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Full text of "Voyage aux régions équinoxiales du nouveau continent, fait en 1790, 1800, 1801, 1802, 1803 et ..."

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VOYAGE 

AUX RÉGIOJXS ÉQUÏNOXIALES 

DU 

NOUVEAU CONTINENT. 






• ■_• •• ••« 



- • « • 






VOYAGE 

AUX RÉGIONS ÉQUINOXIALES 

nu 

NOUVEAU CONTINENT. 
LIVRE VI. '• 

CHAPITRE XVII 

Montagnes qui séparent les vallées d'Aragua 
des Llanos de Caracas. — f^illa de Cura. 
— Parapara. — Lltrnos ou steppes. — Ca- 
labozo. 

Xja chaîne de montagnes qui boiclc le lac 
de Tacarigua vers le sud , forme , pour ainsi 
dire, le rivage septentrional du grand bassin 
des Llanos ou savanes de Caracas. Pour 
descendre des vallées d'Aragua dans ces sa- 
vanes, il faut franchir les montagnes de 
Guigue et de Tucutunemo. D'un pays 
peuplé, embelli par la culture, on enlie 
Relat. lUst. T. 6. t 



2 LIVRE VI. 

dans' une vaste solitude. Accoutumé à l'as- 
pect des rochers et à Tombrage des vallons, 
le voyageur voit avec étonnement ces sa- 
vanes sans arbres, ces plaines immenses, 
qui semblent monter vers l'horizon. 

Avant de tracer le tableau des Llanos ou 
de la région des pâturages % je vais décrire 
supcinctement la route que nous avons 
suivie de Nucva-Valencia, par Villa de Cura 
et S#L-Juan , au petit village d'Ortiz , placé 
à l'entrée des steppes. Nous quittâmes les 
vallées d'Aragua, le 6 mars, avant le lever 
du soleil. Nous marchâmes dans une plaine 
richement cultivée, en longeant la partie 
sud-ouçst du lac de Yalencia, et en tra- 
versant des terrains que les eaux du lac 
ont laissés à découvert. Nous ne pouvions 
nous lasser d'admirer la fécondité du soi 
couvert de calebasses, de melons d'eau et 
de bananes. Le lever du soleil s'annonçoit 
par le bruit lointain des singes hurleurs. 
En approchant d'un groupe d*arbres qui 
s'élèvent au milieu de la plaine, entre les 
anciens îlots de Don Pedrù et de la Negra , 
nous aperçûmes des bandes nombreuses de 

1 Foyezplus hant , Tom. IT^chap. xii, p. 147-148. 



CH A PlTIiE XVI r, S 

Singes Araguates qui se transportoient , 
comme en procession , d'un arbre à l'autre, 
avec «ne lenteur extrême. Un mâle étoit 
suivi par un grand nombi% de femelles, 
dont plusieurs portoient leurs petits sut 
leurs épaules. Les naturalistes ont suuveni 
décrit les singes hurleurs qui vivent en so- 
ciété dans les différentes parties de rAiné- 
rique : ils se ressemblentpar-toutdans leurs 
mœurs, quoique les espèces ne soient paii 
toujours les mêmes. On ne se lasse pas 
d'admirer l'uniformité avec laquelle Jes 
Araguates ' exercent leurs mouvemeus. Par- 
tout où les branches des arbres voisins ne 
se touchent pas , le mâle qui conduit la. 
bande se suspend par Ja partie prenante et 
calleuse de sa queue; et, laissant tomber 
le reste du corps, il se balance jusquà ce 
que, dans une des oscilliitious, il puisse 
atteindre la branche voisine. Toute la 6Ie 
exécute au même endroit le même mouve- 
ment. Il est presque superflu de faire ob- 
server ici combien est hasardée l'assertion 
d'Ulloa' et de tant de voyageurs instruits , 

t Sïmia ursina. f'ojres 1. c, Chap. ytn, p. It'iy. 
a C« voyageur célèbre n'a pas hésité de l'aire re- 



4 LIVRE VI. 

d'après laquelle les Marimondes <, les Ara- 
guates et d'autres singes qui ont la queue 
prenante y forment une espèce de chaîne 
pour atteindre le rivage opposé d'un fleuve. 
Nous avons eu occasion , pendant cinq ans, 
d'observer des milliers de ces animaux; et, 
par cette raison même, nous n'avons pas 
ajouté foi à des récits qui peut-être ont été 
inventés par les Européens eux-mêmes , 
quoique les Indiens des missions les ré- 
pètent, comme s'ils leur eussent été transmis 
par leurs pères. L'homme le plus éloigné de 
la civilisation jouit de l'étonnement qu'il 
produit en racontant les merveilles de son 
pays. Il dit avoir vu ce qu'il imagine que 
d'autres auroient pu voir. Tout sauvage est 
chasseur; et les contes de chasseurs em- 
pruntent d'autant plus à l'imagination, que 
les animaux dont ils nous vantent les ruses 
sont doués d'un plus haut degré d'intelli- 
gence. De là les fictions dont les renards 

présenter dans une gravure cette manœuvre extra- 
ordinaire des singes à queue prenante. Voyez Fiage 
a la America méridional {Madrid^ 1748), Tom. I, 

p. i44-i49- 

I Simia Belzebuth. Foyez mes Obs, deZooL , Tom. I 

p. 327. 



en APIT HE XVII. 5 

«t les singes, les corbeaux et le Comlor des 
Andes, ont été l'objet dans les deux hémi- 
sphères. 

On accuse les Araguates d'abandonner 
quelquefois leurs petits, pour être plus lé- 
gers dans la fuite , lorsqu'ils sont poursuivis 
par des chasseurs indiens. On dit avoir vu 
des mères qui détachoîent le petit de leurs 
ëpaules pour le jrter à bas de l'arbre. 
J aime à croire qu'un mouvement purement 
accidentel a été pris pour un mouvement 
prémédité. Les Indiens ont de la haine ou 
de la prédilection pour de certaines races 
de singes; ils aiment les Viuditas, les Titis 
et en général tous les petits Sagouins, tandis 
que les Aniguates, à cause de leur aspect 
triste et de leur hurlement uniforme , sont 
à-la-fois détestés et calomniés. En réfléchis- 
sant sur les causes qui peuvent faeiliter la 
propagation du son dans l'air, pendant la 
nuit^j'ai cru important de déteruiiner avec 
précision la distance à laquelle , sur-tout 
par un temps humide et orageux , on en- 
tend le hurlement d'une bande d'Araguates. 
Je crois m'être assuré qu'on le distingue à 
800 toises de distance. Les singes qui sont 



6 LITRE Tl. 

munis de quatre iBains ne peuvent faire des 
exeursion& dans les LlanM; et, lorsqu'on se 
trouve au milieu des vastes plaines co«tvertes 
d'herbe, il est feeile de reccmnoitre un 
groupe iselé d'arbrea duqulsl sort le bruit , 
et qui est habité par des singes hurleurs. 
Or, en se dirigeant vers ce groope d'arbres,, 
eu en s'en éloignant, on mesure k mam- 
mmnde la distance à iSquelle le hurlement 
se fait eniéndre. Ces distances m'ont paru 
quelquefois d'un tiers [dus grandes pendant 
k nuit, sur- tout lorsque le temps est couvert, 
Irès^ebaud et humide. 

J.es indiens prétesideiit que , lorsque les 
Arâguales remplissent la fbrèt de leurs 
hurlemens, il y en a toujot|f8 un «c.qui 
cbatite comme chef de chœur. ïf L^observa- 
tion est assez eisacle. On distingue généra- 
lement^ et pendant long-temps, une vom 
isolée, ptu6 forte, jusqu'à ce qu'une airtre 
V(Hx, d'un timbre différent, la remplace. 
Le même instinct d'imitation s'observe de 
temps en ten^ps chez n&&s parmi les gre^ 
nouilles et presque panwi tons les animaux 
qui vivent et quri chantent en société. ïï 
y a pkis eficone: les missiofinahpes assurent 



CHAPITIIKXVII. 7 

que, lorsque, parmi les Araguates, ime 
femelle est sur le point de mettre bas , le 
chœur suspend ses hurlemens jusqu'au mo- 
ment de la naissance du petit. Je n'ai p» 
juger par moi-même de l'exactitude de cette 
assertion; mais je ne la crois pas tout-à-fait 
dénuée de fondement. J'ai observé que, 
lorsqu'un mouTement extraordinaire, par 
exeiDf^e le gémisse ment d'u n Araguate 
blessé, fixe l'attention de la bande, les hur- 
lemens sont interrompus pour quelques 
minutes. Nos guides nous assuroient gra- 
vement B que, pour se guérir de l'astlime, 
il suffit de boire dans )e tambour osseux de 
l'os hyoïde de l'Âraguate. Cet animal ayant 
un volume de voix si extraordinaire, son 
larynx doit nécessairement donner à l'eau 
qu'on y verse la vertu de guérir les affec- 
tions du poumon. » C'est la physique du 
people, qui ressemble quelquefois à celle 
des Anciens. 

Nous passâmes la nuitaii village de Guigue, 
dont j'ai trouvé la latitude, par des obser- 
vations de Canopus , de lo" /j' i ( ". Ce vil- 
lage entouré des plus riches cultures, n'est 
éloigné que de mille toises du lac de Taca- 



/ 



8 LIVRE VI. 

rigua. Nous logeâmes chez un vieux ser- 
gent, natif de Murcie, homme d'un carac- 
tère très-original. Pour nous prouver qu'il 
avoit fait ses études chez les jésuites , il nous 
récita en latin l'histoire de la création du 
monde. Il connoissoit les noms d'Auguste^ 
de Tibèreet de Dioclétien. Jouissant de la 
douce fraîcheur de la nuit dans un enclos 
planté en bananes^ il s'intéressoit à tout ce 
qui s'étoit passé à la cour des empereurs 
romains. Il nous demandoit avec instance 
des remèdes contre la goutte , dont il souf- 
froit cruellement. « Je sais, nous disoit-il, 
qu'un Zamho de Valencia , qui est un fa- 
meux curiosOf peut me guérir; mais le 
Zamho veut être traité avec les égards 
qu'on ne peut avoir pour un homme de sa 
couleiu*, et je préfère rester dans l'état où 
je suis. » 

En sortant de Guigne , on commence à 
monter la chaîne de montagnes qui s'étend 
au sud du lac, vers le Guacimo et La 
Palma. Du haut d'un plateau , qui est élevé 
de 3:20 toises , nous vîmes pour la dernière 
fois les vallées d'Âragua. Le gneiss parois-* 
soit au jour : il présentoit la même direc- 



CHAPlTJtl XVII. 9 

tioti des couche», la même ioclinKison vers 
le nord-ouest. Des filons de quartz qui 
traversent le gneiss sont aurifères; aussi un 
ravin voisin prend-il le nom de quebrada 
del oro. On est surpris de trouver à chaque 
pas ce nom pompeux de ravin de l'or, dans 
un pays où l'on n'exploite qu'une seule 
raine de cuivre. Nous fîmes cinq lieues jus- 
qu'au village de Maria Magdalena , et encore 
deux lieues jusqu'à la f^illa de Cura. C'étoit 
un dimauche. Au village de Maria Magda- 
lena, tes habitans se trouvoient réunis de- 
vant l'église. On voulut forcer nos muletiers 
à s'arrêter pour entendre la messe. Nous 
résolûmes de rester; mais , après une longue 
altercation, les muletiers poursuivirent leur 
chemin. Je dois ajouter que celte dispute 
est la seule qu'on nous ait suscitée pour 
un motif semblable. On se fait en Europe 
des idées très-erronées sur l'intolérance et 
qtème sur la ferveur religieuse des colons 
espagnols! 

San-Luis de Cura, ou, comme on dit 
communément, la f^illa de. Cura^ est fondé 
dans une vallée extrêmement aride, qui est 
dirigée du nord-ouest au sud-est, et élevée, 



lO LIVRK Tî. 

d après nés observations barométriques, 
de 266 toises au-dessus du niveau de FO 
cëan. A l'exception de quelques arbres 
fruitiers^ le pays est presque dépourvu de 
végétation. La sécheresse du plateau est 
d'autant plus grande, que plusieurs ri-» 
vières ( ce qui est assez extraordinaire dans 
un pays de roches primitives) se perdent 
dans la terre à travers des crevasses. Le Rio. 
de Las Minas , au nord de f^iHa de^ Cura^ 
se cache dans la roche, reparoît au jour, 
et s'engouffre de nouveau, sans parvenir 
au lac de Valence, vers lequel il se dirige. 
Cura ressemble plutôt à un village qu'à une 
ville. La population n'est que de [\ooo âmes; 
mais nous y avons trouvé plusieurs per- 
sonnes d'un esprit très-cultivé. Nous lo- 
geâmes dans une famille, contre laquelle 
le gouYcrnement avoit sévi lors de la révo- 
lution de Caracas, en 1797. Un des fils, 
après avoir gémi dans les cachots,- avoit été 
envoyé à la Havane pour y être retenu dans 
un château fort. Quelle joie pour la mère 
d'apprendre qu'après notre retour de TOré- 
noque, nous visiterions la Havane î Elle me 
confia cinq piastres « tout le fruit de %ts 



CUAl'lTJdiXVll. Il 

épargnes ». J'auroîs vivement désiré les lui 
reodre; mais comment ne pas craindre de 
Messer sa délicatesst- , de faire de la peine 
à une mère qui trouve du charme dans les 
|Krivatioiis «qu'elle s'impose? Toute la société 
de la ville se réunJssoit le soir pour adiirirer 
ians une optique les vues des grandes ca- 
pitales de l'Europe. On nous montra le 
château des Tuileries , et la statue du grand- 
électeur, à Berlin. C'est une sensation bien 
extraoï-dinaîre que de voir sa ville natale à 
travers une optique , lorsqu'on en est éloigné 
de deu'x mille lieues! 

Un pharmacien, qu'un malheureux peu- 
cfaant pour l'exploitation des mines avoit 
miné, nous accompagna pour visiter le 
Serro de Chacao , très-riche en pyrites 
aurifères. On continue à descendre la pente 
méridionale de la Cordillère de la côle, 
dans laquelle les plaines d Aragua forment 
une vallée longitudinale. ISous passâmes 
une partie de la nuit du 1 1 au village de 
San-Juan, remarquable par ses eaux ther- 
males et la forme extraordinaire de deux 
moDtagnes voisines, appelées les Morros 
de San-Juan. Ces mornes forment des pics 



JH LIVRE VI. 

élancés , qui s'élèvent sur un mur de ro- 
chers d'une base très-étendue. Le mur est 
taillé à pic, et ressemble a2^ mur du diable^ y 
qui environne une partie du groupe des 
montagnes du Hartz. Comme on aperçoit 
ces mornes de très-loin dans les Llanosy 
et qu'ils frappent Timaginatioii des habitans 
des plaines, qui ne sont pas accoutumés 
au moindre mouvement de terrain , on 
exagère singulièrement dans le pays la 
hauteur de ces pics. On nous les avoit 
dépeints comme placés au milieu des 
steppes, tandis qu'ils les bordent vers le 
nord, bien au-delà d'une rangée de collines 
que l'on appelle la Galera. A en juger par 
les angles pris à une distance de a milles, les 
mornes n'ont guère plus de i56 toises au- 
dessus du village de San-Juan , et 35o toises 
au-dessus du niveau des Llanos. Les eaux 
thermales sourdent au pied des mornes 
qui sont de roche calcaire de transition; 
elles sont chargées d'hydrogène sulfuré, 
comme celles de Mariara, et forment une 



I Die TeufeU-Mausr , près de Wernigerode en 
AUemagnc. 



CHAPITRE XVII, l3 

petite mare ou lagune dans laquelle je ne 
vis monter le thermomètre qu'à 3i",3. 

Je trouvai, dans la nuit du 9 au 10 mars, 
ftk des observations d'étoiles très-^tisfai- 
santes, la latitude de Villa de Cura, de lo" 
a' 47"- I>es officiers espagnols qui ont porté, 
en 1755, lors de l'expédition des limites, 
des instrumens astronomiques à l'Orénoque , 
n'ont certainement pas observé à Cura, car 
ia carte de Caulin et celle de la Cruz Ol- 
medilla placent cette ville d'un quart de 
degré trop au sud. 

La Villa de Cura est célèbre dans le pays 
par les miracles d'une image de la Vierge, 
connue sous le nom de Nuestia Senora de 
los f^alencianos. Cette image , trouvée par 
un Indien dans un ravin, vers le milieu 
du dix-huitième siècle , a été l'objet d'un 
procès entre les deux villes de Cura et de 
San-Sebastian de los Reyes. Les curés de 
cette dernière ville prétendoient que la 
Vierge avoit fait sa première apparition sur 
le territoire de leur paroisse. L'évêque de 
Caracas, pour mettre fin au scandale d'une 
longue dispute, fit porter l'image dans les 
archives de l'évéché , et la garda 3o ans sous 



l4 LIVRE Vt. 

le scellé : elle ne fut rendue aux habitais 
de Cura qu'en 1802. M. Depons a rapporté 
en détail les ciroonstances ^e ce procès 
d'une nature si bizarre, «. •» 

Après avoir pris uti bain dans la petite 
rivière de San -Juan , sitr un fond de grûn- 
stein basaltique , dans une eau fraîche et 
limpide , lious continuâmes notre route , à 
deux heures de la nuit , par Orti« et Para* 
para , à la Mesa de Poja. Comme , à cette 
époque, le chemin des Llanos ëtoit infesté 
de voleurs , plusieurs voyageurs se joigni- 
rent à nous pour former une eqjèoe de 
caravane. Nous ne cessâmes de descendre 
pendant 6 ou 7 heures ; nous longeâmes le 
Cerro de Flores , près duquel se sépare la 
route qui conduit au grand village de San- 
Jose de Tisnao. On passe les fermes de Lu- 
que et du Juncalito pour entrer dans des 
vallons qui, à cause du mauvais chemin et 
de la couleur bleue des schistes , poiteot 
les noms de Malpasso et de Piedras Azules. 

Ce terrain forme l'ancien rivage du grand 
bassin des steppes , et offre beaucoup d'in- 
térêt aux recherches du géologue. On y 

I Tom. ni, p. 178. 



ciiAPirnE XVII. IL» 

trouve des formations trapéeniies, qui , pro- 
bablement plus récentes que les filons de dia- 
iase près de la ville de Caracas, semblent ap- 
partenir k des roclies de formation ignée. Ce 
ne sont pas des courans longs et étroits, 
comme dans une partie de l'Auvergne , mais 
delargesnappes,dcscouléesqui paraissent de 
YerJtaUIes couches. Les masses litlioïdescou- 
Treut, pour ainsi dire, ici le rivage de l'an- 
cienne mer intérieure : tout ce qui est des- 
tructible , les déjections liquéfiées , les scories 
bulleuses , ont été euiportées. Ces phéno- 
mènesdeviennent sur-tout dignesdattention, 
par les rapports intimes qu'on observe entre 
lesphonolites elles aniygdaloïdes, qui , ren- 
fermant indubitablement des pyroxénes et 
des griinstein amphiboliques , forment des 
coucbes dans un scliiste de transition. Pour 
bieo saisir l'ensemble du gisement de ces 
roches et de leur superposition nous allons 
nommer les formations telles qu'elles se pré- 
sentent dans un profil dirigé du nord au sud. 
On trouve d'abord dans la Sierra de Ma- 
riara , qui appartient au rameau septen- 
trional de la cordillère des côtes , nn granité 
à gros grains; puis, dans [es vallées d'Ara- 



l6 LIVRE VI. 

gua, sur les bords du lac, et dans les îles 
qu'il renferme , comme aussi dans le rameau 
méridional de la chaîne côtière, du gneiss 
et du micaschiste. Ces deux dernières roches 
sont aurifères dans la quehrada del Oro i 
près de Guigne , et entre Villa de Cura et 
les Morros de San - Juan ^ dans la montagne 
de Chacao. L'or est contenu dans des py- 
ritçs , qui se trouvent , tantôt disséminées 
d'une manière presque imperceptible dans 
la ma|sse entière du gneiss ^ , tantôt réunies 
en de petits filons de quartz. La plupart des 
torrens qui traversent ces montagnes char- 
rient des grains d'or. De pauvres habitans 
de Villa de Cura et de San-Juan ont gagné 
quelquefois, par le lavage des sables, dans 
un jour, jusqu'à trente piastres; mais le 
plus souvent, malgré leur industrie, ils ne 
trouvent pas, dans une semaine, des pail- 
lettes d'or pour la valeur de deux piastres. 
Aussi très-peu de personnes se livrent à ce 
métier incertain. Cependant ici , comme 

I Les quatre métaux que Ton trouve disséminés 
dans la roche granitique , comme s'ils étoient de for- 
mation contemporaine , sont Tor , Tétain , le titaniura 
et le cobalt. . . 



CBAPITBK XVII. 17 

par-tout ailleurs où l'or natif et les pyrites 
aurifères sont dissémines dans la roche , 
ou, par la destruction des roches, déposés 
dans des terrains d'alluvion , le peuple se 
forme les idées les plus exagérées de ta ri- 
chesse métallique du sol. Mais le succès des 
exploitations, qui dépend moins de l'abon- • 
dance des minerais sur une vaste étendue 
(ie terrain que de son accumulation sur un 
même point , n'a pu justifier des préventions 
si favorables. La montagne deChacao , bordée 
par le ravin de Tucutuneiiio, est élevée de 
70o,pieds au-dessus du village de San-Juan. 
Elle est formée de gneiss qui , sur-tout dans 
les couches supérieures , passe au mica- 
schiste. Nous y vîmes les restes d'une an- 
cienne mine, connue sous le nom du Beat 
de Santa-Barbara. Les travaux ont été di- 
rigés sur une couche de quartz' carié, cri- 

I Cette couche de quartz, et le gneiss qui la ren- 
fçraie , sont dirigea hor. 8 de la. boussole de l'reiberg 
^eiBcliliés 70" au sud-ouest. A ion toises de dislance 
do i|uartz aurifère, le gneiss reprend son f^isenient or- 
dinaire, hor. 3-4 avec Go" d'inclinaison au nord-ouest. 
Quelques couches de gneiss abondent en mica argentin, 
et enchâssent , au lieu de grenals , une immense quan- 
tité de petits octaèdres de pyrites. Ce gneiss ai'jjentiu 

Bela(. hist. Tom. 6. a 



L 



l8 LIVRE VI. 

blé de cavités polyédriques, mêlé de fer 
ocracé , renfermant des pyrites aurifères et 
de petites paillettes d'or qui , à ce qu'on as- 
sure , sont visibles à Toeil nu. Il paroît que 
' le gneiss du Cerro de Chacao offre encore 
un autre dépôt métallique ^ un mélange de 
minerais de cuivre et d'argent. Ce dépôt a 
été Tobjet d'une exploitation tentée avec 
beaucoup d'ignorance y par des mineurs 
mexicains , sou^ l'intendance de M. Avalo. 
La galerie ' dirigée vers le nord-est n'a que 
a 5 toises de long. Nous y avons trouvé de 
beaux échantillons de cuivre azuré , mêlé 
de sulfate de baryte et de quartz; mais nous 
n'avons pu juger par nous-mêmes si le mi- 
nerai contenoit Axxfahlerz argentifère , et s'il 
se trou voit dans une couche , ou , comme 
l'assuroit le pharmacien qui nous servoit de 
guide , sur de véritables filons. Ce qui 
est certain , c'est que cet essai d'exploitation 
a coûté, en deux ans, plus de 12,000 pias- 
tres. Il auroit été plus prudent sans doute 



ressemble au gneiss de la fameuse mine d*Hîmmelsfûrst 
en Saxe. 

\ La Cueva de Los Mescicanos. 

i 



GRftPIïHEXVll. 19 

de reprendre les travaux sur la couche au- 
rifère du /teal de Santa-Barbam- 

La zone de gneiss, dont nous venons de 
parler, a, dans ta chaîne côlière. depuis 
la mer jusqu'à Villa de Cura, une largeur 
de diic lieues. Dans cette grande étendue 
de terrain , on trouve exclusivement le 
gDeisft et le micaschiste , qui ne constituent 
ici qu'une même formation «. Au-delà de 

1 Une formalion que nous appellerons de ^neisi- 
nicaschtste , et qui est propre à la chaîne côtière de 
Caracas. It faut distinguer, comme MM. de Buch et 
Raumer l'ont si bien démontré dans Ic-urs excellent 
mémoires sur Landeck et le Rie^engebirgc , cinq fur- 
mations, saïoir : a) granité; b) granite-gneiss ; c) 
gneiss; d) gneiis-micaschiste ; et e } micaschiste. C'eal 
pour avoir confondu ces formations, que la nature a 
séparées dam beaucoup de pays de la manière la plus 
distincte, que les géognostes dout les reclierclics ont 
été restreintes sur une petite l'Ietidne de terrain , ont 
admis que par-tout le gneiss et le micaschisle alter- 
noient en bancs superposés ou offroieiit des passages 
insensibles d'une roclie dans l'aulre. Ces passages et 
ces superpositions alternantes ont lieu sans doMli.' dans 
les formations de granité- gnehs et de gneits micasThiite; 
■nais, parce que ces pliénomcncs s'observent ilans une 
région , il ne s'ensuit pas que dans d'autres on ne 
trouve des formations très -nettement circonscriles (le 
Sranile , de gneisi et de micaschùtc. Ce* mêmes con- 
sidérations peuvent s'appliquer aux formations de ler- 



20 LIVRE VI. 

• 



Villa de Cura et du Cerro de Chacao , l'as- 
pect du pays devient plus varié aux yeux 
du gëognoste. Il y a encore huit lieues de 
pente , depuis le plateau de Cura jusqu'à 
l'entrée des Lianos ; et, sur cette pente 
méridionale de la chaîne côtière , quatre 
roches de différentes formations recouvrent 
le gneiss. Nous allons d'abord les décrire , 
sans les grouper d'après des idées systéma- 
tiques. 

Au sud du Cerro de Chacao , entre le 
ravin de Tucutunemo et Piedras Negras , le 
gneiss se cache sous une formation dé ser-- 
pentine qui varie de composition dans ces 
différentes couches superposées. Elle est 
tantôt très-pure, très-homogène, d'un vert 
d'olive obscur , à cassure écailleuse passant 
à la cassure unie ; tantôt elle est veinée , 
mélangée de stéatite bleuâtre , à cassure 
inégale, et renfermant des paillettes de 
mica. Dans ces deux élats, je n'y ai décou- 
vert ni grenats , ni amphibole , ni diallage. 
En avançant plus vers le sud , et c'est tou- 
jours dans cette direction que nous parcou- 



pentine qui tantôt sont isolées , et tant Afr »nar\i 
à l'eurite, au micaschiste et au grûnstc'v- 



r 



chapithe XVII. ai 

rions ce terrain, la serpentine devient d'un 
vert plus foncé ; on y reconnoit du feld- 
spath et de l'amphibole : i! est difficile de 
dire si elle passe à la diahase ( grùnstein ) , 
ou si elle alterne avec elle. Ce qui n'est pas 
douteux , c'est qu'elle renferme des filons 
de minerais de cuivre '. Au pied de cette 
montagne , deux belles sources jaillissent 
de la serpentine. Prè.s du village de San-Juan 
paroît seul au jour la diabase grenue qui 
prendune couleur noir-verdâtre.Le feldspath, 
intimement mêlé à la masse, se sépare en 
crystaux distincts. Le mica est très-rare, il 
n'y a pas de quartz. La masse prend à la 
surface une croûte jaunâtre, comme la do- 
lérite et le basalte. 

Au milieu de ce terrain de formation 
trapéenne s'élèvent, comme deux cliAteaux 
en ruines , les Morros de San-Jtian. Ils pa- 
raissent liés aux mornes de Saint -Sébas- 

I Un d« ces £lons sur lequel on a percé deun puits , 
éloit dirigé, hor. i, i et incliné de 80" à l'est. Les 
couches de \a. serpentine , là où elle est stratilîëe aycc 
quelque régularité , ont la direction hor. 8 cl l'inctiiiai- 
lon presque perpendiculaire. J'ai Irouvé de la tnalacliitc 
disséminée dans cette serpentine là où elle passe au 
griiiuieùt. 



aa LiVKE VI. 

tien eC à &E Gâtera y qui boi^de les Llano5 
comme un ïnur rocheux. Le» Morros de 
San-Juan sont formés d'un calcaire à tex- 
ture crystallinè; il est quelquefois très-dense, 
quelquefois caverneux, gris-vèrdâlrè, lui- 
sant , composé de petits graitis , et mêlé de 
paillettes de mica isolées. Oe calcaire fait 
beaucoup d'effervescence avec les acides : 
je n'y ai pas trouvé de vestige de toîps or- 
ganisés. H renferme en bancs ' subordonnés 
des masses d'aigle endurcie, bleu-ttoirâtre , 
et carburée. Ces niasses sont fissites, très- 
pesantes et chargées de fer ; elles offrent une 
rayure blanchâtre , et ne font pas efferves- 
cence avec les aicides. Elles prennent à ieùr 
surface , par la décomposition à l'air , tine 
couleur jaune. On croit reconnoître , dans 
ces bancs argileux, une tendance, ou Vers 
les schistes de transition , ou vers le Mesel- 
schie/èrs (îaispe schistoïde ), qui caractérisent 
par-tout les calcaires noirs de transition. En 
fragmens , on les prendroit , au premier 
coup-d'œil pour des basaltes où des ampbi- 
bolites I . x\ux Morros de San- Juan est adossé 

I J*ai ea occasfon d'ekaminer de nomTéan , avec 
beaucoup de soin , les roches de San- Juan , de Oiacào , 



r 



CHAPITRE XVII. aS 

UD autre calcaire blanc, compacte, et ren- 
fermant quelques débris de coquilles. Je 
n'ai point pu voir la ligne de jonction de ces 
deux calcaires ni celle de la formation calcaire 
et de la diabase. 

IjB vallée transversale qui descend de 
Piedras Negras et du village de San-Juan 
vers Parapara et les Llanos est remplie de 
roches trapéennes qui présentent des rap- 
ports intimes avec la formation de schistes 
uerCr qu'elles recouvrent. On croit voir tan- 
tôt de la serpentine , tantôt du gr-unstein , 
tantôt des dolérites et des basaltes. La dispo- 
sition de ces masses problématiques n'est pas 
moins extraordinaire. Entre San-Jnan , Mal- 
passo et Piedras Azules, elles forment des 
couches parallèles entre elles, et régulière- 
ment inclinées au nord sous des angles de 
io^-So" : elles recouvrent , même en gise- 
ment concordant, les schistes verts. Plus 
bas, vers Parapara et Orliz, où les amyg- 

de Parapara et de Calaboïo , pendant mon séjour à 
Mexico, oïl j'ai forme , conjointement avec M. Del Rio, 
na dei élèves les plus distingués deVéco/e de Frejrberg, 
une eollectvon géognostiqiie pour k C\ilegio de mineriu 

de la Nouvelle-Espagne. 



L 



^ 



a4 LIVRE. VI. 

daloïdes et les phonolites se lient aux grûip' 
stein, tout prend un aspect basaltique. Des 
boules de grûnstein, amoncelées les unes 
sur les autres, forment de ces cônes arron- 
dis , que l'on trouve si fréquemment dans le 
Mittelgebirge en Bohême, près de Bilin, la 
patrie des phonolites. Voici ce . que. m'ont 
donné les observations partielles : 

Le grûnstein qui d'abord alternoit avec 
des couches de serpentine ou se lioit à cette 
roche par des passages insensibles, se montre 
seul 9 tantôt en strates fortement inclinés , 
tantôt en boules à couches concentriques 
enchâssées dans des strates de la même 
substance. Il repose , près de Malpasso , sur 
des schistes verts, stéatiteux, mêlés d'am- 
phibole, dépourvus de mica et de grains de 
quartz, inclinés coimjie les grûnstein de 45^ 
au nord , et dirigés x^pmme eux N.75^0. 

Il règne une grande stérilité là où domi- 
nent ces schistes verts , sans doute à cause 
de la magnésie qu'ils renferment, et qui 
( comme le prouve le calcaire magnésifère^ 

I Magnesian-Lùnestone , jaune de paille , avec àe% 
madrépores; au-dessous du red mari où grès rouge 
muriatifère. 



CHAPITRS XV!!. a5 

de l'Angleterre) est très - contraire à la "végé- 
tation. L'inclinaison des schistes verts reste 
la même ; mais la direclion de leurs strates 
devient peu-à-peu parallèle à la direction 
générale des roches primitives de la chaîne 
côtière. kPiedras Azules, ces schistes mêlés 
d'amphibole recouvrent , en gisement con- 
cordant, un schiste bleu-noirâtre' très -fis- 
sile, traversé par de petit» filons de quartz. 
\j^sc\iisie&yevis renjerment quelques couches 
de griinstein ; ils enchâssent même des boules 
de cette substance. Nulle part je n'ai vu 
. alterner les schistes verts avec les schistes 
noirs du ravin-de Piedras ^ zules ; sur \3 ligne 
de jonction , ces deux schistes paroisseut plu- 
tôt passer l'un dans l'autre, les schistes 
verts devenant gris-perlé, à mesure qu'ils 
perdent l'amphibole. 

Plus au sud, vers Parapara et Ortiz, les 

schistes disparoissent. Ils se cachent sous une 

' formation trapéenne plus variée dans son 

aspect. Le sol devient plus fertile; les masses 

rocheuses alternent avec «les couches d'ar- 

p I Les deux formations de sdiistes verts ei blcu-noî- 

râlre y sont dirigées N. Ss" E. ( ou lior. !) , ,'( ^ et in- 
clinées de 70" vers le nord-ouest. 



aÔ LIVRE VI. 

gtle qui paroissent le produit de ia décom- 
position des grunstein , des amygdaloîdes et 
des phonolites. 

Le grunstein qui , plus au nord , étoit 
moins grenu et faisoit passage à la serpen-* 
tine, prend ici un caractère très-différent. 
U enchâsse des boules de mandelstein ou 
d' amjrgdaloide qui ont 8 à lo pouces de 
diamètre." Ces boul^es, quelquefois un peu 
applaties^ se divisent par couches concen- 
triques. C'est l'effet de la décomposition. 
Le noyau a presque la dureté du basalte. 
Ell€s sont entremêlées de petites cavités hui- 
leuses remplies de terre verte et de crystaux 
de pyroxène et de mésotype. Leur base est 
bleu-grisâtre, assez tendre, et oflfre de pe- 
tites taches blanches qui , par la forme régu- 
lière qu'elles affectent, paroissent êtredu feld- 
spath décomposé. M. de Buch a examiné, au 
moyen d'une forte loupe, les échantillons 
que nous avons rapportés. Il a reconnu 
que chaque crystal de pyroxène , enveloppé 
dans la masse terreuse , en est séparé par 
des fentes parallèles aux faces du crystal. Ces 
fentes semblent être l'effet d'une retraite 
qu'a éprouvée la masse ou base du num- 



I 



CHAPITRE XVII. 27 

deistein. J'ai va tantôt ces boules de man- 
delstein disposées par couches, et séparées 
les unes des autres par des bancs de griin- 
stein de 10 à i^ pouces d'épaisseur, tan- 
tôt { et ce gisement est le plus commun ) 
les boules de mandebtein , d'un diamètre 
de 3 à 3 pieds, se trouvent amoncelées et 
forment des monticules à sommets arrondis, 
comme le basalte sphéroïdal. L'argile qui 
sépare ces concrétions amygdaloïdes provient 
de la décomposition de leur croûte. Elles 
s'enduisent, par le contact de l'air, d'une 
couche d'ocre jaune très-mince. 

Au sud-ouest du village de Parapara s'é- 
lève le petit Cerro de Flores, que l'on dis- 
tingue de loin dans les steppes. C'est presque 
à son pied , au milieu du terrain de man- 
delstein que nous venons de décrire , que 
paroît au jour une phono file porphyroïde, 
masse de feldspath compacte , gris-verdâtre 
ou vert de montagne , renfermant des crys- 
taux allongés de feldspath vitreux. C'est le 
véritable Porphjrschiefer de Werner, et l'on 
auroit de la peine à distinguer , dans une 
collectio» de roches, la phonolite de Para- 
para de celle de Bilin en Bohème. Elle ne 






a8 LIVRE VJ. 

forme cependant point ici des rochers à for- 
mes grotesques , mais de petites collines 
couvertes de blocs tabulaires , de larges pla- 
ques extrêmement sonores, translucides sur 
les bords , et déchirant les mains lorsqu'on 
les casse. 

Telle est la suite des roches que j'ai dé- 
crites sur les lieux , à mesure que je les ai 
trouvées progressivement, depuis le lac âe 
Tacarigua jusqu'à l'entrée des steppes. Peu 
de terrains en Europe offrent une constitu- 
tion géologique aussi digne d'être étudiée. 
Nous y avons vu successivement six for- 
mations : 

de gneiss -micaschiste, 
de schiste vert ( de transition ) , 
de calcaire noir ( de transition ) , 
de serpentine et de grûnstein, 
d'amygdaloïde (avec pyroxène), et 
de phonolite. 

Je ferai remarquer d'abord que la sub- 
stance que nous venons de décrire sous le 
nom de grûnstein ressemble entièrement à 
celle qui forme des couches dans le mica- 
schiste du Cap-Blanc, et des filons près 



CHAPITRE XVII. \lg 

de Caracas ' ; elle n'en diffère qu'en ce 
qu'elle ne renferme ni quartz, ni grenats, 
ni pyrites. Les rapports intimes que nous 
avons observés près du Cerro de Chacao , 
entre le grùnstein et la serpentine , ne 
peuvent surprendre les geognostes qui ont 
étudié les montagnes de la Franconie et de 
la Silésie. Près du Zobtenberg^, une roche 
serpentineuse alterne avec le gabbro. Dans 
le comté de Glatz, les fissures du gabbro 
sont reroplies d'une stéatitc blanc-verdàtre, 
et la roche qu'on avoit cru lung-leraps ap- 
partenir au grùnstein^ est un mélange in- 
time de feldspath et de diallage. 

I rbj-Mplushaut,Toni.IV,p.ia4,ei;Toni.V,p. 73.. 

aEiitreTainpadeletSilste>~wiE(^ucA, Geogn. Beob., 
Tom. 1, p, 69, el Naturf. Freunilezu Berlin, 1810, 
Tom. IV, p. 144). 

3 Leop. de Blick., Descr. de Landech , irad. par M. 
d'Aubuisson , p. 36. Dans les monla^nes de Bareitli eu 
Franconie , si abondantes eii gntnsiein et en serpentine, 
ces deux formations ne sont pas lices tintre elles. T.a 
serpentine y appartient plutôt à l'aniptiibolite scliisioïdc 
{homblendscitiefer), comme dans l'ile de Cuba. Près 
de Guanaxuato au Mexirpic , je l'aï vue aliernanle avec 
de la xyéidle. Ces pliénomènes de rodies aerpenlinenses , 
formant des couches dans l'eurilc ( iFeisslein ) , dans 
l'amphibolite schisteuse, dans le gabbra et la syénile. 



3o LivaE VI. 

Les grùnstein de Tucutunemo , que nous 
regardons comme faisant une même forma* 
tion avec la roche serpentineuse , renferme 
des filons de malachite et de pyrites cui* 
vreuses. Ces mêmes ^tes métallifères se 
retrouvent en Franconie, dans le griinstein 
des montagnes de Steben et de Lichtenberg. 
Quant aux schistes verts de Malpasso, qui 
portent tous les caractères de schistes de 
transition y ils sont identiques avec ceux que 
M. de Buch a si bien décrits près de Schô* 
nau en Silésie. Ils renferment des bancs de 
griinstein , comme les schistes des mon- 
' tagnes de Steben , que nous venons de ci- 
ter'. Le calcaire noir des Morros de San- 

sont d'autant plus remarquables que la plus grande 
masse des serpentines granatifères , que Ton trouve 
dans des montagnes de gneiss et de micaschiste , for- 
ment des monticules isolés, des masses nqn recouvertes 
par d'autres formations. Il n'en est pas de même des 
mélanges de serpentine et de calcaire grenu. 

I Buch.f l, c, Tom. I , p. 75. £n avançant dans la 
. galerie d'écoulement ( Friedrich-fFilhelmstoUen ) que 
j'ai commencé à faire creuser en 1794, près de Steben, 
et qui n'a encore que 840 toises de long, on a trouvé 
successivement dans le schiste de transition : des cou- 
ches subordonnées de griinstein pur et porphyroïde, 
des couches de pierre lydique et d'ampelite ( alauns-. 






CHAPITRE XVII. 3l 

iuan est aussi un calcaire de transition. 
Peut-être forme-t-il une couche subordonnée 
dans les scliistes de Malpasso, Ce gisement 
seroit analogue à ce que l'on observe dans 
beaucoup de parties de la Suisse '. La zone 
schisteuse, dont le centre est le ravin de 
Piedras Azules , paroit divisée en deux 
formations. Sur quelques points, on croit 
observer un passage de l'une dans l'autre. 
Les griinsteèn qui recommencent au sud de 
ces schistes ne m'ont paru guère différer de 
ceux que l'on trouve au nord du ravin de 
Piedras A zules . Je n'y ai pas vu de pjroxène; 
mais , sur les lieux mêmes ,j'en ai reconnu 
des crystaux nombreux dans Xamjgdaloïde 
qui paroit si intimement liée avec le grùn- 
stein , qu'elle alterne plusieurs fois avec lui. 
Le géognoste peut regarder sa tâche 
comme remplie , lorsqu'il a exactement 
tracé les gisemens des diverses couches, 
lorsqu'il a rappelé les analogies qu'offrent 
ces gisemens avec ce qui a été observé 

chiefer) , des couches de griinstein à petits grain». Tou- 
tes ces couches caractérisent des formations de Iran- 



t Par exemple , au Glyshoi 

L 



32 LIVllE VI. 

dans d'autres pays. Mais comment ne pas 
être tenté de remonter à l'origine de tant 
de substances diverses , de se demander 
jusqu'où s'est étendu " le domaine du feu 
dans ces montagnes qui' bordent le grand 
bassin des steppes? Dans les recherches sur 
les gisemens des roches, on a généralement 
à se plaindre de ne pas apercevoir assez de 
liaisons entre les masses que l'on croit su- 
perposées'les unes aux autres. Ici la difficul- 
té semble naître des rapports trop intimes 
et trop multipliés qu'offrent des roches que 
l'on croit ne pas appartenir à une même 
famille. 

La phonolite ( ou leucostine compacte de 
M. Cordier ) est regardée presque générale- 
ment , par tous ceux qui ont examiné à-la- 
fois des volcans brùlans et des volcans éteints, 
comme une coulée de lave lithoïdfe. Je n'ai 
point trouvé à Parapara de vrais basaltes 
ou des dolérites , mais la présence du py- 
roxène dans V amygdaloïde de Parapara laisse 
peu de doute sur l'origine ignée de ces masses 
sphéroïdales fendillées et remplies de vacu- 
oles. Des boules de cette amygdaloïde sont 
enchâssées dans le grûnstein , et cegrûnstein 



' CHAPITRE XVI I. 33 

alterne d'un côté avec un schiste vert, d'un 
autre avec la serpentine de Tucutunemo. 
Voilà donc une liaison assrz intime établie 
entre les phonolîtes et les schistes verts, 
ewtre les 3mygdaloides pyroxéniques et les 
serpentines qui renferment des minerais 
de cuivre, entre des substances volcaniques 
et d'autres que l'on embrasse sous les noms 
vagues de trapps de transition. Toutes ces 
masses sont dépourvues de quartz comme 
les véritables porphyres tra péens ou trachytes 
volcaniques. Ce piiénomène est d'autant plus 
remarquable que les grànstein , que l'on dit 
primitifs, renferment, en Europe, presque 
toujours du quarts:. L'iiiclinaisun la plus 
générale des schistes de Piedras Azules, des 
griinstein de Parapiira et des amy^daloïdes 
pyroxéniquesenchâssées dans des couches 
de grunstein, ne suit pas la pente du terrain 
du nord au sud; elle est assez régulièrement 
vers le nord. Les couches tombent vers la 
chaîne côtière, comme l'eroient des sub- 
stances qui n'auroient pas coule. Peut-on 
admettre que tant de roches alternantes, 
enchâssées les unes dans les autres , sont 
d'origine commune? La nature des phono- 
Relat. hist. Tom. 6. 3 

L A 



34 LIVRE VI. 

lites, qui sont des laves lithoïdes à base de 
feldspath, et la nature des schistes verts mê- 
lés d'amphibole' s'y opposent. Dans cet état 
de choses y on peut choisir entre deux so- 
lutions du problème qui bous occupe. 
Dans une de ces solutions , on regarde la 
phonolite du Cerro de Flores comme la 
seule production volcanique de ce terrain ; 
et l'on est forcé de réunir les amygdaloïdes 
pyroxéniques , avec le reste des gninstein^ 
dans une même formation , celle qui est si 
commune dans les montagnes de transition 
de l'Europe , regardées jusqu'ici <îomme non 
volcaniques. Dans l'autre solution du pro- 
blême , on sépare les masses de phonolite , 
d'amygdaloïde et de griinstein qui se trou- 
vent au sud du ravin de Piedras Azules ^ 
des grûnstein et des roches serpentineuses 
qui recouvrent la pente des montagnes au 
nord de ce ravin. Je trouve , dans l'état ac- 
tuel de nos connoissances, des difficultés 
presque également grandes en adoptant Tune 
ou l'autre de ces hypothèses : mais je ne 
doute pas que, lorsqu'on aura examiné plus 
attentivement en d'autres lieux les vrais 
grûnstein ( ceux qui ne sont pas des am- 



CHAPITBE XVII. 35 

phibotites ) renfermés dans les gneiss et les 
micaschistes; lorsqu'on aura bien étudié et 
les basaltes { avec pyroxène j qui fortneiit 
des couches dans des roches primitives ', 
et les diabases et les araygdaloïdes dans les 
montagnes de transition; lorsqu'on aura 
soumis le tissu des masses à une espèce 
d'analyse mécanique, et qu'on aura mieux 
distingué les amphiboles des pyroxèiies » et 
les grûnstein des dolërites, un grand nom- 
bre de phénomènes qui paroîssent aujour- 
d'hui isolés et obscurs viendront se ranger, 
comme d'eux-mêmes , sous des luis géné- 
rales. Les phonolites et les autres roches 
d'origine ignée de Parapara sont d'autant 
plus intéressantes qu'elles indiquent d'an- 
ciennes éruptions Aax\r wnf: zone granitique, 
quelles appartiennent au rivage du bassin 

I Par exemple , à Krobsdorf en Silésie , une couche 
de basalte dans le micaschLsle .1 ctc reconnue par deux 
célèbres giJognostes , MM. de Buch et Raumer ( fow 
GraTÙt dei Riesengebirges , i8i3,p.7o). 

i Les gruttstein ou diabases du l-ichtelfjebirgc en 
Franconie , qui apparttennent au schiste de transition . 
renferment quelquefois des pyroxénes. Voyez Golil- 
fuss et Bischofiiher tloy Ftchlelgebirge , Toni. I . 
p. 173-17/1- 



36 LIVRE VI. 

des steppes, comme les basaltes duHarusch 
appartiennent au rivage du désert de Sa- 
hara ^ ; enfin , qu'elles sont les seules que 
nous ayons observées dans les montagnes 
de la Capitania gênerai de CavacsiS y dépour- 
vues d'ailleurs de trachytes ou porphyres 
trapéens, de basaltes et de substances vol- 
caniques^. 

La pente méridionale de la chaîne côtière 
est assez rapide, les steppes se trouvant, 
d'après mes mesures barométriques , de 
mille pieds plus bas que le fond du bassin 
d'Aragua. Du plateau étendu de Villa 
de Cura nous descendîmes aux bords du 
Rio Tucutunemo, qui s'est creusé, dans la 
roche serpentineuse , une vallée longitudi- 
nale dirigée de l'est à l'ouest, à-peu-près au 
même niveau que La Victoria. De là une 
vallée transversale nous conduisit , dans les 
Llanos , par les villages de Parapara et d'Or- 
tiz. La direction de cette vallée est géné- 

1 Homemann^ Voyage en Afrique, Tom. I, p. 8i , 
et rexcellenté Géographie de M. Ritter , Tom. I, 
p. 872. 

a Depuis le Rio negro jusqu'aux côtes de Cumana et 
de Caracas , à Test des montagnes de Merida , que nous 
n*aYons pas parcourues. 



CHAPITH E XVII. 37 

ralement du nord au sud. Elle est étranglée 
sur plusieurs points. Des bassins, dont le 
iond est entièrement horizontal , commu- 
niquent entre eux par des gorges étroites 
et à pentes rapides. C'étoient sans doute 
jadis de petits lacs qui, par l'accumutation 
des eaux ou ])ar quelque cataslrojihe plus 
.-violente, ont rompu les digues qui ]e« se- 
paroient. Ce phénomène se retrouve dans 
les deux continents, par-tout où l'on exa- 
mine les vallées longitudinales qui forment 
les passages des Andes, des Alpes ' ou des 
Pyrénées. Il est probable que c'est l'irrup- 
tion des eaux vers les Llanos qui, par des 
déchiremens extraordinaires, a donné cette 
forme de ruines aux Morros de SanJuan et 
de San- Sébastian. Le terrain volcanique de 
Parapara et d'Ortiz n'est plus élevé que de 
3o à 40 toises au-dessus des Llanos. Les 
éruptions ont par conséquent eu lieu au 
point le plus bas de la chaîne granitique. 

C'est dans la Mesa de Paja, par les 9"^ 
de latitude , que nous entrâmes dans le 

1 Je rappelle aux voyageurs le chemin de la vallét- 
d'Ursem à l'iiospice du Saint-Golliard , et de là à 



38 LIVRB VI. 

bassin des Llanos, Le soleil étoit presque 
au ze'nith ; la terre , par-tout où elle se 
montroit stérile et dépouillée de végétation, 
avoit ' jusqu'à 48*^ et 5o® de température. 
Aucun souffle de vent ne se faisoit sentir à 
la hauteur à laquelle nous nous trouvions 
sur nos mulets ; cependant , au milieu de 
ce calme apparent, des tourbillons de pous- 
sière s'élevoient sans cesse , chassés par ces 
petits courans dair qui ne rasent que la 
sur&ce du sol et qui naissent des différences 
de température qu'acquièrent le sable nu 
et les endroits couverts d'herbes. Cesvew/j 
de sable augmentent la chaleur suffocante 
de l'air. Chaque grain de quartz, plus chaud 
que l'air qui Tentoure , rayonne dans tous 
les sens, et il est difficile d'observer la tempé- 
rature de l'atmosphère saris que des molé- 
cules de sable ne viennent frapper contre 
la boule du thermomètre. Tout aiitour de 
nous, les plaines sembloient ' monter vers 
le ciel; et cette vaste et profonde solitude 
se présentoit à nos yeux comme une mer 
couverte de varec ou d'algues pélagiques. 

I Le tLcrmomètrede Réanmiir, enterre dans le sable, 
mon toit à 38°, 4 et I\cf*. 



CHAPITRE XVII. 3g 

Selon la masse iuégale des vapeurs répan- 
dues dans l'atmosphère , et selon le décrois- 
sement variable de la température des 
couches d'air superposées, l'horizon, dans 
quelques parties , étoit clair et nettement 
séparé; dans d'autres, il étoît ondoyant , 
sinueux et comme strié. La terre s'y con- 
fondoit avec le ciel. A. travers la brume 
sèche et des bancs de vapeurs, on voyoit au 
loin des troncs de palmiers. Dépourvus de 
leur feuillage et de leurs sommets verdoy- 
ans, ces troncs paroissoient comme des mâts 
de navires qu'on découvre à l'horizon. 

11 y a quelque chose d'imposant, mais de 
triste et de lugubre, dans lespectacle uni- 
. forme de ces steppes. Tout y parok immo- 
bile : à peine quelquefois l'oinhrc dun petit 
nuage qui parcourt le zen ith et annonce l'ap- 
proche de la saison des pluies , se projette 
sur la savane. Je ne sais si Ton n'est pas au- 
tant surpris au premier aspect des Llanos , 
qu'à celui de la chaîne des Andes. Les pays 
montagneux, quelle que soit l'élévation 
absolue des plus hautes cimes, ont une 
physionomie analogue ; mais on s'accou- 
tume a'vec peine à la vue des Llanos de Ve- 



L. 



4o LIVRE VI. 

nezuela et de Casanare , à celle des Bampas 
de Buenos-Ayres et du Chaco, qui rappellent 
sans cesse , et pendant des voyages de 20 à 
3o jours, la surface unie de l'Océan. J'avois 
vu les plaines ou Llanos de la Mancha en Es- 
pagne, et les br uy ères (mc^^a) qui s'étendent 
depuis l'extrémité du Jûtland, par le Lune- 
bourg et la Westphalie ' , jusqu'en Belgique. 
Ces dernières sont de véritables steppes dont 
l'homme , depuis des siècles , n'a pu sou- 
mettre que de petites portions à la culture; 
mais les plaines de l'ouest et du nord de 
l'Europe n'offrent qu'une foible image des 
immenses Llanos de l'Amérique méridio- 
nale. C'est dans le sud-est de notre conti-, 
nent , en Hongrie , entre le Danube et la 
Theiss; en Russie, entre le Borysthène, le 
Don et le Wolga, que l'on rencontre ces 
vastes pâturages qui semblent nivelés par 
un long séjour des eaux , et qui terminent 
l'horizon de toutes parts. Les plaines de la 
Hongrie frappent l'imagination du voyageur 
par le jeu constant du mirage , là où je les 

I, Les parties les plus unies de ces landes (Heideland) 
se trouvent entre Oldenbourg et Osnarbriick , près de 
Frisoyde. 



CHAPITHE XVII. 4> 

ai traversées, sur les frontières de l'Aile- 
magne, entre Presbourg et OEdeiibourg; 
mais leur plus grande étendue se trouve 
plus à l'est entre Czeglèd, Debreczin et 
Tittel '. C'est une mer de verdure qui a 
deux issues , l'une près de Gran et de Wai- 
tzen, l'autre entre Beigrad et Widdin. 

On a cru caractériser les différentes par- 
ties du monde en disant que l'Europe a des 

I Ces vastes steppes <k la Hongrie ne sont élevées 
que de 3o à 40 toises au -dessns du nivean de la mer , 
qni en est éloignée de plus de 80 lieues. ( IVahlenbrrg 
Flora Carpaût, p. xxxu.) Le baron de Podmanitzky , 
Irès-tlislingtié par son insiruclion dan* 
physiques, a fait niveler ces plaines â 1" 
eana) projeté entre le Danube et la Theiss. H a trouvé 
Varéte dcparlage , U convexité du terrain qui s'aliaisse 
vers le lit des deux rivières i3, loîses au-dessus d^s eaux 
moyennes du Danube. Plusieurs lieues carrées sont dé- 
pourvues de villages cl de fermes. Ces pâturages , qui 
font horizon, i^ppellent dans le pays des Pu.xzta. Ou 
trouve ces plaines qui sont entremêlées de marécages 
et de parties sablonneuses en-derà de la TheJss, entre 
Czeglèd , Csaba , Komloss et Siarwass; au-delà de la 
Theiss, entre Debreczin, Karcza<; el Szoboszlo. J'ai 
trouvé , d'après la carie de Lipsky , Vari-a de ces 
plaines dans le bassin inférieur de la Hongrie , de 
ïSoo à ^OOD lieues carrées de 20 au degré. Entre Cze. 
glèd , Szoluok el Ketskemct , la plaine est presque une 
mer de sable. 



4^ LIVRE VI. 

bruyères^ l'Asie des steppes^ T Afrique des 
déserts ^ l'Amérique des savanes \ mais, par 
cette distinction , on établit des contrastes 
qui ne sont fondés ni dans la nature des 
choses , ni dans le génie des langues. L'exi- 
stence d'une bruyère suppose toujours une 
association de plantes de la famille des £ri< 
cinées ; les steppes de l'Asie ne sont pas 
par-tout couvertes de plantes salines; les 
savanes de Venezuela offrent avec les gra- 
minées de petites Mimoses herbacées ,. des 
Légumineuses et d'autres Dicotyledonées. 
Les plaines de la Songarie , celles qui s'é- 
tendent entre le Don et leWolga, les Fuszta 
de la Hongrie sont de véritables savanes , 
des pâturages abondans en graminées ; tan- 
dis que les savanes, à l'est et à l'ouest des 
Montagnes Rocheuses et du Nouveau- 
Mexique 9 produisent des CheQopodées qui 
renferment du carbonate et dil muriate de 
soude ^ L'Asie a de véritables déserts dé- 
pourvus de végétation , en Arabie , dans le 

I Au nord-ouest du Missoury et au nord du Rio 
Zaguananas , qui se jette dans le Rio Colorado de Ca- 
lifornie, les plaines renferment du gypse et du sel 
gemme. Foj'ez mon Jtlas Mexicain, PI. i. 



CflAPITJlE XVII. 43 

Gobi, et en Perse. Depuis qu'on a mieux 
appris à connoître les déseris de l'intérieur 
de l'Afrique , si long-temps et si vague- 
ment réunis sous la dénomination de 
désert de Sahara ( Zahra ) , on a observé 
que , dans l'est de ce continent , comme en 
, Arabie, il y a des savanes et des pâturages 
enclavés au milieu de terrains nus et arides. 
Ce sont ces derniers , ces dé.serts couverts 
de graviers, dépouillés de végétaux, qui 
manquent presque entièrement ;m Nouveau 
Monde. Je n'en ai vu que dans la partie 
basse du Pérou, entre Amotapeel Coquimbo, 
sur les bords de la mer du Sud. Les Espa- 
gnols les appellent , non des Llanns , mais 
les d!ej((?rtor deSeciuira etd'Atacnmez. Cette 
solitude a peu de largeur, mai^ /|iio iieues 
de long. La roche y perce par-tout à travers 
les sables mouvans. Il n'y tombe jamais une 
goutCe d'eau ; et , comme dans le désert de 
Satiara , au nord de Tcmibucton , le désert 
péruvien présente, près de Huaiira , une 
riobe mine de sel gemme. Par-tout ailleurs' 

I Onseroil lenlé cependant d'appeler i/r'.tert ]fi Cam- 
pas dos Parecis , ce ïuste plateau sabtoiincuT ilu Brésil 
qBi donne naissance aux rivières Tai>ajos, Paraguay et 



44 IiIVHE VI. 

dans' le Nouveau Monde , il y a des plaines 
désertes , parce qu'elles sont inhabitées , 
mais non de véritables déserts. 

Les mêmes phénomènes se répètent dans 
les régions les plus éloignées ; et , au lieu 
de désigner ces vastes plaines dépourvues 
d'arbres par la nature des herbes qu'elles 
renferment , il paroît simple de les distin- 
guer^ en déserts et en steppes ou savanes; 
en terrains nus, sans trace de végétaux, et 
en terrains couverts de graminées ou de 
petits végétaux de la classe des Dicotyledo- 
nées. On a désigné, dans beaucoup d'ou- 
vrages, les savanes de l'Amérique , sur-tout 
celles de la zone tempérée , par le nom de 
prairies-^ mais ce mot me paroît peu appli- 
cable à des pâturages souvent très-secs, 
quoique couverts d'herbes de 4 à 5 pieds 
de haut. Les Llanos et les Pampas de l'A- 
mérique méridionale sont de véritables 
steppes. Ils offrent une belle verdure pen- 
dant la saison des pluies; mais, dans le 
temps des grandes sécheresses , ils prennent 

Madeira, et qui s*étend sur le dos des plus hautes 
montagnes. Il est presque dépourvu de yégétation , et 
rappelle le Gobi de la Mongolie. * 



/ 



chapithe xvu. 45 

l'aspect d'un désert. L'herbe se réduit alors 
en poudre; la terre se crevasse; le crocodile 
et les grands serpens restent ensevelis tl.ins 
la fange desséchée , jusqu'à ce que les pre- 
mières ondées du priiitt-nips les réveillent 
d'un long assoupissement. Ces phénomènes 
se pi*ésentent sur des espaces arides de 5o 
à -60 lieues carrées, par-tout où la savane 
n'est pas traversée par des rivières : car , 
sur le bord des ruisseaux et autour des pe- 
tites mares qui renferment une eau crou- 
pissante , le voyageur rencontre, de distance 
en distance, même pendant l'époque des 
grandes sécheresses, des bouquets de Mau- 
ritia, palmier dont les feuilles en éventail 
conservent une brillante verdure. 

Les steppes de l'Asie sont toutes hors 
des tropiques, et forment des plateaux très- 
élevés. L'Amérique présente aussi , sur le 
dos des montagnes du Mexique, du Pérou 
et de Quito, des savanes d'une étendue 
considérable ; mais ses steppes les plus 
vastes, lestlanos de Cumana , de Caracas et 
de Meta , ont très-peu de hauteur au-dessus 
du niveau de l'Océan , et appartienent toutes 
à la zone éqiiinoxiale. Ce sont ces circon- 



46 LIVRIs? VI. 

Stances qui leur donnent un caractère par^- 
ticulier. Elles n'ont pas , comme les steppes 
de TAsie australe et les déserts de la Perse, 
ces lacs sans écoulement , ces petits sys- 
tèmes de rivières qui se perdent ou dans 
des sables ou par des filtrations souter- 
raines. Les LUmos de T Amérique sont in- 
clinés vers l'est et le sud ; leurs eaux cou- 
rantes sont des affluens de rOrénoque. 

Le cours de ces rivières m'avoit fait croire 
jadis que les plaines formoient des plateaux 
qui étoient au moins élevés de loo à i5o 
toises au-dessus du niveau de la mer. Je 
supposois que les déserts de l'intérieur de 
l'Afrique avoient aussi une hauteur consi- 
dérable , et qu'ils se suivoient , comme par 
étage , depuis les côtes jusque dans Tinté- 
rieur de ce vaste continent. Aucun baro- 
mètre n'a encore été porté dans le Sahara. ^ 
Quant aux LUmos de l'Amérique, j'ai trouvé, 
par les hauteurs barométriques observées 
à Calabozo , à la Villa del Pao et à l'em- 
bouchure du Meta , qu'ils n'ont que 4o à 
5o toises de hauteur au-dessus du niveau 
de l'Océan. La pente des rivières est extrê- 
mement douce , souvent presque insensible. 



1 



CIIAPITCE XVI I. 47 

Aussi le moindre vent et les crues de l'O- 
rénoque font rétrograder les rivières qui 
s'y jettent. Le Rio Arauca offre souvent 
ce courant vers le haut. J^s Indiens croient 
descendre pendant une journée en navi- 
guant de l'cnihouchure vers les sources. Les 
eaux qui descendent sont séparées de celles 
qui remontent par une grande niasse d'eau 
stagnante dans laquelle il se forme , par 
ta rupture de l'équ îiibre , des tournans 
dangereux pour les bateaux. 

Ce qui caractérise le plus les savanes ou 
steppes de l'Aniériquc méridionale, c'est le 
manque absolu de collines et d'inégalités, 
le niveau parfait de toutes les parties du 
sol. Aussi les conquérans espagnols qui ont 
pénétré les premiers de Coro aux rives de 
l'Apure, ne les ont nommées ni déserts, ni 
savanes, ni^praîries , mais des plaines , los 
Llanos. Sur 3o lieues carrées, le terrain 
n'offre souvent pas une émiuence d'un pied 
de hauteur. Cette ressemblance avec la 
surface de la mer frappe sur-tout l'imagina- 
tion là où les plaines sont absolument dé- 
pourvues de palmiers , el où Ton est assez 
éloigné des montagnes du littoral et de l'O- 



48 LIVRE VI. 

rénoque pour ne pas les voir , comme dans 
la Mesa de Pavones, On seroit tenté d'y 
prendre , avec un instrument à réflexion , 
,des hauteurs de soleil, si Xhorizon de terre 
n'étoit pas constamment embrumé , à cause 
du jeu variable des réfractions. Cette égalité 
de surface est plus parfaite encore dans le 
méridien de Calabqzo , que vers l'est, entre 
le Cari , la Villa del Pao et Nueva Barcelona: 
mais elle règne sans interruption depuis les 
bouches de l'Orénoque jusqu'à la Villa de 
Araure et à Ospinos , sur un parallèle de 
i8o lieues de long, et depuis San-Carlos 
jusqu'aux savanes du Caqueta sur un méri- 
dien ^ de 200 lieues. Elle caractérise parti- 
culièrement le Nouveau - Continent , de 
même que les basses steppes d'Asie, entre 
le Borysthèneet le Wolga, entre l'Irtisch et 
i'Obi ^. Au contraire , les déserts de l'Afrique 
centrale , de l'Arabie , de la Syrie et de la 
Perse , le CoHi et le Casna ^ , offrent beau- 

I Proprement du N. N. E. au S. S. O. 

a Gûldenstedt , Reise , Tom. I, p. 116-126. Gmelin , 
Flor, Sibir, Prœf,^ p. 3i. P allas , Tom. II, p. 75; 
Tom. III, p. 638. 

3 Ou Karak , entre Tlaxartes et TOxus. 



cil APITR E XVI 1. /|9 

coup d'inégalités, des rangées de collines, 
de» ravines sans eau , des roches qui per- 
cent les sables". 

Les Llanos , maigre l'apparente unifor- 
mité de leur surface, présentent cependant 
deux genres d'inégalité qui n'échappent pas 
à l'observation d'un voyageur attentif. Le 
premier est désigné par le nom de bancos : 
ce sont de véritables bancs , des hauts-fonds 
dans le bassin des steppes, des couches 
fracturées de grès ou de calcaire compacte 
qui sont placées 4 ou 5 pieds plus haut que 
le reste de la plaine. Ces bancs ont quelque- 
fois trois ou quatre lieues de long; ils sont 
entièrement unis et à surface horizontale; 
on ne s'aperçoit de leur existence que lors- 
qu'on en examine les bords. Le second 
genre d'inégalité ne peut être reconnu que 
par des nivellemens géodésiques ou baro- 
métriques, ou parle cours des fleuves. On 
l'appelle Mesa. Ce sont de petits plateaux , 
ou plutôt des éniiuences convexes , qui 
s'élèvent insensiblement à quelques toises 

I yoyez lei recherche» laborieuses de M. Meiners 
inr les déserts dans Untersuchungen iiber die Mensrhen- 
arten , Tom. I , p. loi. 

Relat. hist. 'I\ fi. 4 



5o LIVRE VI. 

de hauteur. Telles sont , vers Test , dans la 
provioce de Cumana, au nord de la Villa 
de la Merced et de Candelaria , les Mesas de 
Amana , de Guanipa et de Jonoro , dont 
la direction est du sud-ouest au nord-est , 
et qui , malgré leur peu d'élévation , par^ 
tagent les eaux entre l'Orénoque et la côte 
septentrionale de la Terre-Ferme. La seule 
convexité de la savane fait le partage ; c'est 
là que se trouvent les divortia aquarum > , 
comme en Pologne ^ oii , loin des Carpathes, 
la plaine même divise les eaux entre la Bal- 
tique et la mer Noire. Les géographes qui 
supposent d^s chaînes dé montagnes par*- 
tout où il y a une arête de partagé , n'on^ 
pas manqué d'en figurer , dans les cartes , 
4UX sources du Rio Neveri , de l'Unare , du 
Ouarapiche, et du Pao. C'est ainsi que les 
prêtres de race mongole , d'après un usage 
antique et superstitieux, érigent des obo ou 
petits tertres de pierre sur tous les points 
où les rivières coulent dans un sens opposé. 
Le tableau uniforme qu'offrent les Uanasj 

I « Cn. Manlium prop< jugis ( Tauri ) ad ctWorda 
aquarum castra posuUa^^ » LÎTius, Ub. 3S, c. 75 , {éd. 
Fenet, ^ Tom, IV^p. 191.) 



r.n vpiTtiK XVII. 5i 

l'extrême rareté des habitations, les fatigues 
du voyage sous un ciel embrasé et dans 
une atmosphère obscurcie par la poussière, 
la rue de cet horizoa qui paroît sans cesse 
fuir devant nous , ces troncs isolés de pal- 
miers qui ont tous une même physionomie, 
et que l'on désespère d'atteindre , parce 
qu'on les confond avec d'autres troncs qui 
montent peu-à-peu sur l'horizon visuel, 
toutes ces causes réunies fout paroitre les 
steppes beaucoup plus grandes qu'elles ne 
le sont eu réalité. Les colons <[ui habitent 
la pente méridionale de la chaîne côtière 
Toient s'étendre , à perte de vue , les steppes 
vers le sud, comme un océan de verdure. 
Ils savent que , depuis le Delta de l'Oré- 
noque jusqu'à la province de Varinas, et 
delà , en traversant les rives du Meta , du 
Giiaviare et du Caguan , on peut avancer 
dans les plaines, d'abord de l'est à l'ouest, 
et puis dti nord-est au sud-est , 38o lieues ' 
jusqu'au-delà de l'équateur , au pied des 
Andes de Pasto. Us connoissent, par les 
récits des voyageurs , les Pampas de Buenos- 

I C'est U distance de Tomliiirtou auï rôles seplcri- 
trionales d'Afriqnf. 



Sa LIVBE VI. 

Ayres qui sont aussi des Llanos couverts 
d'herbe, fine^ dépourvus d'arbres » reiciiplis 
de bœufs et de chevaux devenus sauvages. 
Ils supposent, d'après la plupart de nos 
cartes d'ABEiérique , que ce continent n'a 
qu'une seule chaîne de montagnes, celle 
des Andes , qui se prolonge du sud au nord, 
et ils se forment un système vague de la 
contiguité de toutes les plaines, depuis l'O 
rénoque et l'Apure jusqu'au Rio de la Plata 
et au déticoit de Magellan. ^ 

Je ne m'arrêterai point ici à la description 
minéralogique des chaînes transversales qui 
divisent l'Amérique de l'est à l'ouest, et 
que j'ai fait connoître , dès l'année ï8oo, 
dans mon Esquisse d'un tableau géologique < . 
Il suffit de rappeler , de la manière la plus 
daire et la plus concise , la structure giné- 

I Journal de Physique , Tom. LIII , p. 3o. Ce mé- 
moire avoit été rédigé et envoyé ea Europe , immédia- 
tement après mon retour del'Orénoque , lorsque j'arois 
& peine pu soumettre au calcul les observations astro- 
nomiques par lesquelles j'ai déterminé la configura tkm 
de la chaîne de la Parime. J*ai rectifié depuis ces pre- 
miers aperçus sur retendue des plaines , d'après les 
notions que j'ai acquises, et pendant mon séjour au 
Pérou , et par mes relations avec le Brésil. 



ciiAPiTFK xvrr. 53 

raie d'un continent dont les extrémités , 
quoique placées sous des climats jteu ana- 
logues , offrent cependant plusieurs traits 
de ressemblance. Pour se faire_ une idée 
exacte des plaines , de leur configuration 
et de leurs limites , il faut connoitre le» 
chaînes de montagnes qui en forment le 
rivage. Nous avons déjà décrit la Cordillère 
du littoral , dont la plus haute cime est la 
Silla de Caracas , et qui se lie par l'Paramo 
de las Rosas au Nevado de Merida et aux 
Andes de la Nouvelle-Grenade. Nous avons 
TU que, sous les lo" de latitude nord, elle 
se prolonge depuis Quibor et Barquesimeto 
jusqu'à la pointe de Paria. Une seconde 
chaîne de montagnes , ou plutôt un groupe 
moins élevé , mais beaucoup plus large , 
s'étend, entre les parallèles de 3" et 7", des 
bouches du Guaviare et du Meta aux sources 
de l'Orénoque, du Maronyet de l'Esquibo, 
vers la Guyane hollandoise et franroise. 
J'appelle cette chaîne la Cordillère de la 
Parime , ou des grandes cataractes de TO- 
réaoque; on peut la suivre sur aSo lieues 
de long, mais c'est moins une chaîne qu'un 
amas de montagnes granitiques qui son!. 



54 'LIVRE VI. 

séparées par de petites plaines, saris être 
par-tout disposées par rangées. Le groupe 
de montagnes de la Parime se rétrécît con- 
sidérablement entre les sources de rOré« 
noque et les montagnes de Démérary , dans 
les Sierras de Quimiropaca et de Pacarairao 
qui partagent les eaux entre le Carony et I« 
Rio Parime ou Rio de Aguas blancas. C'est 
le théâtre des expéditions entreprises pour 
la reche^he du Dorâdo et de la grande ville 
de Manoa , le Tombuctou du Nouveau-Con- 
tinent. La Cordillère de la Patime n est pa& 
liée aux Andes de la Nouvelle-Grenade; elle 
en est séparée par un espace de 80 lieues 
de largeur. ^ on la supposoit détruite dans 
cet espace par quelque grande révolution 
du globe, ce qui n'est guère probable, il 
Êtudroit admettre qu*elle se détacha ancien-^ 
neraent des Andes , entre Santa-Fe de Bc^potâ 
et Pamplona. Cette remarque sert à fixer pItM 
facilement dans la mémoire du lecteur la 
position géographique d'une Cordillère qui 
a été jusqu'ici très-imparfaiten^eot coimuô. 
Une troisième chaîné de montagnes réunit^ 
sous les 16^ et 18^ de latitude méridionale 
( par Santa-Crux de la Sierra , les Serranias 



ciiAPirnE XVII. 55 

de Aguapehy et les fa meux Campas dos Pa- 
reci's),. les Andes du Pérou aux montagnes 
du Brésil. C'est la Cordillèrv de Chi^uiCos qui 
•'élargit dans la capitainerie de Minas Ge- 
raes, et divise les affliiens de In rivière des 
Amazones et ceux du Rio de la Plata ', non- 
seulement dans l'intérieur du jiays , dans 
le méridien de Villa-Boa, mais aussiàquel- 
ques lieues de la cote , entre Rio Janeiro 
et Bahia». 

Ces trois chaînes transversales, ou plu- 
lôt ce* trois groupes de montagnes dirigés 
de l'ouest à t'est , entre les limites de la 
zone torride, sont séparés par des terrains 
entièrement unis , les plaines de Caracas 
Qu du Bas-Orénoque, \g& plaines de t' J ma- 
zone et du Rio Negro, les plaines de Bue- 
nos-Jyres ou de la Plata. Je n'emploie pas 
les noms de vallées , parce que le Bas-Oré- 

r II n'y a qu'un porlagc de Sîaa braças entre lp 
Gnapore ( branclie du Marniore el de la Madeira ] et 
le Bio Âguepebj ( brandie dn Jaiira et du Paraguay ). 
Voyez le Journal inslructîf publié a Rio Janeiro, sous 
le nom Ae Patriata , i8i3, n." 5, [i. 33. 

2 La Cordillère de Chiquitas etdu Bréiil se prolonge 
Vcn le sud-est , dans le gouvernement ic. Rio Grande. 
Jusqtteï au-delà des ^o" de latitude sud. 



58 tITRK Tl. 

Conorichite et le Cassiquiare , par les '5^ 
et 4° de latitude. Sous le mênie parallèle , 
il y a d'autres clairières ou sa^anas limpias <, 
entre les sources du Mao et du Rio de 
Aguas blancas, au sud de la Sierra de Pà- 
caraima. Ces dernières savanes sont habitées 
par des Caribes et des Mâcusis nomades : 
elles se rapprochent des frontières de^ Guy* 
ânes hoUandoise et françoîse. 

Nous venons de développer la constitu- 
tion géologiqtie de T Amérique méridionale. 
Nous allons en présenter les traits princi* 
paux. Les côtes de Touest sont bordées par 
un énorme mur de montagnes , qui est riche 
en métaux précieux par-tout où le feu vd- ' 
canique ne s'est pas fait jour à travers les 
neiges étemelles, c'est la cordillère des Andes. 
Des cimes de porphyre trapéen s'élèvent 
au-delà de 33oo toises, et la hauteur moyenne 
de la chaîné^ est de i85o toises. Elle se 

1 Savanes ouvertes, sans arbres , limpias de aboies, 

2 Dans la myâVelle-Grenade, à Quito et au Përbn, 
diaprés les mesures faites par Bouguer , par La Gon- 
damine et par moi. Foyez^ sur les diffërens rapports 
qu'offrent lés Pyrénées , les Alpes , les Andes et THi- 
màlaya dans leurs plus bautes cimes et dans Télémiion 
moyenne de la cbaine ( deux élémens si souvent con- 



m A HrTll E XVII. jrj 

prolonge dans le sens d'un méridien , et en- 
voie, dans chaque hémisphère. Il ne br;inche 
Wérale, parles lo" de latitude nord et les 
tëfi et 180 de latitude sud, La première d( 
C«s branches, celle du littoral de Caracas, 
est moins large , et forme une véritable 
ditatne. La seconde, la Cordillère de Chi- 
^uittos et des sources du Gtia|K>re , est trés> 
fiche en or, et s'élargit vers l'est, au Bré- 
sil, en de vastes plateaux d'un climat doux 
ft tcHipïré. Entre ce» deux chaînes trans- 
versales, contiguès aux Andes , se trouve, 
ies 3" aux 7° de latitude nord , un groupe 
ieoté de montagnes granitiques qoi se pfo- 
^ longe également dans le sens d'un parallèle 
k i'équateur , mais qui , ne dépassant pas 
le méridien ' de 71", termine brusquement 
fers l'ouest, et n'est point lié aux Andes 
de la Nouvelle-Grenade. Ces trois chaînes 
transversales n'ont point de volcans actifs: 
nous ignorons si la plus méridionale est de- 

Ctndin ), me% Recherches *tir les mon*:a^nes dv l'Iniic. 
(-A*i«i&» de Chimie et de Physique, 1816 , Tom. III, 

p. a.o.) 

I Lalongitudcdf PiirtoCibrlIo l'ïi 70" S?' Tàloc- 
cillent de Paris. 



6o LIVA£ VI. 

pourvue , , comme les deux autres , de tra- 
chyte ou porphyre trapéen. Aucune de 
leurs cimes n'entre dans la limite des neiges 
perpétuelles , et la. hauteur moyenne de la Cor- 
dillère de la Parime et de la cbaîne côtière 
de Caracas n'atteint pas 600 toises , quoi- 
que quelques cimes ^ s élèvent à 1 4oo toises 
au-dessus du niveau des mers. IjCS trois 
chaînes transversales sont séparées par des 
plaines, toutes fermées vers l'ouest et ou- 
vertes vers Test et le sud-est. Lorsqu'on 
réfléchit sur leur peu d'élévation au-dessus 
de la surface de l'Océan , en est tenté de 
les considérer comme des golfes prolongés 
dans la direction du courant de rotation; 
Si les eaux de l'Atlantique , par l'effet de 
quelque attraction particulière , se soûle*- 
voient à l'embouchure de l'Orénoque , à 
5o toises , à l'embouchure de l'Amazone à 
aoo toises de hauteur , la grande marée 
couvriroit plus de la moitié de l'Amérique 

I On ne conipte pas ici, comme appartenant à la 
chaîne côtière , les Nevados et Paramos de Merida et 
de Truxillo qui sont un prolongement des Andes de la 
Nouvelle-Grenade. La chaîne de Caracas ne commence^ 
qu'à Test de 71* de longitude. 



CHAPITBEXVIl. 6l 

méridionale. La jienle orientale on le pied 
des Andes, éloigné aiijonrd'hiii de six cents 
lieues des côtes du Brésil, seroit une grève 
battue par les flots. Cette considération 
est le résultat d'une mesure barométrique 
faite dans la province de Jaen de Bracamo- 
ro.s, où l'Amazone sort des Cordillères. J'y 
ai trouvé les eaux moyennes de cette im- 
mense rivière seulement élevées ' de 194 
toises au-dessus du niveau actuel de l'At- 
lantique. Cependant ces plaines intermédi- 
aires, couvertes de forêts, sont encore cinq 
fois plus élevées que les /*aw2p(W de Buenos- 
Ayres et les Lîanos de Caracas et du Meta 
couverts de graminées, 

CcaLlanos, qui forment le bassin du Bas- 
Orénoque, et que nous avons traversés deux 
fois dans une même année , aux mois de 
mars et de juillet , communiquent avec le 
bassin de l'Amazone etduRioNegro, limité, 
d'un côté, pai' la cordillère de Chiquitos, 
de l'autre par les montagnes de la Parinie. 
L'ouverture qui reste entre ces dernières 
et les Andes de la Nouvelle-Grenade donne 

t Par les 5° 3i' a8" de la[iiude australe et les 80° 
W 37" de longitude onidcninlc 



L 



6a LIVRK VK 

lieu à cette communication. L'aspect du ter- 
rain rappelle ici , mais sur une échelle beau- 
coup plus grande , les plaines de la Lom-** 
bardie , qui ne sont aussi élevées que de 
5o à 60 toises au-dessus du niveau de TO^ 
céan I , et qui se dirigent d*abord de ta 
Brenta k Turin , de Test à Touest ; puis dé 
Turin à Coni, du nord au sud. Si d'autres 
faits géologiques nous autorisoient à regar- 
der les trois grandes plaines du Bas-Oré« 
noque, de l'Amazone et du Rio de la Plata, 
comme des bassins d*anciens lacs^, on croi- 
roit recQnnoitre, dan^ les plaines du Rio 

1 M. Oriani n*a trouvé le sol du jardin botanique au 
collège de Brera à Milan que de 65,7 toises ; le sol de 
la grande place de Pavie que de 43,5 toises au*dessns 
des côtes. Mais le niveau du lac Maggiore , sur le horà 
septentrional de la plaine , est élevé de 106 toises , et 
Turin (salle de Tacadémie), à Textrémité occidentale 
de la plaine, d'après M.Ducros, de I3i5 toises au dessus 
du niveau de l'Adriatique. 

2 En Sibérie, les grandes steppes, entre Urtisçb et 
l'Oby , sur-tout celle de Baraba, remplie de lacs salés 
( Tchabaklj , Tchany , Karasouk et Topolnoy ) , pa- 
roissent avoir été , diaprés les traditioas chinoiaes, 
même encore dans des temps historiques , une mer ii^ 
térieure. Voyez les savantes reclierches de M. Jules 
de I^aproik dans le Mag, cncyclop,^ sept. 1S17 , p. 



cil vpiTiii; xvi r. 63 

Vichada et du Meta, un canal par lequel les 
eaux du lac supérieur, celles des plaines de 
l'Amazap, se sont frayé un chemin vers le 
bassin inférieur, celui des Llanos île Cara- 
cas, en séparant la CoidUlère de la Pa'rinie 
de celle des Andes. Ce canal est une espèce 
de détroit terrestre» Le sol, entièrement 
uni entre le Guaviarer, le Meta et l'Apure, 
ne présente aucun vestige d'une irruption 
■violente des eaux; mais, sur le bord de Irt 
Cordillère de la Parime, entre les 4" et ')" 
de latitude, i'Orenoqiie, qui coule depuis 
ta source jusqu'à U bouche du Guaviare 
vers l'ouest , s'est frayé un chemin à travers 
les rochers, en dirigeant son cours du sud 
au nord. Toutes les grandes cataractes, 
comme nous le verrons bientôt, sont pla- 
cées dans cet intervalle. Dès que la rivière 
est parvenue à la bouche de l'Aptuc clans 
ce terrain extrêmement bas, où la pente 
vers le nord se rencontre avec la contre- 
pente vers le sud-est , c'est-à-dire avec le 
talus des plaines qui se relèvent insensible- 
ment vers les montagnes de Caracas, la ri- 

■ Ândreotsy , Voyage ii Vembnmhure île la mer 



64 LIVRE VI. 

vièrc tourne de nouveau et coule vers Uest. 
J'aioru devoir dès-àcprésent fixer rattenlioii 
(lu lecteur sur ces inflexions bi||pres de 
rOrénoque^ parce que> appartenant à deux 
bassins à- la- fois ^ son cours marque, pour 
ainsi dire, même sur les cartes les plus im- 
parfaites, la direction de cette partie des 
plaines qui s'interpo^nt entre les Andes de 
la Nouvelle-Grenade et le bord occidental 
des montagnes de la Parime. 

lycs Llanos^ ou steppes du Bas-Orénoque 
et du Meta, portent, comme les déserts en 
Afrique, dans leurs différentes parties , des 
noms différens. Depuis les bouches du 
Dragon suivent, de Test à l'ouest : les JL/a- 
nos deCumana, deBarcelona, et de Caracas 
ou Venezuela ^ Là où les steppes tournent 
vers le sud et le sud-sud- ouest, depuis le 

I Voici les sous- divisions de ces trois grands Llanos 
comme je les ai marquées sur les lieux. Les Llanos de 
Cumana et de la Nouy elle- Andalousie renferment ceux 
dq Maturin et de Terecen, d'Amana, de Guanipia, de 
Jonoro et du Cari. Les Llanos de Nueva^Barcelona 
comprennent ceux d'Aragua , de Pariaguan et de Villa 
del Pao. On distingue , dans les Llanos de Caracas , 
ceux de Chaguaramas ^ d'Uritucu , de Calabof o ou du 
Guarico, de la Porlnguesa , de San-Carlos et d*Araure, 



CHAPITRE XVII. 65 

8" de latitude , entre le méridien des 70" 
et 73" de longitude, on trouve, du Dord 
au sud, lesLlanos de Yarinas, deCasanare, 
du Meta, du Guaviare ,- du Cagiian et du 
Caqueta '. Les plaines de Varinas offrent 
quelques faibles monumens de l'i^ustrie 
d'un peuple qui a disparu. On trouve , en- 
tre Mijagual et le Canu de la Hacha , de 
vrais tumulus, qu'on appelle dans le pays 
les Serrillos de los Indios Ce sont des colli- 
nes en forme de cônes, élevées en terre à 
main d'hommes, et qui renferment proba- 
blement des ossemen.s, comme les tumulus 
des steppes de l'Asie- De même , près du 
Hato de la Calzada , entre Varinas et Canagua, 
OD découvre une belle route de 5 lieues de 
long faite avant la conquête, dans les temps 

I Les liabitaDS 
tous-divisions , depuis le Rio Portugursa jusqu'au Ca- 
qneta , les Llanos de Guanare , de Bocoiiù , de Nutrias 
on de l'Apure , de Palmcrilo près de Quiiitern , de Guar- 
daliio et d'Àrauca, du Meta , d'Apiay près du port de 
Pachaquiaro , du Vicliada , du Guaviare , de l'Arriari , 
derEoirida , du Rio Hacha et du (laguan. On ne connaît 
}ias sufRsammeiit les limites entre les savanes et les 
forêts dans les plaines qui s'étendent de» sources du 
Rio Negro au Puluniayo, 

Relat. hist. T. 6, 5 



66 LIVRE VI. 

les plus reculés, par les indigènes. Cest 
une chaussée en terre de i5 pieds de haut, 
traversant une plaine souvent inondée'. 
Des peuples plus avancés* dans la culture 
étoient-ils descendus des montagnes de 
Truxilll|pt de Merida vers les plaines du 
Rio Apure ? Les Indiens que nous trouvons 
aujourd'hui, entre cette rivière et le Meta, 
sont trop abrutis , pour penser à faire des 
chemins ou à élever des tumulus. 

J'ai calculé Varea de ces Lianos, depuis 
la Caqueta jusqu'à l'Apure, et de l'Apure 
au Delta de l'Orénoque , et je l'ai trouvé de 
17,000 lieues carrées de 20 au degré. La 
partie dirigée du nord au sud est presque 
le double de celle qui se prolonge de l'est 
à l'ouest, entre le Bas-Orénoque et la chaîne 
côtièr^de Caracas. Les Pampas , au nord 
et au nord'Ouest de Buenos - Ayres , entre 
cette ville et Cordova, Jujuy etleTucuman, 
ont à-peu-près la même étendue que les 
Lianos; mais les Pampas se prolongent en- 
core sur une longueur de 1 8° vers le sud ; 
et le terrain qu'elles occupent est si vaste ^ 

I Fiage de Farinas a Santa- Fe , par M. Palacios 
( manuscrit ). 



CHAPITRE XVII. 67 

qu'elles nourrissent, à une de leurs extré- 
mités, des palmiers, tandis que l'autre, 
également basse et unie, est couverte de 
glaces éternelles. 

Les Llanos de l'Amérique , là où ils s'é- 
tendent dans le sens d'un parallèle à l'équa- 
teur, sont quatre fuis moins larges que le 
grand désert d'Afrique. Cette circonstance 
est très -importante d;ins une région où les 
vents soufflent constamment de l'est ù l'ou- 
est. Plus des plaines se prolongent dans cette 
direction, et plus elles ont un climat ardent. 
La grande mer de sable de l'Afrique com- 
munique par le Yemen ' avec la Gédrosie 

I On ne pent èVct surpris que la langue arabe , jilus 
que toute autre langue de l'Orient , soit riche en mots 
qui expriment les idées de âésert , de plaines înliabjtëes 
ou couvertes de graminées. Je pourrois donner une 
liste de plus de vingt mois que les auteurs arabes em- 
ploient sans les distinguer toujours par les nuances 
que chaque mot offre en particulier. Sahl indique de 
préférence une plaine; Daccah , un plateau; Kafr, 
Milifar , Tih, Mekmek, un désert nu, couvert de sable 
et de gravier, dépourvu d'eau; Tanaufah, une steppe. 
Sahara signifie un désert qui offre quelques pâturages. 
En persan , Yaila ^ steppe , plaine couverte de grami- 
nées; Beyaban , désert nu et aride; Desc/iti refi, pla- 
teau, baute plaine. Dans le dialecte turc-tartare , une 

5. 



68 LIVRE VI. 

et le Balouchistan jusqu'à la rive droite de 
rindus; et c'est par Teffet des vents qui ont 
passé sur les déserts situés à l'est , que le 
petit bassin de la mer Rouge , entouré de 
plaines qui renvoient de toutes parts de la 
chaleur rayonnante , est une des régions les 
plus chaudes du globe. L'infortuné capitaine 
Tuckey * rapporte que le thermomètre cen- 
tigrade s'y soutient assez généralement la 
nuit à 34**, le jour de l\o^ à 44**- Nous ver- 
rons bientôt que, même dans la partie la 
plus occidentale des steppes de Caracas, 
nous avons rarement trouvé la température 
de l'air, à l'ombre et loin du sol, au-des- 
sus de 37®. 

A ces considérations physiques sur les 
steppes du Nouveau-Monde se lient d'au- 
tres considérations d'un intérêt plus relevé, 
parce qu'elles tiennent à l'histoire de notre 
espèce. La grande mer de sable de l'Afri- 

lande s'appelle tala ou tschoL Le mot gobi , dont les 
Européens ont fait, par corruption , cobi^ signifie, en 
mongol , uln désert nu. C'est l'équivalent de Scha-mo ou 
Hhdn-Jiaieii chinois. Steppe, ou plaine couverte d'her- 
bes , en mongol , hûdah ; en chinois , houang. 

I Exped. to explore the River Zaïre y 18 18, Introd,, 

p. LI. 



CHAVITRK XVir. 69 

que, les déserts sans eaux, ne sont fréquen- 
tes que par des caravanes, qui mettent jus- 
qu'à 5o jours pour les traverser ' . Séparant 
les peuples de race nègre de ceux de race 
maure et berbère *, le Sahara n'est habité 
que dans les Oasis. Il n'offre des pâturages 
que dans la partie de l'est, où , par l'effet 
des vents alises , la couche de sable est 
moins épaisse, de sorte que les sources 
peuvent se montrer à la surface de la terre. 
En Amérique, des steppes moins laryes , 
moins brûlantes , fertilisées par de belles 
rivières , opposent moins d'obstacles à la 
communication des peuples. Les iJanos 
séparent la chaîne côtière de Caracas et des 
Andes de la Nouvelle-Grenade de la région 
des forêts , de cette Hylœa 3 de TOrénoque , 
qui, dès ia première découverte de l'Amé- 
rique, a été habitée par des peuples plus 
abrutis, plus éloignés de la cidture, que 
^s habitans des côtes , et sur-tout que les 

I C'est le maximum du temps selon Rcnnell. ( Voy- 
age de Munga-Park, Tom. II, p. 335. ) 

a Le» Shilha et les KabyJea. 

3 Ûain. Herod. Melp. ( éd. Schwiegh. , Tom. Il . 
p. 1*67. ) 



70 LIVR£ VJ. 

montagnards des Cordillères. Cependant les 
steppes .n'ont pas plus e'té autrefois le rem- 
part de la civilisation , qu'elles ne sont au- 
jourd'hui le rempart de la liberté des hor- 
des qui vivent dans les forets. Elles n'ont 
pas empêché les peuples du Bas-Orénoque 
dé remonter les petites rivières et de faire 
des incursions au nord et à l'ouest. Si , 
d'après la distribution variée des animaux 
sur le globe , la vie pastorale avoit pu exis- 
ter dans le Nouveau-Monde; si, avant l'ar- 
rivée des Espagnols , les Llanos et les Pam- 
pus avoient été remplis de ces nombreux 
troupeaux de vaches et de jumens qui y 
paissent aujourd'hui, Colomb auroit trouvé 
l'espèce humaine dans un état tout diffé- 
rent. Des peuples pasteurs » se nourrissant 
de lait et de fromage , de véritables noma- 
des, auroient parcouru ces vastes plaines 
qui communiquent les unes avec les autres. 
On les auroit vus , à l'époque des grandes 
sécheresses, et même à celle des inonda- 
tions, combattre pour la propriété des pâ- 
turages, se subjuguer mutuellement, et, 
réunis par un Uen commun de mœurs , de 
langage et de culte, s'élever à cet état de 



CHAPITRE XVI T. J t 

demi -civilisation qui nous surprend chez 
les peuples de race mongole et tartare. 
Alors l'Amérique, comme le centre de l'Asie, 
auroit eu des conquérans qui, s' élevant des 
plaines sur le plateav des Cordillères, et 
abandonnant la vie errante , auroient as- 
servi les peuples civilisés du Pérou et de la 
Nouvelle -Grenade, renversé le trône des 
Incasetdu Zaque', remplacé le despotisme ' 
qu'enfante la théocratie par le despotisme 
qui naît du gouvernement patriarchal des 
peuples pasteurs. Le genre humain, dans 
le Nouveau-Monde , n'a point éprouvé ces 
grands changeraens moraux et politiques, 
parce que les steppes , quoique plus fer- 
tiles que celles de l'Asie, ysont restées sans 
troupeaux ; parce qu'aucun des animaux 
qui offrent du lait en abondance n'est pro- 
pre aux plaines de l'Amérique inéridionalc, 
et que, dans le développement progressif 
de la civilisation américaine , il a manqué 

I Le Zaque ëtoit le cbef séculier de Cundinamarca. 
D paitageoit le pouvoir atec le Grand-Prfire ( Lama ] 
dlraca. Voyez me» Recherches sur les Monumens des 
Américains. ( éd. ia-fol. , p. 346 ; éd. in-8°, Toin, II . 
p. aaS. ) 



k.. 



7» LIVRE VI. 

ce chainoa intermédiaire qui lie les peuples 
chasseurs aux peuples agricoles. 

J'ai cru devoir réunir ici ces notions gé- 
nérales sur les plaines du Nouveau-Conti- 
nent et les contrastes qu'elles offrent avec 
les déserts de l'Afrique et les steppes fer- 
tiles de l'Asie , pour donner quelque inté- 
rêt au récit d'un voyage à travers des ter- 
rains d'un aspect si monotone. A -présent 
que j'ai rempli cette tâche, je vais tracer la 
route que nous avons suivie , depuis les 
montagnes volcaniques de Parapara et te 
bord septentrional des Llanos^ jusqu'aux 
rives de l'Apure, dans la province de Va^ 
rinas. 

Après avt)ir passé deux nuits à cheval, 
et cherché vainement , sous des touffes de 
palmiera Murichi, quelque abri contre les 
ardeurs du soleil , nous arrivâmes avant la 
nuit à la petite ferme du Crocodile (ElCay- 
man) , appelée aussi La Guadalupe. C'est 
un hatQ de ganado ^ c'est-à-dire, une mai- 
son isolée dans la steppe , entourée de quel- 
ques petites cabanes qui sont couvertes en 
roseaux et en peaux. Le bétail, les bœufs, 
les chevaux et les mulets ne sont point par- 



CHAPIT RE SVI 1. ^3 

qués : ils errent librement clans nne éten- 
due de plusieurs lieues carrées. Nulle part 
il n'y a un onclos. Des hommes nus jus- 
qu'à la ceinture , et firmes d'une lance , par- 
courent à cheval les savanes pour inspecter 
les animaux , ramener ceux qui s'éloignent 
trop des pàlurages de la ferme , marquer 
d'un fer chaud tout ce qui n'a point encore 
la marque du propriétaire. Ces iiommes de 
couleur, que l'on désigne sous le nom de 
Peones Llaneros , sont en partie libres ou 
affranchis, en partie des esclaves. Il n'existe 
pas de race plus constamment exposée aux 
feux dévorans du soleil des tropiques. Ils 
se nourrissent de viandes séchées à l'air, 
et faiblement salées. Leurs chevaux même 
en mangent quelquefois. Toujours en selle, 
ils croient ne pas pouvoir faire la moindre 
c»urseàpied. Nous trouvâmes dans la ferme 
Hn vieux nègre esclave qui gouvernoit en 
l'absence du maître. On nous parloit de 
ttoupeaux renfermant plusieurs milliers de 
vaches qui paissoient dans la steppe, et 
pourtant ce fut en vaui que nous deman- 
dâmes une jatte de lait. On nous présenta , 
dans des fruits de l'utumo , une eau jaune , 



^4 LIVRE VI. 

bourbeuse et fétide ; on l'avoit puisée dans 
une mare voisine. La paresse des habitans 
des Llanos est telle, qu'on ne creuse pas 

. de puits , quoique Ton sache qu à dix pieds 
de profondeur on trouve presque par-tout 
de belles sources dans une couche de con- 
glomérat pu grès rouge. Après avoir souffert 
une moitié de Tannée par l'effet des inon- 
dations , on s'expose patiemment dans 
l'autre moitié à la disette d'eau la plus pé- 
nible. Le vieux nègre nous conseilla de 
couvrir le vase d'un linge , et de boire com- 
me à travers un filtre pour ne pas être in- 
commodé par l'odeur, et pour avaler moins 
de cette argile fine et jaunâtre qui est sus- 
pendue, dans l'eau. Nous ne pensions pas 

. alors que, dans la suite, pendant des mois 
entiers , nous serions forcés de recourir à 
ce moyen. Les eaux de l'Orénoque sont 
également chargées de parties terreuses : 
elles sont même fétides là où, dans des 
anses, les corps morts de crocodiles sont 
déposés sur des bancs de sable , ou à demi- 
enterrés dans la vase. 

A peine avoit-on déchargé et placé nos 

- instrumens , qu'on donna la liberté à nos 



CHAPITRE XVI I. 75 

mulets pour qu'ils allassent, comme on dit 
ici, « chercher de l'eau ' dans la savane, n 
Il y a de petits étangs alentour de la ferme: 
les animaux les trouvent, guidés par leur 
instinct , par la vue de quelques touffes 
éparses de Mauritia , par la sensation de 
fraîcheur humide que font naître de petits 
courans d'air au milieu d'une atmosphère 
qui nous paraît calme et tranquille. Quand 
les mares d'eau sont très-éloignées, et que 
les valets de la ferme sont trop paresseux 
pour mener les bestiaux à ces abreuvoirs 
naturels , on les enferme pendant cinq ou 
Six heures dans une étable bien chaude 
avant de les lâcher. L'excès de la soif aug- 
'mente alors leur sagacité , en aiguisant , 
pour ainsi dire , leur sens et leur instinct 
Dès qu'on ouvre l'étable , on voit les che- 
vaux et les mulets, sur-tout ces derniers, 
dont la pénétration excède l'intelligence 
des chevaux , se précipiter dans la savane, 
La quelle relevée, la tête jetée en arrière, 
ils courent contre le vent , s'arrêtent de 
temps en temps comme pour explorer l'es- 
pace ; suivent moins les impressions de la 

) Para bitscai' agua. 



76 LIVRE VI. 

vue que celles de l'odorat , et annoncent 
enfin par un hennissement prolongé que 
Teau se trouve dans la direction de leur 
course. Tous ces mouveiaens s'cKécutent 
plus proinptement, et avec un succès plus 
facile , par les chevaux nés dans les UanoSy 
et qui ont joui long-temps de leur liberté 
en troupeaux errans , que par ceux qui 
viennent de la côte, et qui descendent de 
chevaux domestiques. Dans la plupart des 
animaux, comme dans l'homme , la finesse 
des sens diminue par un Long assujettisse-* 
ment , par les habitudes qui naissent de la 
stabilité des demeures et des progrès de la 
culture. 

Nous suivîmes nos mulets, poui^ cbçix^her 
une de ces mares dont on tire l'eau bour- 
beuse qui avoit si mal étanché notre soif. 
Nous étions couverts de poussière , hâlés 
par ce vent de sable qui brûle La peau plus 
encore que les rayons du soleil. Nous déc- 
rions impatiemment pouvoir prendre un 
bain; mais nous ne trouvâmes qu'un grand 
réservoir d'eau croupissante, environné de 
palmiers. L'eau étoit ti^ouble, quoique, à 
notre grand étonnement, un peu plus fraîche 



cil APITTF, XVI I. -^7 

c^ue l'air. Accoutumés, pendant ce long 
"voyage , à nous baigner chaque fois que l'oc- 
casion s'en présentoit, souvent plusieurs 
/ois dans un inème jour, nous n'hésitâmes 
j>as de nous jeter dans la mare. A peine 
«ommencions-nous à jouir de la fraîcheur 
du bain, qu'un bruit que nous entendîmes , 
à la rive opposée, nous titsortir précipitam- 
ment de l'eau. C'étoit un crocodile qui s'en- 
fonçoit dans la vase. Il auroit été imprudent 
de rester de nuit dans ce lieu marécageux. 
Nous n'étions éloignés de la ferme que 
d'un quart de lieue, cependant nous mar- 
châmes plus d'une heure sans l'atteindre. 
Nous nous aperrûm^-s trop tard que nous 
avancions dans une fausse direction, Partis 
au déclin du jour, avant que les étoiles 
Fussent visibles, nous nous étions avancés 
dans la plaine comme au hasf,rd. Nousétions, 
uomine toujours, munis d'une boussole. Il 
nous étoit même aisé de nous orienter d'a- 
près la position de Canopus et de la Croix 
du Sud; mais tous ces moyens devenoient 
inutiles , parce que nous étions incertains 
81, en sortant de la métairie, nous étions 
allés vers l'est ou vers le sud . Nous essayâmes 



78 LIVRIC VI. 

de retourner. au lieu où. nous nous étions 
baignés, et nous marchâmes encore trois 
quarts d'heure sans retrouver la mare. Sou- 
vent nous crûmes voir du feu à l'horizon ;. 
c'étoient des étoiles quise leyoient, et dont 
l'image étoit agrandie par les vapeurs. Après 
avoir erré long-temps dans la savane, nous 
résolûmes de nous asseoir sous un. tronc de 
palmier , dans un lieu bien sec et entéuré 
d'herbe courte ; car , chez les Européens ré- 
cemment débarqués, la crainte des sérpens 
d'eau est toujours plus grande que celle 
des Jaguars. Nous ne pouvions nous flatter 
que nos guides , dont nous connoissions 
rimpassible indolence , viendroient nous 
chercher dans la savane avant d'avoir pré- 
paré leurs alimens et achevé leur repas. 
Plus nous étions incertains sur notre posi- 
tion , plus nous fûmes agréablement frap- 
pés d'entendre de très * loin le bruit d'un 
cheval qui avahçoit vers nous. C'étpit un 
Indien , armé d'une lance , qui venoit de faire 
le' rodeo , c'est-à-dire la battue , par laquelle 
on réunit les bestiaux dans • un espace de 
terrain déterminé. La vue de deux hommes 
blancs , qui disoient avoir perdu leur che- 



rCHAPITRK XVI I. yg 

rain , lui fit d'abord soiipronner quelque 
rwse. Nous eûmes de la peine à lui inspirer 
<ie la confiance. Il consentit enfin à nous 
cîonduire à la ferme du Cajman, mais sans 
ralentir le petit trot de son cheval. Nos guides 
assurèrent « que déjà ils avoient commencé 
à 'être inquiets de nous ;u et , pour justifier 
cette inquiétude , ils faisoient une longue 
éaumëration des personnes qui , égarées 
dans les Llanos, avoient été trouvées dans 
un état d'épuisement extrême. On conçoit 
I ^ que le dauger n'est bien imminent que pour 
I ceux qui se perdent loin de toute habita- 
1 tien, ou qui, comme cela étoit arrivé dans 
j ces dernières années , dépouillés par des bri- 
gands, ont été attachés par le corps et les 
mains à un tronc de palmier. 

Pour moins souffii r de la chaleur du jour, 
nous nous mîmes en roule à 2 heures de la 
Quit, espérant arriver avant midi à Calabozo, 
petite ville très-commerçante, située au mi- 
lieu des Llanos. I-'aspect du pays est tou- 
jours le même, il ne faisoit pas clair de lune; 
mais les grands amas de nébuleuses qui or- 
nent le ciel austral éclairoient, en se cou- 
chant, une partie de l'horizon terrestre. Ce 



8o XIVRE VI. 

spectacle imposant de la voûte étoilée , qui 
se présente dans son immense étendue, cette 
brise fraîche qui parcourt la plaine pendant 
\ai^ nuit, ce mouvement ondoyant de Therbe 
par-tout où elle atteint quelque hauteur, tout 
nous rappeloit la surface de TOcéan. L'il- 
lusion augmentoit sur-tout ( on ne se lasse 
pas de le dire ) lorsque le disque du soleil 
se montroit à Thorizon , répétoit son image 
par l'effet de la réfraction, et , perdant 
bientôt sa forme aplatie, montoit rapide- 
ment et droit vers le zénith. 

Le lever du soleil est aussi dans les plaines 
Tinstant le plus frais du jour, mais ce chan- 
gement de température ne fait pas une im- 
pression très-vive sur les organes. Nous ne 
vîmes pas baisser généralement le thermQ- 
mètre au-dessous ^ de 27^5, tandis que, près 
d'Acapulco, au Mexique 2, dans des lieux 
également bas , la température est souvent 
à midi de 3a**, et au lever du soleil de 170 
à i8<>. Dans les Llanos, la surface unie 
de la terre qui , pendant le jour , n'est ja- 

1 De 22** Réaum. 

2 Foyez y sur ce pliénoinèDe extraordinaire , mon 
fissaipol, , Tom. II , p. 760*- 



CH APIT RE XVI. 8l 

mais dans l'ombrp, absorbe tant de chaleur, 
que, malgré le rayonnement noctusne vers 
Tin ciel sans nuages , la terre et l'airn'onl pas 
lejemps de se refroidir bien sensiblement 
depuis minuit jusqu'au lever du soleil". A Ca- 
labozo ' , le jour étoit, au mois de mars, de 
Si" à 32", 5; la nuit de 28" à 19", I.a moyenne 
de ce mois , qxii u'est pas le mois le ])bis chaud 
de l'année, paroiss-oit à-peu- près de3o'',G, ce 
qui indique uiiechaleiir énorme pour un pays 
situé sous les tropiques , où les jours ont 

I A Calaboto , à l'ombre et trcs-loiii du sol et de» 
mur», le 1 5 mars 1800, à i",Theim. de Réaum. aii'.a; 
Hygr. à baleine 36"; à 7" du soit. Th. a 5", H. 35V; à 
ia\Th. a3",a; H. 35°,',. Le i6iilars. à i7",Th.aa'',7; 
H. 36°; à a3\Th. ai",? ; H. 3;": à o^ Th. aî^.S; H. 35": 
i a', Th. a6'; H. 34*,3 :à!,-.\ Tli. a5',5 ; H. 3Î'',5 ; à 7\ 
Th. aA^ejH. 33°,5. Le 17 mars, à i6\ Th. aG",3 ; n. 
34'':àIa^Th. aa",il; H. 3 5",3. I^ 18 mars, à a3^Th. 
a3'',a;H.36",iaaqu'àM"de la nuit pas de Tarialion de 
0°, 5 des deun instrumeni. Je pense que le tlimat de 
Calabozo est plus chaud encore que celui de Cumnnti. 
AyantengagéM. Bubio à observer dans ce jtort pendant 
mon absence, j'at pu comparer les mêmes jours. A Cit- 
iiiana,le lliermomètre de Rêauinur s'exl soiitcnn, du i5 
m 18 mars, de 7° du matin à 11" la nuit, de 2o"is4"R- 
UaétO, à Calabozo, à i3o lieues de distance des cà tes 
ael'e*t,auï mêmes heures, de a3^à afi" R. A Ciiinana, la 
teiDpéralure du mois de mars 1800 a été ^i",-!; à CaB^ 
boio, â-peu-près de ai", 5 lli^auni. 
Re/at. hist. T G. 6 



L 



8^ LIVR K VI. 

presque constamment la même durée qu|e 
les nuits. Au Caire, la température moyenne 
du moi$ le plus chaud n est que ^9^,9 ; à 
Madras, elle est de 3 1*^,8; et à Abushâr, dans 
le golfe Persique , où Ton a fait des obser- 
vations suivies, elle est de 34**; mais les tem- 
pératures moyennes de Tannée entière sont 
plus basses à Madras et à Abushâr qu'à 
Calabozo. Quoique une partie des Llanos 
soit traversée , comme les steppes fertiles 
de la Sibérie , par de petites rivières , et que 
des bancs excessivement arides y soient en- 
tourés de terrains inondés dans le temps 
des pluies , l'air est pourtant en général très- 
sec. L'hygromètre de Deluc se soutenoit le 
jour à 34^ > et la nuit i à 36*^. 

A mesure que le soleil s'élevoit vers le 
zénith, et que la terre et les couches d'air 
superposéesprenoientdestempératuresdiffé- 
rentes , le phénomène du mirage se présenta 
avec ses nombreuses modifications. Ce phé- 
nomène est si commun sous toutes les zones, 
que je n'en fais mention ici que parce que 
nous nous arrêtâmes pour mesurer avec 
cyi^lque précision la largeur de l'interstice 

i Voyez plus haut, Chap. xv, p. 107. 



CHAPITRE YV I 1. 83 

aérien qui se présente entre l'horizon et 
l'objet suspendu. Il y avoit constamment 
suspension sans renversement. Les petits cou- 
rans d'air, qui rasoient la surface du sol, 
avoient une tenipératiire si variable, que, 
dans un troupeau de boenfs sauvages, une 
partie paroîs^ioit avoir lesjambes élevées au- 
dessus de la terre, tandis que l'autre repo- 
soitsur le sol. 1/inlerstiee aérien étoit, selon 
l'éloignenient de l'animal, de 3 à 4 nnnu- 
tes. Là où des touffes de palmiers Mauritia 
se trouvoient réunies en longues bandes, 
les extrémités de ces bandes vertes rtoicnt 
suspendues comme les caps qui out été long- 
temps l'objet de mes observations à Cnma- 
na 1, Un hoinme instruit nous assuruit avoir 
tB , entre Caiabozo et Uritucu, l'image d'un 
animal renversé sans qu'il y eût une image 
directe. Niebuhr a fait une observation sem- 
blable en Arabie. Plusieurs fois nous crûmes 
■yoir à l'boriznn des formes de tumuîus et 
de tours qui disparoîssoient parintervalles, 
sans que nous pussions démêler la véritable 
forme des objets. CVtoient peut-être des 
tertres, ou petites émincnces, |»lacés au-delà 

L Rel.histoi:,'ÏOTù..l, p. Sa5-63i. 

6. 



L 



84 LIVRE Vf. 

de l'horizon visuel ordinaire. Je ne citerai 
pas cesv terrains dénués de végétation, qui 
paroissoient comme de grands lacs à surface 
ondoyante. Ce phénomène, le plus ancien- 
nement observé, a fait donner au mirage, 
en sanscrit , le nom expressif du désir ( de 
la soif ) de V Antilope, Nous admirons , dans 
les poètes indiens, persans et arabes, de 
fréquentes allusions à ces effets magiques de 
la réfraction terrestre. Les Grecs et les Ro- 
mains les connoissoient à peine. Fiers de la 
richesse dej leur sol et de la douce tempéra- 
ture de leur climat , ils n'auroient point porté 
envie à cette poésie du désert. Elle est née 
en Asie. Les po^teS de l'Orient l'ont puisée 
dans la nature du pays qu'ils habitoient ; ils 
ont été inspirés par l'aspect 3e ces vastes 
solitudes qui s'interposent , comme des bras 
de mer et des golfes , entre des terrains que 
la nature a parés de la plus riche fécondité. 
Avec le lever du soleil la plaine prit un 
aspect plus animé. Le bétail, qui avoit été 
couché la nuit le long des mares , ou sous 
des groupes de Murichi et de Rhopala , se 
réunissoit en troupeaux; et ces solitudes se 
peuploient de chevaux, de mulets et de 



î 

CHAPJTRF XVII. 85 

boeufs qui Tivent ici, nous ne dirons pas 
en animaux sauvages, mais en animaux 
libres, sans habitations flxes, dédaignant les 
soins et la proteciion de l'homme. Dans ces 
climats chauds , les bœufs , quoique de race 
'rapagnole, comme ceux des plateaux froids 
de Quito, sont d'un tempérament plusdoiix. 
Un voyageur ne risque pas d'être attaqué 
-et poursuivi, comme nous l'avons souvent 
été dans nos excursions sur le dos des Cor- 
"■ ■dillères, où le climat est rude et sujet à de 
violentes tempêtes, où l'a.spect du pays est 
plus sauvage , la nourriture moins abon- 
dante. En approchant deCalabozo, nous vîmes 
des troupeaux de chevreuils qui paissoient 
paisiblement au milieu des chevaux et des 
bœufs. On les appelle Matacani: leur chair 
est très-bonne. Ils sont un peu plus grands 
quenoscHevreuils,etressembleiitàdesdaims 
à pelage très-lisse , fauve-brun et moucheté 
de blanc.Leurs boisraeparoissoientàdagues 
simples. Ilsétoienl peu effrayés de la présence 
de l'homme , et , dans des troupeaux de 3o à 
4o, nous observâmes plusieurs individus tout 
blancs. Cette variété , assez commune par- 
mi les grands cerfs des climats froids des 



86 LIVRt VI. 

Andes , avoit de quoi nous surprendre dans 
ces plaines bassea et brûlantes. J'ai appris 
depuis que même le Jaguar des régions 
chaudes du Paraguay offre quelquefois des 
variétés albinos , dont la robe est d'une blan-^ 
cheur si uniforme, qu'on ne distingue les* 
taches ou les anneaux qu'au reflet du soleil. 
Le nombre desMatacani^ ou petits daims ^, 
est si considérable dans lesj Llanos^ qu'on 
pourroit faire le commerce ^ de leurs peaux. 
Un chasseur habile en tueroit plus de vingt?» 
par jour. Mais la paresse des habitans est 
telle, qu'on ne se donne souvent pas la 
peine d'en prendre la peau. lien est de même 
de la chasse des Jaguars, ou grands tigres 
américains, dont la peau n'est payée, dans 
les steppes de Varinas, qu'une piastre , tan- 
dis qu'on la paie à Cadix quatre ou cinq 
piastres. 

Les steppes que nous traversâmes sont 
principalement couvertes de graminées, de 
Kyllingia, de Cenchrus et de Paspalum ^. 

1 Venados de tierra caliente, 

a On fait ce commerce , mais très en petit , à Carora 
et à Barquesimeto. 

S Kyllingia monocephala ^ K. odorata , Cenchrus pi- 



CH A PIT R K XVII. 87 

Ces graminées atteigii oient dans cette saison , 
près de Calabozo et de Saint-Jérôme del 
Pirîtal , à peine 9 oit 10 pouces. Prés des 
rives de l'Apure et de la Portuguesa elles 
s'élèvent jusqu'à 4 pieds de hauteur , de 
sorte que le Jaguar peut s'y cacher pour 
sauter sur les mulets et les chevaux qui tra- 
versent la plaint'. Aux. graminées se trouvent 
mêlées quelques herbes de la classe des Di- 
cotyledonëes , comme des Turnera , des Mal- 
vacées, et, ce qui est hien remarquable , de 
petites Mimoses ' à feuilles irritables , que 
les Espagnols appellent Dormideras. Cette 
même race de vaches, qui, en Espagne, 
s'engraisse de sainfoin et de trèfle, trouve 
ici une excellente nourriture dans les Sensi- 
lives herbacées. On vend plus cher les pa- 
cages où ces Sensitives abondent particuliè- 
rement. A l'est, dans les Llcinos du Càri et 
de Barcelona, le Cypura elle Crauiularia ', 

losus , Vilfa tenacissima , Andropogan plumasus , Pa- 
nicam micranihum, Poa replans, Faspalum leptasta- 
ekfum, P. conjugatHin , Aristida ivcun-ata. Voytz nos 
Noua Gênera et S/iec, Tom. I , p. 8'(-24^-. 

1 Turnera gujanensis , IVIÏmosa pîgra , M. Dormiens. 

1 Cjpura graminea , Cniuiolaria annua(la scorzonei-a 
des indigènes). 



88 LIVRE VI. 

dont la belle fleur blanche a 6-8 ponces de 
long , sVIèvent isolés parmi les graminées. 
Les pâturages sont les plus gras , non setile- 
ment autour des rivières sujettes aux inon- 
dations , mais aussi par-tout où les troncs des , 
palmiers sont plus rapprochés. Les lieux 
entièrement dépourvus d'arbres sont les 
moins fertiles , et les essais qu'on feroit pour 
les soumettre à la culture seroient presque 
infructueux. On ne peut attribuer cette dif- 
férence à l'abri que donnent les palmiers, 
en empêchant les rayons du soleil de des- 
sécher et de brûler le sol. J'ai vu , il est vrai, 
dans les forêts de l'Orénoque , des arbres 
de celte- famille qui offroient un fepillage 
touffu, mais ce n'est pas du palmier des 
Llanos y de la Paltna de Cohija^^ qu'on 
peut vanter l'ombrage : ce j^lmier n'a que 
très peu de feuilles plissées et palmées comme 
celles du Chamœrops, et dont les inférieures' 
sont constamment desséchées. Nous avons 
été surpris de voir que presque tous ces 
troncs de Corj pha étoient d'une même gran- 
deur. Ils avoient 20 à 24 pieds de haut, et 

1 Palmier de toiture ( ou couverture ) , Corypha tec- 
torum. Voyez plus haut , p, aa6» 



cnw iTHE XVI I. iig 

o à 10 poures de diamètre au bas du tronc. 
H y a peu d'espèces de palmiers dont la na- 
•; lire ait produit un nombre aussi prodigieux. 
^5ur des milliers de troncs surchargés de 
fruits en forme d'olive, nous en trouvâmes 
^-peu-près un centième sans fruit. Y au- 
»'oit-il quelques pieds à fleurs purement 
xnonoïques, mèlésà despiedsà fleurs herma- 
j>hrodiles? Les Llaneros , ou habitans des 
'plaines, pensent que tous ces arbrps si peu 
élevés ont un âge de plusieurs siècles. Leur 
accroissement est presque insensible; ou 
s'en aperçoit à peine dans l'espace de 20 
ou 3o ans. D'ailleurs, le bois de la Palma 
de Coèf/a est excellent pour la construction. 
Sa dureté est telle, qu'on a de la peine à 
y faire entrer un cluu. On emploie les feuilles 
plissèes en éventail pour couvrir les toits 
des cabanes éparses dans les Llanos , et ces 
toits durent plus de 20 ans. On fixe les 
feuilles, en courbant lextrémite des pétioles 
que l'on a fra]ipès préalablement entre deux 
pierres, afin qu'ils se plient sans se briser. 
Outre les troncs isoles de ce palmier, on 
trouve aussi çà et là dans la steppe quel- 
ques groupes de palmiers , de vrais bosquets 



/ 



90 LIVRE VI. 

{Palmarès)^ danslesquels le Corypha est mêlé 
à un arbre de la famille des Proteacées, que 
les indigènes appellent Chaparro^ et qui est 
une nouvelle espèce de Rhopala.^ à feuilles 
dures et résonnantes. Les petits bosquets 
de Rhopala s'appellent Chaparralesy et l'on 
conçoit que, dans une vaste plaine, où Ton 
ne trouve que deux ou trois espèces d'arbres, 
le ChaparrOy qui donne de l'ombre, est 
regardé comme un végétal très-précieux. Le 
Corypha s'étend dans les Llanosde Caracas, 
depuis la Mesade Paja jusqu'au Guayaval : 
plus au nord et au nord-ouest, il est rem- 
placé , près de Guanare et de San-Carlos , 
par une autre espèce du même genre, à 
feuilles également palmées, maisplus grandes. 
On l'appelle \z. Palma real de los Llanos ^. 
Au sud du Guayaval dominent d'autres pal- 
miers, sur-tout le Piritu à feuilles pen- 

1 Près d'Embothrium , dont nous n'avons trouvé 
aucune espèce dans le ?ïouveau-Continent. Les Embo- 
tbrium sont représentés, dans la végétation américaine, 
par le» genres Lomatia et Oreocallis. Foyez nos iVbf. 
Gen.^ Tom. II, p. i54. 

2 II ne faut pas confondre ce palmier des plaines avec 
la Palma real de Caracas et de Curiepe , à feuilles pen- 
nées. Nov. Gen. , Tom. I, p. 3o5. 



en A PIT BE XVn. 91 

nées', et le Murichi (Moriche) , célèbre par 
les éloges que le Père GuitiiMa en a faits, sous 
le nom A'arbol de la vida *, C'est le sagoiitier 
de l'Amérique , qui fournit « victuniet amic- 
tuni ^ » de la farine, du vin, du fil, pour 
tisser des h;imacs, des paniers, des filets et 
des vètemens. Ses fruits , en forme de cônes 
de pin, et couverts d'écaillés, sont parfai- 
tement semblables â ce uxduCalamns Rotang. 
Ils ont un petit goût de pomme. Parvenus 
à la maturité, leur couleur est jaune en de- 
dans et rouge au dehors. Les singes Ara- 
guates en sont très-avides, et la nation des 
Guaraons, dont toute l'existence, pourainsi 
dire , est étroitement liée à celle au palmier 
Murichi, en retire une liqueur fermenlée 
acidulé et très-rafraîchissaiile. Ce p;itiuier, 
àgrandes feuilles luisantes et plissiesen éven- 
tail, conserve une belle verdure à l'époque 
des pins grandes sécheresses. Sa vue seule 
produit uneagréable sensation de fraîcheur , 

1 PeuHHreiin Aiphanes. 

a Muriehe 00 Quilcve , Maurîlia fleiiiosa. yo^ez 
plus haut, Toni.lII,Chap. ix , p. 345. {Giunilla, Ori- 
noco itlustraiio, 1745, Tom. I, p. 161-172. Gili , 
Slofïa Âtneric, Tom. I, p. 168. 1 

3 Plin., tib. XII, c. \ii. 



Qa LIVRÏ VI. 

et le Murichij chargé de fruits ëcailleux^ 
contraste singulièrement avec le triste aspect 
de la Palma de Cobija , dont le feuillage 
est toujours gris etcouvert de poussière. Les 
Llaneros croient que le premier attire les 
vapeurs de l'air', et que pour cette raison 
on trouve constamment de Teau à son pied , 
si Ton creuse à une certaine profondeur. 
On confond l'effet et la cause. Le MurichicroxX. 
de préférence dans les lieux humides, etFon 
pourroit dire plutôt que c'est l'eau qui at- 
tire l'arbre. Par un raisonnement analogue, 
les indigènes de l'Orënoque admettent que 
les grands serpens contribuent à entretenir 
l'humidité dans un canton. «On chercheroit 
en vain des serpens d'eau , nous disoit gra- 
vement un vieux Indien de Javita , là où il n'y 
a pas de marécages. C'est que l'eau ne se ras- 
semble point , lorsqu'on tue imprudemment 
les serpens qui l'attirent.» 

Nous souffrîmes beaucoup de la chaleur 
«n traversant la Mesa de Calabozo. La tem- 

I Si la tête du Murichi ëtoit plus garnie de feuilles, 
qu'elle ne l'est généralement , on pourroit plutôt ad- 
mettre qiie c'est par l'influence de son ombrage que !• 
sol autour de l'arbre conserve son humidité. 



W CHAPITRE XVII. ()3 

■ perature de l'air nii^mcnta seusibienient 

■ chaque fois que le veut commeiiçoit à souf- 
fler. L'air étoit charg*' de poussière, el pen- 
dant ces bouffées ie tlienuonièlre s'ple\t>it 
à ^6° et /"n". Nous avancions lentement , 
car it auroit été dangereux d'abandonner les 
mulets qui portoient nos instmniens. Nos 
guides nous conseillaient de remplir nos 
chapeaux de feuilles de Rliupala, pour di- 
minuer l'action des rayons du soleil sur 
tes cheveux et sur le sommet de la tète. 
Nous nous sentîmes soulagés par ce moyeu, 
quinousa paru sur-toutexcellent, lorsqu'on 
peut se procurer des feuilles de Pothos ou 
de quelque autre Aruïdée. 

Il est impossible de traverser ces plaines 
brûlantes sans se demander si elles ont 
toujours été dans le même état, on si, par 
quelque révolution de la nature, elles ont 
été privées de leur végétation. La couche 
de terreau, que Ion y trouve aujourd'hui, 
est, en effet , très-niiiice. Les indigènes 
pensent que les Palmarès et les (^/laparales 
{les petits bosquets de l'alniiers et de Rho- 
pala) ont été plus frequens et plus étendus 
avant l'arrivée des Espagnols. IJepuis que 



1^4 •livre VI. 

les Llanos sont habités et peuplés de bé- 
tail devenu sauvage, on met souvent le feu 
à la savane pour améliorer le pacage. Avçc 
les graminées on détruit accidentellement 
les groupes d'aibresépars.Les plaines étoient 
sans doute moins nues au quinzième siècle 
qu'elles ne le sont aujourd'hui ; cependant 
les premiers Conquistadores , qui venoient 
de Coro , les décrivent déjà comme des sa- 
vanes, dans lesquelles on n'aperçoit quejie 
ciel et le gazon, qui sont généralement dé- 
pourvues d'arbres, et difficiles à traverser, 
à cause de la réverbération du sol. Pourquoi 
la grande forêt de l'Orénoque ne s'étend-elle 
pas au nord sur la rive gauche du fleuve? 
Pourquoi ne remplit-elle pas le vaste espace 
qui s'étend jusqu'à la Cordillère du littoral, 
et qui est fçrtilisé par de nombreuses ri- 
vières? Cette question se lie à tout ce qui 
a rapport à l'histoire de notre planète. Si, 
en se livrant à des rêves géologiques , on 
suppose que, par une irruption de l'Océan, 
les steppes de l'Amérique et le désert de 
Sahara ont été dépouillés de toute leur vé- 
gétation , ou qu'ik ont été primitivement 
le fond d'un lac intérieur , on conçoit que 



CH A PIT B E X VI I. ÇfS 

des milliers d'années n'ont pas suflî pour 
que des bords des forêts , du rivage des 
plaines nues ou couvertes de gazon, les 
arbres et les arbustes aient pu avancer vers 
ie centre, et couvrir de leur ombrage un 
si vaste espace. Il est plus difficile d'expli- 
quer l'origine des savanes nues, enclavées 
dans les forêts , que de reconnoîlre les 
causes qui maintiennent dans leurs an- 
ciennes limites les forêts et les savanes, 
comme les continens et les mers. 

Nous trouvâmes à Calabozo l'hospitalité 
la plus franche dans la maison de l'admi- 
nistrateur de lu /teai Hacienda , Don Miguel 
Cousin. La ville, située entre les rives du 
Guarico et de l'Uritncu, n'avoit encore à 
cette époque que 5ooo habitans, mais tout 
y annonçoit une prospérité croissante. La 
richesse de la plupart des habitans consiste 
en troupeaux régis par des fermiers qu'on 
appelle Hâteras , du mot Hato, qui signifie, 
en espagnol , une maison ou ferme placée 
au milieu des pâturaf^es. Comme la popula- 
tion dispersée des Llunos s'accumule sur 
de certains points, principalement autour 
des villes, Calabozo compte déjà dans ses. 



96 LIVRE VI. 

environs cinq villages ou missions. On sup- 
pose que le nombre des bestiaux qui errent 
dans les pacages les plus rapprochés de la 
ville , s'élève à 98,000 têtes. Il est très-dif- 
ficile de se former une idée exacte des trou- 
peaux que renferment les Llanos de Cara- 
cas, de Barcelone, de Cumana et de la 
Guyane espagnole. M. Depons, qui a habité 
la ville de Caracas plus long-temps que moi, 
et dont les données statistiques sont géné- 
ralement exactes, compte dans ces vastes 
plaines, depuis les bouches de l'Orénoque 
jusqu'au lac de Maracaybo, 1,200,000 boeufs, 
1 80,000 chevaux , et 90,000 mulets. Il évalue 
à 5,000,000 de francs le produit des trou- 
peaux, en ajoutant à la valeur de l'expor- 
tation le prix des cuirs consommés dans le 
pays I. Dans les Pampas de Buenos- Ayres 
il y a, à ce que l'on croit, 12,000,000 de 
vaches et 3,ooo,ooo de chevaux , sans com- 
prendre dans cette énumération les bestiaux 
qui sont censés n'avoir pas de proprié- 
taires ^. 

Je ne hasarderai point de ces évaluations 

I Déports y Foyage à la Terre-Ferme ^Toxa. I , p. 10. 
x Azzara^ Voyage au Paraguay y Tom. I, p. 3o. 



I 



CHAIMTHE XV I I. Ql 

géuérales , trop incertaines par leur nature; 
mais je ferai observer que, dans les L/anos 
deCB'acas, les propriétaires des grands /toof 
ignorent totalement le nombre de têtes 
qu'ils possèdent. Ils ne connoissent que 
celui des jeunes bestiaux qui sont marques, 
tous les ans, d'iiue lettre ou d'un signe 
propre à chaque troupeau. Les plus riches 
propriétaires marquent jusqu'à i4,ooo bes- 
tiaux chaque année, et en vendent jusqu'à 
cinq ou six mille. D'après des documens 
officiels ' , l'exportation des cuirs de toute 
la Capitania gênerai s'élevoit annuellement, 
pour les seules îles Antilles , à 174,000 cuirs 
de bœufs et 1 i,5oo uuirs de chèvres. Or, 
quand on se rappelle que ces documens ne 
se fondent que sur les registres des douanes, 
qui ne font aucunement mention de l'ex- 
traction frauduleuse des cuirs, on est tenté 
de croire que l'évaluât ion de 1 ,200,000 bœufs 
errant dans les Liarios, depuis le Rio Carnny 
et le Guarapiche jusqu'au lac de Maracaybo, 
est de beaucoup trop fuibic. Le seul port 
de la Guayra a exporté, de 1789 à 1792 , 



,uenDUS avoni déjà cite pi 
Relat. hist. T. 6 



.Casa 



98 LIVRE VI. 

annuellement 70,000 à 80,000 cuirs enre* 
gistrés sur les livres de la douane, dont à 
peine j pour l'Espagne. A la fin au^ dix- 
huitième siècle, lexportation de Buenos- 
Ayres étoit, d'après Don Félix d'Azzara^ de 
800,000 cuirs. On préfère, dans la pénin- 
sule , les cuirs de Caracas à ceux de Buenos- 
Ayres , parce que ces derniers , à cause du 
transport plus long, souffrent un déchet 
de ta pour cent dans le tannage, La partie 
méridionale des savanes, appelée vulgaire- 
ment Llanos de arribay est très-productive 
en mulets et en boeufs; mais, comme le$ 
pâturages y sont en général moins bons , 
on est obligé d'envoyer les animaux en 
d'autres plaines pour les engraisser avant 
de les vendre.. Le Llano de Monaï et tout 
le Llano de abaxo sont moins abondans 
. en troupeaux, mais les pacages y sont si 
fertiles qu'ils fournissent des viandes d'ex- 
cellente qualité à l'approvisionnement des 
côtes. Les mulets , qui ne sont propres au 
travail qu'à la cinquième année et .qui 
portent alors le nom de mulas de saca^ 
s'achètent déjà , sur les lieux , au prix de 



;ur 



1 4 et de 18 piastres. Ib valent , rendus 



\ 



f CHAPriRE XVII. 99 

au port de l'embarquement, ^5 piastres, 
tandis qu'aux îles Antilles leur prix s'élève 
souvent de 60 à 80 piastres. Les chevaux des 
lÀanoSi descendant de la belle race espa- 
gnole , ne sont pas d'une grande taille. Ils 
ont généralement une couleur uniforme, 
bai-brune, comme la plupart des animaux 
sauvages. Souffrant lour-à-tour de la séche- 
resse et des inondations, tourmentés par la 
piqûre des insectes et ia morsure des 
grandes chauve-souris, ils mènent une vie 
dure et inquiète. C'est après qu'ils ont reçu, 
pendant quelques mois, les soins de l'homme 
que leurs bonnes qualités se développent, 
et deviennent sensibles. Un cheval sauvage 
vaut dans les Pampas de Buenos-Ajres \ à 
1 piastre; dans les Llanos de Caracas, 1 à 
3 piastres; mais le prix du cheval augmente 
dès qu'il est dompté et propre aux travaux 
de l'agriculture. 11 n'y a pas de brebis : 
nous n'en avons vu des troupeaux que sur 
le plateau de la province de Quito. 

Les/fû^oide bœufs ont considérablement 

souffert, dans ces derniers temps, par les 

bandes de vagabonds qui parcourent les 

steppes en tuant les animaux, simplemeuh 

7- 



lOO LIVRE VI. 

pour en vendre la peau. Ce brigandage a 
augmenté depuis que le commerce avec le 
Bas-Orénoque est devenu plus florissant. 
Pendant un denii-siècle , les rives de œ 
grand fleuve, depuis l'embouchure de TA- 
pure jusqu'à l'Angostura , n'étoient con- 
nues qu'aux moines missionnaires. L'expoiv 
tation des bestiaux ne se faisoit que par 
les ports de la côte septentrionale , par Cu- 
mana , Barcelone , Burburata et Porto-Ca" 
bello. Aujourd'hui cette dépendance de la 
côte a beaucoup diminué. La partie méri- 
dionale des plaines a établi des rapports 
intimes avec le Bas-Orénoque ^ et ce côm* 
merce est d'autant plus actif que ceux qui 
s'y livrent échappent facilement aux dispo^ 
sitions des lois prohibitives. 

Les troupeaux les plus grands qui 
existent dans les Lkmos de Caracas sont 
ceux des Hatos de Merecure , La Çrua , 
Belen, Alla Gracia et Pavon. C'est de Coro 
et du Tocuyo que le bétail espagnol est 
venu dans les plaines. L'histoire a conservé 
le nom du colon qui le premier a eu l'idée 
heureuse de peupler ces pâturages dans 
lesquels ne paissoiént alors que des daims 



I CHAPITRE XVI I. lOI 

et une grande espèce d'Aguti, Cavia Capy- 
hara, appelée dans ces contrées Chiguire. 
Christoval Rodrifjuez envoya les premières 
bêtes à cornes dans les Llanos ' vers l'an- 
née i548. C'étoit un habitant de la ville de 
Tocnyo qui avoit long temps séjourné dans 
la Nouvelle-Grenade. 

Lorsqu'on entend parler de cette « innom- 
brable quantité » de bœufs , de chevaux et 
de mulets répandus dans les plaines de l'A- 
mérique, on oublie assez généralement que, 
dans l'Europe civilisée , sur des terrains 
beaucoup moins étendus, chez des peuples 
agriculteurs, il en existe des quantités éga- ' 
lement prodigieuses. La France nourrit , 
d'après M. Pcuchet , 6 millions de gros 
bétail à cornes, dont 3,5oo,ooo bœufs tra- 
vaillant la terre. Dans la monarchie autri- 
chienne , le nombre de bœufs , de vaches et 
de veaux est évalué, par M. Lichtenstern . 
à i3^oo,ooo têtes. Paris seul consomme 
anauellement {55,oao bêtes à cornes ^. 

I Fray Pedro Simon, Woi. 5, Cap, 14 , n" », p. 371. 

a Dont 7a,ooo tceufs, 9,000 vaches , 74,000 veaux 
d'après le relevé officiel de 1S17 , la populaLîon de Paris 
étant de 713,765 individu». Paris consomme en oulrc 



lOa LIVRE VI. 

L'Allemagne reçoit par an 1 5o,ooo hœnf» 
de Hongrie. Les animaux domestiques réu- 
nis en troupeaux peu nombreux sont con- 
sidérés, chez des nations agricoles, comme 
un objet secondaire de la richesse de Tétat^ 
Aussi frappent-ils beaucoup moins l'imagi- 
nation que ces bandes errantes de bœufs et 
de chevaux qui remplissent seuls les landes 
incultes du Nouveau-Monde. La civilisation 
et Tordre social favorisent également les 
progrés de la population et la multiplica- 
tion des animaux utiles à Thomme. . 

Nous trouvâmes à Calabozo , au milieu 
des Uanosj une machine électrique à grands 
disques , des électrophores , des batteries , 
des électromètres , un appareil presque aussi 
complet que le possèdent nos physiciens en 
Europe. Tous ces objets n'avaient point été 
achetés aux États-Unis ; ils étoient l'ouvrage 
d'un homme qui n'ayoit jamais vu aucun 
instrument , qui ne pouvoit consulter per- 
sonne , qui ne connoissoit les phénomènes 
d'e l'électricité que par la lecture du Traité 
de Sigaud de La Fond et des Mémoires de 

3a8,ooo moutons et 74)Oop porcs, en tout 77,800,000 
liyres de yiande. 



CH APITH H XVII. lo3 

Frûncklin. M. Carlos ciel Pozo (c'est le nom 
de cet homme estimable et ingénieux) avoit 
commencé à faire des machines électriques 
à cylindre, en employant de grandes jarres 
de verre dont il avoit coupé le goulot. Ce 
n'est que depuis quelques années qu'il avoit 
pu se procurer, par Va voie de i'hiladelphie, 
deux plateaux pour construire une machine 
à disques et pour obtenir des effels d'élec- 
tricité plus considérables. 11 est facile de 
juger quelles difficultés M. Pozo eut à com- 
battre depuis que les premiers ouvrages sur 
l'électricité étoieut tombés entre se^mains, 
et qu'il résolut courageusement de se pro- 
curer , par sa propre industrie , tout ce qu'il 
voyoit décrit dans les livres. IL n'avoit joui 
jusqu'alors que de l'étonnement et de l'ad- 
miration que produisoient ses expériences 
sur des personnes dépourvues de toute in- 
struction , et qui n'avoient jamais quitté la 
solitude des Llarios. Notre séjour à Calabozo 
lui fil éprouver une satisfaction toute nou- 
velle. On conçoit qu'il devoit mettre quel- 
que prix aux suffrages de deux voyageurs 
qui pouvoient comparer ses appareils à ceux 
qu'on construit en Europe. J'avois avec 



I04 tlVRE YI. 

m^oi des électromètres à paille, à boule de 
sureau, et à lames dor battu, de même 
qu'une petite bouteille de Leyde, qu'on 
pouvoit charger par frottement , d'après là 
méthode d'Ingenhouss , et qui me servoit 
pour des expériences physiologiques. M. Po- 
zo ne put contenir sa joie, en voyant, pour 
la première fois, des instrumens qu'il n'a* 
voit pas faits , et qui paroissoient copiés 
sur les siens. Nous lui montrâmes aussi 
l'effet du contact des métaux hétérogènes 
sur les nerfs des grenouilles. Les noms de 
Galvai^et de Yolta n'avoient point encore 
retenti ^lis ces vastes solitudes. 

Après les appareils électriques, ouvrage 
de l'industrieuse sagacité d'un habitant des 
Llanos , rien ne pouvoit plus fixer notre 
intérêt à Calabozo que les Gymnotes , qui 
sont des appareils électriques animés. Oc- 
cupé journellement, depuis un grand nom- 
bre d'antiées , des phénomènes de Télectri- 
cité galvanique ; livré à cet enthousiasme 
qui excite à chercher, mais empêche de 
bien voir ce que l'on a découvert; ayaiit 
construit , sans m'en douter , de véritables 
piles , en plaçant des disques métalliques 



f cil APITIIE XVI I. Io5 

les uns sur les autres , et en les faisant al- 
terner avec des morceaux di- chair muscu- 
laire, ou avec d'autres substances humides", 
jetois impatient , dès mon arrivée à Cuma- 
na , de me procurer des anguilles électriques. 
On nous en avoit promis souvent , et 
toujours on avoit trompé nos espérances. 
L'argent perd de son prix à mesure qu'on 
s'éloigne des côtes; et comment vaincre le 
phlegnie imperturbable du peuple, lorsque 
le désir du gain ne l'excite point ! 

Les Espagnols confondent sous le nom 
de Tembladores ( qui font trembler, pro- 
prement trembleurs ) , tous les poissons 
électriques. Il y en a dans la mer des An- 
tilles, sur les côtes de Cumana. Les Indiens 
Guayqueries, qui sont les pécheurs les plus 
habiles et les plus industrieux de ces pa- 
rages, nous apportèrent un poisson qui, 
à ce qu'ils disoient , leur engourdissoit les 
mains. Ce poisson remonte la petite rivière 
du Manzanares. C'étoit une nouvelle espèce 
de Raie, dont les taclies latérales sont peu 
visibles , et qui res.semble assez à la Torpille 

I Voyez mes Erpériences sur la fibre irritable, Totn. 
I, p. 74, Tab. lU.IV, V de l'édition allemande. 



> io6 -LiVKK vr. 

de Galvani. Les Torpilles » poarvues d'u 
organe électrique qui est visible au-dehor» 
à cause de la transparence de la peau 
forment un genre ou sous-genre dtf£éren 
des Raies proprement dites ^ . La Torpill 
de Cumana étoit très- vive, très-énergiqu 
dans ses mouveraens musculaires, et 
pendant les commotions électriques qu'elle?^ 
nous donnoit étoient infiniment £oiblea. 
Elles devinrent plus fortes en gfdvamfanC' 
l'animal par le contact du ;Kinc et de l'or. 
D'autres Tembladpresy de véritables Gym- 
notes, ou anguilles électriques , habitent 
le Rio Colorado , le Guarapiche , et plu-* 
sieurs petits ruisseaux, qui traversent les 
missions des Indiens Chaymas. Us abondent 
de même dans les grands fleuves de l'Ame* 
rique , TOrénoque , l'Amazone et le Meta ; 
mais la force du courant et la profondeur 

I Cupier y Règne animal, Tom. II, p. i36. La Mé- 
iliterranée a , d'après M. Risso, quatre espèces de Tor- 
pilles électriques , qui jadis étoient toutes confondues 
sous le nom de Raia Torpédo, savoir : Torpédo ntrke, 
T. unimaculata, T. Galvanîi, et T. marmorata. 1^ 
Torpille du cap de Bonne-Espérance, sur ^laquelle IL 
Todd a fait récemment des expériences , est sans doate 
fine espèce non décrite. - 



en A pirni* XVI 1. roy 

des eaux empêchent les Indiens de les 
prendre. Ils voient ces poissons moins sou- 
vent qu'ils n'en sentent les commotions élec- 
triques , en nageant ou en se baignant dans 
la rivière. C'est dans les Lia/ios , sur-tout 
dans les environs de Calabçzo, entre les 
métairies du Morichal et les missions de 
arriba et de abaxo , que les bassins d'eau 
stagnante et les affluens de l'Orenoque ( le 
Rio Guarico , les Caiïos du Rastro , de 
Berito et de la Paloma) sont remplis de 
Gymnotes. Nous désirions d'al>ord faire nos 
expériences dans la maison même que nous 
habitions à Calaboza; mais la crainte des 
commotions électriques du Gymnote est si 
grande et si exagérée parmi le peuple, que 
pendant trois jours nous ne pûmes nous 
en procurer, quoique la pêche en soit 
très-facile , et que nous eussions promis 
aux Indiens deux piastres pour chaque 
poisson bien grand et bien vigoureux. Cette 
crainte des Indiens est d'autant plus extra- 
ordinaire , qu'ils ne tentent pas d'employer 
un moyen dans lequel ils assurent avoir 
beaucoup de confiance. Ils ne manquent 
jaroaiç de dire aux blancs , lorsqu'on les 



^08 LIVRE VI. 

interroge sur Teffet des Tembladores ^ qu'oiS. 
peut les toucher impunément lorsqu'on^ 
mâche du tabac. Cette fable de l'influence 
du tabac sur l'électricité animale est aussi 
répandue sur le continent de l'Amérique 
méridionale, que l'est parmi les matelots 
la croyance de l'effet de l'ail et du suif sur 
l'aiguille aimantée. 

Impatientés par une longue attente , et 
n'obtenant que des résultats très^incertains 
sur un Gymnote vivant , mais très-^affoibli, 
qu'on nous avoit apporté , nous nous ren- 
dîmes au Cano de Bera pour faire nos ex- 
périences en plein air au bord de l'eau 
même. Nous partîmes, le 19 mars , de 
grand matin, pour le petit village de Rastro 
deabcLxo: de là les Indiens nous coùduisirent 
à un ruisseau qui, dans le temps des sé- 
cheresses , forme un bassin d'eau bourbeuse 
entouré de beaux arbres ^ , de Clusia , 
d'Amyris et de Mimoses à fleurs odorifé- 
rantes. La pèche des Gymnotes avec des 
filets est très-difficile , à cause de l'extrême 
agilité de ces poissons qui s'enfoncent dans 

T Amyris lateriflora , A. coriacea , Laurus Pichurin^ 
MjTOKjlon secunduniy Malpigbia reticulata. 



CHAPITRE XVII. lOg 

la vase comme des serpens. On ne voulut 
point employer le Barbasco ^ c'est-à-dire 
les racines du Piscidia Erithryna , du Jac- 
quiuia armillaris, et quelques espèces de 
Phyllanthus qui , jetées dans une mare , 
enivrent ou engourdissent les animaux. Ce 
moyen auroit affoibli les Gyranoles. Les 
Indiens nous disoient qu'ils alioient/wcAer 
avec des chevaux, embarhascar con caval- 
ios^. Nous eûmes de la peine à nous faire ' 
une idée de cette pêche extraordinaire ; 
mais bientôt nous vîmes nos guides revenir 
de la savane, où ils avoieiit fait une battue 
de cbevaux et de mulets non domptés. Ils 
en amenèrent une trentaine, qu'on força 
d'entrer dans la mare. 

Le bruit extraordinaire , causé par le pié- 
tinement des chevaux, fait sortir les pois- 
sons de la vase, et les excite au combat. 
Ces anguilles jaunâtres et livides , sembla- 
Ues à de grands serpens aquatiques , nagent 
à la surface de l'eau , et se pressent sous le 
ventre des chevaux et des mulets. Une 
lutte entre des animaux d'une organisation 

I Proprement endormir , ou enivrer les poissons par 
le moyen des chevaux. 



IIO LIVRE VI. 

si différente offre le spectacle le plus pit* 
toresque. Les Indiens , munis de harpons 
et de roseaux longs et minces , ceignent 
étroitement la mare ; quelques- uns' d'entre 
eux montent sur les arbres, dont les bran- 
ches s'étendent horizontalement au'^dessus 
de la surface de l-eau. Par leurs cria sau- 
vages et la longueur de leurs joncs , ils em- 
pêchent les cheyaux de se sauver'; eii at- 
teignant la rive du bassin. Les anguilles, 
étourdies dû bruit , se défendent par la 
décharge réitérée de leurs batteries élec- 
triques. Pendant long-temps elles ont l'air 
de remporter la victoire. Plusieurs chevaux 
succombent à la violence des coups invi- 
sibles qu'ils reçoivent de toute part dans 
les ' organes les plus essentiels à la vie ; 
étourdis par la force et la fréquence des 
commotions, ils disparoissent sous l'eau. 
D'autres , haletant , la crinière hérissée , les 
yeux baga^ids, et exprimant l'angoisse , se 
relèvent et cherchent à fuir l'orage qui les 
surprend. Ils sont repoussés par les Indiens 
au milieu de l'eau : cependant un petit 
nombre parvient à tromper l'active vigi- 
lance des pécheurs. Op les voit gagner la 



EHAPITRE XVII. Kl 

rive , broncher à chaque pas, s'étendre dans 
le sable excédés de fatigue et les membres 
engourdis par les commotions électriques 
des Gymnotes. 

En moins de cinq minutes deux chevaux 
' étoient noyés. L'anguille ayant cinq pieds 
de long , et se pressant contre le ventre 
des chevaux , fait une décharge de toute 
l'étendue de son organe électrique. Elle 
attaque à la fois le cœur> les viscères, et 
le plexus cœliacus des nerfs abdominaux. 
Il est naturel que l'effet qu'éprouvent les 
chevaux soit plus puissant que celui que 
le même poisson produit sur l'homme , 
lorsqu'il ne le touche que par une des ex- 
trémités. Les chevaux ne sont probablement 
pas tués, mais simplement étourdis. Ils se 
noient , étant dans l'impossibilité de se re- 
lever, parla lutte prolongée entre les autres 
chevaux et les Gymnotes. 

Nous ne doutions que la poche ne se 
terminât par la mBrt successive des ani- 
maux qu'on y emploie. Mais peu à peu 
l'impétuoîrtté de ce combat inégal diminue; 
les Gymnote» fatigués se dispersent, ils ont 
besoin d'un long repos' e(|(l'uue nourriture 
I Les Indiens assurent que. si l'on fait courir Ip; 



lia LIVRE VI. 

abondante pour réparer ce qu'ils ont perdu 
de force galvanique. Les mulets et les che- 
vaux parurent moins effrayés ; ils ne héris* 
soient plus la crinière , leurs yeux expri* 
moient moins l'épouvante. Les Gymnotes 
s'approchoient timidement du bord du ma* 
rais, où on les prit au moyen de petits 
harpons attachés à de longues cordes. Lors- 
que les cordes sont bien sèches, les Indiens, 
en soulevant le poisson dans Tair , ne res- 
sentent pas de commotions. £n peu de 
minutes nous eûmes cinq grandes anguilles, 
dont la plupart n'étoient que légèrement 
blessées. D'autres furent prises vers le soir 
par les mêmes moyens. 

La température des eaux , dans lesquelles 
vivent habituellement les Gymnotes , est de 
26*^ à 27®. On assure que leur force élec- 
trique diminue dans des eaux plus froides { 

chevaux deux jours de suite dans une mare remplie 
de Gymnotes , aucun cheval n'est tué le second jour. 
yoyez , sur la pèche des Gymnotes et sur le détail des 
expériences faites à Calabozo , un mémoire particulier 
que j'ai publié dans mes ObservationstÊie Zoologie^ 
Tom. I, p. 59-92, et mes Tableaux de la Nature^ 
Tom.I, p. 53-57. J'*^ pu ajouter ici des considérations 
nouvelles , fondées ML^ine connoissance plus intime de 
Taction des appare^ électro-moteurs. 



CHAPITRE XVir. Il3 

et il est assez remarquable en général, 
comme l'a déjà observé un physicien cé- 
lèbre , que tes animaux doués d'organes 
électro - moteurs , dont les effets deviennent 
sensibles à l'honime , ne se rencontrent 
pas dans l'air, mais dans un fluide conduc- 
teur de l'électricité. Le Gymnote est le 
plus grand des poissons électriques; j'en ai 
mesuré qui avoient de cinq pieds à cinq 
pieds trois pouces de long. Les Indiens as- 
suroient en avoir vu de phisgrands encore. 
Nous avons trouvé qu'un poisson qui avoil 
trois pieds dix pouces de long pesoit douze 
livres. Le diamètre transversal du corps 
étoit ( sans compter la nageoire anale, qui 
est prolongée en forme de rarène ) de trois 
pouces cinq lignes. I>es Gynmotes du Cano 
de Bera sont d'un beau vert d'olive. Le 
dessous de la tèle est jaune , mêlé de ronge. 
Deux rangées de petites taches jaunes sont 
placées symétriquement le long du dos , de- 
puis la tète jusqu'au bout de la queue, 
Chaque tacbereuformeune ouverture excré- 
toire Aussi la peau de l'animal est-elle con- 
stamment couverte d'une matière muqueuse 
qui, comme Voltit l'a prouvé, conduit l'é- 
Meht. hist. T. 0. 3 



Il4 LlTitK YI. 

lectricité ^o à 3o fois queux que Teau pure. 
Il est, ,ei3 gënér^U as$ez remarquable qu'au;- 
cun des poissons électriques , découyerti 
jusqu'ici I dans les différientes parties du 
^onde , ue soit couvert d'écaillés. 

Le Gymnote , comme nos anguilles , se 
plaît à avaler et à respirer de l'air à la sur- 
face de l'eau. Il i^e faut pfis en conclure , 
avec M. Çajon, que le poi»SQO périroil; s'il 

I On ne connoit encore avec quelque certitude que 
sept poissons électriques : Torpédo narke Risso , T. 
unimaculata , T. marmorata , T. Galvanii , Sîlnras 
^electricus, Tetraodon electricus, Gymnotus electnçus. 
Il paroit incertain si le Trichiurus indiens a des pro- 
priétés électriques ( Cuvier , Règne animal , Tom. Il , 
p. ^47 )• Alf îf 1^ genre Torpédo , très-différent de celui 
des Raies proprement dites , ^ de nombreuses eftpèpe# 
dans les mers équatoriales , et il est probable qu*il existe 
plusieurs G^rmnotes spécifiquement différens. Les In- 
diens nous ont parlé d*une espèce très -noire et très- 
énergique qui habite le^ marécages de 1* Apure et qui 
n'atteint jamais plus de deux pieds de longueur. Nous 
n'avons pas pu nous la procurer. Le Raton du Rio de 
la Magdalena, que j'ai décrit sous le nom deGymnotug 
«quilabiatu^ ( Offserv. de Zoologie » Tom. I , PL X » 
' fig. I ) , forme un sous-^ge^re particulier. C'est un Ga7 
râpe non écailleux sans orgs^ne électrique. Cet orgape 
manque aussi entièrement aux Carapo du Bréi|| et à 
toutes les Raies , que M. Cuvier a bien voulu examiner 
dp nouveau à ma prière. 



CHAPITRÏ X\'II. Il5 

ûepouvoit venir respirer l'air. Nos anguilles 
le proiaènent une partie de la nuit dans 
rijerbe, tandis que j'ai vu mourir à sec uu 
' C-yranote très-vigoureux qui s'étoit élancé 
„ -hors du baquet. Nous avons prouvé, M, 
Proven<çal et moi, par notre travail sur la 
respiration des poissons, que leurs bran- 
chies humides peuvent servir k la double 
fonction de décomposer l'air atmosphérique, 
et de s'approprier l'oxygène dissous dans 
l'eau. Us ne suspendent pas leur respiration 
dans l'air, mais ils absorbent l'oxygène ga- 
zeux, comme fait un reptile muni de pou- 
mons. Il est connu qu'on engraisse des 
carpes en les nourrissant hors de l'eau, et 
en leur mouillant de temps en temps les 
ouïes avec de la mousse humide pour em- 
I pêcher qu'elles ne se desséchent. Les pois- 
I sons écartent leurs opercules dans le gaz 
oxygène plus que dans l'eau. Cependant 
leur température ne s'élève pas , et ils vivent 
également long-temps dans de l'air vital et 
dans un mélange de go parties d'azote et de 
lo d'oxygène. Nous avons trouvé que des 
tanches ( Cyprinus ti nca ) , placées sous des 
«loches remplies d'air, absorbent dans uns 
8. 



Ii6 LIVRE VI. 

heure de temps un demh-centimètre ctibé 
d'oxygène. Cette action a lieu dans les ouïes 
seules , car les poissons auxquels on adapte 
des colliers de liège ^i et dont la tête reste 
hors du bocal rempli d'air, n'agissent pas 
sur l'oxygène ï par le reste de leur corps. 
*La^ vessie natatoire du Gymnote, dont M. 
Bloch a nié l'existence , a deux pieds cinq 
pouces de long dans un individu de trois 
pieds dix pouces 2. Elle est séparée de la 
peau extérieure par une masse de graisse , 
et repose sur les organes électriques qui 
remplissent plus de deux tiers de l'animil: 
Les mêmes vaisseaux qui s'insinuent entre 
les. lames ou feuillets de ces organe^, et qui 
les couvrent de sang, lorsqu'on les coupé 
transversalement , donnent aussi 'de nom- 
breux rameaux à la surface extérieure de 4a 

i Mémoires de ia Société * d^ Arcueil ^ Tom. H, p. 
39b. La respiration dans Tair se fait-elle par Tinter- 
mède d'une lame d'eau infiniment mince qui humeqte 
les ouîës? 

2 M. CuTier m'a fait voir, depuis mon retour en 
Europe , qu!il existe dans le Gymnotus . electrîcus , 
outre la grande vessie natatoire , une autre vessM 
antérieure et plus petite. Elle ressemble à la vessie na- 
tatoire bicorne , que j*ai dessinée dans le Gymnotus 
cquilabiatuft. 



rCnAPlTilE XVII. I l'J 

vessie. J'ai trouvé dans cent parties de l'air 
de la vessie natatoire 4 (l'oxygène et g6 d'a- 
zote. La substance médullaire du cerveau 
n'offre qu'une foible analogie avec la ma- 
tière albumineuse et gélatineuse des organes 
électriques ; mais ces deux substances ont 
de commun la ^ande quantité de sang ar- 
tériel qu'elles reçoivent, et qui s'y désoxyde. 
Nous remarquerons à cette occasion de 
nouveau qu'une extrême activité dans les 
fonctions du cerveau fait refluer plus 
abondamment le sang vers la tète, comme 
l'énergie du mouvement des musi-les accé- 
lère la désoxydation du sang artériel. Quel 
contraste entre la multitude et le diamètre 
des vaisseaux sanguins du Gymnote et le 
|- petit volume qu'occupe son système mus- 
L culaire! Ce contraste rappelle à l'observa- 
teur que trois t'onctious de la vie animale , 
qui parois.sent d'ailleurs assez bétérogène-s, 
I les fonctions du cerveau, celles de l'organe 
électrique, et celles des muscles, requièrent 
toutes l'affluence et le concours du sang 
artériel ou oxygéné. 

On ne s'expo.se p.^s témérairement aux 
premières commotions d'un Gymnote très- 



Il8 LÏVltE VI. 

grand et fortement irrité. St, par hasard, on 
reçoit un coup ayant qcre le poisson soit 
blessé i ou làtigoépar wne Ibn^e pomrsuffe, 
b donleur et FcsnrgotrrdissemenÉ sont si vi€>^ 
lens , qrxïl es^ impossibte de prononeer sur 
lé nature du sentiment qu'on éprouve. Je né 
me souviens pa» dfavoir jamais reçu, par la 
décharge d^me grande botiteiBe dte* Leydfe, 
une commotion plus effraya»Me qne ccBe 
que j'ai ressentie en plaçant imprwdettittienf 
tes deu*x pieds sur un Gymnote qite Fon 
venoit de retirer de Teau. Je fiw Jlffieeté le 
reste du joui* d'une vive douleur dbns^ les 
genoux et presque dans» toute» tes- jointures. 
Pour s'assurer de la- différence assez mar- 
quante qui existe entre lîa. sensation' produite 
par Ta pilé dé Volta et? les poissons- élec- 
triques; il faut toucher ces4^rnrers lorsqu^ls 
sont dbns un état de foiM^fsse* e^tr^e. Le» 
Gymnotes' et lies Torpilles causent alors un 
tressaillement * qui se propage? depuis là 
partie appuyée sur Tes^ organes- électriques 
jusqu'au coude. On croit sentir à chaque 
coup une vibration interne qui dure deun 

i SubimlittT tèndinum. 



CHAPITBE XYII. II() 

à trois secondes, et qui est suivie d'un en- 
gourdissement doulou reux. Aussi les Indien^ 
Tamanaques, dans leur langue expressive, 
appellent le Temhlador, jirtmna, c'est-à- 
dire qui prive de mouvement. 

La sensation que causent les Ibibles com- 
motions d'un Gymnote m'a paru très-ana- 
logue au tressaillement douloureux dont j'ai 
été saisi à chaque contact de deux métaux 
hétérogènes appliqués sur des plaies que J6 
m'étois faites au dos par le moyen des can- 
tharîdesi. Cette différence de sensation, 
entre les effets des poissons électriques et 
ceux de la pile ou d'une bouteille de Leyde 
foiblement chargée, a frappé tous les obser- 
Tateurs; elle n'est cependant aucunement 
contraire k la supposition de l'identité de 
l'électricité et de l'action galvanique des 
poissons. L'électricité peut être la même, 
mais ses effets seront diversement modifiés 
par la disposition des appareils électriques, 
par l'intensité du fluide , par la rapidité du 
courant, par un mode d'actiou particulier. 

I Versiichè ûber die gereïzte Muiirl/ascr , '^'ol. I, 
p. 3a3-3a9. 



I20 LIVRE VI., 

Dans la Guyane hollandoise, par exemple 
à Démérary , on a employé jadis les Gym- 
notes pour guérir les paralytiques. Dans un 
temps où les médecins d'Europe avoient une 
grande confiance dans les efifet^ de l'électri- 
cité, un chirugien d'Essequib'o, M. Van der 
Lott, publia en Hollande un mémoire sur 
les propriétés médicales des Gymnotes. Ces 
cures électriques se retrouvent parmi les 
sauvages de l'Amérique comme parmi les 
Grecs. Scribonius Largus , Galien et Dios- 
coride nous apprennent que les Torpilles 
guérissent les maux de tête, les migraines 
et la goutte. Je n'ai point entendu parler 
de ce genre de traitement dans les colonies 
espagnoles que j'ai parcourues; mais je puis 
assurer que, après avoir fait des expériences 
pendant quatre heures consécutives avec 
\ des Gymnotes, nous éprouvâmes, M. Bon- 

pland et moi, jusqu'au lendemain, une dé- 
bilité dans les muscles , une douleur dans les 
jointures, un malaise général qui étoit l'effet 
d'une forte irritation du système nerveux. 
Les Gymnotes ne sont ni des conducteurs 
chargés , ni des batteries , ni des appareils 
électro-moteurs, dont on reçoit la commotion 



chvpithk X vit. lai 

chaque fois qu'on les touche d'une main . 
ou en appliquant les deux mains pour for- 
mer l'arc conducteur entre des pôles hété- 
rogènes. L'action électrique du poisson dé- 
pend uniquement do sa volonté, soit qu'il 
ne tienne pas toujours chargés ses organes 
électriques, soit qu'il puisse, par la sécré- 
tion de quelque fluide, ou par un autre 
moyen également mystérieux pour nous , 
diriger au - dehors l'action de ses organes. 
On tente souvent, isolé ou non isolé, de 
toucher le poisson sans sentir la moindre 
commotion. Lorsque M. Bonpland le tenoit 
par la tète ou le milieu du corps, tandis 
que je le tenois par la queue, et que, placés 
sur le sol humide , nous ne nous donnions 
pas la main, l'un de nous lecevoit des se- 
cousses que l'autre ne scntoit pas. Il dépen<t 
du Gymnote de n'agir que vers le point 
dans lequel il se croit le plus fortement ir- 
rité. La décharge se fait alors par un .seul 
point, et non par le point voisin. De di?ux 
personnesfpii touchentdi; leu r doigt le vciitrt.' ' 
dn poisson à un pouce de distance, cL qui 
appuient simultanément, c'est tantôt l'une , 
tantôt l'autre . qui reçoit le coup. De même , 



iîH LIVRE Yi. 

lorsqu'ùiiepersohneisolée tient laf queue d' un 
Gymnote vigoureux , et qu'une autre le pince 
aux ouïes et à la nageoire pectorale, c'est sou^ 
vent la* p^reinièré seule qui éprouve là com- 
motion. Il ne ilous a guère paru qu'onr jiùt 
atti*ibuer ces différences à- laf sécheresse ou 
à rhumidité de n-os mains , à leur inégale 
conductibilité. Le Gymnote sembloît diriger 
ses coups, taiitôt par (buté la surface de 
son corps, tantôt par une seule partie. Cet 
effet indique moins une décharge partielle 
de Torgade composé d'une innbnibrable 
quantité de feuillets, que de la faculté qu'à 
l'animal ( peut-être par la sécrétion instan- 
tailéé d'un fluide qui se répand dans le tissu 
cellulaire ) de n'établir la communication 
de ses organes avec la peau que dans un 
espace très-limité. 

Rien ne^ prouve plus la faculté qu'a le 
Gymnote (par l'influence du cerveau et des 
nerfs ) de lancer et de diriger son coup à 
volonté , que les observations faites à Phila- 
delphie, et récemment à Stockholm i, sur 

I Par MM. WiUiamson et FaLlberg. Voici ce que 
rapporte ce dernier dans une note intéressante publiée 
dans les Vetensk. Âcûd. ny. MandL Quart, a ( 1801.)^ 



CHAPlTHE XVII, laS 

des Gymnoles extrêmement apprivoisés. 
Lorsqu'on les avoit fait jeûner long-temps, 
ils tuoient de loin de petits poissons qu'on 
plaçoit dans le baquet. Ils agissoient à dis- 
tance , c'est-à-dire leur coup ëlecirique tra- 
versoit une couche d'eau très-épaisse; Il ne 
faut pas être surpris qu'on ait pu observer , 

p. il3-i56. nLe Gymnote qui a été envoyé de Surinam 
■ Storkhatmà IS. Norderling, a yéc.n plus rteijnatre moi» 
dans un étal de parfaite saute. Il avoit ij pouces de 
long, et fes commotion* qu'il doniioit éloient si vio- 
lentes, sur-tout dans l'air , que je ne Irouvois presc|ue 
anctin moyen âe m'ci^Btsprver par des eorps non con- 
âncteurs, en transpociunt le poissnii d'un endroit â 
l'autre. Son estomac étant Irès-pclit , il mangeoit peu 
à-la-fois , mais souvent. Il s'a ppro choit des poissons 
Tivans en leur lançant ( de loin ) un roup dont l'énergie 
étoit proportionnée à la grandeur de la proie. Rarement 
le Gymnote 3e Trompoit dam-sonjvgement; un seul coup 
éloil presque toujours suffisant pour vaincre la résis- 
tance (les obstacles que les couches d'eau plus ou moins 
épaisses, selon la dislance, opposoient au courant ëlec- 
triqne ). Lorsqu'il étoit très-pressé par la faim , il lançoit 
aussi quelquefois des coups à celui qui journellement 
lui donnoil à manger de la viande cuite ou non assai- 
ionnée. Hcs personnes affectées de maux rhumatiqucs 
TWoient le louther dans l'espoir de guérir. On le pre- 
noîl à-la-foia par le col et la queue; le» commotions 
éloient, dans ce cas, plus fortes que lorsqu'on le Inu- 
choit d'une seule main. 11 perdit presque entièrement sa 
force él«ctriqilc ppii de ll'mps avant sa mort. >. 



124 LIVRK VI. 

en Suède, sur un seul Gymnote , ce tjuè 
nous n'avons pu voir sur un grand nombre 
d'individus dans leur pays natal. Com;me 
, l'action électrique des animaux est une action 
vitale ^ et soumise à la volonté, elle ne dé- 
pend pas iniquement. de leur état de santé 
et de vigueur. Un Gymnote, qui fait le trajet 
de Surinam à Philadelphie et à Stockholm, 
s'accoutume à la prison à laquelle il est 
réduit: il reprend peu-à-peu , dans le baquet, 
les mêmes habitudes qu'il avoit dans les ri- 
vières et les mares. On |^s porta , à Cala- 
bozo, une anguille électr^ue prise dans un 
filet , et n'ayant par conséquent aucyne bles- 
sure. Elle mangea de la viande, et effraya 
cruellement de petites tortues et des gre- 
nouilles qui , ne connoissant pas le'danger , 
voulurent se placer avec confiance sur le 
dos du poisson. Les grenouilles ne reçurent 
le coup qu'au moment où elles touchèrent 
le corps du Gymnote. Revenues à elles- 
mêmes, elles se sauvèrent hors du baquet; 
et, lorsqu'on \^^ replaça près du poisson, 
sa seule vue les effraya. Nous n'observâmes 
alors rien qui indiquât une action à distance; 
mais aussi notre Gymnote , nouvellement 



CHAPITJlEXVir. ia5 

pris , n'étoit guère assez apprivoisé pour 
TOuloir attaquer et dévorer des greuouilles. 
Eu approchant le doigt, ou des poiotcs mé- 
talliques , à une demi-ligne de distance des 
organes électriques, aucune commotion ne 
se fit sentir. L'animal ne s'apercevoit peut- 
être pas du voisinage d'un corps étranger, 
ou, s'il s'en apercevait, îi faut croire que 
la timidité qu'il conserve dans le premier 
temps de sa captivité, le porte à ne lancer 
des coups énergiques que lorsqu'il se sent 
fortement irrité par un contitct immédiat. 
Le Gymnote étant plongé dans l'eau , j'ai 
approché la main , armée ou non armée ds 
métal , à peu de lignes de distance des or- 
ganes électriques ; les couches d'eau ne m'ont 
transmis aucune secousse, tandis que M. 
Bonpland irritoit fortement l'animal par un 
contact immédiat, et en recevoit des coups 
très-^iolçns. Si j'avois plongé les électro- 
scopes les plus sensibles que nous connois- 
sions, des grenouilles préparées, dans tes 
couches d'eau voisines, elles auroient sans 
doute éprouvé des contractions au moment 
où le Gymnote sembloit diriger son coup 
autre part. Placées immédiatement sur le 



> ' 



1^6 LIVRE YI. 

corps d'uDis Toppillejea greuouiUei» préparées 
ressentent, selon Galvani» cb Horte» coutrac- 
tîpns chaque £oi$ que le poissoi;! aedà^barge. 
X^'orgapç ébctrique des Gyàanotes n'agit 
que sous l'influence in^médial» du cerveau 
et du cœur. £n coupant un poisson très^ 
vigoureux par le milieu du corps, la partie 
antérieure seule m'a donné des commotions. 
Lei» coupa sont également forts dans quelque 
partie du cor pa que Ton touche le poisson ; 
jçependant il est plus disposé à les lancer , 
lorsqu'on lui pince la nageoire pectorale, 
l'organe électrique, les lèvres, les yeuK et 
les ouïes. Quelquefois lanimal se débat for- 
tement contre celui qui le tient par la queue y 
«ans communiquer la moindre commotion* 
Je n'en éprouvai pas non plus , lorsque je 
fils une légère incision près de la nageoire 
pectorale du poisson, et que je galvanisai 
la plaie par le simple contact de deuKarmar 
tures de zinc et d'argent. Le Gymnote se 
recourba convulsivement ; il leva sa tête hors 
de l'eau, comme effrayé par une sensation 
toute nouvelle ; mais je ne sentis aucun fré* 
l^^iasement dans les mains qui tenoient les 
arn^atures. Les moui^emens musculaires les 



' CM \l*ITlt F, ?( V [ I. 127 

plus violeus ne sont pas toujours accompa- 
gnés de décharges électriques. 

L'action du poissou sur ics orgniies de 
l'homme est transmise et interceptée par les 
mêmes corps qui transmettent et inter- 
ceptent le courant électrique d'un conduc- 
teur chargé d'une bouteille de Leyda ou 
d'une pile de Volta. Quelques anomalies que 
ftous avons cru observer s'e:ïphquent aistf- 
jpent, lorsqu'on se rappelle que même les mé- 
Jaux {comme le prouve leur incandescence 
par la pile) opposent u n légerobstacle au pas- 
sage de l'électricité, et qu'un mauvaisconduc- 
teur anéantit pour nos organes l'effet d'une 
électricité foible, tandis qu'il nous transmet 
l'effet d'une électricité très-forte, La force 
pépulsive qu'exercent entre eux le zinc et 
l'argent étant de beaucoup supérieure à 
celle de l'or et de l'argent, j'ai reconnu que , 
lorsqu'on g'a/ra«i>e sous l'eau une grenouille, 
préparée et armée d'argent , l'arc conducteur 
jie zinc produit des commotions, dés qu'une 
de ses extrémités approche des muscles à 3 
ligues de distance , tandis qu'un arc d'or 
n'excite pas les organes dès que la couche 
d'çau, entre l'or et le muscle, a plus d'une 



1^8 LIVRE VI. 

I V 

demi-ligne d'épaisseur. De même, en em- 
ployant un arc conducteur, composé de deux 

^ morceaux de zinc et d'argent soudés Tan 
au bout de l'autre, et en appuyant, comme 
auparavant , une des extrémités de Tare 

• métallique sur le nerf ischiatique , il faut, 
pour produire des contractions, approcher 
l'autre extrémité de l'arc conducteur de plus 
en plus près des muscles , à mesure que l'ir- 
ritabilité des organes diminue. Vers la fin 
de l'expérience , la plus mince couche d'éau 
empêche le passage du courant électrique , 
et ce n'est qu'au contact immédiat de l'arc 
avec le muscle que les contractions ont lieu. 
J'insiste sur ces circonstances dépendantes 
de trois variables : de l'énergie de l'appareil 
électro-moteur , de la conductibilité des mi- 
lieux, et de l'irritabilité des organes qui re- 
çoivent les impressions. C'est pour n'avoir 
pas suffisamment multiplié les expériences , 
selon ces trois élémens variables, qu'on a 
pris, dans l'action des Gymnotes électriques 
et des Torpilles, des conditions accidentelles 
pour des conditions sans lesquelles des com- 
motions électriques ne se font pas sentir. 
Dans des Gymnotes blessés, qui donnent 



's 



cil APITHE XVII. lag 

des commotions foibles , mais très - égales , 
ces commotions nous ont paru constamment 
p\us fortes en touchant le corps du poisson 
d'une main armée de métal que de la maîn 
nue. Elles sont plus fortes aussi, lorsque, au 
Heu de toucher par ime main nue ou non 
armée d'un métal, on appuie à-la-fois les 
deux mains nues ou armées. Ces différences, 
je le répète, ne deviennent sensibles que 
lorsqu'on a assez de Gymnotes à sa dispo- 
sition pour pouvoir clioisîr les plus foibles , 
et que l'égalité extrême des décharges élec- 
triques permet de distinguer entre les sen- 
sations qu'on éprouve alternativement par 
la main nue ou armée d'un métal, par une 
ou deux mains nues, par une main armée 
ou deux mains armées de métal. C'est aussi 
seulement dans le cas des petites commotions 
foibles et uniformes , que les coups sont 
plus sensibles en toucliant le Gymnote d'une 
main (sans former de chaîne ) avec du zinc 
qu'avec du cuivre ou du fer. 

Les substances résineuses, le verre, le 

bois très-sec, la corne, et même les os, 

que l'on croit généralement bons conduc- 

teora,empêclientraction des Gymnotes d'être 

Re/at. hist. Tom. (3. 9 



l3o LIVRE VI. 

transoiise à rhamme. J ai été surpris de ne 
pas sentir la moiadre commotion , en pres- 
sant contre les organes du poisson des bâtonà 
de cire d'£spagne mouiUés , tamiis que le 
même individu me porté les coups les plus 
violens en l'excitant au moyen d'une tige 
métallique. M. Boopland reçut des commo- 
tions en portant un .Gjrmnote sur deux 
cordes de fibres de palmier qui nous pa* 
rurent très - sèches. Une forte décharge se 
fraie i^n chemin à travers des conducteurs 
très * imparfaits. Peut-être aussi Tob^tacle 
qu'oppose l'arc conducteur rend -il Texplo- 
sion plus douloureuse. J'ai touché sans effet 
le Gymnote avec un pot d'argile brune 
humectée, -et j'ai reçu de violentés eom>- 
motions lorsque je portois le Oymnote dans 
ee même pot , parce que le contact étoit 
plus gratod. 

Lorsque deux personnes isolées, ou non 
isolées , se tiennent par la «nain, et que 
seulement une d'elles touche le poisson de 
la main jiue ou armée de métal , Les «cou- 
motions se font le plus souvent sentir aux 
deux personnes à-Ja-foi». Il arrive cependant 
aussi que, dans les coups -ks plusdoulon- 



r, 11 A p I T n E X V I r . i î r 

reiiK , la personne seule qui eiitie en contact 
immédiat avec le poisson, éprouve le choc. 
Quand le Gymnote é|>iiisé,ou dans un état 
d'excitabilité Irès-luible , ne vent absolu- 
mentplus lancerde coups en l'irritant d'une 
seule main, les commotions se sentent trè.wi- 
vementenforniaut la chaîne et en employant 
les deux mains. Cependant, même dans ce 
caS( le choc électrique n'a lieu que par la 
voloDlé de l'animal. Deux personnes, dont 
l'une tient la queue et l'autre la tète, ne 
peuvent pas forcer le Gymnote .à lancer le 
coup, lorsqu'elles se donnent la main et 
qu'elles forment une cliaine. 

En employant ^e mille manières des élec- 
tromètres très-sensibles, en les isolant sur 
une plaque de verre , et en recevant de.s 
commotions très-fortes qui passoient par 
l'électroniètre, je n'ai jamais pu découvrir 
aucun phénomène d'attraction et de répul- 
sion. La même observation a été faite à 
Stockholm par M. Fahlberg. Ce physicien 
cependant a vu une étincelle électrique , 
comme avant lui Walsh et Ingeniiouss à 
Londres, en plaçant le Gymnote dans l'air, 
et en interrompant la cUaine conductrice 
9- 



l3a LIVKE VI. 

par deux feuillets d'or collés sur du verre et 
éloignes d'une ligne. Personne au contraire 
n'a jamais aperçu une étincelle sortant du 
corps même du poisson. Nous l'avons irri- 
té long-temps de nuit, à Calabozo, dans 
une parfaite obscurité; mais nous n'avons 
observé aucun phénomène lumineux. En 
disposant quatre Gymnotes d'une force iné- 
gale , de manière que je reçusse les commo- 
tions du poisson le plus vigoureux j9ar com- 
munication , c'est-à-dire en ne touchant 
qu'un des autres poissons , je n'ai pas vu 
ceux-ci s'agiter au moment où le courant 
passoit par leur corps. Peut-être le courant 
ne s'établit-il que par la surface humide de 
leur peau. Nous n'en conclurons pas cepen- 
dant que les Gymnotes sont insensibles à 
l'électricité , et qu'ils ne peuvent combattre 
les uns contre les autres au fond des mares. 
Leur systémlB nerveux doit être soumis aux 
mêmes agens que fe*s nerfs des autres ani- 
maux. J'ai vu, en effet , qu'en mettant les 
nerfs à nu, ils éprouvent des contractions 
musculaires au simple contactdedeux métaux 
hétérogènes ; et M. Fahlberg,à Stockholm , a 
trouvé que son Gymnote s'agitoit convulsive» 



cil A l>ITIi E XVI I. l33 

ment, lorsqu'il etoit place dans un baqviet d« 
cuivre, et que defoibles décharges d'une bou- 
teille de Leyde traversoieut sa peau. 

Après les expériences que j'avois faites 
sufles Gymnotes, il étoit d'un grand intérêt 
pour moi, à mon retour en Europe, de 
connoître avec précision les diverses circon- 
stances dans lesqiielles un autre poisson élec- 
trique , la Torpille de nos mers , donne ou 
ne donne pas de commotion. Quoique ce 
poisson ait été examiné par un grand nombre 
de physiciens, je trouvai extrêmement vague 
tout ce qui a été publié sur ses effets élec- 
triques. On a supposé très-arbitrairement 
qu'elle agit, comme une bouteille de Leyde 
qu'on décbarge à volonté , en la touchant 
des deux mains; et cette supposition paroît 
avoir induit en erreur les observateurs qui 
se' sont livrés à ce genre de recherches. 
Pendant notre voyage en Italie, nous avons , 
M. Gay-Lussac et moi , fait un grand nombre 
d'expériences sur des Torpilles prises dans 
le golfe de Naples. Ces expériences offrent 
plusieurs résultats assez différens de ceux 
que j'ai recueillis sur les Gymnotes. II est 
probable que la cause de ces anomalies 



l34 LiVftB VI. 

tient plutôt à Finégalîté du pouvoir életi- 
trique dans les deux poissdiïs ^ qu^à la dis- 
positiou différente de leurâ organes >. 

Quoique la force de la Torpille ne soit 
pas à comparer à celle des Gynînote3 , elle 
est suffisante pour causer des sensations 
très-douloureuses. Une personne , accoutu- 
mée aux commotions élec\riques , ne tient 
qu'avec peine entre les mains une Torpille 
de 12 à i4 pouces de long, et qui jouit de 
toute sa vigdeur. Lorsque l'animal ne donne 
plus que des coups très-foibles sous Tenu , 
les commotions deviennent plus sensibles 
si on l'élève au-dessus de la surface de Feau. 
3'ai souvent observé ce même phénothène 
en galvanisant des grenouilles. 

La Torpille remue convulsivement lés 
nageoires pectorales chaque fois qu'elle 
lance le coup; et ce coup est plus ou moins 
douloureux , selon que le contact immédiat 
se fait par une surface plusou moins large. 
Nous avons observé plus haut que le Gym- 
note donne les commotions les plus fortes, 
sans faire aucun mouvement des yexix , de 

L Geoffroy de Saint-Hilaite dans les Ann. du Mu-- 
/«v/n^ Tom. ly p. 392-407; 



CHAPITRE xvir. |35 

Ja tête ou des nageoires i. Cette différence 
est-elle causée par la position de l'organe 
électrique, qui n'est pas double dans les 
Gymnotes Pou le mouvement des nageoires 
pectorales de la Torpille prouve-t-il direc- 
tement que le poisson rétablit l'équilibre 
électrique par sa propre pean, qu'il se dé- 
charge par son propre corps, et que nous* 
n'éprouvons généralement que l'effet d'un , 
choc latéral? 

On ne peut décharger à volonté ni une 
Torpille ni un Gymnote, comme oudécliarge 
à volonté une bouteille de Leyde ou une 
pile de Volta. On ne sent pas toujours de 
.commotion , même lorsqu'on touche des 
deux mains un poisson électrique; il faut 
l'irriter pour qu'il donne la commotion. 
Cette action , dans les Torpilles , comme dans 
les Gymnotes, est une action vitale; elle 
ne dépend que de la volonté de l'animal, 
qui peut-être ne tient pas toujours chargés 
ses organes électriques , ou qui n'emploie 
pas toujours l'action de ses nerfs pour éta- 

I tl n'y a que la nageoire anale des Gymnotes qui 
remue sensiblemenl, lorsqu'on excite ces poissons sous 
l^entre , là où se trouve placé l'organe électrique. 



l36 LIVRS VI. 

blir la chaîne entre les pôles positifs et né- 
gatifs. Ce qui, est certain j c'est que la Tor- 
pille peut donner avec une célérité étoii- 
nante, une longue suite de commotions , soit 
que les lames ou feuillets de ises organes ne 
soient pas toujours épuisés en entier, soit 
que le poisson les recharge instantanément. 

Le coup électrique se fait sentir, quand 
lanimal est disposé à le lancer , que Ton 
touche d'un seul doigt une seule surface 
des organes , ^ ou que Ton applique les 
deux mains aux deux surfaces , à la supé- 
rieure et à l'inférieure à4a-fois. Dans l'un 
et l'autre cas, il est tout-à-fait indifférent 
que la personne qui touche le poisson-, 
d'un doigt ou des deux mains, soit isolée 
ou qu'elle ne le soii pas. Tout ce qu'on a dit 
de la nécessité d'une communication par 
le sol humide , pour établir une chaîne , 
est fondé sûr des observations inexactes. 

M. Gay-Lussac a fait l'observation im- 
portante , que lorsqu'une personne isolée 
touche la Torpille d'un seul doigt , il est 
indispensable que le contact soit immédiat. 
On touche impunément le poisson avec une 
clef ou avec tout auj;re instrument mé{|]U 



CHAPITHEXVIJ. 13^ 

liqiie , aucune commotion ne se faisant 
sentir, dès qu'un corps conducteur ou non 
conducteur est interposé entre le doigt et 
l'organe électrique de la Torpille. Cette 
circonstance offre une grande differcnre 
entre la Torpille et le Gymnote, le dernier 
l.iQçant ses coups à travers une barre de 
fer de plusieurs pieds de longueur. 

Lorsqu'on place la Torpille sur un pla- 
teau métallique de très-peu d'épaisseur , 
de manière que le plateau touche la surface 
inférieure des organes , la main qui soutient 
ce plateau ne sent jamais de commotion, 
quoiqu'une autre personne isolée excite 
l'animal , et que le mouvement convulsif 
fies nageoires pectorales annonce les dé- 
charges les plus fortes et les plus réitérées. 
Si, au contraire, une personne soutient 
la Torpille , placée sur un plateau métal- 
lique , de la main gauche, comme dans 
l'expérience précédente, et si cette même 
personne touche la surface supérieure de 
l'organe électrique de la main droite, alors 
une forte commotion se fait sentir dans les 
deux bras. La sensation qu'on éprouve est 
la même lorsqtie le poisson est placé entre 



l38 LIVRE VI. 

deux pldteaux métalliques dont les bords ne 
se touchent pas , et lorsqu'on appuie les 
deux mains à-la*fois sur ces plateaux. L'in- 
terposition d'une lame métallique empêche 
la communication, si on touche cette lame 
d'une seule main^ tandis que Fi nterpositioa 
de deux lames métalliques cesse d'empêcher 
la commotion dès qu'on applique les deux 
mains. Dans ce dernier cas , on ne sauroit 
douter que la circulation du fluide g'établit 
par les deux bras. 

Si, dans la même position du poisson et>- 
tre deux plateaux ^ il existe quelque mm- 
munication immédiate entre les bords des 
deux plateaux , toute commotion cesse. La 
chaîne entre les deux surfaces de l'organe 
électrique est formée alors par les plateaux , 
et la nouvelle communication que l'on éta- 
blit par le contact des deux mains avec les 
deux plateaux reste sans effet. Nous avons 
porté impunément la Torpille entre deux 
plats de métal , et nous n'avons senti les 
coups qu'elle lançoit qu'au moment où les 
plats ne se touchoient pas par leurs bords. 

Dans la Torpille, comme dans le Gym- 
note, rien n'annonce que l'animal modifie 



7 



CTl APFTB F XVII. I Sg 

la tension électrique des rorps qui l'enioii- 
rent. L'électromètre le plus sensible n'est 
aucunement affecté , de quelijiie manière 
qu'on l'emploie, soit en l'approchant des 
organes, soit en isolant le poisson, en le 
couvrant d'un plateau métallique, et en 
faisant communiquer ce plateau par un fil 
conducteur avec le condensateur de Volta. 
Nous avons mis beaucoup de soin à varier 
ces expériences, par lesciuelles on clierche 
à rendre sensible la tension électrique dans 
Ips organes de la Torpille. Elles ont toujours 
été sans effet, et confirment parfaitement 
ce que nous avions observé, M, Bonpland 
et moi, sur les Gymnotes pendant notre 
séjour dans l'Amérique méridionale. • 

Les poissons électriques, lorsqu'ils sont 
trps-vigoureux, agissent avec la même éner- 
gie sous l'eau et dans l'air. Cette observation 
nous a mis à même d'examiner la propriété 
conductrice de l'eau; et nous avons trouve 
que, lorsque plusieurs personnes font la 
chaîne entre la surface supérieure et la sur- 
face inférieure des organes de la Torpille, 
la commotion ne se fait sentir que dans le 
Pas où ces personnes se sont mouillé les 



i 



l4o LIVRE VI. 

mains. L'action n'est point interceptée , 91 
deux personnes , qui de leurs mains droites 
soutiennent la Torpille, au lieu de se don- 
ner la main gauche, enfoncent chacune ua 
stylet métallique dans une goutte d'eau 
placée sur un corps isolant. En substituant 
la flamme à la goutte d'eau , la comnîuni- 
cation est interceptée , et ne se rétablit, 
comme dans les Gymnotes , que lorsque les 
deux stylets se touchent immédiatement 
dans l'intérieur de la flamme. 

Nous sommes bien loin^ sans doute, 
d'avoir dévoilé tous les secrets de l'action 
électrique des poissons , qui est modifiée 
par l'influence du cerveau et des nerfs; 
\m\% les expériences que nous venons de 
rapporter suffisent pour prouver que ces 
poissonls agissent par une électricité i^si^ 
mulée, et par des appareils électro-moteurs, 
d'une composition particulière, qui se re- 
chargent avec une extrême rapidité. M.Volta 
admet que , dans les Torpilles et les. Gyni;- 
notes , la décharge des électricités opposées 
se fait par leur propre peau ^ et que, dans 
le cas où nous ne les touchons que d'une 
main ou au moyen d'une pointe métallique, 



CHAPITUEXVir. l4l 

nous sentons l'effet d'un choc latéral, le 
courant électrique ne se dirigeant pas uni- 
quement par le chemin le plus court. Lors- 
qu'on place une bouteille de Leyde sur un 
drap mouillé, qui est mauvais conducteur, 
et qu'on décharge la bouteille, de manière 
que le drap fasse partie de l'arc, des gre- 
nouilles préparées , placées à différentes 
distances, annoncent par leurs contractions 
que le courant se répand dans le drap en- 
tier par mille routes diverses. D'après cette 
analogie, le coup te plus fort que le Gym- 
note lance au loin, ne seroit qu'une foible 
partie du coup qui rétablit l'équilibre dans 
l'intérieur du poisson '. Comme le Gym- 

1 Les pôles hëCérogènrs des organes électriques dou- 
bles doivent se trouver dans chaque organe. M. Todd 
■« constaté récemment, perdes expériences faites sur 
de» Torpille» du cap de Bonne-Espérance, tjne l'ani- 
iubI continue à donner de fortes commotions lorsqu'on 
exiirpe un des organes. An contraire, on arrête toute 
■ction électrique , et ce jioinl déjà éclairci par Gattaiiï 
Mt de la pins haute importance, suit en faisant une 
forte lésion au cerveau, soit en coupant les nerfs qui 
se répandent dans les feuillets des organes électriques. 
Dans ce dernier cas , les nerfs étant conpés sans léser 
le cerveau , la Torpille continue de vivre et d'eiercer 
Ions les mouveraens musculaires. La poisson , fatigué 



i 



i/^l LIVAE VI. 

note dirige son fluide où il veut, il faut 
admettre aussi que la décharge ne se fait 
pas par toifte la peau à-la-fois , ^ais que 
ranimai, excité peut-être au rapy^n de la 
séc^éiion d'un fluide versé dans une partie 
di^ tissu oellulaîiie « établit à volonté la icom- 
municatioB entre ses organes et tel qu tel 
point de sa peau. On conçoit q4;i'uii coup 
latéral hors de la cba/^e doit deveuif îpsen- 
sible dans les deux «conditions d'une dé- 
charge très - foible ou d'un obstacle tres- 
graod qu'opposeint la nature et la Icwigu^ur 
du (Conducteur. Malgré ces consLd^^tions, 
il me paroit bien surprenant que , ds^^s la 
Torpille, des couimotions très-fortes «n ap* 
parence ne sp soient pas propagées à la 
main, lorsqu'un plateau très-mince de métal 
est interposé entre la main et le poisson. 

Le docteur Schilling avait annoncé que 
le Gymnote s'approchoit involontairement 
de l'aimant. Nous fûmes étonnés de voir 

par de trop nombreuses décharges éleetrîqiu)# , étoît 
beancoap plus^ souffraDt qu*un poisson dans lequel q|i 
aroit intercepté, par la section des nerfs, la cominiini-> 
cation entre le ceryeau et les organes électro-motears. 
Phil. Trans. , iSi6, P.i, p. lao. 



CllAPIïft£ XVII. 143 

cette même idée adoptée par M. Pozo. Nou* 
avons essayé de mille manières cette préten- 

• due influence de l'aimant sur les organes 
électriques, et tioiis n'avons jamais observé 
aucun effet sensible. Le poisson ne s'ap- 
prochoit pas plus d'un aimant que d'un 

I barreau non aiiuanté. La limaille de fer je- 

, tée sur son dos resta immobile. 

' LesGjmnotes, sujets <le la prédilection 
et du plus vif intérêt des physiciens d'Eu- 
rope, sont à-la-fois redoutés et détestés par 
les indigènes. Ils ofî'rent, il est vrai , dans 
leurchair musculaire, un aliment assez bon ; 
mais l'organe électrique occupe la plus 
grande partie du corps, et cet organe est 
baveux et désagréable au goût ; aussi le 
sépare-t-on avec soin du reste (in corps. 
On regarde d'ailleurs la présence des Gym- 
notes comme la caus-e principale du man- 
que de poissons dans les étangs et les tfiares 
àesLlanos. Ils en tuent beaucoup plus qu'ils 
n'en mangent, et les Indiens nous ont dit 
que, lorsque, dans des filets très-forts, on 
prend à-la-fois de jeunes crocodiles et des 
Gymnotes, ceux-ci n'offrent jamais des tra- 
ces de blessure, parce qu'ils mettent 1/ors 



i 



l44 LIVRE VI. 

de combat les jeunes crocodiles avant d'être 
attaqués par eux. Tous les habitant des eaux 
redoutent la société des Gymnotea, Les lé- 
zards, les tortues et les grenouilles cher- 
chent des mares où ils soient à Tabri de 
leur action. Près d'Uritucu, il a fallu chan- 
ger la direction d'une route ^ parce que les 
anguilles électriques s'étoient tellement ac- 
cumulées dans une rivière, qu'elles tuoient 
tous les ans un grand nombre de mulets 
de charge qui passoient la rivière à gué. 

Quoique, dans l'état actuel de nos con- 
noissances , nous puissions nous flatter d'a- 
voir répandu quelque jour sur les effets 
extraordinaires des poissons électriques, il 
reste à faire un grand nombre de recher- 
ches physiques et physiologiques. Les ré- 
sultats brillans que la chimie a obtenus par 
le moyen de la pile ont occupé tous les ob- 
servateurs, et les ont détournés pour quel- 
que temps de l'examen des phénomènes de 
la vitalité. Espérons que ces phénomènes, 
les plus imposatis et les plus mystérieux de 
tous, occuperont à leur tour la sagacité des 
physiciens. Cet espoir sera réalisé facile- 
ment , si , dans une des grandes capitales 



/# 



CH APITRE XVH. l45 

de l'Europe, on parvient à se procurer de 
nouveau des Gymnotes vivans. Les décou- 
Tertes que l'on fera sur les appareils électro- 
moteurs de ces poissons, beaucoup plus 
énergiques ' et plus faciles à conserver que 
les Torpilles , s'étendront sur tous les phé- 
nomènes du mouvement musculaire soumis 

I Pour connaître Im phénomènes des appareils dlec- 
tro-moleurs vivans dans tonte leur simplicilé, et pour 
M pas prendre des rirconsta ncet qni dépendent du de^râ 
d'énergie des orf;anes pour des conditions générales, 
il faut soumellre aui expérienres les poissons rlectrl- 
ques les plus focllcs à apprivoiser. Si l'on ne connoîs- 
IOÎ( pas le* Gvmnoles, on piiurroil croire, d'après les 
observations faites sur les Torpilles, que les poissons 
aeluncent pas leurs coiipsd« loin, à travers des couches 
d'eau Ifês-épDisses ou iont chainc , le long d'une barre 
ie fer. M. Willianison a senti de vives commutions 
lorsqu'il tenoît une seuleyain dans l'eau, elqne cette 
main, sans toucher leGjmnote, ètoit placée entre celui- 
ci et le petit poisson , vers lequel se diri^eoît le coup ù 
:o ou i5 pouces de distance. {FhcL T/an,r. Tom. I.XV, 
P- 99 ^' 108. ) tjuand le Gymnote éloit affoibli ( en 
mauTaîs élat de santé) , le coup lau-ntl étoit insensible; 
et, pour avoir une commotion, il falloit former une 
chaîne et toucher le poisson des deux mains à-la-fois. 
Cavendish, dans ses expériences ingénieuses sur une 
Torpille artificielle , a très- bien observé ces différences, 
selou que la charjie étoiï plus ou moins énergique. 
IPkil. Trans., 1776, p. 211. ) 

Mdat. hist. T. 6. 10 



L 



l46 LIVRE ri. 

à la volonté. On trouvera peut-être que, 
dans la plupart des animaux, chaque con- 
traction de la fibre musculaire est pré- 
cédée par une décharge du nerf dans le 
muscle, et que le simple contact de sub- 
stances hétérogènes est une source de mou- 
vement et de vie dans tous les êtres organisés. 
Un peuple vif et ingénieux , les Arabes, 
avoient-ils deviné, depuis Une haute anti- 
quité, que la même force qui, dans les 
orages, enflamme la voûte du ciel, est 
l'arme vivante et invisible des habitans des 
eaux? On assure que le poisson électrique 
du Nil ^ porte en Egypte un nom qui signifie 
le tonnerre. 

Nous quittâmes la ville de Calabozo , le 
24 mars, très-satisfai^ de notre séjour et 
de nos expériences sur un objet si digne de 
l'attention des physiologistes. J'avois en 
outre obtenu de bonnes obsei^vations 
d'étoiles, et je reconnus avec surprise que 

I Annal, du Mus.^ Tom. I, p. 898. Il paroît cepen- 
dant qu'il faut distinguer entre rahd^ tonnerre, et 
rahadd^ le poisson électrique: et que ce dernier mot 
signifie simplement, qui fait trembler, Sily. dt Sacr, 
dans Ahd^Allatif^ p. 167. 



CnAFlTKK XVII. 147 

les erreurs des cartes s'élevoient encore ici 
à un quart de degré en latitude. Personne, 
avant moi, n'avoit observé dans cet endroit; 
et, en exagérant, comme de coutume, les 
distances de la côte à l'intérieur , les géo- 
graphes ont reculé outre mesure tous les' 
points vers le sud '. 

I J'ai trouvé Caiaboio , que la carie d'Arrowsmith 
appelle Calabaco , par des hauteurs méridiennes de 
Canopus , à 8° 56' S" <Ic latitude, et par le transport 
du temps de Caracas , à 70" 1 o' 40" de longitude , e'est- 
à-dire o" 16' 5fi" à l'est de Guacara. D'Anviile place 
Calabozo par 8° 33' j LaCi-uz, par 8" 43'. (Voyez mon 
Recueil d'Obs. aslr. , Vol. 1 , p. 312-a 1 5. ) L'inclinai- 
son magnétique l'ioit, à Kalabozo, de 38", 70 dÏT. 
cent. L'aiguille oscilloit aai fois en 10' de temps, ce 
qui lait 10 oscillatious de moins qu'à Caracas. J'ai ob- 
tenu, pour la déclinaison magni-tiqtie (If iS marsiSoo) 
4° 54' 10" N. £. Hauteur de Calaljozo au-desiui du 
nÏTeau de l'Océan 53 toises-. (Le Nivellement baromé- 
trique indique par erreur g 4 toises. Lg Journal portoît 
t Bar. 333", 7 , mais 40 pieds au-dessus du Rio Gua- 
rico. u On a pris les pieds pour des toises. ) Je consi- 
gnerai ici les observations suivantes, dont la plupart 
n'ont point encore été publiées. A Hacienda de Cura , 
mon baromètre indiquoi ta 5'' (Th. cent. 17", 6) 3ao'', 5: . 
àGnacara,àio'' (Th. aS) 32i", 5 : à Piueva-Valencia, 
ài4>' (Th. 26", 4)3îo'i., 4: àGuigue.à ii" (Th. So^sj 
îai'S a: à Villa de Cura, à 6i. ( Th. 26°, 3) 317'', 6: 
àSan-Juan,à i'' (Th. ï5", a cent. ) 3a2'', 8: à Para- 
para, à 23I' (Th. a;", a ) 33i", 5 : au Cayraan, dans 



i 



l48 LIVRK VI. 

En avançant dans la partie méridionale 
des LlanoSy nous trouvâmes le sol plus 
poudreux , plus dépourvu d'herbes , plus 
crevassé par l'effet d'une longue sécheresse. 
Les palmiers disparoissoient peu-à-peu. Le 
Thermomètre se soutenoit , depuis 1 1 heures 
jusqu'au coucher du soleil, à 34° ou 35^. 
Plus Tair paroissoit calme à 8 ou lo pieds 
de hauteur, plus nous ^tions enveloppés de 
ces trombes de poussière, causées par les 
petits courans d'air qui rasent le sol. Vers les 
4 heures du soir, nous rencontrâmes éten- 
* due dans la savane une jeune fille indienne. 
Elle étoit toute nue, couchée sur le dos, et 
. ne paroissoit avoir que douze à treize ans. * 
Exténuée de fatigue et de soif, les yeux , les 
narines et la bouche remplis de poussière , 

le Llano , à 14^ ( Th. a8% 3 ) 333^', 3 : à Colabozo, 5 
toises au-dessus du Rio Guarico, à 'Jl3** (Th. 3i°, 2) 
333 *S 7 : à San-Geronimo del Guaya^al, à ai'» (Th. 
32°) 3 toises au-dessus du Rio Guarico 336**, 4: à 
San-Fernando de Apure , 5 toises au-dessus du niveau 
des eaux de l'Apure, à a3*» (Th. 3i°, 4) 335^^, 6. Ces 
nombres donnent des différences de hauteur relative : 
on n'a pas appliqué la correction de la cuvette pour ré- 
* duire le baromètre au niveau de la mer, à 337 **, ^' 
. "Pour les hauteurs absolues y voyez mes Obs, astr,, Yol. I, 
p. 297 et 367. 



CHAPITRE XVII, l4f) 

die respiroit en râlant, et ne pouvoit ré- 
pondre à nos questions. Une cruche ren- 
versée , à-demi remplie de sable, étoit placée 
•i côté d'elle. Heureusement nous avions 
avec nous un mulet qui portoit de l'eau. 
Nous retirâmes la jeune fille de cet état lé- 
thargique en lui lavant la figure et en la for- 
int de boire quelques gouttes de vin. Elle 
fiit d'abord eft'r;iyée de se voir entourée de 
tant de monde ; mais elle se rassura peu-à- 
peu, et s'entretint avec nos guides. Elle 
jugeoit , d'après la position du soleil , qu'elle 
devoit être restée pendant plusieurs heures 
dans cet état d'assoupissement. IVous ne 
pûmes obtenir d'elle de monter sur une de 
nos bétes de somme. Elle ne voulut pas re- 
tourner à Uritucu. Elle avoit servi dans «ne 
ferme voisine, et ses maîtres l'avoient aban- 
donnée parce qu'à la suite d'une longue 
maladie on l'avoit trnuvée moins propre au 
travail qu'auparavant. Nos menaces et nos 
prières furent inutiles : insensible aux souf- 
frances comme le reste de sa race , occupée 
du présent sans craindre te danger futur, 
elle persistoit dans sa résolution de se rendre 
à une des missions indiennes qui entourent 



i 



l5o ' LIVRE VI. 

la ville de Calabozo. Nous fîmes sortir le 
sable de sa cruche pour la remplir d'eau. 
Elle poursuivit son chemin dans la steppe 
avant que nous fussions remontés à cheval. 
Bientôt une nuée de poussière nous sépara 
d'elle. 

Nous passâmes, la nuit, à gué, le Rio VrU 
tucu ï, qui est .rempli d'une race de croco- 
diles très-remarquables par leur férocité. On 
nous conseilla d'empêcher nos chiens d'al- 
ler boire à la rivière ; car il arrive assea^ 
souvent que les crocodiles d'Uritucu sortent 
de Feau et poursuivent les chiens jusque 
sur la plage. Cette intrépidité est d'autant 
plus frappante , qu'à 6 lieues de là les cro- 
codiles du Rio Tisnao sont assez timides et 
peu dangereux. Les mœurs des animaux 
varient, dans la même espèce^ selon dés 
circonstances locales difficiles à approfondir. 
On nous montra une cabane , ou plutôt une 
espèce de hangard» dans lequel notre hôte 
de Calabozo, don Miguel Cousin, avoit été 
témoin de la scène la plus extraordinaire. 
Couché avec un de ses amis sur un . banc 
couvert de cuir , don Miguel est éveillé de 

1 Passo de Uritucu^ 



CHAPITRE xvrr. l5l 

grand matin par de Tio]entes secousses et 
par un bruit épouvantable. Des mottes de 
terre sont lancées au mibeu de la cabane. 
Bientôt un jeune crocodile de deux à trois 
pieds de long sort au-dessous du lit, se 
jette sur un chien qui couchoit sur le seuil 
de la porte, le manque dans Timpétuosité 
de son élan , et se sauve vers la plage pour 
y gagner la rivière. En examinant l'endroit 
où la barbacoa, ou couchette, étoit placée, 
on reconnut facilement la cause d'une aven- 
ture si bizarre. On trouva la terre remuée 
à une grande profondeur. C'étoit de la boue 
desséchée, qui avoit couvert le crocodile 
dans cet état de léthargie ou de sommeil 
d'été qu'éprouvent , au milieu des Llanos, 
plusieurs individus de cette espèce pendant 
l'absence des pluies. Le bruit des hommes 
et des chevaux, peut-être même l'odeur du 
chien , l'avoient réveillé. La cabane étant 
placée au bord d'une mare , et inondée 
pendant une partie de l'année, !e crocodile 
étoit entré sans doute, lors de l'inondation 
des savanes , par la même ouverture par la- 
quelle M, Pozo le vit sortir. Souvent les 
Indiens trouvent d'éoormes Boa^ qu'ils ap- 



(1 



J 



î54 LIVRK VI. 

également des exemples d'un sommeil d'été. 
De même que les crocodiles de l'Amérique 
méridionale, les Tenrecs ' , ou hérissons de 
Madagascar, passent , au milieu de la zone 
torride , trois mois de l'année en léthargie. 
Le 2 5 mars , nous traversâmes la partie 
la plus unie des steppes de Caracas , la 
Mesa de Pavones. Elle est entièrement dé- 
pourvue de palmiers Corypha et Muriche. 
Aussi loin que porte la vue, on ne découvre 
pas un objet qui ait quinze pouces de hau- 
teur- L'air étoit pur et le ciel d'un bleu extrê- 
mement foncé, mais l'horizon reflétoit une 
lumière livide et jaunâtre , causée sans doute 
par la masse de sable suspendue dans l'at- 
mosphère. Nous rencontrâmes de grands 
troupeaux, et avec eux des bandes d'oiseaux 
noirs à reflet olivâtre, du genre Croto- 
phaga, qui suivent le bétail. Nous les avons 
vus souvent assis sur le dos des vaches 
pour y chercher des taons et d'autres in- 
sectes^. Comme plusieurs oiseaux de ces 

I Centenes , Uliger. (Erlnaceus ecaudatus , Lin. ) 
1 Les colons espagnols appellent le Crotophaga Anj 
Zamurito (petit Vultur aura) ou Garapatero , qui mangt 
des garapatas , insectes de la famille des Jcatides, 



CHAPiTEir; XVII. i55 

lieux déserts, ils craignent si peu l'approche 
derbomme, que les enfans les prennent sou- ■ 
vent avec la main. Dans les vall(5es(l'Âragua, 
où ils sont très-fréquens, nous les avons 
TUS perchés sur nos hamacs tandis que nous 
nous y reposions en plein jour. 

Entre Calahozo , Uritucu et la !\fesa de 
Pavanes ^ on reconnoît , par-tout où les 
hommes ont fait des excavations de quel- 
ques pieds de profondeur, la constitution 
géologique des Llanos. Une formation de 
^ès rouge ' (ou conglomérat ancien) couvre 
une étendue de plusieurs milliers de lieues 
(juarrées. Nous la retrouverons dans la suite 
dans les vastes plaines de l'Amazone, sur le 
bord oriental de la province de Jai'U de 
Bracamoros. Cette prodigieuse extension du 
grès rouge dans les terrains bas qui s'é- 
tendent à l'est des Andes, est un des phé- 
nomènes les plus frappans que m'ait offerts 
l'étude des roches <laiis les régions équino- 
31 a les. 

ije grès rouge des Llanos de Caracas est 

I Routes totcs LicffCiiilc ou àltcster Fliisxanihlcin (îe 
l'école de Freyberg ; Pouffc^»p /),taramiV/çuc de MM. 
Brongniard Et Itonnard, 



ï58 LIVKE VI. 

au-dessus du calcaire, du gypse lamelleui 
alternant avec des couches de marne. On 
envoie des quantités considérables de ce 
gypse à Caracas ' , situé au milieu de mon- 
tagnes primitives. 

Ce gypse ne forme généralement que de 
petits dépôts, et il est mêlé de beaucoup 
de gypse fibreux. Seroit-il de la même for- 
mation que celui de Guire , sur la côte de 
Paria, qui renferme du soufre? ou les masses 
de cette dernière substance trouvées daod 
la vallée du Buen-Pastor , et sur les rives de 
rOrénoque , appartiennent -elles, avec le 
gypse argileux des Llanos , à un terrain se- 
condaire beaucoup plus récent^? Ces ques- 
tions sont d'un grand intérêt pour l'étude 
de V ancienneté relative des roches,^ qui e&\ 
la base principale de la géognosie. Je ne 
connois pas de formations de muriate de 
soude dans les Llanos. Les bétes à cornes 
prospèrent ici sans ces fameux bareros ^ ou 
terrains muriatifères , qui abondent dans 
les Pampas de Buenos - Ayres. 

JLlanos de Barcelona. 

1 Ce commerce se fait à Para para. Une charge de 8 
mrobas se vend à Caracas 24 piastres. 

2 Voyez plus haut ^»ur l'ensemble de ces formations. 
Chap. u, VI et xiyV. 



{.:n K piTR E XVII. I 5g 

Après avoir erré long- temps, et toujours 
lias traces de cliemiii , dans les savanes dé- 
sertes de la Mesa de Pavanes, nous fûmes 
agréablement surpris de trouver une ferme 
isolée, y Halo de Alla Gracia, environnée 
de jardins et de bassins d'eau limpide. Des 
haies dîAzedarac entouroicnt des groupes 
Sicaques chargés de fruits. Plus loin , nous 
passâmes la nuit près du petit village de 
San-GeroTiymo delGuayaval, fnndé par des 
missionnaires capucins. Il est siliic près des 
bords du Rio Guarico, qui se jette dans 
l'Apure. Je visitai le religieux qui n'avoît 
d'autre habitation que l'église , n'ayant point 
encore construit de presbytère. C'étoit un 
jeune homme qui nous reçut de la manière 
la plus, prévenante , et nous donna tous les 
rcnseignemens que je desirois. .Sou village, 
ou, pour employer le mot consacré parmi 
les moines, sa mission, n'étoit pas aisée à 
gouverner. Le fondateur, qui n'avoit pas 
hésité d'établir à son profit une pu/peria , 
c'est-à-dire de vendre dans l'égli.se même 
des bananes et du gtiarapo, s'ctoit montré 
tout aussi peu délicat dans le choix des 
nouveaux colons. Beaucoup de vagabonds 



L 



l6u LIVRK V I. 

dés Llanos s* éloient fixés au Guay aval, parc 
que les habitans d'une mission échappen 
au bras séculier. Ici , comme à la Nouvelle 
Hollande, on ne peut s'attendre à forme 
de bons colons que dans la seconde et h 
troisième génération. 

Nous passâmes le Rio Guarico , et nou^ 
bivouaquâmes dans les savanes au sud di 
Guayaval. D'énormes chauves-souris, san 
doute de la tribu des Phyllostoraes , pla 
noient, comme à l'ordinaire, pendant um 
grande partie de la nuit, au-dessus de not 
hamacs. On croit à chaque instant qu'elles 
vont se cramponner sur la figure. De grand 
matin nous continuâmes notre route pai 
des terrains bas et souvent inondés. Dam 
la saison des plûtes, on peut naviguer et 
canot, comme dans un lac, entre le Gua 
rico et l'Apure. Nous fumes accompagné 
d'un homme qui avoit parcouru toutes Icî 
fermes ( hatos ) des Llanos pour acheter dej 
chevaux. Il avoit donné 2200 piastres poui 
1000 chevaux. On conçoit que les prix^ 

I Dans les Llanos de Calabozo et du Guayava) , ui 
jeune taureau de deux à trois ans coûte une piastre 
S'il est châtré ( opération assez dan(2[ereuse dans m 



CHAPITRE XVII. l6r 

baissent à mesure qu€ les achats sont pins 
cousidérables. Nous arrivâmes, le 2-j mars, à 
la de l^illa San- Fernando , ehef-lieu des rais- 
iions des capucins dans la province de Va- 
rinas. C'étoit le terme de notre voyage dans 
les plaines, car les trois mois d'avril , de 
mai et de juin nous les passâmes sur les 
rivières. 

climat eicessmment chaud), on le vend pour 5 à 6 
piastres- Un cuir d^ boeuf séché au soleil vaut deux 
réaux et demi de plata (i peso^Sréalesl; une poule, 
1 réaui; un mouton, a Barquesimcio et àTruxillo, car 
il n'y en a pas à l'est de ces villes , 3 réaui. Comme ces 
prix varieront nécessairement à mesure que (es colonies 
I espagnoles augmenteront en population, il m'a paru 
iotéressant de tonsigner ici des données qui peuvent 
Hivir un jour de bases à des recherches d'écoaomie 
[uUtique. 



Relat. kist. Tom. 6. 



l6a LIVRE VI* 



CHAPITRE XVIII. 

San - Fernando de dépure. — Entrelacement 
et bifurcations des rinères d^ Apure ei 
d^Arauca. — Navigation sur le Rio Apure, 



J us qu'a la seconde moitié du dix -hui- 
tième siècle , les noms des grandes rivières 
d'Apuré , de Payara , d'Arauca et de Meta 
étoient à peine connus en Europe; ils 
Tétoient moins encore que dans les deux 
siècles précédens , lorsque le vaillant Felipe 
de Urre et les conquérans du Tocuyo tra- 
versoient les Llanos pour chercher au-deli 
de l'Apure la grande cité du Dorado et le 
riche pays de Omeguas , le Tombouctou du 
Nouveau - Continent. Des expéditions si au- 
dacieuses ne pouvoient se faire qu'avec tout 
l'appareil de la guerre. Aussi les armes, qui 
ne dévoient servir que pour la défense des 
nouveaux colons , furent dirigées sans cesse 
contre les malheureux indigènes. Lorsque 
des temps plus paisibles succédèrent à ces 



CHAPITRE XVUI. l63 

temps (le violence et de calamités publiques, 
deux puissautes tribus indiennes, les Cabres 
et les Caribes de l'Orenoque se rendirent 
maîtres de ce même pays que les Conquis- 
tadores avoient cesse de dévaster. Alors il 
n'étoit plus permis qu'à de pauvres moines 
de s'avancer au sud des steppes. Un monde 
inconnu commenroit pour ies colons espa- 
gnols au -delà de l'Uritu^u , et les descendans 
de ces intrépides guerriers , qui avoient 
poussé leurs conquêtes du Pérou aux côtes 
de !a Nouvelle- Greniide et à l'embouchure 
de l'Amazone, ignoroicnt les cliemins qui 
conduisentdu Coro au Bio Meta. Le littoral 
de Venezuela re.sta isolé, et les conquêtes 
lentes des jésuites missionnaires n'eurent de 
succès qu'en longeant les rives de l'Ore- 
noque. Ces pères avoient déjà pénétré au- 
delà des grandes cataractes d'Aturés et de 
Maypures, lorsque les capucins andalous 
étoient à peine parvenus depuis la côte et 
les vallées d'Aragua jusque dans les plaines 
de Calabozo. 11 seroit difficile d'expliquer 
ces contrastes par le régime d'après lequel 
wnt gouvernés les divers ordres monas- 
tiques : c'est l'aspect du pays qui contribue 



l64 LIVRE VI. 

m 

puissamment aux progrès plus ou moins 
rapides des missions. Elles s'étendent avec 
lenteur dans Tintérieur des terres , dans des 
montagnes ou des steppes, par-tout où elles 
ne suivent pas le cours d'une même rivière. 
On a de la peine à croire que la Villa de 
San-Fernando de Apure, qui n'est éloignée 
en ligne droite que de 5o lieues de la partie 
la plus anciennement habitée de la côte de 
Caracas, n'ait été fondée qu'en 1789. On 
nous montra un parchemin , rempli de 
belles peintures , qui renfermoit le privilège 
de cette petite ville. Ce parchemin. étoit ar- 
rivé de Madrid, à la sollicitation des moines, 
lorsqu'on ne voyoit encore que quelques 
cabanes de roseaux autour d'une grande 
croix élevée au centre du hameau. Comme 
les missionnaires et les gouverneurs sécu- 
liers sont également. intéressés à exagérer 
en Europe ce qu'ils ont fait pour augmenter 
la culture et la population dans les pro- 
vinces d'outre -mer, il arrive souvent que 
les noms de ville et de village sont placés, 
long temps avant leur fondation , dans le 
tableau des conquêtes nouvelles. Nous en 
indiquerons sur les bords de l'Orénoque 



CHAPITRE XVIII. l65 

et du Cassiquiare qui, long-temps projetés, 
n'ont jamais eu d'autre existence que rlans 
les cartes des missions gravées à Rome et à 
Madrid. 

La position de San-Fernando sur une 
grande rivière navigaile, près de l'embou- 
chure d'une autre rivière, qui traverse la 
province entière de Varinas, est extrême- 
ment avantageuse pou rie commerce. Toutes 
les productions de cette province, les cuirs, 
le cacao, le coton et l'indigo de Mijagual , 
qui est de première qualité, refluent par 
cette ville vers les bouches de l'Orènoque, 
Fendant la saison des pluies, de grands bâ- 
tiraens remontent depuis l'Angostura jus- 
qu'à San-Fernando de Apure , et par le Rio 
Saoto-Domingo jusqu'à Torunos , le port de 
la ville de Varinas. A cette même époque, 
les inondations des rivières, qui forment 
un dédale d'embranchemens entre l'Apure, 
l'Arauca, le Capanaparo et le Sinaruco , 
couvrent un pays de près de/|00 lieues quar- 
rées. C'est le point où l'Oréncque, infléchi 
dans son cours, non par des montagnes 
voisines , mais par le relèvement des contre- 
pentes, se dirige vers l'est au lieu de suivre 



î6& LIVRE VI. 

son ancienne direction dans le sens d'un 
méridien. En considérant la surface du globe 
comme un polyèdre formé de plans diver- 
sement inclinés x, on conçoit , par la simple 
inspection des cartes, qu'entre San -Fer-- 
nando de Apure , Gaycara et l'embouchure 
du Meta , l'intersection de trois pentes, rele- 
vées vers le nord, vers l'ouest et le sud», 
a dû causer une dépression considérable. 
Dans ce bassin , les savanes se couvrent 
de I a à 1 4 pieds d'eau , et offrent , à l'époque 
des pluies , l'aspect d'un «grand lac. Les vil- 
lages et les fermes , placés' sur des espèces 
de hauts-fonds, s'élèvent à peine de !» ou 3 
pieds au-dessus de la surface des eaux. Tout 
rappelle ici les inondations de la Ba^se* 
Egypte et la Laguna de Xarayes, jadis si 
célèbre parmi les géographes, quoiqu'elle 

I Voyez le mémoire sur Tart de projeter des canaux, 
par MM. Dupuis-Torcy et Brissot , dans le Journal de 
V École polytechnique ^ Tom. VII , p. 265. 

1 Les relèvemens yers le nord et vers l'ouest se rat- 
tachent à deux lignes défaites , aux montagnes de Villa 
de Cura et de Merida. La troisième pente dirigée du 
nord vers le sud , est celle du détroit terrestre entre les 
Andes et la chaîne de la Parime. Elle détermine Tincli- 
naison générale de TOrénoque, depuis la bouche du 
Guaviare jusqu'à celle de l'Apure. 



CHAPITRE XVHI. 167 

n'existe que pendant quelques mois de l'an- 
née. Les crues des rivières de l'Apure, du 
Meta et d* l'Orénoque, sont également pé- 
riodique* Dans la saison des pluies , les 
cbevaux, qui errent dans la savane, et qui 
n'ont pas eu le temps d'atteindre les plateaux, 
ou parties bombées des Llanos , périssent 
par centaines. On voit les jumens, suivies 
de leurs poulains', nager tine partie de ta 
journée pour se nourrir d'herbes dont les 
pointes seules se balancent au-dessus des 
eaux. Dans cet état, ils sont poursuivis par 
les crocodiles, et il n'est pas rare den trou- 
Ter qui portent à leurs cuis-ses l'empreinte 
des dents de ces reptiles carna.ssiers. Les ca- 
davres de chevaux, de mulets et de vache» 
attirent une innombrable quantité de vau- 
tours. Les Zamuroi'^ sont les Ibis, nu plu- 
tôt les Percnoptéres de ce pays. Us ont 
tout le port de la Poule de Pfiaraon, et 
rendent les mêmes services aux habitans 

[ Le» poulains se noient par-tout en grand nombre,, 

parce qu'ils selasscnt plus facilement à la nage et qu'ils 
l'eflbrcent à suivre leurs mères lÀ oii ces dernières 
Mules peuvent prendre pied. 
ï Vultur aura , L. 



l68 LIVRB VI. ^ 

des Llanos que le Vultur Percnopterus aux 
habitai^s de l'Egypte.* 

On ne peut réfléchir sur les effets de ces 
inondations 9 sans admirer la pAdigieuse 
flexibilité de l'organisation dés animaux que 
l'homme a soumis à son empire. En Groen- 
land , le chien mange les débris de la pèche ; 
et , quand le poisson manque , il se nourrit 
d'algue marine. L'âne et le cheval, origi- 
naires des plaines froides et arides de la 
haute Asie , suivent l'homme au Nouveau- 
Monde, y rentrent dans l'état sauvage, et^ 
mènent , sous le climat brûlant des tro- 
piques, une vie inquiète et pénible. Pressés 
tour-à-tour par l'excès de la sécheresse et 
de l'humidité , tantôt ils cherchent , pour 
étancher leur soif, une mare au milieu d'une 
terre nue et poudreuse, tantôt ils fuient 
l'eau et les débordemens des rivières , comme 
menacés par un ennemi qui les cerne de 
toutes parts. Harcelés, pendant le jour, par 
les taons et les moustiques, les chevaux , les 
mulets et les vaches se voient attaqués , 
pendant la nuit, par d'énormes chauve^souris 
qui se cramponnent à leur dos, et leur 
causent des plaies d'autant plus dangereuses , 



rClIAPITKE XVIII. itiç) 

qu'elles se remplissent d'Acarides et d'autres 
insectes inalfaisans. Dans letemps des grandes 
sécheresses, les mulets rongent jusqu'au 
Melocactus ' hérissé d'épines , pour en boire 
le suc rafraîchissantel pour y puiser comme 
aune source végétale. Ces mêmes animaux, 
pendant les grandes inondations, vivent en 
Téritablesamphibies, entourés de crocodiles, 
de serpens d'eau et de lamantins. Cependant 
(telles sont les lois immuables de la nature) 
leurs races se conservent dans la lutte des 
démens, au milieu de tant de soutïranoes 
et de dangers. I-orsque les eaux se retirent , 
et que les fleuves rentrent dans leur lit, la 
savane se couvre d'une herbe fine et odo- 
riférante; et , dans le centre de la zone tor- 
ride, les animaux de la vieille Europe et 
de la haute Asie semblent jouir, comme 
dans leur pays natal , du renouvellement 
printanier de la végétation. 

Pendant le temps des grandes crues, les 
habitans de ces contrées, pour éviter la force 

I Les ânes sont sar-Iout très-adroits à proliter de 
l'hamidité que renferme le Cactus Melocactus. Ils écar- 
tent les épines avec leurs pieds : on en voit qui restent 
boiteux à la suite de cette opération. 



i 



170 LIVRE VI. 

des couraDS , et le danger^des troncs d'arbres 
que ces courans charient , ne remontent 
pas avec leurs canots dans le lit des rivières; 
mais ils traversent les savanes. Pour aller 
de San-Fernando aux villages de San -Juan 
de Payara , de San-Raphael de Atamaica ou 
de San -Francisco de Capanaparo , on se. 
dirige droit vers le sud , comme si Ton tra- 
versoit une seule rivière de ao lieues de large. 
Les confluens du Guarico, de l'Apure, du 
CabuUare et de TArauca avec FOrénoque, 
forment, à 160 lieues des côtes de la Guyane, 
une espèce de Delta intérieur^ dont Thydro- 
graphie offre peu d'exemples dans l'Ancien- 
Monde. D'après la hauteur du mercure dans 
le baromètre , les eaux de l'Apure , à San- 
Fernaq^o, n'ont que 34 toises de chute jus- 
qu'à la mer. C'est une chute également petite 
que Ton observe, depuis les bouches de l'Os- 
sage et du Missoury jusqu'à la barre duMissis- 
sipi. Les savanes de la basse Louisiane rap- 
pellent par-tout les savanes du bas Orénoque. 
Nous restâmes trois jours à la petite ville 
de San-Fernando. Nous logeâmes chez le 
missionnaire capucin , qui jouissoit d'une 
grande aisance. Nous lui étions recommandés 



CHAPITRE XVIII. 171 

par l'ëvêque de Caracas, et il eut pour nous 
les attentions les plus obligeantes. Il me 
consulta sur les travaux qu'on avoit entre- 
pris pour emprcher le fleuve de miner le 
rivage sur lequel la ville a élë construite. 
L'entrée de la Portuguesa dans l'Apure donne 
à celui-ci une impul.sion vers le sud-est ; 
et, au lieu de procurer un cours plus libre 
k la rivière, on avoit tenté de la contenir 
par des digues et de» jetées. Il étoit facile 
(le prédire que ces ouvrages seroient d'au- 
tant plus rapidement détruits lors des 
^andes cnies, qu'on avoit aiToibli le rivage 
en enlevant, derrière la digue, les terres 
employées dans les constructions hydrau- 
liques. 

Saa-Fernando est célèbre par l'excessive 
cbaleur qui y régne la majeure partie de 
l'année; et, avant de commencer le récit 
de notre longue navigation sur les rivières, 
je vais rapporter ici quelques faits propres 
à jeter du jour sur la météorologie des tro- 
piques. Nous nous transportâmes , munis 
de thermomètres, dans la plage qui avoisine 
la rivière de l'Apure, et qui est couverte 
de sable blanc, A deux heures de l'après-mi- 



17^ LIVRE VI. 

di, je trouvai ce sable, par-tout où il est 
exposé au soleil <, à 52*^,5. A i8 pouces de 
hauteur au-dessus du sable, l'instrument 
inarquoit 4^®,8; à 6 pieds de hauteur ^ 38^,7- 
La température de l'air, à l'ombre d'un 
Ceiba, étoit de 36^ a. Ces observations furent 
faites pendant un calme plat. Dès que le 
vent commençoit à i^ouffler, la température 
de l'air s'élevoit de 3®: cependant nous 
n'étions pas enveloppés d'un vent de sable. 
C'étoient des couches d'air qui avoient été 
en contact avec un sol plus fortement 
échauffé , ou à travers lesquelles des trombes 
J^.^aé/e avoient passé. Cette partie occi- 
dentale des Llanos est la plus chaude, parce 
qu'elle reçoit l'air qui a déjà traversé le reste 
de la steppe aride. On a observé la même 
différence , entre • les parties orientales et 
occidentales des déserts de l'Afrique, là où 
soufflent les vents alises. 

s 

La chaleur augmente sensiblement dans 
les Llanos pendant le temps des pluies, sur- 
tout au mois de juillet, lorsque le ciel est 
couvert, et qu'il renvoie la chaleur rayon^ 
nante vers la terre. Pendant ce temps , la 

I A 4a<> R. 



, \ 



CHAPITRE XVIII, 1^3 

brise cesse eptièrement ; et, d'après de bonnes 
observatidBs thermometriques faites par M. 
Pozo , ie thermomètre monte, à l'ombre', 
à Sg" et Sg^jS, quoiqu'on le tienne éloigné 
iIu sol de plus de i5 pieds. A mesure que 
nous, approcbâmes des rives de ia Portu- 
guesa, de l'Apure et de TApurito, la fraî- 
cheur de l'air augmenta, à eause de l'éva- 
poration d'une masse d'eau si considérable. 
Cet effet devient sur-tout sensible dès le 
coucber du soleil; pendant le jour, les plages 
des rivières , couvertes de sables blancs , re- 
flètent la cbaleur d'une manière insuppor- 
table, plus que les terrainsargileux, bruns- 
jaunâtres de Calabozo et de Tisnao. 

Le a8 mars , au lever du soleil , je me 
trouvai sur la plage pour mesurer la lar- 
geur de l'Apure, qui est de 206 toises. Le 
tonnerre grondoit de toutes parts. C'étoit le 
premier orage et la première pluie de la 
saison. La rivière étoit .soulevée par le vent 
d'est, mais bientôt le calme se rétabUt, et 
dès-lors de grands Cètacées , de la famille 
ies Soudeurs , ressemblant entièrement aux 
marsouins 3 de nos mers, commencèrent à 



L 



i A3i",3 ou3i",6R. 
I Delphiuus phocsena , L. 



é 



176 LIVRE VI. 

piques, par un ciel couvert qui renvoie la 
chaleur rayonnante dusol. Il pleuvoità verse. 
Étant assez habitués au climat pour ne plus 
craindre Feffet de la pluie des tropiques, 
nous restâmes sur la plage pour bien ob- 
server la marche de l'ëlectromètre. Je le 
tins plus de ao minutes en main , à 6 pieds * 
de hauteur du sol , et je vis que générale- 
ment les boules de sureau ne s'écartoient 
que de peu de secondes avant Féclair. 
L'écartement étoit de 4 lignes. La charge 
électrique resta la même pendant plusieurs 
minutes ; et , comme nous avions le temps 
d'essayer la nature de rëlectricité , en ap- 
prochant un bâton de cire d'Espagne, je 
vis ici dans la plaine , comme je Fai souvent 
observé , pendant Forage, sur le dos des 
Andes , que Félectricité de Fatmosphère étoit 
d abord positive, puis zéro , et puis néga- 
tive. Ces oscillations du positif au négatif 
( de l'état vitreux à l'état résineux ) se répé- 
toient souvent. Cependant l'ëlectromètre , 
un peu avant Féclair , ne marquoit constam- 
ment que zéro E. ou 4- E. , jamais — E. 
Vers la fin de Forage , le vent d'ouest devint 
très-impétueux. Les nuages se dissipèrent, 



CHAPITRE XVIII. I-J-J 

el le thermomètre baissa à aa", à cause de 
l'évaporation du sol et du rayonnemeot 
plus libre vers le ciel. 

Je suis entré dans ces détails sur la charge 
électrique de l'atmospbère , parce que les 
Toyageurs se sont généralement bornés 
à décrire l'impression que produit sur un 
Européen nouvellement aruvé le spectacle 
imposant d'un orage des tropiques. Dans 
an pays on l'année se divise en deux grandes 
saisons de sécberesse et dbumiditc, ou, 
comme disent les Indiens dans leur lau^'ue 
expressive,, de soleih et Ae pluie'^, il est 
d'un grand intérêt de suivre la marcbe des 
phénomènes météorologiques dans le pas- 
sage (l'une saison à l'autre. Déjà , depuis les 
i8 et 19 février, nous avinns vu, dans les 
vallées d'Aragua , se former des nuages à 
l'entrée de la nuit. Au commencement du 
mois de mars, l'accumulation de vapeurs 

I En majpure camoti, proiirpment tardeur res- 
plx/idissantP ( du soleil )• Les Taniaiiaqups appellent le 
temps des sécheresses uamu, le temps des rigoles. 

a En lamanaque canrpo. L'année est désignée , chei 

diverses nations, par le nom d'une des deu\ saisons. 

Le» Maypures disent tant de soleils ( ou plutôt tant 

Manieurs de soleil; ) les Tamanaques, tant de pluies. 

Belat. hist. T. G. 12 






178 LIVRE VI. 

vésiculaires visibles à l'œil , et avec elles des 
signes d électricité atmosphérique , augmea- 
toient de jour en jour. Nous vîmes des éclairs 
de chaleur au sud , et l'électromètre de Vplta 
montra constamment, au coucher du soleil, 
de l'électricité vitrée. L'écartement des pe- 
tites boules de moelle de sureau, nul pendant 
le reste du jour , étoit de 3 à 4 lignes vers 
l'entrée de la nuit , ce qui est le triple de 
ce que , avec le même instrument, j'avois 
généralement observé en Europe ^ par un 
temps serein. Enfin , depuis le ^6 mai, 
l'équilibre électrique de l'atmosphère sem- 
blbit rompu. Pendant des heures entières 
Télectricité étoit zéro, puis elle devenoit 
très -forte , de 4 ^ ^ lignes : bientôt après 
elle étoit insensible de nouveau. L'hygro- 
mètre de Deluc continuoit à indiquer une 
grande sécheresse ^ de SS^àSS"", et cependant 

I A Salzbourg, à Bareîth et à Jena en Allemagne, 
dans la plaine Saint-J>enîs près de Paris , et dans le 
plateau des Castilles. Voyez Le tableau de mes expié- 
riences sur Téiectricité de l'atmosphère dans \t Journal 
de Physique^ Tom. XLVIII, p. 193. 

a De 68^ à 70^,8 de Thygromètre de Saussure par. 
a S*' à 26^ Réanm., ce qui prouve la sécheresse 4^ l'air 
dans la zone équinoxiale. 



/ 



1 

j 



CBAPITHE XVIII. I-J^ 

l'atmosphère ne paroissoit plus la même. 
Au milieu de ces variations perpétuelles de 
la charge électrique de l'air, les arbres , 
dépouillés de leurs feuilles, comraençoient 
déjà à en développer de nouvelles , et à 
pressentir pour ainsi dire l'approche du 
printemps. 

Les variations que nous venons de décrire 
ne sont pas propres à une seule année. Dans 
lazoneéqiiinoxiale tout se succède avec une 
merveilleuse uniformité , parce que les forces 
TÏves de la nature se limitent et se balancent 
d'après des lois faciles à reconnoître. Voici 
la marche des phénomènes atmosphériques, 
dans l'intérieur des terres, à l'est des cor- 
dillères de Merida et de la Nouvelle-Gre- 
nade, dans les Llanos de Venezuela et du 
Rio Meta, des 4 aux lo degrés de latitude 
boréale, par-tout où les pluies sont conti- 
nuelles de mai en octobre, et embrassent 
par conséquent l'époque des plus grandes 
chaleurs, qui est en juillet et en août'. 



1 Sur les côtes , 
Gaayra , et dans l'île voisine de la Marguerite , le 
ximum de la chaleur ne se fait sentir qu'au moL 
•eptembre ; et les pluies , %\ l'oa peut nommer a 



l8o LIVRE VI. 

Rîen n*égale la pureté de Fatmcaphère i 

depuis le mois de décembre jusqu'au mois ! 

de février. Le ciel est alors constamment ' 
sans nuages; et, s'il en paroît un, c'est ufi 

phénomène qui occupe toute l'attention des : 

liabitans. La brise de l'est et de Test -nord- - 

est souffle avec violence. Comme eille amène ' 

toujours de l'air d'une même température, ; 

les vapeurs ne peuvent devenir visibles par ; 

refroidissement. Vers la fin de février et le ' 

commencement de mars, le bleu du ciel ^ 

est moins intense , l'hygromètre indique \ 
péu-à-peu une plus grande humidité, les 
étoiles sont quelquefois voilées par une 
légère couche de vapeurs , leur lumière 

n'est plus tranquille et planétaire : on les j 

voit scintiller de temps en temps à ao® de i 

hauteur au - dessus de l'horizon. A cette i 

époque , la brise devient moins forte , moins t 

régulière; elle est plus souvent interrompue l 

par des calmes plats. Des nuages 3'accu- ft 

mulent vers le sud-sud-est. Ils paroissent i 

comme des montagnes lointaines , à con- k 

tours fortement prononcés. De temps en 1 

quelques gouttes d*eau qui tombent par intervalles, " 

De s*dbs€rY«nt qu'aux mois d'octobre et de novembre, i 



CHàPITKE XVIII. l8l 

temps on les voit se détacher de l'horizon, 
et parcourir îa voûte céleste avec une rapi- 
dité qui ne répond guère à la foiblesse du 
vent qui règne dans les couches inférienres 
de l'air. A la fin de mars , la région australe 
de l'atmosphère est éclairée par de petites 
explosions électriques. Ce sont comme des 
lueurs phosphorescentes circonscrites dans 
un seul groupe de vapeurs. Dès-lors la brise 
passe de temps en temps, et pour plusieurs 
heures , à l'ouest et au sud-ouest. C'est là 
un signe certain de l'approche de la saison 
des pluies , qui commence à l'Orénaque 
vers la fin d'avril. Le ciel commence à se 
voiler , l'azur disparaît , et une teinte grise se 
répand uniformément. En même temps la 
chaleur de l'atmosphère s'accroît progressi- 
vement ; bientôt ce ne sont plus des nuages , 
ce sont des vapeurs condensées qui couvrent 
toute la voûte céleste. Les singes hurleurs 
commencent à faire entendre leurs cris 
plaintifs long- temps avant le lever du soleil. 
L'électricité atmosphérique qui , pendant 
le temps des grandes sécheresses, de dé- 
cembre en mars, avoit été presque con- 
stamment , le jour, de 1.7 à. ^ lignes de 



iSa LIVRE vr. 

rélectromètre de Volta , devient , dès le mois 
de mars , extrêmement variable. Petndant 
des journées entières elle paroît nulle ; puis, 
pour quelques Heures , les boules de sureau 
de rélectromètre de Volta divergent de 3 à 
4 lignes. L'atmosphère, qui est générale- 
ment dans la zone torride comme dans la 
zone tempérée dans un état d'électricité 
vitrée, passe alternativement, pendant 8 & 
lo minutes, à Tétat d'électricité résineuse» 
La saison des pluies est la saison des orages, . 
et cependant un grand nombre d'expé- 
riences, faites pendant troîà ans, m'ont 
prouvé que c'est justement dans cette sai- 
son des orages que l'on trouve une plus 
petite tension électrique dans les basses ré- 
gions de l'atmosphère. Les orages sonf-ik 1 
l'effet de cette charge inégale des différentes t 
couches superposées de l'air ? Qu'est-ce qui I 
empêche l'électricité de descendre vers la J 
terre dans un air devenu plus humide de- k 
puis le mois de mars? A cette époque , l'éléc- ï« 
tri cité, au lieu d'être répandue dans toute ^ 
l'atmosphère , paroît accumulée sur iVnve- | 
loppe extérieure, à la surface des nuages^ 
C'est, selon M. Gay-Lussac ^ la formation du * 



\ 



CHAPITRE XVI II. l83 

nuage même qui porte le fluide vers la sur- 
face. L'orage s'élève dans les plaines deux 
heures après le passage du soleil par le mé- 
ridien, par conséquent peu de temps après 
le moment du maximum de la chaleur diurne 
sous les tropiques. Il est extrêmement rare, 
dans l'intérieur des terres, d'entendre gron- 
der le tonnerre pendant la nuit ou dans la 
matinée. Les orages de nuit ne sont propres 
qu'à de certaines vallées de rivières qui ont 
un climat particulier. 

Or , quelles sont les causes de celle rup- 
ture d'équilibre dans la tension électrique 
de l'air , de celte condensation continuelle 
des vapeurs en eau , de cette interruption 
des brises , de ce commencement et de 
cette durée de la saison des pluies ? Je 

lute que l'électricité influe sur la for- 
tuation des vapeurs vésiculaires. C'est plu- 
tôt la formation de ces vapeurs qui aug- 
mente et qui modifie la tension électrique. 
Au nord et au sud de l'équateur, les orages 
ou grandes explosions ont lieu en même 
temps dans la zone tempérée et dans la 
zone équinoxiale. Y a-t-il une action qui 
Be propage, à travers le grand Océan aérien, 



l84 LIVRE Vf. 

de la première de ces zones vers les tro- 
piques ? Comment concevoir que, sous 
cette zone , où le soleil s'élève constam- 
ment à une si grande hauteur au-dessus 
de rtiorizon, le passage de cet astre par le 
zénith puisse avoir une influence mar- 
quante sur les variations météorologiques? 
Je pense que la cause qui détermine le 
commencement des pluies sous les tropi- 
ques n'est pas locale, et qu'une connois- 
sance plus intime des courans d'air supé- 
rieurs éclairciroit ces problêmes si compli- 
qués en apparence. Nous ne pouvons ob^ 
server que ce qui se passe dans les, couches 
inférieures de l'atmosphère. Les Andes sont 
à peine habitées au-delà de 12000 toises de 
hauteur , et , à cette hauteur , la proximité 
du sol et les masses de montagnes , qui sont 
les hauts-fonds de l'Océan aérien , influent 
sensiblement sur l'air ambiant. Ce que l'o» 
observe sur le plateau d'Antisana n'est pas 
ce que l'on éprouveroit à la même hauteur 
dans un aérostat,, si Ton planoit au-des$us 
des Llanos ou de la surface de l'Océan. 
Nous venons de voir que la saispu des- 
pluies et des orages, dans la zone équi^ 



CHAPITRE XVI II. l85 

noxiale boréale, coïncide avec les passages 
du suleil par le zénith' du lieu, avec la 
cessation des brises un vents du nord-est, 
avec la fre'quence des calmes et des Ben- 
dévales, qui sont des vents du sud-est et 
sud-ouest orageux et accompagnés d'un 
ciel couvert». Je pense que, en réfléchissant 
sur les lois générales de l'équilibre des 
masses gazeuses qui constituent notre at- 
mosphère, on trouve, dans l'interruption 
du courant qui souffle d'un pôle homo- 
nyme y dans le manque de renouvellement 
de Tair sous la zone torride , et dans l'ac- 
tion continue du courant ascendant hu- 
mide, une cause très-simple de la coïnci- 
dence de ces phénomènes. Pendant qu'au 
nord de l'équateur labri.sedu nord-est souffle 
dans toute sa force , elle empêche l'atmo- 
sphère qui recouvre les terres et les raers 
equinoxiales , de se saturer de vapeurs. 
L'air chaud et humide de la zone torride 



ï Ces paisages onl lieu par les 5" et 


io''d.- 


laiiiu(l< 




nord , enire le 3 et le i6 avril , et eitlr 


eli-^: 


aoiil er 




le 8 septembre. 








a Comparer mnn Exsai pMilqur su 


■ /a A 


ouvetlc- 




Eipagne, Xom. Il , p. 38 . , 7iael7Û7. 






1 

1 
J 



j86 ' LIVRE vr. < 

s'élève et se déverse vers les pôles , tandis 
que des courans polaires inférieurs, ame^ 
nant des couches plus sèches et plus froides, 
remplacent à chaque instant les colonnes^ 
d'air ascendantes. Par ce jeu constant de 
deux courans opposés , l'humidité , loin -de- 
s'accumuler dans la région équatoriale , est • 
emportée vers les régions firoides et tempe*- ; 
rées. Pendant ce temps des brises , qui est 
celui où le soleil est dans les signes mëkidip* 
naux , le ciel reste constamment serein: ; 
dans la zone équinoxiale boréale. Les va* , 
peurs vésiculaires ne se condensent pas«. , 
parce que l'air, sans cesse renouvelé, est j 
loin du point de sa saturation. A mesure . 
que le soleil, en entrant dans les signes . 
septentrionaux , s'élève vers le zénith ; la - 
brise du nord-est mollit et cesse pen-à-pea ^ 
entièrement. La différence de température, ^ 
entre les tropiques et la zone tempérée bo- .- 
réale , est alors la plus petite possible. C'est \ 
l'été du pôle boréal; et si la température . 
moyenne des hivers, sous les 1^2? et 5a* 
de latitude nord , est de 20^ à a6® du ther- 
momètre centigrade moindre que la cha- . 
leur équatoriale , cette différence en été est 



i 



CH APITRE XVIII. 187 

i peine de 4" à 6°. Le soleil se trouvant 
ai zénith, et la brise venant de cesser, les 
causes qui produisent l'humidité , et qui 
i'accumulent dans la zone équinoxiale bo- 
réale, deviennent à-la-fois plus actives. La 
colonne d'air qui repose sur cette zone se 
sature de vapeurs, parce qu'elle n'est plus 
renouvelée par le courant polaire. Les 
uages se forment dans cet air saturé et 
refroidi par les effets combinés du rayon- 
nement et de la dilatation de l'air ascendant. 
Cet air augmente de capacité pour la chaleur 
à mesure qu'il se raréfie. Avec la forma- 
tion et l'agroupemeiit des vapeurs vési- 
culaires , l'électricité s'accumule dans les 
hautes régions de l'atmosphère. La préci- 
pitation des vapeurs est continuelle pen- 
dant le jour. Elle cesse généralement pendant 
la nuit, et souvent même déjà au coucher 
do soleil. Les ondées sont régulièrement 
les plus fortes , et accompagnées d'explo- 
sions- électriques, peu de temps après le 
maximum de la chaleur diurne. Cet état de 
cboses reste le même jusqu'à ce que le soleil 
entre dans les signes méridionaux. C'est le 
commencement du froid dans la zone tcm- 



i88 LIVRE VI. 

pérée boréale. Dès- lors le courant du pôle 
nord se rétablit, parce que la différeni^p 
entre les chaleurs des régions équinoxiale 
et tempérée augmente de jour en jour. La 
brise du nord-est souffle avec force; , l'air 
des tropiques se renouvelle et ne peut, plus 
atteindre le degré de saturation. Les pluies 
cessent par conséquent, la vapeur vésicu- 
laire se dissout, le ciel reprend toute sa 
pureté et sa teinte azurée. Les explosions 
électriques ne se font plus entendre y sans 
doute parce que l'électricité ne trouve 
plus, dans les hautes régions de l'air , de 
ces groupes de vapeurs vésiculaires, j'aurois 
presque dit de ces enveloppes de nuages 
sur lesquelles le fluide puisse s'accumuler. 

Nous venons de considérer la cassation / 
des brises comme la cause principsdè < des 
pluies équatoriales. Ces pluies ne durent, 
dans chaque hémisphère , qu'aussi long- ^ 
temps que le soleil a une déclinaison ho* 

I J*ai exclu à dessein , dans cette discussion., les h]r- 
pothèses hasardées sur les combinaisons de Foxygéne 
avec rhydrogène , et sur la propriété attribuée à Téleo- 
tricité de. former et de précipiter des yapeurs Téù- 

eulaircs. 



j 



chapithe XV I II. 189 

pyme avec rhémisphère. Il est nécessaire 
ÏËtire observer ici qu'au manque de brise 
ne' succèdel^as toujours un calme plat , 
mais que le calme est souvent interrompu, 
sux'-tout le long des côtes occidentales 
de l'Amérique , par des Bendavales , ou 
vents du sud-ouest et du sud-est. Ce phé- 
nomène paroît demuntrer que les colonnes 
d'air humide, qui s'élèvent dans la zone 
équatoriale boréale , se déversent quelque- 
fois vers le pèle austral. En effet , les pays 
situés sous la zone torride, au nord et au 
sud de l'équateur, offrent, pendant leur 
été-, taudis que le soleil passe par leur zé- 
nith, le maximum, de différence de tem- 
pérature avec l'air du pôle hétéronyme. La 
zone tempérée australe a son hiver , pen- 
dant qu'il pleut au nord de l'équateur , et 
qu'il y règne une chaleur moyenne de 5" 
à 6" plus grande que dans les temps de 
sécheresse, où le soleil est le plus bas '. I^ 



I Depuis l'équateur jusqu'à 10" delatiliide boréale, 
les températures moyennes des mois d'été et d'hiver 
diffèrent à peine de a" à 3"; mais snr les limites de la 
xone torride, vers le tropique du canrer , les différences 
s'âèvent à 3" et g". 



l 



igO LIVRE VI, 

continuation des pluies, pendant que les 
Bendavales soufflent, prouvent que les cou- 
rans du pôle le plus éloigné j|j|gissent pas, 
^dans la zone équinoxiale boréale, comme 
les courans du pôle le plus voisin , à cause 
de la plus grande humidité du courant po- 
laire austral. L'air qu'amène ce courant 
vient d'un hémisphère presque entièrement 
aquatique. Il traverse , pour parvenir au 
parallèle de 8^ de latitude nord, toute la 
zone équatoriale australe; il est par con- 
séquent moins sec , moins froid ^ moins 
propre à agir comme contre-courant , à 
renouveler Tair équinoxial, et à empêcher 
sa saturation, que le courant polaire boréal 
ou la brise du nord-est ï. On peut croire 
que les Bendavales sont des vents impé- 
tueux sur quelques côtes , par exemple sur 
celles du Guatimala , parce qu'ils ne sont 
pas l'effet d'un déversement régulier et 
progressif de l'air des tropiques vers le pôle 

I Dans les deux zones tempérées, Tair perd sa 
transparence chaque fois que le vent souffle du pôle 
hétéronyme ^ c'est-à-dire du pôle qui n'a pas la mèmt 
dénomination que l'hémisphère dans lequel le vent ae 
fait sentir. 



CnAPITR F. XVIII. 191 

austral , mais qu'ils alternent avec des 
calmes , qu'il* sont accompagnés d'explo- 
sions électriques, et qu'en véritables rafales, 
ils indiquent un refoulement , une rupture 
brusque et instantanée de l'équilibre dans 
l'Océan aérien. 

Mous avons discuté ici un des phéno- 
mènes les plus iinportans de la météorologie 
des tropiques en le considérant dans sa 
plus grande généralité. De même que les 
limites des vents alises ne forment pas des 
cercles parallèles à l'éqiiateur ' , l'action des 
courans polaires se fait aussi diversement 
sentir sous des méridiens différens. Dans 
le même hémisphère , les chaînes de mon- 
tagnes et le littoral ont souvent des saisons 
opposées. Nous aurons occasion de citer 
dans la suite plusieurs exemples de ces 
anomalies ; mais , pour découvrir les lois 
de la nature, il faut, avant d'examiner les 
causes des perturbations locales, connoître 
rétat moyen de l'atmosphère et le type con- 
staut de ses variations. 

L'aspect du ciel , la marche de l'électricité, 

I Voyez plus haut, Toni. II, p. 3 et gB , et mon 
Mémoire tur les lignes isothermes , p. 114. 



i 



iga LIVRE VI. 

et l'ondëe du 28 mars , annonçoient l'entrée 
de la saison des pluies : on nT>us conseilloil 
cependant encore de nous rendre de Saci- 
Fernando de Apure par San-Francisco* ^c 
Capanaparo, par le Rio Sinaruco , et THa-^o 
de San-x\ntouio , au village des Otomaqu^^ 
récemment fondé près des rives du Met^s» 
et de nous embarquer sur l'Oréncque u»a 
peu au - dessus de Carichana. Ce* chemin de 
terre traverse un pays malsain et fiévreux 
Un vieux fermier, don Francisco Sanchee^ , 
nous offroit obligeamment de nous conduire. 
Son costume indiquoit la grande simplicité 
de mœurs qui règne dans ces pays éloignés. 
Il avoit acquis une fortuiie de plus de 
TOO,ooo piastres, et cependant il montoit 
à cheval les pieds nus et armés de grands 
éperons d'argent. Nous connoi8sions,par une 
expérience de plusieurs semaines , la triste 
uniformité de la végétation des Llanos , €t 
nous préférâmes la route plus longue qui 
conduit par le Rio Apure à l'Orénoque. Nous ' 
choishnes une de ces pirogues très-lai*geSy 
que les Espagnols appellent lanchas. Un 
pilote' et quatre Indiens suffisoieut pour la 

I El patron^. 



A 



l 



CHAPITRE XVIII. 193 

gouverner. On conalriiisit vers la poupe, dans 
l'espace de pen d'heures, une cabane cou- 
verte defeuilles deCorypha. Elle éloit si spa- 
cieuse, qu'elle pouvoit renfermer une table 
eldes bancs. C'étoienl des cuirs de bœuf forte- 
ment tendus et cloués sur des espèces de châs- 
sis en bois de brésillet. Je cite ces circonstan- 
ces minutieuses, pour prouver que notre exis- 
tence sur le Rio Apure étoit bien différente 
de celle à laquelle nous fûmes réduits dans 
lescanotsetroits de l'Orénoque. Nous char- 
geâmes la pirogue de*vivres pour un mois. 
Qb trouve en abondance, à San-Fernando", 
dei poules, des œufs, des bananes, de la 
cassave et du cacao. Le bon père capucin» 
nous donna du vin deXerez, des oranges, 
etdes fruits de tamarin pour faire des limo- 
nades rafraicliissantcs. Nous pouvior.s pré- 
voir qu'un toit construit en feuilles de pal- 
mier devoit s'échauffer exfessivement dans 

1 Wous payâmes pour nous conduire de San-Fer- 
nando de Apure à Carichaiia STir l'Orénoque ( dislance 
de 8 journ^'M ), 10 piastres pour la lancka, er en nuire 
le prii de la journée, qui est d'une demi-piastre ou da 
4 réani pour le pilote , et de 3 réaux pour chaque ra- 
mear indien. 1 

3 Fraj José Maria de Malaga, 

Belat. hist. T. G. j3' 






194 LJtVRE TI. 

le lit d'une lai^ rivière , où l'on est presque 
toujoars exposé aux rayons perpendicu- 
laires du soleil. Les Indiens comptoieint 
moins sur les yiTres que nous avions acheté^ 
que sur leurs hameçons et leurs filets. No-vJS 
' emportâmes aussi quelques armes à ferma, 
dont nous trouvâmes l'usage assez commune 
jusqu'aux cataractes; car, plus au sucf, 
l'énorme humidité de l'air empêche les mis- 
sionnaires de se servir de fusils. Le Rio 
Apure abonde en poissons , en lamentins tl 
en tortues, dont les œtifs offrent un aliment 
plus nourrissant qu'agréable. Ses rives sont 
peuplées d'une innombrable quantité d'oî- 
seaux, parmi lesquels le Pauxi et la Gua- 
characa, qu'on pourroit appeler les dindons 
et les faisans de ces contrées , nous ont été les 
plus utiles. Leur chair m'a paru plus dure 
et moins blanche que celle de nos Galli- 
nacés d'Europe , parce qu'ils se donnent plus 

de mouvement musculaire <. On n'oublia 

• > 

I l contraction musculaire (la décharge Su nerf 
dans le inusde) est accompagnée d*un changement dit- 
m&qae des âémens. Il y a absorption de Toxygène du 
sang artériel , et , pendant cette absorption , la Hbre 
musculaire se noircit et te carbonise. 



CH A.PITII E X VI ir. 195 

point de joindre aux provisions, aux in- 
stfamens pour la pêchie et aux armes, quel- 
ques barriques d'eau-de-vie pmir nous servir 
coiurne moyen d'échange avee les Indiensde 
rOrénoqtie. 

Mous partîmes de ,San-Fernando> , le 3o 
mars, à 4 heures du soir, par un temps 
eïcessivement chaud ; le thermomètre s'éle- 
ïoit , à l'ombre , à 34° , quoique la brise 
soufflât très- fort du sud -est. Par ce vent 
contraire, nous ne pûmes déployer les voiles. 
Nous fûmes accompagnés, d;iiis tout ce voy- 
age sur i'Apure , l'Orénoque et le Rio Negro, 
par le beau -frère du gouverneur de la pro- 
TÎuce de Varinas, don ^N^icolas Sotto, qui, 

I J'ai trouvé, par des haiitfurs mértdiennM de «de 
la Croix <Ki sud, la îalituJe de la ville de SaD-Fer- 
nando de Apiin- ( maison dn missionnaire ) 7" 53' u*. 
[Obs. attr., Tom. I, p. ai6 ). La longiiiide chrono- 
inétrique éloit 70" 21' 10", l'indinaison de t'uiguillt 
aimantée 3G", 71 (div. cenléa,). L'iniensîlé des forées 
magaétiqiies se roanifesloit, comme à Calabozo, par 
«as oscillations en 10 minutes de Icraiis. Le nom de 
San-Fernando me se trouve point encore sur les cart«l 
modernes, par exemple sur les lielles caries de MM. 
Arrowsmith el Brué , qiioitjne depuis douze ans j'en aie 
publié la position astronomique dans te Conspcctus 
bngitadmum et ituktuiùiujn limericiF <equiniie^aià. 

i3. 



Î96 LIVRE VI. 

récemment arrivé de Cadix ; avoit fait une 
ei^Cur$ion à San-Fernando. Voulant visiter 
dfss. contrées si dignes de la curiosité d'un 
Européen , il n'hésita pas de s'enfermer avec 
nous , pendant 74 jours j d^ns un canot étroit 
et rempli de mosquitos. Son esprit aimable 
et son bumeur enjouée ont souvent contri- 
bué à nous faire oublier les souffrances d'uiie 
navigation qui n'a pas été exempte de quel- 
ques dangers.. Nous passâmes la bouche de 
rApurito, et longeâmes l'ile de ce nom ^ qui 
est formée par l'Apure et le Guarico. Cette 
île n'est au fond qu'un terrain très-biSis bor- 
dé par deux grandes rivières qui se jettent 
toutes deux, à peu de distance l'une de l'autre, 
dans rOrénoque, après s'être réunies au-^ 
dessous de San-Fernaiido par une première 
bifurcation de l'Apure. Vlsla del Apurito a 
aa lieues de long et a à 3 lieues de large. 
£lle . est divisée , par le Cario de la Tigret^ 
et le C^o del Manati 9 en trois parties, dont 
les deux extrêmes portent les noms d^Islas 
de Blanco et de las Garzitas. J'entre datis ces 
détails 9 parce que toutes les cartes publiées 
jusqu'à ce jour défigurent, de la manière la 
plus bizarre., le cours et les embranchemens 



CHAPITRE XVIPI. IQT 

des rivières entrele Giiarico et leMeta'. Au- 
dessous de i'Apurito,la rive droite (le l'Apure 
est un peu plus cultivée que la rive gauche, 
où les Indiens Yaruros ( ou Japuin ) ont 
construit quelques cabanes en roseaux et en 
pétioles de feuilles de palmier. Ils vivent de 
la chasse et de la pèche; et, comme ils sont 
tfès-adroits à tuer les Jaguars, ce sont prin- 
cipalement eux qui portent les peaux, con- 
nues en Europe sous le nom de peaux de 
tigre, dans les villages espagnols. Une par- 
tie de ces Indiens ont reçu le baptême, mais 
ils ne visitent jamais les églises des chrétiens. 
On les regarde comme sauvages , parce qu'ils 
veulent être indépendans. D'autres tribus 
de Yaruros vivent, sous le régime des mis- 
sionnaires, dans le village d'Achaguas, situé 
au sud du Rio Payara. Les individus de cette 
nation que j'ai eu occasion de voir à l'Oré- 
noque, ont quelques traits de la pbysiono- 
miequ'on appelle faussement tartare, et qui 
appartient à des rameaux de la racemoqgole. 
Us ont le regard sévère, l'œil tpès-allongé, 
les pommelles saillantes, mais le nez pro- 
émineut dans toute sa longueur. Ils sont 
I Foyes-mon Mlat géogr. , W iviij. 



^g8 LIVRB VI. 

pius grands, plus bruns, et mdâns trapus 
^ue ks ladieas Chayiua». Les missiofinaires 
Cojiit Vële^. des dispositions intetteclueltes 
d€A Y^ruros, (^uiformoient jadis une nation 
puissante et nombreuse sur les bords dé 
VOfénoque, sor^tout âaos^ les environs de 
Caycara, au* dessous de* l'embouchure du 
Guarico. Nous passâmes H nuit au Dia^ 
mante y petite planlation de cannes à tiiÊCf% 
placée vis-à-YÎ^ File de ce nom. 

Je ssbc suis astreint, pendant tout mon 
voyage de Sanr^Fernando à San-Cartos del 
Bja Kegro-^ et de là à la vilte deTAngesloray 
à écrire jour par jour, soit dans le cànol , 
soit au bÎTOuae , ee qui me parotssoit digne 
de renaarqu^ De fcxrtes plaies , et 1» prodi* 
gieuse quantité de miosqmêos dont' Fair est 
tempU sur les. bords de. rOrenoqne et dnt 
Cassiquitve, ont causé nécessaivesaeftt des 
lacunes dans ce travaiL Yj ai suppléé par 
des aoies rédigées peu de jours plus tard. 
Les pages suivantes smit l'extrait de mon 
journal. ToAit ce qui est écrit à la voe- des 
objets que Ton dépeint porte un caractère 
de vérité (j'oserois presque dire dTi/iiiiWéliia- 
lité ) qui donne de Tattrait aux choses les 



CHAPJTHK XVIII. 199 

moins importantes. Pour éviter lea répéti- 
tions inutiles, j'ai quelquefois ajouté à ce 
journal les notions qui me sont parvenues 
' dans la suite sur les objets que j'avois dé- 
crits. Plus la nature se montre grande et 
imposante dans les forêts traversées par 
d'immenses rivières, plus il faut conserver 
aux tableaux de la nature ce caractère de 
simplicité qui fait le mérite principal , et 
souvent le seul, des premières ébauches. 

Le 3i mars. Le veut contraire nous força 
de rester sur le rivage jusqu'à midi. Nous 
vîmes une partie des jJièces de canne à sucre 
dévastées par l'elfet d'un incendie quis'étoit 
propagé d'une forêt voisine. Les Indiens no- 
mades mettent le feu à la forêt par-tout où 
ils ont campé la nuit; et, pendant le temps 
des sécheresses , de vastes provinces scroient 
en proie à ces incendies , si l'extrême dureté 
du bois n'empêchoit pas les arbres de se con- 
sumer entièrement. Tious trouvâmes des 
troncs de Desmanthus et d'Acajou ( cahoba] 
qui étoient à peine charbonnés à deux pouces 
de profondeur. 

C'est depuis le Diamante que l'on entre 
dans un terraiu qui n'est babité que pardes 



aOO LITRE TI. 

tigres , des crocodiles et des Chiguire , grande 
espèce du genre Cavia. de LiDoé. Nous y " 
TÎmes des bandes d'oiseaux serrés les un a 
contre les autres 9 se projeter sur le ciet , 
cojnnie un nuage noirâtre qui change de 
forme à chaque instant. Le fleuve s'élargit 
peu-àpeu. Une Aes rives est généralement 
aride et sablonneuse par IVff et des inonda* 
tions; Tautreest plus élevée, et couverte d'ar- 
bres de haute futaie. Quelquefois le fleuve est 
bordé de forets des deux cotés , et forme un 
canal droit de i5o toises de large. La dis- 
position des arbres est très-remarquable» On 
trouve d'abord des buissons de Sauso^^ qui 
forment comme une haie de quatre pieds 
de haut: on les croiroit taillés par la main 
de l'homme. Dei*rière cette haie s*élèvè un 
taillis de Cedrela , de Brésillet «t de Gayac. 
Les palmiers sont assez rares : on ne voit 
que des troncs épars de Corozo et de Piritu 
épineux. Les grands quadrupèdes de ces ré* 
gions , les tigres , les tapirs et les sangliers 
Pécari , ont fait des ouvertures dans la haie 

1 Hennesia castaneifolia. Cest un nouveau j^enr» 
près de TAlchornea de Swartz. ( Voyn npa Fiantes 
équinox.j Tom I^^p. 163, PI. xl^i). 



CnAPITBÏ XVIir. 201 

de Sauso que nous venons de décrire. C'est 
par-là que sortent les aiumanx sauvages ^ 
lorsqu'ils viennent boire à la rivière. Comme 
ils craignent peu l'approche d'un canot on 
a le plaisir de les voir longer lentement le 
rivage, jusqu'à ce qu'ils diparoissent dans 
la forêt en entrant par un des passages étroits 
que laissent les buissons de distance en dis- 
tance. J'avoue queces scènes, qui se répètent 
souvent , ont toujours conservé le plus grand 
attrait pour moi. Le plaisir que l'on éprouve 
n'est pas dû seulement à l'intérêt que prcnrt 
le naturaliste aux objets de son étude, i! 
tèent à un sentiment commun à tous les 
hommes qui sont élevés dans les habitudes 
de la civilisation. On se voit en contact avec 
un monde nouveau, avec une natu;'e sau- 
vage et indomptée. Tantôt c'est le Jaguar, 
belle panthère de l'Anaérique , qui paroît sur 
le rivage; tantôt c'est le Hocco' à jilumes 
noires et à tête huppée, qui se promène 
lentement le long des Sauso. Les animaux 
de classes les phi.s différentes se succèdent 
les uns aux autres. « Es como en el Paraiso^y>^ 

1 Crax atrctor, C. Pauxi. 
9 1 C'est comme au Paradis. . 



a02 LTYRE VI. 

disoit notre pilote, TÎeux Indiea dea mi^ 
çions. £a effet, tout rappelle ici cet état du 
monde primitif dont d'antiques et vénérables 
traditions ont retracé à tous les peuples l'in- 
nocence et le boiftheur ; mais y en observant 
avec soin les rapports des animaux CBtre 
eux, on voit qu'ils s'évitent et se craigneat 
mutuellemeut. L'âge d'or a cessé , ^ , dan* 
ce paradis des forets amérteaiiies , co^pme 
par-tout ailleurs ^ une triste et longue expé* 
rieace a enseigné à tous les êtres que la âoo- 
ceur se trouve rarement unie à la force. 

Lorsque les plages ont une largeur cûn- 
sidérable , la rangée de Sawso reste éloignée 
du fleuve. C'est dans ce terrain înlerroédi- 
aire' que l'on voit des crocodiles, souvent 
au nombre de 8 ou lo , étendus sur le sable. 
Immobiles , les mâchoires ouvertes à atigle 
droit , ils reposent les uns à côté des autres 
sans se donner aveune de ces marqises d'af- 
iection que l'on observe chez d'autres ani- 
waux qui vivent en société. La troupe se 
s^are dès qu'elle quitte le rivage. I) est pro- 
bable cependant qu'elle est composée d'un 
seul mâle et de beaucoup de femelles; car, 
comme M. Descourtils , qui a tant éttidié les 



I CHAPITRI! XVIII. ■io'i 

crocodiles de Saint-Domingue, Ta observé 
avant moi , les mâles sont nssez rares, piirce 
qu'ils se ttient en combattant entre eux dan» 
Je temps de leurs amours. Ces reptiles mons- 
trueux se sont lelleiiient multipliés, qne, 
^eadant tout le cours de la rivière, nous 
ts avons eu presque à chaque instant cinq 
ou &ix en vue. Cependant on commençoit 
i peine à cette époque à s'apercevoir de la 
erue du Bio Apure, et par conséquent des 
centaines de crocodiles se trouvoient encore 
ensevelis dans la vase des savanes. Vers les 
4 heures du soir nous nous arrêtâmes pour 
mesurer un crocodile mort que la rivi»e 
aroit jeté sur la plage. 11 n'avoitque i6pied$ 
8 pouces de long; quelques jours plus lard 
M. Bonpland eu trouva un autre ( c etoit un 
fflàle ), dont la longueur étoit de n pieds 
3 pouces. Sous toules les zones, en Amérique 
comme eu Egypte, cet animal atteint la 
mèuie taille. De plus, Tespèce qui est si 
abondante dans l'Aptire, l'Orénoquei et le 
Rio de la Ma^dalena, n'est pas uu cayman 

( C'est VAriiè des iDdien.s Taïu.inuques , \' Amana 
r.t«s Indiens Mnypurea , le CrocaiHIns acuLus de M. 



ao4 LI,V^,B VI, 

ou alligator 9 mais un véritable crocodile à 
pieds dentelés aux bords externes , analogue 
à celui du Nil. Quand on se rappelle que le 
mâle n'entre dans Fâge de puberté qu'à dn 
ans , et que sa longueur est alors de 8 pieds, 
on peut admettre que le crocodile mesuré 
par M. Bonpland avoit au moins 28 ans. Les 
Indiens nous disoient qu'à San-Fernand6 il 
se passe à, peine une année sans que deux 
ou trois personnes adultes , sur-tout des 
femmes qui puisent de l'eau à la rivière ^ 
ne soient dévorées par ces lézards càmas- 
siersw On nous a raconté l'histoire d'une jeune 
fille d'Uritucu qui , par une intrépidité et 
une présence d'esprit extraordinaires , s'étoit 
sauvée de la gueule d'un crocodile. Dès qu'elle 
se sentit saisie , elle chercha les yeux de l'ani- 
mal « et y enfonça les doigts avec une telle 
violence 9 que la douleur força le crocodile 
de la lâcher après lui avoir coupé l'avant-bras 
gauche. L'Indienne y malgré l'énorme quan- 
tité de sang qu'elle perdit , arriva heureu- 
sement au rivage, en gageant de la noTain qui 
lui restoit. Dans ces pays déserts, oùrhomme 
est toujours en lutte avec la nature, on s'en- 
tretient journellememt des moyens que l'on 



i 



C H APITfl K XVII J. J.03 

peut employer pour «échapper à un tigre , 
i un boa ou T/-aga-P^en(uio,k un crocodile; 
chacun se prépare , pour ainsi dire , au 
danger qui l'attend. « Je savois, disoit froi- 
dement la jeune fille d'Uritucu , que le cay- 
man lâche priiie si on lui enfonce les doigts 
dans les yeux. » Jjong-ten)ps après mon 
retour en Europe, jai appris que , dans l'in- 
térieur de l'Afrique, les nègres connoisseiit 
et emploient le même moyen. Qui ne se rap- 
pelleroit pas, avec un vif intérêt, Isaaco , 
le guide de l'infortuné Mungo-Park, saisi 
deux fuis (près de Boulinkombou ) par un 
crocodile,etéchappantdeux fois de la gueule 
de ce monstre ' , parce qu'il réussit , sons 
l'eau, à lui placer les doigts dans les deux 
yeux! L'Africain Isaaco et la jeune Améri- 
caine durent leur salut à la même présence 
d'esprit, à une même combinaison d'idées. 
Le crocodile de l'Apure a les mouvemens 
brusques et rapides quand il attaque, tandis 
qu'il se traîne avec la lenteur d'une sala- 
mandre lorsqu'il n'est point excité par la 
colère ou la faim. L'animal en courant fait 
entendre un bruit sec, qui paroît provenir 

j Mungo-Park's lait Miisionto À/rica, iSiS, p. 89, 



^o6 LIVRE VI. 

du frotteoient <{u'exerceot les plâquM de sa 
peau les un^s conlM les autres. Dans ce mou- 
vement , il courbe le dos, et paroil; plua haoi 
SUT ses jambes que lorsqu'il est en^TOpos. 
Nous avons souvent ^entendu de tras*pi>ès 
sur les plages ce bruit des plaques ; mais 
il n est pas vrai , cotniue disent les ladieus^ 
que, semblables aux Pangolins, les vieux 
crocodiles puissent «dresser leurs ëcattte^et 
toutes les parties de leur armure. » Le lIlOt^ 
vement ^g ces animaux est sans dottte gé* 
néralement en ligne droite , ou plutôt ccniinie 
celui d'une flècbe qui cbangeroit de dineclioo 
de distance en distance^ €epeQdaut,«malgré 
le petit appareil des fausses - cotes cpiili^si 
les vertèbres du col, et qui semblent gèoer 
le mouvement latéral, les crocodiles toumenl: 
tres^bien s'ils le veulent. J'ai trouvé souveoC 
des petits qui se mordoientla queue ;d*aulTCS 
observateurs ont vu faire cette mauomvre 
aux crocodiles adultes. Si leurs moovemens 
paroisseot presque toujours reclitignas ^*eit 
que 9 semblables à nos petits léiEards., ib les 
exécutent par élans. Les crocodiies sont 
excellens nageurs ; ils remontent facîleiBent 
contre le coaraint le plus rapide/ Il «i'a paru 



r CHAPITRE xviir. ao7 

cependant qu'en descendant la rivière , ils 
Ont de la peine à tourner vite sur eux-mêmes. 
Un jour qu'ungrand chien, qui nousaccom- 
jpagnoit dans le voyage de Caracas au Rio 
ï^egro, fut poursuivi en nageant par un 
énorme crocodile prêt à l'atteindre , le chien 
Ki'échappa à son enuetni qu'en virant de hord 
et en se dirigeant tout d'un coup contre 
\e courant. Le crocodile exécuta le même 
mouvement, mais avec beaucoup plus de 
lenteurquele chien qui gagna heureusement 
le rivage. 

Les crocodiles de l'Apure trouvent une 
nourriture abondante dans ïesChiguire* fies 
Cabiaisdes naturalistes ), qui vivent par troii- 
peAitx de 5o à 60 individus sur les rives du 
fleuve. Ces malheureux animaux, grands 
«omme nos cochons, n'ont aucune arme 

1 Cavia Capybara , Lin. Le mot Chiguire est de la 
langue des PaJenquea et des Cumanagole». {Jtclatîon 
Au/., Tom. m , (Jliap. IX , p. 35. } Les Espagnols ap- 
pellent cet animal Guardatinaja , les Carjbes Capigiia , 
le* l^mansques Cappiva , les Maypures Ckiato. Selon 
Aisam , on le iltsigne à Buénoa-Ayres par les noms 
1 ùdicns de Capiygua et Capifiuara.^es diverses déno- 
I niBaùotit offrent une analogie bien frappante entre les 
I langues de l'OrÙDoquc et celles du Rio de La Plal». 

L 



aod LIVRE VI. 

pour se défendre; ils nagent un peu mieux 
qu'ils ne courent. Cependant sur Teau ils 
deviennent la proie des crocodiles, comme 
à terre ils sont mangés par les tigres. On a 
de la peine à concevoir comment , persécutés 
par deux. ennemis puissans, ils peuvent être 
si nombreux ; mais ils se propagent avec la 
même rapidité que les Cobayes^ ou petits 
cochons d'Inde, qui nous sont venus du 
Brésil. 

Au-dessous de la bouche, du Cano de U 
Tigrera , dans une sinuosité qu'on appelle la 
Fuelta delJoyal ^ nous nous arrêtâmes pçur 
mesurer la vitesse de l'eau à sa surface ; elle 
n'étoit que de 3,2 pieds ^ par seconde, oe 
qui donne a,5(3 pieds de vitesse moyenne. Les 
hauteurs barométriques , en faisant attentipa 
aux effets des petites variations horaires, indi* 
quoient à peine une pente de 17 pouces par 
mille ( de qSo toises ). La vitesse est l'effet si- 
multané de la pente du terrain et de l'accumiM 

I Pour déterminer la vitesse superfici^le des rf- 
yières , j*ai mesuré généralement sur la plage une base 
de 25o pieds, et j*|î lôarqué, au obronomètre, le temftt 
qu*un corps flottant abandonné au fil de Tean» 
ployoit pour parcourir la même distance. 



I 

CH A1>ITI!E XVIII. 209 

latîon des eaux par les crues dans les parties 
supérieures de la rivière, Nous étions de 
nouveau entourés de C/iiguire, qui nagent 
eoinme des chiens en élevant la tète et le 
cou au-dessus de l'eau. Sur la plage opposée 
nous vîmes avec surprise un grand crocodile, 
iramobile, et dormant au milieu de ces ani- 
maux rongeurs. Il s'éveilla lorsque nous 
approchâmes avec notre pirogue, et cher- 
cha lentement l'eau sans que les Chiguire 
en fussent effrayes. Nos Indiens expliquoient 
cette indifférence par la stupidité de l'ani- 
mal ; il est plus probable que les Chiguire 
savent, par une longue expérience, que le 
crocodile de l'.\pure et de i'Orénoque n'at- 
taque pas sur terre , à moins que l'objet qu'il 
veut saisir ne se trouve immédiatement sur 
son chemin au moment où il se jette à l'eau. 
Près du Joval, la nature prend un carac- 
tère imposant et sauvage. C'est là que nous 
vîmes le tigre le plus grand que nous ayons 
jamais rencontré. Les indigènes même 
étoient étonnés de sa longueur prodigieuse; 
elle surpassoit celle de tous les tigres de l'Inde 
que j'ai vus dans nos ménageries d'Europe. 
, L'animal étoit étendu à l'orobrç d'un grand 
I Re.lat. hist. T. G. i4 



21-0 LÎ^RE VI. 

Zumang^. Il irenoit dé tuer un Chiguire ; 
inais il n'âvoit point encore touché à sa proie, 
sur laquelle il tenoit appuyée une de ses 
pattes. Les Zaz/iuro^, espèce de vautours que 
nous avons comparés plus haut aux Perc- 
noptères de la Basse - Egypte , s'étoient assem- 
blés par bandes pour dévorer ce qui reste^oit 
du repas du Jaguar. Ils offroient le spectacle 
le plus curieux , par un singulier mélange 
d*audace et de timidité. Ils s'a vançoient jus- 
qu'à deux pieds de distance du Jaguar , mais 
le moindre mouvement de celui -ci les faisoit 
reculer. Pour observer de plus près les 
mœurs de ces animaux, nous nous mîmes 
dans le petit canot qui accompagnoit notre 
pirogue. Il est très -rare que le tigre attaque 
des canots eh les atteignant à la nage, et ce 
n'est toujours que lorsque sa fârocité est 
exaltée par une longue privation de nour- 
riture. Le bruit que faisotent nos rames porta* 
r<inimalàse lever lentement pour se cacher 
derrière les broussailles de Sauso qui bordent 
le rivage. Les vautours voulurent profiter de 
ce moment d'absence pour dévorer le Chi^ 
guire. Mais le tigre, malgré la proximité de 

I Egpéce de Mimosa. 



en A PITH E XVI II. 211 

notre canot, se jeta au milieu d'eux; et, 
dans un accès de colère que sembloienl ex- 
primer sa démarche et le mouvement de sa 
queue, il emporta sa proie dans la forêt. 
Les Indiens se plaignoient de n'être pas 
pourvus de leurs lances pour mettre pied 
à terre et attaquer le tigre. Ils sont accou- 
tumés à cette arme, et ils avoient raison de 
ne pas compter sur nos fusils qui, dans un 
^r si prodigieusement humide, refusoient. 
souvent- de faire feu. 

En continuant de descendre la rivière, 
nous rencontrâmes le grand troupeau de 
Chiguire que le tigre avoit mis en fuite, et 
dans lequel il avoit choisi sa proie. Ces ani- 
maux nous virent débarquer tranquillement. 
Les uns étoient assis et sembloient nous 
fixer, en remuant, à la manière des lapins, 
la lèvre supérieure. Ils ne sembloient pas 
craindre l'homme , mais la vue de notre 
grand chien les mit en déroute. Comme leur 
train de derrière surpasse celui de devant , 
ils courent au petit galop , mais avec si peu 
de vitesse, que nous parvînmes à en prendre 
deux. Le Chiguire , qui nage avec la plus 
grande agilité, pousse un petit gémissement 

i4. 



îl'ia LIVRB VI. 

en coiiraDt, comme s'il ayoit la re^phrâtiôii 
gênée. C'est le plus grand animal de la hh 
mille des Rongeurs; il ne se défend qu'à la 
dernière extrëmïté, quand il est eemé et 
blessé. Comme ses dents mâchelières ', 8fi(^ 
tout les postérieures, sont extrémementfartei 
et assez longues, it peut, par sa morsiift, 
déchirer la patte d'un tigre ou ïa jambe d'un 
chenal. Sa chair a une odeur de musc aasêi 
désagréable. On en fait cependant des jéia? 
bons dans le pays , ce qui justifie presqiie 
le nom de cochon d*emi que quelques aneiena 
naturalistes ont donné au Ckiguire. Les 
moines missionnaires n'hésitent pas de 
manger de ces jambons pendant le carénie. 
Diaprés leur classification zoologique, ils 
placent le Takm , le Chiguire et le Lamantàk, 
près àes tortues ; le premier , parée qu'il M 
couvert d'un test dur, d'une espèce de go» 

I Nous avons compté de chaque côte iS lames. Ain 
pieds de derrière , au haut du métatarse , il y a niif 
callosité de 3 poncés de long et { de pouce de Ixtge; 
elle est dépounrae de poils. L'animal assis reptôié^Mi 
cette partie II n'j a pas de queue visible aïk-dehoM; 
mais , en repliant le poil , on découvre un tubercule , 
une masse de chair nue et ridée qui a une forme co- 
niqtie et | pouce de lon^. 



c n A p 1 T )< E X V 1 [ I . a I i 

^uilie; les deux autres, parce qu'ils sont 
amphibies. Sur les bords des fleuves Sauto- 
Domiiigo, Apure et Arauca , dans les marais 
et les savanes inondées » des Lianos , les 
Cfuguires se trouvent en si grand nombre , 
que les pâturages s'en ressentent. Us broutent 
l'herbe qui engraisse le plus les chevaux, 
et qui pOTte le nom <le Chiguirero ( herbe 
de Cbiguire )- Ils se nourrissent aussi de 
poisson; et nous avons vu avec étonnement 
qu'effrayé par l'approche d'un canot, l'ani- 
mal, eu plongeant, reste 8 à lo minutes 
Mus l'eau. 

Noos passâmes la nuit , comme toujours , 
«la belle étoile, quoique dans une />/anfafto/j 
dont le propriétaire .s'occupoit de la chasse 
île» tigres. U rtoit presque nu, et brun-noi- 
ritre comme un Zambo : cela ne l'empè- 
cboit pa.s de se croire de la caste des blancs. 
U appeloit sa femme et sa fille, qui étoîent 
aussi nues que lui, Bona Isabela et Dona 
Maauela. Sans avoir jamais quitté les rives 
ie l'Apure, il prenoit un vif intérêt « aux 
DVUTelles de Madrid, à ces guerres qui ne 

I Prè» dUrituen, dans le Cana Aé\ Havanal , nnu'. 
aiODi va un troupeau de S« à loo indûidus. 



214 LIVRE VT. 

finissotetit point , et à toutes les choses de 
là-bas ( todas las cosas de alla ). » Il saroit 
que le roi d'Espagne viendroit bientôt visi- 
ter ce les grandeurs du pays de Caraeas ;t» 
toutefois, ajouta- t-il plaisamment, a comme 
les gens de la cour ne savent manger que 
du pain de froment, ils ne voudront jamais 
dépasser la ville de la' Victoria , et notis 
ne les verrons pas ici.» J'avois porté avtec 
moi un Chiguire , que je comptois faire rôtir; 
mais notre hôte nous assuroit que nos otros 
cavalleros blemcos^ des hommes blands com- 
me lui et moi , n'étoient pas faits pour manjger 
dé ôe «gibier indien.» Il nous offrit du cerf 
qu'il avoit tué la veille avec une flèche , car 
il n'avoit ni poudre ni armes à feu. 

Nous supposâmes qu'un petit bois 'de 
bananiers nous cachoit la cabane de la ferme; 
mais cet homme , si fier de' sa noblesse et 
de la couleur de sa peau , ne s'étoit pardonné 
la peine de construire un ajoupa en feuilles 
de palmier^ Il nous invitoit à faire tendre 
nos hamacs près des siens , entre deux arbres; 
et il nous assuroit 9 avec un air de satisfac- 
tion , que si nous remontions la rivière pen« 
dant la saison des pluies , nous le trouvions 



CltAPITBE XVIII. 2Ja 

SOUS un toit'. Koiis eûmes bientôt lieu de 
nous plaindre d'une philosophie qui favo- 
rise la paresse et rend l'homme indififéreot 
à toutes les commodités de la vie. Un vent 
furieux s'éleva après minuit, des éclairs sil- 
lûnnoient l'horizon, le tonnerre grondoit, 
et nous fûmes mouillés jusqu'aux os. Fen- 
dant cet orage, un accident assez bizarre 
nous égaya un moment. Le chat de Dbfia 
Isabela s'étoit perché sur le Tamarin au pied 
duquel nous bivouaquions. Il se laissa tom- 
ber dansle hamac d'un de nos compagnons, 
qui, blessé par les griffes du ciiat,et réveilltt 
du plus profond sommeil, se crut attaqué 
par une bête sauvage de la forêt. Nous 
accourûmes à ses cris , et nous eûmes de la 
peine à le faire revenir de son erreur. Tan- 
dis qu'il pleuvoit à verse sur nos hamacs et 
sur les instrumens que nous avions dél>ar- 
qués. Don Ignacio nous félicitoit de notre 
bonnefortunede ne pas coucher sur la plage, 
mais de nous trouver dans son domaine 
avec des blancs et des gens de condition , 
« entre gente blanca y de trato. u Mouillés 
comme nous l'étions, nous eu mes de la peiiin 
1 Baxo Ucho. 



i 



ai6 LIVRE Vî. 

à nous persuader les avantages 4^ notre si- 
tuation ^ et nous écoutâmes avec quelque 
impatience le long récit que notre bote 
nous ût de sa prétendue expédition au Rio 
Meta , de la valeur qu'il avpit déployée dans 
vm combat sanelant avec les Indiens Grud«- 
liibos, et te d^ ^rvices qu'il avoit rendîtt 
à Dieu et à «oh rài, en enlevant des en&ns 
( iàS Imlièeitos) à leurs parens pour les r^ 
partir dans les missions, la Quel spectacle 
bizarre de trouver, dans cette vaste soUtade^ 
citez un homme qui m croit de race Airo- 
péènne , et qui ne eonnoît d'autre aèori que 
l'ombrage d'un arbre, toutes lesprétentioDi 
vaniteuses , tous les {M'éjugés héréditaires ^ 
toutes ies erreurs d'une longue civilisaitîoai 
Le i^ avril. Nous quittâmes, au kver da' 
soleil , le sefior Don Ignacio et la senora 
Doêa isabela sa femme. Le temps s'étoit r». 
fraîchi; car le thermomètre, qui se soutes 
noit généralement, le jour, à 3o^. ou ^% 
baissoit à a 4^. La température de la rivière 
changeoit très-peu; elle étoit constaihment 
dé â6^ à a 7*. Le courant entrainoitnne énovme 
quantité de troncs d'arbres. On devint 
croire que, dans un terrain, entièrement 



C II A P I T It E X V 1 1 1 . -un 

uni, et où l'œil ne distingue pas la moiodre 
colline, le fleuve, par la ibrce de son cou- 
rant , se seroit creusé ua canal en ligne 
droite. Un coiip-d'œit jeté sur la carte que 
î'ai tracée par des relèveniens à la boussole, 
prouve le contraire. Les deux rives , rongées 
par les eaux , n'offrent pas une égale ré- 
sistance, et des inégalités de niveau pres- 
que insensibles suffisent pour produire de 
grandes sinuosités. Cependant , au-dessous 
du Joval, où le lit de la rivière s'élargit un 
peu, il forme un canal qui paroît exacte- 
mott aligné, et qui est ombragé des deux côtés 
d'arbres très-éjevés. Cette partie du fleuve 
l'appelle le Caào rico ; je l'ai trouvée de 
i36 toises de large. IN^ous passâmes une île 
basse, et habitée par des milliers de flam- 
mans, de spatules rases, de hérons et de 
poules d'eau , qui offroient le mélange de 
GHileur le plus vaxié- Ces oiseaux étoient 
tellenKDt serrés les uns contre les autres, 
qu'ils serabloient ne pouvoir faire aucun 
mouvement. I/ile qu'ils habitent s'appelle 
/ï/aiiey/t'es.Plusbas nous dépassa raeslepoiut 
oùl'Apure envoie un liras (le Rio Ârichuna) 
au Cftbullare, en perdant un volume d'eau 



!àl8 LIVRE VI. 

très-considérable Nous nous arrêtâmes , sur 
la rive droite , dans une petite mission in- 
dienne habitée par la peuplade àesGuamos. 
Il n'y avoit encore que i6 à 18 cabanes 
construites en feuilles de palmier; cepen- 
dant les tableaux statistiques que les mis- 
sionnaires présentent annuellement à la cour, 
désignent cette réunion de cabanes sous le 
nom du village de Santa Barbara de Ari* 
chuna. 

Les Guamos^ sont une race d'Indiens très- 
difficile à fixer au sol. Ils ont beaucoup de rap 
port, dans leurs mœurs, avec les Achaguas^ 
les Guajibos^ et les Otomaco&>^ dont ils parta- 
gent la malpropreté , Tesprit de vengeance, et 
legoût pour le vagabondage ; mais leur langue 
diffère essentiellement. La plus grande partie 
de ces quatre tribus se nourrit de la pèche 
et de la chasse , dans les plaines souvent 
inondées et situées entre TApure , le Meta 
et le Guaviare. La nature même de ces lieux 
semble inviter les peuples à une vie errante. 

I Le père GUI assure que leur nom indien eU Uamu 
et Pau , et qu'ils habitoienf originairetnent le Haut* 
Apure. 

a Leur nom indien est Guaiva (prononcez Guahivà), 



cHAPiTnE svin. aig 

Nous verrons bientôt qu'en entrant dans 
les Montagnes des Cataractes de l'Orénoque, 
OQ trouve, chez les Piraoas , les Macos et 
les Maquiritares , des mœurs plus douces , 
l'amour de l'agriculture , et une grande pro- 
preté dans l'intérieur des cabanes. Sur le dos 
des montagnes, au milieu de forêts impéné- 
Irables, l'homme est forcé de se fixer et de 
cultiver un petit coin de terre. Cette culture 
demande peu de soin ; tandis que, dans un 
pays où il n'y a d'autres cliemins que les 
rivières, la vie du chasseur est pénible et 
difficile. IjCs Guamos de la mission de Santa- 
Barbaranepurent nous donner les provisions 
quenouscherchions. Ils ne cuiti voient qu'un 
peu de manioc. Ils sembloicnt hospitaliers ; 
et, lorsque nous entrions dans leurs cabanes, 
ils nous offroient du poisson sec et dé l'eau 
( dans leur langue cub ). Cette eau éloit ra- 
fraîchie dans des vases poreux. 

Au-delà de la Fuelta del Cochino roto , 
dans un lieu où la rivière s'étoit creusé un 
nouveau lit, nous |jassàraes la nuit sur 
une plage aride et très- étendue. La forêt 
étant impénétrable, nous eûmes la plus 
: rande difficultëde trouver du bois sec pour 



aao LIVRE VI. 

allumer les feux près desquels les Indiens pe , 
croient en sûreté contre les attaques ooctiir- ., 
nés du tigré. iC^otre propre expérience panMt 
déposer en faveur de cette opinion;. mais 
M. d'Azsara assure que, de soa temps» dans 
le Paraguay, un tigre est venu enlever «^ 
homme assis près d*un feu qui étoit allinné 
dans la savane. 

La nuit étoit calme et sereine ; il £iisok 
un beau clair de lune. Les crocodiles étoîcot 
étendus sur la plage. Us se plaçoient de m9r 
mère à pouvoir regarder le feu. Nous avons- 
cru observer que son édAt les attire comme 
il attire les poissons, les écne visses et d'autres 
babitans de l'eau. Les Indiens nous moor 
troienty dans le sable, les traces de Utus 
tigres, doat deux très- jeunes. C'étoit sans 
doutft une femelle qui avoit conduit ses petits 
poilr les faire boire à la rivière. Ne trouvant 
aucun arbre sur la plage, nous plantâmes 
les rames en terre pour y attacher nos hamacs. 
Tout se passa assez tranquillement jusqu'à 
1 1 heures de la nuit. Alors il s'éleva 4ans 
la foret voisine un bruit si épouvaateble 9 
qu'il étoit presque impossible de fermer l'œîl. 
Parmi tant de voix d'animaux sauvages qui 



CHAPITRE XVIll. %2t 

crioient à-la-fois , nos Indiens ne i^connbis- 
soient que ceux qui se faîsoîent entendre 
iselément. C'étoient les petits sons flûtes des 
Sapajous , les gémissemens des Alouates , 
les cris du tigre , du Coiiguar , ou lion améri- 
cain sans crinière, dti Pécari , du Parcsseuit , 
an Hocco, du Parraqua, et de quelques 
autres oiseaux gallinacés. Quand les Jaguars 
approchèrent de la lisière de la foret , notre 
ohien,qiii n'avoit cessé d'aboj'er jusque-là, 
se mit à hurler et à chercher de l'abri sous 
âos hamacs. Quelquefois , après un long si- 
tence, le cri des tigres venoit du haut des 
arbres; et, dans ce cas, il étoit suivi du sif- 
flement aigu et prolonge des singes, quisem- 
feloient fuir le danger dont ils étoient me- 
nacés. 

Je peins trait pour trait ces scènes noc- 
tarnes, parce que, embarqués récemment 
sur le Rio Apure, nous n'y étions point 
ancore accoutumés. Elles se sont répétées 
pour nous, pendant des mois entiers, par- 
tout où la forêt se rapproche du lit des 
rivières. Insécurité que montrent les Indiens 
inspire de la confiance aux voyageurs. On 
«e persuade avec eux que tous les tigres 



dtkïl LIVRE VI. 

craigneul4e feu , et qu'ils n'attaquent point 
un homme couché dans son hamac. £n e£Fet, 
les cas où ces attaques ont lieu sont estré-- 
mement rares, et, pendant un long séjour: 
dans rAmérique méridionale , je ne me sou- 
viens que du seul exemple d'un lÀanero qui 
fut trouvé déchiré dans son hamac vis-à-vis 
File des Achaguas. 

Lorsqu'on interroge les indigènes sar les 
causes du bruit épouvantable que font, à 
de. certaines heures de la nuit, les animaux, 
de la foret, ils répondent gaiement. Ils fét^it 
la pleine lune.» Je pense que le plussouveajt 
leur agitation est l'effet de quelque rixe qui 
s'est élevée dans l'intérieur de la foret. Leï 
Jaguars, par exemple, poursuivent les Pécaris 
et les Tapirs qui , ne se défraidant que par. 
leur nombre,, fuient en bandes serrées ,'et 
renversent les buissons qu'ils rencontrent 
sur leur chemin. Effrayés de cette lutte, 
les singes, timides et défians, répondent de 
la cime des arbres aux cris des grands ani*» 
maux; Ils réveillent les oiseaux qui- vivent 
en société , et peu-à-peu toute la ménagerie 
est en mouvement. Nous verrons bientôt- 
que ce n'est pas toujours par un beau daii» 



rnAPiTiiE xviu. 2a3 

de lune, mais sur -tout au moment de l'orage 
et des grandes averses , que ce vacarme a 
lieu parmi les bêtes sauvages, b Que le ciel 
leur accorde une nuit tranquille et du repos 
comme à nous autres, » disoit le moine qui 
nous accompagnoit au Rio Negro, lors- 
que, excédé de fatigues, ii aidoit à établir 
notre bivouac! C'étoit en effet une position 
bien étrange que de ne pas trouver le si- 
lence au milieu de la solitude des bois. 
Dans les hôtelleries d'Espagne , on redoute 
le son aigu des guitares de l'appartement 
voisin; dans celles de l'Orénoque , qui sont 
une plage ouverte ou l'ombrage d'tin arbre 
isolé, on craint d'être troublé dans le som- 
meil par des voix qui sortent de la forêt. 
Le 2 avril. Nous mîmes à U voile avant 
le lever du soleil. La matinée étoit belle et 
Iraîche, d'après le sentiment de ceux qui 
sont accoutumés aux chaleurs de ces cli- 
mats. Le thermomètre à l'air ne monta 
qu'à ^iS", mais le sable sec et blanc de la 
plage , malgré son rayonnement vers un 
ciel sans nuages , avoit conservé une tem- 
pérature de 36". Les marsouins ( Toninas ) 
sillonnoient le fleuve en longues files. Le 
rivage étoit couvert d'oiseaux pêcheurs 



!îa4 LIVRE VX. 

Quelques-uns profitent des bois flottans 
qui descendent le fleuve, et surprennent 
les poissons qui préfèrent le courant du 
milieu. Notre canot toucha plusieurs fois 
dans la matinée. Ces secousses, lorsqu'elles 
sont très-violentes, peuvent fendre de frêles 

^ I 

embarcations. Nous donnâmes sur la pointe 
de plusieurs grands arbres qui , pendant 
des années entières , restent dans une po- 
sition oblique enfoncés dans la vase. Ces 
arbres descendent du Sarare à Tépoque des 
grandes inondations. Us remplissent telle- 
ment le lit de la rivière , que les pirogues en 
remontant ont quelquefois de la peine à se 
frayer un passage par les hauts-fonds , et par- 
tout où il y a des toumans. Nous arrivâmes 
dans un endroit , près de Tile des Cari- 
zales , où nous vîmes , au-dessus de la sur- 
face de Feau , des troncs de Cowrbaril d'une 
grosseur énorme. Ils étoient couverts d'une 
espèce de Plotus très- voisine de Y^nkmga. 
Ces oiseaux se perchent par files , contme 
les faisans et les Parraquas. Us restent des' 
heures entières immobiles , le bec élevé 
vers le ciel , ce qui leur donne un air de 
stupidité extraordinaire. 
Depuis Tile des Carizales nous fûmes 



nu APiTRE XVI li. aaS 

d'autant plus frappés de la diminution des 
eaux de la rivière qu'après la bifurcation à la 
bocadeArichuna, il n'ya aucun bras, aucun 
canal naturel de dérivation qui enlève de 
i'eau à TApure. Les per:tes ne sont que 
les effets de 1 evaporation et de la filtratiun 
sur des plages sablonneuses et humectées. 
On peut se former une idée de la grandeur ■ 
de ces effets, en se rappelant que nous 
avons trouvé la chaleur des sables secs , à 
diverses heures du jour, de 36" à Sa"; celle 
dessables couverts de trois à quatre pouces 
d'eau, de Sa". Le fond des rivières s'é- 
chauffe jusqu'à la profondeur où les rayons 
du soleil peuvent pénétrer sans avoir éproii- 
vé une trop forte extinction dans leur pas- 
sage par les couches d'eau superposées. 
D'ailleurs , l'effet des Gltrations s'étend bien 
au-delà du lit du fleuve; il est pour ainsi 
dire latéral. Les plages qui nous paroissent 
arides sont imbibées d'eaujusqu'au niveau de 
ia surface de la rivière. A cinquante toises 
Je distance du rivage , nous avons vu jaillir 
l'eau chaque fois que 1 es Indiens enfonçoient^^ 
lus rames dans le soi; or, ces sables hu- 
mides dans la profondeur , mais secs par 
Hélât, hist. T. 6. j5 



aaô LIVRE VI. 

en haut , et exposés aux rayons du soleil, 
agissent comme des éponges. Us perdent à 
chaque instant par vaporisation l'eau in- 
filtrée. Les vapeurs qui se dégagent tra- 
versent la couche supérieure des sables 
fortement échauffés, et deviennent sen- 
sibles à Tœil lorsque lair se refroidit vers 
le soir. A mesure que les plages se dessè- 
chent , elles soutirent à la rivière de nou- 
velles portions d'eau ; et l'on conçoit qoe 
ce jeu continuel de vaporisation et d'imH' 
bition latérale doit causer des pertes énonaoes, | 
et difficiles à soumettre à un calcul exact. ' 
L'accroissement de ces pertes seroit propo^ 
tionnel à la longueur du cours des fleuves, 
si , depuis leur source jusqu'à leur emboa'^ \ 
chure , ils étaient également entourés de 
plages ; mais , comme ces dernières sont k 
produit des attérissemens , et que les eaux* 
aniiinées d'une moindre vitesse, à mesiire 
qu'eUei^ s'éloignent de leur source, déposent 
nécessairement plus dans leur cours infé* 
rieur que dans leur cours supérieur, beaiH 
4K^oup de rivières des climats chauds éprou- ' 
vent une diminution dans le volume de 
leurs eaux , en s'approchant de leur em- 



CHAPITRE xviii. aa^ 

bouchiire. M. iïarrow a observé ces effets cu- 
rieux dessables, dans la partie australe de 
l'Afrique , sur les bords de la rivifre Orange, 
Ils sont même devenus l'objet d'une discuG- 
sien trèft-iraporlante dans les diverses by- 
potbèses que l'on a formées sur le cours 
du Niger. 

Près de la Fuelta de Basilio , où noua 
allâmes à terre recueillir des plantes , nous 
vîmes , sur la cime d'un arbre , deux jolis 
petits singes, noirs comme du jais, de la 
taille du Saï , avec des queues prenantes. 
Leur physionomie et leurs mouvemens in- 
diquoient assez que ce n'étoient ni le Co- 
aita , ni le CJiameA , ni en général un Atèle. 
Nos Indiens même n'eu avoient jamais vu 
de pareils. Ces forêts abondent en Sapajous 
inconnus aux naturalistes de l'Europe; et, 
comme les singea , sur-tout ceux qui vivent 
par bandes, et qui, par cette raison, sont 
plus entreprenans , font , à de certaines 
époques, de longues migrations, il arrive 
qu'à l'entrée de la saison des pluies, les in- 
digènes en découvrent autour de leurs ca- 
banes, qu'ils n'ont jamais obser?és aupa- 
rarant. Sur cette même rive , nos guide 



\ 

CktxS LIVRE VI. 

nous montrèrent un nid de jeunes Iguanes 
qui n'avoient que quatre pouces de longi 
On aurait eu de la peine à les distinguer 
d'un lézard commun. Il n'y avoit encore de 
formé que le fanon au-dessous de la gorge. 
Les épines dorsales, les grandes écailles 
redressées, tous ces appendices qui rendent 
l'Iguane si monstrueuse quand elle a 3. à 4 
pieds de long, étoient à peine ébauchés.. 
La chair de ce Saurien nous a paru d'un 
goût agréable dans tous les pays dont le 
climat est très-sec : nous l'avons trouvée 
telle , même à des époques où nous ne 
manquions pas d'autre nourriture. Elle est 
très-blanche, et, après la chair du Tatou ^ 
ou Armadill , qu'on appelle ici Cachicamo i 
une des meilleures qu'on trouve 'dans les 
cabanes des indigènes. 

Il pleuvoit vers le soir. Avant la pluie i 
des hirondelles, qui ressemblpient entiè- 
rement aux nôtres , plahoient sur la surface 
des eaux. Nous vîmes auj^si une bande d^ 
perruches poursuivie par de petits autour^ 
non huppés. Les cris perçans de ces pçTr 
ruches contrastoient singulièrement ^\e^^ 
le sifflement des oiseaux de pi;*oie. Nota* 



■ 



CHAPITRE XVIll. 339 

passâmes la nuit , en plein air, sur la plage, 
près de l'île des Carizales. Il y avoit plu- 
sieurs cabanes d'Indiens entourées de plan- 
tations , dans Je voisinage. Notre pilote 
nous fit observer d'avance que nous n'en- 
tendrions pas les cris du Jaguar, qui, lors- 
" qu'il n'est pas très-pressé par la faim , s'é- 
loigne des endroits où il ne domine pas 
seul. M Jjes hommes lui donnent de l'hu- 
meur , los hombres h enfadan , u dit le 
peuple dans les missions. Expression plai- 
sante et naïve , qui énonce un fait bien 
observé. 

Le 3 avfil. Depuis notre départ de San- 
Fernando , nous n'avons pas rencontré un 
seul canot sur cette belle rivière. Tout an- 
nonce la plus profonde solitude. Nos Indiens 
avoient pris, dans la matinée, à l'hame- 
çon, le poisson que l'on désigne dans le 
pays sous le nom de Caribe ou Caribito , 
parce qu'aucun autre poisson n'est plus 
avide de sanjç. Il attaque les baigneurs et 
les nageurs auxquels il emporte souvent des 
morceaux de chair considérables, Lorqu'o» 
n'est que légèrement blessé , on a de la 
peine à sortir de l'eau avant de recevoii' 



aSo LIVKK VI. 

les blessures les plus graves. Les Indiens 1 
craignent prodigieusement les poissons Ca- 
ribes ; et plusieurs d'entre eux nous ont 
montré , au mollet et à la cuisse , des plaie$ 
cicatrisées, mais très-profondes^ faites par 
ces petits animaux, que les Maypures ap- 
pellent Umati. Ils vivent au fond des ri— 
▼ières ; mais , dès que quelques gouttes de 
sang ont été répandues dans Teau , ils ar^* 
rivent par milliers à la surface. Lorsqu'on 
réfléchit sur le nombre de ces poissons ^ 
dont les plus voraces et les plus cruels n'onC 
que 4 à ^ pouces de long, sur là form^ 
triangulaire de leurs dents traifbhantes 
pointues et sur l'ampleur de leur boucha 
rétractile, on ne doit pas être surpris d^ 
la cr»nte que le Caribe inspire aux habi< — 
tans des rives de l'Apure et de rOrénoque— 
Dans des endroits où la rivière étoit très^ — 
limpide , et où aucun poisson ne se mon-^ 
troit , nous avons jeté dans l'eau de petits 
morceaux de chair couverts de sang. Ei 
peu de minutes une nuée de Caribes es 
venue se disputer la proie. Ce poisson a \{ 
ventre tranchant et dentelé en scie , 
tère que l'on retrouve dans plusieurs genres 



Cil APiiiiK XVI 1 1, aîi 

les Serra-Salmes , les Mylètes et les Pristi- 
gastres. La présence d'une seconde nageoire 
dorsale adipeuse , et la forme des dents 
couvertes par les lèvres , éloignées les unes 
des autres , et plus grandes dans la mâ- 
choire inférieure , j)lacent le Caribe p^rmî 
les Serra-Salmes. Il a la bouche beaucoup 
plus fendue que les Mylètea de M. Cuvier. 
Son corps est vers le dos d'une couleur 
cendrée , tirant sur le vert; mats le ventre, 
les opercules , les nageoires pectorales , 
ventrales et anales, sont d'un bel orange. 
On compte à rOrénoqiie trois espèces ( ou 
variétés ? ) , que l'on distingue par leur 
grandeur. La moyenne , ou intermédiaire, 
paroît identique avec l'espèce moyenne du 
Piraya ou Piranha de Marcgrav'. Je l'ai 
décrite et dessinée ^ sur les lieux. Le Cari- 
bito est d'un goût très -agréable. Comme on 
n'ose se baigner par-tout où il se trouve, 
on peut le regarder comme un des plus 



1 Sa]mr> rhombeus, Lin. 

9 Voyez le mémoire sur les poissons de l'Ainéri 
i^iiinoxiale , que j'ai publié, conjnintenient avec 
TtlencieDiies , dans les Obs. de Zoologie , Vol. 
^ 145. 



23a LIVRE VI. 

grands fléaux de ces climats, dans lesquels l(of 
la piqûre des Mosquitos et Tirritation de lia 
la peau rendent Tusage des bains si né- \^ 
cessaire. 

Nous nous arrêtâmes à midi dans un site 
désert appelé \ AlgodonaL Je me séparai de 
mes compagnons , tandis qu'on tiroit le 
Lateau à terre et qu'on éloit occupé à pré- 
parer notre dîner. Je me dirigeai le long de 
la plage pour observer de près un groupe 
de crocodiles qui dormoient au soieil, et 
qui se trouvoient placés de manière à ap - 
puyer , les uns sur les autres , leurs queue^ 
garnies de larges feuillets. De petits hé- 
rons', blancs comme la neige, se prome— 
noient sur leur dos et même sur leur tête ^ 
comme s'ils marchoient sur des troncs d'arr- 
bres. Les crocodiles étoient gris-verdâtre» -s 
à demi-couverts de limon desséché ; à leu 

1 Garzon chico. On croit ^ dans la Haute-Egypte 
qne les hérons affectionnent le crocodile , parce qn^T 
profitent , en péchant , de la terreur que cet animais 
monstrueux inspire aux poissons qu'i( chasse du fon 
de Feau vers la surface ; mais , sur les bords du Nil 
le héron reste prudemment à quelque distance du cro- 
codile. ( Geoffroy de Saint- Hilaire , dans les AnnaUr 
du Mus, , Tom. IX, p. 384). 



\ 



CHAFITH F. XVIII, 2^3 

couleur et à leur imiTiobilité on les eût pris 
pour des statues de bronze. Peu s'efl fallut 
que cette excursion ne me devint funeste. 
J'avois eu constamment les yeux tournés du 
côté de la rivière; mais en ramassant des 
paillettes de mica agglomérées dans le sable, 
je découvris ta trace récente d'un tigre , si 
facile à reconnoître par sa forme et par sa 
largeur. L'animal avoit marché vers la forêt. 
Au moment où je dirigeai mes regards de 
ce côté, je me trouvai à 80 pas de distance 
d'un Jaguar couché sous le feuillage épais 
d'un Ceiba. Jamais tigre ne ra'avoit paru 
si grand. 

Il est des aceidens de la vie contre les- 
quels on chercheroit en vain à fortifier sa 
raison. J'étois très-effrayé , cependant assez 
naître de moi-mèuie et des monvemens de 
inon corps, pour pouvoir suivre les cori- 
seîls que si souvent les indigènes nous 
avoient donnés pour de pareils cas. Je con- 
tinuai de marcher sans courir ; j'évilai de 
remuer les bras, et je crus voir que le Ja- 
guar portoit toute son altenlion sur un 
troupeau de Capjhara qui traversoit le 
fleuve. Alors je retournai sur mes pas eu 






a34 LIVRE VI. 

décrivant un arc assez large vers Iç bord de 
Teau. A mesure que je tn'éIoignai\ je cnin 
pouvoir accélérer roa marche. Que de fois 
je fus tenté de regarder demère moi pOHf 
m'assurer que je n'étais pas poufsuin! 
Heureusement je ne cédai que très-Card à 
ce désir. Le Jaguar étoit resté immobile. 
Ces énormes chats à robes mouchetées^M&l 
si bien nourris dans les pays qui abond€tit 
en Capyhara , en Pécari et en daims ^ qu'ilA' 
se jettent rarement sur les hommes. J^aN 
rivai hors d'haleine au bateau , je racontar 
mon aventure aut Indiens. Elle ne paliil 
guère les émouvoir : cependant^ après aVoif 
chargé nos fusils, ils nous accompagnèrent 
vers le Ceiba sous lequel le Jaguar avoii 
été couché. Nous ne le trouvâmes plus^ 
Il auroit été imprudent de le poursui- 
vre dans la forêt, où il faut se disperse!^ 
ou marcher en file au milieu des lianei 
entrelacées. 

Nous passâmes, dans la soirée , la bouche 
du Cano del Manati^ nommé ainsirà cailsé 
de la prodigieuse quantité de Manati ou 
Lamantins qu'on y prend tous les ans. 
Ce cétacée herbivore , que les Indiens ap- 



CHAPITRE XVI I r. 235 

14 peilent jipcia et Âvia ', atteint ici généra- 
lement 10 à la pieds de long. 11 pèse de 5oo 

14 à 800 liTres^. IVous vîmes l'eau couverte de 
seBcscrémens, qui sont très-fctides, mais res- 
semblent entièrement à ceux du bœuf. Il 
abonde dans i'Oréiioque, au-dessous des Ca- 
taractes, dans le Kio Meta et dans l'Apure, 
entre les deux îles des Carrizaleset de la Con- 
serva. Nous n'avons pas trouvé des vestiges 

[n€ d'ongles sur la face extérieure et le bord des 

ï\ nageoires qui sont entièrement lisses; mais 
de petits rudimens d'ongles paroissoient à ia 
troisième pbalange, lorsqu'on ôte la peau 

v« des nageoires 3, Dans un individu de () 

I Le premier île ces mois est de I.1 langue lama- 
Mipie , le second de langue olomaquc. Le père Gili 
prouve , contre Oviedn , que le mot inanati ( poisson 
ioiai/is') n'est pas espagnol, mais des langues d'Hai'lt 
(de Sainl-Doniingnc ) et de Maypures. Storia dcl Ori- 
soco, Tom. I, p. 8,',, Tom. III, p. aaS. Je crois anssî 
ifiMf d'après le gj^nie de )a langue espagnole, on auroit 
peBt-étre nommé l'animal manudo ou manan, mats 
jamais manati. 

On assure en avoir vu d'un poids de S milliers. 
(Carier, dans les Jnn. du Mas., Tom. XIII, p. a8i). 
3 Voyez, sur le Lamantin de l'Orénoqne et celui des 
Antilles, mon Rec. d'Obser. de Zool. , Tom. II , p, 170. 
Déjà le père Caulin a dit du Manali : " Tiene dos bra- 
sueiar sin division de decfos y siii unas. u ( Hîst. de 
Sueva Andal., p. ^g. ) 



a36 LIVRE VI. 

pieds de longueur, que nous avons disse' 
que à Carichana, mission de FOrénoque, 
la lèvre supérieure dëpassoit la lèvre infé- 
rieure de 4 pouces. Elle est couverte d'une 
peau très-fine^ et sert de trompe ou de 
sonde pour reconnoître les corps environ 
nans. L'intérieur de la bouche , qui a une 
chaleur sensible dans l'animal fraîchement 
tué, offre une conformation très-extrao^ 
diiiaire. La langue est presque inimokile 
mais au-devant de la langue , il y a dani 
chaque mâchoire un bourrelet charnu e 
une concavité tapissée d'une peau très-dun 
qui s'emboîtent réciproquement. Le Laman 
tin arrache une telle quantité de gramipées 
que nous en avons trouvé également rem 
plis , et Testomac divisé en plusieurs poche 
et les intestins de 108 pieds de longueur 
En ouvrant l'animal par le dos , on es 
frappé de la grandeur, de la forme et d< 
la position de ses poumons. Ils ont de 
cellules très-larges , et ressemblent à d'im 
menses vessies natatoires. Leur longuea 
est de trois pieds. Remphs d'air, ils ont ui 
volume de plus de mille pouces cubes. J'a 
été surpris de voir qu'avec des magasin 
d'air aussi considérables, le Manati reyieniM 



ce APITH E XV I II. -j'i-J 

si souvent à la surface de l'eau pour res- 
pirer. Sa chair, que, j'ignore par quel 
.préjugé, on nomme mals.iine , et calentu- 
riosa', est très-savoureuse. Elle m'a paru 
ressembler plutôt à la chair du cochon 
qu'à celle du bœuf. Les Cuamos et les Oto- 
macos en sont les plus friands; ce sont ces 
deax nations aussi qui s'adonnent particu- 
lièrement à la pêclie du Lnmautin. On en 
conserve la chair salée et séchée au soleil, 
pendant toute l'année ; et, comme le clergé 
regarde ce mammifère comme un poisson , 
il est très-recherché pendant le carême. Le 
Lamantin a la vie singulièrement dure; on 
le lie après l'avoir harponné, mais on ne 
le tue que lorsqu'on l'a déjà transporté 
dans la pirogue. Cette manoeuvre s'exécute 
souvent, lorsqu'il est très-grand, au milieu 
de la rivière, en remplissant la pirogue 
d'eau à deux tiers de son bord, en la glis- 
sant sous l'animal, et eu la vidant au moyen 
d'une calebasse. La pêclie est la plus facile 
à la fin des grandes inondations, lorsque 
le Lamantin a pu passer des grands fleuves 
«Uns les lacs et les marécages environnaus, 
1 Qui cause la fièvre. 



a38 LIVRE VI. 

et que les eaux diminuent rapidement, k 
Tépoque où les jésuites gouvernoient les 
missions du Bas-Orénoque , ils se réunis- 
soient tous les ans à Cabruta, au-dessous de 
l'Apure, pour faire, avec les Indiens de 
leurs missions, une grande pèche de La- 
mantins au pied de la montagne qui s'ap- 
pelle aujourd'hui £1 Capuchino. La graisse 
de l'animal, connue sous le nom de nuor 
teca de manati, sert pour les lampes dans ' 
les églises : on l'emploie aussi pour prépara 
les alimens. Elle n'a pas l'odeur fétide de 
l'huile de baleine ou des autres Cétacées 
souffleurs. Le cuir du Lamantin j qui a 
plus d'un pouce et demi d'épaisseur , est 
coupé par tranches; et il remplace , comm€ 
les bandes de cuir de bœuf, les corc^ages 
dans les Uanos. Plongé dans l'eau » il ^ 
le défaut d'éprouver un premier degr^ 
de putréfaction. On en fait des fouet:^ 
dans les colonies espagnoles. Aussi 1^^ 
mots de latigo et de manati sont-ils s 
nonymes. Ces fouets de cuir de Lamapti 
sont un cruel instrument de punition po 
les malheureux esclaves , et même 
Indiens des missions qui, d'après les loi 



CH APITHE XVI I I. a3(J 

(levroient être traités comme des liummes 
libres. 

]Vous bivouaquâmes la nuit vis-à-vis de 
rîle (ie lu Conserva. Eu longeant le bord 
de la foret, nous fûmes frappes par la vue 
d'un énorme tronc d'arbre de 70 pieds de 
haut , et hérissé dépines rameuses. Les in- 
digènes rappellent Barba de tigre. C'étoit 
peut-être un arbre de la famille des Berbe- 
ridées '. Les Indiens avoient allumé nos 
feux au bord de l'eau. Nous reeonnùincs 
de nouveau que son éclat attiroit les cro- 
codiles, et même les souffleurs ( Toninas), 
dont le bruit interrpmpoit notre sommeil 
jusqu'à ce que le feu fût éteint. Nous eûmes 
cette nuit deux alertes. Je n'en fais mention 
que parce qu'elles servent à peindre le 
caractère sauvage de ces lieux. Un Jaguar 
femelle s'approcha de notre bivouac pour 

I Nous avons trouvé, sur les rives de l'Apure, 
Apimania û/'urf/jîiv, Cordia cordifoUa , C.grandijlora, 
yi-oWn^o spergatoïdrs , Myosotis lithotpermoïdes , Sper- 
' tmeoece diffusa , Cornnilia occidentalû , BignonJa 
- ^purensit , Pisonia pubescnis , Ruellia viscosa , de 
nouvelles espèces de Jussieiia , et un nouveau genre 
de la famille des Composées, voisin de Rolandra , le 
Trichospira mcntiioiites de M. Kuiilh, 



L 



24o LIVRE VI. 

faire boire son petit à la rivière. Les Indiens 
parvinrent à le chasser ; mais nous enten- 
dîmes long -temps les cris du petit qui 
miauloit comme un jeune chat. Bientôt 
après notre gros chien -dogue fut mordu, 
ou , comme disent les indigènes , piqué à 
la pointe du museau par d'énormes chauves- 
souris qui planoient autour de nos hamac3^ 
Elles ëtoient pourvues d'une longue queuQ 
comme les Molosses : je crois cependant 
que c'étoient des Phyllostomes- , dont W 
langue , garnie de papilles , est un organe 
de succion , et peut s'allonger considéra-? 
blement. La plaie étoit très-petite et ron^e. 
Si le chien jetoit un cri plaintif, dès qu'il 
se sentoit mordu, ce n'étoit pas de dou- 
leur , mais parce qu'il étoit effrayé à la vue 
des chauves-souris qui sortoient de dessous 
nos hamacs. Ces accidens sont beaucoup, 
plus rares qu'on ne le croit dans le pays 
même. Quoique, pendant plusieurs années, 
nous ayons si souvent couché à la belle 
étoile , dans des climats où les vampires ^ 
et d'autres espèces analogues sont com- 
muns , nous n'avons , jamais été blessés. 

T V«spertilio spectrum. 



Chapitre xviii. d4* 

lyallleurs, la piqûre a'est aucunement dan- 
gereuse , et le plus souvent elle cause si 
peu de douleur que l'on ne s'éveille qu'a-" 
près que la chauve-souris s'est retirée. 

Le 4 avril. C'eloit le dernier jour que 
nous passâmes dans le Rio Apure. La vé- 
gétation de ses rives devint toujours plus 
uniforme. Nous commencions depuis quel- 
ques jours, sur-tout depuis la mission d'Ari- 
chuna, à souffrir cruellement de la piqûre 
Jes insectes qui nous couvroient le visage 
et les mains. Ce n'étoient pas i\cii MosquUos , 
qui ont le port de petites mouches ou de 
Simuiies^, mais des ^ancudos qui .sont de 
véritables cousins Irês-dîfférens de notre 
Culex pipiens. Ces Tipulaires ne paroissent 
qu'après le coucher du soleil ; elles ont le 
suçoir tellement allongé, que, lorsqu'elles 
Se fixent sur la surface inférieure du hamac, 
elles traversent, de leur aiguillon, le ha- 
mac et les vètemens les plus épais. 

îious voulûmes passer la nuit à la Fueha 
àel Palmito ; mais telle est la quantité de 

I ÎH. Latreitle a reconnu que les Moustiques de la 
Caroline du sud sont du genre Simulium ( Atractocer» 

Meigen ). 

Relat. hist. T. ï6 



u43l I.IVE» VI. 

Jaguars dans cette partie de l'Apure , qpt 
nos Indiens en trouvèrent deux caché* 
derrière un tronc ^e Courbaril, au momeot 
où ils voulurent tendre nos hamacs. On 
nous engagea à nous rembarquer, et à 
établir notre bivouac dansJ'Ue d'Apu|ritQ, 
tout près de son confluent avec rOrénoque^ 
Cette portion de Tile appartient à la pit>^ 
vince de Caracas , tandis que les rives droites 
de l'Apure et de l'Orénoque font partie, 
l'une de la province de Yarinas et l'autre 
de la Guyane espagnole, licous ne trou- 
vâmes pas d'arbres pour fixer nos hamacs^ 
Il fallut coucher sur des cuirs de bceu£i 
étendus par teffe. Les canots^ sont trop 
étroits et trop remplis de Zancudo^ pour 
y passer la nuit. 

Comme dans l'endroit où nous avions 
débarqué nos instrumens, les berges étoient 
assez rapides, nous y vîmes de nouvelles 
preuves de ce que j'ai appelé ailleurs la pa- 
resse des oiseaux gallinacés des tropiques. 
Les Hoccos et. les Pauxis à pierre ^ ont lli^ 
bitude de descendre plusieurs fois par jour 

I Le dernier (Crax Pauxi) e»t moins commun qftf / 

le premier. 



CHAPITRE XVIII. a43 

à la rivière pour s'y désaltérer. lis boivent 
beaucoup et à de courts intervalles. Un 
grand nombre de ces oiseaux s'êtoient ré- 
unis , prés de notre bivouac, à une bande 
de faisans Parraquas. Ils eurent beaucoup 
de difficulté à remonter la berge inclinée. 
Ils le tentèrent plusieurs fois sans se servir 
de leurs ailes. Nous les chassions devant 
BOUS cofnme on chasseroit des moutons. 
Lea vautours Zamuros se décident de même 
très-difficilement à s'élever de terre. 

J'eus, après minuit, une boune obser- 
vation de la hauteur méridienne de a. de la 
Croix du sud. La latitude de la bouche de 
l'Apure est de 7" 36' 23". Le père Gumilla 
la fixe à 5" 5'; d'AnvïlIe, à 7° 3'; Caulin, 
à y^aô'. La longitude de la bocade l'Apure, 
déduite de hauteurs du soleil que j"ai prises 
le 5 avril au matin, est de G'^"']' 29", ou 
de i" 12' 4'' à l'^st du méridien de San 
Fernando. 

Le 5 avril. Nous fûmes singulièrement 
Trappes de la petite quantité d'eau que le 
Rio Apure fournit dans cette saison à l'Oré- 
noque. La même rivière qui , d'après mes 
mesures, avoit encore i36 toises au Cano 



244 1 tilVREVI. 

ricco , n'en avoit que 60 ou 80 à son em-' 
bouchure^ Sa profondeur,, dans cet en- 
droit , n'étoit^que de 3 à 4 toises. Elle perd 
sans doute des eaux par le Rio Ârichupa et 
le Cano del Manati , deux bras de FApure 
qui vont au Payara et au Guarico : cepea-. | 

1 

dant la plus grande perte paroît causée par ] 
les filtrations sur les plages dont nous ayons 
parlé plus haut. La vitesse de l'A pure,. près 

de son embouchure , n'étoit que de y,a . 

par seconde ; de sorte que je pourroi» ] 

facileme^it calculer le volume entier de i 

l'eau., si des sondes rapprochées m'a- .< 

voient fait connoître toutes les dimensions J 

de la section transversale. Le baromètre 

• ■ • " » 

qui , à San Fernando , iàS pieds au-de^us 
des eaux moyennes de l'Apure , s'étoit 
soutenu à 9 heures et demie du matin , 
à 335,6 lignes, étpit à l'embouchure de 
l'Apure dans l'Orénoque , à 11 heures 
du matin, à 337,3 lignes^. En comptant ' 
La longueur totale ( avec les sinuosités^ )d9 

I Un peu moins que la largeur de la Seine au Pcm^ 
Royal , "vis-à-vis le palais des Tuileries. 

1 La température de Tair étant dans les deux t^ 
droits de 3i°,2 el 32",4. 
t ^. le les ai évaluées.à ~ de la distance.- v | 



CHAPITRE XVIII. • 24*> 

g4 rnilles ou de SgSoo toises, et en faisant 
attention à la petite correction provenant 
du mouvement horaire du baromètre , on 
trouve une pente moyenne de i3 pouces 
(exactement i """"jS! ) par mille de gSo 
toises. La Condamiiie et le savant major 
Bennel supposent que la pente moyenne 
de l'Amazone et du Gange n'atteint pas 
même 4^5 pouces par mille'. 

Nous touchâmes plusieurs fois sur des 
bas-fonds avant d'entrer dans l'Orénoque. 
Les attérissemens sont immenses vers le 
confluent. H fallut nous faire touer le long 
de la rive. Quel contraste entre cet état de 
la rivière , immédiatement avant l'entrée 
de la saison des pluies où tous les effets 
de la sécheresse de l'air et de l'évapora- 
tion ont atteint leur maximum , et cet 
autre état automnal où l'Apure, semblable 
à un bras de mer, couvre les savanes à 
perte de vue. Nous découvrîmes vers le 
sud les collines isolées de Coruato ; à l'est 
les rochers granitiques de Curiquima , le 
pain de sucre de Caycara et les montagnes 

1 Tuckey, Expcd. ta thc Congo, i8j8. Inlroduf- 



a46 LIVRE VI. 

du Tyran » ( Cerros del Tirano ) commen- 
cèrent à s'élever sur Thorizon. Ce n'est pas 
sans émotion que nous vîmes pour la pre- 
mière fois j après une longue attente , les 
eaux de l'Orénoque dans un point si éloi- 
gné des côtes. 

I Ce nom fait sans doute allusion à Fexpéditioi 
d*Antonio Sedeno : aussi le port de C^ycara^ vk-à-Tis 
Cabruta , porte jusqu'à nos jours le nom de ce Con* 
quistador. 



y 






CHAPITRE XIX. ^47 

LIVRE VIL 

CHAPITRE XIX. 

Jonction du Rio Apure et de. l'Orènoque. — 
Montagnes de F Encaramada. — Vruana. — 
Baraguan. — CaricFiana. — Embouchure 
du Meta. — Ile Panumana. \ 

iliiT sortant du Rio Apure, nous nous trou- 
vâmes dans un pays d'un aspect tout dif- 
fèrent. Une immense plaine d'eau s'étendoit 
devant nous, comme un lac, à perte de 
vue. Des vagues blanchissantes se soule- 
voient à plusieurs pieds de hauteur par le 
conflit de la brise et du courant. L'air ne 
retentissoit plus des cris perça ns des hérons, 
des flammans et des spatules qui se portent 
en longues files de Tune à l'autre rive. Nos 
jeux cherchoient en vain de ces oiseaux 
nageurs dont les ruses industrieuses varient 
dans chaque tribu. La nature entière pa- 
loissoit moins animée. A peine reconnois- 



a48 LlYRE VII. 

sions-nous dans le creux des vagues quel- 
ques grands crocodiles fendant oblique- 
ment, à Taide de leurs longues queues, 
la surface des eaux agitées, L'horizon ëtôit 
Lorné par une ceinture de forêts; mais nulle 
part ces forets ne se prolongeoient jusqu'au 
lit du fleuve. De vastes plages , constam- 
ment brûlées par les ardeurs du soleil, dé- 
sertes et arides comme les plages de la mer, 
ressembloient de loin , par l'effet du mi- 
rage , à des mares d'eaux dormantes. Loiu 
de fixer les limites du fleuve , ces rives sa- 
blonneuses les rendoient incertaines. Elles 
les rapprochoient ou les éloignoient tour- 
à-tour , s^lon le jeu variable des rayons in» 
fléchis, 

A ces traits épars du pays^e ^ à ce ca-* 
ràctère de solituc^ et de grandeur , on re* 
connoît le cours de l'Orénoque , un des 
fleuves les plus majestueux du Nouveau*' 
Monde. Parrtout les eaux, comme les terres, 
offrent un aspect caractéristique et indi- 
viduel Le lit de l'Orénoque ne ressemble 
point aux lits du Meta, du Guaviare^ du 
Bio JSTegro et de l'Amazone. Ces différences 
nç dépendent pas uniquement de la largeur 



CHAPITRE XlX. 2^9 

OU de la vitesse du courant; elles tiennent à 
un ensemble de rapports qu'il est plus fa- 
cile de saisir, lorsqu'on est sur les lieux , 
que de définir avec précision. C'est ainsi 
que la forme seule des vagues , la teinte 
des eaux, l'aspect du ciel et des nuages 
feroient deviner à un navigateur expéri- 
menté s'il se trouve dans TAtlanliquc , dans 
la Méditerranée, ou dans la partie équino- 
xiale du Grand Océan. 

Il soufflait un vent frais de l'est-nord-est. 
Sa direction nous ctoit favorable pour re- 
monter i'Orénoque à la voile vers la mission 
de l'Encaramada ; mais notre pirogue ré- 
sistoit si mal au choc des vagues que , par 
la violence du mouvement, les personnes 
qui souffroient habituellement à la mer, 
se trouvoient incommodées sur le fleuve. 
Le clapotis des vagues est causé par le choc 
des eaux à la jonction des deux rivières. 
Ce choc est très-violent, mais il s'en faut 
de beaucoup qu'il soit aussi dangereux que 
l'assure le père fiumilla ■. Nous passâmes 
la Punta Curiquima , qui est une masse 
isolée de granité quartzeux, un petit pro- 

l Orinoco iUustrado, Tom. I, p. 47* 



a5o LIVRE vu. 

montoire composé de blocs arrondis. C'est 
là que , sur la rive droite de rOrénoque , 
du temps des. jésuites, le père Rotella a voit 
fondé une mission dlndiens PalenqueS et 
Viriviri ou Guires. A l'époque des inon- 
dations , le rocher Cutiquima et le village 
placé au pied étoient entourés d^eau de 
toutes parts. Cet inconvénient très- grave 
et rinnonibrabte quantité de mosquitos et 
de niguas ^ , dont soufiroient \t mission-^ 
naire et les Indiens , 6rent abandonner un 
site si humide. Il est entièrement désert 
aujourd'hui ; tandis que , vis-à-vis , sur h 
rive gauche du fleuve , les petites monta- 
gnes de Coruato sont la retraite d'Indiens 
vagabonds eitpulsés , soit des missions , soit 
de tribus qui ne sont pas soumises au ré- 
gime des moines. 

Frappé de l'extrême largeur de FOréno- 
que , entre Tembouchure de l'Apure et le 
rocher Curiquima, je l'ai déterminée au 
moyen d'une base mesurée deux ibis sur 
la plage occidentale. Le ht de FO^énoqae , 

I L«s chiques (Pulex penetrans, Lin.) qui s'intro- 
duisent sous les ongles des pieds deThomme et du singe 
im y déposant leurs œufs. 



CHAPITRE XIX. a5i 

dans son état actuel des basses eaux , avott 
1906 toises I de large ; mais cette largeur 
atteint jusqu'à 55 17 toises > lorsque, dans 
le temps des pluies , le rocher Curiquima 
et la ferme du Capuchino , prés de la col- 
Une de Pocopocori , deviennent des îles. 
L'intumescence de l'Orénoque augmente 
par l'impulsion des eaux de l'Apure qui , 
loin de former, comme d'autres affluens , 
un angle aigu avec la partie amont du ré- 
cipient principal, se joint en angle droit. 
La température des eaux de t'Oréiioque , 
mesurée dans plusieurs points du lit, étoil, 
au milieu du thalweg, où le courant a le 
plus de vitesse, 28'',3, vers les bords 39",2. 
Mous remontâmes d'abord vers le sud- 
ouest jusqu'à la plage des Indiens Guaricotos, 
située sur la rive gauche de l'Orénoque, et 
puis vers le sud. La rivière est si large que 
les montagnes de l'Encaramada paroissent 
sortir de Teau comme si on les voyoit au- 
dessus de l'horizon de la mer. Elles forment 
une chaîne continue dirigée de l'est à l'onest: 

1 Ou 3714 mètres ou 4A4i "varas ( en supposant 
I mètre=o',5i3o7:=r,i9546. ) 
> Ou 10753 mètres ou ia355 varu, 



-aSa LiVTiE VII. 

à mesure que l'on en approche , Faspect du 
pays devient plus pittoresque. Ces mon- 
tagnes sont composées d'énormes blocs de 
granité fendillés et entassés les uns sur les 
autres. Leur division en blocs est l'effet de 
la décomposition. Ce qui contribue sur- 
tout à embellir le site de l'Encaramada, 
c'est la force de la végétation qui couvre les 
flancs des rochers en ne laissant libres que 
leurs cimes arrondies. On croit voir d'an- 
ciennes masures qui s'élèvent au milieu 
4' une forêt. La montagne même à laquelle 
la mission est adossée /le Tepupano^ des 
Indiens Tamanaques, est surmontée par 
trois énormes cylindres granitiques, dont 
deux sont inclinés, tandis que le troisième, 
échancré à sa base, et de plus de 80 pieds 
de hauteur, a conservé une position ver- 
ticale. Ce rocher , qui rappelle la forme 

I Tepu-pano^ lieu de pierres, dans lequel on re- 
coroioil tepUf pierre, roche, comme dans tepu-iriy 
montagne. Voilà encore cette racine lesgienne tartare- 
oy goure , tep ( pierre ) retrouyée en Amérique clie& les 
Mexicains en tepetl^ chez les Caribes en tehou^ chez 
les Tamanaques en tepuin ^ analogie frappante des 
langues du Caucase et de la haute Asie avec celles des 
rives de TOrénoque. * 



criAPiTiiE XIX. a53 

des Schnarcher du Ilarz ,oii celle des Orgues 
d'Actopan au Mexique ', faisoit partie jadis 
du sommet arrondi de la montagne. Sous 
toutes les zones, c'est le caractère du gra- 
nité non stratifié , de se séparer , par décom- 
position, en blocs de forme prismatique, 
cylindrique ou colonnaire. 

Vis-à-vis la plage des Guarkotos , nous 
nous approcliàmes d'un autre monceau de 
roches qui est très-bas , et de trois.à quatre 
toises de long. Il s'élève au milieu de la 
plaine , et ressemble moins à un tmnulus 
qu'à ces masses de pierres gninitiques que 
l'on désigne , dans le nord de la Hollande 
et de l'Allemagne , par le nom de Hûnen- 
bette, lits { ou tombeaux) de héros. Les 
plages , dans cette partie de TOrénoque , 
ne sont plus des sables purs et qnartzeux ; 
elles sont composées d'argile et de paillettes 
de mica, déposées par strates très-minces 
et le plus souvent inclinés de 4o à 5o degrés^ 
On croiroit voir du micaschiste décomposé. 

1 Dans le voyage du capitaine Tuckpy, sur le Rio 
Conijo , se trouve représenté un roclier granitique, lé 
Taddi Enznzi, qui ressemble singuliè 
lBgn« de l'Eucitramada. 



a54 LIVRE VII. 

Ce changement dans la constitution géo-^ 
logique des plages , s'étend bien au-delà de 
la bouche de TApure. Nous avons coin« 
menée à Tobserver dans cette dernière ri- 
vière jusqu'à TAlgodonal et jusqu'au Cano 
del Manati. Les paillettes de mica viennent^ 
à n'en pas douter , des montagnes graniti-» 
ques deCuriquima et de l'Encaramada; car^ 
plus au nord et à l'est , on ne trouve que 
des sables quartzeux, du grès , du calcaire 
compacte et du gypse. Des attérissemens 
portés successivement du sud au nord n^ 
doivent pas nous étonner à l'Orénoque ; 
mais à quoi attribuer ]e même phénomène 
dans le lit de l'Apure , sept lieues à l'ouest 
de son embouchure? Dans l'état aetuel des 
choses, malgré les crues de l'Orénoque^ 
les eaux de l'Apure ne rétrogradent jamais 
jusque-là ; et , pour expliquer ce phéno" 
mène , on est forcé d'admetire que les cou- 
ches micacées se sont déposées dans un 
temps où toute cette contrée très-basse ^ 
entre Caycara, l'Algodoual et les monta-» 
gnes de rEncaramada, formoit le bassin 
d'un lac intérieur. 

Nous Aous arrêtâmes quelque temps dans 



CHAPITBK XIX. ^55 

le port de l'Eucaramada. C'est une espèce 
S embarcadère , un lieu où se réunissent 
les bateaux. Un rocher de l\0 à 5o pieds 
de haut forme le rivage. Ce sont toujoùra 
les mêmes blocs de gianite amoncelés les 
uns sur les autres, comme dans le Schnee- 
berg en Franconie , et dans presque toutes 
les montagnes granitiques de l'Europe. 
Quelques-unes de ces masses délachées ont 
une forme sphéroïde ; ce ne sont pas ce- 
pendant des boules à couches concentri- 
ques, comme nous en avons décrit ailleurs, 
mais de simples blocs arrondis, des noyaux 
séparés de leurs enveloppes par l'effet de 
la décomposition. Ce granité est gris de 
plomb , souvent noir , comme couvert 
d'oKide de manganèse, mais cette couleur 
De pénètre pas à ^ de ligne dans l'intérieur 
de la roche qui est blauc-rougeàlre , à gros 
grains, et dépourvue d'amphibole. 

Les noms indiens de la mission de San- 
Luis del Encaramada sont Guaja et Cara- 
mana'. C'est le petit village fondé, en 1749» 



rAm»iTique méridionale ont toute» 
des noms compoiés de d*uï mots, dont le premier 
«ftl uécGïsaireiuent un nom de saint ( celui du patron. 



îiS6 LtVRfi VIÏ. 

par le père jésuite Gili , auteur de la Sfôrui 
dell Orinoco , publiée à Rome. Ce missioiH 
naire, très -instruit dans les tangues desf 
Indiens , à vécu dans cette solitude pendant 
dix- huit ans, jusqu'à l'expulsion des jé- 
suites. Pour se former une idée e:fcacte de 
Fétat sauvage de ces pays , il fout se rappe- 
ler que le père Gili parle, de Carj;chana ', 

de Téglise ) , et le second un nom indien ( celai du 
peuple qui l'habite et du site dans lequel rétablisse- 
ment a été fait). Cest ainsi que Ton dit San-Jose de 
Maypures , Santa-Cruz de Cachipo , San- Juan-Nepornih 
ceno de los Atures , etc. Ces noms composés ne figurent 
que dans les pièces officielles; les habitans n'adoptent 
qu'un des deux noms , et le plus souvent , 8*il est to- 
Aore, le nom indien. Coimne ceux des saints ^e trouyent 
répétés plusieurs fois ,* dans des lieux Iroisiâs , oe^ 
répétitions font naître une grande confusion eç géo- 
graphie. Les noms de San- Juan , de San-Pedro et de 
San-Diego se trouvent jetés comme au hasard sur nos 
cartes. La mission àe Guaja offre ( à ce qu'on prétend] 
un exemple très-rare de la composition de .deux moti | 
espagnols. Le mot Encaramada signifie ce qui s'élève 
Tun sur l'autre, à'' encaramar ^ attollere. On le dérive 
de la forme du Tepupano et des rochers voisins : pent- 
étre n'est-ce qu'un mot indien^ ( Caramana ) , dans 
lequel, comme en Manati, par amour pour les éty- 
mologies, on a cru reconnoître une signification tir 
pagnole. 

1 ^ggio di Storia Americana, Tom. I, p. laav 



eu APITBE XIX. «57 

qui est à ^o lieues de l'Ëiicaramada , com- 
me d'un point très-éloigne , et qu'il ne s'est 
jamais avancé jusqu'à la première cataracle 
du fleuve dont il a osé entreprendre 1» 
description, 

Notis reiicontrAines , dans le port de 
l'Encaraniada , des Cariljes de Panapana. 
C'etoit un Cîicique qui remontoit l'Ore- 
noque dans sa pirogue pour prendre part 
à la fameuse pêehe des œufs de tortue. Sa 
pirogue étoit arrondie vers le fond cumme 
un Bongo , et suivie d'un canot plus petit 
appelti curiara. II étoit assis sous une es- 
pèce de tente [toldo) construite, de même 
que la voile, en feuilles de palmiers. Sa 
gravité froide et silencieuse, le respect avec 
lequel le traitoient les siens , tout annon- 
roit en lui un personnage important. Le 
Cacique avoit d'adleurs le même costume 
que ses Indiens. Tous étoient également 
nus, armés d'arcs et de flèches, et couverts 
à'Onoto , qui est la fécule colorante du 
Itoeou. Le chef, les domestiques, les meu- 
bles, le bateau et la voile étoient peints en 
îouge. Ces Caribes sont des hommes tl'une 
stature presque athlétique: ils nous pa- 
Relat. hùl. Toiii. i\. n 



îiSi LIVRE VII. 

rurent beaucoup plus élancés que les lo 
diens que, nous avions vus jusque-là. Leui 
cheveux lisses et touffus , coupés sur 1 
front comme ceux des enfans de chœui 
leurs sourcils peints en noir , leur regai 
à -la -fois sombre et vif, donnent à lei 
physionomie une expression de dureté e 
traordiuaire. N'ayant vu jusqu'alors qi 
les crânes de quelques Caribes des îles A] 
tilles conservés dans les cabinets de l'Ei 
rope , nous fûmes surpris de trouver à o 
Indiens , qui étoient de race pure , le froi 
beaucoup plus bombé qu'on ne nous l'ave 
dépeint. Les femmes , très-grandes , ma 
d'une saleté dégoûtante , portoient sur 
dos leurs petits enfans dont les cuisses 
les jambes, de distance en distance, étoie 
assujetties par des ligatures de toile de cot< 
très-larges. Les chairs , fortement compi 
mees au-dessous des ligatures, étoie 
gonflées dans les interstices. On observe i 
général que les Caribes sont aussi soignei 
de leur extérieur et de leur parure que 
peuvent être des hommes nus et peints i 
rouge. Ils attachent beaucoup d'importan 
à de certaines formes du .corps , et ui 



CHAPITRE XIX, aSg 

mère seroit accusée d'une coupable indif- 
férence envers ses Cnfaiis, si , par des moyens 
artificiels, ellq ne cherchoit pas à leur fa- 
çonner le mollet de la jambe à la mode du 
pays. Comme aucun do nos Indiens de 
l'Apure ne savoit la langue caribe , nous 
ne pûmes prendre des renseigneniens au- 
près du cacique de Panapana sur les cam- 
pemens qui se font, dans cette saison, dans 
plusieurs îles de l'Oréiioque, pour la récolte 
des œufs de tortue. 

Près de rEncarumada , une île extrême- 
ment langue divise la rivière en deux bras. 
Nous passâmes la nuit dans une anse ro- 
cheuse , vis-à-vis de l'emboucbure du Rio 
Cabullare qui se forme du Payara et de 
l'Atamaica, et que l'on regarde quelquefois 
comme une des brandies de l'Apure , parce 
qu'il communique avec celui-ci par le Rio 
Aricbuna. La soirée étoit belle. La lune 
éclairoit la cime des rochers granitiques. 
Malgré l'humidité de l'air , la chaleur étoit 
si uniformément distribuée, qu'aucune scin- 
tillation ne se fit remarquer , pas même à 
4° ou H° de hauteur au-dessus de l'horizon, 
La lumière des planètes étoit singulière- 



q6o livre VI î. 

ment affoiblie ; et si , à cause de la peti- • 
tesse du diamètre apparent de Jupitef , y ^ 
ne soupçonnois pas quelque erreur dan ^ 
l'observation , je dirois qu'ici , pour la prer"- 
mière fois , nous crûmes tous distinguer 
la vue simple le disque de Jupiter, 
itlinuit, le vent nord-est devînt très-violenCr- 
II n'amenoit pas des nuages , mais la vout^3 
du ciel se couvroit de plus en plus de va. — 
peurs. De fortes rafales se firent sentir e • 
nous firent craindre pour la sûreté de nôtres 
pirogue. Nous n'kvions vu , pendant tout^^ 
cette journée , que très-peu de crocodiles -» 
mais tous d'une grandeur extraordinaire , d^s 
no à 24 pieds. Les Indiens nous- assuroien. ^ 
que les jeunes crocodiles préfèrent les Ynare ^ 
et les rivières moins larges et moins profon^ — 
des. Ils s'accumulent sur-tout dans les Cano.^^^ 
et l'on seroit tenté de dire d'eux ce qu^e 
Abd-Allatif dit des crocodiles du Ntl* oc qu'it.^ 
fourmillent comme des vers datrs les «au:^^ 
basses du fleuve et à l'abri des îleà inhst. - 
bitées. » 

Le 6 avril. En continuant de retoont^'ï' 

■ 

I Descript. de FEgypte, trad. par M. Sylvestre 
Sacy , p. 1 4 r . 



ciiapithk xi x. -jGi 

J Orénoque, d'abord vers le sud, puis vers Ift 
Siid'ONcst, nous aperçûmes le revers austral 
de la Scrrariia ou cLaîne de montagnes de 
l'Encaraniada. La partie la plus rapprouliée 
•Ju fleuve n'a que i4ti à iGo toises de hau- 
teur; niais , par ses pentes abruptes , par sa 
position nu milieu d'une savane, par ses 
sommets rocheux , taillés en prismes in- 
formes , la Seirania paroit singulitrenient 
élevée. Sa plus grande^ largeu r n'est que de 
trois lieues; d'après des rcnseigncniens que 
XD'out donnés des Indiens de la nation Pa- 
Teka , elle s'élargit considérablement vers 
l'est. Les cimes de rEiicaramada forment le 
chaînon le plus septentrional d'un groupe 
de montagnes qui bordent la rive droite 
de l'Oréiioque , entre les 5" et les 7" ~ de 
latitude, depuis la bouche du Itio Zama 
jusqu'à celle du Cabullare. Les différens 
chahions dans lesquels ce groupe est divisé, 
sont séparés par de petites plaines couvertes 
«le graminées. Ils ne conservent pas entie 
«ux un parallélisme parfait; car les plus 
«epteiitrionaux sont dirigés de l'ouest à l'est , 
et les plus méridionaux du nord > ouest 
au sud-est. Ce changement de direction 



k 



a€j LITEE VII. 

expilique suffisamment raccroissement en 1^ 
Iar£:ear qu*on observe dans la cordillère |^^ 
de la Parime vers l'est , entre les sources r^ 
de rOrénoque et du Rio Paruspa. En pé- M 
nétrant au-delà des grandes cataractes d'A- y^ 
tures et de Maypures, nous verrons paraître 
sucessivement sept "chaînons principaux, 
ceux de l*£ncaramada ou de Sacuina , de 
Chavîripa. du Baraguan, de Carichana, 
dXniama , de Calitamini et de Sipapo. Cet 
aperçu peut servir à donner une idée gé^ 
nérale ^e la constitution géologique du sol. 
Par-tout sur le globe on reconnoît une ten*- 
dance vers des formes régulières dans 1» 
montagnes qui paroissent le plus irrégu- 
lièrement agroupées. Chaque chaînon se 
présente dans une coupe transversale, com* 
me un sommet isolé , a ceux qui naviguent 
sur rOrénoque ; mais cet isolement est une 
simple apparence. La régularité dans la di- 
rection et la séparation des chaînons semble 
diminuer à mesure qu'on avance vers Test. 
Les montagnes de l'Encaramada se réunis- 
sent à celles du Mato qui donnent nais- 
sance au Rio Asiveru ou Cuchivero ; celles 
de Chaviripe se prolongent , par les mon- 



CHAPITRE XIX. .*C>3 

tagiies granitiques du Corosal , tl'Amoco et 
du Murcielago , vers les sources de l'Ere- 
valo et du Ventuaii. 

C'est à travers ces montagnes, qui sont 
habitées par des Indiens d'un caractère 
doux et adonnés à l'agriculture ', que, lors 
de l'expédition des limites, le général Itur- 
riaga fit passer les bêtes à cornes destinées 
pour l'approvisionnement de la nouvelle 
ville de San-Fernando de Atabapo. Les ha- 
bitans de l'Encaraniada montrèrent alors 
aux soldats espagnols le cherain du Rio Ma- 
napiari * qui débouche dans le Ventuori. 
En descendant ces deux rivières , on parvint 
à rOrénoque et à l'Atahajjo sans passer les 
grandes cataractes qui offrent des obstacles 
presque insurmontables au transport du 
bétail. L'esprit d'entreprise qui avoit dis- 
tingué si éminemment les Castillans, lors 

I Les Indiens Mapoyes , Parecas, Javarniias et Cu- 
rïcicanas , qnî ont de belles filantalions ( conacos ) dans 
In savanes, dont ces forùls sont bardées. 

3 Entre l'Ëncaramada et le Rio Manapiari, don 

Mignel Sanchez , le chef de la petite expédition tra~ 

1 versa le Rio Guainaima qui se jette dans le Cuchivero. 

I Sanchez mourut, des fatigues du rc voyage, sur les, 

\ borda du Ventuari. 



îiG4 LIVRE VII. 

de la découverte de l'Aipérique , reparut 
de nouveau , pour quelque temps , au mi- 
lieu du dix-huitième siècle, lorsque le roi 
Ferdinand VI voulut connoîtreles véritables 
limites Je ses vastes possessions, et que, 
dans les forets de la Guyane , dans cette 
terre classique du mensonge et des tradi- 
tions fabuleuses, Tastuce des Indiens fitre* 
naître l'idée chimérique des richesses du 
Dorado qui avoient tant occupé l'imagina*, 
tiori de^ premiers conquérans. 

On se demande, au milieu de ces mon- 
tagnes de l'Ëncaramada , qui , comme la 
plupart des roches granitiques à gros grains,, 
sont dépourvues de filons , d'où viennent 
ces pépites d'or que Juan Martincz ^ et Ra- 
leigh prétendent avoir vues si abondamment 
entre les mains des Indiens de l'Orénoque. 
Je pense , d'après ce que j'ai observé dans 
' cette partie de l'x^mérique, que l'or, comme 
Fétain^, est quelquefois disséminé d'une 

I Le compagnon de Diego de Ordaz. 

a C'est ainsi que Tétain se trouve dans da granité 
de nouvelle formation (à Geyer) , dans de rhyalomictei 
ou graiserr{ à Zinnwald) , et dans du porphyre syénitiqué 
( à Altenberg en Saxe , comme près de Naila , dans le 
Fichtelgebirge ). J'ai aussi vu , dans le Haut-Palatinat, 



CHAPITRE XI X. -iG.'ï 

manière presque imperceptilile dans la 
masse même des roches granitiques , sans 
qu'on puisse admettre qu'il y ait une ra- 
mification et un entrelacement de petits 
filons. Il n'y a pas très- long-temps que, 
dans la Quebrada dei Tigre ' , des Indiens 
de l'Encaramada ont trouvé un grain d'or 
de deux ligues de diamètre. 11 étoit arrondi 
et paroissoit avoir été charié par les eaux. 
Cette déaouverte intéressoit beaucoup plus 
les missionnaires que les indigènes ; elle 
ne fut suivie d'aucune autre semblable. 

Je ne puis quitter ce premier cbainon 
des montagnes de l'Encaramada , sans rap- 
peler ici un faitquin'ètoit pas resté inconnu 
au père Gili , et qu'orf m'a souvent cité lora 
de notre séjour dans les missions de t'Oréno- 
que. Les indigènes de ces contrées ont con- 
servé la croyance «que , lors des grandes eaux , 
tandis que leurs pères étoient forcés d'aller 
en canot pour échapper à l'inondation gé- 
nérale , les flots de In mer veboient battre 

it fer micacé et le cobalt ter reiixnolr, loin Ae tout filon, 
dinéminé dans un granité dépourvu ilc mica, cominn 
l'ftt le fer lilané dans de» roclie» volcaniques. 
I Ravin du tigre. 



Îî66 LIVRE VII. 

contre les rochers de l'Encaramada.» Cette 
croyance ne se présente pas isolément chez 
un seul peuple , les Tamanaques : elle fait 
partie d'un système de traditions histori- 
ques dont on trouve des notions éparses 
chez les Maypures des grandes cataractes, 
chez les Indiens du Rio Erevato% quitse 
jette dans le Caura , et chez presque toutes 
les tribus du Haut-Orénoque. Lorsqu'on 
demande aux Tamanaques commeiA le genre 
humain a survécu à ce grand cataclysme , 
Ydge de Veau des Mexicains , ils disent 
a qu'un homme et une femme se sont sau- 
vés sur une haute montagne appelée Ta- 
manacu , située sur les rives de l'Asiveru , 
et que , jetant derrière eux , au-dessus de 
leurs têtes , les fruits du palmier Mauritia , 
ils virent naître des noyaux de ces fruits 
les hommes et les femmes qui repeuplèrent 
la terre. » Voilà , dans toute sa simplicité , 
parmi des peuples aujourd'hui sauvages, 
une traditiofl que les Grecs ont embellie de 

I Je puis citer , pour les Indiens de l'Ererato , le té- 
moignage de notre infortuné ami Fray Juan Gonzales 
qui a \écu long-temps dans les missions de Caura. Fojez 
plus haut , Tom. IV, p. 58. 



CHAPITRE XIX. -A'!"] 

tous les charmes de L'imagination ! A quel- 
ques lieues de l'Encaramada s'élève, au mi- 
lieu de la savane, un rocher appelé 7'epu- 
mereme, la roche peinte. Il offre des figures 
d'animaux et des traits symboliques sem- 
bables à ceux que nous avons vus en re- 
descendant rOrénoque, à peu de distance 
au-dessous de Tlincaramada , près de la 
ville de Caycara. En Afrique, de semblables 
rochers sont appelés , par les voyageurs , 
des pierres à fétiches. Je ne me servirai 
point de ce nom, parce que \e fétichisme 
n'est point répandu parmi les indigènes de 
l'Orénoqne , et que les figures d'étoiles, de 
soleil, de tigres et de crocodiles, que nous 
avons trouvées tracées sur des rochers , 
dans des lieux aujourd'hui inhabités , ne 
me paraissent aucunement désigner des 
objets du culte de ces peuples. Entre les 
jives du Cassiquiare et de l'Orénoque ; 
entre CEncaramada , le Capuchino et Cay- 
cara , ces figures hiéroglyphiques sont sou- 
vent placées, à de grandes hauteurs, sur 
des murs de rochers qui ne seroient ac- 
cessibles qu'en construisant des échafau- 
dages extrêmement élevés. Lorsqu'on de- 



a68 LIVRÉ vu. 

mande aux indigènes comment ces figures 
ont pu être sculptées , ils répondent en sou* 
riant, comme rapportant un fait qu'un étran- 
ger , qu'un homme blanc seul peut ignorer, 
a qu'à Tëpoque des grandes-enux , leurs pères 
alloient en canot à cette hauteur. » 

Ces antiques traditions du genre humain, 
que nous trouvons dispersées sur la surface 
du globe, comme les débris d'un vaste 
naufrage , sont du plus grand intérêt pour 
l'étude philosophique de notre espèce, Sectt- 
blal)les^à de certaines familles de végétaux 
qui y malgré la diversité des climats et l'in- 
fluence des hauteurs, conservent l'empreinte 
d'un type con^mun, les traditions casmo- 
goniques des peuples offrent par-tout une 
même physionomie , des traits de ressem- 
blance qui nous remplissent d'étonnement. 
Tant de langues diverses , appartenant à 
des rameaux qui paroissent entièrement 
isolés, nous transmettent les méiil^s faits. 
Le fond des traditions sur les races détruites 
et le renouvellement de la nature, rie varie 
presque pas ^ ; mais chaque peuple leur 

1 Fojrez mes Monumens des peuples indigènes de 
i* Amérique^ p. ao4, 206, 22t3 et 237. 



enAPiTPï XIX. aGp 

donne une teinte locale. Dans les grands 
continens comme tians les plus petites îles 
de rOcéan-Pacifique, c'est toujours la mon- 
tagne la plus élevée et la plus voisine sur 
laquelle Se sont sauvés les restes du genre 
humain, cl cet événement paroît d'autant 
^us récent, rpie les nations sont plus in- 
cultes et que la conscience qu'elles ont d'elles- 
mêmes ne date pa.s de très-loin. Lorsqu'on 
étudie avec attention les monumens mexi- 
cains antérieurs à la découverte du Nou- 
Teau-Monde, lorsqu'on pénctie dans les 
fof^ts de rOrénoque, et qu'on connoît la 
petitesse des établissemens européens, leur 
isolement et l'état des tribus restées indé- 
pendantes , on ne peut se permettre d'at- 
tribuer les analogies que nous venons de 
citer à l'influence des missionnaires et à 
celle du christianisme sur les traditions 
nationales. Il est tout aussi peu probable 
(]ue l'aspeet de corps marins, troin-és sur 
le sommet des montagnes , ait fait naî- 
tre, chez les peuples de rOrénoque , l'idée 
de ces grandes inondations qui ont éteint, 
pour quelque temps , les germes de la vie 
Brganique sur le globe. Le pays qui s'étend 



270 LIVRE VII. 

de la rive droite de rOrénoque jusqu'au 
Cassiquiare et au Rio Tfegro , est un pays 
de roches primitives. J'y ai vu une petite 
formation de grès ou conglomérat, mais 
point de calcaire secondaire , pat de trace 
de pétrifications. 

Le vent frais du nord-est nous conduisit, 
à pleines voiles vers la boca de la Tortuga, 
Nous mimes pied à terre , à 1 1 heures du 
matin , dans une île que les Indiens de la 
mission d'Uruana regardent comme leur 
- propriété , et qui est placée au milieu du 
fleuve. Cette île est célèbre, à cause de la 
pêche des tortues , ou , comme on dit ici , 
de la cosecha^ récolte des œufs qui s'y fait 
annuellement. Nous y trouvâmes un ras- 
semblement d'Indiens qui campoient sous 
des huttes construites en feuilles de pal' 
miers. Ce campement renfermoit plus de 
3oo personnes. Accoutumés , depuis San- 
Fernando de Apure, à ne voir que des 
plages désertes , nous fûmes singulièrement 
frappés du mouvement qui régnoit ici. U 
y avoit , outre les Guamos et les Otomacos 
d'Uruana , qui sont regardés comme deux 
races sauvages et intraitables , des Caribas 



r.HAPITKE XIX. 27! 

et d'autres Indiens du Bas-Ortfnoque. Cha- 
que tribu caiïipoit séparément , et se dis- 
tinguoic par les pigmens dont leur peau 
j étoit peinte. Nous trouvâmes, au milieu 
de cette réunion tumultueuse , quelques 
hommes blancs , sur-tout des pulperos ou 
petits marchands de l'Angostura qui avoient 
remonté le fleuve pour acheter aux indi- 
gènes l'huile des œufs de tortues. Le mis- 
sionnaire d'Cruana , natif d'A.lcala de He- 
narez, vint à notre rencontre. Il fut on ne 
peut pas plus surpris de notre apparition. 
Après avoir admiré nos instrumens, il nous 
fit uzic peinture exagérée des souffrances 
auxquelles nous serions nécessairement ex- 
posés en remontant rOrénoque au-delà des 
cataractes. Le but de notre voyage lui parut 
très-mystérieux. «Comment croire, dîsoît-il, 
que vous avez quitté votre patrie pour ve- - 
nir dans ce fleuve vous faire manger par 
les Mosqttfos , et mesurer des terres qui 
ne vous appartiennent pas ? » Nous étions 
heureusement munis de recommandations 
du père gardien des missions de Saint - 
François ; et le beau-frère du gouverneur 
de Varinas , qui nous aceompagnoit , fit 



a^a LIVRK VIÏ. 

disparoître bientôt les doutes que notre 
costume , .notre accent et notre arrivée 
dans cette île sablonneuse avoient fait naître 
parmi les blancs. Le missionnaire nous in- 
vita à partager avec lui un repas frugal de 
bananes et de poissons. Il nous apprit qu'il 
étoit venu camper avec les Indiens, pen- 
dant le temps de la récolte des œvfs^ «pour 
célébrer tous les matins la messe en plein 
air , pour se procurer Thuile nécessaire à 
l'entretien de la lampe de l'église , et su^ 
tout pour gouveï^ner cette republica de 
Indios y Castellanos ^ dans laquelle chacun 
vouloit profiter seul de ce que Dieu avoit 
accordé à tous. » 

Nous fîmes le tour de l'île accompagnât 
du missionnaire et d'un pulpero qui se 
vantoit d'avoir visité, depuis dix ans, le 
campement d'Indiens et la pesca de tor^ 
tugas. On fréquente cette partie des rives 
de rOrénoque comme on fré^^nte chez 
nous les foires de Francfort ou de Beaucaire. 
Nous nous trouvâmes dans' une plaine de 
sable entièrement unie, (c Aussi loin que 
porte votre vue le long des plages , nous 
disoit-on , une couche de terre recouvre 



CHAPITRE XIX, 273 

des oeufs de lortue.» Le missionnaire tenoit 
nne longue perche à la main. 11 nous mon- 
tra qu'en sondant avec cette perche (vara) 
on détermine l'élentliie du strale d'œiifs , 
comme le mineur détermine les limites 
d'un dépôt (\e marne, de fer hmonneux ou 
de houille. En enfonçant la vara perpen- 
diculairement on sent, par le manque de 
résistance que l'on éprouve toiit-d'uu-coup, 
qu'on a pénétré dans la cavité ou couche 
de terre meuble qui renferme les œufs. Nous 
limes que le strate est généralement ré- 
pandu avec tant d'uniformité que la sonde 
k rencontre dans un rayon de 10 toises 
autour d'une marque donnée. Aussi ne 
parle-t-on ici que <]e j^crches carrées d'œufs: 
c'est comme un terrain à mines qu'on di- 
vise par lots et qu'on exploite avec la plus 
grande régularité. Cependant il s'en faut 
de beaucoup que le strate des œufs couvre 
l'île entière : on ne le retrouve plus par- 
tout où le terrain s'élève brusquement , 
parce que la tortue ne peut parvenir à ces 
petits plateaux. Je rappelai à mes guides les 
descriptions emphatiques du père Gumilla * 
I Tarn diffitultoâo es conlar las arenas de laa di- 
nelat. hist. T. (i iS 



>> t 



Û74 , LIVRE VII* 

qui assure que les plages de rOrénoquc 
renferment moins de grains de sable que 
la rivière ne renferme de tortues , et que 
ces animaux empécheroient les bâtîmem 
d'avancer , si les hommes et les tigres n'en 
tuoient pas annuellement un si grand nom- 
bre, a Son cuentos de fraileSy » disoit tout 
bas le pulpero de l'Angostura ; car , comme 
les seuls voyageurs de ce pays sont de 
pauvres missionnaires , on appelle contes 
de moines ce qu'en Europe on appelleroit 
des contes de voyageurs. 

Les Indiens nous assuroient qu'en re- 
montant rOrénoque, dfepuis remb^ouchure 
du fleuve jusqu'à son confluent avec l'A- 
pure , on ne trouve pas une seule île ou 
une seule plage où l'on puisse recueillir 
des œufs en abondance. La grande tortue i 
Arrau * redoute les endroits habités par , 

latadas playas del Orinoco , como contar el immenso 
numéro de tortugas que alimenta en sus margenes f 
côrrientes. — Se no ubiesse tan exorbitante consumo 
de tortugas , de tortuguillos y de hue^os , el Rio Ori- 
noco , aun de primera magnitud , se bolberia innaTe- - 
gable , sirviendo de embarazo a las embarcaciones U i 
multitud impondérable de tortugas. Orinoco, lllusir., j 
Toin. I, p. 33 1 à 336. ^ 

I prononcez Ara -ou. C'est un mot de la langue 



CHAPITRE XIX. 375 

les hommes ou très -fréquentés par des 
bateaux. C'est un animal timide et niéBant 
qui élève sa tèle au-dessus de l'eau et se 
cache au moindre bruit. Les pbges. dans 
lesquelles presque toutes les tortues de 
rOréaoque paroisserit se réunir annuelle- 
ment, sont situèe.s entre le confluent de 
rOrénoque avec lApure et les grandes ca- 
taractes ou Baudaies , c'est-à-dire entre 
Cabruta et la mission d'Aturès, C'est là que 
l'on trouve les trois pèches céièbres de 
l'Encaramada ou Roca dcl Cabullare , de 
Cucuruparu ' ou Boca de la Tortiiga , tt 
de Pararuma , un peu au-dessous de Cari- 
chaiia. Il paroît que la tortue Arrau ne 
remonte pas les cataractes, et on nous a 
assuré qu'au-dessus d'Aturès et de May- 
pures, on ne trouve plus que des tortues 
Terekay'''. C'est ici l'endroit de dire quel- 
ques mots de la différence de ces deux es- 

fflaypnre qu'il ne faut paa confondre avec Jrur, qui 
lignifie un crocodile chez les Tamanaques , voisins des 
Maypiires. LesOtomaques appellentia lortue d'Uruana 
Jchea ; les Tamanaqucs , Pcje. 

i Ou Curucuniparu. J'ai déterniinL' la latitude de 
(elle île en redescendant l'Orénoque. 

3 En espagnol Terecajras. 



I'j6 LIVRE VII. 

pèces et de leur rapport avec les diverses 
familles de l'ordre des Chéloniens. 

Nous commencerons par XArrau que les 
Espagnols des missions appellent simple- 
ment tortuga , et dont l'existence est d'un 
si vif intérêt pour les peuples du Bas-Oré 
noque. C'est une grande tortue d'eau douce, 
à pattes palmées et membraneuses , ayant 
la tète très-déprimée , à deux appendices 
charnus, très-pointus' sous le menton, cinq 
ongles aux pieds de devant et quatre ongles 
aux pieds de derrière qui sont sillonnés par- 
dessous. La carapace a 5 écailles du centre, 
8 latérales et il\ aux bords. La couleur est 
gris -noirâtre par-dessus et orange par- des- 
sous. Les pieds* sont également jaunes et 
très- longs. On remarque un sillon très- 
profond entre les yeux. Les ongles sont 
très-forts et très-arqués. L'anus est placé 
à y de distance de l'extrémité de la queue. 
L'animal adulte pèse t\o à 5o livres. Ses 
œufs , beaucoup plus grands que des œufe 
de pigeons , sont mois allongés que les 
œufs de Terekaj. Ils sont couverts d'une 
croûte calcaire , et l'on assure qu'ils ont 
assez de consistance pour que les enfans 






CHAPITRE XJX. H-J'J 

des Indiens Otomaques, qui sont de grands 
joueurs de paume , piiisscntles jeter en l'air 
pour se ]<!S passer les uns aux autres. Si 
Vjirrau habltoit le lit du fleuve au-dessus 
des cataractes , les Indiens du Haut-Oré- 
noque n'iroient pas si loin pour se pro- 
curer la chair et les œufs de celte tortue. 
Cependant on a vu jadis des peuplades en- 
tières de l'Atabapo et du Cassiquiarc passer 
les Raudales pour prendre part à la pècbe 
d'Uruana. 

Les Terekajs sont plus petits que les Ai- 
Tau. Us n'ont généralement que i4 pouces 
de diamètre. Le nombre des écailles de la 
carapace est le même, mais ces écailles 
sont un peu différemment disposées. J'en 
ai compté 'h au centre du disque , et 5 hexa- 
gones de chaque côté. Les bords renferment 
a4 écailles toutes quad rang ula ires et très- 
recourbées. La carapace est d'une couleur 
noire tirant sur le vert : les pieds et le? 
ongles sont comme dans \Arrau. Tout 
l'animal est vert d'olive; mais il a sur le 
sommet de la tète deux taches mélangées 
de rouge et de jaune. La gorge est jaune 
aussi et munie d'un, appendice épineux. 



^78 LIVRE VII. 

Les Terekays ne se rassemblent pas en 
grandes sociétés comrae les jérrau ou Toa 
tugas pour pondre leurs œufs en commun 
elles déposer sur une même plage. Les œufs 
de Terekays ont un goût agréable et sont 
très-recherchés par les habitans de la Guyane 
espagnole. On les trouve dans le Haut-Oré- 
iioque comme au-dessous des cataractes , et 
même dans l'Apure , l'Uritucu , le Guarico 
et les petites rivières qui traversent les Ltor 
nos de Caracas. La forme des pieds et de la 
tête , les appendices du menton et de la gorge, 
et la position de Fanus semblent indiquer 
que XArrau^ et probablement aus^ le Tt* 
rekajr , appartiennent à un nouveau sous- 
genre de tortues qu'on peut séparer des 
Emydes. Ils se rapprochent , par les barbil- 
lons et la position de l'anus , de TEmys na- 
su ta de M. Schweigger et du Matamata de 
la Guyane françoise ; mais ils diffèrent de ce 
dernier par la forme des écailles qui ne sont 
pas hérissées d'éminences pyramydales ^. 

I Je proposerois de placer proYisoirement près da 
jMLatamata de Bruguières ou Testudo fimbriaU de 
Gmelin ( Schœpf^ tab, ai) qui a servi à M. Dumerîl 
pour former son genre Chelys : 



J 
j 



CHAPITH F XIX, ï^g 

LVpoqiie à l.iqiielle la grande tortue Àr- 
rau pond ses œufs, coïncide avec l'époque 
des plus basses eaux. L'Orénoque cominen- 



Teatudo Jrrnu , lesta OTali subconyexn , ex griteo 
nigrpiceiili, siilitus lutea, scutellis ilisci 5, lateralibo* 
S, inar(j'malibu!i 14 , omnibus [ilanis (nec mueronato- 
conicis) , pedibus luteis , mento cl gutlure aubFus biap^ 
pendiculalLs. 

Tettado Tprel.ay, testa ovali , alro-i'îridi , ïcutelli» 
disct '3 , lateralibus 10 , marginalibiis 24 , capiljs ver- 
tice maculis diiabus ex riibro flavesreiiiibiii notato, 
gutiure lulcscenli, appendiculo s]iinaso. 

Ces descriptions sont loin d'flrc complûtes, maii ce 
tont les premiLTCs qu'on ait renie de donner de deujc 
Chcinniens si célèbres depuis long-temps par les récit* 
des missionnaires et si remarqnablei par l'utilité qu'en 
tirent Ips indigènes. On reconnoît, sur les individus 
que renferme la collection du Jardin du Roi , que dan» 
te Testudo fimbriata (à a5 i*cailles marginales) l'ou- 
verture de l'anus est presque placée commcdans les deux 
'tortues de rOrénoque, dont je donne ici les caractères, 
et comme dans le Tryonixîpgyptiaca, c'est-à-dire à j do 
rextrémité de la queue. Cette position de l'anus mt^rite 
de fixer l'atlenlion des zoologistes; elle rapproche, 
de.m^e que l'existence d'une trompe prolongée dans 
le MatBHiata , les Cbelides des Tryonix j mais ces genres 
diffèrent par le nombre des ongles et la consistance de 
la carapace. M. Geoffroy, guidé par d'autres considé^- 
rations , avoit di'ja supiiosé ces rapports. [ Annales du 
Muséum, T. XIV,p. ig.) Dans les Cliéloniens , les tor- 
lues de terre et les vraies Emydo , l'anus est placé à la 



a8o LIVRE VII. 

I 

çant à croître depuis l'équinoxe du prin- 
temps , les plages les plus basses ^e trouvent 
découvertes depuis la fin de janvier jus- 
base de la queue. Je n'ai trouvé décrit sur mon journal 
que des individus très-jeunes du Testudo Arrau, Je n'y 
ai pas fait mention de la trompe; et si j*osois m*en rap- 
porter à ma mémoire , je dirois que XArrau adulte 
n*est pas muni d*une trompe comme le Matamata. 11 
ne faut oublier d'ailleurs que le genre Chelys n*a été 
formé que d'après 1^ connoissance d'une seule espèce , 
et qu'on a pu confondre ce qui appartient au genrv 
et ce qui appartient à l'espèce. Les véritables carac- 
tères du nouveau genre Chelys sont la forme de la 
gueule et les appendices membraneux du menton et 
du co]. Je n'ai jamais trouvé en Amérique le vrai 
Testudo timbriata de Cayenne , dont les écailles OBt 
une forme conique et pyramidale, et j'ai été d'autant 
plus surpris de voir que le père Gili , missionnaire de 
l'Ëncaramada , à 820 lieues de distance de Cayenne, 
distingue déjà, dans un ouvrage publié en 1788, 
\Arrau et le Terekay , d'une tortue beaucoup plus 
petite qu'il appelle Matamata. Il lui donne dans sa 
description italienne , ilguscio non convesso corne nelie 
filtre tartarughe , ma piano y scabroso e déforme. Ces 
derniers caractères s'adaptent très-bien au Testudo 
fimbriata ; et comme le père Gili ne connoissoit ni la 
zoologie ni les livres qui traitent de cette science ^ on 
peut croire qu'il décrit le Matamata de l'Orénoque tel 
qu'il l'a vu. Il résulte de ces recherches, que trois es- 
pèces voisines , TArrau, le Terekay et le Testudo fim- 
briata habitent une même région duNouveau-^^ontinent, 



CHAPITRE XIX, s8l 

qu'au 20 ou -iS mars. Les tortues Arrau, 
réunies par bandes (le|uiis le mois de jan- 
vier , sortent alors de l'eau et se cbauffeiit 
au soleil en se reposant sur les sables. Les 
Indiens croient qu'une forte chaleur est 
indispensable à la sauté de l'animal, et 
(jiie l'insolation favorise la ponte. On trouve 
les Arrau sur les plages, une grande partie 
(lu jour, pendant tout le mois de février. 
Au commencement de mars, les bandes 
dispersées se réunissent et nagent vers les 
îles peu nombreuses où elles déposent ha- 
bituellement leurs œufs. Il est probable 
que la même tortue visite tons les ans les 
mêmes plages. A cette époque, peu de jours 
avant la ponte , on voit paroître des milliers 
de ces animaux rangés en longues files sur 
les bords des îles Cucuruparu , Uruana et 
Pararuma , allongeant le col et tenaiil la 
tête hors de leau pour voir s'ils n'ont rien 
à redouter des tigres ou des hommes. Les 
Indiens, vivement intéressés à ce que les 
bandes déjà réunies restent compli'les, que 
les tortues ne se dispersent pas et que la 
ponte se fasse bien tranquillement, placent 
des sentinelles de disl:aiice en distance, le 



aSa LIVRE VII. 

long du rivage. On avertit les bateaux de 
se tenir au milieu du fleuve'' et de ne pas 
effaroucher les tortues par des cris. La 
ponte a toujours lieu pendant la nuit : elle 
commence d'abord après le coucher du 
soleil. L'animal creuse, de ses extrémités 
postérieures qui sont très-longues et mu- 
nies d'ongles crochus , un trou de trois 
pieds de diamètre et de deux pieds de pro- 
fondeur. Les Indiens assurent que, pour 
raffermir le sable des plages , la tortue l'hu- 
mecte de son urine. On croit s'en aper- 
cevoir par l'odeur , lorsqu'on ouvre un 
troir, ou , comme l'on dit ici ^ un nid 
(Vœufs I récemment fait. Le besoin que 
sentent ces animaux de pondre est si pres- 
sant que quelques individus descendent 
dans les trous qui ont été creusés par 
d'autres et qui ne sont point encore cou- 
verts de terre. Il y déposent une nouvelle 
couche d'oeufs sur la couche récemment 
pondue. Dans ce mouvement tumultueux, 
iiue immense quantité d'œufs est brisée. 
Le missionnaire nous fit voir , en remuant 
le sable en plusieurs endroits , que cette 

7 Nidada de huevos. 



\ 



\ CHAPITRE X IX. uS'i 

perte peut s'élever à f de la récolte entière. 
Le jaune des œufs cassés contribue , en se 
' des-séchant , à cimenter le sable , et nous 
arons trouvé des coacrétions très-volumi- 
neuses de grains de quartz et "(le coques 
brisées. Le nombre de ces animaux qui 
labourent les plages pendant la nuit est si 
grand , que le jour en surprend plusieurs 
avant que la ponte soit terminée, lis sont 
pressés alors par le double besoin de dé- 
poser leurs œufs et de fermer les trous 
qu'ils ont creusés , afin que le tigre ne 
puisse les apercevoir. Les tortues qui sont 
restées en retard ne connoissent pas de 
danger pour elles-mêmes. Elles travaillent 
en présence des Indiens qui visitent les 
plages de,»grand matin. On les appelle des 
tortues /biles. Malgré l'impétuosité de leurs 
mouvemens on les jirend facilement aveo 
les mains. 

Les trois campemens que forment les 
Indiens, dans les Vivux désignés plus baut, 
commencent dès la fin de mars et les pre- 
miers jours d'avril. La récolte des œufs se 
fait d'une manière uniforme et avec cette 
régularité qui caractérise toutes les institu- 



284 LIVRE VIÏ. 

tions monastiques. Avant l'arrivée des mis- 
sionnaires sur les bords du fleuve , les in- 
digènes profitaient beaucoup moins d'une 
production que la nature y a déposée en 
si grande «abondance. Chaque tribu fouil- 
loit la plage à sa manière , et l'on cassoit 
inutilement une prodigieuse quantité d'œuâ, 
parce qu'on ne creusoit pas avec précau- 
tion et que l'on découvroit plus d'œufs 
qu'on ne pouvoit en emporter. C'étoit 
comme une mine exploitée par des mains 
inhabiles. Les pères jésuites ont le mérite 
d'avoir régularisé l'exploitation ; et , quoique 
les religieux de Saint -François, qui ont suc- 
cédé aux jésuites dans les missions de TO- 
rénoque , se vantent de suivre l'exemple de 
leurs prédécesseurs , ils ne font malheureu- 
sement pas tout ce qu'exigeroit la prudente^ 
Les jésuites ne permettoient pas qu'on ex- 
ploitât 1^ plage entière : ils en laissoient une , 
partie intacte , dans la crainte de voir, sinon 
détruite, du moins considérablement dimi- 
nuée , la race des tortues Arrau. Aujourd'hui 
on fouille toute la plage sans réserve. Aussi 
croit-on s'apercevoir que les récoltes sont 
d'année en année moins productives. 



CHAPITRE SIX. 20^) 

Lorsque le camp est formé, le inission- 
naire crUmaiia nomme sod lieutenant, ou 
commissaire , qui partage , en différentes 
portions , le terrain où se trouvent les œufs , 
selon le nombre de tribus indiennes qui 
prennent part à la récolte. Ce sont tous 
des Indiens de missions, aussi nus et abru- 
tis que les Indiens des bois : on les appelle 
reducidos et neofitos , parce qu'ils fréquen- 
tent l'église au son de la cloche et qu'ils 
ont appris à s'agenouiller pendant la con- 
sécration. 

Le lieutenant ou commissionado del Pa- 
dre commence ses opérations par la sonde. 
11 examine , comme nous l'avons dit plus 
haut , au moyen d'une longue 'perche de 
bois, ou d'un jonc de bambou, jusqu'où 
^é\.^nà.\vL strate des œufs. .Selon nos mesures, 
ce strate s'éloigne du rivage jusqu'à lao 
pieds de distance. Sa profondeur moyenne 
est de trois pieds. Le commissionado place 
des marques pour indiquer le point où 
chaque tribu doit s'arrêter dans ses travaux. 
On est surpris d'entendre évaluer le pro- 
duit de la récolte des œufs comme le pro- 
duit d'un arpent bien cultivé. On a vu un 



û86 Litre rit/ 

area exactement mesuré, de cent*Yiiigt pieds 
de long et trente pieds de large , donner 
cent jarres , ou pour mille francs d*huik 
Les Indiens fouillent la terre de leurs mains; 
ils placent les œufs qu'ils ont recueillis dans 
de petits paniers appelés mappiri; ils les 
portent dans le camp , et les jettent dans 
de longues auges de bois remplies d'eau. 
C'est dans ces auges que les œufs , brisés et 
remués avec des pelles , restent exposés au 
soleil jusqu'à ce que le jaune ( la partie 
huileuse ) , qui surnage», ait pu s'inspisser. 
A mesure que cette partie huileuse se réu- 
nit à la surface de l'eau , on l'enlève et on 
la fait bouillir à un feu très-vif. On assure 
que cette huile animale, appelée par les 
Espagnols manteca de iorugas^^ secons^rre 
d'autant mieux qu'elle a été soumise à une 
ébuUition plus forte. Lorsqu'elle est bien 
préparée , elle est limpide , inodore et à 
peine jaunâtre. Les missionnaires la com* 
parent à la meilleure huile d'olive , et po 
l'emploie , non-seulement pour la brûler 

I Graisse de tortues. Les Indiens Tamanaques la d^ ,1 
signent par le nom de darapa; le» Maypures , parceMi 
de timi. 



CHAPITRE XIX. îSt 

dans les lampes, mais sur-tout pour prépa- 
rer les alimens auxquels elle ne doune au- 
cun goiit désagréable, II n'est pas facile ce- 
pendant de se procurer une huile d'œufs 
de tortue bien pure. Généralement elle a 
une odeur putride qui provient du mélange 
d'œufs, dans lesquels, par l'action prolon- 
gée du soleil, les petites tortues ( los tor^ 
tuguillos) se sont déjà formées. Nous avons 
sur-tout éprouvé ce désagrément à notre 
retour du Rio Negro en employant une 
graisse fluide qui étoit devenue brune et fé- 
tide. Des matières filandreuses se trouvaient 
réunies au fond des -vases; à ce signe on 
reconnoit l'implireté de Ihuile de tortue. 

Voici quelques notions statistiques que 
j'ai acquises sur les lieux, en consultant et 
le mi.ssionnaire d'Uruana , et son lieute- 
nant, et les boutiquiers de l'Angostura. La 
plage d'Uruana fournit annuellement looo 
botijas ' ou jarres dhuile ( manteca ), Le 
prix de chaque jarre est , à la capitale de 
la Guyane, appelée vulgairement l'Angostu- 
ia,de deux piastres à deux piastres et demie. 

I Cliacjue hotija renferme aâ bouteilles: elle a loo» 
À isloo poucst cube». 



288 LIVRE VU. 

On peut admettre que le produit total des 
trois plages où se fait annuellement la po- 
secha ou récolte des œufs , est de 5ooo bo^ 
tijas. Or, comme deux cents œufs donnent 
assez d'huile pour remplir une bouteille ou 
limeta , il faut 5ooo œufs pour une jarre ou 
botija d'huile. En évaluant à loo ou 1 16 le 
nombre des œufs que produit une tortue, 
et en comptant que le tiers des oeufs est 
cassé au moment de la ponte , sur-tout par 
les tortues folles , on conçoit que , pour 
retirer annuellement 5ooo jarres d'huile, 
il faut que 33o,ooo tortues Arrau ,'dont le 
poids s'élève à i65,ooo quintaux, viennent 
pondre, sur les trois plages destinées à la 
récolte , 33 millions d'œufs. Les résultats de 
ces calculs sont bien au-dessous de la vérité. 
Beaucoup de tortues ne pondent que 60 ï 
70 œufs; un grand nombre de ces animaux 
est dévoré par les Jaguars au moment où ils 
sortent de l'eau. Les Indiens emportent 
beaucoup d'œufs pour les manger desséchés 
au soleil : ils en brisent un très-grand 
nombre par mégarde pendant la récolte. Là 
quantité d'œufs éclos avant que l'homme 
puisse les déterrer, est si prodigieuse que, 



CITAPIT RK x\x. aSq 

près du cainijement d'UriianH, j'ai vu toute 
la rive de l'Orénoqiie fourmiller de petites 
tortues d'un pouce de diamètre , et se sau- 
vant avec peine des poursuites des enfans 
indiens. Si on ajoute à ces oonsidërations 
que tous les Arrau ne se réunissent pas 
dans les trois plages des camj>emens , et 
qu'il y en » beaucoup qui pondent spora- 
diquement, et quelque semaines plus tard i, 
entre l'embouchurede l'Orénoque et le con- 
fluent de l'Apure , on se voit force d'ad- 
mettre que le nombre des tortues qui dé- 
posent annuellement leurs œufs sur les 
bords du Bas-Orénoq^ue s'approche d'un 

I Les Arraa qui pondent kun œuf» avant le Com- 
mencement de mars (car, dans la même espèce , IVnja- 
ItUion ^lius ou nioiiu fréquente, la aourrîlui'e et l'or" 
ganisation particuILcre à cliaque individu produisent 
des différences ), sorlent de l'eau avec les Tere^ay dont 
)a ponte se fait en janvier et en février. Le père Gu- 
ViiKa croit que ce sont des jfrrau qui n'ont pu pondre 
l'année pri^édenle ! Ce que le père Gilî rapi>orte sur 
tes Terckay J Tom. I , ji. 96 , 101 et 297 ) est lout-^-fait 
conforme à ce que j'ai appris du gouverneur des Oto- 
niaqnes d'Uruana qui entendoit te castillan et avec 
l^uel j'ai pu m 'entre tenir. Il est assez difficile de re- 
cueillir les œufs des Tcre/iay , parce que ces animaus 
les déposent épars et ne les i-éunisseni pas par milliers 

Relut, hist. T. 6. 19 



«go LIVRE VU- 

million. Ce nombre est bien considérable 
pour un animal d'une grande taille, qui 
pèse jusqu'à demi-quintal, et dont rhomme 
détruit la majeure partie. En général , par- 
mi les animaux , la nature multiplie moins 
les grandes espèces que les petites. 

Le travail de la récolte des œufs et de la 
préparation de Thuile dure trois semaines. 
C'est seulement à cette époque que les 
missions communiquent avec la côte et les 
pays civilisés voisins. Les religieux de Saint- 
François qui vivent au sud des cataractes 
vont à la récolte des œufs , moins pour se 
procurer de l'huile que pour voir, à ce 
qu'ils disent , « des visages blancs » et pour 
apprendre , « si le roi habite l'Escurial ou 
Saint-Ildefonse , si les couvens restent sup- 
primés en France , et sur-tout si le Turc 
continue à se tenir tranquille. » Ce sont là 
les seuls objets qui intéressent un* moine 
de l'Orénoque , et sur lesquels les petits 
marchands de l'Ângostura, qui visitent ces 
campemens , ne peuvent guère donner de 
notions bien exactes. Dans ces pays loin* 
tains, on ne doute jamais d'une nouvelle 
qu'un homme blanc porte de la capitale. 



CHAPITRE X 1 X. agi 

Douter c'est presque raisonner ; et comment 
ne pas trouver pénible d'exercer son enten* 
dément , lorsqu'on pas^e sa vie à se plaindre 
de la chaleur du climat et de la piqûre des 
mousquites ? 

Le profit des marchands d'huile s'élève 
à 70 ou 80 pour cent; car les Indiens leur 
vendent la jarre ou hotija au prix d'une 
piastre forte et les frais de transport ne 
sont que de deux cinquièmes de piastre par 
jarre'. Les Indiens, en allant à la cosecha 
ffe/iuecoy, rapportent aussi une prodigieuse 
quantité d'œufs séchés au soleil ou exposés 
à une légère ébullition . Nos rameurs avoient 
toujours des paniers ou de petits sacs de toile 
de coton remplis de ces œufs. Ils ne nous 
ont pas paru d'un goût désagréable lors- 
qu'ils sont bien conservés. On nous montra 
de grandes carapaces de tortues vidées par 
les tigres Jaguars. Ces animaux suivent les 

1 Prix d'afhat de 3oo botijas , 3oo piastres. Frais 
de transport : un bateau, lancka, avec quatre rameurs 
At un patron, 60 p.; deux vaches pour la nourriture 
des rameurs pendant 1 mois, 10 p.; manioc, 30 p.; 
petites di/pensesdansle camp, 3o p; total, 420 piastres. 
Les 3oo hotijiis se vendent , à l'Angoîtura, pour Goa 
ou 750 piastres , d'après un prii moyen de dis ans. 



'^Q% LIVRE VU, 

Arrau vers les plages où la ponte doit ayoïr 
lieu. 11$ les surprennent sur le sable; et, 
pour lès dévorer à leur aise y ils les retoiur* 
nent de manière que le plastron regarde k 
ciel. Dans cette situation , ces tortues ae 
peuvent se relever ;^et, comme le Jaguar 
en tourne beaucoup plus qu'il n'en mange 
dans une nuit, le^ Indiens profitent wtr 
Tent de sa ruse et de sa maligne avidité. 

(lorsqu'on réfléchit à la di£ficiilté qu'é- 
prouve le naturaliste voyageur d*arracher 
le corps de la tortue sans^ séparer la cara* 
pace du plastron , on ne peut assez admirer 
la souplesse de la patte du tigre qui- vide le 
doublé bouclier de XArrau , comme si rcn 
avoit ôté les attaches musculaire» au mojren 
d'un instrument de chiriu*gie. Le Jaguar 
poursuit la tortue jusque dans l'eau , lori* 
qu'elle n'est pas très^profbnde. Il déterre 
même les œufs ; et , avec le crocodile , les 
hérons et le vautour Gcdlinazo^ c'est le plus 
cruel ennemi des petites tortues récemment 
écloses. L'année précédente, l'île de Para- 
ruma étoit tellement infestée de crocodiles 
pendant la récolte des œufs, que les Indiens 
en prirent dans, une seule nuit dix-huit d# 



CHAPITRE x!x. agS 

(kxize. à quinze pieds de long , au moyen 
cle fers recourlx^s et garnis de chair de La- 
mantin. Outre les animaux de la foret que 
nous venons de nommer , les Indiens sau- 
vages nuisent aussi beaucoup à la fabrica- 
tion de l'huile. Avertis par les premières 
petites pluies, qu'ils appellent pluies des 
tortues f peje-canepori ' ) , ils se portent sur 
les rives de l'Orénoque , et tuent, avec des 
flèches empoisonnées, le& tortues qui, la 
tête levée et les patte< étendues , se chauf- 
fent au soleil. 

Quoique les petites tortues (to/Cugui/los) 
aient brisé la coque de leur œuf pendant le 
JDur, on ne les voit jamais sortir de terre 
que la nuit. Les Indiens assurent que le jeune 
auimal craint la chaleur du soleil. Us ont 
aussi tenté de nou^Iaire voir que, lorsqu'on 
porte le tortugiUllo dans un sac loin du ri- 
vj^ et qu'on le place de manière qu'il 
tourne le dos à ta rivière , il prend , satu) 
hésiter , le chemin le plus court pour cher- 
cher l'eau. J'avoue que cette expéiience, 
dont parle déjà le père Gumilla, ne réussit 

I En langue lamanaque , âe peje lortue, et canepc 



294 LIVRE VII. 

pas toujours,égaleinent bien: cependant , en 
général , il m'a paru qu'à de grandes distances 
du rivage, et même dans une île, ces petits 
animaux sentent avec une délicatesse ex- 
trême de quel côté souffle Tair le plus hu- 
mide. En réfléchissant sur cette couche 
d'œufs presque continue , qui s'étend le 
long de la plage , et sur ces milliers de petites 
tortues qui cherchent l'eau dès qu elles sont 
écloses, il est difficile d'admettre que tant 
de tortues , qui ont fiiit leurs nids dans le- 
même endroit , puissent reconnoître leurs 
petits , et les conduire, comme les croco- 
diles , dans les mares voisines de l'Orénoque. 
Il est certain cependant que c'est dans les. 
mares , dont les eaux sont moins profondes, 
que l'animal passe les premières années de 
sa vie , et qu'il ne retou|^ne dans le lit du 
grand fleuve que lorsqu'il est adulte. Or, 
comment les tortuguillos trouveu|t-ils ces 
mares ? Y sont-ils conduits par des tortues 
femelles qui adoptent les petits comme au 
hasard ? Les crocodiles, moins nombreux, 
déposent leurs œufs dans des trous isolés, 
et nous verrons bientôt que , dans cette fa- 
mille de Sauriens, la femelle revient vera 



CMAPiTfiE XIX. aga 

le temps où l'incubation est terminée , 
qu'elle appelle les petits qui répondent à 
sa voix, et qu'elle les aide le plus souvent 
à sortir de terre. La tortue Arrau reconnoit 
sans doute, comme le crocodile, le lieu où 
elle a fait son oid; mais , n'osant plus re- 
tourner sur la plage où les Indiens ont 
formé leur campement, comment pourroit- 
elle distinguer ses petits des to/tuguiilos qui 
ne lui appartiennent pas ? D'un autre côté, 
les Indiens Otomaques assurent avoir ren- 
contré , à Tcpoque des inondations, des tor- 
tues femelles suivies d'un grand nombre 
de jeunes tortues. C'étoient peut-être des 
Arrau qui avoient pondu seuls dans une 
plage déserte où ils ont -pii retourner. Par- 
mi ces animaux , les mâles sont extrême- 
ment rares. Sur plusieurs centaines de tor- 
tues on trouve à peine un mâle. La cause 
de cette rareté ne peut être la même que 
chez les crocodiles qui combattent dans le 
temps du rut. 

Notre pilote avoit relâché dans la Playa 
de huevos pour faire quelques achats de 
provisions dont nous commencions à man- 
quer. Nous y trouvâmes de la viande fraîche. 



agfi LIVRE vu. 

du riz de FÂiigostuFa , et même du biscuit 
fait avec de la farine de froiaeut. Nos la* 
diens remplissoient la pirogi^e, poi^p kur 
propre usage , de petites tOFtues vivantes 
et d'cQufs sécbés au soteil. Après aivoir pvis 
congé du missiodinaire d'Uruana , quâ nouft 
avoit traités avec beauco^up de cordialité i 
nous iBÎmes à k voile vers les quatre heures 
du soir. Le vent étoit frais et souffioit pav 
rafales. Depuis que nous étioa» entrés daus' 
la partie montagneuse drU pays, nous- avions 
reconnu que notre pirogue poirtoit trèsr 
mal la voile ; maîa )e patron voulut mon* 
trer aux Indiens assemblés sur la |4age| 
qu en se tenant le plus près du vent , il at* 
teindroit , par une seule bordée , le milieu 
du âeuve. Au moment même où il se van- 
toit de sa dextérité et de la hardiesse de sa 
manoeuvre, l'effort du vent sur la voile de- 
vint si grand que nous fûmes sur le pcûat 
de couler bas. Une des bandes du bateau: 
fut submergée. L'eau entra avec une telle 
violence que nous en eûmes jusqu'au ge- 
nou. Elle passa au-dessus d'une petite table 
sur laquelle j'étois à écrire , dans la partie 
de derrière du bateau. J'eus de la peine k 



ce APiTRï XIX. 297 

sauver mon journal , et dans un instarvt 
nous vîmes nager nos livres , nos papiers 
et nos plantes sèches. M. BonplanddoniHjit,' 
étendu au milieu de la pirogue. Réveillé 
par rentrée de l'eau et les cris des Indiens, 
il jugea de notre situation avec le sang froid 
qu'il a toujours déployé dans les circonstan- 
ces les plus pénibles. La bande submergée se 
redressant de temps en temps , pendant la 
TdSale , il ne regarda pas le bateau comme 
perdu. Il pensoit que, forcé de l'abandon- 
ner, on se sauveroit encore à la nage, par- 
ce qu'aucun crocodile n'étoit à la vue. Li- 
.Tiés à ces incertitudes, nous vîmes tout- 
d'uH-conp se déchirer les cordages de la 
voile. La même bouffée de vent qui nous 
avoit jetés de côté servit à nous redresser. 
On travailla de suite à faire sortir l'eau de 
la pirogue, en employant les fruits du Cres- 
centia Cujete : la voile fut raccommodée; 
et , en moins d'une demi-heure , nous 
étions de nouveau en état de faire route. 
Le vent avoit molli un peu. Des rafales ai- 
tenant avec des calmes plats sont d'ailleurs 
très-communes dans cette partie de l'Oré- 
»£>que qui est Iwrdée de montagnes, Elles 



298 LIVRE VII. 

deviennent très-dangereuses pour les bateaux 
surchargés et non pontés. Nous avions été 
sauvés comme par ^iracle. Le pilote oppo- 
soit son flegme indien aux reproches dont 
on Taccabloit pour s^être tenu trop près du 
vent. Il assuroit froidement ce que. sur ces 
rives les blancs ne manqueroient pas de 
soleil pour sécher leurs papiers. » Nous n'a- 
vions perdu qu'un seul livre. G'étoit le pre- 
mier volume du Gênera plantarum de Schre- 
ber, qui étoittombéà Teau. On est sensible 
à de telles pertes , lorsqu'on est réduit à 
un petit nombre d'ouvrages de science. 

A l'entrée de la nuit, nous bivouaquâmes 
dans une île aride, située au milieu du fleuve, 
près de la mission d'Uruana. Nous sou- 
pàmes, par un beau clair de lune, assis sur 
de grandes carapaces de tortues qui se trou- 
voient éparses sur la plage. Qu'elle étoit 
vive la satisfaction de nous voir tous réu- 
nis ! Nous nous figurions la position d'un 
homme qui se seroit sauvé seul du naufrage, 
errant sur ces plages désertes , rencontrant 
à chaque pas d'autres fleuves qui se jettent 
dans rOrénoque , et qu'il est dangereux de 
passer à la nage à cause de la multitude de 



cHApirnE XIX. :i9<^ 

crocodiles et de poissons Carihes. Nous 
nous représentions cet homme sensible aux 
plus douces affections de l'ame, ignor;int 
le sort de ses compagnons d'infortune, oc- 
cupé d'eux plus que de lui-même. Si l'on 
aime à se livrer à ces pensées attristantes, 
c'est qu'échappé au danger, on croit sentir 
de nouveau le besoin de fortes émotions. 
Chacun de nous étolt occupé de ce qui 
Tenoit de se passer saus ses yeux. Il est des 
époques de la vie où , sans être découragé, 
l'avenir paroît plus incertain. Nous n'étions 
entrés dans l'Orénoque que depuis trois 
jours , et il nous restoit encore trois mois 
de navigation à travers des rivières encom- 
brées de rochers , dans des bateaux plus 
petits que celui dans lequel nous avions 
manqué de nous perdre. 

La nuit fut excessivement chaude. Nous 
étions couchés sur des cuirs étendus sur le 
sol, ne trouvant pas d'arbres pour attacher 
nos hamacs. Les tourmens des mosquitos 
augmentoient de jour en jour. Nous fûmes 
surpris de voir que dans cet endroit nos 
feux n'empcchoient pas les Jaguars de s'ap- 
procher. Ils passèrent à la nage le bras de la 



3oo tiYRjBî yji. 

rivière qui noys 6épar'pi% djs la terre fenDe» 
Vers le matia, noni ^otendiiioe» leurs ;cm 
de très - pi:èa« ; Ils Létoient: vètiut daoB It'âe 
où nouâbîioiiâiqpiiionsv Lea Iiuliensriiouic 
disoient que, pendant;. la recette :déft âeofe 
de tortues , les tigres-, «obt jcoxLsAaniraebls 
pic» fréquenâ da«u» C6&')par.agei]y:ët Jouç cfcst 
à cette époque qu^oniles IvoH iliépioycr iè 
plus d'intrépidité» > :! .'• . •; :? '/> .' :.-) 
Le 7 avril. Nous passantes: , à notnéidkwÉe/ 
IJèiûbouchure du grandBio Araliciiyrtsélèbrp 
àV. cause de Fimmeiise quâatife^: d'oiseaçiË 
quilttourrit; à notre ^itche , m.'mi^ÎQA 
d'I/ruana, vulgairement appelée !k'jé>qmaflpj^ 
don de) Urbtma. Ce petit village opiï compté) 
5oo amea^a été fondé par les iésuttes<'«èiii 
Tannée 174^, par la réiinioiii des •indièkir 
Otomaques et Cavèresou Cabres. Il est pla^ 
ce au pied d'une montagne composée de 
blocs de granité détachés. Je crois que cette 
montagne porte le nottide Saraguaca. De» 
araaA de pierres , séparés les uns des autres: 
par Fefifet de la décompositîon ; foinneiit des 
cavernes dans lesqiiieltes on trouve desr. 
preuves indubitables de l'ancienne eultai^. 
des indigènes; On y voit sculptées dès fi-^' 



CHAPITRE XIX. 3oi 

^res hiéroglyphiques et même des carac- 
tères alignés. Je doute que ces caractères 
•tent des rapports avec une écriture alpha* 
béliqiie '■ Nousavoas visite la mission d'U^ 
niana à notre retour du Rio Negro, et nous 
f avons vu, de nos yeux, ces amas de terre 
que mangent les Otomaques, et qui sont 
devenus l'objet de vives discussions en 
Europe, 

En mesurant la largeur de l'Orénoque , 
entre les îles appelées Js/a de Vruatia et 
isla de la manteca , nous l'avons trouvée, 
par les hautes eaux, de aOy^ toises = , qui 
font près de 4 milles marins. C'est huit fois 
la largeur du Nil à Manfalout et Syout^; 
cependant nous étions à 194 lieues de di- 
stance de la bouche de rOrénoque, I.a tem- 
pérature de l'eau à sa surface était , près 
d'Uruana, de •},•]",% du thermomètre cen- 
tigrade. Celle de la rivière Zaire ou Congo, 
en Afrique , à égale distance de l'équa- 
teur4, n'a été trouvée, par le capitaine 

I ^oyez me» Monuinens des peuples de € Amérique 
^«d. in-folio ), Tom. I, p. 61. 
^ a Ou San mètres, ou ^iZo'»aras. 

3 Girard , sur la vallée tTÉgypte, p. li. 

4 Dans l'hémisplicre ûuslrnl 



5o2 LIVRE VII. 

Tuckey , aux mois de juillet et d'août , que 
de 23*^,9 à 25*^,6. Nous verrons dans la suite 
que le^ eaux de l'Orénoque, tant vers les 
bords où elles coulent sous un omljirage 
épais , que dans le thalii^eg, au milieu du 
fleuve font i jusqu'à 29*^,5 et ne baissent pas 
au-dessous^ de 27*^,5: mais aussi l'air , à 
cette époque , d'avril en juin , étoit gêné* 
ralement, de jour , entre 28** et 3o® ; de 
nuit, entre f^\^ et 26**; tandis que, dans 
la vallée du Congo , la température se sou- 
tenoit, de 8 heures du matin à raidi, entre 
2q^6 et 26^7. 

La rive occidentale de l'Orénoque reste 
basse jusqu'au-delà de l'embouchure du 
Meta , tandis que depuis la mission d'U- 
ruana les montagnes s'approchent de plus 
en plus de la rive orientale. Comme la 
force du courant augmente à mesure que 
le fleuve se rétrécit , la marche de notre 
bateau se trouva singulièrement ralentie. 
Nous continuâmes à remonter l'Orénoque 
à la voile , mais les terres hautes et boi- 
sées nous ôtoient le vent. D'autres fois 

i Jusqu'à 23^6 !• '' 

'X De 2 2*^,0 R. 



CBAPITHK X IX. 3o3 

les gorges étroites devant lesquelles nous 
passions , nous envoyoient des rafales 
violentes , mais de peu de durée. Le 
nombre des crocodiles augmentoit au- 
dessous du confluent du Rio Arauca , sur- 
tout vis-à-vis du grand lac de Capana- 
paro , qui communic£ue avec l'Orenoque, 
comme la Laguna de Cabularito commu- 
nique à -la -fois avec celui-ci et le Rio 
Arauca. Les Indiens nous disoient que ces 
crocodiles venoicnt de l'intérieur des terres 
où ils avoient été ensevelis dans la vase 
sèche des savanes. Dès que les premières 
ondées les réveillent de leur engourdisse- 
ment, ils s'attroupent par bandes et cou- 
rent vers la rivière pour s'y disperser de 
nouveau. Ici, dans la zone equinoxiale, 
c'est l'accroissement de l'humidité qui les 
rappelle à la vie ; en Géorgie et dans la 
Floride , sous la zone tempérée , c'est l'ac- 
croissementde la chaleur qui fait sortir ces 
animaux d'un élat de léthargie ou de débi- 
lité nerveuse et musculaire, pendant lequel 
l'activité de leur respiration a été , ou sus- 
pendue , ou singulièrement diminuée. Le 
temps des grandes sécheresses , impropre- 



3o4 LIVRE yii. 

ment appelé Vété de la zone torride , corres- 
pond à Thiver de la zone tempérée, et c'est 
un phénomème physiologique assez curieux 
de voir les Alligators de rAmérique septen- 
trionale plongés, par lexoès du froid, dans 
un sommeil d hiver , à la même époque où les 
crocodiles des Llanos font leur sieste d^èti. 
S'il étoit probable que ces animaux d'one 
même famille eussent jadis habité un même 
pays septentrional , on pourroit croire qu'en 
avançant vers l'équateur ils sentent le 
besoin du repos , après un mouvemebt 
musculaire de 7 ou 8 mois, et qu'ils con- 
servent, sous un ciel nouveau, des habi- 
tudes I qui paroissent intimement liées i 
leur organisation. 

Après avoir passé l'embouchure des ca- 
naux qui communiquent avec le lac de Ca- 
panaparo , nous entrâmes dans une région 
de l'Orénoque où le lit de la rivière se 
trouve rétréci par les montagnes du Bara-' 
guan. C'est une espèce de détroit qui se 
prolonge jusque \ers le .confluent du Rio 
Suapure. Ces montagnes granitiques avoîent 
jadis fait donner, par les indigènes, le nom 

I Voyez plus haut, Tom. V, p. 108. 



CHAPITRE XIX. 3o5 

de Baraguan à la partie de rOrénoque 
comprise entre les Louches de l'Arauca 
et de l'Atabapo. Cliez les peuples sau- 
vages, les grandes rivières portent diffé- 
rentes dénominations dans les différentes 
portions de leur co urs. I.e Passage du 
Baraguan offre un site assez pittoresque. 
Les rochers granitiques sont taillés à pic: 
coiunie ils forment une rangée de mon- 
tagnes dirigée du nord-ouest au sud-est, et 
que la rivière coupe celte digue presque à 
angle droit , les sommets des montagnes se 
présentent comme des pics isolés. Leur élé- 
vation ne surpasse généralement pas 120 toi- 
ses ; mais leur position au milieu d'une petite 
plaine, leurs pentes escarpées, leurs flancs 
dépourvus de végétaux leur donnent uu 
caractère imposant. Ce sont toujours de 
ces énormes masses de granité à formes pa- 
railélipipèdes , mais arrondies sur tes bords, 
amoncelées les unes sur les autres. Les 
blocs ont souvent 80 pieds de lonçj sur ao 
à 3o de large. Ou les croiroit entassés par 
quelque impulsion extérieure, si la proxi- 
mité d'une roche identique dans sa com- 
position, non séparée en blocs, mais remplie 
Relat. hlil. T. G. ao 



3a6 LIVRE yii. 

de filons > , ne prou voit, pas' que. les foAneÉ. 
parallélipipèdes sont uniquement dues à- 
des influences atmosphériques* Cesfilons>. 
de deux à trois pouces d^épaisseur ,ise dîs* 
tinguent par un granité quartseux^ à peiiw. 
grains, traversant un granité à gros grains^ 
presque porphyrique, et abondant en JMti» 
crystaux de feldspath rouge. J at cherche ea, 
vain , dans la Cordillère du Baraguan.^ de-. 
l'amphibole et ces masses stëattteuses q;uâ. 
caractérisent plusieurs granités des.bautes^ 
Alpes de la Suisse. 

Nous abordâmes au milieu v du déteoit de 
Baraguan pour mesurer sa Isu^eur» Lee nv' 
chers avancent tellement vers la< rivière^ 
que je ne pus qu'avec peine établir; une' 
base de 80 toises. Je trouvai là rivière de^ 
889 toises de large. Pour concevoir qiiece* 
passage porte le nom d'un d€tfx>U^ il faut .st. 
rappeler que la largeur de. la rivière^ depuis 

I Leur direction est généralement hor. 3. J*ai aussi 
TU un grand nombre de ces filons affectant les' dîfto^- 
tionshon 6^- 1 1 dans le Port d'hiver {Puerio de in^ier- 
no ) d'Atures. lis n'offrent aucun vide , aucun Testig<e 
de druses* Ce sont , comme au Baraguan , des filons df 
granité à petits grains qui traversent du granité à groa 
grains* 



CHAPITRE XIX, 3oT 

tJruana jusqu'au confluent du Meta, est" lé 
plus souvent de i 5oo à aSoo toises. Dans ce 
même endroit, excessivement chaud et aride, 
je mesurai deux cimes granitiques très-arron- 
Aiés, dont l'une n'avoit que i lo et l'autre 
85 toises. Il y a des sommets plus élevés 
dkïis l'intérieur du groupe, mais eu géné- 
i%il ces montagnes d'un aspect si sauvage 
ifoilt pas l'élévation que leur assignent les' 
niissioiinnires. 

Nous cherchâmes en vain des plantes dans 
les' fentes de ces rochers qui sont escarpés 
côttime des murailles e( offrent quelques 
tï*àces de stratîficalion > . Nous ne trouvâmes 
rtti'un vieux tronc d'Auhletia * à grand fruit 
pbmiforme, et une nouvelle espèce de la fa- 
idille des Apocynées^. Toutes les pierres 
^tbîerit couvertes d'une innombrable quan- 



I Datiï u 


1 senl endroit , 


nous 


aTons Th le granité' 


da Baraguar 


stratifié et div 


se en 


bancs de 3 pouce» 


d'épaisseur. 


La direction de 


ces b 


ancs étoit N.ao"0. ; 


leur inclinais 


on de 85" an nord-es 


. C'étoit do granité 


8 gros grain 


, stratifit- comn 


e celui de Las Trinckeras, 


près de Porr 


0-Cahello, et n 


ndo 


gneiss. ( f^oyes phw 


Jiant, Chap 


XVI, T. IV', p. 


lia.) 




a Aubktla Tiburba. 






3 Allamauda salicifoUa. 







3o8 LIVRE VII. 

tité d'Iguanes, et de Geckos à doigts élargi» 
et membraneux. Immobiles , la tête élevée^ 
ia bouche ouverte, ces lézards sembloient 
aspirer l'air embrasé. Le thermomètre, ap- 
puyé contre le rocher , montoit ^ à 5o**,a. 
Le sol paroissoit ondoyant par Teffet du 
mirage, sans qu'un souffle de vent se fît 
sentir. Le soleil étoit près du zénith; etssi 
lumière étincelante , reflétée par la surface 
du fleuve , contrastoit avec la vapeur rous- 
sâtre qui enveloppoit tous les objets d'alen- 
tour. Qu'elle est vive l'impression que pro* 
duit, vers le milieu du jour, dans ces cli- 
mats brûla ns , le calme de la nature ! Les 
animaux ' de la foret se retirent dans les 
taillis; les oiseaux se cachent sous le feuil- 
lage des arbres ou dans les crevasses des 
rochers. Cependant, au milieu de ce silence 
apparent, dès qu'on prête une oreille at- 
tentive aux sons les plus foibles , transmis 
par l'air, on entend un frémissement sourd, 
un murmure continuel, un bourdonnement 
des insectes qui remplissent, pour ainsi 
dire, toutes les. couches inférieures de l'air. 
Rien n'est plus propre à faire sentir k 

X A 4o^>i B.éaum. 



CHAPITHE XtX. 3o9 

rhotnme l'étendue et la puissance de la vie 
org:tniqiie. Des myriades d'insectes rampent 
sur le snl et voltigent autour des plantes brû- 
lées par l'ardeur du soleil. Un bruit confus 
sort de chaque buisson, du tronc pourri 
des arbres, des fentes du rocher, de ce 
terreau miné par les lézards , les mille-pieds 
et les Cecilies. Ce sont autant de voix qui 
nous disent que tout respire dans la nature, 
que, snus mille formes diverses , la vie est 
répandue dans le sol poudreux et crevassé 
comme dans le sein des eaux et dans l'air 
qui ciicule autour de nous. Les sensations 
que je rappelle ici ne sont pas inconnues 
à ceux qui, sans avancer vers l'ëquateur , 
Ont visité ritidie , l'Espagne, ou l'Egypte. 
Ce contraste de mouvement et de silence, 
cet aspect d'une nature à la fois calme et 
animée frappent l'imagination du voyageur 
dès qu'il entre dans le bas<iin de la Médi- 
terranée , dans la zone des oliviers, du 
Chamerops et des dattiers. 

Nous bivouaquâmes sur la rive orientale 
del'Orénoque, au pied d'une colline gra- 
nitique. C'est près de ce lieu désert qu'é- 
toit jadis située la mission de San -Régis. 



I , 



3io L.irRE yj;. 

Kpus jaurions ^es.iré jirquyer .upe J^QUrpi 
dans le Baragnan. JL'egu de Jfi rivièce ^voit 
une pi^eur de mi^c et up J^Qnt 4çtuceâjtce 
extrêmement désagr,éable. Paii3 l^QI:é^oque^ 
comme dans l'Apure , q» est frappé de la 
différence qu'offrent^ près dp rivage te p^i9 
aride , les diverses parties du ,fleuv^. Xaptof 
Teau est très-pojtablc , tantôt on 1^ crQ.ir2^t 
surchargée de matières gélçitinenseç. « Clest 
lVc(?rc<? ( renv.elQj>pe coriace ) des Caymîiof 
ppurriji qui en est 1^ cay^ , disent f^e3 iq? 
digènes. Plj^s le .Caynaao ;e^t âgé , et plu3 U 
a Yécorce arrière. » J^e n,e jdpute pas que 1^ 
cadavres de ces grands reptiles 9 .ceji^ix 4f!9 
Lamantins qui pèsent âoo livres , ^t 1^ pré" 
sence des marsouins ( tonincfs ) à peau ipur 
cilagineu$e 9 ne puissent ipfecter Teaj^i; 
/sur-tout danç des anses QÙ 1^ rivièrje ^ pei^ 
.4e yîtesçe. Cepeqi((l9n.t }e^ sites qi^i pffrçifiïit 
Teaula p|us fét|,de, n'étoient pas jtço^iJQui^ 
Cjeux pu nous t9;ouvij9ns accumulés ^p^ ftpfr 
maux morts sur la plage. Lorsque , j^fyo^ 
ces climats ardens pu l'on est cpn^taa^ment 
tQiirm<enté par la spif ^ ou se trpifve i:édi^t 
k boire r.eaif (l'upe rivièjrjB do^t la ten^pé» 
rature est de ^7? à ;i8?, pjx you4f4it ^a 



CH41' ITBE XIX. 3l ! 

poioins qu'une eau si cbaiidc et surchargée 
^ sable fût exempte d'odeur. 

Le a avril. Nous passâmes à l'est les em- 
itouchures du Suâpnre ou Sivnpuri et du 
Caripo, à l'ouest celle du Sinaruco. Après 
4e Rio Araiioa, cielte dernière rivière est la 
:pliis considérable entre l'Apure et le Meta. 
■Le Suapure , rempli de petites cascades , 
«8t célèbre parjni les Indiens, à cause de 
iaquautité de miel sauvag(M|ue fournissent 
■les forêts voisines. Les Melipones y suspen- 
dent leurs énormes ruelles aux branches 
■des arbres. Le père Gili a navigue, en 17G6, 
Mir le Suapnre et le Turiva qui se jette 
dau5 le premier. Il y a trouvé des tribus 
de la naliou des Areveriens. Nous bivoua- 
4}uâmes un peu au-dessousde l'île Macupina. 

Le 9 avril. Nous arrivâmes de grand ma- 
^ai à la pla^e de Pararuma. Nous y trou- 
ti^ftiDes un campemeirt d'Indiens semblable 
fc celui que nous avions vu à la hoca de la 
Tortuga. On sVtoit réuni pour fouiller les 
sables, recueillir les œufs de tortues et en 
retirer l'huile; mais par malheur on s'étoit 
Mompé de plusieurs jours. Les petites tortues' 

I ij»& torliig-uiUos. 



3ia LIVRE VII. 

ëtoient sorties de leur coque avant que les 
Indiens eussent formé leur carop. Aussi les 
crocodiles et les Garzes, espèces de grands 
hérons blancs , avoient profité de ce retard. 
Ces animaux également friands de la chair 
des jeunes tortues, en dévorent une innom- 
brable quantité. Ils pèchent pendant la 
nuit ; car ce n'est qu'après le crépuscule du 
soir que les tor^euillos prient de terre 
pour gagner iJlîvière voisine. Les vautours 
Zamuros sont trop paresseux i pour chas- 
ser après le coucher du soleil. Ils rôdent le 
jour autour des plages, se jettent au mi- 
lieu du campement des Indiens pour voler 
des comestibles , et ne trouvent le plus 
souvent d'autres moyens d'assouvir leur 
voracité que d'attaquer» soit à terre, soit 
dans les eaux peu profondes^ déjeunes cro- 
codiles de 7 à 8 pouces de long. C'est un 
spectacle très-curieux que de voir la ruse 
avec laquelle ces petits animaux se défendent 
pendant quelque temps contre les vautours. 
Dès qu'ils en aperçoivent , ils se redressent 
sgir leurs pattes de devant , courbent le dos 
et élèvent la tète en ouvrant une large 

X Fo^ez plus haut , Tom. III, Ghap. vui, p.a5& 



ctTAPirBiî xtx. 3i5 

-gnenle. Ils se tournent continuellement, 
quoique avec lenteur, du côte de leur en- 
nemi , pour lui montrer les dents qui, 
chez les individus récemment sortis de 
l'œuf, sont déjà très-longues et tiès-pointues. 
On voit souvent que, tandis qu'un des 
Zaïnuros attire toute l'attention du jeune 
crocodile, un autre profite d'une occasion 
si favo«ble pour une attaque imprévue. 
Il fond sur le crocodile , le saisit par la 
nuque et l'emporte dans les hautes régions 
de l'air. Nous avons eu occasion d'observer 
cette manœuvre pendant des matiuées en- 
tières à la ville de Mompox', où nous 
avions réimi plus de l^o crocodiles éclos 
depuis i5 à 20 jours , dans une cour spa- 
cieuse entourée d'un mur. 

Parmi les Indiens réunis à Parariima , 
nous trouvâmes quelques hommes blancs 
qui étoient "venus de l'Angostura pour 
Acheter la manleca de tortuga. Après nous 
avoir long-temps fatigués de leurs plaintes 
sur la «mauvaise récolte» et sur les dégâts 
que les tigres avoient faits parmi les tortues 
au moment de la ponte , ils nous condui- 

1 Sur les bords de la m iére de la Magdeleîtie. 



3(1^4 LIVRE Tll. 

fiirent sous un ^'oopa qui s*âevoKt :m 
•centre da campement îodîeD. ]l<Mis y tfo»- 
vâmes assis par jlerpe , jouant aux etaU» 
et fumant du tabac dans de longues pipes , 
ies .moines missionnaiFes de Casicbaiia irt 
des Cataractes. A J'ampleur de leun ^ 
temens bleus . à /leurs tètes tondues jet i^ 
longueur de leurs barbes, nous les auiioiw 
pris pour des Orientaux. Ces |ia»res rt^ 
ligieuic nous reçurent de Ja mamèpe la plus 
affectueuse , en nous donnant tous les 
Tenseigoemens nécessaires pour la ixmA* 
nuation de 'uotce nai^âgalion. Us souffroimit 
de £èyres tierqes depuis ipfbisieAiQ» jmw. 
Pâles et exténues , ils n'eurent :pas bem^ 
coup de peine à nous «convaincie <|ue ks 
pays que nous allions visiter ^froiattt 
quelques dangers pour ht santé des ^VK^a* 
gênés. 

he pâiote indien , quiaious avoit «ouduitt 
de San-Femando die Apure juAqu!à lu fiêgf^ 
de Pararuraa , ne connoiasoit fm le plis- 
sage à traifsers les rapides ^ de i'Ofran^qii^^ 
et ii «le voulut f>as se .cësdrger de icomduim 
plus loin notiie bâtes». Il fallut noMS »om^ 

jCfMcades , tcèonvÊtf 



former à ^a volonté. Heureusement pour 
jQOUs , le mi&sioiiuaire <le Caricha na consentit 
il nous céder une Jbclle pirogue pour un jwix 
très-modique :ie pt^re CernardoZea,iutssion- 
naije d'Atures et de Maypurei , près des 
g^r^pdes cataractes, nous offrit même, quoi- 
que malade , de nous accompagner jus- 
qu'aux frontières du Drésil. Le nombre des 
iyadigènes qui aident à transporter les capots 
à travers les Raudales est si petit que , sans 
\i présence du moine , nous aurions risqué 
d'être arrêtés des semaines entières dans 
ces lieux humides et malsains. Sur les bords 
^ J'Orénoque, on regarde comme un pays 
^élioieux les forêts du Rio Negro. On j 
^ujt en effet d'un air plus frais et plus 
falubre. La rivière est presque libre de 
<cvocodiles ; on peut s'y baigner sans crainte, 
^ la nuit comme le jour on est moins 
ipUjTwe^té sur ses rives par la piqûre des 
jjlfisectes qu'on ne l'est à rOrénoqu£. Le 
père Zea espéroit rétablir sa santé en vir 
imitant les missions du Rio Negro. Il pailotï 
^e ces lieux avec cet enthousiasme que 
l'oui a, dans toutes les colonies du conti- 
nent , pour les choses lointaijues. 



3l6 LIVRE TTT. 

Le rassemblement des Indiens à Parafutût 
nous offroit de nouveau cet intérêt qui at- 
tache par-tout l'homme cultivé à l'étude de 
l'homme sauvage et du développement suc- 
cessif de nos facultés intellectuelles. Qu'on 
a de peine à reconnoître , dans cette«en- 
fancede la société, dans cette réunion 
d'Indiens mornes , silencieux , impassibles, 
le caractère primitif de notre espèce 1 On 
ne voit point ici la nature humaine sous 
les traits de cette douce naïveté dont les 
poètes ont tracé, dans toutes les langues, 
des tableaux si ravissans. Le sauvage dé 
rOrénoque nous parut aussi hideux que 
le sauvage du Mississipi décrit par le voya- 
geur philosophe ^ qui a su le mieux peindre 
l'homme sous les climats divers. On aime 
à se persuader que ces indigènes , accrou- 
pis près du feu ou assis sur de grandes 
carapaces de tortues , le corps couvert de 
terre et de graisse , fixant stupidement leurs 
yeux , pendant des heures entières , sur la 
boisson qu'ils préparent, loin d'être le type 
primitif de notre espèce , sont une race 
dégénérée , les foibles restes de peuples 

I M. de Volney. 



CHAPITRE srx. ir^ 

qui) après avoir été long-temps disperses 
dans les forets, ont été replongés tlans la 
barbarie. 

La peinture en rouge étant pour ainsi 
dire le seul vêtement des Indiens , on peut 
en distinguer chez eux deux genres , selon 
que les individus sont plus ou moins aisés. 
ttA parure commune des Caribes , des Oto- 
niaques et des Jaruros est VOnoto^,qiie les 
Espagnols appellent ^c/io/£, et les colons de 
Cayenne Rocou. C'est la matière colorante 
que l'on extrait de la pulpe du Bîxa orella- 
aa*. Pour préparer VOnoto , les femmes in- 
diennes jettent les graines de la plante dans 
une cuve remplie d'eau. Elles battent cette 
eau pendant une heure, puis laissent dé- 
poser tranquillement la fécule colorante qui 
est cl' nu rouge de brique très-intense. Après 
avoir séparé l'eau , on en retire la fécule , 

' I Proprement JnotQ. Ce mot est de la langue ta- 
lUnaqae. Les Maypnres appellent le Rocou Majepa. 
Les mis ïionna ire s espagnols disent onotarse, s'enduire 
la peau de Rocou , s'onot/^r. 

a Le mot même de BLia, que les bolanJstPS ont 
■dopt6, est tiré de l'ancienne langue d'Haïly ou de 
l'ile Saint-Domingue. Rocoa dérive du mot brasilien 



3l8^ LITltE VU. 

on la des^he entre le^ tioains , oti' la pétrit 
avec de rhuile d'oeufs de tortufe*, et l'bii'cii' 
forme des gâteaux arrondis d'un poids* dé 
3 à 4 onces. Au défaut de Thuite de tor- 
tue, quelques nations mêlent kVOnotb la* 
gi^isse de crocodile. Un autre pigttieht'^ 
beaucoup plus précieû* , est tiré d'une' 
plante de la Êimille des Bighoniacéesr, qmi 
M. Bonpiahd a fait connoître' sous le nbtii' 
de Bignonia Chica. Les Tarn anaqueis^ Fap-* 
pellent Cmviri , les Maypures Chitràvùi: 
Elle griwpe sur les arbres les plus élevai' 
et s'y attache à l'aide de vrilles* Ses fleiihr 
bilabiées ont lin pouce de long : elles* sôilt^ 
d'un beau violet et disposées dèiix par detif 
ou trois par trois, tes feuilles bipennëésf 
devietinent rougèâtres par desriccatiôn. Le? 
finît est une silique remplie dt graiii^es' 
ailées* : elle a deux jliedsr* de longueuti 
Cette Bîgnone croît spontanément, et en 
grande abondance, près de Maypures, et, 
en remontant l'Orénoque ati-ddi de Pena- 
bouchure du Guaviare, depuis Sànta-Bàr- 
bara jusqu'à la haute montagne du Duida^ 

I Plantes équinoxiales ^ Tom. I, p. loS, PI. xx'ii* 
Gili, SaggiOf Tom. I, p. ai 8. 



CH APITRE XIX. 3l9 

sur-tout prés (Je IKsinerahla. Nous l'avons 
également trouvée sur les bonis du Cas- 
siquiare. Le pigment rouge du Chîca n'est 
pas tiré du fruit, coinrae XOnnlo, mais des 
feuilles macérées dans l'eau. La matière 
colorante se sépare sous la forme d'une 
poudre extrèmemenf légère. On la réunit , 
sans la mêler avec de l'huile de tortue, 
en petits pains de 3 à 9 pouces de long et 
de :2 à 3 de haut , arrondis sur les bords. 
Chauffés, ces pains répandent une odeur 
agréable de benjoin. Lorscpi'on soumet le 
Chica à la distillation , il ne donne pas de 
traces sensibles d'ammoniaque. Ce n'est 
point une substance azotée comme l'in- 
digo. Elle se dissout légèrement dans les 
acides sidfuriques, et niuriatiques,et même 
dans les alcalis. Broyé avec de l'huile , le 
Chica offre une couleur rouge qui a une 
nuance de lacque. Appliquée sur la laine, 
cette couleur pourroit se confondre avec 
le rouge de la garance. Il n'est pas douteux 
que le Chica , inconnu en Europe avant 
notre voyage , ue puisse être employé uti- 
leraent'dans les arts. Les nation.^ de l'Oré- 
Doque qui préparent le mieux ce pigment . 



3aO LIVRE VII. 

sont les Salivas , les Guipunaves <, les Ga- 
veres et les Piraoas. Les procédés d'infu- 
sion et de macération sont en général très- 
communs parmi tous les peuples de l'Oré- 
noque. C'est ainsi que les Maypures font 
leur commerce d'échange avec de petits 
pains de Puruma qui sont une fécule vé- 
gétale desséchée, À la manière de l'indigo, 
et donnant une couleur jaune très-fixe. La 
chimie du sauvage se réduit à la prépara- 
tion des pigmens , à celle des poisons et 
à la dulcification des racines amylacées que 
fournissent les Aroidées et les Euphor- 
biacées. 

La plupart des missionnaires du Haut 
et du Bas-Orénoque permettent aux Indiens 
de leurs missions de se peindre la peau. 
On est peiné à dire que quelques-uns 
spéculent sur cet état de nudité. des in- 
digènes. Ne pouvant leur vendre des toiles 
et des vêtemens , Jes' moines font le com- 
merce du pigment rouge, qui est si re- 
cherché par les naturels. J'ai souvent vu , 
dans leurs cabanes fastueusement appelées 

I Ou Guaypunayes. Eux-mêmes s^appellent Ui- 
punavL 



CH A PiTKK XIX. 32l 

co/ice/iïd j I , (ïes dépôts de Ûiica dont on 
Vend le gâteau , la turta , jusqu'au prix de 
4 francs. Pour donner une idée exacte du 
luxe de la parure des Indiens nus, je ferai 
observer ici qu'un homme d'une grande 
stature g-'gne à peine, par le travail de 
deu» semaines , f\c quoi se procurer , par 
échange, le Chica nt'cessaire pour se peindre 
en rouge. Aussi , de même que dans les 
climats tempérés , on dit d'un homme 
pauvre : « Il n"a pas de quoi se vêtir, » on 
entend dire aux Indiens de lOiénnque : 
B Cet homme est si miséruhle, qu'il n'a pas 
de quoi se peindre (s'onoter, se majepajer) 
la moitié du corps. » Le petit commerce 
du Chica se fait sur- tout avec les tribus 
du lias-Orénoque, dont le pays ne produit 
pas la plante qui fournit cette précieuse 
matière. Les Caribes et les Otomaques se 
peignent seulement la têle et les cheveux 
en Chica , mais les Salives ont ce pigment 
en assez grande abondance pour s'en cou- 
vrir le corps entier. Lorsque les mission- 
oaires envoient- pour leur compte , à l'An- 

I Dans lei missions , le prcsLytùre porte le nom de 
touvent, c'est la cata del Padie, 

Rdat. hist. r. G. ai 



3l!» LITME Yir. 

gostura , de petits chargemens de cacao , 
de tabac et de Chiquichiqui^ An RioN^ro., 
ils y ajoutent toujours des gâteaux de Chica^ 
comme une marchandise très-recherchée. 
Quelques personnes de race européenne 
emploient cette fécule rouge délayée dans 
Feau , comme un excellent diurétique. 

L'usage de se peindre n'est pas ëgald" 
ment ancien chez toutes les peuplade^ de 
rOrénoque. Il s'est étendu depuis l'époque 
où la nation puissante des Caribes â fait 
de fréquentes incursions dans ces pays. 
Les vainqueurs et les vaincus étoient éga* 
lement nus ; et , pour plaire au vainquent, 
il a fallu se peindre comme lui et prendra 
sa couleur. Aujourd'hui que l'influence 
des Caribes a cessé et qu'ils sont, resté» 
circonscrits entre les rivières dé Carôny^ 
de Cuyutri et de Paraguamuzi , la jhàdiB 
caribe de se peindre tout le corps s*eàl 
conservée. L'usage a survécu à la conquête. 

L'emploi de XOnoto et du Chica a-t-il tiré 
son Origine du désir de plaire et de ce goût 
pour la parure , si commun parmi les peuples 

X Cordages tires des pétioles d'an palmier i feuille» 
pennées dont nous parlerons plus bas. 



I 



CH APITSK XI X, 3l3 

les plus sauvages , ou doit-on le croire fon- 
dé sur l'observatiou que les matières colo- 
rantes et huileuses, dont on enduit la peau, 
la préservent de lii piqûre des mosquitos? 
J'ai souvent entendu discuter celle ([iicstion 
dans les missions de l'Orénoqup, et par- 
tout sous les tropiques où l'air est rempli 
d'insectes venimeux. On observe que te 
Caribe et le Saliva , peints en rouge, sont 
tout aussi cruellement tourmentes par les 
mosquUos et les zancudos que les Indiens 
dont le corps n'est \r.\s enduit de couleur. 
Chez les uns et les autres, la piqûre de l'iu* 
êecte ne cause pas d'enflure; on ne voit 
guère se former de ces pustules ou petites 
tumeurs qui causent aux Européens récem- 
ment débarqués de si cuisantes démangeai- 
sons. Mais l'indigène et le blanc souffrent 
«gaiement de la piqûre, aussi long-temps 
que l'insecte n'a pas retiré le suruir de la 
peau. Après mille tentatives inutiles, nous 
avons essayé nous-mêmes , M. Boupland et 
moi, de nous frotter les mains et les bras 
avec de la graisse de crocodile et de l'htiile 
d'œufs de tortue ; nous n'avons jamais 
éprouvé le moindre soulagement ; nous 



3|l4 ■ i^IVRE, Vif. 

fûmes piqués comme auparavant. Je ni- 
gnore pas que Thuile et là graisse sont van- 
tées par les Lapons comme les préservatifs 
les plus utiles ; mais les insectes de la Scan- 
dinavie ne sont pas de la même espèce que 
ceux de l'Orénoque. La fumée du tabac 
chasse nos cousins, tandis qu'on l'emploie 
inutilement contre les zancudos. Si l'appli- 
cation des substances , grasses et astrin- 
gentets » préservoit les malheureux habitans 
de ces pays du tourment des insectes , 
comme le prétend le père Gnmilla , pour- 
quoi l'usage de se peindre ne seroit-iLpas 
devenu général sur ces mêmes rives ? pour- 
quoi trouveroit-on tant de peuples ^ nus 
qui se peignent seulement le visage, limi- 
trophoB de ceux ^ qui se peignent le corps 
entier ? * 

On est frappé de voir que les Indiens de 
l'Orénoque, comme les naturels de l'Améri- 
que septentrionale, préfèrent à tout autre 

1 La pulpe du Rocou et jnéme le Chica sont astriii'» 
gens et légèrement purgatifs* 

a Les Guaypunavcs , les Caveres , tes Guahîhes. 

3 Le» Caribes , les Sallyes , les Tamanaques et les 
May pures. 



cHàpnnE XIX. 325 

pigment les substances qui donnent une 
couleur rouge. Cette prédilection se fonde- 
telle sur la facilité avec laquelle le sauvage 
se procure des terres ocracées ou les fécules 
colorantes du Rocou et du Chica ? J'en doute 
beaucoup. L'indigo est snuvage dans une 
grande partie de i'imérique equinoxiale. 
Cette plante, comme tant d'autres légumi- 
neuses, auroit fourni abondamment aux 
indigènes des pigmens pour se colorer en 
bleu comme les anciens Bretons'. Cepen- 
dant nous ne voyons pas en Amérique des 
I ■tribus peintes d'indigo. II me paroit pro- 
' bable, comme je l'ai cïéja indiqué plus haut, 
que la préférence donnée par les Amëri<- 
cains à la couleur rouge est le plus géné- 
Talement fondée sur celte tendance qu'ont 
les peuples d'attribuer l'idée de la beauté à 
tout ce qui caractérise leur physionomie 
nationale. Des hommes dont la peau est na- 
turellement d'un rouge tirant sur le brun, 
aiment la couleur rouge. S'ils naissent avec 
un front peu bombé , avec une tète aplatie, 

1 Les peuples à demi-viîtus de la zone tempérée se 
peignent sauvent la jieau de la couleur dont leur» vé- 



3a6 LIITRK VU. 

tls cherefaeaC à déprimer le front aux en« 
fans. S'ils se distinguent dès antres nations 
par une barbe très^rare , ils tâchent de 
«'arracher le peu xle poils que la naturt 
leur a donnés. Ils se cnûent d'autant plus 
embellis , qu^ils rendent plus prononcés tes 
traits caractéristiques de leur race ou df 
leur conformation nationale. 

.Nous fûmes frappés de voir dans le cam- 
pement de Pararuma , que les femmes trèi^ 
avancées en âge étoient plus occupées de 
leur parure que les femmes les plus jeunes. 
Nous vîmes une Indienne de la nation des 
Otomaqups, qui se faisoit frotter les cheveux 
avec de l'huile d'œufs de tortue , et peindre 
le dos à^Onoto et de Caruto : elle employoît 
deux de ses filles à cette opération. L'orne* 
ment con^istoit dans une espèce de treillage 
eu lignes eroiséies , noires , sur un fond 
rouge. Chaque petit carré recevoit un point 
noir au centre. C'étoit l'œuvre d'une in- 
croyable patience. Nous revînmes d-Ube 
herborisation très-longue, et la peinture 
n'étoit pas encore à moitié terminée. On 
est 4'âu]tant plus étonné de cette recherche 
de parure, lorsqu'on se rappelle que les 



en APITRE XIX. 327 

£gures et les traits ne sont pas produits par 
les procédés du tatouage , mais que des pein- 
tures laites avec tant de soin s'effacent • , 
si riudien s'expose imprudemment à de 
fortes averses. Il y a des nations qui ne se 
peignent que pour assister à des festins ; 
d'autres sont couvertes de couleur pendant 
toute l'année; et chez celles-ci l'usage de 
l'Onolo est regardé comme tellement indis- 
pensable, que les bommes et les femmes 
seroient peut-être moins iionteux de se 
présenter sans ffiayuco ^que dépourvus de 
peinture. Ces guayucos de l'Orénoque sont 
en partie d'écorce d'arbre , en partie de 
toile de coton. Les hommes en portent de 
plus larges que les femmes, chez lesquelles 
{ à te que disent les missionnaires) le sen- 
timent de la pudeur est en général moins 

1 Le pigment noir et caMltique du Caruto ( Genipa 
■mericana ) résiste cependanl long- temps à l'eau, comme 
nous l'avons éprouTé,à noire plus grand regret, nous 
étant fait faire un jour, en plaisantant avec les Indiens, 
des taches et des traits de Caruto à la figure. Revenss 
â l'Angostura , au milieu de la civilisation européenne, 
ces taches paroissoient encore- 

a Mot de la langue caribe. 1a: perlzoma des Indiens de 
l'Orénoque est plutôt une bandelette qu'un tablier. 
f^oyet plus haut , Tom. III , p. alJ8. 



SaS LIVRE VII. 

vif. Une observation semblable avoit déjà 
été faite par Christophe Colomb. Ne faut-il 
pas attribuer cette indifférence, ce manque 
de pudeur des femmes chez . des nations 
dont les mœurs ne sont pas très- dépravées, 
à Fétat d'abrutissement et desclavage au- 
quel le sexe a été réduit , dans rÂniérique 
méridionale , par l'injustice et l'abus du 
pouvoir des hommes ? 

Lorsqu'on parle en Europe d'un indigène 
de la Guyane , on se figure un homme qui 
a la tête et la ceinture parées de belles 
plumes d'Aras , de Toucans, de Tangaras et 
de Colibris. Nos peintres et nos sculpteurs 
ont depuis long-t^mps regardé ces orne- 
mens comme des marques caractéristiques 
d'un Américain. Nous avons été surpris de 
ne pas trouver, dans les missions Chay mas, 
dans les campemens d'Uruàna et de Para- 
ruma , je pourrois presque dire sur toutes 
les rives de l'Orénoque et du Cassiquiare, 
ces beaux panaches, ces tabliers de plumes 
que les voyageurs rapportent si fréquem- 
ment de Cayenne et de Démérary. La plu- 
part des peuples de la Guyane, ceux-mémes 
djont les facultés intellectuelles sont assez 



CHAPITBE XIX. 3^9 

développées , qui cultivent des plantes ali- 
inentaires et qui savent tisser le coton , 
sont tout aussi nus ' , aussi pauvres, aussi' 
dépourvus d'ornetneas que les indigènes de 
la Nouvelle -Hollande. L'excessive chaleur 
de l'air, les sueurs abondantes dont le corps 
est baigné à toutes les heures du jour et 
une gr:inde partie de la nuit, rendent l'u- 
sage des vêteniens insupportable. Les ob- 
jets de parure, particulièrement les panaches. 
Sont réservés pour les danses et les fêtes 
solennelles. Les panaches des Guaypm'îaves* 
sont les plus célèbres pour le choix des 
belles plumes de Manakîns et de perro- 
quets. 

Les Indiens ne se contentent pas tou- 
jours d'une couleur iinifbnnément répan- 
due ; ils imitent quelquefois, de la manière 
la plus bizarre, dans la peinture de leur 
peau , la forme des vêtemens européens, 
Nous en avons vu à Pararuma qui se fai- 

- I Par cïemple , les Macos et le* riranas. Il faut 
eicepter les Caribes chez lesquels le peiizoïna esl une 
toile de coton, leileraeiit large qu'elle peut couïrir 

a Originaires des rives de l'IuinUa , un des coniluens 
da Guaviare. 



33o LIVRE Vil. 

soient peindre une jaquette bleue avec des 
boutons noirs. Les mis^sionnaires nous ont 
même rapporté que les Guaynaves du Bio 
Caura ont l'habitude desje teindre en rouge 
avec VOnoto^ et de se faire, le long du 
corp9, de larges stries tran^yersalea , sur 
lesquelles ils appliquent de^ paillettes de 
mica argenté. A voir de loin ces hommes 
, nus , on croiroit qu'ils ont des habiits ga- 
lonnés. Si les peuples peints avoient été exa- 
minés avec 1^ même attention que les/?^£f- 
ples vétusy on auroit reconnil que l'imagi- 
nation la plus féconde et le caprice le plus 
in/Dbile ont créé les usages de Ja peinture 
comme ceux des vétemens. 

La peinture et le tatouage ne sont res- 
treints dans les deux mondes, ni aune seule 
race, ni à une seule zone. Ces genres de pa- 
rure sofit plus coniimuns chez les races ma- 
l^yes et américaines ; mais , diji temps des 
Romains , ils existoieut aussi chez la race 
blanche , dans le nord de l'Europe* De 
même que les vêtement et les costumes 
«ont les plus pittoresques dans l'archipel 
de la Grèce et dans l'Asie occidentale , la 
peinture et le tatouage offrent le type à» 



CRAPITRB XIX. 33l 

la perfection chez les insulaires de la nier 
du Sud '. Quelques peuples vêtus se pei- 
gnent encore les mains, les ongles et le 
visage. On diroit que lu peinture est alois 
restreinte aux seules parties qui restent 
nues; et, tandis que le fard, qui rappelle 
l'état sauvage de l'homme, dlsparoît peu- 
à-peu en Europe, dans quelques villes de 
province du Pérou les dames croient em- 
' beliir leur peau , d'ailleurs très-fine et très- 
blanche, en la convrapt de matières colo- 
rantes végétales, damidon, de blancs d'oeufs 
et de farine. Lorsqu'on a demeuré long- 
temps au milieu dhommes peints d'Onolo 
et de Chica, on est singulièrement frappé 
de ces restes d'une antique barbarie con- 
servés au milieu de tons les usages de la 
civilisation. 

Le campement de Pararuma nous offrit 
l'occasion d'examiner , pour la première 
fois , vivans , plusieurs animaux que nous 
n'avions vus jusqtie-Ià que dans les cabinets 
de 1 Europe. Ces petits animaux sont une 
branche de commerce des missionnaires. 
JU échangent le tabac, la résine AJani , lé 

I Dan» l'archipel des ilet Mendoza. - 



332 LIVRE VII. 

pigment du Chica , les Gallitos ( coqs de 
roche ) , les Titis , le3 Capucins et autres 
singes très- recherchés sur les côtes, contre 
des toiles, des clous, des haches, des ha- 
meçons et des épingles. Les produits de ^ 
rOrénoque ont été achetés à vil prix aux 
Indiens qui vivent dans la dépendance des 
moines; et ce sont encoreces niêmes Indiens 
qui achètent aux moines , mais à des prix 
très-élevés, avec l'argent gagrié à la récolte 
des œufs , les instrumens de la pêche et du 
jardinage. Nous fîmes l'acquisition de plu- 
sieurs animaux qui«nous ont suivis dans le 
reste de notre navigation sur les rivières, / 
et dont nous avons pu étudier les mœurs. 
J ai publié ces observations dans un autre 
ouvrage ; mais , obligé de traiter deux fois 
les mêmes objets , je me bornerai ici aux 
indications les plus succinctes, en ajoutant 
les notes que j'ai trouvées depuis éparses 
dans mes journaux de route. 

Les Gallitos ou Coqs de roche que l'on 
vend à Pararuma, dans de jolies petites 
cages de pétioles de palmier , sont infini- 
ment plus rares sur les bords de l'Orenoque 
et dans tout le nord et l'ouest de l'Âme- 



CH APITBE X IX, 333 

rique tqiiiiioxialc , que dans lu Guyane fran- 
çoise. On ne les a trouvés jusqu'ici que près 
de la missiou de l'Eucaramada et dans les 
Eaudales ou Cataractes de Mayptires. Je dis 
expiés dans les Cataractes; car ce sont- les 
creux des petits rochers granitiques qui 
traversent l'Orénoque , et qui forment de 
si nombreuses cascades, que ces oiseaux 
choisissent pour leur demeure habituelle. 
Nous les avons vus quelquefois le matin 
paroîlre au milieu de l'écume du fleuve, 
appeler leur femelle, et coudjattre à la ma- 
nière de nos coqs en repliant la double 
crête mobile qui orne le sommet de leur 
tête. Comme les Indiens prennent rarement 
les Gallitos adultes , et qu'on n'apprécie 
en Europe qne les mâles qui, dès la troi- 
sième année, offrent une superbe couleur 
aurore, les acheteurs doivent être sur leurs 
gardes pour ne pas confondre de jeunes fe- 
melles avec les jeunes mâles. Les uns et les 
autres sont d'un brun-olivâtre ; mais le 
polio ou poulet màlese distingue déjà, dans 
le plus jeune âge, par sa grandeur et ses 
pieds jaunes. La femelle reste toute sa vie 
fl'une couleur sombre et d'uu brun-obscur, 



334 LITRE VÎI. 

n'ayant de jaune que les pointes et le des^ 
sous des ailes <. Pour conserver, dans nos 
collections, au coq de roche mâle et adulte, 
la belle teinte de son plumage , il ne faut 
pas Texposer à la lumière. Cetre teinte pâlit 
bien plus facilement que dans d'autres 
genres de la famille des Passereaux. Les 
jeunes mâles ont, comme la plupart des 
oiseaux , le plumage , ou la livrée de la 
mère. Je suis surpris de voir qu'un aussi 
excellent observateur que M. Le Vaillant ^ 
mette en doute si effectivement la femelle 
reste toujours d'une teinte sombre et oli- 
vâtre. Les Indiens des Raudales m'ont tous 
assuré n'avoir jamais vu une femelle de 
couleur aurore. 

Parmi les singes que les Indiens avoient 
amenés à la foire de Pararuma , nous dis« 
tinguâmes plusieurs variétés de Soi ^ appar^ 
tenant au petit groupe de singes pleureurs 
appelés Matchi dans les colonies espagnole^; 

I Sur-tout la partie que les omitholo^stei appellent 
le poignet. 

a Oiseaux de Paradis , Tom. II, p. 6i. 

3 Simia capucina. Sur la confusion qui règne dans 
la synonymie des Saï et espèces voisines , voyez nies 
Observ. de Zoologie, Tom« I , p. 3a3-3a5, 336 «i 355. 



CHAPITRE SIX. 335 

des Marimondes ' ou Atèles à venlre roux; 
des Titi et des Fiuditas. Ces deux dernières 
espèces attirèrent particulièrement notre 
attention, et nous les achetâmes pour les 
envoyer en Europe ». Il ne faut pas con- 
fondre VOuistiti^ de Briffon qui est le Titi 
de M. d'Azzara , le Tieii deCarihagène des 
Indes et du Darien qui est le Pinche de 
Buffon, et le Titi^ de l'Orénoque qui est 
le Saïiniri des uzituralistes françois. Dans 
, les différentes colonies espagnoles on donne 
le nom de Tifi à des singes qui appartiennent 
à trois sous-genres différensS, et qui va- 
rient dans le nombre des dents molaires". 



1 Simia Belzébutli. 

s On achète à Pi.-arnraa un beau Saimiri ou Tiii dr 
t'Orrnoque ]iour 8 i 9 piastres. Le missionnaire en 
paie une et demie à l'Indien qui a pris et apprivoisé le 
»ipge. 

3 Simia jacchus. 

4 Simia OEdiimi. 

5 Simia sciurea. 

6 Les genres Citllilliris , Jacchua et Midas de M. 
Geoffroy de Sainl-Hîlaire. 

7 Le Titi de l'Orénoque (delà famille des Sagoina) 
a six dents molaires ; les Titi du Darien et du Paraguay 
(de la famille des Uapales) ont cinq dents molaires dr 
shaque câté. 



336 LIVRE VII. 

Ce nombre exclut même le plusbe^u des 
trois 77rf, celui de l'Oréiioque, du geni^e 
que M. Illigcr a formé sous la dénomioa- 
tion d'Ouistiti ou Hapale. Il est presque 
inutile de rappeler, d'après ce que je viens 
d'exposer, combien il seroit à désirer que, 
dans les ouvrages de sciences, on s'abstint 
de ces noins vulgaires qui, défigurés par 
notre orthographe et variant avec chaque 
province , augmentent la déplorable confu- 
sion de la nomenclature zoologique. 

Le Titi de VOrénoque ( Simia sciurea), 
mal figuré jusques ici, quoique très-connu 
dans nos collections, s'appelle Bitîteni chez 
les Indiens Maypures. 11 est' très-commun 
au sud des Cataractes. Il a le visage blanc: 
une petite tache noire- bleuâtre couvre la 
bouche et la pointe du nez. Les Titi les 
plus élégans de forme et les plus beaux de 
couleur ( d'un pelage jaune doré ) viennent 
des bords du Cassiquiare. Ceux que l'on 
prend sur les rives du Guaviare sont grands 
et difficiles à apprivoiser. Aucun autre singe 
n'a la physionomie d'un enfant comme le 
Titi: même expression d'innocence; même 
sourire malin; même rapidité dans le pas- 



CHA.PIT11K XIX. 333 

»ge de la joie à la tristesse. Ses grands yenx 
se mouillent de larmes à l'instant même 
«Ju'il est saisi de crainte. Il est extrêmement 
friand d'insectes, sur-tout d'araigntîes. La 
sagacité de ce petit animal est si grande , 
qu'un de ceux que nous conduisîmes dans 
notre canot à l'Angostura distinguoit par- 
faitement les différentes planches annexées 
au Tableau élémentaire dhistoire naturelle 
de M. Cw-'ier. Les gravures de cet ouvrage 
ne sont pas coloriées, et cependant le Titi 
avanroit rapidement sa petite main, dans 
i'espoir de prendre une sauterelle ou une 
guêpe, chaque fois que nous lui présen- 
tions la ii^ planche sur laquelle ces in- 
sectes sont représentés. Il restoit dans la 
plus grande indifférence lor.squ'on lui mon- 
troit des gravure de squelettes ou de tètes 
de mammifères ". Lorsque plusieurs de ces 
petits singes , renfermés dans une même 

ï Je rappellerai à cette occasion que je n'ai jamais 
vu qu'un tableau, sur lequtl (tes lièvres ou des cbe- 
vreuils lïtoienl représentés de grandeur naturelle et 
dans la plus grande perfeetioii , ait l'ait la moindre im- 
pression sur des chiens de chasse dont l'inleiligence 
paroissoit le plus développée. A-l-on un esemple bien 
constatij d'un chien qui ait reconnu le portrait en pied 
Relat. hist. T. 6. aa 



338 LIVRE vil. 

cage, sont exposées à la pluie et que k 
température habituelle de Fair baisse tout, 
d'un coup de deux à trois degrés, ils re- 
courbent leur queue , qui , cependant , n'est 
pas prenante, autour de leur col, et entre- 
lacent leurs bras et leurs jambes pour se 
chauffer les uns les autres. Les chasseurs 
indiens nous ont rapporté que l'on ren- 
contre souvent dans les forêts des groupes 
de dix ou douze individus qui jettent des 
cris lamentables , parce que ceux de dehors 
cherchent à entrer dans l'intérieur du pe- 
loton pour y trouver de la chaleur et de 
l'abri. £n dirigeant des flèches trempées 
dans du poison ajfoibli^ contre un de ces 
pelotons , on prend vivans un grand nombre 
de jeunes singes à-la-fois. Le Titi^ en tom- 
bant , reste attaché à sa mère. S'il n'est 
pas blessé par la chute, il ne quitte plus 
l'épaule ou le col de l'animal mort. La 
plupart de ceux que l'on trouve vivans 
dans les cabanes des Indiens ont été arra- 
chés ainsi au cadavre de leurs mères. Les 

de son maître ? Dans tous ces cas , la vision n*est pas 
aidée par Todorat. 

X Curare destemplado^ 



CHAPITRE XIX. 339 

individus adultes, guéris de quelque bles- 
sure hien légère, périsseut a>sez commu- 
Dément avant de s être accoutumes à IVtat 
de domesticité. Les TJti sont eu général de 
petits animaux dclicuts et timides. II est 
tr^s- difficile de les transpoiter des rais- 
fiions de l'Orénoque aux côtes de Caracas 
etdeCumana. Ils deviennent tristes et abat- 
tus à mesure qu'on quitte la région des fo- 
rêts et qu'on entre dans \GsLlanos. On ne 
peut attribuer ce cliangement au léger ac- 
croissement de la température; il paroît 
plutôt dépendre d'une plus grande inten- 
site de lumière, d'un moindre degré d'bu- 
midité et de quelque propriété chimique 
de l'air des côtes. 

Les Saimiri ou Titi de l'Orénoque, les 
Atèles , les Sajous et autres quadrumanes 
connus depuis long temps en Europe , con- 
trastent singulièrement, par leur port et 
leurs habitudes , avec le Macavahu ' que les 
missionnaires appellent f^iudita ou fleuve 
en deuil. Ce petit animal a le poil doux , 
lustré et d'un beau noir. Sa (ace est cou- 

I Cm! le nom maravitain du Siinia lugens. Fo^ei 
■aei Obs. de Zoologie, Tom. I, p. jig. 



34o LIYBE TII. 

verte d'un masque de forme carrée et d*un# 
couleur blanchâtre tirant, sur le hieu. Ce 
masque renferme les yeux, le nez et la 
bouche. Les oreilles ont un rebord ; elles 
sont petites, très -jolies et presque nues. 
Le col de la Feuve offre par-devant une 
zone blanche d'un pouce de large, et for- 
mant un demi-anneau. Les pieds, ou plu* 
tôt les mains de derrière sont noires comme 
le reste du corps, maisles-mains antérieures 
sont blanches par dehors et d'un noir lui- 
sant en dedans* C'est dans ces marques ou 
taches blanches que les missionnairescroient 
reconnoître le voile , le mouchoir de col et 
les gants d'une veus^e en deuU. Le carac- 
tère de ce petit singe , qui ne se redresse 
sur ses extrémités postérieures qu'en man- 
geant, s'annonde très-}>eu. dans son niain-^ 
tien. Il a l^ir doux et timide ; il refuse sou- 
vent les alimens qu'on lui offre, lors même 
qu'il est tourmenté par un appétit dévorante 
Il n'aime guère la soçifété des autres singes. 
La vue du plus petit Saimiri le met en fuite. 
Son oeil annonce beaucoup de vivacité. 
Nous l'avons vu rester des heures entières 
immobile, sans dormir, attentif à tout ce 






CHAPtTREXlX. 34' 

^ui se j)assoit autour de lui ; mais cette ti- 
midité et cette douceur ne sont qu'appa- 
rentes. La yiudita seule , abandonnée à elle- 
raênie, devient furieuse à l'aspect d'un oi- 
seau. Elle grimpe et court alors avec une 
etonnanle rapidité ;elle s'élance sur sa proie 
comme un chat , et égorge tout ce qu'elle 
peut saisir. Ce singe, très-rare et très-déli- 
cat, se trouve sur la rive droite dé rOré* 
noque , dans les montagne; granitiques qui 
s'élèvent derrière la inissiou de Santa-Bar- 
bara. Il babile aussi les rives du Guaviare, 
près de San-Fernando de Âtabapo, La Viu- 
iila a fait avec nous tout le voyage du Cas- 
siquiare et du Rio Negro , en traversant 
deux fois les Cataractes. Je pense que c'est 
un grand avantage, pour bien étudier les 
mœurs des animaux , de les avoir conti- 
nuellement sous -ses yeux pendant plusieurs 
mois, en plein air, et non dans des maisons, 
où ils perdent toute leur vivacité naturelle. 
On se mit à charger, dès le soir nièmé, 
la nouvelle pirogue qu'on nous destinoit. 
C'étoit, comme tous les canots indiens, un 
tronc d'arbre creusé par le double moyen 
de la hache et du feu. Elle avoit quarante 



34^ LIVBE.VII, 

pieds de long sur trois pieds de large. Trois 
personnes n'auroient pu être assises Tune 
à côté de l'autre. Ces pirogues sont si mo- 
biles y elles exigent , par leur peu dé. stabi*- 
bté , une charge isi également répartie que, 
lorsqu'on veut se lever pour un instant, 
il faut avertir les rameurs ( bogas ) d'ap* 
puyer du côté opposé. Sans cette précaur 
tion,' l'eau entreroit nécessairement par la 
bande inclinée. Il est difficile de se faire 
une juste idée de la gène qu'on éprouve 
dans de si misérables embarcations. > 

J^e missionnaire des RaudaJes mit f\u^ 
d'activité dans les apprêts du voyage que 
nous ne l'aurions désiré. ^ Dans la craintier 
de n'avoir pas le nombre suffisant d'In-^ 
diens Macos et Guahibes qui comioisseAt:? 
le labyrinthe de petits canaux et de'cascadesr 
dont se composent les Baudàles ou Cata-^- 
ractes, deux Indiens furent jetés, pendante 
la nuit, au cepo, c'est-à-dire qu'on les ût^ 
coucher, les jambes placées entre deux pièces^ 
de bois entaillées et réunies par une chaîner 
à cadenas* De grand matin , nous fùmesp 
éveillés par les cris d'un jeune: homme: 
qu'on battoit impitoyablement avec un cuir^ 



CDAPITHE XIX. 343 

de lamantin. Cetoit Zerepe, Indien très- 
intelligent, qui nous a été extrêmement 
utile dans la suite, et qui refiisoit de nous 
accompagner. !Né dans la mission d'Attirés, 
d'un père Maco et d'une mère de la nation 
des Maypures , il étoit retourné dans les 
bois ( al monte ) , et avoit vécu quelques 
années avec les Indiens non réduits. Parce 
moyen, il avait acquis la connaissance de 
plusieurs langues , et le missionnaire s'en 
servoit pour interprète. JVous eûmes de la 
peine à obtenir la grâce du jeune homme. 
« Sans ces actes de sévérité , nous disoit- 
on , vous manqueriez de tout. Les Indiens 
des liaudales et du Haul-Orénaque sont 
une race plus forte et plus laborieuse que 
les habitans du Bas-Orènoque. Us savent 
qu'ils sont très-recbercliès à l'Angostura. 
Si on les laissoit faire , ils descendraient 
tous la rivière pour vendre leurs produc- 
tions et pour vivre en pleine liberté parmi 
les blancs. Les missions seroient désertes. » 
Ces raisons, je l'avoue, sont plus spé- 
cieuses que vraies. L'bomme, pour profiter 
des avantages de l'état social , doit sacrifier 
sans doute une partie de ses droits natu- 



344 LIYRE TH. 

relset de son ancienne indépendance. Maii^ 
si le sacrifice qu'on loi impose n est pas 
compense par les avantages de la civilisa- 
tion, le sauvage, dans sa simplicité sensée, 
conserve le désir de retourner vers les fo- 
rets qui Tont vu naître. C'est parce que 
rindien des bois est traité comme serf dans 
la plupart des missions, c'est parce q\&'i^ 
n y jouit pas du iruît de ses travaux , que 
les établissemens chrétiens de TOrénoque 
restent déserts. Un gouvernement fondé smç 
les ruines de la liberté des indigènes , étçint 
les facultés intellectuelles ou en arrête le 
développement 

Lorsqu'on dit que le sauvage, comme 
Tenfant « ne peut être gouverné que par la 
force, on établit de fausses analogi;es. Lea 
Indiens de l'Orénoque ont quelque chose 
d'enfantin dans l'expression de leur joie, 
dans la succession rapide de leurs én^otioos: 
mais ce ne sont pas de grands en£sms ; ils 
le sont aussi peu que les paqvres labou- 
reurs de Test de l'Europe , que la barbarie 
de nos institutions féodale^ a maintenus 
dans le plus grand abrutissement. Regarder 
remploi de la force comme \p premier et 



i 



cuAPiTRr, XIX. S45 

l'unique moyen de la civilisation du sau- 
vage , est d'ailleurs un principe aussi peu 
vrai dans l'éducation des peuples que dans 
l'éducation de la jeunesse. Quel que soit 
l'état de foiblesseoude dégradation de notre 
espèce , aucune faculté n'est entièrement 
éteinte. L'entendement humain offre seule- 
ment divers degrés de force et de dévelop- 
pement. Le sauvage, comme l'enfant, com- 
pare l'état présent avec l'état passé ; il di- 
rige ses actions, non d'après un instinct 
aveugle , mais d'après des motifs d'intérêt. 
Par-tout la raison peut être éclairée par la 
raison; et ses progrès seront d'autant plus 
retardés, que les hommes qui se croient 
appelés à élever la jeunesse ou à gouverner 
les peuples, enorgueillis par le sentiment 
de leur supériorité, méprisant ceux sur les- 
quels ils doivent agir, voudront suhstitucr 
la contrainte et la force à cette influence 
morale , qui seule peut développer tes fa- 
cultés naissantes , calmer les passions irri- 
tées et affermir l'ordre social. 

Le lo avril. Mous ne pûmes mettre à la 
^oile qu'à 10 heures du matin. Mous eûmes 
de la peine à nous faire à la nouvelle pi- 



346 LIVRE VII.* 

rogue, que nous regardions comme une 
nouvelle prison. Pour gagner en largeur, 
on avoit pratiqué, avec des branches d'ar-* 
bre , jsur le derrière du bateau , une espèce 
de treillis qui^ des deux côtés, dépassoilz 
lés bandes. Malheureusement le toit de 
feuilles ' qui couvroit ce treillis avoit si 
peu de hauteur, qu'il falloit ou rester éten- 
du sans rien voir , ou se courber en se 
tenant assis. La nécessité de transporter les 
pirogues à traversées rapides et même d'une 
rivière à Tautre , la crainte de donner trop 
de prise au vent en élevant le toldo, rendent 
cette construction nécessaire pour les petits 
bâtimens qui remontent vers le Rio Negro. 
Le toit étoit destiné pour quatre personnes 
étendues sur le pont ou treillis de brous- 
sailles; mais les jambes dépassent de beau- 
coup le treillis , et ,, lorsqu'il pleut , on est^ 
mouillé à mi-corps. De plus^ on est couché 
sur des cuirs de bœuf ou des peaux d^ 
tigre , et les branches d'arbre que re- 
couvrent ces peaux se font sentir doulou- 
reusement à travers une couverture si mince. 
Le devant du bateau étoit rempli par les 

I Eltoldo. 



CHAPITRE XIX. 347 

ludienf) rameurs , munis de pagaies de trois 
pieds de long, en forme de niillères. Us 
sont tout nus, assis deux à deux, et rament 
en cadence avec un ensemble extraordinaire. 
Leurs cbants sont tristes et monotones. Les 
petites cages qui renfermoicnt nos oiseaux 
et nos singes, et dont le nombre augmen- 
toit à mesure que nous avancign^^ étoient 
attachées, les unes au toldo , les autres à ta 
proue du bateau. C'étoit notre ménagerie 
ambulante. Maigre les pertes fréquentes , 
eccasionuées par des accidens , et sur-tout 
par les funestes effets de l'insolation, nous 
comptions quatorze de ces petits animaux 
à notre retour au Cassiquiare. Des»natura- 
listes-col lecteurs qui voudroient rapporter 
des animaux vivans en Europe , pourraient, 
dans les deux capitales situées sur les bords 
de rOrénoque et de l'Amazone, à l'Angos- 
tiira ou au Grand-Para , faire construire 
exprès des pirogues dont le premier tiers 
fenfermeroit deux rangs de cases abritées 
contre les ardeurs du soleil. Chaque nuit, 
lorsque nous établissions notre bivouac , la 
ménagerie et nos instrumens occupoient le 
centre : tout autour venoient d'abord nos 



348 LIVRE TII.^ 

hamacs, puis les hamacs des Indiens, et, kt 
Textérieur , les feux que Ton croit indispeoh 
sables contre les attaques du Jaguar. Vers 
le lever du soleil, les singes de nos cages 
répondoient aux cris des singes de la forêt. 
Ces communications entre des animaux de 
la même espèce, qui s'afTectionnent san&- 
se voir ,4loi)t les uns jouissent de la liberté 
que les» autres regrettent , ont quelque 
chose de triste et de touchant. 

Dans une pirogue si encombrée et qui 
n'a voit pas trois pieds de large , il ne res- 
toit d'autre place pour les plantes sèches , 
les malles, un sextant, la boussole d'rncli- 
naison et leis instrumens méfeéoi^lpgiq^iesy 
que le dessous du treillis de branches sur 
lequel nous étions forcément étendus la 
majeure partie de la journée. Pour retirer 
le moindre objet d'une malle, ou pour s6 
servir d'un instrument, il Êilloit aborder 
au rivage- et débarquer. A ces incommo- 
dités se joignoient , et le tourment des 
mosquitos qui s'accumulent sous un toit 
si bas, et la chaleur que rayonnent les 
feuilles de palmier dont la surface supé** 
rieure est continuellement exposée aur 



CMAVITKE XIX. 3^9 

irdeurs du soleil. Nous tentions à chaque 
instant, et toujours snns succès, d'amé- 
liorer notre position. Taudis que l'un de 
nous se cachoit sous un drap pour se ga- 
rantir des insectes, l'autre insi.stoit pour 
qu'on allumât du bois veit sous le toldo , 
afin de chasser les moustiques par la fumée. 
La douleur des yeux et l'accroissement 
d'une chaleur déjà si étouffante rendoienl 
les deux moyens impraticables. Avec quel- 
que gaieté de caractère, avec des rapports 
de bienveillance mutuelle , avec un vif in- 
térêt pour la nature majestueuse de ces 
grandes vallées de rivières, les voyageurs 
supportent facilement des maux qui de- 
viennent habituels. Je ue suis entré dans 
ces détails minutieux que pour peindre la 
manière de naviguer sur rOrénoque, et 
pour prouver que , malgré notre bonne 
volonté , nous n'avons pu , M. Bonpiand 
et moi , pendant cette partie du voyage , 
multiplier nos observations autant que 
Tauroit exigé l'intérêt des objets qui nous 
entouroient. 

rfos Indiens nous montrèrent le lieu où , 
sur la rive droite du fleuve, étoit située 



35o LIVRE VII. 

jadis la mission de Pararuma , fondée par 
les jésuites vers l'année 1733. La mortalité 
causée par la petite-vérole parmi les Indiens 
Salivas, fut la cause principale de la des- 
truction de la mission. Le peu d'habitans 
qui survécurent à cette cruelle épidémie 
furent agrégés au village de Carichana , que 
nous allons bientôt visiter. C'est à Pararu* 
itia que, d'après le témoignage du père Ro- 
man, on a vu tomber de la grêle pendant un 
grand orage, vers le milieu du dernier 
siècle. C est presque le ^eul exemple que je 
connoisse dans, une plaine qui est à-peu- 
près au, niveau de la mer.; car on ne vmt 
généralement tomber de la grêle sous les 
tropiques qu'au-dessus de 3oo toises d'élé-^ 
vation i. Si elle se forme à égale hauteur 

I Voyez plus haut, T. IV, chap.xii,p^ ai a. Thibault 
de Chanvalon, dans une disciissîon très-judicieuse .sur 
la météorologie des tropiques et sur celle de la zone 
tempérée , propose la question de savoir; pourquoi , 
au-dessus des plaines , dans la zone tempérée -seule , 
les orages sont accompagnés de grêle? «La chaleur 
des plaines , dit-il , ne peut être un obstacle à la forma- 
tion de la grêle : en Europe , elle n'est jamais pi as 
commune que dans les saisons chaudes. » Il assure 
qu'à la Martinique , on a vu une seule fois de la grêle 
diins les plaines 9 en 1721. ( Vojage à la Martinique, 



CHAI'ITRE XIX. 35r 

au-dessus des plaines et des plateaux , il 
faut croire qu'elle se fond en parcourant 
dans sa chute les couches les plus basses de 
l'atmosphère dont la température moyenne 
(entre o' et 3oo' ) est de 37", 5 et 24" du 
thermomètre centigrade. J'avoue qu'il est 
bien difficile d'expliquer, dans l'état actuel 
de la météorologie, pourquoi il grêle à 
Philadelphie , à Rome et à Montpellier 
pendant les mois les plus chauds et dont 
la température moyenne atteint aS" à aô", 
tandis qu'on n'observe pa^ le même phé- 
nomène à Cumana , à la Guajra , et en gé- 
néral dans les plaines équatoriales. Aux 
États-Unis et dans l'Europe méridionale 
(par les ^0° et 4^° de latitude ), les cha- 
leurs des plaines sont en été à-])eu-près 
les mêmes que sous les tropiques. Le dé- 
croissement du calorique , d'après mes re- 
cherches, varie égalenaent très-peu. Si donc 
le manque de grêle sous la zone torride, 
au niveau de la mer , provient de la foule 
des grêlons en traversant les Ijusses couches 
de l'air , il faut supposer que ces grêlons, 

p, i35 , n." 40- ) Cette assertion paroît douteuse. {^JUo- 
reau de Jonnéi, iur le climat des Antilles ., p. 49- ) 



•35î2 LIVRE VII. 

au moment de leur formation , sont plu» 
gros dans la zone tempérée cfie dans la 
Eone torride. Nous connoissons encore si 
peu les conditions sous lesquelles Feau se 
congèle dans un nuage orageux , sous nos 
climats , que nous ne pouvons juger si ces 
mêmes conditions se trouvent remplies sous 
l'ëquateur, au-dessus des plaines. Je doute 
que la grêle se forme toujours dans une 
région de l'air dont la température moyenne 
est zéro, et que l'on ne rencontre chez 
nous, en été, qu'à i5oo ou 1600 toises 
de hauteur. Les nuages dans lesquels ob 
entend s'entre - choquer les grêlon^ avant 
leur chute, et qui se meuvent horizonta- 
lement , m'ont toujours paru beaucoup 
moins élevés; et, à ces moindres hauteurs ^ 
on peut concevoir que des refroid issemens 
extraordinaires sont causés par la dilata- 
tion de l'air ascendant qui augmente de 
capacité pour le calorique , par des couran!< 
d'air froids venant d'une latitude plus éle* 
vée , et sur-tout ( d'après M. Gay - Lussac ) 
par le rayonnement de la surface supérieure? 
des nuages. J'aurai occasion de revenir sur 
ce sujet , en parlant des formes différentes 



CMAPITHE XIX, 353 

soiis lesquelles la gièle et le grésil se mon- 
trent sur le dos des Andes , à aooo et aGoo 
toises de hauteur, el en exitminant la ques- 
tion de sîtvoir si l'on peut considérer la 
couche <le nuages qui enveloppent les 
montagnes comme une continuation hori- 
zontale de la eouclie que nous voyons im- 
mcdiatemeut au-dessus de nous dans les 
plaines. 

L'Orénoque , rempli d'îles , commence 
à se diviser en plusieurs bias , dont le jjIus 
occidental reste à sec pendant les mois de 
janvier et de février. La largeur totale de 
la rivière excède 25oo à 3ooo toises. Vis-à- 
vis de l'île Javanavo . nous aperçûmes à 
l'est la bouche dti Cann Aujacoa. Knire ce 
CauQ et le Rio Paritasi i ou Faruati , le pays 
devient de plus en plus hoisé. Au milieu 
d'une forêt de palmiers, non loin de l'Oré- 
noque a, s'élève un rocher isolé et dun as- 
pect infiniment pittoresque. C'est uii pilier 

I Le père jésuite, Morillo , a voit formé, sur les rivea 
de Pai'uasi, une mission de ce nom. en riiunissunt des 
Indiens Mapuyps ou Mapoi ; mais elle a été bientôt 
abandonnée. {Gili, Tom. I, p. ^7. ) 

a Vis-à-vis IHito île San-Anto/tia. 

Relat. hL-t. T. G. a3 



354 ï-iVRE vu. 

de granité , une masse prismatique dont 
les flancs nus et escarpés atteignent près de 
deux cents pieds de hauteur. Sa cîme , qui 
dépasse les arbres les plus élevé» de h 
foret , est terminée par un banc de roche 
à surface unie et horizontale. D Vulr^ sur- 
bres couronnent cette cime que le& mis- 
sionnaires appellent le pic ou Mogot^ ik 
Cocujrza, Ce monument de la nature ^ simple 
dans sa grandeur , rappelle les nioaumem 
cyclopéeos. Ses contours , forteme»! pro- 
noncés ^ le groupe d'arbres et d'arbustes qui 
le surmonte , se détachent sur l'aaur diU 
ciel. C'est comme uiïe foret qui s'élève auk* 
dessus d'une foret. 

Plus loin , près de l'embouchure du Pa- 
ruasi , l'Orénoque se rétrécit. A l'est , nous 
aperçûmes une montagne à cime rase qui 
s^avance en forme de promontoire. Elle a 
près de trois cents pieds de haut , el servoit 
de forteresse aux jésuites. Ils y avoient 
construit un fortin qui étoit garni de trois 
batteries de canons et constamment occupé 
par un détachement militaire. Nous avons 
vu ces canons démontés et à moitié ense- 
velis duns le sable , à Carichana et à Àturés. 



CHAPITRE XIX, 355 

Le fortin des jésuites ( ou fortaleza de San- 
Francisco Xavier ) a été détruit depuis la 
dissolution de la Compagnie; mais l'endroit 
s'appelle encore el Castillo. Sur une curte 
manuscrite , tracée dans ces derniers temps, 
à Caracas , par un membre du cleigé sé- 
culier , je le trouve indiqué sous la déuq- 
mination bizarre de Trinckera del despa- 
tismo monacal'. Mks toutes les révolutions, 
la nomenclature géograpbique se ressent 
de l'esprit diimovation qui scmparc de la 
multitude. 

J,a garnison que les jésiùtesentretenoieut 
sur ce rocber n'étoit pas simplement des- 
tinée à protéger les mi-ssions contre les in- 
cursions des Caribes; elle étoit aussi em- 
ployée à une guerre offensive , ou , comme 
on dit ici, à la conquête des âmes, con- 
quista de aimas. Les soldats , excités par 
■l'uppât de récompenses pécuniaires , fai- 
'Boient: à main armée des incursions ou 
entradas dans les terres des Indiens indé- 
fiendans. On tuoit tout ce qui osoît faire 
Insistance; on brùloit les cabanes, on dé- 
^ui^it les plantations , et l'on amenoit 

I Retranchemenl du despotisme moiiuraf. 



356 LIVRE yii. 

comme prisonniers les vieillards , les femm^ 
et les enfans. Ces prisonniers furent ré^ 
partis dans les missions du Meta , du Rii:^ 
Negro et du Haut-Orénoque. On choisissoi 
les lieux les plus éloignés , afin qu'ils 
pussent être tentes de retourner dans leurr* 
pays natal. Ce moyen violent de conquérir^ 
des ames^ quoique prohibé par \ts loi 
espagnoles, étoit tolér^É^r les gouverneu 
civils , et vanté comme utile à la religioi». 
et à Tagrandissement des missions, par 1 
supérieurs de la Compagnie, a ha, voix 
FÉvangile n'est écoutée , dit naïvement u 
jésuite de l'Orénoque ^ dans les Lettre, 
édifiantes^ que là où les Indiens ont en^ — 
tendu le bruit des armes , el eco de la^- 
polvora, La douceur est un moyen bie: 
lent. En châtiant les naturels, on facilit 
leur conversion. » Ces principes , qqi dé-^ 
gradent riiuaianité, n'étoient point partagée 
sans doute par tous les membres d'une 
société qui , dans le Nouveau-Monde et par- 
tout où l'éducation est restée exclusivement 
entre les mains des moines, a rendu des 

I Cartas edificantes de la Compania de Jesu9^ ^7^7 y 
Tom. XVI , p. 931. 



en APITBE XIX. 3^7 

services aux lettres et à la civilisation. Mais 
les entradas, les conquêtes spirituelles à l'aiHe 
des baïonnettes, étoient un vice inhérent 
à un régime qui tendoit à l'agrandissement 
rapide des missions. Il est consolant de 
voir que le même système n'est pas suivi 
par les religieux de Saint-François, de 
Saint-Dominiqne et tle Saint-Augustin qui 
gouvernent aujourd'hui une vaste partie 
de l'Amérique méridionale , et qui , par la 
«louceur ou la rudesse de leurs mœurs , 
«xercent une influence puis.sante sur le sort 
«Je tant de milliers d'indigènes. Les incur- 
sions à main armée sont presque entière- 
ment abolies ; et, là où elles se font, elles 
sont désavouées par les sujiérieurs des 
Ordres. Nous ne déciderons pas pour le 
moment si cette amélioration du régime 
monacal est due k un défaut d'activité et 
à une indolente tiédeiir, ou s'il faut l'attri- 
buer , comme on aimeroit à le croire , à 
l'accroissement des lumières, à des senti- 
mens plus relevés et plus conformes au vé- 
ritable esprit du cliristianisme. 

Depuis la bouche du Hio Paruasi , l'Oré- 
noque se rétrécit de nouveau. Rempli d'î- 



358 LIVRE VII. 

1 

lois et de masses de rochers granitiqiieSf 
ii offre des rtipides ou petites câsrades i 
dont le premier aspect peut alarmer le voya- 
geur par le tournoiement cantinuel de Teau, 
mais qui ne sont dangereux pour les ba- 
teaux dans aucune saison de Tannée. Il 
faut avoir bien peu navigué poUï» dire avec 
le ])ère Gili ^ , d'ailleurs si exact et si judi- 
cieux , «( è terribile pe* tnolti scogU il tratto 
del Jiume irai Ca^tello fe Caricciana. » Une 
rangée d'écueiis qui traverse presque la ri- 
vière entière , porte le nom du Rauàal de 
Marimara '^. Nous la passâmes sans diffi* 
culte par un canal étroit dans lequel Teau 
sembloit bouillonner en sortant avec impé- 
tuosité 4 au-dessous de la Piedra die Mari- 
mara^ masse compacte de granité de 8o pieds 
de haut et de 3oo pieds de circonférence , 
sans fissure et sans trace de stratification. 
La rivière pénètre très-avant au milieu des 

1 Los 'remolinos. 
% Tom. I, p. II. 

3 On reconnoit ce nom dans celui de« la montagne 
du Castiilo qui est Marimaruta ou Marimarota ( Gu- 
milla , Tom. I , p. 'a83 ). 

4 Ces endroits s'appellent chorreras dans Icis colonies 
espagnoles. 



CHAPITRE XIX. 3f>9 

terres, et y forme dans les rocs des baies 
spacieu.tes. Une de ces baies , renfermée 
©Htre deux promontoires dépourvus de vé- 
gétation, s'ap|>elle le port de Carichana^. 
C'est un endroit d'un aspect sauvage. Les 
côtes roclieuses projettent le soir leurs 
grandes ombres sur J:i surface du fleuve. 
L'eau paroit noire en reflétant l'image de 
ces masses granitiques qui, comme nous 
l'avons déjà dit, ressemblent, par la teinte 
de leur surface extérieure, tantôt à la bouille, 
tantôt à la mine de plomb. Nous passâmes 
la nuit dans le petit village de Caricbana 
où nous fûmes reçus au presbytère ou con- 
vento, d'après la recommandation du bon 
missionnaire , Fray José Antonio de Torre. 
Il y avoit près de quinze jours que nous 
n'avions coucbé sous un toit. 

Le 1 1 avril. Pour éviter les effets des 
inondations souvent ai funestes pour la 
santé, la mission de Caricbana a été placée 
à trois quarts de lieue de distance de la ri- 
vière. Les Indiens sont de la nation des 
' Salivas: ils ont une prononciation désagréa- 
ble et nasale. Leur langue, dont le père 
I Piedra y puerto de Cariehana. 



36o LIVRE Vïl. 

jésuite Anisson a composé une grammaire 
restée manuscrite, est, avec le caribe, le 
tamanaque, le maypure , l'ottomaquey le— 
guahive et le jaruro, une des langues-mères 
les plus répandues de rOrénoque. Le père. 
Gili I pense que l'ature, lepiraoa et le qua- 
qua ou mapoje ne sont que des dialectes 
du saliva.' Mon voyage a été beaucoup trop 
rapide pour que je puisse juger de l'exacti- 
tude de cette assertion ; mais nous verrons 
bientôt que dans le village d'Aturès^ célèbre 
par les grandes cataractes près desquelles il 
est situé , on ne parle aujourd'hui ni le sa- 
liva ni Tature, mais la langue des Maypures. 
Dans le saliva de Garichana, Thomme s'ap- 
pelle coccoy la femme gnacu , l'eau cagua^ le 
feu egussa, la terre seke, le ciel^ mumeseke^ 
(terre d'en haut), le Jaguar impii^ le croco- 
dile cuipoo , le maïs giomù , la banane parcUw 
nà^ le manioc pe/èe. Je citerai un de ces coin- 
posés descriptifs qui semblent caractériser 
l'enfance du langage, quoiqu'ils se soient con- 
servés dans quelques idiomes très-parfaits^. 

I Tom. III, p. ao5. 

1 L» C, ^ p. 212. 

S Fojrez plus haut , Tom. III , Chap. ut , p. 335. 



CHAPITBE XIX. 30l 

De même qu'en b:isque, le tonoerre s'ap- 
pelle le bruit du nuage (odotsa ); le soleil, 
en saliva , porte le nom de mume-seke-cocco , 
c'est-à-dire l'homme ( cocco ) de la terre 
( selie ) d'en haut ( mume '). 

La demeure la plus ancienne de la nation 
saliva paroît avoir été sur la rive occiden- 
tale de l'Orénoque entre le Rio Vichada ^ 
et le Guaviare , comme entre le Meta et le 
Kio Paute. On trouve aujourd'hui des Sali- 
vas , non-seulement à Carichana, mais aussi 
dans les missions de la province de Casa- 
nare , à Cahapuna , à Guanapalo, à Cabiu- 
na et à Macuco. Dans ce dernier village , 
fondé en 1730, par le père jésuite Fray 
Manuel Roman , le nombre des habitans 
s'élève à i3oo. Les Salivas sont un peuple 
sociable , doux , presque timide , et plus fa- 
cile , je ne dirai pas à civiliser, mais à sub- 
juguer, que d'autres tribus de lOrénoque. 
Pour se soustraire à la domination des Ca- 
ribes, les Salivas se sont agrégés facilement 
ïux premières missions des jésuites. Aussi 

T La missinnSaliTf!, sur le Hin Vichada, fut dt^truite 
par les Caribes ( Casant, Hht. gen. , Cap. XXVI , 
P- 168. ) 



36a LIVRE vil. 

ces pères f dans leurs écrits, font pat-toul^ 
reloge de leur intelligence et de leur doci* 
litéi. Les Salivas ont beaucoup de goût: 
pour la musique; ils se servent, dès les 
temps les plus reculés , de trompettes de 
terre cuite qui ont quatre à cinq pieds de 
long et plusieurs renflemens en forme de 
boule communiquant \es uns avec les autres 
par des tuyaux étroits. Ces trompettes don- 
nent des sons extrêmement lugubres. Les jé<» 
suites ont cultivé avec succès le goût naturel 
des Salivas pour la musique instruoientale; 
et, même après la destruction de la Compas 
gnie, les missionnaires du Rio Meta ont con- 
servé, à San-Miguel de Macuco,iine belle mu- 
sique d'église et l'enseignement musical de 
la jeunesse indienne. Récemment encore un 
voyageur a été surpris de voir les naturels 
jouer du violon, du violoncelle, du triangle, 
de la guitare et de la flûte *. 

Le régime des missions isolées de FOré- 

1 Gumiila , Tom. I, Cap. i^hi, p. d09-!i!i4. GcZc) 
Tom. I, p. 57 ; Tom. II, p. 44- 

2 Diario del Presbitero ^Içse 'Cartes Madariaga en 
su viage de Santa-Fe de, Bogota por el Rio Meta a Co' 

ratas ( 181 1 ) , fol, i5 ( manuscrit ). 



CHAPITRE XIX. 363 

noque n'est pas aussi favorable aux progrés 
de la civilisation et k l'accroisfiemciit <Ie la 
population des Salivas que le régime qiit 
est suivi, dans les plaines de ('asanare et du 
Meta, par les religieux de Sainl-4tigustin '. 
'A Maruco, les naturels ont profilé de leur 
communication avec les blancs qui habi- 
tent le même village et qui sont presque 
tous àes réfugiés du Socorro ^ . A l'Oreiioque, 
du temps des jésuites, les trois villages de 
Pararuma, du Castillo ou Marumarutu et de 
Caricbana furent fondus en un seul, celui 
de Carichaaa, qui devint par-là une mission 
très-considérable. En 3759, lorsque la For- 
taleza de San-Francisco Xavier et ses trois 

I Recolelo.t , dépendant du grand colli'ge de la Can- 
delaria lip Sanla-Fe de liogola. 

a La ville du Socurro , au snd du Rio Sogainozo et 
au Dord-nordest de Santa-Fe de Bogota, étoit le centre 
de l'éineule qui éclata dans le royaume de la Nouvelle- 
Grenade, en 1781 , soua l'arctirvéque vice- roi Gongora, 
à cause îles vexations qu'avoil i:prouvées le peuple par 
l'introduction de la ferme de tabac. Beaucoup d'Iiabi- 
lans industrieux du Socorro émi^rèrent à cette t'poque 
danslesi^-ï'M.t du Meta pour échapper aux [lersécutiona 
qui suivir<-nt l'amnistie générale accordée par la cour 
de Madrid. Cci émigrés sont appelés, dam 
Socorrenos refagiados. 



364 LIVRE VII. 

batteries cxistoient encore , le père Caulin ' 
comptoit dans la mission deCarichana 4oo 
Salivas. Eh 1800, j'en ai à peine trouvé 1 5o. 
Il ne reste du village que quelques cabanes 
construites en terre glaise , et placées sy- 
métriquement autour d'une croix d'une 
grandeur prodigieuse. 

Nous trouvâmes au milieu de ces Indiens 
Salivas une femme de race blanche , sœur 
d'un jésuite de la Nouvelle-Grenade. On 
ne sauroit décrire la satisfaction que l'on 
éprouve lorsqu'au milieu de peuplades dont 
on ignore la langue , on rencontre un être 
avec lequel on peut converser sans inter- 
prète. Chaque mission a au moins deux de 
ces interprètes , lenguarazes. Ce sont des 
Indiens un peu moins stupides que les 
autres, et au moyen desquels les mission- 
naires de rOrénoque, qui se donnent rare- 
ment la peine aujourd'hui d'étudier les 
idiomes du pays, communiquent, avec les 
néophytes. Ces interprètes nous ont suivis 
dans toutes nos herborisations ; mais ils en- 
tendent plutôt le castillan qu'ils ne sont 
capables de le parler. Dans leur indolente 

X JSist, corografica, P* 7i* 



CHAPITRE X IX. 365 

indifférence, ils répondent comme au ha- 
sard, mais toujours avec un sourire offi- 
cieux: Ouiy mon père , non, mon père, à 
toutes les questions qu'on leur adresse. Il 
,est aisé de concevoir combien , peuplant des 
mois entiers, on est impatienté de ces cod- 
versations, lorsqu'on veut être éclairé sur 
des objets auxquels on prend un vif inté- 
rêt Souvent nous fûmes forcés d'employer 
à -la- fois plusieurs interprètes et plusieurs 
traductions successives pour communiquer 
avec les naturels '. 

M Depuis lua mission, disoit le bon reli- 
gieux d'L'ruana , vous voyagerez comme des 
mut'ts. )i (lette prédiction s'est à-peu-prés 
accomplie; et, pour ne pas perdre tout le 
fruit que l'on peut tirer même du com- 

1 Pour se former une juste idée de l'embarras de 
ces coininiinicatiuns par inlerprète , il faut se rappeler 
que , <la is reKjiéilitioii de Lewis et Clark au Bio Co- 
luinbia , pour sVnlrelenir aifc \ts Indiens Chapuuish, 
le capitaine Cliirk piirlu angluii k un des siens; celui- 
ci traduisit la question ea J/amoù àChabaneau ; Ctka- 
baufau la traduisit à sa frmme. Indienne, en mine- 
tart-u ; la femme la traduisit en shox^thonee a un pri- 
t le prisonnier la traduisit en chapuuish, 

I peut craindre que le s«ns de lu question n'ait été 
peu Hltéri; parcinq tiWuclîons s 



366 LJVRK ▼!!. 

merce avec les Indiens les plus abrutis, 
nous avons quelquefois préféré le langage 
des signes. Dès que riadigéne s'aperçoit 
que l'on ne veut pas employer d'interprète, 
dès qu'on l'interroge directement en lui 
montraut les objets, il sort de son apathie 
habituelle , et déploie une rare intelligence 
pour se faire comprendre. Il varie tes signes, 
il prononce les mots avec lenteur, il les 
répète sans y être engagé. Son amour-propre 
paroit flatté de la considération qu'on lui 
accorde eu se laissant instruire par lui. Cette 
facilité de se faire corapiendre est sur-tout 
très-remarquable dans l'Indien indépendant, 
et dans les établissemens chrétiens , je dois 
conseiller au voyageur de s'adresser de pré- 
férence à ceux des naturels qui ne sont ré- 
duits que depuis peu , ou qui retournent 
de temps en temps à la foret pour jouir de 
leur ancienne liberté i. On ne sauroit dou- 
ter que les rapports directs avec les natu- 
rels sont plus instructifs et plus sûrs que 
les communications par interprète î», pour- 

1 Indios nuevamente reâucidos ; Indlos medio-rc- 
ducidos , vagos , que vuelven al monte, 

2 Voyez plus haut, Tom. III, Cbap. ix , p. 3oo. 



CHAPrTBE XIX. 36^ 

TU qu'on sache simpiifirr ses questions et 
qu'on les répète successivement à-jilusieurs 
individus, sous d'autres formes. La variété 
des idiomes qu'on parle sur les rives du 
Meta, de l'Oréiioque, du Cassiquiare et du 
Bio Negro , est d'ailleurs si prodigieuse, 
qu'un voyageur , quelque grand que fût 
son talent pour les langues , ne pourroit 
jamais se flatter d'en apprendre assez pour 
se faire entendre le long des fleuves navi- 
gables, depuis l'Angostura jusqu'au fortin 
de San-Cailos del Rio Negro. Au Férou et 
k Quito, il sufBt de savoir le qquichua ou 
la langue de l'Iuca; au Chili, l'araucan ; au 
Paraguay , !e guarany , pour se faire en- 
- tendre par la majeure partie de la popula- 
tion. Il n'en est pas de même dans les mis- 
sions de la Guyane espagnole, où des peuples 
de races différentes sont mtMés dans un 
même village. Il n'y suffiroit point encore 
d'avoir appris le caribe ou cariua , le gua- 
mo , le guahive ' , le jaruro , l'ottomaque, 
le maypure , le saliva , le marivitaiii , le ma- 
quiritare et le guaica , dix langues dont il 
' n'existe que des grammaires informes, et 

I Prononcez gua-it-a , en espagnol ^a/'iva. 



368 LIVRE VII. 

qui sont moins rapprochées les unes de^ 
autres que ne le sont le grec , l'allemand 
et le persan. 

Les environs de la mission de Carichana 
nous' ont paru délicieux. Le petit village 
est situé dans une de ces plaines couvertes 
de graminées qui , depuis TEncaramada 
jusqu'au-delà des cataractes de Maypures, 
séparent tous les chaînons de montagnes 
granitiques. La lisière des forets ne se pré* 
sente que dans le lointain. Par- tout l'ho- 
rizon est bordé de montagnes, en partie 
boi«ées et d'une teinte sombre , en partie 
nues , à sommets pierreiix , et dorées par 
les feux du soleil couchant. Ce qui donne 
à cette contrée un caractère particulier, 
ce sont des bancs de rocher ' presque dé- 
pourvus de végétation , qui ont souvent 
plus de huit cents pieds de circonférence, 
et qui sVlèvent à peine de quelques pouces 
au-dessus de la savane environnante. Ils 
font aujourd'hui partie de la plaine. On se 
demande avec siîrpriî^e si quelque révolu- 
tion extraordinaire a emporté le terreau et 
les plantes, ou si le noyau granitique de 

I Laxas, 



CHAPITRE XIX. 369 

notre planète se montre à nu , parce que 
les germes de la vie ne se sont point encore 
développés sur tous les points. Le même 
phénomène semble se retrouver dans le 
Shamo \ qui sépare la Mongolie de la Chine. 
On appelle Tsy ces bancs de rochers isolés 
dans le désert. Je pense que ce seroient de 
véritables plateaux si les plaines d'alentojir 
étoient dépouillées du sable et du terreau 
qui les recouvrent , et que les eaux y ont 
accumulés dans les endroits les plus bas. 
Sur ces plateaux pierreux de Carichana , 
l'on suit avec intérêt la végétation nais^ 
santé dans les différens degrés de son dé- 
veloppement. On y trouve des plantes li- 
chéneuses fendillant la pierre et réunies 
en croûtes plus ou moins épaisses; de petites 
portions de sable quartzeux nourrissant des 
herbes succulentes ; enfin des couches de 
terre noire déposées dans des creux , for^ 
mées de débris de racines et de feuilles , 
ombragées par des touffes d'arbustes touT 
jours verts. Je ne citerois pas nos jardins 
et les ouvrages timides de l'art, si j'avois 
à parler des grands effets de la nature ; 
priais ce contraste de rochers et de bosquets 
Jielat. hist. T. 6. a/j 



370 LITEE VU. 

chargés de fleurs , « ces touffes de petits 
arbres épars dans la savane , rappellent in- 
Tolontairement ce que nos plantations of-* 
frçnt de plus varié et de plus pittoresque. 
On diroit que l'homme , guidé par un sen* 
timent profond des beautés de la nature , 
a voulu adoucir la sauvage âpreté de ces 
ligqx. 

Lorsqu'on s'éloigne de la mission de deux 
à trois lieues , on trouve , dans ces plaines 
entrecoupées de collines granitiques , une 
végétation aussi riche que variée.- En com-* 
parant le site de Carichana à celui de tous 
les villages au-dessus des grandes cataractes» 
on est surpris de la &cilité avec laquelle 
on parcourt le pays sans suivre le bord 
des rivières et sans être arrêté par 1 épais-» 
seur des forets. M. Bonpiand fit plusieurs 
excursions à cheval qui lui fournirent une' 
riche moisson de plantes ' . Je ne citerai 
que le Paraguataa ^ superbe espèce de Ma- 

1 Combretum frangtdœfolium , Bignoxiia cancha- 

nensis^ B. fluviatilis, B. salicijolia^ Hyperlcum EugC" 

niœfolium ^ Convolvulus discolor^ Cascaria capitata^ 

Spathodia orinocensis , Heliotropiam cinereum , H, 

filiforme^ etc. 



■/ 



CHAVITRE XIX. 3^1 

crocnerauin , et dont lécorce teint en 
rouge'; le Guaricamo à racine veoéneiisea^ 
le Jacaranda obtusifotia'^, et le Serrape ou 
Japek des Indiens Salivas, qui est le Cou- 
marouna d'Aublet , si célèbre dans toute 
la Terre-Feniie à cause de son fruit aroma- 
tique. Ce fruit, que l'on place à Caracas 
entre le linge comme on le mêle en Europe 
au tabac en poudre sous le nom de fève 
de Tonca ou Tongo , est regardé comme 
vénéneux. C'est nue fausse opinion , très- 
répandue dans la province de Cumana, 
que l'excellente liqueur fabriquée à la Mar- 
tinique doit son arôme particulier au Jape, 
Il s'appelle dans les missions Simaruba, 
nom qui peut causer de graves erreurs , le 
vrai Simaruba étant une espèce fébrifuge 
du genre Quassia, et ne se trouvant dans 
la Guyane espagnole que dans la vallée du 
Rio Caura , où les Indiens Paudacotes le 
désignent par le nom iX Achec^clmri. 

ï Maerocneinum tinctorium. 

a Hyania coccinea. 

3 Voyez nos Plantes Oquin. , Tom. I, p. 6i, tab. 18. 

4 Dipterlx odorûta , Willd , ou Baryosina Tongo d« 
Gacctner. Le Jape fournit à Caricliana un excellent boif 
rfe cliarpeiiie. 

•>4- 



Sya LIVRE Vu. 

J'ai trouvé à Carichana, à la grande place, 
rinclinaison de Faiguille aimantée de 33^,70 
( nouvelle division ). L'intensité des forces 
étoit exprimée par 227 oscillations en 10 
minutes de temps, accroissement des forces^ 
qui sembleroit indiquer quelques attractions 
locales. Les blocs de granité noircis par 
les eaux de TOrénoqûe n'agissent cepen- 
dant pas sensiblement sur Taimant. La hau- 
teur barométrique* étoit à midi 336^^' ,6; le 
thermomètre centigrade étant de 3o**,6 à 
Fombre. La nuit , la température de Tair 
baissoit à 36^,2 ; l'hygromètre de Deluc se ' 
soutenant à Ifi^. 

La rivière avoit monté de plusieurs poiiÉces 
dans la journée du 10 avril; ce phénomène 
frappoit d'autant plus les indigènes que 
les premières crues sont presque insensibles 
et que l'on est accoutumé à les voir suivies, 
au mois d'avril , d'une baisse de quelques 
jours. L'Orénoque étoit déjà de trois pieds 

I Voyez plus haut, t. VI, Chap.xviii , p. 120. La lati- 
tude de Carichana , déduite de celle dlJruana et de 
rembouchure du Meta , est 6*^ a 9' . 

a Dans le port de Carichana , le baromètre se sou* 
tenoit, à 6 heures du soir, à 335,^*7; le thermomètre 
À rair étoit à 26^8. 



CHAPITRE XIX. 373 

plus élevé que le niveau dès eaux les plus 
basses. Les naturels nous montrèrent, sur 
uri mur granitique y les traces des grandes 
crues actuelles. Nous les trouvâmes à 4^ 
pieds ' de hauteur , ce qui est le double 
de la true moyenne du Nil. Mais cette me- 
sure fut prise dans un endroit où le lit 
de rOrénoque est singulièrement resserré 
entre des rochers , et je n'ai pu suivre que 
l'indication qui m'a été donnée par les in- 
^digènes. On conçoit aisément que l'effet et 
la hauteur des crues diffèrent selon le profil 
de la rivière, la nature des bords plus ou 
moins élevés , le nombre des affluens qui 
réunissent les eaux pluviales , et selon la 
longueur du terrain parcouru. Ce qui est 
indubitable et ce qui a frappé l'imagination 
de tous ceux qui habitent ces contrées, 
c'est qu'à Carichana , à San Borja , à Âtures 
et à Maypures , là où le fleuve s'est frayé 
un chemin à travers les montagnes, on 
voit, à cent, quelquefois à cent trente pieds 
au-dessus des plus hautes crues actuelles , 

I Ou i3™,5. La hauteur de la crue moyenne du 
Nil est de 14 coudées du nilomètre d'Éléphantiue , ou 
de 7 ™,4i« 



874' lilmÉ irit. . 

des bandefs nôtres et des érosions , qui in- 
diquent l'ancien sléjour dés eslux. Cetfe ri-» 
vière de rOrénoquc , qui nous pàrôît si 
imposante et si msfjesttiéiisé , ne sèrôit doiic 
qu'un foible reste de ces imîhëtisès côurailis 
d'eau douce, qui , gonflés par des i^igës 
alpines j ou par des pluies pltibs abofadatttes^ 
par -tout oinln*agés d'ëpaisses forêts, dé- 
pourvus de ces plages qui favorisent ï*évË- 
poration ^ traversoiént jadis le pays à Test 
des Andes , comtiie des bras de mets inté- 
rieures ? Quel doit avoir été alors Tétiàt de 
ces basses contrées de la Guyane , qui 
éprouvent aujourd'hui les effets des inon- 
dations annuelles? Quel nombre prodigieux 
de crocodiles , de lamantins et de boas 
doivent avoir habité ces vastes terrain^ 
convertis tour- à -tour eti mares d'eaàx 
Stagnantes, ou en plaines arides et crevas' 
sées ! Le monde plus* paisible que nous 
habitons a succédé à un mondé tumul- 
tueux. Des o^seniens de Mastodontes et de 
véritables éléphans iaméricains se trouvent 
dispersés sur les plateaux de^ Andes. Le 
Mégathère habitoit les plaines de l'Uruguay. 
En fouillant plus profondément la téirre ^ 



CHAPITRE XIT. S^S 

âans de hautes vallées qui ne peuTent 
nourrir aujourd'hui des palmiers ou des 
fougères en arbres , on découvre des cou- 
ches de houille eucbàssant les débris gi- 

jgantesques de plantes uionocotylédones. 

.11 fut donc une époque reculée où les 
classes des végétaux étoient autrement 
distribuées , où les animaux étoient plus 
f;rands , les rivières plus larges et pliw 
profondes. C'est là que s'arrêtent les rao- 
numens de la nature que nous pouvons 
consulter. Nous ignorons si le genre hu- 
main , qui, lors de la découverte de l'A- 
mérique, offroit à peine quelques foibles 
tribus à l'est des Cordillères , étoit déjà 
descendu dans les plaines, ou si l'antique 
tradition des grandes eaux , qui se trouve 
parmi les peuples de l'Orénoque, de l'Ere- 
•vato et du Caura , appartient à d'autres 
climats d'où elle s'est propagée dans cette 
partie du nouveau continent. 

Le [I avril. Partis de Carichana à i 
heures après midi, nous trouvâmes le cours 
de la rivière de plus en plus embarrassé 

;par des blocs de rochers granitiques. Nous 
passâmes à l'ouest le Cano Orupe',et puis 

I Vrupe. 



376 LIVHÈ^It. 

le grand écueil corniu sous le notn de U 
Piedrà del Tigre. La rivière y est si pro- 
fonde qu'on n'atteint pas le fond au moyen 
d'une sonde de àa brasses. Vers le soir^ 
le temps devint couvert et sombre, La 
proximité de Torage s'annonçoit par des 
rafales alternant avec des c^Xmes plats. Il 
pleuvoit à verse , et le toit de feuillage 
sous lequel nous étions étendus n'offroit 
qu'un foible abri. Heureusement que ces 
ondées chassoient ^ au moins pour quel- 
que temps ) les mosquitos dont noua avions 
cruellement souffert pendant le jour* Nous 
nous trouvâmes devant la cataracte de. Ca- 
riven , et l'impulsion des eauiL étoit si^ forte 
que nous eûmes bien de la peine à pren- 
dre terre. Nous fûmes constamment re- 
poussés au milieu du courant. Enfin, deux 
Indiens Salwas , excellens nageurs , se je- 
tèrent à l'eau pour tirer la pirogue , au 
moyen d'une corde , au rivage , et pour 
l'amarrer à la Piedra de Çarichana vieja , 
banc de rocher nu sur lequel nous bivoua* 
quâmes. Le tonnerre gronda pendant une 
partie de la nuit ; l'accroissement de la 
rivière devint très -considérable ^ et l'on 
Craignit plusieurs fois, à cause de l'impé'» 



CHJLPITKE XIX, 877 

tuôsité des vagues , que notre frêle bateau 
ne se détachât du rivage. 
, Le rocher granitique sur lequel nous 
couchâmes est un de ceux sur lesquels les 
voyageurs de TOrénoque ont entendu ^ de 
temps en temps, vers le lever du soleil, 
des sons souterrains qui ressemblent à des 
sons d'orgue. Les missionnaires appellent 
ce%pierres laxas de musica. «jC'est de la 
sorcellerie {cosa de bruxas ) » , disoit notre 
Jeune pilote indien qui savoit parler castil- 
lan. Nous n'avons jamais entendu nous- 
mêmes ces sons mystérieux, ni à Carichana 
vieja , ni dans le Haut-Orénoque ; mais , 
d'après des renseignemens donnés par des 
témoins dignes de foi, on ne sauroit nier 
l'existence d'un phénomène qui paroît dé- 
pendre d'un certain état de l'atmosphère. 
Les bancs de rocher sont remplis de cre- 
vasses très-minces et très-profondes. Ils s'é- 
chauffent, pendant le jour, jusqu'à 48^ et 
5o®. J'ai trouvé souvent leur température , 
à la surface, pendant la nuit, de 39°, l'at- 
mosphère ambiante étant à 28^. On conçoit 
aisément que la différence de température, 
entre l'air souterrain et l'air extérieur, at- 



378 LtVltÉ Ylf. 

teint son maximum vers le lever du sçl^l» 
au moment qui est en même temps le plus 
éloigné de l'époque du maximum de la 
chaleur du jour précédent. Or^ ces sons 
d'orgue que Ton entend lorsqu'on dort 
étendu sur le rocher , l'oreille appuyée sur 
la pierre, ne seroient-ils pas l'effet d'un 
courant d'air qui sort par des crevasses? 
L'impulsion de l'air contre des paiUfms 
élastiques de mica qui interceptent les ctc* 
basses ) ne contribue-t-elle pas à modifier 
les sons ? Tfe pourroit-on pas admettre que 
les anciens habitans de l'Egypte , en mon" 
tant et en descendatit ^ns cesse le Nil) 
aYoient fait la même observation sur quel- 
que rocher de la Thébaïde , et que la nuh 
^que des rochers y a donné lieu aux- jon- 
gleries des prêtres dans la statue de Mem" 
non ? Peut-être lorsque « l'aurore aux doigts 
de rose rendit vocal son fife , le glorieux 
Memnon i > » cette voix étoit oeîie d'un 
homme caché sous le piédestal de la statut; 

I Ce soat les mots d'une inscription rendant témai'' 
gnage des sons entendus le i3 du mois Pachon danl 
la dixième année du règne d'Antonin. Voyez Mon, àt 
V Egypte ancienne i Vol* Il , pag. xxii , fig, 6» 



CHAPITRE SIX. 379 

hiais l'observation des indigènes de l'Oi*^ 
noque, que nous rapportons, paroît ^pli- 
qiier d'une manière naturelle ce qui a don- 
né lieu à la croyance égyptienne qu'une 
pierre rendoit des sons au lever du soleil. 

Presque à la même époque où je com- 
muniquai ces conjectures à quelques savans 
d'Europe, des voyageurs françois , MM, Jo- 
inard, 3oltois et Devilliers, ont été coh- 
duils à (3es idées analogues. Dans un monu- 
tneut en granité placé au centre de l'enceinte 
du palais de Karnak, ils ont entendu, au 
lever du soleil, un bruit qui ressembloit à 
celui d'unç corde qui vient à se rompre. 
Or , cette comparaison est précisément celle 
dont les anciens ont fait usage en parlant 
de la voix de Memnoo. Les voyageurs fran- 
çois ont jienaé , comme moi, que le pas- 
sage de l'air raréfié à travers les fissures 
d'une pierre sonore a pu engager les prêtres 
"égyptiens à inventer les jongleries du Mem- 
nonium '. 

Le 12 avril. Nous partîmes à 4 h^fes 
dti matin. Le missionnaire prévoyoit que 
nous aurions beaucoup de peine à passer 

I L. c, Tom. I,p. ia3 et a3jl. 



38o LIVEB VU. 

lis rapides et Tembouchure du Meta. Les 
In4îens ramèrent sans interruption douze 
heures et demie. Pendant ce temps , ils ne 
prirent d'autre nourriture que du manioc 
et des bananes. Lorsqu'on considère la dif- 
ficulté de vain(»*e Timpétuosité du courant 
X et de surmonter les cataractes , lorsqu'on 
réfléchit sur cet emploi continu des forces 
musculaires pendant des navigations de 
deux mois , on est également surpris de la 
vigueur de constitution et de l'abstinence 
des Indiens de l'Orénoque etde l'Amazone. 
, Des matières amylacées et sucrées , quelque- 
fois le poisson et la graisse des œufs de 
tortue suppléent à la nourriture tirée des 
deux premières classes du règne animal, 
celles des mammifères et des oiseaux. 

Nous trouyâmes le lit de la rivière, pen- 
dant une longueur de 600 toises , rempli 
de rochers granitiques. C'est là ce qu'on 
appelle le Raudal de Carwen ^ . Nous pas- 
sâmes à travers des canaux qui n'avoient 
p4pllioq pieds de large. Quelquefois notre 
pirogue étoit prise entre deux blocs de gra- 

I Animaux à sang rouge et chaud. 
% Ou CarivenL 



CHAPITRE XIX. S8l 

nile. On cherchoit à éviter les passages dans 
lesquels les eaux se précipitent avec un 
bruit épouvantable. Il n'y a aucun danger 
réel lorsqu'on est guidé par un bon pilote 
indien. Quand le courant est trop difficile 
à vaincre , les rameurs se jettent à l'eau et 
attachent une corde à la pointe des rochers 
pour halcr la pirogue. Cette manœuvre est 
très-lente , et nous en profitâmes quelque- 
fois pour grimper sur les écueils entre les- 
quels nous étions engagés. Il y en a de 
toutes les dimensions ; ils sont arrondis, 
très-noirs, lustrés comme du plomb, dé- 
pourvus de végétation. C'est un aspect bien 
extraordinaire que de voir, pour ainsi dire, 
disparoître l'eau dans une des plus grandes 
rivières du globe. Même , loin du rivage , 
nous aperçûmes ces immenses blocs de gra- 
nité sortant de terre et appuyés les uns 
contre les autres. Dans les Rapides^ les 
canaux intermédiaires ont plus de 2 5 brasses 
de profondeur, et l'on a d'autant plus de 
peine à les reconnoître que les rochers sont 
souvent comme étranglés vers leur base et 
qu'ils forment des voûtes suspendues au- 
dessus de la surface du fleuve. Nous n'a^ 



389i LIVRE VII. 

perçûmes pas de crocodiles dans le Haudal 
de Cariven. Ces animaux semblent fuir le 
bruit des cataractes. 

Depuis Cabruta jusqu'à l'embouchure du 
Rio Sinaruco , sur une distance de pres- 
que deux degrés de latitude ^ la rive gauche 
de rOrénoque est entièremeat inhabitée; 
mai$ à l'ouest du Raudal de Cariven , un 
homme entreprenant , Don Félix Belint 
chon , ^ réuni des Indiens Jaruros et Oto^ 
ipaques dans un petit village. C'est un essai 
. de civilisation sur lequel les moines n'ont 
point eu d'influence directe. Il est superflu 
d'ajouter que Don Félix vit en guerre ou* 
verte avec les missionnaires de la rive droite 
de rOrénoque. Nous discuterons dans un 
autre endroit la question importante de 
savoir si , dans l'état actuel de l'Amérique 
espagnole, on peut substituer de ces Qxpi- 
taries pobladores et fandadores au régime 
monastique, et lequel de ces deux gouverr 
nemens, également capricieux et arbitraires» 
est le plus à redouter pour le^ papvr^ 
Indiens. 

En remontant la rivière y nous arrivâmes 
k 9 heures devant Temboi^chure du Mf^ti» 



CHAPITHE XIX. 383 

vis-à'vis de L'endroit où étoit située jadis la 
mission de Santa -ïeresa , fiindtje par les 
jésuites. Le Meta est, après le Guaviare,le 
plus considérable des afflneris de l'Oré- 
noque. Ou peut le comparer au Danube, 
Don par la longueur de son cours , mais 
par le volume de ses eaux. Sa profondeur 
moyenne est de 36 pieds, elle atteint jus- 
qu'à 84. La réunion des deux rivières offre 
un aspect très-imposant. Des rochers isolés 
s'élèvent sur la rive orientale. Des blocs de 
granité , entassés les uns sur les autres , se 
présentent de loin comme des châteaux en 
ruines. De vastes plages sablonneuses éloi- 
gnent du fleuve la lisière des forêts; mais 
au milieu d'elles on aperçoit à l'horizon , 
projetés contre le ciel , des palmiers isolés 
couronnant la cime des montagnes. 

Wdus passâmes deux heures ."jur un grand 
écueil, placé au milieu de rOrénoque et 
appelé la Pierre de la patience ' , parce que 
les pirogues , eu remontant le fleuve , sont 
quelquefois arrêtées deux jours pour se 
dégager du tournant deau que cause ce 
rocher. Je parvins à y établir mes instru- 

l Piedra de la Paciencïn, 



384 LIVRE vil. 

mens. Des hauteurs de soleil me donnèrent % 
pour la longitude de Tembouchure du 
Meta, 70^4' î^q"' Cette observation chronomé- 
trique prouve que, pour ce points la carte 
de r Amérique méridionale de d'An ville est 
presque exempte d'erreur en longitude, tan- 
dis que Terreur en latitude est d'un degré; 
Le Rio Meta , qui parcourt les vastes 
plaines de Casanare , et qui est navigable 
jusqu'au pied des Andes de la, Nouvelle- 
Grenade , sera un jour d'une grande im- 
portance politique pour les habitans de la 
Guyane et de Venezuela. Depuis le golfe 
Triste et la bouche du Dragon, une flottille 
peut remonter l'Orénoque et le Meta jus* 
qu'à i5 ou ao lieues de distance de Santa- 
Fe de Bogota. Les farines de la Nouvelle- 
Grenade peuvent descendre par le même 

I Voyez mes Ohs. astr, Tom. I, p. aaa. Le père 
Caulin , en rapportant les observations faites dans 
l'expédition d'Iturriaga et de Solano , en 17.56, dit 
très -précisément que la latitude de Tembouchure da 
Meta est par les 6** ao' ( Hist. corogr. , p. 70 ), et cepenr 
dant , dans les cartes dressées sur ces mêmes observa^- 
lions , dans celles de Surville et de La Cruz , on trouve 
cette embouchure par 6^*7' et 6° 10'. Gumilla la crut 
par les i** 58' ; Gili par les 4^ ao' , 



cnAPlTRE XIX. 385 

.chemin. Le Mrta est comme un canal de 
communication entre des pays placés sous 
la même tatitude , ma is qui diffèretit de pro- 
duction comme \d France et le Sénégal, 
Cette circonstance rend importante la con- 
iioiss;ince exacte des sources d'un fleuve si 
mal figuré sur nos cartes. Le Meta naît de 
la réunion de deux rivières qui descendent 
des Paramos de CIjingasaet delaSumaPaz. 
Le premier est le Rio Negro , qui reçoit 
plus bas le l'achaquiaro ; le second est le 
Rio de Aguas Llancas ou Umadea. La réu- 
. nîon a lieu près du port de Marayal. Du 
Passo de la CabiiUa , ou l'on quitte le Rio 
Kegro, à la capitale de Santa-Fe, il n'y a 
que 8 ou lo lieues. J'ai consigné ces faits 
curieux, tels que je les ai recueillis de té- 
moins oculaires, dans la première édition 
de ma carte du Rio Meta^. La relation du 
voyage du chanoine Don Josef Cortes Ma- 
dariaga a non-seulement connrnié mes pre- 
miers aperçus sur les sources du Meta ; il 
m'a aussi fourni des matériaux précieux 
pour perfectionner mon travail. Depuis les 
villages de Xiramena et Cabullaro jusqu'à 

I Jtlas géogr. , pi. SIX. 

Relat. hist.J'. G a5 



38t> tiVRfi viî. 

ceux de Goanapalo et de Santà-Ro^âlià dfc 
Cabapona, Sûr une loiugueut* êe 60 liieuês, 
tes rives du Meta sont plu^ bàbitë^ que 
èeltes de IXîrénoquè. Dn y trôuVè i4 étaBliis- 
semens x^hrétiens ^ti partie trèl5-^piifei!i!c ; 
mais depuis lés êthboUùhûk*ëi dëH rivières 
Pauto et Gàsààare ^ 6ur plûfi de 5o \iëtte& 
de distatice , le Métà èM inft^të pàt "âe^ 
Guahibosi sativagiéB. 

A l'époque des jésuîtdi , et sàï-tdut pen- 
dant l'expédition dltûVriaga , eh 1756, la 
navigation de cette rivière étoit beaucoup 
plus active qu'aujourd'hui. Des teisMoh- 
nàire^ d'Hii lùêïûe ordre gôuvertioieht îes 
rives dti Meta et de l'bréhoqué. tcSl vÇIlàgèis 
de Macuco , de Ztfripieha et dte Cashnena 
aVoient été fondés par leis jésuites^ tîottrtftè 
ceux d'Urttana , d'kncàramadà éft Vl^ tàW- 
^haba. Ces pères avoient cotiçfu le projtrtdè 
formel» une série de niisision^ ^e{:<àfs Ik 
xsbnQiiëtitdu Gasanarè avec le Meta jûip^u'a^ 
confluent du Meta aVèc l'Oti^rtoi^. Une 
zone étroite dé terrains culti^'^i atirôit tra- 
versé là vaste steppe c^ui sépare lêi forêts 

2 On écrit Guajihos , Guahivos et Guagivos. Ils s'ap- 
pellent eux-mêmes Gua-iva, 



CH A.VITilR X IX. 387 ■ 

de la Guyane des Andes de la Nouvelle-Gre- 
nade. Outre les farines de Santa- Fe , on vit 
descendre alors , à l'époque de la récolte 
des œufs de tortue , le sel de Ghita ' , les 
toiles de coton de San-Gil, et les couver- 
tures peintes du Socorro. Pour donner 
quelque sécurité aux petits inarcbands qui 
se livroient à ce cotnraerce de l'intérieur, 
on fit de temps en temps, du Castillo ou 
Fortin de Carichana , des attaques contre 
les Indiens Guahibos. 

Comme la même voie, qui favorisoit le 
commerce des productions de la Nouvelle- 
Grenade , sert à introduire de la contre- 
bande des côtes de la Guyane , les nego- 
ciaiis de Cartbagèue des Indes ont obtenu 
du gouvernement de mettre de puissantes 
entraves au commerce libre dn Meta. Un 
même esprit de monopole a fermé le Meta, 
le Rio Alracto et la rivière des Amazones. 
Étrange politique qui enseigne aux métro- 
poles qu'il est avantageux de laisser incultes 
des pays dan.s lesquels la nature a déposé 
tous les germes de la fécondité ! Par-tout 

I A l'est de Labranza grande ei an nord-ouest d» 
tore , Ift capitale aciuelle de la province de Casanare. 

j5, 



•388 LIVRE VII. 

les Indiens sauvages ont profité de ce man* 
que de population. Us se sont rapprochés 
des fleuves , ils harcellent les passans , ils 
essaient de reconquérir ce qu'ils ont perdu 
depuis des siècles. Pour contenir les Gua- 
faibos, les missionnaires capucins qui suc- 
cédèrent aux jésuites dans le gouvernement 
des missions de TOrénoque , avoient eu le 
projet de fonder une ville à l'embouchure 
du Meta , sous le nom de la Filla de San- 
Carlos. La paresse et la crainte des fièvres- 
tierces se sont opposées à l'exécution de ce 
projet , et il n'a jamais existé de la Pailla de 
San-CarloSj que des armes peintes sur un 
beau parchemin , et une énorme croix 
plantée au bord du Meta. Les Guahihos 
dont le nombre , à ce que l'on prétend , 
s'élève à quelques milliers, sont devenus 
si insolens que , lors de notre passage par 
Garichana , ils avoient fait dire au mis- 
sionnaire qu'ils viendroient en radeaux 
brûler son village. Ces radeaux ( ixjdzas ) 
que nous avons eu occasion de voir, ont à 
peine 3 pieds de large sur i si pieds de long. 
^Is ne portent que deux à trois Indiens ; 
mais i5 à i6 de ces. radeaux sont attachés 



CHAPITRE XIX. 38g 

.les uns aux autres par des tiges de Paul- 
linia, de Dolichos et d'autres lianes. On a 
de la peine à concevoir comment ces pe- 
tites embarcations restent liées ensemble 
en traversant les rapides. Beaucoup de 
fuyards des villages de Casanare et de l'A- 
pure sie sont mêlés aux Guahibos ; ils leur 
ont communiqué l'usage de se nourrir de 
viande de bœuf, et de se procurer des cuirs. 
Les métairies de San-Vicente, du Rubio 
et de San -Antonio ont perdu un grand 
nombre de leufs bêtes à corne , par les 
incursions des Indiens. Ce sont eux aussi 
qui , jusqu'au confluent du Casanare , em- 
pêchent les voyageurs de coucher sur le 
rivage , en remontant le Meta. Pendant les 
basses eaux, il arrive assez souvent que 
de petits marchands de la IS ouvelie - Gre - 
nade, dont quelques-uns visitent encore 
le campement de Pararuma , périssent par 
les flèches empoisonnées des Guahibos. 

Depuis l'embouchure du Meta , TOré- 
noque nous parut" plus libre d'écueils et 
de rochers. Nous naviguâmes dans un canal 
de 5oo toises de large. Les Indiens restoient 
à ramer dans la pirogue sans la touer et 



sans la pousser de leurs bras , en noué 
fatîgnaBt de leurs cris saunages. Nous pas* 
sinnes a Fouest les CaAoA Uita et Endava. 
Il éioil; déjà nuit lorsque oaus nous trou- 
vâmes derant le Boudai de Tabafè"^. Le» 
Indiens ne roulurent pas risquer de tra^* 
▼erser Ia\cataracte, et nous coucbàmes par 
terre dans un site extrêmement incommode, 
sur un banc de rocher incliné de plus de 
i8^, et abritant uue nuée de chauTes^souris 
dans ses crevasses. Nous entendîmes, pen- 
dant toute la nuit, de ti^-près, lea.cris 
du Jaguar. Notre grand chien y répondoit 
par des hurlemens prolongés. J'attendois 
en vain \^é étoiles; le ciel étoit d'une noir- 
ceur effrayaute. Le bruit sourd des cascades 
de rOrénoque contrastoit avec le bruit dn 
tonnerre, qui grondoitde loin vers-Ia forêt 
Le i3 avril. Nous passâmes de grand 
matin les rapides de Tabajè , le terme du 
voyage du père Gumilla ^^ et nous débar- 

1 Tavajè , sans doute Atavc^e, 

2 Orénoque illustré ( trad. franc. ) , Tom. I > p. 49 
et 77. Cependant Gumilla affirme, p. ^6^ ayoir navigué 
sur le Guaviare. 11 place le Raudal do Tahàjè par 1** 4' 
de latitude , erreur de 5^ I0^ 



CH APITBE XIX. Sgl 

quâraes de nouveau. Le père Zea , qui nous 
accompagnoit, voulut dire la messe dans 
la nouvelle mission de San-Borja, établie 
depuis deux ans. Nous y trouvâmes six 
mai.sons habitées par des Guahibos non- 
catécbisés. lis ne différoient en rien des 
Indiens s;iuvages. Leurs yeux , assez grands 
et noirs, niarquoient plus de vivacité que 
les yeux des Indiens qui habileut les an- 
eiennes missions. Nous leur offrîmes en 
vain de l'eau-de-vie ; ils ne voulurent pas 
même en goûter. Les jeunes filles avoient 
toutes le visage marqué de taches rondes 
et noires. On auroit dit des mouches par 
lesquelles jadis les femmes en Europe ima- 
ginoient relever la blancïieur de leur peau. 
Le resie du corps des Guahibos n'étoit pas 
peint. Plusieurs avoient de la barbe; ils en 
paroissoient Bers; et , en nous prenant au 
menton , ils nous moiitroient par des signes 
qu'ils étoient faits comme nous. Leur taille 
étoit en général assez svelte. Je fus frappé 
de nouveau ici, comme parmi les Salivas 
et les Macos , du peu d'imiformilé qu'of- 
frent les traits de ces Fiidiens de l'Orénoque. 
Leur regard est sombre et triste; il n'est ni 



3ga LiVRis VII. 

dur ni féroce. Sans avoir aucune notion 
des pratiques de la religion chrétienne ( le 
missionnaire de Carichana ne célèbre la 
messe à San-Borja que trois ou qutre fois 
par an ) , ils se comportoient à l'église avec 
la plus grande décence. Les Indiens aiment 
la représentation ; ils se soumettent mo- 
mentanément à toute espèce de gêne et de 
sujétion, pourvu qu'ils soient sûrs d'atti-^ 
rer les regards. Au moment de» la com- 
munion , ils se faisoient des signes , pour 
indiquer d'avance que le prêtre alloit por- 
ter le calice à ses lèvres. A l'exception de 
ce geste, ils restoient immobiles et dans 
une apathie imperturbable. 

L'intérêt avec lequel nous avions exami- 
né ces pauvres sauvages, devint peut-être 
la cause d^ la destruction de la mission. 
Quelques-uns d'entre eux , qui préféroient 
la vie vagabonde aux travaux de la culture , 
persuadoient aux autres de retourner dans 
les plaines du Meta. Ils leur disoient « que 
les hommes blancs reviendroient à San- 
Borja pour les amener dans leurs canots , 
et pour les vendre comme poîtos ou esclaves 
à l'Angostura. » Les Guahibos attendirent 



CHAPITRE XIX. 393 

la nouvelle de notre retour du Rio Negro 
par le Cassiquiare ; et, lorsqu'ils surent 
que nous étions arrivés à la première Grande 
Cataracte , celle d'Aturès , ils désertèrent 
tous pour s'enfuir dans les savanes qui bor- 
dent rOrénoque à l'ouest. Les pères jésuites 
avoient déjà formé une mission dans le 
même site, et portant le même nom. Au- 
cune tribu n'est plus difBcile à fixer au sol 
que les Guahibos. Ils aiment mieux se nour- 
rir de poissons pourris, de scolopendres 
et de vers , jjue de cultiver un petit terrain. 
Aussi les autres Indiens disent proverbia- 
lement: « Un Guatfibo mange tout ce* qui 
existe sur terre et au-dessous de terre. » 

En remontant l'Orénoque plus au sud, 
la chaleur, loin de s'accroître, devint plus 
facile à supporter. L'air étoit , le jour ^ , à 
26*^ ou 2 7^*,5 , la nuit 2, à 23^,7. L'eau 
.de rOrénoque conservoit sa température 
habituelle^ de 27^,7. Le tourment des Mos- 
quitos augmenta cruellement, malgré le dé- 
croissement de la chaleur. Nous n'en avions 

1 A 20^8 ou aa*" R. 

2 A 19" R. 

3 De a2^2 R. 



394 LITRE VII. 

jamais autant souffert qu'à San-Borja. Oa 
ne pouvoit parler ou découvrir son visage 
sans avoir la bouche et le nez remplis d'in- 
sectes. Nous étions surpris de ne pas voir 
le thermomètre à 35** ou 36^ ; l'ertrérot 
irritation de la peau nous fit croire qu« 
l'air étoit embrasé. Nous bivouaopiâmes sur 
la plage de Guaripo^ La crainte des petits 
|yoissons Caribes nous empéchoit de nous 
baigner. Les crocodiles quç nous avions 
rencontrés dans cette journée étoient tous 
d'une -grandeur extraordinaire^ de sa à 24 
pieds. 

Le i4 avril. Les sotfffrances des Zcmcu" 
dos nous firent partir à cinq heures du 
matin. Il y a moins d'insectes dans la couche 
d'air qui repose immédiatement sur le fleuve 
que près de la lisière des forets. Nous nous 
arrétâmiss pour déjeuner à l'île de Guacha* 
co ^, où le granité est recouvert immédiat- 
tement par une formation de grès ou d'ag* 

1 Hauteur du baromètre à 6^ da soir 335^,6. (Th. 
cent. a5o,3. ) Les petites irrégularité» de variations 
horaires rendent presque insensible Tinfluence de U 
pente de la rivière sur la hauteur du baromètre. 

2 Ou Vachaco, 



CHAPITRE XIX. SgS 

glomërât. Ce grès renferme des fraghiei^s 
de quartz et même de feldspath , citoenté 
par de l'argile endurcie. 11 offre de petits 
filons de mine de fer brune qui se détache 
en lames ou plaques d'une lign^ d'épais- 
seur. Nous avions déjà trouvé de ces lames 
sur les plages entre l'Encaramada et le Ba- 
raguan , où les missionnaires les avoient 
prises tantôt pour de la mine d'or, tantôt 
pour de l'étain. 11 est probable que cette 
formation secondaire a occupé jadis une 
plus grande étendue. Après avoir passé la 
bouche du Rio Parueni , au-delà duquel 
habitent les Indiens Macos , nous bivoua- 
quâmes dans rîle de Panumana. Je pus ob- 
tenir avec peine des hauteurs de Canopus 
pour fixer la longitude i de ce point près 
duquel la rivière tourne subitement vers 
l'ouest. L'île de Panumana est très-riche 
en plantes. On y trouve de nouveau ces 
bancs de rochers nus , ces touffes de Me- 
lastomes , ces bosquets de petits arbustes 
dont, le mélange nous avoit frappés dans 
les plaines de Carichana. Les montagnes 

I Long. 70°8 '39" en supposant , d'après des distances 
itinéraires , la latitude de Tile de 5^4 1'. 



3g6 I.IYBS Tii. 

des Grandes Cataractes bomoient Hiorizon 
vers le sud-est. A mesure que nous avan- 
çânies, nous aperçûmes que les rives de 
rOrénoque offroient un aspect plus impo* 
sant et plus pittoresque. 



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