j'entends, je ne sais auquel je courrois. Ses
imprimeurs auront beau faire, il fera toujours la meilleure
édition de ses livres.... Au reste, la maison est charmante,
la situation superbe, la chère délicate, mon appartement
délicieux .. Voltaire m'a beaucoup parlé de Pampan *, et
comme j'aime qu'on en parle. Il a beaucoup recherché dans
sa mémoire l'abbé Porquet qu'il a connu autrefois^ mais il
n'a jamais pu le retrouver ; les petits bijoux sont sujets à se
perdre.
Le chevalier rencontra à Ferney madame Cramer, la
femme du libraire, un esprit de verte allure, qui pen-
sait librement et tout haut, se permettant parfois des
saillies fort peu orthodoxes, comme on en a pu juger
par une assez osée que l'on n'a sans doute pas oubliée ^
La dame et le chevalier imaginèrent de lutter aux cou-
plets, et voici celui qu'elle trouva, un peu aidée par
Bouftlers :
Il faudrait que père Adam
Voulût être mon amant.
Oui, que la peste me crève,
S'il me veut, je suis son Eve;
Et je serai, dès demain,
La mère du genre humain.
1. M. Dcvaux, dont il a été question dans les tomes III et IV de
cot ouvrage (Voltaire à Cirey^ Voltaire à la co^tr).
2. Voltaire aux Délices, p, 179.
MADAME CRAMER. 285
Ces vers ne rappellent-ils pas ceux, tout aussi libres,
faits par la mère du chevalier sur l'abbé Porquet :
Jadîs^ je plus à Porquet,
Et Porquet m'avait su plaire...»
Madame Cramer ne s'efifarouchait pas aisément et
entendait la plaisanterie, même celle qu'on ne fait
guère devant une femme. C'est d'elle que Voltaire
veut parler, dans sa réponse aux Cœurs de Bouf-
flers :
Certaine dame honnête, et savante et profonde".
Dans un couplet à elle adressé, le poète semble
insinuer que ce charmant vaurien, qui sait tout à la
fois rimer avec lui et peindre avec Hubert, pourrait
bien utiliser, d'une manière plus douce, ses instants
avec la dame '. Si un rigorisme exagéré rend tout
commerce rebutant , il est bon aussi de ne point
trop fournir de prétextes à la médisance. Cette femme
vive, spirituelle, gâtée par son entourage, s'inquiétait
médiocrement des propos, et, par ses saillies, laissait
un libre champ à la malice des ennemis et des
envieux. Ainsi, nous lisons, dans des Nouvelles à la
main, que le duc de Richelieu, durant l'apparition
qu'il fit à Ferney, en octobre 1762, ayant trouvé
1. Voltaire à la cour y p. 299.
2. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. XII, p. 540. A M. le
chevalier de Bouiflerâ qui lui avait envoyé une pièce de vers intitulée
Le Cœur,
3. Ibid,, t. XIV, p. 455. Couplet à madame Cramer, par M. le che-
valier de BoufQers, 1766. Ce millésime nous paraît fautif. Boufflers
vint à Ferney en décembre 1764 et y restâtes premiers jours de 1765.
286 RICHELIEU A FERNEY.
madame Cramer à son gré, songea tout aussitôt à
grossir de son nom .la liste de ses conquêtes, s'en
reposant pour cela sur la complaisance de son hôte,
qui se chargea d'écarter le mari. Des vers avaient été
faits à la gloire du vainqueur de Port-Mahon; il impor-
tait qu'ils fussent imprimés dans la nuit pour que
l'incomparable duc les eût à son réveil, et l'on atten-
dait de l'obligeance du libraire qu'il veillerait par lui-
même à l'exécution de ce petit complot. S'il faut en
croire le chroniqueur, l'anecdote venait en droiture
du maréchal qui ne s'était pas fait scrupule de la ra-
conter *. Tout est possible de la part d'un Richelieu,
et ses soixante-six ans qu'il avait alors ne seraient
pas un motif sérieux de douter de l'aventure ; car, si
elle n'est rien moins que réelle. Voltaire, à ce même
voyage, surprenait ce vétéran de la galanterie aux ge-
noux d'une jeune et jolie femme, madame Ménage,
qui était venue, elle aussi, consulter Tronchin, et
avait été invitée par l'auteur de Zaïre à passer quel-
ques jours à Ferney *. En tous cas, voilà une femme
de prime-saut, une Française, une Parisienne du dix-
huitième siècle égarée dans la calviniste Genève,
qu'elle est loin d'édifier, se souciant peu de mécon-
tenter le vénérable Consistoire, ne songeant qu'à vivre
en toute indépendance, au miheu d'une société choi-
sie, comme elle émancipée, ne chantant d'autres psau-
mes et d'autres antiennes que ceux qui s'entonnaient
1. Correspondance secrète^ politique et littéraire (Londres, John
Adamson, 1788), t. XV, p. 237.
2. Correspondance inédite de Grimm (Paris^ Furne, 1829), p, 348,
349.
• LE CHEVALIER DESSINATEUR. 287.
à Ferney, à la table de l'étrange patriarche. Revenons
au chevalier.
Les instants se passaient comme des minutes ; la
galté, la gentillesse du jeune Boufflers animaient,
émoustillaîent tout ce monde, qui avait besoin, mais
auquel les occasions ne manquaient point, de se re-
tremper. Il s'avise de crayonner pour les étrennes de la
marquise un petit dessin de Voltaire, pendant qu'il
perd aux échecs. <( Ce n'est qu'une ébauche hâtée, à la
lumière et aux travers des grimaces qu'il fait toujours
quand on veut le peindre. » Mais le caractère de la
figure avait été saisi, et, comme le dit le chevaUer,
c'est bien l'essentiel ^ Voltaire, de son côté, se laisse
aisément gagner par cette bonne humeur qui ne
se dément pas, et adresse à la marquise les éloges
les plus flatteurs et les plus sincères sur son peintre.
« Je crois qu'il ira loin. J'ai vu des jeunes gens de
Paris et de Versailles, maiè ils n'étaient que des bar-
bouilleurs auprès de lui... Il a fort réussi en Suisse^, n
Quant au chevalier, il s'amuse, il ne songe pas à s'en
aller : il est toujours sous le charme. « Vous ne sau-
riez vous figurer, écrit-il encore à sa mère, combien
l'intérieur de cet homme-ci est aimable ; il seroit le
meilleur vieillard du monde, s'il n'étoit point le pre-
1. Voltaire écrivait au président Henault, le 20 juin 17 64 :
a Riez d'une caricature qui me ressemble assez: c'est Touvrage
d*un jeune homme de quinze ans, qui, en me voyant par la fenêtre,
m*a croqué en deux minutes, iBt m'a gravé en quatre. » Œuvres
complètes (Beuchot), t. LXl, p. 476, 477. Mais ce ne peut ôtrc
BoufiQers, qui ne paraissait à Ferney que six mois plus tard.
2. Ibid,^ t. LXII, p. 130. Lettre de Voltaire à lu marquise de
Boufflers; Ferney, 15 décembre 1764.
288 IMPORTUNITÉS DES TOURISTES.
mier des hommes : il n'a que le défaut d'être fort ren-
fermé*... »
Ce défaut que signale Boufflers, et qui s'aggravera
de plus en plus, est déjà très-sensible, et le vieillard,
auquel les souffrances laissaient peu de trêve, n'ac-
cordera la présence réelle qu'à bon escient. « Mon
Dieu! délivrez-moi de mes amis : je me charge de mes
ennemis/ » s'écriait-il, quand on lui annonçait la visite
de ces coureurs de châteaux qui croient bien mériter
de leur hôte en traînant chez lui leurs inutilités ^. Ou
bien : « Vite, vite du Tronchin'; » ce qui voulait
dire qu'on le fît passer pour malade, pour agonisant,
s'il n'en fallait pas moins; et cela n'était pas de trop,
et cela ne suffisait pas à désarmer certaines curio-
sités féroces. Des Anglais se présentent, les gens
avaient le mot ; l'un d'eux insiste : il le verra malade,
comme il est. « Qu'on lui dise que je suis à la mort. »
Mais cela n'arrête pas l'insulaire. « Dites-lui que je
suis mort. » L'Anglais voulut le voir mort. « Dites-lui
que le diable m'a emporté ! » s'écrie, à bout d'expé-
dients, l'auteur de la Henriade^ qui ne commettait
peut-être qu'un anachronisme*. Voltaire ne fermera
1. Œuvres de Boufflers (9ari9, 1792), lettre viii, p. 44.
2. Œuvres du marquis de Villetie (Edimbourg, 1788), p. 165.
Lettre du marquis à sa femme; 14 juillet 1782.
3. Prince de Ligne, Lettres et pensées (Genève, 1809), p.
327.
4. Ch. Monnard, Biographie de Jean de Huiler (Paris, 1839),
t. XXXVU, 18 octobre 177 4. Voltaire était d'autant plus excusable
que c'était une importunité de toutes les heures et de toutes les
minutes, et qu'il se voyait relancé par toutes gens, même des
maniaques et des fous. Lire l'étrange invasion à Ferney, par une
affreuse nuit d'hiver , du fantasque Ghassaignon , dans Les Nudi^
MADAME DENIS PARAIT SEULE. 289
pas sa porte, Thospitalité sera aussi bienveillante, aussi
grande ; mais il arrivera à plus d'un visiteur de ne pas
obtenir la faveur de lui être présenté, a Quand j'ai
bien travaillé, je n'en peux plus. On vient dîner chez
moi, et la plupart du temps je ne me mets point à
table ; madame Denis est chargée de toutes les céré-
monies, et de faire les honneurs de ma cabane à des
personnes qu'elle ne reverra plus \ » Mais l'on ne
peut guère évincer des fâcheux du rang des ducs de
Lorges et de Randan, qui viennent avec des acteurs
el ont décidé qu'ils joueraient la comédie sur Je théâtre
de Ferney*. Il fallait donc l'envahir, le conquérir,
l'emporter d'assaut.
Il avait son endroit faible, comme Achille; il ne sa-
vait pas résister à l'esprit, à la gaîté assaisonnée d'une
pointe de malice et même de méchanceté. Mais ce
dont il s'effrayait le moins, c'était de la jeunesse, à lia-
quelle il faisait fête avec une bonhomie dont nous ve-
nons d'être les témoins. Le chevalier de Boufflers nous
a raconté, avec une piquante originalité, comment on
l'avait accueilli. Un peu auparavant. Voltaire ne fai-
sait pas moins bonne réception à un autre original,
d'un esprit étincelant s'échappant en fusées, dont
peut-être la rectitude n'égalait pas l'éblouissement,
le prince de Ligne, ce fou aimable, que madame du
DefFand appelait précisément « le Gilles du chevalier
tés ou les crimes affreux du peuple (Paris, 1792), p. 314, 315,
316.
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXI, p. 474. Lettre de
Voltaire à madame du Defifand; aux Délices, 20 juin 1764.
2. Ibid., t. LXII, p. 222, 383. Lettres de Voltaire à Richelieu et
au marquis de Villette, des 7 février et 8 juillet 1765.
290 LE PRINCE DE LIGNE.
de Boufflers *. » Il passa huit jours à Femey qu'il em-
ploya de son mieux, et nous a raconté des folies dans
un jargon dont on serait vite las, si on s'attardait
trop, mais qui surprend et amuse quelques minutes.
Il s'en est fallu de bien peu que les deux écervelés ne
se rencontrassent ; c'est donc le même homme dont
ils nous entretiennent, le môme entourage, les mômes
comparses. Nous avons le crayon de Boufflers; voici le
portrait du patriarche par le prince de Ligne, vu pres-
que à la même heure; la page, d'ailleurs, est intéres-
santé, et n'est pas la moins raisonnable qui soit soi*tie
de cette plume d'improvisateur.
Il étoit toujours en souliers gris^ bas gris-de-fer, roulés,
grande veste de basin^ longue jusqu'aux genoux^ grande et
longue perruque, et petit bonnet de velours noir. Le di-
manche il mettoit quelquefois un bel habit mordoré uni.
veste et culotte de même, mais la veste à grandes basques^
et galonnée en or, à la bourgogne, galons festonnés et à
lames, avec de grandes manchettes à dentelles jusqu'au
bout des doigts, car avec cela, disoit-il, on a Vair noble ».
M. de Voltaire étoit bon pour tous ses alentours et les faisoit
rire. ïl embeliissoit tout ce qu'il voyoit et tout ce qu'il en-
1. <f II voudrait, je crois, ressembler au chevalier de. BoufQers^
mais il n^a pas, à beaucoup près, autant d^esprit; il est son Gilles. »
Madame du Deffand, Correspondance complète (Paris, Pion, 1865)«
t. ly p. 441. Lettre de la marquise à Horace Walpole; lundi, 3 août
1767. C'était faire tort au prince de Ligne, qui valait bien Tauteur
d'Aline.
2. Sherlock nous le peint en déshabillé, sa tenue la plus habituelle
ches luié (I Les deux jourà que je Tai vu, il porto it des souliers de
drap blanc, des bas blancs de laine, des culottes rouges, deux gilets,
avec une robe de chambre et la veste de toile bleue, seniée de fleurs
jaunes et doublée de jaune : il portoit Ufie perruque gfise & trois
marteaux, et par dessus un bonnet de nuit de soie brodé d*or et
d'argent. Lettres d*un voyageur ariglois (Londres, 1779), p. ï 58.
ENCORE tlN PORTRAIT DE VOLTAIRE. 591
tendoit. Il fît des questions à un officier de mon régiment
qu'il trouva sublime dans ses réponses. De quelle religion
étes^ous, monsieur? lui demanda-t-ii. — Mes parens m'ont
fait élever dans la religion catholique. — Grande réponse!
dit M. de Voltaire : il ne dit pas qu'il le soit. Tout cela parolt
ridicule à rapporter et fait pour le rendre ridicule; mais il
falloit le voir^ animé (iar sa belle et brillante imagination,
distribuant, jetant Tesprit^ la saillie à pleines mains^ en
prêtant à tout le monde ^j porté à voir et à croire le beau et
le bien, abondant dans son sens, y faisant abonder les au-
tres; rapportant tout à ce qu'il écrivolt, à ce qu'il penâoit;
faisant parler et penser cebx qui en étoieilt capables; don-
nant des secours à tous les malheureux « bâtissant pour de
pauvres familles, et bon homme dans la sienne; bonhomme
dans son village, bon homme et grand homme tout à la
fois, réunion sans laquelle on n'est jamais complètement ni
l'uti ni Tautrë : car le génie donne plus d'étendue à la bontés
et la bonté plus de naturel au génie '•
Voltaire avait pris un grand parti, il avait prononcé
un arrêt dont on ne l'eût jamais cru capable^ et qui
ne devait pas sortir de sa bouche. Il avait fini par
se dire que ces représentations dramatiques étaient
une occasion de fatigues et d'embarras qu'il se sen-
1. Voltaire a quelquefois de cfes étonnements naîfs, de ces relours
singuliers sur .riusuffisauce de ses connaissances, qui le produisent
souB un Jour fort inattendu et qui famënent à lui. Un Jour, à Uihle,
il trouve que la farine du blé qu'il avait récolté aux Délices ne faisait
pas le pain blanc, et il Tattribue naturellement à la qualité inférieure
de la terre. Wagnière, qui le servait, lui fit observer qu'il Mra \t\uê
blanc, lorsque la farine trop fraîche sera reposée. « Qmtl h^tiAnduP
loi demanda vivement Voltaire. — Quinze ans, — Comment? h quiriJSd
ans tu en sais déjà plus que moi qui en ai plus de n0i%iinië 1 n
Gaultieur, Annales nationales, I1I« année (Genève^ iHbb)^ pt ^Ol«
Anecdotes inédites sur Voltaire, racontées par Francis frumUïni
1. Prince de Ligne, Lettres et pensées (Gentive^ liOll/f p# ^^^
336. JroR séjow chez M. de Voltaire.
20'i MELPOMÈNE A FERI4EY.
tait de moins en moins la force d'affronter; Femey
était, d'ailleurs, plus qu'exigu, eu égard au person-
nel mouvant qu'il avait à abriter. Pourquoi ne pas
transformer un local relativement spacieux, qu'on
n'utilisait plus guère , en lingerie et en chambres à
donner? La sentence eut son plein effet, et cet acte de
vandalisme s'accomplit. Mais il faudra bien, quoi
qu'on en ait, que l'on revienne à ses dieux, après s'être
convaincu de l'impossibiUté de vivre sans spectacle et
sans théâtre. Survient mademoiselle Clairon (29 juil-
let*). Melpomène dans Femey, sans temple et sans
autels ! Était-ce admissible ? L'on eut bientôt fait, à
l'annonce de son arrivée, de rendre à sa destination
première cette jolie salle, qui avait retenti déjà de tant
d'alexandrins. « Mademoiselle Clairon est chez moi ;
elle joue sur mon théâtre que j'ai rebâti pour elle'^;
mais à peine puis-je me traîner pour l'aller entendre^. »
Elle-même n'était pas beaucoup plus vaillante, et
venait demander de la santé et des forces à l'Esculape
genevois. « Mademoiselle Clairon, écrit-il à d'Argen-
tal, va jouer, à basse note, Aménaïde et Electre sur
mon petit théâtre de Ferney, qu'on a rétabli comme
vous le vouliez. C'est contre les ordres exprès de
Tronchin, qui ne répond pas de sa vie si elle fait des
1. Voltaire à Fetney (Didier, 1860),. p. 403. Lettre de Voltaire
à Thiériot; 28 juillet 1765. — Icffres inédites (Didier, 1857), t. I,
p. 416. Lettre à D'Alembert, même date.
2. Voltaire, Lettres inédiles (Didier, 1857), t. I, p. 414. Lettre
de Voltaire à d'Argental; 25 juin 1765, C'est madame Denis, qui
Ta fait réédiûer « presque malgré moi. »
3. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXH, p. 399, Lettre
de Voltaire à Collini; Ferney, 4 auguste 1765.
LES BÉQUILLES DU PATRIARCHE. 293
efforts, et qui veut absolument qu'elle renonce à
j ouer la tragédie * . »
Lorsqu'elle arriva à Ferney, le patriarche était à
l'agonie ou peu s'en fallait, et Ton imagina pour sa
résurrection de la prier de réciter quelques-uns de ses
vers. Elle s'y prêta de la meilleure grâce, et déclama
avec tant de pathétique son rôle de V Orphelin de la
Chine^ qu'il en oublia son agonie^. Pareil oubli, quel-
que étrange qu'il puisse sembler, se renouvelait à tout
instant, au grand divertissement de l'assistance, qui
savait, de vieille date, à quoi s'en tenir à cet égard.
Un jour, aux prises avec sa sciatique. Voltaire entre
dans le salon, se traînant sur des béquilles et soutenu
par deux dames; on l'assied dans son fauteuil, ses
béquilles à ses côtés. Les contes se succédaient, l'on
ét.iit en verve; il en entame un à son tour, qu'il se met
à mimer selon son habitude ; il s'anime à mesure qu'il
avance, perd totalement de vue et sa goutte et sa fai-
blesse, se lève avec la légèreté d'un enfant, prend ses
bécfiilles sous son bras, traverse la pièce en s'agitant,
se démenêint, gesticulant, jusqu'au moment où un
rire général le rappelle au sentiment de ses maux,
a II retombe sur ses béquilles, nous dit Tronchin des
1. Voltaire^ Œuvres complètes (Beuchot), t. LXII, p. 403. Lettre
de Voltaire à d'Argental; 12 auguste 1765.
2. The private correspondence of David Garrick (London, 1832),
t. lî, p. 448. Lettre de Cailhava d'Estandoux à Garrick; à Paris, le
28 août. Ibid,, t. II, 452. Lettre de Monnet à Garrick; ce 14 août
1765. — il existe une eau-forte représentant la visite de made-
moiselle Clairon à Ferney. Le poëte et l'actrice tombent aux genoux
l'un de l'autre, dans la posture la plus plaisante; le secrétaire du
patriarche, essaye de relever celui-ci. Troisième catalogue des livres
anciens et modernes de Techener (Paris, 1865), p. 121, n^ 196^^-
294 TOUJOURS ALLANT ET SOUFFRANT.
•
Délices, qui avait été le témoin de cette petite comé-
die, et se fait aider à regagner son fauteuil ^ » Le
conseiller d'État genevois, qui l'entendait continuelle-
ment gémir sur ses souffrances, était fait à cette note
depuis longtemps, car le premier mot qu'il avait ar-
ticulé devant lui avait été une plainte ; et il y avait de
cela quarante ans et plus, a En 1722, raconte-t-il,
étant à l'amphithéâtre de la Comédie-Française, un
jeune homme fort maigre, habit noir, longue per-
ruque naturelle, passa dans le couloir. J'étais assis à
côté d'un inconnu qui lui demanda comment il se
portait : et Toujours allant et souffrant » fut toute sa
réponse, et je ne l'ai retenue que parce que j'appris
un moment après que c'était Voltaire qui venait de
passer. Dès lors, il est allé toujours allant et souf-
frant^ cinquante-six ans avant de mourir. C'est ainsi
que je l'ai connu tout ce temps ^. »
Le cousin du narrateur, le docteur Tronchin, était
à même plus encore d'apprécier la sincérité de ce ma-
lade intentionné, qui croyait sa sécurité, sa liberté com-
promises, si on le savait et moins cacochyme et moins
vieux de quelques mois. Depuis longtemps, à l'époque
où nous sommes, Voltaire, s'il fallait l'en croire, n'allait
plus à Genève. Mais un homme à béquilles ne va nulle
part et ne quitte point le coin de son feu et sa chaise à
bras. Notre infirme cependant ne laissait point de faire
de longues promenades à pied dans ses terres, ou des
1. GauUieur, Étrennes nationalet ^ ni» année (GreDève, 18S5),
p. 202, 203. Anecdotes inédites sur Voltaire, août 1756.
2. GauUieur, Mélangea historiques et littéraire^ sur Içi Suisse fran-
çaise (Genève, 1855), p. 6.
i^
VOLTAIRE EN CABHIOLET, 205
excursions aux environs dans un simple cabriolet tiré
par un cheval fringant, dont il n'hésitait pas à se
constituer l'automédon. a. Voltaire se porte on ne
peut pas mieux, écrivait un jour le docteur à Grimm.
Je l'ai rencontré hier entre les deux ponts du Rhône
conduisant un cabriolet attelé d'un poulain qui n'a
que deux ans. Je lui criai par la portière : s Vieuï
« enfant, que faites-vous? » Ce matin j'en ai reçu ce
billet. Voyez si c'est l'allure et le ton d'un agonisant;
il est plus étourdi que jamais. » Voltaire avait été pris
en flagrant délit de santé et même de gaillardise ; il
fallait bien expliquer son cas, invoquer l'indulgence
et le secret de son juge. « Le spectacle d'un jeune
pédant de soixante et dix ans', lui marquait-il, con-
duisant un cabriolet ne se donne pas tous les jours,
mon cher Esculape, j'allais chez vous, j'avais quelque
chose à vous dire; je n'avais point de chevaux de
carrosse et j'ai pris le parti de vous aller voir en petit
maître. N'allez pas en tirer vos cruelles conséquences
que je me porte bien, que je suis un corps de fer, etc.
Ne me calomniez pas et aimez-moi*. » Maïs revenons
à mademoiselle Clairon.
Il y avait dix-sept ans qu'il ae l'avait vue; alors
c'était déjà la première dans son art, mais elle était
1. H. Courtat. prenant cetle indicâliou d'Sge à la lettre, Fait re-
monler l'anecdote, en l'absence de dates précises, i l'aDu^e 1704.
Comme l'auteur de Zafrt ae parlait point de sod Ige sang se donner
une ou deui années de plus, il se pourrait que ce billet fûl quL-li|ue
peu plus ancien, Défenu de Voltaire contre ut amii ei contre lea
eunemi, (Paria, UinÉ, 1815), p. 46.
2. Ss;oui, Le dix-kaitiime tiecle à t'iiranger [Pwii,hiûia. ISSl*
t. Il, p. 505, 506.
296 LES VERTUS DE CLAIRON.
loin encore d'avoir atteint et cette élévation et ce pa-
thétique. L'on pense bien que le passage de ce mé-
téore à Ferney fut l'occasion de fêtes et de réjouis-
sances, et que tout Genève assiégea les issues de ce
palais enchanté. L'auteur de Zaïre et de Mérope^ lui,
ne se possède plus : il a vu la perfection pour la pre-
mière foîs^ Si Aménaïde a été interprétée excellem-
ment , que dire de Clairon dans Electre ? elle aurait
ébranlé les Alpes et le mont Jura. Madame Denis joua
Clytemnestre « très-bien, » cela va de soi; Voltaire
ne nous dit pas pourtant qu'elle ait surpassé ni même
égalé la grande tragédienne. Le rôle effacé d'Éphise
échut à l'autre nièce, madame de Florian, qui s'en tira
à merveille. Mais c'était le cas ou jamais de décrocher
la lyre et de chanter le génie et les vertus de la Mel-
pomène de la France ; car on vante jusqu'à ses vertus :
Les vertus que tu peins, je les retrouve en toi «.
A la réflexion , Voltaire sera étonné, tout le premier,
d'en avoir autant dit, et il en conviendra avec une
candeur devant laquelle on se sent désarmé. « Vous
aurez trouvé, écrit-il à Richelieu, que j'ai poussé l'en-
thousiasme un peu loin dans certains petits versicu-
lets; mais si vous aviez vu comme elle a joué Electre
dans mon tripot ^ vous me pardonneriez ^. » il fera le
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXH, p. 421. Lettre
de Voltaire au marquis d'Argence; 30 auguste t765.
2. Ibid,, t. XIII, p. 241. Ëpître à mademoiselle Clairon, 17 G5.
3. Ibid,, t. LXII, p. 434. Lettre de Voltaire à Richelieu; à Génère,
16 septembre 17 65. Voltaire parle de versioulets; cela ne peut guère
s'appliquer à l'Épître à mademoiselle Clairon, mais s'entend parfaite-
ment, entre autres, des Couplets d'un jeune hommcy chantés à Ferney,
MADAME DENIS DAME DE FERNEY. 297
même ayeu à d*Argental; seulement les considérants
sont moins personnels dans sa lettre à Fange gar-
dien : c( J'ai cru qu'il fallait un tel baume sur les
blessures qu'elle avait reçues au For-l'Évêque. Elle
m'a paru d'ailleurs aussi changée dans ses mœurs
que dans son talent; et plus on a voulu l'avilir, et
plus j'ai voulu l'élever *. »
Nous avons vu Voltaire s'expliquer avec une cer-
taine emphase sur ses droits seigneuriaux, ses droits
de moyenne et haute justice. Comme il avait acheté
Ferney au nom de madame Denis autant qu'au sien ^,
et que Ferney devait faire retour à sa nièce, il va sans
dire que les arrêts et exécutions avaient lieu au nom
de tous les deux. A la' limite de sa suzeraineté, se
dressaient les poteaux seigneuriaux^, rarement em-
le 1 1 augusle nôS^'yeille de Sainte-Glaire, à mademoiselle Clairon,
sur l'air : Anne t le ù. l'âge de quinze ans. Ibid., t. XIV, p. 451, 452.
— Mémoires secrets pour servir à ^histoire de la République des Lettres
(Londres, John Adamson), t. H, p. 232; 7 septembre 17G5.
t. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXU, p. 436. Lettre
de Voltaire à d'Argental; 17 septembre 1765. Mademoiselle Clairon
ayant refusé, comme ses camarades, de jouer dans le Siège de Calais
avec Tacteur Dubois, qui avait été convaincu d'un acte flétrissant,
fut envoyée au For-l'Évêque, où, du reste, elle fut visitée par tout
ce que Paris avait de distingué et d'illustre. Après ce traitement
ignominieux, elle n'avait qu'à se retirer, si elle n'obtenait point une
juste réparation, ce qu'elle exécuta avec la dignité un peu théâtrale
qu'elle mettait dans tout. Et c'est à ces procédés inqualifiables en-
vers une actrice célèbre que Voltaire fuit allusion ici.
2. Dans une pièce signée de la nièce et de l'oncle^ on lit : u Nous
Marie-Louise Denis, dame de Ferney.... » Mélanges curieux et anec-
dotiqups tirés, d'une collection de lettres autographes de M. Fossé -
Darcosse (Paris, Techener, 1861), p. 467, n© 1126. Cette pièce,
datée de Ferney, est du 14 décembre 17 74.
3. Ch. Burney, The présent state of music in France and Italy
(London, 1771), p« 56.
47.
298 UNE JUSTICE QUI MENACE RUINE.
ployés, bien que la situation frontière de Ferney l'ex-
posât aux méfaits des contrebandiers et des bandits
de tout genre*, et dans un état de délabreoient qui
ne nous déplaît point, quoiqu'il ne fût pas sans incon-
vénients et même sans danger. Jje Résident de Genève,
Hennin, avec lequel le poëte était sur le pied ^e l'in-
timité, lui écrivait à ce propos :
C^ous nous sommes proposé vingt fois, M. Tambassadear *
et moi, de vous avertir que votre justice est prête à tomber,
et que son penchant Fentratne h écraser quelque honnête
voyageur qui passera sur le grand chemin sans penser à
mal. Votre intention n'est pas que ce qui est fait pour ef-
frayer les méchants devienne funeste aux bons. Faites donc
redresser ou plutôt remplacer ces quatre pilliers, symbole
de votre pouvoir sur vos vassaux. Ils interceptent le chemin
de Ferney: Les bons catholiques se signent en passant le
long du fossé opposé. Mais tous ceux qui vont vous voir
n'usent pas de cette recette, et vous, qui aimez les hommes,
vous seriez au désespoir que quelque mécréant fût écrasé
sous la chute ,d'un gibet, comme vous Têtes quand par mal-
heur on y accroche quelqu'un pour y faire peur aux a^utres ',
Ce qui sans doute n'arrivait pas tous les jours. Il
1. L'on trouve, dans les Archivés du Parlement de Boufgogne,
un tenancier de Voltaire, Joseph Novatier, cordonnier à Ferney^
condamné par cette cour, le 12 octobre 1768, à être pendu pour
avoir volé deui écus de six livres à Jeanne Bertheti servante d'un
sieur Rigot , à Villars-Tascon , et avoir abusé de celte fille, Nous
devons ces détails à Tobligeance de l'auteur de Voltaire au collège^
M.Henri Beaume.
m
2. Le chevalier de Beauteville.
3. Correspondance inédite de Voltaire avec Jf. Hennin (Paris,
Merlin, 1825), p. 84, 85. Lettre de Hennin à Voltaire; Genève,
29 novembre 1766. Voltaire répondait le lendemain: i Je serais
très-fàché que mes quatre poteaux tombassent sur mon ami Vernet;
je les relèverai en sa faveur, dût-on l'y faire attacher. » Dimanche
soir, 30 novembre.
J " ' mi^^^rm^rm,^^
RAPPORTS DE BON VOISINAGE. 299
est au moins piquant de le surprendre dans Texer-
cice de ces fonctions passablement sourcilleuses;
aussi ne nous saura-t-on pas mauvais gré de repro-
duire une lettre du seigneur de Ferney aux autorités
de Genève, pour solliciter leur concours dans la publi-
cité d'un arrêt de son procureur fiscal :
Monsieur, écrivait-il à M. le Premier, nous vous prions,
madame Denis et moy, de vouloir bien permettre que TeKé-
cution de votre haute justice vienne afficher aux poteaux de
Ferney la condamnation d'un voleur qui fesait beaucoup de
tort à tout le pays, le procureur fiscal de notre juridiction
qui aura l'honneur de vous rendre cette lettre se conformera
à vos ordres*.
L'autorisation fut accordée sans difficulté *. Les re-
lations de Voltaire, à ce moment, avec la république
étaient sur le meilleur pied. Il avait à Genève de nom-
breux amis, des alliés puissants qui ne laissaient pas,
au besoin, de lui venir en aide. Il était d'ailleurs for-
tement recommandé au Magnifique Conseil par le duc
de Choiseul, qui s'était donné la peine, en son temps,
d'insister d'une façon toute particulière, conune cela
résulte d'une curieuse lettre de M. Sellon, le Résident
de Genève à notre cour.
1. Archives de Genève. Lettre de Voltaire; & Ferney, 18 Juillet
n64.
2. Le Registre du Conseil, année 1764, n9 264, contient la note
qui suit : « M. le Premier a rapporté qu^ayant regu une lettre du
sieur de Voltaire du 1 8 de ce mois, dans laquelle il le prie, tant en
son nom qu'au nom de M^ Denis, de vouloir permettre que l'exécu-
tion de la haute justice vienne afficher aun poteaux de Ferney lu
condamnation d'un voleur, condamné par contumace, il a accordé
la d« permission, ce qui a été approuvé, p P« 342,
300 PATRONAGE DE M. DE GHOISEUL.
M. le duc de Ghoiseul, en me parlant de M. de Voltaire,
m'a prié de témoigner au M. G. qu'il verroit avec plaisir
qu'il jouît à Genève de la considération que jjeut luy va-
loir sa recommandation. J'ay pu comprendre que l'ouvrage
auquel il travaille pour une cour étrangère, que Ton est
dans le cas d'obliger S peut avoir quelque part à cette dé-
marche. Quoi qu'il en soit, j'espère que le M. G. voudra
bien faire connoitre à M. de Voltaire que je me suis acquitté
de la commission dont j'ay été chargé, ayant répondu d'a-
vance à M. le duc de Ghoiseul que le M. G. auroit tous les
égards que méritte sa recommandation *.
Malgré la considération qu'il s'était acquise et par
son nom et par un train de prince, malgré l'appui
diplomatique qui venait s'y joindre, l'auteur de la
Henriade savait qu'il avait à compter avec un Consis-
toire, dont il n'était pas l'ami. Il lui fallut bien renier
sa PucellCy qui fut inexorablement brûlée. Il dut re-
nier tout aussi catégoriquement son roman de Can-
dide^ dénoncé au Conseil le 2 mars 1759 , et dont
1 . Od sait quels efforts faisait alors Voltaire ' pour amener les
puissances beUigéranles à s'entendre et les services occultes qu'il
rendait au ministre, en mettant à sa disposition ses rapports d'amitié
avec le roi de Prusse.
2. Lettre de Voltaire à M. le Premier; Paris, 15 novembre 1869.
Elle était jointe, comme piëce justificative, à la note du même jour
du Registre du Conseil : « ... Dans le surplus de sa lettre le sieur
Sellon demande le détail de la réception qui a été faite ici &
M. de Chauvelin ambassadeur de France à la cour de Turin pendant
qu'il a été à la campagne de M. de Voltaire, et dit que S. E, Mons«"'' le
duc de Ghoiseul en lui parlant dudit s^ de Voltaire l'a prié de témoi-
gner au Conseil qu'il verroit a.'vee plaisir que M. de Voltaire jouit
ici de la considération que peut lui valoir sa recommandation, priant
qu'on veuille bien lui faire connoitre que lui %^ Sellon s'est acquitté
de la commission dont le ministre l'avoit chargé, lui a^^ant répondu
d'avance que le Mag. Cons^ auroit tous les égards que mérite sa
recommandation. » Archives de Genève. Registre du Conseil, de l'an-
née 1759, p. 493; 15 novembre 1759,
LA VILLE DE CALVIN SE CIVILISE. 301
rédition ne fut pas moins rigoureusement traitée.
L'ouvrage était anonyme; et Voltaire de ç'écrier :
c( Dieu me garde d'avoir la moindre part à cet ou-
vrage ! » Le Conseil avait fait son devoir en ordon-
nant la destrifction du livre ; quant à Fauteur, il en
était quitté pour un désaveu qui ne trompait per-
sonne, et pour prendre ses mesures avec son libraire.
Bien des gens se faisaient ses complices, et il avait, à
vrai dire, dans son parti, la classe élevée de la popu-
lation, quelque peu déchue de son austérité première,
s'il fallait prendre à la lettre ces quelques lignes du
poète à D'Alembert :
Il n'y a plus dans la ville de Calvin que quelques gredins
qui croient au consubstantiel. On pense ouvertement comme
à Londres; ce que vous savez est bafoué. Il n'y a pas long-
temps qu'un pauvre ministre de village prêchant devant
quelques citoyens qui ont des maisons de campagne, un de ^
ces messieurs le fit taire. Vous m'ennuyez, lui dit-il, allons
dîner; il fit sortir de l'église toute l'honorable compagnie.
Jean-Jacques, il est vrai, a été condamné, mais c'est parce
que, dans un petit livret intitulé Contrat Social, il avait trop
pris le parti du peuple contre le magistrat : aussi le peuple,
très -reconnaissant, a pris à son tour le parti de Jean-
Jacques * .
Cette anecdote du ministre de village nous paraît
un peu forte , si nous la rapprochons de ces vio-
lences d'un autre ministre , Leresche, qui, onze ans
plus tard, en 1772, ne craignait pas de tonner en
pleine chaire contre des hommes tels que les frères
!. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXI, p. 165. Lettre
de Voltaire à D'Alembert; 28 septembre 1763*
302 UN COUP DOUBLE.
Tissot * . Voltaire fait allusion dans cette même lettre
à la condamnation du liyre de Rousseau, à laquelle
nous arrivons ; Fauteur du Contrat social et â* Emile
(car le Contrat précéda de quelques mois rapparition
à! Emile) ^ avait signé son œuvre, et les juges, cette
fois, pourront condamner l'auteur en même temps
que l'ouvrage, contentement que pour sa part le
patriarche de Ferney n'aurait pas été homme à leur
donner.
1. Voltaire aux DéliceSf p. 320.
VII
DQtfBLS CONDAMNATION D'^HILB. — LETTRES ÉORITSS
DE L^ ^ONTAGNB.— SENTIMENT DES CITOyÇKS.
A Paris, l'enthousiasme qu'Emile e^^cita alla jus-
qu'au délire • il fut le bréviaire des jeunes mères, qui
crurent toutes qu'en se conformant aux préceptes,
aux doctrines du philosophe genevois, elles ne pou-
vaient manquer de donner le jour à des hommes et
d'élever de grands citoyens. Il obtint, en somme, le
genre de succès que devait souhaiter son auteur, au-
quel, quoi qu'on en dise, il ne déplaisait ni d'être
décrété ni d'être condamné. Rousseau eut cette sa-
tisfaction tout au long, il fut obligé de s'enfuir; et il
nous a raconté dans ses Confessions cette odyssée
ou cette exode, avec l'entraînement, le charme qui
lui sont propres.
Le moment n'était pas bon pour les publications de
cette nature. Les rigueurs exercées contre la Compa-
gnie de Jésus semblaient exiger du parti qui les avait
préparées et arrachées un redoublement de sévérités
à l'égard des auteurs et des écrits qui s'attaquaient à
la religion. Lesjansénistes, en majorité au parlement,
pénétrés de la nécessité de donner au monde ce téir'*'-
304 ROUSSEAU DÉCRÉTÉ.
gnage de leur zèle et de leur piété, s'inquiétèrent peu
de garder une sage mesure. « On entendait dire
tout ouvertement aux parlementaires qu'on n'avançait
rien à brûler les livres, et qu'il fallait brûler les au-
teurs*. » Et Rousseau n'exagère pas autant peut-
être qu'il le croit. 11 y avait des gens dont c'était bien
la pensée, et la condamnation de Calas , plus tard
l'affreuse exécution de La Barre, n'indiquent que trop
une volonté implacable d'anéantir, même dans le sang,
l'irréligion et une philosophie qui ne cachait point ses
criminelles espérances. Emile fut condamné sur le
réquisitoire d'Omer Joli de Fleuri, qui n'entrevoyait
dans cette éducation conseillée aux pères de famille
que l'anéantissement de la société chrétienne. « Que
seraient, s'était-il écrié, des sujets élevés par de pa-
reilles maximes, sinon des hommes préoccupés du
scepticisme et de la tolérance? »
Le parlement avait décrété l'arrestation de Rous-
seau, et, le 1 i juin, son livre était brûlé par la main
du bourreau. Tout cela était dans Tordre, mais ne
faisait qu'accroître la vogue de l'ouvrage, qui n'avait
pas besoin de la persécution pour se glisser dans
toutes les bibliothèques et jusque-sur toutes les toi-
lettes; car les jeunes mères n'allaient bientôt plus
donner le sein à leur nouveau-né que VÉmile à la
main. Pourtant, il avait fallu s'éloigner. Jean- Jacques
se dirigea vers la Suisse, sans aller jusqu'à Genève où
il se croyait des ennemis puissants. Les faits semblè-
rent légitimer ses appréhensions : neuf jours après
1. Rousseau, Œuvres complètes (Paris, Dupont, 1824), t. XVI,
p. 53. Confessions^ part, ii, liv. xi.
.J
EMILE CONDAMNE A aENÈVE. 305
l'arrêt du parlement de Paris, les magistrats genevois
condamnaient son livre à « être brûlé avec infamie ; »
et un décret de prise de corps ne tardait pas à être
lancé contre lui. Cette procédure trop expéditive avait
lieu d'étonner, et fît plus qu'étonner à Genève. Mais
on ne pouvait confesser l'existence d'un dessous de
cartes , dont pourtant on fera le demi-aveu * ; il y
avait, pour tout dire, une pression exercée par le mi-
nistre de France, et qui se révéla par une précipitation
dont l'effet fut d'enlever à l'arrêt son autorité. Aussi
M. Sellon envoyait-il de Paris, à la date du 1 i juillet,
les félicitations de M. de Choiseul, pour cet acte de
rigueur du Magnifique Conseil, que ces éloges ne
durent pas enorgueiUir outre mesure^. L'arrêt, en
somme, était légal : le premier article du serment des
Bourgeois les. obligeait a à vivre selon la Réforma-
tion du saint Évîingile , » comme le premier devoir
des syndics et du Conseil était de « maintenir la pure
religion. » Était-ce vivre selon l'Évangile que d'écrire
contre l'Évangile? Était-ce maintenir la pure religion
que de ne pas flétrir les livres qui tendaient à la dé-
truire?
Peut-on se dissimuler, objectait l'auteur des Lettres écrites
de la campagne, que, dans Emile et dans le Contrat social, la
religion et le Gouverneioent ne soient livrés à la plus auda-
cieuse critique? Et pour se borner à ce qui regarde la reli-
1. Lettres écrites de la campagne (1763), p. 23. Lettre première.
2. Plus tard, au mois d'avril 1763, sur la requête de M. de Mont-
peroux, le gouvernement de Genève empochait également iUmpression
de la lettre de Rousseau à M. de Heaumont, en réponse au mande-
ment de Tarchevéque de Paris sur VEmile, Sordet, Histoire des Ré^
sidents de France ù Genève (Genève, 18ô4), p. 86.
306 LËOAIiITÉ DB L'ARRÊT.
gioD, peut on nier que l'auteur d'un livre qui détruit les
prophéties et les miracles^ qui trouve le pur Evangile rempli
de choses incroyables, contraires à la raison, et qu*uD
homme sensé ne sauroit admettre, qui rejette la prière
comme inutile, qui accuse la morale chrétienne de rendre
tous nos devoirs impratiquables en les outrant, qui déclare
la religion incompatible avec la liberté, c*est-à-dire avec le
bonheur de la société civile, et faite seulement par des des-
potes et des esclaves, peut-on nier que cet auteur n'ait écrit
contre la religion, et qu'il n'ait violé par cela même un ar-
ticle important de la loi civile ^?
C'était surtout le Contrat social que poursuivait
jusqu'à Genève le gouvernement français, et l'on ne
s'y méprit point. « On a battu Y Emile sur le dos du
Contrat social^ » disaient les. amis de Jean-Jacques^.
Rousseau n'ignorait pas l'influence exercée par M. de
Choîseul, et ne se serait pas cru plus en sûreté à Ge-
nève qu'en France, si le cabinet de Versailles eût été ré-
solu à le traquer sans pitié ni merci. Mais, abstraction
faite de ce qu'il avait à redouter du dehors, il avait, il
prétendait avoir des ennemis acharnés dans sa ville ,
le procureur général Tronchin, auquel il n'avait pas
tenu que sa Julie fût condamnée', et, autant que
tous (car c'était lui qui les faisait agir), l'auteur du
poëme sur le Désastre de Lisbonne, a II est vrai, écri-
vait Rousseau à madame de Boufflers, que le crédit
de M. de Voltaire à Genève a beaucoup contribué à
cette violence et à cette précipitation. C'est à l'instigq-
1. lettrei écritet de la campagne (1763), p. 10, U. Lettre pre-
mière.
2. Gaberel, Rousseau et les Genevois (Genève, 1768), p. 74.
3. Rousseau, Œuvres complètes (Paris, Dupont, 1824), t. XVI, .
p. 61. Confessions, part, il, iiv. xi.
\^
M. DE VOLTAIRE ET L'OUVRIER. 307
tion de M. de Voltaire qu'on y a vengé contre moi la
cause de Dieu * . » Le mot est plaisant, car ce qui ré-
voltait Voltaire dans Emile n'était pas, à coup sûr, ce
que le parlement et l'archevêque de Paris y avaient con-
damné^. Mais l'auteur de la Benriade était-il donc aussi
impie qu'on voulait le. faire croire? Il avait des enne-
mis qui le calomniaient; au fond, nous le savons,
c'était un bon chrétien, se souvenant de l'éducation
qu'il avait reçue au collège de Clermont, et surtout
incapable d'avoir écrit une Ugne des abominables
livres qu'on disait bien méchamment être de lui,
comme cela ressort sans difficulté du petit dialogue
qui suit : c'est une conversation de M. de Voltaire
avec un de ses ouvriers du comté de Neuchâtel.
Jtf. de Yoltaire, — Est-il vrai que vous êtes du canton de
Neuchâtel ?
L'ouvrier. — Oui, monsieur.
M. de Voltaire. — Êtes-vous de Neuchâtel même?
L'ouvrier. — Non, monsieur; je suis du village de Butte,
dans la vallée de Travers.
M. de Voltaire. — Butte I Cela est-il loin de Motiers?
L'ouvrier. — A une petite lieue.
M. de Voltaire. — Vous avez dans votre pays un certain
personnage de celui-ci qui a bien fait des siennes.
L'ouvrier. — Qui donc, monsieur ?
M. de Voltaire. — Un certain Jean-Jacques Rousseau. Le
connaissez- vous ?<
L'ouvrier, — Oui, monsieur; je Tai vu un jour à Butte,
1. Rousseau^ Œuvres complètes (Dupont, Paris, 1824), t. XlX,
p. 325. Lettre de Rousseau à la comtesse de Boufflers; Yverdun,
4 JuUlet 1762.
2. \o\ia\TQy OEuvres complètes (BeviGhoi), t. XXVII, p. t39, 419;
t. XLIl, p. 174; t. L, p. 24 5.
308 PETIT DIALOaUE.
dans le carrosse de M. de Montmollin, qui se promenait
avec lui.
M. de Voltaire, — Comment ! ce pied-plat va en carrosse :
Le voilà donc bien fier?
L'ouvrier. — Oh! monsieur, il se promène aussi à pied.
Il court comme un chat maigre, et grimpe sur toutes nos
montagnes.
M. de Voltaire. — 11 pourrait bien grimper quelque jour
sur une échelle. Il eût été pendu à Paris s'il ne se fût sauvé;
et il le sera ici s'il y vient.
L'ouvrier. — Pendu, monsieur! il a l'air d'un si bon
homme; eh! mon Dieu ! qu'a- 1- il donc fait?
M. de Voltaire. — Il fait des livres abominables. C'est un
impie, un athée.
L'ouvrier. — Vous me surprenez. Il va tous les dimanches
à l'église.
M. de Voltaire. — Ah! l'hypocrite! et que dit-on de lui
dans le pays? Y a-t-il quelqu'un qui veuille le voir?
L'ouvrier. — Tout le monde , monsieur; tout le monde
l'aime. Il est recherché partout; et on dit que milord lui fait
aussi bien des caresses ^ .
M. de Voltaire. — C'est que milord ne le connaît pas, ni
vous non plus. Attendez seulement deux ou trois mois, et
vous connaîtrez l'homme. Les gens de Montmorency où il
demeurait ont fait des feux de joie quand il s'est sauvé pour
n'être pas pendu. C'est un homme sans foi, sans honneur,
sans religion.
L'ouvrier. — Sans religion, monsieur! mais on dit que
vous n'en avez pas beaucoup vous-même.
M. de Voltaire. — Qui? moi, grand Dieu! et qu'est-ce qui
dit cela ?
L'ouvrier. — Tout le monde, monsieur.
M. de Voltaire. — Oh! quelle horrible calomnie! moi qui
ai étudié chez les jésuites, moi qui ai parlé de Dieu mieux
que tous les théologiens î
1. Georges Keith, milord Maréchal, alors gouverneur de Neuchà-
tel, pour le roi de Prusse.
TOUT EST POUR LE MIEUX. 309
L'ùuvrier, — Mais, monsieur, on dit que vous avez fait
bien des mauvais livres.
M, de Voltaire. — On ment. Qu'on me montre un seul qui
porte mon nom, comme ceux de ce croquant portent le
sien, etc. *.
C'est Rousseau qui transmet à madame de Bouf-
flers ce très-véridique entretien. « J'ai écrit ce dia-
logue de mémoire, lui mande-t-il, d'après le récit de
M. de MontmoUin, qui ne -me l'a rapporté lui-même
que sur le récit de l'ouvrier, il y a plus de deux mois.
Ainsi le tout peut n'être pas absolument exact , mais
les traits principaux sont fidèles, car ils ont frappé
M. de MontmoUin; il les a retenus, et vous croyez
bien que je ne les ai pas oubliés... » Cette réserve,
que Rousseau a la loyauté de faire, n'était pas d'une
Indispensabilité absolue, et le lecteur se fût bien ima-
giné, sans cela, que « le tout pût n'être pas absolument
exact. » Ne nous en plaignons point. Il n'est pas dou-
teux qu'avec plus de précision les souvenirs de Rous-
seau ne nous eussent pas offert un tableau aussi réussi
et d'un comique aussi parfait. Cet ouvrier ne se targue
d'être ni plaisant, ni habile, et il n'en est pas moins
vrai qu'il n'eût pas dit plus ni mieux, si Rousseau
l'eût soufflé. Ajoutons que, de son côté. Voltaire ne
serait pas entré aussi complaisamment, c'est à croire,
dans les intentions du citoyen de Genève : à cette
époque sa haine n'avait point encore les proportions
que ce dernier lui suppose et se serait soulagée d'un
tout autre ton.
1. Rousseau, Œuvres complètes (Dupont, 1824), t. XIX, p. 395
à 398. Lettre de Rousseau à la comtesse de Boulllers; le 30 octobre
1762.
3i0 ASCENDANCE DK ROUSSËAtî.
Ce* qu'il y a de remarquable dans sa correspon-
dance de ce temps, envahie d'ailleurs par les démar-
ches incessantes qu'il lui faut faire en faretir des
Calas et des Sirven, c'est le peu de place qu*y tient
Rousseau; sauf dans une lettre à D'Alembett, du
12 juillet, et une autre à Cideville, du 21 (1762), c'est
à peine si son nom s'y rencontre. « Jean-Jacques,
mandait-il à ce dernier, qtii a écrit à la fois contre les
prêtres et contre les philosophes, a été brûlé à Genève
dans la personne dé son plat Emile ^ et banni du
canton de Berne, où il s'était réfugié. Il est à présent
entre deux rochers, dans le pays de Neuchâtèl^ croyant
toujours avoir raison, et regardant les homtfies en
pitié. Je crois que la chienne d'Érostrate, ayfttlt ren-
contré le chien de Diogène, fit des petits, dont Jean-
Jacques est descendu en droite ligne ^ . »
Même à l'égard de Voltaire, il ne faudrait pas
accepter ces accusations d'un esprit aliéné, qui cl'oit
de la meilleure foi du monde l'univers déchaîné
contre lui. Le poëte les repousse avec indignation. Où
avait fait courir à Paris le bruit de son interteîltion
hostile ; D'Alembert en avait été impressionné ^, et il se
permit même de donner au trop nerveux philosophe
des conseils de générosité et de modération, aUiquèls
Voltaire répondît de façon à dissiper toutes craintes
à ce sujet.
Comment peut-on imaginer que j*aie persécuté Jean*
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LX, p. 833. Lettre de
Voltaire à GideviUe ; aux Bélices, le 21 juillet 1 762.
2. tbid,, t. LX^ p. 380, 381. Lettre de D'Alembert à Voltaire; à
Paris, 8 septembre 1762.
SYMPATHIE DU CLERGÉ DE OENÈVE. 31 î
Jacques ? voilà une étrange idée ; cela est absurde, le me suis
moqué de son Émile^ qui est assurément un plat personnage :
son livre m'a ennuyé; mais il y a cinquante pages que je veux
faire relier en maroquin. En vérité, ai-je le nez tourné à la
persécution? Croit-on que j'aie un grand crédit auprès des
prêtres de Berne? Je vous assure que lâprêtràille de Genève
aurait fait retomber sur moi, si elle avait pu, la petite cor-
rection qu'on a faite à Jean-Jacques *.
Ce tie sont paâ^ eu effet, les prêtreâ qui pressent le
Conseil d'agif ; ils se tieilnetit, au contraire^ dans une
excessiye i*ésef ve : ils font tôir en chaite les parties
répréhensibles et dangereuses, mais sans dissimuler
leur penchant pour leur compatriote, qui n'était pas
' à confondre ayec les coryphées d'une philosophie
sceptique et déiste, quand elle n'était pas pire. Rous-
• seaU avait, parmi le clergé de Genève, des amis zélés
que désola son livre. Nous citerons Vèrnet, Moultou^
■ Vemes dont les lettres témoignent de leur chagrin et
; de leur embarras. Ils eussent désiré se prononcer le
^ moins possible, et leurs protestations se fussent bor^
^ nées à indiquer aux fidèles les erreurs dans lesquelles
!"' le philosophe était tombé. Mais les ennemis de Jean-
i' Jacques ne leur laissèrent pas le choix du terrain,
hi' c( L'honneur de notre ÉgUse au dehors^ son édifica-
aiî^' tion au dedans, lui écrivait Vernet, exigent quelque
5 c^ chose. Nos prédicateurs ont fait leur devoir, mais on
demande quelque écrit. Ma place et la nature de mes
- travaux m'ont imposé cette tâche, je suis bien aise
1. Voltaircii Œuvres cofnplètes (Beucbot), t. LX, p. 38è. LditM
0 de VolUife à D'ÀIemlièn ; à Fêtbe^, le 15 septeûibre 17^1
312 LE POLICHINELLE VOLTAIRE*
d'apprendre que vous la verrez sans peine*. » Les
lettres de Moultou et de Vernes sont aussi conciliantes
et témoignent toute leur sympathie pour Jean-Jacques.
Mais le silence n'était plus possible : la Gazette à
Bruxelles avait insinué que, si les magistrats avaient
condamné ÏEmile^ le clergé l'avait approuvé ; et la
Gazette d'Utrecht^ en dernier lieu, aurait reproduit ces
lignes que l'on attribua à Voltaire : c< Grand et édi-
fiant spectacle offert par la vénérable compagnie des
pasteurs de Genève! Tandis que le gouvernement
brûle les livres de Rousseau, le clergé les approuve et
se trouve très-heureux d'en être réduit à une religion
naturelle qui ne prouve rien et ne demande pas
grand'chose*. » Mais tout cela n'était, en somme, que
le prologue, pour ainsi parler, de cette comédie-
drame, qui devait amener, avec les dissensions intes-
tines, l'intervention étrangère.
A entendre Rousseau, tout le complot fut tramé, à
Ferney, par le polichinelle Voltaire et le compèn
Tronchin (il l'appelle plus souvent le jongleur%
c( qui, tout doucement et derrière la toile, ont mis en
jeu les autres marionnettes de Genève et de Berne.»
Ce Tronchin est le docteur Tronchin, avec lequel
Roussçau avait longtemps entretenu une correspon-
dance si intime et si cordiale : Théodore Tronchin
1. Gaberel, Rousseau et les Genevois (Genève, 1858), p. 75, T6.
Lettre de Jacob Vernet à Rousseau, 1762.
2. Nous avons^ à deux reprises, recherché ce passage dans la
Gazette (VUtrecht^ sans avoir réussi à l'y trouver.
3. Rousseau, (ouvres complètes (Paris, Dupont, 1824), t. XIX.
p. 339. A la maréchale de Luxembourg; le 21 juillet, p. 346'
A M. Marcet, p. 349. A la comtesse de Boufflers; le 27 juillet 1762.
!:•
V-
1, 1
LE DOIGT SUR LA PLAIE. ;jl3
était alors son respecté citoyen^ son excellent ami.
Sur lequel des deux devra retomber la responsabilité
d'une transformation si radicale dans les senti-
ments d'estime et de yénération même du philosophe
pour TEsculape genevois, qui n'est plus qu'un jon-
gleur, c( le jongleur Tronchin? » Fut-ce la faute de
l'un et de l'autre, fut-ce la faute de Tronchin ou celle
de Rousseau? Jean-Jacques est fou, véritablement
fou; sa susceptibilité, dont le principe est dans un
orgueil de Titan, l'a rendu tel; tout le froisse, le blesse :
les compliments auxquels il suppose des arrière-pen-
sées, aussi bien que le blâme et les critiques. Il n'a
plus d'amis. Ce ne sont pas eux qui l'ont laissé, c'est
lui qui les a quittés : tous conspiraient contre lui, tous
sont des perfides, des cœurs pervers dont il a été trop
longtemps la dupe pour son repos. Il a, notamment,
rompu avec Diderot, « qui manque bien plus à son cœur
qu'à ses écrits, » bien qu'il rende justice à la profon-
deur et au goût éclairé de cet aristarque. Tronchin,
auquel il s'ouvre de ses chagrins, ne cache pas à ce
malade sa maladie. Il pose le doigt sur la plaie, et ne
dissimule pas davantage à son compatriote ce que sa
situation, ce que ses déterminations lui inspirent. Il
blâme avec sévérité cette rupture que quelques torts
n'excuseraient pas. Il faut être sans péché pour avoir le
droit de ne pas tolérer certaines aspérités chez ceux
que nous estimons et aimons. « Mais cet ami, me ré-
pondrez-vous, avait des défauts; je vous demanderai,
à mon tour, s'il en est un parfait dans ce morid^f, ni
vous, qui vous en plaignez, croyez l'être, m moi, qui
vous écris, le suis ou le serai? » hhunn(*mi jmrh* tk
m VI. |}(
3U UNE LEÇON DE PATRIOTISME.
sa patrie, de Genève, comme d'une Babylone, dont il
ne saurait trop se tenir à distance. Tronchin redresse
ces exagérations et ces déclamations, comme il le
doit, avec toute l'autorité du bon sens et du patrio-
tisme révolté.
Je n'eh suis pas sorti, et je pense que je ne me fais au-
cune illusion; notre patrie est cette année ce qu'elle était
Tannée passée, et si elle n'a rien gagné, au moins n'a-t-elle
rien perdu. Aujourd'hui comme alors, les citoyens les plus
distingués sont ceux qui méritent le mieux de l'être. La vertu.
y jouit de tous ses avantages, la voix du peuple est celle de
Dieu, du moins l'est-elle plus qu'ailleurs. Un magistrat sage,
un clergé qui Test aussi, une académie qui ne néglige rien
de tout ce qui peut servir à l'éducation privée, un tribunal
des mœurs qui veille à tout ce qui peut les maintenir, une
police enfin aussi exacte qu'elle peut l'être, fait que nous
plaignons ceux qui vivent à Montmorency... Si mon style
vous parait dur, ou si les choses que je vous dis le sont,
je vous dirai, mon cher ami, ce que les quakers disaient
au roi Jacques : Accorde-nous la liberté que tu prends pour
toi-même, et je n'en serai pas moins votre véritable ami^
C'est le citoyen et le philosophe qui parlent, et le
font avec logique et éloquence» Mais, dans ces quel-
ques lettres, Tronchin se souvient trop, sans cesser
d'être moraliste et chrétien, qu'il est physiologiste, et
le médecin s'accuse un peu trop dans la façon de ju-
ger la conduite et les torts de son ami ; si Rousseau
ne pense ni n'agit comme lui , cela doit fatalement
tenir à deux causes : « au point du globe où vous vous
1. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis (Paris, Levy^ 1865),
t. I, p. 330. Lettre de Tronchin à Rousseau, sans date. M. Gaberel
lui donne celle du 6 juin 1759.
TRONCHIN PLUS HEUREUX QUE ROUSSEAU. 315
trouvez, et à votre mauvaise santé, car j'estime que
nos principes sont les mêmes ; mais je me porte bien,
et je suis ici ; Thumeur aqueuse de mon œil et son
cristallin transmettent à l'organe immédiat de ma
vue les rayons tels qu'ils sont ; ils ne reçoivent dans
ce trajet aucune teinte qui les altère... Je ne suis donc
plus heureux que vous que parce que je me porte bien,
et que vous n'êtes pas ici^ » On pressent l'agacement
de Rousseau devant cet optimisme sentencieux qui
semble insulter à ses misères. Hâtons-nous d'ajouter
que Tronchin le traite à toute occasion avec une amitié,
une tendresse presque paternelle, l'exhortant à plus de
calme et aussi à plus de confiance et d'équité envers
ses semblables. Mais c'était toucher à la plaie de ce
blessé qui ne veut pas guérir, qu'irritent et humilient
les soins du médecin.
Jean-Jacques répondra par des extravagances , des
plaintes et des reproches basés sur des chimères, qui
1. J.-/. Rousseau, ses amis et ses ennemis (Paris, Levy, 1865),
t. I, p. 327, 328. Lettre de Tronchin à Rousseau, sans date.
Tronchin dit à Rousseau, dans une autre lettre: « ... Une fièvre très-
mal guérie, le plus petit dérangement de Torgane qui sert à la
sécrétion de la bile, la plus légère altération de notre cerveau, ne
peut-elle pas ébranler tout l'édifice de notre sagesse et nous rendre
en un instant plus petits et plus faibles que ceux dont nous plaignons
la petitesse et la faiblesse? La plus profonde humilité est le seul état
qui convient à l'homme... » Gaberel, Rousseau et les Genevois
(Genève, 1858), p. 1 1 1. Lettre de Tronchin à Rousseau ; 7 mai 1859.
— Nous avons vu, autre part, Tronchin, interpellé par son confrère
Tissot, sur le chapitre de Voltaire, répondre: « Une bile toujours
irritante et des nerfs toujours irrités, ont été, sont et seront toujours
la cause étemelle de ses maux, d Ici, sans doute, c'est de médecin &
médecin. Mais tout spiritualiste que soit Tronchin, il ne eberche
guère hors de son art des analogies pour ses appréciations et ses
jugements de métaphysique et de morale.
3<6 COMPLÈTE RUPTURE.
finiront par lasser Tronchin. 11 y eut, nous le pensons,
cessation de rapports sans rupture ; et les choses en
seraient demeurées là, si, lors de la condamnation
d'Emile^ l'intervention obligée de Robert Tronchin,
le procureur général, n'eût, dans l'esprit de Rousseau,
transformé les Tronchins, « les philosophes de Saint-
Jean, » en ennemis déclarés de son repos, de sa gloire,
de son honneur. Dès lors, ce sera le docteur qui, soufflé
par Voltaire, attisera le feu, précipitera une mesure qui,
à vrai dire, n'eût rien perdu à être moins hâtée. Il n'est
pas le seul à penser cela, et nous voyons Moultou, qui
ne tardera pas à entrer en rapports avec le seigneur
de Ferney, abonder dans son sens avec une inconce-
vable acrimonie. « Il faut l'avouer, monsieur, écrivait-
il à Jean-Jacques, nous avons ici de très-aimables
gens : la mission de Paris a eu du succès. M. de
Voltaire avait bien disposé les esprits en sa faveur ^ »
Le citoyen de Genève n'avait rien négligé pour faire
partager à tous sa conviction ; et l'auteur de Mérope
n'ignorait point la façon de penser des princes de Conti,
de la comtesse de Boufflers et de madame de Luxem-
bourg. L'accusation, fausse ou vraie, passa pour véri-
table aux yeux du plus grand nombre. Le colonel
Pictet s'oubUa jusqu'à écrire une lettre dans laquelle
il accusait le Conseil de connivence avec Voltaire, et
1. J.-J. RoiisseaUf ses amis et ses ennemis (Paris, Levy, 1865),
1. 1, p. 53. Lettre de Moultou à Rousseau ; 1 7 juillet 1762. — Thourel,
Histoire de Genève (Genève, 1833), t. 111, p. 143, 144. — Le doc-
teur Tissot mandait, de son côté, à Huiler : « Une dame bernoise
écrit que Farrét qui le proscrit est l'œuvre de la cabale de Fernex,
et écrit de façon à le faire croire . » Eynard, Essai sur la vie de
Tissot (Lausanne, 1839), p. 89, 90.
« I iiM »»-a-
LETTRE DU COLONEL PICTET. 3i7
dont la violence lui attirera un emprisonnement tem-
poraire.
Je crois voir dans trois causes, disait le colonel, la source
de cette sentence infamante; Tune est l'engouement où Ton
est de M*" Voltaire, la seconde qu'on aura cru faire sa cour
à celle de Versailles, et on aura voulu en troisième lieu ré-
parer par une démarche éclatante le mal que M. D'Alembert
peut nous avoir fait par Tarticle Genève du Dictionnaire en-
cyclopédique.
Le premier motif ne peut se justifier par aucun endroit,
il n'est jamais permis de flétrir la réputation d'un autheur
pour augmenter celle de son adversaire et encor moins à un
tribunal d'entrer dans des voies aussi odieuses; en vérité si
cette sentence est émanée de Fernex, les moyens que les
adhérens de M' de Voltaire empioyent pour étayer sa répu-
tation me paroissent bien plus propres à la détruire qu'à y
contribuer; je comprends qu'il faut que cette faction ait pré-
valu dans le Conseil, car comment ne se seroit-il pas aperçu
de ce qu'il y a d'inconséquent dans sa sentence. Ce tribunal
flétrit par un jugement infamant un citoyen de la Répu-
blique qui a jusqu'à présent bien mérité d'elle par ses dé-
marches et par ses écrits; on le condamne sur des matières
sur lesquelles une explication plus ample eût peut-être ôté
tout équivoque , pendant que le même tribunal permet
qu'on imprime avec l'approbation publique les ouvrages
d'uû homme qui insulte à Genève et à la religion qu'on y
professe, qui infecte tout ce qui l'environne du poison de
ses sentimens erronés, et qui a fait à Genève plus de
déistes que Calvin n'y a fait de protestans; et en faveur de
qui le Conseil fait-il cette distinction, en faveur d'un étran-
ger auquel on a accordé une retraite dans un tems où toute
l'Europe la lui refusoit; j'avoue que cette sentence nous
couvre de confusion si l'esprit de parti Ta dictée, et qu'en
ce cas elle fait plus de tort à Voltaire et à ses partisans qu'à
Rousseau contre lequel elle a été exécutée *.
1. Archives de Genève. Registre du Conseil, de Tannée 1762. La
lettre originale écrite par Pictei, et datée du 22 juin 1762, n'a pas
48.
318 VOLTAIRE SOUPÇONNÉ A TORT.
Disons-le, cependant, le poëte ne fut pour rien dan»
la condamnation d'-Eme/e et du Contrat social^ et, s'il
y eut pression de la part de la France, elle ne fut pas
en désaccord avec le sentiment des gouvernants et de
ceux qu'effrayaient les visées démocratiques de leur
auteur, tels que Bonnet, notamment ^ Quant à Vol-
taire, comme on Ta déjà indiqué, ce qu'il ressentait
pour Rousseau tenait plus de l'agacement qne de la
véritable colère. Il lui en voulait (et il exprime à tout
instant cette idée) d'avoir trahi leurs espérances ; et,
si ses lettres sont empreintes d'humeur, elles n'expri-
ment rien de plus. Encore une fois, il éprouvait peur
Jean -Jacques une sorte d'attrait, que ne changea
point en haine la confession de sentiments qui avaient
tout le caractère d une provocation et d'une déclara-
tion de guerre. Lorsque le citoyen de Genève, publia
son Extrait du projet de paix perpétuelle de Fabbé
de Saint-Pierre^ qui fournit au seigneur de Ferney
l'occasion d'une nouvelle facétie, Rescrit de r empereur
de signature ; il est vrai quUl s'en reconnaîtra Tauteur^ alléguant
d'ailleurs le caractère intime d'une pièce qui n'était aucunement des-
tinée à être rendue publique. Mais cela ne détourna pas l^orage qu'il
avait provoqué sciemment; il fut appréhendé au corps, condamné à
demander pardon au Sénat, et à la suspension pendant un an de ses
droits honorifiques. On s^étonne de compter un ennemi parmi ces
Pictet, tous fort liés avec Voltaire ; mais le lien commun de la parenté
des membres de cette famille remontait à la fin du seizième siècle, et à
cette distance, l'on sent que Ton ne peut exiger de tous une solida-
rité absolue. Le Pictet dont il s'agit aVait servi longtemps en Savoie
et en Angleterre, et avait peu vécu avec ses divers cousins^ plus ou
moins ses juges.
l . Sayous, Le dix-huitième siècle ù l* étranger (Paris, Didier, 1 761),
t. I, p. 293. — Gaullieur, Étrennes nationales, UI® année (Genève,
1858), p. 26* Charles Bonnet considéré comme homme politique.
OFFRE D'UN ASILE. 3i.d
de la Chine sur ladite paix perpétuelle^ Voltaire écri-
rait à Damilaville : « Jean-Jacques politique ! nous
Terrons s'il gouvernera l'Europe comme il a gouverné
la maison de madame de Wolmar. C'est un étrange
fou.,, il m'offense de gaieté de cœur, moi qui lui avais
offert non pas un asile, mais ma maison, où il aurait
vécu comme mon frère ^ » Mais ces propositions n'au-
raient point été les premières de ce genre qu'il lui aurait
faites, comme semblerait l'indiquer la lettre du poète
à David Hume : « Quand je sus qu'il avait beaucoup
d'ennemis à Paris, qu'il aimait comme moi la retraite,
et que je présumai qu'il pouvait rendre quelques sep-
vices à la philosophie, je lui fis proposer par M, Marc
Chappuis, citoyen de Genève, dès l'an 1759, une mai-
son de campagne appelée ï Ermitage^ que je venais
d'acheter*. » Si Voltaire se fût senti outragé, on s'en
apercevrait à la violence des termes, à l'emportement
de ses paroles. Il se contente de lever les épaules, de
se moquer de la Nouvelle Béloîse , du Contrat social
et d'Emile^ faisant exception toutes fois en faveur du.
Vicaire savoyard^ à qui il applaudira sans réserve.
Charles Pougens, bien des années après, eu 1781 , de
passage à Genève, s'était Ué avec l'avocat Végobre,
auquel il avait été adressé par Court de Gébelin ; et il
raconte, dans ses Lettres philosophiques ^ une scène
piquante et attendrissante qu'il tenait de celui-ci, l'ami,
le conunensal du patriarche de Ferney, et qui fait
1. Voltaire, Œuvres complètes (Bouchot), t. LIX, p. 342, 843.
Lettre de Voltaire à Damilaville ; à Ferney, 19 mars 1761.
2. Ibid,, t. LXIII, p. 385. Lettre de Voltaire ii David Hume ;
Ferney^ 24 octobre 1766.
320 UN PREMIER MOUVEMENT.
trop d'honneur à la sensibilité du poëte pour être
omise.
On était à déjeuner; M. de Végobre, assis près de madame
Denis, prenait paisiblement sa tasse de café. Les lettres de
Paris, les papiers publics arrivent; M. de Voltaire ouvre et
lit; sa physionomie s'altère et devient sombre; on Tinler-
roge; il donne ses lettres à sa nièce^ et les papiers à M. de
Végobre, en lui disant d'en faire toiit haut la lecture. On y
racontait fort au long Thistoire de la persécution qu'éprou-
vait alors le célèbre et malheureux auteur de la profession
de foi du Vicaire savoyard, le décret de prise de corps laucé
contre lui, sa fuite : M. de Voltaire n'y tint plus, il se mit à
fondre en larmes, et de ce ton de voix moitié solennel, moi-
tié sépulcral qui lui était propre, il s'écria à diverses re-
prises : c( Qu'il vienne! qu'il vienne! Je le recevrai à bras
ouverts : il sera ici plus maître que moi; je le traiterai
comme mon propre fils ^ . »
L'on ne saurait révoquer en doute l'anecdote. Elle
est racontée par un honnête homme « sans imagina-
tion », nous dit Pougens, qui n'a dû ni ajouter, ni em-
bellir, comme n'aurait pas manqué de le faire, en
toute candeur et en toute sincérité, un prince de Ligne^.
1 . Charles Pougens, Lettres philosophiques à madame*** (Parls^
1826), p. 85, 86. Lettre xni.
2. Ainsi l'on trouve ce passage dans le récit du séjour du prince
de Ligne, à Ferney. Vollaire parie de Rousseau avec plus que de
Tacrimonie, c'est un monstre, c'est un scélérat^ contre lequel il n'y
' aurait pas de loi assez sévère. Quelqu'un s'avise de lui dire : « Je
crois que le voilà qui entre dans votre cour. — Où est-ily le malhenreux?
s'écria-t-il, quil vienne, voilà mes bras ouverts. Il est chassé peut-
être de Neuchûtel , et des environs. Qu'on me le cherche. Amenez-le-
moi; tout ce que j'ai est ù lui, » Lettres et Pensées (Genève, 1869),
p. 332. Mon aéjour chez M, de Voltaire, C'est la même anecdote, le
prince de Ligne était peut-être à ce déjeuner; ce n'est donc pas un conte.
L'on sent cependant- l'arrangeur qui ne permet pas à la vérité d'être
vraie. Grimm cite une anecdote pareille qu'il fait passer à la suite
PROTESTATION DE JEAN-JACQUES. 321
Wagnière dit, de son côté, que son maître fit trans-
crire jusqu'à sept copies de la lettre qu'il adressait
au fugitif, et qui partirent dans diverses directions, à
cause de l'incertitude où l'on était de son présent asile^
Mais Rousseau s'est-il ouvert sur ce propos ? Affirme-
t-il ou infirme-t-il une offre honorable pour tous les
deux, qu'il était en droit de décliner mais qu'il ne pou-
vait, si elle avait été réellement faite, nier sans félo-
nie? Il est relancé en juin 1764, dans sa retraite, par
un jeune voyageur avec lequel il consent, chose de plus
en plus rare, à dépouiller toute sauvagerie. L'auteur
delà Benriade est inévitablement mis sur le tapis : c'é-
tait le cas pour le ' soUtaire de se soulager et de dé-
charger son cœur ; il n'y manqua pas et avec une no-
table aigreur. « M. de Voltaire dit atout le monde qu'il
est fort lié avec J.-J. Rousseau, et qu'il lui a offert un
asile chez lui, lorsqu'il fut obligé de quitter la France;
mais moi je vous dis que je n'ai aucune liaison avec
M. de Voltaire et que je n'en veux point avoir ^. » Cela
a l'ambiguïté d'un oracle, et ne nous tire pas de peine.
Il ne s'en suit pas d'ailleurs, de ce que Rousseau ne
veuille avoir aucune liaison avec le poëte, que ce der-
nier n'ait point fait près de lui la tentative cordiale,
dont il est question. Mais, trois ans après, la lettre de
Voltaire à David Hume, citée plus haut, allait le mettre
d'une lecture des Leiiret écrites de la moniagne, Corretpondance lit^
téraire (Paris, Furne), t. V, p. 5.
1. Longchamp et Wagnière, Mémoires sur Voltaire (Paris, André,
1826], t. 1^ p. 68, 69.
2. Bibliothèque universelle de Genève, nouvelle série (Genève,
1836), t. 1^ p. 89, 90. Souvenirs de J.-J. Rousseau. Fragments d'une
correspondance inédite; Berne, le 16 juin 1764.
322 TÉMOTONAOE DB CHABAMO».
dans la nécessité de sortir des nuages et de se pro-
noncer sans ambages, a Jamais, écrit-il alors à M. de
Chauvel qui Fava'it pressé de s'expliquer, ni en 17S9,
ni en aucun autre temps, M. Marc Chappuis ne m'a
proposé, de la part de M. de Voltaire, d'habiter une pe-
tite maison appelée V Ermitage. En t7S5, M. de Vol-
taire, me pressant de revenir dans ma patrie, m'invi-
tait d'aller boire du lait de ses* vaches. Je lui répondis.
Sa lettre et la mienne furent publiques. Je ne me sou-
viens pas d'avoir eu de sa part aucune invitation * » .
Cette réponse, qui débuté par la certitude, finit par
le doute : « je ne me souviens pas d'avoir eu de sa
part aucune invitation...» C'est au moins une porte
de sortie, dans le cas où les faits viendraient démon-
trer le peu de sûreté de notre mémoire. Que l'on ré-
voque le témoignage deWagnière, un serviteur, nous
l'admettons. Mais voici le poëte Chabanon qui a eu
sous les yeux le billet de Voltaire à Jean-Jacques dé-
crété, ainsi que la réplique de l'auteur d'Emile^ qu'il
reproduit telle qu'il l'a vue à Genève, dans les mains
d'une personne digne de foi ; ilest vrai qu'il la trans-
crit de mémoire, et il a la loyauté de nous en prévenir,
bien qu'il soit convaincu de n'avoir pas été desservi
par elle ^. Repoussera-t-on le témoignage de l'auteur
à'Eponine^ qui a toujours passé pour un homme dé-
licat et un galant homnje, à cause de son attachement
1. Rousseau, Œuvrer complètes (Paris, Dupont, 1824), t. XXI,
p. 220. Réponse aux questions faites par M. de Ghauvel ; à Woollon,
le 5 janvier 1767,
2. Chabanon, Tableau de quelques circonstances de ma vie (Paris,
1795), p. 163.
1
CONFIRMATION DE DELUC. 323
pour Voltaire, son maître? Nous y consentons encore.
Mais il n'en saurait être ainsi de Deluc, qui ^vient ap-
porter son attestation, et dont la haine profonde pour
l'auteur de la Henriade ne donnera que plus de poids
à ses paroles.
Dans le tems où le caractère soupçonneux de cet infortuné
avoit commencé de troubler -sa retraite aux montagnes de
Neuchâtel, quelques circonstances me conduisirent à fré-
quenter Voltaire, qui me savoit lié avec lui. En m'en par-
lant il feignit de le plaindre et de s'intéresser à son sort. —
Le fourbe ! Dans ce tems-là même , il le détestoit comme
un déiste, dont les écrits étoient partout la censure de sa
coupable légèreté sur les objets les plus graves; mais il crai-
gnoit sa puissante logique, ce qui Tengageoit à se masquer
avec moi, qui ne le connaissois pas encore, et il alla même
jusqu'à me charger, avec un de mes amis, de lui offrir de
sa part un asyle dans sa terre, dans un lieu fort retiré, où
il l'assura qu'il pourroit vivre à son gré et à l'abri de toute
persécution ; nous fûmes, mon ami et moi, dupes de ce sy-
cophante, mais Eousseau ne le fut pas. Sans beaucoup s'ex-
pliquer, il me chargea de répondre à Voltaire : qu'il avoit
besoin de la retraite, et qu'il ne pouvoit espérer de l'obtenir
dans le voisinage d'un homme si célèbre ^
Laissons de côté les injures, les interprétations peu
charitables que l'on ne; se donne pas la peine de jus-
tifier; ne voyons^ que le fait : Voltaire fit bien réelle-
ment auprès de Rousseau de sérieuses tentatives
pour l'attirer à Ferney, où il aurait trouvé, avec une
entière liberté, toute la solitude qu'il pouvait souhai-
ter ; il dit vrai quand il l'affirme , confondant tout
au plus dans son souvenir M. Chappuis avec Deluc.
1. Deluc, Lettres sur V histoire physique de ta terre adressées au
professeur Blumenbach (Paris, 1798), p. cxj, cxij. Discours prétimi-
naire.
1
3-24 VIVE RÉPARTIE DE MOULTOU.
Si donc Ginguené repousse, dans ses lettres sur
Rousseau, avec un ton si absolu, l'existence de ces
avances, c'est qu'il ne pouvait connaître ni ce qu'avait
dit Ghabanon, ni ce que rapporte Deluc, dont le ci-
toyen de Genève proclame tout le premier l'honnêteté
et la vertu ' .
Malgré l'émotion causée par un arrêt d'une préci-
pitation regrettable, l'on s'était calmé à Genève et
refroidi peu à peu, et l'on pouvait croire que les cho-
ses s'accommoderaient : qui savait si Rousseau tout le
premier ne ferait point sa paix, que lui faciliterait le
bon- vouloir des puissances? Voltaire, se trouvant chez
madame d'Enville, exprima cette opinion, avec cette
teinte de scepticisme qui lui était habituelle, sans se
douter qu'il allait s'attirer une verte réplique de l'un
des assistants. c< Jean- Jacques reviendra, les syndics
lui diront : a Monsieur Rousseau, vous avez mal
a fait d'écrire ce que vous avez écrit ; promettez de
« respecter à l'avenir la religion du pays. » Jean-
Jacques le promettra, et peut-être il dira que Tim-
primeur a ajouté quelques pages à son livre. » Cette
supposition, qui, dans la pensée peu scrupuleuse de
Voltaire, n'avait rien de bien énorme '', choqua Moul-
1 . Ginguené, Lettres sur les Confessions de J.- J. Rousseau (Paris^
Barrois aîné, 1791), p. 114 à 123. L'ouvrage de Chabanon parais-
sait, en effet, quatre ans^ et le livre de Deluc, sept ans plus tard.
2. a il ne faut jamais rien donner sous son nom, écrivait-il à un
adepte. Je n'ai pas même fait la Pucelle. M^ Joly de Fleuri aura
beau faire un réquisitoire, je lui dirai qu'il est un calomniateur, que
c'est lui qui a fait la Pucelle qu'il veut méchamment mettre sur mon
compte. » Voltaire à Ferney (Paris, Didier, 1 860), p. 3 11 . Appendice.
Lettre de Voltaire & Helvetius; 13 août 1764.
LETTRE DE ROUSSEAU AU SYNDIC Ï^AVRE. 325
tou, le visitewr auquel nous avons fait allusion :
(( Non, monsieur, lui répondis-je, Jean-Jacques ne met
pas son nom à ses ouvrages pour les désavouer. Vol-
taire resta muet, il demanda qui j'étais *• »
Rousseau attendit plus d'un an que quelqu'un ré-
clamât contre une procédure illégale. Mais comment
entendait-il cette réclamation; et le moyen qu'elle
eût lieu sans quelque trouble et même quelque désor-
dre ? Au fond, et bien qu'il eût, de vieille date, fait
serment de ne jamais prendre part dans son pays à
aucune dissension civile, son orgueil, sans se l'avouer,
se serait arrangé de démonstrations plus ou moins éner-
giques ; et ce fut avec une amère déception qu'il se
vit abandonné de la bourgeoisie, sur l'intervention de
laquelle il avait compté^. Devant une telle défection, il
résolut de se séparer de son ingrate patrie, « dont je
n'avais, ajoute-t-il, reçu ni bien ni service, et dont,
pour prix de l'honneur que j'avais tâché de lui rendre,
je me voyais indignement traité d'un consentement
unanime, puisque ceux qui devaient parler n'avaient
rien dit. » Il écrivit au premier syndic, Favre, le
12 mai 1763, une lettre par laquelle il abdiquait
manifestement ses droits de bourgeoisie et de cité
dans la ville et la république de Genève, a Je n'ai rien
oubhé^ disait-il, pour me faire aimer de mes compa-
triotes; on ne saurait plus mal réussir. Je veux leur
complaire jusque dans leur haine : le dernier sacrifice
1. J.'J. Bousseùu^ ses amis et sei ennemis (Paris, Levy, 1866),
t. l, p. 50. Lettre de Moultoa & Rousseau; 7 juillet 1762.
2. Rousseau^ Œuvres complètes (Paris, Dupont, 1824), t. XVI^
p. 128. Conjessions, part, ii, liv. xii.
Ti. 49
326 REPRÉSENTANTS ET NÉGATIFS.
qui me reste à faire est celui d'un nom qui me fut si
cher. » Mais la patrie es1>^Ue donc moins la patrie,
parce que quelque injustice nous sera venue de ceux
qui gouvernent, et peut-on dire, sans un criminel
orgueil : c< Je ne crois pas être en reste avec l'État en
le quittant ^ ? »
Quoi qu'il en soit, cet acte de fierté, comme il le ca-
ractérise lui-même, était un appel à ceux de ses parti-
sans qui avaient ressenti avec le plus de vivacité l'ini-
quité dont il se croyait l'objet. Les esprits s'échauffè-
rent, une notable fermentation se manifesta dans la
cité habituellement si paisible, et qui allait bientôt se
séparer en deux camps. Des représentations furent
adressées par les amis de Rousseau au Conseil, qui
les rejeta comme illégitimes, et tendant ostensible-
ment à conquérir, au profit d'un groupe quelconque
de citoyens sans mandat, un droit inouï, excessif, et
qui aurait modifié du tout au tout la nature et les bases
du gouvernement^. Cette fin de non-recevoir du Con-
seil fut loin de calmer les têtes. Deux partis se trouvè-
rent en présence : les représentants et les négatifs. Ces
derniers soutenaient la faculté qu'avait le petit Conseil
de rejeter les demandes des citoyens visant à assem-
bler le Conseil général pour maintenir les lois violées,
ou pour interpréter ou modifier celles qu'un chan-
1 . Voir la remarquable lettre de Diderot à Naigeon, où il juge
et condamne la conduite de Rousseau reniant sa patrie. Diderot,
Œuvres complètes (Paris, Brière, 1821), t. XII, p. 349 à 351.
2. Représentations des citoyens et bourgeois de Genève au premier
syndic de cette République j avec les réponses du Conseil à ces repré-
sentations occasionnées par ce qui a précédé et suivi la renoneiatvon
volontaire de If. Rfmsstau au droit de citoyen de fienéve.
LOUABLE ATTITUDE DE VOLTAIRE. :^'>1
gement dans les mœurs avait rendues inapplicables.
Yoltaire, dans ses lettres de ce temps, ne laisse pas
de faire allusion à ces démêlés entre le gouvernement
de Genève et ses gouvernés ; et la façon dont il s'ex-
prime à regard de Rousseau, loin d'être amère et
haineuse, est tout au contraire, malgré un petit rica-
nement qui lui est ordinaire, visiblement sympathique :
en définitive, Jean-Jacques est l'auteur du Vicaire
savoyard^ et cela doit faire passer sur bien des griefs
personnels. « Il est bon, s'écrie-t-il, que les frères
sachent qu'hier six cents personnes vinrent pour la
troisième fois ^ protester en faveur de Jean-Jacques
contre le Conseil de Genève, qui a osé condamner le
Vicaire savoyard^. » Et, deux jours après, au même :
te Mon cher frère, ne bénissez-vous pas Dieu de voir
le peuple de Calvin prendre si hautement le parti de
Jean-Jacques? Ne considérez point sa personne, con-
sidérons la cause ^. » Cela n'est-il pas concluant et ne
démontre-t-il pas jusqu'à quel point Voltaire, cet
homme si passionné pourtant, peut se réprimer et se
contenir, quand il y va de l'intérêt de ses convictions
et de ses idées ? Le plus pressé encore est d'écraser
rinfâme. Reste-t-il des doutes? lisez ce qui suit :
« Que dit mon cher frère du peuple genevois ? que
disent nos chers frères de la liberté que doit avoir,
1. Ce fut le 18 juin 1763, qu^un groupe de cilo^ens et de bour*
geoig, au nombre de deux cents, « parmi lesquels il y avait trois
prêtres », dit Voltaire à Damila ville, firent auprès du Magnifique
Conseil une première démarche qu'ils réitérèrent les 8 et 20 août.
2. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXI, p. 128. Lettre
de VolUire à Daqûiaville; 21 auguste 17C3.
3. JMd., t. LXI, p. 130. De Voltaire au intime ; 23 auguste 176?
3*28 LETTRES ÉCRITES DE LA CAMPA6NE.
selon les lois, tout vicaire savoyard?... Ne vous ai-je
pas dit que de deux mille personnes de toutes les par-
ties du monde, et même jusqu'à des Espagnols, que
j'ai vus dans mes retraites, je n'en ai pas vu une
seule qui ne fût de la paroisse de ce vicaire ? L'affaire
va grand train chez les honnêtes gens. Or aie ^ fr aires,
et vigilate * » .
Avant l'action, viennent les dits et les écrits ; des
publications pour ou contre entretenaient ranimosité
des uns et des autres, et les choses en étaient à ce
point, quand parurent, en faveur du Conseil, les lettres
écrites de la campagne^ ouvrage d'une argumenta-
tion serrée, appuyée sur des faits et des témoignages
historiques, d'ailleurs modéré et presque paterftel par
le ton, qui réduisit « pour un temps, » de l'aveu de
Rousseau, le parti des représentants au silence. L'au-
teur, qui ne se nomma pas d'abord et ne faisait, en
définitive, que défendre ses propres actes, était le
procureur général Robert Tronchin, « homme d'es-
prit, homme éclairé, très versé dans les lois et le
gouvernement de la République. » Cette brochure
franchit la frontière genevoise, et, malgré les dissipa-
tions et les frivolités de la grande ville, elle trouva à
Paris des juges qui admirèrent le sens pratique, les
connaissances, l'habileté de discussion et de dévelop-
pement de celui qui l'avait écrite. « Tout le monde a
dit, après cette lecture, que le Conseil avait raison;
c'est peut-être le premier exemple de l'empire de la
1. Voltaire, CÊVi/r^s comp/é/e» (Beuchot), t. LXI^p. 136, 137. De
Voltaire au même ; 26 auguste 1763.
LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE. 329
raison sur un peuple échauffé par des cabaleurs*. »
Ainsi parle Grimm. M. de Montclar, procureur géné-
ral au parlement d'Aix, dans une lettre au gouverneur
de Provence, le duc de ViUars, après s'être étendu,
avec une complaisance bien honorable pour le pro-
cureur général de Genève, sur le mérite des Lettres
écrites de la campagne^ qu'il estime un chef-d'œuvre
de convenance pour le moment et les circonstance^,
finissait également par un éloge que les partis surex-
cités ne se piquèrent point de mériter : a On a bien
du bon sens et du bon esprit dans ce pays ^ »
Les représentants, après un premier moment de
prostration, ne se tinrent pas pour accablés, et se
tournèrent vers Rousseau comme le seul qui pût en-
trer en lice avec un tel adversaire. « J'avoue que je
pensai de même, » nous dit, avec un orgueil mêlé de
candeur, l'auteur S! Emile et du Contrat social^ qui
entreprit la réfutation des cinq lettres de Tronchin
dont il parodia le titre par celui de Lettres écrites de
la montagne. Ces Lettres écrites de la montagne^ qui
ne les a lues ? qui n'a admiré cette puissance de dis-
cussion, ce maniement formidable de la dialectique
auxquels rien ne semble devoir résister ? Avec un tel
art, une telle science, quand le sophisme revêt de
tels airs de vérité, il est bien secondaire d'avoir rai-
son. Rousseau, dans ses Lettres^ s'en prenait à tout,
soulevait toutes les questions, politique, législation,
gouvernement, reUgion. Il abordait toutes les thèses,
1. Grimm, Correspondance liuéraire (Paris, Fume), t. II f, p. 3' 0 ;
l"!* décembre 1763.
2. IMd.,X. IIÏ, p. 872.
330 0ON8TERNÂTION DE BONNBT.
sans réticences, en homme qui a brûlé ses vaîsseauî
et fait sauter le pont sur ses talons. La discussion sur
les miracles n'est pas la partie la moins brillante, la
moins audacieuse d'un ouvrage qui scandalisa et dés-
espéra également ceux de ses amis qui croyaient en
Jésus-Christ et en sa divinité. « En travaillant pour
les incrédules, disait Bonnet avec tristesse, fallait-il
révolter les chrétiens ' ? »
Mais les Lettres écrites de la montagne ne furent
pas la seule réplique à la brochure de Tronchin, et
d'Ivernois publiait une Réponse attx lettres écrites de
la campagne^ ^ qui méritait la pleine approbation de
Jean- Jacques. « Cet ouvrage est excellent, et doit être
en tout temps le manuel des citoyens. Voilà, mon-
sieur, le ton respectueux, mais ferme et noble, qu'il
faut toujours prendre, au lieu du ton craintif et ram-
pant dont on n'osait sortir autrefois ; mais il ne faut
jamais passer au delà. Vos njagistrats n'étant plus mes
supérieurs, je puis, vis-à-vis d'eux, prendre un ton
qu'il ne vous conviendrait pas d'imiter ^. » Voilà bien
le sophiste ! Est-on donc en droit de mettre le feu à la
maison que Ton quitte ; et un fils bien né, forcé parles
1 . Sayous, Le dix-huitième siècle à Vétranger (Paris, Didier, 1 86 f ),
l. I, p. 297.
2. Réponseaux lettres écrites de la campagne {il 6 ^)t in-8°, 316 p.
saivie d'une Addition à la Réponse, qui est un examen analytique du
droit négatif.
3. Rousseau, Œuvres complètes (Dupont, 1824), t. XX, p. 268.
Lettre de Rousseau à M. d^Ivernois; Motiers, le 7 janvier. l\ disait
aussi dans une lettre à Gauffecourt , du 12 janvier 1 765 : « Je voudrais
encore plus que vous que le moi parût moins dans les Lettres écrites
de la montagne ; mais sans le moi ces lettres n'auraient point existé.
Quand on fit expirer le malheureux Galas sur la roue, il lui était
dimcile d'oublier qu'il était là, »
LETTRES POPULAIRES. 331
mauvais traitements d'abandonner le toit paternel, est-
il autorisé pour cela à y porter le désordre et à armer
ses frères les uns contre les autres? Rousseau sentira
plus tard, en présence des conséquences, qu'il a été
tt au delà », et dira à Pictet : « J'aurais pu, j'en con-
viens, le remplir (le devoir de répondre) sur un autre
ton; mais je n'en n'ai qu'un; ceux qui ne l'aiment
pas ne devaient pas me forcer à le prendre, car je
n'en changerai sûrement pas pour eux. Du reste, ne
craignez rien de l'effet de mon livre ; il ne fera du
mal qu'à moi. Je connais mieux que vous la bour-
geoisie de Genève ; elle n'ira pas plus loin qu'il ne
faut, je vous en réponds K » Mais Jean-Jacques était-
il bien sûr de ne pas se tromper dans ses prévisions
optimistes ?
Tronchin dut reprendre la plume pour défendre les
Lettres écrites de la campagne contre l'ouvrage ano-
nyme d'Ivemois, et il le fit dans des Lettres popu*
laires^ où l'on retrouve la raison, la sagesse, la
modération des premières lettres^. Mais la passion
est intarissable, et les Lettres populaires eurent éga-
lement leur réponse^. L'on n'en était, hélas! qu'au
début de ces agitations intestines qui devaient boule-
verser si profondément et pour si longtemps ce petit
État.
t. Rousseau, Œuvres complètes (Dupont, 1824), t. XX, p. 280.
Lettre de Rousseau à Pictet; Motiers, le 19 janvier 1765.
2. Lettres populaires où l'on examine la réponse aux Lettres écrites
de la campagne^ in-S® de 350 p. avec une Suite de 78 p.
3, "Réponse aux Lettres populaires^ 1165 et 1766, deux parties
in-8® avec une suite; et Lettres écrites de la plaine , Paris, 1765-
in-12.
332 ÉTRANGE OUVERTORB.
Dans la pensée de Rousseau, Voltaire avait été la
che\DIe ouvrière, le moteur invisible de toutes le?
vexations dont Emile et le Contrat social fu-
rent l'objet. Certains symptômes auraient pu, cepen-
dant, rébranlep dans sa conviction, si son orgueil
n'eût pas été intéressé à voir un ennemi impla-
cable dans l'auteur de Zaïre, Moultou, dont nous
connaissons le peu de sympathie et l'éloignement
même pour Voltaire, a eu occasion de rencontrer ce
dernier, de s'entendre avec lui pour l'œuvre com-
mune de la réhabilitation des Calas; et, s'il persiste
dans ses préventions, on sent déjà qu'une méfiance
hésitante et sur la réserve a fait place à l'espèce*
d'horreur que lui inspirait ce contempteur de toute
religion. Dans une de leurs conversations, le seigneur
deFerney, qui n'ignorait pas, lui non plus, l'attache-
ment du ministre pour son fantasque concitoyen,
s'exprima sur le compte de Jean-Jacques avec une
modération si peu affectée, une envie telle de voir
cesser un état d'hostilité qu'aucuns torts de sa part
n'avaient fait naître, que Moultou en fut presque
étourdi et ne sut trop quoi en penser,
... Je vous parlerai aussi beaucoup de Voltaire, écrivait
ce dernier à son ami, il a une passion extrême de se récon-
cilier avec vous; je ne comprends rien à cela. Quelles sont
ses vues? Est-il de bonne foi? Je vous jure que je m'y perds...
Je le vis deux fois, et il ne me parla point de vous, mais il
y a trois jours qu'il me fit dire qu'il était malade, qu'il avait
à me parler, qu'il ne pouvait venir chez moi : je crus qu'il
s'agissait des Calas, il ne me parla que de vous. Je n'ai pas
Je temps de vous dire cette conversation, je vous la rendrai
à Motiers, mais je vous jure que je n'y comprends rien,
SUPERBE CE JEÂN-JÂCQUES. 333
c'est un comédien bien habile, j'aurais juré qu'il vous
aimait ^
Si Moultou compte bien ne se rendre que devant
révidence et, jusque là, se tenir sur la plus stricte
défensive, Rousseau, on se l'imagine, devait pousser
autrement loin le scepticisme. Il aurait été désespéré
qu'on le détrompât, et bien malin sera celui qui amè-
nera une réconciliation que Voltaire est seul à sou-
haiter, s'il la souhaite •
M. de Voltaire, répondait Jean-Jacques, vous a paru m'ai-
mer, parce qu'il sait que vous m'aimez ; soyez persuadé
qu'avec les gens de son parti il tient un autre langage. Cet
habile comédien, dolis instructus et arte pelasgây sait chan-
ger de ton selon les gens à qui il a affaire. Quoi qu'il en
soit, si jamais il arrive qu'il revienne sincèrement, j'ai déjà
les bras ouverts ; car, de toutes les venus chrétiennes, l'ou-
bli des injures est, je vous jure, celle qui me coûte le moins.
Point d'avances, ce serait une lâcheté; mais comptez que je
serai toujours prêt à répondre aux siennes d'une manière
dont il sera content. Partez de là, si jamais il vous en re-
parle. Je sais que vous ne voulez pas me compromettre, et
vous savez, je crois, que vous pouvez répondre de votre
ami en toute chose honnête. Les manœuvres de M. de Vol-
taire, qui ont tant d'approbateurs à Genève^ ne sont pas
vues du même œil à Paris : elles y ont soulevé tout le
monde et balancé le bon effet de la protection des Calas. Il
est certain que ce qu'il peut faire de mieux pour sa gloire
est de se raccommoder avec moi '.
Cette lettre est caractéristique, et peint Jean-Jac-
ques. Si l'on est sincère, ses bras sont déjà ouverte.
1. J.-/. Rouueam, se* omiâ et seg ennemis (Paris, Levy, \$Ub)f
1. 1, p. 76. Lettre de Moaltoa à RoiUMaa; 19 man 1763,
2. RouBeui, Œmnres complètes (Dapoat, 1824), i. XIX, p, 6|l|
S14. Lettn de Romioni à MoultiNi, 21 wên 1763,
<9,
334 SON PBD DE SINCÂRITÉ.
Voltaire a bien quelques dix-huit ans plus que lui,
mais Rousseau ne se figure point que cela soit une
raison pour lui de faire le premier pas. Au moins est-
il assuré que les torts soient du côté de Voltaire ? Il
Taccuse ; mais où sont les preuves ? qui lui démontre
irréfutablement qu'il ne se trompe point ; car, plus ou
moins fondés, tout se borne à des soupçons? Quant à
lui, il n'a pu oublier qu'il a pris l'initiative de la rup-
ture : l'auteur de Zaïre et de Mérope était le corrup-
teur de sa patrie en y apportant le goût et la fureur
des spectacles, et un tel homme ne pouvait être que
son ennemi. Mais il n'a pas changé, cet homme; et, •
en y songeant bien, Rousseau n'avait plus le- droit,
sans inconséquence, d'accueillir ses ouvertures et de
lui tendre les bras, comme il se dit prêt à le faire,
avec peu de franchise. Et, si cet argument ne lui vint
pas, c'est que ce qui l'avait fait agir alors avait un
tout autre mobile qu'un puritanisme excessif, assez
inexplicable dans un faiseur de comédies et de livrets
d'opéra. Qu'on se souvienne de sa réponse à la MtLse
limonadière : <k Je ne bois pas dans la coupe de cet
homme-là! »
Deux jours après cette réponse de Rousseau, Moul-
tou, revenant sur le même sujet, s'empressait d'assu-
rer son ami, sans lui donner d'autres détails, qu'il
saurait Ure dans la pensée du seigneur de Ferney.
« Soyez tranquille sur Voltaire, lui disait-il, je le ver-
rai, je le connais; c'est avec votre réputation qu'il veut
se réconcilier, la lettre de Hume le fait trembler*. »
1. J.t/. Rouiseau^ ses amis et ses ennemis (Paris, LeTy, 1865),
t. I, p. 77. Lettre <l9 Mi*ltoa à Rousseau; 2B man 1763.
^e9±
UNE LETTRE INTERCEPTÉE. 335
Voltaire redoute Jean-Jacques ; il préfère être l'ami
que l'adversaire d'un tel jongleur. Nous le voulons
bien ; mais alors il se gardera de faire naître les casus
belliy et, si Rousseau le prend à partie, ce sera très-
gratuitement et sans provocation aucune. Nous ne
trouvons rien de plus dans la correspondance des deux
genevois, et nous ignorons si d'autres insinuations se
produisirent dans le sens d'un rapprochement que
Voltaire pouvait avoir ses raisons de désirer. Mais les
bruits de réconciliation n'avaient pas cessé de circu-
ler, et l'auteur d'Emile^ qui ne pouvait qu'être flatté
d'une telle persistance, une année après, dans une
lettre au prince de Wirtemberg, disait que les amis de
M. de Voltaire faisaient tout pour les accréditer.
C'est ici le lieu de citer une petite aventure qui se
trouve racontée tout au long dans cette lettre même,
et qui n'a peut-être pas l'importance et la gravité que
lui donne Rousseau. Une dame,' pleine • d'enthou •
siasme pour les écrits et la morale du citoyen de
Genève, s'avise de lui demander quelques éclaircisse-
ments sur la religion ; ne sachant point où il demeu-
rait alors, elle eut l'idée assurément étrange d'adresser
sa lettre à M. de Voltaire, le priant de la faire remettre
à destination. Elle attendait avec impatience mais
avec confiance, une réponse de l'auteur d'Emile, et
fut également étonnée et scandalisée, en défaisant un
paquet dépêché par la voie de Genève, de se trouver
en face du Sermon des Cinquante, qu'il n'était point
supposable que Rousseau lui eût envoyé *. C'était le
l. Cette dame reçut le paqaet, le 4 décembre 1 763.
336 ESPIÈGLERIE D'UN OOUT DOUTEUX.
cas de demander des explications. Cette fois la lettre
prenait un autre chemin et parvenait à Jean-Jacques,
qui ne semble pas être trop sûr de n'avoir pas eu
aJBaire à de mauvais plaisants * . Cette espièglerie de
Voltaire n'est pas d'un goût parfait, et nous trouvons
sans excuse l'interception de la lettre de l'inconnue,
s'il ne se crut pas, comme Rousseau, l'objet lui-même
d'mie moquerie, dont il savait par expérience n'être
pas à l'abri. Dans cette hypothèse, l'envoi du Sermon
des cinquante démontrait au mystificateur que l'on
n'était point sa dupe, et, véritablement, nous pen-
sons que c'est la seule interprétation que Ton puisse
donner à tout cela avec quelque apparence.
Cette attitude pacifique et conciliante du camp
ennemi, si eUe n'était pas suffisante pour persuader
Rousseau, n'était pas faite non plus pour accroître et
son aversion et ses rancunes. Tout en déversant à
pleins bords, dans sa correspondance privée, l'amer-
tume et le fiel dont son âme était remplie, il n'avait
point encore attaqué ouvertement l'homme odieux
qu'il accusait de lui fermer sa patrie ; et celui-ci était
loin de s'attendre que sa part lui serait faite dans les
Lettres écrites de la montagne. A propos du despo-
tisme que les sociétés se croient fondées à exercer
sur les opinions particulières, lors même que ce ne
sont que des opinions et non des ridicules outrageants,
des impiétés grossières et des blasphèmes, il renvoie
les intolérants à l'apôtre de la Tolérance, à c^ pa-
1. Rousseau, OEuvres complètes (Dupont, 1824), t. XX, p. 81,
82. Lettre de Rousseau à madame de B***^; décembre 1763.
ATTAQUE A CIEL OUVERT. 337
triarche de Ferney, dont les conseils étaient en grande
faveur à Genèye.
Ces messieurs voient si souvent M. de Voltaire, dit-il avec
un persiflage enfielé, comment ne leur a-t-il point inspiré
cet esprit de tolérance qu'il prêche sans cesse, et dont il a
quelquefois besoin? S'ils l'eussent un peu consulté dans
cette affaire, il me paraît qu'il eût pu leur parler à peu près
ainsi :
te Messieurs, ce ne sont point les raisonneurs qui font du
mal, ce sont les cafards. La philosophie peut aller son train
sans risque, le peuple ne l'entend pas ou la laisse dire, et
lui rend tout le dédain qu'elle a pour lui. Raisonner est de
toutes les folies des hommes celle qui nuit le moins au
genre humain; et l'on voit même des gens sages entichés
parfois de cette folie-là. Je ne raisonne pas moi, cela est
vrai; mais d'autres raisonnent : quel mal en arrive-t-il?
Voyez, tel, tel et tel ouvrage ; n'y a-t-il pas dés plaisanteries
dans ces livres-là? Moi-même enfin, si je ne raisonne pas,
je fais mieux, je fais raisonner mes lecteurs. Voyez mon
chapitre des juifs; voyez le même chapitre plus développé
dans le Sermon des cinquante ; il y a là du raisonnement, ou
l'équivalent, je pense. Vous conviendrez aussi qu'il y a peu
de détour, et quelque chose de plus que des traits épars et
indiscrets,
« Nous avons arrangé que mon grand crédit à la cour et
ma toute puissance prétendue vous serviraient de prétexte
pour laisser courir en paix les jeux badins de mes vieux
ans : cela est bon; mais ne brûlez pas pour cela des écrits
plus graves, car alors cela serait trop choquant.
«J'ai tant prêché la tolérance! Il ne faut pas toujours
l'exiger des autres, et n'en jamais user avec eux. Ce pauvre
homme croit en Dieu, passons-lui cela, il ne fera pas secte :
ileist ennuyeux, tous les raisonneurs le sont. Nous ne met-
trons pas celui-ci de nos soupers; du reste, que nous im-
porte? Si l'on brûlait tous les livres ennuyeux, il faudrait
faire un bûcher du pays. Croyez-moi, laissons raisonner
ceux qui nous laissent plaisanter; ne brûlons ni '^
3:tS UNE INTENTION PBRPIDB.
livres^ et restons en paix; c'est mon avis. • Voilà, selon
moi, ce qu'eût pu dire d'un meilleur ton M. de Voltaire; et
ce n*eût pas été là, ce me semble, le plus mauvais conseil
qu'il aurait donné*.
Ce petit morceau est curieux, c'est un persiflage
léger, mais incisif, et qui n'a pas la forme ordinaire de
l'ironie de Rousseau. On sent qu'en faisant parler
l'auteur de Candide^ il s'est efforcé d'imiter sa ma-
nière ; et Ton conviendra qu'il aurait pu plus mal réus-
sir Mais il y avait autre chose que du sarcasme dans
ce singulier fragment; il y avait une intention perfide
qui allait exaspérer Voltaire plus qu'une moquerie à
laquelle il avait tout ce qu'il faut pour répondre. Le
patriarche de Ferney avait énergiquement répudié la
paternité du Sermon des cinquante qu'il qualifie de
a libelle le plus violent qu'on ait jamais fait contre la
religion chrétienne. » Était-il complètement indiffé-
rent que l'on crût en France ^, même en Suisse, que
1. Rousseau, OEuvres complètes (Paris» Dupont, 1824), t. VI,
p. 327, 328, 329. Lettres écrites de la montagne, part, i, lettre v.
2. Le sermon des cinquante n'était pas, à coup sûr, moins digne
des foudres de la Sorbonne que le Portatif, et voici ce qu'on lit
dans les Nouvelles à la main, à la date du 27 décembre 1764, à
propos de la nouvelle édition du Dictionnaire philosophique portatif:
« Au mois de septembre dernier, MM. de PAcadémie des Belles-
Lettres ayant été présenter au roi leur nouveau volume... Eh bien!
dit le roi au président Henault, chef de la députation, voilà votre ami
qui fait des siennes. Le Dictionnaire venait de paraître. Le malheureux^
dit le président à ses confrères, i7 travailloit dans ce moment à revenir
en France. C'est ce qui a donné lieu au désaveu envoyé par M. de Vol-
taire à l'Académie françoise, que personne n'a cru. » Mémoires secrets
pour servir à l'histoire de la République des lettres (Londres, John
Adamson), t. Il, p. 135. Wagnière s'inscrit en faux contre Tanecdote,
par la raison que Voltaire n'a jamais travaillé à revenir à Paris. Mais
nous savons à cet égard, mieux que lui, ce qui en est. Mémoires sur
Voltaire, t. I, p. 228.
CONSÉQUENCES INÉVITABLES. 339
l'ouvrage était de lui, et qu'on le lui attribuât, en
dépit de ses dénégations; et n'était-ce pas, en l'en
déclarant l'auteur, jouer le rôle d'un délateur qui
compte bien que ses paroles ne seront point perdues?
ce II n'est point d'excuses, sans doute, pour une action
si coupable et si lâche, » écrivait-il à la maréchale
de Luxembourg, sur laquelle cette protestation aura,
du reste, peu d'effet *• Évidemment, après la diatribe
violente du colonel Pictet, appelant les rigueurs du
gouvernement contre un étranger auquel on avait
accordé une retraite <c dans un tems où toute l'Eu-
rope la lui refusoit, » les paroles de Rousseau étaient
bien faites pour exalter les mauvaises passions de
ceux auxquels il s'adressait et forcer la main des ma-
gistrats, qui ne verraient d'autre moyen, on l'espé-
rait du moins, d'apaiser les rumeurs, qu'en exerçant
les poursuites les plus actives contre ces ouvrages ré-
prouvés dont on ne pouvait, il est vrai, atteindre l'au-
dacieux auteur.
Remarquons, du reste, que le reproche de coupable
indulgence que l'on faisait peser sur le Conseil n'était
rien moins que fondé, et Pictet n'ignorait point que la
Pucelle et Candide n'eussent été condamnés. En tous
cas, les rigueurs dont Emile avait été l'objet faisaient
une loi à l'autorité de redoubler de surveillance à l'égard
d'une nature d'ouvrages que repoussaient également
la religion et la morale ; et ordre fut donné de saisir
impitoyablement tout ce qui paraîtrait de condam-
nable sur le territoire de la république. Mais Voltaire,
1. Voltaire, (ouvres complètes (Beuchot), t. LXU, p. 171. Lettre
de Voltaire à la maréchale de Luxembourg; 9 janvier t765.
:)40 REQUÊTE PB VOLTAIRE GOITRE SAUL.
retranché dans son domaine de Femey, et encore plus
dans son incognito^ qui était bien celui de la comédie,
ne pouvait être que contrarié de ces taquineries, sans
en appréhender rien de sérieux et de grave. Aussi
avait-il pris le parti de rire plutôt que de s'en fâcher,
se vengeant de ces petites vexations par la moquerie et
le persiflage, qu'il poussait, il faut l'avouer, aussi loin
que possible. Ce seront de vraies comédies, conduites
et filées avec un art, une malignité, une gaieté dont
on ne saurait se faire une idée, et qui devaient ahurir
des* têtes carrées peu faites pour lutter avec ce démon
incamé. Le 19 juillet 1764, il écrivait au conseUJer
François Tronchin :
J'apprends^ mon cher ami^ que quelques malins débitent
une rapsodie intitulée : Saùl, tragédie tirée de VÉcriture sainte,
par M. de Voltaire, à Genève,
Il est clair par l'intitulé que c'est un tour qu'on me joue.
On dit qu'il y en a très-peu d'exemplaires, et qu'ils ont été
li'ès-sagement supprimés par messieurs les scholarques;
mais c'^st assez que les ministres du Saint-Ëvangile en aient
un exemplaire pour qu'ils fatiguent la prudence du Conseil.
Il me semble que dans cette occasion ce serait à moi et non
à eux à demander justice de l'abus qu'on a fait du nom de
Genève et du mien... Ainsi donc, je joins ici à tout événe-
ment une requête que je soumets à votre prudence et que
je recommande à votre amitié... Si vous et vos amis pouvez
faire en sorte que cette sottise soit étouffée, je vous en au-
rai aussi bien que maman (madame Denis) une véritable
obligation. Le Conseil sait combien je lui suis dévoué i.
François Tronchin, qui savait au fond ce que valaient
1. Voltaire à Femey (Paris, Didier, 1860), p. 396, 397. Lettre
de Voltaire au conseiller Tronchin; Ferney, 19 Juillet 17C4 (et non
1763).
■^
RÉCRIMINATIONS DE VOLTAIRE. 341
ces assurances, lui répondit le même jour qu'il était
bien loin de le soupçonner Fauteur de ce libelle, et
que sa réclamation serait remise entre les mains du
premier syndic, qui aviserait selon sa sagesse ordi-
naire. Le surlendemain, autre lettre de Voltaire, qui,
à part ce qu'elle a de piquant, offre un intérêt vrai-
ment historique.
J'ai fait ce que j'ai pu pour avoir un exemplaire de cette
misère, et je n'ai pu y parvenir. On dit qu'il n'y en a qu'un.
Cette petite manœuvre est un tour de la faction qui a pré-
tendu que c'était à Ferney qu'on avait résolu de condamner
Jean-Jacques à cause de VÉmile et du Contrat social. Depuis
ce temps, presque toutes les remontrances des bourgeois ont
roulé en partie sur la sévérité exercée contre Jean-Jacques
et sur le silence observé par les magistrats à mon égard.
Mais les factieux auraient pu observer que je suis Français,
établi en France, et non à Genève. Ce dernier elîort de mes
ennemis vous paraît aussi méprisable qu*à moi. Je crois
qu'il faut laisser tomber ce petit artifice. Un éclat qui me
compromettrait m'obligerait à fajre un autre éclat. On sait
assez que je n'ai opposé jusqu'ici qu'un profond silence à
toutes les clabauderies et aux entreprises du parti opposé.
Le fond de l'affaire est qu'un certain nombre de vos ci-
toyens (les représentants) est outré qu'un citoyen soit ex-
clu de sa patrie, et qu'un étranger ait un domaine dans
votre territoire. Voilà la pierre d'achoppement *.
Il serait superflu d'insister sur l'habileté de ce
maître homme en diplomatie, qui, loin de songer à se
disculper, ce qui était aussi peu nécessaire qu'indigne
de lui, semblait plus disposé à répondre par la menace
aux provocations dont il était l'objet : « Un éclat qui
1. GauUieur, Étrennes nationales (Genève, 185v>), III® année,
p. 212, 213. Lettre de Voltaire au conseiller Tronchin; 21 juillet
1764.
342 REPRÉSENTATIONS DE TRONCHIN.
me compromettrait m'obligerait à faire qn autre
éclat. » On savait qu'il avait l'oreille du ministre ; le
Résident de France ne quittait pas Femey, et la con-
viction que l'on avait à Genève de son crédit était de
nature à inspirer quelque circonspection. L'affaire fut
donc assoupie, mais il fallait s'attendre aux récidives.
En effet, deux mois après, un rapport du Consistoire
appelait l'attention des magistrats sur le Dictionnaire
portatifs imprimé sous la rubrique de Londres, et
dont de nombreux exemplaires avaient fait leur per-
nicieuse invasion dans Genève. Tronchin fait saisir les
ballots, et le Conseil déclare l'ouvrage impie, scanda-
leux, téméraire, destructif de la religion. L'on a re-
produit une petite conversation entre celui-ci et Vol-
taire, au sujet de l'introduction du Portatifs qui ne
nous semble pas dans la vraisemblance de leurs rap-
ports. Après des représentations énergiques, Tron-
chin aurait ajouté que le livre pourrait bien passer
par la main du bourreau. « Vraiment, monsieur le
magistrat, interrompit l'auteur de la Henriade, on
croirait que vous regrettez d'avoir brûlé VEmile de
Jean- Jacques, et que vous voulez vous faire bien venir
auprès des citoyens réprésentants, ses amis. — Vous
détournez la question, aurait réparti Tronchin ; retirez
ce livre, exigez de vos complices la remise de tous les
ballots, ou je me verrai dans l'obligation de faire
contre vous le plus désagréable réquisitoire, et je
vous avertis que, dans ce moment, les ministres du
roi de France sont peu disposés en votre faveur. »
M. Gaberel, qui reproduit l'anecdote, ne nous
paraît pas se préoccuper assez des temps et des dates;
PERMISSION DE BRULER LE PORTATIF. 34î^
il travaille sur des documents souvent curieux, sur
des Mémoires contemporains, piquants sans doute
mais dont il faut se méfier, parce qu'ils ne sont pas
exempts de passion, et parce que leurs auteurs ne
sont pas toujours placés de façon à apporter une cri-
tique suffisante dans le récit des événements qu'ils
ont pris le soin de nous transmettre. Ainsi, à l'en-
tendre, la conversation qui précède aurait eu lieu,
durant une visite à Femey de la dernière moitié de
septembre; et il ajoute que, le lendemain même de
l'entrevue. Voltaire adressait au Conseil une lettre
que Ton va trouver plus bas, et que nous avons nous-
même relevée dans les archives de Genève. Cette
lettre est du 12 janvier suivant, elle fut donc écrite
près de quatre mois plus tard. L'on comprend à
quelles confusions et à quelles méprises peut en-
traîner ce manque complet de précision, dont le pre-
mier effet est d'enlever à l'historien tout son cré-
dit.
Selon Voltaire, les choses se Seraient passées tout
autrement et on ne l'aurait pas quitté sans s'excuser
de Ja liberté grande. « Un magistrat, écrivait-il à
d'Argental, vint me demander poliment la permis-
sion de brûler im certain Portatif; je lui dis que ses
confrères étaient bien les maîtres, pourvu qu'ils ne
brûlassent pas ma personne, et que je ne prenais nul
intérêt à aucun Portatif^. » Sans demander aussi ob-
séquieusement permission, il se peut que Tronchin,
très-lié avec le poëte, lui ait manifesté son embarras
1. Voltaire, OEuvres complètes (Bouchot)^ t. LXII, p. 139. Lettre
4e Voltaire à 4'ArgentaI; 23 décembre 17 04,
34i DÉNONCIATION MÉRITOIRE.
et rimpossibilité où il était de ne pas sévir; et que
Tauteur de la Henriàde lui ait dit : « Brûlez , mon
ami, ne vous gênez pas, » bien que la chose ne lui
fût pas aussi indifférente qu'il veut le faire croire. Ce
qui prouve que ce petit dialogue est inexact au moins
dans la couleur, c'est que Tronchin n'a pu dire à Vol-
taire que les ministres du roi de France étaient peu
disposés en sa faveur; il savait, au contraire, que le
seigneur de Femey était au mieux avec eux^ Mais ce
dernier avait à compter aussi avec le parlement, avec
un Omer Joli de Fleuri, auprès duquel, précisément
alors, il faisait agir son neveu d'Hornoy'^; et c'est
pourquoi le passage que Rousseau lui avait consacré
dans les Lettres écrites de la montagne devait et l'in-
quiéter et l'irriter tout ensemble.
Nous arrivons à cette lettre dont M, Gaberel n'a pas
assez respecté la date. Le Magnifique Conseil recevait
de Voltaire la communication suivante, le 12 fé-
vrier 176S.
Je suis obligé d'avertir le Magaifique Conseil de Genève
que, parmi les libelles pernicieux dont cette ville est inondée
depuis quelque temps, tous imprimés à Amsterdam, chez
Marc-Michel Rey, il arrive lundi prochain chez le nommé
Chirol, libraire de Genève, un ballot contenant des diction-
naires philosophiques, des évangiles de la raison et autres
sottises qu'on a l'insolence de m'imputer, et que je méprise
presque autant que les Lettres de la montagne; je crois sa-
1 .. Le bruit avait même couru que la cour de France avait choisi
Voltaire pour la représenter. /.-/. Rousseau^ ses amis et ses ennemis
(Paris, 1865), t. Il, p. 98. Lettre de Rousseau à milord Maréchal;
Edimbourg, 2 février 1764.
2. Voltaire, OËuvr es complètes (Beuchoi), t. LXII, p. 144. Lettre
de Voltaire à Damilaville ; 26 décembre 1764.
LES LÉGENDES ABONDENT. 345
tîsfaîre mon devoir en donnant cet avis, et je m'en remets
entièrement à la sagesse du Conseil, qui saura bien réprimer
toutes les infractions à la paix publique et au bon ordre.
Je ne dois que me borner à l'assurer de mon profond
respect*.
Après un pareil avertissement, qui aurait pu sup-
poser Voltaire de connivence avec ces audacieux
libraires dont il avait été plus souvent la victime que
le complice? Mais on a dit que, pendant que saisie se
faisait chez Chirol des ballots annoncés, une autre
cargaison plus considérable à l'adresse du libraire
Gando, avec lequel Chirol s'était entendu, franchis-
sait la frontière du côté opposé , et venait impuné-
ment inonder Genève de son contenu empoisonné. Si
l'on ne prête qu'aux riches, il faut convenir que Vol-
taire est traité en véritable millionnaire par les chro-
niqueurs genevois. Et, vraiment, à n'admettre qu'un
tiers des légendes dont il est l'objet, l'on est encore
émerveillé qii'il ait trouvé le temps d'ourdir ces pué-
rils complots mis si généreusement à son actif. Ainsi,
pour donner plus sûrement le change au Consistoire,
qui pourtant faisait bonne garde, il aurait imaginé de
placer en tête de ces mille brochures, qui étaient au-
tant d'attaques et d'outrages à l'Ancien et au Nouveau
Testament, trois ou quatre pages de parfaite édiflca-
tion, et derrière lesquelles se cachait le venin, comme
le serpent sous les fleurs. Et, grâce à cette diabolique
manœuvre, l'auteur du Sermon des cinquante^ nous
t. Archives de Genève, n^ 4890. Lettres de M, de Voltaire cori'
cernant certains libelles qui lui étaient attribués; au château de Ferney,
12 janvier 1165.
346 VOLTAIRE EMPOISONNE GENÈVE DE SES LIVRES.
dit M. Gaberel, vida dans Genève tout Tarsenal de son
incrédulité.
Une propagande furibonde était exercée par les fa-
miliers de Ferney, dont les relations et la position so-
ciale devenaient d'unpuissant secours à l'extension de
cette œuvre des ténèbres. Vous achetiez un ballot de
livres chez un libraire ; rentré chez vous, en l'ouvrant,
vous vous aperceviez qu'il s'était grossi de ces perni-
cieux livrets. On en glissait sous les portes, on en
pendait aux cordons de sonnettes, les bancs des pro-
menades en étaient couverts. Dans les lieux d'instruc-
tion religieuse, ils se trouvaient substitués comme
par enchantement aux catéchismes ; et, jusque dans
le temple de la Madeleine, des Dictionnaires portatif s^
habillés comme des Psaumes, traînaient sur les ban-
quettes où ils ne laissaient pas d'être ramassés par
quelqu'un*. On est pris de vertige rien qu'en Usant
l'énumération abrégée de ces pièges continuels ten-
dus par l'infernal vieillard sous les pas de riiinocence
et de la piété. Mais nous voulons croire que tout cela
est quelque peu enflé. Les horlogers surtout, ces hor-
logers qui formeront la population du Ferney naissant,
étaient les distributeurs et les agents de cette propa-
gande clandestine. « On en trouvait des piles (des
piles de libelles ) dans les cabinets d'horlogers, et les
petits messagers avouaient qu'un monsieur leur avait
donné six sous pour déposer le paquet sur l'établi du
patron. » Si ces brochures étaient dévorées par les
1. Gaberel, Voltaire ci les Genevois (Paris, Cherbuliei, 1857),
p. 116, 117, 118.
LA CACHETTE ÉVENTÉE. 347
hommes, les femmes, plus dociles aux exhortations
des pasteurs, les avaient en une sainte horreur; et
pour les sauver de quelque auto-da-fé, il n'était que
prudent de les tenir sous triple verrou. Un de ces braves
gens était parvenu à réunir tout une bibliothèque
de ces petits livres, dont il ne se serait pas dessaisi
pour des trésors. Un jour, après le dîner, sa mère,
avec laquelle il vivait, lui dit : m 11 était bon le fricot,
il avait bon goût, n'est-ce pas? — Mais oui, très-bon,
et surtout chaud à point, répond celui-ci. — Ah ! pour
chaud, je le crois bien ! si tu veux savoir de quel bois
je l'ai chaufifé, va voir ta cachette à Voltaire. » La
vieille avait découvert le coin^ selon l'expression gene-
voise, et tout y avait passé*.
Nous avons vu Voltaire se plaindre avec amertume à
madame de Luxembourg du procédé de Jean-Jacques.
11 ne tarira pas sur la félonie de ce misérable trans-
fuge de la philosophie, et ce sera le véritable point
de départ d'une haine, qu'il ne faut pas faire remonter
au delà, a Ce petit magot de Rousseau a écrit un gros
livre contre le gouvernement, et son livre enchante la
moitié de la ville. Il dit, en termes formels, qu'il faut
avoir perdu le bon sens pour croire les miracles de Jé-
sus-Christ ; malheureusement, il m'a fourré là très-mal
à propos. 11 dit au Conseil que j'ai fait le Sermon des
cinquante. Ah ! Jean-Jacques, cela n'est pas du phi-
losophe : il est infâme d'être délateur, . il est abomi-
nable de dénoncer son confrère et de calomnier aussi
1. Revue suisse, l. XX (1867), p. 227. Genève et ses poètes liber-
iinSj parMarc-Xonnier.
I
348 LE SENTIMENT DBS CITOtENS.
injustement^?... » Il écrivait en même temps au pro-
fesseur Tronchin : c< Je sais que le bâtard du chien
de Diogène n'a pas dit des choses agréables de vous
et de moi à madame de Luxembourg. Esculape était
peint avec un serpent à ses pieds. C'était apparem-
ment quelque Jean-Jacques qui voulait lui mordre 1p
talon. Il faut avouer que ce malheureux est un mon-
stre^? » Mais il ne devait pas se borner à de stériles
récriminations : on l'avait attaqué^ attaqué gratuite-
ment; l'on semblait appeler sur lui, en perçant Vinco-
gnito dans lequel il s'était enveloppé, les sévérités
d'une magistrature dont Rousseau savait par sa propre
expérience les passions et la violence ; un tel honune,
un tel ennemi n'avait droit à nuls ménagements.
Le Sentiment des citoyens^ qui ne tardait pas à pa-
raître , est une réponse indignée aux blasphèmes de l'au-
teur â" Emile. On y défend Jésus-Christ contre lui, on
y défend la religion et ses ministres, objets de sa part
des plus indécentes comme des plus coupables appré-
ciations, avec ce saint emportement du pro domo qui
trompa Rousseau et bien d'autres.
Est-il permis à un homme né dans notre ville d'offenser à
ce point nos pasteurs, dont la plupart sont nos parents et
nos amis, et qui sont quelquefois nos consolateurs? Consi-
dérons qui les traite ainsi : est-ce un savant qui dispute
contre un savant? Non ; c'est l'auteur d un opéra et de deux
comédies sifflées. Est-ce un homme de bien qui, trompé par
un faux zèle, fait des reproches indiscrets à des hommes ver-
1. Voltaire, Œuvres compUiet (Beuchot), t. LXU, p. 174. Lettre
de Voltaire à d'Argental; 10 janvier 1765.
2. Voltaire, Lettres inédites (P&ris, Didier, 1857), t. I, p. 580,
Supplément. Lettre de Voltaire au professeur Tronchin.
CE QU*EST L^AOTEUR D^ÉMILË. 349
tueux ? Nous avouons avec douleur et en rougissant que c'est
un homme qui porte encore les marques funestes de ses
débauches, et qui, déguisé en saltimbanque S traîne avec
lui, de village en village, et de montagne en montagne, la
-malheureuse dont il fit mourir la mère * et dont il a exposé
les enfants à la porte d'un hôpital, en rejetant les soins
qu'une personne charitable voulait avoir d'eux, et en abju-
rant tous les sentiments de la nature, comme il dépouille
ceux de l'honneur et de la religion.
Quel homme est-ce que ce législateur, ce moraliste,
cet apôtre sans mandat qui se compare à Jésus-Christ
et se répand en blasphèmes, tourne en ridicule les
miracles les plus révérés, et repousse jusqu'à l'auto-
rité de l'Évangile?
Il traite de tyrans les magistrats de notre république, dont
les premiers sont élus par nous-mêmes. « On a toujours vu,
dit-il, dans le Conseil des deux cents, peu de lumières, et
encore moins de courage. » Il cherche par des mensonges
accumulés à exciter les deux cents contre le petit Conseil ;
les pasteurs contre ces deux corps; et enfin tous contre tous,
pour nous exposer au mépris et à la risée de nos voisins.
Veut-il nous animer en nous outrageant? Veut-il renverser
notre Constitution en la défigurant, comme il veut renverser
le christianisme, dont il ose faire profession î 11 suffit d'a-
vertir que la ville qu'il veut troubler le désavoue avec hor-
reur. S'il a cru que nous tirerions Tépée pour le roman
d'Émik, il peut mettre cette idée dansle nombre de ses ridicules
et de ses folies. Mais il faut lui apprendre que si on châtie
légèrement un romancier impie, on punit capitalement un
vil séditieux».
1. En habit d'Arménien.
2. Madame Levasseur.
3. Voltaire, OEuvres complètes (Beuchot), t. XLII, p. 81, 83
Sentiment des citoyens,
VI, iU
350 ROUSSEAU FRAPPÉ EM PLEINE POITRINE.
Nous avons constaté, dans le passage relatif à Vol-
taire, des Lettres écrites de ia montagne (lettre Y),
une sorte de pastiche assez réussi de la raillerie
voltairierme; le poëte, dont le génie flexible prenait
indifféremment tous les tons, en se faisant le ven-
geur de Jésus-Christ et de ses prêtres, comptait bien
que personne ne s'aviserait de le soupçonner. Si
lattaque est violente, elle a l'accent d'une sainte co-
lère : c'est un membre qui défend son corps, conune
il le dit, c'est un ministre qui s'arme pour son Dieu.
C'était indubitablement, en tous cas, l'écrit d'un ecclé-
siastique ; et Rousseau n'eut même pas l'idée de cher-
cher le coupable en dehors du clergé de Genève. Aussi
bien hésita-t-il peu : ce pamphlet virulent était l'œuvre
de Vernes ; et, malgré les dénégations de son ancien
ami, il s'acharnera à l'attribuer au pasteur de So-
ligny-
De quelque part qu'il vînt, Rousseau se sentit frappé
en pleine poitrine. S'il ne lui était que trop facile de
prouver qu'il n'était ni un Ubertin ni un assassin,
toutes les allégations de l'écrit anonyme n'étaient pas
fausses, notamment celles qui avaient trait à ses enfants
naturels. Étrange en tout, il dépêchait à Duchesne un
exemplaire du pamphlet, en le priant de le réimpri-
mer. Cette édition nouvelle devait être précédée d'une
Épître au libraire, où Vernes était nommé en toutes
lettres. « Je l'ai reconnu d'abord à son style pastoral.
Si toutefois je me trompe, il ne faut qu'attendre pour
s'en éclaircir; car, s'il en est l'auteur, il ne manquera
pas de le reconnaître, selon le devoir d'un homme
d'honneur et d'un bon chrétien ; s'il ne l'est pas, il le
H
IL SOUPÇONNE VERNES. 35i
désavouera de même, et le public saura bientôt à
quoi s'en tenir. » Mais Rousseau, au moment où il se
plaint si amèrement de l'injustice et de l'iniquité des
hommes, croit-il, de son côté, agir avec équité et scru-
pule ? N'est-il pas de la morale la plus sommaire de
s'abstenir, dans le doute? Il croit ne pas se tromper;
mais s'il se trompait, pourtant? Serait-il bien sûr
alors qu'en retirant son accusation, il aurait tout ré-
paré, et pourrait-il faire que Vernes n'eût souffert
d'inculpations calomnieuses? Rousseau s'en reposait
trop sur son flair, qui n'était pas infaillible. Ne pren-
dra-t-il pas également la lettre fabriquée du roi de
Prusse au sérieux? et lorsqu'il lui sera démontré
qu'elle était apocryphe, ne dira-t-il pas : « La pré-
tendue lettre du roi de Prusse est certainement de
D'Alembert; en y jetant les yeux, j'ai reconnu son
style, comme si je la lui avais vu écrire*, » bien que
D'Alembert fût, en somme, parfaitement innocent de
ce persiflage, l'œuvre de l'Anglais Walpole? Cepen-
dant, Du Peyrou s'était plaint de sa trop grande hâte
à incriminer un homme jusque-là son ami. Mais Rous-
seau n'était pas aisé à dissuader et il répondait à
celui-ci : a Je prends acte du reproche que vous me
faites de trop de précipitation vis-à-vis de M. Vernes ;
et je vous prédis que, dans trois mois d'ici, vous me
reprocherez trop.de lenteur et de modération*. »
La lettre à Duchesne ne devait pas suffire, et il avait
1. Rousseau, Œuvres complètes {Paris, Dupont, 1824), l. XXI,
p. 73. Lettre de Roussea^u à Du Peyrou ; Woolhon, le 1 0 mai 1 ? 66.
2. Ibid., t. XX, p. 367. Lettre de Rousseau au môme ; 16 avr>>
176S.
352 DÉPENSE DE JEAN -JACQUES.
annoté le Sentiment des citoyens aux endroits qui
paraissaient le plus l'exiger, ce qui d'ailleurs allait de
soi. On attribue à la débauche des infirmités qui sont
nées avec lui, comme en peuvent témoigner Malouin,
Morand, Thierry, Daran, et le frère Gôme. c< La per-
sonne sage, ajoute-t-il, et généralement estimée
(Thérèse) , qui me soigne dans mes maux et me console
dans mes afflictions, n'est malheureuse que parce
qu'elle partage le sort d'un homme fort malheureux ;
sa mère (madame Levasseur) est actuellement pleine
de vie et de bonne santé malgré sa vieillegse. Je n'ai
jamais exposé ni fait exposer aucun enfant à la porte
d'aucun hôpital ni ailleurs. » Pour ce dernier cas,
Rousseau équivoque sur les mots. On sait, on le sait
par lui,, l'abandon de ses enfants, et de quels so-
phismes il s'étaye pour pallier ce crime contre na-
ture. Tout le monde fut dupe. Et, à l'accent, l'on crut
le Sentiment des citoyens sorti de la plume d'un
ministre du Saint Évangile ; et bien des gens furent
de l'avis du citoyen de Genève, à l'égard du pasteur
de Soligny.
... Quelque tems après, nous dit Deluc, parut à Genève
une brochure anonyme, dans laquelle Rousseau étoit indi-
g Dément attaqué comme incrédule à Tégard du christianisme.
Le ton de cet écrit ressembloit tellement à celui d*un ecclé-
siastique, écrivain lui-même, et ami de Rousseau, qu'on le
lui attribua assez généralement. Rousseau le crut, et lui
écrivit comme à un fourbe, qui l'attaquoit clandestinement
tandis qu'il se disoit son ami. L'ecclésiastique se justifia de
la manière la plus précise ; mais Rousseau avoit pour règle
(et il l'énonça formellemeni alors) de ne jamais croire les
hommes dans leur propre cause; en quoi il jugeoit des au-
tres par lui-même, comme je pourrois le prouver. Il persista
PETITE ROUERIE DE CRAMER. 353
donc à accuser l'ecclésiastique, qui fut obligé de faire im-
primer leur correspondance, pour se justifier du moins aux
yeux du public. Personne alors ne douta qu'on ne leur eût
joué ce tour abominable, et j'en soupçonnai Voltaire, parce
que je l'avois ouï imiter cet ecclésiastique, qui le voyoit
quelquefois ; et je me rendis plus attentif à son caractère,
qui me repoussa par d'autres traits, avant que j'eusse éclairci
celui-là; mais quelque tems après j'appris, par des per-
sonnes qui Tavoient fréquenté plus familièrement que moi,
qu'en effet cette brochure étoit de lui, et qu'on s'étoit bien
réjoui dans sa coterie des effets de cette pomme de discorde
entre un déiste et un croyant^.
Quant aux indiscrétions des habitués de Ferney, il
y a peu de vraisemblance dans ce que nous ditDeluc.
Ceux-ci se turent et affectèrent une sorte d'horreur
pour cet (( infâme petit libelle, » comme le désigne
Cramer, dans une lettre à Grimm, en réponse aux
questions que lui adressait de Paris celui-ci^. Le cou-
pable demeura ignoré, et Jean-Jacques, forcé de recon-
naître l'innocence de Yernes, reporta d'un tout autre
côté des soupçons qu'il garda pour lui, mais qui, à
coup sûr, n'eurent pas l'auteur de la Henriade pour
objet.
Après avoir cassé les vitres, Rousseau s'étonnera
qu'un adversaire, dont il connaît l'emportement, le
traite en ennemi impitoyable. En tous cas, les con-
seils de circonspection et de prudence ne lui auront
pas manqué : mais il voulait du bruit, dût-il lui en
1 • Deluc, Lettres sur V histoire physique de la terre adressées au
professeur Blumenbaeh (Paris, 1798), p. cxij^ cxiij. Discours préli-
minaire.
2. SsijouAyLe dix-^uitibnesiicle à l*étranger(?sxia,T>iàïeT, 1861),
t. 1, p. 304. Billet du libraire Cramer à Grimm.
20.
354 VOLTAIRE TIQRE ÂITÉRÉ DB SANG.
coûter son repos , et BufiFoo était quelque peu naïf
de l'engager à ménager ce terrible et implacable
jouteur.
Voici enfin, écrivait-il à Du Peyrou , la lettre de M. de
Buffon, de laquelle je suis extrêmement touché. Je veux lui
écrire, mais la crise horrible où je suis ne me le permettra
pas si tôt. Je vous avoue cependant que je n'entends pas
bien le conseil qu'il me donne de ne pas me mettre à dos
M. de Voltaire. C'est comme si Ton conseillait à un passant,
attaqué dans un grand chemin, de ne pas se mettre à dos
le brigand qui l'assassine. Qù'ai-je fait pour m'attirer les
persécutions de M. de Voltaire * ? Et qu'ai-je à craindre de
pire de sa part ? M. de Buffon veut-il que je fléchisse ce
tigre altéré de mon sang? Il sait bien que rien n'apaise ni ne
fléchit jamais la fureur des tigres. Si je rampais devant
Voltaire, il en triompherait sans doute ^ mais il ne m'en
égorgerait pas moins*. Des bassesses me déshonoreraient, et
ne me sauveraient pas. Monsieur, je sais souffrir; j'espère
apprendre à mourir; et qui sait cela n'a jamais besoin d'être
lâche.
11 fait^ ajoute-t-il^ jouer les pantins de Berne à l'aide de
son âme damnée, le jésuite Bertrand : il joue à présent le
même jeu en Hollande». Toutes les puissances plient sous
l'ami des ministres tant politiques que presbytériens. A
1. «Je ne digère point, mandait-U à un de ses correspondants du
nom duquel il ne nous est donné que l'initiale ; je ne digère point que
M. de Buffon suppose que c'est moi qui m'attire sa haine. Eh i qu'ai-je
donc fait pour cela? Si l'on parle trop de moi, ce n'est pas ma faute;
je me passerais d'une célébrité acquise à ce prix. » OEuvres complètes
(Dupont, 1 824), t. XX, p. 303. Lettre de RousseauàM. D""**; Métiers^
le 7 février 1765.
2. Il dit ailleurs : «n me poursuit, il m'écrase, il me persécute, et
peut-être me ferait-il périr âla fin. » OEuvres comp/é/et (Paris, Dupont,
1824), t. XX, p. 310, 3tl. Lettre de Rousseau à Lenieps; Molierfl,
les février 1765.
3; On venait d« brûler son Uvr« à la Hay« : c Geai la ministre
Ghaix et l'inquisiteur YoUiiire d»! gnt Ariyogé oeU. »
LE BODT DE L'OREILLE. 355
cela que puis-je faire? Je ne doute presque pas du sort qui
m'attend sur le canton de Berne, si j'y mets les pieds; ce-
pendant j'en aurai le cœur net, et je veux voir jusqu'où,
dans ce siècle aussi doux qu'éclairé, la philosophie et l'hu-
manité seront poussées. Quand l'inquisiteur Voltaire m'aura
fait brûler, cela ne sera pas plaisant pour moi, je l'avoue ;
mais avouez aussi que, pour la chose, cela ne saurait l'être
plus*.
Tout cela serait bien ridicule si ce n'était pas en-
core plus insensé. Ainsi Voltaire est un tigre altéré
de sang, qui regorgerait en tout état de cause, qu'il
se redressât ou courbât le front jusqu'à terre devant
cet orgueilleux Aman ! Le citoyen de Genève n'aime
pas Voltaire et il laisse percer à tout instant le secret
de son incurable aversion. Il le hait, encore une fois,
parce que c'est un heureux, un acclamé de ce monde;
•
parce que les cent bouches de la renommée lui brisent
les oreilles de ce nom odieux; il le hait, parce qu'il
n'est que trop bien vu dans cette Genève où, par con-
tre, lui se suppose jalousé, dédaigné, abhorré. «Pou-
vez-vous croire, écrivait-il à Moultou en avril 1762,
que je ne m'aperçoive pas que ma réputation blesse
les yeux de mes concitoyens, et que si Jean-Jacques
n'était pas de Genève, Voltaire y eût été moins fêté ?
11 n'y a pas une ville d'Europe dont il ne me vienne
des visites à Montmorency, mais on n'y aperçoit ja-
mais la trace d'un Genevois ; et quand il en est venu
quelqu'un, ce n'a jamais été que des disciples de Vol-
taire, qui ne sont venus que comme espions. Voilà,
1 Rousseau, Œuvres complètes (Paris, Dupont^ 1824), t. XX,
p. 291, 2d2« Lettre de Rousseau à Du Peyrou ; Motiers, le 31 janvier
1765.
356 ORaUBIL INCURABLE.
très-cher citoyen, la véritable raison qui m'empêchera
de jamais me retirer à Genève... » Moultou s'efforce,
par de douces paroles, comme on berce le chagrin
d'un enfant, de le rappeler à plus d'équité : a Vous
avez, lui répond-il , fort peu d'ennemis à Genève et
beaucoup d'amis. Voltaire, il est vrai, n'y eût pas été
tant fêté, si vous n'aviez pas été notre compatriote;
mais par qui l'a-t-il été? Par de mauvais citoyens,
qui trouvaient chez lui l'apologiste de leurs mœurs, et
le censeur des vôtres ; mais ces hommes, qui ne sont
plus genevois, sont en fort petit nombre, et pour la
plupart contraints à se cacher. Revenez dans votre
patrie, ils n'oseront pas lever la tête*. » Mais c'était
peine perdue. Voltaire adulé, admiré, entouré, n'au-
rait point « corrompu sa patrie » , qu'il ne lui aurait
pas été moins odieux, aux portes de Genève. Et, lors-
qu'il lui décochait ce manifeste de haine que nous
connaissons, cette cause qu'il allègue n'était pas la
véritable ; au fond, c'est l'orgueil déçu qui crie en lui
et bondit de fureur.
Au miheu de ces phrases incohérentes, nous trou-
vons des accusations formelles. Rousseau parle des
pantins de Berne, que le « jésuite » Bertrand faisait
jouer du mieux qu'il pouvait au profit de V inquisiteur
Voltaire. Mais si ce dernier avait ses âmes damnées,
l'auteur d'Emile n'était pas moins pourvu de son
côté. A entendre les amis de Jean- Jacques, le poëte
serait parvenu à circonvenir un sénateur de Berne,
1. J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis (Paris, Levy, 1865),
t. I, p. 30. Lettre de Moultou à Rousseau; 19 mai 1762.
LETTRE DE M. DE FRENDENREIGH. 357
dans lie louable but d'obtenir son expulsion*. La
meilleure réplique à des accusations qui avaient trouvé
des croyants jusque dans le Conseil était le démenti
du magistrat. Voltaire s'empressa d'envoyer au secré-
taire d'État, Lullin, la lettre suivante du banneret de
Frendenreich, dont l'un des ancêtres, à ce qu'il paraî-
trait, possédait, au sixième siècle, le château de Fer-
ney. Il était lié depuis longtemps avec le pasteur
Bertrand et le banneret qu'il était allé voir, on s'en
SQUvient, durant son excursion dans le canton de
Berne, au printemps de 1756^. Et c'était l'unique fon-
dement d'une inculpation qui demandait sûrement
d'autres preuves.
J*ai conservé toutes les lettres que vous m'avez fait Thon-
neur de m'écrire, lui répondait M, de Frendenreich; je viens
de les relire, je n'y ai trouvé ni trace, ni indication quel-
conque relative au S' Rousseau, ni directement, ni indirec-
tement. Bien plus, dans les conversations que j'ai eues avec
M. Bertrand, il ne m'a jamais témoigné qu'il souhaitât le
bannissement dudit Rousseau, bien loin de nous avoir Bolli-
cités soit par commission, soit autrement*
Voilà, monsieur, ce que j'ai l'honneur de vous déclarer
sur mon honneur. Je suis véritablement afïligé qu'on vous
1. Vollaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXIII, p. 199, 200.
Lettre de Voltaire à M. Lullin, conseiller et secrétaire d*État de
Genève ; à Ferney, 5 juUlet 1766. Cette date est fausse, comme
nous avons pu le constater sur la lettre autographe, datée du 30 jan-
vier, môme année. Archives de Genève, n^ 4890. Sur les affaires
publiques,
2. Né en 1692, mort en 1773, après avoir servi en Hollande dans
sa jeunesse, Frendenreich était parvenu aux premières dignités de
Berne. « Beaucoup d'esprit et de savoir, nous dit le comte Golowkin,
un caractère sùr^ des manières distinguées en faisaient un particulier
et un magistrat fort remarquable. » Lettres diverses recueillies en
Suisse (Genève, Paschoud, 1821), p. 164,
358 TÉMOiaNAOB CONCLUANT.
tracasse par des imputations si peu vraisemblables et si
contraires à votre caractère, et qu'on trouble le précieux
loisir dont on devroit vous laisser jouir en paix *...
Maïs n'en voilà que trop sur ces débats qui, nous
sommes forcé d'en convenir, ne font pas plus hon-
neur au patriarche de Femey qu'au citoyen de Genève.
1. Archives de Genève, n® 4890. Sur les affaires publiques. Copie
de la lettre de M. le banneret de Frendenreich ; Berne, 16 janvier
1766. A cette lettre et à la lettre d'envoi était joint un billet auto-
graphe, à l'adresse aussi de M. LuUin, dont le poëte avait à se plain-
dre. « Vous verrez y monsieur, que je dois être plus content de la lettre
de M. le baron de Frendenreich que de la vôtre. J*en voie à Paris la copie
dont j'ai^Thonneur de vous dépécher la minute. Je ne m'ingère pas
dans les affaires qui ne me regardent pas, mais je dois repousser les
calomnies qui m'offensent et qui outragent vos seigneurs autant que
moi-môme. Si dans les premiers moments oa m'avait aidé à détour-
ner les bruits dangereux qui ont iriité tant de citoyens, vous ne se-
riez pas où vous en êtes. On se conduisit alors très-mal et on me de-
vait plus d'égards. Vous savez que je dis toujours ce que je pense.
V. t. h. s' V. »
VIII
L'HISTOIRE DE PIERRE LE GRAND. — CATHERINE II.
LA SŒUR DE La VISITATION.
Voltaire écriyait, en août 1764, au pasteur Ber-
trand : « Mon cher philosophe , j 'ai rompu , Dieu
merci, tout commerce avec les rois K » Cette rup-
ture avec les puissances de ce monde était-elle abso-
lue ; et, surtout dans son for intérieur, était-elle sang
aucun espoir de retour? Il mandait, quelques jours
après, à D'Alembert:
Vous me parlez souvent d'un certain homme. S'il avait
voulu faire ce qu'il m'avait autrefois tant promis, prêter
vigoureusement la main pour écraser Vinf.,,, je pourrais lui
pardonner*; mais j'ai renoncé aux vanités de ce monde,
et je crois qu'il faut un peu modérer notre enthousiasme
pour le Nord; il produit d'étranges philosophes. Vous savez
1« Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot)^ t. LXI, p. 547. Lettre
de Voltaire à M. Bertrand; Ferney, 24 auguste 1764.
2. Dans une lettre antérieure de deux années, il disait, presque
dans les mêmes termes : « Je vous parle rarement de Xtic, parce que
je ne pense plus à lui : cependant sUl était capable de vivre tranquUla
et en philosophe et de mettre à écraser l'in/... la centième partie de
ce qui- lui en a coûté pour faire égorger du monde, je sens que je
pourrais lui pardonner. » Œuvres complètes [BeMchot), t. LX, p. 387*
Lettre de Voltaire & D'Alembert; à Ferney» 16 septembre 1762.
360 RAPPORTS INTERROMPUS.
bien ce qui s'est passé, et tous avez fait vos réflexions :
Dieu merci, je ne connais plus que la retraite. Je laisse
madame Denis donner des repas de vingt-six couverts, et
jouer la comédie pour ducs et présidents, intendants et
passe-volants, qu'on ne reverra plus. Je me mets dans mon
lit au milieu de ce fracas, et je ferme ma porte. Omnia fert
Ces lignes scot curieuses, et font allusion à Tun
des épisodes les plus sombres de Thistoire. Ce «c cer-
tain homme » qu'il ne nomme pas, on Ta nommé,
c'est le roi de Prusse, c'est Luc. On a vu avec quelle ac-
tivité , durant la guerre, les deux correspondants avaient
échangé des épîtres où il n'était pas seulement question
de belles-lettres et de petits vers, où se trouvaient dis-
cutés, débattus les intérêts les plus considérables.
Quelque désirée qu'elle fût même des \ictorieux , la
paix n'était pas facile à conclure ; et, tout en la de-
mandant à hauts cris, Frédéric, en somme, était
celui qui aurait fait le moins de sacrifices pour l'obte-
nir. La rupture des négociations semble avoir été,
pour ainsi dire, la date de l'interruption des rapports
entre le souverain et le poète. Voltaire, qui avait vu
ces relations incriminées et avait eu tout au moins
à en démontrer l'innocence, averti par le passé,
n'en était plus à comprendre la nécessité d'une réserve
excessive et le danger de donner à des amis trop po-
litiques un prétexte pour se dispenser de rémunérer
ses services. Nous ne supposons pas, pourtant, que ce
fut là la cause de la cessation complète de tout com-
I . Voltaire, OEuvres complètes (Beuchtït), l. LXU, p. 5. Lettre de
YolUireà D'Alembert; 7 septembre 1764.
CT
HISTOIRE DE PIERRE LE GRAND. 361
merce entre les deux amis. La dernière lettre de Fré-
déric remonte au 31 octobre 1760*, et, la reprise de
la correspondance étant à la date du 1" janvier 1765,
il y a là un intervalle de silence et de bouderie, que
ne venait pas clore la paix signée le 1 0 février 1763. Il
y avait donc une autre cause qu'une réserve comman-
dée par les circonstances et qui aurait cessé avec cette
guerre de sept ans si meurtrière, si ruineuse et si peu
glorieuse pour nos armes.
Il a été, à plus d'une reprise, fait allusion à une
Histoire de Pierre le Grande à laquelle Thistorien de
Charles XII s'était consacré avec une véritable passion,
malgré les ennuis et les difficultés d'une tâche in-
grate, malgré l'insuffisance ou le peu de sûreté des
documents qu'on lui faisait attendre des siècles, mal-
gré d'autres écueils plus malaisés à tourner et qui
résultaient des liaisons qu'il avait dû établir avec le
ministre de Russie. La lecture seule de la correspon-
dance de l'écrivain avec le comte de Schowalow
nous révèle tout ce qu'un tel travail dut lui coûter de
peines^. Il avait pris à coeur le sujet; après avoir fait
l'histoire d'un héros de roman , il trouvait plus inté-
ressant et plus digne d'un philosophe d'écrire les
belles actions et les durables créations d'un véritable
1. Toutefois, rêdition de Bâle (t. II, p. 344, 345)^ renferme une
lettre de Frédéric à Voltaire^ datée de Strehlen, novembre 1761,
dans laquelle il lui parle d'une épître badine qu'il a faite pour
CdXi.OËuvre» complètes de Frédéric le Grand (Berlin, Preuss), t. XXIII,
p. 90, 91.
2. Voir la correspondance qu'il entretient avec le comte, notam-
ment, d'octobre 1760 à mai 1761, comprise dans le t. LIX des
Œuvres complètes»
▼I. 21
362 REPARTIE DE VOLTAIRE A POISSONNIER.
grand homme. Mais il lui faudra toute sa ténacité,
toute son habileté pour éviter ou surmonter les mille
difficultés auxquelles il vient d'être fait allusion. Il
bout d'impatience de se voir interrompre à tout in-
stant, faute de pièces indispensables qu'on lui annonce
et que Ton ne se presse point de lui dépécher, a Vous
sentez, monsieur, dit-il à Schowalow, que je ne puis
bâtir la seconde aile de Tédiflce, si je n'ai des maté-
riaux; vous avez commencé, vous achèverez ^ » Si
nous en croyons Chamfort, le docteur Poissonnier, à
son retour de Russie, étant allé rendre visite au pa-
triarche de Femey, ne craignit pas d'aborder le cha-
pitre déUcat des erreurs que Ton ne Rencontrait que
trop dans son livre ; mais, au lieu de s*amuser à dis-
cuter. Voltaire se serait borné à lui répondre : « Mon
ami, ils m'ont donné de bonnes pelisses, et je suis
très-frileux^. » Qui prendra cette répartie d'un homme
si peu naïf au sérieux? Qui ne sentira que cette saillie
avait pour but unique d'indiquer à l'interlocuteur
plaisamment, poliment mais clairement, qu'on n^était
pas pour l'instant d'humeur à engager un long débat
sur un pareil sujet.
En réalité, Voltaire a prétendu faire œuvre d*histo-
rien. c< On a un peu de peine avec les Russes, écrît-il
à madame du Deffand, et vous savez que je ne sacrifie
la vérité à personne^. » Cela est plus aisé à dire qu'à
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot),t. LIX, p. 94. Lettre de
Voltaire au comte de Schowalow; àFerney, 25 octobre 1760,
2. Ch^mforit Œuvres (Lecott, 1852), p. 60.
3. Voltaire, OEuvret complètes (Beuohot), t. LIX, p* t€. Lettre
de Voltaire à madame du Deffand; 10 décembre 1T60.
Dlï'PICULTÉS DE PLUS D*UNE SORTE. 363
exécuter, sans doute» C'est de la main des Russes
qu'il recevra ces matériaux si lents à venir^ et les cou-
dées ne sont plus aussi franches lorsqu'on attend ses
preuves de ceux dont on s'est constitué le juge. Con-
venons aussi qu'il n'est ni de bronze ni de marbre,
qu'il désirerait ne chagriner personne, qu'il désirerait,
s'il était possible, satisfaire tout son monde, et d'abord
l'impératrice. « Je voudrais savoir surtout si la digne
fille de Pierre le Grand est contente de la statue de
son père, taillée aux Délices par un oiseau que vous
avez conduite n Pareille question, dans une autrô
lettre à Schowalow^ è la date du 10 janvier 1761.
Mais, s'il est plus préoccupé de mettre en relief les
grandeurs^ que les aspects sauvages, les côtés féroces
même du fondateur de la puissance moscovite , il
défend le plus qu'il peut son indépendance, il fait en-
tendre à son correspondant que, dans l'intérêt même
de son héros, il faut que l'historien ne compromette
ni ne discrédite son caractère et son autorité par de
maladroites et stériles condescendances, et que des
lait j authentiques sont les seuls éloges sérieux et du-
rables, ft Ce sont les grandes actions, dit-il, qui louent
les grands hommes*.^ » Sa correspondance est tou-
jours à lire avec soin, avec discernement et dans
son ensemble ; car il ne peut être sincère avec tout
le monde. Il promet tout ce qu'on veut et de la
meilleure grâce ; mais ^ vienne l'échéance , il se
1. Voltaire, OEuvres complètes (Beuchot), t. LIX, p. 135. Lettre
de Voltaire à Schowalow; aux Délices, 15 novembre 1760.
2. ibid.<f t. LlX, p. 354« Lettre de Voltaire au ménia; aux Dé-
lices, 30 mara 1761*
304 BOUTADE CARACTÉRISTIQUE.
gardera bien de tenir compte des remarques, des
réclamations, des rectifications, et n'en fera qu'à sa
tête*.
Contrairement à toute prévision, au lieu d'y applau-
dir, le Salomon du Nord parut peu favorable à une
telle entreprise ; et son mécontentement se révélait,
dès l'abord, par une boutade caractéristique. « Dites-
moi, je vous prie, de quoi vous avisez-vous d'écrire
l'histoire des loups et des ours de la Sibérie ? Et que
pourrez -vous rapporter du Czar, qui ne se trouve dans
la vie de Charles XII? Je ne lirai point l'histoire de ces
barbares; je voudrais même pouvoir ignorer qu'ils
. habitent notre hémisphère *. » A coup sûr, voilà une
délicatesse assez étrange, et cette histoire est- elle
beaucoup plus repoussante que les débuts de l'his-
toire de son propre pays? Quelle est d'ailleurs l'histoire
où le philosophe, où le moraliste ne trouvent qu'à
admirer et à s'attendrir ? Aussi Voltaire écrivait à
D'Alembert avec un parfait à-propos : a Luc me mande
qu'il est un peu scandaUsé que j'aie fait, dit-il, l'his-
toire des loups et des ours : cependant, ils ont été à
BerUndes ours très-bien élevés'. » Sans doute, Fré-
déric revint sur ce chapitre , et avec une aigreur
croissante, qui finit par amener, avec les gros mots,
1. Voir deux lettres inédites de Voltaire au prince Cantîmir,
au sujet d'une rectification relative à un passage de VHistoire de
Charles Xlly implorée par le prince, promise par l'écrivain, mais qui
ne sera jamais faite. Le Bulletin du Bibliophile (Techener, 1860),
\A^ série, p. 1120 à 1126.
2. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t, LIX, p. 110. Lettre
de Frédéric à Voltaire; 31 octobre 1760.
3. Ibid,^ t. LIX, p. 137. Lettre de Voltaire à D'Alembert.
LETTRE DE VOLTAIRE A SCHOWALOW. 365
une bouderie que la lettre suivante à Sehowalow indi-
que même suffisamment :
Monsieur, je dois confier à votre prudence et à votre
bonté pour moi que le roi de Prusse m*a su très-mauvais gré
d'avoir travaillé à ÏHistoire de Pierre le Grand et à la gloire
de votre empire. Il m'en écrit dans les termes les pliis durs,
et sa lettre ménage aussi peu votre nation que Thistorien. Je
ne croyais pas choquer ce prince en célébrant un grand
homme; je ne m'attendais pas à l'injustice que j'essuie;
mais je me flatte que votre auguste impératrice, que la
digne fille de Pierre le Grand sera aussi contente du monu-
ment élevé à son père que le roi de Prusse en est fâché i.
La disposition d'esprit du philosophe de Sans-Souci,
à cette époque, est curieuse à rechercher, et nous trou-
vons à l'égard du poëte de piquantes révélations dans
la correspondance de Frédéric et du marquis d'Argens.
Luc a oublié les services qu'on a pu lui rendre, et les
efforts que l'on tentait naguère encore pour amener
une paix qu'il ne soiihaitait pas moins ardemment que
personne. Mais tout a échoué, tout est rompu, et ce
qui survit à ses espérances déçues, c'est, avec le des-
sein de porter des coups formidables, la haine pro-
fonde qu'il ressent pour la favorite et le ministre diri-
geant. Tancrède vient d'être joué et reçu avec
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LIX, p. 161. Lettre
de Voltaire au comte Sehowalow ; Ferney, 13 décembre 1760. 11 y a
deux Sehowalow, ou plutôt ChouvaloP, également correspondants de
Voltaire qu'ils sont allés tous deux voir à Ferney : Toncle, Jean
Chouvalof, et André Chouvalof, le neveu, auteur de VÉpltre ù Ninou,
G*est de Jean Chouvalof qu'il s'agit ici, qui fut le favori d'Elisabeth et
non de Catherine II, comme il est dit dans lavertissement en tète de
Voltaire à Ferney, p. 11. — Voir V Intermédiaire des --«'—»• rt
curieux, du 30 septembre 1864, p. 240.
.1
366 VOLTAIRE UN FAQUIN.
transport : jusque là tout est bien. Mais Voltaire dédie
l'ouvrage à madame de Pompadour, et c'est ce qu'on
ne saurait lui pardonner à Berlin. « Passons aux nou-
velles littéraires, écrivait Frédéric à son chambellan,
dans le courant de mai 1761 . Je porte de la nouvelle
tragédie de Voltaire un jugement tout pareil au vôtre.
Certainement ce n'estpas une des bonnes pièces de l'au-
teur. VE pitre dédicatoire est d'un faquin qui souffle le
froid et le chaud, dont les flatteries et les injures sont
mercenaires. L'on s'aperçoit d'abord qu'il loue cette
femme parce qu'elle protège sa nouvelle tragédie. Com-
parez certains vers de la Pw^^e/Ze avec cette Epître dédi-
catoire^ei avouez qu'il faut être un faquin pour se dés-
honorer par de telles contradictions ^ » Frédéric fait
allusion à des vers bien connus qui commencent ainsi :
Telle plutôt cette heureuse grise tte*...
et que l'auteur de y^a^ne n'a jamais avoués, mais qui
lui appartiennent bien par le tour et la malice ; et l'on
ne saurait disconvenir qu'il est un peu étrange que
ces deux morceaux si différents de forme et de senti-
ment soient sortis de la même plume. Mais encore
est-il juste de se reporter aux dates. Voltaire, dépité
de trouver dans la marquise un appui si peu solide et
si tiède, ne laissait pas, devant tant de circonspection,
de ressentir de violents accès d'humeur, dont sa cor-
respondance nous révèle l'existence, et c'est durant un
1. Œuvres de Frédéric le Grand (Merlin, Preuaa), t. XiX, p. %%e.
Lettre du roi à d'Argens; Hausdorf, 13 mai ITGl.
2. Voltaire, OEuvres' complètes (Deuchot), t, XI, p. 38, 39. U
Tucelle, ch. U, vers 207-217.
■»i
DÉPIT MAL CONTENU. 367
de ses moments d'aigreur qu'il avait rimé ces dix vers,
à coup sûr plus plaisants que flatteurs pour la fille de
madame Poisson. S'il lui arrive de changer de mode,
c'est qu'il y a été amené par les bons procédés, la bien-
veillance plus active de la marquise ; et, en cela, il n'a
fait, ce nous semble, qu'obéir aux conseils de la re*
connaissance la plus vulgaire et la plus obligatoire.
Mais revenons aux lettres échangées entre le roi et
d'Argens et dont l'auteur de Tanqrède fait en partie
les frais. Neuf jours après celle que nous venons
de citer, Frédéric mandait à celui-ci : a Je n'ai rien
appris de Voltaire ; je ne sais pas s'il est à Paris ou à
sa seigneurie de Tournay ; s'il a eu la permission de
retourner en France (le bruit en avait couru), elle lui
aura été accordée sans doute en faveur de YEpître dé^
dicatoire de Tancrede adressée à la Pompadour. Tout
ce qui le touche ne m'affecte guère.., laissons ce mi-
sérable se prostituer lui-même par la vénalité de sa
plume, par la perfidie de ses intrigues, et par la per-
versité de son cœur \ » Voilà de bien gros, mots et qui
s'accordent mal avec le parfait scepticisme de Fré-
déric. Mais il n'est pas disposé à l'indulgence, et l'au-
teur de la Henriade trouvera pour le moment diffici-
lement grâce dans son esprit. Cependant, en dépit et
de ces mépris et de cette colère, il ne saurait ni l'oublier
ni se taire sur.son compte : il le maltraitera, ce qui sera
encore une occasion de s'occuper de lui. « On n'entend
plus parler de Voltaire , il s'épuise avec son czar
Pierre, et lui donne la vie de son esprit et de son style,
1. OEuvres de Frédéric le Grand (Berlin, Preuss), t. XIX, p. 23 1.
Letlre de Frédéric à d'Argens; Kunzendorf, 24 mai 1761.
368 JUGEMENT DE DIDEROT.
qui était si brillant autrefois. Cet ouvrage pourra aller
de pair avec celui que MDton fit pour l'Apocalypse * . »
Et le bon d'Argens, qui n'est pas homme à contredire
son maître pour si peu, de répondre : « Son dernier
ouvrage sur la Russie est entièrement tombé ^. » Certes,
cette Histoire de Pierre le Grand n'est pas à la hau-
teur de son sujet ; elle manque d'ampleur, elle n'est
pas envisagée du grand côté , et l'on sent la con
trainte , l'évidente gêne qui résultent des rapports de
l'auteur avec les successeurs de son héros. Mais, somme
toute, elle n'était pas faite pour tomber des mains du
lecteur . « On la lit avec plaisir, écrivait Diderot à son
amie ; mais si l'on se demandait àia fin : quel grand
tableau ai-je vu? quelle réflexion profonde me reste-
t-il? on ne saurait que se répondre. L'écrivain de la
France ne s'est peut-être pas élevé au niveau du légis-
lateur de la Russie. Cependant, si toutes les gazettes
étaient faites comme cela, je n'en voudrais perdre au-
cune '. » Et ce dut être le sentiment de Frédéric, dont
l'esprit exact, amoureux de la limpidité plus que dun
grandiose toujours un peu dans les nuages, était fait
pour goûter un tel ouvrage , malgré les défauts et
même les faiblesses. Mais un amant furieux d'être
quitté est disposé à prendre au pis les plus innocentes
1. OEuvres de Frédéric le Grand (Berlin, Preuss), t. XIX, p 255.
Lettre de Frôdéric àd'Argens; Slrehlen, 27 septembre 17G1. Au
lieu de Milton, c^esl Newton, qu'il Taut lire.
2. Ibid,y t. XIX, p. 261. Lettre de d*Argens au roi de Prusse;
Berlin, 3 novembre 1761.
3. Diderot, Mémoires et correspondance (Paris, Garnier, 1841),
1. 1, p. 17Ô. Lettre de Diderot à mademoiselle Voland ; du Grandval,
le 20 octobre 1760.
INTELLIGENCES EN RUSSIE. 369
démarches de Tinfidèle ; et le roi de Prusse envisageait
comme une trahison cet engouement du poëte pour
un pays avec lequel lui-même finira par ne s'entendre
que trop, pour le malheur de l'infortunée Pologne.
Puisque ce livre à la gloire du peuple russe lui alié-
nait l'amitié ombrageuse du Salomon du Nord, c'était
bien le moins que cela lui fût compté dans l'autre
camp. « Je veux vous donner avis de tout, mandait
Voltaire à sa nièce : l'impératrice de Russie m'avait
envoyé son portrait avec de gros diamants ; le paquet
a été volé sur la route. J'ai du moins une souveraine
de deux mille lieues de pays dans mon parti; cela
console des cris des polissons *. » Cette impératrice,
avec laquelle il est au mieux, est l'impératrice Elisa-
beth, dont la mort venait, un an aprè§, renverser, il
le pensait, tous les châteaux de cartes du poëte.'
« Mon impératrice de Russie est morte, écrivait-il
encore à madame de Florian , et, par la singularité
de mon étoile, il se trouve que je fais une très-grande
perte ^. » Il en disait autant à Bernis : « Yous ne
vous douteriez pas que j'ai fait une perte dans l'im-
pératrice de Russie : la chose est pourtant ainsi ; mais
il faut se consoler de tout ', » Il faut se consoler de
tout, parce que c'est peut-être là, des mille préceptes
de la philosophie, le plus pratique et le plus efficace;
et parce qu'aussi nous ignorons si ce qui nous déses-
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LIX, p. 288. Lettre
de Voltaire à madame de Florian; à Ferney, l^r février 1761.
2. Ibid.f t. LX, p. 155. Lettre de Voltaire à madame de Florian,
sans date.
3. Ibid,^ t. LX, p. 173. Lettre de Voltaire au cardinal de Bernis;
aai Délices, le 10 février 1762.
21.
370 LÀ SÉMIRÂMIS DU NORD.
pore dans le présent ne nous arrive point au plus
grand avantage d'un avenirplus ou moins voisin . Si Vol-
taire avait ses raisons de regretter Timpératrice Elisa-
beth, il devait rencontrer dans Catherine II une amie
passionnée et enthousiaste, une adepte de la philoso-
phie et de toutes les idées d'émancipation et de tolé-
rance si mal vues des souverains de la vieille Europe.
La Sémiramis du Nord, comme l'appellera l'auteur
de Pierre le Grande n'est pas une de ces physiono-
mies tout d'une pièce que l'on peigne d'un seul trait ;
et l'historien, aussi bien que le moraliste, devra s'y
reprendre à plus d'une fois, dans le calque de cette ex-
traordinaire figure. Il y a la femme cruelle, sans prin-
cipes, capable d'un crime pour en arriver à ses fins,
la Messaline oJ)éissant servilement, à certaines heures,
aux incitations de ses sens surexcités eux-mêmes par
une imagination fougueuse ; mais il y a aussi la sou-
veraine au génie vaste, tourmentée de l'amour du
grand, se vouant, comme Pierre, au développement
et à l'agrandissement de son peuple. Il y a encore Tin-
telligence élevée que séduisent, qu'exaltent toutes
les productions de l'esprit humain. A cet égard, elle
est sincère, elle obéit à son penchant; et si eUe sait
parfaitement qu'en flattant toutes ces trompettes de
la célébrité, elle s'acquiert des admirations bruyan^
tes, elle aime les lettres et les arts pour leur charme
propre, et ressemblera en cela à son royal voisin.
Mais elle aura besoin que le bourdonnement des
louanges couvre d'autres voix qui, celles-là, pour-
raient raconter de tragiques aventures ; et cette con-
sidération, à coup sûr, ne sera pas pour peu dans
NOTE DE M. DE BRETBUIL. 374
ses caresses,, ses cajoleries à ladresse de nos philoso-
phes et de nos écrivains en renom,
La lamentable fin de Pierre III avait besoin d'étra
expUquée, On la rapportait en Europe de bien des ma-
nières, et toutes n'étaient pas en faveur de sa veuve.
Catherine comprenait trop l'importance da retourner
l'opinion pour n'y pas employer tous ses soins, L'amr
bassadeur de notre cour, M, de Breteuil, écrivait, le
4 3 septembre 1762, peu de jours après son retour à
Saint-Pétersbourg, ces lignes curieuses, qui enlèvent
de leur platonisme à ces avances faites aux dispensa-»
teurs officiels de la renommée, a La czarine m'a fait
demander si je connaissais M. de Voltaire *, pour m'en^
gager à rectifier ses idées sur le rôle qu'a joué la
princesse Daschkow^.,. » Cette princesse Dascbkow,
1 . Voltaire avait connu M. de Breteuil de fort bonne heure, ce que
celui-ci reconnaissait de la meilleure grâce, une année après renvoi
de sa dépêche à la cour de France, «c 11 n'est pas, malheureusement
pour moi^ en mon pouvoir de me rappeler Tépoque de mon maillot,
dont vous voulez bien dater votre connaissance; mais, je vous prie,
monsieur, d'être très-pertuadé que je n'ai point oublié, ni n'oublierai
jamais que j'ai eu squveqt r»Yaptage de m9 trouver à portéci dan9
les premières années de ma raison, de vous voir et de vous entendre... i»
Voltaire à Ferney (Paris, Di4ier, 1860), p. 395, 396. Lettre
de M. de Breteuil à Voltaire; Paris, ce \^^ août 1763. Louis-Au-
guste de Breteuil (non le père, comme on l'a dit par une étrange
inadvertance, mais le neveu à la mode de Bretagne de madame du
Châtelet), né en 1733, avait débuté dans la diplomatie en qualité de
ministre plénipotentiaire près de l'Électeur de Cologne. 11 passa en
Russie en 1760, et, de là, en Suède, puis à Vienne où 11 fut rem-
placé par le cardinal de Rohan, auquel il voua une haine dont il ne
donna que trop de marques, dans l'affaire du Collier.
2. De la cour de Russie, il y a cent ans (1725-1783). Extraits
des dépêches des ambassadeurs anglais et français (Paris, Dentu,1858)f
p. 231. Le comte de Falloux cite cette dépêche dont, toutefoi4^J|
- '«'- " ■
372 LA PRINCESSE DASCHKOF.
OU plutôt Daschkof, avait eu la plus grande part à la
conspiration qui avait enlevé le trône et la vie à
Pierre III; elle était à cheval, en uniforme, avec. Ca-
therine, lorsque celle-ci passa dans les rangs de sa
garde à laquelle elle déclarait ses desseins. Il était donc
fort important pour la czarine que la conduite de ma-
dame Daschkof ne fût pas appréciée avec une sévé-
rité qui retomberait sur elle-même. Mais un des amis
du poëte, le propre secrétaire de Catherine II, le Ge-
nevois Pictet, que nous avons vu avec un si beau
panache sur le petit théâtre de Tournay, avait mission
de présenter les faits , de manière à démontrer com-
bien l'événement était inévitable et combien il serait
injuste d'en faire reposer la responsabilité sur sa
maîtresse.
Je me persuade^ mandai t-il à l'auteur de MéropCj que tous
ceux qui ont connu le caractère de Pierre III, son peu de
génie, la manière dont il s'est conduit et ses projets , tous
ceux-là, dis-je, ne pourront qu'approuver la nation russe
d*avoir expulsé un tel homme pour mettre sur le trône la
plus digne et la plus grande impératrice qui ait jamais
régné dans l'univers... Soiés sûr. M,, que ce n'est point
l'impératrice qui a cherché le trône, qu'en y montant elle
n'a fait que céder au mouvement général de la nation... Ce
qui a produit la révolution est uniquement la différence des
«aractères de Pierre IH et de Catherine II; que devait, en
effet, penser le peuple russe, quand il a vu Pierre III, après
avoir passé sa jeunesse à s'amuser avec des bouffons, monter
sur le trône, donner, il est vrai, de grandes espérances
pendant les premières semaines, temps pendant lequel il
consulta l'impératrice et suivit ses avis, mais bientôt oublier
modifie les termes, dans Madame Svoetchine^ sa vie ei ses œuvres (bi-
dler, 1860), t. l, p. 10.
HÉSITATIONS. 373
la promesse qu'il avait faite, de s'appliquer aux affaires,
pour se livrer entièrement à la débauche et à la crapule la
plus honteuse* ?... Que devoit-il penser, lorsqu'il voioit son
empereur passer les jours et les nuits à table, paraître com-
munément ivre aux yeux de tout le monde* ?...
Mais Voltaire, qui n'isolait pas les faits de leurs
conséquences, et, comme infiniifient de gens, se sen-
tait beaucoup d'indulgence envers le succès, avait
déjà dit son mot, lorsque la lettre du Genevois Pictet
dut lui parvenir.
On parle, écrivait-il au comte Schowalow, d'une colique
violente qui a délivré Pierre Ulric du petit désagrément
d'avoir perdu un empire de deux mille lieues. Il ne man-
quera plus qu'un Ninias à votre Sémiramis pour rendre
la ressemblance parfaite." J'avoue que je crains d'avoir le
cœur assez corrompu pour n'être pas aussi scandalisé de
cette scène qu'un bon chrétien devrait l'être. H peut résulter
un très-grand bien de ce petit mal. La Providence est comme
étaient autrefois les jésuites, elle se sert de tout '.
Toutefois il est flottant et ne sait trop quelle conte-
nance tenir. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'on attache une
sérieuse importance à le conquérir, et qu'une attitude
expectante va devenir pour lui, chaque jour, de plus
en plus difficile. Le géant Pictet lui écrit en son privé
1. M. de Breleuil écrivait, le 18 janvier (n. st.) : a La vie que
l'empereur mène est la plus honteuse. U passe les soirées à fumer,
à boire de la bière, et ne cesse ces deux exercices qu'à cinq ou six
heures du matin, et presque toujours ivre-mort. » De la Cour de Rtiêùe
il y a cent ans (Paris, 1858)^ p. 185.
2. Charavay, Catalogue Lajariette (ISeO), p. 282, n» 24 12. Lettre
de Pictet à Voltaire; Saint-Pétersbourg, 4 août 17C2.
3. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LX, p. 5S8é Lettre de
Voltaire au comte Schowalow; aux Délices, 13 auguste 1762f
374 LETTRE DU GÉANT.
nom; mais lo malin vieillard comprend qu'il n'agit
qu'en conséquence d'ordres formels. Il lui faut répon-
dre à qui lui écrit, et il sent aussi qu'il ne peut répon-
dre au secrétaire de Catherine II, sans le charger de
ses profonds respects pour l'impératrice. L'on attendait
plus encore, et la déception du Suisse, devant la stricte
réserve dont on sem'ble ne pas vouloir se départir,
est aussi manifeste que significative. Nous allons re-
produire une seconde épttre du géant, qui révèle,
pour qui sait lire, toute l'envie qu'où avait à Saint-
Pétersbourg de voir le solitaire des Délices céder
aux agaceries, aux provocations amicales dont il était
l'objet depuis trop longtemps.
Monsieur, j'ai reçu hier la lettre que vous m*avez fait l'hon-
neur de m'écrire, et je me hâte de répondre, quoique je ne
sache point encore le jour que partira le courrier de M. le baroQ
de Breteuil. Me seroit-il permis de vous gronder; j'en ai bien
envie, mais je n'ose prendre cette liberté. Je vous ai écrit
une longue lettre; quoi que je vous aie dit, vous avez com-
pris parfaitement que j*aurois trouvé le secret de la faire
voir; elle avoit été vue en effet, et on attendoit avec impa-
tience une réponse. Cette réponse arrive j[ mais si sèche, si
nue, si décharnée, que je n'ai pas voulu la faire voir.
Il y a près de six mois que je n'écris pas une lettre à
Genève sans persécuter pour qu'on vous prie de me confier
vos deux nouvelles pièces, et les autres nouveautés qui
peuvent être sorties de votre plume depuis mon départ. Je
ne sais de quels termes me servir pour vous conjurer d'avoir
cette bonté pour moi.
Vous dire que ma fortune dépend de votre complaisance
à cet égard est certainement avancer beaucoup; ce n'est
cependant point trop dire ; on a la bonté d'imaginer ici que
je suis homme de lettres, et ce que vous avez eu la bonté
d'écrire sur mon compte à M. de Schowalow, et dont il ^
enfin parlé depuis quinze jours, a contribué à persuader que
fij't^"''-
INSISTANCES FLATTEUSES. 375
VOUS aviez quelque estime pour ma personne et pour mes
talents.
On en conclut que vous ne devez pas me refuser copie de
vos productions, et Sa Majesté, qui les sçait presque toutes
par cœur, ne cesse de me demander que je lui fasse avoir
vos nouvelles pièces et tout ce que vous ayez fait et ferés
qui n'est pas imprimé dans Tédition de vos œuvres : vous
devés être certain que personne que Sa Majesté ne verra ce
que vous voudrés qui reste secret. Elle m'a permis de vous
en donner sa parole; seulement, elle m*a chargé de savoir
si vous permettrés qu'on jouât à la cour vos nouvelles pièces,
quand nous les aurons; quand je dis jouer à la cour, ce
n'est pas par les comédiens, que nous n'aurons que cet été,
mais parles dames et les seigneurs de la cour ; en attendant,
nous apprenons pour cet hiver : Zaïre ^ Alzire et Qengishan ^,
Yoltaire était indécis, il se défendait en homme cir-
conspect qui ne veut pas faire d'école, bien plus,
comme il le laisse assez entrevoir dans sa lettre à
Schowalow, qu'en puritain austère et inflexible. Cette
hésitation avait d'ailleurs cela d'avantageux, qu'elle
donnerait à la capitulation plus de valeur et de prix.
Mais on lui demande ses pièces, on les jouera sur le
théâtre de la cour; ce seront les dames de l'impéra-
trice, les grands seigneurs qui se disputeront les rôles,
comme cela avait lieu jadis aux petits appartements,
et, à Berlin, chez la princesse Amélie. Où trouver le
courage d'une plus longue résistance ? Il céda, il se
laissa vaincre et sans trop de remords • Les premières
lettres échangées entre le poëte et la czaripe ne nous
sont point parvenues. Longtemps encore, Pictet fut le
lien, le trait d'imion de ce commerce d'abord un peu
1, Gabriel Çharavay, Revue des autographes [octobre 1866), n^ 10,
p. 88. Lettre de Pictet à Voltaire; Moscou, le 19-30 noyembre 1762*
376 MODESTIE DE LA CZARINE.
contraint : Voltaire continuait àé crire au colosse, et
Catherine en était quitte pour sauter sur les lettres quel-
conques dépêchées de Suisse à son secrétaire. « J'ai
commis un péché mortel en recevant la lettre adressée
au géant, mandait-elle au patriarche, dans la première
épître que nous ayons d'elle : j'ai quitté un tas de
suppliques, j'ai retardé la fortune de plusieurs per-
sonnes, tant j'étais a\ide de la lire. Je n'en ai pas
môme eu de repentir.,. » Voltaire est le modèle des
courtisans, il sait louer, il commence par louer : dans
cette lettre même dqnt elle a violé le secret, il la louait
avec un tel excès, qu'elle crut devoir prendre la plume
« pour prier M. de Voltaire, très-sérieusement, de ne
me plus louer avant que je Taie mérité '. » Mais c'était
ajourner les louanges et l'encens à un délai assez éloi-
gné, car nous touchons à une catastrophe qui allait
rendre encore plus ardue la tâche des défenseurs et
des apologistes de la czarine.
La fin tragique de Pierre 111, malgré l'indignité de
celui-ci, n'avait pas trouvé que des approbateurs, en
Russie comme à l'étranger. Le prince Ivan avait ses
partisans, et un sourd mécontentement faisait pres-
sentir des troubles prochains dont on pe pouvait pré-
voir l'issue. Voltaire, déjà conquis, n'était pas sans
inquiétude sur le dénoùment. a Mais est-il vrai que le
feu couve sous la cendre en Russie? qu'il y a un grand
parti en faveur de l'empereur Ivan? que ma chère im-
pératrice sera détrônée, et que nous aurons un nouveau
]. Voltaire, Œuvres complètes {BenGhoi)j U LXI, p.. 189. Lettre
de Catherine à Voltaire. Sans date, mais à compter de la seconde
moitié de 1763,
1
MEURTRE D^IVAN. 377
sujet de tragédie *? » C'était à d'Argental qu'il posait
cette question, que les faits ne devaient résoudre qu'un
an plus tard (16 auguste J764). Quinze jours après
il écrivait à l'autre ange : « J'ai peur que M. le duc de
Praslin n'aime pas mon impératrice de Russie, j'ai
peur qu'on ne me la dégote ; il ne me restait plus que
cette tête couronnée; il m'en faut une absolument^? »
Mais Catherine n'était pas une Marie Stuart, elle avait
la résolution, l'intrépidité qui amènent le triomphe et
fixent les destinées des rois et des peuples. Ce n'était
pas pour elle qu'il y avait à s'alarmer, et la mort d'Ivan
allait rassurer ses amis, non toutefois sans inquiéter
un peu leur admiration. Il -est curieux de connaître
l'opinion de la philosophie sur un acte qui émut à bon
droit toute l'Europe. Voltaire commence par l'indi-
gnation. D'Alembert, qui préférait son indépendance
et ses amis à toute chaîne même dorée, pressé par
Catherine de se charger de l'éducation de son fils,
avait décliné ces offres, comme il avait antérieurement
refusé la succession de Maupertuis à Berlin, malgré
les instances réitérées du roi de Prusse. Le poëte,
faisant allusion à cette circonstance, disait à Damila-
ville : c( Il n'a pas mal fait de refuser les honneurs
qui l'attendaient dans le Nord... Tout bon géomètre
qu'il est, il aurait eu peine à résoudre le problème de
ce qui vient de se passer au bord de la mer Baltique .
On conte cet événement avec des circonstances si
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXI, p. 95. Lettre
de Voltaire à d'Argental; 27 juillet 1763.
2. Ibid,, i, LXl, p. 113. Lettre de Voltaire à la comtesse d'Ar-
genlal; 13 auguste 17G3.
378 DÉTERMINATION PEU DURABLE.
atroces, qu'on croirait que ce sont des dévots qui ont
conduit toute Taventure*. » Il écrivait encore, douze
jours après, au même : « Mon cher frère, je reçois
votre lettre du 13, dans laquelle vous trouvez le pro-
cédé de la philosophe du Nord bien peu philosophe ;
et en même temps un de vos confrères (Grimm proba-
blement) me demande un Dictionnaire philosophique
pour elle : mais je ne l'enverrai certainement pas, à
moins que je n'y mette un chapitre contre des actions
si cruelles'''. » La résolution fait le plus grand hon-
neur à Voltaire. Mais le tout est de persévérer, et là
est le difficile, là est l'impossible pour cette tête si
mobile. Catherine eut-elle le Dictionnaire philoso-
phique avec ou sans l'addition du chapitre dont on la
menace? C'est ce que nous ignorons ; mais, en revan-
che, nous savons que six mois après, au commence-"
ment de mars 1768, il lui envoyait la Philosophie de
r Histoire^ avec une belle dédicace *. C'était tout ce
qu'avait pu durer et tenir sa résolution, si elle tint
jusque-là. Quant à Protagoras-D.'Alembert, il écrivait
au patriarche de Ferney, deux mois après cette san-
glante aventure :
Ma bonne amie de Russie vient de faire imprimer un grand
manifeste sur Taventure du prince Ivan, qui était en efTet,
comme elle le dit, une espèce de bête féroce ^. Il vaut mieuxi
1. Voltaire, (ouvres complètes {Beuchoi), t. LXII, p. 7. Lettre de
VoUaire à Damilaville; 7 septembre 1764,
2. Ibid., t. LXII, p. 11. Lettre de Voltaire au même. Ces lignes
furent supprimées dans Tédition de Kehl.
3. C'est le neveu de l'abbé Bazin,' ce n'est pas Voltaire, comme
on va voir.
4. Le manifeste de Catherine a été reproduit dans le Jonmal en-
cyclopédique du 1er octobre 17G4.
80PHISMES RÉVOLTANTS. 370
dit le proverbe, tuer le diable, que le diable ne nom tue. Si les
princes prenaient des devises comme autrefois, il me semble
que celle-là devrait être la sienne. Cependant il est un peu
fâcheux d'être obligé de se défaire de tant de gens, et d'im-
primer ensuite qu'on en est bien fâché, mais que ce n'est pas
sa faute. Il ne faut pas faire trop souvent de ces sortes d'ex-
cuses au public. Je conviens avec vous que la philosophie
ne doit pas trop se vanter de pareils élèves : mais que voulez-
vous ? il faut aimer ses amis avec leurs défauts *.
D'Alembert ne pense pas qu'il n'y ait qu'à louer;
mais il le prend sur un ton de persiflage qui n'est ni
très-philosophique ni même très-humain. Voltaire,
qui oublie vite, mandait de son côté, mais plus tard,
à madame du Deffand : « Je suis son chevalier envers
et contre tous. Je sais bien qu'on lui reproche quelque
bagatelle au sujet de son mari^; mais ce sont des af-
faires de famille dont je ne me mêle pas ; et d'ailleurs
il n'est pas mal qu'on ait une faute à réparer, cela en-
gage à faire de grands efforts pour forcer le public à
l'estime et à l'admiration, et assurément son vilain
mari n'aurait fait aucune des grandes choses que ma
Catherine fait tous les jours ^ » De tels sophismes ré-
voltent à juste titre les esprits droits et honnêtes.
Walpole, auquel madame du Deffand avait communi-
qué sa lettre, lui répondait, non sans une indignation
très-sincère : « Voltaire me fait horreur avec sa Cathe-
rine. Le beau sujet de badinage que l'assassinat d'un
1. Voltaire, OEuvreê complètes (Beuehot), t. LXU, p. 38. Lettre
de D'Alembert à Voltaire; à Parls^ ce 4 octobre 1764.
2. 11 faut voir comme Voltaire glisse sur cette page sanglante dans
son Précis du siècle de Louis XV (Bouchot), t. XXI, p. 305.
3. Ibid,,X. LXIV, p. 232, 233. Lettre de Voltaire à madame du
Defifandj 18 mai |767,
380 INDIGNATION DE MADAME DE CHOISEUL.
inari et rusurpation de son trône ! Il n'est pas mal,
dit-il, qu'on ait une faute à réparer. Eh ! comment
répare-t-on un meurtre? Est-ce en retenant des poètes
à ses gages? en payant des historiens mercenaires et
en soudoyant des philosophes ridicules à mille lieues
de son pays? Ce sont ces âmes viles qui chantent un
Auguste et se taisent sur ses proscriptions *. »
Mais il faut lire ce que pense et ce que dit d'une
telle indulgence la douce et intéressante madame
de Choiseul. Si son indignation, sa colère sont bavar-
des et un peu prolixes (sa lettre à madame du Deffand
a presque les proportions d'une brochure), elle ana-
lyse, elle épluche par le menu et avec une recherche
impitoyable cette Catherine dont les admirateurs exal-
taient les grands côtés et les belles actions, et elle ne
voit rien qui puisse effacer les taches de sang qui souil-
leront toujours sa mémoire, en dépit du verdict du
trop indulgent patriarche de Ferney.
Qiioil Voltaire trouve-t-il qu'il y a le mot pour rire dans
un assassinat! et quel assassinat? Celui d'un souverain par
sa sujette, celui d'un mari par sa femme ! Cette femme con-
spire contre son mari et son souverain, lui ôte Tempire et la
vie de la façon la plus cruelle, et usurpe le trône sur son
propre fite, et Voltaire appelle cela des démêlés de famille!
« 11 n*est pas mal, ajoute-t-il, qu'on ait une faute à réparer.»
Comment ! ces crimes atroces ne sont que des bagatelles, des
fautes, de petits péchés véniels faciles à réparer; il ne lui faut
qu'un meâ culpâ et une absolution : la voilà blanche comme
neige ; elle est la gloire de son empire, l'amour de ses sujets,
l'admiration de l'univers, la merveille de son siècle!... Vous
1. Madame du DeCfand, Correspondance complète (Paris, Pion,
1865), t. I, p. 426, 427. Note de Tédition de Londres non repro-
duite dans les éditions françaises.
PERSIFLAGE DE MADAME DU DEFFAND. :)8i
avez senti cela comme moi et vous lui avez répondu par
le persiflage le plus un et le plus délicat. Puisse-t-il en
rougir * !
Voltaire méritait, en effet, qu'on lui fît au moins
sentir Tinconvenance et Tindécence d'un tel badinage.
Ce fut la marqpiise qui s'en chargea ; elle était en-pos-
session de tout dire et savait tout dire avec ce tour
bien à elle qui Ta placée directement après lui, à la
tête des épistob'erssi nombreux et si brillants du dix-
huitième siècle.
Ne résistez jamais, monsieur, au désir de m'écrire; vous
ne sauriez vous imaginer le bien que me font vos lettres^ la
dernière surtout a produit un effet admirable^ elle a chassé
Jes vapeurs dont j'étais obsédée. Il n'y a point d'humeur
noire qui puisse tenir à l'éloge que vous faites de votre
Sémiramis du Nord ; ces bccgatelles que Von dit d'elle au sujet
de son marit et desquelles vous ne vous mêlez pas y ne voulant
point entrer dans des affaires de famille, feraient même rire
le défunt; mais le pauvre petit Ninias voyage -t- il avec
madame sa mère? Je voudrais qu'elle vous le confiât; j'ai-
merais mieux pour lui vos instructions que ses beaux exem-
ples. J'admire son zèle pour la tolérance, elle ne se contente
pas de l'avoir établie dans ses États, elle l'envoie prêcher
chez ses voisins par cinquante mille missionnaires armés de
pied en cap. Oh ! c'est la véritable éloquence ! Qu'en dira la
Sorbonne*?
Il est vrai que, lorsque le poète écrivait cet étrange
badinage, près de trois années s'étaient écoulées de-
1, Correspondance complète de madame du Deffand avec la duchesse
de Choiteul (Paris, Levy, 1867), t. I, p. 111. Lettre de madame de
Ghoiseul à la marquise ; 12-14 juin 1767.
2. Madame du DefEand, Correspondance complète (Paris, Pion,
1 865), 1. 1, p. 427. Lettre de la marquise à Voltaire ; 26 mai 1767 •
38^ LE NEVEU DE L'ABBÉ BA2IN.
puis le dernier de ces sanglants événements (Fassassi--
nat d'Ivan), et que Catherine n'avait rien négligé
pour en effacer jusqu'au souvenir. Frédéric avait gra-
tifié quelques gens de lettres français de pensions plus
honorables que considérables; Catherine fera les
choses avec une munificence qui laissera loin derrière
elle les maigres dons du marquis de Brandebourg. Elle
achètera quinze mille livres la bibliothèque de Dide-
rot, dont elle lui abandonnera la jouissance, et lui fera
une rente viagère de mille francs comme conservateur
de ses livres. c< Aurait-on soupçonné, il y a cinquante
ans, qu'un jour les Scythes récompenseraient si no-
blement dans Paris la vertu, la science, la philosophie,
si indignement traitées parmi nous ? IHustre Diderot,
recevez les transports de ma joie^ » L'auteur delà
Hmriade était trop grand 'seigneur pour que l'on
songeât à le pensionner. Mais il n'en avait pas moins
son côté vulnérable. Il faut voir avec quelle adresse
féUne cette souveraine de tant de peuples s'efforce de
subjuguer l'ermite du Mont^Jura, avec quelle familia-
rité enchanteresse elle le traite, oubliant ce qu'elle
est pour l'entretenir des petits intérêts de l'humanité,
de la philosophie et des lettces. Le neveu de l'abbé
Bazin avait bien eu l'audace de lui adresser la pre-
mière édition de la Philosophie de r Histoire; elle a
lu d'un bout à l'autre « ce beau livre », et elle s*em-
presse de Ven remercier ; mais, dans l'ignorance du
Ueu de sa résidence, elle charge M. de Voltaire de
faire parvenir sa lettre audit neveu, espérant bien
1. Voltaire, CEuvrei eompié(t$ (Beachot)^ t« LXll, p. 9Ut 312.
Lettre de Voltaire à Damilanlle; 24 «nil 1T66.
LE POÈTE SUBJUGUÉ. * 383
qu'il excusera cette démarche en faveur du mérite
éclatant de ce jeune homme*. Toutes ses lettres au-
ront ce cachet de simplicité, de gaieté, de familiarité
noble, qui dérouteraient, si l'on ne savait combien il
peut se rencontrer d'hommes différents dans un cceur
d'homme.
Avec le temps les rapports ne feront que se resser-
rer, et Catherine sera la Sémiramis du Nord^ comme
Frédéric en avait été le Salomon ; elle sera aussi sa
Catherine, sa « Cateau, » comme il l'appelle avec un
tendre sans-gène. Il lui est tout acquis, il se mettra
à sa dévotion, se constituera son homme-lige, et
prendra son parti envers et contre tous , contre
Moustapha, sur le compte duquel il s'égayera fort
irrévérencieusement, contre les fédérés de Pologne, à
qui, en les croquant, l'on allait faire beaucoup d'hon-
neur. Ce qu'on ne peut refuser à la veuve de Pierre III,
c'est la volonté, la résolution d'être une grande prin-
cesse, c'est la noble ambition de continuer l'œuvre
que le czar avait léguée à ses successeurs. Le poëte,
subjugué par la réelle magnanimité de ce caractère,
ne comprenait pas que Ton ne partageât point son
enthousiasme, et que la moderne Tomyris inspirât
dans la frondeuse Genève plus d'éloignement que
d'admiration. « Il y a quelques magistrats que l'es-
prit de parti a rendus ridiculement ennemis de la
France et de la Russie, et qui fesaient des feux de joie
à leur maison de campagne lorsque nos armes avaient
été malheureuses dans le cours de la dernière guerre. »
1. Voltaire, OÊuvreé complètes (Beuchot), t. LXII, p. 376. Lettre
d« GathÀtiiiè à VolUir^i sailft âAte.
^
;:8'f VISÉES CIVILISATRICES.
Mais il s'agit ici de tout autre chose que de haine de
peuple à peuple, et Voltaire le sait mieux que per-
sonne. Cette répulsion que justifiaient amplem^ent les
terribles antécédents de l'impératrice, le gouverne-
ment genevois aura l'occasion de l'accentuer par
une mesure exceptionnelle , très- discutable au point
de vue de la loi, mais qui trouva peu de critiques au
sein de cette population rigide. Catherine, qui sentait
que le moyen d'émancipation le plus efficace comme
le plus rapide était de mettre ses sujets à moitié sau-
vages en perpétuel contact avec les nations occiden-
tales, usait de toutes les séductions pour attirer à Pé-
tersbourg des ofticiers de mérite, des savants, des
ingénieurs, les recrutant de préférence parmi ceux
qui parlaient notre langue, car elle était toute fran-
çaise. Mais ce n'était là qu'un côté de la tâche. Il fal-
lait également élever le niveau moral, le niveau in-
tellectuel desw femmes de son empire, des mères de la
génération qu'elle préparait; et elle pensait avec rai-
son qu'il n'y avait rien de mieux, pour y parvenir,
que d'attirer à sa cour des jeunes filles instruites,
bien élevées, dont l'exemple et les connaissances ne
pouvaient manquer d'exercer une salutaire influence,
une action vraiment civilisatrice.
Elle savait quelle éducation sérieuse recevaient, en
Suisse, les enfants des deux sexes, et elle crut que
c'était le lieu où elle pourrait faire les meilleures re-
crues. Le voisinage de Ferney rendait encore plus
aisée une négociation qui, d'ailleurs, ne devait ren-
contrer aucun obstacle. Aussi dépêchait elle, sans
plus attendre, le comte de Bulow, avec la mission de
DÉCISION DU PETIT CONSEIL. 38u
ramener, tant du pays de Vaud que de Genève, un
certain nombre d'institutrices qu'elle voulait placer
auprès de jeunes filles de qualité, à Moscou ou à Saint-
Pétersbourg. .Mais c'était compter sans le petit Con-
seil, qui prit aussitôt ses mesures pour faire avorter
un tel projet. Tout, du reste, se fit au grand jour,
sans tergiversations, sans faiblesse; et l'attitude des
gouvernants de ce petit État fut aussi digne qu'éner-
gique, comme on en va juger par le procès-verbal
même de leur décision, à la date du 20 août (1765).
M. Sales, syndic de la garde, ayant avis que le sieur de
Bulow, colonel au service de Sa Majesté rimpératrice Ca-
therine, vient d'arriver en cette ville avec charge d'engager
des demoiselles pour les emmener en Russie, il a été atten-
tif, depuis l'arrivée de cet offîcier,.à éclairer sa conduite.
Cet officier a essayé de débaucher quelques personnes; sur
quoi ravis a été de la part du Conseil que, de tels engage-
ments étant opposés à nos lois, qui ne permettent pas ces
sortes de voyages, on prierait le sieur de Bulow de se dé-
sister volontairement de ses efforts, afin de n'être pas
obligé de lui faire de la peine'.
Mais le petit Conseil ne s'attribuait-il point un pou-
voir exorbitant qui n'appartenait déjà plus au père,
puisqu'il ne s'agissait que de l'expatriation de filles
majeures? Avait-on, d'ailleurs, fait difficulté en au-
cun temps de laisser passer en Angleterre , à titre
d'institutrices ou de gouvernantes,» les filles que leur
existence précaire avait pu déterminer à prendre un tel
parti? Voltaire, comme on le pense bien, ne se consti-
tuera pas l'avocat de mesures aussi arbitraires qu'où-
1. Gaberel, Voltaire at les Genevois (Gherbuliez, t857), p. 50.
VI. 22
386 COURROUI D£ VOLTAIRE.
trageantes pour la souveraine d'un grand empire ; il
jettera feu et flamme, et en écrira avec plus que de la
vivacité à ses amis de Paris. Mais tous ne partagent
pas son indignation ; d' Argental est d un autre senti-
ment, et n'est pas loin d'applaudir à cet acte de vi-
gueur, ainsi qu'il résulte des explications mêmes du
patriarche de Ferney, car sa lettre ne nous est pas
parvenue.
Gomme il faut à son ami montrer son injiLstice^ vous croyez
donc me montrer la mienne en prenant parti contre les
filles, et vous trouvez bon qu*on les empêche d'aller où vous
savez, c'est-à-dire en Russie ? Je conçois bien qu'il n'est pas
permis d'enrôler des soldats et de débaucher des manufac-
turiers; mais je vous assure que les filles majeures ont le
droit de voyager, et que la manière dont on en a usé avec
un seigneur envoyé par Catherine est directement contre
les lois divines, humaines, et même genevoises. J'ai été
d'autant plus piqué, que M. le comte de Schowalow, très-
intéressé dans cette affaire, était alors chez moi ^
Voltaire mande à Ferney les parents de ces «t voya-
geuses affligées » qui, s'il faut l'en croire, subissaient
malgré eux une décision tyrannique en opposition
avec toutes les lois. On devine que l'envie de plaire à
Catherine II ne le laissa pas inactif et dut le pousser à
quelque démarche : il s'adressait, eii effet, à Tron-
chin, qui lui répondait en termes plus qu'expUcites :
c( M. de Voltaire, le Conseil se regarde conune le père
de tous les citoyens; en conséquence il ne peut souf-
frir que ses enfants aillent s'établir dans une cour
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXII, p. 467. Lettre
de Voltaire à d'Argôntal; 26 ôctobftt 1765.
M. DE BULOW Â LE DESSOUS. 387
dont la souveraine est violemment soupçonnée d'avoir
laissé assassiner son mari, et où les mœurs les plus
relâchées régnent sans frein * . » Heureux le peuple
dont le gouvernement peut s'interposer dans les af-
faires des particuliers à leur plus grand bien, sans
qu'il en résulte aucun inconvénient grave pour la li-
berté des citoyens ! Disons qu'un tel peuple doit non-
seulement avoir conservé une partie de sa première
vertu, mais encore, pour s'arranger d'une interven-
tion toute paternelle, ne guère dépasser les propor-
tions d'une famille qui se compte, malgré son nom-
bre. M. de Bulow prit une attitude hautaine et pres-
que menaçante. Il déclara qu'il ne quitterait Genève
qu'après avoir accompli les ordres de sa souveraine.
Il allait se briser néanmoins contre la fermeté de la
parvulissime république, comme l'appelait l'auteur
de Mérope^ dans ses moments d'humeur. Le canton de
Berne n'avait pas hésité, de son côté, à se joindre à
elle, dans une question qui ne le regardait pas moins
directement, et l'émissaire de Catherine dut partir et
partir seul. Ce qui vint accroître encore cette petite
humiliation, c'est que plusieurs jeunes filles étaient
déjà en chemin, et que le Conseil de Genève les fit ar-
rêter sur le territoire bernois, qui se prêta à cet adte
d'autorité. Voltaire devait être d'autant plus exaspéré,
qu'on semblait avoir compté sur l'efficacité de son
concours. Au moins tient-il à ce que sa Catherine
sache qu'il n'a pas dépendu de lui que la volonté de
la czarine fût respectée et exécutée.
1. Gaberel, Voltaire et les Genevois (CherbuUez, 1857), p. 51 , &^*
388 ASSURANCES DE DÉVOUEMENT.
Monsieur, mandait-il au prince de Gallitzin, j*âî trop
d'obligations à Sa Majesté impériale, je lui suis trop respec-
tueusement attaché pour ne 1 avoir pas servie, autant qu'il
a dépendu de moi... C'est d'ailleurs un si grand honneur
pour notre langue, que j'aurais secondé cette entreprise,
quand même la reconnaissance ne m'en aurait pas imposé
le devoir.
M. le comte de Schowalow a déjà rendu compte à Votre
Excellence de toute cette affaire^ et de la manière dont le
petit Conseil de Genève a fait sortir de la ville M. le comte
d.e Bulau^ chargé des ordres de l'impératrice. . . Je ne me mêle
en aucune manière des continuelles tracasseries qui divisent
cette petite ville; et, sans avoir la moindre discussion avec
personne, je me suis borné, dans cet éclata à témoigner à
M. le comte de Schowalow et à d'autres mon respect, ma
reconnaissance, et mon attachement pour Sa Majesté l'impé-
ratrice. Ces sentiments gravés dans mon cœur seront tou-
jours la règle de ma conduite'.
Les répugnances du petit Conseil étaient conce-
vables, et nous admettons que les terribles antécé-
dents de la Tomyris moscovite ne semblassent point
des plus rassurants. Mais, comme on Ta dit, il y avait
plus d une femme dans Catherine; et, si elle ne veilla
que trop peu sur ses mœurs, elle ne dut pas souhaiter
que la flatterie allât jusqu'à les copier. Cette levée
qu'elle comptait faire à Genève et dans le pays de
Vaud révèle des visées civilisatrices qui sont à son
honneur, et que cet insuccès ne lui fera point aban-
donner. Le génie de Catherine était moins un génie
inventif qu'organisateur. Elle savait lire et tirer parti
de ses lectures, et s'approprier ce qu'elle trouvait de
bon et de grand dans les annales des autres peuples.
1. Voltaire, GB«vre<comp/èrrs(Beuchot),t.LXn, p. 471, 472,473.
Lettre de Voltaire au prince de Gallitzin; octobre 1765»
UN SAINT-CYR MOSCOVITE. • 389
Notre histoire lui était familière, et surtout celle du
grand siècle. Bien qu'il n'y eût guère d'analogies
entre elle et madame de Maintenon, elle sentit toute
l'utilité et l'importance d'une maison comme celle de
Saint-Cyr. Elle voudra avoir son Saint-Cyr, elle aussi,
élever des épouses et des mères pour sa noblesse. Et,
lorsque l'établissement sera fondé et en plein exer-
cice, elle s'adressera à Voltaire comme la marquise
s'était adressée à Racine; car il faudra bien copier
Saint-Cyr sur ce point comme sur le reste.
Ce côté sans doute n'est pas le plus grand; mais,
en somme, on aura rêvé une louable et belle institution,
et, à n'en croire que sa fondatrice, le succès aura ré-
pondu à toutes les espérances. « Ces demoiselles, je
dois l'avouer, surpassent notre attente : elles font des
progrès étonnants, et tout le monde convient qu'elles
deviennent aussi aimables qu'elles sont remplies de
connaissances utiles à la société. Elles sont de mœurs
irréprochables, sans avoir cependant l'austérité minu-
tieuse des recluses. Depuis deux hivers, on a com-
mencé à leur faire jouer des tragédies et des co-
médies. » Mais, naturellement, les supérieures se
montrent difficiles sur les choix et ne veulent pas d'a-
mour, a Comment faire donc? Je n'en sais rien, et
j'ai recours à vous*. » Et Voltaire, aussitôt, de pro-
poser les Lois de Minas, a Si ces demoiselles jouent
des tragédies, un jeune homme de mes amis (on sait
quel il est) en a fait une depuis peu, dans laquelle
1. Voltaire, OEuureê complètes (Bendioi), t. LXVII, p. 359. Lettre
de Catherine à Voltaire; le 30 Jaavier-lO féTri<-
390 TENDRES EMPORTEMENTS DU POÈTE.
on ne peut pas dire que Tamour joue un rôle... Je
l'enverrai à Votre Majesté Impériale dès qu'elle sera
imprimée *. » A part ce chapitre du théâtre dont
on ne veut pas entendre parler à Genève, cette édu-
cation est sage, réservée, bien comprise, ceUe qu'il
fallait pour de jeunes filles dont le pays attendait
beaucoup. Et ce programme, en supposant qu'il fut
observé en toute rigueur, eût pu trouver grâce à Ge-
nève et à Berne.
Désormeàs^VaMienv de Y Histoire de Pierre le Grand
aura les yeux obstinément attachés sur la digne héri-
tière de son héros ; tous ses vœux seront pour la
gloire et la prospérité de ce vaste empire, qu'il ne
trouve pas assez vaste, et pour lequel il rêve toute la
Turquie d'Europe. Quand les deux pays armeront l'un
contre l'autre, dans sa tendresse pour « sa Cateau » , il
la gourmandera sur sa modération ; qu'on ne lui parie
point d'une paix qui ne lui donnerait pas Stamboul *,
et ne la constituerait pas la libératrice et la régénéra-
trice de la patrie de Sophocle et d'Alcibiade I II faut
que ce soit Catherine qui essaye, sans y réussir, de lui
faire entendre raison. Ah ! s'il n'avait que soixante-
dix ans, et qu'il fût propre à quelque chose ! Et voilà
•qu'il se rappelle que, durant la guerre de 1756, il
avait proposé à d'Argenson certains chars, auxquels
on ne fit pas l'accueil qu'ils méritaient et qui nous
eussent sauvés peut-être, si l'on avait été moins dé-
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXVU» p. 383. Lettre
de Voltaire à Catherine; à Ferney, 12 mars 1772.
2. Ibid., t. LXVIII, p. 70. Lettre de Voltaire à Catherine H; à
Ferney, 11 décembre 177)1.
LES CHAHS ASSYRIENS REPARAISSENT. 391
daigneux et plus sérieux *. Mais rien n'est perdu, et
tout aura été pour le mieux, s'ils peuvent contribuer
aux triomphes de Sémiramis,
Dans une lettre à Catherine, de février 1769, Vol-
taire glissait le mémoire du marquis de Florîan sur
ces foudres de guerre, qu'il ne cessera de recomman-
der, d'appuyer avec des tendresses d'auteur; car il
avait sa bonne part de propriété dans l'invention.
Nous n'avons pas oublié avec quelle insistance infati-
gable il provoquait l'attention du ministre, celle du
maréchal de Richelieu sur une trouvaille que Ton eût
pu accueillir avec plus de faveur. Il reprendra la thèse
à nouveau, et ne sera avec la souveraine du Nord ni
moins pressant, ni moins insinuant, torturant légère-
ment la vérité, quant à l'historique de ses pourparlers
avec nos bureaux. « Le comte d'Argenson, ministre
de la guerre, en fit faire un essai. Mais comme cette
invention ne pouvait réussir que dans de vastes plai-
nes, telles que celles de Lutzen, on ne s'en servit
pas ^ » Était-ce la seule raison? probablement en
supposa-t-on encore une autre, à Saint-Pétersbourg.
A-t-on bien compris, là aussi, l'utilité, l'importance de
ces chars, ^t n'est-il pas du devoir de l'auteur de Zaïre
d'en mettre en relief tous les avantages ? Il est trop
l'ami de Catherine II et lui est trop compléteinent at-
taché pour ne pas persister, aux risques d'ennuyer et
de paraître ridicule.
Je m'imagine très-sérieusement, lui écrlvaft-ll, quo la
1. Voltaire aux Délices^ p. 221 à 227.
2. Voltaire, Œuvres complétée (Beuchot), t. LXV, p. 461^ *^'^"'*
de Voltaire à Catherine II ; à Femey, 37 mai 1786
'M)2 SÉDUISANTES ÉNUMÉRATIONS.
grande armée de Voire Majesté impériale sera dans les plai-
nes d'Andrinople au mois de juin. Je vous supplie de me
pardonner si j'ose insister encore sur les chars de Tomyris.
Ceux qu'on met à vos pieds sont d'une fabrique toute diffé-
rente de ceux de l'antiquité. Je ne suis point du métier des
homicides. Mais hier deux meurtriers allemands m'assu-
rèrent que l'effet de ces chars était immanquable dans une
première bataille^ et qu'il serait impossible à un bataillon
ou à un escadron de résister à l'impétuosité et à la nou-
veauté d'une telle attaque... Je ne sais d'ailleurs rien de
moins dispendieux et de plus aisé à manier. Un essai de
cette machine^ avec trois ou quatre escadrons seulement^
peut faire beaucoup de bien sans aucun inconvénient.
Il y a très-grande apparence que je me trompe, puisqu'on
n'est pas de mon avis à votre cour ; mais je demande une
seule raison contre cette invention. Pour moi, j'avoue que
je n'en vois aucune.
Daignez encore faire examiner la chose; je ne parle qu'a-
près les ofGciers les plus expérimentés. Ils disent qu'il n'y a
que les chevaux de frise qui puissent rendre cette manœuvre
inutile... Après tout, on ne hasarde de perdre, par esca-
dron, que deux charrettes, quatre chevaux, et quatre
hommes.
Encore une fois, je ne suis point meurtrier, mais je crois
que je le deviendrais pour vous servir *.
On est pressant, on est un peu piqué, Ton implore
de n'être jugé qu'après avoir été entendu; tout cela
est à considérer, car la czarine ne voudrait pas se
brouiller avec cet adorateur à distance qui ne pèse ni
l'encens ni la louange. Aussi lui répondra-t-elle par
une lettre des plus aimables où lui sera laissée l'espé-
rance, ce dernier bien de celui qui a tout perdu.
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXVi, p. 234, 285.
Lettre de Voltaire à Catherine; h Femey, 10 avril 1770.
EAU BÉNITE DE COUR. 393
Monsieur, vos deux lettres, la première du 10, et la se-
conde du 14 avril, me sont parvenues Tune après l'autre
avec leurs incluses. Tout 4e suite j'ai commandé deux chars
selon le dessin et la description que vous avez bien voulu
m'envoyer, et dont je vous suis bien obligée. J'en ferai faire
répreuve en ma présence, bien entendu qu'ils ne feront
mal à personne dans ce moment-là. Nos militaires convien-
nent que ces chars feraient leur effet contre» des troupes
rangées : ils ajoutent que la façon d'agir des Turcs dans la
campagne passée était d'entourer les troupes en se disper-
sant et qu'il n'y avait jamais un escadron ou un bataillon
ensemble*
Voltaire ne voit pas que l'on se ménage une porte
de sortie et qu'à plus ample informé, les chars, par-
faits pour toute autre guerre, ne pourront convenir à
cette guerre d'éparpillement. Il n'est pas, toutefois,
sans sentir le côté spécieux de l'argument, aussi s'ef-
forcera-t-il d'en affaiblir la portée du mieux qu'il
pourra,
•
Madame, j'ai reçu la lettre dont Votre Majesté impériale
m'honore, en date du 27 mai *. Je vous admire en tout ; mon
admiration est stérile, mais elle voudrait vous servir : en-
core une fois je ne suis pas du métier, mais je parierais ma
vie que, dans une plaine, ces chars armés, soutenus par vos
troupes, détruiraient tout bataillon ou tout escadron ennemi
qui marcherait régulièrement; vos officiers en conviennent:
le cas peut arriver. Il est difficile que dans une bataille tous
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXVI, p. 275. Lflttre
de Catherine II à Voltaire ; le 9-20 mai 1770.
2. Ibid,, t. LXVI, p. 285. L'impératrice y rend compte au po«te
du progrès de ses flottes. La lettre, qui n'est pas longue, est plaine
de détails sur des avantages qui ne doivent pas âtre indlfférenu h
M. de Voltaire. Quant aux chars assyriens, on excusera l'impéru-
trice de n'en point parler.
394 BRUITS PASSAGERS DE PAIX.
les corps turcs attaquent en désordre, dispersés, el voltig^eant
rers les flancs de votre armée*...
En définitive, il n'a pas perdu tout espoir. Un mois
après, il écrivait encore à son impératrice :
Nous sommes actuellement dans la plus belle saison du
monde : voffà un temps charmant pour battre les Turcs.
Est-ce que ces barbares-là attaqueront toujours comnie des
houssards? ne se présenteront-ils jamais bien serrés, pour
être enûlés par quelques-uns de mes chars babyloniques ?
Je voudrais du moins avoir contribué à vous tuer quelques
Turcs; on dit que pour un chrétien c'est une œuvre fort
agréable à Dieu. Cela ne va pas à mes maximes de tolérance;
mais les hommes sont pétris de contradictions, et d'ailleurs
Votre Majesté me tourne la tête •.
Aussi se proclame-t-il catherinier dans une lettre
qui débute comme la Salutation angélique : « Ma-
dame, vous êtes bénie par-dessus toutes les impéra-
trices et par-dessus toutes les femmes ^... » Mais, des
chars assyriens, il n'est, il ne sera plus question, soit
qu'en efiet il eût compris qu'il ne pouvait qu'embar- i
rasser et importuner sans rien obtenir, soit que nous
n'ayons pas toutes ses lettres de ce temps à Catherine. ,
Disons aussi qu'à ce moment, les Gazettes avaient dé-
claré la paix faite ou bien près d'être conclue, et cela,
naturellement, rendait sans objet ses sollicitations et
ses instances. C'était un leurre, et la guerre avec Mus-
1. Voltaire, Œuvre» complètes (Beuchot), t. LXVI, p. 326, Lellre
de Voltaire à Catherine; à Kerney, 4 juillet 1770.
2. Ibid,, t. LXVI, p. 881. LeUre de Voltaire à la mène; à Fer-
ney, U auguste 1770.
3. J6i(/., t. LXVI, p. Lxvii, p. 90. Lettre de Voltaire à la même;
à Ferney, 12 mars 1771.
i^:.-
BERLIN ET KERNEY SB RAPPROCHENT. 395
tapha n'en continua que de plus belle ; mais les chars
de Cyrus avaient été rentrés sous la remise, et sans
doute Voltaire, quoique un peu tardivement, se dit
que ce qu'il avait de mieux à faire, c'était de les y lais-
ser dormir. Il n'y a pas à insister sur le côté comique
et même burlesque de cette visée cornue, comme nous
l'avons déjà dénommée* Ce qui est non moins remar-
quable dans tout cela, c'est cet engouement du poëte
pour Catherine et la condescendance et les égards
vraiment uniques de cette princesse, dont toutes les
lettres sont celles d'une femme du monde écrivant à
un vieillard spirituel que l'on admire et vénère égale-
ment. Et certes, madame du Deffand, pour ne parler
que d'elle, n'y mettra pas, à beaucoup près, tant de
façons et de politesse.
■ Après avoir boudé, quatre années et plus, Berlin et
Ferney se rsçprochèrent. Le bruit avait couru que le
roi de Prusse était fort malade, et l'auteur de la Heti"
riade^ qui regrettait sans doute un commerce souvent
pointu mais dont s'arrangeait son amour-propre , à
défaut d'un sentiment moins personnel, écrivit une
lettre de politesse, que l'on ne pouvait laisser sans
réponse. Frédéric, en effet, répliquait par une lettre
où régnait encore quelque contrainte, mais qui était
polie, eUe aussi, et devait être la date de la reprise de
leur correspondance \ Il semble même s'excuser sur
1« Cependant, dès ayril 1763, Voltaire écri?ait à la princesse de
Gotha ces quelques lignes qui feraient croire au moins, de la part du
poëte, à une démarche que Ton n'eût pas repoussée certainement.
« Il y a deux ans que j*ai cessé d'écrire au roi de Prusse. Tant qu'il
n'a pu faire autre chose que de verser du sang, j'ai respecté cette
t^orte de gloire. Mais celle dont il se couvre aujourd'hui (il venait de
30» FRÉDÉRIC RETOMBE SOUS LB CHARIKË.
un silence, dont assurément la vraie cause n'est pas
celle qu'il avance. « Je vous ai cru si occupé à écraser
lïn/..., que je n'ai pu présumer que vous pensiez à
autre chose *. » Quoi qu'il en soit, la glace était de
nouveau rompue, et désormais les épttres allaient
succéder aux épîtres avec une fréquence qui ne fut
jamais plus grande, aux époques mêmes de la lune de
miel d'une amitié dont les hauts et les bas peignent
bien le caractère ardent, irritable, mobile, des deux
personnages. Le solitaire de Sans-Souci retonabera
pleinement sous le charme de cet esprit séduisant, et
il s'écriera, un jour, dans un véritable élan d'enthou-
siasme : « Non, il n'est point de plus plaisant vieillard
que vous. Vous avez conservé toute la gatté et Famé-
nité de votre jeunesse. » Et plus bas, dans la même
lettre : « Vous créez des êtres où vous résidez : vous
êtes le Prométhée de Genève. Si vous étiez demeuré
ici, nous serions à présent quelque chose. Une fatalité
qui préside aux choses de la vie n'a pas voulu que
nous jouissions de tant d'avantages ^. » Plus les an-
nées s'enfuiront, plus Tinfluence grandira; et Voltaire
pourra dire, SÉms exagération, au marquis de Florian :
c< Ce prince m'écrit tous les quinze jours; il fait tout
ce que je veux^. » Il lui en donnera en effet des preu-
signer la paix) étant plus humaine, elle m^inléresse davantage, et
lu^enhardira jusqu'à le féliciter d'être Trajan, après a?olr été César. »
Voltaire à Ferney (Paris, Didier, 1860), p. 270.
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beucliot), t. LXII, p. 160. Lettre
de Frédéric à Voltaire; Berlin, le 1*^ janvier 1765.
2. Ibiii., t. LXni, p. tO, 11. Lettre de Frédéric au même;
Berlin, 8 janvier 1766.
3. Ibid., t. LXfV, p, 145. Lettre de Voltaire au marquis de Flo-
rian; 3 avril 1767.
OBJECTIF DE LA VIE. DE VOLTAIRE. 397
\es multipliées, à propos des Calas, des Sirven et de
ce jeune d'Étallonde, l'un des figurants du drame
atroce d'Abbeville.
Nous venons de nommer Calas. L'heure éclatante
de la réparation a sonné. Voltaire n'a pas à regretter
ses peines, ni le temps consacré à cette œuvre d'un
dévouement qui ne s'est pas un seul instant ralenti,
en dépit des obstacles, des brigues, des menées sou-
terraines d'une magistrature qui ne voulait pas s'être
trompée, a Un petit Calas était avec moi, écrit-il à
d'Argental, quand je reçus votre lettre, et celle de ma-
dame Calas, et celle d'Elie, et tant d'autres : nous ver-
sions des larmes d'attendrissement le petit Calas et moi.
Mes vieux yeux en fournissaient autant que les siens ;
nous étouffions, mes chers anges. C'est pourtant la phi-
losophie toute seule qui a remporté cette victoire. »
Le poëte avait fait de la réhabilitation des Calas l'ob-
jectif de sa vie : les intérêts de sa vanité littéraire, ses
intérêts d'argent, qu'il n'oublie guère, ne venaient
qu'après. Il s'irrite, il s'indigne, il s'exalte; mais il
n'a garde de désespérer, et, s'il a des moments où il
doute du succès, il refoule ses inquiétudes. « On ne
peut empêcher, s'écrie-t-il , à la vérité, que Jean
Calas ne soit roué; mais on peut rendre les juges
exécrables, et c'est ce que je leur souhaite. Je me
suis avisé de mettre par écrit toutes les raisons qui
pourraient justifier ces juges; je me suis distillé la
tête pour trouver de quoi les excuser, et je n'ai trouvé
que de quoi les décimer. Gardez-vous, ajoute-t-il,
d'imputer aux laïques un petit ouvrage sur la tolé-
rance qui va bientôt paraître. 11 est, dit-on, d'un bon
VI.
398 IiE TRAITÉ SUR LA TOLÉRANCE.
prêtre ' ; il y a des endroits qui font frémir, et d'au-
tres qui font pouffer de rire; car, Dieu naerci, l'intolé-
rance est aussi absurde qu'horrible ^. »
Il s'agit du Traité sur la tolérance, qui n'était pas
achevé et ne circula dans Paris que quelques mois
plus tard, l'un de ces livres décisifs qui font plus
pour une cause que des milliers de volumes. Ce petit
traité eutime action profonde sur l'opinion ; il n'avait
pas été mis en vente, par la raison qu'il aurait trouvé
difficilement un censeur qui lui eût donné son appro-
bation; mais il n'en parvenait pas moins dans les
mains de tous ceux qui, de près ou de loin, pouvaient
influer sur le sort de cette famille opprimée. Bien
qu'inspiré par le malheur des Calas, l'auteur le prenait
historiquement, et de haut. Les circonstances étaient
particulièrement opportunes pour discuter une telle
matière, et il avait cru devoir s'élever à des considéra-
tions générales, et de tous les temps et de tous les
pays. Le livre n'était pas de Voltaire, c'était entendu et
chose convenue ; il y avait, toutefois, mis son cachet et
sa griffe, et il n'aurait pas fallu être grand clerc pour
l'y reconnaître. En somme, Y incognito officie] gardé,
il ne lui déplaisait pas d'être deviné : il pressentait
que c'était là un de ses meilleurs passe-ports auprès
de la postérité, et son meilleur argument contre ceui
qui lui refusaient de la philosophie et des eptrailles.
1. U écrivait, le 2 janvier, à Damilaviile : « Au reste, mes frères,
gardez-vous bien de mMmputer le petit livre sur la Tolérance, quand
il paraîtra. 11 ne sera point de moi^ il ne doit point en être, il est
de quelque bonne âme qui aime la persécution comme la colique. »
2. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchol), t. LX, p. 621. Lettre
de Voltaire à Damilaviile; 24 janvier 1763.
SÉAKCB PRÉSIDÉE PAR LB CÛÀNGELIER* 399
Quoi qu'Q en soit, ces eiSbrts persévérants allaient
triompher de résistances non moins obstinées. A en-
tendre ceux que l'on visait de prendre à partie, ce
qui se tramait était une atteinte à la majesté, à la
souveraineté des parlements, c'était l'avilissement de
la magistrature. L'irritation, l'exaspération étaient au
comble dans tout le Midi. Mais, encore une fois,
l'opinion avait été la plus forte; et, si M. de Saint-
Florentin avait tout fait, bien qu'occultement, pour
empêcher ces tentatives de réhabilitation d'aboutir,
en revanche, MM. de Choiseul et de Praslin, bienveil-
lants sans compromettre leur caractère, n'avaient
pas laissé d'accorder leur appui à une cause qui était
bien véritablement celle de l'humanité. D'Argental
écrivait à Voltaire, le 15 janvier : « Le vent du bureau
est très-favorable ; M. le duc de Praslin veut aller au
Conseil le jour qu'on jugera l'affaire; il fait cette
démarche, et pour cette affaire dont il sent l'impor-
tance et par rapport à vous qui y prenez le plus
grand intérêt ^ » Mais tous les ministres d'État s'y
trouvèrent, les conseillers d'État de robe, d'épée et
d'église se firent un devoir d'assister à cette séance
solennelle présidée par le chancelier en personne ; et,
au nombre de ces derniers, l'on remarqua plusieurs
abbés et trois évêques *. Sur les conclusions de
M. Thiroux de Crosne, la sentence fut rendue, à l'una-
1 . Voltaii^, Lettres inédites sur h Tolérance (Parii, CbarbuUoi,
1863), p. 182. Lettre de Voltoire à Debrus; Ferney, 2!} Janvier
1763, au Boir.
2. AthaDase Goquerel, Jean Calas et sa JaMile (Paru, Cberbu*
Uez, 1869), p. 240.
400 MADAlfB GALAS SUR LE PASSAGE DU ROI.
nimité des quatre-TÎngt-quatre membres présents.
Un témoin oculaire (on a pensé que ce pourrait être
Lavaysse) a raconté les diverses péripéties de cet
acte émouvant sans aucun artifice de forme et de
style, avec une candeur et une simplicité qui donnent
confiance en son récit, exempt d'ailleurs de toute
amertume, se renfermant strictement dans l'énoncé
des faits dont il a été le spectateur attentif.
L'affaire de M™« Calas fut jugée hier au Consei]; je fus
avec elle à Versailles, avec plusieurs autres messieurs, chez
les ministres; l'accueil qu'ils lui firent fut des plus favora-
bles; on ne la fit attendre aucune part; aussitôt qu'elle se
présentait, on ouvrait à deux battans; tout le monde la con-
solait de son mieux. M. le chancelier lui dit : « Votre afTaîre
est des plus intéressantes, madame; on prend beaucoup de
part à votre situation; nous souhaitons bien que vous trou-
viez parmi nous des consolations à vos maux. » L'accueil de
M. le duc de Praslin fut des plus gracieux. Elle se rendit à
la galerie (la galerie des glaces), avec ses demoiselles, pour
voir passer le roi; elle fut accostée par plusieurs seigneurs;
le duc d'A... S le comte de Noailles, qui furent du nombre,
lui promirent de la faire remarquer au roi; ils lui fixèrent
sa place, mais leur bonne volonté n'eut point d'effet; comme
le roi était à portée de la voir, une personne de sa suite se
laissa tomber, et attira par sa chute les regards de la cour
et du roi : tout cela se passa le dimanche. Le lundi matin,
M"*« Calas fut, vers les neuf heures, se constituer prison-
nière. On avait tout préparé ; Técrou fut daté, signé et
porté au rapporteur; les jeunes demoiselles allèrent à l'en-
1. Probablement le duc d'Âyen, capitaine des gardes de Louis XV,
Tuno des langues les plus spirituelles et les plus malignes de son
temps. On cite ses bons mots. Bornons-nous à celui-ci, qui est de
situation. Un conseiller du Parlement de Toulouse lui disait à propos
du jugement si discuté de Galas que le meilleur cheval peut bron-
cher. « Oui ; mais toute une écurie 1 » repartit le duc. Mallet Dupan,
Mémoires^ t. 1], p. 467.
BIENVEILLANCE QÉNÉRALE. 401
trée du Conseil se présenter à leurs juges; le nombre en fut
prodigieux, et Tassistance des ministres rendit ce Conseil
encore plus brillant; la requête fut admise tout d'une voix.
L'aînée des demoiselles Calas se trouva mal pendant le
temps du Conseil; elle eut une vapeur très-considérable et
très-longue : elle durait encore, lorsque ces messieurs, étant
sortis, vinrent lui annoncer la réussite de ses entreprises;
une partie s'empressa de lui donner des secours; des eaux
spiritueuses, des sels, des flacons de toute espèce furent
prodigués : je reçus les plus grandes politesses de ces mes-
sieurs. L'intendant de Soissons, entre autres, et M. Astruc,
m'en firent beaucoup. La charité de ces messieurs ne se
borna pas à M"« Calas; ils s'empressèrent beaucoup d'obte-
nir Tacte d'élargissement de M"« Calas. On remarqua dans
leur façon d'agir combien ils étaient pénétrés du malheur
de cette famille et indignés de l'injustice qu'on lui avait
faite.
L'arrêt d'élargissement prononcé, nous fîmes sortir M"»^ Ca-
las de la prison, où elle était dans une ample bergère, au-
près d'un grand feu; le geôlier lui avait fait servir le matin
du café au lait, du chocolat et un bouillon, c'étaient ses
ordres; mais nous fûmes bien surpris de sa belle réponse
lorsqu'on lui demanda combien il lui fallait : « M°>o Calas^
dit-il, est trop malheureuse, je serais bien fâché de pren-
dre le moindre salaire; je souhaiterais avoir un minis-
tère plus agréable pour lui offrir mes services; personne ne
la respecte plus que moi. n Quel contraste avec le peuple de
Toulouse! Les domestiques de tous ses juges, de tous ses
protecteurs, la regardent avec admiration et respect : il
n'en est aucun qui n'ait lu tous ses mémoires *.
Nous avons vu les deux jeunes Calas enlevées à
leur mère par lettres de cachet et renfermées, Rose
au couvent de Notre-Dame de la rue du Sac, Nanette
à celui de la Visitation, où leur conversion fut Tob-
1. Annales proteêtanCes (Paris, 1819), t. I, p. f
Le 8 Diara 1763.
402 SOEUR ANNE-JULI8 FRÂISSB.
jet et le but de tous les efforts. Si la première n'eut
que médiocrement à se louer des religieuses aux-
quelles elle avait été remise, Nanette, tout au con-
traire, ne rencontra que compassion, petits soins,
zèle aussi éclairé que charitable. La supérieure, la
Mère Anne d'Hunaud, lui témoigna le plus tendre
intérêt; mais la jeune captive devait trouver une
protection, un appui, un conseil aussi judicieux que pur
et dévoué dans une simple visitandine, la sœur Anne-
Julie Fraisse, qui se consacra exclusivement à la garde
de ce dépôt que leur confiait la Providence. La douce
pitié que lui inspirait cette enfant, Tenvie de ramener
au Seigneur une brebis égarée, firent qu'elle s'attacha
chaque jour un peu plus à la jeune fille qu'elle ne
quitta bientôt plus ; elle s'appliqua à lire dans son
âme, à saisir sa pensée la plus fugitive, car il fallait
avant tout s'assurer en quelle terre on allait essayer
de semer la parole de Dieu. Après une mûre et bien
consciencieuse investigation, la sainte femme s'aper-
cevait qu'elle avait affaire à une foi profonde, qui ne
se laisserait point entamer, mais qu'en même temps
rien n'était plus innocent et plus pur que ce jeune
cœur. Dès lors, sans désespérer du ciel qui sait
remuer et transformer les consciences, quand il le
juge convenable, elle se borna à entourer Nanette
Calas d'une affection toute maternelle. Sa conviction
était faite, elle en connaissait assez pour ne plus
douter de l'innocence de toute cette famille. Son âme
droite ne craignit pas alors, du fond de son cloître,
de mettre tout en œuvre pour faire pénétrer, dans la
pensée des grands de ce monde, la conviction dont
SA TENDRESSE POUR NANETTE. 403
elle était remplie. Citons cette lettre adressée à M. Cas-
tanier d'Auriac, conseiller d'État, son parent et le
gendre du chancelier de Lamoignon, par conséquent
un protecteur puissant, si elle pouvait le gagner à la
cause de sa jeune amie.
Je ne prétends pas, monsieur, vous instruire et vous ra-
conter la tragique histoire de l'infortunée famille de Calas,
mais vous témoigner le plaisir sensible que j'auray si vous
leur êtes favorable et que vous contribuiez par votre suf-
frage à les réhabiliter. Nous avons eu sept mois dans notre
maison une de ces demoiselles par lettre de cachet. La Re-
ligion en étoit l'objet, que nous n'avons pu remplir : c'est
à Dieu seul qu'il appartient. A cela près, elle a gagné Tami-
tié et l'estime de notre communauté par ses excellentes qua-
lités. Nous n'avons eu qu'à regretter que tant de vertus dont
elle est remplie ne puissent lui servir que pour cette vie. On
m'avoit chargée d'elle; j'y étois tous les jours et je n'ai eu
jamais le moindre mécontentement; elle ne mérite que des
éloges. Nous avons eu occasion de connoître ce qui reste
de cette famille; leur bon caractère nous assure de leur
innocence. Il est bien désirable qu'elle soit reconnue et jus-
tifiée *.
Dans une lettre à Cazeing, un mois après, au sujet
même de la délivrance de mademoiselle Calas, la
bonne sœur écrivait :
Je n'aurois cédé à personne de lui en donner la nouvelle;
vous jugez combien elle en fut transportée... Elle s'est con
duite dans notre maison tout au mieux, polie, sage, mo-
deste, discrète et prudente. Je l'ai connue remplie de mérite
et des qualités les plus désirables. Je n'ai rien négligé pour
lai adoucir la captivité; point de tracasserie ni de gêne. Il
1. Athanase Coquerel, Jean Cala» et sa famille (Paris, Cherbuliez,
1869), p. 381. Lettre de la gamr Anne-lalie Fraiise à M. Castanier
d'Auriac; le 24 décembre 1762.
404 VOLTAIRE CHANTE SES LOUANGES.
nous paroît par tous les discours depuis sa sortie, cju'elle
est aussi contente de nous que nous l'avons été d'elle • .
Les lettres de cette vertueuse fille* sont remarqua-
bles par un accent ému, une sensibilité profonde, une
élévation de sentiments qui, dans les questions d'é-
quité, lui rendent sa parfaite indépendance. Elles con-
trastent fort avec ce qui se faisait et se disait alors
à Toulouse; et cette humble nonne en aurait re-
montré, par les seules inspirations de son cœur, à ces
magistrats hautains, infatués de leur grand mérite,
qui, s'étant trompés, eussent tout admis, plutôt que
de reconnaître leur erreur. Voltaire avait eu connais-
sance de la lettre de la sœur à M. d'Auriac, et avait
été frappé de tant de générosité et de candeur,
a J'envoie à mes frères, écrivait-il à Damilaville, la
copie d'une lettre d'une bonne religieuse; je crois
cette lettre bien essentielle à notre aflfaire. Il me sem-
ble que la simplicité, la vertueuse indulgence de
cette nonne de la Visitation, condamnent terriblement
le fanatisme sanguinaire des assassins de robe de
Toulouse*. » Il mandait, le môme jour, à Élie de
Beaumont : « Vous avez vu, sans doute, la lettre de
la religieuse de Toulouse. EUe me paraît impoilante;
et je vois avec plaisir que les sœurs de la Visitation
n'ont pas le cœur si dur que Messieurs. J'espère que
1. Athanase Coquerel, Jean Calas et sa famille {^ Aria , Cherbuiiez,
1869)^ p. 382. Lettre de la sœur Aane-JuUe Fraisse à M. Gazeing;
24 janvier 1763.
2. On en a recueilli quarante.
3. Voltaire, Lettres inédites (Didier, Paris, 1857, t. II, p. 357.
Lettre de Voltaire à Damilaville; 21 janvier 17G3.
IL N'EST PAS PAYÉ DE RETOUR. 40o
le Conseil pensera comme les dames de la Visita-
tion ^ »
Voltaire s'incline deyant la « vertueuse indul-
gence ï) de la nonne; mais cette indulgence, qui ve-
nait du cœur, faisait place, à l'occasion, à une sainte
horreur pour les ennemis de son culte et de son Dieu.
Cette correspondance de Nanette avec sœur Anne-
Julie n'eut d'autre fin que la mort de cette dernière.
Bien des années après ces événements, Nanette,
dans une de ses lettres, ayant parlé avec un enthou-
siasme très-légitime de leur sauveur, M. de Voltaire,
la bonne religieuse tout aussitôt de se récrier, de pro-
tester avec indignation contre des épithètes que ne
saurait mériter un blasphémateur, un impie, a Mon
affliction est extrême, répondait-elle à madame Du-
voisin, de vous voir appeler illustre l'ennemi de Dieu
et de toute religion ; ce sentiment est même opposé à
la vôtre. Peut-il y avoir quelque chose de grand dans
l'homme, lorsqu'il s'oppose à l'auteur de son être?
Que ne vous dirois-je pas si je suivois l'impétuosité
de mon cœur et de mon esprit? Depuis votre lettre,
j'en parle au bon Dieu *. . . »
L'abbé Salvan, qui ne peut nier l'autorité de ces
lettres et qui ne se dissimule pas quel poids elles
ont dans l'opinion de tout juge sans passion, ne
réussit pas à cacher sa mauvaise humeur ; il ne vou-
1. Voltaire, OEuvres complètes (Beuchot)^ t. LX, p. 516. Leltre
de Voltaire à Élie do Beaumont; à Ferney, 21 janvier 1763.
2 Athanase Coquerel, Jean Calas et sa famille (Paris, Cherbuliez,
1869), p. 422. Leltre de la sœur Fraisse à Nanette; 28 novembre
1770.
23.
406 ÉTRANGE MANIÈRE D'ENVISAGER LES CHOSES.
drait point que Ton donnât autant d'importance à des
caille tages venus du dehors, et qui n'ont que trop
influé sur les sentiments de la sœur Anne-Julie.
On voit^ dit-il « dans cette correspondaace que notre
bonne visitandine allait souvent au parloir et recevait un
grand nombre de visites. Il y a dans ses lettres une infinité
de détails que peut expliquer son excessive tendresse pour
Naoette, mais que sa piété aurait désavoués, si elle eût pu
prévoir que ces lettres confidentielles dussent voir le jour,
grâce à l'indiscrète complaisance d'un ministre du Saint-
Évangile... On plaint cette bonne religieuse d'avoir perdu
son temps à poursuivre une conversion que Nanette était
bien éloignée de réaliser, puisqu'elle épousa bravement le
pasteur Duvoisin, et anéantit ainsi toutes les espérances
d'Anne-Julie*.
On se demande quels torts peut faire à la bonne
religieuse une telle publication, et si ces lettres ne té-
moignent point d'une charité bien à l'honneur de sa
religion et de sa robe. Mais faut-il tant la plaindre
a d'avoir perdu son temps? » Est-il si sûr qu'elle l'ait
perdu, et qu'elle n'ait point eu sur ce jeune cœur une
douce et heureuse influence, récompense assez belle
déjà de ses soins, de ses efforts, de sa maternelle
affection ?
1. L'abbé Salvan, Histoire du procès de Jean Calas, ù Toulouse
(Toulouse, Deiboy, 1863), p. 112, 143. — Nanette Galas épousa,
le 35 février 1767» Jean-Jacques Duvoisin, chapelain de Tambassade
de Hollande, le représentant de l'Église réformée de Paris.
IX
REHABILITATION DES CALAS.— LES SIRVEN.— ACCUSATION
DE PARRICIDE. — VOLTAIRE INTERVIENT.
Nous avons cru devoir insister Sur les bonnes qua-
lités, la modestie, la simplicité, l'honnêteté de Na-
nette. Un tel soin n'était pas inutile. Voici ce que rap-
porte le continuateur de dom Vayssette, M. Du Mège,
dans une des notes nombreuses dont il a grossi son
édition de V Histoire gétiérale du Languedoc. Le héros
de l'aventure (triste héros, si on ne le calomnie pas)
serait un chevalier de Gazais, que son étrange étoile
avait fait le voisin de la famille Calas.
Ce gentilhomme habitait une maison dans la rue des Fila-
tiers vis-à-vis de Calas. Cette dernière transformée presque
en entier depuis peu d'années conserve cependant sa porte
à ogive moresque, qui annonce que sa construction remonte
au quinzième siècle. Les demoiselles Calas occupaient une
chambre dont les fenêtres s'ouvraient presque en face des
fenêtres de M. de C Jean Calas restait constamment,
sauf à l'heure des repas, dans sa boutique^ ou dans le ma-
gasin, situé en arrière. Quelques jeunes personnes du quar-
tier se rassemblaient chez ses ûlles. M. de C... avait demandé
et obtenu la faveur d'être admis dans cette société^ et peut-
être à rinsu même de Calas. Un soir du mois d'octobre, la
servante catholique vint avertir ses maîtresses que leur sère
408 LE CHEVALIER GÀZALS.
voulant recevoir quelques amis dans leur chambre, il les en-
gageait à passer dans l'appartement de leur mère. On
entendait les pas de ces personnes qui s'approcha.îeo£.
M. de G... dut se blottir sous le lit^ tandis que les demoiselles
Calas et leurs amies, toutes tremblantes, furent dans l'appar-
tement de madame Calas. C'est dans cette position cjue
M. de C... aurait vaguement entendu Calas parler de la pro-
chaine conversion de son ûls, et les résolutions fatales des
personnes réunies dans cette chambre. II aurait sans doute
dû aussitôt prévenir Marc-Antoine Calas. Mais comment
croire à la persistance d'une aussi atroce résolution ? Lorsq ute
le Monitoire fut publié, il ne révéla point d'une manièi-e
légale ce qu'il savait sur cette affaire; il en dit quelque
chose à des amis intimes. Plus tard, ayant obtenu d'ôtre re-
levé de l'excommunication qu'il avait encourue par son silence^
il raconta ce qu'il avait entendu, et dans Toulouse, une partie
de la haute société a toujours cru à la culpabilité de Calas.
M"» de Moiitbel, qui ferme la liste des supérieures de Saint-
Pantaléon, a raconté le fait relatif à M. de C... à plusieurs
personnes et, entre autres, à M. l'abbé Barre, encore vivant.
Cet ecclésiastique éclairé, qui a exercé les fonctions sacrées
à l'île de Bourbon, nous a môme remis à ce sujet un récit
signé de lui, et qui a servi à la rédaction de ces lignes*.
En tous cas, cette aventure ne devenait publique
qu'en 1846, avec l'ouvrage de M. duMège, plus de
quatre-vingts ans après ce terrible drame. Il faut con-
venir que le bon sens, le sens critique, le désintéres-
sement historique sont des dons inestimables, en ab-
sence desquels les écarts de jugement peuvent être sans
limites. Ainsi, ce sont ces deux mêmes jeunes filles,
c'est cette Nanette que la sœur Fraisse nous peint
comme un miroir de pureté, d'innocence et de mo-
1. Du Mègc, Histoire générale du Languedoc par Dom Claude de
Vie et Dom Vayssette, commentée et continuée jusqu^en 1830
(Toulouse, 1846), t. X, p. 574.
DISCUSSION DES FAITS. 409
destie, qui reçoivent en cachette, et à coup sûr sans
l'autorisation des parents*, un beau cavalier, qu'elles
ne pouvaient se flatter d'épouser un jour. Pour la-
quelle des deux venait-il? Pour la plus belle, pour la
seule belle, sans doute, pour Nanette; car l'aînée,
Rose, n'était ni jolie, ni spirituelle, si elle rachetait ce
qui lui manquait en fait de qualités brillantes par
beaucoup d'abnégation, de bonté et de dévouement.
Le chevalier était introduit par la fille de service :
était-ce Jeanne Viguière, dont on entend parler, et ce
serviteur honnête se serait-il prêté à une semblable
action? Si ce n'était pas elle, le moyen de lui dérober
ces entrevues qu'elle aurait blâmées, qu'elle n'aurait
pas souffertes? Mais le moyen encore d'introduire le
galant dans une maison assez restreinte, à tout in-
stant traversée par le père ou la mère*% l'un ou
l'autre des fils? Mais tout cela n'est rien. La domes-
tique accourt, au beau milieu de l'entretien, et pré-
vient le troupeau effarouché que M. Calas approche.
L'on perd la tête, l'on se sauve, et le chevalier se glisse
tout naturellement sous le lit, placé des mieux, comme
on voit, pour entendre l'horrible entretien dont il a
été question plus haut. Il peut sembler étrange que
ce soit le domicile même de la future victime qui ait
été choisi pour ces sinistres confidences, et qu'on ait
installé chez soi une sorte de tribunal où va se dé-
1. M. DuMège dit «peul-être à Tinsu de Galas », ce serait (( cer-
tainement » qu'il aurait dû dire pour être conséquent.
2. L'abbë Salvan nous dit lui-même que ces jeunes filles passaient
leurs jours « sous la surveillance active de leur mère. » Histoire du
procès de Jean Cahis à Toulouse (Toulouse, 1863)^ p. 4.
4i0 LIEU DE RÉUNION MAL CHOISI.
battre le sort d'un fils impie, sans se préoccuper des
conséquences et du danger d'une pareille assemblée.
Après le meurtre, ce père fanatique compte-t-îl que
des recherches ne seront pas faites ? La présence de
ces amis réunis chez lui, à la veille du crime, est-il
bien assuré qu'elle n'aura pas été ébruitée, et ne de-
vra-t-elle pas donner à réfléchir? Mais ni Calas, ni
M. Du Mège n'ont songé à cela. Marc-Antoine est sur le
point d'abjurer sa reUgion, et le trouble doit être grand
dans cette famille de protestants exaltés, dont ce n'é-
tait pas, toutefois,'le premier deuil de ce genre. Son
frère, avant lui, s'était fait catholique, et Calas l'avait
laissé vivre. Si le chagrin du père n'avait pas été dou-
teux , au moins s'était-il résigné, au moins s'était-i]
conduit en homme prudent, et rien dans son attitude
n'aurait pu faire prévoir ce qui arriverait devant une
seconde apostasie. Notez que nous raisonnons comme si
Calas eût été un huguenot fanatique * et comme si Marc-
Antoine eût jamais songé à se faire catholique ; comme
1. Galas était si peu fanatique et on le savait de mœurs si tolé-
rantes qu^en 1735, un catholique, du nom de Bonafous, juge de
Ferrières et d'Esperausses, ayant placé ses filles au couvent des reli-
gieuses de Notre-Dame, à Toulouse, permettait qu'elles sortissent
chez les Galas, où elles étaient allées loger d'abord ; et Taînêe, trop
souffrante pour y demeurer davantage, ne laissa pas de passer plu-
sieurs mois chez ceux-ci^ sans que leur croyance y fût dans le
moindre danger. Devenue madame Boulade (son mari était maire de
Castelnau-de-Brassac), elle eut l'honnêteté de déclarer, ainsi que sa
sœur, dans deux certificats authentiques, que a tandis qu'elle de-
meurait chez les sieur et dame Calas, elle y a rempli ses devoirs de
catholicité, et fait ses pâques, en l'année 1757; que le dit Galas la
faisait accompagner dans toutes les églises par des personnes de con-
fiance. » Athanase Goquerel, Calas et sa famille (Paris, GberbuUe?,
1869), p. 40, 41.
QUE FERA LE CHEVALIER? 4il
si, tout au contraire, ce dernier n'eût pas donné d'ir-
réfutables preuves de sa persistance à demeurer pro-
testant. L'on comprend les angoisses du chevalier ; U
fallait d'abord sortir de cette caverne. Une fois en
*
sûreté, il se questionne. Que fera-t-il? Lemonitoire le
rend bien un peu perplexe ; mais la générosité l'em-
porte sur les scrupules, il ne parlera pas : de cette fa-
çon, niesdemoiselles Calas ne seront point compro-
mises. U est vrai que leur frère sera immolé ! Et voilà
ce qui rend cette histoire aussi inadmissible que ri-
dicule. Un homme allait être assassiné, sa vie était
absolument dans les mains de M. de Gazais, et cette
pensée ne suffit pas pour mettre fin à ses incertitudes
et à lui dicter ce qu'il doit faire. Était-il, d'ailleurs,
dans l'obligation de tout révéler à la justice, et n'y
arait-il pas mille façons d'effrayer, d'arrêter le bras
de ces misérables? Une lettre anonyme au père ou à
l'un des figurants de cet étrange conciliabule, sans être
un moyen chevaleresque, était un expédient dont l'ef-
ficacité n'était point douteuse. Mais M. de Gazais laisse
faire, et, quand il aura des remords, quand il ira de-
mander l'absolution à Rome, ce ne sera pas pour n'a-
voir point empêché, lorsqu'il le pouvait, le plus épou-
vantable des crimes ! Tout cela est-il bien sérieux,
et n'est-ce pas bien du scrupule que de se donner le
souci de discuter des contes de cette force*? C'est
1. Ce roman n'est pas, d'ailleurs, le premier de ce genre. Voir
rhistoire des quatre hommes glissés derrière une tapisserie et enten-
dant Galas prononçant Tarrôt de mort de son fils. Longchamp et
Wagnière, Mémoires sur Voltaire (André, Paris, 1820), t. I, p. 57,
Additions au Commentaire historique.
412 FINS DE NON-RBGEVOIR.
pourtant ce que M. de Bastard considère comme le
dernier mot de la justification du parlement ' . Hàtons-
nous d'ajouter que Tabbé Salvan, qui n'est pas tendre
envers les Calas, n'hésite pas à répudier, comme
inepte, un pareil conte. « Nous regardons, dit-il, ce
récit, comme une fable qui n'a aucun fondement ; et
comme ce fait n'a été cité que sur le témoignage du
seul abbé Barre, qui prétendait le tenir de madame
Tabbesse, nous déclarons que l'abbé Barre, que nous
avons connu, et qui est mort depuis quelques aimées,
était un homme d'assez peu de portée*. »
L'arrêt du grand Conseil fut des mieux accueillis
par l'opinion. La cour, qui n'était pas parlementaire,
fut toute Calas ; et, malgré sa religion un peu étroite,
la reine se fit présenter la veuve et ses filles, et leur té-
moigna beaucoup de bienveillance. Mais tout était loin
d'être dit. Le roi, en son Conseil, ordonnait aux premiers
juges de lui envoyer les charges et informations, ainsi
que les motifs de la sentence ; on ne saurait se faire
une idée de l'indignation, de la colère que causèrent à
Toulouse ces injonctions. Le greffier déclara tout d'a-
bord au procureur de madame Calas , qu'il ne fallait
pas moins de vingt-cinq mains de papier timbré, et que
les frais de la copie monteraient à quarante pistoles au
1. Bastard d'Eatang, Les Parlements de France (Didier, 1857),
t. I, p. 410, 4tl. Du Mège, dsLUè non Histoire des institutions de
la ville de Toulouse (Toulouse, 184C}, t. IV, p. 546, a fait un
autre récit, qui, bien qu'écrit la même année, diffère du nôtre par
de petits détails qui ne laissent pas de changer la physionooiie des
choses. C'est ce dernier que M. de Bastard a reproduit.
2. L'abbé Salvan, Histoire du procès de Jean Calas à Toulouse
(Toulouse, Delboy, 1863), p. 32.
NOUVELLES INIQUITÉS. 4i3
moins. « Quoi ! s'écrie Voltaire, dans le dix-huitième
siècle, dans le temps que la philosophie et la morale
instruisent les hommes, on roue un innocent à la plu-
ralité de huit voix contre cinq, et on exige quinze cents
livres pour transcrire le griffonnage d'un abominable
tribunal ! Et on veut que la veuve le paye * ?» Ce ne
serait pas à elle, en tout cas, ce serait au roi à payer,
puisque c'est lui qui requiert : a Le Conseil de madame
Calas, reprend l'auteur de la Henriade^ dans une autre
lettre, jugera sans doute que l'ordre a été donné par
le roy au parlement de Toulouse , d'envoyer au roy la
copie des procédures, et non pas de les envoyer à la
veuve; donc ce n'est pas à elle de payer l'obéissance
que le parlement de Toulouse doit au roy... S'il est
absolument nécessaire de payer l'iniquité et de donner
quinze cents hvres pour le greffe de l'iniquité, il fau-
dra se cotiser; il n'y aura qu'à faire une répartition
entre les contribuans et j'offre d'en être. Je fais la
même offre quand il s'agira de prendre à partie les
juges eux-mêmes ^. »
Il fallut payer. Les copies coUationnées de toute la
procédure furent faites et certifiées par le greffe, aux
frais de la veuve. Mais la patience de ces pauvres
gens n'était pas à sa dernière épreuve. Le mauvais
vouloir, les lenteurs calculées, des obstacles inces-
sants devaient leur faire passer bien des nuits sans
sommeil, ainsi qu'à ceux qui s'intéressaient à leur
fortune. Ce ne fut que vers la fin de juillet 1763
1. Voltaire, Lettres inédites sur la tolérance (Paris, Cherbuliez,
1863), p. 215. Lettre de Voltaire à Debrus^ sans date.
2. Ibid,^ p. 216. Lettre de Voltaire au même, sans date.
414 ARRÊT DE CASSATION DU CONSEIL PRIVÉ.
que les pièces furent expédiées de Toulouse, et près
d une année s'était écoulée avant que n'intervint une
nouvelle sentence. « Ces lenteurs Inévitables , écrivait
madame Calas à un ami, me déssespère; et sy je
n'avez la douce satisfaction d'avoir mes filles auprès
de moy, je croy que je succomberai sous le poix de
mes peines*. »
L'arrêt de cassation prononcé par le Conseil privé
est à la date du 4 juin 1764. L'affaire était renvoyée
aux requêtes de l'hôtel. C'était à recommencer une nou-
velle procédure, mais devant des juges définitifs, qui
n'avaient aucun intérêt à l'éterniser, ce qui n'empê-
cha point qu'elle ne traînât encore neuf mois, malgré la
diUgence et le zèle de Dupleix de Bacquencourt. Élie de
Beaumont dut donnerun troisième mémoire, Mariette
un quatrième. Le jeune Lavaysse, qui eu avait déjà fait
un, en pubUa un second dont Voltaire fut des plus con-
tents^. Le ciel s'éclaircissait enfin, l'espérance était ren-
trée dans le cœur de ces infortunés. En attendant, et
comme fiche de consolation, ils apprenaient la desti-
tution du sinistre David de Beaudrigue (février 1765).
(J'espère, disait le poëte à ce propos, qu'il payera chè-
rement le sang des Calas, » Tout entier à son objet,
ne voyant que le but à atteindre. Voltaire redoublait
de persévérance et d'énergie ; il flattait les uns, en-
courageait les autres, n'épargnait pas la louange, ce
plus puissant des leviers. Cet homme, d'un amour-
1 . Athanase Coquerel, Jean Calas et sa famille (Paris, Gherbuliez,
1869)^ p. 247. Lettre inédite de madame Calas à Gazeing fils aîné.
2. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXU, p. 247. Lettre
de Voltaire à d'Argental ; 1 5 mars 1 765.
ADMIRABLE DÉSINTÉRESSEMENT DE VOLTAIRE. 415
propre si chatouilleux, fait abnégation de lui-môme ;
il semblerait rougir, devant des intérêts aussi pres-
sants, de se préoccuper de l'honneur qui peut lui re-
Arenir du succès final. Si la passion ne Ta que trop
souvent emporté bien au delà de ses limites les plus
extrêmes, dans les grandes questions de justice et
d'humanité son équité naturelle reprend tous ses
droits et l'isole pleinement de toutes considérations
personnelles; et c'est véritablement alors un philoso-
phe, nous ne dirons pas un chrétien, dans la plus
complète acception du mot. Dans ce mémorable pro-
cès des Calas et celui des Sirven, auquel nous allons
arriver, il fut admirable ; et ceux qui se sentaient le
moins portés à le louer n'ont pu s'empêcher d'ap-
plaudir à ce dévouement, que rien n'affaiblit ni ne
lasse. « C'est Voltaire qui écrit pour cette malheu-
reuse famille, mandait Diderot à mademoiselle Yoland,
au début de ces tentatives de réhabiUtation, dont le
succès était plus que problématique. Oh! mon amie,
le bel emploi du génie ! Il faut que cet homme ait
de l'âme, de la sensibiUté, que l'injustice le révolte,
et qu'il sente l'attrait de la vertu. Eh ! que lui sont
les Calas? Qu'est-ce qui peut l'intéresser pour eux?
Quelle raison a-t-il de suspendre des travaux qu'il
aime, pour s'occuper de leur défense? Quand il y au-
rait un Christ, je vous assure que Voltaire serait
sauvée » Blasphème à part, tout cela est très-sensé,
très-vrai, très-logique, surtout si l'on se dit que,
malgré ses efforts, son action sur l'opinion, et finale-
1. Diderot^ Mémoires et correspondance (Garnier, 1841), t. I,
p. 293, 294. Lettre à mademoiselle Voland; Paris, cf^ *» •*'-'^» <'»<î2.
416 JUGEMENT DE CHARLES BONNET.
nient la bonté de sa cause, il était plus qu'improbable
que Fauteur de la Benriade pût soutenir la lutte con-
tre une magistrature puissante, quoique ébranlée, et
que l'esprit de corps rendait formidable. Diderot, nous
en convenons, est un enthousiaste, qui se grise à J'é-
clat seul de ses phrases. Mais Charles Bonnet, le ver-
tueux solitaire de Genthod, auquel le poète était loin
d'être sympathique, qui, comme Haller, se sentait
peu de penchant pour l'écrivain français, n'essaye pas
de contenir l'admiration que lui inspire un dévouement
aussi désintéressé qu'infatigable.
Voltaire, dit-il, a fait un livre sur la tolérance, qu'on dit
bon; il ne le publiera qu'après que Taffaire des malheureux
Galas aura été décidée par le conseil du roi* Le zèle de Vol-
taire pour ces infortunés peut couvrir une multitude d'écarts;
ce ^le ne se ralentit point, et s'ils obtiennent satisfaction,
ce sera principalement à ce protecteur qu'ils le devront. Il
reçoit bien des applaudissements pour cette affaire, et il les
mérite pleinement*.
Les accusés durent une fois encore (mais c'était
de pure forme) se constituer prisonniers à la Concier-
gerie, où ils furent visites, reconfortés par les amis
connus et inconnus dont ils étaient redevables à leur
malheur.
J'ai passé, écrivait Damilaville au seigneur de Ferney,
deux heures aujourd'hui en prison avec M™e Calas et ses infor-
tunés compagnons. Je les ai été consoler plusieurs fois de-
puis qu'ils y sont. Je ne suis pas le seul; bien d'autres gens
de bien en ont fait autant, et j'ai vu avec une grande salis-
1. heures de Bonnet^ n» 97. Lettre de Bonnet à Haller; 9 avril
1765.
L'ESTAMPE DE CARMONTEL. 417
faction qu'il y avoit encore de la vertu et de Thonuêteté dans
le monde. Ils sortiront après-demain; du moins je l'espère*.
Carmontel, dans son estampe bien connue, a es-
sayé de reproduire cet intérieur de prison, où se
trouve rassemblée, ^ette fois rayonnante d'espérance,
cette famille qui, depuis si longtemps, avait perdu
jusqu'à la notion du bonheur. La veuve, ses deux
fîDes, Jeanne Yiguière sont là, ainsi que Pierre, tous
attentifs à la lecture que leur fait Lavaysse de son
mémoire. Les verrous et les grilles subsistent en-
core, mais le désespoir a disparu, et les âmes sont
déjà bien loin de ce sombre cachot où ces captifs sa-
vent bien qu'ils ne séjourneront guère.
L'affaire demanda six séances de quatre heures cha-
cune, à l'exception de la dernière, qui en prit plus
de huit. L'arrêt fut rendu, le 9 mars 1765, à l'una-
nimité, non pas d'une commission, mais de tous les
quartiers assemblés des requêtes de l'Bôtel. Les juges
étaient au nombre de quarante, dont quatorze inten-
dants de province '. La sentence était des plus expli-
1. Collection d'autographes de Lajariette (novembre 1860), p. 98,
n* 890. Lettre de DamiiaviUe à Voltaire; 7 mars 1765.
2, « Ces maîtres des requêtes, au nombre de soixante-sept ent765^
siégeaient ordinairement à tour de rôle, par quartier et trimestre, et
ils examinèrent, nous dit M. Berriat-Saint-Prix, TafiTaire Calas dans
ses plus petits détails, car, dans leur jugement souverain, on compte
269 pièces du procès visées par leur date et leur objet, » Des tribunaux
et de la procédure du grand criminel au diX'huitiéme siècle (Âubry,
1859), p. 30. Cependant Du Mége nous dit que les maîtres des re-
quêtes rendirent leur arrêt « sans avoir même étudié la procédure. »
M. de fiastard fait à cet égard les observations suivantes : « La copie
de la procédure envojrêe à Paris par ordre du Parlement de Toulouse
existe encore. Gomment donc n*a-t-elle pas été connue de la com-
mission de révision? Si le fait attesté par l'historien toulousain e.st
418 EXASPÉRATION DES TOULOUSAINS.
cites ; elle réhabilitait les accusés et la mémoire de
Jean Calas, ordonnant que leurs noms fussent rayés et
biffés des registres, et le jugement transcrit en marge
des écrous : « A quoi faire, tous les greffiers, con-
cierges et geôliers seront contraints, même par
corps. » Sur la demande des prévenus en prise à par-
tie et dommages-intérêts , elle les renvoyait « à se
pourvoir ainsi qu'ils aviseront. » Ce dernier article
était, en réalité, un déni de justice. M. de fargès
opina dans le sens d'une autorisation, et soutint, « en
renforçant sa petite voix » , qu'il était de toute équité
que le parlement de Toulouse rendît compte de sa
conduite inique et barbare. Les termes étaient vifs,
médiocrement parlementaires^ et d'Aguesseau l'invita
à retirer ce qu'il y avait d'un peu trop ferme dans son
langage. Mais il n'en voulut point démordre*.
L'exaspération fut grande à Toulouse, et la déter-
mination de ne point se soumettre aussitôt prise. La
sœur Fraisse écrivait à Nanette, le 17 avril : « Notre
parlement a fait, dit-on, des assemblées secrètes,
pour examiner la légitimité des pouvoirs des requêtes,
mais ils n'ont rien trouvé k pouvoir les combattre. Us
disent qu'ils feront imprimer la procédure et la don-
neront au public pour leur justification. Je répons
vrai, il ne peut s^expliquer que par cette pression de Topinion qui
entraîna la commission sans ex.amen et sans délibération. » Vicomte
de Bastard, Les Parlements de France (Paris, Didier, 1857), t. I,
p. 410. Mais le fait n'est pas vrai, et Ton Bretonne même qu'on
magistrat accepte des assertions si graves et si peu vraisemblables,
sans les vérifier lui -môme.
t. Voltaire, Œuvres corfipUies (Beuchot), \, LXI, p. b22. Lettre
de Vol^ire h Richelieu; Ferney, 21 juillet 1764.
VAINES MENACES. 419
qu'ils s'en garderont bien*. » Voltaire, quinze jours
auparavant, mandait également à Debrus que le
21 mars toutes les Chambres du parlement de Tou-
louse s'étaient réunies et avaient nommé des commis-
saires*. L'abbé Salvan fait aussi allusion à cette me-
nace d'imprimer la procédure. ccU aurait dû le faire! »
s'écrie-t-iP. Mais il ne le fit p^s, comme l'avait si
judicieusement prédit la religieuse de la Visitation, et
son abstention, qu'on ne saurait attribuer à l'esprit
de modération et d'apaisement, semble reconnaître
implicitement qu'une telle publicité pouvait être
moins favorable aux juges qu'aux condamnés *.
Lavaysse père, qui était un des bons avocats de Tou-
louse et qui avait des amis, pi'ofita des vacances du
parlement pour faire bifF(T Técrou de son (ils sans
rencontrer d'opposition de la part de la Chambre des
vacations. Mais c'avait été chose extorquée, et jamais
le fondé de pouvoir de madame Calas ne put, ^ la
rentrée, faire exécuter à son tour l'arrêt des maîtres
des requêtes. Si l'on échouait même pour cela, à plus
forte raison restait-il peu d'espoir d'obtenir des dom-
mages-intérêts, à regard desquels les juges s'étaient
1. Albanase Coquerel, Jean Calas et sa famille (Paris, Cherbulie^,
1869), p. 400. Lettre de la sœur Fraisse à mademoiselle Galas;
lî avril 1766.
Z, Voltaire, Leitreà inédites sur la tolérance (Paris, Cherbuliex,
1863). p. 229. Lettre de Voltaire à Debrus ; 2 avril 1765. — Œuvres
complètes (Beuchot), t. LXII, p. 285. Lettre de Voltaire à Damila-
ville; 5 avril 1765.
3. L'abbé Salvan, Histoire du itrocès de Jean Calas ù 'Toulouse
(Toulouse, Delboy, 1863), p. 126.
4. Athanase Coquerel, Jean Calas et sa famille (P^riSi Gl^erbulies,
1869), p. 258.
420 GÉNÉROSITÉ DU ROI.
abstenus de se prononcer. Voltaire, qui avait une ^i
grande pratique des hommes et dés affaires, ne s'abu-
sait pas sur l'impossibilité, sur les difficultés tout au
moins, d une semblable tâche; et il donnera le meil-
leur conseil, celui, avant toutes choses, de tâter le ter-
rain, de s'assurer comment des poursuites seraient
envisagées par les puissances. « Il m'est venu à Ja
tête, mandera-t-il à Damilaville, que madame Calas
devait faire pressentir monsieur le vice-chancelier et
monsieur le contrôleur-général, afin de ne pas faire
une démarche qui pourrait alarmer la cour, et dimi-
nuer peut-être les bontés qu'elle espère du roi * . » Ces
bontés, implorées en corps parles derniers juges dans
une lettre à M. de xMaupeou, ne s'étaient pas fait trop at-
tendre, et le vice-chancelier dans sa réponse leur appre-
nait que Sa Majesté avait accueilli de la meilleure grâce
leur supplique en faveur de la dame et des enfants
Calas, a Le roi, dont l'âme est sensible à la justice et
au malheur, a bien voulu jeter sur eux un regard fa-
vorable ; il a accordé à la veuve Calas une gratifica-
tion de douze mille francs, six mille francs à chacune
de ses filles, trois mille francs à ses fils, trois mille
francs à la servante, et six mille francs pour les frais
de voyage et de procédure. » Maupeou fit venir ma-
dame Calas et sa famille, et voulut leur annoncer lui-
même cette bonne nouvelle. Élie de Beaumont les
avait accompagnés, et la délicate question de la prise
à partie fut posée : les bienfaits du roi devaient-ils
1. VoUaire, OEuvres complètes (Beuchot), t. LXU, p. 257. Lettre
de Voltaire à Damilaville ; Ferney, l*"^ avril 176i>.— /*W., p. 274,
lettre à d'Argental, ut du même jour.
NÉCESSITÉ D'UNE EXCESSIVE PRUDENCE. 42i
être considérés comme im dédommagement et une
défense tacite de poursuivre ; ou bien leur laissait-on
toute liberté d'agir? « Yous avez de bons conseils, ré-
pondit M. deMaupeou; consultez-les, et faites ce qu'ils
vous diront. »
En apparence, du moins, ils étaient les maîtres de
n'en pas demeurer là. Mais c'était toujours une
grosse affaire, dans laquelle on ne pouvait se lancer à
la légère. « Le dernier résultat de l'assemblée tenue
chez M. d'Argental, le mercredi 3 avril, écrivait l'avocat
de Beaumont à Voltaire, a été que, pour être consé-
quent et raisonnable, il fallait aussi prendre à partie
les treize juges delaTournelle, plus coupables encore
que lesCapitouls, puisqu'ils étaient préposés par la loi
pour les rectiBer. Pour cela, il faut la permission du
Conseil, et l'on craint fort que ces petits rois plébéiens
ne paraissent assez puissants pour que, par une faiblesse
honorée du nom de poUtique, on refuse de la permet-
tre*. » Tout cela donnait à refléchir. Lavaysse père,
que sa position à Toulouse condamnait à une grande
circonspection et qui par nature n'était pas homme à
se jeter dans les aventures, avait écrit à madame Calas
pour la déconseiller de toute tentative de ce genre, lui
déclarant que son fils Gaubert ne s'associerait point à
une démarche aussi hasardeuse, pour ne pas dire aussi
désespérée (16 avril). La correspondance de Grimm a
une page très-sensée, très-philosophique même sur
la situation faite à de pauvres gens dépouillés que Ton
eût ruinés encore une fois en frais, si c'eût été possi-
1. Ch. Coquerel, L€$ Églises du Désert (?ar\»,Cherh\i{i9i^ 1S41),
1. 11, p. 337. Lettre d'Élie de Beaumont à Voltaire,
11. ^i
422 FIN OU DRAME.
ble, après avoir reconnu la justice de leur cause ei
riniquitéde leurs juges*. Mais, en définitive, il Dt
fut pas loisible aux Calas de yider leur bourse et cellt
de leurs amis dans une tentative qui n'avait que peu
de chances d'aboutir. On a trouvé parmi les papiers de
la veuve une note indiquant que le chancelier avait
fait dire officieusement à la famille de se tenir tran-
quille. L'on ne poussa pas outre et l'on fit sagement :
c'est au pot de terre à ne pas oublier d'où il sort et
quel il est. Mais, quoique incomplète, la revanche des
Calas eut toute sa portée, et l'histoire du Parlement
de Toulouse est inséparable du souvenir de cette fa-
mille infortunée, dont la lamentable aventure souleva
l'indignation et la pitié du monde entier,
Que disons-nous? Tout cela n'aura été qu'un roman
inique, et le parlemeût toulousain, loin de s'être
trompé, aura été odieusement calomnié par cette
poignée de philosophes et d'encyclopédistes, en tête
desquels marchait Voltaire. Tout un groupç d'écrivains
modernes s'est imposé la tâche de refaire cette his-
toire et de démontrer l'équité de l'arrêt qui avait con-
damné Jean Calas à la roue. Bien que nôtre mission
ne soit pas tant de prouver l'innocence de cette fa-
mille que de mettre hors de ^oute la parfaite sincérité
de l'auteur de Mérope et des quelques cœurs géné-
reux qui se dévouèreqt à sa réhabilitation, nous nous
sommes efforcé d'exposer les faits dans leur véri-
table jour, tels qu'ils ressortent liimineusement de
1. Grimm, Correspondance liltéraire (Paris, Fume), t. )V^ p. 2i8.
15 avril 1765.
LES NOUVEAUX ACCUSATEURS DE CALAS. 423
la totalité des pièces, soit publiées., soit manus-
crites, que renferment les archives de l'État, pièces
que les champions du parlement toulousain se sont
bien gardés de consulter. Un livre définitif, dont n(jus
avons déjà constaté et la modération et l'impartialité,
et qui a servi de base à ce travail, a épuisé la matière,
répondant victorieusement à ces avocats de la der-
nière heure, qui ont cru qu'il était indispensable à
la religion et à l'honneur de la magistrature que Calas
fût l'assassin de son fils. « Je veux, dit un avocat de
Toulouse, à la rentrée solennelle des conférences des
avocats stagiaires, essayer de réhabiliter le parle-
ment de Toulouse et de le laver d'une injure qu'il ne
mérita jamais... Il faut savoir s'il s'est rencontré un
tribunal assez inique, pour envoyer sciemment un in-
nocent à la mort, et plonger dans l'opprobre une
famille entière *. » Cette question que pose et décide
l'avocat toulousain en faveur d'une magistrature qui,
toute disparue qu'elle soit, ne laisse pas d'être repré-
sentée par des arrière-neveux intéressés à défendre
1. Théophile Hue, le Procès Calas (Paris, Douniol, 1855), p. 5.
L'auteur déclare qu'il a tenu dans ses mains toute la procédure ; ce
n'était qu'une moitié de la tÀche, et Tenquôte parisienne était égale-
ment à lire. Mais il a mal vu ou mal lu les pièces qu'il a pu con-
sulter, et il tombe à tout instant dans les erreurs les moins expli-
cables. Voir les observations de M. Goquerel, aux pages 313, 314,
315, de son livre. Indiquons en revanche un discours prononcé par
un jeune avocat, M. Calary, à l'ouverture de la conférence des avocats
du barreau de Paris, le 26 décembre 1868, et publié ensuite sous
ce titre, Ces Clients de Voltaire (Paris, Claye), qui est un tableau nul-
lement chargé de la justice criminelle au dix-huitième siècle. H n'a
pas à plaider pour sa maison; il raconte, il explique, et rend justice
aux hommes de bonne volonté qui essayèrent d'arriver à une réforme
également nécessaire dans les mœurs et dans les lois.
424 ENIVREMENT DE VOLTAIRE.
ses actes \ Ta été bien différemment par un magistrat
dont la compétence et la science ne sauraient être
niées, et qui, moins soucieux de défendre sa robe
que de servir la vérité, s'est prononcé en toute
loyauté pour ces infortunés qui, eux aussi, méritent
bien qu'on ne leur dispute plus une justice qu'ils ont
payée assez cher *.
Nous avons déjà dit l'enchantement, l'enthou-
siasme de Voltaire, lorsqu'il apprit le triomphe final
de ses clients; il ne peut contenir sa joie, en écrit à
tous ses amis, dans des termes presque dithyram-
biques : ((Vous étiez donc à Paris, mon cher ami,
quand le dernier acte de la tragédie de Calas a fini si
heureusement. La pièce est dans les règles ; c'est, à
mon gré, le plus beau cinquième acte qui soit au
théâtre '. » Et il a raison d'être fier, car c'est bien
son œuvre; il a prêché d exemple, il ne s'est pas
borné, comme ce n'est que trop l'ordinaire, à lancer
quelques phrases vaines, qui s'oubUent vite, si l'ac-
1 . C'est M. Salvan lui-même qui nous apprend que le capitoul
Boyer, dont l'avis prévalut dans l'affaire Calas, était son grand oncle
maternel. Histoire du procès de Jean Calas à Toulouse (Toulouse,
Delboy, 1863), p. v.
2. Plougoulm, Discours de rentrée û la Cour de Rennes, 3 novembre
1843 (sur les progrès de la législation pénale en France). Un autre
magistrat, que nous avons cité^ et qui était un esprit aussi scru-
puleux, que net et judicieux, le conseiller Berriat-Saint-Prix, avait
étudié à fond ce grand et tragique procèSi et sa conviction était bien
dans Tirréfutable innocence de Galas. Nous l'avons souvent mis sur
ce chapitre émouvant, et c'était toujours avec une véritable indigna-
tion qu'il s'exprimait à Tégard des capitouls et du parlement de
Toulouse.
3. Voltaire, Œuvres complètes {Beuchoi), t. LXII, p. 255. Lettre
de Voltaire à Cideville; à Ferney, 20 mars 1765.
AUTRE FAOE DE JANUS. 423
tion n'intervient ; il s'est donné tout entier. Aucune
démarche, aucun sacrifice de temps, aucune dépense
ne lui coûtèrent; et ce même homme, qui disputait
le prix de quelques moules de bois au président de
Brosses, répandra l'argent sans y regarder. L'on a
cité, nous avons cité nous-même, sans hésitation, ces
durs moments de lésine qui sont, à coup sûr, des
crises dans son état constamment maladif, bien plus
que les phénomènes durables d'une organisation
d'avare. L'on s'est imaginé un Voltaire constamment
rapace, une sorte d'harpagon adouci, qui dissimule
ses griffes sous ses manchettes; et l'on serait bien
fâché de découvrir que l'on s'est trompé. Que les
malveillants se consolent pourtant. Voltaire ne leur
donnera encore que trop d'occasions de revanche
par ses impiétés, ses violences, ses défaillances et ses
inégalités de caractère, quoique, toute part faite, le
bien désormais couvre le mal, quoique les preuves de
générosité et de dévouement compensent et au delà
les manifestations d'une personnalité farouche et im-
placable.
Ce dernier arrêt aura été la date d'une ère nou-
velle. L'auteur du Traité sur la tolérance avait porté
le coup fatal à cette législation gothique qui, si elle
était agonisante, se révélera encore par deux ou trois
exemples d'une atroce barbarie. Mais, chaque fois,
le terrible patriarche se remettra résolument en cam-
pagne pour ne désarmer que lorsque la Justice et la
Raison auront reconquis leurs droits. Tout était dans
ces deux mots, tout et surtout la tolérance reli-
gieuse, cette conquête la plus difficile à arracher aux
24.
426 INFLUENCES HEUREUSES.
préjugés et à la passion des hommes. On a dit, on
a répété, on le redit encore, que Voltaire n'avait été
si ardent, si emporté dans cette affaire des Calas,
que parce qu'elle était un prétexte à calomnier la
religion catholique, à écraser Yinfâme. Certes, il ne
l'aimait guère , et la tentation aurait pu lui en venir.
Mais, par les premiers récits qui lui parvinrent,
comme on l'a dit déjà, il dut croire à la réalité
d'un crime inspiré à ce père huguenot par le plus
odieux fanatisme. Toute l'Europe protestante, à cette
nouvelle, fut profondément émue, et attendit a^ee
anxiété l'issue d'un procès où se débattait l'honneur
du calvinisme en France; car c'était lui qui avait
été mis en cause dans la personne de Jean Calas.
L'arrêt qui réhabilitait le supplicié n'était point sans
doute l'afifranchissement définitif des protestants, pas
plus que celui de Sirven, qui va suivre. Mais, a
dater de ce jour, les rigueurs, les vexations, les per-
sécutions diminueront; un accord tacite s'établira
pour ne point pousser à l'extrême ces règlements
inexorables de Louis XIV qui, un mois seulement
avant la mort de Calas, à Toulouse même, sur la
place du Petit-Salin, menaient au gibet le pasteur Ro-
chette avec cet écriteau : ce ministre de la R. P. R., »
ainsi que les trois gentilshommes verriers qui avaient
essayé de faciliter sa fuite. Peu à peu, les idées de
tolérance et d'humanité se feront jour. La condition
civile des déshérités, dont les mariages n'étaient
devant la loi que des concubinages, préoccupera des
ministres plus libéraux, d'un christianisme plus
éclairé. Mais, que les temps fussent plus ou moins
L'OEUVRE ET L'OUVRIER. 427
proches, Ton ne saurait nier la part prédominante
qu'eut Voltaire à cette transformation, à ce travail de
la conscience et de l'opinion. Les protestants ne s'y
méprirent point ; et malgré leurs griefs contre l'irré-
ligieux écrivain, les moins bienveillants d'entre eux
reconnaissent de bonne foi tout ce qu'ils doivent à
l'auteur de la Benriade. Certaines gens, maintenant
encore, se sentent plus disposés à lui pardonner la
Pucelle et Candide que le Traité sur la tolérance^
tant la passion a de puissance sur les cœurs ! Mais le
vrai chrétien, aussi bien que le philosophe, conviendra
qu'en faisant prévaloir la tolérance et l'humanité, le
poète, qu'il le voulût ou non, servait la religion d'un
Dieu de paix et de mansuétude; et, plutôt que de
s'indigner, il admirera les voies de la Providence, qui
a choisi pour ime telle œuvre un tel ouvrier.
Au moment où le procès des Calas surexcitait
toutes ces têtes méridionales et venait frapper d'un
esprit d'aveuglement et de vertige ceux que leur édu-
cation, leur caractère, leur rang, leurs lumières au-
raient dû le plus garantir de ce genre d'entraînement,
un autre événement, non moins sombre, et dont les
conséquences menaçaient de n'être pas moins terribles,
s'accomplissait dans le ressort du même Parlement.
Le procès des Sirven offre de telles analogies avec
celui de Jean Calas, qu'on peut dire qu'ils se tiennent
l'un l'autre. C'est dans cette étrange affaire surtout ,
que l'on sera en état d'apprécier jusqu'à quel point la
haine religieuse peut fermer les yeux à l'évidence la
plus claire et produire les choses sous un jour encore
moins odieux qu'absurde. On se demandera, en eff'^*
4^8 LA FAMILLE DU FEUDISTE.
devant le simple narré des faits sans interprétation ni
commentaire, comment des gens en pleine possession
de leur bon sens ont pu prendre un instant le change
et croire au plus épouvantable crime là où il n*y avait
qu'un malheur, un désastre intime, car, en cette cir-
constance moins encore que dans l'affaire des Calas,
il y aura prétexte à méprise. Il est vrai qu'il y a loin
des facultés bornées d'un haut justicier de Mazamet à
l'expérience, à l'infaillibilité d'une cour souveraine
qui ne doit point se tromper, puisqu'elle n'admet pas
que Ton révise ses arrêts. Mais cette distinction ne
suffirait pas à expliquer les agissements de l'infime
tribunal, et l'on est bien forcé de convenir qu'il y a
sous tout cela une influence ténébreuse dont le misé-
rable juge n'est que l'instrument et le bras. Arrivons
aux faits.
11 existait à Castres, en 1760, une famille protes-
tante, composée de cinq membres, le père, la mère et
trois filles, dont le chef, Pierre-Paul Sirven, âgé
de cinquante et un ans, exerçait dans cette ville la
profession d'arpenteur-géomètre et de feudiste. Le
feudiste avait le soin et la garde des registres féo-
daux contenant le dénombrement et la nature des
héritages de la censive d'un seigneur avec le tribut
dont ils étaient chargés * ; et, par les rapports presque
constants qui s'étabUssaient entre lui et les meil-
leures familles du pays , il ne laissait pas de jouir
d'une certaine considération que pouvaient accroître
1. Dictionnaire de Trévoux, t. IV, p. 123. — G.-M. Gattel, Dic-
tionnaire universel portatif de la langue française (Paris, 1844), 1. 1,
p. 713.
ELISABETH SIRVEN. 429
encore les qualités et Thonorabilité du modeste fonc-
tionnaire. Nous avons dit que Sirven avait trois filles :
l'une Marie-Anne, l'aînée, était mariée * ; Elisabeth, la
cadette, et Jeanne, la troisième, étaient demeurées
chez leur père, où elles aidaient au ménage. Le feudiste
ne pansait pas se séparer de sitôt de ces dernières,
quand un beau jour (le 6 mars 1760), Elisabeth dis-
paraissait de la maison, sans qu'on se doutât où elle
avait pu aller. Cette jeune fille, d'un esprit faible,
d'une intelligence au moins bornée, pour n'en pas
dire plus, que le moindre imprévu eût suffi à boule-
verser de fond en comble, demandait à être traitée
avec de grands ménagements. Mais, comme c'est
assez l'ordinaire, la tendresse paternelle s'était accrue
en proportion des infirmités de la pauvre déshéritée,
et Elisabeth était devenue pour ses père et mère l'ob-
jet d'une aflection et de soins particuliers. Après avoir
passé la journée en des recherches vaines, Sirven en
rentrant était prévenu qu'on le mandait à l'évêché de
Castres. Il s'y rend aussitôt et apprend de la bouche
du prélat que sa fille, étant venue déclarer son ardent
désir de se faire cathoUque et suppUer qu'on la mît à
même de recevoir toutes les instructions indispen-
sables à son changement de religion, avait été con-
duite au couvent des dames Noires, ou des dames
Régentes, comme on les appelait indifféremment. On
s'étonne qu'un cerveau aussi faible ait montré cette
initiative; mais Elisabeth, en réalité, n'avait fait
qu'obéir aux suggestions de la sœur de Monseigneur,
1 . Son mari, Ramond Pêrié, éiait marchand à Castres.
430 LA MAISON DES DAMES RÉGENTES.
obéissant elle-même à un bien faux zèle, la maladie
du temps, disons-le à sa décharge*. Sirven répondit,
avec beaucoup de modération et de prudence, que
rien jusqu'à ce jour n'avait pu lui faire soupçonner
chez sa fille le moindre désir d'embrasser la religion
cathoUque; il ne cacha point l'impression doulou-
reuse que produisait sur lui cette évasion furtive,
ajoutant que, si elle cédait à un véritable appel de sa
conscience, il n'avait qu'à se soumettre, ce qu'il fai-
sait avec d'autant plus de résignation qu'il savait en
quelles mains paternelles elle était tombée.
Ce séjour dans la maison des dames Régentes,
cette claustration qui succédait à une vie libre et an
grand air, cette privation des soins et de la tendresse
des siens que venaient remplacer une règle et des pra-
tiques austères, durent agir d'une façon funeste sur
cet esprit faible, vacillant, qui avait déjà.inspiré plus
d'une inquiétude à ses parents. Bientôt on s'aperçut
du désordre de ses idées, du bouleversement complet
de sa raison. Elisabeth avait des hallucinations, et pré-
tendait communiquer avec les anges; elle était prise de
ferveurs ascétiques, et, se mettant complètement nue,
allait se jeter, en cet état, aux genoux des religieuses
qu'elle conjurait de lui (c bailler la discipline. » D'a-
près la déposition de madame de Saint-Martin, bien
que l'on ne se servît point d'ailleurs de pareils instru-
ments, la servante des dames Régentes lui en donna
quelques coups, ce de quoi la fiUe de l'accusé se récria,
et dit qu'elle n'en vouloit plus. » S'il fallait en croire
1. CamiUe Rabaud^ Sirverij étude historique (Mfazamet, 1858),
p. 23.
DÉMENCE CARACTÉRISÉE. 431
Tavocat de Sirven, Ton se figura réduire qette pauvre
créature par des sévérités et des traitements qui n'é-
taient point de nature à rasseoir cette tête égarée. On
l'enferma dans sa chambre, on la revêtit dans son lit
d'un costume à pli de corps, sans lequel il eût été
impossible de la contenir. Si ces précautions indis-
pensables ne déposent point contre la charité et Thu-
manîté des dames Régentes, elles ne démontrent que
trop un état de démence, dont les manifestations sur-
abonderont. Quoi qu'il en soit, les Religieuses eurent
vite assez et trop de cette pensionnaire turbulente qui
exigeait une surveillance de tous les instants ; et, après
un séjour de sept mois au couvent, Elisabeth, sur les
ordres mêmes de l'évoque, était rendue à ses parents
(9 octobre 1760).
Les accidents ne disparurent point devant un régime
meilleur. Ce furent les mêmes égarements, le même
trouble intellectuel. Son idée fixe était le mariage ^
Un témoin convient , dans sa confrontation , qu'elle
parlait sans cesse de mariage, qu'elle lui avait çUt
à deux ou trois reprises qu'elle voulait se marier
avec son fils ; et d'autrefois, avec d'autres enfants du
village. Un soir, elle va, d'un propos délibéré, pren-
dre par les mains, devant sa mère et sa sœur, \i%
jeune homnae, et lui dire « s'il voulait se marier avec
elle^ » Mais c'en est assez pour que l'on soit au fait
du mal de la pauvre fiUe ; et son père , sans y voir
de guérison, avait déclaré, si l'on trouvait un honnête
t. Court de Géblin, Lettres toulousaines, p. 356.
9. Mémoire pour le sieur Pierre^Paul Sirvetiy feudiste, appelant
(1771), p. 61, 62.
432 AFFECTION PARTICULIÈRE DES PARENTS.
homme qui consentît à la prendre en légitime ma-
riage, catholique ou protestant, qu'il était résolu à tous
les sacrifices auxquels se prêterait sa petite fortune.
Mais quel homme eût songé à épouser cette infor-
tunée, dont la folie n*était pas d'ailleurs toujours aisée
à contenir? Plus d'une fois son père, sa mère et sa
sœur eurent à se défendre de ses fureurs, et force fut
bien de l'enfermer dans sa chambre et même de l'at-
tacher. Mais aucun déposant, et c'est sur cela qu'il
faut insister, ne varie sur l'affection, la tendresse ex-
cessive de ces malheureux parents ; leurs témoignages
à cet égard sont identiques, jusque dans l'expression.
Elisabeth Benazet, locataire dans la même maison,
dira qu'elle a toujours vu que son père et sa mère
la caressaient beaucoup et ne la quittaient presque
jamais. Pierre Galibert, premier consul de Saint-Alby,
affirmera a avoir vu que le père et la mère de ladite
Elisabeth la caressoient beaucoup. » Suzanne (!am-
bonnet interpellée à son tour : « Si la fille de l'accusé
n'étoit plus chérie que ses sœurs, et particulièrement
de sa mère, répond que l'interpellation est véritable. »
Il y a loin, convenons-en, de cette tendresse, de ces
soins éplorés et de tous les instants, à l'incroyable
crime dont toute cette famille va se voir accusée par
un juge stupide, qui, d'ailleurs, n'agira point sans
obéir à une consigne, à des ordres occultes.
L'état déplorable dans lequel on lui avait rendu sa
fille, cette exaltation qu'il ne pouvait attribuer qu'aux
violences physiques et morales dont elle avait été
l'objet au couvent des dames Régentes, avaient dû
impressionner vivement le père d'Elisabeth, qui n'eut
RESSENTIMENT DES DAMES RÉGENTES. 433
pas assez de calme et de prudence en ce premier mo-
ment pour renfermer ce qui était en lui. Ses plaintes,
ses reproches amers furent rapportés à celles-ci, qui
résolurent de l'en punir. Elles firent passer à l'inten-
dant de la province, par Tentregent d'un ecclésias-
tique en place, un Mémoire contre Sirven, où il était
présenté comme un tyran fanatique, faisant expier à
sa victime le crime, horrible à ses yeux, de vouloir
abjurer l'hérésie et de rentrer dans le giron du ca-
tholicisme. Elles l'accusaient de sévices et de vio-
lences, et, ce qui était plus inconséquent de leur
part, elles insistaient, non sans charger le tableau,
sur les précautions qu'il avait dû prendre pour pré-
venir les effets de la démence de sa fille, « précautions
que les dames Régentes avoient rendues nécessaires,
et qu'elles avoient prises elles-mêmes, lorsque Eli-
sabeth habitoit leur maison ^ » Le Mémoire fut re-
tourné par l'intendant à son subdélégué, Sers, con-
seiller au sénéchal de Castres, auquel il mandait d'exi-
ger de Sirven d'envoyer tous les jours sa fille chez les
dames Régentes et à l'égUse, sous peine d'être puni
de sa désobéissance. A cela Sirven répondit que, dans
l'état de santé où était Elisabeth, il lui était impossible
d'obéir aux ordres de M. l'intendant. Toutefois, pour
que l'on ne se méprît point sur un refus qu(î ses répu-
gnances reUgieuses ne lui avaient dicté d'aucune «ortcî,
il offrait de remettre la malade entre lt»s maim du ma-
gistrat, s'il voulait bien se charger d'elle, ou d« tout
1. Mémoire pour le tieur Pierre-Paul Sirven ( J77 1), p« K),-~l'Jl«
de Beaamont, Mémoire à consulter et conunltaiion \m\r ï^uffi^A^mi
Sirven (Cellot, 1761), p. h.
VI. 1^
434 VISITE DE L'ABBÉ BEL.
autre personne qui lui serait désignée, faisant ob>er
ver que son peu de fortune Fempêchaît de payer udû
pension. Il ajoutait qu'il devait sous peu de jours aUe:
passer quelques mois, avec sa famille, au village è
Saint-Alby, distant de Castres de deux lieues et demie,
où il était appelé par M. d'Esperandieu pour travailler
à la faction de son terrier ; et c'était en ce dernier
lieu qu'il priait le subdélégué de lui faire parvenir les
commandements qu'il jugerait à propos de lui don-
ner. 11 quittait, en effet, Castres, peu de jours après,
et allait s'établir avec son monde dans l'appartemeût
que lui avait fait préparer au château M. d'Esperan-
dieu (juillet 1761).
Trois mois s'écoulèrent ainsi , sans autres inquié-
tudes que celles que donnait la pauvre fille ; et Sirven
aurait pu croire qu'on les avait oubliés, quand, en son
absence, dans les premiers jours de novembre, l'abbé
Bel, vicaire d'Aygues-Fondes, accompagné de deux
consuls de Saint-Alby, pénétrait inopinément dans
son intérieur, faisait appeler ÉUsabeth, et, s'adressant
à sa mère d'une voix impérieuse, lui enjoignait de
laisser à celle-ci toute liberté d'aller à l'église de Saint-
Pierre de Frontze, pour y assister aux offices et y re-
cevoir une instruction religieuse. Madame Sirven ré-
partit qu'elle n'avait jamais songé à s'opposer à la
vocation d'Elisabeth, et qu'ils ne demandaient pas
mieux ni l'un ni l'autre, ainsi qu'ils l'avaient déclaré à
M. le subdélégué, de la remettre à qui leur serait in-
diqué, à lui-même, s'il y consentait, maïs qu'ils ju-
geaient impraticable de laisser leur fille sur son
compte pour aller à une distance d'au moins une
DÉTERMINATION DÛ PÈHE. 435
Lemi-lieue. La pauvre mère, qu'une pareille explica-
lon mettait à la torture, ajouta qu'elle en dirait les
aisons en particulier au vicaire, s'il avait la bonté
le l'entendre. Mais , ces raisons n'étaient que trop
lisées à pénétrer, et Elisabeth se chargea du coramen-
ûaire par des divagations qui mirent fin à l'entrevue.
âirven, de retour, effrayé des menaces contre leur
repos que semblait annoncer une telle visite, alla
trouver les consuls pour apprendre d'eux de quoi il
retournait; mais ils ne savaient rien et n'avaient
accompagné le vicaire qu'à sa demande. Le vicaire,
pressé par lui, lui répondit qu'il n'avait reçu aucun
ordre de l'intendant, et que c'était son curé qui avait
eu l'idée de cette démarche. Mais il y avait au fond
de tout cela une conspiration sourde et occulte qu'il
voulait éclaircir à tout prix. Il était bien déterminé,
et il le déclara au vicaire et aux deux consuls, à con-
duire lui-même ÉMsabeth chez M. l'Évêque, à son re-
tour des États du Languedoc. En efiet, ayant appris
que le prélat était rentré à Castres, il résolut de ne pas
remettre à plus tard un dessein qu'il jugeait indis-
pensable à leur sécurité commune, et arrêtait le voyage
pour le 16 décembre.
Il se rendait, en conséquence, la veille de son dé-
part, à Aygues-Fondes , chez l'abbé Bel , pour lui
apprendre ses intentions et savoir de lui s'il n'avait
reçu aucune instruction qui le concernât. Après une
conférence de quelques instants, le feudiste et le
prêtre sortaient ensemble et se dirigeaient vers le châ-
teau où ils soupèsent chez M. d'Esperandieu, avec ma-
dame d'Esperandieu et sa famille. Un sieur Car'^
436 DISPARITION D*ÉLISilBETH.
venait au fruit et se retirait avec Tabbé, vers onz»
heures du soir. Sirven resta trois quarts d'heure en-
core pour examiner des papiers avec la châtelain»*,
après quoi un domestique le conduisait dans sa cham-
bre, à côté du salon. 11 quittait le lit à sept heures du
matin et aUait attendre dans cette pièce la maîtresse dt
maison, qui Tavait prévenu qu'elle lui donnerait dt^
commissions pour Castres. Une heure eii\iron s'était
écoulée, quand il est abordé par un commissionnaire
que lui dépêchait le premier consul de Saint-Alby,
pour lui faire part de la disparition de sa fille, au mi-
lieu de la nuit, et de l'ignorance complète où Ton étai?
de ce qu'elle était devenue. L'on comprend dans qufi
trouble dut le jeter l'annonce de ce nouveau malheur.
Que s'était-il passé? Le messager était dans l'impuis-
sance de le satisfaire. 11 se mit en route tout aussitôt,
et arrivait à Saint-Alby avant dix heures. Il trouva Sii
maison pleine de monde. Sa pauvre femme était tel-
lement absorbée dans sa douleur, qu'il n'en put d'a-
bord rien tirer, et ce fut un des assistants qui dut lui
raconter les événements de la nuit.
Entre minuit et une heure, Elisabeth s'était levée,
elle avait traversé la chambre de sa mère, qui lui
demanda pourquoi elle était debout si matin ; elle en-
tr'ouvrit la fenêtre et répondit qu'il était jour. Comme
elle sortait, madame Sirven lui demanda ce qu'elle
voulait faire, et elle répliqua qu'elle allait chercher du
bois. Elle descendit. Un temps assez long s'étant
écoulé, la femme du feudiste envoya sa jeune sœur
à sa rencontre : mais elle n'était ni au bûcher, ni daus
Fescalier. Jeanne, un peu inquiète de ne l'avoir point
RECHERCHES VAINES. 437
:.rouvée dans les quelques endroits où elle pouvait être,
va heurter chez le locataire qui logeait à l'étage infé-
rieur, et s'informe si sa sœur ne serait pas chez lui. La
femme de celui-ci, qui était nourrice, lui dit qu'au mo-
ment où, assise sur son lit, elle donnait le sein à son
enfant, elle avait entendu descendre à petits pas l'esca-
lier et ouvrir la porte de la rue. Jeanne remonte sur-le-
champ rapporter ce qu'elle a entendu à sa mère, qui,
dévorée d'inquiétude, poursuivie par de tristes pres-
sentiments, s'élance de son lit, sans prendre le temps
de s'habiller, se rend chez les consuls où elle arrive
mourante. A sa prière, des recherches avaient été
faites aussitôt dans tout le village, mais sans aucun
résultat. Mais Sirven ne devait pas s'en tenir là et fit
tout ce qu'il était humainement possible, dépêchant
dans toutes les directions pour s'assurer si l'on n'avait
pas vu la fugitive et si elle n'avait point laissé quelques
traces de son passage ^ Cette disparition tint en éveil
tout le pays et devint l'objet unique des conversations.
Le curé de Caucalières, en passant sur le bateau du
Moulin-Neuf, avait dû dire « qu'U n'y avoit point à être
en peine de cette fille, qu'elle étoit mieux qu'avec ses
parens. » La pensée du curé n'avait rien de bien
obscur; et.dans son esprit du moins, l'événement qui
avait si fort ému le pays ne pouvait être qu'un enlè-
vement ordonné et exécuté par l'autorité ecclésias-
tique : il s'agissait d'arracher une âme à l'hérésie et de
la faire rentrer dans le giron de la foi, ce qui n'était
1. Mémoire pour le sieur Pierre-Paul Sirven (i77l), p. 69, 82,
Déposition d'Antoine Hac, le locataiilfe chez lequel Jeanne était allée
aux inforinations.
438 LE PUITS DBS COMMUNAUX.
réalisable qu'en soustrayant la jeune fille à rinfluent
de sa famille. Était-ce pure supposition de ce prétr
ou ayait-il ses motifs pour parler ainsi?
Les jours se passaient sans que rien ne vînt sort
celle-ci de ses angoisses; et Sirven, après un premit:
moment d'anéantissement, devenu plus calme, en ar-
riva à croire que le propos du curé de Caucalière^
pouvait n'être point sans fondement. Ces enlèvemect:
cavaUers, sans autre forme de procès, s'obtenaieL
aisément, et il ne fallait qu'un excès de zèle pour jelm
la désolation et le deuil au sein d'une famille à laquelle
on ne laissait que la résignation et les larmes. Le feu-
diste finit par ne plus douter du coup d'autorité qui
lui ravissait sa fille, et c'était le sentiment de tout ce
qui l'entourait. Il eût été à souhaiter pour ces infor-
tunés qu'ils n'eussent eu à gémir que sur un malheur
qui pouvait n'avoir qu'un temps. Plus de quinze jours
s'étaient encore écoulés. Sirven, qui vivait et faisait
vivre les siens de sa profession, avait repris sa tâche
quotidienne, et il partait, le 3 janvier 1762, pour Bur-
lats, où il était appelé par une dame de Falgueroles.
La nuit de ce même jour, des enfants qui cherchaient
des oiseaux dans le puits des Communaux aperçurent
un cadavre à la surface de l'eau. Les consuls, avertis,
se rendent aussitôt sur les lieux et font entourer le
puits jusqu'au matin par quatre sentinelles chargées
d'empêcher qui que ce fût d'approcher. L'un d'eux,
dès le petit jour, court prévenir le juge de Mazamet,
qui arrive et fait extraire le cadavre, que l'on porta à
l'Hôtel de ville : c'était U corps d'Elisabeth Sirven.
L'opinion générale fut que la pauvre fille s'était
LE CADAVRE D'ELISABETH. * 439
précipitée elle-même dans le puits ; on crut se rappeler
que, ce même jour, on l'avait aperçue rôdant tout au-
tour. Des témoins déposèrent plus tard qu'il lui arri-
vait souvent de se pencher sur la margelle et de faire
des grimaces que l'eau lui répétait. Une Marguerite
Glories convient qu'elle a vu un jour Elisabeth se
promenant toute seule dans la place de Saint-Alby
ce regarder alors dans le puits commun, faisant des
grimaces de la tête. » La femme Marie Paillé fait
la même déclaration et dans les mêmes termes. Se
précipita-t-elle , le voulant , dans un accès d'égare-
ment, ou perdit-elle l'équilibre et tomba-t-eUe dans
le puits, fatalement entraînée par les mouvements
qu'elle se donnait? c'est ce qu'on ne sut jamais.
Mais il n'y avait à hésiter qu'entre l'une et l'autre de
ces deux suppositions, et il ne vint à l'idée de per-
sonne, dans le village, que ce malheur fût le résultat
d'un crime. Un crime! Qui avait intérêt à le commet-
tre et qui l'eût commis ? Il n'est qu'une voix sur l'af-
fection, l'excessive tendresse des parents pour cette
enfant, à laquelle ils s'attachaient de plus en plus
tous les jours, en raison même des chagrins, des in-
quiétudes, des soucis de plus d'une sorte qu'elle leur
causait.
Mais écartons ces preuves morales, si décisives
pourtant. Si eUe ne s'est pas jetée dans le puits, on
l'y a précipitée ; et qui l'y a précipitée ? L'alibi du père
semble indiscutable. Il a passé toute l'après-midi et
la nuit du 17 décembre à Aigues-Fondes, où il a soupe
et couché ; il ne pouvait donc être au château de
M. d'Esperandieu et à Saint-Alby tout à la ^^^^ ^"î
440 Sk MORT PDT-ELLE LE RÉSULTAT D'UN CRIME.
donc tsoupçonner? Sera-ce la sœur aînée*, sera-c^
Jeanne, la dernière; serait-ce la femme du feudist^r'
Si la mort d'Elisabeth est le fait d'un crime, elle-
seules peuvent l'avoir conmiis, car lapréseuce d'aucun
étranger ne fut signalée dans Saint-Alby, ni ce jour
ni le jour précédent. Mais cette supposition tiendra-
t-elle devant la moindre discussion des faits et des cir-
constances connues qui présidèrent à ce tragique
événement? Elisabeth était grande et forte; sa mère
âgée de soixante-trois ans. Marie-Anne, plus faible,
enceinte d'ailleurs de quatre mois, et Jeanne, la
plus jeune des sœurs, eussent dû se concerter pour
s'emparer d'elle et l'étouffer; ce qui, apparemment,
ne se serait pas accompli sans une lutte désespérée,
sans des cris de détresse qui n'eussent pu échapper
aux locataires du dessous.
Cependant, Antoine Hue et sa femme Elisabeth Be-
nazeth, occupée alors, comme on l'a dit, à donner le
sein à son nouveau-né, déclarent n'avoir entendu
d'autre bruit que celui des pas d'une personne des-
cendant l'escalier et ouvrant la porte de la rue. Cette
personne, quelle ét6iit-elle? Ou c'était Elisabeth Sirven
(seule supposition qui ne soit pas absurde), ou c'était
Marie-Anne, sa sœur, qui, malgré sa nature délicate,
malgré son état de grossesse, emportait sur ses
épaules le cadavre de la victime et l'allait jeter dans
le puits commun, sans songer qu'elle pouvait, qu'elle
devait presque inévitablement être surprise dans l'ac-
1. Quoique mariée, Marie- Anne avait euivi ses parents à Saint-
Alby, sans doute à cause de son état de grossesse, pour être plus
près des soins de sa mère et de Jeanne.
SENTIMENT UNANIME DES HABITANTS. 441
complissement de son horrible action, le puits se
trouvant au milieu d'une place publique entourée de
maisons*. Que Ton n'objecte pas l'heure avancée,
puisque c'avait été précisément au beau milieu de la
nuit, que des enfants, en chasse d'oiseaux, avaient
découvert le cadavre. Elle seule a pu réaliser cette
dernière partie de l'épouvantable tâche, car c'est pres-
que au même moment que Jeanne et sa mère vont
heurter à la porte des époux Hue et jeter l'alarme
dans tout le village, sans laisser, remarquez -le bien, à
Marie-Anne le temps de se débarrasser de son fardeau
et de regagner leur domicile commun. Disons une
fois de plus que, lorsque le cadavre fut découvert, loin
qu'aucun soupçon s'élevât contre la famille Sirven, ce
fut un sentiment unanime de pitié et de commiséra-
tion pour des braves gens dont on connaissait l'hon-
nêteté, et qui s'étaient fait aimer et respecter par
leurs mœurs douces et inofiensives. La démence d'Eli-
sabeth n'était un secret pour personne, et personne ne
douta qu'elle n'eût été le seul et unique auteur de sa
fin déplorable. Mais il devait arriver pour ces infortu-
nés ce qui était arrivé pour les Calas. Le bruit de cette
mort mystérieuse se répandit dans les vUlages avoisi-
nants, et plus U fit de chemin, plus les faits s'altérèrent
et se dénaturèrent. Le besoin d'émotions dramatiques
aurait suffi pour changer la vérité en légende. Mais, dans
cette affaire, ainsi que dans celle de la mort de Marc-
Antoine, la passion religieuse s'empara tout aussitôt
d'un événement que l'on ne manqua point de présenter
1, Mémoire pour le sieur Pierre^Paul Sirven (1771), p. 99, 100.
442 DOUBLE RAPPORT DES MÉDECINS.
comme la confirmation nouvelle d'un complot abomi-
nable du protestantisme. Les récits les plus fantasti-
ques furent colportés avec tous les incidents qu'on put
imaginer pour leur donner crédit; et les esprits étaient
alors trop préparés à accepter les fables les plus absur-
des pour que les charges que Ton fit peser sur le feu-
diste ne dussent pas écraser des innocents dont Tuni-
que crime était d'être Huguenots.
Faut-il rappeler, s'écrie leur défenseur, dans quelles cir-
constances et à quelle époque ces bruits calomnieux: se ré-
pandirent dans le Languedoc! Mille bouches fanatiques s'ou-
vrirent dans ce môme tems pour persuader au peuple que
les protestans étoient parricides par système, qu'un des dog-
mes de leur secte étoit le pouvoir donné aux pères d'égorger
leurs enfans catholiques, ou qui menaçoient de le devenir.
On sait avec quelle avidité cette absurde calomnie, qui ou-
' trageoit si sensiblement une secte entière, fut adoptée par
la populace. La procédure fait foi qu'elle avoit pénétré à
Mazamet, et fermenté dans beaucoup de têtes à l'époque de
la disparition d'Elisabeth. Il n*en falloit pas tant pour perdre
Sirven et sa famille <•
L'inspection du cadavre fut faite par un médecin et
un chirurgien du lieu désignés par le juge, qui, ne
trouvant pas le rapport de son goût, leur demanda
d'en faire un autre, ce à quoi ils se prêtèrent avec
une docilité qui donne la mesure de ce que pouvait
oser alors un magistrat inepte ou prévaricateur.
Inutile d'ajouter que, si celui-ci exigea d'eux des chan-
gements au procès-verbal que la loi ne saurait auto-
riser d'aucune sorte, ce n'était point par tendresse pour
le feudiste ; car l'on était déjà bien déterminé à ne
1. Mémoire pour le tieur Paui Sirven (1771)9 p. 19, 20«
UN PROCUREUR FISCAL. 443
trouver en lui qu'un monstre de la pire espèce. Dans
le procès de Calas, nous avons eu à constater l'irrégu-
larité de la procédure des Capitouls ; nous avons vu
avec quel sans-gêne despotique, avec quelle impré-
voyance et quelle irréflexion David de Beaudrigue
avait mené toute l'instruction, et la juste réprobation
qu'il s'était attirée par sa passion, son mépris des
formes, son ardeur à trouver des criminels, quand il
y avait tout autant à s'enquérir s'il ne se trouvait point
en présence d'infortunés bien plus dignes de la pro-
tection que des rigueurs de leurs juges. Mais encore
Beaudrigue était-il un homme instruit, auquel ses en-
nemis ne refusaient ni un esprit éclairé, ni une vive
intelligence : s'il fut sans pitié, comme sans équité, ce
ne furent pas les facultés qui lui manquèrent; et,
puisque les Capitouls avaient leur juridiction, il y a
plus à déplorer qu'à s'étonïier qu'il présidât leur tri-
bunal. A côté de cela, il faut savoir ce qu'était un
procureur fiscal d'un petit pays et de quels gens pou-
vaient dépendre l'honneur, la vie des citoyens.
Le Beaudrigue de Mazamet, appelé Trinquier, était
un petit marchand qui, ayant peu réussi dans son né-
goce, s'était trouvé disponible, et fut choisi par la
Communauté, à qui appartenait la haute justice, pour
procureur jurisdictionnel. Sans doute Tlionnwur était
grand, mais les émoluments étaient minces, (;t notre
magistrat de village courait les risquriH (In mourir de
faim, si l'on ne se fût avisé de lui doniuîr l<m gagiîH do
maître d'école, sans en exiger de lui les fouctioiirt, Von
devine quelles lumières, surtout quelhî iiHy*p<*n(lan<i«
on peut attendre d'un pauvre diable eoiv^' '
444 ATTITUDE DE TRINQUIER.
d'une éléTation inespérée, et sentant trop son néant
pour ne pas obéir , à l'occasion , à un mot d ordre
venu de haut. Dans ce long procès, qui ne durera pas
moins de sept années, le procureur fiscal de Mazamet
jouera un rôle inexplicable, si l'on ne pressentait poiz?f
qu'il ne sera qu'un instrument docile de volontés oc-
cultes, le faisant agir sans se compromettre par une
intervention moins voilée .
Le lendemain de la vérification du cadavre, le
5 janvier, l'enquis fut ordonné sur les réquisitions de
celui-ci, qui remit un brief-intendit sur lequel on dut
interroger les témoins. Du 6 au 10, tout le village de
Saint- Alby vint déposer, et, sur quarante-cinq témoi-
gnages, pas un seul qui ne fût favorable aux Sirven ^
L'attitude de Trinquier avait quelque chose de mani-
festement hostile ; et certains autres indices, la modifi-
cation inqualifiable du procès-verbal des médecins,
particulièrement, étaient plus que de nature à alarmer
un pauvre homme qui savait que sa religion seule
était une accusation contre lui. Des avis lui vinrent de
plus d'un côté, l'engageant à ne pas trop s'en reposer
sur son innocence et à prendre toutes les mesures de
prudence que lui commandaient les circonstances. II
s'adresse à un avocat du nom de Jalabert qui, loin de
décliner la tâche, prit en main sa défense avec un vé-
1. Saint-Alby, maintenant encore, est connu sous le nom de Saint-
Alhy-fauX'témoin, Ce village est victime d'une conrusion regrettable,
et c'est à d'autres que ce sobriquet infamant revenait de droit. Le
travail sur les consciences eut lieu à Castres et à Mazamet, sous le
coup d'influences toulousaines : car l'on était intéressé à Toulouse ù
fortifler, par un second exemple, l'horrible accusation portée conire
le protestantisme à l'égard de ses enfants renégats.
REQUÊTE DE SIRVEN. 445
ritable dévouement. On s'était bien gardé de citer les
témoins qui auraient pu attester que Sirven avait soupe
et couché chez M. d'Esperandieu, la nuit du tragique
événement; le feudiste s'en plaignit au juge du procès,
maître Landes. Il lui fut répliqué que le procureur
fiscal n'avait pas jugé à propos de les assigner ; mais
qu'il se portât partie civile, et il aurait la faculté de
faire entendre ses témoins. Sirven n'y manqua point
et présenta une requête en plainte, à laquelle le juge •
répondit par une ordonnance d'enquis qui aurait dû
tout arrêter, et malgré laquelle on laissa le procureur
fiscal continuer la procédure commencée. Trinquier
(ou ceux qui le poussaient), dépité des témoignages
favorables dont le feudiste était l'objet, et craignant
sans doute qu'il lui échappât, poursuivit une ordon-
nance en permission de faire publier un monitoire
(15 janvier). Mais les réquisitions ne semblèrent pas
avoir produit l'effet qu'il en attendait, et le juge, fai-
sant droit à la demande de Sirven, offrait même de se
rendre à Castres pour recevoir ces diverses déposi-
tions. Ce dernier, plein de confiance dans l'équité de
Landes, se transportait aussitôt dans cette ville et y
poursuivait devant le sénéchal une ordonnance qui
accordât territoire au juge de Mazamet.
Mais, au moment même où il se supposait au terme
de cette enquête flétrissante , un décret de prise de
corps était déjà lancé contre lui, sa femme et ses deux
filles . Ce sont elles qui accourent à Castres lui apprendre
quel danger nouveau les menaçait, et l'existence d'un
complot dont la fuite seule pouvait les préserver : il
n'y avait point de temps à perdre, car la maréchaus-
446 DÉCRET DE PRISE DE CORPS.
sée avait reçu des ordres. Sinren se refuse d'abord
los en croire ; mais ses amis finissent par lui ouvrir i^
yeux sur la gravité de leur situation, et le détermineL
à s'éloigner, dans la nuit du 49 au 20 janvier. II -
réfugie d'abord au faubourg de Castres, dans la mai-
son d'un gentilhomme qui lui offre un asile. Mais L
était informé, dès le lendemain, que le procureur fis-
cal s'était rendu à Saint-Alby pour l'appréhender ac
corps ainsi que sa famille, et que ses meubles et se?
effets avaient été saisis. Ne l'ayant pas trouvé à sod
domicile, on était allé à Castres le chercher chez son
gendre et en d'autres maisons où l'on supposait qui!
pouvait s'être caché. Il était évident que l'on voulaiî
à tout prix se rendre maître de lui et qu'il était perdu,
s'ils demeuraient un jour de plus dans une ville où
ils étaient traqués. Ils partent tous au milieu de la nuit,
par un temps exécrable, par la pluie, la boue, une
obscurité sinistre, des chemins impraticables, et arri-
vèrent à Roquecombe, après une marche de cinq
heures, bien que la distance qu'ils eussent à parcourir
ne fût que d'une Ueue et demie. On a le cœur serré,
au récit de cette lamentable odyssée, pleine de tribu-
lations, d'alarmes, d'assauts de toute nature. Les
éléments comme les hommes semblent conspirer con-
tre ces infortunés, que leur condition modeste et leur
honnêteté auraient dû également mettre à l'abri des
orages, qui d'ordinaire ne s'en prennent qu'aux hau-
tes cimes.
Mais la plus cruelle épreuve pour cette famille si
unie fut la nécessité de se séparer. Le feudiste, la
mort dans l'âme, comprenant que le salut était à ce
FUITE. 447
, s'arrache aux embrassements de sa femme et de
ses enfants, et, après leur avoir dit un dernier adieu,
s'éloigne par ce sentiment instinctif de conservation
qixi survit à tous les naufrages (21 au 22 janvier). 11
demeure blotti, trois jours durant, dans une métairie
de la seigneurie de la Crousère. Mais, ne s'y jugeant
pas en sûreté, il se réfugie dans les montagnes du
marquisat d*Arétat, à quatre lieues de Castres, où il
se tint caché un mois. En proie aux mêmes alarmes,
sa famille à tout instant menacée de tomber aux
mains de la maréchaussée, à peine reposée de ses fa-
tigues, se remettait en route, et, six jours plus tard,
gagnait la baronnie de Monredon. Ce dernier asile
était encore plus près de Castres qu'Arétat, et les fu-
gitives sentirent qu'elles ne pouvaient échapper à
leurs persécuteurs qu'en fuyant séparément. Cette
mère de soixante-trois ans, que le chagrin et l'âge
accablaient également, embrassa ses deux filles qu'elle
ne comptait plus revoir. L'aînée, que sa grossesse
avancée et de pareilles épreuves avaient épuisée, dut
se diriger d'un côté, sa jeune sœur Jeanne de l'autre,
sans nul soutien que le sentiment de leur innocence et
leur confiance en la bonté de Dieu. Sirven, malgré la
protection qu'il trouvait -dans un pays escarpé et
montagneux, recevait tous les jours les nouvelles les
plus alarmantes. Il fallait fuir encore, quitter la
France, puisqu'il n'y avait pour lui ni tranquillité ni
sûreté dans sa patrie. 11 reprend sa marche, par la
saison lapins rigoureuse, traverse, non sans péril, les
montagnes du Rouergue et du Velay qu'enveloppait
un linceul de neige, dépasse la frontière, parvient
448 OBSTACLES SANS NOMBRE.
enfin à Genève, et poursuit jusqu'à Lausanne où L
prend pied dans les premiers jours d'avril 1762.
Qu'était devenue sa fenune? qu'étaient devenue
ses filles? Leur fuite devait être encore plus pénible.
plus hérissée d'écueils. Condamnées à prendre par le
plus long pour dépister ceux qui les poursuivaient,
elles n'arrivaient à Nîmes qu'après d'interminables
détours. Elles y furent recueillies et secourues par
Paul Rabaut, auquel les recommandait Ladevèze, pas-
teur du Yigan, dans une lettre touchante qui a été
conservée ^ . Il leur fallut s'engager dans des sentiei^
inextricables, et franchir, elles aussi, les montagnes
du Rouergue et des Cévennes. L'on s'imaginera une
partie des peines, des fatigues et des dangers que
coururent ces trois femmes, quand on saura que Marie-
Anne fut renversée onze fois de cheval. Durant deui
mois et demi, ce fut une lutte de tous les instants, lutte
contre les éléments déchaînés, lutte contre les lassi-
tudes et les défaillances d'âme et de corps auxquelles
elles furent en proie. Cependant, elles parvenaient à
Lausanne, brisées mais saines et sauves, dans le
courant de juin de la même année.
Les événements qui suivirent l'évasion du feudiste
et de sa famille démontrent combien était urgente
une détermination d'où dépendait leur existence même.
Un premier Monitoire est lancé contre eux, violent,
passionné, qui semblait avoir été copié presque litté-
ralement sur le Monitoire de Calas, « sans égard aux
1 . Charles Coquerel, Les Églises, du Désert ( Paris, Cherbuliez,
1841), t. II, p. 473.
CORPS DE DÉLIT. 449
choses toutes locales qui s'y trouvaient ^ » Un se-
cond, puis un troisième lui succèdent, mais, malgré
tant de manœuvres iniques, sans arriver au résultat
qu'en attendaient ceux qui avaient juré la peyte de ces
pauvres gens. On ne saurait imaginer à quel degré
d'acharnement aveugle et presque stupide ce miséra-
ble tribunal se porta, dans le but de séduire les uns,
de terrifier les autres, d'obtenir de tous des témoi-
gnages accusateurs. Le juge de Mazamet s'oubliera au
. point de demander à l'avocat Jalabert, le défenseur de
Sirven : « Pourquoi lui, qui fait profession de la foi
catholique, s'est-il chargé de solliciter pour une affaire
qui lui est directement opposée. » Voilà qui en dit
plus que des volumes.
Cependant , il faut des corps de délit pour un
crime, il en fallait pour ce crime si peu établi : on
en imagina trois qui parurent suffisants et dont on
dut se contenter. D'abord ce second rapport exigé des
médecins auxquels on faisait dire qu'Elisabeth ne
s'était pas précipitée d'elle-même dans le puits, et
qu'elle y avait été jetée morte, probablement étouffée.
Ensuite une démarche de l'avocat Jalabert près de
ceux-ci pour cotinaître leur rapport, ce qui, selon la
logique du procureur fiscal, était une preuve que son
client avait assassiné ou fait assassiner sa fille. Mais
surtout un fait fort étrange qui se produisit dans la
nuit du 5 au 6 janvier , et qu'on ne saurait passer
sous silence. Le corps était resté dans une salle de la
maison commune oii il exhalait une odeur infecte, qui
1. Camille Rabaud, Sîrveiiy étude historique (Paris, Gherbuliez^
1868), p. 165.
450 DISPARITION DU CADAVRE.
avait contraint les six fusiliers préposés à sa garde d'
s'éloigner. La serrure de la porte fut brisée et le ca-
davre enlevé *. Enlevé par qui? C'est ce qu'on n'a ja-
mais su. J^lais on se demande quel intérêt y aurait eu
Sirven, au point de vue des charges que Toii allait
faire peser sur lui, puisque le rapport des médecins
était fait, et que si le juge, comme il l'avait annoncé,
fût venu, l'inhumation aurait été accomplie dans
l'après-midi, quelques heures avant cette disparition
mystérieuse. Aussitôt qu'aux faits on substitue les
hypothèses, on pourrait tout aussi bien supposer ure
manœuvre coupable de la part de ceux qui travail-
laient par tous les moyens à la perte de ce pauwe
homme. Nous n'ignorons point la découverte, en i 8i i,
d'un cadavre dans la muraille d'une maison qui fut
habitée par Sirven, près du Pont-Neuf, à Castres* et
qu'on prétendit être celui d'Elisabeth, découverte dont
M. du Mège, le vulgarisateur de l'historiette du che-
valier de Gazais, tire le meilleur parti ^, mais sans que
la moindre enquête ait donné quelque consistance à
ces soupçons. Ces ossements eussent-ils été ceui
d'Elisabeth, qu'ils prouveraient tout autre chose que
ce qu'on en a voulu conclure ; et il ne serait pas si
extraordinaire qu'un protestant eût songé à soustraire
1 . Mémoire pour les consuls et communauté de Mazamet contre le
sieur P. P. Sirven, p. 18.
2. Il y eut jadis un cimetière à cette même place, et Tony a dé-
couvert, depuis plusieurs années, un grand nombre de tombeaux et
d'ossements humains, à ce qu'affirme du moins l'auteur des Chro-
niques Castraises, M. Magloire Nayral, t. 111, p. 457.
3. Du Mège, Histoire générale du Languedoc (Toulouse, 1846),
t. X, p. 582, 583.
SENTENCE DU JUGE DE MÂZAMET. 454
les restes de son enfant à une sépulture catholique.
Sirven a raconté, ou, pour mieux dire, Élie de Beau-
mont a raconté en son lieu, ce qui s'était passé alors
et quelle avait été sa conduite réservée. Et, disons-le,
cet enlèvement, à part ce qu'il avait d'inutile pour la
démonstration de son innocence, impossible à réaliser
sans complices, ne nous semble pas plus dans son
caractère que dans ses moyens. Mais qu'importe, et
que font les invraisemblances? Ne faut-il pas que le
prétendu crime du feudiste vienne en aide aux juges
qui ont livré au bourreau le marchand de la rue des
Filatiers?
Nous n'entrerons point dans le détail de cette étrange
procédure que couronnait, le 29 mars 1764, une sen-
tence dont, toutefois, il n'est pas inutile de donner les
termes. Sirven et sa femme sont déclarés « dûment
atteints et convaincus du crime de parricide, » pour
réparation duquel ils sont condamnés à être pendus ;
Jeanne et sa sœur « atteintes et convaincues et com-
plices dudit crime de parricide, » et condamnées à as-
sister à l'exécution de leur père et mère, après quoi,
bannies à perpétuité de la ville et juridiction de Maza-
met. « Et sera la présente sentence exécutée contre
ledit Pierre-Paul Sirven, ladite Toinette Léger et ses
filles par effigie.*. » Ce ne fut, toutefois, qu'après plus
de cinq mois, le U septembre, que le jugement fut
mis à exécution à Mazamet, sur la place du Plô, en
face de l'égUse^, médiocrement accueilli par la popu-
lation saine, dont toutes les sympathies, en dépit de
1. Mémoire pour le sieur Pierre-Paul Sirven (177t), p. 40.
2. Camille Rabaud, Sirveti, étude historique (Paris, Cherbulie*
482 LES SIRVBN A FERKBY.
la différence du culte, étaient pour cette famille infor-
tunée, proscrite, errante, sans pain, sans ressources,
qui serait morte de misère et de faim si elle n'eût pas
rencontré chez un peuple humain et charitable tous
les secours qu'exigeait son complet dénûment. La
mère et les deux filles, qui s'étaient établies à Lau-
sanne, touchèrent une petite pension de la République
de Berne. Quant à Sirven, il se fixa à Genève, où il
vécut de son travail : c'était être bien voisin de Fer-
ney.
Mais l'aventure de Saint-Alby, qui semblait être
venue à point pour confirmer les accusations dont on
essayait, en France, d'accabler les protestants, était
déjà connue de Voltaire, qui ne se dissimula point l'effet
déplorable que devait produire, même dans les esprits
non prévenus, cette sinistre coïncidence. Moultou lui
amena ces malheureux. Il ne fallut pas bien du temps
au poète pour se faire une opinion et se convaincre
que ceux-là encore n'étaient ni des scélérats ni des
parricides : « Figurez-vous quatre moutons que les
bouchers accusent d'avoir mangé un agneau ; voilà ce
que je vis. Il m'est impossible de vous peindre tant
d'innocence et tant de malheur. » Ils s'étaient jetés à
ses genoux, ils imploraient son appui ; serait-il moins
secourable pour eux que pour les Calas? Certes, si
l'on n'avait eu d'autre souci que sa gloire, c'aurait été
quelque chose de bien mal habile que cette détermi-
nation de recommencer la lutte, aux risques trop cer-
tains de lasser ses amis et ses patrons par des îm-
1858), p. 74, 75, 7G. Procès-verbal d'exécution et quittance do la
maréchaussée.
INFÉRIORITÉ DRAMATIQUE DE L'AFFAIRE. 453
portunités auxquelles on cède dans un premier élan
d'enthousiasme généreux, mais qui finissent vite par
obséder et rebuter.
Les Calas auraient suivi au lieu de précéder les Sir-
yen, que l'on aurait compris que le patriarche de Fer-
ney, une fois encore, se fût constitué le champion de la
veuve et des enfants. Mais la scène se rétrécit singu-
lièrement dans cet obscur village de Saint-Alby, et la
petitesse du théâtre n'est pas, il s'en faut de tout, ra-
chetée par l'intensité tragique des événements. Dans
les deux cas, il s'agissait bien de réhabiliter des inno-
cents; mais, pour ceux qui sont avides d'émotions
poignantes (et c'est à peu de choses près tout le
monde), il manque un échafaud dans l'affaire du feu-
diste, avec ses effroyables préliminaires, la question,
la torture physique et morale*. Tant mieux pour Sir-
ven, tant pis pour la cause de cette famille éplorée,
s'il s'est enfui ; car, tout plaisant qu'il soit, le mot de
Voltaire à l'horloger Decroze, qui se défendait d'agir
contre le curé de Moëns et ses compUces dans l'ap-
préhension d'être tué par eux : « Tant mieux, cela
rendrait notre affaire bien meilleure , » n'est que trop
judicieux et trop pratique ; et l'auteur de la Henriade^ .
en s'aventurant dans une revendication dont il ne
pouvait se dissimuler les écueils, n'obéira qu'au cri
de son cœur, qu'à l'élan d'une âme ardente possédée
1. Voltaire écrivait à madame de Florian, le 7 novembre 17G5 :
« L'affaire des Sirven me tient à cœur ; elle n'aura pas l'éclat de
celle des Calas : il n'y a eu malheureusement personne de roué;
ainsi nous avons besoin que Beaumont répare par son éloquence ce
qui manque à la catastrophe. » Œuvres complètes (Beucbol), t. T'^il.
p. 484.
454 QUESTION D'OPPORTUNITÉ.
de l'amour de la vérité et de la justice. Et que Ton De
sourie pus : Voltaire avait autant et plus que personne
Tamour du vrai et du juste. Dans cet esprit exact, l'in-
juste n'avait rien de bien différent de Tabsurde ^ et
Taurait blessé comme une choquante anomalie, lors
même qu'il n'aurait pas été une monstruosité morale.
Ces notions si droites s'obscurcissaient, sans doute,
devant les emportements de la passion, devant les
moins excusables mobiles, mais pour disparaître à
leur tour, quand de grands malheurs ou de grands
crimes venaient provoquer, avec son indignation, son
équité et sa pitié.
Des raisons d'un autre ordre étaient bien capables
de rendre hésitante une compassion moins sincère ou
moins active. Jusqu'au moment où le triomphe de Ca-
las devant le grand Conseil ne lui parut pas assuré, il
ne voulut point qu'on s'occupât des Sirven. C'eût été
nuire aux premiers, sans être d'aucune utilité aux
seconds. Il fallait attendre : c'était à ce prix qu'on
pouvait compter venir à bout de la résistance désespé-
rée de ceux qui, à quelques égards que ce fût, tenaient
pour un respect absolu envers la chose jugée. L'au-
teur de la Benriade écrivait à Damilaville : « Mon cher
frère, vous m'apprenez deux nouvelles bien intéres-
santes : on juge les Calas, et le généreux Élie vient
encore défendre l'innocence de Sirven, Cette seconde
affaire me paraît plus difficile à traiter que la première,
parce que les Sirven se sont enfuis, et hors du
royaume; parce qu'ils sout condamnés par contu-
mace; parce qu'ils doivent se représenter en justice;
parce qu'enfin, ayant été condamnés par un juge
SINISTRE ALTERNATIVE. 455
subalterne, la loi \eut qu'ils en appellent au parle-
ment de Toulouse \ » L'on comprend que cette alter-
native dût paraître sinistre, et que les amis du feu-
diste se demandassent si ce n'était pas l'envoyer à une
mort certaine que de l'engager à courir de pareils
hasards. «S'ils vont à Toulouse, n est-il pas à craindre
que des juges irrités ne fassent rouer, pendre, brûler
ces pauvres Sirven, pour se venger de l'affront que la
famille Calas leur a fait essuyer'''? »
Mais il avait fait tâter le terrain, il l'avait tâté lui-
même, et il se croyait assuré de l'appui de hauts per-
sonnages de cette cour souveraine. Dans cette même
lettre, il parlait des bonnes dispositions de M. le pre-
mier président François de Bastard, qui, absent au
moment de la condamnation des Calas, n'avait pas à
défendre ses propres actes ; il en parlait à un confi-
dent qu'il n'avait aucune raison de tromper et qu'il
avait intérêt tout au contraire à édiBer scrupuleuse-
ment sur les chances favorables qui s'offraient à eux.
Mais M. de Bastard, son petit-fils, l'historien et l'apo-
logiste du parlement de Toulouse, s'inscrit en faux
contre une pareille assertion, bien qu'il convienne
n'avoir à alléguer que ses propres présomptions, qui
nous semblent d'ailleurs plutôt confirmer qu'infirmer
des confidences purement intimes^.
Ce qui rassurait Voltaire, ce qui était de nature à
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXII, p. 236, 237.
Lettre de Voltaire à Damilaville; 8 mars 1765.
2. Ibid,^ t. LXII, p. 2^5. Lettre de Voltaire au même; 15 mars
1765.
3. Vicomte de Bastard, Les parlements de France (Paris, Didier,
1857), t. I, p. 412.
456 À QUI EST LA FAUTE.
rassurer les amis de ces pauvres gens, c'était l'impos-
sibilité absolue, devant le sens commun, de défendre
l'arrêt imbécille du juge de Mazamet. a Vous devez
avoir reçu le Mémoire des Sirven, écrivait- il encore
au premier commis du Vingtième. Rien n'est plus
clair; leur innocence est plus palpable que celle des
Calas. Il y avait du moins contre les Calas des sujets
de soupçon, puisque le cadavre du fils avait été trouvé
dans la maison paternelle, et que le père et la mère
avaient nié d'abord que ce malheureux se fût pendu ;
mais ici on ne trouve pas le plus léger indice. » D'Ar-
gental, le prudent d'Argental, est un peu chagrin
de cette nouvelle prise d'armes ; il aurait été pour
l'abstention, et Voltaire croit devoir s'excuser, auprès
de ses conseils de la rue de la Sourdière, de repren-
dre son rôle de don Quichotte. « Voilà trop de procès
de parricides, dira-t-on; mais, mes divins anges, à
qui en est la faute * ? »
K Voltaire, OEuvres complètes (lieuchut), t. LXU, p. 289. Letlre
de Voltaire à d'ÂrgeDtal; 10 avril 1765.
X
LE CRUCIFIX D*ABBEVILLE.— LE CHEVALIER DE LA BARRE.
SON EXÉCUTION. — EFFROI DE VOLTAIRE.
Voltaire s'était mis tout aussitôt à l'œuvre, avec son
ardeur fiévreuse et emportée. « Sirven est chez moi,
écrivait-il à Damilaville quelques jours plus tard
(22 avril) ; il y griffonne son innocence et la barbarie
des Visigoths ; nous achevons, le temps presse ; voici
un mot pour le véritable ÉUe avec les pièces. » Mais
il fallait l'arrêt du parlement confirmant la sentence
de Mazamet, et les Sirven devaient se heurter aux
mêmes entraves que les Calas avaient rencontrées
lors de leur procès en appel ; ils ne purent obtenir
une copie de ce document si nécessaire, indispensable
même, et sans lequel M. de Beaumont refusait d'al-
ler plus loin. Voltaire ne négligera rien , toutefois ,
pour tourner tant d'écueils ; il fera signer, dans Gex,
une procuration aux filles du feudiste, pour sommer le
greffier du parlement toulousain de délivrer cette
copie, décidé, en cas de fin de non-recevoir, à envoyer
acte de son refus. Mais les jours se succèdent sans
avancer d'un pas, et sans grand espoir d'être plus
heureux dans un avenir prochain. Sans grand espoir,
VI. 26
458 LE tOUR DES SIRVEN.
avons-nous dit? Voltaire se dépite, mais il ne se dése^-
père point. « 11 y a trois ans que cette famille est daiii
les larmes. On a essuyé celles de Calas, c'est à présent
le tour des Sirven, » écrit-il au commis du Vingtième,
qui n'est ni moins intrépide ni moins opiniâtre que le
maître (27 mai). Hélas ! si la justice devait avoir son
heure, cette heure était encore fort éloignée, et toutes
les victimes ne l'attendraient point. « Cette malheu-
reuse famille me fait une pitié que je ne peux expri-
mer. La mère vient d'expirer de douleur ; elle nous
était bien nécessaire pour constater des faits impor-
tants. Vous voyez les malheurs horribles que le fana-
tisme cause * . »
Au moment où nous sommes, tout est à faire, mais
encore une fois Voltaire triomphera de la mollesse des
uns, de l'hostilité des autres : il lassera les résistances,
se conquerra des appuis jusque dans le parlement de
Toulouse et démontrera, plus ostensiblement môme
en cette circonstance que dans l'affaire des Galas, ce
que peut une volonté indomptable au service de la
justice et de l'humanité. Il faudra' voir avec quelle
activité, quelle énergie ce vieillard, durant une lutte
de sept années, se multipliera pour ne pas laisser
respirer l'adversaire, pour amener les puissances à
partager son indignation, pour vaincre enfin ce mi-
sérable juge de campagne, derrière lequel se cachait
tout un monde de gens intéressés à ce qu'on ne perçât
point ces ténèbres. On se sent épouvanté eft presque
1« Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXU, p. 357* Lettre
de Voltaire à DamilaviUe; 5 juin 1765. La fiUe atnée, de son côté,
était accouchée prématurément d^un enflant mort.
AUTRES CLIENTS DE VOLTAIRE. 459
pris de vertige devant cette ardeur, cette fièvre, cette
exaltation incessante dont les Calas et les Sirven ne
sont pas les uniques sujets. Ainsi d'autres malheureux
l'occupaient, attiraient sa commisération et son inter-
Yention toujours puissante, presque toujours efiective.
Quelque volumineuse que soit sa correspondance pu-
bliée , nous n'avons pas tout, et nous en savons assez
pour chiffrer une partie de ce qui nous manque. Il a
été question de l'avocat de Végobre et de ses lettres,
dont la trace avait été perdue ; l'on avait raison d'en
déplorer la disparition, car elles produisent le pa-
triarche, de Ferney sous son jour le plus favorable.
Ici, c'est un protestant dont il obtient la délivrance,
de la bienveillance du ministre.
Je ne sais si vous savez que M. le duc de Choiseul a dé-
livré des galères le nommé Ghaumont, dont tout le crime
était d'avoir entendu un sermon au Désert. Il a quelques
compagnons dont je ne désespère pas de briser les fers et
les rames. L'esprit de tolérance commence à s'introduire
sur les ruines du fanatisme. Bénissons-en Dieu ^
Mais il avait trop présumé de ses forces ou de la fa-
veur du ministre, et il dut comprendre qu'une pre-
mière grâce est souvent pour les gens en place un
prétexte plausible de répondre, par un refus, à celles
qu'on pourrait leur adresser dans la suite.
Si j'ai été assez heureux^ monsieur, mandait-il encore à
Végobre, vingt jours après ces bonnes nouvelles, pour tirer
ce pauvre Chaumont des galères, je crains bien de ne pas
réussir à rendre le même service à ses camarades. Vous sa-
1, Cabinet de M. FeuUlet de Gonches. Lettres autographes de Vol'
taire ù M, de Végobre^ avocat; 16 février 1764.
460 DURETÉ DB M. DE SAINT-FLOREMTIN.
vez qu'en France les circonstances des affaires changeii
presque tous les jours; et ce qu'on pouvait hier, on ne l
peut demain K
Mais le ministre lui-même, malgré son bon vouloir,
a des mesures à garder ; et que dirait-on s'il dé-
peuplait d'une fois le bagne de huguenots ? Dans une
circonstance analogue, Moultou s'était mis en mouye-
ment pour obtenir l'élargissement d'un forçat, père dt
six enfants, le nommé Raymond, dont la famille
existe encore dans le Midi de la France. Il en avaiC
parlé à mademoiselle Churchod (plus tard madame
Necker), qui avait connu à Genève la duchesse d 'En-
ville, par l'entremise de laquelle on espérait se rendre
le ministre favorable*. La duchesse était allée
comme bien d'autres demander de la santé à Tronchin^
et avait remporté le meilleur souvenir de ce pays et
de ses habitants ; en somme, l'on n'implorait point en
vain ni son aide ni ses services, et elle avait été un des
appuis les plus puissants des Calas à Paris. Elle se
prêta de grand cœur à ce qu'on désirait d'elle. Mais
elle eut la malencontreuse idée d'aller trouver M, de
Saint-Florentin, dont on sait la dureté pour les pro-
testants de France. L'accueil fut peu chaud, etle comte
ne lui cacha ni ses sentiments à cet égard ni son parti
pris de sévir impitoyablement. « Cette affaire regarde
1. Cabinet de M. Feuillet de Gonches. Lettres autographes de
Voltaire à M, de Végobre, avocat; h Ferney, 4 mars 1764.
2. Moultou aurait pu cependant se passer d'intermédiaire auprès
de la duchesse chez laquelle il était reçu et où nous Pavons vu plus
haut (p. 324, 326) répondre si vertement à Voltaire, au sujet de
Rousseau.
CHAUMONT. 461
«
M. le duc de Choiseul', aurait-il dit. Mais, s'il faisait
sortir Raymond, je le ferais, moi, charger de
chaînes ^. » Cela, ce nous semble, n'a pas besoin de
commentaire.
Chaumont, hors du bagne, n'éprouva point de besoin
plus pressant que de rendre des actions de grâces à
rhomme bienfaisant qui avait brisé ses fers. Tout en
médisant de Calvin et de ses ministres, Voltaire, à cette
date du moins, ne faisait pas difficulté de recevoir les
membres d un clergé qu'il n'ignorait point lui être peu
favorable ; et, durant les procès de Calas et de Sirven,
les pasteurs affluaient au château. Voici une lettre de
l'un d'eux (Théodore ou Chiron, on ne sait trop lequel)
à Paul Rabaut, qui raconte une visite à Ferney, en
compagnie de Chaumont qu'il n'avait pu se défendre
de présenter à son Hbérateur. C'est tout un tableau
d'intérieur : Voltaire pris sur le fait, dans son bon
moment, et trop soudainement pour qu'il eût eu le
temps de préparer un rôle.
...Enfin je lui dis que j'avais amené un petit homme qui
venait se jeter à ses pieds, pour le remercier de ce que par
son intercession il venait d'être délivré des galères; que
c'était Chaumont que j'avais laissé à son antichambre et que
je le priais de me permettre de le faire entrer. Au nom do
Chaumont, M. de Voltaire me témoigna un transport de joie
et sonna tout de suite, pour qu'on le fît entrer. Jamais scène
ne me parut plus bouffonne et plus réjouissante. — « Quoi !
lui dit-il, mon pauvre petit bonhomme, on vous avait roi»
aux galères! que voulait-on faire de vous? quelle conscience
1 . Comme ministre de la Marine.
2. Voltaire, Lettres inédites sur la tolérance (Paris, Clierbuliuz,
p. 248, 24 9« Correspondance inédite de Moullou.
462 CONTINUELLE ENQUÊTE.
de mettre à ]a chaîne et d'envoyer ramer un homme «7
n'avait commis d'autre crime que de prier Dieu en mauv^*
français !» Il se tourna plusieurs fois vers moi en détesta:
la persécution. Il fit venir dans sa chambre quelques per-
sonnes, qu'il avait chez lui^ pour qu'on participât à la j«'.
qu'il avait de voir le pauvre petit Chaumont qui, quoiqu
proprement mis selon son état, était tout stupéfait de st
voir si bien fêté; il n'y eut pas jusqu'à un ex-jésuite (le pè.'>
Adam), qui ne vînt faire son compliment de félicitation ^
Dans le même temps, il s'inquiétait du sort d ud
autre protestant, bien résolu à faire tout ce qui serait
en son pouvoir pour lui Tenir en aide. Mais il avait
besoin de s'édifier, et il demandera à Végobre des ren-
seignements sans lesquels il ne voulait rien entrepren-
dre, a Pourriez-vous avoir la bonté de vous informer,
lui écrivait-il le !•' mars, sans déplaire à personne, et
sans faire rougir personne, si Paul Achard, natif de
ChâtiUon au département de Grenoble, lequel (par pa-
renthèse) est aux galères depuis 1745, est parent de
M. Achard, citoyen de Genève^? » Deux mois après,
ce sont de nouveaux infortunés à secourir. Il s'agit des
mariages des protestants et de la monstrueuse légis-
lation sous le coup de laquelle ils se trouvaient encore
et se trouveront en France jusqu'à la veille de la Ré-
volution, bien que dans la pratique les difficultés se
sauvassent d'ordinaire, à moins des entraves que pou-
vait faire naître la déloyauté de l'un des conjoints,
comme cela se rencontre dans le procès de Marthe Camp
1. Ch. Coquerel, Les Eglises du Désert (Paris, CheVbuliex, 1841),
t. n, p. 425^426; 6 mars 1764.
2. Cabinet de M. Feuillet de Gonches. Lettres autographes de
Voltaire à M, de Végobre; Ferney, t^ mai 1764.
Lk FAMILLE POTIN. 463
du vicomte de Bombelles, « M. de Voltaire, écrivait
le poète, fait bien ses compliments à M. de Végobre, il
ost toujours à ses ordres. Il lui envoie le factum pour
les S" Potin ou plutôt pour les réformés. » Et, peu de
jours après (9 juin) : a ...M. de Beaumont, l'avocat
qui plaide actuellement la légitimité du mariage du
sieur Potin, compte gagner sa cause au parlement de
Paris, et l'arrêt obtenu mettra en sûreté les mariages
protestants, sans aucune formalité. » Mais c'était
trop espérer des juges ; et les héritiers Potin en rap-
pelleront d'une première sentence, qu'une seconde ne
fera que confirmer * .
Ce dix-huitième siècle, en apparence de mœurs si
inofFensives, a plus d'un aspect, et réunit tous les con-
trastes : c'est le siècle du scepticisme et de l'intolérance,
de la superstition la plus inepte et de l'irréligion la plus
éhontée. Ne demandez pas à cette époque sans précé-
dents d'être conséquente, logique, raisonnable. Toute
inteUigente qu'elle soit, elle n'obéit qu'à ses instincts
et à des courants divers d'opinion qui l'entraînent,
tantôt dans un sens, tantôt dans un autre. Avec elle il
faut s'attendre à tout, tout craindre comme tout es-
pérer : si c'est l'aurore, c'est autant et plus la nuit, les
ténèbres, d'horribles ténèbres parfois. L'on est supers-
titieux et athée. Tel prélat, qui ne croit pas en Dieu,
sera persécuté à titre de janséniste et prendra, de la
meilleure foi du monde, son entêtement pour un mar-
1 . Mémoire pour Philibert Potin, Antoine Potin, Marie^ Elisabeth et
Suzanne Potin ; héritiers aux meubles, acquêts paternels de la feu
dame Maincy leur tante. Daniel de Pernay, rapporteur de Tappel.
Cassen, avocat (Delormel, 1764).
46i ÉTRÂKOB ÉPOQUE.
lyre. A ce siècle, rien de comparable dans les sièclft
passés comme dans celui qui lui succède. Aussi, pouî
en pénétrer l'esprit, faut-il s'y reprendre à plus d'un-
fois, se plonger à corps perdu dans son étude , aiec
autant d'ardeur et d'opiniâtreté que de perspicacité e!
de calme. Jamais époque n'a plus intéressé rhistc»-
rien, et jamais époque n'a été moins connue et moic?
comprise : il en aura été d'elle ce qu'il en a été de
Voltaire même, qui en est la formule la plus complète
et la plus éblouissante, parce que chacun n'aura tu
que ce qu'il aura voulu voir, et que chacun, en somme,
pourra être sincère ou dans l'apologie ou dans le
blâme le moins ménagé, sans que celui-ci soit plus
dans le vrai que celui-là. Cette société qui tombe en
pourriture, qui n'a plus rien de viril, dont les armées
s'enfuient presque sans combat devant ime poignée
d'hommes, qui rit de tout, chansonne tout, ne se pas-
sionne guère que pour l'esprit, cette sociétés! désossée,
qui s'aviserait qu'elle pût avoir ses jours de férocité
même en matière de religion ? Ce fut pourtant l'époque
des luttes et des disputes religieuses par excellence,
et, pour peu que Ton interroge ses annales, l'on sera
saturé jusqu'à la nausée par ces tristes querelles du
jansénisme que le vent révolutionnaire était seul ca-
pable d'emporter, avec le reste.
Quoique les grands centres provinciaux se modè-
lent plus ou moins sur la capitale, Paris sans doute
n'est pas la France, et le peuple de nos provinces, s'il
a résisté davantage au torrent, a conservé en revanche
dans les convictions et les idées une âpreté qui prendra
vite le caractère de l'emportement et delà sauvagerie,
FRÉNÉSIES MORALES. 465
3pour peu que Ton paraisse s'attaquer à ses croyances
et à sa foi religieuse. Le Midi surtout est le théâtre
liabituel de ces frénésies morales qui s'emparent de
populations entières comme d'un seul homme, et les
poussent aux derniers excès. Plus flegmatique d'or-
dinaire , le Nord ne sera en ces matières ni plus calme ni
moins emporté : viennent les provocations, il semblera
intéresser sa vanité à se montrer aussi violent, aussi
cruel, aussi aveugle ; et le drame d'Abbeville fera le
triste pendant des deux sanglants épisodes dont nous
avons eu à raconter les épouvantables incidents, avec
des circonstances plus horribles encore à certains
égards, bien que, cette fois, on ne puisse reprocher à
la justice que l'atrocité de sa sentence. Le procès et le
supplice du chevaher de La Barre sont une des taches
indélébiles dont la magistrature du dernier siècle
- aura terni et ensanglanté sa robe. En cette affaire,
comme en celle des Calas, si le peuple, lui au moins,
est sincère dans son exaltation, les hommes qui tien-
nent en leurs mains l'honneur et l'existence des accusés
céderont à des mobiles autres que ceux qui doivent
inspirer de véritables juges; et des rancunes, un désir
coupable de vengeance viendront au moins surexciter
le zèle et donner à une faute, dont, pour notre part,
nous ne diminuerons pas la gravité, les proportions
d'un crime capital , d'un crime que tous les châti-
ments ensemble seraient impuissants à expier.
Dans la nuit du 8 au 9 août 1765, un cruciflx de
bois, placé sur le Pont-Neuf d'Abbeville, était l'objet
de mutilations que les premiers passants purent con-
stater avec une indignation légitime. Ouatre coups
466 LE CRUCIFIX DU PONT-NEUF.
avaient été portés avec un instrument tranchant,
bre ou couteau de chasse, au-dessous de restomac, f
du côté gauche; la jambe droite n'avait pas été plus )
épargnée, elle avait été tailladée à trois endroits diffe- \
rents, et le bout du doigt du pied avait été fortemenJ ;
entamé ' . Le crucifix du cimetière de Sainte-Catheiiiie
était également profané et couvert d'immondices,
sans doute par les mêmes mains. La nouvelle de ces
criminelles folies plongea la cité dans une stupeur
générale. On se transporta sur les lieux. Ton vit \
de ses yeux un attentat si odieux et si inutile qu'il
devenait incroyable. Il n'y a pas à dissimuler l'indi-
gnation qui fut grande et que n'apaisa point l'affreux
supplice de l'un des coupables. Ceux-ci étaient encore
à trouver ; mais rien n'allait être omis de ce qui pour-
rait amener leur découverte. Le procureur du roi ren-
dait sa plainte, dès le lendemain, avec demande d'in-
former et de faire publier un Monitoire en la forme
ordinaire. Trois jours après, information, à la smle
de laquelle venait un décret de prise de corps contre
un jeune gentilhomme. Gaillard d'ÉtaUonde, sur
lequel pesaient les présomptions les plus sérieuses.
Soixante-dix-sept témoins avaient été entendus, qui
n'étaient pas tous de la lie du peuple, comme on Ta
prétendu , et dont les dépositions ne laissaient pas
d'avoir leur gravité. Faute de preuves, de soupçons
1. Archives nationales. Parlement. Criminel. X* B. 1893. Extrait
des minutes du greffe criminel de la sénéchaussée de Ponthieu-
Abbeville. l^^ pièce. Procès-verbal de la mutilation du crucifli
placé sur le Pont-Neuf à Abbeville. L^ensemble des papiers de celle
affaire se compose de cinquante et une pièces, que nous avons toutes
inventoriées avec le plus grand soin.
(
DÉPOSITION DES TÉMOINS. 467
iirects, on avait regardé autour de soi, l'on s'était
demandé qui pouvait avoir commis un crime dénotant
une impiété furibonde, et, comme cela ne manque
jamais en pareil cas, la question ne resta point sans
réponse. Les témoins cités, honteux de n'avoir rien
de positif à dire, abondaient en détails sur des faits
étrangers et qui pourtant n'eurent que trop d'action
sur les déterminations des juges, a C'est une maladie
invétérée des hommes, a dit un des défenseurs de Ca-
las, d'aimer à faire des contes. Lorsque surtout une
affaire extraordinaire a mis une ville en mouvement,
combien de gens forgent des faits et se plaisent à les
répandre * ! » Ces paroles de l'avocat Sudre trouveront
ici, aussi bien qu'à Toulouse, leur application, quoique
tout ne fut pas contes dans les témoignages qu'on
recueillit. L'on ne devait pas se borner au décret de
prise de corps lancé contre d'Étallonde. D'autres
jeunes gens avaient été nommés, d'ime conduite peu
exemplaire, d'ailleurs ses amis, et qui avaient, quel-
ques jours seulement avant la mutUation du crucifix,
scandalisé le pubUc par une affiche d'impiété et une
sorte de bravade soldatesque dont ils firent bien de se
défendre. Voici ce qui s'était dit, ce qui se répétait,
et ce qui allait être l'objet d'une inconcevable procé-
dure que devait couronner une condamnation non
moins inouïe.
Le jour de la fête du Saint-Sacrement, d'ÉtaUonde,
le chevalier de La Barre, et un troisième, appelé Mois-
nel, passant à vingt-cinq pas d'une procession de reli-
1. Sudre, Mémoire pour le sieur Jean Caku (Toulouse, Ray et) ^
468 RÉPONSE D'ÉTALLONDE.
gieuxde Saint-Pierre, affectèrent de demeurer debout
et de garder leur chapeau sur la tête. La Barre, gui
aura à répondre pour tous, repousserj^ énergiquement
l'intention qu'on lui prête. Il était pressé, il craignait
défaire attendre madame l'abbesse de VViUancourt avec
laquelle il prenait ses repas ; il n'a\ait doublé le pas que
pour n'être point en retard. Mais les aveux de M oisnel
rendaient impossible ce système de défense, qui allait
du reste peu à son caractère. 11 avait demandé à d'Étal-
londe s'ils devaient se découvrir, et celui-ci avait ré-
pondu : « non, sacrédié, passons, » ce qu'ils firent (sauf
Moisnel, pourtant, qui avait son chapeau sous le bras],
et sans se mettre à genoux *. Tout cela ne s'était
pas accompli sans être remarqué, et c'est ce que vou-
laient ces étourdis. Quelqu'un fit observer au chevalier
que, s'il n'était pas dans le dessein de faire comme
tout le monde, il n'avait qu'à prendre une rue détour-
née, à quoi La Barre répliquait «qu'il regardait l'hostie
comme un morceau de cire ^. » C'était son programme ;
et il disait encore qu'il ne comprenait pas comment
on pouvait adorer un Dieu de pâte. Mais le pauvre
chevalier répétait là plutôt une leçon, qu'il ne cédait
à une de ces convictions d'apôtre qui font tout affron-
ter et tout oser. Interrogé sur ces blasphèmes, il
répondra c< qu'il peut avoir tenu des propos appro-
chants dans ce goût là, et qu'il ne peut point dire s'il
s'est servi de ces termes là; que voyant d'autres jeunes
1 . Archives nationales. Parlement. Criminel. X'B. 1893. 22<'pièce,
p. 41, 42, 43. Deuxième interrogatoire du sieur de La Barre.
?. Ibid», lie pièce, p. 15, 16. Premier interrogatoire du sieur
de La Barre.
CÉRÉMONIES EXPIATOIRES. 460
gens qui tenoient de pareils propos, il a cru pouvoir
les tenir comme eux. » Cet aveu, s'il amoindrit sensi-
blement l'esprit fort, aurait dû en même temps pré-
disposer à plus d'indulgence pour des écervelés qu'il
n'y avait pas à prendre au sérieux, dont il était, à
coup sûr, urgent de réprimer les dangereuses et cou-
pables folies, mais auxquels il ne fallait pas trancher
la tête bien qu'elle ne valût guère.
Les esprits s'étaient échauffés. Ces impiétés, ces
plaisanteries obscènes, ces détails repoussants qu'on
se' répétait avec une horreur mêlée de dégoût, eussent
révolté une population foncièrement rehgieuse, lors
môme qu'on n'y eût pas travaillé, ceux-ci dans une
arrière-pensée de vengeance personnelle, ceux-là sans
considérer autre chose que l'obUgatoire expiation de
ces outrages épouvantables à la divinité. Durant l'in-*
struction, l'évêque d'Amiens, Mgr de La Motte, prélat
d'une austère piété, vivement pressé par le clergé
d'AbbeviUe de venir faire, sur les lieux mêmes oii cet
horrible attentat avait été commis, une amende ho-
norable pour détourner le courroux du ciel de la cité
désolée, se rendait à ces instances, après s'être anté-
rieurement assuré que le corps de ville figurerait aux
cérémonies expiatoires et marcherait en tête du cor-
tège. Pieds nus, la corde au cou, dans une attitude
qui devait laisser une impression ineffaçable dans l'es-
prit d'un peuple innombrable accouru de toutes parts,
le ponlife procédait à cette grande réparation. Dans
l'amende honorable qu'il prononça, il invoquait la
clémence céleste en faveur de ces profanateurs pour
qu'elle les frappât d'un rayon de sa grâce ; et il n'y a
VI. 27
470 UN MOT MALHBURBUI.
là rien qui ne fût conforme aux sentiments de chariti
qui sont l'essence même du christianisme. Mais ctt
appel à la miséricorde d'en haut est précédé d'un mot
malheureux qui semble indiquer que, tout en prenauf
souci des âmes, Ton n'entend point soustraire au châti-
ment terrestre ceux qui se sont « rendus dignes des
derniers supplices en ce monde * . » Si cette distinction
n'avait pas été dans la pensée du prélat, elle fut in-
terprétée ainsi par cette foule exaltée qui crut enten-
dre sortir de la bouche du saint homme rarrét de
mort des coupables.
Une Indulgence de quarante jours était accordée à
ceux et celles qui visiteraient le Christ outragé, lequel
avait été transporté dans l'église royale et collégiale
de Saint-Vulfran. Ces allées et venues incessantes,
ces processions parcourant les rues et entonnant des
psaumes sur un mode sinistre entretenaient une émo-
tion fâcheuse parmi les habitants, et ne servaient que
trop les projets de ceux qui, sous main, travaillaient à
perdre ces enfants dans un but de haine et de ven-
geance. Ainsi la seconde plainte relative à l'incident,
tout à fait distinct, de la procession de la Fête-Dieu
est datée du lendemain même du jour où avait été
pubUé le mandement de Mgr de La Motte *. Dans cette
requête du ministère public basée sur les dépositions
d'un certain Beauvarlet, résidant alors à l'abbaye de
Willancourt, il était question des discours et autres
1. JUeueil intéressant sur V affaire de la mutilation du crucifix
d'Àltbeville (Londres, 1776), p. 1 2.
2. Archives natitMialeg, Parlement. Criminel. X« B. 1893. 6® pièce.
Plainte de plusieurs impiétés; 13 septembre 176&.
LËFËBVRE DE LÀ BARRE. 47i
^zctes impies de trois jeunes gens que l'oane nommait
point. Treize jours après, le 26 du même mois, ordre
d'informer et décrets de prise de corps étaient lancés
contre les coupables, dont cette fois on ne sous-enten-
dait plus les noms : les sieurs de La Barre, d'Étal-
londe et Moisnel. Mais d'Étallonde avait pris la fuite
depuis longtemps, et le décret, heureusement pour
lui, ne devait pas l'atteindre.
Sa contenance héroïque et bien au-dessus de son
âge, l'atpocité de la sentence, ont fait de La Barre
un personnage légendaire, que l'on a grandi démesu-
rément, et auquel il faut restituer sa physionomie
propre. 11 fit preuve d'une grande générosité et d'une
noblesse remarquable dans sa défense. Le plus sou-
vent il dédaigne de discuter les témoignages qui le
chargent, et les rares dénégations qu'il se permet por-
tent sur des dépositions de témoins uniques. Voltaire,
qui avait une thèse à soutenir, a exagéré sa valeur. 11
nous le représente comme un jeune homme du plus
grand avenir, voyant de haut la profession des armes,
et se préparant à courir brillamment et glorieusement
la seule carrière pour laquelle encore un gentilhomme
se crût fait, ce 11 serait devenu certainement un excel-
lent officier ; il étudiait la guerre par principes ; il avait
fait des remarques sur quelques ouvrages du roi de
Prusse et du maréchal de Saxe, les deux plus graïuis
généraux de l'Europe ^ » Loin de le servir, un pareil
portrait ne saurait que rendre plus inexplicabltîH
etiplus impardonnables des actes de vraie àkmmta^
!. VoltiriTe,^ïEwr<»«<x)«pW/ef (Beuchot), t. XLU, p, 87». ••-*"****
d« la mort du chevalier «de La Barre, 4706.
472 MADAME DE BROU.
dont un homme qui réfléchit , même de Tâg-e du che-
vaUer, nous parait incapable. Mais Yoltàire avait eu
mai informé. Jean-François Lefebvre, chevalier de La
Barre, petit-fils d un lieutenant-général des armées du
roi mais dont le père avait dissipé une fortune de plus
de quarante mille livres de rente, né dans les environs
de Coutances, en basse Normandie, avait passé ses
premières années chez un curé de campagne, auprès
duquel il apprit peu de choses, comme on se l'imagine,
et avait été ensuite recueilli par un fermier*. On
sent là une ruine complète et Tabandon absolu de cet
enfant à qui personne ne se préoccupait de fournir
les moyens de se passer de fortune.
11 avait pour tante à la mode de Bretagne l'abbesse
de Willancourt, madame de Brou, fille de M. Feydeau
de Brou, qui, touchée de son sort, le fit venir auprès
d'elle, lui donna des maîtres, et travaillait, nous dit
Voltaire, à lui faire avoir une compagnie de cavalerie.
Nous ne savons au juste s'il appartenait à l'armée;
il paraîtrait que La Barre et Moisnel se faisaient passer
à AbbeviUe pour surnuméraires de la compagnie des
gendarmes de la garde ; mais ce titre leur est catégo-
riquement refusé par les chefs d'un corps qui n'était
composé que de bons et fervents catholiques, à com-
mencer par le prince de Soubise, son commandant'.
On nous représente l'abbesse de Willancourt comme
1. V. -4:,, houBnûre, Histoire W AbbeviUe (Psifis, 1845), t. II, p. 153.
2. Archives nationales. Parlement. Criminel. X*B. 1893. 31» pièce.
Lettre de M. de Wargemont, brigadier des armées da rojr, ce
24 octobre. — Lettre de M. le maréchal prince de Soubise, 15 oo>
vembre 1765; toutes deux datées de Fontainebleau.
UNE ABBE8SE AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE. 473
une femme « de mœurs très-régulières, d une humeur
douce, enjouée, bienfaisante et sage sans supersti-
tion. » Nous ne voudrions pas affirmer qu'elle méri-
tât intégralement de tels éloges. C'était assurément une
personne bienfaisante, d'un commerce agréable,
une femme du monde comme il n'était pas rare d'en
rencontrer dans les maisons religieuses peuplées de
filles des meilleures familles du royaume. Si ses mœurs
étaient irréprochables, il faut convenir qu'elle n'avait
pas toute la rigidité, disons même la décence qu'on était
en droit d'exiger d'une femme revêtue d'un tel carac-
tère. Elle voyait bonne compagnie, ce qui n'excédait
pas la liberté dont on usait alors dans les couvents
et les cloîtres, et il n'y aurait rien à dire si les choses
ne fussent pas allées au delà.
Elle avait donné un appartement au chevalier en
dehors, il est vrai, de l'habitation conventuelle, et La
Barre n'avait pas d'autre asile. Ce dernier arriva mo-
deste, doux, sentant ce qui lui manquait. Mais les liai-
sons qu'il semble avoir nouées dès le débotté eurent
bientôt fait de le déniaiser, et, ce qui n'arrive que
trop souvent en pareil cas, il s'en fallut de peu qu'il
ne marchât à la tête de cette jeunesse licencieuse et
libertine qui scandalisait les bons bourgeois de ses
extravagances et de ses excès. Madame de Brou rece-
vait à sa table son neveu et les amis de son neveu,
auxquels la pi'ésence de Tabbesse aurait au moins dû
imposer plus de respect et plus de retenue. Mais celle-
ci aimait à rire, et un propos un peu gaillard ne l'é-
pouvantait pas. Ce n'était point un esprit étroit, qu'une
raillerie sur la religion eût désarçonné; elle laissait
474 LA BIBLIOTHÈQUB DU CHBVÀUBR.
dire et laissait faire, et, à ce point de Tue, peut-êtn?
serait-<»D en droit de lui faire sa part de responsabilité
dans ces tristes événements.
La Barre n'avait aucune instruction, et il avait fort
à faire pour acquérir tout ce qu'il sentait lui manquer,
avant d'arriver à écrire des remarques sur les ouirrages
du roi de Prusse et du maréchal de Saxe ; il avait
tout à apprendre, et Ton n'aurait pu raisonnablement
exiger de lui que de l'assiduité et une véritable envie
de s'instruire. Cette envie, cette curiosité, si l'on veut,
il l'avait, à un point même assez rare chez un jeune
homme; et, n'eût été la stérile et pernicieuse direction
que prirent ses lectures, il n'est pas impossible, il est
même supposable qu'il serait devenu un homme distin-
gué , car il avait de la vivacité dans l'esprit, une cer-
taine éloquence, et indubitablement de la noblesse et
de la fierté dans le caractère. Mais il ne faut que jeter
les yeux sur l'inventaire des livres qui formaient sa
bibliothèque et étaient sa seule pâture morale, pour
se rendre compte du danger du mauvais choix des
lectures et jusqu'à quel point elles peuvent égarer et
pervertir les meilleurs instincts. C'étaient Thérèse phi-
losophe^ le Portier des CharireuXy la Religieuse en
chemise^ la Tourière des Carmélites y tous produits
abominables d'une Uttérature qui, Dieu merci ! a bien
complètement disparu et n'aurait plus de lecteurs '.
1. Archives nationales. Parlement. Criminel. ^ B. 1893. Extrait
des minutes du greffe de la sénéchaussée de Ponthieu. 14* pièce.
Liste des livres trouvés dans la chambre du sieur Lefebvre de La
Barre; 4 octobre 1765. — 19^ pièce. Réquisitoire du procureur du
roy afln de saisir des livres prohibés dans la chambre du sieur
chevalier de La Barre; 7 octobre 11^5.
INCONVÉNIENT DES DEMI-MESURES. 475
Madame de Brou, après une visite domiciliaire qui
avait amené la découverte de la très-peu édifiante
bibliothèque de son neveu (4 octobre), n'aura rien de
plus pressé que de livrer au feu, le jour même, tout
ce qui était de nature à le compromettre, A ce compte,
il aurait été plus prudent de tout anéantir. Mais un
religieux de Tordre de Gîteaux, appelé Schmid, qui se
trouvait alors à Willancourt et qu'elle chargea de cet
auto-da-fé, n'eut pas le courage, paraîtrait-il, d'enve-
lopper tout dans une même destruction, et ne laissa
pas d'épargner de grands coupables, comme cela
ressort du procès-verbal de la saisie, en date du 10 du
même mois.
Que pour le surplus ils étoient restés en une armoire
en laditte chambre qu'occupoit cy-devant ledit sieur de La
Barre, ce qui m'a donné lieu de retourner en ycelle avec
mon dit sieur Schmid quy m'a fait Touverture de laditte
armoire, et après avoir fait recherche en ycelle j*ay trouvé
le livre intitulé Dictionnaire philosophique portatif en un
volume, Themidore en deux partyes, le Sultan Misapouf et
la Princesse Grisemine en deux partyes, le Cousin de Maho-
met en deux tûmes, la deuxième partye de la Belle Alle-
mande ou les Galanteries de Thérèse, le Canapé couleur de
feu, histoire galante en un volume, les Devergineurs ou les
trois frères..., contes en vers précédés par des réflexions sur
leconte et suivis de Floricourt, histoire françoise...,etc.,etG.^
Nous aurons à revenir sur la composition de cette
bibliothèque du chevalier.
Au premier bruit de l'enquête, comme on l'a dit
1. Archives nationales. Parlement. Criminel. X* B. 1893. Extrait
des minutes du greffe de la sénéchaussée de Ponthieu. 20* pièce.
Procès-verbal de saisie des livres en la chambre du sieur de La
Barre; 10 octobre 1766.
476 LE CLERGÉ RÉOULIBR ET LE CLERGÉ SÉC0LIER.
déjà, d'Étallonde avait pris prudemment la fuite. Il
était allé demander un refuge à Tabbé du Lieu-Dieu.
Mais le Lieu-Dieu ne pouvait être un asile assuré, et
Tabbé réussit, avec le concours de son anai, l'abbé
de Tréport, à faire échapper le coupable, La Barre,
moins prévoyant ou plus insouciant, s'était contenté
de se retirer à Tabbaye de Longvillers, près Montreuil,
où il fut arrêté, le pemier octobre. Mais une chose qui
frappera également l'historien et le moraliste, et ca-
ractérise bien cet étrange siècle, c'est que ces vauriens,
destinés au dernier supplice en expiation de sacrilè-
ges abominables, sont les enfants gâtés de ce clergé,
qui sera le premier étonné qu'on fasse tant de bruit pour
de telles peccadilles. La Barre est choyé à l'abbaye de
Willancourt, et ses impiétés ne sont pas trop mal reçues
de madame l'abbesse, qui nous a tout l'air de prendre
part à ces gaietés malsonnantes ; et c'est, en dernier
lieu, à l'abbé de Longvillers qu'il va demander un abri.
Mais c'est ce qui différenciera le clergé régulier du sé-
culier, ce dernier (bien que cette distinction puisse sem-
bler paradoxale) infiniment plus régulier et de mœurs
plus austères, parce qu'il n'échappait point, comme
l'autre la plup art du temps , à toute sur veillance effective .
Aussi l'attitude des prêtres et des curés d'AbbeviUe
sera-t-elle bien opposée, et les verrons-nous prendre
avec une tout autre ardeur les intérêts du ciel.
La Barre, malheureusement pour lui, n'était pas
le seul arrêté. Le jeune Moisnel (un enfant de dix-sept
ans ) était également appréhendé au corps , et allait
être l'objet d'obsessions, d'une contrainte morale que
rien ne saurait excuser. On faisait dire à cette tête
LE JEUNE MOISNBL. 477
faible , affolée de terreur, tout ce qu'on voulait ; et
l'espoir de fléchir ses juges le poussait à des aveux
dont la justice humaine n'avait pas à connaître, et
qui relèvent d'un autre tribunal. Il subit cinq interro-
gatoires * . Dans le premier l'on n'obtenait de lui que
peu de choses ; mais, au second, qui avait lieu cinq
jours après (7 octobre), déjà vaincu par l'horreur
d'une captivité dont il n'envisageait pas le terme sans
un indicible eflfroi, il accusa bien au delà de ses fautes
et ne chargea pas moins ses complices, sans paraître
comprendre toute la gravité d'aveux qui servaient
de bases naturelles aux interrogatoires que l'on fît
subir à La Barre, a On ne sait, dit l'autem* du Mémoire
à consulter^ s'il est possible d'imaginer un spectacle
plus touchant que celui de ce malheureux enfant
prosterné aux pieds de son juge, mettant pour ainsi
dire sa conscience au jour, récapitulant sa conduite
passée, pour en tirer quelques indices propres à le
charger, et réduit enfin, par un accès de scrupule, à
porter un faux témoignage contre lui-même... Au
milieu des convulsions que lui causoit sa délicatesse,
le sieur Moisnel, dans la liste de ses fautes, en plaçoit
qu'il n'avoit pas commises , et, de peur de nuire à la
vérité par des réticences, il la blessoit par des décla-
rations hasardées... * » Tout cela est trop raffiné pour
être trèS'Cxact. Ce qu'il y a d'incontestable, c'est
1 . Cinq interrogatoires, sans compter les confrontations avec La
Barre et les témoins. La Barre n'en subit que quatre, le dernier sur
la sellette.
2. Recueil intéressant sur l'affaire de la mutilation du crucifix
d'Âbheville (Londres, 1776), p. 58, 59, 60. Mémoire à consulter
sur le sieur Moisnel et autres accusés.
a?
478 M. DE BBLLBVAL.
répouvante absolue, l'effroi sans discernement et saiL-
critique, et Tamour de la vie chez cet adolescent d'une
constitution faible et mélancolique, à qui la perspec-
tive des derniers supplices fit perdre le peu de raison
et de bon sens qu'il pouvait avoir.
Nous avons parlé d'influences occultes, d'étranges
inimitiés qui saisirent avec âpreté l'occasion d'une
revanche implacable. Il va bien falloir soulever le voile
de ces iniquités, et dire ce qui parut alors acquis à la
discussion, Moisnel, comme on Ta vu, était demeure
ferme devant un premier interrogatoire. Dans l'inter-
valle de celui-ci au second, le sieur de Belleval, son
tuteur, avait^btenu de l'entretenir dans sa prison. li
lui reprocha avec force son silence coupable, lui fit
un crime de n'avoir pas tout révélé dès l'abord, et lui
recommanda de la manière la plus pressante d'avouer
tout ce qu'il savait sur le compte du chevalier de La
Barre. Cette reconmiandation était d'autant plus té-
méraire qu'il était impossible que Moisnel chargeât
celui dont il avait été le complice sans s'accuser lui-
même; et Ton s'étonnerait de ce conseil donné par
un homme judicieux et sensé, si l'on n'avait point le
secret de ces insistances inexplicables. Nous avons dit
que madame de Brou recevait bonne compagnie, dont
les hommes n'étaient pas exclus, si même ils n'y figu-
raient point d'une façon absolue. Longtemps M. de
Belleval avait été le roi de ces réunions. Mais l'arrivée
du jeune chevalier changeait tout et ruinait les affaires
de celui-ci, qui ne put supporter sa disgrâce sans s'en
plaindre amèrement, dans une lettre dont La Barre eut
connaissance et où il n'était pas traité en ami, Delà
JONCTION DES DEUX AFFAIRES. 479
provocations et défi de la part du jeune écervelé^ un
jour qu'il rencontrait Belleval sur le pont des Capu-
cins, paroles outrageantes qui restèrent impunies
mais furent ressenties d'autant plus prof ondément que
cette scène fermait à ce dernier tout accès auprès
de l'aimable abbesse. L'occasion de châtier un en-
nemi, qu'il avait cru ne pouvoir atteindre, fut saisie
avec joie par cet homme vindicatif qui ne soupçon-
nait guère que ces aveux, provoqués avec tant d'em-
portement, dussent compromettre, avec La Barre (et
un autre jeune homme, M. DouvilledeMaillefeu), son
propre fils, Dumaisniel de Saveuse qu'il eut le temps,
du reste, de faire évader *.
Mais des influences plus directes et non moins hos-
tiles préparaient et consommaient la perte d'un infor-
tuné qui allait avoir contre lui, non-seulement ses
propres imprudences, mais l'animadversion de ceux
dans les mains desquels se trouvaient et son honneur
et sa vie. On ne s'en tenait pas à la permission d'in-
former c( sur des impiétés et blasphèmes commis
dans la ville, » et même à l'arrestation des jeunes gens
soupçonnés de ces méfaits, qui pouvait être la con-
séquence naturelle de l'instruction. L'assesseur d'Ab-
beville ordonnait bientôt que les deux procès « se-
roient et demeureroient joints pour être sur iceux
statué par un seul et même jugement^ ; » ce qui était
1. Recueil intéressant sur l'affaire de la mutilation du crucifix
d'Abbeville (Londres, 1776), p. 59.
2. Archives nationales. Parlement. Criminel. X*B. 1893. Extrait
des minutes du greffe criminel de la sénéchaussée de Ponthieu. 1&«
pièce. Réquisitoire afin de jonction sur les deux plaintes du pramiraur
480 LB CÂPITOUL D'ABBBVILLE.
en matière criminelle une monstruosité saos précé-
dents. Toute cette procédure fut conduite d'une façon
si irrégulière, si étrange, qu'elle donna lieu aux con-
jectures, aux assertions les plus graves, à Végsurd de
Tassesseur, qui aurait dû, le premier, sentir qu 'ii ne
pouvait siéger dans cette affaire. Admettoi^s que cet
homme vaille mieux, ce qui est facile, que le triste
portrait que nous ont laissé de lui les défenseurs de
La Barre et d'Étallonde (l'un d'eux Ta bien appelé le
capitoxd (TAbbeville); et tenons-nous-en à ce qui
peut résulter des débats et des mémoires des conseils,
qui eurent à donner leur sentiment sur cette cause
émouvante : mieux vaut laisser parler les circon-
stances et les actes qui ont leur éloquence. M. Duval
de Soicourt, avant le drame sanglant qu'il nous faut
raconter, était tuteur d'une jeune personne riche, sa
parente, qu'il avait formé le projet de marier à son
fils. Il avait cherché à attirer dans ses intérêts l'ab-
besse de Willancourt , à laquelle elle avait été con-
fiée; mais celle-ci, loin de se prêter à ces arrange-
ments, s'était nettement déclarée contraire à cette
union. Une assemblée de parents avait été tenue de-
vant un conseiller au présidial, dans le but de le
dépouiller de son titre de curateur, et qui décida le
mariage de la jeune fille avec un autre prétendant. II
n'y a pas à rechercher les motifs de la supérieure
auxquels acquiesça le tribunal de famille ; ce qui est
à indiquer, c'est que, des quatre accusés, le premier,
le chevaUer de La Barre, était le neveu affectionné de
du roy; 8 octobre 1765. — IG*^ pièce. Jugement de jonclion sur les
deux plaintes du procureur du roy ; môme jour.
L'AVOCAT BROUSTELLES. 48i
iTiadame de Brou; que le second et le troisième
étaient, lun frère, l'autre cousin-germain du rival du
jeune Soicourt; que le quatrième était fils du con-
seiller devant lequel avait eu lieu l'assemblée de fa-
ïïiille. En semblable cas, un juge n'a qu'un parti à
prendre, c'est de se récuser, et c'est à coup sûr ce
que devait faire l'assesseur. 11 ne le fit point, et, s'il
manqua en cela à ce qu'il se devait à lui-même, la
façon dont il composa son tribunal ne fut pas de
nature non plus à rassurer les inculpés et ceux qui
pouvaient prendre intérêt à leur sort. L'un des juges
qu'il s'adjoignit était un avocat nommé Broustelles,
d'un mauvais renom, à la réception duquel la com-
pagnie des avocats d'Abbeville s'était opposée par acte
juridique. Et, à ce moment encore, l'Élection de la
même ville plaidait contre lui à la cour des Aides pour
l'écarter de la présidence qu'il venait d'acheter. Mais
était-ce faute d'autres que l'on avait choisi ce person-
nage si peu recommandable à tous égards? En lui
accordant sa quaUté contestée d'avocat, encore était- il
le dernier sur le tableau, et il n'y avait légalement
à recourir à lui, qu'après avoir requis l'aide de ses
confrères antérieurement inscrits. Nous n'énumére-
rous pas tous les moyens que feront valoir les huit
avocats consultants pour demander la révision du
procès (parmi lesquels figurent deux noms également
célèbres et bien opposés, Gerbier et Linguet), et dont
le Mémoire rédigé avec une pleine indépendance
faillit amener une rupture complète entre le parle-
ment et le corps des avocats de Paris ; l'espace nous
manque, et ce n'est pas d'ailleurs de notre com*^'^
482 PANPAR0N8 D'IMPIÉTÉ.
lence'. Le troisième juge que s'adjoignit Soîcouri
Lefebvre de Villers, caractère faible, facile à tourn*.:
touché d'abord du danger que couraient ces fous qu
étaient allés se jeter, tête baissée, dans l'abîme, k
laissera intimider et circonvenir, et finalement ac-
quiescera à tout ce que décideront les deux autre?*.
Les aveux sans réserve de son complice rendaien*
lattitude de La Barre plus que difficile, et ses répon-
ses se ressentent de la gêne dans laquelle le met le
peu de sang-froid et d'énergie de ce jeune homme.
Les dépositions de Moisnel, celles des divers témoins,
portent sur des irrévérences, des paroles, des chaD-
sons obscènes, dites ou psalmodiées dans les fumées
du vin. Le chevalier ne nie pas qu'étant ivre, un
jour, il n'ait chanté avec d'Étallonde des couplets
qui n'étaient point, il s'en faut de beaucoup, à la glo-
rification de Marie-Madeleine, alléguant, pour son
excuse, « qu'avant sa conversion, elle avait mené
une vie débordée. » C'est partout et toujours une
affectation d'irréligion portée jusqu'à la fureur chez
ces fanfarons d'impiété et de vice, qui se croient es-
prits forts, parce qu'ils débitent, entre deux vins, des
grossièretés contre la Vierge et les Saints, qu'ils bri-
sent, souillent, foulent aux pieds les images, les re-
liques, les couronnes bénies qu'ils trouvent sous
leurs mains. Nous avons relevé ces interrogatoires,
1. Recueil intéressant sur l'ajfaire de la mutilation du crucifix
dtÂbbeville (Londres, 1776), p. 74 à 91. Consultation; 27 juin 1766.
2. Un jour, ému des persécutions dont ies accusés étaient l'objet,
il aurait dû dire : « il ne faut pas tant tourmenter ces pauvres
innocents. » F.-G. Louandre, Histoire d'Ahbeville (Paris, 1845),
t. II, p. 157.
LEUR PATURE INTELLECTUELLE. 483
roulant tous sur des propos ou des faits tels qu'ils ne
sauraient être reproduits, à quelques exceptions près,
même à Taide de la rhétorique la plus châtiée : ques-
tions et réponses sont d'un cynisme incroyable. Il a
été fait allusion déjà à la bibUothèque du chevalier,
dont la composition était, à coup sûr, d'une médiocre
édification. Nous n'avons toutefois parié que des
livres licencieux. Ces mauvais sujets en avaient d'au-
tres, cependant, pour les heures de recueillement et
d'étude. L'on a cité le Dictionnaire portatifs en assez
mauvaise compagnie ^ nous en conviendrons, entre le
Sultan Misapouf et le Portier des Chartreux. Ces
ouvrages de métaphysique et d'histoire, on soup-
çonne quels ils sont : il ne faudra pas leur demander
l'approbation de la Sorbonne ; et ils auront tous passé
par la main du bourreau, comme V Esprit d'Helvétius,
entre autres. 11 s'en peut rencontrer d'une véritable
valeur, quelques-uns même seront de bons livres, en
dépit des Riballier, des Tamponnef, des Cogé pecus;
mais c'est le réquisitoire d'Omer Joli de Fleury , mais
c'est la condamnation au feu du parlement, qui au-
ront décidé leur acquisition et qui feront qu'on les
lira. Ces livres, placés sur une tablette, à part,
seront l'objet d'un véritable culte. Si l'on ne s'age-
nouille pas devant une procession de capucins. Ton
s'inclinera devant ces merveilleux produits de l'intel-
ligence, auxquels on ne marchandera ni les salutations
ni les salamalecs.
Interrogé sy plusieurs fois passant devant des livres il n'a
pas fait de génuflexion, et sy sur la demande qu'on luy ^''
484 Of^.NUPLEXIOMS DBVAIIT LB TABERNACLE.
pourquoy il faisoit ces génuflexions, il ne dit pas qu'il fal-
loit fléchir le genoux devant le tabernacle.
A dit qu*il est vray qu'il a fait plusieurs fois des geou-
flexions en passant devant ces livres, et qu'il a dît qu.
quand il passoît devant le tabernacle il falloit fléchir k
genoux. Mais qu'il a dit et fait cela en badinant et non par
impiété <•
Cela est plus que suffisant pour donner la mesure
de ces philosophes et apprécier ce qu'il y a de puéril
dans les démonstrations sceptiques de ces enfanta
gâtés qui s'estiment des penseurs, parce qu'ils afifron-
tent, le chapeau sur le nez, une procession de moines,
ou couvrent d^ordures un crucifix dans un cimetière.
Mais, sUl en est ainsi, comment, encore une fois,
eut-on le triste courage de livrer au bourreau des
polissons de dix-sept et vingt ans qu'il fallait fouetter,
enfermer, si Ton veut, mais qui étaient, en somme,
un peu moins criminels, on en conviendra, qu'un Da-
miens ?
Aussitôt qu'était intervenu un jugement de jonc-
tion, sur les deux plaintes du procureur du roi, il
n'était pas indifférent aux juges, pour l'acquit de leur
conscience et de leur responsabilité, de démontrer
par l'information, qu'en réalité les deux affaires n'en
faisaient qu'une, et que les inculpés avaient plus ou
moins trempé dans l'une et dans l'autre. Et l'on y
avait en partie réussi par la violence morale- exer-
cée sur Moisnel, qui finit par avouer que la mutilation
1. Archives nationales. Parlement. Criminel. X' B. 1893. Extrait
des minutes du greffe criminel de la sénéchaussée de Ponthieu.
1 1« pièce, p. 28, 29, 30. Premier interrogatoire du sieur de La
Barre; 20 octobre 1765.
D'fiTâLUlSDE LE TftAI CDr?ASLll. i^o
du eracifix était le £aît d^ÉtaUcMide. Devant une eon-
f ossion si complète, et la certitude que son ami était
désormais en lieu de sûreté, La Barre, interrogé à son
tour si c'était lui qui avait commis le crime, ou s'il
en connaissait l'auteur, n'hésita plus à confirmer ce
ce qu'avait avancé Moisnel, à nier qu'il y fût pour
quelque chose et à reporter sur. Gaillard d'Étallonde
tout le poids de l'accusation^ Ce n'était là ni une dé-
sertion ni une lâcheté : c'était, dans la situation qui
lui était faite, un moyen très-concevable de défense ;
mais, au moins, cela ne ressemble guère à l'acte de
générosité et d'héroïsme que lui prête assez gratuite-
ment l'historien d'Abbe>ille^,
1. Archives nationales. Parlement. Criminel. X* B. 1893. Extrait
des minutes du greffe criminel de la sénéchaussée de Ponthieu.
11^ pièce, p. 62 à 73. Premier interrogatoire du sieur de La Barre.
Hais il ne fit ces aveux que lorsqu'il fut certain qu'ils ne pouvaient
rien contre le fugitif. « Interrogé pourquoy, lorsqu'il a été appelé
par devant nous pour déposer sur la plainte du procureur du roy de
ce siège, au sujet de la mutilation dudit christ du Pont-Neuf, il ne
nous a point déclaré ce qu'il en savoit et a dit au contraire n'en avoir
aucune connoissance ; a dit que ledit sieur Gaillard d'Eslallonde
luy ayant dit en conQdence et comme à son amy ce qu'il avoit fait,
il a craint d^engager son caractère d'homme d'honneur de le révéler* n
Ibid., 22<' pièce, p. 59. Deuxième interrogatoire du sieur de La
Barre; t2 octobre 1765.
2. Voici ce que rapporte M. Louandre. «La Barre, doué d'une âme
énergique, se disculpait avec adresse des peccadilles qu'on lui reprochait
et repoussait les charges les plus graves en protestant de son innocence.
Nous pouvons assurer que le noble et malheureux enfant connaissait
bien le coupable, et qu'il ne voulut pas le nommer. Nous tenons d'un
honorable magistrat, le confident intime, le plus ancien et le plus
tendre ami d'un des co-accusés, que le véritable auteur de la muti-
lation fut un jeune étourdi, X qui fréquentait La Barre ol ses
autres camarades. Loin de quitter la France et d'avouer à l'Europe
Ba culpabilité, le lâche se garda bien de révéler son secret, la**"*"
que son héroïque ami, fermement résolu du ne le pas accus''
486 INTERROGATOIRE DE LA BARRE.
Vinrent les confrontations, le recollement des té-
moins et des accusés sur leurs interrogatoires. La
Barre, dans cette passe périlleuse, conserve toute sa
présence d'esprit, son sang-froid, son énergie ; com-
prenant la gravité de certaines dépositions, cédant
sur ce qui pouvait être de moindre importance, mais
insistant sur une distinction qui, pour être subtile,
lui semblait capitale avec quelque raison : les impiétés
et les propos impies. 11 n'a pas commis d'impiétés,
s'il a été assez faible pour se permettre des propos
trop libres. Pour être mieux compris, il ajoutera à sa
définition ces quelques mots qui durent faire plisser
la lèvre aux châtelains de Ferney, quand elle leur fut
connue. « Les propos impies, dont il a entendu parler
par là, étoient en récitant des vers qu'il avoit pu re-
tenir de la Pucelle d'Orléans^ livre attribué au sieur
de Voltaire, et de ÏEpître à Uranie^ ne croyant pas
que cela ait pu tirer à conséquence ^ » De son côté,
revenu de son effroi, honteux, malheureux du rôle
qu'il avait joué, Moisnel, auquel on avait fait pai-venir
des conseils énergiques par l'entremise d'un tailleur
chargé en apparence de lui prendre mesure d'ime
robe de chambre, ne voulut point reconnaître pour
vouait par un silence sublime sa propre tête à Téchafaud. » Histoire
d'Abbeville (Paris^ 1845), t. II, p. 156. Ce petit roman, qui ne pèche
point d'ailleurs par excès de vraisemblance, croule devant la seule
déposition du chevalier de La Barre. L*on pourrait en dire autant
de bien des assertions controuvées dont l'inspection des pièces du
procès peut seule démontrer le peu d'autorité.
1. Archives nationales. Parlement. Criminel. X' B. 1893. Extrait
des minutes du greffe criminel de la sénéchaussée de Ponthieu.
37e pièce, p. 505, 506, 507. Recollement des témoins et des accusés
sur les interrogatoires.
ÉNERGIQUE PROTESTATION DE MOISNEL. 487
^rai tout ce qui lui avait été extorqué par intimida-
i-ion, et se prononça avec une videur dont on ne le
croyait pas capable, déclarant hautement que les ré-
ponses qu'il a faites, tant contre lui que contre les
autres accusés, il ne les a faites que par les fré-
q^uentes sollicitations du procureur du roi en ce
siège a qui lui ont fait tourner la tête. » La colère du
juge, a-t-on dit, fut à son comble, et dépassa toute
mesure ; il chargea d'injures le pauvre Moisnel.
Mais ces paroles n'en subsistaient pas moins et étaient
une protestation durable contre cet inqualifiable abus
de pouvoir, le tort le plus grave dont puisse se rendre
coupable un magistrat.
La sentence fut rendue le 28 février (1766). Gaillard
d'Étallonde et La Barre étaient condamnés à faire
amende honorable devant la principale porte de l'é-
glise de Saint- Vulfran, où ils seraient conduits par
l'exécuteur de la haute justice, dans un tombereau,
la corde au cou, pour avoir la langue coupée; ce fait,
être menés sur la place d'Abbeville, y être décapités,
et leurs corps et leurs têtes jetés dans un bûcher ar-
dent. D'Étallonde, il est vrai, s'était soustrait par la
fuite aux effroyables conséquences du jugement qui,
pour lui, devait se résumer en une exécution en effi-
gie. Quant à Mpisnel et aux deux contumaces, Douville
de Maillefeu et Dumaisniel, il était sursis à faire droit
sur les accusations intentées contre eux jusqu'après
l'entière exécution de ladite sentence. Un tel arrêt aurait
jeté la consternation et le désespoir parmi les parents
et les amis des coupables, s'ils eussent pu croire à la
possibilité de sa confirmation. C'était bien assez déjà
488 LE PRÉSIDENT D'ORllËSSON.
de l'éclat épouvantable qui allait rejaillir sur des fa-
milles considérées occupant de hautes charges dans
la magistrature ; car l'on n'entrevoyait point d'autres
conséquences, et l'on s'attendait si peu à ce qui allait
arriver, que l'on ne voulut recourir ni à des mémoires
d'avocats ni même aux sollicitations d'usage; Le che-
valier avait des appuis naturels qui ne l'auraient pas
laissé sacrifier. Le président d'Ormesson qui était son
proche parent, après avoir pris connaissance de la
procédure d'Abbeville, jugea qu'elle ne pouvait être
confirmée au parlement, et s'opposa à tout ce qui
pourrait ajouter à la publicité de l'affaire. M, Pellot,
conseiller de la grand'chambre*, nommé rapporteur,
conclut, en effet, vu l'âge et les circonstances, de
renvoyer les accusés déchargés de l'accusation.
Mais cette modération n'était plus de mise au par-
lement, et M. d'Ormesson avait compté sans les têtes
chaudes et les politiques de sa compagnie. Le rappor-
teur du procès de Lally , le conseiller Pasquier, dit qu'il
fallait un exemple, qu'il fallait arrêter ces manifesta-
tions horribles d'impiétés dont la responsabilité re-
tombait entièrement sur la philosophie moderne, et
conclut énergiquement, violemment à la confirmation
stricte du jugement de la sénéchaussée d'Abbeville.
a C'est lui, écrivait D'Alembert au solitaire de Ferney,
c'est lui qui, par ses déclamations, a fait condamner à
la mort des jeunes gens qu'il ne fallait mettre qu'à
Saint-Lazare ; c'est lui qui a péroré, dit-on, contre les
1. Sans doule ce M. PcIIot, dont il est parlé dans une lettre de
Voltaire h l'abbé d'Olivet. Voir notre note de ce volume, p. t J 1.
LE CONSEILLER PASQUIER. 489
ivres des philosophes, qu'il a pourtant dans sa biblio-
.lièque, et qu'il lit même avec plaisir, comme le lui
BL reproché une femme de ma connaissance; car il
n'est point du tout dévot, et c'est lui qui, du temps de
M. de Machault, fit contre le clergé une assez plate
leTée de boucliers dans une assemblée de chambres ' . »
Mais il entrait alors dans les convenances du parle-
ment de témoigner ce rigorisme, et bien des con-
frères de Pasquier, au fond assez indifférents en ma-
tière de religion, crurent devoir se ranger à son avis.
Sur vingt-cinq juges siégeant, dix acquiescèrent aux
conclusions du procureur général favorables aux ac-
cusés ; les quinze autres opinèrent à confirmer la sen-
tence du S juin.
On a prétendu que ces magistrats ne se montrèrent
si rigoureux que parce qu'ils comptaient que la clé-
mence royale s'étendrait sur ce jeune honune, dont la
faute avait été suffisamment expiée par ces angoisses.
Mais Louis XV fut inflexible . Il aurait reparti que , « lors-
qu'il avoit paru souhaiter que son parlement cessât de
faire le procès à Damiens, ce parlement lui avoit fait
des remontrances; et qu'à plus forte raison, le cou-
pable de lèse-majesté divine ne devoit pas être traité
plus favorablement que le coupable de lèse-majesté
humaine^. » Mais cette réplique est inadmissible par
la meilleure des raisons, c'est que Louis XV n'a jamais
songé à soustraire Vhomme^ comme il l'appelait, aux
1. VolUire, Œuvre» complètes (Beuchot), t. LXIII, p. 22?, 223.
Lettre de D'Alembert à Voltaire; 16 juillet 1766.
2. Uscweil intéressant sur Vajfaire de la mutilation du crucifix d'A b^
^etfi//e (Londreê, 1776), p. Zb, 36.
490 RBTOUR A ABBBVILLE.
mains de la justice; il s'était contenté, lorsqu'on
s'empara de lui, de dire : a Qu'on arrête ce malheu-
reux, mais qu'on ne lui fasse pas de mal*. » Et c'est
ce qui probablement, mal interprété, a pu faire croire
que le roi, qui n'était pas tendre, ait songé à sauver son
assassin, générosité qui n'était même pas en son pou-
Yoir. Dans l'espérance qu'il prendrait en pitié ce crimi-
nel de vingt ans, le parlement avait différé six jours
à signer l'arrêt ; désormais le chevalier ne pouvait
échapper à son effroyable destinée. Enfermé dans
une chaise de poste entre deux exempts, et escorté de
plusieurs archers déguisés en courriers, il reprenait le
chemin d'Abbeville , par le plus long pour plus de
sûreté, traversant Rouen, notamment, et rentrait par
une porte détournée, sur les trois à quatre heures de
l'après-midi. Malgré ces précautions, il fut reconnu
dans le parcours des portes à sa prison. Il n'essaya
pas d'ailleurs de se soustraire aux regards et salua ses
connaissances avec une aisance, une liberté d'esprit
qui ne devait point se démentir au moment des plus
grandes épreuves.
La terrible sentence était connue. Cependant, on se
refusait à croire que cet enfant, si jeune, si plein de
vie, fût condamné sans rémission : tout homme ga^
lopant sur la route de Paris était pris pour un mes^
sager apportant la grâce du chevalier, et l'autorité
s'associait si bien à cette espérance, que l'heure du sup*
pUce fut différée dans cette prévision. Mais la destinée
1. Aiph. Jobez, La France ious LouU XV (Paris, Didier), t. IV,
p. 544. — Marquis d'ArgieoMB^ Mémoirts (Paris^ Jannet), t. lY,
p. 321.
LE DERNIBR REPAS. 49i
de La Barre devait s'accomplir. On lui avait donné,
pour le disposer à bien mourir, un dominicain qu'il
avait rencontré plus d'une fois à Willancourt ; il le pria
de se mettre à table à ses côtés, et ce dernier repas,
de sa part du moins, s'accomplit avec une gaieté qui
n'avait rien de fébrile ni de contraint. Il mangea
son poulet et but sa bouteiQe de vin. « Prenons du
café, dit-il au P. Bosquier, il ne m'empêchera pas de
dormir. » On vînt le chercher. Alors conamençait ce
bien rude voyage, si long et si court, au bout duquel
se dressaient l'échafaud et le bûcher. On sait, hélas !
jusqu'à quel oubli de ce qu'on doit à soi, au mal-
heur, aux convenances les plus sommaires, peut poiu -
ser cette curiosité implacable et féroce qui attirait, à
la hauteur du Pont-Neuf, madame de Sévigné « avec
la bonne d'Escars*, y> sur le passage de la marquise
de Brinvilliers ; et , au pied de la roue même de
Damiens, tant de belles dames, dont toute la pitié
^devait se reporter sur les chevaux qui écartelaient le
misérable. Ce qui impressionna le plus douloureuse-
ment ce jeune homme, préparé à tout endurer, ce fut
Taffluence avide de tant de gens que la simple décence
aurait dû retenir chez eux ; et il le témoigna avec une
sensibilité qui, sans doute, inspira quelques regrets à
ceux qui rencontrèrent son regard, ce Ce qui me fait
le plus de peine en ce jour, dit-il, c'est d'apercevoir
aux croisées de ces gens que je croyois mes amis*. »
1. lettres de madame de Sévigné (Paria, Hachette), t. !V, p. 589,
30. Lettre de madame de Sévigné à madame de Grignan; Paria,
vendredi IT juillet 16T8.
2. Recueil intéressant sur V affaire de la mntitatfcfn du ifrue^"
492 LA VOIE DOULOUREUSE.
Vuue de ses étapes douloureuses était le portail
de réglise de Saint- Vulfran, oii il devait faire amende
honorable*. Mais il se refusa à la réciter, et on dut le
faire en son lieu. Aux termes de Tarrêt, les bourreaux
devaient à cette place lui arracher la langue; mais
La Barre menaçait d une résistance désespérée , et,
soit qu'ils eussent des ordres, soit qu'ils crussent
pouvoir lui sauver cette torture, ceux-ci se bornèrent
au simulacre. Il reprit le chemin de l'échafaud, gar-
dant la même contenance ferme et résolue. Kn mon-
tant l'escalier, il laissa tomber sa pantoufle sur l'un
des degrés ; il redescendit pour la reprendre et re-
monta, malgré ses hens, sans aucun aide. On avait
fait venir cinq bourreaux de cinq villes difierentes.
L'un d'eux s'avance pour lui couper les cheveux. c< A
quoi bon, dit La Barre, veut-on faire de moi un en-
fant de chœur? » Est-ce une dernière saillie de l'esprit
fort, ou tout simplement une analogie qui vient na-
d'Abbeville (Londres, 177 6), p. 38. Particularités sur la mort du'
chevalier de La Barre.
1 . Dont voici les termes : « Que méchamment, et par impiété, il
a passé de propos délibéré, devant le Saint-Sacrement, sans ôter son
chapeau et se mettre à genoux, et proféré les blasphèmes contre Dieu,
la Sainte-Eucharistie, la Sainte-Vierge, la religion et les commande-
ments de Dieu et de l'Église, mentionnés au procès, et chanté les
deux, chansons remplies de blasphèmes exécrables et abominables
contre Dieu, la Sainte-Eucharistie, la Sainte- Vierge, et les saints et
saintes mentionnés au procès ; et a rendu des marques de respect et
d'adoration à des livres infâmes, et profané le signe de la croix, le
mystère de la consécration du vin, et les bénédictions en usage dans
l'Église et chez les chrétiens, dont il se repent, et demande pardon
à Dieu, au roi, à la justice. » On voit quUl n'est fait mention ni de
la mutilation du cruciûx, ni des infamies commises sur celui du
cimetière de Sainte-Catherine, les deux seuls objets de la plainte
originelle du 10 août 1765.
J
LE BOURREAU DE LALLY. 493
turellement à la pensée? Peu importe ; ne voyons
que le courage héroïque de cet enfant, qui, dégrisé
plus tard, honteux de ces singeries ineptes, devenu
homme sensé, n'aurait gardé que ses qualités, et au-
rait rendu peut-être des services signalés à son pays.
Il faut en finir avec les dernières péripéties de cette
trop réelle tragédie. Le chevalier aperçoit le damas
sous lequel sa tête allait tomber. « Tes armes sont-
elles bonnes, dit-il au bourreau de Paris? Est-ce toi
qui as tranché la tête au comte de Lally? — Oui, mon-
sieur, lui répondit le bourreau. — Tu Tas manqué ! —
Il se tenait mal. Placez-vous bien, et je ne vous
manquerai pas. — Ne crains rien, je me tiendrai
bien et ne ferai pas l'enfant. » 11 avait eu à subir la
question ordinaire et extraordinaire, et la douleur ne
lui arracha point l'aveu que l'on tenait surtout à ob-
tenir de lui : sa complicité dans la mutilation du cru-
cifix du Pont-Neuf. Pourtant, dans le procès-verbal de
la torture, il convient (ce qu'il avait nié) d'avoir cou-
vert d'ordures le crucifix du cimetière de Sainte-Ca-
therine. En somme , la même fermeté l'accompagna
jusqu'au dernier moment. 11 se banda les yeux, se
plaça avec un grand sang-froid et de façon à faciUter
la tâche au bourreau qui, cette fois, ne broncha point.
La tête fut enlevée avec une adresse « qui concilia à
l'exécuteur un battement de mains universel^ » Si ce
n'est pas là de la rhétorique, on se demande où Ton
se trouve, et si c'est bien une population chrétienne qui
1. Recueil intéressant sur fajjaire de la mutilation du crucifix
d*Abbeville (Londres, t776), p. 39. Particularités sur la mort du
chevalier de La Barre.
VI. 28
494 COMMUNS AESPOIWàlULITÉ.
assiste au ch&timeiit d'ua malfaeureux pour ie salut
duquel elle eût mieux fait de prier. Le corps fut livré
aux flammes dans lesquelles on jeta également le
Dictionnaire philosophique portatif ^ comme Tordon-
nait la sentence. Ainsi finit cet infortuné, dont il ne
faut pas diminuer les toiis, tout en frénûssant de
la cruauté de la répressioB« S ses c^idres forait dis-
persées et jetées au vent par une foule encore toute
émue des profanations et des impiétés doat le cheva-
lier s'était rendu coupable , le sentimmt fut tout autre
dans le reste de la France, lorsqu'on af^t i'afireux
supplice de ce jeune homme. À y regarder d'un pea
près, tout le monde était plus ou moins le cosoptice
de ce crime qu'il était seul à expier : il n'avait fait que
copier et singer ce qu'i] voyait autour de 'M. N'é1;ait-il
pas de bon air, parmi ceux de sa -classe, ^'•atteeter lï»
dédain cavali^ pour les choses de la retigioa? fl avait
hurlé avec les loups, et il avait hurié avec les plus
inconsidérés et les plus violeats, coBame l'y portait
un tempérament fougueux et audacieux. Trois siècles
plus tôt, cet arrêt aurait été logique, il aurait été en
harmonie avec le profond sentiment des masses. Mais,
en plein dix-huitième siècle , alors que la lèpre de
l'indifférence gangrenait tous les cG&urs, une telle
sentence , sortie de la bouche de juges qui, pour la
plupart, n'étaient rien moins que fanatiques, pour
n'en pas dire plus, inspira une véritable horreur mê-
lée de terreur; car on put se croire reporté d'un
bond à ces époques qui avaient eu presque le droit
d'être impitoyables, parce qu'elles avaient été en
même temps sincèrement et universelleàiŒitcpoyantes.
BFFROI DE VOLTAIRE. 495
Chacun se sentit comme menacé dans la sûreté de sa
vie, et se demanda s*il était assez religieux et fervent
pour un clergé et des magistrats si convaincus et si
exemplaires. Mais quelle dut être l'émotion de la secte,
sur laquelle un réquisitoire foudroyant faisait retom-
ber la responsabilité de ces impiétés et de ces sacri-
lèges !
Ce qu'il y a de sûr, remarque Grimm, c'est que toutes les
âmes sensibles ont été consternées de cet arrôt, et que l'hu-
manité attend un vengeur publie^ un homme éloquent et
courageux qui transmette au tribunal du public et à la flé-
tri ssurjs de la postérité cette cruauté sans objet comme sans
exemple. Ce serait sans doute une tâche digne de M, de Vol-
taire, s'il n'avait pas personnellement des ménagements à
garder dans cette occasion. Ses amis ont dû le conjurer de
préférer sa sûreté et son repos à l'intérêt de l'humanité, et
de ne point risquer d'imprimer la marque de l'opprobre à
des hommes sanguinaires résolus de le poursuivre lui-même
au moindre mouvement de sa part^
L'on n'eut pas de mal à persuader à Voltaire de se
tenir tranquille. Cette affaire lui causa un indicible
effroi; et il lui faudra du temps pour se remettre d'une
frayeur qui n'était pas tout à fait sans motifs. Aux
premiers bruits, il prend alarme, il veut savoir les
choses telles qu'elles sont, et si véritablement la phi-
losophie est en cause.
Êtes-vous homme, écrit-il à D'Alembert, à vous informer
de ce jeune fou nommé M. de La Barre, et de son camarade,
qu'on a si doucement condamnés à perdre le poing, la
langue et la vie, pour avoir imité Polyeucte et Néarque?On
1. Grimm, Correspondance littéraire (Paris, Furne), t. V, p. 131 ,
132; 15 juillet 1766.
496 COMPLOT FORMEL CONTRE LES PHILOSOPHES.
me mande qu'ils ont dit, à leur interrogatoire, qu'ils avaient
été induits à l'acte de folie quils ont commis par la lecture
des livres des encyclopédistes.
J'ai bien de la peine à le croire; les fous ne lisent points
et assurément nul philosophe ne leur aurait conseillé des
profanations. La chose est importante. Tâchez d'approfon-
dir un bruit si odieux et si dangereux ^
Le même jour, il en écrivait à Damilaville, le priant
de remonter à la source de ces calomnies et de l'en
informer, a Cette nouvelle est, sans doute, fabriquée
par les ennemis de la raison, de la vertu et de la reli-
gion. Qui sait mieux que vous combien tous ces phi-
losophes ont tâché d'inspirer le plus profond respect
pour les lois reçues? Ils ne sont que des précepteurs
de morale, et on les accuse de corrompre la jeunesse.
On cherche à renouveler l'aventure de Socrate... »
Les lettres qu'il reçoit, loin de le rassurer, augmentent
son émotion et ses frayeurs. Il ne met pas en doute
qu'il n'y ait une intention formelle d'exterminer ceux
qu'on redoute et que l'on exècre, parce qu'ils portent
le flambeau de la vérité et qu'ils dissipent les ténèbres
si chères à ces tyrans des esprits et des cœui*s. En de
telles conjonctures, on ne saurait user de trop de
réserve et de circonspection.
La dernière scène qui vient de se passer à Paris prouve
bien que les frères doivent cacher soigneusement leurs mys-
tères et les noms de leurs frères. Vous savez que le conseil-
ler Pasquler a dit, en plein parlement, que les jeunes gens
d'Abbeviile qu'on a fait mourir avaient puisé leur impiété
dans l'école et dans les ouvrages des philosophes modernes.
1. Voltaire, Œuvres cotnplbtes (Beuchot), t. LXUI, p. 193. Lettre
de Voltaire à D'Alembert; l«r juillet 1766.
FERNEY N'EST PAS SUR. 497
Ils ont élé nommés par leur nom; c'est une dénonciation
dans toutes les formes... Les sages, dans des circonstances
si funestes, doivent se taire et attendre *•
« Ils ont été nommés par leur nom ! » Cela voulait
dire : ils ont nommé le Dictionnaire portatif. €46 dic-
tionnaire, Voltaire pouvait le renier, il l'avait répudié
officiellement. Mais, dans les aveux de Moisnel et de
La Barre, dans l'inventaire des livres trouvés chez ce
dernier, ce n'est pas le seul livre de l'auteur de la Hen-
riade signalé aux juges et que l'on rend responsable
des sacrilèges folies de ces infortunés. Moisnel était
un esprit faible que l'on traitait en écolier; lorsqu'il
récitait à la satisfaction commune quelques vers im-
pies ou obscènes, le chevalier avait coutume de dire :
« Nous ferons quelque chose de ce garçon. » Et, pour
parachever son éducation, on le comblait de produc-
tions telles que la trop fameuse ode du poëte bour-
guignon. Gela regardait uniquement Piron et n'eût
pas autrement ému Voltaire, si La Barre n'était point
convenu d'avoir prêté à son ami les Lettres philoso-
phiques^ Y É pitre à Uranie et une lettre sur l'Ame ^;
et l'on comprend la portée d'une telle déclaration. Le
patriarche embrassa d'un regard effaré les consé-
quences de ces aveux dont ses ennemis ne manque-
raient pas de tirer le parti le plus grand, et il se de-
manda s'il était bien en sûreté même à Ferney, à
deux pas de Genève. « Mon cœur est flétri, s'écrie-t-il;
je suis atterré. Je me doutais qu'on attribuerait la
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXllI, p. 203, 20 î.
Lettre de Voltaire à l'abbé Morellet; 7 juillet 17GG.
2. Archives nationales. Parlement. Criminel. X« B, f 893. 22« pièce,
p. 46. Deuxième interrogatoire do La Barre; 12 octobre 17G5.
28.
498 VOLTAIRE AUX BAINS DE ROLLB.
plus sotte et la plus effrénée démence à ceux qui ne
prêchent que la sagesse et la pureté des mœurs (et la
Pucelle^ l'un des livres inventoriés!) Je suis tenté
d'aller mourir dans une terre où les hommes soient
moins injustes. Je me tais; j'ai trop à dire *. »
Et qu'on ne prenne pas cela pour une parole en
l'air qu'articule en rêvant une âme attristée. Il a peur;
il croit ces gens du parlement capables de tout, très-
capables de le relancer jusque dans ses montagnes,
d'où, pour plus de sûreté, il ne fera pas mal de s'é-
loigner, au moins pour un temps. Vers la fin de mai
de l'année précédente, il était allé prendre, dans le
pays de Vaud, à RoUe, des eaux a assez bonnes pour
les vieillards cacochymes qui ont besoin de mettre du
baume et de la tranquillité dans leur sang * ; » c'é-
tait bien le cas d'avoir recours à une seconde saison
dont son moral bénéficierait autant que son individu
physique. 11 ira donc s'installer aux bains de RoUe,
résolu à attendre dans ce refuge ce que lui préparent
les événements et la méchanceté des hommes, sup-
pliant ses correspondants de ne lui laisser rien ignorer
et de tenir compte de ses angoisses. Qu'on ne se mé-
prenne pas, toutefois, sur ce qui se passe en lui : il
est révolté , mais son énergie , sa fermeté ne l'ont
point abandonné.
Je me laisse si peu abattre^ que je prendrai probablement
le parti d'aller finir mes jours dans uq pays où je pourrai
1. Voltaire, Œuvres comp/èra« (Beuchot), t. LXIII, p. 204. Lettre
de Voltaire à Damila ville ; 7 juillet 1766.
2. Ibid,, t. LXH, p. 344, Lettre de Voltaire au môme; à Rolle,
28 mai 1765.
PAROLES ÉNIQHATIQUES. 499
faire du bien... Il se peut faire que le règne de la raison et
de la vraie religioQ s'établisse bientôt et qu'il fasse taire
l'iniquité et la démence.' Je suis persuadé que le prince qui
favorisera cette entreprise vous ferait un sort agréable si
vous vouliez être de la partie. Une lettre de Protagoras
pourrait y servir beaucoup. Je sais que vous avez assez de
courage pour me suivre; mais vous avez probablement des
liens que vous ne pourrez rompre*.
Que veut-il dire? 11 y a là un projet arrêté et des
propositions directes, tout une entreprise enfin, à la
veille de s'accomplir. Voltaire, la tête perdue, en dé-
pit de ses protestations de courage, se voyait déjà
traqué dans son château, menacé dans sa liberté, jeté
dans un cul de basse fosse, qui sait? livré au bour-
reau comme cet imprudent que son âge aurait dû pré-
server, et traîné dans un tombereau, la corde au cou,
un cierge de cire à la main pour demander pardon à
Dieu et aux hommes d'avoir voulu rendre ses sem-
blables et plus tolérants et meilleurs. L'auteur de la
Henriade^ qui avait plus que personne l'esprit intré-
pide {nous ne disons pas le cœur), avait par moments
de ces efifrois enfantins où il croyait tout perdu, se
croyait perdu lui-même, et que le moindre raisonne-
ment, la moindre réflexion eussent suffi à dissiper.
En 1755, lors de la publication, à Bâle, de la Piicelle
en quatorze chants, il avait été déjà en proie à une de
ces paniques folles, et s'était figuré qu'on n'hésiterait
pas à venir l'enlever aux Délices, en pleine terre
suisse. « Il était effrayé, raconte le conseiller Tron-
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXUI, p. 233. Lettre
de Voltaire à Damilaville ; aux eaux de RoUe en Suisse, par Genève,
^1 juiUet 1766.
500 CLÈVES.
chin, au point que je me rendis chez lui, sur un
billet de sa nièce, qui m'appelait à son secours pour
le calmer. Après que je lui eus représenté l'absurdité
de sa crainte que la France ne vînt, pour une impru-
dence, saisir un vieillard sur un territoire étranger
pour l'enfermer à la Bastille, je finis par m'étonner
' qu'une tête organisée comme la sienne se dérangeât
au point où je la voyais. En se couvrant les yeux de
ses poings et fondant en larmes : a Eh bien, oui,
« mon ami, je suis fou ! » fut sa seule réponse. Peu
de jours après, quand la réflexion eut chassé sapeur, il
aurait défié toutes les puissances malveillantes ^ »
Présentement, le danger est moins chimérique ; et
si la possibilité d'éviter un enlèvement en passant une
frontière qui était à deux pas lui restait toujom^, en
somme, il ne fallait qu'un ordre du ministre, qu'un
décret du parlement pour troubler son repos, le con-
traindre à déguerpir et à transporter ses dieux lares
dans une contrée où il échapperait aux sbires, aux
inquisiteurs, aux Riballier et aux Omer de Fleuri.
Qu'était-ce donc qu'un asile dont on pouvait être
chassé d'un instant à l'autre et qui avait perdu, avec
sa sécurité, tout son prestige et tous ses charmes?
Voltaire eut bientôt pris son parti. 11 écrit au Salomon
du Nord et lui demande un refuge dans sa ville de
Clèves, un refuge non-seulement pour lui, mais en-
core pour les gens de lettres que la persécution ferait
sortir du royaume. Sa requête ne sui^rit pas mé-
diocrement Frédéric, qui répondait, toutefois, par un
1. Gaullieur, Etrennes nationales (Genève, 1855), 3" année, p. 311.
Anecdotes inédites sur Voltaire racontées par Fran^^ois Tronchin.
CONSEILS PHILOSOPHIQUES. KOI
plein acquiescement, a Je vois avec étonnement, par
votre lettre, que vous pourriez choisir une autre re-
traite que la Suisse, et que vous pensez au pays de
Clèves. Cet asile vous sera ouvert en tout temps. Com-
ment le refuserai-je à un homme qui a tant fait hon-
neur aux lettres, à sa patrie, à Thumanité, enfin à son
siècle * ? » Voltaire avait raconté avec toute l'indigna-
tion, les sentiments violents qui l'agitaient, et cette
procédure, et cet arrêt définitif du parlement, et
Taffreux dénouement de cette sanglante tragédie. Il
trouva dans le philosophe des bords de la Sprée un
appréciateur flegmatique, moins révolté qu'il ne l'eût
souhaité par ces sauvageries d'un autre âge. Après
tout, un pays ne vit qu'à la condition que ses lois
soient observées ; il y a des lois pour faire respecter le
culte adopté, et ceux qui les transgressent et insultent
à la croyance du plus grand nombre doivent s'at-
tendre aux conséquences de leur agression. Si ces lois
sont disproportionnées et sanguinaires, le plus pres-
sant devoir du prince est de les adoucir ou de les
abroger ; mais tant qu'elles subsistent, les magistrats
ne sauraient se dispenser de les appliquer. Et il ajou-
tait à ces considérations des conseils qui, pour avoir
leur application directe, ne pouvaient être que fai-
blement goûtés de celui auquel ils étaient adressés.
Nous connaissons les crimes que le fanatisme de la reli-
gion a fait commettre. Gardons-nous d'introduire le fana-
tisme dans la philosophie; son caractère doit être la dou-
1. Voltaire, Œuvres complties (Beucliol) t. LXlll, p. 310. Lettre
de Frédéric h Voltaire, san» date. Beuchol la suppose de U mi*JuiUet
1760.
S02 NÉ0E88ITÉ SU RESPECT OB LA LOI.
ceaf et la modération. Elle doit plaindre la fin tragique
d'un jeune homme qui a commis une extravaganc<e ; elle
doit démontrer la rigueur excessive d'une loi faîte dans un
temps grossier et ignorant; mais il ne faut pas que la phi-
losophie encourage à de pareilles actions, ni qu'elle fronde
des juges qui n'ont pu prononcer autrement qu'ils l'ont fait^
On était pasteur de peuples avant d'être philosophe,
et Ton devait , conséquemment, envisager à un tout
autre point de vue la condamnation de cet écervelé
dont la faute était palpable, si Texpiation avait été
atroce. Il est vrai qu'à l'application on se serait mon-
tré plus accommodant, et que Ton aurait trouvé le
crime plus qu'expié, en imposant comme châtiment à
ce lecteur du Dictiomiaire portatif la lecture inté-
grale de la Somme de saint Thomas. Il fallait bien
cette plaisanterie pour faire passer la leçon; mais, au
fond, l'on maintenait la nécessité et partout et tou-
jours du respect de la loi et la nécessité non moins
grande de punir quiconque osait la violer.
Cette idée d'une colonie à Clèves, d'une inunigra-
tion de philosophes venant s'établir dans une sorte
d'académie où ils eussent immanquablement vécu au
sein du plus parfait accord, comme cela se doit entre
philosophes, ce projet extravagant qui eût dû rappeler
au bonhomme Akakia la ville latine du lapon de Saint-
Malo, cette incroyable chimère, disons-nous, n'était
pas dans la tôte du patriarche une de ces visions in-
consistantes qui ne résistent pas à quelques heures
d'un sommeil paisible. Avec la réflexion, avec les
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot) t. LXIII, p. 275. Lettre
de Frédéric à Voltaire ; à Potsdam, le 13 auguste 17G6.
AVANCES A DIDEROT. o03
jours, le fantôme, au lieu de se dissiper, prit un
corps : tout s'arrangea, s'organisa, s.e classa dans son
cerveau. Mais le phis difficiie restait à faire, convaincre
les autres et en faire ses complices. Il n'y avait pas à
hésiter, pourtant : l'indépendance, la dignité étaient à
ce prix. « Il faut savoir quitter un cachot, s'écrie-t-il,
pour vivre libre et honoré. » Il écrivait à Diderot, qui
devait être le tenant le plus illustre de sa république :
« Un homme tel que vous ne doit voir qu'avec horreur
le pays où vous avez le malheur de vivre. Vous devriez
bien venir dans un pays où vous auriez la hberté en-
tière, non-seulement d'exprimer ce que vous vou-
driez, mais de prêcher hautement contre des supersti-
tions aussi infâmes que sanguinaires. Vous n'y seriez
pas seul, vous auriez des compagnons et des disciples.
Vous pourriez y établir une -chaire qui serait la chaire
de vérité. Votre bibUothèque se transporterait par
eau, et il n'y aurait pas (quatre lieues de chemin
par terre. Enfin vous quitteriez l'esclavage pour la
liberté*. »
Quel rêve! Mais pourquoi un rêve, et tout cela
n'est-il pas et réalisable et praticable? « Je ne doute
pas, marquait-il deux jours après à DamilaviUe, que
si vous vouliez venir vous étabhr à Clèves, ave«
Platon (Diderot) et quelques amis, on ne vous fit des
conditions très-avaûtageuses. On y établirai/t iuine im^
primerie qui produirait beaucoup; on y établirait une
autre manufacture plus importante, ce serait celle de
la vérité. Vos amis viendraient y vivre avec vous, il
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), i« LXUI, p. 2éO. Luttre
de Voltaire à Diderot; 23 juillet 1766.
50i UNE SALENTE MÉTAPHYSIOUE.
faudrait qu'il n'y eût dans ce secret que ceux qui fon-
deraient la colonie. Soyez sûr qu'on quitterait tout
pour vous joindre. Platon pourrait partir avec sa
femme et sa fille, ou les laissera Paris, à son choix. »
Bien naïf vieillard que ce Voltaire ! Quitter Paris, Di-
derot ! Et mademoiselle Yoland, cette amie, cet autre
lui-même, avec lequel il pense tout haut et se dé-
pouille de toute contrainte? Et Grimm? et d'Holbach?
et ce tourbillon qui l'inspire, qui est la vie de son talent
si impressionnable ? 11 faudrait quitter tout ce monde
pour une Salente métaphysique où l'on se mangerait
les uns les autres? Mais Ton a réponse à tout :
« Pourquoi un certain baron philosophe ne viendrait-
il pas travailler à TétabUssement de cette colonie?
Pourquoi tant d'autres ne saisiraient-ils pas une si
belle occasion '? » Mais parce que ce certain baron se
trouve fort à son goût au Grandval ou dans sa maison
de la rue Royale, où ses amis le fêtent, le flattent et le
flagornent. Et Protagoras-D'Alembert? est-ce que sa
géométrie ne s'accommoderait pas tout aussi bien de
Glèves que du petit et bas entresol du Louvre où il
étouffe depuis un an? Mais mademoiselle de Lespi-
nasse? mais les salons où il est aimé et écouté, le
suiveraient-ils à Glèves? Après leur avoir sacrifié la
présidence de TAcadémie de Berlin, une situation
brillante en Russie, son bon sens cédera-t-il devant
une pareille imagination, une si incroyable chimère ?
^^ Durant cela, le bruit s'était répandu de ces projets
1. Vo'taire, Œuvret complétée (Beuehot)^ t. LXIII^ p. 261. Lellre
de Voltaire à Damila ville; 6 auguste 1766.
BFJ^ORTS DÉSËSPÉHte. 505
du patriarche, auquel, comme toujours, Ton n'aura
point gardé le secret ; et Voltaire se croira, jusqu'à
nouvel ordre, obligé de domier le plus complet dé-
menti, à ces rumeurs. Mais il ne renonce à rien. Il y a
plus : à l'entendre, tout est prêt pour l'établissement
de sa a manufactyre, » conune il la dénomme, afin de
faire prendre le change aux profanes. «Platon trou*'
verait sûreté, encouragement, et honneur. U est inex*"
cusable de vivre sous le glaive quand il peut faire
triompher librement la vérité. Je ne conçois pas ceux
qui veulent ramper sous le fanatisme dans un coin
de Paris, tandis qu'ils pourraient écraser ce monstre*
Quoi! Ne pourriez-vous pas me fournir seulement
deux disciples zélés? Il n*y aura donc que les éner-
gumènes qui en trouveront! Je ne demandais que
trois ou quatre années de santé et de vie ; mjsi peur
est de mourir avant d'avoir rendu service *. » Mais
il prêchera dans le désert, et sa voix ne sera pas en-
tendue de ces philosophes parisiens, auxquels il faut
des soupers et l'Opéra-Comique. Quant au roi de
Prusse, ces arrangements ne lui déplaisent point, il
n'y met qu'une condition très-acceptable : « Vous
n'avez pas besoin, toandait-il au poète, de me recom-
mander les philosophes : ils seront tous bien reçus,
pourvu qu'ils soietit modérés et paisibles '. »
Mais on finira par se lasser et se dépiter à Ferney ;
et on écrira à l'inévitable DamilaviUe : « Je vdis bien
1. Voltaire, (ouvres cùmplètes (fieuchot), t. LXHI, p. 29t. LcUrc
de Voltaire à Damilaville ^ 25 auguste 1766.
2. Ibid., t. LXni, p. 325. LeUfe de Frédéric À Voltaire ; à Sans-
Souci, le 13 seotembre lt66.
VI. 21>
t>06 M. BOURSIER SANS OUVRIERS.
que M. Boursier (c'est un des noms de guerre que Ton
prend) manquera d'ouTriers ^ » Rien de tout cela, en
effet, ne devait aboutir et n'aboutira, grâce au ciel !
Quelle humiliante épreuve c'eût été, et quelles guerres
civiles promettait une telle association d'orgueils, de
vanités indomptables ! Pour son bonheur et son repos,
xsette ville de papier tomba dans l'eau; Voltaire, dont
les terreurs s'étaient d'ailleurs dissipées, demeura à
Femey, dont il allait faire une véritable cité manufac-
turière et commerçante, où il devait déployer, quoique
dans un bien petit cadre, toutes les qualités du fon-
dateur, du civilisateur et de l'industrieL
1. Voltaire^ OEuvrei eompUtei {henthoi), t. LXUI, p. 378. Letife
d« VolUlre à Damilaville ; 15 octobre 1760.
FIN DE VOLTÀIRB ET J.-J. ROUSSEAU.
TABLE
I. — Tancbède et madame de Pohpadour. — Mademoiselle Cor-
neille. — Le curé de Hoens. — Première représentation de
Tancrède. — Supériorité des amants paladins.-— D'Argental et
son interlocuteur. •— Tancrède tourne toutes les têtes. — Le
nez du diable. — L'aristarque de V Année littéraire, — Tancrède
manque d'adresse. — Impartialité de Fréron.— ^ Critiques et apo-
logies. — Indiscrétion de Ttiiériot. — Diderot mis au pied du
mur.— Son avis sur Tancrède,'^ L'épttre pompadourienne.— -A
prendre ou à laisser.— Lord Lyttleton et ses dialogues. — 11 y est
question de l*exil du poète.— Madame de Pompadour n*est point
poule mouillée»'^ Double approbation. — Pressentiments de d*Ar-
gental. «— Début de VEpttre dédicatoire, — Madame Bourette.—
Importunités de la Muse limonadière, ^- Voltaire y répond par de
petits cadeaux.— Rousseau ne boit pas dans la coupe de Voltaire.
— Mutisme inexplicable.— La lettre anonyme. — Perfide inter-
prétation.— Sentiment de l'entourage intime.— Voltaire perdu
sans le savoir. — Dérection de la marquise. — La famille Corneille*
— - Un neveu à la mode de Bretagne. — L'héritage de Fontenelle.
•— Jean^François et ses sœurs s'opposent au testament. — Dé-
boutés et condamnés aux dépens. — Intervention de Fréron. —
Procédé généreux des comédiens. — Titon du Tillet et ses nièces.
Ode de Lebrun. — Offres spontanées de Voltaire. — 11 écrit à la
jeune fille. — Mademoiselle Corneille à Ferney. — Son portrait.
— Prévenances et petits soins. — Comment on l'élève. — Les
griffes de Lucifer. — Mademoiselle Corneille et Lécluse. — Exas-
pération de Voltaire. — 11 s^adresse h M. de Malesherbes. — Le
Directeur de la librairie. — Difficultés d'une telle charge. — Fin de
non-recevoir du magistrat.— Un mariage manqué: — Anecdotes sur
508 TABLE.
Friron»'^ Échange de politesses. — VAne littéraire et la Wasprie,
•— L'ancien domaine* — Le nouveau Ferney. — Voltaire archi-
tecte. — Le curé de Hoëns. — Lettre à monseigneur fiiort. — Un
créancier implacable.— Générosité du poëte. — La veuve Burdet.
— Scène de brutalité sauvage. — Terreur qu'inspire Ancian. •—
Un emploi dans les galères. — Manœuvres du curé. •— Le carrosse
de M. de Voltaire. — Opinion du président de Brosses. — Le con-
fesseur devant le Juge. — L'affaire s'arrange. — Toute rancune
tenante Page 1
II. — Les jésoites d'Ornex. -^ L'église de Fernet. — Éclat de
Rousseau. — Commentaire sur Corneille. — Genre de vie de
Voltaire. -— Les jésuites aux Délices. -» Étonnement de Grosley.
— • MM. Despres de Crassi. — Le clos Balthasard. »— Tentation de
s'agrandir. — Brusque intervention de Voltaire. — Bonne victoire
philosophique. — Un retour de fortuné. — Deux sortes de vieil-
lards. — Voltaire seigneur de paroisse. — Fort bon chrétien. —
Fait ses pAques. — La vieille église de Ferney. — Elle masquait
le chAteau. ^^ Il en fait mettre & bas une partie. — Otez-moi
cette potence. — Un terme de Tart. -*- Le curé de Moëns s'inter-
pose. •— Les hostilités commencent. <— Descente de la justice à
Ferney.^- Fanfiironnades. «^ Supplique au pape. -— Clément XIII
et leeardinal Passionel. — Leur portrait à tous deux.— Les procé-
dures et informations envoyées au procureur général. -^ François
Tronchin A Dijon. — Set démarches auprès de M. Quentin et du
président de la Marche. <— Tronpe de comédiens bourguignons.
— Voltaire écrit en leur fitreur au marquis de ChauveUn. —
Dlogène à Carouge. — Enfantement de Don Pêdre, -~ La Nouvelle
Hélofse^ son succès & Paris. — On s^enivre du livre et de Fauteur.
— Bonnes paroles de Rousseau à notre sujet. -^ Ce qu*on lui doit.
. — Voltaire et Jean- Jacques. — Sans-géne du Prussien Formey.
— Rousseau ne veut pas être soup^nnê dMndiscrétion. — Son
début dans la carrière. — On hésite à entrer en lutte avec lui. —
Mouvements cachés. -— Rousseau jaloux. — Projet» d'établisse-
ment à Munster ; ce qui en empêcha la réalisation. — Voltaire le bien
heureux, — Julie A Ferney. — Une langue nouvelle. — Ce que
pense Voltaire de l'ouvrage. — Le morceau sur le suicide. —
Ximenès réconcilié. — Lettres sur la Nouvelle Héloise, — Le ma-
réchal de Luxembourg. — Idée du Commentaire, <— Enthousiasme
de Voltaire. — Concours généreux de toute l'Europe. — Taches
au soleil. -^ Soumissions envers l'Académie. — Rappels de
b'Alembert A la prudence. — Cinna, — Assentiment de Boniis. —
Jléraclius, -* Situation d'esprit du commentateur. — Une œuvré
tABLB. 50»
sans prMdent«-^0/srmpte.<— • heDroU dm ièigntwr^ de M. Pietrdet.
*- Étrange faiitajBie de Grébilloii.->-8on Eloge. ^^ BésapprolMtion
jOBtiflée de D'Alemberi. — Le JhoU du iêigneur bien reça. «-«Pen-
sion renontelée. — * MM. de Lamarche el Pellot. -*• 11 faut désa-
buaer les Welcbet Page 57
m. -» LAUMAGOAIS à FkUIET. — MaIUCK DB MADAWE DK FORTàlHC.
— YoLTAïKB R LE nÉsiDKKT DB Brosibs. — Les Tiiiteun aflluent à
Feraey. — Le président donneur.** Lauraguais eiuàCiytemneêire,
*» Question de priorité. ^ ÂrriTée da eomte. «*- Une transfor-
mation de Fréron. — L'Église de Femey.^-* Dêo enxit Voltaire.
-^ Mort de Paisionei« -^ Galanterie du pape. «^ Madame de Fon-
taine éponse le marquis de Florian. ^- Portrait do cette niéoe de
Yollaire par Florianet. — Les lettrés dijonnais. -^ Le président
de Brosses. — Un magistrat au dix-huitième siècle. »-- Petite
tête et grande perruque. — Croquis pour eroquis. — Premiers
rapports.-^ Toumay. — Projets d*aehat.-* Mutuelles coquetteries.
On promet de ne pas TÎTre trop longtemps. •* Le président livre
le dessous des cartes. -^ Hésitations. — Un acquéreur se présente.
— Age d'or de leurs relations. — Voltaire se décide,*— Les épingles
de la présidente. — Voltaire comte de Toumay, Preigny et Cham-
liézy. — Ses noureanx vassaux. -^ Entrée triomphale. -* Un mar
lencontreux eoup de sabre. — Panohaud et ses noix. -^ Qui
payera les frais? •» Voltaire veut que ce soit le roi* --• Le haut
Justicier malgré lui. -* Dénouement de Taventure. -^ Prise de
possession du nouveau seigneur. — Le président demande un
état de lieux. -^ M. Girod. '-^ Innocentes roueries. *«>- Petits tirail-
lements.— Un point d'interrogation. -^ Charles Baudy. -^ Évincé
par le poëte. — Les affaires se gâtent. -«- Insinuation menaçante.
— Obstination de Voltaire. «-- Égale ténacité du président. -*
Qui payera les quatorze moules de bois? -^Exaspération de Vol-
taire.— Il en écrit & toute la terre. — Exposé des faits. — Étrange
prétention.— Le poëte a perdu toute Judiciaire. — Verte réplique
du président. — Voltaire pompignaniaé» — Le président abuse de
ses avantages. — Un souhait de trop. — Sages conseils du pré-
sident de Ruffey. — M. de Fargès, oncle de madame de Brosses,
est d*avis que son mari fasse des sacrifices à la paix. — Ce dernier
se cabre à cette seule pensée. — S'est fermé pour toujours les
portes de l'Académie. — Expédient proposé. — La dispute ter-
minée. — Mort de madame de Brosses. — Contrastes. Page 113
IV. — Lb drame db u bvb des Fiutibrs.— David de BBAtrnRi^
ExéctJTiON DE Jeah Galas. — - Gaubcrt Lavaysse. ^ Un f
5iO TABLB.
ftmille. •— Mare-Antoine m retire. — Scène épouvantable. —
Historique des faits. — Recommandation de Calas à Pierre. —
Ineaicalables conséquences du plus innocent mensonge. — Émotion
da quartier. — Une voix partie on ne sait d'où. — David de Beau-
drigne. — Les Galas à rH6tel-de-VilIe, ^ Coupable précipitation
du Capiloul. — Courte illusion de ceux-ci. — Enfermés dans des
eaehots séparés. — Excès de xèle. — Démarches de David auprès
. de M. de Saint-Florentin. — > Caractère du personnage. — La
Beaumelle sans épée. — Mare-Antoine. — ' Carrière brisée. —
Aurait voulu être l'associé en nom de son père.— Cherche l'oubli
dans la dissipation. — Le café des Quatre Billardi, — Acteur de
société. — Folyeuete et Sydney. — Monitoire. — Quelle était sa
nature. — Témoignages négligés ou rejetés. -^ Obsèques de Maro-
Antoine. — Pompe inusitée. — - Les Pénitents blancs. -^ Ce qfut
explique rintervention de Tarchiconflrérie. — Ardeur des pour-
suites. — L'assesseur Monyer et le procureur Duroux. — Arbi-
traire de la procédure. — Sentence des capitools. — Un passage
de Calvin. — Déductions erronées. — Tout le protestantisme est
en cause. — Réplique de Mariette. — JAtnne Viguière. — Son
catholicisme fervent. -— Ne s*est Jamais démenti. — Indignation
de Beaudrigne. — Insinuations déloyales à Tégard de ses collègues.
^ Appel au Parlement. — Valeur des témoignages. — Arrêt de
la cour souveraine. — État des esprits. ^- Le conseiller La Salle.
-^ Petit dialogue entre lui et un Toulousain convaincu. — Y avait-
il lieu de condamner Calas?— ^ Insuffisance des preuves. — Ar-
gument de Diderot. — Pourquoi Calas a-t-il assassiné son fils,
selon Tun des historiens du procès. — La question ordinaire et
extraordinaire. — Fermeté héroïque du patient. — Exhorté par le
P. Bourges. — Beaudrigue l'interpelle une dernière fois. — David
personnage légendaire. — Sa disgrâce. — Tentotives inutiles de
M. de Bonrepos auprès de M. de Saint-Florentin. — Sa raison s'é-
gare. — Ne voit qu'arrestations et bourreaux. — Essaye de se
donner la mort..— Tristes représailles de l'avenir. Page 155
V. — Voltaire défenseur des Calas. — Marugb de mademoiselle
Corneille. — Damila ville. — Voltaire sans parti pris. — • Le
Marseillais Audibert. — Profonde émotion du poëte et son ardent
désir d'arriver à la vérité. — Écrit à Bernis. -^ Réponse réservée
du cardinal. — Ribotte. — Découragement de Voltaire. — Lettre
de Richelieu. — Calas est coupable. — Anecdote caractéristique.
— Enquête des plus minutieuses. — Le négociant Debrus et l'avocat
de Végobre. — Donat ches Voltaire. — Les coopérateurs du poëte.
— Il s'adresse aux puissances. — Inconséquence des juges. —
TABLE. 5H
Pierre condamné au bannissement perpétuel. — Renfermé au
couvent des Jacobins. — Madame Calas, Lavaysse et Jeanne
Viguière acquittés. — Démarches de Voltaire auprès de la veuve.
— Lui rendra-t-on ses filles? — Madame Galas à Paris. — Ses
défenseurs. — Omnipotence des parlements. — Hésitation de
Lavaysse père. — L'avocat Mariette. •— Voltaire recommande sa
protégée à Élie de Beaumonl. — Son tact infini. — Il s'adressera
en dernier lieu à l'opinion. — Histoire d'Elisabeth Canning et des
Calas, — Publication des mémoires. — Voltaire prête sa plume
aux deux frères. — - Mot d*un conseiller au Parlement. — Occupa-
tions multiples. — Olympie sur le théâtre de Voltaire. — Arrivée
de Lekain.— Allusion à Calas dans un vers de Tancrède.-^ Deux
milords Graff. — Le bûcher (VCHytnpie alimenté par le linge de
Femey. — Un prétendant à la main de mademoiselle Corneille.
— M. de Vaugrenant. — Ses connaissances en arithmétique. —
Se décide avec peine à déloger. — Tout aussitôt remplacé. —
M. Dupuits de La Chaux. — Voltaire à son avantage. — Le bon-
homme François ne sera pas de la noce. — Claude-Ëtienne Cor-
* nelUe, arrière-petit-flls de Tauteur du Cid, — Arrive trop tard.
— Un autre Voltaire. — V Infâme ! — Horreur de Frédéric pour
tous les cultes. — Le point de départ. — Deleatur Carthago, «^
NUnstruisons pas nos gens. — Causes de cet exclusivisme. — Thèse
de Tavocat Linguet et réponse de Voltaire. — Les correspondants
du poëte. — Besoin d'expansion. — Damilaville. — • Services qu'il
rend à la secte. — Son portrait. — Procédés charmants. — Une
chaîne.— DamilavillB homme de lettres. — Son activité. — Frère
Thiériot, le roi des parasites. — Dévouement absolu du commis
du Vingtième Page 203
VI. — DECHAINEMENT IRRÉLIGIEUX.^ ËCRASER L'iNFAME. — BOUFFLERS
A Fbrney.— Voltaire inaccessible. — Voltaire grand prêtre de
la secte. — Guerre d'extermination. — Le curé Meslier.— Voltaire
se fait son éditeur. — Tiédeur des firères.^ Impatiences du poëte.
^- Le Sermon des cinquante, —> Le Vicaire Savoyard, — Grand cas
que Voltaire en fait.— Vive le roi et Simon Le Franc. ^^ L'é vaque
du Puy-en-Velay et son Instruction pastorale. — La fait adresser
à D'AIembert qui s*en formalise. — Échange de billets entre Taca-
démicien et le )>rélat. — Longanimité motivée de Jean-Jacques. —
Énorme distance entre Voltaire et Rousseau. — Première lettre
d'un quaker à Jean- George suivie d'une seconde. — Instruction
pastorale de Vhumble évéque d^Àlétopolis. — Les armoiries de Jean-
George. — Inhabiletés et maladresses du mandement de Jean-
George.— Rassurante promesse du relieur.—- M. dePomp'
512 TABLE.
le carabinier. ^ Terribles inenaêes* *^ Le poëte implore la pro-
tection du duo de Choiseul. ~ Plaisant billet. —- Cramer aux
Délices. — Petit discours sur la bravoure, — Subite pamoiaon de
Voltaire.— Cramer chargé de faire courir le bruit de sa mort. —
Résurrection de Voltaire. — Saûl. et David» — > Plaisante indigna-
tion de Gofithe enfint. »- Expulsion des jésuites. — Les renards et
les loupSé — Prédiction de Rousseau. — Ferney visité par trois
jésuites» — Proposition qui leur est faite.-— Une parade de mauvais
goût. — Père Adam. -— N'est pas le premier homme du monde.-^
Passion de Voltaire pour les échecs.-— Le président de Manpeoaet
le docteur Maty. — Tout a des bornes. ^^ Assertions contradic-
toires. — Une lettre de l'abbé Galliani. — Le Tourloutoutou* —
Adame, ubi es.— Le Triumvirat, — • Attribué à un jeune novice
des jésuites. •— 0 Timpie ! — - Bien reçue du public. — ^ Il n'en est
pas de même du Triumvirat. — Plaisante appréhension du petit
Poinsinet. — Publication du Commentaire, — Sincérité des criti-
ques. — - C'est Racine qui est véritablement grand. — Gomélie-
Chiifon mère de famille. — Boufflers en Suisse. *— Couplets
gaillards. — • Madame Cramer et madame Ménage. — Richelieu 3
Ferney. — Le chevalier dessinateur. -^ importunités des touristes.
— Madame Denis se montre seule. — Le prince de Ligne. — En
core un portrait de Voltaire. — Melpomène chez le poëte. — Les
béquilles du patriarche. — Toujours allant et toujours souff^nt.
— Voltaire en cabriolet. — Les vertus de Clairon. — Madame
Denis dame de Ferney. — Une justice qui menace ruine. •»
Rapports de bon voisinage. — Patronage de M. de Choiseul. — La
ville de Calvin se civilise. — Coup double. * » . Page 351
VII. — Double condamnation d'Éhile. — Lettres écrites de la
MONTAGNE. — SENTIMENT DES CITOYENS. — Emile le bréviaire des
jeunes mères. — Rousseau décrété. — Obligé de s^éloigner. —
Emile condamné à Genève. — Pression exercée par le ministère
français. — Légalité de Tarrét. — M, de Voltaire et l'ouvrier de
Neuchâtol. — Petit dialogue. — Tout est pour le mieux. — Ascen-
dance de Rousseau.— Sympathie du clergé genevois.— Son em-
barras. — Articles des gazettes de Bruxelles et d'Utrecht, — Le
polichinelle Voltaire et le jongleur Tronchin. — - Le doigt sur la
plaie.— Déclamations de Jean- Jacques. — Une leçon de patriotisme.
— Tronchin par trop physiologiste. — Plus heureux que Rousseau,
et pourquoi. — Complète rupture. — Les philosophes de Saint-
Jean. — Lettre du colonel Pictet. — Voltaire incriminé. — Offre
d*un asile. — Scène piquante et attendrissante. — Un premier
mouvement. — Protestation de Jean-Jacques. — Témoignage de
TABLE. 5i3
Ghabanon.^ Gonflrniation de Deluc.-^ Vive répartie de Moultou.
— Amère déception de Roasseau.** Sa lettre au syndio Favi^e, —
Il n'a plus de patrie. -— Beprésentants et Négatifs, — Louable atti-
tude de Voltaire. — Lettres écrites de la campagne, •— Impression
qu'elles produisent* '— Sentiment du procureur général de Mont-
clar. •— Lettres écrites de la montagne, — S'attaquent à tout. —
Consternation de Bonnet. — Réponse aux lettres écrites de la cam'
pagne, — Distinctions de sophiste. — Lettres populaires» -~ Étrange
ouverture. — - Bruits de réconciliation. — Incertitude de Houltou*
-« Superbe de Jean-Jacques. — Peu de sincérité de ses paroles.
«— Lettre interceptée. — - Espièglerie d*un goût douteux. —
Attaque à ciel ouvert. — Une intention perfide. » Conséquences
inévitables. — Requête de Voltaire contre Saûl, — Récriminations.
— Le Portatif à Genève. — Entretien à ce sujet entre le poëte et
Tronchin.— Permission de brûler le Portatif, — Dénonciation mé-
ritoire.^- Les légendes abondept. — Chirol et Gando. — Voltaire
empoisonne Genève de ses livres. — Les horlogers ses complices. —
La cachette éventée. — Le Sentiment des citoyens, — L'auteur d'J^mi/e
dévoilé. — Quel est son tort? — Frappé en pleine poitrine. — Le
pamphlet, œuvre d'un ecclésiastique. — Lettre à Duchesne. -^
y ernes soupçonné. — Tentatives infructueuses de Dupeyrou. — Ce
que dit Deluc du Sentiment des citoyens, '^Vetiie rouerie de Cramer.
— Voltaire tigre altéré de sang. — Conseils peu écoutés de Buffon.
— Le bout de l'oreille. — Orgueil incurable. — Le jésuite Ber*
trand. — Lettre du bannerct de Frendenreich.— Témoignage con-
cluant Page 303
VIII. — L'histoire de Pierre le Grand. — GATHERiifE IL — La
SOEUR de la Visitation. — Rapports interrompus; pourquoi. —
Voltaire historien de Pierre le Grand. — ^Le docteur Poissonnier à
Ferney. — Plaisante répartie. — Difficultés de plus d'une sorte.
— Les loups et les ours^de Sibérie. — Ont été à Berlin des ours
bien élevés. — Lettre de Voltaire à Schowalow. — L'épître dédi-
catoire de Tancrède, — Voltaire un faquin. — Le» sentiments
changent avec les circonstances. — Dépit mal contenu. — Diderot
moins sévère. — Intelligences en Russie. — Mort d'Elisabeth. —
Il faut se Consoler de tout. — La Sémiramis du Nord, — Son por-
trait. — Note de M. de Breteuil. — La princesse Daschkow. —
Interprétations. — Une colique de circonstance. — Hésitations. —
Lettre du géant Pictet. — Insistances flatteuses. — On jouera les
pièces de Voltaire à la cour. — Catherine ne veut pas être louée.
— - Meurtre d'Ivan. — Détermination peu durable. — Sophismes
révoltants. -^ Sortie de Walpole. — Indignation de madanv
Ti. 33
ol4 TABLE.
Choiseul. — Peniflage de madame du DefXànd. — Le neveu de
r^bé Baiin. — Envoi de la Pkiloiophie de VhUtoire. — Le poëte
subjugué.— ViséesciviliBatrices.— Le comte de Bulow à Genève. —
Décision du petit conseil. — Droit douteux. •— GourrouiL de Voi-
taire. — Les parents des voyageuses à Femey. — L'envoyé de
(*<atherine a le dessous. — Protestation de dévouement. — Un Saint-
Gyr moscovite. — On singe madame de Maintenon. — Voltaire
enverra les Lo» de Minos, -—Tendres emportements du poète. —
Les chars assyriens reparaissent. — Engageantes énumérations. —
Eau bénite de cour* -^ Bruits passagers de paix. — Catherine
plus polie que madame du Deffand. — Berlin et Ferney se
rapprochent. — Frédéric retombe sous le charme. -— Objectif de
la vie de Voltaire. — ^Le Traité sur la tolérance. — Séance préaidée
par le chancelier. — Conclusions de Tbiroux de Crosne. -— Ma-
dame Galas sur le passage du roi. — Bienveillance générale. —
Soeur Anne-Julie Fraisse. — Sa tendresse pour Nanette. — Vol*
taire chante ses louanges. — Il n^est pas payé de retour. — Sin-
gulière manière d'envisager les choses Pago 35D
IX. — Réhabilitation des Calas. — Les Sirven. — Accusation
DE PARRICIDE. — VoLTAiRE INTERVIENT. — Le chevalier de Casais.
Marc- Antoine condamné à mort. — Discussion des faits. — Lieu
de réunion mal choisi. — Que fera le chevalier? — L*abbé Barre.
» Ce que pense de lui Tabbé Salvan. — L'arrêt du grand conseil
bien reçu. -— Déclaration du greffier du Parlement. — Nouvelles
iniquités.. — Lenteurs interminables. — L'affaire renvoyée aux
requêtes de l'Hôtel. — Admirable désintéressement de Voltaire.
— Jugement de Charles Bonnet. — L'estampe de Carmontêl. —
Sentence définitive. — M. de Fargès peu parlementaire. — Exas-
pération des Toulousains. » Stériles menaces. — Lavaysse père
fait biffer l'écrou de Gaabert. — Générosité du roi. — Paroles de
Maupeou aux Calas. — Nécessité d'une excessive prudence. — Quel
parti prendre. — - On renonce à toute poursuite. — Portée morale
de l'arrêt. — Tout un groupe d'écrivains. — ^Nouveaux accusa-
teurs de Calas.—- Enivrement de Voltaire. — Autre face de Janus.
— Date d'une ère nouvelle. •— Triomphe des idées de tolérance.
— L'œuvre et l'ouvrier. — La famille du feudisle. — Elisabeth
Sirven. — Conduite au couvent des dames Régentes. — Prétend
communiquer avec les anges. — Démence caractérisée. — Ren-
voyée à ses parents. — Une idée fixe.^ — Affection particulière de
ceux-ci pour la pauvre folle. — Plaintes amères. — Ressentiment
des dames Régentes. — Visite de Tabbé Bel. — Détermination du
père. — Le feudiste à Aigues-Fondes. — Disparition d'Éiisabetlî.
TABLE. ^*^
- Recherches infrncluen.». - Propos du curé de CancaUères.-
Le puil. de. Co«un«n.«x.-Le cadavre d-Éli«heth. - S. mort
ftat-elle le résulut d'un crime? - Absurdité d'"»« P»"'"" "^fP»-
S^. _ Sentiment un«.ime des hahlUnU. ^ »»«>''« ^''^^^
médecins. -Un procoreur fiscal. - Le B«'«'"f''/%f"'"'!^
-Trinquier. - Son atUtude hostile. - Requête des Sirven. -
Décret de prise de corps. - Urgence d'une «taite «>"f '°«'- "
faut se séparer. - ObsUcles sans nombre. - Arrivée à !*««.««.
- Monitoires. - Corps de délit. - Disparition du ca^«. --
Quel mtértt , avait Sirven. - Sentence du Juge de Mmmel.
Le. Sirven à Ferney. - Infériorité dramatique ^« •»""•
Question d'opportunité, -«inistre alternative. - A 1"|,«" ««^'^l*
faute?
X. - Le «ocinx »'AB.KnixE. - Le «evalieb de la Ba««e.-
SOK EXÉoot.0». - Emo. de Volta«e.- Le 'o»;^*^ S'"»^"
Aulres client, de Voltaire. - Bienveillance de M. de Ch<M«^
neutralisée par M. de Saint-Florentin. - R»ymond «t la d»che«e
d'EnviUe.- Chaumont délivré par Volulre.- ^ -«^« J^<^ ^1
- Bouffonne réception que lui fait le P«*"»^'"-7.f "1"*^'L
cessante. - Paul Achard. - Le mariage des protestants. - La
ZrPotta. - Le dlx-huitléme siècle, époque <!« ^J»--
d'intolénince à la fols. - Étranges anomaUes.- Frfné« ^«»
raie».- Le Nord non moins emporté que le Midi. - /-^ «™
r^t-Neuf à Abbeville. - MutllaUon, et profana jon. sacri-
léffcs - Dépositions des témoins. - Jeunes gens inculpés. - W
X.ion du Samt-Sacrement. - ^^1»-/^ "-"'«•-S
Lple de La Barre. - Les espriU s'échauffent. - L évéque
d'Amiens à Abbeville. - Cérémonie, exp.ato.res. -■ Mot m«
heureux de monseigneur de U Motte. - Le Febvw «« ^an «^l
_ Portrait peu ressemblant. - Son origine. - Son enfance in-
digente.- Sa unte. madame de Brou, le recue.lle.- ^'^^^^^
au siècle dernier. - Transformation qui s'opère da°» •« che\a her.
- Ses amis reçus ii l'abbaye de WiUancourt. - Sa b.bUothè^lue
-Un religieux de l'ordre de Clteaux chargé de brûler ses livres.
- Aut^a-fé insuffisant-inconvénient des ^«-1----^ -^
Clergé régulier et le clergé séculier. -Ce dern.er plus au 1ère
_ Le jeune Moisnel. - Terreur dont i *» .'"'f :I„î'aÎLpc
levai, i Se. griefs contre La Barre. - ioncUon de deux affaire
_ U capUoal d'AbbeviUe. - Duval de So.court. - L a^o.»l
Brouste/es.- D'un mauvais renom.- Duval inexcusable de s
l'être adjoint. - Lefebvre de ViUers. troisième juge. - Fanfa
rons d'impiété.— Le Dictionnaire portatif m mauva."
616 TABLE.
. Génuflexions devant le tabernacle* — Violence morale exercée
•ur Moianel.-— D^Ëtallonde le vrai coupable. — Interrogatoire de
La Barre. — Définition gubtile. — Tardive mais énergique pro-
tetution de MoUnel. — Le préaident d'Ormesson. — lUaftion
lUneate. «*- Le conseiller Pasquier. -* Ce que dit de lui D'Aiem-
bert. — Dix contre quinse. •— Inflexibilité de Louis XV. ^ Ré-
parUe inadmissible qu'on lui prête, -r Retour à Abbeville. -^ Le
P» Bosquier. «* Le dernier repas. <— Pénible surprise du ehava-
lier. — * La voie douloureuse. — Le bourreau de Lallj. -«^ Petit
dialogue shakespearien.-* Commune rs^iponsabilité. — La secte
menaoée. -^ El&oi de Voltaire. •— Complot formel contre les philo-
sophes. — Femey n'est pas sûr. — Voltaire aux bains de Rolle.
— Paroles énigmatiques. — Effrois enfantins de Tauteur de
Mérope, — Une anecdote à propos de la Pucelle, — Clèves. —
Ëtonnement de Frédéric. — • Son complei acquiescement. — Con-
seils philosophiques. — • Nécessité du respect de la loi. -» Prejels
de colonisation . -m Avances à Diderot* ^ Une Salente métaphy-
sique.— Chimère irréalisable, ai pourquoi, — Efforts désespérés.
<^ Mi Boursier sans ouvriers. «« On restera à Ferney. Page 457.
fin bE Lk TAfitB.
Paris. — Imp. yiéifUè et Gt|»i<M«nit| d^ roe tfcf Pttittvitis.