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Full text of "Voyage dans la haute Pensylvanie et dans l'état de New-York : Par un Membre adoptif de la Nation Onéida"

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VOYAGE 

DANS 

LA  HAUTE  PENSYLVANIE 

ETDANS  L'ÉTAT  DE  NEW-YORK. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witii  funding  from 

Boston  Public  Library 


http://www.archive.org/details/voyagedanslahaut002stjo 


JOirij^é  p(rr  J^ J.  7///v//,v 


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par  jsxiat 


VOYAGE 

DANS 

LA  HAUTE  PENSYLVANIE 

ET  DANS  L'ÉTAT  DE  NEW-YORK, 

Par  un  Membre  adoptif  de  la  Nation  Onéida, 
Traduit  et  publié  par  Fauteur  des  Lettres  d'un 

CULTIVATEUR    AMERICAIN* 

TOME    PREMIER. 


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DE  L'IMPRIMERIE  DE  CRAPELET. 

A  PARIS, 

Chez  M  AR  AD  AN  5  Libraire,  rue  Pavée  S.  André- 
des-Arcs,  n°  16. 

AN    IX —  1801.  "2.0^ 


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AVANT-PROPOS 


DU    TRADUCTEUR. 


Dans  le  nombre  des  vaisseaux  qui  firent 
naufrage ,  il  y  a  quelques  mois,  à  Fem- 
boucbur e  de  FElbe,  se  trouva  le  Morning- 
Star y  venant  de  Philadelphie,  destiné 
pour  Copenhague,  dont  la  chaloupe  et 
l'équipage  périrent  malheureusement  à 
la  vue  de  Hellégaland. 

Parmi  les  objets  que  les  flots  rejetèrent 
sur  les  rivages  de  cette  île,  se  trouva  une 
caisse  contenant  des  gazettes ,  quelques 
pamphlets  ,  et  des  manuscrits  ;  mais 
n'ayant  été  réclamée  par  aucun  des  indi- 
vidus échappés  en  petit  nombre  au  nau- 
frage, elle  fut  mise  de  côté  avec  les  autres 
marchandises  avariées ,  et  envoyée  , 
comme  c'est  l'usage ,  à  la  douane  de  Co- 
penhague ,  où  l'on  en  fit  la  vente. 


VJ  A  V  A  N  T-P  R  O  P  O  S 

Quelques  affaires  m'ayant  conduit,  à  la 
même  époque,  dans  cette  capitale,  je  me 
trouvai  recommandé  à  un  négociant  qui 
venoit  d'acheter  la  plus  grande  partie  de 
ces  objets.  Il  me  parla  de  la  caisse  que 
le  hasard  avoit  placée  dans  son  lot,  de 
l'état  déplorable  dans  lequel  il  avoit 
trouvé  les  manuscrits,  et  des  soins  qu'il 
s'était  donnés  pour  les  sauver  d'une  perte 
totale. —«Je  ne  sais  cependant  pas  en- 
core ,  me  dit-il ,  quels  sont  leurs  titres  à 
tant  d'intérêt  de  ma  part  :  l'ouvrage  est 
en  anglais,  et  vous  savez  que  cette  langue 
m'est  étrangère.  C'est  à  vous  à  m'ap- 
prendre  ce  que  j'en  dois  penser,  et  si  j'ai 
quelque  mérite  à  avoir  recueilli  ces  dé- 
bris, à  les  avoir,  pour  ainsi  dire,  tirés 
du  néant.  Les  voilà;  je  vous  les  confie. 
Lisez ,  et  dites-moi  quelle  est  votre  opi- 
nion à  ce  sujet  ». 

Excité  autant  par  la  curiosité  que 
par  le  désir  d'obliger  M. '*'*'*',  je  m'en 
chargeai  avec  empressement.  — '  (c  Eh 
bien!  me  demanda-t-il  quelques  jours 


DU     TRADUCTEUR.  yi) 

après,  qu'en  pensez- vous? — C'est  un 
Yoyage  dans  les  Etats-Unis, lui  répondis- 
je,  pays  devenu  bien  intéressant  depuis 
son  émancipation ,  et  dont  le  passage  de 
l'état  de  colonie  à  l'indépendance  est  une 
époque  célèbre ,  et  l'un  des  événemens 
les  plus  mémorables  de  ce  siècle  ». 

a  Quoiqu'un  assez  grand  nombre  des 
chapitres  de  cet  ouvrage,  continuai-je, 
soient  perdus  ou  devenus  illisibles ,  et 
que  les  eaux  de  la  mer  en  aient  effacé  pres- 
que toutes  les  dates,  je  crois  qu'a  l'aide 
des  notes  ,  il  seroit  encore  possible  de 
replacer  ce  qui  en  est  resté,  à-peu-près 
dans  son  ordre  primitif,  et  que,  malgré 
ses  lacunes,  les  imperfections  du  style  et 
quelques  répétitions,  ce  voyage  seroit  lu 
avec  intérêt.  Au  surplus,  je  suis  bien 
éloigné  de  me  craire  un  bon  juge  )). 

Convaincu  que  l'auteur  étoit  du  nom- 
bre des  infortunés  qui  avoient  péri  à  la 
vue  de  Hellégaland,  ce  négociant  m'ac- 
corda facilement  la  permission  de  pren- 
dre une  copie  du  manuscrit.  Je  venois 


viij  A   V   A   N   T-P   R   O   P   O   S 

d'en  terminer  la  traduction,  déjà  même 
j'avois formé  le  projet  de  la  publier ,  lors- 
que je  crus  devoir  préalablement  con- 
sulter l'opinion  de  mes  amis,  dont  je  con- 
noissois  depuis  long-temps  le  goût  et  les 
lumières.  Voici  ce  que  me  dirent  les  pre- 
miers : 

«  A  peine  sortis  du  chaos  et  des  hor- 
reurs d'une  des  plus  étonnantes  révolu- 
tions qui  aient  j  amais  ensanglanté  la  terre; 
encore  émus,  effrayés  au  souvenir  de  ces 
loix  d'exil,  d'expropriation,  de  servitude 
et  d'opprobre ,  dont ,  comme  par  mi- 
racle ,  l'heureux  génie  et  le  courage  d'un 
jeune  homme  de  3i  ans  viennent  enfin 
de  nous  délivrer;  semblables  au  marin, 
qui,  du  port  où  il  est  entré,  contemple 
avec  un  mélange  d'effroi  et  de  recon- 
noissance  les  écueilsqu'il  aeu  le  bonheur 
d'éviter,  quel  intérêt  pouvons-nous  pren- 
dre aux  progrès  des  choses,  dans  un  pays 
aussi  éloigné  ?  à  l'agrandissement  d'un 
peuple  qui ,  plus  heureux  que  nous,  a 
passé  de  l'asservissement  à  l'indépen- 


DU     TRADUCTE  U  R.  ix 

dance,  sans  éprouver  les  fureurs  san- 
glantes de  Fanarchie?  Que  nous  impor- 
tent l'immensité  de  leurs  lacs,  la  hauteur 
de  leurs  cataractes,  les  aventures  de  quel- 
ques obscurs  colons  ,  ou  les  harangues 
métaphoriques  de  leurs  indigènes  »? 

«  Pour  lire  avec  plaisir,  il  faut  jouir 
de  l'aisance,  du  repos,  et  sur-tout  de 
cette  tranquillité  d'esprit  que  les  béné- 
dictions d'un  bon  Gouvernement  et  celles 
de  la  paix  peuvent  seules  nous  procurer. 
Attendez  donc  que  le  nouveau  soleil, 
qui  déjà  éclaire  l'horizon,  soit  parvenu 
à  sa  hauteur  méridienne;  que  le  Wa- 
shington de  la  France  ait  eu  le  temps  de 
développer  dans  l'administration  ,  les 
talens  qu'il  a  déployés  à  la  tête  des  ar- 
mées. Qui  peut  dire  ce  que  la  destinée  lui 
permettra  de  faire  un  jour , pour  réparer 
tant  de  désastres  et  guérir  tant  de  bles- 
sures»? 

(c  Pendant  cet  intervalle ,  vous  vous 
occuperez  à  corriger  les  fautes  dont  votre 
traduction  fourmille^  à  élaguer  plusieurs 


X  A   V   A    N    T-P    R    O   P   O   S 

chapitres  auxquels  il  paroît  que  Fauteur 
n'avoit  pas  encore  donné  les  derniers 
soins,  à  rendre  les  notes  ce  qu'elles  doi- 
vent être ,  des  explications  simples  et 
courtes,  et  non  des  épisodes  et  des  récita 
Vous  devez  savoir  que  les  lecteurs  sont, 
en  général ,  des  juges  sévères,  plus  dis- 
posés à  blâmer  les  défauts  d'un  ouvrage  ^ 
qu'à  en  louer  les  beautés;  et  que,  sem- 
blable au  frémissement  du  zéphyr,  la 
voix  de  l'approbation  se  fera  à  peine  en- 
tendre, tandis  que  celle  de  la  censure, 
comme  les  roulemens  du  tonnerre ,  re- 
tentira, se  propagera  au  loin.  D'ailleurs, 
il  nous  paroît  extrêmement  indiscret  de 
publier  la  traduction  d'un  ouvrage  iné- 
dit ,  dont  l'original  n'est  ni  votre  pro- 
priété, ni  celle  de  la  personne  qui  vous 
a  permis  d'en  prendre  une  copie.  Atten- 
dez donc  qu'on  ait  quelques  informa- 
tions positives  relativement  au  sort  de 
l'auteur,  et  jusques-là,  corrigez,  retran- 
chez )). 

«Nous  pensons,  au  contraire,  dirent 


DU      TRADUCTEUR.  XJ 

mes  autres  amis,  que,  malgré  les  nom- 
breuses imperfections   de  cet  ouvrage 
(dont,  il  faut  en  convenir,  la  traduction 
auroit  pu  être  entreprise  par  une  main 
plus  exercée  que  la  vôtre),  malgré  la 
perte  et  Fillisibilité  de  plusieurs  chapi- 
tres ,  ce  qui  en  reste  sera  favorablement 
reçu  du  public,  parce  qu'il  contient  un 
grand  nombre  de  détails  et  de  choses 
dignes  d'exciter  la  curiosité  et  l'intérêt». 
<(  Et  à  quelle  plus  heureuse  époque  cet 
ouvrage  pourroit-il  paroître ,  qu'à  celle 
du  retour  vers  le  repos,  la  justice  et  la 
vraie  liberté,  après  tant  d'années  pas- 
sées au  milieu  des  agitations  violentes, 
des  orages  convulsifs  ,  et  des  commo- 
tions volcaniques  de  la  révolution  »? 

c(  Pour  effacer  de  leurs  imaginations 
les  sombres  et  lugubres  impressions  oc- 
casionnées par  cette  longue  et  sanglante 
tragédie,  les  hommes  ont  besoin  de  por- 
ter leurs  regards  sur  des  tableaux  à -la- 
fois  instructifs,  agréables  et  consolans  : 
peut-il  y  en  avoir  de  plus  analogues  à  la 


xij  A   V   A    N    T-P    R   O    P    O    3 

disposition  actuelle  des  esprits,  que  ceux 
du  bonheur  civil  et  delà  prospérité  d'une 
jeune  nation  qui,  comme  nous,  a  con- 
quis sa  liberté,  et  qui,  depuis  cette  mémo- 
rable époque,  en  a  fait  un  si  bon  usage  j 
que  ceux  des  premiers  travaux  de  ces 
familles  qui  se  répandent  annuellement 
sur  le  sol  neuf  et  fécond  des  Etats-Unis  j 
que  ceux  enfin  qui  sont  relatifs  à  la  forme, 
à  l'esprit  d'un  Gouvernement  paternel , 
auquel,  dans  plusieurs  Etats,  les  colons 
ne  payent  d'autres  tributs  que  celui  de 
l'affection  et  de  la  reconnoissance  »  ? 

((  Et  ces  harangues,  inspirées  par  l'élo- 
quence agreste  des  indigènes  !  Et  la  cata- 
racte de  Niagara,  vue  pendant  les  ri- 
gueurs de  l'hiver  !  Et  le  majestueux  pas- 
sage du  fleuve  Hudson  à  travers  les 
montagnes  !  Nous  croyons  que  ces  mor- 
ceaux et  plusieurs  autres  seront  lus  avec 
quelqu'intérêt  ». 

((  Quant  à  l'indiscrétion  de  publier  la 
traduction  d'un  ouvrage  dont  le  ma- 
nuscrit inédit  peut  être  réclamé ,  nous 


DU     T  R  A  D  XT  C  T  E  r  R.  xii) 

sommes  persuadés  que  l'indulgence  du 
public  pour  cette  traduction,  ne  nuira 
point  à  l'original,  lorsque  l'auteur,  s'il 
vit  encore ,  jugera  à  propos  de  le  publier 
dans  son  pays.  Livrez-la  donc  à  la  presse 
avec  confiance  ;  les  loix  n'étant  plus  au- 
jourd'hui que  le  résultat  de  l'expérience 
et  la  voix  de  la  raison,  il  est  permis  de 
s'exprimer  avec  une  honnête  franchise  ^ 
et  l'on  n'a  pas  à  craindre  que  l'aveugle 
caprice  des  tyrans  nous  condamne  à  l'exil 
et  à  la  mort  ». 

Cette  dernière  opinion  ayant  été  celle 
du  plus  grand  nombre  de  mes  juges ,  j'ai 
cru  devoir  m'y  conformer.  Puisse-t-elle 
être  aussi  celle  du  public  ! 

Quoique  l'Epître  dédicatoire,  dont  je 
n'ai  trouvé  que  l'esquisse ,  ne  fût  pas 
signée,  que  nulle  part  je  n'aie  pu  décou- 
vrir le  nom  de  l'auteur,  qui ,  dans  quel- 
ques chapitres,  s'est  désigné  sous  celui  de 
membre  adoptif  de  la  nation  Onéida ,  et 
dans  quelques  autres,  par  quatre  lettres 
initiales  seulement  (  que  j'ai  reportées 


xiv    AVANT-PROPOS  DU  TRADUCT- 

SOUS  cette  épître)  ;  enfin ,  quoique  les 
gazettes  viennent  de  nous  apprendre  la 
mort  du  fondateur  de  l'indépendance  des 
Etats-Unis^  par  respect  pour  la  mémoire 
d'un  homme  aussi  justement  célèbre, 
ainsi  que  pour  me  conformer  aux  inten- 
tions de  l'auteur  inconnu,  j'ai  cru  devoir 
en  placer  ici  la  traduction. 

Paris  ,  le  17  avril  1800. 

LE    TRADUCTEUR* 


^'^''^/'^/'^ 


A   SON    EXCELLENCE 


GEORGE   WASHINGTON. 


Celui  qui,  en  i774,vous  vit  arriver  comme 
député  de  la  Virginie  à  ce  premier  Congrès  , 
connu  sous  le  nom  de  Vénérable,  qui  a  con- 
duit la  révolution  avec  tant  de  sagesse  et  de 
fermeté  (i)  ; 

Celui  qui,  en  1775  ,  entendit  la  voix  de  ce 
même  Congrès  et  celle  de  votre  patrie ,  vous 
iippeler  au  commandement  des  armées ,  pour 
assurer  sa  liberté  et  son  indépendance  (2)  • 

Celui  qui,  comme  tant  d'autres,  jugea  votre 
conduite  aussi  sublime  que  généreuse ,  à 
l'époque  critique  du  licenciement  de  l'armée 
continentale  (5)  ; 

Celui  qui  n'a  pu  lire  sans  admiration  la 
lettre  que  vous  adressâtes  alors  aux  Gouver- 
neurs des  treize  Etats ,  lettre  si  digne  d'être 
transmise  à  la  postérité  (4)  ; 

Celui  qui  partagea  l'attendrissement  des 
citoyens  de  New- York,  lorsqu'après  avoir 
pris  possession  de  cette  ville ,  et  y  avoir  réta-» 


xy  É    P    I    T    R    E 

bli  le  Gouvernement ,  vous  la  quittâtes  pour 
vous  rendre  à  Annapolis  (5)  ; 

Celui  aux  oreilles  duquel  retentirent  les 
bénédictions  que  vous  donnèrent  les  habitans 
des  campagnes  et  des  villes ,  pendant  ce  voyage 
de  80  lieues  (6)  ; 

Celui  qui  fut  témoin  de  ce  jour  mémorable 
où,  après  avoir  élevé  votre  patrie  au  rang  des 
nations ,  vous  remîtes  vos  emplois  militaires 
au  Cbef  de  l'Union ,  pour  rentrer  dans  la 
classe  des  citoyens  (7); 

Celui  qui,  pendant  vos  quatre  années  de 
repos ,  ne  vous  vit  pas  moins  grand  ,  pas 
moins  digne  d'exemple,  lorsque  vous  vous 
occupiez  à  perfectionner  la  navigation  des 
rivières  Potawmach  et  Shénando ,  et  à  diriger 
votre  immense  agriculture ,  que  quand  vous 
étiez  à  la  tête  des  armées  (  8  )  ; 

Celui  qui  se  trouvoit  à  Philadelphie  à  l'épo- 
que où  vous  fûtes  élu  Président  de  cette  Con- 
vention fédérale ,  aux  lumières  de  laquelle  les 
Etats-Unis  doivent  le  sage  Gouvernement  qui 
les  régit  (9)  ; 

Celui  qui,  en  178g,  vous  vit,  comme  un 
autre  Cincinnatus ,  abandonner  avec  regret 
vos  occupations  champêtres,  pour  devenir 
Chef  suprême  de  l'Union ,  conformément  au 
vœu  unanime  de  vos  concitoyens  j  magistra- 


Dedicatoire.        xvîj 

ture  que  "vous  avez  résignée  après  huit  ans 
d'une  administration  pleine  de  sagesse  et  de 
dignité  (lo)  ; 

Celui  qui,  en  1797  ,  vous  vit,  redevenu 
pour  ]a  seconde  fois,  simple  particulier,  con- 
sacrer de  nouveau  vos  loisirs  aux  soins  de 
l'agriculture  (11)  ; 

Celui ,  enfin  ,  que  vous  avez  depuis  long- 
temps lionoré  de  votre  estime  et  de  votre 
bienveillance  ,  pénétré  de  la  sublimité  des 
vertus  dont  votre  vie  n'a  été  qu'une  longue 
suite,  vous  supplie  d'agréer  la  dédicace  de  ce 
foible  ouvrage ,  comme  le  seul  témoignage 
public  qu'il  puisse  vous  offrir  de  sa  vénéra- 
tion. 

S.  J.  D.  C. 


SOMMAIRES  DES  CHAPITRES 

CONTENUS  DANS  CE  VOLUME. 

A V  A  N  T  -  p  R  o  p  o  s  du  Traducteur .  page  t 

Epître  dédicat  oire xv 

CHAPITRE     PREMIER. 

*Confédér  ATioNS  de  différentes  nations  qui  exîs- 
toient  lors  delà  première  colonisation  du  continent.  — 
Etat  de  guerre  continuel.  —  Anéanlissement  rapide  de 
presque  toutes  les  tribus  qui  liabitoient  les  parties  ma- 
ritimes du  continent.  —  Leur  mépris  pour  la  culture  et 
le  travail.  —  Ravages  de  la  petite-vérole  et  des  eaux 
spiritueuses.  —  Exemple  frappant  de  ce  mépris  parmi  la 
nation  Moliawk.  —  Plusieurs  nations  auroient  pu  appri- 
voiser des  buffles ,  cultiver  le  riz ,  et  forger  le  fer.  — ■ 
Etonnante  destinée  d'nn  grand  nombre  de  tribus  ,  qui  se 
sont  anéanties  en  cultivant  leurs  propres  terres.  —  Dou- 
ceur de  leurs  mœurs  domestiques.  —  Leur  respect  pour 
la  mémoire  et  les  cendres  de  leurs  morts.  —  Leur  cou- 
rage héroïque  dans  le  malheur,  les  maladies  et  les  dan- 
gers.—  Bonne -foi.  —  Désintéressement.  — Générosité. 
Leur  férocité  à  la  guerre. — Cruauté  envers  leurs  pri- 

^  D'après  les  détails  contenus  dans  ce  chapitre,  il  paroît évi- 
dent qu'il  a  dû  être  précédé  d'un  grand  nombre  d'autres  qui , 
Vraisemblablement,  ont  disparu  lors  de  Pouverture  de  la  caisse 
dans  laquelle  ce  manuscrit  étoit  contenu;  les  cinq  prermères 
pages  de  celui-ci  étoient  si  effacées,  que  le  traducteur  n'a  p:U 
sommencer  qu'aux  observations  du  colonel  Crawghan. 


<> 


XX  s    O   M  M   AIRE    S 

sontiiers.  —  Conformité  de  goût,  d'opinion,  de  teint  et 
de  physionomies,  depuis  une  extrémité  du  continent 
jusqu'à  l'autre.  —  Ils  ne  connoissent  ni  l'espérance,  ni 
le  désir  d'améliorer  leur  sort.  —  Insouciance  de  l'avenir. 

—  Imprévoyance.  —  Sang-froid.  —  Eloquence  dans  les 
assemblées  publiques.  — Passion  pour  la  pêche  ,1a  chasse 
et  la  guerre.  —  Sort  de  leurs  femmes.  —  Privilèges  dont 
elles  jouissent. —Adoption. — Motifs  de  leurs  guerres. 

—  Férocité  des  vainqueurs.  —  Paroles  du  célèbre  Pon- 
diack.  • —  Férocité  envers  les  prisonniers  destinés  aa 
poteau. -^Courage  surnaturel  de  ces  victimes.  —  Chan- 
sons de  mort.  —  Motifs  de  ces  cruautés.  —  Anthropo- 
phagie.—  Toutes  les  nations  l'ont  connue  dans  leur  pre- 
mière origine.  —  L'homme  primitif.  —  Erreur  des  poètes 
relativement  aux  premiers  âges  du  monde.  —  Avantages 
de  la  civilisation. —  Les  indigènes  sont  peu  susceptibles 
des  variations  de  l'atmosphère.  —  Education  de  leurs 
enfans. — Idée  de  deux  Génies. — Offrandes  au  mau- 
vais.—  Idée  d'un  séjour  de  paix  et  de  bonheur  après  la 
jîiort.  —  Efforts  des  Missionnaires  pour  les  instruire  dans 
la  religion  chrétienne.  —  Gouvernement  des  familles  et 
d.es  villages. — Passion  pour  les  eaux  spiritueuses. — 
Désastres  occasionnés  par  l'ivresse.  —  Jeux  de  hasard.  — 
Ils  redoutent  les  mauvais  rêves.  — Rêve  du  sachem  Nis- 
sooassoo,  et  de  sir  William  Johnson. — Loi  du  tahon, 

—  Les  nations  éloignées  des  frontières  sont  plus  inté- 
ressantes à  observer  que  celles  qui  en  sont  voisines.  — 
Dégradation  de  ces  dernières.  —  Prophétie  de  Korey* 
lioosta page  i 

Il  paroît  y  avoir  ici  une  lacune  considérable. 


DES      C   II   A    P   I   T   R   E    S.  xxj 

CHAPITRE     II. 

Fondation  du  collège  de  Lancaster  par  le  docteur 
Franklin.  —  Questions  relatives  à  Forigine  des  nations 
de  ce  continent. — -A  celte  des  tombeaux  et  des  camps 
retranchés ,  découverts  à  l'ouest  des  montagnes.  —  Opi- 
nion du  Docteur. — Il  croit  les  tribus  méridionales  ve- 
nues du  Mexique  -,  les  Esquimaux,  du  nord  de  l'Europe. 

—  Improbabilité  que  les  autres  soient  venues  de  la  Tar- 
tarie.  —  Motifs  de  ces  opinions, — ^^Les  climats  chauds 
ont  dû  être  le  berceau  de  la  nature  humaine.  —  Doutes 
sur  l'origine  des  tribus  qui  habitent  les  Terres  australes. 

—  Cette  planète  est  plus  vieille  que  l'on  ne  pense. — 
Indices  de  cette  haute  antiquité. — Détails  sur  le  camp 
retranché  du  Muskiughum. —  Autres  fortifications  dé- 
couvertes dans  le  voisinage  de  l'Ohio.  —  Marques  évi- 
dentes d'une  ancienne  population. — Ossemens  humains, 
— Tombeaux  découverts  dans  le  Kentukey,le  Tènézée 
et  les  deux  Florides. —  Conjectures  sur  le  degré  de  civi- 
lisation auquel  ces  anciennes  nations  étaient  parve- 
nues  • 26: 

CHAPITRE    III. 

Deux  grands  conjseils.  doivent  être  tenus  ;  l'un  à 
Onondaga,  l'autre  au  fort  Stanwick.  —  Désir  d'y  assis- 
ter.— Inconvéniens  du  voyage.  —  Incertitude  de  l'au- 
teur. —  L'arrivée  de  ML.  Herman  ,  venant  d'Europe  , 
le  détermine. -T- Départ  de  Shippenbourg.  —  Arrivée  à 
Carlisle.  —  Collège  de  Dikenson.  ^ — Réflexion  de  M.Her- 
jnan.  —  Histoire  de  M.  B. •— Départ.  —  Arrivée  sur  les 
bords  de  la  Juniata.  ■—  Observations,  sur  le  cours  de  cette 
rivière  et  ses  rivages  pittoresques. —  Mahalango-Creekot 


xxi)  S    O   M    BI    A    I    R   E    S 

—  Penirs-Creek.  — Passage  delà  Susquéhannali.  —  Ar- 
rivée à  Nortliumberland. — Intéressante  conversation 
de  J'arpenteur-général.  —  Réflexions  sur  la  population 
et  la  culture  de  ce  continent.  —  Causes  de  l'état  d'tn- 
Jance  de  cette  ville. —  Détruite  en  1780.  —  Rebâtie 
cinq  ans  après.  —  Différend  entre  la  Pensylvanie  et  le 
Connecticut.  —  Navigation  de  la  haute  Susquéliannali, 

—  Obstacles  qui  gênent  sa  navigation  inférieure.  —  Dé- 
part pour  le  bac  de  Mashoping. — Difficultés  du  voyage- 

—  Découragement  de  M.  Herman. — Réflexions  sur 
l'apparence  agreste  du  sol  et  des  forêts. —  Observations 
du  premier  voyageur.  —  Arrivée  sur  les  bords  du  Cbi- 
quisquaqné. — Rencontre  d'un  colon. —  Son  hospitalité. 

—  Détails  de  son  industrie,  de  son  bonheur^  de  ses  es- 
pérances. —  Découragement  des  premiers  colons.  — 
Chemins  nouvellement  tracés.  —  Heureux  effets  d'un 
commerce  florissant  pour  l'agriculture.  —  Dispositions 
religieuses  de  ce  colon.  —  Réflexions  dé  M.  Herman. — 
Départ. 35 

CHAPITRE     IV. 

L  E  s  voyageurs  traversent  à  la  nage  les  deux  branches 
du  ïishing  Creek.  —  Observations  de  M.  Herman  sur 
cet  état  de  choses. —  Monotonie  du  voyage. — Ce  que 
leur  dit  un  colon  suédois.  —  Un  W^estphalien  et  un 
Savoyard. —  Passage  de  la  Susquéhannah  au  bac  de 
Massboping.  —  Entrée  dans  le  comté  de  Luzerne. —  Ré- 
flexions de  M.  Plerman  sur  l'origine  des  sociétés.  —  Con- 
traste entre  les  premiers  défrichemens  de  ce  pays  et 
ceux  de  l'Europe.  —  Av^antages  que  possède  l'Amérique 
septentrionale.  — Observations  sur  le  petit  nombre  ,^ 
parmi  les  premiers  colons  ,  qui  réussissent.  —  Causes  de 


DES      CHAPITRES.  xxiij 

ce  noti- succès  — Entrée  dans  le  distiict  de  Philippo- 
polis. —  Les  voyageurs  entendent  le  timbre  d'une  lior- 
loge. — Découvrent  une  habitation.  —  Le  propriétaire 
les  invite  à  passer  la  nuit.  —  Son  histoire.  —  De  la 
ville  d'Orsa ,  sur  le  Dnieper,  il  se  trouve  transporté  à 
New- York. — Il  s'établit  comme  chirurgien  sur  la  rivière 
Mohawk. — Il  épouse  la  fille  du  ministre  de  ce  canton. 

—  Conversation  instructive  de  ce  ministre,  qui  a  été 
pendant  quarante  ans,  pasteur,  cultivateur  et  médecin. 

—  Dispositions  que  doit  avoir  un  colon.  — Idée  de  ses 
devoirs,  s'il  est  appelé  au  Congrès.  — Ce  qu'il  doit  à  sa 
nouvelle  patrie.-— Heureux  effets  de  l'irrigation.  — Dis- 
paritions de  plusieurs  ruisseaux.  —  Luxe  du  déjeuné, — • 
La  femme  de  ce  colon  se  justifie. — Singulier  tableau. 
- —  Ce  que  dit  M.  Herman  ,  en  prenant  congé  de  cette 
famille.  —  Dépaii: , 5i 

CHAPITRE    V. 

Arrivée  au  bac  de  Seely,  sur  la  Susquéhannah. — 
Harmony  et  Stockport ,  bourgades  nouvellement  fon- 
dées—  Grande  ligne  de  démarcation  entre  les  Etats  de 
New-York  et  de  Pensylvanie.  —  Sources  salées.  —  Pas- 
sage de  la  Susquéhannah.  —  Entrée  dans  l'état  de  New- 
York. — Grand  nombre  de  ruisseaux,  et  d'érables  à 
sucre.  —  Radeau  établi  sur  l'Ononquagé.  —  Réflexions 
de  M.  Herman. — Prairie  naturelle.  —  Approche  d'un 
orage.  —  Rencontre  d'une  habitation. —  Bonne  récep- 
tion du  propriétaire. —  Son  éducation.  —  Il  ordonne  à 
ses  chiens  d'aller  cliercher  les  vaches.  —  Elles  arrivent. 

—  Réflexions  sur  la  perfectibilité  de  l'instinct.  —  Trait 
de  sagacité  de  deux  chiens  floridiens.  —  Fièvres  autom- 
nales. — .  Dessèchement  de  plusieurs  prairies  naturelles. 


Xxiv  SOMMAIRES 

—  Ce  colon  est  membre  de  la  législature.  —  Délaila.  — • 
Espérance  de  fortune  ,  fondée  sur  une  chute  de  dix-sept 
pieds. — Sage  loi,  promulguée  par  les  deux  Etats  d© 
New-York  et  de  Pensylvanie  ,  qui  déclare  les  rivières 
libres.  —  Réflexions  de  ce  colon  sur  la  solitude  de  sa 
situation.  —  Sur  les  malheurs  de  l'Europe.  —  Départ.  — 
Passage  des  rivières  Tiénaderha  et  Adiga.  —  Approches 
du  lac  Otzègé.  —  Rencontre  d'un  grand  nombre  de  per- 
sonnes occupées  à  élever  la  charpente  d'un  moulin.  — 
Réflexions  de  M.  tlerman  sur  le  grand  nombre  déchûtes 
que  l'on  voit  ici. — Hospitalité  de  M.  J.  V.  —  Ce  que 
dit  ce  colon  sur  la  rapidité  des  défrichemens. — -Amal- 
game de  toutes  les  nations  de  l'Europe.- — Causes  de 
cet  amalgame. — -Ce  colon  promet  le  récit  de  son  his- 
toire au  retour  des  voyageurs.  —  Départ.  — -Fertilité  des- 
cantons  à  travers  lesquels  passent  les  voyageurs  avant 
d'arriver  à  Albany.  —  Arrivée  à  Skénéctady. — Ils  s'em- 
barquent sur  le  Mohawk,  pour  le  fort  Slanwick. ...    74 

Le  chapitre  qui  contenoit  les  détails  du  voyage  jusqu'à  ce 
fort  ,  étoit ,  à  quelques  ligues  près,  si  eiîacé  ,  que  l'on  n'a  pa& 
pu  le  traduire. 

CHAPITREVI. 

Arrivée  à  Onondaga.  — Les  voyageurs  vont  se  re- 
poser chez  deux  indigènes.— . Réflexions  de  M.  Herman 
sur  la  vie  primitive.  —Réplique  du  premier  voyageur. 
—  Ignorance  ,  abrutissement  ,  misère  nécessairement 
attachée  à  l'enfance  des  nations. — Erreur  des  savan& 
qui  préconisent  la  vie  sauvage  ,  et  méprisent  les  avan- 
tages de  la  civilisation.  —  Visite  au  vieux  Kèskétomah. 
' — Son  hospitalité. —  Conversation.  —  Effets  de  la  mu- 
sique sur  les  physionomies  de  plusieurs  chef  . .  ^ . . ,  ^\ 


DES     CHAPITRES,  xxv 

C  H  A  P  I  T  R  E     V  I  I. 

Ouverture  du  Conseil.  —  Détails  relatifs  à  ce  nou- 
veau spectacle.  —  Silence.  —  Manière  de  fumer.  -— 
Belles  proportions  de  leurs  corps.  — Conseil  du  lende- 
main. — Les  chefs  y  paroissent  ornés  de  plumes  et  peints. 

—  On  doit  y  parler  d'adoption  et  de  culture.  —  Cliéda- 
booktoo  se  lève.  — Il  raconte  les  plaintes  de  Wéquash. 

—  Les  reproches  qu'iliui  fait.  —  Réplique  de  Wéquash. 

—  Conseils  de  Chédabooktoo. 

Yoyoghèny  se  lève^  et  raconte  ce  qui  s'est  passé  entre 
lui  et  Muskanéhong.  —  Elle  a  perdu  son  mari.  —Il  mo- 
dère son  chagrin.— Ce  qu'elle  lui  dit,  —  Elle  regrette 
de  n'avoir  pas  offert  un  rouleau  de  tabac  au  malin  Es- 
prit. —  Réflexions  de  Yo5'oghény.  —  Il  lui  conseille 
d'adopter  un  blanc.  —  Réplique  de  Muskanéhong.  — 
Yoyoghèny  justifie  ce  qu'il  a  avancé  ,  et  se  plaint  du 
mal  que  l'on  éprouve  sur  la  terre.  —  Question  de  Mus- 
kanéhong.—  Réponse  de  Yoyoghèny. 

Siasconcet,  troisième  orateur,  se  lève,  et  parle  de  sa 
rencontre  avec  Kahawabash.  —  Ravages  de   la  petite- 
vérole  ,  qui  a  enlevé  sa  femme,  a  détruit  presque  tout 
son  village.  — Plaintes  de  Kahawabash. — -Malheureux 
e=!t  le  sort   des  hommes  sur  la  terre.  —  Désolaliou  de 
Siasconcet.  —  Il  console  Kahawabash  ,  en  lui  parlant  de 
la  mort  de  ses  trois  enfans  et  de  sa  vieillesse. — Il  lui 
recommande  le  remède  de  l'adoption  ,  ainsi  que  de  ne 
pas  verser  des  larmes  devant  les  anciens.  —  Touchante 
réplique   de   Kahawabash.  -. —  Nouvelle   question   qu'il 
fait  à  Siasconcet.  —  Sage  réponse  de  ce  dernier. 

Aquidnunck  se  lève  ,  et   entretient  le  Conseil    des 
plaintes  de  Tienaderha  relatives  à  1$  mort  de  sa  fille,— 


xxv)  SOMMAIRES 

Ce  qui  lui  est  arrivé  auprès  de  son  tombeau.  —  Son  clesir 
d'aller  la  rejoindre.  —  Aquidnunct  la  console  ,  lui  or- 
donne d'appeler  le  courage  pour  savoir  supporter  ses 
peines  ,  de  verser  des  larmes  pour  les  adoucir,  et  de  tra- 
vailler pour  les  oublier. 

Késkétomali  parle  de  la  nécessité  de  cultiver  la  terre 
pour  réparer  toutes  ces  pertes. — Raconte  la  prophétie 
de  Koreylioosta ,  retrace  le  sort  des  nations  qui  ont  dis- 
paru. —  Il  voudroit  avoir  les  ailes  de  Faigle  pour  être 
mieux  entendu;  il  annonce  la  ruine  de  la  nation.  — Pres- 
crit ce  que  l'on  doit  faire  pour  résister  aux  blancs  :  il 
s'arrête.  — 

Koohassen  lui  répond.  — La  culture  est  indigne  d'un 
guerrier.  — Loix, prisons  ,  juges,  cleaînes,  conséquences 
de  la  culture.  —  Les  enfans  n'auront  plus  d'exemples 
de  bravoure  et  d'intrépidité.  —  Son  mépris  pour  les  tri- 
bus devenues  cultivatrices.  —  Il  jure  d'abandonner  les 
Onéidas  s'ils  deviennent  gratteurs  de  terre. 

Késkétomah  se  lève ,  et  réfute  ce  que  Koobassen  vient 
de  dire.  — Engage  ceux  qui  méprisent  la  culture  à  s'en 
aller.  — Prédit  de  nouveau  la  ruine  du  village  si  on  n'a- 
dopte pas  ses  conseils 9^ 

CHAPITRE     VIII. 

Troisième  séance  du  Conseil. — On  consomme  plusieurs 
adoptions.  —  Le  doyen  d'âge  prend  les  affligés  par  la 
main ,  les  console.  —  Touchantes  réflexions  qu'il  adresse 
aux  deux  femmes 127 

CHAPITRE     IX. 

Discours  d'un  des  voyageurs  au  Conseil.  — Rappelle 
l'époque  de  son  adoption  et  celle  de  ses  enfans-  —  Son 


DES     CHAPITRES.  xxvij 

attachement  à  sa  tribu  adoptivc.  — il  s'adresse  h  la.  jeu- 
nesse, leur  prédit  la  dispersion  de  leur  natian  ,  s'ils  con- 
tinuent à  mépriser  les  conseils  des  vieillards  et  de  leur 
ami.  — 

Réponse  de  Kanajohary. —  Ses  réflexions  sur  ce  que  le 
voyageur  vient  de  dire.  — Il  le  fait  fumer  dans  l'oppoy- 
gan  d'amitié  ,  lui  présente  une  Belle  de  Wampun.  — 
Adoption  de  M.  Herman.— Détails  relatifs  aux  danses  et 
aux  exercices  de  la  jeunesse. — Ce  que  dit  Kooîiassen.    1 33 

Le  traducteur  n'a  point  trouvé^les  deux  chapitres  suivans  , 
qui  contenoient  vraisemblablement  les  détails  du  Congrès  qu» 
le  Gouverneur  de  New- York  tint  au  fort  Stanwick, 

CHAPITHE     X. 

Voyage  du  fort  Stan^vick  au  lac  Otzègé  à  travers  les 
forêts.  —  Conseils  du  gouverneur  Clinton.  —  Il  donne 
aux  voySgeurs  deux  jeunes  indigènes  pour  leur  servir 
de  guides  et  de  pourvoyeurs.  —  Sentier  sauvage.  — 
Elévation  du  to  t  de  la  première  nuif.  — Truites  sau- 
monées. - —  Branches  de  l'Oriskany.  — Adresse  et  bonne 
volonté  de  ces  deux  guides.  —  Campement  de  la  seconde 
nuit.  — Gelinottes.  — Réflexions  de  M.  Herman. — 
Rencontre  d'un  parti  de  cTiasseurs  indigènes.  —  Troi- 
sième cam|>ement  sur  les  bords  de  FUna  Délia.  —Le 
lendemain  ils  découvrent  une  habitation.  —  Générosité 
de  M.  Herman  envers  les  deux  guides.  —  Continuation 
du  voyage.  —Rencontre  d'un  grand  nombre  de  petits 
défrichemens.  —  Réflexions  de  M.  Herman.  — Mauvais 
gîtes.  -^  Sentiers  difficiles.  — Arrivée  chez  M.  Willson. 
— •  Observations  relatives  à  la  charpente  d'une  église 
élevée  dans  son  voisinage.  — Motifs  de  son  établisse- 
ment. —  Bases  de  son  bonheur,  -*-  Excursion  dans  ses 


xxviî)  SOMMAI  II  r,   â 

cîiamps.  —  Conquêtes  de  l'industrie.  —  Arbres  majes- 
tueux. —  Erables  à  sucre.  — Chute.  -— Projet  d'y  éle- 
ver un  moulin.  —  Départ .    iSg 

CHAPITRE     XI. 

Forêts  épaisses  et  marais  difficiles.  —  Arrivée  chez 
M.  Seagrove.  —  Elégance  de  sa  maison.  —  Originaire 
de  la  Jamaïque.  —  Motifs  de  son  établissement  dans  les 
bois.  —  Observation  sur  le  nouveau  genre  de  vie  qu'il 
mène.  —  Emploi  du  temps.  —  Branche  de  la  Poste.  — 
Motifs  de  sa  vie  célibataire.  -—Réflexions  sur  le  sort  do 
îa  race  humaine.  —  Départ lôg 

CHAPITRE     XII. 

Difficultés  des  sentiers.  — Les  voj'-ageurs  s'égarent. 
' —  Arrivent  chez  M.  J.  V.  —  M.  Herman  lui  lit  sou 
journal.  — Observations  de  ce  colon.  — Causes  qui  re- 
lardent les  travaux  des  premiers  colons.  — Esquisse  du 
progrès  des  choses  dans  les  Etats-Unis  depuis  vingt  ans. 

—  Remet  au  lendemain  le  récit  de  son  histoire. ...   i6gi 

CHAPITRE    XIII. 

Histoire  de  M.  J.  V.  — ■  Il  arrive  à  Nevsr-York  avec 
la  frégate  la  Gaktée,  dont  il  étoit  lieutc^iant.  —  Con- 
çoit le  projet  d'acquérir  des  terres.  —  S'embarque  pour 
Albany.  — En  achète  i4oo  acres  dans  le  voisinage  da 
lac  Otzègé.  — Retourne  en  Europe.  — Revient  avec 
trois  familles  Erses.  — Premiers  défrichemens  longs, 
dispendieux  et  pénibles. — Contraste  entre  ses  anciennes 
fonctions  militaires,  et  sa  situation  comme  cultivateur, 

—  Moulin  à  scie.  — 'Système  d'actions.  —  Détails  de 


DES      CHAPITRES.  xxix 

Ses  améliorations.  — -  Sept  familles  seulement  éloient 
établies  dans  ce  comté  en  17S5.  —  Episode  du  chef  d'une 
de  ces  familles. — Il  en  a  été  long-temps  la  19"^ ,  anjour-^ 
d'hiii  la  1820*^  branche  de  la  Poste.  —  Observations  sur 
cette  admirable  institution.  — Histoire  de  son  voisin. 
— Inconvéniens  et  avantages  d'un  nouvel  établissement. 
— •  Il  désire  se  marier.  —  Portrait  de  la  femme  qu'il 
cherche 177 

Il  paroît  y  avoir  ici  une  grande  lacune  de  temps ,  ou  plusieurs 
chapitres  perdus. 

CHAPITRE     XIV. 

On  détruit  le  fort  George  de  Neiv-York  pour  éîevet 

sur  ce  site  le  palais  du  Gouverîieur.  —  Découverte  de 

plusieurs  espèces  de  monnoie.  —  Et  de  quelques  épita- 

phes  d'anciens  gouverneurs.  —  EtonnementdeM.  Her- 

man  envoyant  que  l'on  permet  aux  ouvriers  de  les  ven^ 

dre.  —  Il  les  achète  et  les  présente  aux  directeurs  de  la 

Bibliothèque.  —  Observations  du  premier  voyageur.  — 

Réplique  de  M.  Herman.  - —  Son  admiration  pour  tout 

ce  qui  a  reçu  la  consécration  du  temps.  —  Origine  de  ce 

goût.  — Réflexions  du  premier  voyageur.  —  Il  exprime 

son  étonnement  de  ce  qu'un  amateur  de  l'antiquité  n'ait 

pas  dirigé  ses  pas  vers  la  Grèce  et  l'Asie  ,  plutôt  que  vers 

ixn  pays  aussi  nouveau.  —  Réplique  de  M.  Herman.  — 

Projet  d'un  voj^age  dans   l'iniérieur  du  continent, — 

Description  du  château  de  "^  ^  ^ 202 

CHAPITRE     XV. 

Voyage  de  M.  Herman  dans  les  Etats  Septentrionaux. 
—  Observations  sur  ce  qu'il  y  a  vu. — -  Départ  pour  New- 
Windsor  à  bord  d'un  sloop  dernièrement  revenu  de  Can- 


XXX  s    O   M   M    A    I    tl   E    3 

ton.  -^Utilité  de  la  navigation  du  (leuve  Hudson.  — 
Quais,  grues  et  magasins  établis  là  on.  aboutissent  les 
chemins  de  l'intérieur.  —  Montagnes  à  travers  lesquelles 
3e  fleuve  serpente.  —  Lieux  magiques.  —  Intéressante 
conversation  du  capitaine.  —  Echos  des  montagnes. — 
Combat  entre  l'aigle  chauve  et  l'aigle  pêcheur.  —  Mou- 
lin. —  Pooplo'sKill.  —  Canon  de  retraite.  —  Effets  d'un 
clair  de  lune  au  milieu  de  ces  montagnes.  —  Esturgeon. 
—  Fort  Westpoint.  —  Arrivée  à  New- Windsor . .   23i 

CHAPITRE    XVI. 

Moulin  d'Ellison.  —  Détails.  —  Arrivée  à  Blooming 
Green.  — Moulin  de  3.  Thorn.  —  Entrée  dans  la  vallée 
de  Skonomonk.  — Le  colonel  Wood  huîl.  —  Vaches  et 
jumens  hongres.  —  Détails  relatifs  à  la  culture.  —  His- 
toire du  Colonel. — Détails  sur  l'économie  intérieure  des 
familles.  —  Cire  végétale.  —  Savon.  —  Sucre  d'érablt . 
Dîner  intéressant.  —  Le  Colonel  apprend  à  forger  le 
fer.  —  Motifs.  —  Départ  pour  Sterling. 262 

C  H  A  P  I  T  R  E     X  V  I  I. 

Arrivée  chez  M.  Townsend. —Fournaise.  — Soufflet 
de  bois.  —  Raffineries.  —  Fonderies.  —  Machines  en- 
voyées au  mont  Vernon.  — Détails  sur  le  général  Wa- 
shington. —  Manufacture  d'acier.  —  Herbage  de  3oo 
acres  défriché  par  des  chèvres.  —  Départ  pour  Ring- 
wood. — Mouvement  à  platiner  le  fer  ,  auquel  est  adapté 
un  moulin  à  bled.  —  Excursion  à  Charlot'sbourg.  — 
Fournaise  éclatée.  —  Grande  clouterie.  —  Voyage  aux 
Djowned  lands.  —  Prairie  de  70,000  acres.  —  Loi  pour 
la  dessécher.  —  Troupeau  de  62  vaches  appartenant  à 


DES     CHAPITRES.  xxx] 

M.  Alîisson.  —  Observations  de  ce  colon.  —  Détails  sor 
les  produits  de  son  industrie.  — Les  voyageurs  repassent 
les  montages  à  Wavayanda. — Moulins  à  broyer  et  cou- 
teler  le  lin  et  le  clianvre.  —  Orrèry  de  Ritten'house.  — 
Ce  qu'a  dit  M.  Jefferson  de  cette  belle  pièce  de  méca- 
nisme. — Retour  à  New-York 282 


ERRATA. 

Page    68  ,  ligne  23  :  les  places  voisines ,  lisez  les  plages  voisines. 

—  74,     —       1  :  conformément  aux  intentions  ,  lisez  con- 

formément aux  informations. 

—  77 ,     —    22  :  et  celui  du  sol ,  lisez  et  celui  du  sel. 
■ —     79,     —    24  :  des  cantons,  lisez  des  castors. 

—  82  ,     —    i3  :  écarter  des  épines,  lisez  essarter  des  épines. 

—  82,     —    ig  :  j'essaie  mes  forces,  Zz,sez  j'essayai  mes  forces. 

—  85 ,     —     17  :  des  privations  ,  lisez  de  ces  privations. 

—  idem.  —    26  :  pouvoit-elle  ,  lisez  pourroit-elle. 
*—     g4,     —     20  :  poursuivit-il  ,  lisez  poursuivis-je. 

—  99,     —    20  :  de  l'adoption  de  la  culture,  Zivîez  de  ^adop- 

tion et  de  la  culture- 

—  i48,  —  16  :  le  Gouverneur,  lisez  le  Gouvernement. 

—  i64,  —  27  :  reine  Charlotte,  Zi^ez  rivière  Charlotte. 
■ —  i8i ,  —  20  :  crique  denant ,  Usez  creek  venant. 

—  2i5,  —  16  :  l'architecture  ,  Zz5é?z  l'architrave. 

—  242,  —  6  :  Toiider-bero  y  lisez  Tunder-berg. 

—  267,  —  11  :  que  le  grand  homme,  lisez  que  ce  grand 

homme. 
■ —  285,    ' —    2G  :  de  367  à  3go  pesant ,  lisez  entre  deux  pa- 
renthèses (567  à  Sgo  francs). 
^—  290  y    —      3  :  arcs  ,  lisez  acres, 

—  294,     —     24  :  Jetterson,  Zi^ez  Jefferson. 

' —  5i2,     —     i4  :  où  il  doit,  lisez  où  il  devoit. 

—  3i6,     —     i4  :  Sruces  ,  lisez  Spruces. 

—  4i5,    note   5  :  étendue  dupas  de  l'Ohio  ,Zz5ez  étendue  du 

pays  de  l'Ohio. 
*— 421 ,  page   4  :  talco  piscatoriiiSylisez  Faîco  piscaforius. 


O  Y  A  G  E 

DANS  LA  HAUTE  PENSYLVANIE 


E  T 


DANS  L'ETAT  DE  NEW-YORK. 


CHAPITRE   PREMIER. 

,..♦..  (  ^  )  ({  vJ  u  E  L  vaste  clianip  ,  en  effet ,  les 
anciens  et  nouveaux  habitans  de  rAmérique 
septentrionale  n'oiFrent-ils  pas  à  la  méditation  ! 
continua  le  colonel  Crawglian  (  i  )  )) . 

((  Bien  différentes  des  nations  européennes  ^ 
dont  le  teint  et  souvent  même  les  traits  chan- 
gent avec  les  latitudes,  on  observe  une  unifor- 
mité invariable  parmi  celles  qu^on   rencontre 

{*)  Quoique  les  premières  et  les  dernières  pages  de  ce 
chapitre  aient  été  enriommagées,  ou  se  soient  trouvées 
illisibles,  on  a  cependant  jngé  ce  qui  restoit  assez  inté- 
ressant pour  mériter  d'être  traduit  :  d'après  quelques- 
unes  des  notes  ;  on  le  croit  de  Tannée  1785. 
I.  A 


2  V   O   T   A    G   E 

depuis  les  rives  brûlantes  du  Mississipi  sous  le 
5o®  degré  de  latitude,  jusques  aux  régions  bru- 
meuses du  Saguenay  (2)  sous  le  5o^  :  le  Mistas- 
sing,  le  Missisagé  du  Nord,  ressemblent  au  Mus- 
kogulgès ,  au  Chectaw  de  la  Floride ,  et  à  FAr- 
cansa  du  Midi  :  tous  ont  les  cheveux  noirs  et 
rîides  j  tous  le  même  moule  de  physionomie,  la 
peau  couleur  de  cuivre ,  et  le  blanc  des  yeux 
mêlé  de  jaune.  Cette  analogie  ne  paroîtr oit-elle 
pas  indiquer  que  ces  nations  descendent  de  la 
même  souche ,  et  ne  sont  pas  d^une  haute  anti- 
quité 5  puisque  la  différence  des  climats  n'en  a 
point  encore  produit  dans  les  nuances  de  leur 
teint?  D'un  autre  côté,  celle  qu'on  remarque 
entre  les  langues  que  parlent  les  nations  du 
Midi,  de  FOuest  et  du  Nord,  est  si  grande, 
qu'une  telle  opinion  semble  inadmissible  )) . 

((  Plusieurs  confédérations  existoient  lors  de 
la  découverte  du  Continent  5  les  mieux  connues 
étoient  celles  des  Creeks ,  dans  les  deux  Florides 
€t  la  Géorgie  (5)  j  des  Poohatans ,  dans  la  Vir- 
ginie (4)  5  des  Whélénys ,  ou  Illinois ,  dans  la 
haute  Louisiane  (5)  j  des  Mohawks,  dans  l'état 
de  New-York  5  et  des  Lénopys ,  dans  la  basse 
Pensylvanie  et  le  Jersey.  La  première  est  la 
seule  qui  se  soit  maintenue  :  de  l'Illinoise,  il  ne 
reste  que  quelques  familles  qui  habitent  les  bords 
de  la  rivière  de  leur  nom  5  on  ne  rencontreroit 


DA]NS   liA   HAUTE   PENSYLVANTE.  5 

pas  un  seul  Pooliatan  dans  toute  la  Virginie,  ni 
un  seul  Lénopy  dans  le  pays  qu'habitoit  cette 
tribu.  De  la  dernière,  il  n'existe  plus  que  la 
nation  Onéida  5  et  quelques  restes  de  Cayugas, 
de  Senneccas  et  deTuskaroras,les  Moliawks  ayant 
été  obligés  de  se  retirer  dans  le  Canada,  où  leur 
nombre  a  considérablement  diminué  depuis 
quelques  années  ». 

<(  Les  nations  des  grands  lacs  et  de  FOliio  (6)  j 
quoiqu'un  peu  plus  cultivatrices ,  et  habitant 
une  des  plus  fertiles  régions  de  ce  continent  ; 
devenues  nos  tributaires ,  par  le  besoin  qu'elles 
ont  des  marchandises  européennes  ;  exposées , 
comme  les  autres ,  aux  ravages  de  la  petite  vé- 
role et  à  l'abus  des  eaux  sniritueuses ,  marchent 
aussi  vers  l'anéantissement  avec  une  étonnante 
rapidité  :  il  semble  qu'elles  soient  destinées  à 
disparoître  devant  l'ascendant  des  Blancs.  En- 
core quelques  lustres  !  il  ne  restera  d'autres 
traces  de  leur  existence  et  de  leur  passage  sur 

la  terre ,  que les  noms  jadis  donnés  par 

leurs  ancêtres  aux  rivières ,  aux  montagnes  et 
aux  lacs  de  leur  pays  » . 

«  Quelle  peut  être ,  lui  demandai-je ,  la  cause 
de  l'inconcevable  aveuglement  qui,  aujourd'hui 
comme  il  y  a  des  siècles,  leur  fait  préférer  la  vie 
errante  et  précaire  des  bois ,  aux  ressources  plus 
assurées  de  la  vie  sédentaire  et  de  la  culture? 

2 


4  VOYAGE 

Comment  ont-ils  pu  fermer  les  yeux  à  l'évidence 
journalière  de  leur  dépérissement ,  à  celle  des 
désastres  occasionnés  par  Tivresse,  ainsi  qu'à 
l'exemple  et  aux  conseils  de  personnes  qui  se 
sont  établies  parmi  eux  ))  ? 

((  Cela  paroît  inconcevable  en  eiFet,  répondit- 
il  ;  j^étois  ici ,  il  y  a  vingt  ans ,  lors  des  premiers 
établissemens  qui  furent  faits  sur  les  bords  fer- 
tiles de  cette  rivière ,  et  au  milieu  de  la  grande 
nation  Moliawkj  jamais,  depuis  Torigine  des 
colonies ,  il  n'avoit  existé  entre  les  deux  peuples 
un  rapprochement,  un  accord,  ni  des  liaisons 
aussi  intimes ,  et  qui  eussent  duré  aussi  long- 
temps. Les  premiers  respectoient  scrupuleuse- 
ment les   terres  qu'ils  avoient  vendues;  d'un 
autre  côté,  les  loix  coloniales  avoient  mis  les 
leurs  à  l'abri  de  toute  invasion.  Dans  plusieurs 
cantons ,   les  enfans   indigènes  et  blancs  ,   en 
jouant  ensemble,  apprenoient  les  deux  langues  : 
eh  bien  !  ces  récoltes  qu'ils  aidoient  quelquefois 
à  serrer,  le  foin  des  vertes  prairies  qu'on  les 
employoit  à  faner ,  l'aspect  de  ces  résultats  heu- 
reux de  l'industrie  et  du  travail,  n'ont  produit 
aucun  effet  sur  leurs  esprits  :  ce  long  exemple 
de  prospérité  a  été  inutile.  Quoique  témoins  du 
défrichement  des  terres  hautes ,  du  dessèche- 
ment des  terres  basses,  et  connoissant  les  pro- 
cédés de  ces  deux  importantes  opérations,  quoi-r 


ibANS   LA   HAUTE    PENSYLVANIE.  5 

qu'ayant  vécu  pendant  plusieurs  années  au  mi- 
lieu de  colons  devenus  riches  et  heureux  par  la 
culture  5  pas  un  d^eux  n^a  été  tenté  de  suivre  un 
si  bel  exemple  (7)  )). 

((  Cette  constante  aversion  pour  le  travail  et  pour 
la  vie  sédentaire ,  Tinconséquence  de  leur  con- 
duite 5  Vétat  habituel  d'irréflexion  et  d'enfance 
dans  lequel  ils  vivent ,  toutes  ces  causes ,  qui 
sembleroient  annoncer  quelqu'infériorité  dans 
la  mesure  de  leur  intelligence,  ne  pourroient- 
elles  pas  être  considérées  comme  un  obstacle 
insurmontable ,  qui  s'est  invariablement  opposé 
et  s'opposera  toujours  à  leur  passage  vers  un 
meilleur  état  de  choses? En  effet,  continua-t-il, 
comment  n'être  pas  étonné  que  5  depuis  tant  de 
siècles  j  ils  n'aient  point  participé  aux  progrès 
du  temps  5  du  temps  qui,  à  la  longue,  amène  ces 
chances ,  ces  heureux  hasards  auxquels  les  au- 
tres nations  ont  dû  tant  de  découvertes  et  d'in- 
ventions utiles  ?  Que ,  par  exemple ,  ils  n'aient 
jamais  essayé  d'apprivoiser  les  buffles,  dont  leurs 
savannes  sont  couvertes  (8)?  jamais  connu  l'u- 
sage du  fer,  dont  on  trouve  le  minerai  sur  la 
surface  de  certaines  prairies  naturelles  (9)?  ja- 
mais cultivé  le  riz  qui  croît  spontanément  sur 
les  rivages  de  l'Ontario,  du  Michigan,  de  la 
baie  Verte,  et  de  l'Outagamy  (10)?  Oui,  je  le 
répète,  leur  singulière  imprévoyance,  qui  em- 


6  VOYAGE 

pêche  que  Favenir  le  plus  rapproché  soit  quel- 
que chose  pour  eux  5  l'inutilité  de  l'éducation 
que  plusieurs  de  leurs  enfans  ont  reçue  dans  nos 
collèges  ;  celle  du  zèle  de  nos  missionnaires,  qui ,  |j 
à  l'enseignement  des  préceptes  salutaires  de  l'é- 
vangile, ont  uni  celui  de  la  culture,  toutes  ces 
circonstances  prouvent  que  leur  intelligence  est 
moins  susceptible  de  perfectibilité  que  la  nôtre, 
et  que  ces  races  sont  inférieures  à  celles  de  l'Eu- 
rope et  de  l'Asie ,  lesquelles ,  après  avoir  vécu  , 
comme  celles-ci ,  de  leur  chasse  et  de  leur  pêche, 
pendant  un  grand  nombre  de  siècles,  parvinrent 
enhn  à  forger  le  fer  et  à  apprivoiser  les  bes- 
tiaux». 

((  Le  sort  des  grandes  tribus, Nattick,  Pécod, 
Narraganset ,  Catawba ,  &c.  (11)  confirme  cette 
opinion  :  au  sein  de  l'abondance  et  du  repos,  elles 
se  sont  anéanties  en  cultivant  leurs  propres  ter- 
res ,  que  les  loix  coloniales  avoient  rendues  ina- 
liénables et  sacrées.  Chose  inconcevable!  ce  nou- 
vel état  leur  a  été  plus  funeste  encore  que  leur 
ancien  régime  ))  ! 

((  Depuis  cent  soixante-dix  ans  que  nous  les 
connoissons,  poursuivit-il,  a-t-on  jamais  vu 
parmi  eux  un  seul  individu  qui  ait  montré  quel- 
qu'étincelle  de  ce  feu  céleste ,  d'où  naissent  les 
idées  utiles  et  les  grandes  conceptions?  Non  : 
leur  commerce  avec  nous ,  en  faisant  cesser  leurs 


DANS    LA    HAUTE   PENSYLYANIE.  7 

guerres,  leurs  vengeances ,  et T anthropophagie, 
ne  leur  a  point  communiqué  de  goûts  nouveaux  5 
ils  ne  sentent  pas  même  encore  aujourd'hui  le 
besoin  ni  les  avantages  qui  résultent  de  la  pos- 
session exclusive  et  de  la  culture  d'un  champ  5 
ils  ne  connoissent  point,  comme  nous ,  le  plaisir 
de  planter  un  arbre ,  celui  plus  doux  encore  de 
le  voir  croître  et  se  charger  de  fleurs  et  de  fruits , 
ni  enfin  cet  attachement  instinctif  chez  tous  les 
hommes  pour  le  lieu  de  leur  naissance  :  sembla- 
bles aux  bétes  fauves ,  ils  le  quittent  sans  re- 
grets, pour  aller  ailleurs  élever  leurs  Wigw- 
hams  (12)  », 

((  D'un  autre  côté,  comment  pourroit-on  les 
appeler  barbares,  après  avoir  observé  l'inalté- 
rable douceur  de  leurs  moeurs  domestiques , 
cette  tranquillité  d'esprit ,  ce  désintéressement, 
cette  disposition  constante  à  s'entre- secourir 
dans  leurs  besoins  ou  dans  leur  détresse  (car 
entr'eux  ils  sont  véritablement  frères  )  5  la  ten- 
dresse avec  laquelle  ils  élèvent  leurs  enfans  ;  les 
regrets  et  les  larmes  qu'ils  versent  lorsqu'ils  les 
perdent  5  leur  respect  pour  la  vieillesse,  ainsi 
que  pour  la  mémoire  et  les  cendres  de  leurs  an- 
cêtres y  l'attachement  pour  leur  tribu  et  leur 
nation  ;  le  courage  héroïque  avec  lesquels  ils 
supportent  la  faim,  les  maladies ,  les  souffrances 
et  la  mort?  Je  ne  connois  point  d'amis  plus  sûrs 


8  VOYAGE 

ni  plus  fidèles.  Si  quelquefois  on  observe  parmi 
eux  des  traits  de  mauvaise  foi ,  c'est  de  nous 
qu'ils  ont  appris  le  mensonge  et  l'astuce  :  envi- 
gages  sous  ces  rapports ,  qui  ne  regretteroit  pas 
d'en  voir  le  nombre  diminuer  tous  les  jours  ))  ? 

((  Mais  comment  aussi  accorder  les  idées  que 
fait  naître  la  considération  de  mœurs  aussi  dou- 
ces, avec  celles  que  donne  leur  férocité  à  la 
guerre  et  envers  leurs  prisonniers  ?  Cette  éton- 
liante   contradiction   est  également  frappante 
chez  toutes  les  nations  que  je  connois,  depuis  le 
Mississipi  jusqu'au  nord  du  lac  Ontario  j  toutes 
ont  la  même  physionomie ,  les  mêmes  opinions, 
les  mêmes  usages  :  quel  a  pu  en  être  le  proto- 
type? Cette  uniformité  vient  sans  doute  de  ce 
que  leur  genre  de  vie  et  leurs  occupations  étant 
les  mêmes,  ils  ont  dû  exciter  des  besoins  et  des 
jouissances  pai^faitement  analogues,  et  impri- 
mer les  mêmes  dispositions  à  leurs  esprits.  Aussi 
observe-t-on  parmi  ces  nations  le  même  degré 
d'indolence  qui  les  empêche  de  travailler,  et 
leur  inspire  le  mépris  le  plus  profond  pour  la 
culture  j  la  même  impatience  qui  leur  fait  dé- 
daigner le  repos  d'une  vie  sédentaire  et  tran- 
quille, et  les  entraîne  dans  les  chasses  les  plus 
éloignées  et  les  plus  fatigantes  ,   ainsi  qu'à  la 
guerre.  Toutes  portent  sur  leur  physionomie 
l'empreinte  d'un  esprit  vide  ou  enclin  à  la  tris- 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.  9 

tesse;  et  cependant  elles  ne  connoissent  pas  la 
mélancolie  :  toutes  ont  au  même  degré  l'in- 
souciance et  Fimprévoyance  pour  l'avenir,  et 
malgré  Fexpérience  des  disettes  annuelles  aux- 
quelles cette  funeste  disposition  les  expose,  elles 
n'en  deviennent  ni  plus  sages  ni  plus  pré- 
voyantes )) . 

((Je  fus  extrêmement  frappé ,  lui  dis-je,  pen- 
dant la  tenue  du  dernier  congrès,  où  les  chefs 
et  quelques  guerriers  de  onze  nations  différentes 
étoient  réunis  ,  en  observant  non  -  seulement 
l'analogie  des  traits  de  leurs  visages  dont  vous 
venez  de  parler ,  mais  encore  l'inexpression  ab- 
solue de  leurs  physionomies,  quoiqu'ils  fussent 
singulièrement  attentifs  à  ce  que  vous  leur  di- 
siez; je  n'apperçus  sur  ces  surfaces  immobiles 
aucun  de  ces  mouvemens  variés ,  ni  de  ces 
nuances  fugitives  qui  peignent  les  affections  de 
l'ame,  et  sont  les  indices  du  caractère)). 

<(  D'où  viendroient-elles  ces  nuances ,  me  ré- 
pondit-il, puisqu'ils  ne  connoissent  point  l'ef- 
fervescence  des  désirs ,  le  tumulte  des  passions  , 
ni  les  anxiétés  de  la  prévoyance  ?  Ne  tenant 
point  comme  nous  à  la  vie  par  l'espérance  de  la 
fortune,  ni  même  par  celle  d'être  mieux  un 
jour,  ils  sont  rarement  occupés  de  réflexions 
agréables  ou  douloureuses  (excepté  lorsqu'ils 
perdent  leurs  femmes  ou  leurs  enfans)  :  d'ail- 


lO  A^OYAGE 

leurs,  un  des  principes  les  plus  fortement  re- 
commandés aux  jeunes  gens,  est  de  conserver 
un  sang-froid  inaltérable  dans  toutes  les  cir- 
constances de  la  yie.  Ils  le  perdent  cependant 
quelquefois  ce  sang-froid,  lorsqu'ils  parlent  en 
public  ;  alors  leurs  physionomies  s'animent  ;  de 
leurs  imaginations  jaillissent  quelquefois  des 
étincelles  qui  brillent  un  instant.  Eh  bien  !  ces 
mêmes  chefs  qui  s'énoncent  avec  tant  d'énergie 
et  de  chaleur  aux  feux  de  leurs  conseils  natio- 
naux, ne  sont  que  des  êtres  inconséquens,  irré-- 
fléchis ,  auxquels  les  années  donnent  des  habi- 
tudes ,  et  rarement  de  l'expérience  )) . 

((  Sous  leurs  toits ,  continua-t-il ,  le  passage 
du  temps  n'est  rien  pour  eux  ;  ils  ne  le  mesurent 
ni  n'en  calculent  la  durée  que  lorsqu'ils  chas- 
sent, qu'ils  pèchent,  ou  vont  à  la  guerre  :  ce 
sont ,  disent-ils ,  les  seules  occupations  dignes 
d'un  Nishynorbay  (i5)  ». 

((  Leurs  femmes  ,  moins  robustes  et  moins 
cruelles  que  les  hommes,  sont  toutes  assujetties 
à  une  vie  dure  et  souvent  pénible  ;  elles  plantent 
le  maïs,  les  patates,  le  tabac,  fument  les  vian- 
des ,  portent  les  fardeaux ,  et  souvent  accompa- 
gnent leurs  maris  dans  les  grandes  chasses  d'hi- 
ver (i4),  ainsi  qu'à  la  guerre  :  elles  jouissent 
néanmoins  d'une  grande  influence  dans  presque 
toutes  les  délibérations  nationales,  quoiqu'il  n^ 


DANS   LA   HAUTE   FENSYLVANIE.        11 

leur  soit  pas  permis  d'y  parler ,  ainsi  que  dans 
l'adoption  des  prisonniers  ». 

a  Cet  acte ,  le  plus  solennel  après  le  mariage , 
transmet  à  l'adopté  tous  les  droits  de  l'amitié , 
de  la  consanguinité  et  de  l'hospitalité  :  c'est  un 
moyen  de  réparer  les  pertes  occasionnées  par  la 
guerre ,  par  les  outrages  de  la  nature  et  du 
temps  ',  quelquefois  aussi  c'est  le  cri  d'un  coeur 
affligé  qui  a  besoin  d'aimer  encore  :  j'en  ai  vu 
quelquefois  des  preuves  bien  touchantes ,  sur-  i 
tout  au  sein  de  la  nation  Wyandot  )). 

«  Presque  toutes  leurs  guerres  sont  celles  de  la 
nature  ,  quoique  devenues  beaucoup  plus  rares 
depuis  quelques  années  (i5)  :  c'est  l'exercice  de 
la  vengeance  5  car  jamais  la  cupidité  ni  le  désir 
des  conquêtes  ne  leur  met  le  tomèhaiph  à  la 
main.  Voilà  pourquoi  la  férocité  des  vainqueurs 
et  larésistance  des  vaincus,  produisent  des  scènes 
de  fureur  et  de  rage  dont  le  récit  fait  frémir ,  et 
qui  donnent  l'idée  de  tigres  altérés  de  sang, 
combattant  contre  des  lions  rugissans.  —  Nous 
sommes  destructeurs  comme  le  feu,  me  disoit 
autrefois  Pondiack  (16),  inconstans  comme  le 
vent ,  inexorables  comme  la  tombe.  —  Souvent 
cependant  il  arrive  que,  grâces  à  l'intercession 
des  femmes,  au  lieu  d'appaiser  l'ombre  de  leurs 
morts  par  la  destruction  des  prisonniers,  ils 
les  adoptent.  Alors  ils  leur  disent  :  —  «  N^aie 


12  VOYAGE 

))  pas  le  cœur  mauvais,  tu  n'iras  pas  dans  ma 
))  chaudière,  je  ne  boirai  point  le  bouillon  de  ta 
»  chair  ^  je  te  place  sur  ma  peau  d'ours  » , 

c(  Mais  comment  peindre  les  cruautés  qu'ils 
exercent  contre  les  victimes  dévouées  à  périr  ? 
S'ils  les  frapp oient  d'une  prompte  mort ,  cette 
mort  seroit  un  bienfait.  Mais  non  :  ils  ne  leur 
arrachent  la  vie  que  lentement ,  et  en  leur  fai- 
sant subir  tous  les  genres  de  tourmens  qu'a  pu 
imaginer  leur  perversité.  Alors  il  s'établit  une 
lutte  presque  surnaturelle  entre  le  courage  le 
plus  héroïque  dont  on  puisse  concevoir  l'idée, 
et  la  férocité  la  plus  inouie;  la  résistance  est 
égale  à  l'acharnement  ;  les  principes  de  l'exis- 
tence qui,  dans  certaines  circonstances,  parois- 
sent  ne  tenir  qu'à  un  fil ,  survivent  quelquefois 
pendant  des  heures  entières  aux  profondes  bles- 
sures ,  aux  déchiremens  et  aux  excoriations  j 
et  ce  sont  des  hommes  qui ,  pour  assouvir  leurs 
implacables  vengeances  contre  un  malheureux 
captif,  lui  infligent  de  semblables  tortures  !  et 
dans  leurs  villages,  ces  mêmes  hommes  sont 
doux  et  compatissans  !  !  !  )) 

((  C'est  au  milieu  de  ces  tourmens  de  l'enfer , 
qui  arrachent  quelquefois  aux  malheureuses 
victimes  les  cris  perçans  de  la  douleur,  que  le 
prisonnier,  attaché  au  poteau,  entonne  fière- 
ment sa  chanson  de  guerre ,  excite ,  appelle  la 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.        l5 

colère  et  la  fureur  des  monstres  dont  il  est  envi- 
ronné, en  leur  disant  :  —  ((  Si  j^avois  été  Tain- 
queur ,  je  t^aurois  fait  rôtir  à  petit  feu  ;  j'aurois 
dévoré  ta  chair,  et  donné  tes  os  à  nos  chiens  )). 
—  Voici  ce  qu^ils  m'ont  dit ,  lorsque  je  leur  re- 
prochois  cet  excès  de  barbarie  :  —  ce  Si  nous 
adoptions  tous  nos  prisonniers,  comment  ap- 
paiserions-nous  l'ombre  de  nos  guerriers  ?  com- 
ment le  village  participeroit-il  à  notre  triom- 
phe? N'est-il  pas  nécessaire  que  notre  jeunesse, 
en  les  voyant  mourir  comme  des  braves,  ap- 
prenne à  subir  le  même  sort  avec  le  même 
courage  ))  ?  Quelle  éducation  î  quel  ordre  de 
choses  (17)))  ! 

((  Soit  que  l'anthropophagie  ,  continua-t-il , 
ait  été  excitée  par  l'irritation  de  la  faim ,  par  le 
délire  de  la  vengeance,  ou  par  celui  de  la  vic- 
toire, il  est  certain  que,  dans  leur  première  ori^ 
gine,  toutes  les  nations  ont  été  cannibales  comme 
celles  de  ce  continent.  On  voit,  dans  Hérodote, 
que  les  anciens  Egyptiens  décernèrent  un  culte 
à  Osiris  pour  leur  avoir  appris  à  se  nourrir  de 
légumes ,  au  lieu  de  la  chair  de  leurs  ennemis. 
Lors  de  l'arrivée  des  Européens  sur  ce  conti- 
nent, cet  usage  étoit  connu  depuis  une  extré- 
mité jusqu'à  l'autre  ;  l'intérieur  du  Brésil  est 
encore  rempli  de  nations  cannibales  comme 
leurs  ancêtres  j  les  nègres  Ibo  de  la  cote  des 


l4  VOYAGE 

Dents  5  ceux  des  iles  Arsacides  et  d^Andaman  le 
sont  aussi  (18)  :  par-tout  où  Cook  a  débarqué,  il 
a  observé  les  traces  du  cannibalisme.  Vous  au- 
rez lu  sans  doute,  et  en  frémissant,  les  voyages 
du  capitaine  Viaud  :  et  combien  de  fois  n'a~t-on 
pas  vu  les  mêmes  causes  produire  les  mêmes 
effets  parmi  les  équipages  affamés  des  vaisseaux, 
ainsi  que  dans  les  émeutes  populaires  ))  ? 

((  En  effet,  poursuivit  le  colonel  Crawghan, 
un  être  foible  et  nu ,  que  le  hasard  a  placé  dans 
les  bois,  qui,  n^  trouvant  ni  fruits  ni  légumes, 
s'est  adonné  à  la  chasse,  a  dû  contracter  l'habi- 
tude de  tuer ,  de  verser  du  sang ,  de  déchirer  les 
membres  palpitans  des  animaux  pour  satisfaire 
sa  faimj  il  est  nécessairement  devenu  sangui- 
naire et  féroce.  Le  chasseur  aime  la  solitude  5  il 
hait  ses  voisins ,  avec  lesquels  il  craint  de  parta- 
ger sa  proie  :  la  chasse  a  donc  du  faire  naître  les  ri- 
valités, les  vengeances  et  la  guerre;  de-là  sans 
doute  les  premiers  combats  qui  ont  ensanglanté 
la  terre,  et  le  droit  que,  dans  l'extrême  irrita- 
tion du  besoin ,  ou  dans  Fivresse  du  triomphe , 
les  vainqueurs  se  sont  arrogé  de  dévorer  les 
vaincus  :  tristes  et  déplorables  effets  de  la  plus 
cruelle  des  passions ,  ou  de  la  plus  impérieuse 
des  nécessités  »  ! 

((  C'est  donc  seulement  à  Fépoque  où  l'homme 
est  devenu  granivore,  qu'il  a  pu  connoîti'e  la 


DANS   LA   HAUTE   PENS YLA^ANTE.        l5 

commisération  et  la  pitié!  que  ses  mœurs  sau- 
vages et  farouches  ont  été  remplacées  par  des 
affections  plus  douces,  et  que  ses  voisins  sont 
devenus  ses  amis  ))  ! 

((  Voilà  cependant  l'homme  tel  qu'il  est  sorti 
des  mains  de  la  puissance  créatrice  !  cet  être 
dont  les  destinées  n'ont  que  trop  évidemment 
justifié  les  sinistres  auspices  sous  lesquels  il  a 
paru  sur  la  terre  !  Le  voilà  cet  âge  de  l'inno- 
cence et  du  bonheur  ;  ce  printemps  de  la  nature, 
si  souvent  célébré  par  les  poètes  !  Cet  état  pri- 
mitif de  dégradation  et  de  misère  a  duré  pen- 
dant un  plus  ou  moins  grand  nombre  de  siècles, 
jusqu'à  l'époque  où  quelques  heureux  hasards 
firent  naître  des  hommes  supérieurs  à  leurs  con- 
temporains. Instruits  par  l'expérience,  et  profi- 
tant de  circonstances  favorables,  ils  réunirent 
plusieurs  hordes  de  ces  bipèdes  carnivores  ou 
ichtyophages ,  en  leur  apprenant  à  cultiver  la 
terre  ;  ils  adoucirent  leur  férocité  en  leur  ensei- 
gnant les  idées  sublimes  du  juste  et  de  l'injuste, 
celles  des  vertus  et  des  remords,  celles  enfin  de 
dieux  rémunérateurs  et  vengeurs.  Si,  sous  ce 
nouveau  régime,  l'homme  a  connu  quelques 
instans  de  calme  et  de  bonheur ,  c'est  à  lui  seul 
qu'il  le  doit ,  et  non  à  la  nature  (*)  ». 

(*)  Cette  plainte  douloureuse,  échappée  à  la  sensibilité 
profonde  d'un  ami  des  hommes,  est-elle  assez  réfléchie  ? 


l6  VOYAGE 

((  Semblable  au  sauvageon  des  forêts ,  dont 
les  fruits  ont  été  amers  jusqu'à  Fépoque  où  Fin-* 
vention  merveilleuse  de  la  greife,  en  modifiant 
la  sève ,  lui  en  fit  rapporter  de  meilleurs  et  de 
plus  doux,  l'homme j  dans  son  premier  état,  n'a 
été  qu'un  être  agreste,  insociable  et  féroce,  jus- 
qu'au moment  où  la  civilisation,  en  dévelop- 
pant son  intelligence ,  y  créa  le  sentiment  de  sa 
puissance,  et  lui  procura  les  moyens  de  l'exer- 
cer pour  augmenter  ses  jouissances  et  son  bon- 
heur. Quels  prestiges  n'a-t-il  pas  fallu  employer 
avant  d'avoir  pu  le  forcer  aux  nombreux  sacri- 
fices qu'exige  l'état  social ,  et  faire  rapporter  à 
cette  plante  épineuse  et  sauvage  ces  beaux  fruits 
qui  naissent  de  la  civilisation  !  Si  en  parcourant 


€st-elle  sur- tout  fondée?  et  n'est-ce  pas  plutôt  un  bien- 
fait réel  de  l'auteur  de  la  nature  envers  le  genre  hu- 
main ,  que  d'avoir  assuré  la  stabilité  de  sa  civilisation , 
par  la  comparaison  même  qu'il  auroit  à  faire  un  iour 
entre  les  rigueurs  de  sa  condition  primitive  et  les  avan- 
tages de  son  état  social?  L'examen  de  cette  question 
nous  conduiroit  loin.  Etres  foibles  et  bornés  ,  ne  jugeons 
point  la  Providence,  et  sur- tout  gardons-nous  de  mur- 
murer contre  elle.  Souvenons-nous  que  chaque  doute 
élevé  sur  son  existence  par  un  homme  de  bien  ,  est  avi- 
dement recueilli  par  les  matérialistes  et  par  les  athées 
(s'il  en  est  de  bonne  foi  ),  et  devient  pour  eux  un  sujet 
de  triomphe.  (  ISiote  communiquée  à  l'éditeur  par  le  cit.  B.  ) 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLYANIE.        I7 

cette  nouvelle  carrière ,  Fhomme  a  rencontré  de 
nouvelles  sources  de  malheurs  et  de  désastres, 
et  qu'à  certaines  époques  il  ait  pu  regretter  la 
liberté  et  l'indépendance  primitives  dontiljouis- 
soit  dans  les  forets ,  ces  malheurs  et  ces  désastres 
sont  inévitables,  puisqu'ils  ont  leur  source  dans 
les  passions ,  qu'il  ne  peut  ni  réprimer  ni  mo- 
difier f^)  », 

((  Les  corps  des  indigènes,  presque  continuel- 
lement exposés  aux  injures  de  l'air  ,  sont  beau- 
coup moins  susceptibles  que  les  nôtres  de  l'effet 
des  varialions  de  l'atmosphère  et  du  changement 
des  saisons.  —  a  N'as-tu  pas  froid  ,  disois-je  un 
jour  qu'il  geloitfort,  àunPootooatamy  (19)  pres- 
que nu  ?  —  Ton  visage  a-t-il  froid ,  me  répon- 
dit-il fièrement?  —  Non ,  lui  dis-je ,  mon  visage 
est  accoutumé  aux  impressions  du  vent  et  de  la 
gelée.  —  Eh  bien  !  mon  corps  est  tout  visage  ». 
—  Sains  et  vigoureux ,  quoique  moins  capables 
que  nous  de  supporter  les  travaux  de  la  culture, 
ceux  qui  échappent  aux  dangers  de  la  petite 


(^)  Cette  dernière  proposition  n'a  pas  besoin  d'être 
réfutée  ;  le  paradoxe  est  évident.  L'homme  ,  sans  doute  , 
a  des  passions  violentes,  tyranniques  :  mais  qu'il  ne  puisse 
pas  les  dompter  à  force  de  combats  et  de  vertu ,  c'est  ce 
dont,  heureusement,  le  colonel  Crawghan  ne  convaincra 
personne.  Note  du  même, 

I.  B 


l8  VOYAGE 

vérole  et  à  Tabus  des  eaux  spiritueuses  parvien- 
nent à  un  âge  avancé  presque  sans  aucune  in- 
firmité )) . 

((  L^éducation  des  enfans  n^est  fondée  que  sur 
l'exemple  de  leurs  parens  ^  qui  rarement  les  re- 
prennent ou  les  corrigent.  La  nudité,  Fexercice 
presque  constant ,  celui  sur-tout  de  la  natation , 
dans  lequel  ils  excellent ,  fortifient  leur  consti- 
tution, et  leur  donne  une  souplesse  et  une  agi- 
lité qui  m'a  souvent  surpris.  Je  n'en  ai  jamais 
vu  de  contrefaits.  La  plupart  des  hommes  ont 
une  taille  élevée  et  bien  proportionnée  :  ils  sont 
fiers  sans  brutalité  ,  et  plus  sérieux  que  gais  , 
disposition  qui  souvent  produit  sur  leur  visage 
les  nuances  de  V inanimation  ^  différentes  toute- 
fois de  celles  de  la  tristesse  ». 

((  Comme  toutes  les  nations  primitives ,  ils 
croient  que  le  monde  est  soumis  à  deux  prin- 
cipes ou  génies;  Tun  bon,  qui,  disent-ils,  est 
trop  élevé  pour  savoir  ce  qui  arrive  sur  la  terre; 
c'est  ^gan-Kitchee-Ochemaw ,  l'organisateur 
ou  l'animateur  de  la  matière  ;  jamais  ils  ne 
s'adressent  à  lui  :  l'autre,  mauvais,  qui  habite 
les  ténèbres  de  la  nuit ,  d'où  il  envoie  les  rêves 
funestes,  les  maladies,  les  malheurs,  les  tem- 
pêtes, les  neiges,  les  glaces,  et  la  guerre;  c'est 
^ gan-Matchee-Manitoo ,  dont  ils  croient  ap- 
paiser  la  colère ,  en  lui  offrant  sur  le  toit  de  leurs 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.        ig 

fP^igivhams  (20)  un  rouleau  de  tabac  (*)  et  un 
oppoygan  de  marbre  rouge  (21).  Une  foule 
d'événemens,  tels  que  les  rêves,  la  conduite  des 
castors,  Fapparition  de  la  pleine  lune,  l'arrivée 
des  abeilles  (22) ,  l'effraction  du  seuil  de  leurs 
portes,  font  naître  des  pressenlimens  plus  ou 
moins^  favorables  ou  sinistres ,  sur  lesquels  ils 
consultent  le^irs  devins  ou  jongleurs.  Tel  est  le 
cercle  étroit  de  leurs  idées  religieuses,  fondées 
sur  la  crainte  du  mal,  plutôt  que  sur  l'espérance 
d'un  bonheur  à  venir ,  dont  plusieurs  nations 
n'ont  aucune  idée.  Les  Shawanèses  (23) ,  les 
Outawas,  et  les  Wyandots  du  Sandusky  (24), 
croient  qu'après  la  mort,  les  esprits  des  bons 
chasseurs  et  des  braves  guerriers  iront  dans  un 
pays  occidental,  où  la  chasse  et  la  pêche  seront 
abondantes,  et  la  guerre  sera  inconnue 5  de-là 
V  e:^ipY  ession  partir  pour  F  ouest  y  devenue  syno- 
nyme de  celle  de  mourir.  Je  n'ai  observé  parmi 
les  nations  que  j'ai  connues,  aucunes  traces  de 
prières  ni  de  sacrifices.  Ces  idées,  fruits  de  la 


C^)  Voyez  à  ce  sujet  le  chapitre  vu  des  Voyages  de 
J.  Long ,  chez  différentes  nations  sauvages  de  V Amérique 
du  iVorrf,  traduits  et  publiés  en  l'an  2  par  le  cit.  Billecocq. 
Cette  relation  d'un  simple  trafiquant  de  pelleteries  ,  est 
Tune  des  plus  fidelles  et  des  plus  intéressantes  que  j© 
connoisse.  Note  de  l'éditeur, 

2 


20  VOYAGE 

civilisation ,  leur  sont  encore  étrangères.  Toutes 
ont  un  grand  respect  pour  la  mémoire  de  leurs 
ancêtres,  ainsi  que  pour  le  lieu  où  reposent  leurs 
cendres.  Nos  missionnaires  j  continua-t-il,  après 
plusieurs  années  d'efforts  et  de  persévérance, 
ont  enfin  christianisé  quelques  tribus.  De  toutes 
les  sectes ,  celles  des  Moraves  et  des  Quakers  se 
sont  montrées  les  plus  zélées  pour  l'accomplis- 
sement de  ce  grand  œuvre.  Les  premiers  avoient 
formé  sur  le  Muskinghum  (25)  une  colonie  d'in- 
digènes 5  nombreuse  et  respectable ,  que  des  évé- 
nemens  imprévus  ont  dispersée.  Pour  réparer 
ce  désastre,  le  gouvernement  fédéral  vient  de 
leur  accorder  un  emplacement  de  dix  mille  acres 
de  terre ,  où  ces  pieux  missionnaires  se  flattent 
d'en  réunir  les  restes  épars.  Puissent  leurs  nou- 
veaux efforts  être  couronnés  du  succès  ))  ! 

«  Chaque  famille  est  gouvernée,  ou  plutôt 
présidée  par  le  père  ou  l'aïeul,  et  les  villages  par 
des  Sachems.  Les  uns  sont  électifs,  les  autres 
héréditaires  5  leur  autorité  est  plus  paternelle 
que  coërcitive  :  mais  tel  est  le  respect  des  jeunes 
gens  pour  les  vieillards ,  que  ce  titre  seul  suffît 
pour  leur  en  imposer  )). 

((  La  paix  des  villages  est  rarement  interrom- 
pue par  des  querelles,  à  moins  qu'elles  ne  vien-- 
nent  de  l'ivresse^  sans  cette  source  fatale  de  dis- 
sensions, souvent  meurtrières,  il  n'y  en  auroit 


BANS   LA   HAUTE  PENSYLVANIE.        21 

jamais  parmi  ces  hommes  sans  passions,  sans 
désirs  comme  sans  propriétés ,  toujours  heureux 
et  contens,  pourvu  qu'ils  aient  de  quoi  manger. 
—  ((  Si  tu  consommes  toutes  tes  provisions  au- 
jourd'hui ,  que  feras-tu  demain  ))  ?  —  ((  Où  est-il 
ce  demain?  peut-être  ne  le  verrons-nous  jamais, 
répondent-ils». 

«  Les  querelles,  les  combats  qui  souvent  s'élè- 
vent parmi  eux  àlasuite  de  l'ivresse,  sont  l'image 
du  dernier  excès  de  dégradation  dans  lequel 
puisse  tomber  la  nature  humaine.  Armés  de 
leurs  couteaux  ou  de  leurs  tomèhav^ks,  ils  se 
lèvent ,  entonnent  leurs  chansons  de  guerre , 
tournent  en  cadence  autour  des  feux  qui  cons- 
tituent toujours  le  centre  de  leurs  réunions,  hur- 
lent le  Warhoop  (26)  en  frappant  la  terre  du 
pied.  Quelqu'un  d'entr'eux  rappelle -t-il  des 
exploits  plus  brillans  ?  Tout-à-coup  les  premiers 
chanteurs  se  croyant  insultés  s'arrêtent,  nient 
les  faits  avancés  ;  alors ,  aux  mouvemens  de  la 
colère  et  de  l'indignation ,  succèdent  les  provo- 
cations ,  les  insultes  et  les  coups  :  au  milieu  de 
ce  tumulte,  ou  plutôt  de  ce  délire,  le  frère,  l'ami 
ne  reconnoît  plus  son  frère  ni  son  ami  5  le  fils 
devient  quelquefois  l'ennemi  de  son  père,  ou  le 
père  celui  de  son  fils  ;  les  liens  de  la  société  et  de 
la  nature  sont  rompus  :  c'est  la  guerre  de  tous 
contre  tous  5  pas  un  ancien  ni  un  chef  qui  puisse 


22  VOYAGE 

alors  interposer  son  autorité  :  ces  forcenés  écu- 
mant  de  colère,  les  yeux  étincelans,  ne  connois- 
sent  plus  personne  ;  ce  sont  leurs  femmes  et  leurs 
filles  qui ,  comme  des  anges  de  paix ,  au  risque 
de  leurs  vies,  s'élancent  au  milieu  de  cette  épou- 
vantable bagarre,  désarment,  et  souvent  par- 
viennent à  renverser  les  plus  furieux ,  et  à  les 
contenir  jusqu^a  ce  qu'ils  soient  endormis.  — 
<(  J'étois  fou  ))  ,  disent-ils  gravement  lorsqu'ils 
se  réveillent.  Quelqu'incroyable  que  cela  puisse 
paroître,  les  désordres  occasionnés  par  ces  scènes 
effrayantes,  l'expérience  de  leurs  funestes  effets, 
ne  font  aucune  impression  sur  leurs  esprits,  et 
n'excitent  aucuns  regrets  :  entraînés  par  une 
inconcevable  fatalité,  ils  recommenceroient  le 
lendemain ,  si  le  lendemain  ils  pouvoient  se  pro- 
curer une  nouvelle  provision  d'eau-de-vie.  Tel 
est  le  fléau  qui  en  diminue  journellement  le 
nombre: jugez,  d'après  cela,  quels  services  ren- 
dent les  missionnaires  aux  habitans  des  villages 
d'où  ils  ont  banni  ces  eaux  de  fureur  et  de  mort». 
((Les  jeux  de  hasard  sont  très-communs  parmi 
les  chasseurs  :  cette  passion  produit  les  mêmes 
effets  qu'en  Europe  ;  au  lieu  de  guinées  ou  de 
piastres  ,  ils  jouent  pelleteries  ,  chaudières  , 
peaux  d'ours.  Un  de  leurs  plus  grands  plaisirs, 
est  celui  d'entendre ,  en  fumant ,  raconter  des 
histoires ,  auxquelles  ces  esprits  vides  et  inoc- 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLTANIE.       20 

cupés  prêtent  la  plus  profonde  attention.  Quelle 
influence  ne pourroit-on  pas  obtenir  parmi  eux, 
si  on  vouloit  prendre  la  peine  d'en  composer 
d^analogues  à  leur  goût  »  ! 

((  Les  rêves  sont  toujours  considérés  comme 
des  pronostics  auxquels  on  fait  beaucoup  d'at- 
tention 'y  rien  de  plus  fâcheux  que  d'en  avoir  eu 
de  mauvais;  aussi  en  souhaiter  d'heureux,  est-il 
toujours  un  compliment  :  quelquefois  cependant 
c'est  une  manière  de  demander. — Un  jour, 
me  disoit  sir  William  Johnson  (27) ,  le  vieux 
Nissooassou  (28)  vint  chez  moi ,  et  me  dit  : 
—  Mon  père,  j'ai  rêvé  la  nuit  dernière  que  tu 
m'avois  donné  un  bel  habit  d'écarlate  galonné 
d'or,  et  un  chapeau  qui  l'étoit  aussi.  —  Cela 
est -il  bien  vrai,   lui  dis -je?  —  Oui,  foi  de 
iSachem,  répondit -il.  — Eh  bien!  tu  n'auras 
pas  rêvé  en  vain;  je  te  donne  l'un  et  l'autre 
de  bon  coeur.  —  Le  lendemain ,  continua  sir 
William,  l'ayant  invité  à  déjeuner,  je  lui  dis  à 
mon  tour  :  —  Henrique,  j'ai  rêvé  aussi  la  nuit 
dernière.  —  Qu'as -tu  rêvé,  mon  père?  me 
demanda-t-il.  — Que  tu  m'avois  donné,  au 
nom  de  ta  nation ,  un  petit  morceau  de  terre 
sur  la  Tiénaderhah ,  connu  sous  le  nom  d'Acé- 
rouni.  —  Combien  embrasse- 1- il  de  tes  acres, 
ce  petit  morceau  de  terre  ?  —  Dix  mille ,  lui 
répi)ndis-je,  —  Après  quelques  minutes  de  ré- 


24  VOYAGE 

flexion,  il  me  dit  :  —  Eli  bien!  comme  moi  ia 
n^auras  j)as  rêvé  en  vain  5  je  te  donne  ce  petit 
morceau  de  terre  3  mais  ne  t^avise  pas  de  rêver 
davantage  5  mon  père.  —  Et  pourquoi  non^ 
Henrique?  les  rêves  ne  sont-ils  pas  involon- 
taires?—  Tu  rêves  trop  fort  pour  moi  (thou 
dreameth  too  hard  for  me),  et  bientôt  tu  ne 
laisserois  plus  de  terre  à  nos  gens  )). 

c(  La  loi  du  talion,  continua- t-il ,  prévient  les 
meurtres  :  rien  n'est  plus  rare  parmi  ces  indi- 
gènes, à  Fexception  cependant  de  ceux  occa- 
sionnés par  Tivresse ,  qu'ils  pardonnent,  parce 
que,  disent-ils,  ces  actes  proviennent  de  la  fo- 
lie ,  et  non  de  Tintention.  Quoique  toute  espèce 
de  gêne,  de  contrainte  ou  de  frein  leur  soit  in- 
supportable, et  les  aigrisse  jusqu'à  la  colère,  ils 
ne  connoissent  cependant  ni  les  désordres  de 
Fanarchie,  ni  les  fureurs  de  la  licence  ;  ce  qu'il 
faut  attribuer  à  leur  respect  pour  la  vieillesse, 
ainsi  qu'à  leur  aversion  pour  la  propriété  : 
à  la  guerre ,  dans  les  maladies,  les  blessures 
et  l'infortune,  ils  poussent  le  courage  jusqu'à 
l'héroïsme ,  et  meurent  sans  faire  entendre  de 
plaintes,  de  regrets  ni  de  gémissemens.  Les  na- 
tions éloignées  de  nos  frontières ,  moins  expo- 
sées aux  dangers  de  la  petite  vérole  et  à  l'abus 
des  eaux  spiritueuses ,  sont  beaucoup  plus  res- 
pectables et  plus  nombreuses  que  celles  qui  eu 


DANS    LA   HAUTE   PENSYLVANIE.        sS 

sont  voisines  ;  elles  conservent  quelque  chose  de 
Findépendance  et  de  la  fierté  de  leur  caractère 
national;  on  voit  encore  chez  leurs  guerriers  cet 
œil  vif  et  perçant ,  et  ces  nuances  primitives  de 
férocité  quand  ils  froncent  le  sourcil.  Mais ,  mal- 
heureusement pour  ces  tribus ,  elles  ne  peuvent 
plus  se  passer  des  marchandises  européennes. 
Que  feroient-elles  aujourd'hui  sans  nos  chau- 
dières et  nos  couvertures?  sans  la  poudre  et  le 
plomb  nécessaires  pour  leurs  chasses?  Elles  dis- 
paroîtront  un  peu  plus  tard  que  les  autres  j  car, 
disoit  il  y  a  trente  ans  Korey-Hoosta ,  chef  des 
Missisagès  (29  )  :  —  ce  La  race  des  semeurs  de 
petites  graines  merveilleuses  (5o) ,  doit  éteindre 
à  la  longue  les  chasseurs  de  chair,  à  moins  que 
ces  chasseurs  ne  s'occupent  à  en  semer  aussi  ». 


26  VOYAGE 


CHAPITRE     IL 

Ayant  accompagné  en  1787  le  vénérable 
Francklin ,  alors  gouverneur  de  la  Pensylvanie , 
dans  un  voyage  à  Lancaster  ,  où  il  avoit  été 
invité  à  poser  la  première  pierre  du  collège  qu^il 
venoit  d^  fonder  pour  les  Allemands  (A),  le  soir 
du  jour  de  cette  cérémonie,  on  parloit  des  dif- 
férentes nations  qui  habitent  le  continent ,  de 
leur  aversion  pour  la  culture ,  etc. ,  lorsqu^un 
des  principaux  liabitans  de  la  ville  lui  dit  : 
—  c(  Gouverneur ,  d'où  pensez  -  vous  qu^elles 
soient  venues  ces  nations  ?  les  croyez-vous  abo- 
rigènes ?  Avez -vous  entendu  parler  des  an- 
ciennes fortifications  et  des  tombeaux  qu^on 
a  découverts  tout  récemment  dans  le  pays  de 
Touest  »  ? 

«  Celles  qui  habitent  les  deux  Florides ,  ré- 
pondit-il 5  et  la  basse  Louisiane ,  se  disent  sor- 
ties des  montagnes  du  Mexique.  Je  serois  assez 
disposé  aie  croire.  Si  Fon  peut  juger  de  celle  des 
Esquimaux  (1)  des  côtes  du  Labrador  (les  plus 
farouches  des  hommes  connus)  ,  par  la  blan- 
cheur de  leur  teint ,  par  la  couleur  de  leurs  yeux 
et  par  leurs  énormes  barbes ,  ils  sont  originaires 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.        27 

du  nord  de  l'Europe ,  d'où  ils  sont  venus  dans 
des  temps  très  -  reculés.  Quant  aux  autres  na- 
tions de  ce  continent ,  il  paroît  difficile  d'ima- 
giner de  quelle  tige  elles  peuvent  être  descen- 
dues. Leur  donner  une  origine  asiatique  et 
tartare ,  leur  faire  traverser  le  détroit  de  Beh- 
ring (2)  pour  les  répandre  sur  ce  continent , 
c'est  j  à  mon  avis  ^  choquer  toute  probabilité. 
Comment  concevoir ,  en  effet ,  que  des  hommes 
presque  nus  ,  armés  d'arcs  et  de  flèches ,  aient 
pu  entreprendre  un  voyage  de  mille  lieues  à 
travers  des  forêts  épaisses  ou  des  marais  impé- 
nétrables 5  accompagnés  de  leurs  femmes  et  de 
leurs  enfans  ,  et  n'ayant  d'autres  moyens  de 
subsister  que  ceux  de  la  chasse  ?  Quels  motifs 
auroit  pu  avoir  cette  émigration  ?  Si  c'étoit  le 
froid  rigoureux  de  leur  patrie ,  pourquoi  au- 
roient-elles  pénétré  jusqu'à  la  baie  d'Hudson  et 
au  Bas-Canada  ?  que  ne  s'arrétoient-elles  en  pas- 
sant dans  les  belles  plaines  du  Missoury  ,  du 
Ménésoter  (5)  et  du  Mississipi  ou  des  Illinois  ? 
Mais  5  dira-t-on ,  elles  y  auront  peut-être  sé- 
journé j  et  celles  que  nous  connoissons  ne  sont 
que  le  trop  plein  de  ces  anciennes  émigrations. 
S'il  en  et  oit  ainsi,  nous  découvririons  quelque 
analogie  entre  leurs  langues  ;  et  on  sait ,  à  n'en 
pas  douter  ,  que  celles  des  Nadouassées  et  des 
Padoukas  (4)  ne  ressemblent  pas  plus  au  Chip- 


28  VOYAGE 

peway  ,  au  Mohawck  ou  à  FAbenaky ,  que  les 
premières  au  jargon  du  Kamtchatka  )). 

(c  D^un  autre  coté  ,   continua-t-il ,  comment 
les  supposer  aborigènes  d'une  région  comme 
celle-ci ,  qui  ne  produit  presqu'aucuns  fruits  ni 
aucuns  végétaux  dont  l'homme  primitif  ait  pu 
subsister  jusqu'à  ce  qu'il  ait  su  façonner  l'arc 
et  la  flèche ,  harponner  le  poisson  et  allumer  du 
feu  ?  Comment  ces  premières  familles  auroient- 
elles  résisté  aux  intempéries  des  saisons,  aux 
piqûres  des  insectes ,  aux  attaques  des  animaux 
carnassiers  ?  Les  climats  chauds  et  abondans  en 
fruits  naturels  ont  donc  nécessairement  été  le 
berceau  de  la  nature  humaine  3  c'est  du  sein  de 
ces  régions  favorisées  que  la  portion  exubérante 
des  premières  sociétés  s'est  répandue  insensible- 
ment sur  le  reste  de  la  terre.  D'où  sont  venues 
les  nations  qui  habitent  ce  continent,  celles  qu'on 
voit  sur  les  plages  de  la  Zélande  et  de  la  Nou- 
velle-Hollande ,  ainsi  que  sur  les  îles  de  la  mer 
Pacifique  ?  Pourquoi  celles  de  l'ancien  monde 
sont-elles  civilisées  depuis  des  milliers  de  siè- 
cles ,  tandis  que  celles  du  nouveau  restent  encore 
plongées  dans  l'ignorance  et  la  barbarie  ?  Cet 
hémisphère  seroit-il  plus  récemment  sorti  du 
sein  des  eaux  ?  Ces  questions ,  et  mille  autres 
qu'on  pourrait  faire,  ne  seront  à  jamais  pour 
nous,  êtres  fugitifs ,  que  comme  un  vaste  désert 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLTANIE.        29 

où  Toeil  égaré  n'apperçoit  pas  le  plus  petit  buis- 
son sur  lequel  il  puisse  se  reposer  w. 

«  Cette  planète  est  bien  vieille  ,  continua-t-il  ; 
semblable  aux  ouvrages  d'Homère  et  d'Hésiode, 
qui  peut  dire  à  travers  combien  à^ éditions  elle  a 
dû  passer  depuis  l'immensité  des  siècles  ?  Les 
continens  déchirés ,  les  détroits ,  les  golfes  ,  les 
lies  5  les  archipels  et  les  bas-fonds  de  l'Océan  ne 
sont  que  de  vastes  débris  sur  lesquels ,  comme 
sur  les  planches  d'un  vaisseau  naufragé  ,  les 
hommes  des  anciennes  générations  qui  échap- 
pèrent à  ces  bouleversemens  en  ont ,  à  la  longue, 
reproduit  de  nouvelles.  Le  temps ,  si  précieux 
pour  nous,  êtres  d'un  moment ,  n^estrien  pour 
la  nature.  Qui  peut  nous  apprendre  à  quelle  épo- 
que reparoîtront  ces  funestes  catastrophes ,  aux- 
quelles, dans  ses  révolutions  annuelles,  la  terre 
me  paroît  aussi  évidemment  exposée  que  les  vais- 
seaux qui  traversent  les  mers  le  sont  à  se  briser  sur 
des  vigies  ou  sur  des  écueils  inconnus  ?  Que  faut- 
il  pour  en  changer  les  climats  et  la  rendre  long- 
temps inhabitable  ?  L'approche  ou  la  rencontre 
d'un  de  ces  globes  ,  dont  les  courses  elliptiques 
et  mystérieuses  sont  peut-être  les  agens  de  nos 
destinées  ;  quelques  variations  dans  les  rotations 
annuelles   et   diurnes  ,    dans  l'inclinaison  des 
^  pôles ,  ou  l'équilibre  des  mers  )). 

«  Quant  à  votre  troisième  question ,  continua 


5o  VOYAGE 

le  gouverneur  ,  voici  quelques  idées  qu'a  fait 
naître  la  lecture  des  détails  dernièrement  en- 
voyés à  notre  société  philosophique  ,  par  les 
générauxVarnom  et  Parsons,  les  capitaines  John 
Hart  et  Serjeant,  relatifs  aux  camps  retranchés 
et  aux  autres  indices  d'une  ancienne  population, 
dont  la  tradition  ne  dit  rien  à  nos  indigènes. 
En  voyageant  à  travers  les  provinces  trans-Allè- 
ghéniennesde  cet  Etat,  on  rencontre  souvent  sur 
les  élévations  voisines  des  rivières  quelques  restes 
de  parapets,  de  fossés,  couverts  d'arbres  trés- 
élevés  !  presque  toute  la  péninsule  du  Muskin- 
ghum  est  occupée  par  un  vaste  camp  retranclié. 
Il  est  composé  de  trois  enceintes  quarrées  5  celle 
du  milieu,  qui  est  la  plus  considérable,  a  une 
communication  avec  l'ancien  lit  de  cette  rivière, 
dont  il  paroît  que  les  eaux  se  sont  retirées  de 
près  de  3oo  pieds  j  ces  enceintes  sont  formées  de 
fossés  et  de  parapets  en  terre,  dans  lesquels  on 
n'a  trouvé  ni  pierres  taillées ,  ni  briques.  Le 
centre  en  est  occupé  par  des  élévations  coniques, 
de  diamètres  et  de  hauteurs  diiférentes.  Chacune 
de  ces  enceintes  paroît  avoir  eu  un  cimetière.  En 
preuve  de  la  haute  antiquité  de  ces  ouvrages,  on 
assure,  comme  un  fait  reconnu,  que  les  ossemens 
sont  convertis  en  matières  calcaires,  et  que  le  sol 
végétal  dont  ces  fortifications  sont  couvertes , 
qui  n'a  été  formé  que  par  la  chute  des  feuilles  et 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.       Ol 

par  les  débris  des  arbres  ^  étoit  presque  aussi  épais 
que  celui  des  environs.  Deux  autres  camps  ont 
été  pareillement  découverts  dans  les  environs  de 
Lexington  (5).  La  surface  du  premier  est  de  six 
acres ,  celle  du  second  de  trois  5  les  tessons  de 
poterie  qu^on  y  a  trouvés  en  labourant,  sont 
d^une  composition  inconnue  à  nos  indigènes)). 

((  On  voit  sur  le  Paint-Creek  (  branche  du 
Scioto  )  une  suite  de  ces  enceintes  fortifiées,  qui 
s'étendent  jusqu'à  FOhio,  et  même  jusqu'au  sud 
de  ce  fleuve.  Les  ouvrages  semblables  se  trouvent 
aussi  sur  les  deux  Myamis  (6) ,  dans  une  dis- 
tance de  plus  de  vingt  milles,  ainsi  que  sur  le 
Big  -  Grave  -  Creek  (7).  Ces  dernières  ne  sont 
qu'une  suite  de  redoutes  élevées  sur  les  bords 
de  ces  rivières  à  des  distances  inégales.  Celles 
qu'on  a  découvertes  sur  le  Big-Black-Creek  et  à 
Byo- Pierre,  dans  le  voisinage  du  Mississipi , 
paroissent  avoir  été  des  terre-pleins,  destinés  à 
mettre  les  hommes  à  l'abri  des  inondations  du 
fleuve  )) . 

«  Carver  a  trouvé  à  cinq  cents  lieues  de  la  mer, 
sur  le  rivage  oriental  du  lac  Peppin  (  qui  n'est 
qu'une  extension  du  Mississipi  ) ,  des  vestiges 
considérables  de  retranchemens,  faits  comme  les 
précédens  en  terre,  et  couverts  de  hautes  futaies. 
Les  tombeaux  (  barrow^s  ) ,  dernièrement  décou- 
verts dans  le  Kentukey  et  ailleurs,  sont  des  cônes 


52  VOYAGE 

de  diamètres  et  d^ élévations  différentes  ;  ils  sont 
reyêtus  d^une  épaisse  couche  de  terre ,  et  res- 
semblent, quoique  plus  petits,  à  ceux  qu'on  voit 
encore  dans  l'Asie  et  dans  quelques  parties  de 
l'Europe.  Le  premier  rang  des  corps  couchés  sur 
des  pierres  plates,  qui  en  occupent  toute  la  base, 
est  recouvert  de  nouvelles  couches ,  servant  de 
lits  à  d'autres  corps,  placés  comme  les  premiers, 
jusqu'au  sommet.  Ainsi  que  dans  les  fortifica- 
tions du  Muskinghum ,  on  n'y  a  rencontré  au- 
cuns vestiges  de  mortier,  ni  aucunes  traces  du 
marteau.  Le  nouvel  Etat  du  Ténézée  est  rempli 
de  ces  tombeaux  ;  on  y  trouve  aussi  plusieurs 
grottes,  dans  lesquelles  on  a  découvert  des  osse- 
mens  ». 

((  On  voit  dans  le  voisinage  de  plusieurs  villes 
Chérokées,  à  Kéowé,  Sticcoé,  Sinnica,  &c.  des 
terrasses ,  des  pyramides  ou  monts  artificiels , 
d'une  grande  élévation  ,  dont  l'origine  étoit  in- 
connue auxhabitans  que  les  Chérokées  en  chas- 
sèrent lors  de  leur  invasion  ,  il  y  a  près  de  deux 
siècles.  Les  mêmes  hauteurs  artificielles  ,  les 
mêmes  preuves  du  séjour  et  de  la  puissance  d'an- 
ciennes nations  ,  se  trouvent  aussi  dans  les  deux 
Florides,  sur  les  bords  de  l'Oakmulgé,  àTaënsa, 
sur  l'Alibama ,  &c.  (8)  >). 

((  A  quelle  époque,  par  quel  peuple  ces  ouvra- 
ges ont-ils  été  construits  ?  Jusqu'à  quel  degré  de 


DANS    LA    HAUTE   PENSYLVANÎE.        3d 

civilisation  ce  peuple  étoit-il  parvenu  ?  Connois- 
soit-il  Fusage  du  fer?  Qu^est-il  devenu?  Peut- on 
concevoir  que  des  nations  assez  puissantes  pour 
élever  des  fortifications  aussi  considérables,  et 
qui  enterroient  leurs  morts  avec  un  soin  aussi 
religieux ,  aient  été  détruites  et  remplacées  par. 
ceshordes  ignorantes  etbarbares  que  nous  voyons 
aujourd'hui?  Les  calamités  occasionnées  par  un 
long  état  de  guerre ,  auroient-elles  pu  effacer 
jusqu'aux  dernières  traces  de  leur  civilisation,  et 
les  faire  rétrograder  vers  Fétat  primitif  de  chas- 
seurs ?  Nos  indigènes  seroient-ils  les  descendans 
de  cet  ancien  peuple  ))  ? 

et  Tels  sont  les  doutes  et  les  conjectures  que 
font  naître  les  traces  du  passage  et  de  l'existence 
des  nations  qui  ont  habité  le  pays  de  l'Ouest; 
traces  qui  ne  suffisent  pas  pour  nous  guider  dans 
ce  vague  du  passé,  quoiqu'on  n'ait  découvert 
encore  ni  armes ,  ni  instrumens  de  fer  ;  sans  le 
secours  de  ce  métal  cependant,  comment  conce- 
voir qu'on  ait  pu  creuser  des  fossés  aussi  pro- 
fonds, élever  des  masses  de  terre  aussi  considé- 
rables ?  Cet  ancien  peuple  a  dû  avoir  des  chefs, 
et  être  soumis  à  des  loix  j  car ,  sans  les  liens  de 
la  subordination,  comment  auroit-on  pu  réunir 
et  contenir  un  aussi  grand  nombre  d'ouvriers? 
Il  a  dû  connoître  la  culture,  puisque  les  produits 
de  la  chasse  n'auroient  jamais  pu  suiHre  à  le 

I.  G 


34  V  o  ^  xi  G  îî 

nourrir.  L^étendue  de  ces  camps  atteste  aussi 
que  le  nombre  des  troupes  destinées  à  défendre 
ces  ouvrages ,  et  celui  des  familles  auxquelles  , 
dans  les  momens  de  danger  j  ilsservoientd'asylcj 
étoit  immense.  Les  cimetières  prouvent  qu^elles 
y  ont  fait  de  longs  séjours  5  ce  peuple  a  donc  dû 
être  beaucoup  plus  avancé  dans  la  civilisation 
que  nos  indigènes  )), 

({  Lorsque  la  population  des  Etats-Unis  sera 
répandue  sur  toutes  les  parties  de  cette  belle  et 
vaste  région  5  aidée  de  quelques  nouvelles  dé^ 
couvertes,  notre  postérité  pourra  peut-être  for- 
mer alors  des  conjectures  plus  satisfaisantes.  Quel 
champ  pour  la  méditation  !  Un  continent  nou- 
veau^ qui  5  à  une  époque  inconnue,  paroît  avoir 
été  habité  par  des  nations  cultivatrices  et  guer- 
rières! Si  je  n^étois  pas  retenu  par  mon  âge 
avancé,  je passerois  les  montagnes  pour  exami-- 
ner  ces  anciens  travaux  militaires  ;  peut-être 
une  inspection  attentive  et  minutieuse  feroit— 
elle  naître  des  conjectures,  qui  échappent  au- 
jourd'hui à  toutes  les  combinaisons  de  Fesprit  »• 


DANS    LA    HAUTE    TENSYLVANIE,        55 


CHAPITRE     II  L 

Je  me  proposois  depuis  long-temps  d'assister 
aux  deux  grands  conseils  que  les  gazettes  de 
New- York  avoient  annoncés.  Le  premier  devoit 
être  tenu  à  Onondaga  (i) ,  dans  le  pays  des  Mo- 
liawks,  par  les  chefs  des  nations  Onéida,  Caynga^ 
Sénecca,  Tuskarora.  Le  second,  au  fort  Stan- 
wick  (2)  5  où  ces  mêmes  chefs  étoient  invités  par 
le  gouverneur  de  New-York.  Mais  effrayé  de  la 
distance,  ainsi  que  des  inconvéniens  d'un  aussi 
long  voyar  3  à  travers  des  cantons  que  je  savois 
être  nouvellement  habités,  j'étois  indécis ,  lors- 
qu'entraîné  par  les  vives  sollicitations  de  M.  Her- 
man,  jeune  homme  très-instruit,  qui  arrivoit 
d'Europe  et  m'étoit  particulièrement  recom- 
mandé ,  je  résolus  de  l'entreprendre.  Munis  de 
tous  les  renseignemens  qui,  malheureusement, 
ne  pouvoient  nous  être  utiles  que  jusqu'à  Nor- 
thumberland ,  dernier  termiO  des  cantons  passa- 
blement cultivés ,  nous  partîmes  de  Shippen- 
bourg  (5)  ,  et  arrivâmes  le  soir  du  même  jour  à 
Carlisle,  après  avoir  traversé,  pendant  17  milles, 
une  des  plus  fertiles  parties  de  la  Pensylvanie. 
Cette  petite  ville,  chef-lieu  du  comté  de  Cum- 


S6  r  o  Y  A  Gr  m 

berland,  située  à  i4o  milles  de  Philadelphie^ 
sur  la  route  qui  conduit  aux  provinces  ultra- 
montaines,  à  peu  de  distance  de  la  Susquéhan-» 
nah  5  offre  aux  yeux  l'image  de  la  jeunesse.  Quel- 
ques-uns des  beaux  arbres  de  la  nature  ^  de  ceux 
que  les  premiers  colons  conservèrent ,  en  embel- 
lissent encore  les  environs.  Au  lieu  d'être  conti- 
guësj  les  maisons,  presque  toutes  bâties  en  pier- 
res,  sont  séparées ,  soit  par  un  verger,  soit  par  un 
jardin  /ou  par  une  grange,  et  souvent  tout-à-la- 
fois  par  ces  trois  accessoires ,  ce  qui  ajoute  beau- 
coup à  sa  grandeur  apparente,  et ,  dans  l'été  j  à  la 
fraîcheur.  Quoiqu'on  ne  compte  que  ^70  mai- 
sons ,  et  environ  1800  habitans  dans  cette  ville, 
elle  occupe  un  terrein  qui  suffiroit  pour  20,000 
en  Europe. 

Ce  canton  est  si  abondant  et  si  salubre ,  qu^il 
fut  choisi  par  le  gouverneur  Dickenson,  comme 
le  lieu  le  plus  convenal)le  à  l'établissement  du 
collège  qu'il  y  fonda  en  1785^  Cette  belle  insti- 
tution, fruit  de  l'esprit  patriotique  de  cet  homme 
célèbre  (4),  possède  déjà  trois  chaires  de  profes- 
seurs, une  petite  bibliothèque,  et  les  élémens 
d'un  cabinet  de  physique.  En  voyant  cet  état 
général  d'amélioration^  M.  Herman  pouvoit  à 
peine  se  persuader  que  nous  fussions  àplus  de  5oo 
milles  de  la  mer,  et  que  cette  partie  de  la  Pensyl- 
vanie  n'avoitpas  encore  quarante  ans  de  culture. 


DANS   LA   HAUTE  PENSYLVAKIE.       57 

M.  B auquel  nous  étions  recommandés  , 

homme  riclie  et  instruit,  nous  amusa  infini- 
ment par  le  récit  des  principales  circonstances 
de  sa  vie.  Il  étoit  venu  d^Jrlande,  comme  enga- 
giste,  à  l'âge  de  onze  ans^  M.  P....  S....  cliezquile 
hasard  l'avoit  conduit,  fut  tellement  satisfait  de 
ses  heureuses  dispositions  et  de  ses  petits  ser- 
vices ,  qu^il  en  abrégea  le  temps ,  lui  donna  une 
bonne  éducation ,  et  le  plaça  dans  le  commerce. 
Au   bout   de    quelques    années   d^application  , 
comme  pour  le  dédommager  de  son  oubli,  la 
fortune  le  combla  de  ses  faveurs  ;  devenu  pos- 
sesseur d\ine  belle  chute ,  à  quelque  distance  de 
la  ville ,  il  y  fit  construire  un  grand  moulin , 
d'après  les  principes  d'Olivier  Evans,  le  premier 
mécanicien  du  continent,  et,  dans  ce  moulin,  il 
convertit  annuellement  4o,ooo  boisseaux  de  bled 
en  belles  farines  marchandes. 

Extrêmement  satisfaits  de  ce  début,  nous  quit- 
tâmes le  lendemain  M.  B....  et  fùmes^ coucher  sur 
les  bords  de  la  Juniata ,  à  trois  milles  au-dessus 
de  son  confluent  avec  la  Susquéhannah,  à  25 
milles  da  Carlisle.  Malgré  Fâpreté  du  chemin , 
nous  arrivâmes  assez  tôt  pour  jouir,  pendant 
quelques  heures ,  du  plaisir  de  la  pêche  ;  c'étoit 
celle  de  Falose.  M,  Jenning ,  magistrat  du  can- 
ton ,  nous  communiqua  plusieurs  observations 
intéressantes  jrel^tives  au  cours  de  cette  rivière 5 


58  VOYAGE 

depuis  les  montagnes  d^Alleghény,  ainsi  qu'aux 
progrès  de  la  culture  dans  les  difFérens  comtés 
qu'elle  arrose.  —  a  Je  n'en  connois  point ,  nous 
dit-il ,  dont  les  rivages  offrent  des  vues  plus  pit- 
toresques et  même  plus  sauvages.  A  20  milles 
d'ici  on  voit  des  grottes  d'une  grande  étendue , 
remplies  de  concrétions  et  de  stalactites  5  mais 
nous  sommes  trop  jeunes  encore  pour  avoir 
parmi  nous  des  minéralogistes  et  des  amateurs 
d'histoire  naturelle  )) . 

Le  lendemain ,  nous  dînâmes  à  Mahatango- 
Creek,  à  i5  milles  plus  loin  :  ses  eaux  fou- 
gueuses font  tourner  plusieurs  moulins.  Le 
troisième  jour ,  nous  fîmes  ce  repas  à  Penn's- 
Creek.  Quelque  temps  avant  d'y  arriver,  les 
montagnes,  sur  la  droite  de  notre  chemin ,  nous 
permirent  d'appercevoir  la  ville  de  Sunbury, 
située  dans  une  petite  plaine  ,  sur  le  rivage 
oriental  de  la  Susquéhannah ,  que  nous  tra- 
versâmes le  soir  pour  arriver  à  Northumber— 
land. 

Débarqués  sur  cette  belle  péninsule,  nous 
nous  empressâmes  de  porter  nos  lettres  de  re- 
commandation à  M.  Plunket,  l'arpenteur  géné- 
ral du  comté,  dont  nous  savions  que  le  père 
avoit  été  tué  dans  une  des  émeutes  qui  furent 
occasionnées  par  l'arrivée  des  gens  de  Connecti- 
çut  sur  la  branche  orientale  :  il  occupoit  la 


DANS   LA   HAUTE   PENNSYLVANIE.        09 

seule  maison  de  pierres  qu^il  y  eût  dans  ce  bourg  3 
le  reste  ne  consistant  qu'en  log-houses  (5). 

((  Vous  êtes  venus  quelques  années  trop  tôt  5 
messieurs,  nous  dit- il  après  le  souper.  Nous  ne 
sommes  encore  qu'aux  premières  ébauches  de 
défrichement  et  de  culture;  nos  Creeks  n'ont 
pas  de  ponts  ;  les  chemins ,  dans  plusieurs  can- 
tons 5  ne  sont  que  des  sentiers  peu  fréquentés  : 
malgré  votre  courage  ,  je  crains  que  les  mauvais 
gîtes ,  que  la  vue  de  ces  surfaces  si  agrestes  et 
sauvages,  celle  des  cabanes  couvertes  d'écorce, 
enfin  que  la  tristesse  et  l'uniformité  des  bois,  ne 
vous  inspirent  plus  de  dégoûts  et  d'ennuis ,  qu'ils 
ne  donneront  lieu  pour  vous  à  des  observations 
nouvelles  et  instructives.  Quelle  distance,  en 
effet ,  entre  les  campagnes  de  l'Europe ,  et  ces 
cantons  dont  l'arpentage  est  à  peine  terminé  ! 
Quelle  différence  entre  nos  champs  hérissés  de 
souches,  mal  labourés,  enclos  de  grossières  pa- 
lissades, et  un  pays  découvert,  orné  de  belles 
haies  vives,  de  pampres  entrelacés  et  de  vergers 
fleuris  !  Il  s^écoulera  bien  des  années,  avant  que 
celui-ci  mérite  l'attention  des  voyageurs,  avant 
que  chaque  district,  renfermé  dans  des  gorges, 
dans  des  montagnes,  ou  par  des  rivières,  puisse 
facilement  communiquer  avec  les  contrées  voi- 
sines. D'un  autre  côté,  le  défrichement,  la  po- 
pul^tion  rapide  de  ce  continent,  offrent  au:?v 


4o  '        \        VOYAGE 

3'eux  de  ^observateur  un  grand  et  nouveau  spec- 
tacle j  insensiblement  nous  préparons  un  nouvel 
ordre  de  choses,  le  plus  intéressant  peut-être 
qui  se  soit  présenté  à  la  méditation  des  hommes 
depuis  bien  des  siècles  )). 

((  Presque  toutes  les  familles  établies  sur  la 
route  qui  conduit  au  bac  de  Mashoping  (6), 
continua- t-il ,  viennent  de  TEurope;  leur  in- 
dustrie, comme  vous  le  verrez,  est  encore  bien 
imparfaite;  quelques  années  de  Tutile  appren- 
tissage qu'elles  font,  les  rendront  plus  laborieu- 
ses et  plus  éclairées  ;  c'est  la  première  fois  de  leur 
vie  que  ces  colons  travaillent  pour  eux -mêmes , 
en  débarrassant  du  bois  dont  il  est  encombré, 
le  sol  qui  leur  appartient.  Ce  sont  les  précurseurs 
du  grand  corps  de  vétérans  qui  marchent  à  leur 
suite,  et  qui,  dans  quatre  à  cinq  ans,  remplace- 
ront ceux  que  la  paresse  ou  les  mauvaises  moeurs 
auront  obligés  d'abandonner  leurs  travaux  in^ 
fructueux  :  bien  différens  des  colons  de  la  Nou- 
velle-Angleterre (7),  qui,  par-tout  où  ils  se 
fixent  dans  leurs  émigrations,  portent  avec  eux 
les  germes  précieux  de  l'industrie,  de  la  religion 
et  de  la  civilisation    8).  A  peine  ont-ils  nettoyé, 
ensemencé  quelques  champs,  qu'ils  se  réunissent 
pour  construire  une  église  et  une  école.  Que 
vous  dirai-je  ?  nous  manquons  de  bras  :  celui 
quij  dans  l'automne,  a  semé  vingt  acres  de  bled  ^ 


DANS  LA   HAUTE  PENS YLVANIE.       4l 

est  souvent  très-embarrassé ,  au  moment  de  la 
récolte,  comment  il  trouvera  des  moissonneurs. 
Cet  état  d^enfance  sera  cependant  moins  long 
que  vous  neFimaginez,  sur-tout  si  nous  sommes 
assez  heureux  pour  que  les  nouvelles  opinions 
qui  se  manifestent  en  Europe  ,  ne  viennent  pas 
ébranler  notre  jeune  et  sage  gouvernement,  et 
empêcher  qu^il  ne  se  consolide  )) . 

((  Cette  ville,  continua- t-il ,  fondée  en  1774  , 
fut  détruite  six  ans  après  par  les  indigènes  3  ce 
,  n^est  que  depuis  1786  qu'elle  renaît  lentement 
de  ses  cendres.  La  cause  de  cette  lenteur  vient 
du  différend  qui  a  long- temps  existé  entre  l'Etat 
de  Connecticut  et  celui-ci,  relativement  à  la 
possession  des  terreins  baignés  par  le  bras  orien- 
tal de  cette  rivière.  Il  est  enfin  terminé  quant  à 
la  jurisdiction ,  mais  pas  encore  relativement  à 
la  propriété.  Le  gouvernement  s'en  occupe,  et 
on  espère  qu'à  la  prochaine  session  du  corps 
législatif,  chacun  rentrera  dans  ses  droits  :  alors 
la  prospérité  de  cette  jeune  ville  augmentera 
rapidement  5  alors  ces  cabanes  seront  remplacées 
par  de  bonnes  maisons,  et  nous  jouirons  de  tous 
les  avantages  que  promet  le  confluent  de  ces 
deux  bras ,  navigables  pendant  six  mois  jusqu'à 
leurs  sources ,  à  plus  de  200  milles  d'ici,  sur-tout 
lorsque  l'Etat  aura  fait  disparoître  les  obstacles 
qui  obstruent  la  navigation  inférieure ,  depuis 


■Hi 
\ 


4s?  VOYAGE 

Fembouchure  de  la  Juniata,  jusqu'à  celle  du 
Swatara  (9).  L^excellent  esprit  de  notre  corps 
législatif  nous  fait  espérer  que  ce  grand  oeuvre 
sera  accompli  dans  peu  d'années  :  déjà  il  a  offert 
800,000  piastres  (quatre  millions  deux  cents 
mille  livres)  à  ceux  qui  voudroient  l'entre- 
prendre )). 

Mon  compagnon  et  moi  ayant  le  plus  grand 
désir  de  voir  les  belles  plaines  de  Wilkesbury, 
de  Wyomnig  et  de  Mashaney,  dont  les  indi- 
gènes chassèrent  les  gens  de  Connecticut  pen- 
dant la  guerre  de  la  révolution ,  nous  cherchâmes 
à  louer  un  bateau  pour  remonter  la  rivière  jus- 
qu'au bac  de  Mashoping,  à  i5o  milles  de  Nor- 
thumberland  ;  mais  n'ayant  pas  pu  en  trouver 
d'assez  fort  pour  porter  nos  chevaux,  nous  ré- 
solûmes de  traverser  le  milieu  de  ce  comté,  en 
suivant  le  sentier  marqué  par  M.  Plunket^  c'étoit 
la  voie  la  plus  directe  que  nous  pussions  suivre 
pour  entrer  dans  la  partie  septentrionale  du 
pays  de  Luzerne,  situé  à  Test  de  la  rivière,  et 
pour  nous  rapprocher  de  la  ligne  de  démarca- 
tion qui  sépare  cet  Etat  de  celui  de  New- York, 
d'où  il  nous  seroit  facile  d'atteindre  le  lac  Ot- 
sègé,  Albany  etSkénectady,  sur  la  rivière  Mo- 
hawk,  dont  les  eaux  dévoient  nous  porter  au 
fort  Stanvs^ick. 

Après  avoir  quitté  M.  Plunket,  nous  suivîmes 


DA'NS    LA   HAUTE   PENSYLVANIE.        43 

pendant  quelque  temps  les  bords  duMahoning, 
que  nous  trouvâmes  assez  bien  cultivés  5  mais 
depuis  les  sources  de  cette  rivière,  nous  ne  ren- 
contrâmes plus  que  des  sentiers  tortueux ,  et  de 
temps  en  temps  quelques  cabanes  occupées  par 
des  colons  nouvellement  arrivés  :  quelquefois , 
des  arbres  tombés  de  vétusté ,  ou  renversés  par 
les  vents ,  obstruoient  les  passages,  et  nous  obli- 
geoient  à  faire  des  détours  considérables.  Nous 
voyagions  lentement,  et  n^étions  qu^à  notre  troi- 
sième journée ,  lorsque  je  m'apperçus  de  Fim- 
pression  que  faisoient  sur  l'esprit  de  M.  Herman 
les  difficultés  du  voyage,  les  mauvais  gîtes ,  et 
sur -tout  le  silence  et  Fobscurité  des  bois.  — 
((  Est-ce  là ,  me  demanda-t-il ,  Taspect  ordi- 
naire et  Vétat  primitif  des  forets  du  Nouveau- 
Monde,  dont,  je  ne  sais  pourquoi,  je  m'étois 
fait  une  idée  si  différente  ?  C'est  la  patrie  des 
ours  et  des  loups,  et  non  celle  des  hommes.  Que 
ces  surfaces  sont  âpres  et  rebutantes ,  ces  soli- 
tudes sombres  et  tristes!  Comment  concevoir  que 
ces  collines  si  fortement  boisées ,  et  ces  marais 
tremblans  couverts  d'épaisses  broussailles,  soient 
destinés  à  devenir  un  jour  de  rians  coteaux 
et  des  prairies  verdoyantes  ?  —  Eh  bien  !  lui 
dis -je,  les  beaux  cantons  de  Shippenbourg ,  de 
Carlisle,  de  Reding,  de  Lancaster,  et  tant  d'au- 
tres ,  ressembloient  à  ce  que  vous  voyez  ici ,  lors 


44  V  O  Y   A   C  E 

de  Farrivée  des  premiers  colons.  Que  penseriez- 
vous  donc,  si  nous  traversions  des  forêts  encore 
plus  épaisses ,  et  des  marais  dont  la  surface  n'est 
qu'une  couche  d'arbres  renversés ,  on  ignore  par 
quelle  cause  et  depuis  combien  d'années?  Quand 
vous  aurez  observé  ce  que  la  force  et  l'intelli- 
gence des  hommes  peuvent  faire  dans  un  court 
espace  de  temps ,  alors  vous  verrez  que  tous  ces 
obstacles  sont  faciles  à  surmonter ,  et  qu'il  est 
plus  aisé  que  vous  ne  l'imaginez  de  détruire  ces 
géans,  de  faire  luire  le  soleil  sur  ces  surface», 
et  de  les  couvrir  de  belles  récoltes.  —  A  peine 
puis-jele  comprendre,  me  réponditil^  car  enfin, 
quelqu'industrieux  que  soient  les  colons,  ils  ne 
sont  pas  des  Hercules^  leurs  forces  ne  sont  point 
proportionnées  aux  résistances  que  la  nature 
leur  oppose.  —  Cette  longue   suite   d'opéra- 
tions et  de  travaux,  lui  répondis-je,  exige  plus 
d'adresse  et  de  persévérance  que  de  forces  réel-^ 
les  5  le  feu  fait  au  moins  la  moitié  de  la  besogne. 
Croiriez-vous  que  deux  hommes  arrivés  sur  leurs 
terreins  après  la  sortie  des  feuilles  (lo),  peu- 
vent, dès  la  première  année,  semer  vingt  acres 
de  bled  ?  Cela  est  cependant  très  -  vrai  :  après 
avoir  essarté,  amoncelé  et  brûlé  les  buissons  et 
les  arbrisseaux,  ils  cernent  l'écorce  des  grands 
arbres ,  que  cette  opération  fait  mourir  sur  pied, 
et  se  contentent  de  herser  la  terre  (il).  La  cIq-* 


BANS  LA   HAUTE   PEHSYLVANIE.       45 

ture  de  ces  champs  es  t  ce  qu'il  y  a  de  plus  pénible  ; 
elle  est  cependant  indispensable,  à  cause  du  grand 
nombre  de  bestiaux  qui  parcourent  les  bois  ». 

Cependant  nous  cheminions  lentement,  te-r 
nant  sur  la  gauche  un  des  bras  du  Chiquisqua- 
qué-Creek,  que  nous  avions  déjà  traversé  deux 
fois ,  lorsque  nous  apperçùmes  une  habitation 
couverte  de  bardeaux,  au  milieu  d^un  éclairci 
assez  considérable,   dont  le  propriétaire,  que 
nous  rencontrâmes  quelques  instans  après,  nous 
oflfrit  Tasyle  de  la  nuit  avec  le  plus  aimable  ein- 
pressement.  Nous  le  suivîmes  à  travers  un  champ 
de  bled  assez  considérable.  Après  avoir  pris  soin 
de  nos  chevaux ,  ce  brave  colon  nous  montra , 
avec  une  espèce  de  vénération ,  la  souche  du 
premier  pin  qu'il  avoit  renversé  quelques  an- 
nées auparavant,  nous  lit  observer  ce  qu'il  avoit 
déjà  fait ,  et  ce  qu'il  lui  restoit  encore  à  faire 
avant  de  devenir  aisé  et  opulent.  Il  calculoit  le 
temps  où  telle  partie  de  son  marais  seroit  con- 
vertie en  herbages,  tel  coteau  couvert  de  bled  , 
où  tel  autre  le  seroit  de  trèfle ,  et  planté  en  pom- 
miers et  pêchers  (12) ,  et  cela  avec  un  air  de  joie 
et  de  satisfaction  que  nous  partageâmes  invo- 
lontairement :  il  me  sembloit  n'avoir  jamais  vu 
jusqu'alors  l'espérance  sous  des  nuances  aussi 
touchantes  ;   c'étoit  comme  la  plénitude  d'un 
bonheur  non  encore  arrivé. 


46  V    0    Y    AGE 

((  Le  désir  de  contribuer  à  celui  de  ma  famille  ^ 
nous  dit-il  j  celui  d^assurer  son  indépendance 
après  ma  mort,  me  détermina,  il  y  a  quelques 
années,  à  quitter  la  ville  de  Fairiield  (i5),  où 
je  tenois  une  école  de  grec  et  de  latin.  Content 
de  mon  sort,  j'instruisois  de  mon  mieux  la  jeu- 
nesse qui  m^étoit  confiée  ,  lorsque  j'appris  la 
mort  d'un  de  mes  parens  qui  venpit  de  finir  ses 
jours  au  Bengale,  et  qui  m'avoit  légué  dix-neuf 
cents  piastres.  Dans  la  crainte  de  confier  cette 
somme  aux  hasards  du  commerce ,  je  résolus  de 
remployer  à  l'acquisition  d'une  certaine  quan- 
tité de  terres  neuves ,  la  seule  spéculation  dans 
laquelle  nous  sommes  rarement  déçus,  quand 
nous  y  apportons  de  l'industrie  et  de  l'activité. 
Ayant  été  informé  que  le  gouvernement  de  Pen- 
sylvanie  venoit  d'ériger  cette  partie  de  l'Etat  en 
comté,  je  m'y  rendis;  et  après  l'avoir  parcou- 
rue, j'achetai  les  426  acres  que  je  possède  ici 
pour  575  piastres  (le  prix  en  a  plus  que  doublé 
depuis  les  malheurs  de  l'Europe)  ;  je  louai  un 
homme  de  mon  pays,  qui  est  encore  avec  moi  y 
nous  construisîmes  ensemble  cette  maison  avec 
le  tronc  des  premiers  arbres  que  nous  abattîmes  ; 
j'achetai  à  Wilkesbury  des  provisions  pour  un 
an,  une  paire  de  bœufs,  deux  jumens  pleines, 
et  les  instrumens  de  labourage  dont  j'avois  be- 
soin :  enfin  après  six  mois  de  travail ,  employés 


Dans  la  haute  î^ensylvanie.      47 

à  dessécher  quelques  acres  de  marais ,  et  à  défri- 
cher dix-sept  acres ,  que  nous  semâmes  en  bled  5 
je  fus  chercher  ma  famille.  Depuis  cette  époque 5 
Fespérance  ne  m'a  point  quitté  un  seul  instant  5 
je  vois  dans  la  fertilité  du  sol  et  dans  le  prix  des 
denrées  j  une  récompense  certaine  offerte  à  qui 
Veut  la  mériter  par  l'intelligence  et  le  travail.  Je 
sème  beaucoup  moins  que  mes  voisins ,  et  cepen- 
dant je  récolte  plus  qu'eux  j  parce  que  je  cultive 
mieux.  Depuis  que  je  suis  ici,  je  n'ai  pas  senti 
la  moindre  atteinte  du  découragement,  quoique 
j'aie  eu  tant  d'obstacles  à  surmonter.  Bien  diffé- 
rent de  moi,  mon  plus  proche  voisin,  qui  de- 
meure à  cinq  milles  d'ici,  mécontent,  je  ne  sais 
pourquoi,  de  sa  situation  ,  de  l'état  de  sa  terre ^ 
qui  est  cependant  aussi  fertile  que  la  mienne,  va 
traiter  de  ses  foibles  améliorations,  et  aller  se 
fixer  ailleurs  :  il  ne  sera  heureux  nulle  part ,  et 
passera  sa  vie  d'ébauches  en  ébauches ,  disposi- 
tion assez  commune  parmi  les  premiers  colons. 
Quant  à  moi ,  j'ai  une  si  grande  idée  de  mes 
forces  et  de  mon  courage,  que  souvent  je  puis 
beaucoup  plus  que  je  ne  le  croyois ,  et  cela  uni- 
quement parce  que  j^ai  cru  pouvoir  :  c'est  un 
puissant  levier ,   en  effet  ,'  que  ce  sentiment , 
quand  il  faut  renverser  un  arbre  ou  déraciner 
une  souche  ». 

((  J'ai  eu  la  prévoyance  d'apporter  avec  moi 


48  V   O    Y   A   G-  Ë 

une  grande  quantité  de  pépins  et  de  noyaux  ^ 
que  j^ai  soigneusement  plantés  :  encore  quelques 
années ,  de  ma  pépinière  sortiront  tous  les  ver- 
gers et  les  arbres  à  fruit  du  canton.  Je  ne  dois 
rien  j  déjà  même  je  commence  à  vendre  Fexcé- 
dant  de  mes  petites  récoltes  aux  colons  dont  les 
établissemens  sont  plus  récens  que  le  mien  ;  Id 
seul  inconvénient  que  j'éprouve,  est  la  distance 
où  je  suis  d'un  moulin ,  d'une  église  et  d'un  ma- 
réchal. Huit  shellings  par  an  pour  encourager 
la  destruction  des  loups  et  des  panthères,  est  la 
seule  imposition  que  le  gouvernement  exige,  ou 
plutôt  que  nous  lui  offrons  avec  plaisir  et  re- 
connoissance.  Il  s'occupe  de  faire  ouvrir  des 
routes  extrêmement  utiles  j  demain  vous  traver- 
serez celle  connue  sous  le  nom  de  Bridle-Road  , 
qui  commence  aux  sources  du  Monsey ,  sur  le 
bras  occidental ,  et  finit  à  celles  du  Sisshény , 
qui  tombe  dans  le  bras  oriental.  Les  souches  y 
sont  encore ,  il  est  vrai  ^  mais  les  ponts  viennent 
d'être  terminés.  A  mesure  que  nous  desséchons 
nos  marais ,  les  insectes  disparoissent.  Les  loix 
du  Congrès  encouragent  le  commerce  maritime  j 
ce  commerce  florissant  encourage  la  culture  j 
notre  patrie  jouit  de  la  paix  et  de  la  tranquillité. 
Jusqu'ici  le  ciel  a  béni  les  travaux  de  ses  enfans, 
et  les  saisons  nous  ont  été  favorables  :  matin  et 
soir  nous  implorons  ses  grâces  et  ses  leçons ,  que 


DANS    LA   HAUTE   PENSYLVANIE.        49 

nous  nous  efforçons  de  mériter  non-seulement 
par  nos  prières,  mais  aussi  par  notre  industrie 
et  notre  union.  Je  ne  redoute  que  la  brièveté  du 
temps  5  qui ,  comme  Feau  du  ruisseau ,  passe  et 
s'écoule  avec  rapidité  )) .  Voilà ,  messieurs ,  com- 
ment le  maître  d'école  de  Fairfield  est  devenu 
citoyen  de  la  Pensylvanie,  et  franc-tenancier  du 
comté  de  Nortliumberland. 

Frappé  de  ce  qu'il  venoit  d'entendre ,  M.  H.... 
me  dit  le  soir  :  —  «  La  conversation  naïve  de  cet 
honnête  colon  de  Connecticut,  a  fait  sur  mon 
esprit  la  plus  profonde  impression  :  je  rougis  de 
ma  foiblesse.  Quoi  !  cet  homme,  du  sein  d'une 
ville  transporté  au  sein  des  bois ,  où  l'on  voit  â 
peine  quelques  sentiers ,  soumis  à  un  travail  dur 
et  pénible,  si  on  le  compare  à  ses  premières 
occupations ,  éloigné  de  ses  parens ,  de  ses  amis , 
des  secours  de  la  société,  est  cependant  gai  et 
content.  Le  soir ,  heureux  d'avoir  accompli  la 
tâche  du  jour,  il  en  remercie  la  divinité,  et  le 
lendemain  en  recommence  une  nouvelle  avec  le 
même  courage  et  la  même  allégresse.  L^espoir  de 
l'aisance ,  de  l'indépendance,  l'anime ,  l'encou-- 
rage ,  et  lui  tient  lieu  de  bonheur  présent  :  il  est 
tout-à-la-fois  bon  père,  bon  mari  et  bon  culti- 
vateur; et  moi,  que  la  fortune  a  favorisé,  moi 
qui  n'ai  traversé  l'océan  que  pour  jouir  du  spec- 
tacle qu'offrent  ici  à  la  méditation  l'origine  et  le 


i30  VOYAGE 

développement  de  ces  jeunes  sociétés ,  je  n'au-- 
rois  pas  la  force  de  surmonter  quelques  instans 
de  dégoùl ,  et  de  supporter  quelques  inconvé- 
niens  passagers,  qu'un  peu  d'habitude  fera  dis- 
paroître  !  Je  me  sens  tout-à-coup  devenu  un 
nouvel  homme.  Si  jamais  les  obstacles  et  les  dif- 
ficultés des  routes  ,  l'incommodité  des  gîtes  , 
faisoient  renaître  quelques  restes  de  cette  hon- 
teuse pusillanimité,  je  me  rappellerai  ce  que 
M.  W,  Dolittle  vient  de  nous  dire  ». 

Le  lendemain ,  conformément  aux  intentions 
de  notre  hôte,  nous  traversâmes  une  nouvelle 
route  qu'on  venoit  de  terminer ,  et  qui  condui-- 
soit  du  Monsy  sur  le  bras  occidental,  au  Sisshény 
qui  tombe  dans  le  bras  oriental  (  connue  sous  lé 
nom  de  Bridle-Road  ). 


DANS   LA  HAUTE   PENSYLVANIE.       5l 


CHAPITRE    IV. 

Nous  poursuivions  notre  voyage  beaucoup  plus 
gaîment ,  à  travers  des  forêts  extrêmement  som- 
bres et  épaisses ,  lorsque  le  courage  de  M.  Her- 
man  fut  mis  à  de  nouvelles  épreuves  en  passant 
à  la  nage  deux  bras  du  Fisliing-Creek,  encom- 
brés d'arbres  et  de  buissons  qu'avoient  entraînés 
les  crues  du  printemps.  —  «  Que  de  temps  et  de 
travaux,  me  disoit-il,  avant  que  le  lit  de  ces 
rivières  soit  entièrement  nettoyé,  et  que  leurs 
rivages ,  aujourd'hui  si  humides  et  si  peu  prati- 
cables pour  le  voyageur,  soient  devenus  de 
riantes  prairies,  comme  celles  qui  accompagnent 
l'Elbe  depuis  Magdebourg  jusqu'à  Cuxhaven  ! 
Que  de  peines  et  de  travaux,  avant  que  ces  co- 
lons puissent,  du  seuil  de  leurs  portes,  le  soir 
d'un  beau  jour  d'été,  contempler  leurs  champs 
couverts  des  richesses  de  la  culture,  et  leurs  ver- 
gers chargés  de  fruits  ))  î 

La  monotonie  de  cette  longue  et  pénible  tra- 
versée de  67  milles,  jusqu'au  bac  de  Mashoping 
sur  la  grande  rivière ,  ne  fut  un  peu  adoucie 
pour  nous  que  par  la  rencontre  d'un  assez  grand 
nombre  de  familles  presque  toutes  européennes^ 


6^  VOYAGE 

mais  si  nouyelleineut  établies ,  qu'à  peine  pou- 
Vions-nous  trouver  un  abri ,  et  de  quoi  nourrir 
nous  et  nos  chevaux.  Occupées  à  fendre  des  pa- 
lissades, à  ceindre  Técorce  des  grands  arbres,  à 
entasser ,  brûler  les  buissons  desséchés  ,  elles 
n^avoient  encore  récolté  que  des  légumes. 

((  Ah  !  nous  disoit  un  Suédois  chez  qui  nous 
fîmes  rafraîchir  nos  chevaux ,  je  puis  donc  mou- 
rir sans  être  inquiet  du  sort  de  mes  enfans, 
puisque  je  les  laisserai  dans  un  pays  d'abon- 
dance, où  le  travail  est  amplement  récompensé  : 
ils  ne  seront  point  exposés  à  la  honte  de  la  men- 
dicité, aux  remords ,  ni  aux  dangers  du  crime», 
—  ((  Ah  !  nous  disoit  un  autre ,  je  n'attellerai  plus 
mes  malheureuses  vaches  à  ma  triste  charrue , 
pour  effleurer  les  sables  démon  ancienne  patrie^ 
Ici  des  boeufs  et  des  chevaux  laboureront  le  sol 
fertile  et  profond  qui  m'appartient  ».  —  a  Né  au 
milieu  des  avalanches  et  des  glaciers  de  la  Sa- 
voie, disoit  un  troisième,  industrieux  comme  je 
Fétois,  il  ne  me  manquoit,  pour  être  heureux , 
que  la  protection  des  loix  et  celle  de  la  terre  : 
ici  j'ai  trouvé  tout  ce  que  je  desirois,  et  même 
au-delà,  puisque  le  dieu  des  moissons  et  le  gou- 
vernement n'exigent  que  nos  prières  et  notre 
reconnoissance  ». 

Après  avoir  traversé  la  Susquéhannah ,  nous 
continuions  lentement  notre  route  dans  le  comté 


DANS  LA  HAUTE  PENS YLVANIE,   55 

de  Luzerne,  lorsque  mon  compagnon  me  dit: 
> —  c(  Oui  j  je  Favoue  ,  je  ne  commence  à  remplir 
le  but  de  mon  voyage  que  depuis  la  plantation 
de  Fairfield  5  depuis  ce  moment  je  vois  avec  plus 
d'intérêt  ces  cabanes  de  bois  ou  d'écorce,  pre- 
mier asyle  des  colons,  destinées  à  être  un  jour 
remplacées  par  de  riantes  habitations ,  ainsi  que 
ces  ébauches  de  défrichemens ,  que  Tindustrie, 
la  nécessité,  convertiront  en  champs  fertiles.  Je 
parcours  avec  moins  de  dégoût  ces  forêts  dont 
le  sol,  jusqu^ici  âpre  et  stérile,  va  bientôt  nour- 
rir des  milliers  de  fainilles  ;  ces  marais  humides 
et  impénétrables ,  sur  lesquels  paîtront  bientôt 
de  nombreux  troupeaux.  —  Me  voilà  donc  par- 
venu, continua-t-il,  à  ce  qu^on  peut  véritable- 
ment appeler  Torigine  des  sociétés  !  —  Oui ,  sans 
doute,  puisque  dans  ces  lieux,  où,  il  n'y  a  en- 
core que  sept  mois,  on  entendoit  les  cris  de  la 
panthère  et  leshurlemens  des  loups,  nous  voyons 
la  charrue  tracer  les  premiers  sillons,  le  feu  con- 
sumer les  buissons  et  les  herbes  inutiles ,  nous 
entendons  le  bruit  des  haches ,  les  chansons  de 
la  gaîté,  le  mouvement  du  travail  et  de  la  vie. 
—  Oui,  sans  doute,  puisque  nous  suivons  des 
sentiers  qui  deviendront  un  jour  de  grandes  et 
belles  routes,  et  que  nous  conversons  avec  les 
premiers  magistrats,  occupés ,  comme  les  autres 
colons,  à  nettoyer  la  surface  de  leurs  terres^  à 


54  VOYAGE 

planter  leur  maïs,  ou  à  semer  leurs  premiers 
champs  de  bled  au  miilieu  d'arbres  cernés,  de 
branches ,  de  souches ,  de  racines  amoncelées  et 
brûlantes  ))  ! 

((Voilà,  sans  doute,  lui  répondis-je,  comme 
l'Europe  a  dû  commencer.  Mais  quelle  diffé- 
rence entre  les  mœurs,  les  loix  de  ces  temps  re- 
culés ,  et  ce  qn'on  voit  ici  !  Quelle  différence  de 
siècles  et  de  lumières  !  Tels  que  ces  sources  obs- 
cures et  cachées  dans  le  sein  des  montagnes, 
dont  l'imperceptible  réunion  forme  les  ruis- 
seaux ,  les  rivières  et  les  fleuves ,  ces  foibles 
germes  de  population  que  nous  avons  observés 
en  traversant  ces  antiques  forêts,  les  converti- 
ront en  champs  fertiles ,  en  prairies  émaillées  de 
fleurs  5  et  dans  un  petit  nombre  d'années ,  de  ces 
ruches  fécondes  on  verra  sortir  de  nombreux 
essaims,  qui  iront  défricher  d'autres  cantons 
encore  plus  éloignés.  Quelles  ressources,  en 
effet ,  l'homme  industrieux  ne  trouve-t-il  pas 
ici?  Abondance  de  comestibles,  bas  prix  des 
terres,  sol  neuf  et  fécond,  loix  protectrices, 
commerce  florissant  :  ces  avantages  si  rares  et  si 
précieux,  doivent  donc  donner  à  la  végétation 
humaine  toute  la  vigueur  et  toute  la  fécondité 
dont  elle  est  susceptible.  Jusqu^où  ces  progrès  ne 
s'étendront-ils  pas  dans  un  demi^siècle  ))  ? 

((  Posséder  une  certaine  quantité  de  terres , 


DANS   liA   HAUTE   PENSYLVANIE.       55 

Gontinuai-je,  la  cultiver,  est  ici  le  désir  univer- 
sel ;  aussi  Tagriculture ,  quoique  bien  imparfaite 
encore ,  a-t-elle  été ,  depuis  l'origine  des  colo- 
nies 5  Toccupation  favorite  des  deux  tiers  de  la, 
société  5  et  la  première  base  de  la  prospérité  de 
ces  Etats.  Cependant  les  colons  ne  réussissent  pas 
tous  :  ici ,  comme  ailleurs ,  le  succès  ne  couronne 
pas  toutes  les  entreprises  ;  ici ,  comme  ailleurs , 
Thomme  est  exposé  aux  dangers  des  accidens,  à 
ceux  des  mauvaises  saisons ,  et  aux  caprices  du 
sort.  Tous  n'apportent  pas  avec  eux  les  disposi- 
tions nécessaires ,  ni  les  mœurs ,  ni  l'intelligence 
qu'exige  ce  nouveau  genre  de  vie;  tous  n'ont 
pas  le  même  degré  de  force ,  de  courage  ni  de 
jugement,  et  ne  sont  pas  également  heureux: 
les  maladies ,  les  insectes ,  la  négligence  et  la  pa- 
resse détruisent  souvent  leurs  espérances.  Si, 
aux  échéances,  ils  ne  sont  point  en  état  de  payer 
les  sommes  convenues ,  la  loi  renvoie  le  vendeur 
en  possession  de  sa  terre ,  après  avoir  dédom- 
magé Facquéreur  de  ses  améliorations;  et  même 
parmi  ceux  qui  ne  doivent  rien ,  combien  n'eri' 
voit-on  pas  qui  deviennent  fainéans ,  dès  qu'ils 
s'apper  coi  vent  qu'avec  deux  jours  de  travail  ils 
peuvent  vivre  le  reste  de  la  semaine  !  Ces  exem-^ 
pies  sont  beaucoup  plus  fréquens  paj^-mi  les  co- 
lons étrangers,  que  parmi  ceux  qui  viennent 
des  Etats  du  nord,  dont^  en  général,  Iça  moeurs ^ 


56  VOYAGE 

rintelligence  et  l'industrie  sont  si  dignes  de 
louanges  ». 

Cependant  nous  avancions  vers  les  planta- 
tions de  la  Saline  (Salt-lick-Farms),  dans  le 
district  de  Pliilippopolis,  àFouest  du  mont  Ara- 
rat,  lorsque  le  soir  du  troisième  jour ,  depuis  la 
grande  rivière,  en  traversant  un  marais  consi- 
dérable (  d'où  j'ai  su  depuis  que  sortoit  une  des 
branches  du  Wyotucing),  nous  entendîmes  le 
timbre  d'une  horloge.  Encouragés  par  ce  bruit 
extraordinaire  dans  un  pays  si  peu  habité,  nous 
continuâmes  notre  route  plus  gaîment,  et  bien- 
tôt après  nous  découvrîmes  un  champ  de  maïs , 
■un  jeune  verger,  et  une  habitation,  naissante  à 
la  vérité ,  mais  qui  avoit  quatre  croi&ées  à  petit 
bois.  —  ((  Tout  ceci,  dit  M.  Herman,  annonce 
lin  bon  gîtcj  réjouissons-nous,  et  oublions  les 
fatigues  de  cette  longue  journée  )). 

Nous  en  étions  encore  à  une  petite  distance , 
lorsqu^un  homme,  d\ine  taille  et  d'une  ligure 
distinguées,  s'avança,  et  nous  dit;  —  «Soyez 
les  bien  arrivés,  messieurs;  entrez  :  il  faut  que 
vous  ayez  de  puissans  motifs ,  ou  beaucoup  de 
courage,  pour  oser  voyager  dans  un  pays  encore 
si  peu  habité  :  ne  vous  seriez-vous  point  éga- 
rés? —  On  ne  s'égare  point,  répondit  mon 
compagnon ,  quand  on  a  le  bonheur  de  rencon- 
trer un  colon  tel  que  vous  me  paroissez  être,  et 


DANS   LA    HAUTE   PENSYLVANIE.        67 

celui  d'être  invité  à  passer  la  nuit  sous  un  aussi 
bon  toit.  —  Ali  !  messieurs ,  ne  prisez  pas  l'hos- 
pitalité des  bois  plus  qu'elle  ne  le  mérite;  si 
vous  saviez  combien  est  vif  le  plaisir ,  le  be- 
soin de  voir  et  d'entendre  quelquefois  des  voya- 
geurs instruits,  vous  sentiriez  que  c'est  à  moi  à 
vous  remercier  d'un  bienfait.  —  Vous  atté- 
nuez trop  celui  que  vous  voulez  bien  nous  ren- 
dre. —  Eh  bien!  considérez -le  comme  réci- 
proque, et  je  suis  content)). 

a  Combien  y  a-t-il  d'années  que  vous  êtes  fixé 
ici?  lui  demandai -je.  —  Sept,  répondit -il; 
demain  je  vous  ferai  voir  que  je  n'ai  pas  perdu 
mon  temps.  Quand  on  veut  jouir  promptement, 
il  en  coûte  ;  mais  l'argent  judicieusement  dé- 
pensé dans  le  défrichement  des  terres  et  au  des- 
sèchement des  marais,  rapporte  plus  de  cent 
pour  cent.  Mon  ambition  est  d'avoir  un  jour  des 
prairies  et  des  pâturages  en  abondance,  pour 
pouvoir  élever  et  entretenir  un  grand  nombre 
de  bestiaux  et  de  chevaux  :  je  respecte  infini- 
ment la  charrue,  mais  je  prise  davantage  encore 
la  faulx ,  parce  que  ce  genre  d'agriculture  exige 
moins  de  bras.  Il  y  a  dix  ans  que  ce  pays  n'étoit 
guère  connu  et  fréquenté  que  par  les  chasseurs  ; 
à  peine  les  terres  valoient-elles  six  sols  sterling 
l'acre.  Quelle  différence  aujourd'hui  !  C'est  par- 
tout la  même  chose.  Les  lots  de  iio  acres,  que 


58  VOYAGE 

la  famille  Penn  Yen  doit  au-delà  des  monts  Al-- 
leghénys  pour  25  piastres,  en  valent  dans  ce 
moment  plus  de  90 ,  et  cependant  nous  ne  jouis- 
sons du  bienfait  des  loix  municipales  que  depuis 
trois  ans  w . 

«Le  pays  est-il  sain»  ?  demanda  M.  Herman. 
—  ((  On  n^y  connoît  que  la  fièvre  dans  certaines 
saisons  de  Fannée,  répondit-il;  mais  elle  vient 
de  l'ignorance  des  colons ,  plutôt  que  de  la  na- 
ture du  climat  :  après  s'être  échauffés  par  le  tra- 
vail ,  ils  se  couchent  sur  la  terre  à  l'ombre  ;  la 
transpiration  s'arrête,  et  le  froid  les  saisit.  J'ai 
apporté  avec  moi  un  remède  simple  et  sûr ,  dont 
un  grand  nombre  de  ces  colons  ont  déjà  fait  le 
plus  heureux  essai.  —  Vous  raisonnez  comme 
un  homme  qui  connoît  la  médecine.  —  Je  l'ai 
un  peu  pratiquée  en  Europe.  —  Eh  quoi!  vous 
êtes  Européen  ?  —  Hélas  !  oui  ;  j'étois  Polo- 
nais, et  la  Pologne  n'est  plus  :  vous  avez  dû 
entendre  parler  de  nos  confédérations ,  du  pre- 
mier partage  de  nos  provinces ,  qui  enleva  cinq 
millions  d'habitans  au  roi  de  ce  malheureux 
pays,  ainsi  que  du  démembrement  général  qu'en 
ont  fait  les  Puissances  du  Nord  :  depuis  cette 
époque ,  en  vain  les  plaintes  de  mes  infortunés 
compatriotes  ont -elles  retenti  dans  l'univers. 
Quel  événement  à  jamais  déplorable  !  La  Russie 
s'étant  emparée  de  la  province  où  j'étois  né,,  je 


DANS   LA  HAUTE  PENSYLVANTE.       69 

fus  obligé  d^ entrer  comme  chirurgien  dans  ses 
hôpitaux  j  et  de  panser  les  blessures  de  ceux  qui 
avoient  ravagé,  asservi  ma  patrie  :  indigné  de 
cette  honteuse  servitude  5  je  formai  le  projet  de 
briser  mes  chaînes  ou  de  périr.  Tout,  en  ce 
monde,  vous  le  savez ,  dépend  d^un  rien  ;  je  dus 
à  un  rien  ma  fuite,  mon  heureuse  arrivée  à 
Copenhague,  et  le  bonheur  d^étre  utile  à  un 
capitaine  de  navire  qui  alloit  partir  pour  Lis^ 
bonne.  A  peine  y  eut-il  déchargé  sa  cargaison  , 
qu'il  en  prit  une  autre  pour  New- York,  où 
nous  arrivâmes  en  47  jours;  et  dans  moins  de 
quatre  mois,  de  la  ville  d'Orsa  sur  le  Dnieper, 
je  me  trouvai  débarqué  sur  ce  continent.  A  quoi 
donc  tiennent  le  sort  et  la  fortune  des  hommes? 
Quelques  jours  après  mon  arrivée,  je  dus  à  ma 
connoissance  de  la  langue  allemande,  Famitié 
du  docteur  Ebeling,  ministre  de  Féglise  luthé- 
rienne de  cette  ville ,  qui  me  recommanda  à  son 
collègue  M.  Mulhausen ,  pasteur  des  plaines  al- 
lemandes (  German-Flats  )  ,  sur  la  rivière  des 
Mohawks.  Ce  digne  et  respectable  ecclésiastique 
me  reçut  comme  si  j'eusse  été  un  de  ses  compa- 
triotes j  et  quand  je  lui  eus  raconté  mes  mal- 
heurs, il  me  montra  encore  plus  d'affection  et 
d'intérêt  :  après  m'avoir  fait  connoître  dans  son 
voisinage  comme  chirurgien ,  il  daigna  éclairer 
mon  esprit  et  diriger  mes  premiers  pas.  Ah  ! 


6o  VOYAGE 

combien  Findépendance  et  la  considération^ 
dont  je  ne  tardai  pas  à  jouir ,  me  parurent  déli- 
cieuses et  douces ,  comparées  àl^état  de  servitude 
d^où  je  sortois  '  '^'^  fut  pour  moi  comme  une  se- 
conde naissance  j  .  -ous  les  momens  5  celui  du 
réveil  étoit  le  plus  rempli  de  charmes ,  parce 
que  mon  esprit  me  reportant  souvent  en  Po- 
logne pendant  mes  rêves ,  me  trouver  habitant 
de  l'Amérique  septentrionale,  et  citoyen  de  cet 
Etat,  étoit  une  jouissance  exquise  et  nouvelle. 
Enfin,  sentant  pour  la  première.fois  le  bonheur 
d'être,  je  jurai  d'oublier  le  passé,  et  de  ne  m'oc- 
cuper  que  des  espérances  flatteuses  de  l'avenir  )) . 
))  Si  mon  imagination  fut  vivement  frappée 
à  la  vue  des  beaux  fleuves ,  des  grands  lacs,  des 
magnifiques  cataractes  de  ce  pays, combien  mon 
coeur  et  mon  esprit  ne  le  furent-ils  pas  aussi ,  en 
examinant  attentivement  les  bases  sur  lesquelles 
ces  sociétés  nouvelles  sont  fondées  !  La  douceur 
et  la  justice  des  loix  j  la  facilité  avec  laquelle  on 
peut  acquérir  des  terres  5  l'importance  civile  at- 
tachée à  cette  possession  j  les  amples  récom- 
penses assurées  au  travail  et  àl'industrie;  l'union 
et  le  grand  nombre  d^enfans  qu'on  voit  dans 
presque  toutes  les  familles  ,  le  bonheur  général 
enfin  î  A  la  vue  de  ce  touchant  spectacle ,  je  com- 
mençai à  concevoir  une  meilleure  idée  de  la  na- 
ture humaine,  et  à  aimer  mes  semblables. Après 


DANS  LA  HAUTE  PENSYLYANÎK.  6l 
que  j'eus  exercé  la  médecine  pendant  plusieurs 
années  dans  le  pays  des  Mohawks ,  M.  Mulhau- 
«en ,  en  me  donnant  sa  fille ,  me  fit  présent  des 
760  acres  de  terre  que  je  possède  ici  ;  car  c'est  de 
lui  que  je  tiens  le  plus  grand,  comme  le  plus 
précieux  des  bienfaits ,  la  meilleure  des  femmes. 
La  voilà ,  cet  ange  de  bonté  et  de  douceur ,  à 
qui  je  dois  tout, les  enfans  dont  elle  m^a  fait  pré- 
sent, la  terre  que  je  défriche ,  le  bonheur  de  ma 
vie ,  ainsi  que  l'ordre  ,  l'aisance  et  la  propreté 
de  ma  petite  habitation  ))  ! 

})  C^est  aux  Ion  gués  et  intéressantes  conversa- 
tions de  son  respectable  père  ,  continua-t-il , 
que  je  dois  encore  l'avantage  de  connoître  l'his-» 
toire  de  ces  Etats,  pendant  leur  enfance  colo- 
niale, les  détails  relatifs  au.  nouveau  pacte  social 
qui  les  unit  depuis  l^ur  séparation  de  la  métro- 
pole, les  bornes  des  trois  pouvoirs  dont  il  est 
composé ,  le  code  des  loixH^iviles  ,  sur  lesquelles 
reposent  la  liberté  des  individus  et  celle  des 
cultes.  Quel  contraste  entre  les  coutumes  féo- 
dales ,  absurdes  et  barbares ,  connues  dans  la 
Pologne  depuis  tant  de  siècles ,  et  le  système 
protecteur  de  la  vie  et  des  propriétés  adopté  par 
ces  Etats  !  Entre  l'oppression  religieuse ,  source 
de  presque  tous  les  maux  qui  ont  inondé  mon 
ancienne  patrie ,  et  la  protection  égale ,  cons- 
tante, que  ce  gouvernement  leur  accorde,  pro- 


62  VOYAGE 

tection  qui  lï'est  point  tolérance  ,  mais  justice  , 
puisqu'elle  est  fondée ,  non  sur  Topinion ,  mais 
sur  le  droit  naturel  »! 

((  J^ai  été  pendant  long-temps ,  me  disoit  un 
jour  mon  respectable  beau-père,  tout-à-la-fois 
ministre  de  l'évangile,  médecin  et  cultivateur. 
J'ose  en  appeler  au  divin  scrutateur  des  coeurs, 
ainsi  qu^à  mes  voisins  ;  ils  jugeront  si  je  n'ai  pas 
fait  ce  qui  étoit  en  mon  pouvoir  pour  remplir 
les  devoirs  de  ces  trois  états.  J'ai  présidé  au  dé- 
frichement des  4oo  acres  de  terre  que  le  gouver- 
nement avoit  donnés  à  l'église  de  ce  canton ,  en 
lui  accordant  une  charte  d'incorporation  (i)  , 
dont  il  m^a  autorisé,  depuis,  à  consacrer  les  deux 
tiers  au  soutien  d'une  école  gratuite.  J'ai  vieilli 
en  parcourant  la  belle  et  intéressante  carrière 
oùvous  allez  entrer.  Mais  les  fruits  de  cette  vieil- 
lesse ne  sont  ni  tristes  ni  amers,  comme  l'éprou- 
vent souvent  ceux  qui  ont  poursuivi  des  objets 
moins  honorables  et  moins  utiles.  L'expérience 
que  j'ai  acquise ,  est  un  petit  trésor  que  je  veux 
vous  communiquer  avant  de  le  léguer  à  celui 
qui  s'est  chargé  de  contribuer  au  bonheur  de 
ma  fille  ;  j'aurai ,  par  ce  moyen ,  une  part  dans 
vos  succès  :  ce  désir  n'est  que  l'instinct  de  l'ami- 
tié et  de  l' affection  envers  l'homme  que  j'ai  assez 
estimé  pour  en  avoir  fait  mon  gendre  ». 

ce  Ceux-là  se  trompent  ,  poursuivit-il ,  qui 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.        63 

croient  s'enrichir  par  Fagriculture  5  elle  n^enri- 
chit  point  dans  ces  Etats  septentrionaux.  Les  sai- 
sons sont  trop  rapides ,  les  hivers  trop  longs ,  et 
la  main-d'oeuvre  trop  chère  encore;  elle  procure 
à  ceux  qui  sont  industrieux  ^Faisance  et  Fabon- 
dance.  Pour  réussir  dans  les  bois ,  il  faut  avoir 
quelques  fonds,  afin  de  n'y  être  pas  écrasé  par 
l'intérêt  annuel  des  sommes  empruntées  3  il  faut 
avoir  aussi  des  connoissances  relatives  à  ce  nou- 
veau genre  de  vie.  L'industrie  agricole  n'étant 
qu'un  faisceau  composé  de  plusieurs  branches , 
tout  ce  qui  tient  au  travail,  à  la  surveillance  ,  à 
la  prévoyance ,  doit  être  également  l'objet  de 
vos  sollicitudes  journalières,  il  est  indispensable 
de  connoître  la  nature  et  la  qualité  des  sols,  pour 
ne  leur  confier  que  les  grains  qui  leur  convien- 
nent, et  d'avoir  quelques  ouvrages  vétérinaires, 
quoique  les  bestiaux  qui  vivent  en  liberté ,  et 
mangent  souvent  du  sel ,  soient  rarement  ma- 
lades (2))). 

((  La  première  de  toutes  les  qualités  utiles  à 
un  colon  ,  après  Pamour  du  travail,  est  un  es- 
prit doux  et  conciliant ,  indispensable  pour  bien 
vivre  avec  ses  voisins  ;  car  vous  ne  serez  pas 
long-temps  isolé.  La  paix  d'un  voisinage  est  une 
source  constante  de  prospérités.  Vous  verrez 
quels  prodiges  Fharmonie  fraternelle  peut  opé- 
rer parmi  les  hommes ,  destinés  à  s'entr'aider. 


64  VOYAGE 

dans  les  grands  et  pénibles  travaux  des  premiers 
défrichemens.  Je  ne  connois  point  d'obstacles 
que  la  réunion  des  volontés  et  des  efforts  ne  fasse 
disparoître.  Tout  alors  s^améliore  et  s'embellit  ; 
et  dans  un  petit  nombre  d'années  ,  les  forêts  les 
plus  sombres  ,  les  déserts  les  plus  agrestes  ,  se 
couvrent  de  fleurs ,  de  fruits ,  de  moissons  )). 

))  Après  avoir  renversé  le  premier  arbre  de 
votre  plantation ,  implorez  le  ciel ,  pour  qu'il 
daigne  vous  accorder  la  santé ,  mère  de  la  force, 
les  secours  de  la  persévérance  et  du  courage.  Oui , 
il  en  faut  plus  qu'on  ne  pense ,  pour  supporter 
la  solitude  des  forêts ,  pour  dépouiller  la  surface 
du  sol  5  de  ces  géans  au  pied  desquels  l'homme 
paroît  si  foible ,  pour  la  nettoyer  et  brûler  tout 
ce  qui  l'encombre  ,  pour  dessécher  les  marais , 
planter  et  clorre  des  vergers  ,  ouvrir  des  com- 
munications ,  construire  des  habitations  et  des 
granges.  Si  jamais  il  vous  arrivoit  d'éprouver 
quelques  dégoûts  ^  avant-coureurs  du  découra- 
gement, pensez  à  la  femme  que  je  vous  ai  don- 
née 5  et  aux  enfans  qu'elle  vous  donnera  :  si  ce 
puissant  aiguillon  ne  rappelle  ni  l'activité ,  ni 
le  dévouement ,  vous  n'êtes  pas  destiné  à  deve- 
nir un  bon  et  véritable  colon  ». 

))  Craignez ,  continuoit-il ,  les  illusions  de 
l'imagination  ,  qui ,  trop  souvent ,  embellissent 
ce  qu'on  voit  dans  une  perspective  éloignée  j  car 


DANS    LA  HAUTE   PENSYLVANIE.       65 

rien  n'est  aussi  séduisant  que  le  projet  de  former 
tin  nouvel  établissement  :  ne  faites  pas  comme 
tant  de  cultivateurs  que  j'ai  connus  ;  n'abattez 
que  les  arbres  qui  vous  seront  nuisibles  j  le  froid 
de  vos  longs  hivers,  la  construction ,  la  répara- 
tion des  granges  et  des  hangards,  l'entretien  des 
clôtures  _,  en  exigeront  une  consommation  pro- 
digieuse. La  seconde  génération  regrettera  amè- 
rement que  la  première  en  ait  tant  détruit  ^ 
comme  cela  est  déjà  arrivé  dans  plusieurs  can- 
tons du  Jersey  et  du  Connecticut ,  où ,  faute  de 
bois  5  la  valeur  des  terf  es  a  considérablement  di- 
minué )) . 

((  Et  même ,  à  ne  considérer  les  forets  que 
comme  un  ornement ,  comme  une  robe  magni- 
fique 5  dont  la  nature ,  dans  sa  bonté ,  a  couvert 
ce  continent  j  ne  sont-elles  pas  belles  et  majes- 
tueuses? Comment  ne  pas  vénérer  ces  pins  gigan- 
tesques, que  l'art  et  la  culture  ne  pourront  ja- 
mais remplacer  ?  Ces  chênes  ,  dont  l'origine  est 
beaucoup  plus  ancienne  que  celle  de  nos  capi-, 
taies  ?  Ce  respect  pour  les  forêts  et  les  beaux 
arbres  est  si  naturel ,  que,  malgré  les  travaux  et 
les  dépenses  nécessaires  pour  défricher,  clorre 
et  cultiver  les  champs  ,  malgré  la  funeste  habi- 
tude de  ne  regarder  les  arbres  que  comme  des 
ennemis,  des  intrus ,  qui  occupent  le  sol  dont 
on  a  besoin ,  un  propriétaire ,  après  quelques 

I.  E 


66  VOYAGE 

années  de  jouissance ,  est  instinctivement  plus 
ému  ,  plus  flatté  ,  en  traversant  ses  bois ,  qu'en 
parcourant  ses  champs.  Une  fois  nettoyés  et  sou- 
mis à  la  charrue  ,  ces  derniers  ne  lui  paroissent 
plusqueson  propre  ouvrage  jrien  n ^ "^i^ï^t  ^^'i^ 
ne  l'ait  semé  ou  planté  :  dans  ses  forets ,  au  con- 
traire 5  tout  porte  l'empreinte  de  la  grandeur  et 
de  la  durée ,  sentiment  dont  les  hommes  ,  même 
les  plus  ignorans  ,  sont  involontairement  frap- 
pés (3))). 

((  Le  colon ,  continua-t-il ,  qui  a  surmonté  les 
premières  difficultés  de  son  établissement ,  et 
qui  ne  doit  rien  ,  est  plus  heureux  et  plus  riche 
qu'il  ne  pense.  Il  est  aussi  libre  qu'il  puisse  l'être 
dans  l'état  social  ^  sa  fortune  est  plus  assurée  que 
dans  toute  autre  cituation  5  il  n'a  que  peu  de 
rapports  extérieurs  ;  la  source  de  son  indépen- 
dance et  de  son  bonheur  est  chez  lui  ,  s'il  a  su 
y  appeler  la  paix  et  la  modération  des  désirs  5 
ses  jouissances  j  long-temps  sollicitées  par  le  tra- 
vail et  l'active  industrie  ,  sont  vives  et  pures  ; 
enfin  ,  les  loix  qui ,  ailleurs ,  favorisent  les  uns 
et  oppriment  les  autres,  sont  égales  ici  pour 
tous  )). 

((  Voulez-vous  augmenter  votre  bonheur  ? 
contribuez  à  celui  de  vos  voisins  :  assistez-les 
dans  leurs  maladies  ;  donnez-leur  des  conseils 
préservateurs  de  la  santé  :  c'est  ce  que  je  fais 


DA3SIS   LA   HAUTE   PENSYLVANTE.       67 

depuis  un  grand  nombre  d'années.  Voulez-vous 
devenir  un  colon  distingué  et  respectable?  in- 
culquez-leur par  votre  exemple  et  par  vos  dis- 
cours 5  Famour  du  travail ,  de  l'industrie ,  de 
l'ordre,  de  la  justice,  ainsi  que  le  culte  d'an 
Dieu  qui  récompense  la  vertu  et  punit  le  crime. 
Si  jamais  vos  talens  et  l'estime  publique  vous 
ouvrent  les  portes  de  la  représentation  fédérale, 
n'oubliez  jamais  que  de  l'union  naît  la  force 
des  Etats  fédératifs  5  que  la  grandeur ,  la  prospé- 
rité de  ce  nouvel  empire,  ne  sont  fondées  que  sur 
cette  unité.  Toutes  les  loix  destinées  à  la  cimen- 
ter, obtiendront  votre  suffrage  et  votre  appui , 
ainsi  que  celles  dont  le  but  sera  l'encouragement 
des  défrichemens  et  la  perfection  de  l'agricul- 
ture. C'est  le  goût  national,  garant  delà  religion 
et  des  moeurs ,  qui ,  de  la  foiblesse  de  l'enfance, 
nous  a  élevés  si  rapidement  à  la  vigueur  de  l'ado- 
lescence j  c'est  lui  qui ,  dans  moins  d'un  demi- 
siècle  ,  nous  conduira  à  la  force  virile  )) . 

((  Comme  un  fils  aime ,  chérit  ses  parens ,  ai- 
mez, chérissez  votre  nouvelle  patrie.  Kniiplojez 
tous  vos  efforts  pour  propager  le  système  d'ins- 
truction publique  pratiqué  depuis  long-temps 
dans  les  Etats  septentrionaux,  le  plus  utile,  peut- 
être,  qui  ait  paru  dans  ces  temps  modernes.  Les 
lumières  d'une  bonne  éducation  répandues  dans 
toutes  les  classes  de  la  société  j  consolident  tout- 


68  VOYAGE 

à-la  fois  lebonheur  des  familles,  assure  la  tranquil- 
lité et  la  gloire  des  nations.  Respectez  un  gouver- 
nement que  la  raison  a  fondé  sur  les  bases  éter- 
nelles de  la  justice  et  de  la  liberté.  Pendant  la 
paix  5  consacrez-lui  vos  talens  et  votre  exem- 
ple ;  pendant  la  guerre ,  votre  courage  et  votre 
sang  5  s'ils  lui  sont  nécessaires  :  à  ce  prix  seule- 
ment, un  bon  citoyen  peut  s'acquitter  envers  sa 
patrie.  Méfiez-vous  de  ces  orateurs  qui  ,  pour 
capter  la  faveur  populaire,  blâment  sans  cesse 
la  forme  et  les  actes  du  gouvernement ,  comme 
si  ce  qui  vient  de  Fhomme  pouvoit  être  parfait  : 
vouloir  aller  au-delà  des  bornes  de  l'esprit  hu- 
main, doit  être  considéré  comme  une  folie,  et 
ces  énergumènes  ,  comme  les  ennemis  du  repos 
public  ». 

<c  Ainsi  que  vous ,  j'ai  vu  le  jour  dans  un  pays 
où ,  depuis  des  siècles ,  les  hommes  sont  serfs  de 
la  glèbe  ;  ainsi  que  vous ,  à  travers  mille  hasards, 
j'ai  abordé  sur  les  rivages  de  ce  nouveau  monde, 
vers  lesquels  la  pénurie ,  le  désespoir  ,  l'intolé- 
rance et  les  malheurs  conduisent  les  débris  de 
l'ancien ,  comme  les  vagues  de  la  mer  trans- 
portent ceux  des  tempêtes  sur  les  places  voisines. 
De  même  qu'une  plante ,  flétrie  par  l'ombre  dès 
arbres,  se  développe  et  s'accroît  aussi-tôt  qu'elle 
a  été  transplantée  là  où  elle  peut  jouir  des  rosées 
du  ciel  et  des  rayons  du  soleil ,  ainsi  les  germes 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.        69 

heureux  que  j^avois  reçus  de  la  nature ,  long- 
temps étouffés  par  la  misère  et  par  l'ignorance, 
se  développèrent  peu  après  mon  arrivée  dans  ce 
pays  5  et  ont  produit  quelques  fruits.  Je  me  le 
rappelle  bien  encore  :  le  lendemain  de  ma  natu- 
ralisation, plein  de  joie  et  d'espérance  à  la  vue 
d'un  pays ,  d'une  ville  où  le  travail,  l'industrie  , 
les  talens  utiles  étoient  si  amplement  récompen- 
sés ,  et  où  il  y  avoit  tant  d'espace ,  j'oubliai  que 
j'étoisSaltzbourgeois,  pour  ne  me  considérer  que 
comme  membre  de  la  nouvelle  famille  des  Etats- 
Unis». 

«  Voilà  ,  Messieurs  ,  ce  que  cet  homme  res- 
pectable, ce  digne  ministre  de  l'évangile,  m'a 
souvent  répété  )) . 

Le  lendemain ,  frappé  de  la  grandeur  et  de  la 
beauté  de  sa  grange  ,  je  lui  demandai  pourquoi 
elle  étoit  d'une  aussi  belle  charpente ,  et  la  mai- 
son de  troncs  d'arbres  équarris.  —  ((  Mon  beau- 
père,  me  dit-il,  a  exigé  que  je  ne  pensasse  à  être 
mieux  logé  qu'après  la  neuvième  récolte.  Si  les 
nouveaux  colons  agissoient  aussi  prudemment , 
les  malheurs  seroient  moins  fréquens  parmi  eux. 
La  plupart  bâtissent  trop  tôt  pour  leurs  moyens. 
J'ai  transporté  sur  la  neige  les  pins  et  les  chênes 
dont  ma  grange  est  construite ,  jusqu'au  moulin 
à  scier  d'un  de  mes  voisins  5  et  quoique  très-vaste , 
elle  m'a  beaucoup  moins  coûté  que  vous  ne  vous 


70  VOYAGE 

rimaginez,  peut-être  :  je  n'ai  déboursé  que  5oo 
piastres)). 

((  Voici  un  verger ,  continua- t-il,  dont  le& 
arbres  sont  venus  de  Skoharry  ;  je  l'ai  planté  sur 
la  pente  méridionale  de  ce  coteau,  pour  qu'il 
pût  être  plus  facilement  arrosé  par  les  eaux  du 
ruisseau  que  vous  venez  de  traverser  ;  c'est  ce 
qui  lui  donne  cet  air  de  fraîcheur  dont  vous  avez 
été  frappés.  Mais  je  ne  jouirai  pas  long-temps  de 
cet  avantage  5  cette  creeh  diminue  à  mesure  que 
les  défricliemens  du  voisinage  augmentent  (4). 
Je  connois  des  personnes  qui,  faute  de  s'être 
apperçues  que  la  source  des  leurs  venoit  des 
marais,  ont  construit  des  moulins,  devenus  au- 
jourd'hui inutiles.  Si  jamais  ce  ruisseau  tarit,  ce 
sera  pour  moi  une  perte  irréparable  ;  car  il  est 
difficile  de  concevoir,  sans  l'avoir  vu ,  l'effet  des 
arrosemens  sur  la  pousse  des  herbes  et  sur  le 
progrès  des  arbres,  particulièrement  dans  le  mois 
d^août  :  ce  verger  sera  couvert  de  fleurs  et  de 
fruits  long-temps  avant  ceux  de  mes  voisins  ». 

«  Mais  pourquoi ,  lui  demanda  M.  Herman  , 
vos  chemins  sont -ils  encore  si  mauvais?  — 
Cela  vient  de  la  grande  dispute  territoriale  qui 
a  eu  lieu  entre  cet  Etat  et  celui  de  Connecticut  : 
heureusement  pour  nous  elle  est  terminée.  De- 
puis lors  tout  a  bien  changé  ;  le  Gouvernement  a 
érigé  ce  pays  en  Comté ,  et  Fa  fait  subdiviser  eu 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.        7I 

districts ,  suivant  Tusage.  Pour  que  Finfluence 
des  loix  puisse  s'étendre  sur  tous  les  points,  il 
vient  de  faire  ouvrir  une  route ,  de  la  Susqué- 
hann ah  jusqu'à  la  ligne  de  démarcation.  On  dit 
que  celui  de  New- York  va  la  prolonger  à  tra- 
vers les  comtés  de  Tyogo,  d'Otségo  etd'Albany. 
Déjà  nous  avons  près  de  5oo  familles  franc- 
tenancières  dans  cette  partie  de  l'Etat,  ainsi  que 
plusieurs  moulins  à  bled  et  à  scie ,  deux  églises , 
et  quelques  écoles.  L'année  prochaine  on  éta- 
blira des  ponts  sur  les  principales  creeks.  Eh 
bien  !  Messieurs ,  j'étois  presque  seul  il  n'y  a  en- 
core que  quelques  années  )>  ! 

«Plusieurs  causes  ont  contribué  à  ces  pro- 
grès y  la  navigation  de  la  Susquéhannah  jusqu'à 
Northumberland  5  la  grande  quantité  de  terres 
d'alluvion  (  Lowlands  ) ,  l'encouragement  que  le 
Congrès  donne  à  la  culture  du  chanvre  (5) ,  et 
l'introduction  de  deux  branches  d'industrie ,  in- 
connues jusqu'ici  dans  ces  cantons.  La  première 
est  celle  de  la  potasse  (6);  la  seconde,  l'extrac- 
tion du  sucre  d'érable  (7)  :  c'est  à  la  philanthro- 
pique société  des  Quakers  que  nous  devons  les 
avantages  de  cette  dernière.  Que  diriez-vous,  si 
je  vous  assurois  qu'il  s'en  est  vendu  à  la  bourse 
de  Philadelphie,  peut-être  5,ooo  quintaux ,  dans 
l'espace  de  deux  ans  ?  Quel  bienfait  de  la  nature! 
On  le  trouve  ce  bienfait,  depuis  les  plaines  du 


^72  VOYAGE 

Kentukey,  sous  le  35^  degré  de  latitude,  jus- 
qu'au Canada,  sous  le  47^  )). 

A  notre  retour  des  champs ,  sa  femme  noiis 
conduisit  dans  ce  qu'elle  appeloit  en  souriant 
son  salon  ;  sur  la  table  étoit  servi  un  des  plus 
agréables  déjeuners  que  nous  eussions  vus  de- 
puis notre  départ  de  Carlisle.  —  ((  Quel  luxe 
pour  de  nouveaux  colons!  observa  mon  com- 
pagnon. —  Pourquoi  appelleriez  -  vous  ainsi, 
répondit-elle,  ce  qui  n'est  que  la  jouissance  des 
fruits  de  notre  industrie?  Le  thé  vient  de  la 
Chine ,  il  est  vrai  ;  mais  nous  le  payons  avec  le 
gin-zeng  de  nos  bois  (8).  L'alose,  le  jambon,  le 
boeuf,  les  gâteaux ,  les  confitures  et  le  sucre , 
tout  est  le  produit  de  notre  sol.  Mon  mari  pos- 
sède la  dix-huitième  partie  d'une  Seine  (9)  sur 
la  grande  rivière,  laquelle  lui  rapporte  près  de 
200  de  ces  poissons  par  an ,  et  nous  savons  les 
conserver  comme  le  boeuf  et  le  jambon,  avec  le 
secours  de  la  fumée  » . 

Pendant  cette  conversation,  M.  Nadowisky 
s'appercevant  que  nous  tournions  fréquemment 
les  yeux  sur  un  petit  tableau  peint  à  l'huile,  sur 
lequel  on  ne  voyoit  que  les  trois  mots  suivans  en 
grosses  lettres  saxonnes ,  Propriété  ,  protec- 
tion ,  JUSTICE ,  nous  dit  :  —  «  Messieurs ,  les 
noms  que  vous  voyez,  sont  les  noms  de  trois 
génies  bienfaisans,  dont  j'avois  inutilement  im- 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.       7^ 

ploré  les  secours  dans  mon  ancienne  patrie  :  ici , 
placé  par  les  loix  sous  leur  égide  tutélaire ,  je 
leur  ai  voué  un  culte  particulier ,  celui  de  la 
reconnoissance  » . 

En  quittant  cette  respectable  famille,  M.  Her- 
man  prenant  la  main  du  chef,  lui  dit  :  —  ce  Après 
avoir  long- temps  vécu  au  milieu  des  vieilles  ins- 
titutions sociales ,  et  en  avoir  éprouvé  la  dégra- 
dation et  les  malheurs ,  combien  on  doit  se  trou- 
ver heureux  d^  avoir  échappé,  et  d^être  devenu 
membre  d'une  association  fondée  sur  des  prin- 
cipes si  différens  !  Combien  ce  contraste  frappant 
ne  doit-il  pas  contribuer  à  rendre  le  séjour  des 
forêts  moins  triste  et  moins  lugubre ,  et  à  alléger 
la  tâche  pénible  que  vous  vous  êtes  imposée  ! 
Jamais  je  n^oublierai  ce  que  j^ai  vu  et  entendu 
sous  ce  toit  de  prospérité,  de  bonheur  et  de 
bénédiction  )) . 


7*  V   O   T   A   O   B 


CHAPITRE     V. 

Conformément  aux  intentions  de  M.  Nado- 
wisky,  nous  dirigeâmes  notre  route  vers  la  24^ 
pierre  milliaire  de  la  grande  ligne  de  démarca- 
tion, qui  traverse  la  Susquéhannah  un  peu  au- 
dessus  de  la  saline  et  du  bac  de  Seely.  Ce  lieu , 
remarquable  par  la  réunion  de  plusieurs  che- 
mins, n^est  qu'à  dix  milles  à^Harmony  ^  ville 
nouvellement  fondée  sur  le  coude  de  cette  ri- 
vière qui  se  rapproche  le  plus  des  eaux  de  la 
Delaware,  d'où  un  portage  de  i  g  milles  conduit 
à  Stock-Port,  autre  petite  ville,  construite  de- 
puis deux  ans  sur  le  rivage  occidental  de  cette 
dernière  rivière.  C'est  à  quelque  distance  au- 
dessus,  sous  le  42®  degré  de  latitude,  que  com- 
mence cette  ligne,  qui  s'étend  jusqu'au  lac  Erié , 
à  252  milles  de  distance,  et  dont  la  direction  est 
nord,  88^  jo"  ouest.  M.  Seely,  à  qui  nous  dûmes 
ces  informations ,  nous  lit  voir  la  fontaine,  avec 
les  eaux  de  laquelle  il  avoit  déjà  commencé  à 
faire  du  sel  (i).  Il  attendoit  de  la  fonderie  de 
sterling  (2)  des  chaudières  d'une  forme  nou- 
velle, plus  favorable  à  l'évaporation. 

Après  avoir  traversé  la  rivière  pour  la  troi- 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.        jS 
sième  fois ,  nous  quittâmes  l'Etat  de  Pensylvanie 
et  le  comté  de  Luzerne ,  pour  entrer  dans  celui 
de  New- York  et  dans  le  canton  de  Tyogo.  De 
quelle  abondance  de  pâturages  ne  jouiront  pas 
un  jour  les  colons  de  ce  premier  comté ,  lorsque 
les  lisières  des  nombreux  ruisseaux ,  les  bords 
des  rivières ,  les  marais  et  les  bas-fonds  seront 
desséchés ,  convertis  en  herbages ,  et  soumis  à  la 
faulx  î  Depuis  Shippenbourg,  nous  n'avions  pas 
encore  observé  une  aussi  grande  quantité  d'éra- 
bles à  sucre  :  dans  certains  cantons,  les  forets 
n'étoient  remplies  que  de  ces  arbres  précieux , 
qu'on  trouve  dans  la  même  abondance  (nous  dit  . 
un  colon  instruit,  chez  qui  nous  logeâmes), 
jusqu'au  bras  oriental  de  la  Delaware,  connue 
sous  le  nom  de  Pôpackton.  La  partie  du  comté 
de  Tyogo  que  nous  traversâmes,  étoit  aussi  bien 
arrosée  que  celui  de  Luzerne  j  ses  ruisseaux  cou- 
loient  dans  le  Shénando ,  ou  dans  la  Susquéhan- 
nah ,  et  aucuns  n'avoient  encore  de  ponts  :  heu- 
reusement ,  en  arrivant  sur  les  bords  de  l'Onon- 
quagé,  creeh  considérable,  nous  y  trouvâmes 
un  radeau  de  cèdre  blanc,  dont  la  conservation 
étoit  soigneusement  recommandée  aux  voya- 
geurs ,  par  un  avertissement  affiché  sur  les  ar- 
bres du  voisinage.  —  «  Rien  n'est  plus  juste,  dit 
mon  compagnon  j  je  vouerois  aux  furies  infer- 
nales ceux  qui  seroient  assez  ingrats ,  assez  inat- 


76  VOYAGE 

tentifs  pour  n^en  pas  prendre  le  même  soin  que 
leurs  prédécesseurs.  —  Encore  quelques  an- 
nées, lui  dis-je,  et  on  trouvera  des  ponts,  ou 
des  bacs  sur  toutes  les  rivières ,  et  même  des  po- 
teaux de  direction,  comme  cela  s'est  pratiqué 
dans  cet  Etat  depuis  plus  de  5o  ans  )i . 

A  peine  avions-nous  fait  quelques  milles  au 
nord  de  FOnonquagé,  que  le  soleil  disparut,  et 
le  bruit  sourd  du  tonnerre  se  fit  entendre.  Nous 
marchions ,  Fesprit  involontairement  frappé  de 
ce  genre  de  mélancolie  pensive  qu'inspire  le  dé- 
clin du  jour,  sur-tout  dans  les  bois,  lorsque 
l'œil  devient  plus  avide  de  distinguer  les  objets 
à  mesure  qu'ils  s'obscurcissent.  Nous  chemi- 
nions lentement,  en  suivant  les  bords  d'une 
prairie  naturelle  (  Bog-Meadow  ) ,  dont  l'étendue 
nous  sembla  très  -  considérable ,  lorsque  nous 
crûmes  appercevoir  une  maison  de  belle  char- 
pente (  Framed  -  House  ).  —  «  Quoique  cette 
maison  ne  soit  pas  celle  qu'on  nous  a  indiquée 
ce  matin,  dit  M.  Herman,  n'importe  ;  allons-y, 
car  je  redoute  le  tonnerre ,  et  encore  plus  les 
éclairs  ». 

ce  Descendez ,  Messieurs ,  nous  dit  civilement 
le  propriétaire,  que  la  voix  des  chiens  avoit 
averti  de  notre  approche^  donnez  vos  chevaux 
à  cet  homme  )).  —  Sa  femme  dont  la  figure,  le 
maintien  et  le  langage  annonçoient  une  éduca- 


DANS   LA   HAUTE   !►  ENS  YLVANI  E.       77 

tion  soignée ,  nous  reçut  avec  beaucoup  de  po- 
litesse -y  nous  lui  parlions  de  la  solitude  de  sa 
situation,  des  jolis  enfans  dont  elle  étoit  entou- 
rée, lorsque  son  mari  reparut.  Sans  nous  faire 
aucune  des  questions  d'usage,  il  nous  entretint 
de  la  nature  du  sol  de  ce  canton ,  des  indices  de 
marne  qu'on  avoit  déjà  découverte,  de  ses  con- 
jectures sur  la  formation  des  bas- fonds ,  des  pro- 
grès de  la  population  ;  et  cela  avec  tant  de  jus- 
tesse dans  le  raisonnement ,  et  un  langage  si 
élégant,  que  nous  conjecturâmes  qu'il  n'étoit 
pas  né  pour  manier  la  hache.  Il  nous  parloit  de 
l'arrivée  prochaine  d'un  grand  nombre  de  colons 
attendus  de  l'Ecosse  et  de  l'Irlande,  lorsque  sa 
femme  lui  dit  :  —  «  L'orage  approche  ;  il  est 
temps  d'envoyer  chercher  nos  vaches)).  Aussi- 
tôt il  se  lève ,  appelle  les  deux  chiens ,  et  leur  en 
transmet  l'ordre  comme  s'il  avoit  parlé  à  des 
hommes.  Bientôt  après ,  les  vaches  parurent  à  la 
porté.  —  ((  Vous  avez  là  deux  serviteurs  bien 
utiles,  lui  dis-je.  —  Sans  leur  secours,  répon- 
dit-il, et  celui  du  sol,  que  ferions-nous  dans 
ces  bois,  sur-tout  pendant  les  premières  années? 
Pendant  la  nuit,  ces  chiens  éloignent  de  mes 
champs  les  loups ,  les  ours ,  les  renards  et  les 
fouines,  qui  n'abandonnent  leur  ancien  héri- 
tage qu^avec  regret;  le  jour ,  ils  surveillent  mes 
bestiaux  ;  le  plus  âgé  a  instruit  le  plus  jeune  : 


78  V    O    Y   A   G    E 

quant  au  premier,  il  tient  de  sa  propre  expé'- 
rience  tout  ce  qu^ilsait;  il  est  impossible  d'avoir 
des  amis  plus  fidèles  et  plus  désintéressés.  Vous 
avez  dû  voir  cette  île  qui  occupe  le  milieu  de  la 
rivière  :  eh  bien  !  matin  et  soir,  ils  y  conduisent 
et  en  ramènent  mes  bestiaux  à  la  nage  )). 

((Cela  me  rappelle,  lui  dis-je,  ce  que  je  vis 
dans  la  Floride  en  1785.  Oweecomewée ,  chef 
de  la  cinquième  tribu  SéminoUes  (Creek),  pos- 
sédoit  une  savanne  considérable  à  quelques 
milles  de  son  village ,  dans  laquelle  il  élevoit  un 
grand  nombre  de  chevaux  :  ses  chiens ,  après  les 
avoir  surveillés  pendant  le  jour,  et  les  avoir 
conduits  sur  une  île  boisée  du  voisinage,  pour  y 
passer  la  nuit,  revenoient  chez  lui  demander 
leur  pitance,  et  dès  le  point  du  jour  ils  retour- 
noient à  leur  poste  :  observez  qu'ils  étoient  obli- 
gés de  traverser  deux  fois  la  grande  rivière  San- 
Joan  )) . 

((  Cela  ne  me  surprend  pas ,  reprit  M.  J.  M.  ; 
l'instinct  de  ces  humbles  amis,  que  l'homme  ne 
respecte  pas  autant  qu'ils  le  méritent ,  est  sus- 
ceptible d'un  degré  de  perfectibilité  qui  excite 
à-la-fois  l'étonnement  et  l'admiration.  Combien 
de  faits  ne  pourrois-je  pas  vous  citer  à  l'appui 
de  ce  que  je  viens  de  vous  dire  !  Il  en  est  de 
même  des  chevaux  et  des  bestiaux  :  plus  la  vie 
qu'ils  mènent  se  rapproche  do  l'état  primitif  j 


BANS   LA   H/VUTE   PENSYLVANTE.        79 

c^est-à-dire  plus  ils  sont  abandoanés  à  eux- 
mêmes  ,  plus  ils  acquièrent  d'expérience  et  de 
sagacité.  C'est  dans  les  bois  sur-tout  que  cette 
faculté  devient  souvent  l'émule  de  la  raison  : 
plus  heureux  que  nous ,  les  êtres  qui  en  sont 
doués  ne  connoissent  ni  les  vices,  ni  les  passions 
désordonnées,  et  ils  jouissent  du  seul  bonheur 
parfait  qu'il  y  ait  sur  la  terre  )) . 

((  Le  voisinage  du.  grand  marais  que  nous 
avons  côtoyé  pendant  près  de  trois  milles  ,  de- 
manda M.  Herman, n'est-il  pas  quelquefois  dan- 
gereux? —  Ceux  qui  habitent  sous  le  vent, 
répondit  M.  J.  M. ,  c'est  -  à  -  dire  au  nord  -  est , 
éprouvent  souvent  des  fièvres  automnales  5  les 
autres  ne  les  connoissent  jamais.  Cet  inconvé- 
nient, inévitable  dans  les  premières  années  de 
défrichement,  va  bientôt  disparoitre  ;  nous  allons 
suivre  l'exemple  que  nous  donnèrent,  il  y  a 
trois  ans  ,  les  liabitans  des  districts  de  Corn- 
■\vall ,  de  Florida ,  et  de  Wallkill  dans  le  comté 
d'Orange.  Ils  obtinrent  du  Corps  législatif,  une 
loi  qui  obligeoit  les  propriétaires  à  dessécher 
leurs  marais  (  Bog-Meadows  ) ,  en  ouvrant  les 
ruisseaux  anciennement  obstrués  par  les  digues 
des  cantons,  et  à  entourer  leurs  concessions  de 
grands  fossés.  Cette  loi,  que  le  Gouvernement 
accompagna  d'un  don  de  12,000  piastres,  a  pro- 
duit les  ejBTets  les  plus  salutaires  :  non-seulement 


8o  VOYAGE 

le  pays  a  été  assaini ,  mais  ces  prairies  sauvages  5 
submergées  pendant  tant  de  siècles,  sont  aujour- 
d'hui couvertes  de  chanvre ,  de  maïs,  ou  deve- 
nues des  herbages  magnifiques.  J^espère  en  ob- 
tenir une  semblable  de  notre  Législature ,  mes 
collègues  se  faisant  un  devoir  d^accéder,  sans 
discussion ,  à  la  proposition  de  toutes  celles  qui 
ne  sont  relatives  qu'aux  avantages  locaux  des 
Comtés  qu'ils  représentent.  —  Combien  n'est-il 
pas  à  désirer  5  continua-t-il ,  que  ces  loix  de  des- 
sèchement deviennent  générales  !  Je  m'occupe 
en  ce  moment  à  faire  un  relevé  de  ces  terreins , 
que  je  présenterai  au  Corps  législatif  à  sa  pro- 
chaine session  :  la  quantité  en  est  prodigieuse. 
Connoissant  le  bon  esprit  dont  il  est  animé,  je 
ne  doute  pas  qu'il  ne  vote  une  somme  considé- 
rable, destinée  à  aider,  à  encourager  les  habi- 
tans  des  cantons  les  plus  récemment  établis.  Une 
de  ces  prairies  naturelles  contient  70,000  acres, 
et  cet  Etat  peut-être  plus  de  1,800,000  !  Quelles 
richesses,  quels  trésors  ces  fonds,  formés  du  dé- 
pôt des  eaux,  dans  le  cours  des  siècles,  n'offri- 
r ont-ils  pas  un  jour  à  l'industrie  agricole  !  Cette 
conquête  sera  plus  importante  et  plus  utile  que 
celle  d'une  île  à  sucre ,  ou  d'une  nouvelle  bran- 
che de  commerce.  Il  ne  nous  manque  que  des 
bras  :  mais  ils  naissent  et  arrivent  tous  les  jours  ». 
«  Eh  quoi  !  vous  êtes  député  de  ce  Comté ,  et 


DANS   LA  HAUTE   PENSYLVANIE.        8l 

VOUS  travaillez ,  lui  dit  mon  compagnon  !  — 
Et  pourquoi  ne  travaillerois-je  pas,  lui  répon- 
dit M.  J.  M.  5  puisque  la  nécessité  l'exige  :  n^est- 
elle  pas  égale  pour  tous?  Je  fus  élu  aussi-tôt 
après  que  le  Gouvernement  eut  érigéce  pays  en 
Comté  3  il  n ^  avoit  alors  que  le  nombre  d'habi- 
tans  exigé  par  la  loi  de  la  représentation.  Con- 
tens  de  mes  services,  ils  m'ont  continué  leurs 
suffrages  depuis  :  mais,  je  Tavoue,  si  je  n^étois 
pas  excité  par  le  désir  d^obtenir  les  loix  locales 
dont  ce  jeune  district  a  besoin,  je  les  aurois  priés 
d^en  élire  un  autre  j  car  trois  mois  de  session 
annuelle,  sont  pour  moi  une  perte  de  temps 
trop  considérable  )) . 

«  Ne  recevez-vous  pas  une  rétribution  pen~ 
dant  le  temps  de  vos  séances?  demanda  M.  Her- 
man.  —  On  nous  donne  trois  piastres  par  jour  ; 
mais  cette  somme  ne  me  dédommage  pas  des 
inconvéniens  occasionnés  par  une  aussi  lon- 
gue absence  :  un  bon  cultivateur  ne  doit  jamais 
s'éloigner  de  ses  champs.  —  Par  quel  hasard 
un  homme  aussi  instruit  s^est-il  trouvé  être  un 
des  premiers  fondateurs  de  ce  Comté  ?  car  je  sais 
combien  ces  travaux ,  ces  défrichemens  sont 
dégoùtans  et  pénibles.  —  Après  avoir  perdu 
dans  le  commerce  une  fortune  considérable ,  je 
me  crus  trop  heureux  de  pouvoir  me  réfugier 
sur  ces  Ôoo  acres  qui  appartiennent  à  ma  femme. 
I.  "  F 


82  VOYAGE 

Je  le  confesse ,  ce  ne  fut  pas  sans  regrets  ni  sans 
combats  que  nous  abandonnâmes  la.  ville  et  nos 
amis  pour  entreprendre-une  tâche  aussi  rude, 
et  nous  soumettre  à  des  habitudes ,  à  un  genre 
de  vie  si  gjilférens  de  celui  dans  lequel  nous 
avions  été  élevés.  Heureusement,  nous  étions 
jeunes  ;  c'est  le  temps  de  la  force  d'esprit  et  du 
courage  :  il  nous  en  a  fallu,  sur- tout  dans  les 
premières  années,  lorsque  nous  étions  à  25  milles 
d'un  voisin,  et  que  nous  promenions  nos  pas 
dans  les  sentiers  solitaires  de  ces  forêts  incon- 
nues. Mais  si ,  à  l'exemple  de  tous  les  nouveaux 
colons,  nous  avons  commencé  par  écarter  des 
épines,  aujourd'hui  nous  cueillons  des  fleurs  et 
des  fruits.  Nous  sommes  commodément  logés, 
et  vivons  dans  l'aisance  5  le  haut  prix  du  bled  a 
rapidement  consolidé  notre  petite  fortune  :  j'en 
vends  annuellement  près  de  5oo  boisseaux.  Aidé 
de  quatre  serviteurs  fidèles ,  j'essaie  mes  forces  : 
le  dieu  des  moissons  a  daigné  récompenser  nos 
soins  et  notre  industrie.   Cependant  mes  plus 
belles  espérances  sont  fondées  sur  une  chute  de 
17  pieds  (la  seule  qu'on  trouve  à  près  de  10 
milles  à  la  ronde) ,  ainsi  que  sur  une  loi  que  les 
deux  Etats  limitrophes  viennent  de  promulguer 
pour  encourager  la  navigation  intérieure,  loi 
qui  déclare  toutes  les  rivières  libres.  Un  autre 
objet  de  cette  loi ,  est  de  prévenir  les  nombreux 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.       85 

inconvéniens  qui  résultent  de  l'élévation  des 
digues  relativement  à  la  salubrité  de  Tair ,  et  à 
la  perte  des  terreins  inondés.  Le  moulin  que  je 
vais  faire  construire  d'après  les  principes  d'Oli- 
vier Evans,  sera  d'un  très-grand  rapport  :  alors 
nous  nous  reposerons  ;  c'est-à-dire  que  nous  ne 
nous  occuperons  plus  que  de  l'éducation  des 
bestiaux,  et  de  la  culture  du  chanvre.  —  Depuis 
que  nous  vivons  dans  l'aisance ,  continua-t-il , 
je  regrette  plus  vivement  qu'auparavant  la  perte 
de  nos  anciennes  sociétés ,  celle  de  ces  épanche- 
mens  de  l'amitié ,  de  ces  conversations  qui ,  sem- 
blables au  contact  de  l'acier  contre  le  silex,  font 
jaillir  la  lumière  et  les  idées.  Presque  tous  mes 
voisins  sont  Suisses ,  Irlandais  ou  Allemands  ^  à 
peine  entendent- ils  notre  langue.  Je  me  dédom- 
mage des  privations  par  la  lecture  de  bons  livres  ; 
ce  sont  des  amis  qui ,  suivant  la  disposition  de 
mon  esprit,  me  consolent,  m'amusent  ou^tn'ins- 
truisent.  Grâces  à  la  vigilance  paternelle   du 
Gouvernement,  nous  commençons  à  recevoir 
régulièrement  les  gazettes.  Quel  vaste  champ , 
quelle  pâture  ne  présentent- elles  pas  à  l'intérêt , 
ainsi  qu'à  l'avide  curiosité  !  Que  de  germes  sont 
prêts  à  éclore  dans  l'ancien  Monde  !  La  force 
des  opinions  nouvelles  pouvoit-elle  renverser 
des  édifices  aussi  massifs  et  aussi  anciens?  La  dis- 
tance qui ,  heureusement,  nous  en  sépare,  nous 

2 


84  VOYAGE 

préservera-t-elle  de  ses  orages  ?  La  paix ,  sans 
laquelle  la  vie  n^est  qu'un  présent  funeste ,  et 
dont  nous  avons  tant  de  besoin  dans  ces  bois , 
feroit-elle  place  aux  discordes  civiles?  Le  dé- 
mon de  la  nature  humaine  viendroit-il  de  nou- 
veau exercer  sur  la  terre  son  redoutable  empire? 
Seroit-il  possible  qu'il  se  trouvât  ici  des  hommes 
qui  voulussent  renverser  le  Gouvernement  au- 
quel nous  devons  l'étonnante  prospérité  de  cette 
république,  la  paix,  l'inviolable  sûreté  de  la 
vie  et  des  propriétés ,  ainsi  que  les  loix  les  plus 
propres  à  encourager  l'agriculture ,  le  commerce 
et  les  arts?  qui ,  pour  introduire  parmi  nous  les 
nouvelles  opinions  européennes ,  eussent  résolu 
de  nous  plonger  dans  les  horreurs  du  chaos,  et 
de  nous  livrer  aux  fureurs  sanglantes  de  l'anar- 
chie ))  ? 

Le  lendemain ,  nous  quittâmes  cet  intéressant 
député  colon ,  en  lui  promettant  bien  de  le  re- 
voir à  New-York  l'hiver  suivant  ;  ce  qui  arriva 
en  effet ,  et  nous  procura  le  plaisir  de  connoître 
plusieurs  de  ses  collègues. 

Après  quatre  jours  de  marche,  nous  attei- 
gnîmes facilement  la  Tiénaderha  ,  l'Adiga ,  et 
rUnadella,  branches  de  la  Susquéhannah  orien- 
tale, sur  lesquelles  nous  trouvâmes  des  bacs  assez 
commodes.  Pendant  cette  distance  de  54  milles, 
îipus  ne  fûmes  obligés  de  coucher  qu'une  seule 


DANS   LA   HAUTE  PENSYLVANIE.        85 

nuit  dans  les  bois  ;  inconvénient  que  nous  au- 
rions même  pu  éviter,  si  nous  ne  nous  étions 
pas  égarés  en  cherchant  le  moulin  de  Harper , 
situé  sur  la  grande  rivière.  Après  avoir  traversé 
l'Adiga,  nous  entrâmes  dans  le  comté  d^Otségo, 
habité  depuis  neuf  à  dix  ans,  où  nous  trou- 
vâmes enfin  des  chemins  passables^  des  provi- 
sions en  abondance  et  pour  nous  et  pour  nos 
chevaux,  d^ assez  bons  gîtes,  et,  ce  qui  eut  bien 
son  prix  pour  nous ,  quelques  colons  instruits. 

Nous  étions  encore  à  trois  milles  du  lac  Ot- 
ségé,  lorsque  nous  entendîmes  le  bruit  d'une 
chute ,  et  bientôt  après  nous  apperçùmes  un 
grand  nombre  de  personnes  occupées  à  élever 
sur  ses  bords  la  charpente  d'un  moulin ,  dont  on 
nous  dit  que  le  propriétaire  étoit  établi  depuis 
six  ans.  —  «Quoique fils  de  lord,  continua-t  on, 
et  jadis  lieutenant  dans  la  marine  royale,  il  est 
aussi  intelligent,  aussi  actif  et  aussi  laborieux 
que  s'il  fut  né  dans  les  bois  )) . 

«  Que  vous  êtes  heureux  !  lui  dit  mon  com- 
pagnon après  être  entré  chez  lui ,  de  posséder 
une  aussi  belle  cascade  !  Jamais  je  n'en  ren- 
contre, sans  devenir  involontairement  rêveur 
et  pensif  j  le  mouvement,  le  poids  de  ces  eaux  ^ 
sont  un  moyen  de  puissance  applicable  à  tant 
d'usages,  les  nappes  en  sont  presque  toujours  si 
belles  et  si  variées,  les  formes  si  bizarres  et  si 


86  VOYAGE 

pittoresques,  qu'il  me  semble  impossible  que 
ces  idées  d'utilité ,  de  beauté ,  ne  frappent  pas 
Fesprit  et  les  yeux  d'un  voyageur.  Il  faut  en 
convenir,  continua- t-il ,  la  nature  a  été  ici  sin- 
gulièrement prodigue  de  ce  genre  de  bienfait. 
Situé  au  milieu  de  ces  vastes  forêts,  je  conçois 
combien  votre  moulin  à  scie  doit  vous  être  utile  ; 
mais  cette  usine  que  vous  élevez ,  d'où  viendra 
le  bled  qu'elle  est  destinée  à  convertir  en  farine? 
Ce  canton ,  quoique  beaucoup  plus  peuplé  que 
ceux  à  travers  lesquels  nous  avons  voyagé ,  pa- 
roît  ne  renfermer  encore  qu'un  petit  nombre 
d'habitans  )). 

«Ce  continent,  cet  Etat,  répondit  M.  J.  U. , 
est  devenu  depuis  long-temps  l'asyle ,  non-seu- 
lement des  victimes  du  besoin ,  de  l'oppression 
et  du  malheur  dans  l'ancien  Monde,  mais  aussi 
celui  d'un  grand  nombre  de  personnes  inquiè- 
tes, dégoûtées  du  gouvernement  de  leur  patrie. 
Il  est  difficile  de  concevoir,  sans  en  avoir  été  le 
témoin ,  poursuivit-il ,  avec  quelle  étonnante 
rapidité  la  culture  de  ce  Comté  augmente  jour- 
nellement. Pévalue  à  74,000  acres  la  quantité 
des  terres  qui  ont  été  défrichées  depuis  sept  ans, 
et  dont  plus  d'un  sixième  est  aujourd'hui  soumis 
à  la  faulx ,  ou  converti  en  pâturages.  La  ferti- 
lité du  sol ,  et  la  situation  de  ce  canton  à  la  tête 
d'une  aussi  belle  rivière  que  la  Susquéjiannah  ^ 


DANS    LA    HAUTE   PE  NS  YLVANIE.        ©7 

le  grand  nombre  d'érables  à  sucre,  les  routes  que 
le  Gouvernement  fait  ouvrir  sur  plusieurs  points, 
tous  ces  avantages  y  attirent  non-seulement  des 
colons  travailleurs,  mais  des  familles  aisées ,  re- 
commandables  par  leur  industrie  éclairée ,  ainsi 
que  par  la  douceur  et  l'urbanité  de  leurs  moeurs. 
De  riches  associations  flamandes  et  hollandai- 
ses en  ont  acheté  des  districts  entiers  (Towns- 
hips).  Il  y  a  six  ans,  j'en  étois  le  19^  colon  5 
aujourd'hui  on  y  compte  plus  de  1,800  francs- 
tenanciers.  Loin  donc  de  craindre  que  ce  moulin 
soit  oisif,  je  me  propose  d'y  ajouter  une  troi- 
sième usine  pour  fouler  les  ^ofîes ,  et  une  qua- 
trième pour  exprimer  l'huile  de  la  graine  de  lin 
qu'on  cultive  déjà  en  grande  abondance  », 

((  Parmi  les  personnes,  continua-t-il ,  qui  sont 
venues  m' aider  à  élever  cette  charpente,  il  y  en 
a  des  quatre  Etats  septentrionaux  de  l'Union, 
ainsi  que  de  l'Ecosse,  de  la  Saxe,  du  Brande- 
bourg ,  de  la  Suède ,  et  même  de  la  Morée.  Qu^el 
intéressant  spectacle  que  celui  de  voir  journel- 
lement arriver  sur  cette  terre  adoptive  les  vic- 
times de  la  tyrannie,  du  besoin,  ou  des  dis- 
cordes civiles  î  Et  ces  hommes ,  quoique  parlant 
des  langues ,  élevés  dans  des  habitudes  et  des 
opinions  religieuses  si  différentes,  former  un 
peuple  nouveau ,  dont  la  postérité  est  destinée  à 
jouer  un  rôle  important  sur  la  scène  du  monde  I 


88  VOYAGE 

Cet  heureux  amalgame  est  Touvrage  de  la  douce 
influence  des  loix ,  fondée  sur  la  liberté ,  sur  la 
tolérance  et  sur  la  justice ,  celui  du  sentiment 
de  la  propriété  territoriale,  d'où  émanent  les 
plus  beaux  droits  du  citoyen  :  c'est  encore  l'effet 
du  travail  et  de  l'industrie  sur  les  mœurs  et  la 
conduite  de  ces  colons.Telles  sont,  sansdoute,  les 
causes  qui  les  identifient,  dans  un  court  espace 
de  temps ,  à  la  nouvelle  société  dont  ils  sont 
devenus  membres,  qui  les  attachent  au  sol,  ainsi 
qu'au  gouvernement  qui  les  protège  et  les  en- 
courage )) . 

((  Vous  êtes  Ecossais ,  lui  dit  M.  Herman ,  et 
vous  avez  long- temps  servi  à  bord  des  vaisseaux 
de  guerre.  —  Cela  est  vrai,  répondit  M.  J.  U.j 
pendant  plusieurs  années  je  n'ai  vu  que  les  nua- 
ges et  la  mer ,  et  me  voilà  au  milieu  des  bois  !  Et 
vous.  Messieurs,  d'où  venez -vous?  où  allez- 
vous?  Pardonnez -moi  ces  questions  j  vos  ré- 
ponses sont  une  dette  qu'il  seroit  cruel  de  ne  pas 
acquitter  envers  une  personne  qui,  comme  moi  ^ 
ne  voit  que  rarement  des  voyageurs  instruits  ))  » 
Après  que  nous  eûmes  satisfait  sa  curiosité,  il 
nous  dit  :  —  ((  Quoi  !  du  centre  de  la  Pensylva- 
nie,  vous  allez  au  fort  Stanwick,  à  Onondaga, 
voir  les  deux  conseils  qui  vont  bientôt  y  être 
tenus?  Si  je  n'étois  pas  enchaîné  par  mes  entre- 
prises, je  vous  y  accompagnerois  avec  plaisir  | 


DANS   LA   HAUTE   PEN  S  YI.VANIE.       89 

mais  j^espère  qu'à  votre  retour,  vous  voudrez 
bien  m'informer  de  ce  que  vous  y  aurez  vu  et 
entendu.  —  Très -volontiers,  lui  dit  M.  Her- 
man ,  à  condition  que  vous  nous  instruirez  des 
circonstances ,  extraordinaires  sans  doute ,  qui 
vous  ont  engagé  à  quitter  la  carrière  militaire 
et  votre  patrie,  pour  venir  ici  former  un  établis- 
sement dispendieux ,  long  et  pénible.  —  J'en 
prends  l'engagement,  répondit-il^  mais  soyez 
assurés  que  je  gagnerai  beaucoup  à  ce  marché. 
Que  peut  avoir  d'intéressant,  en  effet,  l'histoire 
d'un  homme  de  02  ans ,  qui  n'est  point  un  aven- 
turier ,  et  qui  en  a  servi  près  de  dix  sur  mer  ))  ? 

Le  jour  suivant,  ayant  appris  que  plusieurs 
bateaux  dévoient  partir  de  Skénectady  pour  re- 
monter la  rivière  Mohawk ,  nous  prîmes  congé 
de  M,  J.  U. ,  en  lui  promettant  de  le  revoir  à 
notre  retour  du  fort  Stanwick.  Les  cantons  de 
Harper's-Fields,  de  Cherry- Valley ,  et  de  Sko- 
harry ,  à  travers  lesquels  nous  voyageâmes,  pa- 
rurent à  M.  Herman  les  plus  beaux  et  les  plus 
fertiles  en  bled ,  que  nous  eussions  vus  depuis 
long-temps.  On  nous  dit  que  le  sol  de  ce  dernier 
étoit  d'une  fécondité  extraordinaire ,  qu'il  se 
vendoit  aussi  cher  qu'en  Europe;  que  la  plupart 
des  habitans  descendoient  des  premiers  colons 
qui  fondèrent  la  ville  de  New- York  en  1626. 
En  effet,  la  beauté  et  la  régularité  des  clôtures, 


go  V   O   T    A    &  E 

dont  quelques-unes  étoient  de  haies  vives ,  Télé- 
gance  des  habitations,  la  bonté  des  attelages, 
tout  annonçoit  la  richesse  et  le  bonheur  des 
colons. 

Nous  atteignîmes  Albany,  et  arrivâmes  enfin 
à  Skénectady  le  soir  du  quatrième  jour  depuis 
notre  départ  du  lac  Otségé  j  et  dès  le  lendemain, 
à  notre  grande  joie,  nous  flottâmes  sur  les  eaux 
du  Mohawk,  qui  dévoient  nous  transporter  au 
fort  Stanwick,  à  i  lo  milles  de  distance. 


DANS   LA  HAUTE  PENSYLTANIE.       Ql 


CHAPITRE     VI. 

liEs  deux  premières  personnes  que  nous  ren- 
contrâmes en  arrivant  à  Onondaga,  et  qui  nous 
invitèrent  à  fumer  Foppoygan  d'amitié,  furent 
Siatégan ,  ancien  chef  de  la  nation  Chippa- 
way  (  1  )  5  et  Yoyowassy ,  sacliem  des  Outa- 
ways  (2)  5  que  j'avois  jadis  connu  à  Montréal.  Ils 
nous  dirent  que  le  nombre  de  leurs  gens  étoit  si 
considérablement  diminué  depuis  quelques  an- 
nées par  les  ravages  de  la  petite-vérole  (5),  qu'ils 
avoient  résolu  de  réunir  les  restes  de  leurs  tribus 
à  la  vieille  souche  Onéida  (4). 

Heureusement,  le  feu  du  conseil  ne  devant 
être  allumé  que  quelques  jours  après,  nous  eù- 
mies  le  loisir  de  nous  occuper  du  logement  et  de 
la  nourriture  de  nos  chevaux,  chose  assez  diffi- 
cile dans  un  village  d'indigènes,  et  mon  com- 
pagnon put  s'accoutumer  insensiblement  à  leur 
apparence,  à  leurs  usages,  et  à  leur  manière  de 
vivre. 

Sous  quelles  formes  nouvelles,  en  effet,  ne 
voyoit-il  pas  la  nature  humaine ,  lui  qui ,  quatre 
mois  auparavant ,  habitoit  une  des  capitales  de 
l'Europe!  —  «  Est-ce  là  tout  ce  que  la  nature  et 


^2  VOYAGE  - 

les  siècles  ont  fait  pour  eux?  me  dit -il.  — - 
Oui,  lui  répondis -je  :  qu'est-ce  que  Fliomme 
devant  les  siècles  et  la  nature  ?  En  considérant 
Tabrutissement,  la  dégradation  de  la  tardive  et 
mallieureuse  enfance,  on  ne  conçoit  pas  com- 
ment un  être  aussi  foible  a  pu  survivre  aux  re- 
vers et  aux  désastres  qu'il  a  éprouvés  pendant 
tant  de  siècles  d'ignorance  et  de  misère ,  ni  par 
quels  heureux  hasards  il  a  pu  apprendre  enfin  à 
allumer  du  feu ,  à  forger  le  fer ,  à  apprivoiser  les 
bestiaux ,  à  cultiver  la  terre ,  et  à  s'élever  par  ses 
propres  foxxes  jusqu'à  la  conception  des  arts  et 
des  sciences)). 

ce  Qu'étoit  le  genre  humain  avant  ces  époques 
mémorables  ?  La  terre  alors  n'étoit  habitée  que 
par  des  hordes  errantes,  subdivisées  en  tribus, 
semblables  à  celles  qu'on  voit  aujourd'hui  sur 
les  plages  de  la  Hollande,  de  la  Zélande  aus- 
trale, des  terres  Magellaniques ,  &c.  Cette  orga- 
nisation primitive  ,  en  détruisant  l'idée  d'un 
intérêt  commun ,  a  été  de  tout  temps  une  source 
intarissable  de  querelles ,  de  haines  ,  de  ven- 
geances et  de  guerres  plus  implacables  que  celles 
des  tigres,  puisque  les  vainqueurs  dévoroient 
les  vaincus,  comme  ils  le  font  encore  aujour- 
d'hui ;  et  que  le  tigre,  quelqu'affamé  qu'il  soit, 
ne  dévore  jamais  son  semblable.  Quelle  distance 
entre  l'homme  de  la  nature  et  celui  de  la  civili- 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.       g5 

sation  î  entre  les  premiers  âges  du  monde ,  si 
souvent  célébrés  par  les  poètes ,  et  l'état  actuel 
de  FEurope  »  î 

«,  Tels  vous  voyez  aujourd'hui  ces  indigènes, 
continuai -je  5  et  tels  ,  à  quelques  nuances  près , 
étoient  leurs  ancêtres  à  l'époque  de  la  décou- 
verte du  Continent.  Ils  conservent  avec  opiniâ- 
treté les  mêmes  usages ,  les  mêmes  opinions ,  et 
préfèrent  encore  la  chasse  à  la  culture,  la  vie 
errante  à  la  vie  sédentaire,  l'aveuglement  de  l'in- 
souciance aux  conseils  d'une  sage  prévoyance  ; 
rien  n'a  pu  leur  ouvrir  les  yeux,  ni  l'exemple 
des  Blancs ,  ni  la  diminution  rapide  de  leur 
nombre,  ni  même  l'anéantissement  de  tant  de 
nations ,  dont  quelques-unes  ont  disparu  depuis 
un  petit  nombre  d'années  )) . 

<(  Quelle  peut  être  la  cause  de  cet  inconce- 
vable aveuglement  ?  me  demanda  M.  Herman  : 
leur  intelligence  seroit-elle  inférieure  à  celle 
des  Européens ,  qui,  jadis, furent  comme  eux er- 
rans  et  chasseurs?  Pourquoi  l'énergie  de  la  na- 
ture, qui  a  creusé  ces  grands  lacs  et  les  fleuves 
de  ce  continent,  qui  l'a  couvert  de  forêts  magni- 
fiques, et  l'a  peuplé  d'animaux,  d'oiseaux  dont 
l'instinct  est  si  admirable,  n'a-t-elle  rien  fait 
pour  ces  malheureux  indigènes?  Pourquoi  tous 
les  êtres  qu'elle  a  doués  de  cette  faculté  sublime, 
parviennent-ils  au  dernier  degré  de  perfection 


g4  V  O  Y  A  G  K 

dont  ils  soient  susceptibles  dans  le  court  espace 
de  leur  éducation  ?  Pourquoi ,  au  contraire , 
rhomme  à  qui  elle  a  donné  la  prééminence  de 
la  raison,  est-il  sorti  de  ses  mains,  agreste,  fé- 
roce, anthropophage,  insociable?  Cet  état  pri- 
mitif seroit-il  donc  celui  auquel  nous  étions 
destinés  »  ? 

((  Cela  est  très-vraisemblable,  lui  répondis-je; 
ce  continent,  celui  des  Papoos,  la  Hollande,  la 
Zélande  nouvelle,  et  tant  d^ autres  pays  décou- 
verts par  nos  navigateurs  modernes,  ne  sont-ils 
pas  encore  habités  par  des  hordes  qui,  depuis 
des  milliers  de  siècles ,  croupissent  dans  Fabru- 
tissement  de  ce  premier  état?  Qu'importe  à  la 
puissance  créatrice  que  nous  vivions  sous  Vé- 
corce  de  bouleau,  ou  sous  des  lambris  dorés? 
En  occupant  la  place  qu'elle  nous  avoit  destinée 
dans  réchelle  des  êtres,  ses  desseins  sont  rem- 
plis, soit  que  nous  soyons  chasseurs,  nomades 
ou  cultivateurs  » . 

((  En  considérant  attentivement,  poursuivit- 
il,  ce  long  enchaînement  de  désastres  que  les 
premières  générations  durent  éprouver  avant 
d'être  parvenues  à  harponner  le  poisson ,  à  allu- 
mer le  feu,  à  vaincre  l'ours,  le  loup  et  le  che- 
vreuil ,  on  est  étonné  qu'elles  aient  pu  survivre 
aux  dangers  et  aux  malheurs  de  cette  longue  et 
tardive  enfance.  Quelle  supériorité  de  force. 


DANS    LA   HAUTE   PENSYLVANIE.       g5 

d'intelligence ,  de  ressources,  n'avoient  pas  alors 
ces  animaux,  comparés  à  ces  êtres  foibles,  im- 
bécilles  et  nus  !  Bien  vêtus ,  bien  armés ,  rusés , 
adroits ,  ils  exercèrent  un  empire  qui  dut ,  pen- 
dant long- temps,  être  funeste  aux  premières 
sociétés  que  la  providence  plaça  dans  ces  forêts. 
Comment  l'homme  a-t-il  pu  s'élever  de  ces 
tristes  et  pénibles  commencemens,  au  degré  de 
puissance  et  de  prééminence  que  possèdent  au- 
jourd'hui les  nations  de  l'Europe  et  de  l'Asie? 
C'est  ce  qui  paroît  difficile  à  concevoir  )). 

«  Il  y  a  cependant  eu  de  grands  écrivains , 
répliqua  M.  Herman ,  qui  ont  fait  de  beaux  dis- 
cours pour  prouver  que  la  civilisation  n^est  point 
un  avantage,  mais  un  éloignement  funeste  de 
l'empreinte  primitive  et  sublime  que  nous  avons 
reçue  du  Créateur  3  moi-même  j'en  étois  per- 
suadé )) . 

((  Ce  qu'en  ont  dit  ces  écrivains ,  lui  répon- 
dis-je,  n'étoit  inspiré  que  par  l'esprit  de  cen- 
sure et  de  singularité  :  ils  préconisoient  l'être 
sauvage  qu'ils  ne  connoissoient  pas,  pour  faire 
la  satire  de  leurs  contemporains.  Si,  comme 
moi,  ils  eussent  accompagné  ces  indigènes  dans 
leurs  guerres  dévastatrices  ;  si  leurs  yeux  eussent 
été  témoins  des  tourmens  qu'ils  infligent  à  leurs 
prisonniers,  ainsi  que  de  ces  abstinences  meur- 
trières, fruit  de  la  plus  aveugle  imprévoyance  5 


g6  VOYAGE 

si  5  enfin ,  ils  eussent  assisté  à  ces  repas  de  canni-- 
baies  5  à  ces  scènes  d'ivresse  dont  le  souvenir  fait 
frémir,  très-certainement  ils  auroient  été  ail- 
leurs que  chez  ces  hommes  de  la  nature ,  cher- 
cher Foriginal  de  leurs  tableaux  mensongers  )) . 

Après  avoir  cessé  de  nous  entretenir  de  ces 
objets,  et  fait  quelques  questions  à  nos  hôtes 
Siatégan  et  Yoyowassy ,  nous  les  quittâmes  pour 
aller  chez  le  vieux  Keskétomah,  mon  ancien 
camarade  de  voyage,  que  je  savois  être  un  des 
mieux  logés  du  village. 

«J'arrive,  mon  frère,  lui  dis -je,  du  pays 
d'Onas  (5)  ,  pour  assister  au  feu  du  conseil.  Fa- 
tigué de  ce  long  voyage ,  je  voudrois  me  reposer 
sous  ton  écorce  :  aurois-tu  deux  peaux  d'ours  à 
nfie  prêter?  car,  comme  tu  le  vois,  j'ai  amené 
avec  moi  un  ami  qui  vient  du  pays  d'où  le  soleil 
se  lève.  —  J'en  ai ,  Rayo ,  me  répondit-il  ;  je 
te  sais  bon  gré  de  ta  confiance.  Mon  feu  est  al- 
lumé, ma  chaudière  est  pleine  5  fume  dans  mon 
oppoygan  j  et  toi  aussi ,  Cherryhum-Sagat  (6) , 
puisque  tu  es  l'ami  de  mon  frère,  repose  ici 
tes  os  )) . 

Nous  passâmes  une  partie  du  jour  à  parler  des 
nouvelles  générales  delà  nation,  des  commen- 
cemens  de  culture  que  plusieurs  chefs  avoient 
entrepris,  de  l'aversion  que  la  jeunesse  parois- 
soit  toujours  conserver  pour  ce  nouveau  genre 


Î5.VNS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.         97 

^e  vie,  de  la  folie  des  Cayugas,  des  moyens  de 
leur  faire  ouvrir  les  yeuxsur  le  danger  de  vendre 
leurs  terreins  de  chasse  au  Gouvernement  de 
New-York.  Il  me  donna  aussi  des  nouvelles  de 
ma  famille  adoptive,  dont  j'étois  étonné  de  ne 
voir  aucun  député,  et  le  soir  nous  assistâmes 
aux  danses  de  la  jeunesse.  Le  lendemain ,  après 
avoir  dîné  chez  Tocksikanéhiow-FAnier  (7) ,  du 
saumon  qu'il  avoit  pris  la  veille,  nous  fûmes 
invités  à  souper  chez  le  vieux  et  respectable 
sachem  Chédabooktoo ,  du  village  d'Osséwin- 
go  (8),  qui,  ayant  appris,  je  ne  sais  comment, 
que  nous  avions  apporté  nos  flûtes ,  voulut  que 
nous  lui  donnassions  un  petit  concert.  Je\me 
rappelle  encore  la  profonde  attention  avec  la- 
quelle il  Fécouta,  ainsi  que  la  nombreuse  compa- 
gnie qu'il  avoit  invitée,  et  l'effet  que  produisirent 
sur  leurs  visages,  jusqu'alors  immobiles,  les  pas- 
sages tendres  et  mélancoliques ,  sur-tout  les  ac- 
cords en  tierces  et  en  quintes  (9).  Enfin,  le  feu 
du  Conseil  ayant  été  allumé,  nous  y  accompa- 
gnâmes notre  vénérable  hôte  5  et  comme,  de  tous 
les  sachems  de  la  nation  que  je  connoissois,  il 
parloit  le  mieux  la  langue  anglaise,  nous  nous 
assîmes  à  coté  de  lui,  pour  qu'il  nous  interprétât 
ce  que  nous  ne  pourrions  pas  entendre. 


t.  ù 


gS  VOYAGE 


.*.  •^^^  •^  •^  ■»■•*•  •»"^-' 


CHAPITRE     VII. 

SbiXANTE-Dix-HUiT  p erson  11  es, cliefs,  vieil- 
lards et  guerriers ,  étoient  accroupis ,  suivant 
l'usage,  autour  d'un  feu  allumé  au  milieu  d'une 
grande  salle,  dont  les  murailles  faites  de  poutres 
assez  proprement  équarries,  étoient  jointes  aux 
encoignures  à  queue  d'hirondelle.  Tous  ,  la  tête 
penchée  en  avant ,  les  yeux  fixés  sur  la  terre  y 
aspiroient  la  fumée  de  leurs  oppoygans,  et  après 
un  assez  long  intervalle ,  ils  l'exhaloient  lente- 
ment à  travers  leurs  narines  ,  en  deux  colonnes 
non-interrompues ,  indice  d'une  profonde  mé- 
ditation sur  des  objets  importans.  Aucuns  n'é- 
toient  peints ,  et  n'avoient  la  tête  ni  les  oreilles 
ornées  de  plumes  :  leurs  manteaux  de  castor , 
tombés  derrière  eux ,  laissoient  voir  sur  leurs  lar» 
ges  poitrines  et  sur  leurs  bras  robustes,  les  diffé- 
rentes figures  d'animaux  ,  d'insectes  ou  de  pois- 
sons qu'on  y  avoit  tatouées  dans  leur  jeunesse, 
G'étoit  là  qu'un  peintre  auroit  pu  dessiner  des 
corps  frappans  par  leurs  belles  proportions  ^ 
des  membres  mis  en  mouvement  par  des  muscles 
légèrement  recouverts  d'une  espèce  d'embon- 
point inconnue  parmi  les  Blancs ,  et  qui ,  che^î 


DANS   liA   HAUTE   PENSYLYANIE.        99 

eux  5  atteste  la  vigueur ,  la  force  et  la  santé  5  des 
têtes  et  des  physionomies  d'un  type  particulier , 
dont  on  ne  trouve  les  analogues  qu'au  sein  des 
forêts  du  Nouveau-Monde.  Cette  réunion  d'hom- 
mes presque  nus  ,   si  féroces  à   la  guerre  ,  si 
implacables  dans  l'assouvissement  de  leurs  ven- 
geances 5  si  doux ,  si  tranquilles  dans  leurs  vil- 
lages 5  offroit  aux  yeux  un  spectacle  imposant ,    - 
et   à  l'esprit  une  source  nouvelle  de  médita- 
tions. 

Les  discours  de  cette  première  séance ,  entiè- 
rement relatifs  aux  limites  de  leurs  terres ,  au 
projet  des  Cayugas  de  disposer  des  leurs ,  et  à 
l'envahissement  de  quelques  familles  blanches , 
ne  pouvant  intéresser  que  ceux  qui  connoissent 
la  géographie  de  cette  partie  du  continent,  ainsi 
que  les  rapports  de  ces  nations  avec  les  Gouver- 
nemens  limitrophes ,  je  m'abstiendrai  d'en  par- 
ler 5  pour  ne  m'occuper  que  de  la  séance  du  len- 
demain ,  où  il  fut  question  de  l'adoption  de  la 
culture. 

C'étoit  la  première  fois  qu'on  devoit  en  parler 
publiquement,  en  démontrer  l'indispensable  né- 
cessité ,  et  s'adresser  aux  jeunes  guerriers.  A 
ma  grande  surprise  ,  notre  hôte  ,  le  respectable 
Késkétomah ,  offrit  d'en  être  l'orateur. 

Le  second  jour ,  l'assemblée  fut  beaucoup  plus 
nombreuse  et  plus  brillante  j  les  chefs  et  les 

2 


100  V   O   Y   A    G   B 

guerriers  étoient  peints  3  leurs  bras  étoient  ornéâ 
de  bracelets  d^argent,  leurs  têtes  et  leurs  oreilles  ^ 
de  plumes  guerrières  ,  à  leur  nez  étoit  suspen- 
due une  perle.  Après  le  silence ,  ou  plutôt  le 
recueillement  le  plus  profond ,  et  après  qu'on 
eut  lentement  fumé  les  oppoygans  ,  Chéda- 
boocktoo  ,  du  village  d'Ossewingo  ,  de  la  tribu 
Maskinongé  (  esturgeon  ) ,  se  leva  et  dit  : 

((  Comme  je  fumois  l'autre  jour  au  clair  de 
la  lune,  une  voix  vint  frapper  mes  oreilles  : 
j'avance,  j'écoute,  c' étoit  ^ équash ,  de  notre 
tribu. — Comment,  lui  dis-je,  tu  gémis  ,  tu  te 
plains,  et  tu  es  homme  !  A  qui  adresses-tu  donc 
tes  plaintes  et  tes  gémissemens  ?  Ne  sais-tu  pas 
que  le  bon  génie  est  trop  élevé ,  pour  voir  ce  qui 
se  passe  sur  la  terre  j  et  que  le  mauvais ,  qui  ha- 
bite les  nuages  de  la  nuit ,  se  moque  de  nos 
malheurs  ?  Je  t'ai  vu  cependant  souffrir  la  faim  , 
la  soif,  les  fatigues  ,  la  nudité  et  les  blessures  5 
tu  ne  te  plaignois  pas  alors  )>  ? 

((  Je  ne  me  plains  pas  ,  Chédaboocktoo  ,  me 
répondit-il  5  je  ne  pensois  ni  au  bon ,  ni  au  mau- 
vais génie,  car  je  ne  sais  où  ils  sont  l'un  et  l'au- 
tre ,  ni  même  s'ils  existent.  Ceux-là  disent  que 
oui ,  les  autres  disent  que  non.  Quand  tu  jettes 
un  morceau  de  bois  verd  sur  le  feu ,  n'as- tu  ja- 
mais observé  comme  l'air  et  la  sève  s'en  échap- 
pent avec  bruit,  comme  la  sève  découle  d'un 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.     101 

arbre  dont  tu  as  blessé  Técorce  au  printemps , 
comme  les  ruisseaux  et  les  rivières  se  gonflent 
après  les  pluies  de  ^automne  ?  Eli  bien  !  mon 
coeur  a  été  frappé  ;  c'est  lui  qui  gémit ,  et  non 
mon  esprit,  qui  est  aussi  ferme   que  le  tien, 
Témistaming  m'a  quitté,  Cliédaboocktoo,  je  suis 
seul  f  ma  peau  d'ours  est  froide ,  mon  feu  éteint, 
les  cendres  démon  âtre  dispersées  5  et  ma  chau- 
dière....  je  n'ai  plus  le  courage  de  la  remplir  ; 
quand  on  chasse  ou  qu'on  pèche  pour  soi  seul , 
peut-on  être  aussi  patient  et  aussi  adroit ,  que 
lorsqu'on  chasse  et  qu'on  pèche  pour  nourrir  sa 
femme?  et  si  je  chassois  encore,  qui  me  félici- 
teroit  de  mon  succès ,  en  me  serrant  la  main  ? 
—  Ah,  Chédaboocktoo  !  le  mal  nous  vient  par- 
torrens ,  comme  les  pluies  de  l'automne  ;  le  bien 
goutte  à  goutte,  comme  la  rosée  du  printemps  )>. 
(C  Tout  ce  qui  est  venu  j  Wéquash ,  lui  dis-je , 
doit  s'en  aller;  tout  ce  qui  arrive  doit  passer  .°- 
nous  passons  aussi ,  puisque  nous  sommes  ve- 
nus ,  comme  la  pirogue  du  voyageur  qtie  le  lil 
du  courant  entraîne,  comme  les  eaux  des  ri- 
vières qui  vont  se  perdre  dans  les  grandes  cata- 
ractes. J'ai  entendu  dire  à  des  jongleurs  blancs  , 
que  l'enfant  qui  naissoit,  arrivoit  3  que  l'homme 
qui  mouroit,  partoit.  D'où  vient  l'enfant?  où 
va  l'homme?  leur  demandai-je  ;  ils  me  répon- 
dirent des  choses  si  extraordinaires  ,  que  je  ne 


10-2  VOYAGE 

Toulus  jamais  les  mettre  dans  ma  mémoire.  Tout 
ce  qui  est  sur  là  terre,  en  vient,  leur  dis- je ^  tout 
ce  qui  en  est  venu  ,  y  retournera.  Ils  se  mo- 
quèrent de  moi  5  je  leur  tournai  le  dos  ,  et  les 
laissai  là  » . 

c(  Je  n^ai  pas  vieilli ,  Wéquash ,  sans  avoir  sou- 
vent été  frappé  de  la  grande  flèche  d'Agan  Mat- 
chee  Manitoo  (1)  :  chaque  fois  je  Fai  arrachée  et 
mise  sous  terre.  Dans  toute  ma  vie ,  j'ai  versé 
plus  de  sang  que  de  larmes  ^  elles  ne  devroient 
couler  ,  les  larmes ,  que  des  yeux  de  nos  femmes  , 
et  jamais  des  tiens ,  qui  ont  vu  plus  d'une  fois  le 
malheur  et  la  mort  avec  des  paupières  sèches. 
A^is,  si  tu  es  homme  !  tu  verras  que  demain  tu  te 
plaindras  moins ,  après-demain  un'  peu  moins 
encore,  et  ainsi  de  suite,  jusqu'à  ce  que  l'oubli, 
fils  du  vieux  temps ,  vienne  cicatriser  les  plaies 
de  ton  coeur.  Fais  comme  Késkiménétas  ,  ton 
aïeul,  que  j'ai  connu  pendant  mes  premières 
lunes;  venge -toi  dit  mauvais  esprit;  cherche 
une  autre  Témiskaming  !  tu  connois  le  remède 
de  l'adoption.  Qui  te  dira  que  ta  nouvelle  épouse 
ne  cultivera  pas  ton  maïs,  et  ne  fera  pas  encore 
mieux  bouillir  ta  chaudière  que  celle  qui  vient 
de  passer  »? 

«  Tu  parles,  Chédaboocktoo,  me  répondit-il , 
comme  un  vieillard  que  tu  es  ;  tu  as  oublié  le 
temps  de  ta  jeunesse,  où  ton  cœur  étoit  gros  et 


DANS    LA   HAUTE   PENSYLVANIE.      lo5 

ton  haleine  brûlante.  Tout  vient ,  tout  passe  , 
comme  tu  le  dis  5  mais  moi  qui  arrive ,  je  ne  suis 
pas  encore  passé  5  je  n'ai  pas.  encore  entendu  le 
bruit  de  ma  cataracte.  Tu  me  parles  d'une  autre 
Témiskaming  !  comment  oublier  celle  qu'on  et 
aimée  ,  et  qui  nous  aimoit  aussi  ?  Ce  n'est  pas 
l'ouvrage  d'un  jour  :  quand  les  glaces  ont  brisé 
mon  canot  5  ou  le  feu  détruit  ma  wigwliam ,  j'en 
reconstruis  facilement  une  autre  5  mais  une 
compagne  de  tant  de  lunes  ,  quand  on  Fa  per- 
due. .. .  Eh  puis  !  ne  sais-tu  pas  que  les  braves 
femmes  sont  comme  les  hermines ,  difficiles  à 
rencontrer  ?  Et  si ,  parmi  les  filles  de  notre  tri- 
bu,  je  n'en  trouve  point  qui  veuillent  souffler 
sur  mon  tison  (2)  ,  ni  entendre  ma  chanson  de 
guerre,  rester  ai -je  alors  comme  un  vieillard ,  sur 
ma  peau  d'ours  ?  Que  ferai-je  ?  où  irai-je  ))  ? 

((  Eh  bien  !  luirépondis-je,  va  parmi  les  autres 
nations  en  chercher  une  ;  fais  comme  Ockwacok , 
comme  Matamusket.  Ils  s'en  sont  bien  trouvés  ^ 
ils  vivent  d'un  bon  accord  avec  leurs  femmes  ; 
leur  sang  se  multiplie  j  ils  sont  unis  comme  les 
tiges  du  même  arbre  ,  comme  les  écailles  de 
l'huître.  Leur  chaudière  est-elle  vide  ?  à  l'ins- 
tant elle  est  remplie  ;  les  cendres  commencent- 
elles  à  couvrir  leur  feu?  tout  aussi-tôt  on  y  met 
du  bois.  Ils  vivent  sous  un  beau  soleil  :  trouve- 
toi  le  lendemain  de  la  pleine  lune,  au  feu  d'Onon- 


ia4  VOYAGE 

daga  5  tu  entendras  ce  que  la  sagesse  des  sachems 
te  dira.  —  Voilà  ce  que  je  lui  dis.  J^ai  parlé  )) . 

Après  un  assez  long  silence  ,  Yoyoghény ,  du 
village  de  Lackawack  ,  de  la  tribu  Megeeses; 
(  aigle  )  5  se  leya  et  dit  : 

((  Comme  je  revenois  delà  pêclie,  Je  vis  Muska- 
ïiéliong  à  la  porte  de  sa  wigwham  ;  elle  poussoit 
des  cris ,  versoit  des  larmes ,  et  se  frappoit  la 
poitrine.  — ►  Qui  t'a  donc  si  fortement  contrîs- 
tée?  lui  demandai-je  5  le  malin  esprit  auroit-il , 
pendant  la  nuit ,  brisé  le  seuil  de  ta  porte  (5)  ? 
Ta  mémoire  te  rappélleroit-elle  quelque  mau- 
vais rêve  ?  Aurois-tu  apperçu  des  étoiles  tom- 
bantes lorsque  tu  saluois  la  pleine  lune  ?  —  Tu 
île  me  réponds  pas  ?  Pourquoi  donc  interromps- 
tu  ainsi  la  paix  de  la  nuit ,  qui  est  le  temps  du 
repos?  Le  jour  du  soleil  n'est-il  pas  assez  long 
pour  te  plaindre  ))  ? 

a  Tu  parles  de  repos  î  me  répondit-elle^  il  n'y 
en  a  plus  pour  moi  sur  la  terre  5  mon  esprit  est 
dans  les  ténèbres  5  les  nuages  obscurcissent  le 
soleil  de  ma  vie  5  le  vent  de  la  nuit  a  chassé  mon 
sommeil.  J'ai  perdu  Mondajéwot ,  le  compagnon 
de  mes  jours  ,  l'ami  de  ma  jeunesse.  Quand  je  le 
suivois  dans  les  bois,  je  ne  craignois  ni  les  loups 
carnassiers,  ni  les  catamouts  (4) ,  ni  les  panthères, 
féroces  5  quand  je  pagayois  l'avant  de  son  canot 
k  travers  les  lacs,  je  me  sentois  forte  et  fière. 


DANS  LA  HAUTE  PENSYLVANIE.  105 

Comme  lui ,  sans  sourciller ,  je  tenois  mon  visage 
au  vent  5  jamais  il  ne  me  disoit,  viens ,  que  je  ne 
vinsse  5  jamais  il  ne  me  disoit ,  va,  que  je  n'al- 
lasse ;  sa  volonté  étoit  toujours  la  mienne  5  et  la 
mienne ,  quand  j'en  avois  une ,  étoit  toujours  la 
sienne.  Lui  qui  nageoit  comme  le  tewtag  et  le 
maskinongé ,  a  disparu  sous  les  eaux ,  en  traver- 
sant le  rapide  de  Népinah,  et  son  corps  est  de- 
venu la  pâture  des  poissons.  Qui  me  consolera  ? 
qui  me  prendra   par  la  main  quand  je  serai 
vieille?  Personne,  puisque  je  suis  seule  sur  la 
terre.  Ah  !  quen'ai-je  offert  un  rouleau  de  tabac 
au  malin  esprit ,  sur  le  toit  de  ma  wigwham  ?  il 
auroit  peut-être  empêché  le  canot  de  Mondajé- 
wot  de  chavirer,  je  n'aurois  pas  interrompu  le 
repos  de  la  n^iit,  ni  excité  ta  colère  )). 
-     «  Tu  aurois  offert  tout  le  tabac  de  ta  récolte 
au  Matchee  Manitoo ,  lui  dis-je ,  que  le  canot  de 
Mondajéwot  n'en    auroit  pas   moins  chaviré. 
Ignores-tu  qu'il  est  impassible  et  sourd?  que 
c'est  lui  qui  nous  envoie  les  ouragans  et  les 
grêles,  les  neiges  et  les  frimats  ?  que  c'est  lui  qui 
gonfle  les  rivières  et  déchaîne  les  torrens?  que  le 
tpnnerre  est  le  bruit  de  sa  voix  ?  les  éclairs ,  les 
étincelles  de  ses  yeux  ?  qu'il  ne  s'intéresse  pas 
plus  au  succès  de  nos  chasses ,  de  nos  guerres ,  à 
notre  sort  sur  la  terre ,  qu'à  celui  des  oiseaux 
migrateurs ,  ou  bien  à  celui  des  poissons  que  le 


lo6  VOYAGE 

courant  entraîne  du  haut  des  chutes  à  travers 
les  rochers?  Ta  perte  est  grande,  Muskanéhong! 
tu  es  femme ,  pleure  :  les  larmes  et  le  temps  fer- 
meront ta  blessure ,  le  temps  nous  guérit  ou  nous 
tue  ^  avec  le  temps ,  les  torrens  s'écoulent  ;  avec 
le  temps ,  les  neiges  se  fondent  et  le  printemps 
revient ,  avec  le  temps ,  les  orages  se  dissipent  et 
le  soleil  luit.  Le  temps  est  comme  un  long  sen- 
tier ^  qui  le  suit,  ce  sentier,  trouvera  bientôt 
Toubli,  blotti  contre  la  terre  ou  assis  au  pied 
d'un  arbre.  Muskanéhong,  n'y  a~t-il  point  dans 
le  village,  ou  ailleurs,  quelque  blanc  que  tu 
pusses  adopter  ))  ? 

({  Oui ,  me  répondit-elle  ^  mais  les  loups  et  les 
renards  (5)  peuvent-ils  chasser  ensemble  ?Qu^est- 
ce  qu'un  blanc  dans  les  bois?  Aussi-tôt  que  les 
nuages  cachent  le  soleil,  ils  s^égarent,  et  ne  sa- 
vent plus  où  ils  vont  ni  d'où  ils  viennent  :  si  la 
neige  arrive,  les  voilà  arrêtés  ;  s'ils  rencontrent 
une  rivière  ,  il  leur  faut  un  radeau  pour  la  tra- 
verser ;  si  la  faim  les  atteint,  ils  ne  savent  que  lui 
dire ,  ni  comment  la  renvoyer  )) . 

«Muskanéhong,  lui  dis-je,  parmi  nous,  de 
même  que  parini  eux ,  il  y  a  du  bon  et  du  mau- 
vais :  vois  les  arbres  des  forêts ,  sont-ils  tous  éga- 
lement élevés?  non  ;  les  tiges  du  maïs  également 
fortes  et  grenues  ?  non  :  il  en  est  de  même  parmi 
les  hommes  :  je  connois  des  blancs  qui ,  comme 


DANS   liA   HAUTE   PENSYLVANIE.      107 

nous ,  sont  de  braves  guerriers ,  de  bons  chas- 
seurs ,  et  qui ,  dans  les  bois  ,  valent  bien  les 
nôtres.  Combien  n^  en  a-t-il  pas  parmi  nos  gens, 
qui ,  pour  avoir  des  liqueurs  de  feu ,  vendent 
tout  ce  qu^ils  ont  ?  Est-ce  que  tu  n^aimerois  pas 
mieux  allumer  ton  feu  toi-même ,  que  d'avoir 
pour  mari  un  de  ces  fous,  qui  n'entretiendroit 
ni  ta  wigwham ,  ni  ton  canot  ?  Quoique  nous 
fassions,  Muskanéhong,  par-tout  nous  rencon- 
trons plus  de  mal  que  de  bien  ,  plus  de  ronces 
et  d'épines ,  que  de  buissons  fleuris  )). 

«Pourquoi  cela?  me  demanda -t- elle.  — 
Lorsque  ,  dans  une  nuit  bien  noire  ,  tu  mets  la 
tète  à  ta  porte ,  que  vois-tu  ?  —  Rien  ,  me 
répondit- elle.  —  Eh  bien  !  ta  question  et  ma 
réponse ,  sont  comme  cette  nuit  noire,  lui  dis-je  y 
peut-être  que  si  les  hommes  étoient  moins  mal- 
heureux ,  ils  multiplieroient  trop  sur  la  terre  ; 
et  faute  de  gibier  et  de  poissons,  les  plus  forts 
mangeroient  les  plus  foibles ,  comme  cela  arrive 
quelquefois;  trouve-toi  à  Onondaga,  le  lende- 
main de  la  pleine  lune  ,  ton  coeur  et  ton  esprit 
entendront  ce  que  la  sagesse  des  sachems  te 
dira.  Yoilâ  ce  que  je  lui  dis.  J'ai  parlé  ». 

Siasconset ,  du  village  de  Pentagoët ,  de  la 
tribu  de  l'Outagamy  (  renard  ) ,  se  leva  et  dit  : 

c(  Comme  je  revenois  de  la  w^igwham  de  Na- 
ponset  ,  je  rencontrai  Kahawabash ,  de  mon 


108  VOYAGE 

sang  5  quoique  Outawa  de  naissance.  7iu  lien  de 
porter  la  tête  haute ,  suivant  Fusage  des  guer- 
riers ,  il  marclioit  lentement ,  et  Tavoit  envelop- 
pée de  son  manteau.  Que  fais- tu  dans  ce  village? 
lui  dis-je  -,  tu  as  Fair  d^un  vieillard  ou  d'un  ma- 
lade ^  serois-tu  déjà  revenu  de  tes  chasses  loin- 
taines ))  ? 

«  Je  ne  chasse  plus ,  me  répondit-il  ;  je  pêche 
quand  j'ai  faim  :  j'ai  ouvert  la  porte  de  ma  wig- 
wham  aux  oiseaux  de  la  nuit,  et  abandonné  le 
village  de  Togarahanock.  —  Pourquoi  cela  , 
lui  demandai-je.  —  Mon  coeur  saigne  comme 
le  cerf  que  la  flèche  du  chasseur  a  frappé  ;  mes 
yeux  brûlent,  le  sommeil  se  tient  perché  sur  le 
haut  de  mon  toît ,  et  ne  veut  plus  descendre  ;  je 
suis  las  5  et  cependant  je  ne  fais  rien  ;  je  n'ai  plus 
ni  chaud  ni  froid  ^  Matchee  Manitoo  a  envoyé 
dans  le  village  son  grand  serpent  noir,  qui  a 
mordu  ma  femme,  Nézalanga  ,  presque  tous  les 
miens,  et  la  plus  grande  partie  de  nos  gens.  Je 
suis  venu  me  chauffer  à  ton  feu,  et  consulter  ta 


sagesse  ». 


(c  Lasagesseestmuette,luirépondis-je, quand 
le  malheur  parle ,  je  l'ai  bien  connue ,  ta  femme  5 
n'étoit-elle  pas  de  la  famille  Pakatakan  ?  — 
Oui  ,  me  répondit  -  il.  —  Eh  bien  !  que 
n'es-tu  allé  te  chauffer  à  leur  feu  ?  la  mère ,  le 
père  j  les  frères  et  les  soeurs  de  Nézalanga  ,  t'au- 


DAî^S  LA  HAUTE  PENS YLYANÎE.  log 
roient  pris  par  la  main.  La  main  du  sang  est  plus 
douce  que  celle  d'un  étranger,  ou  même  que 
celle  d'un  ami  ». 

«:  Il  n'y  a  plus  sur  la  terre , me  dit-il,  une  seule 
goutte  du  sang  des  Pakatakan  5  le  mergummégat 
des  blancs  (6),  comme  le  feu  des  nuages  qui  con- 
sume les  forêts ,  a  détruit  presque  tout  le  vil- 
lage, pendant  que  je  chassois  le  castor  dans  les 
pays  d'en  haut.  A  mon  retour,  je  n^ai  trouvé 
que  les  ossemens  de  nos  gens ,  dont  les  cadavres 
avoient  été  la  pâture  des  loups  et  des  mouches  ; 
pas  un  feu  allumé  ,  pas  une  porte  fermée  3  rien 
de  vivant  que  leurs  chiens  (7).  Les  bêtes  sont 
moins  malheureuses  que  nous ,  Siasconset.  Si , 
comme  on  le  dit,  le  bon  génie  est  le  père  des 
hommes  ,  que  ne  descend-il  parmi  nous  ,  pour 
en  chasser  le  mauvais  ?  Que  ne  précipite-t-il  au 
fond  des  lacs  le  toméha^vk  de  la  guerre  ?  Que  ne 
fond-il   de  son  haleine  brûlante  les  glaces  de 
l'hiver  ?  Il  nous  a  donné  la  parole ,  dit-on ,  pour 
nous  élever  au-dessus  des  loups ,  des  ours  et  des 
castors ,  et  nous  sommes  plus  malheureux  que 
ces  bêtes  fauves  :  n'existe-t-il  donc  rien  sur  la 
terre,  ni  au-dessus  des  nuages,  qui  protège  notre 
foi  blesse  y)  ? 

c(  Tu  me  fais  frémir ,  lui  répondis-je  :  ta  femme , 
tes  proches ,  tes  amis  ,  presque  tout  ton  village 
détruit  par  le  plus  grand  des  fléaux  !  Rahawa- 


IIO  VOYAGE 

bash  5    quand  nous  apprenons  quelques  mau- 
vaises nouvelles,  ou  qu^il  nous  arrive  de  grands 
malheurs,  nos  esprits  sont  consternés,  nos  coeurs 
froissés ,  comme  des  canots  comprimés  par  les 
glaces  de  l'hiver ,  comme  les  racines  du  cèdre 
dans  la  fente  du  rocher.  On  ne  parle ,  on  ne  s'oc- 
cupe que  de  cela  ;  le  lendemain ,  à  la  chasse  ou  à 
la  pêche ,  on  y  pense  un  peu  moins  ;  insensible- 
ment les  premières  impressions  diminuent   et 
s'eifacent,  comme  ces  figures  que  nos  enfans 
tracent  sur  le  sable  du  rivage ,  à  mesure  qu'elles 
sont  atteintes  par  les  vagues.  Il  en  sera  de  même 
de  ta  perte  ,  Kahawabash.  Elle  est  grande  et  dif- 
ficile à  oublier,  je  le  sais  j  et  moi,  que  tu  es  venu 
consulte!' ,  parce  que  tu  me  croyois  moins  mal- 
heureux ,  ignores-tu  que  j'avois  trois  braves  gar- 
çons, Tiénah,  Tiogo,  Nobscusset.  Eh  bien  !  le 
mauvais  génie  les  a  frappés  5  ils  ne  sont  plus  ici 
pour  remplir  ma  chaudière,  et  porter  à  la  guerre 
le  toméhawk  de  Siasconset  î,Tu  es  jeune ,  et  moi 
l'ai  vu  bien  des  lunes  :  reste  sous  mon  écorce 
jusqu'à  ce  que  le  feu  du  grand  conseil  soit  allu- 
mé ;  tu  y  verras  les  vieillards  et  les  sachems  , 
qui ,  comme  toi ,  ont  essuyé  de  grandes  pertes, 
et  les  ont  réparées  par  l'adoption  :  mais  évite  de 
verser  des  larmes  devant  eux  ;  ils  te  méprise- 
roient ,  et  ne  t'adresseroient  pas  une  parole  ». 
({  Voici  ce  qu'il  me  dit  :  —  <(  Siasconset  !  n'as- 


DANS    LA   HAUTE    PENSYLVANIE.      111 

tu  pas  souvent  entendu  les  cris  plaintifs  de  Fours , 
dont  la  compagne  avoit  été  tuée  (8)  ?  n'as-tu  pas 
souvent  vu  couler  des  larmes  des  yeux  du  cas- 
tor, qui  avoit  perdu  sa  femelle  ou  ses  petits  (9)  ? 
Eh  bien  !  moi ,  suis-je  inférieur  à  Fours  ou  au 
castor?  Non  j  je  suis  homme,  aussi  bon  chasseur, 
aussi  brave  guerrier  que  tes  sachems  :  comment 
empêcher    Farc  de  s'étendre  quand    la    corde 
casse  ?  La  cime  du  chêne  ou  la  tige  du  roseau  de 
ployer ,  quand  Forage  éclate  ?  Lorsque  le  corps 
est  blessé,  Siasconset,  il  en  découle  du  sang  ; 
quand  le    cœur   est  navré ,  il   en    découle  des 
larmes  :  voilà  ce  que  je  dirai  à  tes  vieillards  j  je 
verrai  ce  qu'ils  me  répondront  ». 

((  Eh  bien  !  lui  dis-je  ,  Kaliawabash,  pleure 
sous  mon  toit ,  puisque  ton  bon  génie  le  veut , 
et  pour  plaire  au  mauvais ,  que  tes  yeux  soient 
secs  quand  tu  seras  au  feu  d'Onondaga  ». 

c(  Que  faut- il  donc  faire  sur  la  terre,  me  ré- 
pondit-il ,  puisque  l'un  veut  ce  que  l'autre  ne 
veut  pas  »  ? 

c(  Que  faut-il  faire  ?  lui  dis-je  :  considérer  la 
vie  comme  un  passage  de  Toron  to  à  Niagara  (10). 
Que  de  difficultés  n'éprouvons-nous  pas  pour 
doubler  les  caps,  pour  sortir  des  baies  dans  les- 
quelles les  vents  nous  forcent  d'entrer  ?  Que 
de  chances  contre  d'aussi  frêles  canots  que  les 
nôtres  !  Il  faut  cependant  prendre  le  temps  et  les 


3  12  VOYAGE 

choses  comme  ils  viennent,  puisque  nous  ne  poti* 
vous  pas  les  choisir  ;  il  faut  nourrir ,  aimer  sa  fem- 
me et  ses  enfans,  respecter  sa  tribu  et  sa  nation  ; 
jouir  du  bien  quand  il  nous  écheoitj  supporter  le 
mal  avec  courage  et  patience  5  chasser  et  pêcher 
quand  on  a  faim ,  se  reposer  et  fumer  quand  on 
est  las  5  s^attendre  à  rencontrer  le  malheur,  puis-* 
qu^on  est  né  ;  se  réjouir  quand  il  ne  vient  pas  ; 
se  considérer  comme  des  oiseaux  perchés ,  pour 
la  nuit ,  sur  la  branche  d^un  arbre  ,  et  qui  ,  au 
point  du  jour,  s^envolent  et  disparoissent  pour 
toujours.  —  Voilà  ce  que  je  lui  dis.  J^ai  parlé  ». 
Aquidnunclc,  du  village  d'Acquakanunck ,  de 
la  tribu  Skénonton  (  chevreuil  )  ,  se  leva  et  dit  : 
'  c(  Comme  je  fumois  auprès  de  mon  feu ,  Tiéna- 
derhah ,  de  la  tribu  Lariieck  (  esturgeon  ) ,  ouvrit 
ma  porte  et  vint  s'asseoir  à  côté  de  moi.  —  Que 
me  veux-tu  si  tard?  lui  demandai-je? —  Je 
viens  te  parler  de  mes  chagrins  ,  me  dit-elle ,  et 
te  consulter.  —  Que  t'est -il  donc  arrivé? 
—  Le  vent  du  malheur ,  comme  le  souffle  brû- 
lant de  la  canicule ,  a  desséché  Parbre  de  ma  vie , 
et  en  a  remporté Fombre  et  les  feuilles.  Ma  petite 
Tigheny  est  partie  pour  l'ouest.  Je  veux  y  aller 
aussi ,  avant  que  son  père ,  Vénango  ,  ne  soit 
revenu  de  ses  chasses.  Pourquoi  rester ai-je  sur 
cette  terre,  puisquela  joieetle  bonheur  n'y  sont 
plus  pour  moi  ?  Lorsque  j  le  jour  des  pleines 


DANS    LA    HAUTE   PENSYLVANIE.     Il3 

lunes,  continua~t-elle  ,  je  vas  visiter  le  lieu  de 
son  repos ,  y  verser  des  larmes  et  quelques  gouttes 
du  lait  de  nion  sein  ,  il  me  semble  entendre  sa 
voix  qui  m^ appelle.  Je  veux  aller  la  rejoindre; 
tout  ce  que  je  te  demande,  Aquidnunck ,  est  de 
mettre  mon  corps  à  l'abri  de  la  dent  des  loups  ». 

c(  Le  mauvais  génie  a-t-il  enlevé  le  seuil  de  ta 
porte  ?  lui  demandai-je.  -—  Non  ,  me  répon- 
dit-elle 5  il  m'a  enlevé  ce  qui  m'étoit  bien  plus 
cher.  —  Eh  bien  donc  !  pourquoi  voudrois- 
tu  éteindre  ton  feu  et  quitter  ta  wigv^ham  ?  Est- 
ce  du  milieu  d'un  rapide  qu'on  peut  gagner  le 
rivage?  Non  !  Il  faut  avoir  le  courage  de  parve- 
nir jusqu'au  portage  :  tu  as  été  mère,  tu  le  de*- 
viendras  encore  :  pourquoi  vouloir  s'en  aller, 
avant  que  ton  soleil  soit  couché  »  ? 

«  Que  dira  Vénango  ?  reprit-elle ,  quand  il 
verra  que  l'animation  de  son  premier  sang  n'est 
plus  sur  la  terre  ?  —  Il  te  plaindra  ,  lui  répon- 
dis-je^  pour  adoucir  tes  peines ,  il  dissimulera  les 
siennes ,  comme  le  brave  cache  le  trait  dont  il 
vient  d'être  frappé.  Il  desséchera  tes  larmes  et 
rallumera  ton  feu;  c'est  une  mauvaise  pensée, 
Tiénaderhah  ,  que  de  vouloir  abréger  ta  vie  : 
le  vieux  temps  n'est-il  pas  là  qui  la  raccourcit 
tous  les  jours  ?  Tu  as  perdu  ta  fille  ;  mais  Vé- 
nango existe  :  voudrois-tu  le  tuer  aussi  ?  Ap- 
pelle le  Courage  !  fais-le  asseoir  à  côté  de  toi  ! 

ï.  H 


ji4  T  o  Y  A  c  i;: 

bientôt  il  fera  venir  sa  sœur  la  Patience  ;  tu  en-- 
tendras  ce  qu'ils  te  diront.  Pleure,  ma  fille  ! 
pleure  !  tes  larmes  adouciront  les  angoisses  de 
ton  cœur ,  comme  la  pluie  calme  la  violence  des 
orages.  Travaille  ,  et  tu  penseras  moins  ;  c'est 
la  pensée  qui  retient  et  grossit  le  mal  ;  trouve- 
toi  au  feu  d'Onondaga,  le  lendemain  de  la  pleine 
lune;  tes  oreilles  y  entendront  ce  que  les  sachems 
te  diront  pour  te  consoler.  Voilà  ce  qui  s^est 
passé  entre  Tiénaderhali  et  Aquidnunck.  J'ai 
parlé  )). 

Après  un  long  silence ,  employé  à  exhaler  gra- 
vement la  fumée  des  oppoygans  ,  Késkétomah , 
du  village  d'Onondaga,  de  la  tribu  Maskinongé, 
se  leva  et  dit  : 

((  Frères  et  amis  ,  le  plus  grand  de  tous  nos 
malheurs  est  la  diminution  de  notre  sang  ,  et 
l'augmentation  de  celui  des  blancs.  Et  cependant 
nous  fumons j  nous  dormons,  aujourd'hui  que 
nous  sommes  si  aifoiblis  ,  comme  lorsque  nous 
étions  nombreux  et  redoutables  !  D'où  sont-ils 
venus,  ces  blancs  ?  qui  les  a  conduits  à  travers  le 
grand  lac  salé? Pourquoi  nos  pères,  qui  en  habi- 
toient  aloï-s  les  rivages ,  ne  fermèrent-ils  pas 
leurs  oreilles  aux  belles  paroles  de  ces  renards  , 
qui,  toutes,  ont  été  fausses  et troîn penses,  comme 
l'ombre  du  soleil  couchant?  Depuis  cette  épo- 
que, ils  ont  multiplié  comme  les  fourmis   au 


Tl.I£.  TomirTaj/.iiâ. 


(m^Xr  TfêTmeavrf-, 


KESKiTOMAH 


Gmve  par  Rot^er. 


Anoien    Sa oliem  de  li  Nation   Ouoiidap-a 


DANS    LA    HAUTE    PENSYLVÀKIE.     13  5 

retour  du  printemps  ;  et  comme  ces  insectes ,  il  ne 
leur  faut  qu'un  petit  espace  pour  vivre.  Pourquoi 
cela?  c'est  qu'ils  savent  cultiver  la  terre.  Frères 
et  amis ,  voilà  le  remède  qui  peut  encore  guérir 
tous  nos  maux  ^  mais  pour  qu'il  soit  efficace , 
soyons  tous  d'accord  j  comme  les  doigts  de 
la  même  main  ,  comme  les  rames  du  même 
canot 3  sinon ,  nos  projets ,  nos  espérances  passe- 
ront avec  le  vent  qui  souffle  )) . 

«  Chassons  pour  conserver  celte  précieuse  ha- 
bitude de  patience ,  de  perséi^èï'ànce  et  d'adresse , 
qui  nous  rend  redoutables  à  la  guerre ,  et  culti- 
vons enfin  le  sol  sur  lequel  nous  sommes  nés. 
Ayons  des  boeufs ,  des  vaches,  des  cochons  et  des 
chevaux.  Apprenons  à  forger  ce  fer,  qui  rend 
les  blancs  si  puissans.  Alors  ,  nous  saurons  les 
contenir  ;  quand  lafaim'et  le  besoin  viendront  ^ 
comme  par  le  passé  ,  frapper  à  nos  portes  ,  nous 
aurons  de  quoi  leur  donner  pour  les  satisfaire. 
Il  me  souvient  que  Koreyhoosta,  ancien  chef  de 
la  nation  Missisaée,  versoit  des  larmes  toutes  les 
fois  qu'il  revenoit  d'Hotchélaga  (  1 2)^^  et  quand 
on  lui  en  demandoit  la  raison  :  —  (c  Ne  vois-tu 
))  pas  5  disoit-il,  que  les  blancs  vivent  de  graines 
))  et  nous  de  chair  ?  que  cette  chair  est  plus  de 
»  trente  lunes  à  venir  ,  et  souvent  est  rare  ?  que 
))  chacune  des  petites  graines  merveilleuses  qu'ils 
»  mettent  dans  la  t^rre,  leur  en  rend  plus  de  cent? 


Il6  VOYAGE 

»  que  la  chair  dont  nous  vivons ,  a  quatre  jambes 
)>  pour  s'enfuir,  et  que  nous  n'en  avons  que  deux  1 
))  pour  l'attraper  ?  que  là  où  les  blancs  déposent 
»  ces  graines ,  elles  y  restent  et  y  croissent  ?  que 
))  l'hiver,  qui  est  pour  nous  le  temps  de  nos 
))  chasses  pénibles,  est  pour  eux  celui  du  repos  ? 
))  Voilà  pourquoi  ils  ont  tant  d'enfans  et  vivent 
))  plus  long-temps  que  nous.  Je  le  dis  donc  à  qui 
))  veut  m'entendre  ;  avant  que  les  cèdres  du  vil- 
))  lage  soient  morts  de  vieillesse,  et  que  les  érables 
))  de  la  vallée  aient  cessé  de  donner  du  sucre ,  la 
))  race  des  semeurs  de  petites  graines  aura  éteint 
))  celle  des  chasseurs  de  chair ,  à  moins  que  ces 
))  chasseurs  ne  s'avisent  d'en  semer  aussi  » .  —  Les 
paroles  de  Koreyhoosta  se  sont  déjà  vérifiées 
parmi  les  nations  Pécod  ,  Nattick  ,  Narraganset 
et  tant  d'autres  :  allez  voir  les  lieux  qu'elles  oc- 
cupoient ,  vous  n'y  trouverez  pas  une  seule  ani- 
mation de  leur  sang,  ni  les  moindres  traces  de 
leurs  villages,  où  tout  annonçoit  la  liberté  et  la 
vie.  Les  habitations  des  blancs  les  ont  remplacés  5 
leurs  charrues  labourent  aujourd'hui  les  lieux 
où  reposoient  les  os  de  leurs  ancêtres  (i5)  •  eh 
bien  !  si  vous  refusez  de  cultiver  encore  la  terre , 
attendez-vous  à  subir  le  même  sort  ». 

((  Ah  !  que  n'ai-je  les  ailes  de  l'aigle  !  je  m'éle- 
verois  aussi  haut  que  nos  montagnes  5  alors  mes 
paroles  portées  par  le  vent ,  retentiroient  parmi 


l 


DANS   LA  HAUTE  PENSYLVANIE.     II7 

toutes  les  nations  qui  habitent  sous  notre  soleil. 
Que  l'évidence  de  la  vérité  ne  peut-elle  pénétrer 
dans  vos  cœurs ,  comme  la  lame  de  ce  toméhawk 
dans  le  corps  de  mon  ennemi  !  alors  vous  n'ou- 
blieriez jamais  ce  que  j'ai  encore  à  vous  dire.— 
Vous  êtes  perdus,  braves  Onéidas,  si  vous  con- 
tinuez à  ne  vouloir  être  que  des  chasseurs.  Le 
soleil  d'aujourd'hui  n'est  plus  celui  d'hier  ;  vous 
êtes  perdus ,  si  vous  n'étouffez  pas  la  voix  de  la 
vieille  habitude  5  pour  ouvrir  vos  oreilles  à  celle 
de  l'impérieuse  nécessité.  Frères  et  amis ,  com- 
ment ne  l'entendriez-vous  pas  cette  nécessité , 
puisqu'elle  parle  haut  comme  le  tonnerre  j  voici 
ce  qu'elle  vous  dit  par  ma  bouche  :  —  ((  Une  ca- 
))  rabine  est  bonne,  une  charrue  vaut  encore 
))  mieux; un  toméhawk  est  bon  (i4),  une  hache 
))  bien  emmanchée ,  vaut  encore  mieux  5  une 
))  wigwham  est  bonne,  une  maison  et  une  grange 
))  valent  encore  mieux  )). 

c(  Les  blancs  approchent  de  nos  limites  et  nous 
menacent ,  comme  les  vagues  lointaines  du  lac 
qui  viennent  se  briser  sur  les  rivages.  Déjà  les 
abeilles  ,  leurs  précurseurs ,  sont  arrivées  parmi 
nous.  Voulez-vous  leur  résister  ?  Aux  produits 
de  la  chasse,  ajoutez  ceux  de  la  terre  ;  au  lait 
de  vos  femmes  ,  celui  des  vaches.  Y  a-t-il  sous 
notre  soleil  un  sol  plus  fertile  que  le  nôtre  ?  Non  ; 
les  blancs  le  savent  bien.  Wavons-nous  pas  du 


Jl8  VOYAGE 


cèdre  rouge  et  blanc  ,  du  frêne  aquatique  et  du 
bouleau  noir  en  abondance,  pour  la  construction 
de  nos  canots  ?  le  saumon  de  Katarakouy  ne  re- 
monte-t-il  pas  jusques  dans  notre  lac  ?  Avec  nos 
pelleteries,  achetons  des  haclies  et  du  fer,  ou  plu- 
tôt apprenons  à  le  forger.  Ah  !  si  nous  Favionè 
connu,  ce  fer  ,  sur  lequel  cependant  nous  mar- 
chions ,  nous  ne  serions  pas  réduits  à  parler  ce 
langage.  Nous  les  aurions  renvoyés  sous  leur  so- 
leil, qui  ,  dit-on,  se  couche  quand  le  nôtre  se 
lève.  Faisons  des  règlemens  pour  notre  com- 
merce j  défendons  l'introduction  dans  nos  villes 
de  ces  eaux  de  fureur  et  de  mort  ;  c'est  de  cette 
source  fatale  que  sont  venus  nos  plus  grands  mal- 
heurs 5  c'est  avec  ce  poison  qu^ils  nous  ont  ren- 
dus fous  et  méchans  ,  et  qu'ils  ont  acheté  tant  de 
terres  -,  c'est  avec  ce  piège,  si  bien  connu  pour- 
tant ,  que  ces  renards  du  point  du  jour  ont  trom- 
pé, séduit  pendant  tant  d'années,  les  loups  de 
cette  grande  île ,  et  qu'ils  sont  venus  à  bout  de 
détruire  tant  de  nations  Nishynorbay.  Traçons 
les  limites  de  notre  pays  5  vivons  en  paix  avec 
eux ,  mais  soutenons  nos  droits  an  péril  de  nos 
vies.  Qu'est-ce  que  le  sang ,  la  vie  d'un  guerrier, 
lorsqu'en  la  pei^dant  il  assure  celle  de  sa  femme , 
de  ses  enfans,  l'indépendance  de  son  village,  de 
sa  tribu  ,  de  sa  nation  ,  qui  est  pour  lui  comme 
le  soleil  pour  les  arbres  et  les  plantes?  —  Mais  je 


Il.m.Tom.rrFaçno. 

..-:.-..^,v....v.-.-,.v..,-,,,-v.r.,-.>^-...v.-?=<:..-.x.Vîo.,....._. 


Jlon/l/'.r  {/e/T/lfOvi/-  . 


-Diri.ff  />{//  J"  J  Tiirifieit , 


.KOOÎIASSEN', 

Guerrier  de  la  Nation  Oneida 


DANS  LA  HAUTE  PENSYLVANIE.  II9 

m'arrête^  peut-être  parmi  nos  jeunes  guerriers 
y  en  a-t-il  qui ,  n^approuvant  pas  mes  paroles  , 
voudroient  nie  fermer  la  bouche  )). 

A  peine  ce  dernier  mot  fut-il  sorti  de  la  sienne, 
queKoohassen,  du  village  de  Wawassing,  de  la 
tribu  Mawhingon  (  loup  )  ,  laissant  tomber  son 
manteau  ,  la  fierté  peinte  sur  le  visage ,  le  to- 
méliav^k  à  la  main ,  se  leva  et  dit  : 

((  Oui,  il  y  en  a  ici  un  grand  nombre  !  Si  je 
n'ai  point  parlé  plutôt,  c'est  parce  que  je  res- 
pecte la  vieillesse  ,  et  non  faute  de  bonnes  et 
fortes  pensées  )) . 

Promenant  alors  ses  yeux  animés  sur  toute 
l'assemblée,  la  poitrine  nue,  la  tête  et  les  oreilles 
ornées  de  plumes  guerrières ,  et  les  bras ,  d'osse- 
lets luisan  s,  il  continua  ainsi  : 

((  La  puissante  ligue  Mohawck  ,  dont  notre 
nation  faisoit  partie ,  conquit  plusieurs  tribus 
maritimes  avant  l'arrivée  des  blancs ,  et  depuis, 
fit  trembler  plus  d'une  fois  ceux  de  Hotehélaga 
et  de  Corléar  (iv5).  Cependant  ces  guerriers  vi- 
voient  bien ,  sans  remuer  la  terre  comme  des 
femmes  j  que  n'en  faisons-nous  autant  aujour- 
d'hui ?  Le  gibier  ne  manque  qu'aux  lâches  et 
aux  paresseux  ;  peut-  on  être  brave ,  déterminé  , 
insouciant,  quand  on  a  de  la  terre  qui  produit 
le  maïs ,  quand  on  a  des  vaches  et  des  chevaux  ? 
Non  3  on  regrette  trop  la  vie  pour  risquer  de  la 


120  VOYAGE 

perdre.  Et  quand  la  guerre  survient,  comment 
se  partager  en  deux  ?  Peut-on  être  à  la-fois  dans 
les  bois,  pour  manier  letoméliawk  ,  et  dans  les 
champs  ,  pour  conduire  la  charrue  ?  Non  ;  ceux 
qui  cultivent  la  terre ,  passent  trop  de  temps  sur 
la  peau  d'ours  de  leurs  femmes  :  qui  veut  frap- 
per son  ennemi  fort  et  dur,  doit  avoi|J  long- 
temps tourné  le  dos  à  sa  wigwham.  En  vivant 
comme  les  blancs ,  nous  cesserons  d'être  ce  que 
nous  sommes,  les  enfans  de  notre  Dieu,  qui  nous 
a  fait  chasseurs  et  guerriers.  Nous  penserons , 
nous  agirons  comme  eux  ;  et  comme  eux  nous 
deviendrons  menteurs ,  fourbes ,  dépendans ,  at- 
tachés au  sol  que  nous  cultiverons,  enchaînés 
par  des  loix ,  gouvernés  par  des  papiers  et  par 
des  écritures  de  mensonges.  Eh  bien  !  avec  leurs 
champs,  leurs  vaches  et  leurs  chevaux,  ces  blancs 
sont-ils  plus  heureux ,  vivent-ils  plus  long-temps 
que  nous  ?  Savent-ils  dormir  sur  la  neige  ,  ou  au 
pied  d'un  arbre  comme  nous  ?  Non  ;  ils  ont  tant 
de  choses  à  perdre ,  que  leur  esprit  veille  d'in- 
quiétude. Savent-ils  mépriser  la  vie ,  souffrir  et 
mourir,  comme  nous ,  sans  plaintes  ni  regrets  ? 
Non  j  ils  y  tiennent  par  trop  de  liens.  A  quoi 
donc  sert  l'argent,  pour  lequel  ils  travaillent 
tant  ?  A  faire  des  riches  et  des  pauvres  ,  à  éta- 
blir parmi  eux  le  crime,  la  rancune  et  la  jalou- 
sie. En  devenant  cultivateurs ,  il  faudra  dono 


DANS   I.A   HAUTE   PENSYLVANIE.     121 

appeler  dans  nos  villages  des  juges  pour  nous 
tourmenter,  y  élever  des  prisons  à  hauts  murs 
pour  nous  enfermer,  et  forger  des  chaînes  pour 
nous  retenir?  Serons-nous  alors,  comme  nos  an- 
cêtres ,  hardis  ,  braves,  fiers ,  oubliant  le  passé, 
contens  du  présent,  peu  soucians  de  Favenir? 
!Nonj  riiospit alité  s^en  ira  je  ne  sais  où,  et  ne 
reviendra  plus  parmi  nous;  car  chacun  voulant 
amasser  aux  dépens  des  autres ,  n^aura  rien  à 
donner  à  son  voisin ,  qui  ne  sera  plus  son  ami  : 
comme  les  blancs,  nous  ferons  tout  ce  qu'on 
nous  dira  de  faire  pour  de  Fargent  5  nous  n'au- 
rons plus  de  volonté.  Qu'est-ce  qu'un  homme 
qui  ne  peut  plus  aller  ici  ou  là ,  fumer ,  dormir 
ou  se  reposer  ?  Les  plus  riches  voudront  gou- 
verner les  plus  pauvres;  eh  bien  !  que  feront-ils 
ces  pauvres?  faudra- t-il  qu'ils  deviennent  les 
esclaves ,  et  qu'ils  travaillent  pour  ceux  qui  se- 
ront tout  luisans  de  graisse?  Ce  ne  sera  donc 
plus  la  force,  le  courage,  l'adresse  et  la  patienoe 
qui  décideront  de  la  réputation  d'un  homme  ? 
Non  :  ce  sera  l'argent  et  la  chaudière  pleine.  Un 
guerrier,  dans  les  veines  duquel  circule  le  sang 
d'un  véritable  Onéida ,  pourroit-il,  voudroit-il 
jamais,  parce  que  le  malheur  auroit  frappé  à  sa 
porte,  servir  un  riche  poltron  ?  Non,  pas  plus 
que  l'aigle  des  montagnes  ne  serviroit  le  timide 
çt  lâche  aigle  pêcheur  ;  pas  plus  que  le  fier  vau- 


152  VOYAGE 

tour  ne  serviroit  le  ramier  fugitif:  au  lieu  de 
ployer  comme  le  roseau  du  rivage,  il  résisteroif 
comme  le  cliêne  des  montagnes,  ou,  comme  les 
abeilles,  il  iroit  dans  les  grandes  forêts  chercher 
Tindépendance  et  la  liberté.  Si  jamais  je  perds 
ma  volonté,  et  que  je  sois  obligé  d^obéir  à  celle 
d'un  autre ,  parce  qu'il  sera  plus  riche  que  moi , 
je  le  toméhawJoerai  (16),  j'enlèverai  sa  cheve^ 
lure ,  après  avoir  mis  le  feu  à  sa  wigwham,  car 
qui  me  méprise  est  mon  ennemi; je  descendrai 
les  rivières  de  l'ouest,  et  dirai  aux  chefs  des  na- 
tions duMississipi  que  les  Onéidas  sont  devenus, 
comme  les  blancs  barbus,  des  gratteurs  de  terre 
et  de  vils  travailleurs  à  la  journée.  Oui  !  plutôt 
que  de  me  soumettre  aux  ordres  d'un  maître  et 
de  devenir  un  malheureux  mercenaire ,  j'irai  re- 
joindre mes  braves  ancêtres.  Qu'est-ce  que  la 
mort,  dont  les  lâches  sont  si  effrayés?  Pour  le 
chasseur,  c'est  le  jour  du  repos,  la  fin  de  tous 
ses  besoins;  pour  le  guerrier,  celui  de  la  paix 
éternelle;  pour  les  malheureu3j,le  dernier  terme 
de  leur  misère,  la  confiance  et  la  consolation  de 
tous  ceux  qui  souffrent  et  pâtissent ,  l'asyle  d'où 
l'on  peut  braver  l'oppression  et  la  tyrannie  » . 

<(  Et  nos  femmes  !  et  nos  enfans  !  que  devien- 
dront-ils avec  leurs  champs  de  blé  et  de  maïs  ? 
Quels  exemples  de  courage ,  de  patience ,  auront- 
ils  sous  les  yeux  dans  ce  nouvel  état?  Occupés 


DANS    LA   HAUTE   PENSYLVANTE.      l^Ù 

du  travail  des  mains  depuis  leur  enfance  jusqu es 
à  leur  âge  raùr ,  pourront-ils  jamais  apprendre 
à  supporter  la  faim ,  la  soif,  le  malheur,  la  mort? 
Qui  leur  enseignera  à  ne  pas  redouter  la  dent  et 
la  cliaudière  de  leurs  ennemis  (17)5  à  mourir, 
comme  des  braves,  en  chantant  leurs  chansons 
de  guerre  ?  Voyez  les  nations  qui  ont  cessé  de 
chasser  pour  se  courber  vers  la  terre  !  Que  sont- 
eiles  devenues  depuis  qu'elles  ont  des  vaches  et 
des  chevaux ,  et  qu'elles  s'adressent  au  dieu  des 
blancs  ?  Eh  bien  !  les  blancs  et  leur  dieu  les  mé- 
prisent, et  ne  les  prennent  pas  par  la  main.  Leur 
nombre  diminue  tous  les  jours.  Si  ces  hommes 
osoient  m'offrir  de  fumer  dans  leurs  oppoygans, 
je  leur  dirois  fièrement  :  Cawen,  cawen  (18). 

))  Continuons  d'être  ce  que  nous  avons  tou- 
j  ours  été ,  de  bons  chasseurs ,  de  braves  guerriers. 
J'espère  que  mon  opinion  est  celle  de  la  plus 
grande  partie  de  ceux  qui  m'entendent ,  dont  le 
sang  n'a  pas  encore  été  blanchi  par  les  neiges  de 
l'hiver,  ni  refroidi  parles  glaces  de  la  vieillesse. 
J'ai  parlé  (^)  ». 


C^)  Ce  discours,  dont  la  mâle  et  sauvage  éloquence 
est  vraiment  admirable,  rappelle  la  belle  harangue  des 
ambassadeurs  Scythes  envoyés  vers  Alexandre,  que  rap- 
porte Quinte-Curce  dans  le  septième  livre  de  son  His- 
toire. Même  simplicité ,  même  élévation  de  pensées  ; 


124  VOYAGE 

Ce  discours,  prononcé  avec  beaucoup  d'éner- 
gie ,  fut  suivi  d'une  très-longue  pause.  Ensuite 
Késkètomah ,  après  avoir  tranquillement  exhalé 
à  travers  ses  narines  la  fumée  de  son  oppoygan, 
se  leva  pour  la  seconde  fois,  et  dit  : 

«  Jeunesse  brave,  mais  insensée  !  dans  la  mé- 
moire de  laquelle  aujourd'hui  est  comme  hier, 
et  demain  sera  comme  aujourd'hui  ;  sur  laquelle 
les  lunes  et  les  événemens  n'impriment  en  pas- 
sant aucunes  traces ,  comme  la  flèche  qui  tra- 
verse les  airs  ou  l'épervier  qui  poursuit  sa  proie  ; 
dont  les  pensées  ressemblent  aux  fleurs  stériles , 
qui  fermez  la  porte  à  l'expérience ,  au  lieu  de  la 
faire  asseoir  auprès  de  votre  feu,  vous  ne  vous  ap- 
percevez  donc  pas  que  les  choses  ont  bien  changé 
depuis  les  temps  anciens ,  dont  Roohassen  vient 
de  nous  parler ,  et  qu'il  faut  changer  aussi  ou 
périr.  Que  feriez-vous  si  les  eaux  du  lac  ve- 
iloient  à  déborder  ?  Au  lieu  d'élever  nos  wigw- 
hams  ailleurs,  comme  feroit  notre  jeunesse, moi, 
tout  vieux  que  je  suis ,  je  conseillerois  de  cons- 
truire une  digue  pour  les  contenir ,  et  en  pré- 


même  accumulation  de  figures  et  de  métaphores,  même 
fierté  de  sentimens.  Il  y  a  un* langage  pour  les  hommes 
de  la  nature,  et  un  langage  pour  les  hommes  civilisési. 
Mais  quelle  différence  entre  l'un  et  l'autre  l  Note  com" 
muniquée  à  l'éditeur  par  le  cit.  B. , , , 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.      125 

server  le  village.  Eh  bien  1  jeunesse  qui  m'en- 
tendez ,  c'est  la  même  chose  aujourd'hui  5  les 
blancs  nous  menacent,  outrepassent  les  limites 
que  nos  ancêtres  leur  avoient  prescrites  ;  faisons 
donc  une  digue  ici  et  non  ailleurs,  avant  que  ce 
torrent  nous  entraîne ,  nous ,  nos  femmes  et  nos 
enfans». 

«  C'est  par  leur  nombre ,  c'est  avec  leur  blé  et 
leur  maïs  qu'ils  sont  devenus  forts  et  fiers  ;  c'est 
par  les  mêmes  moyens  que ,  comme  eux ,  nous 
devons  aussi  devenir  forts  et  fiers  :  respectons 
les  forêts ,  notre  première  patrie ,  notre  ancien 
héritage  ,  et  cultivons  le  sol  qui  doit  augmenter 
le  nombre  de  nos  gens,  ainsi  que  notre  puis- 
sance 5  chacun  pouvant  avoir  autant  de  terre 
qu'il  voudra ,  on  ne  connoîtra  pas  cette  inéga- 
lité honteuse  dont  Koohassen  a  parlé  j  les  juges, 
les  chaînes,  les  prisons  ,  sont  pour  les  médians; 
il  n'y  en  a  point  ici  )). 

((  Que  ceux  d'entre  nous  qui  seroient  assez 
aveuglés  par  leurs  opinions,  pour  mieux  aimer 
que  la  race  des  Onéidas  disparoisse  de  la  face  de 
la  terre  que  de  la  voir  prospérer  et  se  multiplier 
par  la  culture  5  que  ceux-là,  dis-je  ,  aillent  avec 
les  Cayugas,  les  Tuskaroras  et  les  Sènèccas  (19) 
élever  leurs  wigwhams  sur  une  terre  étrangère, 
terre  qu'ils  ne  posséderont  pas  long-temps.  Que 
ceux,  au  contraire ,  qui  sont  effrayés  du  sort  de 


l^G  VOYAGE 

tajit  de  nations,  jadis  aussi  puissantes  que  la 
nôtre,  et  aujourd'hui  anéanties,  s'unissent  d'es- 
prit et  de  coeur  à  l'opinion  des  anciens  ,  qui  est 
aussi  celle  d'un  grand  nombre  de  nos  braves  ,  et 
que,  dès  demain  ,  ils  contribuent  de  tous  leurs 
moyens  à  commencer  enfin  cette  grande  inno- 
yation ,  d'où  dépend  notre  salut  et  même  notre 
existence  1  J'espère  que  la  vérité  a  éclairé  mes 
paroles ,  comme  le  soleil  luit  sur  la  surface  du 
lac  y  y  ai  répondu  à  ce  que  le  bon  esprit  avoit 
inspiré  à  Koohassen  ,  il  m'inspire  aussi  de  ne 
rien  dire  contre  ce  que  la  colère  avoit  placé  sur 
sa  langue.  J'ai  parlé  )) . 

Ici  se  termina  le  second  jour  du  Conseil. 


DANS   r,A   HAUTÎ3   PENSYLVANIE.      127 


CHAPITRE     VIII. 

La  troisième  séance  fut  employée  à  consom- 
mer plusieurs  adoptions  ,  arrêtées  depuis  long- 
temps ,  et  à  parler  des  moyens  d^encourager 
quelques  familles  blanches  à  venir  s'établir 
parmi  eux.  Plusieurs  chefs  désapprouvèrent 
cette  dernière  idée  ,  en  rappelant  au  Conseil , 
que  presque  toutes  celles  à  qui  on  avoit  donné 
des  terres ,  étoient  deveniies  fainéantes  et  adon- 
nées à  Fivrognerie  ;  qu'en  un  mot,  elles  étoient 
loin  de  donner  le  bon  exemple  qu'on  avoit  at- 
tendu d'elles.  Aussi-tôt  que  ces  matières  furent 
terminées,  l'aveugle  Kanajohàrry,  ancien  sa- 
chem ,  de  la  tribu  Skénonton  (  chevreuil  )  se 
leva  et  dit  : 

{(  Où  sont  les  affligés  ?  Qu'ils  s'approchent  ! 
Si  je  ne  puis  pas  les  voir  ,  que  je  les  touche  !  Ils 
m'entendront  rriieux ,  puisque  ma  voix  affoiblie 
n'est  plus  que  comme  celle  d'un  écho  mourant. 
Où.  sont  leurs  mains  ?  En  voilà  deux  que  je  ne 
connois  pas  :  —  Celles-ci  ,  je  me  rappelle  de  les 
avoir  serrées  pour  la  première  fois,  il  y  a  bien 
des  lunes  ))  ! 

((  C'est  toi ,  Wéquash  ,  que  je  tiens  î  Le  mal- 


1528  V    O    Y   A    C   K 

lieur  t'a  poursuivi  et  atteint  ;  le  bon  génie  tV 
tourné  le  dos  5  ta  femme  ,  Témiskaming ,  est 
tombée  du  haut  de  la  grande  cataracte  dans 
Fabîme  5  je  la  regrette  presque  autant  que  toi  ; 
n'étoit-elie  pas  de  la  famille  des  Arianchées  ? 
Elle  est  partie  avant  d'avoir  multiplié  ton  sang , 
qui,  depuis  long-temps,  a  produit  de  braves 
guerriers.  Nous  arrivons  ,  AVéquash ,  comme 
ces  arbres  déracinés  par  les  torrens ,  que  nos  ri- 
vières charrient  :  on  les  apperçoit  le  matin  ,  le 
soir  on  ne  les  voit  plus;  le  courant  les  a  entraî- 
nés ;  le  temps  et  ses  lunes  nous  entraînent  aussi  j 
nous  ne  naissons  que  pour  mourir  ;  nous  n'arri- 
vons que  pour  passer  :  aujourd'hui  ou  demain 
seroit  la  même  chose ,  si  on  n'avoit  pas  besoin 
de  nous  dans  le  village.  Toi ,  que  j'ai  vu  si  pa- 
tient dans  le  mal ,  et  si  peu  inquiet  de  l'avenir 
que  tu  ne  verras  peut-être  pas  ,  sois-le  encore  , 
jusqu'à  ce  que  le  bon  génie  te  fasse  oublier  ta 
première  Témiskaming  et  t'en  donne  une  autre  ! 
Je  sais  où  la  trouver  ;  vieux  et  aveugle  comme  je 
suis  5  le  jour  où  tu  l'adopteras  j'irai  allumer  ton 
feu  et  remplir  ta  chaudière  ». 

«  Et  toi ,  Muskanéhong,  donne-moi  la  main  ! 
Si  jeune  !  avoir  perdu  le  père  de  tes  enfans ,  le 
gardien  de  tes  nuits  ,  l'âtre  de  ton  feu  ,  l'appui 
de  ta  wigvrham  ,  quand  le  vent  du  malheur 
souffloit  !  Je  te  plains  comme  si  tu  étois  de  mon 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.      1 29 

sangj  et  regrette  Mondajéwot  comme  s^il  avoit 
été  mon  ami  ;  ne  sais-tu  pas  que  la  vie  est  sem- 
blable à  ces  rivières  ,  sur  lesquelles  on  rencontre 
plus  de  chutes  et  de  rapides  ,  que  d^eaux  navi*- 
gables  et  tranquilles  ?  Combien  d'accidens  et  de 
naufrages  n'éprouve- t^on  pas  avant  d'arriver  au 
portage  ?  Combien  est  souvent  petit  le  nombre 
de  ceux  qui,  après  avoir  salué  leur  soleil  du  ma- 
tin ,  voient  encore  -les  derniers  rayons  du  soir  ? 
Et  moi  qui  te  parle  ,  Muskanéhong ,  je  n'ai  plus 
personne  de  mon  sang  pour  entretenir  mon  feu , 
les  nuages  de  la  vie  commençoient  à  s'appesan- 
tir sur  ma  tète  ,  je  séchois  de  vieillesse,  lorsque 
Matchée  -  Manitoo  frappa  mes  enfans  de  sa 
grande  flèche.  Avec  eux ,  ont  disparu  l'espé-- 
rance  ,  la  joie  et  le  repos  de  ma  caducité.  Onze 
fois  les  neiges  de  l'hiver  ont  blanchi  la  terre, 
depuis  que  leurs  mains  n'ont  guidé  mes  pas  à 
travers  les  ténèbres  qui  m'environnent  5  depuis 
cette  époque,  les  oiseaux  de  la  nuit ,  qui  con- 
noissent  ma  foiblesse,  viennent  se  percher  sur 
anon  toit  ;  je  vis  cependant  encore  ,  quoique 
courbé  comme  un  vieux  chêne,  qui  n'est  plus 
qu'un  foible  roseau  devant  le  souffle  du  nord- 
ouest.  Et  Mondajéwot,  ce  chasseur  infatigable  ^ 
ce  protecteur  du  foible  dans  le  moment  du  dan-- 
ger ,  ce  guerrier  qui  nous  disoit  :  —  a  La  mort 
n'est  rien  aux  yeux  du  brave  ',  elle  se  cache  der- 


î3o  VOYAGE 

rière  lui ,  il  ne  la  voit  pas  ».  —  Eh  bien  î  au  mi- 
lieu de  sa  course ,  plein  de  force  et  de  vigueur , 
il  nous  a  quittés  pour  aller  au  pays  de  nos  ancê- 
tres. Pourquoi  Matchée-Manitoo  nous  ôte-t-il 
si -tôt  Tesprit  d'animation  que  le  bon  génie  nous 
avoit  prêté  ?  Pourquoi  la  mesure  de  nos  jours 
n'est-elle  presque  jamais  remplie,  et  celle  du 
bonheur  est-elle  presque  toujours  vide  ?  Que 
faire ,  Muskanéhong  ?  Baisser  la  tête  ,  comme 
lorsqu'il  neige  ou  qu'il  grêle ,  s'adosser  contre 
un  arbre  5  jusqu'à  ce  que  l'orage  soit  passé.  Mais 
si  j  dans  sa  violence ,  il  renverse  aussi  ce  dernier 
asyle,  il  faut  alors  fermer  les  yeux  et  s'aban- 
donner à  l'aveugle  destinée  !  Puisse  le  bon  gé- 
nie ,  nettoyer  les  sentiers  du  reste  de  ta  vie  ,  te 
donner  des  jours  sans  nuages,  et  des  nuits  sans 
mauvais  rêves  ))  ! 

((  Et  toi  ,  Kahawabash  ,  approche  !  fume 
dans  mon  oppoygan  !  c'est  celui  d'un  vieillard 
devenu  aveugle  pour  avoir  vécu  trop  long- 
temps ,  et  qui  ,  mille  fois  plus  que  toi ,  a  froncé 
le  sourcil  contre  la  violence  des  tempêtes  et  les 
coups  du  sort.  Tu  as  perdu  ta  femme  Nézalanga  î 
le  récit  de  cette  catastrophe  a  glacé  mon  sang , 
comme  le  nord-ouest  de  l'hiver ,  quand  il  souffle 
sur  ma  poitrine.  Tu  as  bien  fait  d'abandonner 
un  lieu  sur  lequel  Agan-Matchée-Manitoo  avoit 
déchaîné  un  si  mauvais  vent.  Appelle  le  cou- 


DANS    LÀ   HAUTE   PENS YLVANIÎ!.      l5l 

tage  !  S'il  ne  vient  pas  aujourd'hui ,  tu  Tappel-^ 
leras  demain  !  Bientôt  tu  le  verras  paroître ,  car 
il  aime  la  jeunesse  :  nos  sachems  s'occupent  de 
toi  5  et  voudroient  te  consoler  », 

))  Et  toi,  Tiénaderîialî ,  de  mon  sang  !  qui  as 
perdu  le  premier  fruit  de  tes  entrailles,  tu  baisses 
la  tête  de  douleur  •  ta  face  est  couverte  des  nuages 
delà  tristesse^  les  larmes  silencieuses  du  malheur 
tombent  de  tes  yeux  ;  pleure ,  Tiénaderhah  ^ 
pleure  !  Si  mes  yeux  éteints  ne  peuvent  plus  les 
Voir  couler ,  mes  oreilles  peuvent  encore  en^ 
tendre  tes  gémissemens  ^  et  mon  coeur  en  parta- 
ger l'amertume.  Souvent,  dis-tu,  trompée  pen- 
dant les  songes  de  tes  nuits ,  tu  crois  revoir  et 
serrer  dans  tes  bras  l'enfant  de  ta  jeunesse  !  De 
même,  lorsqu'aux  jours  de  pleine  lune  ,  tu  vas 
Verser  sur  le  lieu  de  son  repos ,  quelques  gouttes 
du  lait  de  ton  sein  ^  avec  un  mélange  d'effroi  et 
d'espérance  ,  tu  croâs  reconnoitre  les  accens 
plaintifs  de  sa  voix  !  Malheureuse  Tiénaderhah  ! 
ce  ne  sont  que  ceux  de  la  brise ,  qui  passe  à  tra-- 
Vers  les  branches  du  voisinage.  Voilà  ce  qu'est 
îa  vie  ;  l'illusion  d'un  rêve,  ce  fantôme  du  bon- 
heur, que  dissipe  l'aube  du  jour  •  un  rayon  de 
lumière  ,  sans  cesse  obscurci  par  les  nuages  ^  un 
feu  qui  s'allume  on  ne  sait  comment ,  qui  s'ac- 
croît, brille  ,  se  couvre  de  cendres  ,  ou  s'éteint 
au  gré  de  la  brise  qui  l'anime,  des  vents  qui  le 

2 


103  VOYAGE 

soufflent,  ou  des  tempêtes  qui  le  dispersent.  Sou- 
viens-toi que  tu  es  la  femme  d^un  Onéida ,  chas- 
seur et  guerrier.  Que  diroit  Vénango  ,  s'il  te 
voyoit  si  contristée  ?  Ton  soleil  est  encore  haut , 
la  saison  de  ta  jeunesse  n'est  pas  encore  passée  ^  et 
puis  le  yieux  temps ,  qui  sans  cesse  chemine  et 
n'arrive  jamais,  te  prendra  par  la  main ,  te  con- 
solera jusqu'à  ce  que,  devenue  mère,  insensi- 
blement tu  oublieras  celle  qui  n'est  plus ,  pour 
ne  t'occuper  que  de  celle  qui  ,  comme  la  pre- 
mière, redeviendra  l'ombre  et  la  joie  de  ta  vie» 
—  J'ai  parlé». 


DANS   LA    HAUTE   PENSYLVANIE.     lo3 


CHAPITRE    IX. 

Ayant  été  informé  que  le  Conseil  devoit  être 
ajourné ,  jusqu'à  ce  qu'on  eut  reçu  des  assù-^ 
rances  plus  particulières  ,  relativement  aux  né- 
gociations secrètes  des  Cayugas  avec  les  agéns 
du  Gouvernement  de  New- York ,  et  prévoyant 
que  je  ne  reverrois  jamais  les  chefs  Onéidas 
réunis ,  étant  d'ailleurs  membre  adoptif  de  la 
tribu  Maskinongé ,  je  crus  devoir  parler.  Mais 
ne  possédant  pas  assez  bien  la  langue  pour  m'ex- 
primer  en  public  ,  je  leur  dis  ,  par  l'organe  de 
l'interprète  national  : 

((  Frères  et  amis ,  ockémaws  _,  sachems ,  yieil- 
lards  et  guerriers  ',  ce  feu  rappelle  à  mon  esprit 
celui  où  je  fus  adopté  dans  le  village  d'Ossé- 
wingo  5  pour  remplacer  le  cbef  de  la  famille  des 
Kayos  :  si  depuis  je  n'ai  pas  contribué  à  échauf- 
fer sa  wigwham  pendant  les  neiges  de  l'hiver , 
j'ai  subvenu ,  autant  que  je  l'ai  pu ,  à  ses  autres 
besoins.  Je  renouvelai  les  liens  de  mon  affection , 
lorsque  cette  tribu  députa  un  des  siens  pour 
m' apporter  les  trois  belts  de  Wampun  (i) ,  des- 
tinés à  confirmer  l'adoption  de  mes  enfans  ^ 
Mataxen  ,  Téwénissa  et  Winésimet.  Quant  à 
mon  attachement  pour  cette  nation ,  je  lui  en  ai 


3  54  VOYAGE 

donné  des  preuves  aussi  souvent  que  je  Fai  pu. 
Toutes  les  fois  que  notre  vieux  Aliab-Hoking , 
dernièrement  parti  pour  le  pays  de  vos  ancêtres , 
et  Tocksikanéhyou  ,  que  je  vois  assis  auprès  de 
ce  feu ,  ont  été  envoyés  à  Corléar ,  pour  y  parler 
de  vos  affaires  avec  le  grand  sacliem  des  blancs , 
ils  ont  trouvé  sous  mon  toit  le  feu  et  la  cliau^ 
dière  d^un  frère ,  ainsi  que  le  zèle  et  Fassistance 
d\in  ami.  Ta  mémoire,Toeksikanéliy ou, fraîche 
comme  les  pas  du  voyageur  sur  les  neiges  de 
Fhiver ,  se  le  rappelle  bien  encore  ,  ainsi  que 
mes  paroles  au  village  de  Tanghanock  j  lors  de 
la  mort  du  vieux  Màshapongo)). 

({ Quand  mes  yeux  verront-ils  donc  luire  la 
lumière  du  jour ,  tant  désiré  par  les  anciens  ,  ou 
la  jeunesse  qui  m'entend  cessera  enfin  de  mépri-» 
ser  le  travail  des  mains  ,  et  cultivera  la  terre  ? 
Comme  une  bonne  mère,  elle  vous  appelle  au- 
jourd'hui, jeunesse,  et  peut-être  pour  la  der- 
nière fois,  et  vous  dit  :  —  (c  Si  vous  fouillez  dans 
))  mes  entrailles ,  et  sillonnez  ma  surface,  comme 
»  font  vos  voisins  ,  comme  eux  je  vous  vêtirai  , 
»  vous  nourrirai  et  augmenterai  votre  puis- 
»  sance  en  multipliant  votre  nombre;  alors  vous 
»  verrez  que ,  sans  cesser  d'être  braves ,  les  hom-* 
))  mes  peuvent  labourer ,  semer,  récolter  et  sa-^ 
»  voir  se  défendre ,  quand  on  envahit  leur  pays  y 
V.  avec  le  même  courage  que  s'ils  n'étoient  en^ 


DANS   LA  HAUTE   PENSYLVANIE.     l35 

))  core  que  chasseurs  et  guerriers.  Si  ,  au  con- 
y>  traire  ,  vous  dédaignez  plus  long-temps  la 
))  nourriture  de  mon  sein  fécond ,  vous  dispa- 
5)  roîtrez  comme  les  grues  des  Savannes ,  aux 
))  approches  de  l'hiver ,  et  semblable  au  vague 
))  du  passé ,  le  souvenir  de  votre  existence  sera 
))  effacé  de  la  mémoire  des  hommes.  La  race  des 
))  blancs  remplacera  celle  des  Nishynorbays  )). — 
Frères  et  amis,  puissiez-vous  ne  jamais  oublier 
ces  paroles  : 

—  «  Je  vous  souhaite  pêches  et  chasses  heu- 
reuses 5  en  attendant  le  moment  où  vous  met- 
trez enfin  la  faucille  dans  vos  premières  mois- 
sons,  —  J'ai  parlé  )). 

Kanajoharry,  comme  étant  le  plus  âgé,  se 
leva  et  dit  : 

((  Kayo ,  ton  arrivée  dans  ce  village  nous  a 
tous  réjouis  :  les  jeunes  gens  ont  dit  :  —  «  Voilà 
un  de  nos  amis  )).  —  Nos  anciens  tout  aussi-tôt 
se  sont  rappelé  tes  anciennes  paroles  au  village 
de  Tanghanock  :  eh  bien  !  ces  paroles  ,  et  celles 
de  tant  d'autres  personnes  n'ont  point  encore  pu 
persuader  notre  jeunesse,  qui  n'écoute  que  le 
mauvais  génie  ». 

—  ((  Veux-tu  te  réjouir  ?  lui  dit-il ,  et  ou- 
blier les  fatigues  de  tes  grandes  chasses  ?  bois  de 
l'eau  de  feu  des  blancs  ;  veux-tu  chanter  fière- 
ment ta  chanson  de  guerre  ?  bois  de  l'eau  de  feu 


l56  VOYAGE 

des  blancs  ».  —  Dans  son  obstination  ,  elle  re- 
jette bien  loin  les  conseils  de  l'expérience ,  qui  , 
de  son  côté ,  lui  crie  ))  : 

—  (c  Ne  vois-tu  pas  que  ces  eaux  engendrent 
tes  folies ,  te  brûlent ,  te  détruisent,  comme  elles 
ont  détruit  tant  de  nations  ?  Tu  crains  la  ren- 
contre d\in  catamont ,  la  morsure  d'un  serpent  ? 
Aveugle  que  tu  es ,  tu  ne  redoutes  pas  ce  poison , 
mille  fois  plus  dangereux  ,  puisqu'il  tue  les. 
hommes  par  centaines  »  ! 

«  Que  faire ,  Kay o ,  après  tant  d'efforts  inu- 
tiles ?  se  plaindre  et  gémir  5  mais  le  vieux  temps 
est  là  qui  nous  poursuit  j  l'entrée  de  ces  eaux 
dans  nos  villages  va  enfin  y  être  défendue  , 
comme  on  ferme  sa  porte  contre  un  mauvais 
vent»  Ab  !  que  ne  l'avons-nous  fermée  plutôt  ))  ! 

«Fume,  Kayo  ,  dans  le  grand  oppoygan  de 
paix  et  d'amitié  que  je  te  présente  au  nom  de  la 
nation ,  qui  te  présente  aussi  ce  belt  de  wampun 
bleu  et  blanc  ,  afin  que  tu  n'oublies  jamais  tes 
amis  d'Onondaga ,  ni  ta  famille  d'Osséwingo  )). 

«  Puisses-tu,  dans  tes  voyages  ,  trouver  tous 
les  soirs  un  abri  pour  ton  canot ,  du  bois  pour 
allumer  ton  feu ,  et  si  le  gibier  est  rare  ,  du 
poisson  pour  te  nourrir  !  Qu'à  ton  retour  chez 
toi,  la  santé,  tes  proches  et  tes  amis  te  prennent 
aussi  cordialement  par  la  main  ,  que  nous  le 
faisons  aujourd'hui.  —  J'ai  parlé  )). 


DANS   LA  HAUTE   PENSYLVANIE.     lôj 

L'orateur  ,  se  rappelant  que ,  peu  après  notre 
arrivée  ,  M.  Herman  a  voit  manifesté  le  désir 
d'être  uni  à  la  famille  de  Késkétomah ,  par  les 
liens  de  l'adoption  ,  le  fit  recevoir  sous  le  nom 
de  Towanéganda ,  et  comme  un  dernier  témoi- 
gnage de  son  amitié  pour  moi  ,  il  voulut  aussi 
que  sa  fille ,  Bennsivassika,  adoptât  sous  le  même 
nom  celle  de  la  mienne.  Enfin  ,  après  avoir  fait 
l'un  et  l'autre  les  présens  d'usage ,  nous  sortîmes 
du  Conseil. 

Le  lendemain ,  nous  félicitions  notre  hôte  sur 
son  discours ,  et  lui  parlions  de  l'effet  qu'il  de- 
voit  avoir  produit  ,  lorsqu'il  nous  arrêta  pour 
nous  dire  :  —  a  Pourvu  que  cela  dure ,  car  tu  ne 
connois  pas  comme  moi  l'esprit  de  mes  compa- 
triotes 5  ni  les  têtes  dans  lesquelles  il  est  logé  ; 
elles  sont  aussi  légères  que  la  brise ,  et  aussi  in- 
constantes que  le  vent  du  lac  )). 

Le  soir ,  nous  fûmes  invités  à  danser  avec  les 
jeunes  gens ,  ce  qui  ne  fut  pas  très-amusant. 
Leur  pénible  et  profonde  aspiration,  le  frappe- 
ment du  pied  5  le  hideux  et  perçant  w^ar-hoop 
dont  ils  accompagnent  de  temps  en  temps  leurs 
pas  5  tout  cela  parut  à  M.  Herman  bizarre  et  dé- 
goûtant. Cependant  il  fut  obligé  de  convenir 
que  les  danses  de  la  découverte ,  de  la  retraite  et 
de  la  victoire ,  étoient  des  pantomimes  très-bien 
exécutées.  On  nous  proposa  aussi  l'exercice  du 


î58  VOYAGE 

toméhawk.  Nous  ne  voulûmes  être  que  specta- 
teurs. Un  des  plus  adroits  fut  Koohassen  y  celui 
qui  ,  avec  tant  de  force  et  de  véhémence ,  avoit 
voulu  fermer  la  bouche  au  vieux  Keskétomah. 
Les  traits  fortement  prononcés  de  son  visage ,  sa 
taille  élevée ,  le  feu  de  ses  yeux ,  le  froncement 
de  son  sourcil ,  tout  annonçoit  un  caractère  in- 
domptable 5  et  la  trempe  vigoureuse  de  son  ame. 
Il  nous  parut  si  profondément  pénétré  de  ce  qu^il 
avoit  dit  au  Conseil ,  qu^il  jura  par  les  os  de  ses 
ancêtres ,  que  si  les  Onéidas  devenoient  jamais 
des  gratteurs  de  terre ,  il  les  abandonneroit  et 
iroit  chez  les  Shawanèses  du  Scioto.  Enfin ,  après 
avoir  fumé  Toppoygan  de  bon  souvenir  avec  nos 
amis  y  et  leur  avoir  exprimé  toute  notre  recon- 
noissance ,  nous  partîmes  d'Onondaga  pour  le 
fort  Stanv^ick. 

Le  Traducteur  n'a  point  trouvé  les  deux 
chapitres  suivans  y  qui  contenoient  sans  doute 
les  détails  du  Congrès  que  le  Gouvernement  de 
New-Yorh y  tint. 


BANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.     IÔ9 


^^<^,.^,*%,'^,^^,,^,-^,^^,.-^,-^,-^^-^,-%,-^,.^'^^-^,^ 


C  H  A  P  I  T  R  E     X. 

Quelques  jours  avant  la  clôture  du  Congrès  , 
mon  compagnon  et  moi  désirant  retourner  à 
Shippenbourg  le  plus  promptement  possible, 
nous  consultâmes  le  gouverneur  Clinton ,  sur 
la  possibilité  d^atteindre  le  lac  Otsègé  à  travers 
les  forets ,  au  lieu  de  redescendre  la  Mohawk , 
et  de  reprendre  notre  ancienne  route. 

«  Rien  de  plus  aisé ,  nous  répondit-il,  sur-tout 
dans  cette  saison  de  Tannée,  lorsque  les  bois 
sont  remplis  de  peavine  (  vesce  sauvage  ) ,  qui 
est  une  excellente  nourriture  pour  les  chevaux; 
mais  ce  canton,  quoique  déjà  concédé  à  un 
grand  nombre  de  familles ,  n^est  point  encore 
habité  5  il  est  donc  nécessaire  que  vous  vous 
procuriez  deux  indigènes,  qui  vous  serviront 
tout-à-la-fois  de  guides  et  de  pourvoyeurs.  De- 
main, continua-t-il ,  je  parlerai  au  vieux  Na- 
bahojé,  dont  les  deux  fils  sont  d^excellens  chas- 
seurs et  de  caractères  extrêmement  doux  5  je  ne 
doute  pas  qu'il  ne  consente  à  les  laisser  aller 
avec  vous,  jusqu'aux  premières  habitations, 
qui  ,  si  je  ne  me  trompe,  sont  à  quarante  milles^ 
de  distance.  Tout  sera  bien  changé  Tannée  pro- 
chaine 5    cent  trente  familles ,  venant  de  l'ile 


l4o  VOYAGE 

Longue,  des  comtés  d^Orauge,  de  Fislikill  et 
de  Riclimond ,  y  sont  attendues  au  printemps  » . 

((Mais,  je  vous  en  préviens,  continua~t-il , 
d'ici  aux  premières  habitations ,  vous  ne  pouvez 
plus  compter  pour  votre  subsistance  que  sur 
le  bonheur  et  l'adresse  de  vos  guides.  La  nuit , 
vous  n'aurez  d'autre  as^de  qu'un  léger  toit 
d^écorce  qu'ils  vous  apprendront  à  élever  , 
pendant  qu'ils  seront  occupés  à  la  chasse  ou  à 
la  pêche ,  ni  d'autre  lit  que  des  feuilles  :  vous 
sentez-vous,  dit-il  en  s'adressant  à  mon  com- 
pagnon ,  qu'il  savoit  être  nouvellement  arrivé 
d'Europe,  assez  de  courage  pour  supporter  la 
fatigue  et  les  privations  de  ce  voyage  de  trois  à 
quatre  jours ,  si  différent  de  ceux  que  vous  avez 
faits  jusqu'à  présent  ))  ? 

«  J^ai  déjà  fait  un  assez  bon  apprentissage, 
lui  répondit  M.  Herman ,  en  allant  de  Shippen^ 
bourg  à  Onondaga,  à  travers  un  pays  si  nou- 
vellement établi.  Je  sais  comment  on  couche 
sur  de  la  paille,  quand  les  nouveaux  colons, 
sont  assez  riches  pour  en  avoir,  et  comment  ou 
passe  la  nuit  sur  des  feuilles  au  pied  d'un  arbre , 
quand  on  ne  rencontre  point  d'habitations. 
Parmi  tant  de  choses  nouvelles  qu'offre  ce  con- 
tinent à  la  curiosité ,  au  risque  de  quelques  in- 
convéniens,  j'ai  le  plus  grand  désir  de  voir  de 
quels  moyens  vos  indigènes  se  servent  pour  se 


DANS   LA   HAUTE  PENSYLVANIE.     l4l 

conduire  dans  des  forêts  inconnues,  sans  le  se- 
cours de  la  boussole  ni  du  soleil,  et  comment 
ils  vivent  de  ce  que  l'adresse  et  le  hasard  leur 
procurent.  Pourvu  que  nos  chevaux  trouvent 
facilement  de  quoi  se  suhstanter  ,  je  suis  peu 
inquiet  relativement  à  moi  ;  quelques  livres  de 
chocolat ,  ainsi  que  le  jambon  que  Votre  Excel- 
lence a  bien  voulu  nous  donner ,  tout  cela  suffira , 
et  au-delà ,  pour  atteindre  les  premières  plan- 
tations. J'espère  que  les  deux  guides  dont  vous 
nous  avez  parlé,  seront  de  la  nation  Onéida. 
Ayant  résidé  près  de  quinze  jours  dans  leur 
village,  ils  s'intéresseront  plus  à  nous  qu'à  des 
étrangers  dont  ils  n'auroient  jamais  entendu 
j)arler)). 

«  Soyez  tranquilles,  lui  répondit  M.  Clinton , 
je  connois  leur  famille  depuis  plusieurs  années. 
Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  je  les  ai  em- 
ployés ;  jamais  mon  frère,  qui  est  arpenteur, 
ne  YSi  dans  les  bois  sans  les  avoir  avec  lui  ; 
d'ailleurs  voilà  la  saison  la  plus  favorable  de 
l'année  pour  le  gibier  et  le  poisson.  Le  sol  du 
pays  que  vous  allez  traverser,  continua- t-il , 
est  un  des  plus  féconds  que  je  connoisse,  comme 
vous  le  verrez  par  la  beauté  et  par  la  grandeur 
des  arbres ,  la  hauteur  des  herbes ,  la  richesse 
des  bas-fonds  ;  il  est  aussi  un  des  mieux  arrosés. 
Aussi-tôt  que  vous  aurez  franchi  les  ruisseaux  et 


i42  V    O    Y    A    G   ÏD 

les  creeks ,  dont  la  réunion  forme  FOriscàny  ^ 
vous  rencontrerez  les  nombreuses  branches  clti 
Shénando,  qui  tombe  dans  la  Susquéliannali. 
La  situation  de  ce  canton  ,  traversé  par  tant  de 
petits  canaux  navigables  et  voisin  delaMoliawk^ 
ajoute  encore  aux  avantages  inappréciables  qui 
en  assurent  la  prospérité.  Les  i  oo  familles  dont 
je  viens  de  vous  parler ,  et  qui ,  d'après  le 
compte  qu^on  m'en  a  rendu,  forment  un  to- 
tal de  près  de  800  individus,  doivent  ame- 
ner avec  elles  i3o  paires  de  boeufs,  autant  de 
vaches  et  260  chevaux  j  plusieurs  charpentiers  , 
tisserands  et  maréchaux ,  deux  ministres  de 
rEvangile,etcinq  maîtres  d'école,  à  chacun  des- 
quels on  donne  cent  acres  de  terre.  Le  plus 
âgé  de  ces  chefs  de  famille  n'a  pas  27  ans.  C'est 
un  des  plus  beaux  essaims  que  j'aie  encore  vu 
sortir  de  nos  anciennes  ruches.  Si  toute  autre 
personne  que  moi  vous  disoit  que  ,  depuis 
trente  ans ,  l'île  Longue  seule  a  fourni  plus  de 
27,000  colons  qui  se  sont  établis  dans  l'intérieur 
de  l'Etat,  à  peine  voudriez-vous  le  croire;, 
sans  parler  du  grand  nombre  d'autres  jeunes 
gens  qui  ont  été  employés  dans  le  grand  cabo- 
tage ,  dans  les  pèches  de  Terre-Neuve  et  de  la  ba- 
leine, et  dans  la  navigation  de  l'Europe.  De  toutes 
'  les  parties  du  continent,  je  n'en  connois  pas 
où  l'espèce  humaine  se  multiplie  avec  une  aus^i 


DANS   LA   HAUTE   PENS YLVANÎB.     i43 

grande  rapidité  :  aussi-tôt  que  les  feuilles  com- 
menceront à  tomber,  je  vais  faire  ouvrir  les 
principaux  chemins ,  dont  elles  auront  besoin 
pour  s'asseoir  chacune  sur  leurs  districts,  et 
faire  élever  quelques  ponts  )). 

Dès  le  premier  jour  de  notre  départ,  nos 
jeunes  guides,  Ock-Négah  et  Cohgna-Wassy, 
eurent  le  bonheur  de  rencontrer  un  sentier  de 
chasseurs  (  Hunting-Path  ) ,  qu'ils  suivirent 
avec  une  exactitude  admirable.  Quoique  ces 
foibles  indices  ne  fussent  que  des  branches  de 
buissons ,  anciennement  rompues ,  elles  nous 
conduisirent  au  bord  de  la  branche  occidentale 
de  l'Oriscany,  où  nous  trouvâmes  les  débriâ 
d'un  ancien  toit  d'écorce ,  que  M.  Herman  et 
moi  relevâmes  de  notre  mieux,  pendant  que 
nos  guides  étoient  occupés  à  pêcher.  Bientôt  ils 
nous  apportèrent  onze  belles  truites  saumonées, 
avec  lesquelles  nous  fîmes  un  excellent  souper. 
Malgré  les  incommodités  du  gîte,  de  la  fumée 
et  des  marin goins,  nous  dormîmes  profondé- 
ment. 

Le  second  jour,  nous  campâmes  de  bonne 
heure  sur  une  autre  branche  du  même  creek, 
afin  d'avoir  le  temps  d'élever  le  toit  de  la  nuit, 
de  couper  du  bois,  d'allumer  du  feu,  et  de 
ramasser  des  feuilles ,  tandis  que  nos  chasseurs 
poursuivoient  des  gélinotes  dont  nous  avions 


l44  VOYAGE 

entendu  les  roulemens  (i);  car,  dans  la  crainte 
que  nous  ne  nous  égarassions ,  ils  n'avoient 
pas  voulu  chasser  pendant  le  voyage. 

(c  On  voit  bien ,  me  disoit  mon  compagnon, 
que  les  forêts  sont  la  véritable  patrie  de  ces 
indigènes  et  leur  séjour  favori.  Au  village , 
ces  jeunes  guerriers  étoient  indolens ,  tacitur- 
nes ;  ici,  voyez  comme  ils  sont  gais,  actifs j 
et  même  complaisans  ))  ! 

((  Ils  sont  flattés,  lui  dis-je,  de  notre  con- 
fiance y  d^ ailleurs  ils  remplissent  les  intentions 
de  leur  père  et  du  gouverneur  :  chaque  creek 
qu'ils  rencontrent  vers  le  soir,    est  pour  eux 
comme  une  auberge ,   où  ils  trouvent  presque 
toujours  du  gibier,  du  poisson,  et  le  sommeil 
le  plus  tranquille.  Tel  est  le  genre  de  vie  qu'ils 
préfèrent  par-dessus  tout  à  celui  de  la  culture 
et  du  travail,  et  pour  lequel  ils  paroissent  avoir 
été  créés  ;  combien  d^Européens,  épris  du  charme 
de  ce  régime,  ne  Font-ils  pas  adopté  jusqu'à 
leur  mort?  Le  nombre  en  est  plus  considérable 
qu'on  ne  pense  ;  c'est  sur-tout  dans  les  climats 
chauds   de  la  Géorgie  et  des  deux  Florides , 
que  les  exemples  de  cette  rétrogradation  vers 
la  vie  primitive  sont  beaucoup  plus  fréquens. 
—  Cela  ne  m'étonne  point ,    puisque  ce  goût 
paroît  être  inné  )). 

Le  matin  du  troisième  jour ^  nos  guides  ayant 


DAISS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.     l45 

eu  beaucoup  de  peine  à  retrouver  nos  chevaux , 
il  étoit  tard  lorsque  nous  partîmes  de  notre  cam- 
pement sur  une  des  branches  du  Shénando.  A 
pein«  avions'-nous  fait  trois  milles ,  que  nous 
rencontrâmes  une  compagnie  de  Senneccas  et 
de  Tuskaroras ,  qui  alloient  au  grand  marais 
des  Buffles  5  dans  la  haute  Pensylvanie.  Nous 
campâmes  le  quatrième  jour  sur  un  gros  creek, 
qu'on  nous  dit  se  jeter  dans  FUnadella.  Le  len- 
demain y  nous  cheminions  lentement  à  travers 
lin  marais  très-boisé,  lorsqu'un  de  nos  guides^ 
qui  marchoit  en  avant ,  s' arrêtant  tout-à-coup ^ 
nous  lit  appercevoir  les  premières  lueurs  d'un 
éclairci  f  et  bientôt  après  nous  découvrîmes  une 
habitation  de  troncs  d'arbres  (  Logg-House  )  ^ 
V€rs  laquelle  nous  nous  acheminâmes  avec  em- 
pressement^ c'étoit  celle  d'un  Danois.  Ce  colon 
avoit  deux  vaches,  quelques  poules,  des  gâ- 
teaux de  maïs ,  du  beurre  ,  et  même  de  l'eau-^ 
de  -  vie  de  pèches ,  avec  laquelle  et  du   sucre 
d'érable  dont  tout  le  pays  abonde  j  nous  fîmes 
dumilk-punch  (punch  au  lait  ),  qui  parut  dé- 
licieux à  ;nos  jeunes  conducteurs.  Quoique  moa 
compagnon  eut  supporté  avec  gaîté  et  couragB 
les  inconvéniens  et  les  fatigues  de  ce  voyage, 
il  se  trouvoit  cependant  si  heureux  d'être  sorti 
sain  et  sauf  du  sein  de  ces  sombres  forêts  ,  et  si 
reconnoissant  des  soins  que  nos  deux  chasseurs 
I.  K 


î46  VOYAGE 

avoient  pris  de  nous ,  que  ne  sachant  comment 
les  récompenser ,  il  offrit  àFun  ses  pistolets ,  et 
à  l'autre  sa  montre  ;  ils  refusèrent  ces  présens 
avec  le  sourire  de  Fétonnement,  et  ne  voulurent 
accepter  que  quelques  piastres,  pour  se  pro- 
curer de  la  poudre  et  du  plomb. 

Le  lendemain ,  après  nous  être  séparés  de  ces 
^eux  braves  Onéidas  5  nous  continuâmes  notre 
voyage ,  en  suivant  un  sentier  assez  bien  frayé. 
Rarement  faisions-nous  un  mille ,  sans  rencon- 
trer un  petit  éclairci  et  une  habitation  nais- 
sante. La  plupart  de  ces  colons  étoient  de  jeunes 
gens  récemment  arrivés  du  Connecticut  et  du 
nouvel  Hampshire  ;  ils  nous  parurent  remplis 
d'espérances ,  et  heureux  de  s'être  établis  dans 
un  des  districts  de  l'Etat  de  New- York ,  le  plus 
fertile  et  le  plus  avantageusement  situé. 

ce  Ce  que  nous  voyons  ici ,  dit  mon  compa- 
gnon, est  l'image  de  ce  que  nous  avons  vu 
dans  les  comtés  de  Northumberland  ,  Luzerne, 
Tiogo ,  Montgomery  ,  Otségo ,  etc.  Pendant  ce 
long  voyage ,  nous  n'avons  pas  fait  dix  milles  , 
sans  trouver  des  familles  nouvellement  arrivées, 
des  arpenteurs  occupés  à  subdiviser  des  terres  , 
des  hommes  employés  à  ouvrir  des  routes,  ou 
à  élever  des  ponts  ;  quelle  immensité  de  champs 
nouveaux  l'industrie  ne  prépare-t-elle  pas  à  la 
charrue  »  ! 


DANS   LA  HAUTE   PENS YLVANIE.     l47 

«  Cela  est  bien  vrai,  lui  répondis-je ,  tout 
ici  s'agrandit  et  s'améliore  avec  une  rapidité 
dont  on  ne  peut  pas  se  former  d'idée  dans  le 
pays  d'où  vous  venez;  voilà  pourquoi,  au 
bout  d'un  très-petit  nombre  d'années ,  les  récits 
des  voyageurs  ne  ressemblent  plus  aux  choses 
dont  ils  ont  parlé;  ce  qui  étoit  vrai  l'année 
dernière  ne  l'est  plus  aujourd'hui  )). 

Au  lieu  de  coucher  dans  les  bois ,  comme 
nous  l'avions  fait  depuis  lefortStanwick,  d'après 
les  renseignemens  qu^on  nous  donna ,  nous 
irîmes  avec  plaisir  qu'en  réglant  bien  notre 
marche  ,  il  nous  seroit  facile  de  rencontrer  tous 
les  soirs  un  abri  et  quelques  provisions  pour 
nous  et  pour  nos  chevaux.  Vers  la  fin  du  troi- 
sième jour ,  depuis  la  plantation  danoise,  nous 
parvînmes  a  celle  d'un  colon  opulent,  située 
sur  une  des  branches  du  Butter-Nut,  qui  tombe 
danslaTienaderhah,  dont  on  nous  dit  que  l'éta- 
blissement avoit  déjà  cinq  ans.  A  peine  ses  chiens 
eurent-ils  annoncé  notre  approche ,  qu'il  sortit 
de  la  maison ,  et  nous  pria  très-poliment  de 
descendre. 

(C  Je  ne  laisse  jamais  passer  les  voyageurs , 
nous  dit-il ,  sans  exiger  qu'ils  se^rafraîchissent , 
si  c'est  le  matin,  et  sans  les  engager  à  coucher, 
si  c'est  le  soir.  Ma  maison,  quoiqu'encore  im- 
parfaite, est  grande  et  commode;  la  vue  de 


l48  VOYAGE 

personnes ,  telles  que  vous  me  paroissez  être  ^ 
Messieurs,  est  une  jouissance  pour  ceux  qui , 
comme  nous ,  sont  si  fatigués ^du  silence  et  delà 
solitude  de  ces  forêts  ». 

Nous  suivîmes  M.  Wilson  :  à  peine  fùmes;- 
nous  entrés ,  que ,  conformément  à  la  coutume 
du  pays ,  il  nous  présenta  sa  femme  ,  ses  en- 
fans  ,  son  frère  et  sa  sœur.  —  A  quel  usage , 
lui  demanda  mon  compagnon ,  destine- t-on  cette 
grande  charpente,  élevée  non  loin  d^ici  à  Tem-* 
branchement  de  deux  sentiers  ?  —  A  construire 
une  église,  répondit-il.  — Quoi!  à  bâtir  une 
église  5  reprit  M.  Herman  !  le  pays  que  nous 
venons  de  parcourir  me  semble  encore  bien 
jeune  ,  pour  pouvoir  subvenir  à  cette  dé- 
pense 5  c'est  sans  doute  le  Gouverneur  qui  en 
fait  les  avances.  —  Non  :  il  protège  et  il  in- 
corpore par  un  acte  législatif  toutes  celles  que 
les  habitans  jugent  à  propos  de  construire  5  mais 
il  ne  donne  que  200  acres  de  terre  pour  servir 
de  glèbe.  Cet  édifice  est  l'ouvrage  de  57  familles, 
établies  sur  une  surface  de  plus  de  5o  milles 
d'étendue  5  mais  comme  l'emplacement  et  le 
bois  ne  coûtent  rien,  que  nous  avons  déjà  plu- 
sieurs moulins  à  scie ,  et  que  chaque  souscrip- 
teur donne  une  semaine  de  son  travail  et  de 
son  harnois ,  et,  d^ailleurs ,  est  charpentier ,  cette 
€4;)nstruction  sera  beaucoup  moins  dispendieuse 


Ï5ANS  LA  HAUTE  PENSYLVANIE.     l4f| 

que  vous  ne  le  croiriez.  Nous  ne  serons  obligés 
d^acheter  que  les  clous,  les  carreaux  des  fenê- 
tres et  la  peinture.  Il  nous  faut  ici  trois  choses, 
continua-t-il ,  sans  lesquelles  nous  ne  pouvons 
pas  prospérer,  je  ne  parle  pas  de  la  santé, 
mère  de  la  force.  Nous  avons  besoin  d^un  ma- 
réchal ,  pour  réparer  nos  instrumens  (  car , 
comme  vous  le  savez,  le  fer  est  le  sceptre  de 
notre  puissance  )  ^  d'un  maître  d^ école ,  qui 
aille  de  famille  en  famille  instruire  nos  enfans  ; 
enfin  d^un  ministre  de  l'Evangile  et  d'une 
église,  où,  tous  les  dimanches,  nous  puissions, 
par  la  réunion  de  nos  prières ,  solliciter  et  ob- 
tenir la  protection  du  Ciel,  sur  nos  jeunes  et 
pénibles  travaux.  Tous  les  hommes  ont  besoin 
de  cette  protection  divine  5  mais  ceux-là  sur- 
tout qui  ,  ayant  quitté  les  pays  cultivés ,  où  ils 
jouissoientde  toutes  les  ressources  de  la  société, 
ont  eu  le  courage  d'aller  au  loin  en  étendre 
les  limites.  Sans  principes  religieux,  que  se- 
rions-nous sur  la  terre  ?  les  plus  malheureux 
des  êtres  créés  :  la  religion  est  une  des  bases  de 
notre  édifice  social,  un  des  points  d'appui  de 
notre  système  politique.  Sans  l'influence  des 
opinions  religieuses,  qui  garantiroit  la  foi  des 
sermens  ,  la  morale  des  individus ,  et  même 
celle  de  notre  Gouvernement  ?  J'ai  observé  que 
dans  les  cantons  dont  les  habitans  sont  iiidii^ 


l5o  VOYAGE 

féreiis  à  tous  les  cultes ,  les  procès  et  les  que- 
relles j  Pivressé  et  la  paresse  étoient  très-com- 
muns. L'éducation  des  enfans ,  Tunion  des  fa- 
milles ,  la   tranquillité    et    la   prospérité  d'un 
pays,  dépendent  en  grande  partie  de  cette  dis- 
position religieuse  ,  qui  imprime  à  tous  les  es- 
prits le  respect  pour  les  loix  ,  lareconnoissance 
envers  le  Gouyernement  le  plus  paternel  qu'il  y 
ait  sur  la  terre,  et  cette  subordination  d'affection 
d'où  naissent   l'ordre,    la  paix   et  l'industrie. 
D'ailleurs ,  éloignés  les  uns  des  autres,  comment 
saurions-nous  ce  qui  se  passe  dans  le  monde  ^ 
dont  nous  n'avons  pas  oublié  que  nous  faisons 
partie?  Comment  connoîtrions-nous  l'état  du 
commerce ,  le  prix  des  denrées ,  les  nouvelles 
de  l'Europe  ?   Sans  cette  réunion  dominicale  , 
nous  perdrions  bientôt  les  idées  douces  et  so- 
ciales,  dans  lesquelles  nous  avons  été  élevés». 
Se  voir  trop  fréquemment ,  seroit  trop  nuisible 
à  des  hommes  dont  le  temps  doit  être  consacré 
au  travail  ;  se  voir  quelquefois  est  un  rappro- 
clieraent  utile   et  même  indispensable.  —Où 
donc  avez-vous  puisé  ces  idées  si  justes ,  de- 
manda M.  Herman?  — Dans  Texpérience    et 
les  observations  que  j'ai  faites  en  parcourant 
les  Etats  de  l'Union.  —  Vous  n'avez  pas  voyagé 
inutilement  )) . 
..a  Oserai-je  vous  demander ,  continua-t-iî , 


DANS    LA    HAUTE    PENSTLTANIE.      l5l 

d'où  VOUS  êtes  originaire?  —  De  l'Etat  de 
Connecticut ,  lui  répondit  Wilson  j  j'ai  passé 
mes  premières  années  sur  mer,  et  celles  de 
mon  âge  mûr  à  Newhaven  (2),  où  j'avois  un 
comptoir.  J'ai  goûté  de  la  bonne  et  de  la  mau- 
vaise fortune  ;  y  ai  fait  naufrage  sur  les  cotes  de 
Cuba  et  à  l'embouchure  du  Mississipi ,  j'ai  ré- 
paré mes  malheurs  en  faisant  de  nouveaux 
efforts  ,  et  j'ai  constamment  mêlé  un  peu  de  lec- 
ture à  mes  travaux  journaliers  ;  car  les  bons 
livres ,  comme  la  bonne  terre ,  sont  la  source 
de  fruits  utiles  et  agréables  ;  je  ne  veux  cepen- 
dant pas  dire  que  je  sois  savant  )) . 

c(  Et  pourquoi  avez- vous  abandonné  la  car- 
rière du  commerce,  et  votre  ville  natale,  pour 
former  ici  un  établissement  pénible,  dont  les 
progrès  doivent  vous  paroître  si  lents  et  si 
ennuyeux?  —  Ce  projet  vient  de  la  lecture 
d'un  ouvrage  du  docteur  Styles ,  qui ,  pendant 
5o  ans ,  a  été  président  de  notre  collège  (5), 
Cet  ouvrage  contient  une  suite  d'observations 
judicieuses  et  profondes  sur  le  progrès  des  lu- 
mières et  de  ce  qu'on  appelle  philosophie ,  de- 
puis la  découverte  de  l'Imprimerie ,  jusqu'à  la 
fin  de  notre  révolution,  époque  de  la  mort  de 
l'auteur.  Ces  progrès,  d'abord  imperceptibles 
comme  les  premiers  rayons  du  soleil  obscurcis 
par  les  vapeurs  d'une  longue  nuit,  préparèrent 


iSs  T  O  Y  A   G  E 

cependant  les  hommes ,  selon  le  docteur  Styles  ^ 
à  la  conception  d^opinions  nouvelles.  En  tra- 
çant le  développement  de  ces  germes ,  les  effetS' 
de  cette  cause,  si  foible  en  apparence,  avec  une- 
sagacité  admirable,  iî  a  cru  appercevoir  que, 
depuis  le  commencement  du  siècle,  l'accélé- 
ration en  étoit  devenue  si  rapide,  qu'avant  qu'il 
soit  terminé ,  les  bases  sur  lesquelles  les  sociétés 
sont  fondées  subiront  peut-être  un  grand  chan- 
gement ,  ou  du  moins  en  seront  ébranlées  ». 

«D'un  autre  côté,  connôissant  par  l'étude  de^ 
l'histoire ,  que  le  bien  ne  vient  jamais  parmi  les 
hommes  qu'à  la  suite  de  grands  abus,  comme  Isl 
himière  naît  de  la  combustion  ,  il  a  prévu  aussi 
que  ce  paroxysme,  s'il  avoitlieu  ,  occasionneroit 
une  longue  suite  de  malheurs  et  de  désastres  )) . 

((  Frappé  decesingulierpressentimeut ,  et  dans- 
la  crainte  que  ces  germes  ,  traversant  l'Océan  y 
n'empêchassent  notre  Gouvernement ,  jeune  en- 
core, de  se  consolider,  j'ai  mis  en  sûreté  une 
partie  de  mes  capitaux,  et  suis  venu  ici ,  loin  de 
la  mer  et  des  villes  ,  commencer  un  établisse- 
ment utile,  puisqu'il  est  fojidé  sur  le  défriche- 
ment et  la  culture  de  4,8oo  acres ,  situés  sur  les 
hords  d'une  rivière  navigable  ,  dont  mon  frère 
et  ma  soeur  ont  chacun  un  tiers.  Cet  heureux 
avenir  ne  peut  nous  échapper  que  par  la  subver- 
sion de  notre  Gou ver nementj  mais  ce  Gouverne- 


DANS  LA  HAUTE  PENSYLVANIE.     l53 

ment  étant  Fou vr âge  de  la  raison ,  celui  des  pro- 
fondes méditations  de  la  sagesse  collective  du 
Continent  (*) ,  il  me  semble  impossible  que  ceux 
qui  l'ont  formé,  et  ceux  qui  en  éprouvent  jour- 
nellement les  avantages ,  consentent  et  contri- 
buent à  le  renverser ,  pour  le  remplacer  par  de 
nouveaux  systèmes.  Comme  une  lumière  écla- 
tante, placée  sur  la  cime  d'un  promontoire, 
l'expérience  du  passé  n'est-elle  pas  destinée  à 
éclairer  le  présent  et  l'avenir  ))  ? 

((  Cependant  la  solitude  et  le  séjour  des  bois  , 
l'éloignement  de  mes  anciennes  sociétés,  auroient 
été  un  sacrifice  trop  amer ,  auquel,  peut-être,  je 
n'aurois  pu  me  soumettre,  si  mon  frère  et  ma 
soeur  n'eussent  consenti  à  venir  partager ,  adou- 
cir mes  travaux.  Nous  allégeons  la  tâche  pénible 
et  les  privations  inévitables  de  ce  nouvel  état, 
par  les  secours  que  nous  nous  rendons,  ainsi  que 
par  la  gaîté ,  par  la  sérénité  de  nos  esprits.  Satis- 
faits du  présent,  nous  menons  une  vie  active, 
laborieuse  ,  il  est  vrai  ;mais  douce  et  tranquille, 
que  les  inquiétudes  du  commerce  et  des  affaires 
ne  peuvent  plus  empoisonner.  Dans  un  petit 
nombre  d'années ,  ce  toit  grossier ,  deviendra 
unebabitation  riante  et  commode,  et  ce  canton  , 
un  pays  riche  et  bien  cultivé  ». 


(*)  La  Convention  fédérale. 


3  54  VOYAGE 

.  «J'élève  mes  enfans  dans  les  connoissances 
agricoles ,  source  de  la  santé ,  de  l'indépendance 
et  du  bonheur ,  s'il  peut  y  en  avoir  sur  la  terre. 
Chacun  d'eux  a  un  poulain,  une  génisse,  et  cul- 
tive quelques  perches  du  jardin.  L^ainé  surveille 
ma  pépinière,  dont  je  commence  déjà  à  tirer 
des  poiriers ,  des  pommiers  et  plusieurs  autres 
espèces  d'arbres  à  fruit  5  chose  extraordinaire 
parmi  les  premiers  colons,  qui,  rarement,  s^oc- 
cupent  de  remplacer  ceux  qu'ils  renversent  et 
détruisent  !  Mon  frère  espère  une  épouse ,  et  ma 
soeur  un  mari.  Un  jour ,  et  il  n'est  pas  éloigné  , 
ces  trois  familles ,  étroitement  unies  par  les  liens 
du  sang  et  de  l'affection ,  ainsi  que  parla  confor- 
mité des  goûts  ,  deviendront  nos  voisins  et  nos 
amis  )i. 

({  Le  Gouvernement  m'a  honoré  d'une  com- 
mission de  paix  ;  car  tout  est  organisé  dans  ces 
bois,  comme  si  nous  étions  déjà  très-nombreux  ; 
c'est  un  des  meilleurs  moyens  pour  accélérer  la 
population  des  nouveaux  cantons.  Celui  -  ci  , 
d'ailleurs,  jouit  d'avantages  assez  grands  ». 

A  peine  M.  Wilson  avoit  il  fini  de  parler,  que 
nous  entendîmes  dans  l'appartement  voisin  un 
concert  de  plusieurs  instrumens.  —  «  Quoi  !  lui 
dis-je ,  de  la  musique  sous  un  toit  encore  si  rus- 
tique !  et  dans  un  pays  qui  n'a  que  si  peu  d'an- 
nées de  culture  1  D'où  ces  talens  sont-ils  venus? 


DANS  LA  HAUTE  PENSYLVANIE.  l55 

•^—  Nous  les  avons  apportés  de  Newliaven,  ré- 
pondit-il ;  ils  nous  égayent  et  nous  délassent  de 
nos  pénibles  travaux;  nous  consacrons  une  par- 
tie de  nos  soirées  à  ce  cliarniant  exercice;  vous 
ne  sauriez  croire  combien  il  épanouit  nos  coeurs  ^ 
y  entretient  Famitié  et  l'affection  ;  c'est  une  des 
bases  de  notre  union.  Il  y  a  quelques  années 
qu^un  de  nos  vaisseaux  revenant  de  Bremen  , 
apporta  plusieurs  Allemands ,  parmi  lesquels  il 
y  avoit  un  Saxon  ,  bon  musicien ,  et  même  com- 
positeur ;  c'est  lui  qui  nous  a  instruits  :  nos  co- 
lons ne  connoissent  pas  assez  le  besoin ,  l'uti- 
lité 5  les  charmes  de  la  musique  )) . 

((  Mais  sortons  ;  j'ai  le  plus  grand  désir  de  vous 
faire  voir  ce  que  j'appelle  mes  conquêtes  ;  car 
vous  savez  qu'il  entre  toujours  un  peu  de  vanité 
dans  ce  que  nous  faisons  )). 

Nous  le  suivîmes.  —  a  Tout  ce  que  vous  voyez , 
reprit-il ,  est  l'ouvrage  de  cinq  années  de  cou- 
rage 5  de  travail ,  et  de  persévérance  la  plus  opi- 
niâtre 3  car  avant  de  faire  rapporter  des  récoltes 
à  ce  sol ,  tout  fertile  qu'il  est ,  que  d'obstacles  à 
surmonter  !  que  de  difficultés  à  vaincre  !  que  de 
dégoûts  à  dévorer  !  Oui ,  j'en  suis  sûr ,  si ,  le 
premier  jour  de  son  arrivée ,  le  colon  pouvoit 
en  voir  le  tableau  fidèle ,  il  desireroit  n'avoir 
jamais  quitté  ses  anciens  foyers.  Mais  l'espé- 
rance, qui  l'a  conduit  en  souriant  sur  cette  terre 


l56     '  VOYAGE 

étrangère,  lui  en  cache  soigneusement  l'apreté, 
pour  ne  lui  laisser  entrevoir  dans  le  lointain 
que  tles  champs  fertiles 5  des  prairies  émaillées  , 
des  vergers  fleuris  ,  Taisance  et  l'indépen- 
dance». 

c(  Voyez- vous  ,  sur  la  droite ,  ce  grand  her- 
bage, à  travers  lequel  coule  et  serpente  ce  beau 
ruisseau  ?  eh  bien  !  il  y  a  cinq  ans ,  ce  n'étoit 
qu'un  marais  fangeux  impénétrable;  les  digues 
que  les  castors  y  avoient  élevées  avec  tant  d'art, 
et  qui  nous  ont  coûté  tant  de  peines  à  arracher, 
faisoient  refluer  les  eaux  jusqu'au  niveau  des 
terres  hautes  :  aujourd'hui ,  comme  vous  le  re- 
marquez, mes  bestiaux  paissent  du  trèfle  sur  le 
même  terrein  où  ce  premier  des  animaux  ne 
trou  voit  que  du  bouleau ,  du  saule  et  de  l'aune. 
Voici  sur  la  gauche  65  acres  de  terres  labou- 
rées 5  que  le  fer  et  le  feu  ont  enfin  soumis  à  la 
charrue ,  dont  une  partie  est  en  froment ,  et 
l'autre  en  trèfle.  Il  ne  reste  plus  que  des  souches  j 
leur  destru-ction  est  l'ouvrage  du  temps». 

c(  Pourquoi ,  lui  demandai-je,  aA^ez-vous  laissé 
subsister  plusieurs  de  ces  arbres  dans  le  milieu 
de  vos  champs  ?  Leurs  ombres  ne  sont-elles  pas 
préjudiciables  au  blé  que  vous  y  avez  semé?  — 
Je  le  sais  ;  mais ,  je  l'avoue  ,  leur  grandeur ,  leur 
beauté  ,  ont  paralysé  nos  mains  au  moment  d'y 
mettre  la  hache  3  je  les  admire  trop  pour  oser 


BANS   T. A   HAUTE   PENSYLVANTE.     iSj 

les  renverser.  — 11  faut  en  convenir ,  lui  dis-je, 
ces  tiges  gigantesques  et  superbes  ont  une  ma- 
jesté imposante  qui ,  involontairement,  inspire 
le  respect  ;  par  la  suite  ,  elles  contribueront 
beaucoup  à  l'embellissement  du  pays  ». 

Plus  loin  étoit  un  tulipier  d^^une  hauteur  pro- 
digieuse ,  dont  la  forme  pyramidale  sembloit 
ftvoir  été  disposée  par  une  volonté  particulière, 
que  le  même  motif  lui  avoit  fait  conserver.  En 
traçant,  à  loo  pas  de  la  maison ,  le  premier  sen- 
tier ,  destiné  à  devenir  un  jour  la  grande  route 
du  canton  ,  on  avoit  laissé  subsister  ,  pour  en 
faire  une  avenue ,  tout  ce  que  la  nature  y  avoit 
planté  de  grand  et  de  beau. 

Après  avoir  parcouru  presque  toute  Fétendue 
de  la  plantation ,  notre  hôte  nous  conduisit  à 
un  vallon  couvert  d^ érables  â  sucre,  qu^il  venoit 
d'enclore.  —  (c  J'en  tire  annuellement ,  nou^ 
dit-il ,  470  liv.  sans  les  fatiguer.  Quel  beau  pré- 
sent la  nature  n^a-t-elle  pas  fait  à  ce  continent  ! 
Que  cet  arbre  n'est-il  connu  et  cultivé  dans  les 
quatre  parties  du  monde  !  Sur  le  coteau  voisin, 
j'ai  planté  un  triple  verger  :  le  premier,  de  pom- 
miers ;  le  second  ,  de  cerisiers  5  et  le  troisième  , 
de  pêchers.  L'un  nous  donnera  du  cidre,  l'autre 
du  vin  (4),  que  ma  femme  sait  faire  en  perfec- 
tion 'y  le  dernier  de  l'eau-de-vie  (5)  )).  De-là  il 
nous  conduisit  à  la  chute  de  l'une  de  ses  petites 


1.58  VOYAGE 

rivières.—  «  Voici  un  autre  bienfait  de  la  na-* 
ture  5  nous  dit-il,  et  jamais  sous  ce  rapport, 
ainsi  que  sous  plusieurs  autres ,  elle  n^a  été  plus 
libérale  dans  aucun  pays  :  j'espère,  avant  dix- 
huit  mois ,  voir  ce  volume  d'eau ,  qui ,  depuis  des 
siècles,  tombe  inutilement,  mettre  en  mouve- 
ment les  roues  des  usines  que  je  vais  faire  cons- 
truire. Nous  avons  ici  tout  ce  qui  est  nécessaire, 
rindustrie,  les  connoissances ,  le  fer ,  le  bois,  la 
pierre  et  la  chaux.  C'est  de  la  Pensylvanie  que 
viennent  les  plus  habiles  constructeurs  du  con- 
tinent; ils  savent  donner  à  ces  superbes  ma- 
chines un  degré  de  perfection  auquel  on  n'étoit 
point  parvenu  avant  les  découvertes  du  célèbre 
mécanicien  Evans  :  les  farines  étant  un  des  ob- 
jets les  plus  importans  de  nos  exportations,  le 
prix  de  la  main-d'œuvre  très -cher,  il  n'est 
point  étonnant  qu'on  ait  cherché  à  perfection- 
ner et  simplifier  l'art  du  moulage  )),  Le  len- 
demain, munis  des  renseignemens  dont  nous 
avions  besoin ,  nous  quittâmes  cette  respectable 
et  heureuse  famille ,  dont  le  souvenir  ne  s'effa- 
cera j amais. de  ma  mémoire. 


BANS   I,A   HAUTE  PENSYLVANIE.     lôg 


CHAPITRE    XI. 

Quoique  nous  n'eussions  que  quatorze  à  quinze 
milles  à  faire  avant  de  parvenir  à  la  plantation 
que  M.  Wilson  nous  avoit  indiquée,  nous  n^y 
arrivâmes  cependant  pas  avant  quatre  heures 
du  soir.  Depuis  notre  départ  d^Onondaga ,  nous 
n^avions  pas  encore  trouvé  un  pays  aussi  forte- 
ment boisé,  ni  des  marais  d'un  accès  aussi  diffi- 
cile (  1  )  ;   nos    chevaux   étoient  fatigués ,    et 
M.  Herman  presque  découragé,  lorsque  nous 
découvrîmes  enfin  une  maison  d'une  apparence 
très-élégante.  Le  devant  étoit  orné  d'un  piazza  (2) 
sur  toute  sa  longueur ,  supporté,  suivant  l'usage, 
par  des  colonnes  de  cèdre  blanc.  Les  croisées , 
munies    de    contrevents ,  étoient   élégamment 
peintes;  tout  annonçoit  un  goût  particulier, 
auquel  nos  yeux  n'étoient  plus  accoutumés  de- 
puis que  nous  avions  quitté  la  Pensylvanie.  -— 
((  Voici  enfin ,  dit  mon  compagnon  ,  un  asyle 
qui  nous  promet  de  bons  lits  pour  nous  ,  et  une 
bonne  écurie  pour  nos  chevaux. ...  A  qui  cette 
belle  maison  appartient-elle?  demanda-t-il  à  un 
homme  qui  passoit.  — A  un  Jamaïquain, répon- 
dit-il ,  qui  travaille  on  ne  sait  pour  qui ,  car  il 
n'a  ni  femme  ni  enfans.  —  Quoi  !  me  dit  M.  Her- 


iBo  VOYAGÉ 

man ,  Tenir  de  la  riche  et  superbe  Jamaïque  ^ 
pour  s^établir  au  sein  des  sombres  et  tristes  fo- 
rêts de  New- York  !  Préférer  la  culture  des 
grains  et  des  fourrages ,  sous  un  climat  qui  con- 
noît  pendant  trois  mois  de  l'année  les  neiges  et 
les  frimats,  àcelle  du  sucre  et  du  coton  sous  celui 
d'un  printemps  éternel  !  Cette  idée  me  paroit 
bien  singulière  )). 

Excités  Tun  et  l'autre  par  le  désir  d'en  ap- 
prendre les  motifs  presqu'autant  que  par  le  be- 
soin de  nous  reposer  ,  nous  nous  arrêtâmes  de- 
vant la  porte  pour  lui  demander  l'hospitalité  de 
la  nuit.  —  ((  Cela  ne  se  demande  pas  ,  nous  ré- 
pondit-il :  comment  voyageroit-on  dans  ces  fo- 
rêts 5  si  les  portes  des  habitations  n'étoient  pas 
,  ouvertes  aux  voyageurs  ?  En  vous  invitant  d'en- 
trer, je  ne  rends  que  ce  que  j'ai  souvent  reçu)). 
Sa  maison  étoit  spacieuse,  propre  et  commo- 
dément distribuée.  J'observai  même  quelques 
beaux  meubles  d'acajou  ;  mais  je  ne  vis  ni 
femmes  ni  enfans.  Sur-le-champ  il  ordonna 
qu'on  prit  soin  de  nos  chevaux ,  et  il  nous  fit 
servir  des  rafraîchissemens,  dont  nous  avions  le 
plus  grand  besoin.  Aussi-tôt  que  notre  repas 
fut  servi  5  il  nous  demanda,  suivant  l'usage, 
qui  nous  étions,  d'où  nous  venions  et  où  nous 
allions.  Nous  répondîmes  à  ses  questions  d'une 
xaanière  dont  il  parut  si  satisfait,  que  nous  nous 


DANS   LA  HAUTE   PENSYLVANIE.     l6\\ 

crûmes  autorisés  à  lui  demander  à  notre  tour , 
quelles  étoient  les  raisons  qui  Favoient  déter- 
miné à  quitter  la  Jamaïque)). 

«  L^esclavage  et  le  climat,  nous  répondit-il. 
Je  suis  né  d^un  père  qui ,  malheureusement,  fut 
enlevé  au  midi  de  sa  vie  par  une  de  ces  maladies 
épidémiques  auxquelles  notre  île  est  si  souvent 
exposée.  Il  avoit  des  nègres,  et  quoiqu^il  en  fût 
plutôt  Fami  que  le  maître,  il  regretta  toujours 
d^étre  obligé  de  commander  à  leur  volonté  et  de 
se  servir  de  leurs  bras.  Il  m'en  parloit  souvent. 
Ces  étincelles ,  qui  éclairèrent  mon  adolescence, 
B^ont  point  été  infructueuses  j  mais  le  Gouver- 
nement de  File  ne  permettant  Fémancipation 
qu^avec  beaucoup  de  difficultés,  je  n'ai  pas  pu 
suivre  les  inclinations  de  mon  coeur  )). 

((  D'où  a  pu  venir,  ai-je  demandé  cent  fois  , 
ce  commerce  impie  et  sacrilège? — De  la  force 
et  du  besoin ,  m'a-t-  on  répondu.  —  Mais  pour- 
quoi Fhomme,  né  sous  Féquateur ,  seroit-il  con- 
damné à  travailler  toute  sa  vie  pour  celui  qui 
auroit  vu  le  jour  sous  le  cinquantième  degré  de 
latitude  ?  Seroit-ce  de  cette  latitude  que  vien- 
droient  la  force  et  la  prééminence  ?  —  Cela  est 
vraisemblable;  mais  les  Européens  ne  sont  pas  les 
premiers  qui  aient  été  chercher  des  esclaves  en 
Afrique  5  depuis  bien  des  siècles ,  les  Maures , 
ainsi  que  plusieurs  autres  nations,  ont  fait  ce 


l6i2  VOYAGE 

commerce  jresclavage  des  nègres  date  de  la  pîa§ 
haute  antiquité.  —  Quel  état  de  choses  !  répon- 
dis-je.  N^est-il  pas  possible  qu'un  jour  le  plus 
grand  nombre  soumette  enfin  le  plus  petit?  Alors, 
les  vengeurs  de  tant  d'années  d'oppression  souil- 
leront la  terre  de  nouveaux  crimes  ,  et  leur 
vengeance  n'effacera  ni  l'horreur  ni  la  mémoire 
de  ceux  que  leurs  oppresseurs  ont  commis  )). 

<(  Si  les  colons  de  ces  îles  eussent  pensé  comme 
moi,  le  sucre  auroit  bientôt  renchéri  en  Eu- 
rope, ou  plutôt  il  y  seroit  devenu  plus  coijri- 
jîiun ,  parce  qu'au  lieu  d'exciter  des  guerres  en 
Afrique,  au  lieu  d'en  corrompre  les  malheu- 
reux et  coupables  chefs ,  de  concert  avec  les 
hommes  sensibles  de  toute  l'Europe,  ils  au- 
roient  uni  leurs  efforts  à  ceux  de  cette  compa- 
gnie à  jamais  célèbre  et  respectable,  qui  avoit 
conçu  ce  projet  sublime,  obtenu  des  fonds  suffi- 
sans,  et  acquis  des  terres  sur  les  côtes  d'Afrique, 
pour  y  établir  des  colonies  de  nègres  libres  , 
dont  l'industrie  et  l'exemple  auroient  encou- 
ragé les  princes  noirs  à  faire  cultiver  la  canne 
par  leurs  sujets  ». 

((  L'humanité  ne  cessera  de  regretter  qu'un 
motif  aussi  louable  et  aussi  saint  n'ait  pas  mis  à 
l'abri  des  violences  de  la  guerre  les  établissemens 
qu'elle  avoit  formés  sur  l'île  deBulama  et  à  Sierra- 
Leone(5).  Des  hommes,  se  disant  armés  au  nom 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.     l65 

Se  la  liberté,  ont  détruit,  ont  anéanti  tout  ce 
que  le  désir  le  plus  ardent ,  le  zèle  le  plus  pur 
pour  cette  même  liberté ,  avoit  conçu  et  réalisé. 
Quand  l'homme  veut  faire  le  mal ,  tous  les 
moyens  de  Faccomplir  se  présentent  ;  souvent 
il  n'est  embarrassé  que  du  choix.  Veut-il  faire  le 
bien?  tout,  jusqu'à  la  nature,  s'oppose  à  ses 
projets  :  faut-il  s'étonner  qu'il  soit  si  rare  sur  la 
terre,  dont  la  surface  paroit  quelquefois  avoir 
été  eUipoisonnée  par  sa  présence  (*)  »  ? 

((  Le  climat  dévorant  de  cette  île  a  été  le  se- 
cond motif  qui  m'a  déterminé  à  la  quitter. 
Qu'est-ce  que  la  vie  sans  la  santé  ?  un  fardeau , 
une  source  continuelle  de  regrets,  sur-tout  pour 
un  homme  de  mon  âge  ;  car  je  n'ai  que  trente- 
cinq  ans  :  eh  bien  !  j'en  ai  passé  douze  à  souffrir, 
à  languir,  à  désirer  la  fin  d'une  existence  aussi 
douloureuse.  J'ai  eu  à  lutter  contre  les  ardeurs 
d'un  soleil  presque  vertical ,  dont  on  ne  peut  se 

(^)  C'est  là  encore,  sans  doute,  une  assertion  trop 
absolue.  Le  mal  est  ici-bas  plus  commun  que  le  bien, 
d'accord  :  mais  prétendre  que  la  nature  (et  jusqu'à 
quelles  idées  blasphématrices  nous  conduiroit  une  sem- 
blable proposition!  )  s'oppose  et  résiste  au  bien  que  veu- 
lent faire  quelquefois  les  hommes,  c'est  exagérer,  c'est 
outre-passer  les  bornes  de  l'indignation  permise  et  na- 
turelle à  la  vertu.  {Note  communiquée  à  V éditeur  par  U 
cit.  B« . . .  ) 

2      , 


l64  VOYAGE 

former  qu'une  idée  bien  imparfaite  sous  un  cli^ 
mat  tel  que  celui-ci.  Si ,  d^un  côté ,  sa  chaleur 
extrême  produit  une  nature  riante,  animée  et 
féconde  àTexcès ,  de  l'autre,  elle  ne  laisse  qu'un 
léger  intervalle  entre  l'empire  de  la  vie  et  celui 
de  la  destruction  ,  dont  les  débris  accumulés 
arrêtent  souvent,  étouffent  sa  puissance  pro- 
ductrice. Le  danger  est  à  côté  du  travail  ;  le  re-» 
pos  et  l'inactivité  sont  également  pernicieux.  La 
sobriété  et  la  tempérance  ne  sont  point ,  comme 
ici ,  les  garans  de  la  santé.  Dans  certaines  sai- 
sons 5  des  vapeurs  pestilentielles  s'élèvent  de  nos 
marais,  corrompent  l'atmosphère,  empoison- 
nent l'air  que  nous  respirons.  La  vie  n'est  que 
la  fleur  d'un  jour ,  un  songe  fugitif;  et  comme 
si  l'intempérie  du  climat  n'étoit  pas  suffisante 
pour  l'abréger ,  la  violence  des  passions  en  ac- 
célère encore  plus  promptement  la  ruine  et  la 
destruction  )). 

a  Je  vins  à  New- York  chercher  la  santé.  Jô 
l'ai  retrouvée  ;  mais  dans  la  crainte  de  perdre 
une  seconde  fois  ce  don  inestimable,  j'obtins 
des  lettres  de  naturalisation;  et  après  avoir  par- 
couru plusieurs  cantons  ,  j'acquis  les  65o  acres 
que  je  possède  ici.  J'y  ai  trouvé  ce  que  je  cher- 
chois  ;  un  petit  lac  qui  en  a  environ  i5o  de  sur-^ 
face,  dont  les  eaux  s'écoulent  dans  Reine  Char-- 
lotte  (car  j'aime  passionnément  la  pêche )^  uu 


DANS  LA  HAUTE  PENSYLVANIE.     l65 

tertre  élevé,  d'où  un  jour  ma  vue  s'étendra  au 
loin,  sur  lequel  je  respire  un  air  frais  et  pur. 
Ici ,  je  jouis  de  tous  les  instans  de  ma  vie,  loin 
du  tumulte  et  de  Fagitation  des  villes ,  à  l'abri 
du  danger  des  banqueroutes ,  des  incendies ,  et 
de  ces  ouragans  destructeurs  qui  couvrent  la 
terre  de  ruines,  et  remplissent  les  coeurs  d'épou- 
vante et  de  deuil.  Ailleurs,  on  voudroit  se  dé- 
barrasser du  poids  du  temps;  ici ,  je  voudrois 
pouvoir  en  prolonger  la  durée)). 

c(  Disposer  d'une  terre  nouvelle ,  devenue  plus 
clière  par  le  travail  qu'elle  exige ,  en  abattre  les 
arbres  inutiles  dont  elle  étoit  encombrée,  en 
planter  d'agréables  et  d'utiles ,  arrêter  et  con- 
duire les  eaux  par -tout  où  elles  peuvent  être 
nécessaires,  cultiver,  ensemencer  un  sol  neuf 
et  fécond;  ces  opérations,  si  nouvelles  pour  moi, 
me  procurent  des  jouissances  dont,  auparavant, 
je  n'avois  pas  la  plus  légère  idée.  Sain,  vigou- 
reux ,  actif,  je  suis  occupé  depuis  le  matin  jus- 
qu'au soir.  J'ai  une  ample  collection  de  livres 
choisis ,  dont  la  lecture ,  dans  mes  momens  de 
repos ,  m'amuse  et  m'instruit.  Depuis  six  mois , 
le  Directeur  général  de  la  poste  en  a  établi  une 
qui  traverse  ce  canton,  pour  aller  jusque  dans 
celui  d'Ontario.  A  dessein  de  lui  marquer  ma 
reconnoissance  pour  un  bienfait  aussi  préma- 
turé (vu  l'état  de  notre  population),,  je  lui  ai 


j66  voyage 

offert  ma  maison  et  mes  soins.  Plus  je  lis  les 
gazettes  et  les  détails  de  tout  ce  qui  se  prépare 
dans  Fancien  Monde,  et  plus  je  m'applaudis 
du  parti  que  j^ai  pris  de  m'établir  dans  celui-ci». 
«  Je  n^ai  ni  femme  ni  enfans.  Quelquefois  ce- 
pendant je  regrette  d^étre  seul,  et  de  ne  tra- 
vailler que  pour  moi-même  :  mais  donner  la  vie 
à  des  êtres  condamnés  à  éprouver  tous  les  maux 
qui  jadis  sortirent  de  la  boîte  de  Pandore,  né- 
cessairement exposés  à  tous  les  fléaux  qui  sans 
cesse  désolent  les  habitans  de  la  terre,  cette  vaste 
arène  de  rapines,  de  meurtres  et  de  malheurs^ 
c'est  comme  si,  pendant  l'orage  et  la  tempête^ 
on  envoyoit  à  la  mer ,  dans  un  frêle  esquif,  ses 
amis  les  plus  cbers.  La  lecture  réfléchie  de  l'his- 
toire, dont  toutes  les  pages  sont  teintes  de  sang, 
pu  souillées  de  crimes  et  de  forfaits,  a  fait  depuis 
^  3ong~temps  sur  mon  esprit  une  impression  pro- 
fonde:.non,  ce  n'est  pas  celle  de  l'homme,  tei 
que  je  m'en  étois  formé  une  idée  dans  ma  jeu- 
nesse, mais  celle  des  tigres.  On  ne  conçoit  pas 
quelles  ont  dû  être  les  intentions  de  la  puissance 
créatrice ,  lorsqu'après  nous  avoir  appelés  du 
néant,  elle  plaça  dans  nos  coeurs  le  foyer  de 
passions  qui  dévoient  nécessairement  nous  être 
aussi  funestes,  et  nous  condamna  à  subir,  pen- 
dant la  courte  durée  de  notre  vie,  tous  les  genres 
de  soufîrancesy  de  peines  et  d'angoisses  dont 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.     167 

nous  puissions  être  susceptibles.  Non,  jamais  je 
n'aurai  à  me  reprocher  d^avoir  introduit  de  nou- 
velles victimes  sur  ce  théâtre  de  larmes  et  de 
misères ,  où  le  crime  et  Fimprohité  triomphent* 
Non,  jamais  je  ne  m^exposerai  à  éprouver  les 
cuisantes  et  déchirantes  douleurs  que  doit  res- 
sentir un  bon  père  en  voyant  languir,  souffrir 
et  mourir  dans  ses  bras  Tenfant  de  sa  tendresse  , 
sans  pouvoir  le  soulager.  Les  jouissances  de  ce 
sentiment  exquis  et  sublime ,  sont  achetées  par 
trop  de  risques  et  de  dangers  :  j^aime  mieux  faire 
le  voyage  de  la  vie  seul,  qu'accompagné  d'êtres 
chéris  auxquels  j'aurois  peut-être  le  malheur  de 
survivre)). 

((  Pour  me  consoler  de  ces  tristes  réflexions , 
j'étudie  Buffon,  ce  premier  peintre  de  la  nature. 
J'ai  fait  des  expériences  intéressantes  sur  la 
transpiration  des  feuilles ,  sur  la  végétation  des 
arbres.  J'ai  cependant  un  ami  ^  car  il  faut  aimer, 
sinon  la  vie ,  du  moins  ceux  qui ,  parmi  les  hom- 
mes, sont  bons  et  aimans.  Par  goût,  cet  ami  est 
tourneur  et  ébéniste  j  il  a  fait  les  beaux  meubles 
que  vous  voyez ,  avec  le  bois  qu'on  m'a  envoyé 
de  la  Jamaïque.  Je  ne  suis  solitaire  qu'autant 
qu'il  est  bon  et  utile  de  l'être  5  je  ne  me  plains 
que  de  la  trop  grande  rapidité  du  temps.  La 
connoissance  que  j'ai  faite  de  la  famille  Wil- 
son,  remplit,  embellit  mes  momens  de  loisir,. 


^168  VOYAGE 

c'est-à-dire  les  jours  de  fêtes  et  les  dim anches  i>\; 
Le  lendemain,  nous  quittâmes  ce  jeune  mi- 
santhrope, qui,  quoique  paroissant  jouir  de  tout 
ce  que  la  vie  a  de  plus  attrayant ,  santé ,  acti- 
vité, aisance,  avoit  cependant  conçu  de  là  na- 
ture humaine  des  idées  bien  lugubres  et  bien, 
affligeantes.  Peut-être  n'avoit-il  considéré  que 
le  revers  du  tableau  ! 


DANS  LA  HAUTE  PENSYLVANIE.    169 

CHAPITRE     XII. 

Malgré  la  plus  scrupuleuse  attention  à  suivre 
les  informations  que  M.  Seagrove  nous  avoit 
données ,  tel  étoit  cependant  Fétat  et  la  multi- 
plicité des  sentiers ,  que  nous  nous  égarâmes 
pendant  2  8  milles,  avant  d'arriver  chez  M.  J.  U.,. 
dont  la  bonne  hospitalité  nous  fit  bientôt  ou- 
blier nos  peines j  nos  fatigues  et  nos  privations. 
Nous  ayant  rappelé ,  dès  le  lendemain ,  notre 
ancienne  promesse,  de  lui  raconter  ce  que  nous 
avions  vu  à  Onondaga  et  au  fort  Stanwick,  moi , 
comme  le  plus  âgé,  je  cherchois  à  mettre  un 
peu  d'ordre  dans  mon  récit ,  lorsque  M.  H. . . . 
offrit  de  lui  lire  le  journal  de  notre  voyage. 

(c  Ah  !  dit  M.  U ,  que  cette  lecture  parut 

intéresser ,  si  les  Européens  qui  voyagent  ici , 
prenoient  la  peine  de  voir  les  choses  aussi  soi- 
gneusement que  vous  ,  Messieurs ,  on  rendroit 
plus  de  justice  à  nos  efforts  et  à  notre  indus- 
trie ,  tout  imparfaite  qu'elle  est  encore.  Ils  ne 
considèrent,  ni  la  rareté  des  hommes,  ni  la 
cherté  de  la  main-d'oeuvre ,  ni  l'époque  des  éta- 
blissemens ,  ni  cette  multitude  d'obstacles  que 
présente  la  nature  agreste ,  ni  la  difficulté  des 
communications  pendant  plusieurs  années ,  ni 


jrjo  VOYAGE 

enfin  la  disposition  particulière  des  premiers  co- 
lons. Combien  ne  doit-il  pas  nécessairement 
s'écouler  de  temps  avant  que  les  maisons,  les 
granges  ,  les  champs  et  les  prairies  aient  pu  ac- 
quérir ce  degré  de  perfection  ,  et  nos  paysages , 
cette  élégance ,  cette  suavité  à  laquelle  les  yeux 
d'un  Européen  sont  accoutumés  !  Si,  cependant, 
TOUS  voyagiez  dans  les  belles  parties  du  Connec- 
ticut  et  de  Massacliussets ,  dans  le  pays  des  Mo-* 
hawks,  dans  les  cantons  de  Reading,  de  Lan- 
caster,  d'Ulster ,  de  Fishkill ,  de  Ducbess ,  Co- 
lombia,  et  tant  d'autres,  vous  verriez  que  déjà 
on  connoît  le  luxe  des  habitations  ,  l'art  de  Far- 
rosement ,  celui  de  planter  des  arbres  utiles  et 
agréables  ,  que ,  déjà ,  on  commence  à  avoir 
quelques  indices  de  marne  et  d'autres  engrais». 

((  Quoi  qu'en  disent  les  voyageurs  superfi- 
ciels,  continua  - 1  -  il ,  je  suis  convaincu  qu'il 
n'y  a  jamais  eu  de  colonies ,  dans  les  temps 
modernes,  situées  sous  le  même  climat,  où  le 
mécanisme  et  les  arts  utiles  ayent  plus  con- 
tribué à  éclairer  et  à  accélérer  les  travaux  des 
hommes ,  et  dont  l'accroissement  et  la  popula- 
tion aient  été  aussi  rapides.  En  vain  voudroit-on 
soumettre  ces  progrès  au  calcul.  Ce  qui  étoit 
vrai ,  il  y  a  un  an  ,  ne  l'est  plus  aujourd'hui  y 
d'un  autre  coté ,  jamais  Gouvernement  n'a  été 
aussi  favorable  au  développement  de  toutes  les 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLYANIE.     lyt 

facultés  actives ,  ni  à  faire  naître ,  à  exciter 
cette  énergie  qui  conduit  également  aux  spé- 
culations du  commerce  et  à  celles  des  manu- 
factures et  des  défricliemens.  La  surface  des 
Etats-Unis  n'offre  aux  yeux  qu'un  vaste  système 
d'activité  et  d'entreprises  )) . 

ce  Plus  de  3  20  mille  colons ,   continua-t-il , 
habitent  aujourd'hui  le  pays  connu  sous  le  nom 
de  Vermont  (1).  Eh  bien  !  qu'étoit~il  ce  pays  , 
il  y  a  vingt  ans  ?  On  y  voyoit  dix  à  douze  bour- 
gades 5   l'ouvrage   du  hasard ,   éparses   sur  un 
vaste  territoire ,  dont  une  partie  étoit  récla- 
mée par  l'Etat  du  nouvel  Hampshire,  et  l'au- 
tre par  celui  -  ci  (  New-York  )  :  on  ne  parloit 
jamais  de  ces  jeunes  colons  que  sous  le  nom  dé- 
risoire de  Green-Mountain-Boys  (garçons  des 
montagnes  vertes).   Tout-à-coup,  irrités  par 
l'injustice  du  Gouvernement  colonial,  et  me- 
nacés d'un  genre  de  tyrannie  inconnu  dans  ce 
pays  (2)  ,  aussi-tôt  que  le  Congrès  en  eut  pro- 
clamé l'indépendance ,  ils  eurent  l'esprit  et  le 
courage  de  s'unir,  et  la  sagesse  d'établir  une 
constitution  populaire,  mais  sage,  et  le  bon- 
heur d'entrer  dans  la  confédération  5  on  y  voit 
aujourd'hui  des  établissemens  florissans,  liés  par 
de  bons  chemins ,  ayant  chacun  leurs  églises  et 
leurs  écoles.  On  vient  de  fonder  à  Burlington 
une  université  5  dotée  de  10,000  acres  détende» 


172  VOYAGÉ 

La  milice  est  composée  de  22  régimens,  dont 
l'esprit  martial  est  connu  depuis  long -temps. 
Tout  cela  a  été  Fouvrage  de  24  ans  ))  ! 

((  Si  jamais  vous  allez  au  Canada  par  le  lac 
Champlain  (5) ,  continu a-t-il ,  comme  moi  vous 
admirerez  ses  rivages  pittoresques ,  alternative- 
ment sauvages ,  cultivés  ou  boisés  ;  ce  mélange 
de  coteaux  plus  ou  moins  élevés,  couverts  de 
moissons ,  de  verdure ,  de  vergers  et  de  prairies , 
parsemés  de  plantations,  dont  quelques-unes 
sont  élégantes  et  bien  peintes.  Si  le  vent  le  per- 
met, arrêtez-vous  à  Plattsbourg.  Cette  ville, 
devenue  la  capitale  du  comté  de  Clinton,  les 
campagnes  qui  Favoisinent  ,  et  les  herbages 
qu'arrose  la  rivière  Sarranac ,  sont  des  prodiges 
d'amélioration.  Eh  bien  !  le  colonel  Platt,  fon- 
dateur de  ce  bel  établissement ,  n^y  arriva  qu'au 
mois  de  mai  1782.  L^année  précédente ,  on  y 
ch  assoit  encore  le  cerf  et  le  castor.  La  pêche  du 
saumon  est  déjà  devenue  une  branche  d'indus- 
trie très-lucrative  pour  les  habitans  des  îles  fer- 
tiles de  ce  beau  lac  ». 

c(  Et  la  ville  de  Hudson ,  que  j'aijv^u  fonder  en 
1785  sur  les  bords  de  ce  fleuve  !  on  y  compte 
aujourd'hui  5,ooo  habitans,  on  y  voit  plusieurs 
manufactures  considérables  de  toile  à  voiles  et 
de  cordages,  et  34  bâtimens  tant  baléniers  que 
caboteurs ,  et  vaisseaux  de  commerce  );  ! 


CANS  LA  HAUTE  PENSYLTANIE.  lyS 

<(  Qu'étoient  la  culture  et  la  population  de  cet 
Etat  avant  la  révolution  ?  A  peine  connoissoit- 
on  retendue  et  les  limites  de  son  immense  terri- 
toire j  à  peine  y  comptoit-on  24o,ooo  habitans  : 
il  y  en  a  aujourd'hui  plus  de  4oo,ooo.  La  capi- 
tale a  augmenté  de  1 0,000  dans  Fespace  de  quatre 
ans.  Tout  est  en  mouvement  dans  les  nouveaux 
comtés  de  Tyogo ,  de  Bath ,  d'Ontario ,  de  Mont- 
gommery,  d'Otségo,  d'Onondaga,  &c.  Les  co- 
lons y  arrivent  des  Etats  septentrionaux  ,  ainsi 
que  de  l'Europe.  Pour  les  encourager,  le  Gou- 
vernement a  fait  ouvrir  à  grands  frais  des  routes 
sur  plusieurs  points,  et  a  excité  par  des  dons  et 
par  des  avances  les  associations  qui  ont  entrepris 
la  confection  des  canaux  et  des  ponts  les  plus 
utiles.  Il  a  donné  7,5oo  piastres  à  celle  qui  s'étoit 
chargée  de  construire  celui  du  Cohos  (4)  sur  la 
rivière  Mohawk,  et  peut-être  autant  pour  accé- 
lérer l'achèvement  du  canal  de  Littlefalls.  Il  n'a 
pas  été  moins  généreux  envers  celles  qui  ont 
entrepris  ceux  de  Wood  -  Creek  et  d'Onon- 
daga)). 

((  Voyez  la  Pensylvanie ,  continua-t-il ,  dont 
la  population  est  déjà  parvenue  jusqu'aux  rives 
méridionales  de  l'Erié ,  où  elle  vient  de  fonder 
une  ville  maritime  (5).  Avec  quelle  sagesse, 
quelle  persévérance  ce  Gouvernement  ne  s'oc- 
cupe-t-il  pas  aussi  de  la  confection  des  chemins 


174  VOYAGE 

et  des  canaux  destinés  à  lier  les  dilFerentes  par- 
ties de  cette  grande  République,  pour  en  favo- 
l'iser  l'agriculture  ))  ? 

((  Le  même  esprit  s'est  manifesté  depuis  long- 
temps dans  la  Virginie.  Avant  quatre  ans ,  le 
Potawmack  (6)  sera  navigable  jusqu'au  dernier 
éperon  des  Alléghénys.  Le  Shénando  le  devien- 
dra peut-être  aussi  jusqu'au  pied  des  montagnes 
Bleues.  Bientôt  les  eaux  de  la  Caroline  septen- 
trionale communiqueront  avec  celles  de  la  Che- 
sapeak  (7).  Le  canal  de  Richemond  est  déjà  ter- 
miné (  8  ).  Le  désert  qui  sépare  cet  Etat  du 
Kentukey ,  se  rétrécit  tous  les  jours  par  de  nou- 
veaux établissemens  ». 

<(  Et  ce  nouvel  Etat,  pays  si  attrayant  par  son 
climat,  par  la  fertilité  de  son  sol  et  l'urbanité  de 
ses  habitans  !  Déjà  on  y  en  compte  160,0005 
déjà  on  y  voit  des  villes  décemment  bâties,  une 
université  richement  dotée  (  Salem  ) ,  des  ma-^ 
chines  à  carder  et  à  filer  le  coton ,  beaucoup  de 
personnes  instruites ,  plusieurs  imprimeries  :  eli 
bien  !  tout  cela  n'est  l'ouvrage  que  d'un  petit 
nombre  d'années  ;  le  premier  sillon  n'en  fut 
tracé  qu'en  1774  par  le  colonel  Boon  ». 

ce  Et  la  colonie  du  juge  Symmes ,  sur  les  bords 
du  grand  Miamy,  connue  sous  le  nom  de  Co- 
lombia  !  Celle  du  Wabash  et  des  Illinois;  et  les 
différentes  concessions  militaires,  accordées  par 


DANS   LA   HAUTE   PENS YLVANIE.     Ij5 

le  Congrès  et  par  les  Etats  aux  différentes  divi- 
sions de  l'armée  continentale  !  Comme  ces  ger- 
mes se  développent  »  ! 

«  N'oublions  pas  le  Ténézee ,  pays  dont  la 
situation  géographique  est  encore  si  peu  con- 
nue ;  qui  ,  des  montagnes  de  la  Caroline  du 
Nord  (  Ironhills  )  ,  s'étend  jusqu'au  Mississipi 
dans  un  espace  de  4oo  milles,  arrosé  dans  toute 
sa  longueur  par  le  beau  fleuve  dont  il  a  em- 
prunté le  nom ,  ainsi  que  par  plusieurs  autres 
rivières  !  Cette  région  est  destinée  à  devenir  un 
jour  le  Quito  de  notre  hémisphère,  pour  la 
beauté  et  pour  la  douce  température  de  son 
climat.  Et  enfin  le  nouvel  Etat  de  Washington , 
sur  le  Muskinghum,  fondé  en  1788  par  trois 
généraux  de  la  ligne  de  Massachussets  (9). 
Malgré  la  guerre  des  indigènes ,  qui  a  duré  trois 
ans,  on  y  compte  déjà  18,000  habitans,  et  plu- 
sieurs manufactures  extrêmement  intéressantes. 
Pardonnez,  Messieurs,  la  longueur  de  ces  ré- 
flexions, que  la  lecture  de  votre  journal  a  fait 
naître.  Je  voulois  confirmer  quelques-unes  de 
vos  conjectures ,  par  le  récit  de  faits  d'une  no- 
toriété publique,  que,  comme  étrangers,  vous 
ne  connoissiez  peut-être  pas  ». 

((  Rempli  du  désir  de  faire  quelque  chose , 
continua- t-il ,  qui  pût  vous  être  agréable,  je 
me  suis  amusé  3  pendant  votre  absence ,  à  rédi- 


176  VOYAGE 

ger  l'esquisse  de  ce  que  vous  voulez  bien  appeler 
l'histoire  de  mon  émigration.  J'allois  vous  la 
lire  5  mais  observant  qu'il  est  tard ,  je  remets , 
si  vous  le  permettez  j  la  partie  à  demain  w. 


/ 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLVANÎE»     I77 

N 

CHAPITRE    XII  L 

«  J  ^  É  T  o  I  s  premier  lieutenant  dé  la  Galaihée  en 
1783  ,  lorsque  l'amirauté  envoya  cette  frégate  à 
New- York ,  où  je  ne  tardai  pas  à  éprouver  Fhos* 
pitalité^  pour  laquelle  les  habitans  de  cette  ville 
étoient  si  renommés  dans  le  temps  colonial.  J^en 
fus  d^autant  plus  touché,  que  les  impressions 
occasionnées  par  les  malheurs  de  la  guerre  ne 
pouvoient  pas  encore  être  effacées.  Bientôt  j'ob- 
servai, dans  toutes  les  maisons  où  j'allois,  que 
les  principaux  objets  de  la  conversation  étoient 
relatifs  à  l'achat  et  à  la  vente  de  terres ,  dont  les 
quantités  me  parurent  exagérées.  Il  étoit  ton-* 
jours  question  de  concessions  de  10 ,  de  20,  et 
souvent  même  de  5ojOoo  acres  ^  ainsi  que  d'éta- 
blissemens ,  d'emplacemens  de  villes ,  de  ponts , 
de  moulins  j  de  communications  nouvelles.  Ju- 
gez combien  tous  ces  objets,  si  nouveaux  pour 
un  Européen,  durent  frapper  mon  imagination 
et  exciter  ma  curiosité  !  De  retour  à  bord,  mé- 
ditant sur  ce  que  j'avois  entendu,  j'en  parlois 
souvent  au  capitaine,  qui  un  jour  me  dit  :  — 
«Nous  sommes  ici  dans  un  monde  nouvellement 
découvert  :  il  n'y  a  pas  encore  i65  ans  que  les 
Hollandais  débarquèrent  sur  cette  péninsule  ^  y 


; 
î^8  VOYAGE 

fondèrent  cette  ville,  et  formèrent  des  étaWisse- 
mens  dans  les  contrées  voisines.  La  plus  grande 
partie  du  sol  de  cet  hémisphère  est  encore  cou- 
verte de  forets  j  et  n'attend  que  les  progrès  de  la 
population  ,  de  l'industrie  et  du  temps  pour 
rapporter  des  moissons ,  et  produire  toutes  les 
richesses  de  Fabondance  :  l'achat,  la  vente,  le 
défrichement  des  terres  doivent  donc  être  ici  un 
objet  principal  de  spéculation,  et  le  sujet  des 
conversations  journalières.  Il  n'est  pas  étonnant 
que  les  habitans  s'occupent  et  s'entretiennent 
de  ces  créations  nouvelles  :  mais  la  valeur  des 
terres  étant  proportionnée  à  la  population,  et 
celle  de  ce  pays  étant  encore  très-foible,  lo, 
f2o,  5oooo  acres  même,  n'en  valent  peut-être 
pas  loo  de  celles  qui  sont  situées  dans  le  voisi- 
nage de  Londres  ou  d'Edimbourg.  —  Cela  est 
vrai,  lui  répondis-je;  mais  puisque  cette  valeur 
augmente  tous  les  ans  avec  le  nombre  des  colons, 
ne  doit-il  pas  être  très-avantageux  d'en  acquérir 
une  certaine  quantité  ?  Il  me  semble  que  ce  se- 
roit  placer  son  argent  à  un  gros  intérêt.  —  Sans 
doute  ;  mais  alors  il  faut  cesser  d'être  Européen , 
obtenir  des  lettres  de  naturalisation  ,  et  renon- 
cer à  sa  patrie.  —  Dans  quelques-uns  des  Etats 
de  l'Union,  il  est  nécessaire  d'être  naturalisé , 
j'en  conviens;  mais  ici,  dans  la  Pensylvanie  et 
la  Virginie ,  un  Russe ,  un  Napolitain,  un  Turc, 


DANS  LA  HAUTE  PENSTLVANIE.  179 

peuvent  devenir  propriétaires ,  pourvu  qu'à  Tex- 
piration  de  trois  années,  l'acquéreur  fasse  cons- 
truire une  maison  j  planter  un  verger  et  creuser 
un  puits  sur  chaque  millier  d'acres  )), 

«  Le  lendemain  5  en  allant  voir  un  ami  qui  de- 
Voit  m'informer  du  prix  des  terres,  de  leur  rap-^ 
port,  des  formes  nécessaires  pour  les  obtenir, 
des  dépenses  de  défrichement ,  de  celles  qu'exige 
ia  construction   des  maisons  et  des  granges , 
je  rencontrai  plusieurs  anciens  officiers  du  4^® 
régiment,  qui,  à  l'époque  de  la  paix  de  1765, 
étoient  venus  s'établir  ici.  Ce  qu'ils  me  dirent 
^ut  comme  un  rayon  de  lumière ,  qui  tout-à-coup 
éclaira  mon  esprit.  J'achetai  des  cartes ,  et  bien- 
tôt la  géographie  du  continent ,  et  celle  de  cet 
Etat  m'étant  devenues  familières,  je  formai  la 
résolution  de  suivre  leur  exemple,  et  de  devenir 
propriétaire.  Ce  projet  se  fortifioit  de  jour  en 
jour  dans  mon  esprit,  en  comparant  nos  mon- 
tagnes stériles,  notre  âpre  climat ,  notre  sol 
maigre  et  usé,  avec  la  fraîcheur,  la  fertilité, 
l'étendue,  les  rivières  majestueuses,  et  les  lacs 
immenses  de  ce  continent.  Mon  père,  me  disois- 
je ,  ne  peut  me  laisser  qu'une  fortune  médiocre; 
^ans  appui,  je  ne  sortirai  jamais  de  la  classe  des 
lieutenans,  et  bientôt  je  n'aurai  que  ma  demi- 
paie  'y  jeune  et  vigoureux  comme  je  suis,  pour- 
quoi n'emploierois-je  pas  mes  forces ,  mon  acti-^ 

2 


l8o  T   O  Y  A   G  E 

vite,  mon  énergie  à  l'entreprise  d'un  établisse^ 
ment  aussi  utile?  Puis-je  en  faire  un  meilleur 
emploi  ))  ? 

«  Un  jour,  l'esprit  rempli  de  toutes  ees idées,  je 
les  communiquai  à  M.  William  Selon ,  homme 
d'une  grande  expérience ,  et  dont  je  m'étois  fait 
un  ami.  —  «  Ne  pourriez- vous  point,  me  dit-il, 
obtenir  de  votre  capitaine  un  congé  de  six  se- 
maines ?  Alors  vous  iriez  parcourir  le  canton 
que  je  vous  indiquerois;  vous  jugeriez  de  la 
situation  du  sol ,  de  sa  qualité ,  de  celle  des  ar- 
bres 5  et  d'après  ce  qu'ont  fait  les  colons  chez  qui 
vous  logeriez,  vous  sentiriez  bientôt  si  vous  êtes 
capable  d'en  faire  autant  :  d'ailleurs  cette  excur- 
sion dans  nos  grandes  forets,  et  la  vue  de  tant 
d'objets  nouveaux,  ne  peuvent  être  qu'infini- 
ment intéressantes».  —  J'obtins  facilement  ce 
congé,  et  peu  de  jours  après  je  m'embarquai 
pour  Albanj'-,  où  j'arrivai  en  54  heures  (i).  Que 
cette  navigation  de  276  milles  me  parut  douce 
et  commode  !  Quel  fleuve  majestueux  !  Com- 
bien j'admirai  sur -tout  son  passage  à  tra- 
vers la  chaîne  des  High-Landsl  La  fraîcheur, 
la  verdure  de  ces  montagnes  excitèrent  mon 
étonnement  et  mon  admiration,  lorsque  je  me 
rappelai  la  stérilité ,  la  nudité  de  celles  qui  sur- 
chargent le  nord  de  l'Ecosse  :  quel  contraste,  en 
^Jçt!   celles-ci  sont  l'image  de  la  jeunesse ^ 


DANS   LA  HAUTfî  PENSYLVANIE.     l8l' 

et  les  autres  celle  de  la  vieillesse  de  la  nature  » . 
((D'Albanyje  parvins  aisément  à  Cherry -Val- 
ley,  à  travers  un  pays  bien  cultivé,  quoiqu'une 
partie  eût  été  dévastée  pendant  la  guerre.  Là  je 
pris  un  guide,  bon  chasseur,  et  après  quatre 
journées  de  chemin  au  milieu  d'établissemens 
très-nouveaux ,  nous  entrâmes  enfin  dans  les 
grandes  forets ,  où  nous  nous  conduisîmes  avec 
le  secours  de  la  boussole.  D'abord  nous  parcou- 
rûmes les  bords  du  lac  de  Caniadéragué  ;  mais 
ayant  appris  que  les  meilleures  terres  avoient 
été  concédées  depuis  deux  ans,  nous  traver- 
sâmes la  péninsule  de  six  milles  qui  le  sépare  de 
celui  d'Otzégué,  et  nous  parvînmes  aisément  à 
celui-ci ,  dont  les  rivages  me  parurent  d^une 
pente  douce  et  agréable  :  à  l'aide  d^un  canot 
qu'on  me  prêta ,  nous  remontâmes  plusieurs  des 
petites  rivières  qui  y  versent  leurs  eaux,  et 
dont  j'examinai  attentivement  les  bords.  A  cinq 
milles  de  l'embouchure  du  Sénèca,  crique  de 
nant  de  l'ouest,  je  découvris  un  emplacement 
qui  me  plut  beaucoup ,  et  à  une  petite  distance 
dans  les  bois,  une  grande  et  belle  chute  de  i4 
pieds  d'élévation  perpendiculaire  ,^^  formée  par 
la  réunion  de  deux  gros  ruisseaux ,  dont  les 
eaux ,  après  s'être  précipitées ,  formoient  un 
canal  navigable  jusqu'au  lac.  Cette  vue  me  fit 
naître  l'idée  d'un  moulia  à  scie,  dont  je  con- 


ï82  V   O   Y   A    G   E 

îioissois  déjà  tous  les  avantages.  Les  arbres  des- 
forêts étoient  un  mélange  de  chênes ,  de  pins , 
dehycoris,  de  châtaigniers  très-élevés,  indices 
d^un  sol  profonfl  :  enfin ,  après  avoir  passé  sept 
jours  dans  les  bois ,  pour  la  première  fois  de  ma 
Yie  5   muni  d^ observations  que  j 'a vois  soin  de 
rédiger  tous  les  soirs,  je  revins  à  New-York, 
où,   par  r.entremise  du  même  ami,  j'achetai 
i,85o  acres ,  à  raison  de  quatre  shellings  sterling 
Tacre,  dont  la  moitié  étoit  payable  au  terme 
d'un  an, et  l'autre  à  la  fin  de  la  troisième  année)). 
((  A  peine  cette  grande  et  intéressante  opération 
fut-elle  terminée,  que  je  me  considérai  comme 
membre  d'une  nouvelle  société,  puisque  mon 
nom  venoit  d'être  enrôlé  parmi  ceux  des  habi- 
tans  de  cet  Etat,  comme  un  homme  qui,  ne 
possédant  rien  dans  l'ancien  Monde,  tenoit, 
par  cette  acquisition ,  au  nouveau  5  enfin ,  comme 
n'étant  plus  Européen.  Quel  singulier  et  puis- 
sant effet  la  propriété  territoriale  opère  sur  l'es- 
prit et  sur  le  coeur  de  l'homme  !  Ce  sentiment  si 
doux  et  si  flatteur  donne  une  nouvelle  direction 
au  caractère  et  à  la  conduite  :  c'est  ce  qui  me  fut 
confirmé,  non- seulement  par  mes  propres  ré- 
flexions et  par  mes  sensations,  mais  aussi  par  les 
observations  de  mes  camarades,  pendant  notre 
retour  en  Angleterre.  L^idée  de  résigner  ma 
commission ,  de  renoncer  à  mes  anciennes  habi- 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.     l85 

tudes ,  celle  sur-tout  d'avoir  un  jour  des  champs 
bien  cultivés ,  des  herbages  couverts  de  bes- 
tiaux, l'espoir  de  créer,  pendant  ma  jeunesse, 
une  plantation  qui  devoit  m'enrichir  sans  dé- 
pouiller personne ,  où  je  pourrois  mener  une  vie 
douce  et  tranquille ,  et  passer  ma  vieillesse  dans 
Tindépendance  et  le  repos  ;  toutes  ces  idées  m'oc- 
cupoient  tellement,  qu'il  n'est  pas  étonnant  que 
mes  camarades,  auxquels  je  n'avois  rien  dit  de 
mes  projets ,  fussent  frappés  du  changement 
qu^ils  observèrent  dans  mon  maintien  et  dans  ma 
conversation  » . 

c(  De  retour  en  Ecosse ,  j'obtins  quelques  se- 
cours de  mon  père,  et  d'un  oncle  qui  s'étoit 
enrichi  au  Bengale  :  le  premier  eut  même  la 
générosité  d'y  ajouter  un  legs  assez  considé- 
rable, dont  il  auroit  pu  jouir  jusqu'à  sa  mort , 
suivant  les  loix  du  royaume.  J'engageai  pour 
quatre  ans  trois  familles  Erses  (2)  (  gens  forts  et 
robustes),  à  chacune  desquelles  je  promis,  à 
l'expiration  de  ce  temps,  200  acres  de  terre. 
Enfin  toutes  mes  affaires  étant  arrangées,  j'ar- 
rivai heureusement  à  New- York  sept  mois  après 
avoir  quitté  cette  ville  » . 

«Il faut  en  convenir,  les  deux  premières  années 
ont  été  dispendieuses  et  pénibles;  jamais,  cepen- 
dant, il  ne  m'est  arrivé  de  regretter  le  parti  que 
j'avois  pris,  lors  même  qu'environné  d'arbres 


l84  VOYAGE 

renversés ,  de  cimes  et  de  branches  éparses ,  de' 
buissons  amoncelés  et  brûlans,  au  milieu  du  feu 
et  de  la  fumée,  je  comparois  ces  travaux  si  nou- 
veaux pour  moi,  à  mes  fonctions  militaires,  à 
mes  anciennes  occupations». 

((  Semblable  au  fanal  du  vaisseau  amiral  dans 
une  nuit  noire,  Tespérance  me  guidoit ,  me 
consoloit,  et  m'environnoit  de  ses  bienfaisantes 
illusions  :  c'est  alors  qu'on  en  a  véritablement 
un  besoin  constant.  Plus  je  rencontrois  d'obsta- 
cles, et  plus  je  me  roidissois,  plus  j'appelois  à 
mon  secours  la  persévérance  et  le  courage,  divi- 
nités tutélaires  qu^il  faut  souvent  implorer,  mais 
qui ,  au  lieu  d^autels  pompeux  et  de  la  fumée 
odorante  de  l'encens  d^ Arabie,  n'exigent  des 
colons  que  celle  des  arbres  et  des  objets  nuisi- 
bles dont  le  sol  est  encombré.  L'exemple,  les 
conseils ,  et  couvent  même  les  secours  fraternels 
de  quelques  voisins  (  si  on  peut  appeler  de  ce 
nom  des  personnes  qui  vivent  à  lo  ou  20  milles 
de  distance )  ,  m'ont  été,  je  l'avoue  avec  recon- 
noissance ,  de  la  plus  grande  utilité  :  ils  m'ont 
encouragé  dans  mes  opérations  difficiles,  en  me 
montrant  ce  qu'ils  avoient  fait  eux-mêmes» 
Sans  cette  bienveillance  et  cette  heureuse  dispo- 
sition à  s'entr'aider,  que  feroient  les  premiers 
colons?  Comme  les  obstacles  disparoissent  de- 
yant  eux,  lorsque,  pénétrés  du  sentiment  de; 


DANS  LA   HAUTE  PENSYLVANIE.     l85 

leur  foiblesse,  ils  invoquent  et  appellent  parmi 
eux  Funion  et  la  concorde  !  Toujours  propices 
à  ceux  qui  les  implorent,  ces  filles  du  ciel  ne 
manquent  jamais  de  les  combler  de  toutes  les 
bénédictions  dont  ils  ont  besoin  pour  supporter 
les  dégoûts  et  les  fatigues  de  cet  état  » . 

«Poseme  vanter  d'avoir  le  moulin  le  plus  puis- 
sant qu'il  y  ait  dans  ces  cantons ,  parce  que  je 
puis  commander  assez  d'eau  pour  lui  faire  por- 
ter sept  à  huit  scies  à  la  fois ,  et  débiter  ainsi, 
d'un  seul  trait,  l'arbre  du  plus  grand  diamètre  : 
je  n'ai  pas  oublié,  en  le  construisant,  d'établir 
un  égrilloir  ;  il  me  procure  annuellement  une 
grande  quantité  d'anguilles  d'une  espèce  parti- 
culière à  ce  pays,  qui,  au  commencement  de 
l'automne,  quittent  les  vases  de  nos  marais  pour 
aller  à  la  mer  (5)  :  c'est  une  manne  régulière  et 
constante,  semblable  à  celle  des  pigeons  ramiers 
que  nous  voyons  deux  fois  l'an  visiter,  ou  plutôt  ' 
couvrir  nos  campagnes,  dans  leur  passage  de 
l'intérieur ,  pour  aller  sur  les  rivages  de  la  mer 
se  repaître  de  sel.  Ce  n'est  pas  le  seul  présent 
que  nous  offre  l'indulgente  nature;  elle  nous 
fait  partager  avec  les  habitans  des  pays  mari- 
times plusieurs  espèces  de  poissons,  qui,  tous  les 
printemps,  entrent  de  l'Océan  dans  nos  rivières. 
Croiriez-vous  que  l'alose,  le  saumon ,  le  bareng, 
i'esturgeon,  la  basse,  viennent  régulièrement 


a  86  VOYAGE 

déposer  leur  frai  dans  nos  deux  lacs  ?  Nos  cri- 
ques et  nos  ruisseaux  sont  remplis  de  truites 
saumonnées^qui  ont  depuis  lo  jusqu'à  18  pouces 
de  longueur  ;  le  plaisir  de  les  prendre ,  à  l'aide 
des  mouches  artificielles  que  je  sais  faire,  est 
pour  moi  un  délassement  et  une  récréation  dont 
j'ai  souvent  besoin  ». 

<(  J'ai  déjà  près  de  1 00  acres  de  terres  laboura- 
bles enclos ,  dont  une  partie  est  couverte  de  fro- 
ment, et  l'autre  de  trèfle,  qui  font  l'admiration 
du  pays  :  72  de  marais  sont  desséchés,  défri- 
chés ;  une  partie  est  sous  la  faulx ,  l'autre  me  sert 
de  pâturage  :  j'ai  autant  de  bestiaux,  de  moutons 
et  de  chevaux  que  je  puis  en  faire  hiverner». 

«Les  terres  basses  qui  bordent  ma  petite  rivière 
sont  d'une  fécondité  merveilleuse;  j'en  ai  con- 
sacré une  partie  à  la  culture  du  maïs,  et  l'autre 
à  celle  du  chanvre ,  pour  chaque  quintal  duquel 
le  Gouvernement  nous  donne  une  piastre  de 
gratification.  Nulle  part  ailleurs  que  sur  ces 
terres  d'alluvion,  on  ne  voit  un  pareil  luxe  de 
végétation  ;  aussi  ces  rivages  sont-ils  devenus 
mes  délices.  Leur  sol  est  si  meuble  que  la  cul- 
ture en  est  peu  dispendieuse  3  nous  n'avons  à 
lutter  que  contre  la  quantité  et  la  force  végéta- 
tive des  mauvaises  herbes,  dont  les  crues  du 
printemps  apportent  les  graines.  Si  je  ne  plan- 
tois  pas  mon  maïs  de  cinq  à  six  pieds  de  distance. 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.     187 

les  tiges  ne  rapporter  oient  rien ,  tant  les  feuilles 
et  les  branches  occupent  d^espace.  Imaginez  une 
foret  de  jeunes  palmiers ,  ou  une  plantation  de 
cannes  de  dix  pieds  de  hauteur  :  on  peut  à  peine 
passer  à  travers  à  Fépoque  de  la  formation  des 
épis  )) . 

((  Grâces  à  mes  beaux  chênes,  à  mes  superbes 
pins ,  et  à  mon  moulin,  ma  maison  est  spacieuse 
et  commode.  Mon  jeune  verger  commence  à 
rapporter.  Ah  !  qu^il  me  tarde  de  le  voir  chargé 
de  pommes!  Quant  à  celui  de  pêchers,  il  me 
fournit  du  fruit  en  abondance ,  car  rien  ne  prend 
un  plus  prompt  accroissement  que  ces  arbres  (4). 
Une  partie  me  donne  Feau-de-vie  dont  j^ai  be- 
soin ;  Fautre  sert  à  engraisser  mes  cochons  )). 

((  Je  me  suis  fait  un  petit  système ,  que  j^ai  été 
long-temps  à  mûrir ,  à  dessein  de  régler  invaria- 
blement ma  conduite  :  j^en  ai  extrait  les  prin- 
cipes, que  j^ai  suspendus  à  la  tête  de  mon  lit^ 
pour  les  avoir  fréquemment  sous  les  yeux  ;  car 
il  est  sage  de  se  défier  un  peu  de  soi-même.  Mes 
trois  familles  Erses  établies  dans  mon  voisinage, 
travaillent  pour  moi  quand  j'en  ai  besoin  :  j'ai  le 
bonheur  de  penser  qu'elles  me  doivent  celui  dont 
elles  jouissent.  Ces  bonnes  gens  qui,  élevés  au 
sein  de  leurs  montagnes,  n'avoient  jamais  connu 
que  l'avoine ,   et  n'étoient  pas  ,  comme  moi , 
gâtés  par  l'oisiveté  et  le  luxe ,   sentent  bien 


3  88  VOYAGÉ 

plus  vivement  Favantage  de  leur  émigration  ))• 
((  Au  lieu  d'envoyer  mes  productions  à  Phila- 
delphie par  la  Susquéhannah,  je  les  vends  aux 
colons  qui  déjà  commencent  à  s'établir  dans  les 
cantons  de  Tyogo ,  de  Bath  et  d'Ontario.  Cet 
avantage  est  réciproque  ;  car  sans  la  facilité 
d'acheter  ici  les  provisions  dont  ils  ont  besoin  , 
comment  les  feroient  -  ils  venir  de  Skoharry , 
d'Albany ,  ou  des  plaines  allemandes  ?  Voilà 
comment  un  canton  habité  depuis  six  ans,  con- 
tribue aux  progrès  des  défrichemens  et  à  la  po- 
pulation des  pays  plus  éloignés;  voilà  comment, 
d'échelon  en  échelon,  nous  sommes  parvenus 
des  bords  de  la  mer  aux  rivages  de  l'Ontario  ; 
telle  a  été  et  sera  la  marche  de  notre  colonisa- 
tion ,  jusqu^à  ce  que  nous  soyons  parvenus  aux 
dernières  limites  cultivables  du  territoire  des 
Etats-Unis  (5)  » . 

((  On  ne  comptoit  en  1785  que  sept  familles 
dans  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  le  comté  d'Ot- 
zégo.  Le  hasard  les  avoit  placées  si  loin  les  unes 
des  autres,  qu'elles  croyoient  être  seules,  isolées 
au  sein  de  ces  forêts.  A  Cherry-Valley,  Albany, 
Lunenbourg ,  on  ne  se  doutoit  pas  que  des  hom- 
mes qui  n'étoient  pas  chasseurs,  eussent  été  se 
fixer  à  une  aussi  grande  distance  des  frontières 
habitées.  Le  chef  d'une  de  ces  familles  étoit  un 
Anglais,  anciennement  capitaine  dans  le  régi- 


ÔANS   LA   HAUTE   PENSYLVANÏlI.      189 

iiientide  **'^  ^  qui ,  dit-on  ,  voulut  se  tuer  lors- 
qu'il sut  qu'il  devoit  être  réformé  :  sa  femme , 
douée  d'une  grande  force  d'esprit,  se  rappelant 
que  dans  sa  jeunesse  elle  avoit  vu  faire  des  fro- 
mages, conçut  le  projet  d'aborder  sur  cette  terre, 
devenue  depuis  long-temps  l'asyle  des  malheu-- 
reux.  Après  avoir  déterminé  son  mari  à  vendre  sa 
demi-paie,  son  foible  patrimoine,  et  ce  qu'elle 
possédoit,  ils  traversèrent  l'Océan  et  débarquè- 
rent à  New- York  :  aidés  de  bons  conseils,  ils 
achetèrent  5oo  acres  de  terre,  à  raison  de  deux 
shellings  sterling  l'acre  (c'étoit  avant  l'indépen- 
dance de  ces  Etats),  et  ils  vinrent  s'ensevelir 
dans  cette  profonde  solitude.  On  les  avoit  entiè* 
rement  oubliés,  lorsque,  quelques  années  après, 
parurent  au  marché  d'Albany  des  fromages  d'une 
forme  et  d'une  qualité  supérieures  à  ce  qu'on  y 
avoit  vu  jusqu'alors.  Tout  le  monde  voulut  avoir 
des  fromages  de  Turnicleaf.  Imaginez  quel  a  dû 
être  le  bonheur  de  cette  famille,  de  voir,  après 
tant  d'années  de  solitude,  arriver  des  hommes 
dans  leur  voisinage,  de  nouveaux  sentiers  s'ou- 
vrir, des  chemins  se  faire  par  ordre  du  Gouver- 
nement, des  moulins  s'élever,  des  artisans  s'éta- 
blir à  la  suite  des  cultivateurs;  de  se  trouver 
enfin  environnés  des^  secours  de  la  société  civi- 
lisée, dont  ils  avoient  été  privés  tant  d'années. 
Ce  brave  capitaine  est  aujourd'hui  colonel  de  la 


igo  VOYAGE 

milice,  et  Vnn  des  juges  de  la  cour  inférieur^r 
Appréciez  les  progrès  de  la  population  et  de  Fin-*, 
dustrie.  Quelle  distance  entre  le  jour  ou ,  de 
désespoir,  cet  officier  voulut  se  casser  la  téta  en 
Europe,  et  celui  où,  colonel  en  Amérique,  il 
compta  sur  son  rôle  1,820  chefs  de  familles  franc- 
tenancières,  toutes  bien  établies  sur  une  surface 
où  il  n^y  avoit  personne  en  1778  »  ! 

((  Nous  ayons  déjà  plusieurs  églises,  un  grand 
nombre  d^écoles ,  quelques  auberges  passables  , 
et  des  ponts  sur  les  principales  rivières.  Quant 
à  nos  chemins,  ils  se  sentiront  long-temps  de  la 
jeunesse  de  notre  canton;  mais  tout  est  pro-^ 
gressif.  Dix  à  douze  familles  aisées  de  New-York 
sont  venues  ici  former  de  beaux  établissemens  ; 
leur  industrie  éclairée  et  leur  aisance,  ont  déjà 
opéré  des  prodiges.  Les  charmes  de  la  société 
commencent  à  embellir  notre  solitude  et  à  adou- 
cir nos  travaux.  Il  n^y  a  point  de  distance  qui 
empêche  que  nous  ne  nous  réunissions  aux  jours 
convenus ,  sur-tout  pendant  l'hiver ,  sûrs  d'y 
trouver  moins  le  plaisir  que  le  bonheur. 

Une  branche  de  la  poste  nous  apporte  une  fois 
la  semaine  nos  lettres  et  nos  gazettes.  Qu'elles 
sont  belles  et  utiles  ces  institutions  sociales  ! 
Comme  elles  lien  t  et  unissent  les  hommes  .'Comme 
elles  servent  à  entretenir  Famitié,  à  encourager 
le  commerce ,  à  propager  les  connoissances  ! 


BANS   LA   T-ÏAUTl^   PENSYLVANIE.      IQ! 

Jamais  je  ne  vois  arriver  le  courrier,  que  je  ne 
ressente  un  mouvement  de  reconhoissance  en- 
.  vers  le  Gouvernement  qui  nous  a  procuré  cet 
avantage  avant  le  temps  de  notre  maturité,  et  a 
devancé  nos  espérances.  Ali  !  si  comme  moi  vous 
eussiez  passé  six  ans  de  votre  vie  sans  presque 
pouvoir  entendre  parler  de  vos  parens ,  de  vos 
amis  5  ainsi  que  de  tout  ce  qui  se  passoit  dans  le 
monde  5  comme  moi  vous  en  sauriez  plus  de  gré 
encore  au  Congrès,  t\ue  des  belles  loix  com- 
merciales qu^il  a  promulguées  )). 

(c  Je  possède  en  grande  abondance  tous  les  ob- 
jets de  première  nécessité  5  laines,  lin,  grains, 
bestiaux,  beurre,  fromages,  lard,  &c.  Je  vends 
annuellement  près  de  55o  boisseaux  de  bled  ;  de 
Favoine ,  des  pois ,  du  maïs  en  proportion.  Ainsi 
vous  voyez  qu^avec  de  la  bonne  terre  et  de  l'in- 
dustrie on  peut  devenir  aisé,  opulent  même , 
sans  avoir  beaucoup  d'argent  ;  content  par  la 
jouissance  d'un  ample  nécessaire,  sain  par  l'heu- 
reuse nécessité  d'être  industrieux  et  actif)). 

((J'ai  pour  voisin  un  ancien  camarade  ,  avec 
lequel  j'ai  long-temps  vécu  à  bord  du  même  vais* 
seau.  Il  vint  ici ,  il  y  a  trois  ans ,  pour  voir  si  je  ne 
me  repentois  pas  d'avoir  quitté  le  service,  et  ce 
que  c'étoit  que  mon  nouvel  établissement  5  en- 
treprise dont  en  effet  il  est  bien  difficile,  en  Eu- 
rope, d'avoir  une  juste  idée.  Il  avoit  les  bois  en 


192  ^VOYAGE 

horreur;  la  hauteur  et  la  sombre  majesté  deë 
arbres  de  nos  forêts ,  au  lieu  d^exciter  son  admi- 
ration ,  ne  lui  inspir oient  que  du  dégoût  et  de 
réloignement.  Jamais  nous  n^allions  nou5  y  pro- 
mener,  sans  que  son  imagination  effrayée  ne 
crût  voir,  derrière  chaque  gros  chêne  ou  chaque 
pin ,  un  indigène  armé  de  son  toméhawk  j  à 
peine  osoit-il  faire  un  pas,  dans  la  crainte  de 
marcher  sur  un  serpent  à  sonnette  )). 

((En  observant  ce  qu^il  en  coûte  de  travaux  et 
de  soins  pour  nettoyer  la  terre  et  en  obtenir  des 
moissons,  il  ne  pouvoit  concevoir  que  j^eusse 
abandonné  l'espérance  de  parvenir  un  jour  dans 
la  marine  (moi,  disoit-il  naïvement,  qui  étois 
lils  de  lord) ,  pour  devenir  un  laborieux  colon  , 
et  m'ensevelir  dans  cette  solitude  :  cependant  il 
rendoit  justice  au  courage  et  à  la  persévérance 
avec  lesquels  j'avois  surmonté  tant  d'obstacles 
et  de  dégoûts.  Pendant  long-temps  il  tâcha  de 
m'en  gager  à  vendre  mes  terres  et  à  retourner  avec 
lui  en  Europe  j  mais  il  ne  me  fallut  ni  éloquence 
bien  recherchée,  ni  raisonnemens  bien  subtils 
pour  lui  faire  sentir  la  nature  et  la  force  dev^ 
motifs  qui  m'avoient  déterminé.  Je  lui  démon- 
trai quelles  étoient  les  probabilités  de  mes  espé- 
rances, la  stabilité  de  ma  petite  fortune,  à  Tabri 
des  revers,  des  guerres,  des  révolutions,  ainsi 
que  de  ces  événemens  imprévus  qui  arrivent  si 


DANS    LA   HAtJTE   PENSYLVANIE.      igS 

souvent  dans  les  sociétés  anciennement  formées. 
Je  comparai  ensuite  la  douce  et  ample  aisance 
que  mes  travaux  m'avoient  déjà  procurée,  avec 
la  médiocrité  de  mes  anciens  moyens  ;  la  liberté 
et  l'indépendance  où  je  vivois,  avec  Passujétis- 
sement  de  mon  premier  état  ;  l'importance  ci^ 
vile,  la  considération  dont  je  jouissois,  avec  la 
nullité  d^un  homme  perdu  au  milieu  d^une  so- 
ciété trop  nombreuse.  Qu'étois-je  en  Ecosse,  lui 
dis-je,  où  j'occupois  une  place  qui  a  été  si  aisé-^ 
ment  remplie  par  un  autre  ?  Quel  bien  pou- 
vois-je  y  faire?  Quelles  pouvoient  être  mes 
esDérances?  J^y  étois  inutile,  puisque  je  n'exis-^ 
îois  que  pour  consommer.  Ici,  devenu  membre 
d^une  société  naissante,  la  propriété,  les  loix, 
les  circonstances  locales,  m'ont  investi  d'une 
certaine  prépondérance,  m'ont  donné  un  cer- 
tain poids  dans  la  balancé^ciale.  Pour  l'Etat , 
je  suis  un  citoyen  de  plus  qu'il  n'en  avoit  avant 
mon  établissement  5  pour  le  comté  d'Otségo,  un 
colon  utile,  qui  défriche ,  laboure,  et  couvre  de 
semences  une  terre  jusqu'alors  improductive; 
pour  le  commerce,  je  suis  un  consommateur 
et  un  producteur  assez  considérable ,  puisque 
j'ajoute  annuellement  à  l'exportation  de  l'Etat 
plus  de  5oo  boisseaux  de  grain  ^  j'ai- droit  d'élire 
et  d'être  élu  député  au  Corps  législatif,  ou  an 
Congrès  de  l'Union.  Je  ne  vous  parle  pas  dt^s 


ig4  VOYAGE 

charges  munÎGipales  du  canton ,  qui  ne  peuvent 
être  occupées  que  par  des  francs  -  tenanciers. 
Tout  ceci,  mon  ami,  lui  disois-je,  n'est  point 
le  langage  d'une  puérile  vanité,  mais  bien  celui 
de  la  raison*  Indiquez-moi  un  pays  où  j  pour 
1 2,000  piastres,  je  pusse  posséder  1,260  acres  de 
terres  (  car  vous  savez  que  j'en  ai  donné  600  à 
mes  trois  familles  Erses  pour  quatre  années  de 
travaux),  franches  et  libres  de  toutes  impo- 
sitions ,  dans  l'état  d'amélioration  où  sont  les 
miennes,  et  cela  sous  l'influence  des  loix  douces 
et  justes,  dont  la  protection  ne  me  coùteroitpar 
an  que  six  piastres  pour  les  dépenses  munici- 
pales. En  supposant  que  je  vendisse  cette  plan- 
tation pour  20,000  piastres,  et  que  je  plaçasse 
cette  somme  en  Europe,  je  vous  le  demande, 
l'intérêt  que  j'en  retirerois  me  feroit-il  vivre 
comme  ici  au  sein  de  l'abondance ,  entouré  de 
gens  qui  me  soient  dévoués,  de  bestiaux,  de 
chevaux,  de  gi'anges  pleines?  Très-certaine- 
ment non  :  et  puis ,  qui  me  répondroit  qu'un 
incendie,  des  banqueroutes,  la  guerre,  nem'en- 
leveroient  pas  mes  fonds  »  ? 

((  Quant  aux  incon  véniens  dont  vous  me  parlez, 
tels  que  nos  longs  hivers,  pendant  lesquels  nous 
sommes  obligés  de  consommer  une  partie  des 
profits  de  l'été,  la  nécessité  d'enclore  les  champs, 
le  haut  prix  de  la  main  d'oeuvre,  les  insectes  qui 


DANS   LA    HAUTE   PENSYLVANIEi      19.'> 

quelquefois  nuisent  à  nos  récoltes  et  nous  in- 
commodent ,  le  manque  de  bons  chemins,  Féloi- 
gnement  des  débouchés  et  des  villes ,  les  dis- 
tances qu'il  faut  parcourir  pour  aller  voir  ses 
amis  et  ses  voisins,  tous  ces  inconvéniens  sont 
rachetés  par  tant  d'avantages ,  j'oserois  même 
dire  par  tant  de  jouissances  essentielles,  que, 
daprès  l'expérience  de  six  années  ,  je  suis  con- 
vaincu que,  pour  un  homme  qui  n'a  rien  ou  très- 
peu  de  chose,  il  est  infiniment  plus  avantageux 
d'être  ici  qu^en  Ecosse.  Tout  marche  autour  de 
moi  avec  une  si  grande  rapidité  ^  qu'avant  dix 
ans,  les  deux  tiers  de  ces  inconvéniens  n^existe- 
ront  plus;  nos  terres  seront  nettoyées ,  la  plupart 
des  souches,  enlevées  ou  pourries  j les  chemins  et 
les  ponts  seront  faits,  et  les  insectes  auront  dis- 
paru à  mesure  que  se  seront  écoulées  les  eaux 
de  nos  marais  w^ 

a  Telles  sont  les  réflexions  que  l'expérience  m'a 
suggérées  depuis  que  je  suis  ici.  Je  pourrois  y  en 
ajouter  encore  bien  d'autres,  que  tout  homme 
sensible  ne  doit  guère  oublier  5  je  veux  parler 
des  jouissances  morales  qui  ont  tant  d'influence 
sur  l'esprit.  Moi,  je  compte  pour  quelque  chose 
le  bonheur  de  mé  trouver  à  l'origine  d'une  so- 
ciété nouvelle  qui  se  forme  à  1,000  lieues  de 
l'Europe,  sous  un  climat  à-peu-près  semblable 
et  sur  uîi  sol  fertile  ;  d'une  société  fondée  sur  les 

2 


igG  VOYAGE 

principes  de  législation  les  plus  favorables  et  les 
plus  heureusement  combinés  pour  exciter  l'in- 
dustrie, et  pour  assurer  la  liberté  civile  et  reli- 
gieuse des  colons  :  je  compte  pour  quelque  chose 
le  bonheur  de  devenir  une  des  premières  tiges  de 
cette  société,  de  voir  des  champs,  des  vergers 
remplacer  ces  inutiles  forêts;  les  marais  fangeux 
convertis  en  herbages  j  Fhonnête  émigrant,  jadis 
le  rebut  des  anciennes  sociétés ,  devenu  un  colon 
aisé,  un  citoyen  respectable  5 le  bonheur  enfin  de 
contempler  l'accroissement  de  ce  vastepays,  sous 
les  auspices  d'un  Gouvernement  conservateur 
de  l'ordre  et  de  la  tranquillité.  Ah  !  mon  ami , 
de  combien  d'autres  nuances  ne  pourrois-je  pas 
enrichir  ce  foible  tableau,  si  je  ne  craignois  de 
fatiguer  vos  oreilles  européennes!  Vous  êtes  plus 
riche  que  moi  ;  consacrez  une  partie  des  fonds 
que  vous  avez  dans  la  banque  à  l'acquisition 
d'une  terre  ;  j'en  connois  une  dans  ce  voisinage, 
sur  laquelle  un  colon  ivrogne  et  paresseux  vé- 
gète depuis  trois  ans  5  je  vous  aiderai  de  mes 
conseils,  je  vous  communiquerai  tout  ce  que 
l'expérience  m'a  appris.  Mon  moulin  à  scie,  ce 
fidèle  et  obéissant  serviteur  ,  fera  pour  vous 
tout  ce  que  vous  lui  ordonnerez.  Si  jamais  il 
arrivoit  que  vous  vous  repentissiez  de  cette 
acquisition,  dites-le-moi,  je  vous  rendrai  vo» 


DANS   liA   HAUTE   PENSYLVANIE.     I97 

avances,  je  vous  paierai  vos  améliorations  et 
prendrai  votre  terre  » . 

(c  Mais  non  :  vous  ne  tarderez  pas  à  sentir  ce 
genre  d^amour- propre  et  d'orgueil  que  nous 
inspirent  la  propriété  et  la  culture  de  nos  pro- 
pres champs,  sur -tout  dans  un  pays  comme 
celui-ci,  où  les  trois  quarts  des  hommes  sont 
cultivateurs ,  et  où  Ton  ne  connoît  ni  dignités 
ecclésiastiques,  ni  castes  particulières.  Tout  mi- 
litaire que  vous  êtes ,  les  travaux ,  les  améliora- 
tions que  vous  ferez  faire,  seront  pour  vous  une 
jouissance  aussi  délicieuse  que  nouvelle  :  l'hom- 
me honnête  et  sensible  aime,  quand  il  le  peut,  à 
créer ,  à  faire  naître ,  et  il  se  plaît  ensuite  à  con- 
templer l'ouvrage  de  ses  mains  )) . 

((  Fondez,  comme  moi ,  vos  espérances  de  repos 
et  d'indépendance  future  sur  la  propriété  que  je 
vous  propose,  et  qui,  croyez-moi,  est  suscep- 
tible de  devenir ,  avec  le  temps ,  aussi  agréable 
qu'utile.  L'île  qui  en  dépend  suffiroit  pour  vous 
enrichir  par  la  culture  du  chanvre.  Votre  place 
à  bord  sera  bientôt  occupée,  comme  la  mienne 
l'a  été.  Lorsque  les  forêts  voisines  vous  appar- 
tiendront, vous  verrez  que  leur  vénérable  obs- 
curité vous  révoltera  moins ,  et  bientôt  vous 
apprendrez  à  respecter,  comme  je  le  fais,  un 
pin  gigantesque,  un  chêne  majestueux;  vous 
ne  tarderez  pas  à  les  considérer  comme  un  des 


iqB  voyage 

plus  beaux   présens   que  la   nature  nous   ait 
faits  )) . 

«Jugez  de  mon  étonnement,  et  du  plaisir  que 
je  ressentis,  lorsque,  quelques  jours  après  cette 
conversation ,  il  parut  désirer  de  voir  cette  terre 
dont  je  lui  avois  parlé.  Il  fut  enchanté  de  sa 
situation  sur  les  bords  de  notre  jolie  rivière ,  et 
sur-tout  de  Pile,  qui,  seule,  est  un  trésor  par  la 
richesse  de  son  sol.  Il  en  lit  Facquisition.  Depuis 
cette  époque,  mon  ami  est  devenu  aussi  actif, 
aussi  intelligent  que  moi.  Tout  ce  que  j 'avois 
prévu  est  arrivé  ;  il  a  construit  une  maison  élé- 
gante et  peinte  avec  goût  5  il  a  une  petite  biblio 
thèque  ;  la  chasse  et  la  pèche  Famusent  et  Foc- 
cupent  5   sa  goélette   de  cèdre  est  devenue  le 
Commodore  du  lac,  et  jamais  vaisseau  de  118 
canons  n'a  été  plus  admiré.  On  ne  peut  lui  faire 
plus  de  plaisir  que  de  lui  demander  à  naviguer 
sous  sa  conduite.  Il  a  fait  venir  plusieurs  familles 
Erses,  industrieuses  et  honnêtes,  de  la  partie  de 
FEcosse  qu'il  habitoit.  Ce  n'est  plus  le  même 
homme  :  vous  le  verrez  ce  soir ,  et  vous  ne  pour- 
rez jamais  croire  qu'il  ait  été  un  de  ces  fana- 
tiques  Ecossais,   qui   n'imaginent  pas  qu'au- 
delà  des  limites  de   la  Grande  -  Bretagne ,  il 
puisse  y  avoir  quelque  chose  de  beau  ou'  de 
bon  » . 

a  Enfin,  j'ai  le  bonheur  d'avoir  pour  voisin  mon 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.     I99 

ancien  camarade ,  devenu  mon  intime  ami ,  ac- 
quisition bien  précieuse  dans  tous  les  lieux, 
mais  sur-tout  dans  les  bois.  — -  Nous  vieillirons 
ensemble,  nous  disons-nous  souvent,  nous  nous 
entr'aiderons  constamment  dans  nos  récoltes  et 
dans  nos  fenaisons.  Veuille  la  nature  nous  don- 
ner la  santé  et  des  saisons  propices  5  voilà  tout 
ce  que  nous  lui  demandons». 

((  Cependant  il  manque  encore  quelque  chose 
à  mon  bonheur,  je  le  sens  de  plus  en  plus.  Je  suis 
fatigué  et  presque  honteux  de  travailler  pour 
moi  seul  y  y  ai  besoin  de  partager  le  fruit  de  mes 
travaux  et  de  mes  soins  avec  un  être  bon  et  sen- 
sible ,  qui  les  adoucisse  par  sa  présence,  qui 
embellisse  mon  habitation ,  qui  en  remplisse  le 
vide,  ainsi  que  celui  qui ,  de  temps  en  temps,  se 
fait  sentir  dans  mon  cœur.  Quand ,  après  la 
récolte,  je  considère  mes  moulons  de  foin  bien 
arrangés  dans  mes  prairies,  ma  grange  pleine 
de  grain  y  quand ,  le  soir,  je  vois  rentrer  mes  bes- 
tiaux et  mes  moutons  sous  les  hangards  3  c^est 
alors  que  je  désire  d^être  uni  à  une  personne  qui 
loueroit  mon  industrie  et  approuveroit  mes  pro- 
jets. Vous  voyez  que  c^est  d^une  femme  dont  je 
veux  parler  ;  mais  je  voudrois  qu'elle  fût  telle 
que  je  me  la  représente  en  imagination;  labo- 
rieuse, douce,  sensible  et  féconde,  telle  qu'it 
est  nécessaire  qu'elle  le  soit  pour  assurer  la  pros- 


200  VOYAGE 

périté  d'une  famille  de  cultivateurs  :  je  voudroîs 
qu'elle  unît  la  douceur  à  la  raison  ,  la  propreté 
à  une  grande  connoissance  du  ménage  ;  qu'elle 
sut  diriger  et  conduire  la  filature  du  lin,  de  la 
laine  e!  du  coton  destinés  à  vêtir  et  à  procurer 
le  linge  nécessaire  à  la  famille  ^  car,  malheur  à 
l'homme  qui  compte  plus  sur  les  étoffes  de  l'Eu- 
rope que  sur  la  laine  de  ses  moutons.  îl  faut  que 
la  femme  inspecte  les  teintures ,  qu'elle  con- 
noisse  tout  ce  qui  a  rapport  à  la  manipulation 
du  beurre  et  des  fromages ,  aux  coutures  et  aux 
réparations  nécessaires  à  l'entretien  de  la  mai- 
son,  département  très -étendu  dans  un  pays 
comme  celui-ci ,  où  il  faut  que  presque  tout  se 
fasse  dans  celle  du  colon.  Je  voudrois  que  son 
esprit  fut  un  peu  cultivé ,  pour  qu'elle  pût  re- 
cueillir avec  moi  le  fruit  de  la  lecture  des  bons 
livres,  dont  j'ai  fait,  comme  vous  voye^,  une 
assez  ample  provision  ». 

ce  Je  suis  difficile,  et  voilà  pourquoi  je  ne  me 
presse  pas  :  j'en  cherche  une  semblable  pour 
mon  voisin  et  ancien  camarade.  Si  le  ciel  nous 
est  favorable,  alors  nous  sortirons  moins  de  nos 
maisons,  puisque  nous  y  aurons  amené  le  bon- 
heur; nous  trouverons  dans  la  réunion  de  nos 
familles  tout  ce  qui  sera  nécessaire  pour  nous 
délasser  de  nos  travaux ,  animer  notre  industrie, 


ft 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.      5201 

épanouir  nos  coeurs ,  sur-tout  lorsque  nous  se- 
rons devenus  pères  ». 

Ici  il  paroît  y  avoir  une  grande  lacune  de   temps, 
ou  plusieurs  chapitres  perdus. 


202  V    O    Y    A    G   i^ 

CHAPITRE     XIV. 

New- York,  le  25  >uin  1791. 

liE  fort  George,  construit  en  1670  à  l'extrémité 
occidentale  de  Tîle  sur  laquelle  la  ville  de  New- 
York  est  bâtie,  parut  devenir  inutile ,  au  moyen 
des  batteries  croisées  qui  alloient  être  élevées 
sur  rîle  du  Gouverneur  et  sur  les  rivages  du 
détroit  (Narrows)  (1),  et  qui  seront  suffisantes 
pour  couvrir  la  ville  du  côté  de  la  mer.  En  con- 
séquence il  fut  résolu  de  construire  sur  ce  beau 
site  un  palais  destiné  à  loger  le  Gouverneur  :  en 
fouillant  dans  une  des  casemates  de  ce  fort,  les 
ouvriers  découvrirent  plusieurs  espèces  de  nion- 
noies,  et  quelques  épitaplies  élégamment  gra- 
vées, qui  furent  portées  chez  le  maire  de  la 
ville  :  mais  au  lieu  d'ordonner  qu'on  les  déposât 
à  la  bibliothèque  publique,  il  permit  à  ceux  qui 
les  avoient  trouvées  d'en  faire  ce  qu'ils  vou- 
droient. 

Pour  réparer  une  inattention  aussi  impardon- 
nable, suivant  l'opinion  de  M.  Herman,  celui-ci 
les  acheta  beaucoup  au-dessus  de  leur  valeur,  et 
en  fit  présent  aux  Directeurs  de  cette  même  bi- 
bliothèque. —  ((  Quels  motifs ,  lui  dis- je ,  ont  pu 
vous  déterminer  à  payer  si  cher  des  objets  qui 


DANS   LA    HAUTE   PENSYLYANIE.     '200 

me  paroissent  si  peu  intéressans?  —  Leur  anti- 
quité, me  réponclit-i].  —  Si  c'étoient  des  mé- 
dailles grecques  ou  romaines ,  votre  empresse- 
ment seroit  fondé  ;  mais  quelques  couronnes  des 
deux  Charles ,  des  monnoies  bataves ,  russes , 
norwégiennes  ou  courlandaises,  et  deux  ou  trois 
épitaphes  d'anciens  Gouverneurs  de  cette  Colo- 
nie, je  ne  vois  rien  dans  tout  cela  qui  puisse' 
justifier  le  sacrifice  que  vous  venez  de  faire,  ou 
même  exciter  votre  curiosité.  Ces  pièces  ne  sont 
pas  encore  assez  anciennes  pour  être  environ- 
nées de  ce  prestige  qui  les  rendroit  intéressantes 
k  vos  yeux ,  elles  n'ont  point  encore  reçu  des 
siècles  cette  consécration  qui  inspire  un  respect 
involontaire.  —  C'est  cependant,  répliqua-t~il, 
ce  que  l'on  peut  trouver  de  plus  ancien  dans  un 
pays  aussi  nouveau.  —  Si  jamais  vous  passez  les 
Allèghénis ,  vous  verrez  des  fortifications  en 
terre  bien  autrement  respectables ,  puisqu'elles 
ont  survécu  aux  nations  par  qui  elles  furent 
élevées,  et  que  la  tradition  est  muette  à  leur 
sujet,  même  parmi  les  indigènes  )). 

ce  Ce  goût,  continuai-je,  est-il  naturel ,  ouïe 
fruit  de  votre  éducation?  —  Je  vis  le  jour,  ré- 
pondit-il ,  non  loin  d'un  ancien  château  dont 
l'origine  remonte  peut-être  au  temps  des  Croi- 
sades, et  dont  la  crédule  superstition  s'est  em- 
parée depuis  qu'il  cessa  d'être  habité  :  delà  les 


i204  V    O    Y    A    O    K 

fables,  les  apparitions  elles  contes,  dont  le  récit 
alluma  ma  curiosité ,  excita  les  premiers  efforts 
de  mon  imagination  adolescente,  et,  oserai-je 
même  le  dire,  les  premiers  essais  de  ma  plume  )). 

«  Tout  ce  qui  a  survécu  à  la  puissance  destruc- 
tive du  temps  et  des  hommes ,  attire ,  fixe ,  je  ne 
sais  pourquoi ,  les  regards  de  ma  pensée  :  plus 
j^en  crois  Forigine  éloignée  et  incertaine,  plus 
il  me  paroît  intéressant.  J'aime  à  m'occuper  du 
passé,  cette  mer  de  souvenirs  historiques,  comme 
on  aime  à  contempler  Fétendue  d'un  vaste  ho- 
rizon après  être  parvenu  au  haut  d'une  mon- 
tagne, comme  on  aime  à  entendre  le  récit  des 
voyageurs  qui  arrivent  de  pays  lointains.  L^idée 
des  grandes  distances ,  de  Féloignement ,  de  l'im- 
mensité ,  exalte  mes  foihles  facultés ,  et  prête  des 
ailes  à  la  méditation.  Voilà  pourquoi,  de  toutes 
les  planètesjc'est  celle  deHerschell,  accompagnée 
de  sa  nombreuse  cohorte  de  satellites  (2) ,  vers 
laquelle  j'ai  le  plus  souvent  tourné  mon  téles- 
cope. Qui  auroit  pu  prédire,  il  y  a  quelques 
siècles,  qu^à l'aide  de  ce  merveilleux  instrument, 
l'intelligence  humaine  porteroit  ses  regards  jus- 
qu'aux dernières  limites  de  notre  univers  »  ? 

«En  considérant  ce  qui  reste  encore  des  vieux 
édifices  échappés  aux  ravages  de  la  destruction , 
il  me  semble  voir  les  hommes  dont  ils  ont  été  les 
contemporains ,  tels  qu'ils  étoient  alors ,  envi- 


BANS    LA    HAUTE    PENS YLVANÎi:.      2o5 

ronnés  de  préjugés ,  mus  par  des  opinions  si  dif- 
férentes des  nôtres  ;  et  je  me  crois  de  retour  dans 
mon  cabinet,  arrivant  d'un  pays  très-éloigné. 
Comment  être  insensible  à  la  vue  de  ces  respec- 
tables ruines  couvertes  de  ronces  et  d'herbes 
stériles,  restes  de  monumens  qui  exigèrent  tant 
de  travaux ,  avant  de  former  un  grand  et  vaste 
ensemble?  En  traversant  ces  lieux,  aujourd'hui 
solitaires  et  abandonnés,  on  est  involontaire- 
ment assailli  d'une  foule  de  souvenirs,  ainsi  que 
du  besoin  de  satisfaire  sa  curiosité)). 

«  Mais  peut-être  considérez-vous  tout  ceci 
comme  l'effet  de  l'égarement  ou  des  illusions 
d'une  tête  jeune  encore  )). 

((  Vous  n'êtes  pas  la  première  personne ,  lui 
dis-je ,  chez  qui  j'aie  observé  ce  respect  pour  les 
anciens  monumens,  les  ruines  et  les  tombeaux. 
Sans  être  amateur,  je  conçois  combien  l'obscu- 
rité intermédiaire  de  plusieurs  siècles  doit  con- 
tribuer à  exciter  l'intérêt  et  la  discussion.  Sem- 
blable à  ces  paysages  qu'offrent  aus^  yeux  de 
l'imagination  des  montagnes  vues  à  travers  l'at- 
mosphère, et  dont  on  ne  peut  approcher,  la 
contemplation  de  ces  débris  doit  inspirer  des 
idées  mélancoliques  et  touchantes ,  en  reportant 
l'esprit  à  des  époques  de  désastres ,  de  guerres  et 
de  révolutions  :  ce  sont  les  traces  du  passage  des 
générations  qui  nous  ont  précédés,  la  chaîne  qui 


l>o6  V  O  Y  A  d^  E 

lie  le  passé  nébuleux  au  présent  fugitif,  et  liera 
ce  dernier  à  Favenir.  Au  lieu  donc  d^accélérer  la 
ruine  de  ces  débris ,  on  devroit  en  considérer  la 
destruction  comme  un  sacrilège ,  et  la  conserva- 
tion comme  un  acte  religieux  )); 

«  Les  amateurs  de  la  douteuse  antiquité,  coii- 
tinuai-je ,  ne  trouveront  pas  dans  les  recherches 
qu'ils  feront  ici  un  jour  ^  les  mêmes  causes  de 
discussion,  d'intérêt,  ni  d'instruction,  qu'of- 
frent les  anciens  monumens  de  l'Europe  et  de 
l'Asie.  La  fondation  de  ces  colonies,  celle  des 
villes ,  les  progrès  de  ce  peuple  nouveau ,  les 
événemens  qui  rempliront  les  pages  de  son  his- 
toire ,  éclairées  du  flambeau  des  sciences  et  de 
l'imprimerie,  ne  seront  jamais  obscurcis  par  les 
nuages  de  l'ignorance,  ni  falsifiés  par  les  erreurs 
de  la  tradition.  Ce  pays  ne  sera  jamais  celui  des 
ténèbres  ni  des  fables  )î  . 

«Mais  puisque  vous  aimez  tant  l'antiquité^ 
pourquoi  n'avez-vous  pas  dirigé  vos  pas  vers 
l'Asie  mineure,  la  Grèce  ou  l'Italie,  au  lieii  de 
venir  voir  un  pays  qui  n'a  pas  encore  deux  siè-* 
clés  d'existence?  —  Je  suis  jeune ^  me  répon- 
dit-il; j'ai  voulu  d'abord  parcourir  un  continent 
dont  l'émancipation  m'a  si  vivement  intéressé  j 
j'ai  voulu  voir  quelle  étoit  la  marche  et  l'orga- 
nisation première  de  ces  petites  peuplades  qui 
vont  annuellement  fonder  de  nouvelles  sociétés 


t)ANS   LA    HAUTE   P  ENS  YLTANÎK*     207 

dans  la  profondear  des  forêts,  observer  leurs 
progrès  et  leur  industrie,  découvrir  par  quels 
moyens  le  crédit  et  la  confiance  étendent  leur 
salutaire  influence,  depuis  les  villes  maritimes 
jusqu'aux  cantons  les  plus  éloignés,  et  y  encou- 
ragent les  défrichemens  et  les  entreprises  ;  ap- 
profondir, étudier  les  principes  de  leur  écono- 
mie civile,  le  code  des  loix,  les  formes  de  Fad- 
ministration ,  qui  unit  les  parties  si  divisées  de 
ce  grand  ensemble,  et  encourage  et  protège  tant 
de  travaux  et  d'activité.  Le  résultat  de  toutes 
ces  observations  formera  le  devant  de  mon  grand 
tableau  5  j  e  réserve  le  fond  pour  l'antique  Egypte , 
les  aqueducs  de  l'ancienne  Mésopotamie,  les 
ruines  de  Balbec  et  de  Palmyre,  enfin  pour  la 
terre  classique  de  la  belle  et  fertile  Ausonie  )). 

«Votre  projet  est  vaste,  repris-je,  et  bien 
digne  d'une  tête  aussi  jeune  et  aussi  ardente  que 
la  votre  5  mais  je  crains  que  les  orages  dont  l'Eu- 
rope est  menacée,  ne  vous  permettent  pas  de 
l'accomplir». 

«Eh  bien!  me  dit-il,  je  m'en  consolerai  en 
restant  quelques  années  de  plus  sur  ce  Continent. 
Après  avoir  visité  les  Etats  maritimes ,  je  passe- 
rai les  Allèghénis  ,  et  parcourrai  à  loisir  ce 
nouveau  théâtre  (3),  sur  lequel  l'industrie  et 
l'audace  ont  déjà  fait  tant  de  choses  étonnantes. 
L'établissement,  les  progrès  rapides  de  ces  jeunes 


2o8  V   O   Y   A    C  tî 

colonies  situées  sur  un  sol  aussi  fertile ,  et  sou$ 
un  climat  aussi  doux  et  tempéré ,  sont  un  des 
objets  de  mes  plus  séduisantes  contemplations. 
L'espoir  de  descendre  FOhio,  si  justement  nom- 
mé la  belle  rivière,  pendant  Fespace  de  SgG 
lieues  ;  celui  de  voir  en  passant  ce  que  font  sur 
ses  beaux  rivages  les  nouveaux  colons  du  Mus- 
kinglium ,  de  Indiana  (4),  de  Limestone  (5) ,  du 
grand  Kanhawa  (6),  de  Gallopolis  (7),  du  Scio- 
to  (8)5  du  Ménéamy ,  du  Rentukey  (9)^  et  de  plu- , 
sieurs  autres  établissemens  récemment  formés 
sur  le  côté  sud-ouest  et  nord-ouest,  me  charme  et 
me  transporte  de  plaisir.  De  l'embouchure  de  ce 
beau  fleuve ,  je  descendrai  le  majestueux  Missis- 
sipi  jusqu'à  la  Nouvelle-Orléans,  l'espace  de  277 
lieues,  et  même  jusqu'aux  dernières  balises  de 
son  immense  Delta ,  70  lieues  plus  bas.  Après 
avoir  admiré  les  riches  et  superbes  forets  de 
magnolias,  de  cyprès,  de  sycomores  dont  ses 
rivages  sont  ornés ,  et  avoir  observé  la  culture 
et  le  commerce  de  la  basse  Louisiane,  je  le  re- 
monterai dans  un  des  grands  bateaux  qui  par- 
tent tous  les  ans  pour  les  pays  des  ïllinois,  situés 
à  4oo  lieues  de  la  mer,  et  même,  si  j'en  trouve 
l'occasion,  je  parviendrai  jusqu'au  lac  Pep- 
pin  (10),  et  à  la  cataracte  Saint-Antoine,  située 
à  566  lieues  de  la  n;ier.  J'irai  passer  quelque 
temps  parmi  les  Nadooasses  et  lesPadookas(i  i  ), 


DANS   LA   HAUTE   i^ENSTLVANIE.     209 

qui  chassent  à  cheval  dans  les  vastes  plaines 
qu'arrosent  le  Wadappa-Ménésoter  et  les  diffé- 
rentes branches  du  Missoury  (1:2)  ,  nations  re- 
nommées pour  leur  hospitalité  et  pour  la  dou- 
ceur de  leurs  moeurs.  De  retour  chez  les  Illinois, 
en  remontant  la  rivière  du   même  nom  l'es- 
pace de  100  lieues,  j'arriverai  à  Chikago  sur  le. 
lac  Michigan  (i3),  d'où  les  vaisseaux  du  com- 
merce me  porteront  à  Michillimakinac  (i4}  , 
situé  dans  le  voisinage  de  cette  vaste  mer  Médi- 
terranée, plus  grande  que  l'Euxin  (i5j.  De-là,  je 
pourrai  facilement  visiter  les  différons  villages 
Outaw^as  sur  les  bords  du  lac  Huron  (16),  dont 
quelques  chefs  me  conduiront  dans  leurs  canots 
jusqu'au  dé1roit(i  7).  Je  m'y  embarquerai  sur  un 
des  vaisseaux  de  cette  ville  chargés  de  pelleteries, 
allant  au  fort  Erié ,  dans  le  voisinage  de  la 
grande  cataracte  de  Niagara ,  en  traversant  les 
lacs  Saint-Clair  (Otsikéta)  et  Erié*  Voilà  de 
quoi  employer  quelques  années». 

<cCe  projet,  lui  dis-je,  annonce  une  espé- 
rance de  longévité  qui  caractérise  bien  la  jeu- 
nesse :  les  distances  ne  vous  effraient  pas.  —  Je 
connois  deux  personnes  qui  l'ont  exécuté  dans 
un  peu  moins  de  trois  ans ,  en  y  comprenant 
leurs  longs  séjours  et  deux  hivernages,  et  cela 
sans  avoir  rencontré  qu'un  seul  obstacle ,  le 
petit  portage  de  Chikago,  et  pas  un  ennemi. 
ï.  o 


210  VOYAGE 

D'après  leurs  journaux  ,  ils  ont  parcouru  2574 
lieues  dans  l'intérieur  du  continent.  Quelle 
autre  partie  du  globe  o€re  à  la  curiosité  et  à  l'in- 
dustrie humaine  des  rivières  plus  douces ,  des 
communications  plus  faciles ,  et  un  sol  plus  fer- 
tile sous  des  climats  plus  tempérés  ?  Cette  im- 
mense région ,  dont  une  partie  consiste  en  prai- 
ries naturelles  ou  savannes,  deviendra  un  jour 
la  gloire  de  cet  hémisphère  » . 

ce  D'après  cq  que  vous  m'avez  dit ,  continuai- 
je,  ilparoît  que  votre  imagination ,  enflammée 
par  le  récit  d'aventures  romanesques,  de  contes 
fabuleux ,  ainsi  que  par  la  vue  des  ruines  impo- 
santes du  château  de  **%  a  senti  de  banne  heure 
le  besoin  de  décrire  et  de  peindre.  Sachant  que 
dans  les  premiers  essais  d'un  talent  naturel ,  on 
apperçoit  souvent  des  traits  qui  égalent  la  per- 
fection de  l'art ,  dites-moi ,  y  auroit-il  de  l'in- 
discrétion à  exiger  de  votre  amitié  la  lecture  de 
quelques-uns  de  ces  morceaux  »  ? 

c(  Je  vous  lirai  volontiers,  me  dit-il,  l'esquisse 
que  j'en  fis  sur  les  lieux  il  y  a  quatre  ans,  pen- 
dant mon  dernier  séjour  dans  ce  pays^  car  de- 
puis cette  époque,  ma  famille  habite  le  nord  de 
l'Allemagne  :  mais,  comme  vous  allez  voir,  c'est 
une  plante  venue  d'elle-même ,  sans  le  secours 
de  l'art  ni  l'assistance  de  la  culture  )).  —  Il  me 
lut  ce  qï:i  suit  : 


DANS    LA  HAUTE    PENSYLVANIE.     211 

((  J^aime  à  contempler  ces  anciens  temples 
consacrés  à  la  religion,  dont  l'architecture  svelte 
et  aérienne  est  si  belle  et  si  imposante.  Frappé 
de  la  mystérieuse  obscurité  et  du  silence  solennel 
qui  y  régnent,  j'élève  mes  pensées  vers  cet  Etre 
incompréhensible,  auteur  de  la  nature  et  delà 
vie ,  et  je  vais  méditer  auprès  des  tombeaux 
placés  sous  leurs  sombres  voûtes  dont  les  épi- 
taphes ,  ces  voix  aifoiblies   des  siècles  passés , 
parlent  encore  si  éloquemment.  Que  de  lauriers 
flétris  !    que  d'honneurs  et  de  noms  oubliés  ! 
J'aime  à  examiner  ce  qui  reste  encore  de  ces 
tours,  du  haut  desquelles  on  découvroit  jadis  la 
marche  et  l'approche  de  l'ennemi  j  les  débris  de 
ces  ponts  si  uliles  que  les  ravages  de  la  guerre  et 
du  temps  ont  renversés  j  les  ruines  de  ces  anti- 
ques donjons,   de  ces  lourds  châteaux  que  la 
puissance  féodale  éleva  sur  les  bords  des  préci- 
pices ou  des  rivières.  J'aime  à  consulter  ces  té- 
moins irrécusables  de  la  fragilité  et  de  l'instabi- 
lité des  choses  humaines.  Mon  esprit  ne  pouvant 
rien  appercevoir  à  travers  l'impénétrable  obscu- 
rité de  l'avenir,  s'élance  en  arrière  dans  ces 
espaces  intéressans  que  nos  ancêtres  ont  par- 
courus ;  et  tout- à-coup,  comme  si  j'étois  trans- 
porté sur  la  cime  d'un  promontoire,  il  me  semble 
découvrir  un  nouvel  horizon ,  de  nouveaux  ob- 
jets long-temps  cachés ,  obscurcis  par  les  nuages 

2 


âl2  V   O  Y  A   G  12 

de  l'oubli  et  de  Féloigiiement.  Comme  les  vaguesî 
d\in fleuve  rapide,  qui,  sans  cesse,  se  succèdent 
et  s'écoulent ,  je  vois ,  dans  ces  excursions  rétro- 
grades, les  générations,  les  loix ,  les  événement 
et  les  opinions  se  renouveler  sans  cesse ,  et  chaque 
siècle  porter  une  empreinte  différente.  Parmi 
tant  d'époques  plus  ou  moins  intéressantes  ou 
célèbres,  je  distingue  avec  la  plus  vive  recon-' 
noissance  celle  où  quelques-uns  de  mes  compa- 
triotes trouvèrent  le  secret  de  fondre  les  lettres  5 
invention  sublime,  art  merveilleux,  inconnu 
aux  nations  les  plus  éclairées  de  Pantiquité,  art 
auquel  l'homme  doit  plus  qu'il  ne  l'imagine,  et 
qu'il  est  inconcevable  que  l'art  plus  sublime 
encore  de  l'écriture  n^ait  pas  fait  naître  plutôt. 
Des  milliers  de  siècles  se  sont  écoulés  entre  ces 
deux  époques  à  jamais  mémorables  )). 

c(  A  Fombre  d'un  des  plus  grands  châtaigniers 
du  pays,  jadis  planté  au  milieu  d'un  ancien 
cimetière,  environné  des  décombres  d'une  cha- 
pelle que  la  piété  avoit  élevée  sur  le  sommet 
applani  d'un  tertre,  j'admire  les  vastes  et  véné- 
rables ruines  du  château  de  ***.  A  la  vue  de 
tant  d'efforts  et  de  travaux ,  je  pense  aux  motifs 
qui  déterminèrent  les  hommes  puissans  de  ces 
temps  passés  à  élever  des  masses  aussi  énormes 
et  aussi  dispendieuses,  pour  en  faire  des  arsenaux 
et  des  boulevards  de  la  guerre.  Quels  dévoient 


BANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.     2l5 

être  alors  l'état  de  la  société,  le  sort  des  hommes, 
lorsque  le  joug  de  la  servitude  s'appesantissoit 
sur  leurs  têtes  ?  Quel  devoit  être  celui  de  Fagri— 
culture,  de  l'industrie,  du  commerce  et  des  arts, 
lorsque  tout  étoit  soumis  à  l'empire  de  la  yio- 
lence,  et  que  les  nuages  de  l'ignorance  cou- 
vr oient  la  surface  de  la  terre?  Lorsque  les  loix 
protectrices  étoient  inconnues  et  les  gouverne- 
mens  sans  énergie,  les  hommes  n'étoient  donc 
qu^un  vil  troupeau ,  dont  les  chefs  prodiguoient 
le  sang  dans  les  querelles  toujours  renaissantes 
de  leur  ambition  et  de  leurs  jalousies  »  ? 

({ Mais  bientôt  fatigué  de  cette  triste  revue  du 
passé,  j'embrasse  d'un  seul  coup-d'oeil,,  d'une 
seule  pensée  ce  vaste  ensemble  de  grandeur  go- 
thique dont  je  ne  suis  qu'à  200  toises,  et  je  cher- 
che à  en  étudier  les  différentes  parties.  Comment 
représenter  dans  un  même  cadre  ces  points  de 
vue  si  divers  ,  ces  édifices  détachés ,  quoique 
réunis  par  la  perspective ,  et  ces  masses  fières  et 
riches  encore  par  leur  élévation  et  la  hardiesse 
de  leur  structure,  ainsi  que  par  leur  immuable 
solidité?  Où  placer  ces  antiques  murailles,  ces 
lourds  et  épais  donjons,  ces  rempa,rts  crénelés, 
qui,  dans  leur  état  de  décadence,  semblent  en- 
core peser  sur  la  terre  ?  Comment  peindre ,  sans 
l'aide  du.  dessin,  ces  tours  saillantes,  élevées  de 
distance  en  distance,  dont  une  partie  des  cou- 


2l4  VOYAGE 

ronnemens  a  cédé  aux  efforts  du  temps,  et  ces 
flèches  aériennes  qui ,  depuis  tant  de  siècles,  ré- 
sistent à  la  violence  des  tempêtes  et  ont  affronté 
tant  d^orages,  et  ces  remparts  sourcilleux  qui  , 
de  la  crête  des  rochers ,  déclinent  vers  les  bas- 
fonds  ,  et  fidèles  aux  inégalités  du  terrein,  repa- 
roissent  encore  au-delà  des  hauteurs  voisines  ? 
Comment  indiquer  ce  qui  reste  de  tant  d'autres 
structures,  de  ces  accessoires  déliés  qui  attestent 
le  génie  et  la  hardiesse  des  anciens  architectes , 
de  ces  piles  angulaires  dont  chaque  assise  est  un 
énorme  bloc ,  de  ces  arcs-boutans  dont  la  résis- 
tance et  la  force ,  qui  sembloient  devoir  être  éter-° 
nelles,  ont  en  partie  succombé  sous  le  poids 
irrésistible  des  siècles  ))  ? 

((  Les  couleurs  du  peintre  le  plus  habile  pour- 
roient  à  peine  répandre  sur  cette  foule  d'objets 
les  lumières  et  les  teintes  qu^ils  exigent,  indi- 
quer ces  reflets  si  variés ,  ces  ombres  contras- 
tantes produites  par  les  saillies  plus  ou  moins 
grandes  des  renforts  cintrés ,  qui ,  de  la  base , 
s'élèvent  jusqu'aux  entablemens.  Comment,  sans 
ce  secours,  peindre  l'effet  magique  produit  par 
la  lumière  d'un  beau  jour ,  lorsque  les  rayons  du 
soleil  inondent  de  leur  splendeur  tant  de  sur- 
faces arrondies ,  planes  ou  quarrées ,  placées  à 
des  distances  si  différentes  de  l'observateur? 
Comment  décrire  l'effet  que  produisent  sur  l'es- 


DANS  LA  HAUTE  PENSYLVANIE.  2l5 

prit  ces  images  de  grandeur  passée,  ces  traces  si 
diverses  de  dégradation  et  de  ruine  »  ? 

((  Quelquefois  mes  yeux,  fatigués  de  ce  long 
examen ,  se  reposent  avec  délices  sur  ces  buis- 
sons, enfans  de  la  nature  et  du  hasard,  qui 
croissent  au  milieu  des  crevasses  et  des  décom- 
bres 5  sur  ces  arbres  dont  les  racines  se  sont  em- 
parées du.  mortier  des  assises  devenu  sol  végétal, 
et  dont  les  têtes  verdoyantes  ombragent  les  cor- 
niches et  décorent  les  parties  les  plus  élevées , 
ainsi  que  sur  ces  lierres  éternels ,  dont  les  robes 
épaisses  et  les  branches  nerveuses  voilent  les 
surfaces  lézardées ,  et  soutiennent  la  décadence 
de  ces  antiques  structures  )>. 

«  Mais  faute  de  dates  gravées  sur  la  clef  des 
voûtes  ou  sur  l'architecture  des  frontons,  l'épo- 
que de  la  construction  de  ce  château  est  incon- 
nue. On  est  étonné  que  le  désir  si  naturel  d'en 
transmettre  la  connoissance  à  la  postérité ,  que 
la  vanité ,  ce  sentiment  de  tous  les  temps ,  n'ait 
pas  inspiré  à  ces  anciens  barons  le  désir  de  con- 
sacrer par  quelqu'inscription  la  fondation  d'édi- 
fices, auxquels  ils  vouloient  donner  la  solidité 
des  rochers  sur  lesquels  ils  les  avoient  élevés  : 
mais  dans  les  siècles  de  ténèbres  et  de  barbarie 
qui  précédèrent  et  suivirent  les  Croisades,  on 
connoissoit  l'art  d'élever  des  remparts ,  et  celui 
d'écrire  étoit  ignoré  )) . 


2l6  VOYAGE 

((  A  peine  entré  dans  la  première  cour ,  je  fus 
frappé  d'étonnement  et  saisi  du  frisson  de  Tef- 
froi ,  en  considérant  ce  vaste  domaine  de  la  dé~ 
solation  et  de  la  mort ,  ces  débris  épars  sur  pres- 
que toute  la  surface  de  cette  solitaire  enceinte , 
en  marchant  sur  les  herbes  ,  les  lierres ,  les 
ronces  qui  ne  croissent  qu^au  milieu  des  ruines. 
Quelques-uns  de  ces  édifices ,  entièrement  ren- 
yersésj  encombrent  tout  Fespace  qu'ils  occu- 
poient  ;  il  est  impossible  d'en  approcher.  Les 
autres  ne  paroissent  avoir  résisté  aux  efforts  du 
temps ,  à  l'impulsion  des  vents ,  que  par  leur 
poids  et  leur  aplomb.  Ici  on  voit  des  toits  affais- 
sés j  dont  les  chevrons  vermoulus  et  les  fers  con- 
sumés par  la  rouille ,  annoncent  l'antiquité  et  la 
décadence  :  là ,  des  masses  isolées,  inébranlables 
sur  leurs  bases ,  qui ,  comme  des  pyramides , 
paroissent  devoir  être  éternelles  :  plus  loin,  des 
pans  de  murs ,  dans  lesquels  on  distingue  encora 
des  plinthes  surbaissées  et  des  jambages  chance- 
lans.  On  ne  marche  que  sur  des  débris  sous 
mille  formes  différentes  :  c'est  un  vaste  réper- 
toire ,  dont  chaque  page  atteste  le  ravage  des 
hommes  et  du  temps  ». 

a  J'évoquai  l'ombre  des  anciens  maîtres  de  ces 
lieux,  et  j'osai  leur  demander  quels  moyens  ils 
employèrent  pour  transporter  d'aussi  grandes 
masses  y  et  comment ,  sous  un  climat  aussi  va- 


DANS  LA  HAUTE   PENSYLVANIE.    217 
tiable,  ils  purent  imprimer  à  quelques  parties 
de  ces  structures  une  aussi  longue  durée  :  pour- 
quoi, en  élevant  leurs  demeures  au  milieu  de 
ces  remparts  sourcilleux ,  ils  en  avoient  exclu 
la  lumière  du  soleil?  Pourquoi  n'avoient-ils  pas 
connu  et  senti  le  plaisir  de  planter  et  de  voir 
croître  des  arbres ,  ni  celui  de  cultiver  des  jar- 
dins ?  Pourquoi  leur  puissance  étoit-elle  deve- 
nue le  fléau  des  paisibles  cultivateurs,  ces  hum- 
bles artisans  de  l'abondance  et  des  véritables 
richesses  ?  —  Mais  l'arrivée  subite  du  concierge 
ayant  interrompu  ces  méditations,  je  le  suivis. 
11  avoit  87  ans,  et  étoit  la  seule  personne  qui 
habitât  cette  lugubre  demeure  :  son  grand  âge , 
ses  cheveux  blancs ,  son  antique  et  vénérable 
figure,  son  maintien,  tout  me  parut  être  ana- 
logue aux  tristes  et  solitaires  fonctions  dont  il 
étoit  chargé)). 

((  Jadis ,  me  dit-il ,  ces  lieux  étoient  animés 
par  le  bruit  et  le  mouvement  de  la  vie ,  et  le 
tumulte  d'une  nombreuse  garnison,  ainsi  que 
par  la  présence  de  nos  anciens  maîtres.  Quelle 
difTérence  aujourd'hui  !  cette  vaste  enceinte  n'esfe 
plus  qu'une  solitude ,  au  milieu  de  laquelle  sou- 
vent je  m'égare ,  quand  je  quitte  mes  sentiers 
ordinaires.  Le  silence  du  néant,  la  stérile  nudité 
du  désert ,  l'inactivité  et  les  ombres  de  la  mort 
ont  remplacé  le  retentissement  des  armes,  la 


2lS  T   O   Y   A    G   E 

voix  des  chefs ,  les  chansons  de  la  gaîté  et  les 
hymnes  de  la  religion.  Il  ne  reste  plus  de  vivant 
des  temps  anciens,  que  quelques  échos  qui  se 
sont  réfugiés  sur  le  haut  des  tours  et  des  rem- 
parts, et  rarement  même  parlent- ils  aujour- 
d'hui ». 

«  Cet  emplacement  sur  la  droite ,  lui  deman- 
dai-je ,  dont  ^intérieur  est  couvert  de  fragmens 
cintrés,  de  pierres  ciselées,  de  moulures  gothi- 
ques, quel  en  étoit  Fusage?  —  Je  l'ignore,  ré- 
pondit-il. —  Et  ce  bloc  informe  de  maçonnerie, 
si  large  et  si  élevé,  d'où  naissent  trois  voussures 
élégantes  et  légères,  qu'est  devenue  sa  partie 
correspondante?—  Mon  grand-père,  qui  de- 
meuroit  ici  il  y  a  1 56  ans,  ne  le  savoit  pas.  —  Et 
cette  base  circulaire  fondée  sur  ce  rocher?  — 
C'étoit  la  tour  des  Signaux.  —  Et  cet  édifice, 
dont  il  ne  reste  plus  que  quelques  piliers  can- 
nelés et  peints?  —  C'étoit  Péglise  du  château, 
sous  les  voûtes  de  laquelle,  avant  l'irruption  des 
fanatiques  de  Munster,  reposoient  les  cendres 
de  neuf  générations  des  ^^'^,  nos  anciens  maî- 
tres. Pendant  plusieurs  siècles  on  y  récita  des 
prières ,  on  y  brûla  de  l'encens ,  on  y  célébra  les 
mystères  :  aujourd'hui,  comme  vous  voyez,  le 
temple,  l'autel,  les  prêtres  et  leur  religion  ont 
disparu  ;  c'est  le  repaire  de  toutes  les  chouettes 
du  pays  ».  — 


DANS  LA  HAUTE  PENSYLVANIE.  219 

f(  Un  large  fossé  séparoit  cette  première  cour 
de  la  cour  intérieure ,  dont  l'entrée  étoit  défen- 
due par  un  pont-levis  jadis  placé  contre  un 
énorme  béfroi  :  mais  depuis  des  siècles  le  pont 
n'existe  plus  5  les  fossés  sont  en  partie  comblés 
par  la  chute  des  remparts  voisins ,  ainsi  que  par 
les  saules  touffus  qui  en  occupent  presque  toute 
rétendue.  Les  surfaces  de  ce  béfroi  sont  héris- 
sées de  saxifrages ,  dont  les  graines ,  portées  par 
•les  vents,  s'attachent  aux  moindres  intervalles, 
car  rien  n'échappe  à  la  fécondité  de  la  nature  : 
leurs  tiges  vagabondes  croissent  jusqu'au  milieu 
des  bas-reliefs,  des  armes  et  des  trophées  qui  en 
formoient  l'immense  couronnement,  et  dont  il 
reste  encore  quelques  vestiges.  Ainsi  que  dans 
la  première  cour,  je  ne  vis  autour  de  moi  que 
des  débris  accumulés  ou  des  ruines  tremblantes, 
au  milieu  desquelles,  comme  dans  le  passage 
des  Alpes  durant  la  saison  des  neiges ,  il  étoit 
défendu  de  parler  :  l'haleine  de  la  brise  pouvoit 
renverser  des  pierres  jadis  solidement  assises,  et 
qui  pendant  tant  d'années  avoient  résisté  à  la 
violence  des  vents.  De  toutes  parts  j'étois  envi- 
ronné de  décombres  et  d'objets  menaçans  :  sur 
la  droite,  je  voyois  des  saillies  vacillantes  qui 
avoient  perdu  leurs  soubassemens  j  sur  la  gau- 
che, des  consoles,   des  entablemens  qui  sem- 
bloient  n'attendre  que  le  passage  de  quelques 


220  VOYAGE 

hivers,  de  quelques  jours  peut-être,  pour  se 
détacher  des  masses  5  plus  loin ,  des  entre-cré- 
neaux penchés ,  qui  ne  dévoient  leur  précaire 
existence  qu'aux  branches  vivaces  et  nerveuses 
du  lierre». 

c(  Du  milieu  des  ruines  de  cette  seconde  en-, 
ceinte ,  j'apperçus  plusieurs  de  ces  guérites , 
qu'on  osa  ériger  sur  trois  pierres  d'une  énorme 
saillie  :  telle  est  la  hauteur  des  tours  dont  elles 
sont  les  apanages ,  qu'on  les  çroiroit  suspendues 
dans  les,  airs  !  Malgré  l'effet  des  vents,  des  pluies, 
des  gelées  ,  et  la  puissance  dévastatrice  du 
temps,  elles  existent  encore  dans  leur  entier; 
mais  depuis  que  la  destruction  des  escaliers  qui 
y  conduisoient  les  a  rendues  inaccessibles  aux 
hommes,  elles  servent  de  retraites  aux  oiseaux 
de  la  nuit;  des  troupes  de  corneilles  en  occupent 
les  cimes  les  plus  élevées ,  ainsi  que  les  trous  et 
les  cavités  dont  les  vents  et  les  pluies  ont  détaché 
quelques  parties  :  à  peine  un  nouveau  vide  est-il 
formé,  qu'une  nouvelle  famille  s'en  empare; 
sans  cesse  elles  volent,  s'agitent,  planent  gra- 
cieusement dans  les  environs,  où,  loin  du  plomb 
meurtrier  des  hommes,  elles  jouissent  du  bon- 
heur et  de  la  liberté  )). 

((  C'est  ici  que  le  lierre ,  à-la-fois  le  protecteur 
et  le  tyran  des  vieux  édifices ,  règne  et  domine  : 
ami  exclusif  des  lieux  ombragés  et  solitaires,  il 


BANS   LA   ÏÎAtJtE  PÊNâYLVANlE.     Û^i 

croît  loin  des  rayons  du  soleil ,  au  sein  des  bois 
ïes  plus  sombres,  sous  les  décombres  les  plus 
épais  comme  au  milieu  des  ruines  les  plus 
arides  :  ainsi  que  l'if  lugubre  et  le  cyprès  funè- 
bre, compagnons  de  la  mort,  on  le  voit  dans  les 
cimetières ,  dont  il  tapisse  les  anciennes  et  véné- 
rables clôtures  ;  tantôt  ses  rameaux  tortueux  et 
flexibles  cachent  les^épitaplies  oubliées,  tantôt 
ils  environnent  depuis  la  base  jusqu'au  sommet 
ces  antiques  croix  ou  ces  pierres  agrestes,  que 
les  mains  de  Findigence  consacrèrent  à  la  mé- 
moire d'un  parent,  d'un  ami.  Tout  ce  qui  com- 
mence à  se  perdre  dans  l'éloignement  de  l'oubli , 
tout  ce  que  le  hasard  ou  l'intention  ont  éloigné 
-de  là  vue  ou  des  mains  destructives  de  l'homme, 
le  portail  mutilé,  dont  quelques  légendes  attes- 
tent encore  la  gothique  structure,  ces  roses  ellip- 
tiques,  chefs-d'oeuvres  du  douzième  siècle,  ces 
piliers  chancelans  que  surchargent  encore  quel- 
ques fragraens  cintrés,  ainsi  que  les  masures  du 
pauvre,  toutes  ces  surfaces  deviennent  son  do- 
maine exclusif  )). 

<c  De  poids  des  années  a-t-il  détruit  le  toit 
d'un  édifice,  ébranlé  les  appuis  d'un  comble, 
écrasé  la  n  aissan  ce  d' une  voûte  ?  3o  udain  le  lierre 
paroît  au  milieu  des  ruines,  les  parcourt  sur 
tous  les  sens  ,  et  les  serre  de  tous  ses  liens  ;  bien- 
tôt ses  branches,  parvenues  jusqu'au  pied  des 


S22  VOYAGE 

murailles,  s'élèvent  et  s'y  attachent.  Quelques 
crevasses,  le  vide  d^me  croisée  se  présentent -ils 
sur  leur  passage? Elles  s'en  emparent,  y  crois- 
sent avec  rapidité,  jusqu'à  ce  que  leurs  flexibles 
extrémités,  dirigées  par  le  vent  ou  par  le  hasard , 
s'accrochent  aux  parois  extérieures  j  alors,  sou- 
tenues par  l'appui  de  ces  nouveaux  échelons, 
elles  reprennent  une  direction  verticale,  et  par- 
viennent ainsi,  d'étages  en  étages,  jusqu'aux 
corniches  et  aux  surhaussemens ,  qu'elles  cou- 
vrent de  leur  sombre  verdure  )) . 

ccLorsqu'en  fouillant  dans  les  fondations  des 
anciens  édifices,  on  observe  jusqu'à  quel  degré 
de  grosseur  les  racines  tortueuses  et  dures  du 
lierre  sont  parvenues,  il  est  impossible  de  n'être 
pas  frappé  du  grand  nombre  d'années  qu'ont  dû 
exiger  des  accroissemens  aussi  lents,  et  de  ne  pas 
êtrepersuadé  que  lalongévité  de  cet  arbre  est  peut- 
être  égale  à  celle  du  chêne  j  et  comme  si  l'énorme 
diamètre  de  ses  souches  n'attestoit  pas  encore 
assez  évidemment  leur  âge,  la  nature  les  couvre 
des  crins  de  la  vieillesse  et  d'une  mousse  parti- 
culière 5  car,  dans  son  inépuisable  laboratoire, 
elle  en  a  formé  pour  toutes  les  substances  expo- 
sées à  l'air  » . 

a  Outre  les  sucs  que  ses  grosses  racines  tirent 
de  la  terre  pour  en  fournir  aux  branches  les  plus 
éloignées ,  celles-ci ,  au  moyen  des  griffes  dont 


Ï3ANS   Î.A   HAUTE   PENSYLVANIE.     225 

elles  sont  munies,  en  pompent  aussi  du  mortier 
des  assises  5  instrumens  admirables ,  qui  se  sai- 
sissent de  tout  ce  qu^ils  touchent,  en  devenant 
ou  des  mains  ingénieuses ,  ou  des  fibres  alongées 
qui  s'introduisent  dans  les  moindres  intervalles. 
Voilà  pourquoi,  à  Faide  de  cette  multitude  de 
ressources  et  de  points  d'appui ,  les  lierres  que 
j'observai  en  parcourant  l'intérieur  de  ce  châ- 
teau, s'étoient  élevés ,  dans  le  cours  des  siècles, 
de  la  base  des  remparts  jusqu'à  leurs  derniers 
parapets ,  et  du  pied  des  tours  jusqu'à  leurs 
créneaux  ». 

<(  Emblème  de  la  persévérance ,  ami  de  la 
solitude  et  du  silence,  compagnon  de  l'oubli, 
fidèle  jusqu^à  la  mort,  il  ne  périt  qu'avec  les 
arbres ,  les  édifices  et  les  ruines  auxquels  il  s'est 
attaché,  après  avoir  long -temps  protégé  leur 
vieillesse  et  prolongé  leur  décrépitude  )). 

ce  De  cette  seconde  enceinte,  on  entre  dans  une 
troisième ,  en  traversant  deux  énormes  voûtes 
assez  bien  conservées ,  où  jadis  avoient  été  sus- 
pendues des  grilles  et  des  herses  de  fer.  Elle  étoit 
beaucoup  moins  encombrée  de  ruines  et  de  dé- 
bris que  les  autres.  Un  noyer,  dont  il  ne  reste 
plus  que  les  deux  branches  inférieures ,  une 
vigne  vagabonde ,  dont  les  stériles  rameaux  ta- 
pissent les  côtés,  le  roucoulement  éloigné  de 
quelques  pigeons,  plusieurs  croisées,  et  deux 


£^24  .       VOYAGE 

OU  trois  portes  fermées,  tels  étoient  les  objets 
dont  Faspect  inattendu  réjouissoit  un  peu  les 
yeux  du  voyageur,  fatigué  de  ce  séjour  de  la 
désolation,  et  sembloit  le  rappeler  à  la  vie  ». 

((  De  tous  les  édifices  de  ce  château,  me  dit  le 
concierge ,  il  ne  reste  d^habitable  que  cette  som- 
bre et  triste  demeure,  dans  laquelle,  seul,  isolé, 
je  végète  comme  Fantique  épine  au  milieu  du 
désert.  —  Et  pourquoi  cela,  lui  demandai-je? 
—  J'ai  le  malheur  de  survivre,  me  dit-il,  à  ce 
que  j'avois  de  plus  cher  sur  la  terre  j  les  outrages 
de  la  nature  et  du  temps  ont  brisé  les  liens  qui 
m'y  attachpient,  et  j'y  suis  encore  !  Si  au  moins 
je  pouvois  m'oublier  pendant  le  calme  et  le 
silence  des  nuits ,  les  heures  de  l'existence  me 
seroient  moins  longues.  Mais  non  5  au  milieu  de 
ces  ruines,  comme  dans  les  cimetières,  la  nuit, 
je  ne  sais  pourquoi ,  ne  connoît  ni  le  repos  ni  le 
silence.  Le  craquement  de  ces  vieilles  murailles, 
les  bruits  sourds ,  les  cris  lugubres  des  chouettes 
et  des  orfraies ,  que  les  échos  répètent  et  multi- 
plient, le  passage  des  vents  à  travers  les  cavités, 
les  murs  lézardés  et  les  buissons  desséchés ,  leur 
murmure,  qui  me  semble  un  mélange  discor- 
dant de  sons,  de  soupirs,  de  sifïlemens  plus  ou 
moins  aigus ,  plus  ou  moins  éloignés ,  tout  cela 
me  glace  d'effroi,  et  chasse  le  sommeil  de  mes 
vieilles  paupières.  C'est  vers  le  milieu  de  la  nuit 


DANS   LA   HAUTE  PENSYLVANIE.     225 

que,  quelquefois,  je  crois  entendre,  dans  un  grand 
éloignem  ent ,  la  voix  de  mes  proches ,  celle  de  mes 
ancêtres ,  qui ,  du  fond  de  leurs  tombes ,  m^ appel- 
lent à  partager  le  repos  dont  ils  jouissent.  Dans 
d'antres  momens,  les  accens  plaintifs  des  ombres 
de  nos  anciens  maîtres,  gémissant  du  haut  des 
tours  et  des  remparts  sur  la  férocité  des  hom- 
mes qui  ont  dispersé  leurs  cendres  si  long-temps 
oubliées  5  sur  Finstabilité  de  la  gloire  et  des 
grandeurs,  sur  la  destruction  de  leur  famille ,  de 
leur  nom ,  de  leur  antique  puissance  ;  sur  la 
ruine  et  la  dégradation  de  ce  château ,  qu'ils 
avoient  cru  indestructible.  Comment  jouir  du 
sommeil,  au  milieu  de  ce  séjour  des  temps  pas- 
sés ?  J'invoque  le  ciel  et  deviens  plus  calme,  jus- 
qu'à ce  que  la  tardive  aube  du  jour  vienne  enfin 
dissiper  ces  lugubres  impressions  )). 

Les  larmes  respectables  et  silencieuses  de  la 
vieillesse  et  du  malheur  couloient  des  yeux  de 
cet  homme  vénérable  5  il  soupiroit.  —  Je  voulus 
le  consoler,  j'osai  même  lui  offrir  de  l'argent. 
—  ({ Non ,  non ,  me  dit-il ,  ce  n'est  pas  cela  dont 
j'ai  besoin.  - —  Et  de  quoi  donc?  —  Je  viens  de 
loin;  il  y  a  87  ans  que  je  suis  en  route;  il  me 
tarde  d'arriver  )) . 

«Au  fond  de  cette  enceinte  ou  voyoit  une 
tour  très-élevée ,  dont  un  vaste  escalier  tournant 
occupoit  le  centre.  Ce  beau  morceau  d'ancienne 
X.  p 


526  VOYAGE 

architecture  étoitbien  conservé,  caràrexcep- 
tion  des  marches,  dont  une  partie  avoit  été  usée 
par  le  passage  de  tant  de  générations,  rien  ne 
manquoit  à  sa  solidité.  Une  coupole,  composée 
de  neuf  pierres  taillées  et  placées  avec  un  art 
étonnant,  le  couronnoit)). 

((  Cet  escalier  conduisoit  aux  différentes  gale- 
ries pratiquées  dans  l'épaisseur  des  murs ,  pour 
communiquer  aux  pi ates- formes ,  aux  remparts 
et  aux  appartemens  :  on  y  voyoit  encore  quel- 
ques-vestiges de  leur  ancienne  magnificence, 
quelques  traces  du  luxe  grossier  de  ces  temps 
reculés  5  mais  à  peine  le  concierge  m'y  eut-il  in- 
troduit ,  que  les  oiseaux  de  la  nuit,  effrayés  à  la 
vue  des  hommes  et  de  la  lumière,  prirent  la 
fuite  d'un  vol  silencieux  et  lourd  )). 

«  Qu^elles  dévoient  être  tristes  et  lugubres  ces 
demeures,  où  pendant  tant  de  siècles  habitèrent 
la  richesse  et  la  puissance  !  Qu'ils  dévoient  être 
incommodes ,  froids  et  humides ,  ces  donjons 
situés  dans  des  lieux  aussi  inaccessibles  ,  aussi 
sauvages,  qui  n^admettoient  ni  les  jouissances  de 
l'agriculture ,  ni  celles  des  jardins ,  ni  à  peine  la 
lumière  vivifiante  du  soleil!  Où  et  oit  donc  la 
source  du  bonheur  et  des  plaisirs  d'alors?  Avant 
la  découverte  de  l'imprimerie  et  la  renaissance 
des  sciences,  des  arts  et  de  la  musique,  avant 
que  les  lunettes  eussent  été  inventées,   quelle 


DANS    LA    HAUTJS   ÏENS YLVANIE.     227 

ériucation  les  enfans  pouvoient-ils  recevoir? 
Comment  les  vieillards  évitoient-ils  les  lan- 
gueurs de  l'ennui  dans  le  triste  déclin  de  la 
vie  »  ? 

c(Ici  cependant  habitèrent  la  jeunesse,  labeau- 
té,  Populence^  ici  vécut  cette  Silvia**%  dont  la 
tradition  a  conservé  la  mémoire ,  comme  d^une 
des  plus  belles  femmes  de  son  temps  et  l^héroïne 
de  son  siècle  :  le  courage  uni  à  la  beauté ,  durent 
en  effet  la  rendre  célèbre.  Là,  naquirent  plu- 
sieurs générations  des  ^^^,  si  long-temps  redou- 
tables :  leur  nom  n^existe  plus  que  dans  quelques 
proverbes  populaires.  Elles  sont  passées  ces  opi- 
nions sur  lesquelles  la  tyrannie  féodale  étoit 
fondée  ;  cet  ancien  système  de  vasselage  a  été 
remplacé  par  de  nouvelles  modifications  de  gêne, 
de  mal,  connues  sous  d^autres  noms  :  ce  rendez- 
vous  de  guerriers,  ce  séjour  d'hommes  dontTin- 
fluence,  la  puissance,  balançoit  souvent  celle 
des  empereurs ,  n^est  plus  aujourd'hui  qu'une 
vaste  scène  de  ruines  et  de  débris.  Tel  est  le 
néant  de  la  grandeur,  de  la  richesse  et  de  la 
prééminence  ))  ! 

ce  De  ces  appartemens  je  descendis  dans  les 
souterrains,  sur  lesquels  cet  ancien  château  a 
été  construit  ;  c'est  ce  qu'il  y  a  de  mieux  con- 
servé. Il  semble  que  le  temps  ne  puisse  détruire 
que  les  ouvrages  élevés  au-dessus  de  la  terre. 

2 


228  VOYAGÉ 

Qu'elles  sont  vastes ,  belles  et  sonores  ces  voûtes 
majestueuses  !  Que  leurs  voussures  et  leurs  arêtes 
sont  encore  saines  !  Nulle  part  je  n^  vis  la  moin- 
dre trace  de  la  lime  des  siècles  ;  leur  solidité  me 
parut  égale  à  celle  des  roches  sur  lesquels  on 
les  a  construites  ;  elles  datent  cependant  de  Tépo- 
que  des  Croisades.  De  tous  les  travaux  des  hom- 
mes ,  les  voûtes  sont  les  seuls  auxquels  ils  aient 
pu  donner  une  durée  qui  semble  devoir  égaler 
''  celle  du  globe.  Telles  furent  les  citernes  de  Car- 
thage  (ouvrage  bien  plus  ancien),  au-dessus 
desquelles  les  Tunisiens  labourent  et  sèment 
aujourd'hui,  sans  se  douter  de  leur  existence; 
telles  les  citernes  d'Alexandrie ,  et  ces  cloaques 
de  Rome ,  dont  l'origine  étoit  inconnue  à  l'épo- 
que de  sa  fondation  »• 

((  Non  loin  du  cône  immense  qui  jadis  servoit 
de  cuisine ,  on  voit  un  puits  large  et  profond  ; 
soit  qu'on  y  laisse  tomber  une  pierre  ou  qu^on 
élève  la  voix,  les  échos  de  ces  vastes  souterrains, 
si  long-temps  solitaires  et  muets,  s'empressent 
de  répéter  ces  sons,  et  les  exagèrent  d^une  ma- 
nière bizarre  et  frappante.  Il  semble  qu'on  soit 
descendu  dans  un  monde  inconnu  )). 

((  Jusqu'à  l'époque  de  la  guerre  des  Anabap- 
tistes en  1 5o5 ,  ce  château  avoit  résisté  aux  in- 
jures du  temps  ;  mais  alors  ces  fanatiques  se  ré- 
pandirent dans  l'intérieur,  et  y  firent  plus  de 


BANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.     229 

ravages  dans  l'espace  de  quelques  jours  ,  que 
n'en  avoient  fait  six  à  sept  siècles  ;  et  comme  si 
la  surface  de  la  terre  n'eut  pu  suffire  à  l'exten- 
sion du  crime,  ces  monstres  fouillèrent  dans  son 
sein ,  où  l'insatiable  avidité  trouva  le  plomb  des 
cercueils ,  et  l'impiété  sacrilège ,  les  froides  dé- 
pouilles de  l'humanité.  Ce  redoutable  sanctuaire 
fut  envahi  3  profané ,  et  le  repos  des  tombeaux 
violé  ;  la  lumière  du  jour  éclaira  ces  lieux  con- 
sacrés à  l'éternel  oubli ,  les  cendres  qu'ils  conte- 
n oient  furent  dispersées,  et  ces  ténèbres  sépul- 
crales dissipées  pour  jamais  )K 

«  Ombres  errantes  et  plaintives  y  que  ne  na- 
quites-vous  dans  Athènes  ou  dans  Rome,  sous 
l'influence  de  loix  et  d'opinions  religieuses ,  qui 
vouoient  à  l'exécration  ceux  qui  osoient  envahir 
et  souiller  ces  asyles  sacrés  ))  ! 

((  Mille  grâces  vous  soient  rendues ,  dis-je  à 
M.  Herman ,  pour  le  plaisir  que  vous  venez  de 
me  procurer  :  si ,  comme  vous  le  disiez  il  y  a  un 
instant,  ceci  n'est  qu'une  plante  venue  sponta- 
nément ,  que  seront  donc  celles  que  vous  culti- 
verez un  jour,  lorsque  vous  aurez  appelé  le 
recours  de  l'art?  Quel  beau  présent  que  celui 
d'une  imagination  qui  peut  rendre  intéressantes 
des  murailles  renversées ,  de  vieux  donjons  , 
objets  que  la  plupart  des  hommes  ne  regardent 
qu'avec  indifférence  !  Hâtez-vous  d'aller  dans 


20 O  V    O    Y    A    G    F. 

la  Grèce  et  la  Syrie ,  voir  ces  restes  précieux  de 
la  belle  antiquité,  mille  fois  plus  dignes  de  votre 
pinceau  que  les  sombres  demeures  de  ces  an- 
ciens barons  (*))) .  : 

(^)  Pourroit-on  la  bien  définir  cette  affection  méian- 
colique  ,  partage  des  âmes  sensibles  ,  qui  les  porte  à  re- 
chercher des  ruines  ,de  tristes  débris  de  la  magnificence 
et  de  l'industrie  humaines  ?  Quel  est  donc  le  principe  de 
ce  plaisir  secret,  mais  réel,  que  nous  trouvons  dans  la 
contemplation  de  vieux  monumens  tout  empreints  de  la 
rouille  des  siècles  ?  Pourquoi  d'antiques  édifices ,  des 
tombeaux,  sur  lesquels  le  temps  semble  avoir,  dans  son 
passage  ,  aiguisé  sa  faulx  meurtrière ,  des  épitaphes  à 
moitié  effacées,  offrent-ils  quelques  jouissances  à  notre 
imagination  ?  Seroit-ce  parce  que  l'homme,  malheureux 
du  présent ,  aime  mieux  s'occuper  du  passé  que  de  songer 
à  l'avenir,  et  vivre  de  ses  souvenirs  que  de  ses  espé- 
rances? (^Note  communiquée  à  V éditeur  par  le  citoyen  S.) 


DANS    LA   HAUTE   PENSYLVANIE.     201 


CHAPITRE    XV. 

New-York,  1790. 

((  Avec  quelle  rapidité  le  temps  ne  s'écoule-t-il 
pas  quand  il  est  utilement  rempli,  me  dit  M.  Her- 
nian ,  que  j'eus  le  bonheur  de  rencontrer  ici  à 
mon  retour  de  Virginie!  Depuis  que  je  suis  sur  ce 
continent,  je  n'ai  encore  pu  aller  voir  ni  le  pont 
Naturel ,  ni  le  passage  du  Potawmack  à  travers 
les  montagnes  Bleues  (i) ,  ni  celui  du  Grand- 
Kanhawa  à  travers  la  chaîne  du  Laurier ,  ni  sa 
descente  de  celle  d'Ouasioto  (2),  ni  enfin  la  cata- 
racte de  Niagara,  phénomène  le  plus  étonnant  de 
la  nature  terrestre.  C'est  moins  la  multiplicité 
des  objets,  continua-t-il,  que  les  grandes  dis- 
tances, qui  consomment  une  partie  considérable 
du  temps  des  voyageurs  ,  ainsi  que  la  difficulté 
des  communications.  Tout  sera  bien  changé  dans 
20  ans  :  alors  on  pourra  voyager  ici  aussi  faci- 
lement qu'en  Europe  5  alors  on  pourra  voir  dans 
l'espace  d'un  an,  ce  qui  aujourd'hui  en  exige 
deux  )) . 

((Cependant  je  ne  dois  pas  me  plaindre  ,  car 
dans  mon  dernier  voyage,  qui  n'a  été  que  de  six 
mois  ,  j'ai  vu  avec  attention  ce  qu'il  y  a  de  plus 


252  VOYAGE 

intéressant  dans  les  Etats  de  Connecticut,  Massa- 
cliussets  et  NeW'Hampshire.  Quel  mouvement, 
quelle  activité  dans  les  campagnes  comme  dans 
les  villes  !  par-tout  on  y  remarque  la  vigueur  de 
la  jeunesse.  J^ai  trouvé,  à  20  ou  5o  milles  de  la 
plupart  des  villes ,  une  perfection  d'agriculture 
qui  m'a  paru  peu  inférieure  à  celle  de  l'Europe, 
particulièrement  sur  la  grande  route  de  Wor- 
céster  à  Cambridge  et  Boston.  La  beauté  des 
champs,  la  fraîcheur  des  herbages ,  presque  tous 
ornés  de  bouquets  d'arbres,  la  propreté,  que 
dis- je?  l'élégance  des  habitations,  la  grosseur 
du  bétail ,  la  bonté  des  chemins ,  tout  annonce 
le  goût ,  l'intelligence,  le  bonheur  et  la  prospérité 
des  colons  :  il  en  est  de  même  dans  les  environs 
de  Salem ,  Marblehead ,  Beverley ,  Newbury- 
Port,  &c.  )). 

<(  On  a  établi  dans  presque  toutes  les  petites  villes 
du  Connecticut  des  manufactures  de  draps ,  de 
toiles,  de  cotonnades ,  de  chapeaux,  dont  l'usage 
est  devenu  très-commun.  Quel  dommage  que  le 
haut  prix  de  la  main-d'œuvre  et  l'émigration 
s'opposent  à  un  plus  grand  degré  de  prospérité  ! 
Les  manufactures  de  toiles  à  voiles,  qui  sont 
déjà  nombreuses,  paroissent  se  soutenir  et  aug- 
mentent même  tous  les  jours.  Les  fils  en  sont 
préparés  avec  une  colle  de  poisson,  qui ,  dit- on , 
rend  cette  toile  moins  sujette  à  la  moisissure  que 


DA3SS   LA    HAUTE   PENSYLVANIE.     20O 

celle  de  Russie.  J'ai  passé  quelques  jours  à  Nor- 
wick,  sur  la  Nouvelle-Tamise  :  c'est  le  Birmin- 
gliam  du  Connecticut.  Je  ne  croîs  pas  qu'il  y  ait 
dans  cette  petite  ville  de  5,000  habitans,  un  seul 
individu  mâle  ou  femelle  qui  soit  oisif  :  on  y 
travaille  le  fer  et  l'acier  dans  une  grande  per- 
fection. Des  ateliers  de  cette  ville  sortent  les 
métiers  à  bas,  les  grands  ciseaux  à  foulon,  les 
faulx ,  les  faucilles ,  dont  on  se  sert  dans  cette 
partie  dn  continent  :  on  y  fait  tout  le  biscuit  de 
mer  nécessaire  à  l'approvisionnement  des  nom- 
breux vaisseaux  de  la  Nouvelle-Londres  ;  on  y 
fait  aussi  des  montres,  des  horloges,  des  boutons, 
du  papier,  du  fil  de  fer,  des  huiles,  du  chocolat, 
des  cloches,  &c.  Les  eaux  d'une  cascade  perpen- 
diculaire de  60  pieds  de  hauteur ,  formée  par 
la  réunion  du  Quinibaw  et  du  Shétuket,  servent 
à  mettre  en  mouvement  un  grand  nombre  de 
machines  et  d'usines  :  d'ailleurs  le  voisinage 
abonde  en  ruisseaux  sur  lesquels  on  a  établi  beau- 
coup de  moulins,  de  tanneries ,  de  forges ,  &c.  ». 
«  Des  chutes  considérables  obstruoient  la  na- 
vigation intérieure  de  la  rivière  Connecticut  (5)  : 
au  moyen  de  canaux  qu'une  compagnie  incor- 
porée par  le  Gouvernement  vient  de  terminer, 
des  bateaux  la  descendent  et  la  remontent  jus- 
qu'à Dartmouth  et  même  jusqu'au  Coohaws , 
àpeu  de  distance  des  frontières  du  Canada,  sous 


234  VOYAGE 

le  40"  parallèle  ,  et  à  58o  milles  de  la  mer. 
L^abondance  des  bois  et  celle  des  matièr  es  vitri- 
fiables,  a  fait  naître  plusieurs  verreries  consi- 
dérables :  celle  d^Albany  a  déjà  acquis  de  la 
réputation  » . 

((  Les  grandes  pêcheries  sont  devenues  depuis 
long-temps  une  source  intarissable  de  richesse. 
Les  bancs  de  sables  de  Saint-George  ,  de  Terre- 
Neuve  y  sont  la  grande  école  où  se  forment  la 
plupart  des  marins  de  ces  Etats  navigateurs.  Le 
nombre  de  goélettes  qu'ils  y  emploient  annuel- 
lement est  prodigieux  :  celui  des  pêcheurs  se 
monte,  dit-on  ,  à  i5,ooo.  Quelle  pépinière  !  Le 
jour  où  j'arrivai  à  Marblehead ,  le  temps  étant 
extrêmement  orageux ,  la  rade  offrit  à  mes  yeux 
un  des  spectacles  les  plus  frappans  que  j'eusse 
jamais  vus.  Aussi  loin  que  ma  vue  pouvoit 
s'étendre ,  elle  me  parut  couverte  de  rochers 
isolés,  semblables  à  des  cônes,  contre  lesquels 
les  flots  se  brisent  en  mugissant  et  s'élèvent  à 
une  grande  hauteur.  J'étois  à-la~fois  saisi  d'ad- 
miration et  d'effroi ,  en  voyant  ces  hardis  ma- 
rins navigant ,  louvoyant  leurs  goélettes  au 
milieu  de  ces  nombreux  écueils ,  avec  une  au- 
dace, une  adresse  et  une  précision  que  je  ne  puis 
décrire  exactement ,  n'étant  pas  du  métier.  On 
dit  qu'une  partie  de  ces  pêcheurs  de  morue, 
convertis  en  corsaires,  prirent ,  pendant  la  guerre 


BANS    LA    HAUTE    PENSYLVANIE.      L»55 

de  la  révolution  ,1108  vaisseaux  marchaucl'* 
anglais ,  ce  qui  faisoit  alors  le  septième  de  la 
marine  anglaise;  et  que,  de  l'autre,  on  forma 
deux  régimens,  dont  Thistoire  n'a  pas  oublié  le 
courage  et  l'intrépidité  ». 

a  II  ne  me  reste  plus  à  voir  dans  cette  partie  du 
continent,  continua-t-il,  que  les  grosses  forges, 
les  fonderies,  les  raffineries,  qu'on  m'a  dit  être 
situées  dans  les  montagnes  )). 

((  Ce  désir,  lui  dis-je,  est  très- louable  et  facile 
à  exécuter.  Les  cantons  du  Nouveau-Jersey  et 
ceux  de  cet  Etat  qu'elles  traversent ,  étant  cul- 
tivés depuis  près  d'un  siècle ,  au  lieu  de  ces  toits 
provisoires  et  incommodes  que  nous  avons  si 
souvent  rencontrés  dans  les  nouveaux  établisse- 
mens ,  nous  logerons  dans  de  bonnes  maisons , 
habitées  par  des  personnes  dont  l'hospitalité  ne 
nous  laissera  rien  à  désirer.  Mais  pour  rendre  ce 
voyage  doublement  intéressant ,  n'allons  point 
par  terre  :  remontons  la  grande  rivière  ,  pen- 
dant 75  milles ,  jusqu'à  l'embarcadère  de  New- 
Windsor  ;  de -là  nous  irons  facilement  chez 
M.  Jessé  Woodhull,  un  de  mes  anciens  amis, 
homme  instruit  et  des  plus  respectables  de  ces 
cantons.  Comme  moi,  vous  admirerez  son  in- 
dustrie éclairée ,  son  activité  et  sa  nombreuse 
famille  rcommemoi,  vous  serez  étonné  des  grands 
travaux  qu'il  a  fait  faire  depuis  00  ans ,  ainsi 


2ô6  VOYAGE 

qiie  de  Fimmense  culture  à  laquelle  il  préside. 
A  peine  pourrez-vous  croire  qu'un  seul  homme 
ait  osé  entreprendre ,  et  ait  eu  assez  de  courage  et 
de  persévérance  pour  exécuter  le  défrichement 
d^une  vallée  qui  contient  près  de  1,500  acres 
de  terres  :  il  est  à-la-fois  un  des  premiers  culti- 
vateurs de  cet  Etat,  colonel  de  la  milice,  et 
shérifF  du  comté  d'Orange.  De  chez  lui  aux 
grosses  forges  de  Sterling  et  de  Ringwood,  on 
ne  compte  que  lo  à  12  milles  ;  il  nous  y  accom- 
pagnera volontiers  et  nous  fournira  des  chevaux , 
car  il  en  élève  un  grand  nombre ,  et  personne 
n'en  a  de  meilleurs  ». 

c(  J'aurois  bien  désiré ,  continuai-je ,  que  les 
circonstances  nous  eussent  permis  de  remonter 
ensemble  la  rivière  jusqu'à  Albany,  parce  que 
je  suis  persuadé  que  vous  n'avez  rien  vu  en 
Europe  d'aussi  imposant  que  la  navigation  da 
ce  beau  fleuve.  Rappelez- vous  ce  que  M.  J.  U. 
nous  en  dit  il  y  a  deux  ans.  Je  ne  veux  cependant 
pas  le  comparer  au  Saint-Laurent  pour  la  lar- 
geur, ni  au  Mississipi  pour  la  longueur  5  mais 
aussi  n'y  éprouve-t-on  pas  des  tempêtes  comme 
sur  le  premier,  ni  comme  sur  le  second  l'éter*- 
nelle  difficulté  d'un  courant  contre  lequel  il  faut 
sans  cesse  lutter.  Lorsque  le  vent  est  favorable , 
la  même  marée  conduit  souvent  un  vaisseau  d'ici 
jusqu'à  cette  ville,  dernier  terme  de  la  navigation 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.     fiZf 

maritime  de  ce  fleuve,  quoiqu'elle  soit  située  à 
275  milles  d'ici  )). 

((  Pour  pouvoir  apprécier  les  nombreux  avan- 
tages que  cette  navigation  intérieure  et  celle  de 
ses  différentes  branches  procurent  à  cette  capi-  ' 
taie  5  il  faudroit  bien  connoitre  la  géographie  de 
cette  partie  des  Etats-Unis,  la  hauteur  des 
terres,  relativement  à  l'Océan  et  aux  lacs  Onta- 
rio ,  Erié  et  Champlain ,  qui  en  sont  les  mers 
Méditerranées  ,  ainsi  qu'aux  rivières  Jenesee , 
Alléghenis,  Susquehannah  et  Mohawk.  Le  jour 
n'est  pas  éloigné  où  les  productions  de  toutes  les 
contrées  occidentales  et  nord- ouest  de  cet  Etat, 
descendront  à  Albany  par  la  dernière  de  ces 
rivières,  et  celles  des  contrées  de  l'est  par  les 
différentes  branches  du  Hudson  et  le  canal  de 
South-Bay  (4).  D'un  autre  côté  les  habitans  des 
Etats  de  Vermont,  Massachussets  et  Connec- 
ticut ,  plus  voisins  des  eaux  de  ce  fleuve  que  de 
celles  de  leurs  rivières,  y  apportent  depuis  long- 
temps tout  ce  que  produisent  leur  agriculture  et 
leur  industrie  )). 

Quant  à  la  facilité  des  attérages ,  à  la  naviga- 
tion du  Sound ,  à  la  position  relative  des  Etats 
voisins ,  à  la  beauté  et  à  la  sûreté  du  port ,  cette 
ville  jouit  d'avantages  inappréciables  qui ,  un 
jour,  doivent  l'élever  à  un  haut  degré  de  pros- 
périté. Tout  y  vient  par  eau,  et  voilà  pourquoi 


£a8  V    O    Y    AGE 

tout  s'y  fait  sans  bruit.  On  m'a  assuré  que  les 
exportations  de  l'année  dernière  se  sont  montées 
à  plus  de  1 2  millions  de  piastres  :  elles  n'étoient 
en  1791  que  de  deux  millions  et  demi. 

Tout  étant  préparé ,  nous  prîmes  notre  passage 
sur  un  beau  sloop  de  90  tonneaux  destiné  pour 
la  ville  de  Pougliépsie  (5) ,  et  dont  le  capitaine 
s'engagea  à  nous  mettre  à  terre  en  passant  devant 
New-Windsor,  bourg  situé  sur  la  rive  occidentale 
du  fleuve.  Plusieurs  motifs  nous  firent  préférer 
ce  sloop  à  tous  ceux  qui  dévoient  remonter  la 
rivière,  particulièrement  l'élégance  de  sa  cons— 
truction,  la  commodité  singulière  de  sa  cham- 
bre, et  sur-tout  Fespoir  que  la  conversation  du 
capitaine  Dean,  qui  venoit  de  faire  le  voyage  de 
la  Chine  dans  le  même  sloop ,  seroit  très-inté- 
ressante. Nous  ne  fûmes  pas  trompés  5  il  nous 
dit  que  si  la  douane  chinoise  de  Canton  n'avoit 
exigé  qu'une  somme  proportionnée  à  la  gran- 
deur de  son  bâtiment ,  il  auroit  fait  un  voyage 
avantageux.  —  (c  Vous  êtes ,  je  crois ,  lui  dis-je , 
le  premier  navigateur  qui  ait  osé  franchir  un 
aussi  grand  espace  de  mers  dans  un  aussi  petit 
vaisseau.  —  Eh  bien  !  nous  répondit-il,  je  n'ai 
pas  fait  une  piastre  d'avarie  ». 

Le  jour  étoit  beau ,  le  vent  et  la  marée  favo- 
rables 5  lorsque  nous  quittâmes  le  quai  pour 
doubler  la  grande  batterie  située  à  la  pointe 


DANS    LA   HAUTE   PENSYLVANIE.      sSq 

occidentale  de  la  ville,  et  entrer  dans  le  fleuve, 
qui  a  plus  de  deux  milles  de  largeur.  A  droite , 
ses  eaux  baignent  les  rivages  de  File  (6)  sur 
laquelle  Nevr-York  est  bâtie  ;  à  gauche ,  ceux 
du  Nouveau- Jersey  :  mais  telle  fut  la  vitesse  de 
notre  marche,  que,  dans  moins  de  4o  minutes, 
nous  perdîmes  de  vue  les  Narrows  ,  Staten- 
Island ,  et  les  iles  de  la  Grande-Baie  ^  bientôt 
9.près ,  les  magasins  ,  les  églises  et  leurs  clochers, 
insensiblement  obscurcis  par  les  vapeurs  de  Fho- 
rizon,  disparurent  à  nos  yeux. 

Quel  contraste  entre  l'aspect  et  la  nature  des 
deux  rivages  de  ce  beau  fleuve  !  ceux  de  la  droite, 
boisés ,  rians  et  fertiles  ,  étoient  couverts  de 
champs  bien  cultivés,  de  vergers  régulièrement 
plantés ,  ornés  de  maisons  appartenantes  aux 
négocians  de  la  ville ,  presque  toutes  élégantes 
et  peintes  en  blanc  :  les  unes  paroissoient  cachées 
dans  répaisseur  des  arbres  j  les  autres  situées  au 
milieu  de  jardins  entourés  d^acacias,  de  platanes 
©u  de  tulipiers. 

Ceux  delà  gauche,  ou, proprement  parlant, 
du  Nouveau-Jersey,  quoique  âpres,  arides  et 
déserts ,  n'en  méritent  pas  moins  d^être  atten- 
tivement examinés,  sur-tout  par  les  amateurs 
de  la  botanique.  Pendant  l'espace  de  25  milles 
et  au-delà,  le  fleuve  est  retenu  par  une  muraille 
perpendiculaire  de  rochers  de  plus  de  5o  pieds 


24o  VOYAGE 

d^éiévation ,  dont  le  sommet  est  couronné  d'arbres 
élevés  ;  des  monceaux  énormes  de  pierres  qu'on 
croiroit  avoir  été  équarries,  semblables  aux  dé- 
bris de  quelqu' ancien  édifice,  en  occupent,  ou  plu- 
tôt en  forment  labase,  qui  s'incline  en  pente  douce 
jusqu'au  bord  du  fleuve,  et  est  en  partie  couverte 
d'arbres  et  de  buissons  épais ,  ainsi  que  de  plantes 
intéressantes.  Dans  les  intervalles  les  moins  pier- 
reux et  les  moins  stériles,  l'industrie  a  déjà  élevé 
des  maisons  entourées  de  pêchers  et  de  cerisiers. 
On  passe  à  une  petite  distance  de  ces  maisons. 

M.Herman  et  moi  nous  nous  entretenions  des 
réflexions  que  tant  d'objets  frappans  et  nouveaux 
fctisoient  naître ,  lorsque  le  capitaine  nous  dit  : 

—  ((  Vous  voilà  dans  ce  qu'on  appelle  la  mer  de 
Tappan  (  Tappan-Sea  )  ;  mais  ce  n'est  qu'une 
extension  du  fleuve ,  qui  a  cinq  milles  de  largeur. 

—  Quoi  !  dit  mon  compagnon,  nous  naviguons 
à  pleines  voiles  sur  un  lac  d'eau  salée ,  quoique 
si  loin  de  la  mer,  et  nous  n'éprouvons  pas  plus 
de  mouvement  que  si  nous  voguions  sur  le  canal 
d'un  parc! — Il  n'en  est  pas  ainsi  dans  l'automne, 
reprit  le  capitaine,  les  vents  exigent  alors  de  la 
prudence  dans  la  voilure,  et  quelques  connois- 
sances  du  chenal  ». 

«  Quel  est  l'usage  de  ces  magasins,  demanda 
M.Herman,  de  ces  grues  et  de  ces  longues  jetées 
que  je  vois  sur  la  droite  et  sur  la  gauche  du 


DANS   liA   HAUTE   PENSYLVANIE.      24l 

fleuve  ?  —  Ce  sont  des  embarcadères  (  Landings  ) 
où  \dennent  aboutir  les  grandes  routes  de  l'in- 
térieur du  pays.  Les  diverses  productions  y  sont 
expédiées  pour  ]New-Yorkj  d'où  on  envoie  à 
ces  mêmes   embarcadères  les  marchandises  de 
l'Europe ,  des  Indes  et  des  îles ,  nécessaires  à  la 
consommation  des  habitans.  Chacun  a  un  cer- 
tain nombre  de  sloops  qui  en  font  régulièrement 
le  service  ;  ce  sont  les  canaux  d'un  commerce , 
dont  les  progrès  suivent  ceux  de  la  population  : 
mais  souvent  aussi  il  arrive  qu'une  partie  de 
l'aisance  des  cultivateurs  est  employée  à  payer 
ces  marchandises    étrangères.  Voilà  pourquoi 
l'esprit  public  est  si  fort  porté  vers  les  manufac- 
tures j  voilà  pourquoi  le  Gouvernement  les  pro- 
tège et  les  encourage,  par  les  loix  les  plus  sages. 
Mais ,  je  le  crains  bien ,  le  temps  n'en  est  pas 
encore  venu  ». 

Le  capitaine  nous  entretenoit  de  tous  ces 
intéressans  détails ,  lorsqu'en  doublant  le  cap 
Vrédérickhook,  nous  découvrîmes  tout-à-coup 
une  superbe  chaîne  de  montagnes  qui  parois- 
soient  barrer ,  fermer  la  rivière.  —  ((  C'est  donc 
ici  qu^elle  se  termine,  dit  M.  Herman  ?  car  je 
ne  vois  ni  ouverture  ni  passage.  —  Elle  les 
traverse  cependant  dans  l'espace  de  21  milles, 
répondit  le  capitaine,  et  les  sépare  par  un  canal 
tortueux,  large  et  profond.  Ce  passage  est  un 
I.  Q 


242  VOYAGE 

des  phénomènes  les  plus  intéressans  qu'on  puisse 
voir  sur  ce  continent  j  et  ce  qui  vous  paroîtra 
plus  étonnant  encore 5  c'est  que  la  marée  monte  à 
plus  de  i35  milles  au-delà  de  ces  montagnes. 
Cette  ouverture,  continua-t-il ,  a  dû  exister 
de  tous  les  temps ,  et  précéder  même  l'exis- 
tence de  ce  fleuve  :  car  si ,  comme  le  Shénando , 
le  Potawmack,  le  Grand  -  Ranhawa ,  le  Te- 
nezee,  &c. ,  ses  eaux  se  fussent  frayé  un  passage 
à  travers  ces  High-Lands,  nous  aurions  ren- 
contré des  écueils ,  des  îles ,  des  débris ,  quelques 
vestiges  de  cet  ancien  bouleversement,  et  nous 
n'en  avons  vu  aucuns.  Depuis  ici  jusqu'à  la  ville , 
la  rivière  est  ce  que  nous  appelons  parfaitement 
nette.  Nous  approchons  de  lieux  magiques  j  vous 
allez  voir  » . 

«  Quel  superbe  rideau  !  dit  M.  [Herman  ; 
comme  il  est  verd  et  frais  depuis  le  niveau  des 
eaux  jusqu'aux  plus  hauts  sommets  !  Je  ne  vois 
pas  la  crête  nue  d'un  seul  rocher  ;  tout  est  cou- 
vert des  plus  beaux  arbres  :  ceci  ne  confirmeroit-» 
il  pas  l'opinion  de  ceux  qui  prétendent  que  ce 
continent  est  plus  récemment  sorti  du  sein  de* 
«aux ,  que  l'Europe  et  l'Asie  ))  ? 

Pendant  que  mon  compagnon  nous  entrete- 
noit  de  ses  différentes  idées  en  traversant  la  baie 
de  Haverstraw,  nous  doublions,  sans  nous  en 
appercevoir,  une  longue  péninsule  (  Verplank's-^ 


DANS    LA    HAUTE    P  EN  S  YLV^ANIE.     243 

Point  )  qui  forraoit  le  devant  de  ce  grand  et 
magnifique  tableau,  et  nous  nous  trouvâmes 
tout-à-coup  dans  le  milieu  d'un  superbe  canal 
de  plus  de  600  toises  de  largeur ,  formé  par  les 
parois  presque  perpendiculaires  de  montagnes 
très-élevées  (  Tonder-Bero  et  Antony's-Nuse  ) , 
dont  les  bases ,  nous  dit  le  capitaine ,  avoient 
plus  de  100  pieds  de  profondeur  sous  les  eaux  ; 
leurs  cimes  étoient  couronnées  de  cèdres  qui  ne 
paroissoient  que  comme  des  arbres  nains.  En 
jetant  les  yeux  vers  l'arrière  du  vaisseau,  tout 
étoit  clos  et  fermé  :  on  ne  pouvoit  plus  voir  la  baie 
de  Haverstravr  d'où  nous  sortions.  En  les  pro- 
menant sur  l'avant,  ce  n'étoit  qu'une  longue 
suite  de  pointes  plus  ou  moins  saillantes ,  de 
promontoires  plus  ou  moins  élevés ,  couverts  de 
pins  ,  de  hemlocs ,  de  cèdres ,  dont  les  formes  et 
les  apparences  étoient  plus  ou  moins  prolongées 
et  adoucies  par  les  différentes  teintes  de  l'éloi- 
gnement  et  les  illusions  de  l'optique.  L'extré- 
mité de  ce  canal  vers  laquelle  nous  marchions 
parut  aussi  être  entièrement  fermée. 

Nous  vogui  on  s  à  pleines  voiles,  lorsque  M.  Her- 
man,  après  quelques  instans  de  silence,  s^écria  : 
—  ((  Que  tout  ceci  est  beau  et  imposant  !  quelle 
grandeur,  quelle  majesté  la  nature  imprime  à  ses 
ouvrages  !  Qu'il  seroit  difficile  à  l'imagination 
la  plus  froide  d'être  ici  stérile  ou  muette  1  Les 

2 


2i4  V   O   Y   A  G   E 

formes  fantastiques  des  rochers  qui  composent 
ces  rivages ,  leur  bizarre  rudesse,  Félévation  des 
arbres  5  la  hauteur  colossale  de  ces  montagnes 
au  milieu  desquelles  ce  vaisseau  ne  paroît  que 
comme  un  point ,  la  fraîcheur  bienfaisante  de 
Fair  que  nous  respirons,  le  murmure  des  vagues 
légères  qui  expirent  sur  la  rive,  cette  multitude 
d'oiseaux  qui  animent  et  sillonnent  la  surface 
des  eaux  ,  tout  ici  fait  naître  le  plaisir ,  l'étonne- 
ment  et  l'admiration.  C'est  l'illusion  d'un  beau 
rêve.  —  Ce  n'est  en  effet  qu'un  rêve ,  continuâ- 
t-il,^ car  la  marche  du  vaisseau  est  si  rapide, 
qu'il  est  impossible  de  jouir  pleinement  de  l'en- 
semble de  ces  grandes  images.  A  peine  les  yeux 
se  sént-ils  fixés  sur  quelques  parties  frappantes, 
que  bientôt  le  changement  de  situation  leur  eu 
présente  de  nouvelles  5  la  succession  en  est  si 
rapide  et  si  fugitive ,  qu'on  n'a  pas  le  temps  de 
saisir  les  idées  qu'elles  font  naître.  Pour  jouir 
de  ce  spectacle,  qui  seul  mérite  qu'on  traverse 
FOcéan  ,  il  fau droit  s'arrêter  de  pointes  en 
pointes,  revoir  encore  ce  qui  mérite  le  plus  d'être 
attentivement  considéré  ,  employer  plusieurs 
jours  à  remonter  ce  beau  détroit  ». 

Nous  n'eûmes  pas  plutôt  dépassé  la  seconde 
péninsule ,  que  la  rivière ,  tournant  à  Touest , 
nous  présenta  un  nouveau  tableau  dont  les  objets 
étoieut  moins  imposans ,  mais  plus  suaves,  plus 


DANS    LA   HAUTE   PENSYLVANTE.     5245 

pittoresques  et  plus  variés.  Les  montagnes  moins 
âpres  paroissoient  assises  sur  des  bases  acces- 
sibles^, où  l'on  se  seroit  arrêté  avec  plaisir  pour 
H  respirer  le  frais  à  l'ombre  des  beaux  arbres  dont 
elles  sont  couvertes. 

Lorsque  le  sillage  du  vaisseau  et  le  vent  le 
permettoient,  de  tous  cotés  nous  entendions  le 
retentissement  de  chutes  et  de  cascades  dont  les 
échos  propageoient  ou  adoucissoient  le  mur- 
mure au  gré  de  la  brise,  sans  que  nous  passions 
distinguer  le  cours  de  ces  eaux  à  travers  l'épais- 
seur des  bois.  —  a  Ce  sont,  nous  dit  le  capitaine, 
de  gros  ruisseaux  sortant  du  flanc  de  coteaux 
éloignés ,  et  qui  ne  parviennent  au  fleuve 
qu'après  s'être  précipités  du  haut  des  rochers 
et  avoir  franchi  de  nombreux  obstacles ,  dont 
quelques-uns  ,  extrêmement  pittoresques ,  mé- 
riteroient  d'exercer  le  pinceau  d'un  artiste. 
Modeste  comme  une  jeune  vierge  qui  cache 
soigneusement  ses  attraits  sous  l'ombre  de  son 
voile ,  ce  n'est  que  dans  Fobscurité  mystérieuse 
des  bois  et  sur-tout  des  montagnes,  que  la  nature 
déploie  sans  réserve  ses  beautés  et  ses  trésors ,  et 
qu'elle  les  prodigue  à  chaque  instant.  Aussi  , 
quand  je  fais  des  excursions  ,  c'est  presque  tou- 
jours dans  les  montagnes  que  je  vais  m'égarer  )). 
((  Dans  la  suite ,  continua-t-il,  lorsque  l'agri- 
culture, le  commerce,  l'industrie  auront  aceu- 


246  VOYAGE 

mule  les  richesses  dans  nos  villes  maritimes ,  et 
que  notre  population  sera  décuplée,  c'est  ici  que 
le  luxe  et  les  arts  viendront  élever  des  maisons 
de  plaisance,  diriger,  conduire  ces  belles  eaux, 
s'emparer  de  tous  les  sites  avantageux,  convertir 
ces  déserts,  aujourd'hui  si  agrestes,  en  habita- 
tions saines,  riantes  et  délicieuses;  c'est  ici  que 
les  riches,  les  désoeuvrés  et  les  valétudinaires 
viendront  chercher  le  repos ,  la  fraîcheur  et  la 
santé.  La  nature  a  tout  fait ,  tout  disposé  pour 
rendre  un  jour  ces  retraites  charmantes  pendant 
les  chaleurs  de  la  canicule  :  elle  les  a  favorisées 
par  le  voisinage  d'un  fleuve  aussi  abondant  en 
poisson  de  mer,  par  des  vallons  fertiles,  des 
coteaux  frais  ou  abrités,  des  brises  constantes 
qu'entretiennent  le  passage  et  le  retour  des  ma- 
rées, par  des  eaux  abondantes  et  limpides  ;  enfin 
la  jouissance  de  tous  ces  avantages  est  facilitée 
par  la  proximité  de  la  ville  ». 

«  Jamais ,  continua-t-il ,  je  ne  remonte  ou 
descends  cette  rivière  ,  sans  qu'involontaire- 
ment mon  imagination  s'amuse  à  parcourir  ces 
sites  délicieux  ,  si  nombreux  et  si  variés.  Ici ,  à 
l'ombre  des  beaux  chênes  que  la  nature  a  plantés 
sur  les  bords  de  ce  ruisseau  mugissant,  elle  croit 
déjà  voir  une  maison  spacieuse  et  commode.  Là, 
sur  la  pente  méridionale  d'un  coteau  défendu 
des  aquilons  par  les  hauteurs  voisines ,  elle  voit 


DANS   LA   HAUTE    PENSYLVANIE.     247 

déjà  une  petite  métairie  dans  laquelle  l'art  a  uni 
Futile  à  Tagréable.  Sur  les  bords  escarpés  d'un 
rocher,  dont  la  base  est  baignée  par  les  eaux  du 
fleuve  j  elle  place  un  pavillon  d^où  les  amateurs 
pourront  jeter  l'hameçon  trompeur  et  s^amuser 
à  la  pèche.  Sur  la  cime  applatie  d\ine  éminence, 
elle  croit  déjà  voir  un  belvédère,  d'où  Fon  pourra 
admirer  un  jour  la  magnificence  du  lever  et  du 
coucher  du  soleil  pendant  les  beaux  jours  de  Fét4> 
la  débâcle  des  glaces  au  retour  du  printemps,  la 
manoeuvre  des  vaisseaux  qui  remontent  et  des- 
cendent ce  beau  fleuve.  Mon  imagination  par- 
vient même  jusqu'aux  lieux  les  plus  dominans  et 
les  plus  inaccessibles  de  ces  montagnes ,  sur  les- 
quels la  puissance  productrice  a  planté  des  cèdres: 
là,  elle  oublie  pour  quelques  instans  les  orages,  les 
malheurs,  les  ennuis  de  la  vie,  car  cet  arbre  est  ce- 
lui de  la  méditation.  Les  sons  éoliens  que  produit 
la  brise  en  passant  à  travers  ses  feuilles  aigëes , 
dans  lesquels  Famé  encore  plus  que  l'oreille  croit 
distinguer  des  sons  harmoniques,  son  étonnante 
durée ,  celle  sur-tout  du  granit  dans  les  fentes 
duquel  il  croît,  son  élévation,  l'air  pur  qu'an  y 
respire,  tout  excite  et  fait  naître  les  pensées.  On 
ne  marche  qu'avec  un  respect  involontaire  sur 
ces  témoins  indestructibles  des  bouleversemens 
et  des'  changemens  que  la  surface  de  ce  globe 
a  subis  et  qu'elle  subira  encore  pendant  la  suite 


fi48  VOYAGE 

des  siècles.  Telles  sont  les  idées  dont  s'amnse 
quelquefois  mon  imagination  ,  lorsqu'en  lou- 
voyant je  parcours  dans  toute  leur  longueur  les 
diverses  sinuosités  de  ce  superbe  et  tortueux 
détroit.  Puissent  les  générations  futures  con- 
server avec  soin  ces  beaux  cèdres  ,  ces  pins 
gigantesques,  ces  hemlocs  vénérables,  ces  chênes 
plus  que  séculaires,  que  Findustrie  humaine 
lïe  pourroit  jamais  remplacer,  dont  les  cimes 
agitées  parles  vents,  se  balancent  aujourd'hui 
sur  toutes  ces  hauteurs,  ainsi  que  sur  la  crête  de 
ces  rivages  ))  ! 

))  C'est  ici  la  patrie  des  échos ,  leur  séjour 
favori  ;  ailleurs  ils  balbutient  3  ici  ils  s'expriment 
distinctement  ;  nulle  part  ils  ne  sont  aussi  nom- 
breux ,  ni  aussi  attentifs  à  répondre.  Les  diffé- 
rentes intonations  de  leurs  voix  ressemblent 
aux  conversations  de  personnes  placées  à  des 
hauteurs  et  à  des  distances  différentes  ;  les  uns 
vous  parlent  à' l'oreille;  la  voix  des  autres  est 
plus  forte ,  leurs  accens  mieux  prononcés  5  les 
uns  répondent  sur-le-champ ,  les  autres  après 
un  certain  intervalle ,  comme  s'ils  pensoient 
avant  de  parler  ;  quelquefois  plusieurs  ensemble. 
C'est  sur-tout  quand  on  rit  que  le  mélange  de 
leurs  éclats  rend  l'erreur  complète.  Lorsque 
les  vaisseaux  approchent ,  en  louvoyant ,  du 
rivage,  il  est  impossible  de  ne  pas  croire  qu'on 


DANS   LA  HAUTE   PENSYLVANIE.     249 

entende  des  personnes  assises  derrière  les  rochers  ; 
ceux  qui  répondent  du  haut  des  montagnes  le 
font  toujours  si  distinctement ,  que  l'œil ,  guidé 
par  l'oreille  ,  croit  appercevoir  l'arbre  derrière 
lequel  ils  sont  tapis.  De  toutes  les  déceptions , 
cette  dernière  m'a  toujours  le  plus  frappé  :  un 
de  mes  passagers  fut  si  étonné,  il  y  a  quelque 
temps,  lorsqu'en  rasant  le  rivage  de  l'ouest,  il 
entendit  l'écho  de  la  pointe  la  plus  voisine  lui 
parler  à  l'oreille ,  qu'il  douta,  pendant  quelques 
instans,  si  ce  chuchotement  ne  venait  pas  de  la 
personne  qui  étoit  auprès  de  lui  )). 

((  Ces  hamadriades  entendent  toutes  les  lan- 
gues, et  répètent  avec  plaisir  les  chansons  des 
voyageurs.  Joue-t-on  de  la  flûte  ou  de  la  clari- 
nette ?  elles  saisissent  à  l'instant  les  mêmes  ins- 
trumens  ;  alors  c'est  un  véritable  concert  exécuté 
avec  précision  et  mesure  5  ce  sont  sur -tout  leurs 
accords  simples,  dont  la  répétition  adoucie  par 
les  ondulations  de  la  brise  et  le  vague  incertain  de 
l'éloignement,  est  délicieuse  à  entendre.  Animées 
parle  plaisir,  elles paroissent  alors  y  mettrebeau- 
coup  de  goût  et  de  grâces  :  mais  pour  que  cette 
jouissance,  d'un  genre  si  nouveau,  soit  plus  dura- 
ble, il  est  nécessaire  que  le  vaisseau  soit  à  Fancre 
dans  un  endroit  favorable.  Je  connois  deux  ou 
trois  de  ces  endroits  situés  sur  le  rivage  de  l'ouest , 
d'oùl'onjouit  de  ces  concerts  aériens  et  invisibles. 


25o  VOYAGE 

sans  pouvoir  distinguer  d^où  partent  les  sons  qui 
les  produisent,  et  c^est  souvent  d'un  mille  de 
distance  (7)  ))  ! 

«  Toutes  les  fois  que  j'ai  voulu  compter  le 
nombre  de  ces  échos ,  je  n'ai  jamais  pu  aller  au- 
delà  de  huit,  non  que  je  n'en  entendisse  un  bien 
plus  grand  nombre,  mais  parce  que  je  n'avois 
pas  la  perception  assez  vive ,  et  qu'ils  se  répé- 
toient  avec  trop  de  célérité.  Cette  tâche  devenoit 
bien  plus  pénible  (  puisque  j'ai  pu  aller  jusqu'à 
17  )  quand  je  m'étois  servi  de  mon  porte-voix. 
Alors  une  multitude  d'hamadriades  qui  n'avoient 
pas  encore  ouvert  la  bouche,  se  faisoient  en- 
tendre, et  leurs  derniers  sons  échappoient  à  mon 
oreille.  Jugez  de  mon  étonnement ,  lorsqu'au 
milieu  de  ces  essais  j'observai  que  celles  qui 
étoient    trop   éloignées  de  moi    pour  pouvoir 
m'entendre,  répétoient  ce  que  leur  disoient  les 
premières ,  et  étoient  à  leur  tour  répétées  par 
d'autres  plus  éloignées  encore.  En  sorte  que  dans 
la  progression  de  l'éloignement ,  chaque  écho 
devenoit  un  autre  moi  auquel  ses  voisins  répon- 
doient.  Je  me  rappelle  encore  la  phrase ,  divisée 
en  quatre  syllabes,  que  j'ai  entendu  distincte- 
ment répéter  dix- sept  fois  :  Hail  !  fair  hama- 
driades.  Ne  seroit-il  pas  possible,  pendant  le 
calme  d'un  beau  jour ,  de  déterminer  jusqu'à 
quelle  distance  une  phrase  sortie  d'un  porte- 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.     25l 

Toix ,  peut  être  répétée  ,  d'écho  en  écho,  d'une 
manière  assez  distincte  pour  frapper  l'oreille  »  ? 

«En  disant  ces  dernières  paroles, le  capitaine 
entonna  hail passengers  !  mais  le  vent  et  le  bruit 
du  sillage  ne  nous  permirent  d'entendre  que  nos 
plus  proches  voisines  ». 

((  Ce  fut  alors  que  les  hauteurs ,  le  flanc  des 
montagnes  ,  le  creux  des  vallons ,  la  pointe  et 
la  surface  des  rochers ,  le  sommet  des  arbres  et 
des  buissons  parurent  habités ,  remplis  d'êtres 
invisibles  ou  cachés ,  qui  nous  saluoient ,  en  ré- 
pétant, hail  passengers  !  Leurs  voix  étoient  si 
distinctes  ,  les  lieux  que  nous  les  supposions 
habiter,  si  bien  déterminés,  que  chacun  de  nous 
ne  concevoit  point  comment  il  pouvoit  se  faire 
que  nos  yeux  ne  pussent  les  appercevoir,  et  dé- 
mentir nos  oreilles)). 

((L'époque  et  la  hauteur  des  marées,  reprit 
le  capitaine ,  la  force  et  la  direction  du  vent ,  le 
gisement  des  montagnes ,  la  position  des  pro- 
montoires 5  l'enfoncement  plus  ou  moins  grand 
des  anses  et  des  baies ,  la  saison  de  Tannée , 
l'heure  du  jour;  telles  sont  les  causes  qui  modi- 
fient à  l'infini  le  nombre,  l'effet  et  le  mélange  si 
varié  de  ces  échos.  Comme  les  oiseaux ,  ils  sont 
plus  nombreux  et  plus  gais  lorsque  les  buissons 
et  les  arbres  sont  couverts  de  feuilles,  que  pen- 
dant la  nudité  de  l'automne  et  de  l'hiver  (8)  )). 


202  V   O    Y   A    G   :Ef 

<c  Que  penseroit  un  homme  ,  continua-f-iî  ^ 
lin  Hollandais,  par  exemple,  né  dans  un  pays 
plat  où  ce  phénomène  est  inconnu,  qui,  placé 
au  milieu  de  cette  grande  solitude ,  entendroit, 
pour  la  première  fois ,  ces  hamadriades  répéter 
distinctement  tout  ce  qu^il  diroit  ?  Et  comme  s'il 
manquoit  encore  quelque  nuance  à  la  variété 
et  à  la  magnificence  de  ce  superbe  tableau , 
aussi -tôt  que  la  basse  de  mer  quitte  FOcéan 
pour  entrer  dans  le  fleuve ,  l'aigle  pêcheur 
(  Fishing-Hawk  )  vient  habiter  ces  montagnes. 
Après  s'être  élevé  dans  les  airs  à  une  immense 
hauteur,  pour  mieux  distinguer  sa  proie  sous 
les  eaux ,  il  se  précipite  avec  la  rapidité  de  la 
foudre,  s'y  plonge,  et  bientôt  reparoit  tenant 
dans  ses  serres  cet  énorme  poisson ,  dont  le  poids 
et  les  mouvemens  convulsifs  rendent  son  vol 
plus  lent  et  plus  pénible.  Mais  dans  son  voisinage 
habite  aussi  un  ennemi  formidable ,  l'aigle  à  tête 
chauve  (  Bald-Eagle  ) ,  qui  aime  le  poisson  sans 
pouvoir  le  prendre,  et  que  la  rareté  du  gibier 
dans  cette  saison  oblige  de  quitter  les  montagnes  : 
aussi-tôt  qu'il  voit  l'aigle  pêcheur  parvenu  à  la 
hauteur  de  son  aire ,  ce  monarque  des  oiseaux 
quitte  le  sien ,  le  poursuit  à  tire-d'aile  jusqu'à 
ce  que  le  pêcheur ,  convaincu  de  son  infériorité, 
abandonne  sa  proie.  Alors  ce  fier  antagoniste, 
les  ailes  repliées,  s'élance  comme  un  trait,  et 3 


ri.  rr.  Tm,  i  "'raa  3 1  j 


► 


DANS    LA    HAUTE   PENS YLVANIE.     â55 

r 

arec  une  inconcevable  adresse,  ressaisi!  la  proie 
avant  qu^elle  ait  atteint  la  rivière.  Arbitre  sou- 
verain des  grands  comme  des  petits  événemens, 
le  droit  du  plus  fort  régit  tout  dans  l'univers, 
au  haut  des  airs  comme  sur  la  terre  et  sous  les 
eaux  (g) )). 

«  C'est  dans  ces  montagnes  que  le  vent  de  mer 
rencontre  et  combat  celui  de  Fintérieur.  Souvent 
il  arrive  (  sur -tout  pendant  Fêté  )  que  leurs 
forces  étant  égales,  chacun  d'eux  domine  dans 
sa  région.  Alors  les  vaisseaux  qui  reviennent  de 
New- York  ou  d'Albany  sont  obligés,  si  la  marée 
leur  est  contraire ,  de  mouiller  en  approchant 
de  ces  montagnes.  L'intervalle  est  conséquem- 
ment  une  zone  variable  3  de-là  oes  brises  rafraî- 
chissantes pendant  l'été  ;  de-là  aussi  ces  raifalles 
souvent  violentes ,  qui ,  s'échappant  des  vallées 
intérieures,  tombent  sur  la  rivière  dans  l'au- 
tomne ,  et  y  causeroient  des  accidens ,  si  l'usage 
et  l'expérience  n'avoient  appris  aux  marins  à 
les  prévenir.  D'ailleurs ,  sûrs  d'une  grande  pro- 
fondeur d'eau,  ils  peuvent  marcher,  louvoyer, 
obéir  aux  courans  ou  aux  remoux,  jusqu'à  ce 
que  le  beaupré  de  leurs  vaisseaux  touche  les 
branches  des  arbrisseaux  du  rivage  )). 

Nous  cinglions  dans  le  milieu  du  quatrième 
canal ,  extrêmement  imposant  par  sa  longueur 
et  la  sombre  majesté  des  montagnes  qui  le  bor- 


254  "VOYAGÉ 

dent,  lorsque  nous  apperçùmes  sur  le  coté  occi- 
dental une  chute  très -élevée  (Biittermilk-Fall), 
dont  l'eau  nous  parut  aussi  blanche  que  du  lait, 
au  pied  de  laquelle,  sur  le  bord  de  la  rivière, 
on  avoit  élevé  un  édifice  considérable.  —  «  Si 
ce  n'est  pas  un  des  plus  beaux  moulins  à  bled  de 
cet  Etat,  nous  dit  le  capitaine,  certainement 
c'est  un  des  plus  avantageusement  situés  et  un 
de  ceux  qui  rapportent  le  plus.  La  base  de  granit 
sur  lequel  il  est  construit,  a  3oo  pieds  de  long 
sur  4o  à  60  de  large;  c'est  tout  le  terrein  que 
le  propriétaire  a  pu  acquérir  ;  mais  l'avantage 
d'une  chute  de  45  pieds  de  hauteur  est  inappré- 
ciable pour  cet  établissement,  ainsi  que  sa  situa- 
tion sur  le  bord  d'un  aussi  grand  fleuve,  dont  les 
eaux  lui  apportent  les  grains  et  les  douves  ,  et 
transportent  ses  farines  à  la  capitale.  Vous  seriez 
étonné  du  peu  d'eau  que  les  volans  de  ce  moulin 
exigent,  parce  que  le  poids  et  la  vélocité  sup- 
pléent la  quantité.  La  grandeur  de  l'édifice ,  le 
nombre  des  roues ,  la  beauté  des  blutoirs,  l'usage 
ingénieux  qu'on  y  fait  des  cylindres  pour  sim- 
plifier les  mouvemens  et  en  diminuer  le  frotte- 
ment, ainsi  que  les  belles  farines  marchandes 
qui  sortent  de  ce  moulin ,  ont  mérité  les  louanges 
des  connoisseurs.  Les  vaisseaux  de  l'intérieur 
chargés  de  bled ,  et  ceux  qui ,  de  New- York , 
viennent  y  prendre  des  farines ,  s'amarrent  à  la 


DANS    LA    HAUTE   PENSYLVANIE.      255 

porte  même  du  moulin ,  au  pied  duquel  il  y  a 
toujours  4o  pieds  d'eau.  Quel  dommage  que  la 
hauteur  des  montagnes  lui  dérobe  le  soleil  pen- 
dant une  partie  du  jour  !  On  dit  que  ce  bel  éta- 
blissement a  coûté  1 8,5oo  piastres  (  97, 126  liv.  )  )> . 

Le  vent  et  la  marée  nous  ayant  manqué  quel-- 
ques  milles  au-dessus  de  ce  moulin ,  nous  mouil- 
lâmes par  cinq  brasses  d'eau  dans  une  belle  anse 
environnée  de  peupliers  à  feuilles  argentées  , 
et  de  hemlocs  respectables  par  leurs  longues 
mousses.  Au  fond  de  Fanse  nous  entendîmes  le 
bruit  d\ine  chute,  qu^on  nous  dit  être  celle  du 
Pooplo's-Rill  (16).  Il  étoit  six  heures,  et  depuis 
long-temps  le  soleil  avoit  disparu  derrière  les 
montagnes  de  la  rive  occidentale.  Nous  étions 
occupés  à  examiner  cette  belle  et  abondante 
cascade,  dont  un  jour  Fart  tirera  un  grand  parti , 
lorsqu'un  bruit  semblable  à  celui  d^une  violente 
explosion  vint  tout-à-coup  frapper  nos  oreilles 
et  étonner  nos  esprits. 

Les  échos  dont  nous  nous  étions  divertis 
auparavant  ,  n'étoient  que  de  foibles  sons  , 
comparés  à  ceux  qui,  àFinstant,  répétèrent  des 
roulemens  et  des  éclats,  dont  il  m'est  impossible 
de  peindre  la  force  et  la  violence.  De  toutes  parts 
nous  en  étions  environnés  ;  et  nous  nous  amu- 
sâmes à  les  poursuivre  d'une  oreille  attentive , 
jusqu'à  ce   qu'insensiblement    ces   répétitions 


S56  VOYAGE 

reperdirent  dans  le  silence  eidansFéloignement. 

((  C^est  le  canon  de  retraite  ,  nous  dit  le  capi- 
taine (ii). — 'JemecroyoiSjlairéponditM.Her- 
man,  à  i,5oo  lieues  de  l'Europe  ,  dans  un  pays 
de  paix  et  de  tranquillité ,  et  voilà  du  canon  ! 
—  Nous  ne  sommes  qu'à  trois  milles  de  West- 
Point,  répondit  le  capitaine 5  n'avez- vous  jainais 
entendu  parler  des  fortifications  que  notre  pre- 
mier Congrès  y  fit  élever  pendant  la  guerre  de 
l'indépendance?  En  effet,  jamais  emplacement 
ne  fut  plus  favorable.  La  rivière  formant  un 
coude  très-considérable,  la  péninsule  qui  oblige 
les  vaisseaux  à  faire  un  grand  détour  est  très- 
longue  5  l'escarpement  des  rivages,  la  position 
relative  des  hauteurs  voisines,  déterminèrent  le 
Congrès  à  fermer  ce  passage  ;  les  éminences  furent 
couvertes  de  batteries,  de  redoutes  formidables  , 
dont  les  feux  se  croisoient  sur  plusieurs  points 
de  la  rivière.  Demain  vous  verrez  en  passant  ce 
qui  reste  de  tous  ces  grands  travaux  ;  nous  frise- 
rons le  rocher  auquel  fut  attachée  l'extrémité 
orientale  de  la  chaîne  qui  la  fermoit ,  et  dont 
chaque  chaînon  pesoit  plus  de  4 00  livres.  Parmi 
les  causes  qui  ont  assuré  la  liberté  et  l'indépen- 
dance de  ces  Etats ,  peut-être  ces  fortifications 
inexpugnables  doivent-elles  être  comptées  pour 
beaucoup  ». 

L'obscurité  de  la  nuit  ayant  peu  à  peu  fait 


BANS   LA   tïAUTE   PÊNS YLTANIE.     sBf 

disparoître  les  grands  et  magnifiques  objets  dont 
ïious  étions  enviroiinés ,  le  capitaine  nous  invita 
à  descendre  dans  là  chailibre  du  vaisseau.  Elle 
étoit  meublée  à  la  chinoise,  éclairée  de  bougies 
venues  du  même  pays, renfermées  chacune  dans 
son  bocal,  et  il  nous  fit  observer  sur  la  carte  dressée 
piendant  la  guerre,  soUs  les  yeUx  et  par  les  ordres 
du  général  Washington,  les  péninsules  et  les 
promontoires,  les  caps,  les  contours  et  les  par- 
ties les  plus  défensibles  de  ce  célèbre  détroit, 
que  le  grand  homme  considéroit  comme  la  clef 
de  cette  partie  du  continent.  Il  nous  entretint 
ensuite  de  l'intérieur  de  ces  montagnes  qu'il 
àvoit  parcourues  d'un  côté  jusqu'aux  limites  du 
Connecticut ,  et  de  l'autre ,  jusqu'à  celles  du 
nouveau  Jersey.  —  Si  j'étois  cultivateur,  nous 
dit-il  (  et  je  ne  navigue  que  pour  le  devenir  un 
jour  )  ,  j'en  préférer  ois  le  séjour  à  celui  des 
comtés  de  Fish-Kill ,  Duchesse ,  Colombia  (j  2)^ 
Tout  ici  est  favorable  à  là  culture  ;  fécondité 
des  vallées ,  limpidité  des  ruisseaux ,  utilité  des 
iarrosemens  ,  abondance  des  plus  beaux  bois , 
voisinage  de  plusieurs  grosses  forges.  Quelques 
officiers  étrangers,  réformés  à  la  paix  de  1765, 
vinrent  y  fonder  des  établissemens  qui,  pendant 
long-temps,  ont  mérité  les  louanges  des  con* 
ïioisseurs  et  l'admiration  publique.  A  l'amour 
du  travail  j   aux  coniioissances  agricoles  ^  iU 


^58  T   O   Y    A    G   E 

unissoient  Purbanité,  la  douceur  des  mœurs, 
ainsi  que  Favantage  de  talens  divers.  Souvent 
leurs  amis  quittoient  la  ville  pour  venir  passer 
quelque  temps  avec  ces  respectables  familles  ^ 
dont  la  réunion  a  long-temps  offert  le  tableau  le 
plus  séduisant  de  l'industrie  éclairée ,  de  la 
douce  aisance  et  du  bonheur.  Malheureusement 
la  guerre  de  l'indépendance  en  a  ruiné  plu-^ 
sieurs  )). 

La  lune,  que  nous  attendions  avec  impatience, 
parut  enfin  au-dessus  des  montagnes  :  ce  fut 
alors  que ,  remontés  sur  le  pont ,  mille  formes 
étranges  et  nouvelles  se  présentèrent  à  nos  yeux. 
Ce  n'étoient  plus  les  illusions  de  l'optique,  les 
gradations  de  la  perspective,  ni  cette  variété 
d'objets  bien  connus  qu'éclairoit  pendant  le  jour 
la  lumière  du  soleil ,  mais  des  illusions  plus 
singulières  et  plus  bizarres ,  auxquelles  on  ne 
pouvoit  pas  donner  de  nom.  Ce  qui  me  parut 
plus  amusant ,  fut  que  chacun  de  nous ,  frappé 
de  la  beauté  des  choses  que  lui  peignoit  son  ima- 
gination, blâmoit  son  voisin  de  ce  qu'il  croyoit 
en  voir  de  différentes.  Quel  champ,  en  effet,  que 
ce  vague  d'une  obscurité  plus  ou  moins  pro- 
fonde ,  que  ce  mélange  d'une  lumière  plus  ou 
moins  brillante ,  plus  ou  moins  afîbiblie ,  envi- 
ronnés comme  nous  l'étions  des  eaux  du  fleuve, 
de  forêts ,  de  montagnes ,  que  les  voiles  de  la 


DANS  LA   HAUTE  PENSYLVANIE.     25g 

nuit  paroissoient  avoir  rapprochées  de  nous  î  II 
n'étoit  donc  point  étonnant  qu'au  milieu  d^une 
scène  aussi  imposante  et  aussi  nouvelle,  nos  ima- 
ginations empruntassent  de  la  singularité  et  de 
la  grandeur  de  tant  d'objets,  quelques-uns  des 
traits  et  même  des  charmes  de  la  bizarrerie  ! 

Il  étoit  minuit ,  et  nous  étions  encore  sur  le 
pont ,  occupés  à  contempler  la  majesté  de  la  na- 
ture, ces  efforts  d'une  puissance  que  nous  ne 
comprendrons  jamais  j  déployés  dans  les  cieux , 
sur  la  terre  et  sous  les  eaux  :  le  calme  profond, 
le  silence  solemnel  de  cette  belle  nuit  chaldéenne 
n'étoient  que  rarement  et  foiblement  interrom- 
pus par  les  lentes  et  longues  ondulations  des 
vagues ,  qu^on  entendoit  à  peine  se  briser  sur  les 
rivages  éloignés ,  ou  que  sillonnoit  en  tremblant 
le  cable  de  notre  vaisseau  ;  par  le  frémissement 
des  feuilles ,  ou  enfin  par  le  murmure  éloigné 
du  passage  de  cet  immense  volume  d'eau  à  tra- 
vers ce  long  et  tortueux  détroit.  Nous  nous  amu- 
sions encore  avec  les  échos  du  voisinage ,  aux- 
quels nous  faisions  répéter  des  vers  et  des  chan- 
L  sons ,  lorsque  nos  oreilles  furent  tout- à-coup 
frappées  d'un  bruit  très-extraordinaire,  comma 
d  quelque  géant  placé  sur  le  haut  des  monta- 
^gnes ,  eut  jeté  des  rochers  dans  le  fleuve.  —  ce  Ce 
sont  des  esturgeons,  nous  dit  le  capitaine,  qui 
retombent  dans  la  rivière  après  avoir  sauté  à 

2 


l>6o  VOYAGE 

une  grande  hauteur.  J'ignore  quel  peut  être  le 
motif  d\in  exercice  aussi  singulier  )). 

Le  lendemain ,  nous  levâmes  Tancre  aussi-tôt 
que  la  marée  le  permit,  et  le  capitaine  ayant 
beaucoup  diminué  la  voilure  de  son  vaisseau, 
nous  eûmes  le  temps  de  considérer  attentive- 
ment ce  qui  reste  encore  des  immenses   tra- 
vaux de  West-Point^  ou  plutôt  ce  qui  peut  en 
être  vu  du  milieu  de  la  rivière.  La  plupart  des 
redoutes  construites  en  pierre ,  les  batteries  éle- 
vées sur  la  crête  des  rochers  ainsi  qu^à  fleur 
d'eau,  nous  parurent  bien  conservées,  quoi- 
qu'on partie  cachées  sous  les  épais  feuillages  des 
buissons  et  des  arbrisseaux  ^  car  tout  ce  que  le 
pied  de  l'homme  ne  foule  que  rarement ,  est 
bientôt  ici  couvert  de  bois. 

«  Ce  vaste  amphithéâtre  de  défenses ,  nous  dit 
le  capitaine,  a  exigé  le  travail  assidu  de  plu- 
sieurs milliers  d'hommes  pendant  deux  longues 
années  :  de  toutes  les  maisons  qu'on  avoit  cons- 
truites ,  il  ne  reste  plus  que  le  grand  magasin 
devenu  arsenal,  dans  lequel  on  a  déposé  la  grosse 
artillerie  des  fortifications ,  et  celle  qui  fut  prise 
à  la  capitulation  de  Saratoga.  Les  deux  extré- 
mités de  la  chaîne  qui  fermoit  la  rivière  étoient 
défendues,  comme  vous  voyez,  par  ces  deux 
formidables  redoutes  parfaitement  conservées. 
Jl  est  aisé  de  voir  que  les  vaisseaux  n'auroient 


DANS   LA   HAUTE   PENS YLVANIE.    261 

jamais  pu  en  approcher ,  sans  s'exposer,  pendant 
plus  de  deux  milles ,  au  feu  foudroyant  et  croisé, 
des  rivages  et  des  hauteurs  voisines  ». 

Enfin  5  après  avoir  lentement  dépassé  ces 
restes  de  tant  d^efForts  et  de  persévérance ,  nous 
entrâmes  dans  le  dernier  et  spacieux  canal ,  le 
plus  imposant  de  ce  détroit ,  dont  l'extrémité  est 
terminée  par  deux  montagnes ,  qui ,  bien  qu'à- 
peu-près  perpendiculaires ,  sont  cependant  en 
partie  boisées,  et  d'où  nous  commençâmes  à 
découvrir  les  campagnes  et  les  habitations  de  la 
rive  occidentale  du  fleuve.  Ce  fleuve ,  à  son  dé- 
bouquement,  a  près  de  trois  milles  de  largeur 
entre  New- Windsor  et  Fish-Kill. 


262  V  o  T  A  G  ri 

CHAPITRE    XVI. 

CoîïFORMÉMENT  à  sa  promesse  j  le  capitaine  nous 
débarqua  à  cette  première  bourgade ,  bientôt 
après  être  sorti  du  détroit  ^  mais  comme  ce  n^est 
qu'une  embarcadère  où  aboutissent  plusieurs 
chemins  venant  de  l'intérieur,  et  qui  ne  nous 
olFroit  rien  d'intéressant ,  nous  en  partîmes  sur 
le  champ.  A  peine  avions -nous  fait  quelques 
milles  du  côté  de  Béthélem  ,  que  nous  rencon- 
trâmes M.  John  Allisson ,  riche  propriétaire  de 
ce  canton,  avec  lequel  j'avois  traversé  l'Océan 
quatre  ans  auparavant,  et  qui,  après  nous  avoir 
fait  voir  son  beau  moulin ,  dans  lequel  il  con- 
vertissoit  annuellement  en  farines  25  à  5o  milla 
boisseaux  de  bled ,  voulut  que  nous  dînassions 
avec  lui.  Ses  entreprises  auroient  été  beaucoup 
plus  considérables ,  nous  dit-il,  s'il  n'étoit  pas 
exposé  à  manquer  d'eau  pendant  les  chaleurs  de 
l'été ,  et  si  on  pouvoit  trouver  les  moyens  de  se 
débarrasser  de  la  mouche  Hessoise  (  Hessian 
Fly  (  1  )  )  j  insecte  qui ,  depuis  plusieurs  années, 
faisoit  des  ravages  considérables  dans  tous  les 
cantons  voisins,  et  dont  on  n'avoit  jamais  en- 
tendu parler  avant  l'arrivée  des  troupes  alle- 
mandes à  New- York. 


Î)ANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.     265 

Guidés  par  des  pierres  milliaires ,  nous  con- 
tinuâmes notre  voyage  jusqu'àBlooming  Green, 
où  nous  devions  quitter  la  grande  route  pour 
entrer  dans  les  montagnes;  mais  à  peine  avions- 
nous  passé  le  pont  établi  surleMurderer'sCreek, 
que  nous  découvrîmes  un  autre  moulin  qui 
excita  Finsatiable  curiosité  de  M.  Herman.  Heu- 
reusement nous  en  rencontrâmes  le  propriétaire 
J.  Thorn ,  qui  nous  engagea  très -poliment  à 
entrer  ,  et  s^ofFrit  de  nous  en  faire  voir  tous  les 
détails.  Il  commença  par  le  rez  -  de  -  chaussée 
I  occupé  par  quatre  paires  de  meules  ;  de-là  il  nous 
fit  monter  plusieurs  étages  remplis  de  ventila- 
teurs immenses  ,  de  blutoirs  à  brosses  d'une 
invention  nouvelle ,  et  il  nous  conduisit  jus- 
qu'au quatrième,  où  les  farines  étoient  rafraî- 
chies pendant  quinze  jours  avant  d'être  blu- 
tées et  mises  en  barriques.  Ce  dernier  plancher 
avoit  toute  la  grandeur  de  l'édifice,  c'est-à- 
dire  94  pieds  sur  4o.  Il  nous  mena  ensuite  à  sa 
digue. 

((  L'art  et  la  nature ,  nous  dit- il ,  m'ont  pro- 
curé une  chute  de  1 8  pieds;  par  ce  moyen,  mes 
roues  recevant  d'en-haut  la  force  motrice ,  il  me 
faut  beaucoup  moins  d'eau.  Voici  ma  tonnel- 
lerie, où  je  fais  faire  annuellement  5  à  4ooo  bar- 
riques. —  Combien  de  bled  convertissez -vous 
donc  en  farine,  demanda  mon  compagnon  ?  — ■ 


'   264  VOYAGE 

4o  à  5o,ooo  boisseaux.  — D'où  tirez*- vous  Te 
bled?  —  Des  comtés  de  Sussex,  d^Orange ,  d'Ul- 
ster,  ainsi  que  du  Haut- Jersey  et  de  la  Pensyl- 
vanie.  —  Combien  vous  coùte-t-il  le  boisseau? 
—  Le  prix  des  marchés  de  l'Europe  est  notre 
thermomètre  ;  en  général  huit  à  dix  shel- 
lings  (2).  ^—  Quel  est  l'usage  de  cette  grande 
muraille  construite  au-delà  de  vos  tournans ,  et 
qui  paroît  supporter  une  partie  de  la  bâtisse  de 
votre  beau  moulin  ?  —  C'est  pour  les  mettre  à 
l'abri  de  la  gelée.  —  Combien  tout  cela  vous  a- 
t-il  coûté?  —  i4,oQO piastres,  en  y  comprenant 
la  digue  et  l'emplacement  (  70,500  liv.  )  ». 

Enfin  ,  nous  entrâmes  dans  les  montagnes, 
presque  toutes  bien  cultivées  depuis  long-temps, 
et  après  trois  heures  de  marche,  nous  décou- 
vrîmes la  belle  vallée  de  Skonomonk.  — -  «  Tout 
ce  que  vous  appercevez ,  dis-je  à  M.  Herman  , 
appartient  à  mon  ami  Jessé  Wood-Hull,  ces 
herbages ,  ce  grand  vei'ger ,  ces  champs  à  perte 
de  vue.  Le  croiriez-vous  ?  C'est  lui  qui  a  ren- 
versé le  premier  arbre  de  ce  vaste  établisse- 
ment, et  ce  brave  homme  n'a  pas  encore  5o  ans. 
Je  crois  le  reconnoître  à  sa  haute  taille,  sur 
ce  coteau  que  trois  charrues  labourent  5  al- 
lons-y )) . 

Après  que  nous  en  eûmes  été  reçus  comme  si 
l'hospitalité  elle-même  nous  ei^t  prispar  lamainj^ 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.     265 

mon  compagnon  étonné  de  voir  que  chaque  atte- 
lage étoit  composé  de  deux  paires  de  boeufs  et  de 
deux  chevaux,  lui  en  demanda  la  raison. —  ((La 
terre  est  si  compacte  dans  cette  vallée,  répondit- 
il ,  que  nos  labours  exigent  une  très -grande 
force  :  souvent  même  la  brisure  se  fait  avec 
quatre  paires.  Bien  différent  est  le  sol  des  can- 
tons voisins ,  qu^on  laboure  avec  trois  chevaux 
seulement». 

—  ((Pourquoi  ces  bœufs  marchent-ils  si  leste- 
ment ,  et  ceux  que  j'ai  vus  dans  le  Connecticut, 
si  pesamment  ?  —  Ceux  que  vous  voyez  ici  ne 
sont  point  des  boeufs.  —  Etonné  de  cette  ré- 
ponse à  laquelle  M.  Herman  paroissoit  ne  rien 
comprendre,  le  Colonel  ajouta  :  —  Non ,  Mon- 
sieur ,  ce  ne  sont  point  des  bœufs ,  mais  des  ani- 
maux d'une  espèce  nouvelle ,  et  pour  lesquels 
notre  langue ,  toute  riche  qu'elle  est,  n'a  point 
encore  de  nom.  —  Ce  sont  des  génisses  aux- 
quelles ,  dans  leur  jeunesse ,  j'ai  fait  subir  une 
opération  très-simple  et  nullement  dangereuse, 
en  les  privant  de  leur  sexe  j  j'en  ai  fait  des  ani- 
maux de  trait  qui  sont  beaucoup  plus  agiles , 
quoiqu' aussi  propres  au  travail  et  à  la  fatigue , 
que  des  mâles  5  mais  elles  sont  un  peu  moin^ 
dociles.  Tous  les  ans  je  fais  subir  la  même  opé- 
ration à  un  certain  nombre  de  poulines ,  ce  qui 
les  rend  bien  supérieures  à  mes  autres  chevaux , 


265  V   O   Y   A    G   ÎT 

pour  la  force  et  la  santé,  et  sur-tout  pour  là 
sûreté  de  la  marche  )). 

—  ((  Où  avez-vous  puisé  cette  idée  si  neuve 
et  si  singulière?  Quel  estFanatomiste  qui  exécute 
cette  opération  ?  —  Je  Fai  puisée  dans  ma  tête , 
lui  dit-il.  J'en  fis  moi-même  les  premiers  essais 
il  y  a  i5  ans  j  ils  furent  heureux,  et  Font  cons- 
tamment été  depuis  )) . 

«Ne  craignez-vous  point  de  faire  tort  à  la 
multiplication  de  ces  deux  espèces  ?  Non ,  parce 
qu'ici  on  ne  tue  jamais  de  veaux,  et  que  nous 
avons  un  Irès^grand  nombre  de  chevaux  ». 

(c  Nous  sommes  venus,  lui  dis-je ,  pour  passer 
quelques  jours  avec  vous,  et  ensuite,  munis  de 
Tos  instructions ,  aller  voir  les  grosses  forges  de 
Sterling ,  deRingwood,  de  Charlottsbourg ,  &Cv 
Voudrez -vous  alors  nous  prêter  des  chevaux? 
—  Très- volontiers  ;  mais  j'exige  que  vous  restiez 
avec  moi  une  semaine  ;  alors  je  vous  accompa- 
gnerai par -tout  où  vous  voudrez.  —  Si  vous 
aimez  la  chasse  ou  la  pêche ,  il  y  a  ici  de  quoi 
yous  amuser  » , 

Le  lendemain ,  en  revenant  de  parcourir  ses 
herbages  et  ses  champs ,  il  fit  sortir  de  l'écurie 
plusieurs  de  ses  jumens  hongres.  —  ((  Je  ne 
chasse  le  cerf  qu'à  cheval ,  nous  dit- il ,  et  voilà 
mes  montures  ;  elles  sont  infatigables  et  jamais 
ne  bronchent  :  elles  ont  encore  d'autres  qualités  f 


DANS   LA   HAUTE   PENSTLVANIE.     267 

celle  de  trotter  avec  beaucoup  de  vitesse ,  sans 
jamais  se  ferrer.  —  D'où  leur  viennent  ces  qua- 
lités? —  De  leur  éducation.  —  Trois  fois  la  se- 
maine, pendant  Fêté,  je  leur  fais  mettre  des 
sabots  de  plomb  aux  pieds  de  devant  ;  on  leur 
apprend  d'abord  àmarcber  avec  ce  poids ,  ensuite 
à  trotter.  Six  mois  de  cet  exercice  suffisent  pour 
que  jamais  ceux  de  derrière  ne  puissent  atteindre 
ceux  de  devant,  quelqu'alongé  ou  précipité  que 
soit  leur  trot)). 

—  ({ Combien  de  terre  cultivez -vous?  —  748 
acres.  —  C'evSt  trop ,  je  le  sais,  car  à  peine  un 
seul  homme  peut-il  surveiller  une  aussi  grande 
entreprise.  Mais  la  machine  est  montée,  je  ne 
pourrois  pas  faire  autrement  5  d'ailleurs  j'ai  neuf 
enfans ,  et  si  tous  vouloient  être  cultivateurs 
comme  leur  père,  vous  sentez  que  les  i,5oo  acres 
que  je  possède  ici  ne  suffiroient  pas  pour  leur 
former  chacun  une  bonne  plantation.  J'y  ai 
pourvu  par  une  acquisition  assez  considérable , 
que  je  viens  de  faire  dans  le  nouveau  comté 
d'Otségo  (3))). 

—  «Ne  voyant  presque  plus  de  souches  dans 
vos  champs  ,  lui  dit  M.  Herman ,  j'imagine  que 
ce  grand  défrichement  a  été  commencé  avant 
vous.  —  Non  :  j'en  ai  moi-même  renversé  le  pre- 
mier arbre  il  y  a  trente-un  ans  j  j'en  avois  alors 
18.  Je  n'étois  pas  seul ,  comme  vous  pouvez  le 


268  VOYAGE 

croire.  —  Quel  hideux  spectacle  le  fond  de  cette 
vallée  présentoit  alors  !  La  richesse  bienfaisante 
d^i*  ■'^'.citure  y  étoit  ensevelie  sous  les  débris  les 
plus  rebut  ans  d'arbres  renversés  et  en  partie 
recouverts  de  terre  ;  ces  beaux  herbages ,  ces 
prairies,  aujourd'hui  si  unies  et  si  vertes  ,  n'é- 
toient  qu'un  marais  encombré  de  saules ,  dont 
l'extrémité  des  branches  reprenoit  racines  pour 
former  de  nouvelles  tiges ,  de  ronces  noires  et 
traînantes  ,  de  vignes  épineuses  dont  les  innom- 
brables jets  entrelaçoient  les  buissons  et  les  ren- 
doient  impénétrables  ^  enfin  de  frênes  et  d'éra^ 
blés  aquatiques  d'une  grande  hauteur.  Très-cer- 
tainement les  générations  futures  nous  devront 
quelque  reconnoissance  ;  mais  pourront  -  elles 
jamais  savoir  quelles  ont  été  les  fatigues  et  les 
peines ,  les  dégoûts  et  l'ennui  qui  ont  accompa- 
gné ces  pénibles  commencemens  »  ? 

((  Un  jour,  continua- t-il 5  après  17  mois  du 
travail  le  plus  assidu,  frappé  du  peu  de  progrés 
que  nous  avions  fait ,  je  crus  ne  pouvoir  jamais 
franchir  l'intervalle  immense  que  j'appercevois 
avant  de  parvenir  à  la  jouissance  de  quelques 
champs  enclos ,  de  quelques  acres  de  prairies  , 
d'une  maison  et  d'une  grange  ;  cette  réflexion 
me  désola.  Tout-à-coup  je  fus  saisi  d'un  abatte- 
ment que  je  n'avois  point  encore  éprouvé  j  mon 
courage  et  mes  forces  disparurent  j  l'espérance  y 


DANS   I/A   lîAUTÉ   Pl:î^  S  YLVANI  E.    ùBg 

qui,  tous  les  matins,  précédoit  mes  pas  quand  j'ai- 
lois  aux  bois,  et,  tous  les  soirs ,  me  suivoit  quand 
j^en  revenois ,  m'abandonna  tout- à -fait.  Je 
cessai  de  considérer  cette  belle  propriété  que 
mon  père  m'avoit  donnée ,  comme  la  voie  qui 
devoit  un  jour  me  conduire  à  l'aisance  et  à  l'in- 
dépendance. Je  regrettois ,  je  gémissois  de  me 
voir  condamné  à  passer  les  plus  beaux  jours  de 
ma  jeunesse  loin  des  plaisirs  de  la  société,  au 
milieu  de  ces  sombres  forêts,  de  ces  marais  im- 
pénétrables ,  que  la  persévérance  et  le  courage , 
le  fer  et  le  feu  ne  pouvoient  pas  détruire.  Tant 
d'obstacles  à  vaincre  ,  me  disois-je,  tant  de 
difficulté^  à  surmonter,  exigeroient  les  forces 
d'Hercule  ou  de  Milon,  et  la  longévité  d'un 
patriarche.  En  vain  un  de  mes  oncles  établi  à 
Blooming-Grove  dans  le  voisinage,  venoit-il 
souvent  me  voir  et  m'encourager  ;  en  vain  mon 
père  m'écrivoit-il  les  lettres  les  plus  propres  à 
rappeler  mon  activité  j  je  luttois  depuis  plu- 
sieurs mois  contre  moi-même,  lorsque  j'appris 
le  départ  prochain  d'un  de  mes  oncles  pour  Su- 
rinam ,  avec  une  cargaison  de  chevaux  (4).  En- 
traîné par  je  ne  sais  quel  prestige ,  je  fus  le  trou- 
ver à  New^-York ,  et  n'informai  mon  père  de  ma 
fuite ,  que  le  jour  même  de  notre  départ  » . 

((  Nous  ne  fûmes  pas  plutôt  au  large  que  je 
■me  crus  délivré  d'un  pesant  fardeau  j  je  me  sen- 


^rjo  VOYAGE 

tois  comme  un  homme  qui  renaît  à  l'existence 
après  une  longue  maladie ,  je  me  félicitois  d'avoir 
abandonné  un  genre  de  vie  aussi  pénible  et 
aussi  monotone  ,  toutes  mes  idées  et  mes  ré- 
flexions étant  dirigées  vers  un  autre  but.  Mon 
esprit  n'étoit  plus  le  même  j  jamais  métamor- 
phose ne  fut  aussi  complète.  Si  quelquefois  je 
pensois  à  cette  vallée,  je  me  félicitois  de  nouveau 
de  l'avoir  abandonnée ,  ainsi  que  cette  longue 
suite  de  travaux  qui  ne  paroissoient  plus  à  mes 
yeux  que  comme  une  servitude  honteuse,  un  vil 
esclavage.  Je  calculois  quelle  devoit  être  la  lon- 
gueur de  mon  apprentissage ,  et  combien  d'an- 
nées dévoient  s'écouler  avant  que  je  pusse  obte- 
nir le  commandement  d'un  vaisseau.  La  seule 
réflexion  qui  venoit  quelquefois  attrister  mon 
esprit  5  étoit  celle  d'avoir  déplu  à  mes  bons  pa- 
rens ,  en  abandonnant  Skonomonk  )). 

((  Jusqu'alors  les  vents  avoient  été  favorables  et 
la  mer  douce ,  mais  en  traversant  la  latitude  dtt 
cap  Hâteras  et  desBermudes  (6),  nous  fûmes 
assaillis  d'un  coup  de  vent  très-violent  qui  obli- 
gea le  capitaine  à  se  défaire  de  ses  chevaux ,  en 
les  jetant  à  la  mer.  Cet  orage,  le  premier  que 
j'eusse  vu  ,  remplit  mon  coeur  de  crainte  et 
d'épouvante,  et  dans  un  instant  dissipa  mes  nou- 
veaux projets.  Je  fus  saisi  du  mal  de  mer  :  durant 
mes  douloureuses  angoisses ,  mon  esprit  se  re- 


DANS   LA   HAUTE   PENS YLVANIE.     ^71 

porta  involontairement  vers  cette  vallée ,  que  je 
commençai  à  considérer  sous  des  couleurs  moins 
sombres. Quelquefois,  dans  mes  rêves,  il  me  sem- 
bloit  en  voir  les  marais  convertis  en  herbages  et 
couverts  de  bestiaux  ;  les  terres  boisées  ,  en 
jchamps  de  maïs  et  de  bled,  ((  Ah  !  me  disois-je 
en  me  réveillant ,  si  une  partie  seulement  de  ce 
que  mon  imagination  vient  de  voir  eût  existé, 
je  n'aurois  jamais  quitté  ce  bel  héritage,  et  je 
ne  serois  pas  aujourd'hui  exposé  à  la  fureur  des 
vents  et  des  flots  )) . 

a  Enfin,  après  une  longue  et  pénible  traversée , 
nous  arrivâmes  à  Surinam  (6)  :  la  chaleur  exces- 
sive de  ce  climat  dévorant ,  les  insectes  dégoû- 
tans  dont  nous  étions  sans  cesse  environnés ,  ces 
tonnerres,  ces  éclairs  redoutables,  qui  me  parois- 
soient  être  les  avant-coureurs  de  la  destruction 
du  monde  ;  Textrême  subordination  que  mon 
oncle  exigeoit;  ce  gouffre  de  fond-de-cale,  où 
tous  les  jours  j'étois  obligé  de  descendre  pour 
aider  au  déchargement  et  au  chargement  du 
vaisseau  ;  toutes  ces  souffrances  imprévues  firent 
naître  les  regrets  dans  mon  ame ,  et  y  appelèrent 
le  repentir.  En  comparant  les  inconvéniens  at- 
tachés à  ces  deux  genres  de  vie ,  je  ne  tardai  pas 
à  sentir  qu'il  y  en  avoit  par-tout,  que  par-tout 
la  nature  nous  échappe  ou  s'arme  contre  nou^, 
qu'il  valoit  mille  fois  mieux ,  quelque  fatigue 


S72  Voyagé 

qu'il  en  coûtât ,  abattre  ,  brûler  des  arbres ,  et 
peu  à  peu  nettoyer  la  surface  d'un  sol  fertile  qui 
devoit  un  jour  me  récompenser  au  centuple,  que 
de  sillonner  l'océan  tempétueux  ^  que  de  traver- 
ser des  climats  brûlans ,  et  affronter  les  orages 
de  la  zone  torride.  Si  dans  les  bois  on  éprouve  le 
dégoût  5  l'ennui  et  les  fatigues,  me  disois-je, 
du  moins  ne  font  -  ils  pas  disparoître  l'espé- 
rance ,  comme  les  dangers  de  ce  climat  où  l'on 
passe  la  moitié  des  jours  à  trembler  sous  des 
foudres  verticales  qui  bouleversent  l'atmosphère 
et  la  terre  )) . 

«  Revenu  à  New -York  après  cinq  mois  d'ab- 
sence (  car  nous  avions  été  obligés  d'aller  à  Essé- 
quibo  (  7  )  compléter  notre  chargement  )  ,  je 
partis  dès  le  lendemain  de  mon  arrivée ,  pour 
aller  sur  l'île  Longue  ,  me  jeter  dans  les  bras  de 
7[nes  parens  dont  je  redoutois  le  juste  courroux. 
Quelle  fut  ma  surprise  et  ma  joie ,  lorsque  j'ap- 
pris que  mon  père  étoit  ici ,  et  lorsque  ma  mère 
me  raconta  ce  qu'il  lui  avoit  dit  après  avoir  reçu 
ma  lettre  !  —  ((  Le   découragement    qui   s'est 
»  emparé  de  ce  jeune  homme ,  ne  me  surprend 
»  point 5 il  n'est  pas  le  premier  qui,  dans  des  cir- 
))  constances  semblables,  en  ait  été  atteint;  mais 
»  au  lieu  de  s'embarquer ,  de  fuir  sa  terre  natale, 
»  que  ne  venoit-il  me  trouver  ?  Ne  savoit-il  pas 
»  que  j'étois  son  père  et  son  ami ,  et  toi  sa  mère, 


DANS   LA   HAUTE  PENSYLVANIE.     27^ 

»  sa  tendre  mère  ?  Pour  le  dégoûter  de  ses  pro- 
))  jets  maritimes  et  le  fixer  irrévocablement,  je 
))  ne  connois  que  deux  moyens  :  je  vais  louer  six 
))  bons  travailleurs  ,  qui  y  avec  les  quatre  laissés 
))  à  Skonomonk  ,   feront  beaucoup  d'ouvrage 
))  pendant  son  absence.  A  son  retour ,  étonné , 
))  flatté  de  nos  progrès ,  il  rougira  de  son  incar- 
))  tade  5  et  sentira  le  prix  de  la  leçon  que  j'ai 
))  voulu  lui  donner.  Cela  ne  vaudra-t-il  pas  mieux 
))  que  toute  autre  espèce  de  réprimande  ?  Bientôt 
))  il  oubliera  le  passé,  et  moi  aussi.  Quant  au 
))  second  moyen ,  je  ne  t'en  parlerai  qu'à  son 
)3  retour  )) . 

ce  Ce  moment  fut  un  des  plus  beaux  de  ma  vie. 
Quelques  jours  après,  je  vins  ici  retrouver  ce  bon 
père,  qui  me  dit,  en  m'embrassant tendrement, 
les  yeux  baignés  de  larmes:  —  (c  Eh  bien ,  Jessé  î 
))  ce  pays-ci  ne  vaut-il  pas  mieux  que  Surinam  ? 
))  A  la  vérité  on  n'y  devient  pas  un  riche  et 
))  voluptueux  colon ,  un  millionnaire ,  mais  un 
))  cultivateur ,  un  laboureur  plein  de  santé  et 
5)  d'aisance ,  qui  ne  rougit  pas  de  manier  la 
))  hache  et  d'empoigner  la  charrue  », 

—  «Ah,  mon  père  !  lui  répondis-je,  ce  climat , 
ce  pays  me  paroissent  aujourd'hui  comme  un  pa- 
radis terrestre,  comparé  à  celui  d'où  je  viens  5  si 
vous  me  pardonnez,  je  ne  cesserai  de  me  vouer 
à  l'industrie   la  plus  assidue ,  jusqu'à  ce  que 


2^74  VOYAGE 

j-aie  accompli  vos  projets  devenus  les  miens  »! 

—  ((  Depuis  ton  départ^  reprit-il ,  j'ai  fait  net- 
))  toyer ,  enclore  et  semer  en  bled  un  champ  de 
))  27  acres ,  arracher ,  brûler  un  grand  nombre 
))  de  souches,  détruire  deux  digues  de  castors, 
»  élever  enfin  un  moulin  à  scie ,  pour  pouvoir 
))  te  faire  construire  une  maison  décente  et  com- 
))  mode,  ainsi  qu'une  grange  proportionnée  aux 
))  récoltes  considérables  que  tu  auras  un  jour. 
))  N'ai-je  pas  bien  employé  les  cinq  mois  de  ton 
))  absence  ))  ? 

a  J'ai  un  autre  présent  à  te  faire ,  Jessé,  con- 
))  tinua-t-il,  c'est  celui  d'une  femme  comme  il 
»  en  faut  une ,  sage ,  saine ,  laborieuse  et  enten- 
))  due. Tu  connois  S.  B.  du  district  de  Cornw^all , 
7)  embrasse-moi.  Si  tu  n'as  rapporté  de  Surinam , 
))  ni  sucre ,  ni  indigo ,  tu  as  acquis  pendant  ce 
))  voyage  quelque  chose  qui  vaut  mieux,  mille  fois 
))  mieux  pour  un  jeune  homme  comme  toi,  c'est 
))  l'expérience  ;  car  la  vie  est  comme  les  glaces 
))  de  l'hiver  sur  lesquelles  on  n'apprend  à  mar- 
))  cher ,  à  se  tenir  ferme ,  qu'après  s'être  relevé 
y)  des  premiers  faux  pas  :  et  puis  tu  sauras  mieux 
))  connoître  ton  père  ».  —  ((  J'ai  fait  une  grande 
faute ,  lui  répondis- je  ;  et  si  vous  me  la  par- 
donnez, ce  sera  la  dernière. — Oui,  j'en  suis 
sûr,  me  dit-il,  embrasse-moi  î  Que  tout  eeci 
soit  oublié»! 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLYANIE.     27.5 

((  Heureux  les  enfans  à  qui  la  nature  a  donné 
des  pères,  ou  plutôt  des  amis  semblables  au  mien  ! 
Ils  leur  doivent  plus  que  la  vie.  Malheureuse- 
ment il  est  mort  5  mais  sa  mémoire,  que  je  bénis 
tous  les  jours,  après  avoir  offert  mes  prières  à 

A. 

l'Etre  suprême,  vivra  dans  la  mienne  aussi  long- 
temps que  moi.  Ma  bonne  mère  existe  encore  à 
S.  George ,  sur  Fîle  de  Nassau  (8)  )). 

((  Le  lendemain,  la  hache  à  la  main,  j^allois 
partir  pour  les  bois  ,  lorsqu^il  m'arrêta  et  me 
dit  :  ((  Jessé,  repose -toi  5  va  voir  la  femme  que 
je  te  destine  ;  et  mérite  son  affection  :  moi  je 
resterai  ici  jusques  au  commencement  de  l'hi- 
ver )). 

((  Je  l'épousai  six  mois  après,  cette  chère  et  pré- 
cieuse femme  5  et  depuis,  elle  a  fait  mon  bon- 
heur. Elle  m'a  rendu  père  de  neuf  enfans,  et  est 
justement  renommée  pour  son  intelligence  dans 
les  affaires  du  ménage  ,  département  bien  im- 
portant ici  )). 

((  Comme  pour  mettre  le  comblé  à  ma  félicité , 
I  un  frère  chéri ,  professeur  au  collège  de  New^-Ha- 
ven ,  vint  passer  avec  moi  les  vacances  de  cette 
même  année ,  c'est  à  lui  que  je  dois  plusieurs 
améliorations  importantes  en  agriculture.  Il  a 
dans  les  environs  de  cette  ville  une  petite  plan- 
tation ,  sur  laquelle ,  à  force  de  soins,  de  persé- 
vérance et  de  connoissances ,  il  a  réuni  tout  ce 


276  VOYAGE 

qu'on  cultive  d'utile  et  d'agréable  dans  ces  Etats. 
On  peut  le  dire ,  son  jardin  et  sa  terre  sont  un 
épitome  du  continent.  Une  fois  l'an ,  il  donne  à 
son  président  et  à  ses  collègues  un  grand  dîner, 
qu'il  appelle  d'un  nom  grec  que  j'ai  oublié.  Le 
linge  de  sa  table  vient  de  quelques  cotoniers  qu'il    . 
cultive  ;   ses   serviettes  sont  bordées  de    raies 
bleues,  teintes  avec  de  l'indigo ,  dont  il  fait  an- 
nuellement deux  à  trois  onces.  Je  ne  vous  parle 
pas  des  viandes,  des  légumes  et  des  fruits  pro- 
venant de  sa  basse-cour  et  de  son  potager  j  le 
sucre  d'érable ,  l'huile  de  sézamen  ,  l'eau-de- 
vie  de  pêches,  le  sirop  et  le  vinaigre  d'érable  (9), 
le   cidre ,  l'hydromel  ,  le  vin  de   cerises  ,  les 
confitures,  une  espèce  de  thé  de  ce  pays  (  Labra- 
dor ) ,  le  café  même ,  tout  vient  de  ses  champs  , 
de  son  jardin,  ou  de  sa  serre  :  oui,  tout,  jusques 
à  sa  bougie  (10).  Mais  ce  qui  vous  étonnera  en- 
core plus,  c'est  le  pz/Tzc^  dont  il  les  régale.  L'acide 
de  cette  liqueur  vient  aussi  de  son  jardin.  C'est 
moi  qui,  en  parcourant  les  bois  ,  il  y  a  quelques 
années  ,  découvris  ce  charmant  arbuste  ;  il  rap- 
porte des  bayes  grosses  comme  un  œuf  de  pigeon 
du  plus  bel  incarnat,  remplies  d'un  jus  trans- 
parent de  la  même  couleur  ,  que  nos  médecins 
ont  trouvé  aussi  bon  que  celui  des  citrons  de  la 
Jamaïque ,  ou  de  Bahama  ;  c'est  exactement   le 
même  que  celui  du  cramberry  (11)  des  marais» 


DANS  LA  HAUTE  PENSYLVANIE.   277 

Il  est  assez  singulier  qu'une  plante  et  un  arbre 
rapportent  le  même  fruit,  sans  autre  différence 
que  la  grosseur  )). 

Le  lendemain  n'ayant  pas  trouvé  le  colonel 
dans  son  salon ,  nous  ne  tardâmes  pas  à  décou- 
vrir qu'il  étoit  occupé  à  raccommoder  le  soc 
d'une  de  ses  charrues.  —  «  Ce  n'est  point,  nous 
dit-il,  par  économie ,  que  je  frappe  quelquefois 
sur  mon  enclume,  mais  pour  gagner  du  temps, 
qui  fait  ici  toute  notre  richesse.  Le  temps  est 
plus  rapide  que  l'eau  de  ma  rivière.  Combien  de 
jours  n'ai-je  pas  souvent  perdus  pour  un  ou- 
vrage d'une  demi-heure,  lorsque  je  me  servois 
du  maréchal  voisin  ))  ! 

—  (c  Pourquoi  le  temps  seroit-il  plus  rapide 
ici  qu'ailleurs? demanda  M.Herman)). — «Parce 
que  nous  n'avons  point  de  printemps ,  et  que 
l'été  succède  à  l'hiver  si  promptement,  que  soU' 
vent  il  est  difficile  de  confier  à  la  terre  les  grains 
de  cette  première  saison ,  avant  que  celle  de  la 
fenaison  ne  soit  venue.  D'un  autre  côté,  la  lon- 
gueur de  nos  hivers  nous   oblige  d'avoir  une 
grande  quantité  de  fourrages  ;  le  travail  néces- 
saire à  le  procurer,  dure  quelquefois  six  semai- 
nes 5  car  je  fauche  annuellement  près  de  cent 
acres,  et  pendant  ce  temps-là,  nos  charrues  se 
reposent.  Vous  voyez  bien  que  nous  n'avons 
pas  de  temps  à  perdre ,  et  que ,  si  nos  hivers 


578  VOYAGE 

étoient  moins  longs,  nos  récoltes  seroient  beau- 
coup plus  considérables  ». 

((D^un  autre  côté,  comme  sbérifF  du  Comté , 
je  suis  obligé  de  passer  plusieurs  jours  à  Gos- 
liem  (12),  toutes  les  fois  que  les  cours  inférieures 
et  supérieures  viennent  y  tenir  leurs  séaiices  : 
comme  colonel  de  la  milice  du  même  Comté , 
quatre  grands  exercices  annuels  et  de  fréquentes 
inspections  m^oblîgent  de  quitter  souyent  mes 
champs.  Tous  ces  devoirs  extérieurs,  unis  aux 
soins  indispensables  qu^exige  une  aussi  grande 
entreprise,  et  une  famille  composée  de  trente- 
cinq  individus ,  qu^il  faut  vêtir  et  nourrir ,  con- 
tribuent à  rendre  le  temps  encore  plus  rapide 
et  plus  précieux  pour  moi  que  pour  bien 
d^autres  » . 

—  c(  Mais  pourquoi ,    lui  demanda  encore 
M.  Herman  ,   un  état  de  milices  dans  un  pays 
qui  jouit  d'une  profonde  paix?  N'avez-vous pas 
des  troupes  réglées»? 

((  Nous  n'en  avons  que  ce  qui  est  indispensa- 
blement  nécessaire  pour  garder  nos  frontières 
et  protéger  les  nouvelles  colonies  qui  se  sont 
formées  au-delà  de  l'Oliio.  Il  li'y  a  pas  un  seul 
soldat  dans  nos  villes  3  d'ailleurs  la  Constitution 
exige  que  tout  citoyen,  depuis  l'âge  de  dix-liuit 
jusqu'à  cinquante  ans,  soit  enrôlé,  armé  et  prêt 
à  marcher.  Le  repos  et  la  tranquillité  des  villes 


DANS   LA   HAUTE   PENSYLVANIE.     SyQf 

et  des  campagnes  n'étant  confiés  qu'à  la  sauve- 
garde des  loix  5  il  est  nécessaire  qu'en  cas  de 
besoin,  les  magistrats  puissent  appeler  à  leur 
secours  des  détachemens  de  la  milice  :  par  qui 
peuvent-elles  être  mieux  conservées ,  préservées 
de  toute  atteinte,  que  par  les  citoyens  »  ? 

Le  soir,  mon  compagnon  s'étant  apperçu  que 
les  chandelles  qui  éclairoient  le  salon  étoient 
vertes  ,  en  demanda  la  raison  au  colonel.  — 
ce  C'est  qu'elles  ne  sont  pas  faites  avec  du  suif , 
répondit  -  il ,  mais  avec  de  la  cire  végétale  , 
produite  par  des  buissons  très- communs  dans 
ce  canton  :  le  plateau  de  la  montagne  de  Sko- 
îiomonk  en  est  entièrement  couvert.  Rien  de 
plus  simple  ni  de  plus  facile  que  de  s'en  procu- 
rer autant  qu'on  en  veut.  N'observez  -  vous  pas 
combien  la  fumée  en  est  suave  et  odorante?  Déjà 
on  a  essayé  avec  succès  de  la  blanchir.  Encore 
quelques  années,  et  nous  serons  en  état  de  perfec- 
tionner plusieurs  nouvelles  branches  d'industrie 
et  de  commerce.  Déjà  on  en  envoie  avec  celle  de 
nos  abeilles  aux  îles  espagnoles  et  portugaises , 
dont  le  culte  exige  la  lumière  des  cierges ,  lors 
même  que  celle  du  soleil  luit  )) . 

((  La  même  activité ,  le  même  degré  de  soins 
et  de  prévoyance  qui  préside  aux  travaux  de 
nos  champs  ,  préside  aussi  à  l'économie  de  nos 
ménages.    Ici  on  file    annuellement  assez   de 


SSo  VOYAGE 

coton,  de  lin  et  de  laine  pour  entretenir  la  maison 
et  vêtir  toute  la  famille.  Les  différentes  étpffes 
qu'on  en  fait,  sont  tissues  sous  mon  toit  j  celles 
qui  doivent  être  teintes ,  y  subissent  aussi  cette 
opération.  Ma  femme  est  notre  grande  teintu- 
rière: nous  en  faisons  ordinairement  8  à  1200 
aunes  par  an.  Il  en  est  de  même  du  savon  : 
chaque   famille  fait  annuellement   tout  celui 
dont  elle  a  besoin  ,  avec  de  la  graisse  et  de 
la  cire  végétale.  Cette  opération  est  plus  facile 
et  plus  prompte  encore  que  la  manipulation  du 
sucre  d'érable». 

«  Je  dois  à  la  nature  trois  à  quatre  cents  de  ces 
arbres  si  utiles  ,   que   j'ai  fait   soigneusement 
'Wclore,  et  dont  j'ai  élagué  tous  les  voisins  im- 
portuns pour  augmenter  la  vigueur  ainsi  que 
la  quantité  de  leur  sève.  Ce  beau  verger,  devenu 
notre  petite  Jamaïque ,  me  fournit  annuellement 
au  mois  d'avril  tout  le  sucre,  le  sirop  et  le  vinai- 
gre dont  nous  avons  besoin.  Chaque  arbre  en 
donne  de  trois  à  quatre  livres;  mais  pour  ne  les 
point  fatiguer,  je  les  ai  divisés  en  trois  classes  , 
dont  on  n'en  saigne  qu'une  tous  les  ans.  Depuis 
que  je  les  aï  débarrassés  de  tout  ce  qui  les  gênoit 
et  les  étouffoit,  et  que  le  soleil  les  inonde  de  ses 
rayons  bienfaisans,  j'observe  que  leur  sève  de- 
vient annuellement   plus  riche  et  plus  abon- 
dante. Dans  quelques  années,  j'espère  que  cha- 


DANS  LA  HAUTE  PENSYLVANIE.  281 
cun  d'eux  me  donnera  cinq  livres  de  sucre.  Déjà 
on  commence  à  le  raffiner.  Celui  que  je  viens  de 
recevoir  de  New- York m^a  paru  aussi  beau  et 
aussi  éclatant  5  que  celui  de  la  Jamaïque  ou  d'An- 
tiga.  Quant  au  vinaigre,  je  n'en  connois  ni  de 
meilleur ,  ni  de  plus  fort  » . 

Enfin,  précédés  du  cJief  de  cette  bonne  fa- 
mille, nous  partîmes  de  Skonomonk  pour  Ster- 
ling, dont  nous  ne  tardâmes  pas  à  entendre  les 
gros  marteaux,  et  où  nous  arrivâmes  de  bonne 
heure  (*). 

(^)  Les  détails  intéressans  que  renferme  ce  chapitre, 
suffiroient  pour  prouver ,  si  elle  n'étoit  pas  déjà  recomiue 
depuis  long-temps,  cette  vérité  devenue  triviale  à  force 
d'être  évidente,  savoir,  que  le  besoin  est  le  père  de  l'in- 
dustrie. J'ajoute   que  les  succès  (toujours   chèrement 
achetés)  de  l'industrie,  procurent  pourtant  à  l'homme  le 
bonheur ,  qu'il  ne  trouve  ni  dans  les  faveurs  de  la  for- 
tune, ni  dans  les  faciles  jouissances  du  luxe.  Voilà  ce 
dont  est  bien  convaincu ,  et  par  sa  propre  expérience , 
l'actif  et  laborieux  colon  :  voilà  ce  que  ne  soupçonne 
même  pas ,  bien  loin  de  le  comprendre,  l'oisif  ou  frivole 
habitant  des  villes  en  Europe,   (^Nota  communiquée  à 
V éditeur  par  le  cit.  J3. . . .  ) 


282  VOYAGE 


CHAPITRE    XVI I. 

A  peine  avions-nous  mis  nos  chevaux  à  l'écu- 
rie, que  le  propriétaire,  M.  Townsend,  vint  au- 
devant  de  nous,  et  nous  reçut  avec  la  politesse 
d'un  homme  accoutumé  à  voir  souvent  des 
étrangers  et  des  voyageurs.  En  effet ,  son  hos- 
pitalité est  si  bien  connue  depuis  long-temps  , 
que,  soit  qu'on  vienne  de  Tintérieur  ou  de  New- 
York,  on  s'arrange  toujours  de  manière  a  loger 
chez  lui ,  en  passant  les  montagnes.  Ayant  ap- 
pris que  le  motif  de  notre  voyage  étoit  d'exa- 
miner avec  attention  ses  dilférens  ouvrages^  il 
offrit  de  nous  en  montrer  tous  les  détails. 

D'abord,  il  nous  conduisit  à  sa  grande  four- 
naise où  le  minerai  étoit  fondu  et  ensuite  con- 
verti en  saumons  de  60  à  100  livres  pesant.  Elle 
étoit  située  à  peu  de  distance  de  la  principale 
digue,  qui,  par  la  position  favorable  des  rochers, 
lui  avoit  procuré  à  peu  de  frais  une  retenue 
d'eau  très-considérable.  D'un  simple  ruisseau , 
il  avoit  fait  un  petit  lac  de  quinze  mille  acres 
de  surface ,  rempli  de  poisson ,  et  sur  lequel  il 
avoit  un  joli  bateau.  Cette  fournaise  étoit  ani- 
mée par  deux  immenses  soufflets  de  quarante- 
huit  pieds  sur  sept ,  qui  n'étoient  faits  que  de 


DANS    LA   HAUTE   PENSYLVANIE.     285 

bois  sans  fer,  ni  cuir.  La  violence  ,  le  bruit  da 
Tent  qu^ils  produisoient  ,  ressembloit  à  celui 
d^une  tempête. 

((  Cette  fournaise,  nous  dit-il,  produit  annuel- 
lement, quand  il  ne  lui  arrive  point  d'accident, 
de  deux  mille  à  deux  mille  quatre  cents  tonneaux 
de  fer  ,  dont  les  trois  quarts  sont  convertis  en 
barres,  et  le  reste  fondu  en  boulets ,  canons,  etc. 
à  l'usage  du  commerce.  Ces  montagnes  dont  les 
coupes  n?e  procurent  le  charbon  ,  fournissent 
aussi  plusieurs  espèces  déminerai,  d'une  excel- 
lente qualité,  connu  sous  des  noms  différons  ». 
De-là  nous  fumes  voir  la  raffinerie  ;  six  gros 
marteaux  étoient  occupés  à  forger  des  barres  de 
fer  et  des  ancres ,  ainsi  que  plusieurs  pièces  à 
l'usage  des  vaisseaux.  Plus  bas ,  sur  le  même  ruis- 
seau,  étoit  la  fonderie  avec  son  four  à  réverbère. 
Il  nous  fit  observer  plusieurs  machines  ingénieu- 
ses ,  destinées  à  différens  usages  ,  dont  on  lui 
avoit  envoyé  les  modèles  ,  qu'il  avoit  fondus 
avec  un  potin  nouvellement  découvert  dans  ces 
montagnes  ,  dont  le  grain  ,  après  deux  fusions, 
acquiert  la  finesse  et  presque  la  couleur  de  l'étain. 

((  Je  puis  en  faire ,  nous  dit-il ,  les  choses  les 
plus  délicates  et  les  plus  légères.  Quel  dommage 
que  vous  ne  soyez  pas  venus  ici  huit  ou  dix 
jours  plutôt  !  je  vous  aurois  fait  voir,  i°.  trois 
nouvelles  espèces  de  charrues ,  dont  j'ai  fondu 


284  VOYAGE 

les  principales  pièces ,  et  qui  cependant  ne  sont 
pas  plus  pesantes  que  les  anciennes.  Chacune 
d^elles  est  pourvue  d^une  espèce  de  romaine 
graduée  ,  au  moyen  de  laquelle  on  peut  voir 
avec  la  dernière  précision  à  combien  se  monte 
la  puissance  de  l^attelage,  et  conséquemment  la 
résistance,  c'est-à-dire,  la  ténacité  du  sol,  2°.  un 
moulin  portatif,  destiné  à  détacher  le  grain  de 
la  menue  paille.  Cette  invention  n^est  que  la  suite 
d'une  autre ,  au  moyen  de  laquelle  tous  les  épis 
d'un  champ  pourront  être  facilement  enlevés, 
sans  qu'on  soit  obligé  de  le  couper  par  le  pied 
pour  en  faire  des  gerbes,  suivant  l'ancien  usage. 
Tout  cela  est  parti  pour  le  Mont-Vernon  (1)3  car, 
continua-t-il,  quoique  le  général  Washington 
remplisse  avec  des  talens  aussi  distingués  la  pré- 
sidence de  FUnion ,  à  laquelle  il  a  été  appelé  par 
la  voix  unanime  de  TafFection  et  de  la  recon- 
noissance,et  que  le  siège  du  Gouvernement  soit 
à  cent  lieues  de  sa  belle  terre  ,  il  surveille  son 
immense  culture,  et  en  dirige  les  opérations  avec 
un  discernement  et  une  attention  dignes  d'élo- 
ges. Toutes  les  semaines  il  en  reçoit  les  détails , 
comme  un  négociant ,  le  compte  courant  de  ses 
aifaires.  A  l'aide  d'une  très- grande  carte  qu'il 
m'a  fait  voir,  il  connoît  tous  ses  champs ,  sait 
ce  qu'ils  ont  rapporté ,  et  préjuge  ce  qu'on  doit 
y  semer.  Jamais  on  n'a  poussé  plus  loin  l'ordre , 


DANS    LA    HAUTE    PENSYLYANIE.     528v5 

îa  méthode  et  Féconomie  du  temps.  C'étoit  la 
même  chose  durant  la  guerre.  Le  Congrès  et  le 
public  ne  furent  pas  peu  étonnés,  lorsqu'après 
être  rentré  dans  la  classe  des  citoyens ,  il  rendit 
au  premier  les  comptes  de  son  commande- 
ment^ parmi  lesquels  on  trouva  celui  de  la  dé- 
pense particulière  des  services  secrets  pendant 
«ept  ans,  entièrement  écrit  de  sa  main,  et  qui 
ne  se  montoit  qu^à  douze  ou  quatorze  mille  gui- 
nées.  Pendant  ce  long  intervalle  ,  ainsi  que  de- 
puis qu^il  est  devenu  chef  du  Gouvernement 
général,  cet  illustre  Agricola  n'a  jamais  cessé 
d'être  un  des  cultivateurs  les  plus  éclairés  des 
Etats-Unis.  Avant  la  révolution ,  il  avoit  qua- 
rante charrues,  et  en  1772  il  récolta  près  de  dix 
mille  boisseaux  de  bled)). 

De  la  fournaise  nous  allâmes  voir  les  fours 
dans  lesquels  le  fer  étoit  converti  en  acier.  —  a  II 
n'est  pas  encore  aussi  bon  que  celui  de  Suède , 
nous  dit  M.  Townsend  ,  mais  nous  en  appro- 
chons. Encore  quelques  années  d'expérience,  et 
nous  parviendrons  à  la  perfection.  Le  fer  qui 
sort  de  dressons  mes  marteaux  ,  jouit  depuis 
long -temps  d'une  bonne  réputation,  et  se 
vend  de  28  à  5o  pounds  le  tonneau  de-  567  à 
590  livres  pesant  (*)  )). 

C^)  Le  tonneau  pèse  2200  livres. 


286  VOYAGE 

((  Voyez-vous ,  continua-t-il,  ce  bel  et  vaste 
herbage ,  environné  par  les  deux  branches  de  la 
rivière?  c'est  ce  que  j'appelle  le  chef-d'oeuvre 
de  mon  industrie  j  il  n'y  a  pas  encore  dix  ans 
que  ce  bas-fond  étoit  le  cloaque  de  ces  mon- 
tagnes. J'essayai  de  le  faire  défricher  à  la  hache  ; 
mais  les  haliers  et  les  broussailles  dont  il  étoit 
couvert  ne  présentant  aucune  résistance,  cet 
instrument  devint  inutile.  Je  ne  savois  comment 
m'y  prendre  ,  lorsque  l'idée  me  vint  d'y  mettre 
trois  cents  chèvres,  et  de  les  y  retenir  jusqu'aux 
approches  de  l'hiver.  Pressées  par  le  besoin, 
elles  firent  mourir  les  buissons  les  plus  vivaces  , 
en  les  dépouillant  de  leur  écorce.  L'été  suivant, 
un  embrasement  général  fit  tout  disparoitre; 
j'ensemençai  mon  terrein  en  trèfle  et  en  timtchy , 
et  l'année  d'après ,  cet  amas  impénétrable  de 
ronces  et  d'épines  fut  remplacé,  à  ma  grande 
joie,  par  une  abondante  récolte  de  foin.  Cette 
île  est  devenue,  depuis,  une  des  meilleures  prai- 
ries du  canton.  Plusieurs  cultivateurs  ont  suivi 
mon  exemple  » . 

Après  avoir  passé  deux  jours  à  examiner  ces 
constructions  si  diverses ,  à  admirer  l'art  avec 
lequel  on  avoit  combiné  le  mouvement  des 
eaux,  ainsi  que  l'ordre  et  l'arrangement  des 
coupes  de  bois ,  nécessaires  à  la  fourniture  du 
charbon  qu'exige  une  entreprise  aussi  considé- 


DANS    LA    HAUTE   PENSYLVANTE.     287 

rable,  nous  quittâmes  M.  Townsend,  etleméme 
jour  nous  arrivâmes  à  Ringwood,  dont  nous  sa- 
vions que  le  propriétaire,  M.  Erskine,  avoit  passQ 
trois  ans  en  Europe  ,  à  visiter  les  principales 
forges  de  l'Ecosse ,  de  la  Suède  et  de  FAllemagne. 
Quoique  moins  considérables ,  les  ouvrages  de 
celle-ci  ne  nous  parurent  pas  moins  intéressans. 
La  combinaison ,  le  mécanisme  des  différentes 
machines   destinées  à  simplifier  les  travaux  , 
étoient  encore  plus  parfaits  que  ce  que  nous 
avions  vu  à  Sterling.    Un  grand  mouvement 
destiné  à platiner  et  à  fendre  le  fer  en  baguettes, 
parut  à  M.  Herman  un  chef-d'œuvre  de  sim- 
plicité j  mais  ce  qui  le  rendoit  encore  plus  cu- 
rieux,  c'étoit  le  moulin  à  farine  dont  il  étoit 
surmonté,  et  qu^on  pouvoit  baisser  quand  on 
vouloit  s'en  servir,  ou  exhausser  aussi-tôt  que 
la  mouture  étoit  finie.    Toutes  les  pièces  en. 
étoient  de  potin.  Non  loin  de -là,  étoit  une 
autre  mécanique  destinée  à  forer  les  canons. 
M.  Erskine  nous  dit  qu'année  commune, il  veli- 
doit  5oo  tonnes  de  fer  en  barres ,  200  d'acier , 
sans  parler  des  fontes  :  mais  Ringwood,  outre 
l'abondance  des  eaux  et  du  bois ,  jouit  d'un 
avantage  inappréciable ,  celui  de  n'être  qu'à 
une  petite  distance  de  la  rivière  Hakinsack,  qui 
verse  ses  eaux  dans  la  grande  baie  de  New- York. 
«  Quelles  ressources ,  lui  dit  M.  Herman,  ces 


288  VOYAGE 

montagnes  n'offrent-elles  pas  aux  habitans  des 
deux  Etats  de  New- York  et  du  Jersey  !  L^im- 
niensité  des  forets  dont  elles  sont  couvertes  jus- 
qu'à leurs  plus  hautes  cimes  ;  les  différentes 
espèces  de  minerai  qu'on  trouve  dans  leur  sein 
avec  autant  de  facilité  que  d'abondance  ;  les 
riches  et  fertiles  vallées,  les  nombreux  ruis- 
seaux qui  les  arrosent ,  ainsi  que  les  sources 
qu'on  rencontre  à  différentes  hauteurs ,  et  qui 
sont  si  utiles  à  l'irrigation  des  prairies  et  des 
champs  :  quels  moyens  de  prospérité  et  de  ri- 
chesse !  Si  votre  postérité  conserve  ces  beaux 
bois ,  elle  jouira  pendant  bien  des  siècles  des 
avantages  précieux  d'avoir  le  charbon  néces- 
saire à  la  fabrication  du  fer ,  la  facilité  de  ré- 
parer les  bâtimens  et  les  écluses,  ainsi  que  tous 
les  moyens  de  puissance  dont  elle  aura  be- 
soin)). 

(cVous  avez  raison,  dit  M.  Erskine;  il  est 
probable  que  cela  arrivera,  puisque  la  chaîne 
entière  est  devenue,  depuis  long-temps,  la  pro- 
priété de  plusieurs  individus  extrêmement  in- 
téressés à  la  conservation  de  ces  forêts.  Depuis 
les  limites  du  Connecticut  jusqu'à  celles  du  Jer- 
sey ,  on  compte  dans  ces  montagnes  sept  four- 
naises et  six  grosses  forges ,  sans  parler  des  fon- 
deries et  de  plusieurs  raffineries,  qui  produisent 
annuellement  peut-être  i4o,ooo  quintaux  de 


DANS    LA    HAUTE    PENSYLVANIE.    289 

fer  forgé  ,  beaucoup  d'acier ,  cF ancres ,  de  ca-* 
nons,  etc.  Si,  d'un  autre  oôté,  je  pouvois  savoir 
à  combien  se  monte  le  produit  de  la  vente  des 
récoltes ,  des  bestiaux  qu'on  élève  dans  les  val- 
lées, je  suis  persuadé  qu'une  plaine  riche  et 
fertile  de  882  milles  quarrés  (  c'est  à  quoi  j'es- 
time l'espace  occupé  par  ces  montagnes),  ne 
seroit  pas  aussi  productive  )). 

Le  lendemain ,°  nous  fûmes  à   Charlotten- 
bourg,  à  travers  ^n  pays  très-montueux.  Les 
constructions  en  avoient  été  érigées,  avant  la 
révolution,  par  une  compagnie  anglaise  ,  que 
la   guerre   avoit  ruinée.   La  fournaise  venoit 
d'éclater ,  et  le  propriétaire  étoit  absent.  Nous 
y  vîmes  une  clouterie  immense ,  extrêmement 
simplifiée  au  moyen  d'un  grand  nombre  de  petits 
marteaux  ,  mis  en  mouvement  par  un  tournant 
extérieur.  On  y  forgeoit  des  boulons  ,  ainsi  que, 
plusieurs  autres  ferrures  à  l'usage  des  vaisseaux» 
Nous  y  vîmes  aussi  une  platinerie  de  tôle  et  de 
lames  de  fer ,  nécessaires  à  la  fabrication    de 
bêches  et  de  pelles.  Là ,  comme  à  Sterling  et  à 
Ringwood ,  la  retenue  des  eaux  étoit  immense. 
On  nous  dit  que  l'année  précédente ,  on  y  avoit 
fondu  46,000  quintaux  de  saumons. 

De  Charlottenbourg ,  nous  devions  aller  vi- 
siter Bellevale  5  mais  ayant  appris  qu'on  n'y 
yoyoit  que  de  gros  marteaux  j  il  fut  résolu  que 

I,  T 


Sgo  VOYAGE 

nous  abandonnerions  ce  projet,  pour  aller  voir 
une  prairie  naturelle  contenant  près  de  70,000 
arcs  (2) ,  située  au  centre  d^un  pays  qui  com- 
mençoit  à  être  bien  cultivé. 

La  nature ,  comme  pour  en  ôter  la  nudité ,  a 
embelli  cette  prairie  immense  de  plusieurs  îles 
de  grandeurs  différentes ,  dont  le  sol  est  extrê- 
mement fertile  5  les  unes  sont  couvertes  de  cè- 
dres rouges ,  les  autres  de  cèdres  blancs  très- 
élevés.  C^est  avec  le  bois  de  ces  derniers  qu'on 
couvre  les  maisons  et  les  granges,  et  qu'on  fait 
cette  belle  tonnellerie,  dont  Fusage  est  si  ré- 
pandu et  si  varié.  Cette  prairie  est  traversée 
dans  toute  sa  longueur,  qui  est  de  4^  milles, 
par  une  rivière  large  et  profonde  (  le  Wallkill)  : 
mais  depuis  le  pont  construit  à  son  extrémité 
orientale,  jusqu'au  fleuve  Hudson,  ses  eaux 
bruyantes  et  rapides  ne  servent  qu'à  mettre  en 
mouvement  un  grand  nombre  de  moulins  des- 
tinés à  différons  usages. 

Accompagnés  de  M.  John  Allison  ,  un  des 
plus  riches  propriétaires  de  ces  cantons,  nous 
allâmes  voir  une  île  qui  lui  appartenoit,  à  un 
demi-mille  du  rivage,  sur  laquelle  paissoient 
52  vaches.  La  vue  de  ce  superbe  troupeau  , 
ainsi  que  celle  de  son  immense  laiterie  et  du 
mécanisme  employé  à  battre  le  lait ,  surprit 
beaucoup  M.  Herman. 


DANS  LA  HAUTE  PENSYLVANIE.   2gi 

<(  Quoi  !  dit-il,  vous  m'appreniez  tout-à-l'heure 
que  la  centième  partie  de  la  surface  de  ces  îles 
et  de  cette  plaine  étoit  à  peine  cultivée,  soumise 
à  la  faulx ,  ou  convertie  en  herbages ,  et  voilà 
déjà  un  troupeau  si  nombreux?  Que  sera-ce 
donc  un  jour))  ? 

((  Il  est  encore  bien  éloigné  ce  jour,  répondit 
M.  Allison,  où  tout  ce  que  nous  voyons  sera 
couvert  de  grains  et- d'herbes  utiles.  La  culture 
de  cette  vaste  plaine  est  une  conquête  réservée 
à  notre  postérité  ^  ici ,  comme  en  Egypte ,  il 
faudra  couper  des  canaux  d'écoulement,  quoi- 
que cette  prairie  soit  peu  sujette  aux  inonda- 
tions ;  il  faudra  élever  des  digues  et  des  chaus- 
sées, diviser  les  propriétés  par  un  grand  nombre 
de  fossés ,  placer  des  bornes  durables  pour  dé- 
terminer les  limites  et  les  subdivisions ,  tracer 
la  ligne  de  démarcation  du  nouveau  Jersey,  la- 
quelle la  traverse  dans  toute  sa  largeur.  Ces 
limites  ne  pourront  être  que  des  arbres  :  alors 
de  toutes  parts  on  verra  s'élever  des  saules,  des 
ypreaux ,  des  peupliers ,  des  sycomores.  Quel 
ornement  !  quelle  richesse  !  De  quelle  utilité  ne 
.sera  pas  la  fraîcheur  de  leurs  ombres  pendant 
les  chaleurs  de  l'été  !  La  monotonie  qu'on  ob- 
serve aujourd'hui,  sera  remplacée  par  la  va- 
riété; le  vert  sombre  de  ce  triste  horizon  ne  se 
confondra  plus  avec  le  brillant  azur  d'un  beau 


5292  VOYAGÉ 

jour  j  notre  population  sera  alors  décuplée.  — - 
Mais  que  la  multiplication  des  hommes  est  loin 
de  contribuer  à  leur  bonheur  !  Dans  l'enfance 
des  sociétés,  jouissant  de  plus  d'espace,  moins 
exposés  à  Faiguillon  des  besoins ,  ils  sont  plus 
heureux ,  et  conséquemment  moins  pervers. 
Peut-être  même  notre  postérité  considérera-t- 
elle  comme  l'âge  d'or ,  celui  dans  lequel  nous 
•vivons.  La  main- d'oeuvre  sera  moins  chère,  il 
est  vrai ,  les  jouissances  de  la  vie  seront  mieux 
senties,  mieux  connues ,  les  maisons  plus  spa- 
cieuses et  mieux  distribuées  ;  mais  il  y  aura  des 
riches  et  des  pauvres  ;  les  crimes  deviendront 
plus  communs  et  les  loix  plus  sévères;  peut- 
être  même  la  forme  de  notre  heureux  Gou- 
vernement aura-t-elle  changé  avec  les  circons- 
tances ». 

(c  Ce  seroit  cependant  un  spectacle  bien  inté- 
ressant pour  un  homme  né  ,  comme  moi  ,  dans 
ce  pays  à  l'époque  de  sa  première  enfance ,  s'il 
pouvoit  le  revoir  lorsque  ces  grands  espaces , 
aujourd'hui  inutiles  et  incultes  ,  seront  cou- 
verts de  belles  moissons  ;  lorsque  ces  îles  et  ces 
coteaux  seront  décorés  de  bonnes  habitations, 
et  environnés  de  beaux  vergers  j  lorsque  la 
pente  douce  des  rivages  de  cette  vaste  prairie 
sera  cultivée  jusqu'au  lieu  où  la  charrue  ren- 
contrera la  faulx  !  Quel  luxe  de  végétation  ne 


DANS  LA  HAUTE   PENSYLVANIE.     SgS 

déploiera  pas  alors  cette  terre  grasse  et  fé- 
conde, formée  par  le  long  séjour  des  eaux! 
Quelle  quantité  de  chevaux ,  de  bestiaux ,  naî- 
tront, s'engraisseront  sur  ce  sol,  aujourd'hui 
surchargé  d'herbes  inutiles  et  de  plantes  sau- 
vages !  Quelle  quantité  de  beurre,  de  fromages, 
de  chanvre  et  de  lin  sortira  de  ces  cantons  !  Les 
germes  de  ces  productions  existent  cependant , 
et  n'attendent  pour  se  développer  que  les  pro- 
grès du  temps  et  de  l'industrie  ;  l'un  et  l'autre 
avancent  avec  rapidité  )). 

Ce  colon  instruit ,  magistrat  du  canton ,  ve- 
noit  de  finir  une  maison  en  briques ,  assez  élé- 
gante et  commode,  sous  le  toit  de  laquelle  nous 
éprouvâmes ,  pendant  deux  jours ,  la  bonne 
hospitalité,  et  jouîmes  du  plaisir  de  sa  conver- 
sation. Il  nous  fit  boire  du  vin  de  groseilles  si 
vieux  et  si  boa  ,  que  M.  Herman  le  jugea  être 
venu  d'Europe.  Il  nous  dit  qu'il  envoyoit  tous 
les  ans  à  New -York  4ooo  livres  de  beurre, 
200  livres  de  fromage ,  4o  barriques  de  lard ,  et 
quelques  tonnes  de  chanvre  (5)  ;  ce  qui  lui  rap- 
portoit  de  1 2  à  1 5oo  piastres  ;  que  le  produit  de 
ses  récoltes  ,  de  ses  élèves  et  de  sa  forêt  de  cèdres 
blancs ,  lui  en  rapportoit  presqu' autant  ;  que  ses 
impositions  ne  montoient  qu'à  quatre  piastres  5 
que  son  père  avoit  commencé  cet  établissement 
22  ans  auparavant.  Il  nous  parla  beaucoup  aussi 


Sg4  VOYAGE 

de  la  loi  que  les  Etats  du  Jersey  et  de  New- York 
avoient  passée  pour  encourager  le  dessèche- 
ment 5  il  ajouta  que  déjà  les  travaux  étoient 
commencés ,  et  avoient  produit  un  grand  effet. 
c(  Quelle  conquête,  nous  dit-il,  quand  on  pense 
que  pour  trois  mille  guinées  on  va  dessécher 
une  surface  de  70,000  arcs  »  ! 

Les  affaires  du  colonel  Woodhul  l'ayant 
obligé  de  nous  quitter  plutôt  qu^il  ne  s'y  atten- 
doit ,  nous  nous  séparâmes  à  Wawayanda,  dans 
le  Haut-Jerse}?" ,  d'où  nous  repassâmes  les  High- 
lands  (4)  :  elles  nous  parurent  beaucoup  plus 
élevées  que  celles  qui  avoisinent  le  fleuve.  Le 
lendemain  nous  vînmes  coucher  à  Basking- 
Ridge,  pour  y  admirer  l'ingénieux  mécanisme 
d^un  moulin ,  destiné  à  briser ,  à  couteler  le 
chanvre  et  le  lin.  Le  jour  suivant,  à  Princeton  , 
à  dessein  d'y  voir  le  chef-d'oeuvre  de  Ritten- 
house.  C'est  une  machine  qui  représente ,  avec 
la  plus  grande  exactitude ,  les  mouvemens  des 
corps  célestes ,  leurs  éclipses ,  leurs  oppositions , 
ainsi  que  tous  les  phénomènes  astronomiques 
que  les  modernes  ont  découverts.  ((  Cette  ma- 
chine ,  dit  M.  Jetterson ,  que ,  faute  de  nom ,  on 
appelle  Orréry  y  est  peut-être  la  plus  belle  pièce 
de  mécanique  qui  soit  sortie  de  la  main  de 
l'homme.  Rittenhouse  n'a  pas  créé  le  monde , 
mais  par  la  puissance  de  l'imitation ,  il  a  ap- 


DANS   LA   HAUTE    PENSYLVANIE.     2g5 

proche  plus  près  du  grand  Créateur  qu^aucun 
homme  qui  ait  existé  )) . 

Nous  nous  étions  proposé  de  voir  les  mines 
de  cuivre  de  Rocky-Hill  et  de  Sckyler,  mais 
ayant  appris  que  les  dommages  qu^elles  avoienl 
essuyés  pendant  la  guerre  n^avoient  point  en- 
core été  réparés ,  nous  revînmes  à  Nevr-Ark , 
village  le  plus  élégant  et  le  plus  champêtre  des 
Etats-Unis  j  d'où ,  après  avoir  passé  deux  ponts 
qu'on  venoit  de  terminer  sur  les  rivières  Pas- 
saick  et  Hakinsack ,  nous  arrivâmes  à  New- 
york. 

Il  paroît  y  avoir  encore  ici  une  grande  lacune. 


NOTES. 


NOTES  DE  L'EPITRE  DEDICATOIRE. 

(i)(jEORGE  Washington ,  né  en  Virginie  le  1 1  février 
1/52,  dans  la  paroisse  de  Washington,  comté  de  West- 
nioreland,  fut  envoyé  par  cet  Etat,  comme  député  au 
premier  Congrès,  qui  s'assembla  à  Philadelphie  le  5  sep- 
tembre 1774.        ' 

(2)  L'année  suivante,  il  fut  nommé  commandant  en 
chef  de  l'armée  continentale,  commission  qu'il  n'accepta 
qu'avec  méfiance  ,  et  non  sans  beaucoup  de  difficulté.  Ce 
choix,  sanctionné  par  la  voix,  ou  plutôt  par  l'acclamation 
publique  ,  produisit  un  si  bon  effet,  qu'un  grand  nombre 
de  jeunes  gens  s'empressèrent  d'aller  le  joindre  au  camp 
de  Roxbury ,  près  Boston ,  où  bientôt  il  se  trouva  à  la 
tête  de  5o,ooo  volontaires» 

(3)  Un  mécontentement  général  régnoit  depuis  plu- 
sieurs mois  dans  l'armée  continentale ,  alors  campée  à 
New-Bourg,  sur  le  rivage  occidental  du  Hudson  :  il  étoit 
fondé  sur  l'insuffisance  des  mesures  que  le  Congrès  avoit 
prises  pour  payer  ce  qui  étoit  dû  aux  soldats,  et  fixer  la 
quotité  des  récompenses  promises,  les  seules  cependant 
que ,  dans  son  extrême  dénuement  de  moyens ,  il  pût 
adopter.  Ce  mécontentement  ne  tarda  pas  à  produire  une 
fermentation  d'autant  plus  alarmante ,  qu'il  n'y  entroit 
ni  licence  ,  ni  tumulte.  Les  soldats  envoyèrent  plusieurs 
députations  au  Général ,  et  quoique  je  n'aie  jamais  su  ce 
qu'elles  éloient  chcirgées  de  lui  dire ,  il  est  aisé  de  deviner 


NOTES.  297 

que  des  hommes  armés ,  irrités ,  ii'avoient  besoin  que 
d'un  chef  pour  se  faire  justice  j  il  eut  le  bonheur,  non 
sans  avoir  rencontré  de  grands  obstacles ,  d'appaiser  ces 
mouvemens  orageux,  d'adoucir  l'aigreur  des  esprits,  de 
dissiper  des  projets  qui  auroient  pu  avoir  les  conséquences 
les  plus  funestes  ,  et  enfin  de  licencier  cette  armée.  Il 
étoit  difficile  de  se  trouver  dans  des  circonstances  plus 
délicates  ,  et  d'en  sortir  avec  plus  d'honneur. 

Quel  est  le  citoyen  des  Etats-Unis  qui,  aujourd'hui 
comme  dans  la  suite  des  temps ,  pourroit  se  rappeler  cette 
époque  de  la  vie  du  général  Washington ,  sans  se  sentir 
pénétré  d'un  mélange  d'admiration  et  de  reconnoissance  ? 
Quel  changement  dans  les  destinées  du  continent ,  un  seul 
monosyllabe  n'auroit-il  pas  pu  produire  ? 

(4)  La  lettre  que  le  Général  adressa  de  ce  même  camp 
(le.  11  juin  1783)  aux  Gouverneurs  des  treize  Etats  ,  est 
un  chef-d'œuvre  de  sagesse.  Prévoyant  dès-lors  les  mal- 
heurs, les  déchiremens  qui  dévoient  nécessairement  ré- 
sulter ,  à  la  paix ,  de  l'insuffisance  de  la  confédération  et 
de  la  foiblesse  du  Congrès ,  il  en  place  l'énergique  tableau 
sous  les  yeux  de  ses  concitoyens ,  ainsi  que  celui  des 
mesures  qu'ils  doivent  adopter  pour  s'en  garantir.  Il  leur 
dit  que  les  dangers  de  la  guerre  dont  ils  viennent  de 
sortir  avec  tant  de  gloire,  ne  sont  rien ,  comparés  à  ceux 
qui  les  attendent,  si  les  Etats  ne  consentent  point  à  céder 
au  Congrès  une  partie  de  leur  souveraineté  ,  pour  assurer 
la  tranquillité  intérieure ,  et  pour  établir  la  justice  sur  des 
bases  inébranlables. 

Mais  ilfalloit  que  l'expérience  de  quatre  longues  années 
justifiât  les  pressentimens  de  ce  grand  homme  ;  il  falloit 
que  les  habitans  de  ces  Etats  eussent  été  entraînés  jusques 
sur  les  bords  du  précipice  que  sa  profonde  sagacité  leur 


2Ç)8  NOTES, 

avoit  signalé  de  loin.  Quand  on  se  transporte  en  imagi- 
nation, à  cette  époque  critique,  qu'on  se  rappelle  les  cir- 
constances dans  lesquelles  ces  Etats  se  trouvèrent  à  la^ 
paix,  lorsque  les  foibles  liens  qui  les  unissoient,  étoient 
près  de  se  briser,  il  est  difficile  de  ne  pas  remarquer 
quelque  chose  de  bien  extraordinaire  dans  cette  lettre 
dictée  par  la  sagesse ,  ainsi  que  par  la  prévoyance  et  le 
patriotisme  le  plus  éclairé  :  tel  est  du  moins  l'effet  qu'elle 
a  produit  sur  mon  esprit. 

(5)  Je  fus  témoin  de  l'alégresse  générale ,  des  mouve- 
mens  d'ivresse  qu'occasionna  son  entrée  modeste,  et  pour- 
tant triomphante,  dans  la  ville  de  New- York  (le  25  no- 
vembre 1783),  ainsi  que  de  son  humanité  envers  les 
royalistes ,  dont  les  affaires  n'étoient  pas  encore  ter- 
minées ;  j'admirai ,  comme  tant  d'autres ,  sa  modestie , 
son  affabilité ,  la  sagesse  des  moyens  qu'il  employa  pour 
adoucir  l'aigreur  des  deux  partis ,  qui  ,  après  sept  ans  de 
séparation ,  se  trouvoient  réunis.  Je  partageai ,  avec  ces 
habitans,  la  tristesse,  les  regrets,  la  consternation  ,  que  fit 
naître  l'annonce  de  son  départ,  fixé  au  4  décembre.  J'étois 
parmi  eux  et  les  officiers  de  l'armée,  réunis  pour  recevoir 
ses  derniers  adieux. 

Rarement  les  passions  humaines  ont  été  plus  vivement 
agitées ,  qu'elles  ne  le  furent  pendant  cette  scène  atten- 
drissante. Quel  spectacle  !  tous  les  coeurs  étoient  émus ,  tous 
les  yeux  étoient  baignés  des  larmes  silencieuses  et  expres- 
sives du  respect  et  de  la  tendre  affection.  Jamais  je  n'ou- 
blierai les  dernières  paroles  qu'il  adressa  à  ses  compagnons 
d'armes,  dont  il  alloitse  séparer  pour  toujours^;  jamais  ne 

*  «  Braves  et  chers  compagnons  ,  je  vous  quitte  avec  un  cœur 
plein  d'affection  et  de   reconnoissance  j  je  prends  con§é  ds 


N   O   TE    S.  299 

Veffaceracle  mamémoire  la  profonde  impression  que  firent 
sur  mon  esprit  l'imposante  dignité  de  sa  contenance ,  le 
son  de  sa  voix,  altéré  par  des  émotions  intérieures  qu'il 
s'ej0Porçoit  de  comprimer ,  et  plusieurs  autres  nuances  in- 
descriptibles. 

(6)  Malgré  les  rigueurs  de  l'hiver,  les  habitans  des 
lieux  par  lesquels  il  passa ,  s'empressèrent  de  venir  le 
saluer ,  et  lui  offrir  les  témoignages  de  leur  vénération  et  de 
leur  reconnoissance  :  les  femmes,  les  enfans  même,  tous 
vouloient  jouir  du  plaisir  de  voir  celui  qu'ils  nommoient 
che  father  of  Jiis  country  (le  père  de  la  patrie),  sur  la 
tête  duquel  ils  appeloient  les  bénédictions  du  ciel.  Ce  fat 
un  mouvement,  ou  plutôt  une  impulsion  générale  dans 
tout  le  Jersey.   Environné  d'une  partie  des  habitans  de 
Philadelphie ,  qui  étoient  venus  à  sa  rencontre  ,  il  entra 
dans  cette  ville  au  milieu  des  acclamations ,  du  bruit  des 
<îloches  et  du  canon. 

Parmi  les  nombreuses  adresses  qu'il  a  reçues  durant  sa 
vie  publique ,  celles  qui  lui  furent  présentées  à  cette 
époque  par  les  corps  et  les  sociétés  de  cette  ville,  sont 
très- remarquables  ,  non -seulement  par  l'éloquence  du 
style ,  mais  aussi  par  les  grandes  et  intéressantes  idées 
c[u'elles  contiennent.  On  conçoit  difficilement  comment 
il  a  pu  mettre  autant  d'élégance  et  de  variété  dans  ses 
réponses.  En  voici  quelques  passages. 

*  ((  La  Société  philosophique  américaine ,  qui  se  glo- 

vous ,  en  désirant  bien  sincèrement  que  le  reste  de  votre  vie 
puisse  être  aussi  tranquille  et  aussi  heureux  ,  qu'ont  été  glorieux 
et  honorables  les  jours  que  nous  avons  passés  ensemble  ». 
27  novembre  1783. 

^  Adresse  de  là  Société  philosophique  américaine  de  Phila-r 
delphie  ,  le  9  décembre  1783. 


OOO  NOTES. 

rifie  depuis  long-temps  de  vous  compter  parmi  ses  dis^ 
ciples ,  est  heureuse  d'avoir  à  vous  féliciter  aujourd'hui 
sur  le  retour  de  la  paix ,  et  sur  votre  présence  dans  cette 
ville.  Prévoyant,  comme  nous  le  faisons,  l'heureuse  in- 
fluence de  ce  grand  événement  sur  l'objet  de  notre  insti- 
tution, nous  espérons  que  les  arts  et  les  sciences,  com- 
pagnes de  la  liberté  et  de  la  vertu ,  en  vous  offrant  le  juste 
tribut  de  leurs  louanges  et  de  leurs  acclamations ,  contri- 
bueront à  transmettre  votre  nom  à  la  postérité  la  plus 
reculée.  Puissiez-vous  jouir  d'un  bonheur  inaltérable  dans 
la  vie  privée  que  vous  allez  mener,  et  ajouter  encore  un 
nouveau  lustre  à  la  célébrité  de  votre  nom  !  vous  êtes  bien 
sûr  d'y  être  accompagné  par  l'amour,  l'affection  et  la 
reconnoissance  de  votre  patrie  )). 

Extrait  de  sa  réponse. 

<c  Si  mon  cœur  forme  un  sou- 
hait ardent  et  sincère,  c'est  celui  d'être  l'associé  d'hommes 
vertueux  et  instruits-,  c'est  celui  de  voir  les  sciences  et 
les  arts  continuer  d'être  prisés  ,  cultivés  parmi  nous  : 
c'est  celui  de  les  voir  éclairer  de  leurs  lumières  salutaires 
et  bienfaisantes,  toute  l'étendue  de  ce  grand  continent. 
Je  penserai  souvent,  soyez-en  bien  assurés,  à  l'utilité  de 
votre  institution ,  dans  les  loisirs  de  ma  retraite  )>. 

. .  *  «  Ce  combat,  si  long-temps 

douteux  ,  est  donc  enfin  terminé,  grâces  à  votre  sagesse 
et  à  votre  courage  !  Nous  jouissons  donc  enfin  des  béné- 
dictions de  la  paix  et  de  l'indépendance  !  Au  nom  des 


^  Extrait  de  l'adresse  du  clergé ,  des  avocats  et  des  médecins 
de  Philadelphie  ,  du  i3  décembre  1785. 


NOTES.  OÔl 

âifferens  corps  que  nous  sommes  chargés  de  représenter 
aujourd'hui ,  nous  vous  saluons  avec  les  émotions  de  la 
joicj  de  l'affection  et  de  la  reconnoissance  la  plus  sincère. 
Que  d'autres  parlent  de  vos  exploits  militaires,  et  les 
comparent  à  ceux  des  anciens  héros  de  l'histoire  !  Nous 
vous  considérons  comme  environné  d'une  splendeur  et 
d'une  gloire  bien  supérieure  à  celle  d'Alexandre  et  de 
César.  Ce  n'est  ni  l'ambition ,  ni  la  folie  criminelle  des 
conquêtes  qui  vous  a  conduit  dans  les  camps.  Vous  n'avez 
jamais,  cherché  à  vous  élever  sur  la  ruine  de  vos  conci- 
toyens; c'est  la  voix  de  votre  patrie  qui  vous  y  a  appelé. 
C'est  l'amour  de  la  liberté  qui  vous  a  fait  prendi^e  les 
armes  ;  ces  armes  ont  été  consacrées  par  la  religion ,  par 
la  loi  et  l'humanité.  Les  principes  les  plus  purs  ont  dirigé 
votre  conduite ,  et  la  vraie  piété  a  fait  descendre  la  pro- 
tection du  ciel  sur  vos  efforts  )>. 
P  «  La  vertu  et  les  sciences  étoient  vivement  intéressées 

dans  la  cause  que  vous  avez  défendue  avec  tant  de  pru- 
dence et  de  gloire  :  notre  liberté  est  établie ,  confirmée  j 
les  sciences  vont  fleurir ,  là  vraie  philosophie  va  nous 
éclairer ,  une  nouvelle  scène  de  bonheur  se  présente  aux 
hommes  )>. 

«  Vous  quittez  votre  carrière  militaire  au  miKeu  des 
acclamations  d'un  peuple  reconnoissant.  Quel  plus  beari 
triomphe  méritèrent  jamais  la  modération  et  la  victoire  î 
Puissent  votre  exemple ,  ainsi  que  les  leçons  que  vous 
venez  de  nous  donner*,  n'être  jamais  oubliés  !  Votre 
patrie  ne  cessera  de  fixer  ses  yeux  sur  vous ,  et  de  s'inté- 
resser à  votre  bonheur.  EUe  exige  que ,  dans  votre  retraite, 

*  La  lettre  qu'il  publia  de  sou  camp  de  Newbourg,  le  ii 
juin  1785. 


5c2  NOTES. 

vous  continuiez  de  nous  aimer  encore  et  de  nous  éclairer  ». 
«  Les  professions  savantes ,  en  particulier ,  vous  consi- 
déreront toujours  comme  leur  protecteur  et  leur  ami,  et 
se  ressouviendront  toujours,  avec  la  plus  tendre  recon- 
noissance ,  de  celui  qui ,  protégé  par  le  ciel ,  vient  d'ouvrir 
une  nouvelle  carrière  de  bonlieur  et  de  repos ,  et  de  fonder 
une  époque  nouvelle,  d'où  dateront  les  progrès  des  sciences 
et  des  arts  ». 

Extrait  de  sa  réponse. 

((  Désirant  mériter  l'estime  de 

mes  concitoyens  ,  cette  douce  récompense  de  tant  de  sol- 
licitudes et  de  travaux,  j'avoue  que  la  bonne  opinion  des 
hommes  vertueux ,  éclairés ,  me  flatte  et  me  touche  infi- 
niment. Si  j'ai  détesté  la  folie  et  l'ambition  des  conquêtes, 
si  les  principes  les  plus  purs  ont  dirigé  mes  actions ,  si 
l'objet  de  la  guerre,  et  la  manière  dont  elle  a  été  conduite, 
ont  été  justes  et  conformes  aux  loix  de  l'humanité ,  que 
la  foiblesse  humaine  ne  s'en  arroge  aucun  mérite  !  Attri- 
buons ,  au  contraire ,  la  gloire  et  les  succès  de  cet  heureux 
événement  à  une  cause  bien  plus  élevée.  C'est  au  premier 
des  êtres,  ce  principe  de  toutes  choses,  que  nous  devons 
le  rétablissement  de  nos  droits  envahis  ,  la  confirmation 
de  notre  indépendance ,  la  protection  de  la  vertu ,  de  la 
philosophie  et  de  la  littérature ,  l'état  florissant  des  arts 
et  des  sciences ,  et  enfin  la  nouvelle  carrière  de  prospérité 
et  de  repos  qui  se  présente  aux  hommes  m. 

<(  Oui  !  ma  vie  publique  et  militaire  est  terminée  ;  oui  ! 
je  l'avoue,  c'est  avec  un  plaisir  inexprimable  que  je  vais 
rentrer  dans  les  paisibles  sentiers  de  celle  d'un  simple 
citoyen.  Mais  le  bonheur  de  ma  patrie  sera  toujours  l'objet 
le  plus  cher  de  mes  vœux.  Jamais  je  n'oublierai  combien 


NOTES.  5o3 

les  sociétés  savantes  et  les  hommes  instruits  sont  utiles 
à  la  société ,  combien  les  lumières  et  les  sciences  noiis 
apprennent  à  jouir,  à  préserver  la  liberté,  et  combien 
enfin  elles  contribueront  un  jour  à  la  tran(juillité  et  à  la 
gloire  de  ce  nouvel  empire  m. 

(  7  )  De  toutes  les  époques  de  la  vie  du  général  Wa- 
shington ,  celle  où  il  remit  sa  comn^ission  au  Chef  de 
l'Union  *  est  une  des  plus  glorieuses  et  des  plus  instruc- 
tives. Le  grand  intérêt  qu'excita  cette  scène ,  si  nouvelle 
dans  ces  temps  modernes  ;  l'idée  que  cet  acte  étoit  la  clô- 
ture de  la  lutte  sanglante  au  prix  de  laquelle  ces  colonies 
étoient  devenues  des  Etats  indépendans;  celle  que  l'homme 
qui ,  huit  ans  auparavant ,  avoit  reçu  du  même  Congrès 
les  pouvoirs  militaires  les  plus  illimités ,  et  dont  il  n'avoit 
jamais  abusé ,  alloit  bientôt  paroître  pour  les  lui  remettre , 
et  rentrer  dans  la  vie  privée,  après  les  douceurs  de  laquelle 
on  savoit  qu'il  soupiroit  depuis  long-temps  ;  le  grand 
nombre  de  spectateurs  dont  la  salle  des  séances  étoit  rem- 
plie ,  le  profond  silence  qui  y  régnoit ,  les  divers  mouve- 
mens  d'attendrissement  et  d'admiration  qui ,  tout-à-coup, 
se  manifestèrent  dès  qu'il  entra  ;  le  calme  et  la  dignité  de 
sa  contenance ,  sa  taille  élevée  ;  la  présence  des  aides-de- 
camp  dont  il  étoit  environné  ;  la  noble  sim^icité  de  son 
discours,  digne  de  l'antiquité  **;  l'éloquente  et  tou- 


*  A  Annapolis  ,  le  aS  décembre  1783. 

■^^  «Monsieur  le  président,  les  grands  événemens  dont  j'avois 
été  chargé  par  ma  commission ,  étant  enfin  accomplis,  j 'ai  l'hon- 
neur d'offrir  au  Congrès  mes  sincères  félicitations ,  et  de  me 
présenter  aujourd'hui  devant  lui,  pour  remettre  entre  ses 
jnains  le  commandement  dont  il  m'avoit  chargé  ,  et  lui  de- 


5o4  NOTES. 

cîiaiite  réponse  du  président  "^  :  telles  furent  les  princi- 
pales circonstances  qui  frappèrent  les  esprits  des  specta- 
teurs, et  y  laissèrent  de  profondes  impressions. 

mander  en  même  temps  la  permission  de  me  retirer  du  service 
de  la  patrie  ». 

«  Heureux  de  voir  notre  indépendance  confirmée ,  et  les  habi- 
tans  de  ces  Etats  à  même  de  devenir  une  nation  respectable,  je 
résigne  avec  joie  une  commission  qui  n'avoit  été  reçue  qu'avec 
beaucoup  d'inquiétude  et  de  méfiance.  Cette  méfiance  dans  mes 
talens  a  heureusement  été  encouragée  par  la  bonté  de  notre 
cause ,  par  la  coopération  du  pouvoir  suprême  de  l'Union ,  ainsi 
que  par  la  protection  du  Ciel  ». 

«  Les  succès  de  la  guerre  ont  justifié  nos  plus  hautes  espé- 
rances ,  et  ma  profonde  reconnoissance  envers  la  providence , 
dont  j'ai  reçu  tant  de  faveurs  ,  et  envers  mes  compatriotes ,  qui 
m'ont  si  puissamment  secondé  ,  augmente  encore  à  mesure 
que  je  pèse  toute  l'importance  du  grand  différend  qui  vient 
■d'être  terminé  ». 

a  En  remettant  sous  vos  yeux  les  obligations  infinies  que  je 
dois  à  la  bravoure  et  à  la  conduite  de  l'armée,  je  trahirois  mes 
sentimens  les  plus  chers,  si  j'oubliois  de  vous  parler  des  ser- 
vices essentiels  ,  et  du  mérite  rare  des  officiers  qui  ont  été  atta- 
chés à  ma  personnp  pendant  le  cours  de  la  guerre.  Le  choix 
que  j'en  avois  fait  ne  pouvoit  être  plus  heureux.  Permettez-moi 
aussi,  monsieur  le  Président,  de  vous  recommander  ceux  qui 
ont  continué  leur  service  jusqu'à  ce  jour  5  ils  sont  dignes  de 
toute  l'attention  et  de  toute  la  protection  du  Congrès  ». 

«  Je  considère  comme  un  devoir  indispensable  de  terminer 
la  dernièrç  scène  de  ma  vie  publique,  en  recommandant  les 
intérêts  de  notre  chère  patrie  à  la  protection  du  Dieu  tout-puis- 
sant ,  et  ceux  qui  en  conduisent  les  affaires  ,  à  sa  sainte  garde  ». 

«  Ayant  accompli  la  tâche  qui  m'avoit  été  imposée  ,  je  quitte 
ce  grand  théâtre  en  prenant  congé  de  ce  corps  auguste,  sous 
les  ordres  duquel  j'ai  si  long-temps  agi.  Recevez  ma  commis- 
sion :  je  quitte  tous  les  emplois  de  ma  vie  publique  ». 

*  ce  Monsieur,  les  Etats-Unis  reçoivent  avec  les  émotions  le* 


NOTES.  5o5 

(8)  Peu  de  temps  après  son  retour  chez  lui;  le  général 
Washington  s'occupa  de  projets  extrêmement  utiles  à  sa. 
patrie  j  entr'autres ,  de  celui  d'améliarer  la  navigation  du 


plus  vives  y  la  résignation  solemnelle  de  l'autorité  sous  laquelle 
vous  avez  conduit  leurs  troupes  avec  tant  de  prudence  et  de 
succès,  pendant  le  cours  de  cette  longue  et  périlleuse  guerre. 
Appelé,  par  votre  patrie,  à  la  défense  de  ses  droits  envahis, 
vous  vous  êtes  chargé  de  ce  devoir  sacré  ,  avant  qu'elle  tût 
formé  des  alliances ,  établi  des  fonds  et  un  gouvernement. 
Vous  avez  conduit  ce  grand  différend  avec  sagesse  et  courage  , 
sans  jamais  avoir  envahi  les  droits  du  pouvoir  civil ,  au  milieu 
même  des  malheurs  et  des  désastres  ». 

ce  Vos  compatriotes,  animés  par  l'amour  et  la  confiance  que 
vous  leur  aviez  inspirés  ,  ont  déployé  ,  sous  vos  ordres ,  leurs 
talens,  leur  génie  militaire  ,  et  ont  transmis  leur  réputation  à 
la  postérité  ». 

c(  Vous  avez  persévéré ,  sans  jamais  désespérer  de  la  chose 
publique,  jusqu'au  moment  où  les  Etats-Unis,  devenus  les  alliés 
d'un  roi  et  d'un,e  nation  généreuse ,  ont  eu  le  bonheur ,  sous 
lès  auspices  de  la  providence  ,  de  terminer  la  guerre  avec  hon- 
neur, et  d'obtenir  la  sûreté  et  l'indépendance.  Nous  acceptons 
vos  félicitations  sur  cet  heureux  et  grand  événement  avec  joie 
et  sincérité  ». 

«  Après  avoir  défendu  l'étendard  de  la  liberté  sur  ce  nouvel 
hémisphère  ,  après  avoir  donné  une  leçon  mémorable  aux 
oppresseurs  et  aux  opprimés ,  vous  vous  retirez  du  grand  théâtre 
des  affaires  publiques  avec  la  bénédiction  de  vos  compatriotes. 
Mais  la  gloire  de  vos  vertus  ne  finira  pas  avec  votre  comman- 
dement ,  elle  s'étendra  jusqu'aux  lieux  les  plus  éloignes  ». 

ce  Ainsi  que  vous  ,  nous  recommandons  les  intérêts  dé  notre 
chère  patrie  à  la  protection  du  Très-Haut  :  nous  le  supplions 
de  disposer  les  cœurs  et  les  esprits  des  habitans  de  ces  Etats , 
à  profiter  de  l'occasion  favorable  que  leur  offre  sa  providence 
divine  ,  de  devenir  une  nation  heureuse  et  respectable  ». 

«Et  quant  à  vous ,  nous  lui  adressons  nos  prières  les  pins 
ferventes,  pour  que  des  jours  qui  nous  sont  aussi  chers  ,  puissent 

I»  V 


3o6  ,  NOTES. 

Potowmack ,  obstruée  par  deux  chutes  conside'rables , 
situées  à  quelque  distance  au-dessus  d'Alexandrie.  Après 
avoir  attentivement  considéré  ces  grands  obstacles ,  et 
s'être  convaincu  de  la  possibilité  de  les  surmonter  ,il  pro- 
posa à  ses  compatriotes  le  plan  d'une  souscription  de 
i,5oo,ooo  francs,  divisée  en  5oo  actions.  Aussi-tôt  qu'elle 
fut  remplie, les  deux  Etats  limitroplies,de  Virginie  et  du 
Maryland  ,  accordèrent  aux  souscripteurs  une  charte 
d'incorporation  (en  1786)  ,  et  un  droit  de  péage  à  perpé- 
tuité ;  et  dès  leur  première  séance,  le  Général  fut  élu  pré- 
sident de  cette  grande  et  utile  association. 

Ces  deux  canaux  sont  terminés.  Le  premier  a  1 320  toises 
de  longueur ,  et  quatre  écluses  de  dix  à  onze  pieds ,  dans 
une  pente  de  soixante-quinze.  Le  second,  2200  toises, 
dix  écluses,  et  une  pente  de  28  toises,  en  y  comprenant 
la  hauteur  de  la  cataracte ,  qui  est  de  i3  toises.  On  a 
élevé ,  au-dessus  des  premières ,  un  pont  de  bois ,  dont 
l'ouverture  est  de  120  pieds.  Il  a  été  construit  par  le 
même  homme  (John  Coxe)  ,  au  génie  duquel ,  sans  le 
secours  d'aucune  éducation ,  l'Irlande ,  et  quelques-uns  de 
ces  Etats,  doivent  l'exécution  de  plusieurs  ponts  qui  ont 
mérité  les  suffrages  du  public.  Que  n'auroit  pas  fait  cet 
homme,  si,  dès  son  jetme  âge ,  il  eût  été  instruit  dans  les 
grandes  écoles  de  l'Europe  ? 

La  même  association  va  s'occuper  de  faire  enlever  les 
obstacles  qui  se  trouvent  à  l'embouchure  du  Cumberland, 
fiinsi  que  dans  le  voisinage   des  Shawanèse-Fields  ,   à 

devenir  l'objet  de  ses  soins  particuliers ,  et  que  ces  mêmes 
jours  soient ,  dans  la  suite  aussi  heureux ,  qu'ils  ont  été  jusqu'ici 
remplis  de  gloire  ,  et  qu'il  daigne  enfin  vous  accorder  sa  récora- 
j>ense  éternelle  ^x 


NOTES.  5o7 

200  milles  d'Alexandrie  :  alors ,  de  cette  ville  maritime , 
quoiqïie  situe'e  à  4oo  milles  des  caps  de  la  Cliesapeat ,  on 
pourra  facilement  transporter  les  marcliandises,  pendant 
quatre  mois  de  Fanne'e ,  jusqu'à  35  ou  4o  milles  d'une  des 
branches  de  la  Monongaliëla  (  the  Cheat  ) ,  qui  verse  ses 
eaux  dans  l'Oiiio  ou  Belle-Rivière  ;  avantage  de  la  plus 
grande  importance  j  puisqu'à  l'exception  de  ce  portage , 
le  Potowmack  ouvrira  une  communication  avec  les  }?ay3 
Trans-Allégliëniens  ;  et  comme  tout  est  relatif,  cet  obs- 
tacle n'est  rien ,  comparé  à  l'immense  étendue  de  la  navi- 
gation intérieure  de  cette  vaste  région. 

Le  perfectionnement  de  celle  du  Shénando  ,  est  aussi 
tin  des  objets  indiqués  dans  la  charte  d'incorporation,  et 
dont  la  même  association  doit  s'occuper. 

(9)  Après  avoir  éprouvé ,  pendant  quatre  ans ,  tous  les 
inconvéniens  qui  résultoient  de  la  foiblesse  de  la  confédé- 
ration, et  avoir  vu  le  Congrès  faire  des  efforts  inutiles 
pour  y  apporter  quelques  remèdes ,  les  Etats  ,  effrayés  des 
progrès  de  l'anarchie  qui  commençoit  à  dévorer  ce  pays, 
€6  déterminèrent,  en  1786,  à  envoyer  des  députés  à 
Annapolis,  qui,  l'année  d'après,  se  réunirent  à  Philadel- 
phie ,  chargés  de  proposer  un  nouveau  système  d'union , 
une  nouvelle  forme  de  gouvernement  qui  pût  maintenir 
la  tranquillité  intérieure,  établir  la  justice,  concilier  les 
intérêts ,  et  assurer  le  bonheur  civil  de  tous.  Le  général 
Washington  fut  élu  un  des  trois  députés  de  la  Virginie, 
La  première  fois  que  les  membres  de  cette  Convention  se 
réunirent  à  Philadelphie  * ,  ils  alloient  choisir  pour  prési- 
dent le  vénérable  Franklin ,  alors  gouverneur  de  la  Pen- 
sylvânie ,  et  membre  de  cette  même  Convention ,  lorsque 

^  Le  i2  mai  1787. 


5o8  NOTES. 

celui-ci ,  après  leur  avoir  rappelé  ses  longs  services  et  son 
grand  âge  (il  avoit  alors  82  ans),  tourna  ses  yeux  vers  le 
General,  en  leur  disant  :  —  ((  Voilà  celui  qui  doit  remplir 
les  devoirs  de  la  présidence  )). — A  la  voix  unanime  du 
consentement,  ce  respectable  vieillard  le  prit  par  la  main, 
et  l'installa  dans  le  fauteuil. 

Washington ,  prévoyant  le  danger  de  permettre  la 
publicité  de  leiirs  débats ,  proposa  et  obtint  la  promesse 
d'un  secret  inviolable ,  jusqu'à  ce  que  leur  tâche  fût  rem- 
plie. Idée  heureuse  ! . . .  mille  et  mille  fois  heureuse  !  à 
laquelle  l' Amérique-Unie  doit  peut-être  le  sage  Gouverne- 
ment qui  la  régit  aujourd'hui. 

Lorsqu'on   considère  l'effervescence  dans  laquelle  se 
tï-ouvoient  alors  les  esprits,  les  intérêts  si  divers  de  ces 
colonies,  tout-à-coup  devenues  des  Etats  souverains  indé- 
pendans ,  le  nouveau  Gouvernement  fédéral,  malgré  ses 
imperfections  (pourroit-il  n'en  pas  avoir ,  puisqu'il  est 
l'ouvrage  des  hommes  !  ) ,  doit  paroître  un  chef-d'œuvre 
de  raison-,  et  son  acceptation,  un  événement  inattendu, 
miraculeux.  Très-certainement ,  si  les  débats  de  la  Con- 
vention eussent  été  publics ,  les  agens  des  puissances  euro- 
péennes ,  les  hommes  ,  parmi  les  Américains  ,  qui  ne 
revoient  que  de  la  démocratie  athénienne,  ceux  à  qui 
leurs  passions  et  leurs  intérêts  faisoient  redouter  le  retour 
de  l'ordre  et  de  la  justice ,  auroient  triomphé  ;  la  Con- 
vention  n'auroit  jamais   pu   terminer  son  importante 
tâche ,  et  l'union  de  ces  Etats  n'auroit  pas  eu  lieu.  A  quoi 
donc  tiennent  les  destinées  des  individus,  des  empires  et 
des  nations  ?  Lorsqu'on  lisant  la  lettre  que  le  Général 
écrivit ,  de  son  camp  de  New-Bourg ,  aux  Gouverneurs 
des    treize  Etats  ,   on   se  rappelle  toutes    ces    circons- 
tances ,  il  est  difficile  de  ne  pas  admirer  de  nouveau  la 


NOTES.  ÔO9 

propliéticiite  sagacité,   la  profonde  sagesse  de  ce  grand 
homme. 

(10).  Il  étoit,  depuis  quatre  ans ,  occupe  des  soins  de 
l'agriculture  ;  souvent  visité  par  des  Européens  ,  ainsi 
que  par  les  personnes  les  plus  distinguées  du  continent , 
il  jouissoit ,  dans  sa  belle  terre  du  Mont-Vernon ,  des 
douceurs  de  Ja  retraite  et  du  repos ,  lorsqu'il  reçut  la 
nouvelle  officielle  de  son  élection  à  la  présidence  du  nou- 
veau Gouvernement  (le  3  avril  1789).  Quoiqu'extrême- 
ment  flatté  d'un  témoignage  d'estime  et  de  confiance  aussi 
éclatant  de  la  part  des  électeurs  du  continent,  il  ne  quitta 
ses  foyers  qu'avec  beaucoup  de  regret.  Ses  réponses  aux 
adresses  qui  lui  furent  présentées  à  cette  occasion  par 
toutes  les  corporations ,  par  les  sociétés  particulières  et 
religieuses-,  celles  qu'il  fit  aux  lettres  de  ses  amis  "^j  attes- 

'^  Voici  ce  qu'il  m'écrivit ,  en  réponse  à  ma  lettre  de  félici- 
tation  : 

Mont-Vernon,  le  lo  avril  1789. 

Une  combinaison  de  circonstances , 

un  enchaînement  d'événemens  que  j'étois  bien  éloigné  de  pré- 
voir, ont  rendu  indispensable  la  nécessité ,  dans  laquelle  je  me 
trouve ,  de  m'embarquer  une  seconde  fois  sur  la  mer  orageuse 
des  affaires  publiques.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  combien 
cette  résolution  contrarie  mes  désirs  et  mes  inclinations  les 
plus  cbères  :  mes  amis  ,  tous  ceux  qui  me  connoissent ,  en  sont, 
je  l'espère  ,  intimement  convaincus.  Si  j'accepte  la  présidence 
des  Etats-Unis ,  c'est  avec  les  intentions  ies  plus  pures  ;  j'en 
appelle  au  grand  Scrutateur,  qui  seul  connoît  le  fond  de  nos 
cœurs  :  il  sait  si  aucun  objet ,  quelque  flatteur  qu'on  pût  l'ima- 
giner ,  si  l'appât  d'aucun  avantage  ,  quelque  séduisant  qu'il  pût 
être  ,  si  enfin  le  désir  de  la  réputation  ,  quelqu'aisément  qu'elle 
pût  être  acquise  ,  m'auroit  jamais  déterminé  ,  à  mon  âge  et  dans 


5lO  NOTES. 

îent  qu'il  ne  s'embarqua  de  nouveau  sur  rélement  ora- 
geux des  afîaires  publiques ,  qu'avec  beaucoup  de  crainte 
et  de  méfiance  :  et  en  effet,  que  manquoit-il  à  sa  gloire, 
à  sa  réputation  si  belle  et  si  pure  ?  Il  étoit  bien  éloigné 
alors  de  prévoir  les  peines  et  les  inquiétudes  que  devoit 
lui  susciter  le  nouveau  Gouvernement  d'une  nation  aux 
généreux  secours  de  laquelle  l'Amérique  devoit  en  partie 
son  émancipation.  Parmi  ce  grand  nombre  d'adresses  qui 
lui  furent  présentées  >  la  postérité  ne  lira  pas  sans  atten- 
drissement celle  de  ses  bons  voisins  les  magistrats  et  la 
commune  d'Alexandrie ,  ainsi  que  la  belle  et  touchante 
réponse  qu'il  leur  fit» 

Quant  aux  détails  de  îa  réception  qui  lui  fut  faite ,  tant 
dans  les  villes  qu'il  traversa  pour  venir  à  New- York ,  où 
siégeoit  alors  le  nouveau  Congrès,  que  dans  cette  dernière 
ville,  et  ceux  de  son  inauguration,  dont  j'ai  été  témoin, 
ils  sont  devenus  l'apanage  de  l'iiistoire.  Arrivé  le  22  avril 
1 789 ,  il  fut  inauguré  le  3o  du  même  mois. 

(11)  Soupirant  depuis  long-temps  pour  le  repos  et  la  tran- 
quillité, dont  sa  santé  avoit  le  plus  grand  besoin ,  après  vingt- 
trois  années  consacrées  au  service  de  sa  patrie ,  il  informa  le 
public,  dèsle  mois  d'octobre  1 796,  de  la  résolution  qu'il  avoit 
prise  de  retourner  à  la  vie  privée ,  aussi-tôt  que  le  temps 
de  sa  magistrature  seroit  expiré.  Le  lendemain  de  ce  jour 
(le  '4  mars  1797)  vit  l'illustre  Washington ,  redevenu , 

ma  situation ,  à  ■abandonner  les  tranquilles  sentiers  de  la  vie 
privée.  Très- certainement  non  r  j^en  Gonnois  trop  bien  le 
bonheur  et  le  prix.  Mais  si  les  habitans  de  ces  Etats  pensent 
que  mes  services  peuvent  encore  être  utiles  à  la  chose  publique, 
je  les  leur  offre  ,  puisqu'ils  l'exigent.  Cet  espoir  peut  seul  com- 
penser les  nombreux  sacrifices  que  je  vais  faire ,  en  m'éloi- 
gnant  de  mes  foyers,  et  en  abandonnant  mon  repos,  etc»  etc» 


NOTES.  3ll 

pour  la  seconde  fois  simple  particulier,  et  Jolin  Adams, 
un  des  plus  savans  personnages  du  continent,  et,  depuis 
huit  ans,  vice-président  des  Etats-Unis,  élevé  à  la  magis- 
trature suprême  de  l'Union.  La  présence  du  Général,  con- 
fondu dans  la  foule  des  spectateurs,  ajouta  beaucoup 
d'intérêt  à  la  cérémonie  de  cette  installation,  qui  d'ail- 
leurs fut  aussi  dénuée  de  formes  et  de  pompe,  que  l'étoit 
jadis  celle  des  archontes  d'Atliènes. 

Quelque  temps  après  qu'il  fut  rentré  dans  ses  foyers , 
plusieurs  circonstances  ayant  exigé  que  les  Etats-Unis  se 
préparassent  à  la  guerre,  il  fut  nommé  lieutenant-général 
des  troupes  et  des  milices  qui  dévoient  être  mises  en  état 
àe  service  ;  mais  ces  nuages  s'étant  heureusement  dissi- 
pés ,  son  repos  n'en  fut  point  interrompu.  Quoique  con- 
sidérablement vieilli  par  les  inquiétudes  et  les  fatigues 
d'une  guerre  de  huit  ans ,  qui  ne  fut  pas  toujours  heu- 
reuse, ainsi  que  par  les  travaux  d'une  administration, 
dont  les  grands  changemens  qui  avoient  eu  lieu  en  Europe, 
rendirent  les  dernières  années  extrêmement  épineuses 
et  difficiles,  il  monte  encore  à  cheval,  parcourt  ses 
champs  et  surveille  sa  grande  culture. 

A  l'ombre  des  palmes  qu'il  a  si  bien  méritées ,  puisse  le 
déclin  d'une  vie  illustrée  par  tant  d'actions  utiles,  être 
aussi  heureux  qu'ont  été  glorieuses  les  années  qu'il  a 
consacrées  à  établir  et  affermir  la  liberté  et  l'indépen- 
dance de  sa  patrie  ! 

Pour  prouver  que  ces  éloges  et  ces  détails  ne  sont  qu'un 
foible  écho  de  l'opinion  publique  ,  j'ai  cru  devoir  rap- 
porter ici  l'inscription  que  le  corps  législatif  de  la  Vir- 
ginie ordonna  de  graver  sur  le  piédestal  de  la  statue  qu'il 
lui  décerna  le  17  décembre  1781,  et  qui,  depuis,  a  été 
exécutée  par  le  célèbre  sculpteur  français ,  Houdon ,  ainsi 


5l2  NOTES. 

que  l'adresse  de  la  ville  d'Alexandrie  ^  et  la  réponse  qu'il 
lui  fit.  s 

L'assemblée  générale  de  la  république  de  la  Virginie 
a  fait  ériger  cette  statue  (c  comme  un  monument  d'affec- 
))  tion  et  de  reconnoissance  à  George  Washington ,  qui , 
))  unissant  aux  qualités  et  aux  talens  du  héros ,  les  vertus 
»  du  citoyen ,  s'en  est  servi  pour  établir  la  liberté  de  sa 
))  patrie ,  a  rendu  son  nom.  cher  à  ses  compatriotes ,  et 
î)  donné  à  l'univers  un  exemple  immortel  de  vraie 
»  gloire  ))., 

^dresse  du  Maire  et  des  Echepins  de  la  ville  d'Alexan- 
drie ,  présentée  à  George  Washington ,  la  veille  de 
son  départ  pour  New-York ,  alors  le  siège  du  Gou- 
vernement,  oïl  il  doit  être  inauguré  Président  des 
Etats-  Unis, 

<c  lia  voix  de  votre  patrie  vous  appelle  donc  de  nou- 
»  veau  !  Pour  remplir  ses  vues  et  combler  ses  espérances , 
3)  elle  exige  une  seconde  fois  l'emploi  de  vos  talens  et  de 
»  vos  vertus.  Non ,  ce  n'est  pas  sans  un  mélange  de  regrets 
))  et  d'admiration  que  nous  vous  voyons  à  la  veille  d'aban- 
y>  donner  les  soins  d'une  agriculture  éclairée ,  ainsi  que  la 
3)  tranquillité  de  la  vie  domestique ,  au  détriment  de  votre 
))  bonheur  ;  et  cela,  à  l'époque  de  la  vie  où  la  nature  pres- 
»  crit  et  justifie  le  choix  du  calme  et  du  repos  )>. 

<(  Nous  ne  vous  parlerons  pas  aujourd'hui  de  la  gloire 
»  que  vous  avez  si  justement  acquise,  ni  de  la  profonde 
))  reconnoissance  qu'exigent  les  services  longs  et  pénibles 
5)  qiie  vous  avez  rendus  à  ces  Etats ,  devenus ,  par  votre 
r>  valeur  et  votre  sagesse ,  libres  et  indépendans.  Nous  no 
))  vous  parlerons  pas  de  l'honneur,  jusqu'ici  sans  exemple, 
»  du  suffrage  unanime  de  trois  millions  d'hommes ,  qui 


NOTES.  3l5 

y)  vous  élève  à  la  magistrature  suprême  ;  ni  enfin  de  ce 
))  dévouement  généreux,  de  ce  patriotisme  éclairé,  qui, 
))  depuis  tant  d'années ,  a  dirigé  votre  conduite.  Vos  voi- 
))  sins  et  vos  amis ,  pénétrés  dans  ce  moment  d'objets  moins 
))  brillans ,  il  est  vrai ,  mais  non  moins  cliers  à  leurs  coeurs, 
))  vous  présentent  leur  adresse  respectueuse  et  leurs 
3)  tendres  adieux  ».  , 

«  Faut-il  donc  que  le  premier ,  le  meilleur  de  nos  ci- 
3)  toyens ,  s'éloigne  encore  de  nous  ?  Faut-il  que  nos  an- 
))  ciens  perdent  l'ornement  de  leurs  sociétés;  notre  jeu- 
î)  nesse  ,  son  modèle  5  notre  agriculture ,  l'exemple  le  plus 
3)  utile  et  l'améliorateur  le  plus  éclairé  ;  notre  commerce , 
))  son  protecteur  ;  notre  collège ,  son  fondateur  -,  nos  indi- 
»  gens,  leur  bienfaiteur  et  leur  père?  Faut -il  enfin  que 
)>  la  navigation  intérieure  du  Potowmack ,  indiquée  par 
3)  vos  lumières  ,  et  déjà  commencée  par  vos  soins,  voie 
D)  s'éloigner  son  promoteur  et  son  appui  ))  ? 

<(  Partez ,  cber  et  grand  homme  ;  partez ,  puisque  vous 
3)  êtes  appelé  à  contribuer  au  bonheur  d'un  peuple  recon- 
3)  noissant:  il  le  sera  doublement ,  nous  en  sommes  sûrs, 
))  en  réfléchissant  au  nouveau  sacrifice  que  vous  allez  lui 
»  faire.  Du  plus  profond  de  nos  cœurs ,  nous  vous  recom- 
))  mandons  à  la  protection  du  grand  Etre,  duquel  émanent 
3)  tous  les  événemens  humains  )) . 

(c  Après  avoir  achevé  l'œuvre  mémorable  auquel  sa 
3>  providence  universelle  vous  destine ,  puisse-t-elle  ra- 
3)  mener  parmi  nous  le  meilleur  des  hommes  et  le  plus 
))  chéri  de  nos  citoyens  )). 

((  En  séance  publique ,  au  nom  de  la  corporation  et  des 
r/  habitans  de  la  ville  d'Alexandrie  )). 

Le  16  avril  178^. 

((  David  Ramsa y  ,  Maire  n. 


5l4  NOTES, 

Réponse, 

V.  Messieurs,  quoique  je  ne  puisse  cacher,  cependant  je 
7i  ne  sais  comment  exprimer  les  pénibles  et  douloureuses 
y\  sensations ,  et  les  inquiétudes  qui  m'ont  assailli  ,  lors- 
3)  qu'il  m'a  fallu  décider  si  j'accepterois  ou  si  je  refuserois 
j)  la  présidence  suprême  des  Etats-Unis.  L'unanimité  du 
»  clioix ,  le  désir  de  mes  amis ,  celui  même  de  ceux  qui 
7)  n'approuvent  pas  entièrement  la  nouvelle  constitution, 
>)  l'espoir  enfin  de  devenir  le  foible  organe  employé  à  con- 
»  cilier,  à  réunir  les  opinions  de  mes  concitoyens-,  tels 
»  sont  les  grands,  les  puissans  motifs  qui  m'ont  déterminé 
5)  à  l'accepter  » . 

<f  Ceux  qui  me  connoissent,  et  vous ,  mes  bons  voisins , 
5)  plus  encore  que  les  autres  liabitans  de  la  Virginie ,  devez 
3>  savoir  combien  je  suis  attaché  à  l'agriculture,  combien 
»  j'aime  la  vie  douce  et  tranquille  de  la  campagne.  Soyez- 
j>  en  bien  persuadés ,  la  conviction  intime  d'un  devoir 
»  sacré,  auquel  il  semble  que  je  sois  appelé,  est  la  seule 
»  considération  humaine  qui  ait  pu  suspendre  la  résolution 
•))  que  j'avois  formée  depuis  long- temps,  de  ne  me  plus 
»  mêler  des  affaires  publiques.  En  effet,  à  mon  âge  ,  dans 
i)  la  situation  où  je  suis ,  quels  avantages  puis-je  espérer 
5)  en  m'embarquant  de  nouveau  sur  cet  océan  incertain, 
»  agité ,  et  si  souvent  orageux  »  ? 

«  Je  n'ai  pas  besoin  d'avoir  recours  à  des  déclarations 
»  publiques ,  pour  vous  convaincre  de  la  sincérité  de  mon 
»  attachement ,  et  du  vif  intérêt  que  je  prends  à  la  pros- 
»  périté  de  votre  jeune  ville ,  ainsi  qu'à  tout  ce  qui  vou  s 
:»  touche.  Né  dans  ce  voisinage ,  ma  vie  entière  vous  est 
))  connue  :  les  actions  dont  elle  a  été  remplie  deviendront, 
))  je  l'espère ,  des  garans  de  ma  conduite  future ,  plus  satis- 


NOTES.  '  3lS 

5)  faisans  et  plus  sûrs  que  tout  ce  que  je  pourrois  dire  )>. 

«  Je  vous  remercie  des  sentimens  d'affection  exprimés 
3)  dans  votre  touchante  adresse  :  je  l'avoue  cependant , 
))  cette  dernière  preuve  d'intérêt  et  d  amitié  renouvelle 
))  les  profonds  regrets  que  je  ressens  dans  ce  moment,  où  je 
»  suis  obligé  de  m'éloigner  de  vous,  de  ma  famille,  et 
))  d'abandonner  les  douceurs  de  la  vie  privée  ». 

«  Je  finis  en  me  recommandant ,  ainsi  que  vous ,  dignes 
))  magistrats,  et  vous,  habitans  d'Alexandrie,  à  la  pro- 
»  tection  de  l'Etre  tout-puissant,  qui,  après  une  absence 
))  de  sept  années  passées  au  milieu  des  dangers,  des  peines 
j)  et  des  inquiétudes  de  la  guerre ,  me  ramena  dans  mes 
»  foyers  à  la  fin  de  1783.  Mais  ,  forcé  par  l'insuffisance  de 
))  mes  paroles ,  j'abandonne  à  l'expression  du  silence  celle 
j>  des  nombreuses  sensations  dont  je  suis  ému  )). 

«  Cbers  et  bons  voisins,  recevez  mes  tendres  adieux  )). 

Mont-Vernoii ,  le  17  avril  1789. 

«George  Washington». 


NOTES  DU  CHAPITRE  PREMIER. 

(1)  Colonel  Crawgan.  Il  fut  long-temps  employé  par 
îe  Gouvernement  anglais ,  dans  ce  qu'on  appeloit  alors  le 
département  des  affaires  indiennes  :  peu  d'Européens  ont 
mieux  connu  les  nations  indigènes,  et  en  ont  été  plus 
aimés  et  plus  estimés  ;  peu  de  personnes  ont  fait  plus  d'ef- 
forts pour  les  engager  à  cultiver  la  terre,  et  pour  leur 
ouvrir  les  yeux  sur  les  dangers  de  l'ivresse.  Quel  dom- 
mage qu'il  n'ait  pas  rédigé  les  nombreuses  observations 
que  ses  longs  voyages  lui  avoient  permis  de  faire ,  sur  la 
botanique  ,  l'histoire  naturelle  et  la  géograpliie  î   elles. 


3l6     '  NOTES. 

anroientété,  et  seroient  encore  infiniment  intéressantes  , 
quoique  l'intérieur  du  continent  soit  aujourd'liui  beau- 
coup mieux  connu  qu'il  ne  l'étoit  alors. 

(2)  Saguenay.  Rivière  considérable  du  bas  Canada , 
dont  le  confluent  avec  le  Saint-Laurent ,  à  i5o  milles  au- 
dessous  de  Québec,  est  connu  sons  le  nom  de  Tadoussac  : 
c^est  là  que  commencent  les  grandes  pêches  du  fleuve. 
Cette  rivière  sort  du  petit  lac  Mistassing ,  formé  par  la 
réunion  des  eaux  qui ,  de  toutes  parts ,  arrosent  cette 
triste  région,  jadis  le  séjour  favori  des  castors.  En  remon- 
tant le  Saguenay ,  on  est  étonné  que ,  sous  la  latitude  de 
48  deg.  3o  sec. ,  la  terre  soit  aussi  ingrate  et  stérile ,  le 
climat  aussi  humide  et  froid ,  et  les  forêts  uniquement 
composées  de  sruces  ,  de  bouleaux  et  de  hemlocs.  Sur  les 
âpres  rivages  de  cette  rivière  ,  et  sur  ceux  du  lac  d'où  elle 
sort,  vivoit  jadis  la  nation  Mistassing,  dont  il  ne  reste 
plus  que  le  nom  donné  à  ce  lac ,  ainsi  qu'à  un  autre  beau- 
coup plus  considérable,  dont  les  eaux  tombent  dans  la 
partie  méridionale  de  la  baie  de  Hudson,  non  loin  du  fort 
Rupert. 

(3)  Confédéj'ation  Creek  ou  Muscogulgé.  C'est  la  plus 
considérable  qu'on  connoisse  sur  ce  continent.  Après 
l'anéantissement  de  la  nation  Natchée ,  dont  les  Creeks 
étoient  les  alliés ,  ils  firent  la  guerre  aux  tribus  Flori- 
diennes,  et,  semblables  aux  Romains ,  ils  eurent  le  bon  esprit 
d'incorporer  les  vaincus  parmi  eux.  C'est  après  avoir  sub- 
jugué leurs  voisins,  qu'ils  fondèrent  ce  qu'on  peut  appeler 
une  Puissance.  Elle  est  devenue  beaucoup  plus  formi- 
dable, depuis  qu'ils  ont  connu  la  propriété  et  la  culture  , 
établi  un  conseil  national ,  et  des  chefs  qui  savent  main- 
tenir la  paix  et  le  bon  ordre ,  et  prévenir  autant  que  pos- 
sible l'introduction  des  eaux  spiritueuses.  De  toutes  les 


NOTES.  -  017 

nations  de  cet  hëmisplière  ,  la  Muscogulgé  est;  sans  con~ 
tredit ,  la  plus  civilisée  et  la  plus  intéressante  à  connoître. 
liCurs  villes  ,  telles  que  Uclié  ,  Apalacliicola  (capitale) , 
Talassé ,  Coolomé  ,  etc.  sont  régulièrement  bâties  :  la 
première  contient  plus  de  quinze  cents  liabitans  :  les  mai- 
sons en  sont  de  bonne  charpente  ,  couvertes  de  bardeaux. 
Tout  y  annonce  l'aisance,  la  propreté  et  le  bonheur.  Ils 
ont  un  culte  national ,  qui  paroît  dériver  de  celui  d«s 
anciens  Natchées ,  ainsi  que  des  jeux,  des  danses,  et  des 
assemblées  régulières.  Leurs  femmes  jouissent  de  beau- 
coup plus  de  considération  que  parmi  les  indigènes  du 
nord ,  et  sont  en  général  propres ,  entendues ,  économes  : 
elles  ont  de  beaux  traits  ,  et  des  3^eux  étincelans. 

On  parle  en  ce  pays  trois  langues  absolument  distinctes , 
et  chacun  est  invinciblement  attaché  à  la  sienne,  La  pre- 
mière est,  dit-on,  celle  des  anciens  Natchées  j  lasecondej 
celle  des  anciens  Floridiens  ;  et  la  troisième ,  celle  des 
Creeks  ou  Séminoles. 

C'est  sous  ce  nom  qu'on  connoît  les  tribus  qui  habitent 
la  partie  maritime  des  deux  Florides  ;  comme  ils  sont 
moins  avancés  dans  la  culture  et  la  civilisation  que  leurs 
aînés ,  on  ne  traverse  leur  pays  qu'avec  quelques  précau- 
tions. Chez  les  Creeks  supérieurs ,  au  contraire ,  les  voya- 
geurs sont  toujours  sûrs  d'être  reçus  et  traités  comme  des 
amis,  non  pour  quelques  jours,  mais  pour  autant  de  temps, 
qu'ils  veulent  rester  parmi  eux.  Rien  n'est  plus  intéressant 
à  voir  que  la  paix ,  l'abondance ,  la  gaîté  qui  y  régnent. 
Un  jeune  homme  qui  n'auroit  ni  parens  ,  ni  amis ,  ni  for- 
tune, et  que  le  hasard  auroit  conduit  chez  eux,  s'il  étoit 
expert  à  la  chasse ,  à  la  pêche  ,  et  à  la  culture  du  maïs  ^ 
seroit  bientôt  tenté  de  prendre  une  femme  et  de  s'y  éta- 
blir. Entourés  de  vastes  forêts  remplies  d'ours ,  de  che^ 


Ol8  NOTES. 

Vreuils ,  àe  dindes,  etc.  de  lacs  abondans  en  poissons ,  de 
savannes  sur  lesquelles  ils  élèvent  autant  de  chevaux  et 
de  bestiaux  qu'ils  veulent,  de  champs  fertiles  ,  plante's 
d'orangers  naturels ,  de  figuiers ,  et  d'autres  arbres  à  fruit, 
sous  un  climat  doux  et  tempéré,  ils  mènent  une  vie  beau- 
coup plus  heureuse  et  plus  indépendante ,  que  s'ils  étoient 
plus  avancés  dans  la  civilisation. 

D'un  autre  côté ,  ils  ont  à  craindre  le  danger  du  voisinage 
des  blancs,  l'exemple  funeste  de  leurs  mœurs  dépravées, 
de  la  conduite  souvent  immorale  et  honteuse  des  trafiquans 
qui  résident  parmi  eux  ;  et  celui  enfin  de  l'influence  que 
doit  nécessairement  avoir  un  jour  l'indispensable  besoin 
de  marchandises  européennes.  Cette  confédération  est 
composée  de  plus  de  soixante  villes,  villages  ou  tribus, 
dont  la  population  se  monte,  dit-on,  à  vingt  mille  per- 
sonnes. 

(4)  Poohatans.  Cette  confédération,  jadis  composée 
de  trente  tribus ,  occupoit  toute  la  basse  Virginie ,  c'est- 
à-dire  le  pays  compris  entre  les  rivages  de  la  mer  et  les 
premières  chutes.  Les  petites  nations  qui habitoient  depuis 
ces  premières  hauteurs  jusqu'aux  grandes  montagnes, 
ennemies  implacables  des  tribus  maritimes ,  étoient  obli- 
gées de  réunir  leurs  forces  pour  résister,  non-seulement 
aux  Poohatans ,  mais  encore  à  une  autre  association  non 
moins  formidable  ,  qui  occupoit  la  chaîne  entière  des 
AUéghénis ,  laquelle  avoit  pour  ennemies  des  nations  plus 
éloignées.  Ces  hordes  étoient  dans  un  état  continuel  d'ef- 
forts ou  de  résistance,  état  qui,  en  Europe  comme  ici, 
paroît  être  naturel  à  l'homme.  Si  ces  tribus  avoient  eu  des 
historiographes ,  les  pages  de  leur  histoire  auroient  pré- 
senté en  miniature  les  mêmes  tableaux  que  celle  des 
grandes  nations  asiatiques  et  européennes. 


NOTE    S.  5l9 

liBS  langues  de  ces  diverses  nations  confédérées  étoient 
si  différentes,  qu'il  leur  falloit  des  interprètes  toutes  les 
fois  qu'elles  avoient  quelques  rapports  entre  elles.  Quel 
dommage  que  ni  le  Gouvernement  colonial,  ni  aucun 
individu  n'ait  pensé  à  en  recueillir  les  élémens  !  Peut- 
être  l'étude  et  la  comparaison  qu'on  enauroit  faites,  au- 
roient- elles  contribué  à  nous  apprendre  si  cette  diffé- 
rence provenoit  de  leur  haute  antiquité,  ou  si,  au  con- 
traire ,  elle  indiqïioit  l'arrivée  récente  de  ces  nations  dans 
cette  partie  du  continent. 

Soixante  ans  après  celle  des  blancs  en  Virginie,  la  moi- 
tié de  ces  tribus ,  devenues  victimes  des  nouveaux  fléaux 
qu'ils  avoient  introduits  parmi  eux  (la  petite  vérole  et  les 
eaux  spiritueuses ) ,  n'étoit  déjà  plus.  Les  débris  de  la 
seconde  et  troisième  confédération ,  connus  sous  le  nom 
de  Tuscaroras ,  se  réunirent ,  en  1 7 1 2 ,  à  la  ligue  Moliawk , 
leur  ancienne  ennemie ,  et  ces  derniers  touchent  au  dernier 
chapitre  de  leur  histoire.  Les  indigènes  qui  habitoient  les 
contrées  aujourd'hui  connues  sous  le  nom  de  basse  Pen- 
»;ylvanie ,  étoient  dans  le  même  état  de  guerre  contre  leurs 
voisins  de  la  Susquéliannah,  lors  de  l'arrivée  de  William 
Penn.  Ce  qui  restoit  encore  des  Lénopys  et  de  leurs  con- 
fédérés ,  anciens  propriétaires  des  pays  compris  entre  les 
montagnes  de  Kittatiny  et  la  mer ,  alloit  être  exterminé , 
lorsque  ce  célèbre  fondateur  et  ses  paisibles  compagnons 
débarquèrent  à  l'endroit  même  où  est  aujourd'hui  Phila- 
delphie. La  curiosité  qu'excita  un  événement  aussi  ex- 
traordinaire ,  suspendit  la  fureur  de  ces  tigres  :  en  faisant 
des  présens  aux  oppresseurs  et  aux  opprimés,  en  leur  don- 
nant des  vêtemens,  des  subsistances,  il  ne  tarda  pas  à 
s'en  faire  aimer  et  respecter.  Ces  indigènes  ne  savoient 
que  penser  de  l'amvée  soudaine  au  milieu  d'eux ,  de  ces 


520  NOTES. 

hommes  blancs  et  barbus ,  ni  de?  grands  vaisseaux  q^ui  les 
avoient  apportés  ,  ni  enfin  quel  nom  leur  donner  :  sans  le 
secours  des  armes  ni  celui  de  la  violence,  par  le  seul  exer- 
cice de  la  douceur,  de  la  justice  et  de  la  fermeté  ,  ce  grand 
liomme  parvint  à  les  désarmer ,  et  à  leur  faire  connoître  les 
douceurs  de  la  paix  *,  et ,  dès  l'été  suivant ,  les  deux  peu- 
ples cultivèrent  ensemble  le  maïs  et  les  patates.  Après  en 
avoir  acbeté  les  terres  dont  ilavoit  besoin  pour  sa  colonie  , 
William  Penn  promulgua  les  loix,  établit  le  Gouvernement 
à  la  sagesse  duquel  la  Pensylvanie  a  dû.  son  étonnante 
prospérité.  Tels  furent  les  heureux  auspices  sous  l'in- 
fluence desquels  il  fonda  cette  province  au  mois  d'oc- 
tobre 1682. 

lia  justice  et  la  douceur  de  son  administration ,  ainsi 
que  la  conduite  exemplaire  de  ses  colons  ,  pendant  un 
grand  nombre  d'années ,  avec  les  indigènes  ,  leur  inspira 
un  SI  grand  degré  d'estime  et  de  confiance,  que,  dans  une 
de  leurs  invasions  sur  les  frontières  de  la  Virginie ,  ne 
connoissant  point  les  limites  de  ces  deux  colonies,  ils 
alloient  incendier  les  maisons  et  massacrer  les  habitans  de 
la  haute  Pensylvanie ,  lorsqu'un  oJQ&cier  de  milice  ayant 
eu  la  présence  d'esprit  de  leur  représenter  qu'ils  étoient 
fils  d'Onas  '^,  à  qui  ces  terres  avoient  été  vendues  par  leurs 
ancêtres,  soudain  se  rappelant  la  vérité  de  ces  paroles, 
ainsi  que  leur  ancien  respect  pour  la  mémoire  de  ce  fon- 
dateur ,  et  pour  le  nom  qu'ils  lui  avoient  donné  quarante 
ans  auparavant ,  ils  éteignirent  leurs  torches ,  et  renon- 
cèrent à  leur  cruelle  entreprise. 

Il  n'existe  aujourd'hui  en  Virginie,  que  quelques  foibles 

*  Nom  qu'ils  donnèrent  à  "Willi^iu  Penn ,  peu  après  sou 
arrivée. 


NOTES»  021 

restes  des  anciennes  tribus  Pooliatans  :  la  paix,  le  repos > 
la  culture  de  champs   fertiles ,  n'ont  pu  retarder   leur 
anéantissement.  Voilà  ce  qu'il   est  impossible  de  com- 
prendre, à  moins  d'admettre  que  ces  races  sont  différentes 
de  celles  de  l'ancien  Monde,  et  que,  comme  celle  des  loups, 
elles  n'ont  été  créées  que  poin^  habiter  les  forêts.  Par-tout, 
les  mêmes  causes  secrètes  et  puissantes  ont  produit  les 
m^êmes  effets,  excepté  seulement  parmi  les  Muscogulges. 
Pas  une  famille   Poohatan ,  Pamonky ,  Nottoway ,   n'a 
résisté  à  l'empire  de  cette  étonnante  destinée  ;  pas  une  ne 
s'est  augmentée  en  cultivant  ses  propres  champs,  à  l'ombre 
d'un  Gouvernement  qui  avoit  promulgué  des  loix  pour 
les  protéger  ,  nommé  des  hommes  chargés  d'écouter  leurs 
plaintes ,  et  d'y  faire  droit.  Le  dernier  individu  qui  par- 
loit  encore  le  poohatan  dans  toute  sa  pureté ,  est  njort  il 
y  a  vingt  ans,  sur  les  bords  du  Pamonky. 

(5)  Pays  des  Illinois.  Ce  pays ,  situé  sur  les  deux  rives 
du  Mississipi ,  à  4oo  lieues  de  la  mer ,  étoit  une  colonie 
canadienne ,  quoiqu'à  700  lieues  de   Québec.  Il  s'étend 
depuis  le  confluent  de  l'Ohio  jusqu'à  celui  du  Missouri , 
dans  un  espace  de  76  à  80  lieues.  Il  y  a  peu  de  contrées  sur  la 
terre  qui  aient  été  plus  favorisées  de  la  nature.  Sa  situation 
imposante  au  centre  du  continent,  ses  communications 
avec  le  golfe  du  Mexique  ,  les  grands  lacs ,  le  Missouri  et  la 
haute  Louisiane ,  la  fertilité  du  sol,  les  prairies  naturelles 
dont  il  est  entrecoupé,  la  beauté  des  forêts,  les  rivages 
élevés  du  fleuve,  un  climat  doux  et  salubre,  à  l'abri  dés 
rigueurs  de  l'hiver  ;  tels  sont  les  principaux  avantages  dont 
jouit  ce  bçau  pays.  Quelle  activité,  quel  mouvement  n'y 
verra-t-on  pas  un  jour ,  lo^^sque  >  des  régions  les  plus  éloi- 
gnées, les  productions  de  la  culture  et  de  l'industrie  y 
seront  amenées  par  la  navigation  intëi^ieure,  pour  y  être 
I.  X 


522  NOTES. 

transportées  à  la  Nouvelle -Orléans,  dans  des  vaisseaux 
qui  tireront  plus  d'eau  ? 

En  considérant  que  cette  colonie  fut  fondée  dans  le  der- 
nier siècle  ,  on  est  étonné  du  peu  de  progrès  qu'elle  a  fait. 
A  l'époque  de  la  conquête  de  ce  pays  par  le  général  aiuéri- 
cain  Clark ,  à  peine  comptoit-on  trois  mille  blancs  sur  les 
deux  rives  du  Mississipi ;  et,  chose  non  moins  extraordi- 
naire !  ces  colons  n'avoient  jamais  reçu  de  titres  du  sémi- 
naire de  Saint-Sulpice ,  auquel  ce  pays  avoit  été  concédé 
par  Louis  xiv.  Placés  au  centre  du  continent,  vivant  dans 
la  paix  et  l'abondance  ,  n'ayant  d'autres  voisins  que  quel- 
ques restes  de  tribus  indigènes,  parvenus  au  dernier  point 
de  dégradation,  ils  ne  s'étoient  jamais  douté  que  pour 
posséder  des  terres  et  les  transmettre  à  leurs  enfans ,  il 
fallût  un  arpentage ,  des  contrats,  des  enrégistremens,  etc. 
liCs  limites  de  leurs  plantations  se  rétrécissoient  ou  s'aug- 
mentoient  au  gré  de  leurs  fantaisies ,  ou  plutôt ,  suivant 
leur  industrie  et  leurs  besoins.  Cet  étrange  oubli ,  prove- 
nant sans  doute  de  l'ignorance  de  leurs  ancêtres  ou  de^ 
l'éloignement  de  la  métropole ,  auroit  pu  les  exposer  à 
beaucoup  de  tracasseries  et  de  contestations  avec  le  nou- 
veau peuple  qui  venoit  de  s'emparer  de  leur  pays ,  si  la 
justice  du  Congrès  ne  fût  venue  à  leur  secours.  Aussi-tôt 
qu'on  l'informa  de  cette  singulière  circonstance,  non- 
seulement  il  confirma  tout  ce  que  chacun  d'eux  voulut 
appeler  sa  possession,  mais  y  ajouta  encore  un  don  de 
terres  ,  dont  la  quantité  étoit  proportionnée  au  nombre 
des  membres  de  chaque  famille.  Malgré  la  générosité  de 
ce  procédé ,  qui  auroit  dû  leur  donner  une  haute  idée  de 
la  justice  du  Gouvernement  des  Etats-Unis ,  presque  toutes 
ces  familles  canadiennes  ont  été  s'établir  à  Missire ,  Sainte- 
Geneviève,  Pancore  (Saint -Louis),  sur  le  rivage  occi— 


NOTES.  SaS 

dental  du  Missîssipi.  On  dit  que  cette  dematclie  a  été 
causée  par  la  crainte  de  perdre  leurs  nègres  ,  ainsi  que 
par  un  éloignement  invincible  pour  les  loix ,  les  usages  , 
et  sur-tout  pour  la  religion  des  Américains ,  auxquels  ils 
ont  préféré  le  culte  et  le  gouvernement  espagnol. 

Le  pays  des  Illinois  a  fourni  pendant  long-temps  des 
farines  ,  du  lard  ,  des  jambons,  etc.  et  même  du  vin  ,  aux 
habitans  de  la  Nouvelle-Orléans.  On  dit  qu'en  a  745,  ils 
en  expédièrent  4oo  pièces.  Frappés  de  la  grande  quantité 
de  raisins  que  les  vignes ,  qui  par-tout  croissent  sponta* 
nément ,  produise  ient  tous  les  ans  ,  quelques  colons  es- 
sayèrent d'en  faire  du  vin  ,  et  réussirent  :  ils  seroient  par- 
venus  sans   doute  à  en  avoir  du  meilleur  encore,  s'ils 
avoient  pensé  à  former  des  vignobles  avec  ces  beaux  sau- 
vageons, ou  s'ils  les  avoient  greffés  avec  du  plant  de  Madère 
ou  d'Europe.  Sur  presque  tous  les  rivages  et  les  îles  du 
Mississipi  et  de  l'Oliio ,  on  remarque  des  -vâgnes  dont  la 
force  végétative  paroît  bien  extraordinaire;  les  unes  enve- 
loppent de   leurs  rameaux  les  buissons  et    les  arbustes 
qu'elles  rencontrent  ;  les  autres,  à  l'aide  des  branches  , 
s'élèvent  jusqu'au  sommet  des  plus  grands  arbres.  J'en  ai 
vu  dans  les  environs  de  Louisville  ^ ,  qu'on  estimoit  avoir 
80  pieds  de  hauteur ,  et  dont  le  raisin  auroit  pu  faire  une 
feuillette  de  vin.  On  en  connoît  de  trois  espèces  :  la  pre* 
niière  vient  snv  des  terres  humides;  la  seconde,  sur  des 
terres  élevées  ;  et  la  troisième ,  sur  la  pente  méridionale 
des  montagnes.  Peut-être  ,  dans  la  suite  des  temps,  par- 
iera-t-on  des  vins  de  Missire ,  de  Pancore ,  des  Illinois, 
du  Kentukey ,  etc.  comme  on  parle  aujourd'hui  de  ceu^ 
de  Bordeaux  ,  de  Bourgogne  ou  de  Champagne. 

*  Principal  embarcadère  de  l'JStat  de  Kentukey,  sur  rOhio. 


024  NOTES. 

Dei;x  compagnies  ont  obtenu  du  Gouvernement  fédéral , 
la  concession  d'une  grande  quantité  de  terres  dans  ce  beau 
pays^  qui,  sous  peu  d'années,  sera  rempli  d'activité  et 
d'habitans.  A  en  juger  par  l'empressement  avec  lequel  les 
petits  colons  des  Etats  maritimes  vendent  leurs  pro- 
priétés, pour  aller  former  de  nouveaux  établissemens  à 
5oo  lieues  de  leur  patrie ,  on  croiroit  que  la  population  de 
ces  Etats  est  parvenue  à  son  dernier  terme  ,  et  il  s'en  fatit 
bien  que  cela  soit.  C'est  à  ce  désir  d'être  encore  mieux., 
quand  on  est  passablement  bien  (  illusion  sans  cesse  agis- 
sante, et  si  souvent  trompeuse),  qu'est  dû  ce  grand 
nombre  de  petites  colonies ,  disséminées  comme  des  points 
sur  l'immense  surface  des  Etats-Unis,  qui ,  dans  itn  court 
espace  de  temps ,  deviendront  des  districts  florissans.  Après 
les  avoir  perdues  de  vue  pendant  quelques  années  ,  tout- 
à-coup  on  entend  parler  de  leur  nombre  et  de  l'étendue 
de  leurs    défriche  mens. 

On  ignore  aujourd'hui  les  noms  des  différentes  tribus 
dont  la  confédération  des  Wheylénis  étoit  composée  :  il 
n'en  reste  plus  que  quelques  familles  sur  le  bord  des 
rivières  Kaskaskias ,  Kahokias  et  Illinois  ,  tombées  au 
dernier  degré  d'abrutissement  :  à  peine  peuvent  -  elles 
chasser  pour  se  procurer  des  hardes  et  de  l'eau-de-vie. 
En  vivant  au  milieu  des  blancs ,  ces  indigènes  sont  de- 
venus mente ar s,  fourbes,  voleurs,  et  très-certainement 
les  plus  méprisables  de  tous  ceux  que  j'ai  connus. 

(6)  JSatiûns  des  grands  Lacs  et  de  l'Ohio. 

Les  plus  considérables  sont  les  Chippaway ,  Winébago  , 
Oatagamy,  établies  sur  les  rivages  et  les  rivières  de  la 
Baie-Verte -,  les  Kikapoos  ,  Menomonies,  Pootooatamys , 
SLir  le  Michigan;  les  Outawas,  Missisagés,  sur  le  Huron  ) 
les  Delawares,  Wyandots  ,  Cagnawagas  ,  Shawanèscs  , 


NOTES.  Ù25 

MiiîgotS;,  Oyatanons,  sur  l'Erië  ,  l'Ohio  et  le  Wabash. 
Ces  nations^  jadis  nombreuses  et  guerrières,  terrassées 
par  le  double  poison  de  la  petite- vérole  et  des  eaux  spiri- 
tueuses,  marchent  à  pas  redoublés  vers  l'anéantissement. 
La  dernière  guerre*  ,  à  laquelle  les  Anglais  les  ont  poussées 
sous  le  prétexte  de  prévenir  l'établissement  des  colonies 
américaines  au  nord-ouest  de  l'Ohio,  leur  est  devenue 
funeste  par  la  perte  de  leurs  plus  braves  guerriers ,  et  la 
destruction  de  leurs  principaux  villages.  Ils  jouissent  enfin 
des  douceurs  de  la  paix  ;  les  limites  de  leur  pays  sont 
fixées  -,  le  Gouvernement  a  fait  élever  des  forts ,  a  pro- 
mulgué des  loix  pour  prévenir  les  invasions,  les  injustices 
et  les  querelles.  Mais  un  nouveau  danger  les  menace  ; 
c'est  le  voisinage  des  colons  qui  vont  bientôt  s'établir  sur 
ks  terreins  concédés  par  le  traité  qu'on  a  fait  avec  eux. 
Plus  rapprochés  des  Européens  qu'ils  ne  l'ont  jamais  été, 
ils  en  obtiendront  facilement  des  eaux  spiritueuses,  et 
fieront  plus  exposés  à  la  contagion  de  la  petite -vérole, 
maladie  qui ,  pour  eux ,  est  au^si  désastreuse  que  la  peste 
Test  parmi  nous.  Si,  il  y  a  trente  ans,  oubliant  leurs 
rivalités  et  leurs  haines  nationales  ,  ils  eussent  réuni  leurs 
forces  ,  de  concert  avec  les  Cherokees  et  les  Creeks ,  il  est 
probable  que  les  progrès  des  colonies  européennes  auroient 
été  considérablement  retardés. 

La  décadence  de  ces  nations  est  devenue  beaucoup  plus 
rapide  depuis  la  conquête  du  Canada.  Maîtres  de  tout  le 
nord  du  continent ,  les  Anglais  ont  porté  leur  commerce 
jusqu'à  des  distances  immenses ,  et  fait  connoitre  à  toutes 
ces  nations  l'attrait  des  marchandises  européennes  ,  et 
celui  bien  plus  pernicieux  encore  ,  des  eaux  spiritueuses. 


*  Ea  1791. 


b 


52G  NOTES* 

Pour  bien  concevoir  l'étendue  de  ces  importantes  dëoon- 
vertes,  il  faut  voir  les  belles  cartes  d' Arro^v-Smitli ,  pu- 
bliées à  Londres  en  1796,  sur  lesquelles  sont  tracés  les 
voyages  de  Hearne,  qui ,  parti  de  la  baie  de  Hudson  dans 
une  direction  nord- ouest ,  parvint  à  la  mer  en  suivant  le 
cours  d'une  rivière  appelée  du  Cuivre  ;  ceux  bien  plus 
importans  encore  de  Mackenzie  ,  qui ,  du  lac  Supérieur , 
est  allé  à  la  rivière ,  ou  plutôt  au  golfe  de  Cook  ,  sous  le 
60^  parallèle  de  latitude ,  d'où  un  vaisseau  anglais ,  charge 
de  pelleteries ,  venoit  de  faire  voile  pour  Canton.   Ce 
voyage  de  8  à  900  lieues ,  à  travers  ces  vastes  et  inhospi- 
talières régions ,  est  peut-être  un  des  plus  hardis  et  des  plus 
extraordinaires  qu'on  ait  jamais  fait  parterre. 

(7)  Nation Mohavk.  Jadis  considérée  comme  une  des 
plus  puissantes  des  Etats  du  milieu ,  et  chef  d'une  confédé- 
ration long -temps  connue  sous  ce  nom.,   composée  des 
tribus  ou  nations  Onondagas  ,  Onéidas ,  Cayugas ,  et  Se- 
nèccas.  Lors  de  l'arrivée  ,  en  i6i4,  des  premiers  Hollan- 
dais, à  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  New -York,  cette 
confédération  venoit  de  subjuguer  les  Wabingas,   Mo- 
liégans,  Manhattans,    Méhicanders,    etc.    tribus   mari- 
times et  ichtyophages.  Elle  étoit  montée  au  faîte  de  la 
puissance  ,  puisqu'elle  comptoit  alors   10,000  guerriers. 
Ces  nations  confédérées  habitoient  les  bords  de  la  rivière 
Mohawk,  la  haute  Susquéhannah  ,  ainsi  que  les  bords  des 
rivières  et  des  petits  lacs  qui  versent  leurs  eaux  dans  l'On- 
tario. 

L'alliance  que  firent  les  Hollandais  avec  eux,  et  que 
> es  Anglais,  leurs  successeurs,  ont  soigneusement  main- 
tenue jusqu'au  moment  de  la  révolution ,  contribua  beau- 
coup à  faciliter  les  commencemens  de  cette  belle  colonie , 
et  fut,  au  contraire  ,  une  des  principales  causes  qui  retar- 


NOTES.  327 

clèrent  pendant  long-temps  les  progrès  de  celle  que  les 
Français  fondoient  à  la  même  époque  dans  le  Canada. 
Cette  jalousie  nationale,  qui,  en  Europe  ,  a  occasionné  des 
guerres  si  fréquentes  et  si  longues ,  fut  la  cause  de  tous 
les  mallieurs  que  cette  colonie  éparouva  durant  son  en- 
fance. Moins  nombreuse ,  plus  éloignée  de  la  mer ,  dont 
elle  étoit  séparée  par  1^  glaces  pendant  sis:  mois  de  l'année, 
on  ne  conçoit  pas  comment  elle  a  pu  résister  aux  inva- 
sions et  aux  attaques  de  cette  puissante  ligue.  Il  faut  voir, 
dans  l'histoire ,  les  assauts  fréquens  que  ces  braves  colons 
eurent  à  supporter,  leur  infatigable  persévérance ,  et  leurs 
ressources.  Des  hommes  moins  patiens  et  moins  aguerris 
auroient  succombé ,  et  le  Canada  seroit  devenu  une  co- 
lonie anglaise. 

Ah  !  si ,  dès  l'origine,  on  eût  donné  à  ce  pays  \me  religion 
moins  exclusive ,  un  gouvernement  tel  que  celui  de  Mas- 
sachussets  ou  de  Pensylvanie ,  par  exemple ,  jamais  les 
escadres  anglaises  n'auroient  remonté  le  fleuve  Saint- 
Laurent,  jamais  le  général  Amlierst  ne  l'auroit  descendu 
depuis  Katarakouy  jusqu'à  Montréal ,  parce  qu'au  lieu  de 
90,000  habitons  qu'il  y  avoit  lors  de  la  conquête ,  il  y  en 
auroit  eu  4oo,ooo.  Mais  malheureusement,  depuis  l'ori- 
gine de  cette  colonie ,  on  avoit  voulu ,  ainsi  que  dans 
l'Arcadie  ^,  que  pas  un  arbre  ne  fût  renversé,  que  pas  un 
enfant  ne  fût  procréé  qpe  par  des  catholiques  romains  j 
comme  si  le  soleil  et  les  rosées  n'eussent  pas  également 
fécondé  des  champs  défrichés,  ensemencés  par  des  bras 
luthériens  ou  calvinistes  ! 

Les  Mohawks ,  entraînés  par  leur  ancien  attachement 
pour  les  Anglais ,  les  ont  suivis  dans  le  Canada ,  oùl'on  dit 

■^     ■ 

*  Aujourd'hui  la  Nouvelle-Ecosse. 


I 


528  NOTES. 

que  leur  nombre  a  considérablement  diminué;  et  leur 
pays  est  couvert  d'habitations ,  ainsi  que  de  champs  cul- 
tivés. Il  ne  reste  plus  de  leurs  confédérés,  que  quelques 
familles  Onéidas  ,  Cayugas ,  Onondagas ,  Tuscaroras  et 
Sènnèccas ,  qui  ont  dernièrement  vendu  leurs  terres ,  on 
plutôt  leur  pays,  à  l'exception  de  quelques  réserves ^  an 
Gouvernement  de  New- York.  Grâces  au  zèle  des  mis- 
sionnaires ,  on  a  imprimé  dans  leur  langue,  ainsi  que  dans 
celle  des  anciens  Natticks  ,  plusieurs  livres  de  religion  et 
de  prières  :  j'en  ai  même  vu  quelques  grammaires. 

(8)  Buffles  des  savannes.  Avant  que  les  blancs  eussent 
franchi  les  AUéghénis  ,  et  fondé  les  belles  colonies  du 
Tènézee,  de  Kentukey,  de  Cumberland,  de  Washing- 
ton ,  etc.  des  troupeaux  considérables  de  buffles  ou  bisons 
paissoient  dans  les  prairies  naturelles  de  ces  vastes  régions, 
et  avoient  prodigieusement  multiplié  j  mais  depuis  quel- 
ques années  on  n'en  voit  plus  :  une  grande  partie  a  été 
détruite  ,  et  les  autres  ,  fuyant  un  ennemi  si  redoutable , 
ont  traversé  leMississipi,  et  rejoint  leurs  semblables  dans 
les  vastes  plaines  herbées  qui  s'étendent  du  rivage  occi- 
dental de  ce  fleuve  jusqu'à  des  distances  inconnues.  En  con- 
sidérant le  nombre  de  ces  bisons,  la  facilité  de  les  rencontrer 
et  de  les  atteindre,  on  ne  peut  guère  concevoir  comment, 
pendant  le  long  cours  des  siècles,  il  n'est  jamais,  venu  dans 
la  pensée  des  indigènes  d'apprivoiser  les  jeunes  ,  d'enclore 
quelques  acres  de  ces  prairies  naturelles  pour  les  y  élever , 
et  les  soumettre  peu  à  peu  à  la  domesticité.  Il  est  probable 
que  la  race  des  bestiaux  européens  est  originairement 
venue  de  bisons  semblables  à  ceux-ci ,  que  les  premières 
sociétés  auront  apprivoisés.  Quels  avantages  inappré- 
ciables ces  nations  américaines  n'auroient-elles  pas  tirés 
de  ces  essais ,  qui  les  auroient  conduites  insensiblement 


i 


NOTES.  3i29 

à  la  culture  !  De  ce  qu'une  idée  aussi  simple ,  un  projet 
aussi  facile  à  exécuter  ne  leur  est  jamais  venu  en  pensée  , 
ne  doit -on  pas  conclure  que  leur  organisation  intellec- 
tuelle est  inférieure  à  celle  des  nations  européennes  et 
asiatiques  ? 

(9)  Minerai  de  fer.  On  trouve  à  peu  de  distance  sous 
terre,  et  même  souvent  à  la  surface  des  prairies  natu- 
relles du  Nouveau- Jersey  et  de  la  Pensylvanie,  des  blocs 
de  ce  minerai  (connu  sous  le  nom  de  bog-ore'),  pesant 
depuis  26  jusqu'à  100  livres.  En  les  examinant  avec  atten- 
tion, on  croiroit  qu'ils  ont  subi  l'action  du  feu.  Je  connois 
plusieurs  bloomeries ,  ou  petites  forges ,  dans  lesquelles  on 
ne  fond  que  ce  minerai,  qui,  dit-on,  est  plus  aigre  que 
celui  qu'on  trouve  en  fouillant  dans  les  montagnes. 

(10)  Riz  sauvage.  Il  croît  sur  les  rivages  de  l'Ontario, 
du  Michigan ,  du  petit  lac  des  Winébagos ,  ainsi  que  sur 
les  bords  des  rivières  qui  y  versent  leurs  eaux;  les  Cana- 
diens le  connoissent  sous  le  nom  de  folle-avoine,  les  Amé- 
ricains sous  celui  de  riz  sauvage.  Il  est  extrêmement 
nourrissant ,  et  croît  dans  certains  cantons  avec  une  telle 
abondance ,  que  les  indigènes  en  font  des  récoltes  consi- 
dérables ;  ils  en  attachent  les  tiges  par  poignées  ;  chaque 
famille  reconnoissant  sa  marque,  les  coupe  au  niveau  des 
eaux,  lorsque  le  temps  de  la  maturité  est  venue,  et  les 
emporte  dans  son  canot. 

Ce  grain  est  devenu  la  principale  nourriture  des  Outa- 
gamis,  Ménomonis  et  Winébagos ,  qui  habitent  la  région 
comprise  entre  le  rivage  occidental  du  Michigan  et  le 
Mississipi.  Après  avoir  éprouvé  ,  depuis  tant  d'années , 
les  avantages  de  ces  récoltes  ,  il  est  inconcevable  que  le 
•^ièsir  de  les  augmenter  ,  et  celui  d'obtenir  une  subsistance 
plus  assurée ,  ne  les  ait  pas  déterminés  à  en  semer  dans 


>3o  NOTES. 


des  endroits  plus  convenables,  et_,  en  imitant  la  nature?, 
le  faire  croître  au  milieu  des  eaux.  L'inattention  ,  ou 
plutôt  l'aveuglement  des  autres  nations ,  qui ,  depuis  des 
siècles,  ont  entendu  parler  de  ce  grain,  sans  clierclierles 
moyens  de  le  naturaliser  chez  elles  ,  me  paroît  plus  incon- 
cevable encore,  et  prouve  ce  que  j'ai  déjà  avancé,  l'infé- 
riorité de  leur  intelligence. 

(il)  Dépérissement  des  nations  Nattich  et  Pécocl. 
Quand  on  pense  aux  obstacles  de  tous  les  genres  que  les 
colons  des  quatre  Etats  septentrionaux  (jadis  connus  sous 
le  nom  de  Nouvelle -Angleterre)  eurent  à  vaincre  pendant 
l'enfance  de  leurs  premiers  établissemens ,  on  est  étonné 
qu'ils  aient  pu  les  surmonter  ;  on  ne  l'est  pas  moins ,  en 
voj'^ant  que  leur  persévérance  et  leur  industrie  sont  de- 
venues, depuis,  l'exemple  du  continent.  Pendant  combien 
d'années  n'eurent-ils  pas  à  lutter  contre  l'opiniâtre  résis- 
tance des  indigèiies ,  qui  ne  cessoient  de  les  harceler  ? 
Semblables  aux  habitans  du  Canada  ,  jamais  ils  n'alloient 
aux  champs  sans  que  leurs  fusils  ne  fussent  attachés  à 
leurs  charrues  -,  la  loi  leur  ordonnoit  même  de  les  porter 
à  l'église,  oti,  saisissant  le  moment  de  leurs  prières,  les 
indigènes  venoient  les  attaquer. 

De  ce  long  état  de  guerre ,  est  venu  ce  grand  nombre 
d'emplacemens ,  connus  dans  les  cartes  sous  le  nom  de 
villes ,  qui  jadis  n'étoient  que  des  enclos  palissades ,  où  les 
familles  ,  éparses  sur  les  plantations  du  voisinage  ,  se 
refugioient  au  premier  signal  d'alarme.  Peut-être  même 
ces  quatre  colonies  auroient  -  elles  succombé,  en  1668  , 
sous  les  efforts  de  la  coalition  de  toutes  les  nations  voi- 
sines, si  elles  n'avoient  pas  réuni  et  confié  leurs  intérêts 
à  un  Congrès,  qu'elles  investirent  du  pouvoir  dictatorial^ 
«t  dont  on  voit  encore  quelques  monnoies.  MaisMétacomct, 


NOTE   S.  55l 

clief  de  cette  formidable  coalition ,  ayant  été  trahi  dès  la 
seconde  année,  la  mort  de  ce  jeune  héros,  digne  d'un 
meilleur  sort,  occasionna  tant  de  divisions  et  de  défaites, 
que  ces  guerriers  acceptèrent  les  ternies  de  la  paix  qui 
leur  fut  ofiPerte  :  ime  partie  se  retira  dans  l'intérieur  du 
continent  ;  on  persuada  à  l'autre  de  s'établir  à  Chappo- 
quidick ,  Nattick ,  Suckiang ,  Nantuket ,  etc.  où  l'on  espéra 
qu'avec  les  secours  de  la  religion  et  de  l'exemple,  ces 
hommes  apprendroient  enfin  à  cultiver  les  terres  qu  ils 
s'étoient  réservées  ,  et  que ,  comme  les  blancs,  ils  multi- 
plieroient  au  sein  de  l'abondance  et  de  la  paix. 

Ces  projets,  ces  espérances,  inspirés  par  Famour  de  la 
justice  et  de  l'humanité  ,  s'évanouirent  après  quelques 
années  :  en  cessant  d'être  chasseurs ,  ils  devinrent  indo- 
lens  ,  paresseux ,  insensibles  à  l'aiguillon  des  désirs  et  de 
l'émulation ,  et ,  comme  dans  les  bois ,  soi^rds  aux  con- 
seils de  la  prévoyance. 

De  tant  de  familles  devenues  cultivatrices ,  pas  une  ne 
s'est  élevée  à  l'aisance;  toutes  se  sont  éteintes,  sans  qu'on 
ait  pu  savoir  comment ,  tandis  que  le  nombre  des  blancs 
a  augmenté  au-delà  de  ce  qu'on  avoit  vu  dans  les  temps 
modernes.  Les  mêmes  causes  secrètes  ont  produit  les 
mêmes  effets,  dans  le  Jersey,  la  Pensylvanie  ,  la  Virginie, 
par-tout  où  l'on  a  tâché  de  les  réunir  sur  leurs  propres 
terres.  En  1 763,  on  comptoit  encore  près  de  800  indigènes 
domiciliés  dans  l'Etat  de  New -York  :  peut-être  n'en 
existe-t-il  pas  aujourd'hui  5o, 

(12)  Elever  leurs  wigwhams  ailleurs.  Soit  que  cela 
vienne  du  climat ,  ou  de  quelque  différence  dans  leur  orga- 
nisation, les  nations  septentrionales  sont  d'une  disposi- 
tion plus  errante ,  et  beaucoup  moins  attachées  aux  lieux 
de  leur  naissance  que  cçlles  de  la  Géorgie  et  de  la  Floride, 


ÔD2  N   O   T    K    S. 

Quoique  la  plupart  de  leurs  villages  soieiît  favorablement 
situés  sur  les  bords  des  rivières  navigables  ;  et  à  proximité 
de  terres  d'alluvion ,  ils  ne  considèrent  leurs  habitations, 
et  sur-tout  la  jeunesse,  que  comme  les  soldats  ,  la  tente 
sous  laquelle  ils  campent.  Une  épidémie,  quelques  rêves 
fàclieux ,  l'arrivée  des  abeilles  dans  les  arbres  du  voisi- 
nage, tels  sont ,  entre  plusieurs  autres,  les  motifs  qui  les 
déterminent  à  quitter  leurs  villages  pour  aller  élever  leurs 
wigwbams  ailleurs. 

Il  faut  en  convenir  ,  des  hommes  qui  n'ont  souvent 
d'autre  mobilier  que  leurs  peaux  d'ours ,  lem^  chaudière  et 
leur  carabine,  et  qui  trouvent  par -tout  de  l'écorce  de 
bouleau  ,  changent  facilement  de  demeure.  Ils  sont  cepen- 
dant quelquefois  retenus  par  leur  respect  pour  les  lieux 
consacrés  depuis  long-temps  à  la  sépulture  de  leurs  pères  ; 
l'idée  qu'après  qu'ils  auront  abandonné  le  village ,  la 
charrue  des  blancs  exposera  à  la  pluie  et  à  la  rosée  ces 
dépouilles  vénérables ,  prévient  quelquefois  leur  émigra- 
tion :  cette  pensée  est  une  des  plus  affligeantes  qu'ils  con- 
noissent.  Mais  depuis  que  les  tribus  voisines  des  frontières 
ont  perdu,  par  l'exemple  et  par  la  fréquentation  des 
blancs  ,  ces  nuances  primitives  qui  distinguent  encore  les 
nations  des  grands  lacs  ;  depuis  qu'avec  l'appât  irrésistible 
des  eaux  spiritueuses ,  on  les  a  conduits  à  la  plus  honteuse 
dépravation ,  ces  moeurs ,  ces  traits  distinctifs  qui  les  ren- 
doient  jadis  respectables  aux  yeux  de  l'observateur ,  ont 
entièrement  disparu. 

Ce  ne  sont  plus  les  mêmes  hommes  ;  ils  vendent  aujour- 
d'hui leurs  terres ,  sans  penser  aux  cendres  de  leurs  parens , 
de  leurs  amis ,  et  se  contentent  d'en  réserver  quelques 
milliers  d'acres  ,  que  le  voisinage  des  blancs  ,  la  rareté  du 
gibier,  et  leur  éternel  mépris  pour  l'industrie  et  la  c  allure  ^ 


NOTES.  335 

îes  forceront  d'abandonner  dans  un  peLit  nombre  d'an- 
nées. 

(i5)  Occupations  dignes  d'un  Nishy  -  Norhay.  C'est 
sons  ce  nom  que,  dans  la  langue  chippaway ,  on  distingue 
les  indigènes,  ou  la  race  des  chasseurs.  Il  contraste  avec 
celui  de  Saganash  (homme  rouge ),  sous  lequel  ils  con- 
noissent  les  Anglais,  à  cause  de  l'uniforme  de  leurs  soldats. 

(i4)  Grandes  chasses  d'hiver.  L/Csindigène&ont  deux 
saisons  de  chasse  ;  l'été  et  l'hiver.  La  première,  celle  du 
chevreuil ,  lear  fournit  les  viandes  dont  ils  ont  besoin ,  et 
qu'ils  savent  conserver  par  le  secours  de  la  fumée  ;  la 
seconde  leur  procure  les  belles  fourrures  qu'ils  Vendent  aux 
Européens  ;  ce  sont  des  peaux  d'ours,  de  renards,  d'orignals, 
de  castors ,  de  loutres ,  de  rats-musqués,  de  martres  ,  etc. 

Ces  fauves  ne  se  trouvant  que  dans  les  régions  froides 
et  solitaires  du  nord,. pour  y  parvenir,  ils  sont  obligés 
d'entreprendre  de  longs  et  pénibles  voyages,  en  remontant 
les  rivières,  qui,  pour  la  plupart,  ne  sont  qu'une  suite 
de  chutes ,  de  rapides  et  de  portages  \  mais  comme  il  leur 
est  impossible  de  se  munir  de  provisions ,  à  cause  de  la 
foiblesse  de  leurs  canots ,  ils  sont  obligés  de  s'arrêter  sou- 
vent ,  pour  pouvoir  chasser  et  pêcher  :  ces  chasses  et  ces 
pêches  n'étant  pas  toujours  heureuses ,  ils  sont  exposés  à 
des  privations  auxquelles  il  n'est  pas  rare  de  les  voir  suc- 
comber. Telle  est  leur  manière  de  voyager,  jusqu'à  ce 
qu'ils  soient  parvenus  aux  lieux  qu'ils  s'imaginent  être 
remplis  de  fauves. 

Après  y  avoir  construit  une  wigwham ,  dont  la  gran- 
deur est  proportionnée  à  leur  nombre,  chacun  choisit  son 
canton  de  chasse,  souvent  à  des  distances  très-considé- 
rables du  quartier  -  général,  Là,  ils  tendent  des  lacets, 
creusent  des  fosses,  préparent  des  pièges,  et  mettent  en 


554  NOTES. 

usage  tous  les  moyens  que  l'expérience  leur  suggère  ;  plus 
]a  saison  est  rude,  et  plusieurs  cliasses  sont  heureuses. 
C'est  au  milieu  des  neiges  profondes  et  des  fortes  gelées 
de  ces  climats  glacés ,  cpie  ces  hommes  peu  vêtus  passent 
trois  à  quatre  mois ,  exposés  à  des  fatignes  dont  on  ne  pent 
pas  se  former  d'idée  précise,  à  moins  de  les  avoir  partagées 
avec  eux. 

J'ai  connu  un  Européen  qui ,  rempli  de  toute  la  con- 
fiance qu'inspirent  la  jeunesse  et  des  forces  d'Hercule  , 
voulut  suivre  une  compagnie  de  ces  indigènes  pendant 
leur  campagne  d'hiver  •,  il  lui  fallut  deux  mois  de  soins,  de 
repos ,  de  bonne  nourriture  ,  avant  qu'il  fût  entièrement 
remis  de  ses  fatigues ,  et  sur-tout  de  l'abstinence  à  laquelle 
il  avoit  été  exposé  durant  cette  longue  et  sévère  épreuve. 

A  peine  les  glaces  de  l'hiver  sont-elles  fondues ,  qu'ils 
se  hâtent  d'arriver  aux  lieux  où  les  trafiquans  les  attendent 
avec  nn  assortiment  de  marchandises  analogues  à  leurs 
goûts  ;  car ,  bien  dilFérens  des  Em^opéens  ,  leur  goût  est 
invariable  :  ils  se  vêtissent  encore  des  mêmes  étofîes  qu'on 
leur  lit  connoître  dans  l'origine.  La  peau  de  castor  sert  de 
ba.se  à  ces  échanges  ;  c'est  comme  la  monnoie  de  ce  com- 
merce ;  tel  objet  est  estimé ,  de  tous  les  temps,  en  valoir 
un  nombre  plus  ou  moins  considérable. 

C'est  là  aussi  que ,  sous  le  prétexte  de  se  délasser  de 
leurs  fatigues  ,  ils  boivent  avec  excès  ,  et  ces  excès  occa- 
sionnent toujours  des  rixes  plus  ou  moins  sanglantes. 
Comme  le  matelot,  qui,  revenu  des  grandes  Indes,  pro- 
digue dans  peu  dé  jours  en  bombances  et  en  folies,  l'argent 
qu'il  a  si  péniblement  gagné,  de  même  ces  insoucians 
chasseurs  dissipent  dans  l'ivresse  les  fruits  de  leurs  longues 
et  laborieuses  chasses.  Au  lieu  de  repos,  de  bonne  nourri- 
ture ,  dont  ils  auroient  un  si  grand  besoin ,  ils  s'exposent 


NOTES.  335 

aux  nouveaux  dangers  des  inflammations;,  des  pleurésies, 
qui  en  moissonnent  annuellement  un  grand  nombre  : 
des  corps  de  fer  ne  résisteroient  pas  à  un  régime  aussi 
violent. 

(i5)  Motifs  de  leurs  guerres.  Comme  la  peste  et  les 
maladies  épidémiques ,  la  guerre  est  un  mal  inévitable  , 
puisqu'elle  est  la  conséquence  de  nos  passions,  qui  sont, 
à  peu  de  chose  près,  les  mêmes  dans  les  forêts  de  l'Amé- 
rique que  dans  les  plaines  de  l'Europe. 

Il  est  même  vraisemblable  que  le  motif  qui  réunit  en 
hordes  et  en  tribus  les  premières  familles  éparses,  fut  celui 
d'attaquer  ou  de  se  défendre.  Tel  étoit  l'état  dans  lequel 
leicélèbre  Cook  a  trouvé  les  habitans  des  terres  et  des  îles 
qu'il  a  découvertes ,  et  celui  des  nations  de  ce  continent , 
lors  de  l'arrivée  des  premiers  Européens. 

Mais  quels  pou  voient  donc  être,  demandera-t-on ,  les 
motifs  qui  les  excitoient  à  la  guerre ,  séparées ,  comme 
l'étoient  ces  tribus ,  par  des  forêts ,  des  marais  impéné- 
trables, des  fleuves  rapides  ou  des  lacs  orageux;  ne  con- 
noissant  ni  la  cupidité,  ni  le  désir  des  conquêtes?  Quels 
motifs  !  I/n  rêve ,  ini  faux  rapport ,  la  bouillante  impa- 
tience d'une  jeunesse  long-temps  oisive,  le  désir  d'élever 
la  gloire  de  leur  nation  et  de  faire  parler  d'elle ,  celui  de 
mériter  les  applaudissemens  et  l'admiration  des  femmes^ 
en  chantant  devant  elles  leurs  prouesses  et  leurs  vic- 
toires. 

Que  l'aigle  ou  le  vautour  osent  affronter  les  orages  à  la 
poursuite  de  leur  proie  ,  l'impérieuse  nécessité  du  besoin 
les  excite  :  mais  que  des  hommes  non  encore  sortis  de  cet 
état  primitif  que  les  poètes  ont  appelé  l'âge  d'or,  aban- 
donnent leurs  villages ,  où  ils  vi voient  dans  la  paix ,  pour 
àllet;  à  de  grandes  distances,  exterminer  d'autres  hommes. 


336  NOTES. 

et,  semblables  à  des  loups  afîkmës  ,  se  repaître  de  leurs 
carcasses ,  célébrer  leurs  barbares  triomphes  en  buvant  le 
bouillon  de  leur^chair  !..!..!  Quelle  inconcevable  destinée  ! 
Voilà  cependant  comment  toutes  les  nations  ont  com- 
mencé. 

Aussi-tôt  que  la  guerre  est  résolue ,  la  jeunesse  s'as- 
semble ,  élit  un  chef  j  tous  se  peignent  le  visage  et  le  corps, 
suspendent  la  chaudière ,  autour  de  laquelle  ils  dansent 
en  hurlant  leurs  chansons  de  Cannibales,  et  s'imposent 
une  abstinence  rigoureuse  :  car,  disent  -  ils  ,  pour  être 
inexorable  ,  il  est  nécessaire  d'avoir  été  long -temps  aigri 
par  les  irritations  de  la  faim.  Qui  leur  a  enseigné  ce  nou- 
veau moyen  d'exciter  leur  férocité  ?  Seroit-ce  l'instinct  ? 
C'est  donc  celui  des  démons  ! 

Depuis  que  les  blancs  ont  dirigé  leur  activité  du  côté 
de  la  chasse  ,  en  leur  faisant  connoître  l'usage  de  leurs 
marchandises  ,  les  guerres  sont  devenues  plus  rares  parmi 
eux  ;  l'espoir  d'une  rançon  les  a  rendus  moins  cruels  envers 
les  prisonniers  blancs. 

(16)  Pondiach.  Ancien  chef  de  la  nation  Ontawa, 
lonfî^ -temps  célèbre  par  sa  bravoure  ,  son  éloquence ,  la 
sagesse  et  la  vigueur  de  ses  conseils.  C'est  à  lui  que  l'His- 
toire attribue  la  coalition  des  grandes  nations  de  l'Ohio  et 
des  lacs  ,  après  la  prise  du  Canada,  en  1763  ,  pour  chasser 
les  Anglais  des  pays  d'en  haut ,  et  s'emparer  de  leurs 
forts  de  traite  et  de  guerre.  La  constance  des  eflPorts  de  ces 
nations  ,  la  rapidité  de  leurs  mouvemens  ,  l'étonnante 
exactitude  de  leurs  attaques ,  quoiqu'à  des  distances  aussi 
considérables  j  la  défaite  d'un  de  leurs  corps  dans  les  mon- 
tagnes de  la  Pensylvanie  ,  après  un  combat  sanglant  et 
opiniâtre  j  le  blocus  qu'ils  firent  de  la  ville  du  Détroit  et 
du  fort  Pitt  j  le  traité  de  paix  conclu  aux  fourches  du 


NOTES.  ,  507 

MusHnghum  ;  tous  ces  détails  sont  consignés  dans  l'His- 
toire ,  et  justement  considérés  comme  le  plus  formidable 
essai  de  leurs  forces  qui  eût  eu  lieu  depuis  la  fondation 
des  colonies  anglaises  sur  ce  continent.  Ces  projets  s'éva- 
nouirent à  la  mort  de  ce  grand  chef;,  qui  fut  assassiné  en 
conséc|uence  ,  dit-on ,  d'ordres  secrets. 

Les  Anglais  s'étant  emparés  ,  après  là  conquête  du 
Canada,  de  tout  ce  qu'on  appelle  le  commerce  indien, 
depuis  les  rives  du  Mississipi  jusqu'aux  terres  arctiques 
de  la  baie  de  Hudson ,  le  Gouvernement  dépensant  an- 
nuellement en  présens  plus  de  20,000  livres  sterl. ,  d'un 
autre  côté,  les  traiteurs  n'étant  pas  restreints  ,  comme  du 
temps  des  Français ,  dans  la  quantité  des  eaux  spiritueuses 
qu'il  leur  est  permis  d'envoyer  àsais,  les  pays  d'en  liant , 
le  nombre  des  indigènes  diminue  avec  une  étonnante 
rapidité.  On  prétend  quo  les  six  dixièmes  de  leur  popula- 
tion ont  disparu  depuis  que  la  liberté  du  commerce  anglais 
a  succédé  au  régime  plus  restrictif  des  Français. 

(1^)  Quelle  éducation!  Quel  ordre  de  choses  f  "Pour 
convaincre  plus  particulièrement  encore  le  lecteur,  de  la 
force  des  opinions  sur  lesquelles  l'antlu^opopliagie  est 
fondée  ,  je  crois  devoir  rapporter  ici  une  conversation  qui 
eut  lieu  au  camp  devant  le  fort  George,  en  1758,  entre 
un  chef  Pootooatamy  et  un  ofEcier  français,  servant  sous 
le  marquis  de  Moncalm ,  quelques  jours  après  que  ces 
féroces  indigènes  eurent  attaqué  la  garnison  anglaise,  qui, 
conformément  à  la  capitulation  conclue  avec  le  colonel 
Monroe ,  se  retiroit  sans  atmes  au  fort  Ed-ward ,  et  eurent 
enlevé  la  chevelure  d'un  grand  nombre  de  soldats ,  dont 
quelques-uns  furent  dépecés  et  niis  dans  leurs  chaudières. 
J'ai  entendu  cet  officier  raconter  tous  les  détails  de  cett© 
épouvantable  boucherie, 

I.  Y 


558  N  O  T  E  s^ 

L,^ Officier  français.  —  «  Toi^  homme ,  dis -tu  !  Non, 
tu  es  pire  que  le  loup  et  la  panthère  )>. 

Kanna-Satègo.  —  «Moi,  pire  que  le  loup  et  la  pan- 
thère !  !  !  Tu  extra  vagues,  tout  chef  de  guerriers  que  tu 
€s ,  entends-tu  )>  ? 

L'O.  F. —  (c  Ne  manges -tu  pas  ton  semblable,  qui, 
commetoi,  est  fils  de  femme,  et  conséquemment  ton  frère»? 

K.  —  ((  Mon  frère  !  non.  C'est  mon  ennemi ,  puisqu'il 
m'auroit  dévoré ,  s'il  eût  été  plus  fort  ou  plus  adroit. 
Qu'importe  à  l'homme  mort  d'être  digéré  dans  mon  esto- 
mac ou  dans  celui  d'un  loup  ))  ? 

L' O.  F.  —  ((  Est-ce  qu'en  dépeçant  un  corps  fait  comme 
le  tien ,  tu  ne  sens  pas  quelque  chose  qui  te  répugne  »  ? 

K.  —  «  Je  n'entends  pas  ce  mot.  Et  toi,  quand  tu  fais 
arrêter  un  homme,  ton  semblable  et  ton  frère  ,  parce  que 
le  vent  du  malheur  ayant  soufflé  sur  lui ,  il  ne  peut  pas 
payer  ce  qu'il  te  doit ,  et  quand ,  en  le  privant  de  sa 
liberté ,  tu  fais  mourir  de  faim  et  de  chagrin  sa  femme  et 
ses  enfans ,  ne  sens-tu  pas  aussi  quelque  répugnance  »  ? 

L'O.  F. —  «  C'est  la  loi  qui  le  confine,  et  non  pas 
moi  ))  ? 

X,  —  ((  Eh  bien  !  avec  ta  loi  tu  tues  cet  homme,  comme 
je  tue  mon  ennemi  avec  ma  carabine  ou  mon  toméhawk  ; 
et  peux-tu  te  croire  aussi  brave  que  Kannasatégo  ?  Non  , 
puisque  ,  comme  lui ,  tu  ne  cours  pas  le  risque  de  ta  vie  )>. 

L'O.  F, —  ((  D'où  l'usage  de  dévorer  tes  prisonniers 
».-t-il  pu  venir  ))  ? 

K.  —  ((  Du  cri  souterrain  de  nos  braves ,  morts  en 
combattant ,  dont  les  ombres  poursuivent  nos  guerriers 
jusqu'à  ce  qu'ils  les  aient  appaisées  en  couvrant  leurs 
corps,  en  effaçant  de  la  terre  les  traces  de  leur  sang,  et 
aiettant  leurs  ennemis  dans  la  chaudière.  D'ailleurs,  ne 


NOTES.  ,       ùùg 

faut-il  pas  que  nos  femmes  et  nos  enians  participent  à 
notre  triomplie  ?  C'est  le  meilleur  bouillon  que  nous  puis- 
sions leur  donner.  Seroit-ce  en  dansant  autour  de  nos  chau- 
dières ,  lorsqu'elles  ne  sont  remplies  que  d'ours  ou  de  clie- 
vreuil,que  nous  pourrions  chanter  nos  chansons  de  valeur? 
Non  j  c'est  le  repas  du  chasseur ,  et  non  le  festin  de  la  vic- 
toire. Toi;  dont  l'esprit  est  au  bout  de  ta  langue,  ex- 
plique mes  paroles  !  Quant  au  mien ,  il  est  au  bout  de  mon 
bras  )) . 

L'O.  F.  —  «  Que  ne  cultives -tu,  comme  nous,  ces 
petites  graines ,  avec  lesquelles  on  satisfait  si  facilement  la 
feim ,  quand  elle  vient  »  ? 

K.  —  «  Pourquoi  ferions-nous  ce  que  nos  ancêtres  n'ont 
jamais  fait  ?  A  la  longue,  tes  petites  graines  tueroient  nos 
braves,  qui ,  ne  redoutant  plus  le  besoin  de  manger,  pas- 
seroient  leur  temps  à  fumer  et  à  dormir  :  notre  jeunesse 
n'étant  plus  obligée  de  chasser  et  de  pêcher  pour  vivre, 
oà  appr endroit- elle  à  devenir  rusée ,  patiente  à  supporter 
le  mal  et  la  faim  ?  Bientôt  elle  oublieroit  à  manier  le 
toméhawk  de  la  guerre  )). 

«  De  plus ,  qui  nous  fourniroit  des  vêtemens  ?  Pour- 
rions-nous dire  au  cerf:  — J'ai  besoin  de  mokissons;  viens, 
que  je  t'écorche?- — Au  buffle,  au  castor,  à  la  loutre: — < 
J'ai  froid,  mes  épaules  sont  nues  ;  donne-moi  ta  fourrure  »? 
Ij'O.  F.  —  ({  N'as-tu  jamais  connu  la  pitié  »  ? 
K.  - —  (c  Oui  ,  envers  les  foibles ,  les  malades  et  les 
femmes.  Si  l'œil  d'un  homme  doit  toujours  être  sec,  com- 
ment celui  d'un  guerrier  pourroit-il  être  humide  3»  ? 

L'O.  F, —  «Tout  ce  que  tu  viens  de  dire  me    fait 
horreur  )>. 

K.  —  (c  Eh  bien  !  va-t-en  dans  ton  pays  y  cultiver  tes 
petites  graines  ;  et  laisse-nous  vivre  ici  comme  nos  an- 


54o  NOTES/. 

cêtres  ont  vécu  !  Le  soleil  et  la  lune  se  lèvent  et  se  Cou- 
chent ,  riiiver  succède  à  l'ëtë,  comme  de  leur  temps,  rien 
ne  change  :  pourquoi  changerions-nous  »  ? 

(18)  Iles  ^rsacides  et  Dandaman.  Situées  au  nord- 
OLiest  de  la  pointe  d'Achem ,  dont  les  habitans  nègres 
sont  cannibales.  Ces  îles  ont  été  découvertes  par  les  capi- 
pitaines  Bougainville ,  Surville  et  Shortland. 

(19)  Pootooatamis.  Nation  jadis  puissante  et  nom- 
breuse ,  dont  les  débris  habitent  encore  les  rivages  méri- 
dionaux du  lac  Michigan.  Les  Français  fondèrent  une 
mission  parmi  eux ,  sur  les  bords  de  la  rivière  Saint- 
Joseph  ,  qui  a  été  long-temps  célèbre  ;  ils  y  construisirent 
aussi  un  petit  fort,  dans  les  environs  duquel  plusieurs 
familles  canadiennes  s'étoient  établies.  Ce  lieu  ,  tombé 
au  pouvoir  des  Anglais  après  la  conquête  du  Canada, 
fut  emporté  par  les  gens  de  Pondiack ,  et  la  garnison , 
ainsi  que  celle  de  Michillimakinack ,  entièrement  dé- 
truite. 

(20)  Wigwham.  C'est  le  nom  que,  dans  plusieurs 
langues  ,  les  indigènes  donnent  aux  habitations  qu'ils 
construisoient  avant  d'avoir  connu  l'usage  du  fer,  et  dont 
ils  se  servent  encore  dans  plusieurs  cantons.  La  charpente 
en  est  à-la-fois  simple ,  légère  et  solide.  C'est  une  suite  de 
petites  pièces  faites  du  bois  le  plus  durable  ;  elles  ont  de 
six  à  sept  pieds  de  hauteur ,  mais  au  lieu  de  chevrons  ,  ils 
les  surmontent  avec  des  cei-ceaux  semi-circulaires ,  recou- 
verts ,  ainsi  que  les  parois  ou  murailles ,  de  grands 
morceaux  d'écorce  de  bouleau  noir,  artistement  cousus, 
et  dont  les  coutures  sont  enduites  de  térébenthine.  La 
porte ,  montée  sur  un  petit  cadre  qr\i  bat  contre  le  seuil 
et  le  linteau  ,  est  recouverte  de  la  même  écorce.  Dans  le 
jtnilieu  du  toît  ^  ils  pratiquent  une  ouverture  circulaire 


NOTES.  54l 

pour  laisser  sortir  la  fumëe  ,  et  ils  y  suspendent  un  bâton 
crocliu  j  auquel  la  cliaudière  est  attacliëe. 

Si  c'est  la  wigw^liam  d'un  guerrier ^  on  y  voit  quelques 
clievelures ,  dont  la  peau  a  été  soigneusement  i;année  et 
peinte  en  rouge ,  attacliée  sur  un  cerceau  ,  et  dont  les  che- 
veux conservent  la  même  longueur  qu'ils  avoient  lorsque 
cet  ennemi  fut  tué.  Le  soir ,  on  déroule  autour  du  feu  les 
peaux  de  castors,  de  buffles,  ou  d'ours,  qui  leur  servent 
de  lit.  Leurs  ustensiles  sont  en  très -petit  nombre.  Il  s'en 
faut  bien  que  la  propreté  règne  sous  ces  toits  enfumés. 
Leur  attacliement  à  ce  genre  de  vie  est  cependant  si  grand, 
que 'lorsqu'ils  viennent  parmi  les  blancs ,  ils  aiment  mieux 
camper  dans  les  bois  voisins ,  où  ils  élèvent  un  petit  abri, 
que  d'habiter  nos  maisons  et  coucher  sur  de  bons  lits. 

(21)  Oppoygan.  C'est  le  nom  qu'ils  donnent  à  une  espèce 
particulière  de  pipe ,  dont  la  tête ,  façonnée  avec  assez 
d'art,  est  toujours  de  marbre  rouge  ou  noir,  qu'ils  vont 
chercher  dans  le  voisinage  du  Mississipi.  Ils  introduisent 
tm  tuyau  de  bois  léger  vers  la  partie  inférieure  de  cette 
tête ,  à  laquelle  est  constamment  fixée  une  petite  chaîne 
de  cuivre,  pour  empêcher  qu'elle  ne  tombe.  Lorsqu'il  a 
une  certaine  longueur,  celle  de  trois  à  quatre  pieds,  par 
exemple ,  et  qu'il  est  revêtu  d'une  peau  de  serpent  mou- 
chetée ,  et  orné  d'un  mélange  particulier  de  plumes  ,  il  est 
considéré  comme  le  symbole  de  la  paix;  l'envoyé  ou  l'am- 
bassadeur qui  le  porte  ,  jouit  de  la  plus  parfaite  sûreté,  et 
même  dans  les  villages  qui  sont  ennemis  du  sien  ;  à  sa  vue, 
les  haines  et  les  vengeances  se  taisent,. 

On  s'en  sert  aussi  dans  les  adoptions ,  dans  les  mariages, 
ainsi  que  dans  toutes  les  fêtes  pacifiques.  Il  est  aussi  le 
signal  de  la  guerre ,  lorsqu.e  les  plumes  dont  il  est  orné , 
sont  rouges  :  il  précède  oti  accompagne  toujours  les  danses 


542  NOTES. 

destinées  à  représenter  l'attaqne  ou  la  victoire.  De-îà  les 
tnétapliores  dont  ils  font  si  souvent  usage. —  «Levons  le 
toméha^vk  de  la  guerre,  arborons  le  grand  oppoygan  du 
sang».  Ou  :  — (c  Fumons  dans  l'oppoygan  de  paix,  de  bonne 
intelligence,  de  bon  souvenir  :  que  nos  pensées  soient 
unies,  bonnes  et  douces,  comme  la  fumée  de  nos  oppoy- 
gans  )). 

Les  carrières  où  ils  vont  cher  cher  ce  marbre  ,  sont  des 
lieux  qui,  de  temps  immémorial,  ont  été  consacrés  à  la 
paix;  c'étoit  là  que  jadis  les  premières  paroles  en  étoient 
portées  :  quiconque  déclare  y  aller  ou  en  revenir,  est  res- 
pecté par-tout  où  il  passe.  Mais  comme  dans  les  voyages, 
ainsi  que  dans  l'usage  journalier ,  cet  oppo^'-gan  seroit 
très-incommode  à  cause  de  sa  longueur ,  ils  en  ont  de  plus 
petits ,  ou  bien  ils  adaptent  sur  l'arrière  de  leurs  tomé- 
iiawks  une  tête  de  pipe  en  fer  ou  en  cuivre  ,  qui  y  est 
retenue  par  un  écrou ,  dont  le  creux  communique  à  celui 
du  mancîie  ,  à  l'autre  extrémité  duquel  ils  mettent  un 
tuyau  d'aigle ,  pour  pouvoir  fumer  plus  commodément. 

C'est  leur  occupation  constante  lorsqu'ils  sont  chez  eux, 
et  ils  y  attachent  beaucoup  de  dignité  et  d'importance , 
mais  ils  poussent  plus  loin  que  nous  le  luxe  de  cette  jouis- 
sance. Au  lieu  de  tabac  pur,  souvent  acre  et  désagréable, 
ils  .y  mêlent  quelques  feuilles  aromatiques  ,  telles  que 
celles  duségokémack,du  sumack.  Rien  n'est  plus  agréable 
à  sentir  que  ce  mélange ,  dont  ils  portent  toujours  une 
provision  dans  une  peau  tannée  de  loutre ,  de  canard  ou 
d'oppossum  ,  suspendue  à  leur  ceinture. 

(22)  Abeilles.  Persuadés  que  les  abeilles  sont  venues 
d'Europe,  ce  qui  cependant  est  très  -  douteux ,,  les  indi- 
gènes les  voient  de  mauvais  oeil ,  et  considèrent  leurs  pro- 
grès dans  l'intérieur  du  continent ,  comme  un  présage  de 


NOTES.  3'45 

l'approclie  des  blancs  :  aussi ,  dès  qu'ils  en  découvrent , 
cet  événement  ,  en  passant  rapidement  de  bouche  en 
bouclie  ,  répand  la  tristesse  et  la  consternation  dans  tous 
les  esprits.  Un  jour  que  j'allois  au  village  d'Osséwingo,  je 
rencontrai  un  Cayuga  que  je  connoissois  depuis  plusieurs 
années  -,  il  étoit  assis  au  pied  d'un  arbre ,  et  les  yeux  fixés 
sur  la  terre  ,  fumoit  gravement  dans  son  toméliawk. 

Comme  il  paroissoit  peu  disposé  à  me  parler ,  je  lui 
dis  :  —  ((  Ta  langue  seroit-elle  desséchée  ,  et  ta  main  para- 
lysée?—  Mon  esprit  est  dans  les  ténèbres,  me  répondit-il, 
et  mes  yeux  voient  sans  voir ,  quand  je  pense  à  ce  mau- 
vais génie  qui  ne  cesse  de  nous  tourner  le  dos.  —  Comment 
cela  ?  j 'ai  peine  à  te  comprendre.  —  Ne  sais-tu  pas  qu'il 
prit  tes  gens  par  la  main  dès  le  premier  jour  de  leur 
arrivée  sur  cette  terre ,  et  que  depuis ,  il  a  constamment 
nettoyé  leurs  sentiers ,  et  couvert  les  nôtres  de  ronces , 
de  halliers  et  de  pierres?  Ne  voilà- t-il  pas  leurs  mouches 
qui  arrivent  parmi  nous,  pour  effrayer  notre  gibier?-— 
Eh  bien  !  sais-tu  ce  qu'il  faut  faire?  — Non.  — Je  vais  te 
le  dire.  Aye  un  champ ,  ayes  -  en  même  deux ,  si  cela  est 
possible  ;  cultive-les  bien  ;  que  tes  compagnons  imitent 
ton  exemple  :  alors  ces  mouches ,  qui  t'effrayent  tant  au- 
jourd'hui, te  porteront  bonheur;  car  elles  sont  un  modèle 
d'industrie  ,  de  bon  accord  et  de  bon  gouvernement.  — Tu 
dis  vrai  ;  mais  le  mauvais  Génie  ne  veut  pas  que  nous  cul- 
tivions la  terre  comme  les  blancs.  —  Ton  mauvais  Génie 
n'est  qu'une  ombre ,  un  fantôme ,  et  un  fantôme  n'est  rien. 
Si  tu  méprises  l'industrie  des  blancs,  imite  du  moins  celle 
du  castor-,  que  le  soleil  de  la  raison  éclaire  ton  village  ,  et 
alors  tu  verras  ce  fantôme ,  cette  ombre ,  passer  comme  le 
bruit  que  j'entends ,  et  qui  n'est  déjà  plus;  comme  le  vent 
qui  frise  la  surface  du  lac,  et  est  déjà  bien  loin.  — Porte  tes 


544  NOTES, 

paroles  au  village ,  que  tous  nos  gens  disent  :  Oui ,  oui  ^ 
oui 5  alors  j'y  consens  ». 

(23)  Shawanèse.  Cette  grande  et  belle  nation  habite 
les  plaines  qu'arrosent  le  Scioto  et  ses  branches,  une  des 
plus  considérables  de  toutes  les  rivières  qui  tombent  dans 
l'Ohio.  Son  confluent  avec  ce  fleuve  est  à  i3o  lieues  de 
Pitt'sboiu^g ,  et  à  266  du  Mississipi.  Du  temps  de  William 
Penn ,  cette  nation  étoit  composée  de  dix-sept  tribus ,  et 
comptoit  dix  à  douze  mille  guerriers.  Mais,  comme  toutes 
celles  qu'on  connoît ,  dédaignant  de  s'attacher,  par  la  cul- 
ture, au  sol  fécond  qui  lui  appartient,  elle rejetta  les  idées 
de  civilisation  que  ce  célèbre  fondateur  lui  transmit  par 
Kélappama  ,  uu  de  leurs  chefs  les  plus  éclairés ,  qui  étoit 
venu  à  Philadelphie  pour  le  voir.  Quelle  peut  être  la  cause 
de  ce  prestige ,  de  cet  aveuglement  ? 

De  toutes  les  nations  du  continent,  la  Shawanèse  est  la 
plus  avantageusement  située  pour  devenir  cultivatrice  ; 
douceur  du  climat,  fécondité  du  sol,  grand  nombre  de 
petites  rivières  navigables ,  proximité  de  l'Ohio,  et  des 
grands  lacs,  prairies  naturelles  ,  sur  lesquelles  ils  auroient 
pu,  comme  les  Muscogulges  et  les  Séminoles  des  deux 
Florides,  élever,  sans  soins  et  sans  peine,  des  chevaux  et 
des  bestiaux  :  car  c'est  sur  les  bords  de  cette  rivière  qu'on 
commence  à  voir  ces  plaines  couvertes  d'herbes  ou  de  ro- 
seaux, connues  dans  les  Etats  méridionaux  sous  le  nom  de 
saT  amies  ;  c'est  là  aussi  que  l'on  voit  des  arbres ,  des  plantes 
et  des  fleurs  bien  différentes  de  celles  du  nord,  ainsi  que 
les  beaux  oiseaux  du  midi. 

Quel  dommage  aussi  que  leur  langue  harmonieuse  , 
douce  et  expressive ,  n'ait  point  été  cultivée ,  et  que  le 
zèle  des  missionnaires  n'ait  point  encore  fait  imprimer,  à 
l'usage  de  leurs  Néophites  ,  quelques  livres  de  prières 


NOTES.  525 

dans  cette  langue ,  comme  on  en  voit  dans  celle  des  Mo- 
liawks  et  des  anciens  liabitansdc  la  baie  de  Massacliussets  ! 
Il  est  à  craindre  que  bientôt  il  n'en  reste  plus  de  vestiges. 
XiCs  pertes  que  les  Sliawanèses  ont  essuyées  dans  la  der- 
nière guerre  avec  les  Etats-Unis ,  le  traité  qu'ils  viennent 
de  faire  avec  eux ,  les  ont  enfin  déterminés  à  vivre  tran- 
quilles sur  les  terreins  immenses  qu'ils  se  sont  réservés. 
Eli  bien  !  il  est  probable  que  dans  ce  dernier  asyle  ,  ils 
n'adopteront  pas  le  seul  remède  qui  puisse  encore  pré- 
server leur  existence ,  la  culture. 

(24)  M^yandots  du  Sandusky.  Les  débris  de  cette 
ancienne  nation,  jadis  vaincue  et  chassée  des  montagnes 
d'Ouasioto  par  les  Cliérolcées ,  s'emparèrent  des  bords  de 
cette  rivière  ,  dont  ils  exterminèrent  les  anciens  pro- 
priétaires Sanduskys  ;  car  à  peine  peut-on  arrêter  les  yeux 
sur  quelques  parties  de  la  terre  qui  n'aient  été  abreuvées 
de  sang  humain.  De  même  que  les  grandes  nations  de 
l'Europe  et  de  l'Asie,  celles  de  ce  continent  paroissent 
avoir  toujours  été  dans  un  état  de  guerre  presque  continuel. 
Les  tribus  qui  périssoient  victimes  de  ces  vengeances , 
étoient  remplacées  par  de  nouvelles  hordes,  dont  les  ja- 
lousies, les  haines  et  les  dissentions  ne  tardoient  pas  à 
exciter  de  nouveaux  combats.  Ainsi  que  les  Shawanèses 
leurs  voisins  ,  ils  ont  essuyé  des  pertes  d'autant  plus  con- 
sidérables ,  qu'elles  se  réparent  lentement  parmi  ces  na- 
tions de  chasseurs. 

La  rivière  sur  les  bords  de  laquelle  ils  habitent ,  est  Une 
des  plus  douces  et  des  plus  constamment  navigables  de 
toutes  celles  qui  tombent  dans  le  lac  Erié ,  dont  l'embou- 
chure est  susceptible  de  devenir  un  port  excellent. 

(26)  MushingJiuJTi.  Grande  et  belle  rivière  qui  tombe 
dans  rOhio;  à  5  8  ]  ieues  de  Pit  t'sbourg ,  et  à  33c)  du  Mississipi. 


546  NOTES. 

Elle  est  infiniment  intéressante  par  ses  sinuosités ,  ainsi 
que  par  l'étendue  de  sa  navigation  jusqu'à  Tuskaraway, 
confluent  formé  par  la  jonction  du  Némenshéliélas  et  du 
X-amensliicola ,  et  célèbre  par  le  traité  de  paix  que  fit  le 
général  Bouquet  en  1 764 ,  avec  les  nations  de  l'Oiiio.  Ainsi 
que  ce  fleuve ,  le  Muskinglium  a  des  crues  régulières  , 
mais  qui  ne  causent  jamais  de  débordement.  Les  villages 
des  Délawares,  situés  sur  des  terreins  fertiles,  offroient 
aux  yeux  l'imagée  de  l'abondance  et  du  bonheur ,  dont  ils 
jouiroient  encore  sans  cette  guerre  funeste ,  dans  laquelle 
la  politique  anglaise  les  a  entraînés.   C'étoit   sur  cette 
rivière  que  les  frères  Moraves  avoient  établi  une  colonie 
considérable   d'indigènes,  qu'ils  civilisoient  par  l'ensei- 
gnement de  la  religion  et  de  la  culture.  Des  événemens 
fâclieux  ra3'-ant  malheur  eu  sèment  dispersée ,  le  Gouver- 
nement vient  de  leur  donner  dix  mille  acres  de  terre  dans 
un  canton  plus  éloigné  des  chances  de  la  guerre. 

L'embouchure  de  cette  rivière  deviendra  un  jour  fa- 
meuse dans  l'histoire  ,  par  les  premiers  établissemens  du 
nouvel  Etat  de  Washington,  qui  y  furent  formés  cm  786, 
ainsi  que  par  la  fondation  de  la  ville  d' Adelphy ,  nommée 
depuis  Marietta ,  sur  les  ruines  du  célèbre  camp  retranché 
qui  fut  découvert  en  1780,  dont  le  plan  et  les  détails  se 
trouvent  au  chapitre  viii ,  tome  m  de  cet  ouvrage. 

(26)  TVar-lioop.  Ce  cri  est ,  je  crois  ,  le  plus  perçant 
qu'il  soit  possible  à  l'homme  de  produire  j  nul  autre  ne 
retentit  aussi  loin  dans  les  bois  ni  sur  les  eaux.  Suivant 
les  circonstances ,  les  indigènes  peuvent  en  rendre  les 
modulations  plus  ou  moins  désagréables  ou  efirayantcs, 
par  le  battement  plus  ou  moins  rapide  des  quatre  doigts 
de  la  main  sur  les  lèvres  pendant  les  efforts  de  l'aspiration. 
C'est  le  cri  de  la  victoire  j  semblable  au  rugissement  du 


NOTE    S.  047 

lion,  c'est  aussi  celui  de  la  fe'rocité  ,  par  lequel  les  indi- 
gènes s'animent  au  fort  de  la  mêiëe  :  souvent  aussi  ils  s'en 
servent  en  terminant  leurs  chansons  de  guerre. 

(27)  Sir  TVilliam  Johnson.  Il  fut  pendant  long- temps 
intendant-général  des  affaires  indiennes  pour  les  colonies 
du  milieu ,  et  long- temps  aussi  le  dispensateur  des  pré- 
sens que  l'Angleterre  prodiguoit  annuellement  aux  six 
nations  et  à  leurs  alliés.  C'est  avec  ces  moyens  irrésistibles 
que  j  depuis  la  conquête  de  cette  colonie  sur  les  Hollan- 
dais ,  en  1  ÇiÇtZ ,  cette  Puissance  s'est  assuré  leur  amitié 
et  leur  assistance ,  toutes  les  fois  qu'elle  en  a  eu  besoin 
dans  ses  guerres  contre  les  Français  du  Canada.  Cette 
alliance  contribua  beaucoup  aux  progrès  des  établi sse- 
mens ,  à  la  tranquillité  et  à  la  sûreté  des  liabitans  de  la 
colonie  de  New- York,  et  facilita  l'acquisition  des  terres, 
à  mesure  que  l'avidité  des  Gotiverneurs  ou  des  compa- 
gnies de  spéculateurs  en  avoit  besoin. 

Pour  s'assurer  une  plus  grande  influence  dans  les  con- 
seils de  cette  confédération ,  sir  William  Johnson  épousa 
une  femme  d'une  des  plus  considérables  familles  Mohawlc 
(  O wentawégan  )  ,  dont  l'esprit  naturel  et  la  pénétration 
lui  devinrent  extrêmement  utiles  dans  l'administration 
de  ce  département.  EUe  lui  découvroit  leurs  secrets ,  leurs 
intrigues,  leurs  mécontentemens.  Il  lui  a  dû  en  partie 
d'avoir  pu  gouverner  et  conduire ,  pendant  un  grand 
nombre  d'années  ,'ces  enfans  de  la  nature,  qui  n'avoient 
d'autre  volonté  que  la  sienne,  et  dont  il  se  servit  avanta- 
geusement pendant  la  guerre  du  Canada. 

n  faut  en  convenir ,  la  longue  durée  de  son  gouverne- 
ment fut,  pour  ces  indigènes,  celle  du  repos  ,  delà  paix  et 
de  l'abondance.  Si  jamais  Européen  avoit  pu  les  conduire 
à  la  culture,  c'étoitsir  William  Johnson,  et  il  n'y  a  pa» 


^48  NOTES. 

réussi ,  qnoiqu'ayant  fait  bâtir  une  grande  et  belle  maison 
au  milieu  de  ce  qu'on  appeloit  alors  the  Mohawh  Castles 
(  les  châteaux  Mohawks  )  ^  et  faisant  cultiver  sous  leurs 
yeux  les  terres  fertiles  qu'ils  lui  avoient  données. 

Sa  fortune  lui  permettant  de  se  livrer  à  son  pencliant 
pour  l'hospitalité  j  sa  maison  étoit  toujours  ouverte  aux 
étrangers  et  aux  colons ,  que  la  curiosité  de  voir  et  d'étu- 
dier les  mœurs  et  les  usages  des  indigènes  ,  et  la  certitude 
d'une  réception  simple  et  franche ,  attiroient  chez  lui.  Sa 
table  abondante  n'étoit  que  rarement  présidée  par  sa 
femme  Agonétia ,  qui ,  parlant  imparfaitement  l'anglais , 
craignoit  de  se  trouver  déplacée  au  milieu  d'un  grand 
nombre  de  personnes  qu'elle  ne  connoissoit  point. 

Persuadée  par  l'habitude  qui  nous  fait  attacher  des 
idées  de  convenance  à  suivre  les  usages  que  nous  avons  eus 
sous  nos  j^eux  depuis  l'enfance  ,  elle  s'imagina  toujours 
qu'il  seroit  ridicule  à  une  femme  Moha^vk  de  paroître  sous 
des  vêtemens  européens  ;  et  elle  ne  quitta  jamais  le  cos- 
tume de  sa  tribu. 

Quelques  personnes  peut-être  auroient  désiré  que  son 
maintien  fût  orné  de  grâces  ;  niais  les  charmes  de  la  dé- 
cence et  de  la  modestie  qui  se  faisoient  remarquer  en  elle, 
frappoient  seuls  le  plus  grand  nombre  ;  son  ensemble 
naturel ,  doux  et  simple ,  s'emparoit  de  la  bienveillance  , 
avant  qu'on  eut  le  temps  d'examiner  si  ses  manières 
avoient  besoin  de  plus  d'élégance  ;  et  on  ne  songeoit  point 
ensuite  à  leur  en  désirer  davantage. 

Née  sur  les  bords  de  l'Oriskany  ^  et  sous  l'écorce  de 
bouleau,  elle  prouvoit  que  la  nature,  sans  l'aide  de  la 
civilisation ,  sans  le  secours  de  l'art ,  peut  imprimer  à  ses 

*  Branche  du  Mohawk. 


N  o  1*  îî  s.  o^g 

âoils  îe  pouvoir  de  plaire.  On  la  voyoit  toujours  avec 
plaisir  présider  la  table  de  sir  William  Joli  tison.  Cette 
femme  ,  bonne  et  généreuse  envers  les  blancs ,  comme 
envers  ceux  de  ses  compatriotes  qui  avoient  éprouvé  des 
mallieurs,  fut  toujours  aimée  et  respectée  des  deux  peu- 
ples. Qii'aur oit- elle  donc  pu  être ,  si  elle  eût  pris  naissance 
à  Londres  ou  à  Edimbourg,  et  qu'elle  eût  reçu  la  meil- 
leure éducation  de  ces  capitales  ? 

(28)  Henrique  Nissooassoo.  Ce  respectable  Mobawfc, 
Sachem  héréditaire  de  la  tribu  Garalcontié  (  canard  ) , 
mourut  en  1775,  dans  tm  âge  avancé.  Parlant  bien  l'an- 
glais ainsi  que  le  hollandais,  il  étoit  toujours  un  des  indi- 
gènes avec  lesquels  les  étrangers  qui  venoient  voir  sir 
William  Joîmson,  conversoient  le  plus  souvent,  et,  cliose 
assez  remarquable ,  jamais  sa  complaisance  à  répondre  aux 
questions  dont  il  étoit  souvent  accablé ,  ne  s'est  démentie. 
Je  me  suis  moi-même  entretenu  avec  lui  pendant  des 
heures  entières,  sans  avoir  observé  le  plus  petit  mouve- 
ment d'impatience. 

Quoique  né ,  pour  ainsi  dire ,  au  milieu  des  blancs ,  il 
savoit  aussi  peu  convenablement  s'habiller  à  l'européenne 
que  s'il  eût  vu  le  jour  sur  les  bords  du  Ouisconsing,  ou 
sur  les  rivages  du  lac  Supérieur.  Je  me  rappelle  qu'en  l 'J^i^, 
la  duchesse  douairière  de  Gordon ,  qui  venoit  d'arriver  à 
New- York ,  a3^ant  été  informée  que  les  députés  de  plu- 
sieurs nations  dévoient  s'assembler  chez  sir  William 
Johnson  ,  partit  sur-le-champ  pour  assister  à  ce  congrès. 
Le  jour  même  de  son  arrivée  ,  il  eut  soin  de  placer  auprès 
d'elle  à  table ,  Henrique  Nissooassoo,  dont  il  connoissoit  la 
complaisance  et  les  talens. 

Ce  chef  sachant  que,  comme  lui ,  cette  dame  étoit  d'une 
famille  distinguée,  voulut  se  faire  beau,  et  pour  cet  effet 


5oO  NOTES. 

il  employa,  dit-oiî ,  beaucoup  de  temps  à  sa  toilette.  Sa  tète 
ëtoit  rase ,  à  rexception  d'une  petite  touffe  de  cheveux 
sur  l'arrière,  à  laquelle  pendoit  un  blocquet  d'argent. 
Quant  au  cartilage  de  ses  oreilles  ,  qui ,  suivant  l'usage  , 
avoit  été  découpé  et  considérablement  alongé  dans  sa  jeu- 
nesse ,  il  le  revêtit  d'un  fil  d'arcbal  ployé  en  spirales  très- 
serrées,  ce  qui  ,  en  effet ,  le  cachoit,  mais  ne  le  raccour- 
cissoit  pas.  La  girandole  étoit  suspendue  au  craquelin  de 
son  nez.  Un  large  liausse-col  couvroit  sa  poitrine.  Par- 
dessus sa  veste  d'écarlate ,  qui  n'étoit  pas  boutonnée  (  ce 
qui  auroit  été  trop  gênant  ) ,  il  avoit  mis  un  habit  bleu 
galonné  d'or ,  dont  la  taille  et  l'ampleur  n'étoient  pas  cal- 
culées sur  la  sienne.  Jusques-là  cependant,  sa  toilette  étoit 
un  peu  européenne  :  ce  qui  suit  le  paroîtra  moins. 

Comme  de  tous  nos  vêtemens  ,  la  culotte  est  celui  au- 
quel les  indigènes  peuvent  le  moins  s'accoutumer ,  il  y 
avoit  adroitement  suppléé,  à  ce  qu'il  croyoit,  par  des 
hauts-de-cliausses  de  drap  ,  frangés  de  verroteries ,  qui 
couvroient  la  partie  inférieure  de  ses  cuisses  :  le  reste 
étoit  caché  par  le  bas  d'une  chemise  longue  et  ample.  On 
voyoit  encore  sur  son  visage  ,  qu'il  avoit  peint  la  veille 
pour  recevoir  plusieurs  chefs  étrangers ,  quelques  restes 
considérables  de  couleurs.  Il  portoit  à  ses  pieds  des  mokis- 
sons  de  peau  de  chevreuil  tannée,  élégamment  brodés  en 
plumes  de  porc-épic ,  et  garnis  de  grelots  d'argent. 

Ainsi  accoutré,  il  dîna  à  côté  de  la  curieuse  douai- 
rière, qui  l'accabla  de  questions  auxquelles  il  répondit 
avec  toute  la  complaisance  possible.  Toutes  les  fois  qu'elle 
assis  toit  aux  séances  du  Congrès,  elle  l'appeloit  toujours 
auprès  d'elle  ,  pour  lui  servir  d'interprète.  Extrêmement 
satisfaite ,  et  pleine  d'affection  pour  ces  indigènes ,  elle 
entreprit  de  remonter  la  rivière  Moh§.wk  ?  à  dessein  de 


NOTES.  55l 


îes  voir  de  plus  près  dans  leurs  villages;  et  elle  parvint  au 
fort  Stanwick.  Là,  escortée  par  pUisiem^s  cliasseurs,  clic 
traversa  des  forêts ,  alors  sans  sentiers ,  et  arriva  lieu- 
reusement,  après  sept  jours  de  fatigues,  au  petit  lac 
Otzègè ,  ori  elle  s'embarqua,  et  descendit  la  Stisquéliannali 
pendant  plus  de  200  milles  ,  jusqu'à  l'emboucliure  de 
la  Juniata,  d'oii  on  la  conduisit  en  voiture  à  Phila- 
delphie. 

Les  indigènes  furent  si  frappés  de  son  courage ,  et  si 
reconnoissans  des  présens  qu'elle  leur  fit ,  qu'ils  l'adop- 
tèrent sous  le  nom  de  Cherry  Moyamee  (Femme  de  l'Est), 
et  lui  donnèrent  cinq  ou  six  mille  acres  de  terres  choi- 
sies, situées  dans  le  voisinage  d'Anaquaga,  sur  cette  même 
rivière ,  afin ,  dirent-ils ,  qu'elle  eût  un  lieu  à  elle ,  sur 
lequel  elle  pourroit  élever  sa  wigwham  ,  allumer  son  feu 
et  suspendre  sa  chaudière  toutes  les  fois  qu'elle  viendroit 
les  voir.  Il  faut  observer  qu'à  cette  époque ,  les  cantons 
qu'elle  traversa  (  aujourd'hui  couverts  d'habitations  ) 
ïi'étoient  que  des  forêts  illimitées. 

C'est  la  première  fois,  depuis  l'établissement  de  ces 
colonies ,  qu'on  ait  vu  une  femme  d'un  rang  aussi  élevé , 
d'une  fortune  aussi  considérable ,  et  d'un  âge  aussi  avancé , 
traverser  l'Océan  pour  voyager  dans  un  pays  encore  si 
nouveau ,  et  oser  s'enfoncer  dans  des  forêts  sans  chemins , 
coupées  de  rivières  et  de  creeks  sans  ponts ,  sous  la  con- 
duite d'indigènes  qui ,  avec  tout  leur  zèle ,  ne  pouvoient 
prévenir  ni  les  inconvéniens ,  ni  les  fatigues  inévitables 
d'un  pareil  voyage.  Quels  progrès  ce  pays  n'a-t-il  pas  faits 
depuis  cette  époque  !  Qu'est  devenue  cette  nation  Mo- 
liawk ,  qui  comptoit  encore  dans  ce  temps-là  près  de  deux 
jaiille  guerriers  ? 

(29)  Mis^isagés.  Nation  jadis  nombreuse,  dontla  langue 


552  NOTE   S. 

ëtoit  parlée  jusqu'à  la  baie  de  Hudson.  Une  partie  liabitoit 
les*  grandes  îles  Moutonallin ,  le  rivage  oriental  du  lac 
Huron,  ainsi  que  les  eaux  tortueuses  qui  y  commu- 
niquent depuis  la  baie  de  Quint3^  Les  autres  avoient 
élevé  leurs  villages  au  fond  des  baies  de  Toronto  ;  de  Kata- 
rakouy ,  de  Niagara  ,  etc.  dont  la  pointe  occidentale  , 
formée  par  l'eniboucliure  de  cette  dernière  rivière  dans 
l'Ontario  ,  porte  encore  le  nom  de  Missisagé. 

Peu  de  temps  après  leur  établissement  à  Montréal ,  les 
Français  contractèrent  avec  eux  une  alliance ,  qui ,  dans 
la  suite ,  leur  devint  bien  utile,  lorsqu'ils  furent  attaqués 
par  les  Anglais  et  les  Mobawks.  Depuis  cette  ancienne 
époque j  ils  n'ont  jamais  cessé  d'être  leurs  constans  et 
fidèles  alliés ,  jusqu'à  la  conquête  du  Canada.  Ge  fut  d'eux 
qu'ils  reçurent  les  premières  belles  pelleteries  qu'ils  en- 
voyèrent en  France,  pelleteries  que  leurs  infatigables 
chasseurs  alloient  cbercber  dans  le  voisinage  des  lacs  Né- 
pissing ,  Témiskaming  ,  et  Abitibee.  Quoique  très-éloignés 
des  blancs ,  et  habitant  une  région  trop  froide  pour  que 
des  colonies  s'y  établissent ,  cette  grande  nation  s'est 
éteinte,  et  a  presqu' entièrement  disparu.  De  ces  tribus 
jadis  si  nombreuses,  de  tous  ces  guerriers  qui  aimoient 
tant  à  raconter  les  prouesses  de  leurs  ancêtres,  en  aidant 
aux  Français  à  repousser  leurs  ennemis  à  Hotchélaga , 
Misiskouy,  Tikondéroga,  etc.  j  de  ce  grand  nombre  de 
chasseurs  qui  alloient  à  la  poursuite  du  castor  jusques 
dans  le  pays  des  Esquimaux ,  il  ne  reste  plus  aujourd'hui 
que  quelcjues  familles  errantes  ,  dégénérées,  dégoûtantes 
de  malpropreté ,  qui  vont  de  temps  en  temps  à  Niagara , 
Katarakouy ,  échanger  le  produit  de  leurs  foibles  chasses 
et  de  leurs  pêches  ,  pour  du  pain  et  de  l'eau-de-vie.  La 
petite -vérole  les  a  détruits  par  milliei"s  dans  le  cours 


NOTE    S.  355 

de    quelques  années.  Tel  est  le  sort  auquel  toutes   ces 
nations  paroissent  être  irrévocablement  destinées. 

(5o)  Petites  graines  merveilleuses.  Le  bled,  le  seigle 
et  l'orge  que  semèrent  les  Français  qui  s'établirent  dans 
le  Canada.  Quelle  dut  être ,  en  eifet,  la  surprise  des  indi- 
gènes la  première  fois  qu'ils  virent  des  chevaux,  et  ces 
chevaux  attelés  à  une  charrue,  et  cette  charrue  laboiu^arit 
la  terre,  et  les  colons  confiant  à  son  sein  ces  petites  graines 
merveilleuses ,  destinées  à  produire  d'abondantes  récoltes 
dont  ils  composoient  une  excellente  nourriture  !  Ne  doit-il 
pas  paroître  étonnant  qu'ils  n'aient  jamais  désiré  imiter 
un  si  bel  exemple ,  qu'ils  n'en  aient  point  semé  quelques 
poignées  sur  les  terres  d'alluvion,  auprès  desquelles,  en 
général ,  ils  placent  leurs  villages  ?  Mais  non  ;  l'étonné- 
ment  qu'occasionnèrent  les  premiers  récits  de  Korey-^ 
jioosta ,  les  larmes  que  l'inquiétude  de  la  prévoyance  ar- 
racha de  ses  yeux,  ne  firent  aucune  impression  sur  l'es^ 
prit  de  ces  chasseurs. 

Se  pourroit-il  donc  que ,  différente  de  celle  des  autres 
îiommes,  leur  imagination  se  refusât  invinciblement  à  la 
contemplation  de  l'avenir ,  et  que ,  comme  les  animaux  ^ 
ils  fussent  destinés  à  ne  composer  leurs  vies  que  du  mo^ 
ment  présent  ?  La  nature  leur  auroit-elle  refusé  l'étendue 
de  compréhension  nécessaire  pour  appercevoir  l'utilité 
des  choses  nouvelles  ?  Seroit-il  préordonné  que  jamais  ils 
ne  connoîtroient  la  culture,  les  soins  domestiques ,  la 
civilisation,  la  morale  et  les  loix?  Cela  est  très-probable. 

NOTES    DU    CHAPITRE    IL 

(A)    Collège  de  Franklin.    Ce  vénérable  personnage 
ayant  depuis  long- temps  observé  combien  l'attachement 
des  Allemands  de  la  Pensylvanie  à  leur  langue,  apportoit 
I,  z 


\ 

554  NOTES. 

d'obstacles  à  l'introduction  de  la  jeunesse  dans  les  écoles 
anglaises  ,  avoit  conçu  le  projet  de  fonder  tin  collège  où. 
les  sciences  seroient  enseignées  en  allemand. 

Aussi-tôt  qu'il  fut  nommé  Gouverneur  de  cet  Etat , 
après  son  retour  de  France^  en  1786,  profitant  de  son 
influence  sur  l'opinion  publique ,  il  obtint  facilement  du 
Corps  législatif  le  terrein  et  les  sommes  nécessaires  ,  et 
dès  l'année  suivante ,  ce  collège  fut  fondé  à  Lancaster,  et 
incorporé ,  ainsi  qu'une  grande  école.  ' 

Qiioiqu'originaire  de  Boston,  oti  il  naquit  en  1706,  il 
vivoit  à  Philadelphie  depuis  1723.  Dégoûté  de  la  profes- 
sion de  son  père  ,  qui  étoit  chandelier ,  il  étoit  venu  cher- 
cher fortune  dans  cette  ville  ,  qui  n'étoit  encore,  à  cette 
époque ,  qu'une  grosse  bourgade.  Ne  sachant  comment  se 
procurer  des  li^'^res,  il  se  fit  garçon  imprimeur  :  le  jour,  il 
travailloit;  la  nuit  étoit  consacrée  à  l'étude.  Bientôt  on 
vit  jaillir  de  sa  plume  des  étincelles  de  génie  qui  annon- 
çoient  qu'un  jour  il  deviendroit  un  des  hommes  les  plus 
éclairés  du  continent. 

liCs  notables  de  presque  toutes  les  colonies  s'étant  as- 
semblés à  Albany  en  1744 ,  pour  convenir  entre  elles  d'un 
pacte  d'union,  et  déterminer  leurs  rapports  avec  la  mé- 
tropole, ainsi  que  le  montant  des  subsides  qu'elles  dévoient 
lui  donner  ,  le  projet  que  Franklin  proposa  fat  accepté. 
L'Angleterre  le  refusa.   Quelle  différence  aujourd'hui , 
dans  l'état  des  choses  en  Amérique  et  en  Europe,  si  l'An- 
gleterre eut  pu  prévoir  alors  que,  trente-deux  ans  pins 
tard,  elle  dépenseroit  inutilement  cent  millions  sterling, 
et  sacrifieroit  la  vie  de  cent  mille  hommes,  pour  s'opposer 
-à  l'émancipation  de  ces  colonies ,  dirigée  et  conduite  par 
ce  même  Franklin  !  A  quoi  donc  tiennent  les  destinées  des 
Empires  et  des  Nations? 


NOTES.  ^55 

C'est  à  l'heureux  génie  de  cet  llomme  célèbre  qu'on  doit 
plusieurs  découvertes  importantes,  entr' autres,  celle  des 
paratonnerres ,  éternisée  par  la  médaille  qui  fut  gravée 
à  Paris  en  1784^  avec  cet  exergue  :  Eripuit  ccelo  ful^- 
men  ,  sceptrumque  tyrannis.  Possédant  à  un  degré  émi- 
nent  le  talent  de  déduire  des  observations  utiles  de  tout 
ce  qu'il  voyoit^  rien  n'écliappoit  à  sa  profonde  sagacité. 
On  en  sera  plus  amplement  convaincu,  lorsque  son  petit- 
fils,  M.  Temple  Franklin,  aura  publié  les  nombreux  Mé- 
moires qu'il  lui  a  léguési 

Non  content  d'avoir  enrichi  le  monde  par  ses  décou- 
vertes ,  quels  services  n'a-t-il  pas  rendus  à  sa  patrie ,  long- 
temps avant  la  révolution ,  comme  agent  des  colonies  de 
Massachussets  et  d«  Pensylvanie  ,  et  depuis  ,  comme 
membre  du  premier  Congrès  qui  commença,  conduisit  et 
termina  la  guerre  de  l'indépendance,  avec  tant  de  pru- 
dence ,  de  fermeté  et  de  gloire  ;  et  enfin  comme  ambassa-^ 
deur  en  France  !  C'est  à  lui  que  Philadelphie  doit  ses  plus 
beaux  établissemens ,  la  Bibliothèque  publique,  l'Univer- 
sité ,  et  la  Société  philosophique ,  dont  il  a  été  président 
pendant  plus  de  vingt  ans ,  quoiqu'absent. 

Né  de  parens  honnêtes ,  mai^  peu  fortunés ,  il  n'a  dû 
qu'à  son  génie  les  nombreuses  connoissances  qu'il  a  ac- 
quises ,  ainsi  que  le  rôle  important  qu'il  a  rempli  sur  la 
scène  du  monde:  et,  chose  très -rare,  le  bonheur,  le 
succès ,  l'estime  et  la  considération  publique  l'ont  cons- 
tamment accompagné  dans  le  cours  de  sa  longue  vie.  Peu 
de  personnes  ont  acquis  plus  de  droits  à  l'éternelle  recon- 
noissance  de  ses  compatriotesi 

Il  a  légué  mille  guinées  à  la  ville  de  Philadelphie ,  pour 
être  employées  à  la  construction  d'une  pompe  à  feu,  qui 
élèvera  l'eau  de  la  rivière  Scbuylikill,  pour  la  conduire  à 

2 


556  NOTES. 

1 

cette  ville,  vers  l'époque  où,  d'après  ses  calculs  (insére's 
dans  son  testament),  celle  des  puits  sera  devenue  insa- 
lubre. Il  a  légué  à  sa  ville  natale  une  semblable  somme , 
destinée  à  donner  des  encouragemens  aux  jeunes  gens 
sages  et  industrieux,  qui  ,  à  la  fin  de  leurs  apprentissages, 
auroient  besoin  de  secours  pour  commencer  leur  carrière. 

La  postérité  ne  se  rappellera  qu'avec  admiration  les 
grandes  ciioses  qu'il  a  exécutées  par  les  seules  forces  de 
son  génie,  sans  aucunes  de  ces  ressources  qui  ont  secondé 
les  entreprises  de  tant  d'autres.  Voici  l'épitaplie  qu'il  fit 
pour  lui-même  peu  de  temps  avant  sa  mort ,  qui  arriva 
le  17  avril  1790  :  il  étoit  aloi-s  âgé  de  84  ans  etixois  mois. 
c(  Ci  gît  le  corps  de  Benjamin  Franklin ,  comme  un  vieux 
î)  livre  abandonné  aux  vers  5  mais  ils  n'en  rongeront  que 
))  l'extérieur;  l'ouvrage  restera  intact,  et  ne  tardera  pas  à 
))  reparoître  sous  une  nouvelle  forme ,  dont  l'impression 
5)  sera  plus  correcte  et  plus  durable  )) . 

(1)  Esquimaux.  Cette  race  paroit  être  extrêmement 
diiférente  des  autres  aborigènes  du  continent ,  non-seule- 
ment par  le  teint,  la  couleur  des  cheveux  et  des  jevos. , 
mais  aussi  par  le  langage,  les  habitudes  et  les  mœurs ,  qui 
sont  infiniment  plus  douces  que  celles  de  leurs  voisins.  On 
en  voit  à  Terre-Neuve  ,  sur  les  côtes  du  Labrador,  sur  les 
rivages  de  la  baie  de  Hudson,  et  jusqu'au  67^  degré  de 
latitude ,  dernières  bornes  de  la  vie  et  de  la  végétation. 
Ils  sont  tous  harponneurs  et  pêcheurs.  Sans  habitations 
fixes,  ils  passent  leur  vie  à  errer  à  travers  ces  déserts 
inhospitaliers,  ou  sur  le  bord  des  baies,  des  lacs  et  des 
rivières ,  couvertes  de  glaces  et  de  neiges  éternelles.  Il  est 
difficile  de  concevoir  l'idée  d'une  existence  plus  malheu- 
reuse ;  ils  y  sont  cependant  si  attachés ,  qti'ilest  presqu'im- 
possible  de  les  apprivoiser.  J'en  vis  un  à  Québec ,  il  y  a 


NOTES.  557 

quelques  années  ;  malgré  tous  les  soins  qu'on  lui  prodi- 
guoit ,  il  ne  cessoit  de  soiipirer  après  le  moment  de  son 
retour ,  et  il  mourut  de  regret  et  de  chagrin  au  bout  de 
six  mois. 

Cette  éternelle  suite  de  misères  et  de  privations  qu'ils 
éprouvent  sous  ces  affreux  climats ,  n'est  cependant  pas 
le  seul  malheur  auquel  la  nature  les  ait  condamnés  :  ayant 
voulu  que ,  dans  tous  les  pays ,  l'homme  fût  l'ennemi  de 
son  semblable ,  elle  a  placé ,  depuis  un  temps  immémorial, 
dans  le  cœur  de  leurs  voisins  la  haine  la  plus  implacable. 
Ces  voisins ,  connus  sous  le  nom  d' Aratapeskow*,  occupent 
les  régions  à  l'ouest  et  au  sud  de  la  baie  de  Hudson,  et 
font  aux  Esquimaux  une  guerre  continuelle.  Ils  détruisent 
impitoyablement  tous  ceux  qu'ils  surprennent,  vieillards, 
hommes ,  femmes ,  enfans  :  des  tribus  entières  ont  été 
massacrées  dans  le  même  jour.  On  ne  conçoit  pas  com- 
ment cette  race  infortunée  existe  encore.  Il  paroît  cepen- 
dant ,  d'après  les  découvertes  de  M.  Hearne (aujourd'hui 
Gouverneur  de  la  factorerie  anglaise  de  la  baie  de  Hudson), 
qui ,  en  1771  et  en  17 7:^,  parvint  à  plus  de  4oo  lieues  au 
nord-ouest  de  cette  baie,  que  l'on  trouve  des  individus 
de  cette  i-ace  jusqu'aux  dernières  régions  habitables  de 
cette  partie  du  continent,  et  que  leur  stature  décroît  à 
mesure  qu'ils  approchent  du  pôle. 

(2)  Détroit  de  Bering.  Ce  détroit,  qui  sépare  le  con- 
tinent de  l'Asie  de  celui  d^  l'Amérique ,  dont  les  naviga- 
teurs russes  nous  avoient  parlé,  et  que  le  célèbre  Cook  a 
traversé  en  1778  ,  n'a  que  six  lieues  de  largeur.  Le  froid 
y  est  excessif.  Quelle  peut  être  la  cause  de  cette  rigueur 

*  De  celui  d'un  grand  lac  placé  au  centre  de  cette  partie  du 
continent. 


558  NOTES. 

de  climat  qui  se  fait  sentir  en  Amérique  par  des  latitudes 
sous  lesquelles,  en  Europe,  on  jouit  des  bienfaits  de  la 
culture ,  celle  de  ce  détroit  n'étant  que  de  66  degrés  ? 
Quelle  différence  entre  les  douces  températures  de  l'an- 
cien monde  sous  le  45®  degré  ,  et  les  rigoureux  Mvers  du 
Canada  sous  le  même  parallèle  ! 

(3)  Rivière  Saint-Pierre.  Cette  rivière  ,  qui  vient  dies 
montagnes  de  la  Californie ,  connue  par  les  indigènes  sous 
le  nom  de  Wadappa  -  Ménésoter  ,  est  profonde  ,  et  a 
5oo  pieds  de  largeur  à  son  emboucliure.  La  longueur  de 
son  cours ,  ainsi  que  les  vastes  pays  qu'elle  arrose ,  sont 
çncore  peu  connus-,  mais  ce  qui  la  rend  intéressante,  est 
le  voisinage  du  saut  Saint- Antoine ,  dont  elle  n'est  qu'à 
dix  ou  douze  milles» 

Cette  cataracte ,  la  seule  du  Mississipi  qu'on  connoisse , 
est  située  sous  les  44  deg.  5o  min.  h.  56j  lieues  géomé- 
triques de  la  mer,  et  à  790,  en  suivant  le  cours  de  ce 
fleuve.  Bien  différente  des  autres ,  celle-ci  se  trouve  au 
milieu  d'un  pays  fertile ,  orné  de  collines ,  de  plaines ,  et 
de  prairies  naturelles.  Combien  n'est-il  pas  à  regretter  que 
le  iiom  d'un  obscur  hermite  de  l'ancienne  Egypte  ait 
remplacé  celui  sous  lequel  les  indigènes  la  connoissoient  ! 
Ce  n'est  pas  la  seule  perte  qu'ait  occasionné  cette  manie 
monacale.  C'est  sur-tout  dans  les  colonies  catholiques  que 
ces  pertes  sont  irréparables  ;  au  lieu  de  conserver  les  noms 
indigènes  des  rivières,  des  montagnes  et  des  lacs  de  ces 
pays,  la  plupart  gracieux  et  sonores ,  on  les  a  remplacés 
par  ceux  du  calendrier  romain.  Quelle  absurdité ,  de  don- 
ner le  nom  d'une  femme  au  d'un  liamme  à  une  île,  à  un 
grand  fleuve ,  à  une  cataracte  î  Encore  si  ces  hommes 
eussent  été  des  navigateurs  tels  que  sir  Francis  Drake, 
Hvidson ,  Cook  ,  Bougainville  ,  etc.  ou  des  bienfaiteurs! 


NOTES.  55^ 

du   genre  humain ,  la  reconnoissance  les   auroit  con- 
sacrés. 

La  largeur  de  cette  belle  cataracte  est  de  7  à  800  pieds, 
et  sa  hauteur  de  35  à  4o  :  elle  n'est  partagée  dans  le  milieu 
que  par  un  immense  rocher ,  estimé  en  avoir  4o  à  5o.  Oa 
voit  au  milieu  des  rapides  occasionnés  par  cette  prodi- 
gieuse chute,  une  île  couverte  d'arbres  très-élevés,  qui 
servent  d'asyle  à  tous  les  oiseaux  de  proie  du  voisinage. 
A  l'abri  des  incursions  de  leurs  ennemis ,  heureux  et  pai- 
sibles, ils  vivent,  de  génération  en  génération ,  des  débris 
de  poissons  et  d'animaux  que  le  fleuve  entraîne. 

(4)  Nadooassés  et  Padoocas.  Nations  nombreuses, 
divisées  en  plusieurs  tribus,  connues  sous  différens  noms, 
lies  unes  habitent  les  plaines ,  les  autres  ,  les  parties  boi- 
sées des  vastes  régions  situées  à  l'ouest  de  ce  grand  fleuve  : 
voilà  pourquoi  on  les  distingue  sous  ceux  de  Nadooassés, 
des  plaines  ou  des  bois.  Nées  sous  un  climat  tempéré ,  pos- 
sédant un  sol  fertile  ,  un  pays  extrêmement  abondant  en 
gibier  ,  elles  sont  devenues  un  peu  plus  cultivatrices  que 
celles  du  nord  ,  et  elles  ont  des  mœurs  beaucoup  plus 
douces,  quoique,  comme  ces  premières,  elles  aiment 
la  guerre,  et  qu'elles  l'aient  faite  pendant  long-temps  aux 
Espagnols  du  Nouveau -Mexique.  C'est  de-là  que  sont 
venus  les  bestiaux  et  les  chevaux  dont  ces  nations  se 
servent  \  voilà  pourquoi  il  n'est  pas  rare  d'en  rencontrer 
de  nombreux  escadrons ,  sur-tout  vers  le  haut  Missoury , 
montés  sur  des  andalous ,  qui  conservent  encore  le  feu  et 
la  vitesse  de  leurs  ancêtres. 

Semblables  aux  Tartares ,  ces  peupfes  établissent  leurs 
camps  dans  les  lieux  les  plus  abondans  en  pâturages  :  ils 
ont  des  esclaves ,  qu'ils  vont  enlever  parmi  les  nations 
voisines  des  montagnes  de  la  Californie,  connues  sous  le 


56o  NOTES. 

nom  de  Panis ,  dont  j'ai  vu  plusieurs  individus^à  Montréal. 
Us  e'cliangent  les  fruits  de  leurs  chasses  pour  des  mar- 
cliandises  européennes,  à  Pancore  (Saint-Louis),  ville 
bâtie  par  les  Français  de  la  haute  Louisiane,  au  confluent 
du  Missoury  avec  le  Mississipi,  à  4o2  lieues  géomé- 
triques de  la  mer ,  et  à  54  au  nord  de  l'embouchure  de 
rOhio. 

Leurs  plaines  et  leurs  forêts  sont  remplies  de  cerfs,  de 
buffles ,  d'ours ,  de  dindes  ,  faisans ,  grues ,  pélicans ,  courlis 
de  plusieurs  espèces  ;  et  leurs  rivières  abondent  en  pois- 
sons. Séparées  des  féroces  indigènes  du  nord  par  ce  grand 
fleuve,  ainsi  que  parleurs  vastes  plaines,  libres,  indépen- 
dantes ,  plusieurs  tribus  luènent  une  vie  douce  et  tran- 
quille au  sein  de  l'abondance.  Cet  état  intermédiaire  , 
également  éloigné  des  inconvéniens  de  la  vie  sauvage 
comme  de  ceux  d'une  trop  grande  civilisation ,  est  peut- 
être  le  plus  heureux  dont  on  puisse  se  former  une  idée. 

(  5  )  Lexington.  Ville  du  nouvel  Etat  de  Kentukey , 
fondée  en  1 780,3  peii  de  distancedes  sources  de  l'Elkhorn*, 
au  milieu  d'une  des  plaines  les  plus  fertiles  de  ce  beau 
pays  :  elle  est  le  point  où.  se  réunissent  un  grand  nombre 
de  chemins  ,  et  en  a  été  jusqu'ici  considérée  comme  la 
capitale.  On  y  comptoit  quatre  cents  maisons  en  1796,  et 
1800  habitans  :  elle  est  à  346  lieues  de  Philadelphie  en 
ligne  droite ,  à  8  de  Frankford ,  dans  le  comté  delà  Fayette , 
û4  de  Louisville  sur  l'Ohio,  17  de  Washington,  dans  le 
district  de  Limestone,  10  de  Dan  ville,  et  83  de  Nashville 
sur  le  Cumberland,  dans  l'Etat  de  Tènézée.  On  y  voit  une 
imprimerie  ,  la  première  qui  ait  été  établie  à  l'ouest  des 
Alléghénis.  On  y  voit  aussi  plusieurs  filatures  de  coton , 

*  Branche  principale  de  la  rivière  Kentukey. 


NOTES,  36l 

^ont  ringéiiieux  mécanisme  fut  envoyé  de  Philadelpliie , 
en  1786,  par  M.  Brown  ,  aujourd'lmi  sénateur  des  Etats- 
Unis.  C'est  dans  le  voisinage  de  cette  ville  que  sont  les 
vestiges  des  deux  camps  retranchés  :  le  premier  couvre 
une  surface  de  trois  acres  ,  le  second,  de  six. 

(  6  )  Les  deux  Myamis.  Deux  rivières  de  ce  nom  tom- 
bent dans  rOliio  ;  la  première  à  1 72  lieues  de  Pitt'sbourg, 
la  seconde,  à  i84  :  elles  ne  sont  navigables  qu'à  l'époque 
des  crues  du  printemps.  L'intervalle  qui  les  sépare,  est 
l'emplacement  de  la  colonie  que  le  colonel  Clèves-Symes 
y  conduisit  en  1785.  Ces  terres  fédérales,  lès  premières 
qui  aient  été  vendues  par  le  Congrès ,  sont  très-produc- 
tives, ainsi  que  dans  le  Kentukey;  les  colons  y  cultive- 
ront un  jour  la  soie  ,  le  coton,  le  tabac^  et  tous  les  grains 
du  nord.  On  y  voit  déjà  trois  villes,  Colombia,  Cincin- 
natus  et  Washington.  Cette  dernière  est  estimée  être 
à  507  lieues  de  la  Nouvelle-Orléans,  en  suivant  le  cours 
de  l'Ohio  et  du  Mississipi.  La  première  concession  fut 
d'un  million  d'acres ,  mais  depuis ,  cette  colonie  a  étendu 
sa  propriété  jusqu'au  Petit -Myami  ,  par  de  nouveaux 
achats.  On  a  trouvé  à  vingt  milles  de  son  embouchure , 
des  vestiges  d'anciennes  fortifications  faites  en  terre , 
moins  considérables^  mais  très  -  semblables  à  celles  du 
Muskinghum. 

(7)  Big-Grave-Creeh.  Cette  petite  rivière,  qui  tombe 
sur  le  rivage  sud-ouest  de  l'Ohio  ,  à  3o  lieues  de  Pitt's- 
bourg ,  dans  le  territoire  d'Indiana ,  a  tiré  son  nom  d'un 
tombeau  de  forme  conique,  et  semblable  à  ceux  que  les 
anciens  Calédoniens  appeloient  Kromlaech ,  les  Gallois, 
Carneds ,  et  les  Bretons ,  Ban^ows.  On  y  a  trouvé  des 
ossemens  humains  d'une  grandeur  ordinaire  ;  mais  ce  qui 
rend  ce  tombeau  plus  digne  d'attention,  est  une  suite  de 


562  NOTES. 

retranchemens  avec  leurs  fosse's ,  qui  commencent  quatre 
milles  plus  bas  sur  le  fleuve  ;  les  uns  sont  circulaires ,  les 
autres  qiiarrés.  On  voit  aussi  quelques  redoutes  élevées  à 
des  distances  inégales  les  unes  des  autres ,  sur  une  plaine 
assez  étendue;  mais  telle  est  l'épaisseur  des  forêts  et  le 
grand  nombre  d'arbres  dont  ils  sont  couverts ,  qu'il  est 
presqu'impossible  ,  sur-tout  dans  l'été ,  d'examiner  ces 
ouvrages  avec  succès  :  on  croit  avoir  tout  vu,  et  quel- 
quefois on  apprend ,  par  des  chasseurs ,  que  ces  ouvrages 
s'étendent  encore  plus  loin. 

(  8  )   Vestiges  d'anciens  monumens.  Voyez  tome  m , 
chapitre  viii. 

La  note  dans  laquelle  l'auteur  parle  de  ces  restes  d'an- 
ciennes fortifications,  découvertes  depuis  quelques  an- 
nées sur  les  bords  des  rivières  Muslcinghum ,  Bald  Eagle , 
Big-Grave-Creek  et  ailleurs,  est  si  longue,  que  le  traduc- 
teur a  cru  devoir  la  placer  au  nombre  des  chapitres,  sans 
rien  changer  à  la  forme  :  il  s'est  cru  d'autant  plus  aiitorisé 
à  ce  déplacement,  que  cette  note  étoit  accompagnée  (bx 
plan  de  deux  de  ces  camps  retranchés. 

NOTES   DU    CHAPITRE   ÏII. 

(i)  Onondaga.  Ancien  chef -lieu  de  la  tribu  de  ce  nom , 
situé  sur  un  creek  considérable  qui  tombe  dans  le  lac  Salé , 
à  4u  milles  du  fort  Stanwick ,  à  25  d'Onéida ,  et  à  48  d'Os- 
wégo  sur  l'Ontario.  La  route  nouvellement  tracée  depuis 
ce  fort  jusqu'au  pays  des  Ténézées,  le  traverse.  Ce  village 
n'est  qu'à  une  petite  distance  des  lacs  Oxaruatetés ,  Os- 
tiko ,  Owasco ,  qui ,  avec  huit  ou  neuf  autres  ,  contri- 
buent beaucoup  à  féconder ,  lier  et  embellir  cette  partie  , 
d'ailleurs  si  belle,  de  l'Etat  de  New- York.  Le  nombre  des 
indigènes  de  ce  viUage,  jadis  célèbre,  est  considérable- 


NOTES.  Î565 

ment  climinué  :  encore  quelques  années ,  il  n'en  restera 
que  le  nom ,  qui  sera  donné ,  soit  à  une  petite  ville  ou  à 
un  district. 

(2)  Fort  Stanwîch.  Quoique  cette  petite  forteresse, 
que  les  Anglais  construisirent  pendant  la  guerre  du  Ca- 
nf.da,  n'existe  plus ,  et  que  même  le  nom  en  ait  été  rem- 
placé par  celui  de  Scliuyler ,  les  cartes  et  l'habitude  le  lui 
conservent  encore.  C'est  là  que  commence  la  navigation 
du  Mohawk ,  dont  les  sources  sont  à  vingt  milles  plus  au 
nord  dans  le  pays  de  Castorland;  et  la  hauteur  des  terres 
de  cette  partie  de  l'Etat  de  New- York.  Cet  emplacement 
n'est  qu'à  un  mille  des  eaux  du  Wood-Creek,  qui  cotilent 
en  sens  contraire  dans  le  lac  Onéida,  et  de-là  dans  l'On- 
tario par  rOnondaga,  à  94  milles  de  distance. 

Le  canal  destiné  à  ouvrir  cette  importante  communi- 
cation; vient  d'être  terminé.  La  même  compagnie  fait 
couper  les  nombreuses  péninsules  de  cette  tortueuse  ri- 
vière, si  convenablement  nommée  Wood-Creek  \  ce  qui 
abrégera  considérablement  la  longueur  et  l'ennui  de  sa 
navigation.  Cette  compagnie  fut  incorporée  en  1 792. 

(3)  Shippenhourg.  Petite  ville  située  dans  le  comté  de 
Cumberland,  à  i4o  miUes  de  Philadelphie  ,  et  à  21  de 
Carlisle.  Elle  est  bâtie  sur  une  des  branches  du  Conédog- 
winet  j  et  sur  la  grande  route  qui  conduit  à  Pitt'sbourg  : 
elle  a  200  maisons  e?t  1100  habitans.  On  n'y  voit  rien  de 
remarquable,  sinon  |e  bonheur  et  la  paix  dont  ils  jouissent; 
elle  est  aussi  le  séjouy  de  ses  respectables  fondateurs,  qui 
possèdent  beaucoup  de  terres  et  plusieurs  moulins  dans  le 
voisinage.  Ce  pays  ne  produit  que  du  bled,  dont  les  farines 
sont  envoyées  à  Philadelphie.  On  espère  que  la  grande 
route  de  Lancaster,  qui  doit  la  traverser,  sera  prolongée 
jusqu'aux  montagnes.  J'ai  connu  cette  ville  dans  sa  prej- 


564  '  NOTES. 

inière  enfance  ;  j'ai  vu  les  forêts  du  voisinage  devenir  des 
champs  fertiles,  et  les  bas-fonds  ,  de  belles  prairies.  Jamais 
les  regards  de  ma  pensée  ne  se  porteront  vers  ce  lieu , 
sans  ressentir  les  émotions  de  la  plus  vive  reconnois- 
sance. 

(4)  Dihenson.  Membre  du  premier  Congrès  qui  fonda 
l'indépendance  de  ces  Etats ,  et  un  des  personnages  les 
plus  estimables  du  continent.  Long-temps  avant  que  la 
nécessité  eût  mis  les  armes  dans  les  mains  de  ses  compa- 
triotes j  il  traça  leurs  droits  comme  colonistes ,  ainsi  que 
les  injustes  prétentions  de  la  Grande-Bretagne ,  dans  un 
ouvrage  bien  connu  sous  le  nom  de  Lettres  d'un  Cultiva- 
teur de  la  Pensylvanie.  Pendant  qu'il  étoit  Gouverneur 
de  cet  Etat,  il  obtint  du  Corps  législatif  une  charte  et  des 
fonds,  auxquels  il  ajouta  une  somme  considérable ,  pour 
établir  un  collège  à  Carlisle.  La  reconnoissance  publique 
a  donné  à  ce  collège  son  nom ,  depuis  long-temps  inscrit 
sur  la  liste  des  fondateurs  de  la  liberté  et  de  l'indépen- 
da:nce  de  sa  patrie. 

(5)  Logghouse.  C'est  le  nom  qu'on  donne  aux  habita- 
tions des  colons,  par  opposition  kframed-house  (maison 
de  charpente  )  ;  ces  troncs  d'arbres  emboîtés  aux  encoi- 
s^nures,  sont  placés  les  uns  au-dessus  des  autres,  et  l'in- 
tervalle qui  se  trouve  entre  eux ,  est  rempli  de  bois  et  de 
mortier.  C'est  le  premier  asyle  de  l'homme  qui  va  s'établir 
au  milieu  des  bois  :  elles  sont  plus  ou  moins  décentes , 
plus  ou  moins  bien  finies  ,  suivant  le  goût ,  ou  plutôt  sui- 
vant les  dispositions  morales  du  propriétaire.  Il  est  facile 
de  juger  des  différens  degrés  de  la  prospérité  et  de  l'indus- 
trie des  colons  ,  par  la  seule  inspection  de  leurs  granges , 
de  leurs  basses-cours  et  de  leurs  habitations  ;  elles  ne  sont 
d'abord  couvertes  qu'avec  l'écorce  des  premiers  arbres 


NOTES.  '  565 

qu'ils  renversent  ;  ce  n'est  que  cinq  ou  six  mois  après  leur 
établissement,  qu'ils  peuvent  se  procurer  ou  faire  eux- 
mêmes  des  bardeaux  avec  les  cèdres ,  les  pins  ou  les  cliâ- 
taigniers  du  voisinage.  Rien  de  plus  triste  que  ces  îogg- 
îiouses,  lorsqu'elles  ne  font  naître  ni  l'idée  de  l'industrie , 
ni  celle  de  la  propreté. 

(6)  MasJioping.  Creek  considérable  qui  tombe  dans  la 
Susquéhannah  quelques  milles  au-dessous  de  la  jolie  ri- 
vière de  Wy-o-Lucing.  Il  est  navigable  jusqu'à  douze 
milles  de  son  emboucbure.  C'est  la  route  que  prennent  les 
voyageurs  qui  vont  à  Albany ,  et  cette  route  n'est  encore 
qu'un  mauvais  sentier. 

(7)  Colons  de  la  Nouvelle- Angleterre.  Dans  le  temps 
colonial ,  on  connoissoit  sous  ce  nom  ce  qu'on  appelle  au- 
jourd'hui les  quatre  Etats  septentrionaux  ,  savoir,  New- 
riampshire ,  Massacîîussets ,  l'Ile-de-Rhodes  et  Connec- 
ticut.  Les  premiers  colons  débarquèrent  aii  nombre  de  101 
à  Plymouth,  dans  la  baie  de  Massachussets  ,  le  3 1  dé- 
cembre 17  PO.  En  voyant,  dans  l'histoire  de  ces  Etats,  les 
innombrables  obstacles  qu'ils  rencontrèrent ,  les  difficultés 
de  tous  les  genres  que  le  climat,  la  disette  de  vivres,  la 
jalousie  des  indigènes  firent  naître  ,  on  conçoit  à  peine 
comment  ils  purent  les  surmonter  ;  mais  soutenus ,  excités 
par  l'invincible  courage  qu'inspire  l'enthousiasme  reli- 
gieux, encouragés  par  l'assistance  de  leurs  amis  d'Angle- 
terre ,  ils  parvinrent  enfin  à  former,  sur  plusieurs  points , 
des  établissemens  respectabk^s ,  et  à  résister  à  la  fureur  des 
indigènes.  Ce  ne  fut  que  quatre  ans  après  leur  arrivée, 
qu'ils  reçurent  trois  vaches  et  un  taureau ,  d'où  sont  des- 
cendus les  innombrables  bestiaux  qu'ils  ont  aujourd'hui. 

C'est  peut-être  à  ces  pénibles  commencemens  qu'ils 
doivent  l'infatigable  industrie  .  l'intelligence  et  l'activité 


v^66  N    O    T    E    S. 

clont  ils  sont  le  plus  parfait  modèle.  Sur  mer ,  ils  ont  la 
î'éptitation  d'être  les  premiers  baleiniers  du  monde ,  ainsi 
que  des  pêcheurs  de  morue  très-habiles*  Leurs  vaisseaux 
jiarcourent  toutes  les  parties  connues  du  globe.  Sur  terre, 
ce  sont  les  meilleurs  colons;  infatigables,  perse'vërans  , 
rien  ne  les  décourage.  Il  est  très-rare  que  le  même  homme 
ne  soit  pas  à- la-fois  charpentier,  tisserand,  tonnelier, 
maréchal.  Pendant  les  premières  années  de  leur  établisse- 
ment ,  la  plupart  de  ces  colons  savent,  comme  des  Ro- 
binson  Crusoé,  se  suifire  à  eux-mêmes. 

C'est  la  seule  race  anglaise  qu'il  y  ait  sur  le  continent* 
licur  population  ayant  toujours  été  considérable  relative^ 
ment  à  l'étendue  de  leur  pays  j  ils  n'ont  point  eu  besoin 
d'étrangers  :  aussi  ont-ils  une  religion,  des  mœurs,  des 
habitudes  et  un  génie  national.  Quoiqu'un  grand  nombre 
de  jeunes  gens  émigrent  tous  les  ans  pour  aller  s'établir 
dans  les  autres  Etats ,  on  estime  leur  population  à  près 
d'un  million ,  en  y  comprenant  la  province  de  Main. 

Ce  pays  est  renommé  pour  ses  collèges ,  les  mieux  dotés 
et  les  plus  anciens  du  continent ,  ainsi  qne  pour  l'instruc- 
tion ,  à  laquelle  tous  les  habitans  participent  au  moyen 
des  écoles  établies  d'après  les  loix  dans  tous  les  districts. 
Combien  n'est-il  pas  à  désirer  qu'un  si  bel  exemple  soit 
suivi  par  les  autres  Etats,  sur-tout  par  ceux  du  sud! 
Aussi  la  Nouvelle- Angle  terre  est-elle  beaucoup  plus  que 
les  autres ,  remplie  d'hommes  éclairés  et  savans.  L'aspect 
et  la  culture  de  plusieurs  cantons  ressemblent  à  ce  qu'on 
voit  de  beau  en  Europe. 

Il  est  cependant  nécessaire  d'excepter  l'Ile -de-Rhodes , 
dont  le  Gouvernement,  trop  démocratique,  a  toujours 
été  agité  par  les  partis.  Au  lieu  de  travailler ,  les  colons 
perdent  u^ne  partie  de  leur  temps  à  donner  leurs  suffrages, 


NOTES.  567 

à  catialer  dans  les  élections  trop  fréqnentes  de  leurs  magis^ 
trats  et  de  leurs  députés.  Par  quelle  fatalité  n'ont-ils  jamais 
voulu  imiter  la  sagesse  de  leurs  voisins  de  Massachussets 
«t  de  Connecticut  ? 

(8]    Germes  d'industrie,  de  religion  et  de  civilisation. 
Par-tout  où  les  colons  de  la  Nouvelle -Angleterre  s'éta- 
blissent en  nombre  un  peu  considérable^  ils  portent  avec 
eux  et  manifestent  un  esprit  d'ordre ,  d'industrie  et  de 
religion ,  qui  les  distingue  de  tous  ceux  qui  viennent  de 
l'Europe  ou  des  autres  Etats  de  l'Union,  fruits  précieux 
de  la  sagesse  des  loix  de  leur  pays ,  et  du  système  d'éduca- 
tion qu'elles  y  ont  établi  depuis  plus  d'un  siècle.  Elevés 
dans  la  connoissance  de  ces  loix ,  babitués  aux  formes 
municipales  ainsi  qu'aux  institutions  religieuses  de  leur 
canton,  à  peine  ont-ils  nettoyé  quelques  champs  et  sur- 
monté les  premières  difficultés ,  qu'ils  sentent  la  nécessité 
d'établir  des  magistrats ,  d'appeler  un  ministre ,  de  cons- 
truire une  église  et  des  écoles.  Onze  ans  avant  que  la  grande 
ligne  de  démarcation  qui  divise  aujourd'hui  les  Etats  de 
New- York  et  de  Pensylvanie ,  eût  été  tracée  depuis  la 
Délaware  jusqu'au  lac  Erié  ,  dix-sept  familles  de  Massa- 
Xîhussets  furent  s'établir  sur  les  bords  d'une  des  branches 
du  Tiogo ,  canton  alors  éloigné  et  solitaire ,  sans  savoir 
sous  quelle  jurisdiction  elles  étoient  placées.  Aussi-tôt  après 
être  arrivées  sur  lem^s  terres ,  elles  élirent  trois  personnes 
^selectmen)  pour  juger  les  différends  et  les  contestations 
qui  pourroient  s'élever  dans  la  communauté. 

Ces  familles  vivoient  depuis  long- temps  à  l'ombre  de  cet 
arbre  de  paix  qu'elles  avoient  planté ,  lorsque  les  progrès 
rapides  de  la  grande  société  atteignirent  cette  petite  co- 
lonie ,  si  long -temps  perdue  dans  l'éloignement  et  la 
solitude  des  forêts.  Pendant  cet  espace  de  temps,  ces 


568  N   O   T   F.   s. 

dix-sept  familles,  originairement  composées  de  102  indi- 
vidus ,  ont  produit  quarante-un  mariages ,  et  à  l'époque 
de  leur  incorporation  dans  le  nouveau  comté  de  Tiogo , 
le  nombre  total  des  liabitans  se  niontoit  à  274. 

Aussi-tôt  que  le  gouverneur  Clinton ,  de  qui  je  tiens  ces 
détails ,  en  eut  été  informé  ,  il  envoya  des  commissions  de 
paix  à  ces  respectables  Magistrats.  Avec  quelle  rapidité 
plus  considérable  encore  ,  les  défrichemens ,  la  prospérité 
des  colonies  intérieures  ,  n'augmenteroient-ils  pas ,  si  les 
colons  qui  viennent  des  autres  Etats  ou  de  l'Europe  ,  ap- 
portoient  avec  eux  l'industrie ,  l'activité;  les  mœurs  et  les 
principes  religieux  des  habitans  de  Massacbussets  ou  de 
Connecticut  ! 

(  9  )  Rivière  de  Swatara.  Rivière  de  la  Pensylvanie , 
qui  tombe  dans  la  Susquéliannali ,  à  douze  milles  de  Har- 
ry'sbourg ,  à  six  du  creek  de  Conéwago ,  et  à  quarante- 
cinq  de  Lancaster ,  et  de  laquelle  l'emboucliure  est  dis- 
tinguée dans  les  cartes  sous  le  nom  de  Middletown-Creek* 
Cette  jolie  rivière  est  navigable  pendant  l'espace  de  trente 
milles,  d'où  un  canal,  qui  sera  bientôt  terminé,  doit  ouvrir 
une  communication  avec  les  eaux  duTulpéhoken,  branche 
navigable  de  la  Scliuyllkill.  Cette  entreprise  assurera  à 
Philadelphie  l'arrivée  de  tous  les  grains  et  de  toutes  les 
farines ,  ainsi  que  des  autres  denrées  que  produit  déjà 
l'immense  pays  qu'arrose  la  Susquéhannah  :  elles  y  par- 
viendront bien  plus  facilement  encore ,  lorsque  le  canal 
destiné  à  unir  les  eaux  de  la  Schuyllkill  avec  celles  de  la 
Délaware ,  qui  commence  à  Norristown  (  petite  ville 
située  à  17  milles  de  Philadelphie),  sera  terminé/ Alors 
cette  capitale  de  la  Pensylvanie,  Ne w- York ,  Washington 
(la  ville  fédérale),  Charlestown,  devenues  le  centre  d'un 
vaste  commerce  intérieur,  s'accroîtront,  s'embelliront ,  à 


NOTES.  B6g 

î'egal  des  métropoles  de  l'Europe;  et  deviendront  lé  séjour 
des  sciences  et  des  arts. 

(  1  o  )  Sortie  des  feuilles.  Pour  que  les  colons  puissent 
consumer  plus  facilement  les  buissons ,  les  broussailles  et 
les  brandies  des  arbres  qu'ils  ont  coupés  ,  essartés  ou  mis 
en  tas ,  il  est  nécessaire  que  cette  opération  ne  soit  faite 
qu'après  la  sortie  des  feuilles,  quir,  plus  promptement  des- 
séchées et  plus  combustibles,  accélèrent  la  conflagration 
de  ces  dépouilles. 

(il)  Herser  la  terre.  J'ai  connu  plusieurs  Européens 
étonnés  de  voir  les  colons  ensemencer  leurs  champs  sans 
les  labourer ,  et  se  contenter  de  les  herser  avec  une  tête 
cl'arbre  de  moyenne  grandeur  ,  traînée  par  des  bœufs.  La 
raison  de  cette  pratique  est  que ,  pendant  quelques  années, 
après  que  le  sol  a  été  essarté  ,  la  quantité  des  racines  est  si 
considérable  ,  qu'il  seroit  impossible  d'y  introduire  la 
charrue,  ou  même  de  le  herser  ;  il  faut  donc  nécessaire- 
t  nient  attendre  que  ces  racines  pourrissent  ;  c'est  l'ouvrage 
du  temps.  Il  en  est  de  même  des  souches ,  qui  souvent 
durent  de  douze  à  quinze  ans. 

(12)  Pommiers  et  pêchers.  Il  est  peu  de  plantations 
depuis  le  New-Hampshire  jusqu'à  la  Pensylvanie,  qui 
n'aient  un  verger  de  pommiers  plus  ou  moins  considé- 
rable. Ainsi  que  dans  le  sud,  ils  en  ont  aussi  de  pêchers  \ 
mais  souvent,  faute  de  soin,  ces  arbres,  qui  quelquefois 
îie  sont  pas  même  greffés ,  rapportent  peu ,  ou  ne  donnent 
que  de  mauvais  fruit.  Dans  les  comtés  plus  rapprochés  des 
villes  ,  on  fait  du  cidre  d'une  excellente  qualité  >  tel  que 
ceux  de  West-Chester ,  de  New- Ark ,  de  Wood-Bridge ,  etc. 
et  on  en  envoie  beaucoup  dans  les  Etats  méridionaux. 

Les  vergers  d-e  pêchers  deviennent  journellement  plus 
communs  et  plus  étendus  dans  les  Etats  méridionaux  de 
I»  A  a 


370  ,      NOTES. 

l'intérieur  :  outre  le  plaisir  de  manger  leur  fruît ,  on  en 
eneiaisse  les  codions  et  on  en  fait  cle  l'eau-de-vie,  à  la- 
quelle  on  sait  donner  de  la  couleur  et  un  goût  très-agréable , 
en  mettant  dans  la  cliaudière  de  distillation  des  poires 
tapées  et  d'autres  ingrédiens.  L'Etat  de  Kentukey ,  ainsi 
t[ue  les  nouveaux  établissemens  à  l'ouest  des  Allégbénis, 
en  ont  beaucoup  planté  ;  mais  pour  que  ces  arbres ,  qui 
prennent  un  accroissement  très-rapide,  soient  plus  du- 
rables ,  il  est  nécessaire  de  les  écussonner  avec  leurs  propres 
bourgeons-,  par  ce  moyen,  ils  vivent  long -temps.  C'est 
en  greffant  sur  le  pommier  sauvageon  des  forêts  du  Nou- 
veau-Jersey ,  qu'on  est  parvenu  à  obtenir  de  nouvelles 
espèces  de  pommes,  telles  que  le  spitzenberg ,  le  newtown- 
peppin ,  fruit  délicieux ,  dont  on  envoie  des  cargaisons  à 
la  Havane,  à  la  Jama"ique ,  etc.  où  souvent  elles  se  vendent 
très-clier. 

(i3)  Fairfield.  Jolie  petite  ville ,  capitale  du  comté  de 
Fairfield  ,  située  à  peu  de  distance  du  Sond ,  au  centre 
d'un  pays  extrêmement  fertile.  Rien  n'est  plus  frais  ni 
plus   riant  que  ses  environs.  On  y  voit   à -la-fois  des 
champs  couverts  de  belles  récoltes ,  des  vergers  fleuris  et 
des  prairies  émaillées.    Deux  packet-boats  en  partent 
toutes  les  semaines  pour  New- York,  chargés  de  denrées 
du  pays,  et  des  fruits  de  l'industrie  des  liabitans.  Ainsi  que 
celle  de  toutes  les  autres  villes  du  Connecticut,la  jeunesse 
va  tous  les  ans  former  de  nouveaux  établissemens  dans  la 
profondeur  du  continent,  ou  s'embarquer  pour  des  voyages 
de  long  cours.  Ces  petites  villes  maritimes  sont  des  pépi- 
nières intarissables  d'hommes  entreprenans ,  industrieux 
et  actifs.  Ainsi  que  New-London  ,  Norwalk,  Grotton  , 
Greenfield  et  plusieurs  autres ,  elle  fut  détruite  par  le 
gouvernetir  Tryon  ,  qui,  sans  remords,  auroit  dévasté  la 


NOTES*  071 

côte  entière  de  cet  Etat ,  si  le  commandant  en  clief  de 
l'armée  anglaise ,  sir  Henri  Clinton  ,  ne  l'eût  pas  rappelé. 
Il  faut  en  convenir  ,  c'étoit  une  gloire  bien  honteuse  que 
celle  d'incendier  de  jeunes  villes  sans  portes  ,  sans  fortifi- 
cations ,  dans  lesquelles  il  n'y  avoit  que  des  vieillards , 
des  femmes,  et  pas  un  canon.  Ce  qui  rendit  la  destruc- 
tion de  Fairfield  plus  lionteuse  encore ,  c'est  que  ce  Gou- 
verneur ,  au  moment  où  l'on  distribuoit  des  torches  aux 
soldats ,  promit  de  conserver  l'église  ,  dans  laquelle  les 
femmes  et  les  enfans  se  retirèrent ,  et  à  laquelle  néan- 
moins il  fit  mettre  le  feu  :  il  eut  cependant  la  générosité 
de  ne  pas  les  y  renfermer  ! 

NOTES   DU    CHAPITRE    IV. 

(1)  Incorporation.  Voyez  tome  m ,  cliap.  ix. 

(2)  -Usage  du  sel.  Voyez  tome  11,  chap.  xiv. 

(3)  Arbres.  Loin  d'admirer  la  beauté,  la  majesté  d'un 
chêne  ou  d'un  pin ,  loin  de  réfléchir  sur  l'utilité  de  ces 
beaux  arbres,  sur  l'état  dans  lequel  seroit  la  surface  du 
continent ,  sila  nature  ne  l'eût  pas  couvert  d'épaisses  forêts, 
le  vulgaire  des  colons  est  si  accoutumé  à  les  détruire,  et 
cette  destruction  est  si  pénible ,  qu'un  d'eux,  appelé  en 
Irlande  pour  quelques  affaires  ,  s'écria  en  débarquant  sur 
une  plage  nue  :  —  ((  Ah  !  le  beau  pays  !  je  n'y  vois  pas  un 
seul  arbre  )). 

(4)  Ruisseaux.  Le  tarissement  des  ruisseaux,  qui  ne 
viennent  pas  de  terreins  élevés ,  l'entière  disparition  d'un 
grand  nombre ,  sont  l'effet  du  dessèchement  des  marais  et 
du  défrichement  des  .terres.  Cette  diminution  commence 
même  à  se  faire  sentir  dans  les  grandes  rivières ,  telles  que 
la  Délaware  ,  le  Mohawk ,  le  Potawmack.  J'ai  vu  des 
ruines  de  moulins  au  milieu  des  champs ,  où,  vingt  ans 


072  NOTES. 

auparavant,  cotiloient  de  gros  ruisseaux,  et  cependant  il 
tombe  beaucoup  plus  d'eau  annuellement  ici  qu'en  Eu- 
rope. Que  sera-ce  donc  dans  un  siècle  ou  deux  ? 

(5)  Chanvre.  Cette  culture  a  considérablement  aug- 
menté depuis  que  le  Congrès  a  accordé  une  prime  considé- 
rable aux  cultivateurs  *  j  mais  les  bras  sont  trop  cbers  et 
trop  rares  encore.  La  nature  en  fait  croître  dans  plusieurs 
cantons ,  dont  les  indigènes  font  usage.  Il  est  plus  fort  et 
plus  soyeux  que  celui  d'Europe.  On  en  envoya,  il  y  a 
quelques  années,  à  Londres-,  le  résultat  des  expériences 
qu'en  firent  les  cordiers ,  fut  d'encourager  les  Américains 
à  le  transplanter  des  bois  dans  leurs  cbamps. 

(6)  Potasse.  Cette  manufacture,  connue  depuis  long- 
temps dans  les  Etats  septentrionaux ,  augmente  tous  les 
ans.  La  valeur  de  ce  qu'on  en  embarqua  à  New- York,  pour 
l'Ecosse  et  l'Irlande,  en  1797?  montoit  à  la  somme  de 
4,037, 5oo  ^^^*  ^^  \i^^^  de  répandre  sur  la  terre  les  cendres 
des  tas  énormes  de  broussailles  que  les  colons  sont  obligés 
de  brûler  pour  nettoyer  leurs  cbamps ,  ils  les  enlèvent 
aussi -tôt  qu'elles  sont  froides ,  et  les  vendent  aux  petites  ma- 
aiufactures  du  voisinage ,  où  elles  sont  lessivées  et  conver- 
ties en  potasse.  On  observe  que  les  cendres  qui  proviennent 
de  branches  menues  et  vertes  ,  donnent  une  bien  plus 
grande  quantité  de  sel,  que  celles  des  troncs  et  des  racines. 
Il  en  faut  cinq  cents  boisseaux  pour  faire  un  tonneau  de 
potasse,  pesant  2200  liv.  Cette  brandie  d'exportation, 
ainsi  que  celle  de  la  graine  de  lin ,  qui  se  monte  annuelle- 
ment à  plus  de  3oo  mille  boisseaux**,  est  extrêmement 
avantageuse  aux  Etats-Unis. 

*  Dans  quelques  Etats  ,  elle  est  d'une  piastre  (51.  5  s.  )  par 
quintal. 

*  *  Le  boisseau  contient  60  liv.  de  bled. 


{ 


NOTES.  575 

(7)  Sucre  d'érahle.  Les  malheurs  de  Saint-Domingue 
ont  beaucoup  contribue  à  augmenter  cette  nouvelle  bran- 
die d'industrie ,  et  non  moins  la  prime  de  deux  sols  par 
livre ,  offerte  par  la  société  des  Quakers  de  Philadelphie. 
L'arbre  qui  produit  cette  sève  précieuse  en  si  grande  abon- 
dance ,  se  trouve  depuis  le  34^  jusqu'au  45®  degré  de  lati- 
tude, c'est-à-dire,  depuis  le  Tènézée  jusqu'au  Canada: 
c'est  un  des  plus  vigoureux  qu'on  connoisse.  Les  souches 
de  ceux  qu'on  a  coupés,  survivent  à  celles  du  chêne.  Pen- 
dant deux  ou  trois  ans,  on  voit ,  au  retour  du  printemps, 
les  extrémités  des  troncs  abattus  donner  encore  de  la  sève 
et  du  sucre.  Ses  branches  sont  une  nourriture  excellente 
pour  les  bestiaux  et  les  moutons ,  sur-toiit  durant  l'hiver. 
Dès  qu'on  émoiide  un  de  ces  arbres ,  on  les  voit  accourir 
de  tous  côtés.  Son  bois  est  aussi  combustible  que  celui  du 
liycory.  L'écorce  de  ceux  dont  la  sève  est  la  plus  abondante 
en  sucre,  est  toujours  noire,  ce  qui  vient  de  ce  que  les 
piverts ,  qui  n'attaquent  que  les  meilleurs  ,  en  laissent 
écouler  une  partie  qui ,  exposée  à  l'air  ,  se  coagule  et 
noircit.  ^ 

Chose  étonnante  !  plus  il  y  a  d'années  que  l'on  saigne 
ces  arbres ,  et  plus  est  grande  la  quantité  de  sucre  qu'ils 
donnent.  Par  exemple,  celui  qui  n'a  été  saigné,  pour  la 
première  fois,  que  depuis  un  an,  donnera  à  peine  une 
demi-livre  de  sucre  ;  et  celui ,  au  contraire  ,  dont  les  cica- 
trices sont  nombreuses ,  en  fournira  de  deux  à  deux  et 
demie ,  et  souvent  davantage ,  sur-tout  si  l'on  a  eu  soin  de 
l'exposer  aux  rayons  du  soleil ,  en  abattant  les  arbres  inii- 
tiles  du  voisinage. 

J'en  connois  à  Clavérac,  dans  l'Etat  de  New -York, 
qu'on  saigne  depuis  trente-quatre  ans ,  et  qui  paroissent 
sains  et  vigoureux.  Il  est  vrai  que  le  propriétaire  en  prend 


074  NOTES. 

lin  soin  très-particulier  :  il  a  détruit  leurs  voisins  et  leurs 
rivaux.  Au  lieu  de  bouclier  les  trous  qu'il  leur  fait ,  avec 
du  bois  sec ,  ou  de  les  laisser  ouverts ,  comme  font  tant  de 
colons  insoucians  et  paresseux  ,  il  y  met  un  morceau  de  la 
branche  du  même  arbre ,  c|ui  bientôt  s'unit  et  s'incorpore 
avec  le  tronc. 

La  saison  convenable  à  faire  le  sucre  dépend  du  climat. 
Dans  le  Kentuke}'' ,  on  les  saigne  dès  le  mois  de  février  : 
dans  la  Pensylvanie ,  cette  opération  ne  commence  que 
vers  les  premiers  jours  d'avril.  Pour  cela^  on  se  sert  d'une 
tarrière  d'un  demi-pouce  de  diamètre ,  qu'il  ne  faut  pas 
enfoncer  à  plus  d'un  pouce  de  profondeur ,  qu'on  augmente 
ensuite  jusqu'à  trois ,  lorsqu'on  s'a]^perçoit  que  l'écoulement 
de  la  sève  diminue  :  c'est  toujours  du  côté  sud  qu'on 
les  attaque.  La  quantité  de  sève  qu'ils  donnent ,  dépend 
de  l'état  de  l'atmosplière ,  et  il  n'y  a  pas  de  baromètre  plus 
sûr.  Elle  coule  plus  abondamment  lorsque  les  nuits  sont 
fraîches  et  les  jours  chauds.  J'ai  vu  un  arbre  donner  dans 
vingt-quatre  heures ,  23  pots  et  une  pinte  de  sève ,  dont 
on  fit  2  livres  7  onces  de  siCLcre;  d'autres,  au  contraire,  qui 
n'en  donnoient  que  cinq  à  six  :  chacun  de  ces  arbres  est 
estimé  en  fournir  d'une  à  deux  livres  par  saison;  celle  qui 
coule  vers  la  fin  d'avril  devient  si  foible ,  qu'on  se  contente 
d'en  faire  du  sirop  et  du  vinaigre.  Quelques  personnes  en 
ont  distillé  du  rhum.  Quel  beau  présent  de  la  nature  ! 

Si,  avec  le  peu  de  soin  que  les  colons  ont  mis  jusqu'ici 
à  cette  opération ,  ils  obtiennent  d'aussi  grg-nds  avantages , 
que  sera-ce  dans  la  suite,  lorsque  l'art  et  la  culture  diri- 
geront l'éducation  de  ces  arbres,  et  qu'on  mettra  plus  d'at- 
tention à  les  saigner  et  à  en  extraire  le  sucre  ,  le  sirop,  le 
vinaigre  et  le  rhum  ?  Combien  les  produits  ne  seront-ils 
pas  plus  considérables,  lorsqu'ils  seront  plantés  en  vergers^ 


NOTES.  575 

et  exposés  à  l'influence  des  rayons  du  soleil  !  Dans  moins 
d'un  siècle ,  on  les  verra  entretenus  avec  autant  de  soin 
que  ceux  de  pommiers  et  de  pêckers. 

(8)  Ginseng.  Panax.  Depuis  que  les  vaisseaux  des  Etats- 
Unis  vont  à  Canton,  la  racine  de  cette  plante  est  devenue 
une  nouvelle  brandie  d'exportation.  Pendant  mon  séjour 
à  New- York,  j'en  ai  vu  embarquer  80,000  livres  à  bord 
du  même  vaisseau ,  qui  représentèrent  autant  de  piastres 
dans  la  cargaison  de  retour  :  c'étoit  en  1 788. 

(9)  Seine.  Filet  dont  on  fait  un  grand  usage  dans  les 
Etats-Unis  :  j'en  ai  vu  qui  avoient  plus  de  200  brasses  de 
longueur.  Pendant  la  saison  de  l'alose ,  de  la  basse  et  du 
liareng ,  chaque  associé  reçoit  une  certaine  quantité  de 
poisson,  proportionnée  aux  avances  qu'il  a  faites  •,  usage 
extrêmement  avantageux  aux  colons  dont  les  plantations 
sont  éloignées  des  rivières. 

NOTES    DU    CHAPITRE    V. 

(  1  )  Le  sel.  Plus  on  s'éloigne  de  la  mer ,  et  plus  frë- 
qu.emment  on  rencontre  ces  endroits  salés,  connus  sous  le 
nom  de  Salt-Licks ,  dont,  avant  l'établissement  des  Euro- 
péens ,  les'^  buffles ,  les  cerfs ,  et  tous  les  anciens  habitans 
des  forêts ,  excités  par  le  besoin  d'en  manger ,  venoient 
souvent  lécher  la  terre.  Ces  sources  sont  plus  communes 
encore  à  l'ouest  des  montagnes.  Depuis  long-temps,  les 
colons  du  Kentukey,  qui  en  ont  découvert  douzeprinci- 
pales  dans  leur  territoire ,  font  tout  celui  dont  ils  ont 
besoin.  Durant  les  premières  années,  ils  étoient  obligés 
d'évaporer  huit  cents  pots  d'eau  pour  en  obtenir  un  bois- 
seau ,  mais  depuis  qu'ils  ont  creusé  des  puits  de  4o  à 
5o  pieds  de  profondeur ,  ils  sont  parvenus  à  se  procurer 
une  saumure  beaucoup  plus  forte. 


576  NOTES. 

(a)  Sterling.  Voyez  tome  i ,  chap.  xvii. 

(3)  Olivier  Ëv ans.  C'est  à  ce  grand  niécanieien  qu'on 
doit  un  nouveau  perfectionnement  dans  le  mécanisme 
intérieur  des  moulins  à  farine  ,  et  qui  a  pour  but  de  sim- 
plifier toutes  les  opérations ,  conséquemment  les  frais  de 
cette  fabrication  ^  cliose  extrêmement  importante  dans 
un  pays  où  les  hommes  sont  encore  si  rares  et  si  ehers. 

Voici  en  quoi  consistent  ces  améliorations.  La  pre- 
mière est  un  cylindte  de  huit  à  dix  pouces  de  diamètre  ^ 
placé  horizontalement ,  et  traversé  par  un  axe  auquel  sont 
fixées ,  dans  une  direction  spirale  ,  et  sous  un  angle  parti- 
culier ,  un  grand  nombre  de  languettes  de  bois  qui  ont 
trois  pouces  et  demi  de  longueur  sur  deux  de  largeur.  Cet 
axe ,  mis  en  mouvement  par  celui  du  moulin ,  transporte 
les  farines ,  à  mesure  qu'elles  sortent  des  meules ,  dans  un 
appartement  voisin ,  qui  en  est  le  premier  dépôt.  La  se- 
conde de  ces  améliorations  ^  appelée  élévateur  "*" ,  est  une 
boîte  de  huit  à  dix  pouces  d'équarrissage ,  qui ,  du  plan- 
cher de  ce  dépôt ,  atteint  jusqu'à  celui  du  dernier  étage  : 
aux  extrémités  sont  placées  deux  roues  qui  font  mouvoir 
un  chapelet  garni  de  petits  godets  ,  grands  comme  des^ 
tasses  à  thé  ;  les  farines  ,  ainsi  élevées ,  sont  versées  sur  un 
vaste  plajicher  appelé  le  refroidisseur  "^  "^  :  après  y  avoir  été 
doucement  agitées  et  soulevées  par  des  pièces  de  bois  qui 
tournent  horizontalement ,  et ,  comme  tout  le  reste ,  re- 
çoivent leur  niouvement  du  moteur  commun  du  moulin , 
elles  descendent  à  travers  plusieurs  orifices  dans  les  diffé- 
rens  bluttoirs ,  et  de-là  dans  un  appartement  inférieur ,  où 
elles  sont  mises  dans  des  barrils  faits  d'après  les  dimen- 

■^  Elevator. 
**  The  cooler. 


NOTES.  ^77 

sions  prescrites  par  la  loi,  et  qui ,  en  conséquence,  pèsent 
toujours  un  quintal  et  trois  quarts  :  cette  même  loi  exige 
aussi  que  ces  barrils  soient  timbrés  du  nom  du  proprié- 
taire et  de  celui  de  son  moulin.  Ces  farines  ne  peuvent 
cependant  être  exportées  qu'après  avoir  subi  l'examen 
des  inspecteurs.  Toutes  les  autres  opérations,  de  nettoyer, 
cribler ,  ventilater  le  bled  avant  de  le  conduire  aux  tré- 
mies ,  ont  aussi  été  simplifiées.  De  la  Pensylvanie ,  ce 
nouveau  perfectionnement  s'est  répandu  dans  tout  le  con- 
tinent. Le  Gouvernement ,  comme  de  justice, lui  a  accordé 
un  privilège  exclusif  pendant  quatorze  ans  ;  jamais  in- 
vention nouvelle  n'a  été  plus  rapidement  adoptée» 

NOTES    DU    CHAPITRE    VI. 

(  1  )  Chippavay.  Cette  nation  étoit ,  il  y  a  un  demi- 
siècle,  la  première  de  cet  hémisphère  •  et  quoique  consi- 
dérablement diminuée,  elle  est  encore  très  -  nombreuse 
dans  le  voisinage  des  lacs  Supérieur ,  des  Pluies ,  des  Bois 
et  Winipeg.  On  en  parle  la  langue  jusqu'à  la  baie  de 
Hudson.  Une  de  ses  tribus  existoit  encore  il  y  a  quarante 
ans ,  vers  les  sources  d'une  rivière  qui  tombe  dans  FErié, 
dont  aujourd'hui  il  ne  reste  plus  que  le  nom  qu'ils  lui 
avoient  donné. 

(  2  )  Outawas.  Nation  qui ,  comme  tant  d'autres  ,  a 
éprouvé  de  grandes  pertes.  Elle  occupe  la  grande  pénin- 
sule qui  divise  les  lacs  Huron  et  Michigan ,  dont  l'extré- 
mité septentrionale  forme  le  détroit  connu  sous  le  nom 
de  Miehillimakinack  ,  nom  commun  au  fort  que  les  Fran- 
çais y  construisirent  il  y  a  soixante-dix  ans,  pour  com- 
mander ce  passage ,  ainsi  que  le  détroit  de  Sainte-Marie , 
par  lequel  les  eaux  du  lac  Supérieur  coulent  dans  le 
Huron.  Ce  lieu  fut  long-temps  le  rendez- vous  où  les  indi- 


OJÔ  NOTES. 

gènes  du  nord  venoient  ëclianger  leurs  pelleteries  contre 
des  marchandises  d'Europe  ;  mais  depuis  les  découvertes 
que  les  Anglais  ont  faites  jusqu'au  60^  degré,  le  lac  Wi- 
nipeg,  à  3oo  lieues  de  distance,  en  est  devenu  le  centre. 

(3)  Ravages  de  la  petite- vérole.  De  toutes  les  mala- 
dies que  les  Européens  ont  introduites  parmi  les  indi- 
gènes ,  il  n'y  en  a  point  qui  leur  ait  été  aussi  funeste  :  sou- 
Tent  il  arrive  que  des  villages  disparoissent  dans  le  cours 
de  quelques  semaines  -,  et  même  des  compagnies  entières 
de  cliasseurs  ont  péri  dans  leurs  voyages.  Elle  est  presque 
toujours  confluente.  Ainsi  ces  hordes  étoient  destinées  à 
être  halayées  de  la  surface  de  la  terre  par  une  branche  de 
peste  venue  d'Asie  en  Europe  dans  le  douzième  siècle ,  et 
transportée  dans  leur  pays  cinq  cents  ans  après ,  par  quel- 
ques habitans  de  l'ancienne  Albion. 

(4)  Onéida.  Nation  jadis  nombreuse,  la  seconde  des 
six  qui  composoient  la  ligue  Mohawk ,  si  long-temps  for- 
midable et  célèbre.  Elle  a  dû  à  la  sagesse  de  quelques-uns 
de  ses  chefs  d'avoir  résisté  au  torrent  qui  a  englouti  ses 
voisins ,  les  Cayugas  ,  Séneccas  ,  Tnskaroras  et  Onondagas. 
Plusieurs  d'entre  eux  connoissent  la  propriété  et  la  cul- 
ture ,  ont  des  chevaux  et  des  bestiaux  :  mais  malheureuse- 
ment leur  jeunesse  considère  encore  le  titre  de  guerrier 
comme  infiniment  supérieur ,  et  même  comme  incompa- 
tible avec  celui  de  cultivateur. 

Cette  nation  est  la  seule,  de  toutes  celles  que  j'ai  con- 
nues ,  qui  ait  sincèrement  désiré  de  devenir  cultivatrice. 
Réunis  en  assemblée  générale ,  en  1 788  ,  au  village  de 
Skanondoé,  aidés  des  lumières  de  l'Ambassadeur  de 
France ,  les  chefs  convinrent  d'une  forme  de  gouverne- 
ment ,  rédigée  en  vingt  articles  )  ils  proposèrent  de  diviser 
leurs  terres,  d'en  déterminer  les  limites,  d'appeler  dans 


NOTES.  ^         57g 


leur  sein  les  débris  épars  des  nations  voisines ,  d^établir  clés 
écoles ,  de  faire  voyager  quelques-uns  de  leurs  jeunes  gens. 
-Cet  acte  fut  revêtu  de  vingt  signatures,  parmi  lesquelles 
on  voyoit  celles  de  deux  femmes-chefs  Kononwayété  et 
Owartinda. 

Soit  que,  mécontent  de  cette  mesure,  le  Gouvernement 
de  New- York  ait  fomenté ,  depuis ,  des  divisions  parmi 
eux ,  soit  que  les  chefs  n'aient  pas  trouvé  dans  la  jeunesse 
la  déférence  à  laquelle  ils  s'attendoient ,  ce  projet  n'a  pas 
eu  d'exécution  :  ils  ont  subi  le  sort  de  leurs  voisins ,  et 
vendu  leurs  terres,  à  l'exception  d'une  réserve  de  soixante 
mille  acres ,  dont  le  grand  village  d'Onéida  est  le  centre. 
Cet  ancien  chef-lieu  est  situé  sur  un  creek  qui  tombe  dans 
le  lac  Onéida ,  à  huit  milles  de  distance  ,  à  quinze  du  fort 
Stanwick ,  et  à  vingt  de  l'embouchure  de  l'Oriskany  dans 
le  Mohawk. 

(5)  Pays  d'Onas,  C'est  sous  ce  nom  ,  donné  par  1^ 
indigènes  au  célèbre  fondateur  delaPensylvanie,en  1682, 
et  qui ,  comme  celui  de  Penn,  veut  dire  plume ,  que  ce 
pays  a  été  désigné  et  connu  parmi  eux  depuis  cette  époque; 
et  pays  d'Onas  est  devenu  synonyme  à  Pensylvanie, 
comme  fils  d' Onas  à  Pensylvanien. 

(6)  Cherry  hum  -  Sagat.  Homme  du  jeune  Soleil,  ou 
homme  de  l'est. 

(7)  Tocksikanéyou ,  VAnier.  Nom  que  les  Canadiens 
donnèrent  jadis  à  la  tribu  Mohaw^k ,  qui ,  après  avoir  été 
christianisée  par  leurs  missionnaires ,  vint  s'établir  sur 
les  bords  du  fleuve  Saint-Laurent,  vis-à-vis  Montréal. 
n  est  difiScile  de  concevoir  comment  du  mot  Caug-na^ 
TVagas ,  nom  de  cette  tribu ,  on  a  pu  former  celui  d' Anier» 
Il  en  est  de  même  de  ceux  de  Huron,  Sauteurs,  Iro-' 
quois,  etc.  qui  n'existent  dans  aucunes  de  leurs  langues  ^^ 


o8o  NOTES. 

pas  même  par  approximation  :  ii' est-il  pas  étonnant  que 
leurs  missionnaires ,  qui  parloient  ces  langnes  et  qni  ont 
long-temps  résidé  parmi  ces  nations,  n'aient  pas  rectifié 
de  pareilles  erreurs  dans  les  cartes ,  ainsi  que  dans  les  his- 
toires qu'ils  ont  écrites  de  ces  pays  ? 

(  8  )  Osséppingo.  Ancien  village  Onéida  ,  situé  sur  le 
Kanaséragé  ,  qui ,  conjointement  avec  le  Butternut,  verse 
ses  eaux  dans  le  lac  Onéida ,  à  dix  milles  au-dessous  ,  et  à 
dix-huit  du  village  d'Onéida.  Il  a  été  conservé  dans  la 
réserf^e  de  soixante  mille  acres. 

(  9)  Tierces  et  Quintes.  Si ,  à  l'enseignement  des  pré- 
ceptes salutaires  de  l'Evangile ,  les  premiers  missionnaires 
eussent  pu  unir  ceux  de  la  musique ,  je  suis  persuadé  que , 
semblables  à  Orphée  ou  à  Amphion  ,  ils  seroient  parveims 
à  adoucir  la  férocité  de  leurs  néophites,  et  à  leur  faire  con- 
noître  les  avantages  de  la  vie  sédentaire  et  cultivatrice^ 
Combien ,  sous  ce  rapport ,  les  anciens  n'étoient-ils  pas 
supérieurs  aux  modernes  ?  Il  m'est  souvent  arrivé  de  voir 
l'effet  subit  que  l'harmonie  de  deux  instrumens  seulement 
produisoit  sur  ces  physionomies  planes  et  imperturbables , 
semblables  aux  rides  qu'imprime  à  la  surface  des  eaux , 
dans  un  jour  calme  ,  le  passage  de  la  brise  légère  :  ces  mou- 
vemens  étoient  évidemment  ceux  du  plaisir ,  les  indices 
d'un  épanouissement  j  d'une  dilatation  intérieure,  qu'ils 
me  dirent  n'avoir  jamais  ressentie  auparavant.  Combien 
ces  effets  n'auroient-ils  pas  été  plus  considérables  encore  , 
si  le  nombre  des  instrumens  eût  été  plus  grand  et  la  mu- 
sique meilleure  ! 


NOTES.  58l 

NOTES    DU    CHAPITRE    VIL 

(  1  )  Agan  -  Matchee  -  Jkfanifoo.  Littéralement ,  très- 
mauvais  Génie  ;  c'est  leur  Arimane.  En  considérant  les 
fléaux  et  les  calamités  auxquels  les  hommes  sont  ex- 
posés, il  n'est  point  étonnant  que  depuis  l'origine  des 
sociétés,  ils  aient  cru  à  l'existence  de  deux  Génies  ;  l'un  à 
qui  on  doit  les  beaux  jours ,  la  santé,  les  succès,  le  bon- 
heur 5  l'autre ,  les  orages ,  la  peste ,  la  guerr-e  et  les  épi- 
démies. 

(  2  )  Souffler  sur  le  tison.  La  première  démarche  que 
fait  un  jeune  guerrier,  est  de  présenter  à  la  fille  qu'il  vou- 
droit  épouser,  un  tison  enflammé;  si  elle  soufîle  dessus, 
c'est  lui  faire  entendre  qu'elle  ne  désapprouve  pas  sa  dé- 
marche ,  et  qu'il  peut  espérer  \  alors  il  entonne  sa  chanson 
de  guerre,  c'est-à-dire,  il  lui  fait,  en  chantant,  le  récit 
de  ses  prouesses ,  des  dangers  qu'il  a  courus ,  des  cheve- 
lures qu'il  a  enlevées  :  rien  n'excite  plus  vivement  l'ad- 
miration des  filles  ,  et  ne  les  conduit  plus  promptement 
à  l'intérêt  et  à  l'amour.  Voilà  pourquoi ,  avant  de  présenter 
leur  tison,  les  jeunes  gens  ont  un  si  grand  désir  de  se  dis- 
tinguer ;  voilà  ce  qui  jadis  les  excitoit  à  la  guerre,  et,  en- 
core aujourd'hui ,  les  porte  à  entreprendre  les  chasses  les 
plus  lointaines  et  les  plus  pénibles. 

«  Voilà  mon  tison ,  dit  un  jeune  homme  à  la  fille  qu'il 
))  aime  ;  tu  sais  ce  qu'il  signifie  :  je  l'ai  pris  de  mon  feu,  et 
»  non  de  celui  d'un  autre.  Ouvre  la  bouche ,  soujffles-y 
))  l'haleine  du  consentement ,  tu  me  rendras  content.  Tu 
»  baisses  les  yeux  ;  je  continue.  Pour  te  convaincre  que  je 
))  suis  un  brave,  regarde  le  manche  de  ce  toméhawk;  voilà 
y>  les  marques  de  sept  chevelures  sanglantes.  Mais  si ,  comme 
»  un  nuage  noir  et  épais  qui  tout-à-coup  obscuixit  la 


582  NOTES. 

»  Itimiëre  du  soleil,  le  doute  veiioit  embruij^er  ton  esprit, 
))  suis-moi  ,  je  te  les  montrerai  :  elles  sont  suspendues  dans 
»  ma  wigwliam*  Tu  y  verras  aussi  de  la  viande  fumée ,  du 
))  poisson  grillé  ,  des  peaux  d'ours ,  et  abondance  de  pelle- 
))  teries.  Veux-tu  avoir  pour  mari  unguerrier  ?Prends-moi, 
»  j'en  vaux  bien  un  autre.  Veux-tu  un  cliasseur  infati- 
))  gable  ?  Prends-moi  ;  tu.  verras  si  jamais  la  faim  vient 
))  frapper  à  ta  porte.  Veux- tu  un  pêclieur  patiefnt  et  subtil  ? 
))  Viens  ce  soir  dans  mon  canot,  au  clair  de  la  lune  -,  tu 
»  verras  ce  que  je  puis  faire.  Si  l'eau  des  nuages  ou  le  froid 
»  de  l'hiver  entrent  dans  ta  wigwliam ,  je  saurai  bien  les  en 
))  chasser  :  l'écorce  de  bouleau  ne  manque  pas  dans  les  bois ,  ^ 
»  et  voilà  mes  dix  doigts.  Quant  à  ta  chaudière ,  elle  sera 
))  toujours  pleine ,  et  ton  feu  bien  allumé.  Tu  ne  dis  rien  : 
3>  je  m'arrête.  Pais -je  revenir  encore  t'apporter  mon 
3)  tison  ))  ? 

(3)  Briser  le  seuil  de  la  porte.  De  tous  les  accidens  y 
c'est  un  des  plus  fâcheux  qui  puisse  leur  arriver ,  cette 
pièce  étant  considérée  comme  l'emblêmè  du  bonheur  do- 
mestique ,  de  la  sûreté  et  de  l'abri.  C'est  la  seule  de  leurs 
petites  charpentes  à  laquelle  ils  paroissent  attacher  des 
idées  mystiques.  On  pourroit  enlever  la  porte  de  leur  ha- 
bitation, la  briser,  pourvu  que  le  seuil  reste  intact  j  alors 
ils  en  reconstruisent  une  autre  avec  confiance  :  si ,  au  con- 
traire ,  il  arrive  une  efîraction ,  même  involontaire  ,  de 
ce  seuil ,  cela  suffit  pour  inspirer  des  rêves  funestes ,  et 
faire  naître  le  désir  d'aller  élever  leur  wigwham  ailleurs. 
Comme  ils  se  sont  toujours  refusés  à  répondre  aux  ques- 
tions que  je  leur  ai  faites  relativement  à  ce  sujet,  il  m'est 
impossible  de  rien  dire  de  plus  satisfaisant. 

(  4  )  Catamonts.  Chats  de  montagnes  j  espèce  de  lynx 
qui  grimpent  sur  les  arbres ,  s'élancent  de  branche  en 


NOTES.  583 

brandie  avec  une  inconcevable  légèreté.  Telle  est  leur 
adresse  et  leur  férocité ,  que  les  indigènes  les  redoutent  et 
ne  les  tirent  jamais ,  à  moins  d'être  plusieurs  ensemble. 

(5)  Loups,  renaj'ds.  C'est  la  métaphore  dont  ils  se 
servent  ordinairement  ,  lorsqu'ils  parlent  de  leurs  rap- 
ports avec  l^s  blancs ,  par  allusion ,  d'un  côté  ,  à  leur  état 
de  cliasseur ,  qui  exige  du  courage ,  de  la  patience  et  de 
l'adresse  ;  de  l'autre  ,  à  l'astuce  et  à  l'art  de  mentir,  dans 
le€|uel  ils  conviennent  que  les  Européens  les  surpassent. 
Souvent,  se  disent-ils  entre  eux,  ces  hommes  sont  fourbes 
et  menteurs ,  comme  les  ombres  du  soleil  couchant. 

(  6  )  Mergum  -  Mégat.  Ce  mot  fait  naître  dans  leurs 
esprits  la  même  idée  que  celui  de  peste  parmi  nous  ;  et  si 
ce  fléau  étoit  connu  chez  eux ,  ils  w'gyi  invcnteroient  pas 
d'autre. 

(7)  Rien  de  vivant  que  leurs  chiens.  Plusieurs  canots 
d'indigènes  revenant ,  il  y  a  quelques  années ,  de  Niagara, 
où  ils  avoient  été  vendre  leurs  pelleteries ,  furent  saisis  de 
la  petite-vérole  à  la  longue  pointe  du  lac  Erié.  Tous  pé- 
rirent ;  leurs  chiens  vivoient  encore  ,  lorsqu'un  bateau  de 
blancs  ,  long -temps  après ,  s'arrêta  au  même  endroit-  Us 
trouvèrent  les  ossemens  de  ces  infortunés ,  dont  les  cadavres 
avoient  été  dévorés  par  les  loups  du  voisinage. 

(8)  Cris  plaintifs  de  l'ours,  u  Mon  compagnon  étant 
avec  moi ,  et  ayant  découvert  deux  ours ,  tira  son  coup^ 
et  étendit  mort  sur  la  place  le  plus  grand.  L'autre,  ne 
paroissant  nullement  e^rajé  du  bruit  du  f  tisil ,  s'approcha 
du  mort ,  le  flaira ,  le  mania,  et  semblant  très-afîligé ,  com- 
mença à  gémir,  et  à  regarder  d'abord  en  l'air,  puis  de  notre 
côté  ,  puis  se  mit  à  crier  comme  un  enfant.  Les  cris  con- 
tinuels de  cet  animal,  privé  de  sa  protectrice,  m'affec- 
tèrent sensiblement  :  je  me  sentis  touché  de  compassion. 


584  NOTES. 

et  me  reprochai  d'avoir  été  complice  de  la  mort  de  cet 
ours.  Mes  intercessions  ayant  été  inutiles  ,  mon  compa- 
gnon lâcha  son  second  coup ,  et  coucha  l'enfant  sur  le  corps 
de  la  mère  ».  (Voyage  de  Jofm  Bartram  dans  les  deux 
Florides  ,  vol.  i^^j  J^age  i6).  Note  du  traduct. 

(g)  Pleurs  du  castor.  Il  n'est  aucune  des  personnes 
c[ui  ont  accompagné  les  indigènes  à  la  chasse  des  castors , 
q^ui  n'en  ait  vu  gémir  et  pleurer,  sur-tout  lorsqu'ils  voyent 
leurs  enfans  dans  les  douleurs  de  la  dernière  agonie.  Sou- 
vent, les  yeux  remplis  de  larmes  et  élevés  vers  leurs 
agresseurs ,  ils  paroissent  en  implorer  la  pitié  ;  mais  les 
chasseurs  sont  inaccessibles  à  ce  sentiment ,  ainsi  qu'aux 
émotions  de  ces  malheureux  animaux. 

(lo)  Toronto  ,  Niagara.  Ports  considérables  de  l'On- 
tario :  le  premier ,  situé  à  l'ouest  de  ce  lac ,  est  formé  par 
une  baie  profonde  et  commode ,  où  le  Gouvernement  an-' 
glais  fait  construire  im  chantier ,  et  une  ville  à  laquelle 
on  a  donné  le  nom  d'York  ;  le  second ,  situé  au  sud-ouest , 
est  formé  par  l'embouchure  de  la  rivière  Niagara,  à  l'est 
de  laquelle  est  la  forteresse  du  même  nom ,  et  à  l'ouest ,  la 
pointe  des  Missisagès,  sur  laquelle  on  construit  une  nou- 
velle ville  ,  destinée  à  être  la  capitale  du  haut  Canada. 

(12)  Hotchélaga.  Ancien  nom  indigène  de  l'île  appelée, 
depuis,  Montréal,  après  avoir  été  long-temps  connue  sous 
celui  de  Sainte-Marie  ,  que  lui  avoient  donné  les  prêtres 
de  Saint-Sulpice ,  qui  en  avoient  obtenu  la  concession  de 
I>ouis  XIV. 

(i3)  Labourer  les  os  de  leurs  ancêtres.  Une  des  opi- 
nions les  plus  profondément  enracinées  chez  les  indigènes, 
avant  que  nous  les  eussions  corrompus ,  étoit  leur  respect 
pour  les  cendres  de  leurs  ancêtres,  et  pour  les  lieux  où 
elles  avoient  été  déposées,  et  qui  souvent  étoient  communs 


^    ]sr  o  T  E  â.  585 

à  plusieurs  tribus,  jamais  ils  n'en  approchoient  sans  aller 
y  passer  quelques  instans.  Une  des  conditions  des  pre- 
mières ventes  de  terre  qu'ils  firent  aux  Européens ,  fut 
que  ces  lieux  seroiént  à  jamais  respectés  ;  et  même  encore 
aujourd'hui  ,  ils  ne  parlent  qu'avec  liorreur  de  la  profa- 
nation que  les  colons  en  ont  faite.  Une  de  leurs  plus  éner- 
giques malédictions  ,  est  de  souhaiter  que  les  ossemens  de 
leurs  ennemis  soient  foulés  sous  les  pieds  des  passans ,  ou 
blanchis  par  les  pluies  et  la  rosée. 

(i4)  Toméhawl:.  C'est  une  petite  hache  d'acier  poli, 
proprement  emmanchée,  dont  la  contre  -  partie  est  un 
morceau  de  fer  octogone  et  creux ,  avec  lequel  ils  fument. 
C'est  sur  le  manche  de  cette  arme  qu'ils  marquent  le 
nombre  de  chevelures  qu'ils  ont  enlevées ,  ainsi  que  celui 
des  ennemis  qu'ils  ont  tués. 

(i5)  Corléar.  C'étoit  le  nom  d'un  des  premiers  inter-» 
prêtes  que  les  Hollandais  employèrent  dans  leur  com- 
merce avec  les  six  nations,  alors  formidables.   L'équité 
de  cet  homme,   qui  ne  les  trompa  jamais  (comme  cela 
arrive  si  souvent  ) ,  et  ses  bons  procédés  envers  eux ,  lui 
méritèrent  leur  confiance  et  leur  estime  pendant  un  grand 
nombre  d'années.  Devenu  vieux  et  riche,  il  se  retira  à 
New-York  ,  alors  foible  bourgade ,  où  il  obtint  la  conces- 
fiion  d'une  pointe  à  l'est  de  la  ville ,  connue  encore  aujour- 
d'hui sous  le  nom  de  Corléar's-Hook.  Toutes  les  fois  que 
les  chefs  des  six  nations  venoient  pour  traiter  avec  le 
Gouverneur,  la  maison,  la  chaudière  de  cet  honnête  inter- 
prète étoit  la  leur  :  de -là  est  venu  parmi  eux  l'usage  de 
substituer  son  nom  à  celui  de  la  ville  et  de  la  colonie,  et 
l'expression  d'aller  ou  de  revenir  du  pays  de  Corléar. 

(16)  Toméhawherai.  Puisqu'on  dit  ;  Je  le  fusillerai ,  je 
le  sabrerai;  pourquoi  n'exprimeroit-on  pas  aussi  par  lé 
.1.       ^  B  b 


ZSG  NOTE    S. 

substantif  tomahawk  coiiveï"ti  en  verbe  ,  l'action  de  tuer 
son  ennemi  avec  cette  arme  ? 

(17)  Dent  et  chaudière  de  V ennemi.  Cette  expression 
vient  de  ce  que  jadis  rien  n'ëtoit  plus  commun  pour  les 
vainqueurs  que  de  dépecer  les  vaincus ,  en  mettre  les 
membres  dans  la  chaudière^  en  boire  le  bouillon ^  et  en 
manger  la  chair.  Leurs  anciennes  chansons  retracent  en- 
core les  mêmes  affreuses  et  dégoûtantes  images. 

(18)  Cawen.  Particule  négative  non. 

(19)  Cayugas  y  Sénèccas ,  Tiùscaroras.  Noms  d'an- 
ciennes tribus  ;  qui,  conjointement  avec  les  Onéidas  et 
les  Onondagas,  formoient  la  ligue  Moliawk,  qui  en  a 
toujours  été  considérée  ci)mme  le  chef,  ou  la  nation  pré- 
pondérante. Cette  puissance  a  disparu  presqu'entièrement  j 
à  peine  en  reste-t-il  200  familles  aujourd'hui  éparses. 

NOTE    DU    CHAPITRE   IX. 

(1)  Belt  de  TVanpun.  Collier  ou  branches  composées 
de  petits  cylindres  faits  avec  la  partie  transparente  et  inté- 
rieure des  écailles  de  clam ,  artistement  arrondis,  polis  et 
percés  dans  leur  longueur ,  qui  est  communément  de  trois 
lignes  sur  une  demi  de  diamètre.  Les  uns  sont  bleus ,  les 
autres  blancs.  Pris  séparément ,  ces  petits  cylindres  peuvent 
être  considérés  comme  la  monnoie  courante  des  indigènes. 
5ont-ils  enfilés  dans  une  certaine  longueur,  et  plusieurs 
de  ces  enfilages  cousus  ensemble  ?  Alors  c'est  un  collier 
(belt).  Porté  sur  la  poitrine ,  c'est  l'ornement  le  plus  pré- 
cieux :  donnés  après  une  promesse ,  un  marché ,  un  acte 
d'adoption ,  un  discours ,  ces  colliers  en  sont  considérés 
comme  la  garantie  :  c'est  le  grand  sceau  de  leur  chancel- 
lerie. 


NOTES.  387 

NOTES   DU    CHAPITRE   X. 

(1)  Gelinottes ,  ou  drumming-partridges.  Ces  beaux 
oiseaux ,  connus  dans  quelques  Etats  sous  le  nom  de  fai- 
sans ou  de  gelinottes ,  sont  une  espèce  particulière  au  con- 
tinent. Les  plumes  du  dos  et  des  ailes  ressemblent  à  celles 
des  poules  faisandes  ;  celles  du  ventre  et  des  cuisses ,  à  celles 
des  grosses  grives  d'hiver  :  felles  sont  bottées  comme  des 
pigeons  pattus ,  et  portent  une  belle  aigrette  sui'  la  tête. 
Le  nom  de  drumming-partridges  est  venu  du  bruit  sourd 
et  rotdant  qu'elles  font  avec  leurs  ailes  lorsqu'elles  sont 
perchées ,  bruit  qu'on  entend  à  plus  d'un  mille  de  dis- 
tance ,  et  qui  ressemble  à  celui  d'un  tambour.  Ces  oiseaux, 
très-communs  ,  sont  la  ressource  ^  et  sotivent  le  pain  quo- 
tidien des  voyageurs. 

(2)  Neu>-Haven.  Anciennement  connue  sous  le  nom 
indigène  de  Quinipiack  :  elle  fut  fondée  en  1  Çi'5'è  ,  époque 
^e  la  première  colonisation  du  Connecticut.  Cette  ville 
est  située  à  45  railles  de  Hartford ,  à  3ode  New-London, 
au  fond  d'une  baie ,  dont  les  rivages  doux  et  bien  cultivés, 
offrent  la  plus  intéressante  perspective.  Cette  baie^  extrê- 
mement poissonneuse  ,  communique  avec  le  Sond  ,  bras 
de  mer  qui  sépare  l'île  Longue  du  continent,  et  conduit  à 
New- York.  C'est  une  des  plus  jolies  et  des  plus  agréables 
villes  du  Connecticut  :  elle  a  été  tracée  en  quarrés  de 
100  perches  ,  dont  plusieurs  sont  ornés  d'ormes  pleureurs 
d'une  grande  élévation.  Celui  du  centre,  également  en- 
touré d'arbres ,  est  occupé  par  l'église ,  le  collège  et  quel- 
ques bâtimens  publics.  Quoique  les  rues  ne  soient  point 
pavées,  elles  sont  larges  et  propres  :  on  y  compte  5oo  mai- 
sons ,  presque  toutes  en  charpente ,  élégantes  et  bien 
peintes  ;  et  4ooo  habitans.  Pour  avoir  une  plus  giande  pro- 

2 


588  NOTES. 

fondeur  d'eau ,  on  vient  de  construire  une  Jetée  qui  a 
2000  pieds  de  longueur,  la  plus  belle  ,  sans  contredit, 
qu'il  y  ait  sur  le  continent.  Quoique  léger,  le  sol  des  envi- 
rons est  extrêmement  productif,  et  couvert  de  magni- 
fiques vergers.  On  y  voit  plusieurs  manufactures,  ainsi 
qu'un  heureux  mélange  d'activité  rurale  et  commerciale. 
Sans  être  riches ,  les  habitans  y  sont  dans  l'aisance. 

La  communication  journsflière  avec  New -York,  par 
terre  et  par  mer ,  au  moyen  de  paquebots  élégans  et  com- 
modes ,  et  des  nombreuses  diligences  qui  vont  dans  les 
Etats  du  nord ,  l'abondance  des  comestibles ,  l'excellent 
esprit  des  habitans,  rendent  le  séjour  de  cette  nouvelle 
ville  infiniment  agréable.  Elle  fut  incorporée  en  1782. 

(3)  Collège  de  New- Haven.  Connu  aussi  sous  le  nom 
de  Yale ,  d'après  celui  de  son  principal  bienfaiteur ,  fut 
fondé  en  1 700 ,  et  incorporé  un  an  après.  Cet  édifice ,  bâti 
en  briques^  a  100  pieds  de  longueur,  4o  de  largeur,  et 
trois  étages.  Sa  bibliothèque ,  qui  avoit  beaucoup  soufîert 
du  séjour  des  Anglais  pendant  la  guerre ,  vient  d'être  con- 
sidérablement augmentée  par  la  générosité  de  plusieurs 
personnes,  en  reconnoissance  de  l'excellente  éducation 
que  leurs  enfans  y  avoient  reçue.  Ce  qu'on  appelle  le 
muséum  est  encore  dans  l'enfance.  Le  Gouverneur  et  les 
principaux  Magistrats  de  l'Etat,  conjointement  avec  un 
certain  nombre  de  ministres ,  sont  les  administrateurs  de 
cette  université.  C'est  devant  eux ,  et  en  présence  de  pres- 
que tous  les  habitans  de  la  ville ,  que  les  écoliers  sont 
strictement  examinés  deux  fois  par  an.  Le  cours  de  l'édu- 
cation comprend  le  cercle  ordinaire  de  la  littérature ,  les 
trois  langues  savantes ,  et  autant  de  sciences  particulières 
qu'on  peut  en  apprendre  pendant  quatre  ans. 

Le  Gouvernement ,  protecteur  de  ce  collège ,  vient 


NOTES.  38g 

â'ajoutei'  à  son  revenu  une  somme  conside'rable ,  avec 
laquelle  on  va  faire  construire  un  autre  édifice ,  et  com- 
pléter le  cabinet  de  physique.  On  y  envoie  des  jeunes 
gens ,  non-seulement  des  Etats  méridionaux  j  mais  aussi 
des  îles  occidentales  et  des  Bermudes. 

(4)  Vin  de  cerises.  Ce  vin  est  fait  avec  un  mélange  de 
jus  de  cerises,  de  framboises,  de  groseilles  et  de  petites 
merises  ,  auquel  on  ajoute  une  certaine  quantité  de  sucre  : 
après  avoir  été  fermenté  et  bien  clarifié ,  il  est  mis  en  bou- 
teille. J'ai  connu  plusieurs  Européens  qui,  trompés  par 
sa  couleur,  sa  transparence  et  son  parfum ,  le  croyoient 
être  du  Frontignan,  ou  venir  de  Provence. 

(5)  Eau- de -vie  de  pêches.  Rien  n'est  devenu  plus 
commun  aujourd'hui  que  cette  eau-de-vie ,  particulière- 
ment dans  les  Etats  méridionaux  et  trans-allégliéniens  : 
Voilà  pourquoi  on  y  voit  un  si  grand  nombre  de  vergers 
de  pêchers.  Un  boisseau  comble  de  ce  fruit  en  donne  com- 
munément un  gallon  ou  quatre  bouteilles.  Ainsi  que  toutes 
les  autres  eaux-de-vie  ,  elle  a  besoin  de  vieillir  pour  de- 
venir bonne  et  onctueuse. 

NOTES   DU    CHAPITRE   XL 

(i)  3farais  d'un  accès  difficile.  La  plupart  des  marais 
boisés,  et  même  ceux  qu'on  distingue  sous  le  nom  de 
Bog-meadows,  ne  sont,  à  quelques  pieds  au-dessous  de 
la  surface ,  qu'un  tissu  d'arbres  renversés  on  ne  sait  à 
quelle  époque  ni  par  quelle  cause.  Ces  réserves  offriront 
un  jour  de  grandes  ressources  à  la  postérité ,  lorsque  les 
défrichemens  auront  rendu  le  bois  aussi  rare  qu'en  Europe. 
Je  connois  ^ans  le  voisinage  de  Bàskind-Ridge,  jadis  la 
belle  propriété  du  lord  Sterling ,  un  marais  de  cinq  mille 
acres ,  couvert  des  plus  beaux  frênes  aquatiques,  d'érables, 


5go  NOTES. 

de  hycoris,  etc.  Pour  s'assurer  d'une  manière  positive  de 
la  quantité  de  bois  qui  se  trouvoit  sous  une  surface  de 
dix  perches  quarrées,  il  fit  abattre  le  bois  qui  couvroit 
cette  même  surface  ,  la  fit  creuser  à  quatre  pieds  de  pro- 
fondeur ;  et ,  à  son  grand  ëtonnement ,  il  observa  que  la 
quantité'  de  bois  souterrain  excédoit  de  beaucoup  celle 
des  arbres  vivans. 

(2)  Piazza.  C'est  le  nom  qu'on  donne,  dans  quelques 
Etats,  à  la  projection  du  toit  des  maisons,  supportée  par 
de  petites  colonnes  de  cèdre ,  expédient  qui  en  éloigne 
le  soleil  de  8  à  g  pieds  pendant  l'été ,  et  les  neiges  et  la 
pluie  pendant  l'hiver.  Je  connois  des  maisons  qui  en  sont 
entièrement  environnées ,  ce  qui ,  de  loin ,  leur  donne  la 
forme  et  l'apparence  d'une  marquise ,  et  les  rend  sèches  et 
fraîches. 

(3)  Ile  de  Rolland  et  rivière  de  Sierra-Léona.  Ani- 
mées du  désir  d'introduire  sur  les  côtes  d'Afrique  la  cul- 
ture du  sucre,  et  d'anéantir  insensiblement  le  commerce 
impie  de  la  traite  des  nègres ,  un  grand  nombre  de  per- 
sonnes en  Angleterre  ,  à  la  tête  desquelles  étoit  Thomas 
Fothergill  (  ce  héros  de  l'humanité  )  ,  après  avoir  souscrit 
la  somme  de  3oo,ooo  liv.  sterl. ,  envoyèrent ,  en  1786,  des 
agens  sur  la  côte  d'Afrique ,  où  elles  firent  l'acquisition 
du  bel  et  salubre  emplacement  compris  entre  les  rivières 
Sierra-Léona  et  Sherbo,  dans  une  longueur  de  i5  milles 
sur  20  de  profondeur.  Le  centre  de  cette  acquisition  est 
une  baie  siire  et  commode ,  connue  sous  le  nom  de  Saint- 
George.  Elles  acquirent  aussi  l'île  de  Bolland ,  voisine  de 
cette  côte. 

Tout  étant  préparé ,  on  y  envoya  un  grand  nombre  de 
nègres  libres ,  qui  se  trouvoient  alors  en  Angleterre ,  sous 
la  conduite  de  personnes  qui  dévoient  aussi  se  fixer  dans 


NOTES.  Sgi 

cet  établissement.  Ils  étoient  accompagnés  d'habiles  jardi- 
niers ,  de  botanistes ,  de  cultivateurs ,  et  de  tous  les  secours 
nécessaires.  On  devoit  y  cultiver  le  sucre ,  le  coton ,  l'in- 
digo, la  gomme  copal,  etc.  Malgré  quelques  désastres, 
quelques  retards  ,  cette  colonie ,  franche  dès  l'origine , 
commençoit  à  prospérer ,  lorsque  des  vaisseaux  français 
parurent  sur  la  côte  et  entrèrent  dans  la  baie  :  tout  ce 
qu'ils  ne  purent  enlever  fut  détruit. 

J'ai  entendu  dire  que  ces  malheurs  n'ont  point  refroidi 
le  zèle  de  ces  illustres  fondateurs  ;  que  ces  pertes  ont  été  ^ 
promptement  réparées ,  et  que  cette  colonie  franche  (ainsi 
qu'ils  l'appellent)  commence  enfin  à  prendre  de  la  consis- 
tance. Puissent  ces  germes  précieux  fructifier  au-delà  de 
leurs  espérances  ,  et  l'exemple  de  l'industrie  et  du  succès 
de  ces  noirs  colons ,  ouvrir  enfin  les  yeux  de  leurs  compa- 
triotes, et  convaincre  leurs  princes,  ou  plutôt  leurs  tyrans, 
qu'il  leur  seroit  beaucoup  plus  avantageux  de  faire  cul- 
tiver la  canne  à  sucre  par  leurs  sujets ,  que  de  les  vendre 
comme  de  vils  troupeaux. 

NOTES   DU    CHAPITRE    XII. 

(i)  Vermonf.  Les  premiers  défrichemens  de  ce  terri- 
toire ,  alors  dépendant  du  Nouveau-Hampshire ,  commen- 
cèrent en  1762.  Pendant  long-temps ,  les  familles  qui  vin- 
rent s'y  établir  sous  la  conduite  du  général  Bayley  et  du 
colonel  Johnson ,  isolées  au  milieu  de  ces  vastes  solitudes , 
se  trouvèrent  à  plus  de  100  milles  d'aucune  habitation. 
Assises  sur  des  terres  fertiles ,  elles  prospérèrent  :  insensi- 
blement leur  nombre  s'accrut  ;  mais  bientôt ,  sortant  de 
leur  profonde  obscurité,  ces  colons  devinrent  l'objet  des 
conversations  piibliques ,  et  furent  connus  sous  le  nom 


59*2  NOTES. 

dérisoire  de   Green  mountain  Boys  (Garçons  des  mon- 
tagnes Vertes). 

Aussi-tôt  après  la  conquête  du  Canada ,  le  Gouverneur 
de  NeAV-York ,  soutenu  par  les  ministres  anglais,  prétendit 
q^u'à  tort  celui  duNew^-Hampsliire  avoit  concédé  des  terres 
à  l'ouest  de  la  rivière  Connecticut ,  et  déclara  que  d'après 
les  nouvelles  limites  indiquées  dans  la  charte  de  sa  colonie , 
tout  le  territoire  compris  entre  le  lac  Cliamplain  et  cette 
rivière  lui  appartenoit.  Indignés  d'une  détermination  aussi 
injuste  et  tyrannique  ;  qui  annulloit  leurs  droits  et  enle- 
voit  leurs  propriétés ,  ces  paisibles  cultivateurs  se  réu- 
nirent pour  la  première  fois  ,  résolurent  de  présenter  une 
requête  au  roi ,  et  s'il  étoit  sourd  à  leurs  plaintes ,  d'op- 
poser la  résistance  des  loix  par  l'organe  des  premiers  avo- 
cats du  continent. 

D'un  autre  côté ,  le  Gouvernement  de  Ne w- York  divisa , 
suivant  l'usage  ,  leur  pays  en  comtés  et  districts ,  nomma 
des  magistrats ,  établit  des  cours  de  justice. 

Cependant ,  soit  que  les  juges  fussent  convaincus  de  la 
légitimité  des  droits  de  leurs  compatriotes ,  ou  intimidés 
par  la  crainte  de  leur  ressentiment,  leur  opinion  étoit 
presque  constamment  favorable  aux  plaignans.  Irrité  de 
cette  condescendance ,  le  Gouvernement  de  New- York  y 
envoya  des  grands-juges  de  la  Cour  suprême ,  et  quelques 
colons  écossais ,  sous  la  conduite  de  leurs  officiers ,  aux- 
quels on  avoit  concédé  des  terres. 

Informés  de  cette  démarcbe  ,  les  jeunes  gens  prirent  les 
armes  ;  et  précédés  de  quelques-uns  de  leurs  principaux 
cliefs ,  allèrent  au-devant  de  ces  étrangers  sous  pi-étexte 
de  les  escorter  et  de  les  conduire.  Les  Cours^  de  justice 
furent  ouvertes  avec  beaucoup  de  décence  et  de  tranquil- 
lité; mais  vers  la  fm  de  la  session,  ces  juges  ayant  voula 


NOTES.  og3 

influencer  Topinion  du  juré ,  ces  chefs  se  levèrent ,  et 
après  leur  avoir  vivement  reproché  l'infraction  à  la  loi 
dont  ils  se  rendoient  coupables  ,  leur  firent  signer  un  acte 
par  lequel  ils  s'engageoient  à  ne  jamais  rentrer  dans  leur 
pays.  Quant  aux  colons  écossais  ,  dont  ils  renvoyèrent 
aussi  les  officiers  avec  beaucoup  de  modération ,  ils  con- 
firmèrent le  don  des  terres  qu'on  leur  avoit  promises  ,  et 
ne  tardèrent  pas  à  leur  inspirer  les  mêmes  opinions ,  en 
leur  disant  :  uhi  benè ,  ihi  patria. 

On  se  proposa  à  New- York  de  les  réduire  par  la  force , 
mais  dans  la  crainte  d'allumer  une  guerre  civile,  ce  projet, 
n'eut  pas  lieu  :  les  choses  restèrent  indécises  jusqu'à  l'époqu^ 
de  la  révolution.  Abjurant  alors  la  jurisdiction  du  New- 
Hampshire  et  celle  de  New- York ,  ils  déclarèrent  leur 
territoire  indépendant  sous  le  nom  de  Vermont,  et  eux- 
mêmes  investis  de  tous  les  pouvoirs  de  la  législation.  Peu 
de  temps  après _,  ils  envoyèrent  deux  beaux  régimens  au 
général  W^ashington ,  auquel  ils  écrivirent  une  lettre  justi- 
ficative ,  et  ils  formèrent  tine  constitution  semblable  à  celle 
du  Connecticut,  à  l'exception  d'un  conseil  de  censeurs 
renouvelé  tous  les  sept  ans,  et  furent  enfin  reconnus 
comme  le  quatorzième  membre  de  la  Confédération,  le 
4  mars  1 7  9 1  ;  trente  et  un  ans  après  que  le  premier  arbre 
de  ce  vaste  défrichement  eut  été  renversé.  Ils  ont ,  depuis 
cette  époque,  fondé  un  collège  sur  les  bords  du  lac  Cliani'- 
plain ,  ouvert  des  chemins  ,  élevé  des  ponts  ,  doté  des 
églises  et  des  écoles  dans  les  parties  anciennement  culti- 
vées. Par  une  loi  que  le  Corps  législatif  vient  de  passer ,  il 
est  ordonné  que  deux  lots  de  35o  acres  seront  réservés  dans 
chacun  des  deux  cents  districts  dont  cet  Etat  est  comjDOsé  j 
l'an  destiné  à  l'entretien  des  ministres  du  culte ,  et  lautre 
à  celui  des  écoles  de  canton. 


ft» 


é)94  NOTE    S. 

Ce  pays  ,  très-abondant  en  pâturages ,  fournit  les  plus 
beaux  bestiaux  dti  continent ,  des  chevaux,  du  lard,  des 
pois,  du  lin,  de  la  potasse ,  et  une  grande  quantité  de  sucre 
d'érable.  Il  contient  i3o  mille  habitans. 

(2)  Tyrannie  inconnue.  Aussi -tôt  que  les  mesures 
prises  par  le  Gouvernement  de  New-York ,  pour  incor- 
porer dans  son  vaste  territoire  celui  connu  alors  sous  le 
nom  de  Montagnes-Vertes .,  furent  transmises  en  Angle- 
terre ,  chacun  s'empressa  de  solliciter  des  concessions  , 
non  de  terres  boisées ,  mais  de  cantons  défrichés ,  cultivés 
depuis  long-temps.  Rien  en  efiPet  n'étoit  plus  commode 
que  d'obtenir  d'un  trait  de  plume,  de  beaux  herbages ,  des 
champs ,  des  vergers  et  des  moulins ,  et  d'en  évincer  les 
propriétaires.  Chose  étonnante  !  ce  dernier  excès  d'injus- 
tice, inconnu  jusqu'à  ce  jour,  ne  révolta  point  dans  le 
pays  de  l'Europe  ,  où  la  propriété  est  la  plus  respectée. 

Quelques  officiers  ayant  obtenu  la  concession  de  deux 
dés  plus  anciens  districts ,  contenant ,  suivant  l'usage , 
chacun  234oo  acres  ,  s'embarquèrent  pour  venir  en 
prendre  possession.  Leur  arrivée  à  New- York,  ainsi  que 
le  but  de  leur  voyage ,  ayant  été  mis  dans  les  gazettes,  les 
propriétaires  envoyèrent  plusieurs  personnes  à  Benington, 
oii  ces  étrangers  dévoient  nécessairement  passer  \  ces  com- 
missaires étoient  porteurs  d'un  mémoire  dans  lequel , 
après  avoir  exposé  l'horrible  injustice  de  les  dépouiller  de 
leurs  biens ,  les  propriétaires  annonçoient  la  ferme  réso- 
lution qu'ils  avoient  prise  de  résister  au  péril  de  leurs 
vies.  —  ((  Que  feriez-vous,  leur  dirent-ils-^,  si  votre  Parle- 
ment rendoit  une  loi  pour  enlever  vos  châteaux,  vos  parcs 
et  vos  futaies?  Eh  bien  !  nos  champs  et  nos  chaumières  nous 
sont  bien  plus  chers  encore ,  puisque  c'est  à  la  sueur  de  nos 
fronts  que  nous  les  avons  défricliés  et  construits  ». 


NOTES.  595 

Frappes  de  la  justice  de  ces  réclamations^  ainsi  que  de 
la  mode'ration  de  leurs  procédés,  les  officiers  se  désistèrent 
des  prétentions  que  les  ordres  dont  ils  étoient  porteurs 
ne  pou  voient  pas  justifier  ,  signèrent  un  acte  de  renoncia- 
tion ,  et  demandèrent  seulement  la  permission  de  visiter 
un  pays  habité  par  d'aussi  braves  gens.  Ils  y  furent  reçus 
et  traités  avec  beaucoup  d'égards  et  d'hospitalité.  Depuis 
leur  retour  en  Angleterre ,  on  n'a  plus  entendu  parler  de 
ces  concessions. 

(3)  Lac  Champlain.  Bien  différent  des  grands  lacs, 
dont  l'immensité  ne  fait  naître  que  l'étonnement  et  sou- 
vent l'effroi  ,  celui-ci  ,  contenu  dans  des  bornes  beaucoup 
plus  resserrées,  excite  des  idées  douces  et  agréables  :  l'oeil, 
en  le  traversant ,  voit  presque  toujours  quelques  parties 
de  ses  rivages ,  ou  se  repose  sur  les  nombreuses  îles  dont 
il  est  orné  ;  les  premiers,  souvent  escarpés,  toujours  pit- 
toresques ,  sont  composés  de  rochers  dont  l'âpreté ,  les 
formes  et  la  hauteur  ,  représentent  à  l'imagination  une 
foule  d'objets  bizarres  et  fantastiques. 

Ce  beau  lac  a  120  milles  de  longueur ,  depuis  le  fond  de 
South -Bay  jusqu'à  la  Pointe-aux-Fers,  à  l'entrée  du 
Canada  •  sa  largeur  n'est  qUe  de  deux  milles  jusqu'à  Ticon- 
déroga ,  dans  une  distance  de  5o  milles  ;  c'est  plutôt  une 
rivière  profonde  et  tranquille ,  dont  les  rives  commencent 
à  être  bien  cu.ltivées.  Les  environs  de  cette  forteresse 
consistent  en  herbages  d'une  grande  étendue  :  de -là  à 
Crown-Point ,  dans  une  distance  de  i5  milles,  la  largeur 
du  lac  est  plus  considérable  ;  c'est  un  fleuve  majestueux, 
dont  les  bords  fertiles  sont  couverts  d'habitations  très- 
rapprochées.  Sur  les  premières  chutes  dû  Fair-Haveh- 
Creek,  qui  verse  ses  eaux  dans  cette  première  partie ,  on 
a  établi ,  depuis  vingt  ans,  les  gi'osses  forges  les  plus  con- 


596  NOTES. 

sidérables  du  continent  \  on  y  voit  une  immense  clou- 
terie et  une  fournaise  à  réverbère.  Le  propriétaire  (  le  co- 
lonel Lyons)  tire  tout  le  minerai  dont  il  a  besoin ,  d'une 
chaîne  de  rocliers  qui  forme  le  rivage  occidental  du  lac, 
depuis  Crown-Point  jusqu'à  Will'sborougli.  C'est  l'aggré- 
gation  de  parties  ferrugineuses  la  plus  riclie  et  la  plus 
extraordinaire  qu'on  connoisse  :  on  y  trouve  aussi  du 
cuivre  et  du  plomb.  Ici ,  la  largeur  du  lac  est  de  cinq  à 
six  milles;  mais  plus  au  nord  ,  il  en  a  dix-huit;  c'est  là 
aussi  qu'on  commence  à  voir  les  îles  nombreuses  qui 
occupent  une  partie  de  cet  espace  pendant  5o  milles. 

La  plus  considérable  (South-Hero)  a  16  milles  de  lon- 
gueur sur  1 4  de  largeur ,  et  est  habitée  par  cinq  cents  fa- 
milles vermontoises.  Insensiblement  le  lac  se  rétrécit  jus- 
qu^à  la  Pointe  -  aux  -  Fers ,  d'où,  semblable  à  une  belle 
rivière  j  il  roule  ses  eaux  à  Saint-John,  Chambly  et 
Sorrel ,  avant  de  s'unir  avec  celles  du  fleuve  Saint-Laurent. 

Un  des  points  les  plus  frappans  du  rivage  occidental , 
est  cette  longue  et  large  péninsule  ,  jadis  connue  sous  le 
nom  de  Shenonton  (Chevreuil),  aujourd'hui  Cumberland- 
Head.  On  voit  peu  de  situations  plus  belles  et  plus  impo- 
santes ,  et  dont  le  sol  soit  plus  fertile.  A  deux  milles  de  la 
ligne  de  démarcation  qui  sépare  les  Etats  de  Vermont  et 
de  New- York  du  Canada  (le  45'^  parallèle) ,  on  trou.ve  sur 
le  côté  oriental  un  moulin  à  vent  d'une  construction  très- 
remarquable  ,  le  premier  qui  ait  été  élevé  dans  ces  can- 
tons éloignés.  Les  comtés  de  Washington  et  de  Clinton, 
qui  occupent  l'occidental ,  fondés  en  1  783  ,  contenoient 
en  1797 ,  22473  habitans.  La  surface  de  ce  lac  est  estimée 
être  de  5oo,ooo  acres. 

(4)  Pont  du  Cohos.  Ce  beau  pont ,  élevé  sur  le  Mohawk 
il  y  a  cinq  anS;  est  situé  à  trois  quarts  de  mille  du  Cohos, 


NOTES.  597 

fet  à  trois  milles  du  confluent  de  cette  rivière  avec  le 
Hudson.  Sa  construction  ayant  fait  naître  des  difficultés 
imprévues,  le  Gouvernement,  pour  encourager  l'associa- 
tion qui  l'avoit  entreprise,  lui  donna  7600  piastres  (près 
de  4o,ooo  liv.  ).  Il  a  900  pieds  de  long,  4o  de  large.  La 
cliarpente,  qui  est  très -belle,  repose  sur  27  piles  bâties 
en  pierre. 

(5)  Ville  maritime ,  presqu'île.  Péninsule  située  sur  îe 
rivage  méridional  du  lac  Erié ,  à  soixante  milles  de  Nia- 
gara ,  qui ,  ainsi  que  l'embouchure  du  Cayalioga ,  forme 
xin  liavre  extrêmement  utile  aux  navigateurs ,  cette  côte 
n'étant  qu'une  suite  de  rochers  très-élevés.  Il  est  situé  sur 
le  territoire  de  la  Pensylvanie  ,  dont  la  largeur  n'est  que 
de  4o  milles  ,  étant  fort  resserré ,  d'nn  côté,  par  les  limites 
occidentales  de  New- York ,  et  de  l'autre ,  par  celles  de  la 
réserve  du  Connecticut.  On  vient  de  tracer  une  ville  dans 
les  environs  de  ce  havre. 

(6)  Navigation  du  Potowmack.  Ce  fleuve,  dont  les 
sources  découlent  de  la  chaîne  des  AUéghénis ,  tombe  dans 
la  baie  de  Chesapeak ,  après  avoir  serpenté  à  travers  un 
pays  fertile  pendant  plus  de  4oo  milles  :  son  confluent 
dans  cette  baie  en  a  7  et  demi  de  largeur,  et  7  brasses  de 
profondeur ,  4  aux  quais  d'Alexandrie  ,  et  3  à  ceux  de 
Washington*,  7  milles  plus  haut,  dernier  terme  de  sa 
navigation  maritime ,  situé  à  i5o  milles  de  cette  grande 
baie  ,  et  à  438  des  caps  de  la  Virginie. 

Ce  fleuve  est  devenu  beaucoup  plus  intéressant,  depuis 
que  les  canaux  et  les  écluses ,  entrepris  pour  éviter  les 
chutes  ,  sont  terminés.  Le  premier  a  i3!20  toises  de  lortg, 
quatre  écluses  de  10  pieds  de  hauteur,  dans  une  pente  de 

*  La  ville  fédérale. 


SgS  NOTES. 

76  pieds  ;  le  second,  2200  toises ,  et  dix  écluses ,  dans  une 
pente  de  1 68  pieds ,  en  y  comprenant  celle  du  terrein , 
de  90,  et  celle  des  chutes ,  qui  en  ont  78. 

De  ce  point ,  son  cours  est  doux  et  tranquille  jusqu'à 
Will's-Creek ,  et  aux  Sliawanèse-Fields ,  où  il  y  a  trois 
rapides ,  auxquels  on  travaille  depuis  quelques  mois  -,  de-là , 
on  se  propose  de  perfectionner  le  chemin  des  montagnes, 
qui  fut  tracé  en  1 755 ,  pour  l'expédition  de  Braddock 
contre  le  fort  Du-Quesne  :  alors,  à  ^7  milles  près,  les 
eaux  de  l'Atlantique  communiqueront  avec  celles  de 
rOliiopar  le  CJieat jhjdiwche  navigable  delaMonongahéla, 
objet  d'une  haute  importance  ,  considéré  sous  les  rapports 
politiques  et  commerciaux  :  peut-être  même  que  dans  les 
temps  à  venir  ,  on  parviendra  à  raccourcir  cette  distance  , 
en  réunissant  les  eaux  des  montagnes  pour  en  former  des 
canaux  navigables. 

(7)  Canal  de  Norfolk.  Ce  canal  doit,  dans  un  espace 
de  28  milles,  traverser  le  Dismal-Swamp.  Bien  différent 
des  autres  marais,  celui-ci  est  un  mélange  bizarre  de  terres 
sèches,  humides,  fangeuses,  ou  entièrement  couvertes 
d'eau.  Sur  les  premières ,  croissent  les  plus  beaux  chênes 
qu'on  puisse  voir;  les  secondes  n'offrent  aux  yeux  que  des 
forêts  de  roseaux  d'une  grande  élévation,  qui,  apperçues  de 
loin ,  lorsque  le  vent  les  agite ,  ressemblent  aux  lentes  et 
longues  ondulations  de  la  mer  dans  un  jour  serein  :  aussi 
appelle-t-on  ces  grandes  clairières,  mers  vertes  [green  seas), 
I^a  troisième  n'est  couverte  que  de  cèdres,  de  cyprès,  de 
pins  d'une  hauteur  prodigieuse. 

Au  milieu  de  ce  vaste  marais  est  un  petit  lac  (  Drum- 
ttiond's-Pond  ) ,  dont  les  eaux ,  noircies  par  la  réflexion  des 
arbres  toujours  verds  du  voisinage ,  ressemblent  à  celles 
de  l'Averne  j  ces  forêts  sont  si  épaisses ,  si  sombres  et  si 


NOTÉS.  399 

lugubres,  que  le  soleil  n'y  pénètre  jamais  ;  aussi  n'y  voit-on 
ni  reptiles,  ni  insectes,  ni  oiseaux. 

Ce  marais ,  qui  commence  à  9  milles  de  Norfolk  ,  a 
5o  milles  de  long  du  nord  au  sud,  et  12  de  Testa  l'ouest j  il 
contient  192,000  acres.  Une  partie  appartient  à  la  Vir- 
ginie, et  l'autre  à  la  Caroline.  Cinq  rivières  sortent  de 
ses  vastes  réservoirs  ;  savoir,  les  branches  méridionales  de 
l'Elisabeth  et  la  Nausémond ,  qui  versent  leurs  eaux  dans 
la  baie  de  Chésapeak  ;  le  Nord,  le  Nord-  Ouest ,  et  le  Per- 
quimons  ,  qui  coulent  dans  le  Sond  d' Albemarle. 

Une  grande  partie  de  la  surface  de  ce  marais  ne  paroît 
être  qu'une  croûte  supportée  par  une  immense  accumu- 
lation d'eaux  j  car  à  peine  a-t-on  creusé  un  fossé,  même 
dans  les  parties  les  plus  sèches ,  qu'à  l'instant  il  en  est 
rempli.  Presque  par -tout  on  peut  enfoncer  une  gaule  , 
quelque  longue  qu'elle  soit,  sans  éprouver  aucune  résis- 
tance ;  nulle  part  on  ne  voit  des  arbres  d'un  plus  grand 
diamètre  ni  d'une  plus  grande  hauteur  ;  mais  le  fond  sur 
lequel  ils  croissent  étant  très-mou ,  ils  sont  souvent  ren- 
versés par  les  vents;  ce  qui  rend  ces  parties  absolument 
impénétrables  aux  hommes ,  ainsi  qu'aux  bêtes  fauves, 
lies  autres  endroits ,  dont  le  sol  est  plus  sec ,  viç.^  sont 
pas  moins  difficiles  à  traverser ,  à  cause  des  vignes  épi- 
neuses et  traînantes,  et  sur-tout  des  ronces-bambou ,  dont 
la  surface  est  entièrement  couverte. 

Long-temps  avant  la  révolution ,  le  Gouvernement  de 
Virginie,  désirant  ouvrir  un  canal  depuis  l'Elisabeth  jus- 
qu'au Paskotang  de  la  Caroline ,  avoit  incorporé  un  grand 
nombre  de  personnes  qui  s'étoient  chargées  de  cette  belle 
et  utile  entreprise ,  et ,  pour  les  encourager ,  leur  avoit 
concédé  80,000  acres  de  ce  marais  ;  on  y  travailloit  avec 
succès,  lorsque  les  Anglais  ,  dans  levn;  première  invasion 


4oO  NOTES. 

de  ce  pays,  enlevèrent  les  nègres ,  détruisirent  les  outils 
et  les  maisons.  Ce  n'est  que  depuis  1793,  qu'encouragée 
de  nouveau  par  les  législateurs  de  la  Caroline  et  de  la  Vir- 
ginie j  cette  compagnie  a  recommencé  ses  travaux. 

En  y  comprenant  la  longueur  du  petit  lac ,  celle  de  ce 
canal  sera  de  28  milles.  En  1796 ,  il  y  en  avoit  déjà  douze 
de  creusés.  Le  général  Washington  a  été ,  depuis  l'origine 
de  ce  projet,  auquel  il  avoit  beaucoup  contribué ,  un  des 
associés  de  cette  nombreuse  compagnie.  J'ai  oui  dire  qu'il 
devoit  être  terminé  en  1800. 

(8)  Canal  de  Richmonf.  Depuis  que,  par  un  acte  de  la 
Législature ,  le  siège  du  Gouvernement  a  été  transféré  de 
Williamsbourg  à  Richmont ,  et  que  conséquemment  cette 
^dernière  ville  a  été  considérée  comme  la  capitale  de  cet 
Etat ,  on  s'est  occupé  de  perfectionner  la  navigation  de  la 
rivière  James ,  au  pied  des  chutes  de  laquelle  cette  ville  a 
été  fondée.  Le  plus  grand  obstacle  étoientces  mêmes  chutes, 
ou  plutôt  ces  rapides ,  qui ,  dans  l'espace  de  six  milles , 
tombent  de  80  pieds.  On  forma  alors  le  projet  d'un  canal 
qui  vient  d'être  terminé  :  les  denrées  de  l'intérieur  arri- 
vent actuellement  à  Richmont ,  du  pied  des  montagnes 
Bleues,  à  200  milles  de  distance ,  ainsi  que  de  la  Ri  vanna. 
Avec  des  dépenses  modiques,  on  pourra  rendre  cette  der- 
nière rivière  navigable  jusqu'à  Carpenter's-Creek ,  situé  à 
25  milles  d'une  des  branches  du  Green-Bryar. 

(  9  )  Fondation  du  nouvel  Etat  de  TV^ashington  sur  les 
hords  du  Mushinghum.  Parmi  les  officiers  de  l'armée 
continentale  qui  se  trouvoient  dépourvus  de  ressources 
après  le  licenciement  de  cette  armée ,  quelques-uns  em- 
brassèrent de  nouveau  les  professions  et  les  occupations 
qu'ils  avoient  abandonnées  au  commencement  de  la  révo- 
lution ,  pour  voler  au  secours  de  leur  patrie^  envahie  par 


NOTES.  4oi^ 

une  armëe  de  70^000  hommes.  Un  plus  grand  nombre  se 
réunit  en  socie' tés ,  pour  établir  les  terres  neuves  que  le 
Congrès  et  les  Etats  leur  avoient  données  (comme  récom- 
pense de  leurs  services)  sur  les  bords  de  l'Oliio  et  ailleurs. 
Ces  chefs  s'étant  associés  avec  ceux  de  leurs  anciens  sol- 
dats qui  voulurent  les  suivre,  et  ayant  porté  dans  la  for- 
mation de  ces  colonies  nouvelles  un  grand  esprit  d'ordre , 
beaucoup  de  sagesse  et  de  prévoyance ,  elles  ont  toutes 
réussi ,  et  sont  devenues ,  dans  un  petit  nombre  d'années , 
des  cantons  florissans ,  où,  à  l'ombre  de  leurs  lauriers,  ces 
braves  militaires  cultivent  leurs  champs.  - 

Les  principes  sur  lesquels  la  colonie  du  Muskinghum  , 
par  exemple  ,  ou ,  ainsi  qu'ils  l'appellent ,  le  nouvel  Etat 
de  W^ashington ,  a  été  fondée  ,  pou  voient  servir  de  modèle 
à  ceux  qui ,  dans  la  suite  ,  voudroient  exécuter  une  sem- 
blable entreprise.  Les  terres  que  ces  fondateurs  avoient 
reçues  du  Gouvernement ,  ainsi  que  celles  qu'ils  en  acqui- 
rent avec  leurs  certificats ,  ayant  été  arpentées  et  sub- 
divisées avec  beaucoup  de  soin,  ils  envoyèrent  d'abord  un 
certain  nombre  de  travailleurs  pour  défricher ,  planter  le 
maïs  j  et  construire  quelques  logg-houses.  Tout  étant  pré- 
paré ,  les  familles  arrivèrent  heureusement ,  accompa- 
gnées d'un  ministre  et  d'un  maître  d'école,  apportant 
même  avec  elles  une  cloche ,  destinée  à  l'usage  de  l'église 
qu'elles  se  proposoient  de  construire  ;  c'est  la  première  qui 
ait  jamais  été  entendue  à  l'ouest  des  montagnes  d'Allé- 
ghénis. 

Le  partage  des  terres,  le  dessèchement  des  marais,  les 
secours  mutuels  qu'ils  dévoient  se  prêter ,  tout ,  jusqu'à 
la  nomenclature  de  leur  ville ,,  de  ses  rues ,  de  ses  places , 
et  des  districts  de  leur  territoire ,  avoit  été  si  bien  prévu 
et  arrangé;  que  rien  n'a  retardé  les  défrichemens  et  les 
I,  ce 


4o3  NOTES. 

progrès  de  cette  belle  colonie  d'anciens  militaires,  malgré 
la  gnerre  des  sauvages.  Ces  soldats ,  élevés  dans  les  prin- 
cipes religieux  de  leur  patrie  ,  accoutumés  aux  formes 
municipales ,  à  la  subordination ,  sont  devenus  tout-à- 
coup  des  colons  laborieux ,  et  des  pères  de|  familles  res- 
pectables. Il  faut  en  convenir,  leurs  progrès  n'auroient 
pas  été  aussi  rapides ,  si  une  partie  eût  été  des  étrangers 
sans  mœurs  ni  principes  religieux. 

NOTES    DU   CHAPITRE  XII I. 

(i)  Voyage  à  Alhany  en  cliquante- quatre  heures.  Il 
arrive  assez  fréquemment,  pendant  l'été,  qu'en  partant 
de  New- York  avec  un  vent  du  sud  et  le  commencement 
de  la  marée,  on  remonte  la  rivière  jusqu'à  Albany  en  très- 
peu  de  temps ,  quoiqu'à  66 lieues  de  distance,  sur-tout  si 
ce  vent  n'est  pas  réprimé  par  celui  du  nord,  qui  occupe 
presque  toujours  la  chaîne  de  montagnes  ;  parce  que  le 
progrès  du  vaisseau  étant  égal  à  celui  de  la  marée ,  on  l'a 
constamment  favorable. 

C'est  un  spectacle  bien  intéressant  que  celui  des  rivages 
de  ce  beau  fleuve ,  tantôt  âpres  et  sourcilleux ,  ombragés 
par  des  arbres  antiques  ;  tantôt  plus  adoucis ,  couverts  de 
vergers  et  d'habitations  ;  que  celui  des  vaisseaux ,  qui  sans 
cesse  le  remontent  et  le  descendent  ;  et  ces  embarcadères 
qu'on  voit  sur  les  deux  rives,  accompagnés  de  lem^s  quais, 
de  leurs  magasins  et  de  leurs  grues.  C'est  sur-tout  dans  la 
belle  saison  que  les  différens  aspects  de  ce  fleuve  mérite- 
rpient  toute  l'attention  du  poète ,  du  naturaliste  et  du 
peintre.  On  ne  se  lasse  point  d'en  admirer  les  beautés  pit- 
toresques variées ,  ni  ses  eaux  tranquilles  et  profondes , 
traversant  majestueusement  ce  long  et  tortueux  détroit, 
connu  sous  le  nom  de  passage  of  the  Highlands.  Chose 


NOTES.  4o5 

étonnante  !  la  marée  remonte  quarante  lieues  au-delà* 

(2)  Trois  familles  Erses.  Nom  antique ,  sous  lequel 
sont  connus  les  liabitans  des.  montagnes  de  l'Ecosse ,  que 
les  Romains  dësignoient  sous  celui  de  Picts  ou  Picti.  Le 
langage  qu'ils  parlent  est  celui  dans  lequel  écrivoient ,  il 
y  a  1 600  ans ,  leurs  célèbres  bardes  Ossian ,  Fingal ,  etc. 
Ils  conservent  encore  quelques-uns  des  usages  de  ces 
temps  reculés.  C'est  une  des  races  aborigènes  de  l'Europe 
les  plus  respectables  ,  et  le  pays  où  l'éducation  est  plus 
généralement  répandue  parmi  toutes  les  classes. 

(3)  Silver-eels.  Espèce  d'anguilles  qui  ,  au  commence^ 
ment  de  l'automne ,  descendent  les  rivières  pour  se  rendre 
à  la  mer ,  et  dont  le  ventre  est  d'une  blanclièur  remar- 
quable. Elles  sont  grasses  ,  délicates ,  et  très-recberchées  , 
sur-tout  après  avoir  été  fumées  pendant  quelque  temps. 

(4)  Accroissement  des  pêchers.  On  ne  connoît  point  ici 
d'arbres  qui  prennent  un  accroissement  aussi  rapide  ;  il 
n'est  pas  rare  d'en  voir  qui  rapportent  du  fruit  dès  la 
troisième  année  de  la  plantation  du  noyau  ;  mais  aussi 
leur  existence  est  très-courte ,  et  sujette  à  beaucoup  d'ac- 
cidens  et  de  maladies.  Les  insectes  les  dévorent  ;  ils  de- 
viennent gommeux;  leur  bois  tendre  se  casse  facilement  > 
et  leur  fruit  n'est  pas  bon.  Pour  remédier  à  ces  inconvé- 
niens ,  il  faut  les  écussonner ,  art  que  très-peu  de  colons 
connoissent  encore ,  et  introduire  dans  la  tige  une  petite 
quantité  de  mercure,  ce  qui,  d'après  les  expériences  du 
docteur  Franklin,  en  éloigne  les  insectes  sans  nuire  au 
fruit. 

La  culture  de  cet  arbre  est  devenue  beaucoup  plus  com- 
mune depuis  l'établissement  des  colonies  ultramontaines, 
les  pêches  étant  également  propres  à  engraisser  les  co- 
chons et  à  faire  de  l'eau-de-vie;  à  laquelle  ils  savent  donnai" 

3 


4o4  NOTES. 

un  goût  et  une  couleur  particulière,  en  y  infusant  du 

raisin  sauvage  ,  des  pommes  et  des  poires  sèches. 

(5)  Dernières  limites  cultivables  des  Etats-  Unis. 
D'après  les  traites ,  ces  limites  sont  déterminées  par  une 
ligne  c[ui  est  censée  diviser  le  fleuve  Saint -Laurent ,  les 
lacs  Ontario,  Erié  ,  Sainte -Claire,  Supérieur ,  etc.  jusqu'à 
celui  des  Bois  ,  d'où  une  autre  ligne  va  à  l'ouest,  jusqu'au 
Mississipi  :  de  ce  point ,  le  milieu  de  ce  grand  fleuve  les 
sépare  des  possessions  espagnoles  jusqu'au  3i^  degré  ,  un 
peu  au-dessous  des  Natchees ,  où  commencent  les  limites 
de  la  Géorgie.  Mais  quoique  sous  des  latitudes  aussi  tem- 
pérées, toutes  les  terres  qui  avoisinent  le  lac  Supérieur, 
les  rivages  du  Micliigan  et  de  la  Baie-Verte ,  ainsi  que  la 
cataracte  du  Mississipi  (la  clmte  de  Saint- Antoine)  ,  sont 
sous  un  climat  si  rigoureux ,  qii'il  n'est  guère  probable , 
que  les  cbarï^ues  américaines  aillent  jamais  plus  loin  que 
le  Ouisconsing ,  ou  que  cette  même  cataracte ,  située  à 
SGQ  lieues  géométriques  de  la  mer,  à  moins  que  le  défri- 
cliement  du  reste  de  ce  continent  n'occasionne  un  grand 
changement  dans  la  température.  La  surface  de  la  terre 
comprise  entre  ces  limites  et  les  rivages  des  Etats  Atlan- 
tiques ,  est  estimée  être  d'un  million  de  milles  quarrés , 
égale  à  65o,ooo,ooo  d'acres ,  dont  il  faut  déduire  5 1  mil- 
lions pour  les  lacs  et  les  rivières  j  restent  589  millions  : 
les  indigènes  en  possèdent  encore  220  millions-,  restent 
329  millions ,  auxquels  il  faut  en  ajouter  23  cédés  par  le 
traité  avec  l'Angleterre  j  ce  qui  donne  58o  millions  pour 
\a.  surface  que  possèdent  aujourd'hui  les  Etats-Unis» 


NOTES.  4o5 

NOTES   DU    CHAPITRE    XIV. 

(i)  Narrows.  Ce  détroit,  qui  n'est  qu'à  deux  lieues  de 
New- York  ,  est  formé  par  le  rapprocliement  de  la  partie 
occidentale  des  îles  de  Nassau  et  des  Etats.  Il  a  environ 
mille  toises  de  largeur ,  et  une  grande  profondeur  d'eau. 
CTest  le  passage  de  tous  les  vaisseaux  qui  partent  de  la 
ville  ou  qui  arrivent  de  la  mer ,  après  avoir  mouillé  à 
Sandy-Hook ,  neuf  lieues  plus  loin.  C'est  peut-être  le  seul 
endroit  d'où  on  pourroit  empêcher  l'approche  d'une  es- 
cadre ennemie.  Au  moyen  d'un  vaste  cône  submergé  dans 
le  milieu  de  ce  détroit,  dont  le  feu  seroit  soutenu  et  croisé 
par  celui  des  batteries  à  boulets  rouges ,  placées  sur  les 
rivages  les  plus  rapprochés ,  il  seroit  facile  de  fermer  l'en- 
trée du  port  de  ce  coté.  La  nature  a  suffisamment  défendu 
celui  de  Heligate ,  dont  les  dangers  sont  bien  connus  des 
navigateurs. 

(2)  Satellites  de  Herschel.  Ce  grand  astronome  vient 
d'en  découvrir  quatre  nouveaux,  qui,  ajoutés  aux  deux 
premiers  et  aux  deux  autres  que  le  docteur  Wurm  a  aussi 
découverts,  forment  une  cohorte  de  huit  lunes  dont  cette 
dernière  planète  de  notre  système  est  accompagnée.  Son. 
année  est  de  83  des  nôtres ,  et  33  jours. 

(3)  Etendue  du  pas  de  VOhio.  Cette  partie  trans-allé- 
ghénienne  du  continent,  est  destinée  à  en  devenir  un 
jour  la  gloire.  Ce  beau  fleuve,  dans  lequel  se  jettent  plus 
de  vingt  rivières  considérables  ,  la  traverse  pendant 
396 lieues,  dej)uis  Pit^sbourg,  sous  le  4o®  3i'  44",  jusqu'à 
son  confluent  avec  le  Mississipi,  sous  le  36°  43',  et  par- 
court dix  degrés  de  longitude.  Il  y  a  peu  de  contrées  sur 
la  terre  dont  la  fertilité  et  la  situation  promettent  à  l'in- 
dustrie des  récompenses  plus  assurées.  Pour  se  former  un© 


àoFi  NOTES. 

idée  de  l'étendue  de  cette  région,  qu'on  se  représente  un 
parallélogramme  dont  la  longueur  seroit  de  5oo  lieues 
(  retranchant  96  pour  les  sinuosités  du  fleuve  )  ;  qu'on 
suppose  encore  que  les  rivières  venant  du  nord  et  du 
midi ,  qui  y  apportent  le  tribut  de  leurs  eaux ,  n'aien  t 
que  25  lieues  de  cours,  ce  qui  endonneroit  5ode  largeur 
à  ce  parallélogramme  j  et  conséquemment  i5,ooo  lieues 
quarréesj  dont  on  estime  les  sept  dixièmes  susceptibles 
de  culture.  Si  aux  productions  de  l'industrie  agricole, 
on  ajoute  celles  des  forêts  de  cèdres ,  de  pins,  de  mûriers , 
d'érables,  celles  des  carrières  et  des  mines,  alors  on  aura 
un  léger  apperçu  de  ce  que  ce  vaste  pays  fournira  un  jour. 
Et  si,  d'un  autre  côté,  on  ne  considère  l'Ohio  que  comme 
ivae  des  brandies  du  Mississipi ,  il  est  facile  de  concevoir 
que  la  Nouvelle- Orléans  est  destinée  à  devenir  le  centre 
d'un  commerce  immense. 

(  4  )  Indiana.  Voyez  tome  11 ,  cliap.  xv, 
(5)  Limestone,  Cette  petite  rivière  tombe  sur  le  rivage 
sud-ouest  de  l'OMo,  à  167  lieues  de  Pitt'sbourg,  et  tra- 
verse un  des  cantons  les  plus  fertiles  et  les  plus  agréables 
du  Kentukey ,  dont  Washington ,  situé  sur  la  route  de 
Ealchutta  ,  est  le  chef-lieu.  L'embouchure  de  cette  rivière 
est  le  lieu  où  débarquent  les  colons  qui  descendent  l'Ohio 
pour  aller  s'établir  dans  les  parties  méridionales  de  ce 
fleuve.  Mais  ee  qui  le  rend  plus  remarquable  aux  yeux 
des  voyageurs,  est  la  différence  qu'ils  observent  entre  le 
climat  de  Pitt'sbourg,  où  ils  se  sont  embarqués  ,  et  celui 
de  Lime-Stone.  Rien  en  effet  n'est  plus  frappant,  sur- tout 
dans  le  printemps ,  que  ce  passage  subit  de  la  nudité  et  de 
la  tristesse  de  l'hiver,  à  l'éclat  du  soleil  et  à  la  beauté  de  la 
végétation.  Après  avoir  débarqué,  on  monte  une  pente 
longue  sans  être  rapide,  et  au  lieu  d'arriver  sur  le  sommet 


NOTES.  407 

d'une  montagne  ,  on  se  trouve  dans  un  pays  plat ,  enrichi 
de  tous  les  trésors  de  la  nature ,  bien  cultivé  et  couvert 
d'habitations  ;  on  y  voit  des  buissons  odorans  ,  et  des 
fleurs  inconnues  plus  au  nord.  C'est-là  qu'on  commence  à 
entendre  le  ramage  des  oiseaux  du  midi.  Cette  fertilité 
continue  jusqu'à  Washington  ;  Johnson ,  Bourbon ,  Lexin- 
gton  :  tout  ce  qui  n'est  pas  terre  boisée  est  couvert  de 
roseaux,  de  ray  et  de  buffalo  grass ,  ainsi  que  des  trois 
espèces  de  trèfle.  On  estime  que,  pendant  les  années  i  787 
et  1788  ,  il  y  passa  plus  de  douze  mille  colons  venant  de 
l'Europe ,  ainsi  que  des  différens  Etats  de  l'Union. 

(6)    Grand  Kanhawa.  Ce  fleuve  prend  sa  source  dans 
les  montagnes  de  la  Caroline-Nord  ,  connues  sous  le  nom 
de  Iron-Hills  (montagnes  de  Fer) ,  du  vaste  sein  desquelles 
découlent  aussi  les  principales  rivières  de  la  Virginie  et 
du  Tènézée.  Il  verse  ses  eaux  dans  l'Ohio,  2l']Ç>  lieues  de 
Pitt'sbourg,  et  à  32o  au-dessus  du  confluent  de  l'Ohio  avec 
le  Mississipi ,  après  avoir  parcouru  un  espace  de  i33  à 
160  lieues.  Quelques-unes  de  ses  branches,  telles  que  le 
Green-briar,  celle  de  Louisa,  etc.  ont  des  intervalles  pro- 
fonds et  navigables  ;  mais  ,  à  l'exception  de  quatre  à  cinq 
lieues,  depuis  le  commencement  des  rapides  jusqu'à  l'Ohio, 
tout  le  reste  de  son  cours  n'est  qu'un  long  et  sinueux  tor- 
rent ,  sur-tout  dans  sa  descente  des  montagnes  d'Ouasioto 
et  dans  son  passage  à  travers  la  chaîne  du  Laurier.  Ce 
vaste  espace  n'est  qu'une  profonde  et  inutile  solitude, 
composée  de  masses  de  rochers  âpres  et  nuds ,  de  vallons 
étroits  et  stériles,  dans  lesquels  la  lumière  du  soleil  n'a 
jamais  pénétré,  sur  lesquels  la  toute-puissance  des  siècles 
et  du  temps  n'a  pu  faire  croître  que  quelques  cèdres  isolés, 
ou.  quelques  buissons  de  savine.  Qu'il  est  à  regretter  que 
les  célèbres  poètes  de  l'Europe ,  ces  grands  peintres  de  la 


éoS  NOTES. 

nature ,  qui  ont  décrit  tout  ce  que  les  Pyrénées  et  le.< 
Alpes  contiennent  de  grand,  de  beau  et  de  majestueux, 
ne  puissent  se  transporter  ici  !  Combien  d'objets  dignes 
de  leurs  pinceaux  et  des  lyres  les  plus  éloquentes  ne  pour- 
rois-je  pas  leur  indiquer  !  D'un  autre  côté,  on  ne  connoît 
pas  de  terres  plus  fertiles  que  celles  qui  accompagnent  le 
Kanbawa,  quatre  à  cinq  lieues  avant  de  tomber  dans 
l'Oliio  :  elles  appartiennent  au  général  Washington ,  qui, 
en  1785,  y  envoya  cinquante-trois  familles,  devenues 
atijourd'liui  beaucoup  plus  nombreuses.  Elles  n'ont  d'autre 
débouclié  que  l'Ohio.. 

(7)  Gallipolis^  Petite  colonie  française ,  qui ,  originai- 
rement ,  devoit  s'établir  sur  les  bords  du  Scioto ,  38  lieues 
plus  au  sud  ,  mais  à  laquelle,  d'après  de  nouveaux  arran- 
gemens ,  on  a  concédé  des  terres  sur  l'Ohio,  vis-à-vis 
l'embouchure  du  grand  Kanhawa.  Cette  colonie  com- 
mence à  prospérer  ,  après  avoir  langui  à  cause  de  la 
guerre  contre  les  indigènes.  On  estiuie  qu'elle  contient 
déjà  de  sept  à  huit  cents  familles. 

(8)  Scioto.  Grande  et  belle  rivière  qui  tombe  dans 
l'Ohio  à  i3o  lieues  de  Pitt'sbourg,  et  à  266  du  confluent 
de  ce  fleuve  avec  le  Mississipi.  Elle  est  navigable  l'espace 
de  66  lieues  ;  les  terres  qu'elle  arrose,  les  plaines  que  tra- 
versent ses  nombreuses  branches ,  sont  d'une  grande  fer- 
tilité, et  ont  été  habitées  par  la  nation  Shawanèse  jusqu'au 
dernier  traité  de  paix  avec  les  Etats-Unis ,  par  lequel  cette 
nation  a  été  forcée  de  les  abandonner  et  de  se  retirer  plus 
en  arrière.  Les  crues  de  l'Ohio  se  font  sentir  jusqu'à  une 
distance  considérable  de  son  embouchure., 

(9^)  Kentuhey.  Pays  que  la  fécondité  de  son  sol,  Iq. 
douceur  de  son  climat ,  l'étonnante  rapidité  de  sa  popula- 
tion et  l'urbanité  de  ses  habitans ,  ont  rendu  célèbre  :  c'est 


NOTES.  4og 

■nn  démembrement  de  la  Virginie ,  situé  sur  rOhio ,  à 
209  lieues  de  Pitt'sbourg.  Le  Gouvernement  de  la  Vir- 
ginie émancipa  ce  pays  aussi-tôt  que  ,  devenus  assez  nom- 
breux, les  colons  furent  en  état  de  sradministrer  et  de 
subvenir  aux  frais.  Il  fut  admis  comme  quatorzième  Etat 
dans  la  confédération ,  le  4  février  1791,  dix-sept  ans 
seulement  après  sa  première  colonisation. 

Le  climat  et  le  sol  conviennent  également  à  la  culture 
du  tabac  j  du  coton,  de  la  soie  et  de  la  vigne  ,  comme  à 
celle  des  grains.  Dans  aucune  autre  partie  des  Etats-Unis , 
on  ne  voit  d'aussi  beaux  moutons,  ni  de  la  laine  plus  fine. 
Les  premiers  chevaux  étant  venus  de  Virginie ,  la  race  eit 
est  excellente.  On  y  cultive  aussi  le  chanvre  et  le  lin. 

De  leurs  salines,  ils  tirent  tout  le  sel,  de  leurs  forêts, 
tout  le  sucre  dont  ils  ont  besoin  ;  des  pêchers  et  du  raisin 
des  vignes  sauvages ,  qui  croissent  avec  un  luxe  extraor- 
dinaire ,  ils  commencent  à  extraire  de  l'eau-de-vie  et  à 
faire  du  vinaigre.  On  a  découvert  du  fer  dans  les  mon- 
tagnes de  Balchutta  et  de  Cumberland ,  oii  il  est  probable 
qu'ils  ont  établi  de  grosses  forges.  En  1 784,  on  y  comptoit 
3o,ooo  habitans,  en  1790,  70,000,  et  aujourd'hui,  près 
de  167,000^  Dans  le  cours  de  l'année  1787 ,  plus  de  20,000 
colons  y  arrivèrent ,  tant  des  deux  Carolines  et  de  la  Vir- 
ginie ,  que  des  Etats  septentrionaux  et  de  l'Europe.  C'est 
dans  le  comté  de  Woodfort ,  à  quelques  milles  de  l'Ohio, 
qu'on  a  découvert  sur  la  surface  d'un  terrein  ou  marais 
salé  (  hig  hones  lick) ,  les  énormes  dépouilles  du  mamoth  j 
dans  plusieurs  autres  endroits,  on  a  découvert  des  tom- 
beaux de  formes  coniques ,  dont  les  couches  intérieures 
sont  en  pierres  ;  des  vestiges  de  camps  retranchés ,  ainsi 
que  des  tessons  de  poterie ,  qui  annoncent  quelque  élé-; 
gance  dans  les  formes. 


4lO  NOTES. 

li'liistoii'e  naturelle  de  ce  pays  n'est  pas  moins  inté- 
ressante :  presque  toutes  les  rivières  coulent  au  fond  d'en- 
caissemens  d'une  grande  profondeur.  Dans  plusieurs  en- 
droits, les  eaux  sont  à  3oo  pieds  j)lus  bas  que  le  sol  qu'elles 
traversent,  ce  qui  en  rend  le  passage  extrêmement  diffi- 
cile. Les  rochers  de  ces  escarpemens  sont  de  marbre  ou  de 
pierre  calcaire,  percés  de  souterrains  et  de  grottes,  dont 
les  parois  abondent  en  nitre.  Toutes  les  rivières  secon- 
daires tarissent  dès  le  mois  de  juillet ,  et  ne  se  remplissent 
de  nouveau  que  vers  la  mi-octobre.  En  suivant  les  traces 
ou  plutôt  les  excavations  qu'avoient  faites  les  buffles  et 
les  autres  bêtes  fauves,  on  a  découvert  douze  à  quinze 
petits  marais  salés  ,  dont  ils  venoient  lécher  la  surface  ; 
de-là  le  mot  lichs ,  si  fréquent  sur  les  cartes  de  ce  paj's. 
Au  moyen  de  puits ,  on  est  parvenu  à  obtenir  en  abon- 
dance l'eau  dont  on  fait  de  très-beau  sel  :  on  5'^a  découvert 
aussi  phisieurs  sources  bitumineuses  et  sulfureuses. 

Il  seroit  difficile  ,  je  crois  ,  d'imaginer  un  mélange  plus 
étonnant  que  celui  de  la  population  de  ce  nouvel  Etat.  Il 
n'y  a  peut-être  point  de  nation  en  Europe  ,  et  pas  un  Etat 
dans  l'Union ,  dont  on  n'y  trouve  un  gi^and  nombre  d'in- 
dividus. C'est  sans  doute  à  cette  cause,  ainsi  qu'à  l'ar- 
rivée de  plusieurs  familles  riches  et  instruites ,  que  sont 
dus  non-seulement  la  tranquillité  et  le  bon  ordre  qu'on  y 
observe,  mais  aussi  les  progrès  de  l'industrie,  l'urbanité 
des  mœurs ,  l'établissement  d'un  grand  nombre  d'églises-, 
d'écoles ,  et  la  fondation  d'un  collège  {salera)  ,  auquel  le 
nouveau  Gouvernement  a  donné  dix  mille  acres  de  terre 
et  des  fonds  considérables.  Il  y  avoit  une  imprimex'ie  dès 
l'année  1783,  la  première  qui  ait  publié  une  gazette,  à 
l'ouest  des  montagnes  AUéghénis ,  et  à  plus  de  3oo  lieues 
de  Philadelphie. 


1 


NOTES.  4ll 

De  cette  nouvelle  ruche  sont  déjà  sortis  plusieurs  es- 
saims pour  aller  s'établir  sur  le  Mississipi ,  le  Wabash , 
les  Illinois,  etc.  La  milice  est  composée  de  1 7,000  hommes. 
La  constitution  fédérale  a  servi  de  modèle  à  celle  qu'ils 
formèrent  et  adoptèrent  en  1 792.  La  laine,  le  coton ,  la  soie 
et  le  vin ,  seront  un  jour  les  principales  branches  de  leurs 
exportations.  Déjà  ils  envoyent  beaucoup  de  tabacs  et  de 
farines  à  la  Nouvelle-Orléans. 

(10)  Lac  Peppin.  Situé  à  547  lignes  géographiques 
de  la  mer ,  et  à  peu  de  distance  du  confluent  de  la  grande 
rivière  Chippaway.  Là,  tout-à-coup  le  Mississipi  s'élar- 
git ;  cette  extension  ,  à  laquelle  on  a  donné  le  nom  de  lac 
Peppin  ,  a  vingt  milles  de  longueur  sur  six  de  largeur. 
Cette  siTrface  est  constamment  couverte  d'oiseaux  aqua- 
tiques ,  tels  que  canards ,  cygnes ,  oies ,  grues.  Jadis  une 
famille  canadienne  s'étoit  établie  sur  ses  bords ,  pour  faire 
la  traite  avec  les  nations  Nadooassés.  C'est  sur  le  côté 
oriental  que  Carver  découvrit,  en  1766,  les  traces  d'ua 
ancien  camp  retranché,  dont  le  terre-plein  avoit  quatre 
pieds  de  hauteur  et  un  mille  de  long.  Ce  lac  n'est  qu'à 
vingt  lieues  au-dessous  du  saut  Saint- Antoine. 

(11)  Nadooassés  et  Padoohas.  Voyez  note  4,  chap,  ti. 

(12)  Missouri.  Rivière  qui,  par  la  prodigieuse  lon- 
gueur de  son  cours  et  le  volume  de  ses  eaux,  devroit  être 
considérée  comme  fleuve ,  et  non  comme  une  des  branches 
du  Mississipi.  Plusieurs  de  celles-ci  viennent  des  mon- 
tagnes de  la  Californie ,  et  du  royaume  de  Santa-Fé ,  dans 
le  Nouveau-Mexique.  Elles  traversent  des  plaines  im- 
menses ,  dont  l'étendue  n'a  encore  été  soumise  à  aucunes 
observations  géographiques.  C'est  depuis  son  confluent 
dans  le  Mississipi  que  les  eaux  Limpides  de  ce  fleuve  devien- 
nent tout-à-coup  épaisses  et  bourbeuses.  Les  nombreuses 


4l2  NOTES. 

tribus  Nadooassés,  qui  habitent  sur  les  rivages, et  cbassent 
à  cbeval  dans  ces  vastes  plaines  lierbëes ,  vendent  leurs 
peaux  aux  négocians  de  Pancor  (Saint- Louis)  et  de  Mis- 
sire  ,  jolies  villes  bâties  par  les  Français  de  la  haute  Loui- 
siane, sur  les  bords  du  Mississipi,  à  4io  lieues  géomé- 
triques du  golfe  du  Mexique. 

(i3)  Chikago.  Petite  rivière  douce  et  tranquille,  qui 
tombe  sur  le  rivage  sud- ouest  du  lac  Michigan ,  et  par 
laquelle ,  au  moyen  d'un  court  portage  de  quatre  milles , 
on  arrive  au  Théakiky,  branche  de  l'IUinois  qui  coule 
dans  le  Mississipi.  Du  temps  des  Canadiens ,  ce  passage 
dans  la  haute  Louisiane  étoit  très- fréquenté. 

(i4)  Michillimahinach.  Fort  jadis  construit  par  les 
Français  sur  l'extrémité  septentrionale  de  la  grande  pénin- 
sule qui  divise  les  eaux  du  Michigan  et  du  Huron. 
Il  vient  d'être  cédé  par  l'Angleterre  aux  Etats-Unis, 
conformément  aux  traités.  Ce  lieu  étoit  jadis  le  centre 
d'un  grand  commerce  avec  les  indigènes,  aujourd'hui 
transporté  au  lac  Winipeg ,  près  de  4oo  lieues  plus  aunord. 

(i5)  Lac  Supérieur.  D'après  les  cartes  françaises, 
cette  vaste  mer  est  entre  les  46^  et  5o^  degrés  de  latitude^ 
et  a  5oo  lieues  de  circonférence.  Elle  contient  plusieurs 
îles ,  dont  celle  dite  Royale  a  4o  lieues  de  longueur.  Ce 
lac  reçoit  les  eaux  d'un  grand  nombre  de  rivières ,  et  se 
décharge  dans  le  lac  Huron  par  le  détroit  de  Sainte-Marie. 
Sa  surface  est  estimée  égale  à  21,952,780  acres.  Il  est, 
comme  l'Océan,  sujet  aux  tempêtes,  et  ses  vagues  s'élè- 
vent aussi  haut.  Il  abonde  en  poissons  de  plusieurs  es- 
pèces. Du  côté  méridional ,  on  rencontre  la  péninsule  de 
Chigomégan ,  qui  a  plus  de  vingt  lieues  de  long ,  dans  le 
voisinage  de  laquelle  on  trouve  du  cuivre  vierge  en  blocs 
considérables.  Ses  rivages  ne  sont;  à  quelques  endroits 


NOTES.  4l3 

près  ,  qu'une  suite  de  rochers  extrêmement  escarpés* 
Quoique  sous  une  latitude  aussi  douce ,  le  climat  en  est 
rude  et  le  sol  peu  fertile. 

(]  6)  Le  lac  Huron.  D'après  les  cartes  françaises,  il  est 
entre  les  43°  5o'  et  46"  3o'  :  c'est  le  second  des  grands 
lacs,  n  a  34o  lieues  de  circonférence ,  et  sa  surface  est  de 
5,009,920  acres.  Il  communique  avec  le  Michigan  par  le 
détroit  de  Micliillimakinack. 

(17)  Détroit.  Ville  bâtie  par  les  Français  il  y  a  près 
d'un  siècle ,  sur  les  bords  fertiles  du  Détroit ,  ou  rivière 
qui  porte  les  eaux  des  grands  lacs  Supérieur^  Huron  et 
Micliigan  ,  à  l'Erié.  Elle  contient  trois  cents  maisons  : 
les  rues,  qui  se  coupent  à  angles  droits,  sont  alignées  pa- 
rallèlement à  la  rivière.  Depxiis  la  conquête  du  Canada, 
les  Anglais  l'ont  environnée  de  fortes  palissades  flanquées 
par  quatre  redoutes.  Les  environs,  ainsi  que  les  rivages 
du  Détroit,  présentent  aux  yeux  de  belles  et  riches  cam- 
pagnes ,  couvertes  d'habitations  décentes ,  environnées  de 
cerisiers ,  de  pêchers  et  de  vergers  :  nulle  part  on  ne  peut 
manger  de  meilleur  fruit  ;  les  pommes  cailles  sont  les 
meilleures  qu'on  puisse  von\  L'intérêt  que  cette  belle 
agriculture  fait  naître ,  est  encore  augmenté  par  l'idée  du 
prodigieux  éloignement  de  ce  canton  des  derniers  établis- 
semens  du  Canada ,  dont  il  est  à  plus  de  1 5o  lieues  dans  la 
profondeur  du  contiij^ent.  Les  indigènes  qu'on  y  voit  quel- 
quefois en  grand  nonîbre ,  sont  les  débris  de  l'ancienne  et 
belliqueuse  nation  Huronne ,  pour  lesquels  les  Français 
avoient  fait  bâtir  une  église  de  l'autre  côté  de  la  rivière. 

Quoiqu'à  4oo  lieues  dti  golfe  Saint-Laurent ,  le  com- 
merce de  cette  ville  est  très-considérable;  la  beauté  de» 
quais ,  le  nombre  des  vaisseaux  qui  partent  et  arrivent , 
y  représentent  l'activité  et  le  mouvement  d'un  port  de 


4l4  '  NOTES. 

îiier.  Elle  possède  douze  vaisseaux  de  5o  à  i  oo  tonneaux  : 
on  n'en  est  point  étonné ,  lorsque  l'on  considère  l'étendue 
delà  navigation  intérieure  dont  elle  jouit.  D'un  côté,  le 
lac  Erié,  qui  a  plus  de  cent  lieues  de  longueur;  de  l'autre , 
le  Huron ,  le  Micliigan  et  la  Baie-Verte,  encore  plus  éloi- 
gnés. Depuis  la  reddition  des  forts,  cette  ville  est  devenue 
le  quartier  général  des  forces  américaines  dans  les  cantons 
éloignés.  Elle  est  sous  les  42°  43'. 

NOTES   DU    CHAPITRE    XV. 

(1)  Passage  du  Potowmack.  Le  passage  de  ce  fleuve 
à  travers  la  chaîne  des  AUégliénis,  connue  sous  le  nom  de 
Blue-Ridge,  est  un  spectacle  bien  imposant.  Le  Sliénando, 
après  en  avoir  baigné  le  pied  pendant  plus  de  trente  lieues, 
paroît  sur  la  droite  ;  sur  la  gauclie  arrive  le  Poto wmack , 
et  à  l'instant  où  ces  deux  rivières  unissent  leurs  eaux,  elles 
francliissent  cette  chaîne,  estimée  avoir  3i4o  toises  de 
largeur.  Pour  quiconque  a  considéré  attentivement  ce 
grand  et  intéressant  phénomène,  il  est  évident  que  les 
rivières  n'ont  commencé  à  coiiler  que  très-postérieure- 
ment à  la  formation  des  montagnes  -,  qu'avant  d'avoir  pu 
se  frayer  un  passage ,  elles  remplirent  toutes  les  vallées  , 
jusqu'à  ce  que,  parvenues  au  sommet  de  la  Blue-Ridge , 
elles  renversèrent ,  déracinèrent  ces  obstacles.  Les  frag- 
mens,  les  blocs  de  rochers  éparssuï-  les' rivages  et  au  milieu 
de  la  rivière ,  l'examen  des  parois  déchirées  de  cette  mon- 
tagne ,  tout  atteste  une  rupture ,  un  passage  obtenu  par 
les  eflbrts  lents ,  mais  non  interrompus  pendant  le  cours 
des  siècles ,  d'un  des  plus  puissans  agens  de  la  nature. 

(2)  Passage  du  Kanliawa.  Semblable  à  celui  du  Vo- 
towmack  à  travers  la  Blue-Ridge ,  après  avoir  été  grossi 
par  le  Shénando;  le  grand  Kanhawa  ne  franchit  les  chaînes 


N    O    T    E    S.  4l5' 

da  Laurier  et  crOuasioto  qu'après  avoir  reçu  dans  son  sein  • 
les  eaux  duGreen-briar  ;  mais,  soit  que  le  volume  n'en  soit 
point  assez  considérable ,  ou  que  la  masse  des  rochers  dont 
-elles  sont  composées  leur  ait  opposé  une  résistance  invin- 
cible ,  l'ouverture  n'est  pas  aussi  profonde  que  celle  à  tra- 
vers laquelle  coule  le  Potowmack.  Dans  plusieurs  endroits, 
elle  paroît  n'être  qu'une  descente  rapide.  Ce  spectacle 
n'en  est  pas  moins  intéressant  à  contempler ,  lorsqu'assis 
sur  la  cime  d'un  des  promontoires  de  ces  hideux  rivages, 
on  voit  cet  immense  volume  d'eau,  dont  la  largeur  est  de 
cinq  à  six  mille  pieds ,  tombant  de  précipices  en  précipices 
avec  un  bruit  déchirant  :  c'est  plutôt  un  torrent  impé- 
tueux qu'un  grand  fleuve ,  et  ce  torrent  a  plus  de  qua- 
torze lieues  de  longueur.  Dans  plusieurs  endroits ,  il  est 
divisé  par  des  îles  ,  ou  arrêté  par  des  rochers ,  contre  les- 
quels il  se  brise  avec  une  violence  incalculable  :  dans  d'au- 
tres encore ,  soulevés  par  les  couches  intérieures ,  ces  cou- 
rans  deviennent  tou.t-à- coup  des  remoux  couverts  d'écumes, 
se  précipitant  en  sens  contraire.  Matin  et  soir,  ce  conflit 
éternel  remplit  l'atmosphère  de  vapeurs  qui  obscurcissent 
la  lumière  du  soleiL 

Quels  que  soient  un  jour  le  nombre  et  l'industi-ie  des 
habitans  de  ces  cantons ,  la  région  que  traverse  ce  fleuve 
depuis  sa  jonction  avec  le  Green-bi-iar  jusqu'à  dix  ou  douze 
lieues  de  l'Ohio,  ne  sera  jamais  susceptible  d'aucune  cul- 
ture ,  tant  cette  grande  chaîne  d'Ouasioto  est  nue ,  âpre  et 
brisée-  Ces  tristes  solitudes ,  image  la  plus  frappante  de  la 
nature  brute  et  informe  ,  ne  seront  jamais  le  séjour  de  la 
végétation  ni  de  la  vie. 

(3)  Canal  de  Hadley,  La  péninsule  située  à  huit 
milles  de  Springfield,  sur  laquelle  ce  canal  de  deuxiHilles 
vient  d'être  établi,  étant  trop  élevée  pour  que  ses.  eaux 


fcK 


4l6  NOTES. 

pussent  communiquer  avec  celles  de  la  rivière  Connecticu t, 
les  bateaux ,  charge's  et  placés  sur  une  forme  ou  berge  ,  y 
montent  et  en  descendent  à  l'aide  d'un  plan  incliné  fait  en 
bois  ;  ils  sont  tirés  par  un  cable  et  un  cabestan  qu'une 
roue  fixée  sur  le  bord  de  cette  rivière  fait  tourner.  Soi- 
xante à  quatre-vingts  milles  plus  haut,  sont  les  chutes  de 
Bellones,  dans  l'Etat  de  Vermont,  auprès  desquelles  la 
même  compagnie  vient  de  couper  un  canal  beaucoup  plus 
commode  ,  puisqu'au  moyen  d'écluses  ,  les  bateaux  y 
entrent  et  en  sortent  de  niveau  avec  les  eaux  de  la  rivière , 
dont  la  navigation  intérieure  s'étend  aujourd'hui  bien 
au-delà  du  collège  de  Dartmoutb. 

(4)  Canal  de  South-Bay.  Vers  l'extrémité  méridio- 
nale du  lac  Cbaniplain,  longue ,  étroite  et  profonde,  con- 
nue sous  le  nom  de  Soutb-Bay,  tombe  la  petite  rivière  de 
Wood-Creek;  navigable  pendant  quinze  milles,  jusqu'à 
l'ancien  fort  Anne  :  une  compagnie  ,  incorporée  en  1792, 
se  propose  d'en  désobstruer  la  partie  supérieure,  et  de 
couper  un  canal  qui  conduiroit  à  King'sbury ,  sur  le 
Hudson.  Les  avantages  qui  en  résulteroient  sont  si  con- 
sidérables ,  que ,  quelque  grandes  que  soient  les  dépenses , 
il  convient  au  Gouvernement  de  New- York,  le  plus  riche 
de  tous  ceux  de  l'Union ,  d'en  faire  les  avances  :  alors  les 
denrées  de  Vermont  et  des  comtés  de  Washington  et  de 
Clinton,  situés  sur  les  rivages  du  lac  Champlain,  au  lieu 
d'aller  dans  le  Canada  par  Saint-John  et  Chambly,  ser oient 
aisément  transportées  à  Albany ,  et  de-là  à  NcAv-York. 
Cette  importante  entreprise  ne  tardera  pas  à  être  exécutée. 

(5)  Poughépsie.  Capitale  du  comté  de  Duchesse  ,  dans 
l'Etat  de  New- York,  située  à  un  quart  de  lieue  du  Hud- 
son ,  sur  la  grande  route  d' Albany ,  et  isur  celle  qui  vient 
de  Litchfields  dans  le  Çonnecticut.  Et^nt  extrêmement 


NOTES.  4l7 

irnodemcj  les  maisons  en  sont  bien  bâties ,  les  rues  alignées 
et  ornées  d'arbres  :  elle  a  35o  maisons^  et  près  de  1800  lia- 
bitans.  Avant  la  révolution ,  ce  n'étoit  qu'une  petite  bour- 
gade 011  résida  le  Gouverneur  dé  l'Etat  de  New- York , 
tant  que  les  Anglais  furent  maîtres  de  la  bapitale.  Le  paya 
dont  elle  est  le  centre ,  peut  être  considéré  comme  un  des 
plus  fertiles  et  le  mieux  cultivé  de  cet  Etat.  Le  froment 
€st  une  des  principales  productions.  Ceite  jeune  ville  en- 
tretient six  vaisseaux  continuellement  occupés  au  trans- 
port àes  denrées  du  pays  à  Ne^v-York.  Il  y  en  a  peti  qui 
soient  d'un  produit  aussi  avantageux. 

(6)  Isle  de  ManJiatan.  C'est  le  nom  indigène  de  celle 
à  l'exlTemité  occidentale  de  laquelle  est  construite  la  ville 
de  NcAV-York;  elle  a  quinze  milles  de  long  sur  un  mille  et 
demi  de  largeur.  Quoique  le  sol  en  soit  extrêmement  ingrat 
et  couvert  de  rochers ,  les  riches  habitans  de  cette  ville 
st3||)t  parvenus ,  à  force  de  dépenses  et  de  travaux ,  à  vaincre 
la  nature.  De  tous  côtés ,  on  voit  des  maisons  d'une  jolie 
forme,  environnées  de  jardins  productifs ,  d'arbres  à  fruit, 
d'acacias ,  de  tulipiers ,  sur-tout  sur  les  rivages  de  l'est  et 
de  l'ouest.  Cette  surface  stérile  et  nue ,  ne  ressemble  plus 
à  ce  qu'elle  étoit  avant  la  révolution  :  les  terreins  en  sont 
devenus  aussi  chers  que  dans  le  voisinage  de  Londres  et 
d«  Dublin.  Il  est  peu  d'étrangers  et  de  voyageurs  qui 
n'aient  goûté  ,  sous  ces  toits  élégans ,  les  charmes  de  l'hos- 
pitalité. Non  loin  de  ces  lieux  pittoresques  ,  vit  le  général 
Horatio  Gates  (le  vainqueur  de  Burgoyn  „),  dans  une 
jolie  maison  située  dans  le  voisinage  des  rivages  du  Sond, 
dont  les  eaux ,  très-abondantes  en  poisson ,  sont  sans  cesse 
couvertes  de  vaisseaux  qui  vont  aux  Etats  septentrio- 
naux ou  en  viennent.  * 

(7)  Echos.  M.  John  Watts,  membre  du  conseil  de 


4l8.  NOTES. 

New- York  en  1 764 ,  parlant  an  général  Gage  ,  alors  com- 
mandant en  chef  dans  les  colonies ,  et  résidant  à  New- 
York;  des  échos  qui  habitent  cette  chaîne  de  montagnes, 
l'engagea  nn  jonr  à  venir,  par  eau ,  dîner  dans  une  maison 
qu'il  y  avoitfait  construire.  Pour  le  convaincre  de  la  fidé- 
lité  avec   laquelle    ces    hamadriades  transmettoient   ce 
qu'on  leur  disoit  jusqu'à  une  distance  considérable,  il 
plaça  lui-même   la  musique  militaire   du  Général,   à 
3l45  toises  de-là,  au  milieu  des  bois  et  sur  les  bords  du 
fleuve.  Tout  étoit  favorable  ;  la  marée  montoit ,  le  ciel 
ëtoit  sans  nuages ,  et  l'atmosphère  calme.  Conformément 
à  ce  qu.e  lui  avoit  dit  M.  Watts ,  le  Général  entendit  dis- 
tiisr.tement  les  airs  dont  il  avoit  ordonné  l'exécution.  Les 
instrumens  étoient  un  mélange  de  cors ,  de  clarinettes ,  de 
flûtes ,  de  haut-bois  et  de  cimbales   d'airain  ;  tantôt  ils 
jouoient  ensemble ,  tantôt  séparément ,  suivant  les  ordres 
qui  avoient  été  donnés  par  écrit  aux  musiciens  ,  et  dtfftt 
les  convives  avoient  chacun  une  copie.  —  <(  De  tous  les 
H)  concerts  auxquels  j'ai  jamais  assisté,  dit  le  général  Gage, 
5)  je  n'ai  jamais  rien  entendu  d'aussi  pénétrant,  d'aussi 
y)  touchant ,  ni  d'aussi  suave  ;  ces  accords ,  adoucis  et  trem- 
y*  blans ,  produisent  un  effet  harmonique  qui  m'élève  et 
3)  m'attendrit.  Voilà  comme  il  faudroit  en  avoir  aux  spec- 
5)  tacles  et  dans  les  églises.  Ce  concert  aérien  a  tous  les 
3)  charmes  de  l'illusion ,  dont  nos  cœurs  et  nos  imaginations 
))  ont  souvent  besoin  )).  — D'après  les  recherches  les  plus 
exactes ,  c'étoit  la  voix  du  cinquième  écho  qu'on  enten- 
doit.  Je  parle  de  ce  petit  essai  avec  d'autant  plus  de  con- 
fiance ,  que  j'étois  un  des  convives. 

(8)  (c  Nous  nous  embarquâmes  dans  la  barge  du  Général 
pour  traverser  la  rivière ,  qui  a  près  d'an  mille  de  largeur. 
A  mesure  que  nous  approchions  du  rivage  opposa,  le  fort 


îsr  o  T  E  s,  4 19 

Westpoîjit ,  qui ,  vu  de  la  rive  de  l'est ,  paroissoit  humble- 
ment  situé  au  pied  des  montagnes ,  s'élevoit  à  nos  yeux, 
iet  sembloit  lui-même  le  sommet  d'un  roclier  escarpé  ;  ce 
rocher  n'étoit  cependant  que  le  bord  de  la  rivière.  Quand 
je  n'aurois  pas  remarqué  que  les  fentes  qui  le  partageoient 
en  dififérentès  places  n'étoient  que  des  embrasures  de 
canons  et  de  batteries  formidables,  j'en  aurois  été  averti 
par  treize  coups  de  canon  de  24,  tirés  successivement. 
C'étoit  un  salut  militaire  dont  le  général  Heatb.  vouloit 
bien  m'bonorer  au  nom  des  treize  Etats.  Jamais  honneur 
n'a  été  plus  imposant  ni  plus  majestueux  :  chaque  coup  de 
canon,  après  un  long  intervalle  ,  étoit  renvoyé  par  la  rive 
opposée  avec  un  bruit  presqu'égal  à  celui  de  la  décharge 
même  ».  (Voyage  de  Chastelux ,  tome  i ,  page  yo.)  Note 

INSEREE  PAR  LE  TRADUCTEUR. 

(9)  Aigle  pêcheur.  J'étois  chez  M.  S.  Verplank,  dont 
la  pfantation  n'est  qu'à  une  petite  distance  de  Fish-Kill  ^, 
lorsqu'il  me  dit  :  —  «  Suivez-moi  ;  je  veux  vous  faire  voir 
avec   quelle  adresse   mes  pourvoyeurs  vont  prendre   le 
poisson  dont  nous  devons  dîner  aujourd'hui  ».  —  Par- 
venus dans  le  plus  profond  silence  jusqu'au  dernier  es- 
carpement du  rivage,  et  cachés  sous  d'épais  buissons  ^ 
nous  examinions  attentivement  la  partie  du  fleuve  qui  se 
présentoit  à  nos  yeux ,  lorsqu'à  quelque  distance  de  l'ar- 
rière d'un  vaisseau  qui  le  remontoit  à  pleine  voile,  j'ap- 
perçus  une  ondulation  considérable  dans  le  milieu  du 
chenal,  comme  si  on  y  eût  lancé  une  grosse  pierre;  d'où, 
bientôt  après,  je  vis  un  aigle  pêcheur  sortant  péniblement 
du  sein  des  eaux,  tenant  dans  ses  serres  un  poisson  dont 
la  longueur  et  les  mouvemens  tortueux  paroissoient  retar- 


*  Situé  sut  les  bords  du  Hudson. 


420  N    O    T    E    Si 

der  son  vol  :  alternativement  il  s'élevoit ,  s'abaissdit  coninïè 
près  de  succomber,  s'élevoit  encore  :  enfin ^  après  bien  des 
elForts,  profitant  d'une  bouffée  de  vent  favorable,  il  se 
dirigea  lentement  vers  son  aire,  située  non  loin  du  lieu  où 
nous  étions  cachés,  lorsque  M.  Verplank  me  fit  observer 
au-dessus  de  nos  têtes  son  fier  antagoniste,  l'aigle  à  tête 
cliauve ,  lequel,  à  en  juger  par  le  trémoussement  de  ses 
ailes  et  ses  regards  agités,  se  préparoit  au  combat ,  ou  plu- 
tôt à  exercer  le  droit  du  plus  fiDrt.  Trop  surchargé ,  l'aigle 
pêcheur  ne  fit  aucune  résistance,  et  abandonna  sa  proie  j 
elle  alloit  échapper  à  l'avidité  de  son  ennemi ,  lorsque 
celui-ci,  par  un  effort  d'adresse  et  un  incroyable  redou- 
blement de  vélocité  ,  s'en  saisit  au  moment  même  où  elle 
atteignoit  le  fleuve.  Il  approchoit  de  son  nid ,  lorsque  sur- 
pris, intimidé  peut-être  par  le  bruit  que  fit  M.  Verplank, 
il  la  laissa  tomber.  C'étoit  une  basse  de  mer  (sea  bass) 
pesant  21  livres.  —  «  C'est  ainsi,  me  dit  mon  ami,  que 
souvent  la  proie  du  plus  foible  devient  celle  du  plus  fort. 
Cependant,  continu a-t-il,  dans  la  crainte  d'éloigner  ces 
oiseaux ,  dont  le  vol ,  l'adresse  et  les  combats  sont  si  inté- 
ressans  à  voir,  il  m'arrive  rarement  de  les  déranger;  je 
n'ai  commis  aujourd'hui  cette  indiscrétion  que  pour  vous 
faire  jouir  d'un  des  plus  singuliers  spectacles  d'histoire 
naturelle  que  présente  ce  beau  fleuve  )>. 

<{  De  même,  ajouta-t-il,  que  le  corsaire  à  qui  un  ennemi 
enlève  sa  prise  à  la  vue  du  port ,  entreprend  une  nouvelle 
croisière  dans  l'espérance  d'être  plus  heureux  ;  ainsi  l'aigle 
pêcheur  s'élève  de  nouveau  au  haut  des  airs ,  d'où ,  avec 
la  rapidité  de  la  foudre ,  il  se  précipite  sous  les  eaux ,  et 
reparoît  tenant  dans  ses  serres  une  nouvelle  proie,  qu'il 
parvient  enfin  à  préserver  de  la  violence  de  son  ennemi , 
sur-tout  lorsqu'elle  est  moins  pesante.  Ces  oiseaux  lestent 


NOTES.  421 

ici  jusc[u'à  ce  que  la  basse  retourne  à  la  mer  •,  alors  l'aigle 
à  tête  chauve  part  pour  ses  montagnes ,  et  l'autre  pour  les 
bords  de  l'Océan  ,  où  il  n'a  plus  de  tribut  à  payer  )>. 

Ce  talco  jpiscatorius  est  grand;,  a  le  vol  élevé  et  rapide  : 
ses  ailes ,  longues  et  pointues  ,  lui  donnent  une  envergure 
considérable ,  proportionnellement  à  la  grosseur  de  son 
corps.  Il  ne  vit  que  du  poisson  qu'il  prend;  dédaignant 
celui  que  la  mer  rejette  sur  les  rivages. 

(lo)  Pooplo^skill.  Ce  n'est  qu'après  avoir  mis  en  mou- 
vement les  marteaux  de  deux  grosses  forges  et  les  soufflets 
de  deux  fournaises ,  connues  sous  le  même  nom ,  que  cette 
petite  rivière  unit  ses  eaux  à  celles  du  Hudson  ,  en  s© 
précipitant  du  haut  des  rochers  de  la  rive  occidentale. 
Dans  un  temps  calme,  le  bruit  de  cette  belle  cascade  re« 
tentit  au  loin, 

(il)  Canon  de  retraite.  Le  fort  Westpoint  étant  coU'- 
sidéïé  comme  place  de  guerre ,  dans  laquelle  le  Gouver- 
nement a  fait  déposer  une  partie  de  sa  grosse  artillerie , 
ainsi  que  celle  qui  fut  prise  à  Saratoga ,  il  y  entretient  uns 
garnison  de  200  hommes  \  voilà  pourquoi ,  soir  et  matin , 
GJi  y  tare  un  coup  do  canon. 

(12)  Duchesse  et  Colomhia.  Comtes  limitrophes,, 
situés  sur  le  rivage  oriental  du  Hudson.  Ils  occupent  tout 
l'espace  compris  entre  les  montagnes  et  Albany ,  pendant 
trente-cinq  lieues.  Cette  partie  de  l'Etat  de  New- York  est 
extrêmement  fertile,  peuplée,  et  peut-être  aussi  bien^ 
cultivée  qu'elle  puisse  l'être.  L'art  de  l'irrigation  y  est 
connu  depuis  long-temps  ,  non-seiilement  pour  l'arrose- 
ment  des  prairies,  mais  aussi  pour  celui  des  vergers.  Nulle 
part  on  n'en  peut  voir  d'aussi  beaux  que  dans  le  district 
de  Nine-Partners,  d'Oswégo  et  d'Oblong,  où  l'on  est  étonné 
è.  I9.  vue  de  magnifiques  herbages  qiii  tajnsseiit  les  hauteups 


422  NOTES. 

ainsi  que  la  pente  des  collines.  Ces  cantons  sont  liat)ites 
par  lin  grand  nombre  de  familles  opulentes ,  qui  ,  à  l'habi- 
tude des  voyages  et  à  l'instruction ,  unissent  le  goût  de 
l'agriculture. 

NOTES    DU    CHAPITRE    X  V I. 

(i)  Hessian  Fly.  Les  colons  de  l'île  Longue  s'éjant 
apperçus  qu'un  insecte,  jusqu'alors  inconnu,  détruisoit 
leur  bled  dans  le  voisinage  du  camp  des  troupes  Hessoises , 
lui  donnèrent  ce  nom  -,  c'est  une  moucbe  en  effet.  Aussi-tôt 
que  la  tige  et  l'épi  sont  formés  ,  elle  blesse  avec  son  ai- 
guillon les  parties  supérieure  et  inférieure  du  premier  joint 
de  cette  tige,  dans  lesquelles  elle  dépose  ses  œufs  microsco- 
piques. A  peine  les  petits  vers  sont-ils  éclos ,  qu'ils  inter- 
ceptent la  sève  et  s'en  nourrissent ,  et  la  plante  meurt.. 
C'est  de  l'île  Longue  que  ce  nouveau  fléau  s'est  répandu 
dans  plusieurs   Etats  ;  mais  à  mesure  qu'il  avance  dans 
l'intérieur,*  on  observe  que  cette  mouche  abandonne  les 
premiers  lieux  qu'elle  a  ravagés. 

Il  est  très-douteux  que  cet  insecte  soit  venu  d'Europe, 
Le  bled  qui  croît  dans  des  terreins  maigres  ou  mal  cul-i 
tivés  ,  est  plus  exposé  à  ses  dégâts  que  celui  qui  pojissa 
dans  des  terres  fortes  ou  bien  fumées. 

(2}  Shelltngs  et  Piastres.  La  piastre,  devenue  la  mon-» 
noie  de  compte ,  est  divisée ,  d'après  le  nouveau  calcul 
décimal,  en  cent  parties,  représentées  par  autant  de  pièces 
de  cuivre  appelées  pence  (sols).  Avant  la  révolution,  cette 
même  piastre  se  divisoit  en  shellings,  dont  le  nombre 
varioit  dans  les  différentes  colonies  ,  depuis  quatre  et 
demi  jusqu'à  huit  ;  d'où  il  résultoit  que  le  pound ,  tou- 
jours composé  de  vingt  shellings ,  n'avoit  pas  une  valetiï^ 
Informe.  C'est  pour  ren^édier  à  ce  grand  inconvéïwerit  ^ 


N    O    T   B    S.  423 

que  le  Congrès  a  introduit  la  manière  de  compter  en 
piastres,  et  parties  décimales  de  piastres. 

(3)  Acheter  des  terres  pour  ses  enfans.  Les  terreins 
que  le  Gouvernement  général  ou  les  Etats  ont  acquis  des 
indigènes ,  sont  devenus  un  grand  objet  de  spéculation  ;  on 
en  vend,  ou  on  en  acquiert  lo,  20, 3oooo  acres ,  avecaatant 
de  facilité  qu'une  simple  plantation.  Cependant  cet  agio- 
tage ne  se  fait  sentir  que  dans  les  villes.  Plus  timides  ou 
plus  sages  ,  les  cultivateurs  se  contentent  d'en  aclieter  dea 
morceaux  choisis ,  qu'ils  conservent  comme  une  réserve 
précieuse  pour  leurs  enfans.  Si  ces  acquisitions  sont  faites  ' 
dans  leur  bas-âge,  ils  sont  sûrs  qu'à  leur  majorité  ,  les  pro- 
grès delà  population  en  auront  décuplé  la  valeur.  L'achat 
de  ces  terres  est  beaucoup  plus  avantageux  qu'un  place- 
ment dans  les  fonds  publics. 

(4)  Surinam.  Chevaux.  Avant  la  révolution,  les  colo- 
nies de  la  Guyane  hollandaise  n'admettoient  dans  leurs 
ports  les  vaisseaux  du  Connecticut ,  de  New- York  et  de 
la  Pensylvanie ,  chargés  de  comestibles ,  que  sous  l'ex- 
presse condition  qu'il  y  auroit  à  bord  un  certain  nombre 
de  chevaux  ;  mais  comme  il  arrivoit  quelquefois  qu:e  l'on 
étoit  obligé  de  les  jeter  à  la  mer  dans  un  coup  de  vent,  les 
capitaines ,  pour  prouver  qu'ils  s'étoient  conformés  à  la 
loi,  en  apportoient  les  queues  ;  de-là  l'usage  d^eu.  avoir 
toujours  un  certain  nombre  à  bord. 

(5)  Bermuda.  La  latitude  de  ce  petit  archipel ,  situé 
à  3oo  lieues  du  continent ,  ainsi  que  celle  dn  cap  Hatteras, 
sur  les  côtes  de  la  Caroline  septentrionale ,  étant  l'inter- 
valle qui  sépare  les  vents  variables  des  alises,  est  très- 
sujette  aux  tempêtes-,  de-là  le  proverbe  marin: — Si  le 
cap  Hatteras  ne  vous  dit  rien,  prenez  garde  aux  Bermudes,. 

(6)  Surinam^  Rivière  considérable  de  la  Guyane  liol- 


A2i  NOTES. 

landaise ,  sur  les  bords  de  laquelle  on  a  construit  la  viUe 
de  Paramai^aïbo ,  qui  en  est  considérée  comme  la  capitale. 
On  ne  peut  voir  sans  un  mélange  d'étonné  ment  et  d'admi- 
ration ,  ce  que  la  persévérance  et  l'industrie  ont  fait  dans 
ce  pays  marécageux  depuis  un  siècle.  La  grandeur  des 
canaux,  la  richesse  des  plantations,  l'élégance  des  maisons 
élevées  sur  leurs  bords  ,  tout  y  est  frappant. 

(7)  Esséqidbo.  Autre  rivière  à  l'ouest  de  la  précédente  y 
sur  laquelle  on  a  bâti  une  ville  du  même  nom ,  apparte- 
nant aussi  à  la  Hollande. 

/  (8)  Nassau,  Nom  légal  de  l'île  Longue,  c'est-à-dire, 
celui  dont  on  est  obligé  de  se  servir  dans  tous  les  actes 
publics  et  particuliers. 

(  g  )  J^inaigre  d'érable.  Il  ne  se  fait  qu'avec  la  dernière 
sève  du  mois  d'avril.  Sa  force  dépend  du  plus  ou  moins 
grand  degré  d'évaporation  qu'on  lui  donne. 

(10)  Cire  verte.  Les  buissons  ('myr/c»  cerifera) ,  avec 
les  baies  desquels  on  fait  cette  cire  ,  sont  si  communs 
depuis  la  Caroline  jusqu'au  Massacliussets,  qu'on  s'en  sert 
pour  difféï*ens  usages.  On  en  fait  des  bougies  et  des  clian- 
délies, en  y  mêlant  une  quantité  égale  de  suif  j  elle  entre 
aussi  dans  le  mélange  avec  lequel  on  espalme  les  vaisseaux. 
Je  suis  étonné  que  ces  buissons  ne  soient  pas  encore  cul- 
tivés en  Europe. 

(il)  Cramherry.  Le  fruit  de  ce  bel  arbrisseau  res-» 
semble  beaucoup ,  par  la  couleur  et  l'acidité  de  son  jus , 
à  l'airelle  des  marais ,  connue  dans  ce  pays  sous  le  nom  de 
cramberry,  et  à  ce  qu'on  appelle  en  Géorgie,  limoxis 
d'Ogeechée,' 

(12)  Goshem.  Jolie  bourgade  ,  cbef-lieu  du  comté 
d'Orange ,  dans  l'Etat  de  New- York ,  environnée  de  prai- 
ries et  de  cbamps   bien  cultivés.  Les  maisons ,  au  lieii 


NOTES.  425 

d'être  contiguës ,  sont  séparées  par  des  clos ,  des  jardins  oa 
de  beaux  vergers.  Les  liabitans  y  ont  fondé  nne  académie 
incorporée  ,  où  un  grand  nombre  de  jeunes  gens  sont  ins- 
truits et  préparés  à  entrer  à  l'université. 

NOTES   DU    CHAPITRE    XVII. 

(  1  )  Mont-Vernon.  Cette  demeure,  à  laquelle  lïUustre 
Washington  a  donné  une  grande  célébrité,  est  située  sur 
le  rivage  occidental  du  Potowmact ,  rivage  qui  s'élève  à 
200  pieds  au-dessus  du  niveau  de  ses  eaux,  et  dont  la 
largeur  est  de  plus  d'une  lieue.  Sur  la  gauche,  on  perd 
bientôt  la  vue  du  fleuve  ;  sur  la  droite ,  on  en  voit  le  cours 
pendant  plus  de  cinq  lieues  ;  en  face ,  cette  grande  pers- 
pective est  terminée  par  les  collines  éloignées ,  par  les 
forêts  et  les  plantations  du  Maryland. 

Ira  maison  est  revêtue  de  planches  de  cèdre  peintes ,.  et 
représentant  des  assises  de  pierre.  On  y  arrive  par  une 
belle  pelouse,  environnée  d'allées  sablées,  et  plantée  d'ar- 
bres. L'arrière  est  orné  d'un  portique  qui  a  96  pieds  de 
long,  supporté  par  huit  colonnes.  En  le  quittant,  on  se 
trouve  sur  une  seconde  pelouse,  qui  s'étend  jusqu'à  mi- 
côte  ;  là  commence  la  clôture  d'un  grand  parc  boisé,  dans 
lequel  on  voit  bondir  plusieurs  d9,ims  et  chevreuils ,  les 
uns  envoyés  de  l'Europe  au  Général,  les  autres  venus  des 
forêts  de  l'intérieur. 

Deux  galeries  semi- circulaires  conduisent  aux  ailes, 
aux  basses-cours  et  au  jardin,  dans  lequel  on  voit  avec 
plaisir  des  pépinières  d'arbres  utiles ,  tirés  en  partie  d'Eu- 
rope. Les  terreins  environnans  sont  bien  cultivés  ;  mais 
les  grandes  fermes  sont  à  trois  ou  quatre  milles  de  distance. 
La  grange  est  un  immense  édifice  de  brique  ,  qui  a  plus 
de  cent  pieds  de  longueur,  et  presqu'autant  de  largeur,  et 


426  NOTES. 

dans  laquelle  le  General  a  réuni  des  écuries ,  des  étables^ 
et  toutes  les  commodités  nécessaires  à  une  aussi  grande 
exploitation.  Il  possède  1 6,000  acres  dans  ce  voisinage  ^ 
et  peut-être  200,000  dans  l'Etat  de  Virginie.  Avant  la 
révolution ,  il  étoit  considéré  comme  le  premier  agricul- 
teur du  continent  ;  il  avoit  quarante  cliarrues ,  et  vendoit 
annuellement  de  lO  à  i4  mille  boisseaux  de  bled.  Comme 
un  second  Cincinnatus,  il  s'occupoit  de  ses  travaux  cham- 
pêtres, lorsqu'en  1789,  la  voix  de  sa  patrie  le  força  une 
seconde  fois  de  quitter  ses  honorables  foyers ,  pour  re- 
prendre le  timon  des  affaires  et  remplir  les  devoirs  de  la 
présidence ,  qu'il  vient  de  quitter  pour  retourner  encore 
aux  douces  et  paisibles  occupations  de  la  culture.  Veuille 
îc  ciel  prolonger  jusqu'au  dernier  terme  possible  ,  les 
jours  d'un  homme,  le  premier,  sans  contredit,  le  plus 
grand  de  ce  nouvel  hémisphère  ,  puisque  son  exemple  est 
aussi  utile  à  sa  patrie  pendant  la  paix ,  que  sa  sagesse  et  son 
courage  l'ont  été  lorsqu'il  cemmandoit  les  armées  ! 

(2)  Drowned- Lands.  Prairie  naturelle  estimée  con- 
tenir 70,000  acres,  située  en  partie  dans  l'Etat  de  New- 
York  et  dans  celui  du  Jersey  j  elle  renferme  plusieurs  îles 
considérables  couvertes  de  cèdres.  La  loi  que  les  deux 
Etats  viennent  de  promulguer ,  fait  espérer  que  les  travaux 
commencés  depuis  long-temps  pour  en  désobstruer  la  partie 
orientale ,  seront  bientôt  terminés  j  alors  cette  immense 
surface  étant  entièrement  desséchée ,  deviendra  la  princi- 
pale source  des  richesses  de  ces  cantons. 

(3)  Beurre  y  fromage.  Long-temps  avant  que  les  pro- 
priétaires de  cette  vaste  prairie  eussent  réuni  leurs  efforts 
pour  faire  écouler  les  eaux ,  ses  bords  étoient  cultivés , 
couverts  de  bestiaux  et  de  chanvre.  La  quantité  de  beurre 
et  de  fromage  qu'on  exporte  de  ce  canton  est  prodigieuse. 


NOTES.  4*27 

et  augmente  tons  les  ans  :  on  en  embarqua  à  Ne w-Burgli, 
l'année  dernière;  près  de  90  milliers. 

(  4  )  High-Lands.  Nom  sons  lequel  on  connoît  cette 
cliaîne  de  montagnes  qui  traverse  l'Etat  de  New- York  à 
vingt  lieues  de  la  ^ler  *,  elle  n'en  a  que  sept  de  largeur. 
C'est  une  branche  de  celle  qu'on  appelle  en  Pensylvanip^ 
Kittaling-Mountains. 


FIN     DU     TOME     P  R  E  3VÎ  I  S  R. 


iMiitfit'i  *i«.r, *''kî-i 


APh  lu  \^12