VOYAGE
DANS
LA HAUTE PENSYLVANIE
ETDANS L'ÉTAT DE NEW-YORK.
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JOirij^é p(rr J^ J. 7///v//,v
'favC' par
par jsxiat
VOYAGE
DANS
LA HAUTE PENSYLVANIE
ET DANS L'ÉTAT DE NEW-YORK,
Par un Membre adoptif de la Nation Onéida,
Traduit et publié par Fauteur des Lettres d'un
CULTIVATEUR AMERICAIN*
TOME PREMIER.
V " l y
DE L'IMPRIMERIE DE CRAPELET.
A PARIS,
Chez M AR AD AN 5 Libraire, rue Pavée S. André-
des-Arcs, n° 16.
AN IX — 1801. "2.0^
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AVANT-PROPOS
DU TRADUCTEUR.
Dans le nombre des vaisseaux qui firent
naufrage , il y a quelques mois, à Fem-
boucbur e de FElbe, se trouva le Morning-
Star y venant de Philadelphie, destiné
pour Copenhague, dont la chaloupe et
l'équipage périrent malheureusement à
la vue de Hellégaland.
Parmi les objets que les flots rejetèrent
sur les rivages de cette île, se trouva une
caisse contenant des gazettes , quelques
pamphlets , et des manuscrits ; mais
n'ayant été réclamée par aucun des indi-
vidus échappés en petit nombre au nau-
frage, elle fut mise de côté avec les autres
marchandises avariées , et envoyée ,
comme c'est l'usage , à la douane de Co-
penhague , où l'on en fit la vente.
VJ A V A N T-P R O P O S
Quelques affaires m'ayant conduit, à la
même époque, dans cette capitale, je me
trouvai recommandé à un négociant qui
venoit d'acheter la plus grande partie de
ces objets. Il me parla de la caisse que
le hasard avoit placée dans son lot, de
l'état déplorable dans lequel il avoit
trouvé les manuscrits, et des soins qu'il
s'était donnés pour les sauver d'une perte
totale. —«Je ne sais cependant pas en-
core , me dit-il , quels sont leurs titres à
tant d'intérêt de ma part : l'ouvrage est
en anglais, et vous savez que cette langue
m'est étrangère. C'est à vous à m'ap-
prendre ce que j'en dois penser, et si j'ai
quelque mérite à avoir recueilli ces dé-
bris, à les avoir, pour ainsi dire, tirés
du néant. Les voilà; je vous les confie.
Lisez , et dites-moi quelle est votre opi-
nion à ce sujet ».
Excité autant par la curiosité que
par le désir d'obliger M. '*'*'*', je m'en
chargeai avec empressement. — ' (c Eh
bien! me demanda-t-il quelques jours
DU TRADUCTEUR. yi)
après, qu'en pensez- vous? — C'est un
Yoyage dans les Etats-Unis, lui répondis-
je, pays devenu bien intéressant depuis
son émancipation , et dont le passage de
l'état de colonie à l'indépendance est une
époque célèbre , et l'un des événemens
les plus mémorables de ce siècle ».
a Quoiqu'un assez grand nombre des
chapitres de cet ouvrage, continuai-je,
soient perdus ou devenus illisibles , et
que les eaux de la mer en aient effacé pres-
que toutes les dates, je crois qu'a l'aide
des notes , il seroit encore possible de
replacer ce qui en est resté, à-peu-près
dans son ordre primitif, et que, malgré
ses lacunes, les imperfections du style et
quelques répétitions, ce voyage seroit lu
avec intérêt. Au surplus, je suis bien
éloigné de me craire un bon juge )).
Convaincu que l'auteur étoit du nom-
bre des infortunés qui avoient péri à la
vue de Hellégaland, ce négociant m'ac-
corda facilement la permission de pren-
dre une copie du manuscrit. Je venois
viij A V A N T-P R O P O S
d'en terminer la traduction, déjà même
j'avois formé le projet de la publier , lors-
que je crus devoir préalablement con-
sulter l'opinion de mes amis, dont je con-
noissois depuis long-temps le goût et les
lumières. Voici ce que me dirent les pre-
miers :
« A peine sortis du chaos et des hor-
reurs d'une des plus étonnantes révolu-
tions qui aient j amais ensanglanté la terre;
encore émus, effrayés au souvenir de ces
loix d'exil, d'expropriation, de servitude
et d'opprobre , dont , comme par mi-
racle , l'heureux génie et le courage d'un
jeune homme de 3i ans viennent enfin
de nous délivrer; semblables au marin,
qui, du port où il est entré, contemple
avec un mélange d'effroi et de recon-
noissance les écueilsqu'il aeu le bonheur
d'éviter, quel intérêt pouvons-nous pren-
dre aux progrès des choses, dans un pays
aussi éloigné ? à l'agrandissement d'un
peuple qui , plus heureux que nous, a
passé de l'asservissement à l'indépen-
DU TRADUCTE U R. ix
dance, sans éprouver les fureurs san-
glantes de Fanarchie? Que nous impor-
tent l'immensité de leurs lacs, la hauteur
de leurs cataractes, les aventures de quel-
ques obscurs colons , ou les harangues
métaphoriques de leurs indigènes »?
« Pour lire avec plaisir, il faut jouir
de l'aisance, du repos, et sur-tout de
cette tranquillité d'esprit que les béné-
dictions d'un bon Gouvernement et celles
de la paix peuvent seules nous procurer.
Attendez donc que le nouveau soleil,
qui déjà éclaire l'horizon, soit parvenu
à sa hauteur méridienne; que le Wa-
shington de la France ait eu le temps de
développer dans l'administration , les
talens qu'il a déployés à la tête des ar-
mées. Qui peut dire ce que la destinée lui
permettra de faire un jour , pour réparer
tant de désastres et guérir tant de bles-
sures»?
(c Pendant cet intervalle , vous vous
occuperez à corriger les fautes dont votre
traduction fourmille^ à élaguer plusieurs
X A V A N T-P R O P O S
chapitres auxquels il paroît que Fauteur
n'avoit pas encore donné les derniers
soins, à rendre les notes ce qu'elles doi-
vent être , des explications simples et
courtes, et non des épisodes et des récita
Vous devez savoir que les lecteurs sont,
en général , des juges sévères, plus dis-
posés à blâmer les défauts d'un ouvrage ^
qu'à en louer les beautés; et que, sem-
blable au frémissement du zéphyr, la
voix de l'approbation se fera à peine en-
tendre, tandis que celle de la censure,
comme les roulemens du tonnerre , re-
tentira, se propagera au loin. D'ailleurs,
il nous paroît extrêmement indiscret de
publier la traduction d'un ouvrage iné-
dit , dont l'original n'est ni votre pro-
priété, ni celle de la personne qui vous
a permis d'en prendre une copie. Atten-
dez donc qu'on ait quelques informa-
tions positives relativement au sort de
l'auteur, et jusques-là, corrigez, retran-
chez )).
«Nous pensons, au contraire, dirent
DU TRADUCTEUR. XJ
mes autres amis, que, malgré les nom-
breuses imperfections de cet ouvrage
(dont, il faut en convenir, la traduction
auroit pu être entreprise par une main
plus exercée que la vôtre), malgré la
perte et Fillisibilité de plusieurs chapi-
tres , ce qui en reste sera favorablement
reçu du public, parce qu'il contient un
grand nombre de détails et de choses
dignes d'exciter la curiosité et l'intérêt».
<( Et à quelle plus heureuse époque cet
ouvrage pourroit-il paroître , qu'à celle
du retour vers le repos, la justice et la
vraie liberté, après tant d'années pas-
sées au milieu des agitations violentes,
des orages convulsifs , et des commo-
tions volcaniques de la révolution »?
c( Pour effacer de leurs imaginations
les sombres et lugubres impressions oc-
casionnées par cette longue et sanglante
tragédie, les hommes ont besoin de por-
ter leurs regards sur des tableaux à -la-
fois instructifs, agréables et consolans :
peut-il y en avoir de plus analogues à la
xij A V A N T-P R O P O 3
disposition actuelle des esprits, que ceux
du bonheur civil et delà prospérité d'une
jeune nation qui, comme nous, a con-
quis sa liberté, et qui, depuis cette mémo-
rable époque, en a fait un si bon usage j
que ceux des premiers travaux de ces
familles qui se répandent annuellement
sur le sol neuf et fécond des Etats-Unis j
que ceux enfin qui sont relatifs à la forme,
à l'esprit d'un Gouvernement paternel ,
auquel, dans plusieurs Etats, les colons
ne payent d'autres tributs que celui de
l'affection et de la reconnoissance » ?
(( Et ces harangues, inspirées par l'élo-
quence agreste des indigènes ! Et la cata-
racte de Niagara, vue pendant les ri-
gueurs de l'hiver ! Et le majestueux pas-
sage du fleuve Hudson à travers les
montagnes ! Nous croyons que ces mor-
ceaux et plusieurs autres seront lus avec
quelqu'intérêt ».
(( Quant à l'indiscrétion de publier la
traduction d'un ouvrage dont le ma-
nuscrit inédit peut être réclamé , nous
DU T R A D XT C T E r R. xii)
sommes persuadés que l'indulgence du
public pour cette traduction, ne nuira
point à l'original, lorsque l'auteur, s'il
vit encore , jugera à propos de le publier
dans son pays. Livrez-la donc à la presse
avec confiance ; les loix n'étant plus au-
jourd'hui que le résultat de l'expérience
et la voix de la raison, il est permis de
s'exprimer avec une honnête franchise ^
et l'on n'a pas à craindre que l'aveugle
caprice des tyrans nous condamne à l'exil
et à la mort ».
Cette dernière opinion ayant été celle
du plus grand nombre de mes juges , j'ai
cru devoir m'y conformer. Puisse-t-elle
être aussi celle du public !
Quoique l'Epître dédicatoire, dont je
n'ai trouvé que l'esquisse , ne fût pas
signée, que nulle part je n'aie pu décou-
vrir le nom de l'auteur, qui , dans quel-
ques chapitres, s'est désigné sous celui de
membre adoptif de la nation Onéida , et
dans quelques autres, par quatre lettres
initiales seulement ( que j'ai reportées
xiv AVANT-PROPOS DU TRADUCT-
SOUS cette épître) ; enfin , quoique les
gazettes viennent de nous apprendre la
mort du fondateur de l'indépendance des
Etats-Unis^ par respect pour la mémoire
d'un homme aussi justement célèbre,
ainsi que pour me conformer aux inten-
tions de l'auteur inconnu, j'ai cru devoir
en placer ici la traduction.
Paris , le 17 avril 1800.
LE TRADUCTEUR*
^'^''^/'^/'^
A SON EXCELLENCE
GEORGE WASHINGTON.
Celui qui, en i774,vous vit arriver comme
député de la Virginie à ce premier Congrès ,
connu sous le nom de Vénérable, qui a con-
duit la révolution avec tant de sagesse et de
fermeté (i) ;
Celui qui, en 1775 , entendit la voix de ce
même Congrès et celle de votre patrie , vous
iippeler au commandement des armées , pour
assurer sa liberté et son indépendance (2) •
Celui qui, comme tant d'autres, jugea votre
conduite aussi sublime que généreuse , à
l'époque critique du licenciement de l'armée
continentale (5) ;
Celui qui n'a pu lire sans admiration la
lettre que vous adressâtes alors aux Gouver-
neurs des treize Etats , lettre si digne d'être
transmise à la postérité (4) ;
Celui qui partagea l'attendrissement des
citoyens de New- York, lorsqu'après avoir
pris possession de cette ville , et y avoir réta-»
xy É P I T R E
bli le Gouvernement , vous la quittâtes pour
vous rendre à Annapolis (5) ;
Celui aux oreilles duquel retentirent les
bénédictions que vous donnèrent les habitans
des campagnes et des villes , pendant ce voyage
de 80 lieues (6) ;
Celui qui fut témoin de ce jour mémorable
où, après avoir élevé votre patrie au rang des
nations , vous remîtes vos emplois militaires
au Cbef de l'Union , pour rentrer dans la
classe des citoyens (7);
Celui qui, pendant vos quatre années de
repos , ne vous vit pas moins grand , pas
moins digne d'exemple, lorsque vous vous
occupiez à perfectionner la navigation des
rivières Potawmach et Shénando , et à diriger
votre immense agriculture , que quand vous
étiez à la tête des armées ( 8 ) ;
Celui qui se trouvoit à Philadelphie à l'épo-
que où vous fûtes élu Président de cette Con-
vention fédérale , aux lumières de laquelle les
Etats-Unis doivent le sage Gouvernement qui
les régit (9) ;
Celui qui, en 178g, vous vit, comme un
autre Cincinnatus , abandonner avec regret
vos occupations champêtres, pour devenir
Chef suprême de l'Union , conformément au
vœu unanime de vos concitoyens j magistra-
Dedicatoire. xvîj
ture que "vous avez résignée après huit ans
d'une administration pleine de sagesse et de
dignité (lo) ;
Celui qui, en 1797 , vous vit, redevenu
pour ]a seconde fois, simple particulier, con-
sacrer de nouveau vos loisirs aux soins de
l'agriculture (11) ;
Celui , enfin , que vous avez depuis long-
temps lionoré de votre estime et de votre
bienveillance , pénétré de la sublimité des
vertus dont votre vie n'a été qu'une longue
suite, vous supplie d'agréer la dédicace de ce
foible ouvrage , comme le seul témoignage
public qu'il puisse vous offrir de sa vénéra-
tion.
S. J. D. C.
SOMMAIRES DES CHAPITRES
CONTENUS DANS CE VOLUME.
A V A N T - p R o p o s du Traducteur . page t
Epître dédicat oire xv
CHAPITRE PREMIER.
*Confédér ATioNS de différentes nations qui exîs-
toient lors delà première colonisation du continent. —
Etat de guerre continuel. — Anéanlissement rapide de
presque toutes les tribus qui liabitoient les parties ma-
ritimes du continent. — Leur mépris pour la culture et
le travail. — Ravages de la petite-vérole et des eaux
spiritueuses. — Exemple frappant de ce mépris parmi la
nation Moliawk. — Plusieurs nations auroient pu appri-
voiser des buffles , cultiver le riz , et forger le fer. — ■
Etonnante destinée d'nn grand nombre de tribus , qui se
sont anéanties en cultivant leurs propres terres. — Dou-
ceur de leurs mœurs domestiques. — Leur respect pour
la mémoire et les cendres de leurs morts. — Leur cou-
rage héroïque dans le malheur, les maladies et les dan-
gers.— Bonne -foi. — Désintéressement. — Générosité.
Leur férocité à la guerre. — Cruauté envers leurs pri-
^ D'après les détails contenus dans ce chapitre, il paroît évi-
dent qu'il a dû être précédé d'un grand nombre d'autres qui ,
Vraisemblablement, ont disparu lors de Pouverture de la caisse
dans laquelle ce manuscrit étoit contenu; les cinq prermères
pages de celui-ci étoient si effacées, que le traducteur n'a p:U
sommencer qu'aux observations du colonel Crawghan.
<>
XX s O M M AIRE S
sontiiers. — Conformité de goût, d'opinion, de teint et
de physionomies, depuis une extrémité du continent
jusqu'à l'autre. — Ils ne connoissent ni l'espérance, ni
le désir d'améliorer leur sort. — Insouciance de l'avenir.
— Imprévoyance. — Sang-froid. — Eloquence dans les
assemblées publiques. — Passion pour la pêche ,1a chasse
et la guerre. — Sort de leurs femmes. — Privilèges dont
elles jouissent. —Adoption. — Motifs de leurs guerres.
— Férocité des vainqueurs. — Paroles du célèbre Pon-
diack. • — Férocité envers les prisonniers destinés aa
poteau. -^Courage surnaturel de ces victimes. — Chan-
sons de mort. — Motifs de ces cruautés. — Anthropo-
phagie.— Toutes les nations l'ont connue dans leur pre-
mière origine. — L'homme primitif. — Erreur des poètes
relativement aux premiers âges du monde. — Avantages
de la civilisation. — Les indigènes sont peu susceptibles
des variations de l'atmosphère. — Education de leurs
enfans. — Idée de deux Génies. — Offrandes au mau-
vais.— Idée d'un séjour de paix et de bonheur après la
jîiort. — Efforts des Missionnaires pour les instruire dans
la religion chrétienne. — Gouvernement des familles et
d.es villages. — Passion pour les eaux spiritueuses. —
Désastres occasionnés par l'ivresse. — Jeux de hasard. —
Ils redoutent les mauvais rêves. — Rêve du sachem Nis-
sooassoo, et de sir William Johnson. — Loi du tahon,
— Les nations éloignées des frontières sont plus inté-
ressantes à observer que celles qui en sont voisines. —
Dégradation de ces dernières. — Prophétie de Korey*
lioosta page i
Il paroît y avoir ici une lacune considérable.
DES C II A P I T R E S. xxj
CHAPITRE II.
Fondation du collège de Lancaster par le docteur
Franklin. — Questions relatives à Forigine des nations
de ce continent. — -A celte des tombeaux et des camps
retranchés , découverts à l'ouest des montagnes. — Opi-
nion du Docteur. — Il croit les tribus méridionales ve-
nues du Mexique -, les Esquimaux, du nord de l'Europe.
— Improbabilité que les autres soient venues de la Tar-
tarie. — Motifs de ces opinions, — ^^Les climats chauds
ont dû être le berceau de la nature humaine. — Doutes
sur l'origine des tribus qui habitent les Terres australes.
— Cette planète est plus vieille que l'on ne pense. —
Indices de cette haute antiquité. — Détails sur le camp
retranché du Muskiughum. — Autres fortifications dé-
couvertes dans le voisinage de l'Ohio. — Marques évi-
dentes d'une ancienne population. — Ossemens humains,
— Tombeaux découverts dans le Kentukey,le Tènézée
et les deux Florides. — Conjectures sur le degré de civi-
lisation auquel ces anciennes nations étaient parve-
nues • 26:
CHAPITRE III.
Deux grands conjseils. doivent être tenus ; l'un à
Onondaga, l'autre au fort Stanwick. — Désir d'y assis-
ter.— Inconvéniens du voyage. — Incertitude de l'au-
teur. — L'arrivée de ML. Herman , venant d'Europe ,
le détermine. -T- Départ de Shippenbourg. — Arrivée à
Carlisle. — Collège de Dikenson. ^ — Réflexion de M.Her-
jnan. — Histoire de M. B. •— Départ. — Arrivée sur les
bords de la Juniata. ■— Observations, sur le cours de cette
rivière et ses rivages pittoresques. — Mahalango-Creekot
xxi) S O M BI A I R E S
— Penirs-Creek. — Passage delà Susquéhannali. — Ar-
rivée à Nortliumberland. — Intéressante conversation
de J'arpenteur-général. — Réflexions sur la population
et la culture de ce continent. — Causes de l'état d'tn-
Jance de cette ville. — Détruite en 1780. — Rebâtie
cinq ans après. — Différend entre la Pensylvanie et le
Connecticut. — Navigation de la haute Susquéliannali,
— Obstacles qui gênent sa navigation inférieure. — Dé-
part pour le bac de Mashoping. — Difficultés du voyage-
— Découragement de M. Herman. — Réflexions sur
l'apparence agreste du sol et des forêts. — Observations
du premier voyageur. — Arrivée sur les bords du Cbi-
quisquaqné. — Rencontre d'un colon. — Son hospitalité.
— Détails de son industrie, de son bonheur^ de ses es-
pérances. — Découragement des premiers colons. —
Chemins nouvellement tracés. — Heureux effets d'un
commerce florissant pour l'agriculture. — Dispositions
religieuses de ce colon. — Réflexions dé M. Herman. —
Départ. 35
CHAPITRE IV.
L E s voyageurs traversent à la nage les deux branches
du ïishing Creek. — Observations de M. Herman sur
cet état de choses. — Monotonie du voyage. — Ce que
leur dit un colon suédois. — Un W^estphalien et un
Savoyard. — Passage de la Susquéhannah au bac de
Massboping. — Entrée dans le comté de Luzerne. — Ré-
flexions de M. Plerman sur l'origine des sociétés. — Con-
traste entre les premiers défrichemens de ce pays et
ceux de l'Europe. — Av^antages que possède l'Amérique
septentrionale. — Observations sur le petit nombre ,^
parmi les premiers colons , qui réussissent. — Causes de
DES CHAPITRES. xxiij
ce noti- succès — Entrée dans le distiict de Philippo-
polis. — Les voyageurs entendent le timbre d'une lior-
loge. — Découvrent une habitation. — Le propriétaire
les invite à passer la nuit. — Son histoire. — De la
ville d'Orsa , sur le Dnieper, il se trouve transporté à
New- York. — Il s'établit comme chirurgien sur la rivière
Mohawk. — Il épouse la fille du ministre de ce canton.
— Conversation instructive de ce ministre, qui a été
pendant quarante ans, pasteur, cultivateur et médecin.
— Dispositions que doit avoir un colon. — Idée de ses
devoirs, s'il est appelé au Congrès. — Ce qu'il doit à sa
nouvelle patrie.-— Heureux effets de l'irrigation. — Dis-
paritions de plusieurs ruisseaux. — Luxe du déjeuné, — •
La femme de ce colon se justifie. — Singulier tableau.
- — Ce que dit M. Herman , en prenant congé de cette
famille. — Dépaii: , 5i
CHAPITRE V.
Arrivée au bac de Seely, sur la Susquéhannah. —
Harmony et Stockport , bourgades nouvellement fon-
dées— Grande ligne de démarcation entre les Etats de
New-York et de Pensylvanie. — Sources salées. — Pas-
sage de la Susquéhannah. — Entrée dans l'état de New-
York. — Grand nombre de ruisseaux, et d'érables à
sucre. — Radeau établi sur l'Ononquagé. — Réflexions
de M. Herman. — Prairie naturelle. — Approche d'un
orage. — Rencontre d'une habitation. — Bonne récep-
tion du propriétaire. — Son éducation. — Il ordonne à
ses chiens d'aller cliercher les vaches. — Elles arrivent.
— Réflexions sur la perfectibilité de l'instinct. — Trait
de sagacité de deux chiens floridiens. — Fièvres autom-
nales. — . Dessèchement de plusieurs prairies naturelles.
Xxiv SOMMAIRES
— Ce colon est membre de la législature. — Délaila. — •
Espérance de fortune , fondée sur une chute de dix-sept
pieds. — Sage loi, promulguée par les deux Etats d©
New-York et de Pensylvanie , qui déclare les rivières
libres. — Réflexions de ce colon sur la solitude de sa
situation. — Sur les malheurs de l'Europe. — Départ. —
Passage des rivières Tiénaderha et Adiga. — Approches
du lac Otzègé. — Rencontre d'un grand nombre de per-
sonnes occupées à élever la charpente d'un moulin. —
Réflexions de M. tlerman sur le grand nombre déchûtes
que l'on voit ici. — Hospitalité de M. J. V. — Ce que
dit ce colon sur la rapidité des défrichemens. — -Amal-
game de toutes les nations de l'Europe.- — Causes de
cet amalgame. — -Ce colon promet le récit de son his-
toire au retour des voyageurs. — Départ. — -Fertilité des-
cantons à travers lesquels passent les voyageurs avant
d'arriver à Albany. — Arrivée à Skénéctady. — Ils s'em-
barquent sur le Mohawk, pour le fort Slanwick. ... 74
Le chapitre qui contenoit les détails du voyage jusqu'à ce
fort , étoit , à quelques ligues près, si eiîacé , que l'on n'a pa&
pu le traduire.
CHAPITREVI.
Arrivée à Onondaga. — Les voyageurs vont se re-
poser chez deux indigènes.— . Réflexions de M. Herman
sur la vie primitive. —Réplique du premier voyageur.
— Ignorance , abrutissement , misère nécessairement
attachée à l'enfance des nations. — Erreur des savan&
qui préconisent la vie sauvage , et méprisent les avan-
tages de la civilisation. — Visite au vieux Kèskétomah.
' — Son hospitalité. — Conversation. — Effets de la mu-
sique sur les physionomies de plusieurs chef . . ^ . . , ^\
DES CHAPITRES, xxv
C H A P I T R E V I I.
Ouverture du Conseil. — Détails relatifs à ce nou-
veau spectacle. — Silence. — Manière de fumer. -—
Belles proportions de leurs corps. — Conseil du lende-
main. — Les chefs y paroissent ornés de plumes et peints.
— On doit y parler d'adoption et de culture. — Cliéda-
booktoo se lève. — Il raconte les plaintes de Wéquash.
— Les reproches qu'iliui fait. — Réplique de Wéquash.
— Conseils de Chédabooktoo.
Yoyoghèny se lève^ et raconte ce qui s'est passé entre
lui et Muskanéhong. — Elle a perdu son mari. —Il mo-
dère son chagrin.— Ce qu'elle lui dit, — Elle regrette
de n'avoir pas offert un rouleau de tabac au malin Es-
prit. — Réflexions de Yo5'oghény. — Il lui conseille
d'adopter un blanc. — Réplique de Muskanéhong. —
Yoyoghèny justifie ce qu'il a avancé , et se plaint du
mal que l'on éprouve sur la terre. — Question de Mus-
kanéhong.— Réponse de Yoyoghèny.
Siasconcet, troisième orateur, se lève, et parle de sa
rencontre avec Kahawabash. — Ravages de la petite-
vérole , qui a enlevé sa femme, a détruit presque tout
son village. — Plaintes de Kahawabash. — -Malheureux
e=!t le sort des hommes sur la terre. — Désolaliou de
Siasconcet. — Il console Kahawabash , en lui parlant de
la mort de ses trois enfans et de sa vieillesse. — Il lui
recommande le remède de l'adoption , ainsi que de ne
pas verser des larmes devant les anciens. — Touchante
réplique de Kahawabash. -. — Nouvelle question qu'il
fait à Siasconcet. — Sage réponse de ce dernier.
Aquidnunck se lève , et entretient le Conseil des
plaintes de Tienaderha relatives à 1$ mort de sa fille,—
xxv) SOMMAIRES
Ce qui lui est arrivé auprès de son tombeau. — Son clesir
d'aller la rejoindre. — Aquidnunct la console , lui or-
donne d'appeler le courage pour savoir supporter ses
peines , de verser des larmes pour les adoucir, et de tra-
vailler pour les oublier.
Késkétomali parle de la nécessité de cultiver la terre
pour réparer toutes ces pertes. — Raconte la prophétie
de Koreylioosta , retrace le sort des nations qui ont dis-
paru. — Il voudroit avoir les ailes de Faigle pour être
mieux entendu; il annonce la ruine de la nation. — Pres-
crit ce que l'on doit faire pour résister aux blancs : il
s'arrête. —
Koohassen lui répond. — La culture est indigne d'un
guerrier. — Loix, prisons , juges, cleaînes, conséquences
de la culture. — Les enfans n'auront plus d'exemples
de bravoure et d'intrépidité. — Son mépris pour les tri-
bus devenues cultivatrices. — Il jure d'abandonner les
Onéidas s'ils deviennent gratteurs de terre.
Késkétomah se lève , et réfute ce que Koobassen vient
de dire. — Engage ceux qui méprisent la culture à s'en
aller. — Prédit de nouveau la ruine du village si on n'a-
dopte pas ses conseils 9^
CHAPITRE VIII.
Troisième séance du Conseil. — On consomme plusieurs
adoptions. — Le doyen d'âge prend les affligés par la
main , les console. — Touchantes réflexions qu'il adresse
aux deux femmes 127
CHAPITRE IX.
Discours d'un des voyageurs au Conseil. — Rappelle
l'époque de son adoption et celle de ses enfans- — Son
DES CHAPITRES. xxvij
attachement à sa tribu adoptivc. — il s'adresse h la. jeu-
nesse, leur prédit la dispersion de leur natian , s'ils con-
tinuent à mépriser les conseils des vieillards et de leur
ami. —
Réponse de Kanajohary. — Ses réflexions sur ce que le
voyageur vient de dire. — Il le fait fumer dans l'oppoy-
gan d'amitié , lui présente une Belle de Wampun. —
Adoption de M. Herman.— Détails relatifs aux danses et
aux exercices de la jeunesse. — Ce que dit Kooîiassen. 1 33
Le traducteur n'a point trouvé^les deux chapitres suivans ,
qui contenoient vraisemblablement les détails du Congrès qu»
le Gouverneur de New- York tint au fort Stanwick,
CHAPITHE X.
Voyage du fort Stan^vick au lac Otzègé à travers les
forêts. — Conseils du gouverneur Clinton. — Il donne
aux voySgeurs deux jeunes indigènes pour leur servir
de guides et de pourvoyeurs. — Sentier sauvage. —
Elévation du to t de la première nuif. — Truites sau-
monées. - — Branches de l'Oriskany. — Adresse et bonne
volonté de ces deux guides. — Campement de la seconde
nuit. — Gelinottes. — Réflexions de M. Herman. —
Rencontre d'un parti de cTiasseurs indigènes. — Troi-
sième cam|>ement sur les bords de FUna Délia. —Le
lendemain ils découvrent une habitation. — Générosité
de M. Herman envers les deux guides. — Continuation
du voyage. —Rencontre d'un grand nombre de petits
défrichemens. — Réflexions de M. Herman. — Mauvais
gîtes. -^ Sentiers difficiles. — Arrivée chez M. Willson.
— • Observations relatives à la charpente d'une église
élevée dans son voisinage. — Motifs de son établisse-
ment. — Bases de son bonheur, -*- Excursion dans ses
xxviî) SOMMAI II r, â
cîiamps. — Conquêtes de l'industrie. — Arbres majes-
tueux. — Erables à sucre. — Chute. -— Projet d'y éle-
ver un moulin. — Départ . iSg
CHAPITRE XI.
Forêts épaisses et marais difficiles. — Arrivée chez
M. Seagrove. — Elégance de sa maison. — Originaire
de la Jamaïque. — Motifs de son établissement dans les
bois. — Observation sur le nouveau genre de vie qu'il
mène. — Emploi du temps. — Branche de la Poste. —
Motifs de sa vie célibataire. -—Réflexions sur le sort do
îa race humaine. — Départ lôg
CHAPITRE XII.
Difficultés des sentiers. — Les voj'-ageurs s'égarent.
' — Arrivent chez M. J. V. — M. Herman lui lit sou
journal. — Observations de ce colon. — Causes qui re-
lardent les travaux des premiers colons. — Esquisse du
progrès des choses dans les Etats-Unis depuis vingt ans.
— Remet au lendemain le récit de son histoire. ... i6gi
CHAPITRE XIII.
Histoire de M. J. V. — ■ Il arrive à Nevsr-York avec
la frégate la Gaktée, dont il étoit lieutc^iant. — Con-
çoit le projet d'acquérir des terres. — S'embarque pour
Albany. — En achète i4oo acres dans le voisinage da
lac Otzègé. — Retourne en Europe. — Revient avec
trois familles Erses. — Premiers défrichemens longs,
dispendieux et pénibles. — Contraste entre ses anciennes
fonctions militaires, et sa situation comme cultivateur,
— Moulin à scie. — 'Système d'actions. — Détails de
DES CHAPITRES. xxix
Ses améliorations. — - Sept familles seulement éloient
établies dans ce comté en 17S5. — Episode du chef d'une
de ces familles. — Il en a été long-temps la 19"^ , anjour-^
d'hiii la 1820*^ branche de la Poste. — Observations sur
cette admirable institution. — Histoire de son voisin.
— Inconvéniens et avantages d'un nouvel établissement.
— • Il désire se marier. — Portrait de la femme qu'il
cherche 177
Il paroît y avoir ici une grande lacune de temps , ou plusieurs
chapitres perdus.
CHAPITRE XIV.
On détruit le fort George de Neiv-York pour éîevet
sur ce site le palais du Gouverîieur. — Découverte de
plusieurs espèces de monnoie. — Et de quelques épita-
phes d'anciens gouverneurs. — EtonnementdeM. Her-
man envoyant que l'on permet aux ouvriers de les ven^
dre. — Il les achète et les présente aux directeurs de la
Bibliothèque. — Observations du premier voyageur. —
Réplique de M. Herman. - — Son admiration pour tout
ce qui a reçu la consécration du temps. — Origine de ce
goût. — Réflexions du premier voyageur. — Il exprime
son étonnement de ce qu'un amateur de l'antiquité n'ait
pas dirigé ses pas vers la Grèce et l'Asie , plutôt que vers
ixn pays aussi nouveau. — Réplique de M. Herman. —
Projet d'un voj^age dans l'iniérieur du continent, —
Description du château de "^ ^ ^ 202
CHAPITRE XV.
Voyage de M. Herman dans les Etats Septentrionaux.
— Observations sur ce qu'il y a vu. — - Départ pour New-
Windsor à bord d'un sloop dernièrement revenu de Can-
XXX s O M M A I tl E 3
ton. -^Utilité de la navigation du (leuve Hudson. —
Quais, grues et magasins établis là on. aboutissent les
chemins de l'intérieur. — Montagnes à travers lesquelles
3e fleuve serpente. — Lieux magiques. — Intéressante
conversation du capitaine. — Echos des montagnes. —
Combat entre l'aigle chauve et l'aigle pêcheur. — Mou-
lin. — Pooplo'sKill. — Canon de retraite. — Effets d'un
clair de lune au milieu de ces montagnes. — Esturgeon.
— Fort Westpoint. — Arrivée à New- Windsor . . 23i
CHAPITRE XVI.
Moulin d'Ellison. — Détails. — Arrivée à Blooming
Green. — Moulin de 3. Thorn. — Entrée dans la vallée
de Skonomonk. — Le colonel Wood huîl. — Vaches et
jumens hongres. — Détails relatifs à la culture. — His-
toire du Colonel. — Détails sur l'économie intérieure des
familles. — Cire végétale. — Savon. — Sucre d'érablt .
Dîner intéressant. — Le Colonel apprend à forger le
fer. — Motifs. — Départ pour Sterling. 262
C H A P I T R E X V I I.
Arrivée chez M. Townsend. —Fournaise. — Soufflet
de bois. — Raffineries. — Fonderies. — Machines en-
voyées au mont Vernon. — Détails sur le général Wa-
shington. — Manufacture d'acier. — Herbage de 3oo
acres défriché par des chèvres. — Départ pour Ring-
wood. — Mouvement à platiner le fer , auquel est adapté
un moulin à bled. — Excursion à Charlot'sbourg. —
Fournaise éclatée. — Grande clouterie. — Voyage aux
Djowned lands. — Prairie de 70,000 acres. — Loi pour
la dessécher. — Troupeau de 62 vaches appartenant à
DES CHAPITRES. xxx]
M. Alîisson. — Observations de ce colon. — Détails sor
les produits de son industrie. — Les voyageurs repassent
les montages à Wavayanda. — Moulins à broyer et cou-
teler le lin et le clianvre. — Orrèry de Ritten'house. —
Ce qu'a dit M. Jefferson de cette belle pièce de méca-
nisme. — Retour à New-York 282
ERRATA.
Page 68 , ligne 23 : les places voisines , lisez les plages voisines.
— 74, — 1 : conformément aux intentions , lisez con-
formément aux informations.
— 77 , — 22 : et celui du sol , lisez et celui du sel.
■ — 79, — 24 : des cantons, lisez des castors.
— 82 , — i3 : écarter des épines, lisez essarter des épines.
— 82, — ig : j'essaie mes forces, Zz,sez j'essayai mes forces.
— 85 , — 17 : des privations , lisez de ces privations.
— idem. — 26 : pouvoit-elle , lisez pourroit-elle.
*— g4, — 20 : poursuivit-il , lisez poursuivis-je.
— 99, — 20 : de l'adoption de la culture, Zivîez de ^adop-
tion et de la culture-
— i48, — 16 : le Gouverneur, lisez le Gouvernement.
— i64, — 27 : reine Charlotte, Zi^ez rivière Charlotte.
■ — i8i , — 20 : crique denant , Usez creek venant.
— 2i5, — 16 : l'architecture , Zz5é?z l'architrave.
— 242, — 6 : Toiider-bero y lisez Tunder-berg.
— 267, — 11 : que le grand homme, lisez que ce grand
homme.
■ — 285, ' — 2G : de 367 à 3go pesant , lisez entre deux pa-
renthèses (567 à Sgo francs).
^— 290 y — 3 : arcs , lisez acres,
— 294, — 24 : Jetterson, Zi^ez Jefferson.
' — 5i2, — i4 : où il doit, lisez où il devoit.
— 3i6, — i4 : Sruces , lisez Spruces.
— 4i5, note 5 : étendue dupas de l'Ohio ,Zz5ez étendue du
pays de l'Ohio.
*— 421 , page 4 : talco piscatoriiiSylisez Faîco piscaforius.
O Y A G E
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE
E T
DANS L'ETAT DE NEW-YORK.
CHAPITRE PREMIER.
,..♦.. ( ^ ) ({ vJ u E L vaste clianip , en effet , les
anciens et nouveaux habitans de rAmérique
septentrionale n'oiFrent-ils pas à la méditation !
continua le colonel Crawglian ( i ) )) .
(( Bien différentes des nations européennes ^
dont le teint et souvent même les traits chan-
gent avec les latitudes, on observe une unifor-
mité invariable parmi celles qu^on rencontre
{*) Quoique les premières et les dernières pages de ce
chapitre aient été enriommagées, ou se soient trouvées
illisibles, on a cependant jngé ce qui restoit assez inté-
ressant pour mériter d'être traduit : d'après quelques-
unes des notes ; on le croit de Tannée 1785.
I. A
2 V O T A G E
depuis les rives brûlantes du Mississipi sous le
5o® degré de latitude, jusques aux régions bru-
meuses du Saguenay (2) sous le 5o^ : le Mistas-
sing, le Missisagé du Nord, ressemblent au Mus-
kogulgès , au Chectaw de la Floride , et à FAr-
cansa du Midi : tous ont les cheveux noirs et
rîides j tous le même moule de physionomie, la
peau couleur de cuivre , et le blanc des yeux
mêlé de jaune. Cette analogie ne paroîtr oit-elle
pas indiquer que ces nations descendent de la
même souche , et ne sont pas d^une haute anti-
quité 5 puisque la différence des climats n'en a
point encore produit dans les nuances de leur
teint? D'un autre côté, celle qu'on remarque
entre les langues que parlent les nations du
Midi, de FOuest et du Nord, est si grande,
qu'une telle opinion semble inadmissible )) .
(( Plusieurs confédérations existoient lors de
la découverte du Continent 5 les mieux connues
étoient celles des Creeks , dans les deux Florides
€t la Géorgie (5) j des Poohatans , dans la Vir-
ginie (4) 5 des Whélénys , ou Illinois , dans la
haute Louisiane (5) j des Mohawks, dans l'état
de New-York 5 et des Lénopys , dans la basse
Pensylvanie et le Jersey. La première est la
seule qui se soit maintenue : de l'Illinoise, il ne
reste que quelques familles qui habitent les bords
de la rivière de leur nom 5 on ne rencontreroit
DA]NS liA HAUTE PENSYLVANTE. 5
pas un seul Pooliatan dans toute la Virginie, ni
un seul Lénopy dans le pays qu'habitoit cette
tribu. De la dernière, il n'existe plus que la
nation Onéida 5 et quelques restes de Cayugas,
de Senneccas et deTuskaroras,les Moliawks ayant
été obligés de se retirer dans le Canada, où leur
nombre a considérablement diminué depuis
quelques années ».
<( Les nations des grands lacs et de FOliio (6) j
quoiqu'un peu plus cultivatrices , et habitant
une des plus fertiles régions de ce continent ;
devenues nos tributaires , par le besoin qu'elles
ont des marchandises européennes ; exposées ,
comme les autres , aux ravages de la petite vé-
role et à l'abus des eaux sniritueuses , marchent
aussi vers l'anéantissement avec une étonnante
rapidité : il semble qu'elles soient destinées à
disparoître devant l'ascendant des Blancs. En-
core quelques lustres ! il ne restera d'autres
traces de leur existence et de leur passage sur
la terre , que les noms jadis donnés par
leurs ancêtres aux rivières , aux montagnes et
aux lacs de leur pays » .
« Quelle peut être , lui demandai-je , la cause
de l'inconcevable aveuglement qui, aujourd'hui
comme il y a des siècles, leur fait préférer la vie
errante et précaire des bois , aux ressources plus
assurées de la vie sédentaire et de la culture?
2
4 VOYAGE
Comment ont-ils pu fermer les yeux à l'évidence
journalière de leur dépérissement , à celle des
désastres occasionnés par Tivresse, ainsi qu'à
l'exemple et aux conseils de personnes qui se
sont établies parmi eux )) ?
(( Cela paroît inconcevable en eiFet, répondit-
il ; j^étois ici , il y a vingt ans , lors des premiers
établissemens qui furent faits sur les bords fer-
tiles de cette rivière , et au milieu de la grande
nation Moliawkj jamais, depuis Torigine des
colonies , il n'avoit existé entre les deux peuples
un rapprochement, un accord, ni des liaisons
aussi intimes , et qui eussent duré aussi long-
temps. Les premiers respectoient scrupuleuse-
ment les terres qu'ils avoient vendues; d'un
autre côté, les loix coloniales avoient mis les
leurs à l'abri de toute invasion. Dans plusieurs
cantons , les enfans indigènes et blancs , en
jouant ensemble, apprenoient les deux langues :
eh bien ! ces récoltes qu'ils aidoient quelquefois
à serrer, le foin des vertes prairies qu'on les
employoit à faner , l'aspect de ces résultats heu-
reux de l'industrie et du travail, n'ont produit
aucun effet sur leurs esprits : ce long exemple
de prospérité a été inutile. Quoique témoins du
défrichement des terres hautes , du dessèche-
ment des terres basses, et connoissant les pro-
cédés de ces deux importantes opérations, quoi-r
ibANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 5
qu'ayant vécu pendant plusieurs années au mi-
lieu de colons devenus riches et heureux par la
culture 5 pas un d^eux n^a été tenté de suivre un
si bel exemple (7) )).
(( Cette constante aversion pour le travail et pour
la vie sédentaire , Tinconséquence de leur con-
duite 5 Vétat habituel d'irréflexion et d'enfance
dans lequel ils vivent , toutes ces causes , qui
sembleroient annoncer quelqu'infériorité dans
la mesure de leur intelligence, ne pourroient-
elles pas être considérées comme un obstacle
insurmontable , qui s'est invariablement opposé
et s'opposera toujours à leur passage vers un
meilleur état de choses? En effet, continua-t-il,
comment n'être pas étonné que 5 depuis tant de
siècles j ils n'aient point participé aux progrès
du temps 5 du temps qui, à la longue, amène ces
chances , ces heureux hasards auxquels les au-
tres nations ont dû tant de découvertes et d'in-
ventions utiles ? Que , par exemple , ils n'aient
jamais essayé d'apprivoiser les buffles, dont leurs
savannes sont couvertes (8)? jamais connu l'u-
sage du fer, dont on trouve le minerai sur la
surface de certaines prairies naturelles (9)? ja-
mais cultivé le riz qui croît spontanément sur
les rivages de l'Ontario, du Michigan, de la
baie Verte, et de l'Outagamy (10)? Oui, je le
répète, leur singulière imprévoyance, qui em-
6 VOYAGE
pêche que Favenir le plus rapproché soit quel-
que chose pour eux 5 l'inutilité de l'éducation
que plusieurs de leurs enfans ont reçue dans nos
collèges ; celle du zèle de nos missionnaires, qui , |j
à l'enseignement des préceptes salutaires de l'é-
vangile, ont uni celui de la culture, toutes ces
circonstances prouvent que leur intelligence est
moins susceptible de perfectibilité que la nôtre,
et que ces races sont inférieures à celles de l'Eu-
rope et de l'Asie , lesquelles , après avoir vécu ,
comme celles-ci , de leur chasse et de leur pêche,
pendant un grand nombre de siècles, parvinrent
enhn à forger le fer et à apprivoiser les bes-
tiaux».
(( Le sort des grandes tribus, Nattick, Pécod,
Narraganset , Catawba , &c. (11) confirme cette
opinion : au sein de l'abondance et du repos, elles
se sont anéanties en cultivant leurs propres ter-
res , que les loix coloniales avoient rendues ina-
liénables et sacrées. Chose inconcevable! ce nou-
vel état leur a été plus funeste encore que leur
ancien régime )) !
(( Depuis cent soixante-dix ans que nous les
connoissons, poursuivit-il, a-t-on jamais vu
parmi eux un seul individu qui ait montré quel-
qu'étincelle de ce feu céleste , d'où naissent les
idées utiles et les grandes conceptions? Non :
leur commerce avec nous , en faisant cesser leurs
DANS LA HAUTE PENSYLYANIE. 7
guerres, leurs vengeances , et T anthropophagie,
ne leur a point communiqué de goûts nouveaux 5
ils ne sentent pas même encore aujourd'hui le
besoin ni les avantages qui résultent de la pos-
session exclusive et de la culture d'un champ 5
ils ne connoissent point, comme nous , le plaisir
de planter un arbre , celui plus doux encore de
le voir croître et se charger de fleurs et de fruits ,
ni enfin cet attachement instinctif chez tous les
hommes pour le lieu de leur naissance : sembla-
bles aux bétes fauves , ils le quittent sans re-
grets, pour aller ailleurs élever leurs Wigw-
hams (12) »,
(( D'un autre côté, comment pourroit-on les
appeler barbares, après avoir observé l'inalté-
rable douceur de leurs moeurs domestiques ,
cette tranquillité d'esprit , ce désintéressement,
cette disposition constante à s'entre- secourir
dans leurs besoins ou dans leur détresse (car
entr'eux ils sont véritablement frères ) 5 la ten-
dresse avec laquelle ils élèvent leurs enfans ; les
regrets et les larmes qu'ils versent lorsqu'ils les
perdent 5 leur respect pour la vieillesse, ainsi
que pour la mémoire et les cendres de leurs an-
cêtres y l'attachement pour leur tribu et leur
nation ; le courage héroïque avec lesquels ils
supportent la faim, les maladies , les souffrances
et la mort? Je ne connois point d'amis plus sûrs
8 VOYAGE
ni plus fidèles. Si quelquefois on observe parmi
eux des traits de mauvaise foi , c'est de nous
qu'ils ont appris le mensonge et l'astuce : envi-
gages sous ces rapports , qui ne regretteroit pas
d'en voir le nombre diminuer tous les jours )) ?
(( Mais comment aussi accorder les idées que
fait naître la considération de mœurs aussi dou-
ces, avec celles que donne leur férocité à la
guerre et envers leurs prisonniers ? Cette éton-
liante contradiction est également frappante
chez toutes les nations que je connois, depuis le
Mississipi jusqu'au nord du lac Ontario j toutes
ont la même physionomie , les mêmes opinions,
les mêmes usages : quel a pu en être le proto-
type? Cette uniformité vient sans doute de ce
que leur genre de vie et leurs occupations étant
les mêmes, ils ont dû exciter des besoins et des
jouissances pai^faitement analogues, et impri-
mer les mêmes dispositions à leurs esprits. Aussi
observe-t-on parmi ces nations le même degré
d'indolence qui les empêche de travailler, et
leur inspire le mépris le plus profond pour la
culture j la même impatience qui leur fait dé-
daigner le repos d'une vie sédentaire et tran-
quille, et les entraîne dans les chasses les plus
éloignées et les plus fatigantes , ainsi qu'à la
guerre. Toutes portent sur leur physionomie
l'empreinte d'un esprit vide ou enclin à la tris-
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 9
tesse; et cependant elles ne connoissent pas la
mélancolie : toutes ont au même degré l'in-
souciance et Fimprévoyance pour l'avenir, et
malgré Fexpérience des disettes annuelles aux-
quelles cette funeste disposition les expose, elles
n'en deviennent ni plus sages ni plus pré-
voyantes )) .
((Je fus extrêmement frappé , lui dis-je, pen-
dant la tenue du dernier congrès, où les chefs
et quelques guerriers de onze nations différentes
étoient réunis , en observant non - seulement
l'analogie des traits de leurs visages dont vous
venez de parler , mais encore l'inexpression ab-
solue de leurs physionomies, quoiqu'ils fussent
singulièrement attentifs à ce que vous leur di-
siez; je n'apperçus sur ces surfaces immobiles
aucun de ces mouvemens variés , ni de ces
nuances fugitives qui peignent les affections de
l'ame, et sont les indices du caractère)).
<( D'où viendroient-elles ces nuances , me ré-
pondit-il, puisqu'ils ne connoissent point l'ef-
fervescence des désirs , le tumulte des passions ,
ni les anxiétés de la prévoyance ? Ne tenant
point comme nous à la vie par l'espérance de la
fortune, ni même par celle d'être mieux un
jour, ils sont rarement occupés de réflexions
agréables ou douloureuses (excepté lorsqu'ils
perdent leurs femmes ou leurs enfans) : d'ail-
lO A^OYAGE
leurs, un des principes les plus fortement re-
commandés aux jeunes gens, est de conserver
un sang-froid inaltérable dans toutes les cir-
constances de la yie. Ils le perdent cependant
quelquefois ce sang-froid, lorsqu'ils parlent en
public ; alors leurs physionomies s'animent ; de
leurs imaginations jaillissent quelquefois des
étincelles qui brillent un instant. Eh bien ! ces
mêmes chefs qui s'énoncent avec tant d'énergie
et de chaleur aux feux de leurs conseils natio-
naux, ne sont que des êtres inconséquens, irré--
fléchis , auxquels les années donnent des habi-
tudes , et rarement de l'expérience )) .
(( Sous leurs toits , continua-t-il , le passage
du temps n'est rien pour eux ; ils ne le mesurent
ni n'en calculent la durée que lorsqu'ils chas-
sent, qu'ils pèchent, ou vont à la guerre : ce
sont , disent-ils , les seules occupations dignes
d'un Nishynorbay (i5) ».
(( Leurs femmes , moins robustes et moins
cruelles que les hommes, sont toutes assujetties
à une vie dure et souvent pénible ; elles plantent
le maïs, les patates, le tabac, fument les vian-
des , portent les fardeaux , et souvent accompa-
gnent leurs maris dans les grandes chasses d'hi-
ver (i4), ainsi qu'à la guerre : elles jouissent
néanmoins d'une grande influence dans presque
toutes les délibérations nationales, quoiqu'il n^
DANS LA HAUTE FENSYLVANIE. 11
leur soit pas permis d'y parler , ainsi que dans
l'adoption des prisonniers ».
a Cet acte , le plus solennel après le mariage ,
transmet à l'adopté tous les droits de l'amitié ,
de la consanguinité et de l'hospitalité : c'est un
moyen de réparer les pertes occasionnées par la
guerre , par les outrages de la nature et du
temps ', quelquefois aussi c'est le cri d'un coeur
affligé qui a besoin d'aimer encore : j'en ai vu
quelquefois des preuves bien touchantes , sur- i
tout au sein de la nation Wyandot )).
« Presque toutes leurs guerres sont celles de la
nature , quoique devenues beaucoup plus rares
depuis quelques années (i5) : c'est l'exercice de
la vengeance 5 car jamais la cupidité ni le désir
des conquêtes ne leur met le tomèhaiph à la
main. Voilà pourquoi la férocité des vainqueurs
et larésistance des vaincus, produisent des scènes
de fureur et de rage dont le récit fait frémir , et
qui donnent l'idée de tigres altérés de sang,
combattant contre des lions rugissans. — Nous
sommes destructeurs comme le feu, me disoit
autrefois Pondiack (16), inconstans comme le
vent , inexorables comme la tombe. — Souvent
cependant il arrive que, grâces à l'intercession
des femmes, au lieu d'appaiser l'ombre de leurs
morts par la destruction des prisonniers, ils
les adoptent. Alors ils leur disent : — « N^aie
12 VOYAGE
)) pas le cœur mauvais, tu n'iras pas dans ma
)) chaudière, je ne boirai point le bouillon de ta
» chair ^ je te place sur ma peau d'ours » ,
c( Mais comment peindre les cruautés qu'ils
exercent contre les victimes dévouées à périr ?
S'ils les frapp oient d'une prompte mort , cette
mort seroit un bienfait. Mais non : ils ne leur
arrachent la vie que lentement , et en leur fai-
sant subir tous les genres de tourmens qu'a pu
imaginer leur perversité. Alors il s'établit une
lutte presque surnaturelle entre le courage le
plus héroïque dont on puisse concevoir l'idée,
et la férocité la plus inouie; la résistance est
égale à l'acharnement ; les principes de l'exis-
tence qui, dans certaines circonstances, parois-
sent ne tenir qu'à un fil , survivent quelquefois
pendant des heures entières aux profondes bles-
sures , aux déchiremens et aux excoriations j
et ce sont des hommes qui , pour assouvir leurs
implacables vengeances contre un malheureux
captif, lui infligent de semblables tortures ! et
dans leurs villages, ces mêmes hommes sont
doux et compatissans ! ! ! ))
(( C'est au milieu de ces tourmens de l'enfer ,
qui arrachent quelquefois aux malheureuses
victimes les cris perçans de la douleur, que le
prisonnier, attaché au poteau, entonne fière-
ment sa chanson de guerre , excite , appelle la
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. l5
colère et la fureur des monstres dont il est envi-
ronné, en leur disant : — (( Si j^avois été Tain-
queur , je t^aurois fait rôtir à petit feu ; j'aurois
dévoré ta chair, et donné tes os à nos chiens )).
— Voici ce qu^ils m'ont dit , lorsque je leur re-
prochois cet excès de barbarie : — ce Si nous
adoptions tous nos prisonniers, comment ap-
paiserions-nous l'ombre de nos guerriers ? com-
ment le village participeroit-il à notre triom-
phe? N'est-il pas nécessaire que notre jeunesse,
en les voyant mourir comme des braves, ap-
prenne à subir le même sort avec le même
courage )) ? Quelle éducation î quel ordre de
choses (17))) !
(( Soit que l'anthropophagie , continua-t-il ,
ait été excitée par l'irritation de la faim , par le
délire de la vengeance, ou par celui de la vic-
toire, il est certain que, dans leur première ori^
gine, toutes les nations ont été cannibales comme
celles de ce continent. On voit, dans Hérodote,
que les anciens Egyptiens décernèrent un culte
à Osiris pour leur avoir appris à se nourrir de
légumes , au lieu de la chair de leurs ennemis.
Lors de l'arrivée des Européens sur ce conti-
nent, cet usage étoit connu depuis une extré-
mité jusqu'à l'autre ; l'intérieur du Brésil est
encore rempli de nations cannibales comme
leurs ancêtres j les nègres Ibo de la cote des
l4 VOYAGE
Dents 5 ceux des iles Arsacides et d^Andaman le
sont aussi (18) : par-tout où Cook a débarqué, il
a observé les traces du cannibalisme. Vous au-
rez lu sans doute, et en frémissant, les voyages
du capitaine Viaud : et combien de fois n'a~t-on
pas vu les mêmes causes produire les mêmes
effets parmi les équipages affamés des vaisseaux,
ainsi que dans les émeutes populaires )) ?
(( En effet, poursuivit le colonel Crawghan,
un être foible et nu , que le hasard a placé dans
les bois, qui, n^ trouvant ni fruits ni légumes,
s'est adonné à la chasse, a dû contracter l'habi-
tude de tuer , de verser du sang , de déchirer les
membres palpitans des animaux pour satisfaire
sa faimj il est nécessairement devenu sangui-
naire et féroce. Le chasseur aime la solitude 5 il
hait ses voisins , avec lesquels il craint de parta-
ger sa proie : la chasse a donc du faire naître les ri-
valités, les vengeances et la guerre; de-là sans
doute les premiers combats qui ont ensanglanté
la terre, et le droit que, dans l'extrême irrita-
tion du besoin , ou dans Fivresse du triomphe ,
les vainqueurs se sont arrogé de dévorer les
vaincus : tristes et déplorables effets de la plus
cruelle des passions , ou de la plus impérieuse
des nécessités » !
(( C'est donc seulement à Fépoque où l'homme
est devenu granivore, qu'il a pu connoîti'e la
DANS LA HAUTE PENS YLA^ANTE. l5
commisération et la pitié! que ses mœurs sau-
vages et farouches ont été remplacées par des
affections plus douces, et que ses voisins sont
devenus ses amis )) !
(( Voilà cependant l'homme tel qu'il est sorti
des mains de la puissance créatrice ! cet être
dont les destinées n'ont que trop évidemment
justifié les sinistres auspices sous lesquels il a
paru sur la terre ! Le voilà cet âge de l'inno-
cence et du bonheur ; ce printemps de la nature,
si souvent célébré par les poètes ! Cet état pri-
mitif de dégradation et de misère a duré pen-
dant un plus ou moins grand nombre de siècles,
jusqu'à l'époque où quelques heureux hasards
firent naître des hommes supérieurs à leurs con-
temporains. Instruits par l'expérience, et profi-
tant de circonstances favorables, ils réunirent
plusieurs hordes de ces bipèdes carnivores ou
ichtyophages , en leur apprenant à cultiver la
terre ; ils adoucirent leur férocité en leur ensei-
gnant les idées sublimes du juste et de l'injuste,
celles des vertus et des remords, celles enfin de
dieux rémunérateurs et vengeurs. Si, sous ce
nouveau régime, l'homme a connu quelques
instans de calme et de bonheur , c'est à lui seul
qu'il le doit , et non à la nature (*) ».
(*) Cette plainte douloureuse, échappée à la sensibilité
profonde d'un ami des hommes, est-elle assez réfléchie ?
l6 VOYAGE
(( Semblable au sauvageon des forêts , dont
les fruits ont été amers jusqu'à Fépoque où Fin-*
vention merveilleuse de la greife, en modifiant
la sève , lui en fit rapporter de meilleurs et de
plus doux, l'homme j dans son premier état, n'a
été qu'un être agreste, insociable et féroce, jus-
qu'au moment où la civilisation, en dévelop-
pant son intelligence , y créa le sentiment de sa
puissance, et lui procura les moyens de l'exer-
cer pour augmenter ses jouissances et son bon-
heur. Quels prestiges n'a-t-il pas fallu employer
avant d'avoir pu le forcer aux nombreux sacri-
fices qu'exige l'état social , et faire rapporter à
cette plante épineuse et sauvage ces beaux fruits
qui naissent de la civilisation ! Si en parcourant
€st-elle sur- tout fondée? et n'est-ce pas plutôt un bien-
fait réel de l'auteur de la nature envers le genre hu-
main , que d'avoir assuré la stabilité de sa civilisation ,
par la comparaison même qu'il auroit à faire un iour
entre les rigueurs de sa condition primitive et les avan-
tages de son état social? L'examen de cette question
nous conduiroit loin. Etres foibles et bornés , ne jugeons
point la Providence, et sur- tout gardons-nous de mur-
murer contre elle. Souvenons-nous que chaque doute
élevé sur son existence par un homme de bien , est avi-
dement recueilli par les matérialistes et par les athées
(s'il en est de bonne foi ), et devient pour eux un sujet
de triomphe. ( ISiote communiquée à l'éditeur par le cit. B. )
DANS LA HAUTE PENSYLYANIE. I7
cette nouvelle carrière , Fhomme a rencontré de
nouvelles sources de malheurs et de désastres,
et qu'à certaines époques il ait pu regretter la
liberté et l'indépendance primitives dontiljouis-
soit dans les forets , ces malheurs et ces désastres
sont inévitables, puisqu'ils ont leur source dans
les passions , qu'il ne peut ni réprimer ni mo-
difier f^) »,
(( Les corps des indigènes, presque continuel-
lement exposés aux injures de l'air , sont beau-
coup moins susceptibles que les nôtres de l'effet
des varialions de l'atmosphère et du changement
des saisons. — a N'as-tu pas froid , disois-je un
jour qu'il geloitfort, àunPootooatamy (19) pres-
que nu ? — Ton visage a-t-il froid , me répon-
dit-il fièrement? — Non , lui dis-je , mon visage
est accoutumé aux impressions du vent et de la
gelée. — Eh bien ! mon corps est tout visage ».
— Sains et vigoureux , quoique moins capables
que nous de supporter les travaux de la culture,
ceux qui échappent aux dangers de la petite
(^) Cette dernière proposition n'a pas besoin d'être
réfutée ; le paradoxe est évident. L'homme , sans doute ,
a des passions violentes, tyranniques : mais qu'il ne puisse
pas les dompter à force de combats et de vertu , c'est ce
dont, heureusement, le colonel Crawghan ne convaincra
personne. Note du même,
I. B
l8 VOYAGE
vérole et à Tabus des eaux spiritueuses parvien-
nent à un âge avancé presque sans aucune in-
firmité )) .
(( L^éducation des enfans n^est fondée que sur
l'exemple de leurs parens ^ qui rarement les re-
prennent ou les corrigent. La nudité, Fexercice
presque constant , celui sur-tout de la natation ,
dans lequel ils excellent , fortifient leur consti-
tution, et leur donne une souplesse et une agi-
lité qui m'a souvent surpris. Je n'en ai jamais
vu de contrefaits. La plupart des hommes ont
une taille élevée et bien proportionnée : ils sont
fiers sans brutalité , et plus sérieux que gais ,
disposition qui souvent produit sur leur visage
les nuances de V inanimation ^ différentes toute-
fois de celles de la tristesse ».
(( Comme toutes les nations primitives , ils
croient que le monde est soumis à deux prin-
cipes ou génies; Tun bon, qui, disent-ils, est
trop élevé pour savoir ce qui arrive sur la terre;
c'est ^gan-Kitchee-Ochemaw , l'organisateur
ou l'animateur de la matière ; jamais ils ne
s'adressent à lui : l'autre, mauvais, qui habite
les ténèbres de la nuit , d'où il envoie les rêves
funestes, les maladies, les malheurs, les tem-
pêtes, les neiges, les glaces, et la guerre; c'est
^ gan-Matchee-Manitoo , dont ils croient ap-
paiser la colère , en lui offrant sur le toit de leurs
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. ig
fP^igivhams (20) un rouleau de tabac (*) et un
oppoygan de marbre rouge (21). Une foule
d'événemens, tels que les rêves, la conduite des
castors, Fapparition de la pleine lune, l'arrivée
des abeilles (22) , l'effraction du seuil de leurs
portes, font naître des pressenlimens plus ou
moins^ favorables ou sinistres , sur lesquels ils
consultent le^irs devins ou jongleurs. Tel est le
cercle étroit de leurs idées religieuses, fondées
sur la crainte du mal, plutôt que sur l'espérance
d'un bonheur à venir , dont plusieurs nations
n'ont aucune idée. Les Shawanèses (23) , les
Outawas, et les Wyandots du Sandusky (24),
croient qu'après la mort, les esprits des bons
chasseurs et des braves guerriers iront dans un
pays occidental, où la chasse et la pêche seront
abondantes, et la guerre sera inconnue 5 de-là
V e:^ipY ession partir pour F ouest y devenue syno-
nyme de celle de mourir. Je n'ai observé parmi
les nations que j'ai connues, aucunes traces de
prières ni de sacrifices. Ces idées, fruits de la
C^) Voyez à ce sujet le chapitre vu des Voyages de
J. Long , chez différentes nations sauvages de V Amérique
du iVorrf, traduits et publiés en l'an 2 par le cit. Billecocq.
Cette relation d'un simple trafiquant de pelleteries , est
Tune des plus fidelles et des plus intéressantes que j©
connoisse. Note de l'éditeur,
2
20 VOYAGE
civilisation , leur sont encore étrangères. Toutes
ont un grand respect pour la mémoire de leurs
ancêtres, ainsi que pour le lieu où reposent leurs
cendres. Nos missionnaires j continua-t-il, après
plusieurs années d'efforts et de persévérance,
ont enfin christianisé quelques tribus. De toutes
les sectes , celles des Moraves et des Quakers se
sont montrées les plus zélées pour l'accomplis-
sement de ce grand œuvre. Les premiers avoient
formé sur le Muskinghum (25) une colonie d'in-
digènes 5 nombreuse et respectable , que des évé-
nemens imprévus ont dispersée. Pour réparer
ce désastre, le gouvernement fédéral vient de
leur accorder un emplacement de dix mille acres
de terre , où ces pieux missionnaires se flattent
d'en réunir les restes épars. Puissent leurs nou-
veaux efforts être couronnés du succès )) !
« Chaque famille est gouvernée, ou plutôt
présidée par le père ou l'aïeul, et les villages par
des Sachems. Les uns sont électifs, les autres
héréditaires 5 leur autorité est plus paternelle
que coërcitive : mais tel est le respect des jeunes
gens pour les vieillards , que ce titre seul suffît
pour leur en imposer )).
(( La paix des villages est rarement interrom-
pue par des querelles, à moins qu'elles ne vien--
nent de l'ivresse^ sans cette source fatale de dis-
sensions, souvent meurtrières, il n'y en auroit
BANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 21
jamais parmi ces hommes sans passions, sans
désirs comme sans propriétés , toujours heureux
et contens, pourvu qu'ils aient de quoi manger.
— (( Si tu consommes toutes tes provisions au-
jourd'hui , que feras-tu demain )) ? — (( Où est-il
ce demain? peut-être ne le verrons-nous jamais,
répondent-ils».
« Les querelles, les combats qui souvent s'élè-
vent parmi eux àlasuite de l'ivresse, sont l'image
du dernier excès de dégradation dans lequel
puisse tomber la nature humaine. Armés de
leurs couteaux ou de leurs tomèhav^ks, ils se
lèvent , entonnent leurs chansons de guerre ,
tournent en cadence autour des feux qui cons-
tituent toujours le centre de leurs réunions, hur-
lent le Warhoop (26) en frappant la terre du
pied. Quelqu'un d'entr'eux rappelle -t-il des
exploits plus brillans ? Tout-à-coup les premiers
chanteurs se croyant insultés s'arrêtent, nient
les faits avancés ; alors , aux mouvemens de la
colère et de l'indignation , succèdent les provo-
cations , les insultes et les coups : au milieu de
ce tumulte, ou plutôt de ce délire, le frère, l'ami
ne reconnoît plus son frère ni son ami 5 le fils
devient quelquefois l'ennemi de son père, ou le
père celui de son fils ; les liens de la société et de
la nature sont rompus : c'est la guerre de tous
contre tous 5 pas un ancien ni un chef qui puisse
22 VOYAGE
alors interposer son autorité : ces forcenés écu-
mant de colère, les yeux étincelans, ne connois-
sent plus personne ; ce sont leurs femmes et leurs
filles qui , comme des anges de paix , au risque
de leurs vies, s'élancent au milieu de cette épou-
vantable bagarre, désarment, et souvent par-
viennent à renverser les plus furieux , et à les
contenir jusqu^a ce qu'ils soient endormis. —
<( J'étois fou )) , disent-ils gravement lorsqu'ils
se réveillent. Quelqu'incroyable que cela puisse
paroître, les désordres occasionnés par ces scènes
effrayantes, l'expérience de leurs funestes effets,
ne font aucune impression sur leurs esprits, et
n'excitent aucuns regrets : entraînés par une
inconcevable fatalité, ils recommenceroient le
lendemain , si le lendemain ils pouvoient se pro-
curer une nouvelle provision d'eau-de-vie. Tel
est le fléau qui en diminue journellement le
nombre: jugez, d'après cela, quels services ren-
dent les missionnaires aux habitans des villages
d'où ils ont banni ces eaux de fureur et de mort».
((Les jeux de hasard sont très-communs parmi
les chasseurs : cette passion produit les mêmes
effets qu'en Europe ; au lieu de guinées ou de
piastres , ils jouent pelleteries , chaudières ,
peaux d'ours. Un de leurs plus grands plaisirs,
est celui d'entendre , en fumant , raconter des
histoires , auxquelles ces esprits vides et inoc-
DANS LA HAUTE PENSYLTANIE. 20
cupés prêtent la plus profonde attention. Quelle
influence ne pourroit-on pas obtenir parmi eux,
si on vouloit prendre la peine d'en composer
d^analogues à leur goût » !
(( Les rêves sont toujours considérés comme
des pronostics auxquels on fait beaucoup d'at-
tention 'y rien de plus fâcheux que d'en avoir eu
de mauvais; aussi en souhaiter d'heureux, est-il
toujours un compliment : quelquefois cependant
c'est une manière de demander. — Un jour,
me disoit sir William Johnson (27) , le vieux
Nissooassou (28) vint chez moi , et me dit :
— Mon père, j'ai rêvé la nuit dernière que tu
m'avois donné un bel habit d'écarlate galonné
d'or, et un chapeau qui l'étoit aussi. — Cela
est -il bien vrai, lui dis -je? — Oui, foi de
iSachem, répondit -il. — Eh bien! tu n'auras
pas rêvé en vain; je te donne l'un et l'autre
de bon coeur. — Le lendemain , continua sir
William, l'ayant invité à déjeuner, je lui dis à
mon tour : — Henrique, j'ai rêvé aussi la nuit
dernière. — Qu'as -tu rêvé, mon père? me
demanda-t-il. — Que tu m'avois donné, au
nom de ta nation , un petit morceau de terre
sur la Tiénaderhah , connu sous le nom d'Acé-
rouni. — Combien embrasse- 1- il de tes acres,
ce petit morceau de terre ? — Dix mille , lui
répi)ndis-je, — Après quelques minutes de ré-
24 VOYAGE
flexion, il me dit : — Eli bien! comme moi ia
n^auras j)as rêvé en vain 5 je te donne ce petit
morceau de terre 3 mais ne t^avise pas de rêver
davantage 5 mon père. — Et pourquoi non^
Henrique? les rêves ne sont-ils pas involon-
taires?— Tu rêves trop fort pour moi (thou
dreameth too hard for me), et bientôt tu ne
laisserois plus de terre à nos gens )).
c( La loi du talion, continua- t-il , prévient les
meurtres : rien n'est plus rare parmi ces indi-
gènes, à Fexception cependant de ceux occa-
sionnés par Tivresse , qu'ils pardonnent, parce
que, disent-ils, ces actes proviennent de la fo-
lie , et non de Tintention. Quoique toute espèce
de gêne, de contrainte ou de frein leur soit in-
supportable, et les aigrisse jusqu'à la colère, ils
ne connoissent cependant ni les désordres de
Fanarchie, ni les fureurs de la licence ; ce qu'il
faut attribuer à leur respect pour la vieillesse,
ainsi qu'à leur aversion pour la propriété :
à la guerre , dans les maladies, les blessures
et l'infortune, ils poussent le courage jusqu'à
l'héroïsme , et meurent sans faire entendre de
plaintes, de regrets ni de gémissemens. Les na-
tions éloignées de nos frontières , moins expo-
sées aux dangers de la petite vérole et à l'abus
des eaux spiritueuses , sont beaucoup plus res-
pectables et plus nombreuses que celles qui eu
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. sS
sont voisines ; elles conservent quelque chose de
Findépendance et de la fierté de leur caractère
national; on voit encore chez leurs guerriers cet
œil vif et perçant , et ces nuances primitives de
férocité quand ils froncent le sourcil. Mais , mal-
heureusement pour ces tribus , elles ne peuvent
plus se passer des marchandises européennes.
Que feroient-elles aujourd'hui sans nos chau-
dières et nos couvertures? sans la poudre et le
plomb nécessaires pour leurs chasses? Elles dis-
paroîtront un peu plus tard que les autres j car,
disoit il y a trente ans Korey-Hoosta , chef des
Missisagès (29 ) : — ce La race des semeurs de
petites graines merveilleuses (5o) , doit éteindre
à la longue les chasseurs de chair, à moins que
ces chasseurs ne s'occupent à en semer aussi ».
26 VOYAGE
CHAPITRE IL
Ayant accompagné en 1787 le vénérable
Francklin , alors gouverneur de la Pensylvanie ,
dans un voyage à Lancaster , où il avoit été
invité à poser la première pierre du collège qu^il
venoit d^ fonder pour les Allemands (A), le soir
du jour de cette cérémonie, on parloit des dif-
férentes nations qui habitent le continent , de
leur aversion pour la culture , etc. , lorsqu^un
des principaux liabitans de la ville lui dit :
— c( Gouverneur , d'où pensez - vous qu^elles
soient venues ces nations ? les croyez-vous abo-
rigènes ? Avez -vous entendu parler des an-
ciennes fortifications et des tombeaux qu^on
a découverts tout récemment dans le pays de
Touest » ?
« Celles qui habitent les deux Florides , ré-
pondit-il 5 et la basse Louisiane , se disent sor-
ties des montagnes du Mexique. Je serois assez
disposé aie croire. Si Fon peut juger de celle des
Esquimaux (1) des côtes du Labrador (les plus
farouches des hommes connus) , par la blan-
cheur de leur teint , par la couleur de leurs yeux
et par leurs énormes barbes , ils sont originaires
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 27
du nord de l'Europe , d'où ils sont venus dans
des temps très - reculés. Quant aux autres na-
tions de ce continent , il paroît difficile d'ima-
giner de quelle tige elles peuvent être descen-
dues. Leur donner une origine asiatique et
tartare , leur faire traverser le détroit de Beh-
ring (2) pour les répandre sur ce continent ,
c'est j à mon avis ^ choquer toute probabilité.
Comment concevoir , en effet , que des hommes
presque nus , armés d'arcs et de flèches , aient
pu entreprendre un voyage de mille lieues à
travers des forêts épaisses ou des marais impé-
nétrables 5 accompagnés de leurs femmes et de
leurs enfans , et n'ayant d'autres moyens de
subsister que ceux de la chasse ? Quels motifs
auroit pu avoir cette émigration ? Si c'étoit le
froid rigoureux de leur patrie , pourquoi au-
roient-elles pénétré jusqu'à la baie d'Hudson et
au Bas-Canada ? que ne s'arrétoient-elles en pas-
sant dans les belles plaines du Missoury , du
Ménésoter (5) et du Mississipi ou des Illinois ?
Mais 5 dira-t-on , elles y auront peut-être sé-
journé j et celles que nous connoissons ne sont
que le trop plein de ces anciennes émigrations.
S'il en et oit ainsi, nous découvririons quelque
analogie entre leurs langues ; et on sait , à n'en
pas douter , que celles des Nadouassées et des
Padoukas (4) ne ressemblent pas plus au Chip-
28 VOYAGE
peway , au Mohawck ou à FAbenaky , que les
premières au jargon du Kamtchatka )).
(c D^un autre coté , continua-t-il , comment
les supposer aborigènes d'une région comme
celle-ci , qui ne produit presqu'aucuns fruits ni
aucuns végétaux dont l'homme primitif ait pu
subsister jusqu'à ce qu'il ait su façonner l'arc
et la flèche , harponner le poisson et allumer du
feu ? Comment ces premières familles auroient-
elles résisté aux intempéries des saisons, aux
piqûres des insectes , aux attaques des animaux
carnassiers ? Les climats chauds et abondans en
fruits naturels ont donc nécessairement été le
berceau de la nature humaine 3 c'est du sein de
ces régions favorisées que la portion exubérante
des premières sociétés s'est répandue insensible-
ment sur le reste de la terre. D'où sont venues
les nations qui habitent ce continent, celles qu'on
voit sur les plages de la Zélande et de la Nou-
velle-Hollande , ainsi que sur les îles de la mer
Pacifique ? Pourquoi celles de l'ancien monde
sont-elles civilisées depuis des milliers de siè-
cles , tandis que celles du nouveau restent encore
plongées dans l'ignorance et la barbarie ? Cet
hémisphère seroit-il plus récemment sorti du
sein des eaux ? Ces questions , et mille autres
qu'on pourrait faire, ne seront à jamais pour
nous, êtres fugitifs , que comme un vaste désert
DANS LA HAUTE PENSYLTANIE. 29
où Toeil égaré n'apperçoit pas le plus petit buis-
son sur lequel il puisse se reposer w.
« Cette planète est bien vieille , continua-t-il ;
semblable aux ouvrages d'Homère et d'Hésiode,
qui peut dire à travers combien à^ éditions elle a
dû passer depuis l'immensité des siècles ? Les
continens déchirés , les détroits , les golfes , les
lies 5 les archipels et les bas-fonds de l'Océan ne
sont que de vastes débris sur lesquels , comme
sur les planches d'un vaisseau naufragé , les
hommes des anciennes générations qui échap-
pèrent à ces bouleversemens en ont , à la longue,
reproduit de nouvelles. Le temps , si précieux
pour nous, êtres d'un moment , n^estrien pour
la nature. Qui peut nous apprendre à quelle épo-
que reparoîtront ces funestes catastrophes , aux-
quelles, dans ses révolutions annuelles, la terre
me paroît aussi évidemment exposée que les vais-
seaux qui traversent les mers le sont à se briser sur
des vigies ou sur des écueils inconnus ? Que faut-
il pour en changer les climats et la rendre long-
temps inhabitable ? L'approche ou la rencontre
d'un de ces globes , dont les courses elliptiques
et mystérieuses sont peut-être les agens de nos
destinées ; quelques variations dans les rotations
annuelles et diurnes , dans l'inclinaison des
^ pôles , ou l'équilibre des mers )).
« Quant à votre troisième question , continua
5o VOYAGE
le gouverneur , voici quelques idées qu'a fait
naître la lecture des détails dernièrement en-
voyés à notre société philosophique , par les
générauxVarnom et Parsons, les capitaines John
Hart et Serjeant, relatifs aux camps retranchés
et aux autres indices d'une ancienne population,
dont la tradition ne dit rien à nos indigènes.
En voyageant à travers les provinces trans-Allè-
ghéniennesde cet Etat, on rencontre souvent sur
les élévations voisines des rivières quelques restes
de parapets, de fossés, couverts d'arbres trés-
élevés ! presque toute la péninsule du Muskin-
ghum est occupée par un vaste camp retranclié.
Il est composé de trois enceintes quarrées 5 celle
du milieu, qui est la plus considérable, a une
communication avec l'ancien lit de cette rivière,
dont il paroît que les eaux se sont retirées de
près de 3oo pieds j ces enceintes sont formées de
fossés et de parapets en terre, dans lesquels on
n'a trouvé ni pierres taillées , ni briques. Le
centre en est occupé par des élévations coniques,
de diamètres et de hauteurs diiférentes. Chacune
de ces enceintes paroît avoir eu un cimetière. En
preuve de la haute antiquité de ces ouvrages, on
assure, comme un fait reconnu, que les ossemens
sont convertis en matières calcaires, et que le sol
végétal dont ces fortifications sont couvertes ,
qui n'a été formé que par la chute des feuilles et
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. Ol
par les débris des arbres ^ étoit presque aussi épais
que celui des environs. Deux autres camps ont
été pareillement découverts dans les environs de
Lexington (5). La surface du premier est de six
acres , celle du second de trois 5 les tessons de
poterie qu^on y a trouvés en labourant, sont
d^une composition inconnue à nos indigènes)).
(( On voit sur le Paint-Creek ( branche du
Scioto ) une suite de ces enceintes fortifiées, qui
s'étendent jusqu'à FOhio, et même jusqu'au sud
de ce fleuve. Les ouvrages semblables se trouvent
aussi sur les deux Myamis (6) , dans une dis-
tance de plus de vingt milles, ainsi que sur le
Big - Grave - Creek (7). Ces dernières ne sont
qu'une suite de redoutes élevées sur les bords
de ces rivières à des distances inégales. Celles
qu'on a découvertes sur le Big-Black-Creek et à
Byo- Pierre, dans le voisinage du Mississipi ,
paroissent avoir été des terre-pleins, destinés à
mettre les hommes à l'abri des inondations du
fleuve )) .
« Carver a trouvé à cinq cents lieues de la mer,
sur le rivage oriental du lac Peppin ( qui n'est
qu'une extension du Mississipi ) , des vestiges
considérables de retranchemens, faits comme les
précédens en terre, et couverts de hautes futaies.
Les tombeaux ( barrow^s ) , dernièrement décou-
verts dans le Kentukey et ailleurs, sont des cônes
52 VOYAGE
de diamètres et d^ élévations différentes ; ils sont
reyêtus d^une épaisse couche de terre , et res-
semblent, quoique plus petits, à ceux qu'on voit
encore dans l'Asie et dans quelques parties de
l'Europe. Le premier rang des corps couchés sur
des pierres plates, qui en occupent toute la base,
est recouvert de nouvelles couches , servant de
lits à d'autres corps, placés comme les premiers,
jusqu'au sommet. Ainsi que dans les fortifica-
tions du Muskinghum , on n'y a rencontré au-
cuns vestiges de mortier, ni aucunes traces du
marteau. Le nouvel Etat du Ténézée est rempli
de ces tombeaux ; on y trouve aussi plusieurs
grottes, dans lesquelles on a découvert des osse-
mens ».
(( On voit dans le voisinage de plusieurs villes
Chérokées, à Kéowé, Sticcoé, Sinnica, &c. des
terrasses , des pyramides ou monts artificiels ,
d'une grande élévation , dont l'origine étoit in-
connue auxhabitans que les Chérokées en chas-
sèrent lors de leur invasion , il y a près de deux
siècles. Les mêmes hauteurs artificielles , les
mêmes preuves du séjour et de la puissance d'an-
ciennes nations , se trouvent aussi dans les deux
Florides, sur les bords de l'Oakmulgé, àTaënsa,
sur l'Alibama , &c. (8) >).
(( A quelle époque, par quel peuple ces ouvra-
ges ont-ils été construits ? Jusqu'à quel degré de
DANS LA HAUTE PENSYLVANÎE. 3d
civilisation ce peuple étoit-il parvenu ? Connois-
soit-il Fusage du fer? Qu^est-il devenu? Peut- on
concevoir que des nations assez puissantes pour
élever des fortifications aussi considérables, et
qui enterroient leurs morts avec un soin aussi
religieux , aient été détruites et remplacées par.
ceshordes ignorantes etbarbares que nous voyons
aujourd'hui? Les calamités occasionnées par un
long état de guerre , auroient-elles pu effacer
jusqu'aux dernières traces de leur civilisation, et
les faire rétrograder vers Fétat primitif de chas-
seurs ? Nos indigènes seroient-ils les descendans
de cet ancien peuple )) ?
et Tels sont les doutes et les conjectures que
font naître les traces du passage et de l'existence
des nations qui ont habité le pays de l'Ouest;
traces qui ne suffisent pas pour nous guider dans
ce vague du passé, quoiqu'on n'ait découvert
encore ni armes , ni instrumens de fer ; sans le
secours de ce métal cependant, comment conce-
voir qu'on ait pu creuser des fossés aussi pro-
fonds, élever des masses de terre aussi considé-
rables ? Cet ancien peuple a dû avoir des chefs,
et être soumis à des loix j car , sans les liens de
la subordination, comment auroit-on pu réunir
et contenir un aussi grand nombre d'ouvriers?
Il a dû connoître la culture, puisque les produits
de la chasse n'auroient jamais pu suiHre à le
I. G
34 V o ^ xi G îî
nourrir. L^étendue de ces camps atteste aussi
que le nombre des troupes destinées à défendre
ces ouvrages , et celui des familles auxquelles ,
dans les momens de danger j ilsservoientd'asylcj
étoit immense. Les cimetières prouvent qu^elles
y ont fait de longs séjours 5 ce peuple a donc dû
être beaucoup plus avancé dans la civilisation
que nos indigènes )),
({ Lorsque la population des Etats-Unis sera
répandue sur toutes les parties de cette belle et
vaste région 5 aidée de quelques nouvelles dé^
couvertes, notre postérité pourra peut-être for-
mer alors des conjectures plus satisfaisantes. Quel
champ pour la méditation ! Un continent nou-
veau^ qui 5 à une époque inconnue, paroît avoir
été habité par des nations cultivatrices et guer-
rières! Si je n^étois pas retenu par mon âge
avancé, je passerois les montagnes pour exami--
ner ces anciens travaux militaires ; peut-être
une inspection attentive et minutieuse feroit—
elle naître des conjectures, qui échappent au-
jourd'hui à toutes les combinaisons de Fesprit »•
DANS LA HAUTE TENSYLVANIE, 55
CHAPITRE II L
Je me proposois depuis long-temps d'assister
aux deux grands conseils que les gazettes de
New- York avoient annoncés. Le premier devoit
être tenu à Onondaga (i) , dans le pays des Mo-
liawks, par les chefs des nations Onéida, Caynga^
Sénecca, Tuskarora. Le second, au fort Stan-
wick (2) 5 où ces mêmes chefs étoient invités par
le gouverneur de New-York. Mais effrayé de la
distance, ainsi que des inconvéniens d'un aussi
long voyar 3 à travers des cantons que je savois
être nouvellement habités, j'étois indécis , lors-
qu'entraîné par les vives sollicitations de M. Her-
man, jeune homme très-instruit, qui arrivoit
d'Europe et m'étoit particulièrement recom-
mandé , je résolus de l'entreprendre. Munis de
tous les renseignemens qui, malheureusement,
ne pouvoient nous être utiles que jusqu'à Nor-
thumberland , dernier termiO des cantons passa-
blement cultivés , nous partîmes de Shippen-
bourg (5) , et arrivâmes le soir du même jour à
Carlisle, après avoir traversé, pendant 17 milles,
une des plus fertiles parties de la Pensylvanie.
Cette petite ville, chef-lieu du comté de Cum-
S6 r o Y A Gr m
berland, située à i4o milles de Philadelphie^
sur la route qui conduit aux provinces ultra-
montaines, à peu de distance de la Susquéhan-»
nah 5 offre aux yeux l'image de la jeunesse. Quel-
ques-uns des beaux arbres de la nature ^ de ceux
que les premiers colons conservèrent , en embel-
lissent encore les environs. Au lieu d'être conti-
guësj les maisons, presque toutes bâties en pier-
res, sont séparées , soit par un verger, soit par un
jardin /ou par une grange, et souvent tout-à-la-
fois par ces trois accessoires , ce qui ajoute beau-
coup à sa grandeur apparente, et , dans l'été j à la
fraîcheur. Quoiqu'on ne compte que ^70 mai-
sons , et environ 1800 habitans dans cette ville,
elle occupe un terrein qui suffiroit pour 20,000
en Europe.
Ce canton est si abondant et si salubre , qu^il
fut choisi par le gouverneur Dickenson, comme
le lieu le plus convenal)le à l'établissement du
collège qu'il y fonda en 1785^ Cette belle insti-
tution, fruit de l'esprit patriotique de cet homme
célèbre (4), possède déjà trois chaires de profes-
seurs, une petite bibliothèque, et les élémens
d'un cabinet de physique. En voyant cet état
général d'amélioration^ M. Herman pouvoit à
peine se persuader que nous fussions àplus de 5oo
milles de la mer, et que cette partie de la Pensyl-
vanie n'avoitpas encore quarante ans de culture.
DANS LA HAUTE PENSYLVAKIE. 57
M. B auquel nous étions recommandés ,
homme riclie et instruit, nous amusa infini-
ment par le récit des principales circonstances
de sa vie. Il étoit venu d^Jrlande, comme enga-
giste, à l'âge de onze ans^ M. P.... S.... cliezquile
hasard l'avoit conduit, fut tellement satisfait de
ses heureuses dispositions et de ses petits ser-
vices , qu^il en abrégea le temps , lui donna une
bonne éducation , et le plaça dans le commerce.
Au bout de quelques années d^application ,
comme pour le dédommager de son oubli, la
fortune le combla de ses faveurs ; devenu pos-
sesseur d\ine belle chute , à quelque distance de
la ville , il y fit construire un grand moulin ,
d'après les principes d'Olivier Evans, le premier
mécanicien du continent, et, dans ce moulin, il
convertit annuellement 4o,ooo boisseaux de bled
en belles farines marchandes.
Extrêmement satisfaits de ce début, nous quit-
tâmes le lendemain M. B.... et fùmes^ coucher sur
les bords de la Juniata , à trois milles au-dessus
de son confluent avec la Susquéhannah, à 25
milles da Carlisle. Malgré Fâpreté du chemin ,
nous arrivâmes assez tôt pour jouir, pendant
quelques heures , du plaisir de la pêche ; c'étoit
celle de Falose. M, Jenning , magistrat du can-
ton , nous communiqua plusieurs observations
intéressantes jrel^tives au cours de cette rivière 5
58 VOYAGE
depuis les montagnes d^Alleghény, ainsi qu'aux
progrès de la culture dans les difFérens comtés
qu'elle arrose. — a Je n'en connois point , nous
dit-il , dont les rivages offrent des vues plus pit-
toresques et même plus sauvages. A 20 milles
d'ici on voit des grottes d'une grande étendue ,
remplies de concrétions et de stalactites 5 mais
nous sommes trop jeunes encore pour avoir
parmi nous des minéralogistes et des amateurs
d'histoire naturelle )) .
Le lendemain , nous dînâmes à Mahatango-
Creek, à i5 milles plus loin : ses eaux fou-
gueuses font tourner plusieurs moulins. Le
troisième jour , nous fîmes ce repas à Penn's-
Creek. Quelque temps avant d'y arriver, les
montagnes, sur la droite de notre chemin , nous
permirent d'appercevoir la ville de Sunbury,
située dans une petite plaine , sur le rivage
oriental de la Susquéhannah , que nous tra-
versâmes le soir pour arriver à Northumber—
land.
Débarqués sur cette belle péninsule, nous
nous empressâmes de porter nos lettres de re-
commandation à M. Plunket, l'arpenteur géné-
ral du comté, dont nous savions que le père
avoit été tué dans une des émeutes qui furent
occasionnées par l'arrivée des gens de Connecti-
çut sur la branche orientale : il occupoit la
DANS LA HAUTE PENNSYLVANIE. 09
seule maison de pierres qu^il y eût dans ce bourg 3
le reste ne consistant qu'en log-houses (5).
(( Vous êtes venus quelques années trop tôt 5
messieurs, nous dit- il après le souper. Nous ne
sommes encore qu'aux premières ébauches de
défrichement et de culture; nos Creeks n'ont
pas de ponts ; les chemins , dans plusieurs can-
tons 5 ne sont que des sentiers peu fréquentés :
malgré votre courage , je crains que les mauvais
gîtes , que la vue de ces surfaces si agrestes et
sauvages, celle des cabanes couvertes d'écorce,
enfin que la tristesse et l'uniformité des bois, ne
vous inspirent plus de dégoûts et d'ennuis , qu'ils
ne donneront lieu pour vous à des observations
nouvelles et instructives. Quelle distance, en
effet , entre les campagnes de l'Europe , et ces
cantons dont l'arpentage est à peine terminé !
Quelle différence entre nos champs hérissés de
souches, mal labourés, enclos de grossières pa-
lissades, et un pays découvert, orné de belles
haies vives, de pampres entrelacés et de vergers
fleuris ! Il s^écoulera bien des années, avant que
celui-ci mérite l'attention des voyageurs, avant
que chaque district, renfermé dans des gorges,
dans des montagnes, ou par des rivières, puisse
facilement communiquer avec les contrées voi-
sines. D'un autre côté, le défrichement, la po-
pul^tion rapide de ce continent, offrent au:?v
4o ' \ VOYAGE
3'eux de ^observateur un grand et nouveau spec-
tacle j insensiblement nous préparons un nouvel
ordre de choses, le plus intéressant peut-être
qui se soit présenté à la méditation des hommes
depuis bien des siècles )).
(( Presque toutes les familles établies sur la
route qui conduit au bac de Mashoping (6),
continua- t-il , viennent de TEurope; leur in-
dustrie, comme vous le verrez, est encore bien
imparfaite; quelques années de Tutile appren-
tissage qu'elles font, les rendront plus laborieu-
ses et plus éclairées ; c'est la première fois de leur
vie que ces colons travaillent pour eux -mêmes ,
en débarrassant du bois dont il est encombré,
le sol qui leur appartient. Ce sont les précurseurs
du grand corps de vétérans qui marchent à leur
suite, et qui, dans quatre à cinq ans, remplace-
ront ceux que la paresse ou les mauvaises moeurs
auront obligés d'abandonner leurs travaux in^
fructueux : bien différens des colons de la Nou-
velle-Angleterre (7), qui, par-tout où ils se
fixent dans leurs émigrations, portent avec eux
les germes précieux de l'industrie, de la religion
et de la civilisation 8). A peine ont-ils nettoyé,
ensemencé quelques champs, qu'ils se réunissent
pour construire une église et une école. Que
vous dirai-je ? nous manquons de bras : celui
quij dans l'automne, a semé vingt acres de bled ^
DANS LA HAUTE PENS YLVANIE. 4l
est souvent très-embarrassé , au moment de la
récolte, comment il trouvera des moissonneurs.
Cet état d^enfance sera cependant moins long
que vous neFimaginez, sur-tout si nous sommes
assez heureux pour que les nouvelles opinions
qui se manifestent en Europe , ne viennent pas
ébranler notre jeune et sage gouvernement, et
empêcher qu^il ne se consolide )) .
(( Cette ville, continua- t-il , fondée en 1774 ,
fut détruite six ans après par les indigènes 3 ce
, n^est que depuis 1786 qu'elle renaît lentement
de ses cendres. La cause de cette lenteur vient
du différend qui a long- temps existé entre l'Etat
de Connecticut et celui-ci, relativement à la
possession des terreins baignés par le bras orien-
tal de cette rivière. Il est enfin terminé quant à
la jurisdiction , mais pas encore relativement à
la propriété. Le gouvernement s'en occupe, et
on espère qu'à la prochaine session du corps
législatif, chacun rentrera dans ses droits : alors
la prospérité de cette jeune ville augmentera
rapidement 5 alors ces cabanes seront remplacées
par de bonnes maisons, et nous jouirons de tous
les avantages que promet le confluent de ces
deux bras , navigables pendant six mois jusqu'à
leurs sources , à plus de 200 milles d'ici, sur-tout
lorsque l'Etat aura fait disparoître les obstacles
qui obstruent la navigation inférieure , depuis
■Hi
\
4s? VOYAGE
Fembouchure de la Juniata, jusqu'à celle du
Swatara (9). L^excellent esprit de notre corps
législatif nous fait espérer que ce grand oeuvre
sera accompli dans peu d'années : déjà il a offert
800,000 piastres (quatre millions deux cents
mille livres) à ceux qui voudroient l'entre-
prendre )).
Mon compagnon et moi ayant le plus grand
désir de voir les belles plaines de Wilkesbury,
de Wyomnig et de Mashaney, dont les indi-
gènes chassèrent les gens de Connecticut pen-
dant la guerre de la révolution , nous cherchâmes
à louer un bateau pour remonter la rivière jus-
qu'au bac de Mashoping, à i5o milles de Nor-
thumberland ; mais n'ayant pas pu en trouver
d'assez fort pour porter nos chevaux, nous ré-
solûmes de traverser le milieu de ce comté, en
suivant le sentier marqué par M. Plunket^ c'étoit
la voie la plus directe que nous pussions suivre
pour entrer dans la partie septentrionale du
pays de Luzerne, situé à Test de la rivière, et
pour nous rapprocher de la ligne de démarca-
tion qui sépare cet Etat de celui de New- York,
d'où il nous seroit facile d'atteindre le lac Ot-
sègé, Albany etSkénectady, sur la rivière Mo-
hawk, dont les eaux dévoient nous porter au
fort Stanvs^ick.
Après avoir quitté M. Plunket, nous suivîmes
DA'NS LA HAUTE PENSYLVANIE. 43
pendant quelque temps les bords duMahoning,
que nous trouvâmes assez bien cultivés 5 mais
depuis les sources de cette rivière, nous ne ren-
contrâmes plus que des sentiers tortueux , et de
temps en temps quelques cabanes occupées par
des colons nouvellement arrivés : quelquefois ,
des arbres tombés de vétusté , ou renversés par
les vents , obstruoient les passages, et nous obli-
geoient à faire des détours considérables. Nous
voyagions lentement, et n^étions qu^à notre troi-
sième journée , lorsque je m'apperçus de Fim-
pression que faisoient sur l'esprit de M. Herman
les difficultés du voyage, les mauvais gîtes , et
sur -tout le silence et Fobscurité des bois. —
(( Est-ce là , me demanda-t-il , Taspect ordi-
naire et Vétat primitif des forets du Nouveau-
Monde, dont, je ne sais pourquoi, je m'étois
fait une idée si différente ? C'est la patrie des
ours et des loups, et non celle des hommes. Que
ces surfaces sont âpres et rebutantes , ces soli-
tudes sombres et tristes! Comment concevoir que
ces collines si fortement boisées , et ces marais
tremblans couverts d'épaisses broussailles, soient
destinés à devenir un jour de rians coteaux
et des prairies verdoyantes ? — Eh bien ! lui
dis -je, les beaux cantons de Shippenbourg , de
Carlisle, de Reding, de Lancaster, et tant d'au-
tres , ressembloient à ce que vous voyez ici , lors
44 V O Y A C E
de Farrivée des premiers colons. Que penseriez-
vous donc, si nous traversions des forêts encore
plus épaisses , et des marais dont la surface n'est
qu'une couche d'arbres renversés , on ignore par
quelle cause et depuis combien d'années? Quand
vous aurez observé ce que la force et l'intelli-
gence des hommes peuvent faire dans un court
espace de temps , alors vous verrez que tous ces
obstacles sont faciles à surmonter , et qu'il est
plus aisé que vous ne l'imaginez de détruire ces
géans, de faire luire le soleil sur ces surface»,
et de les couvrir de belles récoltes. — A peine
puis-jele comprendre, me réponditil^ car enfin,
quelqu'industrieux que soient les colons, ils ne
sont pas des Hercules^ leurs forces ne sont point
proportionnées aux résistances que la nature
leur oppose. — Cette longue suite d'opéra-
tions et de travaux, lui répondis-je, exige plus
d'adresse et de persévérance que de forces réel-^
les 5 le feu fait au moins la moitié de la besogne.
Croiriez-vous que deux hommes arrivés sur leurs
terreins après la sortie des feuilles (lo), peu-
vent, dès la première année, semer vingt acres
de bled ? Cela est cependant très - vrai : après
avoir essarté, amoncelé et brûlé les buissons et
les arbrisseaux, ils cernent l'écorce des grands
arbres , que cette opération fait mourir sur pied,
et se contentent de herser la terre (il). La cIq-*
BANS LA HAUTE PEHSYLVANIE. 45
ture de ces champs es t ce qu'il y a de plus pénible ;
elle est cependant indispensable, à cause du grand
nombre de bestiaux qui parcourent les bois ».
Cependant nous cheminions lentement, te-r
nant sur la gauche un des bras du Chiquisqua-
qué-Creek, que nous avions déjà traversé deux
fois , lorsque nous apperçùmes une habitation
couverte de bardeaux, au milieu d^un éclairci
assez considérable, dont le propriétaire, que
nous rencontrâmes quelques instans après, nous
oflfrit Tasyle de la nuit avec le plus aimable ein-
pressement. Nous le suivîmes à travers un champ
de bled assez considérable. Après avoir pris soin
de nos chevaux , ce brave colon nous montra ,
avec une espèce de vénération , la souche du
premier pin qu'il avoit renversé quelques an-
nées auparavant, nous lit observer ce qu'il avoit
déjà fait , et ce qu'il lui restoit encore à faire
avant de devenir aisé et opulent. Il calculoit le
temps où telle partie de son marais seroit con-
vertie en herbages, tel coteau couvert de bled ,
où tel autre le seroit de trèfle , et planté en pom-
miers et pêchers (12) , et cela avec un air de joie
et de satisfaction que nous partageâmes invo-
lontairement : il me sembloit n'avoir jamais vu
jusqu'alors l'espérance sous des nuances aussi
touchantes ; c'étoit comme la plénitude d'un
bonheur non encore arrivé.
46 V 0 Y AGE
(( Le désir de contribuer à celui de ma famille ^
nous dit-il j celui d^assurer son indépendance
après ma mort, me détermina, il y a quelques
années, à quitter la ville de Fairiield (i5), où
je tenois une école de grec et de latin. Content
de mon sort, j'instruisois de mon mieux la jeu-
nesse qui m^étoit confiée , lorsque j'appris la
mort d'un de mes parens qui venpit de finir ses
jours au Bengale, et qui m'avoit légué dix-neuf
cents piastres. Dans la crainte de confier cette
somme aux hasards du commerce , je résolus de
remployer à l'acquisition d'une certaine quan-
tité de terres neuves , la seule spéculation dans
laquelle nous sommes rarement déçus, quand
nous y apportons de l'industrie et de l'activité.
Ayant été informé que le gouvernement de Pen-
sylvanie venoit d'ériger cette partie de l'Etat en
comté, je m'y rendis; et après l'avoir parcou-
rue, j'achetai les 426 acres que je possède ici
pour 575 piastres (le prix en a plus que doublé
depuis les malheurs de l'Europe) ; je louai un
homme de mon pays, qui est encore avec moi y
nous construisîmes ensemble cette maison avec
le tronc des premiers arbres que nous abattîmes ;
j'achetai à Wilkesbury des provisions pour un
an, une paire de bœufs, deux jumens pleines,
et les instrumens de labourage dont j'avois be-
soin : enfin après six mois de travail , employés
Dans la haute î^ensylvanie. 47
à dessécher quelques acres de marais , et à défri-
cher dix-sept acres , que nous semâmes en bled 5
je fus chercher ma famille. Depuis cette époque 5
Fespérance ne m'a point quitté un seul instant 5
je vois dans la fertilité du sol et dans le prix des
denrées j une récompense certaine offerte à qui
Veut la mériter par l'intelligence et le travail. Je
sème beaucoup moins que mes voisins , et cepen-
dant je récolte plus qu'eux j parce que je cultive
mieux. Depuis que je suis ici, je n'ai pas senti
la moindre atteinte du découragement, quoique
j'aie eu tant d'obstacles à surmonter. Bien diffé-
rent de moi, mon plus proche voisin, qui de-
meure à cinq milles d'ici, mécontent, je ne sais
pourquoi, de sa situation , de l'état de sa terre ^
qui est cependant aussi fertile que la mienne, va
traiter de ses foibles améliorations, et aller se
fixer ailleurs : il ne sera heureux nulle part , et
passera sa vie d'ébauches en ébauches , disposi-
tion assez commune parmi les premiers colons.
Quant à moi , j'ai une si grande idée de mes
forces et de mon courage, que souvent je puis
beaucoup plus que je ne le croyois , et cela uni-
quement parce que j^ai cru pouvoir : c'est un
puissant levier , en effet ,' que ce sentiment ,
quand il faut renverser un arbre ou déraciner
une souche ».
(( J'ai eu la prévoyance d'apporter avec moi
48 V O Y A G- Ë
une grande quantité de pépins et de noyaux ^
que j^ai soigneusement plantés : encore quelques
années , de ma pépinière sortiront tous les ver-
gers et les arbres à fruit du canton. Je ne dois
rien j déjà même je commence à vendre Fexcé-
dant de mes petites récoltes aux colons dont les
établissemens sont plus récens que le mien ; Id
seul inconvénient que j'éprouve, est la distance
où je suis d'un moulin , d'une église et d'un ma-
réchal. Huit shellings par an pour encourager
la destruction des loups et des panthères, est la
seule imposition que le gouvernement exige, ou
plutôt que nous lui offrons avec plaisir et re-
connoissance. Il s'occupe de faire ouvrir des
routes extrêmement utiles j demain vous traver-
serez celle connue sous le nom de Bridle-Road ,
qui commence aux sources du Monsey , sur le
bras occidental , et finit à celles du Sisshény ,
qui tombe dans le bras oriental. Les souches y
sont encore , il est vrai ^ mais les ponts viennent
d'être terminés. A mesure que nous desséchons
nos marais , les insectes disparoissent. Les loix
du Congrès encouragent le commerce maritime j
ce commerce florissant encourage la culture j
notre patrie jouit de la paix et de la tranquillité.
Jusqu'ici le ciel a béni les travaux de ses enfans,
et les saisons nous ont été favorables : matin et
soir nous implorons ses grâces et ses leçons , que
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 49
nous nous efforçons de mériter non-seulement
par nos prières, mais aussi par notre industrie
et notre union. Je ne redoute que la brièveté du
temps 5 qui , comme Feau du ruisseau , passe et
s'écoule avec rapidité )) . Voilà , messieurs , com-
ment le maître d'école de Fairfield est devenu
citoyen de la Pensylvanie, et franc-tenancier du
comté de Nortliumberland.
Frappé de ce qu'il venoit d'entendre , M. H....
me dit le soir : — « La conversation naïve de cet
honnête colon de Connecticut, a fait sur mon
esprit la plus profonde impression : je rougis de
ma foiblesse. Quoi ! cet homme, du sein d'une
ville transporté au sein des bois , où l'on voit â
peine quelques sentiers , soumis à un travail dur
et pénible, si on le compare à ses premières
occupations , éloigné de ses parens , de ses amis ,
des secours de la société, est cependant gai et
content. Le soir , heureux d'avoir accompli la
tâche du jour, il en remercie la divinité, et le
lendemain en recommence une nouvelle avec le
même courage et la même allégresse. L^espoir de
l'aisance , de l'indépendance, l'anime , l'encou--
rage , et lui tient lieu de bonheur présent : il est
tout-à-la-fois bon père, bon mari et bon culti-
vateur; et moi, que la fortune a favorisé, moi
qui n'ai traversé l'océan que pour jouir du spec-
tacle qu'offrent ici à la méditation l'origine et le
i30 VOYAGE
développement de ces jeunes sociétés , je n'au--
rois pas la force de surmonter quelques instans
de dégoùl , et de supporter quelques inconvé-
niens passagers, qu'un peu d'habitude fera dis-
paroître ! Je me sens tout-à-coup devenu un
nouvel homme. Si jamais les obstacles et les dif-
ficultés des routes , l'incommodité des gîtes ,
faisoient renaître quelques restes de cette hon-
teuse pusillanimité, je me rappellerai ce que
M. W, Dolittle vient de nous dire ».
Le lendemain , conformément aux intentions
de notre hôte, nous traversâmes une nouvelle
route qu'on venoit de terminer , et qui condui--
soit du Monsy sur le bras occidental, au Sisshény
qui tombe dans le bras oriental ( connue sous lé
nom de Bridle-Road ).
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 5l
CHAPITRE IV.
Nous poursuivions notre voyage beaucoup plus
gaîment , à travers des forêts extrêmement som-
bres et épaisses , lorsque le courage de M. Her-
man fut mis à de nouvelles épreuves en passant
à la nage deux bras du Fisliing-Creek, encom-
brés d'arbres et de buissons qu'avoient entraînés
les crues du printemps. — « Que de temps et de
travaux, me disoit-il, avant que le lit de ces
rivières soit entièrement nettoyé, et que leurs
rivages , aujourd'hui si humides et si peu prati-
cables pour le voyageur, soient devenus de
riantes prairies, comme celles qui accompagnent
l'Elbe depuis Magdebourg jusqu'à Cuxhaven !
Que de peines et de travaux, avant que ces co-
lons puissent, du seuil de leurs portes, le soir
d'un beau jour d'été, contempler leurs champs
couverts des richesses de la culture, et leurs ver-
gers chargés de fruits )) î
La monotonie de cette longue et pénible tra-
versée de 67 milles, jusqu'au bac de Mashoping
sur la grande rivière , ne fut un peu adoucie
pour nous que par la rencontre d'un assez grand
nombre de familles presque toutes européennes^
6^ VOYAGE
mais si nouyelleineut établies , qu'à peine pou-
Vions-nous trouver un abri , et de quoi nourrir
nous et nos chevaux. Occupées à fendre des pa-
lissades, à ceindre Técorce des grands arbres, à
entasser , brûler les buissons desséchés , elles
n^avoient encore récolté que des légumes.
(( Ah ! nous disoit un Suédois chez qui nous
fîmes rafraîchir nos chevaux , je puis donc mou-
rir sans être inquiet du sort de mes enfans,
puisque je les laisserai dans un pays d'abon-
dance, où le travail est amplement récompensé :
ils ne seront point exposés à la honte de la men-
dicité, aux remords , ni aux dangers du crime»,
— (( Ah ! nous disoit un autre , je n'attellerai plus
mes malheureuses vaches à ma triste charrue ,
pour effleurer les sables démon ancienne patrie^
Ici des boeufs et des chevaux laboureront le sol
fertile et profond qui m'appartient ». — a Né au
milieu des avalanches et des glaciers de la Sa-
voie, disoit un troisième, industrieux comme je
Fétois, il ne me manquoit, pour être heureux ,
que la protection des loix et celle de la terre :
ici j'ai trouvé tout ce que je desirois, et même
au-delà, puisque le dieu des moissons et le gou-
vernement n'exigent que nos prières et notre
reconnoissance ».
Après avoir traversé la Susquéhannah , nous
continuions lentement notre route dans le comté
DANS LA HAUTE PENS YLVANIE, 55
de Luzerne, lorsque mon compagnon me dit:
> — c( Oui j je Favoue , je ne commence à remplir
le but de mon voyage que depuis la plantation
de Fairfield 5 depuis ce moment je vois avec plus
d'intérêt ces cabanes de bois ou d'écorce, pre-
mier asyle des colons, destinées à être un jour
remplacées par de riantes habitations , ainsi que
ces ébauches de défrichemens , que Tindustrie,
la nécessité, convertiront en champs fertiles. Je
parcours avec moins de dégoût ces forêts dont
le sol, jusqu^ici âpre et stérile, va bientôt nour-
rir des milliers de fainilles ; ces marais humides
et impénétrables , sur lesquels paîtront bientôt
de nombreux troupeaux. — Me voilà donc par-
venu, continua-t-il, à ce qu^on peut véritable-
ment appeler Torigine des sociétés ! — Oui , sans
doute, puisque dans ces lieux, où, il n'y a en-
core que sept mois, on entendoit les cris de la
panthère et leshurlemens des loups, nous voyons
la charrue tracer les premiers sillons, le feu con-
sumer les buissons et les herbes inutiles , nous
entendons le bruit des haches , les chansons de
la gaîté, le mouvement du travail et de la vie.
— Oui, sans doute, puisque nous suivons des
sentiers qui deviendront un jour de grandes et
belles routes, et que nous conversons avec les
premiers magistrats, occupés , comme les autres
colons, à nettoyer la surface de leurs terres^ à
54 VOYAGE
planter leur maïs, ou à semer leurs premiers
champs de bled au miilieu d'arbres cernés, de
branches , de souches , de racines amoncelées et
brûlantes )) !
((Voilà, sans doute, lui répondis-je, comme
l'Europe a dû commencer. Mais quelle diffé-
rence entre les mœurs, les loix de ces temps re-
culés , et ce qn'on voit ici ! Quelle différence de
siècles et de lumières ! Tels que ces sources obs-
cures et cachées dans le sein des montagnes,
dont l'imperceptible réunion forme les ruis-
seaux , les rivières et les fleuves , ces foibles
germes de population que nous avons observés
en traversant ces antiques forêts, les converti-
ront en champs fertiles , en prairies émaillées de
fleurs 5 et dans un petit nombre d'années , de ces
ruches fécondes on verra sortir de nombreux
essaims, qui iront défricher d'autres cantons
encore plus éloignés. Quelles ressources, en
effet , l'homme industrieux ne trouve-t-il pas
ici? Abondance de comestibles, bas prix des
terres, sol neuf et fécond, loix protectrices,
commerce florissant : ces avantages si rares et si
précieux, doivent donc donner à la végétation
humaine toute la vigueur et toute la fécondité
dont elle est susceptible. Jusqu^où ces progrès ne
s'étendront-ils pas dans un demi^siècle )) ?
(( Posséder une certaine quantité de terres ,
DANS liA HAUTE PENSYLVANIE. 55
Gontinuai-je, la cultiver, est ici le désir univer-
sel ; aussi Tagriculture , quoique bien imparfaite
encore , a-t-elle été , depuis l'origine des colo-
nies 5 Toccupation favorite des deux tiers de la,
société 5 et la première base de la prospérité de
ces Etats. Cependant les colons ne réussissent pas
tous : ici , comme ailleurs , le succès ne couronne
pas toutes les entreprises ; ici , comme ailleurs ,
Thomme est exposé aux dangers des accidens, à
ceux des mauvaises saisons , et aux caprices du
sort. Tous n'apportent pas avec eux les disposi-
tions nécessaires , ni les mœurs , ni l'intelligence
qu'exige ce nouveau genre de vie; tous n'ont
pas le même degré de force , de courage ni de
jugement, et ne sont pas également heureux:
les maladies , les insectes , la négligence et la pa-
resse détruisent souvent leurs espérances. Si,
aux échéances, ils ne sont point en état de payer
les sommes convenues , la loi renvoie le vendeur
en possession de sa terre , après avoir dédom-
magé Facquéreur de ses améliorations; et même
parmi ceux qui ne doivent rien , combien n'eri'
voit-on pas qui deviennent fainéans , dès qu'ils
s'apper coi vent qu'avec deux jours de travail ils
peuvent vivre le reste de la semaine ! Ces exem-^
pies sont beaucoup plus fréquens paj^-mi les co-
lons étrangers, que parmi ceux qui viennent
des Etats du nord, dont^ en général, Iça moeurs ^
56 VOYAGE
rintelligence et l'industrie sont si dignes de
louanges ».
Cependant nous avancions vers les planta-
tions de la Saline (Salt-lick-Farms), dans le
district de Pliilippopolis, àFouest du mont Ara-
rat, lorsque le soir du troisième jour , depuis la
grande rivière, en traversant un marais consi-
dérable ( d'où j'ai su depuis que sortoit une des
branches du Wyotucing), nous entendîmes le
timbre d'une horloge. Encouragés par ce bruit
extraordinaire dans un pays si peu habité, nous
continuâmes notre route plus gaîment, et bien-
tôt après nous découvrîmes un champ de maïs ,
■un jeune verger, et une habitation, naissante à
la vérité , mais qui avoit quatre croi&ées à petit
bois. — (( Tout ceci, dit M. Herman, annonce
lin bon gîtcj réjouissons-nous, et oublions les
fatigues de cette longue journée )).
Nous en étions encore à une petite distance ,
lorsqu^un homme, d\ine taille et d'une ligure
distinguées, s'avança, et nous dit; — «Soyez
les bien arrivés, messieurs; entrez : il faut que
vous ayez de puissans motifs , ou beaucoup de
courage, pour oser voyager dans un pays encore
si peu habité : ne vous seriez-vous point éga-
rés? — On ne s'égare point, répondit mon
compagnon , quand on a le bonheur de rencon-
trer un colon tel que vous me paroissez être, et
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 67
celui d'être invité à passer la nuit sous un aussi
bon toit. — Ali ! messieurs , ne prisez pas l'hos-
pitalité des bois plus qu'elle ne le mérite; si
vous saviez combien est vif le plaisir , le be-
soin de voir et d'entendre quelquefois des voya-
geurs instruits, vous sentiriez que c'est à moi à
vous remercier d'un bienfait. — Vous atté-
nuez trop celui que vous voulez bien nous ren-
dre. — Eh bien! considérez -le comme réci-
proque, et je suis content)).
a Combien y a-t-il d'années que vous êtes fixé
ici? lui demandai -je. — Sept, répondit -il;
demain je vous ferai voir que je n'ai pas perdu
mon temps. Quand on veut jouir promptement,
il en coûte ; mais l'argent judicieusement dé-
pensé dans le défrichement des terres et au des-
sèchement des marais, rapporte plus de cent
pour cent. Mon ambition est d'avoir un jour des
prairies et des pâturages en abondance, pour
pouvoir élever et entretenir un grand nombre
de bestiaux et de chevaux : je respecte infini-
ment la charrue, mais je prise davantage encore
la faulx , parce que ce genre d'agriculture exige
moins de bras. Il y a dix ans que ce pays n'étoit
guère connu et fréquenté que par les chasseurs ;
à peine les terres valoient-elles six sols sterling
l'acre. Quelle différence aujourd'hui ! C'est par-
tout la même chose. Les lots de iio acres, que
58 VOYAGE
la famille Penn Yen doit au-delà des monts Al--
leghénys pour 25 piastres, en valent dans ce
moment plus de 90 , et cependant nous ne jouis-
sons du bienfait des loix municipales que depuis
trois ans w .
«Le pays est-il sain» ? demanda M. Herman.
— (( On n^y connoît que la fièvre dans certaines
saisons de Fannée, répondit-il; mais elle vient
de l'ignorance des colons , plutôt que de la na-
ture du climat : après s'être échauffés par le tra-
vail , ils se couchent sur la terre à l'ombre ; la
transpiration s'arrête, et le froid les saisit. J'ai
apporté avec moi un remède simple et sûr , dont
un grand nombre de ces colons ont déjà fait le
plus heureux essai. — Vous raisonnez comme
un homme qui connoît la médecine. — Je l'ai
un peu pratiquée en Europe. — Eh quoi! vous
êtes Européen ? — Hélas ! oui ; j'étois Polo-
nais, et la Pologne n'est plus : vous avez dû
entendre parler de nos confédérations , du pre-
mier partage de nos provinces , qui enleva cinq
millions d'habitans au roi de ce malheureux
pays, ainsi que du démembrement général qu'en
ont fait les Puissances du Nord : depuis cette
époque , en vain les plaintes de mes infortunés
compatriotes ont -elles retenti dans l'univers.
Quel événement à jamais déplorable ! La Russie
s'étant emparée de la province où j'étois né,, je
DANS LA HAUTE PENSYLVANTE. 69
fus obligé d^ entrer comme chirurgien dans ses
hôpitaux j et de panser les blessures de ceux qui
avoient ravagé, asservi ma patrie : indigné de
cette honteuse servitude 5 je formai le projet de
briser mes chaînes ou de périr. Tout, en ce
monde, vous le savez , dépend d^un rien ; je dus
à un rien ma fuite, mon heureuse arrivée à
Copenhague, et le bonheur d^étre utile à un
capitaine de navire qui alloit partir pour Lis^
bonne. A peine y eut-il déchargé sa cargaison ,
qu'il en prit une autre pour New- York, où
nous arrivâmes en 47 jours; et dans moins de
quatre mois, de la ville d'Orsa sur le Dnieper,
je me trouvai débarqué sur ce continent. A quoi
donc tiennent le sort et la fortune des hommes?
Quelques jours après mon arrivée, je dus à ma
connoissance de la langue allemande, Famitié
du docteur Ebeling, ministre de Féglise luthé-
rienne de cette ville , qui me recommanda à son
collègue M. Mulhausen , pasteur des plaines al-
lemandes ( German-Flats ) , sur la rivière des
Mohawks. Ce digne et respectable ecclésiastique
me reçut comme si j'eusse été un de ses compa-
triotes j et quand je lui eus raconté mes mal-
heurs, il me montra encore plus d'affection et
d'intérêt : après m'avoir fait connoître dans son
voisinage comme chirurgien , il daigna éclairer
mon esprit et diriger mes premiers pas. Ah !
6o VOYAGE
combien Findépendance et la considération^
dont je ne tardai pas à jouir , me parurent déli-
cieuses et douces , comparées àl^état de servitude
d^où je sortois ' '^'^ fut pour moi comme une se-
conde naissance j . -ous les momens 5 celui du
réveil étoit le plus rempli de charmes , parce
que mon esprit me reportant souvent en Po-
logne pendant mes rêves , me trouver habitant
de l'Amérique septentrionale, et citoyen de cet
Etat, étoit une jouissance exquise et nouvelle.
Enfin, sentant pour la première.fois le bonheur
d'être, je jurai d'oublier le passé, et de ne m'oc-
cuper que des espérances flatteuses de l'avenir )) .
)) Si mon imagination fut vivement frappée
à la vue des beaux fleuves , des grands lacs, des
magnifiques cataractes de ce pays, combien mon
coeur et mon esprit ne le furent-ils pas aussi , en
examinant attentivement les bases sur lesquelles
ces sociétés nouvelles sont fondées ! La douceur
et la justice des loix j la facilité avec laquelle on
peut acquérir des terres 5 l'importance civile at-
tachée à cette possession j les amples récom-
penses assurées au travail et àl'industrie; l'union
et le grand nombre d^enfans qu'on voit dans
presque toutes les familles , le bonheur général
enfin î A la vue de ce touchant spectacle , je com-
mençai à concevoir une meilleure idée de la na-
ture humaine, et à aimer mes semblables. Après
DANS LA HAUTE PENSYLYANÎK. 6l
que j'eus exercé la médecine pendant plusieurs
années dans le pays des Mohawks , M. Mulhau-
«en , en me donnant sa fille , me fit présent des
760 acres de terre que je possède ici ; car c'est de
lui que je tiens le plus grand, comme le plus
précieux des bienfaits , la meilleure des femmes.
La voilà , cet ange de bonté et de douceur , à
qui je dois tout, les enfans dont elle m^a fait pré-
sent, la terre que je défriche , le bonheur de ma
vie , ainsi que l'ordre , l'aisance et la propreté
de ma petite habitation )) !
}) C^est aux Ion gués et intéressantes conversa-
tions de son respectable père , continua-t-il ,
que je dois encore l'avantage de connoître l'his-»
toire de ces Etats, pendant leur enfance colo-
niale, les détails relatifs au. nouveau pacte social
qui les unit depuis l^ur séparation de la métro-
pole, les bornes des trois pouvoirs dont il est
composé , le code des loixH^iviles , sur lesquelles
reposent la liberté des individus et celle des
cultes. Quel contraste entre les coutumes féo-
dales , absurdes et barbares , connues dans la
Pologne depuis tant de siècles , et le système
protecteur de la vie et des propriétés adopté par
ces Etats ! Entre l'oppression religieuse , source
de presque tous les maux qui ont inondé mon
ancienne patrie , et la protection égale , cons-
tante, que ce gouvernement leur accorde, pro-
62 VOYAGE
tection qui lï'est point tolérance , mais justice ,
puisqu'elle est fondée , non sur Topinion , mais
sur le droit naturel »!
(( J^ai été pendant long-temps , me disoit un
jour mon respectable beau-père, tout-à-la-fois
ministre de l'évangile, médecin et cultivateur.
J'ose en appeler au divin scrutateur des coeurs,
ainsi qu^à mes voisins ; ils jugeront si je n'ai pas
fait ce qui étoit en mon pouvoir pour remplir
les devoirs de ces trois états. J'ai présidé au dé-
frichement des 4oo acres de terre que le gouver-
nement avoit donnés à l'église de ce canton , en
lui accordant une charte d'incorporation (i) ,
dont il m^a autorisé, depuis, à consacrer les deux
tiers au soutien d'une école gratuite. J'ai vieilli
en parcourant la belle et intéressante carrière
oùvous allez entrer. Mais les fruits de cette vieil-
lesse ne sont ni tristes ni amers, comme l'éprou-
vent souvent ceux qui ont poursuivi des objets
moins honorables et moins utiles. L'expérience
que j'ai acquise , est un petit trésor que je veux
vous communiquer avant de le léguer à celui
qui s'est chargé de contribuer au bonheur de
ma fille ; j'aurai , par ce moyen , une part dans
vos succès : ce désir n'est que l'instinct de l'ami-
tié et de l' affection envers l'homme que j'ai assez
estimé pour en avoir fait mon gendre ».
ce Ceux-là se trompent , poursuivit-il , qui
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 63
croient s'enrichir par Fagriculture 5 elle n^enri-
chit point dans ces Etats septentrionaux. Les sai-
sons sont trop rapides , les hivers trop longs , et
la main-d'oeuvre trop chère encore; elle procure
à ceux qui sont industrieux ^Faisance et Fabon-
dance. Pour réussir dans les bois , il faut avoir
quelques fonds, afin de n'y être pas écrasé par
l'intérêt annuel des sommes empruntées 3 il faut
avoir aussi des connoissances relatives à ce nou-
veau genre de vie. L'industrie agricole n'étant
qu'un faisceau composé de plusieurs branches ,
tout ce qui tient au travail, à la surveillance , à
la prévoyance , doit être également l'objet de
vos sollicitudes journalières, il est indispensable
de connoître la nature et la qualité des sols, pour
ne leur confier que les grains qui leur convien-
nent, et d'avoir quelques ouvrages vétérinaires,
quoique les bestiaux qui vivent en liberté , et
mangent souvent du sel , soient rarement ma-
lades (2))).
(( La première de toutes les qualités utiles à
un colon , après Pamour du travail, est un es-
prit doux et conciliant , indispensable pour bien
vivre avec ses voisins ; car vous ne serez pas
long-temps isolé. La paix d'un voisinage est une
source constante de prospérités. Vous verrez
quels prodiges Fharmonie fraternelle peut opé-
rer parmi les hommes , destinés à s'entr'aider.
64 VOYAGE
dans les grands et pénibles travaux des premiers
défrichemens. Je ne connois point d'obstacles
que la réunion des volontés et des efforts ne fasse
disparoître. Tout alors s^améliore et s'embellit ;
et dans un petit nombre d'années , les forêts les
plus sombres , les déserts les plus agrestes , se
couvrent de fleurs , de fruits , de moissons )).
)) Après avoir renversé le premier arbre de
votre plantation , implorez le ciel , pour qu'il
daigne vous accorder la santé , mère de la force,
les secours de la persévérance et du courage. Oui ,
il en faut plus qu'on ne pense , pour supporter
la solitude des forêts , pour dépouiller la surface
du sol 5 de ces géans au pied desquels l'homme
paroît si foible , pour la nettoyer et brûler tout
ce qui l'encombre , pour dessécher les marais ,
planter et clorre des vergers , ouvrir des com-
munications , construire des habitations et des
granges. Si jamais il vous arrivoit d'éprouver
quelques dégoûts ^ avant-coureurs du découra-
gement, pensez à la femme que je vous ai don-
née 5 et aux enfans qu'elle vous donnera : si ce
puissant aiguillon ne rappelle ni l'activité , ni
le dévouement , vous n'êtes pas destiné à deve-
nir un bon et véritable colon ».
)) Craignez , continuoit-il , les illusions de
l'imagination , qui , trop souvent , embellissent
ce qu'on voit dans une perspective éloignée j car
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 65
rien n'est aussi séduisant que le projet de former
tin nouvel établissement : ne faites pas comme
tant de cultivateurs que j'ai connus ; n'abattez
que les arbres qui vous seront nuisibles j le froid
de vos longs hivers, la construction , la répara-
tion des granges et des hangards, l'entretien des
clôtures _, en exigeront une consommation pro-
digieuse. La seconde génération regrettera amè-
rement que la première en ait tant détruit ^
comme cela est déjà arrivé dans plusieurs can-
tons du Jersey et du Connecticut , où , faute de
bois 5 la valeur des terf es a considérablement di-
minué )) .
(( Et même , à ne considérer les forets que
comme un ornement , comme une robe magni-
fique 5 dont la nature , dans sa bonté , a couvert
ce continent j ne sont-elles pas belles et majes-
tueuses? Comment ne pas vénérer ces pins gigan-
tesques, que l'art et la culture ne pourront ja-
mais remplacer ? Ces chênes , dont l'origine est
beaucoup plus ancienne que celle de nos capi-,
taies ? Ce respect pour les forêts et les beaux
arbres est si naturel , que, malgré les travaux et
les dépenses nécessaires pour défricher, clorre
et cultiver les champs , malgré la funeste habi-
tude de ne regarder les arbres que comme des
ennemis, des intrus , qui occupent le sol dont
on a besoin , un propriétaire , après quelques
I. E
66 VOYAGE
années de jouissance , est instinctivement plus
ému , plus flatté , en traversant ses bois , qu'en
parcourant ses champs. Une fois nettoyés et sou-
mis à la charrue , ces derniers ne lui paroissent
plusqueson propre ouvrage jrien n ^ "^i^ï^t ^^'i^
ne l'ait semé ou planté : dans ses forets , au con-
traire 5 tout porte l'empreinte de la grandeur et
de la durée , sentiment dont les hommes , même
les plus ignorans , sont involontairement frap-
pés (3))).
(( Le colon , continua-t-il , qui a surmonté les
premières difficultés de son établissement , et
qui ne doit rien , est plus heureux et plus riche
qu'il ne pense. Il est aussi libre qu'il puisse l'être
dans l'état social ^ sa fortune est plus assurée que
dans toute autre cituation 5 il n'a que peu de
rapports extérieurs ; la source de son indépen-
dance et de son bonheur est chez lui , s'il a su
y appeler la paix et la modération des désirs 5
ses jouissances j long-temps sollicitées par le tra-
vail et l'active industrie , sont vives et pures ;
enfin , les loix qui , ailleurs , favorisent les uns
et oppriment les autres, sont égales ici pour
tous )).
(( Voulez-vous augmenter votre bonheur ?
contribuez à celui de vos voisins : assistez-les
dans leurs maladies ; donnez-leur des conseils
préservateurs de la santé : c'est ce que je fais
DA3SIS LA HAUTE PENSYLVANTE. 67
depuis un grand nombre d'années. Voulez-vous
devenir un colon distingué et respectable? in-
culquez-leur par votre exemple et par vos dis-
cours 5 Famour du travail , de l'industrie , de
l'ordre, de la justice, ainsi que le culte d'an
Dieu qui récompense la vertu et punit le crime.
Si jamais vos talens et l'estime publique vous
ouvrent les portes de la représentation fédérale,
n'oubliez jamais que de l'union naît la force
des Etats fédératifs 5 que la grandeur , la prospé-
rité de ce nouvel empire, ne sont fondées que sur
cette unité. Toutes les loix destinées à la cimen-
ter, obtiendront votre suffrage et votre appui ,
ainsi que celles dont le but sera l'encouragement
des défrichemens et la perfection de l'agricul-
ture. C'est le goût national, garant delà religion
et des moeurs , qui , de la foiblesse de l'enfance,
nous a élevés si rapidement à la vigueur de l'ado-
lescence j c'est lui qui , dans moins d'un demi-
siècle , nous conduira à la force virile )) .
(( Comme un fils aime , chérit ses parens , ai-
mez, chérissez votre nouvelle patrie. Kniiplojez
tous vos efforts pour propager le système d'ins-
truction publique pratiqué depuis long-temps
dans les Etats septentrionaux, le plus utile, peut-
être, qui ait paru dans ces temps modernes. Les
lumières d'une bonne éducation répandues dans
toutes les classes de la société j consolident tout-
68 VOYAGE
à-la fois lebonheur des familles, assure la tranquil-
lité et la gloire des nations. Respectez un gouver-
nement que la raison a fondé sur les bases éter-
nelles de la justice et de la liberté. Pendant la
paix 5 consacrez-lui vos talens et votre exem-
ple ; pendant la guerre , votre courage et votre
sang 5 s'ils lui sont nécessaires : à ce prix seule-
ment, un bon citoyen peut s'acquitter envers sa
patrie. Méfiez-vous de ces orateurs qui , pour
capter la faveur populaire, blâment sans cesse
la forme et les actes du gouvernement , comme
si ce qui vient de Fhomme pouvoit être parfait :
vouloir aller au-delà des bornes de l'esprit hu-
main, doit être considéré comme une folie, et
ces énergumènes , comme les ennemis du repos
public ».
<c Ainsi que vous , j'ai vu le jour dans un pays
où , depuis des siècles , les hommes sont serfs de
la glèbe ; ainsi que vous , à travers mille hasards,
j'ai abordé sur les rivages de ce nouveau monde,
vers lesquels la pénurie , le désespoir , l'intolé-
rance et les malheurs conduisent les débris de
l'ancien , comme les vagues de la mer trans-
portent ceux des tempêtes sur les places voisines.
De même qu'une plante , flétrie par l'ombre dès
arbres, se développe et s'accroît aussi-tôt qu'elle
a été transplantée là où elle peut jouir des rosées
du ciel et des rayons du soleil , ainsi les germes
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 69
heureux que j^avois reçus de la nature , long-
temps étouffés par la misère et par l'ignorance,
se développèrent peu après mon arrivée dans ce
pays 5 et ont produit quelques fruits. Je me le
rappelle bien encore : le lendemain de ma natu-
ralisation, plein de joie et d'espérance à la vue
d'un pays , d'une ville où le travail, l'industrie ,
les talens utiles étoient si amplement récompen-
sés , et où il y avoit tant d'espace , j'oubliai que
j'étoisSaltzbourgeois, pour ne me considérer que
comme membre de la nouvelle famille des Etats-
Unis».
« Voilà , Messieurs , ce que cet homme res-
pectable, ce digne ministre de l'évangile, m'a
souvent répété )) .
Le lendemain , frappé de la grandeur et de la
beauté de sa grange , je lui demandai pourquoi
elle étoit d'une aussi belle charpente , et la mai-
son de troncs d'arbres équarris. — (( Mon beau-
père, me dit-il, a exigé que je ne pensasse à être
mieux logé qu'après la neuvième récolte. Si les
nouveaux colons agissoient aussi prudemment ,
les malheurs seroient moins fréquens parmi eux.
La plupart bâtissent trop tôt pour leurs moyens.
J'ai transporté sur la neige les pins et les chênes
dont ma grange est construite , jusqu'au moulin
à scier d'un de mes voisins 5 et quoique très-vaste ,
elle m'a beaucoup moins coûté que vous ne vous
70 VOYAGE
rimaginez, peut-être : je n'ai déboursé que 5oo
piastres)).
(( Voici un verger , continua- t-il, dont le&
arbres sont venus de Skoharry ; je l'ai planté sur
la pente méridionale de ce coteau, pour qu'il
pût être plus facilement arrosé par les eaux du
ruisseau que vous venez de traverser ; c'est ce
qui lui donne cet air de fraîcheur dont vous avez
été frappés. Mais je ne jouirai pas long-temps de
cet avantage 5 cette creeh diminue à mesure que
les défricliemens du voisinage augmentent (4).
Je connois des personnes qui, faute de s'être
apperçues que la source des leurs venoit des
marais, ont construit des moulins, devenus au-
jourd'hui inutiles. Si jamais ce ruisseau tarit, ce
sera pour moi une perte irréparable ; car il est
difficile de concevoir, sans l'avoir vu , l'effet des
arrosemens sur la pousse des herbes et sur le
progrès des arbres, particulièrement dans le mois
d^août : ce verger sera couvert de fleurs et de
fruits long-temps avant ceux de mes voisins ».
« Mais pourquoi , lui demanda M. Herman ,
vos chemins sont -ils encore si mauvais? —
Cela vient de la grande dispute territoriale qui
a eu lieu entre cet Etat et celui de Connecticut :
heureusement pour nous elle est terminée. De-
puis lors tout a bien changé ; le Gouvernement a
érigé ce pays en Comté , et Fa fait subdiviser eu
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 7I
districts , suivant Tusage. Pour que Finfluence
des loix puisse s'étendre sur tous les points, il
vient de faire ouvrir une route , de la Susqué-
hann ah jusqu'à la ligne de démarcation. On dit
que celui de New- York va la prolonger à tra-
vers les comtés de Tyogo, d'Otségo etd'Albany.
Déjà nous avons près de 5oo familles franc-
tenancières dans cette partie de l'Etat, ainsi que
plusieurs moulins à bled et à scie , deux églises ,
et quelques écoles. L'année prochaine on éta-
blira des ponts sur les principales creeks. Eh
bien ! Messieurs , j'étois presque seul il n'y a en-
core que quelques années )> !
«Plusieurs causes ont contribué à ces pro-
grès y la navigation de la Susquéhannah jusqu'à
Northumberland 5 la grande quantité de terres
d'alluvion ( Lowlands ) , l'encouragement que le
Congrès donne à la culture du chanvre (5) , et
l'introduction de deux branches d'industrie , in-
connues jusqu'ici dans ces cantons. La première
est celle de la potasse (6); la seconde, l'extrac-
tion du sucre d'érable (7) : c'est à la philanthro-
pique société des Quakers que nous devons les
avantages de cette dernière. Que diriez-vous, si
je vous assurois qu'il s'en est vendu à la bourse
de Philadelphie, peut-être 5,ooo quintaux , dans
l'espace de deux ans ? Quel bienfait de la nature!
On le trouve ce bienfait, depuis les plaines du
^72 VOYAGE
Kentukey, sous le 35^ degré de latitude, jus-
qu'au Canada, sous le 47^ )).
A notre retour des champs , sa femme noiis
conduisit dans ce qu'elle appeloit en souriant
son salon ; sur la table étoit servi un des plus
agréables déjeuners que nous eussions vus de-
puis notre départ de Carlisle. — (( Quel luxe
pour de nouveaux colons! observa mon com-
pagnon. — Pourquoi appelleriez - vous ainsi,
répondit-elle, ce qui n'est que la jouissance des
fruits de notre industrie? Le thé vient de la
Chine , il est vrai ; mais nous le payons avec le
gin-zeng de nos bois (8). L'alose, le jambon, le
boeuf, les gâteaux , les confitures et le sucre ,
tout est le produit de notre sol. Mon mari pos-
sède la dix-huitième partie d'une Seine (9) sur
la grande rivière, laquelle lui rapporte près de
200 de ces poissons par an , et nous savons les
conserver comme le boeuf et le jambon, avec le
secours de la fumée » .
Pendant cette conversation, M. Nadowisky
s'appercevant que nous tournions fréquemment
les yeux sur un petit tableau peint à l'huile, sur
lequel on ne voyoit que les trois mots suivans en
grosses lettres saxonnes , Propriété , protec-
tion , JUSTICE , nous dit : — « Messieurs , les
noms que vous voyez, sont les noms de trois
génies bienfaisans, dont j'avois inutilement im-
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 7^
ploré les secours dans mon ancienne patrie : ici ,
placé par les loix sous leur égide tutélaire , je
leur ai voué un culte particulier , celui de la
reconnoissance » .
En quittant cette respectable famille, M. Her-
man prenant la main du chef, lui dit : — ce Après
avoir long- temps vécu au milieu des vieilles ins-
titutions sociales , et en avoir éprouvé la dégra-
dation et les malheurs , combien on doit se trou-
ver heureux d^ avoir échappé, et d^être devenu
membre d'une association fondée sur des prin-
cipes si différens ! Combien ce contraste frappant
ne doit-il pas contribuer à rendre le séjour des
forêts moins triste et moins lugubre , et à alléger
la tâche pénible que vous vous êtes imposée !
Jamais je n^oublierai ce que j^ai vu et entendu
sous ce toit de prospérité, de bonheur et de
bénédiction )) .
7* V O T A O B
CHAPITRE V.
Conformément aux intentions de M. Nado-
wisky, nous dirigeâmes notre route vers la 24^
pierre milliaire de la grande ligne de démarca-
tion, qui traverse la Susquéhannah un peu au-
dessus de la saline et du bac de Seely. Ce lieu ,
remarquable par la réunion de plusieurs che-
mins, n^est qu'à dix milles à^Harmony ^ ville
nouvellement fondée sur le coude de cette ri-
vière qui se rapproche le plus des eaux de la
Delaware, d'où un portage de i g milles conduit
à Stock-Port, autre petite ville, construite de-
puis deux ans sur le rivage occidental de cette
dernière rivière. C'est à quelque distance au-
dessus, sous le 42® degré de latitude, que com-
mence cette ligne, qui s'étend jusqu'au lac Erié ,
à 252 milles de distance, et dont la direction est
nord, 88^ jo" ouest. M. Seely, à qui nous dûmes
ces informations , nous lit voir la fontaine, avec
les eaux de laquelle il avoit déjà commencé à
faire du sel (i). Il attendoit de la fonderie de
sterling (2) des chaudières d'une forme nou-
velle, plus favorable à l'évaporation.
Après avoir traversé la rivière pour la troi-
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. jS
sième fois , nous quittâmes l'Etat de Pensylvanie
et le comté de Luzerne , pour entrer dans celui
de New- York et dans le canton de Tyogo. De
quelle abondance de pâturages ne jouiront pas
un jour les colons de ce premier comté , lorsque
les lisières des nombreux ruisseaux , les bords
des rivières , les marais et les bas-fonds seront
desséchés , convertis en herbages , et soumis à la
faulx î Depuis Shippenbourg, nous n'avions pas
encore observé une aussi grande quantité d'éra-
bles à sucre : dans certains cantons, les forets
n'étoient remplies que de ces arbres précieux ,
qu'on trouve dans la même abondance (nous dit .
un colon instruit, chez qui nous logeâmes),
jusqu'au bras oriental de la Delaware, connue
sous le nom de Pôpackton. La partie du comté
de Tyogo que nous traversâmes, étoit aussi bien
arrosée que celui de Luzerne j ses ruisseaux cou-
loient dans le Shénando , ou dans la Susquéhan-
nah , et aucuns n'avoient encore de ponts : heu-
reusement , en arrivant sur les bords de l'Onon-
quagé, creeh considérable, nous y trouvâmes
un radeau de cèdre blanc, dont la conservation
étoit soigneusement recommandée aux voya-
geurs , par un avertissement affiché sur les ar-
bres du voisinage. — « Rien n'est plus juste, dit
mon compagnon j je vouerois aux furies infer-
nales ceux qui seroient assez ingrats , assez inat-
76 VOYAGE
tentifs pour n^en pas prendre le même soin que
leurs prédécesseurs. — Encore quelques an-
nées, lui dis-je, et on trouvera des ponts, ou
des bacs sur toutes les rivières , et même des po-
teaux de direction, comme cela s'est pratiqué
dans cet Etat depuis plus de 5o ans )i .
A peine avions-nous fait quelques milles au
nord de FOnonquagé, que le soleil disparut, et
le bruit sourd du tonnerre se fit entendre. Nous
marchions , Fesprit involontairement frappé de
ce genre de mélancolie pensive qu'inspire le dé-
clin du jour, sur-tout dans les bois, lorsque
l'œil devient plus avide de distinguer les objets
à mesure qu'ils s'obscurcissent. Nous chemi-
nions lentement, en suivant les bords d'une
prairie naturelle ( Bog-Meadow ) , dont l'étendue
nous sembla très - considérable , lorsque nous
crûmes appercevoir une maison de belle char-
pente ( Framed - House ). — « Quoique cette
maison ne soit pas celle qu'on nous a indiquée
ce matin, dit M. Herman, n'importe ; allons-y,
car je redoute le tonnerre , et encore plus les
éclairs ».
ce Descendez , Messieurs , nous dit civilement
le propriétaire, que la voix des chiens avoit
averti de notre approche^ donnez vos chevaux
à cet homme )). — Sa femme dont la figure, le
maintien et le langage annonçoient une éduca-
DANS LA HAUTE !► ENS YLVANI E. 77
tion soignée , nous reçut avec beaucoup de po-
litesse -y nous lui parlions de la solitude de sa
situation, des jolis enfans dont elle étoit entou-
rée, lorsque son mari reparut. Sans nous faire
aucune des questions d'usage, il nous entretint
de la nature du sol de ce canton , des indices de
marne qu'on avoit déjà découverte, de ses con-
jectures sur la formation des bas- fonds , des pro-
grès de la population ; et cela avec tant de jus-
tesse dans le raisonnement , et un langage si
élégant, que nous conjecturâmes qu'il n'étoit
pas né pour manier la hache. Il nous parloit de
l'arrivée prochaine d'un grand nombre de colons
attendus de l'Ecosse et de l'Irlande, lorsque sa
femme lui dit : — « L'orage approche ; il est
temps d'envoyer chercher nos vaches)). Aussi-
tôt il se lève , appelle les deux chiens , et leur en
transmet l'ordre comme s'il avoit parlé à des
hommes. Bientôt après , les vaches parurent à la
porté. — (( Vous avez là deux serviteurs bien
utiles, lui dis-je. — Sans leur secours, répon-
dit-il, et celui du sol, que ferions-nous dans
ces bois, sur-tout pendant les premières années?
Pendant la nuit, ces chiens éloignent de mes
champs les loups , les ours , les renards et les
fouines, qui n'abandonnent leur ancien héri-
tage qu^avec regret; le jour , ils surveillent mes
bestiaux ; le plus âgé a instruit le plus jeune :
78 V O Y A G E
quant au premier, il tient de sa propre expé'-
rience tout ce qu^ilsait; il est impossible d'avoir
des amis plus fidèles et plus désintéressés. Vous
avez dû voir cette île qui occupe le milieu de la
rivière : eh bien ! matin et soir, ils y conduisent
et en ramènent mes bestiaux à la nage )).
((Cela me rappelle, lui dis-je, ce que je vis
dans la Floride en 1785. Oweecomewée , chef
de la cinquième tribu SéminoUes (Creek), pos-
sédoit une savanne considérable à quelques
milles de son village , dans laquelle il élevoit un
grand nombre de chevaux : ses chiens , après les
avoir surveillés pendant le jour, et les avoir
conduits sur une île boisée du voisinage, pour y
passer la nuit, revenoient chez lui demander
leur pitance, et dès le point du jour ils retour-
noient à leur poste : observez qu'ils étoient obli-
gés de traverser deux fois la grande rivière San-
Joan )) .
(( Cela ne me surprend pas , reprit M. J. M. ;
l'instinct de ces humbles amis, que l'homme ne
respecte pas autant qu'ils le méritent , est sus-
ceptible d'un degré de perfectibilité qui excite
à-la-fois l'étonnement et l'admiration. Combien
de faits ne pourrois-je pas vous citer à l'appui
de ce que je viens de vous dire ! Il en est de
même des chevaux et des bestiaux : plus la vie
qu'ils mènent se rapproche do l'état primitif j
BANS LA H/VUTE PENSYLVANTE. 79
c^est-à-dire plus ils sont abandoanés à eux-
mêmes , plus ils acquièrent d'expérience et de
sagacité. C'est dans les bois sur-tout que cette
faculté devient souvent l'émule de la raison :
plus heureux que nous , les êtres qui en sont
doués ne connoissent ni les vices, ni les passions
désordonnées, et ils jouissent du seul bonheur
parfait qu'il y ait sur la terre )) .
(( Le voisinage du. grand marais que nous
avons côtoyé pendant près de trois milles , de-
manda M. Herman, n'est-il pas quelquefois dan-
gereux? — Ceux qui habitent sous le vent,
répondit M. J. M. , c'est - à - dire au nord - est ,
éprouvent souvent des fièvres automnales 5 les
autres ne les connoissent jamais. Cet inconvé-
nient, inévitable dans les premières années de
défrichement, va bientôt disparoitre ; nous allons
suivre l'exemple que nous donnèrent, il y a
trois ans , les liabitans des districts de Corn-
■\vall , de Florida , et de Wallkill dans le comté
d'Orange. Ils obtinrent du Corps législatif, une
loi qui obligeoit les propriétaires à dessécher
leurs marais ( Bog-Meadows ) , en ouvrant les
ruisseaux anciennement obstrués par les digues
des cantons, et à entourer leurs concessions de
grands fossés. Cette loi, que le Gouvernement
accompagna d'un don de 12,000 piastres, a pro-
duit les ejBTets les plus salutaires : non-seulement
8o VOYAGE
le pays a été assaini , mais ces prairies sauvages 5
submergées pendant tant de siècles, sont aujour-
d'hui couvertes de chanvre , de maïs, ou deve-
nues des herbages magnifiques. J^espère en ob-
tenir une semblable de notre Législature , mes
collègues se faisant un devoir d^accéder, sans
discussion , à la proposition de toutes celles qui
ne sont relatives qu'aux avantages locaux des
Comtés qu'ils représentent. — Combien n'est-il
pas à désirer 5 continua-t-il , que ces loix de des-
sèchement deviennent générales ! Je m'occupe
en ce moment à faire un relevé de ces terreins ,
que je présenterai au Corps législatif à sa pro-
chaine session : la quantité en est prodigieuse.
Connoissant le bon esprit dont il est animé, je
ne doute pas qu'il ne vote une somme considé-
rable, destinée à aider, à encourager les habi-
tans des cantons les plus récemment établis. Une
de ces prairies naturelles contient 70,000 acres,
et cet Etat peut-être plus de 1,800,000 ! Quelles
richesses, quels trésors ces fonds, formés du dé-
pôt des eaux, dans le cours des siècles, n'offri-
r ont-ils pas un jour à l'industrie agricole ! Cette
conquête sera plus importante et plus utile que
celle d'une île à sucre , ou d'une nouvelle bran-
che de commerce. Il ne nous manque que des
bras : mais ils naissent et arrivent tous les jours ».
« Eh quoi ! vous êtes député de ce Comté , et
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 8l
VOUS travaillez , lui dit mon compagnon ! —
Et pourquoi ne travaillerois-je pas, lui répon-
dit M. J. M. 5 puisque la nécessité l'exige : n^est-
elle pas égale pour tous? Je fus élu aussi-tôt
après que le Gouvernement eut érigéce pays en
Comté 3 il n ^ avoit alors que le nombre d'habi-
tans exigé par la loi de la représentation. Con-
tens de mes services, ils m'ont continué leurs
suffrages depuis : mais, je Tavoue, si je n^étois
pas excité par le désir d^obtenir les loix locales
dont ce jeune district a besoin, je les aurois priés
d^en élire un autre j car trois mois de session
annuelle, sont pour moi une perte de temps
trop considérable )) .
« Ne recevez-vous pas une rétribution pen~
dant le temps de vos séances? demanda M. Her-
man. — On nous donne trois piastres par jour ;
mais cette somme ne me dédommage pas des
inconvéniens occasionnés par une aussi lon-
gue absence : un bon cultivateur ne doit jamais
s'éloigner de ses champs. — Par quel hasard
un homme aussi instruit s^est-il trouvé être un
des premiers fondateurs de ce Comté ? car je sais
combien ces travaux , ces défrichemens sont
dégoùtans et pénibles. — Après avoir perdu
dans le commerce une fortune considérable , je
me crus trop heureux de pouvoir me réfugier
sur ces Ôoo acres qui appartiennent à ma femme.
I. " F
82 VOYAGE
Je le confesse , ce ne fut pas sans regrets ni sans
combats que nous abandonnâmes la. ville et nos
amis pour entreprendre-une tâche aussi rude,
et nous soumettre à des habitudes , à un genre
de vie si gjilférens de celui dans lequel nous
avions été élevés. Heureusement, nous étions
jeunes ; c'est le temps de la force d'esprit et du
courage : il nous en a fallu, sur- tout dans les
premières années, lorsque nous étions à 25 milles
d'un voisin, et que nous promenions nos pas
dans les sentiers solitaires de ces forêts incon-
nues. Mais si , à l'exemple de tous les nouveaux
colons, nous avons commencé par écarter des
épines, aujourd'hui nous cueillons des fleurs et
des fruits. Nous sommes commodément logés,
et vivons dans l'aisance 5 le haut prix du bled a
rapidement consolidé notre petite fortune : j'en
vends annuellement près de 5oo boisseaux. Aidé
de quatre serviteurs fidèles , j'essaie mes forces :
le dieu des moissons a daigné récompenser nos
soins et notre industrie. Cependant mes plus
belles espérances sont fondées sur une chute de
17 pieds (la seule qu'on trouve à près de 10
milles à la ronde) , ainsi que sur une loi que les
deux Etats limitrophes viennent de promulguer
pour encourager la navigation intérieure, loi
qui déclare toutes les rivières libres. Un autre
objet de cette loi , est de prévenir les nombreux
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 85
inconvéniens qui résultent de l'élévation des
digues relativement à la salubrité de Tair , et à
la perte des terreins inondés. Le moulin que je
vais faire construire d'après les principes d'Oli-
vier Evans, sera d'un très-grand rapport : alors
nous nous reposerons ; c'est-à-dire que nous ne
nous occuperons plus que de l'éducation des
bestiaux, et de la culture du chanvre. — Depuis
que nous vivons dans l'aisance , continua-t-il ,
je regrette plus vivement qu'auparavant la perte
de nos anciennes sociétés , celle de ces épanche-
mens de l'amitié , de ces conversations qui , sem-
blables au contact de l'acier contre le silex, font
jaillir la lumière et les idées. Presque tous mes
voisins sont Suisses , Irlandais ou Allemands ^ à
peine entendent- ils notre langue. Je me dédom-
mage des privations par la lecture de bons livres ;
ce sont des amis qui , suivant la disposition de
mon esprit, me consolent, m'amusent ou^tn'ins-
truisent. Grâces à la vigilance paternelle du
Gouvernement, nous commençons à recevoir
régulièrement les gazettes. Quel vaste champ ,
quelle pâture ne présentent- elles pas à l'intérêt ,
ainsi qu'à l'avide curiosité ! Que de germes sont
prêts à éclore dans l'ancien Monde ! La force
des opinions nouvelles pouvoit-elle renverser
des édifices aussi massifs et aussi anciens? La dis-
tance qui , heureusement, nous en sépare, nous
2
84 VOYAGE
préservera-t-elle de ses orages ? La paix , sans
laquelle la vie n^est qu'un présent funeste , et
dont nous avons tant de besoin dans ces bois ,
feroit-elle place aux discordes civiles? Le dé-
mon de la nature humaine viendroit-il de nou-
veau exercer sur la terre son redoutable empire?
Seroit-il possible qu'il se trouvât ici des hommes
qui voulussent renverser le Gouvernement au-
quel nous devons l'étonnante prospérité de cette
république, la paix, l'inviolable sûreté de la
vie et des propriétés , ainsi que les loix les plus
propres à encourager l'agriculture , le commerce
et les arts? qui , pour introduire parmi nous les
nouvelles opinions européennes , eussent résolu
de nous plonger dans les horreurs du chaos, et
de nous livrer aux fureurs sanglantes de l'anar-
chie )) ?
Le lendemain , nous quittâmes cet intéressant
député colon , en lui promettant bien de le re-
voir à New-York l'hiver suivant ; ce qui arriva
en effet , et nous procura le plaisir de connoître
plusieurs de ses collègues.
Après quatre jours de marche, nous attei-
gnîmes facilement la Tiénaderha , l'Adiga , et
rUnadella, branches de la Susquéhannah orien-
tale, sur lesquelles nous trouvâmes des bacs assez
commodes. Pendant cette distance de 54 milles,
îipus ne fûmes obligés de coucher qu'une seule
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 85
nuit dans les bois ; inconvénient que nous au-
rions même pu éviter, si nous ne nous étions
pas égarés en cherchant le moulin de Harper ,
situé sur la grande rivière. Après avoir traversé
l'Adiga, nous entrâmes dans le comté d^Otségo,
habité depuis neuf à dix ans, où nous trou-
vâmes enfin des chemins passables^ des provi-
sions en abondance et pour nous et pour nos
chevaux, d^ assez bons gîtes, et, ce qui eut bien
son prix pour nous , quelques colons instruits.
Nous étions encore à trois milles du lac Ot-
ségé, lorsque nous entendîmes le bruit d'une
chute , et bientôt après nous apperçùmes un
grand nombre de personnes occupées à élever
sur ses bords la charpente d'un moulin , dont on
nous dit que le propriétaire étoit établi depuis
six ans. — «Quoique fils de lord, continua-t on,
et jadis lieutenant dans la marine royale, il est
aussi intelligent, aussi actif et aussi laborieux
que s'il fut né dans les bois )) .
« Que vous êtes heureux ! lui dit mon com-
pagnon après être entré chez lui , de posséder
une aussi belle cascade ! Jamais je n'en ren-
contre, sans devenir involontairement rêveur
et pensif j le mouvement, le poids de ces eaux ^
sont un moyen de puissance applicable à tant
d'usages, les nappes en sont presque toujours si
belles et si variées, les formes si bizarres et si
86 VOYAGE
pittoresques, qu'il me semble impossible que
ces idées d'utilité , de beauté , ne frappent pas
Fesprit et les yeux d'un voyageur. Il faut en
convenir, continua- t-il , la nature a été ici sin-
gulièrement prodigue de ce genre de bienfait.
Situé au milieu de ces vastes forêts, je conçois
combien votre moulin à scie doit vous être utile ;
mais cette usine que vous élevez , d'où viendra
le bled qu'elle est destinée à convertir en farine?
Ce canton , quoique beaucoup plus peuplé que
ceux à travers lesquels nous avons voyagé , pa-
roît ne renfermer encore qu'un petit nombre
d'habitans )).
«Ce continent, cet Etat, répondit M. J. U. ,
est devenu depuis long-temps l'asyle , non-seu-
lement des victimes du besoin , de l'oppression
et du malheur dans l'ancien Monde, mais aussi
celui d'un grand nombre de personnes inquiè-
tes, dégoûtées du gouvernement de leur patrie.
Il est difficile de concevoir, sans en avoir été le
témoin , poursuivit-il , avec quelle étonnante
rapidité la culture de ce Comté augmente jour-
nellement. Pévalue à 74,000 acres la quantité
des terres qui ont été défrichées depuis sept ans,
et dont plus d'un sixième est aujourd'hui soumis
à la faulx , ou converti en pâturages. La ferti-
lité du sol , et la situation de ce canton à la tête
d'une aussi belle rivière que la Susquéjiannah ^
DANS LA HAUTE PE NS YLVANIE. ©7
le grand nombre d'érables à sucre, les routes que
le Gouvernement fait ouvrir sur plusieurs points,
tous ces avantages y attirent non-seulement des
colons travailleurs, mais des familles aisées , re-
commandables par leur industrie éclairée , ainsi
que par la douceur et l'urbanité de leurs moeurs.
De riches associations flamandes et hollandai-
ses en ont acheté des districts entiers (Towns-
hips). Il y a six ans, j'en étois le 19^ colon 5
aujourd'hui on y compte plus de 1,800 francs-
tenanciers. Loin donc de craindre que ce moulin
soit oisif, je me propose d'y ajouter une troi-
sième usine pour fouler les ^ofîes , et une qua-
trième pour exprimer l'huile de la graine de lin
qu'on cultive déjà en grande abondance »,
(( Parmi les personnes, continua-t-il , qui sont
venues m' aider à élever cette charpente, il y en
a des quatre Etats septentrionaux de l'Union,
ainsi que de l'Ecosse, de la Saxe, du Brande-
bourg , de la Suède , et même de la Morée. Qu^el
intéressant spectacle que celui de voir journel-
lement arriver sur cette terre adoptive les vic-
times de la tyrannie, du besoin, ou des dis-
cordes civiles î Et ces hommes , quoique parlant
des langues , élevés dans des habitudes et des
opinions religieuses si différentes, former un
peuple nouveau , dont la postérité est destinée à
jouer un rôle important sur la scène du monde I
88 VOYAGE
Cet heureux amalgame est Touvrage de la douce
influence des loix , fondée sur la liberté , sur la
tolérance et sur la justice , celui du sentiment
de la propriété territoriale, d'où émanent les
plus beaux droits du citoyen : c'est encore l'effet
du travail et de l'industrie sur les mœurs et la
conduite de ces colons.Telles sont, sansdoute, les
causes qui les identifient, dans un court espace
de temps , à la nouvelle société dont ils sont
devenus membres, qui les attachent au sol, ainsi
qu'au gouvernement qui les protège et les en-
courage )) .
(( Vous êtes Ecossais , lui dit M. Herman , et
vous avez long- temps servi à bord des vaisseaux
de guerre. — Cela est vrai, répondit M. J. U.j
pendant plusieurs années je n'ai vu que les nua-
ges et la mer , et me voilà au milieu des bois ! Et
vous. Messieurs, d'où venez -vous? où allez-
vous? Pardonnez -moi ces questions j vos ré-
ponses sont une dette qu'il seroit cruel de ne pas
acquitter envers une personne qui, comme moi ^
ne voit que rarement des voyageurs instruits )) »
Après que nous eûmes satisfait sa curiosité, il
nous dit : — (( Quoi ! du centre de la Pensylva-
nie, vous allez au fort Stanwick, à Onondaga,
voir les deux conseils qui vont bientôt y être
tenus? Si je n'étois pas enchaîné par mes entre-
prises, je vous y accompagnerois avec plaisir |
DANS LA HAUTE PEN S YI.VANIE. 89
mais j^espère qu'à votre retour, vous voudrez
bien m'informer de ce que vous y aurez vu et
entendu. — Très -volontiers, lui dit M. Her-
man , à condition que vous nous instruirez des
circonstances , extraordinaires sans doute , qui
vous ont engagé à quitter la carrière militaire
et votre patrie, pour venir ici former un établis-
sement dispendieux , long et pénible. — J'en
prends l'engagement, répondit-il^ mais soyez
assurés que je gagnerai beaucoup à ce marché.
Que peut avoir d'intéressant, en effet, l'histoire
d'un homme de 02 ans , qui n'est point un aven-
turier , et qui en a servi près de dix sur mer )) ?
Le jour suivant, ayant appris que plusieurs
bateaux dévoient partir de Skénectady pour re-
monter la rivière Mohawk , nous prîmes congé
de M, J. U. , en lui promettant de le revoir à
notre retour du fort Stanwick. Les cantons de
Harper's-Fields, de Cherry- Valley , et de Sko-
harry , à travers lesquels nous voyageâmes, pa-
rurent à M. Herman les plus beaux et les plus
fertiles en bled , que nous eussions vus depuis
long-temps. On nous dit que le sol de ce dernier
étoit d'une fécondité extraordinaire , qu'il se
vendoit aussi cher qu'en Europe; que la plupart
des habitans descendoient des premiers colons
qui fondèrent la ville de New- York en 1626.
En effet, la beauté et la régularité des clôtures,
go V O T A & E
dont quelques-unes étoient de haies vives , Télé-
gance des habitations, la bonté des attelages,
tout annonçoit la richesse et le bonheur des
colons.
Nous atteignîmes Albany, et arrivâmes enfin
à Skénectady le soir du quatrième jour depuis
notre départ du lac Otségé j et dès le lendemain,
à notre grande joie, nous flottâmes sur les eaux
du Mohawk, qui dévoient nous transporter au
fort Stanwick, à i lo milles de distance.
DANS LA HAUTE PENSYLTANIE. Ql
CHAPITRE VI.
liEs deux premières personnes que nous ren-
contrâmes en arrivant à Onondaga, et qui nous
invitèrent à fumer Foppoygan d'amitié, furent
Siatégan , ancien chef de la nation Chippa-
way ( 1 ) 5 et Yoyowassy , sacliem des Outa-
ways (2) 5 que j'avois jadis connu à Montréal. Ils
nous dirent que le nombre de leurs gens étoit si
considérablement diminué depuis quelques an-
nées par les ravages de la petite-vérole (5), qu'ils
avoient résolu de réunir les restes de leurs tribus
à la vieille souche Onéida (4).
Heureusement, le feu du conseil ne devant
être allumé que quelques jours après, nous eù-
mies le loisir de nous occuper du logement et de
la nourriture de nos chevaux, chose assez diffi-
cile dans un village d'indigènes, et mon com-
pagnon put s'accoutumer insensiblement à leur
apparence, à leurs usages, et à leur manière de
vivre.
Sous quelles formes nouvelles, en effet, ne
voyoit-il pas la nature humaine , lui qui , quatre
mois auparavant , habitoit une des capitales de
l'Europe! — « Est-ce là tout ce que la nature et
^2 VOYAGE -
les siècles ont fait pour eux? me dit -il. — -
Oui, lui répondis -je : qu'est-ce que Fliomme
devant les siècles et la nature ? En considérant
Tabrutissement, la dégradation de la tardive et
mallieureuse enfance, on ne conçoit pas com-
ment un être aussi foible a pu survivre aux re-
vers et aux désastres qu'il a éprouvés pendant
tant de siècles d'ignorance et de misère , ni par
quels heureux hasards il a pu apprendre enfin à
allumer du feu , à forger le fer , à apprivoiser les
bestiaux , à cultiver la terre , et à s'élever par ses
propres foxxes jusqu'à la conception des arts et
des sciences)).
ce Qu'étoit le genre humain avant ces époques
mémorables ? La terre alors n'étoit habitée que
par des hordes errantes, subdivisées en tribus,
semblables à celles qu'on voit aujourd'hui sur
les plages de la Hollande, de la Zélande aus-
trale, des terres Magellaniques , &c. Cette orga-
nisation primitive , en détruisant l'idée d'un
intérêt commun , a été de tout temps une source
intarissable de querelles , de haines , de ven-
geances et de guerres plus implacables que celles
des tigres, puisque les vainqueurs dévoroient
les vaincus, comme ils le font encore aujour-
d'hui ; et que le tigre, quelqu'affamé qu'il soit,
ne dévore jamais son semblable. Quelle distance
entre l'homme de la nature et celui de la civili-
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. g5
sation î entre les premiers âges du monde , si
souvent célébrés par les poètes , et l'état actuel
de FEurope » î
«, Tels vous voyez aujourd'hui ces indigènes,
continuai -je 5 et tels , à quelques nuances près ,
étoient leurs ancêtres à l'époque de la décou-
verte du Continent. Ils conservent avec opiniâ-
treté les mêmes usages , les mêmes opinions , et
préfèrent encore la chasse à la culture, la vie
errante à la vie sédentaire, l'aveuglement de l'in-
souciance aux conseils d'une sage prévoyance ;
rien n'a pu leur ouvrir les yeux, ni l'exemple
des Blancs , ni la diminution rapide de leur
nombre, ni même l'anéantissement de tant de
nations , dont quelques-unes ont disparu depuis
un petit nombre d'années )) .
<( Quelle peut être la cause de cet inconce-
vable aveuglement ? me demanda M. Herman :
leur intelligence seroit-elle inférieure à celle
des Européens , qui, jadis, furent comme eux er-
rans et chasseurs? Pourquoi l'énergie de la na-
ture, qui a creusé ces grands lacs et les fleuves
de ce continent, qui l'a couvert de forêts magni-
fiques, et l'a peuplé d'animaux, d'oiseaux dont
l'instinct est si admirable, n'a-t-elle rien fait
pour ces malheureux indigènes? Pourquoi tous
les êtres qu'elle a doués de cette faculté sublime,
parviennent-ils au dernier degré de perfection
g4 V O Y A G K
dont ils soient susceptibles dans le court espace
de leur éducation ? Pourquoi , au contraire ,
rhomme à qui elle a donné la prééminence de
la raison, est-il sorti de ses mains, agreste, fé-
roce, anthropophage, insociable? Cet état pri-
mitif seroit-il donc celui auquel nous étions
destinés » ?
(( Cela est très-vraisemblable, lui répondis-je;
ce continent, celui des Papoos, la Hollande, la
Zélande nouvelle, et tant d^ autres pays décou-
verts par nos navigateurs modernes, ne sont-ils
pas encore habités par des hordes qui, depuis
des milliers de siècles , croupissent dans Fabru-
tissement de ce premier état? Qu'importe à la
puissance créatrice que nous vivions sous Vé-
corce de bouleau, ou sous des lambris dorés?
En occupant la place qu'elle nous avoit destinée
dans réchelle des êtres, ses desseins sont rem-
plis, soit que nous soyons chasseurs, nomades
ou cultivateurs » .
(( En considérant attentivement, poursuivit-
il, ce long enchaînement de désastres que les
premières générations durent éprouver avant
d'être parvenues à harponner le poisson , à allu-
mer le feu, à vaincre l'ours, le loup et le che-
vreuil , on est étonné qu'elles aient pu survivre
aux dangers et aux malheurs de cette longue et
tardive enfance. Quelle supériorité de force.
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. g5
d'intelligence , de ressources, n'avoient pas alors
ces animaux, comparés à ces êtres foibles, im-
bécilles et nus ! Bien vêtus , bien armés , rusés ,
adroits , ils exercèrent un empire qui dut , pen-
dant long- temps, être funeste aux premières
sociétés que la providence plaça dans ces forêts.
Comment l'homme a-t-il pu s'élever de ces
tristes et pénibles commencemens, au degré de
puissance et de prééminence que possèdent au-
jourd'hui les nations de l'Europe et de l'Asie?
C'est ce qui paroît difficile à concevoir )).
« Il y a cependant eu de grands écrivains ,
répliqua M. Herman , qui ont fait de beaux dis-
cours pour prouver que la civilisation n^est point
un avantage, mais un éloignement funeste de
l'empreinte primitive et sublime que nous avons
reçue du Créateur 3 moi-même j'en étois per-
suadé )) .
(( Ce qu'en ont dit ces écrivains , lui répon-
dis-je, n'étoit inspiré que par l'esprit de cen-
sure et de singularité : ils préconisoient l'être
sauvage qu'ils ne connoissoient pas, pour faire
la satire de leurs contemporains. Si, comme
moi, ils eussent accompagné ces indigènes dans
leurs guerres dévastatrices ; si leurs yeux eussent
été témoins des tourmens qu'ils infligent à leurs
prisonniers, ainsi que de ces abstinences meur-
trières, fruit de la plus aveugle imprévoyance 5
g6 VOYAGE
si 5 enfin , ils eussent assisté à ces repas de canni--
baies 5 à ces scènes d'ivresse dont le souvenir fait
frémir, très-certainement ils auroient été ail-
leurs que chez ces hommes de la nature , cher-
cher Foriginal de leurs tableaux mensongers )) .
Après avoir cessé de nous entretenir de ces
objets, et fait quelques questions à nos hôtes
Siatégan et Yoyowassy , nous les quittâmes pour
aller chez le vieux Keskétomah, mon ancien
camarade de voyage, que je savois être un des
mieux logés du village.
«J'arrive, mon frère, lui dis -je, du pays
d'Onas (5) , pour assister au feu du conseil. Fa-
tigué de ce long voyage , je voudrois me reposer
sous ton écorce : aurois-tu deux peaux d'ours à
nfie prêter? car, comme tu le vois, j'ai amené
avec moi un ami qui vient du pays d'où le soleil
se lève. — J'en ai , Rayo , me répondit-il ; je
te sais bon gré de ta confiance. Mon feu est al-
lumé, ma chaudière est pleine 5 fume dans mon
oppoygan j et toi aussi , Cherryhum-Sagat (6) ,
puisque tu es l'ami de mon frère, repose ici
tes os )) .
Nous passâmes une partie du jour à parler des
nouvelles générales delà nation, des commen-
cemens de culture que plusieurs chefs avoient
entrepris, de l'aversion que la jeunesse parois-
soit toujours conserver pour ce nouveau genre
Î5.VNS LA HAUTE PENSYLVANIE. 97
^e vie, de la folie des Cayugas, des moyens de
leur faire ouvrir les yeuxsur le danger de vendre
leurs terreins de chasse au Gouvernement de
New-York. Il me donna aussi des nouvelles de
ma famille adoptive, dont j'étois étonné de ne
voir aucun député, et le soir nous assistâmes
aux danses de la jeunesse. Le lendemain , après
avoir dîné chez Tocksikanéhiow-FAnier (7) , du
saumon qu'il avoit pris la veille, nous fûmes
invités à souper chez le vieux et respectable
sachem Chédabooktoo , du village d'Osséwin-
go (8), qui, ayant appris, je ne sais comment,
que nous avions apporté nos flûtes , voulut que
nous lui donnassions un petit concert. Je\me
rappelle encore la profonde attention avec la-
quelle il Fécouta, ainsi que la nombreuse compa-
gnie qu'il avoit invitée, et l'effet que produisirent
sur leurs visages, jusqu'alors immobiles, les pas-
sages tendres et mélancoliques , sur-tout les ac-
cords en tierces et en quintes (9). Enfin, le feu
du Conseil ayant été allumé, nous y accompa-
gnâmes notre vénérable hôte 5 et comme, de tous
les sachems de la nation que je connoissois, il
parloit le mieux la langue anglaise, nous nous
assîmes à coté de lui, pour qu'il nous interprétât
ce que nous ne pourrions pas entendre.
t. ù
gS VOYAGE
.*. •^^^ •^ •^ ■»■•*• •»"^-'
CHAPITRE VII.
SbiXANTE-Dix-HUiT p erson 11 es, cliefs, vieil-
lards et guerriers , étoient accroupis , suivant
l'usage, autour d'un feu allumé au milieu d'une
grande salle, dont les murailles faites de poutres
assez proprement équarries, étoient jointes aux
encoignures à queue d'hirondelle. Tous , la tête
penchée en avant , les yeux fixés sur la terre y
aspiroient la fumée de leurs oppoygans, et après
un assez long intervalle , ils l'exhaloient lente-
ment à travers leurs narines , en deux colonnes
non-interrompues , indice d'une profonde mé-
ditation sur des objets importans. Aucuns n'é-
toient peints , et n'avoient la tête ni les oreilles
ornées de plumes : leurs manteaux de castor ,
tombés derrière eux , laissoient voir sur leurs lar»
ges poitrines et sur leurs bras robustes, les diffé-
rentes figures d'animaux , d'insectes ou de pois-
sons qu'on y avoit tatouées dans leur jeunesse,
G'étoit là qu'un peintre auroit pu dessiner des
corps frappans par leurs belles proportions ^
des membres mis en mouvement par des muscles
légèrement recouverts d'une espèce d'embon-
point inconnue parmi les Blancs , et qui , che^î
DANS liA HAUTE PENSYLYANIE. 99
eux 5 atteste la vigueur , la force et la santé 5 des
têtes et des physionomies d'un type particulier ,
dont on ne trouve les analogues qu'au sein des
forêts du Nouveau-Monde. Cette réunion d'hom-
mes presque nus , si féroces à la guerre , si
implacables dans l'assouvissement de leurs ven-
geances 5 si doux , si tranquilles dans leurs vil-
lages 5 offroit aux yeux un spectacle imposant , -
et à l'esprit une source nouvelle de médita-
tions.
Les discours de cette première séance , entiè-
rement relatifs aux limites de leurs terres , au
projet des Cayugas de disposer des leurs , et à
l'envahissement de quelques familles blanches ,
ne pouvant intéresser que ceux qui connoissent
la géographie de cette partie du continent, ainsi
que les rapports de ces nations avec les Gouver-
nemens limitrophes , je m'abstiendrai d'en par-
ler 5 pour ne m'occuper que de la séance du len-
demain , où il fut question de l'adoption de la
culture.
C'étoit la première fois qu'on devoit en parler
publiquement, en démontrer l'indispensable né-
cessité , et s'adresser aux jeunes guerriers. A
ma grande surprise , notre hôte , le respectable
Késkétomah , offrit d'en être l'orateur.
Le second jour , l'assemblée fut beaucoup plus
nombreuse et plus brillante j les chefs et les
2
100 V O Y A G B
guerriers étoient peints 3 leurs bras étoient ornéâ
de bracelets d^argent, leurs têtes et leurs oreilles ^
de plumes guerrières , à leur nez étoit suspen-
due une perle. Après le silence , ou plutôt le
recueillement le plus profond , et après qu'on
eut lentement fumé les oppoygans , Chéda-
boocktoo , du village d'Ossewingo , de la tribu
Maskinongé ( esturgeon ) , se leva et dit :
(( Comme je fumois l'autre jour au clair de
la lune, une voix vint frapper mes oreilles :
j'avance, j'écoute, c' étoit ^ équash , de notre
tribu. — Comment, lui dis-je, tu gémis , tu te
plains, et tu es homme ! A qui adresses-tu donc
tes plaintes et tes gémissemens ? Ne sais-tu pas
que le bon génie est trop élevé , pour voir ce qui
se passe sur la terre j et que le mauvais , qui ha-
bite les nuages de la nuit , se moque de nos
malheurs ? Je t'ai vu cependant souffrir la faim ,
la soif, les fatigues , la nudité et les blessures 5
tu ne te plaignois pas alors )> ?
(( Je ne me plains pas , Chédaboocktoo , me
répondit-il 5 je ne pensois ni au bon , ni au mau-
vais génie, car je ne sais où ils sont l'un et l'au-
tre , ni même s'ils existent. Ceux-là disent que
oui , les autres disent que non. Quand tu jettes
un morceau de bois verd sur le feu , n'as- tu ja-
mais observé comme l'air et la sève s'en échap-
pent avec bruit, comme la sève découle d'un
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 101
arbre dont tu as blessé Técorce au printemps ,
comme les ruisseaux et les rivières se gonflent
après les pluies de ^automne ? Eli bien ! mon
coeur a été frappé ; c'est lui qui gémit , et non
mon esprit, qui est aussi ferme que le tien,
Témistaming m'a quitté, Cliédaboocktoo, je suis
seul f ma peau d'ours est froide , mon feu éteint,
les cendres démon âtre dispersées 5 et ma chau-
dière.... je n'ai plus le courage de la remplir ;
quand on chasse ou qu'on pèche pour soi seul ,
peut-on être aussi patient et aussi adroit , que
lorsqu'on chasse et qu'on pèche pour nourrir sa
femme? et si je chassois encore, qui me félici-
teroit de mon succès , en me serrant la main ?
— Ah, Chédaboocktoo ! le mal nous vient par-
torrens , comme les pluies de l'automne ; le bien
goutte à goutte, comme la rosée du printemps )>.
(C Tout ce qui est venu j Wéquash , lui dis-je ,
doit s'en aller; tout ce qui arrive doit passer .°-
nous passons aussi , puisque nous sommes ve-
nus , comme la pirogue du voyageur qtie le lil
du courant entraîne, comme les eaux des ri-
vières qui vont se perdre dans les grandes cata-
ractes. J'ai entendu dire à des jongleurs blancs ,
que l'enfant qui naissoit, arrivoit 3 que l'homme
qui mouroit, partoit. D'où vient l'enfant? où
va l'homme? leur demandai-je ; ils me répon-
dirent des choses si extraordinaires , que je ne
10-2 VOYAGE
Toulus jamais les mettre dans ma mémoire. Tout
ce qui est sur là terre, en vient, leur dis- je ^ tout
ce qui en est venu , y retournera. Ils se mo-
quèrent de moi 5 je leur tournai le dos , et les
laissai là » .
c( Je n^ai pas vieilli , Wéquash , sans avoir sou-
vent été frappé de la grande flèche d'Agan Mat-
chee Manitoo (1) : chaque fois je Fai arrachée et
mise sous terre. Dans toute ma vie , j'ai versé
plus de sang que de larmes ^ elles ne devroient
couler , les larmes , que des yeux de nos femmes ,
et jamais des tiens , qui ont vu plus d'une fois le
malheur et la mort avec des paupières sèches.
A^is, si tu es homme ! tu verras que demain tu te
plaindras moins , après-demain un' peu moins
encore, et ainsi de suite, jusqu'à ce que l'oubli,
fils du vieux temps , vienne cicatriser les plaies
de ton coeur. Fais comme Késkiménétas , ton
aïeul, que j'ai connu pendant mes premières
lunes; venge -toi dit mauvais esprit; cherche
une autre Témiskaming ! tu connois le remède
de l'adoption. Qui te dira que ta nouvelle épouse
ne cultivera pas ton maïs, et ne fera pas encore
mieux bouillir ta chaudière que celle qui vient
de passer »?
« Tu parles, Chédaboocktoo, me répondit-il ,
comme un vieillard que tu es ; tu as oublié le
temps de ta jeunesse, où ton cœur étoit gros et
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. lo5
ton haleine brûlante. Tout vient , tout passe ,
comme tu le dis 5 mais moi qui arrive , je ne suis
pas encore passé 5 je n'ai pas. encore entendu le
bruit de ma cataracte. Tu me parles d'une autre
Témiskaming ! comment oublier celle qu'on et
aimée , et qui nous aimoit aussi ? Ce n'est pas
l'ouvrage d'un jour : quand les glaces ont brisé
mon canot 5 ou le feu détruit ma wigwliam , j'en
reconstruis facilement une autre 5 mais une
compagne de tant de lunes , quand on Fa per-
due. .. . Eh puis ! ne sais-tu pas que les braves
femmes sont comme les hermines , difficiles à
rencontrer ? Et si , parmi les filles de notre tri-
bu, je n'en trouve point qui veuillent souffler
sur mon tison (2) , ni entendre ma chanson de
guerre, rester ai -je alors comme un vieillard , sur
ma peau d'ours ? Que ferai-je ? où irai-je )) ?
(( Eh bien ! luirépondis-je, va parmi les autres
nations en chercher une ; fais comme Ockwacok ,
comme Matamusket. Ils s'en sont bien trouvés ^
ils vivent d'un bon accord avec leurs femmes ;
leur sang se multiplie j ils sont unis comme les
tiges du même arbre , comme les écailles de
l'huître. Leur chaudière est-elle vide ? à l'ins-
tant elle est remplie ; les cendres commencent-
elles à couvrir leur feu? tout aussi-tôt on y met
du bois. Ils vivent sous un beau soleil : trouve-
toi le lendemain de la pleine lune, au feu d'Onon-
ia4 VOYAGE
daga 5 tu entendras ce que la sagesse des sachems
te dira. — Voilà ce que je lui dis. J^ai parlé )) .
Après un assez long silence , Yoyoghény , du
village de Lackawack , de la tribu Megeeses;
( aigle ) 5 se leya et dit :
(( Comme je revenois delà pêclie, Je vis Muska-
ïiéliong à la porte de sa wigwham ; elle poussoit
des cris , versoit des larmes , et se frappoit la
poitrine. — ► Qui t'a donc si fortement contrîs-
tée? lui demandai-je 5 le malin esprit auroit-il ,
pendant la nuit , brisé le seuil de ta porte (5) ?
Ta mémoire te rappélleroit-elle quelque mau-
vais rêve ? Aurois-tu apperçu des étoiles tom-
bantes lorsque tu saluois la pleine lune ? — Tu
île me réponds pas ? Pourquoi donc interromps-
tu ainsi la paix de la nuit , qui est le temps du
repos? Le jour du soleil n'est-il pas assez long
pour te plaindre )) ?
a Tu parles de repos î me répondit-elle^ il n'y
en a plus pour moi sur la terre 5 mon esprit est
dans les ténèbres 5 les nuages obscurcissent le
soleil de ma vie 5 le vent de la nuit a chassé mon
sommeil. J'ai perdu Mondajéwot , le compagnon
de mes jours , l'ami de ma jeunesse. Quand je le
suivois dans les bois, je ne craignois ni les loups
carnassiers, ni les catamouts (4) , ni les panthères,
féroces 5 quand je pagayois l'avant de son canot
k travers les lacs, je me sentois forte et fière.
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 105
Comme lui , sans sourciller , je tenois mon visage
au vent 5 jamais il ne me disoit, viens , que je ne
vinsse 5 jamais il ne me disoit , va, que je n'al-
lasse ; sa volonté étoit toujours la mienne 5 et la
mienne , quand j'en avois une , étoit toujours la
sienne. Lui qui nageoit comme le tewtag et le
maskinongé , a disparu sous les eaux , en traver-
sant le rapide de Népinah, et son corps est de-
venu la pâture des poissons. Qui me consolera ?
qui me prendra par la main quand je serai
vieille? Personne, puisque je suis seule sur la
terre. Ah ! quen'ai-je offert un rouleau de tabac
au malin esprit , sur le toit de ma wigwham ? il
auroit peut-être empêché le canot de Mondajé-
wot de chavirer, je n'aurois pas interrompu le
repos de la n^iit, ni excité ta colère )).
- « Tu aurois offert tout le tabac de ta récolte
au Matchee Manitoo , lui dis-je , que le canot de
Mondajéwot n'en auroit pas moins chaviré.
Ignores-tu qu'il est impassible et sourd? que
c'est lui qui nous envoie les ouragans et les
grêles, les neiges et les frimats ? que c'est lui qui
gonfle les rivières et déchaîne les torrens? que le
tpnnerre est le bruit de sa voix ? les éclairs , les
étincelles de ses yeux ? qu'il ne s'intéresse pas
plus au succès de nos chasses , de nos guerres , à
notre sort sur la terre , qu'à celui des oiseaux
migrateurs , ou bien à celui des poissons que le
lo6 VOYAGE
courant entraîne du haut des chutes à travers
les rochers? Ta perte est grande, Muskanéhong!
tu es femme , pleure : les larmes et le temps fer-
meront ta blessure , le temps nous guérit ou nous
tue ^ avec le temps , les torrens s'écoulent ; avec
le temps , les neiges se fondent et le printemps
revient , avec le temps , les orages se dissipent et
le soleil luit. Le temps est comme un long sen-
tier ^ qui le suit, ce sentier, trouvera bientôt
Toubli, blotti contre la terre ou assis au pied
d'un arbre. Muskanéhong, n'y a~t-il point dans
le village, ou ailleurs, quelque blanc que tu
pusses adopter )) ?
({ Oui , me répondit-elle ^ mais les loups et les
renards (5) peuvent-ils chasser ensemble ?Qu^est-
ce qu'un blanc dans les bois? Aussi-tôt que les
nuages cachent le soleil, ils s^égarent, et ne sa-
vent plus où ils vont ni d'où ils viennent : si la
neige arrive, les voilà arrêtés ; s'ils rencontrent
une rivière , il leur faut un radeau pour la tra-
verser ; si la faim les atteint, ils ne savent que lui
dire , ni comment la renvoyer )) .
«Muskanéhong, lui dis-je, parmi nous, de
même que parini eux , il y a du bon et du mau-
vais : vois les arbres des forêts , sont-ils tous éga-
lement élevés? non ; les tiges du maïs également
fortes et grenues ? non : il en est de même parmi
les hommes : je connois des blancs qui , comme
DANS liA HAUTE PENSYLVANIE. 107
nous , sont de braves guerriers , de bons chas-
seurs , et qui , dans les bois , valent bien les
nôtres. Combien n^ en a-t-il pas parmi nos gens,
qui , pour avoir des liqueurs de feu , vendent
tout ce qu^ils ont ? Est-ce que tu n^aimerois pas
mieux allumer ton feu toi-même , que d'avoir
pour mari un de ces fous, qui n'entretiendroit
ni ta wigwham , ni ton canot ? Quoique nous
fassions, Muskanéhong, par-tout nous rencon-
trons plus de mal que de bien , plus de ronces
et d'épines , que de buissons fleuris )).
«Pourquoi cela? me demanda -t- elle. —
Lorsque , dans une nuit bien noire , tu mets la
tète à ta porte , que vois-tu ? — Rien , me
répondit- elle. — Eh bien ! ta question et ma
réponse , sont comme cette nuit noire, lui dis-je y
peut-être que si les hommes étoient moins mal-
heureux , ils multiplieroient trop sur la terre ;
et faute de gibier et de poissons, les plus forts
mangeroient les plus foibles , comme cela arrive
quelquefois; trouve-toi à Onondaga, le lende-
main de la pleine lune , ton coeur et ton esprit
entendront ce que la sagesse des sachems te
dira. Yoilâ ce que je lui dis. J'ai parlé ».
Siasconset , du village de Pentagoët , de la
tribu de l'Outagamy ( renard ) , se leva et dit :
c( Comme je revenois de la w^igwham de Na-
ponset , je rencontrai Kahawabash , de mon
108 VOYAGE
sang 5 quoique Outawa de naissance. 7iu lien de
porter la tête haute , suivant Fusage des guer-
riers , il marclioit lentement , et Tavoit envelop-
pée de son manteau. Que fais- tu dans ce village?
lui dis-je -, tu as Fair d^un vieillard ou d'un ma-
lade ^ serois-tu déjà revenu de tes chasses loin-
taines )) ?
« Je ne chasse plus , me répondit-il ; je pêche
quand j'ai faim : j'ai ouvert la porte de ma wig-
wham aux oiseaux de la nuit, et abandonné le
village de Togarahanock. — Pourquoi cela ,
lui demandai-je. — Mon coeur saigne comme
le cerf que la flèche du chasseur a frappé ; mes
yeux brûlent, le sommeil se tient perché sur le
haut de mon toît , et ne veut plus descendre ; je
suis las 5 et cependant je ne fais rien ; je n'ai plus
ni chaud ni froid ^ Matchee Manitoo a envoyé
dans le village son grand serpent noir, qui a
mordu ma femme, Nézalanga , presque tous les
miens, et la plus grande partie de nos gens. Je
suis venu me chauffer à ton feu, et consulter ta
sagesse ».
(c Lasagesseestmuette,luirépondis-je, quand
le malheur parle , je l'ai bien connue , ta femme 5
n'étoit-elle pas de la famille Pakatakan ? —
Oui , me répondit - il. — Eh bien ! que
n'es-tu allé te chauffer à leur feu ? la mère , le
père j les frères et les soeurs de Nézalanga , t'au-
DAî^S LA HAUTE PENS YLYANÎE. log
roient pris par la main. La main du sang est plus
douce que celle d'un étranger, ou même que
celle d'un ami ».
«: Il n'y a plus sur la terre , me dit-il, une seule
goutte du sang des Pakatakan 5 le mergummégat
des blancs (6), comme le feu des nuages qui con-
sume les forêts , a détruit presque tout le vil-
lage, pendant que je chassois le castor dans les
pays d'en haut. A mon retour, je n^ai trouvé
que les ossemens de nos gens , dont les cadavres
avoient été la pâture des loups et des mouches ;
pas un feu allumé , pas une porte fermée 3 rien
de vivant que leurs chiens (7). Les bêtes sont
moins malheureuses que nous , Siasconset. Si ,
comme on le dit, le bon génie est le père des
hommes , que ne descend-il parmi nous , pour
en chasser le mauvais ? Que ne précipite-t-il au
fond des lacs le toméha^vk de la guerre ? Que ne
fond-il de son haleine brûlante les glaces de
l'hiver ? Il nous a donné la parole , dit-on , pour
nous élever au-dessus des loups , des ours et des
castors , et nous sommes plus malheureux que
ces bêtes fauves : n'existe-t-il donc rien sur la
terre, ni au-dessus des nuages, qui protège notre
foi blesse y) ?
c( Tu me fais frémir , lui répondis-je : ta femme ,
tes proches , tes amis , presque tout ton village
détruit par le plus grand des fléaux ! Rahawa-
IIO VOYAGE
bash 5 quand nous apprenons quelques mau-
vaises nouvelles, ou qu^il nous arrive de grands
malheurs, nos esprits sont consternés, nos coeurs
froissés , comme des canots comprimés par les
glaces de l'hiver , comme les racines du cèdre
dans la fente du rocher. On ne parle , on ne s'oc-
cupe que de cela ; le lendemain , à la chasse ou à
la pêche , on y pense un peu moins ; insensible-
ment les premières impressions diminuent et
s'eifacent, comme ces figures que nos enfans
tracent sur le sable du rivage , à mesure qu'elles
sont atteintes par les vagues. Il en sera de même
de ta perte , Kahawabash. Elle est grande et dif-
ficile à oublier, je le sais j et moi, que tu es venu
consulte!' , parce que tu me croyois moins mal-
heureux , ignores-tu que j'avois trois braves gar-
çons, Tiénah, Tiogo, Nobscusset. Eh bien ! le
mauvais génie les a frappés 5 ils ne sont plus ici
pour remplir ma chaudière, et porter à la guerre
le toméhawk de Siasconset î,Tu es jeune , et moi
l'ai vu bien des lunes : reste sous mon écorce
jusqu'à ce que le feu du grand conseil soit allu-
mé ; tu y verras les vieillards et les sachems ,
qui , comme toi , ont essuyé de grandes pertes,
et les ont réparées par l'adoption : mais évite de
verser des larmes devant eux ; ils te méprise-
roient , et ne t'adresseroient pas une parole ».
({ Voici ce qu'il me dit : — <( Siasconset ! n'as-
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 111
tu pas souvent entendu les cris plaintifs de Fours ,
dont la compagne avoit été tuée (8) ? n'as-tu pas
souvent vu couler des larmes des yeux du cas-
tor, qui avoit perdu sa femelle ou ses petits (9) ?
Eh bien ! moi , suis-je inférieur à Fours ou au
castor? Non j je suis homme, aussi bon chasseur,
aussi brave guerrier que tes sachems : comment
empêcher Farc de s'étendre quand la corde
casse ? La cime du chêne ou la tige du roseau de
ployer , quand Forage éclate ? Lorsque le corps
est blessé, Siasconset, il en découle du sang ;
quand le cœur est navré , il en découle des
larmes : voilà ce que je dirai à tes vieillards j je
verrai ce qu'ils me répondront ».
(( Eh bien ! lui dis-je , Kaliawabash, pleure
sous mon toit , puisque ton bon génie le veut ,
et pour plaire au mauvais , que tes yeux soient
secs quand tu seras au feu d'Onondaga ».
c( Que faut- il donc faire sur la terre, me ré-
pondit-il , puisque l'un veut ce que l'autre ne
veut pas » ?
c( Que faut-il faire ? lui dis-je : considérer la
vie comme un passage de Toron to à Niagara (10).
Que de difficultés n'éprouvons-nous pas pour
doubler les caps, pour sortir des baies dans les-
quelles les vents nous forcent d'entrer ? Que
de chances contre d'aussi frêles canots que les
nôtres ! Il faut cependant prendre le temps et les
3 12 VOYAGE
choses comme ils viennent, puisque nous ne poti*
vous pas les choisir ; il faut nourrir , aimer sa fem-
me et ses enfans, respecter sa tribu et sa nation ;
jouir du bien quand il nous écheoitj supporter le
mal avec courage et patience 5 chasser et pêcher
quand on a faim , se reposer et fumer quand on
est las 5 s^attendre à rencontrer le malheur, puis-*
qu^on est né ; se réjouir quand il ne vient pas ;
se considérer comme des oiseaux perchés , pour
la nuit , sur la branche d^un arbre , et qui , au
point du jour, s^envolent et disparoissent pour
toujours. — Voilà ce que je lui dis. J^ai parlé ».
Aquidnunclc, du village d'Acquakanunck , de
la tribu Skénonton ( chevreuil ) , se leva et dit :
' c( Comme je fumois auprès de mon feu , Tiéna-
derhah , de la tribu Lariieck ( esturgeon ) , ouvrit
ma porte et vint s'asseoir à côté de moi. — Que
me veux-tu si tard? lui demandai-je? — Je
viens te parler de mes chagrins , me dit-elle , et
te consulter. — Que t'est -il donc arrivé?
— Le vent du malheur , comme le souffle brû-
lant de la canicule , a desséché Parbre de ma vie ,
et en a remporté Fombre et les feuilles. Ma petite
Tigheny est partie pour l'ouest. Je veux y aller
aussi , avant que son père , Vénango , ne soit
revenu de ses chasses. Pourquoi rester ai-je sur
cette terre, puisquela joieetle bonheur n'y sont
plus pour moi ? Lorsque j le jour des pleines
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. Il3
lunes, continua~t-elle , je vas visiter le lieu de
son repos , y verser des larmes et quelques gouttes
du lait de nion sein , il me semble entendre sa
voix qui m^ appelle. Je veux aller la rejoindre;
tout ce que je te demande, Aquidnunck , est de
mettre mon corps à l'abri de la dent des loups ».
c( Le mauvais génie a-t-il enlevé le seuil de ta
porte ? lui demandai-je. -— Non , me répon-
dit-elle 5 il m'a enlevé ce qui m'étoit bien plus
cher. — Eh bien donc ! pourquoi voudrois-
tu éteindre ton feu et quitter ta wigv^ham ? Est-
ce du milieu d'un rapide qu'on peut gagner le
rivage? Non ! Il faut avoir le courage de parve-
nir jusqu'au portage : tu as été mère, tu le de*-
viendras encore : pourquoi vouloir s'en aller,
avant que ton soleil soit couché » ?
« Que dira Vénango ? reprit-elle , quand il
verra que l'animation de son premier sang n'est
plus sur la terre ? — Il te plaindra , lui répon-
dis-je^ pour adoucir tes peines , il dissimulera les
siennes , comme le brave cache le trait dont il
vient d'être frappé. Il desséchera tes larmes et
rallumera ton feu; c'est une mauvaise pensée,
Tiénaderhah , que de vouloir abréger ta vie :
le vieux temps n'est-il pas là qui la raccourcit
tous les jours ? Tu as perdu ta fille ; mais Vé-
nango existe : voudrois-tu le tuer aussi ? Ap-
pelle le Courage ! fais-le asseoir à côté de toi !
ï. H
ji4 T o Y A c i;:
bientôt il fera venir sa sœur la Patience ; tu en--
tendras ce qu'ils te diront. Pleure, ma fille !
pleure ! tes larmes adouciront les angoisses de
ton cœur , comme la pluie calme la violence des
orages. Travaille , et tu penseras moins ; c'est
la pensée qui retient et grossit le mal ; trouve-
toi au feu d'Onondaga, le lendemain de la pleine
lune; tes oreilles y entendront ce que les sachems
te diront pour te consoler. Voilà ce qui s^est
passé entre Tiénaderhali et Aquidnunck. J'ai
parlé )).
Après un long silence , employé à exhaler gra-
vement la fumée des oppoygans , Késkétomah ,
du village d'Onondaga, de la tribu Maskinongé,
se leva et dit :
(( Frères et amis , le plus grand de tous nos
malheurs est la diminution de notre sang , et
l'augmentation de celui des blancs. Et cependant
nous fumons j nous dormons, aujourd'hui que
nous sommes si aifoiblis , comme lorsque nous
étions nombreux et redoutables ! D'où sont-ils
venus, ces blancs ? qui les a conduits à travers le
grand lac salé? Pourquoi nos pères, qui en habi-
toient aloï-s les rivages , ne fermèrent-ils pas
leurs oreilles aux belles paroles de ces renards ,
qui, toutes, ont été fausses et troîn penses, comme
l'ombre du soleil couchant? Depuis cette épo-
que, ils ont multiplié comme les fourmis au
Tl.I£. TomirTaj/.iiâ.
(m^Xr TfêTmeavrf-,
KESKiTOMAH
Gmve par Rot^er.
Anoien Sa oliem de li Nation Ouoiidap-a
DANS LA HAUTE PENSYLVÀKIE. 13 5
retour du printemps ; et comme ces insectes , il ne
leur faut qu'un petit espace pour vivre. Pourquoi
cela? c'est qu'ils savent cultiver la terre. Frères
et amis , voilà le remède qui peut encore guérir
tous nos maux ^ mais pour qu'il soit efficace ,
soyons tous d'accord j comme les doigts de
la même main , comme les rames du même
canot 3 sinon , nos projets , nos espérances passe-
ront avec le vent qui souffle )) .
« Chassons pour conserver celte précieuse ha-
bitude de patience , de perséi^èï'ànce et d'adresse ,
qui nous rend redoutables à la guerre , et culti-
vons enfin le sol sur lequel nous sommes nés.
Ayons des boeufs , des vaches, des cochons et des
chevaux. Apprenons à forger ce fer, qui rend
les blancs si puissans. Alors , nous saurons les
contenir ; quand lafaim'et le besoin viendront ^
comme par le passé , frapper à nos portes , nous
aurons de quoi leur donner pour les satisfaire.
Il me souvient que Koreyhoosta, ancien chef de
la nation Missisaée, versoit des larmes toutes les
fois qu'il revenoit d'Hotchélaga ( 1 2)^^ et quand
on lui en demandoit la raison : — (c Ne vois-tu
)) pas 5 disoit-il, que les blancs vivent de graines
)) et nous de chair ? que cette chair est plus de
» trente lunes à venir , et souvent est rare ? que
)) chacune des petites graines merveilleuses qu'ils
» mettent dans la t^rre, leur en rend plus de cent?
Il6 VOYAGE
» que la chair dont nous vivons , a quatre jambes
)> pour s'enfuir, et que nous n'en avons que deux 1
)) pour l'attraper ? que là où les blancs déposent
» ces graines , elles y restent et y croissent ? que
)) l'hiver, qui est pour nous le temps de nos
)) chasses pénibles, est pour eux celui du repos ?
)) Voilà pourquoi ils ont tant d'enfans et vivent
)) plus long-temps que nous. Je le dis donc à qui
)) veut m'entendre ; avant que les cèdres du vil-
)) lage soient morts de vieillesse, et que les érables
)) de la vallée aient cessé de donner du sucre , la
)) race des semeurs de petites graines aura éteint
)) celle des chasseurs de chair , à moins que ces
)) chasseurs ne s'avisent d'en semer aussi » . — Les
paroles de Koreyhoosta se sont déjà vérifiées
parmi les nations Pécod , Nattick , Narraganset
et tant d'autres : allez voir les lieux qu'elles oc-
cupoient , vous n'y trouverez pas une seule ani-
mation de leur sang, ni les moindres traces de
leurs villages, où tout annonçoit la liberté et la
vie. Les habitations des blancs les ont remplacés 5
leurs charrues labourent aujourd'hui les lieux
où reposoient les os de leurs ancêtres (i5) • eh
bien ! si vous refusez de cultiver encore la terre ,
attendez-vous à subir le même sort ».
(( Ah ! que n'ai-je les ailes de l'aigle ! je m'éle-
verois aussi haut que nos montagnes 5 alors mes
paroles portées par le vent , retentiroient parmi
l
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. II7
toutes les nations qui habitent sous notre soleil.
Que l'évidence de la vérité ne peut-elle pénétrer
dans vos cœurs , comme la lame de ce toméhawk
dans le corps de mon ennemi ! alors vous n'ou-
blieriez jamais ce que j'ai encore à vous dire.—
Vous êtes perdus, braves Onéidas, si vous con-
tinuez à ne vouloir être que des chasseurs. Le
soleil d'aujourd'hui n'est plus celui d'hier ; vous
êtes perdus , si vous n'étouffez pas la voix de la
vieille habitude 5 pour ouvrir vos oreilles à celle
de l'impérieuse nécessité. Frères et amis , com-
ment ne l'entendriez-vous pas cette nécessité ,
puisqu'elle parle haut comme le tonnerre j voici
ce qu'elle vous dit par ma bouche : — (( Une ca-
)) rabine est bonne, une charrue vaut encore
)) mieux; un toméhawk est bon (i4), une hache
)) bien emmanchée , vaut encore mieux 5 une
)) wigwham est bonne, une maison et une grange
)) valent encore mieux )).
c( Les blancs approchent de nos limites et nous
menacent , comme les vagues lointaines du lac
qui viennent se briser sur les rivages. Déjà les
abeilles , leurs précurseurs , sont arrivées parmi
nous. Voulez-vous leur résister ? Aux produits
de la chasse, ajoutez ceux de la terre ; au lait
de vos femmes , celui des vaches. Y a-t-il sous
notre soleil un sol plus fertile que le nôtre ? Non ;
les blancs le savent bien. Wavons-nous pas du
Jl8 VOYAGE
cèdre rouge et blanc , du frêne aquatique et du
bouleau noir en abondance, pour la construction
de nos canots ? le saumon de Katarakouy ne re-
monte-t-il pas jusques dans notre lac ? Avec nos
pelleteries, achetons des haclies et du fer, ou plu-
tôt apprenons à le forger. Ah ! si nous Favionè
connu, ce fer , sur lequel cependant nous mar-
chions , nous ne serions pas réduits à parler ce
langage. Nous les aurions renvoyés sous leur so-
leil, qui , dit-on, se couche quand le nôtre se
lève. Faisons des règlemens pour notre com-
merce j défendons l'introduction dans nos villes
de ces eaux de fureur et de mort ; c'est de cette
source fatale que sont venus nos plus grands mal-
heurs 5 c'est avec ce poison qu^ils nous ont ren-
dus fous et méchans , et qu'ils ont acheté tant de
terres -, c'est avec ce piège, si bien connu pour-
tant , que ces renards du point du jour ont trom-
pé, séduit pendant tant d'années, les loups de
cette grande île , et qu'ils sont venus à bout de
détruire tant de nations Nishynorbay. Traçons
les limites de notre pays 5 vivons en paix avec
eux , mais soutenons nos droits an péril de nos
vies. Qu'est-ce que le sang , la vie d'un guerrier,
lorsqu'en la pei^dant il assure celle de sa femme ,
de ses enfans, l'indépendance de son village, de
sa tribu , de sa nation , qui est pour lui comme
le soleil pour les arbres et les plantes? — Mais je
Il.m.Tom.rrFaçno.
..-:.-..^,v....v.-.-,.v..,-,,,-v.r.,-.>^-...v.-?=<:..-.x.Vîo.,....._.
Jlon/l/'.r {/e/T/lfOvi/- .
-Diri.ff />{// J" J Tiirifieit ,
.KOOÎIASSEN',
Guerrier de la Nation Oneida
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. II9
m'arrête^ peut-être parmi nos jeunes guerriers
y en a-t-il qui , n^approuvant pas mes paroles ,
voudroient nie fermer la bouche )).
A peine ce dernier mot fut-il sorti de la sienne,
queKoohassen, du village de Wawassing, de la
tribu Mawhingon ( loup ) , laissant tomber son
manteau , la fierté peinte sur le visage , le to-
méliav^k à la main , se leva et dit :
(( Oui, il y en a ici un grand nombre ! Si je
n'ai point parlé plutôt, c'est parce que je res-
pecte la vieillesse , et non faute de bonnes et
fortes pensées )) .
Promenant alors ses yeux animés sur toute
l'assemblée, la poitrine nue, la tête et les oreilles
ornées de plumes guerrières , et les bras , d'osse-
lets luisan s, il continua ainsi :
(( La puissante ligue Mohawck , dont notre
nation faisoit partie , conquit plusieurs tribus
maritimes avant l'arrivée des blancs , et depuis,
fit trembler plus d'une fois ceux de Hotehélaga
et de Corléar (iv5). Cependant ces guerriers vi-
voient bien , sans remuer la terre comme des
femmes j que n'en faisons-nous autant aujour-
d'hui ? Le gibier ne manque qu'aux lâches et
aux paresseux ; peut- on être brave , déterminé ,
insouciant, quand on a de la terre qui produit
le maïs , quand on a des vaches et des chevaux ?
Non 3 on regrette trop la vie pour risquer de la
120 VOYAGE
perdre. Et quand la guerre survient, comment
se partager en deux ? Peut-on être à la-fois dans
les bois, pour manier letoméliawk , et dans les
champs , pour conduire la charrue ? Non ; ceux
qui cultivent la terre , passent trop de temps sur
la peau d'ours de leurs femmes : qui veut frap-
per son ennemi fort et dur, doit avoi|J long-
temps tourné le dos à sa wigwham. En vivant
comme les blancs , nous cesserons d'être ce que
nous sommes, les enfans de notre Dieu, qui nous
a fait chasseurs et guerriers. Nous penserons ,
nous agirons comme eux ; et comme eux nous
deviendrons menteurs , fourbes , dépendans , at-
tachés au sol que nous cultiverons, enchaînés
par des loix , gouvernés par des papiers et par
des écritures de mensonges. Eh bien ! avec leurs
champs, leurs vaches et leurs chevaux, ces blancs
sont-ils plus heureux , vivent-ils plus long-temps
que nous ? Savent-ils dormir sur la neige , ou au
pied d'un arbre comme nous ? Non ; ils ont tant
de choses à perdre , que leur esprit veille d'in-
quiétude. Savent-ils mépriser la vie , souffrir et
mourir, comme nous , sans plaintes ni regrets ?
Non j ils y tiennent par trop de liens. A quoi
donc sert l'argent, pour lequel ils travaillent
tant ? A faire des riches et des pauvres , à éta-
blir parmi eux le crime, la rancune et la jalou-
sie. En devenant cultivateurs , il faudra dono
DANS I.A HAUTE PENSYLVANIE. 121
appeler dans nos villages des juges pour nous
tourmenter, y élever des prisons à hauts murs
pour nous enfermer, et forger des chaînes pour
nous retenir? Serons-nous alors, comme nos an-
cêtres , hardis , braves, fiers , oubliant le passé,
contens du présent, peu soucians de Favenir?
!Nonj riiospit alité s^en ira je ne sais où, et ne
reviendra plus parmi nous; car chacun voulant
amasser aux dépens des autres , n^aura rien à
donner à son voisin , qui ne sera plus son ami :
comme les blancs, nous ferons tout ce qu'on
nous dira de faire pour de Fargent 5 nous n'au-
rons plus de volonté. Qu'est-ce qu'un homme
qui ne peut plus aller ici ou là , fumer , dormir
ou se reposer ? Les plus riches voudront gou-
verner les plus pauvres; eh bien ! que feront-ils
ces pauvres? faudra- t-il qu'ils deviennent les
esclaves , et qu'ils travaillent pour ceux qui se-
ront tout luisans de graisse? Ce ne sera donc
plus la force, le courage, l'adresse et la patienoe
qui décideront de la réputation d'un homme ?
Non : ce sera l'argent et la chaudière pleine. Un
guerrier, dans les veines duquel circule le sang
d'un véritable Onéida , pourroit-il, voudroit-il
jamais, parce que le malheur auroit frappé à sa
porte, servir un riche poltron ? Non, pas plus
que l'aigle des montagnes ne serviroit le timide
çt lâche aigle pêcheur ; pas plus que le fier vau-
152 VOYAGE
tour ne serviroit le ramier fugitif: au lieu de
ployer comme le roseau du rivage, il résisteroif
comme le cliêne des montagnes, ou, comme les
abeilles, il iroit dans les grandes forêts chercher
Tindépendance et la liberté. Si jamais je perds
ma volonté, et que je sois obligé d^obéir à celle
d'un autre , parce qu'il sera plus riche que moi ,
je le toméhawJoerai (16), j'enlèverai sa cheve^
lure , après avoir mis le feu à sa wigwham, car
qui me méprise est mon ennemi; je descendrai
les rivières de l'ouest, et dirai aux chefs des na-
tions duMississipi que les Onéidas sont devenus,
comme les blancs barbus, des gratteurs de terre
et de vils travailleurs à la journée. Oui ! plutôt
que de me soumettre aux ordres d'un maître et
de devenir un malheureux mercenaire , j'irai re-
joindre mes braves ancêtres. Qu'est-ce que la
mort, dont les lâches sont si effrayés? Pour le
chasseur, c'est le jour du repos, la fin de tous
ses besoins; pour le guerrier, celui de la paix
éternelle; pour les malheureu3j,le dernier terme
de leur misère, la confiance et la consolation de
tous ceux qui souffrent et pâtissent , l'asyle d'où
l'on peut braver l'oppression et la tyrannie » .
<( Et nos femmes ! et nos enfans ! que devien-
dront-ils avec leurs champs de blé et de maïs ?
Quels exemples de courage , de patience , auront-
ils sous les yeux dans ce nouvel état? Occupés
DANS LA HAUTE PENSYLVANTE. l^Ù
du travail des mains depuis leur enfance jusqu es
à leur âge raùr , pourront-ils jamais apprendre
à supporter la faim , la soif, le malheur, la mort?
Qui leur enseignera à ne pas redouter la dent et
la cliaudière de leurs ennemis (17)5 à mourir,
comme des braves, en chantant leurs chansons
de guerre ? Voyez les nations qui ont cessé de
chasser pour se courber vers la terre ! Que sont-
eiles devenues depuis qu'elles ont des vaches et
des chevaux , et qu'elles s'adressent au dieu des
blancs ? Eh bien ! les blancs et leur dieu les mé-
prisent, et ne les prennent pas par la main. Leur
nombre diminue tous les jours. Si ces hommes
osoient m'offrir de fumer dans leurs oppoygans,
je leur dirois fièrement : Cawen, cawen (18).
)) Continuons d'être ce que nous avons tou-
j ours été , de bons chasseurs , de braves guerriers.
J'espère que mon opinion est celle de la plus
grande partie de ceux qui m'entendent , dont le
sang n'a pas encore été blanchi par les neiges de
l'hiver, ni refroidi parles glaces de la vieillesse.
J'ai parlé (^) ».
C^) Ce discours, dont la mâle et sauvage éloquence
est vraiment admirable, rappelle la belle harangue des
ambassadeurs Scythes envoyés vers Alexandre, que rap-
porte Quinte-Curce dans le septième livre de son His-
toire. Même simplicité , même élévation de pensées ;
124 VOYAGE
Ce discours, prononcé avec beaucoup d'éner-
gie , fut suivi d'une très-longue pause. Ensuite
Késkètomah , après avoir tranquillement exhalé
à travers ses narines la fumée de son oppoygan,
se leva pour la seconde fois, et dit :
« Jeunesse brave, mais insensée ! dans la mé-
moire de laquelle aujourd'hui est comme hier,
et demain sera comme aujourd'hui ; sur laquelle
les lunes et les événemens n'impriment en pas-
sant aucunes traces , comme la flèche qui tra-
verse les airs ou l'épervier qui poursuit sa proie ;
dont les pensées ressemblent aux fleurs stériles ,
qui fermez la porte à l'expérience , au lieu de la
faire asseoir auprès de votre feu, vous ne vous ap-
percevez donc pas que les choses ont bien changé
depuis les temps anciens , dont Roohassen vient
de nous parler , et qu'il faut changer aussi ou
périr. Que feriez-vous si les eaux du lac ve-
iloient à déborder ? Au lieu d'élever nos wigw-
hams ailleurs, comme feroit notre jeunesse, moi,
tout vieux que je suis , je conseillerois de cons-
truire une digue pour les contenir , et en pré-
même accumulation de figures et de métaphores, même
fierté de sentimens. Il y a un* langage pour les hommes
de la nature, et un langage pour les hommes civilisési.
Mais quelle différence entre l'un et l'autre l Note com"
muniquée à l'éditeur par le cit. B. , , ,
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 125
server le village. Eh bien 1 jeunesse qui m'en-
tendez , c'est la même chose aujourd'hui 5 les
blancs nous menacent, outrepassent les limites
que nos ancêtres leur avoient prescrites ; faisons
donc une digue ici et non ailleurs, avant que ce
torrent nous entraîne , nous , nos femmes et nos
enfans».
« C'est par leur nombre , c'est avec leur blé et
leur maïs qu'ils sont devenus forts et fiers ; c'est
par les mêmes moyens que , comme eux , nous
devons aussi devenir forts et fiers : respectons
les forêts , notre première patrie , notre ancien
héritage , et cultivons le sol qui doit augmenter
le nombre de nos gens, ainsi que notre puis-
sance 5 chacun pouvant avoir autant de terre
qu'il voudra , on ne connoîtra pas cette inéga-
lité honteuse dont Koohassen a parlé j les juges,
les chaînes, les prisons , sont pour les médians;
il n'y en a point ici )).
(( Que ceux d'entre nous qui seroient assez
aveuglés par leurs opinions, pour mieux aimer
que la race des Onéidas disparoisse de la face de
la terre que de la voir prospérer et se multiplier
par la culture 5 que ceux-là, dis-je , aillent avec
les Cayugas, les Tuskaroras et les Sènèccas (19)
élever leurs wigwhams sur une terre étrangère,
terre qu'ils ne posséderont pas long-temps. Que
ceux, au contraire , qui sont effrayés du sort de
l^G VOYAGE
tajit de nations, jadis aussi puissantes que la
nôtre, et aujourd'hui anéanties, s'unissent d'es-
prit et de coeur à l'opinion des anciens , qui est
aussi celle d'un grand nombre de nos braves , et
que, dès demain , ils contribuent de tous leurs
moyens à commencer enfin cette grande inno-
yation , d'où dépend notre salut et même notre
existence 1 J'espère que la vérité a éclairé mes
paroles , comme le soleil luit sur la surface du
lac y y ai répondu à ce que le bon esprit avoit
inspiré à Koohassen , il m'inspire aussi de ne
rien dire contre ce que la colère avoit placé sur
sa langue. J'ai parlé )) .
Ici se termina le second jour du Conseil.
DANS r,A HAUTÎ3 PENSYLVANIE. 127
CHAPITRE VIII.
La troisième séance fut employée à consom-
mer plusieurs adoptions , arrêtées depuis long-
temps , et à parler des moyens d^encourager
quelques familles blanches à venir s'établir
parmi eux. Plusieurs chefs désapprouvèrent
cette dernière idée , en rappelant au Conseil ,
que presque toutes celles à qui on avoit donné
des terres , étoient deveniies fainéantes et adon-
nées à Fivrognerie ; qu'en un mot, elles étoient
loin de donner le bon exemple qu'on avoit at-
tendu d'elles. Aussi-tôt que ces matières furent
terminées, l'aveugle Kanajohàrry, ancien sa-
chem , de la tribu Skénonton ( chevreuil ) se
leva et dit :
{( Où sont les affligés ? Qu'ils s'approchent !
Si je ne puis pas les voir , que je les touche ! Ils
m'entendront rriieux , puisque ma voix affoiblie
n'est plus que comme celle d'un écho mourant.
Où. sont leurs mains ? En voilà deux que je ne
connois pas : — Celles-ci , je me rappelle de les
avoir serrées pour la première fois, il y a bien
des lunes )) !
(( C'est toi , Wéquash , que je tiens î Le mal-
1528 V O Y A C K
lieur t'a poursuivi et atteint ; le bon génie tV
tourné le dos 5 ta femme , Témiskaming , est
tombée du haut de la grande cataracte dans
Fabîme 5 je la regrette presque autant que toi ;
n'étoit-elie pas de la famille des Arianchées ?
Elle est partie avant d'avoir multiplié ton sang ,
qui, depuis long-temps, a produit de braves
guerriers. Nous arrivons , AVéquash , comme
ces arbres déracinés par les torrens , que nos ri-
vières charrient : on les apperçoit le matin , le
soir on ne les voit plus; le courant les a entraî-
nés ; le temps et ses lunes nous entraînent aussi j
nous ne naissons que pour mourir ; nous n'arri-
vons que pour passer : aujourd'hui ou demain
seroit la même chose , si on n'avoit pas besoin
de nous dans le village. Toi , que j'ai vu si pa-
tient dans le mal , et si peu inquiet de l'avenir
que tu ne verras peut-être pas , sois-le encore ,
jusqu'à ce que le bon génie te fasse oublier ta
première Témiskaming et t'en donne une autre !
Je sais où la trouver ; vieux et aveugle comme je
suis 5 le jour où tu l'adopteras j'irai allumer ton
feu et remplir ta chaudière ».
« Et toi , Muskanéhong, donne-moi la main !
Si jeune ! avoir perdu le père de tes enfans , le
gardien de tes nuits , l'âtre de ton feu , l'appui
de ta wigvrham , quand le vent du malheur
souffloit ! Je te plains comme si tu étois de mon
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 1 29
sangj et regrette Mondajéwot comme s^il avoit
été mon ami ; ne sais-tu pas que la vie est sem-
blable à ces rivières , sur lesquelles on rencontre
plus de chutes et de rapides , que d^eaux navi*-
gables et tranquilles ? Combien d'accidens et de
naufrages n'éprouve- t^on pas avant d'arriver au
portage ? Combien est souvent petit le nombre
de ceux qui, après avoir salué leur soleil du ma-
tin , voient encore -les derniers rayons du soir ?
Et moi qui te parle , Muskanéhong , je n'ai plus
personne de mon sang pour entretenir mon feu ,
les nuages de la vie commençoient à s'appesan-
tir sur ma tète , je séchois de vieillesse, lorsque
Matchée - Manitoo frappa mes enfans de sa
grande flèche. Avec eux , ont disparu l'espé--
rance , la joie et le repos de ma caducité. Onze
fois les neiges de l'hiver ont blanchi la terre,
depuis que leurs mains n'ont guidé mes pas à
travers les ténèbres qui m'environnent 5 depuis
cette époque, les oiseaux de la nuit , qui con-
noissent ma foiblesse, viennent se percher sur
anon toit ; je vis cependant encore , quoique
courbé comme un vieux chêne, qui n'est plus
qu'un foible roseau devant le souffle du nord-
ouest. Et Mondajéwot, ce chasseur infatigable ^
ce protecteur du foible dans le moment du dan--
ger , ce guerrier qui nous disoit : — a La mort
n'est rien aux yeux du brave ', elle se cache der-
î3o VOYAGE
rière lui , il ne la voit pas ». — Eh bien î au mi-
lieu de sa course , plein de force et de vigueur ,
il nous a quittés pour aller au pays de nos ancê-
tres. Pourquoi Matchée-Manitoo nous ôte-t-il
si -tôt Tesprit d'animation que le bon génie nous
avoit prêté ? Pourquoi la mesure de nos jours
n'est-elle presque jamais remplie, et celle du
bonheur est-elle presque toujours vide ? Que
faire , Muskanéhong ? Baisser la tête , comme
lorsqu'il neige ou qu'il grêle , s'adosser contre
un arbre 5 jusqu'à ce que l'orage soit passé. Mais
si j dans sa violence , il renverse aussi ce dernier
asyle, il faut alors fermer les yeux et s'aban-
donner à l'aveugle destinée ! Puisse le bon gé-
nie , nettoyer les sentiers du reste de ta vie , te
donner des jours sans nuages, et des nuits sans
mauvais rêves )) !
(( Et toi , Kahawabash , approche ! fume
dans mon oppoygan ! c'est celui d'un vieillard
devenu aveugle pour avoir vécu trop long-
temps , et qui , mille fois plus que toi , a froncé
le sourcil contre la violence des tempêtes et les
coups du sort. Tu as perdu ta femme Nézalanga î
le récit de cette catastrophe a glacé mon sang ,
comme le nord-ouest de l'hiver , quand il souffle
sur ma poitrine. Tu as bien fait d'abandonner
un lieu sur lequel Agan-Matchée-Manitoo avoit
déchaîné un si mauvais vent. Appelle le cou-
DANS LÀ HAUTE PENS YLVANIÎ!. l5l
tage ! S'il ne vient pas aujourd'hui , tu Tappel-^
leras demain ! Bientôt tu le verras paroître , car
il aime la jeunesse : nos sachems s'occupent de
toi 5 et voudroient te consoler »,
)) Et toi, Tiénaderîialî , de mon sang ! qui as
perdu le premier fruit de tes entrailles, tu baisses
la tête de douleur • ta face est couverte des nuages
delà tristesse^ les larmes silencieuses du malheur
tombent de tes yeux ; pleure , Tiénaderhah ^
pleure ! Si mes yeux éteints ne peuvent plus les
Voir couler , mes oreilles peuvent encore en^
tendre tes gémissemens ^ et mon coeur en parta-
ger l'amertume. Souvent, dis-tu, trompée pen-
dant les songes de tes nuits , tu crois revoir et
serrer dans tes bras l'enfant de ta jeunesse ! De
même, lorsqu'aux jours de pleine lune , tu vas
Verser sur le lieu de son repos , quelques gouttes
du lait de ton sein ^ avec un mélange d'effroi et
d'espérance , tu croâs reconnoitre les accens
plaintifs de sa voix ! Malheureuse Tiénaderhah !
ce ne sont que ceux de la brise , qui passe à tra--
Vers les branches du voisinage. Voilà ce qu'est
îa vie ; l'illusion d'un rêve, ce fantôme du bon-
heur, que dissipe l'aube du jour • un rayon de
lumière , sans cesse obscurci par les nuages ^ un
feu qui s'allume on ne sait comment , qui s'ac-
croît, brille , se couvre de cendres , ou s'éteint
au gré de la brise qui l'anime, des vents qui le
2
103 VOYAGE
soufflent, ou des tempêtes qui le dispersent. Sou-
viens-toi que tu es la femme d^un Onéida , chas-
seur et guerrier. Que diroit Vénango , s'il te
voyoit si contristée ? Ton soleil est encore haut ,
la saison de ta jeunesse n'est pas encore passée ^ et
puis le yieux temps , qui sans cesse chemine et
n'arrive jamais, te prendra par la main , te con-
solera jusqu'à ce que, devenue mère, insensi-
blement tu oublieras celle qui n'est plus , pour
ne t'occuper que de celle qui , comme la pre-
mière, redeviendra l'ombre et la joie de ta vie»
— J'ai parlé».
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. lo3
CHAPITRE IX.
Ayant été informé que le Conseil devoit être
ajourné , jusqu'à ce qu'on eut reçu des assù-^
rances plus particulières , relativement aux né-
gociations secrètes des Cayugas avec les agéns
du Gouvernement de New- York , et prévoyant
que je ne reverrois jamais les chefs Onéidas
réunis , étant d'ailleurs membre adoptif de la
tribu Maskinongé , je crus devoir parler. Mais
ne possédant pas assez bien la langue pour m'ex-
primer en public , je leur dis , par l'organe de
l'interprète national :
(( Frères et amis , ockémaws _, sachems , yieil-
lards et guerriers ', ce feu rappelle à mon esprit
celui où je fus adopté dans le village d'Ossé-
wingo 5 pour remplacer le cbef de la famille des
Kayos : si depuis je n'ai pas contribué à échauf-
fer sa wigwham pendant les neiges de l'hiver ,
j'ai subvenu , autant que je l'ai pu , à ses autres
besoins. Je renouvelai les liens de mon affection ,
lorsque cette tribu députa un des siens pour
m' apporter les trois belts de Wampun (i) , des-
tinés à confirmer l'adoption de mes enfans ^
Mataxen , Téwénissa et Winésimet. Quant à
mon attachement pour cette nation , je lui en ai
3 54 VOYAGE
donné des preuves aussi souvent que je Fai pu.
Toutes les fois que notre vieux Aliab-Hoking ,
dernièrement parti pour le pays de vos ancêtres ,
et Tocksikanéhyou , que je vois assis auprès de
ce feu , ont été envoyés à Corléar , pour y parler
de vos affaires avec le grand sacliem des blancs ,
ils ont trouvé sous mon toit le feu et la cliau^
dière d^un frère , ainsi que le zèle et Fassistance
d\in ami. Ta mémoire,Toeksikanéliy ou, fraîche
comme les pas du voyageur sur les neiges de
Fhiver , se le rappelle bien encore , ainsi que
mes paroles au village de Tanghanock j lors de
la mort du vieux Màshapongo)).
({ Quand mes yeux verront-ils donc luire la
lumière du jour , tant désiré par les anciens , ou
la jeunesse qui m'entend cessera enfin de mépri-»
ser le travail des mains , et cultivera la terre ?
Comme une bonne mère, elle vous appelle au-
jourd'hui, jeunesse, et peut-être pour la der-
nière fois, et vous dit : — (c Si vous fouillez dans
)) mes entrailles , et sillonnez ma surface, comme
» font vos voisins , comme eux je vous vêtirai ,
» vous nourrirai et augmenterai votre puis-
» sance en multipliant votre nombre; alors vous
» verrez que , sans cesser d'être braves , les hom-*
)) mes peuvent labourer , semer, récolter et sa-^
» voir se défendre , quand on envahit leur pays y
V. avec le même courage que s'ils n'étoient en^
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. l35
)) core que chasseurs et guerriers. Si , au con-
y> traire , vous dédaignez plus long-temps la
)) nourriture de mon sein fécond , vous dispa-
5) roîtrez comme les grues des Savannes , aux
)) approches de l'hiver , et semblable au vague
)) du passé , le souvenir de votre existence sera
)) effacé de la mémoire des hommes. La race des
)) blancs remplacera celle des Nishynorbays )). —
Frères et amis, puissiez-vous ne jamais oublier
ces paroles :
— « Je vous souhaite pêches et chasses heu-
reuses 5 en attendant le moment où vous met-
trez enfin la faucille dans vos premières mois-
sons, — J'ai parlé )).
Kanajoharry, comme étant le plus âgé, se
leva et dit :
(( Kayo , ton arrivée dans ce village nous a
tous réjouis : les jeunes gens ont dit : — « Voilà
un de nos amis )). — Nos anciens tout aussi-tôt
se sont rappelé tes anciennes paroles au village
de Tanghanock : eh bien ! ces paroles , et celles
de tant d'autres personnes n'ont point encore pu
persuader notre jeunesse, qui n'écoute que le
mauvais génie ».
— (( Veux-tu te réjouir ? lui dit-il , et ou-
blier les fatigues de tes grandes chasses ? bois de
l'eau de feu des blancs ; veux-tu chanter fière-
ment ta chanson de guerre ? bois de l'eau de feu
l56 VOYAGE
des blancs ». — Dans son obstination , elle re-
jette bien loin les conseils de l'expérience , qui ,
de son côté , lui crie )) :
— (c Ne vois-tu pas que ces eaux engendrent
tes folies , te brûlent , te détruisent, comme elles
ont détruit tant de nations ? Tu crains la ren-
contre d\in catamont , la morsure d'un serpent ?
Aveugle que tu es , tu ne redoutes pas ce poison ,
mille fois plus dangereux , puisqu'il tue les.
hommes par centaines » !
« Que faire , Kay o , après tant d'efforts inu-
tiles ? se plaindre et gémir 5 mais le vieux temps
est là qui nous poursuit j l'entrée de ces eaux
dans nos villages va enfin y être défendue ,
comme on ferme sa porte contre un mauvais
vent» Ab ! que ne l'avons-nous fermée plutôt )) !
«Fume, Kayo , dans le grand oppoygan de
paix et d'amitié que je te présente au nom de la
nation , qui te présente aussi ce belt de wampun
bleu et blanc , afin que tu n'oublies jamais tes
amis d'Onondaga , ni ta famille d'Osséwingo )).
« Puisses-tu, dans tes voyages , trouver tous
les soirs un abri pour ton canot , du bois pour
allumer ton feu , et si le gibier est rare , du
poisson pour te nourrir ! Qu'à ton retour chez
toi, la santé, tes proches et tes amis te prennent
aussi cordialement par la main , que nous le
faisons aujourd'hui. — J'ai parlé )).
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. lôj
L'orateur , se rappelant que , peu après notre
arrivée , M. Herman a voit manifesté le désir
d'être uni à la famille de Késkétomah , par les
liens de l'adoption , le fit recevoir sous le nom
de Towanéganda , et comme un dernier témoi-
gnage de son amitié pour moi , il voulut aussi
que sa fille , Bennsivassika, adoptât sous le même
nom celle de la mienne. Enfin , après avoir fait
l'un et l'autre les présens d'usage , nous sortîmes
du Conseil.
Le lendemain , nous félicitions notre hôte sur
son discours , et lui parlions de l'effet qu'il de-
voit avoir produit , lorsqu'il nous arrêta pour
nous dire : — a Pourvu que cela dure , car tu ne
connois pas comme moi l'esprit de mes compa-
triotes 5 ni les têtes dans lesquelles il est logé ;
elles sont aussi légères que la brise , et aussi in-
constantes que le vent du lac )).
Le soir , nous fûmes invités à danser avec les
jeunes gens , ce qui ne fut pas très-amusant.
Leur pénible et profonde aspiration, le frappe-
ment du pied 5 le hideux et perçant w^ar-hoop
dont ils accompagnent de temps en temps leurs
pas 5 tout cela parut à M. Herman bizarre et dé-
goûtant. Cependant il fut obligé de convenir
que les danses de la découverte , de la retraite et
de la victoire , étoient des pantomimes très-bien
exécutées. On nous proposa aussi l'exercice du
î58 VOYAGE
toméhawk. Nous ne voulûmes être que specta-
teurs. Un des plus adroits fut Koohassen y celui
qui , avec tant de force et de véhémence , avoit
voulu fermer la bouche au vieux Keskétomah.
Les traits fortement prononcés de son visage , sa
taille élevée , le feu de ses yeux , le froncement
de son sourcil , tout annonçoit un caractère in-
domptable 5 et la trempe vigoureuse de son ame.
Il nous parut si profondément pénétré de ce qu^il
avoit dit au Conseil , qu^il jura par les os de ses
ancêtres , que si les Onéidas devenoient jamais
des gratteurs de terre , il les abandonneroit et
iroit chez les Shawanèses du Scioto. Enfin , après
avoir fumé Toppoygan de bon souvenir avec nos
amis y et leur avoir exprimé toute notre recon-
noissance , nous partîmes d'Onondaga pour le
fort Stanv^ick.
Le Traducteur n'a point trouvé les deux
chapitres suivans y qui contenoient sans doute
les détails du Congrès que le Gouvernement de
New-Yorh y tint.
BANS LA HAUTE PENSYLVANIE. IÔ9
^^<^,.^,*%,'^,^^,,^,-^,^^,.-^,-^,-^^-^,-%,-^,.^'^^-^,^
C H A P I T R E X.
Quelques jours avant la clôture du Congrès ,
mon compagnon et moi désirant retourner à
Shippenbourg le plus promptement possible,
nous consultâmes le gouverneur Clinton , sur
la possibilité d^atteindre le lac Otsègé à travers
les forets , au lieu de redescendre la Mohawk ,
et de reprendre notre ancienne route.
« Rien de plus aisé , nous répondit-il, sur-tout
dans cette saison de Tannée, lorsque les bois
sont remplis de peavine ( vesce sauvage ) , qui
est une excellente nourriture pour les chevaux;
mais ce canton, quoique déjà concédé à un
grand nombre de familles , n^est point encore
habité 5 il est donc nécessaire que vous vous
procuriez deux indigènes, qui vous serviront
tout-à-la-fois de guides et de pourvoyeurs. De-
main, continua-t-il , je parlerai au vieux Na-
bahojé, dont les deux fils sont d^excellens chas-
seurs et de caractères extrêmement doux 5 je ne
doute pas qu'il ne consente à les laisser aller
avec vous, jusqu'aux premières habitations,
qui , si je ne me trompe, sont à quarante milles^
de distance. Tout sera bien changé Tannée pro-
chaine 5 cent trente familles , venant de l'ile
l4o VOYAGE
Longue, des comtés d^Orauge, de Fislikill et
de Riclimond , y sont attendues au printemps » .
((Mais, je vous en préviens, continua~t-il ,
d'ici aux premières habitations , vous ne pouvez
plus compter pour votre subsistance que sur
le bonheur et l'adresse de vos guides. La nuit ,
vous n'aurez d'autre as^de qu'un léger toit
d^écorce qu'ils vous apprendront à élever ,
pendant qu'ils seront occupés à la chasse ou à
la pêche , ni d'autre lit que des feuilles : vous
sentez-vous, dit-il en s'adressant à mon com-
pagnon , qu'il savoit être nouvellement arrivé
d'Europe, assez de courage pour supporter la
fatigue et les privations de ce voyage de trois à
quatre jours , si différent de ceux que vous avez
faits jusqu'à présent )) ?
« J^ai déjà fait un assez bon apprentissage,
lui répondit M. Herman , en allant de Shippen^
bourg à Onondaga, à travers un pays si nou-
vellement établi. Je sais comment on couche
sur de la paille, quand les nouveaux colons,
sont assez riches pour en avoir, et comment ou
passe la nuit sur des feuilles au pied d'un arbre ,
quand on ne rencontre point d'habitations.
Parmi tant de choses nouvelles qu'offre ce con-
tinent à la curiosité , au risque de quelques in-
convéniens, j'ai le plus grand désir de voir de
quels moyens vos indigènes se servent pour se
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. l4l
conduire dans des forêts inconnues, sans le se-
cours de la boussole ni du soleil, et comment
ils vivent de ce que l'adresse et le hasard leur
procurent. Pourvu que nos chevaux trouvent
facilement de quoi se suhstanter , je suis peu
inquiet relativement à moi ; quelques livres de
chocolat , ainsi que le jambon que Votre Excel-
lence a bien voulu nous donner , tout cela suffira ,
et au-delà , pour atteindre les premières plan-
tations. J'espère que les deux guides dont vous
nous avez parlé, seront de la nation Onéida.
Ayant résidé près de quinze jours dans leur
village, ils s'intéresseront plus à nous qu'à des
étrangers dont ils n'auroient jamais entendu
j)arler)).
« Soyez tranquilles, lui répondit M. Clinton ,
je connois leur famille depuis plusieurs années.
Ce n'est pas la première fois que je les ai em-
ployés ; jamais mon frère, qui est arpenteur,
ne YSi dans les bois sans les avoir avec lui ;
d'ailleurs voilà la saison la plus favorable de
l'année pour le gibier et le poisson. Le sol du
pays que vous allez traverser, continua- t-il ,
est un des plus féconds que je connoisse, comme
vous le verrez par la beauté et par la grandeur
des arbres , la hauteur des herbes , la richesse
des bas-fonds ; il est aussi un des mieux arrosés.
Aussi-tôt que vous aurez franchi les ruisseaux et
i42 V O Y A G ÏD
les creeks , dont la réunion forme FOriscàny ^
vous rencontrerez les nombreuses branches clti
Shénando, qui tombe dans la Susquéliannali.
La situation de ce canton , traversé par tant de
petits canaux navigables et voisin delaMoliawk^
ajoute encore aux avantages inappréciables qui
en assurent la prospérité. Les i oo familles dont
je viens de vous parler , et qui , d'après le
compte qu^on m'en a rendu, forment un to-
tal de près de 800 individus, doivent ame-
ner avec elles i3o paires de boeufs, autant de
vaches et 260 chevaux j plusieurs charpentiers ,
tisserands et maréchaux , deux ministres de
rEvangile,etcinq maîtres d'école, à chacun des-
quels on donne cent acres de terre. Le plus
âgé de ces chefs de famille n'a pas 27 ans. C'est
un des plus beaux essaims que j'aie encore vu
sortir de nos anciennes ruches. Si toute autre
personne que moi vous disoit que , depuis
trente ans , l'île Longue seule a fourni plus de
27,000 colons qui se sont établis dans l'intérieur
de l'Etat, à peine voudriez-vous le croire;,
sans parler du grand nombre d'autres jeunes
gens qui ont été employés dans le grand cabo-
tage , dans les pèches de Terre-Neuve et de la ba-
leine, et dans la navigation de l'Europe. De toutes
' les parties du continent, je n'en connois pas
où l'espèce humaine se multiplie avec une aus^i
DANS LA HAUTE PENS YLVANÎB. i43
grande rapidité : aussi-tôt que les feuilles com-
menceront à tomber, je vais faire ouvrir les
principaux chemins , dont elles auront besoin
pour s'asseoir chacune sur leurs districts, et
faire élever quelques ponts )).
Dès le premier jour de notre départ, nos
jeunes guides, Ock-Négah et Cohgna-Wassy,
eurent le bonheur de rencontrer un sentier de
chasseurs ( Hunting-Path ) , qu'ils suivirent
avec une exactitude admirable. Quoique ces
foibles indices ne fussent que des branches de
buissons , anciennement rompues , elles nous
conduisirent au bord de la branche occidentale
de l'Oriscany, où nous trouvâmes les débriâ
d'un ancien toit d'écorce , que M. Herman et
moi relevâmes de notre mieux, pendant que
nos guides étoient occupés à pêcher. Bientôt ils
nous apportèrent onze belles truites saumonées,
avec lesquelles nous fîmes un excellent souper.
Malgré les incommodités du gîte, de la fumée
et des marin goins, nous dormîmes profondé-
ment.
Le second jour, nous campâmes de bonne
heure sur une autre branche du même creek,
afin d'avoir le temps d'élever le toit de la nuit,
de couper du bois, d'allumer du feu, et de
ramasser des feuilles , tandis que nos chasseurs
poursuivoient des gélinotes dont nous avions
l44 VOYAGE
entendu les roulemens (i); car, dans la crainte
que nous ne nous égarassions , ils n'avoient
pas voulu chasser pendant le voyage.
(c On voit bien , me disoit mon compagnon,
que les forêts sont la véritable patrie de ces
indigènes et leur séjour favori. Au village ,
ces jeunes guerriers étoient indolens , tacitur-
nes ; ici, voyez comme ils sont gais, actifs j
et même complaisans )) !
(( Ils sont flattés, lui dis-je, de notre con-
fiance y d^ ailleurs ils remplissent les intentions
de leur père et du gouverneur : chaque creek
qu'ils rencontrent vers le soir, est pour eux
comme une auberge , où ils trouvent presque
toujours du gibier, du poisson, et le sommeil
le plus tranquille. Tel est le genre de vie qu'ils
préfèrent par-dessus tout à celui de la culture
et du travail, et pour lequel ils paroissent avoir
été créés ; combien d^Européens, épris du charme
de ce régime, ne Font-ils pas adopté jusqu'à
leur mort? Le nombre en est plus considérable
qu'on ne pense ; c'est sur-tout dans les climats
chauds de la Géorgie et des deux Florides ,
que les exemples de cette rétrogradation vers
la vie primitive sont beaucoup plus fréquens.
— Cela ne m'étonne point , puisque ce goût
paroît être inné )).
Le matin du troisième jour ^ nos guides ayant
DAISS LA HAUTE PENSYLVANIE. l45
eu beaucoup de peine à retrouver nos chevaux ,
il étoit tard lorsque nous partîmes de notre cam-
pement sur une des branches du Shénando. A
pein« avions'-nous fait trois milles , que nous
rencontrâmes une compagnie de Senneccas et
de Tuskaroras , qui alloient au grand marais
des Buffles 5 dans la haute Pensylvanie. Nous
campâmes le quatrième jour sur un gros creek,
qu'on nous dit se jeter dans FUnadella. Le len-
demain y nous cheminions lentement à travers
lin marais très-boisé, lorsqu'un de nos guides^
qui marchoit en avant , s' arrêtant tout-à-coup ^
nous lit appercevoir les premières lueurs d'un
éclairci f et bientôt après nous découvrîmes une
habitation de troncs d'arbres ( Logg-House ) ^
V€rs laquelle nous nous acheminâmes avec em-
pressement^ c'étoit celle d'un Danois. Ce colon
avoit deux vaches, quelques poules, des gâ-
teaux de maïs , du beurre , et même de l'eau-^
de - vie de pèches , avec laquelle et du sucre
d'érable dont tout le pays abonde j nous fîmes
dumilk-punch (punch au lait ), qui parut dé-
licieux à ;nos jeunes conducteurs. Quoique moa
compagnon eut supporté avec gaîté et couragB
les inconvéniens et les fatigues de ce voyage,
il se trouvoit cependant si heureux d'être sorti
sain et sauf du sein de ces sombres forêts , et si
reconnoissant des soins que nos deux chasseurs
I. K
î46 VOYAGE
avoient pris de nous , que ne sachant comment
les récompenser , il offrit àFun ses pistolets , et
à l'autre sa montre ; ils refusèrent ces présens
avec le sourire de Fétonnement, et ne voulurent
accepter que quelques piastres, pour se pro-
curer de la poudre et du plomb.
Le lendemain , après nous être séparés de ces
^eux braves Onéidas 5 nous continuâmes notre
voyage , en suivant un sentier assez bien frayé.
Rarement faisions-nous un mille , sans rencon-
trer un petit éclairci et une habitation nais-
sante. La plupart de ces colons étoient de jeunes
gens récemment arrivés du Connecticut et du
nouvel Hampshire ; ils nous parurent remplis
d'espérances , et heureux de s'être établis dans
un des districts de l'Etat de New- York , le plus
fertile et le plus avantageusement situé.
ce Ce que nous voyons ici , dit mon compa-
gnon, est l'image de ce que nous avons vu
dans les comtés de Northumberland , Luzerne,
Tiogo , Montgomery , Otségo , etc. Pendant ce
long voyage , nous n'avons pas fait dix milles ,
sans trouver des familles nouvellement arrivées,
des arpenteurs occupés à subdiviser des terres ,
des hommes employés à ouvrir des routes, ou
à élever des ponts ; quelle immensité de champs
nouveaux l'industrie ne prépare-t-elle pas à la
charrue » !
DANS LA HAUTE PENS YLVANIE. l47
« Cela est bien vrai, lui répondis-je , tout
ici s'agrandit et s'améliore avec une rapidité
dont on ne peut pas se former d'idée dans le
pays d'où vous venez; voilà pourquoi, au
bout d'un très-petit nombre d'années , les récits
des voyageurs ne ressemblent plus aux choses
dont ils ont parlé; ce qui étoit vrai l'année
dernière ne l'est plus aujourd'hui )).
Au lieu de coucher dans les bois , comme
nous l'avions fait depuis lefortStanwick, d'après
les renseignemens qu^on nous donna , nous
irîmes avec plaisir qu'en réglant bien notre
marche , il nous seroit facile de rencontrer tous
les soirs un abri et quelques provisions pour
nous et pour nos chevaux. Vers la fin du troi-
sième jour , depuis la plantation danoise, nous
parvînmes a celle d'un colon opulent, située
sur une des branches du Butter-Nut, qui tombe
danslaTienaderhah, dont on nous dit que l'éta-
blissement avoit déjà cinq ans. A peine ses chiens
eurent-ils annoncé notre approche , qu'il sortit
de la maison , et nous pria très-poliment de
descendre.
(C Je ne laisse jamais passer les voyageurs ,
nous dit-il , sans exiger qu'ils se^rafraîchissent ,
si c'est le matin, et sans les engager à coucher,
si c'est le soir. Ma maison, quoiqu'encore im-
parfaite, est grande et commode; la vue de
l48 VOYAGE
personnes , telles que vous me paroissez être ^
Messieurs, est une jouissance pour ceux qui ,
comme nous , sont si fatigués ^du silence et delà
solitude de ces forêts ».
Nous suivîmes M. Wilson : à peine fùmes;-
nous entrés , que , conformément à la coutume
du pays , il nous présenta sa femme , ses en-
fans , son frère et sa sœur. — A quel usage ,
lui demanda mon compagnon , destine- t-on cette
grande charpente, élevée non loin d^ici à Tem-*
branchement de deux sentiers ? — A construire
une église, répondit-il. — Quoi! à bâtir une
église 5 reprit M. Herman ! le pays que nous
venons de parcourir me semble encore bien
jeune , pour pouvoir subvenir à cette dé-
pense 5 c'est sans doute le Gouverneur qui en
fait les avances. — Non : il protège et il in-
corpore par un acte législatif toutes celles que
les habitans jugent à propos de construire 5 mais
il ne donne que 200 acres de terre pour servir
de glèbe. Cet édifice est l'ouvrage de 57 familles,
établies sur une surface de plus de 5o milles
d'étendue 5 mais comme l'emplacement et le
bois ne coûtent rien, que nous avons déjà plu-
sieurs moulins à scie , et que chaque souscrip-
teur donne une semaine de son travail et de
son harnois , et, d^ailleurs , est charpentier , cette
€4;)nstruction sera beaucoup moins dispendieuse
Ï5ANS LA HAUTE PENSYLVANIE. l4f|
que vous ne le croiriez. Nous ne serons obligés
d^acheter que les clous, les carreaux des fenê-
tres et la peinture. Il nous faut ici trois choses,
continua-t-il , sans lesquelles nous ne pouvons
pas prospérer, je ne parle pas de la santé,
mère de la force. Nous avons besoin d^un ma-
réchal , pour réparer nos instrumens ( car ,
comme vous le savez, le fer est le sceptre de
notre puissance ) ^ d'un maître d^ école , qui
aille de famille en famille instruire nos enfans ;
enfin d^un ministre de l'Evangile et d'une
église, où, tous les dimanches, nous puissions,
par la réunion de nos prières , solliciter et ob-
tenir la protection du Ciel, sur nos jeunes et
pénibles travaux. Tous les hommes ont besoin
de cette protection divine 5 mais ceux-là sur-
tout qui , ayant quitté les pays cultivés , où ils
jouissoientde toutes les ressources de la société,
ont eu le courage d'aller au loin en étendre
les limites. Sans principes religieux, que se-
rions-nous sur la terre ? les plus malheureux
des êtres créés : la religion est une des bases de
notre édifice social, un des points d'appui de
notre système politique. Sans l'influence des
opinions religieuses, qui garantiroit la foi des
sermens , la morale des individus , et même
celle de notre Gouvernement ? J'ai observé que
dans les cantons dont les habitans sont iiidii^
l5o VOYAGE
féreiis à tous les cultes , les procès et les que-
relles j Pivressé et la paresse étoient très-com-
muns. L'éducation des enfans , Tunion des fa-
milles , la tranquillité et la prospérité d'un
pays, dépendent en grande partie de cette dis-
position religieuse , qui imprime à tous les es-
prits le respect pour les loix , lareconnoissance
envers le Gouyernement le plus paternel qu'il y
ait sur la terre, et cette subordination d'affection
d'où naissent l'ordre, la paix et l'industrie.
D'ailleurs , éloignés les uns des autres, comment
saurions-nous ce qui se passe dans le monde ^
dont nous n'avons pas oublié que nous faisons
partie? Comment connoîtrions-nous l'état du
commerce , le prix des denrées , les nouvelles
de l'Europe ? Sans cette réunion dominicale ,
nous perdrions bientôt les idées douces et so-
ciales, dans lesquelles nous avons été élevés».
Se voir trop fréquemment , seroit trop nuisible
à des hommes dont le temps doit être consacré
au travail ; se voir quelquefois est un rappro-
clieraent utile et même indispensable. —Où
donc avez-vous puisé ces idées si justes , de-
manda M. Herman? — Dans Texpérience et
les observations que j'ai faites en parcourant
les Etats de l'Union. — Vous n'avez pas voyagé
inutilement )) .
..a Oserai-je vous demander , continua-t-iî ,
DANS LA HAUTE PENSTLTANIE. l5l
d'où VOUS êtes originaire? — De l'Etat de
Connecticut , lui répondit Wilson j j'ai passé
mes premières années sur mer, et celles de
mon âge mûr à Newhaven (2), où j'avois un
comptoir. J'ai goûté de la bonne et de la mau-
vaise fortune ; y ai fait naufrage sur les cotes de
Cuba et à l'embouchure du Mississipi , j'ai ré-
paré mes malheurs en faisant de nouveaux
efforts , et j'ai constamment mêlé un peu de lec-
ture à mes travaux journaliers ; car les bons
livres , comme la bonne terre , sont la source
de fruits utiles et agréables ; je ne veux cepen-
dant pas dire que je sois savant )) .
c( Et pourquoi avez- vous abandonné la car-
rière du commerce, et votre ville natale, pour
former ici un établissement pénible, dont les
progrès doivent vous paroître si lents et si
ennuyeux? — Ce projet vient de la lecture
d'un ouvrage du docteur Styles , qui , pendant
5o ans , a été président de notre collège (5),
Cet ouvrage contient une suite d'observations
judicieuses et profondes sur le progrès des lu-
mières et de ce qu'on appelle philosophie , de-
puis la découverte de l'Imprimerie , jusqu'à la
fin de notre révolution, époque de la mort de
l'auteur. Ces progrès, d'abord imperceptibles
comme les premiers rayons du soleil obscurcis
par les vapeurs d'une longue nuit, préparèrent
iSs T O Y A G E
cependant les hommes , selon le docteur Styles ^
à la conception d^opinions nouvelles. En tra-
çant le développement de ces germes , les effetS'
de cette cause, si foible en apparence, avec une-
sagacité admirable, iî a cru appercevoir que,
depuis le commencement du siècle, l'accélé-
ration en étoit devenue si rapide, qu'avant qu'il
soit terminé , les bases sur lesquelles les sociétés
sont fondées subiront peut-être un grand chan-
gement , ou du moins en seront ébranlées ».
«D'un autre côté, connôissant par l'étude de^
l'histoire , que le bien ne vient jamais parmi les
hommes qu'à la suite de grands abus, comme Isl
himière naît de la combustion , il a prévu aussi
que ce paroxysme, s'il avoitlieu , occasionneroit
une longue suite de malheurs et de désastres )) .
(( Frappé decesingulierpressentimeut , et dans-
la crainte que ces germes , traversant l'Océan y
n'empêchassent notre Gouvernement , jeune en-
core, de se consolider, j'ai mis en sûreté une
partie de mes capitaux, et suis venu ici , loin de
la mer et des villes , commencer un établisse-
ment utile, puisqu'il est fojidé sur le défriche-
ment et la culture de 4,8oo acres , situés sur les
hords d'une rivière navigable , dont mon frère
et ma soeur ont chacun un tiers. Cet heureux
avenir ne peut nous échapper que par la subver-
sion de notre Gou ver nementj mais ce Gouverne-
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. l53
ment étant Fou vr âge de la raison , celui des pro-
fondes méditations de la sagesse collective du
Continent (*) , il me semble impossible que ceux
qui l'ont formé, et ceux qui en éprouvent jour-
nellement les avantages , consentent et contri-
buent à le renverser , pour le remplacer par de
nouveaux systèmes. Comme une lumière écla-
tante, placée sur la cime d'un promontoire,
l'expérience du passé n'est-elle pas destinée à
éclairer le présent et l'avenir )) ?
(( Cependant la solitude et le séjour des bois ,
l'éloignement de mes anciennes sociétés, auroient
été un sacrifice trop amer , auquel, peut-être, je
n'aurois pu me soumettre, si mon frère et ma
soeur n'eussent consenti à venir partager , adou-
cir mes travaux. Nous allégeons la tâche pénible
et les privations inévitables de ce nouvel état,
par les secours que nous nous rendons, ainsi que
par la gaîté , par la sérénité de nos esprits. Satis-
faits du présent, nous menons une vie active,
laborieuse , il est vrai ;mais douce et tranquille,
que les inquiétudes du commerce et des affaires
ne peuvent plus empoisonner. Dans un petit
nombre d'années , ce toit grossier , deviendra
unebabitation riante et commode, et ce canton ,
un pays riche et bien cultivé ».
(*) La Convention fédérale.
3 54 VOYAGE
. «J'élève mes enfans dans les connoissances
agricoles , source de la santé , de l'indépendance
et du bonheur , s'il peut y en avoir sur la terre.
Chacun d'eux a un poulain, une génisse, et cul-
tive quelques perches du jardin. L^ainé surveille
ma pépinière, dont je commence déjà à tirer
des poiriers , des pommiers et plusieurs autres
espèces d'arbres à fruit 5 chose extraordinaire
parmi les premiers colons, qui, rarement, s^oc-
cupent de remplacer ceux qu'ils renversent et
détruisent ! Mon frère espère une épouse , et ma
soeur un mari. Un jour , et il n'est pas éloigné ,
ces trois familles , étroitement unies par les liens
du sang et de l'affection , ainsi que parla confor-
mité des goûts , deviendront nos voisins et nos
amis )i.
({ Le Gouvernement m'a honoré d'une com-
mission de paix ; car tout est organisé dans ces
bois, comme si nous étions déjà très-nombreux ;
c'est un des meilleurs moyens pour accélérer la
population des nouveaux cantons. Celui - ci ,
d'ailleurs, jouit d'avantages assez grands ».
A peine M. Wilson avoit il fini de parler, que
nous entendîmes dans l'appartement voisin un
concert de plusieurs instrumens. — « Quoi ! lui
dis-je , de la musique sous un toit encore si rus-
tique ! et dans un pays qui n'a que si peu d'an-
nées de culture 1 D'où ces talens sont-ils venus?
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. l55
•^— Nous les avons apportés de Newliaven, ré-
pondit-il ; ils nous égayent et nous délassent de
nos pénibles travaux; nous consacrons une par-
tie de nos soirées à ce cliarniant exercice; vous
ne sauriez croire combien il épanouit nos coeurs ^
y entretient Famitié et l'affection ; c'est une des
bases de notre union. Il y a quelques années
qu^un de nos vaisseaux revenant de Bremen ,
apporta plusieurs Allemands , parmi lesquels il
y avoit un Saxon , bon musicien , et même com-
positeur ; c'est lui qui nous a instruits : nos co-
lons ne connoissent pas assez le besoin , l'uti-
lité 5 les charmes de la musique )) .
(( Mais sortons ; j'ai le plus grand désir de vous
faire voir ce que j'appelle mes conquêtes ; car
vous savez qu'il entre toujours un peu de vanité
dans ce que nous faisons )).
Nous le suivîmes. — a Tout ce que vous voyez ,
reprit-il , est l'ouvrage de cinq années de cou-
rage 5 de travail , et de persévérance la plus opi-
niâtre 3 car avant de faire rapporter des récoltes
à ce sol , tout fertile qu'il est , que d'obstacles à
surmonter ! que de difficultés à vaincre ! que de
dégoûts à dévorer ! Oui , j'en suis sûr , si , le
premier jour de son arrivée , le colon pouvoit
en voir le tableau fidèle , il desireroit n'avoir
jamais quitté ses anciens foyers. Mais l'espé-
rance, qui l'a conduit en souriant sur cette terre
l56 ' VOYAGE
étrangère, lui en cache soigneusement l'apreté,
pour ne lui laisser entrevoir dans le lointain
que tles champs fertiles 5 des prairies émaillées ,
des vergers fleuris , Taisance et l'indépen-
dance».
c( Voyez- vous , sur la droite , ce grand her-
bage, à travers lequel coule et serpente ce beau
ruisseau ? eh bien ! il y a cinq ans , ce n'étoit
qu'un marais fangeux impénétrable; les digues
que les castors y avoient élevées avec tant d'art,
et qui nous ont coûté tant de peines à arracher,
faisoient refluer les eaux jusqu'au niveau des
terres hautes : aujourd'hui , comme vous le re-
marquez, mes bestiaux paissent du trèfle sur le
même terrein où ce premier des animaux ne
trou voit que du bouleau , du saule et de l'aune.
Voici sur la gauche 65 acres de terres labou-
rées 5 que le fer et le feu ont enfin soumis à la
charrue , dont une partie est en froment , et
l'autre en trèfle. Il ne reste plus que des souches j
leur destru-ction est l'ouvrage du temps».
c( Pourquoi , lui demandai-je, aA^ez-vous laissé
subsister plusieurs de ces arbres dans le milieu
de vos champs ? Leurs ombres ne sont-elles pas
préjudiciables au blé que vous y avez semé? —
Je le sais ; mais , je l'avoue , leur grandeur , leur
beauté , ont paralysé nos mains au moment d'y
mettre la hache 3 je les admire trop pour oser
BANS T. A HAUTE PENSYLVANTE. iSj
les renverser. — 11 faut en convenir , lui dis-je,
ces tiges gigantesques et superbes ont une ma-
jesté imposante qui , involontairement, inspire
le respect ; par la suite , elles contribueront
beaucoup à l'embellissement du pays ».
Plus loin étoit un tulipier d^^une hauteur pro-
digieuse , dont la forme pyramidale sembloit
ftvoir été disposée par une volonté particulière,
que le même motif lui avoit fait conserver. En
traçant, à loo pas de la maison , le premier sen-
tier , destiné à devenir un jour la grande route
du canton , on avoit laissé subsister , pour en
faire une avenue , tout ce que la nature y avoit
planté de grand et de beau.
Après avoir parcouru presque toute Fétendue
de la plantation , notre hôte nous conduisit à
un vallon couvert d^ érables â sucre, qu^il venoit
d'enclore. — (c J'en tire annuellement , nou^
dit-il , 470 liv. sans les fatiguer. Quel beau pré-
sent la nature n^a-t-elle pas fait à ce continent !
Que cet arbre n'est-il connu et cultivé dans les
quatre parties du monde ! Sur le coteau voisin,
j'ai planté un triple verger : le premier, de pom-
miers ; le second , de cerisiers 5 et le troisième ,
de pêchers. L'un nous donnera du cidre, l'autre
du vin (4), que ma femme sait faire en perfec-
tion 'y le dernier de l'eau-de-vie (5) )). De-là il
nous conduisit à la chute de l'une de ses petites
1.58 VOYAGE
rivières.— « Voici un autre bienfait de la na-*
ture 5 nous dit-il, et jamais sous ce rapport,
ainsi que sous plusieurs autres , elle n^a été plus
libérale dans aucun pays : j'espère, avant dix-
huit mois , voir ce volume d'eau , qui , depuis des
siècles, tombe inutilement, mettre en mouve-
ment les roues des usines que je vais faire cons-
truire. Nous avons ici tout ce qui est nécessaire,
rindustrie, les connoissances , le fer , le bois, la
pierre et la chaux. C'est de la Pensylvanie que
viennent les plus habiles constructeurs du con-
tinent; ils savent donner à ces superbes ma-
chines un degré de perfection auquel on n'étoit
point parvenu avant les découvertes du célèbre
mécanicien Evans : les farines étant un des ob-
jets les plus importans de nos exportations, le
prix de la main-d'œuvre très -cher, il n'est
point étonnant qu'on ait cherché à perfection-
ner et simplifier l'art du moulage )), Le len-
demain, munis des renseignemens dont nous
avions besoin , nous quittâmes cette respectable
et heureuse famille , dont le souvenir ne s'effa-
cera j amais. de ma mémoire.
BANS I,A HAUTE PENSYLVANIE. lôg
CHAPITRE XI.
Quoique nous n'eussions que quatorze à quinze
milles à faire avant de parvenir à la plantation
que M. Wilson nous avoit indiquée, nous n^y
arrivâmes cependant pas avant quatre heures
du soir. Depuis notre départ d^Onondaga , nous
n^avions pas encore trouvé un pays aussi forte-
ment boisé, ni des marais d'un accès aussi diffi-
cile ( 1 ) ; nos chevaux étoient fatigués , et
M. Herman presque découragé, lorsque nous
découvrîmes enfin une maison d'une apparence
très-élégante. Le devant étoit orné d'un piazza (2)
sur toute sa longueur , supporté, suivant l'usage,
par des colonnes de cèdre blanc. Les croisées ,
munies de contrevents , étoient élégamment
peintes; tout annonçoit un goût particulier,
auquel nos yeux n'étoient plus accoutumés de-
puis que nous avions quitté la Pensylvanie. -—
(( Voici enfin , dit mon compagnon , un asyle
qui nous promet de bons lits pour nous , et une
bonne écurie pour nos chevaux. ... A qui cette
belle maison appartient-elle? demanda-t-il à un
homme qui passoit. — A un Jamaïquain, répon-
dit-il , qui travaille on ne sait pour qui , car il
n'a ni femme ni enfans. — Quoi ! me dit M. Her-
iBo VOYAGÉ
man , Tenir de la riche et superbe Jamaïque ^
pour s^établir au sein des sombres et tristes fo-
rêts de New- York ! Préférer la culture des
grains et des fourrages , sous un climat qui con-
noît pendant trois mois de l'année les neiges et
les frimats, àcelle du sucre et du coton sous celui
d'un printemps éternel ! Cette idée me paroit
bien singulière )).
Excités Tun et l'autre par le désir d'en ap-
prendre les motifs presqu'autant que par le be-
soin de nous reposer , nous nous arrêtâmes de-
vant la porte pour lui demander l'hospitalité de
la nuit. — (( Cela ne se demande pas , nous ré-
pondit-il : comment voyageroit-on dans ces fo-
rêts 5 si les portes des habitations n'étoient pas
, ouvertes aux voyageurs ? En vous invitant d'en-
trer, je ne rends que ce que j'ai souvent reçu)).
Sa maison étoit spacieuse, propre et commo-
dément distribuée. J'observai même quelques
beaux meubles d'acajou ; mais je ne vis ni
femmes ni enfans. Sur-le-champ il ordonna
qu'on prit soin de nos chevaux , et il nous fit
servir des rafraîchissemens, dont nous avions le
plus grand besoin. Aussi-tôt que notre repas
fut servi 5 il nous demanda, suivant l'usage,
qui nous étions, d'où nous venions et où nous
allions. Nous répondîmes à ses questions d'une
xaanière dont il parut si satisfait, que nous nous
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. l6\\
crûmes autorisés à lui demander à notre tour ,
quelles étoient les raisons qui Favoient déter-
miné à quitter la Jamaïque)).
« L^esclavage et le climat, nous répondit-il.
Je suis né d^un père qui , malheureusement, fut
enlevé au midi de sa vie par une de ces maladies
épidémiques auxquelles notre île est si souvent
exposée. Il avoit des nègres, et quoiqu^il en fût
plutôt Fami que le maître, il regretta toujours
d^étre obligé de commander à leur volonté et de
se servir de leurs bras. Il m'en parloit souvent.
Ces étincelles , qui éclairèrent mon adolescence,
B^ont point été infructueuses j mais le Gouver-
nement de File ne permettant Fémancipation
qu^avec beaucoup de difficultés, je n'ai pas pu
suivre les inclinations de mon coeur )).
(( D'où a pu venir, ai-je demandé cent fois ,
ce commerce impie et sacrilège? — De la force
et du besoin , m'a-t- on répondu. — Mais pour-
quoi Fhomme, né sous Féquateur , seroit-il con-
damné à travailler toute sa vie pour celui qui
auroit vu le jour sous le cinquantième degré de
latitude ? Seroit-ce de cette latitude que vien-
droient la force et la prééminence ? — Cela est
vraisemblable; mais les Européens ne sont pas les
premiers qui aient été chercher des esclaves en
Afrique 5 depuis bien des siècles , les Maures ,
ainsi que plusieurs autres nations, ont fait ce
l6i2 VOYAGE
commerce jresclavage des nègres date de la pîa§
haute antiquité. — Quel état de choses ! répon-
dis-je. N^est-il pas possible qu'un jour le plus
grand nombre soumette enfin le plus petit? Alors,
les vengeurs de tant d'années d'oppression souil-
leront la terre de nouveaux crimes , et leur
vengeance n'effacera ni l'horreur ni la mémoire
de ceux que leurs oppresseurs ont commis )).
<( Si les colons de ces îles eussent pensé comme
moi, le sucre auroit bientôt renchéri en Eu-
rope, ou plutôt il y seroit devenu plus coijri-
jîiun , parce qu'au lieu d'exciter des guerres en
Afrique, au lieu d'en corrompre les malheu-
reux et coupables chefs , de concert avec les
hommes sensibles de toute l'Europe, ils au-
roient uni leurs efforts à ceux de cette compa-
gnie à jamais célèbre et respectable, qui avoit
conçu ce projet sublime, obtenu des fonds suffi-
sans, et acquis des terres sur les côtes d'Afrique,
pour y établir des colonies de nègres libres ,
dont l'industrie et l'exemple auroient encou-
ragé les princes noirs à faire cultiver la canne
par leurs sujets ».
(( L'humanité ne cessera de regretter qu'un
motif aussi louable et aussi saint n'ait pas mis à
l'abri des violences de la guerre les établissemens
qu'elle avoit formés sur l'île deBulama et à Sierra-
Leone(5). Des hommes, se disant armés au nom
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. l65
Se la liberté, ont détruit, ont anéanti tout ce
que le désir le plus ardent , le zèle le plus pur
pour cette même liberté , avoit conçu et réalisé.
Quand l'homme veut faire le mal , tous les
moyens de Faccomplir se présentent ; souvent
il n'est embarrassé que du choix. Veut-il faire le
bien? tout, jusqu'à la nature, s'oppose à ses
projets : faut-il s'étonner qu'il soit si rare sur la
terre, dont la surface paroit quelquefois avoir
été eUipoisonnée par sa présence (*) » ?
(( Le climat dévorant de cette île a été le se-
cond motif qui m'a déterminé à la quitter.
Qu'est-ce que la vie sans la santé ? un fardeau ,
une source continuelle de regrets, sur-tout pour
un homme de mon âge ; car je n'ai que trente-
cinq ans : eh bien ! j'en ai passé douze à souffrir,
à languir, à désirer la fin d'une existence aussi
douloureuse. J'ai eu à lutter contre les ardeurs
d'un soleil presque vertical , dont on ne peut se
(^) C'est là encore, sans doute, une assertion trop
absolue. Le mal est ici-bas plus commun que le bien,
d'accord : mais prétendre que la nature (et jusqu'à
quelles idées blasphématrices nous conduiroit une sem-
blable proposition! ) s'oppose et résiste au bien que veu-
lent faire quelquefois les hommes, c'est exagérer, c'est
outre-passer les bornes de l'indignation permise et na-
turelle à la vertu. {Note communiquée à V éditeur par U
cit. B« . . . )
2 ,
l64 VOYAGE
former qu'une idée bien imparfaite sous un cli^
mat tel que celui-ci. Si , d^un côté , sa chaleur
extrême produit une nature riante, animée et
féconde àTexcès , de l'autre, elle ne laisse qu'un
léger intervalle entre l'empire de la vie et celui
de la destruction , dont les débris accumulés
arrêtent souvent, étouffent sa puissance pro-
ductrice. Le danger est à côté du travail ; le re-»
pos et l'inactivité sont également pernicieux. La
sobriété et la tempérance ne sont point , comme
ici , les garans de la santé. Dans certaines sai-
sons 5 des vapeurs pestilentielles s'élèvent de nos
marais, corrompent l'atmosphère, empoison-
nent l'air que nous respirons. La vie n'est que
la fleur d'un jour , un songe fugitif; et comme
si l'intempérie du climat n'étoit pas suffisante
pour l'abréger , la violence des passions en ac-
célère encore plus promptement la ruine et la
destruction )).
a Je vins à New- York chercher la santé. Jô
l'ai retrouvée ; mais dans la crainte de perdre
une seconde fois ce don inestimable, j'obtins
des lettres de naturalisation; et après avoir par-
couru plusieurs cantons , j'acquis les 65o acres
que je possède ici. J'y ai trouvé ce que je cher-
chois ; un petit lac qui en a environ i5o de sur-^
face, dont les eaux s'écoulent dans Reine Char--
lotte (car j'aime passionnément la pêche )^ uu
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. l65
tertre élevé, d'où un jour ma vue s'étendra au
loin, sur lequel je respire un air frais et pur.
Ici , je jouis de tous les instans de ma vie, loin
du tumulte et de Fagitation des villes , à l'abri
du danger des banqueroutes , des incendies , et
de ces ouragans destructeurs qui couvrent la
terre de ruines, et remplissent les coeurs d'épou-
vante et de deuil. Ailleurs, on voudroit se dé-
barrasser du poids du temps; ici , je voudrois
pouvoir en prolonger la durée)).
c( Disposer d'une terre nouvelle , devenue plus
clière par le travail qu'elle exige , en abattre les
arbres inutiles dont elle étoit encombrée, en
planter d'agréables et d'utiles , arrêter et con-
duire les eaux par -tout où elles peuvent être
nécessaires, cultiver, ensemencer un sol neuf
et fécond; ces opérations, si nouvelles pour moi,
me procurent des jouissances dont, auparavant,
je n'avois pas la plus légère idée. Sain, vigou-
reux , actif, je suis occupé depuis le matin jus-
qu'au soir. J'ai une ample collection de livres
choisis , dont la lecture , dans mes momens de
repos , m'amuse et m'instruit. Depuis six mois ,
le Directeur général de la poste en a établi une
qui traverse ce canton, pour aller jusque dans
celui d'Ontario. A dessein de lui marquer ma
reconnoissance pour un bienfait aussi préma-
turé (vu l'état de notre population),, je lui ai
j66 voyage
offert ma maison et mes soins. Plus je lis les
gazettes et les détails de tout ce qui se prépare
dans Fancien Monde, et plus je m'applaudis
du parti que j^ai pris de m'établir dans celui-ci».
« Je n^ai ni femme ni enfans. Quelquefois ce-
pendant je regrette d^étre seul, et de ne tra-
vailler que pour moi-même : mais donner la vie
à des êtres condamnés à éprouver tous les maux
qui jadis sortirent de la boîte de Pandore, né-
cessairement exposés à tous les fléaux qui sans
cesse désolent les habitans de la terre, cette vaste
arène de rapines, de meurtres et de malheurs^
c'est comme si, pendant l'orage et la tempête^
on envoyoit à la mer , dans un frêle esquif, ses
amis les plus cbers. La lecture réfléchie de l'his-
toire, dont toutes les pages sont teintes de sang,
pu souillées de crimes et de forfaits, a fait depuis
^ 3ong~temps sur mon esprit une impression pro-
fonde:.non, ce n'est pas celle de l'homme, tei
que je m'en étois formé une idée dans ma jeu-
nesse, mais celle des tigres. On ne conçoit pas
quelles ont dû être les intentions de la puissance
créatrice , lorsqu'après nous avoir appelés du
néant, elle plaça dans nos coeurs le foyer de
passions qui dévoient nécessairement nous être
aussi funestes, et nous condamna à subir, pen-
dant la courte durée de notre vie, tous les genres
de soufîrancesy de peines et d'angoisses dont
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 167
nous puissions être susceptibles. Non, jamais je
n'aurai à me reprocher d^avoir introduit de nou-
velles victimes sur ce théâtre de larmes et de
misères , où le crime et Fimprohité triomphent*
Non, jamais je ne m^exposerai à éprouver les
cuisantes et déchirantes douleurs que doit res-
sentir un bon père en voyant languir, souffrir
et mourir dans ses bras Tenfant de sa tendresse ,
sans pouvoir le soulager. Les jouissances de ce
sentiment exquis et sublime , sont achetées par
trop de risques et de dangers : j^aime mieux faire
le voyage de la vie seul, qu'accompagné d'êtres
chéris auxquels j'aurois peut-être le malheur de
survivre)).
(( Pour me consoler de ces tristes réflexions ,
j'étudie Buffon, ce premier peintre de la nature.
J'ai fait des expériences intéressantes sur la
transpiration des feuilles , sur la végétation des
arbres. J'ai cependant un ami ^ car il faut aimer,
sinon la vie , du moins ceux qui , parmi les hom-
mes, sont bons et aimans. Par goût, cet ami est
tourneur et ébéniste j il a fait les beaux meubles
que vous voyez , avec le bois qu'on m'a envoyé
de la Jamaïque. Je ne suis solitaire qu'autant
qu'il est bon et utile de l'être 5 je ne me plains
que de la trop grande rapidité du temps. La
connoissance que j'ai faite de la famille Wil-
son, remplit, embellit mes momens de loisir,.
^168 VOYAGE
c'est-à-dire les jours de fêtes et les dim anches i>\;
Le lendemain, nous quittâmes ce jeune mi-
santhrope, qui, quoique paroissant jouir de tout
ce que la vie a de plus attrayant , santé , acti-
vité, aisance, avoit cependant conçu de là na-
ture humaine des idées bien lugubres et bien,
affligeantes. Peut-être n'avoit-il considéré que
le revers du tableau !
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 169
CHAPITRE XII.
Malgré la plus scrupuleuse attention à suivre
les informations que M. Seagrove nous avoit
données , tel étoit cependant Fétat et la multi-
plicité des sentiers , que nous nous égarâmes
pendant 2 8 milles, avant d'arriver chez M. J. U.,.
dont la bonne hospitalité nous fit bientôt ou-
blier nos peines j nos fatigues et nos privations.
Nous ayant rappelé , dès le lendemain , notre
ancienne promesse, de lui raconter ce que nous
avions vu à Onondaga et au fort Stanwick, moi ,
comme le plus âgé, je cherchois à mettre un
peu d'ordre dans mon récit , lorsque M. H. . . .
offrit de lui lire le journal de notre voyage.
(c Ah ! dit M. U , que cette lecture parut
intéresser , si les Européens qui voyagent ici ,
prenoient la peine de voir les choses aussi soi-
gneusement que vous , Messieurs , on rendroit
plus de justice à nos efforts et à notre indus-
trie , tout imparfaite qu'elle est encore. Ils ne
considèrent, ni la rareté des hommes, ni la
cherté de la main-d'oeuvre , ni l'époque des éta-
blissemens , ni cette multitude d'obstacles que
présente la nature agreste , ni la difficulté des
communications pendant plusieurs années , ni
jrjo VOYAGE
enfin la disposition particulière des premiers co-
lons. Combien ne doit-il pas nécessairement
s'écouler de temps avant que les maisons, les
granges , les champs et les prairies aient pu ac-
quérir ce degré de perfection , et nos paysages ,
cette élégance , cette suavité à laquelle les yeux
d'un Européen sont accoutumés ! Si, cependant,
TOUS voyagiez dans les belles parties du Connec-
ticut et de Massacliussets , dans le pays des Mo-*
hawks, dans les cantons de Reading, de Lan-
caster, d'Ulster , de Fishkill , de Ducbess , Co-
lombia, et tant d'autres, vous verriez que déjà
on connoît le luxe des habitations , l'art de Far-
rosement , celui de planter des arbres utiles et
agréables , que , déjà , on commence à avoir
quelques indices de marne et d'autres engrais».
(( Quoi qu'en disent les voyageurs superfi-
ciels, continua - 1 - il , je suis convaincu qu'il
n'y a jamais eu de colonies , dans les temps
modernes, situées sous le même climat, où le
mécanisme et les arts utiles ayent plus con-
tribué à éclairer et à accélérer les travaux des
hommes , et dont l'accroissement et la popula-
tion aient été aussi rapides. En vain voudroit-on
soumettre ces progrès au calcul. Ce qui étoit
vrai , il y a un an , ne l'est plus aujourd'hui y
d'un autre coté , jamais Gouvernement n'a été
aussi favorable au développement de toutes les
DANS LA HAUTE PENSYLYANIE. lyt
facultés actives , ni à faire naître , à exciter
cette énergie qui conduit également aux spé-
culations du commerce et à celles des manu-
factures et des défricliemens. La surface des
Etats-Unis n'offre aux yeux qu'un vaste système
d'activité et d'entreprises )) .
ce Plus de 3 20 mille colons , continua-t-il ,
habitent aujourd'hui le pays connu sous le nom
de Vermont (1). Eh bien ! qu'étoit~il ce pays ,
il y a vingt ans ? On y voyoit dix à douze bour-
gades 5 l'ouvrage du hasard , éparses sur un
vaste territoire , dont une partie étoit récla-
mée par l'Etat du nouvel Hampshire, et l'au-
tre par celui - ci ( New-York ) : on ne parloit
jamais de ces jeunes colons que sous le nom dé-
risoire de Green-Mountain-Boys (garçons des
montagnes vertes). Tout-à-coup, irrités par
l'injustice du Gouvernement colonial, et me-
nacés d'un genre de tyrannie inconnu dans ce
pays (2) , aussi-tôt que le Congrès en eut pro-
clamé l'indépendance , ils eurent l'esprit et le
courage de s'unir, et la sagesse d'établir une
constitution populaire, mais sage, et le bon-
heur d'entrer dans la confédération 5 on y voit
aujourd'hui des établissemens florissans, liés par
de bons chemins , ayant chacun leurs églises et
leurs écoles. On vient de fonder à Burlington
une université 5 dotée de 10,000 acres détende»
172 VOYAGÉ
La milice est composée de 22 régimens, dont
l'esprit martial est connu depuis long -temps.
Tout cela a été Fouvrage de 24 ans )) !
(( Si jamais vous allez au Canada par le lac
Champlain (5) , continu a-t-il , comme moi vous
admirerez ses rivages pittoresques , alternative-
ment sauvages , cultivés ou boisés ; ce mélange
de coteaux plus ou moins élevés, couverts de
moissons , de verdure , de vergers et de prairies ,
parsemés de plantations, dont quelques-unes
sont élégantes et bien peintes. Si le vent le per-
met, arrêtez-vous à Plattsbourg. Cette ville,
devenue la capitale du comté de Clinton, les
campagnes qui Favoisinent , et les herbages
qu'arrose la rivière Sarranac , sont des prodiges
d'amélioration. Eh bien ! le colonel Platt, fon-
dateur de ce bel établissement , n^y arriva qu'au
mois de mai 1782. L^année précédente , on y
ch assoit encore le cerf et le castor. La pêche du
saumon est déjà devenue une branche d'indus-
trie très-lucrative pour les habitans des îles fer-
tiles de ce beau lac ».
c( Et la ville de Hudson , que j'aijv^u fonder en
1785 sur les bords de ce fleuve ! on y compte
aujourd'hui 5,ooo habitans, on y voit plusieurs
manufactures considérables de toile à voiles et
de cordages, et 34 bâtimens tant baléniers que
caboteurs , et vaisseaux de commerce ); !
CANS LA HAUTE PENSYLTANIE. lyS
<( Qu'étoient la culture et la population de cet
Etat avant la révolution ? A peine connoissoit-
on retendue et les limites de son immense terri-
toire j à peine y comptoit-on 24o,ooo habitans :
il y en a aujourd'hui plus de 4oo,ooo. La capi-
tale a augmenté de 1 0,000 dans Fespace de quatre
ans. Tout est en mouvement dans les nouveaux
comtés de Tyogo , de Bath , d'Ontario , de Mont-
gommery, d'Otségo, d'Onondaga, &c. Les co-
lons y arrivent des Etats septentrionaux , ainsi
que de l'Europe. Pour les encourager, le Gou-
vernement a fait ouvrir à grands frais des routes
sur plusieurs points, et a excité par des dons et
par des avances les associations qui ont entrepris
la confection des canaux et des ponts les plus
utiles. Il a donné 7,5oo piastres à celle qui s'étoit
chargée de construire celui du Cohos (4) sur la
rivière Mohawk, et peut-être autant pour accé-
lérer l'achèvement du canal de Littlefalls. Il n'a
pas été moins généreux envers celles qui ont
entrepris ceux de Wood - Creek et d'Onon-
daga)).
(( Voyez la Pensylvanie , continua-t-il , dont
la population est déjà parvenue jusqu'aux rives
méridionales de l'Erié , où elle vient de fonder
une ville maritime (5). Avec quelle sagesse,
quelle persévérance ce Gouvernement ne s'oc-
cupe-t-il pas aussi de la confection des chemins
174 VOYAGE
et des canaux destinés à lier les dilFerentes par-
ties de cette grande République, pour en favo-
l'iser l'agriculture )) ?
(( Le même esprit s'est manifesté depuis long-
temps dans la Virginie. Avant quatre ans , le
Potawmack (6) sera navigable jusqu'au dernier
éperon des Alléghénys. Le Shénando le devien-
dra peut-être aussi jusqu'au pied des montagnes
Bleues. Bientôt les eaux de la Caroline septen-
trionale communiqueront avec celles de la Che-
sapeak (7). Le canal de Richemond est déjà ter-
miné ( 8 ). Le désert qui sépare cet Etat du
Kentukey , se rétrécit tous les jours par de nou-
veaux établissemens ».
<( Et ce nouvel Etat, pays si attrayant par son
climat, par la fertilité de son sol et l'urbanité de
ses habitans ! Déjà on y en compte 160,0005
déjà on y voit des villes décemment bâties, une
université richement dotée ( Salem ) , des ma-^
chines à carder et à filer le coton , beaucoup de
personnes instruites , plusieurs imprimeries : eli
bien ! tout cela n'est l'ouvrage que d'un petit
nombre d'années ; le premier sillon n'en fut
tracé qu'en 1774 par le colonel Boon ».
ce Et la colonie du juge Symmes , sur les bords
du grand Miamy, connue sous le nom de Co-
lombia ! Celle du Wabash et des Illinois; et les
différentes concessions militaires, accordées par
DANS LA HAUTE PENS YLVANIE. Ij5
le Congrès et par les Etats aux différentes divi-
sions de l'armée continentale ! Comme ces ger-
mes se développent » !
« N'oublions pas le Ténézee , pays dont la
situation géographique est encore si peu con-
nue ; qui , des montagnes de la Caroline du
Nord ( Ironhills ) , s'étend jusqu'au Mississipi
dans un espace de 4oo milles, arrosé dans toute
sa longueur par le beau fleuve dont il a em-
prunté le nom , ainsi que par plusieurs autres
rivières ! Cette région est destinée à devenir un
jour le Quito de notre hémisphère, pour la
beauté et pour la douce température de son
climat. Et enfin le nouvel Etat de Washington ,
sur le Muskinghum, fondé en 1788 par trois
généraux de la ligne de Massachussets (9).
Malgré la guerre des indigènes , qui a duré trois
ans, on y compte déjà 18,000 habitans, et plu-
sieurs manufactures extrêmement intéressantes.
Pardonnez, Messieurs, la longueur de ces ré-
flexions, que la lecture de votre journal a fait
naître. Je voulois confirmer quelques-unes de
vos conjectures , par le récit de faits d'une no-
toriété publique, que, comme étrangers, vous
ne connoissiez peut-être pas ».
(( Rempli du désir de faire quelque chose ,
continua- t-il , qui pût vous être agréable, je
me suis amusé 3 pendant votre absence , à rédi-
176 VOYAGE
ger l'esquisse de ce que vous voulez bien appeler
l'histoire de mon émigration. J'allois vous la
lire 5 mais observant qu'il est tard , je remets ,
si vous le permettez j la partie à demain w.
/
DANS LA HAUTE PENSYLVANÎE» I77
N
CHAPITRE XII L
« J ^ É T o I s premier lieutenant dé la Galaihée en
1783 , lorsque l'amirauté envoya cette frégate à
New- York , où je ne tardai pas à éprouver Fhos*
pitalité^ pour laquelle les habitans de cette ville
étoient si renommés dans le temps colonial. J^en
fus d^autant plus touché, que les impressions
occasionnées par les malheurs de la guerre ne
pouvoient pas encore être effacées. Bientôt j'ob-
servai, dans toutes les maisons où j'allois, que
les principaux objets de la conversation étoient
relatifs à l'achat et à la vente de terres , dont les
quantités me parurent exagérées. Il étoit ton-*
jours question de concessions de 10 , de 20, et
souvent même de 5ojOoo acres ^ ainsi que d'éta-
blissemens , d'emplacemens de villes , de ponts ,
de moulins j de communications nouvelles. Ju-
gez combien tous ces objets, si nouveaux pour
un Européen, durent frapper mon imagination
et exciter ma curiosité ! De retour à bord, mé-
ditant sur ce que j'avois entendu, j'en parlois
souvent au capitaine, qui un jour me dit : —
«Nous sommes ici dans un monde nouvellement
découvert : il n'y a pas encore i65 ans que les
Hollandais débarquèrent sur cette péninsule ^ y
;
î^8 VOYAGE
fondèrent cette ville, et formèrent des étaWisse-
mens dans les contrées voisines. La plus grande
partie du sol de cet hémisphère est encore cou-
verte de forets j et n'attend que les progrès de la
population , de l'industrie et du temps pour
rapporter des moissons , et produire toutes les
richesses de Fabondance : l'achat, la vente, le
défrichement des terres doivent donc être ici un
objet principal de spéculation, et le sujet des
conversations journalières. Il n'est pas étonnant
que les habitans s'occupent et s'entretiennent
de ces créations nouvelles : mais la valeur des
terres étant proportionnée à la population, et
celle de ce pays étant encore très-foible, lo,
f2o, 5oooo acres même, n'en valent peut-être
pas loo de celles qui sont situées dans le voisi-
nage de Londres ou d'Edimbourg. — Cela est
vrai, lui répondis-je; mais puisque cette valeur
augmente tous les ans avec le nombre des colons,
ne doit-il pas être très-avantageux d'en acquérir
une certaine quantité ? Il me semble que ce se-
roit placer son argent à un gros intérêt. — Sans
doute ; mais alors il faut cesser d'être Européen ,
obtenir des lettres de naturalisation , et renon-
cer à sa patrie. — Dans quelques-uns des Etats
de l'Union, il est nécessaire d'être naturalisé ,
j'en conviens; mais ici, dans la Pensylvanie et
la Virginie , un Russe , un Napolitain, un Turc,
DANS LA HAUTE PENSTLVANIE. 179
peuvent devenir propriétaires , pourvu qu'à Tex-
piration de trois années, l'acquéreur fasse cons-
truire une maison j planter un verger et creuser
un puits sur chaque millier d'acres )),
« Le lendemain 5 en allant voir un ami qui de-
Voit m'informer du prix des terres, de leur rap-^
port, des formes nécessaires pour les obtenir,
des dépenses de défrichement , de celles qu'exige
ia construction des maisons et des granges ,
je rencontrai plusieurs anciens officiers du 4^®
régiment, qui, à l'époque de la paix de 1765,
étoient venus s'établir ici. Ce qu'ils me dirent
^ut comme un rayon de lumière , qui tout-à-coup
éclaira mon esprit. J'achetai des cartes , et bien-
tôt la géographie du continent , et celle de cet
Etat m'étant devenues familières, je formai la
résolution de suivre leur exemple, et de devenir
propriétaire. Ce projet se fortifioit de jour en
jour dans mon esprit, en comparant nos mon-
tagnes stériles, notre âpre climat , notre sol
maigre et usé, avec la fraîcheur, la fertilité,
l'étendue, les rivières majestueuses, et les lacs
immenses de ce continent. Mon père, me disois-
je , ne peut me laisser qu'une fortune médiocre;
^ans appui, je ne sortirai jamais de la classe des
lieutenans, et bientôt je n'aurai que ma demi-
paie 'y jeune et vigoureux comme je suis, pour-
quoi n'emploierois-je pas mes forces , mon acti-^
2
l8o T O Y A G E
vite, mon énergie à l'entreprise d'un établisse^
ment aussi utile? Puis-je en faire un meilleur
emploi )) ?
« Un jour, l'esprit rempli de toutes ees idées, je
les communiquai à M. William Selon , homme
d'une grande expérience , et dont je m'étois fait
un ami. — « Ne pourriez- vous point, me dit-il,
obtenir de votre capitaine un congé de six se-
maines ? Alors vous iriez parcourir le canton
que je vous indiquerois; vous jugeriez de la
situation du sol , de sa qualité , de celle des ar-
bres 5 et d'après ce qu'ont fait les colons chez qui
vous logeriez, vous sentiriez bientôt si vous êtes
capable d'en faire autant : d'ailleurs cette excur-
sion dans nos grandes forets, et la vue de tant
d'objets nouveaux, ne peuvent être qu'infini-
ment intéressantes». — J'obtins facilement ce
congé, et peu de jours après je m'embarquai
pour Albanj'-, où j'arrivai en 54 heures (i). Que
cette navigation de 276 milles me parut douce
et commode ! Quel fleuve majestueux ! Com-
bien j'admirai sur -tout son passage à tra-
vers la chaîne des High-Landsl La fraîcheur,
la verdure de ces montagnes excitèrent mon
étonnement et mon admiration, lorsque je me
rappelai la stérilité , la nudité de celles qui sur-
chargent le nord de l'Ecosse : quel contraste, en
^Jçt! celles-ci sont l'image de la jeunesse ^
DANS LA HAUTfî PENSYLVANIE. l8l'
et les autres celle de la vieillesse de la nature » .
((D'Albanyje parvins aisément à Cherry -Val-
ley, à travers un pays bien cultivé, quoiqu'une
partie eût été dévastée pendant la guerre. Là je
pris un guide, bon chasseur, et après quatre
journées de chemin au milieu d'établissemens
très-nouveaux , nous entrâmes enfin dans les
grandes forets , où nous nous conduisîmes avec
le secours de la boussole. D'abord nous parcou-
rûmes les bords du lac de Caniadéragué ; mais
ayant appris que les meilleures terres avoient
été concédées depuis deux ans, nous traver-
sâmes la péninsule de six milles qui le sépare de
celui d'Otzégué, et nous parvînmes aisément à
celui-ci , dont les rivages me parurent d^une
pente douce et agréable : à l'aide d^un canot
qu'on me prêta , nous remontâmes plusieurs des
petites rivières qui y versent leurs eaux, et
dont j'examinai attentivement les bords. A cinq
milles de l'embouchure du Sénèca, crique de
nant de l'ouest, je découvris un emplacement
qui me plut beaucoup , et à une petite distance
dans les bois, une grande et belle chute de i4
pieds d'élévation perpendiculaire ,^^ formée par
la réunion de deux gros ruisseaux , dont les
eaux , après s'être précipitées , formoient un
canal navigable jusqu'au lac. Cette vue me fit
naître l'idée d'un moulia à scie, dont je con-
ï82 V O Y A G E
îioissois déjà tous les avantages. Les arbres des-
forêts étoient un mélange de chênes , de pins ,
dehycoris, de châtaigniers très-élevés, indices
d^un sol profonfl : enfin , après avoir passé sept
jours dans les bois , pour la première fois de ma
Yie 5 muni d^ observations que j 'a vois soin de
rédiger tous les soirs, je revins à New-York,
où, par r.entremise du même ami, j'achetai
i,85o acres , à raison de quatre shellings sterling
Tacre, dont la moitié étoit payable au terme
d'un an, et l'autre à la fin de la troisième année)).
(( A peine cette grande et intéressante opération
fut-elle terminée, que je me considérai comme
membre d'une nouvelle société, puisque mon
nom venoit d'être enrôlé parmi ceux des habi-
tans de cet Etat, comme un homme qui, ne
possédant rien dans l'ancien Monde, tenoit,
par cette acquisition , au nouveau 5 enfin , comme
n'étant plus Européen. Quel singulier et puis-
sant effet la propriété territoriale opère sur l'es-
prit et sur le coeur de l'homme ! Ce sentiment si
doux et si flatteur donne une nouvelle direction
au caractère et à la conduite : c'est ce qui me fut
confirmé, non- seulement par mes propres ré-
flexions et par mes sensations, mais aussi par les
observations de mes camarades, pendant notre
retour en Angleterre. L^idée de résigner ma
commission , de renoncer à mes anciennes habi-
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. l85
tudes , celle sur-tout d'avoir un jour des champs
bien cultivés , des herbages couverts de bes-
tiaux, l'espoir de créer, pendant ma jeunesse,
une plantation qui devoit m'enrichir sans dé-
pouiller personne , où je pourrois mener une vie
douce et tranquille , et passer ma vieillesse dans
Tindépendance et le repos ; toutes ces idées m'oc-
cupoient tellement, qu'il n'est pas étonnant que
mes camarades, auxquels je n'avois rien dit de
mes projets , fussent frappés du changement
qu^ils observèrent dans mon maintien et dans ma
conversation » .
c( De retour en Ecosse , j'obtins quelques se-
cours de mon père, et d'un oncle qui s'étoit
enrichi au Bengale : le premier eut même la
générosité d'y ajouter un legs assez considé-
rable, dont il auroit pu jouir jusqu'à sa mort ,
suivant les loix du royaume. J'engageai pour
quatre ans trois familles Erses (2) ( gens forts et
robustes), à chacune desquelles je promis, à
l'expiration de ce temps, 200 acres de terre.
Enfin toutes mes affaires étant arrangées, j'ar-
rivai heureusement à New- York sept mois après
avoir quitté cette ville » .
«Il faut en convenir, les deux premières années
ont été dispendieuses et pénibles; jamais, cepen-
dant, il ne m'est arrivé de regretter le parti que
j'avois pris, lors même qu'environné d'arbres
l84 VOYAGE
renversés , de cimes et de branches éparses , de'
buissons amoncelés et brûlans, au milieu du feu
et de la fumée, je comparois ces travaux si nou-
veaux pour moi, à mes fonctions militaires, à
mes anciennes occupations».
(( Semblable au fanal du vaisseau amiral dans
une nuit noire, Tespérance me guidoit , me
consoloit, et m'environnoit de ses bienfaisantes
illusions : c'est alors qu'on en a véritablement
un besoin constant. Plus je rencontrois d'obsta-
cles, et plus je me roidissois, plus j'appelois à
mon secours la persévérance et le courage, divi-
nités tutélaires qu^il faut souvent implorer, mais
qui , au lieu d^autels pompeux et de la fumée
odorante de l'encens d^ Arabie, n'exigent des
colons que celle des arbres et des objets nuisi-
bles dont le sol est encombré. L'exemple, les
conseils , et couvent même les secours fraternels
de quelques voisins ( si on peut appeler de ce
nom des personnes qui vivent à lo ou 20 milles
de distance ) , m'ont été, je l'avoue avec recon-
noissance , de la plus grande utilité : ils m'ont
encouragé dans mes opérations difficiles, en me
montrant ce qu'ils avoient fait eux-mêmes»
Sans cette bienveillance et cette heureuse dispo-
sition à s'entr'aider, que feroient les premiers
colons? Comme les obstacles disparoissent de-
yant eux, lorsque, pénétrés du sentiment de;
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. l85
leur foiblesse, ils invoquent et appellent parmi
eux Funion et la concorde ! Toujours propices
à ceux qui les implorent, ces filles du ciel ne
manquent jamais de les combler de toutes les
bénédictions dont ils ont besoin pour supporter
les dégoûts et les fatigues de cet état » .
«Poseme vanter d'avoir le moulin le plus puis-
sant qu'il y ait dans ces cantons , parce que je
puis commander assez d'eau pour lui faire por-
ter sept à huit scies à la fois , et débiter ainsi,
d'un seul trait, l'arbre du plus grand diamètre :
je n'ai pas oublié, en le construisant, d'établir
un égrilloir ; il me procure annuellement une
grande quantité d'anguilles d'une espèce parti-
culière à ce pays, qui, au commencement de
l'automne, quittent les vases de nos marais pour
aller à la mer (5) : c'est une manne régulière et
constante, semblable à celle des pigeons ramiers
que nous voyons deux fois l'an visiter, ou plutôt '
couvrir nos campagnes, dans leur passage de
l'intérieur , pour aller sur les rivages de la mer
se repaître de sel. Ce n'est pas le seul présent
que nous offre l'indulgente nature; elle nous
fait partager avec les habitans des pays mari-
times plusieurs espèces de poissons, qui, tous les
printemps, entrent de l'Océan dans nos rivières.
Croiriez-vous que l'alose, le saumon , le bareng,
i'esturgeon, la basse, viennent régulièrement
a 86 VOYAGE
déposer leur frai dans nos deux lacs ? Nos cri-
ques et nos ruisseaux sont remplis de truites
saumonnées^qui ont depuis lo jusqu'à 18 pouces
de longueur ; le plaisir de les prendre , à l'aide
des mouches artificielles que je sais faire, est
pour moi un délassement et une récréation dont
j'ai souvent besoin ».
<( J'ai déjà près de 1 00 acres de terres laboura-
bles enclos , dont une partie est couverte de fro-
ment, et l'autre de trèfle, qui font l'admiration
du pays : 72 de marais sont desséchés, défri-
chés ; une partie est sous la faulx , l'autre me sert
de pâturage : j'ai autant de bestiaux, de moutons
et de chevaux que je puis en faire hiverner».
«Les terres basses qui bordent ma petite rivière
sont d'une fécondité merveilleuse; j'en ai con-
sacré une partie à la culture du maïs, et l'autre
à celle du chanvre , pour chaque quintal duquel
le Gouvernement nous donne une piastre de
gratification. Nulle part ailleurs que sur ces
terres d'alluvion, on ne voit un pareil luxe de
végétation ; aussi ces rivages sont-ils devenus
mes délices. Leur sol est si meuble que la cul-
ture en est peu dispendieuse 3 nous n'avons à
lutter que contre la quantité et la force végéta-
tive des mauvaises herbes, dont les crues du
printemps apportent les graines. Si je ne plan-
tois pas mon maïs de cinq à six pieds de distance.
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 187
les tiges ne rapporter oient rien , tant les feuilles
et les branches occupent d^espace. Imaginez une
foret de jeunes palmiers , ou une plantation de
cannes de dix pieds de hauteur : on peut à peine
passer à travers à Fépoque de la formation des
épis )) .
(( Grâces à mes beaux chênes, à mes superbes
pins , et à mon moulin, ma maison est spacieuse
et commode. Mon jeune verger commence à
rapporter. Ah ! qu^il me tarde de le voir chargé
de pommes! Quant à celui de pêchers, il me
fournit du fruit en abondance , car rien ne prend
un plus prompt accroissement que ces arbres (4).
Une partie me donne Feau-de-vie dont j^ai be-
soin ; Fautre sert à engraisser mes cochons )).
(( Je me suis fait un petit système , que j^ai été
long-temps à mûrir , à dessein de régler invaria-
blement ma conduite : j^en ai extrait les prin-
cipes, que j^ai suspendus à la tête de mon lit^
pour les avoir fréquemment sous les yeux ; car
il est sage de se défier un peu de soi-même. Mes
trois familles Erses établies dans mon voisinage,
travaillent pour moi quand j'en ai besoin : j'ai le
bonheur de penser qu'elles me doivent celui dont
elles jouissent. Ces bonnes gens qui, élevés au
sein de leurs montagnes, n'avoient jamais connu
que l'avoine , et n'étoient pas , comme moi ,
gâtés par l'oisiveté et le luxe , sentent bien
3 88 VOYAGÉ
plus vivement Favantage de leur émigration ))•
(( Au lieu d'envoyer mes productions à Phila-
delphie par la Susquéhannah, je les vends aux
colons qui déjà commencent à s'établir dans les
cantons de Tyogo , de Bath et d'Ontario. Cet
avantage est réciproque ; car sans la facilité
d'acheter ici les provisions dont ils ont besoin ,
comment les feroient - ils venir de Skoharry ,
d'Albany , ou des plaines allemandes ? Voilà
comment un canton habité depuis six ans, con-
tribue aux progrès des défrichemens et à la po-
pulation des pays plus éloignés; voilà comment,
d'échelon en échelon, nous sommes parvenus
des bords de la mer aux rivages de l'Ontario ;
telle a été et sera la marche de notre colonisa-
tion , jusqu^à ce que nous soyons parvenus aux
dernières limites cultivables du territoire des
Etats-Unis (5) » .
(( On ne comptoit en 1785 que sept familles
dans ce qu'on appelle aujourd'hui le comté d'Ot-
zégo. Le hasard les avoit placées si loin les unes
des autres, qu'elles croyoient être seules, isolées
au sein de ces forêts. A Cherry-Valley, Albany,
Lunenbourg , on ne se doutoit pas que des hom-
mes qui n'étoient pas chasseurs, eussent été se
fixer à une aussi grande distance des frontières
habitées. Le chef d'une de ces familles étoit un
Anglais, anciennement capitaine dans le régi-
ÔANS LA HAUTE PENSYLVANÏlI. 189
iiientide **'^ ^ qui , dit-on , voulut se tuer lors-
qu'il sut qu'il devoit être réformé : sa femme ,
douée d'une grande force d'esprit, se rappelant
que dans sa jeunesse elle avoit vu faire des fro-
mages, conçut le projet d'aborder sur cette terre,
devenue depuis long-temps l'asyle des malheu--
reux. Après avoir déterminé son mari à vendre sa
demi-paie, son foible patrimoine, et ce qu'elle
possédoit, ils traversèrent l'Océan et débarquè-
rent à New- York : aidés de bons conseils, ils
achetèrent 5oo acres de terre, à raison de deux
shellings sterling l'acre (c'étoit avant l'indépen-
dance de ces Etats), et ils vinrent s'ensevelir
dans cette profonde solitude. On les avoit entiè*
rement oubliés, lorsque, quelques années après,
parurent au marché d'Albany des fromages d'une
forme et d'une qualité supérieures à ce qu'on y
avoit vu jusqu'alors. Tout le monde voulut avoir
des fromages de Turnicleaf. Imaginez quel a dû
être le bonheur de cette famille, de voir, après
tant d'années de solitude, arriver des hommes
dans leur voisinage, de nouveaux sentiers s'ou-
vrir, des chemins se faire par ordre du Gouver-
nement, des moulins s'élever, des artisans s'éta-
blir à la suite des cultivateurs; de se trouver
enfin environnés des^ secours de la société civi-
lisée, dont ils avoient été privés tant d'années.
Ce brave capitaine est aujourd'hui colonel de la
igo VOYAGE
milice, et Vnn des juges de la cour inférieur^r
Appréciez les progrès de la population et de Fin-*,
dustrie. Quelle distance entre le jour ou , de
désespoir, cet officier voulut se casser la téta en
Europe, et celui où, colonel en Amérique, il
compta sur son rôle 1,820 chefs de familles franc-
tenancières, toutes bien établies sur une surface
où il n^y avoit personne en 1778 » !
(( Nous ayons déjà plusieurs églises, un grand
nombre d^écoles , quelques auberges passables ,
et des ponts sur les principales rivières. Quant
à nos chemins, ils se sentiront long-temps de la
jeunesse de notre canton; mais tout est pro-^
gressif. Dix à douze familles aisées de New-York
sont venues ici former de beaux établissemens ;
leur industrie éclairée et leur aisance, ont déjà
opéré des prodiges. Les charmes de la société
commencent à embellir notre solitude et à adou-
cir nos travaux. Il n^y a point de distance qui
empêche que nous ne nous réunissions aux jours
convenus , sur-tout pendant l'hiver , sûrs d'y
trouver moins le plaisir que le bonheur.
Une branche de la poste nous apporte une fois
la semaine nos lettres et nos gazettes. Qu'elles
sont belles et utiles ces institutions sociales !
Comme elles lien t et unissent les hommes .'Comme
elles servent à entretenir Famitié, à encourager
le commerce , à propager les connoissances !
BANS LA T-ÏAUTl^ PENSYLVANIE. IQ!
Jamais je ne vois arriver le courrier, que je ne
ressente un mouvement de reconhoissance en-
. vers le Gouvernement qui nous a procuré cet
avantage avant le temps de notre maturité, et a
devancé nos espérances. Ali ! si comme moi vous
eussiez passé six ans de votre vie sans presque
pouvoir entendre parler de vos parens , de vos
amis 5 ainsi que de tout ce qui se passoit dans le
monde 5 comme moi vous en sauriez plus de gré
encore au Congrès, t\ue des belles loix com-
merciales qu^il a promulguées )).
(c Je possède en grande abondance tous les ob-
jets de première nécessité 5 laines, lin, grains,
bestiaux, beurre, fromages, lard, &c. Je vends
annuellement près de 55o boisseaux de bled ; de
Favoine , des pois , du maïs en proportion. Ainsi
vous voyez qu^avec de la bonne terre et de l'in-
dustrie on peut devenir aisé, opulent même ,
sans avoir beaucoup d'argent ; content par la
jouissance d'un ample nécessaire, sain par l'heu-
reuse nécessité d'être industrieux et actif)).
((J'ai pour voisin un ancien camarade , avec
lequel j'ai long-temps vécu à bord du même vais*
seau. Il vint ici , il y a trois ans , pour voir si je ne
me repentois pas d'avoir quitté le service, et ce
que c'étoit que mon nouvel établissement 5 en-
treprise dont en effet il est bien difficile, en Eu-
rope, d'avoir une juste idée. Il avoit les bois en
192 ^VOYAGE
horreur; la hauteur et la sombre majesté deë
arbres de nos forêts , au lieu d^exciter son admi-
ration , ne lui inspir oient que du dégoût et de
réloignement. Jamais nous n^allions nou5 y pro-
mener, sans que son imagination effrayée ne
crût voir, derrière chaque gros chêne ou chaque
pin , un indigène armé de son toméhawk j à
peine osoit-il faire un pas, dans la crainte de
marcher sur un serpent à sonnette )).
((En observant ce qu^il en coûte de travaux et
de soins pour nettoyer la terre et en obtenir des
moissons, il ne pouvoit concevoir que j^eusse
abandonné l'espérance de parvenir un jour dans
la marine (moi, disoit-il naïvement, qui étois
lils de lord) , pour devenir un laborieux colon ,
et m'ensevelir dans cette solitude : cependant il
rendoit justice au courage et à la persévérance
avec lesquels j'avois surmonté tant d'obstacles
et de dégoûts. Pendant long-temps il tâcha de
m'en gager à vendre mes terres et à retourner avec
lui en Europe j mais il ne me fallut ni éloquence
bien recherchée, ni raisonnemens bien subtils
pour lui faire sentir la nature et la force dev^
motifs qui m'avoient déterminé. Je lui démon-
trai quelles étoient les probabilités de mes espé-
rances, la stabilité de ma petite fortune, à Tabri
des revers, des guerres, des révolutions, ainsi
que de ces événemens imprévus qui arrivent si
DANS LA HAtJTE PENSYLVANIE. igS
souvent dans les sociétés anciennement formées.
Je comparai ensuite la douce et ample aisance
que mes travaux m'avoient déjà procurée, avec
la médiocrité de mes anciens moyens ; la liberté
et l'indépendance où je vivois, avec Passujétis-
sement de mon premier état ; l'importance ci^
vile, la considération dont je jouissois, avec la
nullité d^un homme perdu au milieu d^une so-
ciété trop nombreuse. Qu'étois-je en Ecosse, lui
dis-je, où j'occupois une place qui a été si aisé-^
ment remplie par un autre ? Quel bien pou-
vois-je y faire? Quelles pouvoient être mes
esDérances? J^y étois inutile, puisque je n'exis-^
îois que pour consommer. Ici, devenu membre
d^une société naissante, la propriété, les loix,
les circonstances locales, m'ont investi d'une
certaine prépondérance, m'ont donné un cer-
tain poids dans la balancé^ciale. Pour l'Etat ,
je suis un citoyen de plus qu'il n'en avoit avant
mon établissement 5 pour le comté d'Otségo, un
colon utile, qui défriche , laboure, et couvre de
semences une terre jusqu'alors improductive;
pour le commerce, je suis un consommateur
et un producteur assez considérable , puisque
j'ajoute annuellement à l'exportation de l'Etat
plus de 5oo boisseaux de grain ^ j'ai- droit d'élire
et d'être élu député au Corps législatif, ou an
Congrès de l'Union. Je ne vous parle pas dt^s
ig4 VOYAGE
charges munÎGipales du canton , qui ne peuvent
être occupées que par des francs - tenanciers.
Tout ceci, mon ami, lui disois-je, n'est point
le langage d'une puérile vanité, mais bien celui
de la raison* Indiquez-moi un pays où j pour
1 2,000 piastres, je pusse posséder 1,260 acres de
terres ( car vous savez que j'en ai donné 600 à
mes trois familles Erses pour quatre années de
travaux), franches et libres de toutes impo-
sitions , dans l'état d'amélioration où sont les
miennes, et cela sous l'influence des loix douces
et justes, dont la protection ne me coùteroitpar
an que six piastres pour les dépenses munici-
pales. En supposant que je vendisse cette plan-
tation pour 20,000 piastres, et que je plaçasse
cette somme en Europe, je vous le demande,
l'intérêt que j'en retirerois me feroit-il vivre
comme ici au sein de l'abondance , entouré de
gens qui me soient dévoués, de bestiaux, de
chevaux, de gi'anges pleines? Très-certaine-
ment non : et puis , qui me répondroit qu'un
incendie, des banqueroutes, la guerre, nem'en-
leveroient pas mes fonds » ?
(( Quant aux incon véniens dont vous me parlez,
tels que nos longs hivers, pendant lesquels nous
sommes obligés de consommer une partie des
profits de l'été, la nécessité d'enclore les champs,
le haut prix de la main d'oeuvre, les insectes qui
DANS LA HAUTE PENSYLVANIEi 19.'>
quelquefois nuisent à nos récoltes et nous in-
commodent , le manque de bons chemins, Féloi-
gnement des débouchés et des villes , les dis-
tances qu'il faut parcourir pour aller voir ses
amis et ses voisins, tous ces inconvéniens sont
rachetés par tant d'avantages , j'oserois même
dire par tant de jouissances essentielles, que,
daprès l'expérience de six années , je suis con-
vaincu que, pour un homme qui n'a rien ou très-
peu de chose, il est infiniment plus avantageux
d'être ici qu^en Ecosse. Tout marche autour de
moi avec une si grande rapidité ^ qu'avant dix
ans, les deux tiers de ces inconvéniens n^existe-
ront plus; nos terres seront nettoyées , la plupart
des souches, enlevées ou pourries j les chemins et
les ponts seront faits, et les insectes auront dis-
paru à mesure que se seront écoulées les eaux
de nos marais w^
a Telles sont les réflexions que l'expérience m'a
suggérées depuis que je suis ici. Je pourrois y en
ajouter encore bien d'autres, que tout homme
sensible ne doit guère oublier 5 je veux parler
des jouissances morales qui ont tant d'influence
sur l'esprit. Moi, je compte pour quelque chose
le bonheur de mé trouver à l'origine d'une so-
ciété nouvelle qui se forme à 1,000 lieues de
l'Europe, sous un climat à-peu-près semblable
et sur uîi sol fertile ; d'une société fondée sur les
2
igG VOYAGE
principes de législation les plus favorables et les
plus heureusement combinés pour exciter l'in-
dustrie, et pour assurer la liberté civile et reli-
gieuse des colons : je compte pour quelque chose
le bonheur de devenir une des premières tiges de
cette société, de voir des champs, des vergers
remplacer ces inutiles forêts; les marais fangeux
convertis en herbages j Fhonnête émigrant, jadis
le rebut des anciennes sociétés , devenu un colon
aisé, un citoyen respectable 5 le bonheur enfin de
contempler l'accroissement de ce vastepays, sous
les auspices d'un Gouvernement conservateur
de l'ordre et de la tranquillité. Ah ! mon ami ,
de combien d'autres nuances ne pourrois-je pas
enrichir ce foible tableau, si je ne craignois de
fatiguer vos oreilles européennes! Vous êtes plus
riche que moi ; consacrez une partie des fonds
que vous avez dans la banque à l'acquisition
d'une terre ; j'en connois une dans ce voisinage,
sur laquelle un colon ivrogne et paresseux vé-
gète depuis trois ans 5 je vous aiderai de mes
conseils, je vous communiquerai tout ce que
l'expérience m'a appris. Mon moulin à scie, ce
fidèle et obéissant serviteur , fera pour vous
tout ce que vous lui ordonnerez. Si jamais il
arrivoit que vous vous repentissiez de cette
acquisition, dites-le-moi, je vous rendrai vo»
DANS liA HAUTE PENSYLVANIE. I97
avances, je vous paierai vos améliorations et
prendrai votre terre » .
(c Mais non : vous ne tarderez pas à sentir ce
genre d^amour- propre et d'orgueil que nous
inspirent la propriété et la culture de nos pro-
pres champs, sur -tout dans un pays comme
celui-ci, où les trois quarts des hommes sont
cultivateurs , et où Ton ne connoît ni dignités
ecclésiastiques, ni castes particulières. Tout mi-
litaire que vous êtes , les travaux , les améliora-
tions que vous ferez faire, seront pour vous une
jouissance aussi délicieuse que nouvelle : l'hom-
me honnête et sensible aime, quand il le peut, à
créer , à faire naître , et il se plaît ensuite à con-
templer l'ouvrage de ses mains )) .
(( Fondez, comme moi , vos espérances de repos
et d'indépendance future sur la propriété que je
vous propose, et qui, croyez-moi, est suscep-
tible de devenir , avec le temps , aussi agréable
qu'utile. L'île qui en dépend suffiroit pour vous
enrichir par la culture du chanvre. Votre place
à bord sera bientôt occupée, comme la mienne
l'a été. Lorsque les forêts voisines vous appar-
tiendront, vous verrez que leur vénérable obs-
curité vous révoltera moins , et bientôt vous
apprendrez à respecter, comme je le fais, un
pin gigantesque, un chêne majestueux; vous
ne tarderez pas à les considérer comme un des
iqB voyage
plus beaux présens que la nature nous ait
faits )) .
«Jugez de mon étonnement, et du plaisir que
je ressentis, lorsque, quelques jours après cette
conversation , il parut désirer de voir cette terre
dont je lui avois parlé. Il fut enchanté de sa
situation sur les bords de notre jolie rivière , et
sur-tout de Pile, qui, seule, est un trésor par la
richesse de son sol. Il en lit Facquisition. Depuis
cette époque, mon ami est devenu aussi actif,
aussi intelligent que moi. Tout ce que j 'avois
prévu est arrivé ; il a construit une maison élé-
gante et peinte avec goût 5 il a une petite biblio
thèque ; la chasse et la pèche Famusent et Foc-
cupent 5 sa goélette de cèdre est devenue le
Commodore du lac, et jamais vaisseau de 118
canons n'a été plus admiré. On ne peut lui faire
plus de plaisir que de lui demander à naviguer
sous sa conduite. Il a fait venir plusieurs familles
Erses, industrieuses et honnêtes, de la partie de
FEcosse qu'il habitoit. Ce n'est plus le même
homme : vous le verrez ce soir , et vous ne pour-
rez jamais croire qu'il ait été un de ces fana-
tiques Ecossais, qui n'imaginent pas qu'au-
delà des limites de la Grande - Bretagne , il
puisse y avoir quelque chose de beau ou' de
bon » .
a Enfin, j'ai le bonheur d'avoir pour voisin mon
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. I99
ancien camarade , devenu mon intime ami , ac-
quisition bien précieuse dans tous les lieux,
mais sur-tout dans les bois. — - Nous vieillirons
ensemble, nous disons-nous souvent, nous nous
entr'aiderons constamment dans nos récoltes et
dans nos fenaisons. Veuille la nature nous don-
ner la santé et des saisons propices 5 voilà tout
ce que nous lui demandons».
(( Cependant il manque encore quelque chose
à mon bonheur, je le sens de plus en plus. Je suis
fatigué et presque honteux de travailler pour
moi seul y y ai besoin de partager le fruit de mes
travaux et de mes soins avec un être bon et sen-
sible , qui les adoucisse par sa présence, qui
embellisse mon habitation , qui en remplisse le
vide, ainsi que celui qui , de temps en temps, se
fait sentir dans mon cœur. Quand , après la
récolte, je considère mes moulons de foin bien
arrangés dans mes prairies, ma grange pleine
de grain y quand , le soir, je vois rentrer mes bes-
tiaux et mes moutons sous les hangards 3 c^est
alors que je désire d^être uni à une personne qui
loueroit mon industrie et approuveroit mes pro-
jets. Vous voyez que c^est d^une femme dont je
veux parler ; mais je voudrois qu'elle fût telle
que je me la représente en imagination; labo-
rieuse, douce, sensible et féconde, telle qu'it
est nécessaire qu'elle le soit pour assurer la pros-
200 VOYAGE
périté d'une famille de cultivateurs : je voudroîs
qu'elle unît la douceur à la raison , la propreté
à une grande connoissance du ménage ; qu'elle
sut diriger et conduire la filature du lin, de la
laine e! du coton destinés à vêtir et à procurer
le linge nécessaire à la famille ^ car, malheur à
l'homme qui compte plus sur les étoffes de l'Eu-
rope que sur la laine de ses moutons. îl faut que
la femme inspecte les teintures , qu'elle con-
noisse tout ce qui a rapport à la manipulation
du beurre et des fromages , aux coutures et aux
réparations nécessaires à l'entretien de la mai-
son, département très -étendu dans un pays
comme celui-ci , où il faut que presque tout se
fasse dans celle du colon. Je voudrois que son
esprit fut un peu cultivé , pour qu'elle pût re-
cueillir avec moi le fruit de la lecture des bons
livres, dont j'ai fait, comme vous voye^, une
assez ample provision ».
ce Je suis difficile, et voilà pourquoi je ne me
presse pas : j'en cherche une semblable pour
mon voisin et ancien camarade. Si le ciel nous
est favorable, alors nous sortirons moins de nos
maisons, puisque nous y aurons amené le bon-
heur; nous trouverons dans la réunion de nos
familles tout ce qui sera nécessaire pour nous
délasser de nos travaux , animer notre industrie,
ft
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 5201
épanouir nos coeurs , sur-tout lorsque nous se-
rons devenus pères ».
Ici il paroît y avoir une grande lacune de temps,
ou plusieurs chapitres perdus.
202 V O Y A G i^
CHAPITRE XIV.
New- York, le 25 >uin 1791.
liE fort George, construit en 1670 à l'extrémité
occidentale de Tîle sur laquelle la ville de New-
York est bâtie, parut devenir inutile , au moyen
des batteries croisées qui alloient être élevées
sur rîle du Gouverneur et sur les rivages du
détroit (Narrows) (1), et qui seront suffisantes
pour couvrir la ville du côté de la mer. En con-
séquence il fut résolu de construire sur ce beau
site un palais destiné à loger le Gouverneur : en
fouillant dans une des casemates de ce fort, les
ouvriers découvrirent plusieurs espèces de nion-
noies, et quelques épitaplies élégamment gra-
vées, qui furent portées chez le maire de la
ville : mais au lieu d'ordonner qu'on les déposât
à la bibliothèque publique, il permit à ceux qui
les avoient trouvées d'en faire ce qu'ils vou-
droient.
Pour réparer une inattention aussi impardon-
nable, suivant l'opinion de M. Herman, celui-ci
les acheta beaucoup au-dessus de leur valeur, et
en fit présent aux Directeurs de cette même bi-
bliothèque. — (( Quels motifs , lui dis- je , ont pu
vous déterminer à payer si cher des objets qui
DANS LA HAUTE PENSYLYANIE. '200
me paroissent si peu intéressans? — Leur anti-
quité, me réponclit-i]. — Si c'étoient des mé-
dailles grecques ou romaines , votre empresse-
ment seroit fondé ; mais quelques couronnes des
deux Charles , des monnoies bataves , russes ,
norwégiennes ou courlandaises, et deux ou trois
épitaphes d'anciens Gouverneurs de cette Colo-
nie, je ne vois rien dans tout cela qui puisse'
justifier le sacrifice que vous venez de faire, ou
même exciter votre curiosité. Ces pièces ne sont
pas encore assez anciennes pour être environ-
nées de ce prestige qui les rendroit intéressantes
k vos yeux , elles n'ont point encore reçu des
siècles cette consécration qui inspire un respect
involontaire. — C'est cependant, répliqua-t~il,
ce que l'on peut trouver de plus ancien dans un
pays aussi nouveau. — Si jamais vous passez les
Allèghénis , vous verrez des fortifications en
terre bien autrement respectables , puisqu'elles
ont survécu aux nations par qui elles furent
élevées, et que la tradition est muette à leur
sujet, même parmi les indigènes )).
ce Ce goût, continuai-je, est-il naturel , ouïe
fruit de votre éducation? — Je vis le jour, ré-
pondit-il , non loin d'un ancien château dont
l'origine remonte peut-être au temps des Croi-
sades, et dont la crédule superstition s'est em-
parée depuis qu'il cessa d'être habité : delà les
i204 V O Y A O K
fables, les apparitions elles contes, dont le récit
alluma ma curiosité , excita les premiers efforts
de mon imagination adolescente, et, oserai-je
même le dire, les premiers essais de ma plume )).
« Tout ce qui a survécu à la puissance destruc-
tive du temps et des hommes , attire , fixe , je ne
sais pourquoi , les regards de ma pensée : plus
j^en crois Forigine éloignée et incertaine, plus
il me paroît intéressant. J'aime à m'occuper du
passé, cette mer de souvenirs historiques, comme
on aime à contempler Fétendue d'un vaste ho-
rizon après être parvenu au haut d'une mon-
tagne, comme on aime à entendre le récit des
voyageurs qui arrivent de pays lointains. L^idée
des grandes distances , de Féloignement , de l'im-
mensité , exalte mes foihles facultés , et prête des
ailes à la méditation. Voilà pourquoi, de toutes
les planètesjc'est celle deHerschell, accompagnée
de sa nombreuse cohorte de satellites (2) , vers
laquelle j'ai le plus souvent tourné mon téles-
cope. Qui auroit pu prédire, il y a quelques
siècles, qu^à l'aide de ce merveilleux instrument,
l'intelligence humaine porteroit ses regards jus-
qu'aux dernières limites de notre univers » ?
«En considérant ce qui reste encore des vieux
édifices échappés aux ravages de la destruction ,
il me semble voir les hommes dont ils ont été les
contemporains , tels qu'ils étoient alors , envi-
BANS LA HAUTE PENS YLVANÎi:. 2o5
ronnés de préjugés , mus par des opinions si dif-
férentes des nôtres ; et je me crois de retour dans
mon cabinet, arrivant d'un pays très-éloigné.
Comment être insensible à la vue de ces respec-
tables ruines couvertes de ronces et d'herbes
stériles, restes de monumens qui exigèrent tant
de travaux , avant de former un grand et vaste
ensemble? En traversant ces lieux, aujourd'hui
solitaires et abandonnés, on est involontaire-
ment assailli d'une foule de souvenirs, ainsi que
du besoin de satisfaire sa curiosité)).
« Mais peut-être considérez-vous tout ceci
comme l'effet de l'égarement ou des illusions
d'une tête jeune encore )).
(( Vous n'êtes pas la première personne , lui
dis-je , chez qui j'aie observé ce respect pour les
anciens monumens, les ruines et les tombeaux.
Sans être amateur, je conçois combien l'obscu-
rité intermédiaire de plusieurs siècles doit con-
tribuer à exciter l'intérêt et la discussion. Sem-
blable à ces paysages qu'offrent aus^ yeux de
l'imagination des montagnes vues à travers l'at-
mosphère, et dont on ne peut approcher, la
contemplation de ces débris doit inspirer des
idées mélancoliques et touchantes , en reportant
l'esprit à des époques de désastres , de guerres et
de révolutions : ce sont les traces du passage des
générations qui nous ont précédés, la chaîne qui
l>o6 V O Y A d^ E
lie le passé nébuleux au présent fugitif, et liera
ce dernier à Favenir. Au lieu donc d^accélérer la
ruine de ces débris , on devroit en considérer la
destruction comme un sacrilège , et la conserva-
tion comme un acte religieux ));
« Les amateurs de la douteuse antiquité, coii-
tinuai-je , ne trouveront pas dans les recherches
qu'ils feront ici un jour ^ les mêmes causes de
discussion, d'intérêt, ni d'instruction, qu'of-
frent les anciens monumens de l'Europe et de
l'Asie. La fondation de ces colonies, celle des
villes , les progrès de ce peuple nouveau , les
événemens qui rempliront les pages de son his-
toire , éclairées du flambeau des sciences et de
l'imprimerie, ne seront jamais obscurcis par les
nuages de l'ignorance, ni falsifiés par les erreurs
de la tradition. Ce pays ne sera jamais celui des
ténèbres ni des fables )î .
«Mais puisque vous aimez tant l'antiquité^
pourquoi n'avez-vous pas dirigé vos pas vers
l'Asie mineure, la Grèce ou l'Italie, au lieii de
venir voir un pays qui n'a pas encore deux siè-*
clés d'existence? — Je suis jeune ^ me répon-
dit-il; j'ai voulu d'abord parcourir un continent
dont l'émancipation m'a si vivement intéressé j
j'ai voulu voir quelle étoit la marche et l'orga-
nisation première de ces petites peuplades qui
vont annuellement fonder de nouvelles sociétés
t)ANS LA HAUTE P ENS YLTANÎK* 207
dans la profondear des forêts, observer leurs
progrès et leur industrie, découvrir par quels
moyens le crédit et la confiance étendent leur
salutaire influence, depuis les villes maritimes
jusqu'aux cantons les plus éloignés, et y encou-
ragent les défrichemens et les entreprises ; ap-
profondir, étudier les principes de leur écono-
mie civile, le code des loix, les formes de Fad-
ministration , qui unit les parties si divisées de
ce grand ensemble, et encourage et protège tant
de travaux et d'activité. Le résultat de toutes
ces observations formera le devant de mon grand
tableau 5 j e réserve le fond pour l'antique Egypte ,
les aqueducs de l'ancienne Mésopotamie, les
ruines de Balbec et de Palmyre, enfin pour la
terre classique de la belle et fertile Ausonie )).
«Votre projet est vaste, repris-je, et bien
digne d'une tête aussi jeune et aussi ardente que
la votre 5 mais je crains que les orages dont l'Eu-
rope est menacée, ne vous permettent pas de
l'accomplir».
«Eh bien! me dit-il, je m'en consolerai en
restant quelques années de plus sur ce Continent.
Après avoir visité les Etats maritimes , je passe-
rai les Allèghénis , et parcourrai à loisir ce
nouveau théâtre (3), sur lequel l'industrie et
l'audace ont déjà fait tant de choses étonnantes.
L'établissement, les progrès rapides de ces jeunes
2o8 V O Y A C tî
colonies situées sur un sol aussi fertile , et sou$
un climat aussi doux et tempéré , sont un des
objets de mes plus séduisantes contemplations.
L'espoir de descendre FOhio, si justement nom-
mé la belle rivière, pendant Fespace de SgG
lieues ; celui de voir en passant ce que font sur
ses beaux rivages les nouveaux colons du Mus-
kinglium , de Indiana (4), de Limestone (5) , du
grand Kanhawa (6), de Gallopolis (7), du Scio-
to (8)5 du Ménéamy , du Rentukey (9)^ et de plu- ,
sieurs autres établissemens récemment formés
sur le côté sud-ouest et nord-ouest, me charme et
me transporte de plaisir. De l'embouchure de ce
beau fleuve , je descendrai le majestueux Missis-
sipi jusqu'à la Nouvelle-Orléans, l'espace de 277
lieues, et même jusqu'aux dernières balises de
son immense Delta , 70 lieues plus bas. Après
avoir admiré les riches et superbes forets de
magnolias, de cyprès, de sycomores dont ses
rivages sont ornés , et avoir observé la culture
et le commerce de la basse Louisiane, je le re-
monterai dans un des grands bateaux qui par-
tent tous les ans pour les pays des ïllinois, situés
à 4oo lieues de la mer, et même, si j'en trouve
l'occasion, je parviendrai jusqu'au lac Pep-
pin (10), et à la cataracte Saint-Antoine, située
à 566 lieues de la n;ier. J'irai passer quelque
temps parmi les Nadooasses et lesPadookas(i i ),
DANS LA HAUTE i^ENSTLVANIE. 209
qui chassent à cheval dans les vastes plaines
qu'arrosent le Wadappa-Ménésoter et les diffé-
rentes branches du Missoury (1:2) , nations re-
nommées pour leur hospitalité et pour la dou-
ceur de leurs moeurs. De retour chez les Illinois,
en remontant la rivière du même nom l'es-
pace de 100 lieues, j'arriverai à Chikago sur le.
lac Michigan (i3), d'où les vaisseaux du com-
merce me porteront à Michillimakinac (i4} ,
situé dans le voisinage de cette vaste mer Médi-
terranée, plus grande que l'Euxin (i5j. De-là, je
pourrai facilement visiter les différons villages
Outaw^as sur les bords du lac Huron (16), dont
quelques chefs me conduiront dans leurs canots
jusqu'au dé1roit(i 7). Je m'y embarquerai sur un
des vaisseaux de cette ville chargés de pelleteries,
allant au fort Erié , dans le voisinage de la
grande cataracte de Niagara , en traversant les
lacs Saint-Clair (Otsikéta) et Erié* Voilà de
quoi employer quelques années».
<cCe projet, lui dis-je, annonce une espé-
rance de longévité qui caractérise bien la jeu-
nesse : les distances ne vous effraient pas. — Je
connois deux personnes qui l'ont exécuté dans
un peu moins de trois ans , en y comprenant
leurs longs séjours et deux hivernages, et cela
sans avoir rencontré qu'un seul obstacle , le
petit portage de Chikago, et pas un ennemi.
ï. o
210 VOYAGE
D'après leurs journaux , ils ont parcouru 2574
lieues dans l'intérieur du continent. Quelle
autre partie du globe o€re à la curiosité et à l'in-
dustrie humaine des rivières plus douces , des
communications plus faciles , et un sol plus fer-
tile sous des climats plus tempérés ? Cette im-
mense région , dont une partie consiste en prai-
ries naturelles ou savannes, deviendra un jour
la gloire de cet hémisphère » .
ce D'après cq que vous m'avez dit , continuai-
je, ilparoît que votre imagination , enflammée
par le récit d'aventures romanesques, de contes
fabuleux , ainsi que par la vue des ruines impo-
santes du château de **% a senti de banne heure
le besoin de décrire et de peindre. Sachant que
dans les premiers essais d'un talent naturel , on
apperçoit souvent des traits qui égalent la per-
fection de l'art , dites-moi , y auroit-il de l'in-
discrétion à exiger de votre amitié la lecture de
quelques-uns de ces morceaux » ?
c( Je vous lirai volontiers, me dit-il, l'esquisse
que j'en fis sur les lieux il y a quatre ans, pen-
dant mon dernier séjour dans ce pays^ car de-
puis cette époque, ma famille habite le nord de
l'Allemagne : mais, comme vous allez voir, c'est
une plante venue d'elle-même , sans le secours
de l'art ni l'assistance de la culture )). — Il me
lut ce qï:i suit :
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 211
(( J^aime à contempler ces anciens temples
consacrés à la religion, dont l'architecture svelte
et aérienne est si belle et si imposante. Frappé
de la mystérieuse obscurité et du silence solennel
qui y régnent, j'élève mes pensées vers cet Etre
incompréhensible, auteur de la nature et delà
vie , et je vais méditer auprès des tombeaux
placés sous leurs sombres voûtes dont les épi-
taphes , ces voix aifoiblies des siècles passés ,
parlent encore si éloquemment. Que de lauriers
flétris ! que d'honneurs et de noms oubliés !
J'aime à examiner ce qui reste encore de ces
tours, du haut desquelles on découvroit jadis la
marche et l'approche de l'ennemi j les débris de
ces ponts si uliles que les ravages de la guerre et
du temps ont renversés j les ruines de ces anti-
ques donjons, de ces lourds châteaux que la
puissance féodale éleva sur les bords des préci-
pices ou des rivières. J'aime à consulter ces té-
moins irrécusables de la fragilité et de l'instabi-
lité des choses humaines. Mon esprit ne pouvant
rien appercevoir à travers l'impénétrable obscu-
rité de l'avenir, s'élance en arrière dans ces
espaces intéressans que nos ancêtres ont par-
courus ; et tout- à-coup, comme si j'étois trans-
porté sur la cime d'un promontoire, il me semble
découvrir un nouvel horizon , de nouveaux ob-
jets long-temps cachés , obscurcis par les nuages
2
âl2 V O Y A G 12
de l'oubli et de Féloigiiement. Comme les vaguesî
d\in fleuve rapide, qui, sans cesse, se succèdent
et s'écoulent , je vois , dans ces excursions rétro-
grades, les générations, les loix , les événement
et les opinions se renouveler sans cesse , et chaque
siècle porter une empreinte différente. Parmi
tant d'époques plus ou moins intéressantes ou
célèbres, je distingue avec la plus vive recon-'
noissance celle où quelques-uns de mes compa-
triotes trouvèrent le secret de fondre les lettres 5
invention sublime, art merveilleux, inconnu
aux nations les plus éclairées de Pantiquité, art
auquel l'homme doit plus qu'il ne l'imagine, et
qu'il est inconcevable que l'art plus sublime
encore de l'écriture n^ait pas fait naître plutôt.
Des milliers de siècles se sont écoulés entre ces
deux époques à jamais mémorables )).
c( A Fombre d'un des plus grands châtaigniers
du pays, jadis planté au milieu d'un ancien
cimetière, environné des décombres d'une cha-
pelle que la piété avoit élevée sur le sommet
applani d'un tertre, j'admire les vastes et véné-
rables ruines du château de ***. A la vue de
tant d'efforts et de travaux , je pense aux motifs
qui déterminèrent les hommes puissans de ces
temps passés à élever des masses aussi énormes
et aussi dispendieuses, pour en faire des arsenaux
et des boulevards de la guerre. Quels dévoient
BANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 2l5
être alors l'état de la société, le sort des hommes,
lorsque le joug de la servitude s'appesantissoit
sur leurs têtes ? Quel devoit être celui de Fagri—
culture, de l'industrie, du commerce et des arts,
lorsque tout étoit soumis à l'empire de la yio-
lence, et que les nuages de l'ignorance cou-
vr oient la surface de la terre? Lorsque les loix
protectrices étoient inconnues et les gouverne-
mens sans énergie, les hommes n'étoient donc
qu^un vil troupeau , dont les chefs prodiguoient
le sang dans les querelles toujours renaissantes
de leur ambition et de leurs jalousies » ?
({ Mais bientôt fatigué de cette triste revue du
passé, j'embrasse d'un seul coup-d'oeil,, d'une
seule pensée ce vaste ensemble de grandeur go-
thique dont je ne suis qu'à 200 toises, et je cher-
che à en étudier les différentes parties. Comment
représenter dans un même cadre ces points de
vue si divers , ces édifices détachés , quoique
réunis par la perspective , et ces masses fières et
riches encore par leur élévation et la hardiesse
de leur structure, ainsi que par leur immuable
solidité? Où placer ces antiques murailles, ces
lourds et épais donjons, ces rempa,rts crénelés,
qui, dans leur état de décadence, semblent en-
core peser sur la terre ? Comment peindre , sans
l'aide du. dessin, ces tours saillantes, élevées de
distance en distance, dont une partie des cou-
2l4 VOYAGE
ronnemens a cédé aux efforts du temps, et ces
flèches aériennes qui , depuis tant de siècles, ré-
sistent à la violence des tempêtes et ont affronté
tant d^orages, et ces remparts sourcilleux qui ,
de la crête des rochers , déclinent vers les bas-
fonds , et fidèles aux inégalités du terrein, repa-
roissent encore au-delà des hauteurs voisines ?
Comment indiquer ce qui reste de tant d'autres
structures, de ces accessoires déliés qui attestent
le génie et la hardiesse des anciens architectes ,
de ces piles angulaires dont chaque assise est un
énorme bloc , de ces arcs-boutans dont la résis-
tance et la force , qui sembloient devoir être éter-°
nelles, ont en partie succombé sous le poids
irrésistible des siècles )) ?
(( Les couleurs du peintre le plus habile pour-
roient à peine répandre sur cette foule d'objets
les lumières et les teintes qu^ils exigent, indi-
quer ces reflets si variés , ces ombres contras-
tantes produites par les saillies plus ou moins
grandes des renforts cintrés , qui , de la base ,
s'élèvent jusqu'aux entablemens. Comment, sans
ce secours, peindre l'effet magique produit par
la lumière d'un beau jour , lorsque les rayons du
soleil inondent de leur splendeur tant de sur-
faces arrondies , planes ou quarrées , placées à
des distances si différentes de l'observateur?
Comment décrire l'effet que produisent sur l'es-
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 2l5
prit ces images de grandeur passée, ces traces si
diverses de dégradation et de ruine » ?
(( Quelquefois mes yeux, fatigués de ce long
examen , se reposent avec délices sur ces buis-
sons, enfans de la nature et du hasard, qui
croissent au milieu des crevasses et des décom-
bres 5 sur ces arbres dont les racines se sont em-
parées du. mortier des assises devenu sol végétal,
et dont les têtes verdoyantes ombragent les cor-
niches et décorent les parties les plus élevées ,
ainsi que sur ces lierres éternels , dont les robes
épaisses et les branches nerveuses voilent les
surfaces lézardées , et soutiennent la décadence
de ces antiques structures )>.
« Mais faute de dates gravées sur la clef des
voûtes ou sur l'architecture des frontons, l'épo-
que de la construction de ce château est incon-
nue. On est étonné que le désir si naturel d'en
transmettre la connoissance à la postérité , que
la vanité , ce sentiment de tous les temps , n'ait
pas inspiré à ces anciens barons le désir de con-
sacrer par quelqu'inscription la fondation d'édi-
fices, auxquels ils vouloient donner la solidité
des rochers sur lesquels ils les avoient élevés :
mais dans les siècles de ténèbres et de barbarie
qui précédèrent et suivirent les Croisades, on
connoissoit l'art d'élever des remparts , et celui
d'écrire étoit ignoré )) .
2l6 VOYAGE
(( A peine entré dans la première cour , je fus
frappé d'étonnement et saisi du frisson de Tef-
froi , en considérant ce vaste domaine de la dé~
solation et de la mort , ces débris épars sur pres-
que toute la surface de cette solitaire enceinte ,
en marchant sur les herbes , les lierres , les
ronces qui ne croissent qu^au milieu des ruines.
Quelques-uns de ces édifices , entièrement ren-
yersésj encombrent tout Fespace qu'ils occu-
poient ; il est impossible d'en approcher. Les
autres ne paroissent avoir résisté aux efforts du
temps , à l'impulsion des vents , que par leur
poids et leur aplomb. Ici on voit des toits affais-
sés j dont les chevrons vermoulus et les fers con-
sumés par la rouille , annoncent l'antiquité et la
décadence : là , des masses isolées, inébranlables
sur leurs bases , qui , comme des pyramides ,
paroissent devoir être éternelles : plus loin, des
pans de murs , dans lesquels on distingue encora
des plinthes surbaissées et des jambages chance-
lans. On ne marche que sur des débris sous
mille formes différentes : c'est un vaste réper-
toire , dont chaque page atteste le ravage des
hommes et du temps ».
a J'évoquai l'ombre des anciens maîtres de ces
lieux, et j'osai leur demander quels moyens ils
employèrent pour transporter d'aussi grandes
masses y et comment , sous un climat aussi va-
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 217
tiable, ils purent imprimer à quelques parties
de ces structures une aussi longue durée : pour-
quoi, en élevant leurs demeures au milieu de
ces remparts sourcilleux , ils en avoient exclu
la lumière du soleil? Pourquoi n'avoient-ils pas
connu et senti le plaisir de planter et de voir
croître des arbres , ni celui de cultiver des jar-
dins ? Pourquoi leur puissance étoit-elle deve-
nue le fléau des paisibles cultivateurs, ces hum-
bles artisans de l'abondance et des véritables
richesses ? — Mais l'arrivée subite du concierge
ayant interrompu ces méditations, je le suivis.
11 avoit 87 ans, et étoit la seule personne qui
habitât cette lugubre demeure : son grand âge ,
ses cheveux blancs , son antique et vénérable
figure, son maintien, tout me parut être ana-
logue aux tristes et solitaires fonctions dont il
étoit chargé)).
(( Jadis , me dit-il , ces lieux étoient animés
par le bruit et le mouvement de la vie , et le
tumulte d'une nombreuse garnison, ainsi que
par la présence de nos anciens maîtres. Quelle
difTérence aujourd'hui ! cette vaste enceinte n'esfe
plus qu'une solitude , au milieu de laquelle sou-
vent je m'égare , quand je quitte mes sentiers
ordinaires. Le silence du néant, la stérile nudité
du désert , l'inactivité et les ombres de la mort
ont remplacé le retentissement des armes, la
2lS T O Y A G E
voix des chefs , les chansons de la gaîté et les
hymnes de la religion. Il ne reste plus de vivant
des temps anciens, que quelques échos qui se
sont réfugiés sur le haut des tours et des rem-
parts, et rarement même parlent- ils aujour-
d'hui ».
« Cet emplacement sur la droite , lui deman-
dai-je , dont ^intérieur est couvert de fragmens
cintrés, de pierres ciselées, de moulures gothi-
ques, quel en étoit Fusage? — Je l'ignore, ré-
pondit-il. — Et ce bloc informe de maçonnerie,
si large et si élevé, d'où naissent trois voussures
élégantes et légères, qu'est devenue sa partie
correspondante?— Mon grand-père, qui de-
meuroit ici il y a 1 56 ans, ne le savoit pas. — Et
cette base circulaire fondée sur ce rocher? —
C'étoit la tour des Signaux. — Et cet édifice,
dont il ne reste plus que quelques piliers can-
nelés et peints? — C'étoit Péglise du château,
sous les voûtes de laquelle, avant l'irruption des
fanatiques de Munster, reposoient les cendres
de neuf générations des ^^'^, nos anciens maî-
tres. Pendant plusieurs siècles on y récita des
prières , on y brûla de l'encens , on y célébra les
mystères : aujourd'hui, comme vous voyez, le
temple, l'autel, les prêtres et leur religion ont
disparu ; c'est le repaire de toutes les chouettes
du pays ». —
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 219
f( Un large fossé séparoit cette première cour
de la cour intérieure , dont l'entrée étoit défen-
due par un pont-levis jadis placé contre un
énorme béfroi : mais depuis des siècles le pont
n'existe plus 5 les fossés sont en partie comblés
par la chute des remparts voisins , ainsi que par
les saules touffus qui en occupent presque toute
rétendue. Les surfaces de ce béfroi sont héris-
sées de saxifrages , dont les graines , portées par
•les vents, s'attachent aux moindres intervalles,
car rien n'échappe à la fécondité de la nature :
leurs tiges vagabondes croissent jusqu'au milieu
des bas-reliefs, des armes et des trophées qui en
formoient l'immense couronnement, et dont il
reste encore quelques vestiges. Ainsi que dans
la première cour, je ne vis autour de moi que
des débris accumulés ou des ruines tremblantes,
au milieu desquelles, comme dans le passage
des Alpes durant la saison des neiges , il étoit
défendu de parler : l'haleine de la brise pouvoit
renverser des pierres jadis solidement assises, et
qui pendant tant d'années avoient résisté à la
violence des vents. De toutes parts j'étois envi-
ronné de décombres et d'objets menaçans : sur
la droite, je voyois des saillies vacillantes qui
avoient perdu leurs soubassemens j sur la gau-
che, des consoles, des entablemens qui sem-
bloient n'attendre que le passage de quelques
220 VOYAGE
hivers, de quelques jours peut-être, pour se
détacher des masses 5 plus loin , des entre-cré-
neaux penchés , qui ne dévoient leur précaire
existence qu'aux branches vivaces et nerveuses
du lierre».
c( Du milieu des ruines de cette seconde en-,
ceinte , j'apperçus plusieurs de ces guérites ,
qu'on osa ériger sur trois pierres d'une énorme
saillie : telle est la hauteur des tours dont elles
sont les apanages , qu'on les çroiroit suspendues
dans les, airs ! Malgré l'effet des vents, des pluies,
des gelées , et la puissance dévastatrice du
temps, elles existent encore dans leur entier;
mais depuis que la destruction des escaliers qui
y conduisoient les a rendues inaccessibles aux
hommes, elles servent de retraites aux oiseaux
de la nuit; des troupes de corneilles en occupent
les cimes les plus élevées , ainsi que les trous et
les cavités dont les vents et les pluies ont détaché
quelques parties : à peine un nouveau vide est-il
formé, qu'une nouvelle famille s'en empare;
sans cesse elles volent, s'agitent, planent gra-
cieusement dans les environs, où, loin du plomb
meurtrier des hommes, elles jouissent du bon-
heur et de la liberté )).
(( C'est ici que le lierre , à-la-fois le protecteur
et le tyran des vieux édifices , règne et domine :
ami exclusif des lieux ombragés et solitaires, il
BANS LA ÏÎAtJtE PÊNâYLVANlE. Û^i
croît loin des rayons du soleil , au sein des bois
ïes plus sombres, sous les décombres les plus
épais comme au milieu des ruines les plus
arides : ainsi que l'if lugubre et le cyprès funè-
bre, compagnons de la mort, on le voit dans les
cimetières , dont il tapisse les anciennes et véné-
rables clôtures ; tantôt ses rameaux tortueux et
flexibles cachent les^épitaplies oubliées, tantôt
ils environnent depuis la base jusqu'au sommet
ces antiques croix ou ces pierres agrestes, que
les mains de Findigence consacrèrent à la mé-
moire d'un parent, d'un ami. Tout ce qui com-
mence à se perdre dans l'éloignement de l'oubli ,
tout ce que le hasard ou l'intention ont éloigné
-de là vue ou des mains destructives de l'homme,
le portail mutilé, dont quelques légendes attes-
tent encore la gothique structure, ces roses ellip-
tiques, chefs-d'oeuvres du douzième siècle, ces
piliers chancelans que surchargent encore quel-
ques fragraens cintrés, ainsi que les masures du
pauvre, toutes ces surfaces deviennent son do-
maine exclusif )).
<c De poids des années a-t-il détruit le toit
d'un édifice, ébranlé les appuis d'un comble,
écrasé la n aissan ce d' une voûte ? 3o udain le lierre
paroît au milieu des ruines, les parcourt sur
tous les sens , et les serre de tous ses liens ; bien-
tôt ses branches, parvenues jusqu'au pied des
S22 VOYAGE
murailles, s'élèvent et s'y attachent. Quelques
crevasses, le vide d^me croisée se présentent -ils
sur leur passage? Elles s'en emparent, y crois-
sent avec rapidité, jusqu'à ce que leurs flexibles
extrémités, dirigées par le vent ou par le hasard ,
s'accrochent aux parois extérieures j alors, sou-
tenues par l'appui de ces nouveaux échelons,
elles reprennent une direction verticale, et par-
viennent ainsi, d'étages en étages, jusqu'aux
corniches et aux surhaussemens , qu'elles cou-
vrent de leur sombre verdure )) .
ccLorsqu'en fouillant dans les fondations des
anciens édifices, on observe jusqu'à quel degré
de grosseur les racines tortueuses et dures du
lierre sont parvenues, il est impossible de n'être
pas frappé du grand nombre d'années qu'ont dû
exiger des accroissemens aussi lents, et de ne pas
êtrepersuadé que lalongévité de cet arbre est peut-
être égale à celle du chêne j et comme si l'énorme
diamètre de ses souches n'attestoit pas encore
assez évidemment leur âge, la nature les couvre
des crins de la vieillesse et d'une mousse parti-
culière 5 car, dans son inépuisable laboratoire,
elle en a formé pour toutes les substances expo-
sées à l'air » .
a Outre les sucs que ses grosses racines tirent
de la terre pour en fournir aux branches les plus
éloignées , celles-ci , au moyen des griffes dont
Ï3ANS Î.A HAUTE PENSYLVANIE. 225
elles sont munies, en pompent aussi du mortier
des assises 5 instrumens admirables , qui se sai-
sissent de tout ce qu^ils touchent, en devenant
ou des mains ingénieuses , ou des fibres alongées
qui s'introduisent dans les moindres intervalles.
Voilà pourquoi, à Faide de cette multitude de
ressources et de points d'appui , les lierres que
j'observai en parcourant l'intérieur de ce châ-
teau, s'étoient élevés , dans le cours des siècles,
de la base des remparts jusqu'à leurs derniers
parapets , et du pied des tours jusqu'à leurs
créneaux ».
<( Emblème de la persévérance , ami de la
solitude et du silence, compagnon de l'oubli,
fidèle jusqu^à la mort, il ne périt qu'avec les
arbres , les édifices et les ruines auxquels il s'est
attaché, après avoir long -temps protégé leur
vieillesse et prolongé leur décrépitude )).
ce De cette seconde enceinte, on entre dans une
troisième , en traversant deux énormes voûtes
assez bien conservées , où jadis avoient été sus-
pendues des grilles et des herses de fer. Elle étoit
beaucoup moins encombrée de ruines et de dé-
bris que les autres. Un noyer, dont il ne reste
plus que les deux branches inférieures , une
vigne vagabonde , dont les stériles rameaux ta-
pissent les côtés, le roucoulement éloigné de
quelques pigeons, plusieurs croisées, et deux
£^24 . VOYAGE
OU trois portes fermées, tels étoient les objets
dont Faspect inattendu réjouissoit un peu les
yeux du voyageur, fatigué de ce séjour de la
désolation, et sembloit le rappeler à la vie ».
(( De tous les édifices de ce château, me dit le
concierge , il ne reste d^habitable que cette som-
bre et triste demeure, dans laquelle, seul, isolé,
je végète comme Fantique épine au milieu du
désert. — Et pourquoi cela, lui demandai-je?
— J'ai le malheur de survivre, me dit-il, à ce
que j'avois de plus cher sur la terre j les outrages
de la nature et du temps ont brisé les liens qui
m'y attachpient, et j'y suis encore ! Si au moins
je pouvois m'oublier pendant le calme et le
silence des nuits , les heures de l'existence me
seroient moins longues. Mais non 5 au milieu de
ces ruines, comme dans les cimetières, la nuit,
je ne sais pourquoi , ne connoît ni le repos ni le
silence. Le craquement de ces vieilles murailles,
les bruits sourds , les cris lugubres des chouettes
et des orfraies , que les échos répètent et multi-
plient, le passage des vents à travers les cavités,
les murs lézardés et les buissons desséchés , leur
murmure, qui me semble un mélange discor-
dant de sons, de soupirs, de sifïlemens plus ou
moins aigus , plus ou moins éloignés , tout cela
me glace d'effroi, et chasse le sommeil de mes
vieilles paupières. C'est vers le milieu de la nuit
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 225
que, quelquefois, je crois entendre, dans un grand
éloignem ent , la voix de mes proches , celle de mes
ancêtres , qui , du fond de leurs tombes , m^ appel-
lent à partager le repos dont ils jouissent. Dans
d'antres momens, les accens plaintifs des ombres
de nos anciens maîtres, gémissant du haut des
tours et des remparts sur la férocité des hom-
mes qui ont dispersé leurs cendres si long-temps
oubliées 5 sur Finstabilité de la gloire et des
grandeurs, sur la destruction de leur famille , de
leur nom , de leur antique puissance ; sur la
ruine et la dégradation de ce château , qu'ils
avoient cru indestructible. Comment jouir du
sommeil, au milieu de ce séjour des temps pas-
sés ? J'invoque le ciel et deviens plus calme, jus-
qu'à ce que la tardive aube du jour vienne enfin
dissiper ces lugubres impressions )).
Les larmes respectables et silencieuses de la
vieillesse et du malheur couloient des yeux de
cet homme vénérable 5 il soupiroit. — Je voulus
le consoler, j'osai même lui offrir de l'argent.
— ({ Non , non , me dit-il , ce n'est pas cela dont
j'ai besoin. - — Et de quoi donc? — Je viens de
loin; il y a 87 ans que je suis en route; il me
tarde d'arriver )) .
«Au fond de cette enceinte ou voyoit une
tour très-élevée , dont un vaste escalier tournant
occupoit le centre. Ce beau morceau d'ancienne
X. p
526 VOYAGE
architecture étoitbien conservé, caràrexcep-
tion des marches, dont une partie avoit été usée
par le passage de tant de générations, rien ne
manquoit à sa solidité. Une coupole, composée
de neuf pierres taillées et placées avec un art
étonnant, le couronnoit)).
(( Cet escalier conduisoit aux différentes gale-
ries pratiquées dans l'épaisseur des murs , pour
communiquer aux pi ates- formes , aux remparts
et aux appartemens : on y voyoit encore quel-
ques-vestiges de leur ancienne magnificence,
quelques traces du luxe grossier de ces temps
reculés 5 mais à peine le concierge m'y eut-il in-
troduit , que les oiseaux de la nuit, effrayés à la
vue des hommes et de la lumière, prirent la
fuite d'un vol silencieux et lourd )).
« Qu^elles dévoient être tristes et lugubres ces
demeures, où pendant tant de siècles habitèrent
la richesse et la puissance ! Qu'ils dévoient être
incommodes , froids et humides , ces donjons
situés dans des lieux aussi inaccessibles , aussi
sauvages, qui n^admettoient ni les jouissances de
l'agriculture , ni celles des jardins , ni à peine la
lumière vivifiante du soleil! Où et oit donc la
source du bonheur et des plaisirs d'alors? Avant
la découverte de l'imprimerie et la renaissance
des sciences, des arts et de la musique, avant
que les lunettes eussent été inventées, quelle
DANS LA HAUTJS ÏENS YLVANIE. 227
ériucation les enfans pouvoient-ils recevoir?
Comment les vieillards évitoient-ils les lan-
gueurs de l'ennui dans le triste déclin de la
vie » ?
c(Ici cependant habitèrent la jeunesse, labeau-
té, Populence^ ici vécut cette Silvia**% dont la
tradition a conservé la mémoire , comme d^une
des plus belles femmes de son temps et l^héroïne
de son siècle : le courage uni à la beauté , durent
en effet la rendre célèbre. Là, naquirent plu-
sieurs générations des ^^^, si long-temps redou-
tables : leur nom n^existe plus que dans quelques
proverbes populaires. Elles sont passées ces opi-
nions sur lesquelles la tyrannie féodale étoit
fondée ; cet ancien système de vasselage a été
remplacé par de nouvelles modifications de gêne,
de mal, connues sous d^autres noms : ce rendez-
vous de guerriers, ce séjour d'hommes dontTin-
fluence, la puissance, balançoit souvent celle
des empereurs , n^est plus aujourd'hui qu'une
vaste scène de ruines et de débris. Tel est le
néant de la grandeur, de la richesse et de la
prééminence )) !
ce De ces appartemens je descendis dans les
souterrains, sur lesquels cet ancien château a
été construit ; c'est ce qu'il y a de mieux con-
servé. Il semble que le temps ne puisse détruire
que les ouvrages élevés au-dessus de la terre.
2
228 VOYAGÉ
Qu'elles sont vastes , belles et sonores ces voûtes
majestueuses ! Que leurs voussures et leurs arêtes
sont encore saines ! Nulle part je n^ vis la moin-
dre trace de la lime des siècles ; leur solidité me
parut égale à celle des roches sur lesquels on
les a construites ; elles datent cependant de Tépo-
que des Croisades. De tous les travaux des hom-
mes , les voûtes sont les seuls auxquels ils aient
pu donner une durée qui semble devoir égaler
'' celle du globe. Telles furent les citernes de Car-
thage (ouvrage bien plus ancien), au-dessus
desquelles les Tunisiens labourent et sèment
aujourd'hui, sans se douter de leur existence;
telles les citernes d'Alexandrie , et ces cloaques
de Rome , dont l'origine étoit inconnue à l'épo-
que de sa fondation »•
(( Non loin du cône immense qui jadis servoit
de cuisine , on voit un puits large et profond ;
soit qu'on y laisse tomber une pierre ou qu^on
élève la voix, les échos de ces vastes souterrains,
si long-temps solitaires et muets, s'empressent
de répéter ces sons, et les exagèrent d^une ma-
nière bizarre et frappante. Il semble qu'on soit
descendu dans un monde inconnu )).
(( Jusqu'à l'époque de la guerre des Anabap-
tistes en 1 5o5 , ce château avoit résisté aux in-
jures du temps ; mais alors ces fanatiques se ré-
pandirent dans l'intérieur, et y firent plus de
BANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 229
ravages dans l'espace de quelques jours , que
n'en avoient fait six à sept siècles ; et comme si
la surface de la terre n'eut pu suffire à l'exten-
sion du crime, ces monstres fouillèrent dans son
sein , où l'insatiable avidité trouva le plomb des
cercueils , et l'impiété sacrilège , les froides dé-
pouilles de l'humanité. Ce redoutable sanctuaire
fut envahi 3 profané , et le repos des tombeaux
violé ; la lumière du jour éclaira ces lieux con-
sacrés à l'éternel oubli , les cendres qu'ils conte-
n oient furent dispersées, et ces ténèbres sépul-
crales dissipées pour jamais )K
« Ombres errantes et plaintives y que ne na-
quites-vous dans Athènes ou dans Rome, sous
l'influence de loix et d'opinions religieuses , qui
vouoient à l'exécration ceux qui osoient envahir
et souiller ces asyles sacrés )) !
(( Mille grâces vous soient rendues , dis-je à
M. Herman , pour le plaisir que vous venez de
me procurer : si , comme vous le disiez il y a un
instant, ceci n'est qu'une plante venue sponta-
nément , que seront donc celles que vous culti-
verez un jour, lorsque vous aurez appelé le
recours de l'art? Quel beau présent que celui
d'une imagination qui peut rendre intéressantes
des murailles renversées , de vieux donjons ,
objets que la plupart des hommes ne regardent
qu'avec indifférence ! Hâtez-vous d'aller dans
20 O V O Y A G F.
la Grèce et la Syrie , voir ces restes précieux de
la belle antiquité, mille fois plus dignes de votre
pinceau que les sombres demeures de ces an-
ciens barons (*))) . :
(^) Pourroit-on la bien définir cette affection méian-
colique , partage des âmes sensibles , qui les porte à re-
chercher des ruines ,de tristes débris de la magnificence
et de l'industrie humaines ? Quel est donc le principe de
ce plaisir secret, mais réel, que nous trouvons dans la
contemplation de vieux monumens tout empreints de la
rouille des siècles ? Pourquoi d'antiques édifices , des
tombeaux, sur lesquels le temps semble avoir, dans son
passage , aiguisé sa faulx meurtrière , des épitaphes à
moitié effacées, offrent-ils quelques jouissances à notre
imagination ? Seroit-ce parce que l'homme, malheureux
du présent , aime mieux s'occuper du passé que de songer
à l'avenir, et vivre de ses souvenirs que de ses espé-
rances? (^Note communiquée à V éditeur par le citoyen S.)
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 201
CHAPITRE XV.
New-York, 1790.
(( Avec quelle rapidité le temps ne s'écoule-t-il
pas quand il est utilement rempli, me dit M. Her-
nian , que j'eus le bonheur de rencontrer ici à
mon retour de Virginie! Depuis que je suis sur ce
continent, je n'ai encore pu aller voir ni le pont
Naturel , ni le passage du Potawmack à travers
les montagnes Bleues (i) , ni celui du Grand-
Kanhawa à travers la chaîne du Laurier , ni sa
descente de celle d'Ouasioto (2), ni enfin la cata-
racte de Niagara, phénomène le plus étonnant de
la nature terrestre. C'est moins la multiplicité
des objets, continua-t-il, que les grandes dis-
tances, qui consomment une partie considérable
du temps des voyageurs , ainsi que la difficulté
des communications. Tout sera bien changé dans
20 ans : alors on pourra voyager ici aussi faci-
lement qu'en Europe 5 alors on pourra voir dans
l'espace d'un an, ce qui aujourd'hui en exige
deux )) .
((Cependant je ne dois pas me plaindre , car
dans mon dernier voyage, qui n'a été que de six
mois , j'ai vu avec attention ce qu'il y a de plus
252 VOYAGE
intéressant dans les Etats de Connecticut, Massa-
cliussets et NeW'Hampshire. Quel mouvement,
quelle activité dans les campagnes comme dans
les villes ! par-tout on y remarque la vigueur de
la jeunesse. J^ai trouvé, à 20 ou 5o milles de la
plupart des villes , une perfection d'agriculture
qui m'a paru peu inférieure à celle de l'Europe,
particulièrement sur la grande route de Wor-
céster à Cambridge et Boston. La beauté des
champs, la fraîcheur des herbages , presque tous
ornés de bouquets d'arbres, la propreté, que
dis- je? l'élégance des habitations, la grosseur
du bétail , la bonté des chemins , tout annonce
le goût , l'intelligence, le bonheur et la prospérité
des colons : il en est de même dans les environs
de Salem , Marblehead , Beverley , Newbury-
Port, &c. )).
<( On a établi dans presque toutes les petites villes
du Connecticut des manufactures de draps , de
toiles, de cotonnades , de chapeaux, dont l'usage
est devenu très-commun. Quel dommage que le
haut prix de la main-d'œuvre et l'émigration
s'opposent à un plus grand degré de prospérité !
Les manufactures de toiles à voiles, qui sont
déjà nombreuses, paroissent se soutenir et aug-
mentent même tous les jours. Les fils en sont
préparés avec une colle de poisson, qui , dit- on ,
rend cette toile moins sujette à la moisissure que
DA3SS LA HAUTE PENSYLVANIE. 20O
celle de Russie. J'ai passé quelques jours à Nor-
wick, sur la Nouvelle-Tamise : c'est le Birmin-
gliam du Connecticut. Je ne croîs pas qu'il y ait
dans cette petite ville de 5,000 habitans, un seul
individu mâle ou femelle qui soit oisif : on y
travaille le fer et l'acier dans une grande per-
fection. Des ateliers de cette ville sortent les
métiers à bas, les grands ciseaux à foulon, les
faulx , les faucilles , dont on se sert dans cette
partie dn continent : on y fait tout le biscuit de
mer nécessaire à l'approvisionnement des nom-
breux vaisseaux de la Nouvelle-Londres ; on y
fait aussi des montres, des horloges, des boutons,
du papier, du fil de fer, des huiles, du chocolat,
des cloches, &c. Les eaux d'une cascade perpen-
diculaire de 60 pieds de hauteur , formée par
la réunion du Quinibaw et du Shétuket, servent
à mettre en mouvement un grand nombre de
machines et d'usines : d'ailleurs le voisinage
abonde en ruisseaux sur lesquels on a établi beau-
coup de moulins, de tanneries , de forges , &c. ».
« Des chutes considérables obstruoient la na-
vigation intérieure de la rivière Connecticut (5) :
au moyen de canaux qu'une compagnie incor-
porée par le Gouvernement vient de terminer,
des bateaux la descendent et la remontent jus-
qu'à Dartmouth et même jusqu'au Coohaws ,
àpeu de distance des frontières du Canada, sous
234 VOYAGE
le 40" parallèle , et à 58o milles de la mer.
L^abondance des bois et celle des matièr es vitri-
fiables, a fait naître plusieurs verreries consi-
dérables : celle d^Albany a déjà acquis de la
réputation » .
(( Les grandes pêcheries sont devenues depuis
long-temps une source intarissable de richesse.
Les bancs de sables de Saint-George , de Terre-
Neuve y sont la grande école où se forment la
plupart des marins de ces Etats navigateurs. Le
nombre de goélettes qu'ils y emploient annuel-
lement est prodigieux : celui des pêcheurs se
monte, dit-on , à i5,ooo. Quelle pépinière ! Le
jour où j'arrivai à Marblehead , le temps étant
extrêmement orageux , la rade offrit à mes yeux
un des spectacles les plus frappans que j'eusse
jamais vus. Aussi loin que ma vue pouvoit
s'étendre , elle me parut couverte de rochers
isolés, semblables à des cônes, contre lesquels
les flots se brisent en mugissant et s'élèvent à
une grande hauteur. J'étois à-la~fois saisi d'ad-
miration et d'effroi , en voyant ces hardis ma-
rins navigant , louvoyant leurs goélettes au
milieu de ces nombreux écueils , avec une au-
dace, une adresse et une précision que je ne puis
décrire exactement , n'étant pas du métier. On
dit qu'une partie de ces pêcheurs de morue,
convertis en corsaires, prirent , pendant la guerre
BANS LA HAUTE PENSYLVANIE. L»55
de la révolution ,1108 vaisseaux marchaucl'*
anglais , ce qui faisoit alors le septième de la
marine anglaise; et que, de l'autre, on forma
deux régimens, dont Thistoire n'a pas oublié le
courage et l'intrépidité ».
a II ne me reste plus à voir dans cette partie du
continent, continua-t-il, que les grosses forges,
les fonderies, les raffineries, qu'on m'a dit être
situées dans les montagnes )).
(( Ce désir, lui dis-je, est très- louable et facile
à exécuter. Les cantons du Nouveau-Jersey et
ceux de cet Etat qu'elles traversent , étant cul-
tivés depuis près d'un siècle , au lieu de ces toits
provisoires et incommodes que nous avons si
souvent rencontrés dans les nouveaux établisse-
mens , nous logerons dans de bonnes maisons ,
habitées par des personnes dont l'hospitalité ne
nous laissera rien à désirer. Mais pour rendre ce
voyage doublement intéressant , n'allons point
par terre : remontons la grande rivière , pen-
dant 75 milles , jusqu'à l'embarcadère de New-
Windsor ; de -là nous irons facilement chez
M. Jessé Woodhull, un de mes anciens amis,
homme instruit et des plus respectables de ces
cantons. Comme moi, vous admirerez son in-
dustrie éclairée , son activité et sa nombreuse
famille rcommemoi, vous serez étonné des grands
travaux qu'il a fait faire depuis 00 ans , ainsi
2ô6 VOYAGE
qiie de Fimmense culture à laquelle il préside.
A peine pourrez-vous croire qu'un seul homme
ait osé entreprendre , et ait eu assez de courage et
de persévérance pour exécuter le défrichement
d^une vallée qui contient près de 1,500 acres
de terres : il est à-la-fois un des premiers culti-
vateurs de cet Etat, colonel de la milice, et
shérifF du comté d'Orange. De chez lui aux
grosses forges de Sterling et de Ringwood, on
ne compte que lo à 12 milles ; il nous y accom-
pagnera volontiers et nous fournira des chevaux ,
car il en élève un grand nombre , et personne
n'en a de meilleurs ».
c( J'aurois bien désiré , continuai-je , que les
circonstances nous eussent permis de remonter
ensemble la rivière jusqu'à Albany, parce que
je suis persuadé que vous n'avez rien vu en
Europe d'aussi imposant que la navigation da
ce beau fleuve. Rappelez- vous ce que M. J. U.
nous en dit il y a deux ans. Je ne veux cependant
pas le comparer au Saint-Laurent pour la lar-
geur, ni au Mississipi pour la longueur 5 mais
aussi n'y éprouve-t-on pas des tempêtes comme
sur le premier, ni comme sur le second l'éter*-
nelle difficulté d'un courant contre lequel il faut
sans cesse lutter. Lorsque le vent est favorable ,
la même marée conduit souvent un vaisseau d'ici
jusqu'à cette ville, dernier terme de la navigation
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. fiZf
maritime de ce fleuve, quoiqu'elle soit située à
275 milles d'ici )).
(( Pour pouvoir apprécier les nombreux avan-
tages que cette navigation intérieure et celle de
ses différentes branches procurent à cette capi- '
taie 5 il faudroit bien connoitre la géographie de
cette partie des Etats-Unis, la hauteur des
terres, relativement à l'Océan et aux lacs Onta-
rio , Erié et Champlain , qui en sont les mers
Méditerranées , ainsi qu'aux rivières Jenesee ,
Alléghenis, Susquehannah et Mohawk. Le jour
n'est pas éloigné où les productions de toutes les
contrées occidentales et nord- ouest de cet Etat,
descendront à Albany par la dernière de ces
rivières, et celles des contrées de l'est par les
différentes branches du Hudson et le canal de
South-Bay (4). D'un autre côté les habitans des
Etats de Vermont, Massachussets et Connec-
ticut , plus voisins des eaux de ce fleuve que de
celles de leurs rivières, y apportent depuis long-
temps tout ce que produisent leur agriculture et
leur industrie )).
Quant à la facilité des attérages , à la naviga-
tion du Sound , à la position relative des Etats
voisins , à la beauté et à la sûreté du port , cette
ville jouit d'avantages inappréciables qui , un
jour, doivent l'élever à un haut degré de pros-
périté. Tout y vient par eau, et voilà pourquoi
£a8 V O Y AGE
tout s'y fait sans bruit. On m'a assuré que les
exportations de l'année dernière se sont montées
à plus de 1 2 millions de piastres : elles n'étoient
en 1791 que de deux millions et demi.
Tout étant préparé , nous prîmes notre passage
sur un beau sloop de 90 tonneaux destiné pour
la ville de Pougliépsie (5) , et dont le capitaine
s'engagea à nous mettre à terre en passant devant
New-Windsor, bourg situé sur la rive occidentale
du fleuve. Plusieurs motifs nous firent préférer
ce sloop à tous ceux qui dévoient remonter la
rivière, particulièrement l'élégance de sa cons—
truction, la commodité singulière de sa cham-
bre, et sur-tout Fespoir que la conversation du
capitaine Dean, qui venoit de faire le voyage de
la Chine dans le même sloop , seroit très-inté-
ressante. Nous ne fûmes pas trompés 5 il nous
dit que si la douane chinoise de Canton n'avoit
exigé qu'une somme proportionnée à la gran-
deur de son bâtiment , il auroit fait un voyage
avantageux. — (c Vous êtes , je crois , lui dis-je ,
le premier navigateur qui ait osé franchir un
aussi grand espace de mers dans un aussi petit
vaisseau. — Eh bien ! nous répondit-il, je n'ai
pas fait une piastre d'avarie ».
Le jour étoit beau , le vent et la marée favo-
rables 5 lorsque nous quittâmes le quai pour
doubler la grande batterie située à la pointe
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. sSq
occidentale de la ville, et entrer dans le fleuve,
qui a plus de deux milles de largeur. A droite ,
ses eaux baignent les rivages de File (6) sur
laquelle Nevr-York est bâtie ; à gauche , ceux
du Nouveau- Jersey : mais telle fut la vitesse de
notre marche, que, dans moins de 4o minutes,
nous perdîmes de vue les Narrows , Staten-
Island , et les iles de la Grande-Baie ^ bientôt
9.près , les magasins , les églises et leurs clochers,
insensiblement obscurcis par les vapeurs de Fho-
rizon, disparurent à nos yeux.
Quel contraste entre l'aspect et la nature des
deux rivages de ce beau fleuve ! ceux de la droite,
boisés , rians et fertiles , étoient couverts de
champs bien cultivés, de vergers régulièrement
plantés , ornés de maisons appartenantes aux
négocians de la ville , presque toutes élégantes
et peintes en blanc : les unes paroissoient cachées
dans répaisseur des arbres j les autres situées au
milieu de jardins entourés d^acacias, de platanes
©u de tulipiers.
Ceux delà gauche, ou, proprement parlant,
du Nouveau-Jersey, quoique âpres, arides et
déserts , n'en méritent pas moins d^être atten-
tivement examinés, sur-tout par les amateurs
de la botanique. Pendant l'espace de 25 milles
et au-delà, le fleuve est retenu par une muraille
perpendiculaire de rochers de plus de 5o pieds
24o VOYAGE
d^éiévation , dont le sommet est couronné d'arbres
élevés ; des monceaux énormes de pierres qu'on
croiroit avoir été équarries, semblables aux dé-
bris de quelqu' ancien édifice, en occupent, ou plu-
tôt en forment labase, qui s'incline en pente douce
jusqu'au bord du fleuve, et est en partie couverte
d'arbres et de buissons épais , ainsi que de plantes
intéressantes. Dans les intervalles les moins pier-
reux et les moins stériles, l'industrie a déjà élevé
des maisons entourées de pêchers et de cerisiers.
On passe à une petite distance de ces maisons.
M.Herman et moi nous nous entretenions des
réflexions que tant d'objets frappans et nouveaux
fctisoient naître , lorsque le capitaine nous dit :
— (( Vous voilà dans ce qu'on appelle la mer de
Tappan ( Tappan-Sea ) ; mais ce n'est qu'une
extension du fleuve , qui a cinq milles de largeur.
— Quoi ! dit mon compagnon, nous naviguons
à pleines voiles sur un lac d'eau salée , quoique
si loin de la mer, et nous n'éprouvons pas plus
de mouvement que si nous voguions sur le canal
d'un parc! — Il n'en est pas ainsi dans l'automne,
reprit le capitaine, les vents exigent alors de la
prudence dans la voilure, et quelques connois-
sances du chenal ».
« Quel est l'usage de ces magasins, demanda
M.Herman, de ces grues et de ces longues jetées
que je vois sur la droite et sur la gauche du
DANS liA HAUTE PENSYLVANIE. 24l
fleuve ? — Ce sont des embarcadères ( Landings )
où \dennent aboutir les grandes routes de l'in-
térieur du pays. Les diverses productions y sont
expédiées pour ]New-Yorkj d'où on envoie à
ces mêmes embarcadères les marchandises de
l'Europe , des Indes et des îles , nécessaires à la
consommation des habitans. Chacun a un cer-
tain nombre de sloops qui en font régulièrement
le service ; ce sont les canaux d'un commerce ,
dont les progrès suivent ceux de la population :
mais souvent aussi il arrive qu'une partie de
l'aisance des cultivateurs est employée à payer
ces marchandises étrangères. Voilà pourquoi
l'esprit public est si fort porté vers les manufac-
tures j voilà pourquoi le Gouvernement les pro-
tège et les encourage, par les loix les plus sages.
Mais , je le crains bien , le temps n'en est pas
encore venu ».
Le capitaine nous entretenoit de tous ces
intéressans détails , lorsqu'en doublant le cap
Vrédérickhook, nous découvrîmes tout-à-coup
une superbe chaîne de montagnes qui parois-
soient barrer , fermer la rivière. — (( C'est donc
ici qu^elle se termine, dit M. Herman ? car je
ne vois ni ouverture ni passage. — Elle les
traverse cependant dans l'espace de 21 milles,
répondit le capitaine, et les sépare par un canal
tortueux, large et profond. Ce passage est un
I. Q
242 VOYAGE
des phénomènes les plus intéressans qu'on puisse
voir sur ce continent j et ce qui vous paroîtra
plus étonnant encore 5 c'est que la marée monte à
plus de i35 milles au-delà de ces montagnes.
Cette ouverture, continua-t-il , a dû exister
de tous les temps , et précéder même l'exis-
tence de ce fleuve : car si , comme le Shénando ,
le Potawmack, le Grand - Ranhawa , le Te-
nezee, &c. , ses eaux se fussent frayé un passage
à travers ces High-Lands, nous aurions ren-
contré des écueils , des îles , des débris , quelques
vestiges de cet ancien bouleversement, et nous
n'en avons vu aucuns. Depuis ici jusqu'à la ville ,
la rivière est ce que nous appelons parfaitement
nette. Nous approchons de lieux magiques j vous
allez voir » .
« Quel superbe rideau ! dit M. [Herman ;
comme il est verd et frais depuis le niveau des
eaux jusqu'aux plus hauts sommets ! Je ne vois
pas la crête nue d'un seul rocher ; tout est cou-
vert des plus beaux arbres : ceci ne confirmeroit-»
il pas l'opinion de ceux qui prétendent que ce
continent est plus récemment sorti du sein de*
«aux , que l'Europe et l'Asie )) ?
Pendant que mon compagnon nous entrete-
noit de ses différentes idées en traversant la baie
de Haverstraw, nous doublions, sans nous en
appercevoir, une longue péninsule ( Verplank's-^
DANS LA HAUTE P EN S YLV^ANIE. 243
Point ) qui forraoit le devant de ce grand et
magnifique tableau, et nous nous trouvâmes
tout-à-coup dans le milieu d'un superbe canal
de plus de 600 toises de largeur , formé par les
parois presque perpendiculaires de montagnes
très-élevées ( Tonder-Bero et Antony's-Nuse ) ,
dont les bases , nous dit le capitaine , avoient
plus de 100 pieds de profondeur sous les eaux ;
leurs cimes étoient couronnées de cèdres qui ne
paroissoient que comme des arbres nains. En
jetant les yeux vers l'arrière du vaisseau, tout
étoit clos et fermé : on ne pouvoit plus voir la baie
de Haverstravr d'où nous sortions. En les pro-
menant sur l'avant, ce n'étoit qu'une longue
suite de pointes plus ou moins saillantes , de
promontoires plus ou moins élevés , couverts de
pins , de hemlocs , de cèdres , dont les formes et
les apparences étoient plus ou moins prolongées
et adoucies par les différentes teintes de l'éloi-
gnement et les illusions de l'optique. L'extré-
mité de ce canal vers laquelle nous marchions
parut aussi être entièrement fermée.
Nous vogui on s à pleines voiles, lorsque M. Her-
man, après quelques instans de silence, s^écria :
— (( Que tout ceci est beau et imposant ! quelle
grandeur, quelle majesté la nature imprime à ses
ouvrages ! Qu'il seroit difficile à l'imagination
la plus froide d'être ici stérile ou muette 1 Les
2
2i4 V O Y A G E
formes fantastiques des rochers qui composent
ces rivages , leur bizarre rudesse, Félévation des
arbres 5 la hauteur colossale de ces montagnes
au milieu desquelles ce vaisseau ne paroît que
comme un point , la fraîcheur bienfaisante de
Fair que nous respirons, le murmure des vagues
légères qui expirent sur la rive, cette multitude
d'oiseaux qui animent et sillonnent la surface
des eaux , tout ici fait naître le plaisir , l'étonne-
ment et l'admiration. C'est l'illusion d'un beau
rêve. — Ce n'est en effet qu'un rêve , continuâ-
t-il,^ car la marche du vaisseau est si rapide,
qu'il est impossible de jouir pleinement de l'en-
semble de ces grandes images. A peine les yeux
se sént-ils fixés sur quelques parties frappantes,
que bientôt le changement de situation leur eu
présente de nouvelles 5 la succession en est si
rapide et si fugitive , qu'on n'a pas le temps de
saisir les idées qu'elles font naître. Pour jouir
de ce spectacle, qui seul mérite qu'on traverse
FOcéan , il fau droit s'arrêter de pointes en
pointes, revoir encore ce qui mérite le plus d'être
attentivement considéré , employer plusieurs
jours à remonter ce beau détroit ».
Nous n'eûmes pas plutôt dépassé la seconde
péninsule , que la rivière , tournant à Touest ,
nous présenta un nouveau tableau dont les objets
étoieut moins imposans , mais plus suaves, plus
DANS LA HAUTE PENSYLVANTE. 5245
pittoresques et plus variés. Les montagnes moins
âpres paroissoient assises sur des bases acces-
sibles^, où l'on se seroit arrêté avec plaisir pour
H respirer le frais à l'ombre des beaux arbres dont
elles sont couvertes.
Lorsque le sillage du vaisseau et le vent le
permettoient, de tous cotés nous entendions le
retentissement de chutes et de cascades dont les
échos propageoient ou adoucissoient le mur-
mure au gré de la brise, sans que nous passions
distinguer le cours de ces eaux à travers l'épais-
seur des bois. — a Ce sont, nous dit le capitaine,
de gros ruisseaux sortant du flanc de coteaux
éloignés , et qui ne parviennent au fleuve
qu'après s'être précipités du haut des rochers
et avoir franchi de nombreux obstacles , dont
quelques-uns , extrêmement pittoresques , mé-
riteroient d'exercer le pinceau d'un artiste.
Modeste comme une jeune vierge qui cache
soigneusement ses attraits sous l'ombre de son
voile , ce n'est que dans Fobscurité mystérieuse
des bois et sur-tout des montagnes, que la nature
déploie sans réserve ses beautés et ses trésors , et
qu'elle les prodigue à chaque instant. Aussi ,
quand je fais des excursions , c'est presque tou-
jours dans les montagnes que je vais m'égarer )).
(( Dans la suite , continua-t-il, lorsque l'agri-
culture, le commerce, l'industrie auront aceu-
246 VOYAGE
mule les richesses dans nos villes maritimes , et
que notre population sera décuplée, c'est ici que
le luxe et les arts viendront élever des maisons
de plaisance, diriger, conduire ces belles eaux,
s'emparer de tous les sites avantageux, convertir
ces déserts, aujourd'hui si agrestes, en habita-
tions saines, riantes et délicieuses; c'est ici que
les riches, les désoeuvrés et les valétudinaires
viendront chercher le repos , la fraîcheur et la
santé. La nature a tout fait , tout disposé pour
rendre un jour ces retraites charmantes pendant
les chaleurs de la canicule : elle les a favorisées
par le voisinage d'un fleuve aussi abondant en
poisson de mer, par des vallons fertiles, des
coteaux frais ou abrités, des brises constantes
qu'entretiennent le passage et le retour des ma-
rées, par des eaux abondantes et limpides ; enfin
la jouissance de tous ces avantages est facilitée
par la proximité de la ville ».
« Jamais , continua-t-il , je ne remonte ou
descends cette rivière , sans qu'involontaire-
ment mon imagination s'amuse à parcourir ces
sites délicieux , si nombreux et si variés. Ici , à
l'ombre des beaux chênes que la nature a plantés
sur les bords de ce ruisseau mugissant, elle croit
déjà voir une maison spacieuse et commode. Là,
sur la pente méridionale d'un coteau défendu
des aquilons par les hauteurs voisines , elle voit
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 247
déjà une petite métairie dans laquelle l'art a uni
Futile à Tagréable. Sur les bords escarpés d'un
rocher, dont la base est baignée par les eaux du
fleuve j elle place un pavillon d^où les amateurs
pourront jeter l'hameçon trompeur et s^amuser
à la pèche. Sur la cime applatie d\ine éminence,
elle croit déjà voir un belvédère, d'où Fon pourra
admirer un jour la magnificence du lever et du
coucher du soleil pendant les beaux jours de Fét4>
la débâcle des glaces au retour du printemps, la
manoeuvre des vaisseaux qui remontent et des-
cendent ce beau fleuve. Mon imagination par-
vient même jusqu'aux lieux les plus dominans et
les plus inaccessibles de ces montagnes , sur les-
quels la puissance productrice a planté des cèdres:
là, elle oublie pour quelques instans les orages, les
malheurs, les ennuis de la vie, car cet arbre est ce-
lui de la méditation. Les sons éoliens que produit
la brise en passant à travers ses feuilles aigëes ,
dans lesquels Famé encore plus que l'oreille croit
distinguer des sons harmoniques, son étonnante
durée , celle sur-tout du granit dans les fentes
duquel il croît, son élévation, l'air pur qu'an y
respire, tout excite et fait naître les pensées. On
ne marche qu'avec un respect involontaire sur
ces témoins indestructibles des bouleversemens
et des' changemens que la surface de ce globe
a subis et qu'elle subira encore pendant la suite
fi48 VOYAGE
des siècles. Telles sont les idées dont s'amnse
quelquefois mon imagination , lorsqu'en lou-
voyant je parcours dans toute leur longueur les
diverses sinuosités de ce superbe et tortueux
détroit. Puissent les générations futures con-
server avec soin ces beaux cèdres , ces pins
gigantesques, ces hemlocs vénérables, ces chênes
plus que séculaires, que Findustrie humaine
lïe pourroit jamais remplacer, dont les cimes
agitées parles vents, se balancent aujourd'hui
sur toutes ces hauteurs, ainsi que sur la crête de
ces rivages )) !
)) C'est ici la patrie des échos , leur séjour
favori ; ailleurs ils balbutient 3 ici ils s'expriment
distinctement ; nulle part ils ne sont aussi nom-
breux , ni aussi attentifs à répondre. Les diffé-
rentes intonations de leurs voix ressemblent
aux conversations de personnes placées à des
hauteurs et à des distances différentes ; les uns
vous parlent à' l'oreille; la voix des autres est
plus forte , leurs accens mieux prononcés 5 les
uns répondent sur-le-champ , les autres après
un certain intervalle , comme s'ils pensoient
avant de parler ; quelquefois plusieurs ensemble.
C'est sur-tout quand on rit que le mélange de
leurs éclats rend l'erreur complète. Lorsque
les vaisseaux approchent , en louvoyant , du
rivage, il est impossible de ne pas croire qu'on
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 249
entende des personnes assises derrière les rochers ;
ceux qui répondent du haut des montagnes le
font toujours si distinctement , que l'œil , guidé
par l'oreille , croit appercevoir l'arbre derrière
lequel ils sont tapis. De toutes les déceptions ,
cette dernière m'a toujours le plus frappé : un
de mes passagers fut si étonné, il y a quelque
temps, lorsqu'en rasant le rivage de l'ouest, il
entendit l'écho de la pointe la plus voisine lui
parler à l'oreille , qu'il douta, pendant quelques
instans, si ce chuchotement ne venait pas de la
personne qui étoit auprès de lui )).
(( Ces hamadriades entendent toutes les lan-
gues, et répètent avec plaisir les chansons des
voyageurs. Joue-t-on de la flûte ou de la clari-
nette ? elles saisissent à l'instant les mêmes ins-
trumens ; alors c'est un véritable concert exécuté
avec précision et mesure 5 ce sont sur -tout leurs
accords simples, dont la répétition adoucie par
les ondulations de la brise et le vague incertain de
l'éloignement, est délicieuse à entendre. Animées
parle plaisir, elles paroissent alors y mettrebeau-
coup de goût et de grâces : mais pour que cette
jouissance, d'un genre si nouveau, soit plus dura-
ble, il est nécessaire que le vaisseau soit à Fancre
dans un endroit favorable. Je connois deux ou
trois de ces endroits situés sur le rivage de l'ouest ,
d'oùl'onjouit de ces concerts aériens et invisibles.
25o VOYAGE
sans pouvoir distinguer d^où partent les sons qui
les produisent, et c^est souvent d'un mille de
distance (7) )) !
« Toutes les fois que j'ai voulu compter le
nombre de ces échos , je n'ai jamais pu aller au-
delà de huit, non que je n'en entendisse un bien
plus grand nombre, mais parce que je n'avois
pas la perception assez vive , et qu'ils se répé-
toient avec trop de célérité. Cette tâche devenoit
bien plus pénible ( puisque j'ai pu aller jusqu'à
17 ) quand je m'étois servi de mon porte-voix.
Alors une multitude d'hamadriades qui n'avoient
pas encore ouvert la bouche, se faisoient en-
tendre, et leurs derniers sons échappoient à mon
oreille. Jugez de mon étonnement , lorsqu'au
milieu de ces essais j'observai que celles qui
étoient trop éloignées de moi pour pouvoir
m'entendre, répétoient ce que leur disoient les
premières , et étoient à leur tour répétées par
d'autres plus éloignées encore. En sorte que dans
la progression de l'éloignement , chaque écho
devenoit un autre moi auquel ses voisins répon-
doient. Je me rappelle encore la phrase , divisée
en quatre syllabes, que j'ai entendu distincte-
ment répéter dix- sept fois : Hail ! fair hama-
driades. Ne seroit-il pas possible, pendant le
calme d'un beau jour , de déterminer jusqu'à
quelle distance une phrase sortie d'un porte-
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 25l
Toix , peut être répétée , d'écho en écho, d'une
manière assez distincte pour frapper l'oreille » ?
«En disant ces dernières paroles, le capitaine
entonna hail passengers ! mais le vent et le bruit
du sillage ne nous permirent d'entendre que nos
plus proches voisines ».
(( Ce fut alors que les hauteurs , le flanc des
montagnes , le creux des vallons , la pointe et
la surface des rochers , le sommet des arbres et
des buissons parurent habités , remplis d'êtres
invisibles ou cachés , qui nous saluoient , en ré-
pétant, hail passengers ! Leurs voix étoient si
distinctes , les lieux que nous les supposions
habiter, si bien déterminés, que chacun de nous
ne concevoit point comment il pouvoit se faire
que nos yeux ne pussent les appercevoir, et dé-
mentir nos oreilles)).
((L'époque et la hauteur des marées, reprit
le capitaine , la force et la direction du vent , le
gisement des montagnes , la position des pro-
montoires 5 l'enfoncement plus ou moins grand
des anses et des baies , la saison de Tannée ,
l'heure du jour; telles sont les causes qui modi-
fient à l'infini le nombre, l'effet et le mélange si
varié de ces échos. Comme les oiseaux , ils sont
plus nombreux et plus gais lorsque les buissons
et les arbres sont couverts de feuilles, que pen-
dant la nudité de l'automne et de l'hiver (8) )).
202 V O Y A G :Ef
<c Que penseroit un homme , continua-f-iî ^
lin Hollandais, par exemple, né dans un pays
plat où ce phénomène est inconnu, qui, placé
au milieu de cette grande solitude , entendroit,
pour la première fois , ces hamadriades répéter
distinctement tout ce qu^il diroit ? Et comme s'il
manquoit encore quelque nuance à la variété
et à la magnificence de ce superbe tableau ,
aussi -tôt que la basse de mer quitte FOcéan
pour entrer dans le fleuve , l'aigle pêcheur
( Fishing-Hawk ) vient habiter ces montagnes.
Après s'être élevé dans les airs à une immense
hauteur, pour mieux distinguer sa proie sous
les eaux , il se précipite avec la rapidité de la
foudre, s'y plonge, et bientôt reparoit tenant
dans ses serres cet énorme poisson , dont le poids
et les mouvemens convulsifs rendent son vol
plus lent et plus pénible. Mais dans son voisinage
habite aussi un ennemi formidable , l'aigle à tête
chauve ( Bald-Eagle ) , qui aime le poisson sans
pouvoir le prendre, et que la rareté du gibier
dans cette saison oblige de quitter les montagnes :
aussi-tôt qu'il voit l'aigle pêcheur parvenu à la
hauteur de son aire , ce monarque des oiseaux
quitte le sien , le poursuit à tire-d'aile jusqu'à
ce que le pêcheur , convaincu de son infériorité,
abandonne sa proie. Alors ce fier antagoniste,
les ailes repliées, s'élance comme un trait, et 3
ri. rr. Tm, i "'raa 3 1 j
►
DANS LA HAUTE PENS YLVANIE. â55
r
arec une inconcevable adresse, ressaisi! la proie
avant qu^elle ait atteint la rivière. Arbitre sou-
verain des grands comme des petits événemens,
le droit du plus fort régit tout dans l'univers,
au haut des airs comme sur la terre et sous les
eaux (g) )).
« C'est dans ces montagnes que le vent de mer
rencontre et combat celui de Fintérieur. Souvent
il arrive ( sur -tout pendant Fêté ) que leurs
forces étant égales, chacun d'eux domine dans
sa région. Alors les vaisseaux qui reviennent de
New- York ou d'Albany sont obligés, si la marée
leur est contraire , de mouiller en approchant
de ces montagnes. L'intervalle est conséquem-
ment une zone variable 3 de-là oes brises rafraî-
chissantes pendant l'été ; de-là aussi ces raifalles
souvent violentes , qui , s'échappant des vallées
intérieures, tombent sur la rivière dans l'au-
tomne , et y causeroient des accidens , si l'usage
et l'expérience n'avoient appris aux marins à
les prévenir. D'ailleurs , sûrs d'une grande pro-
fondeur d'eau, ils peuvent marcher, louvoyer,
obéir aux courans ou aux remoux, jusqu'à ce
que le beaupré de leurs vaisseaux touche les
branches des arbrisseaux du rivage )).
Nous cinglions dans le milieu du quatrième
canal , extrêmement imposant par sa longueur
et la sombre majesté des montagnes qui le bor-
254 "VOYAGÉ
dent, lorsque nous apperçùmes sur le coté occi-
dental une chute très -élevée (Biittermilk-Fall),
dont l'eau nous parut aussi blanche que du lait,
au pied de laquelle, sur le bord de la rivière,
on avoit élevé un édifice considérable. — « Si
ce n'est pas un des plus beaux moulins à bled de
cet Etat, nous dit le capitaine, certainement
c'est un des plus avantageusement situés et un
de ceux qui rapportent le plus. La base de granit
sur lequel il est construit, a 3oo pieds de long
sur 4o à 60 de large; c'est tout le terrein que
le propriétaire a pu acquérir ; mais l'avantage
d'une chute de 45 pieds de hauteur est inappré-
ciable pour cet établissement, ainsi que sa situa-
tion sur le bord d'un aussi grand fleuve, dont les
eaux lui apportent les grains et les douves , et
transportent ses farines à la capitale. Vous seriez
étonné du peu d'eau que les volans de ce moulin
exigent, parce que le poids et la vélocité sup-
pléent la quantité. La grandeur de l'édifice , le
nombre des roues , la beauté des blutoirs, l'usage
ingénieux qu'on y fait des cylindres pour sim-
plifier les mouvemens et en diminuer le frotte-
ment, ainsi que les belles farines marchandes
qui sortent de ce moulin , ont mérité les louanges
des connoisseurs. Les vaisseaux de l'intérieur
chargés de bled , et ceux qui , de New- York ,
viennent y prendre des farines , s'amarrent à la
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 255
porte même du moulin , au pied duquel il y a
toujours 4o pieds d'eau. Quel dommage que la
hauteur des montagnes lui dérobe le soleil pen-
dant une partie du jour ! On dit que ce bel éta-
blissement a coûté 1 8,5oo piastres ( 97, 126 liv. ) )> .
Le vent et la marée nous ayant manqué quel--
ques milles au-dessus de ce moulin , nous mouil-
lâmes par cinq brasses d'eau dans une belle anse
environnée de peupliers à feuilles argentées ,
et de hemlocs respectables par leurs longues
mousses. Au fond de Fanse nous entendîmes le
bruit d\ine chute, qu^on nous dit être celle du
Pooplo's-Rill (16). Il étoit six heures, et depuis
long-temps le soleil avoit disparu derrière les
montagnes de la rive occidentale. Nous étions
occupés à examiner cette belle et abondante
cascade, dont un jour Fart tirera un grand parti ,
lorsqu'un bruit semblable à celui d^une violente
explosion vint tout-à-coup frapper nos oreilles
et étonner nos esprits.
Les échos dont nous nous étions divertis
auparavant , n'étoient que de foibles sons ,
comparés à ceux qui, àFinstant, répétèrent des
roulemens et des éclats, dont il m'est impossible
de peindre la force et la violence. De toutes parts
nous en étions environnés ; et nous nous amu-
sâmes à les poursuivre d'une oreille attentive ,
jusqu'à ce qu'insensiblement ces répétitions
S56 VOYAGE
reperdirent dans le silence eidansFéloignement.
(( C^est le canon de retraite , nous dit le capi-
taine (ii). — 'JemecroyoiSjlairéponditM.Her-
man, à i,5oo lieues de l'Europe , dans un pays
de paix et de tranquillité , et voilà du canon !
— Nous ne sommes qu'à trois milles de West-
Point, répondit le capitaine 5 n'avez- vous jainais
entendu parler des fortifications que notre pre-
mier Congrès y fit élever pendant la guerre de
l'indépendance? En effet, jamais emplacement
ne fut plus favorable. La rivière formant un
coude très-considérable, la péninsule qui oblige
les vaisseaux à faire un grand détour est très-
longue 5 l'escarpement des rivages, la position
relative des hauteurs voisines, déterminèrent le
Congrès à fermer ce passage ; les éminences furent
couvertes de batteries, de redoutes formidables ,
dont les feux se croisoient sur plusieurs points
de la rivière. Demain vous verrez en passant ce
qui reste de tous ces grands travaux ; nous frise-
rons le rocher auquel fut attachée l'extrémité
orientale de la chaîne qui la fermoit , et dont
chaque chaînon pesoit plus de 4 00 livres. Parmi
les causes qui ont assuré la liberté et l'indépen-
dance de ces Etats , peut-être ces fortifications
inexpugnables doivent-elles être comptées pour
beaucoup ».
L'obscurité de la nuit ayant peu à peu fait
BANS LA tïAUTE PÊNS YLTANIE. sBf
disparoître les grands et magnifiques objets dont
ïious étions enviroiinés , le capitaine nous invita
à descendre dans là chailibre du vaisseau. Elle
étoit meublée à la chinoise, éclairée de bougies
venues du même pays, renfermées chacune dans
son bocal, et il nous fit observer sur la carte dressée
piendant la guerre, soUs les yeUx et par les ordres
du général Washington, les péninsules et les
promontoires, les caps, les contours et les par-
ties les plus défensibles de ce célèbre détroit,
que le grand homme considéroit comme la clef
de cette partie du continent. Il nous entretint
ensuite de l'intérieur de ces montagnes qu'il
àvoit parcourues d'un côté jusqu'aux limites du
Connecticut , et de l'autre , jusqu'à celles du
nouveau Jersey. — Si j'étois cultivateur, nous
dit-il ( et je ne navigue que pour le devenir un
jour ) , j'en préférer ois le séjour à celui des
comtés de Fish-Kill , Duchesse , Colombia (j 2)^
Tout ici est favorable à là culture ; fécondité
des vallées , limpidité des ruisseaux , utilité des
iarrosemens , abondance des plus beaux bois ,
voisinage de plusieurs grosses forges. Quelques
officiers étrangers, réformés à la paix de 1765,
vinrent y fonder des établissemens qui, pendant
long-temps, ont mérité les louanges des con*
ïioisseurs et l'admiration publique. A l'amour
du travail j aux coniioissances agricoles ^ iU
^58 T O Y A G E
unissoient Purbanité, la douceur des mœurs,
ainsi que Favantage de talens divers. Souvent
leurs amis quittoient la ville pour venir passer
quelque temps avec ces respectables familles ^
dont la réunion a long-temps offert le tableau le
plus séduisant de l'industrie éclairée , de la
douce aisance et du bonheur. Malheureusement
la guerre de l'indépendance en a ruiné plu-^
sieurs )).
La lune, que nous attendions avec impatience,
parut enfin au-dessus des montagnes : ce fut
alors que , remontés sur le pont , mille formes
étranges et nouvelles se présentèrent à nos yeux.
Ce n'étoient plus les illusions de l'optique, les
gradations de la perspective, ni cette variété
d'objets bien connus qu'éclairoit pendant le jour
la lumière du soleil , mais des illusions plus
singulières et plus bizarres , auxquelles on ne
pouvoit pas donner de nom. Ce qui me parut
plus amusant , fut que chacun de nous , frappé
de la beauté des choses que lui peignoit son ima-
gination, blâmoit son voisin de ce qu'il croyoit
en voir de différentes. Quel champ, en effet, que
ce vague d'une obscurité plus ou moins pro-
fonde , que ce mélange d'une lumière plus ou
moins brillante , plus ou moins afîbiblie , envi-
ronnés comme nous l'étions des eaux du fleuve,
de forêts , de montagnes , que les voiles de la
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 25g
nuit paroissoient avoir rapprochées de nous î II
n'étoit donc point étonnant qu'au milieu d^une
scène aussi imposante et aussi nouvelle, nos ima-
ginations empruntassent de la singularité et de
la grandeur de tant d'objets, quelques-uns des
traits et même des charmes de la bizarrerie !
Il étoit minuit , et nous étions encore sur le
pont , occupés à contempler la majesté de la na-
ture, ces efforts d'une puissance que nous ne
comprendrons jamais j déployés dans les cieux ,
sur la terre et sous les eaux : le calme profond,
le silence solemnel de cette belle nuit chaldéenne
n'étoient que rarement et foiblement interrom-
pus par les lentes et longues ondulations des
vagues , qu^on entendoit à peine se briser sur les
rivages éloignés , ou que sillonnoit en tremblant
le cable de notre vaisseau ; par le frémissement
des feuilles , ou enfin par le murmure éloigné
du passage de cet immense volume d'eau à tra-
vers ce long et tortueux détroit. Nous nous amu-
sions encore avec les échos du voisinage , aux-
quels nous faisions répéter des vers et des chan-
L sons , lorsque nos oreilles furent tout- à-coup
frappées d'un bruit très-extraordinaire, comma
d quelque géant placé sur le haut des monta-
^gnes , eut jeté des rochers dans le fleuve. — ce Ce
sont des esturgeons, nous dit le capitaine, qui
retombent dans la rivière après avoir sauté à
2
l>6o VOYAGE
une grande hauteur. J'ignore quel peut être le
motif d\in exercice aussi singulier )).
Le lendemain , nous levâmes Tancre aussi-tôt
que la marée le permit, et le capitaine ayant
beaucoup diminué la voilure de son vaisseau,
nous eûmes le temps de considérer attentive-
ment ce qui reste encore des immenses tra-
vaux de West-Point^ ou plutôt ce qui peut en
être vu du milieu de la rivière. La plupart des
redoutes construites en pierre , les batteries éle-
vées sur la crête des rochers ainsi qu^à fleur
d'eau, nous parurent bien conservées, quoi-
qu'on partie cachées sous les épais feuillages des
buissons et des arbrisseaux ^ car tout ce que le
pied de l'homme ne foule que rarement , est
bientôt ici couvert de bois.
« Ce vaste amphithéâtre de défenses , nous dit
le capitaine, a exigé le travail assidu de plu-
sieurs milliers d'hommes pendant deux longues
années : de toutes les maisons qu'on avoit cons-
truites , il ne reste plus que le grand magasin
devenu arsenal, dans lequel on a déposé la grosse
artillerie des fortifications , et celle qui fut prise
à la capitulation de Saratoga. Les deux extré-
mités de la chaîne qui fermoit la rivière étoient
défendues, comme vous voyez, par ces deux
formidables redoutes parfaitement conservées.
Jl est aisé de voir que les vaisseaux n'auroient
DANS LA HAUTE PENS YLVANIE. 261
jamais pu en approcher , sans s'exposer, pendant
plus de deux milles , au feu foudroyant et croisé,
des rivages et des hauteurs voisines ».
Enfin 5 après avoir lentement dépassé ces
restes de tant d^efForts et de persévérance , nous
entrâmes dans le dernier et spacieux canal , le
plus imposant de ce détroit , dont l'extrémité est
terminée par deux montagnes , qui , bien qu'à-
peu-près perpendiculaires , sont cependant en
partie boisées, et d'où nous commençâmes à
découvrir les campagnes et les habitations de la
rive occidentale du fleuve. Ce fleuve , à son dé-
bouquement, a près de trois milles de largeur
entre New- Windsor et Fish-Kill.
262 V o T A G ri
CHAPITRE XVI.
CoîïFORMÉMENT à sa promesse j le capitaine nous
débarqua à cette première bourgade , bientôt
après être sorti du détroit ^ mais comme ce n^est
qu'une embarcadère où aboutissent plusieurs
chemins venant de l'intérieur, et qui ne nous
olFroit rien d'intéressant , nous en partîmes sur
le champ. A peine avions -nous fait quelques
milles du côté de Béthélem , que nous rencon-
trâmes M. John Allisson , riche propriétaire de
ce canton, avec lequel j'avois traversé l'Océan
quatre ans auparavant, et qui, après nous avoir
fait voir son beau moulin , dans lequel il con-
vertissoit annuellement en farines 25 à 5o milla
boisseaux de bled , voulut que nous dînassions
avec lui. Ses entreprises auroient été beaucoup
plus considérables , nous dit-il, s'il n'étoit pas
exposé à manquer d'eau pendant les chaleurs de
l'été , et si on pouvoit trouver les moyens de se
débarrasser de la mouche Hessoise ( Hessian
Fly ( 1 ) ) j insecte qui , depuis plusieurs années,
faisoit des ravages considérables dans tous les
cantons voisins, et dont on n'avoit jamais en-
tendu parler avant l'arrivée des troupes alle-
mandes à New- York.
Î)ANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 265
Guidés par des pierres milliaires , nous con-
tinuâmes notre voyage jusqu'àBlooming Green,
où nous devions quitter la grande route pour
entrer dans les montagnes; mais à peine avions-
nous passé le pont établi surleMurderer'sCreek,
que nous découvrîmes un autre moulin qui
excita Finsatiable curiosité de M. Herman. Heu-
reusement nous en rencontrâmes le propriétaire
J. Thorn , qui nous engagea très -poliment à
entrer , et s^ofFrit de nous en faire voir tous les
détails. Il commença par le rez - de - chaussée
I occupé par quatre paires de meules ; de-là il nous
fit monter plusieurs étages remplis de ventila-
teurs immenses , de blutoirs à brosses d'une
invention nouvelle , et il nous conduisit jus-
qu'au quatrième, où les farines étoient rafraî-
chies pendant quinze jours avant d'être blu-
tées et mises en barriques. Ce dernier plancher
avoit toute la grandeur de l'édifice, c'est-à-
dire 94 pieds sur 4o. Il nous mena ensuite à sa
digue.
(( L'art et la nature , nous dit- il , m'ont pro-
curé une chute de 1 8 pieds; par ce moyen, mes
roues recevant d'en-haut la force motrice , il me
faut beaucoup moins d'eau. Voici ma tonnel-
lerie, où je fais faire annuellement 5 à 4ooo bar-
riques. — Combien de bled convertissez -vous
donc en farine, demanda mon compagnon ? — ■
' 264 VOYAGE
4o à 5o,ooo boisseaux. — D'où tirez*- vous Te
bled? — Des comtés de Sussex, d^Orange , d'Ul-
ster, ainsi que du Haut- Jersey et de la Pensyl-
vanie. — Combien vous coùte-t-il le boisseau?
— Le prix des marchés de l'Europe est notre
thermomètre ; en général huit à dix shel-
lings (2). ^— Quel est l'usage de cette grande
muraille construite au-delà de vos tournans , et
qui paroît supporter une partie de la bâtisse de
votre beau moulin ? — C'est pour les mettre à
l'abri de la gelée. — Combien tout cela vous a-
t-il coûté? — i4,oQO piastres, en y comprenant
la digue et l'emplacement ( 70,500 liv. ) ».
Enfin , nous entrâmes dans les montagnes,
presque toutes bien cultivées depuis long-temps,
et après trois heures de marche, nous décou-
vrîmes la belle vallée de Skonomonk. — - « Tout
ce que vous appercevez , dis-je à M. Herman ,
appartient à mon ami Jessé Wood-Hull, ces
herbages , ce grand vei'ger , ces champs à perte
de vue. Le croiriez-vous ? C'est lui qui a ren-
versé le premier arbre de ce vaste établisse-
ment, et ce brave homme n'a pas encore 5o ans.
Je crois le reconnoître à sa haute taille, sur
ce coteau que trois charrues labourent 5 al-
lons-y )) .
Après que nous en eûmes été reçus comme si
l'hospitalité elle-même nous ei^t prispar lamainj^
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 265
mon compagnon étonné de voir que chaque atte-
lage étoit composé de deux paires de boeufs et de
deux chevaux, lui en demanda la raison. — ((La
terre est si compacte dans cette vallée, répondit-
il , que nos labours exigent une très -grande
force : souvent même la brisure se fait avec
quatre paires. Bien différent est le sol des can-
tons voisins , qu^on laboure avec trois chevaux
seulement».
— ((Pourquoi ces bœufs marchent-ils si leste-
ment , et ceux que j'ai vus dans le Connecticut,
si pesamment ? — Ceux que vous voyez ici ne
sont point des boeufs. — Etonné de cette ré-
ponse à laquelle M. Herman paroissoit ne rien
comprendre, le Colonel ajouta : — Non , Mon-
sieur , ce ne sont point des bœufs , mais des ani-
maux d'une espèce nouvelle , et pour lesquels
notre langue , toute riche qu'elle est, n'a point
encore de nom. — Ce sont des génisses aux-
quelles , dans leur jeunesse , j'ai fait subir une
opération très-simple et nullement dangereuse,
en les privant de leur sexe j j'en ai fait des ani-
maux de trait qui sont beaucoup plus agiles ,
quoiqu' aussi propres au travail et à la fatigue ,
que des mâles 5 mais elles sont un peu moin^
dociles. Tous les ans je fais subir la même opé-
ration à un certain nombre de poulines , ce qui
les rend bien supérieures à mes autres chevaux ,
265 V O Y A G ÎT
pour la force et la santé, et sur-tout pour là
sûreté de la marche )).
— (( Où avez-vous puisé cette idée si neuve
et si singulière? Quel estFanatomiste qui exécute
cette opération ? — Je Fai puisée dans ma tête ,
lui dit-il. J'en fis moi-même les premiers essais
il y a i5 ans j ils furent heureux, et Font cons-
tamment été depuis )) .
«Ne craignez-vous point de faire tort à la
multiplication de ces deux espèces ? Non , parce
qu'ici on ne tue jamais de veaux, et que nous
avons un Irès^grand nombre de chevaux ».
(c Nous sommes venus, lui dis-je , pour passer
quelques jours avec vous, et ensuite, munis de
Tos instructions , aller voir les grosses forges de
Sterling , deRingwood, de Charlottsbourg , &Cv
Voudrez -vous alors nous prêter des chevaux?
— Très- volontiers ; mais j'exige que vous restiez
avec moi une semaine ; alors je vous accompa-
gnerai par -tout où vous voudrez. — Si vous
aimez la chasse ou la pêche , il y a ici de quoi
yous amuser » ,
Le lendemain , en revenant de parcourir ses
herbages et ses champs , il fit sortir de l'écurie
plusieurs de ses jumens hongres. — (( Je ne
chasse le cerf qu'à cheval , nous dit- il , et voilà
mes montures ; elles sont infatigables et jamais
ne bronchent : elles ont encore d'autres qualités f
DANS LA HAUTE PENSTLVANIE. 267
celle de trotter avec beaucoup de vitesse , sans
jamais se ferrer. — D'où leur viennent ces qua-
lités? — De leur éducation. — Trois fois la se-
maine, pendant Fêté, je leur fais mettre des
sabots de plomb aux pieds de devant ; on leur
apprend d'abord àmarcber avec ce poids , ensuite
à trotter. Six mois de cet exercice suffisent pour
que jamais ceux de derrière ne puissent atteindre
ceux de devant, quelqu'alongé ou précipité que
soit leur trot)).
— ({ Combien de terre cultivez -vous? — 748
acres. — C'evSt trop , je le sais, car à peine un
seul homme peut-il surveiller une aussi grande
entreprise. Mais la machine est montée, je ne
pourrois pas faire autrement 5 d'ailleurs j'ai neuf
enfans , et si tous vouloient être cultivateurs
comme leur père, vous sentez que les i,5oo acres
que je possède ici ne suffiroient pas pour leur
former chacun une bonne plantation. J'y ai
pourvu par une acquisition assez considérable ,
que je viens de faire dans le nouveau comté
d'Otségo (3))).
— «Ne voyant presque plus de souches dans
vos champs , lui dit M. Herman , j'imagine que
ce grand défrichement a été commencé avant
vous. — Non : j'en ai moi-même renversé le pre-
mier arbre il y a trente-un ans j j'en avois alors
18. Je n'étois pas seul , comme vous pouvez le
268 VOYAGE
croire. — Quel hideux spectacle le fond de cette
vallée présentoit alors ! La richesse bienfaisante
d^i* ■'^'.citure y étoit ensevelie sous les débris les
plus rebut ans d'arbres renversés et en partie
recouverts de terre ; ces beaux herbages , ces
prairies, aujourd'hui si unies et si vertes , n'é-
toient qu'un marais encombré de saules , dont
l'extrémité des branches reprenoit racines pour
former de nouvelles tiges , de ronces noires et
traînantes , de vignes épineuses dont les innom-
brables jets entrelaçoient les buissons et les ren-
doient impénétrables ^ enfin de frênes et d'éra^
blés aquatiques d'une grande hauteur. Très-cer-
tainement les générations futures nous devront
quelque reconnoissance ; mais pourront - elles
jamais savoir quelles ont été les fatigues et les
peines , les dégoûts et l'ennui qui ont accompa-
gné ces pénibles commencemens » ?
(( Un jour, continua- t-il 5 après 17 mois du
travail le plus assidu, frappé du peu de progrés
que nous avions fait , je crus ne pouvoir jamais
franchir l'intervalle immense que j'appercevois
avant de parvenir à la jouissance de quelques
champs enclos , de quelques acres de prairies ,
d'une maison et d'une grange ; cette réflexion
me désola. Tout-à-coup je fus saisi d'un abatte-
ment que je n'avois point encore éprouvé j mon
courage et mes forces disparurent j l'espérance y
DANS I/A lîAUTÉ Pl:î^ S YLVANI E. ùBg
qui, tous les matins, précédoit mes pas quand j'ai-
lois aux bois, et, tous les soirs , me suivoit quand
j^en revenois , m'abandonna tout- à -fait. Je
cessai de considérer cette belle propriété que
mon père m'avoit donnée , comme la voie qui
devoit un jour me conduire à l'aisance et à l'in-
dépendance. Je regrettois , je gémissois de me
voir condamné à passer les plus beaux jours de
ma jeunesse loin des plaisirs de la société, au
milieu de ces sombres forêts, de ces marais im-
pénétrables , que la persévérance et le courage ,
le fer et le feu ne pouvoient pas détruire. Tant
d'obstacles à vaincre , me disois-je, tant de
difficulté^ à surmonter, exigeroient les forces
d'Hercule ou de Milon, et la longévité d'un
patriarche. En vain un de mes oncles établi à
Blooming-Grove dans le voisinage, venoit-il
souvent me voir et m'encourager ; en vain mon
père m'écrivoit-il les lettres les plus propres à
rappeler mon activité j je luttois depuis plu-
sieurs mois contre moi-même, lorsque j'appris
le départ prochain d'un de mes oncles pour Su-
rinam , avec une cargaison de chevaux (4). En-
traîné par je ne sais quel prestige , je fus le trou-
ver à New^-York , et n'informai mon père de ma
fuite , que le jour même de notre départ » .
(( Nous ne fûmes pas plutôt au large que je
■me crus délivré d'un pesant fardeau j je me sen-
^rjo VOYAGE
tois comme un homme qui renaît à l'existence
après une longue maladie , je me félicitois d'avoir
abandonné un genre de vie aussi pénible et
aussi monotone , toutes mes idées et mes ré-
flexions étant dirigées vers un autre but. Mon
esprit n'étoit plus le même j jamais métamor-
phose ne fut aussi complète. Si quelquefois je
pensois à cette vallée, je me félicitois de nouveau
de l'avoir abandonnée , ainsi que cette longue
suite de travaux qui ne paroissoient plus à mes
yeux que comme une servitude honteuse, un vil
esclavage. Je calculois quelle devoit être la lon-
gueur de mon apprentissage , et combien d'an-
nées dévoient s'écouler avant que je pusse obte-
nir le commandement d'un vaisseau. La seule
réflexion qui venoit quelquefois attrister mon
esprit 5 étoit celle d'avoir déplu à mes bons pa-
rens , en abandonnant Skonomonk )).
(( Jusqu'alors les vents avoient été favorables et
la mer douce , mais en traversant la latitude dtt
cap Hâteras et desBermudes (6), nous fûmes
assaillis d'un coup de vent très-violent qui obli-
gea le capitaine à se défaire de ses chevaux , en
les jetant à la mer. Cet orage, le premier que
j'eusse vu , remplit mon coeur de crainte et
d'épouvante, et dans un instant dissipa mes nou-
veaux projets. Je fus saisi du mal de mer : durant
mes douloureuses angoisses , mon esprit se re-
DANS LA HAUTE PENS YLVANIE. ^71
porta involontairement vers cette vallée , que je
commençai à considérer sous des couleurs moins
sombres. Quelquefois, dans mes rêves, il me sem-
bloit en voir les marais convertis en herbages et
couverts de bestiaux ; les terres boisées , en
jchamps de maïs et de bled, (( Ah ! me disois-je
en me réveillant , si une partie seulement de ce
que mon imagination vient de voir eût existé,
je n'aurois jamais quitté ce bel héritage, et je
ne serois pas aujourd'hui exposé à la fureur des
vents et des flots )) .
a Enfin, après une longue et pénible traversée ,
nous arrivâmes à Surinam (6) : la chaleur exces-
sive de ce climat dévorant , les insectes dégoû-
tans dont nous étions sans cesse environnés , ces
tonnerres, ces éclairs redoutables, qui me parois-
soient être les avant-coureurs de la destruction
du monde ; Textrême subordination que mon
oncle exigeoit; ce gouffre de fond-de-cale, où
tous les jours j'étois obligé de descendre pour
aider au déchargement et au chargement du
vaisseau ; toutes ces souffrances imprévues firent
naître les regrets dans mon ame , et y appelèrent
le repentir. En comparant les inconvéniens at-
tachés à ces deux genres de vie , je ne tardai pas
à sentir qu'il y en avoit par-tout, que par-tout
la nature nous échappe ou s'arme contre nou^,
qu'il valoit mille fois mieux , quelque fatigue
S72 Voyagé
qu'il en coûtât , abattre , brûler des arbres , et
peu à peu nettoyer la surface d'un sol fertile qui
devoit un jour me récompenser au centuple, que
de sillonner l'océan tempétueux ^ que de traver-
ser des climats brûlans , et affronter les orages
de la zone torride. Si dans les bois on éprouve le
dégoût 5 l'ennui et les fatigues, me disois-je,
du moins ne font - ils pas disparoître l'espé-
rance , comme les dangers de ce climat où l'on
passe la moitié des jours à trembler sous des
foudres verticales qui bouleversent l'atmosphère
et la terre )) .
« Revenu à New -York après cinq mois d'ab-
sence ( car nous avions été obligés d'aller à Essé-
quibo ( 7 ) compléter notre chargement ) , je
partis dès le lendemain de mon arrivée , pour
aller sur l'île Longue , me jeter dans les bras de
7[nes parens dont je redoutois le juste courroux.
Quelle fut ma surprise et ma joie , lorsque j'ap-
pris que mon père étoit ici , et lorsque ma mère
me raconta ce qu'il lui avoit dit après avoir reçu
ma lettre ! — (( Le découragement qui s'est
» emparé de ce jeune homme , ne me surprend
» point 5 il n'est pas le premier qui, dans des cir-
)) constances semblables, en ait été atteint; mais
» au lieu de s'embarquer , de fuir sa terre natale,
» que ne venoit-il me trouver ? Ne savoit-il pas
» que j'étois son père et son ami , et toi sa mère,
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 27^
» sa tendre mère ? Pour le dégoûter de ses pro-
)) jets maritimes et le fixer irrévocablement, je
)) ne connois que deux moyens : je vais louer six
)) bons travailleurs , qui y avec les quatre laissés
)) à Skonomonk , feront beaucoup d'ouvrage
)) pendant son absence. A son retour , étonné ,
)) flatté de nos progrès , il rougira de son incar-
)) tade 5 et sentira le prix de la leçon que j'ai
)) voulu lui donner. Cela ne vaudra-t-il pas mieux
)) que toute autre espèce de réprimande ? Bientôt
)) il oubliera le passé, et moi aussi. Quant au
)) second moyen , je ne t'en parlerai qu'à son
)3 retour )) .
ce Ce moment fut un des plus beaux de ma vie.
Quelques jours après, je vins ici retrouver ce bon
père, qui me dit, en m'embrassant tendrement,
les yeux baignés de larmes: — (c Eh bien , Jessé î
)) ce pays-ci ne vaut-il pas mieux que Surinam ?
)) A la vérité on n'y devient pas un riche et
)) voluptueux colon , un millionnaire , mais un
)) cultivateur , un laboureur plein de santé et
5) d'aisance , qui ne rougit pas de manier la
)) hache et d'empoigner la charrue »,
— «Ah, mon père ! lui répondis-je, ce climat ,
ce pays me paroissent aujourd'hui comme un pa-
radis terrestre, comparé à celui d'où je viens 5 si
vous me pardonnez, je ne cesserai de me vouer
à l'industrie la plus assidue , jusqu'à ce que
2^74 VOYAGE
j-aie accompli vos projets devenus les miens »!
— (( Depuis ton départ^ reprit-il , j'ai fait net-
)) toyer , enclore et semer en bled un champ de
)) 27 acres , arracher , brûler un grand nombre
)) de souches, détruire deux digues de castors,
» élever enfin un moulin à scie , pour pouvoir
)) te faire construire une maison décente et com-
)) mode, ainsi qu'une grange proportionnée aux
)) récoltes considérables que tu auras un jour.
)) N'ai-je pas bien employé les cinq mois de ton
)) absence )) ?
a J'ai un autre présent à te faire , Jessé, con-
)) tinua-t-il, c'est celui d'une femme comme il
» en faut une , sage , saine , laborieuse et enten-
)) due. Tu connois S. B. du district de Cornw^all ,
7) embrasse-moi. Si tu n'as rapporté de Surinam ,
)) ni sucre , ni indigo , tu as acquis pendant ce
)) voyage quelque chose qui vaut mieux, mille fois
)) mieux pour un jeune homme comme toi, c'est
)) l'expérience ; car la vie est comme les glaces
)) de l'hiver sur lesquelles on n'apprend à mar-
)) cher , à se tenir ferme , qu'après s'être relevé
y) des premiers faux pas : et puis tu sauras mieux
)) connoître ton père ». — (( J'ai fait une grande
faute , lui répondis- je ; et si vous me la par-
donnez, ce sera la dernière. — Oui, j'en suis
sûr, me dit-il, embrasse-moi î Que tout eeci
soit oublié»!
DANS LA HAUTE PENSYLYANIE. 27.5
(( Heureux les enfans à qui la nature a donné
des pères, ou plutôt des amis semblables au mien !
Ils leur doivent plus que la vie. Malheureuse-
ment il est mort 5 mais sa mémoire, que je bénis
tous les jours, après avoir offert mes prières à
A.
l'Etre suprême, vivra dans la mienne aussi long-
temps que moi. Ma bonne mère existe encore à
S. George , sur Fîle de Nassau (8) )).
(( Le lendemain, la hache à la main, j^allois
partir pour les bois , lorsqu^il m'arrêta et me
dit : (( Jessé, repose -toi 5 va voir la femme que
je te destine ; et mérite son affection : moi je
resterai ici jusques au commencement de l'hi-
ver )).
(( Je l'épousai six mois après, cette chère et pré-
cieuse femme 5 et depuis, elle a fait mon bon-
heur. Elle m'a rendu père de neuf enfans, et est
justement renommée pour son intelligence dans
les affaires du ménage , département bien im-
portant ici )).
(( Comme pour mettre le comblé à ma félicité ,
I un frère chéri , professeur au collège de New^-Ha-
ven , vint passer avec moi les vacances de cette
même année , c'est à lui que je dois plusieurs
améliorations importantes en agriculture. Il a
dans les environs de cette ville une petite plan-
tation , sur laquelle , à force de soins, de persé-
vérance et de connoissances , il a réuni tout ce
276 VOYAGE
qu'on cultive d'utile et d'agréable dans ces Etats.
On peut le dire , son jardin et sa terre sont un
épitome du continent. Une fois l'an , il donne à
son président et à ses collègues un grand dîner,
qu'il appelle d'un nom grec que j'ai oublié. Le
linge de sa table vient de quelques cotoniers qu'il .
cultive ; ses serviettes sont bordées de raies
bleues, teintes avec de l'indigo , dont il fait an-
nuellement deux à trois onces. Je ne vous parle
pas des viandes, des légumes et des fruits pro-
venant de sa basse-cour et de son potager j le
sucre d'érable , l'huile de sézamen , l'eau-de-
vie de pêches, le sirop et le vinaigre d'érable (9),
le cidre , l'hydromel , le vin de cerises , les
confitures, une espèce de thé de ce pays ( Labra-
dor ) , le café même , tout vient de ses champs ,
de son jardin, ou de sa serre : oui, tout, jusques
à sa bougie (10). Mais ce qui vous étonnera en-
core plus, c'est le pz/Tzc^ dont il les régale. L'acide
de cette liqueur vient aussi de son jardin. C'est
moi qui, en parcourant les bois , il y a quelques
années , découvris ce charmant arbuste ; il rap-
porte des bayes grosses comme un œuf de pigeon
du plus bel incarnat, remplies d'un jus trans-
parent de la même couleur , que nos médecins
ont trouvé aussi bon que celui des citrons de la
Jamaïque , ou de Bahama ; c'est exactement le
même que celui du cramberry (11) des marais»
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 277
Il est assez singulier qu'une plante et un arbre
rapportent le même fruit, sans autre différence
que la grosseur )).
Le lendemain n'ayant pas trouvé le colonel
dans son salon , nous ne tardâmes pas à décou-
vrir qu'il étoit occupé à raccommoder le soc
d'une de ses charrues. — « Ce n'est point, nous
dit-il, par économie , que je frappe quelquefois
sur mon enclume, mais pour gagner du temps,
qui fait ici toute notre richesse. Le temps est
plus rapide que l'eau de ma rivière. Combien de
jours n'ai-je pas souvent perdus pour un ou-
vrage d'une demi-heure, lorsque je me servois
du maréchal voisin )) !
— (c Pourquoi le temps seroit-il plus rapide
ici qu'ailleurs? demanda M.Herman)). — «Parce
que nous n'avons point de printemps , et que
l'été succède à l'hiver si promptement, que soU'
vent il est difficile de confier à la terre les grains
de cette première saison , avant que celle de la
fenaison ne soit venue. D'un autre côté, la lon-
gueur de nos hivers nous oblige d'avoir une
grande quantité de fourrages ; le travail néces-
saire à le procurer, dure quelquefois six semai-
nes 5 car je fauche annuellement près de cent
acres, et pendant ce temps-là, nos charrues se
reposent. Vous voyez bien que nous n'avons
pas de temps à perdre , et que , si nos hivers
578 VOYAGE
étoient moins longs, nos récoltes seroient beau-
coup plus considérables ».
((D^un autre côté, comme sbérifF du Comté ,
je suis obligé de passer plusieurs jours à Gos-
liem (12), toutes les fois que les cours inférieures
et supérieures viennent y tenir leurs séaiices :
comme colonel de la milice du même Comté ,
quatre grands exercices annuels et de fréquentes
inspections m^oblîgent de quitter souyent mes
champs. Tous ces devoirs extérieurs, unis aux
soins indispensables qu^exige une aussi grande
entreprise, et une famille composée de trente-
cinq individus , qu^il faut vêtir et nourrir , con-
tribuent à rendre le temps encore plus rapide
et plus précieux pour moi que pour bien
d^autres » .
— c( Mais pourquoi , lui demanda encore
M. Herman , un état de milices dans un pays
qui jouit d'une profonde paix? N'avez-vous pas
des troupes réglées»?
(( Nous n'en avons que ce qui est indispensa-
blement nécessaire pour garder nos frontières
et protéger les nouvelles colonies qui se sont
formées au-delà de l'Oliio. Il li'y a pas un seul
soldat dans nos villes 3 d'ailleurs la Constitution
exige que tout citoyen, depuis l'âge de dix-liuit
jusqu'à cinquante ans, soit enrôlé, armé et prêt
à marcher. Le repos et la tranquillité des villes
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. SyQf
et des campagnes n'étant confiés qu'à la sauve-
garde des loix 5 il est nécessaire qu'en cas de
besoin, les magistrats puissent appeler à leur
secours des détachemens de la milice : par qui
peuvent-elles être mieux conservées , préservées
de toute atteinte, que par les citoyens » ?
Le soir, mon compagnon s'étant apperçu que
les chandelles qui éclairoient le salon étoient
vertes , en demanda la raison au colonel. —
ce C'est qu'elles ne sont pas faites avec du suif ,
répondit - il , mais avec de la cire végétale ,
produite par des buissons très- communs dans
ce canton : le plateau de la montagne de Sko-
îiomonk en est entièrement couvert. Rien de
plus simple ni de plus facile que de s'en procu-
rer autant qu'on en veut. N'observez - vous pas
combien la fumée en est suave et odorante? Déjà
on a essayé avec succès de la blanchir. Encore
quelques années, et nous serons en état de perfec-
tionner plusieurs nouvelles branches d'industrie
et de commerce. Déjà on en envoie avec celle de
nos abeilles aux îles espagnoles et portugaises ,
dont le culte exige la lumière des cierges , lors
même que celle du soleil luit )) .
(( La même activité , le même degré de soins
et de prévoyance qui préside aux travaux de
nos champs , préside aussi à l'économie de nos
ménages. Ici on file annuellement assez de
SSo VOYAGE
coton, de lin et de laine pour entretenir la maison
et vêtir toute la famille. Les différentes étpffes
qu'on en fait, sont tissues sous mon toit j celles
qui doivent être teintes , y subissent aussi cette
opération. Ma femme est notre grande teintu-
rière: nous en faisons ordinairement 8 à 1200
aunes par an. Il en est de même du savon :
chaque famille fait annuellement tout celui
dont elle a besoin , avec de la graisse et de
la cire végétale. Cette opération est plus facile
et plus prompte encore que la manipulation du
sucre d'érable».
« Je dois à la nature trois à quatre cents de ces
arbres si utiles , que j'ai fait soigneusement
'Wclore, et dont j'ai élagué tous les voisins im-
portuns pour augmenter la vigueur ainsi que
la quantité de leur sève. Ce beau verger, devenu
notre petite Jamaïque , me fournit annuellement
au mois d'avril tout le sucre, le sirop et le vinai-
gre dont nous avons besoin. Chaque arbre en
donne de trois à quatre livres; mais pour ne les
point fatiguer, je les ai divisés en trois classes ,
dont on n'en saigne qu'une tous les ans. Depuis
que je les aï débarrassés de tout ce qui les gênoit
et les étouffoit, et que le soleil les inonde de ses
rayons bienfaisans, j'observe que leur sève de-
vient annuellement plus riche et plus abon-
dante. Dans quelques années, j'espère que cha-
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 281
cun d'eux me donnera cinq livres de sucre. Déjà
on commence à le raffiner. Celui que je viens de
recevoir de New- York m^a paru aussi beau et
aussi éclatant 5 que celui de la Jamaïque ou d'An-
tiga. Quant au vinaigre, je n'en connois ni de
meilleur , ni de plus fort » .
Enfin, précédés du cJief de cette bonne fa-
mille, nous partîmes de Skonomonk pour Ster-
ling, dont nous ne tardâmes pas à entendre les
gros marteaux, et où nous arrivâmes de bonne
heure (*).
(^) Les détails intéressans que renferme ce chapitre,
suffiroient pour prouver , si elle n'étoit pas déjà recomiue
depuis long-temps, cette vérité devenue triviale à force
d'être évidente, savoir, que le besoin est le père de l'in-
dustrie. J'ajoute que les succès (toujours chèrement
achetés) de l'industrie, procurent pourtant à l'homme le
bonheur , qu'il ne trouve ni dans les faveurs de la for-
tune, ni dans les faciles jouissances du luxe. Voilà ce
dont est bien convaincu , et par sa propre expérience ,
l'actif et laborieux colon : voilà ce que ne soupçonne
même pas , bien loin de le comprendre, l'oisif ou frivole
habitant des villes en Europe, (^Nota communiquée à
V éditeur par le cit. J3. . . . )
282 VOYAGE
CHAPITRE XVI I.
A peine avions-nous mis nos chevaux à l'écu-
rie, que le propriétaire, M. Townsend, vint au-
devant de nous, et nous reçut avec la politesse
d'un homme accoutumé à voir souvent des
étrangers et des voyageurs. En effet , son hos-
pitalité est si bien connue depuis long-temps ,
que, soit qu'on vienne de Tintérieur ou de New-
York, on s'arrange toujours de manière a loger
chez lui , en passant les montagnes. Ayant ap-
pris que le motif de notre voyage étoit d'exa-
miner avec attention ses dilférens ouvrages^ il
offrit de nous en montrer tous les détails.
D'abord, il nous conduisit à sa grande four-
naise où le minerai étoit fondu et ensuite con-
verti en saumons de 60 à 100 livres pesant. Elle
étoit située à peu de distance de la principale
digue, qui, par la position favorable des rochers,
lui avoit procuré à peu de frais une retenue
d'eau très-considérable. D'un simple ruisseau ,
il avoit fait un petit lac de quinze mille acres
de surface , rempli de poisson , et sur lequel il
avoit un joli bateau. Cette fournaise étoit ani-
mée par deux immenses soufflets de quarante-
huit pieds sur sept , qui n'étoient faits que de
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 285
bois sans fer, ni cuir. La violence , le bruit da
Tent qu^ils produisoient , ressembloit à celui
d^une tempête.
(( Cette fournaise, nous dit-il, produit annuel-
lement, quand il ne lui arrive point d'accident,
de deux mille à deux mille quatre cents tonneaux
de fer , dont les trois quarts sont convertis en
barres, et le reste fondu en boulets , canons, etc.
à l'usage du commerce. Ces montagnes dont les
coupes n?e procurent le charbon , fournissent
aussi plusieurs espèces déminerai, d'une excel-
lente qualité, connu sous des noms différons ».
De-là nous fumes voir la raffinerie ; six gros
marteaux étoient occupés à forger des barres de
fer et des ancres , ainsi que plusieurs pièces à
l'usage des vaisseaux. Plus bas , sur le même ruis-
seau, étoit la fonderie avec son four à réverbère.
Il nous fit observer plusieurs machines ingénieu-
ses , destinées à différens usages , dont on lui
avoit envoyé les modèles , qu'il avoit fondus
avec un potin nouvellement découvert dans ces
montagnes , dont le grain , après deux fusions,
acquiert la finesse et presque la couleur de l'étain.
(( Je puis en faire , nous dit-il , les choses les
plus délicates et les plus légères. Quel dommage
que vous ne soyez pas venus ici huit ou dix
jours plutôt ! je vous aurois fait voir, i°. trois
nouvelles espèces de charrues , dont j'ai fondu
284 VOYAGE
les principales pièces , et qui cependant ne sont
pas plus pesantes que les anciennes. Chacune
d^elles est pourvue d^une espèce de romaine
graduée , au moyen de laquelle on peut voir
avec la dernière précision à combien se monte
la puissance de l^attelage, et conséquemment la
résistance, c'est-à-dire, la ténacité du sol, 2°. un
moulin portatif, destiné à détacher le grain de
la menue paille. Cette invention n^est que la suite
d'une autre , au moyen de laquelle tous les épis
d'un champ pourront être facilement enlevés,
sans qu'on soit obligé de le couper par le pied
pour en faire des gerbes, suivant l'ancien usage.
Tout cela est parti pour le Mont-Vernon (1)3 car,
continua-t-il, quoique le général Washington
remplisse avec des talens aussi distingués la pré-
sidence de FUnion , à laquelle il a été appelé par
la voix unanime de TafFection et de la recon-
noissance,et que le siège du Gouvernement soit
à cent lieues de sa belle terre , il surveille son
immense culture, et en dirige les opérations avec
un discernement et une attention dignes d'élo-
ges. Toutes les semaines il en reçoit les détails ,
comme un négociant , le compte courant de ses
aifaires. A l'aide d'une très- grande carte qu'il
m'a fait voir, il connoît tous ses champs , sait
ce qu'ils ont rapporté , et préjuge ce qu'on doit
y semer. Jamais on n'a poussé plus loin l'ordre ,
DANS LA HAUTE PENSYLYANIE. 528v5
îa méthode et Féconomie du temps. C'étoit la
même chose durant la guerre. Le Congrès et le
public ne furent pas peu étonnés, lorsqu'après
être rentré dans la classe des citoyens , il rendit
au premier les comptes de son commande-
ment^ parmi lesquels on trouva celui de la dé-
pense particulière des services secrets pendant
«ept ans, entièrement écrit de sa main, et qui
ne se montoit qu^à douze ou quatorze mille gui-
nées. Pendant ce long intervalle , ainsi que de-
puis qu^il est devenu chef du Gouvernement
général, cet illustre Agricola n'a jamais cessé
d'être un des cultivateurs les plus éclairés des
Etats-Unis. Avant la révolution , il avoit qua-
rante charrues, et en 1772 il récolta près de dix
mille boisseaux de bled)).
De la fournaise nous allâmes voir les fours
dans lesquels le fer étoit converti en acier. — a II
n'est pas encore aussi bon que celui de Suède ,
nous dit M. Townsend , mais nous en appro-
chons. Encore quelques années d'expérience, et
nous parviendrons à la perfection. Le fer qui
sort de dressons mes marteaux , jouit depuis
long -temps d'une bonne réputation, et se
vend de 28 à 5o pounds le tonneau de- 567 à
590 livres pesant (*) )).
C^) Le tonneau pèse 2200 livres.
286 VOYAGE
(( Voyez-vous , continua-t-il, ce bel et vaste
herbage , environné par les deux branches de la
rivière? c'est ce que j'appelle le chef-d'oeuvre
de mon industrie j il n'y a pas encore dix ans
que ce bas-fond étoit le cloaque de ces mon-
tagnes. J'essayai de le faire défricher à la hache ;
mais les haliers et les broussailles dont il étoit
couvert ne présentant aucune résistance, cet
instrument devint inutile. Je ne savois comment
m'y prendre , lorsque l'idée me vint d'y mettre
trois cents chèvres, et de les y retenir jusqu'aux
approches de l'hiver. Pressées par le besoin,
elles firent mourir les buissons les plus vivaces ,
en les dépouillant de leur écorce. L'été suivant,
un embrasement général fit tout disparoitre;
j'ensemençai mon terrein en trèfle et en timtchy ,
et l'année d'après , cet amas impénétrable de
ronces et d'épines fut remplacé, à ma grande
joie, par une abondante récolte de foin. Cette
île est devenue, depuis, une des meilleures prai-
ries du canton. Plusieurs cultivateurs ont suivi
mon exemple » .
Après avoir passé deux jours à examiner ces
constructions si diverses , à admirer l'art avec
lequel on avoit combiné le mouvement des
eaux, ainsi que l'ordre et l'arrangement des
coupes de bois , nécessaires à la fourniture du
charbon qu'exige une entreprise aussi considé-
DANS LA HAUTE PENSYLVANTE. 287
rable, nous quittâmes M. Townsend, etleméme
jour nous arrivâmes à Ringwood, dont nous sa-
vions que le propriétaire, M. Erskine, avoit passQ
trois ans en Europe , à visiter les principales
forges de l'Ecosse , de la Suède et de FAllemagne.
Quoique moins considérables , les ouvrages de
celle-ci ne nous parurent pas moins intéressans.
La combinaison , le mécanisme des différentes
machines destinées à simplifier les travaux ,
étoient encore plus parfaits que ce que nous
avions vu à Sterling. Un grand mouvement
destiné à platiner et à fendre le fer en baguettes,
parut à M. Herman un chef-d'œuvre de sim-
plicité j mais ce qui le rendoit encore plus cu-
rieux, c'étoit le moulin à farine dont il étoit
surmonté, et qu^on pouvoit baisser quand on
vouloit s'en servir, ou exhausser aussi-tôt que
la mouture étoit finie. Toutes les pièces en.
étoient de potin. Non loin de -là, étoit une
autre mécanique destinée à forer les canons.
M. Erskine nous dit qu'année commune, il veli-
doit 5oo tonnes de fer en barres , 200 d'acier ,
sans parler des fontes : mais Ringwood, outre
l'abondance des eaux et du bois , jouit d'un
avantage inappréciable , celui de n'être qu'à
une petite distance de la rivière Hakinsack, qui
verse ses eaux dans la grande baie de New- York.
« Quelles ressources , lui dit M. Herman, ces
288 VOYAGE
montagnes n'offrent-elles pas aux habitans des
deux Etats de New- York et du Jersey ! L^im-
niensité des forets dont elles sont couvertes jus-
qu'à leurs plus hautes cimes ; les différentes
espèces de minerai qu'on trouve dans leur sein
avec autant de facilité que d'abondance ; les
riches et fertiles vallées, les nombreux ruis-
seaux qui les arrosent , ainsi que les sources
qu'on rencontre à différentes hauteurs , et qui
sont si utiles à l'irrigation des prairies et des
champs : quels moyens de prospérité et de ri-
chesse ! Si votre postérité conserve ces beaux
bois , elle jouira pendant bien des siècles des
avantages précieux d'avoir le charbon néces-
saire à la fabrication du fer , la facilité de ré-
parer les bâtimens et les écluses, ainsi que tous
les moyens de puissance dont elle aura be-
soin)).
(cVous avez raison, dit M. Erskine; il est
probable que cela arrivera, puisque la chaîne
entière est devenue, depuis long-temps, la pro-
priété de plusieurs individus extrêmement in-
téressés à la conservation de ces forêts. Depuis
les limites du Connecticut jusqu'à celles du Jer-
sey , on compte dans ces montagnes sept four-
naises et six grosses forges , sans parler des fon-
deries et de plusieurs raffineries, qui produisent
annuellement peut-être i4o,ooo quintaux de
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 289
fer forgé , beaucoup d'acier , cF ancres , de ca-*
nons, etc. Si, d'un autre oôté, je pouvois savoir
à combien se monte le produit de la vente des
récoltes , des bestiaux qu'on élève dans les val-
lées, je suis persuadé qu'une plaine riche et
fertile de 882 milles quarrés ( c'est à quoi j'es-
time l'espace occupé par ces montagnes), ne
seroit pas aussi productive )).
Le lendemain ,° nous fûmes à Charlotten-
bourg, à travers ^n pays très-montueux. Les
constructions en avoient été érigées, avant la
révolution, par une compagnie anglaise , que
la guerre avoit ruinée. La fournaise venoit
d'éclater , et le propriétaire étoit absent. Nous
y vîmes une clouterie immense , extrêmement
simplifiée au moyen d'un grand nombre de petits
marteaux , mis en mouvement par un tournant
extérieur. On y forgeoit des boulons , ainsi que,
plusieurs autres ferrures à l'usage des vaisseaux»
Nous y vîmes aussi une platinerie de tôle et de
lames de fer , nécessaires à la fabrication de
bêches et de pelles. Là , comme à Sterling et à
Ringwood , la retenue des eaux étoit immense.
On nous dit que l'année précédente , on y avoit
fondu 46,000 quintaux de saumons.
De Charlottenbourg , nous devions aller vi-
siter Bellevale 5 mais ayant appris qu'on n'y
yoyoit que de gros marteaux j il fut résolu que
I, T
Sgo VOYAGE
nous abandonnerions ce projet, pour aller voir
une prairie naturelle contenant près de 70,000
arcs (2) , située au centre d^un pays qui com-
mençoit à être bien cultivé.
La nature , comme pour en ôter la nudité , a
embelli cette prairie immense de plusieurs îles
de grandeurs différentes , dont le sol est extrê-
mement fertile 5 les unes sont couvertes de cè-
dres rouges , les autres de cèdres blancs très-
élevés. C^est avec le bois de ces derniers qu'on
couvre les maisons et les granges, et qu'on fait
cette belle tonnellerie, dont Fusage est si ré-
pandu et si varié. Cette prairie est traversée
dans toute sa longueur, qui est de 4^ milles,
par une rivière large et profonde ( le Wallkill) :
mais depuis le pont construit à son extrémité
orientale, jusqu'au fleuve Hudson, ses eaux
bruyantes et rapides ne servent qu'à mettre en
mouvement un grand nombre de moulins des-
tinés à différons usages.
Accompagnés de M. John Allison , un des
plus riches propriétaires de ces cantons, nous
allâmes voir une île qui lui appartenoit, à un
demi-mille du rivage, sur laquelle paissoient
52 vaches. La vue de ce superbe troupeau ,
ainsi que celle de son immense laiterie et du
mécanisme employé à battre le lait , surprit
beaucoup M. Herman.
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 2gi
<( Quoi ! dit-il, vous m'appreniez tout-à-l'heure
que la centième partie de la surface de ces îles
et de cette plaine étoit à peine cultivée, soumise
à la faulx , ou convertie en herbages , et voilà
déjà un troupeau si nombreux? Que sera-ce
donc un jour)) ?
(( Il est encore bien éloigné ce jour, répondit
M. Allison, où tout ce que nous voyons sera
couvert de grains et- d'herbes utiles. La culture
de cette vaste plaine est une conquête réservée
à notre postérité ^ ici , comme en Egypte , il
faudra couper des canaux d'écoulement, quoi-
que cette prairie soit peu sujette aux inonda-
tions ; il faudra élever des digues et des chaus-
sées, diviser les propriétés par un grand nombre
de fossés , placer des bornes durables pour dé-
terminer les limites et les subdivisions , tracer
la ligne de démarcation du nouveau Jersey, la-
quelle la traverse dans toute sa largeur. Ces
limites ne pourront être que des arbres : alors
de toutes parts on verra s'élever des saules, des
ypreaux , des peupliers , des sycomores. Quel
ornement ! quelle richesse ! De quelle utilité ne
.sera pas la fraîcheur de leurs ombres pendant
les chaleurs de l'été ! La monotonie qu'on ob-
serve aujourd'hui, sera remplacée par la va-
riété; le vert sombre de ce triste horizon ne se
confondra plus avec le brillant azur d'un beau
5292 VOYAGÉ
jour j notre population sera alors décuplée. — -
Mais que la multiplication des hommes est loin
de contribuer à leur bonheur ! Dans l'enfance
des sociétés, jouissant de plus d'espace, moins
exposés à Faiguillon des besoins , ils sont plus
heureux , et conséquemment moins pervers.
Peut-être même notre postérité considérera-t-
elle comme l'âge d'or , celui dans lequel nous
•vivons. La main- d'oeuvre sera moins chère, il
est vrai , les jouissances de la vie seront mieux
senties, mieux connues , les maisons plus spa-
cieuses et mieux distribuées ; mais il y aura des
riches et des pauvres ; les crimes deviendront
plus communs et les loix plus sévères; peut-
être même la forme de notre heureux Gou-
vernement aura-t-elle changé avec les circons-
tances ».
(c Ce seroit cependant un spectacle bien inté-
ressant pour un homme né , comme moi , dans
ce pays à l'époque de sa première enfance , s'il
pouvoit le revoir lorsque ces grands espaces ,
aujourd'hui inutiles et incultes , seront cou-
verts de belles moissons ; lorsque ces îles et ces
coteaux seront décorés de bonnes habitations,
et environnés de beaux vergers j lorsque la
pente douce des rivages de cette vaste prairie
sera cultivée jusqu'au lieu où la charrue ren-
contrera la faulx ! Quel luxe de végétation ne
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. SgS
déploiera pas alors cette terre grasse et fé-
conde, formée par le long séjour des eaux!
Quelle quantité de chevaux , de bestiaux , naî-
tront, s'engraisseront sur ce sol, aujourd'hui
surchargé d'herbes inutiles et de plantes sau-
vages ! Quelle quantité de beurre, de fromages,
de chanvre et de lin sortira de ces cantons ! Les
germes de ces productions existent cependant ,
et n'attendent pour se développer que les pro-
grès du temps et de l'industrie ; l'un et l'autre
avancent avec rapidité )).
Ce colon instruit , magistrat du canton , ve-
noit de finir une maison en briques , assez élé-
gante et commode, sous le toit de laquelle nous
éprouvâmes , pendant deux jours , la bonne
hospitalité, et jouîmes du plaisir de sa conver-
sation. Il nous fit boire du vin de groseilles si
vieux et si boa , que M. Herman le jugea être
venu d'Europe. Il nous dit qu'il envoyoit tous
les ans à New -York 4ooo livres de beurre,
200 livres de fromage , 4o barriques de lard , et
quelques tonnes de chanvre (5) ; ce qui lui rap-
portoit de 1 2 à 1 5oo piastres ; que le produit de
ses récoltes , de ses élèves et de sa forêt de cèdres
blancs , lui en rapportoit presqu' autant ; que ses
impositions ne montoient qu'à quatre piastres 5
que son père avoit commencé cet établissement
22 ans auparavant. Il nous parla beaucoup aussi
Sg4 VOYAGE
de la loi que les Etats du Jersey et de New- York
avoient passée pour encourager le dessèche-
ment 5 il ajouta que déjà les travaux étoient
commencés , et avoient produit un grand effet.
c( Quelle conquête, nous dit-il, quand on pense
que pour trois mille guinées on va dessécher
une surface de 70,000 arcs » !
Les affaires du colonel Woodhul l'ayant
obligé de nous quitter plutôt qu^il ne s'y atten-
doit , nous nous séparâmes à Wawayanda, dans
le Haut-Jerse}?" , d'où nous repassâmes les High-
lands (4) : elles nous parurent beaucoup plus
élevées que celles qui avoisinent le fleuve. Le
lendemain nous vînmes coucher à Basking-
Ridge, pour y admirer l'ingénieux mécanisme
d^un moulin , destiné à briser , à couteler le
chanvre et le lin. Le jour suivant, à Princeton ,
à dessein d'y voir le chef-d'oeuvre de Ritten-
house. C'est une machine qui représente , avec
la plus grande exactitude , les mouvemens des
corps célestes , leurs éclipses , leurs oppositions ,
ainsi que tous les phénomènes astronomiques
que les modernes ont découverts. (( Cette ma-
chine , dit M. Jetterson , que , faute de nom , on
appelle Orréry y est peut-être la plus belle pièce
de mécanique qui soit sortie de la main de
l'homme. Rittenhouse n'a pas créé le monde ,
mais par la puissance de l'imitation , il a ap-
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 2g5
proche plus près du grand Créateur qu^aucun
homme qui ait existé )) .
Nous nous étions proposé de voir les mines
de cuivre de Rocky-Hill et de Sckyler, mais
ayant appris que les dommages qu^elles avoienl
essuyés pendant la guerre n^avoient point en-
core été réparés , nous revînmes à Nevr-Ark ,
village le plus élégant et le plus champêtre des
Etats-Unis j d'où , après avoir passé deux ponts
qu'on venoit de terminer sur les rivières Pas-
saick et Hakinsack , nous arrivâmes à New-
york.
Il paroît y avoir encore ici une grande lacune.
NOTES.
NOTES DE L'EPITRE DEDICATOIRE.
(i)(jEORGE Washington , né en Virginie le 1 1 février
1/52, dans la paroisse de Washington, comté de West-
nioreland, fut envoyé par cet Etat, comme député au
premier Congrès, qui s'assembla à Philadelphie le 5 sep-
tembre 1774. '
(2) L'année suivante, il fut nommé commandant en
chef de l'armée continentale, commission qu'il n'accepta
qu'avec méfiance , et non sans beaucoup de difficulté. Ce
choix, sanctionné par la voix, ou plutôt par l'acclamation
publique , produisit un si bon effet, qu'un grand nombre
de jeunes gens s'empressèrent d'aller le joindre au camp
de Roxbury , près Boston , où bientôt il se trouva à la
tête de 5o,ooo volontaires»
(3) Un mécontentement général régnoit depuis plu-
sieurs mois dans l'armée continentale , alors campée à
New-Bourg, sur le rivage occidental du Hudson : il étoit
fondé sur l'insuffisance des mesures que le Congrès avoit
prises pour payer ce qui étoit dû aux soldats, et fixer la
quotité des récompenses promises, les seules cependant
que , dans son extrême dénuement de moyens , il pût
adopter. Ce mécontentement ne tarda pas à produire une
fermentation d'autant plus alarmante , qu'il n'y entroit
ni licence , ni tumulte. Les soldats envoyèrent plusieurs
députations au Général , et quoique je n'aie jamais su ce
qu'elles éloient chcirgées de lui dire , il est aisé de deviner
NOTES. 297
que des hommes armés , irrités , ii'avoient besoin que
d'un chef pour se faire justice j il eut le bonheur, non
sans avoir rencontré de grands obstacles , d'appaiser ces
mouvemens orageux, d'adoucir l'aigreur des esprits, de
dissiper des projets qui auroient pu avoir les conséquences
les plus funestes , et enfin de licencier cette armée. Il
étoit difficile de se trouver dans des circonstances plus
délicates , et d'en sortir avec plus d'honneur.
Quel est le citoyen des Etats-Unis qui, aujourd'hui
comme dans la suite des temps , pourroit se rappeler cette
époque de la vie du général Washington , sans se sentir
pénétré d'un mélange d'admiration et de reconnoissance ?
Quel changement dans les destinées du continent , un seul
monosyllabe n'auroit-il pas pu produire ?
(4) La lettre que le Général adressa de ce même camp
(le. 11 juin 1783) aux Gouverneurs des treize Etats , est
un chef-d'œuvre de sagesse. Prévoyant dès-lors les mal-
heurs, les déchiremens qui dévoient nécessairement ré-
sulter , à la paix , de l'insuffisance de la confédération et
de la foiblesse du Congrès , il en place l'énergique tableau
sous les yeux de ses concitoyens , ainsi que celui des
mesures qu'ils doivent adopter pour s'en garantir. Il leur
dit que les dangers de la guerre dont ils viennent de
sortir avec tant de gloire, ne sont rien , comparés à ceux
qui les attendent, si les Etats ne consentent point à céder
au Congrès une partie de leur souveraineté , pour assurer
la tranquillité intérieure , et pour établir la justice sur des
bases inébranlables.
Mais ilfalloit que l'expérience de quatre longues années
justifiât les pressentimens de ce grand homme ; il falloit
que les habitans de ces Etats eussent été entraînés jusques
sur les bords du précipice que sa profonde sagacité leur
2Ç)8 NOTES,
avoit signalé de loin. Quand on se transporte en imagi-
nation, à cette époque critique, qu'on se rappelle les cir-
constances dans lesquelles ces Etats se trouvèrent à la^
paix, lorsque les foibles liens qui les unissoient, étoient
près de se briser, il est difficile de ne pas remarquer
quelque chose de bien extraordinaire dans cette lettre
dictée par la sagesse , ainsi que par la prévoyance et le
patriotisme le plus éclairé : tel est du moins l'effet qu'elle
a produit sur mon esprit.
(5) Je fus témoin de l'alégresse générale , des mouve-
mens d'ivresse qu'occasionna son entrée modeste, et pour-
tant triomphante, dans la ville de New- York (le 25 no-
vembre 1783), ainsi que de son humanité envers les
royalistes , dont les affaires n'étoient pas encore ter-
minées ; j'admirai , comme tant d'autres , sa modestie ,
son affabilité , la sagesse des moyens qu'il employa pour
adoucir l'aigreur des deux partis , qui , après sept ans de
séparation , se trouvoient réunis. Je partageai , avec ces
habitans, la tristesse, les regrets, la consternation , que fit
naître l'annonce de son départ, fixé au 4 décembre. J'étois
parmi eux et les officiers de l'armée, réunis pour recevoir
ses derniers adieux.
Rarement les passions humaines ont été plus vivement
agitées , qu'elles ne le furent pendant cette scène atten-
drissante. Quel spectacle ! tous les coeurs étoient émus , tous
les yeux étoient baignés des larmes silencieuses et expres-
sives du respect et de la tendre affection. Jamais je n'ou-
blierai les dernières paroles qu'il adressa à ses compagnons
d'armes, dont il alloitse séparer pour toujours^; jamais ne
* « Braves et chers compagnons , je vous quitte avec un cœur
plein d'affection et de reconnoissance j je prends con§é ds
N O TE S. 299
Veffaceracle mamémoire la profonde impression que firent
sur mon esprit l'imposante dignité de sa contenance , le
son de sa voix, altéré par des émotions intérieures qu'il
s'ej0Porçoit de comprimer , et plusieurs autres nuances in-
descriptibles.
(6) Malgré les rigueurs de l'hiver, les habitans des
lieux par lesquels il passa , s'empressèrent de venir le
saluer , et lui offrir les témoignages de leur vénération et de
leur reconnoissance : les femmes, les enfans même, tous
vouloient jouir du plaisir de voir celui qu'ils nommoient
che father of Jiis country (le père de la patrie), sur la
tête duquel ils appeloient les bénédictions du ciel. Ce fat
un mouvement, ou plutôt une impulsion générale dans
tout le Jersey. Environné d'une partie des habitans de
Philadelphie , qui étoient venus à sa rencontre , il entra
dans cette ville au milieu des acclamations , du bruit des
<îloches et du canon.
Parmi les nombreuses adresses qu'il a reçues durant sa
vie publique , celles qui lui furent présentées à cette
époque par les corps et les sociétés de cette ville, sont
très- remarquables , non -seulement par l'éloquence du
style , mais aussi par les grandes et intéressantes idées
c[u'elles contiennent. On conçoit difficilement comment
il a pu mettre autant d'élégance et de variété dans ses
réponses. En voici quelques passages.
* (( La Société philosophique américaine , qui se glo-
vous , en désirant bien sincèrement que le reste de votre vie
puisse être aussi tranquille et aussi heureux , qu'ont été glorieux
et honorables les jours que nous avons passés ensemble ».
27 novembre 1783.
^ Adresse de là Société philosophique américaine de Phila-r
delphie , le 9 décembre 1783.
OOO NOTES.
rifie depuis long-temps de vous compter parmi ses dis^
ciples , est heureuse d'avoir à vous féliciter aujourd'hui
sur le retour de la paix , et sur votre présence dans cette
ville. Prévoyant, comme nous le faisons, l'heureuse in-
fluence de ce grand événement sur l'objet de notre insti-
tution, nous espérons que les arts et les sciences, com-
pagnes de la liberté et de la vertu , en vous offrant le juste
tribut de leurs louanges et de leurs acclamations , contri-
bueront à transmettre votre nom à la postérité la plus
reculée. Puissiez-vous jouir d'un bonheur inaltérable dans
la vie privée que vous allez mener, et ajouter encore un
nouveau lustre à la célébrité de votre nom ! vous êtes bien
sûr d'y être accompagné par l'amour, l'affection et la
reconnoissance de votre patrie )).
Extrait de sa réponse.
<c Si mon cœur forme un sou-
hait ardent et sincère, c'est celui d'être l'associé d'hommes
vertueux et instruits-, c'est celui de voir les sciences et
les arts continuer d'être prisés , cultivés parmi nous :
c'est celui de les voir éclairer de leurs lumières salutaires
et bienfaisantes, toute l'étendue de ce grand continent.
Je penserai souvent, soyez-en bien assurés, à l'utilité de
votre institution , dans les loisirs de ma retraite )>.
. . * « Ce combat, si long-temps
douteux , est donc enfin terminé, grâces à votre sagesse
et à votre courage ! Nous jouissons donc enfin des béné-
dictions de la paix et de l'indépendance ! Au nom des
^ Extrait de l'adresse du clergé , des avocats et des médecins
de Philadelphie , du i3 décembre 1785.
NOTES. OÔl
âifferens corps que nous sommes chargés de représenter
aujourd'hui , nous vous saluons avec les émotions de la
joicj de l'affection et de la reconnoissance la plus sincère.
Que d'autres parlent de vos exploits militaires, et les
comparent à ceux des anciens héros de l'histoire ! Nous
vous considérons comme environné d'une splendeur et
d'une gloire bien supérieure à celle d'Alexandre et de
César. Ce n'est ni l'ambition , ni la folie criminelle des
conquêtes qui vous a conduit dans les camps. Vous n'avez
jamais, cherché à vous élever sur la ruine de vos conci-
toyens; c'est la voix de votre patrie qui vous y a appelé.
C'est l'amour de la liberté qui vous a fait prendi^e les
armes ; ces armes ont été consacrées par la religion , par
la loi et l'humanité. Les principes les plus purs ont dirigé
votre conduite , et la vraie piété a fait descendre la pro-
tection du ciel sur vos efforts )>.
P « La vertu et les sciences étoient vivement intéressées
dans la cause que vous avez défendue avec tant de pru-
dence et de gloire : notre liberté est établie , confirmée j
les sciences vont fleurir , là vraie philosophie va nous
éclairer , une nouvelle scène de bonheur se présente aux
hommes )>.
« Vous quittez votre carrière militaire au miKeu des
acclamations d'un peuple reconnoissant. Quel plus beari
triomphe méritèrent jamais la modération et la victoire î
Puissent votre exemple , ainsi que les leçons que vous
venez de nous donner*, n'être jamais oubliés ! Votre
patrie ne cessera de fixer ses yeux sur vous , et de s'inté-
resser à votre bonheur. EUe exige que , dans votre retraite,
* La lettre qu'il publia de sou camp de Newbourg, le ii
juin 1785.
5c2 NOTES.
vous continuiez de nous aimer encore et de nous éclairer ».
« Les professions savantes , en particulier , vous consi-
déreront toujours comme leur protecteur et leur ami, et
se ressouviendront toujours, avec la plus tendre recon-
noissance , de celui qui , protégé par le ciel , vient d'ouvrir
une nouvelle carrière de bonlieur et de repos , et de fonder
une époque nouvelle, d'où dateront les progrès des sciences
et des arts ».
Extrait de sa réponse.
(( Désirant mériter l'estime de
mes concitoyens , cette douce récompense de tant de sol-
licitudes et de travaux, j'avoue que la bonne opinion des
hommes vertueux , éclairés , me flatte et me touche infi-
niment. Si j'ai détesté la folie et l'ambition des conquêtes,
si les principes les plus purs ont dirigé mes actions , si
l'objet de la guerre, et la manière dont elle a été conduite,
ont été justes et conformes aux loix de l'humanité , que
la foiblesse humaine ne s'en arroge aucun mérite ! Attri-
buons , au contraire , la gloire et les succès de cet heureux
événement à une cause bien plus élevée. C'est au premier
des êtres, ce principe de toutes choses, que nous devons
le rétablissement de nos droits envahis , la confirmation
de notre indépendance , la protection de la vertu , de la
philosophie et de la littérature , l'état florissant des arts
et des sciences , et enfin la nouvelle carrière de prospérité
et de repos qui se présente aux hommes m.
<( Oui ! ma vie publique et militaire est terminée ; oui !
je l'avoue, c'est avec un plaisir inexprimable que je vais
rentrer dans les paisibles sentiers de celle d'un simple
citoyen. Mais le bonheur de ma patrie sera toujours l'objet
le plus cher de mes vœux. Jamais je n'oublierai combien
NOTES. 5o3
les sociétés savantes et les hommes instruits sont utiles
à la société , combien les lumières et les sciences noiis
apprennent à jouir, à préserver la liberté, et combien
enfin elles contribueront un jour à la tran(juillité et à la
gloire de ce nouvel empire m.
( 7 ) De toutes les époques de la vie du général Wa-
shington , celle où il remit sa comn^ission au Chef de
l'Union * est une des plus glorieuses et des plus instruc-
tives. Le grand intérêt qu'excita cette scène , si nouvelle
dans ces temps modernes ; l'idée que cet acte étoit la clô-
ture de la lutte sanglante au prix de laquelle ces colonies
étoient devenues des Etats indépendans; celle que l'homme
qui , huit ans auparavant , avoit reçu du même Congrès
les pouvoirs militaires les plus illimités , et dont il n'avoit
jamais abusé , alloit bientôt paroître pour les lui remettre ,
et rentrer dans la vie privée, après les douceurs de laquelle
on savoit qu'il soupiroit depuis long-temps ; le grand
nombre de spectateurs dont la salle des séances étoit rem-
plie , le profond silence qui y régnoit , les divers mouve-
mens d'attendrissement et d'admiration qui , tout-à-coup,
se manifestèrent dès qu'il entra ; le calme et la dignité de
sa contenance , sa taille élevée ; la présence des aides-de-
camp dont il étoit environné ; la noble sim^icité de son
discours, digne de l'antiquité **; l'éloquente et tou-
* A Annapolis , le aS décembre 1783.
■^^ «Monsieur le président, les grands événemens dont j'avois
été chargé par ma commission , étant enfin accomplis, j 'ai l'hon-
neur d'offrir au Congrès mes sincères félicitations , et de me
présenter aujourd'hui devant lui, pour remettre entre ses
jnains le commandement dont il m'avoit chargé , et lui de-
5o4 NOTES.
cîiaiite réponse du président "^ : telles furent les princi-
pales circonstances qui frappèrent les esprits des specta-
teurs, et y laissèrent de profondes impressions.
mander en même temps la permission de me retirer du service
de la patrie ».
« Heureux de voir notre indépendance confirmée , et les habi-
tans de ces Etats à même de devenir une nation respectable, je
résigne avec joie une commission qui n'avoit été reçue qu'avec
beaucoup d'inquiétude et de méfiance. Cette méfiance dans mes
talens a heureusement été encouragée par la bonté de notre
cause , par la coopération du pouvoir suprême de l'Union , ainsi
que par la protection du Ciel ».
« Les succès de la guerre ont justifié nos plus hautes espé-
rances , et ma profonde reconnoissance envers la providence ,
dont j'ai reçu tant de faveurs , et envers mes compatriotes , qui
m'ont si puissamment secondé , augmente encore à mesure
que je pèse toute l'importance du grand différend qui vient
■d'être terminé ».
a En remettant sous vos yeux les obligations infinies que je
dois à la bravoure et à la conduite de l'armée, je trahirois mes
sentimens les plus chers, si j'oubliois de vous parler des ser-
vices essentiels , et du mérite rare des officiers qui ont été atta-
chés à ma personnp pendant le cours de la guerre. Le choix
que j'en avois fait ne pouvoit être plus heureux. Permettez-moi
aussi, monsieur le Président, de vous recommander ceux qui
ont continué leur service jusqu'à ce jour 5 ils sont dignes de
toute l'attention et de toute la protection du Congrès ».
« Je considère comme un devoir indispensable de terminer
la dernièrç scène de ma vie publique, en recommandant les
intérêts de notre chère patrie à la protection du Dieu tout-puis-
sant , et ceux qui en conduisent les affaires , à sa sainte garde ».
« Ayant accompli la tâche qui m'avoit été imposée , je quitte
ce grand théâtre en prenant congé de ce corps auguste, sous
les ordres duquel j'ai si long-temps agi. Recevez ma commis-
sion : je quitte tous les emplois de ma vie publique ».
* ce Monsieur, les Etats-Unis reçoivent avec les émotions le*
NOTES. 5o5
(8) Peu de temps après son retour chez lui; le général
Washington s'occupa de projets extrêmement utiles à sa.
patrie j entr'autres , de celui d'améliarer la navigation du
plus vives y la résignation solemnelle de l'autorité sous laquelle
vous avez conduit leurs troupes avec tant de prudence et de
succès, pendant le cours de cette longue et périlleuse guerre.
Appelé, par votre patrie, à la défense de ses droits envahis,
vous vous êtes chargé de ce devoir sacré , avant qu'elle tût
formé des alliances , établi des fonds et un gouvernement.
Vous avez conduit ce grand différend avec sagesse et courage ,
sans jamais avoir envahi les droits du pouvoir civil , au milieu
même des malheurs et des désastres ».
ce Vos compatriotes, animés par l'amour et la confiance que
vous leur aviez inspirés , ont déployé , sous vos ordres , leurs
talens, leur génie militaire , et ont transmis leur réputation à
la postérité ».
c( Vous avez persévéré , sans jamais désespérer de la chose
publique, jusqu'au moment où les Etats-Unis, devenus les alliés
d'un roi et d'un,e nation généreuse , ont eu le bonheur , sous
lès auspices de la providence , de terminer la guerre avec hon-
neur, et d'obtenir la sûreté et l'indépendance. Nous acceptons
vos félicitations sur cet heureux et grand événement avec joie
et sincérité ».
« Après avoir défendu l'étendard de la liberté sur ce nouvel
hémisphère , après avoir donné une leçon mémorable aux
oppresseurs et aux opprimés , vous vous retirez du grand théâtre
des affaires publiques avec la bénédiction de vos compatriotes.
Mais la gloire de vos vertus ne finira pas avec votre comman-
dement , elle s'étendra jusqu'aux lieux les plus éloignes ».
ce Ainsi que vous , nous recommandons les intérêts dé notre
chère patrie à la protection du Très-Haut : nous le supplions
de disposer les cœurs et les esprits des habitans de ces Etats ,
à profiter de l'occasion favorable que leur offre sa providence
divine , de devenir une nation heureuse et respectable ».
«Et quant à vous , nous lui adressons nos prières les pins
ferventes, pour que des jours qui nous sont aussi chers , puissent
I» V
3o6 , NOTES.
Potowmack , obstruée par deux chutes conside'rables ,
situées à quelque distance au-dessus d'Alexandrie. Après
avoir attentivement considéré ces grands obstacles , et
s'être convaincu de la possibilité de les surmonter ,il pro-
posa à ses compatriotes le plan d'une souscription de
i,5oo,ooo francs, divisée en 5oo actions. Aussi-tôt qu'elle
fut remplie, les deux Etats limitroplies,de Virginie et du
Maryland , accordèrent aux souscripteurs une charte
d'incorporation (en 1786) , et un droit de péage à perpé-
tuité ; et dès leur première séance, le Général fut élu pré-
sident de cette grande et utile association.
Ces deux canaux sont terminés. Le premier a 1 320 toises
de longueur , et quatre écluses de dix à onze pieds , dans
une pente de soixante-quinze. Le second, 2200 toises,
dix écluses, et une pente de 28 toises, en y comprenant
la hauteur de la cataracte , qui est de i3 toises. On a
élevé , au-dessus des premières , un pont de bois , dont
l'ouverture est de 120 pieds. Il a été construit par le
même homme (John Coxe) , au génie duquel , sans le
secours d'aucune éducation , l'Irlande , et quelques-uns de
ces Etats, doivent l'exécution de plusieurs ponts qui ont
mérité les suffrages du public. Que n'auroit pas fait cet
homme, si, dès son jetme âge , il eût été instruit dans les
grandes écoles de l'Europe ?
La même association va s'occuper de faire enlever les
obstacles qui se trouvent à l'embouchure du Cumberland,
fiinsi que dans le voisinage des Shawanèse-Fields , à
devenir l'objet de ses soins particuliers , et que ces mêmes
jours soient , dans la suite aussi heureux , qu'ils ont été jusqu'ici
remplis de gloire , et qu'il daigne enfin vous accorder sa récora-
j>ense éternelle ^x
NOTES. 5o7
200 milles d'Alexandrie : alors , de cette ville maritime ,
quoiqïie situe'e à 4oo milles des caps de la Cliesapeat , on
pourra facilement transporter les marcliandises, pendant
quatre mois de Fanne'e , jusqu'à 35 ou 4o milles d'une des
branches de la Monongaliëla ( the Cheat ) , qui verse ses
eaux dans l'Oiiio ou Belle-Rivière ; avantage de la plus
grande importance j puisqu'à l'exception de ce portage ,
le Potowmack ouvrira une communication avec les }?ay3
Trans-Allégliëniens ; et comme tout est relatif, cet obs-
tacle n'est rien , comparé à l'immense étendue de la navi-
gation intérieure de cette vaste région.
Le perfectionnement de celle du Shénando , est aussi
tin des objets indiqués dans la charte d'incorporation, et
dont la même association doit s'occuper.
(9) Après avoir éprouvé , pendant quatre ans , tous les
inconvéniens qui résultoient de la foiblesse de la confédé-
ration, et avoir vu le Congrès faire des efforts inutiles
pour y apporter quelques remèdes , les Etats , effrayés des
progrès de l'anarchie qui commençoit à dévorer ce pays,
€6 déterminèrent, en 1786, à envoyer des députés à
Annapolis, qui, l'année d'après, se réunirent à Philadel-
phie , chargés de proposer un nouveau système d'union ,
une nouvelle forme de gouvernement qui pût maintenir
la tranquillité intérieure, établir la justice, concilier les
intérêts , et assurer le bonheur civil de tous. Le général
Washington fut élu un des trois députés de la Virginie,
La première fois que les membres de cette Convention se
réunirent à Philadelphie * , ils alloient choisir pour prési-
dent le vénérable Franklin , alors gouverneur de la Pen-
sylvânie , et membre de cette même Convention , lorsque
^ Le i2 mai 1787.
5o8 NOTES.
celui-ci , après leur avoir rappelé ses longs services et son
grand âge (il avoit alors 82 ans), tourna ses yeux vers le
General, en leur disant : — (( Voilà celui qui doit remplir
les devoirs de la présidence )). — A la voix unanime du
consentement, ce respectable vieillard le prit par la main,
et l'installa dans le fauteuil.
Washington , prévoyant le danger de permettre la
publicité de leiirs débats , proposa et obtint la promesse
d'un secret inviolable , jusqu'à ce que leur tâche fût rem-
plie. Idée heureuse ! . . . mille et mille fois heureuse ! à
laquelle l' Amérique-Unie doit peut-être le sage Gouverne-
ment qui la régit aujourd'hui.
Lorsqu'on considère l'effervescence dans laquelle se
tï-ouvoient alors les esprits, les intérêts si divers de ces
colonies, tout-à-coup devenues des Etats souverains indé-
pendans , le nouveau Gouvernement fédéral, malgré ses
imperfections (pourroit-il n'en pas avoir , puisqu'il est
l'ouvrage des hommes ! ) , doit paroître un chef-d'œuvre
de raison-, et son acceptation, un événement inattendu,
miraculeux. Très-certainement , si les débats de la Con-
vention eussent été publics , les agens des puissances euro-
péennes , les hommes , parmi les Américains , qui ne
revoient que de la démocratie athénienne, ceux à qui
leurs passions et leurs intérêts faisoient redouter le retour
de l'ordre et de la justice , auroient triomphé ; la Con-
vention n'auroit jamais pu terminer son importante
tâche , et l'union de ces Etats n'auroit pas eu lieu. A quoi
donc tiennent les destinées des individus, des empires et
des nations ? Lorsqu'on lisant la lettre que le Général
écrivit , de son camp de New-Bourg , aux Gouverneurs
des treize Etats , on se rappelle toutes ces circons-
tances , il est difficile de ne pas admirer de nouveau la
NOTES. ÔO9
propliéticiite sagacité, la profonde sagesse de ce grand
homme.
(10). Il étoit, depuis quatre ans , occupe des soins de
l'agriculture ; souvent visité par des Européens , ainsi
que par les personnes les plus distinguées du continent ,
il jouissoit , dans sa belle terre du Mont-Vernon , des
douceurs de Ja retraite et du repos , lorsqu'il reçut la
nouvelle officielle de son élection à la présidence du nou-
veau Gouvernement (le 3 avril 1789). Quoiqu'extrême-
ment flatté d'un témoignage d'estime et de confiance aussi
éclatant de la part des électeurs du continent, il ne quitta
ses foyers qu'avec beaucoup de regret. Ses réponses aux
adresses qui lui furent présentées à cette occasion par
toutes les corporations , par les sociétés particulières et
religieuses-, celles qu'il fit aux lettres de ses amis "^j attes-
'^ Voici ce qu'il m'écrivit , en réponse à ma lettre de félici-
tation :
Mont-Vernon, le lo avril 1789.
Une combinaison de circonstances ,
un enchaînement d'événemens que j'étois bien éloigné de pré-
voir, ont rendu indispensable la nécessité , dans laquelle je me
trouve , de m'embarquer une seconde fois sur la mer orageuse
des affaires publiques. Je n'ai pas besoin de vous dire combien
cette résolution contrarie mes désirs et mes inclinations les
plus cbères : mes amis , tous ceux qui me connoissent , en sont,
je l'espère , intimement convaincus. Si j'accepte la présidence
des Etats-Unis , c'est avec les intentions ies plus pures ; j'en
appelle au grand Scrutateur, qui seul connoît le fond de nos
cœurs : il sait si aucun objet , quelque flatteur qu'on pût l'ima-
giner , si l'appât d'aucun avantage , quelque séduisant qu'il pût
être , si enfin le désir de la réputation , quelqu'aisément qu'elle
pût être acquise , m'auroit jamais déterminé , à mon âge et dans
5lO NOTES.
îent qu'il ne s'embarqua de nouveau sur rélement ora-
geux des afîaires publiques , qu'avec beaucoup de crainte
et de méfiance : et en effet, que manquoit-il à sa gloire,
à sa réputation si belle et si pure ? Il étoit bien éloigné
alors de prévoir les peines et les inquiétudes que devoit
lui susciter le nouveau Gouvernement d'une nation aux
généreux secours de laquelle l'Amérique devoit en partie
son émancipation. Parmi ce grand nombre d'adresses qui
lui furent présentées > la postérité ne lira pas sans atten-
drissement celle de ses bons voisins les magistrats et la
commune d'Alexandrie , ainsi que la belle et touchante
réponse qu'il leur fit»
Quant aux détails de îa réception qui lui fut faite , tant
dans les villes qu'il traversa pour venir à New- York , où
siégeoit alors le nouveau Congrès, que dans cette dernière
ville, et ceux de son inauguration, dont j'ai été témoin,
ils sont devenus l'apanage de l'iiistoire. Arrivé le 22 avril
1 789 , il fut inauguré le 3o du même mois.
(11) Soupirant depuis long-temps pour le repos et la tran-
quillité, dont sa santé avoit le plus grand besoin , après vingt-
trois années consacrées au service de sa patrie , il informa le
public, dèsle mois d'octobre 1 796, de la résolution qu'il avoit
prise de retourner à la vie privée , aussi-tôt que le temps
de sa magistrature seroit expiré. Le lendemain de ce jour
(le '4 mars 1797) vit l'illustre Washington , redevenu ,
ma situation , à ■abandonner les tranquilles sentiers de la vie
privée. Très- certainement non r j^en Gonnois trop bien le
bonheur et le prix. Mais si les habitans de ces Etats pensent
que mes services peuvent encore être utiles à la chose publique,
je les leur offre , puisqu'ils l'exigent. Cet espoir peut seul com-
penser les nombreux sacrifices que je vais faire , en m'éloi-
gnant de mes foyers, et en abandonnant mon repos, etc» etc»
NOTES. 3ll
pour la seconde fois simple particulier, et Jolin Adams,
un des plus savans personnages du continent, et, depuis
huit ans, vice-président des Etats-Unis, élevé à la magis-
trature suprême de l'Union. La présence du Général, con-
fondu dans la foule des spectateurs, ajouta beaucoup
d'intérêt à la cérémonie de cette installation, qui d'ail-
leurs fut aussi dénuée de formes et de pompe, que l'étoit
jadis celle des archontes d'Atliènes.
Quelque temps après qu'il fut rentré dans ses foyers ,
plusieurs circonstances ayant exigé que les Etats-Unis se
préparassent à la guerre, il fut nommé lieutenant-général
des troupes et des milices qui dévoient être mises en état
àe service ; mais ces nuages s'étant heureusement dissi-
pés , son repos n'en fut point interrompu. Quoique con-
sidérablement vieilli par les inquiétudes et les fatigues
d'une guerre de huit ans , qui ne fut pas toujours heu-
reuse, ainsi que par les travaux d'une administration,
dont les grands changemens qui avoient eu lieu en Europe,
rendirent les dernières années extrêmement épineuses
et difficiles, il monte encore à cheval, parcourt ses
champs et surveille sa grande culture.
A l'ombre des palmes qu'il a si bien méritées , puisse le
déclin d'une vie illustrée par tant d'actions utiles, être
aussi heureux qu'ont été glorieuses les années qu'il a
consacrées à établir et affermir la liberté et l'indépen-
dance de sa patrie !
Pour prouver que ces éloges et ces détails ne sont qu'un
foible écho de l'opinion publique , j'ai cru devoir rap-
porter ici l'inscription que le corps législatif de la Vir-
ginie ordonna de graver sur le piédestal de la statue qu'il
lui décerna le 17 décembre 1781, et qui, depuis, a été
exécutée par le célèbre sculpteur français , Houdon , ainsi
5l2 NOTES.
que l'adresse de la ville d'Alexandrie ^ et la réponse qu'il
lui fit. s
L'assemblée générale de la république de la Virginie
a fait ériger cette statue (c comme un monument d'affec-
)) tion et de reconnoissance à George Washington , qui ,
)) unissant aux qualités et aux talens du héros , les vertus
» du citoyen , s'en est servi pour établir la liberté de sa
)) patrie , a rendu son nom. cher à ses compatriotes , et
î) donné à l'univers un exemple immortel de vraie
» gloire )).,
^dresse du Maire et des Echepins de la ville d'Alexan-
drie , présentée à George Washington , la veille de
son départ pour New-York , alors le siège du Gou-
vernement, oïl il doit être inauguré Président des
Etats- Unis,
<c lia voix de votre patrie vous appelle donc de nou-
» veau ! Pour remplir ses vues et combler ses espérances ,
3) elle exige une seconde fois l'emploi de vos talens et de
» vos vertus. Non , ce n'est pas sans un mélange de regrets
)) et d'admiration que nous vous voyons à la veille d'aban-
y> donner les soins d'une agriculture éclairée , ainsi que la
3) tranquillité de la vie domestique , au détriment de votre
)) bonheur ; et cela, à l'époque de la vie où la nature pres-
» crit et justifie le choix du calme et du repos )>.
<( Nous ne vous parlerons pas aujourd'hui de la gloire
» que vous avez si justement acquise, ni de la profonde
)) reconnoissance qu'exigent les services longs et pénibles
5) qiie vous avez rendus à ces Etats , devenus , par votre
r> valeur et votre sagesse , libres et indépendans. Nous no
)) vous parlerons pas de l'honneur, jusqu'ici sans exemple,
» du suffrage unanime de trois millions d'hommes , qui
NOTES. 3l5
y) vous élève à la magistrature suprême ; ni enfin de ce
)) dévouement généreux, de ce patriotisme éclairé, qui,
)) depuis tant d'années , a dirigé votre conduite. Vos voi-
)) sins et vos amis , pénétrés dans ce moment d'objets moins
)) brillans , il est vrai , mais non moins cliers à leurs coeurs,
)) vous présentent leur adresse respectueuse et leurs
3) tendres adieux ». ,
« Faut-il donc que le premier , le meilleur de nos ci-
3) toyens , s'éloigne encore de nous ? Faut-il que nos an-
)) ciens perdent l'ornement de leurs sociétés; notre jeu-
î) nesse , son modèle 5 notre agriculture , l'exemple le plus
3) utile et l'améliorateur le plus éclairé ; notre commerce ,
)) son protecteur ; notre collège , son fondateur -, nos indi-
» gens, leur bienfaiteur et leur père? Faut -il enfin que
)> la navigation intérieure du Potowmack , indiquée par
3) vos lumières , et déjà commencée par vos soins, voie
D) s'éloigner son promoteur et son appui )) ?
<( Partez , cber et grand homme ; partez , puisque vous
3) êtes appelé à contribuer au bonheur d'un peuple recon-
3) noissant: il le sera doublement , nous en sommes sûrs,
)) en réfléchissant au nouveau sacrifice que vous allez lui
» faire. Du plus profond de nos cœurs , nous vous recom-
)) mandons à la protection du grand Etre, duquel émanent
3) tous les événemens humains )) .
(c Après avoir achevé l'œuvre mémorable auquel sa
3> providence universelle vous destine , puisse-t-elle ra-
3) mener parmi nous le meilleur des hommes et le plus
)) chéri de nos citoyens )).
(( En séance publique , au nom de la corporation et des
r/ habitans de la ville d'Alexandrie )).
Le 16 avril 178^.
(( David Ramsa y , Maire n.
5l4 NOTES,
Réponse,
V. Messieurs, quoique je ne puisse cacher, cependant je
7i ne sais comment exprimer les pénibles et douloureuses
y\ sensations , et les inquiétudes qui m'ont assailli , lors-
3) qu'il m'a fallu décider si j'accepterois ou si je refuserois
j) la présidence suprême des Etats-Unis. L'unanimité du
» clioix , le désir de mes amis , celui même de ceux qui
7) n'approuvent pas entièrement la nouvelle constitution,
>) l'espoir enfin de devenir le foible organe employé à con-
» cilier, à réunir les opinions de mes concitoyens-, tels
» sont les grands, les puissans motifs qui m'ont déterminé
5) à l'accepter » .
<f Ceux qui me connoissent, et vous , mes bons voisins ,
5) plus encore que les autres liabitans de la Virginie , devez
3> savoir combien je suis attaché à l'agriculture, combien
» j'aime la vie douce et tranquille de la campagne. Soyez-
j> en bien persuadés , la conviction intime d'un devoir
» sacré, auquel il semble que je sois appelé, est la seule
» considération humaine qui ait pu suspendre la résolution
•)) que j'avois formée depuis long- temps, de ne me plus
» mêler des affaires publiques. En effet, à mon âge , dans
i) la situation où je suis , quels avantages puis-je espérer
5) en m'embarquant de nouveau sur cet océan incertain,
» agité , et si souvent orageux » ?
« Je n'ai pas besoin d'avoir recours à des déclarations
» publiques , pour vous convaincre de la sincérité de mon
» attachement , et du vif intérêt que je prends à la pros-
» périté de votre jeune ville , ainsi qu'à tout ce qui vou s
:» touche. Né dans ce voisinage , ma vie entière vous est
)) connue : les actions dont elle a été remplie deviendront,
)) je l'espère , des garans de ma conduite future , plus satis-
NOTES. ' 3lS
5) faisans et plus sûrs que tout ce que je pourrois dire )>.
« Je vous remercie des sentimens d'affection exprimés
3) dans votre touchante adresse : je l'avoue cependant ,
)) cette dernière preuve d'intérêt et d amitié renouvelle
)) les profonds regrets que je ressens dans ce moment, où je
» suis obligé de m'éloigner de vous, de ma famille, et
)) d'abandonner les douceurs de la vie privée ».
« Je finis en me recommandant , ainsi que vous , dignes
)) magistrats, et vous, habitans d'Alexandrie, à la pro-
» tection de l'Etre tout-puissant, qui, après une absence
)) de sept années passées au milieu des dangers, des peines
j) et des inquiétudes de la guerre , me ramena dans mes
» foyers à la fin de 1783. Mais , forcé par l'insuffisance de
)) mes paroles , j'abandonne à l'expression du silence celle
j> des nombreuses sensations dont je suis ému )).
« Cbers et bons voisins, recevez mes tendres adieux )).
Mont-Vernoii , le 17 avril 1789.
«George Washington».
NOTES DU CHAPITRE PREMIER.
(1) Colonel Crawgan. Il fut long-temps employé par
îe Gouvernement anglais , dans ce qu'on appeloit alors le
département des affaires indiennes : peu d'Européens ont
mieux connu les nations indigènes, et en ont été plus
aimés et plus estimés ; peu de personnes ont fait plus d'ef-
forts pour les engager à cultiver la terre, et pour leur
ouvrir les yeux sur les dangers de l'ivresse. Quel dom-
mage qu'il n'ait pas rédigé les nombreuses observations
que ses longs voyages lui avoient permis de faire , sur la
botanique , l'histoire naturelle et la géograpliie î elles.
3l6 ' NOTES.
anroientété, et seroient encore infiniment intéressantes ,
quoique l'intérieur du continent soit aujourd'liui beau-
coup mieux connu qu'il ne l'étoit alors.
(2) Saguenay. Rivière considérable du bas Canada ,
dont le confluent avec le Saint-Laurent , à i5o milles au-
dessous de Québec, est connu sons le nom de Tadoussac :
c^est là que commencent les grandes pêches du fleuve.
Cette rivière sort du petit lac Mistassing , formé par la
réunion des eaux qui , de toutes parts , arrosent cette
triste région, jadis le séjour favori des castors. En remon-
tant le Saguenay , on est étonné que , sous la latitude de
48 deg. 3o sec. , la terre soit aussi ingrate et stérile , le
climat aussi humide et froid , et les forêts uniquement
composées de sruces , de bouleaux et de hemlocs. Sur les
âpres rivages de cette rivière , et sur ceux du lac d'où elle
sort, vivoit jadis la nation Mistassing, dont il ne reste
plus que le nom donné à ce lac , ainsi qu'à un autre beau-
coup plus considérable, dont les eaux tombent dans la
partie méridionale de la baie de Hudson, non loin du fort
Rupert.
(3) Confédéj'ation Creek ou Muscogulgé. C'est la plus
considérable qu'on connoisse sur ce continent. Après
l'anéantissement de la nation Natchée , dont les Creeks
étoient les alliés , ils firent la guerre aux tribus Flori-
diennes, et, semblables aux Romains , ils eurent le bon esprit
d'incorporer les vaincus parmi eux. C'est après avoir sub-
jugué leurs voisins, qu'ils fondèrent ce qu'on peut appeler
une Puissance. Elle est devenue beaucoup plus formi-
dable, depuis qu'ils ont connu la propriété et la culture ,
établi un conseil national , et des chefs qui savent main-
tenir la paix et le bon ordre , et prévenir autant que pos-
sible l'introduction des eaux spiritueuses. De toutes les
NOTES. - 017
nations de cet hëmisplière , la Muscogulgé est; sans con~
tredit , la plus civilisée et la plus intéressante à connoître.
liCurs villes , telles que Uclié , Apalacliicola (capitale) ,
Talassé , Coolomé , etc. sont régulièrement bâties : la
première contient plus de quinze cents liabitans : les mai-
sons en sont de bonne charpente , couvertes de bardeaux.
Tout y annonce l'aisance, la propreté et le bonheur. Ils
ont un culte national , qui paroît dériver de celui d«s
anciens Natchées , ainsi que des jeux, des danses, et des
assemblées régulières. Leurs femmes jouissent de beau-
coup plus de considération que parmi les indigènes du
nord , et sont en général propres , entendues , économes :
elles ont de beaux traits , et des 3^eux étincelans.
On parle en ce pays trois langues absolument distinctes ,
et chacun est invinciblement attaché à la sienne, La pre-
mière est, dit-on, celle des anciens Natchées j lasecondej
celle des anciens Floridiens ; et la troisième , celle des
Creeks ou Séminoles.
C'est sous ce nom qu'on connoît les tribus qui habitent
la partie maritime des deux Florides ; comme ils sont
moins avancés dans la culture et la civilisation que leurs
aînés , on ne traverse leur pays qu'avec quelques précau-
tions. Chez les Creeks supérieurs , au contraire , les voya-
geurs sont toujours sûrs d'être reçus et traités comme des
amis, non pour quelques jours, mais pour autant de temps,
qu'ils veulent rester parmi eux. Rien n'est plus intéressant
à voir que la paix , l'abondance , la gaîté qui y régnent.
Un jeune homme qui n'auroit ni parens , ni amis , ni for-
tune, et que le hasard auroit conduit chez eux, s'il étoit
expert à la chasse , à la pêche , et à la culture du maïs ^
seroit bientôt tenté de prendre une femme et de s'y éta-
blir. Entourés de vastes forêts remplies d'ours , de che^
Ol8 NOTES.
Vreuils , àe dindes, etc. de lacs abondans en poissons , de
savannes sur lesquelles ils élèvent autant de chevaux et
de bestiaux qu'ils veulent, de champs fertiles , plante's
d'orangers naturels , de figuiers , et d'autres arbres à fruit,
sous un climat doux et tempéré, ils mènent une vie beau-
coup plus heureuse et plus indépendante , que s'ils étoient
plus avancés dans la civilisation.
D'un autre côté , ils ont à craindre le danger du voisinage
des blancs, l'exemple funeste de leurs mœurs dépravées,
de la conduite souvent immorale et honteuse des trafiquans
qui résident parmi eux ; et celui enfin de l'influence que
doit nécessairement avoir un jour l'indispensable besoin
de marchandises européennes. Cette confédération est
composée de plus de soixante villes, villages ou tribus,
dont la population se monte, dit-on, à vingt mille per-
sonnes.
(4) Poohatans. Cette confédération, jadis composée
de trente tribus , occupoit toute la basse Virginie , c'est-
à-dire le pays compris entre les rivages de la mer et les
premières chutes. Les petites nations qui habitoient depuis
ces premières hauteurs jusqu'aux grandes montagnes,
ennemies implacables des tribus maritimes , étoient obli-
gées de réunir leurs forces pour résister, non-seulement
aux Poohatans , mais encore à une autre association non
moins formidable , qui occupoit la chaîne entière des
AUéghénis , laquelle avoit pour ennemies des nations plus
éloignées. Ces hordes étoient dans un état continuel d'ef-
forts ou de résistance, état qui, en Europe comme ici,
paroît être naturel à l'homme. Si ces tribus avoient eu des
historiographes , les pages de leur histoire auroient pré-
senté en miniature les mêmes tableaux que celle des
grandes nations asiatiques et européennes.
NOTE S. 5l9
liBS langues de ces diverses nations confédérées étoient
si différentes, qu'il leur falloit des interprètes toutes les
fois qu'elles avoient quelques rapports entre elles. Quel
dommage que ni le Gouvernement colonial, ni aucun
individu n'ait pensé à en recueillir les élémens ! Peut-
être l'étude et la comparaison qu'on enauroit faites, au-
roient- elles contribué à nous apprendre si cette diffé-
rence provenoit de leur haute antiquité, ou si, au con-
traire , elle indiqïioit l'arrivée récente de ces nations dans
cette partie du continent.
Soixante ans après celle des blancs en Virginie, la moi-
tié de ces tribus , devenues victimes des nouveaux fléaux
qu'ils avoient introduits parmi eux (la petite vérole et les
eaux spiritueuses ) , n'étoit déjà plus. Les débris de la
seconde et troisième confédération , connus sous le nom
de Tuscaroras , se réunirent , en 1 7 1 2 , à la ligue Moliawk ,
leur ancienne ennemie , et ces derniers touchent au dernier
chapitre de leur histoire. Les indigènes qui habitoient les
contrées aujourd'hui connues sous le nom de basse Pen-
»;ylvanie , étoient dans le même état de guerre contre leurs
voisins de la Susquéliannah, lors de l'arrivée de William
Penn. Ce qui restoit encore des Lénopys et de leurs con-
fédérés , anciens propriétaires des pays compris entre les
montagnes de Kittatiny et la mer , alloit être exterminé ,
lorsque ce célèbre fondateur et ses paisibles compagnons
débarquèrent à l'endroit même où est aujourd'hui Phila-
delphie. La curiosité qu'excita un événement aussi ex-
traordinaire , suspendit la fureur de ces tigres : en faisant
des présens aux oppresseurs et aux opprimés, en leur don-
nant des vêtemens, des subsistances, il ne tarda pas à
s'en faire aimer et respecter. Ces indigènes ne savoient
que penser de l'amvée soudaine au milieu d'eux , de ces
520 NOTES.
hommes blancs et barbus , ni de? grands vaisseaux q^ui les
avoient apportés , ni enfin quel nom leur donner : sans le
secours des armes ni celui de la violence, par le seul exer-
cice de la douceur, de la justice et de la fermeté , ce grand
liomme parvint à les désarmer , et à leur faire connoître les
douceurs de la paix *, et , dès l'été suivant , les deux peu-
ples cultivèrent ensemble le maïs et les patates. Après en
avoir acbeté les terres dont ilavoit besoin pour sa colonie ,
William Penn promulgua les loix, établit le Gouvernement
à la sagesse duquel la Pensylvanie a dû. son étonnante
prospérité. Tels furent les heureux auspices sous l'in-
fluence desquels il fonda cette province au mois d'oc-
tobre 1682.
lia justice et la douceur de son administration , ainsi
que la conduite exemplaire de ses colons , pendant un
grand nombre d'années , avec les indigènes , leur inspira
un SI grand degré d'estime et de confiance, que, dans une
de leurs invasions sur les frontières de la Virginie , ne
connoissant point les limites de ces deux colonies, ils
alloient incendier les maisons et massacrer les habitans de
la haute Pensylvanie , lorsqu'un oJQ&cier de milice ayant
eu la présence d'esprit de leur représenter qu'ils étoient
fils d'Onas '^, à qui ces terres avoient été vendues par leurs
ancêtres, soudain se rappelant la vérité de ces paroles,
ainsi que leur ancien respect pour la mémoire de ce fon-
dateur , et pour le nom qu'ils lui avoient donné quarante
ans auparavant , ils éteignirent leurs torches , et renon-
cèrent à leur cruelle entreprise.
Il n'existe aujourd'hui en Virginie, que quelques foibles
* Nom qu'ils donnèrent à "Willi^iu Penn , peu après sou
arrivée.
NOTES» 021
restes des anciennes tribus Pooliatans : la paix, le repos >
la culture de champs fertiles , n'ont pu retarder leur
anéantissement. Voilà ce qu'il est impossible de com-
prendre, à moins d'admettre que ces races sont différentes
de celles de l'ancien Monde, et que, comme celle des loups,
elles n'ont été créées que poin^ habiter les forêts. Par-tout,
les mêmes causes secrètes et puissantes ont produit les
m^êmes effets, excepté seulement parmi les Muscogulges.
Pas une famille Poohatan , Pamonky , Nottoway , n'a
résisté à l'empire de cette étonnante destinée ; pas une ne
s'est augmentée en cultivant ses propres champs, à l'ombre
d'un Gouvernement qui avoit promulgué des loix pour
les protéger , nommé des hommes chargés d'écouter leurs
plaintes , et d'y faire droit. Le dernier individu qui par-
loit encore le poohatan dans toute sa pureté , est njort il
y a vingt ans, sur les bords du Pamonky.
(5) Pays des Illinois. Ce pays , situé sur les deux rives
du Mississipi , à 4oo lieues de la mer , étoit une colonie
canadienne , quoiqu'à 700 lieues de Québec. Il s'étend
depuis le confluent de l'Ohio jusqu'à celui du Missouri ,
dans un espace de 76 à 80 lieues. Il y a peu de contrées sur la
terre qui aient été plus favorisées de la nature. Sa situation
imposante au centre du continent, ses communications
avec le golfe du Mexique , les grands lacs , le Missouri et la
haute Louisiane , la fertilité du sol, les prairies naturelles
dont il est entrecoupé, la beauté des forêts, les rivages
élevés du fleuve, un climat doux et salubre, à l'abri dés
rigueurs de l'hiver ; tels sont les principaux avantages dont
jouit ce bçau pays. Quelle activité, quel mouvement n'y
verra-t-on pas un jour , lo^^sque > des régions les plus éloi-
gnées, les productions de la culture et de l'industrie y
seront amenées par la navigation intëi^ieure, pour y être
I. X
522 NOTES.
transportées à la Nouvelle -Orléans, dans des vaisseaux
qui tireront plus d'eau ?
En considérant que cette colonie fut fondée dans le der-
nier siècle , on est étonné du peu de progrès qu'elle a fait.
A l'époque de la conquête de ce pays par le général aiuéri-
cain Clark , à peine comptoit-on trois mille blancs sur les
deux rives du Mississipi ; et, chose non moins extraordi-
naire ! ces colons n'avoient jamais reçu de titres du sémi-
naire de Saint-Sulpice , auquel ce pays avoit été concédé
par Louis xiv. Placés au centre du continent, vivant dans
la paix et l'abondance , n'ayant d'autres voisins que quel-
ques restes de tribus indigènes, parvenus au dernier point
de dégradation, ils ne s'étoient jamais douté que pour
posséder des terres et les transmettre à leurs enfans , il
fallût un arpentage , des contrats, des enrégistremens, etc.
liCs limites de leurs plantations se rétrécissoient ou s'aug-
mentoient au gré de leurs fantaisies , ou plutôt , suivant
leur industrie et leurs besoins. Cet étrange oubli , prove-
nant sans doute de l'ignorance de leurs ancêtres ou de^
l'éloignement de la métropole , auroit pu les exposer à
beaucoup de tracasseries et de contestations avec le nou-
veau peuple qui venoit de s'emparer de leur pays , si la
justice du Congrès ne fût venue à leur secours. Aussi-tôt
qu'on l'informa de cette singulière circonstance, non-
seulement il confirma tout ce que chacun d'eux voulut
appeler sa possession, mais y ajouta encore un don de
terres , dont la quantité étoit proportionnée au nombre
des membres de chaque famille. Malgré la générosité de
ce procédé , qui auroit dû leur donner une haute idée de
la justice du Gouvernement des Etats-Unis , presque toutes
ces familles canadiennes ont été s'établir à Missire , Sainte-
Geneviève, Pancore (Saint -Louis), sur le rivage occi—
NOTES. SaS
dental du Missîssipi. On dit que cette dematclie a été
causée par la crainte de perdre leurs nègres , ainsi que
par un éloignement invincible pour les loix , les usages ,
et sur-tout pour la religion des Américains , auxquels ils
ont préféré le culte et le gouvernement espagnol.
Le pays des Illinois a fourni pendant long-temps des
farines , du lard , des jambons, etc. et même du vin , aux
habitans de la Nouvelle-Orléans. On dit qu'en a 745, ils
en expédièrent 4oo pièces. Frappés de la grande quantité
de raisins que les vignes , qui par-tout croissent sponta*
nément , produise ient tous les ans , quelques colons es-
sayèrent d'en faire du vin , et réussirent : ils seroient par-
venus sans doute à en avoir du meilleur encore, s'ils
avoient pensé à former des vignobles avec ces beaux sau-
vageons, ou s'ils les avoient greffés avec du plant de Madère
ou d'Europe. Sur presque tous les rivages et les îles du
Mississipi et de l'Oliio , on remarque des -vâgnes dont la
force végétative paroît bien extraordinaire; les unes enve-
loppent de leurs rameaux les buissons et les arbustes
qu'elles rencontrent ; les autres, à l'aide des branches ,
s'élèvent jusqu'au sommet des plus grands arbres. J'en ai
vu dans les environs de Louisville ^ , qu'on estimoit avoir
80 pieds de hauteur , et dont le raisin auroit pu faire une
feuillette de vin. On en connoît de trois espèces : la pre*
niière vient snv des terres humides; la seconde, sur des
terres élevées ; et la troisième , sur la pente méridionale
des montagnes. Peut-être , dans la suite des temps, par-
iera-t-on des vins de Missire , de Pancore , des Illinois,
du Kentukey , etc. comme on parle aujourd'hui de ceu^
de Bordeaux , de Bourgogne ou de Champagne.
* Principal embarcadère de l'JStat de Kentukey, sur rOhio.
024 NOTES.
Dei;x compagnies ont obtenu du Gouvernement fédéral ,
la concession d'une grande quantité de terres dans ce beau
pays^ qui, sous peu d'années, sera rempli d'activité et
d'habitans. A en juger par l'empressement avec lequel les
petits colons des Etats maritimes vendent leurs pro-
priétés, pour aller former de nouveaux établissemens à
5oo lieues de leur patrie , on croiroit que la population de
ces Etats est parvenue à son dernier terme , et il s'en fatit
bien que cela soit. C'est à ce désir d'être encore mieux.,
quand on est passablement bien ( illusion sans cesse agis-
sante, et si souvent trompeuse), qu'est dû ce grand
nombre de petites colonies , disséminées comme des points
sur l'immense surface des Etats-Unis, qui , dans itn court
espace de temps , deviendront des districts florissans. Après
les avoir perdues de vue pendant quelques années , tout-
à-coup on entend parler de leur nombre et de l'étendue
de leurs défriche mens.
On ignore aujourd'hui les noms des différentes tribus
dont la confédération des Wheylénis étoit composée : il
n'en reste plus que quelques familles sur le bord des
rivières Kaskaskias , Kahokias et Illinois , tombées au
dernier degré d'abrutissement : à peine peuvent - elles
chasser pour se procurer des hardes et de l'eau-de-vie.
En vivant au milieu des blancs , ces indigènes sont de-
venus mente ar s, fourbes, voleurs, et très-certainement
les plus méprisables de tous ceux que j'ai connus.
(6) JSatiûns des grands Lacs et de l'Ohio.
Les plus considérables sont les Chippaway , Winébago ,
Oatagamy, établies sur les rivages et les rivières de la
Baie-Verte -, les Kikapoos , Menomonies, Pootooatamys ,
SLir le Michigan; les Outawas, Missisagés, sur le Huron )
les Delawares, Wyandots , Cagnawagas , Shawanèscs ,
NOTES. Ù25
MiiîgotS;, Oyatanons, sur l'Erië , l'Ohio et le Wabash.
Ces nations^ jadis nombreuses et guerrières, terrassées
par le double poison de la petite- vérole et des eaux spiri-
tueuses, marchent à pas redoublés vers l'anéantissement.
La dernière guerre* , à laquelle les Anglais les ont poussées
sous le prétexte de prévenir l'établissement des colonies
américaines au nord-ouest de l'Ohio, leur est devenue
funeste par la perte de leurs plus braves guerriers , et la
destruction de leurs principaux villages. Ils jouissent enfin
des douceurs de la paix ; les limites de leur pays sont
fixées -, le Gouvernement a fait élever des forts , a pro-
mulgué des loix pour prévenir les invasions, les injustices
et les querelles. Mais un nouveau danger les menace ;
c'est le voisinage des colons qui vont bientôt s'établir sur
ks terreins concédés par le traité qu'on a fait avec eux.
Plus rapprochés des Européens qu'ils ne l'ont jamais été,
ils en obtiendront facilement des eaux spiritueuses, et
fieront plus exposés à la contagion de la petite -vérole,
maladie qui , pour eux , est au^si désastreuse que la peste
Test parmi nous. Si, il y a trente ans, oubliant leurs
rivalités et leurs haines nationales , ils eussent réuni leurs
forces , de concert avec les Cherokees et les Creeks , il est
probable que les progrès des colonies européennes auroient
été considérablement retardés.
La décadence de ces nations est devenue beaucoup plus
rapide depuis la conquête du Canada. Maîtres de tout le
nord du continent , les Anglais ont porté leur commerce
jusqu'à des distances immenses , et fait connoitre à toutes
ces nations l'attrait des marchandises européennes , et
celui bien plus pernicieux encore , des eaux spiritueuses.
* Ea 1791.
b
52G NOTES*
Pour bien concevoir l'étendue de ces importantes dëoon-
vertes, il faut voir les belles cartes d' Arro^v-Smitli , pu-
bliées à Londres en 1796, sur lesquelles sont tracés les
voyages de Hearne, qui , parti de la baie de Hudson dans
une direction nord- ouest , parvint à la mer en suivant le
cours d'une rivière appelée du Cuivre ; ceux bien plus
importans encore de Mackenzie , qui , du lac Supérieur ,
est allé à la rivière , ou plutôt au golfe de Cook , sous le
60^ parallèle de latitude , d'où un vaisseau anglais , charge
de pelleteries , venoit de faire voile pour Canton. Ce
voyage de 8 à 900 lieues , à travers ces vastes et inhospi-
talières régions , est peut-être un des plus hardis et des plus
extraordinaires qu'on ait jamais fait parterre.
(7) Nation Mohavk. Jadis considérée comme une des
plus puissantes des Etats du milieu , et chef d'une confédé-
ration long -temps connue sous ce nom., composée des
tribus ou nations Onondagas , Onéidas , Cayugas , et Se-
nèccas. Lors de l'arrivée , en i6i4, des premiers Hollan-
dais, à ce qu'on appelle aujourd'hui New -York, cette
confédération venoit de subjuguer les Wabingas, Mo-
liégans, Manhattans, Méhicanders, etc. tribus mari-
times et ichtyophages. Elle étoit montée au faîte de la
puissance , puisqu'elle comptoit alors 10,000 guerriers.
Ces nations confédérées habitoient les bords de la rivière
Mohawk, la haute Susquéhannah , ainsi que les bords des
rivières et des petits lacs qui versent leurs eaux dans l'On-
tario.
L'alliance que firent les Hollandais avec eux, et que
> es Anglais, leurs successeurs, ont soigneusement main-
tenue jusqu'au moment de la révolution , contribua beau-
coup à faciliter les commencemens de cette belle colonie ,
et fut, au contraire , une des principales causes qui retar-
NOTES. 327
clèrent pendant long-temps les progrès de celle que les
Français fondoient à la même époque dans le Canada.
Cette jalousie nationale, qui, en Europe , a occasionné des
guerres si fréquentes et si longues , fut la cause de tous
les mallieurs que cette colonie éparouva durant son en-
fance. Moins nombreuse , plus éloignée de la mer , dont
elle étoit séparée par 1^ glaces pendant sis: mois de l'année,
on ne conçoit pas comment elle a pu résister aux inva-
sions et aux attaques de cette puissante ligue. Il faut voir,
dans l'histoire , les assauts fréquens que ces braves colons
eurent à supporter, leur infatigable persévérance , et leurs
ressources. Des hommes moins patiens et moins aguerris
auroient succombé , et le Canada seroit devenu une co-
lonie anglaise.
Ah ! si , dès l'origine, on eût donné à ce pays \me religion
moins exclusive , un gouvernement tel que celui de Mas-
sachussets ou de Pensylvanie , par exemple , jamais les
escadres anglaises n'auroient remonté le fleuve Saint-
Laurent, jamais le général Amlierst ne l'auroit descendu
depuis Katarakouy jusqu'à Montréal , parce qu'au lieu de
90,000 habitons qu'il y avoit lors de la conquête , il y en
auroit eu 4oo,ooo. Mais malheureusement, depuis l'ori-
gine de cette colonie , on avoit voulu , ainsi que dans
l'Arcadie ^, que pas un arbre ne fût renversé, que pas un
enfant ne fût procréé qpe par des catholiques romains j
comme si le soleil et les rosées n'eussent pas également
fécondé des champs défrichés, ensemencés par des bras
luthériens ou calvinistes !
Les Mohawks , entraînés par leur ancien attachement
pour les Anglais , les ont suivis dans le Canada , oùl'on dit
■^ ■
* Aujourd'hui la Nouvelle-Ecosse.
I
528 NOTES.
que leur nombre a considérablement diminué; et leur
pays est couvert d'habitations , ainsi que de champs cul-
tivés. Il ne reste plus de leurs confédérés, que quelques
familles Onéidas , Cayugas , Onondagas , Tuscaroras et
Sènnèccas , qui ont dernièrement vendu leurs terres , on
plutôt leur pays, à l'exception de quelques réserves ^ an
Gouvernement de New- York. Grâces au zèle des mis-
sionnaires , on a imprimé dans leur langue, ainsi que dans
celle des anciens Natticks , plusieurs livres de religion et
de prières : j'en ai même vu quelques grammaires.
(8) Buffles des savannes. Avant que les blancs eussent
franchi les AUéghénis , et fondé les belles colonies du
Tènézee, de Kentukey, de Cumberland, de Washing-
ton , etc. des troupeaux considérables de buffles ou bisons
paissoient dans les prairies naturelles de ces vastes régions,
et avoient prodigieusement multiplié j mais depuis quel-
ques années on n'en voit plus : une grande partie a été
détruite , et les autres , fuyant un ennemi si redoutable ,
ont traversé leMississipi, et rejoint leurs semblables dans
les vastes plaines herbées qui s'étendent du rivage occi-
dental de ce fleuve jusqu'à des distances inconnues. En con-
sidérant le nombre de ces bisons, la facilité de les rencontrer
et de les atteindre, on ne peut guère concevoir comment,
pendant le long cours des siècles, il n'est jamais, venu dans
la pensée des indigènes d'apprivoiser les jeunes , d'enclore
quelques acres de ces prairies naturelles pour les y élever ,
et les soumettre peu à peu à la domesticité. Il est probable
que la race des bestiaux européens est originairement
venue de bisons semblables à ceux-ci , que les premières
sociétés auront apprivoisés. Quels avantages inappré-
ciables ces nations américaines n'auroient-elles pas tirés
de ces essais , qui les auroient conduites insensiblement
i
NOTES. 3i29
à la culture ! De ce qu'une idée aussi simple , un projet
aussi facile à exécuter ne leur est jamais venu en pensée ,
ne doit -on pas conclure que leur organisation intellec-
tuelle est inférieure à celle des nations européennes et
asiatiques ?
(9) Minerai de fer. On trouve à peu de distance sous
terre, et même souvent à la surface des prairies natu-
relles du Nouveau- Jersey et de la Pensylvanie, des blocs
de ce minerai (connu sous le nom de bog-ore'), pesant
depuis 26 jusqu'à 100 livres. En les examinant avec atten-
tion, on croiroit qu'ils ont subi l'action du feu. Je connois
plusieurs bloomeries , ou petites forges , dans lesquelles on
ne fond que ce minerai, qui, dit-on, est plus aigre que
celui qu'on trouve en fouillant dans les montagnes.
(10) Riz sauvage. Il croît sur les rivages de l'Ontario,
du Michigan , du petit lac des Winébagos , ainsi que sur
les bords des rivières qui y versent leurs eaux; les Cana-
diens le connoissent sous le nom de folle-avoine, les Amé-
ricains sous celui de riz sauvage. Il est extrêmement
nourrissant , et croît dans certains cantons avec une telle
abondance , que les indigènes en font des récoltes consi-
dérables ; ils en attachent les tiges par poignées ; chaque
famille reconnoissant sa marque, les coupe au niveau des
eaux, lorsque le temps de la maturité est venue, et les
emporte dans son canot.
Ce grain est devenu la principale nourriture des Outa-
gamis, Ménomonis et Winébagos , qui habitent la région
comprise entre le rivage occidental du Michigan et le
Mississipi. Après avoir éprouvé , depuis tant d'années ,
les avantages de ces récoltes , il est inconcevable que le
•^ièsir de les augmenter , et celui d'obtenir une subsistance
plus assurée , ne les ait pas déterminés à en semer dans
>3o NOTES.
des endroits plus convenables, et_, en imitant la nature?,
le faire croître au milieu des eaux. L'inattention , ou
plutôt l'aveuglement des autres nations , qui , depuis des
siècles, ont entendu parler de ce grain, sans clierclierles
moyens de le naturaliser chez elles , me paroît plus incon-
cevable encore, et prouve ce que j'ai déjà avancé, l'infé-
riorité de leur intelligence.
(il) Dépérissement des nations Nattich et Pécocl.
Quand on pense aux obstacles de tous les genres que les
colons des quatre Etats septentrionaux (jadis connus sous
le nom de Nouvelle -Angleterre) eurent à vaincre pendant
l'enfance de leurs premiers établissemens , on est étonné
qu'ils aient pu les surmonter ; on ne l'est pas moins , en
voj'^ant que leur persévérance et leur industrie sont de-
venues, depuis, l'exemple du continent. Pendant combien
d'années n'eurent-ils pas à lutter contre l'opiniâtre résis-
tance des indigèiies , qui ne cessoient de les harceler ?
Semblables aux habitans du Canada , jamais ils n'alloient
aux champs sans que leurs fusils ne fussent attachés à
leurs charrues -, la loi leur ordonnoit même de les porter
à l'église, oti, saisissant le moment de leurs prières, les
indigènes venoient les attaquer.
De ce long état de guerre , est venu ce grand nombre
d'emplacemens , connus dans les cartes sous le nom de
villes , qui jadis n'étoient que des enclos palissades , où les
familles , éparses sur les plantations du voisinage , se
refugioient au premier signal d'alarme. Peut-être même
ces quatre colonies auroient - elles succombé, en 1668 ,
sous les efforts de la coalition de toutes les nations voi-
sines, si elles n'avoient pas réuni et confié leurs intérêts
à un Congrès, qu'elles investirent du pouvoir dictatorial^
«t dont on voit encore quelques monnoies. MaisMétacomct,
NOTE S. 55l
clief de cette formidable coalition , ayant été trahi dès la
seconde année, la mort de ce jeune héros, digne d'un
meilleur sort, occasionna tant de divisions et de défaites,
que ces guerriers acceptèrent les ternies de la paix qui
leur fut ofiPerte : ime partie se retira dans l'intérieur du
continent ; on persuada à l'autre de s'établir à Chappo-
quidick , Nattick , Suckiang , Nantuket , etc. où l'on espéra
qu'avec les secours de la religion et de l'exemple, ces
hommes apprendroient enfin à cultiver les terres qu ils
s'étoient réservées , et que , comme les blancs, ils multi-
plieroient au sein de l'abondance et de la paix.
Ces projets, ces espérances, inspirés par Famour de la
justice et de l'humanité , s'évanouirent après quelques
années : en cessant d'être chasseurs , ils devinrent indo-
lens , paresseux , insensibles à l'aiguillon des désirs et de
l'émulation , et , comme dans les bois , soi^rds aux con-
seils de la prévoyance.
De tant de familles devenues cultivatrices , pas une ne
s'est élevée à l'aisance; toutes se sont éteintes, sans qu'on
ait pu savoir comment , tandis que le nombre des blancs
a augmenté au-delà de ce qu'on avoit vu dans les temps
modernes. Les mêmes causes secrètes ont produit les
mêmes effets, dans le Jersey, la Pensylvanie , la Virginie,
par-tout où l'on a tâché de les réunir sur leurs propres
terres. En 1 763, on comptoit encore près de 800 indigènes
domiciliés dans l'Etat de New -York : peut-être n'en
existe-t-il pas aujourd'hui 5o,
(12) Elever leurs wigwhams ailleurs. Soit que cela
vienne du climat , ou de quelque différence dans leur orga-
nisation, les nations septentrionales sont d'une disposi-
tion plus errante , et beaucoup moins attachées aux lieux
de leur naissance que cçlles de la Géorgie et de la Floride,
ÔD2 N O T K S.
Quoique la plupart de leurs villages soieiît favorablement
situés sur les bords des rivières navigables ; et à proximité
de terres d'alluvion , ils ne considèrent leurs habitations,
et sur-tout la jeunesse, que comme les soldats , la tente
sous laquelle ils campent. Une épidémie, quelques rêves
fàclieux , l'arrivée des abeilles dans les arbres du voisi-
nage, tels sont , entre plusieurs autres, les motifs qui les
déterminent à quitter leurs villages pour aller élever leurs
wigwbams ailleurs.
Il faut en convenir , des hommes qui n'ont souvent
d'autre mobilier que leurs peaux d'ours , lem^ chaudière et
leur carabine, et qui trouvent par -tout de l'écorce de
bouleau , changent facilement de demeure. Ils sont cepen-
dant quelquefois retenus par leur respect pour les lieux
consacrés depuis long-temps à la sépulture de leurs pères ;
l'idée qu'après qu'ils auront abandonné le village , la
charrue des blancs exposera à la pluie et à la rosée ces
dépouilles vénérables , prévient quelquefois leur émigra-
tion : cette pensée est une des plus affligeantes qu'ils con-
noissent. Mais depuis que les tribus voisines des frontières
ont perdu, par l'exemple et par la fréquentation des
blancs , ces nuances primitives qui distinguent encore les
nations des grands lacs ; depuis qu'avec l'appât irrésistible
des eaux spiritueuses , on les a conduits à la plus honteuse
dépravation , ces moeurs , ces traits distinctifs qui les ren-
doient jadis respectables aux yeux de l'observateur , ont
entièrement disparu.
Ce ne sont plus les mêmes hommes ; ils vendent aujour-
d'hui leurs terres , sans penser aux cendres de leurs parens ,
de leurs amis , et se contentent d'en réserver quelques
milliers d'acres , que le voisinage des blancs , la rareté du
gibier, et leur éternel mépris pour l'industrie et la c allure ^
NOTES. 335
îes forceront d'abandonner dans un peLit nombre d'an-
nées.
(i5) Occupations dignes d'un Nishy - Norhay. C'est
sons ce nom que, dans la langue chippaway , on distingue
les indigènes, ou la race des chasseurs. Il contraste avec
celui de Saganash (homme rouge ), sous lequel ils con-
noissent les Anglais, à cause de l'uniforme de leurs soldats.
(i4) Grandes chasses d'hiver. L/Csindigène&ont deux
saisons de chasse ; l'été et l'hiver. La première, celle du
chevreuil , lear fournit les viandes dont ils ont besoin , et
qu'ils savent conserver par le secours de la fumée ; la
seconde leur procure les belles fourrures qu'ils Vendent aux
Européens ; ce sont des peaux d'ours, de renards, d'orignals,
de castors , de loutres , de rats-musqués, de martres , etc.
Ces fauves ne se trouvant que dans les régions froides
et solitaires du nord,. pour y parvenir, ils sont obligés
d'entreprendre de longs et pénibles voyages, en remontant
les rivières, qui, pour la plupart, ne sont qu'une suite
de chutes , de rapides et de portages \ mais comme il leur
est impossible de se munir de provisions , à cause de la
foiblesse de leurs canots , ils sont obligés de s'arrêter sou-
vent , pour pouvoir chasser et pêcher : ces chasses et ces
pêches n'étant pas toujours heureuses , ils sont exposés à
des privations auxquelles il n'est pas rare de les voir suc-
comber. Telle est leur manière de voyager, jusqu'à ce
qu'ils soient parvenus aux lieux qu'ils s'imaginent être
remplis de fauves.
Après y avoir construit une wigwham , dont la gran-
deur est proportionnée à leur nombre, chacun choisit son
canton de chasse, souvent à des distances très-considé-
rables du quartier - général, Là, ils tendent des lacets,
creusent des fosses, préparent des pièges, et mettent en
554 NOTES.
usage tous les moyens que l'expérience leur suggère ; plus
]a saison est rude, et plusieurs cliasses sont heureuses.
C'est au milieu des neiges profondes et des fortes gelées
de ces climats glacés , cpie ces hommes peu vêtus passent
trois à quatre mois , exposés à des fatignes dont on ne pent
pas se former d'idée précise, à moins de les avoir partagées
avec eux.
J'ai connu un Européen qui , rempli de toute la con-
fiance qu'inspirent la jeunesse et des forces d'Hercule ,
voulut suivre une compagnie de ces indigènes pendant
leur campagne d'hiver •, il lui fallut deux mois de soins, de
repos , de bonne nourriture , avant qu'il fût entièrement
remis de ses fatigues , et sur-tout de l'abstinence à laquelle
il avoit été exposé durant cette longue et sévère épreuve.
A peine les glaces de l'hiver sont-elles fondues , qu'ils
se hâtent d'arriver aux lieux où les trafiquans les attendent
avec nn assortiment de marchandises analogues à leurs
goûts ; car , bien dilFérens des Em^opéens , leur goût est
invariable : ils se vêtissent encore des mêmes étofîes qu'on
leur lit connoître dans l'origine. La peau de castor sert de
ba.se à ces échanges ; c'est comme la monnoie de ce com-
merce ; tel objet est estimé , de tous les temps, en valoir
un nombre plus ou moins considérable.
C'est là aussi que , sous le prétexte de se délasser de
leurs fatigues , ils boivent avec excès , et ces excès occa-
sionnent toujours des rixes plus ou moins sanglantes.
Comme le matelot, qui, revenu des grandes Indes, pro-
digue dans peu dé jours en bombances et en folies, l'argent
qu'il a si péniblement gagné, de même ces insoucians
chasseurs dissipent dans l'ivresse les fruits de leurs longues
et laborieuses chasses. Au lieu de repos, de bonne nourri-
ture , dont ils auroient un si grand besoin , ils s'exposent
NOTES. 335
aux nouveaux dangers des inflammations;, des pleurésies,
qui en moissonnent annuellement un grand nombre :
des corps de fer ne résisteroient pas à un régime aussi
violent.
(i5) Motifs de leurs guerres. Comme la peste et les
maladies épidémiques , la guerre est un mal inévitable ,
puisqu'elle est la conséquence de nos passions, qui sont,
à peu de chose près, les mêmes dans les forêts de l'Amé-
rique que dans les plaines de l'Europe.
Il est même vraisemblable que le motif qui réunit en
hordes et en tribus les premières familles éparses, fut celui
d'attaquer ou de se défendre. Tel étoit l'état dans lequel
leicélèbre Cook a trouvé les habitans des terres et des îles
qu'il a découvertes , et celui des nations de ce continent ,
lors de l'arrivée des premiers Européens.
Mais quels pou voient donc être, demandera-t-on , les
motifs qui les excitoient à la guerre , séparées , comme
l'étoient ces tribus , par des forêts , des marais impéné-
trables, des fleuves rapides ou des lacs orageux; ne con-
noissant ni la cupidité, ni le désir des conquêtes? Quels
motifs ! I/n rêve , ini faux rapport , la bouillante impa-
tience d'une jeunesse long-temps oisive, le désir d'élever
la gloire de leur nation et de faire parler d'elle , celui de
mériter les applaudissemens et l'admiration des femmes^
en chantant devant elles leurs prouesses et leurs vic-
toires.
Que l'aigle ou le vautour osent affronter les orages à la
poursuite de leur proie , l'impérieuse nécessité du besoin
les excite : mais que des hommes non encore sortis de cet
état primitif que les poètes ont appelé l'âge d'or, aban-
donnent leurs villages , où ils vi voient dans la paix , pour
àllet; à de grandes distances, exterminer d'autres hommes.
336 NOTES.
et, semblables à des loups afîkmës , se repaître de leurs
carcasses , célébrer leurs barbares triomphes en buvant le
bouillon de leur^chair !..!..! Quelle inconcevable destinée !
Voilà cependant comment toutes les nations ont com-
mencé.
Aussi-tôt que la guerre est résolue , la jeunesse s'as-
semble , élit un chef j tous se peignent le visage et le corps,
suspendent la chaudière , autour de laquelle ils dansent
en hurlant leurs chansons de Cannibales, et s'imposent
une abstinence rigoureuse : car, disent - ils , pour être
inexorable , il est nécessaire d'avoir été long -temps aigri
par les irritations de la faim. Qui leur a enseigné ce nou-
veau moyen d'exciter leur férocité ? Seroit-ce l'instinct ?
C'est donc celui des démons !
Depuis que les blancs ont dirigé leur activité du côté
de la chasse , en leur faisant connoître l'usage de leurs
marchandises , les guerres sont devenues plus rares parmi
eux ; l'espoir d'une rançon les a rendus moins cruels envers
les prisonniers blancs.
(16) Pondiach. Ancien chef de la nation Ontawa,
lonfî^ -temps célèbre par sa bravoure , son éloquence , la
sagesse et la vigueur de ses conseils. C'est à lui que l'His-
toire attribue la coalition des grandes nations de l'Ohio et
des lacs , après la prise du Canada, en 1763 , pour chasser
les Anglais des pays d'en haut , et s'emparer de leurs
forts de traite et de guerre. La constance des eflPorts de ces
nations , la rapidité de leurs mouvemens , l'étonnante
exactitude de leurs attaques , quoiqu'à des distances aussi
considérables j la défaite d'un de leurs corps dans les mon-
tagnes de la Pensylvanie , après un combat sanglant et
opiniâtre j le blocus qu'ils firent de la ville du Détroit et
du fort Pitt j le traité de paix conclu aux fourches du
NOTES. , 507
MusHnghum ; tous ces détails sont consignés dans l'His-
toire , et justement considérés comme le plus formidable
essai de leurs forces qui eût eu lieu depuis la fondation
des colonies anglaises sur ce continent. Ces projets s'éva-
nouirent à la mort de ce grand chef;, qui fut assassiné en
conséc|uence , dit-on , d'ordres secrets.
Les Anglais s'étant emparés , après là conquête du
Canada, de tout ce qu'on appelle le commerce indien,
depuis les rives du Mississipi jusqu'aux terres arctiques
de la baie de Hudson , le Gouvernement dépensant an-
nuellement en présens plus de 20,000 livres sterl. , d'un
autre côté, les traiteurs n'étant pas restreints , comme du
temps des Français , dans la quantité des eaux spiritueuses
qu'il leur est permis d'envoyer àsais, les pays d'en liant ,
le nombre des indigènes diminue avec une étonnante
rapidité. On prétend quo les six dixièmes de leur popula-
tion ont disparu depuis que la liberté du commerce anglais
a succédé au régime plus restrictif des Français.
(1^) Quelle éducation! Quel ordre de choses f "Pour
convaincre plus particulièrement encore le lecteur, de la
force des opinions sur lesquelles l'antlu^opopliagie est
fondée , je crois devoir rapporter ici une conversation qui
eut lieu au camp devant le fort George, en 1758, entre
un chef Pootooatamy et un ofEcier français, servant sous
le marquis de Moncalm , quelques jours après que ces
féroces indigènes eurent attaqué la garnison anglaise, qui,
conformément à la capitulation conclue avec le colonel
Monroe , se retiroit sans atmes au fort Ed-ward , et eurent
enlevé la chevelure d'un grand nombre de soldats , dont
quelques-uns furent dépecés et niis dans leurs chaudières.
J'ai entendu cet officier raconter tous les détails de cett©
épouvantable boucherie,
I. Y
558 N O T E s^
L,^ Officier français. — « Toi^ homme , dis -tu ! Non,
tu es pire que le loup et la panthère )>.
Kanna-Satègo. — «Moi, pire que le loup et la pan-
thère ! ! ! Tu extra vagues, tout chef de guerriers que tu
€s , entends-tu )> ?
L'O. F. — (c Ne manges -tu pas ton semblable, qui,
commetoi, est fils de femme, et conséquemment ton frère»?
K. — (( Mon frère ! non. C'est mon ennemi , puisqu'il
m'auroit dévoré , s'il eût été plus fort ou plus adroit.
Qu'importe à l'homme mort d'être digéré dans mon esto-
mac ou dans celui d'un loup )) ?
L' O. F. — (( Est-ce qu'en dépeçant un corps fait comme
le tien , tu ne sens pas quelque chose qui te répugne » ?
K. — « Je n'entends pas ce mot. Et toi, quand tu fais
arrêter un homme, ton semblable et ton frère , parce que
le vent du malheur ayant soufflé sur lui , il ne peut pas
payer ce qu'il te doit , et quand , en le privant de sa
liberté , tu fais mourir de faim et de chagrin sa femme et
ses enfans , ne sens-tu pas aussi quelque répugnance » ?
L'O. F. — « C'est la loi qui le confine, et non pas
moi )) ?
X, — (( Eh bien ! avec ta loi tu tues cet homme, comme
je tue mon ennemi avec ma carabine ou mon toméhawk ;
et peux-tu te croire aussi brave que Kannasatégo ? Non ,
puisque , comme lui , tu ne cours pas le risque de ta vie )>.
L'O. F, — (( D'où l'usage de dévorer tes prisonniers
».-t-il pu venir )) ?
K. — (( Du cri souterrain de nos braves , morts en
combattant , dont les ombres poursuivent nos guerriers
jusqu'à ce qu'ils les aient appaisées en couvrant leurs
corps, en effaçant de la terre les traces de leur sang, et
aiettant leurs ennemis dans la chaudière. D'ailleurs, ne
NOTES. , ùùg
faut-il pas que nos femmes et nos enians participent à
notre triomplie ? C'est le meilleur bouillon que nous puis-
sions leur donner. Seroit-ce en dansant autour de nos chau-
dières , lorsqu'elles ne sont remplies que d'ours ou de clie-
vreuil,que nous pourrions chanter nos chansons de valeur?
Non j c'est le repas du chasseur , et non le festin de la vic-
toire. Toi; dont l'esprit est au bout de ta langue, ex-
plique mes paroles ! Quant au mien , il est au bout de mon
bras )) .
L'O. F. — « Que ne cultives -tu, comme nous, ces
petites graines , avec lesquelles on satisfait si facilement la
feim , quand elle vient » ?
K. — « Pourquoi ferions-nous ce que nos ancêtres n'ont
jamais fait ? A la longue, tes petites graines tueroient nos
braves, qui , ne redoutant plus le besoin de manger, pas-
seroient leur temps à fumer et à dormir : notre jeunesse
n'étant plus obligée de chasser et de pêcher pour vivre,
oà appr endroit- elle à devenir rusée , patiente à supporter
le mal et la faim ? Bientôt elle oublieroit à manier le
toméhawk de la guerre )).
« De plus , qui nous fourniroit des vêtemens ? Pour-
rions-nous dire au cerf: — J'ai besoin de mokissons; viens,
que je t'écorche?- — Au buffle, au castor, à la loutre: — <
J'ai froid, mes épaules sont nues ; donne-moi ta fourrure »?
Ij'O. F. — ({ N'as-tu jamais connu la pitié » ?
K. - — (c Oui , envers les foibles , les malades et les
femmes. Si l'œil d'un homme doit toujours être sec, com-
ment celui d'un guerrier pourroit-il être humide 3» ?
L'O. F, — «Tout ce que tu viens de dire me fait
horreur )>.
K. — (c Eh bien ! va-t-en dans ton pays y cultiver tes
petites graines ; et laisse-nous vivre ici comme nos an-
54o NOTES/.
cêtres ont vécu ! Le soleil et la lune se lèvent et se Cou-
chent , riiiver succède à l'ëtë, comme de leur temps, rien
ne change : pourquoi changerions-nous » ?
(18) Iles ^rsacides et Dandaman. Situées au nord-
OLiest de la pointe d'Achem , dont les habitans nègres
sont cannibales. Ces îles ont été découvertes par les capi-
pitaines Bougainville , Surville et Shortland.
(19) Pootooatamis. Nation jadis puissante et nom-
breuse , dont les débris habitent encore les rivages méri-
dionaux du lac Michigan. Les Français fondèrent une
mission parmi eux , sur les bords de la rivière Saint-
Joseph , qui a été long-temps célèbre ; ils y construisirent
aussi un petit fort, dans les environs duquel plusieurs
familles canadiennes s'étoient établies. Ce lieu , tombé
au pouvoir des Anglais après la conquête du Canada,
fut emporté par les gens de Pondiack , et la garnison ,
ainsi que celle de Michillimakinack , entièrement dé-
truite.
(20) Wigwham. C'est le nom que, dans plusieurs
langues , les indigènes donnent aux habitations qu'ils
construisoient avant d'avoir connu l'usage du fer, et dont
ils se servent encore dans plusieurs cantons. La charpente
en est à-la-fois simple , légère et solide. C'est une suite de
petites pièces faites du bois le plus durable ; elles ont de
six à sept pieds de hauteur , mais au lieu de chevrons , ils
les surmontent avec des cei-ceaux semi-circulaires , recou-
verts , ainsi que les parois ou murailles , de grands
morceaux d'écorce de bouleau noir, artistement cousus,
et dont les coutures sont enduites de térébenthine. La
porte , montée sur un petit cadre qr\i bat contre le seuil
et le linteau , est recouverte de la même écorce. Dans le
jtnilieu du toît ^ ils pratiquent une ouverture circulaire
NOTES. 54l
pour laisser sortir la fumëe , et ils y suspendent un bâton
crocliu j auquel la cliaudière est attacliëe.
Si c'est la wigw^liam d'un guerrier ^ on y voit quelques
clievelures , dont la peau a été soigneusement i;année et
peinte en rouge , attacliée sur un cerceau , et dont les che-
veux conservent la même longueur qu'ils avoient lorsque
cet ennemi fut tué. Le soir , on déroule autour du feu les
peaux de castors, de buffles, ou d'ours, qui leur servent
de lit. Leurs ustensiles sont en très -petit nombre. Il s'en
faut bien que la propreté règne sous ces toits enfumés.
Leur attacliement à ce genre de vie est cependant si grand,
que 'lorsqu'ils viennent parmi les blancs , ils aiment mieux
camper dans les bois voisins , où ils élèvent un petit abri,
que d'habiter nos maisons et coucher sur de bons lits.
(21) Oppoygan. C'est le nom qu'ils donnent à une espèce
particulière de pipe , dont la tête , façonnée avec assez
d'art, est toujours de marbre rouge ou noir, qu'ils vont
chercher dans le voisinage du Mississipi. Ils introduisent
tm tuyau de bois léger vers la partie inférieure de cette
tête , à laquelle est constamment fixée une petite chaîne
de cuivre, pour empêcher qu'elle ne tombe. Lorsqu'il a
une certaine longueur, celle de trois à quatre pieds, par
exemple , et qu'il est revêtu d'une peau de serpent mou-
chetée , et orné d'un mélange particulier de plumes , il est
considéré comme le symbole de la paix; l'envoyé ou l'am-
bassadeur qui le porte , jouit de la plus parfaite sûreté, et
même dans les villages qui sont ennemis du sien ; à sa vue,
les haines et les vengeances se taisent,.
On s'en sert aussi dans les adoptions , dans les mariages,
ainsi que dans toutes les fêtes pacifiques. Il est aussi le
signal de la guerre , lorsqu.e les plumes dont il est orné ,
sont rouges : il précède oti accompagne toujours les danses
542 NOTES.
destinées à représenter l'attaqne ou la victoire. De-îà les
tnétapliores dont ils font si souvent usage. — «Levons le
toméha^vk de la guerre, arborons le grand oppoygan du
sang». Ou : — (c Fumons dans l'oppoygan de paix, de bonne
intelligence, de bon souvenir : que nos pensées soient
unies, bonnes et douces, comme la fumée de nos oppoy-
gans )).
Les carrières où ils vont cher cher ce marbre , sont des
lieux qui, de temps immémorial, ont été consacrés à la
paix; c'étoit là que jadis les premières paroles en étoient
portées : quiconque déclare y aller ou en revenir, est res-
pecté par-tout où il passe. Mais comme dans les voyages,
ainsi que dans l'usage journalier , cet oppo^'-gan seroit
très-incommode à cause de sa longueur , ils en ont de plus
petits , ou bien ils adaptent sur l'arrière de leurs tomé-
iiawks une tête de pipe en fer ou en cuivre , qui y est
retenue par un écrou , dont le creux communique à celui
du mancîie , à l'autre extrémité duquel ils mettent un
tuyau d'aigle , pour pouvoir fumer plus commodément.
C'est leur occupation constante lorsqu'ils sont chez eux,
et ils y attachent beaucoup de dignité et d'importance ,
mais ils poussent plus loin que nous le luxe de cette jouis-
sance. Au lieu de tabac pur, souvent acre et désagréable,
ils .y mêlent quelques feuilles aromatiques , telles que
celles duségokémack,du sumack. Rien n'est plus agréable
à sentir que ce mélange , dont ils portent toujours une
provision dans une peau tannée de loutre , de canard ou
d'oppossum , suspendue à leur ceinture.
(22) Abeilles. Persuadés que les abeilles sont venues
d'Europe, ce qui cependant est très - douteux ,, les indi-
gènes les voient de mauvais oeil , et considèrent leurs pro-
grès dans l'intérieur du continent , comme un présage de
NOTES. 3'45
l'approclie des blancs : aussi , dès qu'ils en découvrent ,
cet événement , en passant rapidement de bouche en
bouclie , répand la tristesse et la consternation dans tous
les esprits. Un jour que j'allois au village d'Osséwingo, je
rencontrai un Cayuga que je connoissois depuis plusieurs
années -, il étoit assis au pied d'un arbre , et les yeux fixés
sur la terre , fumoit gravement dans son toméliawk.
Comme il paroissoit peu disposé à me parler , je lui
dis : — (( Ta langue seroit-elle desséchée , et ta main para-
lysée?— Mon esprit est dans les ténèbres, me répondit-il,
et mes yeux voient sans voir , quand je pense à ce mau-
vais génie qui ne cesse de nous tourner le dos. — Comment
cela ? j 'ai peine à te comprendre. — Ne sais-tu pas qu'il
prit tes gens par la main dès le premier jour de leur
arrivée sur cette terre , et que depuis , il a constamment
nettoyé leurs sentiers , et couvert les nôtres de ronces ,
de halliers et de pierres? Ne voilà- t-il pas leurs mouches
qui arrivent parmi nous, pour effrayer notre gibier?-—
Eh bien ! sais-tu ce qu'il faut faire? — Non. — Je vais te
le dire. Aye un champ , ayes - en même deux , si cela est
possible ; cultive-les bien ; que tes compagnons imitent
ton exemple : alors ces mouches , qui t'effrayent tant au-
jourd'hui, te porteront bonheur; car elles sont un modèle
d'industrie , de bon accord et de bon gouvernement. — Tu
dis vrai ; mais le mauvais Génie ne veut pas que nous cul-
tivions la terre comme les blancs. — Ton mauvais Génie
n'est qu'une ombre , un fantôme , et un fantôme n'est rien.
Si tu méprises l'industrie des blancs, imite du moins celle
du castor-, que le soleil de la raison éclaire ton village , et
alors tu verras ce fantôme , cette ombre , passer comme le
bruit que j'entends , et qui n'est déjà plus; comme le vent
qui frise la surface du lac, et est déjà bien loin. — Porte tes
544 NOTES,
paroles au village , que tous nos gens disent : Oui , oui ^
oui 5 alors j'y consens ».
(23) Shawanèse. Cette grande et belle nation habite
les plaines qu'arrosent le Scioto et ses branches, une des
plus considérables de toutes les rivières qui tombent dans
l'Ohio. Son confluent avec ce fleuve est à i3o lieues de
Pitt'sboiu^g , et à 266 du Mississipi. Du temps de William
Penn , cette nation étoit composée de dix-sept tribus , et
comptoit dix à douze mille guerriers. Mais, comme toutes
celles qu'on connoît , dédaignant de s'attacher, par la cul-
ture, au sol fécond qui lui appartient, elle rejetta les idées
de civilisation que ce célèbre fondateur lui transmit par
Kélappama , uu de leurs chefs les plus éclairés , qui étoit
venu à Philadelphie pour le voir. Quelle peut être la cause
de ce prestige , de cet aveuglement ?
De toutes les nations du continent, la Shawanèse est la
plus avantageusement située pour devenir cultivatrice ;
douceur du climat, fécondité du sol, grand nombre de
petites rivières navigables , proximité de l'Ohio, et des
grands lacs, prairies naturelles , sur lesquelles ils auroient
pu, comme les Muscogulges et les Séminoles des deux
Florides, élever, sans soins et sans peine, des chevaux et
des bestiaux : car c'est sur les bords de cette rivière qu'on
commence à voir ces plaines couvertes d'herbes ou de ro-
seaux, connues dans les Etats méridionaux sous le nom de
saT amies ; c'est là aussi que l'on voit des arbres , des plantes
et des fleurs bien différentes de celles du nord, ainsi que
les beaux oiseaux du midi.
Quel dommage aussi que leur langue harmonieuse ,
douce et expressive , n'ait point été cultivée , et que le
zèle des missionnaires n'ait point encore fait imprimer, à
l'usage de leurs Néophites , quelques livres de prières
NOTES. 525
dans cette langue , comme on en voit dans celle des Mo-
liawks et des anciens liabitansdc la baie de Massacliussets !
Il est à craindre que bientôt il n'en reste plus de vestiges.
XiCs pertes que les Sliawanèses ont essuyées dans la der-
nière guerre avec les Etats-Unis , le traité qu'ils viennent
de faire avec eux , les ont enfin déterminés à vivre tran-
quilles sur les terreins immenses qu'ils se sont réservés.
Eli bien ! il est probable que dans ce dernier asyle , ils
n'adopteront pas le seul remède qui puisse encore pré-
server leur existence , la culture.
(24) M^yandots du Sandusky. Les débris de cette
ancienne nation, jadis vaincue et chassée des montagnes
d'Ouasioto par les Cliérolcées , s'emparèrent des bords de
cette rivière , dont ils exterminèrent les anciens pro-
priétaires Sanduskys ; car à peine peut-on arrêter les yeux
sur quelques parties de la terre qui n'aient été abreuvées
de sang humain. De même que les grandes nations de
l'Europe et de l'Asie, celles de ce continent paroissent
avoir toujours été dans un état de guerre presque continuel.
Les tribus qui périssoient victimes de ces vengeances ,
étoient remplacées par de nouvelles hordes, dont les ja-
lousies, les haines et les dissentions ne tardoient pas à
exciter de nouveaux combats. Ainsi que les Shawanèses
leurs voisins , ils ont essuyé des pertes d'autant plus con-
sidérables , qu'elles se réparent lentement parmi ces na-
tions de chasseurs.
La rivière sur les bords de laquelle ils habitent , est Une
des plus douces et des plus constamment navigables de
toutes celles qui tombent dans le lac Erié , dont l'embou-
chure est susceptible de devenir un port excellent.
(26) MushingJiuJTi. Grande et belle rivière qui tombe
dans rOhio; à 5 8 ] ieues de Pit t'sbourg , et à 33c) du Mississipi.
546 NOTES.
Elle est infiniment intéressante par ses sinuosités , ainsi
que par l'étendue de sa navigation jusqu'à Tuskaraway,
confluent formé par la jonction du Némenshéliélas et du
X-amensliicola , et célèbre par le traité de paix que fit le
général Bouquet en 1 764 , avec les nations de l'Oiiio. Ainsi
que ce fleuve , le Muskinglium a des crues régulières ,
mais qui ne causent jamais de débordement. Les villages
des Délawares, situés sur des terreins fertiles, offroient
aux yeux l'imagée de l'abondance et du bonheur , dont ils
jouiroient encore sans cette guerre funeste , dans laquelle
la politique anglaise les a entraînés. C'étoit sur cette
rivière que les frères Moraves avoient établi une colonie
considérable d'indigènes, qu'ils civilisoient par l'ensei-
gnement de la religion et de la culture. Des événemens
fâclieux ra3'-ant malheur eu sèment dispersée , le Gouver-
nement vient de leur donner dix mille acres de terre dans
un canton plus éloigné des chances de la guerre.
L'embouchure de cette rivière deviendra un jour fa-
meuse dans l'histoire , par les premiers établissemens du
nouvel Etat de Washington, qui y furent formés cm 786,
ainsi que par la fondation de la ville d' Adelphy , nommée
depuis Marietta , sur les ruines du célèbre camp retranché
qui fut découvert en 1780, dont le plan et les détails se
trouvent au chapitre viii , tome m de cet ouvrage.
(26) TVar-lioop. Ce cri est , je crois , le plus perçant
qu'il soit possible à l'homme de produire j nul autre ne
retentit aussi loin dans les bois ni sur les eaux. Suivant
les circonstances , les indigènes peuvent en rendre les
modulations plus ou moins désagréables ou efirayantcs,
par le battement plus ou moins rapide des quatre doigts
de la main sur les lèvres pendant les efforts de l'aspiration.
C'est le cri de la victoire j semblable au rugissement du
NOTE S. 047
lion, c'est aussi celui de la fe'rocité , par lequel les indi-
gènes s'animent au fort de la mêiëe : souvent aussi ils s'en
servent en terminant leurs chansons de guerre.
(27) Sir TVilliam Johnson. Il fut pendant long- temps
intendant-général des affaires indiennes pour les colonies
du milieu , et long- temps aussi le dispensateur des pré-
sens que l'Angleterre prodiguoit annuellement aux six
nations et à leurs alliés. C'est avec ces moyens irrésistibles
que j depuis la conquête de cette colonie sur les Hollan-
dais , en 1 ÇiÇtZ , cette Puissance s'est assuré leur amitié
et leur assistance , toutes les fois qu'elle en a eu besoin
dans ses guerres contre les Français du Canada. Cette
alliance contribua beaucoup aux progrès des établi sse-
mens , à la tranquillité et à la sûreté des liabitans de la
colonie de New- York, et facilita l'acquisition des terres,
à mesure que l'avidité des Gotiverneurs ou des compa-
gnies de spéculateurs en avoit besoin.
Pour s'assurer une plus grande influence dans les con-
seils de cette confédération , sir William Johnson épousa
une femme d'une des plus considérables familles Mohawlc
( O wentawégan ) , dont l'esprit naturel et la pénétration
lui devinrent extrêmement utiles dans l'administration
de ce département. EUe lui découvroit leurs secrets , leurs
intrigues, leurs mécontentemens. Il lui a dû en partie
d'avoir pu gouverner et conduire , pendant un grand
nombre d'années ,'ces enfans de la nature, qui n'avoient
d'autre volonté que la sienne, et dont il se servit avanta-
geusement pendant la guerre du Canada.
n faut en convenir , la longue durée de son gouverne-
ment fut, pour ces indigènes, celle du repos , delà paix et
de l'abondance. Si jamais Européen avoit pu les conduire
à la culture, c'étoitsir William Johnson, et il n'y a pa»
^48 NOTES.
réussi , qnoiqu'ayant fait bâtir une grande et belle maison
au milieu de ce qu'on appeloit alors the Mohawh Castles
( les châteaux Mohawks ) ^ et faisant cultiver sous leurs
yeux les terres fertiles qu'ils lui avoient données.
Sa fortune lui permettant de se livrer à son pencliant
pour l'hospitalité j sa maison étoit toujours ouverte aux
étrangers et aux colons , que la curiosité de voir et d'étu-
dier les mœurs et les usages des indigènes , et la certitude
d'une réception simple et franche , attiroient chez lui. Sa
table abondante n'étoit que rarement présidée par sa
femme Agonétia , qui , parlant imparfaitement l'anglais ,
craignoit de se trouver déplacée au milieu d'un grand
nombre de personnes qu'elle ne connoissoit point.
Persuadée par l'habitude qui nous fait attacher des
idées de convenance à suivre les usages que nous avons eus
sous nos j^eux depuis l'enfance , elle s'imagina toujours
qu'il seroit ridicule à une femme Moha^vk de paroître sous
des vêtemens européens ; et elle ne quitta jamais le cos-
tume de sa tribu.
Quelques personnes peut-être auroient désiré que son
maintien fût orné de grâces ; niais les charmes de la dé-
cence et de la modestie qui se faisoient remarquer en elle,
frappoient seuls le plus grand nombre ; son ensemble
naturel , doux et simple , s'emparoit de la bienveillance ,
avant qu'on eut le temps d'examiner si ses manières
avoient besoin de plus d'élégance ; et on ne songeoit point
ensuite à leur en désirer davantage.
Née sur les bords de l'Oriskany ^ et sous l'écorce de
bouleau, elle prouvoit que la nature, sans l'aide de la
civilisation , sans le secours de l'art , peut imprimer à ses
* Branche du Mohawk.
N o 1* îî s. o^g
âoils îe pouvoir de plaire. On la voyoit toujours avec
plaisir présider la table de sir William Joli tison. Cette
femme , bonne et généreuse envers les blancs , comme
envers ceux de ses compatriotes qui avoient éprouvé des
mallieurs, fut toujours aimée et respectée des deux peu-
ples. Qii'aur oit- elle donc pu être , si elle eût pris naissance
à Londres ou à Edimbourg, et qu'elle eût reçu la meil-
leure éducation de ces capitales ?
(28) Henrique Nissooassoo. Ce respectable Mobawfc,
Sachem héréditaire de la tribu Garalcontié ( canard ) ,
mourut en 1775, dans tm âge avancé. Parlant bien l'an-
glais ainsi que le hollandais, il étoit toujours un des indi-
gènes avec lesquels les étrangers qui venoient voir sir
William Joîmson, conversoient le plus souvent, et, cliose
assez remarquable , jamais sa complaisance à répondre aux
questions dont il étoit souvent accablé , ne s'est démentie.
Je me suis moi-même entretenu avec lui pendant des
heures entières, sans avoir observé le plus petit mouve-
ment d'impatience.
Quoique né , pour ainsi dire , au milieu des blancs , il
savoit aussi peu convenablement s'habiller à l'européenne
que s'il eût vu le jour sur les bords du Ouisconsing, ou
sur les rivages du lac Supérieur. Je me rappelle qu'en l 'J^i^,
la duchesse douairière de Gordon , qui venoit d'arriver à
New- York , a3^ant été informée que les députés de plu-
sieurs nations dévoient s'assembler chez sir William
Johnson , partit sur-le-champ pour assister à ce congrès.
Le jour même de son arrivée , il eut soin de placer auprès
d'elle à table , Henrique Nissooassoo, dont il connoissoit la
complaisance et les talens.
Ce chef sachant que, comme lui , cette dame étoit d'une
famille distinguée, voulut se faire beau, et pour cet effet
5oO NOTES.
il employa, dit-oiî , beaucoup de temps à sa toilette. Sa tète
ëtoit rase , à rexception d'une petite touffe de cheveux
sur l'arrière, à laquelle pendoit un blocquet d'argent.
Quant au cartilage de ses oreilles , qui , suivant l'usage ,
avoit été découpé et considérablement alongé dans sa jeu-
nesse , il le revêtit d'un fil d'arcbal ployé en spirales très-
serrées, ce qui , en effet , le cachoit, mais ne le raccour-
cissoit pas. La girandole étoit suspendue au craquelin de
son nez. Un large liausse-col couvroit sa poitrine. Par-
dessus sa veste d'écarlate , qui n'étoit pas boutonnée ( ce
qui auroit été trop gênant ) , il avoit mis un habit bleu
galonné d'or , dont la taille et l'ampleur n'étoient pas cal-
culées sur la sienne. Jusques-là cependant, sa toilette étoit
un peu européenne : ce qui suit le paroîtra moins.
Comme de tous nos vêtemens , la culotte est celui au-
quel les indigènes peuvent le moins s'accoutumer , il y
avoit adroitement suppléé, à ce qu'il croyoit, par des
hauts-de-cliausses de drap , frangés de verroteries , qui
couvroient la partie inférieure de ses cuisses : le reste
étoit caché par le bas d'une chemise longue et ample. On
voyoit encore sur son visage , qu'il avoit peint la veille
pour recevoir plusieurs chefs étrangers , quelques restes
considérables de couleurs. Il portoit à ses pieds des mokis-
sons de peau de chevreuil tannée, élégamment brodés en
plumes de porc-épic , et garnis de grelots d'argent.
Ainsi accoutré, il dîna à côté de la curieuse douai-
rière, qui l'accabla de questions auxquelles il répondit
avec toute la complaisance possible. Toutes les fois qu'elle
assis toit aux séances du Congrès, elle l'appeloit toujours
auprès d'elle , pour lui servir d'interprète. Extrêmement
satisfaite , et pleine d'affection pour ces indigènes , elle
entreprit de remonter la rivière Moh§.wk ? à dessein de
NOTES. 55l
îes voir de plus près dans leurs villages; et elle parvint au
fort Stanwick. Là, escortée par pUisiem^s cliasseurs, clic
traversa des forêts , alors sans sentiers , et arriva lieu-
reusement, après sept jours de fatigues, au petit lac
Otzègè , ori elle s'embarqua, et descendit la Stisquéliannali
pendant plus de 200 milles , jusqu'à l'emboucliure de
la Juniata, d'oii on la conduisit en voiture à Phila-
delphie.
Les indigènes furent si frappés de son courage , et si
reconnoissans des présens qu'elle leur fit , qu'ils l'adop-
tèrent sous le nom de Cherry Moyamee (Femme de l'Est),
et lui donnèrent cinq ou six mille acres de terres choi-
sies, situées dans le voisinage d'Anaquaga, sur cette même
rivière , afin , dirent-ils , qu'elle eût un lieu à elle , sur
lequel elle pourroit élever sa wigwham , allumer son feu
et suspendre sa chaudière toutes les fois qu'elle viendroit
les voir. Il faut observer qu'à cette époque , les cantons
qu'elle traversa ( aujourd'hui couverts d'habitations )
ïi'étoient que des forêts illimitées.
C'est la première fois, depuis l'établissement de ces
colonies , qu'on ait vu une femme d'un rang aussi élevé ,
d'une fortune aussi considérable , et d'un âge aussi avancé ,
traverser l'Océan pour voyager dans un pays encore si
nouveau , et oser s'enfoncer dans des forêts sans chemins ,
coupées de rivières et de creeks sans ponts , sous la con-
duite d'indigènes qui , avec tout leur zèle , ne pouvoient
prévenir ni les inconvéniens , ni les fatigues inévitables
d'un pareil voyage. Quels progrès ce pays n'a-t-il pas faits
depuis cette époque ! Qu'est devenue cette nation Mo-
liawk , qui comptoit encore dans ce temps-là près de deux
jaiille guerriers ?
(29) Mis^isagés. Nation jadis nombreuse, dontla langue
552 NOTE S.
ëtoit parlée jusqu'à la baie de Hudson. Une partie liabitoit
les* grandes îles Moutonallin , le rivage oriental du lac
Huron, ainsi que les eaux tortueuses qui y commu-
niquent depuis la baie de Quint3^ Les autres avoient
élevé leurs villages au fond des baies de Toronto ; de Kata-
rakouy , de Niagara , etc. dont la pointe occidentale ,
formée par l'eniboucliure de cette dernière rivière dans
l'Ontario , porte encore le nom de Missisagé.
Peu de temps après leur établissement à Montréal , les
Français contractèrent avec eux une alliance , qui , dans
la suite , leur devint bien utile, lorsqu'ils furent attaqués
par les Anglais et les Mobawks. Depuis cette ancienne
époque j ils n'ont jamais cessé d'être leurs constans et
fidèles alliés , jusqu'à la conquête du Canada. Ge fut d'eux
qu'ils reçurent les premières belles pelleteries qu'ils en-
voyèrent en France, pelleteries que leurs infatigables
chasseurs alloient cbercber dans le voisinage des lacs Né-
pissing , Témiskaming , et Abitibee. Quoique très-éloignés
des blancs , et habitant une région trop froide pour que
des colonies s'y établissent , cette grande nation s'est
éteinte, et a presqu' entièrement disparu. De ces tribus
jadis si nombreuses, de tous ces guerriers qui aimoient
tant à raconter les prouesses de leurs ancêtres, en aidant
aux Français à repousser leurs ennemis à Hotchélaga ,
Misiskouy, Tikondéroga, etc. j de ce grand nombre de
chasseurs qui alloient à la poursuite du castor jusques
dans le pays des Esquimaux , il ne reste plus aujourd'hui
que quelcjues familles errantes , dégénérées, dégoûtantes
de malpropreté , qui vont de temps en temps à Niagara ,
Katarakouy , échanger le produit de leurs foibles chasses
et de leurs pêches , pour du pain et de l'eau-de-vie. La
petite -vérole les a détruits par milliei"s dans le cours
NOTE S. 355
de quelques années. Tel est le sort auquel toutes ces
nations paroissent être irrévocablement destinées.
(5o) Petites graines merveilleuses. Le bled, le seigle
et l'orge que semèrent les Français qui s'établirent dans
le Canada. Quelle dut être , en eifet, la surprise des indi-
gènes la première fois qu'ils virent des chevaux, et ces
chevaux attelés à une charrue, et cette charrue laboiu^arit
la terre, et les colons confiant à son sein ces petites graines
merveilleuses , destinées à produire d'abondantes récoltes
dont ils composoient une excellente nourriture ! Ne doit-il
pas paroître étonnant qu'ils n'aient jamais désiré imiter
un si bel exemple , qu'ils n'en aient point semé quelques
poignées sur les terres d'alluvion, auprès desquelles, en
général , ils placent leurs villages ? Mais non ; l'étonné-
ment qu'occasionnèrent les premiers récits de Korey-^
jioosta , les larmes que l'inquiétude de la prévoyance ar-
racha de ses yeux, ne firent aucune impression sur l'es^
prit de ces chasseurs.
Se pourroit-il donc que , différente de celle des autres
îiommes, leur imagination se refusât invinciblement à la
contemplation de l'avenir , et que , comme les animaux ^
ils fussent destinés à ne composer leurs vies que du mo^
ment présent ? La nature leur auroit-elle refusé l'étendue
de compréhension nécessaire pour appercevoir l'utilité
des choses nouvelles ? Seroit-il préordonné que jamais ils
ne connoîtroient la culture, les soins domestiques , la
civilisation, la morale et les loix? Cela est très-probable.
NOTES DU CHAPITRE IL
(A) Collège de Franklin. Ce vénérable personnage
ayant depuis long- temps observé combien l'attachement
des Allemands de la Pensylvanie à leur langue, apportoit
I, z
\
554 NOTES.
d'obstacles à l'introduction de la jeunesse dans les écoles
anglaises , avoit conçu le projet de fonder tin collège où.
les sciences seroient enseignées en allemand.
Aussi-tôt qu'il fut nommé Gouverneur de cet Etat ,
après son retour de France^ en 1786, profitant de son
influence sur l'opinion publique , il obtint facilement du
Corps législatif le terrein et les sommes nécessaires , et
dès l'année suivante , ce collège fut fondé à Lancaster, et
incorporé , ainsi qu'une grande école. '
Qiioiqu'originaire de Boston, oti il naquit en 1706, il
vivoit à Philadelphie depuis 1723. Dégoûté de la profes-
sion de son père , qui étoit chandelier , il étoit venu cher-
cher fortune dans cette ville , qui n'étoit encore, à cette
époque , qu'une grosse bourgade. Ne sachant comment se
procurer des li^'^res, il se fit garçon imprimeur : le jour, il
travailloit; la nuit étoit consacrée à l'étude. Bientôt on
vit jaillir de sa plume des étincelles de génie qui annon-
çoient qu'un jour il deviendroit un des hommes les plus
éclairés du continent.
liCs notables de presque toutes les colonies s'étant as-
semblés à Albany en 1744 , pour convenir entre elles d'un
pacte d'union, et déterminer leurs rapports avec la mé-
tropole, ainsi que le montant des subsides qu'elles dévoient
lui donner , le projet que Franklin proposa fat accepté.
L'Angleterre le refusa. Quelle différence aujourd'hui ,
dans l'état des choses en Amérique et en Europe, si l'An-
gleterre eut pu prévoir alors que, trente-deux ans pins
tard, elle dépenseroit inutilement cent millions sterling,
et sacrifieroit la vie de cent mille hommes, pour s'opposer
-à l'émancipation de ces colonies , dirigée et conduite par
ce même Franklin ! A quoi donc tiennent les destinées des
Empires et des Nations?
NOTES. ^55
C'est à l'heureux génie de cet llomme célèbre qu'on doit
plusieurs découvertes importantes, entr' autres, celle des
paratonnerres , éternisée par la médaille qui fut gravée
à Paris en 1784^ avec cet exergue : Eripuit ccelo ful^-
men , sceptrumque tyrannis. Possédant à un degré émi-
nent le talent de déduire des observations utiles de tout
ce qu'il voyoit^ rien n'écliappoit à sa profonde sagacité.
On en sera plus amplement convaincu, lorsque son petit-
fils, M. Temple Franklin, aura publié les nombreux Mé-
moires qu'il lui a léguési
Non content d'avoir enrichi le monde par ses décou-
vertes , quels services n'a-t-il pas rendus à sa patrie , long-
temps avant la révolution , comme agent des colonies de
Massachussets et d« Pensylvanie , et depuis , comme
membre du premier Congrès qui commença, conduisit et
termina la guerre de l'indépendance, avec tant de pru-
dence , de fermeté et de gloire ; et enfin comme ambassa-^
deur en France ! C'est à lui que Philadelphie doit ses plus
beaux établissemens , la Bibliothèque publique, l'Univer-
sité , et la Société philosophique , dont il a été président
pendant plus de vingt ans , quoiqu'absent.
Né de parens honnêtes , mai^ peu fortunés , il n'a dû
qu'à son génie les nombreuses connoissances qu'il a ac-
quises , ainsi que le rôle important qu'il a rempli sur la
scène du monde: et, chose très -rare, le bonheur, le
succès , l'estime et la considération publique l'ont cons-
tamment accompagné dans le cours de sa longue vie. Peu
de personnes ont acquis plus de droits à l'éternelle recon-
noissance de ses compatriotesi
Il a légué mille guinées à la ville de Philadelphie , pour
être employées à la construction d'une pompe à feu, qui
élèvera l'eau de la rivière Scbuylikill, pour la conduire à
2
556 NOTES.
1
cette ville, vers l'époque où, d'après ses calculs (insére's
dans son testament), celle des puits sera devenue insa-
lubre. Il a légué à sa ville natale une semblable somme ,
destinée à donner des encouragemens aux jeunes gens
sages et industrieux, qui , à la fin de leurs apprentissages,
auroient besoin de secours pour commencer leur carrière.
La postérité ne se rappellera qu'avec admiration les
grandes ciioses qu'il a exécutées par les seules forces de
son génie, sans aucunes de ces ressources qui ont secondé
les entreprises de tant d'autres. Voici l'épitaplie qu'il fit
pour lui-même peu de temps avant sa mort , qui arriva
le 17 avril 1790 : il étoit aloi-s âgé de 84 ans etixois mois.
c( Ci gît le corps de Benjamin Franklin , comme un vieux
î) livre abandonné aux vers 5 mais ils n'en rongeront que
)) l'extérieur; l'ouvrage restera intact, et ne tardera pas à
)) reparoître sous une nouvelle forme , dont l'impression
5) sera plus correcte et plus durable )) .
(1) Esquimaux. Cette race paroit être extrêmement
diiférente des autres aborigènes du continent , non-seule-
ment par le teint, la couleur des cheveux et des jevos. ,
mais aussi par le langage, les habitudes et les mœurs , qui
sont infiniment plus douces que celles de leurs voisins. On
en voit à Terre-Neuve , sur les côtes du Labrador, sur les
rivages de la baie de Hudson, et jusqu'au 67^ degré de
latitude , dernières bornes de la vie et de la végétation.
Ils sont tous harponneurs et pêcheurs. Sans habitations
fixes, ils passent leur vie à errer à travers ces déserts
inhospitaliers, ou sur le bord des baies, des lacs et des
rivières , couvertes de glaces et de neiges éternelles. Il est
difficile de concevoir l'idée d'une existence plus malheu-
reuse ; ils y sont cependant si attachés , qti'ilest presqu'im-
possible de les apprivoiser. J'en vis un à Québec , il y a
NOTES. 557
quelques années ; malgré tous les soins qu'on lui prodi-
guoit , il ne cessoit de soiipirer après le moment de son
retour , et il mourut de regret et de chagrin au bout de
six mois.
Cette éternelle suite de misères et de privations qu'ils
éprouvent sous ces affreux climats , n'est cependant pas
le seul malheur auquel la nature les ait condamnés : ayant
voulu que , dans tous les pays , l'homme fût l'ennemi de
son semblable , elle a placé , depuis un temps immémorial,
dans le cœur de leurs voisins la haine la plus implacable.
Ces voisins , connus sous le nom d' Aratapeskow*, occupent
les régions à l'ouest et au sud de la baie de Hudson, et
font aux Esquimaux une guerre continuelle. Ils détruisent
impitoyablement tous ceux qu'ils surprennent, vieillards,
hommes , femmes , enfans : des tribus entières ont été
massacrées dans le même jour. On ne conçoit pas com-
ment cette race infortunée existe encore. Il paroît cepen-
dant , d'après les découvertes de M. Hearne (aujourd'hui
Gouverneur de la factorerie anglaise de la baie de Hudson),
qui , en 1771 et en 17 7:^, parvint à plus de 4oo lieues au
nord-ouest de cette baie, que l'on trouve des individus
de cette i-ace jusqu'aux dernières régions habitables de
cette partie du continent, et que leur stature décroît à
mesure qu'ils approchent du pôle.
(2) Détroit de Bering. Ce détroit, qui sépare le con-
tinent de l'Asie de celui d^ l'Amérique , dont les naviga-
teurs russes nous avoient parlé, et que le célèbre Cook a
traversé en 1778 , n'a que six lieues de largeur. Le froid
y est excessif. Quelle peut être la cause de cette rigueur
* De celui d'un grand lac placé au centre de cette partie du
continent.
558 NOTES.
de climat qui se fait sentir en Amérique par des latitudes
sous lesquelles, en Europe, on jouit des bienfaits de la
culture , celle de ce détroit n'étant que de 66 degrés ?
Quelle différence entre les douces températures de l'an-
cien monde sous le 45® degré , et les rigoureux Mvers du
Canada sous le même parallèle !
(3) Rivière Saint-Pierre. Cette rivière , qui vient dies
montagnes de la Californie , connue par les indigènes sous
le nom de Wadappa - Ménésoter , est profonde , et a
5oo pieds de largeur à son emboucliure. La longueur de
son cours , ainsi que les vastes pays qu'elle arrose , sont
çncore peu connus-, mais ce qui la rend intéressante, est
le voisinage du saut Saint- Antoine , dont elle n'est qu'à
dix ou douze milles»
Cette cataracte , la seule du Mississipi qu'on connoisse ,
est située sous les 44 deg. 5o min. h. 56j lieues géomé-
triques de la mer, et à 790, en suivant le cours de ce
fleuve. Bien différente des autres , celle-ci se trouve au
milieu d'un pays fertile , orné de collines , de plaines , et
de prairies naturelles. Combien n'est-il pas à regretter que
le iiom d'un obscur hermite de l'ancienne Egypte ait
remplacé celui sous lequel les indigènes la connoissoient !
Ce n'est pas la seule perte qu'ait occasionné cette manie
monacale. C'est sur-tout dans les colonies catholiques que
ces pertes sont irréparables ; au lieu de conserver les noms
indigènes des rivières, des montagnes et des lacs de ces
pays, la plupart gracieux et sonores , on les a remplacés
par ceux du calendrier romain. Quelle absurdité , de don-
ner le nom d'une femme au d'un liamme à une île, à un
grand fleuve , à une cataracte î Encore si ces hommes
eussent été des navigateurs tels que sir Francis Drake,
Hvidson , Cook , Bougainville , etc. ou des bienfaiteurs!
NOTES. 55^
du genre humain , la reconnoissance les auroit con-
sacrés.
La largeur de cette belle cataracte est de 7 à 800 pieds,
et sa hauteur de 35 à 4o : elle n'est partagée dans le milieu
que par un immense rocher , estimé en avoir 4o à 5o. Oa
voit au milieu des rapides occasionnés par cette prodi-
gieuse chute, une île couverte d'arbres très-élevés, qui
servent d'asyle à tous les oiseaux de proie du voisinage.
A l'abri des incursions de leurs ennemis , heureux et pai-
sibles, ils vivent, de génération en génération , des débris
de poissons et d'animaux que le fleuve entraîne.
(4) Nadooassés et Padoocas. Nations nombreuses,
divisées en plusieurs tribus, connues sous différens noms,
lies unes habitent les plaines , les autres , les parties boi-
sées des vastes régions situées à l'ouest de ce grand fleuve :
voilà pourquoi on les distingue sous ceux de Nadooassés,
des plaines ou des bois. Nées sous un climat tempéré , pos-
sédant un sol fertile , un pays extrêmement abondant en
gibier , elles sont devenues un peu plus cultivatrices que
celles du nord , et elles ont des mœurs beaucoup plus
douces, quoique, comme ces premières, elles aiment
la guerre, et qu'elles l'aient faite pendant long-temps aux
Espagnols du Nouveau -Mexique. C'est de-là que sont
venus les bestiaux et les chevaux dont ces nations se
servent \ voilà pourquoi il n'est pas rare d'en rencontrer
de nombreux escadrons , sur-tout vers le haut Missoury ,
montés sur des andalous , qui conservent encore le feu et
la vitesse de leurs ancêtres.
Semblables aux Tartares , ces peupfes établissent leurs
camps dans les lieux les plus abondans en pâturages : ils
ont des esclaves , qu'ils vont enlever parmi les nations
voisines des montagnes de la Californie, connues sous le
56o NOTES.
nom de Panis , dont j'ai vu plusieurs individus^à Montréal.
Us e'cliangent les fruits de leurs chasses pour des mar-
cliandises européennes, à Pancore (Saint-Louis), ville
bâtie par les Français de la haute Louisiane, au confluent
du Missoury avec le Mississipi, à 4o2 lieues géomé-
triques de la mer , et à 54 au nord de l'embouchure de
rOhio.
Leurs plaines et leurs forêts sont remplies de cerfs, de
buffles , d'ours , de dindes , faisans , grues , pélicans , courlis
de plusieurs espèces ; et leurs rivières abondent en pois-
sons. Séparées des féroces indigènes du nord par ce grand
fleuve, ainsi que parleurs vastes plaines, libres, indépen-
dantes , plusieurs tribus luènent une vie douce et tran-
quille au sein de l'abondance. Cet état intermédiaire ,
également éloigné des inconvéniens de la vie sauvage
comme de ceux d'une trop grande civilisation , est peut-
être le plus heureux dont on puisse se former une idée.
( 5 ) Lexington. Ville du nouvel Etat de Kentukey ,
fondée en 1 780,3 peii de distancedes sources de l'Elkhorn*,
au milieu d'une des plaines les plus fertiles de ce beau
pays : elle est le point où. se réunissent un grand nombre
de chemins , et en a été jusqu'ici considérée comme la
capitale. On y comptoit quatre cents maisons en 1796, et
1800 habitans : elle est à 346 lieues de Philadelphie en
ligne droite , à 8 de Frankford , dans le comté delà Fayette ,
û4 de Louisville sur l'Ohio, 17 de Washington, dans le
district de Limestone, 10 de Dan ville, et 83 de Nashville
sur le Cumberland, dans l'Etat de Tènézée. On y voit une
imprimerie , la première qui ait été établie à l'ouest des
Alléghénis. On y voit aussi plusieurs filatures de coton ,
* Branche principale de la rivière Kentukey.
NOTES, 36l
^ont ringéiiieux mécanisme fut envoyé de Philadelpliie ,
en 1786, par M. Brown , aujourd'lmi sénateur des Etats-
Unis. C'est dans le voisinage de cette ville que sont les
vestiges des deux camps retranchés : le premier couvre
une surface de trois acres , le second, de six.
( 6 ) Les deux Myamis. Deux rivières de ce nom tom-
bent dans rOliio ; la première à 1 72 lieues de Pitt'sbourg,
la seconde, à i84 : elles ne sont navigables qu'à l'époque
des crues du printemps. L'intervalle qui les sépare, est
l'emplacement de la colonie que le colonel Clèves-Symes
y conduisit en 1785. Ces terres fédérales, lès premières
qui aient été vendues par le Congrès , sont très-produc-
tives, ainsi que dans le Kentukey; les colons y cultive-
ront un jour la soie , le coton, le tabac^ et tous les grains
du nord. On y voit déjà trois villes, Colombia, Cincin-
natus et Washington. Cette dernière est estimée être
à 507 lieues de la Nouvelle-Orléans, en suivant le cours
de l'Ohio et du Mississipi. La première concession fut
d'un million d'acres , mais depuis , cette colonie a étendu
sa propriété jusqu'au Petit -Myami , par de nouveaux
achats. On a trouvé à vingt milles de son embouchure ,
des vestiges d'anciennes fortifications faites en terre ,
moins considérables^ mais très - semblables à celles du
Muskinghum.
(7) Big-Grave-Creeh. Cette petite rivière, qui tombe
sur le rivage sud-ouest de l'Ohio , à 3o lieues de Pitt's-
bourg , dans le territoire d'Indiana , a tiré son nom d'un
tombeau de forme conique, et semblable à ceux que les
anciens Calédoniens appeloient Kromlaech , les Gallois,
Carneds , et les Bretons , Ban^ows. On y a trouvé des
ossemens humains d'une grandeur ordinaire ; mais ce qui
rend ce tombeau plus digne d'attention, est une suite de
562 NOTES.
retranchemens avec leurs fosse's , qui commencent quatre
milles plus bas sur le fleuve ; les uns sont circulaires , les
autres qiiarrés. On voit aussi quelques redoutes élevées à
des distances inégales les unes des autres , sur une plaine
assez étendue; mais telle est l'épaisseur des forêts et le
grand nombre d'arbres dont ils sont couverts , qu'il est
presqu'impossible , sur-tout dans l'été , d'examiner ces
ouvrages avec succès : on croit avoir tout vu, et quel-
quefois on apprend , par des chasseurs , que ces ouvrages
s'étendent encore plus loin.
( 8 ) Vestiges d'anciens monumens. Voyez tome m ,
chapitre viii.
La note dans laquelle l'auteur parle de ces restes d'an-
ciennes fortifications, découvertes depuis quelques an-
nées sur les bords des rivières Muslcinghum , Bald Eagle ,
Big-Grave-Creek et ailleurs, est si longue, que le traduc-
teur a cru devoir la placer au nombre des chapitres, sans
rien changer à la forme : il s'est cru d'autant plus aiitorisé
à ce déplacement, que cette note étoit accompagnée (bx
plan de deux de ces camps retranchés.
NOTES DU CHAPITRE ÏII.
(i) Onondaga. Ancien chef -lieu de la tribu de ce nom ,
situé sur un creek considérable qui tombe dans le lac Salé ,
à 4u milles du fort Stanwick , à 25 d'Onéida , et à 48 d'Os-
wégo sur l'Ontario. La route nouvellement tracée depuis
ce fort jusqu'au pays des Ténézées, le traverse. Ce village
n'est qu'à une petite distance des lacs Oxaruatetés , Os-
tiko , Owasco , qui , avec huit ou neuf autres , contri-
buent beaucoup à féconder , lier et embellir cette partie ,
d'ailleurs si belle, de l'Etat de New- York. Le nombre des
indigènes de ce viUage, jadis célèbre, est considérable-
NOTES. Î565
ment climinué : encore quelques années , il n'en restera
que le nom , qui sera donné , soit à une petite ville ou à
un district.
(2) Fort Stanwîch. Quoique cette petite forteresse,
que les Anglais construisirent pendant la guerre du Ca-
nf.da, n'existe plus , et que même le nom en ait été rem-
placé par celui de Scliuyler , les cartes et l'habitude le lui
conservent encore. C'est là que commence la navigation
du Mohawk , dont les sources sont à vingt milles plus au
nord dans le pays de Castorland; et la hauteur des terres
de cette partie de l'Etat de New- York. Cet emplacement
n'est qu'à un mille des eaux du Wood-Creek, qui cotilent
en sens contraire dans le lac Onéida, et de-là dans l'On-
tario par rOnondaga, à 94 milles de distance.
Le canal destiné à ouvrir cette importante communi-
cation; vient d'être terminé. La même compagnie fait
couper les nombreuses péninsules de cette tortueuse ri-
vière, si convenablement nommée Wood-Creek \ ce qui
abrégera considérablement la longueur et l'ennui de sa
navigation. Cette compagnie fut incorporée en 1 792.
(3) Shippenhourg. Petite ville située dans le comté de
Cumberland, à i4o miUes de Philadelphie , et à 21 de
Carlisle. Elle est bâtie sur une des branches du Conédog-
winet j et sur la grande route qui conduit à Pitt'sbourg :
elle a 200 maisons e?t 1100 habitans. On n'y voit rien de
remarquable, sinon |e bonheur et la paix dont ils jouissent;
elle est aussi le séjouy de ses respectables fondateurs, qui
possèdent beaucoup de terres et plusieurs moulins dans le
voisinage. Ce pays ne produit que du bled, dont les farines
sont envoyées à Philadelphie. On espère que la grande
route de Lancaster, qui doit la traverser, sera prolongée
jusqu'aux montagnes. J'ai connu cette ville dans sa prej-
564 ' NOTES.
inière enfance ; j'ai vu les forêts du voisinage devenir des
champs fertiles, et les bas-fonds , de belles prairies. Jamais
les regards de ma pensée ne se porteront vers ce lieu ,
sans ressentir les émotions de la plus vive reconnois-
sance.
(4) Dihenson. Membre du premier Congrès qui fonda
l'indépendance de ces Etats , et un des personnages les
plus estimables du continent. Long-temps avant que la
nécessité eût mis les armes dans les mains de ses compa-
triotes j il traça leurs droits comme colonistes , ainsi que
les injustes prétentions de la Grande-Bretagne , dans un
ouvrage bien connu sous le nom de Lettres d'un Cultiva-
teur de la Pensylvanie. Pendant qu'il étoit Gouverneur
de cet Etat, il obtint du Corps législatif une charte et des
fonds, auxquels il ajouta une somme considérable , pour
établir un collège à Carlisle. La reconnoissance publique
a donné à ce collège son nom , depuis long-temps inscrit
sur la liste des fondateurs de la liberté et de l'indépen-
da:nce de sa patrie.
(5) Logghouse. C'est le nom qu'on donne aux habita-
tions des colons, par opposition kframed-house (maison
de charpente ) ; ces troncs d'arbres emboîtés aux encoi-
s^nures, sont placés les uns au-dessus des autres, et l'in-
tervalle qui se trouve entre eux , est rempli de bois et de
mortier. C'est le premier asyle de l'homme qui va s'établir
au milieu des bois : elles sont plus ou moins décentes ,
plus ou moins bien finies , suivant le goût , ou plutôt sui-
vant les dispositions morales du propriétaire. Il est facile
de juger des différens degrés de la prospérité et de l'indus-
trie des colons , par la seule inspection de leurs granges ,
de leurs basses-cours et de leurs habitations ; elles ne sont
d'abord couvertes qu'avec l'écorce des premiers arbres
NOTES. ' 565
qu'ils renversent ; ce n'est que cinq ou six mois après leur
établissement, qu'ils peuvent se procurer ou faire eux-
mêmes des bardeaux avec les cèdres , les pins ou les cliâ-
taigniers du voisinage. Rien de plus triste que ces îogg-
îiouses, lorsqu'elles ne font naître ni l'idée de l'industrie ,
ni celle de la propreté.
(6) MasJioping. Creek considérable qui tombe dans la
Susquéhannah quelques milles au-dessous de la jolie ri-
vière de Wy-o-Lucing. Il est navigable jusqu'à douze
milles de son emboucbure. C'est la route que prennent les
voyageurs qui vont à Albany , et cette route n'est encore
qu'un mauvais sentier.
(7) Colons de la Nouvelle- Angleterre. Dans le temps
colonial , on connoissoit sous ce nom ce qu'on appelle au-
jourd'hui les quatre Etats septentrionaux , savoir, New-
riampshire , Massacîîussets , l'Ile-de-Rhodes et Connec-
ticut. Les premiers colons débarquèrent aii nombre de 101
à Plymouth, dans la baie de Massachussets , le 3 1 dé-
cembre 17 PO. En voyant, dans l'histoire de ces Etats, les
innombrables obstacles qu'ils rencontrèrent , les difficultés
de tous les genres que le climat, la disette de vivres, la
jalousie des indigènes firent naître , on conçoit à peine
comment ils purent les surmonter ; mais soutenus , excités
par l'invincible courage qu'inspire l'enthousiasme reli-
gieux, encouragés par l'assistance de leurs amis d'Angle-
terre , ils parvinrent enfin à former, sur plusieurs points ,
des établissemens respectabk^s , et à résister à la fureur des
indigènes. Ce ne fut que quatre ans après leur arrivée,
qu'ils reçurent trois vaches et un taureau , d'où sont des-
cendus les innombrables bestiaux qu'ils ont aujourd'hui.
C'est peut-être à ces pénibles commencemens qu'ils
doivent l'infatigable industrie . l'intelligence et l'activité
v^66 N O T E S.
clont ils sont le plus parfait modèle. Sur mer , ils ont la
î'éptitation d'être les premiers baleiniers du monde , ainsi
que des pêcheurs de morue très-habiles* Leurs vaisseaux
jiarcourent toutes les parties connues du globe. Sur terre,
ce sont les meilleurs colons; infatigables, perse'vërans ,
rien ne les décourage. Il est très-rare que le même homme
ne soit pas à- la-fois charpentier, tisserand, tonnelier,
maréchal. Pendant les premières années de leur établisse-
ment , la plupart de ces colons savent, comme des Ro-
binson Crusoé, se suifire à eux-mêmes.
C'est la seule race anglaise qu'il y ait sur le continent*
licur population ayant toujours été considérable relative^
ment à l'étendue de leur pays j ils n'ont point eu besoin
d'étrangers : aussi ont-ils une religion, des mœurs, des
habitudes et un génie national. Quoiqu'un grand nombre
de jeunes gens émigrent tous les ans pour aller s'établir
dans les autres Etats , on estime leur population à près
d'un million , en y comprenant la province de Main.
Ce pays est renommé pour ses collèges , les mieux dotés
et les plus anciens du continent , ainsi qne pour l'instruc-
tion , à laquelle tous les habitans participent au moyen
des écoles établies d'après les loix dans tous les districts.
Combien n'est-il pas à désirer qu'un si bel exemple soit
suivi par les autres Etats, sur-tout par ceux du sud!
Aussi la Nouvelle- Angle terre est-elle beaucoup plus que
les autres , remplie d'hommes éclairés et savans. L'aspect
et la culture de plusieurs cantons ressemblent à ce qu'on
voit de beau en Europe.
Il est cependant nécessaire d'excepter l'Ile -de-Rhodes ,
dont le Gouvernement, trop démocratique, a toujours
été agité par les partis. Au lieu de travailler , les colons
perdent u^ne partie de leur temps à donner leurs suffrages,
NOTES. 567
à catialer dans les élections trop fréqnentes de leurs magis^
trats et de leurs députés. Par quelle fatalité n'ont-ils jamais
voulu imiter la sagesse de leurs voisins de Massachussets
«t de Connecticut ?
(8] Germes d'industrie, de religion et de civilisation.
Par-tout où les colons de la Nouvelle -Angleterre s'éta-
blissent en nombre un peu considérable^ ils portent avec
eux et manifestent un esprit d'ordre , d'industrie et de
religion , qui les distingue de tous ceux qui viennent de
l'Europe ou des autres Etats de l'Union, fruits précieux
de la sagesse des loix de leur pays , et du système d'éduca-
tion qu'elles y ont établi depuis plus d'un siècle. Elevés
dans la connoissance de ces loix , babitués aux formes
municipales ainsi qu'aux institutions religieuses de leur
canton, à peine ont-ils nettoyé quelques champs et sur-
monté les premières difficultés , qu'ils sentent la nécessité
d'établir des magistrats , d'appeler un ministre , de cons-
truire une église et des écoles. Onze ans avant que la grande
ligne de démarcation qui divise aujourd'hui les Etats de
New- York et de Pensylvanie , eût été tracée depuis la
Délaware jusqu'au lac Erié , dix-sept familles de Massa-
Xîhussets furent s'établir sur les bords d'une des branches
du Tiogo , canton alors éloigné et solitaire , sans savoir
sous quelle jurisdiction elles étoient placées. Aussi-tôt après
être arrivées sur lem^s terres , elles élirent trois personnes
^selectmen) pour juger les différends et les contestations
qui pourroient s'élever dans la communauté.
Ces familles vivoient depuis long- temps à l'ombre de cet
arbre de paix qu'elles avoient planté , lorsque les progrès
rapides de la grande société atteignirent cette petite co-
lonie , si long -temps perdue dans l'éloignement et la
solitude des forêts. Pendant cet espace de temps, ces
568 N O T F. s.
dix-sept familles, originairement composées de 102 indi-
vidus , ont produit quarante-un mariages , et à l'époque
de leur incorporation dans le nouveau comté de Tiogo ,
le nombre total des liabitans se niontoit à 274.
Aussi-tôt que le gouverneur Clinton , de qui je tiens ces
détails , en eut été informé , il envoya des commissions de
paix à ces respectables Magistrats. Avec quelle rapidité
plus considérable encore , les défrichemens , la prospérité
des colonies intérieures , n'augmenteroient-ils pas , si les
colons qui viennent des autres Etats ou de l'Europe , ap-
portoient avec eux l'industrie , l'activité; les mœurs et les
principes religieux des habitans de Massacbussets ou de
Connecticut !
( 9 ) Rivière de Swatara. Rivière de la Pensylvanie ,
qui tombe dans la Susquéliannali , à douze milles de Har-
ry'sbourg , à six du creek de Conéwago , et à quarante-
cinq de Lancaster , et de laquelle l'emboucliure est dis-
tinguée dans les cartes sous le nom de Middletown-Creek*
Cette jolie rivière est navigable pendant l'espace de trente
milles, d'où un canal, qui sera bientôt terminé, doit ouvrir
une communication avec les eaux duTulpéhoken, branche
navigable de la Scliuyllkill. Cette entreprise assurera à
Philadelphie l'arrivée de tous les grains et de toutes les
farines , ainsi que des autres denrées que produit déjà
l'immense pays qu'arrose la Susquéhannah : elles y par-
viendront bien plus facilement encore , lorsque le canal
destiné à unir les eaux de la Schuyllkill avec celles de la
Délaware , qui commence à Norristown ( petite ville
située à 17 milles de Philadelphie), sera terminé/ Alors
cette capitale de la Pensylvanie, Ne w- York , Washington
(la ville fédérale), Charlestown, devenues le centre d'un
vaste commerce intérieur, s'accroîtront, s'embelliront , à
NOTES. B6g
î'egal des métropoles de l'Europe; et deviendront lé séjour
des sciences et des arts.
( 1 o ) Sortie des feuilles. Pour que les colons puissent
consumer plus facilement les buissons , les broussailles et
les brandies des arbres qu'ils ont coupés , essartés ou mis
en tas , il est nécessaire que cette opération ne soit faite
qu'après la sortie des feuilles, quir, plus promptement des-
séchées et plus combustibles, accélèrent la conflagration
de ces dépouilles.
(il) Herser la terre. J'ai connu plusieurs Européens
étonnés de voir les colons ensemencer leurs champs sans
les labourer , et se contenter de les herser avec une tête
cl'arbre de moyenne grandeur , traînée par des bœufs. La
raison de cette pratique est que , pendant quelques années,
après que le sol a été essarté , la quantité des racines est si
considérable , qu'il seroit impossible d'y introduire la
charrue, ou même de le herser ; il faut donc nécessaire-
t nient attendre que ces racines pourrissent ; c'est l'ouvrage
du temps. Il en est de même des souches , qui souvent
durent de douze à quinze ans.
(12) Pommiers et pêchers. Il est peu de plantations
depuis le New-Hampshire jusqu'à la Pensylvanie, qui
n'aient un verger de pommiers plus ou moins considé-
rable. Ainsi que dans le sud, ils en ont aussi de pêchers \
mais souvent, faute de soin, ces arbres, qui quelquefois
îie sont pas même greffés , rapportent peu , ou ne donnent
que de mauvais fruit. Dans les comtés plus rapprochés des
villes , on fait du cidre d'une excellente qualité > tel que
ceux de West-Chester , de New- Ark , de Wood-Bridge , etc.
et on en envoie beaucoup dans les Etats méridionaux.
Les vergers d-e pêchers deviennent journellement plus
communs et plus étendus dans les Etats méridionaux de
I» A a
370 , NOTES.
l'intérieur : outre le plaisir de manger leur fruît , on en
eneiaisse les codions et on en fait cle l'eau-de-vie, à la-
quelle on sait donner de la couleur et un goût très-agréable ,
en mettant dans la cliaudière de distillation des poires
tapées et d'autres ingrédiens. L'Etat de Kentukey , ainsi
t[ue les nouveaux établissemens à l'ouest des Allégbénis,
en ont beaucoup planté ; mais pour que ces arbres , qui
prennent un accroissement très-rapide, soient plus du-
rables , il est nécessaire de les écussonner avec leurs propres
bourgeons-, par ce moyen, ils vivent long -temps. C'est
en greffant sur le pommier sauvageon des forêts du Nou-
veau-Jersey , qu'on est parvenu à obtenir de nouvelles
espèces de pommes, telles que le spitzenberg , le newtown-
peppin , fruit délicieux , dont on envoie des cargaisons à
la Havane, à la Jama"ique , etc. où souvent elles se vendent
très-clier.
(i3) Fairfield. Jolie petite ville , capitale du comté de
Fairfield , située à peu de distance du Sond , au centre
d'un pays extrêmement fertile. Rien n'est plus frais ni
plus riant que ses environs. On y voit à -la-fois des
champs couverts de belles récoltes , des vergers fleuris et
des prairies émaillées. Deux packet-boats en partent
toutes les semaines pour New- York, chargés de denrées
du pays, et des fruits de l'industrie des liabitans. Ainsi que
celle de toutes les autres villes du Connecticut,la jeunesse
va tous les ans former de nouveaux établissemens dans la
profondeur du continent, ou s'embarquer pour des voyages
de long cours. Ces petites villes maritimes sont des pépi-
nières intarissables d'hommes entreprenans , industrieux
et actifs. Ainsi que New-London , Norwalk, Grotton ,
Greenfield et plusieurs autres , elle fut détruite par le
gouvernetir Tryon , qui, sans remords, auroit dévasté la
NOTES* 071
côte entière de cet Etat , si le commandant en clief de
l'armée anglaise , sir Henri Clinton , ne l'eût pas rappelé.
Il faut en convenir , c'étoit une gloire bien honteuse que
celle d'incendier de jeunes villes sans portes , sans fortifi-
cations , dans lesquelles il n'y avoit que des vieillards ,
des femmes, et pas un canon. Ce qui rendit la destruc-
tion de Fairfield plus lionteuse encore , c'est que ce Gou-
verneur , au moment où l'on distribuoit des torches aux
soldats , promit de conserver l'église , dans laquelle les
femmes et les enfans se retirèrent , et à laquelle néan-
moins il fit mettre le feu : il eut cependant la générosité
de ne pas les y renfermer !
NOTES DU CHAPITRE IV.
(1) Incorporation. Voyez tome m , cliap. ix.
(2) -Usage du sel. Voyez tome 11, chap. xiv.
(3) Arbres. Loin d'admirer la beauté, la majesté d'un
chêne ou d'un pin , loin de réfléchir sur l'utilité de ces
beaux arbres, sur l'état dans lequel seroit la surface du
continent , sila nature ne l'eût pas couvert d'épaisses forêts,
le vulgaire des colons est si accoutumé à les détruire, et
cette destruction est si pénible , qu'un d'eux, appelé en
Irlande pour quelques affaires , s'écria en débarquant sur
une plage nue : — (( Ah ! le beau pays ! je n'y vois pas un
seul arbre )).
(4) Ruisseaux. Le tarissement des ruisseaux, qui ne
viennent pas de terreins élevés , l'entière disparition d'un
grand nombre , sont l'effet du dessèchement des marais et
du défrichement des .terres. Cette diminution commence
même à se faire sentir dans les grandes rivières , telles que
la Délaware , le Mohawk , le Potawmack. J'ai vu des
ruines de moulins au milieu des champs , où, vingt ans
072 NOTES.
auparavant, cotiloient de gros ruisseaux, et cependant il
tombe beaucoup plus d'eau annuellement ici qu'en Eu-
rope. Que sera-ce donc dans un siècle ou deux ?
(5) Chanvre. Cette culture a considérablement aug-
menté depuis que le Congrès a accordé une prime considé-
rable aux cultivateurs * j mais les bras sont trop cbers et
trop rares encore. La nature en fait croître dans plusieurs
cantons , dont les indigènes font usage. Il est plus fort et
plus soyeux que celui d'Europe. On en envoya, il y a
quelques années, à Londres-, le résultat des expériences
qu'en firent les cordiers , fut d'encourager les Américains
à le transplanter des bois dans leurs cbamps.
(6) Potasse. Cette manufacture, connue depuis long-
temps dans les Etats septentrionaux , augmente tous les
ans. La valeur de ce qu'on en embarqua à New- York, pour
l'Ecosse et l'Irlande, en 1797? montoit à la somme de
4,037, 5oo ^^^* ^^ \i^^^ de répandre sur la terre les cendres
des tas énormes de broussailles que les colons sont obligés
de brûler pour nettoyer leurs cbamps , ils les enlèvent
aussi -tôt qu'elles sont froides , et les vendent aux petites ma-
aiufactures du voisinage , où elles sont lessivées et conver-
ties en potasse. On observe que les cendres qui proviennent
de branches menues et vertes , donnent une bien plus
grande quantité de sel, que celles des troncs et des racines.
Il en faut cinq cents boisseaux pour faire un tonneau de
potasse, pesant 2200 liv. Cette brandie d'exportation,
ainsi que celle de la graine de lin , qui se monte annuelle-
ment à plus de 3oo mille boisseaux**, est extrêmement
avantageuse aux Etats-Unis.
* Dans quelques Etats , elle est d'une piastre (51. 5 s. ) par
quintal.
* * Le boisseau contient 60 liv. de bled.
{
NOTES. 575
(7) Sucre d'érahle. Les malheurs de Saint-Domingue
ont beaucoup contribue à augmenter cette nouvelle bran-
die d'industrie , et non moins la prime de deux sols par
livre , offerte par la société des Quakers de Philadelphie.
L'arbre qui produit cette sève précieuse en si grande abon-
dance , se trouve depuis le 34^ jusqu'au 45® degré de lati-
tude, c'est-à-dire, depuis le Tènézée jusqu'au Canada:
c'est un des plus vigoureux qu'on connoisse. Les souches
de ceux qu'on a coupés, survivent à celles du chêne. Pen-
dant deux ou trois ans, on voit , au retour du printemps,
les extrémités des troncs abattus donner encore de la sève
et du sucre. Ses branches sont une nourriture excellente
pour les bestiaux et les moutons , sur-toiit durant l'hiver.
Dès qu'on émoiide un de ces arbres , on les voit accourir
de tous côtés. Son bois est aussi combustible que celui du
liycory. L'écorce de ceux dont la sève est la plus abondante
en sucre, est toujours noire, ce qui vient de ce que les
piverts , qui n'attaquent que les meilleurs , en laissent
écouler une partie qui , exposée à l'air , se coagule et
noircit. ^
Chose étonnante ! plus il y a d'années que l'on saigne
ces arbres , et plus est grande la quantité de sucre qu'ils
donnent. Par exemple, celui qui n'a été saigné, pour la
première fois, que depuis un an, donnera à peine une
demi-livre de sucre ; et celui , au contraire , dont les cica-
trices sont nombreuses , en fournira de deux à deux et
demie , et souvent davantage , sur-tout si l'on a eu soin de
l'exposer aux rayons du soleil , en abattant les arbres inii-
tiles du voisinage.
J'en connois à Clavérac, dans l'Etat de New -York,
qu'on saigne depuis trente-quatre ans , et qui paroissent
sains et vigoureux. Il est vrai que le propriétaire en prend
074 NOTES.
lin soin très-particulier : il a détruit leurs voisins et leurs
rivaux. Au lieu de bouclier les trous qu'il leur fait , avec
du bois sec , ou de les laisser ouverts , comme font tant de
colons insoucians et paresseux , il y met un morceau de la
branche du même arbre , c|ui bientôt s'unit et s'incorpore
avec le tronc.
La saison convenable à faire le sucre dépend du climat.
Dans le Kentuke}'' , on les saigne dès le mois de février :
dans la Pensylvanie , cette opération ne commence que
vers les premiers jours d'avril. Pour cela^ on se sert d'une
tarrière d'un demi-pouce de diamètre , qu'il ne faut pas
enfoncer à plus d'un pouce de profondeur , qu'on augmente
ensuite jusqu'à trois , lorsqu'on s'a]^perçoit que l'écoulement
de la sève diminue : c'est toujours du côté sud qu'on
les attaque. La quantité de sève qu'ils donnent , dépend
de l'état de l'atmosplière , et il n'y a pas de baromètre plus
sûr. Elle coule plus abondamment lorsque les nuits sont
fraîches et les jours chauds. J'ai vu un arbre donner dans
vingt-quatre heures , 23 pots et une pinte de sève , dont
on fit 2 livres 7 onces de siCLcre; d'autres, au contraire, qui
n'en donnoient que cinq à six : chacun de ces arbres est
estimé en fournir d'une à deux livres par saison; celle qui
coule vers la fin d'avril devient si foible , qu'on se contente
d'en faire du sirop et du vinaigre. Quelques personnes en
ont distillé du rhum. Quel beau présent de la nature !
Si, avec le peu de soin que les colons ont mis jusqu'ici
à cette opération , ils obtiennent d'aussi grg-nds avantages ,
que sera-ce dans la suite, lorsque l'art et la culture diri-
geront l'éducation de ces arbres, et qu'on mettra plus d'at-
tention à les saigner et à en extraire le sucre , le sirop, le
vinaigre et le rhum ? Combien les produits ne seront-ils
pas plus considérables, lorsqu'ils seront plantés en vergers^
NOTES. 575
et exposés à l'influence des rayons du soleil ! Dans moins
d'un siècle , on les verra entretenus avec autant de soin
que ceux de pommiers et de pêckers.
(8) Ginseng. Panax. Depuis que les vaisseaux des Etats-
Unis vont à Canton, la racine de cette plante est devenue
une nouvelle brandie d'exportation. Pendant mon séjour
à New- York, j'en ai vu embarquer 80,000 livres à bord
du même vaisseau , qui représentèrent autant de piastres
dans la cargaison de retour : c'étoit en 1 788.
(9) Seine. Filet dont on fait un grand usage dans les
Etats-Unis : j'en ai vu qui avoient plus de 200 brasses de
longueur. Pendant la saison de l'alose , de la basse et du
liareng , chaque associé reçoit une certaine quantité de
poisson, proportionnée aux avances qu'il a faites •, usage
extrêmement avantageux aux colons dont les plantations
sont éloignées des rivières.
NOTES DU CHAPITRE V.
( 1 ) Le sel. Plus on s'éloigne de la mer , et plus frë-
qu.emment on rencontre ces endroits salés, connus sous le
nom de Salt-Licks , dont, avant l'établissement des Euro-
péens , les'^ buffles , les cerfs , et tous les anciens habitans
des forêts , excités par le besoin d'en manger , venoient
souvent lécher la terre. Ces sources sont plus communes
encore à l'ouest des montagnes. Depuis long-temps, les
colons du Kentukey, qui en ont découvert douzeprinci-
pales dans leur territoire , font tout celui dont ils ont
besoin. Durant les premières années, ils étoient obligés
d'évaporer huit cents pots d'eau pour en obtenir un bois-
seau , mais depuis qu'ils ont creusé des puits de 4o à
5o pieds de profondeur , ils sont parvenus à se procurer
une saumure beaucoup plus forte.
576 NOTES.
(a) Sterling. Voyez tome i , chap. xvii.
(3) Olivier Ëv ans. C'est à ce grand niécanieien qu'on
doit un nouveau perfectionnement dans le mécanisme
intérieur des moulins à farine , et qui a pour but de sim-
plifier toutes les opérations , conséquemment les frais de
cette fabrication ^ cliose extrêmement importante dans
un pays où les hommes sont encore si rares et si ehers.
Voici en quoi consistent ces améliorations. La pre-
mière est un cylindte de huit à dix pouces de diamètre ^
placé horizontalement , et traversé par un axe auquel sont
fixées , dans une direction spirale , et sous un angle parti-
culier , un grand nombre de languettes de bois qui ont
trois pouces et demi de longueur sur deux de largeur. Cet
axe , mis en mouvement par celui du moulin , transporte
les farines , à mesure qu'elles sortent des meules , dans un
appartement voisin , qui en est le premier dépôt. La se-
conde de ces améliorations ^ appelée élévateur "*" , est une
boîte de huit à dix pouces d'équarrissage , qui , du plan-
cher de ce dépôt , atteint jusqu'à celui du dernier étage :
aux extrémités sont placées deux roues qui font mouvoir
un chapelet garni de petits godets , grands comme des^
tasses à thé ; les farines , ainsi élevées , sont versées sur un
vaste plajicher appelé le refroidisseur "^ "^ : après y avoir été
doucement agitées et soulevées par des pièces de bois qui
tournent horizontalement , et , comme tout le reste , re-
çoivent leur niouvement du moteur commun du moulin ,
elles descendent à travers plusieurs orifices dans les diffé-
rens bluttoirs , et de-là dans un appartement inférieur , où
elles sont mises dans des barrils faits d'après les dimen-
■^ Elevator.
** The cooler.
NOTES. ^77
sions prescrites par la loi, et qui , en conséquence, pèsent
toujours un quintal et trois quarts : cette même loi exige
aussi que ces barrils soient timbrés du nom du proprié-
taire et de celui de son moulin. Ces farines ne peuvent
cependant être exportées qu'après avoir subi l'examen
des inspecteurs. Toutes les autres opérations, de nettoyer,
cribler , ventilater le bled avant de le conduire aux tré-
mies , ont aussi été simplifiées. De la Pensylvanie , ce
nouveau perfectionnement s'est répandu dans tout le con-
tinent. Le Gouvernement , comme de justice, lui a accordé
un privilège exclusif pendant quatorze ans ; jamais in-
vention nouvelle n'a été plus rapidement adoptée»
NOTES DU CHAPITRE VI.
( 1 ) Chippavay. Cette nation étoit , il y a un demi-
siècle, la première de cet hémisphère • et quoique consi-
dérablement diminuée, elle est encore très - nombreuse
dans le voisinage des lacs Supérieur , des Pluies , des Bois
et Winipeg. On en parle la langue jusqu'à la baie de
Hudson. Une de ses tribus existoit encore il y a quarante
ans , vers les sources d'une rivière qui tombe dans FErié,
dont aujourd'hui il ne reste plus que le nom qu'ils lui
avoient donné.
( 2 ) Outawas. Nation qui , comme tant d'autres , a
éprouvé de grandes pertes. Elle occupe la grande pénin-
sule qui divise les lacs Huron et Michigan , dont l'extré-
mité septentrionale forme le détroit connu sous le nom
de Miehillimakinack , nom commun au fort que les Fran-
çais y construisirent il y a soixante-dix ans, pour com-
mander ce passage , ainsi que le détroit de Sainte-Marie ,
par lequel les eaux du lac Supérieur coulent dans le
Huron. Ce lieu fut long-temps le rendez- vous où les indi-
OJÔ NOTES.
gènes du nord venoient ëclianger leurs pelleteries contre
des marchandises d'Europe ; mais depuis les découvertes
que les Anglais ont faites jusqu'au 60^ degré, le lac Wi-
nipeg, à 3oo lieues de distance, en est devenu le centre.
(3) Ravages de la petite- vérole. De toutes les mala-
dies que les Européens ont introduites parmi les indi-
gènes , il n'y en a point qui leur ait été aussi funeste : sou-
Tent il arrive que des villages disparoissent dans le cours
de quelques semaines -, et même des compagnies entières
de cliasseurs ont péri dans leurs voyages. Elle est presque
toujours confluente. Ainsi ces hordes étoient destinées à
être halayées de la surface de la terre par une branche de
peste venue d'Asie en Europe dans le douzième siècle , et
transportée dans leur pays cinq cents ans après , par quel-
ques habitans de l'ancienne Albion.
(4) Onéida. Nation jadis nombreuse, la seconde des
six qui composoient la ligue Mohawk , si long-temps for-
midable et célèbre. Elle a dû à la sagesse de quelques-uns
de ses chefs d'avoir résisté au torrent qui a englouti ses
voisins , les Cayugas , Séneccas , Tnskaroras et Onondagas.
Plusieurs d'entre eux connoissent la propriété et la cul-
ture , ont des chevaux et des bestiaux : mais malheureuse-
ment leur jeunesse considère encore le titre de guerrier
comme infiniment supérieur , et même comme incompa-
tible avec celui de cultivateur.
Cette nation est la seule, de toutes celles que j'ai con-
nues , qui ait sincèrement désiré de devenir cultivatrice.
Réunis en assemblée générale , en 1 788 , au village de
Skanondoé, aidés des lumières de l'Ambassadeur de
France , les chefs convinrent d'une forme de gouverne-
ment , rédigée en vingt articles ) ils proposèrent de diviser
leurs terres, d'en déterminer les limites, d'appeler dans
NOTES. ^ 57g
leur sein les débris épars des nations voisines , d^établir clés
écoles , de faire voyager quelques-uns de leurs jeunes gens.
-Cet acte fut revêtu de vingt signatures, parmi lesquelles
on voyoit celles de deux femmes-chefs Kononwayété et
Owartinda.
Soit que, mécontent de cette mesure, le Gouvernement
de New- York ait fomenté , depuis , des divisions parmi
eux , soit que les chefs n'aient pas trouvé dans la jeunesse
la déférence à laquelle ils s'attendoient , ce projet n'a pas
eu d'exécution : ils ont subi le sort de leurs voisins , et
vendu leurs terres, à l'exception d'une réserve de soixante
mille acres , dont le grand village d'Onéida est le centre.
Cet ancien chef-lieu est situé sur un creek qui tombe dans
le lac Onéida , à huit milles de distance , à quinze du fort
Stanwick , et à vingt de l'embouchure de l'Oriskany dans
le Mohawk.
(5) Pays d'Onas, C'est sous ce nom , donné par 1^
indigènes au célèbre fondateur delaPensylvanie,en 1682,
et qui , comme celui de Penn, veut dire plume , que ce
pays a été désigné et connu parmi eux depuis cette époque;
et pays d'Onas est devenu synonyme à Pensylvanie,
comme fils d' Onas à Pensylvanien.
(6) Cherry hum - Sagat. Homme du jeune Soleil, ou
homme de l'est.
(7) Tocksikanéyou , VAnier. Nom que les Canadiens
donnèrent jadis à la tribu Mohaw^k , qui , après avoir été
christianisée par leurs missionnaires , vint s'établir sur
les bords du fleuve Saint-Laurent, vis-à-vis Montréal.
n est difiScile de concevoir comment du mot Caug-na^
TVagas , nom de cette tribu , on a pu former celui d' Anier»
Il en est de même de ceux de Huron, Sauteurs, Iro-'
quois, etc. qui n'existent dans aucunes de leurs langues ^^
o8o NOTES.
pas même par approximation : ii' est-il pas étonnant que
leurs missionnaires , qui parloient ces langnes et qni ont
long-temps résidé parmi ces nations, n'aient pas rectifié
de pareilles erreurs dans les cartes , ainsi que dans les his-
toires qu'ils ont écrites de ces pays ?
( 8 ) Osséppingo. Ancien village Onéida , situé sur le
Kanaséragé , qui , conjointement avec le Butternut, verse
ses eaux dans le lac Onéida , à dix milles au-dessous , et à
dix-huit du village d'Onéida. Il a été conservé dans la
réserf^e de soixante mille acres.
( 9) Tierces et Quintes. Si , à l'enseignement des pré-
ceptes salutaires de l'Evangile , les premiers missionnaires
eussent pu unir ceux de la musique , je suis persuadé que ,
semblables à Orphée ou à Amphion , ils seroient parveims
à adoucir la férocité de leurs néophites, et à leur faire con-
noître les avantages de la vie sédentaire et cultivatrice^
Combien , sous ce rapport , les anciens n'étoient-ils pas
supérieurs aux modernes ? Il m'est souvent arrivé de voir
l'effet subit que l'harmonie de deux instrumens seulement
produisoit sur ces physionomies planes et imperturbables ,
semblables aux rides qu'imprime à la surface des eaux ,
dans un jour calme , le passage de la brise légère : ces mou-
vemens étoient évidemment ceux du plaisir , les indices
d'un épanouissement j d'une dilatation intérieure, qu'ils
me dirent n'avoir jamais ressentie auparavant. Combien
ces effets n'auroient-ils pas été plus considérables encore ,
si le nombre des instrumens eût été plus grand et la mu-
sique meilleure !
NOTES. 58l
NOTES DU CHAPITRE VIL
( 1 ) Agan - Matchee - Jkfanifoo. Littéralement , très-
mauvais Génie ; c'est leur Arimane. En considérant les
fléaux et les calamités auxquels les hommes sont ex-
posés, il n'est point étonnant que depuis l'origine des
sociétés, ils aient cru à l'existence de deux Génies ; l'un à
qui on doit les beaux jours , la santé, les succès, le bon-
heur 5 l'autre , les orages , la peste , la guerr-e et les épi-
démies.
( 2 ) Souffler sur le tison. La première démarche que
fait un jeune guerrier, est de présenter à la fille qu'il vou-
droit épouser, un tison enflammé; si elle soufîle dessus,
c'est lui faire entendre qu'elle ne désapprouve pas sa dé-
marche , et qu'il peut espérer \ alors il entonne sa chanson
de guerre, c'est-à-dire, il lui fait, en chantant, le récit
de ses prouesses , des dangers qu'il a courus , des cheve-
lures qu'il a enlevées : rien n'excite plus vivement l'ad-
miration des filles , et ne les conduit plus promptement
à l'intérêt et à l'amour. Voilà pourquoi , avant de présenter
leur tison, les jeunes gens ont un si grand désir de se dis-
tinguer ; voilà ce qui jadis les excitoit à la guerre, et, en-
core aujourd'hui , les porte à entreprendre les chasses les
plus lointaines et les plus pénibles.
« Voilà mon tison , dit un jeune homme à la fille qu'il
)) aime ; tu sais ce qu'il signifie : je l'ai pris de mon feu, et
» non de celui d'un autre. Ouvre la bouche , soujffles-y
)) l'haleine du consentement , tu me rendras content. Tu
» baisses les yeux ; je continue. Pour te convaincre que je
)) suis un brave, regarde le manche de ce toméhawk; voilà
y> les marques de sept chevelures sanglantes. Mais si , comme
» un nuage noir et épais qui tout-à-coup obscuixit la
582 NOTES.
» Itimiëre du soleil, le doute veiioit embruij^er ton esprit,
)) suis-moi , je te les montrerai : elles sont suspendues dans
» ma wigwliam* Tu y verras aussi de la viande fumée , du
)) poisson grillé , des peaux d'ours , et abondance de pelle-
)) teries. Veux-tu avoir pour mari unguerrier ?Prends-moi,
» j'en vaux bien un autre. Veux-tu un cliasseur infati-
)) gable ? Prends-moi ; tu. verras si jamais la faim vient
)) frapper à ta porte. Veux- tu un pêclieur patiefnt et subtil ?
)) Viens ce soir dans mon canot, au clair de la lune -, tu
» verras ce que je puis faire. Si l'eau des nuages ou le froid
» de l'hiver entrent dans ta wigwliam , je saurai bien les en
)) chasser : l'écorce de bouleau ne manque pas dans les bois , ^
» et voilà mes dix doigts. Quant à ta chaudière , elle sera
)) toujours pleine , et ton feu bien allumé. Tu ne dis rien :
3> je m'arrête. Pais -je revenir encore t'apporter mon
3) tison )) ?
(3) Briser le seuil de la porte. De tous les accidens y
c'est un des plus fâcheux qui puisse leur arriver , cette
pièce étant considérée comme l'emblêmè du bonheur do-
mestique , de la sûreté et de l'abri. C'est la seule de leurs
petites charpentes à laquelle ils paroissent attacher des
idées mystiques. On pourroit enlever la porte de leur ha-
bitation, la briser, pourvu que le seuil reste intact j alors
ils en reconstruisent une autre avec confiance : si , au con-
traire , il arrive une efîraction , même involontaire , de
ce seuil , cela suffit pour inspirer des rêves funestes , et
faire naître le désir d'aller élever leur wigwham ailleurs.
Comme ils se sont toujours refusés à répondre aux ques-
tions que je leur ai faites relativement à ce sujet, il m'est
impossible de rien dire de plus satisfaisant.
( 4 ) Catamonts. Chats de montagnes j espèce de lynx
qui grimpent sur les arbres , s'élancent de branche en
NOTES. 583
brandie avec une inconcevable légèreté. Telle est leur
adresse et leur férocité , que les indigènes les redoutent et
ne les tirent jamais , à moins d'être plusieurs ensemble.
(5) Loups, renaj'ds. C'est la métaphore dont ils se
servent ordinairement , lorsqu'ils parlent de leurs rap-
ports avec l^s blancs , par allusion , d'un côté , à leur état
de cliasseur , qui exige du courage , de la patience et de
l'adresse ; de l'autre , à l'astuce et à l'art de mentir, dans
le€|uel ils conviennent que les Européens les surpassent.
Souvent, se disent-ils entre eux, ces hommes sont fourbes
et menteurs , comme les ombres du soleil couchant.
( 6 ) Mergum - Mégat. Ce mot fait naître dans leurs
esprits la même idée que celui de peste parmi nous ; et si
ce fléau étoit connu chez eux , ils w'gyi invcnteroient pas
d'autre.
(7) Rien de vivant que leurs chiens. Plusieurs canots
d'indigènes revenant , il y a quelques années , de Niagara,
où ils avoient été vendre leurs pelleteries , furent saisis de
la petite-vérole à la longue pointe du lac Erié. Tous pé-
rirent ; leurs chiens vivoient encore , lorsqu'un bateau de
blancs , long -temps après , s'arrêta au même endroit- Us
trouvèrent les ossemens de ces infortunés , dont les cadavres
avoient été dévorés par les loups du voisinage.
(8) Cris plaintifs de l'ours, u Mon compagnon étant
avec moi , et ayant découvert deux ours , tira son coup^
et étendit mort sur la place le plus grand. L'autre, ne
paroissant nullement e^rajé du bruit du f tisil , s'approcha
du mort , le flaira , le mania, et semblant très-afîligé , com-
mença à gémir, et à regarder d'abord en l'air, puis de notre
côté , puis se mit à crier comme un enfant. Les cris con-
tinuels de cet animal, privé de sa protectrice, m'affec-
tèrent sensiblement : je me sentis touché de compassion.
584 NOTES.
et me reprochai d'avoir été complice de la mort de cet
ours. Mes intercessions ayant été inutiles , mon compa-
gnon lâcha son second coup , et coucha l'enfant sur le corps
de la mère ». (Voyage de Jofm Bartram dans les deux
Florides , vol. i^^j J^age i6). Note du traduct.
(g) Pleurs du castor. Il n'est aucune des personnes
c[ui ont accompagné les indigènes à la chasse des castors ,
q^ui n'en ait vu gémir et pleurer, sur-tout lorsqu'ils voyent
leurs enfans dans les douleurs de la dernière agonie. Sou-
vent, les yeux remplis de larmes et élevés vers leurs
agresseurs , ils paroissent en implorer la pitié ; mais les
chasseurs sont inaccessibles à ce sentiment , ainsi qu'aux
émotions de ces malheureux animaux.
(lo) Toronto , Niagara. Ports considérables de l'On-
tario : le premier , situé à l'ouest de ce lac , est formé par
une baie profonde et commode , où le Gouvernement an-'
glais fait construire im chantier , et une ville à laquelle
on a donné le nom d'York ; le second , situé au sud-ouest ,
est formé par l'embouchure de la rivière Niagara, à l'est
de laquelle est la forteresse du même nom , et à l'ouest , la
pointe des Missisagès, sur laquelle on construit une nou-
velle ville , destinée à être la capitale du haut Canada.
(12) Hotchélaga. Ancien nom indigène de l'île appelée,
depuis, Montréal, après avoir été long-temps connue sous
celui de Sainte-Marie , que lui avoient donné les prêtres
de Saint-Sulpice , qui en avoient obtenu la concession de
I>ouis XIV.
(i3) Labourer les os de leurs ancêtres. Une des opi-
nions les plus profondément enracinées chez les indigènes,
avant que nous les eussions corrompus , étoit leur respect
pour les cendres de leurs ancêtres, et pour les lieux où
elles avoient été déposées, et qui souvent étoient communs
^ ]sr o T E â. 585
à plusieurs tribus, jamais ils n'en approchoient sans aller
y passer quelques instans. Une des conditions des pre-
mières ventes de terre qu'ils firent aux Européens , fut
que ces lieux seroiént à jamais respectés ; et même encore
aujourd'hui , ils ne parlent qu'avec liorreur de la profa-
nation que les colons en ont faite. Une de leurs plus éner-
giques malédictions , est de souhaiter que les ossemens de
leurs ennemis soient foulés sous les pieds des passans , ou
blanchis par les pluies et la rosée.
(i4) Toméhawl:. C'est une petite hache d'acier poli,
proprement emmanchée, dont la contre - partie est un
morceau de fer octogone et creux , avec lequel ils fument.
C'est sur le manche de cette arme qu'ils marquent le
nombre de chevelures qu'ils ont enlevées , ainsi que celui
des ennemis qu'ils ont tués.
(i5) Corléar. C'étoit le nom d'un des premiers inter-»
prêtes que les Hollandais employèrent dans leur com-
merce avec les six nations, alors formidables. L'équité
de cet homme, qui ne les trompa jamais (comme cela
arrive si souvent ) , et ses bons procédés envers eux , lui
méritèrent leur confiance et leur estime pendant un grand
nombre d'années. Devenu vieux et riche, il se retira à
New-York , alors foible bourgade , où il obtint la conces-
fiion d'une pointe à l'est de la ville , connue encore aujour-
d'hui sous le nom de Corléar's-Hook. Toutes les fois que
les chefs des six nations venoient pour traiter avec le
Gouverneur, la maison, la chaudière de cet honnête inter-
prète étoit la leur : de -là est venu parmi eux l'usage de
substituer son nom à celui de la ville et de la colonie, et
l'expression d'aller ou de revenir du pays de Corléar.
(16) Toméhawherai. Puisqu'on dit ; Je le fusillerai , je
le sabrerai; pourquoi n'exprimeroit-on pas aussi par lé
.1. ^ B b
ZSG NOTE S.
substantif tomahawk coiiveï"ti en verbe , l'action de tuer
son ennemi avec cette arme ?
(17) Dent et chaudière de V ennemi. Cette expression
vient de ce que jadis rien n'ëtoit plus commun pour les
vainqueurs que de dépecer les vaincus , en mettre les
membres dans la chaudière^ en boire le bouillon ^ et en
manger la chair. Leurs anciennes chansons retracent en-
core les mêmes affreuses et dégoûtantes images.
(18) Cawen. Particule négative non.
(19) Cayugas y Sénèccas , Tiùscaroras. Noms d'an-
ciennes tribus ; qui, conjointement avec les Onéidas et
les Onondagas, formoient la ligue Moliawk, qui en a
toujours été considérée ci)mme le chef, ou la nation pré-
pondérante. Cette puissance a disparu presqu'entièrement j
à peine en reste-t-il 200 familles aujourd'hui éparses.
NOTE DU CHAPITRE IX.
(1) Belt de TVanpun. Collier ou branches composées
de petits cylindres faits avec la partie transparente et inté-
rieure des écailles de clam , artistement arrondis, polis et
percés dans leur longueur , qui est communément de trois
lignes sur une demi de diamètre. Les uns sont bleus , les
autres blancs. Pris séparément , ces petits cylindres peuvent
être considérés comme la monnoie courante des indigènes.
5ont-ils enfilés dans une certaine longueur, et plusieurs
de ces enfilages cousus ensemble ? Alors c'est un collier
(belt). Porté sur la poitrine , c'est l'ornement le plus pré-
cieux : donnés après une promesse , un marché , un acte
d'adoption , un discours , ces colliers en sont considérés
comme la garantie : c'est le grand sceau de leur chancel-
lerie.
NOTES. 387
NOTES DU CHAPITRE X.
(1) Gelinottes , ou drumming-partridges. Ces beaux
oiseaux , connus dans quelques Etats sous le nom de fai-
sans ou de gelinottes , sont une espèce particulière au con-
tinent. Les plumes du dos et des ailes ressemblent à celles
des poules faisandes ; celles du ventre et des cuisses , à celles
des grosses grives d'hiver : felles sont bottées comme des
pigeons pattus , et portent une belle aigrette sui' la tête.
Le nom de drumming-partridges est venu du bruit sourd
et rotdant qu'elles font avec leurs ailes lorsqu'elles sont
perchées , bruit qu'on entend à plus d'un mille de dis-
tance , et qui ressemble à celui d'un tambour. Ces oiseaux,
très-communs , sont la ressource ^ et sotivent le pain quo-
tidien des voyageurs.
(2) Neu>-Haven. Anciennement connue sous le nom
indigène de Quinipiack : elle fut fondée en 1 Çi'5'è , époque
^e la première colonisation du Connecticut. Cette ville
est située à 45 railles de Hartford , à 3ode New-London,
au fond d'une baie , dont les rivages doux et bien cultivés,
offrent la plus intéressante perspective. Cette baie^ extrê-
mement poissonneuse , communique avec le Sond , bras
de mer qui sépare l'île Longue du continent, et conduit à
New- York. C'est une des plus jolies et des plus agréables
villes du Connecticut : elle a été tracée en quarrés de
100 perches , dont plusieurs sont ornés d'ormes pleureurs
d'une grande élévation. Celui du centre, également en-
touré d'arbres , est occupé par l'église , le collège et quel-
ques bâtimens publics. Quoique les rues ne soient point
pavées, elles sont larges et propres : on y compte 5oo mai-
sons , presque toutes en charpente , élégantes et bien
peintes ; et 4ooo habitans. Pour avoir une plus giande pro-
2
588 NOTES.
fondeur d'eau , on vient de construire une Jetée qui a
2000 pieds de longueur, la plus belle , sans contredit,
qu'il y ait sur le continent. Quoique léger, le sol des envi-
rons est extrêmement productif, et couvert de magni-
fiques vergers. On y voit plusieurs manufactures, ainsi
qu'un heureux mélange d'activité rurale et commerciale.
Sans être riches , les habitans y sont dans l'aisance.
La communication journsflière avec New -York, par
terre et par mer , au moyen de paquebots élégans et com-
modes , et des nombreuses diligences qui vont dans les
Etats du nord , l'abondance des comestibles , l'excellent
esprit des habitans, rendent le séjour de cette nouvelle
ville infiniment agréable. Elle fut incorporée en 1782.
(3) Collège de New- Haven. Connu aussi sous le nom
de Yale , d'après celui de son principal bienfaiteur , fut
fondé en 1 700 , et incorporé un an après. Cet édifice , bâti
en briques^ a 100 pieds de longueur, 4o de largeur, et
trois étages. Sa bibliothèque , qui avoit beaucoup soufîert
du séjour des Anglais pendant la guerre , vient d'être con-
sidérablement augmentée par la générosité de plusieurs
personnes, en reconnoissance de l'excellente éducation
que leurs enfans y avoient reçue. Ce qu'on appelle le
muséum est encore dans l'enfance. Le Gouverneur et les
principaux Magistrats de l'Etat, conjointement avec un
certain nombre de ministres , sont les administrateurs de
cette université. C'est devant eux , et en présence de pres-
que tous les habitans de la ville , que les écoliers sont
strictement examinés deux fois par an. Le cours de l'édu-
cation comprend le cercle ordinaire de la littérature , les
trois langues savantes , et autant de sciences particulières
qu'on peut en apprendre pendant quatre ans.
Le Gouvernement , protecteur de ce collège , vient
NOTES. 38g
â'ajoutei' à son revenu une somme conside'rable , avec
laquelle on va faire construire un autre édifice , et com-
pléter le cabinet de physique. On y envoie des jeunes
gens , non-seulement des Etats méridionaux j mais aussi
des îles occidentales et des Bermudes.
(4) Vin de cerises. Ce vin est fait avec un mélange de
jus de cerises, de framboises, de groseilles et de petites
merises , auquel on ajoute une certaine quantité de sucre :
après avoir été fermenté et bien clarifié , il est mis en bou-
teille. J'ai connu plusieurs Européens qui, trompés par
sa couleur, sa transparence et son parfum , le croyoient
être du Frontignan, ou venir de Provence.
(5) Eau- de -vie de pêches. Rien n'est devenu plus
commun aujourd'hui que cette eau-de-vie , particulière-
ment dans les Etats méridionaux et trans-allégliéniens :
Voilà pourquoi on y voit un si grand nombre de vergers
de pêchers. Un boisseau comble de ce fruit en donne com-
munément un gallon ou quatre bouteilles. Ainsi que toutes
les autres eaux-de-vie , elle a besoin de vieillir pour de-
venir bonne et onctueuse.
NOTES DU CHAPITRE XL
(i) 3farais d'un accès difficile. La plupart des marais
boisés, et même ceux qu'on distingue sous le nom de
Bog-meadows, ne sont, à quelques pieds au-dessous de
la surface , qu'un tissu d'arbres renversés on ne sait à
quelle époque ni par quelle cause. Ces réserves offriront
un jour de grandes ressources à la postérité , lorsque les
défrichemens auront rendu le bois aussi rare qu'en Europe.
Je connois ^ans le voisinage de Bàskind-Ridge, jadis la
belle propriété du lord Sterling , un marais de cinq mille
acres , couvert des plus beaux frênes aquatiques, d'érables,
5go NOTES.
de hycoris, etc. Pour s'assurer d'une manière positive de
la quantité de bois qui se trouvoit sous une surface de
dix perches quarrées, il fit abattre le bois qui couvroit
cette même surface , la fit creuser à quatre pieds de pro-
fondeur ; et , à son grand ëtonnement , il observa que la
quantité' de bois souterrain excédoit de beaucoup celle
des arbres vivans.
(2) Piazza. C'est le nom qu'on donne, dans quelques
Etats, à la projection du toit des maisons, supportée par
de petites colonnes de cèdre , expédient qui en éloigne
le soleil de 8 à g pieds pendant l'été , et les neiges et la
pluie pendant l'hiver. Je connois des maisons qui en sont
entièrement environnées , ce qui , de loin , leur donne la
forme et l'apparence d'une marquise , et les rend sèches et
fraîches.
(3) Ile de Rolland et rivière de Sierra-Léona. Ani-
mées du désir d'introduire sur les côtes d'Afrique la cul-
ture du sucre, et d'anéantir insensiblement le commerce
impie de la traite des nègres , un grand nombre de per-
sonnes en Angleterre , à la tête desquelles étoit Thomas
Fothergill ( ce héros de l'humanité ) , après avoir souscrit
la somme de 3oo,ooo liv. sterl. , envoyèrent , en 1786, des
agens sur la côte d'Afrique , où elles firent l'acquisition
du bel et salubre emplacement compris entre les rivières
Sierra-Léona et Sherbo, dans une longueur de i5 milles
sur 20 de profondeur. Le centre de cette acquisition est
une baie siire et commode , connue sous le nom de Saint-
George. Elles acquirent aussi l'île de Bolland , voisine de
cette côte.
Tout étant préparé , on y envoya un grand nombre de
nègres libres , qui se trouvoient alors en Angleterre , sous
la conduite de personnes qui dévoient aussi se fixer dans
NOTES. Sgi
cet établissement. Ils étoient accompagnés d'habiles jardi-
niers , de botanistes , de cultivateurs , et de tous les secours
nécessaires. On devoit y cultiver le sucre , le coton , l'in-
digo, la gomme copal, etc. Malgré quelques désastres,
quelques retards , cette colonie , franche dès l'origine ,
commençoit à prospérer , lorsque des vaisseaux français
parurent sur la côte et entrèrent dans la baie : tout ce
qu'ils ne purent enlever fut détruit.
J'ai entendu dire que ces malheurs n'ont point refroidi
le zèle de ces illustres fondateurs ; que ces pertes ont été ^
promptement réparées , et que cette colonie franche (ainsi
qu'ils l'appellent) commence enfin à prendre de la consis-
tance. Puissent ces germes précieux fructifier au-delà de
leurs espérances , et l'exemple de l'industrie et du succès
de ces noirs colons , ouvrir enfin les yeux de leurs compa-
triotes, et convaincre leurs princes, ou plutôt leurs tyrans,
qu'il leur seroit beaucoup plus avantageux de faire cul-
tiver la canne à sucre par leurs sujets , que de les vendre
comme de vils troupeaux.
NOTES DU CHAPITRE XII.
(i) Vermonf. Les premiers défrichemens de ce terri-
toire , alors dépendant du Nouveau-Hampshire , commen-
cèrent en 1762. Pendant long-temps , les familles qui vin-
rent s'y établir sous la conduite du général Bayley et du
colonel Johnson , isolées au milieu de ces vastes solitudes ,
se trouvèrent à plus de 100 milles d'aucune habitation.
Assises sur des terres fertiles , elles prospérèrent : insensi-
blement leur nombre s'accrut ; mais bientôt , sortant de
leur profonde obscurité, ces colons devinrent l'objet des
conversations piibliques , et furent connus sous le nom
59*2 NOTES.
dérisoire de Green mountain Boys (Garçons des mon-
tagnes Vertes).
Aussi-tôt après la conquête du Canada , le Gouverneur
de NeAV-York , soutenu par les ministres anglais, prétendit
q^u'à tort celui duNew^-Hampsliire avoit concédé des terres
à l'ouest de la rivière Connecticut , et déclara que d'après
les nouvelles limites indiquées dans la charte de sa colonie ,
tout le territoire compris entre le lac Cliamplain et cette
rivière lui appartenoit. Indignés d'une détermination aussi
injuste et tyrannique ; qui annulloit leurs droits et enle-
voit leurs propriétés , ces paisibles cultivateurs se réu-
nirent pour la première fois , résolurent de présenter une
requête au roi , et s'il étoit sourd à leurs plaintes , d'op-
poser la résistance des loix par l'organe des premiers avo-
cats du continent.
D'un autre côté , le Gouvernement de Ne w- York divisa ,
suivant l'usage , leur pays en comtés et districts , nomma
des magistrats , établit des cours de justice.
Cependant , soit que les juges fussent convaincus de la
légitimité des droits de leurs compatriotes , ou intimidés
par la crainte de leur ressentiment, leur opinion étoit
presque constamment favorable aux plaignans. Irrité de
cette condescendance , le Gouvernement de New- York y
envoya des grands-juges de la Cour suprême , et quelques
colons écossais , sous la conduite de leurs officiers , aux-
quels on avoit concédé des terres.
Informés de cette démarcbe , les jeunes gens prirent les
armes ; et précédés de quelques-uns de leurs principaux
cliefs , allèrent au-devant de ces étrangers sous pi-étexte
de les escorter et de les conduire. Les Cours^ de justice
furent ouvertes avec beaucoup de décence et de tranquil-
lité; mais vers la fm de la session, ces juges ayant voula
NOTES. og3
influencer Topinion du juré , ces chefs se levèrent , et
après leur avoir vivement reproché l'infraction à la loi
dont ils se rendoient coupables , leur firent signer un acte
par lequel ils s'engageoient à ne jamais rentrer dans leur
pays. Quant aux colons écossais , dont ils renvoyèrent
aussi les officiers avec beaucoup de modération , ils con-
firmèrent le don des terres qu'on leur avoit promises , et
ne tardèrent pas à leur inspirer les mêmes opinions , en
leur disant : uhi benè , ihi patria.
On se proposa à New- York de les réduire par la force ,
mais dans la crainte d'allumer une guerre civile, ce projet,
n'eut pas lieu : les choses restèrent indécises jusqu'à l'époqu^
de la révolution. Abjurant alors la jurisdiction du New-
Hampshire et celle de New- York , ils déclarèrent leur
territoire indépendant sous le nom de Vermont, et eux-
mêmes investis de tous les pouvoirs de la législation. Peu
de temps après _, ils envoyèrent deux beaux régimens au
général W^ashington , auquel ils écrivirent une lettre justi-
ficative , et ils formèrent tine constitution semblable à celle
du Connecticut, à l'exception d'un conseil de censeurs
renouvelé tous les sept ans, et furent enfin reconnus
comme le quatorzième membre de la Confédération, le
4 mars 1 7 9 1 ; trente et un ans après que le premier arbre
de ce vaste défrichement eut été renversé. Ils ont , depuis
cette époque, fondé un collège sur les bords du lac Cliani'-
plain , ouvert des chemins , élevé des ponts , doté des
églises et des écoles dans les parties anciennement culti-
vées. Par une loi que le Corps législatif vient de passer , il
est ordonné que deux lots de 35o acres seront réservés dans
chacun des deux cents districts dont cet Etat est comjDOsé j
l'an destiné à l'entretien des ministres du culte , et lautre
à celui des écoles de canton.
ft»
é)94 NOTE S.
Ce pays , très-abondant en pâturages , fournit les plus
beaux bestiaux dti continent , des chevaux, du lard, des
pois, du lin, de la potasse , et une grande quantité de sucre
d'érable. Il contient i3o mille habitans.
(2) Tyrannie inconnue. Aussi -tôt que les mesures
prises par le Gouvernement de New-York , pour incor-
porer dans son vaste territoire celui connu alors sous le
nom de Montagnes-Vertes ., furent transmises en Angle-
terre , chacun s'empressa de solliciter des concessions ,
non de terres boisées , mais de cantons défrichés , cultivés
depuis long-temps. Rien en efiPet n'étoit plus commode
que d'obtenir d'un trait de plume, de beaux herbages , des
champs , des vergers et des moulins , et d'en évincer les
propriétaires. Chose étonnante ! ce dernier excès d'injus-
tice, inconnu jusqu'à ce jour, ne révolta point dans le
pays de l'Europe , où la propriété est la plus respectée.
Quelques officiers ayant obtenu la concession de deux
dés plus anciens districts , contenant , suivant l'usage ,
chacun 234oo acres , s'embarquèrent pour venir en
prendre possession. Leur arrivée à New- York, ainsi que
le but de leur voyage , ayant été mis dans les gazettes, les
propriétaires envoyèrent plusieurs personnes à Benington,
oii ces étrangers dévoient nécessairement passer \ ces com-
missaires étoient porteurs d'un mémoire dans lequel ,
après avoir exposé l'horrible injustice de les dépouiller de
leurs biens , les propriétaires annonçoient la ferme réso-
lution qu'ils avoient prise de résister au péril de leurs
vies. — (( Que feriez-vous, leur dirent-ils-^, si votre Parle-
ment rendoit une loi pour enlever vos châteaux, vos parcs
et vos futaies? Eh bien ! nos champs et nos chaumières nous
sont bien plus chers encore , puisque c'est à la sueur de nos
fronts que nous les avons défricliés et construits ».
NOTES. 595
Frappes de la justice de ces réclamations^ ainsi que de
la mode'ration de leurs procédés, les officiers se désistèrent
des prétentions que les ordres dont ils étoient porteurs
ne pou voient pas justifier , signèrent un acte de renoncia-
tion , et demandèrent seulement la permission de visiter
un pays habité par d'aussi braves gens. Ils y furent reçus
et traités avec beaucoup d'égards et d'hospitalité. Depuis
leur retour en Angleterre , on n'a plus entendu parler de
ces concessions.
(3) Lac Champlain. Bien différent des grands lacs,
dont l'immensité ne fait naître que l'étonnement et sou-
vent l'effroi , celui-ci , contenu dans des bornes beaucoup
plus resserrées, excite des idées douces et agréables : l'oeil,
en le traversant , voit presque toujours quelques parties
de ses rivages , ou se repose sur les nombreuses îles dont
il est orné ; les premiers, souvent escarpés, toujours pit-
toresques , sont composés de rochers dont l'âpreté , les
formes et la hauteur , représentent à l'imagination une
foule d'objets bizarres et fantastiques.
Ce beau lac a 120 milles de longueur , depuis le fond de
South -Bay jusqu'à la Pointe-aux-Fers, à l'entrée du
Canada • sa largeur n'est qUe de deux milles jusqu'à Ticon-
déroga , dans une distance de 5o milles ; c'est plutôt une
rivière profonde et tranquille , dont les rives commencent
à être bien cu.ltivées. Les environs de cette forteresse
consistent en herbages d'une grande étendue : de -là à
Crown-Point , dans une distance de i5 milles, la largeur
du lac est plus considérable ; c'est un fleuve majestueux,
dont les bords fertiles sont couverts d'habitations très-
rapprochées. Sur les premières chutes dû Fair-Haveh-
Creek, qui verse ses eaux dans cette première partie , on
a établi , depuis vingt ans, les gi'osses forges les plus con-
596 NOTES.
sidérables du continent \ on y voit une immense clou-
terie et une fournaise à réverbère. Le propriétaire ( le co-
lonel Lyons) tire tout le minerai dont il a besoin , d'une
chaîne de rocliers qui forme le rivage occidental du lac,
depuis Crown-Point jusqu'à Will'sborougli. C'est l'aggré-
gation de parties ferrugineuses la plus riclie et la plus
extraordinaire qu'on connoisse : on y trouve aussi du
cuivre et du plomb. Ici , la largeur du lac est de cinq à
six milles; mais plus au nord , il en a dix-huit; c'est là
aussi qu'on commence à voir les îles nombreuses qui
occupent une partie de cet espace pendant 5o milles.
La plus considérable (South-Hero) a 16 milles de lon-
gueur sur 1 4 de largeur , et est habitée par cinq cents fa-
milles vermontoises. Insensiblement le lac se rétrécit jus-
qu^à la Pointe - aux - Fers , d'où, semblable à une belle
rivière j il roule ses eaux à Saint-John, Chambly et
Sorrel , avant de s'unir avec celles du fleuve Saint-Laurent.
Un des points les plus frappans du rivage occidental ,
est cette longue et large péninsule , jadis connue sous le
nom de Shenonton (Chevreuil), aujourd'hui Cumberland-
Head. On voit peu de situations plus belles et plus impo-
santes , et dont le sol soit plus fertile. A deux milles de la
ligne de démarcation qui sépare les Etats de Vermont et
de New- York du Canada (le 45'^ parallèle) , on trou.ve sur
le côté oriental un moulin à vent d'une construction très-
remarquable , le premier qui ait été élevé dans ces can-
tons éloignés. Les comtés de Washington et de Clinton,
qui occupent l'occidental , fondés en 1 783 , contenoient
en 1797 , 22473 habitans. La surface de ce lac est estimée
être de 5oo,ooo acres.
(4) Pont du Cohos. Ce beau pont , élevé sur le Mohawk
il y a cinq anS; est situé à trois quarts de mille du Cohos,
NOTES. 597
fet à trois milles du confluent de cette rivière avec le
Hudson. Sa construction ayant fait naître des difficultés
imprévues, le Gouvernement, pour encourager l'associa-
tion qui l'avoit entreprise, lui donna 7600 piastres (près
de 4o,ooo liv. ). Il a 900 pieds de long, 4o de large. La
cliarpente, qui est très -belle, repose sur 27 piles bâties
en pierre.
(5) Ville maritime , presqu'île. Péninsule située sur îe
rivage méridional du lac Erié , à soixante milles de Nia-
gara , qui , ainsi que l'embouchure du Cayalioga , forme
xin liavre extrêmement utile aux navigateurs , cette côte
n'étant qu'une suite de rochers très-élevés. Il est situé sur
le territoire de la Pensylvanie , dont la largeur n'est que
de 4o milles , étant fort resserré , d'nn côté, par les limites
occidentales de New- York , et de l'autre , par celles de la
réserve du Connecticut. On vient de tracer une ville dans
les environs de ce havre.
(6) Navigation du Potowmack. Ce fleuve, dont les
sources découlent de la chaîne des AUéghénis , tombe dans
la baie de Chesapeak , après avoir serpenté à travers un
pays fertile pendant plus de 4oo milles : son confluent
dans cette baie en a 7 et demi de largeur, et 7 brasses de
profondeur , 4 aux quais d'Alexandrie , et 3 à ceux de
Washington*, 7 milles plus haut, dernier terme de sa
navigation maritime , situé à i5o milles de cette grande
baie , et à 438 des caps de la Virginie.
Ce fleuve est devenu beaucoup plus intéressant, depuis
que les canaux et les écluses , entrepris pour éviter les
chutes , sont terminés. Le premier a i3!20 toises de lortg,
quatre écluses de 10 pieds de hauteur, dans une pente de
* La ville fédérale.
SgS NOTES.
76 pieds ; le second, 2200 toises , et dix écluses , dans une
pente de 1 68 pieds , en y comprenant celle du terrein ,
de 90, et celle des chutes , qui en ont 78.
De ce point , son cours est doux et tranquille jusqu'à
Will's-Creek , et aux Sliawanèse-Fields , où il y a trois
rapides , auxquels on travaille depuis quelques mois -, de-là ,
on se propose de perfectionner le chemin des montagnes,
qui fut tracé en 1 755 , pour l'expédition de Braddock
contre le fort Du-Quesne : alors, à ^7 milles près, les
eaux de l'Atlantique communiqueront avec celles de
rOliiopar le CJieat jhjdiwche navigable delaMonongahéla,
objet d'une haute importance , considéré sous les rapports
politiques et commerciaux : peut-être même que dans les
temps à venir , on parviendra à raccourcir cette distance ,
en réunissant les eaux des montagnes pour en former des
canaux navigables.
(7) Canal de Norfolk. Ce canal doit, dans un espace
de 28 milles, traverser le Dismal-Swamp. Bien différent
des autres marais, celui-ci est un mélange bizarre de terres
sèches, humides, fangeuses, ou entièrement couvertes
d'eau. Sur les premières , croissent les plus beaux chênes
qu'on puisse voir; les secondes n'offrent aux yeux que des
forêts de roseaux d'une grande élévation, qui, apperçues de
loin , lorsque le vent les agite , ressemblent aux lentes et
longues ondulations de la mer dans un jour serein : aussi
appelle-t-on ces grandes clairières, mers vertes [green seas),
I^a troisième n'est couverte que de cèdres, de cyprès, de
pins d'une hauteur prodigieuse.
Au milieu de ce vaste marais est un petit lac ( Drum-
ttiond's-Pond ) , dont les eaux , noircies par la réflexion des
arbres toujours verds du voisinage , ressemblent à celles
de l'Averne j ces forêts sont si épaisses , si sombres et si
NOTÉS. 399
lugubres, que le soleil n'y pénètre jamais ; aussi n'y voit-on
ni reptiles, ni insectes, ni oiseaux.
Ce marais , qui commence à 9 milles de Norfolk , a
5o milles de long du nord au sud, et 12 de Testa l'ouest j il
contient 192,000 acres. Une partie appartient à la Vir-
ginie, et l'autre à la Caroline. Cinq rivières sortent de
ses vastes réservoirs ; savoir, les branches méridionales de
l'Elisabeth et la Nausémond , qui versent leurs eaux dans
la baie de Chésapeak ; le Nord, le Nord- Ouest , et le Per-
quimons , qui coulent dans le Sond d' Albemarle.
Une grande partie de la surface de ce marais ne paroît
être qu'une croûte supportée par une immense accumu-
lation d'eaux j car à peine a-t-on creusé un fossé, même
dans les parties les plus sèches , qu'à l'instant il en est
rempli. Presque par -tout on peut enfoncer une gaule ,
quelque longue qu'elle soit, sans éprouver aucune résis-
tance ; nulle part on ne voit des arbres d'un plus grand
diamètre ni d'une plus grande hauteur ; mais le fond sur
lequel ils croissent étant très-mou , ils sont souvent ren-
versés par les vents; ce qui rend ces parties absolument
impénétrables aux hommes , ainsi qu'aux bêtes fauves,
lies autres endroits , dont le sol est plus sec , viç.^ sont
pas moins difficiles à traverser , à cause des vignes épi-
neuses et traînantes, et sur-tout des ronces-bambou , dont
la surface est entièrement couverte.
Long-temps avant la révolution , le Gouvernement de
Virginie, désirant ouvrir un canal depuis l'Elisabeth jus-
qu'au Paskotang de la Caroline , avoit incorporé un grand
nombre de personnes qui s'étoient chargées de cette belle
et utile entreprise , et , pour les encourager , leur avoit
concédé 80,000 acres de ce marais ; on y travailloit avec
succès, lorsque les Anglais , dans levn; première invasion
4oO NOTES.
de ce pays, enlevèrent les nègres , détruisirent les outils
et les maisons. Ce n'est que depuis 1793, qu'encouragée
de nouveau par les législateurs de la Caroline et de la Vir-
ginie j cette compagnie a recommencé ses travaux.
En y comprenant la longueur du petit lac , celle de ce
canal sera de 28 milles. En 1796 , il y en avoit déjà douze
de creusés. Le général Washington a été , depuis l'origine
de ce projet, auquel il avoit beaucoup contribué , un des
associés de cette nombreuse compagnie. J'ai oui dire qu'il
devoit être terminé en 1800.
(8) Canal de Richmonf. Depuis que, par un acte de la
Législature , le siège du Gouvernement a été transféré de
Williamsbourg à Richmont , et que conséquemment cette
^dernière ville a été considérée comme la capitale de cet
Etat , on s'est occupé de perfectionner la navigation de la
rivière James , au pied des chutes de laquelle cette ville a
été fondée. Le plus grand obstacle étoientces mêmes chutes,
ou plutôt ces rapides , qui , dans l'espace de six milles ,
tombent de 80 pieds. On forma alors le projet d'un canal
qui vient d'être terminé : les denrées de l'intérieur arri-
vent actuellement à Richmont , du pied des montagnes
Bleues, à 200 milles de distance , ainsi que de la Ri vanna.
Avec des dépenses modiques, on pourra rendre cette der-
nière rivière navigable jusqu'à Carpenter's-Creek , situé à
25 milles d'une des branches du Green-Bryar.
( 9 ) Fondation du nouvel Etat de TV^ashington sur les
hords du Mushinghum. Parmi les officiers de l'armée
continentale qui se trouvoient dépourvus de ressources
après le licenciement de cette armée , quelques-uns em-
brassèrent de nouveau les professions et les occupations
qu'ils avoient abandonnées au commencement de la révo-
lution , pour voler au secours de leur patrie^ envahie par
NOTES. 4oi^
une armëe de 70^000 hommes. Un plus grand nombre se
réunit en socie' tés , pour établir les terres neuves que le
Congrès et les Etats leur avoient données (comme récom-
pense de leurs services) sur les bords de l'Oliio et ailleurs.
Ces chefs s'étant associés avec ceux de leurs anciens sol-
dats qui voulurent les suivre, et ayant porté dans la for-
mation de ces colonies nouvelles un grand esprit d'ordre ,
beaucoup de sagesse et de prévoyance , elles ont toutes
réussi , et sont devenues , dans un petit nombre d'années ,
des cantons florissans , où, à l'ombre de leurs lauriers, ces
braves militaires cultivent leurs champs. -
Les principes sur lesquels la colonie du Muskinghum ,
par exemple , ou , ainsi qu'ils l'appellent , le nouvel Etat
de W^ashington , a été fondée , pou voient servir de modèle
à ceux qui , dans la suite , voudroient exécuter une sem-
blable entreprise. Les terres que ces fondateurs avoient
reçues du Gouvernement , ainsi que celles qu'ils en acqui-
rent avec leurs certificats , ayant été arpentées et sub-
divisées avec beaucoup de soin, ils envoyèrent d'abord un
certain nombre de travailleurs pour défricher , planter le
maïs j et construire quelques logg-houses. Tout étant pré-
paré , les familles arrivèrent heureusement , accompa-
gnées d'un ministre et d'un maître d'école, apportant
même avec elles une cloche , destinée à l'usage de l'église
qu'elles se proposoient de construire ; c'est la première qui
ait jamais été entendue à l'ouest des montagnes d'Allé-
ghénis.
Le partage des terres, le dessèchement des marais, les
secours mutuels qu'ils dévoient se prêter , tout , jusqu'à
la nomenclature de leur ville ,, de ses rues , de ses places ,
et des districts de leur territoire , avoit été si bien prévu
et arrangé; que rien n'a retardé les défrichemens et les
I, ce
4o3 NOTES.
progrès de cette belle colonie d'anciens militaires, malgré
la gnerre des sauvages. Ces soldats , élevés dans les prin-
cipes religieux de leur patrie , accoutumés aux formes
municipales , à la subordination , sont devenus tout-à-
coup des colons laborieux , et des pères de| familles res-
pectables. Il faut en convenir, leurs progrès n'auroient
pas été aussi rapides , si une partie eût été des étrangers
sans mœurs ni principes religieux.
NOTES DU CHAPITRE XII I.
(i) Voyage à Alhany en cliquante- quatre heures. Il
arrive assez fréquemment, pendant l'été, qu'en partant
de New- York avec un vent du sud et le commencement
de la marée, on remonte la rivière jusqu'à Albany en très-
peu de temps , quoiqu'à 66 lieues de distance, sur-tout si
ce vent n'est pas réprimé par celui du nord, qui occupe
presque toujours la chaîne de montagnes ; parce que le
progrès du vaisseau étant égal à celui de la marée , on l'a
constamment favorable.
C'est un spectacle bien intéressant que celui des rivages
de ce beau fleuve , tantôt âpres et sourcilleux , ombragés
par des arbres antiques ; tantôt plus adoucis , couverts de
vergers et d'habitations ; que celui des vaisseaux , qui sans
cesse le remontent et le descendent ; et ces embarcadères
qu'on voit sur les deux rives, accompagnés de lem^s quais,
de leurs magasins et de leurs grues. C'est sur-tout dans la
belle saison que les différens aspects de ce fleuve mérite-
rpient toute l'attention du poète , du naturaliste et du
peintre. On ne se lasse point d'en admirer les beautés pit-
toresques variées , ni ses eaux tranquilles et profondes ,
traversant majestueusement ce long et tortueux détroit,
connu sous le nom de passage of the Highlands. Chose
NOTES. 4o5
étonnante ! la marée remonte quarante lieues au-delà*
(2) Trois familles Erses. Nom antique , sous lequel
sont connus les liabitans des. montagnes de l'Ecosse , que
les Romains dësignoient sous celui de Picts ou Picti. Le
langage qu'ils parlent est celui dans lequel écrivoient , il
y a 1 600 ans , leurs célèbres bardes Ossian , Fingal , etc.
Ils conservent encore quelques-uns des usages de ces
temps reculés. C'est une des races aborigènes de l'Europe
les plus respectables , et le pays où l'éducation est plus
généralement répandue parmi toutes les classes.
(3) Silver-eels. Espèce d'anguilles qui , au commence^
ment de l'automne , descendent les rivières pour se rendre
à la mer , et dont le ventre est d'une blanclièur remar-
quable. Elles sont grasses , délicates , et très-recberchées ,
sur-tout après avoir été fumées pendant quelque temps.
(4) Accroissement des pêchers. On ne connoît point ici
d'arbres qui prennent un accroissement aussi rapide ; il
n'est pas rare d'en voir qui rapportent du fruit dès la
troisième année de la plantation du noyau ; mais aussi
leur existence est très-courte , et sujette à beaucoup d'ac-
cidens et de maladies. Les insectes les dévorent ; ils de-
viennent gommeux; leur bois tendre se casse facilement >
et leur fruit n'est pas bon. Pour remédier à ces inconvé-
niens , il faut les écussonner , art que très-peu de colons
connoissent encore , et introduire dans la tige une petite
quantité de mercure, ce qui, d'après les expériences du
docteur Franklin, en éloigne les insectes sans nuire au
fruit.
La culture de cet arbre est devenue beaucoup plus com-
mune depuis l'établissement des colonies ultramontaines,
les pêches étant également propres à engraisser les co-
chons et à faire de l'eau-de-vie; à laquelle ils savent donnai"
3
4o4 NOTES.
un goût et une couleur particulière, en y infusant du
raisin sauvage , des pommes et des poires sèches.
(5) Dernières limites cultivables des Etats- Unis.
D'après les traites , ces limites sont déterminées par une
ligne c[ui est censée diviser le fleuve Saint -Laurent , les
lacs Ontario, Erié , Sainte -Claire, Supérieur , etc. jusqu'à
celui des Bois , d'où une autre ligne va à l'ouest, jusqu'au
Mississipi : de ce point , le milieu de ce grand fleuve les
sépare des possessions espagnoles jusqu'au 3i^ degré , un
peu au-dessous des Natchees , où commencent les limites
de la Géorgie. Mais quoique sous des latitudes aussi tem-
pérées, toutes les terres qui avoisinent le lac Supérieur,
les rivages du Micliigan et de la Baie-Verte , ainsi que la
cataracte du Mississipi (la clmte de Saint- Antoine) , sont
sous un climat si rigoureux , qii'il n'est guère probable ,
que les cbarï^ues américaines aillent jamais plus loin que
le Ouisconsing , ou que cette même cataracte , située à
SGQ lieues géométriques de la mer, à moins que le défri-
cliement du reste de ce continent n'occasionne un grand
changement dans la température. La surface de la terre
comprise entre ces limites et les rivages des Etats Atlan-
tiques , est estimée être d'un million de milles quarrés ,
égale à 65o,ooo,ooo d'acres , dont il faut déduire 5 1 mil-
lions pour les lacs et les rivières j restent 589 millions :
les indigènes en possèdent encore 220 millions-, restent
329 millions , auxquels il faut en ajouter 23 cédés par le
traité avec l'Angleterre j ce qui donne 58o millions pour
\a. surface que possèdent aujourd'hui les Etats-Unis»
NOTES. 4o5
NOTES DU CHAPITRE XIV.
(i) Narrows. Ce détroit, qui n'est qu'à deux lieues de
New- York , est formé par le rapprocliement de la partie
occidentale des îles de Nassau et des Etats. Il a environ
mille toises de largeur , et une grande profondeur d'eau.
CTest le passage de tous les vaisseaux qui partent de la
ville ou qui arrivent de la mer , après avoir mouillé à
Sandy-Hook , neuf lieues plus loin. C'est peut-être le seul
endroit d'où on pourroit empêcher l'approche d'une es-
cadre ennemie. Au moyen d'un vaste cône submergé dans
le milieu de ce détroit, dont le feu seroit soutenu et croisé
par celui des batteries à boulets rouges , placées sur les
rivages les plus rapprochés , il seroit facile de fermer l'en-
trée du port de ce coté. La nature a suffisamment défendu
celui de Heligate , dont les dangers sont bien connus des
navigateurs.
(2) Satellites de Herschel. Ce grand astronome vient
d'en découvrir quatre nouveaux, qui, ajoutés aux deux
premiers et aux deux autres que le docteur Wurm a aussi
découverts, forment une cohorte de huit lunes dont cette
dernière planète de notre système est accompagnée. Son.
année est de 83 des nôtres , et 33 jours.
(3) Etendue du pas de VOhio. Cette partie trans-allé-
ghénienne du continent, est destinée à en devenir un
jour la gloire. Ce beau fleuve, dans lequel se jettent plus
de vingt rivières considérables , la traverse pendant
396 lieues, dej)uis Pit^sbourg, sous le 4o® 3i' 44", jusqu'à
son confluent avec le Mississipi, sous le 36° 43', et par-
court dix degrés de longitude. Il y a peu de contrées sur
la terre dont la fertilité et la situation promettent à l'in-
dustrie des récompenses plus assurées. Pour se former un©
àoFi NOTES.
idée de l'étendue de cette région, qu'on se représente un
parallélogramme dont la longueur seroit de 5oo lieues
( retranchant 96 pour les sinuosités du fleuve ) ; qu'on
suppose encore que les rivières venant du nord et du
midi , qui y apportent le tribut de leurs eaux , n'aien t
que 25 lieues de cours, ce qui endonneroit 5ode largeur
à ce parallélogramme j et conséquemment i5,ooo lieues
quarréesj dont on estime les sept dixièmes susceptibles
de culture. Si aux productions de l'industrie agricole,
on ajoute celles des forêts de cèdres , de pins, de mûriers ,
d'érables, celles des carrières et des mines, alors on aura
un léger apperçu de ce que ce vaste pays fournira un jour.
Et si, d'un autre côté, on ne considère l'Ohio que comme
ivae des brandies du Mississipi , il est facile de concevoir
que la Nouvelle- Orléans est destinée à devenir le centre
d'un commerce immense.
( 4 ) Indiana. Voyez tome 11 , cliap. xv,
(5) Limestone, Cette petite rivière tombe sur le rivage
sud-ouest de l'OMo, à 167 lieues de Pitt'sbourg, et tra-
verse un des cantons les plus fertiles et les plus agréables
du Kentukey , dont Washington , situé sur la route de
Ealchutta , est le chef-lieu. L'embouchure de cette rivière
est le lieu où débarquent les colons qui descendent l'Ohio
pour aller s'établir dans les parties méridionales de ce
fleuve. Mais ee qui le rend plus remarquable aux yeux
des voyageurs, est la différence qu'ils observent entre le
climat de Pitt'sbourg, où ils se sont embarqués , et celui
de Lime-Stone. Rien en effet n'est plus frappant, sur- tout
dans le printemps , que ce passage subit de la nudité et de
la tristesse de l'hiver, à l'éclat du soleil et à la beauté de la
végétation. Après avoir débarqué, on monte une pente
longue sans être rapide, et au lieu d'arriver sur le sommet
NOTES. 407
d'une montagne , on se trouve dans un pays plat , enrichi
de tous les trésors de la nature , bien cultivé et couvert
d'habitations ; on y voit des buissons odorans , et des
fleurs inconnues plus au nord. C'est-là qu'on commence à
entendre le ramage des oiseaux du midi. Cette fertilité
continue jusqu'à Washington ; Johnson , Bourbon , Lexin-
gton : tout ce qui n'est pas terre boisée est couvert de
roseaux, de ray et de buffalo grass , ainsi que des trois
espèces de trèfle. On estime que, pendant les années i 787
et 1788 , il y passa plus de douze mille colons venant de
l'Europe , ainsi que des différens Etats de l'Union.
(6) Grand Kanhawa. Ce fleuve prend sa source dans
les montagnes de la Caroline-Nord , connues sous le nom
de Iron-Hills (montagnes de Fer) , du vaste sein desquelles
découlent aussi les principales rivières de la Virginie et
du Tènézée. Il verse ses eaux dans l'Ohio, 2l']Ç> lieues de
Pitt'sbourg, et à 32o au-dessus du confluent de l'Ohio avec
le Mississipi , après avoir parcouru un espace de i33 à
160 lieues. Quelques-unes de ses branches, telles que le
Green-briar, celle de Louisa, etc. ont des intervalles pro-
fonds et navigables ; mais , à l'exception de quatre à cinq
lieues, depuis le commencement des rapides jusqu'à l'Ohio,
tout le reste de son cours n'est qu'un long et sinueux tor-
rent , sur-tout dans sa descente des montagnes d'Ouasioto
et dans son passage à travers la chaîne du Laurier. Ce
vaste espace n'est qu'une profonde et inutile solitude,
composée de masses de rochers âpres et nuds , de vallons
étroits et stériles, dans lesquels la lumière du soleil n'a
jamais pénétré, sur lesquels la toute-puissance des siècles
et du temps n'a pu faire croître que quelques cèdres isolés,
ou. quelques buissons de savine. Qu'il est à regretter que
les célèbres poètes de l'Europe , ces grands peintres de la
éoS NOTES.
nature , qui ont décrit tout ce que les Pyrénées et le.<
Alpes contiennent de grand, de beau et de majestueux,
ne puissent se transporter ici ! Combien d'objets dignes
de leurs pinceaux et des lyres les plus éloquentes ne pour-
rois-je pas leur indiquer ! D'un autre côté, on ne connoît
pas de terres plus fertiles que celles qui accompagnent le
Kanbawa, quatre à cinq lieues avant de tomber dans
l'Oliio : elles appartiennent au général Washington , qui,
en 1785, y envoya cinquante-trois familles, devenues
atijourd'liui beaucoup plus nombreuses. Elles n'ont d'autre
débouclié que l'Ohio..
(7) Gallipolis^ Petite colonie française , qui , originai-
rement , devoit s'établir sur les bords du Scioto , 38 lieues
plus au sud , mais à laquelle, d'après de nouveaux arran-
gemens , on a concédé des terres sur l'Ohio, vis-à-vis
l'embouchure du grand Kanhawa. Cette colonie com-
mence à prospérer , après avoir langui à cause de la
guerre contre les indigènes. On estiuie qu'elle contient
déjà de sept à huit cents familles.
(8) Scioto. Grande et belle rivière qui tombe dans
l'Ohio à i3o lieues de Pitt'sbourg, et à 266 du confluent
de ce fleuve avec le Mississipi. Elle est navigable l'espace
de 66 lieues ; les terres qu'elle arrose, les plaines que tra-
versent ses nombreuses branches , sont d'une grande fer-
tilité, et ont été habitées par la nation Shawanèse jusqu'au
dernier traité de paix avec les Etats-Unis , par lequel cette
nation a été forcée de les abandonner et de se retirer plus
en arrière. Les crues de l'Ohio se font sentir jusqu'à une
distance considérable de son embouchure.,
(9^) Kentuhey. Pays que la fécondité de son sol, Iq.
douceur de son climat , l'étonnante rapidité de sa popula-
tion et l'urbanité de ses habitans , ont rendu célèbre : c'est
NOTES. 4og
■nn démembrement de la Virginie , situé sur rOhio , à
209 lieues de Pitt'sbourg. Le Gouvernement de la Vir-
ginie émancipa ce pays aussi-tôt que , devenus assez nom-
breux, les colons furent en état de sradministrer et de
subvenir aux frais. Il fut admis comme quatorzième Etat
dans la confédération , le 4 février 1791, dix-sept ans
seulement après sa première colonisation.
Le climat et le sol conviennent également à la culture
du tabac j du coton, de la soie et de la vigne , comme à
celle des grains. Dans aucune autre partie des Etats-Unis ,
on ne voit d'aussi beaux moutons, ni de la laine plus fine.
Les premiers chevaux étant venus de Virginie , la race eit
est excellente. On y cultive aussi le chanvre et le lin.
De leurs salines, ils tirent tout le sel, de leurs forêts,
tout le sucre dont ils ont besoin ; des pêchers et du raisin
des vignes sauvages , qui croissent avec un luxe extraor-
dinaire , ils commencent à extraire de l'eau-de-vie et à
faire du vinaigre. On a découvert du fer dans les mon-
tagnes de Balchutta et de Cumberland , oii il est probable
qu'ils ont établi de grosses forges. En 1 784, on y comptoit
3o,ooo habitans, en 1790, 70,000, et aujourd'hui, près
de 167,000^ Dans le cours de l'année 1787 , plus de 20,000
colons y arrivèrent , tant des deux Carolines et de la Vir-
ginie , que des Etats septentrionaux et de l'Europe. C'est
dans le comté de Woodfort , à quelques milles de l'Ohio,
qu'on a découvert sur la surface d'un terrein ou marais
salé ( hig hones lick) , les énormes dépouilles du mamoth j
dans plusieurs autres endroits, on a découvert des tom-
beaux de formes coniques , dont les couches intérieures
sont en pierres ; des vestiges de camps retranchés , ainsi
que des tessons de poterie , qui annoncent quelque élé-;
gance dans les formes.
4lO NOTES.
li'liistoii'e naturelle de ce pays n'est pas moins inté-
ressante : presque toutes les rivières coulent au fond d'en-
caissemens d'une grande profondeur. Dans plusieurs en-
droits, les eaux sont à 3oo pieds j)lus bas que le sol qu'elles
traversent, ce qui en rend le passage extrêmement diffi-
cile. Les rochers de ces escarpemens sont de marbre ou de
pierre calcaire, percés de souterrains et de grottes, dont
les parois abondent en nitre. Toutes les rivières secon-
daires tarissent dès le mois de juillet , et ne se remplissent
de nouveau que vers la mi-octobre. En suivant les traces
ou plutôt les excavations qu'avoient faites les buffles et
les autres bêtes fauves, on a découvert douze à quinze
petits marais salés , dont ils venoient lécher la surface ;
de-là le mot lichs , si fréquent sur les cartes de ce paj's.
Au moyen de puits , on est parvenu à obtenir en abon-
dance l'eau dont on fait de très-beau sel : on 5'^a découvert
aussi phisieurs sources bitumineuses et sulfureuses.
Il seroit difficile , je crois , d'imaginer un mélange plus
étonnant que celui de la population de ce nouvel Etat. Il
n'y a peut-être point de nation en Europe , et pas un Etat
dans l'Union , dont on n'y trouve un gi^and nombre d'in-
dividus. C'est sans doute à cette cause, ainsi qu'à l'ar-
rivée de plusieurs familles riches et instruites , que sont
dus non-seulement la tranquillité et le bon ordre qu'on y
observe, mais aussi les progrès de l'industrie, l'urbanité
des mœurs , l'établissement d'un grand nombre d'églises-,
d'écoles , et la fondation d'un collège {salera) , auquel le
nouveau Gouvernement a donné dix mille acres de terre
et des fonds considérables. Il y avoit une imprimex'ie dès
l'année 1783, la première qui ait publié une gazette, à
l'ouest des montagnes AUéghénis , et à plus de 3oo lieues
de Philadelphie.
1
NOTES. 4ll
De cette nouvelle ruche sont déjà sortis plusieurs es-
saims pour aller s'établir sur le Mississipi , le Wabash ,
les Illinois, etc. La milice est composée de 1 7,000 hommes.
La constitution fédérale a servi de modèle à celle qu'ils
formèrent et adoptèrent en 1 792. La laine, le coton , la soie
et le vin , seront un jour les principales branches de leurs
exportations. Déjà ils envoyent beaucoup de tabacs et de
farines à la Nouvelle-Orléans.
(10) Lac Peppin. Situé à 547 lignes géographiques
de la mer , et à peu de distance du confluent de la grande
rivière Chippaway. Là, tout-à-coup le Mississipi s'élar-
git ; cette extension , à laquelle on a donné le nom de lac
Peppin , a vingt milles de longueur sur six de largeur.
Cette siTrface est constamment couverte d'oiseaux aqua-
tiques , tels que canards , cygnes , oies , grues. Jadis une
famille canadienne s'étoit établie sur ses bords , pour faire
la traite avec les nations Nadooassés. C'est sur le côté
oriental que Carver découvrit, en 1766, les traces d'ua
ancien camp retranché, dont le terre-plein avoit quatre
pieds de hauteur et un mille de long. Ce lac n'est qu'à
vingt lieues au-dessous du saut Saint- Antoine.
(11) Nadooassés et Padoohas. Voyez note 4, chap, ti.
(12) Missouri. Rivière qui, par la prodigieuse lon-
gueur de son cours et le volume de ses eaux, devroit être
considérée comme fleuve , et non comme une des branches
du Mississipi. Plusieurs de celles-ci viennent des mon-
tagnes de la Californie , et du royaume de Santa-Fé , dans
le Nouveau-Mexique. Elles traversent des plaines im-
menses , dont l'étendue n'a encore été soumise à aucunes
observations géographiques. C'est depuis son confluent
dans le Mississipi que les eaux Limpides de ce fleuve devien-
nent tout-à-coup épaisses et bourbeuses. Les nombreuses
4l2 NOTES.
tribus Nadooassés, qui habitent sur les rivages, et cbassent
à cbeval dans ces vastes plaines lierbëes , vendent leurs
peaux aux négocians de Pancor (Saint- Louis) et de Mis-
sire , jolies villes bâties par les Français de la haute Loui-
siane, sur les bords du Mississipi, à 4io lieues géomé-
triques du golfe du Mexique.
(i3) Chikago. Petite rivière douce et tranquille, qui
tombe sur le rivage sud- ouest du lac Michigan , et par
laquelle , au moyen d'un court portage de quatre milles ,
on arrive au Théakiky, branche de l'IUinois qui coule
dans le Mississipi. Du temps des Canadiens , ce passage
dans la haute Louisiane étoit très- fréquenté.
(i4) Michillimahinach. Fort jadis construit par les
Français sur l'extrémité septentrionale de la grande pénin-
sule qui divise les eaux du Michigan et du Huron.
Il vient d'être cédé par l'Angleterre aux Etats-Unis,
conformément aux traités. Ce lieu étoit jadis le centre
d'un grand commerce avec les indigènes, aujourd'hui
transporté au lac Winipeg , près de 4oo lieues plus aunord.
(i5) Lac Supérieur. D'après les cartes françaises,
cette vaste mer est entre les 46^ et 5o^ degrés de latitude^
et a 5oo lieues de circonférence. Elle contient plusieurs
îles , dont celle dite Royale a 4o lieues de longueur. Ce
lac reçoit les eaux d'un grand nombre de rivières , et se
décharge dans le lac Huron par le détroit de Sainte-Marie.
Sa surface est estimée égale à 21,952,780 acres. Il est,
comme l'Océan, sujet aux tempêtes, et ses vagues s'élè-
vent aussi haut. Il abonde en poissons de plusieurs es-
pèces. Du côté méridional , on rencontre la péninsule de
Chigomégan , qui a plus de vingt lieues de long , dans le
voisinage de laquelle on trouve du cuivre vierge en blocs
considérables. Ses rivages ne sont; à quelques endroits
NOTES. 4l3
près , qu'une suite de rochers extrêmement escarpés*
Quoique sous une latitude aussi douce , le climat en est
rude et le sol peu fertile.
(] 6) Le lac Huron. D'après les cartes françaises, il est
entre les 43° 5o' et 46" 3o' : c'est le second des grands
lacs, n a 34o lieues de circonférence , et sa surface est de
5,009,920 acres. Il communique avec le Michigan par le
détroit de Micliillimakinack.
(17) Détroit. Ville bâtie par les Français il y a près
d'un siècle , sur les bords fertiles du Détroit , ou rivière
qui porte les eaux des grands lacs Supérieur^ Huron et
Micliigan , à l'Erié. Elle contient trois cents maisons :
les rues, qui se coupent à angles droits, sont alignées pa-
rallèlement à la rivière. Depxiis la conquête du Canada,
les Anglais l'ont environnée de fortes palissades flanquées
par quatre redoutes. Les environs, ainsi que les rivages
du Détroit, présentent aux yeux de belles et riches cam-
pagnes , couvertes d'habitations décentes , environnées de
cerisiers , de pêchers et de vergers : nulle part on ne peut
manger de meilleur fruit ; les pommes cailles sont les
meilleures qu'on puisse von\ L'intérêt que cette belle
agriculture fait naître , est encore augmenté par l'idée du
prodigieux éloignement de ce canton des derniers établis-
semens du Canada , dont il est à plus de 1 5o lieues dans la
profondeur du contiij^ent. Les indigènes qu'on y voit quel-
quefois en grand nonîbre , sont les débris de l'ancienne et
belliqueuse nation Huronne , pour lesquels les Français
avoient fait bâtir une église de l'autre côté de la rivière.
Quoiqu'à 4oo lieues dti golfe Saint-Laurent , le com-
merce de cette ville est très-considérable; la beauté de»
quais , le nombre des vaisseaux qui partent et arrivent ,
y représentent l'activité et le mouvement d'un port de
4l4 ' NOTES.
îiier. Elle possède douze vaisseaux de 5o à i oo tonneaux :
on n'en est point étonné , lorsque l'on considère l'étendue
delà navigation intérieure dont elle jouit. D'un côté, le
lac Erié, qui a plus de cent lieues de longueur; de l'autre ,
le Huron , le Micliigan et la Baie-Verte, encore plus éloi-
gnés. Depuis la reddition des forts, cette ville est devenue
le quartier général des forces américaines dans les cantons
éloignés. Elle est sous les 42° 43'.
NOTES DU CHAPITRE XV.
(1) Passage du Potowmack. Le passage de ce fleuve
à travers la chaîne des AUégliénis, connue sous le nom de
Blue-Ridge, est un spectacle bien imposant. Le Sliénando,
après en avoir baigné le pied pendant plus de trente lieues,
paroît sur la droite ; sur la gauclie arrive le Poto wmack ,
et à l'instant où ces deux rivières unissent leurs eaux, elles
francliissent cette chaîne, estimée avoir 3i4o toises de
largeur. Pour quiconque a considéré attentivement ce
grand et intéressant phénomène, il est évident que les
rivières n'ont commencé à coiiler que très-postérieure-
ment à la formation des montagnes -, qu'avant d'avoir pu
se frayer un passage , elles remplirent toutes les vallées ,
jusqu'à ce que, parvenues au sommet de la Blue-Ridge ,
elles renversèrent , déracinèrent ces obstacles. Les frag-
mens, les blocs de rochers éparssuï- les' rivages et au milieu
de la rivière , l'examen des parois déchirées de cette mon-
tagne , tout atteste une rupture , un passage obtenu par
les eflbrts lents , mais non interrompus pendant le cours
des siècles , d'un des plus puissans agens de la nature.
(2) Passage du Kanliawa. Semblable à celui du Vo-
towmack à travers la Blue-Ridge , après avoir été grossi
par le Shénando; le grand Kanhawa ne franchit les chaînes
N O T E S. 4l5'
da Laurier et crOuasioto qu'après avoir reçu dans son sein •
les eaux duGreen-briar ; mais, soit que le volume n'en soit
point assez considérable , ou que la masse des rochers dont
-elles sont composées leur ait opposé une résistance invin-
cible , l'ouverture n'est pas aussi profonde que celle à tra-
vers laquelle coule le Potowmack. Dans plusieurs endroits,
elle paroît n'être qu'une descente rapide. Ce spectacle
n'en est pas moins intéressant à contempler , lorsqu'assis
sur la cime d'un des promontoires de ces hideux rivages,
on voit cet immense volume d'eau, dont la largeur est de
cinq à six mille pieds , tombant de précipices en précipices
avec un bruit déchirant : c'est plutôt un torrent impé-
tueux qu'un grand fleuve , et ce torrent a plus de qua-
torze lieues de longueur. Dans plusieurs endroits , il est
divisé par des îles , ou arrêté par des rochers , contre les-
quels il se brise avec une violence incalculable : dans d'au-
tres encore , soulevés par les couches intérieures , ces cou-
rans deviennent tou.t-à- coup des remoux couverts d'écumes,
se précipitant en sens contraire. Matin et soir, ce conflit
éternel remplit l'atmosphère de vapeurs qui obscurcissent
la lumière du soleiL
Quels que soient un jour le nombre et l'industi-ie des
habitans de ces cantons , la région que traverse ce fleuve
depuis sa jonction avec le Green-bi-iar jusqu'à dix ou douze
lieues de l'Ohio, ne sera jamais susceptible d'aucune cul-
ture , tant cette grande chaîne d'Ouasioto est nue , âpre et
brisée- Ces tristes solitudes , image la plus frappante de la
nature brute et informe , ne seront jamais le séjour de la
végétation ni de la vie.
(3) Canal de Hadley, La péninsule située à huit
milles de Springfield, sur laquelle ce canal de deuxiHilles
vient d'être établi, étant trop élevée pour que ses. eaux
fcK
4l6 NOTES.
pussent communiquer avec celles de la rivière Connecticu t,
les bateaux , charge's et placés sur une forme ou berge , y
montent et en descendent à l'aide d'un plan incliné fait en
bois ; ils sont tirés par un cable et un cabestan qu'une
roue fixée sur le bord de cette rivière fait tourner. Soi-
xante à quatre-vingts milles plus haut, sont les chutes de
Bellones, dans l'Etat de Vermont, auprès desquelles la
même compagnie vient de couper un canal beaucoup plus
commode , puisqu'au moyen d'écluses , les bateaux y
entrent et en sortent de niveau avec les eaux de la rivière ,
dont la navigation intérieure s'étend aujourd'hui bien
au-delà du collège de Dartmoutb.
(4) Canal de South-Bay. Vers l'extrémité méridio-
nale du lac Cbaniplain, longue , étroite et profonde, con-
nue sous le nom de Soutb-Bay, tombe la petite rivière de
Wood-Creek; navigable pendant quinze milles, jusqu'à
l'ancien fort Anne : une compagnie , incorporée en 1792,
se propose d'en désobstruer la partie supérieure, et de
couper un canal qui conduiroit à King'sbury , sur le
Hudson. Les avantages qui en résulteroient sont si con-
sidérables , que , quelque grandes que soient les dépenses ,
il convient au Gouvernement de New- York, le plus riche
de tous ceux de l'Union , d'en faire les avances : alors les
denrées de Vermont et des comtés de Washington et de
Clinton, situés sur les rivages du lac Champlain, au lieu
d'aller dans le Canada par Saint-John et Chambly, ser oient
aisément transportées à Albany , et de-là à NcAv-York.
Cette importante entreprise ne tardera pas à être exécutée.
(5) Poughépsie. Capitale du comté de Duchesse , dans
l'Etat de New- York, située à un quart de lieue du Hud-
son , sur la grande route d' Albany , et isur celle qui vient
de Litchfields dans le Çonnecticut. Et^nt extrêmement
NOTES. 4l7
irnodemcj les maisons en sont bien bâties , les rues alignées
et ornées d'arbres : elle a 35o maisons^ et près de 1800 lia-
bitans. Avant la révolution , ce n'étoit qu'une petite bour-
gade 011 résida le Gouverneur dé l'Etat de New- York ,
tant que les Anglais furent maîtres de la bapitale. Le paya
dont elle est le centre , peut être considéré comme un des
plus fertiles et le mieux cultivé de cet Etat. Le froment
€st une des principales productions. Ceite jeune ville en-
tretient six vaisseaux continuellement occupés au trans-
port àes denrées du pays à Ne^v-York. Il y en a peti qui
soient d'un produit aussi avantageux.
(6) Isle de ManJiatan. C'est le nom indigène de celle
à l'exlTemité occidentale de laquelle est construite la ville
de NcAV-York; elle a quinze milles de long sur un mille et
demi de largeur. Quoique le sol en soit extrêmement ingrat
et couvert de rochers , les riches habitans de cette ville
st3||)t parvenus , à force de dépenses et de travaux , à vaincre
la nature. De tous côtés , on voit des maisons d'une jolie
forme, environnées de jardins productifs , d'arbres à fruit,
d'acacias , de tulipiers , sur-tout sur les rivages de l'est et
de l'ouest. Cette surface stérile et nue , ne ressemble plus
à ce qu'elle étoit avant la révolution : les terreins en sont
devenus aussi chers que dans le voisinage de Londres et
d« Dublin. Il est peu d'étrangers et de voyageurs qui
n'aient goûté , sous ces toits élégans , les charmes de l'hos-
pitalité. Non loin de ces lieux pittoresques , vit le général
Horatio Gates (le vainqueur de Burgoyn „), dans une
jolie maison située dans le voisinage des rivages du Sond,
dont les eaux , très-abondantes en poisson , sont sans cesse
couvertes de vaisseaux qui vont aux Etats septentrio-
naux ou en viennent. *
(7) Echos. M. John Watts, membre du conseil de
4l8. NOTES.
New- York en 1 764 , parlant an général Gage , alors com-
mandant en chef dans les colonies , et résidant à New-
York; des échos qui habitent cette chaîne de montagnes,
l'engagea nn jonr à venir, par eau , dîner dans une maison
qu'il y avoitfait construire. Pour le convaincre de la fidé-
lité avec laquelle ces hamadriades transmettoient ce
qu'on leur disoit jusqu'à une distance considérable, il
plaça lui-même la musique militaire du Général, à
3l45 toises de-là, au milieu des bois et sur les bords du
fleuve. Tout étoit favorable ; la marée montoit , le ciel
ëtoit sans nuages , et l'atmosphère calme. Conformément
à ce qu.e lui avoit dit M. Watts , le Général entendit dis-
tiisr.tement les airs dont il avoit ordonné l'exécution. Les
instrumens étoient un mélange de cors , de clarinettes , de
flûtes , de haut-bois et de cimbales d'airain ; tantôt ils
jouoient ensemble , tantôt séparément , suivant les ordres
qui avoient été donnés par écrit aux musiciens , et dtfftt
les convives avoient chacun une copie. — <( De tous les
H) concerts auxquels j'ai jamais assisté, dit le général Gage,
5) je n'ai jamais rien entendu d'aussi pénétrant, d'aussi
y) touchant , ni d'aussi suave ; ces accords , adoucis et trem-
y* blans , produisent un effet harmonique qui m'élève et
3) m'attendrit. Voilà comme il faudroit en avoir aux spec-
5) tacles et dans les églises. Ce concert aérien a tous les
3) charmes de l'illusion , dont nos cœurs et nos imaginations
)) ont souvent besoin )). — D'après les recherches les plus
exactes , c'étoit la voix du cinquième écho qu'on enten-
doit. Je parle de ce petit essai avec d'autant plus de con-
fiance , que j'étois un des convives.
(8) (c Nous nous embarquâmes dans la barge du Général
pour traverser la rivière , qui a près d'an mille de largeur.
A mesure que nous approchions du rivage opposa, le fort
îsr o T E s, 4 19
Westpoîjit , qui , vu de la rive de l'est , paroissoit humble-
ment situé au pied des montagnes , s'élevoit à nos yeux,
iet sembloit lui-même le sommet d'un roclier escarpé ; ce
rocher n'étoit cependant que le bord de la rivière. Quand
je n'aurois pas remarqué que les fentes qui le partageoient
en dififérentès places n'étoient que des embrasures de
canons et de batteries formidables, j'en aurois été averti
par treize coups de canon de 24, tirés successivement.
C'étoit un salut militaire dont le général Heatb. vouloit
bien m'bonorer au nom des treize Etats. Jamais honneur
n'a été plus imposant ni plus majestueux : chaque coup de
canon, après un long intervalle , étoit renvoyé par la rive
opposée avec un bruit presqu'égal à celui de la décharge
même ». (Voyage de Chastelux , tome i , page yo.) Note
INSEREE PAR LE TRADUCTEUR.
(9) Aigle pêcheur. J'étois chez M. S. Verplank, dont
la pfantation n'est qu'à une petite distance de Fish-Kill ^,
lorsqu'il me dit : — « Suivez-moi ; je veux vous faire voir
avec quelle adresse mes pourvoyeurs vont prendre le
poisson dont nous devons dîner aujourd'hui ». — Par-
venus dans le plus profond silence jusqu'au dernier es-
carpement du rivage, et cachés sous d'épais buissons ^
nous examinions attentivement la partie du fleuve qui se
présentoit à nos yeux , lorsqu'à quelque distance de l'ar-
rière d'un vaisseau qui le remontoit à pleine voile, j'ap-
perçus une ondulation considérable dans le milieu du
chenal, comme si on y eût lancé une grosse pierre; d'où,
bientôt après, je vis un aigle pêcheur sortant péniblement
du sein des eaux, tenant dans ses serres un poisson dont
la longueur et les mouvemens tortueux paroissoient retar-
* Situé sut les bords du Hudson.
420 N O T E Si
der son vol : alternativement il s'élevoit , s'abaissdit coninïè
près de succomber, s'élevoit encore : enfin ^ après bien des
elForts, profitant d'une bouffée de vent favorable, il se
dirigea lentement vers son aire, située non loin du lieu où
nous étions cachés, lorsque M. Verplank me fit observer
au-dessus de nos têtes son fier antagoniste, l'aigle à tête
cliauve , lequel, à en juger par le trémoussement de ses
ailes et ses regards agités, se préparoit au combat , ou plu-
tôt à exercer le droit du plus fiDrt. Trop surchargé , l'aigle
pêcheur ne fit aucune résistance, et abandonna sa proie j
elle alloit échapper à l'avidité de son ennemi , lorsque
celui-ci, par un effort d'adresse et un incroyable redou-
blement de vélocité , s'en saisit au moment même où elle
atteignoit le fleuve. Il approchoit de son nid , lorsque sur-
pris, intimidé peut-être par le bruit que fit M. Verplank,
il la laissa tomber. C'étoit une basse de mer (sea bass)
pesant 21 livres. — « C'est ainsi, me dit mon ami, que
souvent la proie du plus foible devient celle du plus fort.
Cependant, continu a-t-il, dans la crainte d'éloigner ces
oiseaux , dont le vol , l'adresse et les combats sont si inté-
ressans à voir, il m'arrive rarement de les déranger; je
n'ai commis aujourd'hui cette indiscrétion que pour vous
faire jouir d'un des plus singuliers spectacles d'histoire
naturelle que présente ce beau fleuve )>.
<{ De même, ajouta-t-il, que le corsaire à qui un ennemi
enlève sa prise à la vue du port , entreprend une nouvelle
croisière dans l'espérance d'être plus heureux ; ainsi l'aigle
pêcheur s'élève de nouveau au haut des airs , d'où , avec
la rapidité de la foudre , il se précipite sous les eaux , et
reparoît tenant dans ses serres une nouvelle proie, qu'il
parvient enfin à préserver de la violence de son ennemi ,
sur-tout lorsqu'elle est moins pesante. Ces oiseaux lestent
NOTES. 421
ici jusc[u'à ce que la basse retourne à la mer •, alors l'aigle
à tête chauve part pour ses montagnes , et l'autre pour les
bords de l'Océan , où il n'a plus de tribut à payer )>.
Ce talco jpiscatorius est grand;, a le vol élevé et rapide :
ses ailes , longues et pointues , lui donnent une envergure
considérable , proportionnellement à la grosseur de son
corps. Il ne vit que du poisson qu'il prend; dédaignant
celui que la mer rejette sur les rivages.
(lo) Pooplo^skill. Ce n'est qu'après avoir mis en mou-
vement les marteaux de deux grosses forges et les soufflets
de deux fournaises , connues sous le même nom , que cette
petite rivière unit ses eaux à celles du Hudson , en s©
précipitant du haut des rochers de la rive occidentale.
Dans un temps calme, le bruit de cette belle cascade re«
tentit au loin,
(il) Canon de retraite. Le fort Westpoint étant coU'-
sidéïé comme place de guerre , dans laquelle le Gouver-
nement a fait déposer une partie de sa grosse artillerie ,
ainsi que celle qui fut prise à Saratoga , il y entretient uns
garnison de 200 hommes \ voilà pourquoi , soir et matin ,
GJi y tare un coup do canon.
(12) Duchesse et Colomhia. Comtes limitrophes,,
situés sur le rivage oriental du Hudson. Ils occupent tout
l'espace compris entre les montagnes et Albany , pendant
trente-cinq lieues. Cette partie de l'Etat de New- York est
extrêmement fertile, peuplée, et peut-être aussi bien^
cultivée qu'elle puisse l'être. L'art de l'irrigation y est
connu depuis long-temps , non-seiilement pour l'arrose-
ment des prairies, mais aussi pour celui des vergers. Nulle
part on n'en peut voir d'aussi beaux que dans le district
de Nine-Partners, d'Oswégo et d'Oblong, où l'on est étonné
è. I9. vue de magnifiques herbages qiii tajnsseiit les hauteups
422 NOTES.
ainsi que la pente des collines. Ces cantons sont liat)ites
par lin grand nombre de familles opulentes , qui , à l'habi-
tude des voyages et à l'instruction , unissent le goût de
l'agriculture.
NOTES DU CHAPITRE X V I.
(i) Hessian Fly. Les colons de l'île Longue s'éjant
apperçus qu'un insecte, jusqu'alors inconnu, détruisoit
leur bled dans le voisinage du camp des troupes Hessoises ,
lui donnèrent ce nom -, c'est une moucbe en effet. Aussi-tôt
que la tige et l'épi sont formés , elle blesse avec son ai-
guillon les parties supérieure et inférieure du premier joint
de cette tige, dans lesquelles elle dépose ses œufs microsco-
piques. A peine les petits vers sont-ils éclos , qu'ils inter-
ceptent la sève et s'en nourrissent , et la plante meurt..
C'est de l'île Longue que ce nouveau fléau s'est répandu
dans plusieurs Etats ; mais à mesure qu'il avance dans
l'intérieur,* on observe que cette mouche abandonne les
premiers lieux qu'elle a ravagés.
Il est très-douteux que cet insecte soit venu d'Europe,
Le bled qui croît dans des terreins maigres ou mal cul-i
tivés , est plus exposé à ses dégâts que celui qui pojissa
dans des terres fortes ou bien fumées.
(2} Shelltngs et Piastres. La piastre, devenue la mon-»
noie de compte , est divisée , d'après le nouveau calcul
décimal, en cent parties, représentées par autant de pièces
de cuivre appelées pence (sols). Avant la révolution, cette
même piastre se divisoit en shellings, dont le nombre
varioit dans les différentes colonies , depuis quatre et
demi jusqu'à huit ; d'où il résultoit que le pound , tou-
jours composé de vingt shellings , n'avoit pas une valetiï^
Informe. C'est pour ren^édier à ce grand inconvéïwerit ^
N O T B S. 423
que le Congrès a introduit la manière de compter en
piastres, et parties décimales de piastres.
(3) Acheter des terres pour ses enfans. Les terreins
que le Gouvernement général ou les Etats ont acquis des
indigènes , sont devenus un grand objet de spéculation ; on
en vend, ou on en acquiert lo, 20, 3oooo acres , avecaatant
de facilité qu'une simple plantation. Cependant cet agio-
tage ne se fait sentir que dans les villes. Plus timides ou
plus sages , les cultivateurs se contentent d'en aclieter dea
morceaux choisis , qu'ils conservent comme une réserve
précieuse pour leurs enfans. Si ces acquisitions sont faites '
dans leur bas-âge, ils sont sûrs qu'à leur majorité , les pro-
grès delà population en auront décuplé la valeur. L'achat
de ces terres est beaucoup plus avantageux qu'un place-
ment dans les fonds publics.
(4) Surinam. Chevaux. Avant la révolution, les colo-
nies de la Guyane hollandaise n'admettoient dans leurs
ports les vaisseaux du Connecticut , de New- York et de
la Pensylvanie , chargés de comestibles , que sous l'ex-
presse condition qu'il y auroit à bord un certain nombre
de chevaux ; mais comme il arrivoit quelquefois qu:e l'on
étoit obligé de les jeter à la mer dans un coup de vent, les
capitaines , pour prouver qu'ils s'étoient conformés à la
loi, en apportoient les queues ; de-là l'usage d^eu. avoir
toujours un certain nombre à bord.
(5) Bermuda. La latitude de ce petit archipel , situé
à 3oo lieues du continent , ainsi que celle dn cap Hatteras,
sur les côtes de la Caroline septentrionale , étant l'inter-
valle qui sépare les vents variables des alises, est très-
sujette aux tempêtes-, de-là le proverbe marin: — Si le
cap Hatteras ne vous dit rien, prenez garde aux Bermudes,.
(6) Surinam^ Rivière considérable de la Guyane liol-
A2i NOTES.
landaise , sur les bords de laquelle on a construit la viUe
de Paramai^aïbo , qui en est considérée comme la capitale.
On ne peut voir sans un mélange d'étonné ment et d'admi-
ration , ce que la persévérance et l'industrie ont fait dans
ce pays marécageux depuis un siècle. La grandeur des
canaux, la richesse des plantations, l'élégance des maisons
élevées sur leurs bords , tout y est frappant.
(7) Esséqidbo. Autre rivière à l'ouest de la précédente y
sur laquelle on a bâti une ville du même nom , apparte-
nant aussi à la Hollande.
/ (8) Nassau, Nom légal de l'île Longue, c'est-à-dire,
celui dont on est obligé de se servir dans tous les actes
publics et particuliers.
( g ) J^inaigre d'érable. Il ne se fait qu'avec la dernière
sève du mois d'avril. Sa force dépend du plus ou moins
grand degré d'évaporation qu'on lui donne.
(10) Cire verte. Les buissons ('myr/c» cerifera) , avec
les baies desquels on fait cette cire , sont si communs
depuis la Caroline jusqu'au Massacliussets, qu'on s'en sert
pour difféï*ens usages. On en fait des bougies et des clian-
délies, en y mêlant une quantité égale de suif j elle entre
aussi dans le mélange avec lequel on espalme les vaisseaux.
Je suis étonné que ces buissons ne soient pas encore cul-
tivés en Europe.
(il) Cramherry. Le fruit de ce bel arbrisseau res-»
semble beaucoup , par la couleur et l'acidité de son jus ,
à l'airelle des marais , connue dans ce pays sous le nom de
cramberry, et à ce qu'on appelle en Géorgie, limoxis
d'Ogeechée,'
(12) Goshem. Jolie bourgade , cbef-lieu du comté
d'Orange , dans l'Etat de New- York , environnée de prai-
ries et de cbamps bien cultivés. Les maisons , au lieii
NOTES. 425
d'être contiguës , sont séparées par des clos , des jardins oa
de beaux vergers. Les liabitans y ont fondé nne académie
incorporée , où un grand nombre de jeunes gens sont ins-
truits et préparés à entrer à l'université.
NOTES DU CHAPITRE XVII.
( 1 ) Mont-Vernon. Cette demeure, à laquelle lïUustre
Washington a donné une grande célébrité, est située sur
le rivage occidental du Potowmact , rivage qui s'élève à
200 pieds au-dessus du niveau de ses eaux, et dont la
largeur est de plus d'une lieue. Sur la gauche, on perd
bientôt la vue du fleuve ; sur la droite , on en voit le cours
pendant plus de cinq lieues ; en face , cette grande pers-
pective est terminée par les collines éloignées , par les
forêts et les plantations du Maryland.
Ira maison est revêtue de planches de cèdre peintes ,. et
représentant des assises de pierre. On y arrive par une
belle pelouse, environnée d'allées sablées, et plantée d'ar-
bres. L'arrière est orné d'un portique qui a 96 pieds de
long, supporté par huit colonnes. En le quittant, on se
trouve sur une seconde pelouse, qui s'étend jusqu'à mi-
côte ; là commence la clôture d'un grand parc boisé, dans
lequel on voit bondir plusieurs d9,ims et chevreuils , les
uns envoyés de l'Europe au Général, les autres venus des
forêts de l'intérieur.
Deux galeries semi- circulaires conduisent aux ailes,
aux basses-cours et au jardin, dans lequel on voit avec
plaisir des pépinières d'arbres utiles , tirés en partie d'Eu-
rope. Les terreins environnans sont bien cultivés ; mais
les grandes fermes sont à trois ou quatre milles de distance.
La grange est un immense édifice de brique , qui a plus
de cent pieds de longueur, et presqu'autant de largeur, et
426 NOTES.
dans laquelle le General a réuni des écuries , des étables^
et toutes les commodités nécessaires à une aussi grande
exploitation. Il possède 1 6,000 acres dans ce voisinage ^
et peut-être 200,000 dans l'Etat de Virginie. Avant la
révolution , il étoit considéré comme le premier agricul-
teur du continent ; il avoit quarante cliarrues , et vendoit
annuellement de lO à i4 mille boisseaux de bled. Comme
un second Cincinnatus, il s'occupoit de ses travaux cham-
pêtres, lorsqu'en 1789, la voix de sa patrie le força une
seconde fois de quitter ses honorables foyers , pour re-
prendre le timon des affaires et remplir les devoirs de la
présidence , qu'il vient de quitter pour retourner encore
aux douces et paisibles occupations de la culture. Veuille
îc ciel prolonger jusqu'au dernier terme possible , les
jours d'un homme, le premier, sans contredit, le plus
grand de ce nouvel hémisphère , puisque son exemple est
aussi utile à sa patrie pendant la paix , que sa sagesse et son
courage l'ont été lorsqu'il cemmandoit les armées !
(2) Drowned- Lands. Prairie naturelle estimée con-
tenir 70,000 acres, située en partie dans l'Etat de New-
York et dans celui du Jersey j elle renferme plusieurs îles
considérables couvertes de cèdres. La loi que les deux
Etats viennent de promulguer , fait espérer que les travaux
commencés depuis long-temps pour en désobstruer la partie
orientale , seront bientôt terminés j alors cette immense
surface étant entièrement desséchée , deviendra la princi-
pale source des richesses de ces cantons.
(3) Beurre y fromage. Long-temps avant que les pro-
priétaires de cette vaste prairie eussent réuni leurs efforts
pour faire écouler les eaux , ses bords étoient cultivés ,
couverts de bestiaux et de chanvre. La quantité de beurre
et de fromage qu'on exporte de ce canton est prodigieuse.
NOTES. 4*27
et augmente tons les ans : on en embarqua à Ne w-Burgli,
l'année dernière; près de 90 milliers.
( 4 ) High-Lands. Nom sons lequel on connoît cette
cliaîne de montagnes qui traverse l'Etat de New- York à
vingt lieues de la ^ler *, elle n'en a que sept de largeur.
C'est une branche de celle qu'on appelle en Pensylvanip^
Kittaling-Mountains.
FIN DU TOME P R E 3VÎ I S R.
iMiitfit'i *i«.r, *''kî-i
APh lu \^12