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Full text of "Voltaire et la société au xviii siècle"

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VOLTAIRE 


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LA  SOCIETE  AU  XVIir  SIECLE 


•••••• 


VOLTAIRE  ET  J.-J.  ROUSSEAU 


VOLTAIRE 


RT  LA 


SOCIETE  AU  XVIII«  SIÈCLE 

PAR 

GUSTAVE  T)ESNOIRESTERRES 

MoMvolle  i(ili<lon  h  4  f r.  le  vol. 


SIX    SÉRIIS    OU    VOLUMES    ONT    PARU 

i*e série.  —  La  Jeunesse  ds  Voltaire.  1  vol. 

2e  série.  —  Voltaire  a  Cirey.  1  vol. 

3e  s^ie.  —•  Voltaire  a  la  cour.  I  vol. 

4e  série,  —  Voltaire  et  Frédéric.  1  vol. 

5e  série,  —  Voltaire  aux  Délices.  1  vol. 

6e  série,  —  Voltaire  et  J.-J.  Rousseau.  1  vol. 


Paris.  —  Impr.  Viéville  et  rapiomont,  6,  rue  des  Poitevins, 


VOLTAIRE 

SOCIÉTÉ  AU  XVIir  SIÈCLE 

GUSTAVE  'BESNOIRESTERRES 

■     VOLTAIRE  ET  J.-J.  ROUSSEAU 

DEUXIÈ>itE   ÉDITION  ' 


PARIS 

DIDIER  ET  C".  LIBRAIRES-ÉDITEURS 


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VOLTAIRE 


ET  J.-J.  ROUSSEAU 


I 


TANCREDE  ET  MADAME  DE  POMPADOUR.— ^MADEMOISELLE 
CORNEILLE  A  FERNEY.— LE  CURÉ  DE  MOENS. 


Après  avoir  applaudi  à  cette  verve  unique,  à  ces 
satires,  à  ces  exécutions  impitoyables  dont  Tadver- 
saire  ne  se  relève  point,  on  éprouve  le  besoin  de  se 
détourner  un  moment  de  ces  victoires  presque  aussi 
chagrinantes  pour  le  vainqueur  que  pour  le  vaincu, 
et  de  reposer  les  yeux  sur  des  tableaux  plus  souriants. 
Tancrède  ne  pouvait  donc  venir  plus  à  propos,  après 
ce  débordement  de  fiel  et  de  haine,  et  le  succès  de 
larmes  qu'il  allait  obtenir  n'était  pas  de  trop  pour 
contrebalancer  le  succès  malsain  de  V Écossaise.  Com- 
mencé le  22  avril  1759,  Tancrède  était  achevé  dès  le 
18  mai;  il  avait  fallu  à  son  auteur  moins  dpn  mois 
pour  en  combiner,  en  disposer  les  scènes,  écrire  ces 
cinq  actes  tout  débordants  d'amour  et  de  flammes,  qui 
seront  le  dernier  triomphe  tragique  de  ce  poëte  bien 
\ieux  déjà  pour  ces  œuvres  du  démon,  comme  lui- 
même  les  appelle.  Mais  ce  n'était  qu'un  premier  jet. 
VI.  ^ 


2  PREMIÈRE  REPRÉSENTATION. 

Il  avait  envoyé  sa  a  chevalerie  »  à  ses  anges ,  qui 
furent  séduits  par  le  brillant,  le  pathétique  du  sujet, 
mais  que  Tengouement  n'aveugla  point  sur  les  im- 
perfections et  les  taches.  Et  c'est,  à  tout»  instant  et 
jusqu'à  la  dernière  heure,  une  succession  de  remar- 
ques, d'indications  pointilleuses  dictées  par  une  cri- 
tique aussi  saine  que  bienveillante,  à  laquelle  il  faut 
bien  se  rendre  et  à  laquelle  on  se  rend  de  la  meilleure 
grâce,  quoiqu'il  arrive  un  moment  où  la  satiété,  le 
dégoût  finissent  par  être  les  plus  forts.  «  J'implore  la 
clémence  de  madame  Scaliger  ;  je  n'en  peux  plus  !  » 
s'écrie  le  poëte  sur  les  dents,  s'en  reposant  pleinement 
du  reste  sur  l'expérience  et  l'esprit  éclairé  de  M.  d'Ar- 
gental,  qui  était  autorisé  à  livrer  la  bataille  lorsqu'il 
le  jugerait  convenable. 

Ce  fut  le  3  septembre  que  Tancrède  fit  son  appari- 
tion devant  un  public  d'ainis,  et  tout  aussi  nombreux 
d'ennemis  que  les  succès  et  les  excès  de  l'auteur  du 
Pauvre  Diable  et  de  V Écossaise  n'étaient  pas  propres 
à  apaiser.  Mais  on  dut  se  résigner  de.  ce  côté  à  de- 
meurer passif  devant  l'enthousiasme  et  l'enivrement 
de  la  salle  entière.  Même  les  sceptiques,  même  les 
esprits  railleurs  que  le  respect  humain  défend  contre 
tout  entraînement,  se  laissèrent  gagner  et  firent  cho-» 
rus  avec  le  commun  des  mortels. 


J'ai  pourtant  trouvé  le  secret,  au  milieu  de  tous  nos 
maux,  écrivait  quelques  jours  après  madame  d'Épinai  à  une 
amie,  de  voir  Tancrède,  et  d  y  fondre  en  larmes;  on  y 
meurt,  la  princesse  y  meurt  aussi,  mais  c'est  de  sa  belle  mort. 
C'est  une  nouveauté  touchante,  qui  vous  entraîne  de  dou- 
leur et  d'applaudissemens.  Mademoiselle  Clairon  y  fait  des 


SUPÉRIORITÉ  DES  AMANTS  PALADINS.  3 

merveilles*;  il  y  a  un  certain  eh  bien,  mon père^U,.  Ah \  ma 
Jeanne,  ne  me  dites  jamais  eh  bien  de  ce  ton-là,  si  vous  ne 
voulez  pas  que  je  meure.  Au  reste,  si  vous  avez  un  amant, 
défaites-vous-en  dès  demain,  s'il  n'est  pas  paladin;  il  n'y  a 
que  ces  gens-là  pour  faire  honneur  aux  femmes  :  ôtes-vous 
vertueuse,  ils  l'apprennent  à  l'univers;  ne  l'ôtes-vous  pas, 
ils  égorgeroient  mille  hommes  plutôt  que  d'en  convenir,  et 
ils  ne  boivent  ni  ne  mangent  qu'ils  n'ayent  prouvé  que  vous 
Tètes.  Rien  n'enst  comparable  à  Lekain,  pas  même  lui;  enfin, 
ma  Jeanne,  tout  cela  est  si  plein  de  beautés,  qu'on  ne  sait 
auquel  entendre.  Il  y  avoit  l'autre  jour  un  étranger  dans  le 
parterre  qui  pleuroit,  crioit,  battoit  des  mains...  D'Argental, 
enchanté,  lui  dit  :  «  Eh  bien  !  monsieur,  ce  Voltaire  est  un 
grand  homme,  n'est-ce  pas  ?  Gomment  trouvez-vous  cela  î 
Momieur,  ça  est  fort  propre,  fort  propre  assurément,  »  Vous 
voyez  d'ici  la  mine  qu'on  fait  à  cette  réponse,  et  si  l'on 
peut  vivre  sans  voir  une  pièce  qui  fait  dire  de  si  belles 
choses'... 

Tancrède,  en  effet,  tourna  toutes  les  têtes.  L*on 
s'attendrissait,  l'on  pleurait,  l'on  sanglotait  ;  et,  si  ce 
premier  essai  de  rimes  croisées  était  plutôt  de  nature 
à  dérouter  qu'à  charmer  un  public  habitué  à  la  pompe 
monotone  de  la  rime  régulière,  l'on  n'était  pas  assez 
maître  de  soi  pour  chicaner  le  poëte  sur  une  nou- 

1 .  «  On  rappelle  la  tragédie  de  mademoiselle  Clairon ,  parce 
qu'elle  y  joue  d'une  façon  si  supérieure,  que  Tauteur  lui  a  presque 
toute  l'obligation  de  la  réussite.  »  Favart,  Mémoires  et  correspondance 
(Paris,  1808],  t.  I,  p.  100.  Lettre  de  Favart  au  comte  Durazzo; 
1er  octobre  1760. 

2.  Acte  Y,  scène  v.  Grimm  est  du  môme  avis  que  son  amie.  «  Le 
mot  d'AménaYde  :  Eh  bien^  mon  pèrel  lorsqu'elle  a  lu  la  lettre  de 
Tancrède,  est  sublime.  »  Correspondance  littéraire  (Fume,  1829), 
t.  II,  p.  440. 

3.  Madame  d'Épinai.  Mémoires  et  correspondance  (Paris,  Yolland, 
1818),  t.  111,  p,  344,  345.  Lettre  de  madame  d'Épinai  h  made- 
moiselle de  Valori;  h.  la  Chevrette,  le  10  septembre  UGO* 


4  LE  NEZ  DU  DIABLE. 

veauté  que  le  lecteur  devait  accepter  moins  aisément  : 
rémotion  primait  le  reste,  et  domptait  tous  les  cœurs 
comme  tous  les  mauvais  vouloirs,  ce  On  dit  que  Satan 
était  dans  l'amphithéâtre,  soiis  la  figure  de  Fréron,  et 
qu'une  larme  d  une  dame  étant  tombée  sur  le  nez 
du  malheureux,  il  fit  psh,  psh,  comme  si  c'avait  été 
de  l'eau  bénite  * .  »  Cette  plaisanterie  paraît  heureuse 
à  Voltaire  qui  la  fait  passer  à  ses  bons  amis  de  Paris, 
à  d'Argental,  cela  va  sans  dire,  à  madame  d'Epinai, 
qui  n'était  pas  femme  à  la  garder  pour  elle  seule  ^. 
Mais  si  le  diable  avait  assisté  à  cette  première  repré- 
sentation sous  les  traits  de  Fréron,  Fréron  n'avait  cédé 
que  son  visage ,  et,  blotti  dans  quelque  coin  de  la 
salle,  il  avait  suivi  avec  une  attention  sans  mélange 
les  diverses  péripéties  de  ce  drame  d'une  conduite 
plus  attachante  qu'irréprochable  ;  il  ne  pouvait  se 
dispenser  d'en  parler  dans  V Année  littéraire^  l'eût-il 
voulu,  et  il  était  à  croire  qu'il  ne  résisterait  pas  à  la 
tentation  de  chagriner  un  ennemi  trop  sensible.  Hâ- 
tons-nous de  dire  que  l'attente  fut  déçue.  Si  l'article 
n'est  pas  d'un  séïde,  il  est  d'un  critique  qui,  sans  être 
bienveillant,  ne  dépasse  pas  trop  la  limite  de  ses 
droits..  Les  défauts  qu'il  signale  en  sont  de  très-réels  ; 
Voltaire,  dans  ses  longs  débats  avec  ses  anges,  ne 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  9.  Lettre  de 
Voltaire  à  d'Argental  ;  septembre  1760. 

2.  «(  Madame  d'Épinai,  écrivait  Diderot  à  mademoiselle  Voland, 
reçoit  des  lettres  charmantes  de  M.  de  Voltaire.  \\  disait  dans 
une  des  dernières,  'que  le  diable  avait  assisté  à  la  première  re- 
présentation de  Tancrède  sous  la  figure  de  Fréron,  et  qu'on  l'avait 
reconnu  à  une  larme  qui  lui  était  tombée  des  loges  sur  le  bout  du 
nez,  et  qui  avait  fait  pish^  comme  sur  un  fer  chaud.  »  Mémoires  et 

^rrespondatice  (Garnier,  1S41),  t.  I,  p.  116. 


Vm  LETTRE  SANS  ADRESSE.  5 

laisse  pas  de  les  souligner  lui-même  avec  une  rare 
bonne  foi,  et  l'on  voit  qu'il  comptait  plus  sur  les 
larmes  qu'il  ferait  couler  que  sur  la  parfaite  logique 
de  sa  fable. 

Cette  fable ,  d'ailleurs ,  n'est  pas  de  lui  ;  c'est  un 
emprunt  à  l'Arioste  qui,  lui-même,  l'avait  empruntée 
à  notre  ancien  théâtre  *,  mais  qu'importe,  et  n'en 
a-t-il  pas  toujours  été  ainsi?  Ce  qui  est  pis  qu'un  em- 
prunt, ce  sont  les  redites,  des  redites  d'une  valeur  et 
d'une  originalité  contestables.  Le  grand  fondement, 
la  base  de  l'intrigue  est  une  lettre  sans  adresse  , 
comme  dans  Zaîre^  avec  cette  aggravation  que  toute 
la  pièce  est  en  quelque  sorte  suspendue  au  quipro- 
quo que  doit  produire  cette  absence  de  suscription  ^. 
A  cela  ne  se  bornent  pas  les  faiblesses.  Le  roman  est 
plus  emmêlé  que  raisonnable,  tous  les  personnages 
sont  loin  d'être  conséquents  soit  avec  les  circon- 
stances, soit  avec  eux-mêmes,  le  style  est  inégal,  in- 
correct; l'auteur,  dans  ses  essais  d'innovation,  n'a 
plus  retrouvé  ni  sa  vigueur,  ni  sa  netteté,  ni  cette 
langue  qui ,  parfois,  s'élevait  à  la  hauteur  de  celle 
de  Corneille  ef  de  l'auteur  d'Iphigénie.  Mais,  ces  ré- 
serves faites,  il  faut  convenir  que  de  belles  parties, 
des  situations  des  plus  dramatiques  expliquaient,  lé- 
gitimaient un  succès  dont  la  plénitude  et  l'éclat  ne 

1.  Onéaime  Leroy,  Études  sur  les  mystères  dramatiques  et  sur  di- 
vers manuscrits  de  Gerson  (Hachette,  1837),  p.  97  à  104.  —  Épo^ 
ques  de  Vkistoire  de  France  en  rapport  avec  le  théâtre  français 
(Hachette,  1843),  p.*  t4l,  142.  —  La  Harpe,  Lycée  (Paris,  Didier, 
1834),  l.  II,  p.  186.  —  Rapport  de  la  Commission  des  antiquités 
nationales  (Paris,  Didot,  1838),  p.  7. 

2.  Grimm,  Correspondance  littéraire  (Furnc,  1829),  t.  II,  p.  437. 


6  IMPARTIALITÉ  DB  FRÉRON. 

sauraient  être  niés.  «  Si  la  vérité  m'éclaire  dans  ces 
critiques,  ajoutait  Fréron,  elle  me  montre  aussi  ce 
qu'on  peut  dire  à  l'avantage  de  cette  tragédie.  On  y 
trouve  du  sentiment,  de  la  simplicité,  et  ce  beau  na- 
turel des  anciens,  surtout  dans  V Odyssée.  Point  de 
bel  esprit,  point  de  sentence  ;  on  y  respire  un  air  de 
chevalerie,  si  on  peut  parler  ainsi,  qui  devient  un 
nouveau  genre  de  spectacle  ^  »  Pourtant  Fréron  ne 
persifle  point,  il  est  très-sérieux.  Cette  affiche  d'impar- 
tialité, cet  oubli  apparent  de  ses  griefs,  malgré  tant 
de  motifs  de  rancune  et  le  souvenir  cuisant  de  bien 
récentes  injures,  n'étaient  pas  médiocrement  habiles  et 
devaient  ramener  à  l'auteur  de  V Année  littéraire  tous 
ceux  que  la  violence  révolte  au  sein  môme  du  bon 
droit.  Mais  la  tactique  n'était  pas  nouvelle,  et  Fréron 
la  tenait  de  son  maître  Desfontaines,  qui,  à  la  suite 
des  scandaleux  et  honteux  débats  que  nous  n'avons 
que  trop  longuement  racontés  en  leur  temps,  semblant 
perdre  de  vue  les  ignominieuses  attaques  du  Préserva^ 
tif^  rentrait  en  possession  de  lui-même  pour  juger 
avec  une  réelle  équité  V Essai  sur  le  feu  de  l'auteur  de 
la  Henriade  et  âHAlzire  ^. 

En  somme,  il  est  naturel  et  même  légitime  que 
l'on  demande  au  succès  ses  titres,  et  que  l'on  re- 
cherche jusqu'à  quel  point  il  est  mérité.  Les  cri- 
tiques et  les  apologies  tinrent  un  instant  en  éveil  l'at- 
tention de  ce  bon  peuple  de  Paris,  si  preste  à  passer 
d'un  objet  à  un  autre.  Sans  compter  deux  parodies 

1.  L'Année  littéraire  {\1Q\),  t.  I,  p.  305,  306;  21  février. 

2.  Voir  la  seconde  série  de  ces  études,  Voltaire  au  château  de 
Cirey,  p.  222. 


CRITIQUES  ET  APOLOGIES.  7 

aux  Italiens  :  La  Nouvelle  joute  *  et  Quand  parlera- 
t-elle^?  et  un  acte  de  Cailleau  :  Tancrède  jugé  par  ses 
sœurs^^  plusieurs  -petits  écrits  venaient  mêler  leur 
mot  à  ce  concert  presque  unanime  d'applaudissements 
et  de  louanges.  Nous  citerons  une  Lettre  critique  à  M*** 
sur  la  tragédie  de  Tancrède ,  une  brochure  de  La- 
noue,  dont  l'existence  ne  nous  est  connue  que  par 
une  lettre  de  Voltaire  à  Thiériot,  du  19  octobre  1760, 
et  une  Lettre  sur  les  rimes  croisées  dans  les  vers 
alexandrins  et  sur  l'unité  de  lieu^  de  l'abbé  Leyes- 
que  *.  Mais  tout  cela  ne  vaut  guère,  et  la  seule  cri- 
tique sensée  et  élevée  de  Tancrède  se  trouve  dans 
une  lettre  de  Diderot  provoquée  par  une  indiscrétion 
de  Thiériot. 

L'auteur  du  Père  de  famille^  tout  en  admirant  l'en- 
semble et  bien  des  détails,  ne  pensait  pas  qu'il  n'y  eût 
qu'à  louer;  et,  dans  le  laisser-aller  de  l'intimité,  en 
tête  à  tête  avec  Damilaville  et  l'ancien  camarade  de  Vol- 
taire, il  avait  franchement  indiqué  du  doigt  ce  qui 
l'avait  choqué  ^  Thiériot  crut  devoir  en  toucher  deux 
mots  dans  une  de  ses  lettres  au  solitaire  des  DéUces. 


1.  Représentée  aux  Italiens,  le  8  octobre  1760. 

2.  De  Riccoboni,  jouée  le  4  avril  t761,  mais  non  imprimée. 

3.  Les  Tragédies  de  M,  de  Voltaire  ^  ou  Tancrède  jugé  par  ses 
sœurs,  comédie  en  un  acte  et  en  prose  (Genève,  1760),  in-12  de 
54  pages. 

4.  Mercure f  novembre  1760.  Un  M.  Moniseau,  avocat  au  parle- 
ment^ y  fit  une  réponse  dans  V Année  littéraire  (1760),  t.  VIIÎ, 
p.  236.  Cette  réponse  donna  lieu  elle-même  à  une  réplique  qui  parut 
dans  le  Mercure  de  février  1761,  p.  57  à  67,  —  Quérard,  Biblio- 
graphie voUairienne  (Didot ,  1842],  p.  138. 

5.  Diderot,  Mémoires  et  correspondance  (Gamier,  1841),  t.  I, 
p.  102,229,  235. 


8  DIDEROT  MIS  AU  PIED  DU  MUR. 

Le  poëte  écrivit  aussitôt  à  son  Aristarque  une  épître 
pleine  de  caresse  et  d  amitié,  où  il  le  suppliait  de  lui 
faire  sincèrement  part  de  ce  qu'il  avait  trouvé  à  louer 
et  à  blâmer  dans  sa  chevalerie.  «  J'attends  avec  im- 
patience, mandait-il  à  Thiériot,  les  réflexions  de  Pan- 
tophile-TAà&^oi  sur  Tancrède...  J'ai  l'orgueil  d'espé- 
rer que  ses  idées  se  rencontreront  avec  les  miennes, 
et  que  ma  pièce  est  comme  il  l'a  désiré  ;  car  elle  est 
fort  différente  de  celle  qu'il  a  plu  aux  comédiens  de 
charpenter  sur  leur  théâtre*.  »  Le  philosophe,  qui 
s^exagérait  la  susceptibilité  et  l'irritabilité  du  «  Vieux 
•de  la  Montagne  *,  »  eût  préféré  n'être  pas  soumis  à  une 
pareille  épreuve  ;  mais,  sommé  de  donner  son  avis,  il 
le  fera  avec  toute  la  franchise  de  sa  nature.  Rien  à  ob- 
jecter au  premier  acte.  Le  second  lui  paraît  moins 
heureux,  l'intérêt  semble  faiblir  même;  mais  le  troi- 
sième est  de  toute  beauté  :  rien  à  lui  comparer,  au 
théâtre,  ni  dans  Corneille,  ni  dans  Racine.  «  Ah  !  mon 
cher  maître,  si  vous  voyiez  la  Clairon  traversant  la 
scène,  à  demi  renversée  sur  les  bourreaux  qui  l'envi- 
ronnent, ses  genoux  se  dérobant  sous  elle,  les  yeux 
fermés,  les  bras  tombants,  comme  une  morte  ;  si  vous 
entendiez  le  cri  qu'elle  pousse  en  apercevant  Tan- 
crède, vous  resteriez  plus  convaincu  que  jamais  que 


1.  Voltaire,  OEuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  142.  Lettre 
de  Voltaire  à  Thiériot;  19  novembre  1760. 

2.  Diderot  écrivait  à  celte  même  époque  (10  novembre  1760)  à 
son  amie,  mademoiselle  Voland  :  «  On  ne  saurait  arracher  un  che- 
veu à  cet  homme,  sans  lui  faire  jeter  les  hauts  cris.  A  soixante  ans 
passés,  il  est  auteur,  et  auteur  célèbre,  et  il  n^est  pas  encore  fait  à 
la  peine.  Il  ne  s'y  fera  jamais.  »  Mémoires  et  correspondance  (Gar- 
nier,  1841),  p.  217,  218. 


SON  SENTIMENT  SUR  TANCRÈDE.  9 

le  silence  et  la  pantomime  ont  quelquefois  un  pathé- 
tique, que  toutes  les  ressources  de  l'art  oratoire  n'at- 
teignent pas.  »  Ce  troisième  acte  rendait  la  tâche  du 
suivant  difficile,  ce  Je  ne  vous  dissimulerai  pas  que  je 
tremblai  pour  le  quatrième;  mais  je  ne  tardai,  pas  à 
me  rassurer.  Beau,  beau.  »  Le  cinquième  acte  est 
traînant,  il  y  a  deux  récitatifs.  Mais  heureuses  et  rares 
les  œuvres  qui  ne  pèchent  que  par  surabondance,  et 
qui  ne  demandent  qu'à  être  débarrassées  de  ce  qu'elles 
ont  de  touttu  !  «  Revenez  sur  votre  pièce,  disait-il  à 
l'auteur  en  finissant;  laissez-la  comme  elle  est,  et 
soyez  sûr,  quoi  que  vous  fassiez,  que  cette  tragédie 
passera  toujours  pour  originale,  et  dans  son  sujet,  et 
dans  la  manière  dont  il  est  traité  * .  »  Il  faudrait  être 
de  dure  composition  pour  ne  pas  s'accommoder  de 
telles  critiques  ;  et  Voltaire,  loin  de  s'en  formaHser, 
en  remercie  Pantophile-Diderot  avec  effusion. 

Si  l'auteur  de  Tancrède^  talonné  par  ses  anges,  l'in- 
flexible madame  Scaliger,  notamment,  ne  négligeait 
rien  pour  rendre  moins  indigne  du  public  éclairé  un  ou- 
vrage dont  le  style  au  théâtre  même,  et  malgré  l'entraî- 
nement du  drame,  avait  été  jugé  la,  partie  faible,  ce 
n'était  pas  son  unique  préoccupation,  son  seul  souci. 
Voltaire  n'avait  eu  qu'à  se  louer  de  madame  de  Pom- 
padour,  dont  l'intervention  n'avait  pas  peu  contribué 
à  lui  faire  obtenir  les  brevets  de  Tournay  et  de  Fer- 
ney,  que  nous  l'avons  vu  solliciter  avec  tant  de  pas- 
sion. 11  sentit  vivement  le  bienfait  et  se  promit  de  ne 
point  mourir  sans  laisser  un  témoignage  de  sa  grati- 

l.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  191.  Lettre 
de  Diderot  à  Voltaire;  décembre  1760. 

4. 


iO  L'ÉPITRE  POMPADOURIENNE. 

tude.  Il  la  chanterait  a  fièrement,  hardiment,  sans  fa- 
deur ;  »  et,  pour  cela  faire,  il  composerait  une  belle 
ode  à  sa  gloire*.  Avec  la  réflexion  et  les  circonstances, 
le  projet  de  l'ode  fut  abandonné,  et  il  se  détermina  à 
payer  sa  dette  de  reconnaissance  dans  une  épître 
dédicatoire,  en  tête  de  Tancrède.  Il  écrivait  en  sep^* 
tembre  à  d'Argental  :  «  Vous  savez  que  j'avais  ci- 
devant  proposé  à  madame  la  marquise  une  dédi- 
cace ;  je  ne  peux  honnêtement  oublier  ma.  parole. 
J'écris  au  protecteur,  M.  le  duc  de  Choiseul,  pro*- 
tecteur  que  je  vous  dois ,  et  je  le  prie  de  savoir  de 
madame  la  marquise  si  elle  accepte  l'Épître.  Vous 
connaissez  le  ton  de  mes  dédicaces  :  elles  sont  un  peu 
hardies,  un  peu  philosophiques;  je  tâche  de  les  faire 
instructives.  Si  on  les  veut  de  cette  espèce,  je  suis 
prêt;  sinon,  point  de  dédicace'.  »  Cette  dédicace  a 
été  travaillée,  rêvée,  l'on  a  pesé  ses  paroles  comme 
celles  d'un  protocole  ;  non-seulement  l'on  n'a  pas  fait 
une  œuvre  banale,  mais  on  se  flatte  d'avoir  composé 
quelque  chose  d'éloquent,  d'adroit,  de  fier  tout  en- 
semble, et  qui,  sous  tous  les  rapports,  ne  peut  laisser 
une  fâcheuse  impression.  «  Gomment  trouvez-vous, 
demande-t-il  au  même,  s'il  vous  plaît,  ma  petite 
Épttre  pompadourienne  ?  ne  suis-je  pas  un  grand 
politique,  et  cette  politique  n'est-elle  pas  très-rfésiw- 
volte?  Ne  suis-je  pas  bien  fier?  est-ce  là  une  triste  d'O-r 
vide?ai-je  l'air  d'un  6a:t7^?ai-je  la  bassesse  de  deman^ 

1.  Voltaire,  Œuvres  complétée  (Bexiehoi),  t.  LVHI,  p.  127.  Lettre 
de  Voltaire  au  duc  de  La  Vallière;  aux  Délices  (1759). 

2.  Ibid,^  t.  LiX,  p.  9.   Lettre  de  Voltaire  à  d^Argental  ;  sep- 
tembre 1760. 


LORD  LYTTLETON  ET  SES  DIALOGUES.  41 

derdes  grâces?  ne  suis-je  pas  digne  de  votre  amitié^?» 
Ces  dernières  lignes  ont  besoin  d'un  petit  commen- 
taire. Moins  Voltaire  sent  que  la  France  lui  est  ou- 
verte, plus  il  tient  à  ce  que  l'on  croie  que,  s'il  demeure 
à  Femey  et  à  Tournay,  c'est  de  son  plein  gré,  parce 
que  le  voisinage  des  Alpes  et  du  lac  de  Genève  con- 
vient un  peu  mieux  à  sa  santé  que  les  brouillards  des 
bords  de  la  Seine.  Il  venait  de  paraître  une  traduction 
française  des  Dialogues  des  morts  de  lord  Lyttleton  ; 
et,  dans  le  xiv®  dialogue  entre  Boileau  et  Pope,  l'au- 
teur faisait  allusion  à  c<  l'exiP  »  du  poëte,  qui  n'était 
pas  homme  à  laisser  passer  sans  protestations  une  pa- 
reille énormité.  Lui  exilé  !  ce  Je  vis  dans  mes  terres  en 
France.  La  retraite  convient  à  la  vieillesse;  elle  con- 
vient encore  plus  quand  on  est  dans  ses  possessions. 
Si  j'ai  une  petite  maison  de  campagne  auprès  de  Ge- 
nève, mes  terres  seigneuriales  et  mes  châteaux  sont 
en  Bourgogne  ;  et  si  mon  roi  a  eu  la  bonté  de  confir- 
mer les  privilèges  de  mes  terres,  qui  sont  exemptes 
de  tout  impôt,  j'en  suis  plus  attaché  à  mon  roi  '.  » 
Hâtons-nous  de  dire  que  lord  Lyttleton  s'empressa  de 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  19.  Lettre  de 
Voltaire  à  d'Argental  ;  17  septembre  1760. 

2.  a  N'ai-je  pas  ouï  dire  (c'est  Boileau  qui  parle)  qu'en  France 
il  n'a  eu  ni  les  mênagemens,  ni  la  discrétion,  qu'il  auroit  été  h 
souhaiter?  et  je  crains  môme  que  son  exil  ne  Tait  pas  suffisamment 
corrigé.  Il  y  a  dans  la  plupart  de  ses  écrits  une  noble  et  philoso- 
phique liberté  de  penser,  qui  n'est  pas  une  de  leurs  moindres  per> 
fections  :  mais  toute  liberté  a  ses  bornes  qu'elle  ne  sçauroit  passer 
sans  changer  de  nature...  »  Dialogues  des  morts,  traduits  de  l'an- 
glais par  M.  le  professeur  de  Joncourt  (La  Haye,  Pierre  de  Hondt, 
1760),  p.  140. 

3.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  15,  16. 
ToLord  Lyttleton;  at  my  castle  of  Tornex,  in  Burgundy. 


i2  APPROBATION   DE   LA  FAVORITE. 

lui  adresser  ses  excuses  sur  une  erreur  qui  semblait 
ravoir  si  désagréablement  impressionné,  et  de  l'assu- 
rer qu'il  se  ferait  un  devoir  de  corriger  cette  faute  in- 
volontaire dans  la  plus  prochaine  édition  de  ses  Dia- 
logues ' . 

Revenons  à  TÉpître  dédicatoire,  dont  il  n'est  pas 
une  phrase  qui  ne  soit  calculée  en  vue  de  celle  à  qui 
l'on  écrit.  Elle  lui  avait  été  envoyée,  et  l'on  atten- 
dait son  aveu  sans  lequel  on  n'eût  pu  se  permettre 
d'en  hasarder  l'impression.  «  Il  faudrait  que  Madame 
de  Pompadour  fût  une  grande  poule  mouillée  pour 
craindre  ma  fière  dédicace  ^.  »  Mais,  cinq  ou  six  jours 
après,  il  était  pleinement  rassuré,  si  tant  est  qu'il  eût 
douté  un  instant  de  sa  vaillance.  c<  Madame  de  Pom- 
padour, s'écrie-t-il  triomphant,  n'est  point  poule 
mouillée^  ni  moi  non  plus  ^.  »  Mais  il  est  ravi,  en- 
chanté, comme  si  ce  n'eût  pas  dû  aller  tout  seul.  Il 
en  fait  part  à  ses  amis,  et  leur  parle  de  ce  morceau 
d'éloquence  comme  de  l'acte  d'un  grand  citoyen  qui 
aime  passionnément  à  braver  les  cabales  et  à  dire  des 
vérités  utiles  *.  La  favorite  et  le  ministre  avaient  tous 
deux  approuvé  *  ;  et  ce  dernier  avait  même  assuré 
l'auteur  de  Tancrède  que  la  dédicace  de  Choisi  n'avait 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  111,  112, 
1 1 3.  Lettre  de  Lord  Ly  ttleton  à  Voltaire  ;  sans  date. 

2.  Ibid.,  t.  LIX,  p.  22.  Lettre  de  Voltaire  à  d'Argental;  20  sep- 
tembre 1760. 

3.  Ibid,^  t.  LIX,  p.  50.   Lettre  de  Voltaire  au  même;  27  sep- 
tembre 17  GO. 

4.  Voltaire,  Pièces  inédiles  (Paris,  Didot,  1820),  p.  283,  284. 
Lettre  de  Voltaire  à  M.  de  Florian  ;  aux  Délices,  29  septembre. 

5.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  91.  Lettre 
de  Voltaire  à  Duclos;  Ferney,  22  octobre. 


PRESSi^NTIMENTS  DE  D'ARGENTAL.  i3 

pas  fait  tant  de  plaisir  à  celle-  ci.  Pour  comprendre 
cette  flatterie,  il  n'est  pas  inutile  de  dire  que  Louis  XV 
venait  de  faire  construire  ce  château  de  poupée,  dans 
la  chapelle  duquel  se  trouvait  un  tableau  de  Carie 
Vanloo  représentant  sainte  Clotilde,  sous  les  traits, 
bien  entendu,  de  Madame  de  Pompadour.  Malgré  ces 
gages,  d'Argental,  que  Bolingbroke  ne  désignait 
dans  sa  toute  jeunesse  que  sous  le  qualificatif  de  sei- 
gneur Prudence^  n'était  pas  tranquille,  et  ne  cachait 
pas  à  son  ami  les  petites  inquiétudes  que  lui  donnait 
sa  tête  trop  ardente.  Mais  Voltaire  de  repousser  bien 
loin  ces  vaines  et  offensantes  terreurs.  «Vous  imaginez 
donc  que  je  suis  assez  mal  habile  pour  fourrer  dans 
la  dédicace  quelque  chose  que  la  marquise  n  ait  pas 
approuvé?  Je  ne  suis  pas  si  niais.  Voici  cette  dédicace 
mot  pour  mot,  telle  que  M.  le  duc  de  Choiseul  me  Ta 
renvoyée,  munie  du  grand  sceau  des  petits  apparte- 
ments. J'ai  plus  d'une  raison  de  faire  cette  dédicace, 
et  je  crois  que  vous  les  devinerez  toutes  K  » 

Nous  citerons  le  début  de  cette  Épître.  dédicatoire 
sur  laquelle  on  comptait  tant,  et  qui  devait  avoir  de 
gnives  conséquences  pour  l'avenir  de  l'auteur  de  Tan- 
crède^  mais  non  pas  telles  qu'on  les  aurait  souhaitées 
et  telles  qu'on  les  supposait. 

Madame,  toutes  les  épîtres  dédicatoires  ne  sont  pas  de 
lâches  flatteries,  toutes  ne  sont  pas  dictées  par  Tintérôt  ; 
celle  que  vous  reçûtes  de  M.  de  Crébillon  •,  mon  confrère  à 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beiichot),  t.  LIX,  p.  129.  Leltre 
de  Voltaire  à  d'Argental;  10  novembre  1760. 

2.  11  8*agit  ici  de  la  dédicace  du  Catilina  de  Crébillon,  que  nous 
avons  reproduite  dans  notre  troisième  volume,  Voltaire  à  la  cour^ 
p.  257. 


1^  DÉBUT  DE  L'ÉPITRE  DÉDICATOÏRE. 

l'académie,  et  mon  premier  mattre  dans  un  art  que  j'ai 
toujours  aimé,  fut  un  monument  de  sa  reconnaissance;  le 
mien  durera  moins,  mais  il  est  aussi  juste.  J'ai  vu  dès 
votre  enfance  les  Grâces  et  les  talents  se  développer;  j'ai 
reçu  de  vous,  dans  tous  les  temps,  des  témoignages  d'une 
bonté  toujours  égale.  Si  quelque  censeur  pouvait  désap- 
prouver l'hommage  que  je  vous  rends,  ce  ne  pourrait  être 
qu'un  cœur  né  ingrat.  Je  vous  dois  beaucoup,  madame,  et 
je  dois  le  dire,  j'ose  encore  plus.  J'ose  vous  remercier  publi- 
quement du  bien  que  vous  avez  fait  à  un  très-grand  nombre 
de  véritables  gens  de  lettres,  de  grands  artistes,  d'hommes 
de  mérite  en  plus  d'un  genre. 

Voltaire,  qui  s'était  empressé  de  faire  passer  un  bel 
exemplaire  à  la  marquise,  s'attendait  à  un  mot  aimable, 
qui  ne  venait  pas.  Ce  silence  le  surprit,  l'impressionna 
douloureusement,  et  il  en  témoigna  son  chagrin  à  son 
confident  habituel.  «  Je  ne  suis  pas  excessivement 
content  de  Madame  de  Pompadour,  lui  mande-t-il  à 
la  date  du  16  février  1761,  mais  aussi  je  ne  suis  pas 
fâché  contre  elle  ;  je  trouve  seulement  la  Muse  limo- 
nadière plus  attentive  qu'elle.  »  Cette  Muse  limona- 
dière, dont  on  oppose  ironiquement  les  attentions  aux 
abstentions  de  la  favorite,  était  une  débitante  de  la  rue 
Croix-des-Petits-Champs,  une  madame  Bourette  *,  qui 
s'était  imaginé  être  poëte  et  importunait  ses  con- 
frères en  Apollon  de  l'envoi  de  ses  œuvres,  politesse 
à  laquelle  ils  répondaient,  .selon  leur  humeur,  les  uns 
en  même  monnaie,  les  moins  nombreux  par  un  petit 
cadeau  tout  aussi  bien  reçu.  Les  têtes  couronnées  n'é- 
taient pas  à  l'abri  de  ses  civilités  poétiques  ;  elle  dépê- 
chait notamment  au  roi  de  Prusse  une  ode  en  prose 

1 .  Charlotte  Renier,  femme  Curé,  puis  femme  Bourette. 


LÀ  MUSE  LIMONADIÈRE.  io 

que  Voltaire,  alors  à  Berlin,  voulut  bien  présenter  lui- 
même  et  qu'avait  dû  réciter  d'Arnaud  Baculart  ^ 
L'auteur  de  Zaïre  avait  été  de  bonne  heure  l'objet  des 
persécutions  de  la  limonadière  du  café  Allemand.  Nous 
trouvons  dans  le  recueil  de  la  Sapho  de  comptoir,  à 
l'adresse  de  Madame  Denis  qu'on  se  faisait  moins 
scrupule  de  déranger,  six  petites  pièces  dont  la  plus 
saillante  est  une  réponse  à  la  nièce  de  Voltaire  a  qui 
m'avait  envoyé  un  fort  bel  éventail.  »  Le  poëte,  qui 
n'avait  pas  de  temps  à  perdre,  dans  cette  circonstance 
encore,  songeait  à  s'en  tirer  par  un  présent  quelcon- 
que, une  «  carafe  de  soixante  livres  »  qui,  postérieu- 
rement, descendra  au  chiffre  de  trente-six  livres,  et 
finira  par  se  changer  en  une  tasse  incrustée  d'or,  que 
Madame  Scaliger  aura  la  complaisance  d'acheter  et 
de  faire  parvemr  à  Madame  Bourette  ^  ;  présent  qui 
sera,  disons-le  en  passant,  l'objet  d'une  aigre  allusion 
de  la  part  du  citoyen  de  Genève,  que  la  Muse  limona- 
dière avait  galamment  invité  à  venir  goûter  de  son 
café  :  ((  Si  jamais  l'occasion  se  présente  de  profiter 
de  votre  invitation,  j'irai,  Madame,  avec  grand  plaisir, 
vous  rendre  visite  et  prendre  du  café  chez  vous  ;  mais 

1.  Madame  Bourette,  la  Muse  limonadière  (Paris,  1755),  t.  I,. 
p.  43.  Lettre  de  Morand  à  madame  Bourette;  sans  date. 

2.  Voltaire,  OEuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  18,  108, 
2T8.  Lettres  de  Voltaire  à  d'Argenlal  des  17  septembre,  28  octobre 
1760,  et  3  janvier  1761.  Madame  Bourette  le  remercia  par  les  vert 
suivants  : 

Législatear  du  goât,  dieu  de  la  poésie. 
Je  tiens  de  tous  une  coftpe  choisie, 
Digae  de  recevoir  le  breuvage  des  Dieui. 

Je  voudrais,  pour  vous  louer  mieux, 

T  puiser  les  eaux  d'Hippocrène; 
Mais  vous  seul  les  buvez,  comme  moi  Peau  de  Seine, 


if)  MUTISME   INEXPLICABLE. 

ce  ne  sera  pas,  s'il  vous  plaît,  dans  la  tasse  dorée  de 
M.  de  Voltaire;  car  je  ne  bois  point  dans  la  coupe  de 
cet  homme-là*.  » 

L'auteur  de  Tancrède^  après  avoir  attendu  monts  et 
merveilles  de  son  Épître  dédicatoire,  dut  prendre  son 
parti  sur  ses  espérances  déçues  et  envisager  d'un  œil 
philosophique  l'ingratitude  des  hommes  et  des  favo- 
rites. Toutefois,  il  y  avait  quelque  chose  d'étrange  et 
d'inconcevable  dans  ce  procédé  que  rien  ne  faisait 
prévoir;  car  la  marquise  et  M.  de  Choiseul,  antérieu- 
rement consultés,  avaient  paru  également  enchantés 
du  fond  et  de  la  forme.  Mais  ce  mutisme  inexplicable, 
ce  froid  et  menaçant  silence  avaient  leur  motif  caché, 
leur  raison  secrète,  que  l'on  se  garda  bien  d'ébruiter  et 
que  le  principal  intéressé  ne  connut  jamais.  Tancrède 
avait  à  peine  paru  avec  sa  dédicace,  que  Madame  de 
Pompadour  recevait  une  lettre  anonyme  dont  la  per- 
fidie, la  noirceur  produisirent  tout  l'effet  que  s'eii 
était  promis  son  ténébreux  auteur.  La  voici,  telle  que 
l'a  transcrite  madame  du  Hausset,  dans  ses  curieux 
souvenirs. 

Madame,  M.  de  Voltaire  vient  de  vous  dédier  sa  tragédie 
de  Tancrède  :  ce  devrait  être  nn  hommage  inspiré  par  le 
respect  et  la  reconnaissance  ;  mais  c'est  une  insulte,  et  vous 
en  jugerez  comme  le  public,  si  vous  la  lisez  avec  attention. 
Vous  verrez  que  ce  grand  écrivain  sent  apparemment  que* 
l'objet  de  ses  louanges  n'en  est  pas  digne,  et  qu'il  cherche 

1.  Rousseau,  OEuvres  complètes  (Dupont,  1824),  t.  XIX,  p.  183. 
Lettre  de  Rousseau  à  madame  Bourette  «  qui  m^avait  écrit  deux 
lettres  consécutives  avec  des  vers,  et  qui  m'invitait  à  prendre  du 
café  chez  elle  dans  une  tasse  incrustée  d'or,  que  M.  de  Voltaire  lui 
avait  donnée.  »  Montmorency,  le  12  mars  1761. 


INTERPRÉTATION    ODIEUSE.  \1 

à  s'en  excuser  aux  yeux  du  public.  Voici  ses  termes  :  «  J'ai 
vil,  dès  votre  enfance,  les  grâces  et  les  talents  se  dévelop- 
per, j'ai  reçu  de  vous,  dans  tous  les  temps,  des  témoignages 
d'une  bonté  toujours  égale.  Si  quelque  censeur  pouvait  désap- 
prouver Vhommage  que  je  vous  rendSy  ce  ne  pourrait  être  qu'un 
cœur  né  ingrat.  Je  vous  dois  beaucoup,  madame,  et  je  dois 
le  dire. » 

Que  signifient  au  fond  ces  phrases,  si  ce  n*est  que  Voltaire 
sent  qu'on  doit  trouver  extraordinaire  qu'il  dédie  son  ou- 
vrage aune  femme  que  le  public  juge  peu  estimable;  mais 
que  le  sentiment  de  la  reconnaissance  doit  lui  servir  d'ex- 
cuse? Pourquoi  supposer  que  cet  hommage  trouvera  des 
censeurs,  tandis  que  Ton  voit  paraître  chaque  jour  des 
épîtres  dédicatoires  adressées  à  des  caillettes  sans  nom  ni 
état,  ou  à  des  femmes  d'une  conduite  repréhensible,  sans 
qu'on  y  fasse  attention  *  î 

Madame  de  Pompadour  et  le  duc  de  Choiseul  n'a- 
vaient trouvé  rien  que  de  convenable  dans  ce  début 
de  rÉpître;  et,  certes,  Voltaire,  qui  croyait  en  cela 
faire  acte  d'une  amitié  et  d'un  dévouement  chevale- 
resque, ne  soupçonnait  guère  qu'il  pût  y  avoir  dans 
ces  paroles  louangeuses  le  moindre  prétexte  à  une  in- 
terprétation odieuse.  L'auteur  de  ces  remarques  peu 
charitables,  qui  se  garde  bien  de  les  signer,  demeura 
inconnu,  et  ce  n'est  pas  à  plus  de  cent  ans  d'intervalle 
qu'il  faut  essayer  de  percer  l'ombre  sous  laquelle  il  est 
resté  caché  jusqu'à  ce  jour.  Mais  ce  qui  saute  aux 
yeux,  c'est  que  cette  petite  infamie  ne  peut  être  que 
le  fait  d'un  homme  de  cour  :  il  y  a  là  une  connais- 
sance du  terrain,  quelque  chose  de  familier  et  de  local 
dans  la  perfidie,  qui  indique  une  main  habituée  à  ces 

1.  Bibliothèque  des  Mémoires  relatifs  au  XVI W  siècle  (coll.  Uar- 
rière,  1846),  t.  III,  p.  97,  98.  Mémoires  de  madame  du  Hausset. 


iS  SENTIMENT  DE  L'ENTOURAGE  INTIME. 

exécutions,  qui  sait  où  et  comment  frapper.  La  favo- 
rite, pas  plus  que  son  entourage  intime,  ne  s'y  méprit, 
et  en  fut  atterrée.  «  M.  de  Marigny  et  Colin,  inten- 
dant de  Madame,  ainsi  que  Quesnay,  trouvèrent  (c'est 
toujours  madame  du  Hausset  qui  parle)  que  l'auteur 
anonyme  était  très-méchant,  qu'il  blessait  Madame, 
et  voulait  nuire  à  Voltaire  ;  mais  qu'au  fond  il  avait 
raison.  Voltaire  fut,  dès  ce  moment,  perdu  dans  l'es- 
prit de  Madame  et  dans  celui  du  roi,  et  il  n'a  certai- 
nement jamais  pu  en  deviner  la  cause.  »  Cela  est  ca- 
ractéristique. C'est  tout  une  révélation  du  peu  de 
consistance  de  ce  sol  étrangement  mouvant  qui  s'ap- 
pelle la  cour. 

A  une  telle  distance,  après  un  éloignement  de  dix 
années,  comment  l'auteur  de  Tancrède  pouvait -il 
espérer  déjouer  les  manœuvres  de  tant  de  gens  inté- 
ressés à  le  perdre?  Deux  fois  déjà,  au  sujet  de  petits 
vers  adressés  à  la  favorite,  il  avait  pu  juger  de  ce 
dont  le  courtisan  est  capable,  et  combien  il  lui  en 
coûte  peu  à  changer  le  plus  innocent  madrigal  en  la 
plus  abominable  satire.  Nous  avons  vu  comme  un 
pressentiment  traverser  l'esprit  de  d'Argental  et  lui 
inspirer  de  vagues  craintes  dont  son  ami  n'avait  fait 
que  rire  :  n'avait-on  pas  l'assentiment  de  celle  à  qui 
on  voulait  plaire?  Sans  doute  elle  avait  accordé  son 
plein  acquiescement ,  et  elle  aurait  dû  se  dire  qu'en 
agréant  l'hommage  du  poëte  sans  y  trouver  tout  ce 
qu'allait  s'évertuer  à  y  rencontrer  un  esprit  diaboli- 
que, elle  s'était  faite  sa  complice,  et  que  l'erreur  leur 
était  commune.  Mais  l'on  a  rarement  de  ces  retours 
équitables  ;  et  Voltaire  dut  supporter  la  peine  d'une 


DÉSERTION  DE  LA  MARQUISE.  19 

humiliation  qu'il  lui  avait,  à  coup  sûr,  bien  involon- 
tairement attirée.  Cette  dernière  noirceur  était  de  na- 
ture à  la  décourager  :  elle  avait  servi  jusque-là,  quoique 
avec  trop  de  prudence  selon  lui,  la  cause  de  l'auteur  de 
Zaïre ^  et  avait  combattu,  autant  que  faire  se  pouvait, 
l'éloignement  du  roi  pour  cet  écrivain  tapageur  qu'il 
avait  en  exécration.  Elle  sentait  qu'elle  ne  réussirait 
point  à  vaincre  cette  antipathie  violente,  qu'elle  ne 
pouvait  que  déplaire  sans  utilité  pour  personne  ; 
c'eût  été,  dès  lors,  s'exposer  à  compromettre  stérile- 
ment un  crédit  qui  reposait  moins  sur  l'affection  que 
sur  une  habitude  invétérée,  dont  le  calme,  une  con* 
stante  sérénité  faisaient  toute  la  force.  Voltaire  dut 
être  sacrifié,  mais  non  pas  aussi  pleinement  qu'on 
veut  bien  le  dire.  En  réalité,  sa  situation  changea-t-elle 
beaucoup?  Son  but  unique,  son  seul  espoir,  c'était 
son  retour  à  Paris,  retour  auquel  Louis  XV  n'aurait 
jamais  consenti.  A  part  cela,  il  était  bien  son  maître 
où  il  était  ;  il  pouvait  totit  oser,  tout  se  permettre  sans 
avoir  à  redouter  sérieusement  des  persécutions  qui, 
même  à  cette  distance,  ne  laissaient  pas  de  le  préoc- 
cuper encore. 

En  somme,  la  passe  était  heureuse  pour  Voltaire. 
Au  moment  où  il  remportait  un  succès  qui  rappelait 
les  plus  beaux  jours  de  sa  jeunesse,  son  étoile  lui 
fournissait  l'occasion  de  faire  quelque  chose  de  mieux 
qu'une  bonne  tragédie  ou. un  bon  livre.  11  s'agit  de 
cette  adoption  de  la  descendante  des  Corneille,  que  l'on 
recueillera  à  Ferney  avec  une  bienveillance,  une  gé- 
nérosité, un  élan,  dont  enfin  de  compte  mademoiselle 
Rodogune,  comme  l'appelle  le  poëte,  ressentira  les 


•  20  LA  FAMILLE^  CORNEILLE. 

effets  inespérés.  Il  nous  faut,  de  toute  nécessité,  entrer 
dans  les  détails  de  la  généalogie  de  la  famille,  pour 
faire  connaître  ce  que  Torpheline  dont  allait  prendre 
soin  l'auteur  de  Bnitus  était  à  l'auteur  des  Horaces  et 
de  Cmna.  Nous  les  empruntons  en  partie  à  Fréron, 
qui,  lui  aussi  et  avant  Voltaire,  s'entremit  pour  adoucir 
le  sort  d'un  malheureux  chargé  d'un  nom  bien  lourd 
à  porter,  se  fût-il  trouvé  en  de  meilleures  conditions 
d'éducation  et  de  fortune. 

Pierre  et  Thomas  Corneille  étaient  fils  d'un  Pierre 
Corneille,  maître  des  eaux  et  forêts  de  la  vicomte  de 
Rouen,  qui  avait  eu  deux  frères,  Guillaume  et  Pierre. 
Le  dernier  de  ceux-ci,  avocat  au  parlement  de  Norman- 
die et  secrétaire  de  la  chambre  du  roi,  tenait  un  état 
honorable  et  aurait  fort  probablement  transmis  intact 
à  ses  enfants  un  patrimoine,  que  la  division,  en  tous 
cas,  réduisait  sensiblement,  s'il  n'eût  pas  eu  la  fai- 
blesse de  se  porter  caution  pour  un  gentilhomme  de 
se'S  amis,  qui  s'était  bien  gardé  de  l'initier  au  déran- 
gement de  ses  affaires.  Il  mourait  de  chagrin,  aux 
trois  quarts  ruiné,  le  19  juillet  1675,  laissant  cinq 
enfants  mineurs,  trois  filles  et  deux  garçons.  Ne  nous 
occupons  que  de  François,  né  le  premier  janvier  1662, 
tenu  sur  les  fonts  baptismaux  par  son  cousin  germain, 
celui  qui  fut  le  grand  Corneille*.  Il  vécut  obscuré- 
ment et  pauvrement  dans  un  village  près  d'Êvreux; 
l'unique  garçon  qu'il  eut.  des  trois  mariages  qu'il 
contracta,  Jean-François,  le  père  de  la  jeune  fille  sur 

1.  Baron  de  Stassart,  OEuvres  complètes  (Paris^  1855),  p.  351, 
352.  Généalogie  de  la  famille  Corneille.  —  Taschereau,  Histoire  de 
la  vie  et  des  ouvrages  de  P.  Corneille  (Jannet,  1855),  p.  252  et  suiv. 


L'HÉRITAGE  DE  PONTENBLLE.  21 

laquelle  Voltaire  va  attirer  la  sympathie  et  la  pitié  de 
toute  l'Europe,  venait  au  monde,  le  4  octobre  1714. 
Il  était  donc  neveu  des  deux  Corneille  à  la  mode  de 
Bretagne,  et,  conséquemment,  cousin  de  FonteneUe, 
puisque  l'auteur  de  la  Pluralité  des  mondes  avait  pour 
mère  Marthe  Corneille,  sœur  de  nos  deux  poètes.  Mais 
c'est  ce  qu'il  ignorait  complètement.  Né  dans  l'indi- 
gence, éloigné  du  berceau  de  sa  famille,  sans  la 
moindre  culture,  sachant  à  peine  lire  et  écrire,  il  avait 
perdu  toutes  traditions,  et  il  fallut  lui  apprendre 
qu'il  avait  à  Paris  un  parent  illustre  qui  pourrait,  en 
s'intéressant  à  lui,  changer  sa  triste  position. 

Il  se  décida  à  faire  le  voyage.  Mais  M.  de  Fonte- 
neUe avait  alors  quatre-vingt-dix-sept  ans,  et,  bien 
qu'il  eût  conservé  toutes  ses  facultés,  la  mémoire 
s'était  émoussée  en  lui  ;  il  avait  eu  le  temps  d'ailleurs 
d'oubUer  cette  branche  des  siens  que  le  malheur  avait 
dispersée.  Jean-François  s'annonça  comme  petit-fils 
de  Pierre  Corneille,  ce  qui  était  vrai  ;  mais  l'on  ne 
songea  point  que  l'avocat  portait  le  même  prénom  que 
son  neveu,  et  le  survenant,  considéré  comme  un  im- 
posteur, perdit  son  temps  et  ses  peines  auprès  du 
vieux  berger  FonteneUe,  qui  laissa  tout  son  bien  à 
madame  de  Montigny,  sa  plus  proche  parente  du 
côté  paternel,  à  mesdemoiselles  de  MarsiUy  et  de 
MartainviUe,  descendantes  de  Thomas,  et  à  madame 
de  ForgeviUe.  Jean-François  et  ses  sœurs  s'oppo- 
sèrent à  l'exécution  du  testament,  conseiUéspar  Dreux 
du  Radier,  qui  demeura  impuissant  contre  des  dispo- 
sitions prises  par  le  testateur  en  pleine  jouissance  Aq 
ses  facultés.  Les  appelants,  déboutés,  furent  condam- 


'22  INTERVENTION  DE  FRÉRON. 

nés  aux  dépens.  Heureusement  ils  trouvèrent  dans 
les  héritières  de  l'académicien  des  cœurs  compatissants 
qui  ne  rendirent  pas  ces  infortunés  responsables  des 
injures  de  leur  avocat  ;  non-seulement  elles  prirent  à 
leur  compte  les  frais  du  procès,  mais  encore  elles  leur 
donnèrent  une  certaine  somme  pour  adoucir  quelque 
peu  l'amertume  des  regrets.  Ces  secours  ne  pouvaient 
longtemps  suffire  aux  besoins  journaliers  de  la  vie,  et 
le  pauvre  homme,  pour  ne  parler  que  de  lui,  ne  tarda 
point  à  retomber  dans  son  premier  dénûment,  n'ayant 
pour  tout  moyen  d'existence  qu'un  métier  des  plus 
chétifs  ;  il  était  mouleur  en  bois.  L'auteur  du  Par^ 
nasse  François^  Titon  du  Tillet,  ce  Mécènes  bienveil- 
lant, si  zélé  pour  tout  ce  qui  touchait  de  près  ou  de 
loin  aux  arts  et  aux  belles-lettres,  ayant  appris,  avec 
l'ascendance,  l'indigence  du  dernier  des  Corneille,  fut 
profondément  affecté  d'un  aussi  complet  abaissement  ; 
mais  son  âge,  ses  infirmités  ne  lui  permettant  guère 
de  se  donner  tout  le  mouvement  qu'il  aurait  voulu 
pour  venir  en  aide  à  cet  infortuné,  il  l'adressa  à  Fréron 
qui,  par  la  publicité  dont  il  disposait,  semblait  à  même, 
plus  que  personne,  de  lui  être  de  quelque  utilité. 

Il  me  vint  dans  Tesprit,  nous  dit  Tauteur  de  V Année  Ut-- 
téraire,  de  solliciter  pour  lui  une  représentation  d'une  des 
pièces  de  son  oncle;  j'en  parlai  d'abord  à  deux  ou  trois  co- 
médiens qui  goûtèrent  ma  proposition;  je  menai  M.  Corneille 
chez  des  personnes  du  premier  rang  et  les  plus  propres  à 
faire  réussir  mon  dessein.  Elles  le  reçurent  avec  cette  bonté 
qui  leur  est  si  naturelle,  et  tous  les  égards  dus  à  un  homme 
qui  portoitun  si  grand  nom.  Ma  demande  leur  parut  rai- 
sonnable, et  j'eus  le  plaisir  de  les  voir  saisir  mon  idée,  avec 
le  zèle  et  le  sentiment  que  j'avois  tâche  de  leur  inspirer. 


PROCÉDÉ  aÉNÉREUX  DES  COMÉDIENS.  23 

Lorsque  je  vis  que  tout  étoit  favorablement  disposé,  je  dic- 
tai à  M.  Corneille  une  lettre  qu'il  fit  tenir  aux  comédiens 
assemblés^  le  lundi  3  de  ce  moiâ  K 

Cette  lettre  en  appelait  à  leur  commisération,  à 
leur  respect  aussi  pour  la  mémoire  du  père  de  notre 
théâtre.  En  consentant  à  lui  abandonner  le  produit 
d'une  représentation  de  telle  pièce  de  son  oncle  à  leur 
choix,  ils  pouvaient  adoucir  sensiblement  le  sort  de 
trois  personnes  qu'il  fallait  faire  vivre  avec  quarante 
huit  livres  par  mois  *  et  il  osait  espérer  qu'une  telle 
considération  ne  laisserait  pas  de  les  déterminer.  Il 
indiquait  modestement  le  mardi,  le  jeudi  ou  le  ven- 
dredi, qui  étaient  les  petits  jours,  les  suppliant,  tou- 
tefois, de  faire  mettre  sur  l'affiche  que  c'était  au  pro- 
fit d'un  neveu  du  grand  Corneille.  Cet  appel  fut  en- 
tendu, et,  disons-le  à  la  louange  des  comédiens,  ce  fut 
avec  un  véritable  élan  qu'ils  se  prêtèrent  à  cette  bonne 
action.  Leur  lettre  en  réponse  à  la  démarche  de  Jean- 
François  est  remarquable  par  le  ton  de  dignité  et  les 
sentiments  généreux  qui  y  régnent  :  ce  ne  serait  pas 
an  petit  jour,  qui  serait  désigné,  mais  un  de  leurs 
jours  à  grande  recette,  un  lundi.  Rodogune  obtint  la 
préférence  pour  cette  solennité  et  les  Bourgeoises  de 
qualité^  de  Dancourt,  lui  furent  adjointes  par  une 
raison  qui  fait  également  l'éloge  du  zèle  de  toute  la 
troupe  :  c'était  une  des  pièces  du  répertoire  où  figu- 
rent le  plus  d'acteurs  et  d'actrices  ;  de  la  sorte  pres- 

'   1.  VÂnnée   littéraire.   1760,    t.    II,   p.   198  à  208.   Paris,  ce 
30  mars  1760. 

2.  Et  ce  n'était  que  depuis  quelques  moisqu*il  les  touchait.  Il  avait 
dfr,  pendant  cinq  ans,  nourrir  sa  femme,  sa  fille  et  lui,  avee  un  trai- 
tement qui  n'allait  pas  mensuellement  à  plus  de  vingt-quatre  livres. 


24  TITON  DU  TILLRT. 

que  tous  pouvaient  coopérer  personnellement  à  cette 
bonne  œuvre.  La  recette,. grâce  à  la  générosité  d'une 
portion  du  public  qui  se  fit  un  devoir  de  doubler,  de 
quintupler  le  prix  de  sa  place,  s'éleva  au  chiffre  relati- 
vement considérable  de  cinq  mille  livres.  Mais  cette 
somme  avait  son  emploi  tout  trouvé  ;  et,  malheureu- 
sement pour  le  bénéficiaire,  elle  ne  devait  pas  s'éter- 
niser dans  ses  mains.  Il  fallut  bien  payer  les  vieilles 
dettes  ;  et,  sur  ce  qui  resta,  une  somme  fut  mise  de  côté 
pour  donner  à  mademoiselle  Corneille,  qui  n'avait  pas 
moins  alors  de  dix-huit  ans*,  une  éducation. digne  de 
sa  naissance.  «  Elle  est  entrée,  ajoute  Fréron,  à  l'ab- 
baye de  Saint-Antoine,  où  elle  aura  pour  se  former 
les  conseils  d'une  prieure  vertueuse,  aimable  et  polie, 
et  les  exemples  de  plusieurs  demoiselles  de  condition 
comme  elle.  » 

Tout  cela  eût  été  au  mieux.  Mais  cette  réserve  fut 
vite  épuisée,  et  le  pauvre  père  dut  retirer  sa  fille  du 
couvent,  faute  de  pouvoir  l'y  entretenir  davantage. 
Le  secourable  Titon  du  Tillet,  touché  de  pitié,  se  dé- 
cida à  la  prendre  alors  chez  lui,  eu  attendant  mieux,  et 
la  remit  entre  les  mains  de  ses  nièces,  mesdemoiselles 
Félix  et  de  Vilgenou  *,  qui  voulurent  bieu  se  charger 
d'elle.  Un  homme  de  lettres,  qui  devsdt  plus  tard  faire 
parler  de  lui,  mais  qui  alors  en  était  à  ses  débuts. 
Le  Brun,  ayant  rencontré  vers  ce  temps  mademoi- 
selle Corneille  chez  l'aimable  vieillard,  conçut  tout 

1.  Elle  était  née  le  22  avril  1742. 

2.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuehot),  l.  LX,  p.  518,  537. 
Lettres  de  Voltaire  à  d'Argental ,  23  janvier;  à  Damilaville,  l^r fé- 
vrier 1763. 


ODE  DE  LE  BHUN.  'lli 

aussitôt  l'idée  d'éveiller  la  pitié  et  la  générosité  de 
l'auteur  de  la  Benriade  sur  cette  famille  infortunée; 
et,  comme  il  était  poëte  et  s'adressait  à  un  poëte,  ce 
fut  dans  le  langage  des  dieux  qu'il  rédigea  sa  requête. 
Il  lui  en  coûta  peu  pour  rimer  une  ode  qui  n'avait 
pas  moins  de  trente-trois  strophes,  où  la  force,  l'en- 
thousiasme, un  notable  lyrisme,  se  mêlent  trop  souvent 
à  la  bouffissure.  L'auteur  du  Cid  apparaissait  à  sa 
petite-nièce  ;  et,  après  l'avoir  exhortée  à  opposer  à 
d'injustes  revers  un  courage  indomptable,  il  lui  disait 
qu'un  seul  homme  était  digne  de  venir  en  aide  au 
sang  de  Corneille,  et  lui  enjoignait  de  ne  point  cher- 
cher un  autre  appui. 

Un  rival  de  mon  nom  (si  quelqu'un  le  peut  être), 
Voilà  le  protecteur  que  tu  dois  reconnaître  ; 
Tu  peux  en  Timplorant  l'élever  jusqu'à  toi. 
Voltaire  est  ce  rival,  du  moins  si  j'ose  en  croire 

Les  récits  que  la  Gloire 
Sur  la  rive  des  morts  en  sema  jusqu'à  moi... 

Ma  fille,  si  mon  ombre  au  sein  de  l'Elysée 

Par  ces  récits  heureux  ne  fut  point  abusée, 

Il  est  digne  en  effet  de  venger  tes  malheurs  ; 

Tes  malheurs  et  ton  nom,  quels  titres  plus  augustes! 

Quels  arbitres  plus  justes 
Entre  le  sort  et  toi,  que  sa  gloire  et  tes  pleurs  ? 

Di§-lui  que  si  Mérope  eût  devancé  Chimène, 
De  son  chaos  obscur  dégageant  Melpomène, 
Sans  doute  il  eût  brillé  de  l'éclat  dont  j'ai  lui. 
S'il  eût  été  CORNEILLE,  et  si  j'étais  VOLTAIRE, 

Généreux  adversaire. 
Ce  qu'il  fera  pour  toi,  je  l'eusse  fait  pour  lui^. 

1.  Le  Brun,  Ode  et  Lettre  à  M.  de  Voltaire  en  faveur  de  la  fa- 
mitle  du  Grand  Corneille  {Genbyc,  UGO),  p.  33,  2.S. 

VI.  2 


26         OFFRES  SPONTANÉES  DE  VOLTAIRE. 

Le  Brun  joignait  à  son  ode  une  lettre  qui  en  était  le 
commentaire  et  le  complément.  Voltaire  ne  fit  pas 
attendre  sa  réponse,  et  elle  fut  telle  qu'on  l'avait  es- 
pérée de  sa  générosité.  «  Il  convient  assez,  disait-il, 
qu'un  vieux  soldat  du  grand  Corneille  tâche  d'être 
utile  à  la  petite-fille  de  son  général.  »  Partant  de  là, 
il  offrait  de  recueillir  cette  infortunée  à  laquelle  il 
servirait  de  père,  et  qui  recevrait  auprès  de  sa  nièce 
l'éducation  la  plus  honnête.  Il  demandait,  sans  autres 
préUminaires,  que  la  jeune  fille  lui  fût  adressée  à 
Lyon,  chez  M.  Tronchin,  qui  lui  fournirait  une  voiture 
jusqu'à  Ferney  ;  ou  mieux  encore,  une  femme  irait  la 
prendre  dans  son  équipage.  c<  Si  cela  convient,  je  suis 
à  ses  ordres,  et  j'espère  avoir  à  vous  remercier,  jus- 
qu'au dernier  jour  de  ma  vie,  de  m'avoir  procuré 
l'honneur  de  faire  ce  que  devait  faire  M.  de  Fonte- 
nelle.  Une  partie  de  l'éducation  de  cette  demoiselle 
serait  de  nous  voir  jouer  quelquefois  les  pièces  de  son 
grand-père,  et  nous  lui  ferions  broder  les  sujets  de 
Cinna  et  du  CidK  »  Voilà  le  premier  mouvement, 
toujours  bon  et  généreux  chez  Voltaire,  avec  ces  pro- 
cédés délicats  qui  rendent  moins  pénible  l'acceptation 
du  bienfait.  Il  ne  s'est  donné  ni  le  temps  ni  le  souci  de 
la  réflexion  :  tout  est  arrangé  à  ne  pouvoir  plus  se 
dédire,  avant  qu'aucun  renseignement  ne  soit  venu 
l'édifier  et  sur  cette  branche  des  Corneille  et  sur  ce 
jeune  rejeton  dont  il  offrait  d'être  le  père.  Ce  n'est 
qu'après  qu'il  apprend  qu'elle  n'est  point  une  descen- 


.1.  Voltaire,  (ouvrée  complètes  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  125,  126. 
Lettre  de  Voltaire  à  Le  Brun,  7,  et  plutôt  5  noveml^re  1760. 


IL  ÉCRIT  A  LA'JBONB  PILLE.  27 

dante  directe  de  Fauteur  des  Boraces;  et,  détrompé  à 
cet  égard,  il  la  croit  issue  de  Thomas. 

Il  s'empresse  tout  aussitôt  d'écrire  à  la  jeune  fille 
pour  la  rassurer  sur  son  compte  et  la  persuader  qu'elle 
aura  «  toutes  les  facilités  et  tous  les -secours  possibles 
pour  tous  les  devoirs  de  la. religion.  »  Elle  trouvera 
d'ailleurs  à  s'occuper  selon  sa  fantaisie  et  son  humeur, 
tant  aux  petits  ouvrages  de  la  main  qu'à  la  musique 
et  à  la  lecture,  ce  Si  votre  goût  est  de  vous  instruire 
de  la  géographie,  nous  ferons  venir  un  maître  qui 
sera  très-honoré  d'enseigner  quelque  chose  à  la  pe- 
tite-fille du  grand  Corneille  ;  mais  je  le  serai  beaucoup 
plus  que  lui  de  vous  voir  habiter  chez  moi  * .  »  Ce  qui 
prouve  bien  qu'il  a  cédé  à  un  premier  élan,  c'est  qu'à 
la  réflexion  il  est  un  peu  confus  et  inquiet  de  s'être 
exécuté  si  vite,  et  sans  information  préalable,  car,  s'il 
ne  connaît  pas  mademoiselle  Corneille,  il  ne  connaît 
guère  plus  celui  qui  s'est  chargé  de  négocier  pour  elle. 
«  Connaissez-vous  un  Le  Brun,  secrétaire  de  M.  le 
prince  de  Conti  ?  écrit-il  à  son  ange  gardien.  C'est  lui 
qui  m'a  encorneillé  ;  il  m'a  adressé  une  Ode  au  nom 
de  Pierre.  C'est  à  lui  que  j'ai  dit  :  envoyez-la-moi^.  » 
Mais  il  trouverait  plus  convenable  que  ce  fût  madame 
d'Argental  qui  prit  cette  peine,  et  il  le  lui  demande. 
Quant  au  trousseau,  il  n'y  a  pas  à  s'en  préoccuper, 
madame  Denis  lui  fera  faire  habits  et  linge.  On  lui 


1.  Voltaire,  OEuvres  complétée  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  145,  146. 
Lettre  de  Voltaire  à  mademoiselle  Corneille;  aux  Délices,  22  no- 
vembre 1760. 

2.  Ibid.,  t.  LIX,  p.  152.  Lettre  de  Voltaire  à  d'Argental;  26  no- 
yembre  1760. 


28  PORTRAIT  DE  MADEMOISELLE  CORNEILLE. 

donnera  des  maîtres,  et  dans   six  mois  elle  jouera 
Chimène. 

.  Elle  arrivait  dans  la  seconde  quinzaine  de  décembre, 
et  produisait  la  meilleure  impression  sur  sa  famille 
adoptive.  Voltaire,  se  sent  rajeunir  et  ragaillardir  à 
l'aspect  de  cette  enfant  vive,  enjouée,  douce,  ingénue. 
«  Nous  sommes  très-contents  de  mademoiselle  Rodo- 
gune;  nous  la  trouvons  naturelle^  gaie,  et  vraie.  Son 
nez  ressemble  à  celui  de  madame  de  Ruffec  '  ;  elle  en 
a  le  minois  de  doguin  ;  de  plus  beaux  yeux,  une  plus 
belle  peau,  une  grande  bouche  assez  appétissante, 
avec  deux  rangées  de  perles  ^.  »  Dans  toutes  ses  lettres 
de  ce  temps,  Tauteur  de  Zaïre  se  félicite  de  son  ac- 
quisition et  chante  les  louanges  de  la  petite  Corneille, 
qui  plaît  à  tout  le  monde  et  contribue  beaucoup  à  la 
douceur  de  leur  vie.  Sa  lettre  au  père,  d'ailleurs  pleine 
de  civilité  et  d'égards,  renferme  les  mêmes  éloges. 
c(  Tous  ceux  qui  la  voient  en  sont  très-satisfaits.  Elle 
est  gaie  et  dé'cente,  douce  et  laborieuse.  On  ne  peut 
être  mieux  née.  Je  vous  félicite,  monsieur,  de  l'avoir 
pour  fille,  et  vous  remercie  de  me  l'avoir  donnée  ^.  » 
Cela  n'est-il  pas  charmant,  et  cette  façon  de  dissimu- 
ler le  service  en  se  proclamant  soi-même  l'obligé 
n'est-elle  pas  aussi  délicate  que  touchante  ?  De  sem- 
blables entraînements  ne  finissent  que  trop  souvent 
par  la  tiédeur  et  l'abandon  ;  après  être  entrée  par  la 

1.  La  duchesse  de  Ruffec,  veuve,  en  1731,  du  président  de  Mai* 
sons,  l'ami  de  Voltaire;  morte  en  septembre  176t. 

2.  Voltaire,  OEuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  189.  Lettre 
de  Voltaire  à  d'Argental;  22  décembre  1760. 

3.  Ibid,,  t.  LIX,  p.  211.  Lettre  de  Voltaire  à  M.  Corneille;  Fer- 
ney,  25  décembre  1760. 


PRÉVENANCES  ET  PETITS  SOINS.  29 

grande  porte,  mademoiselle  Corneille  pouvait  descen- 
dre à  ce  niveau  de  domesticité  déguisée  des  parents 
pauvres  insensiblement  amenés  à  se  soumettre  à  bien 
des  exigences  et  d'humiliantes  servitudes.  Mais  ici 
c'est  tout  le  contraire  qui  a  lieu.  Non-seulement  ma- 
dame Denis  et  tout  son  entourage  font  fête  à  la  nou- 
velle venue,  mais  Voltaire  lui  sourit,  mais  il  dérobe  à 
son  profit  et  sans  y  regarder  un  temps  dont  il  est  ha- 
bituellement fort  avare,  avec  une  bonne,  grâce,  une 
bonhomie  dont  il  n'y  a  pas  à  révoquer  en  doute  la  sin- 
cérité. Citons  cette  lettre  qui  nous  introduit  dans 
l'intérieur  du  poète  et  nous  le  montre  à  l'œuvre  ;  elle 
est  à  l'adresse  de  Dumolard,  qui,  lui  aussi,  s'était  in- 
téressé vivement  à  la  petite-nièce  du  grand  Corneille. 

Elle  a  été  un  peu  malade.  Vous  pouvez  juger  si  madame 
Denis  en  a  pris  soin;  elle  est  très-bien  servie;  on  lui  a  assi- 
gné une  femme  de  chambre  qui  est  enchantée  d'être  auprès 
d'elle;  elle  est  aimée  de  tous  les  domestiques;  chacun  se 
dispute  l'honneur  de  faire  ses  petites  volontés,  et  assuré- 
ment ses  volontés  ne  sont  pas  difficiles...  Nous  allons  re- 
prendre nos  leçons  d'orthographe.  Le  premier  soin  doit  être 
de  lui  faire  parler  sa  langue  avec  simplicité  et  avec  noblesse. 
Nous  la  fesons  écrire  tous  les  jours  :  elle  m'envoie  un  petit 
billet,  et  je  le  corrige;  elle  me  rend  compte  de  ses  lectures  ; 
il  n'est  pas  encore  temps  de  lui  donner  des  maîtres;  elle 
n'en  a  point  d'autres  que  ma  nièce  et  moi.  Nous  ne  lui 
laissons  passer  ni  mauvais  termes  ni  prononciations  vicieu- 
ses; l'usage  amène  tout.  Nous  n'oublions  pas  les  petits  ou- 
vrages de  la  main.  Il  y  a  des  heures  pour  la  lecture ,  des 
heures  pour  les  tapisseries  de  petit  point.  Je  vous  rends 
un  compte  exact  de  tout.  Je  ne  dois  point  omettre  que  je  la 
conduis  moi-même  à  la  messe  de  paroisse.  Nous  devons 
l'exemple  et  le  donnons*. 

1,  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchol),  t.  LIX,  p.  244,  245. 

2. 


30  LES  GRIFFES  DE  LUCIFER. 

Cette  dernière  phrase  n'est  pas  là  saos  intention, 
elle  est  une  réponse  aux  propos,  aux  manœuvres  des 
ennemis  qui  n'avaient  pas  manqué  de  pousser  les 
hauts  cris  en  voyant  cette  jeune  âme  tombée  dans  les 
griffes  de  Lucifer. 

J'apprends  que  les  dévotes  sont  fâchées  de  voir  une  Cor- 
neille aller  dans  la  terre  de. réprobation,  et  qu  elles  veulent 
me  l'enlever.  A  la  bonne  heure  ;  elles  lui  feront  sans  doute 
un  sort  plus  brillant,  un  établissement  plus  solide  dans  ce 
monde-ci  et  dans  l'autre;  mais  je  n'aurai  rien  à  me  repro- 
cher. Nous  verrons  qui  l'emportera  de  cette  cabale  ou  de 
vous.  Vous  devez  savoir  que  tout  cela  a  été  traité,  pour  et 
contre,  au  lever  du  roi;  chacun  a  dit  son  mot  *. 

Mais  les  dévotes  n'étaient  pas  seules  mécontentes  et 
indignées,  et  les  patrons  de  la  première  heure  n'a- 
vaient pas  vu  sans  déplaisir  mademoiselle  Corneille 
passer  à  l'ennemi.  Le  Brun,  qui  avait  pris  à  la  lettre 
les  compliments  de  Voltaire,  s'était  hâté  de  faire  im- 
primer .  son  Ode  et  de  la  mettre  en  vente  chez  Du- 
chesne  ;   il  n'avait  eu  garde  davantage  de  n'y  pas 

Lettre  de  Voltaire  à  Dumolard;  à  F8rne7,   15  janvier  1761.  Voir 
aussi,  p.  225,  la  lettre  à  Le  Brun,  du  2  janvier. 

1.  Voltaire,  OEuvres  complètes  (Beuctiot),  t.  LIX,  p.  160,  161. 
Lettre  de  Voltaire  à  d'Argental;  29  novembre  1760.  Il  écrivait  à 
Diderot  également  :  «  Les  dévots  et  les  dévotes  s'assemblèrent  chei 
madame  la  première  présidente  Mole,  il  y  a  quelque  temps;  ils  dé- 
plorèrent le  sort  de  mademoiselle  Corneille,  qui  allait  dans  une 
maison  qui  n'est  ni  janséniste  ni  moliniste.  Un  grand  chambrier 
qui  se  trouva  là  leur  dit  :  a  Mesdames,  que  ne  faites -«vous  pour 
«  mademoiselle  Corneille  ce  qu*on  fait  pour  elle  ?  »  U  n*y  en  eut 
pas  une  qui  offrit  dix  écus.  Vous  noterez  que  madame  de  Mole  a 
eu  onze  millions  en  mariage,  et  que  son  frère  Bernard,  le  surinten- 
dant de  la  reine,  m'a  fait  une  banqueroute  iVauduleuse  de  vingt 
mille  écus ,  dont  la  famille  ne  m'a  pas  payé  un  sou.  p  Ibid,, 
\  LIX,  p.  192;  à  Diderot,  décembre  1760: 


PERFIDES   INSINUATIONS.  31 

joindre  la  réponse  flatteuse  du  solitaire  des  Délices  qui, 
pressentant  ce  qui  allait  arriver,  fut  plus  contrarié  de 
cette  indiscrétion  qu'il  ne  le  laissa  paraître.  «  Les  lettres 
qu'on  écrit  avec  simplicité,  lui  dit-il  toutefois,  qui  par- 
tent du  cœur,  et  auxquelles  l'ostentation  ne  peut  avoir 
part,  ne  sont  pas  faites  pour  le  public.  Ce  n'est  pas 
pour  lui  qu'on  fait  le  bien  ;  car  souvent  il  le  tourne  en 
ridicule.  La  basse  littérature  cherche  toujours  à  tout 
empoisonner  ;  elle  ne  vit  que  de  ce  métier  ' .  »  On  voit 
que  Voltaire  connaissait  sonFréron;  et  si  la  lettre  d'où 
ces  lignes  sont  extraites  n'est  pas  antidatée,  l'auteur 
de  YÉcossaise  prophétisait.  Effectivement,  le  lende- 
main même,  on  lisait  dans  les  feuilles  de  celui-ci  le 
passage  qui  suit,  bien  fait,  à  coup  sûr,  pour  soulever 
des  tempêtes. 

Vous  ne  sçauriez  croire,  monsieur,  le  bruit  que  fait  dans 
le  monde  cette  générosité  de  M.  de  Voltaire,  On  en  a  parlé 
dans  les  gazettes,  dans  les  journaux^  dans  tous  les  papiers 
publics;  et  je  suis  persuadé  que  ces  annonces  fastueuses 
font  beaucoup  de  peine  à  ce  poëte  modeste,  qui  sçait  que  le 
principal  mérite  des  actions  louables  est  d'être  tenues  se» 
crettes.  Il  semble  d'ailleurs  par  cet  éclat,  que  M.  de  Voltaire 
n'est  point  accoutumé  à  donner  de  pareilles  preuves  de  son 
bon  cœur,  et  que  c'est  la  chose  la  plus  extraordinaire  que 
de  le  voir  jetter  un  regard  de  sensibilité  sur  une  jeune  in- 
fortunée; mais  il  y  a  près  d'un  an  qu'il  fait  le  môme  bien 
au  sieur  Lécluse,  ancien  acteur  de  l'Opéra-Comique,  qu'il 
loge  chez  lui,  qu'il  nourrit,  en  un  mot  qu'il  traite  en  frère. 
Il  faut  avouer  qu'en  sortant  du  couvent,  M"*  Corneille  va 
tomber  en  de  bonnes  mains  '. 

1.  Voltaire,  OEuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  166.  Lettre 
de  Voltaire  à  Le  Brun;  aux  Délices,  9  décembre  1760. 

2.  Année  littéraire  (1760),  t.  VIII,  p.  163,  164.  A  Paris,  ce 
10  décembre  1760. 


32       MADEMOISELLE  CORNEILLE  ET  LÉCLUSE. 

Il  est  inutile  d'insister  sur  Fintention  perfide  de  ces 
dernières  lignes.  L'on  se  serait  borné  à  équivoquer  sur 
la  modestie  du  poëte  qu'une  publicité  indiscrète  était 
bien  faite  pour  mettre  à  la  torture,  que  nous  n'y  trou- 
verions pas  grand  mal.  Des  deux  parts,  l'on  se  por- 
tait, à  tout  instant,  de  plus  cruels  et  plus  terribles 
coups.  Mais  Fréron,  qui  dans  l'origine  avait  essayé  de 
venir  en  aide  à  cette  famille  déchue,  savait  bien  que 
ce  trait  lancé  à  Voltaire  atteignait  aussi  mademoiselle 
Corneille,  dont  il  compromettait  l'avenir,  en  déconsi- 
dérant l'asile  où  elle  allait  vivre.  Tout  cela  était  gra- 
tuitement méchant,  sans  que  rien  ne  vînt  pallier  cette 
mauvaise  action.  L'attaque  ne  manquait  pas  d'ailleurs 
d'habileté,  et  l'on  en  jugera  par  la  façon  embarrassée 
dont  l'auteur  de  YÉcossaise  s'en  explique  avec  Dami- 
laville. 

M.  Thiériot  me  mande  que  le  digne  Fréron  a  fait  une  es- 
pèce d'accolade  de  la  descendante  du  grand  Corneille  et  de 
Lécluse,  excellent  dentiste,  qui,  dans  sa  jeunesse,  a  été  ac- 
teur à  rOpéra-Comique.  Si  cela  est,  c'est  d'une  insolence 
très-punissable,  et  dont  les  parents  de  mademoiselle  Cor- 
neille devraient  demander  justice.  Lécluse  n'est  point  dans 
mon  château;  il  est  à  Genève,  et  y  est  très-nécessaire;  c'est 
un  homme  d'ailleurs  supérieur  dans  son  art,  très-honnéle 
homme  et  très-estimé.  La  licence  d'un  tel  barbouilleur  de 
papier  mériterait  un  peu  de  correction  *. 

Et  c'est  à  ot)tenir  ce  châtiment  mérité  qu'il  va  dé- 
sormais s'appliquer  avec  sa  passion  et  sa  ténacité  ha- 
bituelles. Sa  lettre  à  Le  Brun  de  cette  époque  dénote 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  252,  Lettre 
le  Voltaire  a  Damilaville;  10  janvier  17G1. 


EXASPÉRATION  DE  VOLTAIRE.  33 

toute  son  exaspération,  toute  sa  fureur.  M.  le  chance- 
lier et  M.  de  Malesherbes  peuvent  à  leur  fantaisie  per- 
mettre à  ce  misérable  de  débiter  à  tort  et  à  travers  ses 
jugements,  mais  ils  se  manquent  à  eux-mêmes  en  to- 
lérant qu'il  aille  jusqu'aux  personnalités  les  plus 
odieuses  à  l'égard  d'honnêtes  gens,  de  gens  de  condi- 
tion, qui  n'ont  rien  à  débattre  avec  un  pareil  drôle. 
Madame  Denis,  qui  s'est  consacrée  avec  un  zèle  si 
louable  à  l'éducation  de  mademoiselle  Corneille,  est 
née  demoiselle  ;  elle  est  veuve  d'un  gentilhomme  mort 
au  service  du  roi  ;  toute  sa  famille  est  dans  la  magis- 
trature et  le  service.  Ces  mots  de  Fréron  :  a  Made- 
moiselle Corneille  va  tomber  en  de  bonnes  mains,  » 
méritent  le  carcan.  Quant  à  Lécluse,  qui  est  un 
homme  fort  estimable,  il  est  faux  qu'il  loge  àFemey  ; 
il  y  a  quatre  mois  entiers  qu'il  est  à  Genève,  où  il 
exerce  sa  profession  de  la  façon  la  plus  honorable  ' . 
M.  Titon  du  TiUet,  sa  nièce  mademoiselle  de  Vilge- 
Dou,  madame  Le  Brun,  sont  également  intéressés  à 
réclamer  le  châtiment  d'une  pareille  offense^.  11  n'y 
a  qu'à  mettre  l'abominable  page  entre  les  mains  du 
procureur  Pinon  du  Coudrai,  et  attaquer  Fréron  en 
Tournelle  :  <c  C'est  le  droit  de  la  noblesse.  »  Aussi 
bien,  dès  le  lendemain.  Voltaire  expédie  à  Le  Brun  le 


1.  D'ailleurs I  ce  Lécluse,  comme  ii  le  dira  aulre  part^  non 
sans  un  léger  accroc  à  la  vérité,  n'est  pas  celui  qui  a  monté  sur  le 
théâtre  de  la  Toire.  «  Je  le  crois  son  cousin  ;  il  est  seigneur  de  la 
terre  du  Tilloy,  en  Gatioais.  » 

2.  \(ûlSLii%  OEuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  281,  282. 
Lettre  de  Voltaire  à  Le  Brun;  Ferney,  30  janvier  17G1.  Voir  aussi 
la  lettre  de  madame  Denis  au  chancelier,  du  même  jour.  Ibid,, 
p«  283. 


34  IL  S'ADRESSE  A  M.   DE  HALBSHERBES. 

certificat  de  madame  Denis  et  la  procuration  de  Lé- 
cluse,  a  Ce  chirurgien  a  droit  de  demander  justice 
d'un  outrage  qui  peut  le  décréditer  dans  l'exercice  de 
sa  profession.  Je  payerai  bien  volontiers  tous  les  frais 
du  procès...  Le  bonhomme  Corneille,  conduit  par 
vous,  écrasera  le  monstre  K  »  Mêmes  élans  d'indigna- 
tion, mêmes  projets  de  vengeance,  dans  une  épître  à 
Thiériot  du  même  jour.  Tout  cela  lui  semble  des  plus 
aisés  à  obtenir,  et  Fréron  sera  sans  nulle  difficulté 
condamné  à  une  peine  infamante  et  à  de  gros  doni- 
mages-intérêts. 

Mais  M.  de  Malesherbes,  à  qui  l'on  s'adresse,  de  qui 
Ton  attend  en  cette  circonstance  aide  et  appui,  refuse 
de  se  prêter  à  des  ressentiments  sans  doute  excessifs, 
mais  qui  ne  sont  que  trop  fondés.  «  Que  Fréron,  s'é- 
crie Voltaire,  dise  de  la  fille  d'un  conseiller  du  Ghâte- 
let  ce  qu'il  a  dit  de  mademoiselle  Corneille,  il  sera  mis 
au  cachot,  sur  ma  parole  ;  mais  il  aura  outragé  la  des- 
cendante du  grand  Corneille  impunément,  parce  que 
l'impertinence  française  ne  considère  ici  que  la  pa- 
rente d'un  auteur  élevée  par  un  auteur*.  »  Ce  que  dit 
là  le  poëte  n'est  que  trop  vrai;  mais  ce  qui  est  vrai 
aussi,  c'est  que  M.  de  Malesherbes  aurait  eu  ses  cou- 
dées plus  franches  si  Fréron  ne  s'en  fût  pris  qu'à  ma- 
demoiselle Corneille.  Le  directeur  de  la  librairie, 
d'ailleurs  accusé  de  pencher  secrètement  pour  les  en- 
cyclopédistes, mis  en  demeure  à  chaque  instant  par 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot)^  t.  LIX,  p.  283,  284. 
Lettre  de  Voltaire  à  Le  Brun;  à  Ferney,  31  janvier  1761. 

2.  Ibid,,  t.  LIX,  p.  308.  Lettre  de  Voltaire  au  même;  Feraey, 
"•  février  1761. 


LE  DIRECTEUR  DE  LA  LIBRAIRIE.  35 

eux  de  témoigner  ostensiblement  la  protection  dont  il 
les  couvrait  et  de  se  faire  le  complice  docile  de  leurs 
violences,  sentait  trop  souvent  combien  il  est  difficile  de 
garder  un  milieu,  de  rester  juste  sans  être  tout  aussi- 
tôt  taxé  de  parti  pris,  de  malveillance  ou  de  lâche  con- 
descendance. Le  dernier  des  Lamoignon,  dans  son  cu- 
rieux Mémoire  sur  la  liberté  de  la  presse,  nous  a  initiés 
aux  tiraillements  d'un  tel  mandat,  et  nous  sommes  à 
même  d'apprécier  combien  il  lui  fallut  de  calme,  de 
modération,  de  fermeté  pour  ne  pas  s'écarter  du  per- 
sonnage complexe  qu'il  s'était  imposé.  Ses  prédéces- 
seurs, armés  de  l'autorité  qu'ils  représentaient,  peu 
sympathiques  et  peu  tendres  pour  les  moindres  har- 
diesses, n'acceptant  point  la  discussion  de  leurs  ar- 
rêts, n'avaient  connu  ni  ces  embarras  ni  ces  dégoûts  ; 
et,  plus  d'une  fois,  las  et  énervé  par  la  mauvaise  foi^ 
l'empiétement  aveugle  de  ces  philosophes  qui  l'étaient 
moins  que  lui,  il  lui  arrivera  de  se  révolter  contre  un 
despotisme  plus  intolérant  que  le  pouvoir  dont  il  était 
l'instrument.  Les  victimes  n'étaient  pas  toujours  du 
côté  des  philosophes,  et  les  adversaires  de  ces  der-* 
niers  avaient  tout  autant  de  droit  à  se  plaindre* 
d'être  opprimés*.  Ce  qui  s'était  passé  pour  Y  Écossaise^ 


1.  «  Quand  je  fus  appelé  à  ce  département,  écrit  Malesherhes,  la 
plupart  des  censeurs  n^auralent  pas  permis  un  éloge  donné  à  co 
grand  homme  en  termes  généraux.,  sans  y  joindre  la  restriction  ex- 
presse que  c^était  sans  approuver  la  doctrine  pernicieuse  de  beau- 
coup de  ses  ouvrages...  Dans  la  suite,  j'en  ai  vu  d'autres  qui  n'au- 
raient pas  voulu  approuver  one  critique  littéraire  de  M.  de  Voltaire, 
disant  qu'on  ne  devait  la  regarder  que  comme  un  libelle  diffama-» 
toire,  parée  qu'elle  ne  pouvait  être  que  Touvrage  de  la  passion,  et 
que  l'honneur  de  la  nation  était  intéressé  à  ne  pas  laisser  insulter  eu 


36  FIN  DE  NON-RECEVOIR  DU  MAGISTRAT. 

la  malveillance  de  la  censure  à  l'égard  de  Fréron, 
avait  dû  indisposer  l'équitable  Malesherbes,  qui  vou- 
lait bien  détourner  une  partie  des  coups  destinés  à 
ces  savants  fougueux,  mais  n'entendait  pas  servir 
leurs  passions  et  se  faire  persécuteur  avec  eux.  Et  il 
était  dans  cette  situation  d'esprit,  lorsque  Voltaire, 
avec  ses  emportements  de  langage,  vint  au  nom  de  la 
justice,  de  la  morale,  au  nom  de  la  société  outragée, 
réclamer  le  châtiment  du  misérable  folliculaire.  L'in- 
stant était  peu  propice,  et  c'est  à  cette  inopportunité 
qu'il  faut  attribuer  son  refus  de  sévir,  car  Fréron  avait 
fait  connaissance  avec  le  For-Levêque  pour  beaucoup 
moins  ;  il  méritait  une  répression,  qu'il  n'évita  peut- 
être  que  parce  qu'elle  fut  solUcitée  par  Voltaire. 

Mais  l'auteur  de  la  Henriade  n'était  pas  homme  à 
abandonner  la  partie  au  premier  échec.  Puisque  M.  de 
Malesherbes  prend  fait  et  cause  pour  Fréron  contre 
mademoiselle  Corneille,  l'on  aura  recours  à  de  plus 
équitables.  Un  Mémoire  de  quelques  lignes,  mais  «fort 
de  choses,  »  était  adressé,  au  nom  de  la  jeune  fille,  au 
comte  de  Saint-Florentin,  à  l'avocat- général  Séguier 
et  à  M.  de  Sartines,  lieutenant-général  de  poUce  :  elle 
était  plus  que  fondée  à  implorer  aide  et  protection 
contre  un  diffamateur  qui  lui  avait  peut-être  porté 
un  coup  irréparable.  Un  gentilhomme  des  environs  de 
Gex,  capitaine  au  régiment  des  Deux-Ponts,  venait  de 
demander  la  main  de  mademoiselle  Corneille  pour  un 
de  ses  parents;  à  défaut  de  fortune,  le  jeune  homme 
croyait  s'allier  à  une  fille  noble  et  bien  élevée,  et  ne 

France  l'homme   par  qui  la  France  est  illustrée.  »   Mémoire  sur  la 
'".né  de  la  presse  (Paria,  Pillet,  1814),  p.  78,  79. 


ANECDOTES  SUR  FRÉRON.  37 

dutpas  être  médiocrement  refroidi,  en  lisant  dans  IMn- 
née  littéraire  «  que  le  père  de  la  demoiselle  est  une 
espèce  de  petit  commis  de  la  poste  de  deux  sous,à 
50  livres  par  mois  de  gages,  et  que  sa  fille  a  quitté 
son  couvent  pour  recevoir  chez  moi  son  éducation 
d'un  bateleur  de  la  Foire  *.  »  Effectivement,  Voltaire 
nous  dira  plus  tard  que  le  mariage  avait  été  rompu  ^. 
Mais,  quoi  qu'il  dise  et  quoi  qu'il  fasse,  malgré  les 
ficelles  qu'il  remue,  il  n'aura,  cette  fois,  affaire  qu'à 
des  sourds,  à  des  gens  déterminés  à  le  laisser  s'agiter, 
se  plaindre,  s'indigner,  pousser  des  clameurs  dans  le 
vide  ;  et  il  faudra  bien  qu'il  finisse  par  renoncer  à  ob- 
tenir pour  sa  cliente  une  réparation  qui,  certes,  lui 
était  due.  Le  lieutenant  de. police  se  serait  borné  à 
faire  venir  Fréron  et  à  lui  laver  a  sa  tête  d'âne.  »  Mais 
Fréron  n'y  perdit  rien.  Il  allait  se  voir  traîner  sur  la 
claie  dans  un  pamphlet  qui  est  un  des  mauvais  livres 
que  dicta  à  Voltaire  une  passion  sauvage  et  sans  frein. 
Nous  voulons  parler  des  Anecdotes  sur  Fréron  dont  il 
atoujoiu^  renié  la  paternité,  mais  qui  lui  sont  restées, 
en  fin  de  compte  ^.  ce  Les  Anecdotes  sur  Fréron^  écri- 
vaitril  à  Le  Brun,  sont  du  sieur  La  Harpe,  jadis  son 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beachot),  t.  LIX^  p.  346.  Lettre 
de  Voltaire  à  Le  Brun;  aux  Délices,  26  mars  1761.  François  Cor- 
neille ayait  obtenu,  par  Tentremise  de  Chamousset,  une  commission 
dans  les  hôpitaux  de  Tannée^  qu^il  échangea,  en  effet,  contre  une 
place  de  facteur  de  la  petite  poste  de  Paris. 

2.  Ibid.,  t.  UX,  p.  361.  Lettre  de  Voltaire  à  d'Argental;  3  avril 
1761. 

3.  Anecdotes  sur  Fréron,  écrites  par  un  homme  de  lettres  à  un 
magistrat  qui  roulait  être  instruit  des  mœurs  de  cet  homme,  1761. 
Beuchot  a  cru  devoir  insérer  ce  pamphlet  dans  son  édition  ;  t.  XL, 
p.  229  à  244. 

VI.  3 


38  ÉCHANaS  DB  POLITESSES. 

associé,  et  friponne  par  lui.  Ttiiériot  m'a  envoyé  ces 
Anecdotes  écrites  de  la  main  de  La  Harpe.  Voici  quel- 
ques exemplaires  qui  me  restent,  on  m'assure  que 
tous  les  faits  sont  vrais  ^  »  La  Harpe  n'était  pas  en- 
core Fauteur  de  Warwick  *,  mais  en  tous  cas  le  ca- 
deau dut  l'embarrasser.  On  ne  peut  traiter  le  dernier 
des  'misérables  comme  Fréron  est  traité  dans  ces 
Anecdotes. 

Le  Brun,  dont  Tode  avait  été  l'objet  de  la  critique 
la  moins  équitable  (car,  si  elle  est  redondante  et  bour- 
souflée, il  s'y  trouve  des  passages  d'un  talent  réel), 
Le  Brun,  qui,  durant  sa  longue  vie,  ne  fit  guère  autre 
chose  que  déverser  l'épigramme  envenimée  sur  ses 
ennemis  et  même  ses  amis ,  ne  devait  pas  endurer 
sans  se  cabrer  les  lardons  du  journaliste.  Il  court 
chez  Fréron,  qu'il  ne  rencontre  point,  et  lui  laisse  le 
billet  suivant  :  «  M.  Le  Brun  a  eu  l'honneur  de  passer 
chez  M.  Fréron,  pour  lui  donner  quelque  chose  ^.  » 
Ce  «  quelque  chose,  y*  que  l'on  devine,  fit  le  tour  de 
Paris,  et  amusa  tout  un  jour.  Hâtons-nous  de  dire 
que  Fréron  ne  s'autorisa  pas  des  termes  vagues  de  la 
missive  pour  se  tenir  coi  et  attendre  qu'on  s'expliquât 
plus  catégoriquement  ;  le  soir  même ,  il  écrivait  de 
son  côté  :  «  Je  suis  très-sensible  à  l'attention  de  M.  Le 
Brun  ;  il  peut  être  bien  persuadé  qu'il  n'obligera  pas 
un  ingrat.  Je  pense  trop  bien  pour  ne  pas  lui  rendre 

1;  Voltaire,  OEuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  297.  Lettre 
de  Voltaire  à  Le  Brun;  à  Ferney,  6  février  1761. 

2.  Warwick,  sa  première  tragédie,  mais  non  pas  son  premier 
ouvrage  (il  avait  débuté  par  des  héroïdes),  fut  représentée  en  no- 
vembre 1763. 

3.  Collé,  Journal  historique  (t SOI),  t.  III,  p.  27. 


L'ANE  LITl!ÉRÀIRB  ET  LÀ  WASPRIE.  39 

au  centuple  tout  ce  qu'il  pourra  me  donner...  Mais 
comme  je  suis  très-occupé,  M.  Le  Brun  peut  se  dis- 
penser de  me  faire  des  présents  chez  moi.  Je  sors 
presque  tous  les  jours  entre  midi  et  une  heure;  sa 
munificence  aura  plus  d'éclat  lorsqu'on  en  verra  l'effet 
dans  le  public*.  »  Fréron,  après  tout,  n'est  pas  un 
poltron  ;  il  est  homme  à  dégainer  au  besoin.  Il  existe 
même  une  note  de  poUce,  en  date  du  S  novembre  4749, 
qui  nous  le  représente,  croisant  le  fer,  à  la  suite  d'une 
querelle  au  foyer  de  la  Comédie-Française,  avec  le 
futur  auteur  de  Bélisaire,  qu'il  avait  attaqué  dans  ses 
feuilles.  L'on  arriva  assez  à  temps,  cela  va  sans  dire, 
pour  éviter  un  malheur,  et  des  gardes  furent  donnés 
aux  deux  champions,  en  attendant  que  le  maréchal 
d'Insinguien  arrangeât  l'affaire  ^.  Nous  ignorons  si 
pareille  intervention,  cette  fois  encore,  empêcha  le 
sang  de  couler  ;  mais  nous  n'avons  trouvé  nulle  part 
que  cet  échange  de  billets  eût  eu  d'autres  consé- 
quences. 

Le  Brun  était  trop  fiéleux  pour  n'être  pas  sans  me* 
sure,  et  il  le  prouva  jusqu'au  dégoût  par  VAne  litté^ 
raire  ou  les  dneries  de  maître  Aliboron^  ditF**\  qu'il 
publiait  bientôt  après  ^ ,  '  et  la   Wasprie  ou  l'âne 

1.  Favarti  Mémoires  et  correspondance  littéraire  (Paris,  Gollin, 
1808),  t.  U,  p.  374,  375.  Lettre  de  M.  Fréron  à  M.  Le  Brun  ; 
2  mars  1763.  Si  cette  date  n'est  pas  fautive,  cela  se  serait  passé  deui 
années  plus  tard.  Mais  les  faits  restent  les  mêmes. 

2.  Belort,  Histoire  de  la  détention  des  philosophes  à  la  Bastille  et 
ù  Vincennes  (Paris,  Didot,  1829),  i.  U,  p.  169,  170. 

3.  Le  Brun  écrivait  à  Voltaire  :  «  Enfin,  il  est  bien  vrai  que 
VAne  littéraire  (titre  qui  vous  a  plu  et  qui  fait  lui  seul  Ui\e  très- 
l>Qnne  plaisanterie  sur  V Année  littéraire)  a  passé,  en  dépit  des  incer- 
titudes dfi  M.  de  Mal^'^  (MalesherbeB)^  parce  qu'il  s'est  heureuse^ 


40  L'ANCIEN  CASTEL. 

Waspj  ramassis  d'injures  et  de  grossièretés,  dans 
lesquels  il  est  démontré,  toutefois,  surabondamment 
que  Fréron  faisait  de  l'érudition  à  la  diable,  avec  une 
étourderie  ou  une  ignorance  inexcusable  chez  ceux  qui 
s'arrogent  le  droit  de  contrôler  et  de  régenter  les  au- 
tres ' .  Ces  vives  représailles  ne  rendaient  pas  son  pré- 
tendu à  mademoiselle  Corneille;  mais  elles  soula- 
geaient un  peu  ses  patrons,  et  n'avaient  pas  dû  faire 
rire  Fréron,  qui  connaissait  assez  bien  les  hommes 
pour  savoir  que  le  mal  ne  trouve  guère  d'incrédules. 
Aussitôt  qu'il  s'était  senti  maître  de  Ferney,  le 
vieux  Suisse,  qui  n'était  Suisse  que  jusqu'au  Consis- 
toire, s'était  mis,  avec  son  ardeur  accoutumée,  à  jeter 
les  fondements  d'un  château  qu'il  allait  édifier  lui- 
même,  selon  ses  visées  et  ses  besoins,  et  à  faire  le 
tracé  des  bosquets  et  des  terrasses  de  ce  dernier  nid 
de  sa  vieillesse.  11  avait  bien  trouvé  une  antique  con- 
struction, vénérable  souvenir  d'un  autre  âge.  Il  disait, 
à  propos  des  ennuis  qui  lui  venaient  de  Genève  et  de 
son  clergé  :  «  Je  parle  un  peu  en  homme  qui  a  des 
tours  et  des  machicouUs,  et  qui  ne  craint  point  le 
Consistoire.  »  Il  existe  des  dessins  de  l'ancien  castel 


ment  trouvé  que  le  censeur  qui  Tavait  dans  ses  mains  était  de  mes 
amis  depuis  longtems.  Il  ne  savait  pas  que  mon  frère  en  fût  l'au- 
teur... )>  Œuvres  de  Le  Brun  (Paris,  1811),  t.  IV,  p.  22.  Nous 
avouons  que  nous  croyons  peu  à  la  coopération  du  frère  de  Le  Brun. 
Comkne  pluâ  de  la  moitié  du  volume  était  consacrée  à  un  Docte  et 
impartial  jugement  de  M.  Fréron  sur  Vode  de  M,  Le  Brun  (p.  53  à 
129),  le  poêle  lyrique  avait  jugé  au  moins  convenable  de  décliner  la 
paternité  de  l'article. 

1.  Ainsi  Fréron  dira,  notamment ,  le  «  lit  de  Phalaris  »  pour  le 
«  lit  de  Procuste.>>^Mne  littéraire^  p.  24.  —  La  Wasprie,  première 
partie,  p.  18,  19.  —  L'Année  littéraire^  1759,  t.  111,  p.  129. 


LE  NOUVEAU   FERNEY.  41 

avec  quatre  tours  ou  tourelles,  que  Fauteur  de  la  Hen- 
riade  fit  mettre  à  bas  parce  qu'elles  lui  cachaient  le 
plus  beau  paysage  \  et  qu'elles  étaient  d'une  médiocre 
utilité  à  un  seigneur  de  paroisse,  ne  faisant  la  guerre 
qu'avec  la  plume ,  une  terrible  plume ,  il  est  vrai. 
Si,  comme  Amphion,  il  n'a  pas  fait  sortir  de  terre 
un  palais  aux  sons  de  sa  lyre,  il  a  présidé  à  tout  ;  tout 
s'est  élevé  sous  ses  yeux  et  par  ses  ordres.  Joignant 
à  ses  autres  connaissances  «t  un  peu  de  Yitruve,  » 
il  bâtit,  il  plante,  il  jouit  ^.  Il  est  fier  de  son  œuvre,  et 
il  n'essayera  pas  de  dissimuler  son  contentement  sous 
des  dehors  de  modestie. 

Il  est  vrai,  écrit-il  à  madame  de  Fontaine,  que  Ferney  est 
devenu  un  des  séjours  les  plus  riants  de  la  terre.  Je  joins  à 
l'agrément  d'avoir  un  château  d'une  jolie  structure,  et  à  celui 
d'avoir  planté  des  jardins  singuliers,  le  plaisir  solide  d'être 
utile  au  pays  que  j'ai  choisi  .pour  ma  retraite.  J'ai  obtenu 
du  Conseil  le  dessèchement  des  marais  qui  infectaient  la 
province,  et  qui  y  portaient  la  stérilité.  J'ai  fait  défricher 
des  bruyères  immenses;  en  un  mot,  j'ai  mis  en  pratique  la 
théorie  de  mon  Épître  '. 

Voltaire  fait  ici  allusion  à  l'Épltre  sur  V Agriculture 
dédiée  à  madame  Denis,  dans  laquelle,  s'il  est  inci- 
denunent  parlé  du  bonheur  de  la  vie  champêtre,  il  est 
surtout  question  de  l'archidiacre  Trublet,  de  Diderot , 
des  billets  de  confession  et  de  mademoiselle  Cor- 

1.  Voltaire,  Letlrei  inédites  (Didier,  1857),  t.  II,  p.  174.  Lellre 
de  Voltaire  à  M.  Signy;  Ferney,  C  mai  1769. 

2.  VolUire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  253,  254. 
lettre  de  Voltaire  à  M.  de  La  Marche;  Ferney,  18  janvier  1761. 

3.  Ibid,,  t.  LIX,  p.  287.  Lettre  de  Voltaire  h  madame  de  Fon- 
Uine;  Ferney,  !«•  février  1761. 


42  VOLTAIRE  ARCHITECTE. 

neille  ^  Il  a  le  droit  de  s'enorgueillir  d'une  création 
qui  n'est  pas  toute  d'agrément  et  de  coliflchet,  qid  a 
ses  côtés  utiles  et  philanthropiques.  Dès  la  première 
heure,  en  effet,  il  songera  à  faire  vivre  ceux  qui  l'en- 
tourent, à  protéger  ses  vassaux,  car  il  ne  cache  pas 
qu'il  a  des  vassaux,  à  répandre  le  bien-être,  l'abon- 
dance parmi  cette  population  misérable  qui  n'aura 
qu'à  bénir  son  apparition.  Quant  à  l'architecte  (nous 
entendons  Voltaire),  peut-être  s'illusionne-t-il  sur  les 
mérites  et  les  beautés  de  son  microscopique  palais, 
et  quiconque  ne  connaissait  Ferney  que  par  ces  lyri- 
ques descriptions  sera  un  peu  surpris  et  désappointé 
à  l'aspect  modeste  du  bâtiment,  qui  ne  dépasse  point 
les  proportions  d'une  maison  de  campagne  ordinaire. 
Voltaire  n'en  niait  pas  le  peu  d'étendue ,  mais  que 
fait  l'étendue  ?  a  Une  maison,  n'eût-elle  que  soixante- 
dix  pieds  de  face,  fait  honneur  à  son  maçon,  quand 
elle  est  bâtie  avec  goût;  sans  goût  il  n'y  a  rien^.  » 
Il  écrivait  à  d'Argental  au  commencement  de  juillet 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  XUI,  p.  232.  Épître 
à  madame  Denis  sur  TAgriculture ;  14  mars  17G1. 

2.  Voltaire,  Lettres  inédites  (Didier^  1857),  t.  I,  p.  335.  Lettre 
de  Voltaire  à  M.  de  Ghennevières ;  aux.  Délices,  16  septembre  1761  « 
Mais  ce  qui  ne  fait  pas  honneur  au  ma(;on,  ce  sont  certaines  inadver- 
tances d^autant  plus  regrettables  qu'elles  sont  irréparables.  «  On 
s'étonne  de  la  petitesse  du  sallon  de  Voltaire,  de  ce  sallon  où,  pen- 
dant vingt  ans,  il  reçut  tout  ce  qu'il  y  avoit  de  plus  grand  et  de 
plus  illustre  en  Europe.  Mais  Ton  ne  s'en  étonnera  plus,  lorsqu'on 
saura  que  Voltaire  fut  son  propre  architecte,  et  que,  par  une  distrac- 
tion «xcusable  chez  un  poëte,  tout  en  dressant  le  plan  de  sa  mai* 
son,  il  avoit  oublié  de  tenir  compte  de  l'épaisseur  des  murailles,  en 
sorte  qu'il  fallut  prendre  celles-ci  sur  la  grandeur  des  appartemens.  »* 
Bibliothèque  universelle  (Genève,  1816),  t.  m,  p.  88.  X«a  Chambre 
de  Voltaire^ 


LE  OURÊ  DE  MOENS.  43 

1761  :  «Pour  peu  que  dans  ce  monde  on  ait  un 
champ  et  un  pré,  ou  qu'on  fasse  bâtir  une  église,  ou 
qu'on  fasse  une  ode  comme  M.  Le  Brun,  on  est  en 
guerre.  »  C'était  là  un  retour  sur  lui-même,  sur  sa 
position,  sur  la  vie  agitée,  militante  qui  allait  être, 
qui  était  déjà  la  sienne.  N'a-tril  pas  charge  d'âmes,  et 
le  bonheur,  la  fortune  de  ce  petit  monde  ne  lui  sont-ils 
pas  confiés  ?  Il  saura  défendre  le  faible  contre  le  puis- 
sant, le  droit  contre  l'iniquité.  Un  curé  d'un  petit  vil- 
lage voisin  de  ses  terres  avait  dépêché  les  sergents 
aux  habitants  de  Ferney  pour  ifne  dîme  située  à  Cot- 
tovrex  et  dans  la  possession  de  laquelle  il  avait  été 
maintenu  définitivement,  par  arrêt  contradictoire  du 
parlement  de  Dijon  (du  14  août  1758)  obligeant  ceux- 
ci,  avec  tous  les  dépens,  à  la  restitution  des  fruits  de 
la  dîme  retenus  par  eux  pendant  plusieurs  années. 
Cela  se  passait  avant  l'acquisition  et  l'installation  du 
poëte,  trop  porté  à  croire  à  une  vexation  pour  ne 
pas  prendre  tout  aussitôt  fait  et  cause  pour  ses  pay- 
sans avec  une  ardeur  que  la  condition  de  la  partie 
adverse  n'était  pas  de  nature  à  ralentir.  Il  écrivit  môme 
à  l'évêque  d'Annecy,  Biort,  dans  le  diocèse  duquel 
se  trouvait  Ferney,  une  lettre  où  la  haute  interven- 
tion du  prélat  était  invoquée  au  nom  des  Pères  de 
l'Église,  les  Irénée,  les  Jérôme,  les  Augustin,  assez 
étrangement,  comme  on  en  va  juger. 

Monseigneur,  le  curé  d'un  petit  vilJage,  nommé  Moëns, 
voisin  de  ma  terre,  a  suscité  un  procès  à  mes  vassaux  de 
Ferney,  et,  ayant  souvent  quitté  sa  cure  pour  aller  solliciter 
à  Dijon,  il  a  accablé  aisément  des  cultivateurs  uniquement 
occupés  du  travail  qui  soutient  leur  vie.  Il  leur  a  fait  pour 


44  LETTRE  A  MONSEIGNEUR  6I0RT. 

i  ,500  livres  de  frais  pendant  qu'ils  labouraient  leurs  champs, 
et  a  eu  la  cruauté  de  compter,  parmi  ses  frais  de  justice, 
les  voyages  qu'il  a  faits  pour  les  ruiner.  Vous  savez  mieux 
que  moi,  monseigneur,  combien,  dès  les  premiers  temps  de 
TÉglise^  les  saints  Pères  se  sont  élevés  contre  les  ministres 
sacrés  qui  emploient  aux  affaires  temporelles  le  temps  des- 
tiné aux  autels Voilà,  monseigneur,  ce  que  le  curé  de 

Moëns  est  venu  faire  à  la  porte  de  mon  château^  sans  dai- 
gner même  me  venir  parler.  Je  lui  ai  envoyé  dire  que  j'of- 
frais de  payer  la  plus  grande  partie  de  ce  qu'il  exige  de  mes 
communes^  et  il  a  répondu  que  cela  ne  le  satisfaisait  pas. 
Vous  gémissez,  sans  doute,  que  des  exemples  si  odieux 
soient  donnés  par  des  pasteurs  catholiques,  tandis  qu'il  n'y 
a  pas  un  seul  exemple  qu'un  pasteur  protestant  ait  été  en 
procès  avec  ses  paroissiens...  Je  conjure  votre  zèle  paternel, 
votre  humanité,  votre  religion,  non  pas  d'engager  le  curé 
de  Moëns  à  se  relâcher  des  droits  que  la  chicane  lui  a  don- 
nés, cela  est  impossible,  mais  à  ne  pas  user  d'un  droit  si 
peu  chrétien  dans  toute  sa  rigueur,  à  donner  les  délais  que 
donnerait  le  procureur  le  plus  insatiable,  à  se  contenter  de 
ma  promesse,  que  j'exécuterai  aussitôt  que  mes  malheureux 
vassaux  auront  rempli  une  formalité  de  justice  préalable 
et  nécessaire.  J'attends  de  vous  cette  grâce  et  cette  justice  *. 

Il  y  avait  bien  de  rimpertinence  à  donner  à  un 
prélat  des  leçons  d'austérité  et  d'équité  ;  et  cette  for- 
mule dérisoire  :  «  Vous  savez  mieux  que  moi,  Monsei- 
gneur...» ne  devait  qu'aggraver  encore  l'irrévérence 
de  cette  requête  cavalière.  Mais  il  aura  lieu  de  s'assurer 
plus  tard  qu'il  n'avait  pas  semé  en  terre  ingrate  et  qu'il 

1.  Voltaire,  CEuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LVUl,  p.  277,  378, 
279.  Lettre  de  Voltaire  à  M.  Biort,  évoque  d'Anneci;  15  décembre 
1759.  Nous  pensons  pour  notre  compte  que  la  date  de  cette  lettre 
est  inexacte,  et  qu'il  faut  lire  t758;  car  Voltaire  ne  pouvait  pas 
prier  le  prélat  de  faire  obtenir  des  délais  à  ses  paysans,  le  1 5  dé- 
cembre 1759,  quand  tout  était  conclu,  terminé,  dès  le  29  novembre, 
comme  on  va  le  voir  plus  bas. 


I 


UN  CRÉANCIER  IMPLACABLE,  43 

ne  s'était  pas  fait  précisément  un  ami  de  Monseigneur 
Biort.  Voltaire  s'était  adressé  antérieurement  au  pré- 
sident de  Brosses  et  au  conseiller  Le  Bault,  du  parle- 
ment de  Dijon.  Mais  il  lui  fut  répondu  qu'il  n'y  avait 
rien  de  possible,  si  ce  n'était  d'obtenir  du  temps  et 
de  prendre  des  arrangements  pour  le  payement  ^  En 
effet,  le  curé  s'était  mis  en  règle,  et  l'unique  moyen 
laissé  au  poëte  de  sortir  de  prison  les  deux  plus  no- 
tables paysans  retenus  à  Gex  était  de  fournir,  de  ses 
deniers,  la  somme  de  deux  mille  cent  livres,  pour 
lesquels  ils  étaient  enfermés,  ce  qu'il  fit  avec  une  rare 
générosité;  et  cette  somme  ne  lui  fut  remboursée 
qu'au  bout  de  vingt  ans,  sans  intérêts,  par  la  jouis- 
sance d'un  petit  marais  que  lui  céda  la  commune  de 
Ferney.  C'est  Wagnière  qui  dit  cela  et  qui  pourrait 
sembler  un  peu  suspect  ^  ;  mais  nous  avons  trouvé 
ailleurs,  dans  des  pièces  officielles,  la  pleine  confirma- 
tion de  ces  détails. 

M.  de  Voltaire  (écrivait  M.  Fabri,  le  syndic  des  états  du 
pays  de  Gex,  à  rintendant  de  Bourgogne),  plus  excellent 
poëte  que  habile  jurisconsulte^  avoit  imaginé  qu*il  pouvoit 
faire  révoquer  cet  arrêt  (l'arrêt  du  U  août)  ou  au  moins  y 
faire  apporter  des  modifications,  il  entretenoit  les  habitans 
de  Fernex  dans  cette  espérance,  et  conséquemment  dans 
une  entière  inaction  sur  le  choix  des  moyens  à  prendre  pour 
se  libérer,  lorsque  le  12  avril  dernier  vous  avez  ordonné, 
sur  la  requête  du  curé  de  Moens,  que  ces  habitans  impose- 

1.  Voltaire  et  le  président  de-Brosses  (Paris,  Didier,  1858),  p.  49, 
57.  Lettre  de  Voltaire  à  M.  de  Brosses  (sans  dat(î).  Réponse  du  prési- 
dent (janvier  1769).  —  Lettres  de  Voltaire  à  M.  le  conseiller  Le 
^au// (Paris,  Didier,  1868),  p.  7;   aux  Délices,  29  décembre  1758. 

2.  Longchamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur  Voltaire  (Paris,  1820), 
1. 1,  p.  39.  Additions  au  Commentaire  historique . 

3. 


46  OÉNÉROSITÊ  DU  POÈTE. 

roient  sur  eux  pendant  trois  années  consécutives  au  marc 
la  livre  de  leur  taille  et  par  un  roUc  séparé  la  somme  de 
2^02  ^  I  s.  8  d.,  à  laquelle  monte  la  restitution  de  fruits  et 
les  dépens. 

Cette  ordonnance  a  rencontré  une  grande  difficulté  dans 
son  exécution.  Les  habitans  non  communiens  et  les  pro- 
priétaires forains  ont  prétendu  ne  devoir  point  être  compris 
dans  le  rolle  de  l'imposition,  attendu  qu'ils  n'ont  aucune- 
ment profité  des  fruits  de  la  dixme  que  la  communauté  de 
Fernex  est  condamnée  de  restituer,  et  qu'ils  n'ont  pris  au- 
cune part  ny  directement  ny  indirectement  au  procès;  cette 
prétention  qui  paroît  fondée  rejettoit  tout  le  poids  de  l'im- 
position sur  un  petit  nombre  d'habitans  pauvres  et  non 
d'état  de  supporter  une  charge  si  forte.  M.  de  Voltaire  tou- 
ché de  leur  situation  a  bien  voulu  pour  prévenir  toutes 
divisions  entre  ces  habitans,  leur  donner  les  moyens  d'ac- 
quitter ce  qu'ils  doivent  au  S'  Ancian.  En  conséquence 
il  leur  a  prêté  sous  le  nom  de  madame  Denis  sa  niepce 
sans  aucun  intérêt  une  somme  de  2100  #  imputable  cha- 
que année  sur  la  rente  de  120  it  prix  d'une  admodiation 
que  les  habitans  de  Fernex  luy  ont  passé  d'un  marais  et 
d'un  pré  faisant  partie  de  leurs  communaux.  Cet  arrange- 
ment est  infiniment  avantageux  à  la  commune  de  Fernex^ 
puisque  sans  rien  débourser,  elle  se  trouvera  libérée  dans 
peu  d'années;  c'est  un  trait  des  plus  marqués  de  la  généro- 
sité de  M.  de  Voltaire  envers  les  vassaux  de  sa  niepce  * 


?•• 


Les  curés,  dans  ces  coins  perdus,  au  milieu  de  ces 
populations  éparses  et  indigentes,  étaient  autant  de 
petits  tyrans,  très-redoutables,  si  leur  tempérament 
les  poussait  à  la  vexation  et  au  despotisme,  s'arro- 
geant,  sans  plus  de  façon,  Texercice  de  la  police  tem- 

1.  Bibliothèque  def4)ijon.  Manuscrits,  u9  231.  Fonds  Baudot,  t.  V. 
Lettre  de  M.  Fabry  à  l'intendant;  h  Gex,  le  29  novembre  1759. 
L'approbation  de  l'intendant  se  trouve  en  tête  de  la  pièce,  avec  cette 
appréciation  du  procédé  du  poëte  :  «  Je  pense  comme  vous  qu'il  n'y 
a  rien  de  plus  avantag  eux  pour  les  habitans.  »  . 


LA  VEUVE  BORDET.  47 

porelle,  et  intervenant  violemment  dans  les  questions 
qui  les  regardaient  le  moins.  Les  faits  qui  vont  suivre, 
de  quelque  manière  qu'on  les  envisage,  démontrent 
ce  qu'un  prêtre  turbulent,  colère,  emporté,  pouvait 
oser,  sans  trop  d'apparence  d'être  Eecherché  et  in- 
quiété. Il  s'agit  ici  encore  du  curé  de  Moëns,  qui,  ap- 
prenant que  trois  jeunes  gens  du  bourg  de  Saccon- 
nex,  au  retour  de  la  chasse,  étaient  allés  souper  au 
hameau  de  Magny,  chez  une  veuve  Burdet,  de  répu- 
tation assez  équivoque,  quitte  à  l'improviste  deux  de 
ses  confrères  avec  lesquels  il  était  attablé,  prend  avec 
lui  plusieurs  paysans,  en  raccole  d'autres  dans  un  ca- 
baret, les  arme  lui-même  de  ces  a  bâtons  et  massues 
avec  lesquels  on  assomme  les  bœufs,  »  fait  entourer 
la  maison,  et  pénètre  avec  quatre  ou  cinq  de  ses 
séides  dans  la  cuisine  où  mangeaient  et  buvaient  les 
trois  chasseurs.  A  en  croire  ses  ennemis,  Ancian  (c'é- 
tait le  nom  du  pasteur  de  Moëns)  avait  ses  motifs 
pour  entrer  en  maître  chez  la  veuve,  dont  il  aurait  été 
amoureux  fou.  Et  c'est  ce  que  prétend  Decroze  père, 
dans  sa  requête  au  lieutenant- criminel  du  pays  de 
Gex.  Son  récit  très-circonstancié,  très-émouvant,  très- 
dramatique,  ne  nous  produit  pas  ce  prêtre  à  son  avan- 
tage, comme  on  le  pense  bien,  et  ce  ne  sera  pas  sans 
réserve,  pour  plus  d'un  motif,  qu'il  en  faudra  tenir 
compte.  Ancian  avait  été  prévenu  de  cette  réunion 
chez  la  Burdet  par  un  nommé  Dubi,  qui  avait  ajouté 
que  les  convives  étaient  en  train  de  s'égayer  sur  son 
compte. 

C'est  donc  ainsi,  Madame  (s'était  écrié  Ancian  hors  de  lui 
en  pénétrant  dans  le  logis  de  la  veuve),  que  vous  vous  plai- 


48  SCÈNE  DB  BRUTALITÉ  SAUVAGE. 

sez  à  déchirer  ma  réputation  !  Alors^  trouvant  sous  sa  main 
un  chien  de  chasse  de  mon  fils,  il  l'assomma  d'un  coup  de 
bâton.  Mon  fils,  qui  s'était  retiré,  par  déférence  pour  le  ca- 
ractère de  ce  prêtre,  dans  la  chambre  voisine,  accourt,  de- 
mande raison  de  cette  violence;  le  curé  lui  répond  par  un 
soufflet  :  les  gens,  apostés  par  lui,  tombent  en  ce  moment 
par  derrière  sur  mon  fils  et  sur  le  sieur  Collet,  leur  déchar- 
gent des  coups  de  bâton  sur  la  tête,  et  les  étendent  aux  pieds 
du  curé. 

Le  sieur  Guyot,  qui  était  dans  la  chambre  voisine,  en  sort 
au  bruit  et  aux  cris  de  la  veuve  Burdet;  il  voit  ses  deux  amis 
tout  sanglants  sur  le  carreau,  et  tire  son  couteau  de  chasse  : 
deux  complices  du  curé  prennent  leur  temps,  le  frappent  à 
la  tête,  et  Tétourdissent. 

Le  curé  lui-même,  armé  d'un  bâton,  frappe  à  droite  et  à 
gauche  sur  mon  fils,  sur  Guyot  et  sur  Collet,  que  ses  com- 
plices avaient  mis  hors  d'état  de  se  défendre  ;  il  ordonne  à 
ses  gens  de  marcher  sur  le  ventre  de  mon  fils;  ils  le  foulent 
longtemps  aux  pieds  ;  Guyot  s'évanouit  du  coup  qu'il  avait 
reçu  sur  la  tête;  ayant  repris  ses  esprits,  il  s'écrie  :  Faut-il 
que  je  meure  sans  confession  !  Meurs  comme  un  chien,  lui 
répond  le  curé,  meurs  comme  les  huguenots! 

C'est  à  l'évêque  à  savoir  ce  qu'il  doit  faire,  quand  il  ap- 
prendra que  ce  prêtre  eut  l'audace,  le  lendemain,  de  célébrer 
la  messe,  et  de  tenir  son  Dieu  entre  ses  mains  meurtrières. 
C'est  à  vous,  Monsieur,  à  vous  informer  comment  on  a  laissé 
en  place  un  homme  ci-devant  convaincu  d'avoir  donné  des 
soufflets,  dans  son  église,  à  deux  de  ses  paroissiens,  et  qui, 
en  dernier  lieu,  ayant  ruiné  les  communiers  de  Ferney  par 
des  procès,  a  traîné  en  prison  à  Gex  deux  de  ces  infortu- 
nés ^.. 


].  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  XL,  p.  199,  200.  A 
M.  le  lieutenant  criminel  du  pays  de  Gex,  et  aux  juges  qui  doivent 
prononcer  avec  lui  en  première  instance.  A  Sacconey,  le  3  janvier 
nCl.  Cette  requête  (rédigée  probablement  par  M,  de  Voltaire^  disent 
les  éditeurs  de  Kehi,  qui  n'ont  pas  hésité  à  l'admettre  dans  leur  édi- 
tion) est  naturellement  signée  du  plaignant,  Decroze,  et  de  Vachat, 
mi  procureur. 


TERREUR  QU'INSPIRE  ANCIAN.  49 

Sans  trop  de  présomption,  il  est  permis  de  décider 
quelle  plume  était  venue  en  aide  au  père  de  la  princi- 
pale.yictime,  honnête  horloger  du  grand  Sacconnex, 
qui  n'était  rien  moins  que  batailleur  et  auquel  il  fal- 
lut faire  violence  pour  le  déterminer  à  poursuivre  les 
assommeurs  de  son  fils.  On  sent  que  le  poôte,  chez 
lequel  le  blessé  avait  été  rapporté,  a  mis  la  main  à  la 
requête,  et  ce  rappel  du  procès  intenté  si  impitoyable- 
ment par  Ancian  aux  communiers  de  Ferney  suffirait 
à  déceler  son  auteur.  Le  pauvre  Decroze,  qui  savait 
ce  dont  le  curé  de  Moëns  était  capable,  n'était  pas 
pressé  de  se  commettre  et  se  défendait  de  signer  une 
telle  pièce.  Voltaire,  que  ces  hésitations  mettaient  hors 
de  lui,  écrivait  à  Gabriel  Cramer  : 

L'affaire  du  pauvre  Croze  est  incompréhensible  partout 
ailleurs  qu*en  France.  Un  prêtre  !  un  assassinat  prémédité  I 
un  billet  de  garantie  donné  par  ce  prêtre,  à  ses  complices  *  ! 
Il  mérite  la  roue  et  il  est  encore  impuni. 

Il  y  a  quinze  jours  que  de  Croze  est  entre  la  vie  et  la  mort, 
et  son  assassin  dit  la  messe.  Le  décret  n'est  point  mis  à  exé« 
cution  ;  on  cherche  à  temporiser,  on  veut  s'accommoder  et 
transiger  avec  la  partie  civile. 

Que  Philibert  (Cramer)  aille,  sur-le-champ,  chez  madame 
d'Albertas  ',  qu'elle  fasse  dire  à  Croze  père,  que  s'il  est  assez 
lâche  pour  marchander  le  sang  de  son  ûls,  il  deviendra  Thor- 
reur  du  public. 

Qu'on  aille  chez  lui,  qu*on  l'encourage,  qu'il  ne  rende  pas 
mes  peines  inutiles.  Cette  affaire  m'en  donne  assez  ;  que  le 

1.  On  disait  qu'il  avait  signé  un  billet  à  ses  complices,  par  lequel 
il  promettait  de  les  mettre  à  Tabri  de  toute  recherche  et  de  tout  dom- 
mage. Addition  à  la  requête  de  Croze  père;  10  janvier  1761. 

2.  Femme  du  premier  président  de  la  chambre  des  comptes  d'Aix. 
Voir  la  lettre  plaisante  que  Voltaire  adresse  au  président,  en  i7G5, 
Couvres  complètes  (Bei^chot),  t.  LXII,  p»  653,  554. 


50  UN  EMPLOI  DANS  LES  GALÈRES. 

géant  Piclet  coure  à  Saconay,  qu'il  ait  la  bonté  de  parler  à 
Croze.  11  ne  faut  pas  (ju'il  épargne  l'argent.  Un  des  assassins 
a  plus  de  dix  mille  écus  de  bien  :  le  curé  est  très-riche.  Il 
aura  des  dédommagements  trè&-considérables  '. 

Mais  le  bonhomme  refusait  toujours,  malgré  les 
sollicitations,  malgré  l'appât  d'une  forte  indenmité. 
a  Ils  me  tueront  !  disait-il.  —  Tant  mieux,  lui  ré- 
pondait Voltaire,  cela  rendrait  notre  affaire  bien  meil- 
leure*! »  A  coup  sûr,  l'auteur  de  la  Henriade  n'avait 
pas  besoin  qu'Ancian  fût  un  prêtre  pour  se  sentir  ré- 
volté d'une  telle  atrocité,  mais  il  ne  fut  nullement  fâ- 
ché, sans  doute  aussi,  de  l'occasion  qui  s'ofirait  de 
venger  ses  vassaux  d'un  oppresseur,  des  mains 
duquel  ils  n'étaient  sortis  qu'au  détriment  de  sa 
bourse';  et  il  ne  s'occupa  plus  qu'à  procurer  au  curé 
de  Moëns  «  un  emploi  dans  les  galères.  »  Mais  c'était 
là  encore  une  tâche  assez  ardue,  et  il  ne  devait  pas 
compter  que  ce*  dernier  s'y  prêtât  de  bonne  grâce, 
a  Le  curé  se  défend  tant  qu'il  peut;  il  dit  qu'il 
ne  veut  point  aller  aux  galères*.  »  Ancian  était  un 
homme  résolu,  s'il  était  violent,  adroit,  fin,  et  qui  savait 

1.  GaulUour.  Étrennes  naiionaleSf  lr<)  année,  1845,  p,  198.  Lettre 
do  Voltaire  à  Gabriel  Cramer. 

2.  Ibid,,  3*  année,  1855,  p.  215,  216.  Anecdolei  inédites  sur 
Voltaire,  racontées  par  François  Tronchin. 

8.  Le  père  Fessi,  dans  sa  lettre  citée  plus  bas,  ajoute  à  ceux-ci 
d'autres  griefs  non  moins  graves,  Ancian  aurait  représenté  à  M.  de 
Voltaire,  qui  s'était  emparé  d'un  chemin  nécessaire  aux  habitants  du 
pays,  sans  en  avoir  fourni  un  autre,  le  préjudice  qu'il  portait  aux  pa- 
roisses voisines,  et  sans  aucun  droit.  «  M.  de  Voltaire  a  été  obligé 
de  rendre  le  chemin,  et  ne  s'est  pas  caché  qu'il  fera  pendre  le  curé 
s'il  peut...  » 

4.'  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  228*  Lettre 
'le  Voltaire  à  Cideville  ;  Ferney^  4  janvier  176 1. 


MANOEUVRES  DU  CURE.  51 

qu'on  ne  l'abandonnerait  qu'à  toute  extrémité.  Son 
caractère  le  protégeait;  et,  au  moment  même  où  ceux 
qui  n'avaient  agi  que  sous  sa  pression  avaient  été 
obligés  de  prendre  la  fuite,  l'on  s'était  borné  à  l'ajour- 
ner., a  II  est  inouï,  écrivait  Voltaire  au  président  de 
Brosses,  qu'un  homme  convaincu  d'avoir  été  chercher 
lui-même,  à  une  demi-lieue  de  chez  lui,  des  assassins 
dans  un  cabaret,  de  les  avoir  armés,  d'avob  frappé  le 
premier,  d'avoir  encouragé  les  autres  à  frapper,  n'ait 
été  qu'assigné  pour  être  ouï,  tandis  que  ses  complices, 
cent  fois  moins  coupables,  ont  été  décrétés  de  prise 
de  corps.  »  Ancian  a  plus  d'un  ami  dans  la  magis- 
trature comme  dans  le  conseil  de  la  ville  de  Gex  ;  il  ob- 
tdnait  de  celui-ci  une  attestation  de  vie  et  de  mœurs, 
«  malgré  la  réclamation  du  notaire-conseiller  Vuaillet  * , 
au  fils  duquel  ce  même  curé  de  Moëns  donna  un  soufflet 
en  public,  l'an  1788,  soufflet  pour  lequel  il  essuya 
un  procès  criminel,  dont  minute  est  au  greffe,  et  qu'il 
accommoda  pour  cent  écus^.  »  Mais  il  ne  s'en  tient 
pas  là,  il  intrigue,  cherche  à  apaiser  Voltaire  ou 
à  contrebattre  son  influence,  fait  agir  auprès  des 
Decroze  qui  le  craignent  et  ne  seraient  peut-être  pas 
fâchés  d'en  rester  là.  S'il  fallait  en  croire  le  biUeux 
seigneur  de  Ferney,  le  jésuite  Fessi,  aumônier  du  ré- 
sident à  Genève,  dont  il  va  être  question  plus  loin,  au- 
rait cherché  à  intimider  la  sœur  de  la  victime,  lui  fai- 
sant une  nécessité  de  conscience  et  de  salut  d'obtenir 


1.  Ou  plutôt  Vaillet,  auquel  il  a  été  fait  allusion,  trois  pages  plus 
haut,  sans  le  nommer,  dans  la  requête  de  Decroze. 

2.  Voltaire  et  le  président  de  Brosses  (Didier,  Paris,  1858),  p.  130. 
Lettre  de  Voltaire  au  président;  Ferney,  30  janvier  1761. 


52         LB  CARROSSE  DE  M.  DE  VOLTAIRE. 

le  désistement  de  son  père.  U  n'est  que  juste  d'ajouter 
que  celui-ci  raconte  les  choses  difiéremment  :  il  n'au- 
rait pas  dépendu  de  cette  jeune  fille ,  à  l'entendre , 
qu'il  ne  donnât  dans  un  piège  auquel,  toutefois,  il 
sut  échapper.  Voltaire,  non  moins  actif,  ne  néglige 
rien  pour  arriver  à  son  but;  et  son  zèle  l'aurait  en- 
traîné bien  loin,  si  le  père  Fessi,  dans  ses  accusations 
contre  l'ennemi  de  son  couvent,  n'y  a  pas  mis  un  peu 
du  sien. 

Croîrîez-Yous,  Monsieur,  écrivait-il  au  conseiller  Le  Bault, 
qu'il  savait  en  correspondance  avec  Voltaire  et  qui,  au  même 
moment^  était  effectivement  sollicité  par  ce  dernier;  croiriez- 
vous,  Monsieur,  que  cet  homme  vraiment  rare  dans  son  es- 
pèce a  eu  Textravagance  de  s'afficher  plus  singulièrement 
encore.  On  a,  ces  jours  derniers,  recollé  et  confronté  à  Gex 
les  témoins  dans  l'affaire  du  curé  :  la  veuve  Burdet,  témoin 
principal  contre  luy,  et  dont  la  mauvaise  vie  est  publique, 
s'y  rendit  comme  les  autres,  mais  comment  pensez-vous 
qu'elle  y  vint?  dans  un  carrosse  à  quatre  chevaux  de  M.  de 
Voltaire;  elle  y  monta  à  Ferney,  chez  luy,  se  rendit  à  Gex, 
et  de  Gex  elle  revint  triomphalement  à  Ferney,  c'est-à-dire 
l'espace  de  trois  grandes  lieues.  Jugez  de  l'effet  qu'a  dû  pro- 
duire à  Gex  et  dans  tout  le  pays  cette  scène  singulière  ^ 

Cette  lettre  du  père  Fessi,  à  laquelle  nous  emprun- 
tons cette  petite  historiette,  bien  écrite,  fort  habile, 
est  loin  de  confirmer  les  récits  de  Voltaire  et  de  chan- 
ter ses  louanges  ;  elle  révèle  les  manœuvres  du  poëte 
pour  amener  le  châtiment  du  curé  de  Moëns,  et  n'ap- 
prend rien  à  personne,  en  assurant  que  le  mémoire  de 
Decroze  est  sorti  parachevé  du  château  de  Ferney. 

1.  Lettre  de  Voltaire  à  M,  le  conseiller  Le  Battit  (Paris,  Didier, 
18G8),  p.  2G.  Lettre  du  P.  Fessi,  sur  M.  de  Voltaire,  à  M.  Le  Bault; 
"  Tiève,  25  février  1761, 


OPINION  DU  PRÉSIDENT  DE  BROSSES.  53 

Elle  est  moins  abondante  au  sujet  du  procès,  et  glisse 
légèrement  sur  l'assassinat  de  Decroze  chez  laBurdet, 
que  Ton  ne  semble  pas  prendre  au  sérieux.  C'est  pour- 
tant un  assassinat  très-réel,  aux  yeux  du  président 
de  Brosses,  qui  sait  ce  qui  s'est  passé  et  rend  témoi- 
gnage de  l'honorabilité  de  l'horloger. 

C'est  un  très-hoanôte  homme,  que  je  connais  et  que  j'aime 
depuis  fort  longtemps.  De  plus,  sa  plainte  est  juste,  et  le 
curé  veut  en  vain  couvrir  ses  violences,  si  extraordinaires, 
du  prétexte  de  mettre  le  bon  ordre  dans  sa  paroisse...  J'ai 
pris  soin  de  me  faire  bien  informer  par  des  personnes  im- 
partiales. Je  vous  dirai  même  que  j'ai  vu  les  informations 
qui  sont  les  seules  choses  que  les  juges  écoutent  en  pareille 
matière... 

Après  de  telles  paroles  il  faut  bien  se  rendre,  et  re- 
connaître que  le  cas  du  curé  de  Moëns  avait  une  tout 
autre  gravité  que  ne  le  voulaient  faire  croire  ses  pro- 
tecteurs ou  ses  amis.  Mais,  s'il  donne  satisfaction  sur 
ce  point  à  Voltaire,  le  président  blâme  avec  autorité 
l'intervention  inutile  et  compromettante  de  l'auteur 
de  la  Benriade. 

J*ai  appris,  ajoute-t-il,  qu'il  y  avoit  encore  plusieurs  té- 
moins qui  pouvoient  être  entendus  dans  une  plus  ample  in- 
formation, et  que  vous  en  aviez  fait  venir  quelques-uns  chez 
vous,  où  ils  avoient  déclaré  ce  qu'ils  savoient.  J'en  suis 
fàché^  et  je  ne  voudrois  pas  qu'on  pût  objecter  que  l'on  a 
cherché  à  pratiquer  d'avance  des  témoins  qui,  en  pareil  cas> 
doivent  être  d'une  impartialité  complète  et  reconnue.  Trop 
de  chaleur  nuit  souvent  aux  affaires,  et  ce  seroit  bien  fort 
contre  votre  intention  si  celle  que  vous  montrez  pour  de 
Croze  alloit,  par  malheur,  procurer  cet  effet. 

Cela  est  excellemment  dit,  et  c'est  bien  là  véritable- 


54  LE  CONFESSEUR  DEVANT  LE  JUGE. 

ment  le  magistrat  qui  parle.  Mais  tout  Voltaire  n'est- 
il  pas  dans  ce  fait  qu'on  lui  reproche,  son  impétuosité, 
sa  passion,  son  habitude  de  naarcher  de  l'avant  et  de 
tout  oser  ?  Il  n'avait  eu  garde  de  passer  sous  silence  la 
tentative  d'intimidation  du  père  Fessi.  La  réponse  du 
président  n'est  pas  moins  remarquable  que  ce  qui  pré- 
cède et  mérite  bien  d'être  citée  tout  au  long  : 

Vous  voudriez  que  de  Croze  fît  assigner  le  père  jésuite  sur 
le  refus  d'absolution  fait  à  sa  fille.  Cette  démarche  pourroit 
plus  embarrasser  l'affaire  qu'elle  n'y  serviroit  peut-être.  La 
matière  est  fort  délicate.  Quoique  la  conduite  du  jésuite  soit 
très-répréhensible,  c'est  peut-être  ici  un  de  ces  cas  où  il 
devient  très -difficile  d'y  mettre  ordre.  Je  serois  bien  en 
peine  de  dire  quelles  peines  les  lois  humaines  peuvent  infli- 
ger à  un  prêtre  qui  ne  veut  pas  trouver  sa  pénitente  en  état 
d'être  absoute  ^  La  malice  des  hommes  est  au-dessus  de  leur 
sagesse  :  et  il  y  a  bien  d'autres  cas  dont  les  lois  ne  sauroient 
venir  à  bout  *. 

Dans  cette  même  lettre,  M.  de  Brosses  disait  à  Vol- 
taire que  l'affaire  ne  pouvait  manquer  de  venir  bientôt 
en  Tournelle.  Ancian,  fondant  ses  défenses  sur  une 
méprise  dans  les  dépositions,  avait  appelé,  du  décret 
d'ajournement  personnel.  «  On  a  déposé,  en  effet,  que 
ledit  curé  avait  été  boire  chez  madame  Burdet,  le  27, 
veille  de  l'assassinat,  et  il  se  trouve  que  ce  n'est  que 
le  26.  »  De  son  côté,  l'évêque  d'Annecy  prétendait 
avoir  seul  qualité  pour  juger  le  procès,  par  la  raison 
que  des  juges  séculiers  ne  pouvaient  connaître  des 

1 .  ((  Mot  remarquable,  fait  observer  M.  Foisset,  dans  la  bouche 
d'un  parlementaire,  surtout  après  tout  le  bruit  fait  par  les  corps  de 
judicature  pour  refus  de  sacremens.  » 

2.  Voltaire  et  le  président  de  Brosses  (Paris,  Didier,  1858),  p.  136. 
ntre  du  président  à  Voltaire  ;  le  11  février  1761. 


L'AFFAIRE  S'ARRANGE.  bh 

délits  d'un  prêtre,  trouvant  d'ailleurs  que  le  curé  de 
Moëns  n'avait  été  coupable  que  d'un  zèle  un  peu  in- 
considéré * .  Voltaire  avait  adressé  l'horloger  du  grand 
Sacconnex  à  son  propre  avocat,  maître  Amoult  du  bar- 
reau de  Dijon.  «  Vous  avez  les  pièces  entre  les  mains, 
lui  disait-il  :  je  vous  demande  en  grâce  de  presser 
cette  afiaire  ;  j 'aurai  très-soin  que  vous  ne  perdiez  pas 
vos  peines*.  »  Dans  une  autre  lettre,  à  la  date  du 
6  juillet,  ce  sont  les  mêmes  exhortations,  les  mêmes 
encouragements  à  ne  pas  lâcher  prise.  «  Si  ce  curé 
Ancian  est  brutal  comme  un  cheval,  il  est  malin 
comme  un  mulet  et  rusé  comme  un  renard;  mais, 
malgré  ses  ruses,  je  crois  que  je  vais  le  prendre  au 
gîte.  »  Cela  n'annonce  pas,  on  en  conviendra,  de  la 
part  de  Voltaire,  un  désir  bien  vif  d'apaiser,  de  conci- 
lier  les  parties  ;  et  nous  sommes  en  droit  d'être  quel- 
que peu  sceptiques,  lorsqu'il  se  vante  d'avoir  rendu 
au  curé  de  Moëns  le  service  le  plus  signalé  en  ame- 
nant Decroze  à  se  contenter  d'un  dédommagement 
de  quinze  cents  livres,  sans  détriment,  bien  entendu, 
de  tous  les  frais  '.  Pour  notre  compte,  nous  pensons 
que  les  choses  aiu*aient  été  poussées  à  toute  extrémité 
et  «  jusqu'aux  galères,  y>  si  les  puissances  n'avaient 
fait  savoir  officieusement  à  tout  le  monde  qu'il  fallait 
en  finir.  Le  père  Fessi,  à  propos  d'un  débat  auquel 
nous  arrivons,  avoue  que  les  jésuites  d'Omex  se  sont 

1 .  Lettre  de  Voltaire  à  M.  le  conseiller  Le  Bault  (Paris,  Didier, 
1868),  p.  16,  17.  Aux  Délices,  16  février  1761. 

2.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beachot),  t.  LIX,  p.  451.  Lettre 
de  VolUire  à  M.  Amoult;  à  Femey,  le  16  juin  1761. 

3.  iWd.,  t.  LXV,  p.  78.  Lettre  de  Voltaire  à  Tévéque  d'Annecy, 
29  avrU  1768, 


o()  TOUTE  RANCUNE  TENANTE. 

adressés  au  ministre  «  pour  arrêter  les  fureurs  de  cet 
homme  ;  »  et  il  se  peut  que  la  question  Ancian  eût  été 
jointe  au  dossier  des  griefs  des  bons  pères.  En  somme, 
le  curé  de  Moëns  avait  à  son  actif  et  pour  se  liquider 
logent  des  dîmes  avancé  à  ses  vassaux  par  le  sei- 
gneur de  Femey.  Mais  ce  ne  devait  pas  suffire  à  dissi- 
per l'amertume  d  une  correction  qui  pouvait  être 
autrement  sévère".  «  Il  ne  pardonna  jamais  ce  trait  à 
M.  de  Voltaire,  nous  dit  Wagnière^;  »  et  nous  le 
croyons  sans  peine . 

1.  Les  éditeurs  de  Kehl  disent  pourtant  qu'il  fut  condamné  aux 
galères  par  arrêt  du  parlement  de  Bourgogne,  pour  cet  assassinat 
prémédité,  mais  à  la  suite  d*un  second  procès  intenté  en  1708. 
Tout  cela  nous  paraît  des  moins  fondés,  et  aurait  grandement  besoin 
de  preuves  qu'on  ne  donne  pas.  M.  Henri  Beaune,  Tun  des  histo- 
riens de  Voltaire,  avocat  général  à  la  cour  de  Dijon,  a  bien  voulu 
parcourir  pour  nous,  un  à  un,  tous  les  arrêts  de  la  Tournelle  du 
parlement  de  Bourgogne  rendus  en  1768  et  1769,  sans  rencontrer 
trace  d'une  condamnation  prononcée  contre  le  curé  de  Moëns.  Il  se 
peut  que  Tarrôt  ait  disparu  ;  mais  cela  est  d'autant  moins  probable, 
que  les  minutes  des  arrêts  du  parlement  sont  en  bon  ordre,  bien 
qu'on  ait  négligé  jusqu'ici  de  les  maintenir  par  la  reliure. 

2.  Longchamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur  Fo//aire  (Paris,  1826), 
1. 1,  p.  42,  43.  Additions  au  Commentaire  historique. 


II 


LES  JÉSUITES  D'ORNEX.—  L*ÉGLISE  DE  FERNEY-  —  ÉCLAT 
DE  ROUSSEAU.  —  COMMENTAIRE  SUR  CORNEILLE. 


Voltaire  nous  a  donné  le  sommaire  des  occupations 
qui  emplissaient  sa  vie  à  cette  époque,  et  Ton  convien- 
dra que,  dans  ces  seuls  soins,  il  pouvait  trouver  l'em- 
ploi très-complet  et  très-dense  de  toute  une  journée. 
«  J'ai  de  terribles  affaires  sur  les  bras.  Je  chasse  les 
jésuites  d'un  domaine  usurpé  par  eux  ;  je  poursuis  cri- 
minellement un  curé;  je  convertis  une  huguenote  (?)  ; 
et  ma  besogne  la  plus  difficile  est  d'enseigner  la 
grammaire  à  mademoiselle  Corneille,  qui  n'a  aucune 
disposition  pour  cette  sublime  science  ^  »  Il  nous  faut 
parler  de  ces  démêlés  avec  les  jésuites,  qui  jouent, 
dans  cette  affaire,  un  rôle  de  rapacité  ténébreuse  dont 
on  ne  trouve  que  trop  d'exemples  dans  leur  histoire. 
Il  a  d'abord  vécu  en  bons  rapports  avec  ces  mêmes  re- 
ligieux contre  lesquels  il  va  procéder  avec  une  vigueur 
et  un  acharnement  que  nous  ne  demandons  pas  mieux 
d'attribuer  à  sa  seule  pitié  pour  une  famille  intéres- 
sante, à  la  veille  d'être  à  tout  jamais  dépouillée.  Une 

1.  Voltaire,  CEuvrei  complètes  (Bcuchot),  t.  LIX,  p  274.  Lettre 
de  Voltaire  à  d*ArgenUl;  26  janvier  1761. 


58  LES  JÉSUITES  AUX  DÉLICES. 

chose  que  nous  avons  eu  lieu  de  remarquer  cent  et 
cent  fois,  chez  Voltaire,  c'est  l'instinct,  c'est  le  besoin 
de  sociabQité.  Il  est  affable  par  penchant  et  par  na- 
ture, il  souhaite  d'être  en  bons  termes  avec  tout  ce  qui 
l'environne;  il  fera  même  les  avances  et  sera  très- 
sincère  dans  ces  démarches  bienveillantes.  Ainsi,  il 
semble  s'accommoder  du  voisinage  des  bons  pères, 
il  les  accueille  favorablement,  leur  sourit  :  son  attitude 
avec  eux  est  des  plus  encourageantes  et  des  plus  cor- 
diales. Ceux-ci,  loin  de  se  tenir  à  distance,  l'étaient 
allés  voir,  et,  se  trouvant  bien  reçus,  ils  ne  firent  pas 
scrupule  de  hanter  la  maison  de  l'ancien  élève  des 
Toumemine  et  des  Porée. 

Nous  arrivâmes  à.Genève,  le  \2  juin  (17B8),  raconte  i'ha- 
morislique  Grosley,  aux  premières  pages  de  son  ouvrage  sur 
l'Italie;  nous  vîmes  la  porte  d'un  beau  jardin  s'ouvrir  :  il  en 
sortit  une  chaise  très-étoifée^  et  nous  eûmes  Tapparition  de 
deux  jésuites  qui  la  remplissoient.  Nous  sçûmes  depuis  que 
ce  jardin  n'étoit  autre  chose  que  les  Délices  de  M.  de  Voltaire; 
que  les  jésuites  ont  sur  la  ligne  qui  sépare  le  pays  de  Gex 
de  Genève  une  maison  ou  hospice,  et  que  ces  pères  frater- 
nifioient  avec  M.  de  Voltaire.  Il  fallut  toutes  ces  explications 
pour  nous  familiariser  avec  leur  apparition  sous  le  canon 
de  Genève.  On  nous  apprît  même  que  ces  pères  n'étoienl 
point  absolument  étrangers  à  Genève,  depuis  qu'ils  s'y  peu- 
vent montrer  publiquement,  sous  la  qualité  d'aumôniers  du 
résident  de  France  ^ 

Ces  relations  étaient  des  plus  amicales  ;  l'on  se  fai- 
sait de  mutuelles  concessions,  ce  qui  est  le  moyen  de 
toujours  s'entendre.  «  J'ai  un  château  à  la  porte  du- 

1.  Observations  sur  V Italie  et  les  Italiens  (Londres,  1770],  t.  I, 
D.  12,  13. 


9E5F1ŒE  B£  {aiASKT.  hi* 

que!  il  y  a  quatre  jésufties,  écrivait  M.  ^  ViJtaire  dant? 
le  courant  d'août  17S9;  ils  m\mi  abanàoraiê  trère 
Berthier;  je  leur  fais  de  petits  plaisirs,  et  ils  me  dis«it 
la  messe  quand  je  Teui  bien  IVntendre^  »  (fin  vint 
rompre  cet  accord  et  chang^er  les  bc»ns  pr<:»cédés  en 
une  guerre  déclarée,  dans  laquelk  devaient  suc^com- 
ber  les  quatre  jésuites?  Le  poète  va  nous  rapprendre; 
mais  est-il  bien  sûr  que  quelques  petits  méa>nt*'nte- 
ments  ne  Taossent  pcHnt  déjà  mal  disposé  envei^  eux? 
Riaa  à  cet  égard  que  nous  sachions.  Le  pêne  Fessi 
parie  bien  des  c  motifs  anciens  et  généraux  »  de  sa 
haine  pour  les  jésuites;  mais  Tai^ument  n^a  pas  de 
valeur,  an  moins  dans  la  bouche  d'un  jésuite  d'Or- 
nex,  puisque  leurs  rapports  avaient  été  d'abord  excel- 
lents*. 

En  prenant  possession  de  Femey,  Voltaire  avait 
fait  connaissance  avec  six  firères  \  MM.  Desprez  de 
Crassy,  d'une  ancienne  noblesse  du  pays,  tous  au 
sernee  du  roi,  plus  riches  d'aïeux  que  de  revenus,  et 
propriétaires  nominaux  d'une  terre,  le  clos  Balthaiard, 
qui,  depuis  longues  années,  était  engagée  par  anti- 
chrèse  à  des  prêteurs  genevois.  Cette  situation  n'avait 
rien  que  d'ordinaire,  et  ils  pouvaient  espérer  un  jour. 


1.  VolUire,  CEwres  eompiètet  ^Beuehol),  t.  LVIU,  p.  160.  Lettre 
de  VolUûrte  à  D'Alembeit;  aax  Délices,  th  d'augosle  1759. 

2.  Lettres  imédites  de  Voltaire  am  comseiiUr  Le  Bault  (Didier,  Pa- 
ris, 1S68),  p.  21.  Lettre  da  P.  Pesai  i  M.  Le  Banlt;  Genève,  2S  fî^ 
Trier  1T61. 

3.  Uami  sa  lettre  da  5  mai  1770,  à  madame  du  Deffand,  il  dit  : 
sept  frères  et  deux  aœare.  C^est  encore  sept  frères,  dans  la  Jl^iue 
<fe  jr.  de  Voltaire  à  me  lettre  onoiqrMe,  Œmwres  eompiètet  (Beuchot), 
t.  XLV,  p.  147. 


m  LE  CLOS  BÂLTHAZARD. 

par  des  alliances  ou  autrement,  se  libérer  et  rentrer 
en  possession  du  domaine  aliéné.  Par  malheur  pour 
eux,  les  jésuites  de  Gex,  ayant  acquis  dans  Ornex  des 
terres  dont  la  valeur  pouvait  être  évaluée  à  deux  mille 
écus  de  revenus,  furent  pris  de  la  tentation  si  natu- 
relle de  s'agrandir  ;  rien  ne  pouvait  mieux  leur  con- 
venir que  le  domaine  de  MM.  de  Crassy,  et  rien  ne 
paraissait  plus  facile  que  d'en  devenir  acquéreurs.  Le 
père  Fessi  "  fit  des  démarches  auprès  d'un  syndic  de 
Genève,  M.  Dauphin  de  Chapeaurouge,  le  détenteur 
du  clos  Balthazard,  qui  consentit  aisément  à  les  sub- 
stituer à  ses  droits  (17S6).  Il  fallait  des  lettres  pa- 
tentes du  roi;  il  les  obtint  (1757),  ainsi  que  leur  enté- 
rinement au  parlement  de  Bourgogne.  IJ  existait,  il 
est  vrai,  des  mineurs  qui  pourraient  un  jour  faire  an- 
nuler la  vente';  mais,  sous  toute  apparence,  MM.  de 
Crassy  ne  seraient  jamais  en  situation  de  rembourser 
la  somme  dont  le  bien  de  leurs  aïeux  était  le  g£Lge^  et 
c'est  même  ce  que  les  nouveaux  acquéreurs  eurent 
soin  de  faire  valoir  dans  leur  requête*.  Ces  derniers 
comptaient  sans  Voltaire  qui,  à  peine  instruit  de  cette 

1.  «  Dont  le  véritable  nom  était  Fesse,  »  nous  dit  Voltaire  qui 
ne  se  permettait  que  trop  souvent  de  ces  plaisanteries  équivoques  à 
regard  de  ses  ennemis.  «  Je  ne  m^arréte  pas  à  vous  faire  remarquer, 
écrivait  le  supérieur  d'Orne\  à  M.  Le  Bault  dans  la  lettre  Diôme 
qu«  nous  avons  déjà  citée  et  à  laquelle  nous  aurons  encore  à  re- 
venir, .le  tour  digne  du  plus  bas  farceur,  par  lequel  il  substitue  à 
mon  nom  de  baptême  qui  est  Joseph  le  nom  de  Jean,  pour  faire  avec 
celui  de  Fesse  un  composé  dans  le  goût  sublime  du  théâtre  de  la 
Foire,  on  des  gentillesses  de  la  Pucelle.  » 

2.  Voltaire,  OEuvres  complètes  (Bouchot),  t.  XXH,  p.  354,  365. 
Histoire  du  parlement  de  Paris  ;  t.  XLV,  p.  147,  148.  Lettre  anonyme 
à  M.  de  Voltaire,  et  la  réponse;  t.  LXVHI,  p.  477,  478.  Lettre  de 
Voltaire  à  M.  de  Maupeou  (t774). 


BONNE  VICTOIRE   PHILOSOPHIQUE.  (M 

manœuvre,  se  mettait  en  campagne  avec  sa  fougue 
et  son  emportement  accoutumés  :  il  ne  sera  pas  dit 
que  Ton  dépouillera  à  ses  yeux  six  orphelins,  six  bons 
serviteurs  du  roi, 'sans  qu'il  n'arme  énergiquement 
pour  leur  défense  !  Mais ,  convenons-en ,  l'envie  de 
prouver  aux  Berthier,  aux  Kroust  et  tutti  quanti , 
qu'il  ne  fait  pas  bon  s'attaquer  à  lui,  le  presse  encore 
davantage. 

Vous  aurez  peut-être  ouï  dire  à  quelques  frères  que  j'ai 
des  jésuites  tout  auprès  de  ma  terre  de  Feroey;  qu'ils  ont 
usurpé  le  bien  de  six  pauvres  gentilshommes,  de  six  frères, 
tous  officiers  dans  le  régiment  de  Deux  Ponts  ;  que  les  jé- 
suites, pendant  la  minorité  de  ces  enfants,  avaient  obtenu 
des  lettres  patentes  pour  acquérir  à  vil  prix  le  domaine  de 
ces  orphelins;  que  je  les  ai  forcés  de  renoncer  à  leur  usur- 
pation, et  qu'ils  m*ont  apporté  leur  désistement.  Voilà  une 
bonne  victoire  de  philosophes.  Je  sais  bien  que  le  frère  Kroust 
cabalera,  que  le  frère  Berthier  m'appellera  athée;  mais  je 
vous  répète  qu'il  ne  faut  pas  plus  craindre  ces  renards  que 
les  loups  de  jansénistes,  et  qu'il  faut  hardiment  chasser  aux 
bêles  puantes.  Ils  ont  beau  hurler  que  nous  ne  sommes  pas 
chrétiens,  je  leur  prouverai  bientôt  que  nous  sommes  meil- 
leurs chrétiens  qu'eux  i. 

Toute  sa  correspondance  est  pleine  de  cette  affaire  ; 
et  il  faut  voir  comme  il  traite  ces  acquéreurs  douce- 
reux qui ,  humainement  parlant ,  étaient  dans  leur 
droit,  mais  avaient  songé  à  profiter  peu  charitable- 
ment de  la  passe  difficile  de  MM,  de  Crassy  pour  avoir 
le  domaine  au  prix  de  la  créance.  «  Vous  demandez 
des  détails  sur  mon  triomphe  de  gente  jesuiticâ  :  ce 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchol),  t.  LIX,  p.  223,  224. 
Lettre  de  Voltaire  à  HeJvetius  ;  Ferney,  2  janvier  1761. 

VI.  .  4 


62  UN  RETOUR  DS  FORTUNE. 

triomphe  n'est  qu'une  ovation  :  nul  péril,  nul  sang 
répandu..*  les  jésuites  se  sont  soumis;  l'afiaire  est 
faite.  S'il  y  a  quelque  discussion,  on  fera  un  petit 
factum  bien  propre  que  vous  lirez*  avec  édification  * .  » 
Cinq  semaines  après,  il  répondait  modestement  aux 
félicitations  du  marquis  d'Argence  :  a  Je  ne  mérite 
pas  tout  à  fait  les  compliments  dont  vous  m'honorez 
sur  l'expulsion  du  gros  père  Fessi  ;  j'ai  bien  eu  l'a- 
vantage de  chasser  les  jésuites  de  cent  arpents  de 
terre  qu'ils  avaient  usurpés  sur  des  officiers  du  roi; 
mais  je  ne  peux  leur  ôter  les  terres  qu'ils  possédaient 
auparavant,  et  qu'ils  avaient  obtenues  par  la  confis- 
cation des  biens  d'un  gentilhomme  :  on  ne  peut  pas 
couper  toutes  les  têtes  de  l'hydre  *.  »  Le  poëte  s'était 
empressé,  comme  il  nous  l'apprend,  de  déposer  au 
greffe  du  bailliage  la  somme  nécessaire  pour  rem- 
bourser le  créancier,  et  la  famille  fut  rémise,  par  un 
arrêt  du  parlement  de  Dijon,  en  possession  de  ce  do- 
maine depuis  trop  longtemps  aliéné.  Mais  l'avenir  est 
plein  d'incidents  bizarres,  de .  retours  de  fortune  qui 
déroutent  toute  prévision  comme  tout  calcul,  m  Le 
bon  de  l'affaire,  dit  l'auteur  du  Commentaire  histo- 
rique^ c'est  que  peu  de  temps  après,  lorsqu'on  délivra 
la  France  des  révérends  pères  jésuites,  ces  mêmes 
gentilshommes,  dont  les  bons  pères  avaient  voulu 
ravir  le  bien,  achetèrent  celui  des  jésuites  qui  était 
contigu.  M.  de  Voltaire,  qui  avait  toujours  combattu 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  L1X,  p.  25t.  Lettre 
de  Voltaire  à  Thiériotj  16  janvier  1761. 

2.  Ibid,,  t.  LIX,  p,  32t.  Lettre  de  Voltaire  au  marquie  4'Argence 
de  Dirac  ;  2  4  février  1761. 


DEUX  SORTES  DE  VIEILLARDS.  63 

les  athées  et  les  jésuites,  écrivit  qu'il  fallait  reconnaître 
une  Providence  ^  » 

Il  est  enivré  de  son  triomphe.  Mais  ce  qui  le  ravit 
le  plus,  c'est  son  indépendance  qui  va  jusqu'à  la 
souveraineté.  Non-seulement  il  a  fait  sa  paix  avec  la 
cour,  mais  il  se  croit  en  droit  de  se  targuer  de  quel- 
que crédit.  Peu  lui  importe  tout  cela,  il  est  vrai,  car, 
à  ses  yeux,  le  seul  bien  désirable  se  résume  à  n'avoir 
besoin  de  personne,  à  ne  courtiser  personne.  «  Il  y  a 
des  vieillards  doucereux,  circonspects,  pleins  de  mé- 
nagements, comme  s'ils  avaient  leur  fortune  à  faire. 
Fontenelle,  par  exemple,  n'aurait  pas  dit  son  avis,  à 
l'âge  de  quatre-vingt-dix  ans,  sur  les  feuilles  de  Fré- 
ron.  Ceux  qui  voudront  de  ces  vieillards-là  pourront 
s'adresser  à  d'autres  qu'à  moi  ^.  »  C'est  là  s'exprimer 
en  Romain,  cela  sent  tout  au  moins  son  paysan  du 
Danube.  Mais  parlerait-il  avec  cette  assurance  s'il 
n'avait  pas  la  conscience  nette,  et  n'est-il  pas  fort  bon 
chrétien  et  meilleur  chrétien  que  ces  ambitieux  jé- 
suites qui  guignaient  doucereusement  le  bien  de  leur 
voisin?  Il  se  fait  encenser  tous  les  dimanches  à  sa  pa- 
roisse, il  édifie  ses  vassaux  ;  «  et  dans  peu  l'on  en 
verra  bien  d'autres  ',  »  ajoute-t-il  d'un  air  mysté- 
rieux, dont  nous  aurons  l'explication  plus  tard.  Qui 
oserait  dire  que  la  cause  de  Dieu  n'est  pas  la  sienne, 
qu'il  ne  la  sert  pas  mieux  que  ces  malheureux  qui  le 

1.  Voltaire,    Œuvres  complètes  (Beuchot),  l.  XLVIIÏ,    p*   867» 
Commentaire  historique» 

2.  Ibid.,  t.  LIX^  p.  249.  Lettre  de  Voltaire  à  madame  du  Deffand; 
Ferney,  15  janvier  1761. 

3.  ma.,  t.  LIX,  p.  232.  Lettre  de  Voltaire  h  D'Alembert;  Fer- 
ney,  6  janvier  1761. 


64  VOLTAIRE  PORT  BON  CHRÉTIEN. 

damnent?  «  Oui,  mort-dieu!  s'écrie-t-il  dans  un  bel 
élan  dithyrambique,  je  sers  Dieu,  car  j'ai  en  horreur 
les  jésuites  et  les  jansénistes;  car  j'aime  ma  patrie, 
car  je  viens  à  la  messe  tous  les  dimanches,  car  j'éta- 
blis des  écoles,  car  je  bâtis  des  églises,  car  je  vais 
établir  un  hôpital,  car  il  n'y  a  plus  de  pauvres  chez 
moi,  en  dépit  des  commis  des  Gabelles.  Oui,  je  sers 
Dieu,  je  crois  en  Dieu,  et  je  veux  qu'on  le  sache.  » 
Et,  pour  qu'on  le  sache,  que  Ton  n'en  doute  pas, 
qu'on  ferme  la  bouche  aux  médisants,  aux  calomnia- 
teurs ,  non-seulement  il  sanctifiera  le  dimanche , 
comme  le  doit  tout  chrétien  digne  de  ce  nom,  mais 
il  fera  ses  Pâques,  ainsi  qu'on  les  lui  a  déjà  vu  faire 
en  Alsace,  en  un  moment  où  il  n'était  pas  inutile  qu'on 
le  crût  très-fervent.  «  Oui,  pardieu,  s'écrîe-t-il  encore, 
je  communierai  avec  madame  Denis  et  mademoiselle 
Corneille  *,  et  si  vous  me  fâchez,  je  mettrai  en  rimes 
le  Tantum  ergo^.  »  Et  ce  n'était  pas  une  vaine  me- 
nace :  il  parle  de  cette  pasquinade  sacrilège  comme  de 
chose  faite,  dans  une  lettre  à  ses  anges,  du  29  mars^. 

1 .  Un  capucin  vint  en  effet  à  Ferney  les  confesser.  Gomme  il 
quittait  le  château,  il  rencontra  Voltaire  occupé  avec  un  maçon.  En 
Tapercevant,  le  poëte  lui  dit  :  «  Père,  vous  venez  de  donner  bien 
des  absolutions,  ne  m^en  donnerez-vous  pas  une  aussi,  à  moi,  qui  me 
confesse  ici  à  vous,  et  devant  témoins,  que  je  ne  fais  de  mal  à  per- 
sonne, au  moins  sciemment  ?»  Le  père  se  mit  à  rire  et  répondit  que 
cela  était  assez  notoire  à  Femey  et  dans  son  couvent.  En  disant  ces 
mots,  il  serrait  un  écu  de  six  francs  que  Voltaire  lui  avait  mis  dans 
la  main  ;  il  Ten  remercia,  lui  demanda  la  continuation  de  ses  bontés 
pour  sa  communauté^  et  partit  fort  content.  Longchamp  et  Wagnière, 
Mémoires  sur  Voltaire  (Paris,  André^l826),  t.  I,  p.  198,  199.  Exa- 
men des  Mémoires  de  Bachaumont, 

2.  Voltaire^  Œuvres  complètes  (Bouchot),  t.  LIX,  p.  313.  Lettre 
de  Voltaire  à  d'ArgenUl;  16  février  1761. 

3.  ibid,^  t.  LIX,  p.  350.  Au  même;  aux  Délices,  29  mars  17C1. 


LA  VIEILLE  ÉGLISE  DE  FERNEY.  60 

Mais  n'était-ce  pas  légitimer  cette  prédiction  outra- 
geante de  Fréron  à  l'égard  de  l'asile  qui  était  offert  à 
mademoiselle  Bodogune^  à  Femey  :  a  II  faut  avouer 
qu'en  sortant  du  couvent,  mademoiselle  Corneille  va 
tomber  en  de  bonnes  mains?  » 

Voltaire  se  glorifiera  toute  sa  vie  d'avoir,  lui  pro- 
fane, élevé  un  temple  à  Dieu.  On  voudrait  attribuer  à 
sa  piété  cet  acte  de  munificence  plus  apparente  que 
réelle.  L'ancienne  église,  fort  laide  d'ailleurs,  tom- 
bait en  ruines  ;  l'auteur  de  la  Henriade ,  en  procé- 
dant aussi  généreusement,  semblait  mériter  égale- 
ment de  Dieu  et  des  hommes,  et  la  dernière  chose  à 
laquelle  on  se  fût  attendu,  sans  doute,  eût  été  l'inter- 
vention menaçante  de  la  juridiction  ecclésiastique.  Il 
faut  avouer  qu'il  y  a  quelque  peu  à  rabattre  de  tout 
ce  zèle  et  de  toute  cette  générosité,  dont  le  mobile 
est  infiniment  plus  humain  et  personnel.  L'église 
masquait  le  château,  et  ce  bâtiment  maussade  cha- 
grinait fort  le  châtelain  de  Ferney,  qui  crut  que  tout 
s'arrangerait  en  faisant  les  frais  d'un  nouvel  édifice.  Il 
fit  mettre  à  bas,  sans  plus  de  cérémonie,  une  moitié 
de  l'égUse,  les  murs  du  cimetière  et  déplacer  une 
grande  croix  de  bois  qui  le  dominait.  Cent  fois,  un 
seigneur  de  paroisse,  étranglé  par  une  clôture  ou 
aveuglé  par  un  bâtiment  projetant  trop  d'ombre  sur 
son  propre  castel,  s'était  permis  pareille  hcence,  à 
laquelle,  du  reste ^  tout  le  monde  ici  devait  gagner,  lui 
un  peu  plus  de  soleil  et  d'air,  le  curé  et  les  parois- 
siens un  monument  plus  beau,  plus  élégant,  mieux 
ordonné.  Mais  Voltaire  ,  en  prenant  possession  , 
s'il  s'était  déclaré  l'amie  le  protecteur  de  son  trou- 

4. 


66  0TEZ*M01  CETTE  POTENCE. 

peau,  n'avait  que  trop  accusé  ses  intentions  peu 
tendres  à  Tégard  de  ceux  qui  le  régissaient,  parfois 
avec  peu  de  lumières  et  d'humanité,  au  spirituel. 
L'on  a  assisté  à  ses  démêlés  avec  le  prêtre  Ancian,  et 
Voltaire  devait  s'attendre,  un  jour  ou  l'autre,  avec  la 
connaissance  qu'il  avait  du  tempérament  violent  et  hai- 
neux du  personnage,  à  quelque  méchant  tour  du  curé 
de  Moëns.  Ce  dernier,  en  effet,  déterminait  son  col- 
lègue de  Ferney  à  transférer  le  saint-sacrement  dans 
son  église,  lui  persuadant,  ainsi  qu'aux  habitants, 
que  la  leur  avait  été  profanée.  On  faisait  tenir,  en 
outre,  au  poëte  un  propos  qui  n'était  ni  décent,  ni 
prudent,  relevé  et  colporté  par  une  couturière  de 
Ferney  :  a  Qu'on  m'ôte  cette  potence  I  »  aurait-il  dit, 
en  désignant  la  croix  condamnée  comme  l'église  à 
disparaître.  Mais  à  qui  fera-t-on  croire  cela,  et  qui  le 
supposera  capable  d'une  pareille  horreur  ? 

Et  de  quoi  s'agit-il,  pour  faire  tant  de  vacarme?  D'une 
croix  de  bois  qui  ne  peut  subsister  devant  un  portail  assez 
beau  que  je  fais  faire,  et  qui  en  déroberait  aux  yeux  toute 
l'architecture.  11  a  fait  dire  (l'official  de  Gex)  à  un  malheu- 
reux que  j'ai  appelé  cette  croix  figure;  à  un  autre,  que  je  l'ai 
appelée  poteau  :  il  prétend  que  six  ouvriers  qu'il  a  interrogés 
déposent  que  je  leur  ai  dit,  en  parlant  de  cette  croix  de  bois 
qu'il  fallait  transplanter  :  Otez-moi  cette  potence.  Or  de  ces  six 
ouvriers^  quatre  m'ont  fait  serment,  en  présence  de  témoins^ 
qu'ils  n'avaient  jamais  proféré  une  pareille  imposture  et 
qu'ils  avaient  répondu  tout  le  contraire.,. 

Au  reste^  Monsieur^  je  suis  bien  aise  de  vous  dire  que 
cette  croix  de  bois,  qui  sert  de  prétexte  aux  petits  tyrans 
noirs  de  ce  petit  pays  de  Gex,  se  trouvait  placée  tout  juste 
vis-à-vis  le  portail  de  l'église  que  je  fais  bâtir;  de  façon  que 
la  tige  et  les  deux  bras  l'offusquaient  entièrement,  et  qu'un 
^e  ces  bras,  étendu  juste  vis-à-vis  le  frontispice  de  mon 


UN  TERME  D'ART.  .  67 

château,  figurait  réellement  une  potence,  comme  le  disaient 
les  charpentiers.  On  appelle  potence,  en  terme  de  Tart,  tout 
ce  qui  soutient  des  chevrons  saillants;  les  chevrons  qui  sou- 
tiennent un  toit  avancé  s'appellent  potence  ;  et  quand  j'au- 
rais appelé  cette  figure  potence,  je  n'aurais  parlé  qu'en  bon 
architecte  *". 

A  merveille  !  interprété  de  la  sorte,  le  mot  devient 
innocent,  c'est  un  terme  de  Fart.  Nous  en  sommes 
bien  aise,  car,  quoi  qu'il  prétende.  Voltaire  a  tenu 
le  propos ,  et  cela  nous  est  attesté  par  un  ami  du 
poëte  qui,  comme  on  va  le  voir ,  eut  à  prendre  sa 
défense,  et  réussit  à  détourner  le  péril  de  cette 
tête  de  vieil  enfant  écervelé.  Le  curé  de  Moëns  ex- 
ploita habilement  toutes  ces  imprudences  ;  et  la  trans- 
lation du  saint-sacrement  à  Moëns,  opérée  avec  une 
solennité  inusitée  au  milieu  de  la  population  conster- 
née, ne  laissait  pas  d'avoir  quelque  ressemblance 
avec  ces  manifestations  menaçantes  qui,  au  moyen 
âge,  présidaient  aux  plus  terribles  mesures  de  l'É- 
glise contre  ceux  qui  avaient  provoqué  ses  foudres. 
En  effet,  les  hostilités  ne  tardaient  pas  à  commen- 
cer ;  et,  si  Voltaire  avait  voulu  la  lutte,  il  allait  être 
servi  à  souhait.  Ancian  avait  tout  aussitôt  dénoncé  le 
sacrilège  à  l'official  de  Gex.  Toute  la  justice  ecclésias- 
tique et  séculière  descendit  à  Ferney,  nous  dit  Wa- 
gnière,  et  l'auteur  du  poëme  de  la  Religion  naturelle 
se  vit  sur  les  bras  un  procès  criminel  qui  pouvait 
avoir  de  graves  conséquences,  bien  qu'il  affectât  de 
s'en  préoccuper  faiblement^. 

1.  Voltaire,  OEuvreè  Complètes  (Beuchot).  t.  LIX,  p.  490,  491. 
Lettre  de  Vollaire  à  M.ArnouU  de  Dijon;  Ferney^  le  6  juillet  1761. 

2.  LoDgchamp  et  Wagnlère,  Mémoires  sur  Fo/iaire  (Paris,  André, 


VtH  PAMPARONNADES. 

Je  VOUS  ai  caché  une  partie  de  mes  douleurs,  écrivait-il  à 
d'Argental,  mais  enfin  il  faut  que  vous  sachiez  que  j'ai  la 
guerre  contre  Je  clergé.  Je  bàlis  une  église  assez  jolie,  dont 
le  frontispice  est  d*une  pierre  aussi  chère  que  le  marbre;  je 
fonde  une  école;  et,  pour  prix  de  mes  bienfaits,  un  curé 
d'un  village  voisin,  qui  se  dit  promoteur,  et  un  autre  curé 
qui  se  dit  officiai,  m'ont  intenté  un  procès  criminel  pour  un 
pied  et  demi  de  cimetière,  et  pour  deux  côtelettes  de  mouton 
qu'on  a  prises  pour  des  os  de  morts  déterrés. 

On  m'a  voulu  excommunier  pour  avoir  voulu  déranger  une 
croix  de  bois,  et  pour  avoir  abattu  insolemment  une  partie 
d'une  grange  qu'on  appelait  paroisse. 

Gomme  j'aime  passionnément  à  être  le  maître^  j'ai  jeté  par 
terre  toute  l'église,  pour  répondre  aux  plaintes  d'en  avoir 
abattu  la  moitié.  J'ai  pris  les  cloches,  l'autel,  les  confession- 
naux, les  fonts  baptismaux;  j'^i  envoyé  mes  paroissiens  en- 
tendre la  messe  à  une  lieue. 

Le  lieutenant  criminel,  le  procureur  du  roi,  sont  venus 
instrumenter  ;  j'ai  envoyé  promener  tout  le  monde;  je  leur 
ai  signifié  qu'ils  étaient  des  ânes,  comme  de  fait  ils  le  sont. 
J'avais  pris  des  mesures  de  façon  que  M.  le  procureur  géné- 
ral du  parlement  de  Dijon  leur  a  confirmé  cette  vérité.  Je 
suis  à  présent  sur  le  point  d'avoir  l'honneur  d'appeler  comme 
d'abus...  Je  crois  que  je  ferai  mourir  de  douleur  mon  évo- 
que, s'il  ne  meurt  pas  auparjivant  de  gras  fondu. 

Vous  noterez,  s'il  vous  plaît,  qu'en  même  temps  je  m'a- 
dresse au  pape  en  droiture.  Ma  destinée  est  de  bafouer 
Rome,  et  de  la  faire  servir  à  mes  petites  volontés.  L'aven- 
ture de  Mahomet  m'encourage.  Je  fais  donc  une  belle  requête 
au  Saint-Père;  je  demande  des  reliques  pour  mon  église, 
un  domaine  absolu  sur  mon  cimetière,  une  indulgence  in 
articulo  mortis,  et,  pendant  ma  vie,  une  belle  bulle  pour 
moi  tout  seul,  portant  permission  de  cultiver  la  terre  les 
jours  de  fête,  sans  être  damné... 

Si  ma  supplique  au  pape  et  ma  lettre  au  cardinal  Pas- 
sionei  sont  prêtes  au  départ  de  la  poste,  je  les  mettrai  sous 

1826),  t.  I,  p.  43,  44.  Additions  au  Commentaire  historique.  Voir 
«ussi  OEuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LVIII,  p.  529,  536. 


SUPPLIQUE  AU  PAPE.  69 

les  ailes  de  mes  anges,  qui  auraient  la  bonté  de  faire  passer 
mon  paquet  à  M.  le  duc  de  Choiseul  ;  car  je  veux  qu'il  en 
riû  et  qu'il  m'appuie.  Cette  négociation  sera  plus  aisée  à  tcr- 
roiaer  honorablement  que  la  paix  >. 

Il  est  bien  fâcheux  que  cette  supplique  au  Pape  et 
la  lettre  au  cardinal  ne  se  soient  pas  retrouvées.  Nous 
n'insisterons  pas  sur  le  ton  de  ce  qui  précède  et  sur 
les  dernières  lignes  particulièrement.  Mais  ce  qui  est 
plus  étrange  que  le  reste,  peut-être,  c'est  qu'un 
ministre  du  roi  pût  consentir  non-seulement  à  rire 
d'aussi  indécentes  plaisanteries,  mais  à  aider  leur 
auteur  dans  son  inconcevable  démarche.  Disons,  tou- 
tefois, que  si  Ton  se  moque,  que  si  Ton  bafoue  «  ce 
pantalon  de  Rezzonico  »  dans  une  correspondance 
intime,  il  n*y  a  pas  à  douter  que  la  requête  ne  fût  des 
plus  convenables  et  des  plus  respectueuses.  Voltaire, 
cela  est  visible,  fait  le  fanfaron  dans  le  récit  de  ses 
débats  et  de  ses  prouesses  ;  il  exagère,  il  se  vante. 
Ses  relations,  qui  furent  toujours  excellentes  avec  le 
cardinal  Passionei,  sont  une  garantie  du  ton  parfait 
do  ces  deux  pièces  malheureusement  perdues.  En 
somme,  tout  cela  était  à  ses  yeux  fort  sérieux  en  un 
point.  Il  voulait  être  le  maître  au  spirituel  comme  au 
temporel,  et  tenir  en  échec  le  clergé  qui  l'avait  en 
horreur,  par  ces  témoignages  flagrants  de  son  crédit 
et  de  sa  faveur  auprès  du  Saint-Siège. 

Mais,  encore  un  coup,  avant  d'arriver  à  leurs 
adresses,  il  faut  que  ses  deux  lettres  aient  le  bonheur 
de  dérider  des  gens  auxquels  il  tient  à  plaire,  ses  an- 

1.  VolUire,  Œuvres  complètes  (Bouchot),  t.  LIX,  p.  400,  461, 
462.  Lcllro  do  VolUiro  à  d'Ar^ontol;  31  Juin  1761. 


70  CLÉMENT  Illl  ET  PAS3I0NEI. 

ges  d'abord,  le  ministre  ensuite.  «  Je  suppose  qu'ils 
ont  reçu  mou  paquet  pour  le  Siiint-Père,  qu'ils  ont 
ri;  que  M.  le  duc  de  Choiseulari,  que  le  cardinal  Pas- 
sioDei  rira.  Pour  le  sieur  Rezzonico,  il  ne  rit  point. 
On  dit  que  mon  ami  Benott  valait  bien  mieux  '.  » 
Faux  ou, vrai,  le  portrait  qui  lui  a  été  fait  de  Clé- 
ment XIII  n'est  pas  flatté  :  «  C'est  un  bœuf  qui  ne  sait 
pas  un  mot  de  français,  et  qui  est  assez  épais  pour  ne 
me  pas  connaître  ;  mais  ce  n'est  pas  à  lui  que  j'écris, 
c'est  au  cardinal  Passionei ,  homme  de  beaucoup 
d'esprit,  homme  de  lettres,  et  qui  fait  de  Rezzonico  le 
cas  qu'il  doit.  »  A  tout  événement,  il  faut  que  M.  le 
duc  de  Choiseul  fasse  arriver  le  paquet  à  destination. 
«  La  grâce  est  légère  ;  ïnais  je  la  demande  instam- 
ment. Monsieur  le  comte  de  Choiseul,  protégez-moi 
dans  cette  importante  négociation  '.  » 

A  en  croire  Voltaire,  rien  n'était  moins  sérieux  que 
Ces  chiffonneries  relatives  à  l'église  et  au  cimetière  de 
Ferney,  et  cette  croix  de  bois  qu'il  avait  fait  abattre. 
C'était  étrangement  s'abuser,  s'il  était  sincère.  Les 
procédures  et  les  informations  avaient  été  envoyées  au 
procureur  général  du  parlement  de  Bourgogne  par  le 
heutenant  criminel  de  Gex,  et  l'ordre  d'arrêter  l'ac- 
cusé ne  devait-pas  se  faire  attendre.  Heureusement 
pour  l'auteur  de  Zaïre,  François  Tronchin  se  trouvait 
alors  à  Dijon ,  chez  le  procureur  général  ;  il  plaida 

1.  Voltaire,  OEnerea  complèiei  (Beiichot),  t.  LIX,  p.  477.  Lettre 
iji;  Voltaire  à  d'Argental;  Ferney,  S9  juin  1761. 

2.  Ibid.,  t.  LIX,  p.  494.  Lettre  de  Voltaire  au  mime;  6  juil- 
liil  l'CI.  Le  comte  de  Choiseul,  qu'il  évoque,  Ëtait  le  cousin  du 
mmisLre  dea  affiilres  itrangirea ,  plus  tard  duc  de  Praelln, 


I- 


BONS  OFFICES  DU  CONSEILLER  TfiONCHIN.  71 

chaudement  la  cause  de  son  remuant  ami  et  décida 
celui-ci  et  le  premier  président  à  laisser  tomber  l'af- 
faire. Et  ce  fut,  en  réalité,  à  sa  seule  intervention  que 
Voltaire  fut  redevable  de  n'être  pas  traqué  par  les  of- 
ficiers du  parlement  ^  ;  mais,  s'il  ignora  toujours  cette 
participation  plus  qu'opportune ,  le  conseiller  d'État 
genevois  l'a  consignée  dans  des  notes  qui  ont  été  re- 
cueillies, et  qui  prouvent  combien  il  avait  tort  de  se 
croire  à  l'abri  de  toute  poursuite. 

L'information,  nous  dit-il,  fut  envoyée  par  le  bailliage  au 
parlement  de  Dijon  ;  peu  après,  en  y  passant,  et  dans  une 
visite  que  je  fis  à  M.  le  procureur  général  de  Quintia,  il  me 
témoigna  son  mécontentement  des  tracasseries  que  lui  cau- 
sait perpétuellement  notre  ami,  et  en  même  temps  il  me  sor- 
tit de  son  bureau  la  procédure  de  Gex.  Il  me  lut  la  copie 
d'une  lettre  qu'il  avait  écrite  à  Voltaire,  dont  celui-ci  ne 
m'a  jamais  parlé,  et  que  je  doute  qu'il  ait  conservée  dans  ses 
papiers.  C'était  la  leçon  d*un  bon  ami,  pleine  d'énergie  et 
digne  de  l'impression.  En  demandant  à  M.  de  Quintin  ce 
qu'il  se  proposait  de  faire  de  la  procédure,  je  lui  représentai 
combien  la  saine  politique  exigeait  que  les  délits  de  ce  genre 
fussent  étouffés  plutôt  que  punis.  Il  me  demanda  si  j'avais 
vu  M.  le  premier  président  de  la  Marche.  Ma  réponse  fut 
que  je  me  destinais  à  y  aller,  en  sortant  de  chez  lui.  Il  m'in- 
vita à  lui  parler  de  cette  affaire,  et  à  lui  en  dire  mon  senti- 
ment M.  de  la  Marche  n'attendit  pas  que  je  lui  ouvrisse  la 
conversation.  Elle  finit  comme  celle  que  je  venais  d'avoir 
avec  M.  le  procureur  général,  et  dès  lors  je  n'ai  pas  entendu 
parler  de  cette  procédure,  qui  n'eut  pas  de  suites  *. 

Ces  procès,  ces  poursuites  n'entravaient  rien,  et 

1.  LoDgchamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur  Voltaire  (Paris,  André) 
18Î6),  l.  1,  p.  4  4»  4 5.. Additions  au  Commentaire  historique, 

2.  GauIUeur,  É  trémies  nationales  y  3»  année,  IS&ô,  p.  217,  218i 
Anecdotes  inédites  sur  Voltaire,  racontées  par  François  Tronchio» 


'rî  LA  TROUPE  BOURaUlODONHB. 

récriTaJD  et  le  poète  n'en  étaient  ni  moins  laborieut 
ni  moins  féconds.  «  Excepté  de  fendre  du  bois,  dit 
cet  homme-légion,  il  n'y  a  de  métier  que  je  ne  fasse'.» 
Les  jésuites  d'Ornex  ne  lui  font  pas  oublier  ses  ad- 
versaires du  Consistoire,  il  a  sur  le  cœur  leurs  vexa- 
tions, et  il  s'est  bien  promis  que  tous  ces  faquins  à 
monologue,  comme  il  les  appelle,  le  lui  payeraient, 
un  jour  ou  l'autre.  En  attendant  de  plus  signalés 
triomphes,  l'occasion  se  présentait  de  les  chagriner, 
et  il  se  fût  reproché  de  la  laisser  échapper.  Le  direc- 
teur d'une  troupe  de  «omédieos  bourguignons  vient 
implorer  sa  puissante  intervention,  noa  pour  dresser 
ses  tréteaux  au  beau  milieu  de  la  Rome  de  Calvin, 
ce  qui  s'accomplira  plus  tard,  mais  pour  obtenir  du 
gouvernement  sarde  la  permission  de  donner  des  re- 
présentations, en  deçà  de  la  frontière  genevoise,  à 
deux  pas,  il  est  vrai,  de  la  cité  protestante.  Rien  ne 
paraît  plus  légitime  au  seigneur  de  Feraey,  qui  en 
écrit  aussitôt  au  marquis  de  Chauvelin,  notre  ambas- 
sadeur à  la  cour  de  Turin,  et  tout  autant  à  la  mar- 
quise, dont  nous  connaissons  la  passion  pour  le 
théâtre. 

Le  porteur  a  une  troupe  catholique  :  il  peut  donner  du 
VMsir  sur  t«rre  de  France;  mais  les  terres  de  Savoie  sonl 
plus  à  su  portée.  S'il  peut  s'établir  à  Carouge,  petit  village 
aux  portes  de  Genève,  il  croit  nos  plaisirs  assurés,  et  sa  for- 
tune faite.  Il  demande  donc  votre  protection.  0  belle  am- 
bassadrice! actrice  charmante!  portez  nos  prières  à  U.  de 
Chauvelin;  favorisez  un  art  dans  lequel  vous  daignez  excel- 
ler; coiit'oiidez  des  hérétiques  qui  prêchent  contre  la  divi- 

I,  Xuiuùea,  Œiuvret  eompliUi  (Bouchol),  t.  LIX,  p.  tn.  Lettre 
ri«  VnliaiLii  à  d'ArgenUli  1"  mai  1761. 


h 


DIOGÈNE  Â  GÂROUOE.  73 

nité  de  Jésus-Christ,  et  contre  Athalie  et  Polycucte,  La  des- 
cendante  du  grand  Corneille,  qui  est  aux  Délices,  vous  con- 
jure par  les  mânes  de  Cinna  et  de  Chimène,  de  procurer  une 
église  dans  Carouge  au  sacristain  que  nous  vous  dépê- 
chons >. 

• 

Un  mois  après,  jour  pour  jour,  Voltaire  écrivait  à 
sa  nièce,  tout  joyeux  :  a  Nous  allons  avoir  une  troupe 
de  bateleurs  auprès  des  Délices  ;  ce  qui  fait  deux  avec 
la  nôtre  ^.  »  Les  comédiens  bourguignons,  installés  à 
Carouge,  donnèrent  des  représentations  fort  courues 
et  où  les  Genevois  vinrent  en  foule  ;  mais  c'était  là  le 
résultat  attendu.  Bien  plus,  de  beaux  esprits  de  Ge- 
nève, en  dépit  des  censures  qu'ils  s'attireraient,  com- 
posèrent des  comédies  et  les  firent  représenter  sur  le 
nouveau  théâtre.  L'on  joua  ainsi  une  pièce  d'un  Mar- 
cet  de  Mézières,  Diogène  à  Carouge,  a  Elle  fut  sifflée, 
nous  dit  M.  Marc-Monnier ,  à  qui  l'histoire  de  ces 
temps  est  famiUère,  sur  quoi  l'auteur  la  fit  imprimer, 
et  on  la  resiffla  ^.  » 

A  chaque  tragédie  nouvelle,  nous  avons  vu  le  poëte 

1.  Voltaire^  (ouvres  complètes  (Beixchoi)^  i,  LIX^  p.  301.  Lettre 
de  Voltaire  au  marquis  de  Chauvelin  ;  27  janvier  1761.  Si  nous  n'in- 
terprétons pas  mal  un  passage  du  livre  de  Grosley,  ce  n*était  pas  la 
première  fois  que  des  comédiens  français  venaient  s'abattre  dans  ces 
quartiers.  En  juin  1758,  il  était  allé  voir  Voltaire,  et  le  trouva  s'a- 
musant  à  exercer  une  troupe  de  comédiens  «  qui  avait  son  théâtre  à 
un  quart  de  lieu  des  Délices  et  de  Genève,  sur  les  terres  de  Savoie,  n 
Observations  sur  V Italie  et  les  Italiens  (Londres,  1770),  t.  I,  p.  32, 
33.  Voltaire  écrivait  lui-môme  à  Bertrand,  des  Délices,  le  9  mai  : 
«  Nous  avons  une  assez  bonne  comédie  aux  portes  de  Genève.  » 

2.  Ibid.,  t.  LIX,  p.  327.  Lettre  de  Voltaire  à  madame  de  Fon- 
taine* àFerney,  27  février  1761. 

3.  Revue  suisse  (Lausanne,  mars  1873),  t.  XLVl,  p.  393.  Le 
Théâtre  et  la  poésie  à  Genève  au  XVIW  siècle, 

VI.  o 


74  UN  BBÂU  SUJET. 

se  frapper  invariablement  la  poitrine  et  convenir  du 
ridicule  pour  un  vieux  barbon  de  se  croire  propre, 
comme  en  ses  jeunes  années,  à  filer  des  scènes  de  ten- 
dresse et  de  passion.  VOrphelin  de  la  Chine  devait 
être  sa  dernière  faiblesse.  Mais  l'accueil  du  public 
ébranla  ses  résolutions,  et  Tancrède  ne  tarda  pas  à 
démontrer  la  vanité  de  ses  visées  de  réforme.  Avait-il 
été  si  coupable  ;  et  les  larmes  qu'il  faisait  ruisseler, 
chaque  soir,  n'étaient-elles  pas  un  encouragement  à 
s'opiniâtrer,  tant  qu'on  aurait  le  diable  au  corps? 
Ainsi  fit-il,  et  nous  le  retrouvons  aux  prises  avec  une 
nouvelle  conception  tragique,  dont  il  n'attend  pas 

m 

moins  que  des  autres.  «  Mes  chers  anges,  il  est  vrai 
que  j'ai  un  beau  sujet,  que  je  pense  pouvoir  donner 
un  peu  de  force  à  la  tragédie  française,  que  j'imagine 
qu'il  y  a  encore  une  route,  que  je  ressemble  à  Tingé- 
.  nieur  du  roi  de  Narsingue  *,  qui  s'avisait  de  toutes 
sortes  de  sottises*...  »  C'était,  sans  doute,  nourrir 
beaucoup  d'illusions,  car  ce  sujet  si  rare  était  Don 
Pèdre,  une  honnête  tragédie,  qui  ne  devait  pas  voir 
le  jour  delà  rampe. 

Du  fond  de  sa  retraite,  Voltaire  recevait  les  mille 
riens  dont  Paris  était  inondé,  saluant  les  œuvres  de  la 
secte  d'une  louange  souvent  aussi  exagérée  que  peu 
sincère,  lançant  aux  œuvres  des  dissidents  un  trait 
acéré,  une  épigramme  empoisonnée,  gourmandant 
ses  fournisseurs  officieux,  quand  il  leur  arrivait  de 

1.  C'est  Maupertuis  que  Voltaire  entend  désigner.  Voir  Œuvres 
complètes  (Beuchol),  t.  XXXIX,  p.  473,  448,  497;  t.  XL,  p.  309. 

2.  Ibid.,  t.  LIX,  p.  335.  Lettre  de  Voltaire  à  d'Argental  ;  Ferney, 
19  mars  1761. 


LA  NOUVELLE  UÊLGiaE.  T6 

commettre  quelque  oubli,  ou  de  se  permettre  quelque 
exclusion.  La  Nouvelle  Héloïse  venait  de  paraître.  Si 
les  livres  ont  leurs  destinées,  cela  est  vrai  surtout  de 
cet  étrange  chef-d'œuvre,  qui  dut  chez  nous  son 
succès  moins  à  la  verdeur  des  descriptions,  à  Tàcre 
senteur  des  paysages,  à  la  beauté  de  cette  nature  alpes- 
tre  reproduite  avec  un  coloris  dont,  jusque-là,  notre 
langue  n'avait  point  offert  de  modèles,  qu'à  la  singula- 
rité de  l'homme,  qu'à  sa  sauvagerie,  son  cynisme  af- 
fecté, et  aux  sentiments  hostiles  ou  sympathiques  des 
quelques  coteries  qui  faisaient  l'opinion.  Sauf  les  pre- 
mières lettres  de  Julie,  il  n'y  avait,  semblait-il,  rie'n  à 
prendre  dans  ce  roman  pour  des  caillettes  habituées 
au  jargon,  à  la  galanterie,  aux  équivoques  polissonnes 
du  Sopha  ou  du  Sultan  Misapouf,  Les  temps  étaient- 
ils  donc  mûrs  pour  une  révolution  si  soudaine  dans 
les  esprits  et  dans  les  mœurs?  ces  femmes,  qui  allaient 
bientôt  singer  les  héroïnes  de  la  Nouvelle  Béloïse  et 
de  V Emile ^  cédèrent-elles  à  une  révélation  foudroyante 
de  la  grâce,  ou  s'affublèrent-elles  d'un  travestissement 
nouveau  par  simple  dégoût  pour  un  train  de  vie  tou- 
jours le  même  et  dont  on  n'était  plus  à  sentir  l'insipi- 
dité? 

Tout  ce  monde  était  trop  frivole  pour  qu'un  pareil 
engouement  dût  être  sérieux  et  persistant.  Ce  fut  une 
mode  et  non  une  conversion.  Dire  qu'il  ne  resta  rien 
de  tout  cela  ne  serait  ni  exact  ni  équitable.  Toutes 
les  femmes  ne  sont  pas  frivoles  dans  la  société  la  plus 
frivole,  et,  au  centre  môme  de  la  corruption,  il  se 
rencontre  des  cœurs  bien  nés  auxquels  il  n'est  besoin 
que  d'enseigner  ou  de  rappeler  leurs  devoirs-.  Mais, 


76  SON  SUCCÈS  Â  PARIS. 

pour  la  généralité,  ce  ne  fut  qu'une  façon  de  se  tra- 
vestir et  de  se  masquer  ;  et,  au  lieu  d'errer  à  travers 
les  bosquets  dans  l'ajustement  court- vêtu  des  Mari- 
nette  et  des  Colombine,  la  vanité,  l'amour-propre,  le 
désœuvrement  trouvèrent  leur  compte  à  afficher  des 
principes,  à  jouer  à  l'épouse  et  à  la  mère,  sans  que  le 
diable  en  fît  moins  pour  cela  ses  affaires.  Mais,  pour 
remuer  toutes  ces  ficelles,  pour  amener  toutes  ces 
poupées  à  se  croire  des  femmes,  à  se  figurer  qu'elles, 
eussent  une  âme  et  des  entrailles,  et  pis  que  cela,  de 
la  raison  et  du  sérieux,  il  fallait  à  Tapôtre  une  auto- 
rite,  un  accent,  une  séduction,  ce  je  ne  sais  quoi  de 
convaincu,  d'ému,  qui  subjugue.  Rousseau,  trans- 
porté, n'a  garde  de  passer  sous  silence  cet  enthou- 
siasme pour  son  œuvre  qui  eut  le  bon  effet,  tout  au 
moins,  de  produire  dans  son  esprit  une  certaine  réac- 
tion en  notre  faveur.  Écoutons-le.  Cette  page  est  d'ail- 
leurs et  curieuse  et  piquante. 

Dans  le  monde,  il  n'y  eut  qu'un  avis;  et  les  femmes  sur- 
tout s'enivrèrent  et  du  livre  et  de  l'auteur,  au  point  qu'il  y 
en  avait  peu,  même  dans  les  hauts  ran^s,  dont  je  n'eusse 
fait  la  conquête,  si  je  l'avais  entrepris.  J'ai  de  cela  des 
preuves  que  je  ne  veux  pas  écrire,  et  qui,  sans  avoir  besoin 
de  l'expérience,  autorisent  mon  opinion.  Il  est  singulier  que 
ce  livre  ait  mieux  réussi  en  France  que  dans  le  reste  de 
l'Europe,  quoique  les  Français,  hommes  et  femmes,  n'y 
soient  pas  fort  bien  traités.  Tout  au  contraire  de  mon  at- 
tente, son  moindre  succès  fut  en  Suisse,  et  son  plus  grand 
à  Paris.  L'amitié,  l'amour,  la  vertu,  règnent-ils  donc  à  Paris 
plus  qu'ailleurs?  Non,  sans  doute;  mais  il  y  règne  encore  ce 
sens  exquis  qui  transporte  le  cœur  à  leur  image,  et  qui  nous 
fait  chérir  dans  les  autres  les  sentimens  purs,  tendres, 
honnêtes,  que  nous  n'avons  plus.  La  corruption  désormais 


CE  QU'ON  DOIT  A  ROUSSEAU.  77 

est  partout  la  même  :  il  n'existe  plus  ni  mœurs,  ni  vertus 
en  Europe,  mais  s'il  existe  encore  quelque  amour  pour  elle, 
c'est  à  Paris  qu'on  doit  le  chercher  *. 

A  la  bonne  heure.  Quoique  l'éloge  n'ait  rien  d'ex- 
cessif, nous  avons  d'autant  plus  lieu  d'être  satisfaits, 
que  nous  ne  sommes  pas  sûrs  encore  de  le  mériter 
pleinement.  Les  lettrés,  les  gens  du  métier  furent 
contraints  de  reconnaître,  dans  l'auteur  de  cette  Julie ^ 
,un  génie  original,  n'empruntant  rien  à  la  convention 
et  aux  poétiques,  affectant,  tout  au  contraire,  de 
rompre  avec  elles,  d'émouvoir  en  dépit  d'elles,  par  sa 
seule  puissance  et  la  magie  de  ces  tableaux  empreints 
d'une  vérité  homérique.  Notre  langue  nette,  précise, 
d'une  limpidité  indiscutable,  avait  paru ,  jusque-là , 
plus  propre  à  l'expression  des  idées  qu'à  l'expression 
du  pittoresque  et  de  l'image  ;  et  voilà  qu'un  étranger 
venait  nous  démontrer  tout  ce  qu'elle  pouvait  offrir 
de  ressources  et  de  richesses  nouvelles  sous  la  plume 
d'un  écrivain  éloquent,  n'écoutant  que  le  Dieu  qu'il 
avait  en  lui  !  Cette  découverte,  si  elle  ne  faisait  pas  le 
compte  des  amours-propres,  n'en  était  pas  moins  de 
celles  qu'on  ne  pouvait  nier  ;  et  il  fallut  bien  se  rendre 
et  convenir  que  l'on  se  trouvait  en  présence  d'une 
œuvre  qu'il  était  plus  aisé  de  dénigrer  que  d'égaler. 

L'on  songe  naturellement  à  Voltaire,  et  Ton  est  eu- 
rieux  de  savoir  son  sentiment  ;  car,  au  moins  dans 
l'intimité,  il  dut  laisser  entrevoir  ce  qu'il  pensait  de 
cette  Julie^  dont  l'égarement,  les  combats,  le  cœur 

1.  Rousseau,  Œuvres  complètes  (Dupont,  1824),  t.  XVI,  p.  4. 
Les  Confessions j  part,  H,  liv.  xi  (17Gi).  t  J'écrivis  ceci  en  17 GO,  •> 
nous  dit  en  note  Rousseau. 


78  VOLTAIRE  BT  JKAN-JACQUËS. 

héroïque,  n'avaient  rencontré  en  France  qu'enthou- 
siastes et  admirateurs.  Avouons  qu'il  n'était  pas  dans 
la  situation  la  meilleure  pour  se  prononcer  en  toute 
bienveillance  et  en  toute  équité.  Leurs  rapports,  d'a- 
bord excellents,  avaient  étrangement  tourné  à  l'aigre  ; 
après  s'être  adressé  des  douceurs  et  des  flatteries,  ces 
deux  hommes,  d'ailleurs  si  différents  de  race,  d'hu- 
meur, de  génie,  avaient  fini  par  une  rupture  éclatante 
et  sans  retour.  Mais  cette  rupture,  qui  en  assuma  la 
respensabilité,  qui  la  voulut,  qui  la  provoqua?  II  faut 
bien  dire,  à  la  décharge  de  Voltaire,  que  le  premier 
coup  de  feu,  ce  fut  Rousseau  qui  le  tira,  sans  y  avoir 
été  amené  par  la  moindre  attaque  de  l'auteur  de  la 
Henriade.  Dans  sa  lettre  sur  l'article  Genève^  il  est 
encore  plein  d'égards,  de  poUtesses  pour  le  solitaire 
des  Délices.  S'il  se  prononce  avec  sa  véhémence  ha- 
bituelle contre  le  théâtre  et  l'idée  de  l'implanter  dans 
sa  patrie,  s'il  croit  savoir  pertinemment  que  Voltaire 
est  l'instigateur,  l'auteur  effectif  d'un  passage  dont  il 
juge  de  son  devoir  de  signaler  le  péril  à  ses  conci- 
toyens, il  ne  semble  pas  soupçonner  qu'il  y  soit  pour 
quelque  chose;  et,  quelque  exception  pourrait  être 
faite  à  l'ostracisme  rigide  qu'il  conseille,  que  ce  serait, 
à  son  avis,  en  faveur  de  tragédies  telles  que  Mahomet 
et  la  Mort  de  César.  Le  poëte  pouvait  n'être  pas  en- 
chanté de  la  thèse,  mais,  devant  pareille  courtoisie, 
il  n'aurait  eu  aucun  motif  valable  de  la  considérer 
comme  une  attaque  personnelle.  Cette  virulente  cam- 
pagne contre  les  spectacles  cadrait  trop  peu  avec  ses 
idées  et  ses  projets  pour  qu'il  n'en  fût  pas  quelque 
peu  contrarié,  on  s'en  doute  ;  et  Rousseau  s'y  attendait. 


SAN8-0ÊNE  DU  PRUSSIEN  VORMEY.  79 

Mais  Voltaire  ne  s'en  ouvrira  qu'à  ses  amis.  Il  dira  à 
D'Alembept  :  «  Vous  avez  daigné  accabler  ce  fou  de 
Jean- Jacques  par  des  raisons,  et  moi  je  fais  comme 
celui  qui,  pour  toute  réponse  à  des  arguments  contre  le 
mouvement,  se  mit  à  marcher.  Jean-Jacques  démontre 
qu'un  théâtre  ne  peut  convenir  à  Genève,  et  moi  j'en 
bâtis  ^  »  Cette  manière  était  la  bonne,  et  il  fallait  s'y 
tenir.  Mais  ce  n'était  pas  aussi  aisé  qu'on  se  le  figure; 
et  le  clergé  calviniste  et  Jean-Jacques  n'étaient  pas 
disposés  à  lui  laisser  le  champ  et  la  scène  libres^ 

La  lettre  de  Rousseau,  relative  au  désastre  de  Lis- 
bonne, dont  nous  avons  parlé  en  son  temps  (1786), 
n'avait  pjis  été  écrite  apparemment  pour  être  impri- 
mée ;  et,  quoique  les  termes  en  fussent  des  plus  con- 
venables et  même  des  plus  respectueux,  Voltaire,  de 
l'aveu  même  de  Jean-Jacques,  aurait  été  d'autant  plus 
fondé  à  se  formaliser  d'une  publicité  quelconque, 
qu'on  lui  en  avait  demandé  l'autorisation  et  qu'il  l'a- 
vait refusée.  La  contrariété  de  l'auteur  dut  donc  être 
grande,  en  apprenant  que  le  prussien  Formey,  «  un 
effronté  pillard,  »  l'avait  reproduite,  sans  autre  céré- 
monie, dans  son  journal;  et  l'on  conçoit  qu'il  éprou- 
vât le  besoin  de  se  défendre  d'un  mauvais  procédé, 
qu'il  n'avait  pas  eu.  Il  avait,  il  est  vrai,  communiqué 
sa  lettre  à  trois  personnes  auxquelles  les  droits  de 
l'amitié  ne  lui  avaient  point  laissé  le  choix  de  répondre 
par  une  fin  de  non-recevoir.  L'infidéUté  ne  pouvait 
provenir  que  de  l'une  d'elles,  ou  de  M.  de  Voltaire  ; 

mais,  à  coup  sûr,  cette  dernière  hypothèse  n'était  pas, 

» 

1.  Voltaire,  OEuvrei  complètes  (Beuchot),  l.  LVUI,  p.  204.  Lettre 
de  Voltaire  à  D'Alembert;  15  octobre  1760. 


80  ÉTRANGE  PROFESSION  DE  FOL 

et  de  beaucoup,  la  moins  invraisemblable.  Dans  rim- 
possibilité  de  percer  ce  mystère,  il  tenait  à  ce  que  le 
poëte  ne  pût  le  soupçonner  ni  l'accuser  d'une  indis- 
crétion blâmable,  et  ne  négligea,  dans  ses  explica- 
tions, aucun  détail  capable  de  le  disculper.  Jusqu'ici 
tout  est  bien,  et  Voltaire,  habitué  de  longue  date  à 
de  pareilles  révélations,  n'était  pas  homme  à  s'en  affli- 
ger outre  mesure.  Mais  voilà  Rousseau,  qui  trouve 
qu'il  manquerait  quelque  chose  à  sa  lettre,  s'il  ne  di- 
sait pas  de  gros  mots  à  l'auteur  de  Zaïre j  et  ne  cas- 
sait point  les  vitres,  sans  grande  urgence,  quoi  qu'il 
en  dise.  Il  finissait  ainsi  : 

Je  ne  vous  aime  points  Monsieur,  vous  m'avez  fait  les  meaux 
qui  pouvaient  m'être  les  plus  sensibles,  à  moi  votre  disciple 
et  votre  enthousiaste.  Vous  avez  perdu  Genève  pour  le  prix 
de  Tasile  que  vous  y  avez  reçu  ;  vous  avez  aliéné  de  moi  mes 
concitoyens  pour  le  prix  des  applaudissements  que  je  vous 
ai  prodigués  parmi  eux  :  c'est  vous  qui  me  rendez  le  séjour 
de  mon  pays  insupportable;  c'est  vous  qui  me  ferez  mourir 
en  terre  étrangère,  privé  de  toutes  les  consolations  des  mou- 
rants, et  jeté,  pour  tout  honneur,  dans  une  voirie,  tandis 
que  tous  les  honneurs  qu*un  homme  peut  attendre  vous  ac- 
compagneront dans  mon  pays.  Je  vous  hais  enGn,  puisque 
vous  l'avez  voulu  ;  mais  je  vous  hais  en  homme  encore  plus 
digne  de  vous  aimer,  si  vous  l'aviez  voulu.  De  tous  les  sen- 
timents dont  mon  cœur  était  pénétré  pour  vous,  il  n'y  reste 
que  l'admiration  qu'on  ne  peut  refuser  à  votre  beau  génie, 
et  l'amour  de  vos  écrits.  Si  je  ne  puis  honorer  en  vous  que 
vos  talents,  ce  n'est  pas  ma  faute.  Je  ne  manquerai  jamais 
au  respect  qui  leur  est  dû,  ni  aux  procédés  que  ce  respect 
exige.  Adieu,  Monsieur  *. 

1.  J.-J.  Rousseau,  Œuvres  complètes  (Duponl,  1824),  t.  XV,  p. 
430,  431.  Confessiom,  pari.  II,  liv.  x.  Lettre  de  Jean-Jacques  à  Vol- 
taire; à  Montmorenci,  le  17  juin  17  GO. 


ÉTRANGE   ÉTONNEMENT  DE  ROUSSEAU*  ^f 

En  publiant  cette  lettredansscs  Confeinumn^  IWfMh- 
seau  parait  s'étonner  que  Voltaire  n'y  ait  pan  r/^porirlM, 
et  ilajoute  que,  « pourmettre  sabrutalité  pluH  \\ Tain/r,  il 
fît  semblant  d'être  irrité  jusqu'à  lafurcur.wS'ilyaqu^îl* 
que  chose  de  plus  surprenant  que  le  silen(5f;  de  Voltaire, 
c'est,  assurément,  Tétonnement  de  Rounneau.  «  Homj*- 
seau,  par  hasard,  avait-il  écrit  la  lettre  qu'r>n  vienid/î  lin? 
pour  plaire  à  Voltaire?  »  fait  observer  \\ïi\\tmm*\\wwi 
M.  Saint-Marc  Girardin,  dans  se»  remarqijablf;^  /étu- 
des, malheureusement  inachevée»,  Hur  le  eîf/iyfîri  d^? 
Genève  et  son  œuvre  ^  Cette  fureur,  ce  déehalnerrMrrit 
contre  l'auteur  de  Mahomet  ne  nouH  Hemblent  pax 
suffisamment  motivés,  disons-le,  parle  mal  que  celui- 
ci  avait  dû  faire  à  sa  patrie,  et  l'on  a  peine  à  pren- 
dre au  sérieux  et  à  croire  sincère  cette  sorte  d'aua- 
thème  par  lequel  le  bizarre  philosophe  termine  une 
lettre  écrite  dans  le  seul  but  de  se  défendre  auprès  du 
solitaire  des  Délices  d'un  procédé  équivoque.  Plus 
tard,  le  patriotisme  de  Rousseau  eût  pu  s'exalter  con- 
tre la  nature  d'influence  qu'exercera  dans  la  calviniste 
Genève  cet  esprit  remuant  et  audacieux  durant  les  trop 
longues  dissensions  qui  la  séparèrent  en  doux  camps 
et  la  livrèrent  à  l'arbitrage  impérieux  de  la  France. 
Mais,  à  ce  moment,  Genève  n'est  pas  aussi  perdue  que 
le  prétend  Rousseau.  Tout  se  borne  à  des  représenta- 
tions dramatiques  auxquelles  prennent  part,  à  Tindi- 
gnation  grande  des  rigoristes,  quelques  égarés  de  la 
bonne  société  genevoise.  QUant  aux  torts  particuliers. 
Voltaire  n'en  a  aucun  à  se  reprocher;  et,  s'il  lui  rend  le 

1.  Aerue  des  Deux  Mondes  (15  novembre  1852),  t.  XVI,  p.  770. 


82       ROUSSEAU  ENTRE  DANS  LA  CARRIÈRE. 

séjour  de  son  pays  insupportable,  c'est  pour  une  tout 
autre  cause  que  celle  que  Ton  accuse,  cause  qu'il  faut 
aller  chercher  au  fond  du  cœur  même  de  Rousseau. 
Tant  que  Jean-Jacques  fut  obscur,  tant  qu'il  n'eut 
aucune  visée  littéraire,  son  caractère  farouche,  sus^ 
ceptible,  s'entlammant  pour  des  chimères,  n'avait  eu 
aucune  occasion  de  se  révéler.  Comme  il  avait  une 
imagination  ardente,  avec  le  vif  sentiment  du  beau 
'moral,  il  s'ouvrait  à  tout  ce  qui  l'impressionnait  for- 
tement; et  nous  l'avons  vu  admirer  très-franchement, 
très-candidement,  les  larmes  aux  yeux,  la  poitrine  ha* 
letante,  presque  suffoquant,  la  tragédie  d'Alzire,  L'i- 
dée lui  vient  enfin  d'entrer  en  lice,  il  s'y  précipite  avec 
ce  tempérament  fougueux  qu'il  apportera  par  la  suite 
dans  ses  moindres  écrits,  et,  du  jour  au  lendemain, 
son  Discours  couronné  sur  le  Progrès  des  sciences  et 
des  arts  lui  conquérait  le  renom  d'un  de  nos  écri* 
vains  les  plus  considérables.  Un  second  discours, 
sans  obtenir  le  prix,  ne  sera  pas  moins  remarqué  et, 
à  partir  de  ce  moment,  Jean-Jacques,  en  regardant 
autour  de  lui,  pourra  se  dire,  sans  trop  se  surfaire, 
qu'il  ne  le  cède  en  rien  aux  plus  éloquents  et  aux  plus 
profonds.  Sa  force  lui  est  démontrée  par  les  avances 
et  les  caresses  du  clergé  de  Genève  qui  comprend  tout 
le  parti  qu'il  pouvait  tirer  de  ce  rude  jouteur  contre 
les  audaces  d'un  terrible  voisin.  Le  poëme  sur  le  Dé- 
sastre de  Lisbonne  paraît,  et,  tout  aussitôt,  le  pasteur 
Sarrasin  le  lui  dépêche,  l'exhortant  à  combattre  de 
toutes  armes  cette  thèse  d'une  aussi  détestable  im- 
piété. L'appel  devait  être  entendu,  et  Rousseau  ne  tar- 
dait pas  à  adresser  cette  remarquable  lettre  que  nous 


MOUVEMENTS  GÂCHÉS.  i3 

•  connaissons  au  poëte  qui  remit  la  dîscuf^ioD  h  df^ 
temps  pour  lui  plus  propices.  Un  pareil  ajoumeiiK;îft 
était  bien  fait  pour  enfler  d'orgueil  le  citoyen  de  Ge- 
nève. On  y  regardait  à  deux  fois  avant  d'entrer  en 
lutte  avec  lui,  on  lui  opposait  des  raisons  de  santé  aux- 
quelles sa  vanité  était  intéressée  à  ne  pas  croire  '  !  11 
eut  dès  lors  la  complète  révélation  de  sa  valeur  :  il 
pouvait  atteindre  à  sa  fantaisie  les  plus  hauts  som- 
mets. Mais,  aussitôt  que  Voltaire  n'était  que  son  égal, 
c'était  un  rival  qui  venait  prendre  la  place  qu'il  aurait 
dû  occuper,  lui  Rousseau,  dans  sa  propre  patrie.  Ou'é- 
tait-il  venu  faire  à  Genève?  Qui  l'y  avait  appelé?  Que 
pouvait-il  y  avoir  de  commun  entre  ce  courtisan  scep« 
tique  et  cynique  et  des  républicains  qui  seraient  de- 
meurés simples  et  vertueux,  si,  pour  leur  malheur,  ils 
n'eussent  pas  eu  la  France  à  leur  frontière  ? 

Voltaire,  qui  ne  songe  pas  à  se  faire  des  ennemis, 
qui  n'en  a  déjà  que  trop  sur  les  bras,  n'avait  pas  mar- 
chandé les  amabilités  au  futur  auteur  du  Contrai  so^ 
cial  ;  nous  dirons  même  qu'il  s'était  senti  de  l'attrait 
pour  lui,  et  que  l'on  rencontre  dans  ses  lettres  de  cette 


1.  La  cause  de  cet  ajournement,  madame  de  Fontaine  était  bien 
réellement  à  la  mort,  comme  cela  résulte  de  la  correspondance  de 
Voltaire,  de  ce  temps  :  «  Je  vous  écris  au  chevet  de  madame  de  Fon- 
taine, qui  est  très-malade,  et  que  l'autre  Tronchin  aura  bien  de  la 
peine  à  tirer  d'affaire,  »  mandait-il  à  d'Argental,  le  6  septembre 
(1756).  Et,  le  même  jour,  à  Richelieu  :  «  Soyez  bfen  persuadé  que 
je  serais  venu  vous  faire  ma  cour  à  Lyon  ;  mais  je  crains  pour  la  vie 
d'une  de  mes  nièces.  Tronchin  sera  un  grand  médecin  s'il  la  tire 
d'affaire.  »  Œuvres  comp/è/«  (Beuchot,  t.  LVil,  p.  145,  146.  L'on 
trouve  la  confirmation  de  ces  nouvelles  alarmantes  que  Voltaire  pou- 
vait exagérer,  dans  une  lettre  du  président  de  Brosses  à  M.  de  Ruffey, 
que  nous  reproduisons  p.  125,  t36. 


84  JALOUSIE  DE  ROUSSEAU. 

époque  des  traces  de  la  sympathie  qu'il  lui  portait. 
«  On  m'a  fort  alarmé  sur  la  santé  de  M.  Rousseau, 
écrivait-il  à  D'Alembert,  à  la  date  du  9  décembre  1735  ; 
je  voudrais  bien  en  savoir  des  nouvelles.» Rousseau,  à 
mesure  qu'il  grandissait  dans  sa  propre  opinion,  sen- 
tait tout  au  contraire  se  développer  en  lui  une  invin- 
cible répulsion  pour  l'illustre  écrivain.  Certes,  il  ne 
l'avoue  pas  ;  qui  sait  s'il  le  soupçonne?  miais  il  est  ja- 
loux, atrocement  jaloux  de  cet  homme  odieux,  à  qui  tout 
réussit,  même  la  persécution,  que  courtisent  les  grands 
de  la  terre ,  que  courtisent  les  rois ,  qui  transporte 
cette  ville  de  Genève,  où  il  a,  lui  Rousseau,  plus  d'en- 
nemis que  d'amis!  Le  pasteur Vemes  lui  témoigne- t-il 
Tenvie  de  le  voir  de  retour  dans  sa  ville  natale  :  «  Que 
deviendrais-je,  s'écrie-t-il,  au  milieu  de  vous,  à  pré- 
sent que  vous  avez  un  maître  en  plaisanteries  qui  vous 
instruit  si  bien?  Vous  me  trouveriez  fort  ridicule,  et 
moi  je  vous  trouverais  fort  joUs  :  nous  aurions  grand' 
peine  à  nous  accorder  ensemble  ' .  »  Voilà  son  secret 
qui  lui  échappe.  L'influence  de  Voltaire,  son  crédit  au- 
près de  ces  Genevois  raffinés  tout  acquis  à  ce  maître 
en  plaisanteries,  à  ce  beau  génie  et  à  cette  âme  basse, 
dont  le  nom  seul  le  jette  dans  des  transports  de  fu- 


1.  KouRnetLUf  Œuvres  complétée  (Dupont,  1824),  t.  XIX,  p.  87. 
Lettre  de  Rousseau  à  Vernés;  le  14  juin  1759.  Vernes  lui  répon- 
dra :  «  Venez  donc  parmi  nous,  je  vous  prépare  une  société  d'amis 
au  milieu  desquels  votre  cœur  sera  bien  à  son  aise,  il  aimera,  et  il 
sentira  qu'il  lui  serait  impossible  de  ne  pas  aimer.  »  Jean-Jacques 
Rousseau,  ses  amis  et  ses  ennemis  (Paris,  Lévy,  1865),  t.  I,  p.  128. 
Lettre  de  Vernes  à  Rousseau,  23  juillet  17  59.  Mais  Vernes  ne  garan- 
tissait pas  à  Kousseau  le  départ  de  Voltaire,  et  c'était  pour  le  citoyen 
de  Genève  la  condition  sme  quâ  non. 


PROJETS  D'ÉTABLISSEMENT  A  MUNSTER.  85 

reur,voilàce  qui  l'irrite,  rhorripile,  l'exaspère  jusqu'à 
la  frénésie.  Il  écrivait  à  Moultou  : 

Vous  me  parlez  de  ce  Voltaire  ?  Pourquoi  le  nom  de  ce  bala- 
dia  souille4-il  vos  lettres?  Le  malheureux  a  perdu  ma  patrie; 
je  le  haïrais  davantage  si  je  le  méprisais  moins.  Je  ne  vois 
dans  ses  grands  talents  qu'un  opprobre  de  plus,  qui  le  désho- 
nore par  l'indigne  usage  qu'il  en  fait...  0  Genevois!  il  vous 
paie  bien  de  Tasile  que  vous  lui  avez  donné,  il  ne  savait 
plus  où  aller  faire  du  mal  ;  vous  serez  ses  dernières  victimes. 
Je  ne  crois  pas  que  beaucoup  d'autres  hommes  soient  tentés 
d'avoir  un  tel  hôte  après  vous  ^ 

Mêmes  imprécations,  mêmes  anathèmes  avec  un  re- 
doublement de  violence  dans  une  lettre  à  Vemet,  pos- 
térieure de  quelques  mois  à  celle-ci  ^.  Tout  lui  est 
haïssable  dans  cet  homme;  vivre  à  quelquespas  de  lui, 
respirer  l'air  qu'il  respire,  être  le  spectateur,  le  té- 
moin de  cette  existence  princière  à  laquelle  il  faisait 
allusion  avec  une  amertume  contenue  dans  sa  lettre 
sur  le  poëme  de  Lisbonne^  cette  pensée  seule  le  met- 
tait hors  de  lui.  11  est  envieux  de  cette  gloire  brillante  et 
agressive,  il  Test  tout  autant  de  ce  bonheur  bruyant, 
plus  éblouissant  que  réel.  On  cite  une  anecdote  qui 
révèle  en  entier  l'état  de  cette  âme  vraiment  malade. 
C'était  à  son  retour  d'Angleterre,  en  1767;  M.  Barth, 
qui,  après  avoir  été  secrétaire  de  notre  légation  à  So- 
leure,  était  devenu  préteur  royal  à  Munster,  lui  offrit 
une  retraite  qui  aurait  dû  lui  plaire,  dans  ce  coin  pitto- 
resque et  sauvage  de  l'ancienne  Alsace.  Jean-Jacques 

1.  RouMeau,  CEurre»  complétée  (Dupont,  1824],  t.  XIX,  p.  105. 
Lettre  de  Rousseau  à  HouUou;  Hontmorenci,  29  janvier  1760. 

2.  Ibid,^  t.  XIX,  p.  157.  Lctlre  de  Rousseau  à  Jacob  Vernet  ; 
Montmorenci,  39  novembre  1761. 


HVt  LONGANIMITÉ  DE  VOLTAIRE. 

était  ébranlé,  il  allait  céder,  quand  il  apprit  que  Vol- 
taire, qu'il  appelait  a  le  bienheureux  »,  avait  résidé 
dans  ce  pays,  en  1753  ;  et  dès  lors  tout  fut  renversé, 
et  il  n'y  eut  plus  moyen  de  vaincre  son  refus  ^ 

Voltaire,  très-renseigné  sur  ce  qui  se  passe  autour 
de  lui,  "n'ignore  point  les  colères  qu'il  suscite,  sans 
toutefois  trop  s'en  alarnier.  Il  nous  dit  que  J.-J.  Rous- 
seau, a  honune  fort  sage  et  fort  conséquent  » ,  avait 
écrit  plusieurs  lettres  sur  le  scandale  des  représenta- 
tions de  Tournay  à  des  diacres  de  l'église  de  Genève, 
à  son  marchand  de  clous,  à  son  cordonnier^.  Mais  il 
n'y  a  rien  dans  son  langage  qui  ressemble  à  de  la 
haine.  La  lettre  où  Jean- Jacques  lui  annonçait  si  candi- 
dement sa  profonde  et  irrémissible  aversion  le  laissa 
fort  calme.  11  écrivait,  quelques  jours  après,  à  son 
ami  Thiériot  :  a  J'ai  reçu  une  grande  lettre  de  Jean- 
Jacques  Rousseau;  il  est  devenu  tout  à  fait  fou;  c'est 
dommage  ^  »  Et,  quand  il  lui  arrive  de  parler  de 
celui-ci  avec  l'un  de  ses  mille  correspondants,  c'est 
avec  le  regret  qu'il  fasse  bande  à  part,  au  lieu  d'aider 
la  bonne  cause  de  son  talent  et  de  sa  verve  incontes- 
table, a  Jean- Jacques  aurait  pu  servir  dans  la  guerre; 
mais  la  tête  lui  a  tourné  absolument.  Il  vient  de  m'é- 
crire  une  lettre  dans  laquelle  il  dit  que  j 'ai  perdu  Ge- 
nève...  Il  dit  que  je  suis  cause  qu'il  sera  jeté  à  la  voi- 
lé Archives  littéraires  de  lŒurope,  t.  XIV,  p.  361,  3G5.  M.  Luce, 
pasteur  de  Munster,  tenait  Tanecdote  de  M.  Brauer,  pasteur  de 
Hunnaweyer,  et  beau-frère  de  Schœpflin. 

2.  Voltaire,  (Muvres  complètes  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  233.  Lettre 
de  Voltaire  à  D'Alembertj  Ferney,  6  janvier  1762. 

3.  Ibid,,  t.  LVm,  p.  466.  Lettre  de  Voltaire  à  Thiériot;  aux 
Délices,  23  juin  1760. 


JOLIE  A  FERNEY.  87 

rie  quand  il  mourra,  tandis  que  moi  je  serai  enterré 
honorablement  ^ .  » 

k^T^dXdX^sdàihi  Nouvelle  Héloîse,  La  déclaration  par 
trop  franche  de  Rousseau  dispensait  Voltaire  de  toute 
autre  obligation  que  celle  d'être  équitable,  il  n'avait 
à  être  ni  indulgent  ni  bienveillant,  et  le  retentisse^ 
ment  de  l'œuvre  dut  inspirer  un  peu  d'agacement  à* 
un  écrivain  consacré  et  acclamé,  qui  n'avait  pas*,  à 
ses  plus  beaux  moments,  soulevé  plus  d'admiration  et 
d'enthousiasme.  La  Julie  débarque  à  Femey.  On  la 
parcourt,  on  Tépluche,  on  la  dissèque.  «  Point  de  ro- 
man de  Jean-Jacques,  s'il  vous  plaît,  s'ecrie-t-il  ;  je 
l'ai  lu  pour  mon  malheur  ;  et  c'eût  été  pour  le  sien,  si 
j'avais  le  temps  de  dire  ce  que  je  pense  de  cet  imper- 
tinent ouvrage.  Mais  un  cultivateur,  un  maçon,  et  le 
précepteur  de  mademoiselle  Corneille,  et  le  vengeur 
d'une  famille  accablée  par  des  prêtres ,  n'a  pas  le 
temps  de  parler  de  romans  ^.  »  Voilà  qui  est  net  et 
clair,  et  Rousseau  ne  comptera  point  Voltaire  arf  nom- 
bre des  apologistes  de  sa  Julie.  Disons  que  l'auteur  de 
Candide  eût  été  moins  passionné,  il  eût  eu  toutes  les 
raisons  d'estimer,  d'affectionner  l'écrivain  genevois, 
qu'il  n'eût  intérieurement  ni  admiré  ni  compris  une 
œuvre  si  antipathique  à  la  nature  de  son  talent,  à  la 
tournure  de  son  esprit  Umpide,  net,  précis,  n'ayant 
rien  tant  en  horreur  que  le  vaporeux  et  les  nuages. 
Rousseau  est  le  patriarche  de  cette  littérature  de  sen- 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LVUI,  p.  496.  Lettre 
de  Voltaire  à  madame  d'Épinai;  aux  Délices,  14  juillet  1760. 

2.  Ibid.,  t.  LIX,  p.  262.  Lettre  de  Voltaire  à  Tliiérlot  ;  Ferncy, 
ti  janvier  1761. 


88  UNE  LANGUE  NOUVELLE. 

liment,  rêveuse,  laissant  le  positif  et  le  certain  de  la 
vie  pour  la  recherche  de  l'idéal,  pour  ce  je  ne  sais 
quoi  que  l'on  ne  saisit  jamais,  qui  consume  l'exis- 
tence, la  fausse  le  plus  souvent,  mais  qui  n'est  la 
maladie  que  des  organisations  d'élite  et  des  âmes  pri- 
vilégiées ;  il  aura  été*  le  premier  atteint  de  ce  mal  qui 
dévorera  la  jeunesse  de  l'auteur  de  René  et  de  celui 
d'Obermann^  et  dont  souffrira  un  peu  facticement 
toute  la  génération  d'écrivains  des  dernières  années 
de  la  Restauration.  Idées,  métaphysique,  morale,  art, 
style,  tout  est  nouveau,  sans  précédent,  et  dut  sur- 
prendre ceux  mêmes  qui  étaient  le  plus  disposés  à 
s'éprendre. 

Cette  langue  nouvelle  vaut-elle  celle  du  grand  siè- 
cle, vaut-elle  la  langue  si  exacte,  si  élégante  dans  sa 
sobriété,  moins  splendide  mais  plus  pratique,  plus 
selon  notre  génie,  que  personnifie  avec  tant  d'éclat 
Voltaire  ?  Reconnaissons  qu'en  tous  cas  elle  a  apporté 
ses  richesses  propres  à  l'idiome  national,  et  qu'en  le 
ramenant  au  sentiment  plus  vif  de  la  nature,  elle  ten- 
dait à  le  ramener  à  sa  source,  à  ce  premier  langage^ 
d'une  verdeur  si  pénétrante,  que  parlaient  nos  aïeux, 
et  dont  les  écrivains  du  grand  règne  l'avaient  trop 
détourné  peut-être.  Mais  ne  soyons  pas  surpris  davan- 
tage que  Voltaire,  passion  et  rancune  à  part,  soit  peu 
sensible  aux  qualités  du  roman  de  Jean-Jacques,  qu'il 
déclare  «  sot,  bourgeois,  impudent,  ennuyeux.  » 
Comme  composition,  l'œuvre  n'est  sans  doute  pas  sans 
reproche,  elle  se  traîne  péniblement,  se  perd  en  ba- 
vardages éloquents,  en  digressions  de  tous  genres, 
sans  que  le  rêveur  se  soucie  outre  mesure  de  ce  que 


LE  XOK£ài:  SI72  LE  Sri£IB£.  ^ 

deviendra  sa  fabk.  U  sait  bien  qoe^  quelque  long  ten^ 
qu 'on  s^attarde.  Ton  arrhre  toujours^  et  odi  Im  snffit. 
Ce  n'est  pas  assarêment  la  manière  de  procéda  da 
charmant  auteor  de  Zaide  et  de  la  Primœsseée  Clêces» 
Il  est  vrai  que  Madame  de  Lafayette  ne  Toolait  qu'in- 
téresser à  ses  héros,  et  que  le  citoyen  de  Génère  arait 
d'autres  visées.  Cependant,  tout  n'est  pas  pur  fatras, 
et  Ton  en  conviendra,  même  à  Femey.  «  D  y  a  nn 
morceau  admirable  sur  le  suicide  qui  donne  appétit 
de  mourir',  9  s'éciie  Yoltaiie,  subjugué  malgré  lui 
par  cette  éloquence  à  laquelle  rien  ne  lésiste.  Il  s^agit 
de  la  fameuse  lettre  de  Saint-Preux  à  milord  Edouard, 
d'une  telle  puissance  de  paradoxe  que  Ton  se  saA 
effectivement,  en  la  lisant,  entraîné  comme  par  un 
yertige,  et  que  Ton  ne  trouve  ni  volonté  ni  jambes 
pour  échsq^per  et  se  débarrasser  de  ces  arguments  qui 
vous  enlacent  de  leurs  mille  noBuds  comme  les  ser- 
pents de  Laocoon  \ 

Rousseau  est  donc  fort  heureux  que  le  peu  de  loisirs 
de  ce  poète  doublé  de  maçon,  de  cultivateur  et  de  pré- 
cepteur, Tempéchent  de  dire  sa  pensée  sur  ce  roman 
insipide.  Mais  il  n'y  a  que  ceux  qui  ne  le  connaissent 
point  qui  se  laissent  prendre  à  une  déclaration  dont 
Tunique  but  est  de  donner  le  change  et  de  détourner 
les  soupçons.  Songez  que  c'est  à  Thiériot  qu'il  écrit, 
et  ce  qu'il  écrit  à  Thiériot  est  lu  et  connu  de  tout  Pa- 
ris. Le  vrai,  c'est  qu'il  griffonnait  à  l'heure  même 

f .  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  275.  LeUre 
de  VolUire  à  d'ArgenUl  ;  Ferney,  26  janfier  1 761 . 

2.  Roiisseaay  ûEuvres  complètes  {baponiy  1824),  t.  VIII,  p.  SS6 
à  570.  La  Nouvelle  Hélolse,  part.  III,  lettre  xxi. 


90  XIMEMÈS  RÉCONCILIÉ. 

contre  cette  Julie  si  fêtée,  si  admirée,  quatre  Lettres 
sur  la  Nouvelle  Héloîse  ou  Aloisia^  dont  la  première 
portait  la  signature  du  marquis  de  Ximenès,  qui  n'a- 
vait pas  fait  difficulté  d'en  assumer  la  responsabi- 
lité '. 

Quoi  !  Ximenès  !  après  les  accusations  graves  qui 
ont  pesé  sur  lui,  après  le  scandale  de  ce  manuscrit 
dérobé  et  vendu  pour  quelques  louis  !  Tout  invraisem- 
blable que  cela  soit  et  paraisse,  il  était  rentré  en  grâce 
auprès  de  ceux  qu'il  avait  et  blessés  et  volés.  Il  y  a 
plus,  il  avait  été  reçu  à  Ferney,  comme  si  rien  de  tout 
cela  n'eût  existé,  parle  trop  facile  grand  homme,  un 
peu  honteux  toutefois  de  sa  faiblesse.  «  Nous  avons 
ici  Ximenès,  écrivait-il  avec  quelque  embarras  à 
son  ange  gardien,  oui,  le  marquis  de  Ximenès'.  »  On 
voudrait  savoir  comment  s'opéra  la  réconciliation, 
quels  témoignages  de  son  innocence  fournit  l'auteur 
à'Amalazonte^  et  comment  enfin  madame  Denis  con* 
sentit  à  oublier  ses  griefs  envers  un  amant  qui  avait 
sans  doute  plus  d'un  tort  à  son  égard.  Mais  c'est  ce 
qui  nous  échappe,  et  il  serait  téméraire  d'essayer  de 
compléter  l'insuffisance  des  renseignements  par  des 
suppositions  plus  ou  moins  gratuites.  Madame  Denis 
était  parfaitement  incapable  d'un  ressentiment  quelque 
peu  durable,  nous  disent  ceux  qui  l'ont  approchée'; 
cela  aidera  à  expliquer,  pour  ce  qui  la  regarde,  l'é- 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  XXI,  p.  iij  ;  t.  XL, 
p.  203  à  228. 

2.  Ibid.^  t.LIX,  p.  275.  Lettre  de  Voltaire  à  d'Argental;  Ferney, 
26  janvier  1761. 

3 .  Florian,  Mémoires  d* un  jeune  Espagnol  (Paris,  Renouard,  1820), 
p.  24. 


LETTRES  SUR  LA  NOUVELLE  HÉLOISE.  91 

trange  présence  du  marquis  à  Ferney.  Quant  à  Vol- 
taire, tout  en  pardonnant,  Toccasion  se  présentant,  il 
tirera  parti  de  l'arrivée  de  Ximenès  comme  il  avait 
profité  du  séjour  de  Lécluse  aux  Délices,  et  notre  mar- 
quis se  prêtera  de  son  mieux  à  cette  petite  superche- 
rie, «  attendu  qu'il  ne  craint  pas  plus  Jean-Jacques  que 
Jean-Jacques  ne  semble  craindre  ses  lecteurs  * .  »  Mais 
il  sait  bien  que  ses  amis  ne  s'y  méprendront  point. 
c(  Tenez,  écrivait-il  au  ménage  de  la  rue  de  la  Sour- 
dière,  voilà  encore  des  Lettres  sur  le  roman  de  Jean- 
Jacques;  mandez-moi  qui  les  a  faites,  ô  mes  anges, 
qui  avez  le  nez  fin*  !  »  11  dira,  toutefois,  pour  la  gale- 
rie, au  siget  de  la  déclaration  trop  franche  de  Rous- 
seau à  son  égard  :  «  Je  n'ai  point  fait  de  réponse  à  sa 
lettre;  M.  de  Ximenès  a  répondu  pour  moi,  et  a  écrasé 
son  misérable  roman.  Si  Rousseau  avait  été  un  homme 
raisonnable  à  qui  on  ne  pût  reprocher  qu'un  mauvais 
livre,  il  n'aurait  pas  été  traité  ainsi*.  » 


t.  Voltaire,  OEuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  315.  Lettre 
de  Voltaire  à  Damila ville  ;  18  février  1761. 

%,  Ibid.^  U  UX,  p.  3H.  Lettre  de  Voltaire  h  d*Argental;  16  fé- 
vrier 1761. 

3.  Ibid,,  t.  LIX,  p.  338.  Lettre  de  Voltaire  à  D'Alembert;  Ferney, 
19  mars  1761.  W.  eiûste  une  complainte  en  cinquante-sept  couplets 
sur  les  amours  de  Saint-Preux  et  de  Julie.  M.  Oscar  Honoré,  qui  Ta 
reproduite  dans  une  étude  intitulée  :  Voltaire  à  Lausanne,  la  tenait 
de  M.  de  Crousaz,  qui  la  tenait  lui-même  de  sa  grand^mère,  madame 
de  Montolieu.  «Personne,  nous  dit- il,  ne  met  en  doute  l'authenticité 
d'une  pièce  émanant  d'une  pareille  source,  non  plus  que  celle  de  la 
musique,  sur  laquelle  Voltaire  la  chantait,  et  que  l'on  a  conservée.  » 
Histoires  de  la  vie  privée  d'autrefois  (Paris,  Giraud,  1853),  p.  111, 
151.  Nous  trouvons  tout  cela  concluant;  et  si  quelques  doutes  pou- 
vaient nous  venir,  ils  ne  nous  seraient  inspirés  que  par  l'extrôme 
faiblesse  et  le  manque  complet  de  relief  de  cette  plaisanterie  qui 


92  LE  MARÉCHAL  DE  LUXEMBOURG. 

Ces  lettres  furent  jugées  diversement,  selon  que 
Ton  tint  pour  le  poëte  ou  pour  le  citoyen  de  Genève. 
11  y  eut  aussi  ceux  qui,  connaissant  Ximenès  et  les 
croyant  de  lui,  n'étaient  pas  disposés  à  les  prendre 
pour  des  chefs-d'œuvre.  Le  protecteur,  l'ami  de  Jean- 
Jacques,  le  maréchal  de  Luxembourg  lui  mandait, 
tout  révolté  : 

Il  y  a  un  faquin  de  marquis  de  Ximenès  qui  est  aux  Déli- 
ces, chez  M.  de  Voltaire,  et  qui  lui  a  écrit  quatre  lettres 
contre  la  Julie^  qui  sont  bêtes,  méchantes,  impertinentes* 
Est-il  possible  qu'avec  Tesprit  de  Voltaire,  il  entre  dans  son 
âme  une  basse  jalousie.  Cependant  il  faut  être  persuadé  qu'il 
ne  serait  pas  capable  d'avoir  écrit  un  livre  comme  le  vôtre. 
Nous  ne  voyons  point  dans  ses  ouvrages  l'élévation,  la  force 
de  génie  qui  est  répandue  dans  cette  charmante  Julie  ^. 

Bien  que  ces  lettres  soient  sans  grande  portée  et 
qu'il  ne  s'y  rencontre  guère,  avec  des  critiques  gram- 
maticales, que  des  plaisanteries,  un  persiflage  assez 
fade,  elles  ne  sont  pas  aussi  bêtes,  méchantes  et  im- 
pertinentes que  cela  plaît  à  dire  au  bon  maréchal,  qui 
ne  paraît  pas  se  douter  que  son  ami  Jean-Jacques  se 
soit  donné  le  tort  de  l'attaque.  [1  faut  bien  le  répéter, 
Voltaire  est  d'une  autre  famille  d'écrivains  que  Rous- 
seau, et,  l'eût-il  essayé,  il  n'aurait  pu  imaginer  rien 
qui  ressemblât  môme  de  loin  à  la  Nouvelle  Héloîse  ; 
il  n'aurait  pu  atteindre  à  cette  passion,  à  cette  chaleur 

ne  rappelle  en  rien  l'auteur  du  Pauvre  Diable  et  de  la  satire  sur  la 
Vanité, 

1  •  Jean-Jacques  Rousseau,  ses  amis  et  ses  ennemis  (Paris,  Michel 
Lévy,  1865),  t.  I,p.  443,  444.  Lettre  du  maréchal  de  Luxembourgà 
Rousseau;  Paris,  juin  1761. 


IDÉE  DU  COMMENTAIRE.  03 

d'âme  si  entraînantes.  Quant  à  l'élévation,  nous  la 
retrouvons  chez  lui  à  un  degré  non  moindre,  notam- 
ment dans  ses  éloquents  plaidoyers  sur  la  liberté  et 
la  tolérance,  avec  ce  quelque  chose  de  pratique  et 
d'applicable,  que  n'a  pas  le  spéculatif  Jean- Jacques. 

Il  avait  été  question  à  une  certaine  époque,  à  plu- 
sieurs reprises  même,  de  publier  une  édition  de  nos 
classiques,  sous  le  patronage  de  l'Académie,  qui  se  se- 
rait partagé  nos  grands  écrivains.  Voltaire,  ravi  d'une 
telle  entreprise,  y  applaudit  avec  son  ardeur  accoutu- 
mée. Il  s'imagine  qu'il  n'est  que  temps  de  faire  son 
lot,  et  écrit,  en  toute  hâte,  à  Duclos  pour  lui  dire  que 
mademoiselle  Corneille  aurait  le  .droit  de  le  bouder 
s'il  ne  retenait  pas  le  grand  Corneille  pour  sa  part*.  Il 
s'en  ouvre  également  à  l'abbé  d'Olivet  et  lui  mande 
qu'il  a  l'impudence  de  se  réserver  Pierre  Corneille  : 
a  C'est  Larose  qui  veut  parler  des  campagnes  de  Tu- 
renne*.  y>  Mais,  esprit  pratique,  s'il  y  en  eut  jamais,  à 
peine  cette  idée  d'un  commentaire  lui  fut-elle  venue 
qu'il  embrassa  tout  le  parti  qu'on  en  pouvait  tirer  au 
profit  de  la  petite  nièce  de  l'auteur  du  Cid.  Cette  édi- 
tion, à  laquelle  il  apportera  tous  ses  soins,  il  compte 
bien  qu'elle  sera  la  dot  de  sa  protégée,  et  que  toute 
la  France,  l'Europe  même,  contribueront  à  cet  acte 
de  justice  et  de  reconnaissance.  Il  ne  négligera 
rien  pour  atteindre  le  but,  et,  la  besogne  à  peine 


1.  Voltaire,  OEuvres  complètes  (Beuchot)^  t.  LIX,  p.  371.  Lettre 
de  Voltaire  à  Duclos,  secrétaire  perpétuel  de  rAcadêmie;  Ferney, 
10  avril  1761. 

2.  Ibid.,  t.  LIX,  p.  872.  Lettre  de  Voltaire  à  l'abbé  d'Olivet; 
Femey,  10  avril  1761. 


94  ENTHOUSIASME  DE  VOLTAIRE. 

commencée,  il  se  préoccupera  de  ce  côté  non  moins 
important  de  l'entreprise. 

S'il  ne  fallait  à  Pompée  que  frapper  la  terre  du 
pied  pour  en  laire  sortir  des  armées,  des  souscrip- 
teurs ne  se  recrutent  pas  comme  des  soldats,  et  le  so- 
litaire des  Délices  connaissait  trop  les  hommes  pour 
ignorer  que  ce  n'est  que  parl'importunité,  l'obsession 
et  la  vanité  qu'on  arrive  à  faire  violence  à  l'avarice  ou 
àl'égoïsme.  Il  prêchera  d'exemple.  «S'il  le  faut,  dit-il, 
je  ferai  imprimer  à  mes  dépens*.»  Et  ailleurs  :  ce  J'au- 
rai peut-être  l'honneur  de  contribuer  autant  que  le 
roi  lui-même  ;  car  il  faudra  que  je  fasse  toutes  les 
avances,  et  que  je  supplée  toutes  les  non-valeurs  ;  mais 
il  n'y  a  rien  qu'on  ne  fasse  pour  satisfaire  ses  pas- 
sions^. »  Tout  cela  est  dit  résolument  et  gaîment,  en 
homme  qui  croit  au  succès,  mais  qui  supporterait 
sans  sourciller  une  perte  même  sérieuse.  Toutefois, 
grâce  au  mouvement  qu'il  se  donne,  grâce  à  l'admi- 
ration qu'inspire  le  père  de  notre  théâtre,  grâce  à  un 
courant  d'opinion  qui  entraîne  les  tièdes,  la  souscrip- 
tion dépasse  toutes  les  prévisions.  Louis  XV  et  Elisa- 
beth de  Russie,  l'Empereur  et  l'Impératrice  souscri- 
ront, chacun  pour  deux  cents  exemplaires.  Voltaire 
aura  la  modestie  de  ne  souscrire  que  pour  cent.  Ma- 
dame de  Pompadour  et  Choiseul  se  feront  porter  l'un 
et  l'autre  pour  cinquante.  La  Borde,  banquier  de  la 
cour,  procure  à  l'œuvre  plus  de  cent  adhérents  ;  la 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  538.  Lettre 
de  Voltaire  à  Duclos;  Ferney,  13  auguste  1761. 

2.  Ibid.,   t.  LIX,  p.  &i7,  54S.  Lettre  de  Voltaire  à  d'OIivet; 
Ferney,  6  auguste  1761. 


CONCOURS  GÉNÉREUX  DE  TOUTE   L'EUROPE.  Do 

Compagnie  des  fermiers  généraux  en  apporte  soixante, 
la  sœur  du  duc  de  Choiseul,  madame  de  Grammont, 
sans  qu'on  se  fût  adressé  à  elle,  se  présente  avec  l'ac- 
quiescement d'un  nombre  considérable  d'étrangers. 
Les  Anglais,  surtout,  témoignent  de  leur  admiration 
pour  un  poëte  dont  l'élévation,  la  magnanimité, 
Théroîsme  des  conceptions  sont  plus  sensibles  et  plus 
saisissables  pour  eux  que  le  génie  plus  correct,  plus 
discret,  mais  moins  audacieux  de  son  rival  :  ce  sont 
Chesterfield,  lord  Lyttleton,M.  Fox,  le  duc  de  Gordon, 
M.  Crawford,  les  lords  Palmerston  et  Spencer  ^  Le 
comte  de  Clermont,  Bernis,  le  duo  de  ViUars,  grands, 
parlementaires,  gens  de  finance,  gens  du  monde,  gens 
de  lettres  figurent  sur  cette  liste  vraiment  nationale. 
Nous  parlons  des  gens  des  lettres,  cela  doit  s'en- 
tendre du  plus  petit  nombre,  de  ces  quelques  favori- 
sés dont  le  commerce  avec  les  muses  est  im  goût  sans 
être  une  ressource.  Quant  à  ceux  qui  ne  sont  «  ni  fer- 
miers généraux  ni  rois ,  »  Voltaire  y  a  pourvu,  a  Nous 
comptons  même  être  en  état,  écrit-il  à  Duclos,  à  la 
date  du  10  août  1761,  de  prier  les  gens  de  lettres  qui 
ne  sont  pas  riches  de  vouloir  bien  accepter  un  exem- 
plaire comme  un  hommage  que  nous  devons  à  leurs 
lumières,  sans  recevoir  d'eux  un  payement  qui  ne  doit 
être  fait  que  par  ceux  que  la  fortune  met  en  état  de 
favoriser  les  arts.  »  N'est-ce  pas  charmant  et  d'une 
âme  élevée  ;  et  de  telles  idées  ne  dénotent-elles  pas  une 
incontestable  magnanimité  d'esprit  ?  C'est  là  le  Vol- 
taire des  bons  jours,  le  Voltaire  généreux,  humain  et 

1.  le  main  jtmne^  samedi  \  juiltet  186a.  Billets  inédite  de  Vol- 
taire à  son  libraire  Cramer.  XXV. 


96  TACHES  AU  SOLEIL. 

chrétien,  quoique  ce  ne  soit  certes  pas  à  quoi  il  vise. 
Qu'on  nous  laisse  insister  un  peu  sur  ces  faces  lumi- 
neuses, trop  fugitives  et  qui  ne  disparaissent  que  trop 
vite,  hélas  !  sous  quelque  nuage  attristant. 

Il  s'est  mis  à  l'œuvre,  sa  plume  vole,  il  a  pris  la  be- 
sogne à  cœur.  «  Il  me  semble,  s'écrie-t-il,  que  je 
commence  à  connaître  l'art  en  étudiant  mon  maître  à 
fond*.  »  Il  dira  encore  :  «  Je  m'instruis  en  relisant 
ces  chefs-d'œuvre,  mais  je  m'instruis,  trop  tard*.  » 
Mais,  à  mesure  qu'il  avance,  il  découvre  plus  d'une 
tache  au  soleil.  Racinien  par  tempérament,  il  est 
amoureux  de  l'élégante  pureté  de  l'auteur  à'Iphigénie 
et  d'AthaliCj  les  deux  plus  beaux  poèmes,  selon  lui, 
qu'il  y  ait  au  monde  ;  et  les  aspérités,  les  duretés,  les 
fautes  de  goût  qui  appartiennent  autant  et  plus  au 
siècle  qu'à  lui-même  (et  c'est  ce  que  Voltaire  perd 
trop  de  vue)  le  choquent  dans  l'œuvre  du  vieux  maître, 
qui  sera  toujours  splendide  par  le  grandiose  des  con- 
ceptions, l'élévation  de  la  pensée,  et  avec  lequel  il  ne 
fallait  pas  se  servir  de  balances  de  toiles  d'araignée. 
L'auteur  de  Zaîre^  un  peu  dérouté,  un  peu  perplexe 
d'abord,  avait  l'esprit  trop  résolu  pour  hésiter  long- 
temps et  ne  pas  reconquérir  pleinement  son  indépen- 
dance-: il  en  usera  avec  le  père  de  notre  théâtre 
comme  avec  un  ancien.  «  Je  traite  Corneille  tantôt 
comme  un  dieu,  tantôt  comme  un  cheval  de  carrosse,  » 
disait-il  à  d'Argental,  en  lui  dépêchant  ce  premier 

1.  Voltaire,  OEuvres  compiètes  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  498.  Lettre 
de  Volt/iire  à  d'Argental;  Ferney,  8  juillet  1761. 

2.  Ibid.y  t.  LIX,  p.  502.  Lettre  de  Voltaire  à  Dudos;  Ferney, 
12  juillet  1761. 


SOUMISSIONS  EHTEBS  L^ACIBÉMIE.  iC 

travail*.  «  Il  estTrai,  dîra-t-il  encore,  que dansFeia- 
men  de  Polyeucte  je  me  suis  armé  quelquefois  de 
vessies  de  cochon,  au  lieu  d'encensoir.  Laissez  faire, 
ne  songez  qu'au  fond  des  choses;  la  forme  sera  tout 
autre^.  *  Ces  ébauches,  ce  premier  jet  sont  envoyés 
à  FAcadémie,  dont  on  n'ambitionne  qu'à  rapporter  et 
formuler  les  jugements.  «  Je  ne  prétends  point  avoir 
d  opinion  à  moi;  je  dois  être  le  secrétaire  de  ceux  qui 
ont  des  lumières  et  du  goût*.  »  On  ne  lui  en  deman- 
dait pas  tant  ;  et  nous  croyons  même  que  lœuvre  n'eût 
pu  que  perdre  à  être  aussi  soumise  et  impersonnelle. 
Mais  qu'on  se  rassure  :  Tauteur  de  la  Henriade  sent 
trop  vivement  pour  n'avoir  pas  son  avis  à  lui  et  pour 
ne  -pas  le  défendre,  au  besoin,  avec  toute  l'urbanité 
mais  avec  toute  la  chaleur  et  la  ténacité  d'un  écrivain 
convaincu.  Il  dira  à  Saurin,  quelque  temps  après  : 
«  Je  suis  bien  aise  de  recueillir  d'abord  les  sentiments 
de  l'Académie  ;  après  quoi  je  dirai  hardiment,  mais 
modestement,  la  vérité.  Je  l'ai  dite  sur  Louis  XIV,  je 
ne  la  tairai  pas  sur  Corneille  *.  »  Personne  ne  lui  niera 
ce  droit.  Mais  nous  sonmies  déjà  loin  de  ce  rappor- 
teur docile  qui  n'aura  pour  Chimène  d'autres  yeux 
que  les  yeux  de  l'Académie.  11  a  envoyé  ses  notes  sur 
le  Cid^  les  Horaces^  la  Mort  de  Pompée,   Polyeucte^ 


t.  Voltaire,  OEwrres  complètes  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  58 S.  Lellre 
de  Voltaire  à  d'Argental;  Feraey,  ^1  auf^ste  1761. 

2.  Ibid.y    t.    LIX,  p.  604.  Lettre  de   VolUirc  à  D'AIembert  ,• 
15  septembre  tT61. 

3.  tbid,j  t.  LIX,  p.  586.  Lettre  de  Voltaire  à  Duclos;  3f  au- 
guste 1761. 

4.  Ibîd,,   t.   LX,  p.   45,   46.  Lettre  de  Voltaire  à  Saurin;  oc- 
tobre 1161. 

▼I.  G 


08  RAPPELS  A  LA  PRUDENCE. 

Cinnay  aux  quarante  qui  ne  goûtent  pas  toutes  ses 
appréciations,  quelque  peu  pœntilleuses,  notamment 
sur  Cinna^  comme  le  lui  laisse  entreyoir  D'Alembert 
avec  beaucoup  de  ménagements,  mais  non  moins  de 
finesse. 

Nous  avons  été,  lui  dit-il,  très-contents  dé  tos  remâtques 
strr  les  Hora4ies;  beaucoup  moins  de  celles  sur  Ciima^  qui 
nous  ont  paru  faites  à  la  hâte.  Les  remarques  sur  le  Cid 
sont  meilleures,  mais  ont  encore  besoin  d'être  revues.  Il 
nous  a  semblé  que  vous  n'insistiez  pas  toujours  assez  sur  les 
beautés  de  Fauteur,  et  quelquefois  trop  sur  des  fautes  qui 
peuvent  n'en  pas  paraître  à  tout  le  monde.  Dans  les  endroits 
où  vous  critiquez  Corneille,  il  faut  que  vous  ayez  si  évidem- 
ment raison  que  personne  ne  puisse  être  d'un  avis  con- 
traire; dans  les  autres,  il  faut  ou  ne  rien  dire,  ou  ne  parler 
qu'en  doutant.  Excusez  ma  franchise  J  vous  me  l'avez  per- 
mise, voud  l'avez  exigée;  et  il  est  de  la  plus  grande  iropoi*- 
tance  pour  vous,  pour  Corneille,  pour  l'Académie,  et  pour 
l'honneur  de  la  littérature  française,  que  vos  remarques 
soient  à  l'abri  même  des  mauvaises  critiques.  Enfin,  mon 
cher  confrère,  vous  ne  sauriez  apporter  dans  cet  ouvrage 
trop  de  soin,  d'exactitude,  et  même  de  minutie.  Il  faut  que 
ce  monument,  que  vous  élevez  à  Corneille,  en  soit  aussi  ua 
pour  vous;  et  il  ne  tient  qu'à  vous  qu'il  le  soit  *. 

C*était  Tayis  de  FAcadémie  tout  autant  qtie  celui  de 
D'Alembert  *.  A  cela  Voltaire  de  répondre  que  trop 
de  circonspection,  un  respect  -mal  entendu  manque- 
raient totalement  le  but  qu'on  voulait  atteindre.  S'il 

1.  Yollaire,  OEuvres  complètes,  (Beueliot)^  t.  LIX,  p.  &93y  &94« 
Lettre  (k  D'Alembert  à  Voltaire-,  à  Paris^  8  mai  1761. 

2.  Voir  sa  lettre  du  10  octobre,  où  il  renouvelle  les  mémeg  eon* 
seUs.  «  Croyez^moi»  ne  donnez  paade  prise  sur  vous  aux  sots  et  aux 
malintentionnés,  et  songez  qu'un  vivant  qui  critique  un  nort-  ea 
possession  de  L'estime  pabkique  doit  avoir  raison  et  dénie  pour  par- 
ler, et  se  taire  quand  il  n'a  que  raison.,*  » 


CINNÂ.  99 

s'agissait  d'élever  un  monument  à  Tauteur  du  Cirf,  il 
y  avait  aussi  à  se  préoccuper  du  lecteur,. de  l'étranger 
surtout,  qui,  porté  naturellement  à  tout  admirer  et 
n'étant  pas  suffisamment  édifié  sur  les  taches  qui  ne 
se  mêlent  que  trop  aux  beautés,  tomberait  dans  des 
méprises  contre  lesquelles  il  fallait  le  prémunir.  Ce 
qui  le  choque  dans  Cinna  (car  Cinna  est  sa  grande 
querelle),  c'est  le  peu  d'opportunité  des  remords  du 
personnage,  qui  devait  ou  ne  pas  se  repentir  ou  se  re- 
pentir plus  tôt,  au  second  acte^  après  la  magnanime 
interpellation  d'Auguste, 

Les  remords  qu'il  a  ensuite  ne  paraissent  point  naturels, 
ils  ne  sont  pas  fondés  ;  ils  sont  contradictoires  avec  cette 
atrocité  réfléchie  qu'il  a  étalée  devant  Maxime.  C'est  un  dé- 
faut capital  que  Metastasio  a  soigneusement  évité  dans  sa 
Clémence  de  Titus,  Il  ne  s'agit  pas  seulement  de  louer  Cor- 
neille, il  faut  dire  la  vérité.  Je  la  dirai  à  genoux,  et  renccn- 
soir  à  la  main  *. 

Mais,  comme  l'Académie,  on  voudrait  une  critique 
moins  méticuleuse,  plus  large  peut-être.  Nous  disons 
plus  large  :  cela  ne  saurait,  toutefois,  s'appliquer  à 
cette  critiqué  de  Cinna  ;  car  il  ne  s'agit  ni  d'incorrec- 
tions, ni  de  fautes  de  prosodie  ou  de  grammaire,  mais 
d'une  interprétation  très-élevée  des  mouvements  et 
des  élans  du  cœur  humain.  Au  reste,  il  n'en  démordra 
pas.  Il  défendra  obstinément  son  dire,  y  reviendra 
avec  sa  ténacité  naturelle.  Il  reprendra  la  thèse  avec 
d'Olivet,  et  ce  ne  seront  pas  les  arguments  qui  lui 
manqueront. 

1.  Voltaire,  Œuvres  comp/èrc«  (Beuchol),  t.  LIX,  p.  504.  Letlpe 
de  Voltaire  à  D'Alemberl;  15  septembre  1761. 


400  ASSENTIMENT  DE  BERNIS. 

...  Je  persiste  toujours  non-seulement  à  croire,  mais  à 
sentir  vivement,  qu'il  fallait  que  Cinna  eût  des  remords  im- 
médiatement après  la  belle  délibération  d'Auguste.  J'étais 
indigné,  dès  l'âge  de  vingt  ans,  de  voir  Cinna  confier  à 
Maxime  qu'il  avait  conseillé  à  Auguste  de  retenir  l'empire 
pour  avoir  une  raison  de  plus  de  l'assassiner.  Non,  il  n'est 
pas  dans  le  cœur  humain  qu'on  ait  des  remords  après  s'être 
affermi  dans  cette  horrible  hypocrisie.  Non,  vous  dis-je,  je 
ne  puis  approuver  que  Cinna  soit  à  la  fois  infâme  et  en  con- 
tradiction avec  lui-môme.  Qu'en  pense  M.  Duclos?  Moi,  je 
dis  tout  ce  que  je  pense,  sauf  à  me  corriger  >. 

Mais  il  ne  se  corrigera  point,  quant  à  Cinna  ^.  Il  a 
sa  conviction,  et  il  n'est  pas  le  seul  à  penser  ainsi. 
«  M.  le  duc  de  Villars  vient  d'en  raisonner  avec  moi  : 
il  connaît  le  théâtre  mieux  que  personne  ;  il  ne  conçoit 
pas  comment  on  peut  être  d'un  autre  avis  ^.  »  C'est 
Voltaire  qui  le  dit,  et  il  peut  faire  parler  le  duc  pour 
les  besoins  de  la  cause  ;  mais  voici  une  lettre  de  Ber- 
iiis,  qui  est  un  plein  assentiment  à  ses  jugements  et  à 
sa  critique,  a  A  l'égard  de  vos  remarques  sur  Cinna^ 
je  les  adopte  toutes;  vous  pouviez  même  pousser  la 
sévérité  plus  loin  :  en  disant  que  Cinna  a  est  plutôt 
tt  un  bel  ouvrage  qu'une  bonne  tragédie,  »  vous  avez 
tout  dit.  Qu'Auguste  pardonne  à  Maxime  par  clémence 
ou  par  mépris,  à  la  bonne  heure  ;  mais  on  est  révolté 
qu'il  le  conserve  au  rang  de  ses  amis.  Je  crois  que 
cette  observation  mérite  d'être  faite  *.  »  Diderot,  qui 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuciiot),  t.  LIX,  p.  609.  Lettre 
de  Voltaire  à  d'OIivel;  Ferney,  16  septembre  1761. 

2.  Ibid,^  t.  XXXV,  p.  225.  Commentaires  sur  Corneille. 

3.  Ibid,,  t.  LIX,  p.  611.  Lettre  de  Voltaire  à  Duclos;   Ferney, 
19  septembre  1761. 

4.  Ibid,,  l.  LIX,  p.  189.  Lettre  de  Bernis  à  Voltaire;  de  Mont- 
boliard,  le  25  février  1762. 


HEKACUUS  4  (H 

augurait  mal  de  ce  travail  et  sVn  expliquait  dans  «ne 
lettre  antérieure  %  écrivait  à  mademoiselle  VolaDd^  le 
3  octobre  1762  :  «  „•  Il  m^avait  envové  en  même 
temps  son  Commentaire  sur  le  Ciwna  de  Corneille.  Je 
n'ai  pu  m'empèdier  de  lui  dire  que  cela  était  vrai, 
juste,  intéressant  et  beau,  parce  que  c'est  la  vérité  : 
seulement  je  lui  ai  trouvé  plus  dlndulgence  que  je 
n'en  aurais  eu  ;  il  n'a  pas  repris  tout  ce  qui  m'a  sem- 
blé réprébensible  ^,  »  Le  circonspect  D'Alembert  se- 
rait assez  de  cet  avis,  mais  il  tient  à  ce  qu'on  ne  casse 
pas  les  vitres  et  que  l'on  serre  la  main  sur  les  vérités 
prêtes  à  échapper,  ce  qui,  soit  dit  en  passant,  ne  nous 
semble  pas  excessivement  philosophique  '. 

Voltaire  n'est  guère  moins  dur  pour  Heraclius.  «Je 
commence  à  l'entendre,  mande-t-il  à  son  confident 
d'Axgental.  En  vérité,  il  n'y  a  de  beau  dans  cette  pièce 
que  quatre  vers  traduits  de  l'espagnol.  Quand  on  exa- 
mine de  près  les  pièces  et  les  hommes,  on  rabat  un 
peu  de  l'estime  *.  »  11  finira  par  en  rabattre  beaucoup, 
et  trop.  Mais  fut-il  sincère?  Mais  céda-t-il  à  des  sen- 
timents de  basse  jalousie  et  au  très-peu  louable  plaisir 
de  diminuer,  d'amoindrir  une  gloire  à  laquelle  il  sen- 
tait qu'il  n'atteindrait  jamais,  comme  on  Ta  cru, 
comme  on  l'a  répété,  comme  l'ont  pensé  et  le  pensent 

1.  a  H  travaille  à  une  édition  de  Corneille.  Je  gage,  «i  Pon  veut, 
que  les  notes  dont  elle  sera  farcie  seront  autant  de  petites  satires.  • 
Lettre  à  mademoiselle  Voland,  du  t2  août  1762. 

2.  Diderot,  Mémoires  et  correspondance  (Garnier,  Paris,  1841), 
t.  I.p.  344. 

3.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LX,  p.  32,  23.  Lettre 
de  D'Alembert  à  VolUire;  20  octobre  1761 . 

4.  Jbid,,  t.  L1X,  p.  529.  Lettre  de  VolUire  à  d'Argental;  2  sep- 
tembre 1761. 

6. 


i(ï%  SITUATION  D'ESPRIT  DU  COMMENTATEUR. 

et  l'impriment  de  nos  jours  des  écrivains  qui  ne  sont 
rien  moins  que  ses  ennemis  ?  Eh  bien,  pour  qui  suivra 
attentivement  et  sans  prévention  sa  correspondance,  il 
est  impossible  de  ne  pas  convenir  de  la  sincérité,  sinon 
de  la  justesse  de  863  jugements.  Quand  il  s'était  mis  à 
l'œuvre,  il  n'avait,  comme  tout  le  monde,  que  le  sou* 
venir  des  beautés.  Mais,  plus  il  avance,  plus  les  inéga- 
lités, les  faiblesses,  les  sommeils,  les  barbarismes,  les 
impropriétés,  les  boursouflures,  les  équivoques,  se  pro- 
duisent avec  une  fréquence  qui  le  rebute  à  la  fin .  Tient-il 
assez  compte  du  temps,  de  l'absence  des  modèles, 
de  l'imperfection  d'une  langue  que  Corneille  n'aidera 
pas  médiocrement  à  sortir  de  tutelle  ?  C'est  là  une 
autre  question,  et  nous  défendons  moins  la  critique 
que  la  sincérité  des  Commentaires,  Ajoutons  qu'il  fal- 
lut tout  lire,  Agésilas  comme  le  Cid^  Pertharite  et  At^ 
tila  comme  les  Horaces^  et  l'on  comprend  l'espèce 
d'agaoement,  d'impatience,  d'exaspération  d'un  lettré 
d'un  goût  délicat,  qui  ne  demandait  qu'à  communi- 
quer son  admiration  à  son  lecteur.  Ainsi,  il  s'écriera  : 
(L  Est-il  possible  qu'on  applaudisse  à  Heraclitcs  quand 
on  a  lu,  par  exemple,  le  rôle  de  Phèdre?  Est-ce  que 
les  beaux  vers  ne  devraient  pas  dégoûter  des  mauvais? 
Et  puis,  s'il  vous  plaît,  qu'est-ce  qu'une  tragédie  qui 
ne  fait  pas  pleurer?  Mais  je  commente  Corneille  :  oui, 
qu'il  au  remercie  sa  nièce  ^  »    . 

Cet  emportement  est  risible  et  sincère.  II  n'a  pas  à 
s'expliquer  ici  devant  un  public  ;  c'est  à  un  ami  pour 
lequel  il  n'a  rien  de  caché  qu'il  parle,  c'est  à  un  con- 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LX,  p.  98.  Lettre  de 
Voltaire  à  d'Argental;  23  décembre  1761. 


UKE  (EITVSE  SAIS  YBÉCÉBEKT,  iii^^ 

Gdent  qull  exprime  ce  qu'U  a  sur  le  coeiir.  En  somme, 
il  fera  tout  ce  qui  est  en  lui  pour  adoucir  ses  juee- 
ments;  et,  s'U est  injuste  ou  sévère  à  leicès,  il  n'y  a 
à  s^en  prendre  qu'à  sa  manière  de  sentir.  Certes^  eu 
réclamant  avec  un  empressement  passionné  d'être 
Féditeur  du  grand  Corneille,  il  ne  pouvait  avoir  Tidée 
de  composer  une  satire,  et  nous  croyons  n'être  qu'é- 
quitable en  protestant  énergiquement  contre  une  in- 
culpation qui,  nous  en  conviendrons  encore,  n'a  tn>uvé 
que  trop  de  crédit  auprès  des  esprits,  même  les  moins 
prévenus  et  les  moins  hostiles. 

Tout  en  commentant  Corneille,  Tinfatigable  pa-* 
triarche  de  Femey,  comme  on  va  l'appeler,  avait  re- 
pris goût  au  théâtre,  si  tant  est  qu'il  y  eût  jamais  re- 
noncé sérieusement.  11  a  été  question  d'un  Don  Pèdre 
qui,  pour  être  une  tragédie  espagnole,  ne  ressemblera 
d'aucune  façon  au  Cid;  mais,  sans  complètement  s'é- 
teindre, cette  première  ardeur  le  cède  bientôt  aux  sé- 
ductions d'un  autre  sujet,  qui  réunissait  tout,  concep- 
tion, puissance,  imprévu,  situations  terribles,  mise 
en  scène  splendide  ;  en  un  mot,  une  œuvre  sans  pré- 
cédent, tragédie  par  sa  donnée,  sa  marche,  la  forme 
et  la  pompe  du  vers,  mais  tenant  de  l'opéra  par  le 
spectacle,  les  effets,  le  mouvement,  les  mêlées  en 
plein  théâtre,  tout  ce  remue-ménage,  qu'un  autre  art 
ne  dédaigne  pas  de  demander  au  machiniste  pour 
doubler  le  prestige  et  la  magie  de  ces  œuvres  du  dé- 
mon. 

En  répétant  Mérope,  je  disais  :  Voilà  qui  est  intéressant; 
ce  ne  sont  pas  là  de  froids  raisonnements,  de  l'ampoulé  et 
du  bourgeois.  Ne  pourrais-tu  pas,  disais-je  tout  bas  à  V..., 


104  OLYMPIE. 

faire  quelque  pièce  qui  tînt  de  ce  genre  vraiment  tragique? 
Ton  Don  Pêdre  sera  glaçant  avec  tes  états  généraux  et  ta  Ma- 
rie Padelle.  Le  diable  alors  entra  dans  mon  corps.  Le  diable? 
non  pas  :  c'était  un  ange  de  lumière,  c'était  vous.  L'enthou- 
siasme me  saisit.  Esdras  n'a  jamais  dicté  si  vite.  Enfin,  en  six 
jours  de  temps,  j'ai  fait  ce  que  je  vous  envoie.  Lisez,  jugez; 
mais  pleurez^. 

Ainsi,  au  temps  de  sa  belle  jeunesse,  il  avait  mis 
quinze  jours  à  composer  Zaïre;  à  soixante-huit  ans,  six 
jours  lui  suffisaient  à  créer,  à  évoquer  tout  un  monde. 
«  La  rage  s'empara  de  moi  un  dimanche,  et  ne  me 
quitta  que  le  samedi  suivant.  J'allai  toujours  rimant, 
toujours  barbouillant;  le  sujet  me  portait  à  pleines 
voiles^.  »  Mais  la  révision  d'Olympie^  car  c'est  d'elle 
qu'il  s'agit,  coûtera  plus  de  mois  que  le  premier  jet 
n'a  coûté  de  jours.  Et  les  amis,  dont  on  réclamera  les 
conseils,  les  anges,  le  marquis  de  Chauvelin,  le  car- 
dinal de  Bernis,  sans  jeter  de  l'eau  sur  tout  ce  feu, 
forceront  le  poëte  à  se  modifier,  à  se  corriger,  ce  qu'il 
fera,  comme  toujours,  avec  beaucoup  de  docilité  et 
de  soumission.  Mais,  durant  cela  et  pour  prendre  pa- 
tience, il  presse  la  représentation  d'une  comédie  en 
vers,  le  Droit  du  Seigneur,  l'œuvre  d'un  M.  Le  Goux, 
maître  des  comptes  à  Dijon,  «  jeune  homme  qui  aime 
les  arts  et  les  cacouacs  »  et  qu'il  faut  encourager.  «  Il 
est  bon,  ajoutait-il,  de  fixer  le  public  par  un  nom, 
de  peur  que  le  mien  ne  vienne  sur  la  langue.  »  On  a 
deviné  que  Voltaire,  intéressé  à  ce  qu'on  ne  sût  pas 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchol),  t.  LX,  p.  24.  Lettre  de 
Voltaire  à  d'Àrgental;  20  octobre  1761. 

2.  Ibid,,  t.  LX,  p.  31.  Lettre  de  Voltaire  au  cardinal  de  Bernis; 
à  Ferney,  26  octobre  1761. 


M.    PICARDET.  lOii 

que  la  pièce  fût  de  lui,  \a  fait  endosser  par  un  autre. 
Ce  M.  Le  Goux  n'est  pas  un  être  de  raison  :  il  exist«  et 
appartient  à  une  des  meilleures  familles  de  Bourgogne  ; 
mais  voilà  le  mal.  Son  parent,  le  premier  président  de 
La  Marche,  trouva  peu  convenable  qu'un  maître  des 
requêtes  jouât  le  rôle  de  préte-nom,  et  le  témoigna 
amicalement  à  Voltaire,  son  ancien  condisciple  de 
Clermont.  Mais  on  y  eut  bientôt  remédié.  «  Pesons 
donc  comme  Nollet,  qui  avait  imaginé  une  madame 
Truchot ,  avec  laquelle  il  couchait  régulièrement  ; 
quand  il  l'eut  vue,  il  lui  dit,  pour  s'excuser,  qu'il  n'y 
coucherait  plus.  J'ai  demandé  à  M.  de  La  Marche  le 
Dom  de  quelques  académiciens  de  Dijon,  mes  con- 
frères, il  m'a  nommé  un  Picardet.  Picardet  me  parait 
mon  affaire  '.  »  Et  c'est  sous  ce  nom  qu'il  prétendait 
que  la  pièce  fût  jouée,  au  moins  jusqu'à  ce  que  le 
succès  autorisât  ta  légitimation  de  l'orphelin  '. 

Hais  les  ennemis,  les  envieux  ont  boa  nez  et  on  ne 
leur  donne  pas  longtemps  le  change.  Crébillon  aura 
deviné  la  fraude,  et  la  façon  malveillante  avec  laquelle 
il  accueillera  l'ouvrage  démontre  suffisamment  qu'il 
sait  à  quoi  s'en  tenir  sur  M.  Picardet.  Favart  écrivait, 
en  octobre,  au  comte  Durazzo  ;  «  On  ne  jouera  pas  le 
Droit  du  Seigneur.  Crébillon  ,  qui  n'aime  pas  Vol- 

1.  Voltaire,  (lEmreê compléu*  (Beucbol),  t.  LIX,  p.  &9I.  Letlra 
dïVolUjrei  d'ArgenUI ;  T  Beptembre  1761. 

!■  Lg>  Mémoiret lecTcU  neoDlenl,  i  propos  àa  Droit ila Sâgnear ti 
^e  H.  PicardcL,  une  aaeedole  pUiUDte,  et  que  eonflrme  Wagniïn  . 
Nwu  douioDg  pouiiant  que  lei  chose*  se  loieDl  atMolument  pBuéci> 
"lauae  elles  sont  rapportées.  Mémoira  ttcrtu  pour  tervir  à  rhislohf 
^la  ripubtiqae  dei  laiTe$  [Loodret,  John  AdBinson),  t.  I,  p.  13,  It  : 
1  ianticr  U6I.  —  Longchamp  el  Wagnière,  Kimoiret  lar  Tollaîre 
iP"»,  André,  iSJO),  l.  I,  p.  190,  191. 


406  ÉTRANGE  FANTAIfilï  DE  GRÉBILLON. 

taire,  trouve  Touvrage  indiscret  ^  »  Toutes  les  lettres 
de  Voltaire,  à  cette  date,  sont  remplies,  en  cffiît,  de 
plaintes  amères  contre  les  procédés  du  vieux  tragique 
qui  se  souvenait  de  Sémiramis  et  d'Oreste  :  c<  On  dit 
qu'on  a  tout  mutilé,  tout  bouleversé.  La  pièce  sera 
huée,  je  vous  en  avertis'.»  On  sait  ce  dont,  à  l'œuvre, 
dame  Censure  était  capable;  mais  ce  qui  se  serait 
passé  serait  autrement  fort,  et  nous  laisserons  la  res- 
ponsabilité du  dire  à  Favart,  qui,  très-lié  avec  Crébil- 
lon,  était  des  mieux  placés  pour  être  renseigné,  a  Cette 
pièce,  mandalt-il  à  son  correspondant  de  Vienne  un 
peu  moins  d'un  mois  après  la  lettre  que  nous  venons 
de  citer,  avoit  été  arrêtée  à  la  police.  M.  de  Crébil- 
lon,  censeur  des  théâtres,  ne  Ta  permise  qu'à  la  con- 
ditipn  qu'il  y  mettroit  une  scène  de  sa  façon  :  on  ne 
croiroit  pas  que  l'auteur  de  Rhadamiste  eût,  à  quatre* 
vingt-dix  ans  ',  assez  de  fraîcheur  et  de  gaieté  dans 
l'esprit  pour  écrire  dans  le  genre  comique.  Cependant 
la  scène  est  remplie  de  vivacité  et  de  bonnes  plaisan- 
teries ;  du  moins  en  ai-je  jugé  ainsi  à  la  lecture  qu'il 
m'en  a  faite  *.  »  Voltaire  se  plaint  que  Ton  ait  retran- 
ché les  meilleures  plaisanteries,  loin  de  se  louer  du 
moindre  apport  de  ce  genre.  «  C'est  le  bonhomme 


1.  Favart,  Mémoiret  et  eorretpondance  littéraire  (Paris,  1808), 
t.  J^  p.  309.  Lettre  de  Favart  au  comtaDurauo;  à  Purig,  le  19  oc- 
tobre 1761. 

3.  Voltaire,  Œuvres  c&mpiites  (Beuohot),  t.  LX,  p.  134.  Lettre 
de  Voltaire  à  d'Argental;  aux  Délicei,  20  janvier  176t. 

8.  Favart  vieillit  de  plus  de  deux  ans  Grébillon,  qui  n*avait  que 
quatre-vingt-huit  ans  quand  il  mourut. 

4.  Favart,  Mémoire$  et  correspondance  littéraire  (Paris,  1808), 
t.  I,  p.  200.  Lettre  de  Favart  au  comte  Durauo;  13  novembre  1761» 


son  BLOOK.  107 

Crébillon  qui  a  fait  ce  carnage,  dit-il,  croyant  qu«  ceo 
geiis-4à  étaient  mes  sujets  ;  il  faut  permettre  à  Crébil- 
lon le  radotage  et  l'envie  ;  le  bonhomme  est  un  peu 
fâché  qu'on  se  soit  enfin  aperçu  qu'une  partie  carrée 
ne  sied  point  du  tout  dans  son  Electre  ' .  * 

Le  bonhomme,  qui  pensait  n'avoir  paa  à  se  louer 
de  Voltaire,  et  qui  ne  lui  pardonnait  pas  d'avoir  été  le 
plus  fort,  avait,  eD  effet,  abusé  eu  plusieurs  circon- 
stances de  sa  position  de  censeur,  pour  mettre  des 
bâtons  dans  les  roues  de  ce  victorieux.  Mais  il  tou- 
chait au  terme  du  voyage,  et,  en  bon  chrétien,  dépo- 
sant ses  rancunes  aux  pieds  du  crucifix,  il  se  récon- 
cilia avec  l'Église,  avec  son  libertin  de  fils,  et,  ce  qui 
est  plus  méritoire ,  avec  M.  de  Voltaire  '.  L'auteur 
à^Oreste  De  nous  dit  point  qu'il  ait  eu  coQnaisxance 
de  ce  retour  chrétien  ;  et,  dans  tous  les  cas,  son  Éioge 
de  Crébillon^  qui  paraissait  peu  après  la  ntort  de  c« 
dernier,  ne  semble  point,  de  sa  part,  une  œuvre  de 
miséricorde  et  d'oubli  ;  la  satire,  l'amertume  y  fleu- 
rissent plus  que  la  louange,  qui  ne  se  trouve  guère  là 
ipie  pour  donner  plus  de  relief  et  d'autorité  à  des 
appréciations  d'une  tendresse  au  moins  équivoque. 
Cette  pièce  d'éloquence,  dont  l'auteur  ne  eajipmmait 
point,  se  terminait  par  une  péroraison  de  nature  w 
émerveiller  un  lecteur  quelque  peu  au  fait  des  qui:- 
relles  littéraires  de  ces  temps.  L'on  oj^sait  aux  mau- 
vais procédés  de  J.-B.  Rousseau  envers  l'auteur  dr 

t.  Vsltalr*,  ÛB«w«»  fmpUtet  (Beachol),  I.  LX,  p.  I6S.  U»li  ■ 
it  Vahairi  %  madan»  de  FoiMine  («ans  dnte>i 

î.  Pawt,  Utu»iret  it  tamtpomtance  IktétaWe  (Paris,  18(11»;, 
i-  1,  p.  Î37.  Lettre  de  Favartau  comte  borano;  1»  j«nTie»  llOï. 


108  DÉSAPPROBATION  MÉRITÉE  DE  D'ALEMBERT. 

Rhadamiste  *  la  conduite  bien  (Mérente  du  chantre 
de  Henri  :  «  C'est  même  une  chose  assei  singulière, 
remarquait-on  avec  une  adorable  candeur,  que  M.  de 
Voltaire  ayant  traité  Sémiramis,  Electre  et  Catilina^ 
et  s'étant  ainsi  trouvé  trois  fois  en  concurrence  avec 
lui,  Tait  loué  toujours  publiquement,  et  lui  ait  même 
donné  plusieurs  marques  d'amitié.  Ils  n'ont  jamais  eu 
aucuns  démêlés  ensemble.  Cela  est  rare  entre  gens 
de  lettres,  qui  courent  la  même  carrière  ^. 

Mais  le  public  ne  se  méprit  pas,  et  reconnut  aussi- 
tôt la  plume  qui  avait  tracé  ce  singuHer  panégyrique. 
D'Alembert  écrivait  à  ce  sujet  à  son  ami  :  «  Qu'est-ce 
qu'un  Éloge  de  Crébillon^  ou  plutôt  une  satire  sous 
le  nom  d'éloge,  qu'on  vous  attribue  ?  Quoique  je  pense 
absolument  comme  l'auteur  de  cette  brochure  sur  le 
mérite  de  Crébillon,  je  suis  très-fâché  qu'on  ait  choisi 
le  moment  de  sa  mort  pour  jeter  des  pierres  sur  son 
cadavre  ;  il  fallait  le  laisser  pourrir  de  lui-même,  ^et 
cela  n'eût  pas  été  long  '.  » 

1.  Voir  la  première  série  de  ces  études,  la  Jeunesse  de  Voltaire , 
p.  149,  t50. 

2.  Voltaire,  OEuvrescompléles  (Beuchoi),  t.  XL,  p.  490.  Éloge  de 
M.  de  CrébHlon. 

3.  Ibid,,  t.  LI,  p.  380.  Lettre  de  D'Alembert  à  Voltaire  ;  à  Paris, 
8  septembre  1762.  Diderot  mandait  à  mademoiselle  Voland,  à  la 
date  du  12  août  1762  :  c  Cet  homme  incompréhensible  a  fait  un 
papier  qu'il  appelle  un  Éloge  de  Crébillon.  Vous  verrez  le  plaisant 
éloge  que  c'est  :  c'est  la  vérité,  mais  la  vérité  offense  dans  la  bouche 
de  Tenvie.  Je  ne  saurais  passer  cette  petitesse-là  à  un  aussi  grand 
homme.  »  Mémoires  et  correspondance  (Garnier,  1841),  t.  1,  p.  296. 
Envie  est-elle  bien  le  mot  ?  haine,  à  la  bonne  heure  ;  et  les  ennemis 
de  Voltaire  avaient  tout  fait  pour  aviver  ce  sentiment,  en  le  dépré- 
ciant avec  une  insigne  mauvaise  foi  au  profit  d'un  poëte  qui  ne  mé- 
rituit  guère  de  lui  être  opposé. 


LE    DROIT  OC  SEIfiSECK.  10$) 

Le  Droit  du  Sâgneur  iai  n^résenté,  le  18  janvier 
1762,  sous  le  titre  de  VÉcual  tùt  Sage,  et  réussit, 
malgré  ses  défauts  et  ses  disparates,  c  Tout  ce  qui 
sort  de  la  plume  de  H.  de  Voltaire,  nous  dit  encore 
Fayart,  est  respectable,  et  Ton  y  trouve  toujours  des 
traits  qui  caractérisait  le  grand  homme.  M.  de  Cboî- 
sad  Tient  d'obtenir  le  rappel  de  M.  de  Voltaire,  avec 
detix  mille  livres  de  pen^on  du  roi  ;  le  retour  de  notre 
poète  jette  Fréron  dans  les  plus  grandes  alarmes.  » 
Ce  bruit  du  retour  de  Voltaire  n'était  qu'un  faui  bruit, 
qui  ne  se  confirma  point  ;  et,  quelques  jours  après, 
Favart  écrivait  à  DurazZO  que  c'était  une  de  ces  ru- 
meurs inconsistantes  comme  il  n'eu  circulait  que  trop 
dans  cette  cité  des  cancans,  des  commérages  et  des 
riens.  Il  y  avait  quelque  chose  pourtant  de  vrai  au 
fond  de  cela.  Le  duc  de  Cholseul,  dans  l'impuis- 
sance d'arracher  son  rappel  h  l'antipathie  du  roi 
avait  demandé  la  résurrection  d'une  pension,  depuis 
longtemps  supprimée  de  fait,  si  elle  ne  l'avait  pas  été 
d'une  façon  plus  catégorique  :  c'était  une  fiche  de 
consolation ,  qui  prouvait  au  moins  le  bon  vouloir  du 
ministre.  Nous  avons  vu  son  prédécesseur,  dod  moins 
bien  disposé,  devant  ime  égale  impossibilité  d'obtenir 
davantage,  envoyer  au  poète,  qui  était  sur  le  point  il.> 
partir  pour  la  cour  de  l'électeur  palatin,  un  pji^-i- 
port  oii  lui  était  conservé  son  titre  de  gentilhomuiu 
ordinaire  de  la  chambre,  qui  ne  lui  avait  pas  été  en- 
levé mais  sur  la  possession  duquel  il  devait  désirer 
être  rassuré  '.  11  fallait  que  l'étoignement  de  celui  due 


I.  Voltaire,  <£uvrti  compléiei  (Beucbol],  t.  LVl,  p.  564, 
le  Vollaire  a  d'Ai^ental  ;  aui  IKUceg,  31  Juin  IISS. 


Lctlro      é^^^ 


ilO  PENSION  RENOUVELÉE. 

l'on  avait  appelé  «  Trajan  )>  fût  bien  grand  pour  ne 
point  céder  anx  instances  réitérées  de  madame  dé 
Pompadour  et  de  deux  ministres  successifs.  Si  Ton 
songe  que  Louis  XV  s'était  fait  une  loi  de  n'intervenir 
si  peu  que  ce  fût  dans  les  aflfaires  de  son  royaume,  on 
conviendra  que  l'on  ne  pourrait  citer  deux  cas  pareils 
dans  l'histoire  de  tout  le  règne. 

Voltaire,  esprit  résolu,  très-alerte  à  prendre  une  dé- 
cision et  à  se  contenter  de  la  part  qui  lui  était  faite, 
quand  il  n'y  avait  pas  lieu  de  compter  sur  la  réalisa- 
tion pleine  et  entière  de  ses  rêves,  se  hâta  d'entonner 
des  hymnes  de  joie  et  de  reconnaissance,  et  de  mander 
à  tous  ses  amis  de  Paris  les  grâces  que  le  roi  venait  de 
lui  faire.  «  J'ai  une  chose  particulière  à  vous  mander, 
écrivait-il  à  Duclos,  dont  peut-être  l'Académie  ne  sera 
pas  fâchée  pour  l'honneur  des  lettres.  Vous  savez  que 
j'avais  autrefois  une  pension  :  je  l'avais  oubliée  de- 
puis douze  ans,  non-seulement  parce  que  je  n'en  ai 
pas  besoin,  mais  parce  que,  étant  retiré  et  inutile,  je 
n'y  avais  aucun  droit.  Sa  Majesté,  de  son  propre  mou- 
vement, et  sans  que  je  pusse  m'y  attendre,  ni  que 
personne  au  monde  l'eût  sollicitée,  a  daigné  me  faire 
envoyer  un  brevet  et  une  ordonnance.  Peut-être  est-il 
bon  que  cette  nouvelle  parvienne  aux  ennemis  de  la 
littérature  et  de  la  philosophie  ^  »  Il  écri7ait  à  Dami- 
laville  :  «  Frère  V...  est  tout  ébahi  de  recevoir  dans 
l!instant  une  pancarte  du  roi,  adressée  aux  gardes  de 
son  trésor  royal,  avec  un  bon,  rétablissant  une  pen- 
sion que  frère  V*.*  croyait  anéantie  depuis  douze  ans. 

1.  Voltaire,  CEuvre*  eompUtes  (Beuehot),  t.  LX»  p.  136;  137. 
Lettre  de  Voltaire  à  Bwlos;  anaDéUcet,  .^0  jasTitr  1762. 


n.  DE  lA  UARCHE  ET  PELLOT.         lii 

Que  dira  à  cela  Catherin  Fréron  ?  Que  dira  Le  Franc 
de  Pompignan  ^  ?  j>  Mais  il  n'ignorait  pas  que  Ton 
avait  parlé  de  son  retour,  qu'on  y  avait  cru,  et  il  te- 
nait à  persuader  ces  bons  Parisiens  que  non-seule* 
ment  aucune  démarche  n'avait  été  faite  dans  ce  sens, 
mais  qu'il  ne  consentirait  point,  pour  tous  les  trésors 
de  ce  monde,  à  quitter  son  nid  où  il  espérait  bien  s'é- 
teindre doucement  loin  des  envieux  et  des  méchants. 
Il  avait  reçu,  pour  le  nouvel  an,  une  lettre  de  l'abbé 
d'Olivet  qui  lui  envoyait,  avec  ses  compliments,  ceux 
de  MM.  de  La  Marche  et  Pellot*.  a  Je  vous  assure,  ré- 
pondait-il à  son  ancien  préfet  de  Louis-le-Grand,  que 
j'aurais  voulu  être  de  votre  dîner,  eussiez- vous  dit  du 
bien  de  moi  à  mon  nez;  mais,  après  cette  orgie,  je 
serais  reparti  au  plus  \ite  pour  les  bords  de  mon  beau 
lac.  Je  vous  avoue  que  la  vie  que  j'y  mène  est  déli- 
cieuse ;  c'est  au  bonheur  dont  je  jouis  que  je  dois  la 
conservation  de  ma  frêle  machine'.»  Évidemment, 


1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LX,  p.  127,  Lettre 
de  Voltaire  à  Damilaville ;  9  janvier  17G2.  Voir  aussi  sa  lettre  du 
26  jantier  au  cardinal  de  Bernis. 

2.  Ce  M.  Pellot  avait  été,  à  Louis-le-Grand,  le  camarade  du  fu- 
tur président  de  La  Marche  ;  il  était  neveu  de  M.  Leclerc  de  Lesse- 
ville.  M.  Beaune,  qui  a  publié  deux  de  ses  lettres  au  jeune  La  Marche^ 
l'une  du  25  mars,  Tautre  du  1*'  juin  1711,  toutes  deux  plaisantes 
et  piquantes,  se  demande  sMl  mourut  jeune  ou  rompit  avec  lui.  La 
lettre  de  Voltaire  est  une  réponse  h  ces  deux  questions.  A  l'époque 
où  elle  est  écrite,  s'il  était  de  l'âge  de  son  ami,  né  en  1694,  il  de- 
vait avoir  soixante-huit  ou  neuf  ans.  Nous  ignorons  s'il  lui  survécut. 
Le  premier  président  mourait,  six  ans  après  l'heure  où  nous  sommes, 
en  1768.  Henri  Beaune,  Voltaire  au  collège  (Paris,  Amyot,  1867), 
t.  CXXXII  à  cxxxv. 

3.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LX,  p.  145,  Lettre 
de  Voltaire  à  d'Olivet;  aux  Délices,  20  janvier  1762. 


J12  IL  FAUT  DÉSABUSER  LES  WELCHES. 

sa  lettre  ne  laisserait  pas  d'être  communiquée  à 
plus  d'un,  et  cette  rumeur  ridicule  tomberait  d'elle- 
même.  Nous  avons  d'ailleurs  la  preuve  qu'il  avait  rai- 
sonné juste,  <c  On  avait  répandu  le  bruit,  lit-on  dans 
des  Nouvelles  à  la  main,  expédiées  en  Normandie  au 
duc  d'Harcourt,  du  retour  à  Paris  de  Voltaire  ;  cet 
homme  illustre  a  écrit  à  l'abbé  d'Olivet  qu'il  ne  son- 
geait nullement  à  quitter  son  lac,  aux  bords  duquel  il 
se  trouve,  dit-il,  heureux  comme  un  roi  K  »  L'on  voit 
combien  le  préoccupait,  à  une  telle  distance,  l'opinion 
de  ces  Welches  pour  lesquels  il  n'a  pas  assez  de  rail- 
leries, mais  à  qui  il  aurait  voulu  pouvoir  dire  leur  fait 
de  plus  près. 

1.  Wippoau,  Le  Gouvernement  de  Normandie  aux  XVll^  et  XVllI^ 
siècles  (Caen,  1864),  t.  IV,  p.  2.  Nouvelles  de  Paris  et  de  Versailles, 
21  janvier  17C2.  Cette  date  est  évidemment  inexacte,  à  moin^,  ce 
qui  serait  fort  possible  et  même  supposable,  que  la  lettre  à  Tabbé 
d'Olivet  fût,  comme  celle  adressée  à  Duclos,  non  du  20,  mais  du  20. 
La  lettre  de  Favart  à  Durazzo,  du  19  janvier,  viendrait  encore  con- 
firmer ce  soupçon.  • 


Le  train  de  Voltaire  était  celui  d'un  grand  seigneur, 
plein  d'ordre  toutefois,  magnifique  mais  sans  négliger 
aucun  moyen  d'accroître  ses  revenus  que  la  guerre 
avec  les  Anglais  et  la  prise  de  Pondichéry  auraient, 
à  l'entendre,  diminués  d'un  bon  tiers.  Il  avaitdes  châ- 
teaux à  revendre  '  ;  ce  qui  lui  permettait,  à  l'occasion, 
de  rendre  à  ses  amis  de  petits  services.  Ainsi,  le  duc 
de  Villars,  fort  délabré  quant  au  physique,  ayant  senti 
l'urgence  d'un  traitement  sérieux,  était  venu,  sur  son 
invitation,  s'installer,  lui  et  son  monde,  aux  Débces, 
d'où  il  devait,  grâce  à  Tronchin,  s'en  retourner  frais 
et  gaillard'.  Ce  durant,  les  visiteurs  affluaient  à  Fer- 
ney  '.  C'était,  en  septembre,  le  président  de  La  Marche, 


1.  11  possédait  encore  alors  sa  maisoD  da  Lausanne,  rue  du  Cros- 
Chêne,  qu'il  arait  pour  neuf  ans,  et  dont  te  bail  n'expirera  iiu'éiu 
printemps  de  1766.  CEniirtl  compUlta  (Beuchot),  t.  LXIIl,  p.  407. 
Lettre  de  Vollaire  à  M.  Bertrand;  &  Fei^iBr,  31  octobre  ITec. 

2.  Vollaire,  OEm-rea  compléta  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  &!i,  622. 
Leilres  à  M.  de  ChampQour,  du  30  Juillet,  et  ï  la  comtesse  de  LuUcl- 
bourg,  du  30  septembre  1T61. 

3.  Od  lit  dans  la  Gatelle  d'Utrecbî,  du  mardi  10  oclobrc  ITG3,  ' 


114  LE  PRÉSIDENT  DORMEUR. 

dont  il  \ieut  d'être  question  *  ;  c'était  l'abbé  Coyer, 
l'auteur  d'une  histoire  de  Sobiezki^  dans  laquelle  on 
avait  trouvé  des  témérités'^.  C'était  le  président  de 
Ruffey,  l'aimable  chroniqueur  des  eaux  de  Plombières 
de  17S4.  ce  Nous  nous  mîmes  quatre  à  lire  Zulime  à 
M.  de  La  Marche  ;  il  avait  un  président  avec  lui  qui 
dormit  pendant  toute  la  pièce,  comme  au  sermon  ou 
à  l'audience  '...  »  Voltaire  tait  charitablement  le  nom 
du  dormeur  ;  mais  il  n'avait  pas  à  prendre  la  même 
précaution  avec  le  témoin  de  cet  impardonnable  oubli, 
et  c'est  ainsi  que  nous  saurons  quel  était  le  coupable. 
«t  Nous  y  avons  joué  (sur  son  théâtre)  Mérope.  Nous 
avons  fait  pleurer  jusqu'à  des  Anglais.  Oh  !  que  le 
cher  RufiFey  aurait  dormi  *  !  i» 

C'était  encore  le  comte  de  Lauraguais,  auquel  il 
ne  devait  manquer,  pour  faire  de  grandes  choses, 

ces  quelques  lignes  que  nous  soupçonnons  fort  être  venues  de  Femej 
en  droiture.  «  De  Genève,  le  6  octobre.  Notre  ville  est  actuellement 
des  plus  brillantes.  M.  le  duc  de  Villars,  H.  le  comte  d'Harcourty 
M°^^  la  comtesse  d*AnviUe,  de  la  maison  de  Larochefoucaud ,  M.  le 
duc  son  flls^  et  nombre  d^autres  étrangers  de  distinction  Thonorent 
de  leur  présence.  M.  le  maréchal  duc  de  Richelieu  s'y  est  aussi  rendu 
avant-hier.  H  étoit  arrivé  à  Fernais  cfaés  M.  de  Vohaire,  le  l^f  de 
ce  mois,  avec  une  suite  de  40  personnes.  Le  2,  il  avoit  dîné  aux  Dé- 
lices,  où  deux  membres  du  conseil  de  cette  république  Tavoient  com- 
plimenté, et  où  M.  de  Voltaire  avoit  fait  représenter  une  nouvelle 
tragédie  intitulée  :  La  famille  iV Alexandre  [Olympié),  Ce  seigneur  est 
reparti  hier  pour  Lyon.  » 

1.  Voltaire,  Œuvres  comp/^les  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  588.  Lettre 
de  Voltaire  à  d^Argental;  5  septembre  t761. 

2.  Ibid.y  t.  LIX,    p.   690.   Lettre   de    Voltaire  à  Damilaville; 
le  17  septembre  17C1. 

3.  Ibid.^  t.  UX,  p.  598.  Lettre  de  Voltaire  à  d*ÀrgentaI ;  14  sep- 
tembre 1761. 

4.  Voltaire  et  le  président  de  Brosses  (Didier,  Paris*  1858)«  Lettre 
de  Voltaire  à  M.  de  La  Marche;  à  Femcy,  20  octobre  1760. 


CLYTEMNESTRE.  115 

^'uû  léger  grain  de  bon  sens  et  de  raison  ;  mais  c'est 
4}e  que  ni  l'âge,  ni  l'expérience,  ni  l'infortune  ne  lui 
procureront  jamais;  et  il  mourra,  en  pleine  Restaura- 
tion, ainsi  que  son  ami  Ximenès  (qu'il  rencontrait 
précisément  alors  à  Femey),  comme  il  aura  vécu, 
l'homme  le  plus  spirituel  et  le  plus  extravagant  de  son 
temps.  Il  arrivait  avec  une  tragédie  de  Clytemnestre 
que  Voltaire  connaissait  déjà  et  qu'il  devait  dédier  à 
5on  maître.  Diderot  nous  parle  de  l'ouvrage  avec  un 
certain  étonnement  flatteur  pour  le  comte,  s'il  ne  se 
fût  mêlé  à  l'éloge  quelque  doute  sur  la  véritable  filia- 
tion de  ce  chef-d'œuvre,  a  Oui,  la  Clytemnestre  du 
comte  de  Lauraguais  est  en  vers,  et  quelquefois  en 
très-beaux  vers.  Lorsqu'il  me  les  hsait,  je  lui  disais  : 
a  Mais,  monsieur  le  comte,  c'est  une  lan^e  que  cela  : 
«  où  l'avez-vous  apprise  ?  »  On  dit  qu'il  a  à  côté  de 
lui  un  nommé  Clinchant  qui  la  sait.  Mais  que  m'im- 
porte à  moi  que  les  beaux  vers  soient  de  Clinchant  ou 
du  comte? Le  point  important,  c'est  qu'ils  soientfaits, 
-et  ils  le  sont  ^  »  Il  en  eût  été  alors  de  ce  Clinchant 
comme  des  deux  jeunes  chimistes  que  Lauraguais 
avait  à  gage,  qu'il  enfermait  dans  sa  petite  maison  de 
Sèvres,  en  Jeur  déclarant  qu'ils  n'en  sortiraient  qu'a- 
près lui  avoir  fait  une  découverte;  car  Lauraguais 
avait  plus  d'mie  corde  à  son  arc  :  il  s'occupait  de  chi- 
mie, et  de  droit  pubUc,  et  de  bien  d'autres  choses  en- 
core, sans  parler  de  mademoiselle  Arnould. 

Avant  de  partir,  il  était  allé  prendre  congé  de  Dide- 

1.  Dideroi,  Mémeire»  et  correspondance  (Crtraier,  1B41),  t.  \, 
p.  243,  S 4é  Lettre  à  madeffloiselie  Voland;  Paris,  17  fieptembce 
1761. 


116  UNE  OUESTION  DE  PRIORITÉ. 

rot.  c<  Je  Tad  vu  dimanche  passé,  et  je  n*ai  jamais 
yu  d'amour-propre  plus  intrépide.  — Eh  bien!  que 
dites-vous  de  ma  Clytemnestre  ?  —  Qu'il  y  a  bien  de 
beaux  vers.  —  Voltaire  m'a  écrit  que  son  Oreste  n'é- 
tait qu'une  froide  déclamation,  une  plate  machine  en 
comparaison?  —  Il  vous  a  écrit  cela?  —  Dix  fois  au 
lieu  d'une.  —  Oh  !  je  vous  proteste  que  le  perfide  n'en 
croit  pas  un  mot.  —  Eh  bien  I  il  a  tort  *.  »  Si  Voltaire 
accablait  de  tant  de  louanges  la  Clytemnestre  de  son 
îeune  rival,  c'est  qu'il  songeait  lui-même  à  faire  re- 
prendre Oreste^  qu'il  fallait  que  la  tragédie  de  cet 
étoumeau  ne  vînt  qu'après  la  sienne,  et  que  c'était  le 
meilleur  moyen  de  l'endormir  sur  l'inconvénient  tou- 
jours grave,  en  un  même  sujet,  d'être  joué  le  dernier. 
<c  Vous  saurez  que  M.  de  Lauraguais  a  fait  aussi  son 
Oreste^  et  qu'il  est  juste  qu'il  soit  joué  sur  le  théâtre 
qu'il  a  embelli  ;  mais  il  permet  que  je  passe  avant, 
pour  lui  faire  bientôt  place.  Sa  folie  d'être  représenté 
n'est  pas  une  folie  nécessaire,  et  la  mienne  l'est ^.  » 
L'on  n'a  pas  oublié  quels  services  Lauraguais  avait 
rendus  à  l'art  dramatique  en  achetant,  à  beaux  deniers 
comptants,  le  droit  de  désobstruer  la  scène  de  ce  pu- 
blic à  plumets  et  à  talons  rouges  qui  rendait  par  sa 
seule  présence  toute  illusion  de  perspective  et  de  jeux 
de  scène  impossible.  Cela  méritait  bien  qu'on  s'en 
souvînt  et  que  l'on  se  montrât  de  composition  facile,  le 
jour  où  ce  jeune  seigneur  intelligent  et  généreux, 

1.  Diderot,  Mémoires  et  correspondance  (Garnier,   1841),  t.  I, 
p.  248.  Lettre  à  mademoiselle  Voland;  Paris,  le  22  septembre  t76]. 

2.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  358,  359, 
Lettre  de  Voltaire  à  d*Argental  ;  aux  Délices,  1^  février  1761. 


UNE  TRANSFOllMATION  DE  PRÉRON.  117 

possédé  du  démon  de  la  métromanie,  tiendrait  solli- 
citer le  droit  d'être  sifflé  tout  comme  un  autre.  Nous 
ne  saurions  au  juste  dire  ce  qui  s'opposa  à  la  repré- 
sentation de  ClytemîîestrCj  et  si  VOreste  de  Voltaire 
y  fut  pour  quelque  chose  * .  Ce  qu'il  y  a  de  certain, 
'c'est  que  la  tragédie  n'eut  pas  à  courir  les  chances 
d'une  audition  publique,  ce  dont  il  prit  son  parti,  du 
reste,  avec  sa  philosophie  ou,  pour  mieux  dire,  sa  lé- 
gèreté naturelle. 

Revenons  à  son  voyage  à  Ferney,  et  à  la  réception 
que  lui  fit  l'auteur  de  Mérope^  qui  l'avait  vu,  tout 
enfant,  chez  sa  grand'mère  la  duchesse  de  Laura- 
guais,  la  troisième  des  demoiselles  de  Nesle.  Le  pre- 
mier bonjour  fut  une  épigramme  contre  Fréron,  qui 
ne  sortait  guère  de  la  tête  du  très-sensible  et  très-vin- 
dicatif écrivain. 

A  peine  reçu  dans  ses  bras  qu'il  avoit  ouverts  tant  de  fois 
à  mon  enfance,  après  avoir  parlé  de  la  correspondance  dont  - 
il  avoit  toujours  honoré  ma  jeunesse  depuis  que  je  l'avois 
revu  à  Berlin,  m'avoir  conduit  dans  son  château,  m'avoir 
donné  de  l'eau  bénite  en  entrant  dans  son  église  :  a  Allons  à 
présent,  me  dit-il,  dans  le  jardin.  »  Fort  étonné  d'y  trouver 
un  âne  y  broutant  le  gazon  :  Est-ce  que  vous  ne  reconnaissez 
pas  Fréron,  me  dit-il?  Si  fait,  lui  dis-je;  il  y  a  bien  quelque 
chose  à  dire  sur  le  corps,  mais  la  figure  est  frappante  et  je 
n'en  suis  que  plus  surpris  de  la  trouver  chez  vous.  Je  ne 
vous  croyois  pas  si  bien  avec  Fréron.  Sa  personne,  reprit-il, 
est  à  merveille  avec  M.  Ramponeau  à  Paris  ;  mais  sa  figure 
est  fort  bien  chez  moi.  Tel  que  vous  me  voyez,  je  ne  suis 


1.  La  reprise  d'Oreste  eut  lieu  le  mercredi  8  juillet  1761.  n  fut 
Joué  neuf  fois  à  Paris,  une  fois  à  Versailles.  Bibliothèque  nationale. 
Manuscrits  F.  R.  12532.  Journal  de  Lekain,  t.  I,  p.  161  à  164. 

7. 


ii8  DEO  BREXIT  VOLTAIRE. 

plus  guère  tel  qu'on  me  lit;  j*aî  besoin  quelquefois  de  co- 
lère, et  cette  figure  m'en  donne  quand  j'en  ai  besoin  ^ 

Tout  ce  monde  intelligent,  élégant,  lettré,  venait 
animer  ce  jeune  Ferney  sortant  de  terre,  ce  château 
tout  neuf,  ocd'ime  architecture  charmante,»  qui  s'était 
complété  par  un  théâtre  a  des  plus  jolis  de  l'Europe  ^.  » 
Nou3  allictos  oublier  ce  temple  élevé  par  la  piété  du 
poëte,  et  sur  la  façade  duquel  il  avait  fait  graver  cette 
laconique  inscription  :  c<  Deo  erexit  Voltaire,  »  dont  il 
était  si  fier,  a  Cette  église,  disait-il  à  l'Anglais  Ri- 
chard Twiss,  que  j'ai  fait  bâtir,  est  l'unique  église  de 
l'univers  qui  soit  dédiée  à  Dieu  seul  ;  toutes  les  autres 
sont  dédiées  aux  saints.  Pour  moi,  j'aime  mieux  bâtir 
une  église  au  maître  qu'aux  valets^.  »  Nous  l'avons  vu 
solliciter  la  bienveillance  du  Saint-Père  et  les  bons  of- 
fices de  Passionei.  Le  cardinal  était  mort,  sur  ces 
entrefaites,  et  ce  malheur  semblait  devoir  diminuer 
de  beaucoup  ses  chances  de  succès.  Mais  il  n'en  re- 
cevait pas  moins  des  reliques  de  Rome  j  ce  qu'il  an- 
nonce aux  frères  avec  tout  le  respect  et  la  componc- 
tion qu'on  devine.  «  J'ai  bâti  une  église  et  un  théâtre  ; 

1.  Lettre  de  L,'B.  Lauraguais  à  Madame  **^  (d'Ussel)  (Paris, 
Buisson,  1802),  p.  60. 

2.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LX,  p.  263.  Lettre 
de  Voltaire  à  madame  de  Fiorian  ;  aux  Délices,  20  mai  1762. 

3.  Biographie  universelle  et  portative  des  contemporains  (Paris, 
1834),  t.  IV,  p.  1451.  Le  premier  président  de  La  Marciie,  qui 
était  religieux,  étant  avec  Voltaire  et  François  Tronchin  sur  la  porte 
du  château,  dit  au  conseiller  :  t  J'espère  qu'un  jour  cela  sera  vrai.  » 
Voltaire  repartit  aussitôt  :  «  Prenez  garde,  monsieur  le  président, 
que  je  ne  dis  pas  Christo^  que  je  dis  Deo,  rt  Gaullieur,  Étrennes  natio^ 
nales,  3«  année  (Genève,  1865),  p.  218.  Anecdotes  sur  Voltaire  ra- 
contées par  François  Tronchin. 


OALANTEEIE  Dt!  PAPB.  dl9 

mais  j'ai  déjà  célébré  mes  mystères  sur  le  théâtre,  et 
je  n'ai  pas  entencbi  la  messe  dans  mon  église.  J'ai 
reçu  le  même  jour  des  reliques  du  pape,  et  le  portrait 
de  madame  de  Pompadour  ;  les  reliques  sont  le  cilice 
de  saiift  François  ^..*.  »  Certain  que  les  frères  ne  se 
jQiéprendraient  pas  sur  ses  intentions,  U  exaltait  dans 
^s  lettres  et  sa  magnificence  reUgi^ise  et  ses  senti- 
ments de  véritable  chrétien,  «c  Je  suis  bien  fâché, 
^écrivâit-il  à  madamede  Fontaine,  de  ne  vous  pas  ma- 
rier dans  mon  église,  en  présence  d'un  grand  Jésus, 
doré  comme  un  calice,  qui  a  l'air  d'un  empereur  ro- 
main, et  à  qui  j'ai  ôté  sa  physionomie  niaise^,  »  Était- 
45e  pour  lui  donner  la  âenne,  comme  le  bruit  en  cou- 
rut, et  comme  l'ayait  entendu  dire  Sherlock  ^  ? 

Sa  nièce  Tenait,  il  est  vrai,  de  convoler  à  de  nouvelles 
noces.  Elle  donnait  enfin  sa  main  à  un  homme  qui 
depuis  longtemps  avait  son  cœur,  et  qu'elle  devait 
épouser  en  connaissance  de  cause,  le  marquis  de  Flo- 
lian,  aie  grand  écuyer  deCyrus»,  que  nous  avons  vu 
figurer  au  premier  plan,  dans  la  question  des  chars 
assyriens.  Voltaire,  du  reste,  applaudissait  à  une  con- 
ehision  qu'il  trouvait  aussi  raisonnable  que  convena- 
ble pour  les  deux  conjoints*  c(  Je  n'ai  qu'un  moment, 
marquait-il  à  sa  nièce,  pour  vous  dire  combien  je  vous 
approuve  et  je  vous  féUcite.  Il  n'y  a  rien  de  si  doux 
ni  de  si  sage  que  d'épouser  son  ami  intime,  d  Madame 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.LX,  p.  34.  Lettre  de 
Voltaire  au  marqiis  d'Ârgence  de  Dirac;  26  octobre  1761. 

2.  Ibid.y  t.  LX,  p.  210.  Lettre  de  Voltaire  à  madame  de  Fon- 
taine; Ferney,  19  mars  1762« 

3..  Sherlock,  Lettres  dtun  voyageur  anglais  (Londres,  1778), 
p.  153.  Lettre  xxv. 


120.  PORTRAIT  DE  MADAME  DE  FONTAINE. 

de  Fontaine  est  loin  de  jouer,  dans  l'existence  de  son 
oncle,  le  rôle  important  de  madame  Denis.  La  faute 
en  est  moins  à  elle  qu'aux  circonstances.  Plus  jeune, 
libre  de  moins  bonne  heure  (M.  de  Fontaine  n'était 
mort  qu'en  1756),  d'ailleurs  retenue  par  les  devoirs 
de  la  mère  de  famille,  elle  n'aurait  pu  se  consacrer  à 
son  oncle  d'une  façon  aussi  absolue  que  le  fit  la  veuve 
du  commissîdre  des  guerres.  Mais,  bien  que  ses  pré- 
férences fussent  pour  madame  Denis,  le  poëte  rendait 
justice  au  mérite  de  la  cadette  ;  et  ses  lettres  à  ma- 
dame de  Fontaine  sont  des  plus  affectueuses  et  des 
plus  édifiantes. 

Le  chevalier  de  Florian,  auquel  nous  avons  précé- 
demment emprunté  le  portrait  de  madame  Denis, 
nous  a  laissé  un  croquis  de  la  femme  de  son  oncle, 
qui  a  tous  les  caractères  de  la  sincérité  et  de  l'équité. 
a  Elle  était  grande,  bien  faite,  bonne,  assez  bien  de 
figure  (eUe  avait  quarante  ans  alors)  ;  elle  portait  dans 
ses  yeux  tout  l'esprit  qu'elle  avait,  et  personne  n'en 
eut  un  plus  juste  Qt  plus  fin.  Elle  était  tendre,  com- 
patissante, toujours  prête  à  tout  sacrifier  à  la  personne 
qu'elle  aimait,  mais  quelquefois  impérieuse  et  exi- 
geante; voilà  les  deux  seuls  défauts  que  ma  recon- 
naissance pour  elle  m'a  permis  de  voir*.  »  On  retrouve 
dans  ce  portrait  les  qualités  et  les  défauts  de  l'aînée 
des  demoiselles  Mignot  avec  plus  de  distinction  phy- 
sique chez  la  cadette.  Madame  de  Fontaine  recevait,  à 
Paris,  les  amis  de  son  oncle  ;  elle  était,  avec  le  ménage 

1.  La  Jeunesse  de  Florian  ou  Mémoires  d'un  jeune  Espagnol  (Paris, 
Renouard,  1820),  p.  11,  12.  Elle  est  désignée  sous  le  pseudonyme 
de  donna  Ferenna, 


LES  LETTRÉS  DIJONNAIS,  121 

d'Argental,  le  ministre  intelligent  et  zélé  de  ce  roi 
sans  couronne.  C'était  un  esprit  fort  et  de  verte  allure, 
que  le  propos  gaillard  tfe  déconcertait  pas.  Elle  pei- 
gnait au  pastel  et  avait  un  joli  talent,  s'il  faut  en 
croire  cet  oncle  bienveillant  qui  n'eût  demandé  qu'à 
utiliser  ce  crayon  sans  préjugé,  et  lui  commandait 
des  nudités  d'après  Natoire  et  Boucher.  «  Je  me  flatte, 
lui  écrivait  Voltaire,  dans  l'attente  d'un  de  ces  envois, 
que  vos  dessins  ne  sont  pas  faits  pour  un  oratoire, 
et  qu'ils  me  réjouiront  la  vue  ^  » 

Parmi  les  visiteurs  qui  venaient  saluer  le  châtelain 
de  Ferney,  nous  avons  nonuné  deux  magistrats  dijon- 
nais.  Pour  un  grand  propriétaire  exposé  à  des  démê- 
lés de  plus  d'une  sorte  avec  ses  voisins,  voire  ses  vas- 
saux, il  n'était  pas  indifférent  d'être  bien  avec  le 
parlement  dans  le  ressort  duquel  on  se  trouvait;  et 
Voltaire,  de  nature  processive  et  chicanière,  n'aura 
qu'à  se  féliciter  de  ses  relations  avec  la  cour  souve- 
raine. L'on  était  fort  lettré  à  Dijon;  il  y  avait  une  Aca- 
démie recrutée  surtout  au  sein  de  cette  magistrature 
éclairée,  diserte,  aimant  les  belles-lettres  et  que  n'ef- 
frayait point  la  grande  érudition ,  dont  le  président 
Bouhier  aura  été  le  représentant  le  plus  illustre.  Élu 
membre  de  l'Académie  de  Dijon  depuis  peu  de  temps 
(3  avril  1761),  l'auteur  de  la  Hmriade  se  trouvait 
ainsi  le  confrère  de  la  plupart  des  présidents  et  con- 
seillers du  sénat  bourguignon.  Il  serait  impardonna- 
ble à  nous  d'omettre  le  nom  du  président  de  Brosses, 
l'un  des  esprits  les  plus  distingués  de  sa  ville  et  de  son 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LVI,  p.  370.  Lettre 
de  Voltaire  à  madame  de  Fontaine;  le  23  novembre  1753. 


i22  LE  PRÉSIDENT  Bfi  BROSSES. 

temps,  et  qui  a  retrouvé,  de  nos  jours,  un  regain  de 
jeunesse,  dans  la  publication  de  son  aimable  voyage 
à  travers  l'Italie,  de  1739  et  1740*.  De  Brosses  est 
nne  figure  originale,  franche  d'aUure,  un  érudit  dans 
Facception  la  plus  sérieuse,  et,  au  milieu  de  tout 
cela,  un  de  ces  esprits  vifs,  ornés,  fins,  d'humeur  gaie 
et  sarcastique,  sans  pédantisme  et  sans  fausse  science, 
avec  rinstinct  et  Tamour  du  beau,  un  jugement  sain, 
à  qui  les  arts  n'étaient  pas  moins  famiUers  que  les  let- 
tres, et  nous  entendons  par  là  aussi  bien  la  musique 
que  les  arts  du  dessin,  la  peinture,  la  statuaire  et  l'ar- 
chitecture. Il  est  de  rigoureuse  équité  d'indiquer  ce 
qu'il  y  a  de  flair,  de  justesse  dans  ses  appréciations  et 
ses  critiques  ;  et,  vraiment,  à  l'heure  qu'il  est  encore, 
l'on  n'aurait  que  bien  peu  de  chose  à  redresser  aux 
arrêts  de  ce  mondain  qui  parcourait  l'ItaKe  avec  des 
amis  joyeux,  jeunes  et  bien  nés,  tous  de  son  bord, 
ayant  chacun  leur  marotte  :  celui-ci,  le  conseiller  Lop- 
pin,  qui  passa  un  instant  à  Dijon  pour  être  meilleur 
géomètre  que  Buflfon  ;  celui-là,  Sainte-Pa]aye,  rauteur 
bien  connu  des  Mémoires  sur  Vancientïe  chevalerie  ; 
le  troisième,  Lacurne,  le  frère  de  Sainte-Palaye,  fou 
de  musique,  comme  lui  d'inscriptions  et  de  relique 
historiques. 

De  Brosses,  quelque  accusé  que  fût  chez  lui  le  tem- 
pérament bourguignon,  mêlé  à  ce  qu'il  avait  de  gau- 

1 .  Bien  que  la  première  édition  des  lettres  de  M.  de  Brosses  remonte 
à  1799,  l'ouvrage,  qui  avait  été  rite  enlevé,  était  à  peu  près  inconnu 
à  la  génération  BuiTante,  et  il  eut  toute  iaTogue,  tout  le  succès  d'une 
nouveauté  attrayante,  quand  il  reparut  en  1836,  purgé  des  fautes 
43t  des  inoorrectioBs  sans  nombre  dont  U  était  entaché  et  coaune 
accablé. 


UN  MAGISTRAT  AD  DU-HOITIÈME  SIÈCLE,  423 

lois,  ne  prenait  pas  les  lettres  du  côté  léger  et  super- 
&ciel  ;  il  ayait  les  grandes  traditions  et  s'imposa,  en 
dehors  de  ses  fonctions  et  de  ses  charges,  une  série  de 
travaux  auxquels  il  consacra  sa  \ie,  surtout  une  étude 
bien  curieuse  sur  Salluste,  sorte  de  reconstruction  et 
de  restitution  des  parties  absentes  de  l'œuvre,  qui  ne 
paraissait  qu'en  1777,  au  moment  où  allait  se  clore 
cette  carrière  si  active  et  si  brillante.  Il  y  avait  donc 
plus  d'une  face  dans  l'auteur  des  Lettres  écrites  dl-- 
laite  :  il  y  avait  le  magistrat  consciencieux,  le  sa- 
vant non  moins  pénétré  de  sa  haute  mission,  et 
l'homme  de  salon,  aimable,  spirituel,  de  son  temps 
par  le  tour  et  le  vif  de  la  plaisanterie,  mais  dont  les 
sàiUies  n'allaient,  toutefois,  pas  jusqu'à  compro- 
mettre le  bon  goût  de  l'honupe  bien  né.  Si  l'on  pou- 
vait constater  une  légère  teinte  d'esprit  provincial,  il 
ne  faut  pas  oublier  pourtant  que  Dijon  était  restée  une 
manière  de  capitale  hantée  par  les  étrangers  de  dis- 
tinction, les  Anglais  particuhèrement,  et  qu'elle  était, 
après  tout,  la  patrie  de  Bossuet,  de  Bouhier,  de  Crébîl- 
lon,  de  Piron  ;  et  que  Buffon  était  Bourguignon  :  voilà 
pour  la  physionomie  morale.  Quant  au  physique,  c'était 
un  très-petit  corps  animé  par  une  vivacité,  une  pétu- 
lance surprenante.  Diderot,  qui  peint  encore  plus  qu'il 
ne  décrit,  a  dit  de  lui  :  «  Le  président  de  Brosses,  que 
je  respecte  en  habit  ordinaire,  me  fait  mourir  de  rire 
en  habit  de  palais,  et  le  moyen  de  voir  sans  que  les  coins 
de  la  bouche  ne  se  relèvent  une  petite  tête  gaie,  ironique 
etsatirique,  perdue  dans  l'immensité  d'une  forêt  de  che- 
veux qui  l'of&isque;  et  cette  forêt  descendant  à  droite 
et  à  gauche,  qui  va  s'emparer  des  trois  quarts  du  reste 


124  CROQUIS  POUR  CROQUIS. 

de  la  petite  figure  *  ?  »  Nous  soupçonnons  Tauteur  du 
Neveu  de  Rameau  d'un  peu  d'exagération,  dont  il 
n'était  point  exempt  pas  plus  que  de  passion.  Le  pro- 
fil de  Saint-Aubain  nous  représente  une  physionomie 
ouverte  :  l'œil  est  clair,  perspicace,  le  nez  long,  fort 
et  presque  droit  ;  quant  à  la  perruque,  elle  n'a  rien  de 
différent  de  celles  que  l'on  portait  alors ,  et  il  n'y  a  pas 
lieu,  même  avec  quelque  complaisance,  de  se  retracer 
cette  tête  grotesque  dont  nous  parle  Diderot.  L'on 
sera  curieux,  en  revanche,  d'avoir  un  crayon  de  cette 
furieuse  tête  métaphysique^  par  le  président,  ce  C'est 
un  gentil  garçon,  bien  doux,  bien  aimable,  grand  phi- 
losophe, fort  raisonneur,  mais  faiseur  de  digressions 
perpétuelles  ;  il  m'en  fit  bien  vingt-cinq  hier,  depuis 
neuf  heures  qu'il  resta  dans  ma  chambre,  jusqu'à  une 
heure.  Oh!  que  Buffon  est  bien  plus  net  que  tous  ces 
gens-là^?  »  Pour  être  à  peine  touché,  le  portrait  est 
ressemblant  et  parlant,  et  l'on  ne  peut  même  pas  dire 
ce  que  nous  avons  dit  de  l'esquisse  de  Diderot,  qu'il 
soit  un  peu  grossi  et  outré.  Tout  cela,  d'ailleurs,  n'a 
rien  que  de  bienveillant,  sauf  la  remarque  sur  Buffon, 
qui  n'aurait  été  du  goût,  sans  doute,  ni  de  Diderot, 
ni  de  son  collaborateur  D'Alembert,  qui  traitait  le 
grand  naturaliste  de  comte  de  Tuffière;  mais  on  par- 
donnera aisément  à  l'aimable  président  des  préfé- 

1  •  La  bibliothèque  de  Dijon  possède  un  portrait  du  président,  qui 
ne  donne  pas  l'envie  de  rire,  quoique  en  perruque  de  magistrat. 
Nous  en  dirons  autant  de  son  buste,  qui  est  au  Musée  des  dues. 

2.  Foisset,  Le  Président  de  Brosses,  histoire  des  lettres  et  des  par- 
lements au  XVIW  siècle  (Paris,  1842),  p.  546.  La  lettre  d'où  ce 
passage  est  extrait  est  sans  date,  mais  doit  être  de  la  dernière  quin- 
zaine d'avril  1754. 


rences  qne  la  postérité  a  ratifiées^   en  dernier  Tes- 

sort- 

De  Brosses,  qui  avait  en  occasion  dans  rautomnc 
de  1736  de  rencontrer  Toiture  à  Genève^  séduit  par 
cet  e^rit  irréàstible  que  Fauteur  des  Lettres  écrites 
d^Itulie  était  à  bien  fait  pour  apprécier  et  aimer, 
avait  trouvé  trop  courtes  les  quelques  heures  passées 
dans  sa  compagnie;  et  ce  fut  la  faute  seule  des  circon- 
stances, à  ne  s^établîrent  pas  entre  enx,  dés  rorigine, 
des   rapports  qui  ne  pouvaient  être  que  délicieux» 
M.  F<»sset  nous  dit  que  le  président  fut  content  de 
lliabitant  des  Délices,  mais  qu'il  ne  s'engoua  point  \ 
Il  y  a  là  une  réticence,  et  nous  croyons  qu'il  ftit  con» 
quis  plus  que  ne  le  veut  avouer  son  historien  ;  du  moiïts 
cela  nous  semble  ressortir  de  la  lettre  qui  suit,  à 
M.  deRuffey: 

Voas  eatreteaes  donc  toujours  ua  commerco  de  lcllre« 
avec  Voltaire  :  c'est  une  fort  bonne  correspondance  à  con- 
server *.  rauroîs  eu  grande  envie  de  savoir  ce  qu'il  pensoit 
des  gentillesses  de  son  ami  le  roi  de  Prusse.  Cependant  j*eus 
la  discrétion  de  ne  pas  toucher  en  lui  un  endroit  si  cha» 
tonUleux.  Je  n'ai  guère  pu  profiler  de  son  agréable  voisi- 
nage, n'ayant  passé  qu'une  soirée  à  mon  aise  avec  lui,  Tron* 
chin,'jalabert»,et  D'Alembert  l'encyclopédiste  qui  s>  trouva. 
Nous  nous  ajournâmes  à  un  grand  dtner  pour  le  surlende- 
main. Mais  l'une  de  ses  nièces  étant  tombée  malade  à  Tex- 

1.  Foisset,  Le  Président  de  Brosses  (Paris,  ISU),  p.  M2. 

2!  Un  peu  plus  d'un  an  auparavant,  BuflTon,  de  «on  côlé,  écrivait 
au  môme  Ruffey  :  «  Je  suis  bien  aise  que  vous  soyei  en  liaison  avec 
VoUaire;  c'est  en  effet  un  très-grand  homme,  et  aussi  un  hommo 
très-aimable.  »  Buffon,  Correspondmce  inédite  (Hachelle,  I8CO), 
t.  I,  p.  67.  LcUre  de  Buffon  au  président  do  Ruffey  j  Paris,  le 

23  mai  t7S5. 

3,  Savant  pliysiclen  genevois. 


126  TOORNAY, 

trémité,  la  partie  n'a  pu  avoir  lieu  :  elle  a  toujours  été  fort 
mal,  de  sorte  que  je  n'ai  vu  l'oncle  que  deux  autres  fois  de- 
puis et  assez  succinctement.  Il  me  parut  décidé  à  quitter  la 
poésie  pour  l'histoire,  sur  quoi  je  pensai  lui  dire  ce  que 
j'avois  dit,  quoique  sans  aucun  fruit,  à  Madame  Le  Baut, 
quand  elle  quitta  la  musique  vocale  pour  le  clavecin  ^.. 

Le  président,  bien  évidemment,  avait  subi  le 
ebarme,  et  il  portait  envie  à  son  ami,  qui  était  en  com- 
merce réglé  avec  l'auteur  de  Zaïre»  Mais  ce  ne  devait 
être  qu'une  question  de  temps,  et  l'acquisition  de 
Toumay  n'allait  mettre  que  trop  en  présence  l'écrivain 
et  le  magistrat.  Voltaire  s'était  pris  de  belle  passion 
pour  la  terre  de  Tournay,  terre  négligée  et  château 
en  ruines  (que  M.  de  Brosses  lui-même  appelle  une 
vieillerie  indigné),  mais  offrant  certains  avantages  qui 
le  détermineront.  Ainsi,  tout  en  indiquant  bien  qu'il 
n'a  pas  d'illusions  et  qu'il  s'est  rendu  compte  de  l'état 
réel  des  choses,  il  veut  qu'on  sache  que  l'argent  n'est 
rien  pour  lui,  quand  il  a  un  caprice  en  tête  ;  il  entend  que 
le  président  fasse  une  tout  à  fait  bonne  affaire,  et  volon- 
tiers il  prendra  l'engagement  de  ne  pas  éterniser  ce  bail 
à  vie.  Mais  le  président,  de  repousser  bien  loin  une  telle 
clause  qui  serait  un  deuil  pour  les  lettres,  pour  ceux 
qui  les  aiment  et  les  cultivent,  et  pour  lui  tout  le  pre- 
mier, a  Vous  vous  obUgez  à  ne  vivre  que  quatre  ou  cinq 

1.  Giraalt,  Lettres  inédites  de  Bwjfon,  J,^J,  Housseau,  Voltaire 
(Paris  et  Dijon,  1819),  pages  9],  92.  Lettre  de  M.  de  Brosses  à 
H.  de  Riiffey;  àMonlfoleon,  le  14  octobre  17  S6.  Madame  Le  Beanlt 
{Jcaane-Jaquette  Burteur)  avait  un  talent  distingué  de  chanteuse.  Rat- 
meau,  à  Dijon,  avait  été  son  premier  maître  de  clavecin.  A  8S  on 
86  ans,  elle  chantait  encore  des  airs  de  l'auteur  de  Dardanus,  Elle 
est  morte,  a  Dijon,  le  1er  mai  isu.  Voltaire  et  le  président  de  Brosêes 
(Didier,  1858),  p.  198. 


MUTUELLES  CÛOUSTTERIES.  i 27 

ans;  point  de  cet  article,  s'il  vous  plaît,  sinon  marché 
nul.  J'exige,  au  contraire,  après  le  traité  conclu,  que 
TOUS  viviez  le  reste  du  siècle  pour  continuer  à  l'illus- 
trer et  à  l'éclairer.  La  Providence  se  feroit  de  belles 
affaires,  si  elle  ne  vous  laissoit  ici-bas  plus  long- 
temps que  Fontenelle.  Elle  n'est  pas  déjà  si  bien  au- 
jourd'hui avec  le  public  ^  »  Yoltaire  parle  de  s'en 
aller  bien  vite;  mais  le  président,  qui  sait  quel  cas 
on  doit  faire  de  pareils  engagements  et  qui  n'est  point 
fâché  de  se  débarrasser  de  son  vieux  château  délabré, 
qu'il  lui  promet  d'ailleurs  de  restaurer  des  pieds  à  la 
tête,  usera  des  mêmes  procédés  de  séduction.  Ah  !  il 
s'agit  bien  vraiment  de  mourir.  Dans  cet  heureux 
Tournay,  l'on  ne  meurt  point.  Aux  risques  qu'il  en 
abuse,  M.  de  Brosses  veut  bien  en  informer  son  futur 
acquéreur. 

Si  voua  saviez  le  dessous  des  cartes  1  écrivait-il  à  Voltaire 
dans  le  même  temps*  Si  je  vous  dîsois  le  secret  de  l'Église  I 
Avec  un  homme  tel  que  vous,  je  ne  veux  rien  avoir  de  caché. 
Apprenez  que  Tange  de  la  fatalité,  conduisant  Zadig  par  le 
monde,  mit  dans  ce  vieux  château  un  talisman  qui  fait  qu'on 
n'y  meurt  point.  Mon  vieux  oncle  éternel  (devant  Dieu  soit 
son  âme,  avec  celle  de  feu  M.  le  comte  de  Gabalis  !  ce  que 
j'en  dis  ne  vient  pas  de  mauvais  cœur,  mais  il  ne  m'aimoit 
guère  et  je  le  lui  rendois  bien)  :  or  donc  cet  oncle  infini  y  a 
vécu  quatre-vingt-onze  ans  ;  sans  parler  du  grand-père  de 
ce  dernier,  qui  y  a  vécu  quatre-vingt-sept  ans.  Ce  n'est  pas 
là  une  chronologie  de  Newton  '.  11  faut  que  je  sois  fol  de  me 


1.  Voltaire  et  le  président  de  Brasses  (Paris,  Didier,  1858),  p.  11. 
A  Dijon,  le  14  septembre  1758. 

2.  Allasion  à  la  Défense  de  la  chronologie  contre  le  système  de 
Newton,  écrit  posthume  de  Freret  ;  1758. 


i28  UN  COMPÉTITEUR. 

défaire  d'un  lieu  qui  donne  une  immortalité  bien  plus  réelle 
que  ne  fait  T Académie  >. 

Si  c'est  pur  badinage,  il  n'y  a  pas  moins,  sous  cette 
légèreté  qui  ne  sent  d'aucune  façon  son  magistrat, 
un  esprit  positif,  a^isé,  qui  sait  profiter  de  l'occasion 
et  même  faire  valoir  habilement  sa  marchandise.  Mais 
Voltaire,  résolu  tout  à  l'heure  à  acheter  coûte  que  coûte, 
ne  se  montre  déjà  plus  si  ardent.  Il  esta  cent  lieues  de 
retirer  sa  parole;  il  est  toujours  dans  les  mêmes  inten- 
tions, et  il  achètera  Tournay,  si  l'on  est  raisonnable. 
Mais  il  flotte,  il  a  perdu  de  vue  les  conditions  de  la 
veille  ou  elles  ont  cessé  de  lui  agréer,  et  il  leur  en 
substitue  de  nouvelles.  Devant  ces  indécisions,  le 
président,  sans  montrer  de  l'humeur,  répond  qu'il 
n'est  point  en  peine,  qu'il  n'est  pas  pressé  d'aliéner  ce 
bien  de  ses  ancêtres,  et  que,  d'ailleurs,  il  a  rencontré 
un  autre  acquéreur,  un  certain  Fautrière,  qui  lui  a 
fait  une  proposition  d'échange.  Ce  M.  de  Fautrière 
n'est  pas  un  personnage  chimérique,  et  il  n'en  servira 
que  mieux  à  déterminer  le  seigneur  de  Ferney,  qui  ne 
serait  pas  fâché  de  joindre  le  titre  de  comte  de  Tour- 
nay à  celui  de  gentilhomme  ordinaire  de  Sa  Majesté. 
M.  de  Brosses,  lui,  a  pris  son  parti;  il  gardera  sa  ma- 
sure, et  est  d'avis  de  n'en  plus  parler.  Mais  il  se  ré- 
tracte tout  aussitôt.  «  Parlons-en  pourtant  toujours 
autant  qu'il  vous  plaira,  lui  dit-il  avec  une  extrême 
courtoisie;  nous  ne  conclurons  rien,  n'importe!  cela 
me  servira  de  texte  pour  entretenir  la  conversation 
avec  vous.  Rien  ne  peut  m'être  plus  agréable  que  ce 

1.    Voltaire  et  le  président  de  Brosses  (Didier,  1858),  p.  21,  22. 
Lettre  du  président  à  Voltaire;  septembre  1758. 


ÂGE  D*OR  DE  LEURS  RELATIONS.  i20 

commerce,  à  .vos  momens  perdus  ;  et  rien  n'égale  les 
sentimens  que  je  vous  ai  voués.  Ils  sont  tels  que  vous 
les  méritez.  Toute  autre  expression  ne  les  rendroit 
que  faiblement.  » 

Voilà  l'âge  d'or,  la  lune  de  miel  de  ces  relations 
amicales,  que  l'intérêt  tournera  à  l'aigre,  en  attendant 
pire.  Mais  l'on  ne  s'accommodera  pas  avec  M.  deFau- 
trière,  dont  les  propositions  ne  paraissent  pas  avoir 
été  prises  en  sérieuse  considération.  Voltaire  s'est  dé- 
cidé, tout  est  convenu.  Il  ofifrira  à  madame  de  Brosses 
ime  belle  charrue  à  semoir,  à  titre  d'épingles.  Le  choix 
était  singulier  et  n'était  pas  de  nature  à  plaire  outre 
mesure  à  une  femme  du  monde  qui,  vraisemblable- 
ment, n'avait  pas  lu  les  Géorgiques  et  se  souciait  peu 
de  la  façon  dont  venait  le  blé.  Et  le  président  fera  en- 
tendre, en  habile  homme,  qu'on  ne  saurait  s'y  prendre 
moins  heureusement  pour  se  conserver  les  bonnes 
grâces  de  madame  de  Brosses. 

...  Je  n*cntre  pas,  lui  écrivait-il,  à  la  date  du  12  novembre 
n58,  dans  le  détail  des  autres  articles  portés  par  votre  der- 
nier mémoire  responsif,  parce  qu'il  se  réfère  assez  au  mien, 
et  qu*il  me  semble  que  nous  sommes  à  peu  prez  d'accord  là 
dessus.  Reste  cette  chaîne  ou  pot  de  vin^  pour  laquelle  vous 
offres  à  M^o  de  Br.  une  belle  charue  à  semoir.  Mais,  outre 
que  j'en  ai  une  ici,  je  doute  qu'elle  prenne  cela  pour  un 
meuble  de  toilette.  Je  ne  me  mesle  pas  des  affaires  des 
femmes.  Voyés  si  vous  youlés  demesler  cette  fusée  avec  elle. 
Vous  estes  galant,  vous  ferés  bien  les  choses,  et  n'allés  pas 
dire  :  «  Je  ne  suis  point  galant;  ce  sont  mes  ennemis  qui 
font  courir  ce  bruit  là;  »  car  elle  n'en  voudra  pas  croire  un 
mot.  Si  vous  avés  quelque  proposition  honneste  à  faire  pour 
elle,  je  m'en  chargerai  volontiers  et  je  tâcherai  de  vous  en 
tirer  à  meilleur  compte.  Que  si  elle  est  une  fois  à  vos  trous- 


130  LES  ÉHNGLES  DE  LA  PRÉSIDENTE. 

ses,  il  faudra  les  pères  dé  la  Mercy  pour  vous  racheter.  En- 
core elle  s'en  va  à  Paris  cet  hiver,  où  eUe  compte  numger 
beaucoup  d'argent.  Ceci  la  va  rendre  âpre  comme  tous  les 
diables;  ma  foi  je  vous  plains  ^ 

Outre  que  cela  est  prestement  et  joliment  tourné 
on  voit  que  le  président  songeait  à  tout,  et  qu'il 
faisait  siennes  les  petites  affaires  de  sa  femme.  A 
cette  mise  en  demeure  que  répondra  l'acquéreur 
de  Toumay?  a  Madame,  je  tous  demande  pardon 
de  ne  vous  avoir  présenté  qu'un   demi -cent  d'é- 
pingles; mais  vous  êtes  la  flUe  de  mon  intime  amy, 
M.  de  Crèvecœur*.  Je  n'ai  plus  le  sou,  et  vous  par- 
donnerez la  liberté  grande.  »  Dans  le  projet  de  vente 
de  Toumay,  nous  trouvons  cette  clause  :    a  M.  de 
Voltaire  payera,  outre  le  prix  ci-dessus,  à  madame 
de  Brosses  vingt-cinq  louis   d'or  en  signant  les 
présentes  conventions,  pour  la  chaîne  du  marché.  » 
Dans  l'usage,  l'épingle  valait  un  louis;  le  cent  d'épin- 
gles, c'était  cent  louis.  Mais  Voltaire,  qui  n'avait  plus 
le  sou,  se  contenta  de  la  moitié  et  madame  de  Brosses 
dut  faire  de  même.  Ouoi  qu'il  en  soit,  voilà  l'auteur  de 
la  Henriade  et  de  Mérope,  par  un  bail  à  vie,  comte 
de  Tournay,  Pi-eigny  et  Chambézy,  fort  satisfait  du 
marché,   malgré  les  plaintes  que  lui  arrachent  la 
cherté  de  son  acquisition  et  le  mauvais  état  de  la  terre 
et  du  bâtiment.  S'il  y  a  beaucoup  à  faire,  il  fera  beau- 
coup  ;  l'argent  ne  lui  coûtçra  point  :  il  se  ruinera,  il  Va 

1.  Voltaire  et  le  président  de  Brosses  (Didier,   1858\  p.  33   34 
Lettre  du  présideol  à  Voltaire;  à  Montfaleon,  12  noFembre  1758 

2.  M.  de  Cpèrecorar,  nereu  de  Vabbé  de  Saint-Pierre,  que  Vol- 
taire avait  connu  dès  Tâge  de  sept  ans. 


tbitaute  et  ss  junrvsâm  vassaux.  i3i 

rèâcda.  11  n^a  d^aOleiirs  làen  à  iqiprébenâer  de  la  part 
dn  présîâeiit,  gm  eiileiià  bien  faire  ahanàan  àes  titres 
•et  JHifmfinrs,  eamme  dn  reste.  «  Tous  sirvez  goc.  pdt 
votre  cantrat,  tous  les  droits  s^gnearimo:  sans  c\c<^ 
tkm  TOUS  appartiennent;  anssl,  gnand  vous  prendrez 
le  titre  de  seisnenr  de  Tonmax,  dans  les  occasion* 
qui  TOUS  paraîtront  convenables  à  vos  intérêts,  je  vous 
prcHnets  gne  je  le  trouverai  fort  bon^  et  que  ny  moi  ny 
persoime  de  ma  funille  ne  vous  fera  £fSeaIté  *,  y>  Et 
c'est  ce  quH  eiipérimentera  bient/^t,  par  une  priso  do 
posses^n  gaU  raconte  en  plaisantant,  <ai  faisant  lx)n 
maiché  de  scm  personnage;  mais,  au  fond,  non  moins 
glorîfié  de  cette  plaisante  réception  que  des  égards  et 
des  distinctions  dont  il  avait  jadis  été  Tobjet  à  Ver- 
sailles, à  Dméville,  à  Berlin  et  dans  toutes  les  cours 
d'Allemagne. 

J'ai  fait  mon  entrée  comme  Sancho-Pança  dans  son  flc«  Il 
ne  me  manquait  qae  son  ventre.  Yotre  curé  m'a  harangué  ; 
Chouet  3  m'a  donné  un  repas  splendide  dans  )e  goût  de  coux 
d'Horace  et  de  Boiieau^  fait  par  le  traiteur  des  Patis  ou  Pa*^ 
quis  ».  Les  sujets  ont  effrayé  mes  chevaux  avec  de  la  mous* 
queterie  et  des  grenades  ;  les  filles  m*ont  apporté  des  oranges 
dans  des  corbeilles  garnies  de  rubans.  Le  roy  de  Prusse  me 
mande  que  je  suis  plus  heureux  que  lui  ;  il  a  raison,  si  vous 
me  conservez  vos  bontés  et  si  je  ne  suis  jamais  inquiété  dans 
mon  ancien  dénombrement  *. 

Rendons  à  Voltaire  cette  justice  qu*il  est  plus  bref 

1.  Un  frère  du  président  portait  le  nom  de  M.  de  Toumay* 

2.  Le  fermier  quittant,  fils  du  premier  syndic  de  Genève. 

3.  Hameau  voisin  de  Toomay. 

4.  Voltaire  et  le  président  de  Brosses  (Didier,  1868),  p.  51|  62. 
Lettre  de  Voltaire  à  de  Broases;  le  propre  joar  de  Nofil,  1768. 


132       UN  MALENCONTREUX  COUP  DE  SABRE. 

que  de  raison;  et  sa  modestie  nous  priverait  de  plus 
d'un  détail  qui  ont  bien  leur  prix,  si  nous  ne  les  re- 
trouAÎons  dans  le  récit  d'un  témoin  oculaire,  madame 
Galatin  de  Genève. 

M.  de  Voltaire  voulut  être  installé  hier  (24  décembre).  On 
lui  fit  tous  les  honneurs  possibles  :  canons,  boîtes,  grenades, 
tambour,  fifre.  Tous  les  paysans  sous  les  armes.  Nous  y  avons 
été,  mari,  femme,  fils  et  belle-fille.  Mrs.  de  Malaport  et  Fâvre 
y  étaient  aussi.  M.  de  Voltaire  était  très-content  et  fort  gai. 
Il  trouva  de  la  diflerence  sur  la  réception  de  Ferney,  où  il 
n'y  eut  que  des  paysans.  Il  fut,  je  vous  assure,  très-flatté.  Il 
était  dans  tout  son  brillant;  ses  nièces  toutes  en  diamant, 
leur  neveu  tout  paré.  Le  curé  harangua.  M.  de  Voltaire  lui 
dit  :  Demandez  ce  que  vous  voudrez  pour  réparer  votre  cure, 
je  le  ferai.  Les  filles  de  la  paroisse  présentèrent  des  fleurs 
aux  deux  dames,  fort  enjolivées.  On  avait  emprunté  Tartil- 
lerie  de  Genève  et  l'homme  pour  la  servir.  La  santé  du  nou- 
veau seigneur  fut  portée  au  bruit  du  canon.  Je  vous  jure 
que  je  suis  persuadée  qu'il  n'a  jamais  été  si  aise  *. 

Pangloss  était  un  sage  et  non  un  sot  et  un  niais  ;  et 
Voltaire  n'est  pas  loin,  s'il  ne  l'avoue  pas,  de  trouver 
que  tout  est  pour  le  mieux  dans  le  meilleur  des  mondes. 
Mais  cette  illusion  sera  courte,  et  il  s'apercevra  bientôt 
que  tout  n'est  pas  pour  le  mieux,  même  pour  un  sei- 
gneur de  paroisse.  Un  certain  Panchaud,  du  pays  de 
La  Perrière,  dont  on  volait  les  noix,  s'arme  d'un  sabre, 
sans  s'être  assuré  à  l'avance  s'il  coupait  trop,  et  dé- 
fend si  bien  ses  noix,  qu'il  s'attire  un  procès  criminel 
des  plus  graves  où  il  a'y  allait  guère  moins  que  de 
la  tête.  Sans  doute,  il  était  triste  pour  ce  Panchaud 
que  des  pillards  lui  eussent  fourni  une  telle  occasion 

1.  Foisset,  Le  Président  de  Brosses  (Paris,  1842),  p.  147. 


PANCHAUD  ET  SES  NOIX.  i33 

de  se  faire  pendre,  qu'il  n'avait  pas  recherchée;  mais 
qu'est-ce  que  tout  cela  faisait  à  Voltaire?  Il  y  avait  eu 
procédure,  jugement  ;  ce  Panchaud  avait  été  finalement 
condamné  au  bannissement,  et  la  justice  ne  rend  pas 
ses  arrêts  sans  qu'il  en  coûte.  Le  Panchaud  n'était  pas 
solvable  :  qui  payera  les  frais?  ce  sera  M.  de  Voltaire. 
La  Perrière  faisait  partie  de  sa  suzeraineté;  il  n'y 
avait  pas  à  s'adresser  à  autre  qu'à  lui.  On  se  figure  le 
beau  réveil,  et  quelle  décevante  surprise  :  payer  cent 
pistoles  de  frais  à  la  justice  de  Gex  pour  une  demi- 
douzaine  de  noix,  qui  ne  sont  pas  les  vôtres,  et  un 
coup  de  sabre  dont  on  est  trop  innocent  !  cela  était 
dur. 

Mais,  avant  de  s'exécuter,  on  remuera  ciel  et  terre  ; 
on  s'adresserait  au  roi,  s'il  le  fallait.  D'abord,  le  lieu 
nommé  La  Perrière  n'est  pas,  ne  doit  pas  être  de  sa 
juridiction  ;  il  est  situé  sur  un  fief  de  Genève.  «  Je 
présente  requête  au  parlement  pour  qu'il  soit  ordonné 
aux  juges  de  Gex  de  faire  apparoir  comme  quoy  la 
justice  apartient  à  Toumay;  et  faute  de  ce,  le  procès 
fait  à  Panchaud  sera  aux  frais  de  Sa  Majesté  :  je  ne 
vois  rien  de  plus  juste*.  »  Mais  c'est  ce  qu'il  n'est 
pas  aisé  de  faire  comprendre  aux  gens  du  roi.  Foin 
de  la  seigneurie  à  ce  prix,  et  avec  ses  charges!  on 
demande  à  redevenir  Grosjean,  comme  devant  :  a  Je 
n'ai  point  d'ambition  ;  je  ne  me  soucie  en  aucune  fa- 
çon d'être  haut  justicier  d'un  demi-arpent  sur  un  fief 
genevois.  »  Il  le  dira,  il  le  criera  par-dessus  les  toits  : 


1.   VoUaire  et  le  président  de  Brosses  (Didier,  1858),  p.    103. 
Lettre  de  Voltaire  au  président;  au\  Délices,  8  février  t7C0. 
VI.  8 


iU  LE  HAUT  JUSTICIER  MALGRÉ  LUI. 

a  Je  ne  veux  point  être  le  haut  justicier,  malgré  lui  *  •  » 
Il  cherche  partout  et  ne  trouve  point  de  jugement 
rendu  au  nom  du  haut  justicier;  il  n'est  point  ques- 
tion, dans  les  aveux  et  le  dénombrement,  de  justice 
étendue  jusqu'à  La  Perrière  :  sur  quoi  donc  lui  persua- 
dera-t-on  qu'il  a  le  beau  droit  de  payer  les  sottises  qu'on 
fait  en  cette  partie  du  monde,  et  les  noix  qu'on  y  vole? 
«  J'ai  saisi,  écrivait-il  à  d'Argental,  l'occasion  pour 
demander  une  espèce  de  grâce,  ou  plutôt  de  justice,  à 
M.  de  Courteilles.  On  me  persécute,  ne  vous  déplaise, 
de  la  part  du  Conseil;  on  veut  que  je  sois  haut  justi- 
cier ;  on  fait  pendre,  ou  à  peu  près,  de  pauvres  diables 
en  mon  nom.  On  me  fait  accroire  que  rien  n'est  plus 
beau  que  de  payer  les  frais,  et  on  va  saisir  mes  bœufs 
pour  me  faire  honneur^.  » 

Le  gendre  du  président  de  La  Marche,  M.  de  Cour- 
teilles, il  est  vrai,  ordonnera  que  les  receveurs  des  do- 
maines aient  à  surseoir  leur  saisie  à  Toumay  ;  mais 
ce  n'était  que  simple  ajournement,  la  victoire  n'était 
rien  moins  qu'assurée.  Disons  que  la  cause  n'était  pas 
aussi  bonne  que  le  supposait  ou  le  prétendait  Voltaire, 
et  que  M.  de  Brosses,  après  s'être  mûrement  enquis 
de  son  côté,  é.taitloin  départager  ces  illusions,  comme 
cela  résulte  d'une  lettre  écrite  en  mai  1760.  Cette  expé- 
rience, ces  ennuis  refroidirent  un  peu  le  seigneur  de 
Touraay  sur  des  privilèges  qui  avaient  bien  leurs 
inconvénients  ;  et  il  mandait  au  président,  avant  même 


1.  Voltaire  et  le  président  de  Brosses  (Didier,    1868),   p.    110. 
Lettre  de  Voltaire  au  président;  aux  Délices,  10  février  1760. 

2.  Voltaire,  (Muvres  complètes  (Beuchot),  t.  LVIII,  p.  337.  Lettre 
de  Voltaire  à  d'Argental;  17  mars  1760. 


DÉNOUEAENT  BÉ  L'AFFAIRE.  135 

d'avoir  reçu  sa  lettre,  avec  une  résignation  piteuse  : 
a  Plus  je  connais  cette  terre  et  plus  je  vois  quïl  ne 
faut  songer  qu'au  rural,  et  très-peu  au  seigneurial... 
Un  honneur  qui  ne  produit  rien  est  un  bien  pauvre 
honneur  aux  pieds  du  mont  Jura  ^  »  Mais,  encore  une 
fois,  il  mourra  sur  la  brèche  et  en  combattant  jusqu'à 
la  dernière  extrémité;  et  il  fera  bien,  car  il  finira 
par  obtenir  gain  de  cause,  ce  qui  semble  au  moins 
ressortir  d'une  lettre  à  l'intendant  de  Bourgogne,  de 
la  moitié  de  décembre  1760,  et  mieux  encore  d'une 
autre  à  M.  de  La  Marche ,  dont  il  implorait  alors 
l'appui  en  faveur  du  fils  Decroze  :  «  Les  officiers  de 
justice  d^  Gex  furent  très  empressez  à  faire  une  des- 
cente sur  les  lieux,  il  y  a  deux  ans,  au  sujet  de  six 
noix  volées  sur  mes  terres,  et  d'iin  coup  de  sabre 
très-léger,  donné  sur  le  bras  du  voleur.  Ils  entendirent 
cinquante-deux  témoins,  ils  firent  des  informations  de 
vie  et  de  mœurs  croyant  que  je  payerais  tous  leurs 
frais  (en  quoy  ils  se  sont  trompez)  *...  » 

Mais  tout  cela  n'est  rien,  et  Voltaire  va  avoir  avec 
le  président  de  bien  autres  démêlés.  A  peine  entré 
en  possession,  il  taille,  rogne,  abat,  renverse,  trans- 
forme. Il  se  ruinera  dans  cette  gentilhommière  déla- 
brée. Ainsi,  il  s'était  engagé  à  faire,  dans  l'intervalle 
de  trois  années,  pour  douze  mille  livres  de  réparations 
et  d'améliorations;  et,  dès  les  premiers  six  mois,  il  en 


1.  Voltaire  et  le  président  de  Brosses  (Didier,  1858),  p.  116. 
Lettre  de  Voltaire  à  M.  de  Brosses;  aux  Délices,  9  avril  1760. 

2.  Henri  Beaune,  Voltaire  au  collège  {P&rïA,  Amyot,  1867),  p.  72, 
76.  Lettres  de  Voltaire  à  Joli  de  Fleuri^  aux  Délices,  10  décembre 
1760  et  à  M.  Fyot  de  La  Marche,  à  Fcrney,  3  janvier  1761. 


136  DEMANDE  D*ÉTAT  DE  LIEUX. 

a  fait  pour  plus  de  quinze  mille  livres  :  c'est  lui  qui 
l'assure.  Mais  il  n'a  pas  l'habitude,  il  l'a  dit  déjà,  de 
marchander  avec  une  passion  ou  même  un  caprice. 

...  C*est  assez  pour  moi  que  mes  terres  me  rapportent  de 
quoi  nourrir  cinquante  personnes  environ  aux  Délices^  du 
fourrage  pour  une  vingtaine  de  chevaux,  et  du  vin  pour  les 
domestiques...  Ma  fortune,  qui  me  met  au-dessus  des  pe- 
tits intérêts,  me  permet  d'embellir  les  lieux  que  j'habite; 
voilà  le  revenu  que  j'en  tire.  Le  plus  fort  de  ce  revenu  con- 
siste à  soulager  bien  des  malheureux,  tant  à  Tournay  qu'à 
Ferney,  et  dans  les  terres  intermédiaires  que  j'ai  acquises 
entre  ces  deux  seigneuries.  La  misère  était  horrible  dans 
tout  ce  païs-là,  et  les  terres  n'étaient  point  ensemencées. 
Dieu  merci,  elles  le  sont  à  présent  *. 

Le  président,  qui  n'est  pas  tout  à  fait  convaincu, 
qui  trouve  que  l'on  fait  plus  de  dégâts  que  d'amélio- 
rations, qui  est  informé  que  l'on  a,  notanunent,  esca- 
moté un  petit  bois,  «  où  il  ne  restait  que  des  pins  et 
des  tronçons  de  chênes,  »  pour  en  faire  a  un  pré  qui 
rapportera  beaucoup  plus  que  des  pins  et  des  troncs,  » 
réclame  un  état  de  lieux,  la  garantie  de  tous  les  deux. 
Mais  le  procédé  paraît  blessant  à  Voltaire,  qui  le  té- 
moigne, et  le  président  dut  déployer  toute  sa  rhéto- 
rique pour  lui  faire  entendre  qu'il  n'y  avait  en  cela 
rien  qui  pût  le  froisser,  et  qu'il  fallait  bien,  pour  lem* 
sûreté  réciproque,  dresser  cet  état., Cela  était  sensible 
dès  l'abord,  et  la  nécessité  n'en  sera  que  plus  flagrante 
avec  les  circonstances  et  le  temps.  M.  de  Brosses  avait 
chargé  un  M.  Girod^  du  soin  de  ses  intérêts  dans  ces 

1.  Voltaire  et  le  président  de  Brosses  (Didier,  1858),  p.  78.  Lettre 
Voltaire  au  présidenl;  aux  Délices,  0  novembre  17  59. 

2.  Le  grand  oncle  de  Tancien  ministre  et  pair  de  France,  sous  la 
monarchie  de  ]  830. 


INNOCENTE  ROUERIE.  13" 

parages,  et  les  attentions  «  fort  inutiles  »  du  sieur 
Girod  ne  sont  pas  du  goût  de  Voltaire,  qui  sentait 
bien  qu'au  nombre  des  transfonnations  qu'il  avait 
fait  subir  au  domaine  de  Toumay  il  en  existait  qui 
étaient  plus  à  sa  convenance  qu'à  l'avantage  du  pro- 
priétaire. La  conscience  d'avoir  outrepassé  ses  droits, 
et  d'autres  causes  relatives  à  madame  Denis,  lui  sug- 
gérèrent l'idée  de  couper  court  à  ces  difficultés,  en  chan- 
geant son  bail  à  vie  en  une  vente  absolue.  L'on  a 
douté  de  la  sincérité  de  cette  offre  ;  pourtant,  le  prési- 
dent, qui  était  très-fin  en  affaires,  prit  la  proposition 
au  sérieux,  et  donna  pleinement  dans  le  piège,  si  piège 
il  y  eut.  Celui-ci,  enchanté  de  se  défaire  de  cette  pro- 
priété en  mauvais  état  et  d'une  maison  dans  un  état 
pire  encore,  fit  avec  une  véritable  éloquence  valoir 
toutes  les  raisons  qu'il  avait  de  tenir  à  ce  bien,  dont 
ses  ancêtres  avaient  joui  depuis  tant  d'années.  On  l'a 
déjà  vu  à  l'œuvre  aux  débuts  de  ses  rapports  avec  le 
poète  ;  ce  qui  suit  est,  sans  contredit,  infiniment  plus 
réussi. 

C'est  une  terre  ancienne  dans" ma  famille;  une  situation 
charmante,  dont  Tâme  est  exhilarée  ;  un  fonds  en  franchise 
qui  ne  paye  point  le  dixième  (je  ne  sens  que  trop  le  poids 
d'en  payer  trois  ailleurs);  à  la  porte  de  l'étranger,  dans  un 
temps  où  il  n'y  a  aucune  personne  sensée  qui  ne  songe  à 
retirer  du  royaume  son  argent,  s'il  y  en  a,  et  sa  personne, 
s'il  le  pouvoit.  En  un  mot  conseillez-moi  sur  votre  propo- 
sition. Que  feriez-vous  à  ma  place  ?  Je  ne  puis  consulter 
personne  qui  ait  plus  d'esprit,  pour  qui  j'aye  plus  de  con- 
fiance et  de  véritable  attachements 

1.  Voltaire  et  le  président  de  Brosses  (Didier,  1858),  p.  92,  93, 
Lettre  du  prcsideut  à  Voltaire,  sans  date. 

8. 


138  PETITS  TIRAILLEMENTS. 

On  peut  être  un  très-honnête  homme,  un  très-digne 
magistrat,  et,  à  Toccasion,  avoir  de  ces  petites  ha- 
biletés de  marchand  qui  dispose  son  étoffe  sous  le 
jour  le  plus  avantageux  et  le  plus  chatoyant.  Il  n'y 
a  pas  de  fausseté  à  cela,  et  c'est  le  plus  si. cet  inno- 
cent manège  attire  un  sourire  sur  la  lèvre  du  philo- 
sophe. Les  pourparlers  s'engagent,  les  propositions 
et  les  contre-propositions  se  croisent  ',  l'affaire  semble 
terminée.  Mais  rien  n'aboutit,  et  Voltaire  demeure  pro- 
priétaire viager  de  Toumay,  et,  en  même  temps,  sous 
la  surveillance  minutieuse  du  sieur  Girod,  «  qui  veut 
travailler  de  son  métier,  »  et,  pour  faire,  preuve  de 
zèle,  cherche  à  exciter  des  difficultés  «  qui  ne  peuvent 
produire  que  du  mal  *.  »  Le  président,  averti  de  l'ani- 
mosité  du  poète  contre  un  fondé  de  pouvoirs  dont  la 
présence  gêne  et  irrite,  recommande  à  Girod  d'être 
conciliant,  respectueux,  d'assurer  M.  de  Voltaire  que 
l'on  n'a  nulle  intention  de  l'inquiéter  :  «  Mais  conune 
il  va  souvent  fort  vite,  il  est  juste  que  les  choses  ne 
puissent  être  dégradées  sans  retour.  »  En  somme,  ces 
petits  tiraillements  ne  faisaient  que  démontrer,  une 
fois  de  plus,  la  nécessité  imininente  d'une  reconnais- 
sance en  forme  de  la  situation  des  choses  ;  et  c'est 
sur  quoi  M.  de  Brosses  insistera  sans  trop  de  succès, 
jusqu'au  moment  où,  à  bout  de  patience  (en  mai  1760), 
il  y  fera  procéder  légalement.  Et,  si  Voltaire  se  cabre, 
il  lui  sera  répondu  doucement  qu'il  ne  s'agit  nulle- 

1.  Voltaire  et  le  président  de  Broises  (Didier,  1858),  p.  200,  201, 
202.  Projet  de  rente  de  Tournay. 

2.  Ibid.,  p.  76, 71.  Lettre  de  Voltaire  au  président;  aux  Déliées^ 
9  novembre  1759. 


UN  POINT  D'INTERROGATION.  i39 

ment  de  procès,  et  que  Ton  se  flatte  qu'il  n'y  en  aura 
jamais  entre  eux,  mais  que  c'est  une  chose  qui  se  fait 
toujours  en  cas  pareil.  Cette  lettre  à  Girod  se  clôt  par 
les  lignes  suivantes  qu'il  faut  citer,  car  elles  portent 
la  tempête  sous  l'insignifiance  apparente  de  la  forme 
et  du  fond. 

Par  parenthèse,  dites-moi,  je  vous  prie,  s'il  a  payé  à  Char- 
lot  les  moules  de  bois,  qu'il  me  donna  la  commission,  lorsque 
j'étois  là  bas,  de  lui  faire  fournir  par  ce  pauvre  diable  qui, 
certainement,  ne  peut  ni  ne  doit  en  être  le  payeur.  Au  reste, 
je  crois  que  vous  avez  fixé  le  compte  avec  Chariot  pour  la 
Tente  de  bois  qui  lui  a  été  faite  de  mcfn  temps  K 

Il  y  a  là  plus  qu'une  question,  il  y  a  une  préoccupa- 
tion. Quand  le  solitaire  des  Délices  avait  acheté  Tour- 
nay,  il  y  avait  des  coupes  de  bois  faites  et  vendues 
antérieurement  à  un  marchand,  nommé  Chariot 
Baudy.  Il  avait  besoin  de  bois  de  chauffage,  et, 
comme  il  se  plaignait  d'en  manquer,  M.  de  Brosses 
lui  dit  que  cet  homme  pouvait  le  tirer  d'embarras,  et 
qu'il  se  chargerait  de  lui  en  parler.  Voltaire,  trouvant 
ce  bois  sur  un  terrain  qu'il  venait  d'acquérir,  s'ima- 
gine qu'en  bonne  justice  il  devait  être  à  lui;  et  il  in- 
dique assez  dans  une  lettre  au  président,  qui  doit  être 
de  février  1759,  qu'il  ne  suppose  pas  qu'on  le  chi- 
cane ,  s'il  s'empare  de  quelques  bourrées  dont  il  a 
besoin. 

...  Je  vous  réitère  les  mêmes  prières  que  j'ay  eu  Thonneur 
de  vous  faire  dans  ma  dernière  lettre,  et  j'ajoute  une  autre 
requête,  c'est  de  trouver  bon  que  je  prenne  pour  me  chauffer 

1.  Voltaire  et  Je  président  de  Brosses  (Didier,  1858),  p.  8&,  87. 
Lettre  du  président  à  Girod;  novembre  1759. 


110  '       CHARLES  BAUDY.- 

quelques  moules  de  bois  sec  qu6  le  sieur  Chariot  Bandit  ne 
vend  poiat.  Il  est  biea  juste  que  je  jouisse  des  choses  néces- 
saires. Chariot  Baudit  est  convenu,  et  on  le  sait  assez,  qu'i! 
D'est  que  commissioDuaire.  Je  vous  ay  payé  en  parlie  avant 
d'entrer  en  jouissauce;  il  m'ea  coûtera,  croyez-rooy,  plus  de 
vingl-quatre  mille  livres  pour  améliorer  la  terre  et  pour 
embellir  le  château.  le  suis  peut-être  le  seul  homme  en 
France  qui  ea  eût  usé  ainsi  ■. 

Et  tout  cela  pour  faire  sentir  qu'en  strict*  équité 
l'on  pouvait  bien  ramasser,  sur  son  propre  terrain, 
quelques  moules  de  bois  qui  ne  semblaient  pas  y 
avoir  été  oubliées  à  d'autres  fins.  Mais,  par  la  ques- 
tion de  M.  de  Brosses  à  Girod,  que  nous  venons  de 
reproduire,  on  voit  que  Voltaire  était  loin  de  compte. 
Quoi  qu'il  en  soit,  Baudy  s'étant  présenté  avec  sanotï, 
portant  la  vente  de  quatorze  moules  de  bois  (à  trois 
patagons  le  moule,  mesure  du  pays) ,  le  nouveau  sei- 
gneur de  Toumay  l'évinça,  en  lui  disant  que  l'aban- 
don de  ce  bois  était  une  conséquence  du  marche, 
qu'il  l'a  compris  ainsi,  et  que  personne  ne  le  comprti' 
drait  autrement.  Le  président  s'attendait  un  peu  à  ce 
résultat  ;  mais  il  n'en  était  pas  plus  résigné  à  faire  le 
sacriiice  de  ces  quatorze  moules  de  bois.  Ilpr^i"^  _ 
plume,  et,  tout  en  traitant  la  matière  avec  civilit^i  " 
y  mêle  un  ton  de  fermeté  qui  aurait  dû  décourager  un 
esprit  moins  têtu  que  l'auteur  de  la  Henriade. 

...Je  vous  demande  escuse.si  je  vous  répèteun  tel  propos 
(le  récit  de  Baudy}  :  car  vous  sentez  bien  que  je  suis  lO" 
éloigné  de  croire  que  vous  l'avez  tenu,  el  je  n'y  ajoute  p« 
la  moindre  foi.  Je  ne  prends  ceci  que  pour  le  discours  d  "" 

1.  Vallaire  tt  U  priiidem  dt  BrosiM  (Didier,  185S],  p.  65.  l'"" 
deVoUiiire  auprfiideoli  aux  DSlicea,  février  17S9, 


INSINUATION  MENAÇANTE.  141 

homme  rustique,  fait  pour  ignorer  les  usages  du  monde  et 
les  convenances;  qui  ne  sait  pas  qu'on  envoie  bien  à  son 
ami  et  son  voisin  un  panier  de  pêches  ou  une  demi-dou- 
zaine de  gelinotes;  mais,  que  si  on  s'avisoit  de  lui  faire  la 
galanterie  de  quatorze  moules  de  bois  ou  de  six  chars  de 
foin,  il  le  prendroit  pour  une  absurdité  contraire  aux  bien- 
séances et  il  le  trouveroit  fort  mauvais. 

C'était  laisser  le  champ  au  repentir,  et  l'on  comptait 
bien  que  l'argumentation  aurait  son  plein  effet.  La 
lettre  se  terminait,  toutefois,  par  quelque  chose  de 
très-net  et  de  très-clair,  et  dont  le  poète  avait  à  faire 
son  profit. 

J'espère  que  vous  voudrez  bien  faire  incontinent  payer 
cette  bagatelle  à  Chariot,  parce  que,  comme  je  me  ferai  cer- 
tainement payer  de  lui,  il  auroit  infailliblement  aussi  son 
recours  contre  vous,  ce  qui  feroit  une  affaire  du  genre  de 
celles  qu'un  homme  tel  que  vous  ne  veut  point  avoir  ^ 

Il  était  temps  pour  Voltaire  encore  de  revenir  sur 
des  prétentions  qui  (les  crût-il  plus  fondées  qu'elle  s 
ne  l'étaient)  ne  pouvaient  manquer,  à  la  façon  réso- 
lue dont  s'était  exprimé  le  président,  d'être  le  motif 
d'un  éclat  misérable.  Mais  ni  raison  d'équité,  ni  rai- 
son de  prudence  n'avaient  de  prise  sur  cet  esprit 
passionné,  quelque  tort  qu'il  en  dût  résulter  pour  lui- 
même,  quand  il  avait  une  fois  intéressé  sa  volonté  et 
sa  vanité  au  succès  d'une  entreprise.  Il  se  grisait,  il 
s'enivrait,  il  finissait  par  être  pénétré  de  la  bonté  de 
sa  cause,  prenant  pour  juge  toute  la  terre  sur  l'ini- 
quité de  sa  partie,  avec  une  naïveté  qui  n'était  pas 

1.  Voltaire  et  le  président  de  Brosses  (Didier,  1858),  p.  127, 128, 
t29.  Lettre  du  président  à  Voltaire  ;  janvier  1761. 


142  OBSTINATION  DE  .VOLTAIRE. 

jouée,  et  s'en  référant  au  sentiment  d'amis  communs, 
assuré  qu'ils  ne  pouvaient  manquer  de  se  ranger  de 
son  avis.  Il  crut,  malgré  la  déclaration  du  président, 
très-catégorique  sous  sa  politesse ,  qu'en  rompant  les 
chiens,  comme  on  dit,  il  finirait  par  en  arriver  à  ses 
fins,  qui  étaient  de  faire  abandonner  la  place,  de 
guerre  lasse,  au  magistrat  bourguignon.  C'était  préci- 
sément le  moment  où  le  curé  de  Moëns  se  transpor- 
tait avec  ses  sicaires  chez  une  paroissienne  trop  mon- 
daine, et  assommait  à  peu  de  choses  près  le  jeune 
Decroze.  Voltaire,  qui  d'ailleurs  n'avait  alors  d'autre 
affaire  en  tête,  en  remplira  ses  lettres  à  M.  de  Brosses, 
invoquant  son  appui  en  faveur  de  ces  pauvres  gens. 
Quelque  complet  que  soit  le  recueil  rassemblé  par 
M.  Foisset,  plus  d'une  lettre,  et  c'était  inévitable,  fait 
défaut  au  dossier  et  se  trouve  égarée  dans  le  cabinet 
de  quelque  curieux.  Ainsi,  nous  en  trouvons  une  du 
poëte,  à  la  date  du  22  janvier  1761,  et  qui  en  laisse 
supposer  d'autres,  relatives  à  Decroze,  bien  que,  dans 
la  correspondance  publiée,  la  première  soit  du  30  du 
même  mois.  En  voici  le  début  :  «  Je  vois,  monsieur, 
que  vous  vous  intéressez  au  sieur  de  Croze. . .  »  Et  elle  se 
terminait  par  ces  lignes  qui  ne  devaient  pas  ramener 
M.  de  Brosses  à  résipiscence  :  «  Je  me  flatte,  mon- 
sieur, que  je  n'entendray  jamais  parler  de  Charle? 
Bandit,  et  que  vous  conserverez  votre  amitié  à  l'homme 
du  monde  qui  l'a  désirée  le  plus  et  qui  en  est  infini- 
ment honoré  ^  »  Dans  la  lettre  du  30,  il  entre  en  ma- 
tière, ex  abrupto^  et  s'écrie,  du  ton  de  Cicéron  dans 

1.  Bibliothèque  de  Dijon.  Manuscrits,  F.  Baudot,  n*»  231,  t.  V. 
Lettre  de  Voltaire  au  président  de  Brosses;  aux  Délices,  22  janvier. 


ËBALE  TÉNACITÉ  DU  PRÉSIDENT.  143 

sa  première  Catilinaire  :  «  Il  ne  s'agit  plus  ici,  mon- 
sieur, de  Charles  Baudy,  et  de  quatre  moules  de  bois 
(c'était  quatorze);  il  est' question  du  bien  public,  de 
la  vengeance  du  sang  répandu,  de  la  ruine  d'un 
homme  que  vous  protégez,  du  crime  d'un  curé  qui  est 
le  fléau  de  la  province,  et  du  sacrilège  joint  à  l'assas- 
sinat... »  Suit  le  détail  des  faits,  qui  tient  toute  la 
lettre,  et  ne  laisse  à  celui  qui  l'écrit  que  juste  la  place 
de  finir  par  les  poUtesses  d'usage.  Le  président  répond 
aussi  longuement,  et  nous  avens  vu  plus  haut  ce  qu'il 
pense  de  l'affaire  et  les  conseils  de  circonspection 
qu'il  donne  en  termes  excellents  à  cet  honune  que  sa 
passion  fait  jeter,  la  tête  la  première,  dans  tous  les 
conflits.  Mais  il  a  le  soin,  lui,  de  se  rései-ver  la  der- 
nière page  où  il  répète  avec  une  fermeté  croissante 
et  même  menaçante  ce  qu'il  a  déjà  dit,  avec  moins 
de  force,  dans  une  précédente  lettre. 

Je  ne  vous  parle  plus  de  Charles  Baudy,  ni  des  quatre 
moules  de  bois  (lisez  quatorze  ;  c'est  un  chiffre  que  vous 
avez  omis;  nous  appelons  cela  lapsus  linguan).  J'ai  peut-être 
mÔDie  eu  tort  de  vous  en  parler,  car  il  est  vrai  que  c'est 
Charles  Baudy  qui  me  doit,  et  que  vous  ne  me  devez  rien, 
mais  à  lui,  de  qui  je  me  ferai  payer,  et  qui  sans  doute  n'aura 
nulle  peine  à  se  faire  aussi  bien  payer  de  vous.  Si  je  vous 
en  ai  parlé  peut-être  trop  au  long,  ce  n'a  été  que  comme 
ami  et  voisin,  en  qualité  d'homme  qui  vous  aime  et  vous 
honore,  n'ayant  pu  m'em pêcher  de  vous  représenter  com- 
bien cette  contestation  alloit  devenir  publiquement  indé- 
cente, soit  que  vous  refusassiez  à  un  paysan  le  paiement  de 
la  marchandise  que  vous  avez  prise  près  de  lui,  soit  que 
vous  prétendissiez  faire  payer  à  un  de  vos  voisins  une  com- 
mission que  vous  lui  aviez  donnée.  Je  ne  pense  pas  qu'on 
ait  jamais  ouï  dire  qu'on  ait  fait  à  personne  un  présent  de 


144  LA  CAUSE  APPELÉE  AU  BAILLIAGE. 

quatorze  moules  de  bois^  si  ce  n'est  à  un  couvent  de  capu- 
cins*. 

é 

On  devine  dans  quel  état  d'exaspération  cette  épître 
dut  jeter  le  trop  irritable  poète.  Dédaigna-t-il  de  ré- 
pondre, ou  M.  de  Brosses  mit-il  fin  de  lui-même  à  une 
correspondance  qui  ne  pouvait  dès  lors  se  maintenir  sur 
un  ton  convenable  pour  tous  les  deux?  C'est  ce  que  nous 
ne  savons  ;  mais  on  ne  trouve  plus  de  lettres  de  Fun  à 
l'autre  jusqu'en  octobre.  Durant  cela,  les  actes  avaient 
remplacé  les  dits.  M.  de  Brosses  avait  fait  assigner 
Chariot, le  22  juin, pour  être  payé;  et  ce  dernier,  Vol- 
taire, à  la  date  du  31  juillet.  La  cause  fut  appelée  en 
l'audience  du  bailliage  de  Gex,  le  24  septembre,  et 
renvoyée,  après  jonction,  sans  ajournement  fixe. 

Était-ce  bien  croyable?  un  magistrat,un  président  de 
parlement  s'oublier  à  ce  point!  Ce  n'est  pas  de  la  co- 
lère, c'est  une  réelle  compassion  que  ressent  l'offensé 
devant  une  iniquité  qui  déshonore  la  robe.  Voltaire 
s'adresse  à  tous  ses  amis,  à  toutes  ses  connaissances 
de  Dijon,  à  M.  de  Ruffey,  à  M.  le  Bault,  conseiller  à 
la  grand'chambre,  le  propriétaire  du  cra  de  Corton  et 
l'approvisionneur  habituel  de  sa  cave  particuUère  (car 
il  a  son  vin  à  lui  et  son  vin  n'est  pas  celui  de  ses  con- 
vives ^  ) .  Il  les  prendra  pour  arbitres  ainsi  que  le  pre- 
mier président  de  La  Marche,  le  fils  du  contemporain 


1.  Voltaire  et  le  président  de  Brosses  (Didier,  1858),  p.  13C,  137. 
Lettre  du  président  à  Voltaire  ;  le  1 1  février  1761. 

2.  a  Je  donne  d'assez  bon  Tin  de  Baujolois  à  mes  convives  de 
Genève,  mais  je  bois  en  cachette  le  vin  de  Bourgogne.  »  Lettres  de 
Voltaire  au  conseiller  Le  Bault  (Paris,  Didier,  1768),  p.  11.  Aux 
Délices,  12  octobre. 


EXPOSÉ  DES  FAITS.  i45 

de  Voltaire*,  et  le  procureur  général  M.  Quarré  de 
Quintin,  avec  lequel  il  était  dans  les  meilleurs  termes. 
«  Je  consens,écrit-il  à  Rufiey,  à  lui  rendre  Tournay  et 
à  lui  donner  Ferney  si  dans  toute  la  province  de  Bour- 
gogne il  se  trouve  un  seul  homme  qui  approuve  son 
procédé.»  Et,  comme  pour  juger  il  faut  des  témoi- 
gnages, il  dépêche  aux  arbitres  qu'il  invoque  un 
«  exposé  des  faits  »  qui  difière  sensiblement  de  ce 
qu'allègue  le  président. 

Il  est  triste  d'être  obligé  de  dire  que  l'acquéreur  man- 
quant de  bois  de  chauffage»  lorsqu'il  acheta  la  terre  de 
Tournay,  eut  en  présence  de  toute  sa  famille,  parole  de 
M'  le  président,  qu'il  lui  serait  loisible  de  prendre  douze 
moules  de  ces  bois  prétendus  vendus,  pour  se  chauffer  ;  il 
en  prit  quatre  ou  cinq  tout  au  plus. 

Enfîn^  au  bout  de  trois  années^  M' le  Président  lui  intente 
un  procès  au  bailliage  de  Gex,  sous  le  nom  de  Charles  Baudy, 
son  commissionnaire,  pour  paiement  de  deux  cent  quatre 
vingt  et  une  livre  de  bois...  M^*  le  président  dit,  dans  son  ex- 
ploit, que  Charles  Baudy  et  lui  firent  un  marché  ensemble 
en  Vannée  1756.  Est-ce  ainsi  qu'on  s'explique  sur  un  mar- 
ché véritable?  N'exprime-t-on  pas  la  date  et  le  prix  du 
marché?  Ladite  assignation  porte  en  général  une  certaine 
quantité  d'arbres.  Ne  devait-on  pas  spécifier  cette  quantité? 
Ladite  assignation  porte  que  ces  bois  furent  marqués.  Mais 
slls  avaient  été  marqués  juridiquement,  n*en  saurait-on  pas 
le  nombre?  N'est-ce  pas  un  garde-marteau  qui  devrait  avoir 
marqué  ces  bois?  Peut-on  les  avoir  marqués  sans  la  permis- 
sion du  grand-mai tre  des  eaux  et  forêts  ?  On  ne  produit  ni 
permission,  ni  marque  de  bois^  ni  acte  passé  avec  ledit 
Baudy. 

11  est  donc  clair  comme  le  jour  que  M' le  Président  n'a 
point  fait  de  vente  réelle^  que  par  conséquent  tous  Icsdits 
bois,  injustement  distraits  du  forestal^  sous  prétexte  d'une 

1.  U  succéda  à  Bon  p&re  en  17S8. 

VI.  9 


146  ÉTRAUGE  PRÉTEîïTlON. 

vente  simulée,  appartieaneat  légitîmeinent  à  l'acquéreur  de 
la  terre*  Baudy  en  a  vendu  pour  4800  L  Partant,  Français 
de  Voltaire  est  bien  fondé  à  demander  la  restitution  de  la 
valeur  de  quatre  mille  huit  cents  livres  de  bois  ^ 

Le  président  est  loin  de  compte  sur  ce  pied-là; 
et,  au  lieu  d'avoir  à  encaisser  deux  cent  quatre-vingt 
et  une  livres,  c'est  lui  qui  sera  redevable  de  quatre 
mille  huit  cents  livres  de  bois.  Voltaire  dit  que  de 
Brosses,  en  présence  de  toute  sa  famille,  l'autorisa  à 
prendre  douze  moules  de  ces  bois  «  prétendus  ven- 
dus ;  »  son  adversaire  raconte  tout  autrement  la  chose 
et  déclare  s'être  borné  à  lui  adresser  Charles  Baudy, 
l'acquéreur  de  ces  bois.  «  11  ne  l'était  pas,  s'écrieYol- 
taire  ;  le  Baudy  comptait  avec  lui  de  clerc  à  maître,  il 
n'était  autre  chose  que  son  commissionnaire.  »  D'ail- 
leurs, si  la  vente  avait  été  réelle,  l'on  ne  se  serait  point 
dispensé  de  l'office  du  garde -marteau.  L'argument 
n'était  pas  aussi  décisif  que  le  voulait  le  poëte.  Pour 
donner  jmîdiquement  copie  de  la  vente,  l'on  aurait  dû 
la  faire  contrôler  et,  conséquemment,  payer  au  fisc 
un  double  droit;  et  la  plupart  dji  temps,  pour  éviter 
tous  frais,  les  contractants  se  dispensaient  d'une  for- 
maUté  plus  ou  moins  onéreuse  pour  l'acheteur.  Mais 
que  fait  tout  cela,  si  le  président  prouve  que  Baudy, 
en  17S6,  avant  qu'il  fût  question  de  l'acquisition  de 
Tournay,  avait  acheté  la  superficie  d'une  partie  des 
bois?  Ces  bois  étaient -abattus,  d'ailleurs,  lorsqu'en 
1758,  deux  ans  plus  tard,  le  soUtaire  des  Délices  ac- 

1 .  Voltaire  et  le  président  de  Brosses  (Didier,  1858),  p,  143, 144, 
145.  Lettre  de  Voltaire  à  M,  de  RufTey,  président  lionoraire  de  la. 
chambre  des  comptes  de  Dijon  ;  Femey,  30  septembre. 


VOLTAIRE  À  PERDU  TOUTE  JUDICIAIRE.  H7 

quérait  ce  comté  pour  rire  ;  et  cette  circonstance  était 
suffisamment  concluante,  sans  qu'il  fût  nécessaire  que 
Fonindiquât  dans  l'acte  de  vente  qu'ils  étaient  à  excep- 
ter du  marché.  Mais,  ce  qu'il  y  a  de  plus  cu- 
rieux, c'est  que  mention  avait  été  faite  de  cette  cession 
antérieure,  dans  le  bail  à  vie  de  Toumay  signé  le 
11  décembre  1758,  par  devant  le  notaire  de  Gex  : 
«M.  de  Voltaire,  y  était-il  dit,  aura  la  pleine  jouis- 
sance de  la  forest  de  Tournai,  et  des  bois  qui  sont  sur 
pied  et  non  vendus  ^  »  Ou  cette  clause  ne  signifiait 
rien,  ou  elle  avait  en  vue  les  bois  qui  n'étaient  pas 
sur  pied  et  qui  étaient  vendus.  Voilà  ce  que  nie  Vol- 
taire, ce  qu'il  niera  envers  et  contre  tous,  a  C'est  en 
vain,  s'écrie-t-il,  que  vous  fîtes  mettre  dans  notre 
contrat  que  vous  me  vendiez  à  vie  le  petit  bois 
nommé  forêt,  excepté  les  bois  vendus.  Oui,  monsieur, 
si  vous  les  aviez  vendus  en  effet,  je  ne  disputerais 
pas;  mais,  encore  une  fois,  il  est  faux  qu'ils  fussent 
vendus  *.  » 

Il  a  perdu  toute  judiciaire  comme  tout  sang- 
froid  ;  il  n'entend  que  le  son  de  sa  voix  ;  ne  lui  faites 
aucune  objection,  même  celles  auxquelles  il  faut  se 
rendre,  vous  en  seriez  pour  votre  peine.  La  lettre  d'où 
nous  extrayons  ces  dernières  lignes  est  celle  d'un 
honune  que  la  colère  emporte  et  aveugle.  Sa  nièce 
écrivait,  deux  ans  avant  ce  temps,  à  un  correspon- 
dant dont  nous  ignorons  le  nom  :  «  L'âge  lui  a  donné 

1.  Voltaire  et  le  président  de  Brosses  (Didier,  1858),  p.  44.  Bail 
à  vie  de  la  lerre  de  Tournay. 

3.  Ibid.j  p.  154.  Lettre  de  Voltaire  aa  président;  20  octobre 
1761. 


U8  VERTE  RÉPLIQUE  DU  PRÉSIDENT. 

une  opiniâtreté  invincible  contre  laquelle  il  est  im- 
possible de  lutter;  c'est  la  seule  marque  de  vieil- 
lesse que  je  lui  connaisse ^  »  Voilà  ce  qui  explique 
et  excuse  ces  entêtements  furibonds  auxquels  ne  font 
ni  le  droit,  ni  Féquité,  ni  la  raison,  ni  l'évidence.  Vol- 
taire parle  des  sommes  énormes  engouffrées  dans  ce 
Tournay  de  malheur;  il  s'y  est  ruiné  sans  se  plaindre, 
sans  le  regretter.  Mais  ce  qu'il  ne  peut  souffrir,  c'est 
qu'on  lui  fasse  un  procès  pour  deux  cents  francs  (deux 
cent  quatre-vingt  et  une  livres).  Est-il  possible  que, 
dans  la  place  qu'occupe  M.  de  Brosses,  il  consente  au 
déshonneur  de  tous  les  deux  pour  un  objet  si  mépri- 
sable? Et,  durant  sept  ou  huit  pages,  ce  sont  les  mê- 
mes raisonnements,  les  mêmes  arguments  étayés  sur 
des  énoncés  qui  seraient  accablants,  s'ils  ne  man- 
quaient absolument  de  précision  et  d'exactitude.  A 
cette  épître  d'un  homme  qui  voit  trouble,  le  prési- 
dent ripostait  par  une  lettre  où  il  mettait  à  néant 
(sans  y  gagner  beaucoup,  il  est  vrai)  les  objections, 
les  prétentions,  les  affirmations  de  l'auteur  delà  Ben- 
riade.  Elle  n'est  pas  tendre;  mais  Voltaire  avait  cassé 
les  vitres  et  autorisait  ainsi  de  sévères  représailles. 

Souvenez-vous,  monsieur,  des  avis  prudens  que  je  vous 
ai  ci-devant  donnés  en  conversation,  lorsqu'on  me  racon- 
tant les  traverses  de  votre  vie  vous  ajoutâtes  que  vous  étiez 
d'un  caractère  naturellement  insolent  '.  Je  vous  ai  donné 
mon  amitié;  une  marque  que  je  ne  vous  Tai  pas  retirée, 

1.  Voltaire  à  Ferney  (Paris,  Didier,  18G0),  p.  Cl.  Lettre  de  ina« 
dame  Denis  à  Tabbé  ***;  Délices,  G  mars  1769. 

2.  Le  président  de  Brosses  nUn  vente  point,  et  Voltaire  affectionne 
particulièrement  celte  expression  que  l'on  retrouve  fréqueounent  dans 
ses  lettres  h  ses  amis. 


VOLTAIRE  POMPiaNÂNISÉ.  149 

c'est  l'avertissement  que  je  vous  donne  encore  de  ne  jamais 
écrire  dans  vos  momens  d'aliénation  d'esprit,  pour  n'avoir 
pas  à  rougir  dans  votre  bon  sens  de  ce  que  vous  avez  fait 
pendant  le  délire. 

Comme  on  le  voit,  ce  n'est  plus  l'heure  des  ména- 
gements ;  et  le  président,  qui  a  pour  lui  le  droit  et  la 
raison,  ne  regarde  pas  s'il  frappe  assez  ou  trop  fort  : 
il  ne  se  dit  point  qu'il  s'est  fait  un  ennemi  irréconci- 
liable, qui  n'oubliera  pas.  Ces  misérables  moules  de 
bois,  que  M.  de  Voltaire  refuse  depuis  plus  de  deux  ans 
de  payer  contre  toute  justice,  que  ne  les  demandait- 
il  alors  à  titre  de  présent?  L'on  en  aurait  de  grand  cœur 
fait  l'abandon.  Mais  c'est  ce  qu'on  ne  se  serait  guère 
avisé  d'imaginer.  Toutefois,  il  n'est  pas  trop  tard; 
Baudy  sera  désintéressé  sur  la  bourse  du  président,  et 
ces  bois  sont  au  poëte,  s'il  consent  à  signer  la  recon- 
naissance suivante  :  a  Je  soussigné  François -Marie 
Arouet  de  Voltaire,  chevalier,  seigneur  de  Ferney,  gen- 
tilhomme ordinaire  de  la  chambre  du  roi ,  reconnais 
que  M.  de  Brosses,  président  du  parlement,  m'a  fait 

présent  de voies  de  bois  de  moule,  pour  mon 

chaufifage,  en  valeur  de  281  fr.,  dont  je  le  remercie.  » 
Le  président  sentait  ses  avantages  etpompignanisait  * 
ce  grand  moqueur  qui  n'était  pas  homme  à  le  lui 
passer.  Revenant  aux  arguments  de  celui-ci,  il  y  ré- 
pondait avec  une  logique  impitoyable  :  «  Votre  grand 
cheval  de  bataille,  à  ce  qu'il  me  paraît,  est  que  Baudy 
n'est  pas  acheteur  des  bois,  mais  facteur  rendant 

1.  Voltaire  écrivant  &  Tiiiériot  disait  de  M.  de  CooUosquet,  qu'où 
désignait  pour  devoir  succéder  &  l'abbé  de  Vauréal,  h  l'Académie» 
qu'il  «  aura  sa  tape  s*il  pompignauhe,  •  (18  août  17C0.) 


150  SOimAIT  IKOQNQBQ. 

compte.  Quand  cela  seroit^  que  tous  importe?  et 
qu'avez-Tous  à  voir  aux  conventions  entre  lui  et  moi? 
lui  deYez-vous  moins  la  livraison  comme  acheteur  ou 
comme  facteur?  »  Il  le  rappelle  ensuite  aux  termes 
de  Tacte  relatif  aux  bois  qtd  sont  sur  pied  et  non  ven- 
dus :  a  Un  enfant  entend  bien  que  les  bois  qui  sont  à 
vous  sont  ceux  qui  réunissent  les  deux  conditîojis 
d'être  sur  pied  et  d'être  non  vendus.  »  ^  Et  comme 
Voltaire  avait  fait  allusion  à  Tinfluenee  qu'un  prési- 
dent de  parlement  pouvait  exercer  sur  les  diverses 
juridictions  du  ressort  :  a  C'est  très  hors  de  propos 
que  vous  insistez  sur  le  crédit  que  j'ai  dans  les  tribu- 
naux. Je  ne  sais  ce  que  c'est  que  de  crédit  en  pareil 
cas ,  et  encore  moins  ce  que  c'est  que  d'en  faire 
usage.  Il  ne  confient  pas  de  parler  ainsi  :  soyez  a^» 
sage  à  l'avenir  pour  ne  rien  dire  de  pareil  à  un  magis- 
trat. . .  Tenez-vous  pour  dit  de  ne  m'écrire  plus  ni  sur 
cette  matière»  ni  surtout  sur  ce  ton.  Je  vous  fais, 
monsieur,  le  souhait  de  Perse  :  Mens  sama  m 
corpore  sano  '•  )»  Ce  souhait  était  de  trop.  Il  com- 
promet et  gâte  les  paroles  austères  et  dignes  qui  pré- 
cèdent. 

L'auteur  de  la  Henriade  se  trouvait  aux  prises  avec 
un  homme  opiniâtre  comme  lui»  sachant  la  valeur  de 
l'argent»  qu'il  ne  dédaignait  pas.  Si  de  Brosses  avait  été 
enchanté  dès  l'abord  d'avoir  pour  voisin  on  écrivain  il- 
histre»  de  relations,  charmantes»  et  qui  allait  transfor» 
mer  ce  domaine  plus  que  négligé»  les  choses  n'avai^ot 

1.  Voltaire  et  U  prAideni  et  Mnmta^  (D&dter,  l&St),  p.  156  à 
166.  Lettre  do  do  Brosses  i  VoltaU»;  lia  octobre  ITtU  Le  ^w» 
cité  par  le  président  est  d»  Juvénal,  sat.  x* 


SAGES  CONSEILS  DU  PRËSIDENT  DE  RUFFEY.         Ii>l 

pas  tflurné  tout  à  fait  comme  U  l'espérait;  et  sa  résis- 
tance, bien  légitime  du  reste,  s'était  fortifiée  de  ce 
petit  mécompte.  Le  président  de  Rufiey,  alors  en  rap- 
^(ffts  suivis  avec  le  poëte,  s'efforçait  d'inspirer  à.  ce 
dernier  des  idées  de  modération  et  d'apaisement,  et 
basait  ses  arguments  sur  le  caractère  même  de  M.  de 
Brosses  ;  «  Yous  estes  mécontent  du  président;  vous 
scavez  de  quel  bois  il  se  chaufe,  payez-le  et  ne  vous 
chaufez  plus  à  son  feu;  il  ne  parolt  pas  dans  le  pro- 
cez  et  vous  oppose  un  homme  de  paille,  ce  qui  Le  met 
en  droit  de  publier  partout  qu'il  ne  vous  demande 
lien  et  que  vous  vous  plaignez  injustement  de  luy  '.  » 
Ces  quelques  lignes  indiqueraient  que  M.  de  Brosses^ 
dans  l'opinion  de  ses  amis  ou  de  ses  confrères,  n'était 
'  pas  des  plus  commodes,  et  qu'il  n'y  avait  rien  à  gagner 
à  lui  disputer  quelque  chose.  L'oncle  germain  de  ma- 
dame de  Brosses,  François  Fargès,  maître  des  re- 
quêtes, plus  tard  intendant  des  finances  et  consôller 
d'État,  semblait  croire  que  le  pré^dent  n'était  pas 
sans  quelques  torts  dans  cette  querelle  interminable: 
et  ridicule.  Il  est  vrai  qu'il  était  alors  chez  Voltaire 
et  qu'il  n'entendait  que  le  tintement  de  la  cloche  de. 
Femey.  Son  avis  était  que  l'on  s'arrangeât  an  plus 
vite,  et  il.  engageait  le  mari  de  sa  nièce  à  faire  des 
sacrifices  h  la  paix.  Mais,  à  cette  pensée  seule,  M.  de 
Brosses  bondit  :  «  Vous  êtes  décidé  à  luy  jetter  ces 
quatorze  voyes  de  bûches  à  la  tête ,  parce  qu'il  ne 
m'apparlienl  pas  d'avoir  un  procès  pour  un  objet  si 


1.   Yollaire  tt  U  ftitident  de  Brottet  (Didier,   1S&8),  p.   lOB. 
Lellre  de  RaSej  i  Voltaire;  octobre  1701,  * 


152  MOYEN  D'EN  TINIR. 

mince.  C'est  donc  à  dire  qu'il  faut  les  luy  donner 
parce  qu'il  est  un  impertinent...  Là-dessus  on  dit  : 
c'est  un  homme  dangereux.  Et  à  cause  de  cela,  faût-il 
donc  le  laisser  être  méchant  impunément  ?  Ce  sont  au 
contraire  ces  sortes  de  gens-là  qu'il  faut  châtier.  Je 
ne  le  crains  pas.  Je  n'ai  pas  fait  le  Pompignan.  »  Sans 
doute;  mais  est-il  si  sûr  d'être  à  l'abri  des  coups  et 
de  la  rancune  de  cet  homme  redoutable?  Évidem- 
ment, le  président  du  parlement  de  Bourgogjie  n'a 
rien  à  appréhender  du  fantasque  seigneur  de  Fer- 
ney  ;  mais  l'auteur  du  Culte  des  Dieux  fétiches  ?  On 
voudra,  comme  tant  d'autres,  comme  le  président 
Bouhier  notamment,  tâter  de  l'Académie  ;  et,  lorsque 
l'idée  en  viendra,  en  1766  d'abord,  puis  en  1770,  et 
que  l'on  tentera  les  premières  démarches,  on  rencon- 
trera dans  les  ressentiments  du  poëte  une  barrière  in- 
franchissable ;  et  le  mérite ,  l'honorabiUté ,  les  amis, 
seront  impuissants  à  forcer  les  portes. 

Mais  il  fallait  en  finir,  et  l'on  se  demande  quel  sera 
le  dénoûment  de  cette  comédie  déplorable.  Ce  fut  le 
président  qui,  inquiet  apparemment  sur  l'effet  moral 
de  pareils  débats,  suggéra  l'expédient  qui  pouvait 
clore  l'incident. 

Écoutez,  dit-il  en  se  ravisant  comme  il  allait  fermer  la 
lettre  :  il  me  vient  en  ce  moment  une  idée.  C'est  la  seule 
honnestement  admissible  pour  moy,  et  tout  sera  fini;  qu'eo 
votre  présence  il  envoie  les  281  liv.  au  curé  de  Tournay,  on 
à  madame  Galatin,  pour  être  distribuées  aux  pauvres  habi- 
tans  de  la  paroisse  (je  dis  à  ceux  de  ma  terre  ou  de  la 
sienne,  s'il  lui  plaît  de  l'appeler  ainsi,  et  non  à  ceux  d'une 
autre  terre);  alors  tout  sera  dit.  De  mon  côté,  je  passeray 
en  quittance  les  281  liv.  à  Charles  Baudy  dans  son  compte; 


LE  PROCÈS  TERMINÉ.  •  153 

et  Toilà  le  procez  terminé  au  profit  des  pauvres.  Cela  est 
bien  court  et  bien  aisé'. 

Et  c'est  ce  qui  futindubitablement  accepté,  bien  que 
nous  n'ayons  aucun  détail  sur  cette  transaction  der- 
nière. A  la  date  du  21  novembre,  le  poëte  parlé  de 
ce  peu  édiflant  conflit  comme  d'une  chose  terminée 
ou  bien  près  de  Tétre,  et,  dix  jours  plus  tard  (le  3  jan- 
vier), de  sa  part  tout  était  déjà  oublié  et  pardonné. 
«  J'fd  été  très-sensible,  mandait-il  à  Ruffey,  à  la  mort 
de  madame  de  Brosses  ^.  Elle  était  fille  d'un  homme 
que  j'avais  aimé  depuis  l'âge  de  sept  ans  (  et  qui  ne 
m'eût  jamais  fait  un  procès  pour  six  voies  de  bois'). 
J'aurais  même  écrit  au  veuf,  si  le  veuf  pouvait  rece- 
voir mes  complimens  sans  rechigner.  J'ai  été  fâché 
contre  lui,  mais  je  n'ai  point  de  rancune.  Je  n'en  au- 
rai pas  même  contre  ce  président  Le  Franc  de  Pom- 
pignan  s'il  veut  promettre  de  ne  plus  ennuyer  le 
public.  »  Mais  de  ces  assurances  de  mansuétude  et  de 
miséricorde,  nous  savons,  et  de  vieille  date,  ce  qu'en 
vaut  l'aune. 

Ainsi  se  termina  cette  dispute  pour  quatorze  moules 
de  bois  représentant  au  total  cent  quatre-vingt-une 
livres.  Nous  sommes  entré  dans  les  détails  les  plus 
minutieux,  et  l'on  ne  peut  nous  reprocher  d'avoir  ni 
dissimulé  ni  atténué.  Il  s'agit  pour  nous,  et  nous 
ne  l'oublierons  point,  de  raconter  cette  vie  à  mille 

1.  Voltaire  et  le  préûdent  de  Brosses  (Didier,  1858),  p.  174  à 
181.  Leltre  du  président  à  M.  de  Fargès;  Montfalcon,  le  10  no* 
Tembre  17C1. 

2.  Horle  le  25  décembre  17G1. 

3.  M.  de  Grévecœur.  ils  s^étaient  connus  au  collège  de  Glermont. 

9. 


154  •  eOKTRÂSnSS. 

faces,  mêlée  de  bien  et  tout  autant  de  mal»  décou* 
rageante  souvent  pour  Thistorien  qui  veut  être  vrai, 
mais  que  relèvent^  qu'iUumiiient  à  certaines  heures 
d  mcomparables  clartés^  Yoltaire^  dont  Tavariee  aous 
apparaît  dans  ce  triste  épisode  sous  des  aspects  à 
peine  croyables,  va  tout  à  coup  se  transformer  comme 
par  magie.  Une  question  de  justice^  d'humanité  se 
présente  :  il  va  sortir  de  son  apathie^  il  va  bondir;  il 
luttera,  s'il  le  faut,  contre  l'univers.  Il* prodiguera 
Targent,  rien  ne  lui  coûtera  pour  arracher  des  infor- 
tunés au  sort  que  leur  ont  fait  l'aveuglement  et  la 
passion  de  leurs  juges*  C'est  un  autre  Voltaire,,  tout 
aussi  vrai,  tout  aussi  sincère  dans  ses  élans  généreux 
qtf  il  l'était  naguère  dans  ses  emportements  furibonds 
pour  s'épargner  une  dépense  de  quelques  sous.  Que 
les  ennemis  se  taisent,,  que  ses  amis  reprennent  cou- 
rage :  nous  allons  assister  à  un  spectacle  consolant, 
à  d'infatigables  efiorts,  et  de  bien  désintéressés,  pour 
venir  en  aide  à  de  pauvres  gens  qu'il  sauvera  du 
désespoir  et  de  l'infamie.  Mais  l'affaire  des  Calas 
ne  sera  pas  seulement  un  épisode  émouvant  dans  sa 
vie  :  ce  sera  pour  ce  talent  impressionnable  une  phase 
heureuse,  à  laquelle  il  sera  redevable  d'une  élévation, 
d'une  éloquence  passionnée,  d'un  pathétique  qu'on 
n'aurait  pas  soupçonnés  chez  cet  esprit  léger,  sar- 
castique ,  moqueur,  médiocrement  sentimental ,  dont 
Candide  semblait  être  l'expression. 


-1 


IV 


LE  DKAME  DE  LA  RUE  DES  FILATIERS.— DAVID  DE  BEAU' 
DRIGUB.  —  EXÉCUTION  DE  JEAN  CALAS. 


Transportonsnaons  a  Toulouse,  le  soir  du  1 3  octo- 
bre 1761,  dans  une  maison  portant  alors  le  n°  Ifi 
(aujourd'hui  le  n»  50)  de  la  rue  des  Filatiers,  rue 
presque  entièrement  peuplée  de  commerçants.  Cette 
maison  était  habitée  par  une  famille  de  marchands 
d'indiennes,  la  famille  Galas,  dont  la  réputation 
d'honneur  semblait,  depuis  quarante  ans,  à  l'abri  de 
toute  atteinte.  Calas  et  sa  femme  se  tenaient,  au  pre- 
mier étage,  dans  la  salle  à  manger,  avec  deux  de 
leurs  garçons,  Marc-Antoine  et  Pien*e;  Louis,  depuis 
son  abjuration,  ne  se  montrait  plus  guère  chez  ses 
parents  ;  le  plus  jeune,  Donat,  était  en  apprentissage 
chez  un  marchand  de  Nîmes,  et  les  deux  sœurs  étaient 
parties,  la  veille,  pour  Pechabou,  village  à  quelques 
kilomètres  de  Toulouse ,  chez  des  amis  du  nom  de 
Teissier.  Nous  oublions  un  personnage  étranger  à 
cette  famille,  qui,  pour  son  malheur,  vint  faire  visite 
et  Jut  invité  à  souper.  Ce  visiteur  était  un  jeune 
homme,  le  fîls  d'un  des  meilleurs  avocats  du  midi, 
Ganbert  Lavaysse,»  qui,  de  retour  de  Bordeaux,  où  il 


^ 


i56  OADBERT  LÂVAYSSE. 

avait  achevé  ses  études  commerciales,  et  sur  le  point 
de  s'embarquer  pour  Saint-Domingue,  venait  prendre 
congé  de  ses  parents.  Ceux-ci  étaient  à  leur  domaine 
du  Pujolet  ;  Lavaysse,  trouvant  porte  close  rue  Saint- 
Remezy,  leur  domicile,  alla  demander  l'hospitalité  à 
un  fabricant  d'étoffes,  du  nom  de  Cazeing,  lié  avec  sa 
famille  aussi  bien  qu'avec  les  Calas.  Il  y  soupa,  y 
coucha  ;  et,  le  lendemain,  comme  il  avait  plu  toute  la 
matinée,  il  ne  se  mit  qu'assez  tard  en  quête  d'un  che- 
val de  louage.  Mais  on  était  alors  en  pleine  vendange, 
et  il  était  à  bout  de  ses  recherches,  lorsque,  vers  les 
quatre  heures  de  l'après-midi,  passant  devant  le  ma- 
gasin de  Calas  qu'il  connaissait,  et  apercevant  des 
paysannes  de  Caraman,  il  entra  pour  dire  le  bonjour 
au  marchand  et  demander  à  ces  femmes  des  nouvelles 
des  siens.  Laissons  raconter  les  terribles  événements 
de  cette  soirée  à  la  mère  de  Marc- Antoine.  Sa  lettre 
est  quelque  peu  longue,  mais  elle  est  remarquable 
par  l'accent  de  vérité  qui  y  règne  et  un  pathétique  qui 
est  tout  dans  les  faits  et  dans  sa  douleur. 

Le  13  octobre  1761,  jour  infortuné  pour  nous,  M.  Gobert 
La  Vaisse,  arrivé  de  Bordeaux  où  il  avait  resté  quelque 
temps,  pour  voir  ses  parents,  qui  étaient  pour  lors  à  leur 
campagne,  et  cherchant  un  cheval  de  louage  pour  les  y 
aller  joindre,  sur  les  quatre  à  cinq  heures  du  soir,  vint  à  la 
maison;  et  mon  mari  lui  dit  que  puisqu'il  ne  partait  pas, s'il 
voulait  souper  avec  nous,  il  nous  ferait  plaisir;  à  quoi  le 
jeune  homme  consentit;  et  il  monta  me  voir  dans  ma  cham- 
bre, d'où,  contre  mon  ordinaire,  je  n'étais  pas  sortie.  Le 
premier  compliment  fait,  il  me  dit  :  <(  Je  soupe  avec  vous, 
votre  mari  m'en  a  prié.  »  Je  lui  en  témoignai  ma  satisfac- 
tion, et  le  quittai  quelques  moments  pour  aller  donner  des 
ordres  à  ma  servante.  En  conséquence,  je  fus  aussi  trouver 


UN  REPAS  EN  FAMILLE.  157 

mon  fils  atné  que  je  trouvai  assis  tout  seul  dans  la  boutique^ 
et  fort  rêveur,  pour  le  prier  d'aller  acheter  du  fromage  de 
Roquefort;  il  était  ordinairement  le  pourvoyeur  pour  cela, 
parce  qu'il  s'y  connaissait  mieux  que  les  autres.  Je  lui  dis 
donc  :  «  Tiens,  va  acheter  du  fromage  de  Roquefort;  voilà 
de  l'argent  pour  cela  et  tu  rendras  le  reste  à  ton  père;  ù  et 
je  retourne  dans  ma  chambre  joindre,  le  jeune  homme  que 
j'y  avais  laissé.  Mais  peu  d'instants  après^  il  me  quitta^  di- 
sant qu'il  voulait  retourner  chez  les  fenassiers  voir  s'il  y 
avait  quelque  cheval  d'arrivé,  voulant  absolument  partir  le 
lendemain  pour  la  campagne  de  son  père,  et  il  sortit. 

Lorsque  mon  fils  atné  eut  fait  l'emplette  du  fromage, 
l'keure  du  souper  arrivée  (sur  les  sept  heures),  tout  le 
monde  se  rendit  pour  se  mettre  à  table,  et  nous  nous  y 
plaçâmes.  Durant  le  souper  qui  ne  fut  pas  fort  long,  on 
s'entretint  de  choses  indifférentes,  et  entre  autres  des  anti- 
quités de  l'Hôtel-de-Ville,  et  mon  cadet  (Pierre)  voulut  en 
citer  quelques-unes,  et  son  frère  le  reprit,  parce  qu'il  ne  le 
racontait  pas  bien^  ni  juste. 

Lorsque  nous  fûmes  au  dessert,  ce  malheureux  enfant,  je 
veux  dire  mon  fils  atné^  se  leva  de  table,  comme  c'était  sa 
coutume^  et  passa  à  la  cuisine^.  La  servante  lui  dit  :  «  Avez- 
Yous  froid,  monsieur  l'aîné  ?  chauffez-vous.  »  Il  lui  répon- 
dit :  «  Bien  au  contraire,  je  brûle;  »  et  sortit. 

Nous  restâmes  encore  quelques  moments  à  table,  après 
quoi  nous  passâmes  dans  cette  chambre  que  vous  connais- 
sez, et  où  vous  avez  couché,  M.  La  Yaisse,  mon  mari,  mon 
fils  et  moi  ;  les  deux  premiers  se  mirent  sur  le  sopha^  mon 
cadet  sur  un  fauteuil,  et  moi  sur  une  chaise,  et  là  nous 
fîmes  la  conversation  tous  ensemble.  Mon  fils  cadet  s'endor- 
mit, et  environ  sur  les  neuf  heures  trois  quarts  à  dix  heures, 
M.  La  Vaisse  prit  congé  de  nous,  et  nous  réveillâmes  mon 
cadet  pour  aller  accompagner  ledit  La  Yaisse,  lui  remettant 
le  flambeau  à  la  main  pour  aller  lui  faire  lumière,  et  ils 
descendirent  ensemble. 

Mais  lorsqu'ils  furent  en  bas,  l'instant  d'après,  nous  en- 
tendîmes des  cris  d'alarme,  sans  distinguer  ce  que  l'on  di- 

!•  La  caisinc  était  auprès  de  la  salle  à  manger,  aa  premier  étage. 


13S  SfiÈHB  ÉPOiiyÂlITABLB. 

sait,  auxquels  mon  mari  accourut«eimoi  je  demeam  treoL- 
blajite  sur  la  galerie,  n'osaol  descendre  et  ne.  sachant  ce 
que  ce  pouvait  être» 

Cependant^  ne  voyant  persoime  venir,  je.  me  déterminai 
de  descendre,  ce  que  je  fis;  mai»  je  trowai  aii  bas  de  resca*- 
lier  M.  La  Yaisse^  à  qui  je  demandai  avec  précipitation 
qu'est-ce  qu'il  y  avait?  Il  me  répondit  qu'il  me  suppliait  de 
remonter,  que  je  le  saurais;  et  il  me  fît  tant  d'instances  que 
je  remontai  avec  lui  dans  ma  ehamlife.  Sans  doute  que 
c'était  pour  m'épargner  la  douleur  de  voir  mon  fîls  dans  cet 
état;  et  il  redescendit.  Mais  Tincertitude  où  j'étais  étaifi  ua 
état  trop  violent  pour  pouvoir  y  rester  longtemps;  j'appelle 
donc  ma  servante,  et  lui  dis:  t  Jeannette,  allez  voir  ce  qtMï 
y  a  là-bas;  je  ne  sais  pas  ce  que  c'est»  je  suis  toute  trem- 
blante; 1  et  je  lui  mis  la  chandelle  à  la  main^  et  elle  des- 
cendit; mais  ne  la  voyant  point  remonter  pour  me  rendre 
compte,  je  descendis  moi-même.  Mais,  grand  Dieu!  quelle 
fut  ma  douleur  et  ma  surprise,  lorsque  je  vis  ce  cher  fils 
étendu  à  terre!  Cependant  je  ne  le  crus  pas  mort,  et  je  cou- 
rus chercher  de  Teau  de  la  Reine  de  Hongrie,  croyant  qu'il 
se  trouvait  mal  ;  et  comme  l'espérance  est  ce  qui  vous  quitte 
le  dernier^  je  lui  donnai  tous  les  secours  qu'il  m'était  pos- 
sible pour  le  rappeler  à  la  vie,  ne  pouvant  me  persuader 
qu'il  fût  mort. 

Nous  nous  en  flattions  tous,  puisque  l'on  avait  été  cher- 
cher le  médecin^  et  qu'il  était  auprès  de  moi,  sans  que  je 
l'eusse  vu  ni  aperçu,  que  lorsqu'il  me  dit  qu'il  était  inutile 
de  lui  rien  faire  de  plus,  qu'il  était  mort.  Je  lui  soutins 
alors  que  cela  ne  se  pouvait  pas,  et  je  le  priai  de  redoubler 
ses  attentions,  et  de  l'examiner  plus  exactement,  ce  qu'il  fit 
inutilement;  cela  n'était  que  trop  vrai.  Et  pendant  tout  ce 
temps-là  nK)n  mari  était  appuyé  sur  un  comptoir  à  se  dé- 
sespérer; de  sorte  que  mon  cœur  était  déchiré  entre  le 
déplorable  spectacle  de  mon  fils  mort,  et  la  crainte  de  per- 
dre ce  cher  mari^  de  sa  douleur  à  laquelle  il  se  livrait  tout 
entier  sans  entendre  aucune  consolation;  et  ce  fut  dans  cet 
état  que  la  justice  nous  trouva,  lorsqu'elle  nous  arrêta  dans 
notre  chambre  où  on  nous  avait  fait  remonter. 

Voilà  Tafiaire  tout  comme  elle  s'est  passée  mot  à  mot;  et 


HBTDRiaUfi  DES;  FAITSU  159 

je  prie  Dieu,  qui  comaait  notre  innoceace,  de  me  punir 
éteritcdlement,  si  j'ai  augmenté  ni  diminué  d'un  iota,  et  si 
je  n'ai  dit  la  pure  vérité  en  toutes  ces  circonstances;  je  suis 
prête  à  sceller  de  mon  sang^  cette  rérité  *. 

Madame  Calas  ne  raconte  que  ce  qu'elle  a  tu,  et  il 
y  a  naturellement  dans  son  récit  une  lacune  qu'il  faut 
combler.  Nous  avons  laissé  Lavaysse  s'éloigner  avec 
Pierre  Calas  qui  Téclairait^  une  chandelle  à  la  main. 
Les  deux  jeunes  gens,  tout  en  devisant,  arrivés  à.  la 
porte  latérale  de  la  boutique  donnant  sur  le  corridor 
de  la  rue,  remarquèrent  avec  étonnement  qu'elle  était 
ouverte  :  ils  entrèrent  et  aperçurent  un  corps  déjà  ri- 
gide suspendu  à  un  de  ces  gros  bâtons  ronds  aplatis  par 
un  bout,  appelés  <c billes»,  destinés  à  serrer  les  ballots 
d'étofie,  et  qui  avait  été  appliqué  dans  ce  but  sinistre 
sur  les  deux  battants  écartés  de  la  porte  qui  séparait 
la  boutique  de  l'arrière-magasin.  Ce  cadavre  était 
celui  du  frère  aîné,  Marc-Antoine.  L'habit  de  drap 
gris  qu'il  portait  et  sa  veste  de  nankin  étaient  posés 
sur  le  comptoir  et  plies  avec  soin,  détail  étrange,  mais 
qui  n'est  pas  sans  exemple  chez  les  suicidés  ^.  A  cette 
vue,  les  deux  amis  poussèrent  des  cris  d'horreur.  Le 

1.  Athaaase  CoquercI  fil^,  Jean  Cctfas  et  sa  famille  (Paris,  Cher- 
boUez,  seconde  éditi<«,  18H9),  p.  74,  75,  76.  Le  destinataire  de 
cette  lettre  nous  est  inconnu.  M.  Goquerel  suppose  avec  quelque  vrai' 
semblancd  qu'elle  est  adressée  ou  au  négociant  Debrus,  ou  à  l'avocat 
de  Végobre,  qui  avaient  reçu  rhospitalité  Tun  et  Tautre  du  mar- 
chand de  kl  rue  des  Filatiers. 

2.  Nous  avons  assisté  nous-méme  au  sauvetage  d'une  jeune  filie 
poussée  à  cet  acte  de  désespoir  par  Tabandon  de  son  amant.  Avant 
do  se  précipiter  aa  fond  de  l'eau,  «Ue  avait  déposé  sur  la  berge, 
avec  une  précautioa  pleine  de  sollicitude,  un  long  pardessus  et  un 
caraco  de  drap,  qui  eussent  pu  être  autant  d^obstacles  &  son  funeste 


IGO  RECOMMANDATION  DE  GALAS  A  PIERRE. 

père  accourut  en  robe  de  chambre,  souleva  le  corps 
de  son  fils,  le  coucha  à  terre,  desserra  la  corde  qui 
était  fixée  par  un  double  nœud  coulant,  mît  tout  en 
œuvre  pour  le  rappeler  à  la  vie.  Mais  il  n'avait  plus 
entre  les  bras  qn'un  cadavre  que  les  baisers  de  sa 
mère  ne  seraient  pas  moins  impuissants  à  ranimer. 

En  pareil  cas,  Tévidence  même  n'empêche  pas 
de  conserver  une  dernière  lueur  d'espérance.  Calas 
criait  à  Pierre  :  a  Au  nom  de  Dieu ,  cours  chez  Ca- 
moire ,  peut-être  mon  pauvre  fils  n'est  pas  tout  à  fait 
mort.  »  Pierre  et  Lavaysse  se  précipitent  hors  de  la 
maison;  le  premier  revient  presque  aussitôt  avec  un 
nommé  Gorsse,  élève  du  chirurgien,  qui  fit  sauter  la 
cravate,  constata  la  marque  de  la  corde  sur  le  cou,  et 
en  conclut  que  Marc-Antoine  était  mort  étranglé  ou 
pendu.  Pierre,  aifolé,  disparaissait  de  nouveau  ;  son 
père,  par  une  de  ces  préoccupations  que  n'excluent 
pas  les  grandes  douleurs,  et  que  nous  comprenons 
pour  notre  compte,  lui  cria  :  «  Neva  pas  répandre  le 
bruit  que  ton  frère  s'est  défait  de  lui-même,  sauve  au 
moins  l'honneur  de  ta  misérable  famille.  »  Il  y  allait 
bien  véritablement  de  l'honneur  de  la  famille,  car  le 
procès  était  fait  alors  au  cadavre  du  suicidé  qui  était 
traîné  sur  une  claie,  la  face  tournée  contre  la  terre,  et 
suspendu  ensuite  à  un  gibet.  Pierre,  qui  retrouva  La- 
vaysse chez  Cazeing,  lui  recommanda,  d'après  les 
prescriptions  du  père,  de  nier  le  suicide  de  son  frère , 
ce  à  quoi  celui-ci  consentit  sans  soupçonner  les  ré- 
sultats funestes  d'un  mensonge  dont  la  portée  leur 
échappait.  Voltaire,  qui  sera  si  logique  et  si  judicieux 
dans  la  discussion  des  circonstances,  sauf  quelques 


LÉGITIME   TROMPERIE.  161 

erreurs  de  détail  bien  explicables  à  la  distance  où  il  se 
trouvait  et  du  théâtre  des  événements  et  des  différents 
acteurs  de  cette  terrible  tragédie;  Voltaire  dit  avec 
raison,  au  sujet  de  ce  mensonge  imposé  aux  siens 
par  le  chef  de  famille  :  «  Ne  va  pas  répandre  le  bruit 
que  ton  frère  s'est  défait  de  lui-même  !  » 

Il  est  essentiel  de  rapporter  ces  parolesj  il  l'est  de  faire 
voir  que  le  mensonge  en  ce  cas  est  une  piété  paternelle;  que 
nul  homme  n'est  obligé  de  s'accuser  soi-même,  ni  d'accu- 
ser son  fils;  que  l'on  n'est  point  censé  faire  un  faux  serment, 
quand,  après  avoir  prêté  serment  en  justice,  on  n'avoue 
pas  d'abord  ce  qu*on  avoue  ensuite;  que  jamais  on  n'a  fait 
un  crime  à  un  accusé  de  ne  pas  faire  au  premier  moment 
les  aveux  nécessaires;  qu'enfin  les  Galas  n'ont  fait  que  ce 
qu'ils  ont  dû  faire.  Ils  ont  commencé  par  défendre  la  mé- 
moire du  mort  et  ils  ont  fini  par  se  défendre  eux-mêmes.  Il 
n'y  a  dans  ce  procédé  rien  que  de  naturel  et  d'équitable  ^ 

L'avocat  Sudre  soutient,  de  son  côté,  que  ce  men- 
songe, plus  maladroit,  plus  absurde  en  présence  des 
faits  que  coupable,  ne  peut  donner  nulle  prise  à 
Taccusation;  qu'il  était  sans  gravité  devant  la  loi,  parce 
qu'il  ne  se  produisait  que  dans  un  interrogatoire  que 
personne  n'avait  requis,  et  parce  qu'il  n'y  avait  en- 
core ni  inculpés  ni  procès.  «  N'étant  ni  prévenus,  ni 
accusés,  et  n'imaginant  pas  qu'il  fût  question  d'eux, 
ni  qu'il  pût  en  être  question,  ajoute  le  premier  dé- 
fenseur des  Calas,  ils  durent  n'être  occupés  que  de 
l'honneur  d'un  fils,  d'un  frère  et  d'un  ami,  et  ména- 
ger leurs  discours  relativement  à  cet  objet ^.  » 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètet  (Beuchot),  t.  LX,  p.  429.  Lettre 
de  Voltaire  à  DamilavUle;  octobre  1762. 

3.  Sudre,  Mémoire  pour  le  tieur  Jean  Calas  (à  Toulouse,  Rayet), 
p.  32. 


r 


J62  ÊltOTION  DU  QUARTIER. 

La  situation  changeait  aussitôt  qu'ils  se  yoyaient 
eux-mêmes  soupçonnés,  et  ils  ne  pouvaient  persister 
dans  des  allégations  qui  les  menaient  à  Tabime*  «  Ils 
ne  s'occupèrent  phis,  dit  de  son  côté  Layaysse  père, 
du  soin  de  la  mémoire  de  celui--ci;  un  intérêt  plus 
pressant,  la  conservation  de  leur  vie,  de  leur  honneur 
et  de  celui  de  leurs  familles,  fit  évanouir  tout  autre 
intérêt.  Dans  le  second  interrogatoire,  ils  ne  cachèrent 
plus  rien,  ils  avouèrent  unanimement  qu'ils  avaient 
trouvé  Marc-Antoine  Calas  pendu*,  d  Mais  l'impression 
était  ineffaçable..  On  se  refusa  à  voir  dans  cette  dé- 
claration autre  chose  qu'un  deuxième  système  de 
défense  en  contradiction  flagrante  avec  le  premier, 
qu'un  involontaire  aveu  échappé  aux  véritables  au- 
teurs du  crime. 

Tout  cela  n'avait  pu  se  passer  sans  que  le  quartier 
en  fût  informé.  Les  cris  d*eflfroi  et  de  désespoir  furent 
entendus  des  maisons  voisines.  L'on  accourut  de  tons 
côtés,  et  la  rue  ne  tarda  pas  à  être  encombrée  de  cu- 
rieux. Un  ami  commun,  homme  de  loi,  Clausade, 
s'était  joint  à  Pierre,  à  Cazeing  et  à  Lavaysse  pour 
leur  venir  en  aide  dans  une  circonstance  aussi  épou- 
vantable ;  il  remarqua  qu'il  était  indispensable  de 
prévenir  la  poKce,  et  il  partit  avec  le  dernier  pour 
avertir  le  greffier  des  capîtouk,  Savonier,  et  l'asses- 
seur Mony^  qui  se  dirigèrent  aussitôt  vers  la  rue 
des  FHatîers.  Quand  ils  reparurent,  la  maison  était 
gardée  par  quarante  soldats  du  guet  qui  avaient  dé  ^^ 

1.  Mémoire  de  Jf«  David  Zova^MCy  av^eat  em  Ut:  couv,  par  U 
sieur  Françaiê>MBxandre^€au&ert;  Lavay$êe  (ToulouBa^  Jeaa  Bayet)» 
p.  15. 


UNE  VOIX  PARTIE  ON  NE  SAIT  D'OU.  163 

fense  de  laisser  passer  qui  que  êe  fût.  L  uû  des 
capitouls,  David  de  Beaudrigue^  dont  le  nom  sinis* 
tre  est  condamné  à  ne  pas  périr,  était  déjà  arrivé. 
La  garde,  qui  connaissait  l'assesseur  et  le  greffier, 
ouvrit  ses  rangs  devant  eux  ;  mais  il  n'en  fut  pas 
de  même  pour  les  deux  jeunes  gens„  que  l'on  re- 
poussa, malgré  leur  insistance*  Lavaysse,  plus  opî- 
mâtre,  dit  qu'il  était  l'ami  de  la  maison,  ajoutant,, 
sans  soupçonner  la  gravité  de  telles  paroles,  qu'il  y 
avait  soupe  le  soir  même.  On  le  laissa  passer;  mais  il 
s'engageait  dès  lors  dans  les  mailles  inextricables  qui 
allaient  enserrer  cette  famille  infortunée.  Les  com- 
mentaires, les  interprétations  plifô  ou  mcnns  erronées 
circulaient  dans  cette  foule  profondément  impres- 
siimnée  par  un  meurtre,  dont  on  se  demandait  avee 
angoisses  et  le  sujet  et  les  auteurs^  quand  une  voix, 
partie .  on  ne  sait  d'oii,  s'écria  :  a  Que  Marc-Ântoine 
avait  été  étranglé  par  ses  parents  huguenots  pour 
s'être  fait  catholique,  d  C'en  fut  assez.  Cette  accusor 
tion,  quelque  téméraire  qu'elle  fût,  répondait  trop  à 
ce  besoin  des  masses  de  se  rattacher  à  quelque  chose 
de  déterminé  et  de  dramatique»  pour  n'être  pas  ac^ 
damée  aussit6t  coimme  le  fait  le  pAus  avéré,  en  dépt 
des  mœurs  honorables  du  marchand  d'indiennes  et 
de  tout  un  passé  irréprochable. 

Le  capitoul,  qui  aurait  dû  se  tenir  en  garde  contre 
de  telles  impressions,  s'y  Hvra  avee  un  aveuglement 
qui  ne  lui  permît  pas  d'sqpporter  à  ses  investigations 
lammndre  prudence,  k  moindre  esprit  critique.  Il  vit 
sor-le-champ  des  coupables^  là  où  il  n'y  avait  point 
encore  de  prévenus;  et,  sans  dresser  deprocès-verha^^ 


iC4  LES  CALAS  A  L'HOTEL  DE  VILLE. 

sur  place,  sans  prendre  connaissance  des  lieux,  il  fît 
appréhender  au  corps  et  mener  dans  les  prisons  de 
l'hôtel  de  ville  toutes  les  personnes  qui  étaient  dans  la 
maison  :  Calas,  sa  femme,  Pierre,  Jeanne  Viguier,  la 
servante,  Lavaysse  et  le  fabricant  Cazeing,  que  Beau- 
drigue  désignera ,  dans  un  procès-verbal  fait  après 
coup,  comme  «  une  espèce  d'abbé.  »  Le  cadavre  de 
Marc-Antoine  était  également  transporté  sur  un  bran- 
card à  la  Maison  de  ville.  L'on  a  remarqué  avec  beau- 
coup de  raison  -que,  si  David  eût  procédé  en  magistrat 
éclairé,  son  premier  soin  aurait  été  de  visiter  la  maison 
du  haut  en  bas,  car  des  assassins  pouvaient  s'y  blot- 
tir ;  il  aurait  soumis  à  une  minutieuse  et  rigoureuse 
inspection  les  personnes,  les  vêtements  de  ses  prison- 
niers. Il  n'était  pas  admissible  que  Marc-Antoine  n'eût 
pas  lutté  avec  la  force  de  la  jeunesse  et  du  désespoir; 
et,  si  l'on  avait  mis  la  main  sur  les  vrais  coupables,  à 
coup  sûr  la  trace  d'une  résistance  acharnée  se  serait 
révélée  par  des  meurtrissures,  par  des  taches  de  sang, 
des  habits  déchirés.  Ces  sortes  de  témoignages  vien- 
nent aussitôt  à  la  pensée;  et  qui  sait  si  d'autres 
indices  n'eussent  point  établi  une  conviction  bien  op- 
posée, et  déterminé  même,  avec  une  pleine  certitude, 
les  circonstances  d'un  crime  dont  on  aurait  dû  être 
moins  prompt  à  accuser  un  père?  Marc-Antoine  allait 
abjurer  sa  croyance,  et  c'est  pour  cela  que  des  pa- 
rents barbares  l'avaient  tué.  En  inspectant  la  chambre 
de  ce  douteux  martyr,  qui  sait  encore  si  l'on  n'aurait 
point  rencontré  autre  chose  que  des  livres  d'édifica- 
tion et  des  objets  de  piété  cathoUques?  L'on  ne  prit 
même  pas  le  soin  de  conserver  les  papiers  trouvés  dans 


COURTE  ILLUSION  DE  CEUX-CI.  165 

ses  vêtements,  et  qu'on  prétendit  plus  tard  être  des  vers 
et  des  chansons  obscènes.  Que  Ton  révoque  en  doute 
cette  allégation,  on  en  est  libre,  et  elle  n'a  pas  pour 
nous  plus  de  valeur  que  les  on-dit  qui  suffirent  pour 
convaincre  un  homme,  jusque-là  sans  reproches,  d'un 
crime  qui  révolte  dans  les  plus  grands  scélérats. 

En  ce  premier  moment  de  trouble, les  Calas  ne  s'é- 
taient point  rendu  compte  de  ce  qui  se  passait  autour 
d'eux  et  étaient  loin  de  croire  que  Ton  songeât  à  s'as- 
surer de  leurs  personnes.  Ils  s'imaginaient  qu'on  les 
conduisait  au  Capitole  pour  recevoir  leur  déposition 
sur  ce  meurtre  ténébreux.  Pierre  posa  même  sa  chan- 
delle allumée  dans  le  corridor,  pour  n'avoir  pas,  au 
retour,  à  se  trouver  dans  l'obscurité.  Cette  précaution 
bien  inutile  fit  sourire  le  capitoul,  qui  ordonna  de 
l'éteindre,  a  Vous  n'y  reviendrez  pas  de  sitôt,  »  dit-il; 
prophétie  qui  ne  devait  que  trop  se  réaliser.  On  se 
figure  l'effet  que  produisit  un  tel  cortège  sur  une 
population  d'un  catholicisme  exalté  et  qui  n'avait  pas 
besoin  d'être  excitée  contre  la  minorité  protestante 
que  renfermait  Toulouse.  Avec  cette  vivacité  d'impres- 
sion et  d'imagination  des  contrées  méridionales,  le 
soupçon  se  changea  sans  transition  en  certitude  dans 
les  esprits;  l'on  ne  douta  plus  du  crime  avant  de 
savoir  même  quelles  circonstances  avaient  autorisé 
cette  arrestation. 

Les  accusés  furent  enfermés  séparément  :  Calas  et 
son  fils  dans  des  cachots  sans  fenêtres,  les  deux 
femmes  dans  des  prisons  moins  rigoureuses,  La* 
vaysse  dans  le  logement  de  l'enseigne  du  guet.  Les 
malheureux  étaient  tombés  dans  les  mains  d'un  fana- 


166  IVAVID  DE  BEAU&RlOtJE. 

tique  doublé  d'un  ambitieux  qui  pensa  qu'il  ne  pourrait 
retirer  que  gloire  et  profit  d'une  affaire  où  les  intérêts 
de  la  Religion  et  de  l'État  étaient  en  jeu,  et  qu'il  fallait 
mener  avec  une  énergie  dont  on  ne  manquerait  pas 
de  lui  savoir  gré  en  haut  Ueu.  Un  de  ses  collègues,  le 
capitoul  Lisle-Bribes,  eut  beau  Texhorter  à  procéder 
avec  moins  d'emportement  :  «  Je  prends  tout  sur 
moi,  1»  avait-il  répondu.  «  C'est  ici  la  cause  de  la  reli- 
gion, 1»  répétait-il  encore.  Il  en  écrira  à  M.  de  Saint- 
Florentin,  ^vec  une  infatuation  de  lui-même,  une  con- 
viction d'avoir  bien  mérité  et  du  roi  et  de  la  religion 
qui  feraient  sourire,  si  le  sujet  était  moins  lugubre,  a  Je 
suis  cette  procédure  avec  vigueur,  et  je  ne  perds  pas 
un  moment  pour  y  donner  toutes  les  suites  qu'exige 
une  affaire  de  pareille  nature.  »  Et  il  se  plaindra  que 
ses  collègues  ne  secondent  point  son  zèle  ;  ce  qui  ne 
l'empêchera  pas,  ajoutera-t-il,  de  redoubler  d'atten- 
tion et  d'ardeur  pour  contenir  le  bon  ordre.  L'on  est 
surpris  que  M.  de  Saint-Florentin  ne  démêle  point 
dans  ces  assurances  emphatiques  un  esprit  brouillon, 
aveugle  dans  ses  passions,  et  qui  avait  déjà  donné  la 
mesure  de  son  arrogance  et  de  ses  visées  ambitieuses. 
L'on  n'a  sur  son  compte  que  le  choix  des  anec- 
dotes; nous  en  citerons  une  de  préférence,  parce 
qu'elle  a  rapport  à  un  personnage  qui  n'est,  lui  non 
plus,  ni  un  esprit  rassis,  ni  un  tempérament  flegma- 
tique, comme  nous  avons  eu  occasion  d'en  juger.  Il 
s'agit  de  La  Beaumelle,  qui,  arrêté  par  lui  chez  la  com- 
tesse de  Fontenille  où  l'on  donnait  à  jouer  (9  jan- 
vier 1760),  et  condamné  par  les  capitouls,  fut,  sur 
appel,  acquitté  par  le  parlement.  Homme  d'agression 


LA  BKâUMELLE.  467 

ayant  tout,  Angliviel  avait  tout  aussitôt  publié  pour 
sa  défense  un  Mémoire  dont  Beaudrigue  n'eut  pas 
lieu  d'être  satisfait,  et  qui  l'irrita  à  tel  point,  qu  en 
plein  jour,  sur  la  Place  Royale,  il  faisait  désarmer 
l'écrivain,  comme  n'étant  pas  noble  et  n'ayant  par 
conséquent  nul  droit  de  porter  Tépée  (3  octobre 
17C1). 

La  Beaumelle  prouva,  nous  est-il  dit ,  qu'il  avait 
reçu  des  lettres  de  noblesse  en  Danemark  ^  :  assura 
serait  peut-être  plutôt  le  mot  propre  ;  car  nous  ne 
croyons  pas  à  ces  lettres  de  noblesse,  qu'il  aurait  fait 
valoir  à  Gotha  et  qui  lui  auraient  ouvert  la  cour  dont 
sa  roture  originelle  lui  interdit  l'accès*.  Mais,  no- 
ble ou  non,  tout  homme  dans  une  certaine  condi- 
tion de  fortune  portait  l'épée  sans  courir  les  risques 
d'être  inquiété  ;  et  cette  inqualifiable  brutahté  peint  ce 
caractère  arrogant,  violent,  que  rien  ne  modérera  dans 
une  question  de  vie  ou  de  mort  qui  aurait  demandé 
tout  au  moins  plus  de  calme  et  de  recueillement. 

Mais  il  est  temps  de  percer  ce  terrible  mystère  et 
de  déterminer  si  la  mort  de  l'ahié  des  Calas  fut  la  con- 
séquence d'im  parricide  ou  d'un  attentat  de  ce  mal- 
heureux sur  sa  propre  personne.  Marc- Antoine,  né  le 
'  5  novembre  1732,  était  un  jeune  homme  de  vingt- 
huit  à  vingt-neuf  ans,  intelligent,  studieux,  ayant 
toutes  les  qualités  pour  réussir,  dévoré  de  l'envie  de 
se  faire  une  carrière  indépendante  et  brillante,  ce  à 

1.  Athanase  Coquerel  flis,  Jean  Calas  et  sa  famille  [^^  ëdit., 
Paris,  1869),  p.  30,  SI. 

2«  Formey,  Souvenirs  d'un  citoyen  (Berlin,  1789),  t.  H,  p.  231, 
233. 


iC8  MÂRC-ANTOINE. 

quoi  malheureusement  sa  condition  de  protestant  de- 
vait apporter  des  entraves  qu'il  crut  longtemps  pou- 
voir vaincre.  Il  avait  la  parole  facile,  une  certaine 
éloquence  même;  il  avait  étudié  le  droit,  il  s'était  labo- 
rieusement préparé  à  soutenir  les  examens  de  licence 
et  allait  prendre  le  titre  d'avocat,  lorsqu'il  se  vit  arrêté 
tout  à  coup  par  un  obstacle  qu'il  ne  pouvait  pas  igno- 
rer, mais  qu'il  savait  avoir  été  levé  en  plus  d'un  cas. 
Pour  plaider,  il  fallait  un  certificat  de  catholicité  que 
l'on  accordait  sans  y  regarder  de  trop  près  :  ainsi, 
David  Lavaysse,  le  père  du  Lavaysse  qu'un  hasard 
sans  nom  venait  associer  à  l'épouvantable  fortune  des 
Calas,  n'avait  pas  hésité  à  donner,  pour  être  inscrit 
îiu  barreau,  des  preuves  d'orthodoxie  sur  la  sincérité 
desquelles  il  n'y  avait  point  lieu,  sans  doute,  de  trop 
compter  ^  L'aîné  des  Calas  s'était  adressé,  comme  il 
le  devait,  au  curé  de  Saint-Étienne,  l'abbé  Boyer,  qui 
ne  faisait  aucune  difficulté  de  lui  délivrer  cette  pièce, 
quand  son  domestique  le  prévint  que  le  jeune  homme 
était  protestant.  Le  prêtre  déclara  qu'il  lui  était  impos- 
sible de  rien  prendre  sur  lui  jusqu'à  ce  que  le  requérant 
apportât  une  attestation  signée  de  son  confesseur,  qui 
sérail  sa  caution.  Marc-Antoine  comprit  dès  lors  que 
tout  efepoir  de  carrière  lui  était  interdit,  et  rentra  chez 
son  père,  la  mort  dans  l'âme.  Accosté  un  jour  par  un 
de  ses  condisciples  qui  venait  d'être  reçu  avocat  au 
parlement  et  qui  lui  demandait  quand  il  en  ferait 
autant,  il  répondait  qu'il  n'y  devait  pas  songer,  «  parce 

1 .  Histoire  générale  du  Languedoc,  commentée  et  continuée  Jus- 
qu'en 1830,  par  le  chevalier  Al.  du  Mège  (Toulouse,  1846),  t.  X, 
p. 567. 


SES  VISÉES  D'AMBITION.  i69 

qu'il  ne  voulait  faire  aucun  acte  de  catholicité  * .  »  11 
est  bon,  comme  on  verra,  d'insister  sur  cela,  puisqu'il 
sera  question  de  métamorphoser  Marc-Antoine  en  un 
martyr  de  sa  foi  nouvelle. 

Que  faire  ?  quelle  profession  embrasser?  Toutes  lui 
étaient  fermées  par  quelques  déclarations  du  roi  ^ .  Force 
fut  bien  de  revenir  au  seul  état  qui  ne  fût  pas  pros- 
crit par  elles,  au  commerce,  malgré  son  peu  de  goût, 
une  répugnance  même  qu'il  n'avait  essayé  ni  de  dis- 
simuler ni  de  combattre.  Cependant  une  situation 
avantageuse  s'était  offerte,  et  il  était  sur  le  point  de 
s'associer  avec  un  marchand  d'Aix;  malheureuse- 
ment il  fallait  fournir  immédiatement  une  somme  de 
six  mille  livres,  et  l'affaire  manqua,  faute  d'avoir  pu 
verser  ces  capitaux  dans  le  délai  exigé.  Il  avait  été  le 
représentant  de  la  maison  Calas  à  l'extérieur,  le  com- 
merce paternel  était  un  refuge  naturel  où  il  rencon- 
trerait l'emploi  assuré  de  son  activité  ;  mais  Marc-An- 
toine qui  sentait  sa  valeur,  s'il  ne  l'exagérait  point,  et 
n'était  exempt  ni  de  vanité,  ni  du  désir  de  paraître, 
prétendait  être  l'associé  en  titre  de  son  père.  Celui-ci 
ne  démêlant  pas  dans  ce  caractère,  dont  la  légèreté  ne 
lui  avait  point  échappé,  de  garanties  suffisantes,  ne 
jugea  pas  devoir  y  consentir  ;  d'ailleurs,  il  avait  cinq 

1.  Dêposilion  de  M<^  Beaux,  interpellé  par  huissier  à  la  requête 
des  Calas. 

2.  La  liste  des  professions  interdites  aux  protestants  par  Louis  XIV 
est  à  citer.  11  était  obligatoire  d'être  catholique  pour  être  avocat, 
procureur,  clerc  de  procureur,  huissier,  sergent,  archer,  recors,  im- 
primeur, libraire,  orfèvre,  médecin,  chirurgien,  apothicaire,  épicier, 
domestique  d'un  protestant,  apprenti  chex  un  protestant,  et  môme 
sage-femme.  Rabaud  Saint-Étienne,  Le  vieux  Cenevol  (Paris,  Kleffcr, 
1826),  p.  33,  26,  3],  32,  33,  ch.  m. 

Ti.  40 


170  CHERCHE  L^OUBLt  DANS  LA  DISSIPATION. 

autres  enfants  à  Texistence  desquels  il  avait  aussi  à 
songer.  Cette  situation,  critique  pour  des  natures  plus 
énergiques,  devait  être  funeste  à  ce  jeune  homme  qui, 
se  voyant  toutes  portes  fermées,  et  ne  trouvant  pas 
auprès  des  siens  le  secours  qu'il  se  croyait  en  droit 
d'en  attendre,  chercha  Toubli  dans  la  dissipation  et 
le  jeu  :  il  passait  des  journées  entières  au  café  des 
Quatre-Billards,  et  ce  fut  dans  cet  établissement  que 
Pierre,  afiPolé ,  alla  s'enquérir  auprès  du  billardier  si 
son  frère  ne  s'était  pas  pris  de  querelle  avec  quelqu'un. 

Dans  la  recherche  des  motifs  secrets  qui  peuvent  avoir 
déterminé  Calas  fils  à  se  tuer^  écrivait  le  négociant  Audi- 
bert  à  Voltaire,  sa  mère  n'en  présume  pas  d'autre  que  ce- 
lui d'une  ambition  mécontente.  11  était  d'un  caractère  ia-_ 
dépendant^  mélancolique;  ses  goûts  et  ses  talents  le  por- 
taient à  la  méditation  et  à  l'étude.  Il  s'était  distingué  dans 
des  examens.  Il  avait  pris  le  grade  de  bachelier.  On  ne  vou- 
lut pas  le  recevoir  avocat  à  cause  de  sa  religion.  Ce  fut  pour 
lui  une  grande  mortification.  Il  voyait  avec  envie  des  amis 
plus  riches  et  moins  habiles  que  lui  posséder  des  charges 
ou  remplir  des  emplois  dont  il  avait  la  douleur  de  se  voir 
exclu  *. 

Le  sentiment  du  présent  et  d'un  avenir  tout  aussi 
sombre  n'était  pas  tellement  étouffé  en  lui ,  qu'il  ne 
vînt  traverser  de  sinistres  lueurs  cette  tête  agitée  et 
surexcitée.  Ses  divertissements  n'y  aidaient  pas  mé- 
diocrement, bien  qu'ils  ne  semblassent  pas  faits  pour 
amener  un  tel  résultat,  La  mode  du  théâtre  avait  en- 
vahi Toulouse,  comme  les  autres  villes,  et  Marc-An- 

1.  Charles  Nisarcl,  Mémoires  et  correspondances  historiques  et  liité' 
raires  (Paris,  Lévy,  1858),  p.  339,  340,  Lettres  d'Audibert,  secré- 
taire de  rAcadémie  de  Marseille,  à  Voltaire  ;  Paris,  ce  20  juillet  1762. 


ÂCTEUH  BE  SOCIÉTÉ.  471 

toûie  n'était  m  le  moias  brillant,  ni  h  moins  ardent 
de  ces  acteurs  de  société»  Il  affectionnait  %  rôles  les 
plus  pathétiques  et  tes  plus  sombres,  celui  de  Po- 
lyeucte  surtout ,  dont  il  récitait  les  fameuses  stances 
avec  une  chaleur  presque  inspirée*  On  lui  entendait 
aussi  débiter  une  traduction  du  monologue  de  Ham- 
let,  sur  la  mort,  et  des  fragments  du  Sydney^  de 
Gresset,  qui  est,  comme  on  le  sait,  un  plaidoyer  en 
faveur  du  suicide  ^  Ces  coïncidences  devaient  frapper 
plus  tard.  Il  est  vrai  que  la  passion,,  un  fanatisme 
farouche  se  gardèrent  bien  d'admettre,  toutes  ces  cir- 
constances doimées,  la  possibilité,  nous  ne  dirons  pas 
révidence  d*un  suicide,  pour  ne  vouloir  croire  qu*à 
un  meurtre  exécrable.  Ce  n'est  pourtant  pas  assez 
qu'une  voix,  partie  de  la  foule,  accuse  un  homme 
honorable,  un  bon  père  de  famille  jusque-là  ;  il  faut 
encore  qu'il  y  ait  quelque  apparence  à  une  inculpation 
aussi  o^euse.  Mare-Antoine  se  serait  déterminé  plus 
tôt,  s'il  avait  été  d'avis  de  sacrifier  sa  croyance  à  sa 
fortune;  il  aurait  imité  son  frère  Louis,  qui*  avait 
lestement  abjuré  devant  la  perspective  des  avantages 

1 .  Mémoire  de  Davîéh  Lavaysse  pour  François  Aitot/andte  Gauèert^ 
$9nJU9  cadet  (Touloose^  lean  Bayet),  p.  38. 

2.  U  faut  dire  (^  Lottis  eoaqoéraU»  j^  son  «tijaralioii^  \»  droit 
de  réclamer  une  pension  alimentaire,  dont  le  taux,  était  arbitraire- 
ment fixé  par  le»  autorités  ecclésiastiques  {IHclaration  du  roi  du, 
V.  imn  l$81>y  et  il  b>  »wc|itt  polRt.  O»  ftftt  TareltovdqiM^  mon^ 
sei^oeur  de  Grussol^  qui  intervint  et  qui  dicta  Iw  conditions  au  p^ 
du  nouveau  converti.  Louis  fUt  placé  à  Toulouse,  Calas  paya 
qvatre  eents  lifres  powr  son  apprentissage,  et  six  oesls  pour  ses 
dettes.  Mais  ce  ûls  ingrat  n*en  trouva  pas  assez,  présenta  un  placet 
au  ministre,  et  son  père,  malgré  la  dureté  des  temps,  et,  quoi  qu^on 
«Q  «|t  dit,  la  BBiédiocrtt^  d»  sa  fEKtm»»  ck»!  «ûoulsr  à  esa  saeriltees 
déjà  toords  si  Ton  s«  re|HMrte  h  tat  dateur  dft  Vargent  «&  176%.. 


i72  MONITOIRE. 

terrestres  qu'ofiFraient  de  pareils  marchés,  et  il  n'aur 
rait  pas  stygmatisé  son  apostasie  a\ec  une  sévérité 
trop  justifiée.  Loin  de  songer  à  se  faire  catholique, 
Marc-Antoine  avait  un  instant  pensé  à  se  faire  mi- 
nistre. Mais  il  ne  tardait  pas  à  s'apercevoir  qu'il 
s'était  abusé  sur  sa  vocation,  et  qu'il  n'avait  pas  les 
vertus  d'abnégation  et  d'immolation  qu'exigeait  un 
état,  dont  le  simple  exercice  était  alors  encore  puni 
de  mort'. 

Cela  n'empêchait  pas  la  population  toulousaine,  ca- 
tholique très-ardente,  de  voir  un  martyr  de  sa  foi  nou- 
velle dans  cet  infortuné  dont  la  mort  suspendit  toute 
autre  préoccupation.  Le  monitoire,  lu  au  prône,  trois 
dimanches  consécutifs  (18,  23  octobre  et  8  novem- 
bre), à  la  requête  du  procureur  du  roiLagane,  présen- 
tait, comme  choses  acquises  et  démontrées ,  le  renon- 
cement du  défunt  à  la  religion  prétendue  réformée, 
son  assiduité  aux  cérémonies  du  culte  catholique,  ses 
dispositions  à  une  abjuration  imminente.  L'usage  des 
monitoires  s'explique  dans  une  société  essentiellement 
religieuse  et  croyante  :  un  crime  épouvantable  a  été 
commis ,  la  justice  divine  et  humaine  réclame  un 
châtiment;  le  plus  sûr  moyen,  sans  doute,  de  percer 
les  ténèbres  dont  s'enveloppent  les  coupables  sera  de 
s'adresser  aux  consciences.  Le  juge  laïque  requérait 
du  juge  d'Église  une  sommation  aux  fidèles  de  venir 
révéler,  sous  peine  d'excommunication,  les  faits  à  leur 
connaissance  qui  pouvaient  avoir  rapport,  de  près  ou 


1 .  Trois  mois  après,  en  février  1762,  François  RocheUe  était  pendu 
à  Toulouse  pour  avoir  prêché,  baptisé,  marié  ses  coreligionnaires. 


QUELLE  ÉTAIT  SA  NATURE.  i73 

de  loin,  à  ceux  formulés  dans  le  questionnaire  ' .  Ces 
sommations,  désignées  sous  le  nom  de  monitoires, 
dépêchées  à  tous  les  curés,  étaient  lues  au  prône  avec 
tout  l'appareil  capable  d'impressionner  et  d'effrayer 
les  esprits,  et  produisaient  toujours  un  grand  efiet. 
Mais,  plus  leur  action  était  grande,  plus  il  était  urgent 
de  procéder  avec  une  réserve,  une  prudence  exces- 
sive à  leur  teneur.  Avant  toutes  choses,  ils  devaient 
être  rédigés  dans  un  esprit  absolu  d'impartialité  ;  la 
prescription  du  témoignage  devait  aussi  bien  s'étendre 
à  celui  qui  avait  à  déposer  à  ^décharge ,  qu'à  celui 
qui  apportait  des  faits  accusateurs  ;  et  cela  parait  d'une 
obligation  d'autant  plus  rigide,  qu'à  cette  époque  le 
prévenu  n'était  point  reçu  à  citer  ses  témoins,  que 
personne  n'avait  le  droit  de  se  présenter  de  son  propre 
mouvement  ou  de  parler  de  faits  qui  n'étaient  point 
mis  en  question.  Ainsi,  un  monitoire  en  prévoyant  et 
déterminant  toutes  les  phases  du  crime,  en  circon- 
scrivant les  réponses  que  l'on  était  appelé  à  faire  dans 
un  cercle  infranchissable,  ne  laissait  nulle  issue  aux 
déclarations  qui  seraient  venues  les  contredire. 

Et  c'est  ce  qui  eut  heu  pour  les  Calas.  David  La- 
Yaysse  se  plaint  que  le  prôcm-eur  du  roi  et  les  capi- 
touls  aient  négUgé  ou  refusé  de  faire  assigner  plu- 
sieurs témoins  qui  s'étaient  présentés  à  leurs  curés 
pour  révéler  des  faits  à  décharge.  Le  chanoine  Azi- 
mont,  lors  de  la  révision  du  procès,  finissait  sa  dépo- 
sition par  cet  aveu  significatif  :  «c  Au  surplus,  je  dé- 


1.  RouauU,  Traité  des  monttoires  (Paris,  1740),  p.  46,  ordon- 
nance criminelle,  art.  23,  tit.  7. 

40. 


171  TÉMoimioia  v^tnsÈS  m  «ustés. 

elare  que  j'aurak  déposé  le  eaBtmu  à»  kb  piésente 
déclaration  dans  }»  eours  d»  llnstmetit»)  canmkieUe 
intentée  eontre  le  sieur  Jean  Caks,  si  j^ensse  été  ire^ 
qtds,  ou  si  le  monitoire  m'y  eût  autorisé.  C'^  œ  qi» 
je  certifie  eonune  Téritable.  »  Et  un  autre  téo^oiix^ 
très  au  fait  de  la  TÎe  et  de  ^intérieur  des  dsimy  pressé 
par  Nanette  Cals^  de  rendre  téoioignage  en  faveur  de 
son  père,  s'en  détendait  et  donnait  pour  motif  que 
¥i  celui  qui  Ya  faire  une  réYélàtion  en  justice  sans  être 
assigné  à  cet  effet  rend  son  témoignage  suspeet  et 
rejetable*.  »  On  a  également  reproché  au  monir> 
toire  d'avoir  préjugé  au  lieu  de  s'être  borné  à  infor^ 
mer.  Il  y  avait  à  s'enquérir  quels  étaient  les  assassins 
de  Marc-Antoine  ;  mais  une  autre  question  se  posait 
tout  naturellement  à  côté  de  celle-là  :  Marc-Antoine 
s'était-il  ou  non  donné  la  mort?  en  un  mot,  se  trou- 
vait-on en  présence  d'un  meurtre  ou  d'un  suicide? 
Mais  tout  sembla  avéré. 

Depuis  plus  de  trois  semaines,  le  cadavre  entouré 
de  chaux  demeurait  déposé  dans  la  chambre  de  la 
gêne  ;.  le  procureur  du  roi  Lagane  réclama  l'inhuma- 
tion. Ce  fut  alors  que  Beaudrigue  et  son  collègue 
Chirac  convinrent  avec  lui,  sans  en  avoir  antérieure- 
ment référé  au  consistoire,  d'inviter  le  curé  de  Saint- 
Etienne,  la  paiH)isse  des  Calas„  à  rendre  au  mort  les 
honneurs  religieux  et  à  l'enterrer  dans  son  cimetière* 
Une  piété  bien  entendue  et  sans  alliage  de  considé- 
rations mondaines,  avant  de  rendre  des  honneurs  que 

1.  Athanase  Coqueirel»  Jean  Caîas^et  sa  familte  (Paria,   1S69),^ 
p.  91,  92, 


OBSÈQUES  Pir  ]|£àKe-AIfTOINE.  it$ 

le  (^te  eathoIi<;Qe  n'aeee^râe  qu'à  se$  S€!%ils  enfants» 
se  serait  crue  întéaressée  à  s'assiirejr  de  la  réalité  âe  la 
Gonversion  du  jeune  pretestaut;  n'était-il  pas  témé-' 
TBijff  et  même  coupable  de  s'exposer  à  commettre  une 
méprise  qui  devaeiaît  une  profanation?  Si  Ton  n'eût 
pas  ayant  tout  songé  à  faire  une  manifestation  reli- 
gieuse en  rapport,  avee  l'état,  violent  des  esprits,  il 
était  donc  d'une  prudence  stricte  de  s'abstenir,  l'ai^ 
rêt  des  capitouls étant  encore  à  prononcer.  Mais,  on  va 
nous  le  dire,  le  sentiment  général  réclamait  ces  dé- 
monstrations, et  la  population  y  prit  part  avec  une 
passion  dont  on  aurait  peine  de  nés  jours  à  se  faire 
une  idée.  «  La  pompe  catholique  que  l'on  déploya  à 
ses  obsèques,  écrit  l'abbé  Salvan,  les  services  mor- 
tuaires qui  furent  célébrés  dans  deux  églises  de  la 
ville,  doivent  être  regardés  comme  une  concession 
faite  à  l'opinion  publique,  à  la  conscience  de  la  plu- 
part des  citoyens»  Il  est  possible  qu'on  ait  été  un  peu 
trop  loin  dans  les  honneurs  rendus  à  la  dépouille 
mortelle  de  Marc-Antoine;  mais  ces  incidents  ne  mé* 
ritent  pas  l'importance  que  les  partisans  des  Calas  ont 
voulu  leur  donner*.»  Nous  en  demandons  bien  par- 
don à  M.  l'abbé  Salvan,  ces  incidents  étaient  plus 
de  conséquence  qu'il  ne  le  pense  ;  pareilles  démon- 
strations donnaient  Tautorité  de  la  chose  jugée  à  des 
présomptions  qui  pouvaient,  à  plus  ample  informé, 
se  trouver  erronées.  C'était  une  concession  faite  à 
l'opinion,  nous  objecte-t-on  :  de  semblables  conces- 


1.  L'abbé  Salvan,   Histoire  du  procès  de  Jean  Calas,  à  Toulouse 
(Toulouse,  1863),  p.  97,  S8« 


1 


i76  POUPE  INUSITÉE. 

sions,  à  la  rigueur,  s'excuseraient  chez  un  gouverneur 
de  ville  qui  se  sent  débordé;  jamais  dans  un  clergé 
qui  a  charge  d'âme  et  dont  le  premier  devoir  est,  au 
contraire,  de  maintenir  ou  de  ramener  les  foules  ga- 
rées dans  les  voies  de  la  charité  et  de  la  vérité. 

Voltaire  a  dit  que  le  curé  de  Saint-Étienne  s'était 
refusé  à  enterrer  Marc-Antoine.  C'est  là  une  erreur*  : 
celui-ci  eut ,  au  contraire,  à  disputer  le  droit  d'inhu- 
mer le  cadavre  au  curé  deThaur,  l'abbé  Cazalès,  sur  le 
territoire  duquel  se  trouvait  l'hôtel  de  ville,  et  qui  fit 
signifier  aux  capitouls  qu'ils  eussent  à  le  lui  livrer,  les 
déclarant  passibles  de  dommages  et  intérêts  en  cas  de 
refus.  Mais  les  prétentions  de  ce  dernier  pasteur  de- 
meurèrent sans  effet,  et  ce  fut  à  Saint-Étienne,  un 
dimanche,  à  trois  heures  d'après-midi,  que  se  firent 
les  funérailles,  avec  tout  l'éclat  qu'on  put  leur  donner. 
Plus  de  quarante  prêtres,  précédant  un  cortège  im- 
mense, firent  la  levée  du  corps  à  l'hôtel  de  ville,  Les 
pénitents  blancs,  au  sein  desquels  on  prétendait  que 
Marc-Antoine  avait  eu  dessein  de  se  faire  admettre, 
défilaient,  bannière  en  tête  et  portant  des  cierges, 
suivis  de  presque  toute  la  population  toulousaine.  Le 
douteux  martyr  fut  inhumé,  après  le  senice,  dans  le 
bas-côté  de  l'église  Saint-Jacques  ou  Sainte-Anne  qui 
dépend  de  la  cathédrale.  Bientôt  après,  les  mêmes 
pénitents  blancs  faisaient  célébrer  dans  leur  propre 
chapelle  un  service  solennel  auquel  furent  convo- 
quées et  assistèrent  les  trois  autres  confréries'.  Au 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  XLÎ,  p.  227,  Traité 
de  la  Tolérance  y  chap.  i. 

2.  Les  pénitents  bleus,  les  noirs  et  les  gris. 


LES  PÉNITENTS  BLANCS.  177 

centre  de  l'édifice,  l'on  avait  dressé  un  catafalque,  au 
sommet  duquel  se  trouvait  un  squelette,  tenant  de  la 
main  droite  la  palme,  emblème  du  martyre,  et  de  la 
gauche  une  pancarte  où  se  lisaient  ces  trois  mots  en 
gros  caractères  :  m  Abjuration  de  l'Hérésie.  »  Un  se- 
cond service  suivait  de  près  celui-ci,  aux  cordeliers 
de  la  Grande-Observance. 

Ce  qui  explique  cette  intervention  de  l'archiconfré- 
rie,  c'est  que  Louis  Calas  faisait  partie  des  pénitents 
blancs,  à  qui  il  se  peut  qu'il  eût  laissé  espérer,  par 
une  vanterie  dont  il  était  très-capable  (comme  l'af- 
firma d'ailleurs  le  trésorier),  que  son  frère  se  ferait 
incessamment  recevoir  parmi  eux.  Il  assista  lui- 
même  à  la  cérémonie,  mais  ce  fut  pour  protester; 
retiré  dans  la  sacristie,  il  appela  un  l^uissier  et  sortit  de 
sa  poche  un  acte  sur  papier  timbré ,  par  lequel ,  à 
titre  de  procureur  légal  de  son  père  prisonnier,  il  de- 
mandait aux  pénitents  blancs  de  quel  droit  et  sur  quel 
fondement  ils  considéraient  Marc-Antoine  comme  l'un 
des  leurs,  les  sommant  de  produire  leurs  registres  où 
le  nom  de  Marc-Antoine  aurait  dû  être  inscrit.  Cette 
protestation,  qui  demeura  alors  comme  non  avenue, 
la  veuve  Calas  la  reprendra  plus  tard  pour  son  compte 
et  sommera  à  son  tour,  par  huissier,  le  trésorier  des 
pénitents  de  donner  des  preuves  de  l'affiUation  de  son 
malheureux  fils  à  l'archiconfrérie.  Ce  dignitaire  répli- 
qua qu'ils  avaient  cru  honorer  un  de  leurs  membres 
en  lui  offrant  d'assister  à  l'enterrement  de  son  frère. 
Aux  ouvertures  qui  lui  avaient  été  faites,  Louis  Calas 
avait  répondu  que  la  douleur  dont  il  était  pénétré  ne 
lui  laissant  pas  une  suffisante  liberté  d'esprit,  il  en 


17»  t-'&SSfiS&JSUR  HOMTEK. 

remettait  le  Xfmi  à  leur  pradence  et  à  leur  amitiéj  et^ 
sur  cela,  la  Compagoie  avait  décidé,  qu'en  cousidé^ 
ration  de  l'attachement  qu'elle  avait  tQmours  eu  pour 
son  confrère  Louis  Calas,  elle  figurerait  au  convoi  du 
décédé  ^  Marc-Antoine  ne  comptait  donc  point  au 
nombre  des  membres  de  l'archiconfrérie  ;  mais  avait-* 
il  jamais  songé  à  en  faire  partie?  L'on  objectait  k  sa 
mère  que  Louis  en  avait,  donné  l'assurance  aux  péni- 
tents blancs  ;.  à  quoi  madame  Calas  répondait  dans  sa 
confrontation  :  «  S'il  l'a  dit»  il  n'en  pouvait  rien  sa- 
voir,  car  il  ne  voyait  jamais  les  siens*  Il  ne  leur  pariatt 
pas  même ,  à-  moins  qu'il  ne  rencontrât  l'un  d'eu:^ 
quand  sa  pension  était  en  retarda  i» 

Cependant  les  poursuites  se  eofitimiaient  avec  une 
passion  furieuse  de  la  part  éd  Beaudrigue,  qui  sem- 
blait croire  son  honneur  et  sa  faveur  attachés  è  Ift 
condamnation  de  ces  malheureux.  L'assesseur  des 
capitouls,Monyer,  désigné  comme  rapporteur,  essaye 
de  calmer  tant  d'efferveseence  ;  il  est  tout  aussitôt 
accusé  d'être  vendu  aux  prévenus,  et  cité  comme  tel 
devant  le  parlement.  L'afifaire  s^arrangea  tcmtefois: 
l'accusateur  de  Monyer  lui  fit  des  excuses,  et  l'asses- 
seur reprit  son  rapport  à  la  séance  suivante;  maïs 
cette  inculpation  seule  rendait  sa  retraite  indispen^ 
sable,  et,  après  cette  satisfactioD,  il  crut  devdr  a  se 
départir  du  rapport  et  même  du  pgement.»  Un  arrêt 
en  règle  reconnaîtra  dans  la  suite  sa  parfaite  inno^ 
cence  et  la  fausseté  de  l'insinuation  ^  Les  Galas  avaient 

1.  RépoASQ  d«  M^  U^efta»  U^ojrier  des  p^fatent&l^lftaos  iX%  àfi^ 
cembre  1762. 

S.  K€oqwnê^JeanMa»êtiafamme(V9Mi»i  t.S69>,  p.  13U 


pour  procureur  un  sieur  Duroux,  qui  préseiïta,  en  leur 
nom,  pendant  qu'on  examinait  le  procès,  une  requête 
dans  laquelle  il  s'inscrivait  en  faux  contre  la  pro- 
cédure :  à  l'entendre,  l'extrait  aurait  été  infidèle  en  ce 
iju'on  eût  ajouté  un  mot -décisif .  A  vérification,  il  se 
trouva  que  l'assertion  de  Duroux  n'était  point  fondée  ; 
mais  il  devait  payer  cher  sa  méprise.  Sur  la  plainte 
de  Beaudrigueet  de  trois  de  ses  confrères,  il  eut  à  se 
rendre  au  greffe  du  parlement  où,  en  présence  d'un 
conunissaire  délégué,  force  lui  fut  de  déclarer  que 
«  malicieusement  et  inconsidérément  il  s'est  porté  à 
présenter  une  pareille  requête  contre  la  juridiction 
de  messieurs  les  capitouls  dont  il  se  repent  et  de- 
mande pardon  •  » .  Les  rigueurs  ne  se  bornèrent  pas  à 
cet  acte  humiliant,  et  le  coupable  fut  suspendu  pour 
trois  mois.  Ces  sévérités  étaient  de  nature  à  rendre  hé- 
sitant quiconque  aurait  songé  à  accepter  la  défense 
d'un  infortuné  condamné  déjà  dans  l'opinion.  Devant 
un  tel  déchaînement,  un  juge  ou  un  témoin  n'aurait 
pas  fait  preuve  d'un  courage  médiocre  en  se  montrant, 
non  pas  bienveillant,  mais  seulement  impartial; 
aussi,  sur  cent  cinquante  témoins,  un  seul  hasarda- 
t-il  quelques  paroles  favorables.  Le  contraire  se  pro- 
duira, lors  de  la  révision  du  procès,  et  les  témoins 
à  décharge  abonderont,  catholiques  comme  réfor- 
més ,  prêtres  et  laïques.  Mais  on  le  devra,  à  n'en 
pas  douter,  aux  déclamations  des  philosophes,  à  une 
pression  morale  de  tout  un  monde  qui  agira  sur  les 

1.  L'abbé  Salvan,  Histoire  du  procès  de  Jtan  Calas  à  Toulouse 
(Toulouse,  1863)^  p.  136,  137.  Lettre  deBeaadrigueàM,  de  Saint* 
Florentin;  27  mars. 


180        ARBITRAIRE  DE  LA  PROCÉDURE. 

imaginations  et  sur  les  consciences,  pression  dont 
surent  si  incontestablement  se  défendre  les  premiers 
juges*. 

Convenons  que  rien  n'était  plus  despotique ,  plus 
informe,  plus  arbitraire,  plus  inique  même  parfois, 
que  la  procédure  d'alors.  Plus  la  loi  est  armée,  plus 
elle  doit  laisser  à  l'accusé  pleine  latitude  d'user  des 
moyens  qui  lui  restent  pour  écarter  le  glaive  suspendu 
sur  sa  tête.  Le  prévenu  peut  être  un  innocent;  elle  ne 
voyait  en  lui  qu'un  coupable  auquel  la  torture  saurait 
délier  la  langue,  si  l'interrogatoire  le  plus  retors  n'a- 
vait pu  lui  rien  arracher  :  tout  était  légitime  contre 
lui^.  La  partie  plaignante  pouvait  avoir  un  conseil; 
cette  faculté  était  interdite  à  l'accusé.  Comme  on  l'a 
dit  plus  haut,  il  lui  était  également  refusé  de  présen- 
ter des  témoins  à  décharge;  le  juge  seul  le  pou- 
vait'. Lorsqu'il  avait  en  main  des  faits  capables  de 
démontrer  son  innocence,  il  lui  fallait  requérir  et 
obtenir  la  permission  d'en  faire  la  preuve  qui, 
d'ailleurs,  n'était  admise  qu'après  l'achèvement  de 
l'instruction,  a  Cette  permission,  nous  dit  M.  Co- 
querel,  dans  son  livre  si  complet  sur  cette  tragique 
affaire,  ne  fut  accordée  aux  Calas  pour  aucun  des 
faits  justificatifs,  nombreux  et  concluants,  que  leur 


1.  Vicomte  de  Bastard-D'Estang,  Les  Parlementé  de  France  (Paris, 
Didier,  1857),  1. 1,  p.  407. 

2.  Faustin  Hélie^  Traité  de  V instruction  criminelle  (2^  édition. 
Pion,  1866),  1. 1,  p.  431,  n»  368. 

3.  Les  témoins  pouvaient  être  produits  devant  le  juge,  soit  parla 
partie  publique,  soit  par  la  partie  civile,  suivant  que  le  procès  était 
instruit  à  la  requête  de  Tune  ou  de  l'autre  :  il  n'était  pas  permis  à 
Taccusé  d*cn  appeler.  Même  traité,  t.  J,  p.  400,  n»  338. 


SENTENCE  DES  CÂPIT0UL8.  181 

avocat  demandait  à  démontrer.  L'avocat  Sudre  eil 
présenta  onze  dans  son  premier  Mémoire,  et  d'autres 
encore  dans  les  deux  Mémoires  suivants.  On  ne  dai- 
gna pas  y  faire  droit  ' .  » 

Les  prévenus  étaient  au  nombre  de  cinq  :  Calas 
père,  sa  femme,  Pierre  Calas,  Jeanne  Viguière  la  ser- 
vante, et  Lavaysse.  Le  18  novembre,  un  arrêt  des 
capitouls  décidait  que  Calas,  sa  femme  et  son  fils  su- 
biraient la  torture,  et  que  Lavaysse  et  la  servante  se- 
raient seulement  présentés  à  la  question,  exception 
dont  les  cours  souveraines  se  réservaient  le  droit 
exclusif  et  que  les  capitouls  appliquaient  abusivement. 
Cette  distinction  était  toujours  ignorée  de  l'accusé 
qui,  en  face  des  instruments  de  torture,  se  résignait 
parfois  à  des  aveux  qu'il  n'aurait  pas  faits  sans  la  me- 
nace des  souffrances  auxquels  il  allait  être  livré,  car 
aucun  des  apprêts  ne  lui  était  épargné.  Cazeing  avait 
été  relâché;  quelles  charges  raisonnables  pouvaient 
peser  sur  le  jeune  Lavaysse,  et  comment  admettre 
que,  tout  fraîchement  arrivé  dans  Toulouse,  il  aurait 
trempé  de  gaieté  de  cœur,  et  par  pur  dilettantisme, 
dans  ce  complot  abominable?  Cependant  on  a  le  cou- 
rage de  nous  dire  que,  si  la  sentence  des  capitouls 
avait  été  confirmée  et  qu'il  eût  été  soumis  aux  épou- 
vantables épreuves  de  la  question,  il  n'aurait  eu  à 
s'en  prendre  qu'à  lui  !  N'est-il  pas,  en  effet,  plus  qu'é- 
trange, qu'il  débarque  à  Toulouse,  la  veille  même  du 
crime,  et  déclare ,  dans  son  impatience  d'embrasser 


1.  Athanase  Coqaerel,  Jean  Calât  et  $a  famille  (2>  édition,  Paris, 
1869),  p.  115. 

Ti.  ^^ 


iS2  .  UN  PASSAGE  DE  CALVIN. . 

une  dernière  fais  ses  parents,  que,  s'il  ne  trouvait  point 
de  chevaux  de  louage,  il  était  déterminé  à  partir  à 
pied  *  ?  Tout  cela  ne  nous  parait  pas  aussi  inexplicable 
qu'on  affecte  de  le  croire  ;  nous  trouvons,  au  con- 
traire, fort  naturel  qu'il  eût  quelque  hâte  de  les  re- 
joindre, sans  entrevoir  dans  ce  fait  rien  qui  puisse  lais- 
ser soupçonner  une  participation  quelconque  à  ce  qui 
allait  se  passer  rue  des  Filatiers  ;  et  ce  qui  nous  sem- 
blerait infiniment  moins  vraisemblable  serait  l'aberra- 
tion de  tout  une  famille  qui,  résolue  à  massacrer  l'mi 
des  siens,  aurait  engagé  un  étranger  à  prêter  les 
mains  à  un  crime  qu'il  n'avait  aucun  intérêt,  aucun 
motif  de  commettre.  Mais  il  était  protestant,  mais  il 
était  huguenot,  et  il  avait  été  dépêché,  sans  nul  doute, 
par  ses  coreligionnaires,  pour  aider  à  l'accomphsse- 
ment  d'un  acte  déclaré  légitime  par  Calvin  dans  ses 
institutions  chrétiennes!  L'on  s'autorisait,  en  effet, 
d'un  passage  du  livre  H  de  VInstitutio  christianœ 
religionis^  inspiré  par  VExode^  pour  prétendre  que 
c'était  là  une  maxime  unanimement  acceptée  par  l'É- 
glise calviniste.  Citons  le  passage  : 

Tous  ceux  qui  violent  l'authorité  paternelle  ou  par  mesprls 
ou  par  rébellion  sont  monstres  et  non  pas  hommes.  Pour- 
tant nostre  seigneur  commande  de  mettre  à  mort  tous  ceux 
qui  sont  désobéissans  à  père  et  à  mère  ;  et  ce  à  bonne 
cause.  Car  puisqu'ils  ne  recognoissent  point  ceux  par  le 
Ipaoyen  desquels  ils  sont  venus  en  ceste  vie,  ils  sont  certes 
indignes  de  vivre.  Or  il  appert  par  plusieurs  passages  de  la 
loy,  ce  que  nous  avons  dict,  estre  vray  :  assavoir  que 


.1 .  Vicomte  de  Bafetard-D'Ëttang^  le»  PàriemenU  de  Frqnae  (Paris, 
Didier,  1867),  t.  I,  p.  400. 


dêductiqKs  erronées.  i83 

rhomme  dont  il  6st  ici  parlée  a  trois  parties  :  Révérence, 
Obéissance  et  Amour,  procédant  de  la  recognoissânce  des 
bîenfaicts.  La  première  est  commandée  de  Dieu,  quand  il 
commande  de  mettre  à  mort  celuy  qui  aura  détracté  de 
père  et  de  mère  :  car  en  cela  il  punit  tout  contemnement  et 
mespris.  La  seconde,  en  ce  qu'il  a  ordonné  que  Tenfant  re- 
belle et  désobéissant  fust  aussi  mis  à  mort^.. 

Vo3à  qui  est  draconien.  C'est  la  reconnaissance  et 
la  sanction  de  Tautorité  du  père  de  famiDe  sur  ses  en- 
fants, que  nous  trouvons  dans  l'antiquité  païenne  aussi 
bien  que  dans  l'ancienne  loi.  Le  fils  désobéissant  a  mé- 
rité la  mort  par  le  seul  fait  de  sa  rébellion  ;  c'est  un  droit, 
c'est  un  devoir  à  celui  qui  lui  a  donné  le  jour  de  lui  en- 
lever un  bienfait  dont  il  se  montre  indigne*.  Mais  où 
voit-on,  dans  ces  paroles,  la  prescription  imposée  au 
père  de  tuer  son  fils  renégat  ;  et  quel  sens,  si  détourné 
qu'il  soit,  peut  servir  de  prétexte  à  une  accusation 
aussi  abominable?  Mais  admettons  que  ces  maximes 
impies  se  rencontrent  dans  le  texte  de  Calvin  :  est-ce 
que  le  monde  ne  s'était  pas  éclairé  depuis  lors?  est-ce 
qu'on  était  encore  au  temps  où  le  meurtre  se  com- 
mettait au  nom  d'un  Dieu  de  paix  et  de  miséricorde, 
où  catholiques  et  calvinistes  luttaient  d'atrocité  et  de 

1.  Jean' Calvin,  Inttitution  de  la  religion  chréiienne  (Genève,  Jean 
Martin,  1565),  p.  309,  liv.  H^  ch.  viii,  sect.  35,  le  cinquième  com- 
mandement. 

2.  Disons  qu*il  n'existe  aucune  différence  entre  les  commentaires 
des  pirotestants  et  des  catholiques  sur  ce  texte  de  TExode,  ainsi  que 
Ta  judicieusement  remarqué  Court  de  Gêbelin,  qui  cite,  comme 
pirenves,  les  Institutions  de  Tévéque  de  Poitiers,  La  Poipe  de  Vetrieu, 
publiées  en  1739  (t,  II,  p,  209r215),  où  Ton  trouve  les  mômer 
passages  de  TAncien  Testament  interprétés  dans  le  même  esprit. 
Let  Toulousaines  ou  lettres  hiêtoriques  et  apologétiques  (Edimbourg, 
1763),  p.  189  à  196,  lettre  xii. 


184  RÉPLIQUE  DE  MARIETTE. 

barbarie?  N'oublions  pas  que,  bien  après  la  Réforme, 
nos  casuistes  déclaraient,  de  leur  côté,  tout  permis 
et  tout  licite  contre  un  prince  rebelle  à  l'Église,  et  que 
ce  furent  eux  qui  mirent  le  poignard  à  la  main  du 
moine  Clément,  de  Jean  Châtel  et  de  Ravaillac.  Il  n'est 
que  trop  facile  de  trouver  dans  toutes  les  sectes  des 
exemples  d'intolérance  et  de  sauvagerie,  et  trop  aisé 
de  s'en  prendre  au  culte  de  ce  que  les  hommes  sont 
méchants,  inconséquents  et  cruels. 

A  cette  monstrueuse  imputation,  tout  le  protestan- 
tisme frémit  d'indignation.  Il  avait  droit  à  plus  d'é- 
quité. C'était  la  même  civilisation,  les  mêmes  lumières, 
avec  plus  de  mœurs,  en  France  du  moins.  Et,  sauf  le 
peuple  prêt  à  accepter  tout  ce  qui  frappe,  effraye,  sé- 
duit son  imagination  si  avide  de  drame,  personne  ne 
put  croire  à  cette  entente  secrète  d'une  secte  pour 
armer  le  père  contre  son  fils  apostat.  Mais  les  faits  ne 
démentaient-ils  pas  de  telles  horreurs?  «  Combien, 
s'écriera  avec  une  grande  force  de  logique  l'avocat 
Mariette,  n'y  a-t-il  pas  de  familles  où  le  mari  est  pro- 
testant et  la  femme  catholique,  le  mari  cathoUque  et 
la  femme  protestante,  le  père  et  la  mère  protestans  et 
les  enfans  catholiques?  Il  y  a  mille  exemples  que  des  • 
enfans  catholiques  ont  été  avantagés  par  leurs  père 
et  mère  protestans,  autant  et  même  plus  que  ceux 
qui  pratiquoient  leur  religion  :  les  accusés  en  ont  cité 
dans  leurs  Mémoires  trois  exemples  dans  la  province 
de  Languedoc,  outre  ceux  dont  ils  n'avoient  pas  con- 
naissance'. ï>  Et  c'est  précisément  dans  ces  conditions 

i .  Mariette,  Mémoire  pour  dame  Anne'-Rose  Cabibel,  veuve  Calais 
p.  8C. 


qpe  se  tronve  cet  enfant  de  ^iBgt  aais^  oc  j<%uie  Ijk 
"vmiE^  âoDt  on  pi^étend  ûâre  le  aiixikîre  f ^KWKlie  <dk 
nous  ne  ssikisis  gneDe  affiSfition  téaiéhre»^^  S<m  pèf^ 
6t  à  pea  f  anatiqne  pour  don  oMople,  si  peu  mt<!i)é* 
mit,  il  e^  hn-nème  de  si  fadle  cc»!iip<^ù<Mi,  qu^ 
n^aTiit  pas  recalé^  oGmme  on  k  sait»  dex^Mit  des  actes 
de  cathoJidljè^  sans  lesqpKlks  il  n'élût  point  de  pn(K 
feâsîon  acfiesàkle  à  un  protestante  Du  reste^  pi>^$que 
tous  Sʧ  paraits  aTec  lesquels  il  \i\^t  en  parfait 
aeoord  étaient  cathoiiqnes:  sa  schu*^  mariée  àuii  an- 
àiak  catholique,  était  dévalue  à  son  tour  catholique 
zélée.  Et  quand  il  aTait  fallu  se  préoccuper  de  Téduca- 
lion  du  jeune  Ganbert,Ikmd  Fanait  envoyé  au  collège 
des  jésuites  de  Toulouse,  où  il  avait  été  élevé  ainsi  que 
ses  frères.  Et  c'est  là  le  compfice  que  s'étaient  adjoint 
les  Galas! 

Mais  la  servante,  eUe  du  moins,  cette  Jeanne  Yi« 
guière,  soudée  à  cette  famille  depuis  de  si  longues 
années  par  un  attachement  et  un  dévouement  inal- 
térables, n'y  avait-il  pas  trop  Ueu  de  la  soupçonner 
de  complicité  avec  ses  maîtres  et  de  lui  faire  par- 
tager leur  captivité  dans  toute  sa  rigueur?  Si  Calas 
avait  immolé  son  fils,  il  était  difficile,  il  était  impos-> 
sible  que  son  crime  n'eût  pas  été  celui  de  tous  les 
siens,  et  Jeanne  Yiguière  y  eût  trempé  comme  les 
autres.  Et  c'est  précisément  un  des  arguments  qui 
témoigne  le  plus  virtuellement  de  Tinnocence  do  celui- 
ci.  Jeanne  est  catholique  fervente,  entendant  journel- 
lement la  messe,  et  communiant  deux  fois  la  semaine  : 
c'est  elle  qui  avait  favorisé  l'abjuration  do  Louis 
Calas.  Et  Ton  veut  que  cette  môme  femme  ait  cop 


186  SON  CATHOLICISME  ARDENT. 

couru,  si  peu  que  ce  fût,  ne  fût-ce  que  par  le  silence, 
à  un  meurtre,  dont  le  but  seul  était  d'empêcher  Marc- 
Antoine  de  deyenir  catholique  romain  !  «  Sa  servante 
professait,  il  est  vrai,  le  catholicisme,  dit  un  écriyain 
qui  est  pour  la  culpabilité  des  Calas  ;  mais  elle  était 
attachée  à  ses  maîtres  par  une  de  ces  inébranlables 
fidélités  de  l'ancien  temps  qui  les  faisait  passer  sur 
sa  croyance  ^ .  )>  Mais  si  elle  leur  était  attachée  à  ce 
point,  c'est  que  c'étaient  de  bons  maîtres  et  d'hon- 
nêtes gens,  dont  cette  fille  catholique  se  serait  séparée 
avec  horreur  au  premier  soupçon  d'un  pareil  crime. 
Elle  passait,  d'ailleurs,  si  peu  sur  sa  croyance,  qu'elle 
n'avait  pas  reculé,  malgré  son  dévouement,  à  les  trahir 
pour  amener  la  conversion  du  troisième  fils,  comme 
elle  en  fait  l'aveu  avec  candeur  à  son  interrogatoire 
surl'écrou''. 

Une  fois  élargie,  Jeanne  retourna  à  ses  habitudes 
pieuses;  il  est  inadmissible  que  son  confesseur  ne 
l'ait  pas  interrogée,  et  elle  lui  aurait  avoué  que  Galas 
avait  pendu  son  fils,  que  l'absolution  lui  aurait  été 
inexorablement  refusée,  jusqu'à  ce  qu'elle  se  fût  con-* 
formée  aux  injonctions  des  monitoires,  en  révélant 
aux  juges  le  crime  de  ses  maîtres.  Que  conclure,  si  ce 
n'est  la  parfaite  innocence  de  ces  infortunés  dans 
lesquels  l'accusation  s'obstinait  à  trouver  des  coupa- 

1.  Mary  Lafon,  Histoire  du  midi  de  la  France  (Paris,  1745),  t,  lY, 
p.  345. 

3.  Interrogée  si  ce  n'est  elle  qui  a  fait  son  possible  pour  faire 
faire  abjuration  à  Jean  Louis  Calas,  troisième  fils  du  sieur  Calas, 
el  si  ce  n'étoit  elle  qui  lui  tenoit  cachés  les  livres  qui  servoient  à 
rinstruire  —  répond  qu^autant  qu'elle  l'a  pu  elle  a  inspiré  audit 
Jean  Calas  de  se  faire  instruire  et  de  changer  de  religion. 


NE  S'EST  JAMAIS  DÉMENTIE.  187 

bles?  Jeanne,  d'aillaurs,  durant  sa  longue  existence, 
ne  se  démentit  jamais  dans  sa  foi  comme  dans  son 
affection  pour  les  Calas.  Elle  mourut  à  quatre-\ingt- 
dix  ans,  après  ayoir  demandé  et  reçu  les  derniers  sa-» 
erements.  Elle  aurait  parlé  sans  nul  doute  ;  sur  le  point 
de  paraître  devant  Dieu,  elle  n'eût  pas  persisté  dans  un 
silence  et  un  mensonge  qui  eussent  été  sa  condamna- 
tion étemelle.  Bien  des  preuves  matérielles  n'ont  certes 
pas  la  force  d'évidence  de  cette  preuve  morale  sur 
laquelle  on  n'insista  pas  assez  alors*.  Force  est  bien 
d'en  convenir,  ni  Jeanne,  ni  Lavaysse  ne  fournissaient 
prétexte  au  moindre  soupçon,  et  la  bonne  réputation 
de  tous  les  deux  aurait  dû  les  protéger  suffisamment.' 
«  Il  devoit  naturellement  être  ouï  en  témoin,  s'écrie  le 
père  du  jeune  homme,  de  même  que  la  servante,  an- 
cienne catholique;  mais  leur  témoignage  auroit  pu 
servir  à  justifier  les  Calas,  et  il  étoit  important  qu'ils 
passassent  pour  coupables,  puisqu'en  les  emprison** 
nant  on  les  ^vcÂt  dc^anés  c<Hnme  tek.  Par  là  le  eapi-« 
toulse  mettoit  à  l'abri  d'une  prise*  à  partie  et-des  dom- 
mages et  intérêts  qui  l'auroient  ruiné  ^.  » 
Beàudrigue,  auquel  cette    affaire  servait  de  pré- 

I .  Cet  argument  ne  denit  pas  échipfpcr  \  ToKaln,  qai  éerivail 
an  Tupporteor  :  «  la  servaite  eatiM^lique,  «t  qui  a  élevé  ItQus  les  «n- 
fanis  de  jdalaa,  est  encore  en  Languedoc  ;  elle  se  confesse  et  communie 
tous  les  huit  jours  ;  elle  a  ètê  témoin  qUe  le  père,  la  mère,  les  en» 
fiints,  ^  Lavaysse  ae  se  quîtlte^nft  ipoiÉi  daas  le  tenps  i[tt*0B  nq^ 
pose ^  parricide  comoiis.  Si  elle  a  £ût  im  foux. aermeiit  en  justice^ 
pour  sauver  ses  maîtres,  elle  s*en  est  accusée  dan^  la  confession  ;  on 
lui  aurait  refusé  Tabsolution  ;  elle  ne  communierait  pas.  Œuvres  com- 
plète* (l^iidiot),'  t;  LX,  p.  5St.  Lcttrèsde  Vohail<e  a  M.  TlûmiX'de 
Cirosnes;  à  Femey,  le  30  famief  11««.  •  '  '  ' 

?.  Archives  nationales.  Monuments  historiques.  %. '7>!^3 'Ik*-l9i 


i88  INDIGNATION  DE  BEAUDRIGUE. 

texte  pour  engager  une  correspondance  avec  le  mi- 
nistre, n'eut  garde  de  laisser  à  d'autres  le  soin  d'in- 
former M.  de  Saint-Floreutin  des  détails  d'un  arrêt 
qui  aurait  été  plus  rigoureux,  si  tout  le  monde  avait 
fait  son  devoir.  Il  vante  son  zèle,  ce  qui  est  fort  licite, 
glisse  quelques  insinuations  perfides  à  l'égard  de 
ceux  de  ses  confrères  qui  s'étaient  montrés  plus  mo- 
dérés ou  plus  tièdes,  et  finit  en  assurant  Son  Excel- 
lence d.'un  dévouement,  sur  lequel  on  pouvait  comp- 
ter, aussi  bien  que  sur  une  énergie  inflexible, 

MoQ  avis  n*a  pas  été  suivy;  mais  il  me  reste  Tespéraoce 
que  le  parlement  quy  va  les  juger  de  suite,  corrigera  cette 
sentence^  et  par  là  le  public  se  trouvera  satisfait  et  le  crime 
ne  restera  pas  impuny;  j'ay  crû  monseigneur  que  vous  ne 
dézaprouveriés  que  j'aye  l'honneur  de  vous  informer  de  cette 
affaire;  j'en  feray  de  même,  lorsque  Tarrôt  sera  rendu; 
quoique  mes  confrères  n'ayent  pas  secondé  mon  zelle  dans 
cette  affaire  néanmoins  j'oze  vous  assurer  monseigneur  que 
cela  ne  diminuera  en  rien  mon  activité  à  contenir  le  bon 
ordre  et  à  mériter  s'il  est  possible  par  tous  mes  soins  votre 
puissante  protection  '. 

David  est  injuste  envers  ses  collègues,  qui  ne  firent 
pas  preuve  de  faiblesse  envers  les  accusés,  sauf  un, 
le  rapporteur  Carbonnel,  dont  l'opinion,  malgré  l'una- 
nimité des  votes  sur  la  culpabilité  des  accusés,  fut 
qu'on  les  relaxât  et  que  l'on  fit  le  procès  au  cadavre. 
Celui-là  croyait  donc  au  suicide  ;  et,  ce  qui  est  remar- 
quable, c'est  que  Carbonnel  était  évidemment  celui 

t .  Archives  nationales.  Monuments  historiques.  K.  12Zpn9  8.  Lettre 
de  David  de  Beaudrigue  au  comte  de  Saint-Florentin  ;  Toulouse,  le 
19  novembre  1761. 


APPBIi  AU  PARLEMENT.  «89 

de  tous  qui  avait  été  en  situation  de  se  mieux  pénétrer 
de  la  valeur  morale^  des  dépositions  des  témoins. 
a  Dans  l'ancienne  procédure  criminelle,  fait  observer 
un  écrivain  compétent,  suivant  l'ordonnance  de  1670, 
les  témoins  ne  comparaissaient  pas  à  l'audience.  Ils 
étaient  interrogés  en  secret  par  le  rapporteur  seul  qui 
faisait  dresser  par  son  greffier  procès-verbal  des  in- 
terrogatoires. Les  juges  ne  prononçaient  donc  que  sur 
la  procédure  écrite.  Or,  il  y  a  à  remarquer  que  le  seul 
des  juges  qui  eût  vu  les  accusés  et  les  témoins,  celui 
qui  avait  pu  dans  ce  contact  former  ses  impressions 
en  observant  la  physionomie,  l'accent  tant  des  uns 
que  des  autres  ;  celui  dont  la  conviction  reposait  sur 
quelque  chose  de  plus  que  la  procédure  écrite,  celui- 
là  fut  d'avis  de  l'acquittement  et  y  persista.  Il  avait 
opiné  le  premier,  de  sorte  que  l'on  peut  dire  que  le 
premier  mot  de  la  justice  dans  l'affaire  Calas  fut  pour 
l'innocence  des  accusés*.  » 

Les  Calas  appelèrent  de  la  sentence  des  capitouls  au 
parlement.^  Le  procureur  du  roi  Lagane  en  appelait, 
de  son  côté,  à  minimâ  ;  et,  à  sa  requête,  les  cinq 
accusés  étaient  transférés  des  cachots  de  l'hôtel  de 
ville  dans  ceux  du  palais,  où  on  leur  mit  les  fers  aux 
pieds.  Le  parlement  jugea  l'appel,  le  5  décembre,  et 
cassa  l'arrêt  des  capitouls,  pour  avoir  ordonné  que 
Lavaysse  et  Viguière  seraient  présentés  à  la  torture 
sans  y  être  appliqués,  ce  qui,  comme  on  l'a  dit  plus 
haut,  constituait  de  leur  part  un  abus  de  pouvoir. 
^  Quant  au  fond,  il  maintenait  l'information  comme  va- 


1.  Gazette  des  Tribunaux  (2  Jan?ier  1859)  ;  arlicle  de  M.  Duverdy 

41. 


190  VALEUR  DES  TÉMOIGNAGES. 

lable.  Nous  ne  pouvons  entrer  dans  tous  les  détails 
de  la  procédure,  dans  les  dépositions  des  témoins,  si 
étranges  pourtant,  si  entachées  la  plupart  de  la  passion 
la  moinsTéfléchie,  n'ayant  d'autres  fondements  que  de 
c(  vaines  imaginations  et  tout  au  plus  des  ouï-dire  *  i» 
souvent  de  deuxième  et  de  troisième  main,  aboutissant 
à  la  niaiserie  ou  à  l'absurde^,  mais  accueillies,  accla- 
mées par  une  population  surexcitée,  que  la  plus 
triomphante  évidence  n'aurait  pas  ramenée.  Nous  ren- 
verrons au  curieux  livre  de  M.  Coquerel,  le  dernier 
paru  sur  cette  sombre  et  navrante  affaire',  le  seul 
d'ailleurs  où  l'on  ne  se  soit  pas  contenté  des  docu- 
ments de  source  toulousaine  et  où  l'on  prenne  con- 
naissance de  la  généralité  des  pièces  que  renferment 
sur  la  matière  les  Archives  nationales  ;  livre  écrit  dans 
un  esprit  de  modération  et  d'impartiaUté  qu'il  faut 
d'autant  mieux  reconnaître,  que  nous  aurions  compris 

1.  Archives  nationales.  Section  judiciaire,  cote  n^  1010.  Rapport 
de  M.  de  Crosne;  Versailles,  3  mars  1763. 

2.  Voir,  entre  autres,  les  dépositions  si  peu  concordantes  des 
témoins  qui  prétendaient  avoir  entendu  les  cris  de  détresse  de  la 
victime,  d'un  clerc  d'avocat,  Henry,  de  la  dame  de  Saint-Martin  et 
de  mademoiselle  de  Laglaire^  de  Gazalus^  de  Popès,  d'Ëspillac,  de 
l'abbé  Eyssautier,  etc. 

3.  Le  travail  de  M.  Charles  Barthélémy,  Erreurs  et  mensonges 
historiques  (Paris,  Blériot^  1873)^  t.  11^  p.  1  à  73,  est  postérieur,  il 
est  vrai^  de  quatre  années  à  la  dernière  édition  de  l'ouvrage  de 
M.  Athanase  Coquerel.  Mais  M.  Barthélémy  ne  semble  môme  pas  se 
douter  de  l'existence  d'un  livre  qui  méritait  l)ien  qu'on  le  prît  à  partie 
et  qu*on  le  réfutât,  s'il  y  avait  lieu.  Ainsi^  pour  M.  Barthélémy 
comme  pour  MM.  du  Mège,  Salvan,  de  Bas  tard,  Théophile  Hue,  il 
n'y  a  que  la  procédure  toulousaine;  toutes  les  lumières  apportées 
par  l'enquête  parisienne  doivent  être  considérées  comme  non  avenues* 
Encore  aurait-il  été  équitable  et  scientiflque  d'en  prendre  connais- 
sance, quitte  à  ne  rien  céder  après  examen. 


ARRÊT  »E  LA  COUR  SOC  VER  AINE.  Î91 

et  excusé  dans  son  auteur  quelques  élans  iTiiidigna- 
tion  et  de  colère.  11  y  a  réponse  à  tout  dans  cette  là* 
borietise  et  consciencieuse  enquête,  et  c'est  pièces 
officielles  en  main  que  sont  c<Mnbattus  et  réfutés  les 
nouveaux  comme  les  anciens  accusateurs  de  cette 
famille  infortunée  \ 

Après  une  instruction  qui  ne  tint  pas  moins  de  dix 
séances,  le  parlement  de  Toulouse  prononçait  son  ju- 
gement, le  9  mars.  Sur  treize  juges,  sept  opinèrent 
immédiatement  pour  la  mort,  trois  pour  la  torture 
seulement,  deux  pour  que  l'on  constatât  s'il  était 
possible  que  Marc-Antoine  eût  pu  se  pendre  entre  les 
deux  battants  de  la  porte,  avec  le  billot  et  la  corde 
déposés  au  greffe.  Un  seul  fut  pour  l'acquittement. 
Mais  devant  cet  appel  à  une  vérification  qui  n'aurait  pas 
été  refusée  pour  un  simple  délit,  comment  ces  juges, 
s'ils  n'étaient  que  des  juges,  n'acquiescèrent-rils  point 
à  une  recherche  qui  ne  tendait  en  définitive  qu'à 
soulager  et  à  désintéresser  leurs  consciences?  Cela 
n'est-il  pas  véritablement  inexplicable?  Quoiqu'il  en 
soit,  cette  majorité  de  sept  voix  sur  treize  ne  suffisait 
point  dans  une  sentence  capitale.  Que  faire  alors? 
M.  de  Bojal,  le  doyen  des  conseillers,  qu'on  disait 
favorable  aux  Calas,  vint  faire  l'appoint,  en  se  joignant 
aux  sept  voix  antérieurement  acquises,  et  rendre  l'ar- 
rêt de  inort  exécutoire.  La  sentence  portait  que  Jean 
Calas  subirait  la  question  ordinaire  et  extraordinaire, 
afin  d'obtenir  l'aveu  de  son  crime  et  la  révélation  de 


1.  Nous  entendons  parler  de  la  deuxième  édition;  plus  complète» 
de  Jean  Calas  et  sa' famille,  qui  est  de  1869. 


! 


192  ÉTAT  DES  ESPRITS. 

ses  complices;  qu'étant  en  chemise,  tête  et  pieds  nus, 
il  serait  mené  dans  un  chariot  de  la  prison  à  la  cathé^ 
drale,  et  que,  là,  devant  la  porte  principale,  à  genoux, 
une  torche  de  cire  jaune  à  la  main,  il  ferait  amende 
honorable  et  demanderait  pardon  à  Dieu,  au  roi  et  à 
la  justice  de  ses  méfaits  ;  qu'étant  remonté  sur  ledit 
chariot,  l'exécuteur  le  conduirait  à  la  place  Saint- 
George,  où,  sur  un  échafaud,  il  lui  romprait  et  brise- 
rait bras,  jambes,  cuisses  et  reins  ;  que,  porté  sur 
une  roue,  le  \isage  tourné  vers  le  ciel,  il  y  vivrait 
en  peine  et  repentance  de  ses  crimes,  tout  autant 
qu'il  plairait  à  Dieu  de  lui  donner  vie  ;  après  quoi,  son 
corps  mort  serait  jeté  dans  un  bûcher  ardent  préparé 
à  cet  effet  pour  y  être  consumé,  et  ensuite  les  cen- 
dres livrées  au  vent. 

Laissons  là  le  côté  terrible  de  la  sentence,  qui,  en 
somme,  jie  fait  qu'appliquer  la  loi.  C'est  la  sentence 
elle-même  qu'il  faut  voir,  c'est  l'attitude  et  la  situation 
morale  des  juges  qui  doivent  importer.  Non,  il  ne  s*est 
pas  rencontré  un  tribunal  assez  inique  pour  envoyer, 
le  sachant,  un  innocent  à  la  mort  ;  mais  le  parlement 
de  Toulouse,  il  faut  bien  le  dire,  ne  se  tint  pas  suffi- 
samment en  garde  contre  l'émotion  et  l'agitation  du 
dehors.  Il  entrait  en  séance,  à  demi  persuadé,  hostile 
à  son  insu,  nous  le  voulons,  peu  préparé  en  fait  à 
trouver  un  innocent;  et,  sous  une  législation  comme 
celle  qui  existait  alors,  une  pareille  disposition  était 
autrement  funeste  qu'elle  ne  le  serait  de  nos  jours, 
où  la  défense  a  sa  souveraine  Uberté  d'action.  Que  les 
capitouls  aient  mené  l'affaire  avec  une  irrégularité  à 
peine  croyable,  on  l'admettra  d'un  tribunal  où  les 


LE  CONSEILLER  DE  LA  SALLE.  i93 

juges  n'avaieDt  ni  la  science  ni  l'habitude  également 
indispensables  pour  mener  à  bien  une  procédure. 
Mais  on  devait  attendre  plus  de  sang-froid,  de  lumiè- 
res, d'indépendance  de  la  seconde  Cour  du  royaume. 
Un  seul  magistrat,  M.  de  La  Salle,  vit  les  faits  tels 
qu'ils  étaient,  et  eut  le  courage  de  déclarer  nettement 
sa  pensée,  en  dépit  des  colères  qu'il  allait  s'attirer.  Ca- 
las n'y  gagna  rien,  toutefois,  car  il  crut  devoir  se  récuser 
et  priva  ainsi  le  prévenu  d'une  voix  qui  eût  opiné  en  sa 
faveur,  etpar  conséquent  l'eût  sauvé.  «Ah!  monsieur, 
lui  disait  un  jour,  au  comble  de  l'indignation,  un  tou- 
lousain convaincu,  vous  êtes  tout  Calas  !  —  Ah  !  mon- 
sieur, répondait  le  conseiller  avec  non  moins  de  viva- 
cité, vous  êtes  tout  peuple  !  »  Mais  il  est  des  temps, 
cela  s'est  vu,  où  les  magistrats  ne  sont  plus  que  des 
hommes,  subissant  pleinement  les  influences  de  leur 
milieu,  acceptant  à  leur  tour  les  préjugés  des  classes 
qu'ils  étaient  faits  pour  diriger,  et  donnant  ainsi  leur 
sanction  aux  violences  les  plus  regrettables,  aux  actes 
même  les  plus  odieux. 

Y  avait-il  lieu  de  condamner  Jean  Calas  ?  Écartons 
la  conviction  des  juges.  Les  convictions  ne  sont  rien, 
il  n'est  devant  un  tribunal  que  des  témoignages.  Et 
où  se  trouvaient  ces  témoignages  indispensables  et 
indéniables?  Dans  des  dépositions  arrachées  à  des 
imaginations  troublées,  surexcitées  par  les  objurga- 
tions menaçantes  des  monitoires,  que  les  dépositions 
de  témoins  à  décharge  eussent  mises  à  néant,  si  on 
les  avait  accueillies?  L'on  contestait  que  le  fils  aîné  de 
Calas  se  fût  pendu  lui-même  :  sur  quel  fondement 
prétendait-on  prouver  cette  impossibilité,  puisque  les 


i94  -INSUFFISANCE  DES  PREUVES. 

capitouls  avaient  négligé  de  faire  là  description  de 
l'état  des  lieux  et  surtout  du  cadavre  '  ?  En  admettant 
que  sa  mort  fût  le  résultat  d  un  meurtre,  était-il  im- 
possible que  ce  crime  ne  fût  l'œuvre  d'une  main 
inconnue?  L'on  a  parlé,  et  Dieu  sait  avec  quelle  vrai- 
semblance, de  rassemblements  de  protestants  :  pour- 
quoi rejetterait-on  alors  la  supposition  d'une  interven- 
tion occulte  de  la  part  de  coreligionnaires  déterminés 
à  empêcher  une  apostasie  qu'on  disait  prochaine,  mais 
sans  l'acquiescement,  mais  en  dehors  de  la  complicité 
de  parents  dont  les  mœurs  inofifensives  semblaient  ré- 
pudier ces  horreurs^?  Le  parlement  oublia  trop  que  la 
première  garantie  de  l'infaillibilité  dans  les  jugements 
est  une  circonspection  allant  jusqu'à  l'appréhension 
et  presque  la  terreur  ;  car  elle  empêche  de  s'étourdir 
sur  la  responsabilité  qu'on  assume  et  prémunit  la 
conscience  contre  toute  espèce  d'entraînements.  L'un 
des  écrivons  les  moins  favorables  à  Calas  n'hésite  point 
à  reconnaître  l'insuffisance  des  preuves.  «  Il  n'y  avait 
que  des  indices,  dit-il.  Pouvait-on  baser  sur  eux  un 
jugement?  Le  parlement  de  Toulouse  le  crut...  Sui- 
vant nous,  cependant,  le  parlement  devait  s'abstenir; 
il  ne  devait  pas  juger  sur  des  indices,  ou  sur  des 
témoignages  fortenlent  controversés.  En  renvoyant 
les  prévenus  à  ce  que  l'on  nommait  alors  un  plus 
ample  informé^  il  aurait   conservé  les  droits  de  la 
justice;  car,  par  là,  il  ne  les   aurait  pas  déclarés 
exempts  de  nouvelles  poursuites,  et  il  ne  se  serait 

1.  Archives  nationales.  Section  judiciaire,  cote  V^'  1010.  Rapport 
de  M.  de  Crosne;  Versailles,  3  mars  1763. 
?.  Sudre,  Mémoire  pour  Jean  Calas,  p.  55. 


ARGUMENT  DE  DIDEROT.  195 

pas  exposé  à  l'affreux  malheur  de  condamner  un 
innocent*.  » 

.  Si  Fabsence  de  témoignages  matériels,  de  témoi- 
gnages avérés  eût  dû  arrêter  la  sentence  sur  les  lèvres 
tles  juges,  les  preuves  morales  de  l'innocence  de  Ca- 
las auraient  dû  illuminer  la  conscience  du  moins 
éclairé  d'entre  eux.  En  effet,  qu'objecter  à  ces  argu- 
ments qui  ne  relèvent  que  du  simple  bon  sens  et  que 
Diderot  jetait  en  défi  à  ceux  qui  avaient  applaudi  à  la 
sagesse,  à  la  sagacité  d'un  tel  arrêt? 

Si  cet  homme  a  tué  son  fils  de  crainte  qu'il  ne  changeât 
de  religion,  c'est  un  fanatique;  c'est  un  des  fanatiques  les 
plus  violents  qu'il  soit  possible  d'imaginer.  W  croit  en  Dieu, 
il  aime  sa  religion  plus  que  la  vie  de  son  fils;  il  aime  mieux 
son  fils  mort  qu'apostat  :  il  faut  donc  regarder  son  crime 
comme  une  action  héroïque,  son  fils  comme  un  holocauste 
qu'il  immole  à  son  Dieu.  Quel  doit  donc  être  son  discours, 
et  quel  a  été  le  discours  des  autres  fanatiques?  Le  voilà  : 
«  Oui;  j'ai  tué  mon  fils;  oui,  messieurs,  si  c'était  à  recom- 
mencer, je  le  tuerais  encore  :  j'ai  mieux  aimé  plonger  ma 
main  dans  son  sang  que  de  l'entendre  renier  son  culte;  si 
c'est  un  crime,  je  l'ai  commis,  qu'on  me  traîne  au  supplice.  » 
Au  contraire,  Calas  proteste  de  son  innocence  ;  il  prend 
Dieu  à  témoin;  il  regarde  sa  mort  comme  le  châtiment  de 
quelque  faute  inconnue  et  secrète;  il  veut  être  jugé  de  son 
Dieu  aussi  sévèrement  qu'il  Ta  été  des  hommes,  s'il  est  cou- 
pable du  crime  dont  il  est  accusé.  11  appelle  la  mort  donnée 
à  son  fils  un  crime  ;  il  attend  ses  juges  au  grand  tribunal 
pour  les  y  confondre.  S'il  est  coupable,  il  ment  à  la  face  du 
ciel  et  de  la  terre;  il  ment  au  dernier  moment;  il  se  con- 
damne lui-même  à  des  peines  éternelles;  il  est  donc  athée; 
il  en  a  le  discours;  mais  s'il  est  athée,  il  n'est  plus  fanati- 

1.  DuMège,  Histoire  générale  du  Languedoc  (Toulouse^  1846^ 
t.  X,  p.  574. 


196  UN  MOMENT  D'EXALTATIOK  FÉBRILE. 

que;  il  n'a  donc  plus  tué  son  fils.  Choisissez,  aurais-je  dit 
aux  juges  :  s'il  est  fanatique^  il  a  pu  tuer  son  fils^  mais  c'est 
parle  zèle  le  plus  violent  qu*un  furieux  puisse  avoir  pour  sa 
religion.  Il  a  donc  rougi^  en  mourant,  d'une  action  qu'il  a 
dû  regarder  comme  glorieuse,  comme  ordonnée  par  son 
Dieu;  il  en  a  donc  perdu  le  mérite,  en  la  désavouant  lâche- 
ment; sa  bouche  prononçait  donc  l'imposture  en  mourant  ; 
accusé  d'une  action  qu'il  avait  commise,  et  dont  il  devait  se 
glorifier,  il  la  regardait  donc  comme  un  crime;  il  aposta- 
siait  donc  lui-même,  et,  puni  dans  ce  monde,  il  appelait 
encore  sur  lui  le  châtiment  du  grand  Juge  dans  l'autre. 
Athée?  pourquoi,  contempteur  de  tout  Dieu  et  de  tout 
culte,  aurait-il  voulu  tuer  son  fils  pour  en  avoir  voulu  pren- 
dre un  autre  que  celui  dans  lequel  il  était  né<? 

Que  répondre  àcela?L'abbéSalvan,  abandoonantles 
vieilles  accusations,  nous  dit  qu'il  ne  croit  pas,  qu'il  n*a 
jamais  cru  au  fanatisme  de  Calas.  Mais  alors  pourquoi 
ce  père  aurait-il  tué  son  fils?  Dans  Tappréhension  d'être 
forcé  de  lui  servir  une  pension.  Il  en  faisait  une  à  Louis, 
c'était  assez  et  trop,  et  il  n'entendait  point  doubler  ses 
charges,  a  Ce  n'était  pas  la  conversion  de  son  fils  qui 
le  préoccupait  :  c'étaient  les  suites  de  cette  conversion 
absolument  possible,  l'obligation  où  il  allait  être  de 
payer  encore  une  pension  à  son  fils  aîné.  Ajoutez  à 
cela  les  exigences  toujours  renouvelées  de  ce  jeune 
homme  auprès  de  son  père,  et  alors  vous  compren- 
drez un  moment  d'exaltation  fébrile  et  les  voies  de 
fait  qui  ont  amené  lamort^.  »  Un  moment  d'exaltation 
fébrile  !  Mais  alors  Calas  aurait  étranglé  sans  aucun 

1 .  Diderot,  Mémoiret  et  correspondance  (Garnier^  1 84 1  ),  t.  I^p.  340, 
341,  à  mademoiselle  Voland,  à  Paris;  le  30  septembre  1763. 

2.  L*abbé  Salvan,  Huioire  du  procès  de  Jean  Calas  à  Toulouse 
(Toulouse,  Delboy,  1863),  p.  150,  161. 


LA  QUESTION  ORDINAIRE  ET  EXTRAORDINAIRE.        d97 

aide  ce  jeune  homme  plein  de  yigueur  et  de  \ie,  qui 
sûrement  ne  se  laissa  pas  faire  sans  se  débattre,  sans 
pousser  des  cris  de  détresse,  puisque  nombre  de  té- 
moins, dans  leurs  dépositions,  prétendirent  avoir  en- 
tendu jusqu'à  des  phrases  entières?  On  ne  discute  pas 
de  telles  imaginations  ;  il  suffit  de  les  citer  et  de  s'en 
remettre,  pour  le  reste,  au  bon  sens  de  tout  homme 
impartial  et  judicieux. 

Dès  le  lendemain,  10  mars,  Jean  Calas  était  remis 
aux  mains  de  l'exécuteur  de  la  haute  justice,  qui  pro- 
céda aussitôt  à  son  terrible  ministère.  C'est  aloi's  que 
l'on  voit  reparaître  David  de  Beaudrigue,  chargé  par 
la  cour,  conjointement  avec  son  collègue  Léonard  Dai- 
gnan  de  Sendal,  de  veiller  à  la  stricte  observance  de  l'ar- 
rêt. Il  faut  lire  tout  au  long  le  procès-verbal  del'exécu-. 
tion,  suivre  les  différentesphases  de laquestion,  d'abord 
le  premier  bouton*,  puis  les  cinq  cruches  d'eau  ver- 
sées dans  la  gorge  du  patient  ce  en  la  forme  ordinaire,  » 
après  lesquelles  cinq  autres  cruches,  sans  que  les 
souffrances  pussent  arracher  un  aveu,  même  une 
plainte.  La  sérénité,  le  calme  ne  l'abandonnent  pas  ; 


1.  Cela  se  pratiquait,  à  Toulouse,  de  la  manière  suivante,  a  A  terre, 
sur  le  plancher,  étaient  placés  deux  boutons  éloignés  Tun  de  Tautre 
d'un  pied  environ.  Le  bouton  s'attachait  aux  fers  que  le  pal  lent  por- 
tait aux  pieds;  de  ce  bouton  partaient  de  grosses  cordes  qui  se  rou- 
laient sur  un  tour  à  bras.  Deux  anneaux  portaient  aussi  des  cordes 
qui  venaient  saisir  les  poignets  du  supplicié  :  de  cette  fagon  les 
quatres  membres  étaient  fixés.  Au  signal  donné,  les  exécuteurs  se 
mettaient  à  Tœuvre  :  Tun  faisait  aller  le  tour,  Tautre  tenait  les 
cordes,  un  troisième  plaçait  son  pied  sur  lé  bouton.  Cette  question 
avait  pour  but  d'étirer  les  membres  et  aussi  de  les  élever  un  peu.  » 
L'abbé  Salvan,  Histoire  du  procès  de  Jean  Calas  à  Toulouse  (Toulouse, 
Delboy,  1863),  p.  112. 


198  PERIIBTÉ  HÉROIOOB  DU  PATIENT. 

il  ne  récrimine  point  contre  ses  juges  ;  il  se  borne  à 
repousser  les  accusations  avec  une  fermeté  inébranla- 
ble. Deux  religieux,  les  pères  Bourges  et  Caldaigues, 
l'un  docteur  de  l'Université,  l'autre  professeur  eu 
théologie,  avaient  été  désignés  pour  l'accompagner  et 
l'exhorter  à  bien  mourir.  Au  pied  de  l'échafaud, 
Bourges  le  supplia  encore  une  fois  de  faire  des  aveux, 
a  Quoi  donc,  mon  Père,  s'écria  le  vieillard,  vous  aussi 
vous  croyez  qu'on  peut  tuer  son  fils  ?  »  Étendu  sur  la 
croix  de  Saint-André,  il  supporta  avec  un  rare  courage 
les  onze  coups  de  barre  de  fer  qui,  chacun,  rompaient 
un  membre ,  et  se  vit  traîner  sur  la  roue  sans  proférer 
un  gémissement.  Pressé  à  nouveau  par  le  même  Père 
de  confesser  son  crime  et  de  nommer  ses  complices  : 
«  Hélas  !  répondit-il,  où  il  n'y  a  pas  de  crime,  peut-il 
y  avoir  des  complices?  »  Et,  à  une.  dernière  somma- 
tion de  dire  la  vérité  :  «  Je  l'ai  dite,  je  meurs  in- 
nocent. y> 

Une  telle  résignation,  une  attitude  si  calme,  qui 
n'avait  rien  de  la  bravade,  étaient  bien  faites  pour 
ébranler  les  convictions  les  plus  robustes,  et  inquiéter 
la  conscience  des  juges.  Beaudrigue,  qui  avait  assisté 
à  toutes  les  péripéties  de  cette  sinistre  tragédie, 
s'élance  alors  vers  Calas,  et,  lui  indiquant  dû  doigt 
le  bûcher  dans  lequel  ses  membres  broyés  allaient 
être  jetés  :  «  Malheureux!  lui  crie-il,  voilà  le  bûcher 
qui  va  réduire  ton  corps  en  cendres  ;  dis  la  vérité  !  » 
Lé  patient,  exténué,  détourne  la  tête,  comme  pour 
protester  une  dernière  fois.  Le  bourreau  étrangla  alors 
la  victime,  que  les  flammes  eurent  bientôt  fait  de  con- 
sumer. Beaudrigue  n'était  pas  le  seul  à  attendre,  à 


RIOUET  DE  BONREPOS.  i99 

espérer  que  Calas  se  déclarerait  coupable.  Le  procu- 
reur général,  Rîquet  de  Bonrepos,  du  plus  loin  qu'il 
aperçut  le  P.  Bourges,  revenant  de  sa  pénible  mission, 
lui  cria  :  «  Eh  bien  !  Père,  eh  bien!  notre  homme  a-t-il 
avoué?  y>  Le  religieux  ne  put  rapporter  que  ce  que  lui 
et  Caldaigues  avaient  vu  :  la  fermeté,  la  constance  du 
mourant,  et  il  le  fit  même  sous  le  coup  d'un  saisisse- 
ment qu'il  n'essaya  pas  de  contenir. 

Le  théâtre  s'est  emparé  de  ce  sanglant  épisode,  il 
l'a  accommodé  à  sa  convenance,  et  ce  n'est  pas  là 
sans  doute  qu'il  faut  chercher  la  vérité  et  l'équité  ". 
Toutefois  le  capitoul  de  Beaudrigue,  qu'on  y  traîne  sur 
la  claie,  est  resté  un  personnage  légendaire,  dont  l'in- 
vestigation historique  la  moins  malveillante  ne  saurait 
modifier  beaucoup  la  physionomie.  Le  rôle  qu'il  joua 
dans  ce  triste  procès  n'est  pas  seulement  celui  d'un 
emporté,  c'est  celui  d'un  ambitieux  qui  compte  bien 
que  son  zèle  sera  apprécié  en  haut  lieu.  Qu'il  ait  cru 
au  crime  jusqu'à  la  fin,  nous  l'admettons,  nous  le 
voulons  même;  mais  ses  lettres  au  ministre  le  démas- 
quent suffisamment,  et  le  produisent  dans  son  vérita-^ 
ble  jour.  Nous  l'avons  vu  suivre  sans  sourciller  cette 
terrible  agonie  ;  un  pareil  spectacle  aurait  dû  non- seu- 
lement lui  donner  à  réfléchir,  mais  calmer  encore 
cette  âpreté  à  trouver  des  coupables.  Il  n'en  est  rien, 
et  c'est  bien  vainement  que  Calas  aura  expié  dans  les 


1.  Indiquons  les  drames  soit  en  vers,  soit  en  prose,  et  de  dates 
dUTérentes:  de  Brumore  (1778),  du  chevalier  d'Estimauville  (1780), 
de  Lemtère  et  de  Laya  (1790),  de  Ghénier  (1791),  de  Victor  Du- 
caùge  (1819);  et,  à  Têtranger^  de  Van  Hoogereen  (1706),  de 
Weitzc  <1780),  de  Brendy  à  Brendis  (1781). 


200  DISGRACE  DE  DAVID.  , 

tortures  un  crime  qu'il  n'a  cessé  de  nier  jusqu'à  la 
dernière  minute,  si  les  autres  prévenus  lui  échappent. 
Il  écrira  à  M.  de  Saint-Florentin  :  «  J'ai  l'honneur  de 
vous  informer  de  l'arrêt  qui  a  été  rendu  contre  les 
autres  accuzés  de  Calas  :  le  fils  a  été  condamné  au 
bannissement  hors  du  royaume  et  à  perpétuité,  la 
femme  de  Calas,  Lavaysse  et  la  servante  ont  été  mis 
hors  de  cour;  cet  arrêt  n'a  pas  laissé  que  de  sur- 
prendre tout  le  monde  quy  s'attendoit  à  quelque 
chose  de  plus  rigoureux  ^  » 

Si  M.  de  Saint-Florentin  se  méprit  un  instant  sur 
sa  réelle  valeur,  l'erreur  fut  courte,  et  il  dépista  bien- 
tôt l'ambitieux  sous  le  citoyen,  comme  on  en  peut 
juger  par  une  lettre  du  ministre  à  M.  de  Saint-Prîest, 
intendant  du  Languedoc,  à  la  date  du  2S  octobre  1764  ; 
et  encore  mieux  par  la  semonce  très-dure  qu'il  adres- 
sait directement  au  capitoul  :  «  Il  me  revient,  mon- 
sieur, depuis  assez  longtemps  des  plaintes  contre  tous. 
Je  sais  qu'elles  sont  fondées...»  David  en  était  quitte, 
cette  fois,  pour  cette  verte  algarade;  cependant,  mieux 
eût  valu  pour  lui  que  sa  destitution  l'eût  immédiate- 
ment suivie,  que  de  lui  arriver  le  lendemain  même  de 
la  réhabilitation  de  Calas.  M.  de  Saint-Florentin,  qui 
avait  été  hostile  jusqu'à  là  fin  à  cet  acte  de  réparation, 
donnait  une  autre  raison  à  la  disgrâce  dont  il  frappait 
David,  une  intervention  maladroite  dans  les  funérailles 
de  deux  Anglais  morts  à  Toulouse.  Mais  on  sent  que 
c'est  son  rôle  dans  toute  la  procédure  des  Calas,  qui 
lui  attire  ce  châtiment;  et  le  procureur  général,  M.  de 

1.  Archives  nationales.  Monuments  historiques.  K.  723,  n<*  16. 
Lettre  de  Beaudrigue  au  ministre;  à  Toulouse,  le  27  mars  1762. 


LETTRE  DE  M.  DE  SAINT-FLORENTIN.  20i 

Bonrepos,  eut  beau  plaider  sa  cause,  il  n'obtint  qu'un 
refus  très-net  et  très-sec. 

Ce  qui  est  arrivé  en  deraier  lieu  à  cause  de  rinhumation 
des  deux  Anglais  décédés  à  Toulouse  n'est  pas  le  seul  motif 
qui  ait  déterminé  le  roi  à  ordonner  sa  destitution.  Il  étoit 
revenu  à  Sa  Majesté  beaucoup  d'autres  plaintes  très-graves 
contre  ce  capîtoul.  Elles  ont  été  approfondies,  et,  comme  ce 
n'est  qu'en  grande  connoissance  de  cause  que  Sa  Majesté  a 
prononcé  contre  lui,  ce  seroit  Inutilement  qu'on  lui  propo- 
seroit  de  révoquer  sa  décision*. 

La  destitution  porte  la  date  du  2S  février  1765. 
Fut-ce  le  chagrin  d  une  telle  disgrâce,  fut-ce,  comme 
on  Ta  voulu,  l'effet  des  remords  qui  le  poursuivaient? 
A  la  suite  de  cet  arrêtdu  ministre  qui  semblait  être  la 
condamnation  de  sa  conduite  dans  une  affaire  capitale, 
sa  raison  s'égara  complètement.  Une  voyait,  dans  ses 
accès  de  démence,  qu'arrestations,  bourreaux  ;  et,  par 
deux  fois,  il  essaya  de  se  donner  la  mort  pour  échap- 
per au  châtiment  terrible  dont  il  se  croyait  menacé^, 
heureux  encore  de  n'avoir  pu  entrevoir,  dans  un 
avenir  trop  prochain,  les  représailles  qu'exercerait 

1.  Âthanase  Goquerel,  Jean  Calas  et  sa  famille  (Paris,  18C9), 
p.  32,  33.  Lettre  de  M.  de  Saint-Florentin  à  M.  de  Bonrepos  ; 
10  mars  1765. 

2.  Les  Affiches  de  province  y  du  9  octobre  1765,  n»  49.  — Grinim, 
Correspondance  littéraire  (Paris,  Fume),  t.  HI,  p.  211  et  t.  IV, 
p.  430.  M.  Tabbé  Salvan  nie,  il  est  vrai,  tous  ces  faits.  Il  publie 
une  lettre  datée  de  Saint-Papoul^  le  18  février  1863,  cent  ans  après 
ces  événements,  où  il  est  affirmé  que  David  mourut  parfaitement 
sain  d*esprit  {Histoire  du  procès  de  Jean  Calas  à  Toulouse  (Toulouse, 
1863),  p.  140,  141.  Cette  lettre  ne  supporte  pas  une  discussion 
sérieuse,  et  M.  Goquerel  n'a  pas  de  peine  à  démontrer  son  peu  de 
valeur  comme  document.  Jean  Calas  et  sa  famille  (Paris,  1 8û9), 
p.  280. 


202  THISTES  RBPRÉSÂILLES. 

une  démagogie  déchaînée  sur  son  petit>£ls,  Tristan* 
David  d'Ëscalonne,  que  son  attitude  courageuse  de- 
vant les  excès  de  la  Terreur  à  Toulouse  recommandait 
suffisamment  à  la  fureur  de  ces  tigres  ^ 

1.  U  périt,  en  1794^  sur  Téchafaud  où  son  énergie,  à  ce  qu'il  pa- 
rait, sembla  faiblir  devant  le  sinistre  appareil  du  suppliée.  D*Aldê- 
guier,  Histoire  de  Toulouse,  t.  iV,  p.  508,  517. 


VOLTAIRE  DÉFENSEUR  DES  CALAS.  —  MARIAGE  DE  MADE- 
MOISELLE  CORNEILLE.  — DAMILAVILLE. 


Ce  lugubre  drame  qui,  tout  le  temps  des  procédures, 
avait  tenu  en  suspens  cette  population  passionnée, 
fanatique,  ne  devait  pas  tarder  à  soulever  d'indigna- 
tion, à  frapper  d'effroi  les  honnêtes  gens  de  tous  les 
pays.  Il  ne  s'agissait  pas  d'un  de  ces  crimes  vulgaires 
dictés  par  de  vulgaires  et  vils  instincts.  La  religion, 
encore  cette  fois,  une  religion  de  paix  et  de  mansué- 
tude, avait  armé  le  bras  d'un  père  qui,  pour  mieux 
servir  son  Dieu,  immolait  son  enfant;  caries  premières 
rumeurs  ne  laissaient  pas  le  moindre  doute  sur  l'au- 
thenticité comme  sur  latrocité  du  forfait.  Voltaire, 
qui  ne  fut  pas  le  dernier  instruit,  écrivait  au  conseiller 
Le  Bault  : 

Vous  avez  entendu  parler  peut-être  d'un  bon  huguenot 
que  le  parlement  de  Toulouse  a  fait  rouer  pour  avoir  étran- 
glé son  fils;  cependant  ce  saint  réformé  croiait  avoir  fait 
one  bonne  action,  attendu  que  son  fils  voulait  se  faire  ca- 
tholique et  que  c'était  prévenir  une  apostasie;  il  avait 
immolé  son  fils  à  Dieu  et  pensait  être  fort  supérieur  à 
Abraham,  car  Abraham  n'avait  fait  qu'obéir ,  mais  notre 
calviniste  avait  pendu  son  fils  de  son  propre  mouvement,  et 


204  LE  MARSEILLAIS  AUOIRERT. 

pour  Tacquit  de  sa  conscience.  Nous  ne  valons  pas  grand' 
chose,  mais  les  huguenots  sont  pires  que  nous,  et  de  plus 
ils  déclament  contre  la  comédie  '. 

Ce  fragment  a  son  importance.  Il  démontre  que 
Voltaire  est  sans  parti  pris,  et  qu'il  stigmatise  le  fa- 
natisme là  où  il  croit  le  trouver.  A  ce  premier  mo- 
ment, il  ne  suppose  point  que  la  procédure  ait  laissé 
quelques  doutes  dans  les  esprits;  le  crime  est  avéré, 
et  c'est  un  calviniste  qui  Ta  commis.  Il  écrivait  àD'A- 
lembert  :  «  Pour  l'amour  de  Dieu,  rendez  aussi  exé- 
crable que  vous  le  pourrez  le  fanatisme  qui  a  fait  pen- 
dre un  fils  par  son  père  ou  qui  fait  rouer  un  innocent 
par  huit  conseillers  du  roi.  »  Une  sen^aine  s'est  écou- 
lée entre  les  deux  lettres,  et  déjà  les  renseignements 
que  Voltaire  a  reçus  lui  ont  démontré  la  nécessité 
d'mie  sérieuse  et  consciencieuse  enquête  -avant  de  se 
prononcer.  Ce  fut  un  négociant  de  Marseille,  le  siëur 
Audibert,  qui,  se  rendant  de  Toulouse  à  Genève,  vint 
lui  raconter  les  faits  comme  il  les  savait,  et,  le  pre- 
mier, lui  inspira  l'ardent  désir  d'approfondir  cet  hor- 
rible mystère.  Son  récit  était  celui  d'un  honnête 
homme,  d'un  homme  de  cœur  convaincu,  que  l'indi- 
gnation rendait  éloquent  ;  et  Fauteur  de  la  Henriade, 
toujours  prompt  à  s'émouvoir  devant  les  moindres 
questions  de  justice  et  d'humanité,  ne  put  demeurer 
froid  en  présence  de  telles  atrocités.  A  dater  de  ce  mo^ 
ment,  il  ne  dormira  plus,  il  n'aura  plus  qu'une  pen- 
sée, démasquer  les  coupables,  qu'ils  se  trouvassent 
du  côté  des  accusés  ou  du  côté  des  juges;  et  il  se 

1 .  Lettres  de  Voltaire  à  M,  le  conseilier  Le  Bault  (Paris^  Didier, 
1868),  p.  42,  43.  Lettre  de  Voltaire  au  conseiller;  32  mars  1762. 


HfflFDiOK:  ÉMDnm  s  VOLTAIBB.  2i»> 

mettra  à  TiîCTre  avec  r*=tfc:  artknr  fiéTreuse,  c^'t  em- 

portefl»ei2l  que  nsnK  hl  înffiLâîssons.  Il  p»-«it  mourir 

avant  d'trcôrdbïSQ^  il  nnc^ctus  laqu^Ut*  c»:trr'  t»-rnhlt^ 

rérité  se  t^xtai:  cactief  j  nuds^  tant  qu'il  ¥i>ri,  il  n'  tur  « 

decfsse çoe  It  jimr  i»t  îa  lumière,  une  lumière  i^«M  i*- 

tanle,  se  sera  îahf  pour  tous. 

Ibis  il  aura  le  calme,  le  sang-froid  dt*<  f»M'in>'«'i' 
méats  lesplusibsmatiques.  Jamais  mas  ir^trtt  .tv-ii-  nv 
tear  n'aura  pltis  que  lui  fait  preuve  fl«*  tîui'  1#-  .^z  /, 
sens,  de  ténacité  et  de  patience.  Il  a  erî»*  :'.»", ,.,,  ,.i 
ini^câsioiiQé  parla  relation  du  né^ôci.tnr  m 
c'est  fflie  rais<oo  de  plus  pour  lui  dr^  *♦»  •< 
gardée^  de  ne  point  s'abandc^mer  à  la  pu 
le  jog^Doit  et  la  Tue.  Et,  des  lors,  il  v  « 
uneredierdîe  obstinée,  d'uDe^Jva^lt»*  .*f  t  .  . 
tîaité  admirables.  Il  £^adresé«er)  i  v»nt  i;  «  /.  , 
interrogera^  importoiera  c^rzi  r\\\  y^f  / .  , 
sont  pliQS  à  ic&kêiafte  d'-etre  étM'''^     r  S 

nîs-  «Dpplkr  Votre  FiTtiineii^^  (♦*    .  /j,  /,,    , 

ce  que  jedcftBpeuser  de  J*ff.v*îîivuM  ,/f ,  / 

ias-  inofliké  à  Toulouse  pour  ^Mn*  y».,fh  f  ' 

qa'«o  prétend  ici  qu^il  ent  V»'^'»ir»r  /    •/ 

pnsDâefSL  àiémoiu..^  CkrtV^viiyif.y^.  t.,    -     / 

dk  nT attriste  dans  mei^  }>f MM t»«    ^\^.,  ^ 

t»i regarder  le  ParleoT**;?*  <«-   ♦  e'.  i  .. 
taBts  avec  des  yeux  d'b'/^^*»^»''    /  ,^  •' .  <  * 


H'  »  .M  . 
'»•/»<  1/   .,  ..     , 


Il        i     t    t 


1.  ToUaire  patfbUl,  tm\  \mii^  }int  1^••#    t* 
imitiilée  le  Potier  d'étam  himt/tt*  /'  >'i'*'    '-  '     **  '  '    '-^ 

2.  Voltaire,   QBuvtcê  ûimtf/ht^  \h.'*^,f',    '  •/      i     ^'''     '''*^ 
Lettre  de  Voltain  au  omStMi'    t  ^«r«#/<*.  ,  »  /"^  '     '  ^   ''^' 


206  RÉPONSS  RâSBRYÉB  DE  BEBNIS. 

de  Richelieu,  qui,' lui-même,  n'avait  pu  obtenir  aucun 
édaircissement.  «  Il  est  bien  étrange,  s'écrie-t-il  dans 
une  nouvelle  lettre  au  cardinal,  qu'on  s'efforce  de  ca- 
cher une  chose  qu'on  devrait  s'efforcer  de  rendre  pu- 
blique. Je  prends  intérêt  à  cette  catastrophe,  parce 
que  je  vois  souvent  les  enfants  de  ce  malheureux  Calas 
qu'on  a  fait  expirer  sur  la  roue.  Si  vous  pouviez,  sans 
vous  compromettre,  vous  informer  de  la  vérité,  ma 
curiosité  et  mon  humanité  vous  auraient  une  bien 
grande  obligation  ^  i»Bemis  répondait  avec  la  modé- 
ration et  la  réserve  d'un  prélat  et  d'un  homme  du 
monde  :  m  Mon  frère,  qui  est  à  Toulouse,  n'a  pu  ap- 
profondir l'aventure  des  Galas.  Je  ne  crois  pas  un 
protestant  plus  capable  d'un  crime  atroce  qu'un  ea- 
thoUque  ;  mais  je  ne  crois  pas  aussi  (sans  des  preuves 
démonstratives)  que  des  magistrats  s'entendent  pour 
faire  une  horrible  injustice^.  »  L'observation  était 
pleine  de  sens  et  de  raison,  mais  elle  ne  résolvait  rien. 
En  demeurera-t-il  là?  non  certes.  L'enquête  est 
ouverte,  c'est  à  ceux  qui  aiment  la  vérité  et  la  justice, 
qui  ont  horreur  du  fanatisme,  à  lui  venir  en  aide  ;  il 
fait  appel  à  tous  les  gens  de  bonne  volonté.  Il  s'était 
mis  en  rapports  avec  un  commerçant,  honune  éclairé, 
aimant  les  arts  et  qui  fut  lié  avec  tous  les  gens  de  let- 
tres de  son  temps,  Buffon,  Thomas,  Necker,  Bailly, 

1.  Voltaire,  CEwres  complètes  (Beuchot),  t.  LX,  p.  253.  Lettre 
de  Voltaire  à  Bernis;  aux  Délices,  le  15  mai  1762.  La  date  de  cette 
lettre  doit  être  fautive,  Voltaire  parle  non  pas  de  Donnât  seul^  mais 
des  c  enfants  de  ce  taaalhqiireui.  Calas  »  ;  Tautre  ne  peujt  être  que 
Pierre,  lequel  ne  s'évadera  du  couvent  des  jacobins  que  le  i  juillet 
*T62. 

2.  Ibid.^  t.  LX,  p.  260;  dtt  mime  au  mém»,  le  18  mai  1762. 


Jeaett-lacqiKs;  d  fl  o^  cr»!  p^  di^  kù  datiMKliAii^r  W 
sxiiSce  et  <«i  t«iii^  <rt  un  dè(â;M1N»ll^lrt  (Wl  ^^;î^ 

but  T»s  lequel  ils  tendaknt  tcHOt^.  «  L»  {K'Y^xuih^  à  ^ui 
M.  Ribotte  écrit  a  Ml  pendant  di^wi  UHxi^  h"^  {4u^ 
grands  efforts  auprès  Ae$  pnniiièrv:^  p<^r!^>iuuv^  du 
ropLume,  en  fayeur  de  eette  nialhewivw$e  famUk>  qu'il 
a  crue  innocente.  Mais  on  lo$  croit  tous  ti^^ci>up5^hh^^% 
On  tient  que  le  parlement  a  fait  justict^  et  misoricort)^\ 
BI.  Ribotte  deTrait  aller  à  Toulouse,  sWlain>r  tU^  cotto 
horrible  ayenture.  U  faut  qu*il  sache  et  qu*îl  nmudo  la 
Térité.  On  se  conduira  en  consi^quonco  '•  »  Il  lui  mnu» 
daît,  huit  jours  après,  avec  Facceut  d*uno  dtMrosni\ 
Téritable  :  «  Ceux  qui  pourraient  uouh  donut^r  lo  plui» 
de  lumières  gardent  un  silence  bien  lAoho  *,  »  Tout 
cela  nous  prouve  combien  Voltaire  proniiit  rnlTiiIri^  h 
ccDur,  et  indique  aussi  le  mal  qu'il  ho  dotinti  pour  <Ha- 
blir  sa  conviction.  Après  avoir  répondu  qtj'il  m  ^a» 
vâit  rien,  Richelieu,  par  condesconduncnpotir  1m  po/Mii 
plus  que  par  une  simple  quoutioji  d*humanit(\  mv  In 
vainqueur  de  Port-Mahon  était  médiocriiinunt  i«i)di'(i| 
avait  fait  prendre  sur  les  lieux  deH  Infurmiitiotm  k  lii 
suite  desquelles  il  avait  écrit  à  «on  ami  qu«  ït<i  ((u'Il 
avait  de  mieux  à  faire  c'était  de  Me  t4.'uir  m  Vi'\uin,  \a^ 
conseiller  Tronchin,  Tronchin  de»  I)élic<{M^  rupporMi,  /i 
ce  propos,  un  fait  curieux  dont  il  fut  k  t/<inoiii,  nU' 


1.  BulUîim  de  lu  todéié  de  thhUflre  du  proitêlunlimfi  Irm^Hh 
(Paris,  18S6),  quatrième  wnukt,  n9  m,  ÎAilnt  4m  ytiUmu  4 
M.  RUM>tte,  i  MoDlauiMui;  Z  Juin  îliit, 

2.  Ibid.f  quatrième  année,  p,  %ht.  ÏAtUftt  4«  Sit\im«i  mi  utém' 
11  juin  11911» 


206  BÉPONSE  RÉSERVÉE  BE  BEBNIS. 

dé  Richelieu,  qui,^  lui-même,  n'avait  pu  obtenir  aucun 
éclaircissement.  «  Il  est  bien  étrange,  s'écrie-t-il  dans 
une  nouvelle  lettre  au  cardinal,  qu'on  s'efforce  de  ca- 
cher une  chose  qu'on  devrait  s'efforcer  de  rendre  pu- 
blique. Je  prends  intérêt  à  cette  catastrophe,  parce 
que  je  vois  souvent  les  enfants  de  ce  malheureux  Calas 
qu'on  a  fait  expirer  sur  la  roue.  Si  vous  pouviez,  sans 
vous  compromettre,  vous  informer  de  la  vérité,  ma 
curiosité  et  mon  humanité  vous  auraient  une  bien 
grande  obligation  ' .  )»  Bemis  répondait  avec  la  modé- 
ration et  la  réserve  d'un  prélat  et  d'un  homme  du 
monde  :  «  Mon  frère,  qui  est  à  Toulouse,  n'a  pu  ap- 
profondir l'aventure  des  Calas.  Je  ne  crois  pas  un 
protestant  plus  capable  d'un  crime  atroce  qu'un  ea- 
thoUque;  mais*  je  ne  crois  pas  aussi  (sans  des  preuves 
démonstratives)  que  des  magistrats  s'entendent  pour 
faire  une  horrible  injustice  ^.  »  L'observation  était 
pleine  de  sens  et  de  raison,  mais  elle  ne  résolvait  rien. 
En  demeurera-t-il  là?  non  certes.  L'enquête  est 
ouverte,  c'est  à  ceux  qui  aiment  la  vérité  et  la  justice, 
qui  ont  horreur  du  fanatisme,  à  lui  venir  en  aide  ;  il 
fait  appel  à  tous  les  gens  de  bonne  volonté.  Il  s'était 
mis  en  rapports  avec  un  commerçant,  homme  éclairé, 
aimant  les  arts  et  qui  fut  lié  avec  tous  les  gens  de  let- 
tres de  son  temps,  Buffon,  Thomas,  Necker,  BaiUy, 

1.  Voltaire,  CEuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LX,  p.  253.  Lettre 
de  Voltaire  à  Bernis;  aux  Délices,  le  15  mai  1762.  La  date  de  cette 
lettre  doit  être  fautive,  Voltaire  parle  non  pas  de  Donnât  seul^  mais 
des  c  enfants  de  ce  taalheareux  Calas  »  ;  Tautre  ne  peut  être  que 
Pierre,  lequel  ne  s'évadera  du  couvent  des  jacobins  que  le  i  Juillet 
J'T62. 

2.  Ibid,,  t.  LX,  p.  260;  dtt  lAéme  aii  même,  Is  18  mai  1762. 


LE  HfiSOCIABT  RIBOTTE.  ï- 

Jean-Jacques  ;  et  il  ne  craint  pas  de  lui  demaiiu^; 

sacrifice  de  son  temps  et  un  déplaeemeDi  doii;  r 

propres  affaires  pouvaient  souffrir,  afin  dann^-  « 

but  vers  lequel  ils  tendaient  tous,  b  La  peiMniu-  ^  -, 

M.  Ribotte  écrit  a  fait  pendant  deux  luoi-  i-.    ;,-. 

grands  efforts   auprès  des  premièret;  peiBunu- 

royaume,  en  faveur  de  cette  malheureu»''  itnnu-  •  . 

a  crue  innocente.  Mais  on  les  croit  tous  lr':^-(;i,..  t .    ^ 

On  tient  que  le  parlement  a  fait  juslic;  e'  iiii.-  ■    .  < , 

M.  Ribotte  devrait  aller  à  Toulouse,  !i'':*:i;.if    ^    .  . 

horrible  aventure.  11  faut  qu'il  saclu'*^'  ij'  :  ,.-.., 

vérité.  On  se  conduira  en  consé(jU';ij'>'  '.  j.  ■ 

dait,  huit  jours  après,  avec  raoc-u'  *'  ^^     . 

véritable  :  «  Ceux  qui  pourraient  uou-  b.<,  -■ 

de  lumières  gardent  un  sil'iici;  Uw  .--. -  ^ 

cela  nous  prouve  combien  V'jluir-    ).■• .,. 

cœur,  etindique  aussile  mal  <)iM,  f  •> . 

blir  sa  conviction.  Après  a\oir  j^^.j. 

vàit  rien,  Richelieu,  par  coiid'-r.o-,i.^,  . 

plus  que  par  une  simple  (ju'--:... 

vainqueur  de  Port-Mabou  ".■-x    ^.^  ,  ..  ^ 

avait  fait  prendre  sur  h-.t  L-<.-    ,       .     ,       ,      , 

suite  desquelles  il  avait  '^■" 

avait  de  mieux  à  fair":  •:  -^    .        .  .  ^ 

cOQseillerTronchin,  ^1 ....-       ,    ,,,  ,  ^. 

ee  propos,  un  fait  cum-  ■     .  ,  -„    *' 


I .  BulUlin  de  U  tt^.,^  ,      ,.  , 
(Paris,   isae],    quaf^w    .^ 
H.  Ribolle,  ï  Houiaïuw 

3,  I£iif.,  qiulrKtv  *_ 
11  jDin  1763. 


i 


208  ANECDOTE   GAHACTÉRISTIQUE. 

quel  même  il  prit  part,  et  qui  est  concluant.  Lais- 
sons-le raconter,  les  choses  n'en  auront  que  plus 
d'autorité  et  de  relief. 

Avant  de  prendre  ouvertement  la  défense  de  ]a  famiJle 
Galas,  Voltaire  avait  voulu  prendre  prudemment  des  infor- 
mations sur  leur  innocence.  «  Il  ne  faut  plus  se  mûler  de  rien^ 
me  dit-il  un  jour  :  Calas  était  coupable,  i»  11  répondit  à  Tex- 
plication  que  je  lui  demandais  de  cette  énigme^  par  une 
lettre  qu'il  venait  de  recevoir  du  maréchal  de  Richelieu,  et 
qu'il  me  donna  à  lire.  Datée  de  Bordeaux,  elle  lui  annonçait 
que  les  informations  qu'il  avait  prises  justifiaient  le  juge- 
ment de  Toulouse,  et  il  lui  conseillait  de  ne  point  se  mêler 
de  cette  affaire.  Je  réussis  sans  peine  à  abréger  ce  moment 
de  découragement  de  Voltaire,  en  lui  faisant  observer  que 
les  informations  demandées  de  Bordeaux  à  Toulouse  n'a- 
vaient pu  l'être  qu'au  parlement  même,  ou  à  des  personnes 
considérables  et  qui  y  tenaient.  Le  rapport  de  ces  connais- 
sances du  maréchal  intéressait  trop  l'honneur  du  parlement 
juge  pour  être  d'aucun  poids.  «  Vous  pouvez  bien  avoir  rai- 
son, »  me  dit  tout  de  suite  Voltaire,  et  ses  doutes  sur  l'in- 
nocence de  Galas  disparurent.  Il  est  à  remarquer,  toutefois, 
qu'environ  le  même  temps,  M.  le  président  de  Brosses  écri- 
vit à  Genève  dans  le  même  sens  que  le  maréchal  de  Riche- 
lieu. Il  blâmait  fort  Voltaire  de  s'être  lancé  dans  cette 
affaire,  et  prenait  vivement  le  parti  des  juges  et  de  la  juris- 
prudence criminelle  du  royaume  de  France,  qui  ne  pouvait 
absolument  pas  donner  dans  de  pareils  écarts.  Il  se  basait 
sur  la  pratique  et  la  formalité.  Malgré  le  respect  que  j'avais 
pour  les  lumières  et  le  caractère  du  président  de  Brosses, 
je  fis  la  même  observation  sur  son  jugement.  Il  n'était  pas 
exempt  de  l'esprit  de  corps  '. 

Voilà  qui  met,  ce  nous  semble,  la  parfaite  sincérité 
de  Fauteur  de  la  Henriade  au-dessus  de  toute  atteinte. 

1.  GauUieur,  Étrennes  nationales,  iri«  année  (1855),  p.  204,  205. 
Anecdotes  inédites  sur  Voltaire  racontées  par  François  Tronchin, 


ENQUÊTE  DES  PLUS  MINUTIEUSES.        209 

Dans  sa  lettre  à  Bernis  du  i  S  mai,  le  poëte  fait  allu- 
sion à  la  présence  des  enfants  Calas  dans  son  voisi- 
nage. Il  apprenait,  en  effet,  vers  la  fin  d'avril,  que  le 
plus  jeune  des  fils,  Donat,  terrifié  par  le  terrible  mal- 
heur qui  avait  fondu  sur  sa  famille,  s'était  enfui  de 
Nîmes  et  réfugié  à  Genève.  Il  ne  perd  pas  un  instant, 
passe  tout  aussitôt  de  Femey  aux  Délices  pour  l'avoir 
plus  à  proximité  et  lui  tirer  la  vérité,  s'il  avait  le  se- 
cret de  ses  parents  ^  C'est  tout  une  enquête  et  des 
plus  minutieuses  qu'il  veut  entreprendre  :  il  ne  s'en 
rapportera  pas  à  ses  seules  lumières,  et  s'adjoindra, 
pour  cette  tâche  délicate,  tous  les  gens  éclairés  qu'il 
pourra  trouver.  «  Il  faut  absolument  que  je  vous  parle 
aujourd'hui,  écrivait-il  à  Debrus,  encore  un  négociant, 
qui  avait  logé,  dans  ses  voyages,  chez  Calas.  Je  vous 
prie  que  Donat  Calas  soit  à  portée,  que  M.  l'avocat  de 
Gobre  (j'écris  mal  son  nom^)  soit  de  notre  conférence. 
Appelez-y  qui  vous  voudrez,  M.  Martin  ou  un  autre. 
Plût  à  Dieu  que  M.  Tronchin  le  professeur  y  fût  !  Don- 
nez-moi votre  heure,  je  me  rendrai  chez  vous  ou  chez 

1.  Charles  Coquerel^  Histoire  des  églises  du  désert  {^ù.v\^^  Cher- 
buliez,  1841),  t.  Il,  p.  326.  Lettre  de  Théodore  Ghiron  à  Paul 
Rabaul  ;  Genève,  26  avril  1762. 

3.  Charles  de  Manoel  de  Végobre,  avocat  protestant,  de  Lasallc  un 
Languedoc,  qui  avait  été  obligé  de  se  réfugier  à  Genève.  M.  Coquerel 
nous  dit  que  M.  Maunoir  avait  formé  un  petit  recueil  de  quelques 
lettres  de  Voltaire  à  de  Végobre,  vendu  en  Angleterre,  et  dont  toute 
trace  avait  disparu.  Lettres  inédites  sur  la  Tolérance  [Paris,  1863), 
avertiss.,  p.  vu.  Ces  lettres  ne  sont  pas  perdues,  et  leur  bienveillant 
détenteur,  M.  Feuillet  de  Gonches,  les  a  mises  à  notre  disposition 
de  la  meilleure  grâce.  Elles  sont  au  nombre  de  trente-six^  et  cou- 
rent du  25  janvier  1764  au  15  avril  t776;  elles  ont  trait  également 
au  procès  des  Sirven  et  au  sort  de  persécutés  plus  obscurs,  mais  non 
moins  dignes  de  pillé, 

42. 


210  DONAT  A  ?ERNEY. 

M.  Tronchin  à  ITieure  que  tous  prescrirez  ^  »  Tel  est 
rhomme  quiy  dans  la  révision  du  procès  Calas,  n'au- 
rait YU  et  recherché  qu'un  prétexte  à  de  misérables  dé- 
clamations contre  le  culte  catholique,  comme  si  d'ail- 
leurs il  se  fût  senti  plus  tendre  pour  la  religion  de 
Calvin,  dont  il  avait  été  à  même  d'apprécier  l'intolé- 
rance ! 

Le  jeune  Donat  lui  est  amené.  Il  s'attendait  à  trou- 
ver un  esprit  exalté,  maudissant  le  ciel,  maudissant 
ses  juges,  plein  de  fiel  et  de  haine;  il  vit  un  enfant 
ingénu,  de  la  physionomie  la  plus  douce,  qui  faisait 
des  efforts  inutiles  pour  retenir  ses  larmes.  Lorsque 
Pierre  Calas  vint  se  fixer  dans  le  voisinage  des  Délices, 
à  Châtelaine,  il  l'examina,  le  sonda,  le  soumit  à  une 
tout  autre  épreuve  :  si  son  père  avait  assassiné  Marc- 
Antoine,  il  ne  l'avait  pu  sans  son  aide.  C'était  donc  un 
prévenu,  un  coupable  peut-être,  qu'il  avait  devant  le& 
yeux.  ((  Je  l'ai  vu  souvent,  mandait  plus  tard  Voltaire  à 
M.  de  Crosne.  Je  fus  d'abord  en  défiance;  j'ai  fait 
épier,  pendant  quatre  mois,  sa  conduite  et  ses  paro- 
les ^.  »  Il  dira  également  à  M.  de  La  Michaudière,  le 
beau-père  de  M.  de  Crosne  :  «  Je  dois  me  regarder  en 
quelque  sorte  comme  un  témoin.  Il  y  a  plusieurs  mois 
que  Pierre  Calas,  accusé  d'avoir  aidé  son  père  et  sa 
mère  dans  un  parricide,  est  dans  mon  voisinage  avec 
un  autre  de  ses  frères.  J'ai  balancé  longtemps  sur 

1.  Voltaire,  Lettres  inédites  sur  la  Tolérance  (Paris,  CherbulieE, 

1863),  p.  78,  79.  Lettre  de  Voltaire  h  Debrus;  sans  date  (avril  ou 
mai  tlG^}, 

2.  Voltaire,  Œuvres  complètes  {Beuchoij,  i,  LX,  p.  531,  532. 
Lettre  de  Voltaire  à  M.  Thiroux  de  Crosne  ;  à  Ferney,  le  30  janvier 
1763. 


LES  COOPÉRATEDRS  DU  POÈTE.  211 

rinnocence  de  cette  famille  ;  je  ne  pouvais  croire  que 
des  juges  eussent  fait  périr,  par  un  supplice  affreux, 
un  père  de  famiUe  innocent.  Il  n'y  a  rien  que  je 
n'aie  fait  pour  ni'éclaircir  de  la  vérité  ;  j 'ai  employé 
plusieurs  personnes  auprès  des  Calas, pour  m'instruire 
de  leurs  mœurs  et  de  leur  conduite  ;  je  les  ai  interro- 
gés eux-mêmes  très-souvent.  J'ose  être  sur  de  l'inno- 
cence de  cette  famille  comme  de  mon  existence... ^.  » 

Ces  personnes  qu'il  dit  avoir  employées  pour  arriver 
à  connaître  les  mœurs,  l'honnêteté  des  Galas,  c'est 
d'abord  Debrus ,  que  nous  avons  cité ,  le  banquier 
Cathala,  Jean  et  Philippe  des  Arts,  qui  avaient  reçu 
l'hospitalité  du  marchand  de  la  rue  des  Filatiers  et 
avaient  logé  sous  son  toit^.  Nous  l'avons  vu  relancer 
Ribotteà  Montauban;  à  Montpellier,  il  dépêchait  un 
nommé  Chazel  auprès  des  personnages  qui  pouvaient 
l'éclairer  ou  le  servir.  Il-aura  fait  plus  que  vouloir  la 
vérité,  il  aura  tout  tenté  pour  arriver  à  elle.  Désormais 
il  peut  se  mettre  en  campagne,  marcher  en  avant,  la 
conscience  libre. 

Il  ne  craint  pas  de  s'adresser  aux  puissances.  Le 
comte  de  Saint-Florentin  est  littéralement  assiégé  par 
ceux  que  le  poëte  sait  avoir  le  plus  d'influence  sur  son 
esprit,  par  la  duchesse  d'Enville,  un  instant  l'hôte  de 
Voltaire,  par  Richelieu,  par  le  duc  de  ViUars,  par  le 
premier  commis  Ménard,  par  un  M.  de  Chaban,  en 
grande  estime  auprès  du  ministre,  enfin  parle  médecin 
de  Son  Excellence.  Il  fait  agir  auprès  du  chancelier  de 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LX,  p.  581.  Lettre 
de  Voltaire  ù  M.  de  la  Michaudière;  à  Ferney,  le  13  février  1763. 

2.  Voltaire,  Letires  inédites  sur  la  Tolérance  (Paris,  1863),  p.  37. 


212  INCONSÉQUENCE  DES  JUOES. 

Lamoignon,  par  le  preixiier  président  de  Nicolaï  et 
son  gendre  M,  d'Auriac,  président  au  grand  Conseil. 
Il  en  appelle  aux  bontés  du  premier  ministre  et  à 
l'ancienne  amitié  de  la  favorite  qui  semble  des  mieux 
disposée.  C'était  là  une  tâche  de  Titan,  et  ce  n'était, 
pourtant,  que  la  moindre  partie  des  difficultés  qu'il 
allait  avoir  à  surmonter. 

L'inaltérable  fermeté  de  Calas  devant  la  torture,  ses 
protestations  d'innocence,  malgré  tout  ce  qui  fut  tenté 
pour  lui  arracher  des  aveux,  cette  sérénité  du  juste 
qui  meurt  avec  un  mot  de  pardon  pour  ceux  qui  le  li- 
vraient à  la  mort,  n'avaient  pas  impressionné  unique- 
ment les  témoins  de  ce  drame  atroce.  La  conscience 
des  juges  était  atteinte;  le  plus  convaincu  dut  se 
sentir  ébranlé  devant  cette  fin  vraiment  digne  d'uc 
martyr.  Leur  attitude  d'ailleurs  ne  laissait  pas  d'être 
délicate.  Ce  vieillard  de  soixante-deux  ans  n'avait  pu 
accomplir  son  crime  qu'à  l'aide  d'un  complice,  et  ce 
complice  ne  pouvait  être  autre  que  Pierre.  Une  logique 
inexorable  commandait,  tout  au  moins,  la  condemma* 
tion  de  celui-ci.  Mais  le  silence  de  Calas  la  rendait  im- 
possible. La  cour,  placée  entre  l'alternative  d'être 
taxée  d'inconséquence  ou  d'iniquité,  n'en  dut  pas 
moins  prononcer  son  arrêt,  que  le  rapporteur  et  le 
président  furent  quelques  jours  sans  vouloir  signer. 
Pierre,  contre  lequel  il  n'y  avait  point  de  preuves  et 
qui  aurait  dû  être  acquitté  purement  et  simplement, 
fut  condamné  au  bannissement  perpétuel,  «pour  les 
cas  résultant  du  procès,  »  étrange,  absurde  formule, 
que  l'usage  autorisait  et  qui  permettait  d'accabler  un 
innocent  sans  énumérer  les  motifs.  Ce  bannissement 


1 

3 


}■ 


FORCE  D'AME  DE  MADAME  GALAS.  213  ^ 

était,  du  reste,  illusoire  :  le  bourreau  devait  conduire 
celui-ci  hors  la  porte  Saint-Michel,  ce  qui  eut  lieu  ; 
mais  il  était  ramené  dans  Toulouse  parune  autre  porte 
et  tout  aussitôt  enfermé  au  couvent  des  Jacobins.  Le 
père  Bourges,  qui  avait  assisté  le  vieux  Calas,  otait  là 
pour  le  recevoir  ;  il  lui  fit  entendre  que,  s'il  devenait 
catholique,  la  sentence  qui  le  frappait  serait  pour  lui 
lettre  morte.  Pierre  se  soumit,  en  apparence  du  moins, 
nourrissant  au  fond  du  cœur  Tespérance  d'échapper 
un  jour  ou  l'autre  à  la  surveillance  dont  il  était  l'ob- 
jet, ce  qu'il  accomplissait,  après  quatre  mois  de  capti- 
vité, le  4  juillet  1762  ;  et  il  allait  sur-le-champ  rejoin- 
dre Donat  à  Genève.  Madame  Calas,  Lavaysse  et 
Jeanne  Viguière  avaient  été  acquittés. 

Ce  ne  fut  que  quatre  jours  après  l'exécution  de 
Calas  que  des  prêtres  l'annoncèrent  à  la  mère  de  Marc- 
Antoine.  Elle  demeura  onze  jours  dans  toutes  les  an- 
goisses, pressée  par  eux  d'abjurer,  dans  l'espoir 
d'obtenir  sa  grâce*.  Mais  elle  eut  plus  de  force  d'àme 
que  Pierre,  qu'on  lui  avait  amené,  et  qui  lui  apprit  sa 
conversion.  Il  fallut  bien  lui  rendre  la  liberté.  La  pau- 
vre veuve,  brisée,  anéantie,  n'éprouvant  d'autre  besoin 
que  le  repos,  une  complète  solitude  où  elle  pût  pleu- 
rer ses  malheurs,  s'était  retirée  avec  sa  fidèle  Jeanne 
à  la  campagne,  aux  alentours  de  Montauban,  bien  loin 
de  songer  à  en  appeler  d'une  sentence  inique.  Elle 
fut  aussi  épouvantée  qu'ébahie ,  quand  on  vint  lui 
parler  de  ces  tentatives  de  réhabilitation  qui  allaient 

« 

] .  Charles  Nisard,  Mémoires  et  correspondances  historiques  et  litté- 
raires (Paris,  Lévy,  1858),  p.  340.  Lettre  d'Audibcrt  à  Voltaire; 
Paris,  co  20  juillet  1762,  citée  plus  haut. 


I 

' 


âl4  DÉMARCHES  DE  VOLTAIRE. 

la  forcer  de  se  produire  à  Paris,  de  solliciter  ses  juges^ 
de  recruter  des  protecteurs.  Après  de  pareils  coups^ 
le  moyen  de  croire  à  autre  chose  qu'à  une  fatalité  im- 
placable, le  moyen  de  se  flatter  qu'elle  seule  et  les^ 
quelques  amis  que  lui  avaient  valus  ses  malheurs  par- 
viendraient à  faire  revenir  sur  une  sentence  que  ceux 
qui  l'avaient  rendue  étaient  trop  intéressés  à  mainte* 
nir?  Son  bon  sens  devait  la  prémunir  contre  de  telles 
illusions.  Si  la  mémoire  de  son  mari  lui  était  chère^ 
elle  avait  à  se  préoccuper  du  sort  de  ses  deux  filles, 
enlevées  et  enfermées  dans  des  couvents  séparés.  Des^ 
tentatives  inconsidérées  pouvaient  indisposer  leurs 
gardiens  et  attirer  sur  elles  un  redoublement  de  sévé- 
rités et  de  rigueurs. 

Voltaire,  à  qui  nous  allons  voir  réaliser  l'impossi- 
ble, failUt  se  briser  contre  les  répugnances,  les  objec- 
tions, les  terreurs  trop  fondées  de  cette  malheureuse 
mère.  Autant  il  semblait  certain  du  succès,  autant  celle- 
ci  se  montrait  sceptique  :  qu'on  lui  rendît  ses  filles,  et 
l'on  aviserait  après.  Mais  il  finit  par  la  convaincre  que 
la  réhabilitation  de  son  mari  impKquait  forcément  la 
délivrance  de  ses  filles;  autrement,  qui  lui  assurait 
qu'elle  les  revît  jamais?  Captives  au  fond  d'un  cloître, 
il  n'était  que  trop  probable  que  l'on  essayerait  de  les 
ramener  à  la  foi  cathoUque  et,  sans  doute  aussi,  de 
leur  faire  prendre  le  voile.  Des  démarches  pressantes, 
d'énergiques  efiEbrts  pouvaient  seuls  parer  à  un  tel 
coup  ;  et  c'était  ce  qu'on  venait  lui  proposer  de  ten- 
ter, sans  autre  mobile  que  la  profonde,  commisération 
inspirée  par  son  immense  infortune.  Enfin  elle  se 
laissa  vaincre  et  convaincre  ;  elle  s'arracha  à  son  ob- 


MADAME  GALAS  A  PARIS.  215 

4scure  retraite,  comme  on  l'exigeait  d'elle,  et  arriva 
à  Paris  dans  les  premiers  jours  de  juin  :  Viguière  ne 
devait  la  rejoindre  que  deux  ans  après.  Hâtons-nous 
<ie  dire  qu'elle  ne  manqua  ni  d'aide,  ni  d'appuis,  et 
qu'elle  compta  presque  un  ami  par  habitant  au  sein 
de  cette  population  frivole,  inconsistante,  mais  non 
sans  pitié  et  sans  entrailles,  et  qui  savait  dans  ses 
moindres  détails  la  tragique  histoire  du  négociant  de 
Toulouse.  Du  fond  de  ses  Délices,  Voltaire  veillait  sur 
die,  il  l'annonçait  à  ses  nombreuses  relations,  la  re- 
commandait avec  une  sollicitude  qui  n'avait  rien  de 
bien  distinct  de  l'importunité.  Il  n'aurait  pas  compris 
que  l'on  ne  partageât  point  son  empressement,  son 
ardeur  à  venir  au  secours  de  cette  infortunée  ;  et  il 
faut  dire  que  son  zèle,  sa  passion,  il  savait  les  commu- 
niquer aux  autres,  et  s'en  faire  autant  de  complices 
dévoués  de  sa  généreuse  action. 

Mes  divins  anges,  écrit-il  au  ménage  de  la  rue  de  la  Sour- 
dière,  je  me  jette  réellement  à  vos  pieds  et  à  ceux  de  M.  le 
•comte  de  Choiseul.  La  veuve  Calas  est  à  Paris  dans  le  des- 
sein de  demander  justice;  l'oserait-elle  si  son  mari  eût  été 
^-coupable?...  Si,  malgré  toutes  les  preuves  que  j'ai,  malgré 
ies  serments  qu'on  m'a  faits,  cette  femme  avait  quelque 
<îhose  à  se  reprocher,  qu'on  la  punisse;  mais  si  c'est,  comme 
je  le  crois,  la  plus  vertueuse  et  la  plus  malheureuse  femme 
4u  monde^  au  nom  du  genre  humain,  protégez-la  K 

Mais  ce  n'était  pas  d^Argental  qu'il  fallait  séduire, 
et  la  malheureuse  veuve  fut  accueillie  par  les  anges 
gardiens  avec  une  bonté  encourageante  et  les  assu- 

.1.  YolUire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LX,  p.  382,  28>3. 
Lettre  de  Voltaire  à  d*Argental  ;  11  juin  1762. 


216  SES  DÉFENSEURS. 

rances  les  moins  équivoques  de  sympathie.  Pour 
Tauteur  de  la  Henriade^  tant  qu'il  n'aura  pas  rem- 
porté une  éclatante  et  complète  victoire,  il  ne  désar- 
mera point. 

Que  demandons-nous,  s'écrie-t-il  dans  une  des  innom- 
brables lettres  dont  il  accable  ses  anges  ?  Rien  autre  chose 
sinon  que  la  justice  ne  soit  pas  muette  comme  elle  est  aveu- 
gle. Qu'elle  parle,  qu'elle  dise  pourquoi  elle  a  condamné 
Calas.  Quelle  horreur  qu'un  jugement  secret,  une  condam- 
nation sans  motifs  !  Y  a-t-il  une  plus  exécrable  tyrannie  que 
celle  de  verser  le  sang  à  son  gré,  sans  en  rendre  la  moindre 
raison?  Ce  n'est  pas  l'usage,  disent  les  juges.  Ehï  monstres! 
il  faut  que  cela  devienne  l'usage  :  vous  devez  compte  aiix 
hommes  du  sang  des  hommes*. 

Madame  Calas  habitait,  ,sous  le  nom  supposé  de 
madame  Anne-Rose  Dupuys ,  chez  un  M.  Caron , 
quai  des  Morfondus.  D'Alembert  et  l'avocat  Mariette 
se  firent  ses  conseils.  Ce  dernier  allait  mettre  à  sa 
disposition  le  secours  de  son  talent  et  de  sa  connaisr 
sance  des  affaires,  et  partager  la  popularité  que  se 
conquirent,  dans  cette  cause  exceptionnellement  cé- 
lèbre, les  Démosthènes  du  barreau  d'alors,  Élie  de 
Beaumont  et  Loyseau  de  Mauléon.  La  pauvre  femme 
était  sans  argent  ;  ses  biens  personnels,  sa  dot,  étaient 
sous  le  séquestre,  et  elle  se  trouvait  dans  le  plus  com- 
plet dénûment.  Mais  Voltaire  ferait  face  à  tout.  D'ail- 
leurs, il  n'était  pas  le  seul  dont  la  pitié  eût  desserré  la 
bourse  ;  des  banquiers  de  Paris,  MM.  Dufour,  Mallet 
et  Leroyer,  rue  Montmartre,  s'offrirent  à  être  les  tré- 

1.  Voltaire,  OEuvres  complètes  (fieuchot)^  t.  LX,  p.  302,  303. 
Lettre  de  Voltaire  à  d'Argental;  aux  Délices^  5  juillet  1762,  et  non 
le  14,  comme  Tindique  par  mégarde  M.  Athanase  Goquerel. 


OMNIPOTENCE  DES  PARLEMENTS.  217 

soriers  de  la  veuve  et  à  recevoir  pour  elle  l'argent  qui 
lui  serait  destiné, 

Ç'allait  être  une  guerre  à  outrance  entre  les  pro- 
tecteurs sans  cesse  grossissants  des  Calas  et  le  par- 
lement toulousain.  On  prévoit  que  celui-ci  usera  de 
tous  ses  moyens  d'influence  pour  rendre  vaines  les 
clameurs  dont  il  était  l'objet,  et  il  n'était  que  trop  bien 
armé.  L'affaire  était  en  appel  devant  le  Conseil;  Ma- 
riette demande,  pour  agir,  l'extrait  de  la  procédure 
de  Toulouse.  Le  parlement  refuse  ouvertement  de 
donner  communication  des  pièces  et  même  de  l'ar- 
rêt*. Rien  n'était  possible  sans  ces  pièces,  et  comment 
l'y  contraindre?  On  l'essayera  et  on  y  parviendra; 
mais,  si  Ton  veut  bien  se  reporter  à  l'omnipotence 
de  cette  magistrature,  en  un  temps  surtout  où  la 
lutte  avec  la  royauté  avait  accru  sa  popularité, 
on  comprendra  tout  ce  qu'il  fallut  de  persévérance 
et  d'efforts  pour  faire  rendre  justice  à  des  inno- 
cents :  dans  tout  le  ressort,  il  ne  se  trouva  point  un 
huissier  pour  instrumenter,  un  avocat  pour  donner 
ses  conclusions.  Rien  ne  démontre  mieux  la  terreur 
qu'inspiraient  ces  cours  souveraines  que  la  conte- 
nance de  Lavaysse  père.  Voltaire  jugeait  son  inter- 
vention indispensable  ;  mais  il  rencontre  chez  cet  avocat 
couard  plus  de  faiblesse,  de  résistance,  de  pusillanimité, 
que  chez  madame  Calas.  Pour  peu  qu'il  sortît  d'une 
réserve  excessive  et  qu'U  fit  cause  commune  avec  des 
imprudents  qui  semblaient  ne  pas  savoir  à  qui  ils 
s'attaquaient ,  il  perdait ,  en  effet,  sa  profession  et 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Ccuchot),  t.  LX,  p.  312.  Leltre  d& 
Voltaire  à  M.  Au'dibert;  aux  Délices,  le  9  Juillet  17G2. 

VI.  43 


2{S  HÉ&ITÀTIOMS  DE  LÂYÂYSSE  PÈRE. 

s'exposait  à  toutes  les  persécutions.  Ces  considérations^ 
ont  leur  force ,  et  il  les  fait  valoir.  Voltaire  lui  op* 
posera  Thonorabilité  de  sa  famille,  Thonneur  d'un 
fils  dont  le  sort  ne  saurait  se  séparer  de  celui  desr 
Calas.  Mais  ce  ne  seront  pas  ses  seuls  arguments,  et  il 
en  emploiera  d'autrement  directs. 

Un  avocat  savant  et  estimé  est  certainement  au-dessus  de 
ceux  qui  ont  acheté  pour  un  peu  d'argent  le  droit  d'être 
injustes;  un  tel  avocat  serait  un  excellent  conseiller;  mais 
oûL  est  le  conseiller  qui  serait  un  bon  avocat?  M.  Lavaisse 
peut  être  sûr  que,  s'il  perd  quelque  chose  à  son  déplace- 
ment, il  le  retrouvera  au  décuple.  On  répand  que  plusieurs 
princes  d'Allemagne,  plusieurs  personnes  de  France,  d'An- 
gleterre et  de  Hollande  vont  faire  un  fonds  très--considérable» 
Yoilà  de  ces  occasions  où  il  serait  bon  de  prendre  un  parti 
ferme.  M.  Lavaisse,  en  élevant  la  voix,  n'a  rien  à  craindre  ;. 
il  fera  rougir  le  parlement  de  Toulouse,  en  quittant  cette 
ville  pour  Paris;  et  s'il  veut  aller  ailleurs,  il  sera  partout 
respecté. 

Quoi  qu'il  arrive,  son  fils  se  rendrait  très-suspect  dans 
l'esprit  des  protecteurs  des  Calas,  et  ferait  très-grand  tort  à 
la  cause,  s'il  ne  faisait  pas  son  devoir,  tandis  que  tant  de 
personnes  indifférentes  font  au-delà  de  leur  devoir*. 

Mariette  s'était  voué  à  ce  procès,  et  son  zèle  ne  se 
démentit  point  ;  mais  il  fallait  un  avocat  qui  apportât 
l'autorité  de  son  nom  et  d'un  talent  consacré.  Voltaire 
adresse  sa  protégée  à  Élie  de  Beaumont  avec  une  let- 
tre pressante^  dans  laquelle  il  s'engageait  à  soutenir 
de  toutes  les  façons  cette  victime  des  passions  d'une 
magistrature  aliénée.  «  Je  me  chargerai  de  la  recon- 
naissance ;  Je  serai  heureux  de  l'exercer  envers  un 

.1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LX,  p.  300,  301  • 
Lettre  de  Voltaire  à  Lavaysse  père;  4  juillet  1762. 


TACT  INFINI  DE  VOLTAIRE-  21^ 

talent  aussi  beau  qu'est  le  vôtre.  Ce  procès,  d'ailleurs 
si  étrange  et  si  capital,  peut  vous  faire  un  honneur  in- 
fini, et  l'honneur  dans  votre  noble  profession  amène 
tôt  ou  tard  la  fortune  ^  »  Il  mettra  Jui-même,  dans  la 
poursuite  de  cette  affaire  si  épineuse,  hérissée  de  tant 
d'obstacles,  son  entraînement ,  son  impétuosité  ordi- 
naires, mais  tout  ce  feu,  cette  ardeur  n*excluent  ni  la 
r^exion,  ni  la  circonspection  ;  dans  ses  plus  fougueux 
élans ,  c'est  lui  qui  aura  encore  le  coup  d'œil  le  meilleur, 
le  plus  de  rectitude  et  de  justesse  dans  l'appréciation  de 
la  situation.  Il  saura  tout  aussi  bien  brider  des  impa- 
tiences trop  légitimes  mais  inopportunes,  qu'aiguil- 
lonner son  monde,  et  il  serait  malaisé  de  décider  ce 
qu'il  y  eut  le  plus  à  admirer  en  lui  de  son  courage,  de 
sa  générosité,  de  son  opiniâtreté  ou  de  son  bon  sens, 
de  son  sang-froid,  du  tact  merveilleux  qui  lui  faisait 
voir  mieux  et  plus  juste  que  les  gens  du  métier.  Ainsi 
il  imposera  la  patience  à  cette  pauvre  mère,  qui,  en 
réclamant  ses  fiUes  avant  le  temps,  s'exposait  à  les 
perdre  à  tout  jamais.  «  Il  faut  bien  que  tous  les 
moyens  s'entr'aident ,  écrit-il  à  Debrus ,  que  toutes 
les  voix  soient  à  l'unisson.  J'ai  toujours  pensé  qu'il 
ne  fallait  pas  sitôt  parler  des  filles.  Quiconque  a  donné 
une  lettre  de  cachet  veut  la  soutenir.  Ne  nous  brouil- 
lons avec  personne:  nous  avons  besoin  d'amis^.  » 
Mais  ce  qui  est  non  moins  à  éviter  que  l'emportement, 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot},.t.  LX,  p.  284,  Lellre 
de  Voltaire  à  Étie  de  Beaumont;  aiu  Délices,  ce  11  juin  1762. 

2.  Voltaire,  Lettres  médites  sur  ta  Tolérance  ÇPairïs,  1863),  p.  91. 
Lettre  de  Voltaire  à  Debrus,  sans  date.  Mêmes  conseils  de  tempori- 
sation et  de  patience  dans  une  autre  lettre  à  Debrus^  également  sans 
date,  comme  la  plupart  de  ces  lettres;  p.  136. 


220  ELISABETH  CANNING  ET  LES  CALAS. 

c'est  que  la  placidité  se  change  en  mollesse  ou  en 
apathie  ;  et,  en  un  moment  où  madame  Calas  avait 
l'air  de  faiblir,  on  le  verra  s'écrier  :  «  Il  me  semble  que 
si  on  avait  roué  mon  père,  je  crierais  un  peu  plus 
fort',  » 

Mais  Voltaire ,  qui  était  résolu  à  tout  tenter  pour 
vaincre,  n'avait  garde  de  ne  point  se  servir  de  l'arme 
la  plus  affilée,  la  mieux  trempée  dont  il  pût  disposer • 
Après  s'être  adressé  aux  amis,  aux  protecteurs,  aux 
puissances,  il  s'adressera  au  grand  et  suprême  juge 
de  tous  les  procès  et  de  toutes  les  causes,  à  l'opinion  ; 
et  il  publiera  V Histoire  d'Elisabeth  Canning  et  des 
Calas ^  qui  est  l'exposé  rapide,  dramatique  de  c€tte 
sombre  et  terrible  aventure.  Ce  récit  de  quelques  pa- 
ges (vingt  et  une  pages  dans  l'édition  originale)  est 
un  chef-d'œuvre  de  raison ,  de  logique ,  de  style. 
L'anecdote  d'Elisabeth  Canning,  dont  il  fait  précéder 
l'histoire  des  Calas,  quelque  inattendue  qu'elle  soit, 
prépare  d'une  façon  merveilleuse  le  lecteur  aux  in- 
croyables faits  qu'il  vaUre.  Le  passage  où  il  démontre 
que,  devant  l'impossibilité  et  l'absurde,  l'attestation  du 
monde  entier  ne  saurait  avoir  nulle  valeur,  est  bien 
frappée  à  son  cachet,  et  suffisait  à  déceler  le  véritable 
auteur  de  ce  plaidoyer  aussi  habile  qu'émouvant. 

C'est  en  vain,  dit  M.  Ramsay,  que  la  loi  veut  que  deux 
témoins  fassent  pendre  un  accusé.  Si  M.  le  chancelier  et 
M.  l'archeyéque  de  Cantorbery  déposaient  qu'ils  m*ont  vu 
assassiner  mon  père  et  ma  mère,  et  les  manger  tout  entiers 
à  mon  déjeuner  en  un  demi-quart  d*heure,  il  faudrait  met- 

1.  Voltaire,  Lettres  inédites  sur  la  Tolérance  (Paris,  1S63],  p.  120. 
Lettre  de  Voltaire  à  Debrus,  sans  date. 


PUBLICATION  DES  MÉMOIRES.  221 

tre  à  Bedlam  M.  le  chancelier  et  M.  l'archevôque  plutôt  que 
de  me  brûler  sur  leur  beau  témoignage.  Mettez  d'un  côté 
une  chose  absurde  et  impossible,  et  de  l'autre  mille  témoins 
et  mille  raisonneurs,  Tim possibilité  doit  démentir  les  té- 
moignages et  les  raisonnements*. 

Mais,  avant  cet  éloquent  et  émotionnant  énoncé  des 
faits,  Voltaire  avait  prêté  sa  plume  aux  deux  frères,  à 
Donatpour  sa  Lettre  à  la  veuve  dame  Calas  y  sa  mère  ^ 
et  son  Mémoire  pour  son  père^  sa  mère  et  son  frère 
(22  juillet);  et  à  Pierre  Calas  pour  sa  Déclaration^. 
Tout  cela  préparait  le  public  et  commençait  une 
justification  que  devaient  poursuivre  et  achever  le 
Mémoire  de  Mariette,  celui  d'Élie  de  Beaumont  sanc- 
tionné par  la  signature  de  quinze  de  ses  confrères, 
enfin  un  dernier,  de  Loyseau  de  Mauléon,  qui,  tous, 
sans  être  des  chefs-d'œuvre  de  style  et  d'éloquence,  ne 
remuèrent  pas  moins  puissamment  les  consciences  '. 
Le  procès  avait  pris  les  proportions  d'un  événement 
public;  et  c'en  était  un  véritable,  et  qui,  en  mettant  à 
nu  les  vices  monstrueux  de  notre  ancienne  législation 
criminelle,  démontrait  l'urgence  de  réformes  radicales. 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  XL,  p.  551.  Histoire 
d'Elisabeth  Canning  et  des  Calas;  août  1762. 

2.  Pièces  orighialcs  concernant  la  mort  des  sieurs  Calas  et  le  jugC' 
ment  rendu  à  Toulouse ^  p.  7  à  30. 

3.  Mariette,  Mémoire  pour  dame  Anne  Rose  Cabibel  veuve  du  sieur 
Calast  Louis  et  Louis  Donat  leurs  fils  ;  et  Anne  Rose  et  Anne  Calas 
leurs  filles,  demandeurs  en  cassation  d'un  arrêt  du  parlement  de 
Toulouse  ;  —  Élie  de  Beaumont^  Mémùire  ù  consulter  et  consultation 
pour  la  dame  Rose  Cabibel,  veuve  Calas  et  ses  enfants; — Loyseau  de 
Mauléon,  Mémoire  pour  Donat ^  Pierre  et  Louis  Calasj  auxquelles  pièces 
il  faut  joindre  deux  autres  écrits  :  Réflexions  sur  dame  Rose  Cabi" 
bel  y  etCy  et  Observations  sur  la  dame  veuve  Calas^  l'un  et  l'autre  de 
Tavocat  Mariette. 


222  MOT  D'UN  CONSEILLBB  AU  PARLEMENT. 

Grâce  à  ractiyité  dévorante  du  a  Vieux  de  la  Montagne,  » 
tous  ces  efiorts  n'avaient  pas  été  stériles,  l'opinion 
était  saisie,  elle  était  favorable.  On  ne  se  répétait  pas 
sans  horreur  les  détails  du  supplice  d'un  malheureux 
de  l'innocence  duquel  personne  ne  doutait  plus  ;  et 
c'était  à  qui  déclamerait  et  tonnerait  contre  l'aveu- 
glement, le  fanatisme  des  juges. 

Mais  c'eût  été  concevoir  de  bien  étranges  illusions, 
que  se  flatter  de  réduire  aisément  une  cour  souve- 
raine, dont  les  jugements  étaient  sans  appel,  avec  la- 
quelle la  royauté  même  avait  à  compter.  «  Croiriez- 
vous,  mandait  D'Aiembert  au  poète,  qu'un  conseiller  au 
parlement  disait,  il  y  a  quelques  jours,  à  un  des  avo- 
cats de  la  veuve  Calas,  que  sa  requête  ne  serait  point 
adûiise,  parce  qu'il  y  avait  en  France  plus  de  magistrats 
que  de  Calas?  Voilà  où  en  sont  ces  pères  de  la  patrie*.» 
Cela  est  caractéristique  et  donne  la  mesure  de  la  puis- 
sance de  cette  magistrature  moins  préoccupée  de  ses 
devoirs  que  de  ses  propres  intérêts.  Il  fallait  s'attei«lre 
à  un  combat  à  outrance,  et  Voltaire  y  comptait  bien. 
Mais  déjà,  quoi  qu'en  dise  le  conseiller,  il  y  avait  plus 
de  Calas  que  de  magistrats,  car  toute  la  France  et 
toute  l'Europe  étaient  Calas. 

Les  burlesques  démêlés  de  Voltaire  avec  )e  prési- 
dent de  Brosses,  pour  quatorze  moules  de  bois;  par 
contre,  sa  généreuse  intervention  dans  cette  aventure 
des  Calas  qui  lui  prendra  le  meilleur  de  son  temj», 
n'empêchent  point,  dans  cet  homme-légion,  les  autres 

1.  VolUlre,  Œuvres  compièleê  (Beuchot),  t.  LX,  p.  £04.  Lettre 
de  D'Aiembert  à  Voltaire;  Paris,  12  janvier  1763. 


OCCUPATIONS  MULTIPLES.  223 

hommes  d'accomplir  chacun  leur  tâche  quotidienne, 
a  Quand  on  est  jeune,  disait-il  un  jour  à  madame  du 
Bocage,  il  faut  aimer  comme  un  fou;  quand  on  est 
Tieux,  travailler  comme  un  diable*,  »  U  plante,  re- 
tourne son  parterre  avec  son  jardinier  Lambert,  qu'il 
appelle  «  son  corsaire*.  f>  Il  plaide,  il  fait  des  vers, 
•écrit  à  mille  gens;  à  la  tragédie  ébauchée  succède  la 
comédie  qu'on  achève  et  qui  est  bientôt  suivie  d'une 
autre  tragédie,  et  puis  d'une  autre.  Il  a  été  question 
•d'un  Doti  Pèdre^  suspendu  bientôt  pour  un  sujet  conçu 
en  six  jours  mais  qui  coûtera  à  son  auteur  des  'mois 
de  remaniements  et  de  retouches  exigés  par  ses  habi- 
tuels confidents  ;  car  le  poète,  toujours  docile,  trou- 
vera plus  aisé  d'en  passer  par  les  corrections  qu'on  lui 
impose  que  de  se  révolter  contre  ces  utiles  sévérités'. 
(c  Malheur  à  qui  ne  consulte  pas  î  s'écrie-t-il.  »  Plus  on 
corrige,  en  effet,  plus  on  senties  défauts  et  les  imper* 
fections.  L'enthousiasme  de  la  première  heure  s'est 
-évanoui;  mais  une  grande  prédilection  a  survécu  pour 
l'œuvre  nouvelle,  et  Ton  compte  sur  un  succès  égal  à 
celui  de  Zaïrt  et  de  Mérope^  si  le  spectacle  et  Tinter- 


1.  Opère  del  conte  ÂlgaroUi  (Venezia,  1794),  t.  XVII,  p.  73. 
Lettre  de  madame  du  Bocage  à  Algarotli;  Paris,  ce  l^i*  mai  1761. 

2.  Il  était  de  Besançon  où  il  se  retira,  après  avoir  séjourné  huit 
ans  à  Femey,  CwrespoadoÊtoe  iaédiUée  VMttàre  avec  Hennin  (Paris^ 
Merlin,  1825}^  p.  132. 

d.  «  Ce*t  V<mvrage  de  six  jours,  écrivait-il  à  ua  philosophe  illustre, 
dont  il  voulaitsavoirTopinion  sur  cette  pièce.  L'auteurn^  aurait  pas  dû 
se  reposer  U  septième^  lui  répondit  son  ami.  Aussi  iest-il  repenti  de 
son  ouvrage^  répliqua  M.  de  Voltaire  ;  et  quelque  temps  après  il 
renvoya  la  pièce  avec  beaucoup  de  corrections.  »  Voltaire 
complètes  (Beuchot),  t.  Vil,  p.  387.  Olympie,  Avertissemf 
ienrs  de  Kehl, 


224  OLYMPIE  À  FERNËY. 

prétation  sont  tels  qu'on  les  a  rêvés  et  compris.  Ces 
présomptions  optimistes  ne  sont  pas  d'ailleurs  si  té- 
méraires qu'on  se  l'imaginerait,  elles  ont  la  sanction 
d'épreuves  d'autant  plus  rassurantes  qu'elles  se  sont 
faites  sur  le  microscopique  théâtre  de  Femey.  La  salle 
venait  d'être  achevée;  elle  était  sur  le  modèle  de  celle 
de  Lyon  :  c'était  le  même  peintre  qui  avait  fait  les  déco- 
rations, très-belles,  d'un  effet  magique.  Mais,  bien  que 
les  acteurs  parussent  éloignés  de  «  cinq  cents  toises,  » 
que  la  perspective  fut  des  mieux  entendue ,  l'espace 
réel  devait  être  plus  qu'insuffisant,  quoi  qu'on  en  dise  ; 
et  cette  insuffisance  de  moyens  et  de  spectacle,  que 
l'intérêt  réussissait  à  faire  oublier,  autorisait  à  bien 
augurer  d'une  représentation  où  se  rencontrerait, 
dans. des  proportions  grandioses,  tout  ce  qu'on  ne 
pouvait  exiger  d'un  théâtre  et  d'acteurs  bourgeois , 
ce  théâtre  fût-il  celui  de  Voltaire,  et  madame  Dem's 
comptât-elle  parmi  ces  artistes  bourgeois.  Quoi  qu'il 
en  soit,  Olympie  produisit  la  plus  vive  impression, 
le  bûcher  fit  merveille,  et  personne,  comédiens  et  au- 
ditoire, ne  douta  d'un  succès  assis  sur  des  bases  aussi 
légitimes  et  aussi  bien  établies.  Comme  toujours, 
Voltaire  sortit  transporté  de  cet  essai  qui  était  un 
triomphe. 

Les  larmes  ont  coulé  pendant  toute  la  pièce,  écrivait-il  au 
duc  de  Viilars.  Les  larmes  viennent  du  cœur.  Trois  cents 
personnes,  de  tout  rang  et  de  tout  âge,  ne  s'attendrissent 
pas,  à  moins  que  la  nature  ne  s'en  mêle;  mais  pour  produire 
cet  effet,  il  fallait  des  acteurs  et  de  l'action  :  tout  a  été  ta- 
bleau, tout  a  été  animé.  Madame  Denis  a  joué  Statira  comme 
mademoiselle  Dumesnil  joue  Mérope.  Madame  d'Herman- 
ches,  qui  fesait  Olympie,  a  la  voix  de  mademoiselle  Gaussin, 


ARRIVÉE  DE  LEKAIN.  225 

avec  des  inflexions  et  de  l'âme;  mais  ce  qui  m'a  le  plus 
surpris^  c'est  notre  ami  Gabriel  Cramer.  Je  n'exagère  point; 
je  n'ai  jamais  vu  d'acleur,  à  commencer  par  Baron,  qui  eût 
pu  jouer  Cassandre  comme  lui;  il  a  attendri  et  effrayé  pen- 
dant toute  la  pièce.  Je  ne  lui  connaissais  pas  ce  talent  supé- 
rieur. M.  Rilliet  a  joué  le  grand-prêtre,  comme  j'aurais 
voulu  que  Sarrazin  Teût  représenté.  Antigone  a  été  rendu 
par  M.  d'Hermanches  avec  la  plus  grande  noblesse.  Je  ne 
reviens  point  de  mon  élonnement^. 

C'est  sous  le  coup  de  cet  enchantement  qu'il  envoie 
la  «  relation  de  sa  petite  drôlerie  »  au  duc  de  Villars 
etàBernis,  qu'il  en  parle  à  D'Alembert,  quatre  jours 
après. 

On  joua  Cassandre,  mande-t-il  à  ce  dernier,  ces  jours  pas- 
sés sur  mon  théâtre  de  Ferney,  non  le  Cassandre  que  vous 
avez  vu  croquer,  mais  celui  dont  j'ai  fait  un  tableau  suivant 
votre  goût.  Les  ministres  n'ont  osé  y  aller,  mais  ils  y  ont 
envoyé  leurs  filles.  J'ai  vu  pleurer  Genevois  et  Genevoises 
pendant  cinq  actes,  et  je  n'ai  jamais  vu  une  pièce  si  bien 
jouée,  et  puis  un  souper  pour  deux  cents  spectateurs,  et 
puis  le  bal  :  c'est  ainsi  que  je  me  suis  vengé  *. 

11  allait,  du  reste,  y  avoir  un  redoublement  de  re- 
présentations et  de  solennités  dramatiques  ;  et,  durant 
quelques  jours,  il  ne  serait  question  d'autre  chose  au 
château  de  Ferney.  Lekain,  que  nous  avons  déjà  vu 
aux  Délices,  en  1755,  venait  oublier,  auprès  de  son 
maître  et  de  son  bienfaiteur,  ses  triomphes  parisiens 
et  aussi  ses  mécomptes,  car  les  couronnes  que  l'on 
tresse  à  ces  demi-dieux  du  théâtre  ne  sont  pas  exemptes 

1.  Voltaire,  OEuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LX,  p.  215,  216. 
Lettre  de  Voltaire  au  duc  de  Viliarà;  25  mars  1762. 

2.  Ibid,,  t.  LX,  p.  212,  222. Lettre  de  Voltaire  à  D'Alembert; 
à  Ferney,  29  mars  1762. 


226  TANCRÈDfi  ET  CÂLÂS. 

d'épines.  Quoique  d'une  sauté  assez  frêle,  il  avait  pris 
du  corps  ;  et  le  solitaire  du  Mont-Jura,  qui  ne  l'avait 
pas  vu  depuis  sept  ans,  lui  trouva  l'air  d'un  «  gros 
chanoine  ^  d  L'on  devine  bien  que,  durant  son  trop 
rapide  séjour,  les  heures  qui  ne  se  passeront  point  à 
jouer  seront  employées  à  répéter.  Lekain  se  prêtait 
à  tout  avec  une  complaisance,  une  bonne  grâce  in- 
finies. «Nous  avons  déjà  joué  Tancrède;  Lekain  m'a 
paru  admirable;  je  lui  ai  même  trouvé  une  belle 
figure.  J'étais  le  bonhomme  Argire;  je  ne  m'en  suis 
pas  mal  tiré  ;  mais  ni  lui  ni  moi  ne  jouons,  dans 
Olympie  ;  nous  serons  tous  deux  spectateurs  béné- 
voles. Je  devais  naturellement  jouer  le  grand  prêtre  ; 
ce  sont  mes  triomphes,  vu  le  goût  que  j'ai  pour  l'É- 
glise; mais  je  suis  honoré  du  même  catarrhe  quia 
osé  souffler  sur  mes  anges.  »  Le  patriarche  n'a  garde 
d'omettre  un  petit  incident  qui  ne  laisse  pas  d'être 
caractéristique.  Dans  Tancrède^  à  ce  vers  de  la  scène 
sixième  du  quatrième  acte  : 

0  juges  malheureux,  qui  dans  vos  faibles  maias... 

la  salle  trembla  sous  les  battements  de  mains  accom- 
pagnés de  cris  et  même  de  hurlements.  «  Mais  voilà, 
ajoute  Voltaire,  toute  la  réparation  qu'on  a  faite  à  la 
mémoire  dii  plus  malheureux  des  pères.  »  Il  dictait 
ces  lignes  le  18  avril  :  la  veille,  on  représentait  Al-- 
zire.  (k  Mes  anges  sauront  qu'hier  Lekain  nous  joua 
Zamore;  il  était  encore  plus  beau  que  je  n'avais 
cru.  Il  joua  le  second  acte,  de  manière  à  me  faire 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  l,  LX,  p,  229.  Lettre 
de  Voltaire  à  d'Argental;  18  avril  17C2. 


lïILORD  CRAFF.  227 

rou^r  d'avoir  loué  autrefois  Baron  etDufresne.  Je  ne 
45royais  pas  qu'on  pût  pousser  aussi  loin  l'art  tragique. 
Il  est  vrai  qu'il  ne  fut  pas  si  brillsuit  dans  les  autres 
actes...;  il  fut  bien  mal  secondé;  ma  nièce  ne  jouait 
point.  Cramer,  qui  avait  joué  Cassandre  supérieure- 
goient,  joua  Alvarè^  précisément  comme  le  bon  Cas- 
sandre.  Mais  enfin,  nous  voulions  voir  Lekain,  et  nous 
Tavons  vu.  ^  Il  y  a  là  un  «  ma  nièce  ne  jouait  point» 
qui  vaut  son  pesant  d'or.  Mais  il  faut  prendre  son 
parti  sur  ces  étranges  illusions,  malgré  le  léger  aga- 
cement qu'elles  causent,  comme  sur  beaucoup  d'autres 
faiblesses  moins  inofFensives. 

Le  poète  tenait  surtout  k  avoir  l'avis  de  Lekain 
sur  Olympie;  maïs  l'oncle  d'un  des  acteurs  de  la 
petite  troupe  s'avise  de  passer  de  vie  à  trépas,  et 
vient  tout  entraver  par  cette  mort  inopportune.  Vol- 
taire, bien  que  le  cœur  lui  en  saigne,  décide  que,  va 
le  cas,  on  se  bornera  à  répéter  devant  Lekain.  Mais, 
au  moment  où  l'on  n'y  comptait  plus,  les  difficultés 
se  trouvent  levées  ;  l'on  va  pouvoir  représenter  Olym- 
pie^ et,  après  Olympie^  le  Français  à  Londres.  Il 
y  a,  dans  la  comédie  de  Boissy,  un  personnage 
portant  le  nom  de  milord  Craff,  ce  qui  n'a  rien 
d'étrange  en  soi.  Mais,  à  cette  même  date,  un  véri- 
table milord  Craff  se  trouvait  à  Femey,  où  il  était  venu 
saluer  l'illustre  auteur  de  la  Henriade^  et  ce  fut  lui 
qui  joua  le  rôle  de  son  homonyme  de  la  comédie, 
€ette  coïncidence  était  au  moins  piquante,  et  divertit 
fort  toute  la  colonie.  «  J'en  ris  encore,  quoique  je 
sois  bien  malade  »,  dit  Voltaire,  qu'elle  amusa  plus 
que  personne.  La  représentation  d'0/ynî;)fcàia(pielle 


228  LE  MOMENT  DU  BUCHER. 

assista  Lekain  ne  laissa  rien  à  désirer  au  point  de  vue 
des  décors  et  du  spectacle  ;  et  Voltaire  ne  fit  que  trop 
bien  les  choses,  à  en  juger  par  une  phrase  de  sa  lettre 
du  27  avril,  relative  au  séjour  projeté  de  la  duchesse 
d'Enville  aux  Délices  :  «c  On  y  trouvera  de  la  batterie 
de  cuisine  ;  mais  comme  la  moitié  de  notre  linge  a  été 
brûlée  dans  nos  fêtes  de  Feniey,  nous  ne  pouvons  en 
fournir.  »  Voltaire  en  aurait-il  donc  alimenté  son  bû- 
cher du  cinquième  acte  ?  a  Le  moment  du  bûcher  fut 
terrible,  mande-t-il  à  ICollini,  les  flammes  s'élevaient 
quatre  pieds  au-dessus  des  acteurs  ^  » 

Mademoiselle  Corneille  prenait  une  part  active  à  ces 
fêtes.  En  attendant  qu'elle  s'attaquât  au  répertoire  de 
l'auteur  du  Cirf,  elle  s'était  essayée  dans  les  rôles  co- 
miques et  s'en  était  tirée  sans  trop  d'insuccès,  a  II  y 
a  de  quoi  en  faire  une  Dangeville,  écrit  le  poëte  à  son 
vieil  ami  Cideville.  Elle  joue  des  endroits  à  faire  mou- 
rir de  rire,  et,  malgré  cela,  elle  ne  déparera  pas  la 
tragédie.  Sa  voix  est  faible,  harmonieuse  et  tendre; 
il  est  juste  qu'il  y  ait  une  actrice  dans  la  maison  de 
Corneille^.  »  Tout  cela  était  au  mieux,  mais  on  cou- 
rait sur  ses  vingt  ans^  et  on  allait  être  bonne  à  ma- 
rier. Néanmoins,  à  Ferney,  personne,  à  commencer  par 
mademoiselle  Corneille-Chiffon,  comme  l'appelait  Vol- 
taire, ne  songeait  à  un  établissement,  quand  se  pré- 
senta un  prétendant  au  cœur  et  à  la  main  de  la  demoi- 
selle, appuyé  et  patronné  par  les  divins  anges.  Voltaire 

1.  Voltaire,   Œuvres  complètes  (Beuehot),   t.  LX,  p.  242.  Lettre 
de  Voltaire  à  Collini;  à  Ferney,  23  avril  1762. 

2.  Ibîd.,  t.  LX,  p.  9G,  97.  Lettre  de  Voltaire  ù  adeville;  aux 
Délices,  20  septembre  17GI. 


M.  DE  VAUGRENANT.  229 

le  nomme  M.  de  Vaugrenant,  dans  une  de  ses  lettres, 
et  M.  de  Cormont  dans  d'autres  ;  probablement,  ces 
noms  lui  appartenaient  également.  En  homme  positif, 
le  seigneur  de  Ferney  s'inquiète  un  peu  de  ce  qu'ap- 
portera le  futur;  et  ce  qu'il  découvre  refroidit  sensi- 
blement son  enthousiasme.  «  Mon  demi-philosophe, 
que  vous  m'avez  dépêché,  écrit-il  à  d'Argental,  n'est 
pas  demi-pauvre,  il  l'est  complètement.  Son  père  n'est 
pas  demi-dur,  -c'est  une  barre  de  fer.  11  veut  bien  don- 
ner à  son  fils  mille  livres  de  pension;  mais,  en  récom- 
pense, il  demande  que  je  fasse  de  très-grands  avan- 
tages... »  Voltaire  donnera  vingt  mille  francs,  alors 
prêtés  à  M.  de  La  Marche,  quatorze  cents  livres  de 
rentes  viagères  déjà  assurées,  environ  quarante  mille 
livres  de  souscriptions  ;  le  marié  et  la  mariée  c(  nourris, 
chauffés,  désaltérés,  portés  ^  »  n'était-ce  pas  fort  hon- 
nête, et  ce  père  était-il  bien  fondé  à  exiger  davantage? 
c(  Le  demi-philosophe,  »  de  son  côté,  ne  semble 
pas  moins  calculateur,  et  montre  le  bout  de  l'oreille  à 
madame  Denis,  que  cette  arithmétique  n'impressionna 
pas  favorablement.  Voltaire,  toutefois,  avait  pris  l'af- 
faire à  cœur.  11  rêvera  de  faire  du  Vaugrenant  un  né- 
gociateur auprès  de  la  république  de  Genève,  se  figu- 
rant, par  avance,  que  les  Genevois  seront  enchantés 
d'un  pareil  arrangement  :  M.  le  duc  de  Praslin  devait 
bien  cela  au  sang  du  grand  Corneille  et  à  son  amitié 
pour  son  commentateur  indigne.  Mais  voilà  que  le 
père,  qui  servait  une  pension  de  mille  livres  à  son  fils, 
la  suspend,  sous  le  prétexte  qu'il  lui  a  payé  sa  compa- 

1.  Parodie  d'un  vers  du  Joueur  de  Regnard,  acte  III,  scono  m. 


S30  UN  ?RÉT£KDANT  ÉVINCÉ. 

gnie,  laquelle  compare  va  être  réformée.  Il  ne  restait 
plus  à  ce  dernier  que  trois  chevaux  «  que  nous  nour- 
rissons »  et  ses  dettes  ;  car  M.  de  Vaugrenant  ou  de  Cor- 
mont  s'était  installé  chez  Voltaire,  comme  si  tout  était 
conclu  et  parachevé.  Il  croyait  faire  beaucoup  d'hon- 
neur à  mademoiselle  Corneille  en  l'épousant;  lepoëte, 
qui  savait  calculer,  lui  aussi,  et  qui  n'entrevoyait  d'ar- 
rangement possible  que  si  M.  de  Praslin  se  fût  prêté  à  ce 
qu'on  sollicitait  de  lui,  jugea  qu'il  fallait  prendre  un 
parti  et  brusquer  le  dénoùment.  Mais  M.  de  Cormont 
se  trouvant  bien  à  Femey,  sans  avoir  le  moindre  goût 
pour  la  jeune  fille,  voulait  absolument  demeurer,  et 
ce  ne  fut  pas  sans  peine  qu'on  le  décida  à  déloger*. 
Mademoiselle  Corneille  avait  assisté  à  ces  négociations 
avec  une  grande  froideur,  et  le  vit  partir  sans  regret. 
L'auteur  de  Zaïre  appréhenda,  un  instant,  que  ce  ma- 
riage cassé  ne  fît  quelque  tort  à  la  pauvre  enfant  ; 
mais  les  circonstances  prirent  soin  de  dissiper  ses  in- 
quiétudes, et  de  la  façon  la  plus  heureuse  et  la  plus 
inattendue. 

Voilà  bien  autre  chose.  Je  marie  mademoiselle  Corneille, 
non  pas  à  un  demi-philosophe  dégoûté  du  service,  mal  avec 
ses  parents,  avec  lui-même,  et  chargé  de  dettes,  mais  à  un 
jeune  cornette  de  dragons»  gentilhomme  très-aimable,  de 
mœurs  charmantes,  d'une  très-jolie  figure,  amoureux,  aimé, 
assez  riche.  Nous  sommes  d'accord,  et  en  un  moment,  et 
sans  discussion,  comme  on  arrange  une  partie  de  souper. 
Je  garderai  chez  moi  futur  et  future;  je  serai  patriarche,  si 
vous  nous  approuvez  •. 

1.  Voltaire,  OEuvreê  eomp!ète$  (Beuehot),  t.  LX«  p.  498.  Lettre 
de  Voltaire  à  d'Argentol;  10  janvier  1763, 

2.  Ibid,,  l.  LX,  p.  519.  Lettre  de  Voltaire  au  môme;  23  jan- 
vier 1763. 


M.  DUPUITS  DE  LA  CHAUX.  231 

* 

Cet  aimable  prétendant  était  un  garçon  de  vingt- 
trois  ans  et  demi,  M.  Dupuits  de  La  Chaux,  cornette 
dans  la  colonnelle  générale,  possédant  environ  huit 
mille  livres  de  rentes  en  fonds  de  terre,  «  à  la  porte  de 
notre  château,  d  II  paraît  que  si  les  négociations  allèrent 
un  Irain  de  galop,  on  se  plut  aussi  soudainement. 

Ils  s'aiment  passionnément;  cela  me  ragaillardit,  et  n'em- 
pêche pourtant  pas  que  je  n'aie  une  grosse  fluxion  sur  les 
yeux,..  Avouez,  mon  ancien  ami,  que  la  destinée  de  ce  chif- 
fon d'enfant  est  singulière.  Je  voudrais  que  le  bonhomme 
Pierre  revînt  au  monde  pour  être  témoin  de  tout  cela,  et 
qu'il  vît  le  bonhomme  Voltaire  menant  à  l'église  la  seule 
personne  qui  restede son  nom *. 

Cela  n'est-il  pas  charmant,  et  d'un  bonhomme,  en 
effet?  La  joie  du  vieillard  est  aussi  vive  que  sincère, 
ses  entrailles  se  sont  émues  à  la  perspective  prochaine 
d'un  bonheur  qui  serait  son  ouvrage.  Ce  n'est  pas  un 
célibataire  sec,  égoïste,  ne  songeant  qu'à  soi  :  le 
spectacle  de  la  féUcité  des  autres  ne  le  laisse  pas  insen- 
sible ;  s'il  souffre,  s'il  est  vieux,  il  sourit  à  la  jeunesse 
et  se  'déride  à  ses  ébats.  Tout  avare  qu'on  le  fait  et 
qu'il  est  peut-être  à  certaines  heures,  il  sait  être  géné- 
reux et  répandre  l'argent  sans  y  trop  regarder  ;  il  sait, 
en  tout  cas,  faire  de  son  château  de  Ferney  un  cara- 
vansérail des  plus  hospitaliers  où  le  voyageur  ne  de- 
mande pas  mieux  de  s'attarder,  qui  sera  le  refuge  et 
Tasile  d'un  petit  groupe  de  déshérités  dont  il  deviendra 
la  providence,  et  desquels  il  ne  réclamera  qu'un  peu 
d'indulgence  à  l'égard  d'inégaUtés  bien  excusables 

1.  Voltaire,  Œuvres  compîhtes  (Beuchot),  t.  LX,  p.  533.  Lettre 
de  Voltaire  à  Gideville;  à  Ferney,  le  26  janvier  17G3. 


232  UNE  MESURE  INDISPENSABLE. 

chez  ce  valétudinaire  à  titre  d'office.  Il  fallait  bien  que 
le  père  se  ressentît  du  bonheur  de  sa  fille,  et  Voltaire 
hii  fera  passer  vingt-cinq  louis  de  joyeux  avènement. 
Le  bonhomme  n'était  pas  trop  à  produire,  il  avait  ho- 
noré Ferney  de  sa  visite,  à  la  fin  d'avril"i762,  et  il 
n'avait  pas  été  besoin  à  son  hôte,  pour  le  juger, 
d'un  long  examen.  «  Celui-ci  ne  sera  jamais  com- 
menté, écrivait  Voltaire  à  d'Argental  (27  avril),  ou  je 
suis  le  plus  trompé  du  monde.  »  Enfin,  son  avis 
était  d'empêcher,  à  tout  prix,  François  Corneille  de 
venir  à  la  noce,  où  il  serait  médiocrement  goûté.  Si  le 
parti  était  cruel,  on  ne  peut  guère  .disconvenir  qu'il 
ne  fût  indispensable;  et  l'auteur  de  Mérope  avait  dû, 
bien  qu'il  en  gémit,  s'incliner  devant  des  considéra- 
tions implacables. 

Si  c'était  l'oncle  Pierre,  ou  môme  Toncle  Thomas,  je  le 
prierais  en  grande  cérémonie;  mais  pour  François,  il  n'y  a 
pas  moyen.  Il  est  singulier  qu'un  père  soit  un  trouble-fète 
dans  une  noce;  mais  la  chose  est  ainsi,  comme  vous  savez. 
On  prétend  que  la  première  chose  que  fera  le  père,  dès  qu'il 
aura  reçu  quelque  argent,  ce  sera  de  venir  vite  à  Ferney  : 
Dieu  nous  en  préserve!  Nous  nous  jetons  aux  ailes  de  nos 
anges,  pour  qu'ils  l'empêchent  d'être  de  la  noce.  Sa  per- 
sonne, ses  propos,  son  emploi,  ne  réussiraient  pas  auprès 
de  la  famille  dans  laquelle  entre  mademoiselle  Corneille. 
M.  le  duc  de  Yillars,  et  les  autres  Français  qui  seront  de  la 
cérémonie,  feraient  quelque  mauvaise  plaisanterie.  Si  je  ne 
consultais  que  moi,  je  n'aurais  assurément  aucune  répu- 
gnance; mais  tout  le  monde  n'est  pas  aussi  philosophe  que 
votre  serviteur,  et,  patriarcalement  parlant,  je  serais  fort 
aise  de  rendre  le  père  et  la  mère  témoins  du  bonheur  de  la 
famille». 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LX,  p.  520.  Lettre  de 
Vollairoà  d'Argental;  30  Janvier  17 63. 


CLÂUDE-ÉTIËMNË  CORNEILLE.  233 

Le  mariage  se  faisait  le  12  février  1^63,  au  grand 
contentement  non-seulement  des  deux  époux,  qui 
s'adoraient,  mais  des  neveux  et  nièces  de  Voltaire, 
qui  y  applaudirent.  «Je  me  fais  deux  enfants  que  la  na- 
ture ne  m'avait  point  donnés  ;  ma  famiUe,  loin  d'en 
murmurer,  en  est  charmée  :  tout  cela  tient  un  peu  du  ro  - 
man^»  Moins  d'un  mois  après,  apparaissait  à  Ferney 
un  arrière-petit-fils  de  Pierre,  «  par  conséquent  très-bon 
gentilhomme,  »  Claude-Etienne  Corneille^,  lui  aussi 
terriblement  déchu.  Il  avait  été  soldat,  déserteur,  ma- 
nœuvre, et  il  arrivait  de  Genève  dans  l'espérance  qu'on 
lui  ferait  fête,  a  On  nous  menace  d'une  douzaine 
d'autres  petits  Comillons,  cousins-germains  de  Per^ 
tharite^  qui  viendront  l'un  après  l'autrç  demander  la 
becquée;  mais  Marie  Corneille  est  comme  Marie,  sœur 
de  Marthe  ;  elle  a  pris  la  meilleure  part.  »  Notez  que 
Claude-Etienne  avait  une  sœur,  dont  on  annonçait  la 
visite^.  Voltaire  espérait  bien  se  débarrasser  au  meil- 
leur compte  de  cette  descendance  encombrante,  non 
sans  être  frappé,  toutefois,  de  l'étrange  hasard  quigou- 

1.  Voltaire^  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LX,  p.  3G2.  Letlre 
de  Voltaire  à  M.  de  Chauvelin  ;  à  Ferney,  13  février  17  63. 

2.  a  Fils  de  Pierre-Alexis  Corneille,  lequel  était  fils  de  Pierre 
Corneille,  gentilhomme  ordinaire  du  roi,  lequel  Pierre  était  fils  de 
Pierre,  auteur  de  Cinna  et  de  Periharite,  »  Voltaire,  Œuvres  com- 
plètes (Beuchot),  t.  LX,  p.  593.  Lettre  de  Voltaire  à  d'Argental; 
aux  Délices,  9  mars  1763.  Né  le  15  avril  1728,  Claude  Etienne 
avait  alors  trente-cinq  ans,  il  était  déjà  père  d'un  fils,  Louis-Ambroise, 
né  le  9  décembre  1756.  Sa  fille  Jeanne-Marie,  venue  au  monde  neuf 
ans  plus  tard,  le  21  juillet  1765,  sera  élevée  au  couvent  où  M.  de 
Malesherbes  payera  sa  pension.  Baron  Stassart,  Œuvres  complètes 
(Paris,  Didot,  1855),  p.  352.  Généalogie  de  la  famille  Corneille. 

3.  Marie-Anne  Corneille,  née  vers  1719,  âgée  alors  par  consé- 
quent de  quarante-quatre  ans  environ. 


204  VOLTAIRE  MÂRUKT  SOlf  MONDE. 

vem6  et  régit  les  choses  de  ce  monde.  «J'en  reviens 
toujours  à  la  destinée.  L'amère-petit-fils  de  Pierre 
Corneille  demande  l'aumône;  Marie  Corneille,  qui  est  à 
peine  sa  parente,  a  fait  fortune  sans  le  savoir.  »  Mais 
ces  retours  philosophiques  ne  donnaient  ni  pain  ni 
dot  aux  vrais  Corneilles  qui  furent  loin,  en  définitive, 
d'être  traités  comme  les  derniers  venus  à  la  vigne, 
dont  parle  l'Évangile. 

Voltaire  mariant  son  monde  et  se  mirant  dans  son 
œuvi'e,  voilà  un  Voltaire  qu'on  se  figure  moins,  bien 
que  ce  ne  soit  point  le  premier  mariage  qu'il  ait  fait  et 
le  seul  qu'il  fera.  En  septembre  1760,  il  mariait,  à 
Ferney,  le  résident  de  France  à  Genève,  M.  de  Mont- 
péroux^  Après  avoir  constitué  le  ménage  Dupuits,  il 
établira  la  sœur  de  ce  fils  d'adoption  ;  et,  plus  tard, 
il  couronnera  ses  prouesses  de  ce  genre  en  faisant, 
de  belle  et  bonne ^  une  marquise  de  Villette.  Mais  ces 
doux  passe-temps  ne  prennent  pas  toute  sa  vie.  S'il 
a  des  moments  de  candeur  charmante  où  il  joue- 
rait avec  un  enfant,  il  en  est  d'autres,  envahis  par 
la  passion,  la  passion  aveugle,  où  l'on  se  montre 
aussi  emporté,  aussi  exclusif,  aussi  persécuteur  que 
l'ennemi  que  l'on  traque  au  nom  de  la  vérité  et 
de  la  tolérance.  V Infâme I  on  sait  ce  que  signifiait 
cet  étrange  cri  de  ralliement  qu'échangent  inces- 
samment les  initiés,  pour  ranimer  un  zèle  qui  ne 
sommeillait  guère,  pour  s'encourager  à  la  vigilance 
et  attiser  dans  les  e<Burs  un  feu  inextinguible.  A  l'é- 

1.  TolUire,  OEwrtê  complétât  (Beoehot),  t.  LIX,  p.  22,  29. 
Lettres  de  Voltaire  à  iiMiâ«rae  d'Épmni  «t  à  Hiiériot;  20  et  2Z  sep- 
tembre t7G0. 


L^NFAME.  235 

poque  où  nous  sommes,  la  haine  du  culte  catholique 
est  passée  à  l'état  aigu,  le  sang-froid  a  disparu,  il  ne 
faut  plus  parier  de  modération  :  c'est  une  guerre  à 
toute  outrance,  une  œuTre  de  destruction  dont  le  seul 
terme  sera  le  complet  effacement  de  l'adversaire. 
Longtemps  on  s'était  home  à  décocher  son  trait  en- 
venimé ;  désormais,  le  patriarche  de  Femey  n'écrira 
plus  de  lettre  sans  qu'il  ne  la  close  par  ces  signes 
fatidiques ,  ignorés  des  profanes  et  que  les  commis 
de  la  poste,  moins  avisés  que  curieux,  comme  ce  singe 
de  la  Fable,  prenaient  pour  un  nom  d'homme  * . 

Le  nourrisson  du  Temple,  l'élève  de  Chateauneuf  et 
de  €haulieu,  ne  pouvait  être  un  esprit  religieux,  et  ses 
maîtres  de  Louis-le-Grand  n'avaient  pas  eu  tort  de 
flairer  dans  cet  enfant  étrangement  éveillé  et  irres- 
pectueux un  frondeur,  un  sceptique,  et  quelque  chose 
de  pis  encore.  Nativement,  sincèrement,  Arouet  ap- 
partenait bien  à  cette  génération  qui  grandissait,  aussi 
peu  encline  à  la  soumission  que  la  précédente  avait 
été  croyante,  disciplinée,  chrétienne.  Le  clergé,  par 
ses  divisions  sur  des  questions  de  doctrine,  par  son 
despotisme,  par  les  mœurs  scandaleuses  de  trop  de 
ses  membres,  n'avait  pas  aidé  médiocrement  à  ce  re- 
lâchement de  la  foi  ;  et  le  mauvais  exemple  qu'il  don- 
nait avait  déconsidéré  le  culte  en  même  temps  que  ses 
ministres.  Mais  ce  relâchement  n'avait  pas  empêché 
l'intolérance  ;  jamais,  au  contraire,  l'on  n'avait  plus 
recherché,  inquiété,  persécuté  au  nom  de  la  religion  ; 
jamais  les  tribunaux  ecclésiastiques   n^avaient  fait 

1 .  «  €e  M.  Eerlinf  n^éerit  pas  mal  i» ,  disaient  ees  braves  gens. 
Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXIV,  p.  545. 


236   HORREUR  DE  FRÉDÉRIC  POUR  TOUS  LES  CULTES. 

preuve  de  plus  de  rigueurs.  Livres,  brochures,  jus- 
qu'à de  simples  préfaces  de  tragédies,  tout  était  sou- 
mis au  contrôle  le  plus  vétilleux,  et  bien  peu  d'œuvres 
trouvaient  grâce  devant  un  censeur  qui  savait  à  quoi 
l'exposait  im  simple  soupçon  d'indulgence.  De  telles 
sévérités,  trop  souvent  exercées  avec  un  zèle  mala- 
droit, durent  exaspérer  cette  nature  d'esprits  pour  les- 
quels la  contrainte  morale  est  la  moins  supportable, 
la  plus  dure  comme  la  plus  odieuse  des  violences. 
Tout  alors,  même  les  choses  qui  lui  étaient  le  plus 
étrangères,  se  faisait  sous  le  couvert  de  la  religion; 
ce  qui  explique  cette  haine  profonde  et  déchaînée 
contre  le  culte,  que  Ton  ne  distingua  plus  de  la  su- 
perstition et  du  fanatisme. 

Dès  1740,  Voltaire,  dans  une  lettre  au  président 
Hénault,  ne  dissimulait  point  ses  sentiments  à  re- 
gard de  ce  qu'il  appelle  déjà  «  la  basse  et  infâme  su- 
perstition*. »  Ses  relations  étroites  avec  le  moderne 
Julien  ne  font  que  fortifier  sa  haine.  Frédéric,  qui 
croyait  à  peu  de  choses,  et  qui  était  bien  plus  fdt 
pour  écrire  que  pour  réfuter  l'abominable  chef- 
d'œuvre  de  Machiavel,  avait  horreur  des  religions,  et 
poussait  cette  aversion  au  point  d'oublier  qu'il  est  plus 
facile  à  un  chef  d'État  de  s'accommoder  avec  elles  que 
de  s'en  passer,  te  mot  fameux:  Écrasez  f infâme  1 
qui  en  eut  l'idée,  qui  l'articula  le  premier?  La  pre- 
mière fois  que  nous  le  rencontrons,  c'est  dans  une  lettre 
aigre-douce  du  roi  à  son  ancien  chambellan,  à  la  date 
du  18  mai  1739.  c(  Vous  dicterez  encore,  des  Délices, 

t.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchol),  t.  LIV,  p.  237.  Lettre  de 
Voltaire  au  président;  31  octobre  1740. 


LE  POINT  DE  DÉPART.  237 

des  lois  au  Parnasse;  vous  caresserez  encore  Vm- 
fâme  d'une  main,  et  l'égratignerez  de  l'autre;  vous 
la  traiterez  comme  vous  en  usez  envers  moi,  et  en- 
vers tout  le  mondée»  A  quoi  Voltaire  répondait  : 
«  Votre  Majesté  me  reproche,  dans  ses  très-jolis  vers, 
de  caresser  quelquefois  Vin  fâme;  eh!  mon  Dieu,  non; 
je  ne  travaille  qu'à  l'extirper,  et  j'y  réussis  beaucoup 
parmi  les  honnêtes  gens.  J'aurai  l'honneur  de  vous 
envoyer  dans  peu  un  petit  morceau  qui  ne  sera  pas 
indifférent^.  »  Le  mot  faisait  donc  partie  du  vocabu- 
laire, dès  cette  époque;  mais  comme  on  peut  le  con- 
jecturer avec  quelque  fondement,  l'usage  n'en  devait 
pas  être  aussi  récent  et  datait  de  plus  loin.  A  la  fin  de 
17S7,  Voltaire  écrivait  à  D'Alembert  : 

Jô  fais  comme  Caton,  je  finis  toujours  ma  harangue  en 
disant  Deleatur  Carthago.,.  11  ne  faut  que  cinq  ou  six  philo- 
sophes qui  s'entendent  pour  renverser  le  colosse.  Il  ne  s'agit 
pas  d'empêcher  nos  laquais  d'aller  à  la  messe  ou  au  prêche  ; 
il  s'agit  d'arracher  les  pères  de  famille  à  la  tyrannie  des 
imposteurs,  et  d'inspirer  l'esprit  de  tolérance.  Cette  grande 
mission  a  déjà  d'heureux  succès.  La  vigne  de  la  vérité  est 
bien  cultivée  par  des  D'Alembert,  des  Diderot,  des  Boling- 
broke,  des  Hume,  etc.  Si  votre  roi  de  Prusse  avait  voulu  se 
borner  à  ce  saint  œuvre,  il  eût  vécu  heureux,  et  tous  les 
académiciens  de  l'Europe  l'auraient  béni  «. 

Voltaire,  qui  n'aspire  qu'à  l'affranchissement  du 
genre  humain,  mais  qui  ne  suppose  point  que  l'on 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beucliot),  t.  LVIII,  p.  95.  Lettre 
de  Frédéric  à  Voltaire;  18  mal  17 G9. 

2.  lbid,y  t.  LVIII,  p.  111.  Lettre  de  Voltaire  à  Frédéric,  juia 
1769. 

sr  Ibid.,  t.  LVlIi  p.  397,  398.  Lettre  de  Voltaire  à  D'Alembert; 
aux  Délices,  6  décembre  1757. 


238  N'INSTRUISONS  PAS  NOS  VALETS. 

puiâse  se  passer  de  laquais,  exclut,  comme  on  le  voit,  la 
canaille  de  sa  république,  La  vérité  n'est  pas  faite  pour 
les  classes  inférieures,  qui  peuvent  aller  à  la  messe  et 
au  prêche,  même  au  grand  avantage  de  leurs  maîtres^. 
Le  philosophe  écrivait  à  M.  de  La  Chalotaîs  qui  venait 
de  publier  un  Essai  dT éducation  nationale  :  «Je  vous 
remercie  de  proscrire  l'étude  chez  les  laboureurs. 
Moi,  qui  cultive  la  terre >  je  vous  présente  requête 
pour  avoir  des  manœuTres,  et  non  des  clercs  tonsu- 
rés. Envoyez-moi  surtout  des  frères  ignorantins  pour 
conduire  mes  charrues  ou  pour  les  atteler  \  »  Tout 
cela  est  à  merveille,  et  n'instruisons  pas  nos  valets  ; 
mais  alors  soyons  discrets,  et  ne  discourons  que 
porte  close.  Horace  Walpole  mandait,  deux  ans  plus 
tard,  à  son  ami  Montaigu  :  a  J'ai  dîné  aujourd'hui  avec 
une  douzaine  de  savants,  et  quoique  tous  les  domes- 
tiques fussent  là  pour  le  service,  la  conversation  a  été 
beaucoup  moins  réservée,  même  sur  l'Ancien  Testa- 
ment, que  je  ne  l'aurais  souffert  à .  ma  table  en  An- 
gleterre, ne  fût-ce  qu'en  présence  d'un  seullaquais^.  » 
Sans  tenir  à  ce  que  le  peuple  demeurât  ignorant, 


1 .  Il  s'oublie  jusqiVà  dire  :  «  C'est  à  mon  gré  le  plus  grand  service 
qu'on  puisse  rendre  au  genre  humain,  de  séparer  le  sot  peuple  des 
honnêtes  gens  pour  jamais  ;  et  il  me  semble  que  la  chose  est  assez 
avancée.  On  ne  saurait  souffrir  Tabsurde  insolence  de  ceux  qui  vous 
disent  :  je  veux  que  vous  pensiez  comme  votre  tailleur  et  votre 
blanchisseuse.  »  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXU,  p.  315.  Lettre 
de  Voltaire  à  d'Argental;  27  avril  1765. 

2.  Ibid,,  t.  LX^  p.  581.  Lettre  de  Voltaire  à  La  Chalotais;  à 
Ferney,  le  28  février  1763. 

3.  Lettres  d* Horace  Walpole,  traduites  par  M.  le  comte  de  Bailloa 
(Didier,  1872),  p.  31.  Lettre  de  Walpole  à  Georges  Montaigu f  Paris ^ 
22  septembre  1765. 


CAUSES  DE  CET  EXCLUSIVISME.  239 

ce  qui  aurait  été  médiocrement  philosophique.  Vol- 
taire pensait  qu'il  lui  était  physiquement,  sinon  mo- 
ralement, impossible  de  cesser  de  rètre.  «  Je  crois 
que  nous  ne  nous  entendons  pas,  disait-il  à  Damila- 
ville  qui  voulait  que  le  soleU  brillât  pour  tout  le 
monde,  sur  l'article  du  peuple  que  vous  croyez  digne 
d'être  instruit.  J'entends  par  peuple  la  populace  qui 
n'a  que  ses  bras  pour  vivre.  Je  doute  que  cet  ordre  de 
citoyens  ait  jamais  le  temps  et  la  capacité  de  s'ins- 
truire ;  ils  mourraient  de  faim  avant  de  devenir  philo- 
sophes. . .  ce  n'est  pas  le  manœuvre  qu'il  faut  instruire, 
c'est  le  bon  bourgeois,  c'est  ITiabitant  des  villes  ;* cette 
entreprise  est  assez  forte  et  assez  grande*.  »  Ce  jj^était 
pas,  chez  Voltaire,  dureté  et  étroitesse;  mais,  au  beau 
milieu  encore  du  XVIIP  siècle,  la  populace  de  Paris  et 
le  paysan  de  nos  campagnes  ne  permettaient  guère 
de  concevoir,  dans  un  avenir  même  lointain,  leur  af- 
franchissement intellectuel.  Cet  homme  pratique,  qui 
ne  rêvait  pas,  et  avait  horreur  des  chimères,  quelles 
qu'elles  fussent,  haussait  les  épaules  à  toutes  ces  illu- 
sions de  l'école  philosophique.  Mais,  comme  on  en  peut 
juger  par  ces  dernières  lignes,  son  exclusivisme  n'était 
pas  aussi  -complet  que  certaines  boutades  sur  la  c(  ca- 
naille »  sembleraient  l'indiquer.  Il  n'avait,  d'ailleurs, 
qu'à  regarder  autour  de  lui  pour  modifier  ses  idées, 
espérer  davantage  des  classes  inférieures  et  se  con- 
vaincre de  la  possibilité  d'une  dispersion  autrement 
large  et  libérale  de  l'instruction  et  des  lumières. 
L'avocat  Liiiguet,  croyant  abonder  dans  son  sens,  lui 

t.  Voltaire,  OEuvres  compléta  (Beuehot},  t.  LXUI,  p.  tU.  Lettre 
de  Voltaire  à  DamilayiUe;  le'  avril  1766. 


240  RÉPONSE  A  LINGUET. 

avait  écrit  que  tout  était  perdu  à  ses  yeux,  dès  qu'on 
mettait  le  peuple  dans  le  cas  de  s'apercevoir  qu'il 
avait  aussi  un  esprit. 

Distinguons,  lui  répond  Voltaire,  dans  ce  que  vous  appe- 
lez peuple,  les  professions  qui  exigent  une  éducation  hon- 
nête, et  celles  qui  ne  demandent  que  le  travail  des  bras  et 
une  fatigue  de  tous  les  jours.  Cette  dernière  classe  est  la 
plus  nombreuse.  Celle-là,  pour  tout  délassement  et  pour  tout 
plaisir,  n'ira  jamais  qu'à  la  grand'messe  et  au  cabaret,  parce 
qu'on  y  chante,  et  qu'elle  y  chante  elle-même;  mais  pour 
les  artisans  plus  relevés,  qui  sont  forcés  par  leurs  profes- 
sions mêmes  à  réfléchir  beaucoup,  à  perfectionner  leur 
goût,  à  étendre  leurs  lumières,  ceux-là  commencent  à  lire 
dans  toute  l'Europe.  Vous  ne  connaissez  guère  à  Paris  les 
suisse^  que  par  ceux  qui  sont  aux  portes  des  grands  sei- 
gneurs ou  par  ceux  à  qui  Molière  fait  parler  un  patois  inin- 
telligible dans  quelques  farces;  mais  les  Parisiens  seraient 
étonnés  s'ils  voyaient  dans  plusieurs  villes  de  Suisse,  et  sur- 
tout dans  Genève,  presque  tous  ceux  qui  sont  employés 
aux  manufactures,  passer  à  lire  le  temps  qui  ne  peut  être 
consacré  au  travail.  Non,  monsieur,  tout  n'est  pas  perdu 
quand  on  met  le  peuple  en  état  de  s'apercevoir  qu'il  a  un 
esprit.  Tout  est  perdu  au  contraire  quand  on  le  traite  comme 
un  troupeau  de  taureaux;  car  tôt  ou  tard,  ils  vous  frappent 
de  leurs  cornes*... 

V 

Si  Voltaire  nous  révèle,  dans  la  lettre  à  D'Alembert, 
que  nous  avons  citée,  les  plus  illustres  coopérateurs  à 
cette  tâche  de  destruction  dont  le  fanatisme  et  la  su- 
perstition  étaient  l'objet,  il  est  loin  de  les  nommer 
tous.  Helvetius,  Marmontel,  l'allemand  Grimm,  «  qui 
ne  le  cède  en  zèle  à  pas  un*,  »  d'Holbach,  tra- 

1.  Voltaire,  OEuvres  complètes  (Deuchot),  t.  LXIV,  p.  i05,  106. 
Lettre  de  Voltaire  à  Linguet;  15  mars  I7G7. 

2.  Correspondance  inédite  de  Grimm  (Paris,  Fume,  Ï829),  p.  23. 
Lettre  de  Grimm  à  Voltaire;  à  Paris,  ce  6  septembre  (17G2). 


LES  CORRESPONDANTS  DE  VOLTAIRE.  24  i 

vaillent  avec  une  ardeur  égale  à  la  «  vigne  de  vé- 
rité »  ;  et  il  n'a  pas  tort  de  se  féliciter  des  progrès  que 
font  auprès  des  honnêtes  gens  ces  idées  d'affranchis- 
sement, qui  gagnent  de  proche  en  proche  et  auront 
bientôt  tout  envahi.  Il  ne  vivra  pas  assez  pour  voir 
cet  heureux  jour,  mais,  avant  de  fermer  les  yeux,  il 
en  aura  incontestablement  vu  poindre  l'aurore.  Cha- 
cun servait  la  cause  selon  son  tempérament  et  ses 
forces,  D'Alembert  avecune  persévérance  flegmatique, 
l'auteur  de  la  Henriade  avec  sa  nature  nerveuse, 
emportée.  Certes,  nul  n'avait  à  se  partager  entre  plus 
de  soins,  d'occupations,  d'études  différentes  que  ce 
dernier;  et,  pourtant,  il  ne  perd  pas  un  instant  de  vue 
le  but.  Vinfâmel  écraser  l  infâme!  c'est  son  souci  de 
toutes  les  minutes,  comme  ce  sera  bientôt  la  sentence 
inévitable  de  toutes  ses  épltres.  Bien  que  D'Alembert 
soit  un  correspondant  très-actif  et  le  coryphée  du 
parti,  il  ne  réussit  pas  à  s'éparpiller  avec  cette  admi- 
rable facilité  ;  et  le  poète  est  bien  forcé  de  cher- 
cher des  correspondants  subalternes  ayant,  par  cela 
même,  plus  de  temps  à  disposer  en  faveur  de  l'œuvre 
commencée. 

Sans  doute  d'Argental  compte  au  nombre  de  ce 
petit  groupe  de  libres  penseurs  ;  mais  il  est  avant  tout 
un  lettré,  un  adorateur  passionné  des  choses  du  théâ- 
tre. 11  soigne  la  réputation,  la  gloire  dramatique  de 
son  ami,  et  il  ne  faut  l'enlever  que  le  moins  possible 
à  une  tâche  qu'il  préfère  à  toutes  ;  car  s'il  est  acquis, 
corps  et  âme,  à  l'auteur  de  V Histoire  de  Charles  XII 
et  du  Siècle  de  Louis  XIV ^  s'il  est  résolu  à  le  servir 
en  toute  occasion,  il  gémit  intérieurement  quand,  re- 

▼I.  44 


242  BESOINS  B'EXPÂirSION. 

buté  par  les  injustices  ou  les  insuccès,  Voltaire  Ta 
demander  une  consolation  et  un  refuge  à  la  philoso- 
phie ou  à  l'histoire.  Avec  l'âge  et  les  années,  Thiériot, 
dont  nous  connaissons  l'apathie  et  la  paresse  crou- 
pissante, changeant  de  Mécènes  et  de  protecteurs, 
mais  n'ayant  d'autre  visée  que  celle  d'un  bon  gîte  et 
d'une  bonne  table,  se  préoccupait  médiocrement  de 
répondre  aux  curiosités  fiévreuses  de  son  ancien  ca- 
marade, etV  en  dépit  des  reproches,  des  plaintes 
d'amaiit  que  lui  attirait  trop  souvent  son  peu  d'exac- 
titude et  de  zèle,  il  n'entretenait  avec  lui  que  des  rap- 
ports languissants  et  de  tous  points  insuffisants.  Il 
fallait  bien  ronger  son  frein,  se  contenter  de  cette 
maigre  pitance  et  des  rares  indemnités  que  lui  dépêchait 
le  hasard.  Mais  ceui-là  étaient  les  bien  venus  qui  s'of- 
fraient d'édifier  plus  ou  moins  réguUèrement  la  mar- 
motte des  Alpes  sur  les  agissements  des  Welches  et  des 
badauds  de  la  vieille  et  frivole  Lutèce.  «  Si  vous  n'aviez 
rien  à  faire,  disait-il  à  M.  de  Montmerci,  et  que  vous 
vouliez  quelquefois  m'écrire  des  nouvelles  de  Uttéra- 
ture,  ou  même  des  nouvelles  publiques,  à  vos  heures 
de  loisir,  vous  me  feriez  beaucoup  de  plaisir.  »  Et  ce- 
pendant, à  cette  date,  il  avait  enfin  trouvé  son  père 
Mersenne,  un  père  Mersenne  autrement  dévoué,  au- 
trement sérieux  que  Thiériot,  qui  n'avait,  à  aucun 
moment  de  leur  liaison,  mérité  un  pareil  surnom. 
Nous  parlons  d'un  Mersenne,  il  eût  été  plus  juste  de 
dire  un  Séide;  car  le  dévouement  de  Damilavillc 
pour  le  patriarche  de  Femey  alla  jusqu'au  fana- 
tisme. 
Damflaville  à  qui,  de  1760  à  la  fin  de  1768,  Voltaire 


i 


DAMILAVILLE,  243 

ne  passera  guère  de  jours  sans  adresser  au  moins  un 
billet  rapide,  a  tout  une  physionomie  à  part.  Il  ne 
ressemble  à^personne  de  la  philosophie  et  de  VEncij^ 
clopédie,  et  le  rôle  obligatoirement  effacé  et  imperson- 
nel qu'il  joue  contraste  étrangement  ayec  l'allure 
tapageuse  et  bavarde  d'un  abbé  de  Prades  ou  d'un 
Raynal.  Après  avoir  servi  comme  garde  du  corps 
et  avoir  fait  la  plupart  des  campagnes  de  la  guerre 
de  1741,  DamilaviUe  entra  dans  l'admimstration, 
où  nous  le  trouvons  premier  commis  au  bureau 
des  Vingtièmes.  Il  avait  le  droit  par  sa  place  de 
contresigner,  avec  le  cachet  du  contrôleur  général 
des  finances,  toutes  les  lettres  sortant  de  son  bureau, 
et  il  usait  largement  dé  ce  privilège  en  faveur  de  ses 
amis,  auxquels  il  faisait  ainsi  passer,  d'un  bout  à  l'au- 
tre du  royaume,  tous  les  paquets,  gros  ou  petits, 
qu'ils  pouvaient  souhaiter.  L'on  conçoit  quelle  for- 
tune sans  prix  devait  être  Famitié  d'un  pareil  homme 
pour  un  écrivain  de  la  libre  pensée,  dont  la  correspon- 
dance avait  si  bon  besoin  du  secret.  Les  envois  de 
Femey,  livres,  brochures,  manuscrits,  étaient  inces- 
sants ;  Bouret  et  Grimod  de  la  Reynière  s'étaient  char- 
gés jusque  là  de  faire  parvenir  la  correspondance,  et 
les  différents  papiers  du  patriarche  ;  mais  ce  dernier 
avait  cru  s'apercevoir  que  cette  voie  n'était  pas  d'une 
sûreté  absolue,  et  le  contre-seing  du  contrôleur  gé- 
néral devait  lui  offrir  de  tout  autres  garanties.  A  ces 
bons  offices  ne  se  borna  pas,  toutefois,  le  zèle  du  pre- 
mier commis  des  Vingtièmes,  qui  se  fit  une  tâche  de 
rendre  à  l'illustre  ami  qu'il  s'était  acquis  tous  les 
devoirs  et  les  services  en  son  pouvoir. 


244  SON  PORTRAIT. 

Yoilà  rorigine,  nous  dit  Grimm,  de  ce  ton  trop  souvent 
malveillant  qui  ne  laisse  pas  de  mettre  en  déûance  sur 
l'exactitude  de  sts  portraits,  voilà  l'origine  du  commerce  de 
lettres  qui  a  duré  sans  interruption  jusqu'à  ce  moment.  Da- 
milaville  mandait  toutes  les  nouvelles  littéraires,  politiques, 
hasardées,  bonnes  ou  mauvaises,  à  M.  de  Voltaire,  qui  lui 
répondait  très-exactement,  et  lui  écrivait  des  lettres  char- 
mantes. Damilaville  ne  ressemblait  pas  à  son  correspondant; 
il  n'avait  ni  grâce,  ni  agrément  dans  l'esprit,  et  il  manquait 
de  cet  usage  du  monde  qui  y  supplée.  Il  était  triste  et  lourd, 
et  le  défaut  de  première  éducation  perçait  toujours.  Le  ba- 
ron d'Holbach  l'appelait  plaisamment  le  gobe-mouche  de  la 
philosophie.  Comme  il  n'avait  pas  fait  ses  études,  il  n'avait 
dans  le  fond  aucun  avis  à  lui^  et  il  répétait  ce  qu'il  enten- 
dait dire  aux  autres;  mais  sa  liaison  étroite  avec  M.  de  Vol- 
taire, qui  le  lia  avec  MM.  Diderot  et  D'Alembert,  et  avec  les 
plus  célèbres  philosophes  de  la  nation,  lui  donna  une  espèce 
de  présomption  qui  ne  contribua  pas  à  le  rendre  aimable. 
11  n'était  pas  d'ailleurs  d'un  caractère  à  mériter  des  amis. 
C'est  une  chose  bien  digne  de  remarque,  que  cet  homme 
est  mort  sans  être  regretté  de  personne,  et  que,  malgré  cela, 
durant  tout  le  cours  de  sa  longue  et  cruelle  maladie,  son  lit 
n'a  cessé  d'être  entouré  par  tout  ce  que  les  lettres  ont  de 
plus  illustre  et  de  plus  estimable.  Ce  que  chacun  pouvait 
avoir  remarqué  dans  sa  vie  de  moins  favorable  à  sa  réputa- 
tion est  resté  un  secret  que  tous  savaient,  mais  dont,  mal- 
gré leur  intimité  mutuelle,  aucun  ne  s'est  permis  de  parler 
à  son  ami.  Si  j'en  dis  ici  un  mot,  c'est  parce  que  ces  feuilles 
sont  consacrées  à  la  vérité  qui  n'a  acception  de  personne, 
et  qu'elles  ne  sont  pas  lues  à  Paris;  c'est  aussi  pour  rendre 
justice  à  cette  honnête  et  sage  discrétion,  qui  a  peut-être 
peu  d'exemples *. 

Cela  est  de  toute  force,  et  montre  jusqu'à  quel 
degré  d'ingénuité  peuvent  aller  le  besoin  de  médire,  la 

1.  Grimm,  Correspondance  litiéraire  (Paris,  Fume),  t.  VI,  p.  93, 
91,  95;  15  décembre  1768. 


PROCÉDÉS  CHARMANTS.  245 

méchanceté  et  la  sécheresse  de  cœur  chez  l'homme  le 
moins  candide.  Notez  que  le  baron  était  l'ami  intime 
de  Damilaville,  et  qu'il  ne  le  caché  pbint^  A  l'enten- 
dre, ce  dernier  n'était  pas,  d'ÊÛUeurs,  d'un  caractère 
à  mériter  des  amis  ;  Grimm  savait  pourtant,  par  sa 
propre  expérience,  que  l'on  en  pouvait  avoir,  et  de 
très-dévoués,  sans  nulle  des  qualités  qui  nous  les  ac- 
quièrent. Mais  Diderot,  plus  équitable,  plus  généreux, 
plus  reconnaissant,  aidera  à  modifier  le  portrait  sur 
un  point  aussi  grave.  C'était  le  premier  commis  qu'il 
charge^ât  de  recevoir  sa  correspondance  avec  made- 
moiselle Voland,  comme  nous  l'apprenons  par  les  li- 
gnes qui  suivent;  et  l'on  va  juger  avec  quelle  exquise 
recherche  cet  honmie  a  triste  et  lourd  »  savait  être  ser- 
viable.  a  Voyez  l'attention  de  M.  Damilaville,  mandait 
l'auteur  du  Neveu  de  Rameau  à  son  amie  ;  c'est  au- 
jourd'hui dimanche.  Il  a  été  forcé  de  sortir  de  son  bu- 
reau. Il  ne  doutait  pas  que  je  ne  vinsse  ce  soir;  car  je 
ne  manque  jamais  quand  j'espère  une  lettre  de  vous, 
lia  laissé  la  clef  avec  deux  bougies  sur  une  table ,  et 
entre  les  deux  bougies  la  petite  lettre  de  vous  avec 
un  billet  de  lui  bien  honnête^.  »  Des  prévenances 
de  cette  nature  suffisent  à  révéler  un  caractère,  car  il 
faut  être  sensible  et  délicat  pour  avoir  de  ces  raffine- 
ments. Diderot,  qui  savait  aimer,  s'attache  à  cet  homme 
qu'on  nous  dit  si  maussade  et  si  pesant  ;  et,  lors  de  la 


1 .  H  devait  à  1* obligeance  de  Damilaville  la  communication  de 
tontes  les  lettres  de  Tauteur  de  la  Henriade  dont  élait  farcie  sa  coi> 
respondance. 

2.  Diderot,  Mémoires  et  correspondance  (Gamier,  1841),  t.  I, 
p.  316  ;  à  Paris,  le  10  novembre  1760. 

44. 


"246  UNE  CHAINE. 

reprise  de  son  Père  de  famille^  en  1769,  gi  quelque 
chose  empreint  d'amertume  sou  triomphe,  c'est  Tab- 
sence  de  ce  même  Grimm,  si  glacé  sous  sa  sea^ilité 
d'apparat,  et  la  mort  de  ÛamilaviUe.  «  De  tous  ceux 
que  j 'aurais  désirés  là,  et  à  qui  ce  succès  aurait  tourné 
la  téte^  Tua  n'est  plus,  l'autre  court  les  champs  ^  » 
Oue  DanûlaTille  fût  sombre,  un  peu  morose,  nous 
7  consentons.  Il  était  sous  le  coup  de  souffirances 
continuelles,  et  sa^ie,  mal  équilibrée,  mal  comprise, 
n'était  pas  sans  tiraillements.  Il  avait  une  chaîne, 
chaiae  peu  relevée,  semblerait-il,  dcmt  le  poids,  mal- 
gré la  force  de  l'habitude,  se  faisait  sentir,  et  qu'il 
n'aurait  pu  secouer  aisément.  Ses  amis  songent  un 
instant  à  lui  faire  avoir  la  place  de  son  chef  d'emploi, 
et  se  mettent  en  campagne,  Diderot  en  tête  ;  mais,  au 
lieu  d'enchanter,  ces  démarches  alarment  une  pauvre 
femme  qui  n'est  pas  sans  pressentir  le  danger  pour 
elle  d'une  amélioration  de  fortune,  ce  Si  DamilaviUe 
devenait  un  de  ces  matins  M.  le  directeur  général  du 
vingtième,  je  crois  que  son  amie  en  mourrait  de  cha- 
grin. Elle  aimerait  mille  fois  mieux  le  posséder  petit 
commis  à  mille  écus  de  gage  par  an,  que  de  risquer 
de  le  perdre.  M.  le  directeur  a  vingt  mille  livres  de 
rentes.  L'amour  inspire  de  singulières  idées  ;  il  est 
vrai  que  notre  ami  Dsmiilaviile  est  un  peu  vain,  mais 
c'est  un  honnête  homme  ^.  n  II  se  peut  encore  que  Da- 
milaviUe manquât  tout  à  la  fois  de  grâce  et  d'usage 
du  monde.  Mais,  s'il  n'avait  pas  fait  d'études,  il  avait 

1.  Diderot,    Mémoires   et   correspondance   (Paris,    i841),  t,  II, 
p.  160;  Parig^  le  2  septembre  1769. 

2.  Ibid.^  t.  l,p.  267;  Paris,  le  19  octobre  176J. 


DÂMILA>yiLL£  HOMME  Ï)Ë  LETTRES.  247 

beaucoup  étudié ,  cela  soit  dit  sans  nulle  intention 
d'équivoquer;  à  ne  ramasser  que  ce  qu'on  entend  au- 
tour d€  soi,  Ton  parvient  malaisément  à  rassembler  la 
somme  de  connaissances  que  nous  lui  verrons,  Grinrni 
aurait-il  trouvé  qu'un  commis  au  bureau  du  Vingtièn^ 
devait  se  borner  à  être  le  commis  de  la  philosophie, 
sans  la  moindre  prétention  de  collaborer  autrement  au 
grand  œuvre?  Damilaville,  qui,  à  ce  que  nous  révèle 
Diderot,  avait  bien  son  léger  grain  de  vanité,  tout  con- 
damné qu'il  était  par  sa  position  à  une  réserve  exces- 
sive, se  croyait  en  droit  de  mêler  sa  voix  à  celle  de  ses 
coreligionnaires  ;  peut-être  estimait-il  que  c'était  pour 
lui  un  devoir,  car  il  était  un  véritable  fanatique,  ca- 
pable du  dévouement  |e  plus  complet,  le  plus  absolu. 
En  définitive,  il  fallait  bien  qu'on  l'eût  pris  pour  un 
homme  de  lettres,  puisque  V Encyclopédie  lui  ouvrit 
ses  colonnes,  où  il  publia  l'article  Vingtième  sous  le 
nom  de  Boulanger.  Sa  compétence  en  pareille  ma- 
tière ne  pouvait,  il  est  vrai,  être  niée,  et  cela  ne  prou- 
verait pas  qu'il  fût  en  étal  d'aborder  d'autres  thèses. 
Mais,  en  1767,  il  prendra  la  plume  pour  venger  Mar- 
montel  des  attaques  que  lui  avait  values  son  Bélisaire^ 
et  publiera  un  pamphlet  intitulé  V Honnêteté  théolo- 
gique^  qu'il  donnait  comme  étant  de  Voltaire,  a  Dami- 
laville l'avait  fait  imprimer  à  Genève,  dit  Grimm,  et 
Voltaire  l'avait  rebonisée  *.  »  Si  Damilaville  s'exagé- 


1.  On  lui  a  aUribaé  le  ChrUtianisme  dévoilé  qui  parât  sous  le 
nom  de  Boulaoger,  et  que  Voltaire  appelait  VImpiété  dévoilée.  C'est 
ropinion  de  La  Harpe^  qui  assure  qu'il  Taurait  composé  en  partie 
d'après  les  conversations  de  Diderot,  en  partie  sous  sa  dictée.  Il  en 
était  au  moins  Téditeur  ;  le  dépôt  des  exemplaires  était  chez  lui,  et 


218  SON  ACTIVITÉ. 

rait  un  peu  sa  valeur  réelle,  convenons  à  sa  décharge 
que  Voltaire,  par  ses  cajoleries,  avait  fait  plus  qu'il  ne 
fallait  pour  lui  faire  perdre  terre  :  a  Je  vous  prie,  lui 
écrivait-il,  d'avoir  le  plus  grand  soin  de  votre  santé  : 
c'est  vous  qui  tenez  l'étendard  auquel  nous  nous  ral- 
lions; c'est  vous  qui  êtes  le  lien  des  philosophes^  » 
Voilà  bien,  dira-t-on,  ces  louanges  hyperboliques  dont 
le  soUtaire  de  Femey  n'était  que  trop  prodigue  !  Mais 
il  était  plus  sincère  qu'on  ne  le  suppose,  à  certains 
égards  du  moins  ;  et  il  dira  dans  une  lettre  à  l'adresse 
du  ménage  d'Argental  :  «  Hélas  !  mes  chers  anges, 
plût  à  Dieu  qu'il  y  eût  beaucoup  de  citoyens  comme 
Damilaville^  !  » 

Damilaville  était  infatigable  ;  son  zèle  ne  se  ralentit 
jamais ,  il  se  multipliait  malgré  ses  souffrances.  Il 
étonnera  jusqu'à  Voltaire,  qui  pourtant  sait  quels 
prodiges  on  obtient  par  un  emploi  habile  et  bien  me- 
suré du  temps.  «  Comment,  s'écrie-t-il,  pouvez-vous 
écrire  des  lettres  de  quatre  pages,  étant  malade  et 
chargé  d'affaires  ?  Moi  qui  ne  suis  chargé  de  rien,  j'ai 
bien  de  la  peine  à  écrire  un  petit  mot.  Je  deviens 
aussi  paresseux  que  frère  Tiiiériot',  mais  je  ne  change 

il  en  fut  vendu  jusqu'à  dix  écus  pièce.  Mais  Barbier  donne  l'ouvrage 
au  baron  d'Holbach^  et  Beuchot  partage  pleinement  son  sentiment. 

1.  \o\làïrej  OEuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXII,  p.  289.  Lettre 
de  Voltaire  à  Damilaville;  10  avril  1765. 

3.  Ibid.,  t.  LXil,  p.  339.  Lettre  de  Yollatre  à  d'Argental;  à 
Genève,  22  mal  17C5. 

3.  11  écrivait  à  Thiériot  lui-même  :  «  J'envoie  cette  lettre  à 
M.  Damilaville  dont  la  santé  m'inquiète  beaucoup,  et  dont  l'amitié, 
toujours  égale,  ardente  et  courageuse,  est  pour  moi  d'un  prix  inesti- 
mable. »  Voltaire,  Œuvres  compléta  (Beuchot),  t.  LXIV,  p.  385. 
Lettre  de  Voltaire  à  Thiériot;  30  septembre  1767. 


LE  ROI  DES  PARASITES.  249 

pas  de  patron  comme  lui  ' .  »  Thiériot  n'était,  en  effet, 
on  ne  le  redira  j£imais  assez,  qu'un  épicurien  sans 
vergogne,  sans  mémoire  comme  sans  gratitude,  dont 
toute  l'activité  s'était  bornée,  le  cas  échéant,  à  rem- 
placer les  patrons  que  la  mort  ou  le  caprice  lui  en- 
levait. Il  aura  été  successivement  le  parasite  de  Noce, 
de  madame  de  Fontaine-Martel ,  de  La  Popelinière, 
du  comte  de  Montmorenci,  du  marquis  de  Paulmi, 
du  médecin  Baron.  Présentement,  il  mange  le  pain 
de  l'archevêque  de  Cambrai,  sans  songer  à  autre 
chose  qu'à  bien  vivre,  à  sabler  le  Champagne  de 
Monseigneur,  et  à  se  moquer  du  reste  *. 

Voltaire,  rencontrant  un  dévouement  sans  bornes, 
ne  manque  pas  d'en  user  et  abuser  sans  scrupules , 
bien  assuré  qu'on  lui  en  saura  gré.  Il  n'est  pas  de 
missions  ni  de  commissions  dont  il  ne  charge  «  son 
cher  frère.  »  11  lui  dépêche  ses  récents  ouvrages  et  .'e 
charge  de  les  distribuer  aux  amis,  à  D'Alembert,  à 
Saurin,  à  Helvetius.  Lors  de  la  révision  du  procès  Calas, 
il  l'accablera  littéralement,  l'envoyant  chez  Mariette, 
Élie  de  Beaumont  et  les  tièdes  dont  il  sera  nécessaire 
de  réchauffer  le  zèle.  Tout  cela  est  si  naturel  et  si  ha- 
bituel qu'il  ne  le  remercie  plus.  c<  Je  bénis  Dieu  de  ce 
que  vous  avez  reçu  tous  nos  paquets,  »  lui  dit-il  pour 
tout  compUment.  ce  Mon  cher  frère  a-t-il  distribué  les 
salutaires  pancartes  qu'il  a  reçues  ?  »  11  ne  s'agit  pas 


1.  Voltaire,  OEuvires  complètes  (Beuchot),  t.  LXII,  p.  40.  Lettre 
de  A'oltaireà  Damilaviile  ;  8  octobre  1764. 

2.  L'iirchevôqne  de  Cambrai  était  alors  Tabbé  Charles  de  Saint • 
Albin,  fils  naturel  du  Régent  et  de  la  comédienne  Florence,  né  à 
Paris  en  1708.  Àlmanach  royal  pour  l'année  I76i,  p.  56. 


230  DÉVODEliENT  ABSOLU. 

seulement  des  affaires  de  la  secte,  et  le  poëte  trans- 
formera le  plus  souyent  le  commis  du  Vingtième  en 
abbé  Moussinot.  «  Je  prends  le  parti  d'ennuyer  mon 
frère  de  mes  affaires  personnelles.  9  Mais  Damilavilie 
s'acquittera  de  tout  ce  dont  on  le  chargera  avec  le 
même  soin,  avec  la  même  ardeur.  Voltaire  sent,  le 
prix  d'un  tel  attachement,  et  s'inquiète  d'une  santé 
qui  va  en  déclinant  et  s'altérant  tous  les  jours.  Mais  il 
l'aime  sincèrement  et  sera,  avec  Diderot,  celui  de 
tous  ses  amis  qui  regrettera  le  plus  cet  honnête 
homme,  dont  l'auteur  du  Petit  Prophète  de  Boeh- 
mischbroda  nous  a  fait  un  portrait  si  peu  flatté  et, 
ajoutons-le,  si  peu  ressemblant. 


VI 


DECHAINEMENT    IRRELIGIEUX.  —  ECRASER    L'INFAME. 
BOUPFLBB»  A  FBRNBT.— VOLTAIRE  INACCESSIBLE. 


Comme  on  le  yoit,  si  Voltaire  obéissait  à  ses  pro- 
pres instincts,  sa  fureur  ne  laissait  pas  d'être  entretenue 
par  tout  une  secte  qui  l'avait  proclamé  son  grand- 
prêtre  et  attendait,  à  chaque  courrier  nouveau,  un  de 
ces  lardons  incisifs  sans  nom  d'auteur  ou  signés  d'un 
nom  de  guerre,  mais  sur  la  provenance  desquels  il 
n'y  avait  point  à  se  méprendre.  Les  arrêts  du  Parle- 
ment contre  Y  Encyclopédie  et,  épisodiquement,  con- 
tre le  poëme  de  la  Religion  naturelle^  l'avaient  exas- 
péré, n  n'y  avait  plus  de  sûreté  pour  quiconque 
prétendait  ne  relever  que  de  sa  conscience  et  ne  pas 
accepter  le  mot  d'ordre  de  son  curé;  c'était  une 
guerre  d'extermination  qui  ne  pouvait  désormais  avoir 
de  fin  que  par  la  destruction  de  Y  infâme  et  le  triom- 
phe de  la  philosophie.  Ce  triomphe  était  certain  ;  mais 
à  la  condition  que  les  frères  ne  s'endormiraient  pas, 
que  chacun  porterait  son  coup  de  pioche,  agirait  se- 
lon ses  forces  et  ne  se  reposerait  qu'après  la  victoire. 
C'était  aux  chefs,  à  un  Diderot,  à  un  D'Alembert,  de 
donner  l'exemple.  Pour  lui,  il  ne  faillira  pas  à  sa 


252  LE  CURÉ  MESLIER. 

tâche,  et,  à  partir  de  ce  moment,  il  frappera  d'estoc  et 
de  taille,  allant  de  l'un  à  l'autre,  sans  donner  à  ses 
adversaires  le  temps  de  reprendre  haleine.  Et  toutes 
les  armes  lui  seront  bonnes. 

En  1733,  mourait  à  l'âge  de  cinquante-cinq  ans, 
au  fond  de  la  Champagne,  un  curé  de  yillage,  Jean 
Meslier,  simple  fils  d'un  ouvrier  en  serge,  laissant 
un  manuscrit  relatif  à  l'ancien  Testament  où  ce  prê- 
tre, après  avoir  exercé  trente  ans  son  ministère,  de- 
mandait pardon  à  Dieu  et  aux  hommes  d'avoir  été 
tout  ce  temps  au  service  de  l'erreur  et  de  pernicieux 
préjugés. 

J'ai  vu  et  reconnu,  écrivait-il,  sur  Tenveloppe  de  papier 
gris  de  son  manuscrit,  les  erreurs,  les  abus,  les  vanités,  les 
folies  et  les  méchancetés  des  hommes,  je  les  ai  haïs  et 
détestés;  je  ne  l'ai  osé  dire  pendant  toute  ma  vie,  mais  je 
le  dirai  au  moins  en  mourant  et  après  ma  mort  ;  et  c*est 
afin  qu*OQ  le  sache,  que  je  fais  et  écris  le  présent  mémoire, 
aûn  qu'il  puisse  servir  de  témoignage  de  vérité  à  tous  ceux 
qui  le  verront  et  qui  le  liront,  si  bon  leur  semble  *. 

• 

Ce  fut  Thiériot  qui  révéla  l'existence  de  cet  étrange 
livre  à  Voltaire ,  dont  l'attention  et  l'intérêt  furent 
éveillés  au  plus  haut  point  par  le  peu  que  lui  en  avait 
dit  le  père  Mersenne.  «  Quel  est  donc  ce  curé  de  vil- 
lage dont  yous  me  parlez?  Il  faut  le  faire  évêque  du 
diocèse  de  Saint-Vrain.  Comment  !  un  curé ,  et  un 
Français ,  aussi  philosophe  que  Locke  ?  Ne  pouvez- 
vous  point  m'envoyer  le  manuscrit?  Il  n'y  aurait  qu'à 
l'envoyer,  avec  les  lettres  de  Pope,  dans  un  petit  pa-         | 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LX,  p.  392.  Abrégé 
de  la  vie  de  Jcan'Meslier. 


VOLTAIRE  SE  FAIT  SON  ÉDITEUR.  253 

quet,  à  Demoulin  ;  je  vous  le  rendrais  très-fidèle- 
ment ^  »  Ce  travail,  l'œuvre  mystérieuse  de  toute  une 
vie,  cette  revanche  que  prenait  outre-tombe  un  prêtre 
obscur ,  trop  faible  pour  entrer  en  lutte  ,  de  son 
vivant,  avec  des  supérieurs  qui  l'auraient  écrasé,  cet 
arsenal  formidable  d'arguments  plus  ou  moins  sé- 
rieux contre  l'ancienne .  loi,  la  foi  révélée,  les  mira- 
cles, la  doctrine  chrétienne,  frappèrent  singulière- 
ment l'auteur  des  Lettres  philosophiques^  auquel, 
toutefois,  la  pensée  ne  devait  venir  de  s'en  faire  mie 
arme  de  guerre  que  trente  ans  plus  tard.  L'ouvrage 
était  dif&is,  incorrect,  sans  méthode,  et  ne  pouvait, 
tel  qu'il  était,  manquer  de  rebuter  le  commun  des  lec- 
teurs. Mais  le  patriarche  de  Ferney  allait  y  remédier 
et  donner  à  cette  œuvre  illisible  ce  tour  qui  rend  abor- 
dables les  matières  les  plus  arides  et  lés  plus  abs- 
traites. 

A  la  fin  de  janvier  1762  ou  au  commencement  du 
mois  suivant,  il  dépêchait  à  Damilaville,  par  trois  pos- 
tes différentes,  trois  exemplaires  de  VExtrait  des  sen- 
timents de  Jean  Meslier,  comptant  beaucoup  sur  l'ef- 
fet que  devait  produire  un  pareil  livre.  «  Tous  ceux 
qui  le  lisent ,  mandait-il  à  D'Alembert ,  demeurent 
convaincus  ;  cet  homme  discute  et  prouve.  Il  parle  au 
moment  de  la  mort,  au  moment  où  les  menteurs 
disent  vrai  :  voilà  le  plus  fort  de  tous  les  arguments. 
Jean  MesUer  doit  convertir  la  terre.  Pourquoi  son 
évangile  est-il  en  si  peu  de  mains  ?  Que  vous  êtes 
tièdes  à  Paris  !  vous  laissez  la  lumière  sous  le  bôis- 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LU,  p.  116,  117. 
Lettre  de  Voltaire  à  Thiéhot;  à  Cirey,  le  30  novembre  1735. 
VI.  45 


254  TIÉDEUR  DES  FRÈRES. 

seau*.  »  Aces  impatiences, D'Alembert,  homme  pru- 
dent et  circonspect,  répondait  judicieusement  :  a  Vous 
nous  reprochez  de  la  tiédeur;  mais,  je  crois  vous  l'a- 
voir déjà  dit,  la  crainte  des  fagots  est  très-rafralchis- 
sante...  Le  genre  humain  n'est  aujourd'hui  plus 
éclaii'é  que  parce  qu'on  a  eu  la  précaution  ou  le  bon- 
heur de  ne  l'éclairer  que  peu  à  peu.  Si  le  soleil  se 
montrait  tout  à  coup  dans  une  cave,  les  habitants  ne 
s'apercevraient  que  du  mal  qu'il  leur  ferait  aux 
yeux^.  »  Mais  la  passion  fébrile  du  solitaire  de  Ferney 
ne  pouvait  s'arranger  de  tempéraments  dont  il  eût 
mieux  compris  l'urgence ,  s'il  eût  encore  habité  sa 
rue  Traversière,  a  Quoi  !  s'écriait-il  aussi,  la  Gazette 
ecclésiastique  s'imprimera  hardiment  et  on  ne  trou- 
vera personne  qui  se  charge  de  Meslier?  y>  Mais,  au 
moment  même  où  il  gémissait  sur  la  pusillanimité  de 
ses  amis,  la  sensation  produite  par  une  autre  pubU- 
cation  non  moins  audacieuse,  non  moins  agressive, 
venait  surexciter  sa  ferveur  et  le  consoler  de  la  tié- 
deur des  frères,  a  Le  Sermon  des  cinquante^  mande- 
t-il  à  Damilaville,  attribué  à  La  Métrie,  à  Dumarsais, 
à  un  grand  prince,  est  tout  à  fait  édifiant.  Il  y  a  vingt 
exemplaires  de  ces  deux  opuscules  (l'autre  est  YEx- 
trait)  dans  le  coin  du  monde  que  j'habite.  Ils  ont  fait 
beaucoup  de  fruit. . .  Quatre  ou  cinq  personnes  à  Ver- 

1.  Voltaire,  OEuvre$  complètes  (Beachot),  t.  LX,  p.  322»  Lettre 
de  Voltaire  à  D'Alembert;  aux  Délices,  12  juillet  1762. 

2.  Ibid,,  t.  LX,  p.  344.  Lettre  de  D'Alembert  à  Voltaire;  à  Pa- 
ris, le  31  juillet  1762.  Voltaire  disait  de  D'ÂIembert  :  «  l\  est  hardi, 
mais  il  n'est  point  téméraire  ;  il  est  né  pour  faire  trembler  les  hypo- 
crites, sans  leur  donner  prise  sur  lui.»  lbid,j  t.  LIX,  p.  141*  Lettre 
à  Thiériot;  10  novembre  1760. 


LE  VICAIRE  SAVOYARD r  2o5 

sailles  ont  de  ces  exemplaii'es  sacrés.  J'en  ai  attrapé 
deux  pour  ma  part,  et  j'en  suis  tout  à  fait  édifié  *.  » 

Le  Sermon  des  cinquante  est  le  premier  ouvrage 
de  Voltaire  qui  soit  une  attaque  directe  et  à  fond  de 
train  contre  la  tradition  juive  et  chrétienne.  Peu  de 
temps  après,  apparaissait  le  Vicaire  savoyard.  On 
a  prétendu  qu'il  s'était  montré  également  jaloux 
du  courage  de  Rousseau  et  du  succès  de  son  livre. 
L'accusation  ne  saurait  être  plus  injuste,  et  Voltaire 
s'exprime  trop  catégoriquement  à  cet  égard  pour 
pouvoir  être  taxé  du  moindre  sentiment  d'envie. 
«  Il  introduit  au  troisième  tome  (de  Y  Emile)  un  vi- 
caire savoyard  qui,  sans  doute,  était  vicaire  du  curé 
Jean  Meslier.  Ce  vicaire  fait  ime  sortie  contre  la  reli- 
gion chrétienne  avec  beaucoup  d'éloquence  et  de  sa- 
gesse^. »  —  a  Son  Vicaire  savoyard^  dit-il  plus  tard, 
avec  un  soupir,  pouvait  faire  du  bien  ^...  »  Et  cela 
est  d'autant  plus  caractéristique  qu'alors  ils  étaient 
en  pleine  guerre,  et  que  Rousseau  n'avait  rien  épar- 
gné pour  s'attirer  la  haine  d'un  homme  chez  lequel  le 
pardon  des  injures  n'était  certes  point  un  péché  d'ha- 
bitude. Mais,  chose  remarquable,  et  que  les  amis  de 
Jean-Jacques  se  sont  bien  gardés  de  reconnaître,  c'est^ 
malgré  ses  griefs,  l'espèce  de  faible  de  Voltaire  pour 

1.  Voltaire,  OEuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LX,  p.  411,  4 1 2. 
Lettre  de  Voltaire  à  Damilaville  ;  10  octobre  1762. 

2.  Ibid,,  t.  LXI,  p.  10.  Lettre  de  Voltaire  au  marquis  d'Argence 
de  Dirac;  22  avril  1762.  Et,  trois  ans  après,  écrivant  à  nelve- 
tiufl  :  «  il  y  a  par  ci  par  là,  disait-il,  de  bons  traits  dans  ce  Jean* 
Jacques.  »  Lettres  inédites  (Didier,  1857),  t.  I,  p.  512,  appendice; 
!•' mai  1765. 

3.  Ibid.  y  t.  LXI|  p.  501 .  Lettre  de  Voltaire  à  DamilayiUe  ;  6  juUlet 
1764. 


2o6  VIVE  LE  ROI  ET  SIMON  LE  FRANC. 

ce  dernier.  Ce  n'est  pas  lui  qui  a  voulu  la  guerre , 
ce  n*est  pas  lui  qui  l'aurait  commencée.  Et  il  ne  cache 
pas  ses  regrets,  son  chagrin  d'une  telle  félonie.  «  0 
comme  nous  aurions  chéri  ce  fou,  s'il  n'ayait  pas  été 
faux  frère  !  et  qu'il  a  été  grand  sot  d'injurier  les  seuls 
hommes  qui  pouvaient  lui  pardonner*  !  » 

Oui,  Voltaire  lâchait  difficilement  ceux  qui  avaient 
mérité  sa  colère.  Il  n'avait  pas  pardonné  à  Jean-Bap- 
tiste, il  fut  inexorable  pour  l'abbé  Desfontaines,  et  il 
ne  devait  pas  être  plus  miséricordieux  dans  sa  vieil- 
lesse que  durant  ses  jeunes  années  :  Fréron,  LaBeau- 
melle,  Pompignan,  sauront  jusqu'au  dernier  moment 
ce  qu'il  en  coûte  à  provoquer  les  représailles  d'un  en- 
nemi implacable.  Nous  avons  assisté  à  l'interminable 
exécution  de  l'auteur  de  Didon ,  mais  le  poëte  n'était 
pas  las  de  frapper;  il  envoyait,  en  février  1762,  à  Da- 
milaville,  «  pour  amuser  nos  frères^»,  sur  Vair  de 
Béchamel^  un  hymne  chanté  au  viUage  de  Pompignan, 
où  se  trouvaient  énumérées  toutes  les  vertus  et  toute 
la  munificence  du  poëte  sacré. 

Il  a  recrépi  sa  chapelle 

Et  tous  ses  vers, 
11  poursuit  avec  un  saint  zèle 

Les  gens  pervers. 
Tout  son  clergé  s'en  va  chantant  : 
Et  vive  le  roi  et  Simon  Le  Franc, 

Son  favori. 

Son  favori  '. 

1.  Voltaire,  OEuvreê  complètes  (Beuchot),  t.  LX,  p.  345.  Lettre 
de  Voltaire  à  Damilaville  ;  31  juillet  1762. 

2.  Ibid,t  X.  LX,  p.  551.  Lettre  du  même  au  même;  février  1762. 

3.  Ibid.,  t.  XIV,   p.  441   à  444,  Hymne   chanté  au  village  de 
Pompignan.  Voltaire  envoyait  cette  plaisanterie  à  D'Alembert,  aYe<^ 


INSTRUCTION    PASTORALE.  257 

C'était,  bientôt  après,  la  Relation  (Tun  voyage  de 
Aï.  le  marquis  Le  Franc  de  Pompignan  depuis  Pom- 
pignan  jusqu'à  Fontainebleau ^  dont  nous  avons  parlé 
précédemment  pour  n'avoir  pas  à  revenir  sur  le  chapi- 
tre trop  abondant  de  ces  mystifications  ^  Mais  le  poète 
allait  être  forcé  de  diviser  ses  coups  et  de  se  partager 
entre  les  deux  frères  :  après  Moïse  Aaron,  après  Simon 
Jean  Le  Franc.  Cette  fois,  c'était  l'évêque  du  Puy-en- 
Velay ,  qui  se  portait  assaillant  et  attirait  sur  sa  tête 
une  grêle  de  pamphlets,  d'épigrammes,  de  quolibets, 
de  facéties  de  tous  genres.  V Instruction  pastorale^ 
était  bien  une  œuvre  de  provocation  à  l'adresse  des 
philosophes,  et  l'on  poussa  la  prévenance  jusqu'à  dé- 
pêcher le  mandement  à  ceux  que  l'on  y  attaquait,  à 
D'Alembert  nommément,. qui,  ne  trouvant  pas  la  plai- 
santerie de  son  goût,  retournait  le  présent  avec  un  pe- 
tit billet  à  l'évêque  du  Puy.  Le  prélat  lui  répondit  que 
ce  n'était  point  par  son  ordre  que  Y  Instruction  pasto- 
rale lui  avait  été  envoyée,  et  qu'il  était  fâché  de  cette  . 
méprise,  puisqu'elle  lui  avait  déplu,  l'assurant  qu'il  ne 
regrettait  pas  moins  qu'il  se  regardât  personnellement 
insulté  dans  un  ouvrage  où  il  ne  l'était  point  ^.  Mais 

la  musique.  «  Nous  avons  chanté  Thymne  avec  l'accompagnement, 
lui  écrivait-il  à  la  date  du  21  février  1763,  je  joins  ici  Tair  noté. 
Les  philosophes  devraient  le  chanter  en  -goguette,  car  il  faut  que  les 
philosophes  se  réjouissent.  )» 

1.  Voir  le  cinquième  volume  de  ces  éludes,  Voltaire  aux  Délices^ 
p.  438,  439. 

2.  Instruction  pastorale  de  Monseigneur  du  Puy  sur  la  prétendue 
philosophie  des  incrédules  modernes  (Paris,  Chaubert,  1863),  in-4o. 

3.  Les  attaques  contre  le  Dictionnaire  encyclopédique  se  trouvent 
aux  pages  17,  23,  33,  267,  276.  D'Alembert  n'y  est  nommé  qu'une 
seule  fois,  en  compagnie  de  Buffon,  au  mot  Corruption,  Les  autres 


258  BILLET  DE  D'ALEMBEHT. 

ces  explications,  qui  ne  supprimaient  pas  le  texte  du 
mandement,  ne  suffirent  pas  à  apaiser  notre  géomètre, 
qui  répliqua  par  ce  second  billet  des  plus  cassants. 

Vous  m'avez  mis  expressément,  monseigneur,  dans  votre 
Instruction  pastorale,  au  nombre  des  ennemis  de  la  religion, 
que  je  n'ai  pourtant  jamais  attaquée,  même  dans  les  pas- 
sages que  vous  citez  de  mes  écrits;  j'avais  cru  qu'une  impu- 
tation si  publique  et  si  injuste,  faite  par  un.évèque,  était 
une  insulte  personnelle,  sans  parler  des  qualifications  peu 
obligeantes  que  vous  y  avez  jointes,  et  qui  à  la  vérité  n'y 
ajoutent  rien  de  plus.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  vois  par  votre 
lettre  combien  votre  libraire  a  été  peu  attentif  à  vos  ordres, 
puisqu'il  m'a  expressément  écrit  que  vous  Paviez  chargé 
d'envoyer  votre  mandement  à  tous  les  membres  de  l'Aca- 
démie française.  Vous  voyez  bien,  monseigneur,  qu'il  était 
nécessaire  de  vous  avertir  de  cette  petite  méprise,  dont  je 
ne  suis  d'ailleurs  nullement  blessé,  non  plus  que  de  l'insulte. 
J'espère  qu'au  moins  en  cela  -vous  ne  me  trouverez  pas 
mauvais  chrétien  *. 

Cette  Instruction  pastorale ,  publiée  chez  Chau- 
bert,  ne  s'adressait  que^pour  la  forme  aux  laboureurs, 
vignerons  et  merciers  du  Puy  ;  elle  visait  plus  haut  et 
s'attaquait  à  toute  la  philosophie  moderne,  prenant 
la  défense  de  Descartes  contre  Newton,  maltraitant 
particulièrement  l'Anglais  Locke,  dont  le  moindre 
tort  n'était  pas  d'être  prôné  par  l'auteur  des  Lettres 
philosophiques'^.  Voltaire  et  Rousseau  y  sont  pris  à  par* 

articles  incriminés  sont  le  Discours  préliminaire  et  Tartlcle  EnoycltH 
pédie, 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXI,  p.  244.  Lettre 
de  D'Alembert  à  M.  l'évoque  Du  Puy.  Réponse  de  l'évoque.  Réplique. 

2.  L'évéque  du  Puy  avait  publié,  en  1754,  La  Dévotion  réconci^- 
liée  avec  Vesprit,  qiie  Voltaire  et  D'Alembert  appelaient  La  Réconci- 
liation normande,  La  Réconciliation  normande  est  le  titre  d'une  pièce 
de  Dufresny, 


LONGANIMITÉ   MOTIVÉE  DE  ROUSSEAU.  259 

tie,  à  tour  de  rôle,  l'un  pour  son  poëme  de  la  Loi  na-- 
turelle^  notamment,  l'autre  pour  son  Emile.  Monsei- 
gneur du  Puy,  qui  n'a  pas  oublié  sans  doute  les  griefs 
de  la  famille,  ne  laisse  percer  aucune  humeur  ;  c'est 
l'évoque,  et  non  le  frère  du  Pompignan,  qui  parle^. 
Toutefois, •pour  qui  sait  lire,  l'homme  de  Dieu  n'a 
pas  renoncé  à  tirer  quelque  vengeance  de  l'auteur  du 
Pauvre  Diable^  vengeance  discrète ,  anodine,  inno- 
cente, mais  qui  porta  coup.  Il  est  plein  de  mesure  et 
de  convenance  avec  ses  deux  adversaires,  sans  se  dé- 
partir d'une  rigueur  inflexible  à  l'endroit  des  asser- 
tions malsonnantes  et  téméraires  ;  et,  à  cet  égard,  ils 
n'ont  pas  à  se  plaindre.  Mais  Rousseau,  pour  ce  qui 
le  concerne,  ne  se  plaint  point.  Il  disait,  au  contraire, 
quelque  temps  après,  à  un  jeune  touriste  qui  avait 
forcé  sa  solitude  :  «  De  tous  mes  antagonistes ,  le 
plus  modéré,  celui  qui  se  respecte  le  plus,  c'est  mon- 
sieur l'évêque  du  Puy  ;  voilà  du  moins  un  homme  qui 
parle  sincèrement.  Il  expose  presque  toujours  mes 
sentimens  avec  toute  la  fidélité  possible ,  quoi  qu'il 
ne  m'ait  pas  compris  partout,  j'ai  été  véritablement 
édifié  de  sa  charité  et  de  sa  bonne  foi  ^  » 

Pourquoi  cette  mansuétude  chez  Jean-Jacques,  qui 
d'ordinaire  n'accepte  pas  plus  bénignement  la  con- 
tradiction que  Voltaire,  et  pourquoi  l'exaspération  de 
ce  dernier  qui  n'est  pas  légitimée  à  ce  point  par  les 
termes  suffisamment  courtois  du  prélat?  C'est  que  l'é- 
vêque du  Puy  semble  croire  que,  s'il  a  devant  lui  deux 

1.  Bibliothèque  vniverselle  de  Genève.  Nouvelle  série  (Genève, 
1836),  t.  I,  p.  85.  Souvenirs  de  Jean- Jacques  Bousseau,  Fragments 
d^une  correspondance  inédite;  Berne,  le  30  mai  1764. 


260  LETTRES  D'UN  QUAKER. 

ennemis  de  la  religion,  le  seul  redoutable,  le  seul  sé- 
rieux ,  c'est  Rousseau.  M.  de  Voltaire  est  un  poète 
d'un  coloris  merveilleux,  faisant  les  plus  beaux  vers 
du  monde  ;  mais  Rousseau  est  un  jouteur  autrement 
redoutable:  il  pense,  il  raisonne;  quand  il  s'égare, 
l'erreur  a  toutes  les  apparences  d'une  vérité  pro- 
fonde, c'est  lui  qu'il  importe  de  prendre  corps  à  corps 
et  de  combattre  à  toute  outrance.  <i  II  ne  faut  pas  at- 
tendre, dit-il  à  l'égard  de  l'auteur  de  la  Henriade^  de 
son  génie  poétique  le  même  enchaînement  d'idées  et 
la  même  profondeur  que  Jean-Jacques  sait  mettre 
dans  ses  œuvres  ^  «Tout  est  là,  la  vengeance  de  Jean- 
George,  la  mansuétude  de  Rousseau,  qui  n'est  que 
l'orgueil  satisfait  de  cette  supériorité  que  lui  recon- 
naît l'ennemi,  et  la  rage  de  Voltaire,  qui  va  s'épan- 
cher sans  nulle  mesure. 

Le  branle  commença  par  une  Lettre  d'un  quaker  à 
Jean-George  Le  Franc  de  Pompignan^évêgue  du  Puy- 
en-Velay.  Ce  quaker,  comme  il  convient  à  un  quaker, 
est  le  plus  doux  des  hommes^  mais  il  n'aime  pas  que 
l'on  manque  de  charité  et  de  science,  et  il  relève  douce- 
ment les  erreurs  et  les  assertions  passionnées  de  Jean- 
George.  Après  cette  première  lettre,  en  venait  une 

1.  Instruction  pastorale  de  mouseUjneur  Du  Puy,  sur  la  prétendue 
philosophie  des  incrédules  modernes  (Paris,  Ghaubert^  1763),  p.  237. 
II  dira  encore,  dans  une  note,  p.  7,  8,  qui  ne  laissait  pas  d'avoir 
son  intention  machiavélique:  a  Le  fameux  Jean-Jacques  Rousseau, 
dont  il  faudra  beaucoup  parler  dans  la  suite  de  cet  ouvrage,  mérite 
une  exception  particulière  parmi  les  modernes  ennemis  du  chrislia- 
nisme.  H  connaît  mieux  que  personne  les  prétendus  philosophes  de 
nos  jours  ;  et  c'est  sans  doute  parce  qu'il  les  a  trop  bien  connus, 
qu'il  ne  veut  avoir  de  commun  avec  eux,  ni  le  nom  qu'ils  affectent, 
ni  les  principes  qu'ils  débitent.  » 


L'ÉVÊQUE  D'ALÉTOPOLIS.     .  261 

autre,  où  le  bon  quaker  poursuivait  sa  tâche  avec  au- 
tant de  longanimité  que  de  netteté  d'argumentation. 
Il  sait  beaucoup  ce  quaker,  il  a  Tesprit  juste  et  remet 
les  choses  à  l'endroit.  Il  terminait  cette  dernière  épître 
par  des  considérations  de  philosophie  chrétienne  qui 
pouvaient  avoir  leur  immédiate  application. 

Ami  George,  je  réfléchis  avec  douleur  sur  la  superbe  de 
certaines  gens  :  voilà  l'origine  des  fausses  démarches,  des 
mauvais  vers,  de  la  prose  ampoulée  qu'on  donne  hardiment 
au  public.  On  veut  passer  pour  bel-esprit  dans  son  village  et 
à  Paris  ;  et  pour  y  parvenir  il  n'y  a  point  de  sottise  qu'on 
ne  fasse.  Quand  les  sottises  sont  faites,  on  veut  les  soutenir 
par  les  calomnies;  on  perd  la  charité  comme  la  raison  ;  on 
perd  son  àme  en  se  faisant  moquer  de  soi.  Ah  !  mon  frère, 
que  ne  puis-je  aider  à  te  convertir,  à  le  rendre  modéré  et 
modeste  comme  tu  dois  l'être,  et  à  le  sauver  des  sifflels  de 
ce  monde  et  de  la  damnation  dans  l'autre  *  ! 

Mais  nous  nous  trompions  plus  haut,  et  ce  bon  qua- 
ker n'avait  pas  été  le  premier  à  s'indigner  des  regret- 
tables errements  de  Jean-George.  Avant  ses  deux 
lettres,  paraissait,  à  l'adresse  des  fidèles,  une  Instruc- 
tion  pastorale  de  V humble  évêque  dAlétopolis^  à 
Voccasioii  de  F  Instruction  past07'ale  de  Jeaîi-George^ 
humble  évêque  du  Puy^.  C'est  toujours  la  même  plai- 
santerie insolente  mais  irrésistible,  qui  provoque  et 
commande  le  rire,  et  que  les  plus  antipathiques  à  cette 
moquerie  effrénée  se  surprenaient  à  relire,  non  sans 
remords  pour  leur  faiblesse  et  presque  leur  involon- 
taire complicité. 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchol)  t.  XLI,  p.  4  21.  Seconde 
lettre  du  quaker. 

2.  Ibid.,  U  LXI,  p.  204.  Lettre  de  Voltaire  à  Damilaville  ;  IC  no- 
vembre 1763. 

45. 


262  LES  ARMOIRIES  DE  JEAN-GEOROE. 

Mes  très-chebs  frères. 

Mon  confrère  Jean-George  du  Puy  a  voulu  vous  instruire 
par  un  gros  volume  ^  Vous  savez  que  la  vérité  est  au  fond 
du  PUY;  mais  vous  ne  savez  pas  encore  si  Jean-George  Tea 
a  tirée.  Vous  vous  êtes  récriés  d'abord  en  voyant  les  armoi- 
ries de  Jean- George  en  taille  rude  à  la  tête  de  son  ouvrage. 
Cet  écusson  représente  un  homme  monté  sur  un  quadru- 
pède ;  vous  doutez  si  cet  animal  est  la  monture  de  Balaam, 
ou  celle  du  chevalier  que  Cervantes  a  voulu  rendre  fameux*. 
Les  Pères  de  l'Église  ne  mettaient  pas  ces  enseignes  de  la 
vanité  à  la  tête  de  leurs  ouvrages;  nous  ne  voyons  pas 
môme  que  les  évangiles  aient  été  écrits  par  monseigneur 
Matthieu  et  par  monseigneur  Luc.  Mais  aussi,  mes  chers 
frères,  considérez  que  les  ouvrages  de  monseigneur  Jean- 
George  ne  sont  pas  paroles  d'évangile. 

J'avoue  que  tous  mes  confrères  ont  trouvé  mauvais  qu'on 
prostituât  ainsi  la  dignité  du  saint  ministère;  que  sous  pré- 
texte de  faire  un  mandement  dans  un  petit  diocèse,  on 
imprimât  en  effet  un  livre  qui  n'est  pas  fait  pour  ce  diocèse, 
et  qu'on  affectât  de  parler  de  Nev^rton  et  de  Locke  aux 
habitants  du  Puy  en  Vêlai.  Nous  en  sommes  d'autant  plus 
surpris,  que  les  ouvrages  de  ces  Anglais  ne  sont  pas  plus  con- 
nus des  habitants  de  Vêlai,  que  de  monseigneur*;  enfin,  nous 

1 .  L'Instruction  pastorale  est  un  in-4°  de  300  pages,  ce  qui  est 
quelque  peu  volumineux,  pour  un  mandement.  Voltaire  a  dit  dans  le 
Poëme  de  la  Guerre  de  Genève,  chant  iv  : 

LoDgs  mandements  dans  le  Puy  confinés... 

2.  Les  armes  des  Pomplgnan  étaient  :  a  D^azur  à  un  homme  armé, 
monté  sur  un  cheval,  tenant  de  la  main  dextre  un  badelaire  prêt  à 
frapper,  le  tout  d'argent.  »  État  présent  de  la  noblesse  française 
(Paris,  Bachelin-Deflorenne,  1868),  p.  7 10.  II  est  à  croire  que  ce  rap- 
pel à  la  modestie  et  à  Thumilité  chrétienne  de  révoque  d'AlétopoIis  ne 
produisit  que  peu  d'effet.  Au  moins,  retrouvons-nous,  trois  ans  après, 
le  môme  blason,  si  bien  décrit  par  lui,  en  tête  de  V Instruction  pas- 
torale sur  V  Hérésie  y  pour  servir  de  suite  à  celle  du  même  prélat  sur 
la  prétendue  philosophie  des  incrédules  modernes  (Paris,  Ghaubert, 
1766). 

8.  Ce  qu'il  y  a  de  piquant,  c'est  que,  dans  VlnstrucOon  pastorale^ 


PROMESSE  DU  RELIEUR.  263 

avouons  qu'après  le  péché  mortel,  ce  qu'un  évoque  doit  le 
plus  éviter  c'est  le  ridicule. 

C'est  une  entreprise  un  peu  trop  forte  d'écrire  contre  tout 
son  siècle  ;  et  ce  n'est  peut-être  pas  avoir  un  zèle  selon  la 
science,  que  de  dire  :  mes  frères,  tous  les  gens  d'esprit  et 
tous  les  savants  pensent  autrement  que  moi,  tous  se  moquent 
de  moi,  croyez  donc  tout  ce  que  je  vais  vous  dire.  Ce  tour  ne 
nous  a  pas  paru  assez  habile. 

On  dit  anssi  qu'il  y  a  dans  rin-4o  de  mon  confrère  Jean- 
George  un  long  chapitre  contre  la  tolérance*,  malgré  la 
parole  de  Jésus-Christ  et  de  ses  apôtres,  qui  nous  ordonne 
de  nous  supporter  les  uns  les  autres.  Mes  frères,  je  vous 
exhorte,  selon  cette  parole,  à  supporter  Jean-George.  Vous 
avez  beau  dire  quQ  son  livre  est  insupportable,  ce  n'est  pas 
une  raison  pour  rompre  les  liens  de  la  charité.  Si  son 
ouvrage  vous  a  paru  trop  gros,  je  dois  vous  dire,. pour  vous 
rassurer,  que  mon  relieur  m'a  promis  qu'il  serait  fort  plat, 
quand  il  aurait  été  battu. 

Quelque  excessive  que  fût  cette  ironie,  elle  ne  pou- 
vait prétendre  à  faire  oublier,  à  égaler  cette  moquerie 
des  Quand^  des  Si^  qui,  tant  qu'il  vécut,  bourdonna 
comme  des  cloches  aux  oreilles  ahuries  du  pauvre 
Le  Franc.  L'énormité  du  ridicule  dont  son  frère  était 
accablé  amortit  en  partie  les  coups  portés  à  Jean- 
George.  En  dépit  de  ces  attaques,  à  cause  de  ces  atta- 
ques, ce  dernier  se  voyait,  un  peu  plus  tard,  appelé  à 
l'archevêché  de  Vienne,  où  il  demeura  l'adversaire 
déclaré  de  Voltaire  et  du  groupe  de  philosophes  dont 
il  était  l'âme. 

Il  paraîtrait  que  les  deux  Pompignan  avaient  un 


Voltaire  est  soupçonné  lui-même  de  n'entendre  ni  Newton  ni  Locke, 

p.  41. 

1.  Voltaire,  Œuvre»  comp/é/ef  (Bouchot),  t.  XLI»  p.  196  à  200. 


264  M.  DE  POMPIONÂN  LE  CARABINIER. 

frère,  militaire  celui-là  ^  qui,  se  fatiguant  de  voir  leur 
nom  livré  à  toutes  les  risées,  tint  quelques  propos 
menaçants  qui  parvinrent  jusqu'à  Voltaire.  Le  poëte 
prit-il  sérieusement  l'alarme,  ou  voulut-il  s'amuser 
une  fois  de  plus  et  amuser  son  monde  aux  dépens  de 
l'auteur  de  Didon  et  des  siens?  Ce  qu'il  y  a  de  sûr, 
c'est  qu'il  écrivait  au  duc  de  Choiseul  une  lettre  éplo- 
rée  dans  laquelle  il  invoquait  à  tout  événement  sa 
haute  protection. 

Monseigneur,  je  ne  sais  ce  que  j'ai  fait  aux  frères  de 
Pompignan  ;  Tun  m'écorche  les  oreilles,  et  J'autre  veut  me 
les  couper.  Protégez- moi,  monseigneur,  contre  l'assassin, 
je  me  charge  de  l'ccorcheur,  car  j'ai  besoin  de  mes  oreilles 
pour  entendre  le  bruit  de  votre  renommée*. 

Beuchot  cite  ce  même  billet,  qu'il  reporte  à  Tannée 
1763,  mais  avec  des  changements  qui,  sans  trop  al- 
térer le  sens,  en  modifient  essentiellement  la  forme  ^. 

1.  Ils  en  avaient  même  trois,  Guillaume,  qui  fut  mestre  de  camp 
de  cavalerie  et  lieutenant-colonel  au  régiment  de  carabiniers  ;  Louis, 
capitaine  au  régiment  d'infanterie  de  M.  le  Dauphin  ;  Jean-Baptiste, 
capitaine  au  régiment  de  Brissac.  Nous  serions  assez  embarrassé  de 
démêler  lequel  se  montrait  si  disposé  à  couper  les  oreilles  du  poëte, 
si  Ton  ne  disait,  dans  la  lettre  de  Cramer  qui  va  suivre,  qu'il  était 
officier  de  carabiniers.  11  s'agit  donc  de  Guillaume.  Bibliothèque  na- 
tionale. Manuscrits.  Cabinet  généalogique, 

2.  Dutens,  Mémoires  d*un  voyageur  qui  se  repose  (Paris,  Bossange^ 
1806),  t.  II,  p.  281. 

3.  Voici  la  lettre  telle  que  Beuchot  la  donne  :  c  JUgnore  ce  que 
mes  oreilles  ont  pu  faire  aux  Pompignans.  L'un  me  les  fatigue  par 
ses  mandements,  l'autre  me  les  écorche  par  ses  vers,  et  le  troisième 
me  menace  de  les  couper.  Je  vous  prie  de  me  garantir  du  spadassin  ; 
je  me  charge  des  deux  écrivains.  Si  quelque  chose,  monseigneur, 
me  faisait  regretter  la  perte  de  mes  oreilles,  ce  serait  de  ne  pas  en- 
tendre tout  le  bien  que  l'on  dit  de  vous  à  Paris.  »  Œuvres  complètes 
(B«u«hot),  t.  LX,  p.  628.  A  M.  le  duc  de  Choiseul,  fragment,  1 763, 


CRAMER  AUX  DÉLICES.  265 

Auquel  des  deux  faut-il  s'arrêter?  xMalgré  le  soin  que 
cet  éditeur  de  Voltaire  a  apporté  dans  la  reproduction 
du  texte,  nous  croyons  devoir  accepter  de  préfé- 
rence celui  de  Dutens,  qui  lui  fut  communiqué  par 
madame  de  Choiseul.  Beuchot,  d'ailleurs,  se  trompe  in- 
dubitablement sur  l'époque  précise  où  cette  lettre  fut 
écrite,  comme  cela  nous  est  démontré  par  une  autre 
facétie  qui,  elle  du  moins,  n'est  pas  du  fait  de  Voltaire, 
et  que  nous  trouvons  dans  le  Journal  de  Collé,  vers  la 
fin  de  i759.  C'est  une  prétendue  lettre  d'un  des  Cra- 
mer à  un  confrère  de  Paris.  Il  raconte  qu'appelé  par 
le  poëte,  <(  qui  venait  de  composer  un  petit  discours 
sur  la  bravoure^  »  il  débarquait  un  matin  aux  Délices, 
où  il  trouvait  son  ami  de  la  plus  riante  humeur,  très- 
alerte,  très-expansif  et  très-loquace. 

Nous  parlâmes  ensuite  de  nouvelles.  Je  lui  dis  que^  la 
veille,  un  officier  français  qui  venoit  de  Paris  éloit  venu 
dans  ma  boutique,  et  s'étoit  beaucoup  informé  de  lui.  Quelle 
fut  ma  surprise  de  le  voir  tout  d'un  coup  tomber  dans  un 
fauteuil  !  Les  mains  et  les  genaux  lui  trembloient  d'une  façon 
effrayante;  j'appelai  du  secours.  Madame  Denis  et  ses  valets 
vinrent.  Qu'on  ferme  vite  les  fortes,  s'éfcria-t-il  ! 

Tandis  qu'ils  couroient  les  fermer  :  M.  Crammer,  mon  cher 
Jtf.  Crammer,  m'a  dit  M.  de  Voltaire,  retournez  vite  à  Genève, 
et  faites-y  courir  le  bruit  que  je  viens  de' mourir  subitement. 
Il  me  pressa,  me  supplia  avec  des  instances  si  fortes,  que 
je  repartis  sur  le  champ  pour  répandre  dans  cette  ville  le 

Les  Mémoires  secrets,  de  leur  côté,  publient  ce  billet,  avec  des  va^ 
riantes  assez  notables,  t.  llf,  p.  110  ;  7  décembre  1766.  Il  est  pro- 
bable que  ces  divers  billets  furent  reproduits  de  mémoire,  sauf  celui 
de  Dutens.  Le  duc  de  Choiseul,  môme  après  la  mort  du  poëte,  refusa 
de  communiquer  sa  correspondance  avec  Voltaire;  ses  lettres  lui 
furent  rendues,  et  ce  n'est  que  par  voie  indirecte  qu'on  a  pu  se 
procurer  celles  qui  lui  sont  adressées. 


266  RÉSURRECTION  DE  VOLTMRE. 

bruit  de  sa  mort...  Le  lendemain,  une  personne  que 
madame  Denis  avoit  envoyée  secrètement  s'informer  de 
rOfûcier  français,  rapporta  qu'il  s'appeloit  le  chevalier  de 
l'Espine  ;  qu'il  alloit  partir  pour  Avignon,  et  que  ce  n'étoit 
point  du  tout  M.  de  Pompignan,  officier  des  carabiniers, 
qui  avoit  fait  à  M.  de  Voltaire  de  si  terribles  menaces. 

Alors  M.  de  Voltaire  fît  ouvrir  les  portes  du  château  et 
reçut  des  complimens  de  ses  amis  sur  sa  convalescence. 
Mais  il  lui  reste  un  tremblement  dans  les  mains  qu'il  aura 
peut-être  toute  sa  vie...* 

Cette  facétie  repose  donc  sur  un  fait  véritable.  M.  de 
Pompignan,  l'officier,  avait  dû  faire  du  bruit,  crier 
fort  haut  qu'il  châtierait  son  homme  d'importance  ;  et 
sans  doute,  M.  de  Choiseul  ne  s'était  pas  fait  scrupule 
de  communiquer  le  curieux  billet  du  poëte,  qui  comp- 
tait bien  d'ailleurs  sur  pareille  indiscrétion.  Mais  ce 
billet  n'est-il  pas  à  mettre  à  côté  de  la  requête  éplorée 
du  docteur  Akakia,  suppliant  messieurs  les  docteurs 
et  écoliers  de  l'Université  de  Leipzig  de  lui  venir  en 
aide,  et  de  s'armer  de  leurs  écritoires  et  de  leurs  canifs 
contre  le  «  lapon,  natif  de  Saint-Malo  *?  » 

L'Ancien  Testament  allait  être  l'objet  incessant  des 
attaques  de  l'auteur  du  Sermon  des  cinquante;  il  l'at- 
taquera sous  toutes  les  formes,  en  vers  comme  en 
prose,  avec  une  violence,  un  acharnement  voisins  de 
la  monomanie.  Son  5â!w/ est  une  de  ces  ébauches  d'un 
esprit  effréné,  chez  lequel  la  passion  étouffe  jusqu'au 

1.  CoHé,  Journal  historique  (Paris,  1807),  t.  H,  p.  381,382; 
septembre  et  octobre  1759.  Lettre  de  Crammer,  libraire  à  Genève, 

à libraire  à  Paris,  à  roccasion  du  bruit  qui  a  couru,  de  la  mort 

de  M.  de  Voltaire.  Voir  notre  précédent  yolume,  Voltaire  aux  Délices ^ 
p.  425. 

2.  Voltaire  et  Frédéric,  p.  40G,  40T, 


SAUL  ET  DAVID.  267 

goût ,  et  n'a  d'autre  mérite,  aux  yeux  mêmes  de  son 
auteur,  que  le  ridicule  qu'il  déverse  sur  le  peuple  de 
Dieu.  Cette  moquerie  cruelle  devait  révolter  les  âmes 
religieuses  et  croyantes.  «  Je  me  souviens  parfaite- 
ment, nous  dit  Gœthe,  que,  dans  mon  fanatisme  en- 
fantin, si  j'avais  pu  tenir  Voltaire,  je  l'aurais  étranglé 
à  cause  de  son  Saûl  *  !  »  Cette  religiosité  passera,  il 
est  vrai,  chez  l'auteur  de  Werther^  qui  se  permettra 
des  plaisanteries  tout  aussi  choquantes^.  Ce  Saûl 
parut  à  Paris,  et  l'on  jugea  prudent  de  répudier  toute 
paternité  à  l'endroit  de  k  je  ne  sais  quelle  farce, 
intitulée,  dit-on,  Saûl  et  David^  »  dans  une  Déclara- 
tion destinée  aux  Petites- A  f fiches} .  Il  recommandait 
en  même  temps  à  son  neveu  d'Hornoy  de  détourner 
toutes  les  tracasseries  que  pourrait  lui  attirer  cette 
farce  anglaise,  «  indignement  tirée  de  la  Sainte-Écri- 
tiu'e,  qu'on  dit  faite  par  ces  coquins  d'Anglais  qui  ne 
respectent  pas  plus  X Ancien  Testament  que  nos 
flottes*.  »  Le  tout  était  de  toucher  au  but,  et  on  pen- 
sait l'avoir  atteint.  «  J'ai  grand'peur  que  cette  tragé- 
die de  Saûl  ne  fasse  grand  tort  à l'il wciew  Testament; 
car  enfin,  tous  les  traits  rapprochés  du  bon  roi  David 
ne  forment  pas  le  tableau  d'un  Titus  ou  d'un  Trajan. 

1.  OEuvres  de  Goëlhe  (Paris,   Hachette,   1862),  t.  Vm,  p.  441. 

Mémoires,  3*  partie. 

2.  n  dit,  dans  sa  soixante-septième  épigramme,  qu'il  y  a  qualce 
choses  qui  lui  sont  insupportables,  les  punaises,  la  fumée  de  tabac, 
l'ail  et  la  Croix.  Mezières,  Goethe,  tes  Œuvres  expliquées  par  la  vie, 
première  partie,  p.  367. 

3.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Bouchot),  t.  LXI,  p.  116.  Lettre 
de  Voltaire  à  Damilaville ;  14  auguste  1763.  Avertissement, 

4.  Ibid.,  t.  LXl,  p.  118.  Lettre  de  Voltaire  à  M.  d'Hornoy;  aux 
Délices,  14  auguste  1763. 


208  EXPULSION  DES  JÉSUITES. 

M.  Hut,  qui  a  fait  imprimer  à  Londres  V Histoire  de 
David^  l'appelle  sans  façon  le  Néron  de  la  Palestine. 
Personne  ne  Ta  trouvé  mauvais  :  voilà  un  bien  abo- 
minable peuple*?  » 

a  Plus  je  vieillis  et  plus  je  deviens  implacable  pour 
\ infâme  l  »  mandait  Voltaire  au  premier  commis 
du  Vingtième,  en  mai  1763.  L'abolition  de  la  Compa- 
gnie de  Jésus  avait  été  une  fête  pour  le  petit  troupeau, 
qui  croyait  déjà  touchera  la  terre  promise.  C'était  un 
peu  se  presser  de  chanter  victoire,  et  ce  grand  acte, 
qui  avait  toute  l'importance  d  une  révolution,  n'allait 
pas  avoir  toutes  les  conséquences  décisives  que  Ton 
en  espérait.  L'auteur  de  la  Henriade^  au  premier  mo- 
ment, applaudit  comme  tout  le  monde  à  ce  coup 
d'État.  Mais  la  réflexion  le  refroidissait  sensiblement. 
Élevé  à  Clermont ,  dès  son  enfance ,  il  avait  été  à 
même  de  juger  une  institution  dont  on  ne  pouvait 
nier  les  grands  côtés  ;  féconde  plus  qu'aucune  autre 
en  gens  de  talent,  en  gens  habiles,  en  écrivains,  en 
savants,  en  historiens,  en  orateurs.  Il  avait  eu  le  loi- 
sir d'apprécier  leur  aménité  dans  les  relations  du 
monde,  leur  facilité,  leur  indulgence  durement  taxées 
par  des  adversaires  qui  ne  leur  pardonnaient  point 
leur  influence,  et  qui  n'auraient  pas  eu  leur  science 
du  cœur  et  leur  politique  profonde.  N'eussent  été  le 
Journal  de  Trévoux  et  les  virulentes  attaques  de  cette 
feuille,  en  dépit  de  quelques  gaietés  un  peu  vives,  il 
serait  demeuré  l'ami  des  jésuites,  et  n'aurait  jamais, 
c'est  à  croire,  rompu  avec  eux.  Mais  tout  fut  oublié, 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXl,  p.  140.  Lettre 
de  Voltaire  à  Damilaville;  29  auguste  1763. 


JLiS^ 


LES  RENARDS  ET  LES  LOUPS.  269 

tout  fut  répudié  devant  les  critiques  acerbes  des  pères 
Berthier  et  consorts;  et  ce  fut,  dès  lors,  une  guerre  d'ex- 
termination entre  eux  et  lui.  Somme  toute,  les  jésuites 
chassés  ne  faisaient  que  laisser  le  champ  libre  à  leurs 
adversaires  plus  intolérants  qu'eux,  et  qui,  pour  prou- 
ver qu'ils  étaient  meilleurs  chrétiens,  ne  manqueraient 
pas  de  multiplier  les  recherches,  les  vexations  et  les 
persécutions.  On  sent  chez  Voltaire  cette  nature  d'ap- 
préhension, notamment  dans  une  lettre  au  marquis 
d'Argence  signée  Christmoque. 

Nous  sommes  défaits  des  jésuites,  mais  je  ne  sais  si  c'est 
un  si  grand  bien  ;  ceux  qui  prendront  leur  place  se  croiront 
obligés  d'affecter  plus  d'austérité  et  plus  de  pédantisme. 
Rien  ne  fut  plus  atrabilaire  et  plus  féroce  que  les  huguenots, 
parce  qu'ils  voulaient  combattre  la  morale  relâchée  *. 

Cette  préoccupation  revient  à  tout  instant  dans  la 
Correspondance^.  Elle  se  trouve  plus  particulièrement 
indiquée  dans  un  apologue  de  six  vers  qu'il  a  intitulé 
Les  renards  et  les  loups^.  Mais  Voltaire  n'était  pas  le 
seul  qui  eût  pressenti  les  inévitables  conséquences 
d'un  pareil  changement  ;  et  Rousseau  avait  dit,  avant 
l'événement,  qu'il  ne  manquait  aux  jansénistes  que 
d'être  les  maîtres  pour  être  plus  durs  et  plus  intolé- 
rants que  leurs  ennemis*. 

1.  Voltaire,  OEuvres  complètes  (Beuchol),  t.  LX,  p.  587.  Lettre 
(le  Voltaire  au  marquis  d'Argence;  à  Ferney,  le  2  mars  1762. 

2.  Ibid.y  t.  LXI,  p.  398,  399.  Lettres  à  Marmontel  et  à  Damila- 
ville;  des  12  et  16  avril  1764. 

3.  Ibid.,  t.  LXI,  p.  72.  Lettre  de  Voltaire  h  Damilaville  ;  19  juin 
1763. 

4.  Rousseau,  Œuvres  complètes  (Paris,  Dupont,  1824),  t.  IX, 
p.  442.  La  Nouvelle  H éloî se,  part,  vi,  lelt.  VII,  de  Saint-Preus  à 
madame  de  Wolmar;  t.  VI,  p.  34.  Lettre  à  Christophe  de  Beaumont, 


270  LE  JÉSUITE  ESPAGNOL. 

Après  leur  avoir  donné  plus  d'un  coup  d'aile,  après 
avoir,  en  dernier  lieu,  soutenu  une  lutte  acharnée 
avec  ses  voisins  d'Ornex,  Voltaire  se  vengera  de  la 
redoutiible  Compagnie  en  faisant  l'aumône  à  ceux  de 
ses  membres  qu'un  hasard  narquois  lui  envoyait.  Dans 
le  Commentaire  historique^  il  protestera  contre  toute 
accusation  de  malveillance  à  l'égard  d'un  ordre  illustre 
au  sein  duquel  il  avait  compté  tant  d'amis,  a.  Ce  n'é- 
tait assurément  ni  par  haine  pour  le  Père  Fessi,  ni 
par  aucune  envie  de  mortifier  les  jésuites,  qu'il  avait 
entrepris  cette  affaire  (  la  revendication  des  biens  de 
MM.  de  Crassi),  puisqu'après  la  dissolution  de  la  So- 
ciété, il  recueillit  un  jésuite  chez  lui,  et  que  plusieurs 
autres  lui  ont  écrit  pour  le  supplier  de  les  recevoir 
aussi  dans  sa  maison  ^  »  Wagnière,  dans  ses  additions 
au  Commentaire^  nous  donne  à  ce  sujet  des  détails 
plus  curieux  qu'édifiants.  «  J'en  ai  vu,  raconte-t-il, 
trois  à  Ferney,  dont  l'un  était  Espagnol,  venir  deman- 
der à  M.  de  Voltaire  un  asile.  Il  me  dit,  en  riant,  de 
m'informer  d'eux  si  c'était  à  titre  de  laquais  qu'ils  se 
présentaient  ichez  lui,  et  s'ils  prendraient  sa  livrée. 
L'Espagnol  accepta  sur-le-champ  la  proposition, 
sur  quoi  M.  de  Voltaire  les  congédia  tous  trois,  en 
les  aidant  de  quelques  secours  pour  continuer  leur 
voyage  et  gagner  une  autre  retraite^.  »  Ces  trois  jé- 
suites sont  probablement  les  mêmes  que  l'auteur  du 
Sermon  des  cinqua?ite,  en  belle  humeur,  prit  plaisir 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  XLVUl,  p.  306.  Corn' 
mentaire  historique, 

2.  Longchamp  et  Wagnière,  if émoires  sur  Fo//atr0  (Paris,  André, 
1828),  t.  I,  p.  55,  66.  Additions  un  Commentaire  historique. 


UNE  PARADE  A  PERNEY.  271 

» 

à  faire  apostasier  en  présence  des  nombreux  hôtes 
de  Femey. 

Avant  hier,  il  y  avait  deux  jésuites*  chez  moi  avec  une 
nombreuse  compagnie;  nous  jouâmes  une  parade,  et  la 
voici  :  j^étais  M.  le  premier  président,  j'interrogeai  mes  deux 
moines;  je  leur  dis  :  renoncez-vous  à  tous  les  privilèges,  à 
toutes  les  bulles,  à  toutes  les  opinions,  ou  ridicules  ou  dan- 
gereuses, que  les  lois  de  l'État  réprouvent  ?  Jurez-vous  de 
ne  jamais  obéir  à  votre  général  ni  au  pape,  quand  cette 
obéissance  sera  contraire  aux  intérêts  et  aux  ordres  du  roi? 
Jurez-vous  que  vous  êtes  citoyens  avant  d'être  jésuites? 
Jurez-vous  sans  restriction  mentale?  A  tout  cela  ils  répon- 
dirent oui.  Et  je  prononçai  :  la  Cour  vous  donne  acte  de 
votre  innocence  présente,  et,  fesant  droit  sur  vos  délits  pas- 
sés et  futurs,  vous  condamne  à  être  lapidés  sur  le  tombeau 
d'Arnaud  avec  les  pierres  de  Port  Royal  ». 

Soit  pour  l'aide  qu'il  en  attendait,  soit  pour  le  côté 
piquant  et  plaisant  d'une  telle  acquisition,  il  venait  de 
s'attacher  un  ancien  professeur  de  rhétorique  aux 
jésuites  de  Dijon,  qu'il: avait  d'ailleurs  connu  à  Col- 
mar,  en  1784,  et  qu'il  retrouvait  au  couvent  d'Ornex, 
au  moment  même  où  il  achetait  Ferney.  Il  mandait  à 
l'avocat  Dupont  :  «  J'ai  ici  quelquefois  votre  ancien 
confrère  Adam;  ce  n'est  pas  le  premier  homme  du 
monde^.y)  Cette  plaisanterie,  tant  de  fois  répétée,  n'é- 
tait pas  de  Voltaire,  qui  n'avait  d'autre  mérite  que 
celui  de  l'application*.  Peut-être  le  bon' père  était-il 

1.  Voltaire  dit  trois  jésuites,  dans  sa  lettre  à  d'Argental  du 
25  février. 

2.  Voltaire,  Œuvres  complèlet  (Beuchot),  t.  LX,  p.  651^  552. 
Lettre  de  Voltaire  à  Damila ville  ;  février  17G3. 

3.  Ibid,,  t.  LVIII,  p.  16.  Lettre  de  Voltaire  à  M.  Dupont;  aux 
Délices,  20  janvier  1759. 

4«  Voici  roi*igine  que  donne  Patin  de  cette  saillie  :  u  Le  Père  Adam 


91%  PÈRE  ADAM. 

moins  souple  et  moins  nul  que  ne  se  l'imaginaient  les 
visiteurs  de  Femcy,  et  ne  faisait-il,  en  s'effaçant,  que 
se  plier  aux  circonstances  et  à  la  mauvaise  fortune  • 
Voici  ce  qu'écrivait  l'auteur  de  la  Henriade  à  l'abbé 
de  Sade,  au  commencement  de  1764  :  a  J'oubliais  de 
vous  dire  que  nous  avons  chez  nous  un  jésuite  qui 
nous  dit  la  messe;  c'est  une  espèce  d'Hébreu  que  j'ai 
recueilli  dans  la  transmigration  de  Babylone  :  il  n'est 
point  du  tout  gênant,  il  joue  très-bien  aux  échecs,  dit 
la  messe  fort  proprement;  enfin  c'est  un  jésuite  dont 
un  philosophe  s'accommoderait*.  »  Quand  Voltaire 
écrivait  cela,  il  n'y  avait  que  quelques  mois  que  Père 
Adam  était  installé  à  Ferney,  où  il  restera  treize  ans  ; 
il  n'avait  pas  encore  de  défauts,  et  il  avait  le  mérite 
d'être  un  joueur  d'échecs  de  premier  ordre,  ce  qui  le 
rendait  précieux  au  poète  dont  on  sait  la  passion  pour 
ce  jeu  brillant  et  savant. 

Nous  avons  vu  celui-ci  dans  un  village  perdu  des 
Vosges,  ravi  de  rencontrer  un  M.  Bellon  placé  là  pour 
surveiller  la  manufacture  des  cartes  à  jouer,  dont 
tout  le  mérite  consistait  à  être  un  joueur  d'échecs  pas- 
sable^, et  oublier  avec  lui  le  peu  d'agrément  du  lieu. 

est  un  jésuite  de  Limosin  qu*on  a  fait  taire  pour  avoir  prêché  à 
Saint-Paul  contre  saint  Augustin  ;  au  sortir  d'un  de  ses  sermons,  la 
reine*mère  demanda  à  un  homme  de  la  cour  ce  qu'il  en  pensoit  ;  ce 
seigneur  répondit  gentiment^  que  ce  père  l'ayoit  convaincu  de  m)pi- 
nion  des  préadamites  ;  la  reine  lui  ayant  demandé  ce  qu'il  vouloit 
dire:  c'est,  dit-il,  que  ce  sermon  m'a  Tait  voir  clairement  qu'Adana 
n'est  pas  le  premier  homme  du  monde.  »  Patiniana  (Paris,  1701), 
p.  62,  63.  Sorbière  nomme  le  courtisan,  qui  serait  Benserade.  Sor^ 
bieriana  ÇTolosœ,  1694)^  p.  14. 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXI,  p.  319.  Lettre 
de  VolUire  à  l'abbé  de  Sade;  Ferney,  12  février  1764. 

2.  Voir  la  cinquième  série  de  nos  études,  Voltaire  aux  Délices,  p.  9. 


TOUT  A  DES  BORNES.  273 

Il  avait  fait  la  partie,  dans  sa  jeunesse,  du  chancelier 
Maupeou.  «Mais  il  me  gagnait  comme  de  raison ^  » 
Ce  «  comme  de  raison  »  est  piquant,  et  ferait  croire 
à  une  complaisance  qu'il  était  loin  d'avoir  pour  tout 
le  monde.  Il  était,  il  devait  être  un  habile  joueur,  et  le 
docteur  Maty  n'avait  pas  oublié  ses  défaites,  à  leur 
rencontre  à  Leyde,  durant  le  séjour  en  Hollande  de 
l'auteur  de  la  Benriade^.  Mais  il  avait  trouvé  son  maî- 
tre dans  le  Père.  Adam  ;  et  ce  n'était  pas  sans  chagrin 
qu'il  était  obUgé  de  confesser  cette  sorte  d'infé- 
riorité. Il  disait  à  Lauraguais  :  «  J'ai  peut-être  em- 
ployé moins  de  temps  à  faire  une  chose  quelconque 
qu'à  jouer  aux  échecs  :  je  les  aime,  je  m'y  passionne,  et 
le  Père  Adam,  qui  est  une  bête,  m'y  gagne  sans  cesse, 
sans  pitié!  Tout  a  des  bornes.  Mais  pourquoi  le  Père 
Adam  est-il  pour  moi  le  premier  homme  du  monde 
aux  échecs?  Poiu'quoi  suis-je  aux  échecs,  et  pour  lui, 
le  dernier  des  hommes?  Tout  a  des  bornes.  Croyez- 
moi,  c'est  le  refrain  que  nous  ne  saurions  trop  répé- 
ter'. »  Voilà  qui  est  philosophique.  Mais,  à  l'applica- 
tion, Voltaire  laissait  là  sa  robe  de  stoïcien  pour 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beiichol),  t.  LXIV^  p.  10.  Lettre 
de  Voltaire  au  comte  de  Rochefort;  4  février  1767. 

2.  «  Je  ne  sais,  écrivait  le  célèbre  docteur  à  Tissot,  s'il  se  souvien- 
drait d'un  jeune  homme  de  dix-liuLt  ans  extrêmement  étourdi,  qu*il 
vit  à  Leyde  dans  le  premier  voyage  qu'il  y  flt  en  1736,  qui,  si  je 
ne  me  trompe,  raccompagna  à  la  bibliothèque,  où  il  eut  l'impru- 
dence de  lui  proposer  une  partie  d^échecs  et  de  se  faire  battre  par 
lui.  Ce  jeune  homme  c'était  moi,  toujours  également  pénétré  d'admi- 
ration pour  son  mérite  et  un  peu  mieux  en  état  de  juger  et  de  pro- 
fiter de  ses  écrit».  »  Eynard,7ie  de  T»«o/  (Lausanne,  Ducloux,  1839), 
p.  42,  43, 

3.  Lettres  de  L,  B,  lauraguais  à  madame***  (Paris,  1802]^  p.  59, 
60. 


2*74  ASSERTIONS  CONTRADICTOIRES. 

s'emporter  contre  ce  fils  de  Loyola  qui  l'écrasait  de 
sa  supériorité.  Condorcet  a  prétendu  que  Père  Adam, 
sentant  la  nécessité  des  concessions  et  mettant  tout 
amour-propre  de  côté,  s'arrangeait  de  façon  à  se  faire 
battre,  quand  il  s'apercevait  que  ses  victoires  répé- 
tées avaient  exaspéré  son  trop  nerveux  partner  ^  Mais 
La  Harpe  soutient  énergiquement  que  rien  n'est  moins 
exact  que  cette  condescendance  du  jésuite. 

Le  fait  est  vraisemblable,  dit-il»  mais  je  puis  assurer  qu'il 
n'est  pas  vrai.  Je  les  ai  vus  jouer  tous  les  jours,  pendant 
un  an  ;  et  non-seulement  le  Père  Adam  n'y  mettait  point 
de  complaisance,  lui  qui  dans  tout  le  reste  était  plus  que 
complaisant,  mais  je  puis  attester  qu'il  jouait  souvent  avec 
humeur,  surtout  quand  il  perdait,  et  qu'il  était  fort  loin  de 
perdre  volontairement.  Au  contraire,  je  n'ai  jamais  vu 
Voltaire  se  fâcher  à  ce  jeu,  et  je  jouais  souvent  avec  lui.  H 
y  mettait  même  beaucoup  de  gatté,  et  une  de  ses  ruses 
familières  était  de  faire  des  contes  pour  vous  distraire, 
quand  il  avait  mauvais  jeu.  Il  aimait  beaucoup  les  échecs,  et 
se  les  reprochait  comme  une  perte  de  temps  ;  car  il  faisait 
cas  du  temps  en  raison  de  l'emploi  qu'il  en  savait  faire. 
Passer  deux  heures,  disait-il,  à  remuer  de  petits  morceaux  de 
bois  I  on  aurait  fait  une  scène  pendant  ce  tempihlàK 

Cependant,  nous  avons,  quoi  qu'en  dise  La  Harpe, 
des  témoignages  de  l'extrême  sensibilité  du  poSte 


1.  Voltaire,  Œuvreê  ccmpiius  (Beuohot),  U  I,  p.  34 8«  Vie  dé 
Voltaire,  par  Condorcet. 

2.  Longchamp  et  Wagnière,  Mimoirêê  tur  Voltaire  (Paris,  André^ 
1826),  t.  II,  p.  531,  532.  Wagnière,  dani  don  exumen  deê Mémoires' 
de  Bachaumont  (18  octobre*  1768),  dit  également:  «  Père  Adam 
n'était  point  du  tout  assez  Jésuite  pour  se  faire  gagner  exprès 
aux  échecs  par  Jf.  de  Voltaire;  c'était  tout  le  contraire...  »  Ibid»j 
t.  I,  p.  288. 


UNE  LETTRE  DE  L'ABBÉ  GALUNÎ.  278 

devant  l'insuccès,  et  de  ses  étranges  emportements, 
lorsqu'il  se  voyait  battu.  L'abbé  Galiani  fait  allusion 
à  ces  plaisantes  vivacités  dans  une  lettre  curieuse  au 
patriarche,  d'une  date  plus  éloignée.  «  J'ai  vu  der- 
nièrement à  Naples  un  de  vos  élèves,  le  chevalier 
de  P...  avec  sa  Dulcinée  *  ;  il  a  demeuré,  m'a-t-il  dit, 
quinze  jours  à  Ferney,  et  auroit  bien  voulu  y  passer 
le  reste  de  sa  vie.  Il  m'a  conté  des  choses  tout  à  fait 
drôles  du  père  Adam,  de  la  gouvernante  Barbara'*,  du 
seigneur  du  logis,  de  son  tourloutoutou,  de  ses  ac- 
cès de  colère,  lorsqu'il  perd  la  partie  aux  échecs,  de  la 
perruque  du  bon  jésuite  couverte  de  dés,  de  sa  fuite 
et  de  sa  cachette,  semblable  à  celle  de  son  vieux  pa- 
tron lorsqu'il  eut  péché'.  »  Il  paraîtrait,  en  effet,  que 
Voltaire,  quand  la  situation  tournait  mal,  commen- 
çait à  chantonner  un  «  tourloutoutou  »  dont  son  part- 
ner connaissait,  à  dire  d'expert,  la  signification.  Il 
n'était  que  temps  de  fuir  ;  et  si  l'imprudent  s'attar- 

1.  Nous  pensons  quUl  s*agit  de  Dorat-Gubières,  qui  portait  alors 
le  nom  de  chevalier  de  Palmézeaux,  en  correspondance,  d'ailleurs, 
avec  Voltaire  auquel  il  disait  qu'il  avait  deux  maîtresses  :  une  ÛUe 
de  quinze  ans  et  la  Gloire.  Ge  ne  peut  être  Pezai,  qui  avait  pris  le 
titre  de  marquis  et  dont  le  voyage  à  Ferney  eut  lieu,  en  1765,  dix 
ans  avant  cette  lettre  de  Galiani.  Ge  ne  peut  être  davantage  le  che- 
valier Pamy,  dont  il  n'est  question  dans  aucune  lettre  de  Voltaire  et 
qui  ne  faisait  à  ce  moment  que  quitter  Tile  Bourbon. 

2.  «  Rien  de  plus  gai,  nous  dit  Gharles  Pougens,  que  ses  dia- 
logues du  matin  avec  sa  grosse  servante  suisse  Barbara,  qui  lui 
témoignait  si  naïvement  le  profond  mépris  qu'elle  avait  pour  son 
esprit  prétendu,  l'assurant  de  la  meilleure  foi  du  monde  qu'elle  ne 
concevait  pas  comment  il  y  avait  des  gens  assez  bêtes  pour  lui  trouver 
seulement  une  once  de  bon  sens,  a  Lettres  philosophiques  à  madame*** 
sur  divers  sujets  de  morale  et  de  littérature  (Paris,  1826),  p.  83. 

3.  Correspondance  inédite  de  Vabbé  Galiani  (Paris,  Dentu,  1818), 
t.  II,  p.  152.  Lettre  de  Galiani  à  Voltaire;  Naples,  3  janvier  1775. 


276  ADÀMË,   UBI  ES?    • 

dait,  il  recevait  toutes  les  pièces  de  l'échiquier  dans 
sa  perruque ,  ce  qui  arrivait  rarement  ;  car,  au  pre- 
mier «  tourloutoutou  » ,  notre  honmie  s'évanouissait 
doucement,  en  attendant  que  l'orage  fût  dissipé. 
Alors  l'auteur  de  Mérope  de  s'écrier  :  «  Adame^  ubi 
es?  »  Et  Adam  de  sortir  de  sa  cachette  et  de  reparaî- 
tre, comme  s'il  ne  s'était  rien  passé.  Bien  qu'à  l'ar- 
rière-plan,  le  bon  Père  n'estpas  une  figure  insignifiante . 
Quoique  discrètement  d'abord,  il  ne  laisse  pas  d'in- 
tervenir dans  les  mille  incidents  d'une  existence  qui 
n'était  pas  sans  imprévu  :  il  tiendra  compagnie  aux 
touristes  accourus  pour  honorer  et  admirer  le  maître 
de  céans,  et  se  rendra  agréable  par  de  petits  offices 
dont  on  lui  saura  gré.  Il  avait  été  professeur  à  Dijon, 
comme  on  l'a  dit  plus  haut,  et  il  aurait  pu,  ce  semble, 
être  de  quelque  utilité  au  poëte  ;  mais  Wagnière  nie 
positivement  qu'il  en  fût  rien. 

Quoique  maUngre  et  souffrant.  Voltaire  travaillait 
toujours,  et,  selon  son  habitude,  était  attelé  à  plus 
d'un  sujet.  Il  n'avait  pas  complètement  corrigé  son 
Olympie^  qu'il  confiait  à  ses  anges  qu'il  avait  en  tête 
un  drame  sombre,  un  peu  barbare,  un  peu  à  l'an- 
glaise, où  il  y  aurait  de  l'assassinat  et  qui  serait  bien 
loin  de  nos  mœurs  énervées.  Mais  il  faut  que  personne 
ne  soit  au  fait  du  complot,  car  ce  sera  un  vrai  coni- 
plot.  Comme  pour  le  Droit  du  Seigneur^  Voltaire  en- 
tend bien  n'être  pour  rien  dans  le  péché  ;  c'était  le  péché 
d'un  jeune  homme  qui  annonçait  des  dispositions  et 
méritait  d'être  encouragé,  ce  Ne  serait-ce  pas  un  grand 
plaisir  pour  vous  de  vous  moquer  de  ce  public  si  fri- 
vole, si  changeant,  si  incertain  dans  ses  goûts,  si 


PETITES  MALICES  D'AUTEUR.  277 

volage,  si  français  *?»  Il  s'agit  du  Triumvirat^  œuvre 
de  décadence,  qui  lui  coûtera  plus  de  soins,  de  rema- 
niements ou  de  suppressions  qu'aucune  autre  de  ses 
pièces.  L'auteur  de'Semiramis  et  d'Oreste  hésite  à  lui 
donner  un  nom,  comme  si  avec  un  titre  différent  l'on 
aurait  moins  deviné  ce  qu'il  voulait,  quelles  étaient 
ses  visées.  «Je  ne  sais  s'il  faut  intituler  la  pièce  le 
Triumvirat;  le.  titre  me  ferait  soupçonner,  et  on  di- 
rait que  je  suis  le  savetier  qui  raccommode  toujours  les 
vieux  cothurnes  de  Crébillon  ;  cependant  il  est  difficile 
de  donner  un  autre  titre  à  l'ouvrage.  Tirez-vous  de  là 
comme  vous  pourrez^.  »  Et  c'est,  finalement,  sous 
ce  titre  que  seront  joués  les  «roués  »  de  ce  jeune  dé- 
butant, dont  il  était  juste  d'encourager  les  talents 
naissants,  et  qui,  après  mûre  délibération,  se  trou- 
vera être  un  ex-jésuite,  ou,  disons  mieux,  «  un  jeune 
novice  qui  avait  demandé  sou  congé,  dès  qu'il  avait 
su  la  banqueroute  du  P.  La  Valette,  et  appris  que 
nosseigneurs  du  parlement  avaient  un  malin  vouloir 
contre  saint  Ignace  de  Loyola;  »  ce  qui  sera,  pour  le 
public,  une  raison  de  protéger  ce  pauvre  diable^/ 

Mais,  avant  le  Triumvirat^  devait  apparaître,  dans 
toute  la  magnificence  de  son  spectacle,  cette  Olym- 
pie^  qui,  elle  aussi,  avait  été  l'objet  de  tant  de  retou- 
ches et  de  remaniements,  «On  va  nous  donner  encore, 
écrivait  Fréron  à  l'abbé  Gossart ,  une  rapsodie  tra- 

1.  VolUire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXI,  p.  89.   Lettre 
de  Voltaire  à  d'ArgenUl  ;  t3  juin  17  63. 

2.  Ibid.,  t.  LXI,   p.    161.   Lettre  de  Voltaire  au  même  ;  au\ 
Délices,  27  septembre  1763. 

3.  Ibid,,   t.   LXI,  p.  442.  Lettre  de  Voltaire  au  même  ;  aux 
Délioes,  21  mai  1764. 

VI.  16 


278  0  L'IMPIBÎ 

gique  de  Voltaire  intitulée  Olympie^  et  tout  le  monde 
lui  applique  son  titre  :  ô  l'impie  *  !»  Le  jeu  de 
mots  allait  directement  au  poëte,  qui  aime  mieux 
croire  que  c'est  à  sa  pièce,  a  O  P impie  I  n'est  pas 
juste,  écrivait-il  à  D'Alembert,  car  rien  n'est  plus  pie 
que  cette  pièce  ;  et  j'ai  grand'peur  qu'elle  ne  soit 
bonne  qu'à  être  jouée  dans  un  couvent  de  nonnes,  le 
jour  de  la  fête  de  l'abbesse^.  »  Elle  sera  représentée 
le  17  mars  1764,  et  sera  bien  reçue  du  public,  qui 
témoignera  qu'il  ne  serait  pas  fâché  de  voir  l'auteur  ; 
c'est  ce  que  mande  du  moins  le  poëte  à  Collini',  non 
sans  s'illusionner  quelque  peu  sur  la  vraie  portée  d'un 
accueil,  où  la  reconnaissance  avait  plus  de  part  que 
l'admiration  et  l'enthousiasme.  En  réalité,  la  pièce  pa- 
rut faible,  et  les  amis  ne  la  traitent  guère  plus  favora- 
blement que  les  ennemis  dans  le  secret  de  l'intimité^. 
Les  triomphes  dramatiques  sont  clos,  et  le  Triumvirat 
de  l'ex-jésuite  ne  sera  reçu,  le  5  juillet  suivant, 
qu'avec  froideur.  Le  secret  avait  été  si  bien  gardé, 
et  l'on  ignorait  si  parfaitement  le  coupable,  que  Poin- 
sinet  eut  peur  qu'on  ne  le  lui  attribuât,  et  crut  devoir 


1 .  Laverdet,  Catalogue  d'autographe»  du  23  novembre  1861 ,  p.  48, 
no  230.  Lettre  de  Piron  à  l'abbé  GoBsart,  à  Nyon;  Paris,  4  février 
1762.  Il  y  a  là  erreur,  c'est  1764  ou  peut-être  1763,  car  ColUni 
avait  fait  imprimer  Olympie  à  Francfort  au  commencement  de  1763. 

2.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LX,  p.  513.  Lettre 
de  Voltaire  à  D'Alembert  ;  18  janvier   1763. 

3.  Ibid,,  t.  LXI,  p.  379.  Lettre  de  Voltaire  à  Gollini;  à  Ferney, 
28  mars  1764. 

4.  Grimm,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Furne),  t.  III,  p.  221, 
441.  —  Collé,  Journal  historique  (Paris,  1807),  t.  III,  p.  89  à  "94. 
—  Favart,  Mémoires  et  correspondance  littéraires  (Paris,  1808),  t.  II, 
p.  199. 


APPARITION  DU  GOUUENTAIRE.  279 

protester  contre  des  soupçons  si  désobligeants  * .  Ce- 
pendant, l'auteur  était  loin  d'accepter  l'arrêt  comme 
définitif;  il  reprit  son  poème  et  se  mit  à  le  refondre 
avec  une  ardeur,  un  zèle  infatigables  ^. 

Le  Commentaire^  ce  travail  auquel  Voltaire  s'était 
donné  tout  entier  et  avec  t£uat  d!enthousiasme  d'a- 
bord, et  qui  l'avait  si  vite  rebuté,  allait  être  livré  au 
public.  Quoi  qu'on  ait  dit,  il  crut  avoir  fait  œuvre  de 
critique  consciencieuse,  il  crut  même  s'être  montré 
indulgent  à  l'excès.  Ce  ne  fut  pourtant  point  l'avis  des 
contemporains,  qui  l'accusèrent  de  malveillance  sys- 
tématique et  d'envie  ;  et,  à  cet  égard,  les  avis  n'ont 
pas  sensiblement  varié.  Mais,  encore  une  fois,  ra- 
baissa-t-il  le  grand  Corneille  de  parti  pris,  ou  ne  céda- 
t-il  qu'à  l'impatience  nerveuse  d'un  esprit  délicat, 
qui  savait  par  cœur  Racine,  et  oubliait  les  beautés  de- 
vant les  incorrections  et  les  inégalités  trop  fréquentes, 
dans  les  dernières  pièces  surtout,  de  l'auteur  de  Per^ 
tharite^  d'Agésilas^  d'Attila? 

De  Racine  ou  de  Corneille;  qui  Voltaire  devait-il  rabaisser 
d'après  les  insinuations  de  la  jalousie,  se  demande  Chaba- 
non?  n'est-ce  pas  celui  des  deux  dont  la  perfection  lui  sera- 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXI,  p.  508.  Lettre 
de  Voltaire  à  d'Argental;  17  juillet  1764.  Il  s'agit  ici  de  l'auteur 
du  Cercle,  du  «  petit  Poinsinet  »,  comme  on  rappelait,  pour  le  dis- 
tinguer de  Poinsinet  de  Sivry  son  cousin,  de  Poinsinet-le-MysÛflé, 
pour  tout  dire,  qui  était  allé  rendre  visite,  comme  les  autres,  à 
Fauteur  de  Zaïre,  «  J'ai  eu  aujourd'hui  à  dîner  un  M.  Poinsinet  re- 
venant d'Italie.  Fratres^  qui  est  ce  M.  Poinsinet  ?  Il  m'a  récité  d'assez 
passables  vers.  »  Ibid,,  t.  LIX,  p.  456.  Lettre  de  Voltaire  à  Damila- 
ville;  15  Juin  1761. 

2.  Ibid.,  t.  LXI,  p.  537.  Lettre  de  Voltaire  à  madame  d'Argent? 
6  auguste  1764. 


280  SINCÉRITÉ  DES  CRITIQUES. 

blait  plus  difficile  à  égaler?  C'est  Racine  cependant  de- 
Tant  qui  il  a  fléchi  les  genoux,  et  qu'il  ne  pouvait  se  lasser 
d'admirer.  N'est-ce  pas  que  le  charme  du  style  de  Racine 
entraînait  Voltaire  dans  son  parti  ?  Par  la  même  raison,  le 
style  de  Corneille,  inégal  et  souvent  raboteux,  ne  devait-il 
pas  lui  servir  de  démérite  devant  un  juge  si  sensible  à  l'élé- 
gance et  à  l'harmonie?  Observez  que  sur  ce  point  ses  juge- 
mens  n'ont  point  varié.  Partout  où  il  a  trouvé  la  clarté,  la 
justesse,  l'élégance  et  Tharmonie,  il  a  senti  vivement  ces 
qualités  du  style,  et  il  les  a  louées  >. 

Il  n'y  a  qu'à  le  suivre  dans  sa  correspondance  in- 
time de  ce  temps  pour  s'assurer  de  sa  sincérité.  11 
pense  à  cœur  ouvert  avec  d'Argental,  il  n'a  pas  à 
feindre  avec  cet  autre  lui-même,  et  l'on  peut,  sans 
crainte,  prendre  ce  qu'il  lui  écrit  comme  l'expression 
de  son  sentiment  le  plus  vrai.  Qu'on  lise  ce  qu'il  lui 
mandait,  dans  tout  le  fort  de  son  travail,  en  janvier 
1763. 

Ce  Pierre  me  fait  passer  de  mauvais  quarts  d'heure;  je 
suis  outré  contre  lui,  il  est  comme  les  bouquetins  et  les 
chamois  de  nos  montagnes,  qui  bondissent  sur  un  rocher 
escarpé,  et  descendent  dans  des  précipices.  J'avais  cru  que 
Racine  serait  ma  consolation,  mais  il  est  mon  désespoir. 
C'est  le  comble  de  l'insolence  de  faire  une  tragédie  après  ce 
grand  homme-là.  Aussi  après  lui  je  ne  connais  que  de  mau- 
vaises pièces,  et  avant  lui  que  quelques  bonnes  scènes  ^ 

Il  écrivait  à  l'abbé  de  Voisenon,  à  la  distance  d'un 
mois: 

C'est  Racine  qui  est  véritablement  grand,  et  d'autant  plus 

1.  Chabanon,  Tableau  de  quelques  circonstauces  de  ma  f}V  (Paris, 
1795),  p.  149,  160. 

2.  Voltaire,  Œuvres  complbtes  (Beuchot),  t.  LX,  p.  578.  Lettre 
de  Voltaire  à  d'Argental;  Ferney,  25  janvier  1763. 


CORNÉLIE-CHIFFON  MÈRE  DE  FAMILLE.  281 

grand  qu'inné  paraît  jamais  chercher  à  l'être;  c'est  l'auteur 
d'Athalie  qui  est  rhomme  parfait.  Je  vous  confie  qu'en  com- 
mentant Corneille  je  deviens  idolâtre  de  Racine.  Je  ne 
peux  plus  souffrir  le  boursouflé  et  une  grandeur  hors  de 
nature  *. 

De  bonne  foi,  cela  n'a-t-il  pas  toute  l'apparence  de 
la  sincérité?  et  que  de  gens,  il  faut  bien  le  dire,  pré- 
fèrent la  pureté  continue  de  Racine  aux  magnificences 
intermittentes  du  père  de  notre  théâtre  ! 

Voltaire  annonçait  vers  la  fin  de  mars  17  U,  à  Dami- 
laville,  la  prochaine  mise  en  vente  de  l'ouvrage,  et  le 
prévenait  qu'il  lui  adressait  un  ballot  de  quarante- 
huit  exemplaires  pour  distribuer,  comme  il  en  avait 
manifesté  l'intention  dès  l'origine,  aux  gens  de  lettres 
peu  riches,  dignes  d'ailleurs  dune  telle  faveur,  à 
Goldoni,  à  la  Harpe,  à  Diderot,  à  Lemière,  à  Sainmore, 
à  Debelloi.  Il  n'ignore  déjà  point  qu'il  a  révolté 
plus  d'un  fanatique  ;  mais  il  en  a  pris  son  parti  de 
vieille  date.  «  Quoi  qu'il  en  soit,  dit-il,  j'ai  marié  deux 
filles  pour  avoir  critiqué  des  vers  ;  Scaliger  et  Sau- 
maise  n'en  ont  pas  fait  autant*.  »  Ces  deux  filles  sont 
mademoiselle  Corneille  et  sa  belle-sœur,  mademoi- 
selle Dupuits.  La  première,  Cornélie-Chiffon,  ou,  sil'on 
aime  mieux,  Chimène-Marmotte ,  venait  d'accoucher 
d'une  petite  fille  qui  fut  bien  accueilUe  de  tout  le 
monde,  à  commencer  par  le  poëte  qui  annonce  sa  nais- 
sance avec  un  contentement  manifeste,  sans  paraître 


1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchol),  t.  LX,  p.  584.  Lettre 
de  Voltaire  à  l'abbé  de  Voisenon;  à  Femey,  28  février  1763. 

2.  Ibid.,  t.  LXI,  p.  422,  427.  Lettres  de  Voltaire  à  D'Alembert 
et  à  madame  du  Deffand,  des  8  et  9  mai  1764. 

46. 


282  SON   PORTRAIT  MORAL. 

trop  regretter  le  sexe  dû  nouveau-né  * .  11  s'était  dit 
apparemment  que  la  fille  de  Pierre-François  Corneille 
n'avait  pas  assez  de  sang  cornélien  dans  les  veines  pour 
engendrer  un  Sophocle  ou  un  Euripide,  et  il  ne  nous 
a  pas  caché,  d'aUlem'S,  que  sa  pupille,  qui  avait  toute 
la  gentillesse  possible  avec  le  meilleur  cœur,  ne  serait 
j  amais  qu'une  charmante  enffuit,  une  bonne  et  douce 
femme  comme  les  veulent  les  esprits  sages  et  les  gens 
sensés  ;  et  ceux  qui  seront  à  même  de  l'approcher  à 
Ferney  ne  la  jugeront  pas  autrement.  «  Il  y  a  ici, 
écrivait  à  sa  mère  le  chevaUer  de  Boufflers,  madame 
Denis  et  madame  Dupuis^  née  Corneille.  Toutes  deux 
me  paraissent  aimer  leur  oncle.  La  première  est  bonne 
de  la  bonté  qu'on  aime  :  la  seconde  est  remarquable 
par  ses  grands  yeux  noirs  et  un  teint  brun  ;  elle  me 
paraît  tenir  plus  de  la  corneille  que  du  Corneille'^.  » 
Pardonnons  cette  pointe  au  futur  auteur  d'Aline^ 
dont  le  petit  talent  n'était  guère  qu'un  composé  de 


1.  Voltaire^  Œuvres  complètes  (Beuchol),  t.  LXI,  p.  459.  Lettre 
de  Voltaire  à  d'Argental;  6  juin  1764. 

2.  Le  prince  de  Ligne  est  encore  plas  dur  pour  cette  enfent,  qui, 
au  moins,  avait  de  la  naYveté  et  delà  bonté.  «...  U  me  demanda  com- 
ment je  la  trouvais  :  nigra,  lui  répondis-je,  sans  être  formosa,  »  La 
belle-sœur  avait  trouvé  grâce  aux  yeux  de  Timpertinent  grand 
seigneur,  a  Mademoiselle  Dupuis,  belle-sœur  de  la  Corneille,  qui 
jouait  Martine  (des  Femmes  savantes)  me  plaisait  infiniment,  et  me 
donnait  quelquefois  des  distractions,  lorsque  ce  grand  homme  me 
parlait.  H  n^aimait  pas  qu^on  en  eût.  Je  me  souviens  qu*ua  jour  que 
ses  belles  servantes  suisses,  nues  jusqu'aux  épaules  à  cause  de  la 
chaleur,  passaient  à  côté  de  moi,  ou  m'appoMaient  de  la  crème, 
il  s'interrompit,  et  prenant^  en  colère,  leurs  beaux  cous  à  pleines 
mains,  il  s'écria  :  gorge  par-ci^  gorge  par^là ,  allez  au  diable,  P 
Lettres  et  pensées  (Genève,  i809},  p.  830,  331 ,  '6^2 .'Mon séjour 
chez  M,  de  Voltaire, 


BOUPFLERS  EN  SUISSE.  283 

pointes  les  plus  jolies  du  monde.  Le  passage  du  cheva- 
lier à  Ferney  est  à  citer.  Il  avait  fait  un  voyage,  comme 
en  faisaient  rarement  les  jeunes  gentilshommes  de  son 
temps.  Loin  de  chercher  à  éblouir  ces  républicains 
par  un  train  de  prince,  non-seulement  il  avait  dé- 
pouillé tout  apparat,  mais  il  s'était  fait  passer  pour 
un  modeste  dessinateur  français,  vivant  honnêtement 
et  chichement  de  son  crayon.  Il  raconte,  à  ce  propos, 
tout  un  petit  roman  avec  des  bonnes  gens  de  Yévay 
trop  simples  pour  être  en  défiance  ;  cela  est  délicieux 
et  va  jusqu'à  l'attendrissement.  Sa  manière  de  voir 
les  choses  et  d'exprimer  ses  émerveillements  n'est  pas 
celle  d'un  Rousseau  ou  d'un  Saussure  ;  il  n'est  ni  en- 
thousiaste ni  savant  ;  ce  n'est  autre  qu'une  caillette 
qui  sait  bien  à  qui  s'adressent  ses  folies.  Il  s'était  ar- 
rêté à  Lausanne,  qu'il  appelle  l'île  de  Circé. 

Je  vis  dans  une  société  que  Voltaire  a  pris  soin  de  former, 
et  je  cause  un  moment  avec  les  écoliers  avant  d'aller  écou- 
ter le  maître.  Il  n'y.a  pas  de  jour  où  je  ne  reçoive  des  vers 
et  où  je  n*en  rende;  pas  un  où  je  ne  fasse  un  portrait  et 
une  connaissance...  Une  fois,  j'envoyai  à  une  dame  deGentil 
un  portrait  du  diable,  avec  des  cornes  et  une  queue;  elle  me 
demanda  à  quel  propos  : 

Ce  n'est  point  sans  raison ,  marquise  trop  aimable, 
Que  j'envoyai  chez  vous  le  diable  et  son  portrait; 

Je  ne  sais  s'il  tous  tenteroit  ; 

Mais  vous,  tous  tenteries  le  diable. 

Il  arrive  à  Ferney,  où  il  est  accueilli  comme  le  fils 
de  sa  mère,  et  tombe  sous  le  charme  de  cet  esprit, 
qui,  sans  effort,  redescend  à  ses  dix-huit  ans  et  le 
traite  en  camarade.  Une  chose  digne  de  remarque  et 
que  constate  tout  d'abord  le  touriste  introduit  dans 


284  COUPLETS  GAILLARDS. 

cet  intérieur,  c'est  la  générosité  du  maître,  c'est  la 
bonne  chère,  c'est  la  large  existence  du  patriarche. 

Vous  ne  pouvez  point  vous  faire  d'idée  de  la  dépense 
et  du  bien  qu'il  fait.  Il  est  le  roi  et  le  père  du  pays  qu'il 
habite;  il  fait  le  bonheur  de  ce  qui  l'entoure,  et  il  est 
aussi  bon  père  de  famille  que  bon  poète.  Si  on  le  partageoit 
en  deux,  et  que  je  visse  d'un  côté  rhomme  que  j'ai  lu,  et  de 
l'autre  celui  que  j'entends,  je  ne  sais  auquel  je  courrois.  Ses 
imprimeurs  auront  beau  faire,  il  fera  toujours  la  meilleure 
édition  de  ses  livres....  Au  reste,  la  maison  est  charmante, 
la  situation  superbe,  la  chère  délicate,  mon  appartement 
délicieux  ..  Voltaire  m'a  beaucoup  parlé  de  Pampan  *,  et 
comme  j'aime  qu'on  en  parle.  Il  a  beaucoup  recherché  dans 
sa  mémoire  l'abbé  Porquet  qu'il  a  connu  autrefois^  mais  il 
n'a  jamais  pu  le  retrouver  ;  les  petits  bijoux  sont  sujets  à  se 
perdre. 

Le  chevalier  rencontra  à  Ferney  madame  Cramer,  la 
femme  du  libraire,  un  esprit  de  verte  allure,  qui  pen- 
sait librement  et  tout  haut,  se  permettant  parfois  des 
saillies  fort  peu  orthodoxes,  comme  on  en  a  pu  juger 
par  une  assez  osée  que  l'on  n'a  sans  doute  pas  oubliée  ^ 
La  dame  et  le  chevalier  imaginèrent  de  lutter  aux  cou- 
plets, et  voici  celui  qu'elle  trouva,  un  peu  aidée  par 
Bouftlers  : 

Il  faudrait  que  père  Adam 
Voulût  être  mon  amant. 
Oui,  que  la  peste  me  crève, 
S'il  me  veut,  je  suis  son  Eve; 
Et  je  serai,  dès  demain, 
La  mère  du  genre  humain. 

1.  M.  Dcvaux,  dont  il  a  été  question  dans  les  tomes  III  et  IV  de 
cot  ouvrage  (Voltaire  à  Cirey^  Voltaire  à  la  co^tr). 

2.  Voltaire  aux  Délices,  p,   179. 


MADAME  CRAMER.  285 

Ces  vers  ne  rappellent-ils  pas  ceux,  tout  aussi  libres, 
faits  par  la  mère  du  chevalier  sur  l'abbé  Porquet  : 

Jadîs^  je  plus  à  Porquet, 

Et  Porquet  m'avait  su  plaire...» 

Madame  Cramer  ne  s'efifarouchait  pas  aisément  et 
entendait  la  plaisanterie,  même  celle  qu'on  ne  fait 
guère  devant  une  femme.  C'est  d'elle  que  Voltaire 
veut  parler,  dans  sa  réponse  aux  Cœurs  de  Bouf- 
flers  : 

Certaine  dame  honnête,  et  savante  et  profonde". 

Dans  un  couplet  à  elle  adressé,  le  poète  semble 
insinuer  que  ce  charmant  vaurien,  qui  sait  tout  à  la 
fois  rimer  avec  lui  et  peindre  avec  Hubert,  pourrait 
bien  utiliser,  d'une  manière  plus  douce,  ses  instants 
avec  la  dame  '.  Si  un  rigorisme  exagéré  rend  tout 
commerce  rebutant ,  il  est  bon  aussi  de  ne  point 
trop  fournir  de  prétextes  à  la  médisance.  Cette  femme 
vive,  spirituelle,  gâtée  par  son  entourage,  s'inquiétait 
médiocrement  des  propos,  et,  par  ses  saillies,  laissait 
un  libre  champ  à  la  malice  des  ennemis  et  des 
envieux.  Ainsi,  nous  lisons,  dans  des  Nouvelles  à  la 
main,  que  le  duc  de  Richelieu,  durant  l'apparition 
qu'il  fit  à  Ferney,  en  octobre   1762,  ayant  trouvé 

1.  Voltaire  à  la  cour  y  p.  299. 

2.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  XII,  p.  540.  A  M.  le 
chevalier  de  Bouiflerâ  qui  lui  avait  envoyé  une  pièce  de  vers  intitulée 
Le  Cœur, 

3.  Ibid,,  t.  XIV,  p.  455.  Couplet  à  madame  Cramer,  par  M.  le  che- 
valier de  BoufQers,  1766.  Ce  millésime  nous  paraît  fautif.  Boufflers 
vint  à  Ferney  en  décembre  1764  et  y  restâtes  premiers  jours  de  1765. 


286  RICHELIEU  A  FERNEY. 

madame  Cramer  à  son  gré,  songea  tout  aussitôt  à 
grossir  de  son  nom  .la  liste  de  ses  conquêtes,  s'en 
reposant  pour  cela  sur  la  complaisance  de  son  hôte, 
qui  se  chargea  d'écarter  le  mari.  Des  vers  avaient  été 
faits  à  la  gloire  du  vainqueur  de  Port-Mahon;  il  impor- 
tait qu'ils  fussent  imprimés  dans  la  nuit  pour  que 
l'incomparable  duc  les  eût  à  son  réveil,  et  l'on  atten- 
dait de  l'obligeance  du  libraire  qu'il  veillerait  par  lui- 
même  à  l'exécution  de  ce  petit  complot.  S'il  faut  en 
croire  le  chroniqueur,  l'anecdote  venait  en  droiture 
du  maréchal  qui  ne  s'était  pas  fait  scrupule  de  la  ra- 
conter *.  Tout  est  possible  de  la  part  d'un  Richelieu, 
et  ses  soixante-six  ans  qu'il  avait  alors  ne  seraient 
pas  un  motif  sérieux  de  douter  de  l'aventure  ;  car,  si 
elle  n'est  rien  moins  que  réelle.  Voltaire,  à  ce  même 
voyage,  surprenait  ce  vétéran  de  la  galanterie  aux  ge- 
noux d'une  jeune  et  jolie  femme,  madame  Ménage, 
qui  était  venue,  elle  aussi,  consulter  Tronchin,  et 
avait  été  invitée  par  l'auteur  de  Zaïre  à  passer  quel- 
ques jours  à  Ferney  *.  En  tous  cas,  voilà  une  femme 
de  prime-saut,  une  Française,  une  Parisienne  du  dix- 
huitième  siècle  égarée  dans  la  calviniste  Genève, 
qu'elle  est  loin  d'édifier,  se  souciant  peu  de  mécon- 
tenter le  vénérable  Consistoire,  ne  songeant  qu'à  vivre 
en  toute  indépendance,  au  miheu  d'une  société  choi- 
sie, comme  elle  émancipée,  ne  chantant  d'autres  psau- 
mes et  d'autres  antiennes  que  ceux  qui  s'entonnaient 


1.  Correspondance  secrète^  politique  et  littéraire  (Londres,  John 
Adamson,  1788),  t.  XV,  p.  237. 

2.  Correspondance  inédite  de  Grimm  (Paris^  Furne,  1829),  p,  348, 
349. 


•      LE  CHEVALIER  DESSINATEUR.  287. 

à  Ferney,  à  la  table  de  l'étrange  patriarche.  Revenons 
au  chevalier. 

Les  instants  se  passaient  comme  des  minutes  ;  la 
galté,  la  gentillesse  du  jeune  Boufflers  animaient, 
émoustillaîent  tout  ce  monde,  qui  avait  besoin,  mais 
auquel  les  occasions  ne  manquaient  point,  de  se  re- 
tremper. Il  s'avise  de  crayonner  pour  les  étrennes  de  la 
marquise  un  petit  dessin  de  Voltaire,  pendant  qu'il 
perd  aux  échecs.  <(  Ce  n'est  qu'une  ébauche  hâtée,  à  la 
lumière  et  aux  travers  des  grimaces  qu'il  fait  toujours 
quand  on  veut  le  peindre.  »  Mais  le  caractère  de  la 
figure  avait  été  saisi,  et,  comme  le  dit  le  chevaUer, 
c'est  bien  l'essentiel  ^  Voltaire,  de  son  côté,  se  laisse 
aisément  gagner  par  cette  bonne  humeur  qui  ne 
se  dément  pas,  et  adresse  à  la  marquise  les  éloges 
les  plus  flatteurs  et  les  plus  sincères  sur  son  peintre. 
«  Je  crois  qu'il  ira  loin.  J'ai  vu  des  jeunes  gens  de 
Paris  et  de  Versailles,  maiè  ils  n'étaient  que  des  bar- 
bouilleurs auprès  de  lui...  Il  a  fort  réussi  en  Suisse^,  n 
Quant  au  chevalier,  il  s'amuse,  il  ne  songe  pas  à  s'en 
aller  :  il  est  toujours  sous  le  charme.  «  Vous  ne  sau- 
riez vous  figurer,  écrit-il  encore  à  sa  mère,  combien 
l'intérieur  de  cet  homme-ci  est  aimable  ;  il  seroit  le 
meilleur  vieillard  du  monde,  s'il  n'étoit  point  le  pre- 


1.  Voltaire  écrivait  au  président  Henault,  le  20  juin  17  64  : 
a  Riez  d'une  caricature  qui  me  ressemble  assez:  c'est  Touvrage 
d*un  jeune  homme  de  quinze  ans,  qui,  en  me  voyant  par  la  fenêtre, 
m*a  croqué  en  deux  minutes,  iBt  m'a  gravé  en  quatre.  »  Œuvres 
complètes  (Beuchot),  t.  LXl,  p.  476,  477.  Mais  ce  ne  peut  ôtrc 
BoufiQers,  qui  ne  paraissait  à  Ferney  que  six  mois  plus  tard. 

2.  Ibid,^  t.  LXII,  p.  130.  Lettre  de  Voltaire  à  lu  marquise  de 
Boufflers;  Ferney,  15  décembre  1764. 


288  IMPORTUNITÉS  DES  TOURISTES. 

mier  des  hommes  :  il  n'a  que  le  défaut  d'être  fort  ren- 
fermé*... » 

Ce  défaut  que  signale  Boufflers,  et  qui  s'aggravera 
de  plus  en  plus,  est  déjà  très-sensible,  et  le  vieillard, 
auquel  les  souffrances  laissaient  peu  de  trêve,  n'ac- 
cordera la  présence  réelle  qu'à  bon  escient.  «  Mon 
Dieu!  délivrez-moi  de  mes  amis  :  je  me  charge  de  mes 
ennemis/  »  s'écriait-il,  quand  on  lui  annonçait  la  visite 
de  ces  coureurs  de  châteaux  qui  croient  bien  mériter 
de  leur  hôte  en  traînant  chez  lui  leurs  inutilités  ^.  Ou 
bien  :  «  Vite,  vite  du  Tronchin';  »  ce  qui  voulait 
dire  qu'on  le  fît  passer  pour  malade,  pour  agonisant, 
s'il  n'en  fallait  pas  moins;  et  cela  n'était  pas  de  trop, 
et  cela  ne  suffisait  pas  à  désarmer  certaines  curio- 
sités féroces.  Des  Anglais  se  présentent,  les  gens 
avaient  le  mot  ;  l'un  d'eux  insiste  :  il  le  verra  malade, 
comme  il  est.  «  Qu'on  lui  dise  que  je  suis  à  la  mort.  » 
Mais  cela  n'arrête  pas  l'insulaire.  «  Dites-lui  que  je 
suis  mort.  »  L'Anglais  voulut  le  voir  mort.  «  Dites-lui 
que  le  diable  m'a  emporté  !  »  s'écrie,  à  bout  d'expé- 
dients, l'auteur  de  la  Henriade^  qui  ne  commettait 
peut-être  qu'un  anachronisme*.  Voltaire  ne  fermera 

1.  Œuvres  de  Boufflers  (9ari9,  1792),  lettre  viii,  p.  44. 

2.  Œuvres  du  marquis  de  Villetie  (Edimbourg,  1788),  p.   165. 
Lettre  du  marquis  à  sa  femme;  14  juillet  1782. 

3.  Prince  de  Ligne,  Lettres  et  pensées  (Genève,  1809),  p. 
327. 

4.  Ch.  Monnard,  Biographie  de  Jean  de  Huiler  (Paris,  1839), 
t.  XXXVU,  18  octobre  177  4.  Voltaire  était  d'autant  plus  excusable 
que  c'était  une  importunité  de  toutes  les  heures  et  de  toutes  les 
minutes,  et  qu'il  se  voyait  relancé  par  toutes  gens,  même  des 
maniaques  et  des  fous.  Lire  l'étrange  invasion  à  Ferney,  par  une 
affreuse  nuit  d'hiver ,   du  fantasque  Ghassaignon ,  dans  Les  Nudi^ 


MADAME  DENIS  PARAIT  SEULE.  289 

pas  sa  porte,  Thospitalité  sera  aussi  bienveillante,  aussi 
grande  ;  mais  il  arrivera  à  plus  d'un  visiteur  de  ne  pas 
obtenir  la  faveur  de  lui  être  présenté,  a  Quand  j'ai 
bien  travaillé,  je  n'en  peux  plus.  On  vient  dîner  chez 
moi,  et  la  plupart  du  temps  je  ne  me  mets  point  à 
table  ;  madame  Denis  est  chargée  de  toutes  les  céré- 
monies, et  de  faire  les  honneurs  de  ma  cabane  à  des 
personnes  qu'elle  ne  reverra  plus  \  »  Mais  l'on  ne 
peut  guère  évincer  des  fâcheux  du  rang  des  ducs  de 
Lorges  et  de  Randan,  qui  viennent  avec  des  acteurs 
el  ont  décidé  qu'ils  joueraient  la  comédie  sur  Je  théâtre 
de  Ferney*.  Il  fallait  donc  l'envahir,  le  conquérir, 
l'emporter  d'assaut. 

Il  avait  son  endroit  faible,  comme  Achille;  il  ne  sa- 
vait pas  résister  à  l'esprit,  à  la  gaîté  assaisonnée  d'une 
pointe  de  malice  et  même  de  méchanceté.  Mais  ce 
dont  il  s'effrayait  le  moins,  c'était  de  la  jeunesse,  à  lia- 
quelle  il  faisait  fête  avec  une  bonhomie  dont  nous  ve- 
nons d'être  les  témoins.  Le  chevalier  de  Boufflers  nous 
a  raconté,  avec  une  piquante  originalité,  comment  on 
l'avait  accueilli.  Un  peu  auparavant.  Voltaire  ne  fai- 
sait pas  moins  bonne  réception  à  un  autre  original, 
d'un  esprit  étincelant  s'échappant  en  fusées,  dont 
peut-être  la  rectitude  n'égalait  pas  l'éblouissement, 
le  prince  de  Ligne,  ce  fou  aimable,  que  madame  du 
DefFand  appelait  précisément  «  le  Gilles  du  chevalier 

tés  ou  les   crimes  affreux  du  peuple  (Paris,   1792),  p.  314,  315, 

316. 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXI,  p.  474.  Lettre  de 
Voltaire  à  madame  du  Defifand;  aux  Délices,  20  juin  1764. 

2.  Ibid.,  t.  LXII,  p.  222,  383.  Lettres  de  Voltaire  à  Richelieu  et 
au  marquis  de  Villette,  des  7  février  et  8  juillet  1765. 


290  LE  PRINCE  DE  LIGNE. 

de  Boufflers  *.  »  Il  passa  huit  jours  à  Femey  qu'il  em- 
ploya de  son  mieux,  et  nous  a  raconté  des  folies  dans 
un  jargon  dont  on  serait  vite  las,  si  on  s'attardait 
trop,  mais  qui  surprend  et  amuse  quelques  minutes. 
Il  s'en  est  fallu  de  bien  peu  que  les  deux  écervelés  ne 
se  rencontrassent  ;  c'est  donc  le  même  homme  dont 
ils  nous  entretiennent,  le  môme  entourage,  les  mômes 
comparses.  Nous  avons  le  crayon  de  Boufflers;  voici  le 
portrait  du  patriarche  par  le  prince  de  Ligne,  vu  pres- 
que à  la  même  heure;  la  page,  d'ailleurs,  est  intéres- 
santé,  et  n'est  pas  la  moins  raisonnable  qui  soit  soi*tie 
de  cette  plume  d'improvisateur. 

Il  étoit  toujours  en  souliers  gris^  bas  gris-de-fer,  roulés, 
grande  veste  de  basin^  longue  jusqu'aux  genoux^  grande  et 
longue  perruque,  et  petit  bonnet  de  velours  noir.  Le  di- 
manche il  mettoit  quelquefois  un  bel  habit  mordoré  uni. 
veste  et  culotte  de  même,  mais  la  veste  à  grandes  basques^ 
et  galonnée  en  or,  à  la  bourgogne,  galons  festonnés  et  à 
lames,  avec  de  grandes  manchettes  à  dentelles  jusqu'au 
bout  des  doigts,  car  avec  cela,  disoit-il,  on  a  Vair  noble  ». 
M.  de  Voltaire  étoit  bon  pour  tous  ses  alentours  et  les  faisoit 
rire.  ïl  embeliissoit  tout  ce  qu'il  voyoit  et  tout  ce  qu'il  en- 

1.  <f  II  voudrait,  je  crois,  ressembler  au  chevalier  de.  BoufQers^ 
mais  il  n^a  pas,  à  beaucoup  près,  autant  d^esprit;  il  est  son  Gilles.  » 
Madame  du  Deffand,  Correspondance  complète  (Paris,  Pion,  1865)« 
t.  ly  p.  441.  Lettre  de  la  marquise  à  Horace  Walpole;  lundi,  3  août 
1767.  C'était  faire  tort  au  prince  de  Ligne,  qui  valait  bien  Tauteur 
d'Aline. 

2.  Sherlock  nous  le  peint  en  déshabillé,  sa  tenue  la  plus  habituelle 
ches  luié  (I  Les  deux  jourà  que  je  Tai  vu,  il  porto it  des  souliers  de 
drap  blanc,  des  bas  blancs  de  laine,  des  culottes  rouges,  deux  gilets, 
avec  une  robe  de  chambre  et  la  veste  de  toile  bleue,  seniée  de  fleurs 
jaunes  et  doublée  de  jaune  :  il  portoit  Ufie  perruque  gfise  &  trois 
marteaux,  et  par  dessus  un  bonnet  de  nuit  de  soie  brodé  d*or  et 
d'argent.  Lettres  d*un  voyageur  ariglois  (Londres,  1779),  p.  ï 58. 


ENCORE  tlN   PORTRAIT  DE  VOLTAIRE.  591 

tendoit.  Il  fît  des  questions  à  un  officier  de  mon  régiment 
qu'il  trouva  sublime  dans  ses  réponses.  De  quelle  religion 
étes^ous,  monsieur?  lui  demanda-t-ii.  —  Mes  parens  m'ont 
fait  élever  dans  la  religion  catholique.  —  Grande  réponse! 
dit  M.  de  Voltaire  :  il  ne  dit  pas  qu'il  le  soit.  Tout  cela  parolt 
ridicule  à  rapporter  et  fait  pour  le  rendre  ridicule;  mais  il 
falloit  le  voir^  animé  (iar  sa  belle  et  brillante  imagination, 
distribuant,  jetant  Tesprit^  la  saillie  à  pleines  mains^  en 
prêtant  à  tout  le  monde  ^j  porté  à  voir  et  à  croire  le  beau  et 
le  bien,  abondant  dans  son  sens,  y  faisant  abonder  les  au- 
tres; rapportant  tout  à  ce  qu'il  écrivolt,  à  ce  qu'il  penâoit; 
faisant  parler  et  penser  cebx  qui  en  étoieilt  capables;  don- 
nant des  secours  à  tous  les  malheureux  «  bâtissant  pour  de 
pauvres  familles,  et  bon  homme  dans  la  sienne;  bonhomme 
dans  son  village,  bon  homme  et  grand  homme  tout  à  la 
fois,  réunion  sans  laquelle  on  n'est  jamais  complètement  ni 
l'uti  ni  Tautrë  :  car  le  génie  donne  plus  d'étendue  à  la  bontés 
et  la  bonté  plus  de  naturel  au  génie  '• 

Voltaire  avait  pris  un  grand  parti,  il  avait  prononcé 
un  arrêt  dont  on  ne  l'eût  jamais  cru  capable^  et  qui 
ne  devait  pas  sortir  de  sa  bouche.  Il  avait  fini  par 
se  dire  que  ces  représentations  dramatiques  étaient 
une  occasion  de  fatigues  et  d'embarras  qu'il  se  sen- 


1.  Voltaire  a  quelquefois  de  cfes  étonnements  naîfs,  de  ces  relours 
singuliers  sur  .riusuffisauce  de  ses  connaissances,  qui  le  produisent 
souB  un  Jour  fort  inattendu  et  qui  famënent  à  lui.  Un  Jour,  à  Uihle, 
il  trouve  que  la  farine  du  blé  qu'il  avait  récolté  aux  Délices  ne  faisait 
pas  le  pain  blanc,  et  il  Tattribue  naturellement  à  la  qualité  inférieure 
de  la  terre.  Wagnière,  qui  le  servait,  lui  fit  observer  qu'il  Mra  \t\uê 
blanc,  lorsque  la  farine  trop  fraîche  sera  reposée.  «  Qmtl  h^tiAnduP 
loi  demanda  vivement  Voltaire. —  Quinze  ans,  —  Comment?  h  quiriJSd 
ans  tu  en  sais  déjà  plus  que  moi  qui  en  ai  plus  de  n0i%iinië  1  n 
Gaultieur,  Annales  nationales,  I1I«  année  (Genève^  iHbb)^  pt  ^Ol« 
Anecdotes  inédites  sur  Voltaire,  racontées  par  Francis  frumUïni 

1.  Prince  de  Ligne,  Lettres  et  pensées  (Gentive^    liOll/f  p#  ^^^ 
336.  JroR  séjow  chez  M.  de  Voltaire. 


20'i  MELPOMÈNE  A  FERI4EY. 

tait  de  moins  en  moins  la  force  d'affronter;  Femey 
était,  d'ailleurs,  plus  qu'exigu,  eu  égard  au  person- 
nel mouvant  qu'il  avait  à  abriter.  Pourquoi  ne  pas 
transformer  un  local  relativement  spacieux,    qu'on 
n'utilisait  plus  guère ,  en  lingerie  et  en  chambres  à 
donner?  La  sentence  eut  son  plein  effet,  et  cet  acte  de 
vandalisme  s'accomplit.  Mais  il  faudra  bien,   quoi 
qu'on  en  ait,  que  l'on  revienne  à  ses  dieux,  après  s'être 
convaincu  de  l'impossibiUté  de  vivre  sans  spectacle  et 
sans  théâtre.  Survient  mademoiselle  Clairon  (29  juil- 
let*). Melpomène  dans  Femey,  sans  temple  et  sans 
autels  !  Était-ce  admissible  ?  L'on  eut  bientôt  fait,  à 
l'annonce  de  son  arrivée,  de  rendre  à  sa  destination 
première  cette  jolie  salle,  qui  avait  retenti  déjà  de  tant 
d'alexandrins.  «  Mademoiselle  Clairon  est  chez  moi  ; 
elle  joue  sur  mon  théâtre  que  j'ai  rebâti  pour  elle'^; 
mais  à  peine  puis-je  me  traîner  pour  l'aller  entendre^.  » 
Elle-même  n'était  pas  beaucoup  plus  vaillante,  et 
venait  demander  de  la  santé  et  des  forces  à  l'Esculape 
genevois.  «  Mademoiselle  Clairon,  écrit-il  à  d'Argen- 
tal,  va  jouer,  à  basse  note,  Aménaïde  et  Electre  sur 
mon  petit  théâtre  de  Ferney,  qu'on  a  rétabli  comme 
vous  le  vouliez.  C'est  contre  les  ordres  exprès  de 
Tronchin,  qui  ne  répond  pas  de  sa  vie  si  elle  fait  des 


1.  Voltaire  à  Fetney  (Didier,  1860),.  p.  403.  Lettre  de  Voltaire 
à  Thiériot;  28  juillet  1765.  —  Icffres  inédites  (Didier,  1857),  t.  I, 
p.  416.  Lettre  à  D'Alembert,  même  date. 

2.  Voltaire,  Lettres  inédiles  (Didier,  1857),  t.  I,  p.  414.  Lettre 
de  Voltaire  à  d'Argental;  25  juin  1765,  C'est  madame  Denis,  qui 
Ta  fait  réédiûer  «  presque  malgré  moi.  » 

3.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXH,  p.  399,  Lettre 
de  Voltaire  à  Collini;  Ferney,  4  auguste  1765. 


LES  BÉQUILLES  DU  PATRIARCHE.         293 

efforts,  et  qui  veut  absolument  qu'elle  renonce  à 
j  ouer  la  tragédie  * .  » 

Lorsqu'elle  arriva  à  Ferney,  le  patriarche  était  à 
l'agonie  ou  peu  s'en  fallait,  et  Ton  imagina  pour  sa 
résurrection  de  la  prier  de  réciter  quelques-uns  de  ses 
vers.  Elle  s'y  prêta  de  la  meilleure  grâce,  et  déclama 
avec  tant  de  pathétique  son  rôle  de  V  Orphelin  de  la 
Chine^  qu'il  en  oublia  son  agonie^.  Pareil  oubli,  quel- 
que étrange  qu'il  puisse  sembler,  se  renouvelait  à  tout 
instant,  au  grand  divertissement  de  l'assistance,  qui 
savait,  de  vieille  date,  à  quoi  s'en  tenir  à  cet  égard. 
Un  jour,  aux  prises  avec  sa  sciatique.  Voltaire  entre 
dans  le  salon,  se  traînant  sur  des  béquilles  et  soutenu 
par  deux  dames;  on  l'assied  dans  son  fauteuil,  ses 
béquilles  à  ses  côtés.  Les  contes  se  succédaient,  l'on 
ét.iit  en  verve;  il  en  entame  un  à  son  tour,  qu'il  se  met 
à  mimer  selon  son  habitude  ;  il  s'anime  à  mesure  qu'il 
avance,  perd  totalement  de  vue  et  sa  goutte  et  sa  fai- 
blesse, se  lève  avec  la  légèreté  d'un  enfant,  prend  ses 
bécfiilles  sous  son  bras,  traverse  la  pièce  en  s'agitant, 
se  démenêint,  gesticulant,  jusqu'au  moment  où  un 
rire  général  le  rappelle  au  sentiment  de  ses  maux, 
a  II  retombe  sur  ses  béquilles,  nous  dit  Tronchin  des 

1.  Voltaire^  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXII,  p.  403.  Lettre 
de  Voltaire  à  d'Argental;  12  auguste  1765. 

2.  The  private  correspondence  of  David  Garrick  (London,  1832), 
t.  lî,  p.  448.  Lettre  de  Cailhava  d'Estandoux  à  Garrick;  à  Paris,  le 
28  août.  Ibid,,  t.  II,  452.  Lettre  de  Monnet  à  Garrick;  ce  14  août 
1765.  —  il  existe  une  eau-forte  représentant  la  visite  de  made- 
moiselle Clairon  à  Ferney.  Le  poëte  et  l'actrice  tombent  aux  genoux 
l'un  de  l'autre,  dans  la  posture  la  plus  plaisante;  le  secrétaire  du 
patriarche,  essaye  de  relever  celui-ci.  Troisième  catalogue  des  livres 
anciens  et  modernes  de  Techener  (Paris,  1865),  p.  121,  n^  196^^- 


294  TOUJOURS  ALLANT  ET  SOUFFRANT. 

• 

Délices,  qui  avait  été  le  témoin  de  cette  petite  comé- 
die, et  se  fait  aider  à  regagner  son  fauteuil  ^  »  Le 
conseiller  d'État  genevois,  qui  l'entendait  continuelle- 
ment gémir  sur  ses  souffrances,  était  fait  à  cette  note 
depuis  longtemps,  car  le  premier  mot  qu'il  avait  ar- 
ticulé devant  lui  avait  été  une  plainte  ;  et  il  y  avait  de 
cela  quarante  ans  et  plus,  a  En  1722,  raconte-t-il, 
étant  à  l'amphithéâtre  de  la  Comédie-Française,  un 
jeune  homme  fort  maigre,  habit  noir,  longue  per- 
ruque naturelle,  passa  dans  le  couloir.  J'étais  assis  à 
côté  d'un  inconnu  qui  lui  demanda  comment  il  se 
portait  :  et  Toujours  allant  et  souffrant  »  fut  toute  sa 
réponse,  et  je  ne  l'ai  retenue  que  parce  que  j'appris 
un  moment  après  que  c'était  Voltaire  qui  venait  de 
passer.  Dès  lors,  il  est  allé  toujours  allant  et  souf- 
frant^ cinquante-six  ans  avant  de  mourir.  C'est  ainsi 
que  je  l'ai  connu  tout  ce  temps  ^.  » 

Le  cousin  du  narrateur,  le  docteur  Tronchin,  était 
à  même  plus  encore  d'apprécier  la  sincérité  de  ce  ma- 
lade intentionné,  qui  croyait  sa  sécurité,  sa  liberté  com- 
promises, si  on  le  savait  et  moins  cacochyme  et  moins 
vieux  de  quelques  mois.  Depuis  longtemps,  à  l'époque 
où  nous  sommes,  Voltaire,  s'il  fallait  l'en  croire,  n'allait 
plus  à  Genève.  Mais  un  homme  à  béquilles  ne  va  nulle 
part  et  ne  quitte  point  le  coin  de  son  feu  et  sa  chaise  à 
bras.  Notre  infirme  cependant  ne  laissait  point  de  faire 
de  longues  promenades  à  pied  dans  ses  terres,  ou  des 

1.  GauUieur,  Étrennes  nationalet  ^   ni»  année  (GreDève,   18S5), 
p.  202,  203.  Anecdotes  inédites  sur  Voltaire,  août  1756. 

2.  GauUieur,  Mélangea  historiques  et  littéraire^  sur  Içi  Suisse  fran- 
çaise (Genève,  1855),  p.  6. 


i^ 


VOLTAIRE  EN  CABHIOLET,  205 

excursions  aux  environs  dans  un  simple  cabriolet  tiré 
par  un  cheval  fringant,  dont  il  n'hésitait  pas  à  se 
constituer  l'automédon.  a.  Voltaire  se  porte  on  ne 
peut  pas  mieux,  écrivait  un  jour  le  docteur  à  Grimm. 
Je  l'ai  rencontré  hier  entre  les  deux  ponts  du  Rhône 
conduisant  un  cabriolet  attelé  d'un  poulain  qui  n'a 
que  deux  ans.  Je  lui  criai  par  la  portière  :  s  Vieuï 
«  enfant,  que  faites-vous?  »  Ce  matin  j'en  ai  reçu  ce 
billet.  Voyez  si  c'est  l'allure  et  le  ton  d'un  agonisant; 
il  est  plus  étourdi  que  jamais.  »  Voltaire  avait  été  pris 
en  flagrant  délit  de  santé  et  même  de  gaillardise  ;  il 
fallait  bien  expliquer  son  cas,  invoquer  l'indulgence 
et  le  secret  de  son  juge.  «  Le  spectacle  d'un  jeune 
pédant  de  soixante  et  dix  ans',  lui  marquait-il,  con- 
duisant un  cabriolet  ne  se  donne  pas  tous  les  jours, 
mon  cher  Esculape,  j'allais  chez  vous,  j'avais  quelque 
chose  à  vous  dire;  je  n'avais  point  de  chevaux  de 
carrosse  et  j'ai  pris  le  parti  de  vous  aller  voir  en  petit 
maître.  N'allez  pas  en  tirer  vos  cruelles  conséquences 
que  je  me  porte  bien,  que  je  suis  un  corps  de  fer,  etc. 
Ne  me  calomniez  pas  et  aimez-moi*.  »  Maïs  revenons 
à  mademoiselle  Clairon. 

Il  y  avait  dix-sept  ans  qu'il  ae  l'avait  vue;  alors 
c'était  déjà  la  première  dans  son  art,  mais  elle  était 

1.  H.  Courtat.  prenant  cetle  indicâliou  d'Sge  à  la  lettre,  Fait  re- 
monler  l'anecdote,  en  l'absence  de  dates  précises,  i  l'aDu^e  1704. 
Comme  l'auteur  de  Zafrt  ae  parlait  point  de  sod  Ige  sang  se  donner 
une  ou  deui  années  de  plus,  il  se  pourrait  que  ce  billet  fûl  quL-li|ue 
peu  plus  ancien,  Défenu  de  Voltaire  contre  ut  amii  ei  contre  lea 
eunemi,  (Paria,  UinÉ,  1815),  p.  46. 

2.  Ss;oui,  Le dix-kaitiime tiecle à t'iiranger  [Pwii,hiûia.  ISSl* 
t.  Il,  p.  505,  506. 


296  LES  VERTUS  DE  CLAIRON. 

loin  encore  d'avoir  atteint  et  cette  élévation  et  ce  pa- 
thétique. L'on  pense  bien  que  le  passage  de  ce  mé- 
téore à  Ferney  fut  l'occasion  de  fêtes  et  de  réjouis- 
sances, et  que  tout  Genève  assiégea  les  issues  de  ce 
palais  enchanté.  L'auteur  de  Zaïre  et  de  Mérope^  lui, 
ne  se  possède  plus  :  il  a  vu  la  perfection  pour  la  pre- 
mière foîs^  Si  Aménaïde  a  été  interprétée  excellem- 
ment ,  que  dire  de  Clairon  dans  Electre  ?  elle  aurait 
ébranlé  les  Alpes  et  le  mont  Jura.  Madame  Denis  joua 
Clytemnestre  «  très-bien,  »  cela  va  de  soi;  Voltaire 
ne  nous  dit  pas  pourtant  qu'elle  ait  surpassé  ni  même 
égalé  la  grande  tragédienne.  Le  rôle  effacé  d'Éphise 
échut  à  l'autre  nièce,  madame  de  Florian,  qui  s'en  tira 
à  merveille.  Mais  c'était  le  cas  ou  jamais  de  décrocher 
la  lyre  et  de  chanter  le  génie  et  les  vertus  de  la  Mel- 
pomène  de  la  France  ;  car  on  vante  jusqu'à  ses  vertus  : 

Les  vertus  que  tu  peins,  je  les  retrouve  en  toi  «. 

A  la  réflexion ,  Voltaire  sera  étonné,  tout  le  premier, 
d'en  avoir  autant  dit,  et  il  en  conviendra  avec  une 
candeur  devant  laquelle  on  se  sent  désarmé.  «  Vous 
aurez  trouvé,  écrit-il  à  Richelieu,  que  j'ai  poussé  l'en- 
thousiasme un  peu  loin  dans  certains  petits  versicu- 
lets;  mais  si  vous  aviez  vu  comme  elle  a  joué  Electre 
dans  mon  tripot ^  vous  me  pardonneriez  ^.  »  il  fera  le 


1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXH,  p.  421.  Lettre 
de  Voltaire  au  marquis  d'Argence;  30  auguste    t765. 

2.  Ibid,,  t.  XIII,  p.  241.  Ëpître  à  mademoiselle  Clairon,  17 G5. 

3.  Ibid,,  t.  LXII,  p.  434.  Lettre  de  Voltaire  à  Richelieu;  à  Génère, 
16  septembre  17  65.  Voltaire  parle  de  versioulets;  cela  ne  peut  guère 
s'appliquer  à  l'Épître  à  mademoiselle  Clairon,  mais  s'entend  parfaite- 
ment, entre  autres,  des  Couplets  d'un  jeune  hommcy  chantés  à  Ferney, 


MADAME  DENIS  DAME  DE  FERNEY.  297 

même  ayeu  à  d*Argental;  seulement  les  considérants 
sont  moins  personnels  dans  sa  lettre  à  Fange  gar- 
dien :  c(  J'ai  cru  qu'il  fallait  un  tel  baume  sur  les 
blessures  qu'elle  avait  reçues  au  For-l'Évêque.  Elle 
m'a  paru  d'ailleurs  aussi  changée  dans  ses  mœurs 
que  dans  son  talent;  et  plus  on  a  voulu  l'avilir,  et 
plus  j'ai  voulu  l'élever  *.  » 

Nous  avons  vu  Voltaire  s'expliquer  avec  une  cer- 
taine emphase  sur  ses  droits  seigneuriaux,  ses  droits 
de  moyenne  et  haute  justice.  Comme  il  avait  acheté 
Ferney  au  nom  de  madame  Denis  autant  qu'au  sien  ^, 
et  que  Ferney  devait  faire  retour  à  sa  nièce,  il  va  sans 
dire  que  les  arrêts  et  exécutions  avaient  lieu  au  nom 
de  tous  les  deux.  A  la'  limite  de  sa  suzeraineté,  se 
dressaient  les  poteaux  seigneuriaux^,  rarement  em- 

le  1 1  augusle  nôS^'yeille  de  Sainte-Glaire,  à  mademoiselle  Clairon, 
sur  l'air  :  Anne t le  ù.  l'âge  de  quinze  ans.  Ibid.,  t.  XIV,  p.  451,  452. 
—  Mémoires  secrets  pour  servir  à  ^histoire  de  la  République  des  Lettres 
(Londres,  John  Adamson),  t.  H,  p.  232;  7  septembre  17G5. 

t.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXU,  p.  436.  Lettre 
de  Voltaire  à  d'Argental;  17  septembre  1765.  Mademoiselle  Clairon 
ayant  refusé,  comme  ses  camarades,  de  jouer  dans  le  Siège  de  Calais 
avec  Tacteur  Dubois,  qui  avait  été  convaincu  d'un  acte  flétrissant, 
fut  envoyée  au  For-l'Évêque,  où,  du  reste,  elle  fut  visitée  par  tout 
ce  que  Paris  avait  de  distingué  et  d'illustre.  Après  ce  traitement 
ignominieux,  elle  n'avait  qu'à  se  retirer,  si  elle  n'obtenait  point  une 
juste  réparation,  ce  qu'elle  exécuta  avec  la  dignité  un  peu  théâtrale 
qu'elle  mettait  dans  tout.  Et  c'est  à  ces  procédés  inqualifiables  en- 
vers une  actrice  célèbre  que  Voltaire  fuit  allusion  ici. 

2.  Dans  une  pièce  signée  de  la  nièce  et  de  l'oncle^  on  lit  :  u  Nous 
Marie-Louise  Denis,  dame  de  Ferney....  »  Mélanges  curieux  et  anec- 
dotiqups  tirés,  d'une  collection  de  lettres  autographes  de  M.  Fossé - 
Darcosse  (Paris,  Techener,  1861),  p.  467,  n©  1126.  Cette  pièce, 
datée  de  Ferney,  est  du  14  décembre  17  74. 

3.  Ch.  Burney,  The  présent  state  of  music  in  France  and  Italy 
(London,  1771),  p«  56. 

47. 


298  UNE  JUSTICE  QUI  MENACE  RUINE. 

ployés,  bien  que  la  situation  frontière  de  Ferney  l'ex- 
posât aux  méfaits  des  contrebandiers  et  des  bandits 
de  tout  genre*,  et  dans  un  état  de  délabreoient  qui 
ne  nous  déplaît  point,  quoiqu'il  ne  fût  pas  sans  incon- 
vénients et  même  sans  danger.  Jje  Résident  de  Genève, 
Hennin,  avec  lequel  le  poëte  était  sur  le  pied  ^e  l'in- 
timité, lui  écrivait  à  ce  propos  : 

C^ous  nous  sommes  proposé  vingt  fois,  M.  Tambassadear  * 
et  moi,  de  vous  avertir  que  votre  justice  est  prête  à  tomber, 
et  que  son  penchant  Fentratne  h  écraser  quelque  honnête 
voyageur  qui  passera  sur  le  grand  chemin  sans  penser  à 
mal.  Votre  intention  n'est  pas  que  ce  qui  est  fait  pour  ef- 
frayer les  méchants  devienne  funeste  aux  bons.  Faites  donc 
redresser  ou  plutôt  remplacer  ces  quatre  pilliers,  symbole 
de  votre  pouvoir  sur  vos  vassaux.  Ils  interceptent  le  chemin 
de  Ferney:  Les  bons  catholiques  se  signent  en  passant  le 
long  du  fossé  opposé.  Mais  tous  ceux  qui  vont  vous  voir 
n'usent  pas  de  cette  recette,  et  vous,  qui  aimez  les  hommes, 
vous  seriez  au  désespoir  que  quelque  mécréant  fût  écrasé 
sous  la  chute ,d'un  gibet,  comme  vous  Têtes  quand  par  mal- 
heur on  y  accroche  quelqu'un  pour  y  faire  peur  aux  a^utres  ', 

Ce  qui  sans  doute  n'arrivait  pas  tous  les  jours.  Il 

1.  L'on  trouve,  dans  les  Archivés  du  Parlement  de  Boufgogne, 
un  tenancier  de  Voltaire,  Joseph  Novatier,  cordonnier  à  Ferney^ 
condamné  par  cette  cour,  le  12  octobre  1768,  à  être  pendu  pour 
avoir  volé  deui  écus  de  six  livres  à  Jeanne  Bertheti  servante  d'un 
sieur  Rigot ,  à  Villars-Tascon ,  et  avoir  abusé  de  celte  fille,  Nous 
devons  ces  détails  à  Tobligeance  de  l'auteur  de  Voltaire  au  collège^ 
M.Henri  Beaume. 

m 

2.  Le  chevalier  de  Beauteville. 

3.  Correspondance  inédite  de  Voltaire  avec  Jf.  Hennin  (Paris, 
Merlin,  1825),  p.  84,  85.  Lettre  de  Hennin  à  Voltaire;  Genève, 
29  novembre  1766.  Voltaire  répondait  le  lendemain:  i  Je  serais 
très-fàché  que  mes  quatre  poteaux  tombassent  sur  mon  ami  Vernet; 
je  les  relèverai  en  sa  faveur,  dût-on  l'y  faire  attacher.  »  Dimanche 
soir,  30  novembre. 


J  "  '    mi^^^rm^rm,^^ 


RAPPORTS  DE  BON  VOISINAGE.  299 

est  au  moins  piquant  de  le  surprendre  dans  Texer- 
cice  de  ces  fonctions  passablement  sourcilleuses; 
aussi  ne  nous  saura-t-on  pas  mauvais  gré  de  repro- 
duire une  lettre  du  seigneur  de  Ferney  aux  autorités 
de  Genève,  pour  solliciter  leur  concours  dans  la  publi- 
cité d'un  arrêt  de  son  procureur  fiscal  : 

Monsieur,  écrivait-il  à  M.  le  Premier,  nous  vous  prions, 
madame  Denis  et  moy,  de  vouloir  bien  permettre  que  TeKé- 
cution  de  votre  haute  justice  vienne  afficher  aux  poteaux  de 
Ferney  la  condamnation  d'un  voleur  qui  fesait  beaucoup  de 
tort  à  tout  le  pays,  le  procureur  fiscal  de  notre  juridiction 
qui  aura  l'honneur  de  vous  rendre  cette  lettre  se  conformera 
à  vos  ordres*. 

L'autorisation  fut  accordée  sans  difficulté  *.  Les  re- 
lations de  Voltaire,  à  ce  moment,  avec  la  république 
étaient  sur  le  meilleur  pied.  Il  avait  à  Genève  de  nom- 
breux amis,  des  alliés  puissants  qui  ne  laissaient  pas, 
au  besoin,  de  lui  venir  en  aide.  Il  était  d'ailleurs  for- 
tement recommandé  au  Magnifique  Conseil  par  le  duc 
de  Choiseul,  qui  s'était  donné  la  peine,  en  son  temps, 
d'insister  d'une  façon  toute  particulière,  conune  cela 
résulte  d'une  curieuse  lettre  de  M.  Sellon,  le  Résident 
de  Genève  à  notre  cour. 


1.  Archives  de  Genève.  Lettre  de  Voltaire;  &  Ferney,  18  Juillet 
n64. 

2.  Le  Registre  du  Conseil,  année  1764,  n9  264,  contient  la  note 
qui  suit  :  «  M.  le  Premier  a  rapporté  qu^ayant  regu  une  lettre  du 
sieur  de  Voltaire  du  1 8  de  ce  mois,  dans  laquelle  il  le  prie,  tant  en 
son  nom  qu'au  nom  de  M^  Denis,  de  vouloir  permettre  que  l'exécu- 
tion de  la  haute  justice  vienne  afficher  aun  poteaux  de  Ferney  lu 
condamnation  d'un  voleur,  condamné  par  contumace,  il  a  accordé 
la  d«  permission,  ce  qui  a  été  approuvé,  p  P«  342, 


300  PATRONAGE  DE  M.   DE  GHOISEUL. 

M.  le  duc  de  Ghoiseul,  en  me  parlant  de  M.  de  Voltaire, 
m'a  prié  de  témoigner  au  M.  G.  qu'il  verroit  avec  plaisir 
qu'il  jouît  à  Genève  de  la  considération  que  jjeut  luy  va- 
loir sa  recommandation.  J'ay  pu  comprendre  que  l'ouvrage 
auquel  il  travaille  pour  une  cour  étrangère,  que  Ton  est 
dans  le  cas  d'obliger  S  peut  avoir  quelque  part  à  cette  dé- 
marche. Quoi  qu'il  en  soit,  j'espère  que  le  M.  G.  voudra 
bien  faire  connoitre  à  M.  de  Voltaire  que  je  me  suis  acquitté 
de  la  commission  dont  j'ay  été  chargé,  ayant  répondu  d'a- 
vance à  M.  le  duc  de  Ghoiseul  que  le  M.  G.  auroit  tous  les 
égards  que  méritte  sa  recommandation  *. 

Malgré  la  considération  qu'il  s'était  acquise  et  par 
son  nom  et  par  un  train  de  prince,  malgré  l'appui 
diplomatique  qui  venait  s'y  joindre,  l'auteur  de  la 
Henriade  savait  qu'il  avait  à  compter  avec  un  Consis- 
toire, dont  il  n'était  pas  l'ami.  Il  lui  fallut  bien  renier 
sa  PucellCy  qui  fut  inexorablement  brûlée.  Il  dut  re- 
nier tout  aussi  catégoriquement  son  roman  de  Can- 
dide^ dénoncé  au  Conseil  le  2  mars  1759 ,  et  dont 

1 .  Od  sait  quels  efforts  faisait  alors  Voltaire  '  pour  amener  les 
puissances  beUigéranles  à  s'entendre  et  les  services  occultes  qu'il 
rendait  au  ministre,  en  mettant  à  sa  disposition  ses  rapports  d'amitié 
avec  le  roi  de  Prusse. 

2.  Lettre  de  Voltaire  à  M.  le  Premier;  Paris,  15  novembre  1869. 
Elle  était  jointe,  comme  piëce  justificative,  à  la  note  du  même  jour 
du  Registre  du  Conseil  :  «  ...  Dans  le  surplus  de  sa  lettre  le  sieur 
Sellon  demande  le  détail  de  la  réception  qui  a  été  faite  ici  & 
M.  de  Chauvelin  ambassadeur  de  France  à  la  cour  de  Turin  pendant 
qu'il  a  été  à  la  campagne  de  M.  de  Voltaire,  et  dit  que  S.  E,  Mons«"''  le 
duc  de  Ghoiseul  en  lui  parlant  dudit  s^  de  Voltaire  l'a  prié  de  témoi- 
gner au  Conseil  qu'il  verroit  a.'vee  plaisir  que  M.  de  Voltaire  jouit 
ici  de  la  considération  que  peut  lui  valoir  sa  recommandation,  priant 
qu'on  veuille  bien  lui  faire  connoitre  que  lui  %^  Sellon  s'est  acquitté 
de  la  commission  dont  le  ministre  l'avoit  chargé,  lui  a^^ant  répondu 
d'avance  que  le  Mag.  Cons^  auroit  tous  les  égards  que  mérite  sa 
recommandation.  »  Archives  de  Genève.  Registre  du  Conseil,  de  l'an- 
née 1759,  p.  493;  15  novembre  1759, 


LA  VILLE  DE  CALVIN   SE  CIVILISE.  301 

rédition  ne  fut  pas  moins  rigoureusement  traitée. 
L'ouvrage  était  anonyme;  et  Voltaire  de  ç'écrier  : 
c(  Dieu  me  garde  d'avoir  la  moindre  part  à  cet  ou- 
vrage !  »  Le  Conseil  avait  fait  son  devoir  en  ordon- 
nant la  destrifction  du  livre  ;  quant  à  Fauteur,  il  en 
était  quitté  pour  un  désaveu  qui  ne  trompait  per- 
sonne, et  pour  prendre  ses  mesures  avec  son  libraire. 
Bien  des  gens  se  faisaient  ses  complices,  et  il  avait,  à 
vrai  dire,  dans  son  parti,  la  classe  élevée  de  la  popu- 
lation, quelque  peu  déchue  de  son  austérité  première, 
s'il  fallait  prendre  à  la  lettre  ces  quelques  lignes  du 
poète  à  D'Alembert  : 

Il  n'y  a  plus  dans  la  ville  de  Calvin  que  quelques  gredins 
qui  croient  au  consubstantiel.  On  pense  ouvertement  comme 
à  Londres;  ce  que  vous  savez  est  bafoué.  Il  n'y  a  pas  long- 
temps qu'un  pauvre  ministre  de  village  prêchant  devant 
quelques  citoyens  qui  ont  des  maisons  de  campagne,  un  de  ^ 
ces  messieurs  le  fit  taire.  Vous  m'ennuyez,  lui  dit-il,  allons 
dîner;  il  fit  sortir  de  l'église  toute  l'honorable  compagnie. 
Jean-Jacques,  il  est  vrai,  a  été  condamné,  mais  c'est  parce 
que,  dans  un  petit  livret  intitulé  Contrat  Social,  il  avait  trop 
pris  le  parti  du  peuple  contre  le  magistrat  :  aussi  le  peuple, 
très -reconnaissant,  a  pris  à  son  tour  le  parti  de  Jean- 
Jacques  * . 

Cette  anecdote  du  ministre  de  village  nous  paraît 
un  peu  forte ,  si  nous  la  rapprochons  de  ces  vio- 
lences d'un  autre  ministre ,  Leresche,  qui,  onze  ans 
plus  tard,  en  1772,  ne  craignait  pas  de  tonner  en 
pleine  chaire  contre  des  hommes  tels  que  les  frères 

!.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXI,  p.  165.  Lettre 
de  Voltaire  à  D'Alembert;  28  septembre  1763* 


302  UN  COUP  DOUBLE. 

Tissot  * .  Voltaire  fait  allusion  dans  cette  même  lettre 
à  la  condamnation  du  liyre  de  Rousseau,  à  laquelle 
nous  arrivons  ;  Fauteur  du  Contrat  social  et  â* Emile 
(car  le  Contrat  précéda  de  quelques  mois  rapparition 
à! Emile) ^  avait  signé  son  œuvre,  et  les  juges,  cette 
fois,  pourront  condamner  l'auteur  en  même  temps 
que  l'ouvrage,  contentement  que  pour  sa  part  le 
patriarche  de  Ferney  n'aurait  pas  été  homme  à  leur 
donner. 

1.  Voltaire  aux  DéliceSf  p.  320. 


VII 


DQtfBLS    CONDAMNATION    D'^HILB.  —  LETTRES    ÉORITSS 
DE  L^  ^ONTAGNB.— SENTIMENT  DES  CITOyÇKS. 


A  Paris,  l'enthousiasme  qu'Emile  e^^cita  alla  jus- 
qu'au délire  •  il  fut  le  bréviaire  des  jeunes  mères,  qui 
crurent  toutes  qu'en  se  conformant  aux  préceptes, 
aux  doctrines  du  philosophe  genevois,  elles  ne  pou- 
vaient manquer  de  donner  le  jour  à  des  hommes  et 
d'élever  de  grands  citoyens.  Il  obtint,  en  somme,  le 
genre  de  succès  que  devait  souhaiter  son  auteur,  au- 
quel, quoi  qu'on  en  dise,  il  ne  déplaisait  ni  d'être 
décrété  ni  d'être  condamné.  Rousseau  eut  cette  sa- 
tisfaction tout  au  long,  il  fut  obligé  de  s'enfuir;  et  il 
nous  a  raconté  dans  ses  Confessions  cette  odyssée 
ou  cette  exode,  avec  l'entraînement,  le  charme  qui 
lui  sont  propres. 

Le  moment  n'était  pas  bon  pour  les  publications  de 
cette  nature.  Les  rigueurs  exercées  contre  la  Compa- 
gnie de  Jésus  semblaient  exiger  du  parti  qui  les  avait 
préparées  et  arrachées  un  redoublement  de  sévérités 
à  l'égard  des  auteurs  et  des  écrits  qui  s'attaquaient  à 
la  religion.  Lesjansénistes,  en  majorité  au  parlement, 
pénétrés  de  la  nécessité  de  donner  au  monde  ce  téir'*'- 


304  ROUSSEAU   DÉCRÉTÉ. 

gnage  de  leur  zèle  et  de  leur  piété,  s'inquiétèrent  peu 
de  garder  une  sage  mesure.    «  On  entendait  dire 
tout  ouvertement  aux  parlementaires  qu'on  n'avançait 
rien  à  brûler  les  livres,  et  qu'il  fallait  brûler  les  au- 
teurs*. »    Et  Rousseau  n'exagère  pas  autant  peut- 
être  qu'il  le  croit.  11  y  avait  des  gens  dont  c'était  bien 
la  pensée,  et  la  condamnation  de  Calas ,  plus  tard 
l'affreuse  exécution  de  La  Barre,  n'indiquent  que  trop 
une  volonté  implacable  d'anéantir,  même  dans  le  sang, 
l'irréligion  et  une  philosophie  qui  ne  cachait  point  ses 
criminelles  espérances.  Emile  fut  condamné  sur  le 
réquisitoire  d'Omer  Joli  de  Fleuri,  qui  n'entrevoyait 
dans  cette  éducation  conseillée  aux  pères  de  famille 
que  l'anéantissement  de  la  société  chrétienne.  «  Que 
seraient,  s'était-il  écrié,  des  sujets  élevés  par  de  pa- 
reilles maximes,  sinon  des  hommes  préoccupés  du 
scepticisme  et  de  la  tolérance?  » 

Le  parlement  avait  décrété  l'arrestation  de  Rous- 
seau, et,  le  1  i  juin,  son  livre  était  brûlé  par  la  main 
du  bourreau.  Tout  cela  était  dans  Tordre,  mais  ne 
faisait  qu'accroître  la  vogue  de  l'ouvrage,  qui  n'avait 
pas  besoin  de  la  persécution  pour  se  glisser  dans 
toutes  les  bibliothèques  et  jusque-sur  toutes  les  toi- 
lettes; car  les  jeunes  mères  n'allaient  bientôt  plus 
donner  le  sein  à  leur  nouveau-né  que  VÉmile  à  la 
main.  Pourtant,  il  avait  fallu  s'éloigner.  Jean- Jacques 
se  dirigea  vers  la  Suisse,  sans  aller  jusqu'à  Genève  où 
il  se  croyait  des  ennemis  puissants.  Les  faits  semblè- 
rent légitimer  ses  appréhensions  :  neuf  jours  après 

1.  Rousseau,   Œuvres  complètes  (Paris,  Dupont,  1824),  t.  XVI, 
p.  53.  Confessions^  part,  ii,  liv.  xi. 


.J 


EMILE  CONDAMNE  A  aENÈVE.  305 

l'arrêt  du  parlement  de  Paris,  les  magistrats  genevois 
condamnaient  son  livre  à  «  être  brûlé  avec  infamie  ;  » 
et  un  décret  de  prise  de  corps  ne  tardait  pas  à  être 
lancé  contre  lui.  Cette  procédure  trop  expéditive  avait 
lieu  d'étonner,  et  fît  plus  qu'étonner  à  Genève.  Mais 
on  ne  pouvait  confesser  l'existence  d'un  dessous  de 
cartes ,  dont  pourtant  on  fera  le  demi-aveu  *  ;  il  y 
avait,  pour  tout  dire,  une  pression  exercée  par  le  mi- 
nistre de  France,  et  qui  se  révéla  par  une  précipitation 
dont  l'effet  fut  d'enlever  à  l'arrêt  son  autorité.  Aussi 
M.  Sellon  envoyait-il  de  Paris,  à  la  date  du  1  i  juillet, 
les  félicitations  de  M.  de  Choiseul,  pour  cet  acte  de 
rigueur  du  Magnifique  Conseil,  que  ces  éloges  ne 
durent  pas  enorgueiUir  outre  mesure^.  L'arrêt,  en 
somme,  était  légal  :  le  premier  article  du  serment  des 
Bourgeois  les.  obligeait  a  à  vivre  selon  la  Réforma- 
tion du  saint  Évîingile ,  »  comme  le  premier  devoir 
des  syndics  et  du  Conseil  était  de  «  maintenir  la  pure 
religion.  »  Était-ce  vivre  selon  l'Évangile  que  d'écrire 
contre  l'Évangile?  Était-ce  maintenir  la  pure  religion 
que  de  ne  pas  flétrir  les  livres  qui  tendaient  à  la  dé- 
truire? 

Peut-on  se  dissimuler,  objectait  l'auteur  des  Lettres  écrites 
de  la  campagne,  que,  dans  Emile  et  dans  le  Contrat  social,  la 
religion  et  le  Gouverneioent  ne  soient  livrés  à  la  plus  auda- 
cieuse critique?  Et  pour  se  borner  à  ce  qui  regarde  la  reli- 

1.  Lettres  écrites  de  la  campagne  (1763),  p.  23.  Lettre  première. 

2.  Plus  tard,  au  mois  d'avril  1763,  sur  la  requête  de  M.  de  Mont- 
peroux,  le  gouvernement  de  Genève  empochait  également  iUmpression 
de  la  lettre  de  Rousseau  à  M.  de  Heaumont,  en  réponse  au  mande- 
ment de  Tarchevéque  de  Paris  sur  VEmile,  Sordet,  Histoire  des  Ré^ 
sidents  de  France  ù  Genève  (Genève,  18ô4),  p.  86. 


306  LËOAIiITÉ  DB  L'ARRÊT. 

gioD,  peut  on  nier  que  l'auteur  d'un  livre  qui  détruit  les 
prophéties  et  les  miracles^  qui  trouve  le  pur  Evangile  rempli 
de  choses  incroyables,  contraires  à  la  raison,  et  qu*uD 
homme  sensé  ne  sauroit  admettre,  qui  rejette  la  prière 
comme  inutile,  qui  accuse  la  morale  chrétienne  de  rendre 
tous  nos  devoirs  impratiquables  en  les  outrant,  qui  déclare 
la  religion  incompatible  avec  la  liberté,  c*est-à-dire  avec  le 
bonheur  de  la  société  civile,  et  faite  seulement  par  des  des- 
potes et  des  esclaves,  peut-on  nier  que  cet  auteur  n'ait  écrit 
contre  la  religion,  et  qu'il  n'ait  violé  par  cela  même  un  ar- 
ticle important  de  la  loi  civile  ^? 

C'était  surtout  le  Contrat  social  que  poursuivait 
jusqu'à  Genève  le  gouvernement  français,  et  l'on  ne 
s'y  méprit  point.  «  On  a  battu  Y  Emile  sur  le  dos  du 
Contrat  social^  »  disaient  les. amis  de  Jean-Jacques^. 
Rousseau  n'ignorait  pas  l'influence  exercée  par  M.  de 
Choîseul,  et  ne  se  serait  pas  cru  plus  en  sûreté  à  Ge- 
nève qu'en  France,  si  le  cabinet  de  Versailles  eût  été  ré- 
solu à  le  traquer  sans  pitié  ni  merci.  Mais,  abstraction 
faite  de  ce  qu'il  avait  à  redouter  du  dehors,  il  avait,  il 
prétendait  avoir  des  ennemis  acharnés  dans  sa  ville , 
le  procureur  général  Tronchin,  auquel  il  n'avait  pas 
tenu  que  sa  Julie  fût  condamnée',  et,  autant  que 
tous  (car  c'était  lui  qui  les  faisait  agir),  l'auteur  du 
poëme  sur  le  Désastre  de  Lisbonne,  a  II  est  vrai,  écri- 
vait Rousseau  à  madame  de  Boufflers,  que  le  crédit 
de  M.  de  Voltaire  à  Genève  a  beaucoup  contribué  à 
cette  violence  et  à  cette  précipitation.  C'est  à  l'instigq- 

1.  lettrei  écritet  de  la  campagne  (1763),  p.  10,  U.  Lettre  pre- 
mière. 

2.  Gaberel,  Rousseau  et  les  Genevois  (Genève,  1768),  p.  74. 

3.  Rousseau,  Œuvres  complètes  (Paris,  Dupont,  1824),  t.  XVI,  . 
p.  61.  Confessions,  part,  il,  iiv.  xi. 


\^ 


M.  DE  VOLTAIRE  ET  L'OUVRIER.  307 

tion  de  M.  de  Voltaire  qu'on  y  a  vengé  contre  moi  la 
cause  de  Dieu  * .  »  Le  mot  est  plaisant,  car  ce  qui  ré- 
voltait Voltaire  dans  Emile  n'était  pas,  à  coup  sûr,  ce 
que  le  parlement  et  l'archevêque  de  Paris  y  avaient  con- 
damné^. Mais  l'auteur  de  la  Benriade  était-il  donc  aussi 
impie  qu'on  voulait  le.  faire  croire?  Il  avait  des  enne- 
mis qui  le  calomniaient;  au  fond,  nous  le  savons, 
c'était  un  bon  chrétien,  se  souvenant  de  l'éducation 
qu'il  avait  reçue  au  collège  de  Clermont,  et  surtout 
incapable  d'avoir  écrit  une  Ugne  des  abominables 
livres  qu'on  disait  bien  méchamment  être  de  lui, 
comme  cela  ressort  sans  difficulté  du  petit  dialogue 
qui  suit  :  c'est  une  conversation  de  M.  de  Voltaire 
avec  un  de  ses  ouvriers  du  comté  de  Neuchâtel. 

Jtf.  de  Yoltaire,  —  Est-il  vrai  que  vous  êtes  du  canton  de 
Neuchâtel  ? 

L'ouvrier.  —  Oui,  monsieur. 

M.  de  Voltaire.  —  Êtes-vous  de  Neuchâtel  même? 

L'ouvrier.  —  Non,  monsieur;  je  suis  du  village  de  Butte, 
dans  la  vallée  de  Travers. 

M.  de  Voltaire.  —  Butte  I  Cela  est-il  loin  de  Motiers? 

L'ouvrier.  —  A  une  petite  lieue. 

M.  de  Voltaire.  —  Vous  avez  dans  votre  pays  un  certain 
personnage  de  celui-ci  qui  a  bien  fait  des  siennes. 

L'ouvrier.  —  Qui  donc,  monsieur  ? 

M.  de  Voltaire.  —  Un  certain  Jean-Jacques  Rousseau.  Le 
connaissez- vous  ?< 

L'ouvrier,  —  Oui,  monsieur;  je  Tai  vu  un  jour  à  Butte, 

1.  Rousseau^  Œuvres  complètes  (Dupont,  Paris,  1824),  t.  XlX, 
p.  325.  Lettre  de  Rousseau  à  la  comtesse  de  Boufflers;  Yverdun, 
4  JuUlet  1762. 

2.  \o\ia\TQy  OEuvres  complètes  (BeviGhoi),  t.  XXVII,  p.  t39,  419; 
t.  XLIl,  p.  174;  t.  L,  p.  24  5. 


308  PETIT  DIALOaUE. 

dans  le  carrosse  de  M.  de  Montmollin,  qui  se  promenait 
avec  lui. 

M.  de  Voltaire,  —  Comment  !  ce  pied-plat  va  en  carrosse  : 
Le  voilà  donc  bien  fier? 

L'ouvrier.  —  Oh!  monsieur,  il  se  promène  aussi  à  pied. 
Il  court  comme  un  chat  maigre,  et  grimpe  sur  toutes  nos 
montagnes. 

M.  de  Voltaire.  —  11  pourrait  bien  grimper  quelque  jour 
sur  une  échelle.  Il  eût  été  pendu  à  Paris  s'il  ne  se  fût  sauvé; 
et  il  le  sera  ici  s'il  y  vient. 

L'ouvrier.  —  Pendu,  monsieur!  il  a  l'air  d'un  si  bon 
homme;  eh!  mon  Dieu  !  qu'a- 1- il  donc  fait? 

M.  de  Voltaire.  —  Il  fait  des  livres  abominables.  C'est  un 
impie,  un  athée. 

L'ouvrier.  —  Vous  me  surprenez.  Il  va  tous  les  dimanches 
à  l'église. 

M.  de  Voltaire.  — Ah!  l'hypocrite!  et  que  dit-on  de  lui 
dans  le  pays?  Y  a-t-il  quelqu'un  qui  veuille  le  voir? 

L'ouvrier.  —  Tout  le  monde ,  monsieur;  tout  le  monde 
l'aime.  Il  est  recherché  partout;  et  on  dit  que  milord  lui  fait 
aussi  bien  des  caresses  ^ . 

M.  de  Voltaire.  —  C'est  que  milord  ne  le  connaît  pas,  ni 
vous  non  plus.  Attendez  seulement  deux  ou  trois  mois,  et 
vous  connaîtrez  l'homme.  Les  gens  de  Montmorency  où  il 
demeurait  ont  fait  des  feux  de  joie  quand  il  s'est  sauvé  pour 
n'être  pas  pendu.  C'est  un  homme  sans  foi,  sans  honneur, 
sans  religion. 

L'ouvrier.  —  Sans  religion,  monsieur!  mais  on  dit  que 
vous  n'en  avez  pas  beaucoup  vous-même. 

M.  de  Voltaire.  —  Qui?  moi,  grand  Dieu!  et  qu'est-ce  qui 
dit  cela  ? 

L'ouvrier.  —  Tout  le  monde,  monsieur. 

M.  de  Voltaire.  —  Oh!  quelle  horrible  calomnie!  moi  qui 
ai  étudié  chez  les  jésuites,  moi  qui  ai  parlé  de  Dieu  mieux 
que  tous  les  théologiens  î 


1.  Georges  Keith,  milord  Maréchal,  alors  gouverneur  de  Neuchà- 
tel,  pour  le  roi  de  Prusse. 


TOUT  EST  POUR  LE  MIEUX.  309 

L'ùuvrier,  —  Mais,  monsieur,  on  dit  que  vous  avez  fait 
bien  des  mauvais  livres. 

M,  de  Voltaire.  —  On  ment.  Qu'on  me  montre  un  seul  qui 
porte  mon  nom,  comme  ceux  de  ce  croquant  portent  le 
sien,  etc.  *. 

C'est  Rousseau  qui  transmet  à  madame  de  Bouf- 
flers  ce  très-véridique  entretien.  «  J'ai  écrit  ce  dia- 
logue de  mémoire,  lui  mande-t-il,  d'après  le  récit  de 
M.  de  MontmoUin,  qui  ne  -me  l'a  rapporté  lui-même 
que  sur  le  récit  de  l'ouvrier,  il  y  a  plus  de  deux  mois. 
Ainsi  le  tout  peut  n'être  pas  absolument  exact ,  mais 
les  traits  principaux  sont  fidèles,  car  ils  ont  frappé 
M.  de  MontmoUin;  il  les  a  retenus,  et  vous  croyez 
bien  que  je  ne  les  ai  pas  oubliés...  »  Cette  réserve, 
que  Rousseau  a  la  loyauté  de  faire,  n'était  pas  d'une 
Indispensabilité  absolue,  et  le  lecteur  se  fût  bien  ima- 
giné, sans  cela,  que  «  le  tout  pût  n'être  pas  absolument 
exact.  »  Ne  nous  en  plaignons  point.  Il  n'est  pas  dou- 
teux qu'avec  plus  de  précision  les  souvenirs  de  Rous- 
seau ne  nous  eussent  pas  offert  un  tableau  aussi  réussi 
et  d'un  comique  aussi  parfait.  Cet  ouvrier  ne  se  targue 
d'être  ni  plaisant,  ni  habile,  et  il  n'en  est  pas  moins 
vrai  qu'il  n'eût  pas  dit  plus  ni  mieux,  si  Rousseau 
l'eût  soufflé.  Ajoutons  que,  de  son  côté.  Voltaire  ne 
serait  pas  entré  aussi  complaisamment,  c'est  à  croire, 
dans  les  intentions  du  citoyen  de  Genève  :  à  cette 
époque  sa  haine  n'avait  point  encore  les  proportions 
que  ce  dernier  lui  suppose  et  se  serait  soulagée  d'un 
tout  autre  ton. 

1.  Rousseau,  Œuvres  complètes  (Dupont,  1824),  t.  XIX,  p.  395 
à  398.  Lettre  de  Rousseau  à  la  comtesse  de  Boulllers;  le  30  octobre 
1762. 


3i0  ASCENDANCE  DK  ROUSSËAtî. 

Ce*  qu'il  y  a  de  remarquable  dans  sa  correspon- 
dance de  ce  temps,  envahie  d'ailleurs  par  les  démar- 
ches incessantes  qu'il  lui  faut  faire  en  faretir  des 
Calas  et  des  Sirven,  c'est  le  peu  de  place  qu*y  tient 
Rousseau;  sauf  dans  une  lettre  à  D'Alembett,  du 
12  juillet,  et  une  autre  à  Cideville,  du  21  (1762),  c'est 
à  peine  si  son  nom  s'y  rencontre.  «  Jean-Jacques, 
mandait-il  à  ce  dernier,  qtii  a  écrit  à  la  fois  contre  les 
prêtres  et  contre  les  philosophes,  a  été  brûlé  à  Genève 
dans  la  personne  dé  son  plat  Emile  ^  et  banni  du 
canton  de  Berne,  où  il  s'était  réfugié.  Il  est  à  présent 
entre  deux  rochers,  dans  le  pays  de  Neuchâtèl^  croyant 
toujours  avoir  raison,  et  regardant  les  homtfies  en 
pitié.  Je  crois  que  la  chienne  d'Érostrate,  ayfttlt  ren- 
contré le  chien  de  Diogène,  fit  des  petits,  dont  Jean- 
Jacques  est  descendu  en  droite  ligne  ^ .  » 

Même  à  l'égard  de  Voltaire,  il  ne  faudrait  pas 
accepter  ces  accusations  d'un  esprit  aliéné,  qui  cl'oit 
de  la  meilleure  foi  du  monde  l'univers  déchaîné 
contre  lui.  Le  poëte  les  repousse  avec  indignation.  Où 
avait  fait  courir  à  Paris  le  bruit  de  son  interteîltion 
hostile  ;  D'Alembert  en  avait  été  impressionné  ^,  et  il  se 
permit  même  de  donner  au  trop  nerveux  philosophe 
des  conseils  de  générosité  et  de  modération,  aUiquèls 
Voltaire  répondît  de  façon  à  dissiper  toutes  craintes 
à  ce  sujet. 

Comment  peut-on  imaginer  que  j*aie  persécuté  Jean* 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LX,  p.  833.  Lettre  de 
Voltaire  à  GideviUe  ;  aux  Bélices,  le  21  juillet  1 762. 

2.  tbid,,  t.  LX^  p.  380,  381.  Lettre  de  D'Alembert  à  Voltaire;  à 
Paris,  8  septembre  1762. 


SYMPATHIE  DU  CLERGÉ  DE  OENÈVE.  31  î 

Jacques  ?  voilà  une  étrange  idée  ;  cela  est  absurde,  le  me  suis 
moqué  de  son  Émile^  qui  est  assurément  un  plat  personnage  : 
son  livre  m'a  ennuyé;  mais  il  y  a  cinquante  pages  que  je  veux 
faire  relier  en  maroquin.  En  vérité,  ai-je  le  nez  tourné  à  la 
persécution?  Croit-on  que  j'aie  un  grand  crédit  auprès  des 
prêtres  de  Berne?  Je  vous  assure  que  lâprêtràille  de  Genève 
aurait  fait  retomber  sur  moi,  si  elle  avait  pu,  la  petite  cor- 
rection  qu'on  a  faite  à  Jean-Jacques  *. 


Ce  tie  sont  paâ^  eu  effet,  les  prêtreâ  qui  pressent  le 

Conseil  d'agif  ;  ils  se  tieilnetit,  au  contraire^  dans  une 

excessiye  i*ésef ve  :  ils  font  tôir  en  chaite  les  parties 

répréhensibles  et  dangereuses,  mais  sans  dissimuler 

leur  penchant  pour  leur  compatriote,  qui  n'était  pas 

'    à  confondre  ayec  les  coryphées  d'une  philosophie 

sceptique  et  déiste,  quand  elle  n'était  pas  pire.  Rous- 

•    seaU  avait,  parmi  le  clergé  de  Genève,  des  amis  zélés 

que  désola  son  livre.  Nous  citerons  Vèrnet,  Moultou^ 

■    Vemes  dont  les  lettres  témoignent  de  leur  chagrin  et 

;    de  leur  embarras.  Ils  eussent  désiré  se  prononcer  le 

^     moins  possible,  et  leurs  protestations  se  fussent  bor^ 

^     nées  à  indiquer  aux  fidèles  les  erreurs  dans  lesquelles 

!"'    le  philosophe  était  tombé.  Mais  les  ennemis  de  Jean- 

i'    Jacques  ne  leur  laissèrent  pas  le  choix  du  terrain, 

hi'   c(  L'honneur  de  notre  ÉgUse  au  dehors^  son  édifica- 

aiî^'  tion  au  dedans,  lui  écrivait  Vernet,  exigent  quelque 

5  c^   chose.  Nos  prédicateurs  ont  fait  leur  devoir,  mais  on 

demande  quelque  écrit.  Ma  place  et  la  nature  de  mes 

-   travaux  m'ont  imposé  cette  tâche,  je  suis  bien  aise 

1.  Voltaircii  Œuvres  cofnplètes  (Beucbot),  t.  LX,  p.  38è.  LditM 
0   de  VolUife  à  D'ÀIemlièn  ;  à  Fêtbe^,  le  15  septeûibre  17^1 


312  LE    POLICHINELLE  VOLTAIRE* 

d'apprendre  que  vous  la  verrez  sans  peine*.  »  Les 
lettres  de  Moultou  et  de  Vernes  sont  aussi  conciliantes 
et  témoignent  toute  leur  sympathie  pour  Jean-Jacques. 
Mais  le  silence  n'était  plus  possible  :  la  Gazette  à 
Bruxelles  avait  insinué  que,  si  les  magistrats  avaient 
condamné  ÏEmile^  le  clergé  l'avait  approuvé  ;  et  la 
Gazette  d'Utrecht^  en  dernier  lieu,  aurait  reproduit  ces 
lignes  que  l'on  attribua  à  Voltaire  :  c<  Grand  et  édi- 
fiant spectacle  offert  par  la  vénérable  compagnie  des 
pasteurs  de  Genève!  Tandis  que  le  gouvernement 
brûle  les  livres  de  Rousseau,  le  clergé  les  approuve  et 
se  trouve  très-heureux  d'en  être  réduit  à  une  religion 
naturelle  qui  ne  prouve  rien  et  ne  demande  pas 
grand'chose*.  »  Mais  tout  cela  n'était,  en  somme,  que 
le  prologue,  pour  ainsi  parler,  de  cette  comédie- 
drame,  qui  devait  amener,  avec  les  dissensions  intes- 
tines, l'intervention  étrangère. 

A  entendre  Rousseau,  tout  le  complot  fut  tramé,  à 
Ferney,  par  le  polichinelle  Voltaire  et  le  compèn 
Tronchin  (il  l'appelle  plus  souvent  le  jongleur% 
c(  qui,  tout  doucement  et  derrière  la  toile,  ont  mis  en 
jeu  les  autres  marionnettes  de  Genève  et  de  Berne.» 
Ce  Tronchin  est  le  docteur  Tronchin,  avec  lequel 
Roussçau  avait  longtemps  entretenu  une  correspon- 
dance si  intime  et  si  cordiale  :  Théodore  Tronchin 

1.  Gaberel,  Rousseau  et  les  Genevois  (Genève,  1858),  p.  75,  T6. 
Lettre  de  Jacob  Vernet  à  Rousseau,  1762. 

2.  Nous  avons^  à  deux  reprises,  recherché  ce  passage  dans  la 
Gazette  (VUtrecht^  sans  avoir  réussi  à  l'y  trouver. 

3.  Rousseau,  (ouvres  complètes  (Paris,  Dupont,  1824),  t.  XIX. 
p.  339.  A  la  maréchale  de  Luxembourg;  le  21  juillet,  p.  346' 
A  M.  Marcet,  p.  349.  A  la  comtesse  de  Boufflers;  le  27  juillet  1762. 


!:• 


V- 


1,  1 


LE  DOIGT  SUR  LA  PLAIE.  ;jl3 

était  alors  son  respecté  citoyen^  son  excellent  ami. 
Sur  lequel  des  deux  devra  retomber  la  responsabilité 
d'une  transformation   si    radicale    dans    les  senti- 
ments d'estime  et  de  yénération  même  du  philosophe 
pour  TEsculape  genevois,  qui  n'est  plus  qu'un  jon- 
gleur, c(  le  jongleur  Tronchin?  »  Fut-ce  la  faute  de 
l'un  et  de  l'autre,  fut-ce  la  faute  de  Tronchin  ou  celle 
de  Rousseau?  Jean-Jacques  est  fou,  véritablement 
fou;  sa  susceptibilité,  dont  le  principe  est  dans  un 
orgueil  de  Titan,  l'a  rendu  tel;  tout  le  froisse,  le  blesse  : 
les  compliments  auxquels  il  suppose  des  arrière-pen- 
sées, aussi  bien  que  le  blâme  et  les  critiques.  Il  n'a 
plus  d'amis.  Ce  ne  sont  pas  eux  qui  l'ont  laissé,  c'est 
lui  qui  les  a  quittés  :  tous  conspiraient  contre  lui,  tous 
sont  des  perfides,  des  cœurs  pervers  dont  il  a  été  trop 
longtemps  la  dupe  pour  son  repos.  Il  a,  notamment, 
rompu  avec  Diderot,  «  qui  manque  bien  plus  à  son  cœur 
qu'à  ses  écrits,  »  bien  qu'il  rende  justice  à  la  profon- 
deur et  au  goût  éclairé  de  cet  aristarque.  Tronchin, 
auquel  il  s'ouvre  de  ses  chagrins,  ne  cache  pas  à  ce 
malade  sa  maladie.  Il  pose  le  doigt  sur  la  plaie,  et  ne 
dissimule  pas  davantage  à  son  compatriote  ce  que  sa 
situation,  ce  que  ses  déterminations  lui  inspirent.  Il 
blâme  avec  sévérité  cette  rupture  que  quelques  torts 
n'excuseraient  pas.  Il  faut  être  sans  péché  pour  avoir  le 
droit  de  ne  pas  tolérer  certaines  aspérités  chez  ceux 
que  nous  estimons  et  aimons.  «  Mais  cet  ami,  me  ré- 
pondrez-vous,  avait  des  défauts;  je  vous  demanderai, 
à  mon  tour,  s'il  en  est  un  parfait  dans  ce  morid^f,  ni 
vous,  qui  vous  en  plaignez,  croyez  l'être,  m  moi,  qui 
vous  écris,  le  suis  ou  le  serai?  »  hhunn(*mi  jmrh*  tk 


m  VI.  |}( 


3U  UNE  LEÇON  DE  PATRIOTISME. 

sa  patrie,  de  Genève,  comme  d'une  Babylone,  dont  il 
ne  saurait  trop  se  tenir  à  distance.  Tronchin  redresse 
ces  exagérations  et  ces  déclamations,  comme  il  le 
doit,  avec  toute  l'autorité  du  bon  sens  et  du  patrio- 
tisme révolté. 

Je  n'eh  suis  pas  sorti,  et  je  pense  que  je  ne  me  fais  au- 
cune illusion;  notre  patrie  est  cette  année  ce  qu'elle  était 
Tannée  passée,  et  si  elle  n'a  rien  gagné,  au  moins  n'a-t-elle 
rien  perdu.  Aujourd'hui  comme  alors,  les  citoyens  les  plus 
distingués  sont  ceux  qui  méritent  le  mieux  de  l'être.  La  vertu. 
y  jouit  de  tous  ses  avantages,  la  voix  du  peuple  est  celle  de 
Dieu,  du  moins  l'est-elle  plus  qu'ailleurs.  Un  magistrat  sage, 
un  clergé  qui  Test  aussi,  une  académie  qui  ne  néglige  rien 
de  tout  ce  qui  peut  servir  à  l'éducation  privée,  un  tribunal 
des  mœurs  qui  veille  à  tout  ce  qui  peut  les  maintenir,  une 
police  enfin  aussi  exacte  qu'elle  peut  l'être,  fait  que  nous 
plaignons  ceux  qui  vivent  à  Montmorency...  Si  mon  style 
vous  parait  dur,  ou  si  les  choses  que  je  vous  dis  le  sont, 
je  vous  dirai,  mon  cher  ami,  ce  que  les  quakers  disaient 
au  roi  Jacques  :  Accorde-nous  la  liberté  que  tu  prends  pour 
toi-même,  et  je  n'en  serai  pas  moins  votre  véritable  ami^ 

C'est  le  citoyen  et  le  philosophe  qui  parlent,  et  le 
font  avec  logique  et  éloquence»  Mais,  dans  ces  quel- 
ques lettres,  Tronchin  se  souvient  trop,  sans  cesser 
d'être  moraliste  et  chrétien,  qu'il  est  physiologiste,  et 
le  médecin  s'accuse  un  peu  trop  dans  la  façon  de  ju- 
ger la  conduite  et  les  torts  de  son  ami  ;  si  Rousseau 
ne  pense  ni  n'agit  comme  lui ,  cela  doit  fatalement 
tenir  à  deux  causes  :  «  au  point  du  globe  où  vous  vous 

1.  J.-J.  Rousseau,  ses  amis  et  ses  ennemis  (Paris,  Levy^  1865), 
t.  I,  p.  330.  Lettre  de  Tronchin  à  Rousseau,  sans  date.  M.  Gaberel 
lui  donne  celle  du  6  juin  1759. 


TRONCHIN  PLUS  HEUREUX  QUE  ROUSSEAU.  315 

trouvez,  et  à  votre  mauvaise  santé,  car  j'estime  que 
nos  principes  sont  les  mêmes  ;  mais  je  me  porte  bien, 
et  je  suis  ici  ;  Thumeur  aqueuse  de  mon  œil  et  son 
cristallin  transmettent  à  l'organe  immédiat  de  ma 
vue  les  rayons  tels  qu'ils  sont  ;  ils  ne  reçoivent  dans 
ce  trajet  aucune  teinte  qui  les  altère...  Je  ne  suis  donc 
plus  heureux  que  vous  que  parce  que  je  me  porte  bien, 
et  que  vous  n'êtes  pas  ici^  »  On  pressent  l'agacement 
de  Rousseau  devant  cet  optimisme  sentencieux  qui 
semble  insulter  à  ses  misères.  Hâtons-nous  d'ajouter 
que  Tronchin  le  traite  à  toute  occasion  avec  une  amitié, 
une  tendresse  presque  paternelle,  l'exhortant  à  plus  de 
calme  et  aussi  à  plus  de  confiance  et  d'équité  envers 
ses  semblables.  Mais  c'était  toucher  à  la  plaie  de  ce 
blessé  qui  ne  veut  pas  guérir,  qu'irritent  et  humilient 
les  soins  du  médecin. 

Jean-Jacques  répondra  par  des  extravagances ,  des 
plaintes  et  des  reproches  basés  sur  des  chimères,  qui 

1.  J.-/.  Rousseau,  ses  amis  et  ses  ennemis  (Paris,  Levy,  1865), 
t.  I,  p.  327,  328.  Lettre  de  Tronchin  à  Rousseau,  sans  date. 
Tronchin  dit  à  Rousseau,  dans  une  autre  lettre:  «  ...  Une  fièvre  très- 
mal  guérie,  le  plus  petit  dérangement  de  Torgane  qui  sert  à  la 
sécrétion  de  la  bile,  la  plus  légère  altération  de  notre  cerveau,  ne 
peut-elle  pas  ébranler  tout  l'édifice  de  notre  sagesse  et  nous  rendre 
en  un  instant  plus  petits  et  plus  faibles  que  ceux  dont  nous  plaignons 
la  petitesse  et  la  faiblesse?  La  plus  profonde  humilité  est  le  seul  état 
qui  convient  à  l'homme...  »  Gaberel,  Rousseau  et  les  Genevois 
(Genève,  1858),  p.  1 1 1.  Lettre  de  Tronchin  à  Rousseau  ;  7  mai  1859. 
—  Nous  avons  vu,  autre  part,  Tronchin,  interpellé  par  son  confrère 
Tissot,  sur  le  chapitre  de  Voltaire,  répondre:  «  Une  bile  toujours 
irritante  et  des  nerfs  toujours  irrités,  ont  été,  sont  et  seront  toujours 
la  cause  étemelle  de  ses  maux,  d  Ici,  sans  doute,  c'est  de  médecin  & 
médecin.  Mais  tout  spiritualiste  que  soit  Tronchin,  il  ne  eberche 
guère  hors  de  son  art  des  analogies  pour  ses  appréciations  et  ses 
jugements  de  métaphysique  et  de  morale. 


3<6  COMPLÈTE  RUPTURE. 

finiront  par  lasser  Tronchin.  11  y  eut,  nous  le  pensons, 
cessation  de  rapports  sans  rupture  ;  et  les  choses  en 
seraient  demeurées  là,  si,  lors  de  la  condamnation 
d'Emile^  l'intervention  obligée  de  Robert  Tronchin, 
le  procureur  général,  n'eût,  dans  l'esprit  de  Rousseau, 
transformé  les  Tronchins,  «  les  philosophes  de  Saint- 
Jean,  »  en  ennemis  déclarés  de  son  repos,  de  sa  gloire, 
de  son  honneur.  Dès  lors,  ce  sera  le  docteur  qui,  soufflé 
par  Voltaire,  attisera  le  feu,  précipitera  une  mesure  qui, 
à  vrai  dire,  n'eût  rien  perdu  à  être  moins  hâtée.  Il  n'est 
pas  le  seul  à  penser  cela,  et  nous  voyons  Moultou,  qui 
ne  tardera  pas  à  entrer  en  rapports  avec  le  seigneur 
de  Ferney,  abonder  dans  son  sens  avec  une  inconce- 
vable acrimonie.  «  Il  faut  l'avouer,  monsieur,  écrivait- 
il  à  Jean-Jacques,  nous  avons  ici  de  très-aimables 
gens  :  la  mission  de  Paris    a  eu   du  succès.  M.  de 
Voltaire  avait  bien  disposé  les  esprits  en  sa  faveur  ^  » 
Le  citoyen  de  Genève  n'avait  rien  négligé  pour  faire 
partager  à  tous  sa  conviction  ;  et  l'auteur  de  Mérope 
n'ignorait  point  la  façon  de  penser  des  princes  de  Conti, 
de  la  comtesse  de  Boufflers  et  de  madame  de  Luxem- 
bourg. L'accusation,  fausse  ou  vraie,  passa  pour  véri- 
table aux  yeux  du  plus  grand  nombre.  Le  colonel 
Pictet  s'oubUa  jusqu'à  écrire  une  lettre  dans  laquelle 
il  accusait  le  Conseil  de  connivence  avec  Voltaire,  et 

1.  J.-J.  RoiisseaUf  ses  amis  et  ses  ennemis  (Paris,  Levy,  1865), 
1. 1,  p.  53.  Lettre  de  Moultou  à  Rousseau  ;  1 7  juillet  1762.  —  Thourel, 
Histoire  de  Genève  (Genève,  1833),  t.  111,  p.  143,  144.  —  Le  doc- 
teur Tissot  mandait,  de  son  côté,  à  Huiler  :  «  Une  dame  bernoise 
écrit  que  Farrét  qui  le  proscrit  est  l'œuvre  de  la  cabale  de  Fernex, 
et  écrit  de  façon  à  le  faire  croire .  »  Eynard,  Essai  sur  la  vie  de 
Tissot  (Lausanne,  1839),  p.  89,  90. 


« I    iiM  »»-a- 


LETTRE  DU  COLONEL  PICTET.  3i7 

dont  la  violence  lui  attirera  un  emprisonnement  tem- 
poraire. 

Je  crois  voir  dans  trois  causes,  disait  le  colonel,  la  source 
de  cette  sentence  infamante;  Tune  est  l'engouement  où  Ton 
est  de  M*"  Voltaire,  la  seconde  qu'on  aura  cru  faire  sa  cour 
à  celle  de  Versailles,  et  on  aura  voulu  en  troisième  lieu  ré- 
parer par  une  démarche  éclatante  le  mal  que  M.  D'Alembert 
peut  nous  avoir  fait  par  Tarticle  Genève  du  Dictionnaire  en- 
cyclopédique. 

Le  premier  motif  ne  peut  se  justifier  par  aucun  endroit, 
il  n'est  jamais  permis  de  flétrir  la  réputation  d'un  autheur 
pour  augmenter  celle  de  son  adversaire  et  encor  moins  à  un 
tribunal  d'entrer  dans  des  voies  aussi  odieuses;  en  vérité  si 
cette  sentence  est  émanée  de  Fernex,  les  moyens  que  les 
adhérens  de  M' de  Voltaire  empioyent  pour  étayer  sa  répu- 
tation me  paroissent  bien  plus  propres  à  la  détruire  qu'à  y 
contribuer;  je  comprends  qu'il  faut  que  cette  faction  ait  pré- 
valu dans  le  Conseil,  car  comment  ne  se  seroit-il  pas  aperçu 
de  ce  qu'il  y  a  d'inconséquent  dans  sa  sentence.  Ce  tribunal 
flétrit  par  un  jugement  infamant  un  citoyen  de  la  Répu- 
blique qui  a  jusqu'à  présent  bien  mérité  d'elle  par  ses  dé- 
marches et  par  ses  écrits;  on  le  condamne  sur  des  matières 
sur  lesquelles  une  explication  plus  ample  eût  peut-être  ôté 
tout  équivoque ,  pendant  que   le   même  tribunal  permet 
qu'on  imprime  avec  l'approbation  publique  les  ouvrages 
d'uû  homme  qui  insulte  à  Genève  et  à  la  religion  qu'on  y 
professe,  qui  infecte  tout  ce  qui  l'environne  du  poison  de 
ses  sentimens  erronés,   et   qui  a  fait  à  Genève  plus  de 
déistes  que  Calvin  n'y  a  fait  de  protestans;  et  en  faveur  de 
qui  le  Conseil  fait-il  cette  distinction,  en  faveur  d'un  étran- 
ger auquel  on  a  accordé  une  retraite  dans  un  tems  où  toute 
l'Europe  la  lui  refusoit;  j'avoue  que  cette  sentence  nous 
couvre  de  confusion  si  l'esprit  de  parti  Ta  dictée,  et  qu'en 
ce  cas  elle  fait  plus  de  tort  à  Voltaire  et  à  ses  partisans  qu'à 
Rousseau  contre  lequel  elle  a  été  exécutée  *. 

1.  Archives  de  Genève.  Registre  du  Conseil,  de  Tannée  1762.  La 
lettre  originale  écrite  par  Pictei,  et  datée  du  22  juin  1762,  n'a  pas 

48. 


318  VOLTAIRE  SOUPÇONNÉ  A  TORT. 

Disons-le,  cependant,  le  poëte  ne  fut  pour  rien  dan» 
la  condamnation  d'-Eme/e  et  du  Contrat  social^  et,  s'il 
y  eut  pression  de  la  part  de  la  France,  elle  ne  fut  pas 
en  désaccord  avec  le  sentiment  des  gouvernants  et  de 
ceux  qu'effrayaient  les  visées  démocratiques  de  leur 
auteur,  tels  que  Bonnet,  notamment  ^  Quant  à  Vol- 
taire, comme  on  Ta  déjà  indiqué,  ce  qu'il  ressentait 
pour  Rousseau  tenait  plus  de  l'agacement  qne  de  la 
véritable  colère.  Il  lui  en  voulait  (et  il  exprime  à  tout 
instant  cette  idée)  d'avoir  trahi  leurs  espérances  ;  et, 
si  ses  lettres  sont  empreintes  d'humeur,  elles  n'expri- 
ment rien  de  plus.  Encore  une  fois,  il  éprouvait  peur 
Jean -Jacques  une  sorte  d'attrait,  que  ne  changea 
point  en  haine  la  confession  de  sentiments  qui  avaient 
tout  le  caractère  d  une  provocation  et  d'une  déclara- 
tion de  guerre.  Lorsque  le  citoyen  de  Genève,  publia 
son  Extrait  du  projet  de  paix  perpétuelle  de  Fabbé 
de  Saint-Pierre^  qui  fournit  au  seigneur  de  Ferney 
l'occasion  d'une  nouvelle  facétie,  Rescrit  de  r empereur 


de  signature  ;  il  est  vrai  quUl  s'en  reconnaîtra  Tauteur^  alléguant 
d'ailleurs  le  caractère  intime  d'une  pièce  qui  n'était  aucunement  des- 
tinée à  être  rendue  publique.  Mais  cela  ne  détourna  pas  l^orage  qu'il 
avait  provoqué  sciemment;  il  fut  appréhendé  au  corps,  condamné  à 
demander  pardon  au  Sénat,  et  à  la  suspension  pendant  un  an  de  ses 
droits  honorifiques.  On  s^étonne  de  compter  un  ennemi  parmi  ces 
Pictet,  tous  fort  liés  avec  Voltaire  ;  mais  le  lien  commun  de  la  parenté 
des  membres  de  cette  famille  remontait  à  la  fin  du  seizième  siècle,  et  à 
cette  distance,  l'on  sent  que  Ton  ne  peut  exiger  de  tous  une  solida- 
rité absolue.  Le  Pictet  dont  il  s'agit  aVait  servi  longtemps  en  Savoie 
et  en  Angleterre,  et  avait  peu  vécu  avec  ses  divers  cousins^  plus  ou 
moins  ses  juges. 

l .  Sayous,  Le  dix-huitième  siècle  ù  l* étranger  (Paris,  Didier,  1 761), 
t.  I,  p.  293.  —  Gaullieur,  Étrennes  nationales,  UI®  année  (Genève, 
1858),  p.  26*  Charles  Bonnet  considéré  comme  homme  politique. 


OFFRE  D'UN  ASILE.  3i.d 

de  la  Chine  sur  ladite  paix  perpétuelle^  Voltaire  écri- 
rait à  Damilaville  :  «  Jean-Jacques  politique  !  nous 
Terrons  s'il  gouvernera  l'Europe  comme  il  a  gouverné 
la  maison  de  madame  de  Wolmar.  C'est  un  étrange 
fou.,,  il  m'offense  de  gaieté  de  cœur,  moi  qui  lui  avais 
offert  non  pas  un  asile,  mais  ma  maison,  où  il  aurait 
vécu  comme  mon  frère  ^  »  Mais  ces  propositions  n'au- 
raient  point  été  les  premières  de  ce  genre  qu'il  lui  aurait 
faites,  comme  semblerait  l'indiquer  la  lettre  du  poète 
à  David  Hume  :  «  Quand  je  sus  qu'il  avait  beaucoup 
d'ennemis  à  Paris,  qu'il  aimait  comme  moi  la  retraite, 
et  que  je  présumai  qu'il  pouvait  rendre  quelques  sep- 
vices  à  la  philosophie,  je  lui  fis  proposer  par  M,  Marc 
Chappuis,  citoyen  de  Genève,  dès  l'an  1759,  une  mai- 
son de  campagne  appelée  ï Ermitage^  que  je  venais 
d'acheter*.  »  Si  Voltaire  se  fût  senti  outragé,  on  s'en 
apercevrait  à  la  violence  des  termes,  à  l'emportement 
de  ses  paroles.  Il  se  contente  de  lever  les  épaules,  de 
se  moquer  de  la  Nouvelle  Béloîse ,  du  Contrat  social 
et  d'Emile^  faisant  exception  toutes  fois  en  faveur  du. 
Vicaire  savoyard^  à  qui  il  applaudira  sans  réserve. 
Charles  Pougens,  bien  des  années  après,  eu  1781 ,  de 
passage  à  Genève,  s'était  Ué  avec  l'avocat  Végobre, 
auquel  il  avait  été  adressé  par  Court  de  Gébelin  ;  et  il 
raconte,  dans  ses  Lettres  philosophiques ^  une  scène 
piquante  et  attendrissante  qu'il  tenait  de  celui-ci,  l'ami, 
le  conunensal  du  patriarche  de  Ferney,  et  qui  fait 

1.  Voltaire,   Œuvres  complètes  (Bouchot),  t.  LIX,  p.  342,  843. 
Lettre  de  Voltaire  à  Damilaville  ;  à  Ferney,  19  mars  1761. 

2.  Ibid,,  t.   LXIII,  p.  385.  Lettre  de  Voltaire  ii  David  Hume  ; 
Ferney^  24  octobre  1766. 


320  UN  PREMIER  MOUVEMENT. 

trop  d'honneur  à  la  sensibilité  du  poëte  pour  être 
omise. 

On  était  à  déjeuner;  M.  de  Végobre,  assis  près  de  madame 
Denis,  prenait  paisiblement  sa  tasse  de  café.  Les  lettres  de 
Paris,  les  papiers  publics  arrivent;  M.  de  Voltaire  ouvre  et 
lit;  sa  physionomie  s'altère  et  devient  sombre;  on  Tinler- 
roge;  il  donne  ses  lettres  à  sa  nièce^  et  les  papiers  à  M.  de 
Végobre,  en  lui  disant  d'en  faire  toiit  haut  la  lecture.  On  y 
racontait  fort  au  long  Thistoire  de  la  persécution  qu'éprou- 
vait alors  le  célèbre  et  malheureux  auteur  de  la  profession 
de  foi  du  Vicaire  savoyard,  le  décret  de  prise  de  corps  laucé 
contre  lui,  sa  fuite  :  M.  de  Voltaire  n'y  tint  plus,  il  se  mit  à 
fondre  en  larmes,  et  de  ce  ton  de  voix  moitié  solennel,  moi- 
tié sépulcral  qui  lui  était  propre,  il  s'écria  à  diverses  re- 
prises :  c(  Qu'il  vienne!  qu'il  vienne!  Je  le  recevrai  à  bras 
ouverts  :  il  sera  ici  plus  maître  que  moi;  je  le  traiterai 
comme  mon  propre  fils  ^ .  » 

L'on  ne  saurait  révoquer  en  doute  l'anecdote.  Elle 
est  racontée  par  un  honnête  homme  «  sans  imagina- 
tion »,  nous  dit  Pougens,  qui  n'a  dû  ni  ajouter,  ni  em- 
bellir, comme  n'aurait  pas  manqué  de  le  faire,  en 
toute  candeur  et  en  toute  sincérité,  un  prince  de  Ligne^. 

1 .  Charles  Pougens,  Lettres  philosophiques  à  madame***  (Parls^ 
1826),  p.  85,  86.  Lettre  xni. 

2.  Ainsi  l'on  trouve  ce  passage  dans  le  récit  du  séjour  du  prince 
de  Ligne,  à  Ferney.  Vollaire  parie  de  Rousseau  avec  plus  que  de 
Tacrimonie,  c'est  un  monstre,  c'est  un  scélérat^  contre  lequel  il  n'y 

'  aurait  pas  de  loi  assez  sévère.  Quelqu'un  s'avise  de  lui  dire  :  «  Je 
crois  que  le  voilà  qui  entre  dans  votre  cour.  —  Où  est-ily  le  malhenreux? 
s'écria-t-il,  quil  vienne,  voilà  mes  bras  ouverts.  Il  est  chassé  peut- 
être  de  Neuchûtel ,  et  des  environs.  Qu'on  me  le  cherche.  Amenez-le- 
moi;  tout  ce  que  j'ai  est  ù  lui,  »  Lettres  et  Pensées  (Genève,  1869), 
p.  332.  Mon  aéjour  chez  M,  de  Voltaire,  C'est  la  même  anecdote,  le 
prince  de  Ligne  était  peut-être  à  ce  déjeuner;  ce  n'est  donc  pas  un  conte. 
L'on  sent  cependant-  l'arrangeur  qui  ne  permet  pas  à  la  vérité  d'être 
vraie.  Grimm  cite  une  anecdote  pareille  qu'il  fait  passer  à  la  suite 


PROTESTATION  DE  JEAN-JACQUES.  321 

Wagnière  dit,  de  son  côté,  que  son  maître  fit  trans- 
crire jusqu'à  sept  copies  de  la  lettre  qu'il  adressait 
au  fugitif,  et  qui  partirent  dans  diverses  directions,  à 
cause  de  l'incertitude  où  l'on  était  de  son  présent  asile^ 
Mais  Rousseau  s'est-il  ouvert  sur  ce  propos  ?  Affirme- 
t-il  ou  infirme-t-il  une  offre  honorable  pour  tous  les 
deux,  qu'il  était  en  droit  de  décliner  mais  qu'il  ne  pou- 
vait, si  elle  avait  été  réellement  faite,  nier  sans  félo- 
nie? Il  est  relancé  en  juin  1764,  dans  sa  retraite,  par 
un  jeune  voyageur  avec  lequel  il  consent,  chose  de  plus 
en  plus  rare,  à  dépouiller  toute  sauvagerie.  L'auteur 
delà  Benriade  est  inévitablement  mis  sur  le  tapis  :  c'é- 
tait le  cas  pour  le  '  soUtaire  de  se  soulager  et  de  dé- 
charger son  cœur  ;  il  n'y  manqua  pas  et  avec  une  no- 
table aigreur.  «  M.  de  Voltaire  dit  atout  le  monde  qu'il 
est  fort  lié  avec  J.-J.  Rousseau,  et  qu'il  lui  a  offert  un 
asile  chez  lui,  lorsqu'il  fut  obligé  de  quitter  la  France; 
mais  moi  je  vous  dis  que  je  n'ai  aucune  liaison  avec 
M.  de  Voltaire  et  que  je  n'en  veux  point  avoir  ^.  »  Cela 
a  l'ambiguïté  d'un  oracle,  et  ne  nous  tire  pas  de  peine. 
Il  ne  s'en  suit  pas  d'ailleurs,  de  ce  que  Rousseau  ne 
veuille  avoir  aucune  liaison  avec  le  poëte,  que  ce  der- 
nier n'ait  point  fait  près  de  lui  la  tentative  cordiale, 
dont  il  est  question.  Mais,  trois  ans  après,  la  lettre  de 
Voltaire  à  David  Hume,  citée  plus  haut,  allait  le  mettre 

d'une  lecture  des  Leiiret  écrites  de  la  moniagne,  Corretpondance  lit^ 
téraire  (Paris,  Furne),  t.  V,  p.  5. 

1.  Longchamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur  Voltaire  (Paris,  André, 
1826],  t.  1^  p.  68,  69. 

2.  Bibliothèque  universelle  de  Genève,  nouvelle  série  (Genève, 
1836),  t.  1^  p.  89,  90.  Souvenirs  de  J.-J.  Rousseau.  Fragments  d'une 
correspondance  inédite;  Berne,  le  16  juin  1764. 


322  TÉMOTONAOE  DB  CHABAMO». 

dans  la  nécessité  de  sortir  des  nuages  et  de  se  pro- 
noncer sans  ambages,  a  Jamais,  écrit-il  alors  à  M.  de 
Chauvel  qui  Fava'it  pressé  de  s'expliquer,  ni  en  17S9, 
ni  en  aucun  autre  temps,  M.  Marc  Chappuis  ne  m'a 
proposé,  de  la  part  de  M.  de  Voltaire,  d'habiter  une  pe- 
tite maison  appelée  V Ermitage.  En  t7S5,  M.  de  Vol- 
taire, me  pressant  de  revenir  dans  ma  patrie,  m'invi- 
tait d'aller  boire  du  lait  de  ses*  vaches.  Je  lui  répondis. 
Sa  lettre  et  la  mienne  furent  publiques.  Je  ne  me  sou- 
viens pas  d'avoir  eu  de  sa  part  aucune  invitation  *  » . 
Cette  réponse,  qui  débuté  par  la  certitude,  finit  par 
le  doute  :  «  je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  eu  de  sa 
part  aucune  invitation...»  C'est  au  moins  une  porte 
de  sortie,  dans  le  cas  où  les  faits  viendraient  démon- 
trer le  peu  de  sûreté  de  notre  mémoire.  Que  l'on  ré- 
voque le  témoignage  deWagnière,  un  serviteur,  nous 
l'admettons.  Mais  voici  le  poëte  Chabanon  qui  a  eu 
sous  les  yeux  le  billet  de  Voltaire  à  Jean-Jacques  dé- 
crété, ainsi  que  la  réplique  de  l'auteur  d'Emile^  qu'il 
reproduit  telle  qu'il  l'a  vue  à  Genève,  dans  les  mains 
d'une  personne  digne  de  foi  ;  ilest  vrai  qu'il  la  trans- 
crit de  mémoire,  et  il  a  la  loyauté  de  nous  en  prévenir, 
bien  qu'il  soit  convaincu  de  n'avoir  pas  été  desservi 
par  elle  ^.  Repoussera-t-on  le  témoignage  de  l'auteur 
à'Eponine^  qui  a  toujours  passé  pour  un  homme  dé- 
licat et  un  galant  homnje,  à  cause  de  son  attachement 


1.  Rousseau,  Œuvrer  complètes  (Paris,  Dupont,  1824),  t.  XXI, 
p.  220.  Réponse  aux  questions  faites  par  M.  de  Ghauvel  ;  à  Woollon, 
le  5  janvier  1767, 

2.  Chabanon,  Tableau  de  quelques  circonstances  de  ma  vie  (Paris, 
1795),  p.  163. 


1 


CONFIRMATION  DE  DELUC.  323 

pour  Voltaire,  son  maître? Nous  y  consentons  encore. 
Mais  il  n'en  saurait  être  ainsi  de  Deluc,  qui  ^vient  ap- 
porter son  attestation,  et  dont  la  haine  profonde  pour 
l'auteur  de  la  Henriade  ne  donnera  que  plus  de  poids 
à  ses  paroles. 

Dans  le  tems  où  le  caractère  soupçonneux  de  cet  infortuné 
avoit  commencé  de  troubler  -sa  retraite  aux  montagnes  de 
Neuchâtel,  quelques  circonstances  me  conduisirent  à  fré- 
quenter Voltaire,  qui  me  savoit  lié  avec  lui.  En  m'en  par- 
lant il  feignit  de  le  plaindre  et  de  s'intéresser  à  son  sort. — 
Le  fourbe  !  Dans  ce  tems-là  même ,  il  le  détestoit  comme 
un  déiste,  dont  les  écrits  étoient  partout  la  censure  de  sa 
coupable  légèreté  sur  les  objets  les  plus  graves;  mais  il  crai- 
gnoit  sa  puissante  logique,  ce  qui  Tengageoit  à  se  masquer 
avec  moi,  qui  ne  le  connaissois  pas  encore,  et  il  alla  même 
jusqu'à  me  charger,  avec  un  de  mes  amis,  de  lui  offrir  de 
sa  part  un  asyle  dans  sa  terre,  dans  un  lieu  fort  retiré,  où 
il  l'assura  qu'il  pourroit  vivre  à  son  gré  et  à  l'abri  de  toute 
persécution  ;  nous  fûmes,  mon  ami  et  moi,  dupes  de  ce  sy- 
cophante,  mais  Eousseau  ne  le  fut  pas.  Sans  beaucoup  s'ex- 
pliquer, il  me  chargea  de  répondre  à  Voltaire  :  qu'il  avoit 
besoin  de  la  retraite,  et  qu'il  ne  pouvoit  espérer  de  l'obtenir 
dans  le  voisinage  d'un  homme  si  célèbre  ^ 

Laissons  de  côté  les  injures,  les  interprétations  peu 
charitables  que  l'on  ne;  se  donne  pas  la  peine  de  jus- 
tifier; ne  voyons^  que  le  fait  :  Voltaire  fit  bien  réelle- 
ment auprès  de  Rousseau  de  sérieuses  tentatives 
pour  l'attirer  à  Ferney,  où  il  aurait  trouvé,  avec  une 
entière  liberté,  toute  la  solitude  qu'il  pouvait  souhai- 
ter ;  il  dit  vrai  quand  il  l'affirme ,  confondant  tout 
au  plus  dans  son  souvenir  M.  Chappuis  avec  Deluc. 

1.  Deluc,  Lettres  sur  V histoire  physique  de  ta  terre  adressées  au 
professeur  Blumenbach  (Paris,  1798),  p.  cxj,  cxij.  Discours  prétimi- 
naire. 


1 


3-24  VIVE  RÉPARTIE  DE  MOULTOU. 

Si  donc  Ginguené  repousse,  dans  ses  lettres  sur 
Rousseau,  avec  un  ton  si  absolu,  l'existence  de  ces 
avances,  c'est  qu'il  ne  pouvait  connaître  ni  ce  qu'avait 
dit  Ghabanon,  ni  ce  que  rapporte  Deluc,  dont  le  ci- 
toyen de  Genève  proclame  tout  le  premier  l'honnêteté 

et  la  vertu  ' . 

Malgré  l'émotion  causée  par  un  arrêt  d'une  préci- 
pitation regrettable,  l'on  s'était  calmé  à  Genève  et 
refroidi  peu  à  peu,  et  l'on  pouvait  croire  que  les  cho- 
ses s'accommoderaient  :  qui  savait  si  Rousseau  tout  le 
premier  ne  ferait  point  sa  paix,  que  lui  faciliterait  le 
bon- vouloir  des  puissances?  Voltaire,  se  trouvant  chez 
madame  d'Enville,  exprima  cette  opinion,  avec  cette 
teinte  de  scepticisme  qui  lui  était  habituelle,  sans  se 
douter  qu'il  allait  s'attirer  une  verte  réplique  de  l'un 
des  assistants.  c<  Jean- Jacques  reviendra,  les  syndics 
lui  diront  :  a  Monsieur  Rousseau,  vous  avez  mal 
a  fait  d'écrire  ce  que  vous  avez  écrit  ;  promettez  de 
«  respecter  à  l'avenir  la  religion  du  pays.  »  Jean- 
Jacques  le  promettra,  et  peut-être  il  dira  que  Tim- 
primeur  a  ajouté  quelques  pages  à  son  livre.  »  Cette 
supposition,  qui,  dans  la  pensée  peu  scrupuleuse  de 
Voltaire,  n'avait  rien  de  bien  énorme  '',  choqua  Moul- 


1 .  Ginguené,  Lettres  sur  les  Confessions  de  J.-  J.  Rousseau  (Paris^ 
Barrois  aîné,  1791),  p.  114  à  123.  L'ouvrage  de  Chabanon  parais- 
sait, en  effet,  quatre  ans^  et  le  livre  de  Deluc,  sept  ans  plus  tard. 

2.  a  il  ne  faut  jamais  rien  donner  sous  son  nom,  écrivait-il  à  un 
adepte.  Je  n'ai  pas  même  fait  la  Pucelle.  M^  Joly  de  Fleuri  aura 
beau  faire  un  réquisitoire,  je  lui  dirai  qu'il  est  un  calomniateur,  que 
c'est  lui  qui  a  fait  la  Pucelle  qu'il  veut  méchamment  mettre  sur  mon 
compte.  »  Voltaire  à  Ferney  (Paris,  Didier,  1 860),  p.  3  11 .  Appendice. 
Lettre  de  Voltaire  &  Helvetius;  13  août  1764. 


LETTRE  DE  ROUSSEAU  AU  SYNDIC  Ï^AVRE.  325 

tou,  le  visitewr  auquel  nous  avons  fait  allusion  : 
((  Non,  monsieur,  lui  répondis-je,  Jean-Jacques  ne  met 
pas  son  nom  à  ses  ouvrages  pour  les  désavouer.  Vol- 
taire resta  muet,  il  demanda  qui  j'étais  *•  » 

Rousseau  attendit  plus  d'un  an  que  quelqu'un  ré- 
clamât contre  une  procédure  illégale.  Mais  comment 
entendait-il  cette  réclamation;  et  le  moyen  qu'elle 
eût  lieu  sans  quelque  trouble  et  même  quelque  désor- 
dre ?  Au  fond,  et  bien  qu'il  eût,  de  vieille  date,  fait 
serment  de  ne  jamais  prendre  part  dans  son  pays  à 
aucune  dissension  civile,  son  orgueil,  sans  se  l'avouer, 
se  serait  arrangé  de  démonstrations  plus  ou  moins  éner- 
giques ;  et  ce  fut  avec  une  amère  déception  qu'il  se 
vit  abandonné  de  la  bourgeoisie,  sur  l'intervention  de 
laquelle  il  avait  compté^.  Devant  une  telle  défection,  il 
résolut  de  se  séparer  de  son  ingrate  patrie,  «  dont  je 
n'avais,  ajoute-t-il,  reçu  ni  bien  ni  service,  et  dont, 
pour  prix  de  l'honneur  que  j'avais  tâché  de  lui  rendre, 
je  me  voyais  indignement  traité  d'un  consentement 
unanime,  puisque  ceux  qui  devaient  parler  n'avaient 
rien  dit.  »  Il  écrivit  au  premier  syndic,  Favre,  le 
12  mai  1763,  une  lettre  par  laquelle  il  abdiquait 
manifestement  ses  droits  de  bourgeoisie  et  de  cité 
dans  la  ville  et  la  république  de  Genève,  a  Je  n'ai  rien 
oubhé^  disait-il,  pour  me  faire  aimer  de  mes  compa- 
triotes; on  ne  saurait  plus  mal  réussir.  Je  veux  leur 
complaire  jusque  dans  leur  haine  :  le  dernier  sacrifice 

1.  J.'J.  Bousseùu^  ses  amis  et  sei  ennemis  (Paris,  Levy,  1866), 
t.  l,  p.  50.  Lettre  de  Moultoa  &  Rousseau;  7  juillet  1762. 

2.  Rousseau^  Œuvres  complètes  (Paris,  Dupont,   1824),  t.  XVI^ 
p.  128.  Conjessions,  part,  ii,  liv.  xii. 

Ti.  49 


326  REPRÉSENTANTS  ET  NÉGATIFS. 

qui  me  reste  à  faire  est  celui  d'un  nom  qui  me  fut  si 
cher.  »  Mais  la  patrie  es1>^Ue  donc  moins  la  patrie, 
parce  que  quelque  injustice  nous  sera  venue  de  ceux 
qui  gouvernent,  et  peut-on  dire,  sans  un  criminel 
orgueil  :  c<  Je  ne  crois  pas  être  en  reste  avec  l'État  en 
le  quittant  ^  ?  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  cet  acte  de  fierté,  comme  il  le  ca- 
ractérise lui-même,  était  un  appel  à  ceux  de  ses  parti- 
sans qui  avaient  ressenti  avec  le  plus  de  vivacité  l'ini- 
quité dont  il  se  croyait  l'objet.  Les  esprits  s'échauffè- 
rent, une  notable  fermentation  se  manifesta  dans  la 
cité  habituellement  si  paisible,  et  qui  allait  bientôt  se 
séparer  en  deux  camps.  Des  représentations   furent 
adressées  par  les  amis  de  Rousseau  au  Conseil,  qui 
les  rejeta  comme  illégitimes,  et  tendant  ostensible- 
ment à  conquérir,  au  profit  d'un  groupe  quelconque 
de  citoyens  sans  mandat,  un  droit  inouï,  excessif,  et 
qui  aurait  modifié  du  tout  au  tout  la  nature  et  les  bases 
du  gouvernement^.  Cette  fin  de  non-recevoir  du  Con- 
seil fut  loin  de  calmer  les  têtes.  Deux  partis  se  trouvè- 
rent en  présence  :  les  représentants  et  les  négatifs.  Ces 
derniers  soutenaient  la  faculté  qu'avait  le  petit  Conseil 
de  rejeter  les  demandes  des  citoyens  visant  à  assem- 
bler le  Conseil  général  pour  maintenir  les  lois  violées, 
ou  pour  interpréter  ou  modifier  celles  qu'un  chan- 

1 .  Voir  la  remarquable  lettre  de  Diderot  à  Naigeon,  où  il  juge 
et  condamne  la  conduite  de  Rousseau  reniant  sa  patrie.  Diderot, 
Œuvres  complètes  (Paris,  Brière,  1821),  t.  XII,  p.  349  à  351. 

2.  Représentations  des  citoyens  et  bourgeois  de  Genève  au  premier 
syndic  de  cette  République  j  avec  les  réponses  du  Conseil  à  ces  repré- 
sentations occasionnées  par  ce  qui  a  précédé  et  suivi  la  renoneiatvon 
volontaire  de  If.  Rfmsstau  au  droit  de  citoyen  de  fienéve. 


LOUABLE  ATTITUDE  DE  VOLTAIRE.  :^'>1 

gement  dans  les  mœurs  avait  rendues  inapplicables. 
Yoltaire,  dans  ses  lettres  de  ce  temps,  ne  laisse  pas 
de  faire  allusion  à  ces  démêlés  entre  le  gouvernement 
de  Genève  et  ses  gouvernés  ;  et  la  façon  dont  il  s'ex- 
prime à  regard  de  Rousseau,  loin  d'être  amère  et 
haineuse,  est  tout  au  contraire,  malgré  un  petit  rica- 
nement qui  lui  est  ordinaire,  visiblement  sympathique  : 
en   définitive,  Jean-Jacques  est  l'auteur  du  Vicaire 
savoyard^  et  cela  doit  faire  passer  sur  bien  des  griefs 
personnels.  «  Il  est  bon,  s'écrie-t-il,  que  les  frères 
sachent  qu'hier  six  cents  personnes  vinrent  pour  la 
troisième  fois  ^  protester  en  faveur  de  Jean-Jacques 
contre  le  Conseil  de  Genève,  qui  a  osé  condamner  le 
Vicaire  savoyard^.  »  Et,  deux  jours  après,  au  même  : 
te  Mon  cher  frère,  ne  bénissez-vous  pas  Dieu  de  voir 
le  peuple  de  Calvin  prendre  si  hautement  le  parti  de 
Jean-Jacques?  Ne  considérez  point  sa  personne,  con- 
sidérons la  cause  ^.  »  Cela  n'est-il  pas  concluant  et  ne 
démontre-t-il  pas  jusqu'à  quel  point  Voltaire,  cet 
homme  si  passionné  pourtant,  peut  se  réprimer  et  se 
contenir,  quand  il  y  va  de  l'intérêt  de  ses  convictions 
et  de  ses  idées  ?  Le  plus  pressé  encore  est  d'écraser 
rinfâme.  Reste-t-il  des  doutes?  lisez  ce  qui  suit  : 
«  Que  dit  mon  cher  frère  du  peuple  genevois  ?  que 
disent  nos  chers  frères  de  la  liberté  que  doit  avoir, 

1.  Ce  fut  le  18  juin  1763,  qu^un  groupe  de  cilo^ens  et  de  bour* 
geoig,  au  nombre  de  deux  cents,  «  parmi  lesquels  il  y  avait  trois 
prêtres  »,  dit  Voltaire  à  Damila ville,  firent  auprès  du  Magnifique 
Conseil  une  première  démarche  qu'ils  réitérèrent  les  8  et  20  août. 

2.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXI,  p.  128.  Lettre 
de  VolUire  à  Daqûiaville;  21  auguste  17C3. 

3.  JMd.,  t.  LXI,  p.  130.  De  Voltaire  au  intime  ;  23  auguste  176? 


3*28  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  CAMPA6NE. 

selon  les  lois,  tout  vicaire  savoyard?...  Ne  vous  ai-je 
pas  dit  que  de  deux  mille  personnes  de  toutes  les  par- 
ties du  monde,  et  même  jusqu'à  des  Espagnols,  que 
j'ai  vus  dans  mes  retraites,  je  n'en  ai  pas  vu  une 
seule  qui  ne  fût  de  la  paroisse  de  ce  vicaire  ?  L'affaire 
va  grand  train  chez  les  honnêtes  gens.  Or  aie  ^  fr aires, 
et  vigilate  *  » . 

Avant  l'action,  viennent  les  dits  et  les  écrits  ;  des 
publications  pour  ou  contre  entretenaient  ranimosité 
des  uns  et  des  autres,  et  les  choses  en  étaient   à  ce 
point,  quand  parurent,  en  faveur  du  Conseil,  les  lettres 
écrites  de  la  campagne^  ouvrage  d'une  argumenta- 
tion serrée,  appuyée  sur  des  faits  et  des  témoignages 
historiques,  d'ailleurs  modéré  et  presque  paterftel  par 
le  ton,  qui  réduisit  «  pour  un  temps,  »  de  l'aveu  de 
Rousseau,  le  parti  des  représentants  au  silence.  L'au- 
teur, qui  ne  se  nomma  pas  d'abord  et  ne  faisait,  en 
définitive,  que  défendre  ses  propres  actes,  était  le 
procureur  général  Robert  Tronchin,  «  homme  d'es- 
prit, homme  éclairé,  très  versé  dans  les  lois  et  le 
gouvernement   de  la  République.  »  Cette  brochure 
franchit  la  frontière  genevoise,  et,  malgré  les  dissipa- 
tions et  les  frivolités  de  la  grande  ville,  elle  trouva  à 
Paris  des  juges  qui  admirèrent  le  sens  pratique,  les 
connaissances,  l'habileté  de  discussion  et  de  dévelop- 
pement de  celui  qui  l'avait  écrite.  «  Tout  le  monde  a 
dit,  après  cette  lecture,  que  le  Conseil  avait  raison; 
c'est  peut-être  le  premier  exemple  de  l'empire  de  la 


1.  Voltaire,  CÊVi/r^s  comp/é/e»  (Beuchot),  t.  LXI^p.  136, 137.  De 
Voltaire  au  même  ;  26  auguste  1763. 


LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE.  329 

raison  sur  un  peuple  échauffé  par  des  cabaleurs*.  » 
Ainsi  parle  Grimm.  M.  de  Montclar,  procureur  géné- 
ral au  parlement  d'Aix,  dans  une  lettre  au  gouverneur 
de  Provence,  le  duc  de  ViUars,  après  s'être  étendu, 
avec  une  complaisance  bien  honorable  pour  le  pro- 
cureur général  de  Genève,  sur  le  mérite  des  Lettres 
écrites  de  la  campagne^  qu'il  estime  un  chef-d'œuvre 
de  convenance  pour  le  moment  et  les  circonstance^, 
finissait  également  par  un  éloge  que  les  partis  surex- 
cités ne  se  piquèrent  point  de  mériter  :  a  On  a  bien 
du  bon  sens  et  du  bon  esprit  dans  ce  pays  ^  » 

Les  représentants,  après  un  premier  moment  de 
prostration,  ne  se  tinrent  pas  pour  accablés,  et  se 
tournèrent  vers  Rousseau  comme  le  seul  qui  pût  en- 
trer en  lice  avec  un  tel  adversaire.  «  J'avoue  que  je 
pensai  de  même,  »  nous  dit,  avec  un  orgueil  mêlé  de 
candeur,  l'auteur  S! Emile  et  du  Contrat  social^  qui 
entreprit  la  réfutation  des  cinq  lettres  de  Tronchin 
dont  il  parodia  le  titre  par  celui  de  Lettres  écrites  de 
la  montagne.  Ces  Lettres  écrites  de  la  montagne^  qui 
ne  les  a  lues  ?  qui  n'a  admiré  cette  puissance  de  dis- 
cussion, ce  maniement  formidable  de  la  dialectique 
auxquels  rien  ne  semble  devoir  résister  ?  Avec  un  tel 
art,  une  telle  science,  quand  le  sophisme  revêt  de 
tels  airs  de  vérité,  il  est  bien  secondaire  d'avoir  rai- 
son. Rousseau,  dans  ses  Lettres^  s'en  prenait  à  tout, 
soulevait  toutes  les  questions,  politique,  législation, 
gouvernement,  reUgion.  Il  abordait  toutes  les  thèses, 

1.  Grimm,  Correspondance  liuéraire  (Paris,  Fume),  t.  II f,  p.  3' 0  ; 
l"!*  décembre  1763. 

2.  IMd.,X.  IIÏ,  p.  872. 


330  0ON8TERNÂTION  DE  BONNBT. 

sans  réticences,  en  homme  qui  a  brûlé  ses  vaîsseauî 
et  fait  sauter  le  pont  sur  ses  talons.  La  discussion  sur 
les  miracles  n'est  pas  la  partie  la  moins  brillante,  la 
moins  audacieuse  d'un  ouvrage  qui  scandalisa  et  dés- 
espéra également  ceux  de  ses  amis  qui  croyaient  en 
Jésus-Christ  et  en  sa  divinité.  «  En  travaillant  pour 
les  incrédules,  disait  Bonnet  avec  tristesse,  fallait-il 
révolter  les  chrétiens  '  ?  » 

Mais  les  Lettres  écrites  de  la  montagne  ne  furent 
pas  la  seule  réplique  à  la  brochure  de  Tronchin,  et 
d'Ivernois  publiait  une  Réponse  attx  lettres  écrites  de 
la  campagne^ ^  qui  méritait  la  pleine  approbation  de 
Jean- Jacques.  «  Cet  ouvrage  est  excellent,  et  doit  être 
en  tout  temps  le  manuel  des  citoyens.  Voilà,  mon- 
sieur, le  ton  respectueux,  mais  ferme  et  noble,  qu'il 
faut  toujours  prendre,  au  lieu  du  ton  craintif  et  ram- 
pant dont  on  n'osait  sortir  autrefois  ;  mais  il  ne  faut 
jamais  passer  au  delà.  Vos  njagistrats  n'étant  plus  mes 
supérieurs,  je  puis,  vis-à-vis  d'eux,  prendre  un  ton 
qu'il  ne  vous  conviendrait  pas  d'imiter  ^.  »  Voilà  bien 
le  sophiste  !  Est-on  donc  en  droit  de  mettre  le  feu  à  la 
maison  que  Ton  quitte  ;  et  un  fils  bien  né,  forcé  parles 

1 .  Sayous,  Le  dix-huitième  siècle  à  Vétranger  (Paris,  Didier,  1 86  f  ), 
l.  I,  p.  297. 

2.  Réponseaux  lettres  écrites  de  la  campagne  {il  6  ^)t  in-8°,  316  p. 
saivie  d'une  Addition  à  la  Réponse,  qui  est  un  examen  analytique  du 
droit  négatif. 

3.  Rousseau,  Œuvres  complètes  (Dupont,  1824),  t.  XX,  p.  268. 
Lettre  de  Rousseau  à  M.  d^Ivernois;  Motiers,  le  7  janvier.  l\  disait 
aussi  dans  une  lettre  à  Gauffecourt ,  du  12  janvier  1 765  :  «  Je  voudrais 
encore  plus  que  vous  que  le  moi  parût  moins  dans  les  Lettres  écrites 
de  la  montagne  ;  mais  sans  le  moi  ces  lettres  n'auraient  point  existé. 
Quand  on  fit  expirer  le  malheureux  Galas  sur  la  roue,  il  lui  était 
dimcile  d'oublier  qu'il  était  là,  » 


LETTRES    POPULAIRES.  331 

mauvais  traitements  d'abandonner  le  toit  paternel,  est- 
il  autorisé  pour  cela  à  y  porter  le  désordre  et  à  armer 
ses  frères  les  uns  contre  les  autres?  Rousseau  sentira 
plus  tard,  en  présence  des  conséquences,  qu'il  a  été 
tt  au  delà  »,  et  dira  à  Pictet  :  «  J'aurais  pu,  j'en  con- 
viens, le  remplir  (le  devoir  de  répondre)  sur  un  autre 
ton;  mais  je  n'en  n'ai  qu'un;  ceux  qui  ne  l'aiment 
pas  ne  devaient  pas  me  forcer  à  le  prendre,  car  je 
n'en  changerai  sûrement  pas  pour  eux.  Du  reste,  ne 
craignez  rien  de  l'effet  de  mon  livre  ;  il  ne  fera  du 
mal  qu'à  moi.  Je  connais  mieux  que  vous  la  bour- 
geoisie de  Genève  ;  elle  n'ira  pas  plus  loin  qu'il  ne 
faut,  je  vous  en  réponds  K  »  Mais  Jean-Jacques  était- 
il  bien  sûr  de  ne  pas  se  tromper  dans  ses  prévisions 
optimistes  ? 

Tronchin  dut  reprendre  la  plume  pour  défendre  les 
Lettres  écrites  de  la  campagne  contre  l'ouvrage  ano- 
nyme d'Ivemois,  et  il  le  fit  dans  des  Lettres  popu* 
laires^  où  l'on  retrouve  la  raison,  la  sagesse,  la 
modération  des  premières  lettres^.  Mais  la  passion 
est  intarissable,  et  les  Lettres  populaires  eurent  éga- 
lement leur  réponse^.  L'on  n'en  était,  hélas!  qu'au 
début  de  ces  agitations  intestines  qui  devaient  boule- 
verser si  profondément  et  pour  si  longtemps  ce  petit 
État. 


t.  Rousseau,  Œuvres  complètes  (Dupont,  1824),  t.  XX,  p.  280. 
Lettre  de  Rousseau  à  Pictet;  Motiers,  le  19  janvier  1765. 

2.  Lettres  populaires  où  l'on  examine  la  réponse  aux  Lettres  écrites 
de  la  campagne^  in-S®  de  350  p.  avec  une  Suite  de  78  p. 

3,  "Réponse  aux  Lettres  populaires^  1165  et  1766,  deux  parties 
in-8®  avec  une  suite;  et  Lettres  écrites  de  la  plaine ,  Paris,  1765- 
in-12. 


332  ÉTRANGE  OUVERTORB. 

Dans  la  pensée  de  Rousseau,  Voltaire  avait  été  la 
che\DIe  ouvrière,  le  moteur  invisible  de  toutes  le? 
vexations   dont    Emile    et   le    Contrat   social    fu- 
rent l'objet.  Certains  symptômes  auraient  pu,  cepen- 
dant, rébranlep  dans  sa  conviction,  si  son   orgueil 
n'eût  pas  été  intéressé   à  voir  un  ennemi   impla- 
cable dans  l'auteur  de  Zaïre,  Moultou,  dont  nous 
connaissons  le  peu  de  sympathie  et  l'éloignement 
même  pour  Voltaire,  a  eu  occasion  de  rencontrer  ce 
dernier,  de  s'entendre  avec  lui  pour  l'œuvre  com- 
mune de  la  réhabilitation  des  Calas;  et,  s'il  persiste 
dans  ses  préventions,  on  sent  déjà  qu'une  méfiance 
hésitante  et  sur  la  réserve  a  fait  place  à  l'espèce* 
d'horreur  que  lui  inspirait  ce  contempteur  de  toute 
religion.  Dans  une  de  leurs  conversations,  le  seigneur 
deFerney,  qui  n'ignorait  pas,  lui  non  plus,  l'attache- 
ment du  ministre  pour  son  fantasque  concitoyen, 
s'exprima  sur  le  compte  de  Jean-Jacques  avec  une 
modération  si  peu  affectée,  une  envie  telle  de  voir 
cesser  un  état  d'hostilité  qu'aucuns  torts  de  sa  part 
n'avaient  fait  naître,  que  Moultou  en  fut  presque 
étourdi  et  ne  sut  trop  quoi  en  penser, 

...  Je  vous  parlerai  aussi  beaucoup  de  Voltaire,  écrivait 
ce  dernier  à  son  ami,  il  a  une  passion  extrême  de  se  récon- 
cilier avec  vous;  je  ne  comprends  rien  à  cela.  Quelles  sont 
ses  vues?  Est-il  de  bonne  foi?  Je  vous  jure  que  je  m'y  perds... 
Je  le  vis  deux  fois,  et  il  ne  me  parla  point  de  vous,  mais  il 
y  a  trois  jours  qu'il  me  fit  dire  qu'il  était  malade,  qu'il  avait 
à  me  parler,  qu'il  ne  pouvait  venir  chez  moi  :  je  crus  qu'il 
s'agissait  des  Calas,  il  ne  me  parla  que  de  vous.  Je  n'ai  pas 
Je  temps  de  vous  dire  cette  conversation,  je  vous  la  rendrai 
à  Motiers,  mais  je  vous  jure  que  je  n'y  comprends  rien, 


SUPERBE  CE  JEÂN-JÂCQUES.  333 

c'est  un  comédien  bien  habile,  j'aurais  juré  qu'il  vous 
aimait  ^ 

Si  Moultou  compte  bien  ne  se  rendre  que  devant 
révidence  et,  jusque  là,  se  tenir  sur  la  plus  stricte 
défensive,  Rousseau,  on  se  l'imagine,  devait  pousser 
autrement  loin  le  scepticisme.  Il  aurait  été  désespéré 
qu'on  le  détrompât,  et  bien  malin  sera  celui  qui  amè- 
nera une  réconciliation  que  Voltaire  est  seul  à  sou- 
haiter, s'il  la  souhaite • 

M.  de  Voltaire,  répondait  Jean-Jacques,  vous  a  paru  m'ai- 
mer,  parce  qu'il  sait  que  vous  m'aimez  ;  soyez  persuadé 
qu'avec  les  gens  de  son  parti  il  tient  un  autre  langage.  Cet 
habile  comédien,  dolis  instructus  et  arte  pelasgây  sait  chan- 
ger de  ton  selon  les  gens  à  qui  il  a  affaire.  Quoi  qu'il  en 
soit,  si  jamais  il  arrive  qu'il  revienne  sincèrement,  j'ai  déjà 
les  bras  ouverts  ;  car,  de  toutes  les  venus  chrétiennes,  l'ou- 
bli des  injures  est,  je  vous  jure,  celle  qui  me  coûte  le  moins. 
Point  d'avances,  ce  serait  une  lâcheté;  mais  comptez  que  je 
serai  toujours  prêt  à  répondre  aux  siennes  d'une  manière 
dont  il  sera  content.  Partez  de  là,  si  jamais  il  vous  en  re- 
parle. Je  sais  que  vous  ne  voulez  pas  me  compromettre,  et 
vous  savez,  je  crois,  que  vous  pouvez  répondre  de  votre 
ami  en  toute  chose  honnête.  Les  manœuvres  de  M.  de  Vol- 
taire, qui  ont  tant  d'approbateurs  à  Genève^  ne  sont  pas 
vues  du  même  œil  à  Paris  :  elles  y  ont  soulevé  tout  le 
monde  et  balancé  le  bon  effet  de  la  protection  des  Calas.  Il 
est  certain  que  ce  qu'il  peut  faire  de  mieux  pour  sa  gloire 
est  de  se  raccommoder  avec  moi  '. 

Cette  lettre  est  caractéristique,  et  peint  Jean-Jac- 
ques. Si  l'on  est  sincère,  ses  bras  sont  déjà  ouverte. 

1.  J.-/.  Rouueam,  se*  omiâ  et  seg  ennemis  (Paris,  Levy,   \$Ub)f 
1. 1,  p.  76.  Lettre  de  Moaltoa  à  RoiUMaa;  19  man  1763, 

2.  RouBeui,  Œmnres  complètes  (Dapoat,  1824),  i.  XIX,  p,  6|l| 
S14.  Lettn  de  Romioni  à  MoultiNi,  21  wên  1763, 

<9, 


334  SON  PBD  DE  SINCÂRITÉ. 

Voltaire  a  bien  quelques  dix-huit  ans  plus  que  lui, 
mais  Rousseau  ne  se  figure  point  que  cela  soit  une 
raison  pour  lui  de  faire  le  premier  pas.  Au  moins  est- 
il  assuré  que  les  torts  soient  du  côté  de  Voltaire  ?  Il 
Taccuse  ;  mais  où  sont  les  preuves  ?  qui  lui  démontre 
irréfutablement  qu'il  ne  se  trompe  point  ;  car,  plus  ou 
moins  fondés,  tout  se  borne  à  des  soupçons?  Quant  à 
lui,  il  n'a  pu  oublier  qu'il  a  pris  l'initiative  de  la  rup- 
ture :  l'auteur  de  Zaïre  et  de  Mérope  était  le  corrup- 
teur de  sa  patrie  en  y  apportant  le  goût  et  la  fureur 
des  spectacles,  et  un  tel  homme  ne  pouvait  être  que 
son  ennemi.  Mais  il  n'a  pas  changé,  cet  homme;  et,  • 
en  y  songeant  bien,  Rousseau  n'avait  plus  le-  droit, 
sans  inconséquence,  d'accueillir  ses  ouvertures  et  de 
lui  tendre  les  bras,  comme  il  se  dit  prêt  à  le  faire, 
avec  peu  de  franchise.  Et,  si  cet  argument  ne  lui  vint 
pas,  c'est  que  ce  qui  l'avait  fait  agir  alors  avait  un 
tout  autre  mobile  qu'un  puritanisme  excessif,  assez 
inexplicable  dans  un  faiseur  de  comédies  et  de  livrets 
d'opéra.  Qu'on  se  souvienne  de  sa  réponse  à  la  MtLse 
limonadière  :  <k  Je  ne  bois  pas  dans  la  coupe  de  cet 
homme-là!  » 

Deux  jours  après  cette  réponse  de  Rousseau,  Moul- 
tou,  revenant  sur  le  même  sujet,  s'empressait  d'assu- 
rer son  ami,  sans  lui  donner  d'autres  détails,  qu'il 
saurait  Ure  dans  la  pensée  du  seigneur  de  Ferney. 
«  Soyez  tranquille  sur  Voltaire,  lui  disait-il,  je  le  ver- 
rai, je  le  connais;  c'est  avec  votre  réputation  qu'il  veut 
se  réconcilier,  la  lettre  de  Hume  le  fait  trembler*.  » 

1.  J.t/.  Rouiseau^  ses  amis  et  ses  ennemis  (Paris,  LeTy,  1865), 
t.  I,  p.  77.  Lettre  <l9  Mi*ltoa  à  Rousseau;  2B  man  1763. 


^e9± 


UNE  LETTRE  INTERCEPTÉE.  335 

Voltaire  redoute  Jean-Jacques  ;  il  préfère  être  l'ami 
que  l'adversaire  d'un  tel  jongleur.  Nous  le  voulons 
bien  ;  mais  alors  il  se  gardera  de  faire  naître  les  casus 
belliy  et,  si  Rousseau  le  prend  à  partie,  ce  sera  très- 
gratuitement  et  sans  provocation  aucune.  Nous  ne 
trouvons  rien  de  plus  dans  la  correspondance  des  deux 
genevois,  et  nous  ignorons  si  d'autres  insinuations  se 
produisirent  dans  le  sens  d'un  rapprochement  que 
Voltaire  pouvait  avoir  ses  raisons  de  désirer.  Mais  les 
bruits  de  réconciliation  n'avaient  pas  cessé  de  circu- 
ler, et  l'auteur  d'Emile^  qui  ne  pouvait  qu'être  flatté 
d'une  telle  persistance,  une  année  après,  dans  une 
lettre  au  prince  de  Wirtemberg,  disait  que  les  amis  de 
M.  de  Voltaire  faisaient  tout  pour  les  accréditer. 

C'est  ici  le  lieu  de  citer  une  petite  aventure  qui  se 
trouve  racontée  tout  au  long  dans  cette  lettre  même, 
et  qui  n'a  peut-être  pas  l'importance  et  la  gravité  que 
lui  donne  Rousseau.  Une  dame,'  pleine •  d'enthou • 
siasme  pour  les  écrits  et  la  morale  du  citoyen  de 
Genève,  s'avise  de  lui  demander  quelques  éclaircisse- 
ments sur  la  religion  ;  ne  sachant  point  où  il  demeu- 
rait alors,  elle  eut  l'idée  assurément  étrange  d'adresser 
sa  lettre  à  M.  de  Voltaire,  le  priant  de  la  faire  remettre 
à  destination.  Elle  attendait  avec  impatience  mais 
avec  confiance,  une  réponse  de  l'auteur  d'Emile,  et 
fut  également  étonnée  et  scandalisée,  en  défaisant  un 
paquet  dépêché  par  la  voie  de  Genève,  de  se  trouver 
en  face  du  Sermon  des  Cinquante,  qu'il  n'était  point 
supposable  que  Rousseau  lui  eût  envoyé  *.  C'était  le 

l.  Cette  dame  reçut  le  paqaet,  le  4  décembre  1 763. 


336  ESPIÈGLERIE  D'UN  OOUT  DOUTEUX. 

cas  de  demander  des  explications.  Cette  fois  la  lettre 
prenait  un  autre  chemin  et  parvenait  à  Jean-Jacques, 
qui  ne  semble  pas  être  trop  sûr  de  n'avoir  pas    eu 
aJBaire  à  de  mauvais  plaisants  * .  Cette  espièglerie  de 
Voltaire  n'est  pas  d'un  goût  parfait,  et  nous  trouvons 
sans  excuse  l'interception  de  la  lettre  de  l'inconnue, 
s'il  ne  se  crut  pas,  comme  Rousseau,  l'objet  lui-même 
d'mie  moquerie,  dont  il  savait  par  expérience  n'être 
pas  à  l'abri.  Dans  cette  hypothèse,  l'envoi  du  Sermon 
des  cinquante  démontrait  au  mystificateur  que  l'on 
n'était  point  sa  dupe,  et,  véritablement,  nous  pen- 
sons que  c'est  la  seule  interprétation  que  Ton  puisse 
donner  à  tout  cela  avec  quelque  apparence. 

Cette  attitude  pacifique  et  conciliante  du  camp 
ennemi,  si  eUe  n'était  pas  suffisante  pour  persuader 
Rousseau,  n'était  pas  faite  non  plus  pour  accroître  et 
son  aversion  et  ses  rancunes.  Tout  en  déversant  à 
pleins  bords,  dans  sa  correspondance  privée,  l'amer- 
tume et  le  fiel  dont  son  âme  était  remplie,  il  n'avait 
point  encore  attaqué  ouvertement  l'homme  odieux 
qu'il  accusait  de  lui  fermer  sa  patrie  ;  et  celui-ci  était 
loin  de  s'attendre  que  sa  part  lui  serait  faite  dans  les 
Lettres  écrites  de  la  montagne.  A  propos  du  despo- 
tisme que  les  sociétés  se  croient  fondées  à  exercer 
sur  les  opinions  particulières,  lors  même  que  ce  ne 
sont  que  des  opinions  et  non  des  ridicules  outrageants, 
des  impiétés  grossières  et  des  blasphèmes,  il  renvoie 
les  intolérants  à  l'apôtre  de  la  Tolérance,  à  c^  pa- 


1.  Rousseau,   OEuvres  complètes  (Dupont,  1824),  t.  XX,  p.  81, 
82.  Lettre  de  Rousseau  à  madame  de  B***^;  décembre  1763. 


ATTAQUE  A  CIEL  OUVERT.  337 

triarche  de  Ferney,  dont  les  conseils  étaient  en  grande 
faveur  à  Genèye. 

Ces  messieurs  voient  si  souvent  M.  de  Voltaire,  dit-il  avec 
un  persiflage  enfielé,  comment  ne  leur  a-t-il  point  inspiré 
cet  esprit  de  tolérance  qu'il  prêche  sans  cesse,  et  dont  il  a 
quelquefois  besoin?  S'ils  l'eussent  un  peu  consulté  dans 
cette  affaire,  il  me  paraît  qu'il  eût  pu  leur  parler  à  peu  près 
ainsi  : 

te  Messieurs,  ce  ne  sont  point  les  raisonneurs  qui  font  du 

mal,  ce  sont  les  cafards.  La  philosophie  peut  aller  son  train 

sans  risque,  le  peuple  ne  l'entend  pas  ou  la  laisse  dire,  et 

lui  rend  tout  le  dédain  qu'elle  a  pour  lui.  Raisonner  est  de 

toutes  les  folies  des  hommes  celle  qui  nuit  le  moins  au 

genre  humain;  et  l'on  voit  même  des  gens  sages  entichés 

parfois  de  cette  folie-là.  Je  ne  raisonne  pas  moi,  cela  est 

vrai;  mais  d'autres  raisonnent  :  quel  mal  en  arrive-t-il? 

Voyez,  tel,  tel  et  tel  ouvrage  ;  n'y  a-t-il  pas  dés  plaisanteries 

dans  ces  livres-là?  Moi-même  enfin,  si  je  ne  raisonne  pas, 

je  fais  mieux,  je  fais  raisonner  mes  lecteurs.  Voyez  mon 

chapitre  des  juifs;  voyez  le  même  chapitre  plus  développé 

dans  le  Sermon  des  cinquante  ;  il  y  a  là  du  raisonnement,  ou 

l'équivalent,  je  pense.  Vous  conviendrez  aussi  qu'il  y  a  peu 

de  détour,  et  quelque  chose  de  plus  que  des  traits  épars  et 

indiscrets, 

«  Nous  avons  arrangé  que  mon  grand  crédit  à  la  cour  et 
ma  toute  puissance  prétendue  vous  serviraient  de  prétexte 
pour  laisser  courir  en  paix  les  jeux  badins  de  mes  vieux 
ans  :  cela  est  bon;  mais  ne  brûlez  pas  pour  cela  des  écrits 
plus  graves,  car  alors  cela  serait  trop  choquant. 

«J'ai  tant  prêché  la  tolérance!  Il  ne  faut  pas  toujours 
l'exiger  des  autres,  et  n'en  jamais  user  avec  eux.  Ce  pauvre 
homme  croit  en  Dieu,  passons-lui  cela,  il  ne  fera  pas  secte  : 
ileist  ennuyeux,  tous  les  raisonneurs  le  sont.  Nous  ne  met- 
trons pas  celui-ci  de  nos  soupers;  du  reste,  que  nous  im- 
porte? Si  l'on  brûlait  tous  les  livres  ennuyeux,  il  faudrait 
faire  un  bûcher  du  pays.  Croyez-moi,  laissons  raisonner 
ceux  qui  nous  laissent  plaisanter;  ne  brûlons  ni  '^ 


3:tS  UNE  INTENTION   PBRPIDB. 

livres^  et  restons  en  paix;  c'est  mon  avis.  •  Voilà,  selon 
moi,  ce  qu'eût  pu  dire  d'un  meilleur  ton  M.  de  Voltaire;  et 
ce  n*eût  pas  été  là,  ce  me  semble,  le  plus  mauvais  conseil 
qu'il  aurait  donné*. 

Ce  petit  morceau  est  curieux,  c'est  un  persiflage 
léger,  mais  incisif,  et  qui  n'a  pas  la  forme  ordinaire  de 
l'ironie  de  Rousseau.  On  sent  qu'en  faisant  parler 
l'auteur  de  Candide^  il  s'est  efforcé  d'imiter  sa  ma- 
nière ;  et  Ton  conviendra  qu'il  aurait  pu  plus  mal  réus- 
sir Mais  il  y  avait  autre  chose  que  du  sarcasme  dans 
ce  singulier  fragment;  il  y  avait  une  intention  perfide 
qui  allait  exaspérer  Voltaire  plus  qu'une  moquerie  à 
laquelle  il  avait  tout  ce  qu'il  faut  pour  répondre.  Le 
patriarche  de  Ferney  avait  énergiquement  répudié  la 
paternité  du  Sermon  des  cinquante  qu'il  qualifie  de 
a  libelle  le  plus  violent  qu'on  ait  jamais  fait  contre  la 
religion  chrétienne.  »  Était-il  complètement  indiffé- 
rent que  l'on  crût  en  France  ^,  même  en  Suisse,  que 

1.  Rousseau,  OEuvres  complètes  (Paris»  Dupont,    1824),  t.  VI, 
p.  327,  328,  329.  Lettres  écrites  de  la  montagne,  part,  i,  lettre  v. 

2.  Le  sermon  des  cinquante  n'était  pas,  à  coup  sûr,  moins  digne 
des   foudres  de  la  Sorbonne  que   le  Portatif,  et  voici  ce  qu'on  lit 
dans  les  Nouvelles  à  la  main,  à  la  date  du   27   décembre  1764,  à 
propos  de  la  nouvelle  édition  du  Dictionnaire  philosophique  portatif: 
«  Au  mois  de  septembre  dernier,  MM.  de  PAcadémie  des  Belles- 
Lettres  ayant  été  présenter  au  roi  leur  nouveau  volume...  Eh  bien! 
dit  le  roi  au  président  Henault,  chef  de  la  députation,  voilà  votre  ami 
qui  fait  des  siennes.  Le  Dictionnaire  venait  de  paraître.  Le  malheureux^ 
dit  le  président  à  ses  confrères,  i7  travailloit  dans  ce  moment  à  revenir 
en  France.  C'est  ce  qui  a  donné  lieu  au  désaveu  envoyé  par  M.  de  Vol- 
taire à  l'Académie  françoise,  que  personne  n'a  cru.  »  Mémoires  secrets 
pour  servir  à  l'histoire  de  la  République  des  lettres  (Londres,  John 
Adamson),  t.  Il,  p.  135.  Wagnière  s'inscrit  en  faux  contre  Tanecdote, 
par  la  raison  que  Voltaire  n'a  jamais  travaillé  à  revenir  à  Paris.  Mais 
nous  savons  à  cet  égard,  mieux  que  lui,  ce  qui  en  est.  Mémoires  sur 
Voltaire,  t.  I,  p.  228. 


CONSÉQUENCES   INÉVITABLES.  339 

l'ouvrage  était  de  lui,  et  qu'on  le  lui  attribuât,  en 
dépit  de  ses  dénégations;  et  n'était-ce  pas,  en  l'en 
déclarant  l'auteur,  jouer  le  rôle  d'un  délateur  qui 
compte  bien  que  ses  paroles  ne  seront  point  perdues? 
ce  II  n'est  point  d'excuses,  sans  doute,  pour  une  action 
si  coupable  et  si  lâche,  »  écrivait-il  à  la  maréchale 
de  Luxembourg,  sur  laquelle  cette  protestation  aura, 
du  reste,  peu  d'effet  *•  Évidemment,  après  la  diatribe 
violente  du  colonel  Pictet,  appelant  les  rigueurs  du 
gouvernement  contre  un  étranger  auquel  on  avait 
accordé  une  retraite  <c  dans  un  tems  où  toute  l'Eu- 
rope la  lui  refusoit,  »  les  paroles  de  Rousseau  étaient 
bien  faites  pour  exalter  les  mauvaises  passions  de 
ceux  auxquels  il  s'adressait  et  forcer  la  main  des  ma- 
gistrats, qui  ne  verraient  d'autre  moyen,  on  l'espé- 
rait du  moins,  d'apaiser  les  rumeurs,  qu'en  exerçant 
les  poursuites  les  plus  actives  contre  ces  ouvrages  ré- 
prouvés dont  on  ne  pouvait,  il  est  vrai,  atteindre  l'au- 
dacieux auteur. 

Remarquons,  du  reste,  que  le  reproche  de  coupable 
indulgence  que  l'on  faisait  peser  sur  le  Conseil  n'était 
rien  moins  que  fondé,  et  Pictet  n'ignorait  point  que  la 
Pucelle  et  Candide  n'eussent  été  condamnés.  En  tous 
cas,  les  rigueurs  dont  Emile  avait  été  l'objet  faisaient 
une  loi  à  l'autorité  de  redoubler  de  surveillance  à  l'égard 
d'une  nature  d'ouvrages  que  repoussaient  également 
la  religion  et  la  morale  ;  et  ordre  fut  donné  de  saisir 
impitoyablement  tout  ce  qui  paraîtrait  de  condam- 
nable sur  le  territoire  de  la  république.  Mais  Voltaire, 

1.  Voltaire,  (ouvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXU,  p.  171.  Lettre 
de  Voltaire  à  la  maréchale  de  Luxembourg;  9  janvier  t765. 


:)40      REQUÊTE  PB  VOLTAIRE  GOITRE  SAUL. 

retranché  dans  son  domaine  de  Femey,  et  encore  plus 
dans  son  incognito^  qui  était  bien  celui  de  la  comédie, 
ne  pouvait  être  que  contrarié  de  ces  taquineries,  sans 
en  appréhender  rien  de  sérieux  et  de  grave.  Aussi 
avait-il  pris  le  parti  de  rire  plutôt  que  de  s'en  fâcher, 
se  vengeant  de  ces  petites  vexations  par  la  moquerie  et 
le  persiflage,  qu'il  poussait,  il  faut  l'avouer,  aussi  loin 
que  possible.  Ce  seront  de  vraies  comédies,  conduites 
et  filées  avec  un  art,  une  malignité,  une  gaieté  dont 
on  ne  saurait  se  faire  une  idée,  et  qui  devaient  ahurir 
des* têtes  carrées  peu  faites  pour  lutter  avec  ce  démon 
incamé.  Le  19  juillet  1764,  il  écrivait  au  conseUJer 
François  Tronchin  : 

J'apprends^  mon  cher  ami^  que  quelques  malins  débitent 
une  rapsodie  intitulée  :  Saùl,  tragédie  tirée  de  VÉcriture  sainte, 
par  M.  de  Voltaire,  à  Genève, 

Il  est  clair  par  l'intitulé  que  c'est  un  tour  qu'on  me  joue. 
On  dit  qu'il  y  en  a  très-peu  d'exemplaires,  et  qu'ils  ont  été 
li'ès-sagement  supprimés  par  messieurs  les  scholarques; 
mais  c'^st  assez  que  les  ministres  du  Saint-Ëvangile  en  aient 
un  exemplaire  pour  qu'ils  fatiguent  la  prudence  du  Conseil. 
Il  me  semble  que  dans  cette  occasion  ce  serait  à  moi  et  non 
à  eux  à  demander  justice  de  l'abus  qu'on  a  fait  du  nom  de 
Genève  et  du  mien...  Ainsi  donc,  je  joins  ici  à  tout  événe- 
ment une  requête  que  je  soumets  à  votre  prudence  et  que 
je  recommande  à  votre  amitié...  Si  vous  et  vos  amis  pouvez 
faire  en  sorte  que  cette  sottise  soit  étouffée,  je  vous  en  au- 
rai aussi  bien  que  maman  (madame  Denis)  une  véritable 
obligation.  Le  Conseil  sait  combien  je  lui  suis  dévoué  i. 

François  Tronchin,  qui  savait  au  fond  ce  que  valaient 

1.  Voltaire  à  Femey  (Paris,  Didier,  1860),  p.  396,  397.  Lettre 
de  Voltaire  au  conseiller  Tronchin;  Ferney,  19  Juillet  17C4  (et  non 
1763). 


■^ 


RÉCRIMINATIONS  DE  VOLTAIRE.  341 

ces  assurances,  lui  répondit  le  même  jour  qu'il  était 
bien  loin  de  le  soupçonner  Fauteur  de  ce  libelle,  et 
que  sa  réclamation  serait  remise  entre  les  mains  du 
premier  syndic,  qui  aviserait  selon  sa  sagesse  ordi- 
naire. Le  surlendemain,  autre  lettre  de  Voltaire,  qui, 
à  part  ce  qu'elle  a  de  piquant,  offre  un  intérêt  vrai- 
ment historique. 

J'ai  fait  ce  que  j'ai  pu  pour  avoir  un  exemplaire  de  cette 
misère,  et  je  n'ai  pu  y  parvenir.  On  dit  qu'il  n'y  en  a  qu'un. 
Cette  petite  manœuvre  est  un  tour  de  la  faction  qui  a  pré- 
tendu que  c'était  à  Ferney  qu'on  avait  résolu  de  condamner 
Jean-Jacques  à  cause  de  VÉmile  et  du  Contrat  social.  Depuis 
ce  temps,  presque  toutes  les  remontrances  des  bourgeois  ont 
roulé  en  partie  sur  la  sévérité  exercée  contre  Jean-Jacques 
et  sur  le  silence  observé  par  les  magistrats  à  mon  égard. 
Mais  les  factieux  auraient  pu  observer  que  je  suis  Français, 
établi  en  France,  et  non  à  Genève.  Ce  dernier  elîort  de  mes 
ennemis  vous  paraît  aussi  méprisable  qu*à  moi.  Je  crois 
qu'il  faut  laisser  tomber  ce  petit  artifice.  Un  éclat  qui  me 
compromettrait  m'obligerait  à  fajre  un  autre  éclat.  On  sait 
assez  que  je  n'ai  opposé  jusqu'ici  qu'un  profond  silence  à 
toutes  les  clabauderies  et  aux  entreprises  du  parti  opposé. 
Le  fond  de  l'affaire  est  qu'un  certain  nombre  de  vos  ci- 
toyens (les  représentants)  est  outré  qu'un  citoyen  soit  ex- 
clu de  sa  patrie,  et  qu'un  étranger  ait  un  domaine  dans 
votre  territoire.  Voilà  la  pierre  d'achoppement  *. 

Il  serait  superflu  d'insister  sur  l'habileté  de  ce 
maître  homme  en  diplomatie,  qui,  loin  de  songer  à  se 
disculper,  ce  qui  était  aussi  peu  nécessaire  qu'indigne 
de  lui,  semblait  plus  disposé  à  répondre  par  la  menace 
aux  provocations  dont  il  était  l'objet  :  «  Un  éclat  qui 

1.  GauUieur,  Étrennes  nationales  (Genève,  185v>),  III®  année, 
p.  212,  213.  Lettre  de  Voltaire  au  conseiller  Tronchin;  21  juillet 
1764. 


342         REPRÉSENTATIONS  DE  TRONCHIN. 

me  compromettrait  m'obligerait  à  faire  qn  autre 
éclat.  »  On  savait  qu'il  avait  l'oreille  du  ministre  ;  le 
Résident  de  France  ne  quittait  pas  Femey,  et  la  con- 
viction que  l'on  avait  à  Genève  de  son  crédit  était  de 
nature  à  inspirer  quelque  circonspection.  L'affaire  fut 
donc  assoupie,  mais  il  fallait  s'attendre  aux  récidives. 

En  effet,  deux  mois  après,  un  rapport  du  Consistoire 
appelait  l'attention  des  magistrats  sur  le  Dictionnaire 
portatifs  imprimé  sous  la  rubrique  de  Londres,  et 
dont  de  nombreux  exemplaires  avaient  fait  leur  per- 
nicieuse invasion  dans  Genève.  Tronchin  fait  saisir  les 
ballots,  et  le  Conseil  déclare  l'ouvrage  impie,  scanda- 
leux, téméraire,  destructif  de  la  religion.  L'on  a  re- 
produit  une  petite  conversation  entre  celui-ci  et  Vol- 
taire, au  sujet  de  l'introduction  du  Portatifs  qui  ne 
nous  semble  pas  dans  la  vraisemblance  de  leurs  rap- 
ports. Après  des  représentations  énergiques,  Tron- 
chin aurait  ajouté  que  le  livre  pourrait  bien  passer 
par  la  main  du  bourreau.  «  Vraiment,  monsieur  le 
magistrat,  interrompit  l'auteur  de  la  Henriade,  on 
croirait  que  vous  regrettez  d'avoir  brûlé  VEmile  de 
Jean- Jacques,  et  que  vous  voulez  vous  faire  bien  venir 
auprès  des  citoyens  réprésentants,  ses  amis.  —  Vous 
détournez  la  question,  aurait  réparti  Tronchin  ;  retirez 
ce  livre,  exigez  de  vos  complices  la  remise  de  tous  les 
ballots,  ou  je  me  verrai  dans  l'obligation  de  faire 
contre  vous  le  plus  désagréable  réquisitoire,  et  je 
vous  avertis  que,  dans  ce  moment,  les  ministres  du 
roi  de  France  sont  peu  disposés  en  votre  faveur.  » 

M.    Gaberel,  qui  reproduit  l'anecdote,  ne  nous 
paraît  pas  se  préoccuper  assez  des  temps  et  des  dates; 


PERMISSION  DE  BRULER  LE  PORTATIF.  34î^ 

il  travaille  sur  des  documents  souvent  curieux,  sur 
des  Mémoires  contemporains,  piquants  sans  doute 
mais  dont  il  faut  se  méfier,  parce  qu'ils  ne  sont  pas 
exempts  de  passion,  et  parce  que  leurs  auteurs  ne 
sont  pas  toujours  placés  de  façon  à  apporter  une  cri- 
tique suffisante  dans  le  récit  des  événements  qu'ils 
ont  pris  le  soin  de  nous  transmettre.  Ainsi,  à  l'en- 
tendre, la  conversation  qui  précède  aurait  eu  lieu, 
durant  une  visite  à  Femey  de  la  dernière  moitié  de 
septembre;  et  il  ajoute  que,  le  lendemain  même  de 
l'entrevue.  Voltaire  adressait  au  Conseil  une  lettre 
que  Ton  va  trouver  plus  bas,  et  que  nous  avons  nous- 
même  relevée   dans  les  archives  de   Genève.  Cette 
lettre  est  du  12  janvier  suivant,  elle  fut  donc  écrite 
près  de  quatre  mois  plus  tard.  L'on  comprend  à 
quelles  confusions  et  à  quelles  méprises  peut  en- 
traîner ce  manque  complet  de  précision,  dont  le  pre- 
mier effet  est  d'enlever  à  l'historien  tout  son  cré- 
dit. 

Selon  Voltaire,  les  choses  se  Seraient  passées  tout 
autrement  et  on  ne  l'aurait  pas  quitté  sans  s'excuser 
de  Ja  liberté  grande.  «  Un  magistrat,  écrivait-il  à 
d'Argental,  vint  me  demander  poliment  la  permis- 
sion de  brûler  im  certain  Portatif;  je  lui  dis  que  ses 
confrères  étaient  bien  les  maîtres,  pourvu  qu'ils  ne 
brûlassent  pas  ma  personne,  et  que  je  ne  prenais  nul 
intérêt  à  aucun  Portatif^.  »  Sans  demander  aussi  ob- 
séquieusement permission,  il  se  peut  que  Tronchin, 
très-lié  avec  le  poëte,  lui  ait  manifesté  son  embarras 

1.  Voltaire,  OEuvres  complètes  (Bouchot)^  t.  LXII,  p.  139.  Lettre 
4e  Voltaire  à  4'ArgentaI;  23  décembre  17  04, 


34i  DÉNONCIATION    MÉRITOIRE. 

et  rimpossibilité  où  il  était  de  ne  pas  sévir;  et   que 
Tauteur  de  la  Henriàde  lui  ait  dit  :  «  Brûlez ,  mon 
ami,  ne  vous  gênez  pas,  »  bien  que  la  chose  ne  lui 
fût  pas  aussi  indifférente  qu'il  veut  le  faire  croire.  Ce 
qui  prouve  que  ce  petit  dialogue  est  inexact  au  moins 
dans  la  couleur,  c'est  que  Tronchin  n'a  pu  dire  à  Vol- 
taire que  les  ministres  du  roi  de  France  étaient  peu 
disposés  en  sa  faveur;  il  savait,  au  contraire,  que  le 
seigneur  de  Femey  était  au  mieux  avec  eux^  Mais  ce 
dernier  avait  à  compter  aussi  avec  le  parlement,  avec 
un  Omer  Joli  de  Fleuri,  auprès  duquel,  précisément 
alors,  il  faisait  agir  son  neveu  d'Hornoy'^;  et  c'est 
pourquoi  le  passage  que  Rousseau  lui  avait  consacré 
dans  les  Lettres  écrites  de  la  montagne  devait  et  l'in- 
quiéter et  l'irriter  tout  ensemble. 

Nous  arrivons  à  cette  lettre  dont  M,  Gaberel  n'a  pas 
assez  respecté  la  date.  Le  Magnifique  Conseil  recevait 
de  Voltaire  la  communication  suivante,  le  12  fé- 
vrier 176S. 

Je  suis  obligé  d'avertir  le  Magaifique  Conseil  de  Genève 
que,  parmi  les  libelles  pernicieux  dont  cette  ville  est  inondée 
depuis  quelque  temps,  tous  imprimés  à  Amsterdam,  chez 
Marc-Michel  Rey,  il  arrive  lundi  prochain  chez  le  nommé 
Chirol,  libraire  de  Genève,  un  ballot  contenant  des  diction- 
naires philosophiques,  des  évangiles  de  la  raison  et  autres 
sottises  qu'on  a  l'insolence  de  m'imputer,  et  que  je  méprise 
presque  autant  que  les  Lettres  de  la  montagne;  je  crois  sa- 

1 ..  Le  bruit  avait  même  couru  que  la  cour  de  France  avait  choisi 
Voltaire  pour  la  représenter.  /.-/.  Rousseau^  ses  amis  et  ses  ennemis 
(Paris,  1865),  t.  Il,  p.  98.  Lettre  de  Rousseau  à  milord  Maréchal; 
Edimbourg,  2  février  1764. 

2.  Voltaire,  OËuvr es  complètes  (Beuchoi),  t.  LXII,  p.  144.  Lettre 
de  Voltaire  à  Damilaville  ;  26  décembre  1764. 


LES  LÉGENDES  ABONDENT.  345 

tîsfaîre  mon  devoir  en  donnant  cet  avis,  et  je  m'en  remets 
entièrement  à  la  sagesse  du  Conseil,  qui  saura  bien  réprimer 
toutes  les  infractions  à  la  paix  publique  et  au  bon  ordre. 

Je  ne  dois  que  me  borner  à  l'assurer  de  mon  profond 
respect*. 

Après  un  pareil  avertissement,  qui  aurait  pu  sup- 
poser Voltaire  de   connivence   avec  ces  audacieux 
libraires  dont  il  avait  été  plus  souvent  la  victime  que 
le  complice?  Mais  on  a  dit  que,  pendant  que  saisie  se 
faisait  chez  Chirol  des  ballots  annoncés,  une  autre 
cargaison  plus  considérable  à  l'adresse  du  libraire 
Gando,  avec  lequel  Chirol  s'était  entendu,  franchis- 
sait la  frontière  du  côté  opposé ,  et  venait  impuné- 
ment inonder  Genève  de  son  contenu  empoisonné.  Si 
l'on  ne  prête  qu'aux  riches,  il  faut  convenir  que  Vol- 
taire est  traité  en  véritable  millionnaire  par  les  chro- 
niqueurs genevois.  Et,  vraiment,  à  n'admettre  qu'un 
tiers  des  légendes  dont  il  est  l'objet,  l'on  est  encore 
émerveillé  qii'il  ait  trouvé  le  temps  d'ourdir  ces  pué- 
rils complots  mis  si  généreusement  à  son  actif.  Ainsi, 
pour  donner  plus  sûrement  le  change  au  Consistoire, 
qui  pourtant  faisait  bonne  garde,  il  aurait  imaginé  de 
placer  en  tête  de  ces  mille  brochures,  qui  étaient  au- 
tant d'attaques  et  d'outrages  à  l'Ancien  et  au  Nouveau 
Testament,  trois  ou  quatre  pages  de  parfaite  édiflca- 
tion,  et  derrière  lesquelles  se  cachait  le  venin,  comme 
le  serpent  sous  les  fleurs.  Et,  grâce  à  cette  diabolique 
manœuvre,  l'auteur  du  Sermon  des  cinquante^  nous 

t.  Archives  de  Genève,  n^  4890.  Lettres  de  M,  de  Voltaire  cori' 
cernant  certains  libelles  qui  lui  étaient  attribués;  au  château  de  Ferney, 
12  janvier  1165. 


346       VOLTAIRE  EMPOISONNE  GENÈVE  DE  SES    LIVRES. 

dit  M.  Gaberel,  vida  dans  Genève  tout  Tarsenal  de  son 
incrédulité. 

Une  propagande  furibonde  était  exercée  par  les  fa- 
miliers de  Ferney,  dont  les  relations  et  la  position  so- 
ciale devenaient  d'unpuissant  secours  à  l'extension  de 
cette  œuvre  des  ténèbres.  Vous  achetiez  un  ballot  de 
livres  chez  un  libraire  ;  rentré  chez  vous,  en  l'ouvrant, 
vous  vous  aperceviez  qu'il  s'était  grossi  de  ces  perni- 
cieux livrets.  On  en  glissait  sous  les  portes,  on  en 
pendait  aux  cordons  de  sonnettes,  les  bancs  des  pro- 
menades en  étaient  couverts.  Dans  les  lieux  d'instruc- 
tion religieuse,  ils  se  trouvaient  substitués  comme 
par  enchantement  aux  catéchismes  ;  et,  jusque  dans 
le  temple  de  la  Madeleine,  des  Dictionnaires  portatif s^ 
habillés  comme  des  Psaumes,  traînaient  sur  les  ban- 
quettes où  ils  ne  laissaient  pas  d'être  ramassés  par 
quelqu'un*.  On  est  pris  de  vertige  rien  qu'en  Usant 
l'énumération  abrégée  de  ces  pièges  continuels  ten- 
dus par  l'infernal  vieillard  sous  les  pas  de  riiinocence 
et  de  la  piété.  Mais  nous  voulons  croire  que  tout  cela 
est  quelque  peu  enflé.  Les  horlogers  surtout,  ces  hor- 
logers qui  formeront  la  population  du  Ferney  naissant, 
étaient  les  distributeurs  et  les  agents  de  cette  propa- 
gande clandestine.  «  On  en  trouvait  des  piles  (des 
piles  de  libelles  )  dans  les  cabinets  d'horlogers,  et  les 
petits  messagers  avouaient  qu'un  monsieur  leur  avait 
donné  six  sous  pour  déposer  le  paquet  sur  l'établi  du 
patron.  »  Si  ces  brochures  étaient  dévorées  par  les 


1.  Gaberel,  Voltaire  ci  les  Genevois  (Paris,  Cherbuliei,   1857), 
p.  116,  117,  118. 


LA  CACHETTE  ÉVENTÉE.  347 

hommes,  les  femmes,  plus  dociles  aux  exhortations 
des  pasteurs,  les  avaient  en  une  sainte  horreur;  et 
pour  les  sauver  de  quelque  auto-da-fé,  il  n'était  que 
prudent  de  les  tenir  sous  triple  verrou.  Un  de  ces  braves 
gens  était  parvenu  à  réunir  tout  une  bibliothèque 
de  ces  petits  livres,  dont  il  ne  se  serait  pas  dessaisi 
pour  des  trésors.  Un  jour,  après  le  dîner,  sa  mère, 
avec  laquelle  il  vivait,  lui  dit  :  m  11  était  bon  le  fricot, 
il  avait  bon  goût,  n'est-ce  pas?  —  Mais  oui,  très-bon, 
et  surtout  chaud  à  point,  répond  celui-ci.  —  Ah  !  pour 
chaud,  je  le  crois  bien  !  si  tu  veux  savoir  de  quel  bois 
je  l'ai  chaufifé,  va  voir  ta  cachette  à  Voltaire.  »  La 
vieille  avait  découvert  le  coin^  selon  l'expression  gene- 
voise, et  tout  y  avait  passé*. 

Nous  avons  vu  Voltaire  se  plaindre  avec  amertume  à 
madame  de  Luxembourg  du  procédé  de  Jean-Jacques. 
11  ne  tarira  pas  sur  la  félonie  de  ce  misérable  trans- 
fuge de  la  philosophie,  et  ce  sera  le  véritable  point 
de  départ  d'une  haine,  qu'il  ne  faut  pas  faire  remonter 
au  delà,  a  Ce  petit  magot  de  Rousseau  a  écrit  un  gros 
livre  contre  le  gouvernement,  et  son  livre  enchante  la 
moitié  de  la  ville.  Il  dit,  en  termes  formels,  qu'il  faut 
avoir  perdu  le  bon  sens  pour  croire  les  miracles  de  Jé- 
sus-Christ ;  malheureusement,  il  m'a  fourré  là  très-mal 
à  propos.  11  dit  au  Conseil  que  j'ai  fait  le  Sermon  des 
cinquante.  Ah  !  Jean-Jacques,  cela  n'est  pas  du  phi- 
losophe :  il  est  infâme  d'être  délateur, .  il  est  abomi- 
nable de  dénoncer  son  confrère  et  de  calomnier  aussi 


1.  Revue  suisse,  l.  XX  (1867),  p.  227.   Genève  et  ses  poètes  liber- 
iinSj  parMarc-Xonnier. 


I 


348  LE  SENTIMENT  DBS  CITOtENS. 

injustement^?...  »  Il  écrivait  en  même  temps  au  pro- 
fesseur Tronchin  :  c<  Je  sais  que  le  bâtard  du  chien 
de  Diogène  n'a  pas  dit  des  choses  agréables  de  vous 
et  de  moi  à  madame  de  Luxembourg.  Esculape  était 
peint  avec  un  serpent  à  ses  pieds.  C'était  apparem- 
ment quelque  Jean-Jacques  qui  voulait  lui  mordre  1p 
talon.  Il  faut  avouer  que  ce  malheureux  est  un  mon- 
stre^? »  Mais  il  ne  devait  pas  se  borner  à  de  stériles 
récriminations  :  on  l'avait  attaqué^  attaqué  gratuite- 
ment; l'on  semblait  appeler  sur  lui,  en  perçant  Vinco- 
gnito  dans  lequel  il  s'était  enveloppé,  les  sévérités 
d'une  magistrature  dont  Rousseau  savait  par  sa  propre 
expérience  les  passions  et  la  violence  ;  un  tel  honune, 
un  tel  ennemi  n'avait  droit  à  nuls   ménagements. 
Le  Sentiment  des  citoyens^  qui  ne  tardait  pas  à  pa- 
raître ,  est  une  réponse  indignée  aux  blasphèmes  de  l'au- 
teur â" Emile.  On  y  défend  Jésus-Christ  contre  lui,  on 
y  défend  la  religion  et  ses  ministres,  objets  de  sa  part 
des  plus  indécentes  comme  des  plus  coupables  appré- 
ciations, avec  ce  saint  emportement  du  pro  domo  qui 
trompa  Rousseau  et  bien  d'autres. 

Est-il  permis  à  un  homme  né  dans  notre  ville  d'offenser  à 
ce  point  nos  pasteurs,  dont  la  plupart  sont  nos  parents  et 
nos  amis,  et  qui  sont  quelquefois  nos  consolateurs?  Consi- 
dérons qui  les  traite  ainsi  :  est-ce  un  savant  qui  dispute 
contre  un  savant?  Non  ;  c'est  l'auteur  d  un  opéra  et  de  deux 
comédies  sifflées.  Est-ce  un  homme  de  bien  qui,  trompé  par 
un  faux  zèle,  fait  des  reproches  indiscrets  à  des  hommes  ver- 

1.  Voltaire,  Œuvres  compUiet  (Beuchot),  t.  LXU,  p.  174.  Lettre 
de  Voltaire  à  d'Argental;  10  janvier  1765. 

2.  Voltaire,   Lettres  inédites  (P&ris,  Didier,  1857),  t.  I,  p.  580, 
Supplément.  Lettre  de  Voltaire  au  professeur  Tronchin. 


CE  QU*EST  L^AOTEUR  D^ÉMILË.  349 

tueux  ?  Nous  avouons  avec  douleur  et  en  rougissant  que  c'est 
un  homme  qui  porte  encore  les  marques  funestes  de  ses 
débauches,  et  qui,  déguisé  en  saltimbanque  S  traîne  avec 
lui,  de  village  en  village,  et  de  montagne  en  montagne,  la 
-malheureuse  dont  il  fit  mourir  la  mère  *  et  dont  il  a  exposé 
les  enfants  à  la  porte  d'un  hôpital,  en  rejetant  les  soins 
qu'une  personne  charitable  voulait  avoir  d'eux,  et  en  abju- 
rant tous  les  sentiments  de  la  nature,  comme  il  dépouille 
ceux  de  l'honneur  et  de  la  religion. 

Quel  homme  est-ce  que  ce  législateur,  ce  moraliste, 
cet  apôtre  sans  mandat  qui  se  compare  à  Jésus-Christ 
et  se  répand  en  blasphèmes,  tourne  en  ridicule  les 
miracles  les  plus  révérés,  et  repousse  jusqu'à  l'auto- 
rité de  l'Évangile? 

Il  traite  de  tyrans  les  magistrats  de  notre  république,  dont 
les  premiers  sont  élus  par  nous-mêmes.  «  On  a  toujours  vu, 
dit-il,  dans  le  Conseil  des  deux  cents,  peu  de  lumières,  et 
encore  moins  de  courage.  »  Il  cherche  par  des  mensonges 
accumulés  à  exciter  les  deux  cents  contre  le  petit  Conseil  ; 
les  pasteurs  contre  ces  deux  corps;  et  enfin  tous  contre  tous, 
pour  nous  exposer  au  mépris  et  à  la  risée  de  nos  voisins. 
Veut-il  nous  animer  en  nous  outrageant?  Veut-il  renverser 
notre  Constitution  en  la  défigurant,  comme  il  veut  renverser 
le  christianisme,  dont  il  ose  faire  profession  î  11  suffit  d'a- 
vertir que  la  ville  qu'il  veut  troubler  le  désavoue  avec  hor- 
reur. S'il  a  cru  que  nous  tirerions  Tépée  pour  le  roman 
d'Émik,  il  peut  mettre  cette  idée  dansle  nombre  de  ses  ridicules 
et  de  ses  folies.  Mais  il  faut  lui  apprendre  que  si  on  châtie 
légèrement  un  romancier  impie,  on  punit  capitalement  un 
vil  séditieux». 

1.  En  habit  d'Arménien. 

2.  Madame  Levasseur. 

3.  Voltaire,   OEuvres  complètes  (Beuchot),  t.  XLII,  p.   81,  83 
Sentiment  des  citoyens, 

VI,  iU 


350  ROUSSEAU  FRAPPÉ  EM  PLEINE  POITRINE. 

Nous  avons  constaté,  dans  le  passage  relatif  à  Vol- 
taire, des  Lettres  écrites  de  ia  montagne  (lettre  Y), 
une   sorte  de  pastiche  assez  réussi  de  la  raillerie 
voltairierme;  le  poëte,  dont  le  génie  flexible  prenait 
indifféremment  tous  les  tons,  en  se  faisant  le  ven- 
geur de  Jésus-Christ  et  de  ses  prêtres,  comptait  bien 
que  personne  ne   s'aviserait  de  le  soupçonner.  Si 
lattaque  est  violente,  elle  a  l'accent  d'une  sainte  co- 
lère :  c'est  un  membre  qui  défend  son  corps,  conune 
il  le  dit,  c'est  un  ministre  qui  s'arme  pour  son  Dieu. 
C'était  indubitablement,  en  tous  cas,  l'écrit  d'un  ecclé- 
siastique ;  et  Rousseau  n'eut  même  pas  l'idée  de  cher- 
cher le  coupable  en  dehors  du  clergé  de  Genève.  Aussi 
bien  hésita-t-il  peu  :  ce  pamphlet  virulent  était  l'œuvre 
de  Vernes  ;  et,  malgré  les  dénégations  de  son  ancien 
ami,  il  s'acharnera  à  l'attribuer  au  pasteur  de  So- 

ligny- 
De  quelque  part  qu'il  vînt,  Rousseau  se  sentit  frappé 

en  pleine  poitrine.  S'il  ne  lui  était  que  trop  facile  de 
prouver  qu'il  n'était  ni  un  Ubertin  ni  un  assassin, 
toutes  les  allégations  de  l'écrit  anonyme  n'étaient  pas 
fausses,  notamment  celles  qui  avaient  trait  à  ses  enfants 
naturels.  Étrange  en  tout,  il  dépêchait  à  Duchesne  un 
exemplaire  du  pamphlet,  en  le  priant  de  le  réimpri- 
mer. Cette  édition  nouvelle  devait  être  précédée  d'une 
Épître  au  libraire,  où  Vernes  était  nommé  en  toutes 
lettres.  «  Je  l'ai  reconnu  d'abord  à  son  style  pastoral. 
Si  toutefois  je  me  trompe,  il  ne  faut  qu'attendre  pour 
s'en  éclaircir;  car,  s'il  en  est  l'auteur,  il  ne  manquera 
pas  de  le  reconnaître,  selon  le  devoir  d'un  homme 
d'honneur  et  d'un  bon  chrétien  ;  s'il  ne  l'est  pas,  il  le 


H 


IL  SOUPÇONNE  VERNES.  35i 

désavouera  de  même,  et  le  public  saura  bientôt  à 
quoi  s'en  tenir.  »  Mais  Rousseau,  au  moment  où  il  se 
plaint  si  amèrement  de  l'injustice  et  de  l'iniquité  des 
hommes,  croit-il,  de  son  côté,  agir  avec  équité  et  scru- 
pule ?  N'est-il  pas  de  la  morale  la  plus  sommaire  de 
s'abstenir,  dans  le  doute?  Il  croit  ne  pas  se  tromper; 
mais  s'il  se  trompait,  pourtant?  Serait-il  bien   sûr 
alors  qu'en  retirant  son  accusation,  il  aurait  tout  ré- 
paré, et  pourrait-il  faire  que  Vernes  n'eût  souffert 
d'inculpations  calomnieuses?  Rousseau  s'en  reposait 
trop  sur  son  flair,  qui  n'était  pas  infaillible.  Ne  pren- 
dra-t-il  pas  également  la  lettre  fabriquée  du  roi  de 
Prusse  au  sérieux?  et  lorsqu'il  lui  sera  démontré 
qu'elle  était  apocryphe,  ne  dira-t-il  pas  :  «  La  pré- 
tendue lettre  du  roi  de  Prusse  est  certainement  de 
D'Alembert;  en  y  jetant  les  yeux,  j'ai  reconnu  son 
style,  comme  si  je  la  lui  avais  vu  écrire*,  »  bien  que 
D'Alembert  fût,  en  somme,  parfaitement  innocent  de 
ce  persiflage,  l'œuvre  de  l'Anglais  Walpole?  Cepen- 
dant, Du  Peyrou  s'était  plaint  de  sa  trop  grande  hâte 
à  incriminer  un  homme  jusque-là  son  ami.  Mais  Rous- 
seau n'était  pas  aisé  à  dissuader  et  il  répondait  à 
celui-ci  :  a  Je  prends  acte  du  reproche  que  vous  me 
faites  de  trop  de  précipitation  vis-à-vis  de  M.  Vernes  ; 
et  je  vous  prédis  que,  dans  trois  mois  d'ici,  vous  me 
reprocherez  trop.de  lenteur  et  de  modération*.  » 
La  lettre  à  Duchesne  ne  devait  pas  suffire,  et  il  avait 

1.  Rousseau,  Œuvres  complètes  {Paris,  Dupont,  1824),  l.  XXI, 
p.  73.  Lettre  de  Roussea^u  à  Du  Peyrou  ;  Woolhon,  le  1 0  mai  1  ?  66. 

2.  Ibid.,  t.  XX,  p.  367.  Lettre  de  Rousseau  au  môme  ;  16  avr>> 
176S. 


352  DÉPENSE  DE  JEAN -JACQUES. 

annoté  le  Sentiment  des  citoyens  aux  endroits  qui 
paraissaient  le  plus  l'exiger,  ce  qui  d'ailleurs  allait  de 
soi.  On  attribue  à  la  débauche  des  infirmités  qui  sont 
nées  avec  lui,  comme  en  peuvent  témoigner  Malouin, 
Morand,  Thierry,  Daran,  et  le  frère  Gôme.  c<  La  per- 
sonne sage,  ajoute-t-il,  et  généralement  estimée 
(Thérèse) ,  qui  me  soigne  dans  mes  maux  et  me  console 
dans  mes  afflictions,  n'est  malheureuse  que  parce 
qu'elle  partage  le  sort  d'un  homme  fort  malheureux  ; 
sa  mère  (madame  Levasseur)  est  actuellement  pleine 
de  vie  et  de  bonne  santé  malgré  sa  vieillegse.  Je  n'ai 
jamais  exposé  ni  fait  exposer  aucun  enfant  à  la  porte 
d'aucun  hôpital  ni  ailleurs.  »  Pour  ce  dernier  cas, 
Rousseau  équivoque  sur  les  mots.  On  sait,  on  le  sait 
par  lui,,  l'abandon  de  ses  enfants,  et  de  quels  so- 
phismes  il  s'étaye  pour  pallier  ce  crime  contre  na- 
ture. Tout  le  monde  fut  dupe.  Et,  à  l'accent,  l'on  crut 
le  Sentiment  des  citoyens  sorti  de  la  plume  d'un 
ministre  du  Saint  Évangile  ;  et  bien  des  gens  furent 
de  l'avis  du  citoyen  de  Genève,  à  l'égard  du  pasteur 
de  Soligny. 

...  Quelque  tems  après,  nous  dit  Deluc,  parut  à  Genève 
une  brochure  anonyme,  dans  laquelle  Rousseau  étoit  indi- 
g Dément  attaqué  comme  incrédule  à  Tégard  du  christianisme. 
Le  ton  de  cet  écrit  ressembloit  tellement  à  celui  d*un  ecclé- 
siastique, écrivain  lui-même,  et  ami  de  Rousseau,  qu'on  le 
lui  attribua  assez  généralement.  Rousseau  le  crut,  et  lui 
écrivit  comme  à  un  fourbe,  qui  l'attaquoit  clandestinement 
tandis  qu'il  se  disoit  son  ami.  L'ecclésiastique  se  justifia  de 
la  manière  la  plus  précise  ;  mais  Rousseau  avoit  pour  règle 
(et  il  l'énonça  formellemeni  alors)  de  ne  jamais  croire  les 
hommes  dans  leur  propre  cause;  en  quoi  il  jugeoit  des  au- 
tres par  lui-même,  comme  je  pourrois  le  prouver.  Il  persista 


PETITE  ROUERIE  DE  CRAMER.  353 

donc  à  accuser  l'ecclésiastique,  qui  fut  obligé  de  faire  im- 
primer leur  correspondance,  pour  se  justifier  du  moins  aux 
yeux  du  public.  Personne  alors  ne  douta  qu'on  ne  leur  eût 
joué  ce  tour  abominable,  et  j'en  soupçonnai  Voltaire,  parce 
que  je  l'avois  ouï  imiter  cet  ecclésiastique,  qui  le  voyoit 
quelquefois  ;  et  je  me  rendis  plus  attentif  à  son  caractère, 
qui  me  repoussa  par  d'autres  traits,  avant  que  j'eusse  éclairci 
celui-là;  mais  quelque  tems  après  j'appris,  par  des  per- 
sonnes qui  Tavoient  fréquenté  plus  familièrement  que  moi, 
qu'en  effet  cette  brochure  étoit  de  lui,  et  qu'on  s'étoit  bien 
réjoui  dans  sa  coterie  des  effets  de  cette  pomme  de  discorde 
entre  un  déiste  et  un  croyant^. 

Quant  aux  indiscrétions  des  habitués  de  Ferney,  il 
y  a  peu  de  vraisemblance  dans  ce  que  nous  ditDeluc. 
Ceux-ci  se  turent  et  affectèrent  une  sorte  d'horreur 
pour  cet  ((  infâme  petit  libelle,  »  comme  le  désigne 
Cramer,  dans  une  lettre  à  Grimm,  en  réponse  aux 
questions  que  lui  adressait  de  Paris  celui-ci^.  Le  cou- 
pable demeura  ignoré,  et  Jean-Jacques,  forcé  de  recon- 
naître l'innocence  de  Yernes,  reporta  d'un  tout  autre 
côté  des  soupçons  qu'il  garda  pour  lui,  mais  qui,  à 
coup  sûr,  n'eurent  pas  l'auteur  de  la  Henriade  pour 
objet. 

Après  avoir  cassé  les  vitres,  Rousseau  s'étonnera 
qu'un  adversaire,  dont  il  connaît  l'emportement,  le 
traite  en  ennemi  impitoyable.  En  tous  cas,  les  con- 
seils de  circonspection  et  de  prudence  ne  lui  auront 
pas  manqué  :  mais  il  voulait  du  bruit,  dût-il  lui  en 

1  •  Deluc,  Lettres  sur  V histoire  physique  de  la  terre  adressées  au 
professeur  Blumenbaeh  (Paris,  1798),  p.  cxij^  cxiij.  Discours  préli- 
minaire. 

2.  SsijouAyLe dix-^uitibnesiicle à l*étranger(?sxia,T>iàïeT,  1861), 
t.  1,  p.  304.  Billet  du  libraire  Cramer  à  Grimm. 

20. 


354  VOLTAIRE  TIQRE  ÂITÉRÉ  DB  SANG. 

coûter  son  repos ,  et  BufiFoo  était  quelque  peu  naïf 
de  l'engager  à  ménager  ce  terrible  et  implacable 
jouteur. 

Voici  enfin,  écrivait-il  à  Du  Peyrou ,  la  lettre  de  M.  de 
Buffon,  de  laquelle  je  suis  extrêmement  touché.  Je  veux  lui 
écrire,  mais  la  crise  horrible  où  je  suis  ne  me  le  permettra 
pas  si  tôt.  Je  vous  avoue  cependant  que  je  n'entends  pas 
bien  le  conseil  qu'il  me  donne  de  ne  pas  me  mettre  à  dos 
M.  de  Voltaire.  C'est  comme  si  Ton  conseillait  à  un  passant, 
attaqué  dans  un  grand  chemin,  de  ne  pas  se  mettre  à  dos 
le  brigand  qui  l'assassine.  Qù'ai-je  fait  pour  m'attirer  les 
persécutions  de  M.  de  Voltaire  *  ?  Et  qu'ai-je  à  craindre  de 
pire  de  sa  part  ?  M.  de  Buffon  veut-il  que  je  fléchisse  ce 
tigre  altéré  de  mon  sang?  Il  sait  bien  que  rien  n'apaise  ni  ne 
fléchit  jamais  la  fureur  des  tigres.  Si  je  rampais  devant 
Voltaire,  il  en  triompherait  sans  doute  ^  mais  il  ne  m'en 
égorgerait  pas  moins*.  Des  bassesses  me  déshonoreraient,  et 
ne  me  sauveraient  pas.  Monsieur,  je  sais  souffrir;  j'espère 
apprendre  à  mourir;  et  qui  sait  cela  n'a  jamais  besoin  d'être 
lâche. 

11  fait^  ajoute-t-il^  jouer  les  pantins  de  Berne  à  l'aide  de 
son  âme  damnée,  le  jésuite  Bertrand  :  il  joue  à  présent  le 
même  jeu  en  Hollande».  Toutes  les  puissances  plient  sous 
l'ami  des  ministres  tant  politiques  que  presbytériens.  A 

1.  «Je  ne  digère  point,  mandait-U  à  un  de  ses  correspondants  du 
nom  duquel  il  ne  nous  est  donné  que  l'initiale  ;  je  ne  digère  point  que 
M.  de  Buffon  suppose  que  c'est  moi  qui  m'attire  sa  haine.  Eh  i  qu'ai-je 
donc  fait  pour  cela?  Si  l'on  parle  trop  de  moi,  ce  n'est  pas  ma  faute; 
je  me  passerais  d'une  célébrité  acquise  à  ce  prix.  »  OEuvres  complètes 
(Dupont,  1 824),  t.  XX,  p.  303.  Lettre  de  RousseauàM.  D""**;  Métiers^ 
le  7  février  1765. 

2.  Il  dit  ailleurs  :  «n  me  poursuit,  il  m'écrase,  il  me  persécute,  et 
peut-être  me  ferait-il  périr  âla  fin.  »  OEuvres  comp/é/et  (Paris,  Dupont, 
1824),  t.  XX,  p.  310,  3tl.  Lettre  de  Rousseau  à  Lenieps;  Molierfl, 
les  février  1765. 

3;  On  venait  d«  brûler  son  Uvr«  à  la  Hay«  :  c  Geai  la  ministre 
Ghaix  et  l'inquisiteur  YoUiiire  d»!  gnt  Ariyogé  oeU.  » 


LE  BODT  DE  L'OREILLE.  355 

cela  que  puis-je  faire?  Je  ne  doute  presque  pas  du  sort  qui 
m'attend  sur  le  canton  de  Berne,  si  j'y  mets  les  pieds;  ce- 
pendant j'en  aurai  le  cœur  net,  et  je  veux  voir  jusqu'où, 
dans  ce  siècle  aussi  doux  qu'éclairé,  la  philosophie  et  l'hu- 
manité seront  poussées.  Quand  l'inquisiteur  Voltaire  m'aura 
fait  brûler,  cela  ne  sera  pas  plaisant  pour  moi,  je  l'avoue  ; 
mais  avouez  aussi  que,  pour  la  chose,  cela  ne  saurait  l'être 
plus*. 

Tout  cela  serait  bien  ridicule  si  ce  n'était  pas  en- 
core plus  insensé.  Ainsi  Voltaire  est  un  tigre  altéré 
de  sang,  qui  regorgerait  en  tout  état  de  cause,  qu'il 
se  redressât  ou  courbât  le  front  jusqu'à  terre  devant 
cet  orgueilleux  Aman  !  Le  citoyen  de  Genève  n'aime 
pas  Voltaire  et  il  laisse  percer  à  tout  instant  le  secret 
de  son  incurable  aversion.  Il  le  hait,  encore  une  fois, 
parce  que  c'est  un  heureux,  un  acclamé  de  ce  monde; 

• 

parce  que  les  cent  bouches  de  la  renommée  lui  brisent 
les  oreilles  de  ce  nom  odieux;  il  le  hait,  parce  qu'il 
n'est  que  trop  bien  vu  dans  cette  Genève  où,  par  con- 
tre, lui  se  suppose  jalousé,  dédaigné,  abhorré.  «Pou- 
vez-vous  croire,  écrivait-il  à  Moultou  en  avril  1762, 
que  je  ne  m'aperçoive  pas  que  ma  réputation  blesse 
les  yeux  de  mes  concitoyens,  et  que  si  Jean-Jacques 
n'était  pas  de  Genève,  Voltaire  y  eût  été  moins  fêté  ? 
11  n'y  a  pas  une  ville  d'Europe  dont  il  ne  me  vienne 
des  visites  à  Montmorency,  mais  on  n'y  aperçoit  ja- 
mais la  trace  d'un  Genevois  ;  et  quand  il  en  est  venu 
quelqu'un,  ce  n'a  jamais  été  que  des  disciples  de  Vol- 
taire, qui  ne  sont  venus  que  comme  espions.  Voilà, 

1  Rousseau,  Œuvres  complètes  (Paris,  Dupont^  1824),  t.  XX, 
p.  291,  2d2«  Lettre  de  Rousseau  à  Du  Peyrou  ;  Motiers,  le  31  janvier 
1765. 


356  ORaUBIL  INCURABLE. 

très-cher  citoyen,  la  véritable  raison  qui  m'empêchera 
de  jamais  me  retirer  à  Genève...  »  Moultou  s'efforce, 
par  de  douces  paroles,  comme  on  berce  le  chagrin 
d'un  enfant,  de  le  rappeler  à  plus  d'équité  :  a  Vous 
avez,  lui  répond-il ,  fort  peu  d'ennemis  à  Genève  et 
beaucoup  d'amis.  Voltaire,  il  est  vrai,  n'y  eût  pas  été 
tant  fêté,  si  vous  n'aviez  pas  été  notre  compatriote; 
mais  par  qui  l'a-t-il  été?  Par  de  mauvais  citoyens, 
qui  trouvaient  chez  lui  l'apologiste  de  leurs  mœurs,  et 
le  censeur  des  vôtres  ;  mais  ces  hommes,  qui  ne  sont 
plus  genevois,  sont  en  fort  petit  nombre,  et  pour  la 
plupart  contraints  à  se  cacher.  Revenez  dans  votre 
patrie,  ils  n'oseront  pas  lever  la  tête*.  »  Mais  c'était 
peine  perdue.  Voltaire  adulé,  admiré,  entouré,  n'au- 
rait point  «  corrompu  sa  patrie  » ,  qu'il  ne  lui  aurait 
pas  été  moins  odieux,  aux  portes  de  Genève.  Et,  lors- 
qu'il lui  décochait  ce  manifeste  de  haine  que  nous 
connaissons,  cette  cause  qu'il  allègue  n'était  pas  la 
véritable  ;  au  fond,  c'est  l'orgueil  déçu  qui  crie  en  lui 
et  bondit  de  fureur. 

Au  miheu  de  ces  phrases  incohérentes,  nous  trou- 
vons des  accusations  formelles.  Rousseau  parle  des 
pantins  de  Berne,  que  le  «  jésuite  »  Bertrand  faisait 
jouer  du  mieux  qu'il  pouvait  au  profit  de  V inquisiteur 
Voltaire.  Mais  si  ce  dernier  avait  ses  âmes  damnées, 
l'auteur  d'Emile  n'était  pas  moins  pourvu  de  son 
côté.  A  entendre  les  amis  de  Jean- Jacques,  le  poëte 
serait  parvenu  à  circonvenir  un  sénateur  de  Berne, 


1.  J.-J.  Rousseau,  ses  amis  et  ses  ennemis  (Paris,  Levy,  1865), 
t.  I,  p.  30.  Lettre  de  Moultou  à  Rousseau;  19  mai  1762. 


LETTRE  DE  M.  DE  FRENDENREIGH.  357 

dans  lie  louable  but  d'obtenir  son   expulsion*.   La 
meilleure  réplique  à  des  accusations  qui  avaient  trouvé 
des  croyants  jusque  dans  le  Conseil  était  le  démenti 
du  magistrat.  Voltaire  s'empressa  d'envoyer  au  secré- 
taire d'État,  Lullin,  la  lettre  suivante  du  banneret  de 
Frendenreich,  dont  l'un  des  ancêtres,  à  ce  qu'il  paraî- 
trait, possédait,  au  sixième  siècle,  le  château  de  Fer- 
ney.  Il  était  lié  depuis  longtemps  avec  le  pasteur 
Bertrand  et  le  banneret  qu'il  était  allé  voir,  on  s'en 
SQUvient,  durant  son  excursion  dans  le   canton  de 
Berne,  au  printemps  de  1756^.  Et  c'était  l'unique  fon- 
dement d'une  inculpation  qui  demandait  sûrement 
d'autres  preuves. 

J*ai  conservé  toutes  les  lettres  que  vous  m'avez  fait  Thon- 
neur  de  m'écrire,  lui  répondait  M,  de  Frendenreich;  je  viens 
de  les  relire,  je  n'y  ai  trouvé  ni  trace,  ni  indication  quel- 
conque relative  au  S'  Rousseau,  ni  directement,  ni  indirec- 
tement. Bien  plus,  dans  les  conversations  que  j'ai  eues  avec 
M.  Bertrand,  il  ne  m'a  jamais  témoigné  qu'il  souhaitât  le 
bannissement  dudit  Rousseau,  bien  loin  de  nous  avoir  Bolli- 
cités  soit  par  commission,  soit  autrement* 

Voilà,  monsieur,  ce  que  j'ai  l'honneur  de  vous  déclarer 
sur  mon  honneur.  Je  suis  véritablement  afïligé  qu'on  vous 

1.  Vollaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXIII,  p.  199,  200. 
Lettre  de  Voltaire  à  M.  Lullin,  conseiller  et  secrétaire  d*État  de 
Genève  ;  à  Ferney,  5  juUlet  1766.  Cette  date  est  fausse,  comme 
nous  avons  pu  le  constater  sur  la  lettre  autographe,  datée  du  30  jan- 
vier, môme  année.  Archives  de  Genève,  n^  4890.  Sur  les  affaires 
publiques, 

2.  Né  en  1692,  mort  en  1773,  après  avoir  servi  en  Hollande  dans 
sa  jeunesse,  Frendenreich  était  parvenu  aux  premières  dignités  de 
Berne.  «  Beaucoup  d'esprit  et  de  savoir,  nous  dit  le  comte  Golowkin, 
un  caractère  sùr^  des  manières  distinguées  en  faisaient  un  particulier 
et  un  magistrat  fort  remarquable.  »  Lettres  diverses  recueillies  en 
Suisse  (Genève,  Paschoud,  1821),  p.  164, 


358  TÉMOiaNAOB  CONCLUANT. 

tracasse  par  des  imputations  si  peu  vraisemblables  et  si 
contraires  à  votre  caractère,  et  qu'on  trouble  le  précieux 
loisir  dont  on  devroit  vous  laisser  jouir  en  paix  *... 

Maïs  n'en  voilà  que  trop  sur  ces  débats  qui,  nous 
sommes  forcé  d'en  convenir,  ne  font  pas  plus  hon- 
neur au  patriarche  de  Femey  qu'au  citoyen  de  Genève. 

1.  Archives  de  Genève,  n®  4890.  Sur  les  affaires  publiques.  Copie 
de  la  lettre  de  M.  le  banneret  de  Frendenreich  ;  Berne,  16  janvier 
1766.  A  cette  lettre  et  à  la  lettre  d'envoi  était  joint  un  billet  auto- 
graphe, à  l'adresse  aussi  de  M.  LuUin,  dont  le  poëte  avait  à  se  plain- 
dre. «  Vous  verrez  y  monsieur,  que  je  dois  être  plus  content  de  la  lettre 
de  M.  le  baron  de  Frendenreich  que  de  la  vôtre.  J*en  voie  à  Paris  la  copie 
dont  j'ai^Thonneur  de  vous  dépécher  la  minute.  Je  ne  m'ingère  pas 
dans  les  affaires  qui  ne  me  regardent  pas,  mais  je  dois  repousser  les 
calomnies  qui  m'offensent  et  qui  outragent  vos  seigneurs  autant  que 
moi-môme.  Si  dans  les  premiers  moments  oa  m'avait  aidé  à  détour- 
ner les  bruits  dangereux  qui  ont  iriité  tant  de  citoyens,  vous  ne  se- 
riez pas  où  vous  en  êtes.  On  se  conduisit  alors  très-mal  et  on  me  de- 
vait plus  d'égards.  Vous  savez  que  je  dis  toujours  ce  que  je  pense. 
V.  t.  h.  s'  V.  » 


VIII 

L'HISTOIRE  DE  PIERRE  LE  GRAND.  —  CATHERINE  II. 
LA  SŒUR  DE  La  VISITATION. 


Voltaire  écriyait,  en  août  1764,  au  pasteur  Ber- 
trand :  «  Mon  cher  philosophe ,  j 'ai  rompu ,  Dieu 
merci,  tout  commerce  avec  les  rois  K  »  Cette  rup- 
ture avec  les  puissances  de  ce  monde  était-elle  abso- 
lue ;  et,  surtout  dans  son  for  intérieur,  était-elle  sang 
aucun  espoir  de  retour?  Il  mandait,  quelques  jours 
après,  à  D'Alembert: 

Vous  me  parlez  souvent  d'un  certain  homme.  S'il  avait 
voulu  faire  ce  qu'il  m'avait  autrefois  tant  promis,  prêter 
vigoureusement  la  main  pour  écraser  Vinf.,,,  je  pourrais  lui 
pardonner*;  mais  j'ai  renoncé  aux  vanités  de  ce  monde, 
et  je  crois  qu'il  faut  un  peu  modérer  notre  enthousiasme 
pour  le  Nord;  il  produit  d'étranges  philosophes.  Vous  savez 

1«  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot)^  t.  LXI,  p.  547.  Lettre 
de  Voltaire  à  M.  Bertrand;  Ferney,  24  auguste  1764. 

2.  Dans  une  lettre  antérieure  de  deux  années,  il  disait,  presque 
dans  les  mêmes  termes  :  «  Je  vous  parle  rarement  de  Xtic,  parce  que 
je  ne  pense  plus  à  lui  :  cependant  sUl  était  capable  de  vivre  tranquUla 
et  en  philosophe  et  de  mettre  à  écraser  l'in/...  la  centième  partie  de 
ce  qui- lui  en  a  coûté  pour  faire  égorger  du  monde,  je  sens  que  je 
pourrais  lui  pardonner.  »  Œuvres  complètes [BeMchot),  t.  LX,  p.  387* 
Lettre  de  Voltaire  &  D'Alembert;  à  Ferney»  16  septembre  1762. 


360  RAPPORTS  INTERROMPUS. 

bien  ce  qui  s'est  passé,  et  tous  avez  fait  vos  réflexions  : 
Dieu  merci,  je  ne  connais  plus  que  la  retraite.  Je  laisse 
madame  Denis  donner  des  repas  de  vingt-six  couverts,  et 
jouer  la  comédie  pour  ducs  et  présidents,  intendants  et 
passe-volants,  qu'on  ne  reverra  plus.  Je  me  mets  dans  mon 
lit  au  milieu  de  ce  fracas,  et  je  ferme  ma  porte.  Omnia  fert 

Ces  lignes  scot  curieuses,  et  font  allusion  à  Tun 
des  épisodes  les  plus  sombres  de  Thistoire.  Ce  «c  cer- 
tain homme  »  qu'il  ne  nomme  pas,  on  Ta  nommé, 
c'est  le  roi  de  Prusse,  c'est  Luc.  On  a  vu  avec  quelle  ac- 
tivité ,  durant  la  guerre,  les  deux  correspondants  avaient 
échangé  des  épîtres  où  il  n'était  pas  seulement  question 
de  belles-lettres  et  de  petits  vers,  où  se  trouvaient  dis- 
cutés, débattus  les  intérêts  les  plus  considérables. 
Quelque  désirée  qu'elle  fût  même  des  \ictorieux ,  la 
paix  n'était  pas  facile  à  conclure  ;  et,  tout  en  la  de- 
mandant à  hauts  cris,  Frédéric,  en  somme,  était 
celui  qui  aurait  fait  le  moins  de  sacrifices  pour  l'obte- 
nir. La  rupture  des  négociations  semble  avoir  été, 
pour  ainsi  dire,  la  date  de  l'interruption  des  rapports 
entre  le  souverain  et  le  poète.  Voltaire,  qui  avait  vu 
ces  relations  incriminées  et  avait  eu  tout  au  moins 
à  en  démontrer  l'innocence,  averti  par  le  passé, 
n'en  était  plus  à  comprendre  la  nécessité  d'une  réserve 
excessive  et  le  danger  de  donner  à  des  amis  trop  po- 
litiques un  prétexte  pour  se  dispenser  de  rémunérer 
ses  services.  Nous  ne  supposons  pas,  pourtant,  que  ce 
fut  là  la  cause  de  la  cessation  complète  de  tout  com- 

I .  Voltaire,  OEuvres  complètes  (Beuchtït),  l.  LXU,  p.  5.  Lettre  de 
YolUireà  D'Alembert;  7  septembre  1764. 


CT 


HISTOIRE  DE  PIERRE  LE  GRAND.  361 

merce  entre  les  deux  amis.  La  dernière  lettre  de  Fré- 
déric remonte  au  31  octobre  1760*,  et,  la  reprise  de 
la  correspondance  étant  à  la  date  du  1"  janvier  1765, 
il  y  a  là  un  intervalle  de  silence  et  de  bouderie,  que 
ne  venait  pas  clore  la  paix  signée  le  1 0  février  1763.  Il 
y  avait  donc  une  autre  cause  qu'une  réserve  comman- 
dée par  les  circonstances  et  qui  aurait  cessé  avec  cette 
guerre  de  sept  ans  si  meurtrière,  si  ruineuse  et  si  peu 
glorieuse  pour  nos  armes. 

Il  a  été,  à  plus  d'une  reprise,  fait  allusion  à  une 
Histoire  de  Pierre  le  Grande  à  laquelle  Thistorien  de 
Charles  XII  s'était  consacré  avec  une  véritable  passion, 
malgré  les  ennuis  et  les  difficultés  d'une  tâche  in- 
grate, malgré  l'insuffisance  ou  le  peu  de  sûreté  des 
documents  qu'on  lui  faisait  attendre  des  siècles,  mal- 
gré d'autres  écueils  plus  malaisés  à  tourner  et  qui 
résultaient  des  liaisons  qu'il  avait  dû  établir  avec  le 
ministre  de  Russie.  La  lecture  seule  de  la  correspon- 
dance de  l'écrivain  avec  le  comte  de  Schowalow 
nous  révèle  tout  ce  qu'un  tel  travail  dut  lui  coûter  de 
peines^.  Il  avait  pris  à  coeur  le  sujet;  après  avoir  fait 
l'histoire  d'un  héros  de  roman ,  il  trouvait  plus  inté- 
ressant et  plus  digne  d'un  philosophe  d'écrire  les 
belles  actions  et  les  durables  créations  d'un  véritable 


1.  Toutefois,  rêdition  de  Bâle  (t.  II,  p.  344,  345)^  renferme  une 
lettre  de  Frédéric  à  Voltaire^  datée  de  Strehlen,  novembre  1761, 
dans  laquelle  il  lui  parle  d'une  épître  badine  qu'il  a  faite  pour 
CdXi.OËuvre»  complètes  de  Frédéric  le  Grand  (Berlin,  Preuss),  t.  XXIII, 
p.  90,  91. 

2.  Voir  la  correspondance  qu'il  entretient  avec  le  comte,  notam- 
ment, d'octobre  1760  à  mai  1761,  comprise  dans  le  t.  LIX  des 
Œuvres  complètes» 

▼I.  21 


362  REPARTIE  DE  VOLTAIRE  A  POISSONNIER. 

grand  homme.  Mais  il  lui  faudra  toute  sa  ténacité, 
toute  son  habileté  pour  éviter  ou  surmonter  les  mille 
difficultés  auxquelles  il  vient  d'être  fait  allusion.  Il 
bout  d'impatience  de  se  voir  interrompre  à  tout  in- 
stant, faute  de  pièces  indispensables  qu'on  lui  annonce 
et  que  Ton  ne  se  presse  point  de  lui  dépécher,  a  Vous 
sentez,  monsieur,  dit-il  à  Schowalow,  que  je  ne  puis 
bâtir  la  seconde  aile  de  Tédiflce,  si  je  n'ai  des  maté- 
riaux; vous  avez  commencé,  vous  achèverez ^  »  Si 
nous  en  croyons  Chamfort,  le  docteur  Poissonnier,  à 
son  retour  de  Russie,  étant  allé  rendre  visite  au  pa- 
triarche de  Femey,  ne  craignit  pas  d'aborder  le  cha- 
pitre déUcat  des  erreurs  que  Ton  ne  Rencontrait  que 
trop  dans  son  livre  ;  mais,  au  lieu  de  s*amuser  à  dis- 
cuter. Voltaire  se  serait  borné  à  lui  répondre  :  «  Mon 
ami,  ils  m'ont  donné  de  bonnes  pelisses,  et  je  suis 
très-frileux^.  »  Qui  prendra  cette  répartie  d'un  homme 
si  peu  naïf  au  sérieux?  Qui  ne  sentira  que  cette  saillie 
avait  pour  but  unique  d'indiquer  à  l'interlocuteur 
plaisamment,  poliment  mais  clairement,  qu'on  n^était 
pas  pour  l'instant  d'humeur  à  engager  un  long  débat 
sur  un  pareil  sujet. 

En  réalité,  Voltaire  a  prétendu  faire  œuvre  d*histo- 
rien.  c<  On  a  un  peu  de  peine  avec  les  Russes,  écrît-il 
à  madame  du  Deffand,  et  vous  savez  que  je  ne  sacrifie 
la  vérité  à  personne^.  »  Cela  est  plus  aisé  à  dire  qu'à 


1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),t.  LIX,  p.  94. Lettre  de 
Voltaire  au  comte  de  Schowalow;  àFerney,  25  octobre  1760, 

2.  Ch^mforit  Œuvres  (Lecott,  1852),  p.  60. 

3.  Voltaire,  OEuvret  complètes  (Beuohot),  t.  LIX,  p*  t€.  Lettre 
de  Voltaire  à  madame  du  Deffand;  10  décembre  1T60. 


Dlï'PICULTÉS  DE  PLUS  D*UNE  SORTE.  363 

exécuter,  sans  doute»  C'est  de  la  main  des  Russes 
qu'il  recevra  ces  matériaux  si  lents  à  venir^  et  les  cou- 
dées ne  sont  plus  aussi  franches  lorsqu'on  attend  ses 
preuves  de  ceux  dont  on  s'est  constitué  le  juge.  Con- 
venons aussi  qu'il  n'est  ni  de  bronze  ni  de  marbre, 
qu'il  désirerait  ne  chagriner  personne,  qu'il  désirerait, 
s'il  était  possible,  satisfaire  tout  son  monde,  et  d'abord 
l'impératrice.  «  Je  voudrais  savoir  surtout  si  la  digne 
fille  de  Pierre  le  Grand  est  contente  de  la  statue  de 
son  père,  taillée  aux  Délices  par  un  oiseau  que  vous 
avez  conduite  n  Pareille  question,  dans  une  autrô 
lettre  à  Schowalow^  è  la  date  du  10  janvier  1761. 
Mais,  s'il  est  plus  préoccupé  de  mettre  en  relief  les 
grandeurs^  que  les  aspects  sauvages,  les  côtés  féroces 
même  du  fondateur  de  la  puissance  moscovite ,  il 
défend  le  plus  qu'il  peut  son  indépendance,  il  fait  en- 
tendre à  son  correspondant  que,  dans  l'intérêt  même 
de  son  héros,  il  faut  que  l'historien  ne  compromette 
ni  ne  discrédite  son  caractère  et  son  autorité  par  de 
maladroites  et  stériles  condescendances,  et  que  des 
lait j  authentiques  sont  les  seuls  éloges  sérieux  et  du- 
rables, ft  Ce  sont  les  grandes  actions,  dit-il,  qui  louent 
les  grands  hommes*.^  »  Sa  correspondance  est  tou- 
jours à  lire  avec  soin,  avec  discernement  et  dans 
son  ensemble  ;  car  il  ne  peut  être  sincère  avec  tout 
le  monde.  Il  promet  tout  ce  qu'on  veut  et  de  la 
meilleure   grâce  ;   mais  ^  vienne  l'échéance ,  il  se 

1.  Voltaire,  OEuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  135.  Lettre 
de  Voltaire  à  Schowalow;  aux  Délices,  15  novembre  1760. 

2.  ibid.<f  t.  LlX,  p.  354«  Lettre  de  Voltaire  au  ménia;  aux  Dé- 
lices, 30  mara  1761* 


304  BOUTADE  CARACTÉRISTIQUE. 

gardera  bien  de  tenir  compte  des  remarques,  des 
réclamations,  des  rectifications,  et  n'en  fera  qu'à  sa 
tête*. 

Contrairement  à  toute  prévision,  au  lieu  d'y  applau- 
dir, le  Salomon  du  Nord  parut  peu  favorable  à  une 
telle  entreprise  ;  et  son  mécontentement  se  révélait, 
dès  l'abord,  par  une  boutade  caractéristique.  «  Dites- 
moi,  je  vous  prie,  de  quoi  vous  avisez-vous  d'écrire 
l'histoire  des  loups  et  des  ours  de  la  Sibérie  ?  Et  que 
pourrez -vous  rapporter  du  Czar,  qui  ne  se  trouve  dans 
la  vie  de  Charles  XII?  Je  ne  lirai  point  l'histoire  de  ces 
barbares;  je  voudrais  même  pouvoir  ignorer  qu'ils 
.  habitent  notre  hémisphère  *.  »  A  coup  sûr,  voilà  une 
délicatesse  assez  étrange,  et  cette  histoire  est- elle 
beaucoup  plus  repoussante  que  les  débuts  de  l'his- 
toire de  son  propre  pays?  Quelle  est  d'ailleurs  l'histoire 
où  le  philosophe,  où  le  moraliste  ne  trouvent  qu'à 
admirer  et  à  s'attendrir  ?  Aussi  Voltaire  écrivait  à 
D'Alembert  avec  un  parfait  à-propos  :  a  Luc  me  mande 
qu'il  est  un  peu  scandaUsé  que  j'aie  fait,  dit-il,  l'his- 
toire des  loups  et  des  ours  :  cependant,  ils  ont  été  à 
BerUndes  ours  très-bien  élevés'.  »  Sans  doute,  Fré- 
déric revint  sur  ce  chapitre ,  et  avec  une  aigreur 
croissante,  qui  finit  par  amener,  avec  les  gros  mots, 


1.  Voir  deux  lettres  inédites  de  Voltaire  au  prince  Cantîmir, 
au  sujet  d'une  rectification  relative  à  un  passage  de  VHistoire  de 
Charles  Xlly  implorée  par  le  prince,  promise  par  l'écrivain,  mais  qui 
ne  sera  jamais  faite.  Le  Bulletin  du  Bibliophile  (Techener,  1860), 
\A^  série,  p.  1120  à  1126. 

2.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t,  LIX,  p.  110.  Lettre 
de  Frédéric  à  Voltaire;  31  octobre  1760. 

3.  Ibid,^  t.  LIX,  p.  137.  Lettre  de  Voltaire  à  D'Alembert. 


LETTRE  DE  VOLTAIRE  A  SCHOWALOW.       365 

une  bouderie  que  la  lettre  suivante  à  Sehowalow  indi- 
que même  suffisamment  : 

Monsieur,  je  dois  confier  à  votre  prudence  et  à  votre 
bonté  pour  moi  que  le  roi  de  Prusse  m*a  su  très-mauvais  gré 
d'avoir  travaillé  à  ÏHistoire  de  Pierre  le  Grand  et  à  la  gloire 
de  votre  empire.  Il  m'en  écrit  dans  les  termes  les  pliis  durs, 
et  sa  lettre  ménage  aussi  peu  votre  nation  que  Thistorien.  Je 
ne  croyais  pas  choquer  ce  prince  en  célébrant  un  grand 
homme;  je  ne  m'attendais  pas  à  l'injustice  que  j'essuie; 
mais  je  me  flatte  que  votre  auguste  impératrice,  que  la 
digne  fille  de  Pierre  le  Grand  sera  aussi  contente  du  monu- 
ment élevé  à  son  père  que  le  roi  de  Prusse  en  est  fâché  i. 

La  disposition  d'esprit  du  philosophe  de  Sans-Souci, 
à  cette  époque,  est  curieuse  à  rechercher,  et  nous  trou- 
vons à  l'égard  du  poëte  de  piquantes  révélations  dans 
la  correspondance  de  Frédéric  et  du  marquis  d'Argens. 
Luc  a  oublié  les  services  qu'on  a  pu  lui  rendre,  et  les 
efforts  que  l'on  tentait  naguère  encore  pour  amener 
une  paix  qu'il  ne  soiihaitait  pas  moins  ardemment  que 
personne.  Mais  tout  a  échoué,  tout  est  rompu,  et  ce 
qui  survit  à  ses  espérances  déçues,  c'est,  avec  le  des- 
sein de  porter  des  coups  formidables,  la  haine  pro- 
fonde qu'il  ressent  pour  la  favorite  et  le  ministre  diri- 
geant.   Tancrède  vient  d'être  joué  et   reçu    avec 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  161.  Lettre 
de  Voltaire  au  comte  Sehowalow  ;  Ferney,  13  décembre  1760.  11  y  a 
deux  Sehowalow,  ou  plutôt  ChouvaloP,  également  correspondants  de 
Voltaire  qu'ils  sont  allés  tous  deux  voir  à  Ferney  :  Toncle,  Jean 
Chouvalof,  et  André  Chouvalof,  le  neveu,  auteur  de  VÉpltre  ù  Ninou, 
G*est  de  Jean  Chouvalof  qu'il  s'agit  ici,  qui  fut  le  favori  d'Elisabeth  et 
non  de  Catherine  II,  comme  il  est  dit  dans  lavertissement  en  tète  de 

Voltaire  à  Ferney,  p.  11.  —  Voir  V Intermédiaire  des  --«'—»• rt 

curieux,  du  30  septembre  1864,  p.  240. 


.1 


366  VOLTAIRE  UN   FAQUIN. 

transport  :  jusque  là  tout  est  bien.  Mais  Voltaire  dédie 
l'ouvrage  à  madame  de  Pompadour,  et  c'est  ce  qu'on 
ne  saurait  lui  pardonner  à  Berlin.  «  Passons  aux  nou- 
velles littéraires,  écrivait  Frédéric  à  son  chambellan, 
dans  le  courant  de  mai  1761 .  Je  porte  de  la  nouvelle 
tragédie  de  Voltaire  un  jugement  tout  pareil  au  vôtre. 
Certainement  ce  n'estpas  une  des  bonnes  pièces  de  l'au- 
teur. VE pitre  dédicatoire  est  d'un  faquin  qui  souffle  le 
froid  et  le  chaud,  dont  les  flatteries  et  les  injures  sont 
mercenaires.  L'on  s'aperçoit  d'abord  qu'il  loue  cette 
femme  parce  qu'elle  protège  sa  nouvelle  tragédie.  Com- 
parez certains  vers  de  la  Pw^^e/Ze  avec  cette  Epître  dédi- 
catoire^ei  avouez  qu'il  faut  être  un  faquin  pour  se  dés- 
honorer par  de  telles  contradictions  ^  »  Frédéric  fait 
allusion  à  des  vers  bien  connus  qui  commencent  ainsi  : 

Telle  plutôt  cette  heureuse  grise tte*... 

et  que  l'auteur  de  y^a^ne  n'a  jamais  avoués,  mais  qui 
lui  appartiennent  bien  par  le  tour  et  la  malice  ;  et  l'on 
ne  saurait  disconvenir  qu'il  est  un  peu  étrange  que 
ces  deux  morceaux  si  différents  de  forme  et  de  senti- 
ment soient  sortis  de  la  même  plume.  Mais  encore 
est-il  juste  de  se  reporter  aux  dates.  Voltaire,  dépité 
de  trouver  dans  la  marquise  un  appui  si  peu  solide  et 
si  tiède,  ne  laissait  pas,  devant  tant  de  circonspection, 
de  ressentir  de  violents  accès  d'humeur,  dont  sa  cor- 
respondance nous  révèle  l'existence,  et  c'est  durant  un 

1.  Œuvres  de  Frédéric  le  Grand  (Merlin,   Preuaa),  t.  XiX,  p.  %%e. 
Lettre  du  roi  à  d'Argens;  Hausdorf,  13  mai  ITGl. 

2.  Voltaire,   OEuvres' complètes    (Deuchot),  t,  XI,  p.  38,  39.  U 
Tucelle,  ch.  U,  vers  207-217. 


■»i 


DÉPIT  MAL  CONTENU.  367 

de  ses  moments  d'aigreur  qu'il  avait  rimé  ces  dix  vers, 
à  coup  sûr  plus  plaisants  que  flatteurs  pour  la  fille  de 
madame  Poisson.  S'il  lui  arrive  de  changer  de  mode, 
c'est  qu'il  y  a  été  amené  par  les  bons  procédés,  la  bien- 
veillance plus  active  de  la  marquise  ;  et,  en  cela,  il  n'a 
fait,  ce  nous  semble,  qu'obéir  aux  conseils  de  la  re* 
connaissance  la  plus  vulgaire  et  la  plus  obligatoire. 

Mais  revenons  aux  lettres  échangées  entre  le  roi  et 
d'Argens  et  dont  l'auteur  de  Tanqrède  fait  en  partie 
les  frais.  Neuf  jours  après  celle  que  nous  venons 
de  citer,  Frédéric  mandait  à  celui-ci  :  a  Je  n'ai  rien 
appris  de  Voltaire  ;  je  ne  sais  pas  s'il  est  à  Paris  ou  à 
sa  seigneurie  de  Tournay  ;  s'il  a  eu  la  permission  de 
retourner  en  France  (le  bruit  en  avait  couru),  elle  lui 
aura  été  accordée  sans  doute  en  faveur  de  YEpître  dé^ 
dicatoire  de  Tancrede  adressée  à  la  Pompadour.  Tout 
ce  qui  le  touche  ne  m'affecte  guère..,  laissons  ce  mi- 
sérable se  prostituer  lui-même  par  la  vénalité  de  sa 
plume,  par  la  perfidie  de  ses  intrigues,  et  par  la  per- 
versité  de  son  cœur  \  »  Voilà  de  bien  gros,  mots  et  qui 
s'accordent  mal  avec  le  parfait  scepticisme  de  Fré- 
déric. Mais  il  n'est  pas  disposé  à  l'indulgence,  et  l'au- 
teur de  la  Henriade  trouvera  pour  le  moment  diffici- 
lement grâce  dans  son  esprit.  Cependant,  en  dépit  et 
de  ces  mépris  et  de  cette  colère,  il  ne  saurait  ni  l'oublier 
ni  se  taire  sur.son  compte  :  il  le  maltraitera,  ce  qui  sera 
encore  une  occasion  de  s'occuper  de  lui.  «  On  n'entend 
plus  parler  de  Voltaire ,  il  s'épuise  avec  son  czar 
Pierre,  et  lui  donne  la  vie  de  son  esprit  et  de  son  style, 

1.  OEuvres  de  Frédéric  le  Grand  (Berlin,  Preuss),  t.  XIX,  p.  23 1. 
Letlre  de  Frédéric  à  d'Argens;  Kunzendorf,  24  mai  1761. 


368  JUGEMENT  DE  DIDEROT. 

qui  était  si  brillant  autrefois.  Cet  ouvrage  pourra  aller 
de  pair  avec  celui  que  MDton  fit  pour  l'Apocalypse  * .  » 
Et  le  bon  d'Argens,  qui  n'est  pas  homme  à  contredire 
son  maître  pour  si  peu,  de  répondre  :  «  Son  dernier 
ouvrage  sur  la  Russie  est  entièrement  tombé  ^.  »  Certes, 
cette  Histoire  de  Pierre  le  Grand  n'est  pas  à  la  hau- 
teur de  son  sujet  ;  elle  manque  d'ampleur,  elle  n'est 
pas  envisagée  du  grand  côté ,  et  l'on  sent  la  con 
trainte  ,  l'évidente  gêne  qui  résultent  des  rapports  de 
l'auteur  avec  les  successeurs  de  son  héros.  Mais,  somme 
toute,  elle  n'était  pas  faite  pour  tomber  des  mains  du 
lecteur .  «  On  la  lit  avec  plaisir,  écrivait  Diderot  à  son 
amie  ;  mais  si  l'on  se  demandait  àia  fin  :  quel  grand 
tableau  ai-je  vu?  quelle  réflexion  profonde  me  reste- 
t-il?  on  ne  saurait  que  se  répondre.  L'écrivain  de  la 
France  ne  s'est  peut-être  pas  élevé  au  niveau  du  légis- 
lateur de  la  Russie.  Cependant,  si  toutes  les  gazettes 
étaient  faites  comme  cela,  je  n'en  voudrais  perdre  au- 
cune '.  »  Et  ce  dut  être  le  sentiment  de  Frédéric,  dont 
l'esprit  exact,  amoureux  de  la  limpidité  plus  que  dun 
grandiose  toujours  un  peu  dans  les  nuages,  était  fait 
pour  goûter  un  tel  ouvrage ,  malgré  les  défauts  et 
même  les  faiblesses.  Mais  un  amant  furieux  d'être 
quitté  est  disposé  à  prendre  au  pis  les  plus  innocentes 


1.  OEuvres  de  Frédéric  le  Grand  (Berlin,  Preuss),  t.  XIX,  p  255. 
Lettre  de  Frôdéric  àd'Argens;  Slrehlen,  27  septembre  17G1.  Au 
lieu  de  Milton,  c^esl  Newton,  qu'il  Taut  lire. 

2.  Ibid,y  t.  XIX,  p.  261.  Lettre  de  d*Argens  au  roi  de  Prusse; 
Berlin,  3  novembre  1761. 

3.  Diderot,  Mémoires  et  correspondance  (Paris,  Garnier,  1841), 
1. 1,  p.  17Ô.  Lettre  de  Diderot  à  mademoiselle  Voland  ;  du  Grandval, 
le  20  octobre  1760. 


INTELLIGENCES  EN  RUSSIE.  369 

démarches  de  Tinfidèle  ;  et  le  roi  de  Prusse  envisageait 
comme  une  trahison  cet  engouement  du  poëte  pour 
un  pays  avec  lequel  lui-même  finira  par  ne  s'entendre 
que  trop,  pour  le  malheur  de  l'infortunée  Pologne. 

Puisque  ce  livre  à  la  gloire  du  peuple  russe  lui  alié- 
nait l'amitié  ombrageuse  du  Salomon  du  Nord,  c'était 
bien  le  moins  que  cela  lui  fût  compté  dans  l'autre 
camp.  «  Je  veux  vous  donner  avis  de  tout,  mandait 
Voltaire  à  sa  nièce  :  l'impératrice  de  Russie  m'avait 
envoyé  son  portrait  avec  de  gros  diamants  ;  le  paquet 
a  été  volé  sur  la  route.  J'ai  du  moins  une  souveraine 
de  deux  mille  lieues  de  pays  dans  mon  parti;  cela 
console  des  cris  des  polissons  *.  »  Cette  impératrice, 
avec  laquelle  il  est  au  mieux,  est  l'impératrice  Elisa- 
beth, dont  la  mort  venait,  un  an  aprè§,  renverser,  il 
le  pensait,  tous  les  châteaux  de   cartes  du  poëte.' 
«  Mon  impératrice  de  Russie  est  morte,  écrivait-il 
encore  à  madame  de  Florian ,  et,  par  la  singularité 
de  mon  étoile,  il  se  trouve  que  je  fais  une  très-grande 
perte  ^.  »  Il  en  disait  autant  à  Bernis  :  «  Yous  ne 
vous  douteriez  pas  que  j'ai  fait  une  perte  dans  l'im- 
pératrice de  Russie  :  la  chose  est  pourtant  ainsi  ;  mais 
il  faut  se  consoler  de  tout  ',  »  Il  faut  se  consoler  de 
tout,  parce  que  c'est  peut-être  là,  des  mille  préceptes 
de  la  philosophie,  le  plus  pratique  et  le  plus  efficace; 
et  parce  qu'aussi  nous  ignorons  si  ce  qui  nous  déses- 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LIX,  p.  288.  Lettre 
de  Voltaire  à  madame  de  Florian;  à  Ferney,  l^r  février  1761. 

2.  Ibid.f  t.  LX,  p.  155.  Lettre  de  Voltaire  à  madame  de  Florian, 
sans  date. 

3.  Ibid,^  t.  LX,  p.  173.  Lettre  de  Voltaire  au  cardinal  de  Bernis; 

aai  Délices,  le  10  février  1762. 

21. 


370  LÀ  SÉMIRÂMIS  DU  NORD. 

pore  dans  le  présent  ne  nous  arrive  point  au  plus 
grand  avantage  d'un  avenirplus  ou  moins  voisin .  Si  Vol- 
taire avait  ses  raisons  de  regretter  Timpératrice  Elisa- 
beth, il  devait  rencontrer  dans  Catherine  II  une  amie 
passionnée  et  enthousiaste,  une  adepte  de  la  philoso- 
phie et  de  toutes  les  idées  d'émancipation  et  de  tolé- 
rance si  mal  vues  des  souverains  de  la  vieille  Europe. 
La  Sémiramis  du  Nord,  comme  l'appellera  l'auteur 
de  Pierre  le  Grande  n'est  pas  une  de  ces  physiono- 
mies tout  d'une  pièce  que  l'on  peigne  d'un  seul  trait  ; 
et  l'historien,  aussi  bien  que  le  moraliste,  devra  s'y 
reprendre  à  plus  d'une  fois,  dans  le  calque  de  cette  ex- 
traordinaire figure.  Il  y  a  la  femme  cruelle,  sans  prin- 
cipes, capable  d'un  crime  pour  en  arriver  à  ses  fins, 
la  Messaline  oJ)éissant  servilement,  à  certaines  heures, 
aux  incitations  de  ses  sens  surexcités  eux-mêmes  par 
une  imagination  fougueuse  ;  mais  il  y  a  aussi  la  sou- 
veraine au  génie  vaste,  tourmentée  de  l'amour  du 
grand,  se  vouant,  comme  Pierre,  au  développement 
et  à  l'agrandissement  de  son  peuple.  Il  y  a  encore  Tin- 
telligence  élevée   que  séduisent,  qu'exaltent  toutes 
les  productions  de  l'esprit  humain.  A  cet  égard,  elle 
est  sincère,  elle  obéit  à  son  penchant;  et  si  eUe  sait 
parfaitement  qu'en  flattant  toutes  ces  trompettes  de 
la  célébrité,  elle  s'acquiert  des  admirations  bruyan^ 
tes,  elle  aime  les  lettres  et  les  arts  pour  leur  charme 
propre,  et  ressemblera  en  cela  à  son  royal  voisin. 
Mais  elle  aura  besoin  que  le  bourdonnement  des 
louanges  couvre  d'autres  voix  qui,  celles-là,  pour- 
raient raconter  de  tragiques  aventures  ;  et  cette  con- 
sidération, à  coup  sûr,  ne  sera  pas  pour  peu  dans 


NOTE  DE  M.  DE  BRETBUIL.  374 

ses  caresses,, ses  cajoleries  à  ladresse  de  nos  philoso- 
phes et  de  nos  écrivains  en  renom, 

La  lamentable  fin  de  Pierre  III  avait  besoin  d'étra 
expUquée,  On  la  rapportait  en  Europe  de  bien  des  ma- 
nières, et  toutes  n'étaient  pas  en  faveur  de  sa  veuve. 
Catherine  comprenait  trop  l'importance  da  retourner 
l'opinion  pour  n'y  pas  employer  tous  ses  soins,  L'amr 
bassadeur  de  notre  cour,  M,  de  Breteuil,  écrivait,  le 
4  3  septembre  1762,  peu  de  jours  après  son  retour  à 
Saint-Pétersbourg,  ces  lignes  curieuses,  qui  enlèvent 
de  leur  platonisme  à  ces  avances  faites  aux  dispensa-» 
teurs  officiels  de  la  renommée,  a  La  czarine  m'a  fait 
demander  si  je  connaissais  M.  de  Voltaire  *,  pour  m'en^ 
gager  à  rectifier  ses  idées  sur  le  rôle  qu'a  joué  la 
princesse  Daschkow^.,.  »  Cette  princesse  Dascbkow, 


1 .  Voltaire  avait  connu  M.  de  Breteuil  de  fort  bonne  heure,  ce  que 
celui-ci  reconnaissait  de  la  meilleure  grâce,  une  année  après  renvoi 
de  sa  dépêche  à  la  cour  de  France,  «c  11  n'est  pas,  malheureusement 
pour  moi^  en  mon  pouvoir  de  me  rappeler  Tépoque  de  mon  maillot, 
dont  vous  voulez  bien  dater  votre  connaissance;  mais,  je  vous  prie, 
monsieur,  d'être  très-pertuadé  que  je  n'ai  point  oublié,  ni  n'oublierai 
jamais  que  j'ai  eu  squveqt  r»Yaptage  de  m9  trouver  à  portéci  dan9 
les  premières  années  de  ma  raison,  de  vous  voir  et  de  vous  entendre...  i» 
Voltaire  à  Ferney  (Paris,  Di4ier,  1860),  p.  395,  396.  Lettre 
de  M.  de  Breteuil  à  Voltaire;  Paris,  ce  \^^  août  1763.  Louis-Au- 
guste de  Breteuil  (non  le  père,  comme  on  l'a  dit  par  une  étrange 
inadvertance,  mais  le  neveu  à  la  mode  de  Bretagne  de  madame  du 
Châtelet),  né  en  1733,  avait  débuté  dans  la  diplomatie  en  qualité  de 
ministre  plénipotentiaire  près  de  l'Électeur  de  Cologne.  11  passa  en 
Russie  en  1760,  et,  de  là,  en  Suède,  puis  à  Vienne  où  11  fut  rem- 
placé par  le  cardinal  de  Rohan,  auquel  il  voua  une  haine  dont  il  ne 
donna  que  trop  de  marques,  dans  l'affaire  du  Collier. 

2.  De  la  cour  de  Russie,  il  y  a  cent  ans  (1725-1783).  Extraits 
des  dépêches  des  ambassadeurs  anglais  et  français  (Paris,  Dentu,1858)f 
p.  231.  Le  comte  de  Falloux  cite  cette  dépêche  dont,  toutefoi4^J| 


-  '«'-  "  ■ 


372  LA  PRINCESSE  DASCHKOF. 

OU  plutôt  Daschkof,  avait  eu  la  plus  grande  part  à  la 
conspiration  qui  avait  enlevé  le  trône  et  la  vie  à 
Pierre  III;  elle  était  à  cheval,  en  uniforme,  avec. Ca- 
therine, lorsque  celle-ci  passa  dans  les  rangs  de  sa 
garde  à  laquelle  elle  déclarait  ses  desseins.  Il  était  donc 
fort  important  pour  la  czarine  que  la  conduite  de  ma- 
dame Daschkof  ne  fût  pas  appréciée  avec  une  sévé- 
rité qui  retomberait  sur  elle-même.  Mais  un  des  amis 
du  poëte,  le  propre  secrétaire  de  Catherine  II,  le  Ge- 
nevois Pictet,  que  nous  avons  vu  avec  un  si  beau 
panache  sur  le  petit  théâtre  de  Tournay,  avait  mission 
de  présenter  les  faits ,  de  manière  à  démontrer  com- 
bien l'événement  était  inévitable  et  combien  il  serait 
injuste  d'en  faire  reposer  la  responsabilité  sur  sa 
maîtresse. 

Je  me  persuade^  mandai t-il  à  l'auteur  de  MéropCj  que  tous 
ceux  qui  ont  connu  le  caractère  de  Pierre  III,  son  peu  de 
génie,  la  manière  dont  il  s'est  conduit  et  ses  projets ,  tous 
ceux-là,  dis-je,  ne  pourront  qu'approuver  la  nation  russe 
d*avoir  expulsé  un  tel  homme  pour  mettre  sur  le  trône  la 
plus  digne  et  la  plus  grande  impératrice  qui  ait  jamais 
régné  dans  l'univers...  Soiés  sûr.  M,,  que  ce  n'est  point 
l'impératrice  qui  a  cherché  le  trône,  qu'en  y  montant  elle 
n'a  fait  que  céder  au  mouvement  général  de  la  nation...  Ce 
qui  a  produit  la  révolution  est  uniquement  la  différence  des 
«aractères  de  Pierre  IH  et  de  Catherine  II;  que  devait,  en 
effet,  penser  le  peuple  russe,  quand  il  a  vu  Pierre  III,  après 
avoir  passé  sa  jeunesse  à  s'amuser  avec  des  bouffons,  monter 
sur  le  trône,  donner,  il  est  vrai,  de  grandes  espérances 
pendant  les  premières  semaines,  temps  pendant  lequel  il 
consulta  l'impératrice  et  suivit  ses  avis,  mais  bientôt  oublier 

modifie  les  termes,  dans  Madame  Svoetchine^  sa  vie  ei  ses  œuvres  (bi- 
dler,  1860),  t.  l,  p.  10. 


HÉSITATIONS.  373 

la  promesse  qu'il  avait  faite,  de  s'appliquer  aux  affaires, 
pour  se  livrer  entièrement  à  la  débauche  et  à  la  crapule  la 
plus  honteuse*  ?...  Que  devoit-il  penser,  lorsqu'il  voioit  son 
empereur  passer  les  jours  et  les  nuits  à  table,  paraître  com- 
munément ivre  aux  yeux  de  tout  le  monde*  ?... 

Mais  Voltaire,  qui  n'isolait  pas  les  faits  de  leurs 
conséquences,  et,  comme  infiniifient  de  gens,  se  sen- 
tait beaucoup  d'indulgence  envers  le  succès,  avait 
déjà  dit  son  mot,  lorsque  la  lettre  du  Genevois  Pictet 
dut  lui  parvenir. 

On  parle,  écrivait-il  au  comte  Schowalow,  d'une  colique 
violente  qui  a  délivré  Pierre  Ulric  du  petit  désagrément 
d'avoir  perdu  un  empire  de  deux  mille  lieues.  Il  ne  man- 
quera plus  qu'un  Ninias  à  votre  Sémiramis  pour  rendre 
la  ressemblance  parfaite."  J'avoue  que  je  crains  d'avoir  le 
cœur  assez  corrompu  pour  n'être  pas  aussi  scandalisé  de 
cette  scène  qu'un  bon  chrétien  devrait  l'être.  H  peut  résulter 
un  très-grand  bien  de  ce  petit  mal.  La  Providence  est  comme 
étaient  autrefois  les  jésuites,  elle  se  sert  de  tout  '. 

Toutefois  il  est  flottant  et  ne  sait  trop  quelle  conte- 
nance tenir.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  qu'on  attache  une 
sérieuse  importance  à  le  conquérir,  et  qu'une  attitude 
expectante  va  devenir  pour  lui,  chaque  jour,  de  plus 
en  plus  difficile.  Le  géant  Pictet  lui  écrit  en  son  privé 

1.  M.  de  Breleuil  écrivait,  le  18  janvier  (n.  st.)  :  a  La  vie  que 
l'empereur  mène  est  la  plus  honteuse.  U  passe  les  soirées  à  fumer, 
à  boire  de  la  bière,  et  ne  cesse  ces  deux  exercices  qu'à  cinq  ou  six 
heures  du  matin,  et  presque  toujours  ivre-mort.  »  De  la  Cour  de  Rtiêùe 
il  y  a  cent  ans  (Paris,  1858)^  p.  185. 

2.  Charavay,  Catalogue  Lajariette (ISeO),  p.  282,  n»  24  12.  Lettre 
de  Pictet  à  Voltaire;  Saint-Pétersbourg,  4  août  17C2. 

3.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LX,  p.  5S8é  Lettre  de 
Voltaire  au  comte  Schowalow;  aux  Délices,  13  auguste  1762f 


374  LETTRE  DU  GÉANT. 

nom;  mais  lo  malin  vieillard  comprend  qu'il  n'agit 
qu'en  conséquence  d'ordres  formels.  Il  lui  faut  répon- 
dre à  qui  lui  écrit,  et  il  sent  aussi  qu'il  ne  peut  répon- 
dre au  secrétaire  de  Catherine  II,  sans  le  charger  de 
ses  profonds  respects  pour  l'impératrice.  L'on  attendait 
plus  encore,  et  la  déception  du  Suisse,  devant  la  stricte 
réserve  dont  on  sem'ble  ne  pas  vouloir  se  départir, 
est  aussi  manifeste  que  significative.  Nous  allons  re- 
produire une  seconde  épttre  du  géant,  qui  révèle, 
pour  qui  sait  lire,  toute  l'envie  qu'où  avait  à  Saint- 
Pétersbourg  de  voir  le  solitaire  des  Délices  céder 
aux  agaceries,  aux  provocations  amicales  dont  il  était 
l'objet  depuis  trop  longtemps. 

Monsieur,  j'ai  reçu  hier  la  lettre  que  vous  m*avez  fait  l'hon- 
neur de  m'écrire,  et  je  me  hâte  de  répondre,  quoique  je  ne 
sache  point  encore  le  jour  que  partira  le  courrier  de  M.  le  baroQ 
de  Breteuil.  Me  seroit-il  permis  de  vous  gronder;  j'en  ai  bien 
envie,  mais  je  n'ose  prendre  cette  liberté.  Je  vous  ai  écrit 
une  longue  lettre;  quoi  que  je  vous  aie  dit,  vous  avez  com- 
pris parfaitement  que  j*aurois  trouvé  le  secret  de  la  faire 
voir;  elle  avoit  été  vue  en  effet,  et  on  attendoit  avec  impa- 
tience une  réponse.  Cette  réponse  arrive j[  mais  si  sèche,  si 
nue,  si  décharnée,  que  je  n'ai  pas  voulu  la  faire  voir. 

Il  y  a  près  de  six  mois  que  je  n'écris  pas  une  lettre  à 
Genève  sans  persécuter  pour  qu'on  vous  prie  de  me  confier 
vos  deux  nouvelles  pièces,  et  les  autres  nouveautés  qui 
peuvent  être  sorties  de  votre  plume  depuis  mon  départ.  Je 
ne  sais  de  quels  termes  me  servir  pour  vous  conjurer  d'avoir 
cette  bonté  pour  moi. 

Vous  dire  que  ma  fortune  dépend  de  votre  complaisance 
à  cet  égard  est  certainement  avancer  beaucoup;  ce  n'est 
cependant  point  trop  dire  ;  on  a  la  bonté  d'imaginer  ici  que 
je  suis  homme  de  lettres,  et  ce  que  vous  avez  eu  la  bonté 
d'écrire  sur  mon  compte  à  M.  de  Schowalow,  et  dont  il  ^ 
enfin  parlé  depuis  quinze  jours,  a  contribué  à  persuader  que 


fij't^"''- 


INSISTANCES  FLATTEUSES.  375 

VOUS  aviez  quelque  estime  pour  ma  personne  et  pour  mes 
talents. 

On  en  conclut  que  vous  ne  devez  pas  me  refuser  copie  de 
vos  productions,  et  Sa  Majesté,  qui  les  sçait  presque  toutes 
par  cœur,  ne  cesse  de  me  demander  que  je  lui  fasse  avoir 
vos  nouvelles  pièces  et  tout  ce  que  vous  ayez  fait  et  ferés 
qui  n'est  pas  imprimé  dans  Tédition  de  vos  œuvres  :  vous 
devés  être  certain  que  personne  que  Sa  Majesté  ne  verra  ce 
que  vous  voudrés  qui  reste  secret.  Elle  m'a  permis  de  vous 
en  donner  sa  parole;  seulement,  elle  m*a  chargé  de  savoir 
si  vous  permettrés  qu'on  jouât  à  la  cour  vos  nouvelles  pièces, 
quand  nous  les  aurons;  quand  je  dis  jouer  à  la  cour,  ce 
n'est  pas  par  les  comédiens,  que  nous  n'aurons  que  cet  été, 
mais  parles  dames  et  les  seigneurs  de  la  cour  ;  en  attendant, 
nous  apprenons  pour  cet  hiver  :  Zaïre ^  Alzire  et  Qengishan  ^, 

Yoltaire  était  indécis,  il  se  défendait  en  homme  cir- 
conspect qui  ne  veut  pas  faire  d'école,  bien  plus, 
comme  il  le  laisse  assez  entrevoir  dans  sa  lettre  à 
Schowalow,  qu'en  puritain  austère  et  inflexible.  Cette 
hésitation  avait  d'ailleurs  cela  d'avantageux,  qu'elle 
donnerait  à  la  capitulation  plus  de  valeur  et  de  prix. 
Mais  on  lui  demande  ses  pièces,  on  les  jouera  sur  le 
théâtre  de  la  cour;  ce  seront  les  dames  de  l'impéra- 
trice, les  grands  seigneurs  qui  se  disputeront  les  rôles, 
comme  cela  avait  lieu  jadis  aux  petits  appartements, 
et,  à  Berlin,  chez  la  princesse  Amélie.  Où  trouver  le 
courage  d'une  plus  longue  résistance  ?  Il  céda,  il  se 
laissa  vaincre  et  sans  trop  de  remords •  Les  premières 
lettres  échangées  entre  le  poëte  et  la  czaripe  ne  nous 
sont  point  parvenues.  Longtemps  encore,  Pictet  fut  le 
lien,  le  trait  d'imion  de  ce  commerce  d'abord  un  peu 

1,  Gabriel  Çharavay,  Revue  des  autographes  [octobre  1866),  n^  10, 
p.  88.  Lettre  de  Pictet  à  Voltaire;  Moscou,  le  19-30  noyembre  1762* 


376  MODESTIE  DE  LA  CZARINE. 

contraint  :  Voltaire  continuait  àé  crire  au  colosse,  et 
Catherine  en  était  quitte  pour  sauter  sur  les  lettres  quel- 
conques dépêchées  de  Suisse  à  son  secrétaire.  «  J'ai 
commis  un  péché  mortel  en  recevant  la  lettre  adressée 
au  géant,  mandait-elle  au  patriarche,  dans  la  première 
épître  que  nous  ayons  d'elle  :  j'ai  quitté  un  tas  de 
suppliques,  j'ai  retardé  la  fortune  de  plusieurs  per- 
sonnes, tant  j'étais  a\ide  de  la  lire.  Je  n'en  ai  pas 
môme  eu  de  repentir.,.  »  Voltaire  est  le  modèle  des 
courtisans,  il  sait  louer,  il  commence  par  louer  :  dans 
cette  lettre  même  dqnt  elle  a  violé  le  secret,  il  la  louait 
avec  un  tel  excès,  qu'elle  crut  devoir  prendre  la  plume 
«  pour  prier  M.  de  Voltaire,  très-sérieusement,  de  ne 
me  plus  louer  avant  que  je  Taie  mérité  '.  »  Mais  c'était 
ajourner  les  louanges  et  l'encens  à  un  délai  assez  éloi- 
gné, car  nous  touchons  à  une  catastrophe  qui  allait 
rendre  encore  plus  ardue  la  tâche  des  défenseurs  et 
des  apologistes  de  la  czarine. 

La  fin  tragique  de  Pierre  111,  malgré  l'indignité  de 
celui-ci,  n'avait  pas  trouvé  que  des  approbateurs,  en 
Russie  comme  à  l'étranger.  Le  prince  Ivan  avait  ses 
partisans,  et  un  sourd  mécontentement  faisait  pres- 
sentir des  troubles  prochains  dont  on  pe  pouvait  pré- 
voir l'issue.  Voltaire,  déjà  conquis,  n'était  pas  sans 
inquiétude  sur  le  dénoùment.  a  Mais  est-il  vrai  que  le 
feu  couve  sous  la  cendre  en  Russie?  qu'il  y  a  un  grand 
parti  en  faveur  de  l'empereur  Ivan?  que  ma  chère  im- 
pératrice sera  détrônée,  et  que  nous  aurons  un  nouveau 

].  Voltaire,  Œuvres  complètes  {BenGhoi)j  U  LXI,  p..  189.  Lettre 
de  Catherine  à  Voltaire.  Sans  date,  mais  à  compter  de  la  seconde 
moitié  de  1763, 


1 


MEURTRE  D^IVAN.  377 

sujet  de  tragédie  *?  »  C'était  à  d'Argental  qu'il  posait 
cette  question,  que  les  faits  ne  devaient  résoudre  qu'un 
an  plus  tard  (16  auguste  J764).  Quinze  jours  après 
il  écrivait  à  l'autre  ange  :  «  J'ai  peur  que  M.  le  duc  de 
Praslin  n'aime  pas  mon  impératrice  de  Russie,  j'ai 
peur  qu'on  ne  me  la  dégote  ;  il  ne  me  restait  plus  que 
cette  tête  couronnée;  il  m'en  faut  une  absolument^?  » 
Mais  Catherine  n'était  pas  une  Marie  Stuart,  elle  avait 
la  résolution,  l'intrépidité  qui  amènent  le  triomphe  et 
fixent  les  destinées  des  rois  et  des  peuples.  Ce  n'était 
pas  pour  elle  qu'il  y  avait  à  s'alarmer,  et  la  mort  d'Ivan 
allait  rassurer  ses  amis,  non  toutefois  sans  inquiéter 
un  peu  leur  admiration.  Il  -est  curieux  de  connaître 
l'opinion  de  la  philosophie  sur  un  acte  qui  émut  à  bon 
droit  toute  l'Europe.  Voltaire  commence  par  l'indi- 
gnation. D'Alembert,  qui  préférait  son  indépendance 
et  ses  amis  à  toute  chaîne  même  dorée,  pressé  par 
Catherine  de  se  charger  de  l'éducation  de  son  fils, 
avait  décliné  ces  offres,  comme  il  avait  antérieurement 
refusé  la  succession  de  Maupertuis  à  Berlin,  malgré 
les  instances  réitérées  du  roi  de  Prusse.  Le  poëte, 
faisant  allusion  à  cette  circonstance,  disait  à  Damila- 
ville  :  c(  Il  n'a  pas  mal  fait  de  refuser  les  honneurs 
qui  l'attendaient  dans  le  Nord...  Tout  bon  géomètre 
qu'il  est,  il  aurait  eu  peine  à  résoudre  le  problème  de 
ce  qui  vient  de  se  passer  au  bord  de  la  mer  Baltique . 
On  conte  cet  événement  avec  des  circonstances  si 


1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXI,  p.  95.  Lettre 
de  Voltaire  à  d'Argental;  27  juillet  1763. 

2.  Ibid,,  i,  LXl,  p.  113.  Lettre  de  Voltaire  à  la  comtesse  d'Ar- 
genlal;  13  auguste   17G3. 


378  DÉTERMINATION  PEU  DURABLE. 

atroces,  qu'on  croirait  que  ce  sont  des  dévots  qui  ont 
conduit  toute  Taventure*.  »  Il  écrivait  encore,  douze 
jours  après,  au  même  :  «  Mon  cher  frère,  je  reçois 
votre  lettre  du  13,  dans  laquelle  vous  trouvez  le  pro- 
cédé de  la  philosophe  du  Nord  bien  peu  philosophe  ; 
et  en  même  temps  un  de  vos  confrères  (Grimm  proba- 
blement) me  demande  un  Dictionnaire  philosophique 
pour  elle  :  mais  je  ne  l'enverrai  certainement  pas,  à 
moins  que  je  n'y  mette  un  chapitre  contre  des  actions 
si  cruelles'''.  »  La  résolution  fait  le  plus  grand  hon- 
neur à  Voltaire.  Mais  le  tout  est  de  persévérer,  et  là 
est  le  difficile,  là  est  l'impossible  pour  cette  tête  si 
mobile.  Catherine  eut-elle  le  Dictionnaire  philoso- 
phique avec  ou  sans  l'addition  du  chapitre  dont  on  la 
menace?  C'est  ce  que  nous  ignorons  ;  mais,  en  revan- 
che, nous  savons  que  six  mois  après,  au  commence-" 
ment  de  mars  1768,  il  lui  envoyait  la  Philosophie  de 
r Histoire^  avec  une  belle  dédicace  *.  C'était  tout  ce 
qu'avait  pu  durer  et  tenir  sa  résolution,  si  elle  tint 
jusque-là.  Quant  à  Protagoras-D.'Alembert,  il  écrivait 
au  patriarche  de  Ferney,  deux  mois  après  cette  san- 
glante aventure  : 

Ma  bonne  amie  de  Russie  vient  de  faire  imprimer  un  grand 
manifeste  sur  Taventure  du  prince  Ivan,  qui  était  en  efTet, 
comme  elle  le  dit,  une  espèce  de  bête  féroce  ^.  Il  vaut  mieuxi 

1.  Voltaire,  (ouvres  complètes  {Beuchoi),  t.  LXII,  p.  7.  Lettre  de 
VoUaire  à  Damilaville;  7  septembre  1764, 

2.  Ibid.,  t.  LXII,  p.  11.  Lettre  de  Voltaire  au  même.  Ces  lignes 
furent  supprimées  dans  Tédition  de  Kehl. 

3.  C'est  le  neveu  de  l'abbé  Bazin,'  ce  n'est  pas  Voltaire,  comme 
on  va  voir. 

4.  Le  manifeste  de  Catherine  a  été  reproduit  dans  le  Jonmal  en- 
cyclopédique du  1er  octobre  17G4. 


80PHISMES   RÉVOLTANTS.  370 

dit  le  proverbe,  tuer  le  diable,  que  le  diable  ne  nom  tue.  Si  les 
princes  prenaient  des  devises  comme  autrefois,  il  me  semble 
que  celle-là  devrait  être  la  sienne.  Cependant  il  est  un  peu 
fâcheux  d'être  obligé  de  se  défaire  de  tant  de  gens,  et  d'im- 
primer ensuite  qu'on  en  est  bien  fâché,  mais  que  ce  n'est  pas 
sa  faute.  Il  ne  faut  pas  faire  trop  souvent  de  ces  sortes  d'ex- 
cuses au  public.  Je  conviens  avec  vous  que  la  philosophie 
ne  doit  pas  trop  se  vanter  de  pareils  élèves  :  mais  que  voulez- 
vous  ?  il  faut  aimer  ses  amis  avec  leurs  défauts  *. 

D'Alembert  ne  pense  pas  qu'il  n'y  ait  qu'à  louer; 
mais  il  le  prend  sur  un  ton  de  persiflage  qui  n'est  ni 
très-philosophique  ni  même  très-humain.  Voltaire, 
qui  oublie  vite,  mandait  de  son  côté,  mais  plus  tard, 
à  madame  du  Deffand  :  «  Je  suis  son  chevalier  envers 
et  contre  tous.  Je  sais  bien  qu'on  lui  reproche  quelque 
bagatelle  au  sujet  de  son  mari^;  mais  ce  sont  des  af- 
faires de  famille  dont  je  ne  me  mêle  pas  ;  et  d'ailleurs 
il  n'est  pas  mal  qu'on  ait  une  faute  à  réparer,  cela  en- 
gage à  faire  de  grands  efforts  pour  forcer  le  public  à 
l'estime  et  à  l'admiration,  et  assurément  son  vilain 
mari  n'aurait  fait  aucune  des  grandes  choses  que  ma 
Catherine  fait  tous  les  jours  ^  »  De  tels  sophismes  ré- 
voltent à  juste  titre  les  esprits  droits  et  honnêtes. 
Walpole,  auquel  madame  du  Deffand  avait  communi- 
qué sa  lettre,  lui  répondait,  non  sans  une  indignation 
très-sincère  :  «  Voltaire  me  fait  horreur  avec  sa  Cathe- 
rine. Le  beau  sujet  de  badinage  que  l'assassinat  d'un 

1.  Voltaire,  OEuvreê  complètes  (Beuehot),  t.  LXU,  p.  38.  Lettre 
de  D'Alembert  à  Voltaire;  à  Parls^  ce  4  octobre  1764. 

2.  11  faut  voir  comme  Voltaire  glisse  sur  cette  page  sanglante  dans 
son  Précis  du  siècle  de  Louis  XV  (Bouchot),  t.  XXI,  p.  305. 

3.  Ibid,,X.  LXIV,  p.  232,  233.  Lettre  de  Voltaire  à  madame  du 
Defifandj  18  mai  |767, 


380  INDIGNATION  DE  MADAME  DE  CHOISEUL. 

inari  et  rusurpation  de  son  trône  !  Il  n'est  pas  mal, 
dit-il,  qu'on  ait  une  faute  à  réparer.  Eh  !  comment 
répare-t-on  un  meurtre?  Est-ce  en  retenant  des  poètes 
à  ses  gages?  en  payant  des  historiens  mercenaires  et 
en  soudoyant  des  philosophes  ridicules  à  mille  lieues 
de  son  pays?  Ce  sont  ces  âmes  viles  qui  chantent  un 
Auguste  et  se  taisent  sur  ses  proscriptions  *.  » 

Mais  il  faut  lire  ce  que  pense  et  ce  que  dit  d'une 
telle  indulgence  la  douce  et  intéressante  madame 
de  Choiseul.  Si  son  indignation,  sa  colère  sont  bavar- 
des et  un  peu  prolixes  (sa  lettre  à  madame  du  Deffand 
a  presque  les  proportions  d'une  brochure),  elle  ana- 
lyse, elle  épluche  par  le  menu  et  avec  une  recherche 
impitoyable  cette  Catherine  dont  les  admirateurs  exal- 
taient les  grands  côtés  et  les  belles  actions,  et  elle  ne 
voit  rien  qui  puisse  effacer  les  taches  de  sang  qui  souil- 
leront toujours  sa  mémoire,  en  dépit  du  verdict  du 
trop  indulgent  patriarche  de  Ferney. 

Qiioil  Voltaire  trouve-t-il  qu'il  y  a  le  mot  pour  rire  dans 
un  assassinat!  et  quel  assassinat?  Celui  d'un  souverain  par 
sa  sujette,  celui  d'un  mari  par  sa  femme  !  Cette  femme  con- 
spire contre  son  mari  et  son  souverain,  lui  ôte  Tempire  et  la 
vie  de  la  façon  la  plus  cruelle,  et  usurpe  le  trône  sur  son 
propre  fite,  et  Voltaire  appelle  cela  des  démêlés  de  famille! 
«  11  n*est  pas  mal,  ajoute-t-il,  qu'on  ait  une  faute  à  réparer.» 
Comment  !  ces  crimes  atroces  ne  sont  que  des  bagatelles,  des 
fautes,  de  petits  péchés  véniels  faciles  à  réparer;  il  ne  lui  faut 
qu'un  meâ  culpâ  et  une  absolution  :  la  voilà  blanche  comme 
neige  ;  elle  est  la  gloire  de  son  empire,  l'amour  de  ses  sujets, 
l'admiration  de  l'univers,  la  merveille  de  son  siècle!...  Vous 

1.  Madame  du  DeCfand,  Correspondance  complète  (Paris,  Pion, 
1865),  t.  I,  p.  426,  427.  Note  de  Tédition  de  Londres  non  repro- 
duite dans  les  éditions  françaises. 


PERSIFLAGE  DE  MADAME  DU  DEFFAND.  :)8i 

avez  senti  cela  comme  moi  et  vous  lui  avez  répondu  par 
le  persiflage  le  plus  un  et  le  plus  délicat.  Puisse-t-il  en 
rougir  *  ! 

Voltaire  méritait,  en  effet,  qu'on  lui  fît  au  moins 
sentir  Tinconvenance  et  Tindécence  d'un  tel  badinage. 
Ce  fut  la  marqpiise  qui  s'en  chargea  ;  elle  était  en-pos- 
session de  tout  dire  et  savait  tout  dire  avec  ce  tour 
bien  à  elle  qui  Ta  placée  directement  après  lui,  à  la 
tête  des  épistob'erssi  nombreux  et  si  brillants  du  dix- 
huitième  siècle. 

Ne  résistez  jamais,  monsieur,  au  désir  de  m'écrire;  vous 
ne  sauriez  vous  imaginer  le  bien  que  me  font  vos  lettres^  la 
dernière  surtout  a  produit  un  effet  admirable^  elle  a  chassé 
Jes  vapeurs  dont  j'étais  obsédée.  Il  n'y  a  point  d'humeur 
noire  qui  puisse  tenir  à  l'éloge  que  vous  faites  de  votre 
Sémiramis  du  Nord  ;  ces  bccgatelles  que  Von  dit  d'elle  au  sujet 
de  son  marit  et  desquelles  vous  ne  vous  mêlez  pas  y  ne  voulant 
point  entrer  dans  des  affaires  de  famille,  feraient  même  rire 
le  défunt;  mais  le  pauvre  petit  Ninias  voyage -t- il  avec 
madame  sa  mère?  Je  voudrais  qu'elle  vous  le  confiât;  j'ai- 
merais mieux  pour  lui  vos  instructions  que  ses  beaux  exem- 
ples. J'admire  son  zèle  pour  la  tolérance,  elle  ne  se  contente 
pas  de  l'avoir  établie  dans  ses  États,  elle  l'envoie  prêcher 
chez  ses  voisins  par  cinquante  mille  missionnaires  armés  de 
pied  en  cap.  Oh  !  c'est  la  véritable  éloquence  !  Qu'en  dira  la 
Sorbonne*? 

Il  est  vrai  que,  lorsque  le  poète  écrivait  cet  étrange 
badinage,  près  de  trois  années  s'étaient  écoulées  de- 

1,  Correspondance  complète  de  madame  du  Deffand  avec  la  duchesse 
de  Choiteul  (Paris,  Levy,  1867),  t.  I,  p.  111.  Lettre  de  madame  de 
Ghoiseul  à  la  marquise  ;  12-14  juin  1767. 

2.  Madame  du  DefEand,  Correspondance  complète  (Paris,  Pion, 
1 865),  1. 1,  p.  427.  Lettre  de  la  marquise  à  Voltaire  ;  26  mai  1767  • 


38^  LE  NEVEU  DE  L'ABBÉ  BA2IN. 

puis  le  dernier  de  ces  sanglants  événements  (Fassassi-- 
nat  d'Ivan),  et  que  Catherine  n'avait  rien  négligé 
pour  en  effacer  jusqu'au  souvenir.  Frédéric  avait  gra- 
tifié quelques  gens  de  lettres  français  de  pensions  plus 
honorables   que   considérables;    Catherine  fera  les 
choses  avec  une  munificence  qui  laissera  loin  derrière 
elle  les  maigres  dons  du  marquis  de  Brandebourg.  Elle 
achètera  quinze  mille  livres  la  bibliothèque  de  Dide- 
rot, dont  elle  lui  abandonnera  la  jouissance,  et  lui  fera 
une  rente  viagère  de  mille  francs  comme  conservateur 
de  ses  livres.  c<  Aurait-on  soupçonné,  il  y  a  cinquante 
ans,  qu'un  jour  les  Scythes  récompenseraient  si  no- 
blement dans  Paris  la  vertu,  la  science,  la  philosophie, 
si  indignement  traitées  parmi  nous  ?  IHustre  Diderot, 
recevez  les  transports  de  ma  joie^  »  L'auteur  delà 
Hmriade  était  trop  grand  'seigneur  pour  que  l'on 
songeât  à  le  pensionner.  Mais  il  n'en  avait  pas  moins 
son  côté  vulnérable.  Il  faut  voir  avec  quelle  adresse 
féUne  cette  souveraine  de  tant  de  peuples  s'efforce  de 
subjuguer  l'ermite  du  Mont^Jura,  avec  quelle  familia- 
rité enchanteresse  elle  le  traite,  oubliant  ce  qu'elle 
est  pour  l'entretenir  des  petits  intérêts  de  l'humanité, 
de  la  philosophie  et  des  lettces.  Le  neveu  de  l'abbé 
Bazin  avait  bien  eu  l'audace  de  lui  adresser  la  pre- 
mière édition  de  la  Philosophie  de  r Histoire;  elle  a 
lu  d'un  bout  à  l'autre  «  ce  beau  livre  »,  et  elle  s*em- 
presse  de  Ven  remercier  ;  mais,  dans  l'ignorance  du 
Ueu  de  sa  résidence,  elle  charge  M.  de  Voltaire  de 
faire  parvenir  sa  lettre  audit  neveu,  espérant  bien 

1.  Voltaire,  CEuvrei  eompié(t$  (Beachot)^  t«  LXll,  p.  9Ut  312. 
Lettre  de  Voltaire  à  Damilanlle;  24  «nil  1T66. 


LE  POÈTE  SUBJUGUÉ.  *         383 

qu'il  excusera  cette  démarche  en  faveur  du  mérite 
éclatant  de  ce  jeune  homme*.  Toutes  ses  lettres  au- 
ront ce  cachet  de  simplicité,  de  gaieté,  de  familiarité 
noble,  qui  dérouteraient,  si  l'on  ne  savait  combien  il 
peut  se  rencontrer  d'hommes  différents  dans  un  cceur 
d'homme. 

Avec  le  temps  les  rapports  ne  feront  que  se  resser- 
rer, et  Catherine  sera  la  Sémiramis  du  Nord^  comme 
Frédéric  en  avait  été  le  Salomon  ;  elle  sera  aussi  sa 
Catherine,  sa  «  Cateau,  »  comme  il  l'appelle  avec  un 
tendre  sans-gène.  Il  lui  est  tout  acquis,  il  se  mettra 
à  sa  dévotion,  se  constituera  son  homme-lige,  et 
prendra  son  parti   envers   et   contre  tous ,  contre 
Moustapha,  sur  le  compte  duquel  il  s'égayera  fort 
irrévérencieusement,  contre  les  fédérés  de  Pologne,  à 
qui,  en  les  croquant,  l'on  allait  faire  beaucoup  d'hon- 
neur. Ce  qu'on  ne  peut  refuser  à  la  veuve  de  Pierre  III, 
c'est  la  volonté,  la  résolution  d'être  une  grande  prin- 
cesse, c'est  la  noble  ambition  de  continuer  l'œuvre 
que  le  czar  avait  léguée  à  ses  successeurs.  Le  poëte, 
subjugué  par  la  réelle  magnanimité  de  ce  caractère, 
ne  comprenait  pas  que  Ton  ne  partageât  point  son 
enthousiasme,  et  que  la  moderne  Tomyris  inspirât 
dans  la  frondeuse  Genève  plus  d'éloignement  que 
d'admiration.  «  Il  y  a  quelques  magistrats  que  l'es- 
prit de  parti  a  rendus  ridiculement  ennemis  de  la 
France  et  de  la  Russie,  et  qui  fesaient  des  feux  de  joie 
à  leur  maison  de  campagne  lorsque  nos  armes  avaient 
été  malheureuses  dans  le  cours  de  la  dernière  guerre.  » 

1.  Voltaire,  OÊuvreé  complètes  (Beuchot),  t.  LXII,  p.  376.  Lettre 
d«  GathÀtiiiè  à  VolUir^i  sailft  âAte. 


^ 


;:8'f  VISÉES  CIVILISATRICES. 

Mais  il  s'agit  ici  de  tout  autre  chose  que  de  haine  de 
peuple  à  peuple,  et  Voltaire  le  sait  mieux  que  per- 
sonne. Cette  répulsion  que  justifiaient  amplem^ent  les 
terribles  antécédents  de  l'impératrice,  le  gouverne- 
ment  genevois  aura  l'occasion  de  l'accentuer   par 
une  mesure  exceptionnelle ,  très- discutable  au  point 
de  vue  de  la  loi,  mais  qui  trouva  peu  de  critiques  au 
sein  de  cette  population  rigide.  Catherine,  qui  sentait 
que  le  moyen  d'émancipation  le  plus  efficace  comme 
le  plus  rapide  était  de  mettre  ses  sujets  à  moitié  sau- 
vages en  perpétuel  contact  avec  les  nations  occiden- 
tales, usait  de  toutes  les  séductions  pour  attirer  à  Pé- 
tersbourg  des  ofticiers  de  mérite,  des  savants,  des 
ingénieurs,  les  recrutant  de  préférence  parmi  ceux 
qui  parlaient  notre  langue,  car  elle  était  toute  fran- 
çaise. Mais  ce  n'était  là  qu'un  côté  de  la  tâche.  Il  fal- 
lait également  élever  le  niveau  moral,  le  niveau  in- 
tellectuel desw  femmes  de  son  empire,  des  mères  de  la 
génération  qu'elle  préparait;  et  elle  pensait  avec  rai- 
son qu'il  n'y  avait  rien  de  mieux,  pour  y  parvenir, 
que  d'attirer  à  sa  cour  des  jeunes  filles  instruites, 
bien  élevées,  dont  l'exemple  et  les  connaissances  ne 
pouvaient  manquer  d'exercer  une  salutaire  influence, 
une  action  vraiment  civilisatrice. 

Elle  savait  quelle  éducation  sérieuse  recevaient,  en 
Suisse,  les  enfants  des  deux  sexes,  et  elle  crut  que 
c'était  le  lieu  où  elle  pourrait  faire  les  meilleures  re- 
crues. Le  voisinage  de  Ferney  rendait  encore  plus 
aisée  une  négociation  qui,  d'ailleurs,  ne  devait  ren- 
contrer aucun  obstacle.  Aussi  dépêchait  elle,  sans 
plus  attendre,  le  comte  de  Bulow,  avec  la  mission  de 


DÉCISION  DU   PETIT  CONSEIL.  38u 

ramener,  tant  du  pays  de  Vaud  que  de  Genève,  un 
certain  nombre  d'institutrices  qu'elle  voulait  placer 
auprès  de  jeunes  filles  de  qualité,  à  Moscou  ou  à  Saint- 
Pétersbourg.  .Mais  c'était  compter  sans  le  petit  Con- 
seil, qui  prit  aussitôt  ses  mesures  pour  faire  avorter 
un  tel  projet.  Tout,  du  reste,  se  fit  au  grand  jour, 
sans  tergiversations,  sans  faiblesse;  et  l'attitude  des 
gouvernants  de  ce  petit  État  fut  aussi  digne  qu'éner- 
gique, comme  on  en  va  juger  par  le  procès-verbal 
même  de  leur  décision,  à  la  date  du  20  août  (1765). 

M.  Sales,  syndic  de  la  garde,  ayant  avis  que  le  sieur  de 
Bulow,  colonel  au  service  de  Sa  Majesté  rimpératrice  Ca- 
therine, vient  d'arriver  en  cette  ville  avec  charge  d'engager 
des  demoiselles  pour  les  emmener  en  Russie,  il  a  été  atten- 
tif, depuis  l'arrivée  de  cet  offîcier,.à  éclairer  sa  conduite. 
Cet  officier  a  essayé  de  débaucher  quelques  personnes;  sur 
quoi  ravis  a  été  de  la  part  du  Conseil  que,  de  tels  engage- 
ments étant  opposés  à  nos  lois,  qui  ne  permettent  pas  ces 
sortes  de  voyages,  on  prierait  le  sieur  de  Bulow  de  se  dé- 
sister volontairement  de  ses  efforts,  afin  de  n'être  pas 
obligé  de  lui  faire  de  la  peine'. 

Mais  le  petit  Conseil  ne  s'attribuait-il  point  un  pou- 
voir exorbitant  qui  n'appartenait  déjà  plus  au  père, 
puisqu'il  ne  s'agissait  que  de  l'expatriation  de  filles 
majeures?  Avait-on,  d'ailleurs,  fait  difficulté  en  au- 
cun temps  de  laisser  passer  en  Angleterre ,  à  titre 
d'institutrices  ou  de  gouvernantes,»  les  filles  que  leur 
existence  précaire  avait  pu  déterminer  à  prendre  un  tel 
parti?  Voltaire,  comme  on  le  pense  bien,  ne  se  consti- 
tuera pas  l'avocat  de  mesures  aussi  arbitraires  qu'où- 

1.  Gaberel,  Voltaire  at  les  Genevois  (Gherbuliez,  t857),  p.  50. 
VI.  22 


386  COURROUI  D£  VOLTAIRE. 

trageantes  pour  la  souveraine  d'un  grand  empire  ;  il 
jettera  feu  et  flamme,  et  en  écrira  avec  plus  que  de  la 
vivacité  à  ses  amis  de  Paris.  Mais  tous  ne  partagent 
pas  son  indignation  ;  d' Argental  est  d  un  autre  senti- 
ment, et  n'est  pas  loin  d'applaudir  à  cet  acte  de  vi- 
gueur, ainsi  qu'il  résulte  des  explications  mêmes  du 
patriarche  de  Ferney,  car  sa  lettre  ne  nous  est  pas 
parvenue. 

Gomme  il  faut  à  son  ami  montrer  son  injiLstice^  vous  croyez 
donc  me  montrer  la  mienne  en  prenant  parti  contre  les 
filles,  et  vous  trouvez  bon  qu*on  les  empêche  d'aller  où  vous 
savez,  c'est-à-dire  en  Russie  ?  Je  conçois  bien  qu'il  n'est  pas 
permis  d'enrôler  des  soldats  et  de  débaucher  des  manufac- 
turiers; mais  je  vous  assure  que  les  filles  majeures  ont  le 
droit  de  voyager,  et  que  la  manière  dont  on  en  a  usé  avec 
un  seigneur  envoyé  par  Catherine  est  directement  contre 
les  lois  divines,  humaines,  et  même  genevoises.  J'ai  été 
d'autant  plus  piqué,  que  M.  le  comte  de  Schowalow,  très- 
intéressé  dans  cette  affaire,  était  alors  chez  moi  ^ 

Voltaire  mande  à  Ferney  les  parents  de  ces  «t  voya- 
geuses affligées  »  qui,  s'il  faut  l'en  croire,  subissaient 
malgré  eux  une  décision  tyrannique  en  opposition 
avec  toutes  les  lois.  On  devine  que  l'envie  de  plaire  à 
Catherine  II  ne  le  laissa  pas  inactif  et  dut  le  pousser  à 
quelque  démarche  :  il  s'adressait,  eii  effet,  à  Tron- 
chin,  qui  lui  répondait  en  termes  plus  qu'expUcites  : 
c(  M.  de  Voltaire,  le  Conseil  se  regarde  conune  le  père 
de  tous  les  citoyens;  en  conséquence  il  ne  peut  souf- 
frir que  ses  enfants  aillent  s'établir  dans  une  cour 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXII,  p.  467.  Lettre 
de  Voltaire  à  d'Argôntal;  26  ôctobftt  1765. 


M.  DE  BULOW  Â  LE  DESSOUS.  387 

dont  la  souveraine  est  violemment  soupçonnée  d'avoir 
laissé  assassiner  son  mari,  et  où  les  mœurs  les  plus 
relâchées  régnent  sans  frein  * .  »  Heureux  le  peuple 
dont  le  gouvernement  peut  s'interposer  dans  les  af- 
faires des  particuliers  à  leur  plus  grand  bien,  sans 
qu'il  en  résulte  aucun  inconvénient  grave  pour  la  li- 
berté des  citoyens  !  Disons  qu'un  tel  peuple  doit  non- 
seulement  avoir  conservé  une  partie  de  sa  première 
vertu,  mais  encore,  pour  s'arranger  d'une  interven- 
tion toute  paternelle,  ne  guère  dépasser  les  propor- 
tions d'une  famille  qui  se  compte,  malgré  son  nom- 
bre. M.  de  Bulow  prit  une  attitude  hautaine  et  pres- 
que menaçante.  Il  déclara  qu'il  ne  quitterait  Genève 
qu'après  avoir  accompli  les  ordres  de  sa  souveraine. 
Il  allait  se  briser  néanmoins  contre  la  fermeté  de  la 
parvulissime  république,  comme  l'appelait  l'auteur 
de  Mérope^  dans  ses  moments  d'humeur.  Le  canton  de 
Berne  n'avait  pas  hésité,  de  son  côté,  à  se  joindre  à 
elle,  dans  une  question  qui  ne  le  regardait  pas  moins 
directement,  et  l'émissaire  de  Catherine  dut  partir  et 
partir  seul.  Ce  qui  vint  accroître  encore  cette  petite 
humiliation,  c'est  que  plusieurs  jeunes  filles  étaient 
déjà  en  chemin,  et  que  le  Conseil  de  Genève  les  fit  ar- 
rêter sur  le  territoire  bernois,  qui  se  prêta  à  cet  adte 
d'autorité.  Voltaire  devait  être  d'autant  plus  exaspéré, 
qu'on  semblait  avoir  compté  sur  l'efficacité  de  son 
concours.  Au  moins  tient-il  à  ce  que  sa  Catherine 
sache  qu'il  n'a  pas  dépendu  de  lui  que  la  volonté  de 
la  czarine  fût  respectée  et  exécutée. 

1.  Gaberel,  Voltaire  et  les  Genevois  (CherbuUez,  1857),  p.  51 ,  &^* 


388  ASSURANCES  DE  DÉVOUEMENT. 

Monsieur,  mandait-il  au  prince  de  Gallitzin,  j*âî  trop 
d'obligations  à  Sa  Majesté  impériale,  je  lui  suis  trop  respec- 
tueusement attaché  pour  ne  1  avoir  pas  servie,  autant  qu'il 
a  dépendu  de  moi...  C'est  d'ailleurs  un  si  grand  honneur 
pour  notre  langue,  que  j'aurais  secondé  cette  entreprise, 
quand  même  la  reconnaissance  ne  m'en  aurait  pas  imposé 
le  devoir. 

M.  le  comte  de  Schowalow  a  déjà  rendu  compte  à  Votre 
Excellence  de  toute  cette  affaire^  et  de  la  manière  dont  le 
petit  Conseil  de  Genève  a  fait  sortir  de  la  ville  M.  le  comte 
d.e  Bulau^  chargé  des  ordres  de  l'impératrice. . .  Je  ne  me  mêle 
en  aucune  manière  des  continuelles  tracasseries  qui  divisent 
cette  petite  ville;  et,  sans  avoir  la  moindre  discussion  avec 
personne,  je  me  suis  borné,  dans  cet  éclata  à  témoigner  à 
M.  le  comte  de  Schowalow  et  à  d'autres  mon  respect,  ma 
reconnaissance,  et  mon  attachement  pour  Sa  Majesté  l'impé- 
ratrice. Ces  sentiments  gravés  dans  mon  cœur  seront  tou- 
jours la  règle  de  ma  conduite'. 

Les  répugnances  du  petit  Conseil  étaient  conce- 
vables, et  nous  admettons  que  les  terribles  antécé- 
dents de  la  Tomyris  moscovite  ne  semblassent  point 
des  plus  rassurants.  Mais,  comme  on  Ta  dit,  il  y  avait 
plus  d  une  femme  dans  Catherine;  et,  si  elle  ne  veilla 
que  trop  peu  sur  ses  mœurs,  elle  ne  dut  pas  souhaiter 
que  la  flatterie  allât  jusqu'à  les  copier.  Cette  levée 
qu'elle  comptait  faire  à  Genève  et  dans  le  pays  de 
Vaud  révèle  des  visées  civilisatrices  qui  sont  à  son 
honneur,  et  que  cet  insuccès  ne  lui  fera  point  aban- 
donner. Le  génie  de  Catherine  était  moins  un  génie 
inventif  qu'organisateur.  Elle  savait  lire  et  tirer  parti 
de  ses  lectures,  et  s'approprier  ce  qu'elle  trouvait  de 
bon  et  de  grand  dans  les  annales  des  autres  peuples. 

1.  Voltaire,  GB«vre<comp/èrrs(Beuchot),t.LXn,  p.  471,  472,473. 
Lettre  de  Voltaire  au  prince  de  Gallitzin;  octobre  1765» 


UN  SAINT-CYR  MOSCOVITE.    •  389 

Notre  histoire  lui  était  familière,  et  surtout  celle  du 
grand  siècle.  Bien  qu'il  n'y  eût  guère  d'analogies 
entre  elle  et  madame  de  Maintenon,  elle  sentit  toute 
l'utilité  et  l'importance  d'une  maison  comme  celle  de 
Saint-Cyr.  Elle  voudra  avoir  son  Saint-Cyr,  elle  aussi, 
élever  des  épouses  et  des  mères  pour  sa  noblesse.  Et, 
lorsque  l'établissement  sera  fondé  et  en  plein  exer- 
cice, elle  s'adressera  à  Voltaire  comme  la  marquise 
s'était  adressée  à  Racine;  car  il  faudra  bien  copier 
Saint-Cyr  sur  ce  point  comme  sur  le  reste. 

Ce  côté  sans  doute  n'est  pas  le  plus  grand;  mais, 
en  somme,  on  aura  rêvé  une  louable  et  belle  institution, 
et,  à  n'en  croire  que  sa  fondatrice,  le  succès  aura  ré- 
pondu à  toutes  les  espérances.  «  Ces  demoiselles,  je 
dois  l'avouer,  surpassent  notre  attente  :  elles  font  des 
progrès  étonnants,  et  tout  le  monde  convient  qu'elles 
deviennent  aussi  aimables  qu'elles  sont  remplies  de 
connaissances  utiles  à  la  société.  Elles  sont  de  mœurs 
irréprochables,  sans  avoir  cependant  l'austérité  minu- 
tieuse des  recluses.  Depuis  deux  hivers,  on  a  com- 
mencé à  leur  faire  jouer  des  tragédies  et  des  co- 
médies. »  Mais,  naturellement,  les  supérieures  se 
montrent  difficiles  sur  les  choix  et  ne  veulent  pas  d'a- 
mour, a  Comment  faire  donc?  Je  n'en  sais  rien,  et 
j'ai  recours  à  vous*.  »  Et  Voltaire,  aussitôt,  de  pro- 
poser les  Lois  de  Minas,  a  Si  ces  demoiselles  jouent 
des  tragédies,  un  jeune  homme  de  mes  amis  (on  sait 
quel  il  est)  en  a  fait  une  depuis  peu,  dans  laquelle 


1.  Voltaire,  OEuureê  complètes  (Bendioi),  t.  LXVII,  p.  359.  Lettre 
de  Catherine  à  Voltaire;  le  30  Jaavier-lO  féTri<- 


390       TENDRES  EMPORTEMENTS  DU  POÈTE. 

on  ne  peut  pas  dire  que  Tamour  joue  un  rôle...  Je 
l'enverrai  à  Votre  Majesté  Impériale  dès  qu'elle  sera 
imprimée  *.  »  A  part  ce  chapitre  du  théâtre  dont 
on  ne  veut  pas  entendre  parler  à  Genève,  cette  édu- 
cation est  sage,  réservée,  bien  comprise,  ceUe  qu'il 
fallait  pour  de  jeunes  filles  dont  le  pays  attendait 
beaucoup.  Et  ce  programme,  en  supposant  qu'il  fut 
observé  en  toute  rigueur,  eût  pu  trouver  grâce  à  Ge- 
nève et  à  Berne. 

Désormeàs^VaMienv  de  Y  Histoire  de  Pierre  le  Grand 
aura  les  yeux  obstinément  attachés  sur  la  digne  héri- 
tière de  son  héros  ;  tous  ses  vœux  seront  pour  la 
gloire  et  la  prospérité  de  ce  vaste  empire,  qu'il  ne 
trouve  pas  assez  vaste,  et  pour  lequel  il  rêve  toute  la 
Turquie  d'Europe.  Quand  les  deux  pays  armeront  l'un 
contre  l'autre,  dans  sa  tendresse  pour  «  sa  Cateau  » ,  il 
la  gourmandera  sur  sa  modération  ;  qu'on  ne  lui  parie 
point  d'une  paix  qui  ne  lui  donnerait  pas  Stamboul  *, 
et  ne  la  constituerait  pas  la  libératrice  et  la  régénéra- 
trice de  la  patrie  de  Sophocle  et  d'Alcibiade  I  II  faut 
que  ce  soit  Catherine  qui  essaye,  sans  y  réussir,  de  lui 
faire  entendre  raison.  Ah  !  s'il  n'avait  que  soixante- 
dix  ans,  et  qu'il  fût  propre  à  quelque  chose  !  Et  voilà 
•qu'il  se  rappelle  que,  durant  la  guerre  de  1756,  il 
avait  proposé  à  d'Argenson  certains  chars,  auxquels 
on  ne  fit  pas  l'accueil  qu'ils  méritaient  et  qui  nous 
eussent  sauvés  peut-être,  si  l'on  avait  été  moins  dé- 


1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXVU»  p.  383.  Lettre 
de  Voltaire  à  Catherine;  à  Ferney,  12  mars  1772. 

2.  Ibid.,  t.  LXVIII,  p.  70.  Lettre  de  Voltaire  à  Catherine  H;  à 
Ferney,  11  décembre  177)1. 


LES  CHAHS  ASSYRIENS  REPARAISSENT.  391 

daigneux  et  plus  sérieux  *.  Mais  rien  n'est  perdu,  et 
tout  aura  été  pour  le  mieux,  s'ils  peuvent  contribuer 
aux  triomphes  de  Sémiramis, 

Dans  une  lettre  à  Catherine,  de  février  1769,  Vol- 
taire  glissait  le  mémoire  du  marquis  de  Florîan  sur 
ces  foudres  de  guerre,  qu'il  ne  cessera  de  recomman- 
der, d'appuyer  avec  des  tendresses  d'auteur;  car  il 
avait  sa  bonne  part  de  propriété  dans  l'invention. 
Nous  n'avons  pas  oublié  avec  quelle  insistance  infati- 
gable il  provoquait  l'attention  du  ministre,  celle  du 
maréchal  de  Richelieu  sur  une  trouvaille  que  Ton  eût 
pu  accueillir  avec  plus  de  faveur.  Il  reprendra  la  thèse 
à  nouveau,  et  ne  sera  avec  la  souveraine  du  Nord  ni 
moins  pressant,  ni  moins  insinuant,  torturant  légère- 
ment la  vérité,  quant  à  l'historique  de  ses  pourparlers 
avec  nos  bureaux.  «  Le  comte  d'Argenson,  ministre 
de  la  guerre,  en  fit  faire  un  essai.  Mais  comme  cette 
invention  ne  pouvait  réussir  que  dans  de  vastes  plai- 
nes, telles  que  celles  de  Lutzen,  on  ne  s'en  servit 
pas  ^  »  Était-ce  la  seule  raison?  probablement  en 
supposa-t-on  encore  une  autre,  à  Saint-Pétersbourg. 
A-t-on  bien  compris,  là  aussi,  l'utilité,  l'importance  de 
ces  chars,  ^t  n'est-il  pas  du  devoir  de  l'auteur  de  Zaïre 
d'en  mettre  en  relief  tous  les  avantages  ?  Il  est  trop 
l'ami  de  Catherine  II  et  lui  est  trop  compléteinent  at- 
taché pour  ne  pas  persister,  aux  risques  d'ennuyer  et 
de  paraître  ridicule. 

Je  m'imagine  très-sérieusement,  lui  écrlvaft-ll,  quo  la 

1.  Voltaire  aux  Délices^  p.  221  à  227. 

2.  Voltaire,  Œuvres  complétée  (Beuchot),  t.  LXV,  p.  461^  *^'^"'* 
de  Voltaire  à  Catherine  II  ;  à  Femey,  37  mai  1786 


'M)2  SÉDUISANTES  ÉNUMÉRATIONS. 

grande  armée  de  Voire  Majesté  impériale  sera  dans  les  plai- 
nes d'Andrinople  au  mois  de  juin.  Je  vous  supplie  de  me 
pardonner  si  j'ose  insister  encore  sur  les  chars  de  Tomyris. 
Ceux  qu'on  met  à  vos  pieds  sont  d'une  fabrique  toute  diffé- 
rente de  ceux  de  l'antiquité.  Je  ne  suis  point  du  métier  des 
homicides.  Mais  hier  deux  meurtriers  allemands  m'assu- 
rèrent que  l'effet  de  ces  chars  était  immanquable  dans  une 
première  bataille^  et  qu'il  serait  impossible  à  un  bataillon 
ou  à  un  escadron  de  résister  à  l'impétuosité  et  à  la  nou- 
veauté d'une  telle  attaque...  Je  ne  sais  d'ailleurs  rien  de 
moins  dispendieux  et  de  plus  aisé  à  manier.  Un  essai  de 
cette  machine^  avec  trois  ou  quatre  escadrons  seulement^ 
peut  faire  beaucoup  de  bien  sans  aucun  inconvénient. 

Il  y  a  très-grande  apparence  que  je  me  trompe,  puisqu'on 
n'est  pas  de  mon  avis  à  votre  cour  ;  mais  je  demande  une 
seule  raison  contre  cette  invention.  Pour  moi,  j'avoue  que 
je  n'en  vois  aucune. 

Daignez  encore  faire  examiner  la  chose;  je  ne  parle  qu'a- 
près les  ofGciers  les  plus  expérimentés.  Ils  disent  qu'il  n'y  a 
que  les  chevaux  de  frise  qui  puissent  rendre  cette  manœuvre 
inutile...  Après  tout,  on  ne  hasarde  de  perdre,  par  esca- 
dron, que  deux  charrettes,  quatre  chevaux,  et  quatre 
hommes. 

Encore  une  fois,  je  ne  suis  point  meurtrier,  mais  je  crois 
que  je  le  deviendrais  pour  vous  servir  *. 

On  est  pressant,  on  est  un  peu  piqué,  Ton  implore 
de  n'être  jugé  qu'après  avoir  été  entendu;  tout  cela 
est  à  considérer,  car  la  czarine  ne  voudrait  pas  se 
brouiller  avec  cet  adorateur  à  distance  qui  ne  pèse  ni 
l'encens  ni  la  louange.  Aussi  lui  répondra-t-elle  par 
une  lettre  des  plus  aimables  où  lui  sera  laissée  l'espé- 
rance, ce  dernier  bien  de  celui  qui  a  tout  perdu. 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXVi,  p.  234,  285. 
Lettre  de  Voltaire  à  Catherine;  h  Femey,  10  avril  1770. 


EAU   BÉNITE  DE  COUR.  393 

Monsieur,  vos  deux  lettres,  la  première  du  10,  et  la  se- 
conde du  14  avril,  me  sont  parvenues  Tune  après  l'autre 
avec  leurs  incluses.  Tout  4e  suite  j'ai  commandé  deux  chars 
selon  le  dessin  et  la  description  que  vous  avez  bien  voulu 
m'envoyer,  et  dont  je  vous  suis  bien  obligée.  J'en  ferai  faire 
répreuve  en  ma  présence,  bien  entendu  qu'ils  ne  feront 
mal  à  personne  dans  ce  moment-là.  Nos  militaires  convien- 
nent que  ces  chars  feraient  leur  effet  contre»  des  troupes 
rangées  :  ils  ajoutent  que  la  façon  d'agir  des  Turcs  dans  la 
campagne  passée  était  d'entourer  les  troupes  en  se  disper- 
sant et  qu'il  n'y  avait  jamais  un  escadron  ou  un  bataillon 
ensemble* 

Voltaire  ne  voit  pas  que  l'on  se  ménage  une  porte 
de  sortie  et  qu'à  plus  ample  informé,  les  chars,  par- 
faits pour  toute  autre  guerre,  ne  pourront  convenir  à 
cette  guerre  d'éparpillement.  Il  n'est  pas,  toutefois, 
sans  sentir  le  côté  spécieux  de  l'argument,  aussi  s'ef- 
forcera-t-il  d'en  affaiblir  la  portée  du  mieux  qu'il 
pourra, 

• 

Madame,  j'ai  reçu  la  lettre  dont  Votre  Majesté  impériale 
m'honore,  en  date  du  27  mai  *.  Je  vous  admire  en  tout  ;  mon 
admiration  est  stérile,  mais  elle  voudrait  vous  servir  :  en- 
core une  fois  je  ne  suis  pas  du  métier,  mais  je  parierais  ma 
vie  que,  dans  une  plaine,  ces  chars  armés,  soutenus  par  vos 
troupes,  détruiraient  tout  bataillon  ou  tout  escadron  ennemi 
qui  marcherait  régulièrement;  vos  officiers  en  conviennent: 
le  cas  peut  arriver.  Il  est  difficile  que  dans  une  bataille  tous 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXVI,  p.  275.  Lflttre 
de  Catherine  II  à  Voltaire  ;  le  9-20  mai  1770. 

2.  Ibid,,  t.  LXVI,  p.  285.  L'impératrice  y  rend  compte  au  po«te 
du  progrès  de  ses  flottes.  La  lettre,  qui  n'est  pas  longue,  est  plaine 
de  détails  sur  des  avantages  qui  ne  doivent  pas  âtre  indlfférenu  h 
M.  de  Voltaire.  Quant  aux  chars  assyriens,  on  excusera  l'impéru- 
trice  de  n'en  point  parler. 


394  BRUITS  PASSAGERS  DE  PAIX. 

les  corps  turcs  attaquent  en  désordre,  dispersés,  el  voltig^eant 
rers  les  flancs  de  votre  armée*... 

En  définitive,  il  n'a  pas  perdu  tout  espoir.  Un  mois 
après,  il  écrivait  encore  à  son  impératrice  : 

Nous  sommes  actuellement  dans  la  plus  belle  saison  du 
monde  :  voffà  un  temps  charmant  pour  battre  les  Turcs. 
Est-ce  que  ces  barbares-là  attaqueront  toujours  comnie  des 
houssards?  ne  se  présenteront-ils  jamais  bien  serrés,  pour 
être  enûlés  par  quelques-uns  de  mes  chars  babyloniques  ? 

Je  voudrais  du  moins  avoir  contribué  à  vous  tuer  quelques 
Turcs;  on  dit  que  pour  un  chrétien  c'est  une  œuvre  fort 
agréable  à  Dieu.  Cela  ne  va  pas  à  mes  maximes  de  tolérance; 
mais  les  hommes  sont  pétris  de  contradictions,  et  d'ailleurs 
Votre  Majesté  me  tourne  la  tête  •. 

Aussi  se  proclame-t-il  catherinier  dans  une  lettre 
qui  débute  comme  la  Salutation  angélique  :  «  Ma- 
dame, vous  êtes  bénie  par-dessus  toutes  les  impéra- 
trices et  par-dessus  toutes  les  femmes  ^...  »  Mais,  des 
chars  assyriens,  il  n'est,  il  ne  sera  plus  question,  soit 
qu'en  efiet  il  eût  compris  qu'il  ne  pouvait  qu'embar-  i 
rasser  et  importuner  sans  rien  obtenir,  soit  que  nous 
n'ayons  pas  toutes  ses  lettres  de  ce  temps  à  Catherine.  , 
Disons  aussi  qu'à  ce  moment,  les  Gazettes  avaient  dé- 
claré la  paix  faite  ou  bien  près  d'être  conclue,  et  cela, 
naturellement,  rendait  sans  objet  ses  sollicitations  et 
ses  instances.  C'était  un  leurre,  et  la  guerre  avec  Mus- 

1.  Voltaire,  Œuvre»  complètes  (Beuchot),  t.  LXVI,  p.  326,  Lellre 
de  Voltaire  à  Catherine;  à  Kerney,  4  juillet  1770. 

2.  Ibid,,  t.  LXVI,  p.  881.  LeUre  de  Voltaire  à  la  mène;  à  Fer- 
ney,  U  auguste  1770. 

3.  J6i(/.,  t.  LXVI,  p.  Lxvii,  p.  90.  Lettre  de  Voltaire  à  la  même; 
à  Ferney,  12  mars  1771. 


i^:.- 


BERLIN   ET   KERNEY  SB  RAPPROCHENT.  395 

tapha  n'en  continua  que  de  plus  belle  ;  mais  les  chars 
de  Cyrus  avaient  été  rentrés  sous  la  remise,  et  sans 
doute  Voltaire,  quoique  un  peu  tardivement,  se  dit 
que  ce  qu'il  avait  de  mieux  à  faire,  c'était  de  les  y  lais- 
ser dormir.  Il  n'y  a  pas  à  insister  sur  le  côté  comique 
et  même  burlesque  de  cette  visée  cornue,  comme  nous 
l'avons  déjà  dénommée*  Ce  qui  est  non  moins  remar- 
quable dans  tout  cela,  c'est  cet  engouement  du  poëte 
pour  Catherine  et  la  condescendance  et  les  égards 
vraiment  uniques  de  cette  princesse,  dont  toutes  les 
lettres  sont  celles  d'une  femme  du  monde  écrivant  à 
un  vieillard  spirituel  que  l'on  admire  et  vénère  égale- 
ment. Et  certes,  madame  du  Deffand,  pour  ne  parler 
que  d'elle,  n'y  mettra  pas,  à  beaucoup  près,  tant  de 
façons  et  de  politesse. 

■  Après  avoir  boudé,  quatre  années  et  plus,  Berlin  et 
Ferney  se  rsçprochèrent.  Le  bruit  avait  couru  que  le 
roi  de  Prusse  était  fort  malade,  et  l'auteur  de  la  Heti" 
riade^  qui  regrettait  sans  doute  un  commerce  souvent 
pointu  mais  dont  s'arrangeait  son  amour-propre ,  à 
défaut  d'un  sentiment  moins  personnel,  écrivit  une 
lettre  de  politesse,  que  l'on  ne  pouvait  laisser  sans 
réponse.  Frédéric,  en  effet,  répliquait  par  une  lettre 
où  régnait  encore  quelque  contrainte,  mais  qui  était 
polie,  eUe  aussi,  et  devait  être  la  date  de  la  reprise  de 
leur  correspondance  \  Il  semble  même  s'excuser  sur 

1«  Cependant,  dès  ayril  1763,  Voltaire  écri?ait  à  la  princesse  de 
Gotha  ces  quelques  lignes  qui  feraient  croire  au  moins,  de  la  part  du 
poëte,  à  une  démarche  que  Ton  n'eût  pas  repoussée  certainement. 
«  Il  y  a  deux  ans  que  j*ai  cessé  d'écrire  au  roi  de  Prusse.  Tant  qu'il 
n'a  pu  faire  autre  chose  que  de  verser  du  sang,  j'ai  respecté  cette 
t^orte  de  gloire.  Mais  celle  dont  il  se  couvre  aujourd'hui  (il  venait  de 


30»  FRÉDÉRIC  RETOMBE  SOUS  LB  CHARIKË. 

un  silence,  dont  assurément  la  vraie  cause  n'est  pas 
celle  qu'il  avance.  «  Je  vous  ai  cru  si  occupé  à  écraser 
lïn/...,  que  je  n'ai  pu  présumer  que  vous  pensiez  à 
autre  chose  *.  »  Quoi  qu'il  en  soit,  la  glace  était  de 
nouveau  rompue,  et  désormais  les  épttres  allaient 
succéder  aux  épîtres  avec  une  fréquence  qui  ne  fut 
jamais  plus  grande,  aux  époques  mêmes  de  la  lune  de 
miel  d'une  amitié  dont  les  hauts  et  les  bas  peignent 
bien  le  caractère  ardent,  irritable,  mobile,  des   deux 
personnages.  Le  solitaire  de  Sans-Souci  retonabera 
pleinement  sous  le  charme  de  cet  esprit  séduisant,  et 
il  s'écriera,  un  jour,  dans  un  véritable  élan  d'enthou- 
siasme :  «  Non,  il  n'est  point  de  plus  plaisant  vieillard 
que  vous.  Vous  avez  conservé  toute  la  gatté  et  Famé- 
nité  de  votre  jeunesse.  »  Et  plus  bas,  dans  la  même 
lettre  :  «  Vous  créez  des  êtres  où  vous  résidez  :  vous 
êtes  le  Prométhée  de  Genève.  Si  vous  étiez  demeuré 
ici,  nous  serions  à  présent  quelque  chose.  Une  fatalité 
qui  préside  aux  choses  de  la  vie  n'a  pas  voulu  que 
nous  jouissions  de  tant  d'avantages  ^.  »  Plus  les  an- 
nées s'enfuiront,  plus  Tinfluence  grandira;  et  Voltaire 
pourra  dire,  SÉms  exagération,  au  marquis  de  Florian  : 
c<  Ce  prince  m'écrit  tous  les  quinze  jours;  il  fait  tout 
ce  que  je  veux^.  »  Il  lui  en  donnera  en  effet  des  preu- 

signer  la  paix)  étant  plus  humaine,  elle  m^inléresse  davantage,  et 
lu^enhardira  jusqu'à  le  féliciter  d'être  Trajan,  après  a?olr  été  César.  » 
Voltaire  à  Ferney  (Paris,  Didier,  1860),  p.  270. 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beucliot),  t.  LXII,  p.  160.  Lettre 
de  Frédéric  à  Voltaire;  Berlin,  le  1*^  janvier  1765. 

2.  Ibiii.,  t.  LXni,  p.    tO,   11.   Lettre  de   Frédéric  au   même; 
Berlin,  8  janvier  1766. 

3.  Ibid.,  t.  LXfV,  p,  145.  Lettre  de  Voltaire  au  marquis  de  Flo- 
rian; 3  avril  1767. 


OBJECTIF  DE  LA  VIE.  DE  VOLTAIRE.        397 

\es  multipliées,  à  propos  des  Calas,  des  Sirven  et  de 
ce  jeune  d'Étallonde,  l'un  des  figurants  du  drame 
atroce  d'Abbeville. 

Nous  venons  de  nommer  Calas.  L'heure  éclatante 
de  la  réparation  a  sonné.  Voltaire  n'a  pas  à  regretter 
ses  peines,  ni  le  temps  consacré  à  cette  œuvre  d'un 
dévouement  qui  ne  s'est  pas  un  seul  instant  ralenti, 
en  dépit  des  obstacles,  des  brigues,  des  menées  sou- 
terraines d'une  magistrature  qui  ne  voulait  pas  s'être 
trompée,  a  Un  petit  Calas  était  avec  moi,  écrit-il  à 
d'Argental,  quand  je  reçus  votre  lettre,  et  celle  de  ma- 
dame Calas,  et  celle  d'Elie,  et  tant  d'autres  :  nous  ver- 
sions des  larmes  d'attendrissement  le  petit  Calas  et  moi. 
Mes  vieux  yeux  en  fournissaient  autant  que  les  siens  ; 
nous  étouffions,  mes  chers  anges.  C'est  pourtant  la  phi- 
losophie toute  seule  qui  a  remporté  cette  victoire.  » 
Le  poëte  avait  fait  de  la  réhabilitation  des  Calas  l'ob- 
jectif de  sa  vie  :  les  intérêts  de  sa  vanité  littéraire,  ses 
intérêts  d'argent,  qu'il  n'oublie  guère,  ne  venaient 
qu'après.  Il  s'irrite,  il  s'indigne,  il  s'exalte;  mais  il 
n'a  garde  de  désespérer,  et,  s'il  a  des  moments  où  il 
doute  du  succès,  il  refoule  ses  inquiétudes.  «  On  ne 
peut  empêcher,  s'écrie-t-il ,  à  la  vérité,   que  Jean 
Calas  ne  soit  roué;  mais  on  peut  rendre  les  juges 
exécrables,  et  c'est  ce  que  je  leur  souhaite.  Je  me 
suis  avisé  de  mettre  par  écrit  toutes  les  raisons  qui 
pourraient  justifier  ces  juges;  je  me  suis  distillé  la 
tête  pour  trouver  de  quoi  les  excuser,  et  je  n'ai  trouvé 
que  de  quoi  les  décimer.  Gardez-vous,  ajoute-t-il, 
d'imputer  aux  laïques  un  petit  ouvrage  sur  la  tolé- 
rance qui  va  bientôt  paraître.  11  est,  dit-on,  d'un  bon 

VI. 


398  IiE  TRAITÉ  SUR  LA  TOLÉRANCE. 

prêtre  '  ;  il  y  a  des  endroits  qui  font  frémir,  et  d'au- 
tres qui  font  pouffer  de  rire;  car,  Dieu  naerci,  l'intolé- 
rance est  aussi  absurde  qu'horrible  ^.  » 

Il  s'agit  du  Traité  sur  la  tolérance,  qui  n'était  pas 
achevé  et  ne  circula  dans  Paris  que  quelques  mois 
plus  tard,  l'un  de  ces  livres  décisifs  qui  font  plus 
pour  une  cause  que  des  milliers  de  volumes.  Ce  petit 
traité  eutime  action  profonde  sur  l'opinion  ;  il  n'avait 
pas  été  mis  en  vente,  par  la  raison  qu'il  aurait  trouvé 
difficilement  un  censeur  qui  lui  eût  donné  son  appro- 
bation; mais  il  n'en  parvenait  pas  moins  dans  les 
mains  de  tous  ceux  qui,  de  près  ou  de  loin,  pouvaient 
influer  sur  le  sort  de  cette  famille  opprimée.  Bien 
qu'inspiré  par  le  malheur  des  Calas,  l'auteur  le  prenait 
historiquement,  et  de  haut.  Les  circonstances  étaient 
particulièrement  opportunes  pour  discuter  une  telle 
matière,  et  il  avait  cru  devoir  s'élever  à  des  considéra- 
tions générales,  et  de  tous  les  temps  et  de  tous  les 
pays.  Le  livre  n'était  pas  de  Voltaire,  c'était  entendu  et 
chose  convenue  ;  il  y  avait,  toutefois,  mis  son  cachet  et 
sa  griffe,  et  il  n'aurait  pas  fallu  être  grand  clerc  pour 
l'y  reconnaître.  En  somme,  Y  incognito  officie]  gardé, 
il  ne  lui  déplaisait  pas  d'être  deviné  :  il  pressentait 
que  c'était  là  un  de  ses  meilleurs  passe-ports  auprès 
de  la  postérité,  et  son  meilleur  argument  contre  ceui 
qui  lui  refusaient  de  la  philosophie  et  des  eptrailles. 

1.  U  écrivait,  le  2  janvier,  à  Damilaviile  :  «  Au  reste,  mes  frères, 
gardez-vous  bien  de  mMmputer  le  petit  livre  sur  la  Tolérance,  quand 
il  paraîtra.  11  ne  sera  point  de  moi^  il  ne  doit  point  en  être,  il  est 
de  quelque  bonne  âme  qui  aime  la  persécution  comme  la  colique.  » 

2.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchol),  t.  LX,  p.  621.  Lettre 
de  Voltaire  à  Damilaviile;  24  janvier  1763. 


SÉAKCB   PRÉSIDÉE  PAR  LB  CÛÀNGELIER*  399 

Quoi  qu'Q  en  soit,  ces  eiSbrts  persévérants  allaient 
triompher  de  résistances  non  moins  obstinées.  A  en- 
tendre ceux  que  l'on  visait  de  prendre  à  partie,  ce 
qui  se  tramait  était  une  atteinte  à  la  majesté,  à  la 
souveraineté  des  parlements,  c'était  l'avilissement  de 
la  magistrature.  L'irritation,  l'exaspération  étaient  au 
comble  dans  tout  le  Midi.  Mais,  encore  une  fois, 
l'opinion  avait  été  la  plus  forte;  et,  si  M.  de  Saint- 
Florentin  avait  tout  fait,  bien  qu'occultement,  pour 
empêcher  ces  tentatives  de  réhabilitation  d'aboutir, 
en  revanche,  MM.  de  Choiseul  et  de  Praslin,  bienveil- 
lants sans  compromettre  leur  caractère,  n'avaient 
pas  laissé  d'accorder  leur  appui  à  une  cause  qui  était 
bien  véritablement  celle  de  l'humanité.  D'Argental 
écrivait  à  Voltaire,  le  15  janvier  :  «  Le  vent  du  bureau 
est  très-favorable  ;  M.  le  duc  de  Praslin  veut  aller  au 
Conseil  le  jour  qu'on  jugera  l'affaire;  il  fait  cette 
démarche,  et  pour  cette  affaire  dont  il  sent  l'impor- 
tance et  par  rapport  à  vous  qui  y  prenez  le  plus 
grand  intérêt  ^  »  Mais  tous  les  ministres  d'État  s'y 
trouvèrent,  les  conseillers  d'État  de  robe,  d'épée  et 
d'église  se  firent  un  devoir  d'assister  à  cette  séance 
solennelle  présidée  par  le  chancelier  en  personne  ;  et, 
au  nombre  de  ces  derniers,  l'on  remarqua  plusieurs 
abbés  et  trois  évêques  *.  Sur  les  conclusions  de 
M.  Thiroux  de  Crosne,  la  sentence  fut  rendue,  à  l'una- 


1 .  Voltaii^,  Lettres  inédites  sur  h  Tolérance  (Parii,  CbarbuUoi, 
1863),  p.  182.  Lettre  de  Voltoire  à  Debrus;  Ferney,  2!}  Janvier 
1763,  au  Boir. 

2.  AthaDase  Goquerel,  Jean  Calas  et  sa  JaMile  (Paru,  Cberbu* 
Uez,  1869),  p.  240. 


400  MADAlfB  GALAS  SUR  LE  PASSAGE  DU  ROI. 

nimité  des  quatre-TÎngt-quatre  membres  présents. 
Un  témoin  oculaire  (on  a  pensé  que  ce  pourrait  être 
Lavaysse)  a  raconté  les  diverses  péripéties  de  cet 
acte  émouvant  sans  aucun  artifice  de  forme  et  de 
style,  avec  une  candeur  et  une  simplicité  qui  donnent 
confiance  en  son  récit,  exempt  d'ailleurs  de  toute 
amertume,  se  renfermant  strictement  dans  l'énoncé 
des  faits  dont  il  a  été  le  spectateur  attentif. 

L'affaire  de  M™«  Calas  fut  jugée  hier  au  Consei];  je  fus 
avec  elle  à  Versailles,  avec  plusieurs  autres  messieurs,  chez 
les  ministres;  l'accueil  qu'ils  lui  firent  fut  des  plus  favora- 
bles; on  ne  la  fit  attendre  aucune  part;  aussitôt  qu'elle  se 
présentait,  on  ouvrait  à  deux  battans;  tout  le  monde  la  con- 
solait de  son  mieux.  M.  le  chancelier  lui  dit  :  «  Votre  afTaîre 
est  des  plus  intéressantes,  madame;  on  prend  beaucoup  de 
part  à  votre  situation;  nous  souhaitons  bien  que  vous  trou- 
viez parmi  nous  des  consolations  à  vos  maux.  »  L'accueil  de 
M.  le  duc  de  Praslin  fut  des  plus  gracieux.  Elle  se  rendit  à 
la  galerie  (la  galerie  des  glaces),  avec  ses  demoiselles,  pour 
voir  passer  le  roi;  elle  fut  accostée  par  plusieurs  seigneurs; 
le  duc  d'A...  S  le  comte  de  Noailles,  qui  furent  du  nombre, 
lui  promirent  de  la  faire  remarquer  au  roi;  ils  lui  fixèrent 
sa  place,  mais  leur  bonne  volonté  n'eut  point  d'effet;  comme 
le  roi  était  à  portée  de  la  voir,  une  personne  de  sa  suite  se 
laissa  tomber,  et  attira  par  sa  chute  les  regards  de  la  cour 
et  du  roi  :  tout  cela  se  passa  le  dimanche.  Le  lundi  matin, 
M"*«  Calas  fut,  vers  les  neuf  heures,  se  constituer  prison- 
nière. On  avait  tout  préparé  ;  Técrou  fut  daté,  signé  et 
porté  au  rapporteur;  les  jeunes  demoiselles  allèrent  à  l'en- 

1.  Probablement  le  duc  d'Âyen,  capitaine  des  gardes  de  Louis XV, 
Tuno  des  langues  les  plus  spirituelles  et  les  plus  malignes  de  son 
temps.  On  cite  ses  bons  mots.  Bornons-nous  à  celui-ci,  qui  est  de 
situation.  Un  conseiller  du  Parlement  de  Toulouse  lui  disait  à  propos 
du  jugement  si  discuté  de  Galas  que  le  meilleur  cheval  peut  bron- 
cher. «  Oui  ;  mais  toute  une  écurie  1  »  repartit  le  duc.  Mallet  Dupan, 
Mémoires^  t.  1],  p.  467. 


BIENVEILLANCE  QÉNÉRALE.  401 

trée  du  Conseil  se  présenter  à  leurs  juges;  le  nombre  en  fut 
prodigieux,  et  Tassistance  des  ministres  rendit  ce  Conseil 
encore  plus  brillant;  la  requête  fut  admise  tout  d'une  voix. 
L'aînée  des  demoiselles  Calas  se  trouva  mal  pendant  le 
temps  du  Conseil;  elle  eut  une  vapeur  très-considérable  et 
très-longue  :  elle  durait  encore,  lorsque  ces  messieurs,  étant 
sortis,  vinrent  lui  annoncer  la  réussite  de  ses  entreprises; 
une  partie  s'empressa  de  lui  donner  des  secours;  des  eaux 
spiritueuses,  des  sels,  des  flacons  de  toute  espèce  furent 
prodigués  :  je  reçus  les  plus  grandes  politesses  de  ces  mes- 
sieurs. L'intendant  de  Soissons,  entre  autres,  et  M.  Astruc, 
m'en  firent  beaucoup.  La  charité  de  ces  messieurs  ne  se 
borna  pas  à  M"«  Calas;  ils  s'empressèrent  beaucoup  d'obte- 
nir Tacte  d'élargissement  de  M"«  Calas.  On  remarqua  dans 
leur  façon  d'agir  combien  ils  étaient  pénétrés  du  malheur 
de  cette  famille  et  indignés  de  l'injustice  qu'on  lui  avait 
faite. 

L'arrêt  d'élargissement  prononcé,  nous  fîmes  sortir  M"»^  Ca- 
las de  la  prison,  où  elle  était  dans  une  ample  bergère,  au- 
près d'un  grand  feu;  le  geôlier  lui  avait  fait  servir  le  matin 
du  café  au  lait,  du  chocolat  et  un  bouillon,  c'étaient  ses 
ordres;  mais  nous  fûmes  bien  surpris  de  sa  belle  réponse 
lorsqu'on  lui  demanda  combien  il  lui  fallait  :  «  M°>o  Calas^ 
dit-il,  est  trop  malheureuse,  je  serais  bien  fâché  de  pren- 
dre le  moindre  salaire;  je  souhaiterais  avoir  un  minis- 
tère plus  agréable  pour  lui  offrir  mes  services;  personne  ne 
la  respecte  plus  que  moi.  n  Quel  contraste  avec  le  peuple  de 
Toulouse!  Les  domestiques  de  tous  ses  juges,  de  tous  ses 
protecteurs,  la  regardent  avec  admiration  et  respect  :  il 
n'en  est  aucun  qui  n'ait  lu  tous  ses  mémoires  *. 

Nous  avons  vu  les  deux  jeunes  Calas  enlevées  à 
leur  mère  par  lettres  de  cachet  et  renfermées,  Rose 
au  couvent  de  Notre-Dame  de  la  rue  du  Sac,  Nanette 
à  celui  de  la  Visitation,  où  leur  conversion  fut  Tob- 

1.  Annales  proteêtanCes  (Paris,  1819),  t.  I,  p.  f 
Le  8  Diara  1763. 


402  SOEUR  ANNE-JULI8  FRÂISSB. 

jet  et  le  but  de  tous  les  efforts.  Si  la  première  n'eut 
que  médiocrement  à  se  louer  des  religieuses    aux- 
quelles elle  avait  été  remise,  Nanette,  tout  au  con- 
traire, ne  rencontra  que  compassion,  petits  soins, 
zèle  aussi  éclairé  que  charitable.  La  supérieure,  la 
Mère  Anne  d'Hunaud,  lui  témoigna  le  plus  tendre 
intérêt;  mais  la  jeune  captive  devait  trouver  une 
protection,  un  appui,  un  conseil  aussi  judicieux  que  pur 
et  dévoué  dans  une  simple  visitandine,  la  sœur  Anne- 
Julie  Fraisse,  qui  se  consacra  exclusivement  à  la  garde 
de  ce  dépôt  que  leur  confiait  la  Providence.  La  douce 
pitié  que  lui  inspirait  cette  enfant,  Tenvie  de  ramener 
au  Seigneur  une  brebis  égarée,  firent  qu'elle  s'attacha 
chaque  jour  un  peu  plus  à  la  jeune  fille  qu'elle  ne 
quitta  bientôt  plus  ;  elle  s'appliqua  à  lire  dans   son 
âme,  à  saisir  sa  pensée  la  plus  fugitive,  car  il  fallait 
avant  tout  s'assurer  en  quelle  terre  on  allait  essayer 
de  semer  la  parole  de  Dieu.  Après  une  mûre  et  bien 
consciencieuse  investigation,  la  sainte  femme  s'aper- 
cevait qu'elle  avait  affaire  à  une  foi  profonde,  qui  ne 
se  laisserait  point  entamer,  mais  qu'en  même  temps 
rien  n'était  plus  innocent  et  plus  pur  que  ce  jeune 
cœur.  Dès  lors,   sans  désespérer  du  ciel  qui  sait 
remuer  et  transformer  les  consciences,  quand  il  le 
juge  convenable,  elle  se  borna  à  entourer  Nanette 
Calas  d'une  affection  toute  maternelle.  Sa  conviction 
était  faite,  elle   en  connaissait  assez  pour  ne  plus 
douter  de  l'innocence  de  toute  cette  famille.  Son  âme 
droite  ne  craignit  pas  alors,  du  fond  de  son  cloître, 
de  mettre  tout  en  œuvre  pour  faire  pénétrer,  dans  la 
pensée  des  grands  de  ce  monde,  la  conviction  dont 


SA  TENDRESSE  POUR  NANETTE.         403 

elle  était  remplie.  Citons  cette  lettre  adressée  à  M.  Cas- 
tanier  d'Auriac,  conseiller  d'État,  son  parent  et  le 
gendre  du  chancelier  de  Lamoignon,  par  conséquent 
un  protecteur  puissant,  si  elle  pouvait  le  gagner  à  la 
cause  de  sa  jeune  amie. 

Je  ne  prétends  pas,  monsieur,  vous  instruire  et  vous  ra- 
conter la  tragique  histoire  de  l'infortunée  famille  de  Calas, 
mais  vous  témoigner  le  plaisir  sensible  que  j'auray  si  vous 
leur  êtes  favorable  et  que  vous  contribuiez  par  votre  suf- 
frage à  les  réhabiliter.  Nous  avons  eu  sept  mois  dans  notre 
maison  une  de  ces  demoiselles  par  lettre  de  cachet.  La  Re- 
ligion en  étoit  l'objet,  que  nous  n'avons  pu  remplir  :  c'est 
à  Dieu  seul  qu'il  appartient.  A  cela  près,  elle  a  gagné  Tami- 
tié  et  l'estime  de  notre  communauté  par  ses  excellentes  qua- 
lités. Nous  n'avons  eu  qu'à  regretter  que  tant  de  vertus  dont 
elle  est  remplie  ne  puissent  lui  servir  que  pour  cette  vie.  On 
m'avoit  chargée  d'elle;  j'y  étois  tous  les  jours  et  je  n'ai  eu 
jamais  le  moindre  mécontentement;  elle  ne  mérite  que  des 
éloges.  Nous  avons  eu  occasion  de  connoître  ce  qui  reste 
de  cette  famille;  leur  bon  caractère  nous  assure  de  leur 
innocence.  Il  est  bien  désirable  qu'elle  soit  reconnue  et  jus- 
tifiée *. 

Dans  une  lettre  à  Cazeing,  un  mois  après,  au  sujet 
même  de  la  délivrance  de  mademoiselle  Calas,  la 
bonne  sœur  écrivait  : 

Je  n'aurois  cédé  à  personne  de  lui  en  donner  la  nouvelle; 
vous  jugez  combien  elle  en  fut  transportée...  Elle  s'est  con 
duite  dans  notre  maison  tout  au  mieux,  polie,  sage,  mo- 
deste, discrète  et  prudente.  Je  l'ai  connue  remplie  de  mérite 
et  des  qualités  les  plus  désirables.  Je  n'ai  rien  négligé  pour 
lai  adoucir  la  captivité;  point  de  tracasserie  ni  de  gêne.  Il 

1.  Athanase  Coquerel,  Jean  Cala»  et  sa  famille  (Paris,  Cherbuliez, 
1869),  p.  381.  Lettre  de  la  gamr  Anne-lalie  Fraiise  à  M.  Castanier 
d'Auriac;  le  24  décembre  1762. 


404  VOLTAIRE  CHANTE  SES  LOUANGES. 

nous  paroît  par  tous  les  discours  depuis  sa  sortie,   cju'elle 
est  aussi  contente  de  nous  que  nous  l'avons  été  d'elle  • . 


Les  lettres  de  cette  vertueuse  fille*  sont  remarqua- 
bles par  un  accent  ému,  une  sensibilité  profonde,  une 
élévation  de  sentiments  qui,  dans  les  questions  d'é- 
quité, lui  rendent  sa  parfaite  indépendance.  Elles  con- 
trastent fort  avec  ce  qui  se  faisait  et  se  disait  alors 
à  Toulouse;  et  cette  humble  nonne  en  aurait    re- 
montré, par  les  seules  inspirations  de  son  cœur,  à  ces 
magistrats  hautains,  infatués  de  leur  grand  mérite, 
qui,  s'étant  trompés,  eussent  tout  admis,  plutôt  que 
de  reconnaître  leur  erreur.  Voltaire  avait  eu  connais- 
sance de  la  lettre  de  la  sœur  à  M.  d'Auriac,  et  avait 
été  frappé  de   tant  de  générosité  et  de  candeur, 
a  J'envoie  à  mes  frères,  écrivait-il  à  Damilaville,  la 
copie  d'une  lettre  d'une  bonne  religieuse;  je  crois 
cette  lettre  bien  essentielle  à  notre  aflfaire.  Il  me  sem- 
ble que  la  simplicité,  la  vertueuse  indulgence  de 
cette  nonne  de  la  Visitation,  condamnent  terriblement 
le  fanatisme  sanguinaire  des  assassins  de  robe  de 
Toulouse*.  »  Il  mandait,  le  môme  jour,  à  Élie  de 
Beaumont  :  «  Vous  avez  vu,  sans  doute,  la  lettre  de 
la  religieuse  de  Toulouse.  EUe  me  paraît  impoilante; 
et  je  vois  avec  plaisir  que  les  sœurs  de  la  Visitation 
n'ont  pas  le  cœur  si  dur  que  Messieurs.  J'espère  que 

1.  Athanase  Coquerel,  Jean  Calas  et  sa  famille  {^ Aria ,  Cherbuiiez, 
1869)^  p.  382.  Lettre  de  la  sœur  Aane-JuUe  Fraisse  à  M.  Gazeing; 
24  janvier  1763. 

2.  On  en  a  recueilli  quarante. 

3.  Voltaire,  Lettres  inédites  (Didier,  Paris,  1857,  t.  II,  p.  357. 
Lettre  de  Voltaire  à  Damilaville;  21  janvier  17G3. 


IL  N'EST  PAS  PAYÉ  DE  RETOUR.  40o 

le  Conseil  pensera  comme  les  dames  de  la  Visita- 
tion ^  » 

Voltaire  s'incline  deyant  la  «  vertueuse  indul- 
gence ï)  de  la  nonne;  mais  cette  indulgence,  qui  ve- 
nait du  cœur,  faisait  place,  à  l'occasion,  à  une  sainte 
horreur  pour  les  ennemis  de  son  culte  et  de  son  Dieu. 
Cette  correspondance  de  Nanette  avec  sœur  Anne- 
Julie  n'eut  d'autre  fin  que  la  mort  de  cette  dernière. 
Bien  des  années  après  ces  événements,  Nanette, 
dans  une  de  ses  lettres,  ayant  parlé  avec  un  enthou- 
siasme très-légitime  de  leur  sauveur,  M.  de  Voltaire, 
la  bonne  religieuse  tout  aussitôt  de  se  récrier,  de  pro- 
tester avec  indignation  contre  des  épithètes  que  ne 
saurait  mériter  un  blasphémateur,  un  impie,  a  Mon 
affliction  est  extrême,  répondait-elle  à  madame  Du- 
voisin,  de  vous  voir  appeler  illustre  l'ennemi  de  Dieu 
et  de  toute  religion  ;  ce  sentiment  est  même  opposé  à 
la  vôtre.  Peut-il  y  avoir  quelque  chose  de  grand  dans 
l'homme,  lorsqu'il  s'oppose  à  l'auteur  de  son  être? 
Que  ne  vous  dirois-je  pas  si  je  suivois  l'impétuosité 
de  mon  cœur  et  de  mon  esprit?  Depuis  votre  lettre, 
j'en  parle  au  bon  Dieu *. . .  » 

L'abbé  Salvan,  qui  ne  peut  nier  l'autorité  de  ces 
lettres  et  qui  ne  se  dissimule  pas  quel  poids  elles 
ont  dans  l'opinion  de  tout  juge  sans  passion,  ne 
réussit  pas  à  cacher  sa  mauvaise  humeur  ;  il  ne  vou- 


1.  Voltaire,  OEuvres  complètes  (Beuchot)^  t.  LX,  p.  516.  Leltre 
de  Voltaire  à  Élie  do  Beaumont;  à  Ferney,  21  janvier  1763. 

2  Athanase  Coquerel,  Jean  Calas  et  sa  famille  (Paris,  Cherbuliez, 
1869),  p.  422.  Leltre  de  la  sœur  Fraisse  à  Nanette;  28  novembre 
1770. 

23. 


406         ÉTRANGE  MANIÈRE  D'ENVISAGER  LES  CHOSES. 

drait  point  que  Ton  donnât  autant  d'importance  à  des 
caille tages  venus  du  dehors,  et  qui  n'ont  que  trop 
influé  sur  les  sentiments  de  la  sœur  Anne-Julie. 

On  voit^  dit-il  «   dans  cette  correspondaace   que  notre 
bonne  visitandine  allait  souvent  au  parloir  et  recevait  un 
grand  nombre  de  visites.  Il  y  a  dans  ses  lettres  une  infinité 
de  détails  que  peut  expliquer  son  excessive  tendresse  pour 
Naoette,  mais  que  sa  piété  aurait  désavoués,  si  elle  eût  pu 
prévoir  que  ces  lettres  confidentielles  dussent  voir  le  jour, 
grâce  à  l'indiscrète  complaisance  d'un  ministre  du  Saint- 
Évangile...  On  plaint  cette  bonne  religieuse  d'avoir  perdu 
son  temps  à  poursuivre  une  conversion  que  Nanette  était 
bien  éloignée  de  réaliser,  puisqu'elle  épousa  bravement  le 
pasteur  Duvoisin,  et  anéantit  ainsi  toutes  les  espérances 
d'Anne-Julie*. 

On  se  demande  quels  torts  peut  faire  à  la  bonne 
religieuse  une  telle  publication,  et  si  ces  lettres  ne  té- 
moignent point  d'une  charité  bien  à  l'honneur  de  sa 
religion  et  de  sa  robe.  Mais  faut-il  tant  la  plaindre 
a  d'avoir  perdu  son  temps?  »  Est-il  si  sûr  qu'elle  l'ait 
perdu,  et  qu'elle  n'ait  point  eu  sur  ce  jeune  cœur  une 
douce  et  heureuse  influence,  récompense  assez  belle 
déjà  de  ses  soins,  de  ses  efforts,  de  sa  maternelle 
affection  ? 

1.  L'abbé  Salvan,  Histoire  du  procès  de  Jean  Calas,  ù  Toulouse 
(Toulouse,  Deiboy,  1863),  p.  112,  143.  —  Nanette  Galas  épousa, 
le  35  février  1767»  Jean-Jacques  Duvoisin,  chapelain  de  Tambassade 
de  Hollande,  le  représentant  de  l'Église  réformée  de  Paris. 


IX 


REHABILITATION  DES  CALAS.— LES  SIRVEN.— ACCUSATION 
DE  PARRICIDE.  —  VOLTAIRE  INTERVIENT. 


Nous  avons  cru  devoir  insister  Sur  les  bonnes  qua- 
lités, la  modestie,  la  simplicité,  l'honnêteté  de  Na- 
nette.  Un  tel  soin  n'était  pas  inutile.  Voici  ce  que  rap- 
porte le  continuateur  de  dom  Vayssette,  M.  Du  Mège, 
dans  une  des  notes  nombreuses  dont  il  a  grossi  son 
édition  de  V Histoire  gétiérale  du  Languedoc.  Le  héros 
de  l'aventure  (triste  héros,  si  on  ne  le  calomnie  pas) 
serait  un  chevalier  de  Gazais,  que  son  étrange  étoile 
avait  fait  le  voisin  de  la  famille  Calas. 

Ce  gentilhomme  habitait  une  maison  dans  la  rue  des  Fila- 
tiers  vis-à-vis  de  Calas.  Cette  dernière  transformée  presque 
en  entier  depuis  peu  d'années  conserve  cependant  sa  porte 
à  ogive  moresque,  qui  annonce  que  sa  construction  remonte 
au  quinzième  siècle.  Les  demoiselles  Calas  occupaient  une 
chambre  dont  les  fenêtres  s'ouvraient  presque  en  face  des 

fenêtres  de  M.  de  C Jean  Calas  restait  constamment, 

sauf  à  l'heure  des  repas,  dans  sa  boutique^  ou  dans  le  ma- 
gasin, situé  en  arrière.  Quelques  jeunes  personnes  du  quar- 
tier se  rassemblaient  chez  ses  ûlles.  M.  de  C...  avait  demandé 
et  obtenu  la  faveur  d'être  admis  dans  cette  société^  et  peut- 
être  à  rinsu  même  de  Calas.  Un  soir  du  mois  d'octobre,  la 
servante  catholique  vint  avertir  ses  maîtresses  que  leur  sère 


408  LE  CHEVALIER  GÀZALS. 

voulant  recevoir  quelques  amis  dans  leur  chambre,  il  les  en- 
gageait à  passer  dans   l'appartement  de    leur  mère.     On 
entendait  les  pas  de    ces  personnes    qui  s'approcha.îeo£. 
M.  de  G...  dut  se  blottir  sous  le  lit^  tandis  que  les  demoiselles 
Calas  et  leurs  amies,  toutes  tremblantes,  furent  dans  l'appar- 
tement de  madame  Calas.  C'est  dans  cette  position    cjue 
M.  de  C...  aurait  vaguement  entendu  Calas  parler  de  la  pro- 
chaine conversion  de  son  ûls,  et  les  résolutions  fatales  des 
personnes  réunies  dans  cette  chambre.  II  aurait  sans  doute 
dû  aussitôt  prévenir  Marc-Antoine  Calas.  Mais  comment 
croire  à  la  persistance  d'une  aussi  atroce  résolution  ?  Lorsq ute 
le  Monitoire  fut  publié,  il  ne  révéla  point  d'une  manièi-e 
légale  ce  qu'il  savait  sur  cette  affaire;  il  en  dit  quelque 
chose  à  des  amis  intimes.  Plus  tard,  ayant  obtenu  d'ôtre  re- 
levé de  l'excommunication  qu'il  avait  encourue  par  son  silence^ 
il  raconta  ce  qu'il  avait  entendu,  et  dans  Toulouse,  une  partie 
de  la  haute  société  a  toujours  cru  à  la  culpabilité  de  Calas. 
M"»  de  Moiitbel,  qui  ferme  la  liste  des  supérieures  de  Saint- 
Pantaléon,  a  raconté  le  fait  relatif  à  M.  de  C...  à  plusieurs 
personnes  et,  entre  autres,  à  M.  l'abbé  Barre,  encore  vivant. 
Cet  ecclésiastique  éclairé,  qui  a  exercé  les  fonctions  sacrées 
à  l'île  de  Bourbon,  nous  a  môme  remis  à  ce  sujet  un  récit 
signé  de  lui,  et  qui  a  servi  à  la  rédaction  de  ces  lignes*. 

En  tous  cas,  cette  aventure  ne  devenait  publique 
qu'en  1846,  avec  l'ouvrage  de  M.  duMège,  plus  de 
quatre-vingts  ans  après  ce  terrible  drame.  Il  faut  con- 
venir que  le  bon  sens,  le  sens  critique,  le  désintéres- 
sement historique  sont  des  dons  inestimables,  en  ab- 
sence desquels  les  écarts  de  jugement  peuvent  être  sans 
limites.  Ainsi,  ce  sont  ces  deux  mêmes  jeunes  filles, 
c'est  cette  Nanette  que  la  sœur  Fraisse  nous  peint 
comme  un  miroir  de  pureté,  d'innocence  et  de  mo- 

1.  Du  Mègc,  Histoire  générale  du  Languedoc  par  Dom  Claude  de 
Vie  et  Dom  Vayssette,  commentée  et  continuée  jusqu^en  1830 
(Toulouse,  1846),  t.  X,  p.  574. 


DISCUSSION   DES  FAITS.  409 

destie,  qui  reçoivent  en  cachette,  et  à  coup  sûr  sans 
l'autorisation  des  parents*,  un  beau  cavalier,  qu'elles 
ne  pouvaient  se  flatter  d'épouser  un  jour.  Pour  la- 
quelle des  deux  venait-il?  Pour  la  plus  belle,  pour  la 
seule  belle,  sans  doute,  pour  Nanette;  car  l'aînée, 
Rose, n'était  ni  jolie,  ni  spirituelle,  si  elle  rachetait  ce 
qui  lui  manquait  en  fait  de  qualités  brillantes  par 
beaucoup  d'abnégation,  de  bonté  et  de  dévouement. 
Le  chevalier  était  introduit  par  la  fille  de  service  : 
était-ce  Jeanne  Viguière,  dont  on  entend  parler,  et  ce 
serviteur  honnête  se  serait-il  prêté  à  une  semblable 
action?  Si  ce  n'était  pas  elle,  le  moyen  de  lui  dérober 
ces  entrevues  qu'elle  aurait  blâmées,  qu'elle  n'aurait 
pas  souffertes?  Mais  le  moyen  encore  d'introduire  le 
galant  dans  une  maison  assez  restreinte,  à  tout  in- 
stant traversée  par  le  père  ou  la  mère*%  l'un  ou 
l'autre  des  fils?  Mais  tout  cela  n'est  rien.  La  domes- 
tique accourt,  au  beau  milieu  de  l'entretien,  et  pré- 
vient le  troupeau  effarouché  que  M.  Calas  approche. 
L'on  perd  la  tête,  l'on  se  sauve,  et  le  chevalier  se  glisse 
tout  naturellement  sous  le  lit,  placé  des  mieux,  comme 
on  voit,  pour  entendre  l'horrible  entretien  dont  il  a 
été  question  plus  haut.  Il  peut  sembler  étrange  que 
ce  soit  le  domicile  même  de  la  future  victime  qui  ait 
été  choisi  pour  ces  sinistres  confidences,  et  qu'on  ait 
installé  chez  soi  une  sorte  de  tribunal  où  va  se  dé- 


1.  M.  DuMège  dit  «peul-être  à  Tinsu  de  Galas  »,  ce  serait  ((  cer- 
tainement »  qu'il  aurait  dû  dire  pour  être  conséquent. 

2.  L'abbë  Salvan  nous  dit  lui-même  que  ces  jeunes  filles  passaient 
leurs  jours  «  sous  la  surveillance  active  de  leur  mère.  »  Histoire  du 
procès  de  Jean  Cahis  à  Toulouse  (Toulouse,  1863)^  p.  4. 


4i0  LIEU  DE  RÉUNION  MAL  CHOISI. 

battre  le  sort  d'un  fils  impie,  sans  se  préoccuper  des 
conséquences  et  du  danger  d'une  pareille  assemblée. 
Après  le  meurtre,  ce  père  fanatique  compte-t-îl  que 
des  recherches  ne  seront  pas  faites  ?  La  présence  de 
ces  amis  réunis  chez  lui,  à  la  veille  du  crime,  est-il 
bien  assuré  qu'elle  n'aura  pas  été  ébruitée,  et  ne  de- 
vra-t-elle  pas  donner  à  réfléchir?  Mais  ni  Calas,  ni 
M.  Du  Mège  n'ont  songé  à  cela.  Marc-Antoine  est  sur  le 
point  d'abjurer  sa  reUgion,  et  le  trouble  doit  être  grand 
dans  cette  famille  de  protestants  exaltés,  dont  ce  n'é- 
tait pas,  toutefois,'le  premier  deuil  de  ce  genre.  Son 
frère,  avant  lui,  s'était  fait  catholique,  et  Calas  l'avait 
laissé  vivre.  Si  le  chagrin  du  père  n'avait  pas  été  dou- 
teux ,  au  moins  s'était-il  résigné,  au  moins  s'était-i] 
conduit  en  homme  prudent,  et  rien  dans  son  attitude 
n'aurait  pu  faire  prévoir  ce  qui  arriverait  devant  une 
seconde  apostasie.  Notez  que  nous  raisonnons  comme  si 
Calas  eût  été  un  huguenot  fanatique  *  et  comme  si  Marc- 
Antoine  eût  jamais  songé  à  se  faire  catholique  ;  comme 


1.  Galas  était  si  peu  fanatique  et  on  le  savait  de  mœurs  si  tolé- 
rantes qu^en  1735,  un  catholique,  du  nom  de  Bonafous,  juge  de 
Ferrières  et  d'Esperausses,  ayant  placé  ses  filles  au  couvent  des  reli- 
gieuses de  Notre-Dame,  à  Toulouse,  permettait  qu'elles  sortissent 
chez  les  Galas,  où  elles  étaient  allées  loger  d'abord  ;  et  Taînêe,  trop 
souffrante  pour  y  demeurer  davantage,  ne  laissa  pas  de  passer  plu- 
sieurs mois  chez  ceux-ci^  sans  que  leur  croyance  y  fût  dans  le 
moindre  danger.  Devenue  madame  Boulade  (son  mari  était  maire  de 
Castelnau-de-Brassac),  elle  eut  l'honnêteté  de  déclarer,  ainsi  que  sa 
sœur,  dans  deux  certificats  authentiques,  que  a  tandis  qu'elle  de- 
meurait chez  les  sieur  et  dame  Calas,  elle  y  a  rempli  ses  devoirs  de 
catholicité,  et  fait  ses  pâques,  en  l'année  1757;  que  le  dit  Galas  la 
faisait  accompagner  dans  toutes  les  églises  par  des  personnes  de  con- 
fiance. »  Athanase  Goquerel,  Calas  et  sa  famille  (Paris,  GberbuUe?, 
1869),  p.   40,  41. 


QUE   FERA  LE  CHEVALIER?  4il 

si,  tout  au  contraire,  ce  dernier  n'eût  pas  donné  d'ir- 
réfutables preuves  de  sa  persistance  à  demeurer  pro- 
testant. L'on  comprend  les  angoisses  du  chevalier  ;  U 

fallait  d'abord  sortir  de  cette  caverne.  Une  fois  en 

* 

sûreté,  il  se  questionne.  Que  fera-t-il?  Lemonitoire  le 
rend  bien  un  peu  perplexe  ;  mais  la  générosité  l'em- 
porte sur  les  scrupules,  il  ne  parlera  pas  :  de  cette  fa- 
çon, niesdemoiselles  Calas  ne  seront  point  compro- 
mises. U  est  vrai  que  leur  frère  sera  immolé  !  Et  voilà 
ce  qui  rend  cette  histoire  aussi  inadmissible  que  ri- 
dicule. Un  homme  allait  être  assassiné,  sa  vie  était 
absolument  dans  les  mains  de  M.  de  Gazais,  et  cette 
pensée  ne  suffit  pas  pour  mettre  fin  à  ses  incertitudes 
et  à  lui  dicter  ce  qu'il  doit  faire.  Était-il,  d'ailleurs, 
dans  l'obligation  de  tout  révéler  à  la  justice,  et  n'y 
arait-il  pas  mille  façons  d'effrayer,  d'arrêter  le  bras 
de  ces  misérables?  Une  lettre  anonyme  au  père  ou  à 
l'un  des  figurants  de  cet  étrange  conciliabule,  sans  être 
un  moyen  chevaleresque,  était  un  expédient  dont  l'ef- 
ficacité n'était  point  douteuse.  Mais  M.  de  Gazais  laisse 
faire,  et,  quand  il  aura  des  remords,  quand  il  ira  de- 
mander l'absolution  à  Rome,  ce  ne  sera  pas  pour  n'a- 
voir point  empêché,  lorsqu'il  le  pouvait,  le  plus  épou- 
vantable des  crimes  !  Tout  cela  est-il  bien  sérieux, 
et  n'est-ce  pas  bien  du  scrupule  que  de  se  donner  le 
souci  de  discuter  des  contes  de  cette  force*?  C'est 


1.  Ce  roman  n'est  pas,  d'ailleurs,  le  premier  de  ce  genre.  Voir 
rhistoire  des  quatre  hommes  glissés  derrière  une  tapisserie  et  enten- 
dant Galas  prononçant  Tarrôt  de  mort  de  son  fils.  Longchamp  et 
Wagnière,  Mémoires  sur  Voltaire  (André,  Paris,  1820),  t.  I,  p.  57, 
Additions  au  Commentaire  historique. 


412  FINS  DE  NON-RBGEVOIR. 

pourtant  ce  que  M.  de  Bastard  considère  comme  le 
dernier  mot  de  la  justification  du  parlement  ' .  Hàtons- 
nous  d'ajouter  que  Tabbé  Salvan,  qui  n'est  pas  tendre 
envers  les  Calas,  n'hésite  pas  à  répudier,  comme 
inepte,  un  pareil  conte.  «  Nous  regardons,  dit-il,  ce 
récit,  comme  une  fable  qui  n'a  aucun  fondement  ;  et 
comme  ce  fait  n'a  été  cité  que  sur  le  témoignage  du 
seul  abbé  Barre,  qui  prétendait  le  tenir  de  madame 
Tabbesse,  nous  déclarons  que  l'abbé  Barre,  que  nous 
avons  connu,  et  qui  est  mort  depuis  quelques  aimées, 
était  un  homme  d'assez  peu  de  portée*.  » 

L'arrêt  du  grand  Conseil  fut  des  mieux  accueillis 
par  l'opinion.  La  cour,  qui  n'était  pas  parlementaire, 
fut  toute  Calas  ;  et,  malgré  sa  religion  un  peu  étroite, 
la  reine  se  fit  présenter  la  veuve  et  ses  filles,  et  leur  té- 
moigna beaucoup  de  bienveillance.  Mais  tout  était  loin 
d'être  dit.  Le  roi,  en  son  Conseil,  ordonnait  aux  premiers 
juges  de  lui  envoyer  les  charges  et  informations,  ainsi 
que  les  motifs  de  la  sentence  ;  on  ne  saurait  se  faire 
une  idée  de  l'indignation,  de  la  colère  que  causèrent  à 
Toulouse  ces  injonctions.  Le  greffier  déclara  tout  d'a- 
bord au  procureur  de  madame  Calas ,  qu'il  ne  fallait 
pas  moins  de  vingt-cinq  mains  de  papier  timbré,  et  que 
les  frais  de  la  copie  monteraient  à  quarante  pistoles  au 

1.  Bastard  d'Eatang,  Les  Parlements  de  France  (Didier,  1857), 
t.  I,  p.  410,  4tl.  Du  Mège,  dsLUè  non  Histoire  des  institutions  de 
la  ville  de  Toulouse  (Toulouse,  184C},  t.  IV,  p.  546,  a  fait  un 
autre  récit,  qui,  bien  qu'écrit  la  même  année,  diffère  du  nôtre  par 
de  petits  détails  qui  ne  laissent  pas  de  changer  la  physionooiie  des 
choses.  C'est  ce  dernier  que  M.  de  Bastard  a  reproduit. 

2.  L'abbé  Salvan,  Histoire  du  procès  de  Jean  Calas  à  Toulouse 
(Toulouse,  Delboy,  1863),  p.  32. 


NOUVELLES  INIQUITÉS.  4i3 

moins.  «  Quoi  !  s'écrie  Voltaire,  dans  le  dix-huitième 
siècle,  dans  le  temps  que  la  philosophie  et  la  morale 
instruisent  les  hommes,  on  roue  un  innocent  à  la  plu- 
ralité de  huit  voix  contre  cinq,  et  on  exige  quinze  cents 
livres  pour  transcrire  le  griffonnage  d'un  abominable 
tribunal  !  Et  on  veut  que  la  veuve  le  paye  *  ?»  Ce  ne 
serait  pas  à  elle,  en  tout  cas,  ce  serait  au  roi  à  payer, 
puisque  c'est  lui  qui  requiert  :  a  Le  Conseil  de  madame 
Calas,  reprend  l'auteur  de  la  Henriade^  dans  une  autre 
lettre,  jugera  sans  doute  que  l'ordre  a  été  donné  par 
le  roy  au  parlement  de  Toulouse ,  d'envoyer  au  roy  la 
copie  des  procédures,  et  non  pas  de  les  envoyer  à  la 
veuve;  donc  ce  n'est  pas  à  elle  de  payer  l'obéissance 
que  le  parlement  de  Toulouse  doit  au  roy...  S'il  est 
absolument  nécessaire  de  payer  l'iniquité  et  de  donner 
quinze  cents  hvres  pour  le  greffe  de  l'iniquité,  il  fau- 
dra se  cotiser;  il  n'y  aura  qu'à  faire  une  répartition 
entre  les  contribuans  et  j'offre  d'en  être.  Je  fais  la 
même  offre  quand  il  s'agira  de  prendre  à  partie  les 
juges  eux-mêmes  ^.  » 

Il  fallut  payer.  Les  copies  coUationnées  de  toute  la 
procédure  furent  faites  et  certifiées  par  le  greffe,  aux 
frais  de  la  veuve.  Mais  la  patience  de  ces  pauvres 
gens  n'était  pas  à  sa  dernière  épreuve.  Le  mauvais 
vouloir,  les  lenteurs  calculées,  des  obstacles  inces- 
sants devaient  leur  faire  passer  bien  des  nuits  sans 
sommeil,  ainsi  qu'à  ceux  qui  s'intéressaient  à  leur 
fortune.  Ce  ne  fut  que  vers  la  fin  de  juillet  1763 

1.  Voltaire,  Lettres  inédites  sur  la  tolérance  (Paris,  Cherbuliez, 
1863),  p.  215.  Lettre  de  Voltaire  à  Debrus^  sans  date. 

2.  Ibid,^  p.  216.  Lettre  de  Voltaire  au  même,  sans  date. 


414  ARRÊT  DE  CASSATION  DU  CONSEIL  PRIVÉ. 

que  les  pièces  furent  expédiées  de  Toulouse,  et  près 
d  une  année  s'était  écoulée  avant  que  n'intervint  une 
nouvelle  sentence.  «  Ces  lenteurs  Inévitables ,  écrivait 
madame  Calas  à  un  ami,  me  déssespère;  et  sy  je 
n'avez  la  douce  satisfaction  d'avoir  mes  filles  auprès 
de  moy,  je  croy  que  je  succomberai  sous  le  poix  de 
mes  peines*.  » 

L'arrêt  de  cassation  prononcé  par  le  Conseil  privé 
est  à  la  date  du  4  juin  1764.  L'affaire  était  renvoyée 
aux  requêtes  de  l'hôtel.  C'était  à  recommencer  une  nou- 
velle procédure,  mais  devant  des  juges  définitifs,  qui 
n'avaient  aucun  intérêt  à  l'éterniser,  ce  qui  n'empê- 
cha point  qu'elle  ne  traînât  encore  neuf  mois,  malgré  la 
diUgence  et  le  zèle  de  Dupleix  de  Bacquencourt.  Élie  de 
Beaumont  dut  donnerun  troisième  mémoire,  Mariette 
un  quatrième.  Le  jeune  Lavaysse,  qui  eu  avait  déjà  fait 
un,  en  pubUa  un  second  dont  Voltaire  fut  des  plus  con- 
tents^. Le  ciel  s'éclaircissait  enfin,  l'espérance  était  ren- 
trée dans  le  cœur  de  ces  infortunés.  En  attendant,  et 
comme  fiche  de  consolation,  ils  apprenaient  la  desti- 
tution du  sinistre  David  de  Beaudrigue  (février  1765). 
(J'espère,  disait  le  poëte  à  ce  propos,  qu'il  payera  chè- 
rement le  sang  des  Calas,  »  Tout  entier  à  son  objet, 
ne  voyant  que  le  but  à  atteindre.  Voltaire  redoublait 
de  persévérance  et  d'énergie  ;  il  flattait  les  uns,  en- 
courageait les  autres,  n'épargnait  pas  la  louange,  ce 
plus  puissant  des  leviers.  Cet  homme,  d'un  amour- 


1 .  Athanase  Coquerel,  Jean  Calas  et  sa  famille  (Paris,  Gherbuliez, 
1869)^  p.  247.  Lettre  inédite  de  madame  Calas  à  Gazeing  fils  aîné. 

2.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXU,  p.  247.  Lettre 
de  Voltaire  à  d'Argental  ;  1 5  mars  1 765. 


ADMIRABLE  DÉSINTÉRESSEMENT  DE  VOLTAIRE.        415 

propre  si  chatouilleux,  fait  abnégation  de  lui-môme  ; 
il  semblerait  rougir,  devant  des  intérêts  aussi  pres- 
sants, de  se  préoccuper  de  l'honneur  qui  peut  lui  re- 
Arenir  du  succès  final.  Si  la  passion  ne  Ta  que  trop 
souvent  emporté  bien  au  delà  de  ses  limites  les  plus 
extrêmes,  dans  les  grandes  questions  de  justice  et 
d'humanité  son  équité  naturelle  reprend  tous  ses 
droits  et  l'isole  pleinement  de  toutes  considérations 
personnelles;  et  c'est  véritablement  alors  un  philoso- 
phe, nous  ne  dirons  pas  un  chrétien,  dans  la  plus 
complète  acception  du  mot.  Dans  ce  mémorable  pro- 
cès des  Calas  et  celui  des  Sirven,  auquel  nous  allons 
arriver,  il  fut  admirable  ;  et  ceux  qui  se  sentaient  le 
moins  portés  à  le  louer  n'ont  pu  s'empêcher  d'ap- 
plaudir à  ce  dévouement,  que  rien  n'affaiblit  ni  ne 
lasse.  «  C'est  Voltaire  qui  écrit  pour  cette  malheu- 
reuse famille,  mandait  Diderot  à  mademoiselle  Yoland, 
au  début  de  ces  tentatives  de  réhabiUtation,  dont  le 
succès  était  plus  que  problématique.  Oh!  mon  amie, 
le  bel  emploi  du  génie  !  Il  faut  que  cet  homme  ait 
de  l'âme,  de  la  sensibiUté,  que  l'injustice  le  révolte, 
et  qu'il  sente  l'attrait  de  la  vertu.  Eh  !  que  lui  sont 
les  Calas?  Qu'est-ce  qui  peut  l'intéresser  pour  eux? 
Quelle  raison  a-t-il  de  suspendre  des  travaux  qu'il 
aime,  pour  s'occuper  de  leur  défense?  Quand  il  y  au- 
rait un  Christ,  je  vous  assure  que  Voltaire  serait 
sauvée  »  Blasphème  à  part,  tout  cela  est  très-sensé, 
très-vrai,  très-logique,  surtout  si  l'on  se  dit  que, 
malgré  ses  efforts,  son  action  sur  l'opinion,  et  finale- 

1.  Diderot^    Mémoires  et  correspondance   (Garnier,    1841),  t.  I, 
p.  293,  294.  Lettre  à  mademoiselle  Voland;  Paris,  cf^  *»  •*'-'^»  <'»<î2. 


416        JUGEMENT  DE  CHARLES  BONNET. 

nient  la  bonté  de  sa  cause,  il  était  plus  qu'improbable 
que  Fauteur  de  la  Benriade  pût  soutenir  la  lutte  con- 
tre une  magistrature  puissante,  quoique  ébranlée,  et 
que  l'esprit  de  corps  rendait  formidable.  Diderot,  nous 
en  convenons,  est  un  enthousiaste,  qui  se  grise  à  J'é- 
clat  seul  de  ses  phrases.  Mais  Charles  Bonnet,  le  ver- 
tueux solitaire  de  Genthod,  auquel  le  poète  était  loin 
d'être  sympathique,  qui,  comme  Haller,  se   sentait 
peu  de  penchant  pour  l'écrivain  français,  n'essaye  pas 
de  contenir  l'admiration  que  lui  inspire  un  dévouement 
aussi  désintéressé  qu'infatigable. 

Voltaire,  dit-il,  a  fait  un  livre  sur  la  tolérance,  qu'on  dit 
bon;  il  ne  le  publiera  qu'après  que  Taffaire  des  malheureux 
Galas  aura  été  décidée  par  le  conseil  du  roi*  Le  zèle  de  Vol- 
taire pour  ces  infortunés  peut  couvrir  une  multitude  d'écarts; 
ce  ^le  ne  se  ralentit  point,  et  s'ils  obtiennent  satisfaction, 
ce  sera  principalement  à  ce  protecteur  qu'ils  le  devront.  Il 
reçoit  bien  des  applaudissements  pour  cette  affaire,  et  il  les 
mérite  pleinement*. 

Les  accusés  durent  une  fois  encore  (mais  c'était 
de  pure  forme)  se  constituer  prisonniers  à  la  Concier- 
gerie, où  ils  furent  visites,  reconfortés  par  les  amis 
connus  et  inconnus  dont  ils  étaient  redevables  à  leur 
malheur. 

J'ai  passé,  écrivait  Damilaville  au  seigneur  de  Ferney, 
deux  heures  aujourd'hui  en  prison  avec  M™e  Calas  et  ses  infor- 
tunés compagnons.  Je  les  ai  été  consoler  plusieurs  fois  de- 
puis qu'ils  y  sont.  Je  ne  suis  pas  le  seul;  bien  d'autres  gens 
de  bien  en  ont  fait  autant,  et  j'ai  vu  avec  une  grande  salis- 

1.  heures  de  Bonnet^  n»  97.  Lettre  de  Bonnet  à  Haller;  9  avril 
1765. 


L'ESTAMPE  DE  CARMONTEL.  417 

faction  qu'il  y  avoit  encore  de  la  vertu  et  de  Thonuêteté  dans 
le  monde.  Ils  sortiront  après-demain;  du  moins  je  l'espère*. 

Carmontel,  dans  son  estampe  bien  connue,  a  es- 
sayé de  reproduire  cet  intérieur  de  prison,  où  se 
trouve  rassemblée,  ^ette  fois  rayonnante  d'espérance, 
cette  famille  qui,  depuis  si  longtemps,  avait  perdu 
jusqu'à  la  notion  du  bonheur.  La  veuve,  ses  deux 
fîDes,  Jeanne  Yiguière  sont  là,  ainsi  que  Pierre,  tous 
attentifs  à  la  lecture  que  leur  fait  Lavaysse  de  son 
mémoire.  Les  verrous  et  les  grilles  subsistent  en- 
core, mais  le  désespoir  a  disparu,  et  les  âmes  sont 
déjà  bien  loin  de  ce  sombre  cachot  où  ces  captifs  sa- 
vent bien  qu'ils  ne  séjourneront  guère. 

L'affaire  demanda  six  séances  de  quatre  heures  cha- 
cune, à  l'exception  de  la  dernière,  qui  en  prit  plus 
de  huit.  L'arrêt  fut  rendu,  le  9  mars  1765,  à  l'una- 
nimité, non  pas  d'une  commission,  mais  de  tous  les 
quartiers  assemblés  des  requêtes  de  l'Bôtel.  Les  juges 
étaient  au  nombre  de  quarante,  dont  quatorze  inten- 
dants de  province  '.  La  sentence  était  des  plus  expli- 

1.  Collection  d'autographes  de  Lajariette  (novembre  1860),  p.  98, 
n*  890.  Lettre  de  DamiiaviUe  à  Voltaire;  7  mars  1765. 

2,  «  Ces  maîtres  des  requêtes,  au  nombre  de  soixante-sept  ent765^ 
siégeaient  ordinairement  à  tour  de  rôle,  par  quartier  et  trimestre,  et 
ils  examinèrent,  nous  dit  M.  Berriat-Saint-Prix,  TafiTaire  Calas  dans 
ses  plus  petits  détails,  car,  dans  leur  jugement  souverain,  on  compte 
269  pièces  du  procès  visées  par  leur  date  et  leur  objet,  »  Des  tribunaux 
et  de  la  procédure  du  grand  criminel  au  diX'huitiéme  siècle  (Âubry, 
1859),  p.  30.  Cependant  Du  Mége  nous  dit  que  les  maîtres  des  re- 
quêtes rendirent  leur  arrêt  «  sans  avoir  même  étudié  la  procédure.  » 
M.  de  fiastard  fait  à  cet  égard  les  observations  suivantes  :  «  La  copie 
de  la  procédure  envojrêe  à  Paris  par  ordre  du  Parlement  de  Toulouse 
existe  encore.  Gomment  donc  n*a-t-elle  pas  été  connue  de  la  com- 
mission de  révision?  Si  le  fait  attesté  par  l'historien  toulousain  e.st 


418  EXASPÉRATION  DES  TOULOUSAINS. 

cites  ;  elle  réhabilitait  les  accusés  et  la  mémoire  de 
Jean  Calas,  ordonnant  que  leurs  noms  fussent  rayés  et 
biffés  des  registres,  et  le  jugement  transcrit  en  marge 
des  écrous  :  «  A  quoi  faire,  tous  les  greffiers,   con- 
cierges   et   geôliers  seront   contraints,   même   par 
corps.  »  Sur  la  demande  des  prévenus  en  prise  à  par- 
tie et  dommages-intérêts ,  elle  les  renvoyait   «  à  se 
pourvoir  ainsi  qu'ils  aviseront.  »  Ce  dernier  article 
était,  en  réalité,  un  déni  de  justice.  M.   de  fargès 
opina  dans  le  sens  d'une  autorisation,  et  soutint,  «  en 
renforçant  sa  petite  voix  » ,  qu'il  était  de  toute  équité 
que  le  parlement  de  Toulouse  rendît  compte    de  sa 
conduite  inique  et  barbare.  Les  termes  étaient  vifs, 
médiocrement  parlementaires^  et  d'Aguesseau  l'invita 
à  retirer  ce  qu'il  y  avait  d'un  peu  trop  ferme  dans  son 
langage.  Mais  il  n'en  voulut  point  démordre*. 

L'exaspération  fut  grande  à  Toulouse,  et  la  déter- 
mination de  ne  point  se  soumettre  aussitôt  prise.  La 
sœur  Fraisse  écrivait  à  Nanette,  le  17  avril  :  «  Notre 
parlement  a  fait,  dit-on,  des  assemblées  secrètes, 
pour  examiner  la  légitimité  des  pouvoirs  des  requêtes, 
mais  ils  n'ont  rien  trouvé  k  pouvoir  les  combattre.  Us 
disent  qu'ils  feront  imprimer  la  procédure  et  la  don- 
neront au  public  pour  leur  justification.  Je  répons 


vrai,  il  ne  peut  s^expliquer  que  par  cette  pression  de  Topinion  qui 
entraîna  la  commission  sans  ex.amen  et  sans  délibération.  »  Vicomte 
de  Bastard,  Les  Parlements  de  France  (Paris,  Didier,  1857),  t.  I, 
p.  410.  Mais  le  fait  n'est  pas  vrai,  et  Ton  Bretonne  même  qu'on 
magistrat  accepte  des  assertions  si  graves  et  si  peu  vraisemblables, 
sans  les  vérifier  lui -môme. 

t.  Voltaire,  Œuvres  corfipUies  (Beuchot),  \,  LXI,  p.  b22.  Lettre 
de  Vol^ire  h  Richelieu;  Ferney,  21  juillet  1764. 


VAINES  MENACES.  419 

qu'ils  s'en  garderont  bien*.  »  Voltaire,  quinze  jours 
auparavant,  mandait  également  à  Debrus  que  le 
21  mars  toutes  les  Chambres  du  parlement  de  Tou- 
louse s'étaient  réunies  et  avaient  nommé  des  commis- 
saires*. L'abbé  Salvan  fait  aussi  allusion  à  cette  me- 
nace d'imprimer  la  procédure.  ccU  aurait  dû  le  faire!  » 
s'écrie-t-iP.  Mais  il  ne  le  fit  p^s,  comme  l'avait  si 
judicieusement  prédit  la  religieuse  de  la  Visitation,  et 
son  abstention,  qu'on  ne  saurait  attribuer  à  l'esprit 
de  modération  et  d'apaisement,  semble  reconnaître 
implicitement  qu'une  telle  publicité  pouvait  être 
moins  favorable  aux  juges  qu'aux  condamnés  *. 

Lavaysse  père,  qui  était  un  des  bons  avocats  de  Tou- 
louse et  qui  avait  des  amis,  pi'ofita  des  vacances  du 
parlement  pour  faire  bifF(T  Técrou  de  son  (ils  sans 
rencontrer  d'opposition  de  la  part  de  la  Chambre  des 
vacations.  Mais  c'avait  été  chose  extorquée,  et  jamais 
le  fondé  de  pouvoir  de  madame  Calas  ne  put,  ^  la 
rentrée,  faire  exécuter  à  son  tour  l'arrêt  des  maîtres 
des  requêtes.  Si  l'on  échouait  même  pour  cela,  à  plus 
forte  raison  restait-il  peu  d'espoir  d'obtenir  des  dom- 
mages-intérêts, à  regard  desquels  les  juges  s'étaient 

1.  Albanase  Coquerel,  Jean  Calas  et  sa  famille  (Paris,  Cherbulie^, 
1869),  p.  400.  Lettre  de  la  sœur  Fraisse  à  mademoiselle  Galas; 
lî  avril  1766. 

Z,  Voltaire,  Leitreà  inédites  sur  la  tolérance  (Paris,  Cherbuliex, 
1863).  p.  229.  Lettre  de  Voltaire  à  Debrus  ;  2  avril  1765.  —  Œuvres 
complètes  (Beuchot),  t.  LXII,  p.  285.  Lettre  de  Voltaire  à  Damila- 
ville;  5  avril  1765. 

3.  L'abbé  Salvan,  Histoire  du  itrocès  de  Jean  Calas  ù  'Toulouse 
(Toulouse,  Delboy,  1863),  p.  126. 

4.  Athanase  Coquerel,  Jean  Calas  et  sa  famille  (P^riSi  Gl^erbulies, 
1869),  p.  258. 


420  GÉNÉROSITÉ  DU  ROI. 

abstenus  de  se  prononcer.  Voltaire,  qui  avait  une  ^i 
grande  pratique  des  hommes  et  dés  affaires,  ne  s'abu- 
sait pas  sur  l'impossibilité,  sur  les  difficultés  tout  au 
moins,  d  une  semblable  tâche;  et  il  donnera  le  meil- 
leur conseil,  celui,  avant  toutes  choses,  de  tâter  le  ter- 
rain, de  s'assurer  comment  des  poursuites  seraient 
envisagées  par  les  puissances.  «  Il  m'est  venu  à  Ja 
tête,  mandera-t-il  à  Damilaville,  que  madame  Calas 
devait  faire  pressentir  monsieur  le  vice-chancelier  et 
monsieur  le  contrôleur-général,  afin  de  ne  pas  faire 
une  démarche  qui  pourrait  alarmer  la  cour,  et  dimi- 
nuer peut-être  les  bontés  qu'elle  espère  du  roi  * .  »  Ces 
bontés,  implorées  en  corps  parles  derniers  juges  dans 
une  lettre  à  M.  de  xMaupeou,  ne  s'étaient  pas  fait  trop  at- 
tendre, et  le  vice-chancelier  dans  sa  réponse  leur  appre- 
nait que  Sa  Majesté  avait  accueilli  de  la  meilleure  grâce 
leur  supplique  en  faveur  de  la  dame  et  des  enfants 
Calas,  a  Le  roi,  dont  l'âme  est  sensible  à  la  justice  et 
au  malheur,  a  bien  voulu  jeter  sur  eux  un  regard  fa- 
vorable ;  il  a  accordé  à  la  veuve  Calas  une  gratifica- 
tion de  douze  mille  francs,  six  mille  francs  à  chacune 
de  ses  filles,  trois  mille  francs  à  ses  fils,  trois  mille 
francs  à  la  servante,  et  six  mille  francs  pour  les  frais 
de  voyage  et  de  procédure.  »  Maupeou  fit  venir  ma- 
dame Calas  et  sa  famille,  et  voulut  leur  annoncer  lui- 
même  cette  bonne  nouvelle.  Élie  de  Beaumont  les 
avait  accompagnés,  et  la  délicate  question  de  la  prise 
à  partie  fut  posée  :  les  bienfaits  du  roi  devaient-ils 

1.  VoUaire,  OEuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXU,  p.  257.  Lettre 
de  Voltaire  à  Damilaville  ;  Ferney,  l*"^  avril  176i>.— /*W.,  p.  274, 
lettre  à  d'Argental,  ut  du  même  jour. 


NÉCESSITÉ  D'UNE  EXCESSIVE  PRUDENCE.  42i 

être  considérés  comme  im  dédommagement  et  une 
défense  tacite  de  poursuivre  ;  ou  bien  leur  laissait-on 
toute  liberté  d'agir?  «  Yous  avez  de  bons  conseils,  ré- 
pondit M.  deMaupeou;  consultez-les,  et  faites  ce  qu'ils 
vous  diront.  » 

En  apparence,  du  moins,  ils  étaient  les  maîtres  de 
n'en  pas   demeurer   là.  Mais  c'était  toujours  une 
grosse  affaire,  dans  laquelle  on  ne  pouvait  se  lancer  à 
la  légère.  «  Le  dernier  résultat  de  l'assemblée  tenue 
chez  M.  d'Argental,  le  mercredi  3  avril,  écrivait  l'avocat 
de  Beaumont  à  Voltaire,  a  été  que,  pour  être  consé- 
quent et  raisonnable,  il  fallait  aussi  prendre  à  partie 
les  treize  juges  delaTournelle,  plus  coupables  encore 
que  lesCapitouls,  puisqu'ils  étaient  préposés  par  la  loi 
pour  les  rectiBer.  Pour  cela,  il  faut  la  permission  du 
Conseil,  et  l'on  craint  fort  que  ces  petits  rois  plébéiens 
ne  paraissent  assez  puissants  pour  que,  par  une  faiblesse 
honorée  du  nom  de  poUtique,  on  refuse  de  la  permet- 
tre*. »  Tout  cela  donnait  à  refléchir.  Lavaysse  père, 
que  sa  position  à  Toulouse  condamnait  à  une  grande 
circonspection  et  qui  par  nature  n'était  pas  homme  à 
se  jeter  dans  les  aventures,  avait  écrit  à  madame  Calas 
pour  la  déconseiller  de  toute  tentative  de  ce  genre,  lui 
déclarant  que  son  fils  Gaubert  ne  s'associerait  point  à 
une  démarche  aussi  hasardeuse,  pour  ne  pas  dire  aussi 
désespérée  (16  avril).  La  correspondance  de  Grimm  a 
une  page  très-sensée,  très-philosophique  même  sur 
la  situation  faite  à  de  pauvres  gens  dépouillés  que  Ton 
eût  ruinés  encore  une  fois  en  frais,  si  c'eût  été  possi- 

1.  Ch.  Coquerel,  L€$  Églises  du  Désert  (?ar\»,Cherh\i{i9i^  1S41), 
1. 11,  p.  337.  Lettre  d'Élie  de  Beaumont  à  Voltaire, 

11.  ^i 


422  FIN  OU  DRAME. 

ble,  après  avoir  reconnu  la  justice  de  leur  cause  ei 
riniquitéde  leurs  juges*.  Mais,  en  définitive,  il  Dt 
fut  pas  loisible  aux  Calas  de  yider  leur  bourse  et  cellt 
de  leurs  amis  dans  une  tentative  qui  n'avait  que  peu 
de  chances  d'aboutir.  On  a  trouvé  parmi  les  papiers  de 
la  veuve  une  note  indiquant  que  le  chancelier  avait 
fait  dire  officieusement  à  la  famille  de  se  tenir  tran- 
quille. L'on  ne  poussa  pas  outre  et  l'on  fit  sagement  : 
c'est  au  pot  de  terre  à  ne  pas  oublier  d'où  il  sort  et 
quel  il  est.  Mais,  quoique  incomplète,  la  revanche  des 
Calas  eut  toute  sa  portée,  et  l'histoire  du  Parlement 
de  Toulouse  est  inséparable  du  souvenir  de  cette  fa- 
mille infortunée,  dont  la  lamentable  aventure  souleva 
l'indignation  et  la  pitié  du  monde  entier, 

Que  disons-nous?  Tout  cela  n'aura  été  qu'un  roman 
inique,  et  le  parlemeût  toulousain,  loin  de  s'être 
trompé,  aura  été  odieusement  calomnié  par  cette 
poignée  de  philosophes  et  d'encyclopédistes,  en  tête 
desquels  marchait  Voltaire.  Tout  un  groupç  d'écrivains 
modernes  s'est  imposé  la  tâche  de  refaire  cette  his- 
toire et  de  démontrer  l'équité  de  l'arrêt  qui  avait  con- 
damné Jean  Calas  à  la  roue.  Bien  que  nôtre  mission 
ne  soit  pas  tant  de  prouver  l'innocence  de  cette  fa- 
mille que  de  mettre  hors  de  ^oute  la  parfaite  sincérité 
de  l'auteur  de  Mérope  et  des  quelques  cœurs  géné- 
reux qui  se  dévouèreqt  à  sa  réhabilitation,  nous  nous 
sommes  efforcé  d'exposer  les  faits  dans  leur  véri- 
table jour,  tels  qu'ils  ressortent  liimineusement  de 


1.  Grimm,  Correspondance  liltéraire  (Paris,  Fume),  t.  )V^  p.  2i8. 
15  avril  1765. 


LES  NOUVEAUX  ACCUSATEURS  DE  CALAS.  423 

la  totalité  des  pièces,  soit  publiées.,  soit  manus- 
crites, que  renferment  les  archives  de  l'État,  pièces 
que  les  champions  du  parlement  toulousain  se  sont 
bien  gardés  de  consulter.  Un  livre  définitif,  dont  n(jus 
avons  déjà  constaté  et  la  modération  et  l'impartialité, 
et  qui  a  servi  de  base  à  ce  travail,  a  épuisé  la  matière, 
répondant  victorieusement  à  ces  avocats  de  la  der- 
nière heure,  qui  ont  cru  qu'il  était  indispensable  à 
la  religion  et  à  l'honneur  de  la  magistrature  que  Calas 
fût  l'assassin  de  son  fils.  «  Je  veux,  dit  un  avocat  de 
Toulouse,  à  la  rentrée  solennelle  des  conférences  des 
avocats  stagiaires,  essayer  de  réhabiliter  le  parle- 
ment de  Toulouse  et  de  le  laver  d'une  injure  qu'il  ne 
mérita  jamais...  Il  faut  savoir  s'il  s'est  rencontré  un 
tribunal  assez  inique,  pour  envoyer  sciemment  un  in- 
nocent  à  la  mort,  et  plonger  dans  l'opprobre  une 
famille  entière  *.  »  Cette  question  que  pose  et  décide 
l'avocat  toulousain  en  faveur  d'une  magistrature  qui, 
toute  disparue  qu'elle  soit,  ne  laisse  pas  d'être  repré- 
sentée par  des  arrière-neveux  intéressés  à  défendre 

1.  Théophile  Hue,  le  Procès  Calas  (Paris,  Douniol,  1855),  p.  5. 
L'auteur  déclare  qu'il  a  tenu  dans  ses  mains  toute  la  procédure  ;  ce 
n'était  qu'une  moitié  de  la  tÀche,  et  Tenquôte  parisienne  était  égale- 
ment à  lire.  Mais  il  a  mal  vu  ou  mal  lu  les  pièces  qu'il  a  pu  con- 
sulter, et  il  tombe  à  tout  instant  dans  les  erreurs  les  moins  expli- 
cables. Voir  les  observations  de  M.  Goquerel,  aux  pages  313,  314, 
315,  de  son  livre.  Indiquons  en  revanche  un  discours  prononcé  par 
un  jeune  avocat,  M.  Calary,  à  l'ouverture  de  la  conférence  des  avocats 
du  barreau  de  Paris,  le  26  décembre  1868,  et  publié  ensuite  sous 
ce  titre,  Ces  Clients  de  Voltaire  (Paris,  Claye),  qui  est  un  tableau  nul- 
lement chargé  de  la  justice  criminelle  au  dix-huitième  siècle.  H  n'a 
pas  à  plaider  pour  sa  maison;  il  raconte,  il  explique,  et  rend  justice 
aux  hommes  de  bonne  volonté  qui  essayèrent  d'arriver  à  une  réforme 
également  nécessaire  dans  les  mœurs  et  dans  les  lois. 


424  ENIVREMENT  DE  VOLTAIRE. 

ses  actes  \  Ta  été  bien  différemment  par  un  magistrat 
dont  la  compétence  et  la  science  ne  sauraient  être 
niées,  et  qui,  moins  soucieux  de  défendre  sa  robe 
que  de  servir  la  vérité,  s'est  prononcé  en  toute 
loyauté  pour  ces  infortunés  qui,  eux  aussi,  méritent 
bien  qu'on  ne  leur  dispute  plus  une  justice  qu'ils  ont 
payée  assez  cher  *. 

Nous  avons   déjà   dit  l'enchantement,    l'enthou- 
siasme de  Voltaire,  lorsqu'il  apprit  le  triomphe  final 
de  ses  clients;  il  ne  peut  contenir  sa  joie,  en  écrit  à 
tous  ses  amis,  dans  des  termes  presque  dithyram- 
biques :  ((Vous  étiez  donc  à  Paris,  mon  cher  ami, 
quand  le  dernier  acte  de  la  tragédie  de  Calas  a  fini  si 
heureusement.  La  pièce  est  dans  les  règles  ;   c'est,  à 
mon  gré,  le  plus  beau  cinquième  acte  qui  soit  au 
théâtre  '.  »  Et  il  a  raison  d'être  fier,  car  c'est  bien 
son   œuvre;  il  a  prêché  d  exemple,  il  ne  s'est  pas 
borné,  comme  ce  n'est  que  trop  l'ordinaire,  à  lancer 
quelques  phrases  vaines,  qui  s'oubUent  vite,  si  l'ac- 


1 .  C'est  M.  Salvan  lui-même  qui  nous  apprend  que  le  capitoul 
Boyer,  dont  l'avis  prévalut  dans  l'affaire  Calas,  était  son  grand  oncle 
maternel.  Histoire  du  procès  de  Jean  Calas  à  Toulouse  (Toulouse, 
Delboy,  1863),  p.  v. 

2.  Plougoulm,  Discours  de  rentrée  û  la  Cour  de  Rennes,  3  novembre 
1843  (sur  les  progrès  de  la  législation  pénale  en  France).  Un  autre 
magistrat,  que  nous  avons  cité^  et  qui  était  un  esprit  aussi  scru- 
puleux, que  net  et  judicieux,  le  conseiller  Berriat-Saint-Prix,  avait 
étudié  à  fond  ce  grand  et  tragique  procèSi  et  sa  conviction  était  bien 
dans  Tirréfutable  innocence  de  Galas.  Nous  l'avons  souvent  mis  sur 
ce  chapitre  émouvant,  et  c'était  toujours  avec  une  véritable  indigna- 
tion qu'il  s'exprimait  à  Tégard  des  capitouls  et  du  parlement  de 
Toulouse. 

3.  Voltaire,  Œuvres  complètes  {Beuchoi),  t.  LXII,  p.  255.  Lettre 
de  Voltaire  à  Cideville;  à  Ferney,  20  mars  1765. 


AUTRE  FAOE  DE  JANUS.  423 

tion  n'intervient  ;  il  s'est  donné  tout  entier.  Aucune 
démarche,  aucun  sacrifice  de  temps,  aucune  dépense 
ne  lui  coûtèrent;  et  ce  même  homme,  qui  disputait 
le  prix  de  quelques  moules  de  bois  au  président  de 
Brosses,  répandra  l'argent  sans  y  regarder.  L'on  a 
cité,  nous  avons  cité  nous-même,  sans  hésitation,  ces 
durs  moments  de  lésine  qui  sont,  à  coup  sûr,  des 
crises  dans  son  état  constamment  maladif,  bien  plus 
que  les   phénomènes    durables  d'une   organisation 
d'avare.  L'on  s'est  imaginé  un  Voltaire  constamment 
rapace,  une  sorte  d'harpagon  adouci,  qui  dissimule 
ses  griffes  sous  ses  manchettes;  et  l'on  serait  bien 
fâché  de  découvrir  que  l'on  s'est  trompé.  Que  les 
malveillants  se  consolent  pourtant.  Voltaire  ne  leur 
donnera  encore  que  trop  d'occasions  de  revanche 
par  ses  impiétés,  ses  violences,  ses  défaillances  et  ses 
inégalités  de  caractère,  quoique,  toute  part  faite,  le 
bien  désormais  couvre  le  mal,  quoique  les  preuves  de 
générosité  et  de  dévouement  compensent  et  au  delà 
les  manifestations  d'une  personnalité  farouche  et  im- 
placable. 

Ce  dernier  arrêt  aura  été  la  date  d'une  ère  nou- 
velle. L'auteur  du  Traité  sur  la  tolérance  avait  porté 
le  coup  fatal  à  cette  législation  gothique  qui,  si  elle 
était  agonisante,  se  révélera  encore  par  deux  ou  trois 
exemples  d'une  atroce  barbarie.  Mais,  chaque  fois, 
le  terrible  patriarche  se  remettra  résolument  en  cam- 
pagne pour  ne  désarmer  que  lorsque  la  Justice  et  la 
Raison  auront  reconquis  leurs  droits.  Tout  était  dans 
ces  deux  mots,  tout  et  surtout  la  tolérance  reli- 
gieuse, cette  conquête  la  plus  difficile  à  arracher  aux 

24. 


426  INFLUENCES  HEUREUSES. 

préjugés  et  à  la  passion  des  hommes.  On  a  dit,  on 
a  répété,  on  le  redit  encore,  que  Voltaire  n'avait  été 
si  ardent,  si  emporté  dans  cette  affaire  des  Calas, 
que  parce  qu'elle  était  un  prétexte  à  calomnier  la 
religion  catholique,  à  écraser  Yinfâme.  Certes,  il  ne 
l'aimait  guère ,  et  la  tentation  aurait  pu  lui  en  venir. 
Mais,  par  les  premiers  récits  qui  lui  parvinrent, 
comme  on  l'a  dit  déjà,  il  dut  croire  à  la  réalité 
d'un  crime  inspiré  à  ce  père  huguenot  par  le  plus 
odieux  fanatisme.  Toute  l'Europe  protestante,  à  cette 
nouvelle,  fut  profondément  émue,  et  attendit  a^ee 
anxiété  l'issue  d'un  procès  où  se  débattait  l'honneur 
du  calvinisme  en  France;  car  c'était  lui  qui  avait 
été  mis  en  cause  dans  la  personne  de  Jean  Calas. 
L'arrêt  qui  réhabilitait  le  supplicié  n'était  point  sans 
doute  l'afifranchissement  définitif  des  protestants,  pas 
plus  que  celui  de  Sirven,  qui  va  suivre.  Mais,  a 
dater  de  ce  jour,  les  rigueurs,  les  vexations,  les  per- 
sécutions diminueront;  un  accord  tacite  s'établira 
pour  ne  point  pousser  à  l'extrême  ces  règlements 
inexorables  de  Louis  XIV  qui,  un  mois  seulement 
avant  la  mort  de  Calas,  à  Toulouse  même,  sur  la 
place  du  Petit-Salin,  menaient  au  gibet  le  pasteur  Ro- 
chette  avec  cet  écriteau  :  ce  ministre  de  la  R.  P.  R.,  » 
ainsi  que  les  trois  gentilshommes  verriers  qui  avaient 
essayé  de  faciliter  sa  fuite.  Peu  à  peu,  les  idées  de 
tolérance  et  d'humanité  se  feront  jour.  La  condition 
civile  des  déshérités,  dont  les  mariages  n'étaient 
devant  la  loi  que  des  concubinages,  préoccupera  des 
ministres  plus  libéraux,  d'un  christianisme  plus 
éclairé.  Mais,  que  les  temps  fussent  plus  ou  moins 


L'OEUVRE   ET  L'OUVRIER.  427 

proches,  Ton  ne  saurait  nier  la  part  prédominante 
qu'eut  Voltaire  à  cette  transformation,  à  ce  travail  de 
la  conscience  et  de  l'opinion.  Les  protestants  ne  s'y 
méprirent  point  ;  et  malgré  leurs  griefs  contre  l'irré- 
ligieux écrivain,  les  moins  bienveillants  d'entre  eux 
reconnaissent  de  bonne  foi  tout  ce  qu'ils  doivent  à 
l'auteur  de  la  Benriade.  Certaines  gens,  maintenant 
encore,  se  sentent  plus  disposés  à  lui  pardonner  la 
Pucelle  et  Candide  que  le  Traité  sur  la  tolérance^ 
tant  la  passion  a  de  puissance  sur  les  cœurs  !  Mais  le 
vrai  chrétien,  aussi  bien  que  le  philosophe,  conviendra 
qu'en  faisant  prévaloir  la  tolérance  et  l'humanité,  le 
poète,  qu'il  le  voulût  ou  non,  servait  la  religion  d'un 
Dieu  de  paix  et  de  mansuétude;  et,  plutôt  que  de 
s'indigner,  il  admirera  les  voies  de  la  Providence,  qui 
a  choisi  pour  ime  telle  œuvre  un  tel  ouvrier. 

Au  moment  où  le  procès  des  Calas  surexcitait 
toutes  ces  têtes  méridionales  et  venait  frapper  d'un 
esprit  d'aveuglement  et  de  vertige  ceux  que  leur  édu- 
cation, leur  caractère,  leur  rang,  leurs  lumières  au- 
raient dû  le  plus  garantir  de  ce  genre  d'entraînement, 
un  autre  événement,  non  moins  sombre,  et  dont  les 
conséquences  menaçaient  de  n'être  pas  moins  terribles, 
s'accomplissait  dans  le  ressort  du  même  Parlement. 
Le  procès  des  Sirven  offre  de  telles  analogies  avec 
celui  de  Jean  Calas,  qu'on  peut  dire  qu'ils  se  tiennent 
l'un  l'autre.  C'est  dans  cette  étrange  affaire  surtout , 
que  l'on  sera  en  état  d'apprécier  jusqu'à  quel  point  la 
haine  religieuse  peut  fermer  les  yeux  à  l'évidence  la 
plus  claire  et  produire  les  choses  sous  un  jour  encore 
moins  odieux  qu'absurde.  On  se  demandera,  en  eff'^* 


4^8  LA  FAMILLE  DU  FEUDISTE. 

devant  le  simple  narré  des  faits  sans  interprétation  ni 
commentaire,  comment  des  gens  en  pleine  possession 
de  leur  bon  sens  ont  pu  prendre  un  instant  le  change 
et  croire  au  plus  épouvantable  crime  là  où  il  n*y  avait 
qu'un  malheur,  un  désastre  intime,  car,  en  cette  cir- 
constance moins  encore  que  dans  l'affaire  des  Calas, 
il  y  aura  prétexte  à  méprise.  Il  est  vrai  qu'il  y  a  loin 
des  facultés  bornées  d'un  haut  justicier  de  Mazamet  à 
l'expérience,  à  l'infaillibilité  d'une  cour  souveraine 
qui  ne  doit  point  se  tromper,  puisqu'elle  n'admet  pas 
que  Ton  révise  ses  arrêts.  Mais  cette  distinction  ne 
suffirait  pas  à  expliquer  les  agissements  de  l'infime 
tribunal,  et  l'on  est  bien  forcé  de  convenir  qu'il  y  a 
sous  tout  cela  une  influence  ténébreuse  dont  le  misé- 
rable juge  n'est  que  l'instrument  et  le  bras.  Arrivons 
aux  faits. 

11  existait  à  Castres,  en  1760,  une  famille  protes- 
tante, composée  de  cinq  membres,  le  père,  la  mère  et 
trois  filles,  dont  le  chef,  Pierre-Paul  Sirven,  âgé 
de  cinquante  et  un  ans,  exerçait  dans  cette  ville  la 
profession  d'arpenteur-géomètre  et  de  feudiste.  Le 
feudiste  avait  le  soin  et  la  garde  des  registres  féo- 
daux contenant  le  dénombrement  et  la  nature  des 
héritages  de  la  censive  d'un  seigneur  avec  le  tribut 
dont  ils  étaient  chargés  *  ;  et,  par  les  rapports  presque 
constants  qui  s'étabUssaient  entre  lui  et  les  meil- 
leures familles  du  pays ,  il  ne  laissait  pas  de  jouir 
d'une  certaine  considération  que  pouvaient  accroître 

1.  Dictionnaire  de  Trévoux,  t.  IV,  p.  123.  —  G.-M.  Gattel,  Dic- 
tionnaire universel  portatif  de  la  langue  française  (Paris,  1844),  1. 1, 
p.  713. 


ELISABETH  SIRVEN.  429 

encore  les  qualités  et  Thonorabilité  du  modeste  fonc- 
tionnaire. Nous  avons  dit  que  Sirven  avait  trois  filles  : 
l'une  Marie-Anne,  l'aînée,  était  mariée  *  ;  Elisabeth,  la 
cadette,  et  Jeanne,  la  troisième,  étaient  demeurées 
chez  leur  père,  où  elles  aidaient  au  ménage.  Le  feudiste 
ne  pansait  pas  se  séparer  de  sitôt  de  ces  dernières, 
quand  un  beau  jour  (le  6  mars  1760),  Elisabeth  dis- 
paraissait de  la  maison,  sans  qu'on  se  doutât  où  elle 
avait  pu  aller.  Cette  jeune  fille,  d'un  esprit  faible, 
d'une  intelligence  au  moins  bornée,  pour  n'en  pas 
dire  plus,  que  le  moindre  imprévu  eût  suffi  à  boule- 
verser de  fond  en  comble,  demandait  à  être  traitée 
avec  de  grands  ménagements.  Mais,  comme  c'est 
assez  l'ordinaire,  la  tendresse  paternelle  s'était  accrue 
en  proportion  des  infirmités  de  la  pauvre  déshéritée, 
et  Elisabeth  était  devenue  pour  ses  père  et  mère  l'ob- 
jet d'une  aflection  et  de  soins  particuliers.  Après  avoir 
passé  la  journée  en  des  recherches  vaines,  Sirven  en 
rentrant  était  prévenu  qu'on  le  mandait  à  l'évêché  de 
Castres.  Il  s'y  rend  aussitôt  et  apprend  de  la  bouche 
du  prélat  que  sa  fille,  étant  venue  déclarer  son  ardent 
désir  de  se  faire  cathoUque  et  suppUer  qu'on  la  mît  à 
même  de  recevoir  toutes  les  instructions  indispen- 
sables à  son  changement  de  religion,  avait  été  con- 
duite au  couvent  des  dames  Noires,  ou  des  dames 
Régentes,  comme  on  les  appelait  indifféremment.  On 
s'étonne  qu'un  cerveau  aussi  faible  ait  montré  cette 
initiative;  mais  Elisabeth,  en  réalité,  n'avait  fait 
qu'obéir  aux  suggestions  de  la  sœur  de  Monseigneur, 

1 .  Son  mari,  Ramond  Pêrié,  éiait  marchand  à  Castres. 


430  LA  MAISON  DES  DAMES  RÉGENTES. 

obéissant  elle-même  à  un  bien  faux  zèle,  la  maladie 
du  temps,  disons-le  à  sa  décharge*.  Sirven  répondit, 
avec  beaucoup  de  modération  et  de  prudence,  que 
rien  jusqu'à  ce  jour  n'avait  pu  lui  faire  soupçonner 
chez  sa  fille  le  moindre  désir  d'embrasser  la  religion 
cathoUque;  il  ne  cacha  point  l'impression  doulou- 
reuse que  produisait  sur  lui  cette  évasion  furtive, 
ajoutant  que,  si  elle  cédait  à  un  véritable  appel  de  sa 
conscience,  il  n'avait  qu'à  se  soumettre,  ce  qu'il  fai- 
sait avec  d'autant  plus  de  résignation  qu'il  savait  en 
quelles  mains  paternelles  elle  était  tombée. 

Ce  séjour  dans  la  maison  des  dames  Régentes, 
cette  claustration  qui  succédait  à  une  vie  libre  et  an 
grand  air,  cette  privation  des  soins  et  de  la  tendresse 
des  siens  que  venaient  remplacer  une  règle  et  des  pra- 
tiques austères,  durent  agir  d'une  façon  funeste  sur 
cet  esprit  faible,  vacillant,  qui  avait  déjà.inspiré  plus 
d'une  inquiétude  à  ses  parents.  Bientôt  on  s'aperçut 
du  désordre  de  ses  idées,  du  bouleversement  complet 
de  sa  raison.  Elisabeth  avait  des  hallucinations,  et  pré- 
tendait communiquer  avec  les  anges;  elle  était  prise  de 
ferveurs  ascétiques,  et,  se  mettant  complètement  nue, 
allait  se  jeter,  en  cet  état,  aux  genoux  des  religieuses 
qu'elle  conjurait  de  lui  (c  bailler  la  discipline.  »  D'a- 
près la  déposition  de  madame  de  Saint-Martin,  bien 
que  l'on  ne  se  servît  point  d'ailleurs  de  pareils  instru- 
ments, la  servante  des  dames  Régentes  lui  en  donna 
quelques  coups,  ce  de  quoi  la  fiUe  de  l'accusé  se  récria, 
et  dit  qu'elle  n'en  vouloit  plus.  »  S'il  fallait  en  croire 

1.  CamiUe  Rabaud^  Sirverij  étude  historique  (Mfazamet,   1858), 
p.  23. 


DÉMENCE  CARACTÉRISÉE.  431 

Tavocat  de  Sirven,  Ton  se  figura  réduire  qette  pauvre 
créature  par  des  sévérités  et  des  traitements  qui  n'é- 
taient point  de  nature  à  rasseoir  cette  tête  égarée.  On 
l'enferma  dans  sa  chambre,  on  la  revêtit  dans  son  lit 
d'un  costume  à  pli  de  corps,  sans  lequel  il  eût  été 
impossible  de  la  contenir.  Si  ces  précautions  indis- 
pensables ne  déposent  point  contre  la  charité  et  Thu- 
manîté  des  dames  Régentes,  elles  ne  démontrent  que 
trop  un  état  de  démence,  dont  les  manifestations  sur- 
abonderont. Quoi  qu'il  en  soit,  les  Religieuses  eurent 
vite  assez  et  trop  de  cette  pensionnaire  turbulente  qui 
exigeait  une  surveillance  de  tous  les  instants  ;  et,  après 
un  séjour  de  sept  mois  au  couvent,  Elisabeth,  sur  les 
ordres  mêmes  de  l'évoque,  était  rendue  à  ses  parents 
(9  octobre  1760). 

Les  accidents  ne  disparurent  point  devant  un  régime 
meilleur.  Ce  furent  les  mêmes  égarements,  le  même 
trouble  intellectuel.  Son  idée  fixe  était  le  mariage  ^ 
Un  témoin  convient ,  dans  sa  confrontation ,  qu'elle 
parlait  sans  cesse  de  mariage,  qu'elle  lui  avait  çUt 
à  deux  ou  trois  reprises  qu'elle  voulait  se  marier 
avec  son  fils  ;  et  d'autrefois,  avec  d'autres  enfants  du 
village.  Un  soir,  elle  va,  d'un  propos  délibéré,  pren- 
dre par  les  mains,  devant  sa  mère  et  sa  sœur,  \i% 
jeune  homnae,  et  lui  dire  «  s'il  voulait  se  marier  avec 
elle^  »  Mais  c'en  est  assez  pour  que  l'on  soit  au  fait 
du  mal  de  la  pauvre  fiUe  ;  et  son  père ,  sans  y  voir 
de  guérison,  avait  déclaré,  si  l'on  trouvait  un  honnête 

t.  Court  de  Géblin,  Lettres  toulousaines,  p.  356. 
9.  Mémoire  pour  le  sieur  Pierre^Paul  Sirvetiy    feudiste,  appelant 
(1771),  p.  61,  62. 


432  AFFECTION  PARTICULIÈRE  DES  PARENTS. 

homme  qui  consentît  à  la  prendre  en  légitime  ma- 
riage, catholique  ou  protestant,  qu'il  était  résolu  à  tous 
les  sacrifices  auxquels  se  prêterait  sa  petite  fortune. 
Mais  quel  homme  eût  songé  à  épouser  cette  infor- 
tunée, dont  la  folie  n*était  pas  d'ailleurs  toujours  aisée 
à  contenir?  Plus  d'une  fois  son  père,  sa  mère  et  sa 
sœur  eurent  à  se  défendre  de  ses  fureurs,  et  force  fut 
bien  de  l'enfermer  dans  sa  chambre  et  même  de  l'at- 
tacher. Mais  aucun  déposant,  et  c'est  sur  cela  qu'il 
faut  insister,  ne  varie  sur  l'affection,  la  tendresse  ex- 
cessive de  ces  malheureux  parents  ;  leurs  témoignages 
à  cet  égard  sont  identiques,  jusque  dans  l'expression. 
Elisabeth  Benazet,  locataire  dans  la  même  maison, 
dira  qu'elle  a  toujours  vu  que  son  père  et  sa  mère 
la  caressaient  beaucoup  et  ne  la  quittaient  presque 
jamais.  Pierre  Galibert,  premier  consul  de  Saint-Alby, 
affirmera  a  avoir  vu  que  le  père  et  la  mère  de  ladite 
Elisabeth  la  caressoient  beaucoup.  »  Suzanne  (!am- 
bonnet  interpellée  à  son  tour  :  «  Si  la  fille  de  l'accusé 
n'étoit  plus  chérie  que  ses  sœurs,  et  particulièrement 
de  sa  mère,  répond  que  l'interpellation  est  véritable.  » 
Il  y  a  loin,  convenons-en,  de  cette  tendresse,  de  ces 
soins  éplorés  et  de  tous  les  instants,  à  l'incroyable 
crime  dont  toute  cette  famille  va  se  voir  accusée  par 
un  juge  stupide,  qui,  d'ailleurs,  n'agira  point  sans 
obéir  à  une  consigne,  à  des  ordres  occultes. 

L'état  déplorable  dans  lequel  on  lui  avait  rendu  sa 
fille,  cette  exaltation  qu'il  ne  pouvait  attribuer  qu'aux 
violences  physiques  et  morales  dont  elle  avait  été 
l'objet  au  couvent  des  dames  Régentes,  avaient  dû 
impressionner  vivement  le  père  d'Elisabeth,  qui  n'eut 


RESSENTIMENT  DES  DAMES  RÉGENTES.  433 

pas  assez  de  calme  et  de  prudence  en  ce  premier  mo- 
ment pour  renfermer  ce  qui  était  en  lui.  Ses  plaintes, 
ses  reproches  amers  furent  rapportés  à  celles-ci,  qui 
résolurent  de  l'en  punir.  Elles  firent  passer  à  l'inten- 
dant de  la  province,  par  Tentregent  d'un  ecclésias- 
tique en  place,  un  Mémoire  contre  Sirven,  où  il  était 
présenté  comme  un  tyran  fanatique,  faisant  expier  à 
sa  victime  le  crime,  horrible  à  ses  yeux,  de  vouloir 
abjurer  l'hérésie  et  de  rentrer  dans  le  giron  du  ca- 
tholicisme. Elles  l'accusaient  de  sévices  et  de  vio- 
lences, et,   ce  qui  était  plus  inconséquent  de  leur 
part,  elles  insistaient,  non  sans  charger  le  tableau, 
sur  les  précautions  qu'il  avait  dû  prendre  pour  pré- 
venir les  effets  de  la  démence  de  sa  fille,  «  précautions 
que  les  dames  Régentes  avoient  rendues  nécessaires, 
et  qu'elles  avoient  prises  elles-mêmes,  lorsque  Eli- 
sabeth habitoit  leur  maison  ^  »  Le  Mémoire  fut  re- 
tourné par  l'intendant  à  son  subdélégué,  Sers,  con- 
seiller au  sénéchal  de  Castres,  auquel  il  mandait  d'exi- 
ger de  Sirven  d'envoyer  tous  les  jours  sa  fille  chez  les 
dames  Régentes  et  à  l'égUse,  sous  peine  d'être  puni 
de  sa  désobéissance.  A  cela  Sirven  répondit  que,  dans 
l'état  de  santé  où  était  Elisabeth,  il  lui  était  impossible 
d'obéir  aux  ordres  de  M.  l'intendant.  Toutefois,  pour 
que  l'on  ne  se  méprît  point  sur  un  refus  qu(î  ses  répu- 
gnances reUgieuses  ne  lui  avaient  dicté  d'aucune  «ortcî, 
il  offrait  de  remettre  la  malade  entre  lt»s  maim  du  ma- 
gistrat, s'il  voulait  bien  se  charger  d'elle,  ou  d«  tout 

1.  Mémoire  pour  le  tieur  Pierre-Paul  Sirven  (  J77 1),  p«  K),-~l'Jl« 
de  Beaamont,  Mémoire  à  consulter  et  conunltaiion  \m\r  ï^uffi^A^mi 
Sirven  (Cellot,  1761),  p.  h. 

VI.  1^ 


434  VISITE  DE  L'ABBÉ  BEL. 

autre  personne  qui  lui  serait  désignée,  faisant  ob>er 
ver  que  son  peu  de  fortune  Fempêchaît  de  payer  udû 
pension.  Il  ajoutait  qu'il  devait  sous  peu  de  jours  aUe: 
passer  quelques  mois,  avec  sa  famille,  au  village  è 
Saint-Alby,  distant  de  Castres  de  deux  lieues  et  demie, 
où  il  était  appelé  par  M.  d'Esperandieu  pour  travailler 
à  la  faction  de  son  terrier  ;  et  c'était  en  ce  dernier 
lieu  qu'il  priait  le  subdélégué  de  lui  faire  parvenir  les 
commandements  qu'il  jugerait  à  propos  de  lui  don- 
ner. 11  quittait,  en  effet,  Castres,  peu  de  jours  après, 
et  allait  s'établir  avec  son  monde  dans  l'appartemeût 
que  lui  avait  fait  préparer  au  château  M.  d'Esperan- 
dieu  (juillet  1761). 

Trois  mois  s'écoulèrent  ainsi ,  sans  autres  inquié- 
tudes que  celles  que  donnait  la  pauvre  fille  ;  et  Sirven 
aurait  pu  croire  qu'on  les  avait  oubliés,  quand,  en  son 
absence,  dans  les  premiers  jours  de  novembre,  l'abbé 
Bel,  vicaire  d'Aygues-Fondes,  accompagné  de  deux 
consuls  de  Saint-Alby,  pénétrait  inopinément  dans 
son  intérieur,  faisait  appeler  ÉUsabeth,  et,  s'adressant 
à  sa  mère  d'une  voix  impérieuse,  lui  enjoignait  de 
laisser  à  celle-ci  toute  liberté  d'aller  à  l'église  de  Saint- 
Pierre  de  Frontze,  pour  y  assister  aux  offices  et  y  re- 
cevoir une  instruction  religieuse.  Madame  Sirven  ré- 
partit qu'elle  n'avait  jamais  songé  à  s'opposer  à  la 
vocation  d'Elisabeth,  et  qu'ils  ne  demandaient  pas 
mieux  ni  l'un  ni  l'autre,  ainsi  qu'ils  l'avaient  déclaré  à 
M.  le  subdélégué,  de  la  remettre  à  qui  leur  serait  in- 
diqué, à  lui-même,  s'il  y  consentait,  maïs  qu'ils  ju- 
geaient  impraticable  de  laisser  leur  fille   sur  son 
compte  pour  aller  à  une  distance  d'au  moins  une 


DÉTERMINATION  DÛ  PÈHE.  435 

Lemi-lieue.  La  pauvre  mère,  qu'une  pareille  explica- 
lon  mettait  à  la  torture,  ajouta  qu'elle  en  dirait  les 
aisons  en  particulier  au  vicaire,  s'il  avait  la  bonté 
le  l'entendre.  Mais ,  ces  raisons  n'étaient  que  trop 
lisées  à  pénétrer,  et  Elisabeth  se  chargea  du  coramen- 
ûaire  par  des  divagations  qui  mirent  fin  à  l'entrevue. 
âirven,  de  retour,  effrayé  des  menaces  contre  leur 
repos  que  semblait  annoncer  une  telle  visite,  alla 
trouver  les  consuls  pour  apprendre  d'eux  de  quoi  il 
retournait;  mais  ils  ne  savaient  rien  et  n'avaient 
accompagné  le  vicaire  qu'à  sa  demande.  Le  vicaire, 
pressé  par  lui,  lui  répondit  qu'il  n'avait  reçu  aucun 
ordre  de  l'intendant,  et  que  c'était  son  curé  qui  avait 
eu  l'idée  de  cette  démarche.  Mais  il  y  avait  au  fond 
de  tout  cela  une  conspiration  sourde  et  occulte  qu'il 
voulait  éclaircir  à  tout  prix.  Il  était  bien  déterminé, 
et  il  le  déclara  au  vicaire  et  aux  deux  consuls,  à  con- 
duire lui-même  ÉMsabeth  chez  M.  l'Évêque,  à  son  re- 
tour des  États  du  Languedoc.  En  efiet,  ayant  appris 
que  le  prélat  était  rentré  à  Castres,  il  résolut  de  ne  pas 
remettre  à  plus  tard  un  dessein  qu'il  jugeait  indis- 
pensable à  leur  sécurité  commune,  et  arrêtait  le  voyage 
pour  le  16  décembre. 

Il  se  rendait,  en  conséquence,  la  veille  de  son  dé- 
part, à  Aygues-Fondes ,  chez  l'abbé  Bel ,  pour  lui 
apprendre  ses  intentions  et  savoir  de  lui  s'il  n'avait 
reçu  aucune  instruction  qui  le  concernât.  Après  une 
conférence  de  quelques  instants,  le  feudiste  et  le 
prêtre  sortaient  ensemble  et  se  dirigeaient  vers  le  châ- 
teau où  ils  soupèsent  chez  M.  d'Esperandieu,  avec  ma- 
dame d'Esperandieu  et  sa  famille.  Un  sieur  Car'^ 


436  DISPARITION  D*ÉLISilBETH. 

venait  au  fruit  et  se  retirait  avec  Tabbé,  vers  onz» 
heures  du  soir.  Sirven  resta  trois  quarts  d'heure  en- 
core pour  examiner  des  papiers  avec  la  châtelain»*, 
après  quoi  un  domestique  le  conduisait  dans  sa  cham- 
bre, à  côté  du  salon.  11  quittait  le  lit  à  sept  heures  du 
matin  et  aUait  attendre  dans  cette  pièce  la  maîtresse dt 
maison,  qui  Tavait  prévenu  qu'elle  lui  donnerait  dt^ 
commissions  pour  Castres.  Une  heure  eii\iron  s'était 
écoulée,  quand  il  est  abordé  par  un  commissionnaire 
que  lui  dépêchait  le  premier  consul  de  Saint-Alby, 
pour  lui  faire  part  de  la  disparition  de  sa  fille,  au  mi- 
lieu de  la  nuit,  et  de  l'ignorance  complète  où  Ton  étai? 
de  ce  qu'elle  était  devenue.  L'on  comprend  dans  qufi 
trouble  dut  le  jeter  l'annonce  de  ce  nouveau  malheur. 
Que  s'était-il  passé?  Le  messager  était  dans  l'impuis- 
sance de  le  satisfaire.  11  se  mit  en  route  tout  aussitôt, 
et  arrivait  à  Saint-Alby  avant  dix  heures.  Il  trouva  Sii 
maison  pleine  de  monde.  Sa  pauvre  femme  était  tel- 
lement absorbée  dans  sa  douleur,  qu'il  n'en  put  d'a- 
bord rien  tirer,  et  ce  fut  un  des  assistants  qui  dut  lui 
raconter  les  événements  de  la  nuit. 

Entre  minuit  et  une  heure,  Elisabeth  s'était  levée, 
elle  avait  traversé  la  chambre  de  sa  mère,  qui  lui 
demanda  pourquoi  elle  était  debout  si  matin  ;  elle  en- 
tr'ouvrit  la  fenêtre  et  répondit  qu'il  était  jour.  Comme 
elle  sortait,  madame  Sirven  lui  demanda  ce  qu'elle 
voulait  faire,  et  elle  répliqua  qu'elle  allait  chercher  du 
bois.  Elle  descendit.  Un  temps  assez  long  s'étant 
écoulé,  la  femme  du  feudiste  envoya  sa  jeune  sœur 
à  sa  rencontre  :  mais  elle  n'était  ni  au  bûcher,  ni  daus 
Fescalier.  Jeanne,  un  peu  inquiète  de  ne  l'avoir  point 


RECHERCHES  VAINES.  437 

:.rouvée  dans  les  quelques  endroits  où  elle  pouvait  être, 
va  heurter  chez  le  locataire  qui  logeait  à  l'étage  infé- 
rieur, et  s'informe  si  sa  sœur  ne  serait  pas  chez  lui.  La 
femme  de  celui-ci,  qui  était  nourrice,  lui  dit  qu'au  mo- 
ment où,  assise  sur  son  lit,  elle  donnait  le  sein  à  son 
enfant,  elle  avait  entendu  descendre  à  petits  pas  l'esca- 
lier et  ouvrir  la  porte  de  la  rue.  Jeanne  remonte  sur-le- 
champ  rapporter  ce  qu'elle  a  entendu  à  sa  mère,  qui, 
dévorée  d'inquiétude,  poursuivie  par  de  tristes  pres- 
sentiments, s'élance  de  son  lit,  sans  prendre  le  temps 
de  s'habiller,  se  rend  chez  les  consuls  où  elle  arrive 
mourante.  A  sa  prière,  des  recherches  avaient  été 
faites  aussitôt  dans  tout  le  village,  mais  sans  aucun 
résultat.  Mais  Sirven  ne  devait  pas  s'en  tenir  là  et  fit 
tout  ce  qu'il  était  humainement  possible,  dépêchant 
dans  toutes  les  directions  pour  s'assurer  si  l'on  n'avait 
pas  vu  la  fugitive  et  si  elle  n'avait  point  laissé  quelques 
traces  de  son  passage  ^  Cette  disparition  tint  en  éveil 
tout  le  pays  et  devint  l'objet  unique  des  conversations. 
Le  curé  de  Caucalières,  en  passant  sur  le  bateau  du 
Moulin-Neuf,  avait  dû  dire  «  qu'U  n'y  avoit  point  à  être 
en  peine  de  cette  fille,  qu'elle  étoit  mieux  qu'avec  ses 
parens.  »  La  pensée  du  curé  n'avait  rien  de  bien 
obscur;  et.dans  son  esprit  du  moins,  l'événement  qui 
avait  si  fort  ému  le  pays  ne  pouvait  être  qu'un  enlè- 
vement ordonné  et  exécuté  par  l'autorité  ecclésias- 
tique :  il  s'agissait  d'arracher  une  âme  à  l'hérésie  et  de 
la  faire  rentrer  dans  le  giron  de  la  foi,  ce  qui  n'était 

1.  Mémoire  pour  le  sieur  Pierre-Paul  Sirven  (i77l),  p.  69,  82, 
Déposition  d'Antoine  Hac,  le  locataiilfe  chez  lequel  Jeanne  était  allée 
aux  inforinations. 


438  LE  PUITS  DBS  COMMUNAUX. 

réalisable  qu'en  soustrayant  la  jeune  fille  à  rinfluent 
de  sa  famille.  Était-ce  pure  supposition  de  ce  prétr 
ou  ayait-il  ses  motifs  pour  parler  ainsi? 

Les  jours  se  passaient  sans  que  rien  ne  vînt  sort 
celle-ci  de  ses  angoisses;  et  Sirven,  après  un  premit: 
moment  d'anéantissement,  devenu  plus  calme,  en  ar- 
riva à  croire  que  le  propos  du  curé  de  Caucalière^ 
pouvait  n'être  point  sans  fondement.  Ces  enlèvemect: 
cavaUers,  sans  autre  forme  de  procès,   s'obtenaieL 
aisément,  et  il  ne  fallait  qu'un  excès  de  zèle  pour  jelm 
la  désolation  et  le  deuil  au  sein  d'une  famille  à  laquelle 
on  ne  laissait  que  la  résignation  et  les  larmes.  Le  feu- 
diste  finit  par  ne  plus  douter  du  coup  d'autorité  qui 
lui  ravissait  sa  fille,  et  c'était  le  sentiment  de  tout  ce 
qui  l'entourait.  Il  eût  été  à  souhaiter  pour  ces  infor- 
tunés qu'ils  n'eussent  eu  à  gémir  que  sur  un  malheur 
qui  pouvait  n'avoir  qu'un  temps.  Plus  de  quinze  jours 
s'étaient  encore  écoulés.  Sirven,  qui  vivait  et  faisait 
vivre  les  siens  de  sa  profession,  avait  repris  sa  tâche 
quotidienne,  et  il  partait,  le  3  janvier  1762,  pour  Bur- 
lats,  où  il  était  appelé  par  une  dame  de  Falgueroles. 
La  nuit  de  ce  même  jour,  des  enfants  qui  cherchaient 
des  oiseaux  dans  le  puits  des  Communaux  aperçurent 
un  cadavre  à  la  surface  de  l'eau.  Les  consuls,  avertis, 
se  rendent  aussitôt  sur  les  lieux  et  font  entourer  le 
puits  jusqu'au  matin  par  quatre  sentinelles  chargées 
d'empêcher  qui  que  ce  fût  d'approcher.  L'un  d'eux, 
dès  le  petit  jour,  court  prévenir  le  juge  de  Mazamet, 
qui  arrive  et  fait  extraire  le  cadavre,  que  l'on  porta  à 
l'Hôtel  de  ville  :  c'était  U  corps  d'Elisabeth  Sirven. 

L'opinion  générale  fut  que  la  pauvre  fille  s'était 


LE  CADAVRE  D'ELISABETH.  *  439 

précipitée  elle-même  dans  le  puits  ;  on  crut  se  rappeler 
que,  ce  même  jour,  on  l'avait  aperçue  rôdant  tout  au- 
tour. Des  témoins  déposèrent  plus  tard  qu'il  lui  arri- 
vait souvent  de  se  pencher  sur  la  margelle  et  de  faire 
des  grimaces  que  l'eau  lui  répétait.  Une  Marguerite 
Glories  convient  qu'elle  a  vu  un  jour  Elisabeth  se 
promenant  toute  seule  dans  la  place  de  Saint-Alby 
ce  regarder  alors  dans  le  puits  commun,  faisant  des 
grimaces  de  la  tête.  »  La  femme  Marie  Paillé  fait 
la  même  déclaration  et  dans  les  mêmes  termes.  Se 
précipita-t-elle ,  le  voulant ,  dans  un  accès  d'égare- 
ment, ou  perdit-elle  l'équilibre  et  tomba-t-eUe  dans 
le  puits,  fatalement  entraînée  par  les  mouvements 
qu'elle  se  donnait?  c'est  ce  qu'on  ne  sut  jamais. 
Mais  il  n'y  avait  à  hésiter  qu'entre  l'une  et  l'autre  de 
ces  deux  suppositions,  et  il  ne  vint  à  l'idée  de  per- 
sonne, dans  le  village,  que  ce  malheur  fût  le  résultat 
d'un  crime.  Un  crime!  Qui  avait  intérêt  à  le  commet- 
tre et  qui  l'eût  commis  ?  Il  n'est  qu'une  voix  sur  l'af- 
fection, l'excessive  tendresse  des  parents  pour  cette 
enfant,  à  laquelle  ils  s'attachaient  de  plus  en  plus 
tous  les  jours,  en  raison  même  des  chagrins,  des  in- 
quiétudes, des  soucis  de  plus  d'une  sorte  qu'elle  leur 
causait. 

Mais  écartons  ces  preuves  morales,  si  décisives 
pourtant.  Si  eUe  ne  s'est  pas  jetée  dans  le  puits,  on 
l'y  a  précipitée  ;  et  qui  l'y  a  précipitée  ?  L'alibi  du  père 
semble  indiscutable.  Il  a  passé  toute  l'après-midi  et 
la  nuit  du  17  décembre  à  Aigues-Fondes,  où  il  a  soupe 
et  couché  ;  il  ne  pouvait  donc  être  au  château  de 
M.  d'Esperandieu  et  à  Saint-Alby  tout  à  la  ^^^^  ^"î 


440        Sk  MORT  PDT-ELLE  LE  RÉSULTAT  D'UN   CRIME. 

donc  tsoupçonner?  Sera-ce  la  sœur  aînée*,    sera-c^ 
Jeanne,  la  dernière;  serait-ce  la  femme  du  feudist^r' 
Si  la  mort  d'Elisabeth  est  le  fait  d'un   crime,  elle- 
seules  peuvent  l'avoir  conmiis,  car  lapréseuce  d'aucun 
étranger  ne  fut  signalée  dans  Saint-Alby,  ni  ce  jour 
ni  le  jour  précédent.  Mais  cette  supposition  tiendra- 
t-elle  devant  la  moindre  discussion  des  faits  et  des  cir- 
constances connues   qui  présidèrent  à  ce  tragique 
événement?  Elisabeth  était  grande  et  forte;  sa  mère 
âgée  de  soixante-trois  ans.  Marie-Anne,  plus  faible, 
enceinte   d'ailleurs    de   quatre  mois,  et  Jeanne,  la 
plus  jeune  des  sœurs,  eussent  dû  se  concerter  pour 
s'emparer  d'elle  et  l'étouffer;  ce  qui,  apparemment, 
ne  se  serait  pas  accompli  sans  une  lutte  désespérée, 
sans  des  cris  de  détresse  qui  n'eussent  pu  échapper 
aux  locataires  du  dessous. 

Cependant,  Antoine  Hue  et  sa  femme  Elisabeth  Be- 
nazeth,  occupée  alors,  comme  on  l'a  dit,  à  donner  le 
sein  à  son  nouveau-né,  déclarent  n'avoir  entendu 
d'autre  bruit  que  celui  des  pas  d'une  personne  des- 
cendant l'escalier  et  ouvrant  la  porte  de  la  rue.  Cette 
personne,  quelle  ét6iit-elle?  Ou  c'était  Elisabeth  Sirven 
(seule  supposition  qui  ne  soit  pas  absurde),  ou  c'était 
Marie-Anne,  sa  sœur,  qui,  malgré  sa  nature  délicate, 
malgré  son  état  de  grossesse,    emportait  sur  ses 
épaules  le  cadavre  de  la  victime  et  l'allait  jeter  dans 
le  puits  commun,  sans  songer  qu'elle  pouvait,  qu'elle 
devait  presque  inévitablement  être  surprise  dans  l'ac- 

1.  Quoique  mariée,  Marie- Anne  avait  euivi  ses  parents  à  Saint- 
Alby,  sans  doute  à  cause  de  son  état  de  grossesse,  pour  être  plus 
près  des  soins  de  sa  mère  et  de  Jeanne. 


SENTIMENT  UNANIME  DES  HABITANTS.  441 

complissement  de  son  horrible  action,  le  puits  se 
trouvant  au  milieu  d'une  place  publique  entourée  de 
maisons*.  Que  Ton  n'objecte  pas  l'heure  avancée, 
puisque  c'avait  été  précisément  au  beau  milieu  de  la 
nuit,  que  des  enfants,  en  chasse  d'oiseaux,  avaient 
découvert  le  cadavre.  Elle  seule  a  pu  réaliser  cette 
dernière  partie  de  l'épouvantable  tâche,  car  c'est  pres- 
que au  même  moment  que  Jeanne  et  sa  mère  vont 
heurter  à  la  porte  des  époux  Hue  et  jeter  l'alarme 
dans  tout  le  village,  sans  laisser,  remarquez -le  bien,  à 
Marie-Anne  le  temps  de  se  débarrasser  de  son  fardeau 
et  de  regagner  leur  domicile  commun.  Disons  une 
fois  de  plus  que,  lorsque  le  cadavre  fut  découvert,  loin 
qu'aucun  soupçon  s'élevât  contre  la  famille  Sirven,  ce 
fut  un  sentiment  unanime  de  pitié  et  de  commiséra- 
tion pour  des  braves  gens  dont  on  connaissait  l'hon- 
nêteté, et  qui  s'étaient  fait  aimer  et  respecter  par 
leurs  mœurs  douces  et  inofiensives.  La  démence  d'Eli- 
sabeth n'était  un  secret  pour  personne,  et  personne  ne 
douta  qu'elle  n'eût  été  le  seul  et  unique  auteur  de  sa 
fin  déplorable.  Mais  il  devait  arriver  pour  ces  infortu- 
nés ce  qui  était  arrivé  pour  les  Calas.  Le  bruit  de  cette 
mort  mystérieuse  se  répandit  dans  les  vUlages  avoisi- 
nants,  et  plus  U  fit  de  chemin,  plus  les  faits  s'altérèrent 
et  se  dénaturèrent.  Le  besoin  d'émotions  dramatiques 
aurait  suffi  pour  changer  la  vérité  en  légende.  Mais,  dans 
cette  affaire,  ainsi  que  dans  celle  de  la  mort  de  Marc- 
Antoine,  la  passion  religieuse  s'empara  tout  aussitôt 
d'un  événement  que  l'on  ne  manqua  point  de  présenter 

1,  Mémoire  pour  le  sieur  Pierre^Paul  Sirven  (1771),  p.  99,   100. 


442  DOUBLE   RAPPORT  DES  MÉDECINS. 

comme  la  confirmation  nouvelle  d'un  complot  abomi- 
nable du  protestantisme.  Les  récits  les  plus  fantasti- 
ques furent  colportés  avec  tous  les  incidents  qu'on  put 
imaginer  pour  leur  donner  crédit;  et  les  esprits  étaient 
alors  trop  préparés  à  accepter  les  fables  les  plus  absur- 
des pour  que  les  charges  que  Ton  fit  peser  sur  le  feu- 
diste  ne  dussent  pas  écraser  des  innocents  dont  Tuni- 
que crime  était  d'être  Huguenots. 

Faut-il  rappeler,  s'écrie  leur  défenseur,  dans  quelles  cir- 
constances et  à  quelle  époque  ces  bruits  calomnieux:  se  ré- 
pandirent dans  le  Languedoc!  Mille  bouches  fanatiques  s'ou- 
vrirent dans  ce  môme  tems  pour  persuader  au  peuple  que 
les  protestans  étoient  parricides  par  système,  qu'un  des  dog- 
mes de  leur  secte  étoit  le  pouvoir  donné  aux  pères  d'égorger 
leurs  enfans  catholiques,  ou  qui  menaçoient  de  le  devenir. 
On  sait  avec  quelle  avidité  cette  absurde  calomnie,  qui  ou- 
'  trageoit  si  sensiblement  une  secte  entière,  fut  adoptée  par 
la  populace.  La  procédure  fait  foi  qu'elle  avoit  pénétré  à 
Mazamet,  et  fermenté  dans  beaucoup  de  têtes  à  l'époque  de 
la  disparition  d'Elisabeth.  Il  n*en  falloit  pas  tant  pour  perdre 
Sirven  et  sa  famille  <• 

L'inspection  du  cadavre  fut  faite  par  un  médecin  et 
un  chirurgien  du  lieu  désignés  par  le  juge,  qui,  ne 
trouvant  pas  le  rapport  de  son  goût,  leur  demanda 
d'en  faire  un  autre,  ce  à  quoi  ils  se  prêtèrent  avec 
une  docilité  qui  donne  la  mesure  de  ce  que  pouvait 
oser  alors  un  magistrat  inepte  ou  prévaricateur. 
Inutile  d'ajouter  que,  si  celui-ci  exigea  d'eux  des  chan- 
gements au  procès-verbal  que  la  loi  ne  saurait  auto- 
riser d'aucune  sorte,  ce  n'était  point  par  tendresse  pour 
le  feudiste  ;  car  l'on  était  déjà  bien  déterminé  à  ne 

1.  Mémoire  pour  le  tieur  Paui  Sirven  (1771)9  p.  19,  20« 


UN  PROCUREUR  FISCAL.  443 

trouver  en  lui  qu'un  monstre  de  la  pire  espèce.  Dans 
le  procès  de  Calas,  nous  avons  eu  à  constater  l'irrégu- 
larité de  la  procédure  des  Capitouls  ;  nous  avons  vu 
avec  quel  sans-gêne  despotique,  avec  quelle  impré- 
voyance et  quelle  irréflexion  David  de  Beaudrigue 
avait  mené  toute  l'instruction,  et  la  juste  réprobation 
qu'il  s'était  attirée  par  sa  passion,  son  mépris  des 
formes,  son  ardeur  à  trouver  des  criminels,  quand  il 
y  avait  tout  autant  à  s'enquérir  s'il  ne  se  trouvait  point 
en  présence  d'infortunés  bien  plus  dignes  de  la  pro- 
tection que  des  rigueurs  de  leurs  juges.  Mais  encore 
Beaudrigue  était-il  un  homme  instruit,  auquel  ses  en- 
nemis ne  refusaient  ni  un  esprit  éclairé,  ni  une  vive 
intelligence  :  s'il  fut  sans  pitié,  comme  sans  équité,  ce 
ne  furent  pas  les  facultés  qui  lui  manquèrent;  et, 
puisque  les  Capitouls  avaient  leur  juridiction,  il  y  a 
plus  à  déplorer  qu'à  s'étonïier  qu'il  présidât  leur  tri- 
bunal. A  côté  de  cela,  il  faut  savoir  ce  qu'était  un 
procureur  fiscal  d'un  petit  pays  et  de  quels  gens  pou- 
vaient dépendre  l'honneur,  la  vie  des  citoyens. 

Le  Beaudrigue  de  Mazamet,  appelé  Trinquier,  était 
un  petit  marchand  qui,  ayant  peu  réussi  dans  son  né- 
goce, s'était  trouvé  disponible,  et  fut  choisi  par  la 
Communauté,  à  qui  appartenait  la  haute  justice,  pour 
procureur  jurisdictionnel.  Sans  doute  Tlionnwur  était 
grand,  mais  les  émoluments  étaient  minces,  (;t  notre 
magistrat  de  village  courait  les  risquriH  (In  mourir  de 
faim,  si  l'on  ne  se  fût  avisé  de  lui  doniuîr  l<m  gagiîH  do 
maître  d'école,  sans  en  exiger  de  lui  les  fouctioiirt,  Von 
devine  quelles  lumières,  surtout  quelhî  iiHy*p<*n(lan<i« 
on  peut  attendre  d'un  pauvre  diable  eoiv^'  ' 


444  ATTITUDE  DE  TRINQUIER. 

d'une  éléTation  inespérée,  et  sentant  trop  son  néant 
pour  ne  pas  obéir ,  à  l'occasion ,  à  un  mot   d  ordre 
venu  de  haut.  Dans  ce  long  procès,  qui  ne  durera  pas 
moins  de  sept  années,  le  procureur  fiscal  de  Mazamet 
jouera  un  rôle  inexplicable,  si  l'on  ne  pressentait  poiz?f 
qu'il  ne  sera  qu'un  instrument  docile  de  volontés  oc- 
cultes, le  faisant  agir  sans  se  compromettre  par  une 
intervention  moins  voilée . 

Le   lendemain  de  la  vérification  du  cadavre,   le 
5  janvier,  l'enquis  fut  ordonné  sur  les  réquisitions  de 
celui-ci,  qui  remit  un  brief-intendit  sur  lequel  on  dut 
interroger  les  témoins.  Du  6  au  10,  tout  le  village  de 
Saint- Alby  vint  déposer,  et,  sur  quarante-cinq  témoi- 
gnages, pas  un  seul  qui  ne  fût  favorable  aux  Sirven  ^ 
L'attitude  de  Trinquier  avait  quelque  chose  de  mani- 
festement hostile  ;  et  certains  autres  indices,  la  modifi- 
cation inqualifiable  du  procès-verbal  des  médecins, 
particulièrement,  étaient  plus  que  de  nature  à  alarmer 
un  pauvre  homme  qui  savait  que  sa  religion  seule 
était  une  accusation  contre  lui.  Des  avis  lui  vinrent  de 
plus  d'un  côté,  l'engageant  à  ne  pas  trop  s'en  reposer 
sur  son  innocence  et  à  prendre  toutes  les  mesures  de 
prudence  que  lui  commandaient  les  circonstances.  II 
s'adresse  à  un  avocat  du  nom  de  Jalabert  qui,  loin  de 
décliner  la  tâche,  prit  en  main  sa  défense  avec  un  vé- 

1.  Saint-Alby,  maintenant  encore,  est  connu  sous  le  nom  de  Saint- 
Alhy-fauX'témoin,  Ce  village  est  victime  d'une  conrusion  regrettable, 
et  c'est  à  d'autres  que  ce  sobriquet  infamant  revenait  de  droit.  Le 
travail  sur  les  consciences  eut  lieu  à  Castres  et  à  Mazamet,  sous  le 
coup  d'influences  toulousaines  :  car  l'on  était  intéressé  à  Toulouse  ù 
fortifler,  par  un  second  exemple,  l'horrible  accusation  portée  conire 
le  protestantisme  à  l'égard  de  ses  enfants  renégats. 


REQUÊTE  DE  SIRVEN.  445 

ritable  dévouement.  On  s'était  bien  gardé  de  citer  les 
témoins  qui  auraient  pu  attester  que  Sirven  avait  soupe 
et  couché  chez  M.  d'Esperandieu,  la  nuit  du  tragique 
événement;  le  feudiste  s'en  plaignit  au  juge  du  procès, 
maître  Landes.  Il  lui  fut  répliqué  que  le  procureur 
fiscal  n'avait  pas  jugé  à  propos  de  les  assigner  ;  mais 
qu'il  se  portât  partie  civile,  et  il  aurait  la  faculté  de 
faire  entendre  ses  témoins.  Sirven  n'y  manqua  point 
et  présenta  une  requête  en  plainte,  à  laquelle  le  juge  • 
répondit  par  une  ordonnance  d'enquis  qui  aurait  dû 
tout  arrêter,  et  malgré  laquelle  on  laissa  le  procureur 
fiscal  continuer  la  procédure  commencée.  Trinquier 
(ou  ceux  qui  le  poussaient),  dépité  des  témoignages 
favorables  dont  le  feudiste  était  l'objet,  et  craignant 
sans  doute  qu'il  lui  échappât,  poursuivit  une  ordon- 
nance en  permission  de  faire  publier  un  monitoire 
(15  janvier).  Mais  les  réquisitions  ne  semblèrent  pas 
avoir  produit  l'effet  qu'il  en  attendait,  et  le  juge,  fai- 
sant droit  à  la  demande  de  Sirven,  offrait  même  de  se 
rendre  à  Castres  pour  recevoir  ces  diverses  déposi- 
tions. Ce  dernier,  plein  de  confiance  dans  l'équité  de 
Landes,  se  transportait  aussitôt  dans  cette  ville  et  y 
poursuivait  devant  le  sénéchal  une  ordonnance  qui 
accordât  territoire  au  juge  de  Mazamet. 

Mais,  au  moment  même  où  il  se  supposait  au  terme 
de  cette  enquête  flétrissante ,  un  décret  de  prise  de 
corps  était  déjà  lancé  contre  lui,  sa  femme  et  ses  deux 
filles .  Ce  sont  elles  qui  accourent  à  Castres  lui  apprendre 
quel  danger  nouveau  les  menaçait,  et  l'existence  d'un 
complot  dont  la  fuite  seule  pouvait  les  préserver  :  il 
n'y  avait  point  de  temps  à  perdre,  car  la  maréchaus- 


446  DÉCRET  DE  PRISE  DE  CORPS. 

sée  avait  reçu  des  ordres.  Sinren  se  refuse  d'abord 
los  en  croire  ;  mais  ses  amis  finissent  par  lui  ouvrir  i^ 
yeux  sur  la  gravité  de  leur  situation,  et  le  détermineL 
à  s'éloigner,  dans  la  nuit  du  49  au  20  janvier.  II  - 
réfugie  d'abord  au  faubourg  de  Castres,  dans  la  mai- 
son d'un  gentilhomme  qui  lui  offre  un  asile.  Mais  L 
était  informé,  dès  le  lendemain,  que  le  procureur  fis- 
cal s'était  rendu  à  Saint-Alby  pour  l'appréhender  ac 
corps  ainsi  que  sa  famille,  et  que  ses  meubles  et  se? 
effets  avaient  été  saisis.  Ne  l'ayant  pas  trouvé  à  sod 
domicile,  on  était  allé  à  Castres  le  chercher  chez  son 
gendre  et  en  d'autres  maisons  où  l'on  supposait  qui! 
pouvait  s'être  caché.  Il  était  évident  que  l'on  voulaiî 
à  tout  prix  se  rendre  maître  de  lui  et  qu'il  était  perdu, 
s'ils  demeuraient  un  jour  de  plus  dans  une  ville  où 
ils  étaient  traqués.  Ils  partent  tous  au  milieu  de  la  nuit, 
par  un  temps  exécrable,  par  la  pluie,  la  boue,  une 
obscurité  sinistre,  des  chemins  impraticables,  et  arri- 
vèrent à  Roquecombe,  après  une  marche  de   cinq 
heures,  bien  que  la  distance  qu'ils  eussent  à  parcourir 
ne  fût  que  d'une  Ueue  et  demie.  On  a  le  cœur  serré, 
au  récit  de  cette  lamentable  odyssée,  pleine  de  tribu- 
lations,  d'alarmes,  d'assauts  de  toute   nature.  Les 
éléments  comme  les  hommes  semblent  conspirer  con- 
tre ces  infortunés,  que  leur  condition  modeste  et  leur 
honnêteté  auraient  dû  également  mettre  à  l'abri  des 
orages,  qui  d'ordinaire  ne  s'en  prennent  qu'aux  hau- 
tes cimes. 

Mais  la  plus  cruelle  épreuve  pour  cette  famille  si 
unie  fut  la  nécessité  de  se  séparer.  Le  feudiste,  la 
mort  dans  l'âme,  comprenant  que  le  salut  était  à  ce 


FUITE.  447 

,  s'arrache  aux  embrassements  de  sa  femme  et  de 
ses  enfants,  et,  après  leur  avoir  dit  un  dernier  adieu, 
s'éloigne  par  ce  sentiment  instinctif  de  conservation 
qixi  survit  à  tous  les  naufrages  (21  au  22  janvier).  11 
demeure  blotti,  trois  jours  durant,  dans  une  métairie 
de  la  seigneurie  de  la  Crousère.  Mais,  ne  s'y  jugeant 
pas  en  sûreté,  il  se  réfugie  dans  les  montagnes  du 
marquisat  d*Arétat,  à  quatre  lieues  de  Castres,  où  il 
se  tint  caché  un  mois.  En  proie  aux  mêmes  alarmes, 
sa  famille  à  tout  instant  menacée  de  tomber  aux 
mains  de  la  maréchaussée,  à  peine  reposée  de  ses  fa- 
tigues, se  remettait  en  route,  et,  six  jours  plus  tard, 
gagnait  la  baronnie  de  Monredon.  Ce  dernier  asile 
était  encore  plus  près  de  Castres  qu'Arétat,  et  les  fu- 
gitives sentirent  qu'elles  ne  pouvaient   échapper  à 
leurs  persécuteurs  qu'en  fuyant  séparément.   Cette 
mère  de  soixante-trois  ans,  que  le  chagrin  et  l'âge 
accablaient  également,  embrassa  ses  deux  filles  qu'elle 
ne  comptait  plus  revoir.  L'aînée,  que  sa  grossesse 
avancée  et  de  pareilles  épreuves  avaient  épuisée,  dut 
se  diriger  d'un  côté,  sa  jeune  sœur  Jeanne  de  l'autre, 
sans  nul  soutien  que  le  sentiment  de  leur  innocence  et 
leur  confiance  en  la  bonté  de  Dieu.  Sirven,  malgré  la 
protection  qu'il  trouvait  -dans   un  pays  escarpé  et 
montagneux,  recevait  tous  les  jours  les  nouvelles  les 
plus  alarmantes.  Il  fallait  fuir  encore,    quitter  la 
France,  puisqu'il  n'y  avait  pour  lui  ni  tranquillité  ni 
sûreté  dans  sa  patrie.  11  reprend  sa  marche,  par  la 
saison  lapins  rigoureuse,  traverse,  non  sans  péril,  les 
montagnes  du  Rouergue  et  du  Velay  qu'enveloppait 
un  linceul  de  neige,  dépasse  la  frontière,  parvient 


448  OBSTACLES  SANS  NOMBRE. 

enfin  à  Genève,  et  poursuit  jusqu'à  Lausanne  où  L 
prend  pied  dans  les  premiers  jours  d'avril  1762. 

Qu'était  devenue  sa  fenune?  qu'étaient  devenue 
ses  filles?  Leur  fuite  devait  être  encore  plus  pénible. 
plus  hérissée  d'écueils.  Condamnées  à  prendre  par  le 
plus  long  pour  dépister  ceux  qui  les  poursuivaient, 
elles  n'arrivaient  à  Nîmes  qu'après  d'interminables 
détours.  Elles  y  furent  recueillies  et  secourues  par 
Paul  Rabaut,  auquel  les  recommandait  Ladevèze,  pas- 
teur du  Yigan,  dans  une  lettre  touchante  qui  a  été 
conservée  ^ .  Il  leur  fallut  s'engager  dans  des  sentiei^ 
inextricables,  et  franchir,  elles  aussi,  les  montagnes 
du  Rouergue  et  des  Cévennes.  L'on  s'imaginera  une 
partie  des  peines,  des  fatigues  et  des  dangers  que 
coururent  ces  trois  femmes,  quand  on  saura  que  Marie- 
Anne  fut  renversée  onze  fois  de  cheval.  Durant  deui 
mois  et  demi,  ce  fut  une  lutte  de  tous  les  instants,  lutte 
contre  les  éléments  déchaînés,  lutte  contre  les  lassi- 
tudes et  les  défaillances  d'âme  et  de  corps  auxquelles 
elles  furent  en  proie.  Cependant,  elles  parvenaient  à 
Lausanne,  brisées  mais  saines  et  sauves,  dans  le 
courant  de  juin  de  la  même  année. 

Les  événements  qui  suivirent  l'évasion  du  feudiste 
et  de  sa  famille  démontrent  combien  était  urgente 
une  détermination  d'où  dépendait  leur  existence  même. 
Un  premier  Monitoire  est  lancé  contre  eux,  violent, 
passionné,  qui  semblait  avoir  été  copié  presque  litté- 
ralement sur  le  Monitoire  de  Calas,  «  sans  égard  aux 


1 .  Charles  Coquerel,  Les  Églises,  du  Désert  (  Paris,   Cherbuliez, 
1841),  t.  II,  p.  473. 


CORPS  DE  DÉLIT.  449 

choses  toutes  locales  qui  s'y  trouvaient  ^  »  Un  se- 
cond, puis  un  troisième  lui  succèdent,  mais,  malgré 
tant  de  manœuvres  iniques,  sans  arriver  au  résultat 
qu'en  attendaient  ceux  qui  avaient  juré  la  peyte  de  ces 
pauvres  gens.  On  ne  saurait  imaginer  à  quel  degré 
d'acharnement  aveugle  et  presque  stupide  ce  miséra- 
ble tribunal  se  porta,  dans  le  but  de  séduire  les  uns, 
de   terrifier  les  autres,  d'obtenir  de  tous  des  témoi- 
gnages accusateurs.  Le  juge  de  Mazamet  s'oubliera  au 
.  point  de  demander  à  l'avocat  Jalabert,  le  défenseur  de 
Sirven  :  «  Pourquoi  lui,  qui  fait  profession  de  la  foi 
catholique,  s'est-il  chargé  de  solliciter  pour  une  affaire 
qui  lui  est  directement  opposée.  »  Voilà  qui  en  dit 
plus  que  des  volumes. 

Cependant ,  il  faut  des  corps  de  délit  pour  un 

crime,  il  en  fallait  pour  ce  crime  si  peu  établi  :  on 

en  imagina  trois  qui  parurent  suffisants  et  dont  on 

dut  se  contenter.  D'abord  ce  second  rapport  exigé  des 

médecins  auxquels  on  faisait  dire  qu'Elisabeth  ne 

s'était  pas  précipitée  d'elle-même  dans  le  puits,  et 

qu'elle  y  avait  été  jetée  morte,  probablement  étouffée. 

Ensuite  une  démarche  de  l'avocat  Jalabert  près  de 

ceux-ci  pour  cotinaître  leur  rapport,  ce  qui,  selon  la 

logique  du  procureur  fiscal,  était  une  preuve  que  son 

client  avait  assassiné  ou  fait  assassiner  sa  fille.  Mais 

surtout  un  fait  fort  étrange  qui  se  produisit  dans  la 

nuit  du  5  au  6  janvier ,  et  qu'on  ne  saurait  passer 

sous  silence.  Le  corps  était  resté  dans  une  salle  de  la 

maison  commune  oii  il  exhalait  une  odeur  infecte,  qui 

1.  Camille  Rabaud,  Sîrveiiy  étude  historique  (Paris,  Gherbuliez^ 
1868),  p.  165. 


450  DISPARITION  DU  CADAVRE. 

avait  contraint  les  six  fusiliers  préposés  à  sa  garde  d' 
s'éloigner.  La  serrure  de  la  porte  fut  brisée  et  le  ca- 
davre enlevé  *.  Enlevé  par  qui?  C'est  ce  qu'on  n'a  ja- 
mais su.  J^lais  on  se  demande  quel  intérêt  y  aurait  eu 
Sirven,  au  point  de  vue  des  charges  que  Toii  allait 
faire  peser  sur  lui,  puisque  le  rapport  des  médecins 
était  fait,  et  que  si  le  juge,  comme  il  l'avait  annoncé, 
fût  venu,  l'inhumation  aurait  été  accomplie   dans 
l'après-midi,  quelques  heures  avant  cette  disparition 
mystérieuse.  Aussitôt  qu'aux  faits  on  substitue  les 
hypothèses,  on  pourrait  tout  aussi  bien  supposer  ure 
manœuvre  coupable  de  la  part  de  ceux  qui  travail- 
laient par  tous  les  moyens  à  la  perte  de  ce  pauwe 
homme.  Nous  n'ignorons  point  la  découverte,  en  i  8i  i, 
d'un  cadavre  dans  la  muraille  d'une  maison  qui  fut 
habitée  par  Sirven,  près  du  Pont-Neuf,  à  Castres*  et 
qu'on  prétendit  être  celui  d'Elisabeth,  découverte  dont 
M.  du  Mège,  le  vulgarisateur  de  l'historiette  du  che- 
valier de  Gazais,  tire  le  meilleur  parti  ^,  mais  sans  que 
la  moindre  enquête  ait  donné  quelque  consistance  à 
ces  soupçons.  Ces  ossements  eussent-ils   été  ceui 
d'Elisabeth,  qu'ils  prouveraient  tout  autre  chose  que 
ce  qu'on  en  a  voulu  conclure  ;  et  il  ne  serait  pas  si 
extraordinaire  qu'un  protestant  eût  songé  à  soustraire 


1 .  Mémoire  pour  les  consuls  et  communauté  de  Mazamet  contre  le 
sieur  P.  P.  Sirven,  p.  18. 

2.  Il  y  eut  jadis  un  cimetière  à  cette  même  place,  et  Tony  a  dé- 
couvert, depuis  plusieurs  années,  un  grand  nombre  de  tombeaux  et 
d'ossements  humains,  à  ce  qu'affirme  du  moins  l'auteur  des  Chro- 
niques Castraises,  M.  Magloire  Nayral,  t.  111,  p.  457. 

3.  Du  Mège,  Histoire  générale  du  Languedoc  (Toulouse,  1846), 
t.  X,  p.  582,  583. 


SENTENCE  DU  JUGE  DE  MÂZAMET.        454 

les  restes  de  son  enfant  à  une  sépulture  catholique. 
Sirven  a  raconté,  ou,  pour  mieux  dire,  Élie  de  Beau- 
mont  a  raconté  en  son  lieu,  ce  qui  s'était  passé  alors 
et  quelle  avait  été  sa  conduite  réservée.  Et,  disons-le, 
cet  enlèvement,  à  part  ce  qu'il  avait  d'inutile  pour  la 
démonstration  de  son  innocence,  impossible  à  réaliser 
sans  complices,  ne  nous  semble  pas  plus  dans  son 
caractère  que  dans  ses  moyens.  Mais  qu'importe,  et 
que  font  les  invraisemblances?  Ne  faut-il  pas  que  le 
prétendu  crime  du  feudiste  vienne  en  aide  aux  juges 
qui  ont  livré  au  bourreau  le  marchand  de  la  rue  des 
Filatiers? 

Nous  n'entrerons  point  dans  le  détail  de  cette  étrange 
procédure  que  couronnait,  le  29  mars  1764,  une  sen- 
tence dont,  toutefois,  il  n'est  pas  inutile  de  donner  les 
termes.  Sirven  et  sa  femme  sont  déclarés  «  dûment 
atteints  et  convaincus  du  crime  de  parricide,  »  pour 
réparation  duquel  ils  sont  condamnés  à  être  pendus  ; 
Jeanne  et  sa  sœur  «  atteintes  et  convaincues  et  com- 
plices dudit  crime  de  parricide,  »  et  condamnées  à  as- 
sister à  l'exécution  de  leur  père  et  mère,  après  quoi, 
bannies  à  perpétuité  de  la  ville  et  juridiction  de  Maza- 
met.  «  Et  sera  la  présente  sentence  exécutée  contre 
ledit  Pierre-Paul  Sirven,  ladite  Toinette  Léger  et  ses 
filles  par  effigie.*.  »  Ce  ne  fut,  toutefois,  qu'après  plus 
de  cinq  mois,  le  U  septembre,  que  le  jugement  fut 
mis  à  exécution  à  Mazamet,  sur  la  place  du  Plô,  en 
face  de  l'égUse^,  médiocrement  accueilli  par  la  popu- 
lation saine,  dont  toutes  les  sympathies,  en  dépit  de 

1.  Mémoire  pour  le  sieur  Pierre-Paul  Sirven  (177t),  p.  40. 

2.  Camille  Rabaud,  Sirveti,  étude  historique  (Paris,  Cherbulie* 


482  LES  SIRVBN  A  FERKBY. 

la  différence  du  culte,  étaient  pour  cette  famille  infor- 
tunée, proscrite,  errante,  sans  pain,  sans  ressources, 
qui  serait  morte  de  misère  et  de  faim  si  elle  n'eût  pas 
rencontré  chez  un  peuple  humain  et  charitable  tous 
les  secours  qu'exigeait  son  complet  dénûment.  La 
mère  et  les  deux  filles,  qui  s'étaient  établies  à  Lau- 
sanne, touchèrent  une  petite  pension  de  la  République 
de  Berne.  Quant  à  Sirven,  il  se  fixa  à  Genève,  où  il 
vécut  de  son  travail  :  c'était  être  bien  voisin  de  Fer- 
ney. 

Mais  l'aventure  de  Saint-Alby,  qui  semblait  être 
venue  à  point  pour  confirmer  les  accusations  dont  on 
essayait,  en  France,  d'accabler  les  protestants,  était 
déjà  connue  de  Voltaire,  qui  ne  se  dissimula  point  l'effet 
déplorable  que  devait  produire,  même  dans  les  esprits 
non  prévenus,  cette  sinistre  coïncidence.  Moultou  lui 
amena  ces  malheureux.  Il  ne  fallut  pas  bien  du  temps 
au  poète  pour  se  faire  une  opinion  et  se  convaincre 
que  ceux-là  encore  n'étaient  ni  des  scélérats  ni  des 
parricides  :  «  Figurez-vous  quatre  moutons  que  les 
bouchers  accusent  d'avoir  mangé  un  agneau  ;  voilà  ce 
que  je  vis.  Il  m'est  impossible  de  vous  peindre  tant 
d'innocence  et  tant  de  malheur.  »  Ils  s'étaient  jetés  à 
ses  genoux,  ils  imploraient  son  appui  ;  serait-il  moins 
secourable  pour  eux  que  pour  les  Calas?  Certes,  si 
l'on  n'avait  eu  d'autre  souci  que  sa  gloire,  c'aurait  été 
quelque  chose  de  bien  mal  habile  que  cette  détermi- 
nation de  recommencer  la  lutte,  aux  risques  trop  cer- 
tains de  lasser  ses  amis  et  ses  patrons  par  des  îm- 

1858),  p.  74,  75,  7G.  Procès-verbal  d'exécution  et  quittance  do  la 
maréchaussée. 


INFÉRIORITÉ  DRAMATIQUE  DE  L'AFFAIRE.  453 

portunités  auxquelles  on  cède  dans  un  premier  élan 
d'enthousiasme  généreux,  mais  qui  finissent  vite  par 
obséder  et  rebuter. 

Les  Calas  auraient  suivi  au  lieu  de  précéder  les  Sir- 
yen,  que  l'on  aurait  compris  que  le  patriarche  de  Fer- 
ney,  une  fois  encore,  se  fût  constitué  le  champion  de  la 
veuve  et  des  enfants.  Mais  la  scène  se  rétrécit  singu- 
lièrement dans  cet  obscur  village  de  Saint-Alby,  et  la 
petitesse  du  théâtre  n'est  pas,  il  s'en  faut  de  tout,  ra- 
chetée par  l'intensité  tragique  des  événements.  Dans 
les  deux  cas,  il  s'agissait  bien  de  réhabiliter  des  inno- 
cents; mais,  pour  ceux  qui  sont  avides  d'émotions 
poignantes  (et  c'est  à  peu  de  choses  près  tout  le 
monde),  il  manque  un  échafaud  dans  l'affaire  du  feu- 
diste,  avec  ses  effroyables  préliminaires,  la  question, 
la  torture  physique  et  morale*.  Tant  mieux  pour  Sir- 
ven,  tant  pis  pour  la  cause  de  cette  famille  éplorée, 
s'il  s'est  enfui  ;  car,  tout  plaisant  qu'il  soit,  le  mot  de 
Voltaire  à  l'horloger  Decroze,  qui  se  défendait  d'agir 
contre  le  curé  de  Moëns  et  ses  compUces  dans  l'ap- 
préhension d'être  tué  par  eux  :  «  Tant  mieux,  cela 
rendrait  notre  affaire  bien  meilleure ,  »  n'est  que  trop 
judicieux  et  trop  pratique  ;  et  l'auteur  de  la  Henriade^ . 
en  s'aventurant  dans  une  revendication  dont  il  ne 
pouvait  se  dissimuler  les  écueils,  n'obéira  qu'au  cri 
de  son  cœur,  qu'à  l'élan  d'une  âme  ardente  possédée 

1.  Voltaire  écrivait  à  madame  de  Florian,  le  7  novembre  17G5  : 
«  L'affaire  des  Sirven  me  tient  à  cœur  ;  elle  n'aura  pas  l'éclat  de 
celle  des  Calas  :  il  n'y  a  eu  malheureusement  personne  de  roué; 
ainsi  nous  avons  besoin  que  Beaumont  répare  par  son  éloquence  ce 
qui  manque  à  la  catastrophe.  »  Œuvres  complètes  (Beucbol),  t.  T'^il. 
p.  484. 


454  QUESTION  D'OPPORTUNITÉ. 

de  l'amour  de  la  vérité  et  de  la  justice.  Et  que  Ton  De 
sourie  pus  :  Voltaire  avait  autant  et  plus  que  personne 
Tamour  du  vrai  et  du  juste.  Dans  cet  esprit  exact,  l'in- 
juste n'avait  rien  de  bien  différent  de  Tabsurde  ^  et 
Taurait  blessé  comme  une  choquante  anomalie,  lors 
même  qu'il  n'aurait  pas  été  une  monstruosité  morale. 
Ces  notions  si  droites  s'obscurcissaient,  sans  doute, 
devant  les  emportements  de  la  passion,  devant  les 
moins  excusables  mobiles,  mais  pour  disparaître  à 
leur  tour,  quand  de  grands  malheurs  ou  de  grands 
crimes  venaient  provoquer,  avec  son  indignation,  son 
équité  et  sa  pitié. 

Des  raisons  d'un  autre  ordre  étaient  bien  capables 
de  rendre  hésitante  une  compassion  moins  sincère  ou 
moins  active.  Jusqu'au  moment  où  le  triomphe  de  Ca- 
las devant  le  grand  Conseil  ne  lui  parut  pas  assuré,  il 
ne  voulut  point  qu'on  s'occupât  des  Sirven.  C'eût  été 
nuire  aux  premiers,  sans  être  d'aucune  utilité  aux 
seconds.  Il  fallait  attendre  :  c'était  à  ce  prix  qu'on 
pouvait  compter  venir  à  bout  de  la  résistance  désespé- 
rée de  ceux  qui,  à  quelques  égards  que  ce  fût,  tenaient 
pour  un  respect  absolu  envers  la  chose  jugée.  L'au- 
teur de  la  Benriade  écrivait  à  Damilaville  :  «  Mon  cher 
frère,  vous  m'apprenez  deux  nouvelles  bien  intéres- 
santes :  on  juge  les  Calas,  et  le  généreux  Élie  vient 
encore  défendre  l'innocence  de  Sirven,  Cette  seconde 
affaire  me  paraît  plus  difficile  à  traiter  que  la  première, 
parce  que  les  Sirven  se  sont  enfuis,  et  hors  du 
royaume;  parce  qu'ils  sout  condamnés  par  contu- 
mace; parce  qu'ils  doivent  se  représenter  en  justice; 
parce  qu'enfin,  ayant  été  condamnés  par  un  juge 


SINISTRE  ALTERNATIVE.  455 

subalterne,  la  loi  \eut  qu'ils  en  appellent  au  parle- 
ment de  Toulouse  \  »  L'on  comprend  que  cette  alter- 
native dût  paraître  sinistre,  et  que  les  amis  du  feu- 
diste  se  demandassent  si  ce  n'était  pas  l'envoyer  à  une 
mort  certaine  que  de  l'engager  à  courir  de  pareils 
hasards.  «S'ils  vont  à  Toulouse,  n  est-il  pas  à  craindre 
que  des  juges  irrités  ne  fassent  rouer,  pendre,  brûler 
ces  pauvres  Sirven,  pour  se  venger  de  l'affront  que  la 
famille  Calas  leur  a  fait  essuyer'''?  » 

Mais  il  avait  fait  tâter  le  terrain,  il  l'avait  tâté  lui- 
même,  et  il  se  croyait  assuré  de  l'appui  de  hauts  per- 
sonnages de  cette  cour  souveraine.  Dans  cette  même 
lettre,  il  parlait  des  bonnes  dispositions  de  M.  le  pre- 
mier président  François  de  Bastard,  qui,  absent  au 
moment  de  la  condamnation  des  Calas,  n'avait  pas  à 
défendre  ses  propres  actes  ;  il  en  parlait  à  un  confi- 
dent qu'il  n'avait  aucune  raison  de  tromper  et  qu'il 
avait  intérêt  tout  au  contraire  à  édiBer  scrupuleuse- 
ment sur  les  chances  favorables  qui  s'offraient  à  eux. 
Mais  M.  de  Bastard,  son  petit-fils,  l'historien  et  l'apo- 
logiste du  parlement  de  Toulouse,  s'inscrit  en  faux 
contre  une  pareille  assertion,  bien  qu'il  convienne 
n'avoir  à  alléguer  que  ses  propres  présomptions,  qui 
nous  semblent  d'ailleurs  plutôt  confirmer  qu'infirmer 
des  confidences  purement  intimes^. 
Ce  qui  rassurait  Voltaire,  ce  qui  était  de  nature  à 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXII,  p.   236,  237. 
Lettre  de  Voltaire  à  Damilaville;  8  mars  1765. 

2.  Ibid,^  t.  LXII,  p.  2^5.  Lettre  de  Voltaire  au  même;  15  mars 
1765. 

3.  Vicomte  de  Bastard,  Les  parlements  de  France  (Paris,  Didier, 
1857),  t.  I,  p.  412. 


456  À  QUI  EST  LA  FAUTE. 

rassurer  les  amis  de  ces  pauvres  gens,  c'était  l'impos- 
sibilité absolue,  devant  le  sens  commun,  de  défendre 
l'arrêt  imbécille  du  juge  de  Mazamet.  a  Vous  devez 
avoir  reçu  le  Mémoire  des  Sirven,  écrivait- il  encore 
au  premier  commis  du  Vingtième.  Rien  n'est  plus 
clair;  leur  innocence  est  plus  palpable  que  celle  des 
Calas.  Il  y  avait  du  moins  contre  les  Calas  des  sujets 
de  soupçon,  puisque  le  cadavre  du  fils  avait  été  trouvé 
dans  la  maison  paternelle,  et  que  le  père  et  la  mère 
avaient  nié  d'abord  que  ce  malheureux  se  fût  pendu  ; 
mais  ici  on  ne  trouve  pas  le  plus  léger  indice.  »  D'Ar- 
gental,  le  prudent  d'Argental,  est  un  peu  chagrin 
de  cette  nouvelle  prise  d'armes  ;  il  aurait  été  pour 
l'abstention,  et  Voltaire  croit  devoir  s'excuser,  auprès 
de  ses  conseils  de  la  rue  de  la  Sourdière,  de  repren- 
dre son  rôle  de  don  Quichotte.  «  Voilà  trop  de  procès 
de  parricides,  dira-t-on;  mais,  mes  divins  anges,  à 
qui  en  est  la  faute  *  ?  » 

K  Voltaire,  OEuvres  complètes  (lieuchut),  t.  LXU,  p.  289.  Letlre 
de  Voltaire  à  d'ÂrgeDtal;  10  avril  1765. 


X 


LE  CRUCIFIX  D*ABBEVILLE.— LE  CHEVALIER  DE  LA  BARRE. 
SON  EXÉCUTION.  — EFFROI  DE  VOLTAIRE. 


Voltaire  s'était  mis  tout  aussitôt  à  l'œuvre,  avec  son 
ardeur  fiévreuse  et  emportée.  «  Sirven  est  chez  moi, 
écrivait-il   à  Damilaville  quelques  jours  plus  tard 
(22  avril)  ;  il  y  griffonne  son  innocence  et  la  barbarie 
des  Visigoths  ;  nous  achevons,  le  temps  presse  ;  voici 
un  mot  pour  le  véritable  ÉUe  avec  les  pièces.  »  Mais 
il  fallait  l'arrêt  du  parlement  confirmant  la  sentence 
de  Mazamet,  et  les  Sirven  devaient  se  heurter  aux 
mêmes  entraves  que  les  Calas  avaient  rencontrées 
lors  de  leur  procès  en  appel  ;  ils  ne  purent  obtenir 
une  copie  de  ce  document  si  nécessaire,  indispensable 
même,  et  sans  lequel  M.  de  Beaumont  refusait  d'al- 
ler plus  loin.  Voltaire  ne  négligera  rien ,  toutefois , 
pour  tourner  tant  d'écueils  ;  il  fera  signer,  dans  Gex, 
une  procuration  aux  filles  du  feudiste,  pour  sommer  le 
greffier  du  parlement  toulousain  de  délivrer  cette 
copie,  décidé,  en  cas  de  fin  de  non-recevoir,  à  envoyer 
acte  de  son  refus.  Mais  les  jours  se  succèdent  sans 
avancer  d'un  pas,  et  sans  grand  espoir  d'être  plus 
heureux  dans  un  avenir  prochain.  Sans  grand  espoir, 

VI.  26 


458  LE  tOUR  DES  SIRVEN. 

avons-nous  dit?  Voltaire  se  dépite,  mais  il  ne  se  dése^- 
père  point.  «  11  y  a  trois  ans  que  cette  famille  est  daiii 
les  larmes.  On  a  essuyé  celles  de  Calas,  c'est  à  présent 
le  tour  des  Sirven,  »  écrit-il  au  commis  du  Vingtième, 
qui  n'est  ni  moins  intrépide  ni  moins  opiniâtre  que  le 
maître  (27  mai).  Hélas  !  si  la  justice  devait  avoir  son 
heure,  cette  heure  était  encore  fort  éloignée,  et  toutes 
les  victimes  ne  l'attendraient  point.  «  Cette  malheu- 
reuse famille  me  fait  une  pitié  que  je  ne  peux  expri- 
mer. La  mère  vient  d'expirer  de  douleur  ;  elle  nous 
était  bien  nécessaire  pour  constater  des  faits  impor- 
tants. Vous  voyez  les  malheurs  horribles  que  le  fana- 
tisme cause  * .  » 

Au  moment  où  nous  sommes,  tout  est  à  faire,  mais 
encore  une  fois  Voltaire  triomphera  de  la  mollesse  des 
uns,  de  l'hostilité  des  autres  :  il  lassera  les  résistances, 
se  conquerra  des  appuis  jusque  dans  le  parlement  de 
Toulouse  et  démontrera,  plus  ostensiblement  môme 
en  cette  circonstance  que  dans  l'affaire  des  Galas,  ce 
que  peut  une  volonté  indomptable  au  service  de  la 
justice  et  de  l'humanité.  Il  faudra'  voir  avec  quelle 
activité,  quelle  énergie  ce  vieillard,  durant  une  lutte 
de  sept  années,  se  multipliera  pour  ne  pas  laisser 
respirer  l'adversaire,  pour  amener  les  puissances  à 
partager  son  indignation,  pour  vaincre  enfin  ce  mi- 
sérable juge  de  campagne,  derrière  lequel  se  cachait 
tout  un  monde  de  gens  intéressés  à  ce  qu'on  ne  perçât 
point  ces  ténèbres.  On  se  sent  épouvanté  eft  presque 

1«  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXU,  p.  357*  Lettre 
de  Voltaire  à  DamilaviUe;  5  juin  1765.  La  fiUe  atnée,  de  son  côté, 
était  accouchée  prématurément  d^un  enflant  mort. 


AUTRES  CLIENTS  DE  VOLTAIRE.  459 

pris  de  vertige  devant  cette  ardeur,  cette  fièvre,  cette 
exaltation  incessante  dont  les  Calas  et  les  Sirven  ne 
sont  pas  les  uniques  sujets.  Ainsi  d'autres  malheureux 
l'occupaient,  attiraient  sa  commisération  et  son  inter- 
Yention  toujours  puissante,  presque  toujours  efiective. 
Quelque  volumineuse  que  soit  sa  correspondance  pu- 
bliée ,  nous  n'avons  pas  tout,  et  nous  en  savons  assez 
pour  chiffrer  une  partie  de  ce  qui  nous  manque.  Il  a 
été  question  de  l'avocat  de  Végobre  et  de  ses  lettres, 
dont  la  trace  avait  été  perdue  ;  l'on  avait  raison  d'en 
déplorer  la  disparition,  car  elles  produisent  le  pa- 
triarche, de  Ferney  sous  son  jour  le  plus  favorable. 
Ici,  c'est  un  protestant  dont  il  obtient  la  délivrance, 
de  la  bienveillance  du  ministre. 

Je  ne  sais  si  vous  savez  que  M.  le  duc  de  Choiseul  a  dé- 
livré des  galères  le  nommé  Ghaumont,  dont  tout  le  crime 
était  d'avoir  entendu  un  sermon  au  Désert.  Il  a  quelques 
compagnons  dont  je  ne  désespère  pas  de  briser  les  fers  et 
les  rames.  L'esprit  de  tolérance  commence  à  s'introduire 
sur  les  ruines  du  fanatisme.  Bénissons-en  Dieu  ^ 

Mais  il  avait  trop  présumé  de  ses  forces  ou  de  la  fa- 
veur du  ministre,  et  il  dut  comprendre  qu'une  pre- 
mière grâce  est  souvent  pour  les  gens  en  place  un 
prétexte  plausible  de  répondre,  par  un  refus,  à  celles 
qu'on  pourrait  leur  adresser  dans  la  suite. 

Si  j'ai  été  assez  heureux^  monsieur,  mandait-il  encore  à 
Végobre,  vingt  jours  après  ces  bonnes  nouvelles,  pour  tirer 
ce  pauvre  Chaumont  des  galères,  je  crains  bien  de  ne  pas 
réussir  à  rendre  le  même  service  à  ses  camarades.  Vous  sa- 

1,  Cabinet  de  M.  FeuUlet  de  Gonches.  Lettres  autographes  de  Vol' 
taire  ù  M,  de  Végobre^  avocat;  16  février  1764. 


460  DURETÉ  DB  M.  DE  SAINT-FLOREMTIN. 

vez  qu'en  France  les  circonstances  des  affaires  changeii 
presque  tous  les  jours;  et  ce  qu'on  pouvait  hier,  on  ne  l 
peut  demain  K 

Mais  le  ministre  lui-même,  malgré  son  bon  vouloir, 
a  des  mesures  à  garder  ;  et  que  dirait-on  s'il    dé- 
peuplait d'une  fois  le  bagne  de  huguenots  ?  Dans  une 
circonstance  analogue,  Moultou  s'était  mis  en  mouye- 
ment  pour  obtenir  l'élargissement  d'un  forçat,  père  dt 
six  enfants,  le  nommé  Raymond,  dont  la  famille 
existe  encore  dans  le  Midi  de  la  France.  Il  en  avaiC 
parlé  à  mademoiselle  Churchod  (plus  tard  madame 
Necker),  qui  avait  connu  à  Genève  la  duchesse  d 'En- 
ville,  par  l'entremise  de  laquelle  on  espérait  se  rendre 
le    ministre    favorable*.    La   duchesse    était    allée 
comme  bien  d'autres  demander  de  la  santé  à  Tronchin^ 
et  avait  remporté  le  meilleur  souvenir  de  ce  pays  et 
de  ses  habitants  ;  en  somme,  l'on  n'implorait  point  en 
vain  ni  son  aide  ni  ses  services,  et  elle  avait  été  un  des 
appuis  les  plus  puissants  des  Calas  à  Paris.  Elle  se 
prêta  de  grand  cœur  à  ce  qu'on  désirait  d'elle.  Mais 
elle  eut  la  malencontreuse  idée  d'aller  trouver  M,  de 
Saint-Florentin,  dont  on  sait  la  dureté  pour  les  pro- 
testants de  France.  L'accueil  fut  peu  chaud,  etle  comte 
ne  lui  cacha  ni  ses  sentiments  à  cet  égard  ni  son  parti 
pris  de  sévir  impitoyablement.  «  Cette  affaire  regarde 


1.  Cabinet  de  M.  Feuillet  de  Gonches.  Lettres  autographes  de 
Voltaire  à  M,  de  Végobre,  avocat;  h  Ferney,  4  mars  1764. 

2.  Moultou  aurait  pu  cependant  se  passer  d'intermédiaire  auprès 
de  la  duchesse  chez  laquelle  il  était  reçu  et  où  nous  Pavons  vu  plus 
haut  (p.  324,  326)  répondre  si  vertement  à  Voltaire,  au  sujet  de 
Rousseau. 


CHAUMONT.  461 

« 

M.  le  duc  de  Choiseul',  aurait-il  dit.  Mais,  s'il  faisait 
sortir  Raymond,  je  le  ferais,  moi,  charger  de 
chaînes  ^.  »  Cela,  ce  nous  semble,  n'a  pas  besoin  de 
commentaire. 

Chaumont,  hors  du  bagne,  n'éprouva  point  de  besoin 

plus  pressant  que  de  rendre  des  actions  de  grâces  à 

rhomme  bienfaisant  qui  avait  brisé  ses  fers.  Tout  en 

médisant  de  Calvin  et  de  ses  ministres,  Voltaire,  à  cette 

date  du  moins,  ne  faisait  pas  difficulté  de  recevoir  les 

membres  d  un  clergé  qu'il  n'ignorait  point  lui  être  peu 

favorable  ;  et,  durant  les  procès  de  Calas  et  de  Sirven, 

les  pasteurs  affluaient  au  château.  Voici  une  lettre  de 

l'un  d'eux  (Théodore  ou  Chiron,  on  ne  sait  trop  lequel) 

à  Paul  Rabaut,  qui  raconte  une  visite  à  Ferney,  en 

compagnie  de  Chaumont  qu'il  n'avait  pu  se  défendre 

de  présenter  à  son  Hbérateur.  C'est  tout  un  tableau 

d'intérieur  :  Voltaire  pris  sur  le  fait,  dans  son  bon 

moment,  et  trop  soudainement  pour  qu'il  eût  eu  le 

temps  de  préparer  un  rôle. 

...Enfin  je  lui  dis  que  j'avais  amené  un  petit  homme  qui 
venait  se  jeter  à  ses  pieds,  pour  le  remercier  de  ce  que  par 
son  intercession  il  venait  d'être  délivré  des  galères;  que 
c'était  Chaumont  que  j'avais  laissé  à  son  antichambre  et  que 
je  le  priais  de  me  permettre  de  le  faire  entrer.  Au  nom  do 
Chaumont,  M.  de  Voltaire  me  témoigna  un  transport  de  joie 
et  sonna  tout  de  suite,  pour  qu'on  le  fît  entrer.  Jamais  scène 
ne  me  parut  plus  bouffonne  et  plus  réjouissante.  —  «  Quoi  ! 
lui  dit-il,  mon  pauvre  petit  bonhomme,  on  vous  avait  roi» 
aux  galères!  que  voulait-on  faire  de  vous?  quelle  conscience 

1 .  Comme  ministre  de  la  Marine. 

2.  Voltaire,  Lettres  inédites  sur  la  tolérance  (Paris,   Clierbuliuz, 
p.  248,  24 9«  Correspondance  inédite  de  Moullou. 


462  CONTINUELLE  ENQUÊTE. 

de  mettre  à  ]a  chaîne  et  d'envoyer  ramer  un  homme  «7 
n'avait  commis  d'autre  crime  que  de  prier  Dieu  en  mauv^* 
français  !»  Il  se  tourna  plusieurs  fois  vers  moi  en  détesta: 
la  persécution.  Il  fit  venir  dans  sa  chambre  quelques  per- 
sonnes,  qu'il  avait  chez  lui^  pour  qu'on  participât  à  la  j«'. 
qu'il  avait  de  voir  le  pauvre  petit  Chaumont  qui,  quoiqu 
proprement  mis  selon  son  état,  était  tout  stupéfait  de  st 
voir  si  bien  fêté;  il  n'y  eut  pas  jusqu'à  un  ex-jésuite  (le  pè.'> 
Adam),  qui  ne  vînt  faire  son  compliment  de  félicitation  ^ 

Dans  le  même  temps,  il  s'inquiétait  du  sort  d  ud 
autre  protestant,  bien  résolu  à  faire  tout  ce  qui  serait 
en  son  pouvoir  pour  lui  Tenir  en  aide.  Mais  il  avait 
besoin  de  s'édifier,  et  il  demandera  à  Végobre  des  ren- 
seignements sans  lesquels  il  ne  voulait  rien  entrepren- 
dre, a  Pourriez-vous  avoir  la  bonté  de  vous  informer, 
lui  écrivait-il  le  !•'  mars,  sans  déplaire  à  personne,  et 
sans  faire  rougir  personne,  si  Paul  Achard,  natif  de 
ChâtiUon  au  département  de  Grenoble,  lequel  (par  pa- 
renthèse) est  aux  galères  depuis  1745,  est  parent  de 
M.  Achard,  citoyen  de  Genève^?  »  Deux  mois  après, 
ce  sont  de  nouveaux  infortunés  à  secourir.  Il  s'agit  des 
mariages  des  protestants  et  de  la  monstrueuse  légis- 
lation sous  le  coup  de  laquelle  ils  se  trouvaient  encore 
et  se  trouveront  en  France  jusqu'à  la  veille  de  la  Ré- 
volution, bien  que  dans  la  pratique  les  difficultés  se 
sauvassent  d'ordinaire,  à  moins  des  entraves  que  pou- 
vait faire  naître  la  déloyauté  de  l'un  des  conjoints, 
comme  cela  se  rencontre  dans  le  procès  de  Marthe  Camp 

1.  Ch.  Coquerel,  Les  Eglises  du  Désert  (Paris,  CheVbuliex,  1841), 
t.  n,  p.  425^426;  6  mars  1764. 

2.  Cabinet  de  M.   Feuillet  de  Gonches.  Lettres  autographes  de 
Voltaire  à  M,  de  Végobre;  Ferney,  t^  mai  1764. 


Lk  FAMILLE  POTIN.  463 

du  vicomte  de  Bombelles,  «  M.  de  Voltaire,  écrivait 
le  poète,  fait  bien  ses  compliments  à  M.  de  Végobre,  il 
ost  toujours  à  ses  ordres.  Il  lui  envoie  le  factum  pour 
les  S"  Potin  ou  plutôt  pour  les  réformés.  »  Et,  peu  de 
jours  après  (9  juin)  :  a  ...M.  de  Beaumont,  l'avocat 
qui  plaide  actuellement  la  légitimité  du  mariage  du 
sieur  Potin,  compte  gagner  sa  cause  au  parlement  de 
Paris,  et  l'arrêt  obtenu  mettra  en  sûreté  les  mariages 
protestants,   sans  aucune  formalité.  »  Mais   c'était 
trop  espérer  des  juges  ;  et  les  héritiers  Potin  en  rap- 
pelleront d'une  première  sentence,  qu'une  seconde  ne 
fera  que  confirmer  * . 

Ce  dix-huitième  siècle,  en  apparence  de  mœurs  si 
inofFensives,  a  plus  d'un  aspect,  et  réunit  tous  les  con- 
trastes :  c'est  le  siècle  du  scepticisme  et  de  l'intolérance, 
de  la  superstition  la  plus  inepte  et  de  l'irréligion  la  plus 
éhontée.  Ne  demandez  pas  à  cette  époque  sans  précé- 
dents d'être  conséquente,  logique,  raisonnable.  Toute 
inteUigente  qu'elle  soit,  elle  n'obéit  qu'à  ses  instincts 
et  à  des  courants  divers  d'opinion  qui  l'entraînent, 
tantôt  dans  un  sens,  tantôt  dans  un  autre.  Avec  elle  il 
faut  s'attendre  à  tout,  tout  craindre  comme  tout  es- 
pérer :  si  c'est  l'aurore,  c'est  autant  et  plus  la  nuit,  les 
ténèbres,  d'horribles  ténèbres  parfois.  L'on  est  supers- 
titieux et  athée.  Tel  prélat,  qui  ne  croit  pas  en  Dieu, 
sera  persécuté  à  titre  de  janséniste  et  prendra,  de  la 
meilleure  foi  du  monde,  son  entêtement  pour  un  mar- 

1 .  Mémoire  pour  Philibert  Potin,  Antoine  Potin,  Marie^  Elisabeth  et 
Suzanne  Potin  ;  héritiers  aux  meubles,  acquêts  paternels  de  la  feu 
dame  Maincy  leur  tante.  Daniel  de  Pernay,  rapporteur  de  Tappel. 
Cassen,  avocat  (Delormel,  1764). 


46i  ÉTRÂKOB  ÉPOQUE. 

lyre.  A  ce  siècle,  rien  de  comparable  dans  les  sièclft 
passés  comme  dans  celui  qui  lui  succède.  Aussi,  pouî 
en  pénétrer  l'esprit,  faut-il  s'y  reprendre  à  plus  d'un- 
fois,  se  plonger  à  corps  perdu  dans  son  étude ,  aiec 
autant  d'ardeur  et  d'opiniâtreté  que  de  perspicacité  e! 
de  calme.  Jamais  époque  n'a  plus  intéressé  rhistc»- 
rien,  et  jamais  époque  n'a  été  moins  connue  et  moic? 
comprise  :  il  en  aura  été  d'elle  ce  qu'il  en  a  été  de 
Voltaire  même,  qui  en  est  la  formule  la  plus  complète 
et  la  plus  éblouissante,  parce  que  chacun  n'aura  tu 
que  ce  qu'il  aura  voulu  voir,  et  que  chacun,  en  somme, 
pourra  être  sincère  ou  dans  l'apologie  ou   dans  le 
blâme  le  moins  ménagé,  sans  que  celui-ci  soit  plus 
dans  le  vrai  que  celui-là.  Cette  société  qui  tombe  en 
pourriture,  qui  n'a  plus  rien  de  viril,  dont  les  armées 
s'enfuient  presque  sans  combat  devant  ime  poignée 
d'hommes,  qui  rit  de  tout,  chansonne  tout,  ne  se  pas- 
sionne guère  que  pour  l'esprit,  cette  sociétés!  désossée, 
qui  s'aviserait  qu'elle  pût  avoir  ses  jours  de  férocité 
même  en  matière  de  religion  ?  Ce  fut  pourtant  l'époque 
des  luttes  et  des  disputes  religieuses  par  excellence, 
et,  pour  peu  que  Ton  interroge  ses  annales,  l'on  sera 
saturé  jusqu'à  la  nausée  par  ces  tristes  querelles  du 
jansénisme  que  le  vent  révolutionnaire  était  seul  ca- 
pable d'emporter,  avec  le  reste. 

Quoique  les  grands  centres  provinciaux  se  modè- 
lent plus  ou  moins  sur  la  capitale,  Paris  sans  doute 
n'est  pas  la  France,  et  le  peuple  de  nos  provinces,  s'il 
a  résisté  davantage  au  torrent,  a  conservé  en  revanche 
dans  les  convictions  et  les  idées  une  âpreté  qui  prendra 
vite  le  caractère  de  l'emportement  et  delà  sauvagerie, 


FRÉNÉSIES  MORALES.  465 

3pour  peu  que  Ton  paraisse  s'attaquer  à  ses  croyances 
et    à  sa  foi  religieuse.  Le  Midi  surtout  est  le  théâtre 
liabituel  de  ces  frénésies  morales  qui  s'emparent  de 
populations  entières  comme  d'un  seul  homme,  et  les 
poussent  aux  derniers  excès.  Plus  flegmatique  d'or- 
dinaire ,  le  Nord  ne  sera  en  ces  matières  ni  plus  calme  ni 
moins  emporté  :  viennent  les  provocations,  il  semblera 
intéresser  sa  vanité  à  se  montrer  aussi  violent,  aussi 
cruel,  aussi  aveugle  ;  et  le  drame  d'Abbeville  fera  le 
triste  pendant  des  deux  sanglants  épisodes  dont  nous 
avons  eu  à  raconter  les  épouvantables  incidents,  avec 
des  circonstances  plus  horribles  encore  à  certains 
égards,  bien  que,  cette  fois,  on  ne  puisse  reprocher  à 
la  justice  que  l'atrocité  de  sa  sentence.  Le  procès  et  le 
supplice  du  chevaher  de  La  Barre  sont  une  des  taches 
indélébiles    dont  la  magistrature  du  dernier  siècle 
-    aura  terni  et  ensanglanté  sa  robe.  En  cette  affaire, 
comme  en  celle  des  Calas,  si  le  peuple,  lui  au  moins, 
est  sincère  dans  son  exaltation,  les  hommes  qui  tien- 
nent en  leurs  mains  l'honneur  et  l'existence  des  accusés 
céderont  à  des  mobiles  autres  que  ceux  qui  doivent 
inspirer  de  véritables  juges;  et  des  rancunes,  un  désir 
coupable  de  vengeance  viendront  au  moins  surexciter 
le  zèle  et  donner  à  une  faute,  dont,  pour  notre  part, 
nous  ne  diminuerons  pas  la  gravité,  les  proportions 
d'un  crime  capital ,  d'un  crime  que  tous  les  châti- 
ments ensemble  seraient  impuissants  à  expier. 

Dans  la  nuit  du  8  au  9  août  1765,  un  cruciflx  de 
bois,  placé  sur  le  Pont-Neuf  d'Abbeville,  était  l'objet 
de  mutilations  que  les  premiers  passants  purent  con- 
stater avec  une  indignation  légitime.  Ouatre  coups 


466  LE  CRUCIFIX  DU  PONT-NEUF. 

avaient  été  portés  avec  un  instrument  tranchant, 
bre  ou  couteau  de  chasse,  au-dessous  de  restomac,  f 
du  côté  gauche;  la  jambe  droite  n'avait  pas  été  plus  ) 
épargnée,  elle  avait  été  tailladée  à  trois  endroits  diffe-  \ 
rents,  et  le  bout  du  doigt  du  pied  avait  été  fortemenJ  ; 
entamé  ' .  Le  crucifix  du  cimetière  de  Sainte-Catheiiiie 
était  également  profané  et  couvert  d'immondices, 
sans  doute  par  les  mêmes  mains.  La  nouvelle  de  ces 
criminelles  folies  plongea  la  cité  dans  une  stupeur 
générale.  On  se  transporta  sur  les  lieux.  Ton  vit  \ 
de  ses  yeux  un  attentat  si  odieux  et  si  inutile  qu'il 
devenait  incroyable.  Il  n'y  a  pas  à  dissimuler  l'indi- 
gnation qui  fut  grande  et  que  n'apaisa  point  l'affreux 
supplice  de  l'un  des  coupables.  Ceux-ci  étaient  encore 
à  trouver  ;  mais  rien  n'allait  être  omis  de  ce  qui  pour- 
rait amener  leur  découverte.  Le  procureur  du  roi  ren- 
dait sa  plainte,  dès  le  lendemain,  avec  demande  d'in- 
former et  de  faire  publier  un  Monitoire  en  la  forme 
ordinaire.  Trois  jours  après,  information,  à  la  smle 
de  laquelle  venait  un  décret  de  prise  de  corps  contre 
un  jeune   gentilhomme.  Gaillard  d'ÉtaUonde,   sur 
lequel  pesaient  les  présomptions  les  plus  sérieuses. 

Soixante-dix-sept  témoins  avaient  été  entendus,  qui 
n'étaient  pas  tous  de  la  lie  du  peuple,  comme  on  Ta 
prétendu ,  et  dont  les  dépositions  ne  laissaient  pas 
d'avoir  leur  gravité.  Faute  de  preuves,  de  soupçons 


1.  Archives  nationales.  Parlement.  Criminel.  X*  B.  1893.  Extrait 
des  minutes  du  greffe  criminel  de  la  sénéchaussée  de  Ponthieu- 
Abbeville.  l^^  pièce.  Procès-verbal  de  la  mutilation  du  crucifli 
placé  sur  le  Pont-Neuf  à  Abbeville.  L^ensemble  des  papiers  de  celle 
affaire  se  compose  de  cinquante  et  une  pièces,  que  nous  avons  toutes 
inventoriées  avec  le  plus  grand  soin. 


( 


DÉPOSITION  DES  TÉMOINS.  467 

iirects,  on  avait  regardé  autour  de  soi,  l'on  s'était 
demandé  qui  pouvait  avoir  commis  un  crime  dénotant 
une  impiété  furibonde,  et,  comme  cela  ne  manque 
jamais  en  pareil  cas,  la  question  ne  resta  point  sans 
réponse.  Les  témoins  cités,  honteux  de  n'avoir  rien 
de  positif  à  dire,  abondaient  en  détails  sur  des  faits 
étrangers  et  qui  pourtant  n'eurent  que  trop  d'action 
sur  les  déterminations  des  juges,  a  C'est  une  maladie 
invétérée  des  hommes,  a  dit  un  des  défenseurs  de  Ca- 
las, d'aimer  à  faire  des  contes.  Lorsque  surtout  une 
affaire  extraordinaire  a  mis  une  ville  en  mouvement, 
combien  de  gens  forgent  des  faits  et  se  plaisent  à  les 
répandre  *  !  »  Ces  paroles  de  l'avocat  Sudre  trouveront 
ici,  aussi  bien  qu'à  Toulouse,  leur  application,  quoique 
tout  ne  fut  pas  contes  dans  les  témoignages  qu'on 
recueillit.  L'on  ne  devait  pas  se  borner  au  décret  de 
prise  de  corps  lancé  contre  d'Étallonde.   D'autres 
jeunes  gens  avaient  été  nommés,  d'ime  conduite  peu 
exemplaire,  d'ailleurs  ses  amis,  et  qui  avaient,  quel- 
ques jours  seulement  avant  la  mutUation  du  crucifix, 
scandalisé  le  pubUc  par  une  affiche  d'impiété  et  une 
sorte  de  bravade  soldatesque  dont  ils  firent  bien  de  se 
défendre.  Voici  ce  qui  s'était  dit,  ce  qui  se  répétait, 
et  ce  qui  allait  être  l'objet  d'une  inconcevable  procé- 
dure que  devait  couronner  une  condamnation  non 
moins  inouïe. 

Le  jour  de  la  fête  du  Saint-Sacrement,  d'ÉtaUonde, 
le  chevalier  de  La  Barre,  et  un  troisième,  appelé  Mois- 
nel,  passant  à  vingt-cinq  pas  d'une  procession  de  reli- 

1.  Sudre,  Mémoire  pour  le  sieur  Jean  Caku  (Toulouse,  Ray  et)  ^ 


468  RÉPONSE  D'ÉTALLONDE. 

gieuxde  Saint-Pierre,  affectèrent  de  demeurer  debout 
et  de  garder  leur  chapeau  sur  la  tête.  La  Barre,  gui 
aura  à  répondre  pour  tous,  repousserj^  énergiquement 
l'intention  qu'on  lui  prête.  Il  était  pressé,  il  craignait 
défaire  attendre  madame l'abbesse de  VViUancourt  avec 
laquelle  il  prenait  ses  repas  ;  il  n'a\ait  doublé  le  pas  que 
pour  n'être  point  en  retard.  Mais  les  aveux  de  M oisnel 
rendaient  impossible  ce  système  de  défense,  qui  allait 
du  reste  peu  à  son  caractère.  11  avait  demandé  à  d'Étal- 
londe  s'ils  devaient  se  découvrir,  et  celui-ci  avait  ré- 
pondu :  «  non,  sacrédié,  passons,  »  ce  qu'ils  firent  (sauf 
Moisnel,  pourtant,  qui  avait  son  chapeau  sous  le  bras], 
et  sans  se  mettre  à  genoux  *.  Tout  cela  ne   s'était 
pas  accompli  sans  être  remarqué,  et  c'est  ce  que  vou- 
laient ces  étourdis.  Quelqu'un  fit  observer  au  chevalier 
que,  s'il  n'était  pas  dans  le  dessein  de  faire  comme 
tout  le  monde,  il  n'avait  qu'à  prendre  une  rue  détour- 
née, à  quoi  La  Barre  répliquait  «qu'il  regardait  l'hostie 
comme  un  morceau  de  cire  ^.  »  C'était  son  programme  ; 
et  il  disait  encore  qu'il  ne  comprenait  pas  comment 
on  pouvait  adorer  un  Dieu  de  pâte.  Mais  le  pauvre 
chevalier  répétait  là  plutôt  une  leçon,  qu'il  ne  cédait 
à  une  de  ces  convictions  d'apôtre  qui  font  tout  affron- 
ter et  tout  oser.  Interrogé  sur  ces  blasphèmes,  il 
répondra  c<  qu'il  peut  avoir  tenu  des  propos  appro- 
chants dans  ce  goût  là,  et  qu'il  ne  peut  point  dire  s'il 
s'est  servi  de  ces  termes  là;  que  voyant  d'autres  jeunes 

1 .  Archives  nationales.  Parlement.  Criminel.  X'B.  1893. 22<'pièce, 
p.  41,  42,  43.  Deuxième  interrogatoire  du  sieur  de  La  Barre. 

?.  Ibid»,  lie  pièce,  p.  15,  16.  Premier  interrogatoire  du  sieur 
de  La  Barre. 


CÉRÉMONIES  EXPIATOIRES.  460 

gens  qui  tenoient  de  pareils  propos,  il  a  cru  pouvoir 
les  tenir  comme  eux.  »  Cet  aveu,  s'il  amoindrit  sensi- 
blement l'esprit  fort,  aurait  dû  en  même  temps  pré- 
disposer à  plus  d'indulgence  pour  des  écervelés  qu'il 
n'y  avait  pas  à  prendre  au  sérieux,  dont  il  était,  à 
coup  sûr,  urgent  de  réprimer  les  dangereuses  et  cou- 
pables folies,  mais  auxquels  il  ne  fallait  pas  trancher 
la  tête  bien  qu'elle  ne  valût  guère. 

Les  esprits  s'étaient  échauffés.  Ces  impiétés,  ces 
plaisanteries  obscènes,  ces  détails  repoussants  qu'on 
se' répétait  avec  une  horreur  mêlée  de  dégoût,  eussent 
révolté  une  population  foncièrement  rehgieuse,  lors 
môme  qu'on  n'y  eût  pas  travaillé,  ceux-ci  dans  une 
arrière-pensée  de  vengeance  personnelle,  ceux-là  sans 
considérer  autre  chose  que  l'obUgatoire  expiation  de 
ces  outrages  épouvantables  à  la  divinité.  Durant  l'in-* 
struction,  l'évêque  d'Amiens,  Mgr  de  La  Motte,  prélat 
d'une  austère  piété,  vivement  pressé  par  le  clergé 
d'AbbeviUe  de  venir  faire,  sur  les  lieux  mêmes  oii  cet 
horrible  attentat  avait  été  commis,  une  amende  ho- 
norable pour  détourner  le  courroux  du  ciel  de  la  cité 
désolée,  se  rendait  à  ces  instances,  après  s'être  anté- 
rieurement assuré  que  le  corps  de  ville  figurerait  aux 
cérémonies  expiatoires  et  marcherait  en  tête  du  cor- 
tège. Pieds  nus,  la  corde  au  cou,  dans  une  attitude 
qui  devait  laisser  une  impression  ineffaçable  dans  l'es- 
prit d'un  peuple  innombrable  accouru  de  toutes  parts, 
le  ponlife  procédait  à  cette  grande  réparation.  Dans 
l'amende  honorable  qu'il  prononça,  il  invoquait  la 
clémence  céleste  en  faveur  de  ces  profanateurs  pour 
qu'elle  les  frappât  d'un  rayon  de  sa  grâce  ;  et  il  n'y  a 

VI.  27 


470  UN  MOT  MALHBURBUI. 

là  rien  qui  ne  fût  conforme  aux  sentiments  de  chariti 
qui  sont  l'essence  même  du  christianisme.  Mais  ctt 
appel  à  la  miséricorde  d'en  haut  est  précédé  d'un  mot 
malheureux  qui  semble  indiquer  que,  tout  en  prenauf 
souci  des  âmes,  Ton  n'entend  point  soustraire  au  châti- 
ment terrestre  ceux  qui  se  sont  «  rendus  dignes  des 
derniers  supplices  en  ce  monde  * .  »  Si  cette  distinction 
n'avait  pas  été  dans  la  pensée  du  prélat,  elle  fut  in- 
terprétée ainsi  par  cette  foule  exaltée  qui  crut  enten- 
dre sortir  de  la  bouche  du  saint  homme   rarrét  de 
mort  des  coupables. 

Une  Indulgence  de  quarante  jours  était  accordée  à 
ceux  et  celles  qui  visiteraient  le  Christ  outragé,  lequel 
avait  été  transporté  dans  l'église  royale  et  collégiale 
de  Saint-Vulfran.  Ces  allées  et  venues  incessantes, 
ces  processions  parcourant  les  rues  et  entonnant  des 
psaumes  sur  un  mode  sinistre  entretenaient  une  émo- 
tion fâcheuse  parmi  les  habitants,  et  ne  servaient  que 
trop  les  projets  de  ceux  qui,  sous  main,  travaillaient  à 
perdre  ces  enfants  dans  un  but  de  haine  et  de  ven- 
geance. Ainsi  la  seconde  plainte  relative  à  l'incident, 
tout  à  fait  distinct,  de  la  procession  de  la  Fête-Dieu 
est  datée  du  lendemain  même  du  jour  où  avait  été 
pubUé  le  mandement  de  Mgr  de  La  Motte  *.  Dans  cette 
requête  du  ministère  public  basée  sur  les  dépositions 
d'un  certain  Beauvarlet,  résidant  alors  à  l'abbaye  de 
Willancourt,  il  était  question  des  discours  et  autres 

1.  JUeueil  intéressant  sur  V affaire  de  la  mutilation  du  crucifix 
d'Àltbeville  (Londres,  1776),  p.  1 2. 

2.  Archives natitMialeg,  Parlement.  Criminel.  X«  B.  1893. 6® pièce. 
Plainte  de  plusieurs  impiétés;  13  septembre  176&. 


LËFËBVRE  DE  LÀ  BARRE.  47i 

^zctes  impies  de  trois  jeunes  gens  que  l'oane  nommait 
point.  Treize  jours  après,  le  26  du  même  mois,  ordre 
d'informer  et  décrets  de  prise  de  corps  étaient  lancés 
contre  les  coupables,  dont  cette  fois  on  ne  sous-enten- 
dait  plus  les  noms  :  les  sieurs  de  La  Barre,  d'Étal- 
londe  et  Moisnel.  Mais  d'Étallonde  avait  pris  la  fuite 
depuis  longtemps,  et  le  décret,  heureusement  pour 
lui,  ne  devait  pas  l'atteindre. 

Sa  contenance  héroïque  et  bien  au-dessus  de  son 
âge,  l'atpocité  de  la  sentence,  ont  fait  de  La  Barre 
un  personnage  légendaire,  que  l'on  a  grandi  démesu- 
rément, et  auquel  il  faut  restituer  sa  physionomie 
propre.  11  fit  preuve  d'une  grande  générosité  et  d'une 
noblesse  remarquable  dans  sa  défense.  Le  plus  sou- 
vent il  dédaigne  de  discuter  les  témoignages  qui  le 
chargent,  et  les  rares  dénégations  qu'il  se  permet  por- 
tent sur  des  dépositions  de  témoins  uniques.  Voltaire, 
qui  avait  une  thèse  à  soutenir,  a  exagéré  sa  valeur.  11 
nous  le  représente  comme  un  jeune  homme  du  plus 
grand  avenir,  voyant  de  haut  la  profession  des  armes, 
et  se  préparant  à  courir  brillamment  et  glorieusement 
la  seule  carrière  pour  laquelle  encore  un  gentilhomme 
se  crût  fait,  ce  11  serait  devenu  certainement  un  excel- 
lent officier  ;  il  étudiait  la  guerre  par  principes  ;  il  avait 
fait  des  remarques  sur  quelques  ouvrages  du  roi  de 
Prusse  et  du  maréchal  de  Saxe,  les  deux  plus  graïuis 
généraux  de  l'Europe  ^  »  Loin  de  le  servir,  un  pareil 
portrait  ne  saurait  que  rendre  plus  inexplicabltîH 
etiplus  impardonnables  des  actes  de  vraie  àkmmta^ 

!.  VoltiriTe,^ïEwr<»«<x)«pW/ef  (Beuchot),  t.  XLU,  p,  87».  ••-*"**** 
d«  la  mort  du  chevalier  «de  La  Barre,  4706. 


472  MADAME  DE  BROU. 

dont  un  homme  qui  réfléchit ,  même  de  Tâg-e  du  che- 
vaUer,  nous  parait  incapable.  Mais  Yoltàire  avait  eu 
mai  informé.  Jean-François  Lefebvre,  chevalier  de  La 
Barre,  petit-fils  d  un  lieutenant-général  des  armées  du 
roi  mais  dont  le  père  avait  dissipé  une  fortune  de  plus 
de  quarante  mille  livres  de  rente,  né  dans  les  environs 
de  Coutances,  en  basse  Normandie,  avait  passé  ses 
premières  années  chez  un  curé  de  campagne,   auprès 
duquel  il  apprit  peu  de  choses,  comme  on  se  l'imagine, 
et  avait  été  ensuite  recueilli  par  un  fermier*.  On 
sent  là  une  ruine  complète  et  Tabandon  absolu  de  cet 
enfant  à  qui  personne  ne  se  préoccupait  de  fournir 
les  moyens  de  se  passer  de  fortune. 

11  avait  pour  tante  à  la  mode  de  Bretagne  l'abbesse 
de  Willancourt,  madame  de  Brou,  fille  de  M.  Feydeau 
de  Brou,  qui,  touchée  de  son  sort,  le  fit  venir  auprès 
d'elle,  lui  donna  des  maîtres,  et  travaillait,  nous  dit 
Voltaire,  à  lui  faire  avoir  une  compagnie  de  cavalerie. 
Nous  ne  savons  au  juste  s'il  appartenait  à  l'armée; 
il  paraîtrait  que  La  Barre  et  Moisnel  se  faisaient  passer 
à  AbbeviUe  pour  surnuméraires  de  la  compagnie  des 
gendarmes  de  la  garde  ;  mais  ce  titre  leur  est  catégo- 
riquement refusé  par  les  chefs  d'un  corps  qui  n'était 
composé  que  de  bons  et  fervents  catholiques,  à  com- 
mencer par  le  prince  de  Soubise,  son  commandant'. 
On  nous  représente  l'abbesse  de  Willancourt  comme 


1.  V. -4:,,  houBnûre,  Histoire  W AbbeviUe  (Psifis,  1845),  t.  II,  p.  153. 

2.  Archives  nationales.  Parlement.  Criminel.  X*B.  1893. 31» pièce. 
Lettre  de  M.  de  Wargemont,  brigadier  des  armées  da  rojr,  ce 
24  octobre.  —  Lettre  de  M.  le  maréchal  prince  de  Soubise,  15  oo> 
vembre  1765;  toutes  deux  datées  de  Fontainebleau. 


UNE  ABBE8SE  AU  DIX-HUITIÈME  SIÈCLE.  473 

une  femme  «  de  mœurs  très-régulières,  d  une  humeur 
douce,  enjouée,  bienfaisante  et  sage  sans  supersti- 
tion. »  Nous  ne  voudrions  pas  affirmer  qu'elle  méri- 
tât intégralement  de  tels  éloges.  C'était  assurément  une 
personne  bienfaisante,   d'un   commerce    agréable, 
une  femme  du  monde  comme  il  n'était  pas  rare  d'en 
rencontrer  dans  les  maisons  religieuses  peuplées  de 
filles  des  meilleures  familles  du  royaume.  Si  ses  mœurs 
étaient  irréprochables,  il  faut  convenir  qu'elle  n'avait 
pas  toute  la  rigidité,  disons  même  la  décence  qu'on  était 
en  droit  d'exiger  d'une  femme  revêtue  d'un  tel  carac- 
tère. Elle  voyait  bonne  compagnie,  ce  qui  n'excédait 
pas  la  liberté  dont  on  usait  alors  dans  les  couvents 
et  les  cloîtres,  et  il  n'y  aurait  rien  à  dire  si  les  choses 
ne  fussent  pas  allées  au  delà. 

Elle  avait  donné  un  appartement  au  chevalier  en 
dehors,  il  est  vrai,  de  l'habitation  conventuelle,  et  La 
Barre  n'avait  pas  d'autre  asile.  Ce  dernier  arriva  mo- 
deste, doux,  sentant  ce  qui  lui  manquait.  Mais  les  liai- 
sons qu'il  semble  avoir  nouées  dès  le  débotté  eurent 
bientôt  fait  de  le  déniaiser,  et,  ce  qui  n'arrive  que 
trop  souvent  en  pareil  cas,  il  s'en  fallut  de  peu  qu'il 
ne  marchât  à  la  tête  de  cette  jeunesse  licencieuse  et 
libertine  qui  scandalisait  les  bons  bourgeois  de  ses 
extravagances  et  de  ses  excès.  Madame  de  Brou  rece- 
vait à  sa  table  son  neveu  et  les  amis  de  son  neveu, 
auxquels  la  pi'ésence  de  Tabbesse  aurait  au  moins  dû 
imposer  plus  de  respect  et  plus  de  retenue.  Mais  celle- 
ci  aimait  à  rire,  et  un  propos  un  peu  gaillard  ne  l'é- 
pouvantait pas.  Ce  n'était  point  un  esprit  étroit,  qu'une 
raillerie  sur  la  religion  eût  désarçonné;  elle  laissait 


474  LA  BIBLIOTHÈQUB  DU  CHBVÀUBR. 

dire  et  laissait  faire,  et,  à  ce  point  de  Tue,  peut-êtn? 
serait-<»D  en  droit  de  lui  faire  sa  part  de  responsabilité 
dans  ces  tristes  événements. 

La  Barre  n'avait  aucune  instruction,  et  il  avait  fort 
à  faire  pour  acquérir  tout  ce  qu'il  sentait  lui  manquer, 
avant  d'arriver  à  écrire  des  remarques  sur  les  ouirrages 
du  roi  de  Prusse  et  du  maréchal  de  Saxe  ;  il   avait 
tout  à  apprendre,  et  Ton  n'aurait  pu  raisonnablement 
exiger  de  lui  que  de  l'assiduité  et  une  véritable  envie 
de  s'instruire.  Cette  envie,  cette  curiosité,  si  l'on  veut, 
il  l'avait,  à  un  point  même  assez  rare  chez  un  jeune 
homme;  et,  n'eût  été  la  stérile  et  pernicieuse  direction 
que  prirent  ses  lectures,  il  n'est  pas  impossible,  il  est 
même  supposable  qu'il  serait  devenu  un  homme  distin- 
gué ,  car  il  avait  de  la  vivacité  dans  l'esprit,  une  cer- 
taine éloquence,  et  indubitablement  de  la  noblesse  et 
de  la  fierté  dans  le  caractère.  Mais  il  ne  faut  que  jeter 
les  yeux  sur  l'inventaire  des  livres  qui  formaient  sa 
bibliothèque  et  étaient  sa  seule  pâture  morale,  pour 
se  rendre  compte  du  danger  du  mauvais  choix  des 
lectures  et  jusqu'à  quel  point  elles  peuvent  égarer  et 
pervertir  les  meilleurs  instincts.  C'étaient  Thérèse  phi- 
losophe^  le  Portier  des  CharireuXy  la  Religieuse  en 
chemise^  la  Tourière  des  Carmélites  y  tous  produits 
abominables  d'une  Uttérature  qui,  Dieu  merci  !  a  bien 
complètement  disparu  et  n'aurait  plus  de  lecteurs  '. 

1.  Archives  nationales.  Parlement.  Criminel.  ^  B.  1893.  Extrait 
des  minutes  du  greffe  de  la  sénéchaussée  de  Ponthieu.  14*  pièce. 
Liste  des  livres  trouvés  dans  la  chambre  du  sieur  Lefebvre  de  La 
Barre;  4  octobre  1765.  —  19^  pièce.  Réquisitoire  du  procureur  du 
roy  afln  de  saisir  des  livres  prohibés  dans  la  chambre  du  sieur 
chevalier  de  La  Barre;  7  octobre  11^5. 


INCONVÉNIENT  DES  DEMI-MESURES.  475 

Madame  de  Brou,  après  une  visite  domiciliaire  qui 
avait  amené  la  découverte  de  la  très-peu  édifiante 
bibliothèque  de  son  neveu  (4  octobre),  n'aura  rien  de 
plus  pressé  que  de  livrer  au  feu,  le  jour  même,  tout 
ce  qui  était  de  nature  à  le  compromettre,  A  ce  compte, 
il  aurait  été  plus  prudent  de  tout  anéantir.  Mais  un 
religieux  de  Tordre  de  Gîteaux,  appelé  Schmid,  qui  se 
trouvait  alors  à  Willancourt  et  qu'elle  chargea  de  cet 
auto-da-fé,  n'eut  pas  le  courage,  paraîtrait-il,  d'enve- 
lopper tout  dans  une  même  destruction,  et  ne  laissa 
pas  d'épargner  de  grands  coupables,   comme  cela 
ressort  du  procès-verbal  de  la  saisie,  en  date  du  10  du 
même  mois. 

Que  pour  le  surplus  ils  étoient  restés  en  une  armoire 

en  laditte  chambre  qu'occupoit  cy-devant  ledit  sieur  de  La 
Barre,  ce  qui  m'a  donné  lieu  de  retourner  en  ycelle  avec 
mon  dit  sieur  Schmid  quy  m'a  fait  Touverture  de  laditte 
armoire,  et  après  avoir  fait  recherche  en  ycelle  j*ay  trouvé 
le  livre  intitulé  Dictionnaire  philosophique  portatif  en  un 
volume,  Themidore  en  deux  partyes,  le  Sultan  Misapouf  et 
la  Princesse  Grisemine  en  deux  partyes,  le  Cousin  de  Maho- 
met en  deux  tûmes,  la  deuxième  partye  de  la  Belle  Alle- 
mande ou  les  Galanteries  de  Thérèse,  le  Canapé  couleur  de 
feu,  histoire  galante  en  un  volume,  les  Devergineurs  ou  les 
trois  frères...,  contes  en  vers  précédés  par  des  réflexions  sur 
leconte et  suivis  de  Floricourt,  histoire  françoise...,etc.,etG.^ 

Nous  aurons  à  revenir  sur  la  composition  de  cette 
bibliothèque  du  chevalier. 
Au  premier  bruit  de  l'enquête,  comme  on  l'a  dit 

1.  Archives  nationales.  Parlement.  Criminel.  X*  B.  1893.  Extrait 
des  minutes  du  greffe  de  la  sénéchaussée  de  Ponthieu.  20*  pièce. 
Procès-verbal  de  saisie  des  livres  en  la  chambre  du  sieur  de  La 
Barre;  10  octobre  1766. 


476   LE  CLERGÉ  RÉOULIBR  ET  LE  CLERGÉ  SÉC0LIER. 

déjà,  d'Étallonde  avait  pris  prudemment  la  fuite.  Il 
était  allé  demander  un  refuge  à  Tabbé  du  Lieu-Dieu. 
Mais  le  Lieu-Dieu  ne  pouvait  être  un  asile  assuré,  et 
Tabbé  réussit,  avec  le  concours  de  son  anai,  l'abbé 
de  Tréport,  à  faire  échapper  le  coupable,  La  Barre, 
moins  prévoyant  ou  plus  insouciant,  s'était  contenté 
de  se  retirer  à  Tabbaye  de  Longvillers,  près  Montreuil, 
où  il  fut  arrêté,  le  pemier  octobre.  Mais  une  chose  qui 
frappera  également  l'historien  et  le  moraliste,  et  ca- 
ractérise bien  cet  étrange  siècle,  c'est  que  ces  vauriens, 
destinés  au  dernier  supplice  en  expiation  de  sacrilè- 
ges abominables,  sont  les  enfants  gâtés  de  ce  clergé, 
qui  sera  le  premier  étonné  qu'on  fasse  tant  de  bruit  pour 
de  telles  peccadilles.  La  Barre  est  choyé  à  l'abbaye  de 
Willancourt,  et  ses  impiétés  ne  sont  pas  trop  mal  reçues 
de  madame  l'abbesse,  qui  nous  a  tout  l'air  de  prendre 
part  à  ces  gaietés  malsonnantes  ;  et  c'est,  en  dernier 
lieu,  à  l'abbé  de  Longvillers  qu'il  va  demander  un  abri. 
Mais  c'est  ce  qui  différenciera  le  clergé  régulier  du  sé- 
culier, ce  dernier  (bien  que  cette  distinction  puisse  sem- 
bler paradoxale)  infiniment  plus  régulier  et  de  mœurs 
plus  austères,  parce  qu'il  n'échappait  point,  comme 
l'autre  la  plup art  du  temps ,  à  toute  sur  veillance  effective . 
Aussi  l'attitude  des  prêtres  et  des  curés  d'AbbeviUe 
sera-t-elle  bien  opposée,  et  les  verrons-nous  prendre 
avec  une  tout  autre  ardeur  les  intérêts  du  ciel. 

La  Barre,  malheureusement  pour  lui,  n'était  pas 
le  seul  arrêté.  Le  jeune  Moisnel  (un  enfant  de  dix-sept 
ans  )  était  également  appréhendé  au  corps ,  et  allait 
être  l'objet  d'obsessions,  d'une  contrainte  morale  que 
rien  ne  saurait  excuser.  On  faisait  dire  à  cette  tête 


LE  JEUNE  MOISNBL.  477 

faible ,  affolée  de  terreur,  tout  ce  qu'on  voulait  ;  et 
l'espoir  de  fléchir  ses  juges  le  poussait  à  des  aveux 
dont  la  justice  humaine  n'avait  pas  à  connaître,  et 
qui  relèvent  d'un  autre  tribunal.  Il  subit  cinq  interro- 
gatoires * .  Dans  le  premier  l'on  n'obtenait  de  lui  que 
peu  de  choses  ;  mais,  au  second,  qui  avait  lieu  cinq 
jours  après  (7  octobre),  déjà  vaincu  par  l'horreur 
d'une  captivité  dont  il  n'envisageait  pas  le  terme  sans 
un  indicible  eflfroi,  il  accusa  bien  au  delà  de  ses  fautes 
et  ne  chargea  pas  moins  ses  complices,  sans  paraître 
comprendre  toute  la  gravité  d'aveux  qui  servaient 
de  bases  naturelles  aux  interrogatoires  que  l'on  fît 
subir  à  La  Barre,  a  On  ne  sait,  dit  l'autem*  du  Mémoire 
à  consulter^  s'il  est  possible  d'imaginer  un  spectacle 
plus  touchant  que  celui  de  ce  malheureux  enfant 
prosterné  aux  pieds  de  son  juge,  mettant  pour  ainsi 
dire  sa  conscience  au  jour,  récapitulant  sa  conduite 
passée,  pour  en  tirer  quelques  indices  propres  à  le 
charger,  et  réduit  enfin,  par  un  accès  de  scrupule,  à 
porter  un  faux  témoignage  contre  lui-même...  Au 
milieu  des  convulsions  que  lui  causoit  sa  délicatesse, 
le  sieur  Moisnel,  dans  la  liste  de  ses  fautes,  en  plaçoit 
qu'il  n'avoit  pas  commises ,  et,  de  peur  de  nuire  à  la 
vérité  par  des  réticences,  il  la  blessoit  par  des  décla- 
rations hasardées...  *  »  Tout  cela  est  trop  raffiné  pour 
être  trèS'Cxact.  Ce  qu'il  y  a  d'incontestable,  c'est 

1 .  Cinq  interrogatoires,  sans  compter  les  confrontations  avec  La 
Barre  et  les  témoins.  La  Barre  n'en  subit  que  quatre,  le  dernier  sur 
la  sellette. 

2.  Recueil  intéressant  sur  l'affaire  de  la  mutilation  du  crucifix 
d'Âbheville  (Londres,  1776),  p.  58,  59,  60.  Mémoire  à  consulter 
sur  le  sieur  Moisnel  et  autres  accusés. 

a? 


478  M.  DE  BBLLBVAL. 

répouvante  absolue,  l'effroi  sans  discernement  et  saiL- 
critique,  et  Tamour  de  la  vie  chez  cet  adolescent  d'une 
constitution  faible  et  mélancolique,  à  qui  la  perspec- 
tive des  derniers  supplices  fit  perdre  le  peu  de  raison 
et  de  bon  sens  qu'il  pouvait  avoir. 

Nous  avons  parlé  d'influences  occultes,  d'étranges 
inimitiés  qui  saisirent  avec  âpreté  l'occasion  d'une 
revanche  implacable.  Il  va  bien  falloir  soulever  le  voile 
de  ces  iniquités,  et  dire  ce  qui  parut  alors  acquis  à  la 
discussion,  Moisnel,  comme  on  Ta  vu,  était  demeure 
ferme  devant  un  premier  interrogatoire.  Dans  l'inter- 
valle de  celui-ci  au  second,  le  sieur  de  Belleval,  son 
tuteur,  avait^btenu  de  l'entretenir  dans  sa  prison.  li 
lui  reprocha  avec  force  son  silence  coupable,  lui  fit 
un  crime  de  n'avoir  pas  tout  révélé  dès  l'abord,  et  lui 
recommanda  de  la  manière  la  plus  pressante  d'avouer 
tout  ce  qu'il  savait  sur  le  compte  du  chevalier  de  La 
Barre.  Cette  reconmiandation  était  d'autant  plus  té- 
méraire qu'il  était  impossible  que  Moisnel  chargeât 
celui  dont  il  avait  été  le  complice  sans  s'accuser  lui- 
même;  et  Ton  s'étonnerait  de  ce  conseil  donné  par 
un  homme  judicieux  et  sensé,  si  l'on  n'avait  point  le 
secret  de  ces  insistances  inexplicables.  Nous  avons  dit 
que  madame  de  Brou  recevait  bonne  compagnie,  dont 
les  hommes  n'étaient  pas  exclus,  si  même  ils  n'y  figu- 
raient point  d'une  façon  absolue.  Longtemps  M.  de 
Belleval  avait  été  le  roi  de  ces  réunions.  Mais  l'arrivée 
du  jeune  chevalier  changeait  tout  et  ruinait  les  affaires 
de  celui-ci,  qui  ne  put  supporter  sa  disgrâce  sans  s'en 
plaindre  amèrement,  dans  une  lettre  dont  La  Barre  eut 
connaissance  et  où  il  n'était  pas  traité  en  ami,  Delà 


JONCTION  DES  DEUX  AFFAIRES.  479 

provocations  et  défi  de  la  part  du  jeune  écervelé^  un 
jour  qu'il  rencontrait  Belleval  sur  le  pont  des  Capu- 
cins,   paroles  outrageantes   qui  restèrent  impunies 
mais  furent  ressenties  d'autant  plus  prof  ondément  que 
cette  scène  fermait  à  ce  dernier  tout  accès  auprès 
de  l'aimable  abbesse.  L'occasion  de  châtier  un  en- 
nemi, qu'il  avait  cru  ne  pouvoir  atteindre,  fut  saisie 
avec  joie  par  cet  homme  vindicatif  qui  ne  soupçon- 
nait guère  que  ces  aveux,  provoqués  avec  tant  d'em- 
portement, dussent  compromettre,  avec  La  Barre  (et 
un  autre  jeune  homme,  M.  DouvilledeMaillefeu),  son 
propre  fils,  Dumaisniel  de  Saveuse  qu'il  eut  le  temps, 
du  reste,  de  faire  évader  *. 

Mais  des  influences  plus  directes  et  non  moins  hos- 
tiles préparaient  et  consommaient  la  perte  d'un  infor- 
tuné qui  allait  avoir  contre  lui,  non-seulement  ses 
propres  imprudences,  mais  l'animadversion  de  ceux 
dans  les  mains  desquels  se  trouvaient  et  son  honneur 
et  sa  vie.  On  ne  s'en  tenait  pas  à  la  permission  d'in- 
former c(  sur  des  impiétés  et  blasphèmes  commis 
dans  la  ville,  »  et  même  à  l'arrestation  des  jeunes  gens 
soupçonnés  de  ces  méfaits,  qui  pouvait  être  la  con- 
séquence naturelle  de  l'instruction.  L'assesseur  d'Ab- 
beville  ordonnait  bientôt  que  les  deux  procès  «  se- 
roient  et  demeureroient  joints  pour  être  sur  iceux 
statué  par  un  seul  et  même  jugement^  ;  »  ce  qui  était 


1.  Recueil  intéressant  sur  l'affaire  de  la  mutilation  du  crucifix 
d'Abbeville  (Londres,  1776),  p.  59. 

2.  Archives  nationales.  Parlement.  Criminel.  X*B.  1893.  Extrait 
des  minutes  du  greffe  criminel  de  la  sénéchaussée  de  Ponthieu.  1&« 
pièce.  Réquisitoire  afin  de  jonction  sur  les  deux  plaintes  du  pramiraur 


480  LB  CÂPITOUL  D'ABBBVILLE. 

en  matière  criminelle  une  monstruosité  saos  précé- 
dents. Toute  cette  procédure  fut  conduite  d'une  façon 
si  irrégulière,  si  étrange,  qu'elle  donna  lieu  aux  con- 
jectures, aux  assertions  les  plus  graves,  à  Végsurd  de 
Tassesseur,  qui  aurait  dû,  le  premier,  sentir  qu  'ii  ne 
pouvait  siéger  dans  cette  affaire.  Admettoi^s  que  cet 
homme  vaille  mieux,  ce  qui  est  facile,  que  le  triste 
portrait  que  nous  ont  laissé  de  lui  les  défenseurs  de 
La  Barre  et  d'Étallonde  (l'un  d'eux  Ta  bien  appelé  le 
capitoxd  (TAbbeville);  et  tenons-nous-en  à   ce  qui 
peut  résulter  des  débats  et  des  mémoires  des  conseils, 
qui  eurent  à  donner  leur  sentiment  sur  cette  cause 
émouvante  :  mieux  vaut  laisser  parler  les  circon- 
stances et  les  actes  qui  ont  leur  éloquence.  M.  Duval 
de  Soicourt,  avant  le  drame  sanglant  qu'il  nous  faut 
raconter,  était  tuteur  d'une  jeune  personne  riche,  sa 
parente,  qu'il  avait  formé  le  projet  de  marier  à  son 
fils.  Il  avait  cherché  à  attirer  dans  ses  intérêts  l'ab- 
besse  de  Willancourt ,  à  laquelle  elle  avait  été  con- 
fiée; mais  celle-ci,  loin  de  se  prêter  à  ces  arrange- 
ments, s'était  nettement  déclarée  contraire  à  cette 
union.  Une  assemblée  de  parents  avait  été  tenue  de- 
vant un  conseiller  au  présidial,   dans  le  but  de  le 
dépouiller  de  son  titre  de  curateur,  et  qui  décida  le 
mariage  de  la  jeune  fille  avec  un  autre  prétendant.  II 
n'y  a  pas  à  rechercher  les  motifs  de  la  supérieure 
auxquels  acquiesça  le  tribunal  de  famille  ;  ce  qui  est 
à  indiquer,  c'est  que,  des  quatre  accusés,  le  premier, 
le  chevaUer  de  La  Barre,  était  le  neveu  affectionné  de 

du  roy;  8  octobre  1765. —  IG*^  pièce.  Jugement  de  jonclion  sur  les 
deux  plaintes  du  procureur  du  roy  ;  môme  jour. 


L'AVOCAT  BROUSTELLES.  48i 

iTiadame  de  Brou;   que  le  second  et  le  troisième 
étaient,  lun  frère,  l'autre  cousin-germain  du  rival  du 
jeune  Soicourt;  que  le  quatrième  était  fils  du  con- 
seiller devant  lequel  avait  eu  lieu  l'assemblée  de  fa- 
ïïiille.  En  semblable  cas,  un  juge  n'a  qu'un  parti  à 
prendre,  c'est  de  se  récuser,  et  c'est  à  coup  sûr  ce 
que  devait  faire  l'assesseur.  11  ne  le  fit  point,  et,  s'il 
manqua  en  cela  à  ce  qu'il  se  devait  à  lui-même,  la 
façon   dont  il  composa  son  tribunal  ne  fut  pas  de 
nature  non  plus  à  rassurer  les  inculpés  et  ceux  qui 
pouvaient  prendre  intérêt  à  leur  sort.  L'un  des  juges 
qu'il  s'adjoignit  était  un  avocat  nommé  Broustelles, 
d'un  mauvais  renom,  à  la  réception  duquel  la  com- 
pagnie des  avocats  d'Abbeville  s'était  opposée  par  acte 
juridique.  Et,  à  ce  moment  encore,  l'Élection  de  la 
même  ville  plaidait  contre  lui  à  la  cour  des  Aides  pour 
l'écarter  de  la  présidence  qu'il  venait  d'acheter.  Mais 
était-ce  faute  d'autres  que  l'on  avait  choisi  ce  person- 
nage si  peu  recommandable  à  tous  égards?  En  lui 
accordant  sa  quaUté  contestée  d'avocat,  encore  était- il 
le  dernier  sur  le  tableau,  et  il  n'y  avait  légalement 
à  recourir  à  lui,  qu'après  avoir  requis  l'aide  de  ses 
confrères  antérieurement  inscrits.  Nous  n'énumére- 
rous  pas  tous  les  moyens  que  feront  valoir  les  huit 
avocats  consultants  pour  demander  la  révision  du 
procès  (parmi  lesquels  figurent  deux  noms  également 
célèbres  et  bien  opposés,  Gerbier  et  Linguet),  et  dont 
le  Mémoire  rédigé   avec  une  pleine  indépendance 
faillit  amener  une  rupture  complète  entre  le  parle- 
ment et  le  corps  des  avocats  de  Paris  ;  l'espace  nous 
manque,  et  ce  n'est  pas  d'ailleurs  de  notre  com*^'^ 


482  PANPAR0N8  D'IMPIÉTÉ. 

lence'.  Le  troisième  juge  que  s'adjoignit  Soîcouri 
Lefebvre  de  Villers,  caractère  faible,  facile  à  tourn*.: 
touché  d'abord  du  danger  que  couraient  ces  fous  qu 
étaient  allés  se  jeter,  tête  baissée,  dans  l'abîme,  k 
laissera  intimider  et  circonvenir,  et  finalement  ac- 
quiescera à  tout  ce  que  décideront  les  deux  autre?*. 
Les  aveux  sans  réserve  de  son  complice   rendaien* 
lattitude  de  La  Barre  plus  que  difficile,  et  ses  répon- 
ses se  ressentent  de  la  gêne  dans  laquelle  le  met  le 
peu  de  sang-froid  et  d'énergie  de  ce  jeune  homme. 
Les  dépositions  de  Moisnel,  celles  des  divers  témoins, 
portent  sur  des  irrévérences,  des  paroles,  des  chaD- 
sons  obscènes,  dites  ou  psalmodiées  dans  les  fumées 
du  vin.  Le  chevalier  ne  nie  pas  qu'étant  ivre,  un 
jour,  il  n'ait  chanté  avec  d'Étallonde  des  couplets 
qui  n'étaient  point,  il  s'en  faut  de  beaucoup,  à  la  glo- 
rification de  Marie-Madeleine,  alléguant,  pour  son 
excuse,  «  qu'avant  sa  conversion,  elle  avait  mené 
une  vie  débordée.  »  C'est  partout  et  toujours  une 
affectation  d'irréligion  portée  jusqu'à  la  fureur  chez 
ces  fanfarons  d'impiété  et  de  vice,  qui  se  croient  es- 
prits forts,  parce  qu'ils  débitent,  entre  deux  vins,  des 
grossièretés  contre  la  Vierge  et  les  Saints,  qu'ils  bri- 
sent, souillent,  foulent  aux  pieds  les  images,  les  re- 
liques,  les  couronnes  bénies  qu'ils  trouvent  sous 
leurs  mains.  Nous  avons  relevé  ces  interrogatoires, 

1.  Recueil  intéressant  sur  l'ajfaire  de   la  mutilation  du  crucifix 
dtÂbbeville  (Londres,  1776),  p.  74  à  91.  Consultation;  27  juin  1766. 

2.  Un  jour,  ému  des  persécutions  dont  ies  accusés  étaient  l'objet, 
il  aurait  dû  dire  :  «  il  ne  faut  pas  tant  tourmenter  ces  pauvres 
innocents.  »  F.-G.  Louandre,  Histoire  d'Ahbeville  (Paris,  1845), 
t.  II,  p.  157. 


LEUR  PATURE  INTELLECTUELLE.         483 

roulant  tous  sur  des  propos  ou  des  faits  tels  qu'ils  ne 
sauraient  être  reproduits,  à  quelques  exceptions  près, 
même  à  Taide  de  la  rhétorique  la  plus  châtiée  :  ques- 
tions et  réponses  sont  d'un  cynisme  incroyable.  Il  a 
été  fait  allusion  déjà  à  la  bibUothèque  du  chevalier, 
dont  la  composition  était,  à  coup  sûr,  d'une  médiocre 
édification.  Nous   n'avons  toutefois  parié  que   des 
livres  licencieux.  Ces  mauvais  sujets  en  avaient  d'au- 
tres, cependant,  pour  les  heures  de  recueillement  et 
d'étude.  L'on  a  cité  le  Dictionnaire  portatifs  en  assez 
mauvaise  compagnie ^  nous  en  conviendrons,  entre  le 
Sultan  Misapouf  et  le  Portier  des  Chartreux.  Ces 
ouvrages  de  métaphysique  et  d'histoire,  on  soup- 
çonne quels  ils  sont  :  il  ne  faudra  pas  leur  demander 
l'approbation  de  la  Sorbonne  ;  et  ils  auront  tous  passé 
par  la  main  du  bourreau,  comme  V Esprit  d'Helvétius, 
entre  autres.  11  s'en  peut  rencontrer  d'une  véritable 
valeur,  quelques-uns  même  seront  de  bons  livres,  en 
dépit  des  Riballier,  des  Tamponnef,  des  Cogé  pecus; 
mais  c'est  le  réquisitoire  d'Omer  Joli  de  Fleury ,  mais 
c'est  la  condamnation  au  feu  du  parlement,  qui  au- 
ront décidé  leur  acquisition  et  qui  feront  qu'on  les 
lira.   Ces  livres,  placés  sur  une   tablette,   à  part, 
seront  l'objet  d'un  véritable  culte.  Si  l'on  ne  s'age- 
nouille pas  devant  une  procession  de  capucins.  Ton 
s'inclinera  devant  ces  merveilleux  produits  de  l'intel- 
ligence, auxquels  on  ne  marchandera  ni  les  salutations 
ni  les  salamalecs. 

Interrogé  sy  plusieurs  fois  passant  devant  des  livres  il  n'a 
pas  fait  de  génuflexion,  et  sy  sur  la  demande  qu'on  luy  ^'' 


484  Of^.NUPLEXIOMS  DBVAIIT  LB  TABERNACLE. 

pourquoy  il  faisoit  ces  génuflexions,  il  ne  dit  pas  qu'il  fal- 
loit  fléchir  le  genoux  devant  le  tabernacle. 

A  dit  qu*il  est  vray  qu'il  a  fait  plusieurs  fois  des  geou- 
flexions  en  passant  devant  ces  livres,  et  qu'il  a  dît  qu. 
quand  il  passoît  devant  le  tabernacle  il  falloit  fléchir  k 
genoux.  Mais  qu'il  a  dit  et  fait  cela  en  badinant  et  non  par 
impiété  <• 

Cela  est  plus  que  suffisant  pour  donner  la  mesure 
de  ces  philosophes  et  apprécier  ce  qu'il  y  a  de  puéril 
dans  les  démonstrations  sceptiques  de  ces   enfanta 
gâtés  qui  s'estiment  des  penseurs,  parce  qu'ils  afifron- 
tent,  le  chapeau  sur  le  nez,  une  procession  de  moines, 
ou  couvrent  d^ordures  un  crucifix  dans  un  cimetière. 
Mais,  sUl  en  est  ainsi,  comment,  encore  une  fois, 
eut-on  le  triste  courage  de  livrer  au  bourreau  des 
polissons  de  dix-sept  et  vingt  ans  qu'il  fallait  fouetter, 
enfermer,  si  Ton  veut,  mais  qui  étaient,  en  somme, 
un  peu  moins  criminels,  on  en  conviendra,  qu'un  Da- 
miens  ? 

Aussitôt  qu'était  intervenu  un  jugement  de  jonc- 
tion, sur  les  deux  plaintes  du  procureur  du  roi,  il 
n'était  pas  indifférent  aux  juges,  pour  l'acquit  de  leur 
conscience  et  de  leur  responsabilité,  de  démontrer 
par  l'information,  qu'en  réalité  les  deux  affaires  n'en 
faisaient  qu'une,  et  que  les  inculpés  avaient  plus  ou 
moins  trempé  dans  l'une  et  dans  l'autre.  Et  l'on  y 
avait  en  partie  réussi  par  la  violence  morale-  exer- 
cée sur  Moisnel,  qui  finit  par  avouer  que  la  mutilation 

1.  Archives  nationales.  Parlement.  Criminel.  X'  B.  1893.  Extrait 
des  minutes  du  greffe  criminel  de  la  sénéchaussée  de  Ponthieu. 
1 1«  pièce,  p.  28,  29,  30.  Premier  interrogatoire  du  sieur  de  La 
Barre;  20  octobre  1765. 


D'fiTâLUlSDE  LE  TftAI  CDr?ASLll.  i^o 

du  eracifix  était  le  £aît  d^ÉtaUcMide.  Devant  une  eon- 
f  ossion  si  complète,  et  la  certitude  que  son  ami  était 
désormais  en  lieu  de  sûreté,  La  Barre,  interrogé  à  son 
tour  si  c'était  lui  qui  avait  commis  le  crime,  ou  s'il 
en   connaissait  l'auteur,  n'hésita  plus  à  confirmer  ce 
ce  qu'avait  avancé  Moisnel,  à  nier  qu'il  y  fût  pour 
quelque  chose  et  à  reporter  sur.  Gaillard  d'Étallonde 
tout  le  poids  de  l'accusation^  Ce  n'était  là  ni  une  dé- 
sertion ni  une  lâcheté  :  c'était,  dans  la  situation  qui 
lui  était  faite,  un  moyen  très-concevable  de  défense  ; 
mais,  au  moins,  cela  ne  ressemble  guère  à  l'acte  de 
générosité  et  d'héroïsme  que  lui  prête  assez  gratuite- 
ment l'historien  d'Abbe>ille^, 

1.  Archives  nationales.  Parlement.  Criminel.  X*  B.  1893.  Extrait 

des  minutes  du  greffe   criminel    de   la  sénéchaussée  de  Ponthieu. 

11^  pièce,  p.  62  à  73.  Premier  interrogatoire  du  sieur  de  La  Barre. 

Hais  il  ne  fit  ces  aveux  que  lorsqu'il  fut  certain  qu'ils  ne  pouvaient 

rien  contre  le  fugitif.  «  Interrogé  pourquoy,  lorsqu'il  a  été  appelé 

par  devant  nous  pour  déposer  sur  la  plainte  du  procureur  du  roy  de 

ce  siège,  au  sujet  de  la  mutilation  dudit  christ  du  Pont-Neuf,  il  ne 

nous  a  point  déclaré  ce  qu'il  en  savoit  et  a  dit  au  contraire  n'en  avoir 

aucune  connoissance  ;  a  dit  que    ledit  sieur  Gaillard   d'Eslallonde 

luy  ayant  dit  en  conQdence  et  comme  à  son  amy  ce  qu'il  avoit  fait, 

il  a  craint  d^engager  son  caractère  d'homme  d'honneur  de  le  révéler*  n 

Ibid.,  22<'  pièce,  p.  59.   Deuxième    interrogatoire  du  sieur  de  La 

Barre;  t2  octobre  1765. 

2.  Voici  ce  que  rapporte  M.  Louandre.  «La  Barre,  doué  d'une  âme 
énergique,  se  disculpait  avec  adresse  des  peccadilles  qu'on  lui  reprochait 
et  repoussait  les  charges  les  plus  graves  en  protestant  de  son  innocence. 
Nous  pouvons  assurer  que  le  noble  et  malheureux  enfant  connaissait 
bien  le  coupable,  et  qu'il  ne  voulut  pas  le  nommer.  Nous  tenons  d'un 
honorable  magistrat,  le  confident  intime,  le  plus  ancien  et  le  plus 
tendre  ami  d'un  des  co-accusés,  que  le  véritable  auteur  de  la  muti- 
lation fut  un  jeune  étourdi,  X qui  fréquentait  La  Barre  ol  ses 

autres  camarades.  Loin  de  quitter  la  France  et  d'avouer  à  l'Europe 
Ba  culpabilité,  le  lâche  se  garda  bien  de  révéler  son  secret,  la**"*" 
que  son  héroïque  ami,  fermement  résolu  du  ne  le  pas  accus'' 


486  INTERROGATOIRE  DE  LA  BARRE. 

Vinrent  les  confrontations,  le  recollement  des  té- 
moins  et  des  accusés  sur  leurs  interrogatoires.  La 
Barre,  dans  cette  passe  périlleuse,  conserve  toute  sa 
présence  d'esprit,  son  sang-froid,  son  énergie  ;  com- 
prenant la  gravité  de  certaines  dépositions,  cédant 
sur  ce  qui  pouvait  être  de  moindre  importance,  mais 
insistant  sur  une  distinction  qui,  pour  être  subtile, 
lui  semblait  capitale  avec  quelque  raison  :  les  impiétés 
et  les  propos  impies.  11  n'a  pas  commis  d'impiétés, 
s'il  a  été  assez  faible  pour  se  permettre  des  propos 
trop  libres.  Pour  être  mieux  compris,  il  ajoutera  à  sa 
définition  ces  quelques  mots  qui  durent  faire  plisser 
la  lèvre  aux  châtelains  de  Ferney,  quand  elle  leur  fut 
connue.  «  Les  propos  impies,  dont  il  a  entendu  parler 
par  là,  étoient  en  récitant  des  vers  qu'il  avoit  pu  re- 
tenir de  la  Pucelle  d'Orléans^  livre  attribué  au  sieur 
de  Voltaire,  et  de  ÏEpître  à  Uranie^  ne  croyant  pas 
que  cela  ait  pu  tirer  à  conséquence  ^  »  De  son  côté, 
revenu  de  son  effroi,  honteux,  malheureux  du  rôle 
qu'il  avait  joué,  Moisnel,  auquel  on  avait  fait  pai-venir 
des  conseils  énergiques  par  l'entremise  d'un  tailleur 
chargé  en  apparence  de  lui  prendre  mesure  d'ime 
robe  de  chambre,  ne  voulut  point  reconnaître  pour 

vouait  par  un  silence  sublime  sa  propre  tête  à  Téchafaud.  »  Histoire 
d'Abbeville  (Paris^  1845),  t.  II,  p.  156.  Ce  petit  roman,  qui  ne  pèche 
point  d'ailleurs  par  excès  de  vraisemblance,  croule  devant  la  seule 
déposition  du  chevalier  de  La  Barre.  L*on  pourrait  en  dire  autant 
de  bien  des  assertions  controuvées  dont  l'inspection  des  pièces  du 
procès  peut  seule  démontrer  le  peu  d'autorité. 

1.  Archives  nationales.  Parlement.  Criminel.  X' B.  1893.  Extrait 
des  minutes  du  greffe  criminel  de  la  sénéchaussée  de  Ponthieu. 
37e  pièce,  p.  505,  506,  507.  Recollement  des  témoins  et  des  accusés 
sur  les  interrogatoires. 


ÉNERGIQUE  PROTESTATION  DE  MOISNEL.  487 

^rai  tout  ce  qui  lui  avait  été  extorqué  par  intimida- 
i-ion, et  se  prononça  avec  une  videur  dont  on  ne  le 
croyait  pas  capable,  déclarant  hautement  que  les  ré- 
ponses qu'il  a  faites,  tant  contre  lui  que  contre  les 
autres  accusés,  il  ne  les  a  faites  que  par  les  fré- 
q^uentes  sollicitations  du  procureur   du  roi  en  ce 
siège  a  qui  lui  ont  fait  tourner  la  tête.  »  La  colère  du 
juge,  a-t-on  dit,  fut  à  son  comble,  et  dépassa  toute 
mesure  ;   il  chargea  d'injures  le  pauvre   Moisnel. 
Mais  ces  paroles  n'en  subsistaient  pas  moins  et  étaient 
une  protestation  durable  contre  cet  inqualifiable  abus 
de  pouvoir,  le  tort  le  plus  grave  dont  puisse  se  rendre 
coupable  un  magistrat. 

La  sentence  fut  rendue  le  28  février  (1766).  Gaillard 
d'Étallonde  et  La  Barre  étaient  condamnés  à  faire 
amende  honorable  devant  la  principale  porte  de  l'é- 
glise de  Saint- Vulfran,  où  ils  seraient  conduits  par 
l'exécuteur  de  la  haute  justice,  dans  un  tombereau, 
la  corde  au  cou, pour  avoir  la  langue  coupée;  ce  fait, 
être  menés  sur  la  place  d'Abbeville,  y  être  décapités, 
et  leurs  corps  et  leurs  têtes  jetés  dans  un  bûcher  ar- 
dent. D'Étallonde,  il  est  vrai,  s'était  soustrait  par  la 
fuite  aux  effroyables  conséquences  du  jugement  qui, 
pour  lui,  devait  se  résumer  en  une  exécution  en  effi- 
gie. Quant  à  Mpisnel  et  aux  deux  contumaces,  Douville 
de  Maillefeu  et  Dumaisniel,  il  était  sursis  à  faire  droit 
sur  les  accusations  intentées  contre  eux  jusqu'après 
l'entière  exécution  de  ladite  sentence.  Un  tel  arrêt  aurait 
jeté  la  consternation  et  le  désespoir  parmi  les  parents 
et  les  amis  des  coupables,  s'ils  eussent  pu  croire  à  la 
possibilité  de  sa  confirmation.  C'était  bien  assez  déjà 


488  LE  PRÉSIDENT  D'ORllËSSON. 

de  l'éclat  épouvantable  qui  allait  rejaillir  sur  des  fa- 
milles considérées  occupant  de  hautes  charges  dans 
la  magistrature  ;  car  l'on  n'entrevoyait  point  d'autres 
conséquences,  et  l'on  s'attendait  si  peu  à  ce  qui  allait 
arriver,  que  l'on  ne  voulut  recourir  ni  à  des  mémoires 
d'avocats  ni  même  aux  sollicitations  d'usage;  Le  che- 
valier avait  des  appuis  naturels  qui  ne  l'auraient  pas 
laissé  sacrifier.  Le  président  d'Ormesson  qui  était  son 
proche  parent,  après  avoir  pris  connaissance  de  la 
procédure  d'Abbeville,  jugea  qu'elle  ne  pouvait  être 
confirmée  au  parlement,  et  s'opposa  à  tout  ce  qui 
pourrait  ajouter  à  la  publicité  de  l'affaire.  M,  Pellot, 
conseiller  de  la  grand'chambre*,  nommé  rapporteur, 
conclut,  en  effet,  vu  l'âge  et  les  circonstances,  de 
renvoyer  les  accusés  déchargés  de  l'accusation. 

Mais  cette  modération  n'était  plus  de  mise  au  par- 
lement, et  M.  d'Ormesson  avait  compté  sans  les  têtes 
chaudes  et  les  politiques  de  sa  compagnie.  Le  rappor- 
teur du  procès  de  Lally ,  le  conseiller  Pasquier,  dit  qu'il 
fallait  un  exemple,  qu'il  fallait  arrêter  ces  manifesta- 
tions horribles  d'impiétés  dont  la  responsabilité  re- 
tombait entièrement  sur  la  philosophie  moderne,  et 
conclut  énergiquement,  violemment  à  la  confirmation 
stricte  du  jugement  de  la  sénéchaussée  d'Abbeville. 
a  C'est  lui,  écrivait  D'Alembert  au  solitaire  de  Ferney, 
c'est  lui  qui,  par  ses  déclamations,  a  fait  condamner  à 
la  mort  des  jeunes  gens  qu'il  ne  fallait  mettre  qu'à 
Saint-Lazare  ;  c'est  lui  qui  a  péroré,  dit-on,  contre  les 


1.  Sans  doule  ce  M.  PcIIot,  dont  il  est  parlé  dans  une  lettre  de 
Voltaire  h  l'abbé  d'Olivet.  Voir  notre  note  de  ce  volume,  p.  t  J 1. 


LE  CONSEILLER  PASQUIER.  489 

ivres  des  philosophes,  qu'il  a  pourtant  dans  sa  biblio- 
.lièque,  et  qu'il  lit  même  avec  plaisir,  comme  le  lui 
BL    reproché  une  femme  de  ma  connaissance;  car  il 
n'est  point  du  tout  dévot,  et  c'est  lui  qui,  du  temps  de 
M.  de  Machault,  fit  contre  le  clergé  une  assez  plate 
leTée  de  boucliers  dans  une  assemblée  de  chambres  ' .  » 
Mais  il  entrait  alors  dans  les  convenances  du  parle- 
ment de  témoigner  ce  rigorisme,  et  bien  des  con- 
frères de  Pasquier,  au  fond  assez  indifférents  en  ma- 
tière de  religion,  crurent  devoir  se  ranger  à  son  avis. 
Sur  vingt-cinq  juges  siégeant,  dix  acquiescèrent  aux 
conclusions  du  procureur  général  favorables  aux  ac- 
cusés ;  les  quinze  autres  opinèrent  à  confirmer  la  sen- 
tence du  S  juin. 

On  a  prétendu  que  ces  magistrats  ne  se  montrèrent 
si  rigoureux  que  parce  qu'ils  comptaient  que  la  clé- 
mence royale  s'étendrait  sur  ce  jeune  honune,  dont  la 
faute  avait  été  suffisamment  expiée  par  ces  angoisses. 
Mais  Louis  XV  fut  inflexible .  Il  aurait  reparti  que ,  «  lors- 
qu'il avoit  paru  souhaiter  que  son  parlement  cessât  de 
faire  le  procès  à  Damiens,  ce  parlement  lui  avoit  fait 
des  remontrances;  et  qu'à  plus  forte  raison,  le  cou- 
pable de  lèse-majesté  divine  ne  devoit  pas  être  traité 
plus  favorablement  que  le  coupable  de  lèse-majesté 
humaine^.  »  Mais  cette  réplique  est  inadmissible  par 
la  meilleure  des  raisons,  c'est  que  Louis  XV  n'a  jamais 
songé  à  soustraire  Vhomme^  comme  il  l'appelait,  aux 

1.  VolUire,  Œuvre»  complètes  (Beuchot),  t.  LXIII,  p.  22?,  223. 
Lettre  de  D'Alembert  à  Voltaire;  16  juillet  1766. 

2.  Uscweil  intéressant  sur  Vajfaire  de  la  mutilation  du  crucifix  d'A  b^ 
^etfi//e  (Londreê,  1776),  p.  Zb,  36. 


490  RBTOUR  A  ABBBVILLE. 

mains  de  la  justice;  il  s'était  contenté,  lorsqu'on 
s'empara  de  lui,  de  dire  :  a  Qu'on  arrête  ce  malheu- 
reux, mais  qu'on  ne  lui  fasse  pas  de  mal*.  »  Et  c'est 
ce  qui  probablement,  mal  interprété,  a  pu  faire  croire 
que  le  roi,  qui  n'était  pas  tendre,  ait  songé  à  sauver  son 
assassin,  générosité  qui  n'était  même  pas  en  son  pou- 
Yoir.  Dans  l'espérance  qu'il  prendrait  en  pitié  ce  crimi- 
nel de  vingt  ans,  le  parlement  avait  différé  six  jours 
à  signer  l'arrêt  ;  désormais  le  chevalier  ne  pouvait 
échapper  à  son  effroyable  destinée.  Enfermé  dans 
une  chaise  de  poste  entre  deux  exempts,  et  escorté  de 
plusieurs  archers  déguisés  en  courriers,  il  reprenait  le 
chemin  d'Abbeville ,  par  le  plus  long  pour  plus  de 
sûreté,  traversant  Rouen,  notamment,  et  rentrait  par 
une  porte  détournée,  sur  les  trois  à  quatre  heures  de 
l'après-midi.  Malgré  ces  précautions,  il  fut  reconnu 
dans  le  parcours  des  portes  à  sa  prison.  Il  n'essaya 
pas  d'ailleurs  de  se  soustraire  aux  regards  et  salua  ses 
connaissances  avec  une  aisance,  une  liberté  d'esprit 
qui  ne  devait  point  se  démentir  au  moment  des  plus 
grandes  épreuves. 

La  terrible  sentence  était  connue.  Cependant,  on  se 
refusait  à  croire  que  cet  enfant,  si  jeune,  si  plein  de 
vie,  fût  condamné  sans  rémission  :  tout  homme  ga^ 
lopant  sur  la  route  de  Paris  était  pris  pour  un  mes^ 
sager  apportant  la  grâce  du  chevalier,  et  l'autorité 
s'associait  si  bien  à  cette  espérance,  que  l'heure  du  sup* 
pUce  fut  différée  dans  cette  prévision.  Mais  la  destinée 

1.  Aiph.  Jobez,  La  France  ious  LouU  XV  (Paris,  Didier),  t.  IV, 
p.  544.  —  Marquis  d'ArgieoMB^  Mémoirts  (Paris^  Jannet),  t.  lY, 
p.  321. 


LE   DERNIBR  REPAS.  49i 

de  La  Barre  devait  s'accomplir.  On  lui  avait  donné, 
pour  le  disposer  à  bien  mourir,  un  dominicain  qu'il 
avait  rencontré  plus  d'une  fois  à  Willancourt  ;  il  le  pria 
de  se  mettre  à  table  à  ses  côtés,  et  ce  dernier  repas, 
de  sa  part  du  moins,  s'accomplit  avec  une  gaieté  qui 
n'avait  rien  de  fébrile  ni  de  contraint.  Il  mangea 
son  poulet  et  but  sa  bouteiQe  de  vin.  «  Prenons  du 
café,  dit-il  au  P.  Bosquier,  il  ne  m'empêchera  pas  de 
dormir.  »  On  vînt  le  chercher.  Alors  conamençait  ce 
bien  rude  voyage,  si  long  et  si  court,  au  bout  duquel 
se  dressaient  l'échafaud  et  le  bûcher.  On  sait,  hélas  ! 
jusqu'à  quel  oubli  de  ce  qu'on  doit  à  soi,  au  mal- 
heur, aux  convenances  les  plus  sommaires,  peut  poiu  - 
ser  cette  curiosité  implacable  et  féroce  qui  attirait,  à 
la  hauteur  du  Pont-Neuf,  madame  de  Sévigné  «  avec 
la  bonne  d'Escars*,  y>  sur  le  passage  de  la  marquise 
de  Brinvilliers  ;  et ,   au  pied  de  la  roue  même  de 
Damiens,  tant  de  belles  dames,  dont  toute  la  pitié 
^devait  se  reporter  sur  les  chevaux  qui  écartelaient  le 
misérable.  Ce  qui  impressionna  le  plus  douloureuse- 
ment ce  jeune  homme,  préparé  à  tout  endurer,  ce  fut 
Taffluence  avide  de  tant  de  gens  que  la  simple  décence 
aurait  dû  retenir  chez  eux  ;  et  il  le  témoigna  avec  une 
sensibilité  qui,  sans  doute,  inspira  quelques  regrets  à 
ceux  qui  rencontrèrent  son  regard,  ce  Ce  qui  me  fait 
le  plus  de  peine  en  ce  jour,  dit-il,  c'est  d'apercevoir 
aux  croisées  de  ces  gens  que  je  croyois  mes  amis*.  » 

1.  lettres  de  madame  de  Sévigné  (Paria,  Hachette),  t.  !V,  p.  589, 
30.  Lettre  de  madame  de  Sévigné  à  madame  de  Grignan;  Paria, 
vendredi  IT  juillet  16T8. 

2.  Recueil  intéressant  sur  V affaire  de  la  mntitatfcfn  du  ifrue^" 


492  LA  VOIE  DOULOUREUSE. 

Vuue  de  ses  étapes  douloureuses  était  le  portail 
de  réglise  de  Saint- Vulfran,  oii  il  devait  faire  amende 
honorable*.  Mais  il  se  refusa  à  la  réciter,  et  on  dut  le 
faire  en  son  lieu.  Aux  termes  de  Tarrêt,  les  bourreaux 
devaient  à  cette  place  lui  arracher  la  langue;  mais 
La  Barre  menaçait  d  une  résistance  désespérée ,  et, 
soit  qu'ils  eussent  des  ordres,  soit  qu'ils  crussent 
pouvoir  lui  sauver  cette  torture,  ceux-ci  se  bornèrent 
au  simulacre.  Il  reprit  le  chemin  de  l'échafaud,  gar- 
dant la  même  contenance  ferme  et  résolue.  Kn  mon- 
tant l'escalier,  il  laissa  tomber  sa  pantoufle  sur  l'un 
des  degrés  ;  il  redescendit  pour  la  reprendre  et  re- 
monta, malgré  ses  hens,  sans  aucun  aide.  On  avait 
fait  venir  cinq  bourreaux  de  cinq  villes  difierentes. 
L'un  d'eux  s'avance  pour  lui  couper  les  cheveux.  c<  A 
quoi  bon,  dit  La  Barre,  veut-on  faire  de  moi  un  en- 
fant de  chœur?  »  Est-ce  une  dernière  saillie  de  l'esprit 
fort,  ou  tout  simplement  une  analogie  qui  vient  na- 

d'Abbeville  (Londres,   177  6),  p.  38.  Particularités  sur  la  mort  du' 
chevalier  de  La  Barre. 

1 .  Dont  voici  les  termes  :  «  Que  méchamment,  et  par  impiété,  il 
a  passé  de  propos  délibéré,  devant  le  Saint-Sacrement,  sans  ôter  son 
chapeau  et  se  mettre  à  genoux,  et  proféré  les  blasphèmes  contre  Dieu, 
la  Sainte-Eucharistie,  la  Sainte-Vierge,  la  religion  et  les  commande- 
ments de  Dieu  et  de  l'Église,  mentionnés  au  procès,  et  chanté  les 
deux,  chansons  remplies  de  blasphèmes  exécrables  et  abominables 
contre  Dieu,  la  Sainte-Eucharistie,  la  Sainte- Vierge,  et  les  saints  et 
saintes  mentionnés  au  procès  ;  et  a  rendu  des  marques  de  respect  et 
d'adoration  à  des  livres  infâmes,  et  profané  le  signe  de  la  croix,  le 
mystère  de  la  consécration  du  vin,  et  les  bénédictions  en  usage  dans 
l'Église  et  chez  les  chrétiens,  dont  il  se  repent,  et  demande  pardon 
à  Dieu,  au  roi,  à  la  justice.  »  On  voit  quUl  n'est  fait  mention  ni  de 
la  mutilation  du  cruciûx,  ni  des  infamies  commises  sur  celui  du 
cimetière  de  Sainte-Catherine,  les  deux  seuls  objets  de  la  plainte 
originelle  du  10  août  1765. 


J 


LE  BOURREAU  DE  LALLY.  493 

turellement  à  la  pensée?  Peu  importe  ;  ne  voyons 
que  le  courage  héroïque  de  cet  enfant,  qui,  dégrisé 
plus  tard,  honteux  de  ces  singeries  ineptes,  devenu 
homme  sensé,  n'aurait  gardé  que  ses  qualités,  et  au- 
rait rendu  peut-être  des  services  signalés  à  son  pays. 
Il  faut  en  finir  avec  les  dernières  péripéties  de  cette 
trop  réelle  tragédie.  Le  chevalier  aperçoit  le  damas 
sous  lequel  sa  tête  allait  tomber.  «  Tes  armes  sont- 
elles  bonnes,  dit-il  au  bourreau  de  Paris?  Est-ce  toi 
qui  as  tranché  la  tête  au  comte  de  Lally? —  Oui,  mon- 
sieur, lui  répondit  le  bourreau. — Tu  Tas  manqué  ! — 
Il  se  tenait  mal.   Placez-vous  bien,  et  je  ne  vous 
manquerai  pas.  —  Ne  crains  rien,  je  me  tiendrai 
bien  et  ne  ferai  pas  l'enfant.  »  11  avait  eu  à  subir  la 
question  ordinaire  et  extraordinaire,  et  la  douleur  ne 
lui  arracha  point  l'aveu  que  l'on  tenait  surtout  à  ob- 
tenir de  lui  :  sa  complicité  dans  la  mutilation  du  cru- 
cifix du  Pont-Neuf.  Pourtant,  dans  le  procès-verbal  de 
la  torture,  il  convient  (ce  qu'il  avait  nié)  d'avoir  cou- 
vert d'ordures  le  crucifix  du  cimetière  de  Sainte-Ca- 
therine. En  somme ,  la  même  fermeté  l'accompagna 
jusqu'au  dernier  moment.  11  se  banda  les  yeux,  se 
plaça  avec  un  grand  sang-froid  et  de  façon  à  faciUter 
la  tâche  au  bourreau  qui,  cette  fois,  ne  broncha  point. 
La  tête  fut  enlevée  avec  une  adresse  «  qui  concilia  à 
l'exécuteur  un  battement  de  mains  universel^  »  Si  ce 
n'est  pas  là  de  la  rhétorique,  on  se  demande  où  Ton 
se  trouve,  et  si  c'est  bien  une  population  chrétienne  qui 

1.  Recueil  intéressant  sur  fajjaire  de  la  mutilation  du  crucifix 
d*Abbeville  (Londres,  t776),  p.  39.  Particularités  sur  la  mort  du 
chevalier  de  La  Barre. 

VI.  28 


494  COMMUNS  AESPOIWàlULITÉ. 

assiste  au  ch&timeiit  d'ua  malfaeureux  pour  ie  salut 
duquel  elle  eût  mieux  fait  de  prier.  Le  corps  fut  livré 
aux  flammes  dans  lesquelles  on  jeta  également  le 
Dictionnaire  philosophique  portatif  ^  comme  Tordon- 
nait  la  sentence.  Ainsi  finit  cet  infortuné,  dont  il  ne 
faut  pas  diminuer  les  toiis,  tout  en  frénûssant  de 
la  cruauté  de  la  répressioB«  S  ses  c^idres  forait  dis- 
persées et  jetées  au  vent  par  une  foule  encore  toute 
émue  des  profanations  et  des  impiétés  doat  le  cheva- 
lier s'était  rendu  coupable ,  le  sentimmt  fut  tout  autre 
dans  le  reste  de  la  France,  lorsqu'on  af^t  i'afireux 
supplice  de  ce  jeune  homme.  À  y  regarder  d'un  pea 
près,  tout  le  monde  était  plus  ou  moins  le  cosoptice 
de  ce  crime  qu'il  était  seul  à  expier  :  il  n'avait  fait  que 
copier  et  singer  ce  qu'i]  voyait  autour  de 'M.  N'é1;ait-il 
pas  de  bon  air,  parmi  ceux  de  sa  -classe,  ^'•atteeter  lï» 
dédain  cavali^  pour  les  choses  de  la  retigioa?  fl  avait 
hurlé  avec  les  loups,  et  il  avait  hurié  avec  les  plus 
inconsidérés  et  les  plus  violeats,  coBame  l'y  portait 
un  tempérament  fougueux  et  audacieux.  Trois  siècles 
plus  tôt,  cet  arrêt  aurait  été  logique,  il  aurait  été  en 
harmonie  avec  le  profond  sentiment  des  masses.  Mais, 
en  plein  dix-huitième  siècle ,  alors  que  la  lèpre  de 
l'indifférence  gangrenait  tous  les  cG&urs,  une  telle 
sentence ,  sortie  de  la  bouche  de  juges  qui,  pour  la 
plupart,  n'étaient  rien  moins  que  fanatiques,  pour 
n'en  pas  dire  plus,  inspira  une  véritable  horreur  mê- 
lée de  terreur;   car  on  put  se  croire  reporté  d'un 
bond  à  ces  époques  qui  avaient  eu  presque  le  droit 
d'être  impitoyables,  parce  qu'elles  avaient  été  en 
même  temps  sincèrement  et  universelleàiŒitcpoyantes. 


BFFROI  DE  VOLTAIRE.  495 

Chacun  se  sentit  comme  menacé  dans  la  sûreté  de  sa 
vie,  et  se  demanda  s*il  était  assez  religieux  et  fervent 
pour  un  clergé  et  des  magistrats  si  convaincus  et  si 
exemplaires.  Mais  quelle  dut  être  l'émotion  de  la  secte, 
sur  laquelle  un  réquisitoire  foudroyant  faisait  retom- 
ber la  responsabilité  de  ces  impiétés  et  de  ces  sacri- 
lèges ! 

Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  remarque  Grimm,  c'est  que  toutes  les 
âmes  sensibles  ont  été  consternées  de  cet  arrôt,  et  que  l'hu- 
manité attend  un  vengeur  publie^  un  homme  éloquent  et 
courageux  qui  transmette  au  tribunal  du  public  et  à  la  flé- 
tri ssurjs  de  la  postérité  cette  cruauté  sans  objet  comme  sans 
exemple.  Ce  serait  sans  doute  une  tâche  digne  de  M,  de  Vol- 
taire, s'il  n'avait  pas  personnellement  des  ménagements  à 
garder  dans  cette  occasion.  Ses  amis  ont  dû  le  conjurer  de 
préférer  sa  sûreté  et  son  repos  à  l'intérêt  de  l'humanité,  et 
de  ne  point  risquer  d'imprimer  la  marque  de  l'opprobre  à 
des  hommes  sanguinaires  résolus  de  le  poursuivre  lui-même 
au  moindre  mouvement  de  sa  part^ 

L'on  n'eut  pas  de  mal  à  persuader  à  Voltaire  de  se 
tenir  tranquille.  Cette  affaire  lui  causa  un  indicible 
effroi;  et  il  lui  faudra  du  temps  pour  se  remettre  d'une 
frayeur  qui  n'était  pas  tout  à  fait  sans  motifs.  Aux 
premiers  bruits,  il  prend  alarme,  il  veut  savoir  les 
choses  telles  qu'elles  sont,  et  si  véritablement  la  phi- 
losophie est  en  cause. 

Êtes-vous  homme,  écrit-il  à  D'Alembert,  à  vous  informer 
de  ce  jeune  fou  nommé  M.  de  La  Barre,  et  de  son  camarade, 
qu'on  a  si  doucement  condamnés  à  perdre  le  poing,  la 
langue  et  la  vie,  pour  avoir  imité  Polyeucte  et  Néarque?On 

1.  Grimm,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Furne),  t.  V,  p.  131 , 
132;  15  juillet  1766. 


496        COMPLOT  FORMEL  CONTRE  LES  PHILOSOPHES. 

me  mande  qu'ils  ont  dit,  à  leur  interrogatoire,  qu'ils  avaient 
été  induits  à  l'acte  de  folie  quils  ont  commis  par  la  lecture 
des  livres  des  encyclopédistes. 

J'ai  bien  de  la  peine  à  le  croire;  les  fous  ne  lisent  points 
et  assurément  nul  philosophe  ne  leur  aurait  conseillé  des 
profanations.  La  chose  est  importante.  Tâchez  d'approfon- 
dir un  bruit  si  odieux  et  si  dangereux ^ 

Le  même  jour,  il  en  écrivait  à  Damilaville,  le  priant 
de  remonter  à  la  source  de  ces  calomnies  et  de  l'en 
informer,  a  Cette  nouvelle  est,  sans  doute,  fabriquée 
par  les  ennemis  de  la  raison,  de  la  vertu  et  de  la  reli- 
gion. Qui  sait  mieux  que  vous  combien  tous  ces  phi- 
losophes ont  tâché  d'inspirer  le  plus  profond  respect 
pour  les  lois  reçues?  Ils  ne  sont  que  des  précepteurs 
de  morale,  et  on  les  accuse  de  corrompre  la  jeunesse. 
On  cherche  à  renouveler  l'aventure  de  Socrate...  » 
Les  lettres  qu'il  reçoit,  loin  de  le  rassurer,  augmentent 
son  émotion  et  ses  frayeurs.  Il  ne  met  pas  en  doute 
qu'il  n'y  ait  une  intention  formelle  d'exterminer  ceux 
qu'on  redoute  et  que  l'on  exècre,  parce  qu'ils  portent 
le  flambeau  de  la  vérité  et  qu'ils  dissipent  les  ténèbres 
si  chères  à  ces  tyrans  des  esprits  et  des  cœui*s.  En  de 
telles  conjonctures,  on  ne  saurait  user  de  trop  de 
réserve  et  de  circonspection. 

La  dernière  scène  qui  vient  de  se  passer  à  Paris  prouve 
bien  que  les  frères  doivent  cacher  soigneusement  leurs  mys- 
tères et  les  noms  de  leurs  frères.  Vous  savez  que  le  conseil- 
ler Pasquler  a  dit,  en  plein  parlement,  que  les  jeunes  gens 
d'Abbeviile  qu'on  a  fait  mourir  avaient  puisé  leur  impiété 
dans  l'école  et  dans  les  ouvrages  des  philosophes  modernes. 

1.  Voltaire,  Œuvres  cotnplbtes  (Beuchot),  t.  LXUI,  p.  193.  Lettre 
de  Voltaire  à  D'Alembert;  l«r  juillet  1766. 


FERNEY  N'EST  PAS  SUR.  497 

Ils  ont  élé  nommés  par  leur  nom;  c'est  une  dénonciation 
dans  toutes  les  formes...  Les  sages,  dans  des  circonstances 
si  funestes,  doivent  se  taire  et  attendre  *• 

«  Ils  ont  été  nommés  par  leur  nom  !  »  Cela  voulait 
dire  :  ils  ont  nommé  le  Dictionnaire  portatif.  €46  dic- 
tionnaire, Voltaire  pouvait  le  renier,  il  l'avait  répudié 
officiellement.  Mais,  dans  les  aveux  de  Moisnel  et  de 
La  Barre,  dans  l'inventaire  des  livres  trouvés  chez  ce 
dernier,  ce  n'est  pas  le  seul  livre  de  l'auteur  de  la  Hen- 
riade  signalé  aux  juges  et  que  l'on  rend  responsable 
des  sacrilèges  folies  de  ces  infortunés.  Moisnel  était 
un  esprit  faible  que  l'on  traitait  en  écolier;  lorsqu'il 
récitait  à  la  satisfaction  commune  quelques  vers  im- 
pies ou  obscènes,  le  chevalier  avait  coutume  de  dire  : 
«  Nous  ferons  quelque  chose  de  ce  garçon.  »  Et,  pour 
parachever  son  éducation,  on  le  comblait  de  produc- 
tions telles  que  la  trop  fameuse  ode  du  poëte  bour- 
guignon. Gela  regardait  uniquement  Piron  et  n'eût 
pas  autrement  ému  Voltaire,  si  La  Barre  n'était  point 
convenu  d'avoir  prêté  à  son  ami  les  Lettres  philoso- 
phiques^ Y É pitre  à  Uranie  et  une  lettre  sur  l'Ame  ^; 
et  l'on  comprend  la  portée  d'une  telle  déclaration.  Le 
patriarche  embrassa  d'un  regard  effaré  les  consé- 
quences de  ces  aveux  dont  ses  ennemis  ne  manque- 
raient pas  de  tirer  le  parti  le  plus  grand,  et  il  se  de- 
manda s'il  était  bien  en  sûreté  même  à  Ferney,  à 
deux  pas  de  Genève.  «  Mon  cœur  est  flétri,  s'écrie-t-il; 
je  suis  atterré.  Je  me  doutais  qu'on  attribuerait  la 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXllI,  p.  203,  20 î. 
Lettre  de  Voltaire  à  l'abbé  Morellet;  7  juillet  17GG. 

2.  Archives  nationales.  Parlement.  Criminel.  X«  B,  f  893. 22«  pièce, 
p.  46.  Deuxième  interrogatoire  do  La  Barre;  12  octobre  17G5. 

28. 


498        VOLTAIRE  AUX  BAINS  DE  ROLLB. 

plus  sotte  et  la  plus  effrénée  démence  à  ceux  qui  ne 
prêchent  que  la  sagesse  et  la  pureté  des  mœurs  (et  la 
Pucelle^  l'un  des  livres  inventoriés!)  Je  suis  tenté 
d'aller  mourir  dans  une  terre  où  les  hommes  soient 
moins  injustes.  Je  me  tais;  j'ai  trop  à  dire  *.  » 

Et  qu'on  ne  prenne  pas  cela  pour  une  parole  en 
l'air  qu'articule  en  rêvant  une  âme  attristée.  Il  a  peur; 
il  croit  ces  gens  du  parlement  capables  de  tout,  très- 
capables  de  le  relancer  jusque  dans  ses  montagnes, 
d'où,  pour  plus  de  sûreté,  il  ne  fera  pas  mal  de  s'é- 
loigner, au  moins  pour  un  temps.  Vers  la  fin  de  mai 
de  l'année  précédente,  il  était  allé  prendre,  dans  le 
pays  de  Vaud,  à  RoUe,  des  eaux  a  assez  bonnes  pour 
les  vieillards  cacochymes  qui  ont  besoin  de  mettre  du 
baume  et  de  la  tranquillité  dans  leur  sang  *  ;  »  c'é- 
tait bien  le  cas  d'avoir  recours  à  une  seconde  saison 
dont  son  moral  bénéficierait  autant  que  son  individu 
physique.  11  ira  donc  s'installer  aux  bains  de  RoUe, 
résolu  à  attendre  dans  ce  refuge  ce  que  lui  préparent 
les  événements  et  la  méchanceté  des  hommes,  sup- 
pliant ses  correspondants  de  ne  lui  laisser  rien  ignorer 
et  de  tenir  compte  de  ses  angoisses.  Qu'on  ne  se  mé- 
prenne pas,  toutefois,  sur  ce  qui  se  passe  en  lui  :  il 
est  révolté ,  mais  son  énergie ,  sa  fermeté  ne  l'ont 
point  abandonné. 

Je  me  laisse  si  peu  abattre^  que  je  prendrai  probablement 
le  parti  d'aller  finir  mes  jours  dans  uq  pays  où  je  pourrai 

1.  Voltaire,  Œuvres  comp/èra«  (Beuchot),  t.  LXIII,  p.  204.  Lettre 
de  Voltaire  à  Damila ville  ;  7  juillet  1766. 

2.  Ibid,,  t.  LXH,  p.  344,  Lettre  de  Voltaire  au  môme;  à  Rolle, 
28  mai  1765. 


PAROLES  ÉNIQHATIQUES.  499 

faire  du  bien...  Il  se  peut  faire  que  le  règne  de  la  raison  et 
de  la  vraie  religioQ  s'établisse  bientôt  et  qu'il  fasse  taire 
l'iniquité  et  la  démence.' Je  suis  persuadé  que  le  prince  qui 
favorisera  cette  entreprise  vous  ferait  un  sort  agréable  si 
vous  vouliez  être  de  la  partie.  Une  lettre  de  Protagoras 
pourrait  y  servir  beaucoup.  Je  sais  que  vous  avez  assez  de 
courage  pour  me  suivre;  mais  vous  avez  probablement  des 
liens  que  vous  ne  pourrez  rompre*. 

Que  veut-il  dire?  11  y  a  là  un  projet  arrêté  et  des 
propositions  directes,  tout  une  entreprise  enfin,  à  la 
veille  de  s'accomplir.  Voltaire,  la  tête  perdue,  en  dé- 
pit de  ses  protestations  de  courage,  se  voyait  déjà 
traqué  dans  son  château,  menacé  dans  sa  liberté,  jeté 
dans  un  cul  de  basse  fosse,  qui  sait?  livré  au  bour- 
reau comme  cet  imprudent  que  son  âge  aurait  dû  pré- 
server, et  traîné  dans  un  tombereau,  la  corde  au  cou, 
un  cierge  de  cire  à  la  main  pour  demander  pardon  à 
Dieu  et  aux  hommes  d'avoir  voulu  rendre  ses  sem- 
blables et  plus  tolérants  et  meilleurs.  L'auteur  de  la 
Henriade^  qui  avait  plus  que  personne  l'esprit  intré- 
pide {nous  ne  disons  pas  le  cœur),  avait  par  moments 
de  ces  efifrois  enfantins  où  il  croyait  tout  perdu,  se 
croyait  perdu  lui-même,  et  que  le  moindre  raisonne- 
ment, la  moindre  réflexion  eussent  suffi  à  dissiper. 
En  1755,  lors  de  la  publication,  à  Bâle,  de  la  Piicelle 
en  quatorze  chants,  il  avait  été  déjà  en  proie  à  une  de 
ces  paniques  folles,  et  s'était  figuré  qu'on  n'hésiterait 
pas  à  venir  l'enlever  aux  Délices,  en  pleine  terre 
suisse.  «  Il  était  effrayé,  raconte  le  conseiller  Tron- 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXUI,  p.  233.  Lettre 
de  Voltaire  à  Damilaville  ;  aux  eaux  de  RoUe  en  Suisse,  par  Genève, 
^1  juiUet  1766. 


500  CLÈVES. 

chin,  au  point  que  je  me  rendis  chez  lui,  sur  un 
billet  de  sa  nièce,  qui  m'appelait  à  son  secours  pour 
le  calmer.  Après  que  je  lui  eus  représenté  l'absurdité 
de  sa  crainte  que  la  France  ne  vînt,  pour  une  impru- 
dence, saisir  un  vieillard  sur  un  territoire  étranger 
pour  l'enfermer  à  la  Bastille,  je  finis  par  m'étonner 
'  qu'une  tête  organisée  comme  la  sienne  se  dérangeât 
au  point  où  je  la  voyais.  En  se  couvrant  les  yeux  de 
ses  poings  et  fondant  en  larmes  :  a  Eh  bien,  oui, 
«  mon  ami,  je  suis  fou  !  »  fut  sa  seule  réponse.  Peu 
de  jours  après,  quand  la  réflexion  eut  chassé  sapeur,  il 
aurait  défié  toutes  les  puissances  malveillantes  ^  » 

Présentement,  le  danger  est  moins  chimérique  ;  et 
si  la  possibilité  d'éviter  un  enlèvement  en  passant  une 
frontière  qui  était  à  deux  pas  lui  restait  toujom^,  en 
somme,  il  ne  fallait  qu'un  ordre  du  ministre,  qu'un 
décret  du  parlement  pour  troubler  son  repos,  le  con- 
traindre à  déguerpir  et  à  transporter  ses  dieux  lares 
dans  une  contrée  où  il  échapperait  aux  sbires,  aux 
inquisiteurs,  aux  Riballier  et  aux  Omer  de  Fleuri. 
Qu'était-ce  donc  qu'un  asile  dont  on  pouvait  être 
chassé  d'un  instant  à  l'autre  et  qui  avait  perdu,  avec 
sa  sécurité,  tout  son  prestige  et  tous  ses  charmes? 
Voltaire  eut  bientôt  pris  son  parti.  11  écrit  au  Salomon 
du  Nord  et  lui  demande  un  refuge  dans  sa  ville  de 
Clèves,  un  refuge  non-seulement  pour  lui,  mais  en- 
core pour  les  gens  de  lettres  que  la  persécution  ferait 
sortir  du  royaume.  Sa  requête  ne  sui^rit  pas  mé- 
diocrement Frédéric,  qui  répondait,  toutefois,  par  un 

1.  Gaullieur,  Etrennes  nationales  (Genève,  1855),  3"  année,  p.  311. 
Anecdotes  inédites  sur  Voltaire  racontées  par  Fran^^ois  Tronchin. 


CONSEILS  PHILOSOPHIQUES.  KOI 

plein  acquiescement,  a  Je  vois  avec  étonnement,  par 
votre  lettre,  que  vous  pourriez  choisir  une  autre  re- 
traite que  la  Suisse,  et  que  vous  pensez  au  pays  de 
Clèves.  Cet  asile  vous  sera  ouvert  en  tout  temps.  Com- 
ment le  refuserai-je  à  un  homme  qui  a  tant  fait  hon- 
neur aux  lettres,  à  sa  patrie,  à  Thumanité,  enfin  à  son 
siècle  *  ?  »  Voltaire  avait  raconté  avec  toute  l'indigna- 
tion, les  sentiments  violents  qui  l'agitaient,  et  cette 
procédure,  et  cet  arrêt  définitif  du  parlement,  et 
Taffreux  dénouement  de  cette  sanglante  tragédie.  Il 
trouva  dans  le  philosophe  des  bords  de  la  Sprée  un 
appréciateur  flegmatique,  moins  révolté  qu'il  ne  l'eût 
souhaité  par  ces  sauvageries  d'un  autre  âge.  Après 
tout,  un  pays  ne  vit  qu'à  la  condition  que  ses  lois 
soient  observées  ;  il  y  a  des  lois  pour  faire  respecter  le 
culte  adopté,  et  ceux  qui  les  transgressent  et  insultent 
à  la  croyance  du  plus  grand  nombre  doivent  s'at- 
tendre aux  conséquences  de  leur  agression.  Si  ces  lois 
sont  disproportionnées  et  sanguinaires,  le  plus  pres- 
sant devoir  du  prince  est  de  les  adoucir  ou  de  les 
abroger  ;  mais  tant  qu'elles  subsistent,  les  magistrats 
ne  sauraient  se  dispenser  de  les  appliquer.  Et  il  ajou- 
tait à  ces  considérations  des  conseils  qui,  pour  avoir 
leur  application  directe,  ne  pouvaient  être  que  fai- 
blement goûtés  de  celui  auquel  ils  étaient  adressés. 

Nous  connaissons  les  crimes  que  le  fanatisme  de  la  reli- 
gion a  fait  commettre.  Gardons-nous  d'introduire  le  fana- 
tisme dans  la  philosophie;  son  caractère  doit  être  la  dou- 

1.  Voltaire,  Œuvres  complties  (Beucliol)  t.  LXlll,  p.  310.  Lettre 
de  Frédéric  h  Voltaire,  san»  date.  Beuchol  la  suppose  de  U  mi*JuiUet 
1760. 


S02  NÉ0E88ITÉ  SU  RESPECT  OB  LA  LOI. 

ceaf  et  la  modération.  Elle  doit  plaindre  la  fin  tragique 
d'un  jeune  homme  qui  a  commis  une  extravaganc<e  ;  elle 
doit  démontrer  la  rigueur  excessive  d'une  loi  faîte  dans  un 
temps  grossier  et  ignorant;  mais  il  ne  faut  pas  que  la  phi- 
losophie encourage  à  de  pareilles  actions,  ni  qu'elle  fronde 
des  juges  qui  n'ont  pu  prononcer  autrement  qu'ils  l'ont  fait^ 

On  était  pasteur  de  peuples  avant  d'être  philosophe, 
et  Ton  devait ,  conséquemment,  envisager  à  un  tout 
autre  point  de  vue  la  condamnation  de  cet  écervelé 
dont  la  faute  était  palpable,  si  Texpiation  avait  été 
atroce.  Il  est  vrai  qu'à  l'application  on  se  serait  mon- 
tré plus  accommodant,  et  que  Ton  aurait  trouvé  le 
crime  plus  qu'expié,  en  imposant  comme  châtiment  à 
ce  lecteur  du  Dictiomiaire  portatif  la  lecture  inté- 
grale de  la  Somme  de  saint  Thomas.  Il  fallait  bien 
cette  plaisanterie  pour  faire  passer  la  leçon;  mais,  au 
fond,  l'on  maintenait  la  nécessité  et  partout  et  tou- 
jours du  respect  de  la  loi  et  la  nécessité  non  moins 
grande  de  punir  quiconque  osait  la  violer. 

Cette  idée  d'une  colonie  à  Clèves,  d'une  inunigra- 
tion  de  philosophes  venant  s'établir  dans  une  sorte 
d'académie  où  ils  eussent  immanquablement  vécu  au 
sein  du  plus  parfait  accord,  comme  cela  se  doit  entre 
philosophes,  ce  projet  extravagant  qui  eût  dû  rappeler 
au  bonhomme  Akakia  la  ville  latine  du  lapon  de  Saint- 
Malo,  cette  incroyable  chimère,  disons-nous,  n'était 
pas  dans  la  tôte  du  patriarche  une  de  ces  visions  in- 
consistantes qui  ne  résistent  pas  à  quelques  heures 
d'un  sommeil  paisible.  Avec  la  réflexion,  avec  les 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot)  t.  LXIII,  p.  275.  Lettre 
de  Frédéric  à  Voltaire  ;  à  Potsdam,  le  13  auguste  17G6. 


AVANCES  A  DIDEROT.  o03 

jours,  le  fantôme,  au  lieu  de  se  dissiper,  prit  un 
corps  :  tout  s'arrangea,  s'organisa,  s.e  classa  dans  son 
cerveau.  Mais  le  phis  difficiie  restait  à  faire,  convaincre 
les  autres  et  en  faire  ses  complices.  Il  n'y  avait  pas  à 
hésiter,  pourtant  :  l'indépendance,  la  dignité  étaient  à 
ce  prix.  «  Il  faut  savoir  quitter  un  cachot,  s'écrie-t-il, 
pour  vivre  libre  et  honoré.  »  Il  écrivait  à  Diderot,  qui 
devait  être  le  tenant  le  plus  illustre  de  sa  république  : 
«  Un  homme  tel  que  vous  ne  doit  voir  qu'avec  horreur 
le  pays  où  vous  avez  le  malheur  de  vivre.  Vous  devriez 
bien  venir  dans  un  pays  où  vous  auriez  la  hberté  en- 
tière, non-seulement  d'exprimer  ce  que  vous  vou- 
driez, mais  de  prêcher  hautement  contre  des  supersti- 
tions aussi  infâmes  que  sanguinaires.  Vous  n'y  seriez 
pas  seul,  vous  auriez  des  compagnons  et  des  disciples. 
Vous  pourriez  y  établir  une  -chaire  qui  serait  la  chaire 
de  vérité.  Votre  bibUothèque  se  transporterait  par 
eau,  et  il  n'y  aurait  pas  (quatre  lieues  de  chemin 
par  terre.  Enfin  vous  quitteriez  l'esclavage  pour  la 
liberté*.  » 

Quel  rêve!  Mais  pourquoi  un  rêve,  et  tout  cela 
n'est-il  pas  et  réalisable  et  praticable?  «  Je  ne  doute 
pas,  marquait-il  deux  jours  après  à  DamilaviUe,  que 
si  vous  vouliez  venir  vous  étabhr  à  Clèves,  ave« 
Platon  (Diderot)  et  quelques  amis,  on  ne  vous  fit  des 
conditions  très-avaûtageuses.  On  y  établirai/t  iuine  im^ 
primerie  qui  produirait  beaucoup;  on  y  établirait  une 
autre  manufacture  plus  importante,  ce  serait  celle  de 
la  vérité.  Vos  amis  viendraient  y  vivre  avec  vous,  il 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  i«  LXUI,  p.  2éO.  Luttre 
de  Voltaire  à  Diderot;  23  juillet  1766. 


50i  UNE  SALENTE  MÉTAPHYSIOUE. 

faudrait  qu'il  n'y  eût  dans  ce  secret  que  ceux  qui  fon- 
deraient la  colonie.  Soyez  sûr  qu'on  quitterait  tout 
pour  vous  joindre.  Platon  pourrait  partir  avec  sa 
femme  et  sa  fille,  ou  les  laissera  Paris,  à  son  choix.  » 
Bien  naïf  vieillard  que  ce  Voltaire  !  Quitter  Paris,  Di- 
derot !  Et  mademoiselle  Yoland,  cette  amie,  cet  autre 
lui-même,  avec  lequel  il  pense  tout  haut  et  se  dé- 
pouille de  toute  contrainte?  Et  Grimm?  et  d'Holbach? 
et  ce  tourbillon  qui  l'inspire,  qui  est  la  vie  de  son  talent 
si  impressionnable  ?  11  faudrait  quitter  tout  ce  monde 
pour  une  Salente  métaphysique  où  l'on  se  mangerait 
les  uns  les  autres?  Mais  Ton  a  réponse  à  tout  : 
«  Pourquoi  un  certain  baron  philosophe  ne  viendrait- 
il  pas  travailler  à  TétabUssement  de  cette  colonie? 
Pourquoi  tant  d'autres  ne  saisiraient-ils  pas  une  si 
belle  occasion  '?  »  Mais  parce  que  ce  certain  baron  se 
trouve  fort  à  son  goût  au  Grandval  ou  dans  sa  maison 
de  la  rue  Royale,  où  ses  amis  le  fêtent,  le  flattent  et  le 
flagornent.  Et  Protagoras-D'Alembert?  est-ce  que  sa 
géométrie  ne  s'accommoderait  pas  tout  aussi  bien  de 
Glèves  que  du  petit  et  bas  entresol  du  Louvre  où  il 
étouffe  depuis  un  an?  Mais  mademoiselle  de  Lespi- 
nasse?  mais  les  salons  où  il  est  aimé  et  écouté,  le 
suiveraient-ils  à  Glèves?  Après  leur  avoir  sacrifié  la 
présidence  de  TAcadémie  de  Berlin,  une  situation 
brillante  en  Russie,  son  bon  sens  cédera-t-il  devant 
une  pareille  imagination,  une  si  incroyable  chimère  ? 
^^  Durant  cela,  le  bruit  s'était  répandu  de  ces  projets 


1.  Vo'taire,  Œuvret  complétée  (Beuehot)^  t.  LXIII^  p.  261.  Lellre 
de  Voltaire  à  Damila ville;  6  auguste  1766. 


BFJ^ORTS  DÉSËSPÉHte.  505 

du  patriarche,  auquel,  comme  toujours,  Ton  n'aura 
point  gardé  le  secret  ;  et  Voltaire  se  croira,  jusqu'à 
nouvel  ordre,  obligé  de  domier  le  plus  complet  dé- 
menti, à  ces  rumeurs.  Mais  il  ne  renonce  à  rien.  Il  y  a 
plus  :  à  l'entendre,  tout  est  prêt  pour  l'établissement 
de  sa  a  manufactyre,  »  conune  il  la  dénomme,  afin  de 
faire  prendre  le  change  aux  profanes.  «Platon  trou*' 
verait  sûreté,  encouragement,  et  honneur.  U  est  inex*" 
cusable  de  vivre  sous  le  glaive  quand  il  peut  faire 
triompher  librement  la  vérité.  Je  ne  conçois  pas  ceux 
qui  veulent  ramper  sous  le  fanatisme  dans  un  coin 
de  Paris,  tandis  qu'ils  pourraient  écraser  ce  monstre* 
Quoi!  Ne  pourriez-vous  pas  me  fournir  seulement 
deux  disciples  zélés?  Il  n*y  aura  donc  que  les  éner- 
gumènes  qui  en  trouveront!  Je  ne  demandais  que 
trois  ou  quatre  années  de  santé  et  de  vie  ;  mjsi  peur 
est  de  mourir  avant  d'avoir  rendu  service  *.  »  Mais 
il  prêchera  dans  le  désert,  et  sa  voix  ne  sera  pas  en- 
tendue de  ces  philosophes  parisiens,  auxquels  il  faut 
des  soupers  et  l'Opéra-Comique.  Quant  au  roi  de 
Prusse,  ces  arrangements  ne  lui  déplaisent  point,  il 
n'y  met  qu'une  condition  très-acceptable  :  «  Vous 
n'avez  pas  besoin,  toandait-il  au  poète,  de  me  recom- 
mander les  philosophes  :  ils  seront  tous  bien  reçus, 
pourvu  qu'ils  soietit  modérés  et  paisibles  '.  » 

Mais  on  finira  par  se  lasser  et  se  dépiter  à  Ferney  ; 
et  on  écrira  à  l'inévitable  DamilaviUe  :  «  Je  vdis  bien 


1.  Voltaire,  (ouvres  cùmplètes  (fieuchot),  t.  LXHI,  p.  29t.  LcUrc 
de  Voltaire  à  Damilaville  ^  25  auguste  1766. 

2.  Ibid.,  t.  LXni,  p.  325.  LeUfe  de  Frédéric  À  Voltaire  ;  à  Sans- 
Souci,  le  13  seotembre  lt66. 

VI.  21> 


t>06  M.  BOURSIER  SANS  OUVRIERS. 

que  M.  Boursier  (c'est  un  des  noms  de  guerre  que  Ton 
prend)  manquera  d'ouTriers  ^  »  Rien  de  tout  cela,  en 
effet,  ne  devait  aboutir  et  n'aboutira,  grâce  au  ciel  ! 
Quelle  humiliante  épreuve  c'eût  été,  et  quelles  guerres 
civiles  promettait  une  telle  association  d'orgueils,  de 
vanités  indomptables  !  Pour  son  bonheur  et  son  repos, 
xsette  ville  de  papier  tomba  dans  l'eau;  Voltaire,  dont 
les  terreurs  s'étaient  d'ailleurs  dissipées,  demeura  à 
Femey,  dont  il  allait  faire  une  véritable  cité  manufac- 
turière et  commerçante,  où  il  devait  déployer,  quoique 
dans  un  bien  petit  cadre,  toutes  les  qualités  du  fon- 
dateur, du  civilisateur  et  de  l'industrieL 

1.  Voltaire^  OEuvrei  eompUtei  {henthoi),  t.  LXUI,  p.  378.  Letife 
d«  VolUlre  à  Damilaville ;  15  octobre  1760. 


FIN  DE  VOLTÀIRB  ET  J.-J.  ROUSSEAU. 


TABLE 


I.  —  Tancbède  et  madame  de  Pohpadour.  —  Mademoiselle  Cor- 
neille. —  Le  curé  de  Hoens.  —  Première  représentation  de 
Tancrède.  —  Supériorité  des  amants  paladins.-—  D'Argental  et 
son  interlocuteur.  •—  Tancrède  tourne  toutes  les  têtes.  —  Le 
nez  du  diable.  —  L'aristarque  de  V Année  littéraire,  —  Tancrède 
manque  d'adresse. —  Impartialité  de  Fréron.— ^  Critiques  et  apo- 
logies. —  Indiscrétion  de  Ttiiériot.  —  Diderot  mis  au  pied  du 
mur.—  Son  avis  sur  Tancrède,'^  L'épttre  pompadourienne.— -A 
prendre  ou  à  laisser.—  Lord  Lyttleton  et  ses  dialogues.  —  11  y  est 
question  de  l*exil  du  poète.—  Madame  de  Pompadour  n*est  point 
poule  mouillée»'^  Double  approbation. —  Pressentiments  de  d*Ar- 
gental.  «—  Début  de  VEpttre  dédicatoire, —  Madame  Bourette.— 
Importunités  de  la  Muse  limonadière,  ^-  Voltaire  y  répond  par  de 
petits  cadeaux.—  Rousseau  ne  boit  pas  dans  la  coupe  de  Voltaire. 

—  Mutisme  inexplicable.—  La  lettre  anonyme. —  Perfide  inter- 
prétation.—  Sentiment  de  l'entourage  intime.—  Voltaire  perdu 
sans  le  savoir.  —  Dérection  de  la  marquise.  —  La  famille  Corneille* 
— -  Un  neveu  à  la  mode  de  Bretagne.  —  L'héritage  de  Fontenelle. 
•—  Jean^François  et  ses  sœurs  s'opposent  au  testament.  —  Dé- 
boutés et  condamnés  aux  dépens.  —  Intervention  de  Fréron.  — 
Procédé  généreux  des  comédiens.  —  Titon  du  Tillet  et  ses  nièces. 
Ode  de  Lebrun.  —  Offres  spontanées  de  Voltaire. —  11  écrit  à  la 
jeune  fille.  —  Mademoiselle  Corneille  à  Ferney.  —  Son  portrait. 

—  Prévenances  et  petits  soins.  —  Comment  on  l'élève.  —  Les 
griffes  de  Lucifer.  —  Mademoiselle  Corneille  et  Lécluse.  —  Exas- 
pération de  Voltaire.  —  11  s^adresse  h  M.  de  Malesherbes.  —  Le 
Directeur  de  la  librairie. — Difficultés  d'une  telle  charge.  —  Fin  de 
non-recevoir  du  magistrat.—  Un  mariage  manqué: —  Anecdotes  sur 


508  TABLE. 

Friron»'^  Échange  de  politesses. —  VAne  littéraire  et  la  Wasprie, 
•—  L'ancien  domaine*  —  Le  nouveau  Ferney.  —  Voltaire  archi- 
tecte. —  Le  curé  de  Hoëns.  —  Lettre  à  monseigneur  fiiort.  —  Un 
créancier  implacable.—  Générosité  du  poëte. —  La  veuve  Burdet. 
—  Scène  de  brutalité  sauvage.  —  Terreur  qu'inspire  Ancian.  •— 
Un  emploi  dans  les  galères.  —  Manœuvres  du  curé.  •—  Le  carrosse 
de  M.  de  Voltaire.  —  Opinion  du  président  de  Brosses.  —  Le  con- 
fesseur devant  le  Juge.  —  L'affaire  s'arrange.  —  Toute  rancune 
tenante Page  1 

II.  —  Les  jésoites  d'Ornex.  -^  L'église  de  Fernet.  —  Éclat  de 
Rousseau.  —  Commentaire  sur  Corneille.  —  Genre  de  vie  de 
Voltaire.  -—  Les  jésuites  aux  Délices.  -»  Étonnement  de  Grosley. 
— •  MM.  Despres  de  Crassi.  —  Le  clos  Balthasard.  »—  Tentation  de 
s'agrandir.  —  Brusque  intervention  de  Voltaire.  —  Bonne  victoire 
philosophique.  —  Un  retour  de  fortuné.  —  Deux  sortes  de  vieil- 
lards. —  Voltaire  seigneur  de  paroisse.  —  Fort  bon  chrétien.  — 
Fait  ses  pAques.  —  La  vieille  église  de  Ferney.  —  Elle  masquait 
le  chAteau.  ^^  Il  en   fait   mettre  &  bas  une  partie.  —  Otez-moi 
cette  potence.  —  Un  terme  de  Tart.  -*-  Le  curé  de  Moëns  s'inter- 
pose. •—  Les  hostilités  commencent.  <—  Descente  de  la  justice  à 
Ferney.^-  Fanfiironnades.  «^  Supplique  au  pape.  -—  Clément  XIII 
et  leeardinal  Passionel. —  Leur  portrait  à  tous  deux.—  Les  procé- 
dures et  informations  envoyées  au  procureur  général.  -^  François 
Tronchin  A  Dijon.  —  Set  démarches  auprès  de  M.  Quentin  et  du 
président  de  la  Marche.  <—  Tronpe  de  comédiens  bourguignons. 

—  Voltaire  écrit  en  leur  fitreur  au  marquis  de  ChauveUn.  — 
Dlogène  à  Carouge.  —  Enfantement  de  Don  Pêdre,  -~  La  Nouvelle 
Hélofse^  son  succès  &  Paris.  —  On  s^enivre  du  livre  et  de  Fauteur. 

—  Bonnes  paroles  de  Rousseau  à  notre  sujet.  -^  Ce  qu*on  lui  doit. 
.    —  Voltaire  et  Jean- Jacques.  —  Sans-géne  du  Prussien  Formey. 

—  Rousseau  ne  veut  pas  être  soup^nnê  dMndiscrétion.  —  Son 
début  dans  la  carrière.  —  On  hésite  à  entrer  en  lutte  avec  lui.  — 
Mouvements  cachés.  -—  Rousseau  jaloux.  —  Projet»  d'établisse- 
ment à  Munster  ;  ce  qui  en  empêcha  la  réalisation. — Voltaire  le  bien 
heureux,  —  Julie  A  Ferney.  —  Une  langue  nouvelle.  —  Ce  que 
pense  Voltaire  de  l'ouvrage.  —  Le  morceau  sur  le  suicide.  — 
Ximenès  réconcilié.  —  Lettres  sur  la  Nouvelle  Héloise,  —  Le  ma- 
réchal de  Luxembourg.  —  Idée  du  Commentaire,  <—  Enthousiasme 
de  Voltaire.  —  Concours  généreux  de  toute  l'Europe.  —  Taches 
au  soleil.  -^  Soumissions  envers  l'Académie.  —  Rappels  de 
b'Alembert  A  la  prudence.  —  Cinna, —  Assentiment  de  Boniis.  — 
Jléraclius,  -*  Situation  d'esprit  du  commentateur.  —  Une  œuvré 


tABLB.  50» 

sans  prMdent«-^0/srmpte.<— •  heDroU  dm  ièigntwr^  de  M.  Pietrdet. 
*-  Étrange  faiitajBie  de  Grébilloii.->-8on  Eloge. ^^  BésapprolMtion 
jOBtiflée  de  D'Alemberi. —  Le  JhoU  du  iêigneur  bien  reça. «-«Pen- 
sion renontelée.  — *  MM.  de  Lamarche  el  Pellot.  -*•  11  faut  désa- 
buaer  les  Welcbet Page  57 

m.  -»  LAUMAGOAIS  à  FkUIET.  —  MaIUCK   DB   MADAWE  DK  FORTàlHC. 

— YoLTAïKB  R  LE  nÉsiDKKT  DB  Brosibs. — Les  Tiiiteun  aflluent  à 
Feraey. —  Le  président  donneur.**  Lauraguais  eiuàCiytemneêire, 
*»  Question  de  priorité.  ^  ÂrriTée  da  eomte.  «*-  Une  transfor- 
mation de  Fréron. —  L'Église  de  Femey.^-*  Dêo  enxit  Voltaire. 
-^  Mort  de  Paisionei«  -^  Galanterie  du  pape.  «^  Madame  de  Fon- 
taine éponse  le  marquis  de  Florian.  ^-  Portrait  do  cette  niéoe  de 
Yollaire  par  Florianet.  —  Les  lettrés  dijonnais.  -^  Le  président 
de  Brosses.  —  Un  magistrat  au  dix-huitième  siècle.  »--  Petite 
tête  et  grande  perruque.  —  Croquis  pour  eroquis.  —  Premiers 
rapports.-^  Toumay. —  Projets  d*aehat.-*  Mutuelles  coquetteries. 
On  promet  de  ne  pas  TÎTre  trop  longtemps.  •*  Le  président  livre 
le  dessous  des  cartes. -^  Hésitations.  —  Un  acquéreur  se  présente. 

—  Age  d'or  de  leurs  relations.  —  Voltaire  se  décide,*—  Les  épingles 
de  la  présidente.  —  Voltaire  comte  de  Toumay,  Preigny  et  Cham- 
liézy.  —  Ses  noureanx  vassaux.  -^  Entrée  triomphale.  -*  Un  mar 
lencontreux  eoup  de  sabre.  —  Panohaud  et  ses  noix.  -^  Qui 
payera  les  frais?  •»  Voltaire  veut  que  ce  soit  le  roi*  --•  Le  haut 
Justicier  malgré  lui.  -*  Dénouement  de  Taventure.  -^  Prise  de 
possession  du  nouveau  seigneur.  —  Le  président  demande  un 
état  de  lieux.  -^  M.  Girod.  '-^  Innocentes  roueries. *«>- Petits  tirail- 
lements.—  Un  point  d'interrogation.  -^  Charles  Baudy.  -^  Évincé 
par  le  poëte.  —  Les  affaires  se  gâtent.  -«-  Insinuation  menaçante. 

—  Obstination  de  Voltaire.  «--  Égale  ténacité  du  président.  -* 
Qui  payera  les  quatorze  moules  de  bois? -^Exaspération  de  Vol- 
taire.—  Il  en  écrit  &  toute  la  terre. —  Exposé  des  faits. —  Étrange 
prétention.—  Le  poëte  a  perdu  toute  Judiciaire. —  Verte  réplique 
du  président.  —  Voltaire  pompignaniaé»  —  Le  président  abuse  de 
ses  avantages.  —  Un  souhait  de  trop.  —  Sages  conseils  du  pré- 
sident de  Ruffey.  —  M.  de  Fargès,  oncle  de  madame  de  Brosses, 
est  d*avis  que  son  mari  fasse  des  sacrifices  à  la  paix. —  Ce  dernier 
se  cabre  à  cette  seule  pensée.  —  S'est  fermé  pour  toujours  les 
portes  de  l'Académie.  —  Expédient  proposé.  —  La  dispute  ter- 
minée. —  Mort  de  madame  de  Brosses.  —  Contrastes.    Page  113 

IV. —  Lb  drame  db  u  bvb  des  Fiutibrs.— David  de  BBAtrnRi^ 
ExéctJTiON  DE  Jeah  Galas.  — -  Gaubcrt  Lavaysse.  ^  Un  f 


5iO  TABLB. 

ftmille.  •—  Mare-Antoine  m  retire.  —  Scène  épouvantable.  — 
Historique  des  faits.  —  Recommandation  de  Calas  à  Pierre.  — 
Ineaicalables  conséquences  du  plus  innocent  mensonge. —  Émotion 
da  quartier. —  Une  voix  partie  on  ne  sait  d'où. —  David  de  Beau- 
drigne.  —  Les  Galas  à  rH6tel-de-VilIe,  ^  Coupable  précipitation 
du  Capiloul.  —  Courte  illusion  de  ceux-ci.  —  Enfermés  dans  des 
eaehots  séparés.  —  Excès  de  xèle.  —  Démarches  de  David  auprès 
.  de  M.  de  Saint-Florentin.  — >  Caractère  du  personnage.  —  La 
Beaumelle  sans  épée.  —  Mare-Antoine.  — '  Carrière  brisée.  — 
Aurait  voulu  être  l'associé  en  nom  de  son  père.—  Cherche  l'oubli 
dans  la  dissipation.  —  Le  café  des  Quatre  Billardi,  —  Acteur  de 
société.  —  Folyeuete  et  Sydney.  —  Monitoire.  —  Quelle  était  sa 
nature.  —  Témoignages  négligés  ou  rejetés.  -^  Obsèques  de  Maro- 
Antoine.  —  Pompe  inusitée.  — -  Les  Pénitents  blancs.  -^  Ce  qfut 
explique  rintervention  de  Tarchiconflrérie.  —  Ardeur  des  pour- 
suites. —  L'assesseur  Monyer  et  le  procureur  Duroux.  —  Arbi- 
traire de  la  procédure.  —  Sentence  des  capitools.  —  Un  passage 
de  Calvin.  —  Déductions  erronées.  —  Tout  le  protestantisme  est 
en  cause.  —  Réplique  de  Mariette.  —  JAtnne  Viguière.  —  Son 
catholicisme  fervent.  -—  Ne  s*est  Jamais  démenti.  —  Indignation 
de  Beaudrigne.  —  Insinuations  déloyales  à  Tégard  de  ses  collègues. 
^  Appel  au  Parlement.  —  Valeur  des  témoignages.  —  Arrêt  de 
la  cour  souveraine.  —  État  des  esprits.  ^-  Le  conseiller  La  Salle. 
-^  Petit  dialogue  entre  lui  et  un  Toulousain  convaincu.  —  Y  avait- 
il  lieu  de  condamner  Calas?— ^  Insuffisance  des  preuves.  —  Ar- 
gument de  Diderot.  —  Pourquoi  Calas  a-t-il  assassiné  son  fils, 
selon  Tun  des  historiens  du  procès.  —  La  question  ordinaire  et 
extraordinaire.  —  Fermeté  héroïque  du  patient.  —  Exhorté  par  le 
P.  Bourges. —  Beaudrigue  l'interpelle  une  dernière  fois.  —  David 
personnage  légendaire.  —  Sa  disgrâce.  —  Tentotives  inutiles  de 
M.  de  Bonrepos  auprès  de  M.  de  Saint-Florentin.  —  Sa  raison  s'é- 
gare. —  Ne  voit  qu'arrestations  et  bourreaux.  —  Essaye  de  se 
donner  la  mort..—  Tristes  représailles  de  l'avenir.    Page  155 

V.  —  Voltaire  défenseur  des  Calas.  —  Marugb  de  mademoiselle 
Corneille.  —  Damila ville.  —  Voltaire  sans  parti  pris.  — •  Le 
Marseillais  Audibert.  —  Profonde  émotion  du  poëte  et  son  ardent 
désir  d'arriver  à  la  vérité.  —  Écrit  à  Bernis.  -^  Réponse  réservée 
du  cardinal.  —  Ribotte.  —  Découragement  de  Voltaire.  —  Lettre 
de  Richelieu.  —  Calas  est  coupable.  —  Anecdote  caractéristique. 

—  Enquête  des  plus  minutieuses. —  Le  négociant  Debrus  et  l'avocat 
de  Végobre.  —  Donat  ches  Voltaire.  —  Les  coopérateurs  du  poëte. 

—  Il  s'adresse  aux  puissances.  —  Inconséquence  des  juges.  — 


TABLE.  5H 

Pierre  condamné  au  bannissement  perpétuel.  —  Renfermé  au 
couvent  des  Jacobins.  —  Madame  Calas,  Lavaysse  et  Jeanne 
Viguière  acquittés.  —  Démarches  de  Voltaire  auprès  de  la  veuve. 

—  Lui  rendra-t-on  ses  filles?  —  Madame  Galas  à  Paris.  —  Ses 
défenseurs.  —  Omnipotence  des  parlements.  —  Hésitation  de 
Lavaysse  père.  —  L'avocat  Mariette.  •—  Voltaire  recommande  sa 
protégée  à  Élie  de  Beaumonl.  —  Son  tact  infini.  —  Il  s'adressera 
en  dernier  lieu  à  l'opinion.  —  Histoire  d'Elisabeth  Canning  et  des 
Calas,  —  Publication  des  mémoires.  —  Voltaire  prête  sa  plume 
aux  deux  frères.  — -  Mot  d*un  conseiller  au  Parlement.  —  Occupa- 
tions multiples.  —  Olympie  sur  le  théâtre  de  Voltaire.  —  Arrivée 
de  Lekain.—  Allusion  à  Calas  dans  un  vers  de  Tancrède.-^  Deux 
milords  Graff.  —  Le  bûcher  (VCHytnpie  alimenté  par  le  linge  de 
Femey.  —  Un  prétendant  à  la  main  de  mademoiselle  Corneille. 

—  M.  de  Vaugrenant.  —  Ses  connaissances  en  arithmétique.  — 
Se  décide  avec  peine  à  déloger.  —  Tout  aussitôt  remplacé.  — 
M.  Dupuits  de  La  Chaux.  —  Voltaire  à  son  avantage.  —  Le  bon- 
homme François  ne  sera  pas  de  la  noce.  —  Claude-Ëtienne  Cor- 

*   nelUe,  arrière-petit-flls  de  Tauteur  du  Cid,  —  Arrive  trop  tard. 

—  Un  autre  Voltaire.  —  V Infâme  !  —  Horreur  de  Frédéric  pour 
tous  les  cultes.  —  Le  point  de  départ.  —  Deleatur  Carthago,  «^ 
NUnstruisons  pas  nos  gens.  —  Causes  de  cet  exclusivisme. —  Thèse 
de  Tavocat  Linguet  et  réponse  de  Voltaire.  —  Les  correspondants 
du  poëte.  —  Besoin  d'expansion.  —  Damilaville.  — •  Services  qu'il 
rend  à  la  secte.  —  Son  portrait.  —  Procédés  charmants.  —  Une 
chaîne.—  DamilavillB  homme  de  lettres. —  Son  activité.  —  Frère 
Thiériot,  le  roi  des  parasites.  —  Dévouement  absolu  du  commis 
du  Vingtième Page  203 

VI. —  DECHAINEMENT  IRRÉLIGIEUX.^  ËCRASER  L'iNFAME. —  BOUFFLERS 

A  Fbrney.—  Voltaire  inaccessible.  —  Voltaire  grand  prêtre  de 
la  secte. —  Guerre  d'extermination. —  Le  curé  Meslier.—  Voltaire 
se  fait  son  éditeur. —  Tiédeur  des  firères.^  Impatiences  du  poëte. 
^-  Le  Sermon  des  cinquante,  —>  Le  Vicaire  Savoyard,  —  Grand  cas 
que  Voltaire  en  fait.—  Vive  le  roi  et  Simon  Le  Franc. ^^  L'é vaque 
du  Puy-en-Velay  et  son  Instruction  pastorale.  —  La  fait  adresser 
à  D'AIembert  qui  s*en  formalise.  —  Échange  de  billets  entre  Taca- 
démicien  et  le  )>rélat.  —  Longanimité  motivée  de  Jean-Jacques.  — 
Énorme  distance  entre  Voltaire  et  Rousseau.  —  Première  lettre 
d'un  quaker  à  Jean- George  suivie  d'une  seconde.  —  Instruction 
pastorale  de  Vhumble  évéque  d^Àlétopolis.  —  Les  armoiries  de  Jean- 
George.  —  Inhabiletés  et  maladresses  du  mandement  de  Jean- 
George.—  Rassurante  promesse  du  relieur.—-  M.  dePomp' 


512  TABLE. 

le  carabinier.  ^  Terribles  inenaêes*  *^  Le  poëte  implore  la  pro- 
tection du  duo  de  Choiseul.  ~  Plaisant  billet.  —-  Cramer  aux 
Délices.  —  Petit  discours  sur  la  bravoure,  —  Subite  pamoiaon  de 
Voltaire.—  Cramer  chargé  de  faire  courir  le  bruit  de  sa  mort.  — 
Résurrection  de  Voltaire.  —  Saûl.  et  David»  — >  Plaisante  indigna- 
tion de  Gofithe  enfint.  »-  Expulsion  des  jésuites.  —  Les  renards  et 
les  loupSé  —  Prédiction  de  Rousseau.  —  Ferney  visité  par  trois 
jésuites»  —  Proposition  qui  leur  est  faite.-—  Une  parade  de  mauvais 
goût.  —  Père  Adam.  -—  N'est  pas  le  premier  homme  du  monde.-^ 
Passion  de  Voltaire  pour  les  échecs.-—  Le  président  de  Manpeoaet 
le  docteur  Maty.  —  Tout  a  des  bornes.  ^^  Assertions  contradic- 
toires. —  Une  lettre  de  l'abbé  Galliani.  —  Le  Tourloutoutou*  — 
Adame,  ubi  es.—  Le  Triumvirat,  — •  Attribué  à  un  jeune  novice 
des  jésuites.  •—  0  Timpie  !  — -  Bien  reçue  du  public.  — ^  Il  n'en  est 
pas  de  même  du  Triumvirat.  —  Plaisante  appréhension  du  petit 
Poinsinet.  —  Publication  du  Commentaire,  —  Sincérité  des  criti- 
ques. — -  C'est  Racine  qui  est  véritablement  grand.  —  Gomélie- 
Chiifon  mère  de  famille.  —  Boufflers  en  Suisse.  *—  Couplets 
gaillards.  — •  Madame  Cramer  et  madame  Ménage.  —  Richelieu  3 
Ferney.  —  Le  chevalier  dessinateur.  -^  importunités  des  touristes. 

—  Madame  Denis  se  montre  seule.  —  Le  prince  de  Ligne.  —  En 
core  un  portrait  de  Voltaire. —  Melpomène  chez  le  poëte. —  Les 
béquilles  du  patriarche.  —  Toujours  allant  et  toujours  souff^nt. 

—  Voltaire  en  cabriolet.  —  Les  vertus  de  Clairon.  —  Madame 
Denis  dame  de  Ferney.  —  Une  justice  qui  menace  ruine.  •» 
Rapports  de  bon  voisinage.  —  Patronage  de  M.  de  Choiseul.  —  La 
ville  de  Calvin  se  civilise.  —  Coup  double.    *     »    .    Page  351 

VII.  —  Double  condamnation  d'Éhile.  —  Lettres  écrites  de  la 
MONTAGNE.  —  SENTIMENT  DES  CITOYENS.  —  Emile  le  bréviaire  des 
jeunes  mères.  —  Rousseau  décrété.  —  Obligé  de  s^éloigner.  — 
Emile  condamné  à  Genève.  —  Pression  exercée  par  le  ministère 
français.  —  Légalité  de  Tarrét.  —  M,  de  Voltaire  et  l'ouvrier  de 
Neuchâtol. —  Petit  dialogue. —  Tout  est  pour  le  mieux. —  Ascen- 
dance de  Rousseau.—  Sympathie  du  clergé  genevois.—  Son  em- 
barras. —  Articles  des  gazettes  de  Bruxelles  et  d'Utrecht,  —  Le 
polichinelle  Voltaire  et  le  jongleur  Tronchin.  — -  Le  doigt  sur  la 
plaie.—  Déclamations  de  Jean- Jacques. —  Une  leçon  de  patriotisme. 

—  Tronchin  par  trop  physiologiste. —  Plus  heureux  que  Rousseau, 
et  pourquoi.  —  Complète  rupture.  —  Les  philosophes  de  Saint- 
Jean.  —  Lettre  du  colonel  Pictet.  —  Voltaire  incriminé.  —  Offre 
d*un  asile.  —  Scène  piquante  et  attendrissante.  —  Un  premier 
mouvement.  —  Protestation  de  Jean-Jacques.  —  Témoignage  de 


TABLE.  5i3 

Ghabanon.^  Gonflrniation  de  Deluc.-^  Vive  répartie  de  Moultou. 

—  Amère  déception  de  Roasseau.**  Sa  lettre  au  syndio  Favi^e, — 
Il  n'a  plus  de  patrie.  -—  Beprésentants  et  Négatifs,  —  Louable  atti- 
tude de  Voltaire.  —  Lettres  écrites  de  la  campagne,  •—  Impression 
qu'elles  produisent*  '—  Sentiment  du  procureur  général  de  Mont- 
clar.  •—  Lettres  écrites  de  la  montagne,  —  S'attaquent  à  tout.  — 
Consternation  de  Bonnet.  —  Réponse  aux  lettres  écrites  de  la  cam' 
pagne,  —  Distinctions  de  sophiste.  —  Lettres  populaires»  -~  Étrange 
ouverture.  — -  Bruits  de  réconciliation.  —  Incertitude  de  Houltou* 
-«  Superbe  de  Jean-Jacques.  —  Peu  de  sincérité  de  ses  paroles. 
«—  Lettre  interceptée.  — -  Espièglerie  d*un  goût  douteux.  — 
Attaque  à  ciel  ouvert.  —  Une  intention  perfide.  »  Conséquences 
inévitables. —  Requête  de  Voltaire  contre  Saûl, —  Récriminations. 

—  Le  Portatif  à  Genève.  —  Entretien  à  ce  sujet  entre  le  poëte  et 
Tronchin.—  Permission  de  brûler  le  Portatif, —  Dénonciation  mé- 
ritoire.^- Les  légendes  abondept.  —  Chirol  et  Gando.  —  Voltaire 
empoisonne  Genève  de  ses  livres. —  Les  horlogers  ses  complices. — 
La  cachette  éventée. — Le  Sentiment  des  citoyens, — L'auteur  d'J^mi/e 
dévoilé. —  Quel  est  son  tort? —  Frappé  en  pleine  poitrine.  —  Le 
pamphlet,  œuvre  d'un  ecclésiastique.  —  Lettre  à  Duchesne.  -^ 
y ernes  soupçonné. —  Tentatives  infructueuses  de  Dupeyrou.  — Ce 
que  dit  Deluc  du  Sentiment  des  citoyens, '^Vetiie  rouerie  de  Cramer. 

—  Voltaire  tigre  altéré  de  sang. —  Conseils  peu  écoutés  de  Buffon. 

—  Le  bout  de  l'oreille.  —  Orgueil  incurable.  —  Le  jésuite  Ber* 
trand.  —  Lettre  du  bannerct  de  Frendenreich.— Témoignage  con- 
cluant  Page  303 

VIII.  —  L'histoire  de  Pierre  le  Grand. —  GATHERiifE  IL —  La 
SOEUR  de  la  Visitation.  —  Rapports  interrompus;  pourquoi.  — 
Voltaire  historien  de  Pierre  le  Grand.  — ^Le  docteur  Poissonnier  à 
Ferney.  —  Plaisante  répartie.  —  Difficultés  de  plus  d'une  sorte. 

—  Les  loups  et  les  ours^de  Sibérie.  —  Ont  été  à  Berlin  des  ours 
bien  élevés.  —  Lettre  de  Voltaire  à  Schowalow.  —  L'épître  dédi- 
catoire  de  Tancrède,  —  Voltaire  un  faquin.  —  Le»  sentiments 
changent  avec  les  circonstances.  —  Dépit  mal  contenu.  —  Diderot 
moins  sévère.  —  Intelligences  en  Russie.  —  Mort  d'Elisabeth.  — 
Il  faut  se  Consoler  de  tout.  —  La  Sémiramis  du  Nord,  —  Son  por- 
trait. —  Note  de  M.  de  Breteuil.  —  La  princesse  Daschkow.  — 
Interprétations.  —  Une  colique  de  circonstance.  —  Hésitations.  — 
Lettre  du  géant  Pictet.  —  Insistances  flatteuses.  —  On  jouera  les 
pièces  de  Voltaire  à  la  cour.  —  Catherine  ne  veut  pas  être  louée. 
— -  Meurtre  d'Ivan.  —  Détermination  peu  durable.  —  Sophismes 
révoltants.  -^  Sortie  de  Walpole.  —  Indignation  de  madanv 

Ti.  33 


ol4  TABLE. 

Choiseul.  —  Peniflage  de  madame  du  DefXànd.  —  Le  neveu  de 
r^bé  Baiin.  —  Envoi  de  la  Pkiloiophie  de  VhUtoire.  —  Le  poëte 
subjugué.—  ViséesciviliBatrices.— Le  comte  de  Bulow  à  Genève. — 
Décision  du  petit  conseil.  —  Droit  douteux.  •—  GourrouiL  de  Voi- 
taire.  —  Les  parents  des  voyageuses  à  Femey.  —  L'envoyé  de 
(*<atherine  a  le  dessous. —  Protestation  de  dévouement. —  Un  Saint- 
Gyr  moscovite.  —  On  singe  madame  de  Maintenon.  —  Voltaire 
enverra  les  Lo»  de  Minos,  -—Tendres  emportements  du  poète.  — 
Les  chars  assyriens  reparaissent.  —  Engageantes  énumérations. — 
Eau  bénite  de  cour*  -^  Bruits  passagers  de  paix.  —  Catherine 
plus  polie  que  madame  du  Deffand.  —  Berlin  et  Ferney  se 
rapprochent.  —  Frédéric  retombe  sous  le  charme.  -—  Objectif  de 
la  vie  de  Voltaire.  — ^Le  Traité  sur  la  tolérance.  —  Séance  préaidée 
par  le  chancelier.  —  Conclusions  de  Tbiroux  de  Crosne.  -—  Ma- 
dame Galas  sur  le  passage  du  roi.  —  Bienveillance  générale.  — 
Soeur  Anne-Julie  Fraisse.  —  Sa  tendresse  pour  Nanette.  —  Vol* 
taire  chante  ses  louanges.  —  Il  n^est  pas  payé  de  retour.  —  Sin- 
gulière manière  d'envisager  les  choses Pago  35D 

IX.  —  Réhabilitation  des  Calas.  —  Les  Sirven.  —  Accusation 
DE  PARRICIDE.  —  VoLTAiRE  INTERVIENT.  —  Le  chevalier  de  Casais. 
Marc- Antoine  condamné  à  mort.  —  Discussion  des  faits.  —  Lieu 
de  réunion  mal  choisi.  —  Que  fera  le  chevalier?  —  L*abbé  Barre. 
»  Ce  que  pense  de  lui  Tabbé  Salvan.  —  L'arrêt  du  grand  conseil 
bien  reçu.  -—  Déclaration  du  greffier  du  Parlement.  —  Nouvelles 
iniquités..  —  Lenteurs  interminables.  —  L'affaire  renvoyée  aux 
requêtes  de  l'Hôtel.  —  Admirable  désintéressement  de  Voltaire. 

—  Jugement  de  Charles  Bonnet.  —  L'estampe  de  Carmontêl.  — 
Sentence  définitive.  —  M.  de  Fargès  peu  parlementaire.  —  Exas- 
pération  des  Toulousains.  »  Stériles  menaces.  —  Lavaysse  père 
fait  biffer  l'écrou  de  Gaabert.  —  Générosité  du  roi.  —  Paroles  de 
Maupeou  aux  Calas.  —  Nécessité  d'une  excessive  prudence. —  Quel 
parti  prendre.  — -  On  renonce  à  toute  poursuite.  —  Portée  morale 
de  l'arrêt.  —  Tout  un  groupe  d'écrivains.  —  ^Nouveaux  accusa- 
teurs de  Calas.—-  Enivrement  de  Voltaire. —  Autre  face  de  Janus. 

—  Date  d'une  ère  nouvelle.  •—  Triomphe  des  idées  de  tolérance. 

—  L'œuvre  et  l'ouvrier.  —  La  famille  du  feudisle.  —  Elisabeth 
Sirven.  —  Conduite  au  couvent  des  dames  Régentes.  —  Prétend 
communiquer  avec  les  anges.  —  Démence  caractérisée.  —  Ren- 
voyée à  ses  parents.  —  Une  idée  fixe.^ —  Affection  particulière  de 
ceux-ci  pour  la  pauvre  folle.  —  Plaintes  amères.  —  Ressentiment 
des  dames  Régentes.  —  Visite  de  Tabbé  Bel.  —  Détermination  du 
père.  —  Le  feudiste  à  Aigues-Fondes.  —  Disparition  d'Éiisabetlî. 


TABLE.  ^*^ 


-  Recherches  infrncluen.».  -  Propos  du  curé  de  CancaUères.- 
Le  puil.  de.  Co«un«n.«x.-Le  cadavre  d-Éli«heth.  -  S.  mort 
ftat-elle  le  résulut  d'un  crime?  -  Absurdité  d'"»«  P»"'""  "^fP»- 
S^.  _  Sentiment  un«.ime  des  hahlUnU.  ^  »»«>''«  ^''^^^ 
médecins. -Un  procoreur  fiscal.  -  Le  B«'«'"f''/%f"'"'!^ 
-Trinquier.  -  Son  atUtude  hostile.  -  Requête  des  Sirven.  - 
Décret  de  prise  de  corps. -  Urgence  d'une  «taite  «>"f '°«'-  " 
faut  se  séparer.  -  ObsUcles  sans  nombre.  -  Arrivée  à  !*««.««. 

-  Monitoires.  -  Corps  de  délit.  -  Disparition  du  ca^«.  -- 
Quel  mtértt  ,  avait  Sirven.  -  Sentence  du  Juge  de  Mmmel. 
Le.  Sirven  à  Ferney.  -  Infériorité  dramatique  ^«     •»""• 
Question  d'opportunité,  -«inistre  alternative.  -  A  1"|,«"  ««^'^l* 
faute? 

X.  -  Le  «ocinx  »'AB.KnixE.  -  Le  «evalieb  de  la  Ba««e.- 
SOK  EXÉoot.0».  -  Emo.  de  Volta«e.-  Le  'o»;^*^  S'"»^" 
Aulres  client,  de  Voltaire.  -  Bienveillance  de  M.  de  Ch<M«^ 
neutralisée  par  M.  de  Saint-Florentin.  -  R»ymond  «t  la  d»che«e 
d'EnviUe.- Chaumont  délivré  par  Volulre.-  ^  -«^«  J^<^  ^1 

-  Bouffonne  réception  que  lui  fait  le  P«*"»^'"-7.f  "1"*^'L 
cessante.  -  Paul  Achard.  -  Le  mariage  des  protestants.  -  La 
ZrPotta.  -  Le  dlx-huitléme  siècle,  époque  <!«  ^J»-- 
d'intolénince  à  la  fols.  -  Étranges  anomaUes.-  Frfné«  ^«» 
raie».-  Le  Nord  non  moins  emporté  que  le  Midi.  - /-^  «™ 
r^t-Neuf  à  Abbeville.  -  MutllaUon,  et  profana  jon.  sacri- 
léffcs  -  Dépositions  des  témoins.  -  Jeunes  gens  inculpés.  -  W 

X.ion  du  Samt-Sacrement.  -  ^^1»-/^ "-"'«•-S 
Lple  de  La  Barre.  -  Les  espriU  s'échauffent.  -  L  évéque 
d'Amiens  à  Abbeville.  -  Cérémonie,  exp.ato.res.  -■  Mot  m« 
heureux  de  monseigneur  de  U  Motte.  -  Le  Febvw  ««  ^an  «^l 
_  Portrait  peu  ressemblant.  -  Son  origine.  -  Son  enfance  in- 
digente.- Sa  unte.  madame  de  Brou,  le  recue.lle.-  ^'^^^^^ 
au  siècle  dernier.  -  Transformation  qui  s'opère  da°»  •«  che\a her. 

-  Ses  amis  reçus  ii  l'abbaye  de  WiUancourt.  -  Sa  b.bUothè^lue 
-Un  religieux  de  l'ordre  de  Clteaux  chargé  de  brûler  ses  livres. 

-  Aut^a-fé  insuffisant-inconvénient  des  ^«-1----^ -^ 
Clergé  régulier  et  le  clergé  séculier. -Ce  dern.er  plus  au  1ère 

_  Le  jeune  Moisnel.  -  Terreur  dont  i  *»  .'"'f  :I„î'aÎLpc 
levai,  i  Se.  griefs  contre  La  Barre.  -  ioncUon  de   deux  affaire 
_  U  capUoal  d'AbbeviUe.  -  Duval  de   So.court.  -   L  a^o.»l 
Brouste/es.-  D'un  mauvais  renom.-  Duval  inexcusable  de  s 
l'être  adjoint.  -  Lefebvre  de  ViUers.  troisième  juge.  -  Fanfa 
rons  d'impiété.— Le  Dictionnaire  portatif  m  mauva." 


616  TABLE. 

.  Génuflexions  devant  le  tabernacle*  —  Violence  morale  exercée 
•ur  Moianel.-—  D^Ëtallonde  le  vrai  coupable. —  Interrogatoire  de 
La  Barre.  —  Définition  gubtile.  —  Tardive  mais  énergique  pro- 
tetution  de  MoUnel.  —  Le  préaident  d'Ormesson.  —  lUaftion 
lUneate.  «*-  Le  conseiller  Pasquier.  -*  Ce  que  dit  de  lui  D'Aiem- 
bert.  —  Dix  contre  quinse.  •—  Inflexibilité  de  Louis  XV.  ^  Ré- 
parUe  inadmissible  qu'on  lui  prête,  -r  Retour  à  Abbeville.  -^  Le 
P»  Bosquier.  «*  Le  dernier  repas.  <—  Pénible  surprise  du  ehava- 
lier.  — *  La  voie  douloureuse.  —  Le  bourreau  de  Lallj.  -«^  Petit 
dialogue  shakespearien.-*  Commune  rs^iponsabilité.  —  La  secte 
menaoée.  -^  El&oi  de  Voltaire.  •—  Complot  formel  contre  les  philo- 
sophes. —  Femey  n'est  pas  sûr.  —  Voltaire  aux  bains  de  Rolle. 
—  Paroles   énigmatiques.  —  Effrois  enfantins  de  Tauteur  de 
Mérope,  —  Une  anecdote  à  propos  de  la  Pucelle,  —  Clèves.  — 
Ëtonnement  de  Frédéric.  — •  Son  complei  acquiescement.  —  Con- 
seils philosophiques.  — •  Nécessité  du  respect  de  la  loi.  -»  Prejels 
de  colonisation .  -m  Avances  à  Diderot*  ^  Une  Salente  métaphy- 
sique.— Chimère  irréalisable,  ai  pourquoi,  —  Efforts  désespérés. 
<^  Mi  Boursier  sans  ouvriers.  ««  On  restera  à  Ferney.  Page  457. 


fin  bE  Lk  TAfitB. 


Paris.  —  Imp.  yiéifUè  et  Gt|»i<M«nit|  d^  roe  tfcf  Pttittvitis.