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hftp://www.archive.org/details/voyagedanslahaut003stjo
VOYAGE
DANS
LA HAUTE PENSYLVANIE
ET DANS L'ÉTAT DE NEW-YORK.
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VOYAGE
DANS
LA HAUTE PENSYLVANIE
ET DANS L'ÉTAT DE NEW-YORK,
Par un Membre adoptif de la Nation Onéida.
Traduit et publié par Fauteur des Lettre s d'uîc
CULTIVATEUR AMERICAIN.
TOME TROISIÈME.
DE L'IMPRIMERIE DE CRAPELET.
/
A PARIS,
Chez Maradaiî," Libraire, rue Pavée S. André-
des-Arcs^ 11° 16. ^
AN I^ — iS'Oî "^
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SOMMAIRES DES CHAPITRES
CONTENUS DANS CE VOLUME.
CHAPITRE PREMIER.
Histoire du moine Don Joan de Bragansa , long-
temps connu sous le nom del Padre Jeronimo , écrite
par lui-même pour M. Joseph May, en 1769, page 1
CHAPITRE II.
Excursion dans l'Etat de Délaware. — Rencontre de
M. Wining, sénateur des Etats-Unis. — Ce qu'il dit re-
lativement à la situation de cet Etat , à sa petitesse , aux
incorporations formées pour conserver , réparer les
digues de dessèchement. — Ravages des rats musqués.
-—Richesse des herbages desséchés. — Moulins de Brandy-
Wine. -— Visite à M. Hazen , anciennement aide-de-
camp du général Bouquet. — Histoire des malheurs qu'il
a éprouvés en Suisse. — Retour dans ce pays. — Il
achète une plantation dans cet Etat. — Chute de che-
val. — Hospitalité d'une famille Quaker. — Détails sur
cette société religieuse. — Pépinières. — Heureux effets
de rirrigation. — Caractère et moeurs des habitans de
ce Hundred 36
CHAPITRE III.
liE lendemain, M. Hazen raconte aux voyageurs son
voyage au Mississipi,à travers la basse et la haute Vir-
ginie. — Le Ténézée. -^Beauté de ce pays» — Détails
Vj SOMMAIRES
sur quelques-uns des principaux étabîissemens. — Ce
que lui dit un chef Chérokée. — Passe les montagnes à
Kéowée. — Arrive à Augusta, capitale de la Géorgie.—
Désastres occasionnés par les principes démocratiques
de la constitution de cet Etat. — Départ pour le pay?
des Muscogulges. — Traverse plusieurs magnifiques ri-
vières. — Hospitalité de cette nation. — Détails de sa
civilisation, de sa culture, de son bonheur. — Traverse
3e pays des Chectaws. -— Beauté de cette partie de la:
Floride occidentale. — Hospitalité. — Abondance. —
Arrivée à la Mobile, ancienne colonie française. — Dé-
tails sur la navigation intérieure. — La rivière aux
perles. — Arrivée aux Natchées sur le Mississipi. — -
Fertilité de cette partie de la Louisiane. — Salubrité.
— Sa position géographique. — Impression produite
par la première vue du Mississipi. — Réflexions ins-
pirées par ce vaste horizon de plaines herbées. —
liongueur connue de son cours. — Fertilité de ses
plaines. — Beauté , élévation des arbres. — Manchaa.
' — Delta. - — Son progrès dans l'espace d'un siècle. —
Voyage à la rivière des Arcansas. — Observations sur
les mœurs des familles acadiennes qui se sont établies
sur ses bords. — M. Herman demande à M. Hazen quel-
ques détails sur les scènes qui eurent lieu lors du traité
que fit le général Bouquet aux fourches de Muskinglium
avec les nations de l'Ohio , en 1764.. 56
C H A PI T R E I V.
Quelques jours après, M. Hazen envoyé aux deux
voyageurs les détails suivans :
Coalitiodi des nations de l'Ohio et des grands lacs
contre les Anglais, après la conquête du Canada, —
DES CHAPITRES. Vi)
Le général Bouquet est nommé commandant de l'armée
destinée à faire lever le blocus du fort Pitt. — Dévas-
tation des frontières. — Déplorable état de l'intérieur
de la Pensylvanie. — Le général arrive à Carlisle. —
Effroi des habitans. —Le général atteint le défilé de
Bushy-Run dans les montagnes d'AHéghénys. —Bataille
sanglante contre un corps d'indigènes. —Il les défait
après un combat de sept heures , et arrive au fort Pitt.
— Passe rOhio. —Pénètre à travers les forêts jusqu'à
Tuskaraway. — Propositions de paix. — Est mécontent
des premiers discours des chefs Il parvient jusqu'aux
fourches du Muskinghum. —Traité. -—Discours de quel-
ques chefs. — Arrivée de plusieurs centaines de pri-
sonniers.—Scènes touchantes. —Répugnance de quel-
ques prisonniers à être rendus. — Ce que dit un des
chefs au généra^ en lui délivrant quelques enfans. —
Délire sublime des mères qui retrouvent ceux qu'elles
croyoient avoir perdus. — Effets irrésistibles de la sym-
pathie. — Un soldat du Maryland re<;onnoît sa femme.
— Effet de sa première exclamation. — Inquiétudes sur
le sort d'un enfant de trois ans. — Unnouveau convoi ar-
rive. — Egarement de cette femme, qui, en le revoyant,
laisse tomber celui qu'elle avoit au sein. — Puissant effet
des larmes pour calmer les grandes secousses de l'ame.
— Affection des indigènes pour leurs prisonniers. — Dé-
vouement d'un jeune guerrier Mingo. — Eloignemenfc
de quelques eûfans pour leurs parens. — Plusieurs pri-
sonniers s'échappent pour aller rejoindre les indigènes.
— Discours d'une des femmes au général. —^ Retour au
fort Pitt. — Réflexions sur les indigènes 77
rilj SOMMAIRES
CHAPITRE V.
Etonne MENT d'un jeune guerrier Shawanèse en
voyant transcrire sur une feuille de bouleau ce qu'il
a voit dicté. — Réflexions intéressantes sur l'art de faire
parler les hommes là où ils ne sont pas, et même après
leur mort. — Réplique du général Butler. —Il craint
que le morceau suivant ne mérite pas d'être envoyé.
— Les guerriers plus communs parmi ces nations que
les prosateurs. — Regrets l'une aussi belle nation so
refuse à tout ce qu'on a fa' pour la civiliser. — Devoir
de conserver les noms ind ^ènes , plus sonores que la
plupart de ceux donnéspar.?s Européens. — Difficultés
de traduire leurs harangues. — Nécessité d'introduire
des mots nouveaux. — Moins susceptibles d'amitié que
les blancs. — Causes. — Réflexions sur leur genre de vie.
' — Observations de plusieurs chefs sur la prévoyance et
les inquiétudes de l'avenir. — Leur étonnement en
voyant les blancs travailler le jour et la nuit. — Com-
plainte de Panima, assis au pied d'un grand bouleau au
clair de la lune, adressée à Ganondawé , son ami, qui
étoit parti pour aller dans la Peusylvanie , en huit
strophes 106
CHAPITREVI.
SÉJOUR chez le chancelier Livingston. —Départ de
Clermont pour Albany et Skénectady. — Les voyageurs
remontent le Mohawk jusqu'à l'embouchure de l'Oris»
kany. —Réflexions sur les grands changemens qui ont eu
lieu depuis 1789. — ïlsprennent quatre indigènes pour leur
servir de guides el de pourvoyeurs. — Ils arrivent à Li-
SAndre^un des districts de la grande concession militaire.
DES CHAPITRES. îx
— Rencontre d'une famille nouvellement arrivée sur
son terrain. — Services qu'ils lui rendent. — Ils partent
pour aller à la Nouvelle-Genève. — Arrivent à la plan-
tation d'un colon du Nouveau-Jersey. — Inquiétudes
de sa femme à la vue des quatre chasseurs. — Elle sonno
de la trompe. —Son mari arrive. — Conversation inté-
ressante de ce colon. — 11 leur indique le camp de l'ar-
penteur-général. — Départ 127
CHAPITRE VIL
Ils traversent des cantons c verts de pins et de hem-
locs. — Jeunesse des défriche, ens. — Stérilité du sol.
— Rencontre de quelques chef Cayugas. — Ils arrivent
sur les bords du lac Sénecca. — Réflexions que fait naître
la vue de l'humble bourgade de Genève. — Ils traversent
ie lac. — Ils trouvent à l'auberge abondance et propreté.
— Conversation d'un des fondateurs de ce nouvel éta-
tablissement. — Motifs qui les déterminèrent à quitter
leur ancienne patrie. — Eloges du colonel Williamson,
dont ils ont acheté leurs terrés. — Les voyageurs s'em-
barquent sur le premier slôop qui ait été construit à
Genève. — Départ. — Ils traversent le district d'Ovide,
le lac Gayuga, et arrivent au camp de l'arpenteur-géné-
ral. — Détails sur l'apprentissage , la subdivision des
terrÊFS , les noms romains donnés aux districts de cette
concession militaire. — Tableau des canaux terminés,
commencés, ou projetés dans les Etats-Unis. — Tableau.
de la population de ces Etats à différentes époques. —
Tableau du progrès annuel de cette population. — Er-
reur de ceux qui croj^'ent qu'elle dépend des émigrations
de l'Europe. — Progrès des défrichemens dans le nord
et le nord-ouest de l'Etat de New-York depuis dix-huit
X SOMMAIRES
ans. — Réflexions de M. Hermaii. — Retour à Skénec-
tady i54
CHAPITRE VIII.
Anciennes pyramides, cirques et chaussées décou-
verts dans la Géorgie et les deux Florides. — Réflexions
de M. B. , membre du sénat des Etats-Unis sur les traces
évidentes d'une ancienne population, ainsi que sur les
camps retranchés et les tombeaux situés à l'ouest des
Alléghénys : les anciens Floridiens ont dû long-temps
jouir de la paix ; les anciens peuples Trans- Alléghéniens
ont dû au contraire exister dans un état de guerre con-
tinuel.— Tradition des Cherokees. Ces ouvrages étoient
dans le même état il y a deux siècles. — Bancs énormes
d'écailles d'huître. — Huîtres fossiles dans le pays des
Chicassaws 1 84
CHAPITREIX.
DÉTAILS sur les actes d'incorporation. — Sur l'esprit
public qu'elles ont fait naître. — C'est à cet esprit que
Ton doit tout ce que l'on voit d'utile dans les Etas-Unis.
E"lises,hôpitaux, collèges, académies, sociétés littérai-
res, ponts, canaux, &c.— Inviolabilité de ces chartes : —
aussi respectées que la propriété. — Sujettes à la forfai-
tuï-P, Détails des choses fondées à New- York et dans
l'intérieur de l'Etat par des sociétés incorporées. — A
Philadelphie , dans le Connecticut et le Massachussets.
Origine du grand hôpital de New- York et de la so-
ciété de marine 220
CHAPITRE X.
SÉJOUR chez M. G. .. sur les bords de la rivière Pas-
saïck. Retour de M. Héinian de l'île de Nantukel. —
DES CHAPITRES. xj
Détails sur les ccwnmunications intérieures et le cabotage
clés Etals-Unis. — Tableau de ce cabotage. — Autres dé-
tails sur ce que ce continent fournit annuellement aux
Antilles. — Tableau de ki navigation intérieure et exté-
rieure du port de New- York pour l'année 1788. — Ap-
perçus des progrès faits depuis cette époque. — Excel-
lence et célérité des radoubs. — Tableau de construction
et de radoubs depuis 1784 jusqu'en 1788. — Epoque des
j)remiers établissemens du nouveau Jersey. — Cidre de
New-Ark. — Détails relatifs à la vie privée du général
Washington. — Vaisseaux submergés avant la guerre,
relevés et reparés à la paix. —Détails. — Durabilité de
Facacia. — Avantages d'en planter. — Vaisseaux sciés en
deux et alongès. — Motif. — Détails de cette opération.
— Excellence des pommes de Pippin et de Spitzenberg.
— Nouveaux ponts de la Passaïcket de Hakinsac , cliau^-
sée de Bergen •— Huîtres d'une grandeur énorme dé-
couvertes en fondant ces ponts, — Historique de la décou-
verte de la mine de Scîiuyler.— * Richesse du minerai, —
On commence à platiner le cuivre. — Mai'ais de cèdres
blancs. — Utilité de ce bois. — Prompt accroissement,
— Terrein sur lequel il aime à être. — Facilité d'en éle-
ver des forêts en Europe ainsi que de cèdres rouges. 245
CHAPITRE XI.
DÉTAILS géographiques sur l'état de Ténèzée. — Con-
cession militaire de la Caroline septentrionale. — Le fils
de M. G. . . forme le projet d'aller s'établir dans ce nou-
veau pays. — Ce que lui dit M. G. . . — - Collège de Dart-
mouth ; sa situation éloignée. — Zèle de son fondateur.
Destiné à instruire et à civiliser la jeunesse indigène.—^
Inconvéniens des collèges de New- York et de Phiîadel-
iVj SOMMAIRES BES CHAPITRES.
phié. — Question relative au nom inctigène du fleuve
Hudson. — Ignorance des premiers colons Hollandais qui
fondèrent New- York. — L'enfance de celte colonie peu
intéressante. — - Bien différens des colons qui s'établirent
dâtts l'état de Massachussets.— Traits de leur conduite,
de leur fanatisme. — Fondation de l'université de Har-
vard, la plus ancienne du continent. — Difficultés que ces
colons eurent à vaincre.— Coalition de toutes les nations
de ces cantons contre eux. — Mort de Métacomet , chef
de cetle coalition. — Parallèle entre les premiers navi-
gateurs qui découvrirent ce continent , les fondateurs de
ces colonies , et ces oonquêraiis à qui l'histoire a donné
le nom de héros. — La colonisation de ce continent do-
pais la première origine jusqu'à ce jour, beau sujet d'his-
toire. — Collection de cartes anciennes et modernes. —
Publication des chartes de toutes les colonies. — M. G...
aime les antiquités de son pays. — Plan des principales
villes dti continent à différentes époques. — Un quart
du terrcin sur lequel New- York est construite , a été
envahi stir les eaux. — Détails sur les procédés de cet
envahissement. — Recônnoissance de M. Herman pour
tout ce que M. G... venoit de nous dire. — Autres dé-
tails sur l'acquisition de sa terre des derniers indigènes.
— Son goût pour la horticulture. — Son jardinier est de-
venu son ami. — Moyens dont il s'est servi pour attacher
son fils à cette terre. — Antiquité .des cèdres qui for-
ment son berceau. — Ombres harmoniques. — Musique
aérienne. — Méditations. — Départ. a-jj
X«ettro contenant les adieux de M. Herman 3i8
.''^y%^
VOYAGE
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE
E T
DANS L'ÉTAT DE NEW-YORK.
CHAPITRE PREMIER.
Histoire de Jean de Bragansa,
«vous exigez que je retrace les principaux
événemens de ma vie, depuis îe riant crépuscule
de Tadolescence jusqu^aux sombres teintes du
soir, au milieu desquelles je me trouve. Quelle
tâche douloureuse et pénible votre amitié m^im-
pose ! Comment rappeler le souvenir de tant
d^injustices et d^outrages-, sans accuser de nou-
veau cette aveugle destinée qui me les a fait
éprouver? lime reste encore quelques idées, il
est vrai , comme on trouve des étincelles au
milieu d'un tas de cendres j mais ^instrument
de la parole j ou^ plutôt ^ le moule est usé. N^
ïïl, A
3 VOYAGE
savez-vous pas que le style , qui n'est que la
physionomie de l'esprit ^ s'échauffe ou s'élève ^
se refroidit ou s'abaisse, suivant les affections
de l'ame ou les différens périodes de la vie ?
Est-ce à mon âge, lorsque les glaces de l'hiver
ont paralysé l'imagination , refroidi la mé-
moire 5 éteint ce feu élémentaire et sacré qui
aliime notre intelligence, qu'on peut s'occuper
d'écrire ? Non , semblable à ces fleurs dont les
frimats ont flétri l'éclat , que le poids des orages
incline vers la terre , je suis parvenu à cette
époque où la vie n'est plus qu'un reste de végé-
tation. Mais votre amitié l'exige, je ne mets
d'autres conditions à mon acquiescement que
celle du secret ; car vous n'ignorez pas quelle
seroit la conséquence de la plus légère indis-
crétion )).
(( Après avoir été nourri et tendrement soi-
gné, jusqu'à l'âge de trois ans , par Dona Thé-
résa H , soeur de l'évéque de B. . . . , ma mère ^
qui étoit en Angleterre, m'appela auprès d'elle^
et, quelque temps après, m'envoya à la cam-
pagne, où je restai jusqu'à ce que, devenugrand,
j'entrai au collège d'Eaton. Soit que j'eusse reçu
de la nature quelques talens , ou qu'on eût pris,
un soin particulier de mon éducation , je ne tar-
dai pas à faire des progrès rapides , et à mériter
4'estime de mes supérieurs. Un jour, que le chan-'
DANS LA HAUTE PENS YLVANÎE. 5
celier étoit venu , suivant l'usage , faire au col-
lège sa visite annuelle , à mon grand étonne-
ment , je lui fus présenté comme un des écoliers
qui méritoient la protection du roi (Georges I"
vivoit alors ). Cette circonstance flatteuse et
inattendue fut si agréable à ma mère , qu'elle
forma le projet de me faire entrer dans la ma-
rine royale ; et dès l'année suivante, je fus admis
à l'école de Greenwich, Après y avoir étudié
avec succès pendant trois ans , je fus honoré , par
sa majesté, d'un brevet de garde-marine à bord
de V Alfred y commandé par le capitaine Wal-
lon , frère de ma mère , sur les registres duquel
je fus inscrit sous mon nom de John Bragansa ,
nom fatal , auquel , comme vous le verrez , j'ai
dû , dans la suite , tous les malheurs qui me sont
arrivés. Quand on observe combien sont imper-
ceptibles les causes premières qui influent sur
notre sort, et les pivots sur lesquels tournent les
destinées des hommes , il semble évident que nous
sommes sur la terre les jouets de ce que les uns
appellent hasard, d'autres fatalité. Hélas î com-
bien ne serions-nous pas efîrayés , si , en entrant
dans les sentiers obscurs de la vie , nous pou-
vions pressentir l'influence de nos premières
démarches , distinguer les anneaux de cette
chaîne indestructible qui lie tous les événemens
humains )) !
2
4 VOYAGE'
c( Peu de temps après mon entrée à bord de
r Alfred y ce vaisseau fut envoyé en station
dans la Méditerranée, où il resta trpis ans. Nous
visitâmes les différentes échelles de ce pays,
jadis si célèbre , Smyrne, Alexandrie, les îles de
Chypre et de Candie, les ports de l'Afrique et
de la Morée 5 nous parvînmes même jusqu'aux
Dardanelles , d'où nous allâmes plusieurs fois à
Constantinople , dans le cutter du vaisseau. Je
relis encore quelquefois avec plaisir les détails
de ces courses , et les observations que la vue
de tant/d'objets nouveaux m'inspira; car mal-
gré les dissipations de la jeunesse, je ne négli-
geai point de les écrire tous les soirs , et dans la
suite 5 de les mettre au net. Plein de santé . de
forces , d^espérances , la joie et le plaisir circu=-
loient dans mes veines et brilloient dans mes
yeux : j'étois heureux du bonheur d'être w.
ce Tout ce que je voyois de grand , de beau ^
fixoit mes regards avides, enllammoit mon ima-
gination 3 cette colonne étonnante d'Alexan-
drie, les édifices d'Athènes, les ruines véné-
rables que l'on rencontre sur les deux rives de
l'Hellespont , et dont l'origine se perd dans la
nuit des temps. Mon admiration alloit jusqu'à
l'extase, en réfléchissant au goût, à la hardiesse,
àl'esprit patriotique, à la richesse de ces anciens
peuples qui , bien mieax que les modernes ^
BANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 5
savoient imprimer à leurs édifices un caractère
d^immortalité. Mais c'étoit sur -tout dans les
sociétés grecques que je me rappelois ce que l'his-
toire nous a transmis de cette rration célèbre, que
j'admirois ces nez aquilins , premier type de la
beauté, ces bouches à lèvres vermeilles, ces
dents d^émail , ces yeux étincelans, mille fois
plus expressifs que la parole. Il me sembloit
reconnoître ces figures que le génie des Praxi-
tèles et des Phidias transmettoit au marbre, il y
a trois mille ans , et dont quelques-unes ont été
conservées jusqu^à nos jours )).
(( A Fépoque prescrite, nous reçûmes l'ordre
de retourner en Angleterre, et en passant, de
relâcher à Gibraltar et à Lisbonne. Le lende-
main de notre arrivée dans cette dernière ville
(en 1756) , il y eut à la Cour un gala, auquel,
suivant l'usage , les officiers du vaisseau furent
invités. A peine étions-nous entrés dans la pre-
mière salle du palais , qu^un des majordomes
vint au-devant de nous , et , d\in ton très-poli ,
nous dit : — (C Messieurs , l'étiquette exigeant
que je présente vos noms au secrétaire d'Etat,
je vous prie de me les indiquer)). — Au lieu
d'écrire le mien comme il avoit fait celui des
autres , il me considéra attentivement et dis-
parut. La foule étoit si grande, que je suivis
mes camarades sans y faire beaucoup d'atten-
6 VOYAGE
tion. J^eus été à peine une demi-heure dans le^
grand salon , que je fus arrêté et conduit dans
une des secrétaireries du palais, où je subis un
long interrogatoire relativement au nom que je
portois , à ma mère, à ce que j^avois fait depuis
l'âge de raison , etc. En vain je réclamai la
protection de mon capitaine, celle du lord Kin-
noul, alors ambassadeur d'Angleterre : on me
conduisit je ne sais plus dans quel endroit, où^
environ sept mois après , un homme parut dans
ma chambre , et me dit : — « Ne vous ennuyez-
vous point ici ? — Comment peut-on faire une
semblable question à celui qui gémit depuis si
long-temps dans une captivité dont il ignore les
motifs ? Qui êtes-vous ? qui vous envoie ici ? —
Ceux qui s'intéressent à votre sort , vos supé-
rieurs et les miens. — Je ne connois d'autres
supérieurs que Sa Majesté Britannique et le
capitaine de son Ynisseaii l^ Alfred. — Jusqu'ici
vous avez eu raison 5 mais les choses ont bien
changé à votre égard : sachez que vous ne tenez
à la nation anglaise que par votre mère, et que
votre "père est un seigneur portugais. Il vous
réclame et vous adopte comme son fils, mais à
condition que vous servirez dans la marine de
ce pays : un brevet de lieutenant vous attend à
bord d'une frégate prête à partir pour Goa ;
voulez-vous l'accepter ? — Si réellement , lui
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 7
dis-je, ce seigneur me réclame comme son fils ,
pourquoi m^a-t-il retenu si long-temps entre
ces quatre murs? Quel reproche peut -il me
faire ? Que ne me permet-il de le voir , de mé-
riter ses bontés? De quel droit m'a-t-il privé de
ma liberté ? Pourquoi veut- on m'envoyer à
Goa? Tout cela est une énigme que je ne puis
comprendre. — Il ne m^est pas permis de vous
en dire davantage, me répondit-il , mais cepen-
dant, si je pouvois hasarder un conseil, ce seroit
celui d'accepter ces propositions. Ne vaut-il pas
mieux , après tout , être lieutenant d'une fré-
gate en activité, que de languir ici victime de
considérations qui vous seront long-temps in-
connues )) ? — Il me quitta , en me disant qu^il
viendroit le lendemain apprendre quel seroit le
résultat de ma détermination )).
c( Je passai la nuit dans une effervescence qui
approchoit du délire , occupé à me rappeler ce
que cet étranger m'avoit dit , à chercher quelle
pouvoit être cette personne qui me réclamoit
comme son fils , et par quel hasard mon père
étoit un seigneur portugais, moi, dont la mère,
dame de qualité ^ étoit anglaise. Abandonné à
moi-même , l'impatience et l'ennui me déter-
minèrent à suivre les conseils de ce messager.
Arrivé à Lisbonne , je ne tardai pas à m^apper-
cevoir que j^étois strictement surveillé ^ quoique
^ VOYAGE
plus poliment traité. On me permit cependant
d'écrire à ma mère , ainsi qu^à mes amis de Lon-
dres ^ mais à peine avois-je envoyé mes lettres,
que je fus conduit à bord de la frégate et pré-
senté au capitaine , qui m'attendoit sur le pont.
J^étois occupé à parcourir et examiner les effets
ainsi que les papiers que j'ayois laissés à bord
de V Alfred , lorsque j^apperçus une lettre du
capitaine Walton , écrite trois jours après mon
arrestation 5 dans laquelle il peignoit ses regrets,
les démarches inutiles qu^il avoit faites , et pro-
mettoit d^instruire Famirauté de ce qui m^étoit
arrivé. Aussi-tôt que j^eus endossé Puniforme
portugais > on lut ma commission à l'équipage ;
mais quel fut mon étonnement d^entendre qu^au
lieu de mon nom , on me donnoit celui de Jéro-
nimo de Sousa. — « Pourquoi ce changement
de nom ? demandai-je au capitaine. — Ce n'est
pas ici que cette question peut être répondue,
me dit- il 5 j'obéis à mes instructions ». — Après
avoir épuisé toutes les ressources des conjec-
tures , et sondé en vain le capitaine dans les
longues conversations que nous eûmes ensem-
ble, je pris mon parti, et laissai au temps à
développer ce mystère. Je m'associai avec mes
camarades , et m'occupai sérieusement de mes
devoirs. Je regrettois néanmoins la société de
ceux avec lesquels j'avois servi dans la Médi-=
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 9
terranée , dont la langue , les mœurs et les con-
noissances nautiques étoient si différentes de
celles de mes nouveaux compagnons ».
((Notre frégate, carénée à la liâte, fit tant
d'eau, que le capitaine fut obligé de relâcher à
Mosambique , dont le gouverneur étoit nègre.
Enfin , après i02 jours de traversée , nous arri-
vâmes à Goa , dans File de Salsette. Fatigué
d'un aussi long passage, je me disposois à faire
une excursion à la ville , lorsque le capitaine
me dit : — a J'ai reçu les ordres les plus positifs
de vous retenir à bord j mais que cela ne vous
chagrine pas , j'aurai fi^équemment de la com-
pagnie , et nous irons à la pêche toutes les fois
que cela vous fera plaisir. Je vous en conjure,
prenez cette petite gêne avec patience et cou-
rage )) .
(( Au nom du ciel , lui dis-je , qui a pu vous
donner des ordres aussi inconcevables ? Ne suis-
je pas lieutenant de cette frégate ? Comme tel,
et en ma qualité d'homme , n'ai-je pas le droit
et le privilège de faire ce que je veux , après
avoir rempli mes devoirs ? Est-ce là l'intérêt
que prend à moi celui qui se dit mon père , et
ne semble l'être que pour m'enchainer et me
tenir dans la servitude ? Sont- ce là les marques
de son affection? Que ne me laissoit-il à bord de
V Alfred ? là seulement j'ai été libre et heureux.
10 VOYAGE
Non, cet homme nV.st point un Portugais, mais
un Arabe , un Maure. — Vous êtes plus heu-
reux que vous ne pensez , imprudent jeune
homme, répliqua-t-il 5 car si ce que vous venez
de dire étoit connu d^un autre que de moi, vous
seriez perdu : soyez plus discret , ou vous me
forcerez d^étre plus sévère 5 entendez-vous ? Le
désespoir est le partage de la vieillesse ; mais à
votre âge » ! î !
(( Parmi les personnes que le capitaine invi-
toit souvent à bord , étoient deux Indiens, per-
sonnages graves , vénérables jpar leur âge, ainsi
que par la douceur inaltérable de leurs physio-
nomies. — « Etes-vous père ? leur demandai-je
un jour qu^ils étoient seuls avec moi sur le pont.
— Oui, nous le sommes, répondirent-ils , et il
y a bien des années. — Quel âge ont vos pre-
miers-nés?— Trente ans et plus. — Pourquoi
ne les amenez-vous pas quelquefois ici? j'au-
rois bien du plaisir à connoître les fils de pères
aussi respectables. — Les plus jeunes sont à Bé-
narès, les autres en Perse. N^auriez-vous point
dans Fesprit quelque chose que vous leur auriez
plus volontiers communiqué qu'à nous ? S'il en
est ainsi , que la différence de nos âges ne vous
inspire ni timidité, ni méfiance j nos coeurs vous
sont ouverts comme nos mains ; soulagez votre
ame , allégez j par l'épanchement , le poids et
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 11
l'amertume de vos chagrins, si vous en avez )).
— Entraîné par un début si touchant , je leur
racontai Fhistoire de ma vie, jusqu'à mon ar-
rivée à Goa. — (( Brave et intéressant jeune
homme ! me dirent-ils, né d'un père portugais
et inconnu, qui, à ce que vous croyez, jouit
d'une grande considération ^ et d'une mère ap-
partenante à une des premières castes de l'An-
gleterre , la justice du ciel, celle des hommes ni
votre conscience, n'ont pas le plus léger i^-
proche à vous faire , et vous êtes malheureux .
En Europe , comme ici , la destinée ne semble
appeler les hommes sur ce grand théâtre , que
pour en faire les jouets de ses caprices. Que faire?
Quitter la vie , ou apprendre à en supporter les
dégoûts et les amertumes. Nous connoissons le
capitaine d'un vaisseau destiné pour Lisbonne j
le jour de son départ, nous vous procurerons
les moyens de sortir de cette frégate , votre nom
sera Gasparo Vitello , que vous garderez jusqu'à
votre arrivée en Angleterre. Occupez-vous des
moyens d'y passer, dès que vous serez en Por-
tugal j par-tout ailleurs, le malheur vous at-
tend )) .
« Le jour même que je débarquai à Lisbonne,
j'apperçus celui qui étoit venu me parler dans
ma prison d'Evora. La foudre, tombant à mes
pieds, ne m'auroit pas causé plus d'effroi. Toutes
13 VOYAGE
mes précautions pour l'éviter furent inutiles.
Le lendemain , je fus arrêté sur le quai où j'ai-
lois m'embarquer j et conduit à la prison com-
mune. Irrité de ce nouvel attentat, ne con^sidé-
rantplusce pays que comme celui de l'esclavage
et de l'injustice, je m'associai avec un Irlandais
accusé de quelques irrévérences devant une ma-
done de village; et trois jours après, à l'aide
d'une corde faite avec les débris de nos draps ,
nous parvînmes au pied de la muraille située au
bord de la rivière , que nous traversâmes à la
nage jusqu'au paquebot anglais. Heureusement
le capitaine , qui se trouva à bord, nous reçut et
nous traita avec beaucoup d'humanité )).
(( Quel jour, quel moment que celui où , libre
enfin , je débarquai à Faîmoutli ! Combien la
verdure de ce beau pays me parut fraîche et
douce ! Ces prairies émaillées , ces vergers de
Pomone , la physionomie , le teint , les vête-
mens des habitans , quelle joie inexprimable la
vue de tous ces objets n'excita-t-elle pas dans
mon coeur ! Mais je ne desirois voir que Lon-
dres , où , peu de jours après , je me trouvai
serré dans les bras et mouillé des larmes de la
plus tendre des mères. Appuyé sur ses genoux ,
mes mains dans les siennes, je fus consolé par
la perspective d'un avenir plus heureux. En
effet 3 dès le lendemain , elle me présenta à la
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. l5
reine Caroline , qui , deux mois après , me lit
nommer un des sous-secrétaires du lord Stairs ,
ambassadeur à Paris )).
(( Dés que je fus dans cette capitale , je m'oc-
cupai de l'astronomie , dont j 'a vois appris les
élémens à Malte , pendant les difFérens séjours
qu'y avoit faits /^^//r^û?. Mais la foudre grondoit
et alloit éclater sur ma tête. Après avoir passé
dix-huit mois à Paris , je fus instruit que ma
mère étoit à toute extrémité. Déchiré par les
plus noirs pressentimens , je revins à Londres ,
où je n^arrivai, hélas I que pour lui fermer les
paupières. Et j'ai pu survivre à cette cruelle
perte 1 Et les angoisses du désespoir n'ont point
brisé mon cœur ! O ma tendre mère ! ombre
respectable et chérie ! je vois encore les traits de
ton visage , siège de la beauté 5 que la mort n'a
pu détruire 5 j'entends encore le son de ta voix ,
organe de cette douceur inaltérable qui , avec la
bonté , formoit la base de ton caractère. Je me
rappelle encore tes premières leçons , ces épan-
chemens si doux de l'affection maternelle. Nos
esprits se réuniront-ils un jour ? Un jour , sera-
t-il donné à ton malheureux fils de partager ton
bonheur, celui des justes? Mais pourrois-je
admettre ce doute cruel ? Non , il flétrir oit mon
coeur ainsi que mes espérances les plus chères;
il anéantiroit le courage et la résignation avec
l4 VOYAGE
lesquels je supporte les rigueurs du sort et les
peines de la vie. Ah ! si je pouvois croire que le
crime audacieux et prospère, que la vertu pros-
ternée et souffrante , ne fussent que des noms ;
que les remords n'eussent leur source que dans
l'éducation ; que tout dût également disparoître
dans les ténèbres de la mort 5 alors je dirois : —
« De tous les êtres qui respirent , Tliomme est le
plus malheureux, puisqu'il ne doit espérer au-
cune compensation pour les innombrables sacri-
fices qu'exige son passage sur la scène du monde.
Le Dieu de la nature, ce père des êtres sen-
sibles , que nous invoquons journellement ,
n'existe pas , ou n'est que l'organisateur passif
de la matière )).
(( Deux jours après ce fatal événement , les
exécuteurs des dernières volontés de lady Anne
Fitz... me remirent une copie authentique de
son testament, et une lettre toute entière de son
écriture , qui m'informoit que le roi Jean V de
Portugal étoit mon père. Ce secret, comme un
trait de lumière , m'éclaira sur les causes et les
motifs de la sévérité avec laquelle on m'avoit
traité ; mais au lieu de flatter ma vanité , la
révélation de ce mystère me fit trembler , car les
rois ont souvent des opinions et des préjugés
particuliers à leur état. Par son testament, ma
mère me légua sa maison et le montant de ses
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. l5
fonds, qui 5 quoique peu considérables, n'eu
étoient pas moins précieux, puisque c'étoit le
dernier témoignage de sa tendresse. Elle quitta
la vie au moment où la mienne alloit être abreu-
vée de nouvelles amertumes )).
(( Le roi .Toseph Y^ , piqué de mon évasion ,
ainsi que de la protection que j'avois obtenue
du Gouvernement anglais , chargea son ambas-
sadeur de lui transmettre tontes les observations
qu^il pourroit obtenirrelativementàmon emploi
sous le lord Stairs , ainsi qu^à Fépoque de mon
retour. Cet ambassadeur sut si parfaitement
tous ces détails, qu^à peine me laissa- 1~ il le
temps de sécher mes premières larmes. Il repré-
senta au secrétaire d'Etat que , par respect pour
la mémoire du roi Jean , qui venoit de mourir,
son successeur vouloit pourvoir à la fortune et à
Tavancement du fils que son père avoit eu de
lady Anne Fitz. . . 5 que malgré les efforts réitérés
et les offres de bonté , ce jeune homme s'y étoit
constamment refusé , sans qu'on pût en deviner
lemotif^ que, dans le cas où ses refus dédaigneux
viendroient de son affection pour sa mère, on
l'excusoit • que par respect pour elle , le roi
avoit fermé les yeux sur sa résistance opiniâtre;
mais que cette dame n'étant plus , il vouloit que
les intentions de son père fussent accomplies,
et qu'en conséquence il le chargeoit de le ren-
l6 VOYAGE
voyer dans sa véritable patrie ^ où il seroit
avancé dans le service, et honorablement traité.
Le lord *^^ , alors secrétaire d'Etat, trompé
par ces belles promesses , en fut la dupe, et moi
la déplorable victime , car à peine fus-je débar-
qué à Lisbonne , qu'on me conduisit en prison,
comme coupable d'avoir résisté aux volontés
du roi. Et si ce roi eût été dey d'Alger ou empe-
reur de Maroc , que m'auroit-il donc fait )) ?
« Il n'y avoit pas encore une semaine que j'y
languissois, lorsque le geôlier, d'un air mysté-
rieux , entra dans ma chambre et me dit: — c( Je
sais que je cours le risque de ma vie en vous ap-
portant cette lettre, mais je n'ai pu résister aux
sollicitations d'un saint évêque qui m'a chargé
de vous la remettre : si vous êtes discret , ce ne
sera pas la dernière. Elle étoit de Dona Térésa
Hen...)).
a Je suis celle qui , il y a 26 ans , vous nourrit
)) du lait de son sein , et quoique je ne vous aie
)) jamais vu depuis, le ciel m'est témoin que je
)) n'ai pas cessé un seul jour de m'intéresser à
)) votre sort. Tant qu'il a été heureux , je me suis
)) contentée de m'en réjouir en secret 5 mais au-
)) jourd'hui que vous avez encouru la colère du
)) roi , et q ue vous avez perdu votre mère , je veux
)) la remplacer : comptez sur mon zèle. On a fait
)) trouver mauvais à ce persormage foible et im-
DANS LA HAUTE PENSYLYANIE. If
)) périeusement gouverné par son confesseur et
)) son ministre , qu'un homme dans les veines
)) duquel circule le sang de son père, ait osé vivre
)) ailleurs qu'ici , et porter son nom en Angle-
)) terre. Soyez tranquille ^ on vous remettra 4oo
» crusados novos et quelques livres. Comptez sur
ï> le tendre intérêt et TafFection de votre bonne
3k) nourrice et amie. Dona Térésa Hen.. . ».
(( Le voyageur excédé de fatigues et mourant
de soif au milieu des déserts, ne ressent pas une
j oie plus vive lorsqu'il rencontre un puits et quel-
ques arbres touffus à l'ombre desquels il puisse
se reposer , que celle dont la lecture de cette let-
tre remplit mon coeur et mon esprit. Tout s'illu*
mina autourdemoi^ ma prison n'étoit plus aussi
sombre, ni le passage du temps aussi lent et aussi
douloureux. L'espérance revint humecter mes
paupières brûlantes. Toutes les semaines, jerece-
vois les lettres les plus consolantes de cette res-*
pectable femme. Enfin , j'appris que son frère^
Févéque de Ba« . . avoit su alarmer la conscience
du roi en lui représentant l'injustice de ma dé*
tention , la nécessité de traiter avec moins de
sévérité un jeune homme à qui on ne pou voit
faire aucuns reproches 5 il osa même lui conseil-
ler de m'envoyer à l'abbaye de M. . .. où je joui-
rois de plus d'aisance ; que, là , on s'occuperoit de
;pion salut et des instructions dont avoit besoin
III. B
î8 VOYAGE
un homme qui avoit passé tant d'années parmi
les hérétiques. J'y fus transféré».
«Ainsi l'aveugle destinée, le hasard, ou je ne
sais quelle cause inconnue, se joue du bonheur,
de la vie des hommes grands ou petits , pauvres
ou riches , vertueux ou médians. D'un des pays
les mieux cultivés de FEurope, du sein d'une
nation renommée pour ses richesses, son indus-
trie , son commerce et sa puissance, je me trou-
vai transporté etenchaînédansun des plus arides,
des plus incultes, parmi le peuple le plus igno-
rant, çnfin dans un couvent portugais. En pen-
sant à la mort de ma mère et à tout ce qui m'étoit
arrivé depuis, je me rappelai Fapologue que
j'avois entendu répéter aux bons Indiens de
Goa».
(( Bien avant le temps , Visnou existoit dans
» sa pensée, et sa pensée s'étendoit sur tout l'es-
» pace.Pour le remplir, il le divisa en cinquante-
» deux firmamens. Aussi-tot qu'il fut parvenu
)) à celui de la terre , il appela ses deux dragons
» ailés ; l'un étoit rouge , et l'autre blanc. Crée-
» moi , dit-il au premier , un sol ferme et solide
)) qui puisse porter des arbres et des moissons ,
)) sur lequel tu placeras des hommes à deux pieds ,
)) des animaux à quatre , des oiseaux , des in-
)) sectes et des reptiles. Et au second il dit : —
» Crée-moi une mer qui soit profonde pour con-
DANS LA HAUTE PENS YLVANTE. 19
)) tenir des eaux, et qu'elles soient salées. Tu la
)) rempliras de poissons grands et petits , à co-
)) quilles et sans coquilles. Que tous aient des
)) yeux pour voir, des oreilles pour entendre , et
)) des facultés pour se conduire. Mais comme il
)) disoit cela, parut l'irrévocable (Pétern elle né-
)) cessité); elle présenta à chacun des dragons
)) une caisse remplie des feuilles de l'arbre du
» bien et du mal. — Pourquoi mêler l'un avec
)) l'autre , lui demanda Visnou ? — Parce qu'ils
)) sont inséparables. — Satisfait de cette réponse,
)) ils s'en allèrent vers un des plus hauts firma-
» mens pour y ordonner la création d'un autre
» monde ; mais à peine y furent-ils arrivés qu'un
)) ouragan affreux dévasta la plus grande partie
)) du continent que le dragon rouge venoit de
» former, ce qui le jeta dans une si grandecolère,
)) qu'il alla trouver Visnou, — La première feuille
)) qui est sortie de la caisse du dragon blanc , lui
)) dit-il, ayant été celle du mal, la moitié démon
)) ouvrage n'existe plus. — Tu vas être satisfait ,
)) répondit Visnou ; et à l'instant il parut sur la
)) terre bouleversée. Il siffla , et les vents se turent ;
)) il siffla encore , et le continent submergé repa-
)) rut. De-là il prit son essor vers la lune, où la
» nécessité étoit déjà arrivée ; là, ils résolurent
)vque le jour où le dragon rouge laisseroit tom-
» ber une feuille du bien sur son élément , le
SO VOYAGE
)) blanc en feroit autant sur le sien , et même
)) pour les feuilles du mal. A peine avoient-ils
» vidé la moitié de leurs caisses , qu'il arriva
» une explosion terrible dont les débris rompi-
)) rent ces boîtes. Alors le hasard, qui s'étoit
)) tenu caché , arrangea si bien les choses , que
)) le plus grand nombre des premières feuilles
)) furent perdues dans le vague de l'espace , et
)) que les secondes , portées par les vents , se ré-
)) pandirent sur la terre et les mers. Voilà pour-
)) quoi, depuis les temps anciens, il y a beaucoup
)) plus de mal que de bien sur la terre , et que
)) quelquefois l'un et l'autre y arrivent en parts
» égales )).
« C'étoit à l'abbaye de M. . . . que devoit végé-
ter pendant six longues années, sans en mourir,
un homme qui , par sa naissance, son éducation
et ses talens , s'étoit cru destiné à parvenir un
jour dans la marine anglaise. Cette abbaye jouis-
soit d'un revenu de 60,000 crusades^ et, chose
rare ! on y voyoit une bibliothèque , contenant
des décrétâtes , des légendes , des histoires de
miracles opérés sur les côtes d'Afrique par des
missionnaires, et plusieurs éditions de la Vie des
saints , vies un peu différentes de celles du bon
Plutarque. Quelle dépense pour loger, nourrir,
entretenir quarante-deux personnes dans l'oisi-
yeté ! Semblable à un gouffre sans fond, cette
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 21
maison absorboit la plus grande partie des sucs
nourriciers des cantons voisins, et cela dans un
pays où la moitié des terres est en friche, et
Tautre cultivée par les mains les plus mal-habiles.
Lorsque les pluies manquoient , l'espérance des
habitans étoit perdue , et ils n'avoient plus d'au-
tres ressources que les portes de l'abbaye, où on
leur donnoit de l'ail et du pain )).
«A cette époque, chaque communauté, comme
chaque église, avoit son saint favori, ses manies
religieuses , ses formules et ses miraclçs. La
- maison que j^habitois étoit célèbre pour les styg-
mates : tous les moines avoient reçu ces faveurs
nocturnes , et ceux dont lesblessures étoient les
plus profondes , passoient pour être favorisés du
ciel. Tout cela me parut bien extraordinaire et
bien nouveau ; mais en réfléchissant sur la na-
ture de l'homme , à qui dans cette vallée de
larmes et de misères , il faut des consolations et
des espérances , dont les yeux ne peuvent con-
templer le soleil ni la vérité , qu'à travers les nua-
ges et les illusions, je m'accoutumai à cette forme
de culte avec beaucoup moins de répugnance.
De tous ces moines, je ne voyois que le prieur et
le maître des novices. Le premier avoit constam-
ment les yeux élevés vers le ciel ou fixés sur la
terre, emblème, disait -an, d'une extase séra-
phique,Les marques de respect que l'usage avoit
22 VOYAGE
consacrées approchoient de Fadoràtion. Ce béat
avoitsixnoms, ce qui ajoutoit le même nombre
de fêtes au calendrier de Fabbaye ; ces jours-là
on jetoit des fleurs sous ses pas , on fléchissoit
le genou devant lui après l'avoir encensé»,
« Le second , hypocrite , astucieux , fourbe
quand il croyoit nécessaire de FétrOj gouvernoit
la maison , le prieur et les novices. Quoique de
sa tête féconde découlassent les idées mystiques
i^elatives au culte de la^Vierge , et que quelques-
unes fussent extrêmement douces et portassent
le caractère de l'amour , il étoit dur , irascible ^
impitoyable : malheur à qui pouvoitlui déplaire y
aualheur sur-tout à ceux en qui il croyoit apper-
cevoir du doute ou de l'incrédulité j ils étoient
sûrs d'expier leurs fautes dans le cachot le plus
obscur. Les autres religieux , malpropres par
habitude, ignorans par éducation, et, suivant
leur tempérament, fanatiques ou superstitieux,
vivoient ensemble non-seulement dans la plus
parfaite indifférence , mais souvent au milieu
des brigues , des haines et des jalousies. On au-
roit plutôt introduit la sève delà végétation dans
le tronc desséché d'un arbre, que les sensations
de l'amitié ou quelque mouvement d'affection
dans Iccoeur de ces moines. La plupart étoient
adonnés aux passions les plus brutales, qui,
sous ce climat ardent , ne sont que plus actives
DANS LA HAUTE PENS YLVANIE. 25
pour être cloîtrées. Tels étoient les hommes
avec lesquels j'ai vécu six ans sans pouvoir
y perdre ni la raison, ni la vie: cependant à
force d'instructions je devins éclairé, savant
même».
c( Mais au milieu de ces catéchismes , on s'ap-
perçut que j'avois des livres anglais et français ,
ainsi que quelques cartes terrestres et célestes.
Cette découverte occasionna une fermentation
générale dans toutes les têtes, car jamais, depuis
la fondation du couvent , pareil événement n'y
avoit eu lieu. Je fus accusé d'étudier les sciences
occultes prohibées par les saints canons , d'être
athée, incrédule et impie, et dès le lendemain,
tous ces détails furent envoyés au tribunal du
saint-office, et jusqu'à ce qu'il eut prononcé,
je fus enfermé dans un cachot. Après que j'eus
passé douze jours dans les ténèbres et dans le
désespoir , on me lut devant la communauté as-
semblée la sentence suivante )) :
(( Il est défendu à Jeronimo de Sousa de s'ap-
)) pliquer à l'étude de la géographie et de l'astro-
)) nomie sous les peines prescrites par le saint-
)) office ; ces connoissances n'appartiennent qu'au
» saint-siège, qui, seul, peut connoître les diffé—
)) rentes parties du monde dont il est le chef visi-
)) ble. Quant à l'étude de l'astronomie, il est cou-
)) pable de croire que la terre tourne autour du
si V O T A G E
» soleil ; c'est le système des hérétiques , qne
» Dieu damne à jamais. Il lui est défendu de pré-
I) dire les éclipses ; il n'appartient qu'à un athée
» de chercher à savoir ce qui n'est point encore,
)) Quant à l'étude des étoiles , c'est pure sorcel-
i) lerie ^ on ne lit dans le ciel que pour dépraver
)> son ame. Que ses livres et ses cartes soient con-
» sûmes par le feu , et lui condamné à six mois
J> de prison conventuelle. Que cette sentence du
)) tribunal de clémence et de justice soit lue à la
» communauté assemblée , pour que chacun en
» fasse son profit )).
(( Le roi , à qui on parla de ces misères , en
fut si courroucé, qu'il dit : — ((Ce Jeronimo de
Sousa n'est qu'un réfractaire, un hérétique 5 fut-
il mon fils, je ne lui pardonnerois pas. Qu'on le
transporte à Angola )). — -Cette cruelle sentence
auroit été exécutée sans l'intercession du pa-
triarche et de l'évêque de B. . .. — ■ (( Eh bien I
dit le roi au premier , qu'il embrasse l'état mo-
nastique ; je lui ferai donner une pension de
mille crusades : je ne veux plus qu'on me parle
de cela».
(( Les paroles que la colère inspire aux rois
consument et détruisent comme la foudre. Lors-
que j'appris cette fatale résolution, tout ce qui
me restoit de force et de courage m'abandonna.
Hélas l pourquoi , las de la vie , ne sait-on pas
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 25
ïa quitter, comme on sort d'une maison prête à
tomber, comme on abandonne un vaisseau prêt
à couler bas ? Enfin je me soumis, et ne pou-
vant mourir, je fis profession d'ignorance et de
superstition pour le reste de mes jours. Quel
sort pour le fils naturel du roi Jean et de lady .
Anne Fitz. . . )) !
« Après avoir goûté pendant quelques jours
les délices de la liberté , je me hâtai d'aller voir
Dona Térèsa , dont j'avois souvent reçu des
lettres durant mon séjour dans Fabbaye de M....
En l'embrassant pour la première fois de ma
vie, je mouillai ses vénérables joues des larmes
de la plus vive reconnoissance; elle daigna hono-
rer les miennes des mêmes marques de sa sensi-
bilité. Mon cœur desséché , flétri par l'adversité
et par l'impitoyable dureté des hommes, n'avoit
pas ressenti depuis long-temps d'aussi douces
impressions. — « Vous vous rappelez, lui dis-je,
lady Anne Fitz. ... ? — Si je m'en rappelle ! Elle
' étoit la plus belle des femmes que j'aie jamais
vues. — Et moi , son malheureux fils, je n'ou-
blierai jamais qu'elle étoit la meilleure. Ces
amers et tristes souvenirs sont tout ce qui me
reste de ces jours propices, lorsqu'à l'ombre de
ses ailes , je parcowroîs gaîment les premiers
sentiers de la vie. Quelle différence, chère Dona
Térèsa, du sort qui m'attendoit alors, et de celui
26 VOYAGE
que j'éprouve aujourd'hui ! — Oubliez, me dit-
elle , ce que vous auriez pu devenir , pour pou-
voir supporter avec plus de résignation ce qu'on
vous a fait. Appelez à votre secours le courage
et la fermeté , ils viendront vous aider , sou-
tenir vos pas chancelans, jusqu'à ce que l'éponge
du temps et le baume de l'habitude aient adouci
l'amertume de ces premiers momens. — La rai-
son 5 chère Dona Térèsa, est muette ,iJe courage
sourd à ma voix , sous cette livrée avilissante ;
mais mon sort n'étant point encore irrévocable,
pourquoi m'y soumettrois-je ? Je n'ai besoin que
d'un seul remède , je sais où le trouver. — Cette
livrée que vous méprisez tant , me dit-elle , est
cependant celle qui conduit ici à la puissance ,
aux richesses et à la considération. Que vous
importent les bases sur lesquelles tout cela est
fondé ! Pensez aux voeux que vous venez de
prononcer , et craignez au moins le parjure.
— Quand le coeur, Famé et l'esprit, contre-
disent à-la-fois ce que la bouche passive a été
forcée de prononcer, peut-on craindre le par-
jure? Un serment absurde peut-il être obliga-
toire ? Le ciel et ma conscience m'ont absous.
— Craignez au moins la colère du roi, les sbires
du eaint-office, et la vengeance du patriarche
qui vous a sauvé des prisons d'Angola, — Ar-
rivé au Bengale ou à Philadelphie , je braverai
BANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 27
leur haine ainsi que leurs menaces , et bientôt
ils m^oublieront. — Mais 5 mon cher Don Joan ,
comment sortir de ce pays ? Ignorez^vous donc
qu^il est défendu de le quitter sans permission ,
et que ces ordres sont exécutés avec la plus
grande sévérité? — Oui, je sais que les nobles
Portugais , écrasés sous le joug de la plus hon-
teuse servitude, ne sont maîtres ni de leurs
volontés , ni de leurs actions : et ce sont là les
descendans des anciens conquérans de l'Inde,
qu'on est parvenu à renfermer dans un parc
comme un vil troupeau ! Avec de l'argent et de
la prudence , je saurai bien en franchir les pa-
lissades. — Mais si le hasard ne vous favorise
pas , savez-vous quelle en sera la conséquence?
— Le sort , cher Dona Térèsa , est las de me pour-
suivre , puisqu'il m'a fait moine. — Mais n'êtes-
vous pas de la classe de ceux parmi lesquels on.
choisit les chefs d'abbayes, les prélats , les évé-
ques ? — Si les richesses attachées à la crosse et
à la mitre pouvoient me séduire, ce seroit alors
que je serois véritablement parjure. — Vous ne
le seriez pas plus que mon frère et tant d'autres.
— Votre frère, ainsi que vos autres évêques,
ont reçu une éducation bien différente de la
mienne ; nous n'avons pas respiré le même air.
— Puisque la destinée , qui dirige tout sur la
terre , l'a voulu ainsi, soumettez-vous à son em-
SS VOYAGE
pire 5 il est irrésistible ; profitez des circonstances
qui vous appellent aux richesses et aux dignités
sacerdotales. Mais, vieille comme je suis, que
puis-je dire qui vous console et vous persuade?
Il y a quinze ans , je vous aurois fait ouvrir les
portes de ce pays , et pardonner d^avoir porté en
Angleterre le nom de votre père : j'ai cependant
encore assez d'influence pour obtenir le choix
du couvent dans lequel vous voudrez habiter,
des jouissances, quelques privilèges analogues à
vos goûts. Je possède une somme considérable
dans l'église Saint-Antoine, nous en partagerons
le revenu , et à ma mort , je vous la léguerai. Au
nom de ce grand saint , ne vous exposez pas à
de nouveaux dangers ! Ressouvenez- vous qu^au
moindre soupçon , les donjons d'Angola vous
attendent. Comptez que d'ici à quelques années ,
vos démarches seront strictement surveillées,
car c'est ici le pays des espions :1e Gouverne-
ment , le patriarche, le ministre, le saint-office,
ont chacun les leurs, et il n'y a point de stipen-
diaires mieux payés ».
c( Entraîné , sans être convaincu , par ce que
venoit de me dire cette respectable femme ,
affoibli , épuisé parle délabrement de ma santé,
qui , seule , eût soutenu ma force et mon cou-
rage, je me résignai aux décrets de l'impérieuse
nécessité. Ah ! combien de fois n'ai-je pas re-
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. Sg
gretté j depuis , la patience avec laquelle je me
soumis ! J'aurois du périr ou rompre mes fers )).
({ D'après les conseils de Dona Térèsa, j'allai
voirie patriarche, qui m'accorda la permission
de choisir le couvent, ou plutôt la prison dans
laquelle je devois passer le reste de mes jours. Je
me reproche encore les adulations , les men-
songes , les honteux subterfuges dont je fus
obligé de faire usage : c'étoit la première fois de
ma vie que je m'étois avili à mes propres yeux.
Je vins voir ce rocher célèbre ; sa situation éle-
vée , imposante, le petit nombre de moines qui
occupoient cette maison , la foiblesse , ou plutôt
l'ineptie de celui qui la gouvernoit, le voisinage
de la mer, celui de la capitale , où, par le moyen
des étrangers , je pouvois faire venir de Londres
et de Paris les livres et les instrumens dont
j'avois besoin , l'espérance enfin de tenir encore
au monde par le récit des voyageurs , et par
quelques instans passés dans la société d'hommes
éclairés ; tels furent les motifs qui me détermi-
nèrent à y fixer ma résidence. Abandonnant
enfin l'espoir et presque le désir de revoir l'An-
gleterre , je plaçai dans les fonds publics de ce
royaume ce que ma mère m'avoit légué , et Don
Joan de Bragansa, en se résignant à la provi-
dence qui l'avoit si rigoureusement traité, s'en-
ferma pour le reste de ses jours dans ce petit
5o VOYAGE
monastère. Ma pension , ce que m'ont laissé ma
mère et ma respectable nourrice , me mirent à
même d'obliger nos moines; j'adoucis leur du-
reté en leur faisant connoître des jouissances
auxquelles ils n'étoient point accoutumés. Pour
en obtenir quelque considération , je ne négli-
geai aucuns moyens de leur être utile. D'un
autre côté , convaincu qu'en évitant de les scan-
daliser, j'améliorerois mon sort et en assurerois
la tranquillité, je fis tous mes efforts, malgré ma
répugnance, pour remplir les devoirs de l'état
qu'on m'avoit forcé d'embrasser. Mais quand la
trompette du départ sonnera, qu'importe que
j'aie été moine ou pontife , esclave ou empe-
reur ; que j'aie vécu dans un palais ou sur le
sommet de ce rocher )) ?
(( Au moment où la main tremblante de votre
vieil ami est occupée à tracer ces lignes, les der-
nières qui sortiront de sa plume desséchée, j'ac-
complis ma 75^ année, et la 46^ de ma captivité;
j'atteins l'époque où les langueurs, les infirmités
du corps, et l'engourdissement des facultés,
nous font désirer le repos éternel , comme le
bûcheron , épuisé de fatigue, soupire après le
sommeil balsamique de la nuit. Bien différent
de vous, mon respectable voisin, que la nature,
par un miracle extrêmement rare , a exempté
de ce douloureux tribut , et pour qui elle fait
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 5l
encore épanouir quelques fleurs au milieu des
glaces de Fhiver ».
c< Le délassement de la lecture, le soin de
mon jardin , rempli , comme le vôtre , de tout
ce que le règne végétal offre de plus curieux et
de plus rare , la conversation de voyageurs et
de personnes instruites, ainsi que l'étude du
mouvement des astres pendant nos belles nuits
chaldéennes , ont beaucoup contribué à remplir
le néant de ma vie monacale , à abréger et adou-
cir le passage du temps. En effet, quelle source
inépuisable d'idées , de réflexions , de conjec-
tures propres à nous élever au-dessus de la
sphère ordinaire de nos désirs, de nos chagrins
et de nos misères )) !
(( Quel champ pour la contemplation , quelle
carrière pour l'essor de la pensée, le spectacle
du système solaire ne présente-t-il pas à nos
yeux, lorsqu'à l'aide d'un bon télescope , nous
portons nos regards audacieux vers ces régions
éloignées , et franchissons les espaces au milieu
desquels circulent les planètes dont il est com-
posé ! Las de ces dernières limites , nous nous
élançons dans les profondeurs de l'univers, et
en admirons l'ordre et les mouvemens » !
(( Combien de fois ne me suis- je pas enor-
gueilli en réfléchissant à la nature de l'esprit
humain , qui , à l'aide de la puissance merveil-
B2 VOYAGE
leuse au, calcul, peut saisir, suivre la marclie
rapide, annoncer les apparences, connoître les
distances , déterminer la vélocité de globes aussi
éloignés, et même prédire le retour de quelques
comètes, dont les routes elliptiques et mysté-
rieuses , si différentes des autres corps célestes ,
paroissent étïre placées bien loin au-delà de nos
recherches ».
(( Une intelligence qui , des régions obscures
et brumeuses de la terre , peut parvenir jusqu^à
d'aussi grandes hauteurs , et est susceptible
d'aussi vastes conceptions, seroit-elle périssable
comme la matière qui lui sert d'enveloppe ? Le
génie d'un New^ton n'annonce-t-il pas que cette
intelligence est une émanation de cet esprit, de
ce feu divin qui anime l'univers, puisqu'elle a
pu s'élever jusqu'à son auteur, et découvrir
quelques-unes des loix d'après lesquelles il le
régit »?
(( Cet univers seroit-il un tout existant par
lui-même , et non l'effet d'une cause , l'ouvrage
d'une puissance créatrice, conservatrice ? L'or-
dre immuable de ce merveilleux ensemble n'in-
dique-t-il pas , au contraire , le dessein et la
présence vivifiante d'un Dieu , dont la main en
conserve l'équilibre et la durée, et en maintient
les forces motrices ? Sans l'énergie toujours agis-
sante de ce premier principe des choses , l'irré-
DANS LA HAUTE PENSYLYANIE. 55
gularité dans quelques-uns des mouvemens n^au-
roit-elle pas nécessairement entraîné le désordre
général et replongé la nature dans la nuit du
chaos )) ?
({ En observant que, comme la terre, les pla-
nètes ont un double mouvement , celui d'une
rotation diurne sur elles-mêmes, et celui d'une
révolution périodique autour du soleil , et que,
comme le nôtre , elles ont leurs pôles inclinés ;
que plusieurs sont accompagnées de satellites j
qu'elles doivent conséquemment avoir une suc-
cession de jours et de nuits, de saisons et d'années,
dont la longueur est proportionnée à la grandeur
des orbites qu'elles parcourent, on doit croire
qu'il existe quelqu'affinité , quelques rapports
^ntre nous et leurs habitans. Car l'analogie des
causes doit produire celle des effets. Nous ne
sommes donc pas lesseuls qui naviguions à travers
les plaines de l'espace? Semblable aux vaisseaux
qui sillonnent les mers, chaque planète dont n otre
système est composé , porte donc sa cargaison
particulière d'êtres sensibles et pensans , d'ani-
maux , d'oiseaux , de végétaux , dont les formes
et l'organisation sont adaptées à leur distance
du soleil et à la densité de leurs terres, et comme
notre globe, sans doute, est soumise aux chances
de la destinée et aux vicissitudes de la vie !
Ainsi je m^élève et m'associe en imagination
III. c
54 V O Y A G E
avec ces compagnons inconnus de Inexistence »•
c( Souvent, portant plus loin encore l'égare-
xnent de mes rêveries, je me demande : — (( L^em-
brasementdu soleil a-t-il précédé la formation des
planètes ? En est il contemporain ou lui est-il pos-
térieur? Ses feux ont-ils eu un commencement?
S'éteindront-ils un jour? Si jamais cela arrive,
que deviendront ces planètes ? Entraînées par
le poids énorme de leurs masses, arriveront-
elles des extrémités de l'univers pour se préci- '
piter dans ce centre commun de leur gravita-
tion, et rallumer de nouveau ses feux? Les^
mêmes causes qui, dit-on, les en séparèrent,
il y a des milliers de siècles , les en détaclieront-
elles encore ppur reprendre leurs anciens sta-
tions , parcourir leurs anciennes orbites , et
redevenir 5 comme aujourd'hui, le séjour de
l'existence et de la vie ? Cette catastrophe n'est-
elle point déjà arrivée dans quelques-uns des
systèmes solaires dont nous sonunes environnés?
Est- elle du nombre des choses probables ou
possibles »?
(( Pénétré d-e la plus vive admiration , ébloui
à la vue de tant de magnificence, de merveilles
et de prodiges, dont les plaines illimitées de
l'espace sont remplies, j'en adore la cause in-
connue , que j'ose appeler père de la nature ,
et je m'-élève en tremblant jusqu'au pied d-^ son
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 55
îrone. A-t-il daigné s'occuper du sort de ses
enfans ? Leur a-t-il prescrit des devoirs ? A-t-il
promis des récompenses à ceux qui les rempli—
roient ? Ai-je eu le bonheur de les connoître et
de m'en acquitter? Conservateur de cet uni-
vers , ne seroit-il pas aussi le protecteur de l'in-
nocence opprimée ? La vie ne seroit-elle qu'un
accident fortuit? N'est-elle pas, au contraire,
un passage , un anneau de la longue chame des
existences auxquelles nous sommes appelés ))?
« Tels sont quelques-uns des objets de mes
fréquentes méditations , et des essors de ma
foible intelligence. Convaincu que celle qui
m'anime survivra aux débris des corps, j'oublie
les rigueurs de ma destinée, l'injustice des hom--
mes, et me prépare à paroître devant ]e grand
juge, qui, aussi équitable qu'il est puissant,
récompensera la vertu souffrante et punira le
crime w*
'2
36 VOYAGE
CHAPITRE II.
Pendant notre séjour à Wilmington (i),
nous eûmes le plaisir de rencontrer M. Wynin g,
qui 5 après avoir été , depuis l'origine du nou-
yeau Gouvernement , un des plus éloquens ora-
teurs du Congrès , venoit d'être nommé sénateur
des Etats-Unis. C'est à cet heureux hasard que
nous avons dû le bonheur d'apprendre tout ce
qui a rapport à la culture et à l'industrie de ce
petit Etat , et à l'art d'élever les digues destinées
à préserver des eaux les vastes prairies qu'inon-
doit jadis la Delaware. Il nous entretint aussi
des avantages qui résultent de l'incorporation
des propriétaires , pour la prompte réparation
des dommages occasionnés par les rats- mus-
qués (2) ou par la crue des eaux. — (( Il en est
de même j nous dit-il , à Salem, à Svreed'sbourg y
à Goshem, etc. dans les* comtés de Glocester et
de May , situés sur le rivage méridional de la
Delaware. Avant qu'on eût pensé à solliciter du
Gouvernement ces chartes qui réunissent les
intérêts des propriétaires, il arrivoit souvent des
dommages et des pertes considérables. C'est aux
quakers de Salem , possesseurs d'une grande
étendue de ces fonds jadis submergés , qu'est du
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. Of
cet utile exemple. La péninsule formée par le
confluent des eaux de la Skuylkill et de la Delà-
Avare , qui n^étoit , il y a quarante ans , qu'un
vaste marais , est devenue depuis plusieurs an^
nées, au moyen de ces digues construites et
réparées à frais communs , un terrein solide ,
couvert de bestiaux, et d'un très - grand rap-
port : tant il est vrai que de l'union vient la
force ».
Il nous fit voir les moulins de Brandywine ,
dont la construction et le mécanisme surpassent
en perfection tout ce qu^on a vu jusqu'ici , et
dans lesquels plus de 5oo,ooo boisseaux de bled
(180,000 quintaux) (^) , sont annuellement
convertis en farines marchandes. — « Nous
sommes leplusfoible des Eî^ats de l'Union, nous
dit-il y mais comme membres de cette grande et
belle association , nous avons* la même repré-
sentation dans le Sénat dès Etats-Unis , et nous
jouissons des mêmes droits, des mêmes privi-
lèges que ceux qui sont plus nombreux. Notre
situation sur la Delaware , le voisinage de Phi-
ladelphie, la qualité supérieure de nos farines , la
richesse denos herbages (5), nous dédommagent
de notre foiblesse politique. Quant à moi , je ne
f^) Le boisseau des Etats-Unis contient 60 livres ée
I>led.
38 Y O T A G E
la regrette pas ; j^aime la médiocrité ; c^est en élis
seuiement qu'on trouye la vertu et le repos )).
« Demain, je vous ferai connoitre l'homme le
plus intéressant de ce canton , habile cultiva-
teur, qui a servi , pendant la guerre du Canada^
sous le général Bouquet, dont il étoit aide-de--
eamp. Profondément affecté des pertes domes-
tiques qu'il fit en- Europe , où il étoit retourné à
îa paix de 1765 , il revint sur ce continent quel-
que temps après, pour se soustraire à Fimpres-
sion de tant de souvenirs amers. Le hasard
l'ayant conduit dans cette partie de l'Etat (4) ,
il fut si frappé de l'industrie exemplaire , de la
tempérance , de la sagesse des colons , qu'il y
acheta une plantation bien bâtie , et passable-
ment cultivée : — « Car , me dit-il , je sais trop
quels senties fatigues et les dégoûts d'un nouvel
établissement, pour oser m'y exposer à mon
âge : ces pénibles défrichemens ne sont ni des
champs El3'^sées, ni des bocages de laThessalie,
ainsi que l'imagination d'un Européen nou-
vellement arrivé se le représente quelquefois ,
parce qu'il juge d'après ce qu'il a vu et ce qu'il
connoît ».
<( Son exemple et ses leçons nous ont été infi-
niment utiles. A une pratique sage , il joint
"beaucoup de théorie, dans laquelle il puise une
foule d'essais iiouveaux dont il occupe ses Iqi-
DANS LA HAUTE PEN S YLVANIE. 5^
sirs. Pendant ses voyages , son frère le remplace
avec une intelligence vraiment européenne.
Tous deux excellent, comme les Chinois, dans
Fart des arrosemens. Nous devons à cet indus-
trieux colon , presque toutes les plantations de
mûriers , d^ acacias, de platanes, de hycoris (5) ,
qui ombragent nos chemins , et commencent à
occuper les terreins inutiles ; car, accoutumés à
ne considérer les arbres que comme des intrus
et des êtres nuisibles , les habitans de ces Etats
ont, jusqu'ici, trop négligé de réparer Finat^
tention de leurs ancêtres. L'estime publique
Fauroit envoyé au Congrès depuis long-temps,
s'il avoit voulu y consentir. Il arrive d'un grand
voyage , dont il vient de présenter l'intéressant
journal au président des Etats-Unis. Quoiqu'ac-
cablé des travaux épineux de la magistrature
suprême , le général Washington s'intéresse
vivement aux progrès des établissemens de Fin-
térieur , particulièrement à ceux de l'agricul-
ture. Il a, dans ce moment , deux personnes en
Europe , chargées de lui transmettre le fruit de
leurs observations sur tout ce qui a rapport à ce
premier des arts , qu'il considère , à bien juste
titre, comme la source la plus pure, la plus
abondante et la plus intarissable de la richesse ,
du bonheur et de la splendeur d'un Etat î>.
« Nous irons ^ demain , voir un ancien mili-
'4ô VOYAGE
taire j que dis-je , le voir ? y passer quelques
jours; car il n'aime pas les courtes visites. Si
nous pouvons parvenir à dissiper les nuages de
la mélancolie qui , souvent , enveloppent son
esprit, vous verrez avec quelle élégance il ra-
conte ce qu'il a vu , et combien les âmes hon-
nêtes et sensibles se trouvent heureuses de con-
verser avec la sienne ! Notre président a pour
lui une estime particulière , dont il lui donne^
des marques toutes les fois qu'il en est visité ^
soit à Philadelphie , soit au Mont-Vernon , où
on peut dire qu'en fait d'agriculture , ainsi que
sous tant d'autres rapports , ce grand homme
prêche d'exemple » ,
Le lendemain, après avoir voyagé pendant
quinze milles à travers un des cantons les mieux
cultivés que M. Herman et moi eussions encore
vus, orné de maisons décentes et bien peintes,
de beaux vergers , et d'herbages couverts de
bestiaux , nous arrivâmes chez M. Hazen (6).
a Voici deux voyageurs que je vous amène,
lui dit M, Wyning : quoiqu'ils aient beaucoup
vu et observé dans tous les lieux qu'ils ont par-
courus , il leur reste encore bien des choses à
connoître 5 j'espère que vous leur permettrez de
puiser dans vos intéressans récits les lumières
dont ils ont besoin )).
K Je voyage souvent 5 répondit M. Hazen 3
DANS liA HAUTE PENSYLVANIE. 4l
pour me distraire et pour alléger un poids qui
augmente dans la solitude et le désoeuvrement.
Je ne suis tant soit peu à mon aise, que quand
je m'occupe 5 le travail et Taction, vous le savez,
sont les consolateurs des peines de la vie. Mais,
comme je ne connois rien de plus agréable que
la communication des idées, j'échangerai vo-
lontiers les miennes , telles qu'elles sont , contre
celles de ces messieurs ». — Et , après quelques
questions réciproques , il continua ainsi :
(( Aussi-tôt que la paix de 1763 fut conclue,
je sentis le besoin de revoir le lieu de ma nais-'
sauce, celui de tous les pays dont le gouver-
nement, les loix, les usages et les moeurs,
m'étoient le plus agréables, celui où j'avois le
plus grand nombre d'amis 3 je brùlois du désir de
revoir cette patrie si chère , dont le nom seul
avoit souvent gonflé mon coeur des plus douces
affections , d'errer encore sur ces montagnes
où notre industrie a porté la culture aussi haut
qu'elle pouvoit s'élever ; de traverser ces vallons
qu'embellissent et enrichissent les rayons du
soleil, ces glaciers enfin, au pied desquels la
charrue trace souvent des sillons, et où l'on
voit paître les bestiaux. Que vous dirai-je ? Je
revis le canton de Glaris avec un plaisir inex-
primable , et dès mon arrivée, je formai le projet
de traîner les pas chancelans de ma vieillesse
é2 VOYAGE
et de mourir sur la même colline où j'étois né^;
et où jWois passé mes premières années. C^étoit
là que le bonheur m'attendoit , sans que je m^en
doutasse. J'épousai celle qui devoit m^en faire
éprouver toutes les nuances ; je devins père de
trois enfans. Mais peut-on analyser, définir ces
jouissances si douces, si ineffables, qui naissent
de Funion €^t accompagnent la paternité? Tout
mesourioit, tout s'embellissoit autour de moi,
dans l'intérieur de ma maison comme dans mes
champs j car j'étois devenu cultivateur. Le chan-
gement des saisons , les orages et les neiges ,
n'avoient plus pour moi rien de désastreux
comme auparavant , parce que le bonheur dont
|e jouissoîs compensoit tous ces inconvéniens.
La compagnie d'une femme chérie, qui m'avoit
choisi entre tous les hommes pour la rendrer
heureuse j la présence de nos enfans , le plaisir
de voir le germe de leur raison et de leurs talens
se développer, étoit pour moi une suite de jouis-
sances que la satiété ne pouvoit flétrir. Hélas !
ce temps, ces années, se sont envolés sur les
ailes de l'épervier ».
a Aveugles que nous sommes ! nous marchons
avec confiance jusqu'au bord du précipice, sans
Fappercevoir. J'ignorois que plus on est heu-
reux , et plus on doit trembler 5 que le bonheur
é\m père et d'un mari sur-tout, fondé sur un
©ANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 43
pltrs grand nombre de rapports , est extrême-
nient fragile. Je bénissbis le ciel , lorsqu'un ca-
tarre épidémique vint anéantir des espérances
si belles et des jouissances si douces : mes trois
enfahs succombèrent^ et, comme si mes pertes
ai'eussent pas été assez grandes ni les blessures
de mon coeur assez profondes, l'impitoyable
destinée frappa aussi leur mère. Et on survit à
tm pareil déchirement ! Et après avoir perdu les
quatre cinquièmes de son bonheur et de sa vie,
on peut encore respirer l'air vital et voir la
lumière du jour ! Notre frêle constitution, qu'un
léger accident , un rhume détruit dans un court
espace de temps , résiste aux tourmens du déses-^
poir , à l' amertume de regrets aussi cuisans et
aussi longs ! La vie n^est donc qu^une mer ora-
geuse, dont les ports même ne sont point à
l'abri des tempêtes ! Ou plutôt , ce n'est qu'un
rêve funeste, une suite de chimères , une com-
binaison fortuite et passagère de biens illu-
soires et de maux réels. 11 faut en convenir,
ce n'est pas une tâche légère que celle de pa-
roître sur le théâtre du monde, et d'y vivre
jusqu'à un âge avancé , sur-tout dans ces épo-
ques où les hommes , par leurs guerres insen-
sées et leurs discordes , ajoutent encore aux
calamités inévitables de la nature. Qui a donc
appelé la race humaine sur ce globe y pour jr
44 Voyage
être la victime de tant de fléaux et de mal-
heurs )) ?
(( Ayant été assez lâchepour n'avoir pas rendu
à la nature le misérable souffle qu'elle m'avoit
prêté, j'abandonnai des lieux où tout me rappe-
loit des objets aussi chers et des souvenirs aussi
douloureux 5 je revins sur ce continent, devenu
depuis long- temps l'asyle des malheureux que
l'Europe rejette, comme la mer rejette sur ses
bords les débris des naufrages. J'errai long-temps
sans savoir où je me fixerois 5 je redoutois même
l'idée d'un établissement. Cependant, quand je
parcourois des cantons cultivés que jadis j'avois
vus couverts d'épaisses forêts, lorsque je conver-
sois avec des hommes dont les travaux, quelques
années auparavant, leur rapportoient à peine
le pain de lajournée, et leur coùtoient des sueurs
et des peines infinies, et que je les voyois devenus
tout- à-coup par l'émigration , de bons et utiles
colons, jeTavoue, mon coeur s'ouvroit à des
sensations plus douces : en partageant leur bon-
heur, je devenois moins malheureux ; car peut-
on s'empêcher de sourire aux premières lueurs
d'espérances fondées sur la protection des loix ,
sur la possession de la terre et sur l'industrie de la
culture? Quel spectacle plus propre à émouvoir la
sensibilité ! Le commerce des personnes instrui-
tes, la vue de tant d'objets intéressans ^ le chan-
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 45
gement'd'air 5 toutes ces causes qui, sans doute,
eurent beaucoup d'influence sur ma santé, rap-
pelèrent aussi mon courage , et dissipèrent un
peu les sombres teintes de cette mélancolie que
j^avois apportée avec moi )).
«Je pârcourois cette partie de l'Etat, lors-
qu'une chute assez grave m'obligea de passer
quelques semaines dans la maison dans le voisi-
nage de laquelle j'étois tombé. La bonne et sainte
hospitalité avec laquelle j'y fus reçu et traité ,
les soins assidus qu'on prit de moi , l'extrême
propreté, la sérénité , la douce gaîté, l'aisance
quiy régnoient, me séduisirent et me frappèrent
beaucoup j oui , tout jusqu'au langage , car le
tutoiement dont elle faisoit usage et qui me pa-
rut celui de l'amitié , avoit quelque chose d'in-
finiment doux. Les rapports des domestiques
aux chefs étoient plutôt ceux de la déférence
que de la subordination. J'appris bientôt que
cette respectable famille étoit membre de la so-
ciété religieuse des Quakers ou amis , ainsi que
le plus grand nombre de celles qui habitoient ce
canton. Curieux d'approfondir les principes
d'une secte qui n'admettoit, me dit- on, que le
seul mystère de l'incarnation du Christ , et qui
n'exigeoit pas, comme tant d'autres, une foi
aveugle et sans bornes, voici ce que j'appris de
personnes instruites »,
46 VOYAGE
(( Fondée dans le sein même de îa liberté , elle
ne connoît point la hiérarchie des pouvoirs , ni
conséquemment les foudres spirituelles et les pei-
nes de rexcommunication. Les anciens de cha-
que église se contentent , après plusieurs admo-^
nitions , de rayer du tableau des menîbres qui
la composent , le nom de ceux dont la conduite
est immorale ou qui désirent quitter la secte. Le
seul culte extérieur qu'ils pratiquent est de s'as-
sembler tous les dimanches dans un édifice de la
plus simple architecture , où rien ne frappe les
yeux, que la blancheur des murailles et la pro-
preté des sièges. Là, ils passenlsouvent des heu-
res entières dans le recueillement et la médita-
tion, jusqu'à ce qu'un d'entre eux, homme ou
femme , se lève pour disserter sur quelques pas-
sages de l'Ecriture , ou sur quelque sujet reli-
gieux. N'admettant aucun sacrement , quel usage
pourroient-ils faire des dogmes ? La pratique des
bonnes actions, l'exercice constant delà justice,
de la charité et de la bienveillance , sont les seuls
actes qu'ils croient agréables à l'Etre suprême.
Un culte aussi raisonnable et aussi simple n'a
pas besoin d'être appuyé sur les bases de la théo-
logie ni de la controverse: c'est un devoir ins-
piré plutôt qu'écrit. Voilà pourquoi ils ne con-
noissent point ce zèle amer et brûlant, source
de tant de guerres , de discordes et de haines. 11^
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. k^
considèrent et traitent tous les hommes comme
frères ; de-là ce tutoiement et l'appellation géné^
raie d'ami dont ils se servent dans leurs conver-
sations 5 de-là leur aversion pour les procès , les
dissentions , les querelles et la guerre , et leur
amour pour la paix , qu'ils con&idèrent comme
le premier des biens (7). Les habitans de ce can-
ton sont des artisans aisés, ou de bons cultiva-
teurs. Contens de leur sort , ils ne connoissent
point, comme tant d'autres, cette fièvre d'in-
quiétude, ce désir éternel d'être mieux, qui, si
couvent, empêche qu'on se trouve jamais bien.
Chacun suit sa profession ou cultive sa terre
avec propreté, in telli gence et industrie. Survient-
il quelque cause de contestation? Les anciens de
l'église, arbitres nés, les terminent sans délai et
sans frais. Ils n'ont d'autre ambition que de
vivre dans l'aisance, de bien élever leurs enfans,
de leur laisser un héritage suffisant, soit dans
le partage de leurs plantations, soit dans l'achat
de terres boisées, ou par la connoissance d'un
métier qu'ils commencent à apprendre dès l'âge
de quatorze ans)).
(c Chaque église ou congrégation possède une
somme appelée trésor de souffrance , formée de
la dixième partie volontairement donnée du re-
venu annuel des membres ; il est destiné à pré-
venir ou à réparer les malheurs, ou à assister les
48 1r o Y A & E
foibles. Un jeune homme sort-il de son appren-
tissage sans moyens de subvenir aux avances
nécessaires pour commencer son métier ? Ce tré-
sor les lui fournit pour un temps stipulé et sans
intérêt. Un colon a-t-il perdu quelques bestiaux j
sa grange ou sa maison ont-elles été brûlées;
vient- il d'essuyer une maladie dispendieuse , ou
est-il devenu infirme? il trouve dans le trésor
de son église une prompte ressource. Il n'y a
point parmi eux de dette plus sacrée. Mais sHl
arrive que la même personne éprouve de nou-
veaux malheurs , la dette lui est remise; ce n'est
plus un prêt , mais un don. Voilà pourquoi on
ne voit jamais parmi eux d'indigens, ni d'hom-
mes assujétis à des travaux serviles. Semblable
aux pluies de Tété après une longue sécheresse,
aux premières rosées du printemps après les ri-
gueurs de l'hiver , cette admirable institution
féconde et fait éclore les plus beaux germes ^).
((Quelle somme de bonheur individuel et de
prospérité générale n'a-t-elle pas produite parmi
les branches de cette société répandues dans ces
Etats? Cela est incalculable. Je connois des can-
tons tout entiers dont les terreins furent achetés,
encore boisés _, des deniers de ces petits trésors ,
et donnés aux jeunes essaims de la congrégation
qui alloient y fonder de nouveaux établisse-
mens. Combien de malheurs et de dévastations
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 49
commises par les troupes anglaises pendant la
révolution , ont été réparés par ces fonds d'une
charité inépuisable ! Comme moi il faut Tayolr
vu de près pour pouvoir l'apprécier )) .
(( Un autre trait caractéristique de cette so-
ciété est le soin religieux qu'ils prennent de
l'éducation de leurs enfans , de l'établissement
d'écoles pourvues des meilleurs maîtres , dans les
campagnes comme dans les villes. Quand vous
retournerez à Philadelphie , allez voir l'édifice
où ceux des riches comme ceux des moins for-
tunés sont élevés , et les filles aussi bien que les
garçons. Ils considèrent l'entretien de ces écoles ,
comme un devoir indispensable et sacré qu'ils
seroient coupables de ne pas remplir. Voilà pour-
quoi on voit quelques-uns d'eux constamment
occupés à visiter les cantons les plus éloignés ,
pour porter des secours aux colons qui ne sont
pas encoi^ en état d'entretenir les leurs comme
elles dévoient l'être. Depuis long-temps Warner
Mifflin et sa femme y consacrent leur temps et
leur fortune: anges de bonté et de bienveillance,
on les voit tantôt dans le midi, tantôt dans le
nord de l'Union , vivifiant par leurs conseils et
leur argent , tous les lieux où quelques mem-
bres de cette société se sont établis )) .
<( Vous savez «ans doute que ce sont les amis
qui,lespremiers; prêchèrent et recommandèrent
III, V
5o V O Y A G K
la liberté des nègres ; ils font plus encore pour
ces Africains , ils les rendent dignes de ce bien-
fait 5 en élevant leurs enfans dans les principes
de la morale et de la religion, et en leur faisant
apprendre à un certain âge une profession ou
un métier. Peut-être avez-vous entendu parler
d^4ntoine Benezet , qui , non content de consa-
crer une partie de sa fortune à l'établissement de
ces écoles , est mort Finstituteur de celle qu'il
fonda à Philadelphie )).
a Un autre trait non moins frappant de ces
sectaires , c'est l'ordre, la régularité, la persévé-
rance qu'ils mettent dans leurs administrations
particulières , comme dans leurs alFaires domes-
tiques et leurs travaux agricoles. Ce sujet me
rappelle un fait arrivé lorsque les Anglais étoient
à Philadelphie. Un officier fut chargé d'aller à
la tête d'un parti incendier la maison de Char-
les Thompson membre de cette secte, qui, de la
grande école quaker de cette ville , dont il étoit
premier instituteur , avoit été appelé pour être
secrétaire du Congrès. Arrivé à cette plantation,
qui n'en étoit pas éloignée , la maison , la dispo-
sition des haies, des palissades , des clôtures, des
champs et des vergers, tout lui parut si différent
de ce qu'il avoit vu jusqu'alors , qu'il ne voulut
point exécuter ses ordres : peut-être aussi étoit-il
trop généreux pour devenir un incendiaire. A
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 5l
une justesse, à une mesure particulière dans
leurs idées comme dans leurs actions , ils unis-
sent une simplicité aussi respectable que tou-
chante. Leurs dispositions habituelles sont à la
fois douces et sérieuses , humaines et sensibles.
Ils aiment le travail et l'industrie. Leur esprit
ni leurs capitaux ne sont jamais oisifs , sur-tout
dans les villes où ils contractent dès leur jeune
âge Fhabitude des affaires. Il est rare qu'on ne
voye pas les noms de quelques membres de cette
société sur les listes de ces nombreuses souscrip-
tions , au moyen desquelles oh exécute tant de
choses utiles dans ce pays. Ils ne sont pas moins
distingués pour leurs dispositions charitables ,
et il n'y a point de secte plus tolérante. — ((Pour-
quoi souscris-tu avec tant d'empressement à la -
construction de cette église qui n'appartient pas
à ta croyance, demandai-je un jour à un mem-
bre de cette société? — Puisqu'on doit y adorer
le créateur de toutes choses , me répondit-il ,
que m'importe le nom qu'on lui donnera et le
culte qu'on doit y observer» ? — Ils ont un grand
respect pour les loix j le Gouvernement n'a point
de citoyens qui lui soient plus attachés et qui
redoutent plus qu'eux les innovations. Que vous
dirai-je? Ils adorent avec sincérité un Dieu qui,
dans sa bonté et sa justice , récompensera la
vertu et punira le crime. C'est pourquoi ils re-
5'2 VOYAGE
poussent des emplois publics ceux qui ne voient
que le néant après une vie exemplaire ou cou-
pable. — (( Il se peut , disent-ils , qu'ils soient
de bons cultivateurs , des citoyens paisibles ,
d^excellens pères de famille ^ mais une moralité
qui n'est pas fondée sur cette salutaire croyance,
ïi'offre àaxcune garantie » .
(( Eh bien ! ce culte si simple et si peu dis-
pendieux j dénué de faste et de cérémonies , qui
n'admet ni autels , ni pontifes ; qui ne connoît
ni gacromens, ni expiations , ni dogmes, ni mys-
tères , et qui ne recommande que les bonnes
cx3uvres ; ce culte uni à une éducation soignée ,
fortifiée par l'exemple des parens , a cependant
sur la conduite et sur les moeurs la plus heureuse
influence. — « C'est le chef-d'œuvre de l'esprit
humain , dit vivement M, Herman : si j'étois des-
tiné à m'établir sur ce continent, je deviendrois
dès demain membre de cette respectable société.
D'après ce que j'ai observé à Philadelphie dans
l'asyle de leurs indigens et de leurs vieillards ,
il me paroît impossible de pousser plus loin la
charité chrétienne et l'humanité 3 ils y jouissent
à la fois d'une douce aisance et de logemens
commodes tenus avec la propreté la plus recher-^
chée. C'est au zèle infatigable de quelques mem-
bres de cette société qu'on doit l'origine de plu-»
#ieurâ établissemens utiles ainsi que la prime
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 53
pour encourager Textraction du sucre d'érable^
îa réforme du code pénal , le nouveau règle-
ment des -prisons j le s olitary confinement, etc. )).
(( Tels furent les détails , continua M. Hazen ,
qui me déterminèrent à fixer mon séjour dans
cet heureux voisinage de paix et d'industrie,
où par le moyen de quelques amis J'ai BUrîeTbon-
heur d'acheter une plantation. La maison étant
assez commode et les champs en bon état , mon
frère et moi n'avons eu qu'à suivre l'ordre des
récoltes qu'avoit établi mon prédécesseur 5 mais
sachant par expérience combien l'irrigation et
les arrosemens sont utiles , l'humidité et la cha-
leur étant les premiers agens de la végétation , je
fis creuser un grand puits vers le sommet de la col-
line que vous voyez , dans lequel j'ai établi trois
pompes : une machine aussi simple que peu dis-
pendieuse 5 mise en mouvement par le vent (8),
élève quarante tonneaux par vingt-quatre heu-
res. Cette eau retenue dans un réservoir , est
aisément conduite à mon potager , au pied des
arbres , dans mes herbages y et par-tout où elle
peut être utile. Je l'enrichis autant que je le puis
avec le tan qu'on rejette des fosses , avec du sel ,
que nous avons ici en grande abondance , de la
chaux 5 et enhn tout ce qui peut la saturer do
parties convenables à la végétation )).
(i Le bois étant rare dans ce canton , je plan-
54 VOYAGE
tai un taillis considérable dès la seconde année
de mon établissement : c'étoit le premier qu'on
eût encore vu. Tel a été TefFet de l'arrosement
des tombes , qu'au lieu de neuf années, il est
bon à couper dès la sixième. Mon exemple et
mes succès ont ouvert les yeux de mes voisins,
et mes pépinières leur ont fourni les moyens
d'environner , comme moi , leurs champs d'ar-
bres à la fois utiles et agréables. Jusqu'alors , ils
n'avoient connu que la nécessité d'en abattre ,
ils ignoroient le plaisir d'en planter et celui de
les voir croître. Déjà , comme vous avez pu l'ob-
server 5 le mûrier , le platane , l'acacia , le hy-
cori élèvent leurs têtes le long des chemins , et
commencent à prêter leurs ombres rafraîchis-
santes aux voyageurs fatigués. Je leur ai fait
connoître l'usage du plâtre crud et moulu , pour
l'amélioration des herbages , l'accroissement du
bled^ et la culture du maïs. Quel dommage qu'on
n'en ait point encore découvert dans cet Etat î
Avant moi , ils n'avoient jamais entendu parler
du goudron de charbon de terre , pour garan-
tir de la piqûre des vers les bois dont on se sert
dans la construction des vaisseaux, des moulins,
des^ usines et des digues. Quelle heureuse décou-
verte pour les pays maritimes î II préserve aussi
le fer de la rouille. Aussi , depuis plusieurs
années , s'en sert -on dans les chantiers de
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 55
Boston 5 de New -York et de Philadelphie )),
(( Je Favoue, c'est pour moi une jouissance
bien douce de penser que j'ai pu être utile à
ces paisibles et industrieux colons, dont l'esprit,
non encore assujetti à l'empire des vieilles habi-
tudes et de la routine , s'ouvre facilement à la
vérité. Il y en a parmi eux un assez grand nom-
bre qui sont très-instruits ; plusieurs même ont
voyagé. Je ne connois rien de plus respectable
qu'un cultivateur aisé , qui sait adoucir le tra-
vail par l'étude , et qui , lorsqu'il est fatigué de
conduire sa charrue ou de semer son bled , se
délasse en lisant l'histoire de la révolution à
laquelle il doit la liberté et l'indépendance de
sa patrie 5 les journaux du Congrès, auquel il
est redevable des loix qui maintiennent la paix
et le bon ordre, encouragent l'agriculture, les
pêcheries , les manufactures et le commerce ; et
les gazettes de l'Europe, qu'il ne peut parcourir
sans se féliciter d'en être à douze cents lieues »,
La soirée étant très-avancée , le lendemain ,
M. Hazen nous raconta ce qui suit.
56 V O Y A G
C H A P I T R E I I I.
«Presque tous mes étés sont consacrés aux
voyages , et les hivers employés aux soins domes-
tiques : c'est alors que les jours sont trop courts
pour Fhomme actif, et qu'il prenct soin d'abré-
ger les nuits. J'arrive de Philadelphie , où j'ai
présenté au président des Etats-Unis le journal
de celui que je viens de faire à travers la basse
et la haute Virginie, le Ténèzee, la Géorgie, le
pays des Muscogulgès, des Checta^vs et des Chi-
kasaws (i), jusqu'aux Natchées (2), sur les
bords du Mississipi. C'est un hommage de mon
respect et de ma vénération pour celui (Je tous
les hommes que je connoisse, qui en est le plus
digne. Avec quel admirable talent ne sait-il pas
partager son temps entre les devoirs de la magis-
trature suprême ^ les soins qu'exige la grande
culture du Mont-Vernon (culture qu'il dirige,
quoique le siège du Gouvernement général en
soit à cent lieues) , et la lecture de tout ce qu'on
lui envoie de relatif aux progrès des colonies
intérieures, à la perfection des arts, des manu-
factures et des défrichemens. Quoique froid et
réservé, sa conversation n'en est pas moine inté-
ressante j car sans être éloquent^ il a une énergie
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 5j
ûe profondeur et d^ évidence, qui fait jaillir la
vérité et porte la conviction. L^ autre jour, en
parlant d^objets politiques à quelques étrangers
qui lui avoient été présentés , il leur disoit )) :
«La vertu et la justice sont pour un bon
)) Gouvernement comme le soleil pour la nature
)) vivante 5 il existe, dans l'ordre qu'elle a établi,
)) une union indissoluble entre elles et le bon-
)) heur, entre le devoir et le véritable intérêt,
)) entre les maximes pures d'un peuple honnête
)) et généreux , et les solides récompenses de la
)) prospérité et de la félicité publique. Le ciel
)) ne laisse jamais tomber un regard favorable
» sur une nation qui foule aux pieds les loix
)) d'ordre et de justice qu'il a lui-même éta-
)) blies )).
(( Quel motif avoit pu vous déterminer à en-
treprendre un aussi long voyage ? demanda
M. Wyning à M. Hazen ; car je crois qu'il n'y a
pas moins de i5oo milles d'ici aux Natchées, —
Depuis long-temps, répondit-il , j'avois le plus
grand désir de voir le Ténèzee (3) , ce pays si
moderne , dont la population s'est élevée, dans
l'espace de peu d'années, à près de 4o,ooo hom-
mes, malgré les orages et les difficultés qui
ont accompagné son enfance , et qui ont été
occasionnées par les attaques successives des
Chérokees, et les discordes qui s'élevèrent entre
58 VOYAGE
les premiers fondateurs. Je voulois parcourir ce
pays montueux qui ressemble un peu à la Suisse,,
trayersé par ce beau fleuve dont il a emprunté
le nom, et qui est navigable pendant 900 milles,
à Fexception du Musleshoal et du Whirl (4) :
je savois d'ailleurs qu'on avoit ouvert une route
depuis Riclimont en Virginie jusqu'à Knoxville
sur le Holston (5) , et de-là même jusqu'à Nash-
ville (6) sur le Shawanèse ou Cumberland, dans
lin espace de 64o milles. Quelle fut ma surprise,
après avoir suivi cette route , de trouver sur la
première de ces rivières, une fournaise et trois
gros marteaux en activité ! Sans la découverte
de cette mine , les progrès de cette belle colonie
auroient été bien plus lents , car qu'est-ce que
î'iiomme sur la terre , lorsqu'il ne connoît pas
îe fer, ou qu'il ne peut pas s'en procurer ? Les
sources salées fournissent déjà une grande quan-
tité de sel j il l^ur manquoit encore du charbon
de terre , et on vient d'en découvrir sur les bords
du Clink ))»
« J'ai souvent logé dans des villages Ché-
rotees , où habitent les restes de cette nation si
long-temps formidable , mais qui, comme tant
d'autres, va bientôt s'éteindre. Les chefs sentent
aujourd'hui combien ils ont eu tort de s'être
mêlés des querelles des blancs , d'avoir négligé
Tagriculture 5 vers laquelle néanmoins tout les
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. ÔQ
portoit, fécondité du sol, rivières navigables ,
situation charmante, et l'exemple de leurs voi-
sins )) .
(( Placés , comme nous Tétions , au centre du
continent (me dit Owèecomewèe, un des saga-
mores du grand village de Cussatèe) , maîtres de
cette vaste chaîne de montagnes , nous aurions
pu en fermer les barrières , si nous avions voulu
en mieux cultiver les vallées ; et le torrent des
blancs ne nous auroit pas engloutis. Nous mar-
chions 5 nous dormions sur le fer , et nous
n'avons jamais su nous armer , comme eux , de
sa puissance. Combien de fois n'ai-je pas dit à
nos guerriers : — (( Enterrons les os de nos morts
si avant , que la soif du sang et le désir de la
vengeance ne puissent plus germer dans nos
coeurs : nous nous sommes assez repus de la chair
et du bouillon de nos ennemis 5 plantons Farbre
de la paix , faisons-la avec tout ce qui nous en-
vironne 5 que la tête élevée de cet arbre ombrage
les wigwhams de nos villages, depuis Kéowèe
jusqu'à Nagutchèe. Alors nos jeunes gens péche-
ront , chasseront , et nos vieillards fumeront
sous son épais feuillage ; que chacun , dans ses
jeux et ses exercices , prenne garde d'en blesser
l'écorce ! car, semblable à la piqûre d'un ser-
pent , qui d'abord ne paroit rien , et pourtant
est mortelle , une blessure légère devient plus
6o VOYAGE
profonde, et bientôt gagne jusqu^àu cœur. L^ar-
bre tombé , tu verras comme la fureur de la
guerre nous dévorera , oui, comme par le passé.
Qu^avons - nous gagné à exterminer les gens
d'Ouasioto (7) ? à traiter comme des femmes les
chasseurs de l'Ohio ? à poursuivre les blancs du
Kentukey ? à faire trembler les deux Carolines ?
Le sang de nos guerriers est devenu la pâture
des mouches, et leurs corps celle de nos ennemis
ou des loups. Après avoir eu la force du chêne j
nous ne sommes plus que des roseaux desséchés ,
que la première étincelle peut consumer. Qu'est
devenu le souvenir de nos, victoires et de nos
triomphes? Il a passé comme le vent qui souffle,
comme la voix de Técho qui va se perdre dans
les montagnes j mais ce qui ne passera jamais , est
le regret d'avoir été , pendant si long-temps ,
aveugles et insensés, et de n'être plus ce que
nous avons été, la première des nations». — -
Voilà ce que je leur disois. Leurs oreilles étoient
ouvertes, mais leurs coeurs et leurs esprits étoient
bouchés. Tu vois ce qui reste dans nos villages ;
eh bien ! dans quelques lunes encore , il n'y
aura plus que des vieillards et des femmes ;
quelques lunes encore, il n'y aura plus per-
sonne 3 la charrue des blancs sillonnera le lieu
où mon feu brûle aujourd'hui , où ma peau
d'ours est étendiue 5 le brillant soleil des Ché-
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 6i
k-okees est sur son déclin , et va bientôt se cou-
cîier pour toujours )).
(( Le sol du Ténèzee est si heureusement
varié , les expositions en sont si différentes , les
Las- fonds si riches, qu'un jour ses habitans cul-
tiveront à-la-fois le bled , le coton , les vers-à-
soie 5 FoKvier et la vigne ; ils auront des bes-
tiaux en abondance. J'aime les pays montueux,
non - seulement parce qu'ils ressemblent à la
Suisse , mais parce que les hommes y valent
mieux que dans les plaines. Plus tiers , plus in-
domptables 5 ils sont plus dignes de la liberté.
L'histoire a consigné dans ses fastes ce que
firent ces braves montagnards, lors de l'inva-
sion d'un corps formidable de Chérokees et de
troupes royales à King^s-Mountain , ainsi qu'à
Guilford, dans la Caroline septentrionale. Cette
belle colonie , qui touche au moment d'être re-
connue comme seizième Etat, et d'entrer dans
la confédération , leur doit peut-être son exis-
tence ; car si ces fiers ennemis eussent triom-
phé , c'en étoit fait de la colonie du Ténèzee 5 ils
en auroient incendié toutes les habitations , et
massacré tous les habitans. J'observai avec plai-
sir que les fondateurs avoient consacré leur
reconnoissance envers les généraux et les chefs
de la révolution , en donnant leurs noms aux
yilles et aux subdivisions de ce grand pays. J'ai
62 VOYAGE
consigné dans mon journal tout ce qui est relatif
à son étendue , à la hauteur des montagnes, à la
distance des chaînes, à la température, aux
minéraux, à la culture, etc.».
(( Après avoir pénétré aussi loin que les éta-
blissemens me le permirent, je pris le parti de
passer les montagnes à Keowèe, pour me rendre
dans la Géorgie. J'arrivai à Augusta, la capitale,
quelque temps après que le Gouvernement eut
concédé à plusieurs compagnies l'immense ter-
ritoire qu'il réclame, depuis les frontières Creeks
jusqu'au Mississipi. On ne conçoit que difficile-
ment comment des concessions aussi vastes ont
pu devenir la propriété de quelques particuliers,
car d'après la constitution , le Gouvernement
fédéral auroit du en être investi, puisqu'elle
l'avoit chargé d'éteindre les dettes de cet Etat
contractées pendant la guerre (8). Quoi qu'il en
soit, les Séminoles s'opposèrent vigoureusement
à l'invasion de leur territoire j et plus d'une fois,
la Géorgie a eu à déplorer les malheurs de leurs
cruelles déprédations. Cette imiiiense région qui
s'étend depuis la rivière de Savannah jusqu'au
Mississipi , contenant au moins neuf degrés de
longitude, rapportera un jour presque toutes
les productions du tropique. La beauté du cli-
mat , la profondeur du sol , les prairies natu-
relles si semblables à celles de la Floride orien-
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 65
taie , le grand nombre de rivières douces et
navigables, dont les unes tombent dans TOcéan ,
les autres dans le golfe du Mexique , les ruis-
seaux qu'on rencontre sur-tout dans le pays des
Creeks , telles sont les causes qui promettent à
cette vaste région une grande prospérité )).
(( Accompagné de plusieurs voyageurs qui
alloientàUclié, capitale de la tribu de ce nom (g),
nous traversâmes FOckonee et l'Ockmulgee,
branches superbes de FAlatamaha (lo) et quel-
que temps après TApalacliicola (i i) , le Flint,
le Chatta-Uché , la Talapoosa , FAlibama et le
Tombéchée, branches de la Mobile, sur les bords
de laquelle nous nous arrêtâmes quelques jours
chez un français , petit-fils d'un des premiers
colons. Il nous entretint de la communica-
tion qui s'établiroit un jour avec les Etats de
l'intérieur entre les sources du Tombéchée et
celles de l'Occochappo qui tombe dans le Ténè-
zee, ce qui abrégeroit considérablement les dis-
tances. Il nous fit voir l'esquisse du pays intermé-
diaire , d'après laquelle il nous parut qu'un
intervalle de 5o milles seulement , séparoit les
eaux navigables de ces deux rivières ».
(( Munis des informations dont nous avions
besoin pour le logement (car le sentier étoit bien
frayé), nous traversâmes une partie du pays des
ChikasawS; pays frais et délicieux, arrosé par un
64 VOYAGE
grand nombre de ruisseaux, jusqu^àla rivière
aux Perles (i ii) , où nous nous reposâmes vingt-
quatre heures , pour éviter un orage des plus
terribles que j'eusse encore vus. De-là, nous arri-
vâmes heureusement aux Natchées à 80 milles
de distance j après en avoir fait 586 en trente-
sept jours de marche depuis Augusta. Nous
eûmes beaucoup à nous louer de Fhospitalité
des indigènes et des blancs, chez qui nous trou-
vâmes des rafraîchissemens pour nous et pour
nos chevaux, et la réception la plus fraternelle,
comme on nous l'avoit prédit à Augusta )) .
ce De tous les aborigènes du continent , les
Creeks et les Chectaws sont les plus civilisés ; ils
cultivent le maïs , élèvent des bestiaux dans
leurs immenses savannes , ainsi que des che-
vaux 5 et vivent dans l'abondance. Ils ont des
chefs, une justice distributive, quelques loix,
sinon écrites, du moins bien connues. Leur
pays, orné de belles collines, de prairies, de
lacs , de vallons fertiles , où coulent des rivières
et des ruisseaux sans nombre , et passablement
bien cultivé , deviendra un jour FArcadie de ce
continent. Leur grand chef Macgillivry (i5) ,
étant allé à Saint-Augustin (i4), nous ne pûmes
le voir».
<( Après m' être reposé chez M. B. Lintot, un
des premiers colons des Natchées, je parcourus
DANS LA HAUTE PENS YLVANIE. 65
à loisir toutes les parties de cette belle et fertile
colonie , qui j bien que située beaucoup au-
delà des limites de la Floride occidentale (i5),
est occupée par une garnison espagnole de la
Nouvelle-Orléans. Son élévation au-dessus du
Mississipi, estimée être de 200 pieds, la fertilité
de son sol, la richesse de ses productions, la
facilité des communications avec la capitale ,
dont cet endroit n^est qu^à 81 lieues, tout a con-
couru , depuis l'anéantissement de la nation
Natchée , en 17^7 , à y attirer des colons fran-
çais , anglais , allemands et américains. Les
Géorgiens la réclament comme étant dans leurs
limites 5 les Espagnols la possèdent )>.
(( D'un des bastions du fort Rosalie , construit
sur une écore très-élevée , situé à 116 lieues de
la mer et à 486 de la cataracte de Saint-Antoine,
j'apperçus le Mississipi, roulant majestueuse-
ment ses eaux profondes et tranquilles au milieu
d'une plaine sans bornes , ornée d'îles , inter-
rompue de distance en distance par les rivages
de ce fleuve 5 j'admirai ces rivages couverts de
sycomores, de cyprès, de magnolias, de tuli-
piers de la plus grande hauteur, et d'un dia-
mètre tel que je n'en avois jamais vu de pareil.
En réfléchissant à la longueur de son cours
(car ses sources sont peut-être à mille lieues du
point où j'étois) ,au grand nombre de rivières
III. E
66 VOYAGE
qui lui apportent le tribut de leurs eaux , à la
prodigieuse étendue de cette navigation inté-
rieure, au commerce dont ce fleuve sera un jour
le centre , à la fécondité de cette belle partie du
globe, mon imagination s'élança dans Favenir ,
pour y contempler tout ce que l'industrie , la
population , les lumières et la liberté y feront
un jour. Déjà il me sembloit voir cette immense
surface divisée , comme l'ancienne Egypte , en
nomes liés par des chaussées , environnés de ca-
naux, plantés d'arbres dont l'ombre et la fraî-
cheur seront si salutaires. Plus heureux que les
îiabitans de l'Egypte, ceux de la Louisiane n'au-
ront pas besoin que leurs terres soient couvertes
des eaux du fleuve; car telle est la profondeur et
la fertilité du sol , que leurs récoltes ne dépen-
dront pas de ses débordemens. Ils seront nés à
l'époque où les hommes auront atteint le plus
haut degré de civilisation , où les arts, lesscien-^
ces , la mécanique , dirigeront , accéléreront
leurs travaux. Ainsi je m'égarois dans l'immen-
sité et la variété d'une perspective , qui peut-r
être se réalisera avant deux siècles. Dites-moi^
lie vaut-il pas mieux occuper sa pensée d'un si
bel avenir et de créations nouvelles , si intéres-
santes pour l'humanité , que d'errer à travers
les routes incertaines et douteuses de l'anti-»
quitéjpour y contempler des ruines menaçantes,
DANS LA HAUTE PENSYLVANI^. 67
des édifices mutilés , ou les effets des révolutions
dévastatrices » ?
« Le spectacle de ces plaines lierbées ou cou-
vertes de roseaux , étoit encore plus intéressant
pour un homme comme moi, né au milieu des
montagnes et des glaciers delà Suisse , et arri-
vant des climats septentrionaux, où les rigueurs
et les frimats enchaînent , pendant quatre mois,
le mouvement et la végétation. A la Louisiane ,
la terre , rafraîchie presque toute l'année par les
zéphyrs de Fêté , échauffée par la puissance fé-
condante du soleil et des pluies, laisse voir à
peine un intervalle où la nature engourdie cesse
de produire ; son sein comme sa bonté semblent
inépuisables. En Suisse, ainsi que dans les Etats
du Nord , les cantons boisés ont une apparence
agreste et sauvage qui déplaît et repousse; là, au
contraire , ces plaines vertes , ces îles et ces
beaux rivages couverts de magnifiques futaies,
portent une empreinte plus douce, qui séduit,
attire, invite aux améliorations. Quelle richevsse,
quand, ces terreins , aujourd'hui vagues comme
la mer , seront peuplés d'habitations ombragées
par les sycomores et les cyprès du Mississipi (1 6),
dont l'énorme grosseur atteste la fraîcheur du
sol ! Alors la Louisiane deviendra l'émule de
Tancienne Egypte , si renommée par la sagesse
de ses loix et par ses progrès dans les sciences :
5?
68 ' T O Y A G E
que dis-je ! elle la surpassera par son étendue ^
parle nombre de ses habitans , ainsi que par la
navigation et le commerce, dont elle sera le
centre. Quelle différence , en effet , entre les
étroites limites de celle-ci , resserrées par les
rochers de la Thébaïde et les sables brùlans de
la Nubie, et l'immense et fertile région à travers
laquelle coule et serpente le Mississipi ! Elle
s'étend , en largeur , de la rivière aux Perles
sur le côté oriental , jusqu'au Rio-Norte, dans
le fond du golfe du Mexique , dans un espace de
plus de 120 lieues 5 et en longueur, depuis la
balise, à rextrémité de la principale bouche,
jusqu'au-delà du saut Saint-Antoine, à 566 lieues
géométriques de distance. Les cinq neuvièmes ,
dit-on , de cette immense surface , consistent en
terres hautes et boisées 5 le reste , estimé à
2i8,4oo,ooo acres , en plaines fertiles ou en.
prairies naturelles, dont à peine la moitié est
exposée aux inondations (17). Tel est l'apperçu
du vaste champ ouvert à l'industrie de la pos-
térité)).
c( L'Egypte n'est arrosée que par le Nil 5 tout
ce que ses eaux ne couvrent pas est aride et
inculte : le Mississipi , au contraire, reçoit des
fleuves et des rivières sans nombre, qui ne lui
portent leurs eaux qu'après avoir fertilisé de
yastes régions. Tels sont, sur le rivage oriental,
DANS liA HAUTE PENSYLVANIE. 6g
3e petit Yasoo, venant du pays des Cliectawsj le
grand Yasoo , de celui des Chikasaws , FOliio et
ses branches , qui a plus de 4oo lieues de cours ;
miinois, le Ouisconsing , le Chippaway, etc.:
sur Foccidental , les rivières Rouge et Noire ,
FArcansa , le Missouri , dont les eaux viennent
du Nouveau-Mexique, celle des Nadooassés, du
Wadappa-Ménésoter, etc. Quelle prodigieuse
quantité de denrées , de bois, de minéraux, de
productions de toute espèce, les eaux de ce grand
fleuve ne transporteront- elles pas un Jour à la
mer , lorsque ces vastes régions seront peuplées î
Ce parallélogramme, dont la surface cultivable
est au moins de 67,9520 lieues quarrées, se trouve
sous les plus belles latitudes, depuis le 29^ jus-
qu'au 45^ degré)).
« Je ne connois point d'objet de contempla-
tion plus intéressant ni plus digne d'occuper
l'esprit d'hommes qui, comme nous, se trouvent
au berceau des nations dont la postérité cou-
vrira un j our cette partie de riiémisphère sep-
tentrional. Quels qu'en soient le nombre et la
puissance, j'espère que jamais la superstition et
l'esclavage n'élèveront sur le sol de la Louisiane
d'orgueilleuses pyramides , ces témoins de tant
de révolutions, qui ont survécu à l'histoire, et
même à la tradition. Semblables à celles du Nil,
les bouches du Mississipi sont d'un accès difficile,
yO V O Y A G 15
sujettes à changer , et quelquefois même dange-
reuses ; depuis la balise jusqu'à la Nouvelle-
Orléans 5 les vaisseaux sont obligés de s'amarrer
contre le rivage , dans la crainte d'être entraînés
par les arbres que ce fleuve cliarie. Mais la ri-^
vière Manchac , ou Iberville (18) (laquelle est un
écoulement des eaux du Mississipi vers les lacs
Pontchartrain et Maurepas, pendant les crues ,
qui souvent s'élèvent jusqu'à 90 pieds) , offre à
l'industrie des générations futures, un atterris-
sement beaucoup plus sûr et plus court : ce sera
comme le canal qui , d'Alexandrie , conduit au
grand Caire. Alors le siège de la capitale sera
nécessairement transféré sur ce rivage , plus
élevé , plus salubre que l'emplacement de la
Nouvelle-Orléans, trop bas et trop humide. C'est
sur ce confluent que les Anglais, durant leur
séjour dans ce pays, avoient construit de beaux
magasins et quelques jolies maisons. Tel que le
fleuve de l'Egypte , celui-ci a un Delta considé-
rable (19) 5 qui augmente tous les ans par l'ac-
cumulation des arbres, des roseaux, des feuilles,
ainsi que par la prodigieuse quantité de limon
qu'il charie )).
(( Un jour que je le remontois dans un bateau
de la rivière des Arcansas (20) , nous étions à
Lança , près le riv^age occidental , lorsque j'ap-
perçus une fumée qui paroissoit s'élever du
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 7X
milieu d^une vaste plaine. — ■ (( Elle vient , me
dit un des passagers français, des habitations de
plusieurs familles acadiennes (21) , que les An-
glais chassèrent , en 1745 , .de leur pays , situé
sur une des îles dont la nature a -embelli ces
plaines. Elles sont nomades 5 car, à l'exception
du maïs et du coton , qu'elles ne cultivent qu'en
petite quantité , leurs richesses ne consistent
que dans le nombre de leurs bestiaux. Mais au
lieu de les élever péniblement , comme dans les
pays septentrionaux et dans le territoire res-
serré d'une commune, elles les font jouir de la
vaste étendue de ces plaines. Tout ce qui les
environne est grand et libre; les bornes de leurs
domaines sont celles de l'horizon , ou quelques-
uns de ces canaux naturels , qui , dans le temps
des crues , servent d'écoulement aux eaux du
fleuve. Il ne manque à leurs bestiaux que de
l'ombre , qu'ils viennent souvent chercher sur
l'île boisée de leur maître, ou sous les sycomores
que ces habitans prennent quelquefois la peine
de planter. Ici , comme chez vous , on gouverne et
on retient ces animaux par le besoin et l'appât du
sel. Hélas ! si les hommes pouvoient être heureux
sur la terre , ils le seroient ici ; il leur faut si peu
pour être bien ! et de ce peu, ils en ont avec pro-
fusion. Ils se nourrissent du lait, du fromage,
ainsi que de la chair de leurs bestiaux ^ et souvent
72 VOYAGE
aussi du produit de leurs chasses et de leurs
pêclies. Les différentes préparations du maïs
leur tiennent lieu de pain. Les femmes filent le
coton , et tissent les vétemens dont leurs familles
ont besoin. Ils vivent sans soins, sans inquié-
tudes 5 sans être exposés à ces fatigues , sans ré-
pandre ces sueurs avec lesquelles on achète
ailleurs Faisance et l'indépendance. Mais d'un
autre coté, n^ayant ni obstacles à surmonter , ni
difficultés à vaincre, ces hommes deviennent
souvent imprévoyans et paresseux. Quand ils
se plaignent ( car c'est le sort de Fhomme) , je
leur dis : — (( Vous êtes coupables et ingrats, et
vous ne méritez pas le bonheur dont vous jouis-
sez : apprenez à le connoître et à le sentir ; c'est
tout ce qui vous manque». — Nous avons une
colonie de ces paisibles Acadiens établie, depuis
plusieurs années , sur le haut de notre rivière.
Plusieurs de leurs familles , devenues opu-
lentes, et non contentes du sol de leurs îles, ont
fait entourer de larges fossés quelques parties
des plaines du voisinage, sur lesquelles elles
cultivent le maïs , le sainfoin de Malte, etc. et
nulle part on ne voit un pareil luxe de végéta-
tion : mais ce qui est plus frappant encore , ce
sont les doubles rangs de cyprès et de peupliers
du Mississipi , dont elles ont garni le revers de ces
fossés* Dans un jour de chaleur, l'œil çt rimagi-
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 70
nation se reposent, avec un plaisir inexprimable,
à l'ombre de ces beaux arbres , auxquels la fer-
tilité du sol donne une vigueur d'accroissement
qui ne se voit que dans la Louisiane. Ce sont de
pareils ombrages qui manquent à Fintérieur de
ces belles plaines -, ils existeront un jour ».
« Pai été toute ma vie occupé du commerce,
continua ce passager français, après m'avoir
beaucoup parlé de ses voyages dans la haute
Louisiane 5 mais depuis que la guerre, que dis-je?
depuis que l'ébranlement général de l'Europe l'a
anéanti, je vis sur les rivages de l'Arcansa,dans
un heureux éloignement des hommes et des
choses. Mes livres, que j'avois si long -temps
négligés, sont devenus mes amis. Je reçois de
temps en temps les gazettes des Etats-Unis : car,
à la Nouvelle-^ Orléans , on ne permet pas d'en
imprimer. De combien de doutes et de réflexions
ne remplit pas quelquefois mon esprit la vue de
ces événeraens inattendus, qui, tout-à-coup,
changent le sort des empires et dos nations ! En
vain cherche-t-on à en démêler les causes, on
ne peut appercevoir que les effets. Eh ! qui pour-
roi t ne pas verser des larmes à l'aspect des mal-
heurs dont ces révolutions inondent la terre ?
Comment concevoir qu'elles entrent dans les
vues du grand Ordonnateur? Et s'il est trop,
puissant ^ trop élevé pour s'intéresser à notre
7^ VOYAGE
sort, quelle autre puissance y préside donc»?
« Voilà, messieurs, tout ce que ma mémoirQ
me rappelle dans ce moment -, les détails parti-
culiers , les esquisses géographiques que voulut
bien me donner don Pedro de Casanorte, arpen-
teur général de la Louisiane , les informations
des personnes instruites, les observations que je
faisois journellement, sont consignés dans mon
journal 3 car quelque peu commodément que je
lusse logé d'ordinaire, j'y travaillois tous lessoirs,
dans la crainte de donner aux impressions le
temps de s'eiFacer , ayant souvent éprouvé qu'on
ne voit bien que les obj ets présens et le jour mém e,
et que ceux de la veille sont déjà oubliés. Mon
voyage a exigé huit mois, et, pendant cet inter-
valle, je n'ai pas essuyé la plus légère incommo-
dité, quoique presque tous les habitans des bords
de la Mobile (22) fussent attaqués de la fièvre,
lorsque j'y passai. J'ai du. beaucoup à l'hospita-
lité des colons chez qui j'ai logé, ainsi qu'à celle
des Muskogulgès , des Séminoles, des Chectaws et
des Chikasaws, par qui je fus reçu et traité comme
un frère et un ami. Ils étoient bien étonnés d'ap-
prendre que la curiosité étoit le seul motif de
mon voyage. — a Qu'est-ce que la curiosité » ?
me demandèrent plusieurs d'entr'eux. C'est, en
effet, un sentiment dont ils n'ont pas d'idée ».
.{( Ah ! dit M, Herman , si j'avois eu le bonheur
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 76
de vous connoître alors, très-certainement je
vous aurois accompagné. Quelle jouissance de
remettre au net, dans le calme et le repos, cette
foule d'observations qu'avoit fait naître la vue de
tant d'objets nouveaux; de décrire ces solitudes si
étendues, ces forets si belles, ces rivières , ces sols
si variés , ces climats si doux , destinés à être un
jour le théâtre de Findustrie, du mouvement et
de l'activité , le séjour de Fopulence et du bon-
heur ! Ailleurs , les hommes, comprimés dans
des espaces trop resserrés , s'entre-nuisent , se
gênent et s'étouffent : ici , ils pourront multi-
plier, s'étendre pendant bien des siècles. En
parcourant , il y a quelque temps , un recueil
d'anciennes gazettes, je trouvai des détails rela-
tifs à la célèbre campagne du général Bouquet ,
dont M. Wyning m'a dit que vous étiez alors
aide-de-camp : pourrois-je vous demander si
vous vous rappelleriez quelques traits des scènes
si intéressantes qui eurent lieu lors de l'arrivée
des prisonniers au camp du Muskinghum , dont
le docteur Smith , alors président de l'Université
de Philadelphie, publia plusieurs morceaux
que je n'ai jamais pu trouver chez les Libraires »?
(c Quoique l'impression de ces scènes ne
puisse jamais s'efl'acer de ma mémoire , ré-
pondit M. Hazen, je ne vous en ferois aujour-
d'hui qu'un récit bien imparfait j parce que
76 VOYAGE
j^aurois à me rappeler , non pas tant les objets
que je vis, qu^une foule de sensations que j^ai
éprouvées j et qu^il me seroit maintenant impos-
sible de peindre. J^en traçai une esquisse pour
le Général , aussi-tôt après que les interprètes
m'eurent donné la traduction des discours sau-
vages , dont ils avoient fait des minutes sur le
lieu de la conférence , elle mérita son approba-
tion, ainsi que celle de mes amis parmi les offi-
ciers de Farmée. Mais tel est le désordre de mes»
papiers , que je perdrois un temps considérable
à la chercher. Si vous desiriez la voir, je me
ferois un vrai plaisir d'en faire un extrait, que je
vous enverrois dans quelques jours)). — 11 tint
sa promesse ^ et, peu de temps après notre re-
tour à Philadelphie, nous reçûmes les détails
suivans.
DANS LA HAUTE PliNSYLVANIE. 77
CHAPITRE IV.
« La conquête du Canada produisit dans l'esprit
et dans les opinions des grandes nations de FOhio
et des Lacs, une révolution bien extraordinaire,
qui fut à la veille d'avoir les suites les plus fu-
nestes pour la Pensylvanie, le Maryland et la
Virginie. Comme si un rayon de lumière leur
eiit tout -à-coup fait appercevoir que, jus-
qu'alors , elles av oient été dupes ou victimes des
blancs , leurs chefs résolurent d'en réunir les
forces, et de s'affranchir de ce joug. Pour cet
effet, ils formèrent le vaste projet de s'emparer
de tous les forts de l'intérieur , jadis construits
dans leur pays pour commander les portages ,
les détroits , ainsi que les principaux rendez—
TOUS de chasseurs ; et ils l'exécutèrent avec une
promptitude, un accord et un courage dont on
ne les avoit pas cru susceptibles. L'unanimité,
la constance de leurs efforts , ainsi que l'incon-
cevable fureur de l'attaque, démontrèrent évi-
demment que si , trente ans plutôt, ils avoient
su que de l'union vient la force, ces colonies se
seroient étendues beaucoup plus tard au-delà
des montagnes. La réunion de ces nations, alors
nombreuses j conduites par des chefs audacieux
78 VOYAGE
et habiles (ils en avoient d\me forte trempe) ^
aiiroit pu former une république fédérative ,
semblable à celle des Sémin oies. Peut-être même,
instruits par Fexpérience, seroient-ils parve-
nus à diriger une partie de l'industrie nationale
Vers l'agriculture , et bientôt ils auroient eu des
laboureurs et des guerriers. Alors tout eût
changé de face sur ce continent. Le progrès de
ces colonies auroit été extrêmement retardé ;
elles auroient perdu pour long-temps la navi-
gation des grands lacs , ainsi que la possessioii
des beaux pays Trans-Alléghéniens )>.
« Les uns attribuèrent cette irruption formi-
dable à la suppression des présens ordinaires 5
les autres, à l'usurpation de grandes portions
de terreins qui n'avoient point été préalable-
ment achetées. La crainte d'être les esclaves
d'une Puissance qui , depuis la conquête du Ca-
nada, leur parut devoir devenir tjrannique et
oppressive , en fut la véritable cause, et sur-tout
l'idée que les garnisons anglaises de ces petits
forts français, deviendroient bientôt les germes
d'autant de colonies (1) ; car ils redoutent nos
charrues encore plus que nos armes. En effet, le
gibier disparoît aussi-tôt qu'un canton com-
mence à être défriché ».
« Les nations Sandusky , Munsy, Cagnawaga ,
Qutawa, Wyandot, Winébago, conjointement
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 79
avec celles de l'Ohio , jouèrent le principal rôle
dans cette guerre , dont la première idée fut ,
dit-on, conçue par Pondiack, chef Outawa,
long-temps célèbre par sa sagesse et son élo-
quence dans le conseil, ainsi que par son intré-
pidité et son courage. Pour affamer plus effica-
cement les forts et les postes d^en haut, et leur
couper toute espèce de communication avec le
corps des provinces cultivées , ils résolurent
qu'une partie de leurs forces seroit occupée à
les soumettre 5 tandis que l'autre, au moment
de la récolte , feroit une irruption générale sur
les frontières de la Pensylvanie , du Maryland
et de la Virginie , dont ils dévoient massacrer
les habitans , les bestiaux, et incendier les mai-
sons et les granges w .
({ Conformément à ce projet hardi et sangui-
naire , ils se saisirent de tous les marchands qui
étoient dans leurs villages, dont un grand nom-^
bre périt pour avoir osé résister : au même ins-
tant, les frontières furent inondées de partis
qui, armés de la torche et du toméhawk, détrui-
sirent tout dans leur passage. J'ai parcouru des
Districts où il n'étoit pas resté un seul habitant
ni une seule maison. Ces tigres convertirent en
déserts des pays qui commençoient à être bien
cultivés. La plume se refuse à tracer , et l'ima-^
gination à se rappeler de semblables horreurs..
8o VOYAGE
Presqu^à la même époque , ils s'emparèrent des
forts le Boeuf 5 Vénango et Presqu'île , sur le lac
Erié y de la Baie , sur le Michigan ; de Phéakiky ,
sur la rivière du même nom 5 de Myamy , sur le
Miamy; d'Ouyatauon, sur le Wabash ; de San-
dusky , sur le lac Junondat, et enfin de Michil-
limakinac )).
« Se reposant sur la paix générale qui venoit
d'être terminée, éloignées des secours , séparées
des proyinces cultivées par des distances im-
menses 5 ces foibles garnisons succombèrent , et
leur sort offre à l'histoire des pages sanglantes
et des récits terribles. Ces affligeantes nouvelles,
ainsi que les ravages inouis commis sur cette
longue ligne de frontières , répandirent la cons-
ternation dans tous les coeurs. Ceux des colons
qui purent échapper aux flammes dévorantes et
au couteau meurtrier, abandonnèrent leurs ha-
bitations , et se réfugièrent dans l'intérieur :
ces Districts, séjour de la paix, de Fheureuse
industrie et de l'abondance , ne présentèrent
bientôt plus que l'image de la désolation, de la
misère et des ruines. Jamais, depuis la fondation
de ces colonies, elles n'avoient essuyé un malheur
aussi grand, aussi inattendu et aussi déplorable :
jamais, auparavant, l'implacable inimitié, la
haine cruelle , la vengeance féroce des indigènes^
îi'ayoient déployé un semblable caractère )),
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 8l
« Le Détroit et le fort Pitt furent les seules
places qui purent résister j leurs garnisons ,
beaucoup plus nombreuses , possédoient des
moyens de défense dont elles firent usage : d^ ail-
leurs, elles connoissoient trop bien le sort qui
les attendoit , pour ne pas périr plutôt que de se
rendre. Elles durent 4eur salut à l'intelligence
des commandans , ainsi qu'à la patience et au
courage avec lequel elles supportèrent tous les
genres possibles de détresses et de misères, avant
qu'on eût pu leur envoyer des secours. Niagara ,
défendu par une artillerie formidable, ne fut
point attaqué ».
« La conduite de la petite armée destinée à
faire lever le siège du fort Pitt , fut confiée au
général Bouquet, dont j'étois l'aide-de-camp.
— (( Dès que vous serez à Carlisle , lui dit -on
avant son départ , on vous fournira les provi-
sions et les chevaux nécessaires pour continuer
votre route ». — - Mais quel fut son étonnement,
lorsqu'arrivé dans cette partie de la Pensyl-
vanie , il en trouva les habitans plongés dans la
plus grande consternation , et près d'abandon-
ner leurs foyers. Toute espèce d'industrie avoit
cessé 5 la crainte et l'effroi avoient glacé les
esprits et paralysé les bras ; de toutes parts , les
moissons attendoient la faucille , et il n'y avoit
point de moissonneurs ».
III. F
82 VOYAGE
(( Les chemins étoient couverts de familles
éplorées, qui manquoient des objets de pre-
mière nécessité. Au lieu donc de recevoir les
secours auxquels le Général devoit s'attendre ^
et qui , dans un moment moins désastreux , au-
roient été fournis avec empressement , la voix ^
ou plutôt le cri de Thumanité, l'obligea d'en
donner à ces infortunés )).
(( Cependant il n'avoit pas un seul jour à
perdre, car le fort Pitt étoit si étroitement as-
siégé 5 que la garnison ne pouvoit recevoir ni
lui envoyer la moindre nouvelle. Ce fut au mi-
lieu de circonstances aussi affligeantes, qu'il
entreprit d'atteindre les forts Bedfort et Ligo-
iiier (2) , avant que ces postes importans fussent
tombés entre les mains des sauvages. Arrivé à
la dernière de ces places , située sur le Loyal-
hanning (branche du Késkiminètas) , il réso-
lut d'y laisser son convoi de chariots pour
prendre des chevaux de bât. Devant lui , étoit
le dangereux défilé de Turtle-Creek , commandé
par des hauteurs escarpées 5 mais à peine fnt-il
arrivé à Bushyrun , quelques milles en-deçà ,
que les sauvages , en poussant des hurlemens
effroyables , l'attaquèrent en tête et sur les flancs.
Ce combat opiniâtre et sanglant dura depuis
une heure jusqu'à la nuit. Il ne fallut rien moins
que la bravoure et le sang-froid des troupes, et
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 83
l'habileté du Général à tromper l'infatic^able
vigilance , et à éluder les pièges des ennemis
pour résister à l'étonnante impétuosité avec la-
quelle ils fondirent sur nous à plusieurs reprises»
Jamais auparavant ils n'avoient été aussi auda-
cieux ni aussi formidables. Après cette victoire
signalée, qui fut remportée le 5 août 1763, à
laquelle la Pensylvanie dut son salut , l'armée ,
quoique considérablement diminuée , arriva
heureusement dans les environs du fort Pitt ,
dont les sauvages levèrent le siège à notre ap-
proche )).
a Voulant profiter de la terreur que cette mé-
morable défaite avoit dû occasionner parmi eux,
le Général résolut de passer la Belle -Rivière
(FOhio) 5 et de pénétrer jusqu'aux Fourches du
Muskinghum (3) , d'où il pourroit attaquer les
villages Mingos , Wyandots , Délawares , et
même ceux des Shawaneses , du Scioto, quoique
situés à 80 milles plus loin» Après avoir fait
monter plusieurs forges ambulantes , et s'être
muni des provisions et des outils nécessaires, il
partit à la tête de i5oo hommes d'infanterie et
d'un corps de chasseurs à cheval. C'étoit la pre-
mière fois 5 depuis l'origine de ces colonies ,
qu'un aussi grand nombre de troupes réglées
osoient s'enfoncer dans la profondeur des forêts ,
à une aussi grande distance des provinces cui--
2
84 VOYAGE
tivées. Au bout de seize jours de marcîie , pen-
dant lesquels nous fûmes obligés d'ouvrir des
chemins , d'établir des ponts , de combler des
ravins, nous parvînmes àTuskaraway (4), sans
interruption de la part de nos ennemis » .
«Profondément étonnés de se voir au mo-
ment d'être attaqués dans leurs foyers , que ,
jusqu'à ce jour 5 ils avoient cru inaccessibles aux
troupes européennes , ces fiers enfans de la na-
ture se déterminèrent enfin à solliciter un con-
grès : le Général y consentit. A dessein de rendre
cette cérémonie plus imposante, il fit construire
au milieu du camp , une vaste cabane couverte
d'écorce et ouverte de tous côtés , où il se rendit
au jour convenu, environné de toute la pompe
militaire , ainsi que la plus grande partie de ses
officiers »,
c( Les Senneccas y envoyèrent Kiashuta , leur
cbef , accompagné de quinze guerriers j les Dé-
lawareSjCustàlogaetleGrand-Castor, avec vingt
guerriers ; les Shawaneses , Kèyssinocta , un de
leurs principaux sachems, avec trente guerriers 5
et Piancachas , chef des Mingos , suivi de trente
guerriers. Les Tuscaroras et les Wyandots n'y
parurent que quelques jours après. Dès la pre-
mière séance, les Mingos délivrèrent onze pri-
sonniers, et donnèrent au Général quatre-vingt-
trois morceaux de bois, pour exprimer le nombre
DANS LA HAUTE PEN3YLVANIE. 85
de ceux qu^ils promettoient encore. Mais le dis-
cours de Kèyssinocta , prononcé avec l'accent
de la sombre colère et de l'orgueil humilié,
ainsi que ceux des autres chefs , n^ayant paru
au Général qu'un moyen de gagner du temps
pour pouvoir affamer l'armée et nous attaquer
pendant notre retour , il se détermina à pénétrer
encore plus avant ; et huit jours après , nous ar-
rivâmes enfin aux fourches du Muskinghum ,
situées à 70 milles de l'embouchure de cette
rivière dans l'Ohio, et à 100 milles du fortPitt;
emplacement beaucoup plus commode et plus
central , puisque quelques-uns des principaux
villages n'étoient qu'à sept ou huit milles de
distance. Cette démarche hardie ne contribua
pas peu à déterminer enfin ces nations à écouter
plus favorablement les conditions raisonnables
que le Général leur avoit faites au camp de
Tuskaraway ». *
ce II fit construire quatre grandes redoutes ,
dont l'espace intermédiaire fut soigneusement
nettoyé ; on construisit aussi un magasin pour
les provisions, et plusieurs maisons et barraques
pour loger les ojfficiers et les prisonniers qui dé-
voient arriver ; et bientôt ce petit camp devint
comme une ville , dans laquelle régnoient l'ordre^
la propreté , et la police la plus exacte ».
«Pendant près de quinze jours que dura ce
86 VOYAGE
congrès , le Général vit souvent les chefs , en-
tendit leurs discours , reçut et envoya des mes-
sagers et des paroles dans les villages voisins ,
relativement aux conditions du traité, et parti-
culièrement à Fexacte délivrance des prison-
niers, objet principal de ses sollicitudes : 85 ar-^
rivèrent enfin de chez les Mingos , 206 de chez
les Cagnawagas , io4 de chez les Shawaneses, et
87 de chez les Délawares. Pour vous donner
une idée du style, ainsi que des sentimens ex-
primés dans les discours que firent les chefs
en les délivrant, je me contenterai de répéter
ce que dit Kiashuta , grand chef des Sen-
neccas » .
« Père des guerriers blancs , conformément à
nos promesses , voici ta chair et ton sang que
nous te remettons. Quelques-unes de ces per--
sonnes nous sont unies depuis long -temps par
les liens de Fadoption ; quoiqu'elles te soient
rendues , ces liens ne sont pas rompus j nous les
considérerons toujours comme nos parens et nos
amis. Nous avons pris d'eux le même soin, nous
avons eu pour eux les mêmes égards que s'ils
eussent été de notre chair et de notre sang. Les
voilà 'j demande-leur s'ils ne se sont pas chauffés
à nos feux, s'ils n'ont pas vécu à même nos
chaudières , et s'ils n'ont pas couché sur nos
peaux d'ours. Qu'ils répondent ! » . . Entends-tu
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 87
ce qu'ils te disent?... Aie donc de rindul^^ence
pour eux , car ils ont oublié tes coutumes et tes
«sages, et quelques-uns même ton langage; ils
vont retourner dans leur pays, où peut-être
n'ont -ils plus d'amis, et ils abandonnent le
nôtre, où ils n'en manquoient pas. Que feront-
ils alors ? ils regretteront le jour où tu es venu
de si loin nous forcer de te les rendre. Traite-les
donc avec bonté , nous t'en conjurons ; c'est ce
qui les engagera peut-être à rester parmi tes
gens. Tiens , voici une branche de wampun bleu
et blanc, pour que mes paroles soient toujours
présentes à ton esprit , et que tu n'oublies pas
de les envoyer à leurs parens et amis , s'ils en
ont encore dans leur ancienne patrie )) .
((Tous les prisonniers ayant enfin été délivrés,
et les conditions du traité acceptées et ratifiées
suivant leurs usages , le Général résolut d'étein-
dre le feu du congrès. Pour cet efTel , accompa-
gné de ses officiers et de la musique militaire ,
il entra dans la salle de la conférence , située au
milieu du camp , et pour la quatrième fois prit
les chefs par la main et fuma avec eux dans le
grand oppoygan de paix. Cependant, extrême-
ment mécontent delà conduite deNettohatway,
chef de la tribu de la Tortue de la nation Wyan-
dot, qui jusqu'à ce jour n'avoit pas voulu pa-
roîtrej il força cette tribu d'en élire un autre i
88 VOYAGE
ce fut le dernier acte d'autorité qu^il exerça
parmi eux )) .
(( Que ceci ne vous fasse pas sourire ; car quoi-
que cette démarche n'ait point été accompagnée
de circonstances aussi fastueuses que celles de la
déposition d'un Nabab , elle prouve à quel degré
d'humiliation ces fiers guerriers étoient réduits^
et quels étoient les talens, l'adresse et le courage
du Général qui sut pénétrer aussi loin dans la
profondeur de ces forets solitaires , séjour de la
puissance des chefs , et en imposa à ces hommes
indomptés , au point de faire décheoir de son
autorité un de leurs premiers Sachems ».
(c L'orateur le plus distingué fut l'épervier
ïouge (Red-Hawk.) , chef des Délawares ; son
discours offrit un mélange si frappant d'orgueil
et de soumission, que je ne puis me refuser de
vous en citer quelques traits )).
(( Père des guerriers barbus, chef des hommes
au court et long couteau (5) , écoute y ma voix
court à tes oreilles. Voudras-tu nous entendre,
nous, tes jeunes frères? Voyant dans tes yeux les
signes du mécontentement, nous les essuyons
avec ce collier de wampun bleu et blanc, pour
que tu puisses voir plus distinctement ce que
nous avons été et ce que nous sommes encore.
On t'a dit bien des mensonges à notre sujet 5
avec ce second collier nous nettoyons tes oreilles^
DANS LA HAUTE PENSYLYANIE. 89
pour qu^elles puissent mieux entendre ce qui
est vrai, et rejeter au loin ce qui ne Fest pas.
Nous purifions ton coeur avec la fumée de cet
oppoygan , afin qu'il ressemble à celui d'Onas
( Guillaume Penn ) , de qui le mal n'approchoit
pas. Tu es parvenu jusqu'ici, parce que ton to-
méhawk a été plus fort et plus long que le nôtre ;
nous n'avons cependant épargné ni nos vies, ni
notre sang ; il t'en souvient bien encore. Mais
peut-être ta victoire vient-elle de la volonté du
grand Esprit , qui depuis long-temps favorise les
blancs. Nous, tes jeunes frères, aussi bons guer-
riers , aussi braves que les tiens , quoique mal-
heureux, nous arrachons ce toméhaAvk de tes
mains pour le jeter vers celui qui réside au-des-
sus des nuages , afin qu'il en dispose suivant sa
volonté; soit qu'il l'enfouisse bien avant sous
terre, soit qu'il le laisse tomber dans les lacs
sans fond j alors , père des guerriers du pays
d'Onas, nous te disons )) :
«Prends une extrémité de cette branche de
paix et d'amitié, et que l'autre en soit tenue par
les députés des tribus ici présens. Toi , chef des
braves parmis les barbus , voudrois-tu brûler les
wigwhams, détruire les provisions de nos fem-*»
mes , de nos vieillards et de nos enfans qui ne
t'ont jamais fait de mal ? Eh bien ! ce sont eus
qui te parle par ma bouche. Quant à nos guer-
90 V O T A G E
riers, ils peuvent se passer de ta pitié, puisqu'ils
savent vivre de leurs chasses. Mais la vieillesse 5
la foiblesse et l'enfance ! . . . . Ici comme parmi
les tiens , elles exigent le repos et craignent la
disette. Prends donc pitié d'eux , puisque tu as
pu arriver si près de nos villages 5 que la guerre
finisse , et que la paix commence dès ce mo-
ment )) .
«Mais de quel langage me servirai-je, ou plu-
tôt sur quelle palette trouverai-je les couleurs
et les teintes propres à peindre le spectacle le plus
touchant dont j'aie jamais été témoin ? Je veux
parler du moment où les colons qui avoient ob-
tenu du Général la permission d'accompagner
l'armée après la bataille de Bushyrun (*) , re-
connurent parmi les prisonniers que délivrèrent
les indigènes, les uns, leurs femmes ou leurs en-
fans , les autres , des frères , des soeurs ou des
amis. Comment transmettre dans votre coeur la
profonde impression que firent sur le mien la
(^) Après la victoire deBusliyrun, un grand nombre
des colons qui avoient échappé à la fureur des sauvages ^
obtinrent du général Bouquet la permission d'accompa-
gner l'armée, espérant que, dans le traité de paix, qui
devoit nécessairement en être la suite , tous les prison-
niers seroient rendus. Plusieurs femmes qui s'étoient
réfugiées dans le fort Pitt, l'accompagnèrent aussi jus-
qu'à Tustaraway.
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. Qî
manifestation et les premiers accens cVun bon-
heur à la fois aussi grand et aussi inespéré? Elans
sublimes delà nature, expressions des plusbeaux
sentimens dont elle ait orné le cœur de l'homme !
Ici, on en voyoit dont les pas chancelans et les
yeux égarés annonçoient l'extrême inquiétude,
rencontrant, au milieu de la foule, des épouses
qu'ils avoient cru massacrées, s'élancer dans
leurs bras et les inonder de leurs larmes : là , des
frères ou des amis échappés à l'incendie de leurs
habitations et au toméhawk de la fureur, se re-
connoissant après quelques instans de doute ,
s'appelant de nouveau par leurs noms, expri-
mant, sous mille nuances indescriptibles, le
bonheur d'avoir échappé à tant de dangers , et
celui de se retrouver au milieu de ces sombres
forêts : plus loin, des mères qui, dans l'ivresse de
leurs transports, A^enoient d'enlever leurs enfans
des bras de leurs parens adoptifs , succombant
sous Fexcès de la tendresse maternelle , en pres-
sant ces êtres chéris contre leur sein palpi-
tant » .
(( Ah ! combien dans la contemplation de ce
spectacle solemnel , le poète , le peintre , le phi-
losophe n'auroient-ils pas trouvé d'objets dignes
de leurs pinceaux et de leurs profondes médita-
tions ! Que la nature humaine me parut alors
belle et sublime ! Non , je ne crois pas qu'il
Q3 VOYAGE
puisse exister un être sur la terre , dont le coeur
et les entrailles n'en eussent été émus )> .
« Parmi les prisonniers qui s'empressèrent de
témoigner leur reconnoissance au Général , les
uns étoient si agités, qu'ils purent à peine arti-
culer quelques paroles ; les autres , plus éloquens,
ne versèrent que des larmes silencieuses : ici, on
voyoit des groupes , les yeux élevés, remerciant
à haute voix l'Etre suprême du bonheur d'avoir
retrouvé leurs proches ou leurs amis : là , d'au-
tres rassemblemens qui , pour se soustraire aux
questions importunes , s'enfuyoient dans les
bois. Mais j'étois si attendri, qu'il n'est pas éton-
nant qu'une foule de scènes m'aient échappé.
Et comment aurois-je pu les peindre? Semblable
à un aimant puissant, la sympathie exerçoit son
action sur les âmes des spectateurs , avec une
force irrésistible )) .
c( Ceux des enfans qui avoient en partie ou-
blié leur langue maternelle , parurent presqu'in-
sensibîes au bonheur de revoir leurs parens et à
celui d'en être caressés. Ceux qui l' avoient en-
tièrement perdue, refusoient de quitter leurs
amis adoptifs, ou ne se soumettoient à cette sé-
paration qu'après plusieurs efforts. Souvent il
arrivoit que cette répugnance faisoit naître les
doutes les plus afïligeans , dont les malheureux
parens n'étoient soulagés qu'après avoir décou-
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. q5
vert quelques unes de ces marques que les colons
des frontières leur impriment en naissant : à
peine les avoient-ils apperçues, que les excla-
mations du bonheur se faisoient entendre 5 mais
lorsque Finstinct de la nature étoit muet ou
ne découvroit rien qui confirmât leurs pre-
miers soupçons , alors l'air retentissoit des gé-
missemens de la douleur. C'étoit au contraire
un triomphe pour les indigènes à qui on avoit
promis d'abandonner ceux qui ne seroient ni
réclamés, ni reconnus )).
({ Mais, si d'un coté, les nuances du plus beau
coloris embellissoient ces heureuses reconnois-
sances , de l'autre , les traits et les ombres des
plus cruelles inquiétudes paroissoient sur le vi-
sage de ceux qui ne retrou voient ni leurs femmes
ni leurs enfans. On les voyoit , à l'arrivée de
chaque convoi de prisonniers , courir çà et là
pour s'informer de leur sort , quoique tremblant
de l'apprendre. Ceux dont les douteuses espé-
rances venoient d'être dissipées , immobiles de
douleur , la tête appuyée contre un arbre , fon-
doient en larmes » .
(( Cette variété de circonstances, ce mélange
de bonheur , d'incertitudes , d'espérances et de
regrets excitèrent dans nos coeurs tant de mou-
vemens et d'agitations diverses, qu'ils en étoient
gonflés. Officiers, soldats, pionniers , tous paru-
94 VOYAGE
rent profondément émus de ce déchirant spec-
tacle, qu^il est impossible de peindre. Quelques-
uns incapables d'en supporter les effets , furent
obligés de se retirer , et les autres de mettre un
mouchoir devant leurs yeux. Le général Bou-
quet lui-même , qui , lors du long et sanglant
combat de Bushyrun , ne perdit jamais son sang-
froid j dont le visage , pendant sept heures d'un
conflit long-temps douteux , n'avoit pas éprouvé
la moindre altération , comme tant d'autres, fut
prodigieusement agité , et ne put résister aux
larmes qui le suiFoquoient, et qu'il ne rougit pas
de verser en abondance. Jamais auparavant je
n^avois senti combien elles ont de puissance pour
calmer les grandes secousses de l'ame. Un vieux
soldat auprès duquel j'étois , et qui me dit n'en
avoir jamais versé depuis son enfance, comme
moi y trouva un grand soulagement )) .
(cLes sauvages eux-mêmes, ces enfans d'une
nature si agreste , oubliant leurs opinions et leur
férocité ordinaire , contribuèrent beaucoup à
rendre ce spectacle encore plus touchant. Qui
auroit cru que des cœurs aussi endurcis par l'édu-
cation et par l'exemple, eussent recelé des senti-
mens aussi doux et aussi généreux? Ils ne délivrè-
rent leurs adoptés qu'avec la plus grande répu-
gnance , et en versant aussi des larmes abon-
dantes 3 ce fut une lutte sublime de tendresse
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. qS
entre eux et les parens de ces enfans. — Sois
sûr, osa dire un des chefs Shawaneses , en regar-
dant fièrement le Général , sois sûr qu'il ne fal-
loit pas moins que ta victoire de Busliyrun,poiir
me forcer au sacrifice que je fais aujourd'hui )).
(( Avec quel empressement ils les recomman-
dèrent à sa protection î Leurs attentions pour
ces adoptés ne se bornèrent pas là, elles se ma-
nifestèrent envers eux pendant tout le temps
qu'ils restèrent campés : chaque jour, ils ve-
noient les voir , leur apporter du maïs , des
peaux , des fourrures , enfin tout ce qu'ils leur
avoient donné pendant leur séjour chez eux , en
leur prodiguant les marques de la plus tendre
affection. Plusieurs même sollicitèrent et ob-
tinrent la liberté de les accompagner jusqu'au
fort Pitt , et de leur donner tous les jours le pro-
duit de leurs chasses et de leurs pèches )).
c( Un jeune Mingo poussa encore plus loin
son attachement, et donna à l'armée une preuve
de tendresse et de dévouement bien rare dans
tous les pays , et sur-tout au sein de ces forets.
Parmi les prisonniers amenés au camp, il y avoit
unejeuneVirginienne du canton de Fairfax,dans
la Virginie , à laquelle il étoit éperdument atta-
ché; il l'appeloit sa femme: malgré tout ce qu'on
put lui dire en arrivant au fort, relativement au
danger d'approcher des frontières, il résolut
q6 V O Y A G E
de la suivre pour lui être utile, au risque d'être
tué par les survivans de ceux qui avoient été
massacrés, ou que les dernières dévastations
avoient ruiné)).
(( Dans le nombre des prisonniers, il se trouva
une Mary landaise des environs du Potawmack;
elle avoit un enfant au sein j à peine fut-elle
introduite dans la salle de la conférence , qu'un
soldat de cette même province , qui étoit de
garde , l'ayant reconnue , s'écria : — (( Dieu de
bonté ! Dieu de miséricorde ! c'est ma femme )) !
— Avec autant de rapidité que se propage la
commotion électrique, cette exclamation retentit
dans tous les coeurs , y excita les plus vives im~
pressions , et produisit parmi les spectateurs ,
quoique sous les armes , le murmure de l'applau-
dissement et le sourire du plaisir. Après avoir
félicité les deux époux à plusieurs reprises, le
Général permit au soldat de conduire sa femme
dans sa tente, où elle fut dépouillée de ses vête-
mens sauvages , et habillée à l'européenne ».
(( Mais à peine commençoient-ils à jouir des
premières effusions du bonheur de s'être retrou-
vés après tant de hasards , qu'un nuage épais
vint tout- à- coup obscurcir un si beau soleil :
c'étoit l'inquiétude sur le sort d'un autre enfant,
âgé de trois ans , pris avec la mère , et séparé
d'elle dans le partage des prisonniers. Oubliant
BANS LA HAUTE PENSYLVANIE. qj'
en un instant tout ce que la providence venoit
de faire pour eux , ils se désoloient , ils gémis-
soient, lorsqu'on vint les informer de l'arrivée
d'un nouveau convoi , sous la conduite de quel-
ques chefs Wy an dots. A la vue de ce couple,
aux yeux égarés et avides, on leur présenta un
enfant à-peu-près de cet âge. La mère, pâle et
tremblante , l'anxiété et l'effroi peints sur le
visage, l'ayant caressé et inutilement appelé par
son nom , se précipitoit vers un autre , lorsque,
s'arrêtant subitement , elle revint sur ses pas ,
et de nouveau ayant attentivement considéré le
premier , elle entendit le cri du sentiment inté-
rieur 5 dans son transport , elle oublie l'enfant
qu^elle tenoit au sein , pour se saisir plus promp-
tement de celui qu'elle retrouve, et elle le serre
* dans ses bras en versant un torrent de larmes.
Egarement sublime de la tendresse maternelle!
triomphe de l'instinct, ce premier don de la
nature , sur la froide prévoyance de la raison » !
(( Ivre de joie comme elle, son mari l'accom-
pagna à sa tente , incapables l'un et l'autre de
répondre aux félicitations que les officiers et les
soldats , dont ils étoient environnés , leur pro-
diguoient de toutes parts. Elle dut le bonheur
de ne pas perdre son second enfant en retrou-
vant le premier , à l'incroyable promptitude du
capitaine Perce val, qui , se trouvant à côté d'elle^
III. o
98 VOYAGE
en prévint la chute. — (( Que le ciel vous bénisse
mille et mille fois , lui dit-elle ! Dans Fétat où
je suis 5 comment puis-je savoir ce que je fais )) ?
(( Je fus souvent témoin , pendant notre re-
tour, du chagrin et de la désolation des parens
dont les enfans épioient le moment de s'en éloi-
gner, ou ne les approchoient qu^avec répu-
gnance. Loin que ces enfans partageassent leur
bonheur, ils passèrent les premiers jours à gé-
mir , et souvent refusèrent les alimens qu'on
leur offrit. Si , par hasard , ils appercevoient
les indigènes , à qui on avoit permis de chasser
pour nourrir leurs amis , à peine pouvoit-on les
retenir».
<( Quelle situation pour ces malheureux co-
lons, qui , au risque de leurs vies, étoient venus
pour les revoir , les racheter , si cela eût été né-
cessaire , et les ramener dans leurs foyers ^ sur-
tout pour ces tendres mères , dont ils dédai-
gnoient ou repoussoient les caresses ! Ce n'est
pas la première fois que j'ai observé l'éloigné-
ment presqu'invincible et l'aversion pour la vie
civilisée , que conservent toujours les jeunes
blancs qui ont passé une partie de leur enfance
parmi les indigènes: ce séjour, cette seconde ha-
bitude, éteignent pour jamais l'ancien caractère,
et leur en impriment un nouveau qui devient
indélébile 3 ils sont perdus pour la société, ainsi
DAN3 LA HAUTE PENSYLVANIE. 99
que pour leurs parens , qu'ils abandonnent dès
qu^ils en trouvent Foccasion. Combien d'exem-
ples semblables Fhistoire de ces colonies n'ofFre-
t-elle pas ? Et même parmi les prisonniers plus
avancés en âge , que nous remenions dans leur
patrie, un assez grand nombre regrettoit hau-
tement les indigènes , à la société desquels on
les avoit arrachés , et qu^ils appelpient leurs
meilleurs amis. Vous seriez bien étonné , si je
répétois ici tout ce que je leur ai entendu dire
relativement au bonheur dont ils jouissoient
pai'mi eux 5 un des chefs Shawanèses avoua au
Général , qu'il avoit été obligé d'en lier plu-
sieurs avant d'arriver au camp. Malgré la vigi-
lance des officiers et des soldats, quarante-sept
de ces hommes , à qui nous croyions rendre le
plus grand service , rejoignirent leurs nou-
veaux compatriotes j et ce qui vous paroîtra en-
core plus étonnant, c'est que les femmes, rete-
nues par leur foiblesse, déploroient, comme les
hommes , leur malheureux sort , qui les éloi-
gnoit des villages sauvages ».
(( Quel ample sujet de méditations pour ceux
qui ont conçu , des moeurs et du genre de vie
de ces enfans de la nature , des idées si extraor-
dinaires et si effrayantes ! Cette propension in*-
concevable qu'on observe depuis plus d'un siècle^
dans le midi comme dans le nord , ne semble-
2
ÎOO VOYAGE
roit-elle pas indiquer que les forets ont été le
premier berceau de la nature humaine , que ce
goût inné, étouffé par Féducation sociale, n^at-
tend que des circonstances favorables pour se
manifester ? Parmi les femmes qui furent ame-
nées au camp , il y en eut une qui , plus coura-
geuse que les autres, osa tenir au Général le
discours suivant : elle étoit née en Irlande, et
avoit été prise sur les bords du Toby'screek ^
dans la province d^ïndiana )). '
c( Tu as vaincu , Général, non parce que tu
es plus brave que nos guerriers , mais parce que
tes armes étoient meilleures que les leurs , et
parce que tu commandois à des hommes au long
couteau. Nos gens ont dévasté tes frontières ,
parce que ces terres leur appartiennent ; ils ont
pris quelques-uns de tes forts, parce que tu
voulois t'emparer de leur commerce. Si tu dis
qu^ils ont eu tort, moi, je te répondrai que leurs
ancêtres marchoient sur ce sol , y chassoient, le
possédoient long-temps avant l'arrivée des tiens.
Tes cultivateurs ont besoin de paix et de repos
pour réparer leurs pertes; eh bien ! tu auras
Fun et l'autre , si tu n'exiges de nos gens rien
qui les humilie. Tu les connois, sans doute ; une
des conditions du traité de Tuskaraway, est
qu'ils rendront leurs prisonniers: ne sais -tu
pas qu'ils n'en ont point , et que les blancs qui
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. loV
vivent parmi eux, sont leurs parens ou leurs
amis adoptifs ? Je fus prise il y a onze ans ; j^ai
été heureuse depuis 5 je suis mère. Situ me forces
à te suivre, je reviendrai aussi-tôt que j'en trou-
verai Toccasion ; car , une fois dans ma pro-
vince , je serai aussi libre que toi. Telles sont
mes intentions : ce sont aussi celles d'un grand
nombre de ceux que tu as forcé nos chefs à te
délivrer. A la gloire que tu viens d'acquérir par
les armes , il est beau d'ajouter celle que donne
l'humanité; mais puisqu'elle détruit notre bon-
heur , sois assez généreux pour nous permettre
de retourner aux villages de nos amis )>.
(c Etonné , frappé de la hardiesse de cette
femme et de ce qu'elle venoit de dire , il nous
consulta : presque tous les officiers , pensant que
chacun étoit maître de son sort , et de chercher
le bonheur là où il croyoit le trouver , le Général
lui permit de s'en aller » .
« Eh bien ! ces habitans des forêts , que nous
appelons enfans puînés de la nature , parce
qu'ils ne veulent pas quitter leur état de chas-
seurs , n'ont-ils pas, au milieu de leur ignorance
et de leur barbarie , des qualités qui méritent
l'estime et le respect? Oui, sans doute. Quel
volume ne feroit-on pas de leurs belles actions?
Rappelez-vous ce qui arriva au colonel Bird ,
en 1774. Durant le temps de son ambassade chez
102 V O T A G 13
les Cliérokees iiltramontains , quelques Virgî-
niens ayant tué deux guerriers de cette nation ,
la jeunesse exigea des chefs l'exécution de la loi
du talion ; elle leur fut accordée. Shiloué , un
des premiers sachems , s'y opposa. — « Avant
de tuer ce blanc , leur dit-il , qui a fumé dans
mon oppoygan , couché sur ma peau d'ours, et
que tu as reconnu comme envoyé du chef de la
Virginie , tu me tueras, moi ». — En effet , il le
couvrit de son corps , et la jeunesse le respecta.
Cette fureur qui les anime pendant la guerre ^
ces dispositions sanguinaires et féroces qui en
font des tigres, doivent être attribuées aux effets
de leur pernicieuse éducation , qui leur inspire
des idées si fausses de ce qu'ils regardent comme
courage et héroïsme. Considérons la douceur
invariable de caractère, dont ils sont le plus
parfait modèle dans leurs villages, leur hospi-
talité inviolable , leur fidélité dans les pro-
messes , l'amitié , le désintéressement dont nous
connoissons de si beaux traits 5 considérons
leurs vertus (car ils en ont), et nous reconnoî-
trons que la nature les a rendus susceptibles ,
comme nous, de culture, et de ce que nous ap-
pelons civilisation , et qu'ils seroient dignes de
devenir nos frères, nos voisins et nos amis ».
(( N'oublions pas ces sentimens si dignes d'élo-
ges, leur respect pour la vieillesse , ainsi que
DANS liA HAUTE PENSYLVANTE. 105
pour la mémoire et les cendres de leurs ancêtres.
Voici ce que dit, en 1696, Tongaskoutack ,
chef d\ine tribu d^Aniers , au marquis de Vau-
dreuil, alors gouverneur du Canada: — « Onon-
thyo, tu as dit aux Aniers : — Vends aux blancs
les terres qui bordent la rivière Misiskouy (6) ,
depuis les eaux du lac jusqu^aux grandes chutes,
— Voici ce qu'ils te répondent par ma bouche :
— Ces terres sont l'emplacement de nos villages,
dans lesquels naquirent les pères de nos ancêtres,
et nos ancêtres aussi , et où vivent encore quel-
ques-uns de leurs fils, dont nous sommes les
enfans 5 pouvons -nous dire à chacun de ce^
vieillards : — Roule ta peau d'ours , éteins ton
feu, embarque-toi dans ton canot, et viens avec
nous élever ta wigwham bien loin d'ici ? — Pou-
vons-nous dire à ces os vénérables , qui reposent
à l'ombre des arbres voisins : — Lève-toi, quitte
tes tombeaux , et suis-nous sur une terre étran-
gère )) ?
« Ils sont , il est vrai , cruels et terribles envers
leurs ennemis , par l'habitude et l'exemple 5
néanmoins , toutes les fois qu'excités par quel^
ques motifs, ils écoutent les inspirations de la
compassion et de l'humanité , dont la nature a
placé le germe dans tous les cœurs , en accordant
la vie , ils ne manquent jamais d'accompagner
ce présent de tout ce qui peut le rendre agréable.
lo4 V O Y A C E
— (( Prends courage, dit le guerrier à celui doni
il a sauvé les jours ; de prisonnier que tu étois,
je t^ai délié; n'aie pas le cœur mauvais : bientôt
tu te consoleras d'avoir perdu tes proches, et
d'être éloigné de ton pays. Dès aujourd'hui, con-
sidère mon feu comme le tien , et ma chaudière
comme si elle étoit la tienne )) . — Lorsqu'à leur
retour d'une expédition , quelques-uns de leurs
prisonniers sont adoptés, ce qui arrive souvent:
— (( Tiens, disent-ils à l'adoptant, voilà de quoi
réparer ta perte ; soit que tu veuilles boire îe
bouillon de cette chair vivante , ou la placer sur
ta peau d'ours, tu peux , quand tu voudras ^ dis-
poser de ce captif à ton gré ».
« S'ils épargnent les jours d'une femme, ce
n'est que diaprés des motifs de générosité , puis-
qu'on ne connoît pas d'exemple qu'ils aient
jamais attenté à son honneur. Quant aux enfans,
ils les aiment, les traitent et les élèvent comme
les leurs. L'idée d'un esclavage perpétuel, celle
même de se faire servir par leurs prisonniers ,
n'est jamais entrée dans la tête des nations sep-
tentrionales. Celui que leur affection, le caprice,
lin rêve , ou tout autre motif détermine à épar-
gner, sur-le-champ devient membre de la fa-
mille du vainqueur , ainsi que de la tribu dont
elle fait partie 5 il vit comme elle et avec elle. Je
€s ai vu sévèrement réprimander les enfans à
DANS liA HAUTE PENSYLVANIE. 105
qui il étoit échappé quelques paroles insultantes
ou quelques signes de mépris envers ces nou-
veaux adoptés. Telle est chez eux la puissance
de l'adoption , que souvent ce lien m'a paru plus
difficile à rompre que celui du mariage (7) )>.
c( Cette expédition du général Bouquet , aux
succès de laquelle la Pensylvanie a dû son salut,
conduite avec autant de courage que de sagesse,
ferma le temple de Janus dans cet hémisphère.
Les dévastations des frontières furent bientôt
réparées. Depuis long-temps , la population a
franchi les Alléghénis, et est parvenue bien au-
delà deFOhio. La charrue trace aujourd'hui des
sillons 5 on récolte aujourd'hui des moissons sur
l'emplacement même de nos deux camps deTus-
karaway et des fourches du Muskinghum (8).
Tout cela a été l'ouvrage de trente-deux ans,
durant sept desquels ce pays a eu à soutenir la
guerre qui Fa séparé de la Grande-Bretagne Ç^) » .
Christiana-Hundred.
Frédéric Hazen.
(*) Les voyages du lieutenant Henri Timberlake, chez
les Cherokees , et ceux du trafiquant John Long , chez
diverses tribus d'indigènes de l'Amérique septentrio-
nale , renferment une foule de détails absolument con-
firmatifs de ceux donnés ici par M. Frédéric Hazen.
Voyez les traductions des uns et des autres, publiés en
l'an 2 et en l'an 5, par le C. Billecocq. {Note de VEditS)
lo6 VOYAGE
C H A P I T R E V.
Conformément à vos désirs et à ma promesse,
je vous envoie , sous Fenveloppe de M. Jay , mi-
nistre des affaires étrangères, le petit morceau
dont je vous parlai , l'année dernière , à Phila-
delphie. C'est le fruit d'un sauvageon , qui , aidé
de la greffe, en auroit peut-être rapporté de
meilleur. Si sa nouveauté ne supplée pas au mé-
rite ( ce que je crains bien) , puisset-il du moins
avoir celui qu'on accorde aux choses rares et
qui viennent de loin; car rappelez -vous que
parmi ces nations , on trouve plus de chasseurs
et de guerriers que de prosateurs ou de poètes ,
et que de ce village à New-York , on compte au
moins 5oo lieues. Je l'ai écrit sous la dictée de
l'auteur , si j'ose me servir de cette expression :
c'étoit un jeune guerrier Shawanèse, du village
de Waccakala , établi dans celui de Chillichaté.
S'il parut étonné lorsque je le priai de se rap-
peler cette complainte, il le fut bien plus encore
lorsque je lui lus ce qu'il venoit de me dicter.
c( Quoi ! me dit-il fièrement , avec la plume
d'une oie , tenue par trois doigts seulement , tu
peux dire à mes paroles : — Arrête-toi sur cette
écorce de bouleau (i) ! — et elles s'y arrêtent !
DANS LA HAUTE PENS YLVANIE. I07
Toutes les fois qu'il t'en prendra fantaisie , tu
pourras lui dire encore : — Répète-moi ces pen-
sées ! — et elle te les répétera ! Pourquoi , avec
nos dix doigts , n'en pouvons-nous pas faire au-
tant ? Comment ces lignes , mortes comme celles
que nos enfans tracent sur le sable du rivage,
peuvent-elles redire les paroles vivantes d'un
homme absent ou parti pour l'ouest ? C'est le
faire parler sans qu'il ouvre la bouche, et même
après que ses yeux ont cessé de voir le soleil de
la vie. Que distinguent-ils donc, les tiens, dans
ces petites figures noires que tu traces avec tant
de rapidité ? Pourroient-ils voir quelque chose
là où les miens , qui valent bien les tiens, ne
voient cependant rien ? Comment peuvent-elles
émettre un son , une idée? Auroient-elles donc
une ame , une voix ? Ou bien est-ce toi qui leur
prêtes la tienne ? Mais peut-être parlent-elles à
tes oreilles ? Voyons ! ... Je ne les entends pas :
les entends-tu, toi ? — Non. — Eh bien ! si elles
sont aussi muettes pour toi que pour moi , corn-*
ment as -tu donc fait pour répéter ce que je
t'avois dit ? Mais ne seroit-ce point ta mémoire
qui , plus vive que la mienne , te l'auroit sug-
géré ? Non , dis-tu : eh bien ! je n'y comprends
rien. Peut-être, comme la rosée du printemps
après les longs frimats de l'hiver , comme les
fruits après les chaleurs de l'été, comme le soleil
lo8 VOYAGE
après l'orage, cela vient-il du grand Esprit , qiîî
a enseigné cet art aux blancs ? S'il en est ainsi,
pourquoi n'auroit-il pas dit de même auxNisliy-
norbais : — Prends une plume d'oie , écris les
pensées de ton esprit sur l'écorce de bouleau ;
cette écorce les répétera à ta postérité , et elle
deviendra savante )>,
« Comme les Nishynorbais , lui répondis-je,
les premiers hommes du Point-du-Jour (*) na-
quirent dans les forets , et furent long-temps
chasseurs. En fouillant la terre, Je hasard leur
fit découvrir le fer , et la nécessité leur apprit à
le forger. Telle ,a été la première source des
sciences qu'ils ont acquises, et l'origine de leurs
forces militaires. Sans la connoissance de ce
métal , comme tes gens , ils navigueroient en-
core dans des pirogues, chasseroient encore dans
les forêts, et n'auroient jamais traversé le grand
lac salé , ni découvert ton pays. Pourquoi , ins-
truits par notre exemple , tes compatriotes
n'ont-ils pas armé leurs bras de cette puissance,
sans laquelle l'homme n'est rien, dans les plaines
comme dans les forêts )) ?
(( Peut être , répondit-il , le grand Génie ha-
bite-t-il celles du soleil levant, comme étant la
(^) L'Europe , qui , relativement à l'Amérique , est à
l'est.
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. I09
source de la lumière, et aime- 1- il mieux les
hommes qui sont plus près de lui. Peut être ceux
du soleil couchant ne sont -ils pas ses enfans ,
puisqu'il leur a refusé la connoissance de ce mé-
tal 5 d'où, dis-tu 5 émanent la force et les scien-
ces : ou bien il y a au-dessus des nuages deux
Okémawsj l'un grand comme une montagne,
puissant comme le nord-ouest de l'hiver (2),
dont la demeure seroit sur le rivage oriental de
ce lac 3 l'autre plus petit et plus foible, qui oc-
cuperoit celui-ci. Tout cela est une nuit noire,
à travers les ombres épaisses de laquelle les yeux
de mon esprit ne peuvent rien appercevoir ».
(( Avant mon départ pour Chillichaté , con-
tinua-t-il, j'exige que tu me donnes une copie
de ce que tu viens d'écrire sur cette écorce.
Peut-être un jour me parlera-t-elle , comme
celle-ci te parle aujourd'hui. Peut-être, lorsque
je serai vieux, me fera-t-elle souvenir des pen-
sées qui me vinrent à l'esprit au pied du grand
Némenshéhélas (bouleau noir), ainsi que de
toi , Pématuning , envoyé du grand chef du
pays d'Onas ("*^), qui m'as donné de sa part une
carabine et du vermillon ».
« Telle est la conversation que fit naître ,
entre ce jeune guerrier et moi . la transcription
O La Peïisylvauie.
ÎIO VOYAGE
de cette complainte, et à laquelle participèrent
aussi plusieurs autres habitans du village, que
le bruit de cette curiosité, ou plutôt de cette
nouveauté , avoit attirés chez moi. Combien
vous paroîtroient bizarres les mille et une ré-
flexions dont ils m'assaillirent, et dont je n^ai
pas voulu vous ennuyer » !
a Malgré toutes mes recherches , ce foible
essai est le seul qui soit venu à ma connoissance
depuis que je réside ici comme agent du Gou-
vernement, excepté cette Cosmogonie (^), re-
cueillie il y a près d^un siècle, par Kèlappama,
ancien chef Shawanèse , que William Penn ap-
pela auprès de lui, dont la famille Pemb"^* a du
vous donner une copie. Peut-être même trou-
verez-vous , en le lisant , qu^il ne méritoit pas
la peine d'être traduit. J'ai long-temps balancé,
je Favoue ; mais en considérant que vous exi-
giez quelque chose , faute de mieux , je me suis
déterminé à vous l'envoyer »,
(( Quel dommage que cette nation , une des
plus nombreuses du continent , parmi laquelle
on voit un grand nombre d'hommes d'une taille
(*) Ce chapitre , dont on n'a retrouvé que la préface,
est probablement du nombre de ceux qui , comme tant
d'autres , ont été perdus par la négligence des pilotes de
Hellégaland. (^Note du Traducteur.^
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 111
élevée, dont la langue est harmonieuse et douce,
se soit constamment opposée à tous les efforts
qu^on a faits pour lui inspirer le goût de la vie
sédentaire et cultivatrice ! Comme tant d'autres,
elle disparoîtra, et ne laissera après elle que les
noms qu'elle donna jadis aux rivières et aux
montagnes de ce beau pays , et que nos Géo-
graphes ont soigneusement conservés )).
(( C'est un soin que j'ai fréquemment recom-
mandé aux fondateurs des nouvelles colonies
Trans-Alléghéniennes d'Indiana , de Washing-
ton , du grand Ménéamy, du Kentukey, du
Wabash , du Ténèzee , etc. Ce respect pour ces
noms auroit même dû être prescrit par la loi ;
car enfin, puisque la destinée a voulu que les
nations européennes aient été civilisées depuis
des siècles , que nos charrues remplaçassent
l'arc et la flèche des indigènes, que nous con-
vertissions ces régions , jusqu'ici incultes et
couvertes de forêts, en prairies et en champs
fertiles , transmettons à la postérité leurs noms
originaires; alors nous empêcherons que le sou-
venir de ces tribus ne se perde entièrement dans
la nuit des temps, et nous éterniserons le seul
témoignage de reconnoissance que nous puis-
sions donner, et que très -certainement nous
devons aux anciens possesseurs de ce continent,
que nous avons si fréquemment séduits et trom-
Î12 VOYAGE
pés, D'ailleurs ces noms, déjà consacrés par le
passage et par l'empreinte de plusieurs siècles, ne
sont-ils pas plus convenables sous tous les rap-
ports , et infiniment plus sonores que ceux de
notre nomenclature vulgaire ? Quelle différence
entre ceux-ci , par exemple : rivière Margo , à
la Moelle , à la Franche , à la Trippe ( dans le
Canada) , Liking , Sandy, Muddy, Turkey
(dans le Kentukey); et ceux de Potawmack,
Ténèzee , Monongahéla , AUéghény , Keskémi-
nétas, Cahyahoga j Junondat, etc. rivières de
Virginie et de Pensylvanie )) .
a Malgré tous mes efforts pour traduire ce
petit morceau aussi littéralement qu'il m'a été
possible, j'avoue que j'ai été obligé de me servir
de quelques mots qui ne sont pas dans leur lan-
gue , tels , par exemple , que celui d'ame , qu'ils
remplacent par vie , animation j celui d'ombre,
par ligure noire ; absence , par éloignement. C'est
faute d'aptitude à concevoir les idées métaphy-
siques attachées à quelques-uns de nos mots ,
qu'ils n'ont jamais pu comprendre plusieurs des
vérités et des points historiques de la religion.
— c( Nous ne sommes point des enfans , mais des
guerriers , répondent-ils dans leur orgueil ». —
Et ils en ont plus que vous ne le croyez. Voilà
pourquoi nos missionnaires n^ont pu, jusqu'ici,
en christianiser qu'un petit nombre. Leur goût
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. Il5
pour la vie errante est un autre obstacle non
moins insurmontable. Quel souvenir d^instruc-
tion , en effet , des hommes qui passent six mois
de Fannée loin de leurs villages , à la poursuite
des castors, des ours et des loups, peuvent-ils
conserver ? Et d^ailleurs , quelle confiance pou-
vons-nous nous flatter d^inspirer à ceux qui se
méfient de tout ce que nous leur disons , et qui
ont pour nous autant de mépris que de haine ))?,
« Vous reconnoîtrez aisément dans les ex-
pressions de Panima , celles de la nature , telle
qu'on Fobserve dans les forêts j un mélange de
buissons et de quelques arbres droits et élevés ;
de quelques fleurs odorantes , et d'un grand
nombre de stériles et d'inodores. Vous avez dû
cependant remarquer dans leurs harangues pu-
bliques, un genre d'éloquence qui , quelquefois,
brille et s'élève à l'aide des métaphores puisées
dans tout ce qui frappe leur imagination. J'en
connois qui , dans l'expression du sentiment ,
approchent même du sublime ; la harangue du
Mingo Logan, à la paix de 177^; la réponse de
Tongaskootack au gouverneur du Canada, en
1696; et plusieurs autres qui, heureusement,
ont été recueillies )).
(( Quoique leur genre de vie , et les moeurs
qui en résultent, empêchent que l'amitié ne soit,
jparrai eux, un sentiment aussi vif et aussi cul-,
m, ^ H
Il4 VOYAGE
tivé qu'il l'est chez nous , j'en ai vu des exemples
touchans, dont je vous enverrai quelques beaux
traits par la première occasion. Il est impossible
de concevoir , sans avoir long-temps résidé au
milieu d'eux, jusqu'à quel point l'état de leur
civilisation contribue à rétrécir le cercle de leurs
affections et de leur existence morale. A peine
connoissent-ils les plaisirs de l'amour , qu'ils les
considèrent, au contraire, comme indignes d'un
chasseur et d'un guerrier. — «Qui veut frapper
son ennemi fort et dur, disent-ils, doit avoir
long-temps tourné le dos à la peau d'ours de la
femme w . — L'inertie, l'inactivité de ce premier
mobile de notre existence , rend leur imagina-
tion froide , stérile et muette 5 rien ne lui parle ,
rien ne l'échauffé ni ne l'anime. Quoique sou-
vent oisifs , ils ne sentent jamais cette surabon-
dance de vie, d'où, parmi nous , provient quel-
quefois l'ennui , origine de tant d'ouvrages et
de découvertes utiles. Voilà pourquoi on n'a
trouvé chez ces nations ni contes, ni fables, ni
apologues. Ils n'ont que des chansons destinées
à célébrer leurs victoires et l'assouvissement de
leurs implacables vengeances : ce sont les hur-
lemens de la férocité , ainsi que de leur barbare
orgueil , plutôt que les accens du bonheur et du
plaisir. Tranquilles sur leurs peaux d'ours , lors-
que la faim , la chasse, les fureurs de la guerre,
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. Il5
OU la frénésie de Fivresse ne les excitent pas , ils
paroissent être sans passions comme sans désirs
et leurs esprits aussi vides d^idées que s'ils étoient
plongés dans le plus profond sommeil, ou ense-
yelis sous les glaces de la vieillesse ».
« Quels rapports , en effet , peuvent attacher
un homme de cette espèce à son semblable ? Se
suffisant à lui-même par son adresse à la chasse
et à la pêche , uniquement occupé de remplir sa
chaudière, il n'est rien pour son voisin, et ce
voisin n'est rien pour lui ; c'est comme s'ils
vivoient sur deux iles séparées par un bras de
rivière. La seule jouissance dont ils aient une
idée et dont ils aiment à parler, est le repos , ou
plutôt l'inactivité la plus entière : car vous devez
savoir que leurs femmes sont exclusivement
chargées des soins du ménage )).
((Ah! mon frère, me disoient l'autre jour
Nangooarcala , Nimwha, Maratanza, et quel-
ques autres chefs qui dînoient avec moi , tu ne
connoîtras jamais comme nous le bonheur de
ne penser à rien et de ne rien faire : après le
sommeil, c'est ce qu'il y a de plus délicieux.
Voilà comme nous étions avant d'avoir eu le
malheur de naître ; voilà comme nous serons
après la mort. Qui a mis dans la tête de tes gens,
continua-t-il , ce désir perpétuel d'être mieux
nourris , mieux vêtus , et de laisser tant et tant
2
Îl6 VOYAGE
de terres et d'argent à leurs enfans ? Craignent- |
ils donc que le soleil et la lune ne se lèvent pas
pour eux ? que la rosée des nuages cesse de tom-
ber 5 que les rivières tarissent , quand ils seront
partis pour l'ouest ? Comme la fontaine qui sort
du rocher, comme les eaux de nos rapides et
de nos chutes, ils ne se reposent jamais : dès
qu'ils ont récolté un champ, tout de suite ils en
labourent un autre ; après avoir abattu et brûlé
un arbre , ils vont en renverser et en brûler un
autre 3 et comme si le jour du soleil n'étoit pas
assez long, j'en ai vu qui travailloient au clair
de la lune. Qu'est-ce donc que leur vie com-
parée à la notre, puisque le présent n'est rien
pour eux ? Il arrive , aveugles qu'ils sont ! ils le
laissent passer. Nous autres, au contraire, ne
vivons que de cela , après être revenus de nos
guerres et de nos chasses. Semblable à la fumée
que le vent dissipe et que l'air absorbe , le passé
n'est rien , nous disons-nous 5 quant à l'avenir ,
où est-il? Puisqu'il n'est point encore arrivé,
peut-être ne le verrons-nous jamais. Jouissons
donc aujourd'hui du présent 5 demain, il sera
déjà loin )î.
a Tu nous parles souvent de prévoyance , ce
tourment de ta vie : eh ! ne sais-tu pas que c'est
le mauvais génie qui l'a donnée aux blancs,
3pour les punir d'être plus savans que nous? Sans
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. II7
cesse elle les blesse et les aiguillonne , sans ja-
mais pouYoir les guérir, puisqu'elle ne peut
jamais prévenir Farrivée du mal, qui s'attache
aux enfans de la terre comme les ronces aux
jambes du voyageur ».
(( C'est ainsi que raisonnent , ou plutôt que
sentent ces liabitans des forêts , et dans leur fol
orgueil , ils se croient plus sages et plus heureux
que nous. Pen ai connu qui poussoient leur mé-
pris jusqu'à la pitié ^ ce qui prouve que le bon-
heur peut prendre toutes les formes, habiter
sous tous les climats , et se plaire sous l'écorce
de bouleau comme sous de beaux lambris. Com-
ment faire comprendre à de pareilles têtes la
nécessité et les avantages qui résultent de l'agri-
culture et de l'industrie ? Quant aux études de
cette langue , que vous m'avez demandées, elles
sont entre les mains de M. Maddisson , membre
du Congrès pour la Virginie, qui m'a promis de
vous les communiquer )).
Au village de Kispoko, le 4 juillet 1786.
Richard Buttleh.
Il8 VOYAGE
P anima ) assis au pied du grand Némenshé-
hélas ^ la lune étant belle et resplendissante^
à Ganondawé ^ son ami.
c( Le seuil de ta porte a donc été enlevé , les
cendres de ton âtre dispersées , et ton feu éteint,
brave Ganondawé ! Tu as donc abandonné
ta wigwbam et le yillage , pour aller au pays
d^Onas , dont les blancs ont fait disparoître
Tombre et la fraîcheur ! Que ne savent- ils ^
comme nous, vivre de chasse, de pêche, cou-
cher sur une peau d^ours, et boire Feau du ruis-
seau ! ils n^auroient pas tant de soif de nos
terres , et nous serions voisins et amis ».
c( Méfie-toi de leurs courtes et longues pa-
roles ! Comme les glaces de nos rivières au retour
du printemps , est perdu celui qui s'y confie :
comme les remoux perfides de TAlléguipy , est
en gloutiFimprudent voyageur qui en approche.
Jamais ils ne nous disent ce qu'ils pensent, et
jamais ils ne pensent ce qu'ils nous disent. Sais-
tu pourquoi ? parce que la ruse et le mensonge
découlent de leurs lèvres , comme la sève pu-
tride d'un arbre dont le cœur est creux et
pourri ».
(( Mais à qui parlé-je, puisque tu n'es plus
ici pour entendre mes paroles? Ma voix pour-
roit-elle parvenir jusqu'à toi ^ et la tienne^
DANS LA HAUTE TENSYLVANIE, lig
comme celle de Técho , arriver jusqu'à moi ?. . .
J'écoute.... ce n'est que le bruit du vent qui
passe 5 ou celui de la chute , qui va mourir dans
les forêts du voisinage. Il ne dit rien à l'oreille
de mon ame attentive. J'écoute encore.... ce
n^est que celui du pivert qui frappe contre le
tronc desséché d'un arbre , ou le faisan qui ap-
pelle sa compagne en agitant ses ailes. Je veux
cependant m' entretenir avec le Toi qui vit dans
ma pensée , dont les yeux de mon e&prit voient
l'image )) .
«Ganondawé, où es-tu? Ne pouvois-tu pas
entendre la voix de Panima ton ami )> ?
c( Que je te parle donc en moi-même, puisque
ton absence , comme l'épaisseur d'une mon-
tagne 5 te cache à mes yeux 5 et que , comme la
gelée de l'hiver, elle a fermé ma bouche. Quand
je pense àtoi, mon bras s'étend, ma main s'ouvre
pour rencontrer et serrer la tienne. Pendant la
clarté du jour, je te cherche et ne te trouve plus j
ton ombre même m'a quitté. Pendant le silence
des nuits , mon esprit songe à toi , et , comme la
surface des eaux , il réfléchit ta présence. Mal-
heureux et contristé que je suis , mes flèches
n'atteignent plus le gibier 5 le poisson passe , et
ne voit plus l'hameçon de Panima» J'embouche
fl20 VOYAGE
l'oppcygan ; mais, semblables aux eaux du ruis-
seau , qui , arrêtées par la digue du castor , ces-
sent d'être bonnes et douces , mes pensées, que
ton absence retient dans ma tête , deviennent
tristes et lugubres ».
(( Ganondawé , où es-tu ? Ne pouvois-tu pas
entendre la voix de Panima ton ami )) ?
« Depuis que tu n'es plus ici , combien l'es-
pace qui sépare le matin du soir ne me paroît-il
pas ennuyeux et long ! Et sans l'oubli du som-
meil et régarement des rêves, combien celui qui
sépare le soir du matin ne seroit-il pas plus long
encore ! Quand reviendras-tu donc rapporter
la gaîté qui t'a suivi, l'adresse et la patience
dont j'ai besoin pour vivre ? Quand reviendras-
tu ôter les feuilles de mon sentier , et chasser le
vent du malheur que je rencontre pm:-tout ? Si
je parcours les forêts , je m'égare ; si je vais sur
les eaux , je ne puis plus diriger mon canot; si
j'allume du feu sur mon âtre, il donne plus de
fumée que de chaleur 5 si je quitte ma wigwham^
les reptiles de la terre et les oiseaux de la nuit
s'en emparent; si je m'exerce à lancer le tomé-
hawk, il tombe avant d'arriver à l'écorce de
l'arbre ».
« Ganondawé, quand reviendras-tu ? Ne pou-
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 121
vois -tu pas entendre la voix de Panima ton
ami )) ?
« Lorsque tu parles , disent nos vieillards ,
les oreilles des auditeurs s'agrandissent. — (( Oui,
)) disent-ils , sa voix est sonore comme le reten-
)) tissement des forêts, comme la voix de la grue
)) du milieu des nuages , ou celle du courlis du
» milieu des sa vannes. Semblables aux gouttes
)) d'une chute , chacune de ses paroles a son
y) poids, il a le coeur de Poohagan son aïeul, et
y> la langue de Sagagoetchè son père 5 jamais le
)) mensonge noir n'est sorti de ses lèvres ver-
•>? meilles. Il est sage et tranquille comme le cas-
)) tor des marais , rusé comme le renard terrier,
)) brave, et audacieux comme la panthère afFa-
)) mée, léger à la course comme le cerf pour—
)) suivi : sa vue vaut bien celle de l'aigle chauve,
» et son ouie celle de l'elke au bois fourchu.
» Ainsi que sa carabine, son jugement ne manque
» jamais le but. Que les feuilles de son arbre de
)) vie ombragent pendant long-temps les wig-
» whams du village et celles de nos tribus )) !
(c Voilà ce que disent tous ceux qui te con-
noissent , depuis les fourches du tranquille
Scioto jusqu'aux eaux du grand Fleuve (l'Ohio),
et par-delà».
122 VOYAGE
« Ganondawé , où es-tu ? Ne pouvois-tu pas
entendre la voix de Panima ton ami »?
<( Te ressouviens-tu que depuis nos premières
lunes, nous avons toujours pagayé le même
canot , poursuivi le même gibier, et partagé les
mêmes dangers ? Que quand Furt disoit oui y
Tautre le disoit aussi ? Que quand nous allu-
mions du feu sur ton âtre ou sur le mien , l'ami-
tié étoit toujours là pour le souffler ? Te ressou-
viens-tu que je t^avois donné ma confiance
comme le malade la donne à son guérisseur ,
comme le voyageur au courant sur et fidèle qui
entraîne son canot ? Que quand on venoit f en-
tendre 5 le silence fermoit la porte , et que Fat-
tention toute nue se tapissoit au fond de nos^
oreilles ? Te ressouviens-tu que, dans la crainte
de t'interrompre , on négligeoit même de mettre
du bois au feu ? Que nos paroles se réunissoient
en sortant de nos bouches , comme la fumée de
nos oppoygans? Te ressouviens -tu que tous
s'écrioient? disant : — (( Suivons-le par-tout où
)) la terre et les eaux portent. Il sait penser , par-
)) 1er et conduire , pendant la clarté du jour
y) comme pendant les ténèbres de la nuit ».
« Ganondawé, où es-tu? Ne pouvois-tu pas
entendre la voix de Panima ton ami » ?
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 120
(( Je suis brave et intrépide, tu Tes aussi. Je
ne crains ni la mort ni les souffrances, tu ne les
crains pas non plus. Je suis chasseur patient,
adroit , infatigable j et toi aussi. Je suis homme ,
comme tel je ne redoute ni le toméhawk, ni la
chaudière de Fennemi ^ il en est de même de toi.
Quand, fatigué , je chancelle à travers les pierres
du sentier , je m'appuie sur ton épaule 5 tu en
fais autant. Quand mon courage fléchit , tu me
regardes , et tout de suite tes^eux rappellent le
mienj je deviens le double de ce que j'étois.
Quand j'entonne ma chanson de guerre, je la
chante avec plus d'énergie lorsque je pense à
toi. Que deux hommes sont forts , lorsqu'ils ne
font qu'un ! C'est comme les ailes qui supportent
l'oiseau , comme un canot pagayé par deux
braves au milieu d'un rapide : s'il n'est dirigé
que par un seul , bientôt la fatigue et l'inquié-
tude le poursuivent et l'atteignent ; il perd le
fil sauveur du courant , chancelle et chavire ; et,
faute d'un ami, le malheureux devient la pâture
des poissons ».
« Ganondawé , où es -tu ? Ne pouvois-tu pas
entendre la voix de Panima ton ami )> ?
« Je voudrois savoir si , quand le soleil se
lève dans le pa3'-s d'Onas , ses premiers rayons
124 VOYAGE
te réjouissent, comme lorsque tu sortois de fa
wigwliam pour le saluer; si, comme ici, les
ombres de la nuit couvrent la terre de rosée et
tes yeux de sommeil. Je voudrois savoir ce que
tu penses de ces barbus qui se tuent de travail
et ne sont jamais contens; à qui il faut tant de
choses pour vivre, et qui ne vivent pas plus que
nous, qui n'avons que nos carabines. Quelle
idée ton esprit se fait-il de leur Dieu , auquel ils
parlent si souvent , et qui ne leur défend pas de
labourer nos terres et d^en éloigner le gibier ?
C'est un mauvais Dieu , puisqu'il leur permet
d'envahir nos villages , d'exposer les os de nos
ancêtres à la pluie et au vent , de nous donner
des eaux de fureur et de feu pour nous consu-
mer , et de belles paroles pour nous tromper ».
« Ces tristes pensées, comme un jour d'hiver,
en font naître de bien plus tristes encore. Si
Panima va à la guerre, qui le soustraira à la
dent de son ennemi ? Si son canot chavire , qui
l'aidera à le relever ? Si le malheur lui en veut ,
qui lui donnera de la viande et du poisson ? S'il
fait de mauvais rêves , qui lui aidera à en dissi-
per le souvenir ? Si l'Esprit d'en haut le frappe
de sa grande flèche , qui couvrira son corps de
terre? Quoi que je fasse pour chasser ces idées
de ma tête , la mélancolie, qui, lorsque tu étois
ici, se cachoit derrière la montagne , arrive
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 125
pour me les renvoyer plus tristes et plus lugubres
encore. Depuis ton départ, mon visage est som-
bre comme l'eau qui coule sous de noirs sapins 5
mon esprit s'égare au milieu des ténèbres ,
comme le chasseur au milieu des forets ; le si-
lence ferme ma bouche, mes oreilles n'entendent
plus le ramage du muskawiss (5) , et mes yeux
voient sans voir )).
(( Ganondawé , où es-tu ? Ne pouvois-tu pas
entendre la voix de P anima ton ami » ?
c( Je te parle , et tu ne m'entends pas ! Je
regarde, et ne vois que moi assis au pied du
Nemenshéhélas ! Qui servira donc de témoin à
la prononciation de mes paroles vivantes ? La
lune, cette fille modeste du soleil radieux 5 c'est
à elle que je les confie. Mais qui te portera la
voix de mes plaintes et l'idée de mes souvenirs?
L-e vent, souffle du grand Manitoo, ce messager,
souvent inconstant et léger , te les transmettra-
t-il fidellement ? Je l'en conjure ».
(( Hâte-toi de revenir les entendre de la bouche
de ton ami , et nous dire comment ces Cherry-
hum-Sagat t'auront reçu et nourri , comment
ils t'auront dix fois pris par la main , ou auront
fumé avec toi , pour te tromper dix fois mieux
4ans tes échanges , comme cela m'est si souvent
126 VOYAGE
arrivé. Hâte-toi de te rapprocher de ta femme ^
de tes enfans , de Panima , qui t^attendent assis
sur le seuil de ton père » .
« Viens replacer le tien j rallumer ton feu , et
suspendre ta chaudière. Puissent mes oreilles
entendre ton cri d^ appel, et mes yeux apperce-
voir ton canot doublant la pointe de Kittàgà-
mick, long-temps avant que le maïs ne soit
mûr » !
c( Ganondawé, où es-tu ? Ne pouvois-tu pas
entendre la voix de Panima ton ami » ?
« Telles sont mes paroles, que je confirme par
trois tailles sur Fécorce du Nemenshéhélas , au
village de Chillichaté , le quatrième jour de la
lune des écureuils ».
Panima.
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 12/
CHAPITRE VI.
Nous étions , M. Herman et moi, depuis quel-
que temps à Clermont, chez M. Livingston,
chancelier de l'Etat de New- York, où nous
jouissions de l'intéressante conversation de ce
respectable personnage (*) , Fun des fondateurs
de l'indépendance et de la liberté de sa patrie. Du
portique de sa belle maison , bâtie sur le rivage
oriental duHudson, nous contemplions ce grand
nombre de vaisseaux , qui sans cesse remontent
ou descendent ce beau fleuve , et leurs manoeu-
vres si différentes , suivant le vent ou la marée 5
nous réfléchission sur la prodigieuse quantité
de denrées que produisent déjà l'agriculture et
l'industrie , dans un pays où naguère on ne
voyoit que des chasseurs et des indigènes , lors-
que mon compagnon reçut une lettre qui Fin-
formoit qu'une compagnie dans laquelle sa
famille étoit intéressée, desiroit acquérir un
des districts de la concession militaire , le plus
avantageusement situé relativement à la navi-
C^) Il a été ministre des affaires étrangères pendant la
révolution.
128 VOYAGE
gation du lac Ontario , ou aux communications
intérieures.
Il nous falloit un guide ; heureusement M. Li-
vington , qui avoit conçu une estime particu-
lière pour M. Herman , et desiroit le voir se
fixer dans son voisinage , lui indiqua un jeune
homme qui avoit accompagné Farpenteur gé-
néral, lors de la fixation des limites de cette
grande concession , et qui en connoissoit Lien
toutes les subdivisions. Au bout de peu de jours,
nous partîmes pour Albany, d'où, vingt-quatre
heures après notre arrivée, nous parvînmes ai-
sément à Skénectady. Là , on nous fournit un
bateau très-commode, qui nous transporta, en
sept jours, à Fembouchure de FOriscany. Ayant
formé le projet de A^oyager avec célérité à tra-
vers les bois , nous y prîmes quatre indigènes
qui dévoient à-la-fois nous servir de guides
et nous fournir du gibier , et, comme le disoit
M. Herman en souriant, être notre auberge
ambulante.
Quels changemens depuis notre voyage à
Onondaga, en 1789 I Le canal de Little-Falls ,
dont on ne parloit même pas à cette époque ,
étoit presque terminé. Déjà on avoit tracé, à
quelque distance de ces rapides , une jolie ville,
où nous vîmes plusieurs maisons élégantes : un
§uperbe moulin à farine, construit à Fentrée,
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 1 29
venoit d^étre achevé; ontravailloit déjà au nou-
veau canal de Stanwick. Je comptai trente-deux
maisons dans la petite ville de Wliite'stown ,
fondée à l'extrémité de la navigation du Mo-
haAvk. Les Onéidas avoient vendu leurs terres,
à Fexception de cent mille acres. Les Onondagas
ne s'en étoient réservé que soixante-cinq mille,
elles Cayugas à-peu-près la même quantité ,
vers la partie septentrionale du lac de leur nom.
(( Ainsi se sont vérifiées , dis-je à M. Herman,
les paroles du vieux Kèskètomah, et celles bien
plus anciennes encore du Missisagè - Korey-
hoosta 'j ainsi ont disparu les espérances des
chefs Onéidas ; ainsi , avec leurs traités et leurs
marchandises , et sans user d'aucune violence,
les blancs sont toujours sûrs d'étendre leurs
possessions à mesure que leur population, ou
plutôt leur cupidité augmente. Si, à cette con-
cession militaire d'un million cinq cent mille
acres, on ajoute l'acquisition du colonel Wil-
liamson, qu'on dit être presqu' aussi considé-
rable , et celles de quelques compagnies hol-
landaises et flamandes, voilà un pays aussi grand
que la Silésie, qui n'a pas coûté 20,000 liv. sterl.
Et la célèbre ligue Mojiawk n'existe plus ! Et,
chose inconcevable ! de tant de familles , pas
une n'est devenue propriétaire et cultivatrice ^
pas une ne s'est dit : — ce Je yeux me réserver
î3o VOYAGE
» douze cents acres de terre sur les "bords de
^ telle rivière ; j^en vendrai la moitié, ce qui me
)) procurera deux mille piastres, avec lesquelles
)) je ferai bâtir une habitation , et me procurerai
:)) des chevaux et des ustensiles d'agriculture ;
» comme les blancs , je labourerai, je sèmerai,
» je récolterai 3 comme eux, j'élèverai mes en-
)) fans au travail , à l'industrie ; comme eux , je
)) leur transmettrai mes vergers , mes champs et
)) mon nom , et comme le leur , mon sang se
}) multipliera sur la terre. — Qui ne verroit
» pas dans cette aveugle obstination la volonté ^
)) le doigt de la destinée )) ?
Pourvus d'une excellente carte de cette partie
de l'Etat , que M. Duv^itt venoit de publier ,• et
précédés de nos guides, nous parvînmes au dis-
trict de Camille , situé à l'extrémité septentrio-"
nale du joli petit lac Oxaruatètes, non sans avoir
éprouvé tous les inconvéniens qui résultent de
la nécessité de coucher dans les bois , et du
malheur d'avoir quelquefois plus de provisions
que nous ne pouvions en consommer , et d^au-
très fois de n'en point avoir assez , malgré
l'adresse et la bonne volonté de nos chasseurs.
Ainsi qu'on nousl'avoit dit, noiis trouvâmes
sur les bords de la petite rivière qui conduit les
eaux de ce lac dans celui connu sous le nom de
Cross j une faïnille nouvellement arrivée : elle
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. l5l
avoit de la farine , du lard et des pois , deux
vaches , deux paires de bœufs, quelques poules ,
dont les renards se régal oient parfois ; mais elle
n'avoit point encore de maison. Comptant faire
de ce lieu notre quartier-général , nous réso-
lûmes de venir à son secours , car nous étions
sept de notre bande , et dans Fespace de quatre
jours, elle eut un asyle de i4 pieds de largeur
sur 25 de longueur. Ce bâtiment étoit grossier ^
à la vérité , n'étant composé que de troncs d'ar-
bres de moyenne grandeur , mais il étoit bien
calfeutré , et couvert de bonne écorce de chêne ,
que nos chasseurs levèrent , et fixèrent sur les
chevrons, avec beaucoup d'adresse et de zèle ;
car il n'y a pas d'hommes sur la terre plus obli-
geans ni plus serviables, quand on sait les ex-
citer et les conduire : alors ils font pour leurs
amis ce qu'ils ne feroient pas po'ur eux-mêmes,
parce que ce genre de travail ne leur paroît pas
déshonorant.
Après avoir passé dix jours à examiner atten-
tivement la nature du sol, la qualité des arbres,
les ruisseaux et les chutes, les marais et les
terres basses des districts du voisinage , M. Her-
man , déterminé par les conseils du jeune arpen-
teur que le chancelier lui avoit procuré , fixa
toute son attention sur celui de Lisandre, borné
au sud par la rivière Sénecca 5 au nord par 1@
2.
Î02 VOYAGE
district d'Annibal, à l'ouest par celui de Caton j
et à l'est par la rivière Oswégo ou Onondaga ^
qui se jette dans FOntario , et par laquelle , dans
le printemps et Tautomne j on peut facilement
communiquer avec le lac Onéida et la rivière
Moliawk. Enfin 5 munis de tous les renseigne-
îîiens nécessaires , ainsi que de la carte topogra-
phique de ce canton , nous allions retourner à
Oriskany, en suivant le sentier que nos guides
avoient eu soin de marquer, lorsque , pour
ajouter aux observations que nous voulions
faire sur cette nouvelle et intéressante partie de
FEtat 5 il fut résolu d'aller jusqu^à la Nouvelle-
Genève , bâtie à l'extrémité septentrionale du
beau lac Sénecca ou Canodérago , k 55 milles de
liisandre , d'où il nous seroit facile , en suivant
la route que le Gouvernement faisoit ouvrir,
de nous rendre a Scliuyler , ou à Palatine sur le
Mohawk. Nous devions traverser les districts de
Brutus , de Caton , d'Aurélius , la réserve de
Cayuga , et le district de Romulus , baigné par
les eaux du lac Sénecca.
Pendant les premiers jours de notre voyage,
toujours accompagnés de nos bonnes gensd'Oris- Jj
kan^?- 5 nous eûmes à lutter contre cette foule
d'obstacles qu'on rencontre plus communément
dans les pays couverts de hemlocs et de pins :
car quoique ces arbres acquièrent une grandeuf
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. l55
énorme , cette élévation n'indique pas toujours
la fertilité du sol. Les sentiers étoient obstrués
par ceux qu^un violent coup de vent avoit ren-
versés 5 les marais étoient d^un accès difficile ;
le soir , nous étions tourmentés par des insectes
microscopiques, connus sous le nom de knats ;
les familles que nous rencontrions , nouvelle-
ment arrivées, ne pouvoient nous donner que
des gâteaux de maïs.
Nous réfléchissions sur la cause de cette éton-
nante variété qu^on remarque dans le sol , non-
seulement du même canton , mais du même
champ ; sur Fusage qu^on feroit un jour des
nombreuses chutes qui se trouvoient sur notre
route , sur la nature des rochers du haut des-
quels elles se précipitent ^ sur le dessèchement
prochain de tant de marais , et la grande quan-
tité de pâturages qui , un jour , dédommage-
roient les habitans du peu de valeur de leurs
terres boisées, lorsque nous entrâmes dans celui
de Brutus , couvert de châtaigniers , d'ormes ,
de chênes , de hycoris et d'érables à sucre , in-
dice d'un sol beaucoup plus fécond: aussi étoit-il
plus habité que le précédent. En approchant du
confluent de la petite rivière Owasco avec la
Sénecca, nous découvrîmes une habitation, gros-
sière à la vérité, comme on les bâtit en mettant
pied à terre, mais couverte d'un toitde bardeaux.
lr^4 VOYAGE
La maîtresse, décemment vêtue, la tête ornée
d^un joli chapeau de paille des.Bermudes , sur-
prise de notre arrivée , et sur-tout de l'appa-
rence de nos quatre chasseurs , ne répondit à
nos questions et ne nous invita à descendre
qu'avec beaucoup de timidité et d'embarras. Ce-
pendant elle voulut conduire nos chevaux sous
ce qu'elle appeloit le liangard» C'étoit un toit
d'écorce monté sur quatre perches , et surchargé
de pierres, pour empêcher le vent de l'em-
porter.
(( Ceci n'est pas brillant , dirent mes deux
compagnons ; mais dans la saison où nous som-
mes , il faut si peu pour être passablement bien ^
et ce bien nous est offert de si bonne grâce, que
nous devons être satisfaits et reconnoissans )><,
— Nous causions avec cette jeune et jolie Amé-
ricaine, qui nous préparoit du thé (car on en
trouve par-tout) , lorsque son mari, qui avoit
entendu le bruit perçant de la conque , arriva
couvert de sueur et noir comme le charbon.
« D'où venez-vous donc ? lui demanda M. Her-
man. -— De consumer par le feu des tas énormes
de racines , de buissons et de mauvaises herbes ,
dont la nature a couvert ce sol. Quelle puissance
que celle qui , de rien , fait croître tant de pro-
ductions inutiles ! Encore , si la surface de la
terre n'étoit remplie que d'arbres , notre tâche
DANS I.A HAUTE PExMSYLVANIE. l55
seroit beaucoup moins dégoûtante et moins pé-
nible : en cernant leur écorce, on en arrête la
sève, et ces géans meurent sur pied sans faire
aucune résistance ; mais cette quantité prodi-
gieuse d^arbustes , de liannes traînantes , de
ronces, de plantes grimpantes, dont les rejetons
repoussent avec une incroyable vigueur pen-
dant deux à trois ans , voilà ce qui retarde nos
progrès , et souvent amène le découragement.
C^est l'ouvrage de Pénélope , que la destruction
de ces plantes vivaces. Heureux ceux qui vien-
dront après nous ! ils paieront la terre un peu
plus cher, il est vrai , mais ces grands et pénibles
travaux de dépouillement, d^essartement et de
combustion seront finis; le sol sera net 5 ils n'au-
ront qu^à perfectionner nos ébauches , à bien
enclore leurs champs, labourer et jouir. Je vous
assure qu'il faut plus que du courage pour oser
quitter son canton natal , et s'éloigner pour
toujours de l'exemple et des secours de ses voi-
sins et de ses amis. Encore, si on étoit sûr de
réussir î Mais non ; ici y même plus qu'ailleurs ,
nous sommes exposés aux hasards des accidens,
aux atteintes du malheur, dont la funeste in-
fluence accompagne l'hommepar-tout où il va : et
néanmoins, aveuglés par les illusions de l'espé-
rance, et oubliant l'infortune de ceux qui n'ont
pas réussi, nous osons entreprendre de nouveaux
a56 VOYAGE
établissemens, et lutter contre tant d'obstacles)).
c( Si ce n^est pas le courage , quel est donc le
motif qui vous excite et vous soutient? demanda
M. Herman. — Un sentiment ^ ou plutôt une
impulsion qui, heureusement, n^est pas le fruit
de laréflexion, mais émane del'instinct. L^amour
de nos femmes et de nos enfans, ce qui est syno-
nyme à l'amour de nous-mêmes :1e désir de vivre
dans l'aisance et l'indépendance , telle est chez
moi la source de Tindustrie et de la persévé-
rance j peut-être en ai -je plus besoin qu'un
autre, ayant passé les premières années de ma
vie 5 les livres et non la hache à la main. Au
moment où j'allois entrer dans le ministère,
J'eus le malheur de perdre un père chéri 5 cet
événement affecta tellement mon coeur et mon
esprit, que je m'éloignai du toit paternel, et
devins baleinier. J'ai aidé pendant cinq ans à
poursuivre , à harponner cet énorme poisson 5
je le poursuivrois encore , si cette bonne et jolie
ménagère ne se fût pas avisée un jour de me le
défendre. Peut-être a-t-elle eu raison 5 elle de-
siroit mon bonheur et le sien , nous l'avons
trouvé en nous unissant. Je l'avoue cependant ,
sans elle et les enfans qu'elle m'a donnés , je ne
serois pas aussi industrieux que je le suis. Mais
quand je sens que mon courage fléchit, je fais
de nouveaux efforts pour la convaincre que je
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. l37
méritois d^étre son mari. De son coté, quoi-
qu'elle ne m'en dise rien , elle en fait autant, je
le sais ; et cependant elle n'étoit pas , non plus
que moi, destinée à mener une vie aussi pé-
nible ».
« Hélas ! continua~t-il , que deviendroit un
colon dans ces tristes solitudes, s'il n'avoit pas
avec lui une compagne chérie pour alléger,
adoucir ses peines, exciter, entretenir son ému-
lation et son courage , préparer ses alimens ?
Pourroit-il jamais résister à l'ennui, aux dé-
goûts qu'inspirent ces lieux reculés et déserts ,
sur-tout pendant les premières années, que la
vue d'un liomme est une chose rare, et qu'il
faut aller à de grandes distances pour rencontrer
un voisin ? Le vide qu'il éprouveroit dans sa
maison, celui sur-tout qu'il sentiroit dans son
coeur, le porter oit sans cesse à chercher quel-
qu'objet qui pût le remplir. Quel motif stimu-
leroit son industrie , puisqu'il ne travailleroit
que pour lui seul ? Pour peu qu'il fût sensible ,
il ne tarderoit pas à rougir de posséder un cer-
tain degré d'aisance et de bonheur qu'il ne pour-
roit partager avec personne: oui, si je n'avois
ni femme ni enfans (et je rends grâces à la Pro-
vidence d'avoir une aussi digne compagne),
au lieu d'endurer journellement les fatigues de
la vie cultivatrice 5 j'embrasserois la vie sau-
j58 voyage
vage 3 beaucoup plus douce et plus natureîlef
qu'on ne pense , et, comme ces indigènes, je
vivrois dans une heureuse imprévoyance, du
produit de la chasse et de la pêche, à Fabri de
ces soins continus , de ces inquiétudes de Fave^
nir, qui naissent de la propriété, et qu'entraînent
nécessairement les devoirs et les charges de
l'état social. Je ferois par réflexion , et d'après
un dessein prémédité , ce que ces enfans de la
nature font par instinct. Si on pouvoit bannir
de leurs villages ces eaux de fureur, source
unique des dissentions et des querelles sanglantes
qui s'élèvent si souvent parmi eux, aujourd'hui
sur-tout, que les motifs de leurs guerres et de
leurs implacables vengeances n'existent plus ,
on verroit la paix et le bonheur descendre du
ciel, et se réfugier parmi eux ».
ce Acquérir, par la possession d'une certaine
quantité de terre , les droits de citoyen , ceux
d'élire ou d'être élu j participer à la confection
des loix , remplir les différens emplois munici-
paux des districts 5 obtenir , par la culture ,
l'aisance , l'indépendance et la considération 5
devenir mari et père ; tels sont les principaux
motifs qui , tous les ans , déterminent tant de
jeunes ménages à quitter les foyers pater-
nels, pour aller au loin fonder de nouveaux
établissemens , et leur donnent le courage
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 1%
d'en supporter les dégoûts et les fatigues )).
« Quelque pénibles que soient vos travaux ,
lui dit M. Herman , vous êtes néanmoins dans
le chemin du vrai bonheur, s^il y en a sur la
terre. Soyez sûr qu'il est plus facile à obtenir ,
qu^il est plus durable et moins précaire pour
l'homme qui laboure ses propres champs, que
pour tout autre : encore quelques années de
courage et de persévérance , il sera assuré ; en-
core quelques années , votre grange sera rem-
plie , vos herbages seront couverts de bestiaux ,
et votre verger de fruits. Ici, vous cultivez des
terres franches et libres , et ne travaillez que
pour vous - même , puisque vous ne payez ni
redevances , ni impositions. Vous ne connoissez
que les roses de la liberté ; le sage Gouverne-
ment qui vous protège, en a écarté toutes les
épines )).
«Quelquefois vos peines sont grandes, j'en
conviens , mais ce ne sont que celles du corps ;
à peine la tâche du jour est- elle finie, que le
repos de la nuit , ce baume restaurateur , vient
sceller vos paupières, réparer vos forces épui-
sées , et vous en donner de nouvelles pour sou-
tenir les fatigues du lendemain. Si quelquefois
Fespérance ne vous suit que de loin , souvent
aussi elle vous précède , vous appelle , vous
prend par la main , et vous dit en souriant )j :
a4o VOYAGE
ce Tous les soirs, après avoir élevé les yeux de
» ton intelligence vers le Souverain Maître de
)) Funivers, dispensateur des rosées et des pluies
)) fécondantes , et père des cultivateurs , ima-
» gine-toi voir les belles lisières de FOwasco
)) converties en prairies , couvertes de chanvre
)) ou de maïs ; imagine -toi voir la moitié des
)) forets au milieu desquelles tu t^es fixé y deve-
)) nues des champs fertiles bien enclos , et les
)) jeunes arbres de tes vergers courbés sous le
)) poids de leurs fruits j imagine -toi voir ton
» humble habitation devenue une maison spa-
5) cieuse et commode , ton triste hangard, une
)) belle et vaste grange. Je te le permets, flatte-
» toi d^étre un jour aimé, chéri de tes enfans,
» quetu auras soigneusement élevés dans Famour
)) et dans la crainte salutaire d^un Dieu rému-
)> nérateur et vengeur, et à qui tu auras inspiré
)) le respect et la reconnoissance que tu dois à
» ce Gouvernement, qui assure ta vie et ta pro-
)) priété , encourage et anime ton industrie ,"
» sans exiger un seul épi de tes récoltes , ni une
)) seule pomme de ton verger ; et pour comble
» du plus grand bonheur dont Fhomme puisse
)) jouir sur la terre , toi et ta femme vous verrez
)) arriver d^un cours insensible le dernier de vos
)) jours , toi , en bénissant Finstant qui te la fît
)) connoître , et elle , en se glorifiant de ne s'être
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. l4î
)) jamais repentie un seul moment de l'avoir
)) choisi pour époux. Eh bien ! je te le promets ,
)) cette consolante perspective se réalisera, et
.)) cette époque n'est pas éloignée. Continue donc
)) d'être laborieux, religieux etreconnoissant ».
« Vous avez bien raison , continua M. Her-
nian; si jamais courage et industrie ont mérité
d'être récompensés , ce sont ceux des premiers
colons , qui , semblables aux pionniers d'une
armée 5 frayent les premiers sentiers , établissent
les premiers ponts , essartent les champs , font
naître les premières récoltes , et ouvrent les
routes que doit bientôt suivre le grand corps de
la société, marchant à leur suite. Mais pourquoi
vous êtes-vous établi sur un terrein si difficile à
nettoyer )) ?
« Parce qu'une grande partie de cette con-
cession consiste en terres d'alluvion , qui , dans
peu d'années, auront une Valeur décuple. Vingt
acres suffisent pour enrichir une famille. Ce don
de la nature paroît aA''oir été formé dans le cours
des siècles par la retraite et le dépôt des eaux.
J'y ai creusé des trous à des profondeurs diffé-
rentes , et dans l'espace de neuf pieds , j'ai
compté jusqu'à vingt-huit couches. Elles sont
alternativement composées de marne, de sable
noir , d'argile dissoute , de débris de végétaux
diversement coloriés, La fertilité produite par
î42 VOYAGE '
ce mélange est inépuisable ; ces terres rappor-
tent du maïs qui croît jusqu'à dix pieds de hau-
teur , du chanvre , du lin, de Tavoine ,des pois
et du foin dans la plus grande abondance )).
((De quel Etat étes-vous originaire? — Du
Nouveau-Jersey. — Pourquoi avez-vous quitté
votre pays natal ? — Parce que mon père, qui
avoit neuf enfans , ne m'a laissé que 72 acres de
terres. Quel homme voudroit végéter sur une
aussi modique portion , lorsque, jeune encore ,
il peut, par l'émigration, s'en procurer une
quantité plus considérable? Ici , avec ma hache
et le secours du ciel, j'ai de quoi assurer ma
petite fortune, c'est-à-dire, vivre dans l'ai-
sance , et laisser à mes enfans chacun cent acres
bien cultivés , ou un métier )).
(( On ne connoît donc point ici cette affection
pour la maison paternelle, cet attachement pour
le pays qui nous a vu naître? — Beaucoup
moins qu'en Europe , et cela doit être ainsi ;
d'ailleurs l'habitation paternelle est toujoui's
réservée au plus jeune des enfans , qui a soin de
la vieillesse de nos parens : de plus, ne sommes-
nous pas membres de la grande famille des
Etats-Unis ? Le citoyen d'un de ces Etats , ne
l'est-il pas de tous ceux de l'Union? Ne parlons-
nous pas la même langue ? n'avons-nous pas les
mêmes mesures , les mêmes poids ? N'obéissons-
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. l45
ïious pas aux mêmes loix? N^avons-nous pas les
mêmes usages et à-peu~près les mêmes opinions
religieuses , depuis la province du Main jusqu^au
Tènézée , depuis les bords de l'Océan jusqu'aux
plaines du Scioto ? Qu^importe alors qu^on ha-
bite la Virginie , la Pensylvanie , ou le Mary-
land ? J^irois au Kentukey , aux Illinois , sur les
bords du Wabasli , sans aucune répugnance ,
pourvu que je puisse y être heureux par la pos-
session de quelques centaines d'acres de terres
fertiles )) .
ce Et pourquoi vous en faut-il tant pour Fêtre?
- — Parce que la main-d'œuvre est si chère , que
nous sommes obligés de compenser la médio-
crité et l'imperfection de notre culture , par
l'étendue de nos champs 3 c'est-à-dire j de gagner
en surface ce que nous perdons en moyens. Eli
puis! quand on a des enfans, ne faut--il pas
pourvoir à leur établissement ? Encore quatre
ans de santé, et Favenirne m'inquiétera plus.—
Est-ce que le montant de vos 72 acres paternels
a pu payer les Sao que vous possédez ici ? — Je
ne les ai pas vendus 5 je tiens ce beau mor-
ceau-ci du Gouvernement , comme une récom-
pense d'avoir porté la chaîne sous l'arpenteur-
général, pendant la grande opération qu'il vient
de terminer, conjointement avec celui de la
Pensylvanie , dans le tracement de la ligne qui
l44 VOYAGE
divise aujourd'hui ces deux Etats. Cet officier
étoit trop généreux pour ne nous avoir pas
donné ce qu^il y avoit de meilleur )).
(( Et la justice distributive , et les loix, com-
ment vont-elles ? — On dit qu^il y a des magis-
trats, des juges de la Cour inférieure, un sliérif ,
dans ce canton 5 c'est tout ce que j'en sais : la
paix règne parmi nous 5 nos voisins sont nos
amis , et mallieûreusement le nombre n'en est
pas considérable. Chacun , occupé du nettoie-
ment de sa terre, l'embellit, l'ensemence. Comme
nous , nos magistrats travaillent et labourent ,
et sont plus occupés du soin de leurs plantations
qu'à juger des procès. Dans cinquante ans d'ici,
ce ne sera pas la même chose; les hommes,
alors plus rapprochés et plus nombreux , auront
plus besoin que nous du frein salutaire des loix.
Tout ce qui nous manque , ce sont des commu-
nications faciles 5 le Gouvernement s'en occupe;
nous en avons d'autant plus de reconnoissance,
qu'il n'exige aucune imposition. — D'où lui vien-
nent donc les moyens de subvenir aux dépenses
indispensables de l'administration ? — De l'in-
térêt des fonds considérables qu'il a déposés dans
la banque de l'Union. Ici, on ne nous demande
qu'une somme très-modique, pour encourager
la destruction des loups et des panthères ; c'est
une loi que nous avons sollicitée nous-mêmes.
BANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 345
Quel dommage, messieurs, que vous ne soyez
pas arrivés un jour plutôt! vous auriez trouvé
ici Farpenteur-général, M. André Duwitt, qui
vous auroit expliqué tout cela bien mieux que
je ne puis le faire. — Habite-t-il ce canton ? lui
demandai -je. — Ses bureaux sont à Albanyj
mais il est dans ce moment à trente milles d'ici ^
dans le district de Tully ^ sur les bras de la ri-^
vière de Owégé , occupé à terminer la subdivi*
sion de cette grande concession militaire, des-
tinée au contingent de Tarmée continentale j
que cet Etat a voit fourni pendant la guerre de
l'indépendance ».
Flatté d\ine circonstance qui me faisoit es-
pérer de rencontrer un homme aussi recom^
ïiiandable par ses vertus que par ses talens y
j^engageai mes compagnons à faire ce petit dé-
tour, après nous être reposés à la Nouvelle-
Genève. En traversant la réserve Cayuga , nous
rencontrâmes quelques vieux chefs de cette
nation , occupés à la pêche du lac 5 ils nous don^
nèrent du poisson , et deux jours après , nous
entrâmes dans le district de Romulus , dont
presque tous les colons avôient la fièvre, ce qui
nous fit hâter notre voyage jusqu^iaû rivage
oriental du Canodérago ou Sénecca, cFoù nous
découvrîmes la ville j ou plutôt Thumble bour-
gade de Genève.
m. K
l46 VOYAGE
(( S'il étoit permis, dit M. Herman, de com-^
parer les petites choses aux grandes, je dirois
que ce spectacle me rappelle Fidée de la nou-
velle Salente, fondée, comme celle-ci, au mi--
lieu des bois , par des hommes qui , ainsi que
ces Genevois, avoient été obligés de fuir leur
patrie. Combien doivent être puissansles motifs
qui ont déterminé ces familles à traverser FOcéan
pour venir s'établir parmi un peuple dont ils ne
connoissent même pas la langue ! Que de sacri-
fices n^ont-elles pas dû faire, pour renoncer à
leurs anciennes habitudes, et devenir de labo-
rieux colons ! Que de privations n'éprouve-
ront-elles pas encore , avant de vivre dans l'ai-
sance )> !
(f Ainsi , lui dis-je , la misère , les dissentions 1
et les guerres si fréquentes dans l'ancien Monde,
contribuent à peupler celui-ci. Sous combien de
rapports l'Amérique n'a-t-elle pas été utile à
l'Europe ? Quelques parties de ce continent ont
servi de lieu d'exil, et les médians y sont de-
venus meilleurs 5 les malheureux y ont trouvé
un asyls et le repos 5 les persécutés , la tolé-
rance j les désœuvrés , un nouveau champ d'in-
dustrie; tous, la liberté et la protection des
loix. Les nombreux obstacles que ces nouveaux
arrivés rencontrent pendant les premières an-
nées 5 leur inspirent le courage et l'adresse de
DANS LA HAUTE PENSYLVANTE. 14^
les surmonter. Quant à ceux qui ne réussissent
pas dans leurs projets de culture, ils n'en sont
pas moins utiles en devenant des artisans ou des
ouvriers, dont le travail est payé si chef ».
Après que nous fûmes débarqués, on nous
indiqua la seule auberge de la ville, qui étoit
aussi une boutique [store ) , où, à notre grande
satisfaction , nous trouvâmes propreté et abon-
dance. — (( Vous êtes venus quelques années
trop tôt, nous dit en français le maître de la
maison ; nous sommes encore , comme vous
Voyez , au milieu des embarras et des travaux de
premier établissement. Il n'y a pas encore quatre
ans que nous, sommes ici ; les souches des arbres
existent encore : nous subissons le sort de tous
les nouveaux colons ; mais avec l'aide du ciel ,
comme tant d'autres , nous jouirons un jour des
fruits de nos travaux , et nos enfans après nous»
Oui , il faut plus de courage qu'on ne peut se
l'imaginer en Europe , avant d'être ici décem-
ment logé , avant que nos champs , nos basses-
cours et nos jardins soient nettoyés , enclos, et
en état de rapporter des grains, des légumes et
des fruits. A moins qu'un colon ne vive long-
temps, ce n'est, en général, que la seconde gé-^
nération qui peut jouir d'une terre ameublie ,
d'un verger en plein rapport , et de chemins
passables ».
•r48 V OTAGE
« Quels motifs ont pu vous déterminer à for-
mer un établissement si loin de la mer ?-^La
facilité des communications ,1a fertilité du sol ,
et, vous le dirai-je, la réputation du colonel
Williamson , propriétaire d'une immense con-
cession qui s'étend jusqu'au lac Ontario , et
couvre une vaste étendue de pays. Outre les
vertus de l'homme , il possède tous les talens ,
toute l'activité, la générosité et la franchise,
ainsi que toutes les qualités nécessaires au fon-
dateur d'une aussi grande colonie. C'est de lui
que nous avons acquis à Township. Il nous a
donné , dans ce marché , 200 acres de terre ,
dont 100 sont destinées à l'église que nous allons
fonder , et les 100 autres à l'usage de l'école qui
est déjà instituée. Il pense à tout, prévoit tout, j
jusqu'à l'amélioration des espèces de chevaux et
de bétail. Heureux les honnêtes colons qui ont
à traiter avec lui 3 nous le respectons comme
notre père , il nous aime comme ses enfans.
Aussi le prix de ses terres augmente-t-il tous
les jours. Nous savons qu'il a sollicité du Corps
législatif, et qu'il doit en obtenir à sa prochaine
séance, une charte d'incorporation pour cette
ville naissante , ce qui contribuera beaucoup à
sa prospérité )).
(( De quel avantage pourra- t-elle vous être ,
^ette charte ? demanda M. Herman. — Elle
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. li«7
assurera la régularité de nos travaux, prévien-
dra la divergence des intérêts, réunira nos ef-
forts , maintiendra la police , le bon ordre , la
régularité des rues , transmettra à nos magis-
trats la propriété des rivages du lac jusqu'à une
certaine distance sous les eaux , ainsi que les
quais que nous avons déjà construits ; et, vous
le dirai-je? elle flattera notre amour-propre,
en nous identifiant plus particulièrement à cette
ville que nous avons fondée , au sol que nous
avons acheté , ainsi qu^à ce pays , devenu notra
nouvelle patrie )).
ce Pourquoi avez -vous quitté les bords du
Léman , pour venir vous établir sur ceux du
Canodérago ? — La crainte que les explosions
volcaniques qui, en 1790 , se firent sentir sur
tous les points de la France , ne vinssent ré-
pandre leurs laves funestes sur notre ville , qui^
comme vous le savez , n'est qu'un point dans
l'immensité. Les événemens subséquens n'ont
que trop évidemment justifié notre prudence
et nos pressentimens. Quand les flammes dé-
vorent la maison de son voisin , n'est-il pas pru-
dent d'abandonner la sienne, et d'en emporter
les effets les plus précieux? Nous ne vivions que
de commerceet d'industrie j les sources en, furent
bientôt taries, et les rapports de notre ville avec
le reste de l'Europe entièrement anéantis w.
1^0 VOYAGE
« D'ailieurs , fatigués d'un régime démocra-
tique , dont les orages ne nous permettoient pas
de jouir plus de dis à douze ans consécutifs du
calme et du repos , nous cherchions depuis
long-temps un pays où il j eût de Tespace ^ dont
le Gouyernement et les loix fussent stables et
protectrices , où chacun put vivre de son indus-
trie sans être exposé à des impositions arbi^
traires, où enfin nous pussions être éloignés
pour jamais des fureurs du démagogisme, ainsi
que du foyer des guerres , des alarmes , qui ont
lieu si souvent dans l'ancien Monde. Ici, nous
nous flattons d'avoir trouvé ces avantages ^ ils
nous ont coûté bien cher , il est vrai , mais il
faut savoir appliquer des remèdes proportionnés
à la grandeur des maux, avoir le courage d'en
supporter la violence , ou périr. De quoi n'est-
on pas capable, quand on a des femmes et des
enfans , à qui on doit protection , sûreté , sub-
sistance ? S'il y a dans la vie un motif d'action
impérieux, irrésistible , c'est celui-là ^ jusqu'ici,
grâces à la Providence, nous n'avons eu que
des fatigues , et point encore éprouvé de pertes )) .
« Cette nouvelle Genève , continua-t-il , est ^
comme l'ancienne, située sur les bords d'un
Jàfe^, égal en longueur au Léman, mais moin-
dre en largeur; et comme il n'est point envi-
ronné de montagnes , les orages y sont plus
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. l5l
rares. Déjà ses bords commencent à être passa-
blement cultivés ; on y voit même quelques
vergers dont le cidre est excellent ; celui que
vous buvez, vient du canton d'Ovide, où l'on
construisit , l'année dernière , une belle goélette
de 70 tonneaux, qui apporte dans nos magasins
les productions de l'agriculture destinées à être
embarquées sur la Sènecca. Cette rivière, comme
vous le savez peut-être , tombe dans l'Osv^égo
ou rOnondaga , d'où les bateaux remontent le
lac Onéida , et entrent dans le Mohawk par le
nouveau canal de Stanwick , à 270 milles de
distance )).
« Cette jeune ville doit, par sa position , de-
venir un jour l'entrepôt de toutes les denrées
des pays circonvoisins , dont la quantité aug-
mente avec la population. Au moyen d'un canal
très-court, destiné à réunir les eaux de la petite
Sènecca y qui tombe dans la partie méridionale
de ce lac , et celles du Tiogo (^) , nous commu-
niquerons facilement avec l'intérieur de la Pen-
sylvanie. Le colonel Williamson, qui en a fait
prendre les nivèlemens , n'estime le coût de la
confection de ce canal qu'a 20,000 liv. sterl. )).
(( Revenez ici dans dix ans , vous ne recon-
noîtrez plus ce pays, qui , sans doute, vous
(*) Brancîie de la Susquéhannali orientale.
l5-2 V O Y A G E
paroît bien agreste et sauvage. Nos humbles
logg-houses seront alors remplacées par de
bonnes maisons. Nos champs seront bien en-
clos , les souches des arbres auront disparu )>.
c( D'ici 5 comme d\in port tranquille , nous
contemplons, non sans effroi, les orages qui
désolent le pays que nous avons abandonné pour
toujours. Puissent les victimes de tant d'inno-
vations et de bouleversemens , ainsi que celles
des longues et sanglantes guerres de religion ^
qui jadis dévastèrent l'Europe, aborder sur cette
terre hospitalière, et, comme nous, y trouver
le repos et des champs à cultiver » !
Il nous parla ensuite de la nouvelle ville de
Ganandarqué, chef-lieu du comté d'Ontario,
située 25 milles à l'ouest de Genève, vers l'ex-
trémité septentrionale du beau lac connu sous
le même nom ^ des bourgades de Bath , de Ca-
nanwaga , d'Ontario , etc. dernièrement fon-
dées non loin de la rivière Jènézée ^ des nom-
breux établissemens qui s'étoient formés dans
ce pays depuis un petit nombre d'années ; de la
fertilité des plaines que traverse cette rivière ;
d'une colonie que le colonel Williamson venoit
d'envoyer au grand Sodus, port considérable
sur le rivage méridional de l'Ontario, à 5o milles
d'Oswégo , et à 90 de Niagara 5 des fièvres bi-
lieuses auxquelles les colons étoient beaucoup
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 1 55
plus exposés que dans les autres parties de
FEtat ; de ses conjectures sur les causes de cette
maladie 5 de ses espérances que le dessèchement
des marais et la culture des terres boisées assai-
niroient ce pays. Il nous entretint aussi des an-
ciens propriétaires de cette contrée , de l'abru-
tissement 5 de la dégradation dans laquelle les
avoit plongés Tabus des liqueurs spiritueuses ,
abus qui les conduisit rapidement à l'anéan-
tissement.
Toutes les réflexions de ce colon nous pa-
rurent si vraies et si sages , son langage étoit si
pur, que nous ne tardâmes pas à voir qu'il n'étoit
pas né pour tenir une auberge. Mais à quoi
l'impérieuse nécessité ne soumet -elle pas les
hommes doués de courage et d^énergie, sur-tout
à l'époque de ces tempêtes des passions , qui bou-
leversent les empires , ou allument les guerres
civiles !
l54 VOYAGE
CHAPITRE VII.
Après que nous nous fûmes reposés trois jours
dans cette ville naissante, quelques-uns des
fondateurs nous proposèrent , pour abréger |
notre route, d'aller par eau jusqu'au district
d'Ovide , à vingt milles de distance : charmant
trajet que nous fîmes sur la.* seule goélette du
lac, dont elle portoit le nom. Ayant traversé
ce canton, où nous rencontrâmes plusieurs fa-
milles établies depuis deux ans , nous parvînmes
au Cayuga , qui n'a que deux milles de largeur, J
situé cinq lieues à l'est du Canoderago ou Se- 1
îiecca. Après avoir parcouru , toujours accom-
pagnés de nos chasseurs , les districts de Milton,
de Locke et de Sempronius , nous arrivâmes
enfin à Tully , où campoit l'arpenteur-général.
C'étoit un camp , en effet ; quatre tentes éle-
vées à l'ombre de grands chênes formoient une
enceinte à quelque distance des bords de la pe-
tite rivière Oswègé, dont les eaux coulent dans
le lac Oxaruatétès. Nous vîmes, sous l'une de
ces tentes, plusieurs personnes occupées à tra-
cer des subdivisions sur la carte générale de
cette grande concession militaire. — Est-ce
^insi, demanda M. Herman , que toutes les
DANS LA HAUTE PENSYLVANTE. 1 55
terres sont arpentées? — Cette forme particu-
lière, répondit M. Duwitt, n^a été introduite
que depuis Tindépendance : aussi-tôt que les
limites de ces patentes sont constatées et déter-
minées par quelques marques durables, on les
divise en districts de siît milles quarrés, connus
sous le nom de Townships , contenant 25,4oo
acres. Chacun de ces cantons est ensuite subdi-
visé en trente-six lots d\in mille quarré , con-
tenant ô5o acres. Cette sage méthode , qui met
beaucoup d'ordre dans les propriétés, nous est
veijue des arpenteurs du Connecticut et de Mas-
sachussets , et étoit inconnue dans le temps co-
lonial. Rien alors n'étoit plus arbitraire ni plus
irrégulier que la forme et le partage des terres ,
fit grand nombre de procès en ont été la consé-
quence. Depuis Tindépendance, la division par
quarrés ou parallélogrammes a été adoptée.
Quelle différence de Tépoque présente , où tout
est franc et libre, à celle où la couronne bri-
tannique exigeoit une vente annuelle de sept
deniers par acre ! Les acquéreurs des terres nou-
velles ne paient au Gouvernement ni droits ni
redevances au-delà du prix de Fachat 5 elles ne
sont assujetties qu'à l'impôt territorial, et jus-
qu'ici, cet Etat, qui jouit d'un revenu consi^
dérable , provenant de fonds qu'il a placés dans
la banque de l'Union , n'en a point exigé.
2 56 V O Y A G E
Tout ce qui est concession militaire, conti-
nua M. Duwit , connue sous le nom de military
hountj y est également donné sans droits ni
redevances, à Fexception cependant de trois
lots par districts , de 65o acres chacun , destinés
à encourager les écoles et les établissemens reli-
gieux ^ mais ces réserves étant par -tout les
mêmes, Tacquéreur, ou celui à qui cette dona-
tion est faite, sait bien qu'au lieu de 2o,4oo acres
par district , il n'en achète ou n'en reçoit que
2i,45o. Je suis occupé à diviser cette conces-
sion en vingt -cinq cantons ou townships de
dix milles qnarrés , contenant conséquemment
chacun 65,ooo acres. Le pays qu'elle embrasse
est situé entre les ^i2 deg. 26 min. et les 43 deg.
5o min. de latitude. Toutes les eaux des lacs et
des rivières qu'il contient, coulent dans l'On-
tario par l'Onondaga, qui tombe dans la baie
d'Oswégo. C'est la région la plus élevée de cet
Etat, et celle dont le sol végétal est le plus pro-
fond. A l'aide de quelques canaux , on pourra
un jour pénétrer dans la Pensylvanie par la
Sasquéhannah , et aller jusqu'à New-York par
le Mohawk et le Hudson. D'après l'inspection
de cette carte , jugez s'il n'est pas bien arrosé \
on y compte quinze lacs depuis dix jusqu'à qua-
rante milles de long , et depuis deux jusqu'à cinq
de large. Un de ces petits lacs , dont les eaux
BANS LA ÏÎAUTE PÊNSTLVANIE. tB^
îjont salées, fournit déjà du sel en grande abon-
dance )).
« Pourquoi cette concession militaire ? de-
manda M. Herman.-^Le Congrès, répondit
M. Duwitt j ayant promis aux officiers et aux
soldats de l'armée continentale une certaine
quantité de terres, qui, à la paix, devoit leur
être donnée comme récompense de leurs ser-
vices, les Etats dans le territoire desquels il
s'en trouvoit de vacantes, prirent, peu de temps
après , les mêmes engagemens en faveur des
troupes qu^ils envoyèrent à cette armée. On a
depuis mis en vente plusieurs autres portions
considérables de terre , connues sous le nom de
donation- lands y pour pouvoir éteindre deux
à trois espèces de certificats militaires , dont la
valeur, avant l'acceptation de la nouvelle cons-
titution , étoit presque nulle. Mais ces détails ,
qui tiennent au chaos dans lequel étoient nos
finances avant cette mémorable époque, seroient
trop longs et trop ennuyeux : c'est aux grands
et rares talens du colonel Alexandre Hamilton
que nous devons cette émersion de l'abîme dans
lequel nous avoit plongés la foiblesse de notre
première confédération j c'est à la sagacité du
général Washington qu'est due la nomination
de ce jeune et habile financier. Ce qui rend
M. Hamilton un homme vraiment extraordi-
l5B VOYAGE
îiaire, c'est qu'il est considéré comme im des
premiers orateurs et un des plus savans juris-
consultes du continent. Etant sorti de ce minis-
tère aussi peu fortuné qu'il y étoit entré, il a
repris sa profession d'avocat )).
(c L'objet de cette belle concession que je suis
occupé à subdiviser, est de remplir les engage-
mens de cet Etat envers son contingent de Tar^
mée continentale. Si les services de ces braves
militaires ont été longs et pénibles , d'un autre
côté, jamais auparavant on n'avoit accordé des
récompenses plus amples ni plus honorables :
c'est à'ia-fois l'acquittement d'une dette sacrée ,
et le témoignage de la reconnoissance pu-
blique ».
(( Pourquoi a-t-on donné des noms grecs et
romains à ces subdivisions ? demanda M. Her^
man. — Le Gouvernement , qui , pour faciliter
l'administration de la justice et l'établissement 9
desloix municipales, a voulu que toute la surface
de l'Etat fût divisée en townships de six milles
ou de deux lieues quarrées, abandonne aux
propriétaires, aux arpenteurs, et souvent même
au hasard , la faculté de leur donner des noms*
ISos militaires ayant une grande vénération
pour les anciens héros et les autres grands per-
sonnages de la Grèce et de Rome , m'ont envo^^é
cette liste. Dans quelques années, un voyageur
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. l5f)
pourra déjeûner chez Annibal, dîner chez Li-
sandre , et coucher chez Camille ; le lendemain
il en pourra faire autant chez Fabius , Homère
et Virgile. Assurément il seroit difficile de trou-
ver sur sa route une meilleure compagnie ».
(( Je l'avoue , continua-t-il , cette idée m'a
singulièrement plu 5 elle me rappelle une foule
de souvenirs relatifs à ces temps anciens , dont
Fhistoire lit les délices de ma jeunesse : je suis
flatté de Theureux hasard qui me permet de re-
placer dans la mémoire et la bouche des hommes,
et de consacrer de nouveau des noms aussi res-
pectables , en les donnant à des portions d'un
continent, dont les philosophes grecs et romains
n'avoient pas la plus légère idée )>.
«Je vois par les gazettes, que l'on construit
dans le nouvel Etat du Tènèzée, une ville desti-
née à être la capitale d'une autre concession mili*
taire accordée par la Caroline septentrionale, à
son contingent de l'armée continentale , et à
laquelle on a donné le nom de Cincinnati. Nous
apprendrons bientôt quels sont les noms célè-
bres de l'antiquité, donnés aux subdivisions de
cette grande concession )).
« Mais comment se fait-il, répliqua mon com-
pagnon , que la Caroline-nord puisse concéder
des terres dans le Tènèzée, Etat souverain , indé-
pendant , qui vient d'être reconnu comme le
l6o VOYAGE
16® anneau delà confédération des Etats-Unis? — '
Parce que , dans son acte de cession , la Caro-
line-nord s'est réservé le droit de confirmer tou-
tes les locations de terres, ainsi que les engage-
mens qu'elle avoit pris avant d'avoir émancipé
cette partie ultramontaine de son territoire. Il
en a été de même dans le Kentukey ( démem-
brement de la Virginie) ainsi que dans la cession
que plusieurs Etats ont faite à Y Union, de toutes
les terres fédérales, situées sur les deux rives de
l'Otliio et ailleurs )).
«Si je pouvois, continua M. Duwitt, convertir
ma volonté en loi , ce seroit dans Fhistoire an-
cienne 5 parmi les indigènes , d'après l'aspect
des lieux, ou enfin d'après quelque circonstance
locale, qu'on prendroit les dénominations des
nouveaux établissemens 5 notre langue en four-»
niroit une inépuisable variété. Cela mortifieroit
un peu l'amour-propre de nos petits fondateurs
de villes et de cantons , qui ne manquent jamais
de joindre à leurs noms, quelque mal sonnans
qu'ils soient , ceux de bourg , de town , ou de
ville ^ tels que Cooper'stown , White'stown ,
Harrisbourg, Nasli ville, etc.; ou qui ont recours
aux appellations les plus triviales encore deNew-
town,Newbourg, Newlondon, New' York , etc.
Que pensera la postérité, lorsqu'elle sera obligée
d'ajouter l'adjectif 7202/^^//^ ou nouveau au nom
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. l6l
d'une capitale ou d'un pays qui aura 5oo ans
d'existence ? Il pouvoit être convenable d'em-
prunter quel ques noms de notre ancienne patrie ,
lorsque nous n'en étions que des colonies 5 mais
aujourd'hui l ... il est temps que nous ayons une
nomencla.ture nationale , comme nous avons un
Gouvernement et des loix qui nous sont propres»
J'ai entendu faire les mêmes observations à plu-
sieurs de nos députés au corps législatif; il faut
espérer qu'un jour il s'occupera de cet objet ».
(( Les frais d'arpentage sont ils considérables ?
demanda M. Herman. — Beaucoup plus qu'ils
ne le seroient dans un pays découvert 5 la diffi-
culté de tracer des lignes à travers des forêts
épaisses ou des marais fangeiix 5 les obstacles de
tous les genres, et les nombreux inconvéniens
dont ceux-là seuls peuvent se faire une idée,
qui ont long-temps arpenté j les procès verbaux ,
les observations sur la qualité du sol, l'espèce des
arbres , les ruisseaux , les ch utes ; les cartes qu'exi-
gent les co-propriétaires d'une concession, telles
sont les raisons qui rendent ici cette opération
beaucoup plus chère qu'en Europe. Il faut être
jeune et vigoureux , pour pouvoir résister aux
\ fatigues d'une longue campagne. Vous seriez
I bien étonné si je vous faisois voir la longue suite
^ d'observations et le détail de toutes les opéra-
tions qu'il a fallu faire pour déterminer les limi*
lCr2 VOYAGE
tes extérieures , ainsi que celles des subdivisions
de cette grande concession : elles forment un
volume in-folio ».
M. Dtiwitt nous montra une carte hydrogra-
phique des lacs , des rivières et des creeks qui se
troavent dans TEtat , dressée par ordre du Gou-
vernement y pour mettre à portée de juger de
l'utilité et de la possibilité des canaux dont il
médite Ja confection. Il nous parla ensuite des
opérations difficiles qu^il avoit été obligé défaire
pour com.plèter , depuis le point où le 45"" de-
gré de latitude coupe le fleuve Saint-Laurent ,
Farpentage de cet Etat dont il estime la surface
à 55,474,000 acres.
Il nous fit voir aussi la grande ligne de démar-
cation qui divise les Etats de New- York et de
Pensylvanie , tracée sur un rouleau de papier
qui avoit 5o pieds de long sur 18 pouces seule-
jnent de largeur. On y distinguoit les pierres
milliaires, les hauteurs et les vallons, les creeks ,
les ruisseaux et les rivières , à dix toises de cha-
que côté de cette ligne. La beauté du dessin , la
précision des observations astronomiques répon-
doient à la nouveauté de l'idée. Cette ligne a
près de 260 milles de longueur ( 86 lieues ).
ce Quoique cet Etat , reprit M. Duwitt , dont
la capitale a été pendant sept ans au pouvoir àes
Anglais, ait plus souffert que les autres, il est
DANS LA HAUTE PENSYLTANÎE. l65
néanmoins un de ceux qui ont le plus prompte-
înent réparé leurs pertes, ce qui est dû à Fim-
niensité de son territoire , à la navigation du
beau fleuve du Hudson , ainsi qu'à rexcellent
esprit de notre législature , bien différent de ce
qu'il étoit dans le temps colonial. L'émulation
inspirée par le développement des lumières, par
l'esprit public et les progrès étonnans de la Pen-
sylvanie,y ont aussi beaucoup contribué. Voilà
pourquoi notre Gouvernement prodigue tant de
secours , et encourage les compagnies qui en-
treprennent la construction des ponts , l'ouver-
ture des routes et des canaux. De tous ceux de
l'Union , cet Etat est le premier qai ait imité le
bel exemple de la Pensylvanie dans la réforme
du code pénal et l'administration des prisons.
Celle qu'il vient de faire construire, est très-cer-
tainement îa plus belle de cet bémisphère : son
emplacement est de 64o perches carrées et a
coûté gôojooo piastres (4,987,500 francs ), Ainsi
qu'à Philadelphie, les inspecteurs sontdes mem-
bres de la société des amis ( quakers )» Cette
prison est destinée à recevoir les criminels des
différens districts de l'Etat. Notre législature
vient aussi d'accorder 1600 acres de terres choi-
sies au nouveau collège qu'on va ériger à Ské-
nectady (1), ainsi qu'une charte d'incorpo-
ration aux souscripteurs des és^ooo piasti-es
l64 V O Y A G E
destinées à la construction de cet édifice. Vous
devez savoir ce qu'elle fit à Fépoque de Fac-
ceptation de la nouvelle constitution en 1789,
pour embellir la maison-de- ville de notre capi-
tale çt la rendre plus digne de recevoir le nou-
veau Congrès ; il faut en convenir , celle-ci étoit
bien inférieure à celle de Philadelphie , connue
sous le nom de State-House (2). On vient d'é-
tablir un Dispensarj (5), aux souscripteurs
duquel on a accordé une charte d'incorporation
des plus honorables. Cet établissement est fondé
sur les mêmes bases que de celui qui existe à
Philadelphie depuis long-temps , et qui rend
annuellement de si grands services à l'humanité
souffrante )).
<( Qui l'auroit cru? poursuivit- il r l'indus-
trie 5 l'activité , les succès des fondateurs de la
ville de Hudson , les sages mesures que viennent
d'adopter ceux d'Espéranza (4) , ont enfin ou-
vert les yeux des habitans d'Albany (5) , et les
ont fait sortir de leur longue léthargie. L'ex-
trême prudence , ou plutôt la timidité , cette
disposition à la plus rigide économie , que leurs
ancêtres avoient apportée de Hollande , devoit
sans doute être nécessaire dans un pays où tout
étant plein , la plus légère imprudence pouvoifc
avoir des conséquences funestes j mais ici, où il
y a encore tant d'espaces à remplir, où tout s'ac-^
BANS LA HAUTE P ENS YLVANII!. l65
^roît et marche avec une étonnante rapidité, ou
doit se permettre dans les spéculations plus d'au-
dace , d'activité et d'énergie. Pour que l'agri-
culture fleurisse , il est nécessaire que l'intelli-
gence et les entreprises des négocians lui offrent
sans cesse de nouveaux débouchés ; c'est ce qui
commence à avoir lieu. On travaille à enlever
xcs vases de FOver-Slaugh (6) , et bientôt on.
verra en Europe , à la Jamaïque , à Saint-Do-
mingue, des vaisseaux construits et chargés à
Albany. La présence du Corps législatif a beau-
coup contribué aussi aux heureux changemens
qu'on remarque dans cette ville depuis quelque
temps. A quel degré de prospérité n'est-elle pas
appelée, lorsque les ponts, les canaux et les rou-
tes déjà commencés seront finis, et que la popu^
lation de cette partie ^"TEtat sera décuplée, ce
qui ne tardera pas d'arriver, vu le grand nom-
bre d'étrangers et de colons qui y viennent tous
les ans !
(( Les mêmes progrès se manifestent aussi dans
beaucoup d'autres Etats de l'Uni on, particulière-
ment dans ceux du nord. Le Gouvernement de
Massachussets s'occupe sans relâche de tout ce
qui peut contribuer aux améliorations intérieu-
res et aux établissemens utiles. Où voit- on dans
ces Etats d'aussi beaux ponts que ceux de Char-
lestown 5 de Cambridge j de Winésimet , de Sa-
l66 VOYAGE
lem, de Piskataqua, etc. Ce dernier a 2290
pieds de longueur 5 5o de largeur, 62 au-dessus
du niveau de la rivière , et Tarclie du milieu en
a 245 d'ouverture. Celle du pont de Merrymack
près de Newburyport en a i5o. Ces beaux ou-
vrages ont été élevés par un homme (John Coxe)
qui n'ayant reçu aucune instruction , doit tout
ce qu'il sait à la nature)).
c( L'année dernière, M. Osgood , directeur gé-
néral des postes, me dit que le revenu qui n'étoit
que de 4, 000 piastres en 1 790 , époque de la nais-
sance du nouveau Gouvernement , s'étoit élevé
en 1 796 , à 75,000 'y et cela , malgré les dépenses
considérables faites par ordre du président des
Etats-Unis , pour en établir les branches dans
des cantons encore peu habités. Il me dit aussi
que le nombre des gazettes imprimées chaque
semaine dans ces mêmes Etats , se montoit à
67,000, sans y comprendre celles de Pitt'sbourg
sur l'Ohio , de Lexington dans le Kentukey , et
de Knoxville dans le Tènèzée. Encore quelques
années , continua-t-il , en me faisant voir la
note des canaux terminés, commencés et pro-
jetés (7) , la plupart de ces Etats jouiront d'une
navigation intérieure depuis les sunds d'Albe-
niarle , de Pamlico , de Currituck , jusqu'à la
baie de Massachussets (8) j et depuis l'Océan jus-
qu'aux lacs Erié et Ontario ».
Tome Iir, page i6G.
INDICATION DES CANAUX TERMINÉS, COMMENCÉS OU PROJETÉS DANS LES DIFFÉRENS ÉTATS DE L'UNION.
K T A T DE N E AA' - Y O R K..
CAROLINE MERIDIONALE.
Projeté. .
Projeté. .
Projt-tc. .
Canal de Staiiwick.
Canal de Little-Falls | Pour éviter un rapide sur le Moliawfc.
f Pour unii' le? eaux duMohawk avec celles du Wood-
l . Creek et de lOnéida.
Canal d'Onondaga j Pour éviter les chutes de l'Onondaga.
Canal des Troia-Rivières Pour éviter
Canal de Sfcénectady j Pour unir le-
Canal de Soulh-Bay
Hudson.
rapide de h
.uxdu MoLawk avec celles du Hudson.
;aux du lac Champlain avec celles du
DE LA P E N S Y L V A N I E.
Terminé . . .
Demi-terra. .
Commencé. .
Projeté
Projeté
Tracé
Canal de Swatara. .
Canal de Conéwago [ Pour éviter un rapide dans la Susquéhannab.
I Pour unir les eaux de cette rivière avec le Tulpé-
I Iioken, branche de la Schuylkill.
^ 11 1 oi n -n (Pour unir les eaux de cetterivière avec laDélaware,
Canal de la Schuylkill { -, , . . j tu -i i i i ■
-' l dans le voisinage de Philadelphie.
C t d la I 'fa fPour éviter les obstacles qui se trouvent dans la
Canal de Presqu'île .
Canal de Bohémia . .
I Susquéhannab , depuis la Swatara.
(Pour unir les eaux de l'Erié avec celles de PAUé-
■j ghény , par le Vénango.
f Pour unii- les eaux de la Chésapeak avec celles de la
I Délaware.
J
DU M A R Y L A N D.
Canal du Maryland .
!Pour unir les eaux de la Susquéhannab avec ce]
de la Chésapeak , huit milles au-dessus du llav
de Grâce , entrepris pai- le Gouvernement.
DE LA VIRGINIE.
Terminé .
Terminé .
Terminé .
Canal de Washington.
Canal du Potawmack. ,
Canal de Richmond. . ,
Pour éviter les premicres cbutcs du Potawmack.
Pour éviter les secondes chutes du même.
Pour éviter les longs rapides de la rivière James.
Pour unir les eaux de la Chésapeak avec celles de
l'Albémarle-Sund, dans la Caroline septentrionale.
I
DE LA CAROLINE SEPTENTRIONALE.
Canal de Skupernong. .
I
/Pou
Projeté..
Projctù. .
Projeté. .
Projeté..
Canal de Cliarlcstown .
{Pour miir les eaux de la riv
Cooper.
Canal de Poedee | Ponr unir cello.i du Feedee av<
Canal de Waleree Poxu: unir celles du Wateree a
: Santee à cellea de
L E N E W-H A M P S H I R E.
Terminé . . . Canal de Hainpton Pour conduire les eaux dans le Méri-imack.
LE CONNEGTICUT.
Canal de Hadley. .
Pour éviter un rapide sur le Connecticut.
DE VERMONT.
Canal de BelWs P"'"' T''" ""^/l""": ^e trente piejs de Lauleu
( sur le L'Onnecticul.
DE j\I A S S A C H U S S E T .S.
; la baie Buzzard a
^ , J „ J . _ ) la rivière des Harcnes, qui tombe dans la baie de
Canal de Bowdouin " s n. t. . *■' ■. „„„
' Massachussetfi ; ce qm évitera une cuxomnaviga-
Canal de Massachussct^ .
tion de pins de ïoo lieues autour du Cap-Cod.
fPoiur unir les eaux de la rivière Coimccticut av(
l ceUcs Je la riviôrc Ch^U-^.
D E N E W-J E R S E Y.
I
Pour imir les eaux de la Délaware avec celles de la
rivière RaritoH, ce qui compléteroit une comniu-
Canal d'Assompink ^ nication intérieure de plus de 35o henes, depxiis
EdentoUjdaus la Caroline septentrionale, jusqu'à
Boston.
J .
i le plan et les nivellcmens en 1-787 , enti
ns de feu M. Bowdomn , ^lù , alors , i-toit Gouverneur
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 167
Le lendemain M. Duwitt nous proposa une
excursion sur le petit lac Oxaruatétès, dont son
camp n'étoit éloigné que de quatre milles, en
suivant le cours de la rivière Owégé 5 nous
partîmes accompagnés de deux de nos gens
d^Oviskany, qu^il avoit souvent employés comme
chasseurs pendant ses premières campagnes.
Ce joli lac n^a que 1000 à 1200 toises de large ,
et verse ses eaux dans le Crooked, qui n^est
qu'une extension de la rivière Sénecca 5 à Fex-
ception de quelques points élevés, ses rivages
sont unis, et principalement composés de ce
qu^on appelle ici Bottom-lands, Mais quelle fut
notre surprise , lorsqu'au lieu d'un canot nous
nous trouvâmes embarqués sur un radeau
environné d'un petit parapet, muni d'un dais
de feuilles, pour nous garantir des ardeurs du
soleil, et d'un âtre sur lequel on devoit faire
cuire le poisson !
((Qui a imaginé et construit ce charmant
petit plancher flottant ? demanda M. Herman.
— • Un de mes apprentifs , répondit M. Duwitt j
un jeune homme qui unit à beaucoup de con,
noissances mathématiques, une adresse et une
bonne volonté très-particulières. Ce radeau,
composé de plusieurs tiges de cèdres blancs ^
n'a été l'ouvrage que d'un seul jour : j'avoue
cependant, que si j'eusse dû rester longjtemps
l68 VOYAGE
dans ce canton , je me serois fait construire
un canot, avec un des beaux pins qui croissent
sur les bords de cette rivière, ce qui auroit
exigé huit à dix jours de travail. Mais cet ingé-
nieux supplément me suffit».
(( Un de vos apprentifs ? avez-vous dit ,
reprit M. Herman. — Oui ; qu^y a-t-il en cela
qui puisse vous surprendre ? Parmi les jeunes
gens que vous avez vus dans mon camp , les
uns sont mes députés-arpenteurs , les autres
des apprentifs, auxquels, par un acte légal, je
suis tenu d'enseigner le peu que je sais , et
qui , par le même acte , sont obligés d'arpenter ,
de dessiner et d'écrire pour moi, pendant un
certain nombre d'années. — Cela n'est-il pas
gênant? — Non 5 pendant l'hiver, ils appren-
nent la trigonométrie , le dessin , l'usage des
instrumens, un peu d'astronomie^ et pendant
l'été , ils mettent en pratique ce qu'ils ont
appris. Je n'ai que d'exceilens sujets , dont
l'éducation a été très-soignée ; d'ailleurs , s'il
y a des inconvéniens , ils sont compensés par
la prime de cent guinées qu'ils me donnent.
Il en est de même parmi les médecins et les
avocats. Quant aux artisans, ils sont au contraire
tenus d'habiller complètement leurs apprentifs
à l'expiration de leur temps , et quelquefois
même de leur donner une somme d'argent
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 169
plus OU moins considérable , suivant les stipu-
lations qui ont été faites par leurs parens , leurs
tuteurs , leurs amis , ou par les sociétés cha-
ritables qui les ont mis en apprentissage )) .
« C^est donc un usage général dans ce pays?
— Oui ; particulièrement dans nos Etats sep-
tentrionaux. On considère comme un devoir
indispensable et sacré, de faire apprendre aux
jeunes gens un métier ou une profession ,
connoissances souvent plus utiles qu^un foible
héritage. Que deviendroit la jeunesse dans un
pays comme celui-ci , où le grand nombre d' en-
fans et la médiocrité des fortunes exigent néces-
sairement l'acquisition de quelque talent qui
puisse les conduire , sinon aux richesses , du
moins à une honnête subsistance? D'ailleurs,
pendant la saison orageuse de la vie , n'est-il
pas nécessaire d'être retenu , occupé ? c'est sou-
vent la seule fortune que le père d'une nom-
breuse famille puisse léguer à ses enfans; cela
est si vrai , que la connoissance d'un métier
est toujours considérée dans leurs testamens ,
comme égale à 100 acres de terres. C'est une
ressource contre les revers de la fortune. Si au
contraire elle leur sourit , ils quittent le métier
qu'ils avoient appris. Je connois un homme,
célèbre pendant la révolution, qui, depuis, a
iait une fortune considérable dans le commerce^
170 VOYAGE
dont le nom se trouve au milieu de toutes les
associations qui ont pour but le bien public :
eh bien ! loin de rougir de ce qu'il a été , il dit
à tous ceux qui lui parlent de ses succès , qu'il a
servi son temps chez un maréchal. Je répète
ses propres paroles ».
« Si, par quelque révolution extraordinaire,
il arrivoit que cet usage fût tout-à-coup inter-
rompu, l'état actuel de notre société seroit entiè-
rement bouleversé, nous cesserions d'être ce que
nous sommes, une nation laborieuse, active , en-
treprenante ; nous tomberions dans un état de
paralysie , et nos progrès vers un ordre de choses
plus respectable , seroient retardés. D'ailleurs, on
observe que les enfans qui, dès leur jeunesse ,
ont été accoutumés à employer utilement leur
temps, deviennent presque toujours des hommes
industrieux , des citoyens utiles , de bons pères
de famille. L^apprentissage est la grande pépi-
nière , d'où sortent annuellement nos avocats,
nos médecins, nos négocians , ainsi que les manu^
facturiers, les marins^ les pilotes et les artisans )>.
c( Quelle est la manière d'engager les jeunes
gens dans les liens de l'apprentissage? demanda
mon compagnon — Nous avons pour cela une
législation particulière , à laquelle président les
maires des villes, ou quelque chef-juge. C'est de-
vant eux que se font ces engagemens , connus
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. I7I
SOUS le nom à^ Indentures , et que son t décidées les
contestations qui surviennent entre les maîtres et
les apprentifs. Tout est prévu et réglé par ces ac- .
teSjFinstruction , la nourriture, le nombre d'an-
nées, le temps du repos, laprime, et l'habillement
que les maîtres sont obligés de donner aux appren-
tifs à l'expiration de l'apprentissage , ainsi que les
heures qui leur sont accordées , pendant les six
mois d'automne et d^hi ver 5 pour aller aux écoles
apprendre à lire, à écrire et à compter. N'avez-
vous pas observé dans les villes , des écriteaux
placés au-dessus de certaines portes, avec ces
mots, Epening schools? Eh bien ! ce sont les écoles
destinées aux apprentifs, qui appartiennent aux
classes inférieures. Quel bonheur, par exemple,
pour le fils d'un pauvre émigrant , qui dans son
ancienne patrie a mené une vie inutile , désœu-
vrée, de pouvoir apprendre un métier, avec
lequel, s'il est sage, il sera sur de faire sa fortune,
sur- tout dans un pays comme celui-ci , où les
ouvriers sont si rares et si chers , vu. son accrois-
sement rapide )) ?
<( Puisque vous parlez d'accroissement , dit
M. Herman, puis-je vous demander quels sont les
progrès de votre population, sur laquelle, jus-
qu'ici, je n'ai pu obtenir que des informations
vagues et incertaines ? — Volontiers , reprit
M. Duwitt. Lapartie de cet hémisphère qu'occu-
17^ ^ O Y A G E
pentles Etats-Unis, bornée au nord par la rivière
Sainte-Croix, qui la divise de l'ancienne Acadie
française (^), et au sud, par celle de Sainte-
Marie , qui la sépare de la Floride orientale C^*) ,
et qui au commencement du siècle, ne contenoit
que quelques milliers d^habitans , en a aujour-
dliui un peu plus de cinq millions. ïVopinioii
généralement répandue , que nous devons cet
accroissement aux émigrations de l'Europe, n'est
rien luoins que fondée , comme vous le verrez
bientôt. Les quatorze quinzièmes viennent de
notre propre fonds. Mais, demanderez-vous ,
€|uelles peuvent être les causes de ces progrès ?
Les voici : nos mœurs , nos habitudes , qui sont
celles d'un peuple nouveau et cultivateur dès
son origine j la facilité d'acquérir des terres et de
devenir propriétaire; l'absence des hiérarchies
féodale et sacerdotale 5 les nombreuses branches
d'industrie, qui, de tous côtés, offrent les moyens
de s'établir et d'élever une famille; la modicité des
impositions ; l'état florissant de notre commerce,
de notre agriculture, et joint à tout cela, la forme
de notre Gouvernement, si propre à encourager,
exciter et développer tous les germes de prospé-
rité et d'accroissement ».
(*) Aujourd'hui, la Nouvelle-Ecosse.
(*'^) Possédée par les Espaguob.
t
Tome III, page iyD.
La Pensylvanie
contenoit en
1760
1760
1780
1790
1798
89,945
i59,945j
52g,o45/> colons.
434,7731
666,455
Les quatre Etats du
nord j conjointement
avec celui de New-
Yorkj contenaient en
1760
1790
444,000
1,348,000.
colons.
Les comtés occiden-
taux de la Virginit
contenoient en
1780
1790
45,760
i5i,235
Massachussets conte-
noit par mille quar-
ré , en
1760
a 790
32
Connecticut contenoit
par mille quarré, en
1760
1790
Khode-lfland conte-
noit par mille quar-
ré , en
1760
1790
colons.
colo
colons.
23
52 j
colons.
En i/SOj nombre des colons.
Massacliussets. . .
Connecticut
B-hode-Island . . .
New-Hampsliire .
New-York
New- Jersey
Pensylvanie
Délaware
Maryiand
Virginie
Nord-Caroline. . .
Sud-Caroline. . . .
Géorgie
197,685
io4,ooo
2g,5oo
3'i,ooo
78,782
66,000
89,945
12,224
102,545
254,545
82,300
1 io,4oo
io,5oo
Populal. de New-
York aux épo-
ques suivantes :
1766
1771
1773
1776
1784
1786
1790
1798
96,775
l52,420
168,007
178,840
212,468
258,897
354,120
5o2,658
Total.
^,235
Les treize Etats contenoient atix
é23oques suivantes :
1750.
1774.
1782.
1790.
1798.
1,168,255
2,i4i,3o7
2,38g,5oo
4,000,000
5,267,001
Taxables dans la Pensylvanie,
aux époques suivantes :
1760.
1770.
1779-
1786.
51,667
39,765
54,683
66,925
Nombre des babi-
tansdela villede
New-York, en
1697
1756
1771
1786
1790
1798
45o2
10,881
21,865
23,6i4
53,1 3 1
37,420
Populat. du New-
3ersej\
1738
1745
1784
1790
1798
47,569
6i,4o3
i_4o,435
1 84,1 39
237,290
Nombre des franc-
tetianciers de
Massacliussets ,
en
Populat. du Con-
necticut aux épo
ques suivantes :
1756
1774
1776
1782
1785
1790
1795
1798
129,994
197,856
204,935
208,870
217,524
23i,4oo
249, i4o
272,241
1772
1777
1783
1787
71,779
82,962
90,575
101,220
Population de l'île
de Rbode , aux
époques suiv.
1774
1783
1790
1798
51,897
59,678
52,543
64,4oo
Population de Mas-
sacbussets aux
épocjues suiv.
1763
1776
1784
1790
1798
24l,024
549,094
557,510
44o,56i
560,79
DANS LA HAUTE PENSYLVANÎE. lyS
C(Le plus grand nombre d'Européens, arrivés
dans une année, ne s'est monté qu'à 10,000; ce
fut en 1792 , deux ans après la nouvelle consti-
tution j Faccroissement de notre population ,
cette même année, fut de 1 49,97 1 . En examinant
avec attention le tableau ci-contre, résultat de
longues recherches , puisées dans les meilleures
sources , vous verrez que nos progrès ne dépen-
dent d'aucunes causes étrangères ; qu'ils ont été
difFérens , à diiférentes époques ; plus rapides dans
quelques Etats , beaucoup moins dans d'autres.
Par exemple, l'établissement si soudain des
Comtés occidentaux de la Virginie, dontla popu*
lationn'étoit, en 17B0, que de 46,760 personnes,
et qui se montoit , dix ans seulement après , à
i5i,235, venoit du grand nombre de familles
allemandes , qui quittèrent la Pensylvanie. Il en
a été de même dans le Kentukey , qui s'est peu-
plé principalement aux dépens de la Virginie
sa métropole, et des deux Carolines, quoiqu'il
ait reçu aussi un grand nombre de colons de
l'Europe, ainsi que de toutes les parties de
ITJnion. Le premier arbre du Kentukey ne fut
renversé qu'en 1776 , et aujourd'hui cet Etat
contient 167,425 habitans )).
(( En examinant, dis-je, avec attention ce ta-
bleau , vous verrez qu'à certaines époques , et
dans quelques cantons , la population a doublé
17-4 V O Y A G S
dans l'espace de 16 et de 18 ans; ailleurs dans
celui de 20, 22 et 24 : qu^elle a éprouvé beaucoup
de diminution pendant la guerre, sur-tout dans
les Etats de New- York, Connecticut , Massa-
chussets 5 et File de Rliode , qui avoient fourni
les deux tiers de l'armée continentale : que la
même cause a produit les mêmes effets dans la
population générale, depuis 1774 jusqu'en 1782;
que le nombre des habitans de l'île de Rhode ^
n'a augmenté que de huit mille dans le cours de
neuf ans, c'est-à dire, depuis i774jusqu'en 1785,
ce qui est du , non-seulement aux grandes pertes
qu'il essuya durant la guerre, mais aussi à la
forme trop démocratique de son Gouvernement,
qui en a dégoûté peut-être dix mille familles,
aujourd'hui répandues dans tous les Etats voi-
sins )).
« Je suis bien fâché de n'avoir pu me procurer
des renseignemens assez surs, pour compléter
ce tableau; il en seroit plus intéressant, mais
je n'ai voulu le composer que de faits authen*
tiques et sur lesquels vous pouvez compter.
Voilà pourquoi, par exemple , je n'ai inséré le
montant de la population du nouveau Jersey ,
que pour l'année 1785, n'ayant pu avoir des dé-
tails certains de celle des années subséquentes ».
« Il résulte de ces différons examens , que la
terme moyeu de vingt années, ou phitôt, en
DANS LA HAUTE PEN3YLVANIE. 1^5
calculant comme font les négocians , qui ajou-
tent Fintérét annuel au capital , que le taux de
trois et demi pour cent , est celui qui , d'après
plusieurs épreuves , me paroît être le plus appro-
ximatif, sur-tout depuis l'établissement du Gou-
vernement fédéral , et celui sur lequel on peut
calculer les progrès annuels de notre accroisse-
ment. C'est celui, m'a-t-on dit, que le général
Washington a adopté dans le grand travail qu'il
vient de faire sur cet objet important: je suis
extrêmement flatté de me trouver d'accord avea
lui dans mes calculs et dans mes conjectures ».
1^6
VOYAGE
PROGBES DE LA POPULATION DANS LES ETATS-U>riS.
1790.
Accroissement d'vme année , à 3 J | . . , .
Idem, d'une anne'e , à 3 1 f
1792 •
Idem, d'une année ,k3{^
1793.
Idem, d'une année ^à3|J
179^-
Idem, d'une année jà3f|
1795.
Idem, d'une année y k 3{^
1796-
Idem, d'une année ,à3||
1797.
Idem., d'une année ;à3{|^
A la fin de l'année 1 798 .
Idem, d'tine année ,à3|^
A la fin de l'année 1799.
Idem,, d'une année yk'6\~
A la fin de l'année 1800 .
4,000,000
i4o,ooo
4,i4o,ooo
144,900
4,s84,900
i'i9;97i
4,434,871
i55,iio
4,589,981
160,649
4,75o,63o
166,172
4,916,802
172,088
5,088,890
178,111
5,267,001
184,345 '.
5,451,345
i90'797
5, 64 2,1 42
« Le second tableau , ci - après , fondé d'un
coté sur le recensement de 1790 , de Fautre, sur
DANS LA HAÛ'TE ÎPENS YLVANÎE. I77
le résultat des derniers renseignemeils qui ont
été mis sous les yeux du président du Congrès ,
paroît en effet donner le taux de trois et demi
pour cent. Quelquefois même, ce taux a été plus
considérable dans certains Etats : par exemple ,
la population de la Pensylvanie, qui en 1760
étoit de 159,645 , s'est montée en 1780 à
5yg,o45, ce qui donne une différence de 9, i65 ,
en plus : en 1790, elle étoit, au contraire , eu
îiioing, de 29,891 , ce qui avoit été occasionné par
l'émigration dans la haute Virginie, le Kentukey
et le Muskinghum. J'attends avec impatience
quelques détails ultérieurs, pour savoir si elle se-^
ra, celte année, supérieure ou inférieure à ce taux.
Si mes calculs sont justes , la population de la Pen-
sylvanie doit être, à la fin de cette année (1798),
de 566^^55. Je sais qu'à la fin de l'année dernière^
le nombre de la milice, étoit de 1 22,000 hommes.
Cette proportion est encore confirmée par les
progrès de la population de cet Etat (New-York) ,
malgré une guerre de sept ans , par la possession
de sa capitale par les Anglais, et les dévastations
qu'ils commirent dans plusieurs de ses plus
riches comtés )).
« On estime à 5i, 602, 000 acres, la quantité
de terres défrichées, dans toute l'étendue des
Etats-Unis ; voici sur quelles bases est fondé
l'apperçu du progrès de ces conquêtes annuelles*
m, M
3178 V O Y A G E
Prenons pour exemple Faccroissement de ]a
population générale de 1796 à 1797 , qui étoit
de 172,0885 j'en déduis la moitié pour les filles,
reste 86,o44 pour les mâles j de ce nombre j'en
ote un tiers pour ceux qui deviennent des arti-
sans ou des marins 5 reste 57,363 , dont j'estime
que la moitié s'établit sur des terres neuves , et
qu'une partie de l'autre va travailler dans les nou-
veaux établissemens , où les gages sont très-hauts ;
car depuis long-temps , on remarque qu'aussi-tôt
qu'il y a vingt personnes par mille quarré, ou
52 acres par tête, ou de i5o à 200 par famille,
l'excédant de cette population émigré : je sup-
pose (ce qui est d'ailleurs estimé la quantité ordi-
naire ) que chaque individu ne défriche que six
acres la première année de son établissement,
alors le nombre d'acres bien ou mal ensemencés ,
ou couverts de graminées, sera de 171,786. En
supposant encore que moitié seulement de ces
57,065 émigrans, en état d'acheter des terres
neuves , soient mariés ( et il est très- rare qu'ils
aillent former de nouveaux et ahlissemens , sans
l'être ), alors il y aura eu cette année 28,6.^1
chaumières, ou Logg-houses ^ construites dans
toute l'étendue des Etats-Unis, et autant de
je unes ménages d'établis )).
ce Tel est, si je ne me trompe, l'apperçu de
nos progrès annuels relativement à la population
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. If^
et aux nouveaux défricîiemens , fondés sur des
données depuis long-temps approfondies par nos
meilleures têtes , et que j'ai moi-même suivis
avec toute l'attention dont je suis capable. Voilà
donc, dans l'espace de dix ans, près de deux mil-
lions d'acres soumis à la charrue et à la faulx ,
et 286,3 lo ménages de plus, sans parler des ma-
riages qui se sont faits pendant le même in-
tervalle dans les autres Etats ».
<( Il n^est donc pas étonnant que le prix des
terres neuves augmente , sinon dans la même
proportion que le nombre des petits colons , du
moins très-considérablement. Celles qui valoient
deux piastres il y a quatre ans j se vendent au-
jourd'hui de trois à trois et demi , et même
quatre et cinq , suivant la fertilité du sol , et la
proximité des rivières et des chemins. En géné-
ral , on considère celles qui ont vingt habitans
par mille quarré, comme valant i4 piastres
ou trois guinées l'acre. D'un autre côté, l'ac-
croissement des richesses métalliques et les bou-
leversemens de l'Europe , ont aussi beaucoup
contribué à cette augmentation ».
(( On estime à 43i ,662,556 acres, les terres qui
ne sont encore ni occupées ni vendues, dont plus
de la moitié sont situées au-delà de l'Ohio , ce qui
donne 100,000 acres par 11 59 personnes. D'a-
près l'accroissement annuel de la population j
2
ï8o VOYAGE
en raison de trois et demi pour cent , le tableau
ci-dessous indique Fépoque probable à laquelle
ces terres vacantes seront habitées à raison de
vingt personnes par mille quarré , ou de 3^
acres par personne; bien entendu , après avoir
été acquises des Indigènes (g) i?.
ANNEES.
Habitans.
Terres vacantes.
17q6
4,916,802
5,088,890
Ç, 2 67, 001
5,451,587.
5,657,592
7,178,581
10, 125,81 4
i4,285,46i
i8,4o6,i5o
431,662,536
426,155,520
420,555,968
414,456,672
4o8,44i,524
559,291,808
264,975,952
i5j,929,248
0000000000
^ /zJ
17Q7
^ / J f
1708
^ lu
17QQ
/yy
1800
1807
1817 ,
1827
i854
. ~ -
(( Je conviens que ces résultats ne sont ni
ne peuvent être mathématiquement vrais ; mais
ils sont probables et suffisans , je Tespère , pour
vous faire appercevoir le point d^où nous som-
mes partis 5 celui à-peu-près où nous nous trou-
vons , et celui enfin vers lequel nous marchons
avec rapidité. Il est vraisemblable que vers la
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. l8l
moitié du siècle qui approche, notre population
sera de 28 à 5o millions. Long-temps avant
cette époque , les bras étant devenus moins
rares et moins chers , on s^occupera sérieuse-
ment d'établir des manufactures , dont nous
avons en abondance les matières premières ,
telles que le fer , le cuivre , le plomb , les sables
yitrifiables , la cire , le coton , la soie , la vi-
gne , &c. Alors la culture sera plus soignée
qu'elle ne le peut être aujourd'hui, vu la cherté
de la main d'oeuvre ; car l'homme ne devient
véritablement industrieux, que quand le besoin
le poursuit et l'aiguillonne )).
M. Duwitt nous lit voir ensuite quelques'^uns
des rapports qu'il avoit faits au Gouvernement ,
et par lesquels , il paroît que, depuis 18 ans, plus
de 22,000 familles s'étoient établies dans le nord
et dans l'ouest de cet Etat ; que 1,175,000 acres
de terre avoient été défrichés , 2 grosses forges
construites, 65 moulins à bled, 102 à scies,
47 à foulon , et 1 1 à huile ; sans parler des nom-
breuses manufactures de potasse et de sucre d'é-
rable : qu'on avoit élevé des ponts , ouvert des
communications passables dans un pays qui , en
1780 , à l'exception de quelques petits cantons ,
n'étoit habité que par des ours et des loups.
ce Combien , dit M. Herman , ces détails des con-
quéte:j faites sous les auspices d'un Gouverne-
l8i2 VOYAGE
ment aussi paternel, sur la nature sauvage et
agreste d'an sol marécageux ou couvert d'é-
paisses forets , ne sont-ils pas plus intéressans
que ceux de la vie de ces hommes qui ont dévasté
la terre , qui Font remplie de ruines , de crimes
et de malheurs , et qui, au lieu d'employer leur
puissance à imiter la nature, en élevant , fécon-
dant et faisant croître , ne s'en sont servis que
pour détruire et ravager ! On frissonne , le cœur
se serre , en parcourant les pages sanglantes de
l'histoire 5 il se dilate au contraire et s'épanouit ^
à la vue de tant de créations nouvelles, et des
développemens rapides de cette jeune nation,
qu'à peine connoissoit-on il y ^ 5o ans. Son pas-
sage de l'état colonial à l'indépendance, est
devenu une époque doublement mémorable , et
par l'essor qu^elle a pris depuis, et par l'in-
fluence que cet événement a déjà eue sur les desti-
nées de l'Europe, et qu'il aura probablement un
jour sur celles du monde. Comme tout est lié,
comme tout est enchaîné dans la vie des indivi-
dus et dans celle des nations ! Qui auroit pu pré-
voir, en 1 766,que le mécontentement des colonies,
alors si fortement attachées à leur métropole, et
si hères de lui appartenir , mécontentement occa-
sionné par l'envoi de quelques rouleaux de papier
timbré et par quelques caisses de thé , les en au-
roit détachées pour jamais? Qui auroit pu prévoir
DANS LA HAUTE PENSYLVANTE. î85
qu'une cause aussi foible dût produire tout ce
que nous voyons aujourd'hui? Que sera-ce donc
dans un temps, seulement égal à celui qui s'est
écoulé depuis le jour où ces premières étincelles
furent allumées , étincelles que la Grande -Bre--
tagne eût pu si facilement éteindre , en mettant
dans sa conduite un peu plus de justice et un peu
moins d'orgueil )) ?
« Moi, reprit M. Duwitt, qui ai été témoin
oculaire de la naissance et du développement de
tous ces germes , je n'en pourrois parler plus
sciemment. Il est probable que si nous n'éprou-'
vons point de grands revers, que si nous avons
le bonheur de voir notre sage Gouvernement
obteni r insensiblement la conservation du temps
et l'ascendant de l'habitude ; que si la dangereuse
manie de la perfection idéale se passe , manie
fondée sur la prétendue dignité de la nature hu-
maine ; que si enfin le'génie tutélaire de quelque
grand homme peut un jour faire succéder le
calme et le repos aux agitations , ou , pour mieux
dire, aux tempêtes qui bouleversent l'Europe;
il est probable , dis-je , que nous remplirons nos
destinées, qui nous appellent à peupler , à défri-
cher, à embellir ce continent jusqu'à ses der-
nières limites cultivables )).
l84 VOYAGE
CHAPITRE VIII.
Je tiens les détails suivans , relatifs aux pyra-
mides, aux montagnes artificielles, et aux arènes,
qu'on voit dans la Géorgie et dans les deux
Florides , de M. B^^^ , élu membre du Congrès
dès la naissance du nouveau Gouvernement, et^
depuis quatre ans, sénateur des Etats-Unis. Au
risque de répéter quelques-unes des réflexions
qui ont déjà paru dans le cours de cet ouvrage^
je ne changerai rien au récit de ce respectable
personnage. Ses observations sont d'autant plus
précieuses , qu'il habite la Géorgie depuis trente
ans, et qu'il a vu lui-même quelques-uns de
ses anciens monumens.
Je terminerai ces détails en copiant fidèlement
ce que quelques autres personnes m'ont dit, ou
ce qui a été publié de relatif aux fortifications ,
aux camps retranchés et aux tombeaux der-
nièrement découverts sur les bords de l'Ohio ,
ainsi que dans le voisinage du lac Erié. Le lec-
teur aura alors sous les yeux le tableau de tout
ce que j'ai appris sur un sujet aussi nouveau et
aussi intéressant.
c( En examinant ces pyramides, ces chaussées,
€es amphithéâtres creusés dans la terre, ces
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. l85
montagnes artificielles , et les cantons dans les-
quels ils sont situés , la première observation
qui se présente à Fesprit est que ces ouvrages
sont tous à une distance considérable de la mer,
placés dans des sites remarquables par leur
fertilité , et qui paroissent avoir été des chefs-
lieux , et enfin que ce ne sont point des ouvrages
militaires )).
(( Quel en a donc été Tobjet? Ces monumens
étoient - ils religieux , ou de pur agrément ?
Etoient-ce des observatoires, des autels ou des
tombeaux ? Quant aux chaussées , il est évident
qu'elles furent élevées pour contenir les eaux
des rivières ou former de petits lacs. La seconde
réflexion est que les formes de ces ouvrages
étant les mêmes depuis les montagnes du Té-
nézée jusqu'à la Floride occidentale, il est hors
de doute que cette partie du continent a du. être
habitée par une nation , ou par la réunion de
plusieurs grandes tribus qui parloient la même
langue , et qui avoient les mêmes usages et les
mêmes opinions religieuses ; que ces tribus ont du
jouir des avantages de la paix pendant plusieurs
siècles, puisque, quoiqu'elles aient su élever des
pyramides aussi considérables, elles n'ont laissé
après elles aucunes traces de travaux militaires ;
et enfin qu'elles ont dû être nombreuses, civi-
lisées 5 soumises à un Gouvernement coërcitif,
lS5 V O Y AGE
qui pouvoit former , exécuter d^aussi vastes
projets , réunir et alimenter un aussi grand
nombre de travailleurs )).
(( Mais , d'un autre côté , nos Colons n'ayant
trouvé, en détruisant quelques-uns de ces ou-
vrages, ni instrumens de fer , ni pierres taillées,
ni fragmens de briques , comment concevoir
que, sans le secours du fer , on ait pu élever ces
pyramides jusqu'à une si grande hauteur, former
et consolider ces chaussées ? Si ces anciennes
nations ne se connoissoient pas ( ce qui est
cependant vraisemblable ) , à quel degré de civi-
lisation étoient - elles parvenues ? c'est ce qu'il
est impossible de conjecturer , placés comme
nous le sommes à une aussi grande distance
d'elles ».
«Nous savons , par la tradition des Cherokéçs ,
qu'à l'époque de l'arrivée de leurs ancêtres ^
venus des montagnes du Mexique , ces grands
ouvrages existoient tels à-peu- près qu'on les voit
aujourd'hui , et que les plus anciens , parmi les
Savannucas vaincus (*) , ignoroient quand et
par qui ils avoient été élevés. Cette invasion
eut lieu vers la lin du quinzième siècle. Si l'on
suppose que parmi les nations de chasseurs ,
(*) C'étoitle nom des anciens indigènes de la Géorgie
et des montagnes du Tcnézée.
DANS LA HAUTE PENS YLVANIË. 187
5oo ans suffisent pour effacer jusqu'aux derniers
souvenirs de la tradition , alors l'existence de
ces inonumens remonte jusqu'au douzième. Com-
bien n'est-il pas à regretter que ses plus foibles
lueurs soient éteintes ! Quelle peut être la cause
de cet absolu silence ? Vient-il de la haute anti-
quité de ces ouvrages , ou de la stupide igno-
rance de nos indigènes )) ?
(( Cet ancien peuple étoit-il aborigène ? Com-
bien de siècles a-t-il dû exister en corps de
nation , avant d'avoir pu élever ces pyramides
et creuser ces arènes ? A quel usage étoient-ils
destinés? Quel est le degré de civilisation auquel
l'homme puisse parvenir sans la connoissance et
l'usage du fer? Quelles étoient les opinions reli-
gieuses auxquelles ces pyramides étoient adap-
tées ? Quel a été le sort de ces anciennes nations?
Auront-elles été détruites par quelques grandes
catastrophes de la nature ? cela n'est pas vrai-
semblable , puisque leurs ouvrages entièrement
construits en terre existent encore. Auront-elles
été exterminées par des barbares venus de l'in-
térieur du continent? Si cela est, comment con-
cevoir qu'un peuple nombreux , capable d'en
élever d'aussi imposans et d'aussi massifs , ait
pu être entièrement détruit , et que les lumières
et les connoissances qu'il avoit acquises aient
péri avec lui, sans que ceux qui auront échappé
l88 V O Y A G 13
aient porté ailleurs ses lumières et ses connois^
sauces , ou enfin , que les vainqueurs en aient
conservé quelques étincelles )) ?
ce L^époque de son existence est - elle pos-
térieure, ou est- elle antérieure à celle de cet
ancien peuple qui éleva sur les bords de FOhio
et ailleurs, les camps retranchés qu'on a décou-
verts depuis plusieurs années ? D'après Pexamen
attentif de ces ouvrages, également faits en terre ^
et dans lesquels , ainsi que dans les premiers , il
ne se trouve aucun indice de fer ni aucunes
pierres taillées , on pourroit les croire contem-
porains. Si l'on conçoit qu'un peuple pacifique ,
tel que celui qui habitoit cet Etat et les deux
Florides , ait été détruit par des nations bar-
bares , à quelle cause attribuera-t-on la dispa-
rition entière des nations belliqueuses del'Ohio ,
qui pouvoient élever des boulevards aussi for-
midables et choisir des positions aussi militaires?
Si ces ouvrages datent de la même époque ( ce
qui me paroît très -vraisemblable), la même
cause inconnue aura donc détruit à-la-fois le
peuple guerrier et la nation pacifique, quoi-
que séparés par une distance de plus de 200
lieues » ?
« Semblables aux pyramides d'Egypte , ces
traces de l'existence, de l'industrie, de la civi-
lisation de ces anciens peuples , ne sont plus qus
DANS LA HAUTE Î'ENSTLVANIE. 389
des témoins inutiles et muets , dont les rapports
avec l'ancien état de cette partie du monde et
des choses, sont enveloppés, sont perdus dans
le vague ténébreux du passé. Cependant, quoi-
que ces camps retranchés, ces ouvrages ne soient
que comme des points imperceptibles , des mon-
ticules , comparés à la grandeur de ces rivales
des siècles élevées sur les bords du Nil , ils
offrent aux yeux de l'observateur ce que l'Amé-
rique septentrionale recèle de plus ancien , de
plus e:xtraordinaire , et de plus digne d'être
attentivement examiné ».
(( Je considère ces respectables ruines comme
le fond d'un grand tableau , a travers les teintes
légères et vaporeuses duquel on peut à peine
distinguer les objets, et dont le devant repré-
sente Farrivée moderne des Européens dans ce
pays, ainsi que tout ce qu^iîs y ont fait depuis
un siècle. Mais malheureusement, semblable à
un horizon maritime, dans lequel on n'apper--
çoit ni rochers, ni brisans, ni aucuns objets à
l'aide desquels on puisse apprécier les distances,
l'espace qui sépare ces deux grandes époques,
dépourvu de points intermédiaires, n'est que
comme un vaste désert sans arbres ni buissons
sur lesquels l'œil de l'observateur puisse se
reposer. L'une paroit avoir été la fin, et l'autre
être le renouvellement des choses ».
iga VOYAGE
(( Je serois bien curieux de savoir te que
penseroient les savans de l'Europe, dont les
lumières , les ouvrages et les méditations vien-
nent souvent à travers l'Océan m^éclairer et
m^instruire, si , comme moi, ils considéroient
attentivement ces anciens ouvrages, marclioient
sur la même terre que cultiva , que foula dans
des temps inconnus une nombreuse population j
si, comme moi, ils observoient, admiroient ces
chênes d'une énorme taille, croissant aujour-
d'hui sur un sol qui jadis a du être couvert de
moissons » .
(( Mais puisqu'enfin nous ne pouvons pas
former de conjectures plus vraisemblables, il
faut donc croire que ces nations industrieuses et
paisibles auront été exterminées par quelques
hordes barbares de l'intérieur du continent,
lesquelles , dans la suite des siècles , auront été
détruites par d'autres tribus non moins féroces ;
celles-ci par les Cherokées chassés des monta^
gnes du Mexique ; ces derniers enfin par des
hommes venus d'Europe. Tel a été le sort de
presque toutes les nations. Toutes ont subi à-peu-
près les mêmes vicissitudes, toutes ont eu à
lutter ou ont été le jouet et les victimes des
caprices de cette puissance redoutable , in-
connue , que nous appelons destinée, fatalité ou
hasard )> .
DANS LA HAUTE PENS YLVANIE. I9I
«Vingt -cinq milles à Fouest de Wright's-
bourg 5 non loin des bords de la rivière Little ^
on voit au milieu d'une plaine fertile plusieurs
jîiontagnes artificielles , dont les bases ont de
7 à 800 pieds de circonférence , et de 5o à 4o de
hauteur ; une pyramide dont les dimensions
sont beaucoup plus considérables ; quatre ter-
rasses de forme quarrée, ayant dix à douze
pieds d'élévation 5 et enfin une arène creusée
avec quatre rangs de banquettes, qui, autant
que je puis en juger, pouvoit contenir 5ooo
spectateurs j et plus loin encore les marques
évidentes de tranchées et d'anciennes cultures ,
sur lesquelles ont crû des chênes énormes ; j'en
ai mesuré quelques- uns qui avoient 4 pieds sept
pouces de diamètre. La pyramide seule , dont la
hauteur peut être de bb pieds , a du exiger le
travail de quelques milliers d'hommes pendant
plusieurs années : grâces à sa forme, aux buis-
sons épais ainsi qu'aux racines des arbres qui la
couvrent , elle existe encore presqu'en tout son
entier » .
« Plus loin , vers l'ouest , sur les bords d'une
grande prairie naturelle , on voit des ouvrages
entièrement semblables à ces derniers, mais
dont les dimensions sont plus petites , ou qui
ont été plus détériorés par l'édacité du temps )).
c( A quelque distance des bords de rOakmuîgéj
\
iga VOYAGE
dont la réunion avec l'Oconée forme TAlata-
maha , on voit aussi des traces évidentes du
séjour et de la longue et persévérante industrie
d'un ancien peuple, telles que quelques restes de
terrasses, d'arène , de monticules et d'élévations
P3rraniidales , auprès desquelles on a trouvé des
tessons de poterie d'une espèce beaucoup plus
perfectionnée que celle dont nos indigènes se
servent )) .
« Les plus considérables ouvrages et les plus
dignes d'exciter la curiosité, se trouvent dans
le voisinage du fort Dartmouth, sur les bords
du Kéowée ( branche orientale de la Savannah ) ^
loo milles au-dessus de la ville d'Augusta (*)*
Le premier objet qui frappe les yeux du voj^a-
geur est une pyramide circulaire dont la base a
mille pieds ou environ de circonférence , dont
la hauteur est de 70 pieds , autant que j'ai pu en
juger sans le secours d'instrumens, et dont le
sommet est couronné de cèdres. On y monte par
un sentier en spirale , sur lequel , à des hau-
teurs différentes et en regard des quatre points
cardinaux , on trouve quatre niches. Du haut
(*) Capitale de la Géorgie , bâtie dans une belle plaine,
à l'extrémité de la navigation maritime de la rivière
Savannah , à 100 lieues de la mer , sur la route qui con-
duit chez les nalious Creeks et au Mississipi,
DANS LA HAUTE I^ENSYlVANIE. 1 qS
de cette pyramide ou découvre plusieurs autres
élévations moins considérables. Les unes sont
quarrées , les autres en forme de parallélo-
grammes 'j quelques-unes ont 200 pieds de long ,
et depuis 5 jusqu'à 12 pieds de hauteur. Mais
ce qui paroît encore plus étonnant , est une
chaussée de plus de 5 milles de longueur, que
les eaux de la rivière ne surmontent jamais ,
quoiqu'elles baignent le pied de la pyramide
dans les fréquentes inondations. Comment cet
ancien peuple se défendoit-il contre ces débor-
démens , qui ont lieu trois ou quatre fois dans
certaines années 5 avant d'avoir élevé cette chaus*
sée au-dessus de leur niveau ? Par quel motif
a-t-il construit cette pyramide ? Si c'étoit pour
se mettre à Fabri des eaux , où étoit la nécessité
de lui donner une si grande hauteur ? Ces vastes
terrasses et la chaussée n'étoient-elles pas suffi-
santes ? et d'ailleurs pourquoi ce peuple avoit-il
choisi un lieu aussi bas )) ?
T' « Six milles plus loin, on entre dans une autre
vallée aussi belle et aussi fraîche , connue sous
le nom de Cullsaté, au milieu de laquelle on
voit de grandes et longues terrasses , et deux
pyramides de 5o à 55 pieds de hauteur. Cette
vallée n'est point exposée aux inondations du
Kéowée)).
((Plus avant encore dans les montagnes ^ non
ÏIT. N
394fe VOYAGE
loin de l'emplacement de l'ancienne ville de
Sticoé, on voit une autre pyramide dont la cir-
conférence est de 800 pieds et la hauteur de 48 ,
avec une terrasse très-considérable. Les mêmes
objets se trouvent à Cowée, chef-lieu d'une des
plus belles et des plus fertiles vallées duTénézée,
ainsi que plusieurs tombeaux coniques : un vieux
chef Chérokée me dit qu'à l'époque de l'inva-
sion de ses ancêtres , ces tombeaux et ces mon-
ticules artificiels existoient à-peu-près dans le
même état».
« A quelques milles du fort Prince George
de Kéow^ée, on voit aussi plusieurs élévations
coniques qu'on croit être des tombeaux , et
quatre montagnes artificielles couvertes d'arbres
et de buissons. A Watoga , ville Chérokée très-
considérable 5 il y a une pyramide dont les habi-
tans ont réduit la hauteur à 20 pieds, sur laquelle
ils ont élevé leur rotonde , ou lieu du conseil.
Le vieux Owéekamwée me répéta ce que j'avois
entendu direàCowée relativement à la tradition
des anciens Savanuccas )) .
<( Non loin de la ville de Kéowée on a der-
nièrement découvert quelques autres ouvrages
anciens, les seuls qui portent l'empreinte du
marteau : ils sont composés de quatre pierres
tle six pieds de long et de trois de large ^ deux
de ces pierres sont placées de champ et dans une
DANS LA HAUTE PENSYLVANlE. lC^5
direction parallèle , une troisième les recouvre j
et la quatrième ferme une des extrémités ».
« On a découvert depuis long-temps dans les
deux Florides des monumens semblables aux
premiers, ainsi que des chaussées qui paroissent
avoir été élevées pour former des étangs , des
chemins alignés et d^un niveau parfait qui con*-
duisoient à des savannes voisines 3 quelques frag-
mens de vases et de poterie élégante. Les plus
considérables de ces ouvrages sont situés non
loin du lac George sur la rivière San Joan , ainsi
qu'à Taënza sur la Mobile , à Otassée , à Ufalée,
Talassée , Muclassée sur la Talapoosa ou Oak-
fuska , à Kiolégé sur la Coosa , à Uché sur
l'Apalachucla , &c. N'est-il pas surprenant que
les indigènes considèrent avec la plus grande
indifférence ces anciens et respectables témoins
du long séjour et de l'industrie des nations qui
les ont précédés, et qui , dans des temps reculés,
habitèrent , cultivèrent cette belle partie du
continent ? Il en est de même des Blancs qui
font la traite ou résident parmi eux. Un jeune
homme, bon géomètre et passable dessinateur ,
avoit entrepris d'en lever les plans et d'en^
esquisser les vues ; mais malheureusement plu-
sieurs chasseurs Séminolles l'ayant rencontré
et pris pour quelqu'un qui venoit furtivement
arpenter leurs terres ( ce qui à leurs yeux est ua
196 VOYAGE
crime irrémissible ) , alloient le tuer , lorsqu'il
eut la présence d^esprit de leur montrer ses des-
sins: ils le conduisirent au Myco du village , qui
le relâcha 5 mais par condescendance pour ces
chasseurs , on jeta au feu ses dessins et ses plans ,
et il lui fut défendu de reparoître chez eux avec
aucun instrument ».
Détails d^ anciennes fortifications situées sur
la rivière Huron ou Bald-Eagle ^ qui verse
ses eaux dans le sud du lac Krié , envoyés
au général TVashington le 29 juin lySg ,pctr
^. Steiner.
« La première de ces fortifications , n"" 1 , est
située à 220 toises du rivage oriental de cette
rivière , à huit milles au-dessus de son embout
chure dans ce lac. C^est un plateau A de 5oo
pieds de diamètre et d'une médiocre élévation ,
environné d'un terre-plein circulaire de 3 pieds
et demi à 5 de hauteur , et de 7 à 8 d'épaisseur.
Vingt-quatre pieds au-delà de ce premier rem-
part j on en voit un autre B , ayant la même
hauteur et la même épaisseur, mais qui n'est
qu'un demi- cercle. Ainsi que le premier, il est
environné d'un fossé de 4 à 6 pieds de largeur,
encore rempli d'eau. Il n'y a sur cette esplanade
ni pierres, ni aucuns vestiges d'anciens édifices.
J'/JC.Tomjn.J:u
fOMlJIFirATIÛIf s BE S Aî^€IE:^S MBIGE IfE 8 ,
Cc/h'EsfliiJ\re^/iif e/iDoi/CL- ,m t^i'neral'
'a. S teiuer /<■ jSJIm i7<1,i
Fxg.II.
rie-.I
Eolicllo (le loo. Toises.
'/•/■■/■„,,/,,■„,/
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. I97
L'entrée C n^est défendue par aucun ouvrage
avancé. Vers le nord-est , on voit 54 tombeaux D,
de 60 à 70 pieds de circonférence, et dé 3 à 4 de
hauteur, dont les formes sont en partie circu-
laires et elliptiques. Les premiers ne sont qu'à
5 pieds du fossé : il y en a quatre autres D vers le
nord-ouest, dont les dimensions senties mêmes)).
«Deux milles plus bas 5 sur les bords de l'es-
carpement E du petit ruisseau qui se jette dans le
Huron , on voit un monticule, n° 2, environné
d'un double terre-plein et de fossés qui commen-
cent et se terminent sur les bords de ce même
escarpement : la seule différence est qu^au lieu,
d^une entrée, ce petit camp retranché en a
trois G. Vers le sud il y a un autre terre-plein H,
également accompagné de son fossé , mais dont
la forme n^est pas un cercle parfait , et qui ne
{Varoît avoir été élevé que pour couvrir les deux
principales entrées. Non loin de la plus méri-
dionale, sont deux élévations en terre K, I, qui
touchent à la muraille ou terre* plein. La pre-
mière , qui est circulaire , a 5o pieds de dia^
mètre et 2 et demi seulement de hauteur; la
seconde est un quarré de même hauteur et de
70 pieds de côté. Les tombeaux qui se trouvent
dans le voisinage de ce camp retranché sont
peu nombreux 5 on en voit quelques autres plus
éloignés et dans la même direction ».
igp VOYAGE
((Ces anciennes fortifications sont couvertes de
buissons et d'arbres , dont les troncs ont depuis
18 jusqu^à 26 pouces de diamètre. Sur la cime
d'un des tombeaux j'observai un cbêne mort qui
en avoit trente. La terre dans ce canton est une
glaise sur laquelle il n'y a qu'une couche très-
mince de sol végétal. Les forêts sont composées
de chênes blancs et rouges , de hêtres et de til-
leuls. Les indigènes, qui sont un mélange de
Chippaways , de Delawares et de Wyandots ,
me dirent que, d'après la tradition, ces ou-
vrages militaires avoient été élevés par desv
hommes beaucoup plus grands et plus forts
qu'eux ; qu'alors toutes les nations étoient dans
un état de guerre continuel, que leurs chasseurs
avoient découvert plusieurs autres fortifications ;
les unes semblables à celles - ci , les autres plus
considérables ; et que ces anciens indigènes oe
servoient de l'omoplate du cerf et de l'élan (1) ^
comme nous nous servons de pelles de fer »•
Tl.XI.T.mM.^a^.iqg
Grave f, a T t TarJu u ^/„„ <fe /■£,„■„/,.„/, .y'jS
DANS LA HAUTE PENSYLVANTE. 1 ..
Hjpport de J. Harty capitaine dans le i^"" ré-
giment ^ relatif aux anciennes fortifications
découpertes sur les bords du jMushinghum ,
à un demi-mille du confluent de cette rivière
avec rOhio,
« Pour plus de clarté, j'appellerai ville len° i,
fortifications le n° 2 , et pyramide le n° 3. La
ville est un quarré de 220 toises environné de
terre-pleins qui ont depuis 6 jusqu'à 10 pieds
de hauteur , et de 20 à 4o de largeur. Trois
ouvertures divisent ces terre- pleins en quatre
parties presqu'égales. Celles qui regardent la
rivière m'ont paru être un peu plus grandes.
Ri^n ne couvre les quatre angles de cette ville ;
une des ouvertures du coté occidental sert d'is-
sue à un chemin M, large de 120 pieds, qui
conduit aux terres basses de la rivière par une
pente douce de 60 toises : ce chemin est fermé
des deux côtés par un terre - plein O qui com-
mence à 60 pieds de celui de la ville , et s'élève
à mesure que ce passage descend, de manière à
en conserver le niveau. La voie de ce chemin
paroit avoir été faite en dos-d'âne, et accom-
pagnée de deux égoûts qui peut-être servoient
à l'écoulement des eaux de la ville ».
(( Vers l'angle nord-ouest de cette même ville.
200 VOYAGE
on voit une élévation B, d'une forme oTblongue^
qui a 57 toises de long, 22 de large , et 6 pieds
de hauteur ; la surface en est parfaitement unie»
Quatre rampes ou plans inclinés I, placés au
centre des quatre côtés , y conduisent , ils pa-
roissent correspondre exactement avec les ou-
vertures des terre - pleins ou murailles de la
ville».
« Non loin de cette muraille vers le sud-ouest,
on voit une autre élévation G , de 26 sur 20 toises ;
mais au lieu de quatre rampes elle n'en a que
trois I, I, I. L^emplacement de la quatrième R
paroît avoir été creusé. Un peu plus au nord est
encore une élévation circulaire L, accompagnée
de quatre petites excavations K , placées à des
distances égales. Vers la partie sud -est on en
voit une autre H, dont la forme est en parallélo-
gramme, et qui a 9 toises de large et 1 8 de long :
elle est beaucoup plus détériorée que les autres.
L'angle le plus méridional de la ville est couvert
par un ouvrage très-particulier ; c'est un mon-
ticule assez élevé N , accompagné de deux pa-
rapets X semi-circulaires. Il est probable que
les trois autres angles de cette ville étoient dé-»
fendus par quelques ouvrages semblables à celui-
ci , que le temps aura détruits ».
« Les fortifications, n°2, forment un ensemble
presque quarré, qui , comme la ville , est entouré
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 201
de terre-pleins dont les ouvertures sont défen-
dues par des monticules S. Ceux des ouver-
tures TT sont doubles. Entre ces fortifications
et la ville , on voit des excavations , quelques
hauteurs circulaires Z , et des tombeaux W ,
n° o. La pyramide B est presque circulaire 5 elle
a 5o pieds de hauteur et 590 de circonférence ;
elle est environnée d'un fossé de 5 pieds de pro-
fondeur sur i5 de largeur , ainsi que d'un pa-
rapet extérieur A qui en a 769 de tour. Cette
enceinte n'a qu'une ouverture R , et est pré-
cédée, du côté de l'Ohio, par quelques ouvrages
avancés C , D )) .
(( On a découvert plusieurs autres monticules,
excavations et terre-pleins couverts de buissons
et d'arbres , dont l'ensemble échappe à la vue ;
c'est ce qui m'a déterminé à ne les point tracer
sur le plan )) .
^ (c Les arbres qui couvrent ces anciens ouvrages
sont des chênes de 2 à 4 pieds de diamètre , des
hycoris , érables à sucre , frênes , sycomores ,
acacias , platanes , pins , etc. Le sol végétal sur
lequel ils croissent, paroît être aussi profond
que celui du voisinage. Les tombeaux sont de
petites élévations dans lesquelles on a trouvé
des ossemens humains. Il paroît que les corps
avoient été inhumés avec beaucoup de soin , et
placés dans la direction de Fest à l'ouest. On a
Sb3 VOYAGE
trouvé, sur la poitrine de quelques-uns, des
morceaux de talc. Les os de quelques autres ont
été calcinés ou desséchés pour en prolonger la
durée. On y a aussi découvert des pierres qui
portent Fempreinte du feu , ainsi que des char-
bons, des flèches et des tessons de poterie ».
(( D'ailleurs on n'a point trouvé de fer, ni rien
qui puisse faire conjecturer que cet ancien peu-
ple ait connu ce métal. I/uniformité , la régu-
larité de ces boulevards , leur situation avanta-
geuse, la hauteur , la largeur de ces terre- pleins,
tout atteste qu^ils ont été élevés par une nation
nombreuse , puissante , et considérablement
avancée dans la civilisation. Le docteur Cuttler,
célèbre botaniste, qui a soigneusement examiné
les chênes tombés de vétusté, ainsi que ceux qui
sont encore dans toute leur vigueur , croit que
ces derniers sont une seconde génération , ce
qui porteroit l'époque de la construction de ces
fortifications peut-être à mille ans )) .
((Jugez de ma surprise, lorsqu'en débarquant
pour la première fois au milieu de ces antiques
et vénérables forêts, la vue de ces prodigieux
ouvrages m^annonca, qu'à une époque très-re-
culée , ces lieux, aujourd'hui solitaires, avoient
été animés par la présence et les travaux d'un
peuple nombreux , industrieux et guerrier. La
régularité de ces fortifications, l'énorme quan-
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 20D
tité de terre dont ces remparts et cette pyramide
ont été formés , tous ces objets , quoique certai-
nement très-frappans , m'étonnèrent cependant
beaucoup moins que l'entière disparition de cet
ancien peuple , et le silence de la tradition )).
(( Il est probable que cette partie du continent
a été très-peuplée ; car , si Fétendue de ces re-
tranchemens étoit proportionnée au nombre de
ceux qui les défendoient, elle l'étoit aussi à celui
des assaillans. Si jamais ils ont été attaqués , je
ne crois pas que le nombre des assiégés et des
assiégeans ait pu être moindre que de dix mille ;
et si un sur dix étoit alors soldat , les pays cir-
convoisins dévoient donc contenir 10O5OOO ha-
bitans. Le même raisonnement pouvant s'ap-
pliquer aux autres camps retranchés qu'on a
découverts dans le Kentukey , sur les deux ri-
vières Miamis et ailleurs , il est évident que le
pays, arrosé par l'Ohio et ses branches, en
contenoit un grand nombre. Qu'est devenue
cette population ? Comment est-il arrivé que les
nouveaux venus, qui n'étoient et ne sont encore
que des barbares, n'aient conservé aucuns des
arts ni des connoissances que la nation vaincue
devoit avoir acquis? Comment concevoir qu'une
aussi vaste et fertile région ne soit aujourd'hui
habitée que par quelques hordes de chasseurs
disséminées à de grandes distances les unes des
2o4 V O Y A G K
antres, chez lesquelles on ne voit nulles traces
de culture et d^industrie , excepté quelques
clianips de maïs plantés par les femmes? J'aban-
donne ces vagues conjectures aux recherches et
aux méditations des savans de l'Europe et de nos
villes capitales , qui ont mille fois plus de con-
noissances et de loisir que moi )) .
Cross-Creek , sur l'Ohio , 4 mai ijSg,
<( (^) Il vous paroîtra sans doute étonnant ,
)) monsieur , d'apprendre qu'un pays que , jus-
» qu'ici, nous avons cru n'avoir jamais été habité
)> que par nos indigènes et leurs ancêtres , offre
» cependant aux yeux, des preuves indubitables
» de l'existence et du long séjour d'anciennes
ï> nations, qui ont du être nombreuses et beau-
» coup plus civilisées que celles d'aujourd'hui.
)) Sur le rivage sud- ouest de l'Ohio, presque
» vis-à-vis de cette petite colonie , on a décou-
)) vert des fortifications en terre dont les formes
(*) Cette lettre, écrite au docteur Wetlierspoon, pré-
sident du collège de Princeton, par un des habitans de
la petite colonie de Croos-Creek, sur l'Ohio, est une
nouvelle preuve que ce continent a dû être ancienne-
ment habité par des nations nombreuses. Je l'ai trans-
crite avec tant de fidélité, que je n'ai pas même voulu
enretrancher quelques autres observations, quoiqii'étran-
gères à la découverte des anciennes fortifications.
l DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 2o5
, » sont très-régulières , quoique bien différentes
^ » de celles de l'Europe : je les vis pendant Fau-
» tomne de Fannée 1787 5 mais les arbres, les
)) buissons et les herbes dont elles étoient cou-
» vertes , m'empêchèrent d'en examiner Fen-
)) semble avec autant de succès que je Faurois
» désiré : je me propose de les revoir au prin-
)) temps avant l'ouvert ure des feuilles , et de vous
)) en envoyer des détails plus particuliers.
)) Non loin de l'embouchure du Grave-Creek,
)) on voit deux tombeaux ou élévations coni-
)) ques 5 dans lesquels on a trouvé des ossemens
)) humains. M. Worth, homme instruit, qui a
)) parcouru ces cantons, m'a dit avoir découvert,
7) dans ce même voisinage, les ruines d'une ville
)) ainsi que celles des nvirailles ou terre- pleins
)) dont elle étoit enviroftée : ces deux élévations
)) coniques n'en étant qu'à une petite distance,
)) de même que quelques autres retranchemens ^
)) il croit qu'elles étoient destinées à y placer des
)) frondeurs qui pouvoient en effet incommoder
)) les habitans de cette ville.
)) Sur une des branches du petit Ranhàwa ,
)) on a trouvé deux meules de moulin , les restes
» d'une digue , et les vestiges d'un petit canal
; )) qui y conduisoit l'eau, M. Worth m'a dit aussi
)) avoir vu , sur un des rivages de la Mononga-
h héla, un rocher dont la surface paroissoit avoir
2ô6 y O Y A (^ iù
)) été polie avec soin , et qui portoit , gravées eïi
)) six colonnes , des figures d'hommes , d'ani-
» maux, d'oiseaux et de poissons, au-dessous
)) desquelles on voyoit plusieurs lignes écrites
)) en caractères qui lui étoient inconnus , ainsi
» qu'à ceux qui les ont vus depuis. On a décou-
)) vert, dans quelques autres canton s, 'plusieurs
)) tombeaux contenant des corps humains , en-
)) fermés dans des cercueils de terre cuite et ver-
)) nie, et dont les bras et les jambes l'étoient
)) aussi dans des espèces de cylindres de la même
)) terre, soudés par leur extrémité supérieure au
)) corps du cercueil. Les étuis de ces jambes
)) étoient écartés de 18 pouces.
y) En creusant dans une saline, sur les bords
)) du Yo^'ogliény , on * découvert , à six pieds
» sous terre , un pot deil|^rosse faïence et un en--
)) tonnoir de bois , ainsi que plusieurs fragmens
)) de vases et de jattes. Il paroît, dans certains
)) cantons , que la terre a dû être anciennement
)) défrichée. Tous les arbres qui la couvrent sont
)) jeunes et en pleine croissa||ce j on n'en voit
V point, comme par-tout ailleurs, qui soient sur
)) le déclin , couronnés , ou tombés de vétusté.
)) Quelle étoit donc cette nation, aujourd'hui
)) éteinte, qui a habité cette région pendant plu-
w sieurs siècles? Suivant la tradition Shawanèse,
)) c'étoit une colonie Mexicaine. Mais d^un autre
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 207
» coté, il est évident qu^il y avoit alors un autre
)) peuple , soit aborigène , soit venu de quel-
)) qu'autre partie de FAmérique méridionale,
)) et que Fétat de guerre continuel dans lequel
)) ils ont long - temps vécu , les obligea d'avoir
)) constamment les armes à la main; car, sans
)) parler de ces camps retranchés , de ces fortifi-
)) cations régulières qu'on a découverts dans plu-
7) sieurs endroits , on rencontre , sur presque
)) toutes les hauteurs qui avoisinent les eaux ,
)) des traces de redoutes, des lignes de défense
)) d'une étendue considérable.
)) Tout ce que nous savons , est que les indi-
-)) gènes, qui occupoient ce pays il y a 200 ans,
)) ignoroient par qui ces retranchemens avoient
)) été élevés , et qu'il éiîoit inhabité lors de leur
)) arrivée. D'où ces nouvelles hordes venoient-
)) elles? c'est une question à laquelle leurs des-
)) cendans ne peuvent répondre. On s'égare dans
)) les conjectures que fait naître l'inspection de
)) ces vénérables témoins , ainsi que la contem-
)) plation de cet ancien état de choses.
)) Nous n'avons rien ici qui mérite l'attention
)) des voyageurs, que nos fontaines et nos ar-
)) bres. Parmi les premières, il y en a plusieurs
» dont les eaux sont extrêmement salutaires ;
)) mais qui , parmi nous, est en état de les ana-
)) lyser ? L'élévation et la grosseur des arbres de
2o8 VOYAGE
» nos forêts sont vraiment extraordinaires ; on
)) n'en voit point de semblables dans votre pays
» septentrional 5 les espèces principales sont le
)) chêne blanc, noir et rouge, le noyer blanc,
)) le frêne noir et blanc, le hycori jaune et blanc,
» le hêtre aquatique et sec , l'orme , le tilleul ,
» Férable à sucre , le sassafras , le peuplier , le
» mûrier sauvage , le sycomore , etc. Presque
)) toutes les plantes et les fleurs qu^on cultive
» chez vous avec tant de soin, croissent ici spon-
)) tanément j le buisson à épice ( u^ild ail spice ) ,
» le ginseng , la salsepareille , la snake-root , le
)) gingembre , plusieurs espèces de baume, de
)) menthe , la sauge , etc.
)) On voit j sur les bords du petit Kanhawa^
)) une source inflammable très-singulière ; elle
)) ne coule point 5 elle émet des évaporations qui
» s'attachent aux objets environnans, et don-
)) nent à Tair qu'on respire une odear sulfu-
» reuse. Mais ce n'est pas à la troisième année de
)) la fondation de ces colonies ultramontaines ,
)) que vous devez attendre des détails intéressans
)) sur tout ce que ce climat et cette belle nature
)) offrent de nouveau et de curieux aux yeux
» du botaniste et du naturaliste. Il faut d'abord ,
» comme vous le savez , défricher, semer, ré-
)) colter, construire des habitations, planter des
)) vergers, creuser des puits, ayant de s'occuper
Dans la haute pensylvanie. 209
)) d'objets scientifiques. Nous ne sommes encore
)) qu'au premier période de notre existence ,
)) c'est celui du trayail et de l'industrie. Combien
)) d^années ne s'écoulera-t-il pas, avant que
)) nous ayons parmi nous des hommes à qui le
)) loisir ait permis d'acquérir la science, et qui
)) soient en état de répondre à toutes vos ques-
)) tiens d'une manière satisfaisante w I
Dans la crainte d'être accusé de légèreté ou
de manque de jugement, j'ai cru, avant de mettre
le récit du capitaine Isaac Stuart sous les yeux
du lecteur, devoir Finformer des détails suivans.
D'après une ancienne tradition du pays de
Galles {W'ales) ^ il^paroît, qu'à une époque
inconnue , quelques chefs de cette nation con-
duisirent une colonie de leurs compatriotes à
travers l'Océan , et débarquèrent dans le pays
connu aujourd'hui sous le nom de Louisiane,
Depuis quelques années, plusieurs voyageurs ont
assuré avoir découvert la postérité de ces Gal-
lois j je ne sais comment cela est arrivé, mais
leurs récits ont bientôt été oubliés. Cependant
les soupçons de l'existence de cette ancienne
colonie pouvant avoir quelques rapports, ou
jeter quelques lumières sur l'époque à laquelle
les anciens monuniens dont je viens de parler
III. o
210 VOYAGE
furent élevés, j'ai cru devoir transcrire, dans
son entier, le récit du capitaine Stuart, après
avoir préalablement informé le lecteur des diffé-
rens degrés d^authenticité qui en accompagnè-
rent la publication.
M. Stuart, officier dans un corps de cavalerie
colonial de la Caroline du sud , ayant embrassé
le parti royaliste dès la première époque de la
révolution, s'embarqua à bord du vaisseau de
guerre anglais le Peacock , et à la recommanda-
tion du lieutenant colonel Cruger, obtint le
commandement du détachement de marine de
ce vaisseau. Les détails qu^il donna au capitaine,
de ses anciens vo3?"ages dans Fintérieur du conti-
nent, relatifs à la découverte d'une nation d'in-
digènes qui parloit le welsli , parurent si inté-
ressans à cet officier, qLie, de retour à Charles-
Town , il les publia dans les gazettes de cette
ville. Ce récit ayant excité la curiosité publique 5
le certificat suivant fut inséré dans celle de New-
York, alors occupée par les troupes anglaises.
(( Moi soussigné certifie que la narration du
)) capitaine J. C. Ecuyer (^) , commandant le
)) vaisseau de Sa Majesté le Peacock, publiée
)) dans les gazettes de la Caroline en mars 1782,
(*) C'est ainsi que le nom da commandant du vais-
seau le Peacock étoit désigné dans les gazettes.
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 211
» est conforme aux détails que je lui ayois don-
)) nés 5 et en est Texposé A'éritable.
)) Fait à New-York , le 2 juin 1785.
y> Signé y Isaac Stuart».
Un autre certificat du capitaine de ce même
vaisseau, daté de Sainte -Marie dans la Floride
orientale le 17 octobre 1784, ajoute encore
quelque poids à l'authenticité de cette décou-
verte.
Quoique, depuis cette époque, je n'aie rien oui
dire qui y soit relatif, j'ai cru cependant ne pas
devoir négliger de copier fidèlement cette nar-
ration , très-exacte d'ailleurs , relativement à la
fertilité, à la fraîcheur et à la grandeur des
plaines, à travers lesquelles coulent toutes les
rivières qui tombent sur le rivage occidental du
Mississipi.
On sera sans doute étonné que, ni le Gouver-
nement des Etats-Unis, ni les sociétés littéraires
n'aient point conçu le projet de dissiper ces
doutes , s'ils ne sont pas fondés , ou de vérifier
une découverte aussi intéressante. Peut- être les
dépenses d'un voyage jusqu'aux sources des
rivières Rouge et Arcansa , qui ne sont qu'à 7 ou
800 lieues de Philadelphie, ne se seroient-elles
pas montées à plus de 4 à 5oo guinées. Avec
2
«213 V O 1r A G E
quel empressement les savans de l'Europe n'aii^
roient-ils pas envoyé des personnes instruites ,
voir si j en effet, cette nation welche existoit, et
leur rapporter des détails sur l'étendue, la fécon-
dité de ces plaines herbées , sur les plantes d'un
sol placé sous les plus belles latitudes , sur l'es--
pèce des arbres qui composent les forêts dont
cette partie de l'Amérique est ombragée , trésors
inconnus aux Espagnols , maîtres de tant de ré-
gions qui leur seront long-temps inutiles. Il faut
en convenir, celle qui, du Mississipi, s'étend
jusqu'aux montagnes du nouveau Mexique , de
Santa-Fé , de la Californie, est presqu'aussi peu
connue que l'intérieur de l'Afrique, quoique
traversée par plusieurs grandes et magnifiques
rivières.
On sera moins étonné de cet oubli , ou plutôt
de cette indifférence , en se rappelant que l'exis-
tence politique de ces Etats date à peine de
22 ans ; que celle du Gouvernement fédéral ^
véritable époque de leur union et de leur pros-
périté, n'a commencé qu'en 17905 que cet âg@
est celui de la jeunesse , du mouvement, des en-
treprises y que personne ici n'est oisif; que clia-
cun s'occupe d'affaires , de spéculations , de
commerce , de moyens d'augmenter sa fortune
(et jamais, auparavant, un aussi vaste champ
â'industrie et d'activité ne s'étoit offert aux
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 2l3
hommes ) 5 que l'esprit du Gouvernement est
plutôt de protéger que d'agir; et qu'enfin les
sociétés littéraires ne sont composées que d'in-
dividus qui, comme les autres, occupés de leurs
affaires , ont à peine le temps d'assister aux
séances : il n'en sera pas ainsi dans un demi-
siècle.
Narration de M. Isaac Stuart^fubliée dans
la gazette de Charlestown , en mars 1^82 ,
par le commandant du vaisseau de guerre
anglais ^ le Peacock.
ce Je fus fait prisonnier par les Sauvages, il y a
environ 1 8 ans , étant à 5o milles vers l'ouest du
fort Pitt, et je fus conduit, avec plusieurs autres
Blancs , à un de leurs villages situé sur le Wa-
bash. Peu de jours après, mes infortunés com-
pagnons furent massacrés avec la. plus horrible
barbarie. Ma bonne fortune ayant voulu que.
j'inspirasse quelqu'intérêt à une des femmes de
ee village , elle m^ adopta , et donna un cheval
pour ma rançon. Après un séjour de deux ans,
arriva un Espagnol, se disant venir du nouveau
Mexique, et voyageant pour faire des. décou-
vertes : ayant besoin de deux rameurs, il obtint
des chefs la permission de me prendre à son ser-
vice, ainsi qu'un nommé John Davey, Gallois
âl4 VOYAGE
de nation. Peu de temps après, nous nous em-^
barquâmes , et descendîmes l'Ohio et le Missis-
sipi jusqu'à Femboucliure de la rivière Rouge
( Red River ). Après nous y être reposés quel-
ques jours , nous la remontâmes pendant l'es-
pace de 700 milles ( 253 lieues), et entrâmes
dans une de ses branches ( Post- river ) , où, à
notre grand étonnement , nous nous trouvâmes
au milieu d'une nation dont la peau étoit blan-
che et les cheveux roux )) .
((Dès le lendemain de notre arrivée , John
Davey vint me trouver pour me dire que ces
indigènes , parlant assez bien la langue de son
pays, il étoit déterminé à rester parmi eux. Ex-
trêmement étonné de ce qu'il venoit de me dire,
je fus chez Fun des chefs, dont, en eflfet, le lan-
gage me parut bien différent de celui des autres
nations chez lesquelles j'avois résidé. Ils me
dirent , par l'organe de John Davey , que leurs
ancêtres étoient venus habiter les bords de cette
rivière quelque temps après la conquête du Mexi- ^
queparles Espagnols , et l'invasion de la Floride
occidentale , où ils étoient fixés à cette époque j
et pour me convaincre de la vérité de ce récit,
ils me montrèrent plusieurs rouleaux de par--
chemin enfermés dans des peaux d'outre , sur
lesquels étoient tracés un grand nombre de ca-
ractères écrits avec de l'encre bleue 5 mais ne
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. i2l5
connoissant pas le welsh , et mon camarade ne
sachant pas lire , je ne pus savoir ce qu'ils con-
tenoient , ni vérifier ce que les chefs m'avoient
dit )) .
« Cette nation est composée de deux classes ,
celle des guerriers , et celle des cultivateurs. Les
premiers sont braves et intrépides , et leurs
femmes beaucoup plus belles que celles des autres
nations. Après avoir passé quelque temps parmi
ces Welches , l'Espagnol et moi , nous nous em-
barquâmes de nouveau , et continuâmes à re-
monter la rivière Rouge jusqu^aux villages d'une
autre nation appelée Wyandot, qui nous dit
n'avoir jamais auparavant vu de Blancs ni d'ar-
mes à feu. En examinant un ruisseau qui, ayant
traversé une grande plaine, va se perdre dans le
creux d'une montagne , nous découvrîmes le
squelette d'un animal qui a du être d'une gran-
deur énorme, si l'on en juge par la grosseur et la
longueur de ses côtes, celle des vertèbres , et le
poids de ses mâchelières. Cette nation habite
dans le voisinage de la rivière Rouge, non loin
de ses sources. Ce fut là que l'Espagnol décou-
vrit de la poudre d'or , ce qui me surprit beau-
coup , n'en ayant jamais vu auparavant 5 il étoit
occupé à en ramasser , lorsqu'on lui dit que ,
plus loin vers l'ouest, habitoit une nation che2f
laquelle ce métal étoit si commun, que les guer-
S2l6 VOYAGE
riers en armoient la pointe de leurs flèches.
Avant d^ arriver, nous^fimes plus de 5oo milles :
il nous fallut franchir une chaîne de montagnes
dont tous les ruisseaux couloient à Test. Satis-
fait et content 5 mon Espagnol résolut de ne plus
voyager , et de se fixer dans ce pays 5 moi , qui
a vois femme et enfans , je le quittai, de concert
avec un autre Blanc de la Louisiane , et nous
traversâmes plusieurs plaines immenses qui nous
conduisirent à une des branches du Missoury,
d'où, en descendant ce fleuve , nous parvînmes
au Mississipi. Après nous être reposés à Pan-
core, je gagnai le pays des Chikasaw^s sur les
bords du grand Yazou, de-là chez les Chectaws ,
et enfin chez les Cherokées , d^où je me rendis
au fort Ninetysix , dans la Caroline méri-
dionale»,
({ Je ne sais comment décrire les pays que j^ai
parcourus à Touest du Mississipi ; il faudroit
être astronome et géographe pour pouvoir en
déterminer Fétendue. Quelle idée puis-je donner
de ces plaines si fraîches et si fertiles ? Les unes
sont couvertes de roseaux à travers lesquels un
homme à cheval s'égare ou se perd souvent : les
autres, de graminées, dont je ne connois pas le
nom, et sur-tout de trèfle jaune et rouge qui a
trois pieds de hauteur. Les arbres des forêts an-
noncent, par leur hauteur, la fertilité du sol
DANS LA HAUTE l'ENS YL VANIË. 217
sur lequel ils croissent. C'est Fasyle d'un nombre
prodigieux de daims, de chevreuils , d'ours, de
buffles, qui viennent y passer la nuit, après
avoir parcouru, pendant le jour, ces savanes à
perte de vue. J'ai quelquefois rencontré des vi-
gnes appuyées sur des arbres , des pruniers , des
pommiers et des orangers sauvages, dont lefruit,
à une aussi grande distance des pays cultivés ,
me parut délicieux. Je ne crois pas qu'il y ait ,
sur la terre , de terrein plus propre à rapporter
du maïs, du tabac, de l'indigo et du riz. Une
colonie, placée vers les sources des rivières.
Rouge et Arcansa , pourroit facilement en four-
nir à toute l'Europe. Comparé au sol de nos
colonies, celui-ci est comme le jardin d'Eden.
Quant au transport de ces denrées, rien ne seroit
plus facile; on construiroit, avec les beaux bois
du pays, de grands bateaux plats qui les porte-
roient au Mississipi , et même à la nouvelle Or-
léans. J'observai , dans plusieurs endroits , des
rochers , dans la formation desquels il y a beau-
coup de sel , que tous les animaux du pays
viennent lécher durant les chaleurs de l'été. Les
formes des excavations qu'ils ont faites avec
leurs langues dans le long cours des siècles, sont
si bizarres, qu'à une certaine distance elles res-
semblent à des bas-reliefs, et offrent, à Fimagi-
xiation, des représentations d'hommes, d'ani-
21 s VOYAGE
Riaux, d'arbres, de paysages, et souvent celles
d^objets fantastiques )>.
Quoique les détails suivans n'aient aucun
rapport avec tout ce que je viens de dire, cepen-
dant , persuadé qu'ils peuvent en avoir avec
Fétat du continent dans des temps très-reculés ,
et d'ailleurs , ayant vu dans le cabinet de
M. Edwards de Stock - Bridge , l'objet dont je
vais parler , j'ai cru devoir les insérer ici.
On a retiré , du fond de la rivière Chémung ,
ou Tiogo (branche de la Susquéhannah orien-
tale) , dix milles au-dessus de son confluent ^
l'os ou la corne d'un animal inconnu. Elle a six
pieds neuf pouces de longueur, 21 pouces de
circonférence à une extrémité, et i5 seulement
à l'autre. On voit , à la plus grosse de ces extré-
mités , un creux qui a six pouces de profondeur
et deux et demi de diamètre, et semblable à
celui d'une corne de boeuf qu'on auroit arrachée :
tout le reste est solide. L'extérieur est uni et
blanc comme de l'ivoire, un peu rembruni à un
endroit seulement. La couleur de l'intérieur res-
semble à celle delà chaux calcinée, mais non
encore détrempée. La forme en est ronde, sans
aucune empreinte qui indique l'origine de bran-
ches collatérales. D'après l'apparence fracturée
des deux extrémités , il paroit que la longueur
DANS I.A HAUTE PENSYLVANIE. 219
totale de cette corne devoit être considérable.
Sa courbure est celle d^un grand cercle. Lors-
qu'elle est frottée, elle exhale une odeur qui
ressemble à celle de la corne ou d'un os brûlé.
220 VOYAGE
CHAPITRE IX.
Ij^incorporation est un bill ou acte de la légis-
lature , qui , sous un nom indicatif, réunit en
corps politique {^body corporate) un nombre
quelconque de personnes , et consacre Fexécu-
lion du projet ou l'institution de lacliose qu'elles
ont sollicitée. Ce bill est contenu en une charte
scellée du grand sceau de l'Etat, et dont le préam-
bule annonce toujours l'objet ou le motif, de la
manière la plus précise.
On en connoit plusieurs espèces. Les chartes,
destinées à incorporer des colonies naissantes, des
villes,des bourgs, descomtés, sont bien différentes
de celles qui sanctionnent les associations , dont
le but est la propagation des connoissances ou
du bien public , telles que les collèges de mé-
decins , les sociétés littéraires , religieuses ou
philosophiques ; la fondation d'églises , d'hô-
pitaux, de bibliothèques, de chambres de com-
merce , sociétés de marine ou charitables , gran-
des écoles, caisses d'épargne, &c. ; ou celles,
enfin , qui n'ont pour objet que l'intérêt parti-
culier , telles que chambres d'assurance , ban-
ques , construction de ponts , de canaux, de
grandes routes , &c.
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 221'
Elles accordent aux souscripteurs ou mem-
bres de ces associations 5 la faculté de s'assem-
bler, de délibérer, d'enregistrer leurs délibéra-
tions, d'élire un président, un trésorier, un ou
plusieurs secrétaires 5 celle de faire tous les ré-
glemens ( connus sous le nom de by-laws) , né-
cessaires pour l'administration et l'exécution
de la chose. Elles fixent le montant de la pro-
priété mobilière et immobilière que ces sociétés
peuvent posséder; leur accordent un sceau dont
leurs actes doivent nécessairement être revêtus;
et enfin, suivant les circonstances, investissent
les sociétaires de la perpétuité, ainsi que du droit
de transmettre, vendre, léguer leurs intérêts ou
leurs mises.
Lorsqu'il s'agit d^ouvrages publics, ces chartes
en prescrivent les conditions ouïes redevances ,
en concèdent les péages ou les usufruits, soit
pour un temps limité ou pour toujours, sui-
vant les difficultés de l'entreprise ou la volonté
du législateur. Mais les motifs pour lesquels on
sollicite et on obtient ces chartes, sont si variés,
qu'il seroit difficile d'en définir toutes les nuan ces;
Aussi -tôt que les signataires ou souscripteurs
ont été incorporés, ils ne forment plus, aux
yeux de la loi , qu'un seul corps ou individu
politique, qui, par l'organe d'un président ou
d'un comité 5 peut attaquer, ou se défendre 3
22i2 VOYAGE
être poursuivi devant les tribunaux , placer des
fonds , prendre des engagemens , recouvrer des
dettes, acquérir ou vendre comme le feroit un
particulier. Chaque membre n'est responsable
que pour le montant de sa souscription.
L'usage de ces chartes est très-ancien , ainsi
qu'on le voit dans l'histoire d'Angleterre. Elles
ont servi de bases à l'établissement de la plu-
part des colonies , ainsi qu'à la fondation des
villes et des comtés ; et même aujourd'hui , la
constitution du Connecticut , par exemple ,
n'ayant éprouvé aucuns changemens, quoique,
comme les autres , cet Etat soit devenu indé-
pendant et souverain, on peut dire qu'elle re-
pose encore sur les mêmes droits contenus dans
la deuxième charte, accordée en 1662 à ses fon-
dateurs par Charles 11.
On ne connoît rien de plus inviolable ni de
plus sacré que ces chartes. Ce sont des con-
cessions, des pactes solennels, irrévocables entre
les Gouvernemens et les citoyens, que les loix
et les tribunaux ne peuvent annuller, excepté
dans les cas de forfaiture. Parmi le grand nom-
bre de griefs que le Congrès allégua comme mo-
tifs de la célèbre déclaration de l'indépen-
dance (*) , la violation de ces chartes , sur la
(*) Le 4 juillet 1776,
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 223
foi desquelles les premiers colons avoient quitté
FAngleterre , en étoit un des plus considé-
rables.
Quant à celles qui sont destinées à incorporer
des villes (^) , Fobjet en est relatif au mode
d^élire les officiers municipaux, de nommer aux
justices de paix, aux magistratures, à la police,
à l'administration de la justice, aux prisons, à
la perception des taxes municipales, à la conces-
sion de différens privilèges , tels que ceux d'en-
voyer au corps législatif un certain nombre de
députés; à la suzeraineté, à la conservation de
la navigation , des rivières et des eaux ; à la
possession de terreins inondés et de commu-
nes , au pouvoir de les inféoder ; car les pro-
priétés municipales sont considérées comme
main-mortables. Celle de la ville d'Albany est
de 12,600 acres, et celles de New- York, très-
considérables aussi. En général l'incorporation.
des grandes villes , d'où émanent leur pros-
périté, et les droits des citoyens, sont des actes
de la plus haute importance. La charte de Phi-
ladelphie est lin modèle , un chef-d'oeuvre de
sagesse , de lumières et de convenance , par-
(^) Avant d'être incorporées , elles ne sont connues
que sous le nom de Towns ; et après l'incorporation , sous
celui de Cities,
224 VOYAGE
faitemeiît adapté à l'esprit du nouveau Gou-
vernement, dont elle est ^ s'il m'est permis d'em-
ployer cette expression, une miniature : elle suffi-
roit à régir un pays d'une étendue considérable.
La prospérité publique n'étant que l'ensemble
de celle des familles et des individus, ces chartes,
qui réunissent et concentrent les efforts, les
moyens et les intérêts d'un grand nombre de
personnes, et les dirigent vers un même but;
qui autorisent et sanctionnent les A^ues pieuses
et louables, ou les projets utiles de ces associa-
tions 5 ces chartes , dis-je, ont beaucoup contri-
bué, dans ce pays naissant, aux développe-
mens , aux progrès et au perfectionnement des
choses j et, pour comble de bonheur, l'esprit du
Gouvernement , même dans le temps colonial ,
a toujours été plus disposé à protéger qu'à gou-
verner.
Après les loix de sûreté et de justice, on n'en
connoît point de plus utiles. Combien d'églises,
d'institutions religieuses , de sociétés charita-
bles ; combien de caisses d'épargne à l'usage des
veuves et des orphelins ; combien d'asyles pour
Tindigence, de sociétés littéraires, d'écoles con-
nues sous le nom d'académies , n'ont pas éta
richement dotés ( 1 ) ? Combien de ponts , de
canaux et d'autres créations intéressantes , la
facilité d'obtenir ces chartes p et la confiance
DANS liA HAtJTE PENSYLVANIE. 225
qu'elles inspirent, n'ont-elles pas fait naître,
sur-tout depuis l'indépendance et l'adoption du
Gouvernement fédéral ?
On peut dire que la plus grande partie des
institutions religieuses, civiles, commerciales,
littéraires et charitables, dans les Etats-Unis,
doivent leur origine à ces a-sociations particu-
lières, sanctionnées par la loi, et consacrées
par des chartes d'incorporation, églises, hôpi-
taux , manufactures , canaux , dispensaries ,
collèges , &c.
Le Gouvernement colonial , ainsi que celui
qui lui a succédé, n'ayant presque jamais exigé
que les impositions indispensables pour les frais
de l'administration, a confié la formation de
ces étàblissemens utiles, de ces belles institu-
tions à l'esprit public , dont ces chartes sont un.
des principaux soutiens ; car ce sont , ainsi que
la propriété, des arches saintes , placées , par l'o-
pinion et les loix , au-dessus des atteintes du
Gou^'ernement, aussi long-temps que les asso-
ciés se conforment au texte de ces chartes, qui,
dans le cas contraire _, sont susceptibles d'être
annullées.
Sans cet heureux expédient, que seroit ce
pays , dont plusieurs Etats n'ont pas encore
trente ans d'existence politique, dont les can-
tons les plus anciennement habités n'ont guère
III. p
2i26 VOYAGE
plus d'un siècle, et dont enfin les neuf dixièmes
sont encore couverts de forêts? Très-certaine--
ment les choses n^y seroient pas aussi avancées ,
quoiqu'elles soient encore bien inférieures à ce
qu'elles seront un jour. Trop jeune pour suppor-
ter le fardeau des impositions, qu'auroit fait le
Gouvernement pour élever ces édifices, fonder
ces sociétés, élever ces ponts, creuser ces ca-
naux ? L'esprit public, ce singulier mélange
d'amour du bien, de zèle, d'intérêt personnel
et de vanité, y a suppléé.
Et qu'importe d'où il vienne , ce bien , si rare
sur la terre, et si difficile à obtenir ? Si les eaux
démon ruisseau sont bonnes et limpides, si elles
sont assez abondantes pour désaltérer mes ar-
bres, et humecter mes herbages pendant les jours
caniculaires , il m^intéresse peu de savoir que sa
source découle du flanc d'une montagne, ou sort
du sein d'un marais.
Et quand même ces Gouvernemens auroient
pu prélever les sommes nécessaires, quelle dif-
férence entre donner volontairement , ou être
forcé de paj^er ? On offre avec plaisir ce qui au-
Toit été exigé avec violence. Quelle différence,
sur-tout , entre la nullité civile la plus entière,
et le noble orgueil de contribuer aux divers
établissemens de son pays 5 de participer aux
avantages qui en proviennent , ou au bien qu'ils
DANS LA HAUTE PENSYLTANIE. 227
font naître? C'est alors qu'on est doublement
citoyen , puisqu'on tient à sa patrie , à son
canton, à sa ville natale, par un plus grand
nombre de liens.
Il faut avoir vécu dans des contrées où l'homme
n'est rien et le Gouvernement est tout, pour sen-
tir l'heureuse influence qu'ont nécessairement
ces associations sanctionnées par la loi. Quel
bien ne feront-elles pas un jour, lorsque les pro-
grès de la population , de la culture et de l'in-
dustrie, exigeront un plus grand nombre de
créations nouvelles, et lorsque les richesses, les
lumières , les sciences et les arts auront multi-
plié les ressources et les moyens de perfection-
nement ?
Un court précis des institutions, fruits de la
piété , de la charité ou de l'esprit public , dans
la ville et l'Etat de New- York , consacrées par
ces chartes, contribuera peut-être à rendre plus
intelligible ce que je viens de dire.
Presque tout ce qu'on y voit de bon et d'utile
est l'ouvrage d'associations incorporées , excepté
les trois églises anglicanes, fondées et dotées
par la reine Anne; les autres (et il y en a seize )
ont été construites par des sociétés auxquelles ces
chartes en ont transmis la propriété indivise,
ainsi que l'administration ; c'est-à-dire , celle
des biens qui ont été donnés ou pourront être
5i
228 VOYAGE
légués par la suite à ces églises. Tels sont *
Le magnifique hôpital fondé^ dès le temps co-
lonial par une souscription , considérablement
augmenté par de nouveaux dons et par le Gou-
vernement 5 qui en a assuré l'existence , et ,
d'après les avis de la société des médecins, en a
prescrit la sage administration qu'on voit au-
jourd'hui (2).
La société de marine, dont le but est de don---
lier des pensions aux veuves , d'élever les enfans
de ceux qui périssent en mer , ou une annuité
proportionnée aux sommes qu'on a placées dans
la caisse. La plupart des étrangers se font un
devoir d'en devenir membres honoraires, moyen-
nant une souscription annuelle de 42 francs ; et
les marins que la fortune favorise, abandonnent
leurs mises pour augmenter les fonds de la so-
ciété, et mettre les administrateurs à même
de faire plus de bien (5).
La société des pilotes, pour assurer, comme
les autres , par le sacrifice annuel d'une somme
modique , la subsistance de leurs femmes et de
leurs enfans. Le chef du port (Port-TJ^arden) ^
choisi parmi les marins les plus respectables ,
en est le président né. Cette institution est pla-
cée sous l'inspection particulière du Gouverne-
ment, duquel émanent les commissions connues
sous le nom de branches ^ scellées du sceau
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 22()
privé de TEtat, sans lesquelles, et sans un ap-
prentissage de sept ans et plusieurs examens
préalables , il n'est permis à aucun marin de se
présenter comme pilote à bord des vaisseaux.
Rien n'est plus sagement organisé que cette
association. Les pilotes sont divisés en un cer-
tain nombre de classes , possédant chacune une
goélette de 60 pieds de quille et de 60 de mâ-
ture, dont la construction , le gréement , sont
le fruit d'une longue expérience. On ne con-
noit point de vaisseaux qui marchent mieux
ni plus près du vent 5 ils tirent huit pieds d'eau
sur l'arrière, et quatre seulement sur l'avant;
portent la voile comme des rochers, et coûtent
de 16 à 17,000 francs. Chacune de ces goélettes
donne son nom à la classe qui la monte 3 c'est
sous ce nom qu'en sont tenus les comptes ,
arrêtés tous les mois sous les yeux du Port-
Warden. D'abord on prélève ce qu'a coûté l'es-
palmage et l'entretien 5 ensuite la somme que,
d'après les régies de l'association , chaque pilota
doit à la caisse d'épargne : le reste e&t partagé
entr'eux.
Les sociétés religieuses connues sous le nom
de congrégations (il y a dix sectes). Outre l'admi-
nistration du temporel de ces églises , accordée
parleurs chartes d'incorporation, chacune d'elles
dirige une école^ dans laquelle les principes dq
25o VOYAGE
la religion , la lecture , l'écriture.et Tarithmé-
tique , sont enseignés aux enfans. Les plus ri* {
elles de ces sociétés habillent ceux des indigens,
et souvent se chargent de les mettre en appren-
tissage.
Société irlandaise , dite de Saint - Patrice , J
destinée à secourir les émigrdns de cette nation,
qui arrivent dans le dénuement , ou ont besoin
de conseils.
Société écossoise , dite de Saint-André , dont
l'objet est le même pour ceux qui viennent de
l'Ecosse , ainsi que celle de Saint-George pour
les Anglais.
Société des artisans, chargée d^administrer
la caisse économique , dans laquelle les membres
de cette association sont tenus de placer tous les
mois une certaine somme , et d^où l'on tire les
secours dont ils ont besoin dans leurs mala-
dies.
Société pour encourager la manumission def
nègres , et protéger ceux qui sont devenus li-
bres. Elle a fondé une école où Fon enseigne aux
enfans les principes de la religion , à lire, écrire
et compter. Le gouverneur actuel de TEtat en
est président.
Société pour assister les prisonniers, et payer
les dettes de ceux qui n'ont été arrêtés que pour
des sommes modiques.
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 23l
Société de la bibliothèque, détruite pendant
la guerre et renouvelée depuis. Elle fut formée
de nouveau en 17B6, par un grand nombre de
souscripteurs, auxquels le Gouvernement ac-
corda, peu de temps après , une charte d'incor-
poration , et la municipalité un bel appartement
dans l'hôtel-de-ville ( ci-devanifédé rai- hall).
Collège de Colombia, fondé en 17Ô4 par les
personnes les plus respectables de cette colonie,
assistées par le corps législatif d'alors , et par
l'église métropolitaine. Le Gouvernement Va
richement doté depuis, et lui a accordé une
nouvelle charte, qui en fait une université,
dont plusieurs académies, fondées par l'esprit
public dans différens comtés de l'Etat , sont
constituées membres. Ces académies sont :
Celle de Fiat-Bush , fondée en 1786 par les
habitans de ce beau district de l'Ile Longue;
elle est connue et a été incorporée sous le nom
d'Erasme.
Celle de East-Hampton , fondée en 1787 par
les colons du comté de Southampton , à l'extré-
mité orientale de la même île , connue et in-
corporée sous le respectable nom de Clinton,
qui , alors , étoit gouverneur de cet Etat.
Celle deGoshem, fondée en 1787 par les ha-
bitans du comté d'Orange, connue et incorporée
sous le même nom.
^52 VOYAGE
Hait antres fondées dans différentes parties
de FEtat, qui, comme les précédentes , sont
sous la surveillance d^un comité permanent,
nommé tous les quatre ans par la masse des sous-
cripteurs.
Société littéraire, établie en 1788; elle n'a
encore rien publié.
Société de médecine, une des plus utiles et
des mieux organisées du continent.
Société d'agriculture , dont les députés à la,
législature sont membres nés.
Société pour encourager les manufactures.
Société àxiDispensary ^ c'est une apothicaire-
rie qui fournit des drogues, des médecines et des
cordiaux à tous ceux qui se présentent munis,
du certificat d'un des souscripteurs» Cette so-
ciété paye un apothicaire et un médecin, char-
gés de donner des consultations et d'aller voir
les malades. Le nombre de ceux qu'elle assista
dès la première année de son établissement étoit
de 97?. La petite souscription est de cinq pias-
tres ( 26 francs); la grande, de 5o ( 262 francs)»
Elle fut incorporée peu de temps après sa nais-
sance.
Le Gouvernement incorpora aussi, en 1792^
une association qui avoit formé le projet d'ou-
vrir une communication, par eau, d'Albany au
lac Ontario (il est en partie exécuté) ^ et la même
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. ^33
année, une autre compagnie, qui doit unir les
eaux du lac Champlain à celles du Hudson , et
perfectionner la navigation de cette haute partie
du fleuve,
Il vient d^accorder une charte à une troisième
association qui , du district de Cortland , doit
amener à la ville une partie des eaux du Brunks,
ruisseau considérable, situé à 25 milles de dis-
tance , et qui , au moyen d'un aqueduc , tra-
versera la rivière de Harlem , dont la largeur
est de 170 toises.
Toutes les églises des petites villes de l'inté-
rieur, ainsi que celles des comtés, sont le fruit
de la piété et du zèle d'associations qui ont été
incorporées. Plusieurs de ces églises ont été do-
tées par le Gouvernement ou par des particu-
liers; c'-est- à-dire, qu'elles jouissent de presby-
tères et de glèbes, plus ou moins considérables j,
à l'usage de leurs pasteurs. En 1 775, on comptoit
dans cette colonie 192 églises incorporées.
Il y a plusieurs autres petites associations cha-
ritables et littéraires , dont je ne parle point
comme n'étant point incorporées.
Ces établissemens sont bien plus nombreux
à Philadelphie (4) et à Boston (5). On est ce-
pendant étonné de ne point encore voir de dis-
pensarj dans cette dernière ville y il est probable
que le bien que font ceux de Philadelphie et de
25^4 VOYAGE
de New -York 5 déterminera les habitans de
toutes les villes de FUnion à imiter un si bel
exemple.
Puisqu'enfin ce n'est qu'en s'associant avec f
ses semblables que l'homme peut trouver des
appuis àsafoiblesse et des secours dans l'adver-
sité, n'est- il pas étonnant que ces insdtutions, |
ces caisses d'épargnes soient si rares ? Que le |
désir de se forger soi-même un bouclier qui
pourroit garantir des attaques du malheur ; que
celui de faire jaillir des sources balsamiques où
les malades puiseroient des eaux salutaires ^ ne
soient pas plus prédominans parmi les différen- ^
tes classes de la société, surtout dans les mé-
tropoles de l'Europe ? ^
Là 5 rien n'est plus commun que de voir îea
ouvriers de ces capitales , semblables aux indi-
gènes, dépenser, dans de bruyantes orgies , les
fruits de leur industrie. Ces derniers, pour
se délasser, disoient-ils, de leurs longues et pé-
nibles chasses d'hiver , se plongent dans le délire
de l'ivresse, et même s'en font gloire ; les au-
tres, sous des prétextes aussi frivoles , consom-
ment souvent dans, un jour les ressources de
l'avenir et la subsistance de leurs familles. Quoi-
qu'élevés au milieu de sociétés policées, envi-
ronnés dès leur enfance de préceptes religieux j
et de conseils salutaires^ ils sont aussi insoucians,
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 5235
aussi imprévoyans que ces enfans de la nature
placés , par elle , dans le sein des forêts. Cette
disposition est donc dans la nature, puisqu'elle
résiste à l'ascendant de l'éducation et à l'in-
fluence de l'exemple.
Rien cependant ne me paroît plus facile à
créer que ces institutions , qui , tôt ou tard ,
deviendront, dans tous les pays civilisés, l'ap-
pui dufoible, la consolation des malheureux,
et la ressource des personnes peu fortunées. Je
suppose que 5oo ouvrie rs déposent dans une
caisse chacun deux soujs par jour (et il n'y en
a point, sur-tout dans le s capitales, qui ne puis-
sent faire ce petit sacrifice), voilà, dès la pre-
mière année , une écon omie de 56 francs par
tête, et conséquemment un capital de 1 8,000 fr.
qui peut être avantageusement placé dans les
fonds publics j et si dans cette ville il y avoit un
dispensary f et que cette association y souscrivît
5oo fr, , par exemple , c'e^st-à-dire 20 sous par
chaque associé ^ il est évident que, pouvant ob-
tenir de cette apothicairerie les consultations et
toutesles médecines nécessaires, un grandnom-
hxe de malades seroient soulagés ou guéris â
très-peu de frais, et chez eux , ce qui est d'un
avantage inappréciable. Les mêmes réflexions
peuvent s'appliquer à tous les autres établisse-
mens , soit de charité, soit d'économie , qui^ en
S56 V O Y z\ G 1^
réunissant un grand nombre de petits moyens ^
formeroient une masse inépuisable de secours ,
pour subvenir aux besoins des nécessiteux , et
alléger le poids des misères de la vie. L^idée
seule d'être soigné au sein de sa famille, et non
à Fhôpital, ne devroit-elle pas faire naître
dans tous les coeurs le désir de voir ces bien-
faisantes réunions devenir générales?
Combien d'autres avantages ne résulteroit-il
pas de la création de ces caisses d'épargnes ?
Activité, industrie, sobriété, émulation, moeurs
plus pures. Comme un moniteur fidèle , le désir
d'augmenter la somme économique du mois ,
feroit soigneusement éviter tout ce qui pourroit
conduire au dérèglement et à la dissipation :
ces associés deviendroient meilleurs pères , meil-
leurs maris, et conséquemment des citoyens plus
respectables et plus utiles.
Pourrois-je terminer cette foible esquisse san&
parler de la promulgation du nouveau code
pénal, et du nouveau régime des prisons delà
Pensylvanie en 1793? Non ^ les détails suivans
suffiront , je l'espère , pour en donner une idée.
La prison qu'on a construite depuis quelques
années à Philadelphie , est un édifice considé-
rable. Une des ailes contient les cellules exé-
cutées d'après le plan suggéré à la législature
par quelques membres de la^ société des anxjs.
DANS LA HAUTE PENSYLTANIE. lZj\
(quakers) . Des cours spacieuses , remplies d'ate-
îiers, en occupent l'intérieur.
Conformément au nouveau code pénal , la
peine de mort n'est plus infligée que pour le meur-
tre prémédité 5 les autres crimes, même celui de
haute trahison , sont punis par Femprisonne-
ment solitaire ( solitary confinement ) , dont la
durée est proportionnée à Fénormité de l'action^
châtiment que, d'après une heureuse expérience
de plusieurs années , on a observé avoir beau-
coup plus d'effet , inspirer un plus grand degré
de terreur que la mort.
En effet, le criminel, plongé dans ce séjour
des ténèbres, du silence et de la solitude, en.
proie au désoeuvrement et à l'ennui, ne tarde
pas à ressentir l'aiguillon des remords et l'amer-
tume du repentir. Ainsi la sagesse de la législa-
ture est parvenue au but qu'elle s'étoit proposé ,
celui de réformer, plutôt que de punir le cou-
pable: idée sublime qu'aucun législateur n'avoit
encore conçue, et qu'aucun code criminel n'avoit
encore mise en pratique !
Aussi-tôt qu'un prisonnier est entré, on lui
coupe les cheveux , on le lave , on lui donne des
vêtemens nouveaux , et il est enfermé dans l'es-
pèce de cellule prescrite par le tribunal qui l'a
condamné. Son crime est-il du nombre de ceux
qui emportoient jadis la mort? Cette cellule est
â58 Y p Y A G E
profondément obscure 5 il ne voit et n'entend
plus rien : c'est le néant du tombeau. Tous les
matins le geôlier , auquel il est strictement dé-
fendu de parier , lui apporte sa pitance de pain
et d'eau. Là il expie , pendant le temps pres-
crit, au milieu des plus cruelles réflexions, le
crime qu'il a commis , ou les torts qu'il a eus
envers la société.
Tel est le dernier degré de sévérité que les
nouvelles loix de la Pensylvanie permettent
d'exercer pour tous les délits qui ne sont pas
meurtre prémédité. Le second degré est une cel-
lule également solitaire, mais éclairée. Le troisiè-
me , une cellule plus grande, dans laquelle il est
permis au prisonnier de lire et de s'occuper. Le
quatrième, enfin, est de travailler avec les autres.
A l'exception de l'aile occupée par ces cel-
lules , tout le reste de cette prison ressemble à
nne grande manufacture dans laquelle personne
n'est oisif: ici on voit des tailleurs , des cordon-
niers, des tisserands ; là des armuriers, des ser-
ruriers , des cloutiers. Avec le prix de leur tra-
vail, qui est celui de la ville, ils payent à la
maison leur modique dépense : le reste est pour
eux. On en a vu sortir plus riches qu'ils ne
Favoient jamais été. Par-tout régnent le silence
et la décence; il ne leur est permis ni de rire ni
de chanter, pas même de parler 5 si ce n'est pour
DANS LA HAUTE PENSYLVANlE. 2$^
des choses indispensables. La terreur inspirée
par le solitary confinement ^ ainsi que le ré~
gime diététique auquel les prisonniers sont sou-
mis , adoucit les caractères les plus farouches ,
et maintient tout dans Tordre le plus parfait.
Cette prison est gouvernée, ou plutôt admi-
nistrée par douze directeurs, annuellement élus
parmi les citoyens de la ville ; et ce sont toujours
les plus respectables sur lesquels ce choix tombe.
Trois de ces directeurs forment un comité d'ins-
pection 5 qui la visite deux fois la semaine, et
souvent tous les jours. La nouvelle loi criminelle
a voulu que le Gouverneur de FEtat, le Maire
de la ville et les Juges de la haute Cour, en
fussent aussi les inspecteurs nés. Du rapport que
fait le comité à l'assemblée générale des direc-
teurs, lorsqu'il est appuyé par Fopinion des
Juges , dépend le sort de chaque prisonnier ^ ces
rapports, plus ou moins favorables , sont fondés
sur sa conduite et sur les progrès de son repentir ;
car la douce espérance n'a pas été bannie de
cette maison , devenue un lieu de retraite plutôt
que de châtiment. Quels heureux effets ce puis-
sant ressort ne produit-il pas tous les jours ?
Les prisonniers changent de linge et sont
rasés deux fois la semaine , et , autant de fois par
mois, on les mène au bain. Leur nourriture jour-
nalièi'e est du bouillon et du pudding fait avec
iî45 V d Y A <:> E
de la farine de maïs j ils ne mangent de la viande
que le dimanche et le jeudi, et sous quelque
prétexte que ce puisse être, ils ne boivent ja-
mais que de Feau : admirable régime, qui main-
tient l'esprit et le corps dans un état de quiétude
et de calme extrêmement utile aux progrès de
leur régénération î Idée digne de Pythagore !
Les femmes, séparées des hommes, se livrent
aux occupations convenables à leur sexe, le
nombre en est petit. Tous les dimanches , les
prisonniers libres assistent au service divin ,
qui, suivant Fusage, est toujours suivi d^un ser-
mon. Les ministres ne se bornent point à ce de-
voir , ils se mêlent avec les prisonniers , con-
versent avec eux, les consolent, les encouragent
et les instruisent. Il est difficile de se former une
idée, sans en avoir été le témoin, du bien que
fait la pénétrante et vivifiante onction de ces
entretiens : c'est la rosée du ciel qui ranime des
plantes depuis long-temps flétries ; c'est le baume
de la Mecque appliqué sur des ulcères vieillis.
Et ces anges d'inspecteurs, dont j'ai si sou-
vent admiré le zèle et l'inépuisable charité ^
combien ne contribuent-ils pas aussi, par le puis-
iBant attrait de l'espérance, dont seuls ils sont
les dispensateurs , ainsi que par la vénération,
qu'inspirent leurs vertus, à ramener ces hommes
égarés ausentimentde lapénitence, et à la crainte
DANS Lzi HAUTE PENSYLVANIE, 24l
^e Dieu , et à les rendre dignes de redevenir des
membres utiles de la société ? Car lorsque la
conduite d'un prisonnier a long-temps mérité
leur approbation , non-seulement ils se font un
devoir de le recommander et de le placer avan-
tageusement aussi- tôt que le temps de son ex-
piation est fini, mais quelquefois ils contribuent
à en abréger la durée.
Personne ne peut entrer dans cette prison
sans une permission expresse, signée d'un des
inspecteurs, et ils en accordent difficilement.
On y voit aussi une grande et belle infirmerie ,
où les malades sont bien soignés^ mais ils y sont
rares. Le travail , la propreté , et le régime de
sob riété auxquels ils sont soumis , sont devenus
un admirable préservatif de leur santé.
Je me croirois coupable , si je terminois ce
foible récit sans parler de celui à qui FAmé-î
rique-Unie, et un jour FEurope, je Fespère,
devra la réforme du code pénal et celle des pri--
sons , dont les dispositions et le régime ont été
jusqu'ici si barbares. Pourrois-je ne pas nom-
^ner Caleb-Lowndes, ce vertueux, ce respec-
table membre de la société des Quakers , à qui
la piété, fondée sur les plus sublimes principes,
ainsi que Famour de ses semblables , ont inspiré
le zèle, la constance, la persévérance nécessaires
pour amener un aussi grand changement ? Car
III. * Q
243 Voyage
le bien ne se fait que difficilement dans tous les
temps et dans tous les lieux. Combien d'obs-
tacles n'a-t-il pas eus à surmonter ! Avec quelle
douce patience n'a-t-il pas supporté les refus ,
les dégoûts et les contradictions ?
A^T^anteu enfin le bonheur de transmettre dans
l'esprit d'un des amis (*) , l'intime conviction
dont il étoit pénétré , et à enflammer son cœur
du désir de faire un grand bien, ces deux per-
sonnes 5 dont les noms ne doivent jamais être
oubliés, parvinrent à persuader les juges et à
éclairer le corps législatif, qui s'empressa , à
r unanimité , de donner la sanction de la loi à
cette double réforme, l'une des plus importantes
et des plus mémorables de ce siècle.
Qu'il soit donc permis à un étranger, long-
temps témoin de leur courage et de leurs efforts ^
Ion g -temps admirateur de leur généreux dé-
Vouement , de les citer comme l'ornement de
leur patrie, et méritant la reconnoissance des
hommes.
Ne verrai-je jamais quelques-uns de ces ger-
mes transplantés dans ma patrie ? Son sol, qui ^
depuis des siècles , nourrit tant de plantes indi-
gènes et exotiques , leur seroit pour le moins
aussi favorable que celui-ci. Si la mer etles venta
Km ■ ■ ' I . . ■
C^) M. Bradford ^ avocat général de la Pensylvanie^
DANS LA HAUTE PENSYLTANIE. 21^
me sont propices , je la reverrai avant un an,
cette terre natale , de qui je tiens la vie et l'édu-
cation , et qui conserve en son sein les cendres
de mes ancêtres , auprès desquelles les miennes
seront déposées.
Semblable à une abeille qui , partie de sa
ruche dès l'aube du jour , n^j revient que vers
le soir, et y rapporte ce qu'elle a soigneusement
recueilli de plus précieux , de retour , après une
absence de tant d'années , j'oserai , quoiqu'in-
connu 5 parler de ce que j'ai vu , de ce que j'ai
observé d'utile dans mes longs voyages. Ma trop
foible voix ne sera pas entendue , je le crains 5
mais qu'importe ! j'aurai rempli un devoir sa-
cré, acquitté une dette imprescriptible. D'autres
voyageurs , plus distingués que moi par leurs
talens , et non par leur zèle , écriront et seront
favorablement écoutés: je ne désespère donc pas
de voir adopter le code criminel de la Pensyl-
vanie , le nouveau régime de ses prisons , les
sociétés de marine , les caisses d'épargnes , les
dispensaries y^c. dans un pays où l'on n'a qu'à
vouloir pour opérer des prodiges.
D'ailleurs , ne touclions-nous pas à la fin du
18^ siècle ? Tout ne nous annonce-t-il pas que
celui qui arrive sur les ailes du temps , amène
à sa suite une de ces grandes et mémorables
époques^ destinées à faire naître des concep-
42
244 VOYAGE
tions et des choses jusqu'ici ignorées, inap-
perçues , ainsi que tout ce que les facultés et
rindustrie humaine peuvent enfanter de bon et
d'utile ?
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 245
CHAPITRE X.
J'ÉTois depuis quelque temps chez M. G.,
chef d'une des premières familles de New-York,
et mon ancien ami , dont la plantation est si-
tuée sur les fertiles rivages de la Passaïck (i),
dans FEtat de New- Jersey , lorsque M. Her^
man , que je croyois encore à Nantuket , où il
devoit séjourner plusieurs semaines , vint me
retrouver , et partager la douce hospitalité , et
les instructives conversations dont je jouissois
chez ce respectable colon. Quoiqu'élevé dans le
commerce, et ayant passé une partie de sa vie à
Ste-Croix (2) , M. G. , plus sage que tant d'au-
tres négocians, que la cupidité ou l'habitude
retiennent dans leurs comptoirs jusqu'aux ap-
proches delà vieillesse, s'étoit prescrit un maxi-
mum de fortune, auquel il ne fut pas plutôt
arrivé , qu'il abandonna les affaires , et vint
dans cette charmante retraite jouir de ses ri-
chesses 5 et d'une douce oisîveté ; si on peut
appeler oisif celui qui s'occupe des soins de la
culture 5 des combinaisons de l'irrigation , de
l'éducation de pépinières , de l'inspection d'un
grand jardin, et enfin, de la lecture de bons
livres , cette délicieuse nourriture de l'ame.
246 VOYAGE
M. Herman nous entretint des nombreuses
observations qu'il avoit faites pendant son séjour
à Nantuket , île de sable , fécondée , enrichie
par l'industrie et les entreprises maritimes des
pêcheurs qui l'habitent. C'est un prodige , en
effet 5 que d'avoir pu s'élever dans l'espace de
70 ans 5 de la possession de quelques Whale--
Boats (3) , avec lesquels leurs pères allôient à
îiuit ou dix milles des côtes attaquer la baleine 5
à celle d'une flotte de 5o voiles , qui vont au-
jourd'hui sous toutes les latitudes poursuivre et
harponner cet énorme poisson.
Quoique mon compagnon connut très-bien
tout ce qui a rapport à la société des Quakers ,
il fut cependant si frappé de ce qu'il vit parmi
les habitans de cette île de 25,000 acres, de leur
intelligence j de l'audace de leurs entreprises et
de leurs succès 3 qu'il ne cessa de nous en entre-
tenir pendant les deux premiers jours. Ce
voyage avoit si considérablement enrichi son
journal, que M. G. ne pouvait concevoir com-
ment ce petit monceau de sable avoit pu faire naî-
tre tant d'idées, et ces idées remplir tant de pages.
Cela ne m'étonne point , lorsque je me rap-
pelai l'effet que la contemplation des mêmes
objets avoit produit sur mon esprit , il y a plus
de 20 ans. M. Herman nous dit que les fa-
îîiilles de Sherburn , qui s'étoient établies à
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. Slij
Dunkerque en 1786 , ven oient d'en arriver , 1q
but de leur séjour dans cette ville ayant été dé-
truit par la guerre , et qu^à la paix elles comp-
toient y retourner. Il nous parloit des paquebots
qui vont et viennent le long de cette île au conti-
nent, des commodités, de la propreté de celui qui
Favoit porté à New- York , lorsque M. G. nous
communiqua les observations suivantes.
(( Il faut en convenir , le nombre de ces bâti-
mens s'est considérablement accru, depuis la
consolidation du nouveau Gouvernement 5 cela
est vraiment étonnant. Ce n'est qu'à cette épo-
que , qu'il s'est établi une liaison , un rapproche-
ment intime entre ces Etats, par mer et par
terre. De tous côtés, particulièrement dans ceux
du centre et du nord , on ouvre des routes , on
améliore celles qui existent , on construit des
ponts , on voit circuler des diligences. Dans
tous les ports , on a établi des paquebots , sans
cesse occupés à transporter aux capitales les
denrées de l^wc canton , ainsi que les voyageurs.
Ces vaisseaux forment une navette , qui s'étend
d'une extrémité des Etats-Unis jusqu'à l'autre,
c'est-à-dire, depuis la baie de Passamoquidy ,
au nord , jusqu'aux rivières Alatamaha et Ste-
Marie, au sud (^). Le nombre et le tonnage de
{J^ ) D'après les regi^res ^e la poste, on compte
S48 VOYAGE
ces vaisseaux sont beaucoup plus considérables
qu'on ne pense )).
(( En 1785 , il entra à Philadelphie 1068 bâ-
timens, dont 667 étoient des caboteurs venant
de différons Etats. En 1788 , il y en entra 867 j
4 10 de ce nombre étoient aussi des caboteurs.
Nous avons trois embarcadères sur cette rivière,
qui est à peine navigable pendant 1 5 milles , et
chacun en a au moins deux, employés toute
Fannée à transporter à New-York les produc-
tions de l'industrie et de la culture. Il en est de
même sur tous les creeks qui tombent dans la
grande baie , ou débouchent dans l'Océan. Aussi
en voit-on des centaines arriver et repartir de
New- York , à chaque marée. Les uns viennent
du Connecticut , de Massachussets , de File de.
Rhodes , de File Longue , &c. Les autres des
Etats méridionaux de Nantuket , de Philadel-
phie, d'Albany, ainsi que des différons embar-
cadères de la rivière Hudson , qui en fournis-
sent plus de 3oo ».
<( Mais pour vous donner une idée plus pré-
1710 milles (5 10 lieues) depuis îa baie de Passamoquidy,
dans le fond de laquelle tombe la rivière Sainte-Croix^
qui sépare les Etats- Unis de la Nouvelle-Ecosse, jusqu'à
îa rivière Sainte-Marie, qui sépare la Géorgie de la.
Floride orientale.
DANS liA HAUTE PENSYLVANIE. 249
cise de Fimportance de ce cabotage , et de celle
delà pèche de la morue sur les grands bancs ,
je veux vous faire voir le tableau que j'en ai
tracé sous les yeux d^un homme très-instruit
dans tous les détails de notre économie {consul-
tez le tableau ci-après ) ; vous ne verrez peut-
être pas sans quelqu^étonneraent, que le ton-
nage des goëlettes pêcheuses et des vaisseaux
caboteurs , constitue presqu'un tiers de celui de
notre navigation. Ces deux branches d'industrie
forment une pépinière , ou plutôt une école ,
d^où sortent annuellement un grand nombre
d'excellens marins y> .
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DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 25i
« Je suis fâché de n'avoir pas pu obtenir des
renseignemens assez surs , pour pouvoir distin-
guer parmi les vaisseaux expédiés de nos ports ,
ceux qui sont destinés pour les Antilles (4) : la
quantité et la variété des objets que nous four-
nissons à ces îles, sont prodigieuses 5 car c'est à
ce continent qu'elles doivent en partie leur pros-
périté 5 fondée sur la facilité de nourrir leurs
nègres )).
c( En 1788 , la seule ville de Philadelphie en-
voya aux Antilles Anglaises 68,287 barils de fa-
rines ; et l'exportation entière de la Pensylvanie
ne fut cette même année , que de 22o,6o5 : jugez
de ce que les iles Françaises , Danoises , Espa-
gnoles, &c. ont dû recevoir des autres Etats,
On évalue ces fournitures annuelles à 6 ou
700,000 liv. sterling )).
«Voici un autre apperçu de la navigation
intérieure et extérieure du port de New- York ,
pour cette même année 1788 ( voyez le tableau
ci-contre ) , deux ans avant l'établissement du
nouveau Gouvernement , époque où je me re-
tirai du commerce ; vous y verrez joint celui
des constructions , depuis 1784 jusqu'à la fin de
cette même année 1788. Je sens combien vous
seriez encore plus en état de juger de nos pro-
grès , si je pouvois vous faire voir les mêmes
détails pour cette année-ci 3 mais ne le pouvant
203 V O Y A G B
pas depuis que je m'occupe de la culture de*
mes champs et de mes acacias , vous jugerez du
point où nous étions il y a dix ans , et de celui
d'où nous étions partis quatre ans auparavant :
ce point de départ et oit zéro ; car les Anglais, en
abandonnant notre ville le 26 novembre 1785 ,
ne nous laissèrent pas un seul vaisseau, pas une
goélette ni un sloop ».
(( Imaginez que la plupart de ces objets sont
triplés , les autres doublés , et alors vous aurez
une idée assez juste des progrès de notre com-
merce 5 de notre cabotage , ainsi que de notre
agriculture et de notre population (6). Je suis
persuadé que le tonnage des vaisseaux apparte-
nans à la ville de New- York , se monte aujour-
d'hui à 22O5O00 tonneaux. La navigation seule
du Hudson emploie plus de 5oo sloops , depuis
4o jusqu'à 70 tonneaux. Cette ville, d'ailleurs,
est renommée pour la solidité et la promptitude
avec laquelle on y fait les réparations et les ra-
doubs. Voilà pourquoi il y entre annuellement
un si grand nombre de vaisseaux Européens ».
a En réfléchissant à la cherté de la main-
d'œuvre , dit M. Herman , on conçoit difficile-
ment comment cela peut arriver^ je croirois, au
contraire , qu'on les répareroit à meilleur compte
dans les ports de l'Europe ».
« Il y a cependant bien de la difTérence , ré-=
Tome 1 1 1 , page. a^Q.
Tableau de la Navigation inLérieure, extérieure, et du Commerce de la ville
de New- York, pendant l'année 1788, deux ans avant l'établissement et
kl consolidation du nouveau Gouvernement.
Nombre de sli)ops qui laisoionl alors le cabotage de la rivière do Iludson
Ils l'ont conununéiiienl dix voyages par im, ce qui donne un tonnage de. . . .
Nombre de sloops allant et venant de Tile Longue à New- York
Ils l'ont pai- an de huit à quatorze voyages
Nombre de vaisseaux exjicdiés des ports de l'île Longue, destinés à la pêche de
la morue , de la baleine , on aux Antilles •
Nombre de sloops de Tîle des Etats [*) , occupés de la pèche du poissonfrais pen-
dant l'cté , et allant pendant l'hiver faire le cabetagc des Etats méridionaux.
Grand Cabûtct^e.
1788.
' Nombre de vaisseaux caboteurs , venant des Etats septentrionaux ,
entrés à New-York
Sortis de New-York . allant à ces mêmes Etats
Nombre de bàtimens caboteurs venant des Etats méridionaux
""Sortis de New- York pour ces mêmes Etats
1-84,
17S5.
irS6.
1787.
ni»-
[Nombre de voiles entrées à New-York . y compris les bàtimens cabo-
/ teurs
[^ Idem , sorties
f Nombre de voiles enti'ées à New- York, idem
\ Idem , sorties
( Nombre de voiles entrées à New-York, idem
1 Idem, , sorties
f Nombre de voiles entrées à New- York , idem
1 Idem , sorties
{ Nombre de voiles entrées à New- York , idem
\ Idem, , sorties v
Nombre des brigantins , sloops et goélettes expédiés de New-York , du New-
Jersey et de G^nnecticut , pour les îles françaises, chargés de merrain,de
planches , de comestibles , de chevaux . bœufs , moutons , etc.
Alontant des exportations pour cette année, <m\ y comprenant les cspùccs.
L'article seul de la potasse se montoit à
Celui des jambons , bœuf et lard salé , à. 17442 barils , valant
i Celui du bled et autres grains , à. 5 1 5,ooo boisseaux
Celui des farines , à 61 1 25 barils
Celui du biscuit , à 42gG5 barils
Celui de la graine de lin , à 42o42 barils
Ivlontant des impositions pour cette même année
Elles ont cessé depuis l'établissement du Gouvernement général.
(*) Staten-Iiland.
l45
C4
18
54
91
25G
228
180
Cil
743
C69
925
1009
788
7G8
9^4
954
19G
Tenu,
5():^H
5oi)()()
28H00
28S0
21 Go
54no
12200
24b00
18700
65io5
66870
7i4io
67925
8525o
90810
70970
72120
8883o
90760
17 6^0
Piastres.
3,ooo,ooJ
7)00,0(0
i42,4o7
440,187
290,542
94,G45
60;OÛO
Tome m , pa
TABLEAU
Des Constructions et des Radoubs faits à New- York et dans l'Etat, depuis le premier janvier i'784 , jusqu'au dernier décembre i'
C O A S T R U C T I O N S.
VAISSEAU X.
B R I G A N T I N S.
P I L O T B O A T S.
RADOUBS.
et alongés.
Augnienlat.
d'un pont.
Bordag
hauts n
Réparations
ordinal
Greyhounti. . . ,
Le York
Total .
Construit à New-Rochelle.
c-Brancli. .
, Espagnol.
Sur les chantiers,
vaisseau de 25o tomleaux.
à Kaat's-Kill.
La Sally I 320
895
Construits à Hudson.
4oo oak.
(i biigunliua Wlei5oài8ol ggo \ idem.
G stoojis I — f)5 — 70 I <i02 I idem.
Total tin Umnafie
A Jluntington ,
ur l'iU Longue.
4 brigaïUins | ile i5oà
180 1 (5Go 1 oak.
4 5
-•/ Cow-Bay, s
ir l'île Longue.
2 bi'igantiiis de ! 20 à
70 290 oak.
4.8
Dans ics autres /un
rcs de Vile Longue.
71 sloops de 45 à 70 4047 oak. 3
RÉCAPITULATION.
TOTAL DES CONSTRUCTIONS DEPUIS LA PAIX,
4 pilot-boats. .
A Eusopus.
A Hudmn.
£ j C brigantins, fisloops.
A Kaat'B-Kill.
A New -Rochelle.
1 vaisseau. . ^ jaugeant.
Ii>le Longue.
6 brigaatîjis , 71 sloops
Hii^ière du Nord.
1 35 sloops
Isle dei Etatti.
25 sloops
RESULTAT DU TONNAGE.
1 » brigailtill». .
a.38 sloops
4 pi lot-boa ta.
1 soclctle. ..
Total du tonnage
Augmentation de tonnage sur lo brigantins sciés en di
..leshiinescilcsvei
, do la Caiolir.
nuàtiiitdator
lé il! Icr qui do.
,ei)ten[riouaIe. Le i
RADOUB,
N" 1. — Vaisseaux de 100 à i5o tonneaux.
_ 2. _ Idem de 100 à 3oo
— 3. — Idem, de toutes les gi-andeurs
Le pound de New-York étant composé de 2oschcIUiigs , le schelling étant la haitième partie d'une piastre ,et cette piastre valai
'■ '' ■ urnoi3,lepoundoulalivredeNew-Yorkest<it>alcài31iv. 6 sous tournois. Au moyen de ce calcul , on verra que le pr
■ ' "" à i35 liv. le tonneau. Quant à ce ciuVn appelle bateaux-pilotes, ces belles fioêlettes étant desiiuéi
51iv. 6
nposé de 20 schcIUiics , le schellinE étant la hait
lalivredeNew-Yo ■ '--'--'-
.. ài35liv. letonnea
che la plus rapide à une grande force de
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 5t53
pîiqua M. G. , cela vient de celle du prix des
mâtures , du goudron et du bois y objets que ce
continent fournit à beaucoup meilleur marché
qu'on ne les trouve en France ou en Angleterre,
La Pensylvanie, la Virginie , le Maryland et le
Massachussets 5 jouissent des mêmes avantages j
mais New-York étant située au centre du con-
tinent et à 1 1 lieues seulement de la mer , il est
beaucoup plus facile d'y arriver. D'ailleurs ,
nous jouissons de l'inappréciable avantage de
tirer de la Géorgie le chêne verd , et de la Vir-
ginie le cèdre et le mûrier, dont nous avons be-
soin , et c'en est un bien grand pour un peuple
maritime. Les vaisseaux dans la construction
desquels on s'en sert, sont plus chers, à la vé-
rité , comme vous pouvez le voir dans le tableau
ci-contre, et cela doit être ainsi, attendu la force
et la longue durée de ces bois. Un vaisseau, dont
les hauts sont de cèdre , de pin résineux ou de
mûrier, marche presque toujours mieux, parce
qu'ils sont beaucoup légers , quoiqu' aussi forts
que si on y avoit employé du chêne ordinaire » ,
Après avoir parcouru les champs de M. G. ,
couverts de froment , de maïs ou de trèfle , et
être revenus au bord de la Passaïck, qu'un sloop
remontoit à pleines voiles , nous parlions de
l'agrément , de l'avantage d'habiter dans le voi-
sinage de cette jolie rivière, et de n'être qu'à
254 VOYAGE
une si petite distance de New -York , lorsque
M. Herraan lui dit : combien ne devez-vous
pas vous applaudir d'avoir su de si bonne heure
préférer la tranquillité, la douce indépendance
de la vie champêtre, au chaos, aux inquiétu-
des du commerce et des affaires ! Voilà la vraie
philosophie : faire sa fortune lorsqu'on est jeune,
en jouir pendant le déclin de la vie. Je connois
sur les bords du Hudson , du Mohawk et du
Connecticut , des situations plus imposantes que
celle-ci ^ mais je n'en ai point encore vu d'aussi
douce , ni d'aussi agréable. Chaque marée vous
apporte le poisson dont vous avez besoin, au
moyen de ces filets ingénieux placés à l'extrémité
de ce treillage. Il n^arrive rien de l'Europe, que
TOUS ne puissiez en être informé dans l'espace
de quelques heures : tout ce que vous envoyez
au marché s'embarque à votre quai , avec une
extrême facilité j vous jouissez , sans aucun in-
convénient , de tous les avantages que procure
le voisinage d'une grande ville.
« J'en conviens , reprit M. G. , les contours ,
la pente douce des bords de cette rivière , leur
fertilité, l'état d'amélioration du pays à travers
lequel elle serpente , depuis sa cataracte jusqu'à
son embouchure , tout cela ressemble un peu à
ce que j'ai vu en Europe. Vous n'êtes pas les
premiers étrangers qui ayez paru étonnés de voir
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 255
des habitations aussi riantes , des champs et des
Tergers aussi bien soignés. Savez-vous qu^àl^ex-
ception de quelques établissemenssur les bords
du Cohansey, à Ténécum, Christiana , Wi-
coco (^) , &c. 5 fondés vers le commencement du
16** siècle 5 par les Suédois et quelques familles
finlandoises , le défrichement de ce canton est
un des plus anciens de cette partie des Etats-
Unis? Il y a près de 1 68 ans que le premier arbre
en fut abattu. La bonté du sol , le voisinage de
New- York, où l'on peut aller en moins de trois
heures, depuis que les ponts et la chaussée de Ber-
gen sont terminés , la proximité de New-Ark (6),
le plus beau village du continent, où Ton trouve
facilement des ouvriers et des artisans 5 telles
sont les causes qui ont contribué à rendre cette
partie du New-Jersey très-habitée, et beaucoup
plus soigneusement cultivée par l'intérieur.
Ce pays est rempli de cèdres rouges et blancs,
avec le bois desquels on fait ici une tonnellerie
très-reclierchée ; les vases de la rivière , la terre
que Von tire des fossés de ces vastes prairies de
(*) C'est le nom que les anciens Lénopys avoient
«lonné à la péninsule sur une partie de laquelle Pliila-
d.elphie a été construite : cet emplacement étoit occupé,
lors de l'arrivée de William Penn, par plusieurs familles
suédoises ^ hollandaises et indigènes.
256 V O y AGE
New-Ark , ainsi que le foin salé qu'elles pro~
duisent, sont devenus depuis long-temps une
source intarissable d'engrais , que nous trans-
portons sur nos terres pendant les neiges de
l'hiver. D'ailleurs , notre sol végétal y qui est
profond , reposant sur une couche de glaise ,
par-tout on rencontre des ruisseaux, dont l'in-
dustrie tire un grand parti ; voilà pourquoi les
arbres de haute-futaie et les vergers croissent ici
avec tant de rapidité, et sont si productifs. Vous
devez avoir entendu vanter la bonté du cidre de
ce canton , dont on envoie annuellement des
quantités considérables dans les Etats méridio-
naux. J'en ai bu en Géorgie qui m'a paru encore
meilleur qu'ici. J'eus le plaisir d'en faire goûter
au général Washington , il y a deux mois, lors-
qu'il vint à New-Ark, à l'époque où les vergers
de ce canton étoient en fleurs : il le trouva près-
qu'aussi délicat que celui que l'on fait en Vir--
ginie avec des pommes sauvages , et qui est connu
sous le nom de Crabb-Apple-Cyder.
Quoi ! s'écria M, Herman, vous avez, -eu le
bonheur de recevoir ce grand homme sous votre
toit 5 et celui de vous entretenir avec lui ! Le vif
intérêt, le respect qu'inspirent son nom et ses
Tertus, m'ont fait chercher , depuis que je suis
sur ce continent, tous les moyens de lui être
présenté 5 mes efforts ont été inutiles 3 je n'ai
DANS liA HAUTE PENSYLVANIE. 267
pu Fappercevoir qu'à l'église. Plus heureux que
moi , un jeune négociant de S.-Malo , dont le
voyage à travers l'Océan n'avoit point d'autre
but, ayant été chargé d'une commission inté-
ressante de la part d'une société d'agriculture ,
eut le bonheur de lui être présenté, et même
d'être invité à dîner chez lui. Tout cela n'a été
l'ouvrage que de dix à douze jours, après l'ex-
piration desquels il s'embarqua pour retourner
clans sa patrie. Un peintre qu'il avoit amené
avec lui s'étant placé à l'église en face du Gé-
néral , parvint à en faire un portrait très-res-
semblant. Si vous connoissez quelques détails
sur sa vie privée , vous m'obligeriez infiniment
de vouloir me les communiquer 5 car combien
ne doit pas être intéressant tout ce qui a rapport
à la conduite particulière , aux usages et à la
manière de vivre d'un homme aussi célèbre !
Quant à sa vie publique , j'ai lu avec la plus
grande attention ce que l'Histoire en a déjà
consigné dans ses fastes )).
« Voici ce que j'en ai entendu dire, répondit
M. G., et ce que j'en sais par moi-même. Per-
sonne n'a jamais mieux connu le prix du temps,
et l'art de l'employer, que le général Washing-
ton (7) 'j il est très-laborieux , sans cependant
être l'esclave de son travail. — Ce n'est pas ,
dit-il , en faisant trop à-la-fois, mais en faisant
ITT, ' R
«58 VOYAGE
régulièrement ce que chaque jour exige^ que Von
parvient à faire beaucoup. — Toute Fannée, il
ge lève à cinq heures du matin ; aussi-tot levé, ii
s'habille, et fait ses prières avec un grand re-
cueillement. Quelque temps après , il va voir ses
chevaux , les examine avec soin , souvent les fait
sortir, et donne ses ordres aux palefreniers. Après
la visite de ses écuries, il se retire dans son cabi-
net, où il travaille jusqu'au déjeuner, qui est
presque toujours du thé avec des galettes de maïs,
dans lesquelles il met lui-même du beurre. Il
n'est pas le seul parmi les Virginiens que j^aie
vu préférer Fusage du maïs à celui du froment.
De-là il retourne dans son cabinet , appelle ses
secrétaires , et parcourt attentivement leur tra-
vail )).
a Quant à ses proclamations, ses discours aux
deux chambres du Congrès , ses réponses aux
nombreuses adresses qui lui sont présentées , et
aux lettres qu'il reçoit , il les écrit lui-même , ce
dont il est facile de se convaincre, lorsque l'on
connoît son style, qui a une mesure et une
nuance très-particulière. Son premier discours,
comme Président des Etats-Unis, est un modèle,
non de déclamation et d'éloquence, mais de sa-
gesse , de profondeur et de grandes pensées )).
ft II a presque tous les jours à diner, des délé-
gués au Congrès, des sénateurs , des officiers pu-
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 269
Lîics , ainsi que ceux des étrangers qui lui ont
été présentés. Tout ce qui sort de sa table, des-
tiné à l'usage des prisonniers les plus indigens y
est sur-le-champ porté à la geôle : cette règle a
été constamment observée pendant tout le temps
qu'il a résidé à New- York en qualité de Prési-
sident des Etats-Unis 5 car c'est pendant son
séjour dans cette yille, que j^ai eu de fréquentes
occasions de le voir, et de connoître l'intérieur
de sa famille. Il n'a jamais eu d'enfansj ceux
qu^on voit chez lui sont les petits-fils desa femme,
qui étoitveuve lorsqu'il l'épousa. De mon temps,
il n'alloit jamais au spectacle sans les avoir avec
lui y je les ai même vus souvent sur ses genoux )).
(( Presque toujours grave et sérieux, ce n'est
qu'après avoir bu deux ou trois verres de vin et
avoir été excité parla conversation, qu'il prend
une nuance de gaîté , et que son visage s'anime.
On dit que pendant la guerre, personne ne l'a
jamais vu rire, et que, même dans son intérieur,
il ne sourit que rarement. Sa taille élevée (*) , le
froid, ou plutôt la dignité de sa contenance, lui
donnent, les j.purs d'audience, une apparence
extrêmement imposante. Il paroît beaucoup
moins grave aux thés de madame Washington :
alors , mêlé dans la foule , il converse plus fami-
(*) Il a 5 pieds 9 pouces et demi anglais.
126o V O Y A G 3^
lièrement avec les personnes qu'il connoit, et
quelquefois avec les clames. Je Fai vu souvent,
dans les beaux jours de Fêté, sortir de la ville,
accompagné de quelques amis, pour aller se
promener dans les champs ».
« Il porte constamment des habits de drap du
pays , et ne se sert à sa table que de linge , d'as-
siettes et d'ustensiles provenant de manufac-
tures américaines, dont les entrepreneurs s'em-
pressent de lui envoyer les prémices. Il ne manque
jamais , les dimanches , d'assister au service di-
vin , accompagné de sa famille. Son esprit étant
plus solide que brillant , il paroît se conduire
d'après les inspirations d'un sens droit et d'une
sagacité naturelle , plutôt que d'après des lu-
mières acquises par la lecture. C'est à l'école de
l'expérience et de la méditation qu'il s'est formé
à l'administration et aux affaires. La révolution
lui ayant procuré l'occasion de faire la connois-
sance ou d'entendre parler d'un grand nombre
de personnes , et d'apprécier leurs talens , ses
choix ont tous été heureux. Cependant, par
égard pour ceux qui lui recommandoient quel-
ques amis , il en écrivoit la notice sur un registre
particulier. C'est ce que je lui ai vu faire plu-
sieurs fois )).
(( Brave sans ostentation, humain sans foi-
blesse, généreux sans profusion, combien de
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 2^1
fois , dans le cours de la révoliiLion , n.-est-il pas
venu au secours de Finfortune, et ii'a-t-il pas
récompensé le courage et les belles actions ?
Combien de larmes n'a-t-il pas taries dans le
silence et l'obscurité du m^^stère ! mystère qui
n'a été révélé depuis que par la voix de la re-
connoissance ! Il réunit les qualités et les vertus
qui honorent l'homme, le citoyen et le grand
magistrat , sagesse et modération , lumières ,
humanité, modestie; vertus qui lui ont mérité
l'estime et la vénération de ses compatriotes , et
lui assurent celle de ses contemporains ainsi
que de la postérité ».
« Tel il fut comme Général en chef, depuis
1775 jusqu'en 1783^ comme simple particulier,
depuis 1780 jusqu'en 1789 ; et enfin comme Pré-
sident des Etats-Unis , depuis cette dernière
époque jusqu'à son abdication de la présidence,
en 1796 )).
(( Dès sa nomination au commandement de
l'armée continentale, il eut le bonheur d'im-
poser silence à la calomnie ^ d'émousser les traits
de la jalousie, de réunir les opinions de ses
compatriotes 5 et par la confiance qu'il leur ins-
pira , il sut diriger leurs efforts vers un seul et
même but, l'émancipation de sa patrie (8). Ce
bonheur unique fut plus remarquable encore
lors de l'acceptation de la nouvelle constitution.
QoQ Voyage
Eh ! qui peut dire aujourd'hui ce qui seroit
arrivé , si, par un prodige d'unanimité, il n'eût
été porté au fauteuil de la présidence ; et parti-
culièrement 5 si 5 pendant la première enfance
de cette constitution , le Magistrat suprême
n'eût pas , comme un aimant puissant , attiré
vers lui , concentré tant de volontés éparses , et
insensiblement afFoibli l'influence de ceux qui
redoutoient la réunion des grands intérêts de ce
pays sous un gouvernement effectif » ?
« Que n'auroit pas donné PAngleterre pour
l'empêcher, et peut-être même l'Espagne ? Que
n^auroient pas fait tant d'autres personnes dont
les moeurs et les principes , l'aisance et la for-^
tune avoient été détruits par la guerre? Le nom-
bre en étoit considérable. Combien n'en ai -je
pas vu calculer avec avidité toutes les probabi-
lités de la non - acceptation de cette nouvelle
forme de gouvernement )> ?
« Jamais je ne pense à cette époque mémora-
ble , à cet événement inp^tendu qui a enfin in-
vesti ce continent de la puissance législative ,
sans bénir mille et mille fois ce merveilleux en-
chaînement de circonstances et de hasards , que
j'ai Ion g- temps observés avec tout l'intérêt et
l'attentive inquiétude d'un bon citoyen. Il est
probable qu'après avoir pu résister aux dangers
de la nouveauté, ainsi qu'aux crises dont il a été
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 265
assailli depuis , ce même Gouvernement , qui a
réparé tant de malheurs, comblé tant d^espé-
rances, ouvert tant de nouvelles sources d^in-
dustrie , d^entreprises et de prospérité , se con-
solidera et méritera enfin le respect et la recon-
noissance des habitans ; à moins qu'aveuglés par
.les passions, par la démence et la fureur des
partis , au risque de s'ensevelir sous ses ruines ,
ils ne détruisent leur propre ouvrage : alors il
faudroit désespérer de la nature humaine, et,
comme tant d'autres, croire qu'elle n'est pas
digne de jouir des bienfaits de la liberté, et
qu'enfin un gouvernement populaire et sage
est une chimère )).
« Le lendemain , en descendant la rivière
pour aller pécher l'alose vers son embouchure
dans la baie de New-Ark , la belle pirogue de
M. G. toucha sur un obstacle à fleur- d'eau , que
l'homme du gouvernail n'avoit point observé,
La marée baissant rapidement, il nous fallut
beaucoup de travail et de temps avant de pou-
voir nous remettre à flot. — C'est bien ma faute ,
dit M. G. 5 si cet accident nous est arrivé, car il
y a vingt- deux ans que je connois cet écueiî ,
dont j'ai vainement espéré que la violence des
glaces de l'hiver nous débarrasseroit. Ce n'est
point un rocher, mais l'étambord d'un des vais-
seaux qui furent submergés ici quelque temps
264 T O Y A G B
avant que l'arinée anglaise débarquât sur Vile
Longue en 1776. Parmi les armateurs de New-
York , les uns envoyèrent les leurs vers le haut
de la rivière Hudson ; les autres , plus heureux,
les amenèrent dans cette rivière , où , après les
avoir démâtés, ils les coulèrent bas dans ving-
sept pieds d'eau, sur un fond de vase. En 1784
on les releva , on les épuisa , et on les ramena à
New - York , où ils ne tardèrent pas à être ré-
parés )).
« N^ayant jamais entendu parler de ces opé-
rations , dit M. Herman , j'apprendrois avec
plaisir par quels moyens tout cela a pu se faire;
voudriez- vous m'en instruire? Ces opérations
me paroissent devoir être dangereuses et diffi-
ciles » .
(( Rien de plus simple à concevoir que la pre-
mière , répondit M. G. ; au moyen de quelques
trous percés dans le fond de calle, ces vaisseaux
disparurent en moins de deux heures , bien en--
tendu après qu'on les eut complètement dégréé»
et démâtés. Quant à celle de les relever, vous
concevez qu'elle dut être beaucoup plus difficile.
Les propriétaires accompagnés de leurs amis^
vinrent ici munis d'allèges , de cables, de pom-
pes , qu'ils avoient empruntés de la ville : des
plongeurs ayant attaché une des extrémités de
ces cables aux crampons dont on avoit eu soin
DANS LA HAUTE PEN3 YÎ.V ANTE. ^65
de munir ces vaisseaux, et Fautre au cabestan
de ces allèges, après bien des efforts et le secours
delà marée, ils les élevèrent à fleur d'eau, à
l'exception cependant de celui sur Fétambord
duquel nous avons touché. A l'aide des pompes ,
le pont fut bientôt assez desséché pour qu'on
pût y entrer. Cette opération exigea beaucoup
de temps et de peine , parce que le plus léger
ébranlement du vaisseau y faisoit rentrer l'eau
delà rivière. Aussi -tôt que cela fut fini, les
tuyaux de ces mêmes pompes ayant été placés
au panneau de la grande écoutille, la calle fut
vidée dans l'espace d'un jour , et les trous promp-
tement rebouchés. A la marée du troisième jour,
on les conduisit à New -York, où ils furent
replacés sur leurs chantiers , et étayés jusqu'à
ce que le soleil les eut desséchés. Vous jugez de
quelle énorme quantité de vase ils dévoient être
couverts et remplis. L'effet de cette immersion
fut de durcir les pièces de leurs membrures à un
tel degré, qu'elles existent encore)).
(( Quant au doublage, déjà usé à cette pre-
mière époque , il fut remplacé par un nouveau ^
ainsi que quelques pièces des hauts / mais ce
qui vous paroi tra peut-être étonnant , c'est que
les chevilles C^) qui étoient d'acacia , n^avoient
O Trunnels»
sGG V O Y A G s
point été endommagées. En effet, ce bois est
éternel , particulièrement sous l'eau 5 voilà pour-
quoi on en fait ici un si grand usage ; voilà
pourquoi on plante annuellement une si grande
quantité de ces arbres , dont le rapport , au bout
de quelques années, est très- considérable. En
vous promenant sur ma terre, vous avez du voir
avec quel soin j^en couvre tout ce que la charrue
ne peut pas labourer. Je connois un médecin
qui, dans sa jeunesse, eut le bon esprit d^en
planter un champ de 5o acres (^) , dont il retire
aujourd'hui de mille à douze cents piastres par
an , sans autres frais que ceux de l'entretien des
clôtures. C'est sur Fîie Longue et dans l'Etat de
Rhodc'Island , qu'on en voit des forets plantées
de main d'homme (9) ».
« Après que ces vaisseaux submergés eurent
été doublés à neuf, remâtés et peints , on n'au-
roit jamais pu croire qu'ils eussent été pendant
huit ans au fond de la Passaïck. Deux de ces
brigantins qui furent sciés et alongés de douze
pieds, sont encore à présent des paquebots em-
ployés dans le commerce de la Caroline méri-
dionale».
« Comment, sciés en deux ? dit M. Herman.
Quel pouvoit être le motif d'une opération qui
(*) A Hyde-Parfc ; sur la rivière Hudson;
DANS T. A HAUTE PENSYLVANIE. 5^67
doit nécessairement les avoir afFoiblis et avoir
été très -dispendieuse ? — Celui de leur donner
un port plus considérable , et souvent même
d'accélérer la vitesse de leur marche. — Cela me
paroît devoir être très - dangereux ; car, en ac-
quérant une plus grande longueur de quille _, et
conservant la même largeur de hau , il me sem-
ble qu^ils ne dévoient plus porter la voile comme
auparavant ».
(( On ne fait cette opération , très - fréquente
ici 5 qu'à ceux qui avoient une trop grande lar-
geur relativement à leur longueur de quille. Vous
devez voir, dansletableau page 255, que, dans
l'espace de quatre ans, dix brigantins furent sciés
et alongés , . et que leur port , qui n'étoit que de
895 tonneaux, se monta à i4io en conséquence
de cette opération. Que penseriez - vous donc
d'un négociant deNevv^-York, dont les vaisseaux
sont renommés pour la vitesse de leur marche
(je ne parle que de ceux d'une moyenne gran-
deur ), et qui, au retour de leurs premiers voya-
ges, leur fait toujours subir cette opération ? La
prospérité de son commerce étant fondée su^
cette célérité, il n^épargne ni dépense ni soins
pour avoir les meilleurs voiliers possibles. C'est
lui qui fournit aux habitans de la Havane , de
la Jamaïque, ainsi qu'à ceux de plusieurs au-
tres des Antilleis , ces pommes de Newtowu-pipr
±^B VOYAGE.
pins (lo) 5 dont Fodeur et le goiUsontsi çléli-
eieux, sur tout sous la zone torride. Je ne crois
pas que les jardins des Hespérides en aient ja-
mais produit d'aussi bonnes. Lorsqu'elles arri-
Tent fraîches et bien conservées, chacune daiis
ieur enveloppe de papier^ elles se vendent sou-
vent de six à huit piastres la douzaine. Il en est
de même des aloyaux et autres morceaux de
bœuf, choisis, on les arrange ici dans de petits
vases de cèdre, bien hermétiquement fermés et
remplis d'une saumure particulière, au moyen
de quoi ils se conservent jusqu'à leur arrivée
dans ces îles : vous voyez combien il est impor-
tant d'avoir des vaisseaux fin -voiliers)).
« Ce continent, continua M. G. , est le père
nourricier de ce grand archipel. Non-seulement
il fournit aux habilans les comestibles , les
matériaux nécessaires à la construction de leurs
maisons et de leurs moulins, les chaudières et
les cylindres de leurs sucreries j mais aussi les
chevaux et les voitures, tels que carosses, phaé-
tons , cabriolets , &c. La dernière fois que je
fus à Carthagène et à la Havane, j'observai avec
plaisir qu'il n'y avoit pas dans ces villes une
seule voiture qui n'y vînt de Boston, de New-
York ou de Philadelphie » .
Insensiblement conduits par la marée, nous
découvrîmes bientôt un pont qui venoit d'être
DANS LA HAUTE PENSYLVANTE. 269
eonstriiiî: sur cette rivière par la même compa-
gnie incorporée, aux travaux de laquelle on de-
voit aussi celui deHakinsack, ainsi que la chaus-
sée qui s'étend depuis Bergen jusqu'à New-Ark ,
dans une longueur de quatre milles.
(( Le sol sur lequel ces deux ponts ont été
élevés , reprit M. G. , est si mou et si tremblant)
que la fondation des culées a été très-dispen-
dieuse. Qui croiroit que ce terrein maritime,
couvert à toutes les hautes marées, a vingt pieds
de profondeur ? Cela est cependant bien vrai 5 il
repose sur une couche de sable blanc, dont la
surface ondulée atteste encore l'action des eaux,
qui jadis l'inondèrent. Sept pieds au-dessous de
ce lit de sable , on rencontre un terrein glai-
seux , dont l'odeur est extrêmement fétide ,
rempli de débris de coquillages bien difFérens ,
quant à la forme et à la grosseur, de ceux que
nous voyons aujourd'hui sur les bords de la
mer. Le gouverneur de cet Etat conserve dans
5on cabinet les deux écailles d'une huître, qui
contient un peu moins d'une pinte d'eau ; on
en a découvert de plus grandes encore en creu-
sant un puits dans le comté de Monmouth , à
5o pieds de profondeur. Ce qu'il y a d'étonnant ,
c'est que le terrein sur lequel on a trouvé ces
dernières , paroît avoir été un ancien marais.
Quels changemens la surface de ce continent ^
S70 VOYAGE
ainsi que le niveau des mers, n^ont-ils pas dâ
subir à une époque inconnue )) !
a Cette nouvelle route, dontle Gouvernement
a concédé le péage à perpétuité, est la seule qui
conduise de New- York à Philadelphie; aussi
est-elle très-fréquentée. On dit que cette entre-
prise a coûté 000,000 piastres, et que les sous-
cripteurs en retirent un intérêt considérable.
Jamais taxe dé route n'a été payée avec plus de
plaisir; car auparavant ce n'étoit pas chose fa-
cile que de traverser ces vastes prairies, et de
passer les rivières Hakinsack et Passaïck. Cette
nouvelle route est devenue très- utile au village
de New-Ark, d^où partent et où arrivent au-
jourd'hui les diligences qui vont aux Etats mé-
ridionaux, ou en viennent. C'est un passage
continuel ; c'est aussi celui des malles et des cou-
riers. Voilà pourquoi on y voit un aussi grand
nombre d'auberges ».
Après avoir joui d'une pêche abondante ,
nous remontions la rivière avec la marée du
soir , lorsqu'il survint un orage si violent , que
nousfùmes obligés de débarquer précipitamment
au quai de M.Schuyler, propriétaire d'une mine
de cuivre en exploitation depuis d'un plus siècle,
et chez lequel on nous engagea à passer la nuit.
Ce quai est situé vis-à-vis le village d'Acqua-
ianunck , sur le rivage oriental de la Passaïck.
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. Î27I
Xi Cette mine fut découverte , nous dit un des
Bis de M. Scliuyler, cinq ans après l'arrivée des
premiers Hollandais à NeAV-York , c'est-à-dire
vers Fan i6^4. Quelques matelots qui avoient
débarqué à Sandy- Hook (11) 5 ayant été pris
par les indigènes, furent conduits à ce même
village d^Acquakanunck , et, suivant l'usage,
mis au poteau pour être brûlés , à l'exception
cependant de l'un d'eux, qui eut le bonheur
d'être adopté par une des femmes du village.
Quelque temps après , cette indienne ayant jeté
les yeux sur les boucles qui attaclioient les sou-
liers de son nouveau mari , elle lui fit entendre
que de l'autre côté de la rivière elle connois-
soit un endroit entièrement rempli de ce même
métal , et dès le lendemain elle l'y conduisit à
l'insu du village ».
(( Cet homme , tout ignorant qu'il étoit , ne
tarda pas às'appercevoir que ce sol verd devoit,
en effet , receler une riche mine dans ses en-
trailles. Revenu chez lui , il se fit des amis ,
s'engagea à leur apporter des vêtemens sembla-
bles aux siens, de l'eau -de-vie et des fusils, s'ils
le laissoient aller chez ses compatriotes à la nou-
velle Amsterdam (*) : les chefs y consentirent.
Cet intelligent matelot remplit sa promesse avec
^^) Aujourd'hui la Nouvelle -York.
27 â VOYAGE
tant de zèle et de fidélité , qu'ils lui accordè-
rent une seconde et même une troisième per-
mission. Profitant de son ascendant sur l'esprit
de ses nouveaux amis, il eut le bonlieur de faire
la paix entre les deux nations , et celui d'ob-
tenir des sachems d'Acquakanunck , la conces-
sion de la péninsule sur laquelle cette mine
étoit située, et qui, aujourd'hui, comme vous
l'avez pu voir , est couverte de bonnes planta-
tions et de vergers magnifiques. Mais au lieu
de cultiver la terre que Fon venoit de lui don-
ner , et d'y introduire les nouveaux grains de
l'Europe , il travailla à exploiter cette mine ,
fit venir des ouvriers de Hollande , et ne tarda
pas à éprouver des pertes considérables. Forcé
par ces circonstances , il la vendit à un de mes
ancêtres , revint à son village, où il fit cons-
truire une maison sur l'emplacement delà Wig-
wham, dans laquelle il avoit été adopté en
1618; elle est encore possédée, ainsi que les
terres qui l'avoisinent , par la postérité de ce
matelot, dont l'arrière-petit -fils a servi , avec
beaucoup de distinction , pendant la guerre de
la révolution , et est aujourd'hui un excellent
agriculteur et magistrat de son canton»,
c( Si la compagnie anglaise de Liverpool n'eut
pas, à ce qu'on dit alors à mon père, fait mettre
If feu à notre pompe, cette mine seroit encore
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. syS
exploitée j mais les dévastations de la guerre ,
la mort de mon père et la perte de cette pompe,
nous ont jusqu'ici empêchés de reprendre ces
utiles travaux. Nous allons faire construire une
fournaise à réverbère, destinée à fondre Tim-
mense quantité de minerai qui est resté épars,
depuis un grand nombre d'années , dans le voi-
sinage de cette mine; déjà on commence à pla-*
tiner le cuivre sous les gros cylindres de Charlot-
te'sbourg ».
Le lendemain, au lieu de suivre le chemin
ordinaire, que Forage avoit rendu impraticable,
BOUS traversâmes le grand marais de Cèdres
blancs, qui appartient à cette même famille, et
lui apporte un revenu considérable. J'observai
qu'une partie de ce marais , brûlée quatre ou
cinq ans auparavant, étoit déjà couverte d'une
innombrable quantité de cèdres, venus sponta-
nément, et qui avoient quatre pieds de hauteur j
que le terrein sur lequel ils croissoient étoit noir,
marécageux , un peu fétide, et presque sembla-
ble , quoique plus sec , à celui des prairies ma-
ritimes du voisinage.
Avec quelle facilité n'en propagera-t-on pas
la culture dans le voisinage de la mer, et dans
certains bas -fonds de l'intérieur , sur les-
quels je les ai vus croître aussi bien qu'ici? Les
deux espèces de cèdres, l'acacia, le mûrier, sans
J274 V O Y A G ÏT
parler da cliêne, sont des arbres précieux pour
la construction des vaisseaux, dont les Gouver-
nemens de ce pays encourageront un jour la
propagation. Et pourquoi ne cultiveroit-on pas
aussi les trois premières espèces dans les parties
maritimes et sablonneuses de TEurope ? Vingt
ans suffiroient pour la croissance de ces arbres ^
qui viennent en graines aussi promptement que
Foignon (12). Quelle force végétative le cèdre
blanc ne doit-il pas avoir, puisque plus ils sont
rapprochés, et plus promptement ils s'élèvent?
On en compte généralement de deux à trois
mille par acre ; on s'en sert à plusieurs usages à
bord des vaisseaux, ainsi que pour faire des
échelles, des gouttières , des bardeaux, des plan-
ches, des clôtures, &c. Leur bois entre aussi
dans la belle tonnellerie de ce pays, d'où l'on en
exporte une grande quantité jusqu'aux Indes
orientales.
De retour chez M. G., il nous parla de l'ar-
rivée des premiers colons hollandais, en 161 4,
parmi lesquels étoient deux de ses ancêtres. Il
nous dit qu'originairement Français, ils av oient
été chassés de leur patrie pour avoir adressé
leurs prières à Dieu dans leur langue, et noii j
dans celle d'un ancien peuple qui n'existoitplus
depuis des siècles ; que l'un d'eux , homme ins-
truit;; avoit été le premier greffier de la ville de
DANS LA HAUTE PEN3YLVANIE. 2^5
New-York, et avoit été conservé dans cette
place après la conquête de cette colonie par les
Anglais en i665.
«Je vois enlisant les gazettes, ajouta-t-ily
combien les choses sont différentes aujourd'hui;
le Gouvernement ne s'occupe plus de la croyance
des hommes ; l'empire des loix ne s'étend plus
qu'aux affaires de ce monde; chacun peut ado-
rer Dieu à sa manière, et pourvu qu'il l'adore ,
c'est tout ce qu'on doit exiger. Qui auroit pupré-
voir un changement aussi subit et aussi inatten-
du? Est-cie le fruit d'unesage politique ou de la
philosophie? Combien l'état des choses ne seroit^
il pas différent aujourd'hui, si telles eussent été
les opinions régnantes il y a 200 ans! Quelle dif-
férence en Europe , comme dans ce pays, si , à
l'époque des guerres de religion , le calvinisme
eut obtenu la supériorité ? La puissance royale
qui régissoit la France auroit été restreinte dans
dés bornes plus étroites , et la forme du Gou-
vernement , auroit considérablement changé.
Alors 5 avec quelle rapidité cette même France
ne seroit-elle pas devenue puissance maritime
et manufacturière ? Elle auroit devancé l'An-
gleterre de plus d\in siècle , puisque ce sont des
Français, expulsés de leur patrie, qui, les pre-
miers, y introduisirent l'art de faire des cha-
peaux ^ du papier, ^du fer -blanc, des étoffes de
2
276 VOYAGE
soie; et les Flamands protestans, celui de faire
du drap ^j .
« A quoi cela a-t-il tenu? A quelques coups
d'arquebuses mieux dirigés , ou plutôt à la con-
quête du Mexique, dont VoT procura au Néron
du midi , ce brûleur d'hommes, tant de moyens
de soudoyer et de corrompre. A quoi a tenu la
conquête d'un empire aussi puissant ? Aux expé-
riences et aux découvertes d'un obscur moine
allemand. Tels sont les imperceptibles ressorts
des destinées humaines. Et l'on veut prévoir, on
veut organiseras événemens de l'avenir, comme
s'ils n'étoient pas nécessairement préordonnés ,
engendrés par ceux du passé ! Il falloit cepen-
dant que toutes ces combinaisons eussent lieu ,
pour que mes ancêtres fussent obligés de fuir
leur patrie comme des criminels ; pour qu@
j'eusse le plaisir de vous recevoir sous mon toit,
et celui d'entendre les intéressans récits de vos
voyages dans l'intérieur du continent, qui m'est
aussi inconnu que si j'étois né en Europe ».
M. G, , informé de l'arrivée d'une goélette
au quai de débarquement , ayant remis au len-
xlemain à terminer son instructive conversa-
tion , se hâta d'aller recevoir la compagnie qu'il
attendoit de New- York 5 car ce jour étoit un.
dimanche.
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 277
CHAPITRE XL
4jcIiORSQUEJe me rappelle tout ce que je vous
ai entendu dire de l'intérieur du continent , de
nos grands lacs , des colonies de TOhio , reprit
M. G. 5 dès que la nombreuse et bruyante com-
pagnie qui étoit venue dîner chez lui fut repar-
tie, je me sens, je vous l'avoue, un peu mor-
tifié. Mais le temps de la curiosité , qui suppose
du loisir , de l'aisance et quelque instruction ,
n'est pas encore arrivé : nous sommes et serons
encore long-temps dans un état d'agitation , je
pourrois même dire d'effervescence , qui ne
nous permet de penser qu'aux moyens de ré-
parer nos pertes et d'acquérir de la fortune ;
c'est le désir universel. De-là tant de mouve-
mens, d'entreprises, de projets et de spécula-
tions 5 de-là aussi cet esprit de cupidité qu'un
grand nombre d'étrangers nous reprochent. Ne
savent-ils donc pas qu'il en est de l'existence
des nations comme de celle des hommes ; que
chaque période de cette existence a ses goûts ,
ses passions et ses erreurs ? Ignorent-ils donc la
situation critique dans laquelle ces colonies,
devenues indépendantes, se trouvèrent en lySS,
lorsqu'après tant de sacrifices faits pour chasser
278 VOYAGE
l'ennemi coramun, mille germes imprévus de
rivalités , de jalousies , de discordes , et même
de guerres intestines, se manifestèrent de tous
côtés. La guerre et le papier-monnoie avoient
anéanti toutes les fortunes j onze de nos villes,
détruites par Fennemi, fumoient encore; nos
finances n'étoient qu'un chaos 5 les li^ns qui y
pendant le moment du danger, avoient uni ces
treize Etats , n'étoient plus qu'un fil prêt à se
rompre; le poids des anciennes dettes contrac-
tées en Europe , accabloit les maisons de com-
merce, qui cherch oient à se relever ; il n'y avoit
plus de crédit, ni public , ni particulier 5 le Con-
grès n'étoit qu'une ombre prête à s'évanouir ;
notre pavillon étoit insulté; et nos moeurs se
trouvoient détériorées par le fléau du papier-
monnoie, ainsi que par l'habitude de la guerre»
Telles furent quelques-unes des principales cir-
constances qui rendirent ce long interrègne si
alarmant, qu'un grand nombre de personnes^
considérant comme illusoires les brillantes espé-
rances qu'elles avoient fondées sur l'indépen-
dance du continent , gémissoient dans l'amer-
tume de leurs cœurs, et regrettoient que tant
d'efforts eussent été faits, et que tant de sang
eût été versé inutilement » .
<c A quoi a-t-il tenu que leurs craintes n'aient
été justifiées ? Il faut avoir connu , comme moi^
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 279
les desseins , les projets formés pour renverser
la nouvelle forme de Gouvernement que la Con-
vention des députés assemblés à Philadelphie
proposa à la fin de 17 87; il faut avoir vu, comme
moi , les moyens, les artifices mis en usage pour
tromper les habitans des campagnes , particu-
lièrement dans les Etats qui regrettoient de voir
les revenus considérables de leurs douanes \^}
prés de passer dans le trésor continental , pour
pouvoir apprécier les chances et les risques que
ces Etats ont courus de n'être jamais unis, et
peut-être de retomber sous le joug de leur mé-
tropole. Et même, malgré la force des circons-
tances les plus urgentes , malgré Fénergie et
l'unanimité des bons citoyens, leur espoir auroife
été déçu, l'anarchie auroit triomphé, sans le
dernier article de cette Constitution, qui déclare
qu'aussi-tot que neuf Etats l'auront acceptée,
elle sera mise en activité , et aura lieu pour ces
Etats. Sans cette clause, celui de New- York,
dont les députés à la Convention de Philadel-
phie s'étoient retirés de bonne heure (^*) , et
(^) La douane de New- York se monta, en 1788, à
72,000 pounds^ égaux à 180,000 piastres (954^000 fr.).
(^'^J De tous les députés de cet Etat , il ne resta à Phi-
ladelphie que le colonel Hamilton ; aussi-tôt revenus ,
les premiers justifièrent leur conduite dans une longue
sSo VOYAGE
dont la Convention particulière s'assembla ex-
près très-tard , l'auroit rejetée , conformément
au projet de la majorité , projet bien connu
long-temps avant l'ouverture des débats ».
(( Les nombreux mécontens de Massachussets
et de la Pensylvanie ^ et probablement aussi
ceux de Rhode-Island et de la Caroline septen-
trionale, dont les législateurs n'avoient pas voulu
envoyer de députés à Philadelphie, et parmi
lesquels l'opposition avoit des agens, auroient
bientôt repris les armes pour en soutenir les
desseins. D'un autre coté , les anciens militaires
de Farmée continentale j les habitans des villes
maritimes, un grand nombre parmi ceux des
campagnes se seroient réunis pour s'opposer à
ceux qui vouloient prévenir l'union de ces Etats ;
alors cette nouvelle guerre civile auroit anéanti
tout ce que celle de la révolution n'avoit pas
renversé. Quelles eussent été les conséquences
de ce nouveau conflit ? Un paragraphe de trois
lignes dérangea toutes ces combinaisons. Le
lettre qu'ils adressèrent à la Législature et au Gouver-
neur , par laquelle ils désapprouvoieiit la nouvelle forme
et les principes du Gouvernement proposé. La plupart
de ces délégués ayant été réélus membres de la Conven-
tion de l'Etat de New- York ^ qui de voit en décider l'ac-
ceptation ou le refus, il est évident que, dès l'origine^
on avoit formé le projet de la rejeter.
BANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 2§l
New-Hampshire, comme neuvième Etat, ayant
inopinément accepté la nouvelle Constitution
pendant les séances de la Convention de New-
York (*) y elle se trouva forcée , quoique bien
à regret , de la ratifier aussi. Voilà à quoi tien-
nent les événemens humains.
De ce long état de crise , de confusion et d'in-
quiétude 5 est résulté celui dans lequel vous nous
voyez aujourd'hui, comme les vagues de la mer
roulent encore long-temps après que la tempête
a cessé : ajoutez à tout cela les obstacles et les
difficultés qui accompagnent naturellement la
nouveauté et la jeunesse d'un Gouvernement
populaire , la naissance et la fougue des partis ,
l'ébranlement qu'il a éprouvé par la réaction
C^) Il étoit d'une si haute importance que l'on fût
informé à Pougliepsie (lieu des séances de la Convention
de l'Etat de New- York ) de la ratification du Nouveau-
Hampshire, dont les députés étoient assemblés, avant
la majorité de ceux de New- York, qui, sûrs de la
victoire, pressoient la clôture de leurs séances, qu'un
grand nombre de jeunes gens, dans les Etats de New-
York , Connecticut , Massacliussets et New-Hampshire,
montés sur leurs propres chevaux , se placèrent sur la
route de dix en dix milles, au moyen de quoi la nouvelle
de la ratification de New-Hampshire (le neuvième Etat
ratifiant) fut transmise en cinquante-quatre heures. La
distance étoit de 124 lieues.
S83 VOYAGE
des dogmes qui ont failli bouleverser Fancien
Monde; les liens d'un commerce presqu'exclusif
que nous sommes obligés de faire arec notre
ancienne métropole, depuis que la guerre a
anéanti presque toutes les manufactures, et nous
a fermé presque tous les ports de l'Europe ;
Firritation occasionnée par la prise d'un grand
nombre de vaisseaux ; l'arrivée parmi nous
d^une foule d'étrangers de toutes les castes et de
toutes les nuances ; la création de fonds publics j
telles sont quelques-unes des causes auxquelles
il faut attribuer, d\m côté, ce délire de spécula-
tions , cette soif de richesses , cet esprit d'agio-
tage, auquel cependant l'avarice n'a aucune
part ; de l'autre , cette tiédeur , cette indifférence
pour les sciences et les arts )).
a Ainsi que les Européens , nous soupirons
après la paix, et , comme eux , nous en sentons
de plus en plus le besoin : elle seule peut replacer
le commerce de l'univers sur ses anciennes bases,
restreindre nos spéculations maritimes dans
leurs justes limites , calmer l'aigreur des partis,
et consolider insensiblement notre Gouverne-
ment , nos belles institutions , et notre carac-
tère natioual. Alors , nous aurons parmi nous des
savans , des littérateurs , des géologistes , des
amateurs de botanique et d'histoire naturelle.
Alors j nous connoitrons tout ce que les forêts et
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 1285
les entrailles de ce continent recèlent de nou-
yeau pour nous, et d^intéressant : c^est Fou-
vrage de quelques années de tranquillité. Aux
égaremens , aux orages de la jeunesse, succé^
^ deront le phlegme et la raison de Fâge mur )>.
« Si mon long séjour dans les Antilles, si les
circonstances subséquentes à mon retour ne
m'ont pas permis de parcourir Fintérieur de nos
Etats maritimes ni les pays trans-alléghéniens 5
si je n'ai point encore vu nos grands lacs, la
chute de Niagara , ni le pont naturel , il n'en
sera pas ainsi de mon fils. Il arrive du Ténè-
zée (1) , où il étoit allé voir la concession mili-
taire de trois millions d'acres , que la Caroline
septentrionale accorda, il y a quelques années,
à son contingent de l'armée continentale, ainsi
que pour obtenir les titres de la partie de cette
concession qui lui appartient, comme ayant
épousé la fille unique d'un colonel de ce même
Etat , mort il y a trois ans » ,
(( Il a été si épris de la douceur , de l'égalité
du climat de ce nouveau pays, qu'il avoit formé
le projet d'aller s'y fixer. Surpris d'un projet
aussi extraordinaire, je lui fis voir quels étoient
les inconvéniens de fonder un établissement
dans un canton aussi éloigné de la mer, où tout
ce qui vient de l'Europe et des Etats maritimes
doit nécessairement être très-cher, et où les
I
â84 VOYAGE
ÎDras seront rares pendant bien des années,
puisque chacun ne travaille que pour soi ; et où
enfin les hommes conservent pendant long-temps
la rusticité que leurs pères ont contractée dans
les travaux et la solitude de leurs établissemens
isolés. J'ai calmé cette première effervescence,
si naturelle à la jeunesse , dont les yeux , faute
d^expérience , ne voient que le coté séduisant
des choses ».
« Ces colonies éloignées , lui ai-jedit, ne con-
)) viennent qu'à des hommes qui possèdent un
)) métier, et ont été accoutumés au travail 5 ils
)) se trouvent heureux et contens , par-tout où
)) ils peuvent acquérir de la terre à bon marché ;
)) mais vous, à qui j'ai donné l'éducation la plus
)) soignée que l'on puisse recevoir dans ce pays;
)) vous , qui êtes destiné à jouir d'une fortune
)) honnête , il seroit de la plus haute impru-
)) dence de vous exposer à courir des risques
)) aussi graves. Eh puis! ne comptez- vous pour
)) rien la distance à laquelle vous seriez de moi ,
» dont vous faites la consolation. Conservez vos
)) terres militaires , témoignage précieux de la
)) reconnoissance publique envers votre beau-
)) père; mais restez ici, où vous n'aurez qu©
)) des arbres à planter , des champs bien enclos
)) de bonnes haies vives , à cultiver , et des ver-
)) g ers, en plein rapport, à soigner. Etabli à
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 5285
» trois lieues de New- York , vous jouirez des
)) agrémens de la vie , vous participerez aux
y) progrès de Fesprit humain , et cultiverez les
)) sciences ; car, je Fespère , vous serez trop sage
}) pour exposer jamais une fortune bien assurée
)) aux hasards du commerce».
(( Sa tendre affection pour moi, ainsi que mes
raisonnemens, ont eu tout Feffet que j'espérois;
il fermera mes paupières 5 je ne mourrai pas
éloigné de ce qui me reste de plus cher ici-bas ,
ayant malheureusement pexdu sa mère il y a
long-temps , car , vous le savez , on n'avance pas
inpunément dans la vie, chaque année voit dis-
paroître un parent, un ami; et, si on atteint un
âge avancé, on se trouve seul, isolé, comme les
vieux chênes qui ont survécu â tous les arbres
de leur voisinage».
Xi y ai envoyé le fils de ma fille , duquel je
suis tuteur , au collège de Dartmouth (2) , dans
la partie occidentale du New-Hampshire. L'éloi-
gnement des villes, la salubrité du climat , le
zèle des instituteurs , qui paroissent être re-
connoissans de ce qu'on leur envoie des élèves
d'une aussi grande distance j tels ont été les mo-
tifs qui m'ont déterminé à me séparer de cet en-
fant. Jugez de leur force , puisque je ne suis qu'à
trente milles du collège de Princetown , et bien
pluë-rapproché encore de celui de New- York ».
28(5 VOYAGE
«Combien n^est-ilpas à regretter que ce der-
nier ait été placé dans une ville maritime, où
les affaires , les dissipations , le mouvement du
commerce, sont pour les muses des perturba-
teurs extrêmement incommodes ^ elles qui ai-
ment la solitude, le silence des campagnes, la
vue des chutes et des cascades , l'ombre des ar-
bres, au pied desquels on trouve presque tou-r
jours le recueillement , père de la méditation l
A l'époque de la fondation de ce collège , cette
ville, j'en conviens, n'étoit qu'une grosse bour-
gade 5 il étoit cependant facile de prévoir que,
située au centre du continent, à l'embouchure
d'un fleuve danslequella marée remonte jusqu'à
5o lieues , elle s^àccroîtroit avec rapidité 5 c'esrt
ce qui est arrivé du vivant de quelques-uns des
généreux fondateurs. On a commis la même
erreur à Philadelphie. Je ne vas jamais àNcw-
York, sans que la vue de ce bel édifice ne renou-
velle mes regrets, et le désir de le voir trans-^
porté à Eusopus,;dans le voisinage des mon-
tagnes Bleues , oa à Hamptoù ^ i à^ l'extrémité
orientale de l'île Longue , à la vue du grand
-Océan)). ■;.!.>::-.,• . , ;^iï^:.>;, .--u^j;, 'mjï/.î
<c Puisquevos ancêtres étoietit id tt nomBî'ê âës
premiers colons qui vinrent de Hollande, de-
manda M. Herman, pourriez-vous me dire quel
étoit le nom que les indigènes avoient donné au
DANS LA HAUTE PENS YL VANIE. 287
fleuve Hudsoii ; je l'ai inutilement cherché dans
vos archives publiques ? Je le crois perdu, ré-
pondit M. G. , de même que celui de plusieurs
autres rivières et montagnes de cet Etat. La plu-
part des hommes qu'envoie ici la compagnie
occidentale d'Amsterdam , à qui ce pays avoit
été concédé, n'étoient point des Hollandais ^
mais des Wallons, des Liégeois, des hommes de
toutes les petites principautés qui avoisinent les
Provinces-Unies. Quelques-uns de leurs chefe
étoient instruits , j'en conviens ; mais soumis à
un Gouvernement auquel il ne leur étoit pas
permis de participer , chacun ne s'occupa que
de ses intérêts et des moyens d'améliorer son
sort : voilà pourquoi on ne trouve dans nos ar-
chives que des actes de concession de terres, de
fondation d'église , de bacs , de guerres contre
les indigènes , et rien qui ait rapport à la géogra-
phie et à l'histoire naturelle du pays, ni qui soit
digne des fastes de l'histoire)).
(( Le premier gouverneur étoit un officier cour^
landais, à qui on donna cette chétive commis-
sion , pour le récompenser de la perte d'une
jambe emportée au siège delà ville deDordrecht.
Sans la cérémonie de leur baptême, la plupart de
ces premiers colons n'auroient pas même eu de
nom. Leurs descendans ne sont encore connus ,
dans quelques cantons , que par des sobriquets,
288 VOYAGE
et ce qui vous paroîtra sans doute extraordi-
naire , est que chaque individu en a trois ; le
premier, sous lequel il est connu dans les champs;
le second , à l'église ; le troisième, lorqu'il re-
çoit chez lui ses voisins » .
« Il y a environ quarante ans qu^un aventu-
rier arrivé de Hollande , qui avoit apporté une
longue liste de noms , s'avisa de les mettre à l'en-
chère. Ceux qui étoient précédés du van y mon-
tèrent à deux piastres , et les autres à une seu-
lement. De cette singulière spéculation , il est
résulté une foule de procès relatifs à l'identité des
individus , procès qui ont coûté bien plus cher
que ces noms , et dont la génération actuelle ne
verra peut-être pas la fin. Quelles observations
utiles pouvoit-on espérer d'hommes dont la pos-
térité en étoit encore à ce point d'ignorance il
y a quarante ans »?
« Cependant , combien ne seroient pas ins-
tructifs les détails de l'arrivée des premiers co-
lons, de ce qui précéda et suivit leur débarque-
ment ! Avec quel intérêt ne liroit-on pas au-
jourd'hui ceux de leurs premières entrevues
avec les indigènes , ceux , enfin , des moyens
dont ils firent usage pour se loger et vivre sur
la pointe stérile de l'île de Manhatan ? Car, de
même que l'espace intermédiaire des distances,
environne d'illusions les objets éloignés, celui
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 289
iclu temps ajoute beaucoup à l'importance deâ
événemens, excite la curiosité , et même la mé-
ditation , lorsqu^on considère Finfluence qu^ils
ont eue sur Fenfance de cette colonie. Ce n'est
que depuis Fépoque où cette colonie reçut , en
16835 les loix civiles de l'Angleterre , et un corps
législatif (*) j que son histoire devient intéres-
sante )),
(( L'étroite alliance que la Grande-Bretagne
contracta alors avec les six Nations confédérées,
alliance qui a subsisté jusqu'au commencement
de la révolution , permit aux habitans d'étendre
leurs défrichemens , de bâtir des villes dans l'in-
térieur , et de multiplier leur nombre. Il reçut
dans la suite un grand accroissement par l'ar-^
riyée successive d'Allemands , d'Irlandais , de
Flamands , de Palatins et de Français chassés
de leur patrie à la révocation de l'édit de Nantes,
tache indélébile du règne de Louis xiv ».
(( Quelle différence entre ces premiers colons
dont je viens de vous parler , et ceux qui fon-*
dèrent la Nouvelle-Plimouth dans la baie de
Massachussets en 1620, souche de la popula-
tion des quatre Etats septentrionaux , que l'on.
(*j Vingt ans après la conquête qu'en firent les An-
glais, en i663 , au nom du duc d'York; à ^ui ce pays^
avoit été concédé,
«?90 VOYAGE
estime aujourd'hui former le cinquième de celle
des Etats - Unis ! Instruits par les révolutions
dont ils sortoient ; éclairés par les discussions
théologiques, alors si générales ; ayant été per-
sécuteurs et persécutés , ces hommes étoient bien
supérieurs à ceux que la Hollande envoya ici :
aussi ont-ils soigneusement conservé les traces
de leurs progrès , la forme du Gouvernement
dont ils convinrent entr'eux, avant même de
débarquer , le serment solennel qu'ils firent de
s'y conformer, les loix qu'ils promulguèrent,
leurs conventions , leurs discussions et leurs
guerres avec les indigènes ^ car , excepté dans
la Pensylvanie et le Maryland _, les premiers
champs de toutes ces colonies ont été teints de
sang humain»,
((La variété des sectes qui ne tardèrent pas a
naître parmi eux, fut la source d'autant de petites
colonies qui 5 bientôt, devinrent des villes floris-
santes, telles que Boston, long-temps connu
sous le nom indigène de Shawmut ; celles de
Salem , sous celui de Naumkéag 5 de Charles-
town,sous celui de Mishawum^ et, enfin, de
Ipswich , sous celui d'Agawan , noms qu'elles
ne perdirent qu'à l'époque de leur incorpora-
tion. Le temps n'a rien effacé de ces traits si ca^
ractéristiques des opinions religieuses d'alors.
Leur fanatisme étoit si exalté, que le principal]
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 29I
motif d'un grand nombre de ces colons , dis-*
tingués par leur naissance et par leurs lumières,
étoit moins de former des établissemens , d'ac-
quérir des terres, que de jouir dans le sein de
ces sombres forêts, de toute la liberté de leur
culte. Ce culte étoit l'objet de leurs entretiens
journaliers, Famé de leur existence, mais sou-
vent aussi la cause de dissentimens et de sépara-
tions. L'histoire ne parle jamais de la fondation
d'un nouvel établissement, sans indiquer le
nom du ministre qui conduisoit ce nouveau
troupeau dans le désert , pour y fonder une nou-
velle église. Ainsi se sont colonisés la partie mari-
time de Massacliussets, toute l'île de Rhodes et
le Connecticut, sans parler du nouveau Hamps-
liire)).
(( Aujourd'hui que Fesprit du siècle est si dif-
férent, les descendans de ces anciens Puritains
peuvent à peine se former une idée de l'impor-
tance que leurs pères attachoient à l'interpréta-
tion de certains textes de l'écriture sainte, ainsi
qu'aux formes rigides d'un culte qui a voit une
aussi grande influence sur leur conduite et leur^
actions. On ne pouvoit être élu à aucunes fonc-
tions civiles , ni même être membre de leurs so-
ciétés , sans l'être aussi de leurs congrégations.
Delà, l'esprit d'intolérance et d'hypocrisie qu'on
leur a si long-temps ^ et si justement reproché»
*2g2 VOYAGE
Quelle différence aujourd'hui ! Des malionié-
tans pourroient construire une mosquée parmi
les arrière-petits-fils de ceux qui, il y a un siè-
cle, firent exécuter plusieurs Quakers pour
n'avoir pas voulu renoncer à leurs opinions re-
ligieuses. Que sera-ce donc dans un siècle » ?
c( Cependant, au milieu des ardeurs, des élans
de ce brûlant fanatisme , on voit briller des ver-
tus éminentes et de grandes qualités , non-seu-
lement parmi les chefs de ces illuminés, mais
parmi ceux-ci même : jamais colonie ne fut
fondée par des hommes moins ignorans. Très-
peu d'années après être arrivés dans la baie de
Massachussets, ils consacrèrent leur désir de
propager les lumières et les connoissances, par
la fondation de l'université de Cambridge (^) ,
cette aima /Tza^^r pour laquelle leurs descendans
conservent encore le plus grand respect et la
plus tendre affection , ainsi que par l'institu-
tion des écoles dans les campagnes comme dans
— W^—— ^^ III I » I I 1^1— .^laiwi— I ■ — III innu,»! iiiiMi mil 1 ■ ■■■■ ^.Miiii iijH 1.1 ii.-ii.i» ■ i^ii I ■ .1 ■■ —
(* ) L'université de Cambridge, ou plutôt de Harvard
(du nom de son principal bienfaiteur), fut fondée en
i638, dix-huit ans après l'arrivée des premiers colons,
et reçut une cbarte d'incorporation en i65o. Elle est
agréablement située à trois milles de Boston ; les édifices
en sont vastes et élégans. Elle est la plus ancienne, la
plus ricbement dotée ^ et, sous tous les rapports , la pre-
mière du continent.
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 29I?
les villes (^) , grand et mémorable exemple que
William-Penn, lui-même , n^a pas suivi , quoi-
qu'il arrivât en Pensylvanie 62 ans après la pre-
mière colonisation de Massachussets ».
(( Je Favoue , je ne rencontre jamais dans l'his-
toire , sans quelques mouvemens d'admiration ,
les noms de ces illustres fondateurs , qui traver-
sèrent l'Océan pour conduire leurs compagnons
sur ce continent, alors couvert d'épaisses forets,
sauvage, agreste, rempli d'animaux féroces,
habité par des hommes presqu'aussi féroces (3).
A combien de dangers, de fatigues etd'inconvé-
niens de tous les genres, la première génération
ne fut-elle pas exposée , lorsque les maisons n'é-
toient que des cabanes., presque sans aucuns
ameublem^ns , et lorsqu'il n'y avoit ni che-
mins, ni ponts, ni communications (4)? Qui
reconnoîtroit aujourd'hui cet ancien état de cho'-
ses y en voyageant dans ce pays si bien cultivé ,
et généralement si pittoresque? S'il faut du cou-
rage pour aller vivre sur l'Ohio , à 100 lieues de
(*) La loi oblige les Iiabitans des districts où il y a
5o familles , d'avoir une éeole où l'on enseigne aux en-
fans à lire, écrire , l'orthographe , l'aritlunétique et la
langue anglaise. Dans ceux où il s'en trouve 200 , uno
autre école dans laquelle on enseigne le grec , le latin ,
ainsi que la grammaire anglaise. L'amende est depuis 2o
jusqu'à 100 piastres (160 à 55o fr.),
k
594 VOYAGE
ses proches et de ses amis , combien n'en falloit-
il pas alors pour abandonner un pays , une so-
ciété, que ces colons ne dévoient jamais revoir ,
et dont ils alloient être séparés par un vaste
océan ? Quelle énergie les opinions religieuses
d^alors ne leur avoient- elles pas donnée? car la
plupart étoient riches, et appartenoient à des fa-
înilles distinguées ^ c'est peut-être à cette cause
que leur postérité doit l'énergie qui les distingue
encore du reste de leurs compatriotes, et se ma-
nifeste dans leur infatigable activité, leur indus-
trie , et la hardiesse de leurs entreprises et de
leurs spéculations sur terre et sur mer )).
c( Cinq ans s'écoulèrent avant l'arrivée de la
première vache : ce fut un jour de fête dans
toute la colonie. Sans compter les autres bes^-
tiaux 5 il y en a aujourd'hui dans le seul Etat
de Massachussets 3g 1,2 54 (5) ».
«Je me rapelle, je l'avoue, les noms de Cabot,
deRaleigh , d'Argal,dePopham,Darmer,Hud-
son, et de tant d'autres célèbres navigateurs, avec
plus de vénération que ceux de ces hommes aux-
quels l'histoire a donné le titre de héros. Quelle
différence entre les souvenirs que font naître les
noms de Delaware, Fairfax, Baltimore (^) ,
(*) Lorsque le lord Baltimore ( Cécilius Calvert) étoiî
secrétaire d'Etat , en 1622, il obtint de Jaccj^ues i un©
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. QqS
Penn, Carver, Indicot, Vane, Vintlirop, &c. ;
et ceux que réveillent les noms de Paul Emile,
de Marins , de Sylla , de Tamerlan , d'Attila ,
et de tant d'autres conquérans. Les premiers
ont ouvert un asyle où les malheureux et les
opprimés ont trouvé un refuge ; les autres
n'ont mis leur gloire qu'à détruire et ravager.
Les premiers ont jeté les fondemens de ce vaste
temple de la liberté civile et religieuse, et y ont ,
pour ainsi dire, appelé les hommes du néant 5 les
autres n'ont conquis que pour soumettre les na-
tions à leur joug de fer. Les premiers promut*
guèrent des loix de justice et de paix, fondèrent
des villes et des bourgades , établirent un com-
merce maritime , défrichèrent les premiers
champs de cet hémisphère, où les sciences et les
arts , ces beaux fruits de la civilisation , com-
mencent à être cultivés , encouragés ; les talens
et le génie des autres ne leur ont servi qu'à ren-
verser , subjuguer et asservir )).
concession très-consiflérable sur l'île cle Terre-Neuve,
à laquelle il donna le nom d'Avalon, d'après celui d'un
manoir qu^il avoit dans le comté de Sommerset. Il y alla
deux fois, y fit bâtir une grande maison, et défricher
une très-grande quantité de terre , et dépensa vingt-cinq
mille guinées; mais les Français ayant dévasté son do-
maine, il l'abandonna, et obtint, en i652 , de Charles i, la
concession du Maryland, estimée contenir 9, 1 70^000 acres.
/
^96 VOYAGE
(( Pardonnez , messieurs , la longueur et le peu
d^importance des détails dans lesquels je ne me
suis laissé entraîner que pour répondre , tout-à-
la-fois, à vos nombreuses questions, détails que
TOUS devez à l'étude particulière que j'ai faite
de Forigine de presque toutes nos colonies. Si
j^étois littérateur, je serois digne d'en écrire les
antiquités : j'ai fait une collection de tout ce
qu^on a publié en Europe et ici de relatif à la dé-
couverte du continent, ainsi que des histoires de
presque toutes les colonies. Quel intéressant ta-
bleau un habile écrivain pourroit faire de cette
longue suite d^événemens, d'efforts et d'aven-
tures plus ou moins heureuses ou malheu-
reuses 5 depuis les premiers colons que sir Wal-
ter Raleigh conduisit à Roanoke en 1677, ^^
dont on n'a jamais entendu parler depuis, jusqu'à
îa colonisation de la Géorgie, par le général
Oglethorp (6), en 1757, et la fondation des
Etats intérieurs de Vermont , de Kentukey et
du Ténézée ! Je ne connois point de sujet qui
fût plus digne du pinceau d^un grand peintre 5
et si, aux. détails de ces longs et pénibles com-
mencemens , il ajoutoit ceux du progrès de ces
colonies jusqu'en 177^, ceux de leur émancipa-
tion confirmée en 1783, ceux, enfin, de la pos-
térité de ces Etats depuis 1790, je crois qu'il n'y
a guère de lecteurs auxquels cet ouvrage n'ins-
DANS LA HAUTE PENSYLVANIH. 297
pirât un grand intérêt. Ce seroit l'histoire de
l'événement le plus intéressant des temps mo-
dernes, la découverte et la population de cet
îiémisplière, dontles nouvelles destinées doivent
nécessairement influer sur celles de l'ancien,
monde )).
c( On n'a pas publié une carte de ce pays en
Europe , qui ne se trouve dans ma collection ;
j'ai même une copie de celle que le chevalier
Martin Béhem (7) fit pour le roi Jean 11 de Por-
tugal, il y a plus de 000 ans, ainsi que celle de
Purchas, publiée en Angleterre en 1625, sur
laquelle furent tracées les premières décou-
vertes des Cabot, depuis le golfe Saint-Laurent
jusqu'aux caps de la Delaware ».
« Après M. Hazard, à qui on doit la conser-
vation de nos anciennes chartes (^) , celle des
actes de Parlement, des arrêtés du Conseil, des
décisions des ministres , relatifs aux colonies 5
des traités avec les indigènes, enfin , de ce qu'on
appelle state-j)apers , je suis peut-être une des
personnes du continent qui se soit le plus soi-
(*) C'est aux connoissances , au zèle et à l'infatigable
persévérance de ce respectable personnage^ que les Etats-
Unis doivent la belle collection in -folio des chartes et
des actes du Gouvernement , depuis l'origine des colonies
jusqu'à la révolution. Cette précieuse colleclion ne sera
livrée toute entière au public que vers la lin du siècle.
2g8 VOYAGE
gneusement occupée de tout ce qui a rapport à
nos antiquités : aussi suis-je devenu membre de
la société des antiquaires, fondée à Boston en
1782. J'ai fait plus encore : je me suis procuré , à
grands frais, le plan de nos capitales, telles qu'elles
étoient à différentes époques. Pour cela j'ai été
obligé d'avoir recours à la mémoire de leurs plus
anciens habitans. C'est vraiment une chose très-
curieuse devoir aujourd'hui ce qu'étoient Char-
lestown, Philadelphie, Boston, New -York,
&c. 5o, 4o, 5o ans après leur fondation. J'ai fait
dessiner sur la même carte , au moyen de feuil-
lets qu'on peut facilement soulever, celui de
cette dernière ville (8), telle, à-peu-près, qu'elle
étoit en 1660 , à l'époque de sa conquête par les
Anglais ; en i685, lorsque le Gouvernement de
cette colonie devint royal ; en 1710, 1764 5 en
1776, lorsqu'elle fut prise par le lord Corn-
wallis , et en partie brûlée ; et , enfin , telle qu'elle
est aujourd'hui (9). Quel prodigieux accroisse-
ment ! A peine puis-je en croire mes yeux. Elle
ne ressemble plus à ce qu'elle étoit dans ma jeu-
nesse. Les fermes de Bayard et Délancey , jadis
couvertes de moissons, de bestiaux et d'her-
bages, le sont aujourd'hui déniaisons élégantes,
de rues accompagnées de trottoirs et de pompes,
La grande prison que le Gouvernement vient
de faire construire , occupe quatre acres de la
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 29g
dernière : ce quartier est un des plus beaux de
la ville )).
«Quelle âpre et stérile apparence devoit avoir
la pointe occidentale de File de Manliatan, sur
laquelle nos ancêtres débarquèrent ! La crête
(aujourd'hui Broad-way), n'avoit pas 4oo
toises de largeur, depuis les eaux du Hudson,
jusqu'à celles du Sund : tout le reste, vers le sud,
n'étoit qu'un atterrissement fangeux, sur lequel
croissoient des herbes aquatiques et maritimes.
Broad-Street étoit un canal naturel inaborda-
ble , dans lequel la marée montoit jusqu'à la
maison-de- ville. Le surplus du terrein sur le-
quel la ville a été construite, n'ofFroit aux
yeux que des lagunes couvertes des eaux de
la mer )).
« Quant à la belle rue de Greenwich, qui a
60 pieds de large et deux milles de long , il n'y
a pas encore onze ans que les eaux du Hudson
couvroient une partie de l'emplacement qu'elle
occupe ; c'étoit le rendez-vous de toutes les pi-
rogues huîtrières de la ville : les maisons s'éten-
dent 4oo pieds encore plus avant dans cette
rivière. En ne considérant cette ville que telle
qu'elle étoit en 1784 , je crois que l'on peut as-
surer qu'un quart du terrein sur lequel elle est
bâtie, a été fait de main d'homme (10). Voilà
pourquoi l'eau des puits n'est pas bonne j voilà
5oa VOYAGE
pourquoi, plutôt que de rétablir la pompe-à-feu
que les Anglais détruisirent pendant la guerre ^
on a cru qu^il seroit préférable d'y amener, de
25 milles, un gros ruisseau ; c'est ce que va faire
exécuter une compagnie à laquelle le Gouverne-
ment vient d'accorder une charte d'incorpora-
tion qui concède à perpétuité l'usufruit de cette
entreprise. Je suis curieux de voir comment ils
élèveront l'aqueduc qui doit conduire les eaux
de ce ruisseau à travers la rivière de Harlem ,
et sur-tout comment ils en garantiront les piles
de la violence des glaces. Cette entreprise sera
dispendieuse, et est digne du génie des per-
sonnes que les souscripteurs ont choisies parmi
eux pour en être les directeurs , entre lesquelles
on distingue le colonel Burr, avocat célèbre,
long-temps sénateur des Etats-Unis, et qui,
pendant la guerre, a été un de nos plus braves
officiers. Son père est mort président du collège
de Princetown ».
(( Comment s'empare-t-on ici avec tant de fa-
cilité de ces terreins inondés , demanda M. Her-
man , par quel moyen rend-on un sol aquati-
que assez solide pour pouvoir y élever des mai-
sons? Il faut donc transporter des rochers , des
montagnes toutes entières ? Cela me paroît de^
voir être aussi coûteux que difficile à exécuter.
(c Ces opérations le sont cependant beaucoup
DANS LA HAUTE PENSYLVANIS. 5oi
moins que vous ne l'imaginez, répliqua M. G.,
parce que nous avons le bois et la pierre en grande
abondance , et que tout vient par eau. La
nécessité dans laquelle se trouvèrent les pre-
miers colons d'élever leurs magasins et leurs
maisons le plus près possible des eaux naviga-
bles, les força d'avoir recours à ces encaisse-
mens, dont, vraisemblablement, ils apportè-
rent deHollande l'exemple et les premières idées.
De-là est venue l'adresse qu'ils ont acquise dans
ce genre d'industrie j elle est aujourd'hui si per-
fectionnée, que j'en ai vu fonder dans 4o pieds
d'eau , avec autant de facilité que dans lo )).
a On se sert pour cela de troncs de sapins ou
de liemlocs proprement équarris , dont on fait
des cages d'après les dimensions des terreins
aquatiques concédés par la corporation de la
ville, à laquelle ils appartiennent^ on les fait
couler graduellement et perpendiculairement
jusqu'à ce qu'elles touchent le fond j alors on les
remplit de pierres apportées dans des barques
d'une construction particulière : opération dans
laquelle on met une grande célérité. On a soin ,
à mesure qu'elles se remplissent , d'en assurer
les côtés avec des jambes de force, placées dia-
gonalement, et arrêtées par des boulons de fer^
sur-tout vers les parties qui sont le plus fré-
quemment exposées à la violence des glaces»
5o2 VOYAGE
Aussi- tôt qu'elles ont été remplies au-dessus de
la hauteur des marées de Féquinoxe, on les re-
couvre de gravier et de terre. Je me rappelle
d^avoir vu à Greenwich , dans ma jeunesse ,
une jetée de 5o pieds de long , qui , étant de-
venue inutile, fut ensemencée en luzerne, et
cette luzerne a existé pendant un grand nombre
d'années ».
c( Dès que ces terreins artificiels sont conso-
lidés, on y élève des magasins en charpente^
et quelques années après , des maisons de bri-
ques. Telle a été Forigine de presque toute la
partie méridionale de la ville de New - York,
L^emplacementsur lequel on a construit le grand
café, qui sert aujourd'hui de bourse, et où se
tiennent les chambres d'assurances , étoit , en
1765,1e mouillage des Vaisseaux de moyenne
grandeur. Ce bel édifice est maintenant à 5oo
pieds de la mer. On a formé au-delà deux rangs
de maisons et deux rues (*). Cet envahissement
des eaux a été si considérable, que les vais-
seaux passent aujourd'hui entre File du Gou«
verneur (^'^) et celle de Nassau, espace que
j'ai fréquemment traversé à pied sec dans ma
jeunesse : 20 pieds d'eau couvrent cet endroit
(^) Water et Front-Street.
C^*) Cette île forme le havre de l'est.
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 5o3
OÙ jadis on voyoit à peine un ruisseau ».
(( Il en a été de même dans presque toutes les
villes maritimes du continent. Pour obtenir une
plus grande profondeur d^eau , à l'extrémité de
leurs jetées 5 les habitans ont formé des encaisse-
niens plus ou moins considérables. C^est à New-
port, dans l'île de Rhodes , que l'on voit d'im-
menses travaux en ce genre, ainsi qu'à Boston.
La principale jetée de cette dernière ville, bien
connue sous le nom de Longwarf, a i5oo pieds
de long et 80 de large ; on y a élevé sur la gauclie
une longue suite de magnifiques magasins, en
face desquels on charge et on décharge les vais-
seaux : c'est là qu'on voit, dans toute son ac-
tivité*, ce peuple marin. Cette jetée a été cons-
truite, il y a 4o ans, par une compagnie incor-
porée, aux agens de laquelle on paye les droits
de qua^rage prescrits par la loi )).
«Quel dommage, direz-vous, que ces ou-
vrages n'aient pas été faits en pierres î Le coup-
d'oeil en seroit bien plus beau , et peut - être
aussi les croiriez-vous plus durables 5 mais rap-
pelez-vous que ces fondations n^ont point été
entreprises par des rois, qui, com^me le czar de
Moscovie, 37- auroient sacrifié des tonnes d'or et
des milliers d'hommes; mais par de simples par-
ticuliers , ou par quelques associations qui
n'ont pu employer que des moyens ordinaires.
5o4 VOYAGE
D'ailleurs, je suis persuadé que les glaces au-
roient beaucoup plus de prise sur des angles et
des surfaces en pierres que sur des piles de bois ,
que l'on répare si facilement , sans que Fensem'-
ble éprouve le moindre ébranlement )).
(( Il est probable que, dans un siècle ou deux,
on s'occupera , plus qu'aujourd'hui, de mettre
quelque luxe dans la construction de ces ou-
vrages : les hommes seront alors aussi nom-
breux qu'en Europe; notre postérité jouira de
plusieurs ressources, que notre foiblessenenous
permet pas d'atteindre. Jusqu'ici nous n'avons
cherché que les moyens de pouvoir charger et
décharger les vaisseaux avec promptitude et fa-
cilité. Vous conviendrez que ces jetées, à côté
desquelles ils viennent s'amarrer , sont d'une
grande commodité, puisque les voitures peu-
vent approcher jusqu'au passe-avant des bâti-
mens)).
a Eh ! que sommes-nous encore , pour nous
occuper de ces embellissemens, nous dont la
véritable émancipation ne date que de 1790;
nous 5 dont le nom , l'existence nationale et le
Gouvernement n'ont pas encore reçu la consé-
cration d'un grand nombre d'années ? Qu^é-
tions - nous avant cette époque? Un peuple
couvert de la rouille des préjugés qu'il avoit
contractés dans son enfance 3 quoique tout-à-
BANS LA HAUTE PENSYLTANIE. 0o5
coup parvenu à sa majorité par les plus extraor-
dinaires des événemens 5 un peuple qui, na-
guère, ne connoissant d^autres affections ni
d'autres intérêts que ceux de la colonie qui
Favoit vu naître, n'a pas encore eu le temps de
s'élever, par l'éducation, l'opinion et le senti-
ment , au grand caractère qui doit distinguer les
membres de la nouvelle famille des Etats-Unis.
Qu'étions-nous, il y a 4o ans, lorsque, dans l'inté-
rieur, on ne voyoit que quelques habitations iso-
lées, séparées les unes des autres par d'épaisses
forêts , d'immenses marais , ou des rivières sans
ponts? Qu'étoient alors nos villes? De grosses
bourgades habitées par des hommes, heureux
à la vérité (car l'enfance de ces colonies a été
leur âge d'or), mais peu instruits , dont les spé-
culations et le commerce , tracés par la métro-
pole, ne parcouroient qu'un cercle étroit. On
ne devroit donc pas trouver extraordinaire ,
comme le font la plupart des voyageurs , que
ce qu'ils observent parmi nous soit si inférieur
à ce qu'ils ont vu dans leur patrie. Peut-on es-
pérer qu'un arbre rapporte du fruit avant d'avoir
acquis l'accroissement nécessaire? Encore 5o ans
de paix avec l'univers, et de tranquillité chez
nous , alors ils verront combien tout sera per-
fectionné ».
(( Depuis le long séjour que je fis , il y a deux
III» r
5oG Voyage
ans 5 cliez lecliancelierLivingstoii,ditM. Her^
man, je n^avois point entendu de conversation
aussi intéressante. Quel bonheur pour un étran-
ger comme moi , que d'avoir été introduit auprès
de personnes chez lesquelles je jouis à-la-fois des
charmes de l'hospitalité et du plaisir d'entendre
des détails également nouveaux et instructifs !
A peine aurois-je pu, après six mois d'étude et
de recherches, savoir ce que je viens d'appren-
dre? dans l'espace de quelques heures. C'est à ce
respectable compagnon de voyage, continua-
t-il , que je dois l'inappréciable avantage d'avoir
mérité l'estime et l'amitié de tant de personnes
instruites. Ainsi que vous, Monsieur, il a connu
ce pays dans son état colonial ; ainsi que vous^
il a vu naître et arriver ces événemens , ces chan-
ces et ces hasards qui ont conduit cette intéres-
sante portion de l'Amérique à l'émancipation.
S'il est douloureux de vieillir , on est un peu
dédommagé du passage rapide de la vie, lors-^
que l'on a le bonheur de paroître sur la scène
du monde à une époque aussi extraordinaire.
Quels changemens dans les opinions des hom-»
mes depuis 1774 1 Ce court période de 24 ans , a
été plus fécond en grands événemens, et sur-tout
en germes d'événemens plus importans encore,
que plusieurs siècles antérieurs. Le commen-
cement de celui-ci sera considéré , dans la suit<^
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. OOJ^
des temps , comme une nouvelle ère. Dites-moi ,
je vous prie , combien y a-t-il d'années que vous
possédez cette belle et fertile plantation, si agréa-
blement , si doucement assise sur les bords de
cette jolie rivière )) ?
« Elle est dans notre famille, répondit M. G.,
depuis 1680 5 époque à laquelle mon bisaïeul en
fit l'acquisition des derniers indigènes du vil-
lage d'Acquakanunck. Cette possession est bien
légitime, comme vous le voyez. Obligé de deve-
nir cultivateur, après la disparition du gibier,
un des chefs de la famille , Wépeeton , vendit ,
pour une pension de 60 piastres, la portion de
terre qui lui étoit échue lors du partage avec les
autres habitans du village, dont il ne restoit
plus que 67 individus. Mon bisaïeul, homme
juste, lui fit construire une bonne cabane et
enclore un jardin considérable, dans lequel les
femmes plantèrent leur maïs. Avec ces ressources
et celle de la pêche, cette famille vécut dans
l'aisance jusqu'à la mort de Skeesakon, le der-
nier descendant , qui mourut en 175© )).
(( Je suis si attaché à ce sol paternel , continua
M. Gr. , que je serois extrêmement peiné , si je
prévoyois que mon fils conçut un jour l'idée
de s'en défaire. Dans l'intention de le lui rendre
plus cher , j'ai fait venir d'Europe un grand
nombre d'arbres des meilleures espèces à fruits ,
2
BoS VOYAGE
et des plus rares dans ce pays , où le goût deè
jardins est encore à naître. J^ai , comme vous
l'avez vu, un excellent jardinier hollandais,
auquel je ne refuse rien de ce qu'il me demande
pour améliorer le sol et garantir mes arbres des
rigueurs de l'hiver ; j'ai même plusieurs pieds de
vignes, qui, déjà, commencent à me donner du
raisin. Le croiriez-vous? cet homme est un phi-
losophe-pratique dans tout ce qui concerne la vé-
gétation et la conduite de son jardin j ses lumiè-
res , son expérience et ses conversations m'ont
beaucoup instruit; car, lorsque je travaillois dans
mon comptoir à Santa-Cruz, je ne pensois guère
au mouvement de la sève des arbres , ni aux
influences du soleil et des saisons )).
« A mon âge, cet homme m'a fait connoître
lui nouveau genre de bonheur, dont je n'avois
pas la plus légère idée ; et on va le chercher, ce
bonheur , sous les frimats du r^ord , et sous les
feux de la zone torride, tandis qu'il est à notre
porte, sous nos fenêtres, dans notre jardin ! En
me mettant la serpette à la main , mon jardinier
m'a appris à sentir de l'intérêt , et même de l'af-
fection pour mes arbres. Il m'a donné quelques
leçons de botanique. Comment vous exprimerai-
je l'effet qu'elles produisirent sur in on esprit ;
l'étonnement , le respect et l'admiration dont
elles me remplirent ? Malheureux que tu es ! m^
DANS LA HAUTK PENSYLVANIE. 009
dis-je à moi-même, tu as vécu jusqu^à 5o ans,
et tu ne connois pas ce sanctuaire sous les voiles
duquel la nature cache les mystères de la propa-
gation et de la reproduction des plantes ! Depuis
long -temps je vais moins souvent à New- York 5
j'ai moins besoin des sociétés bruyantes, des
plaisirs de la table ; je reçois , par préférence ,
ceux de mes amis qui ont des inclinations ana-
logues aux goûts que cet honnête Hollandais m'a
inspirés. Je passe avec lui une partie du temps
que je ne consacre ni à la lecture ni aux soins
de la culture. Autant que je le puis, je me fais
accompagner par mon fils, auquel je tâche d'ins-
pirer les mêmes goûts, et à qui cet excellent
jardinier a enseigné à écussonner et à greffer)).
((Ces sauvageons, dis-je quelquefois à mon
fils , qui vous doivent leur civilisation, doivent
aussi vous être plus chers que les autres arbres de
ce jardin; un jour, leur fruit vous paroîtrameil-
leur, et vous ressentirez un double plaisir, j'en
suis sûr, lorsqu'en présentant à vos amis une
belle pêche, ou une poire succulente, vous pour-
rez leur dire : « C'est moi qui, jadis , écussonnai
)> ces arbres )) .
((Je fis construire, il y a plusieurs années, à
quelque distance de ma maison, un caveau que
j'ai environné de cèdres rouges et d'acacias, et
dans lequel les cendres de mes ancêtres ont été
3lO VOYAGE
transportées de la vieille église hollandaise de
New -York, et j'ai ordonné dans mon testa-
ment que les miennes y fussent déposées un jour.
Ayant inspiré de bonne heure à ce jeune homme
lin respect religieux pour les lieux consacrés au
repos des morts, je me flatte que tous ces motifs
contribueront à éloigner de son esprit et de son
coeur 5 Fidée d'aliéner ce domaine, et lui feront
considérer une telle action comme honteuse et
sacrilège. Ce respect , dont toutes les âmes hon-
nêtes sont involontairement pénétrées , est plu-
tôt l'effet de l'instinct que de la réflexion , puis-
qu'on le remarque parmi les indigènes, dans la
mémoire desquels les lieux où ont été déposés
les os de leurs parens et de leurs amis, sont deve-
nus des points géographiques comme les torrens,
les chutes et les montagnes. D'ailleurs, combien
de réflexions utiles ne doit pas faire naître dans
l'esprit d'un fils , la vue des arbres que son père
a plantés , celle des champs qu'il a défrichés ,
ou des sources dont il a conduit les eaux pour
désaltérer ses herbages et ses vergers y> !
(( Je crois le vôtre trop heureusement né, dis-
je à M. G. 5 pour que vos dernières volontés et
des motifs aussi respectables, ne l'attachent pas
à cette possession dont il sera le cinquième pos-
sesseur , de père en fils. Peut-être ne rencontre-
roit-on pas dans cet Etat douze familles qui pus-
DANS LA HAUTE PJENS YLVANIE. OU
sent justifier d^une possession aussi ancienne ».
(( Cela est rare, en effet, reprit-il, sur-tout dans
une société naissante , établie depuis si peu de
temps sur un si vaste continent : d'ailleurs , outre
le penchant de mes compatriotes pour Témigra-
tion, penchant déterminé par le désir, bien na-
turel , de devenir propriétaire, les familles étant
presque toujours très-nombreuses , les enfans,
à la mort du père , sont souvent obligés de
vendre la plantation paternelle pour pouvoir
partager la succession )>.
« Combien cet état de choses n^influe-t-il pas
sur le perfectionnement de l'agriculture ! Quel
liomme , en effet , voudroit soigneusement éle-
ver, planter des arbres, améliorer ses champs,
les enclore de haies vives , s'il prévoyoit qu'au
bout de quelques années ils dussent passer dans
d'autres mains ? Telle est la conséquence inévi-
table de la jeunesse de nos sociétés, et non de
l'ignorance , comme l'ont dit tant de voyageurs.
Dans d'autres pays on se plaint quelquefois du
trop grand nombre d'hommes relativement à
leur étendue : ici, au contraire, l'agriculture,
les manufactures, l'achèvement des routes et des
canaux, tout languit, tout est retardé faute de
bras : il n'en sera pas ainsi dans quelques années» .
((Aveugles que nous sommes! nous gémis-
sons , nous nous plaignons de l'imperfection de
5ï2 VOYAGE
nos ébauches, de la lenteur de nos progrés l Com-
bien cependant notre sort n^est-il pas plusheu-
reux que ne le sera celui de nos arrière-petits-
enfans, lorsque ce pays sera aussi peuplé que
l'Europe ! On se plaignoit aussi dans le temps
colonial ; car c'est le sort de l'homme : ce temps
fut cependant le véritable âge d'or de cette nou-
velle partie du monde. Par-tout régn oient l'abon-
dance, la paix et la modération des désirs ; par-
tout on voyoit s'épanouir les germes du vrai bon-
heur 5 les bienfaits de la liberté n'avoient point
été souillés par ses délires ni par ses tempêtes 5
par-tout on voyoit des administrations pater-
nelles, des loix fondées sur la justice, et des
moeurs pures. Si les yeux n^étoient pas éblouis
par le spectacle de grandes fortunes , le cœur
n'étoit jamais affligé par celui de la misère et
de la pauvreté. La faillite d'un négociant étoît
un événement inoui. Rien n'étoit plus rare que
les exécutions : dans l'espace de 27 ans, un seul
homme a été conduit au supplice dans l'Etat de
Massachussets, et cet homme étoit un matelot
génois )).
«Telles ont été, à quelques exceptions prés,
les heureuses circonstances qui ont accompagné
l'enfance de ces Etats j telles , les causes aux-
quelles il faut attribuer les progrès rapides qu'a=
y oient faits, dans le cours d'un siècle, ces colo«-
DANS LA HAUTE PENSYLTANIE. 5l3
nies, dont Forigine est due à ^intolérance , aux
longues et sanglantes guerres de religion, qui
désolèrent l'Angleterre, et une grande partie de
FEurope , dans le dix-septième siècle. Il est pro-
bable que , si les nouvelles doctrines de Lutlier
et de Calvin n'eussent jamais paru, les bases sur
lesquelles ces colonies furent fondées _, auroient
été moins favorables à la liberté, et qu'elles n' au-
roient pas pris un accroissement aussi rapide.
A quoi a-t-il tenu que ces doctrines n'aient été
étouffées pour Ion g- temps ? A ce que Léon x n'eut
pas formé le projet d'illustrer son règne en cons-
truisant la basilique de S. Pierre, ainsi qu'à
quelques degrés de sagesse et de modération dans
la tête de ce pontife et dans celles de son con-
seil ».
(c Est -ce vous, demanda M. Herman, qui
avez planté ces beaux cèdres sur le coteau , dont
les eaux de la rivière baignent l'escarpement ?
Non , répondit M. G. , ils sont les enfans de la
nature ; voilà pourquoi vous les voyez si élevés
et leurs têtes aussi pyramidales. D'après la tradi-
tion, continua-t-il, il paroît qu'ils étoient dans le
même état de grandeur et de fraîcheur , il y a
178 ans, lors de l'arrivée de nos ancêtres 5 ce qui
prouve l'étonnante longévité de ces arbres, qui ,
semblables au chêne, jouissent encore de plu-
sieurs siècles d'existence, après avoir pris tout
Hl4 T O Y A G E
leur accroissement. Je n'ai pas voulu permettre
qu'on en abattît un seul depuis la mort de mon
père , qui , comme moi , les admiroit et les res-
pectoit, et qui fit planter les tulipiers qui les
accompagnent».
« C'est sous leurs ombres harmoniques que
je vais quelquefois rêver, méditer sur notre des-
tinée j sur la vie , ce cercle éternel de vicissitudes,
tantôt d'ordre, de paix et de bonheur, tantôt
de guerres , de malheurs et de désordres de tout
genre 3 sur cette succession rapide de naissance
et de mort, d'anéantissement etdereproduction.
Qu'est-ce que le passé, me suis je souvent de-
mandé, dans le vague ténébreux duquel les évé-
nemens, les générations, les siècles vont se per-
dre, comme les eaux des rivières, dans les abî-
mies de l'Océan ? Et cet avenir qui n'est rien
avant d'arriver , et qui nous quitte au moment
où il arrive 5 vers lequel cependant notre imagi-
nation nous transporte à chaque instant pour y
fonder ses plus belles espérances? Et le présent ,
fugitif comme le vent qui souffle, dont à peine
nous jouissons, qu'il n'est déjà plus ? Placé entre
ces difFérens points qui l'environnent et sans
cesse lui échappent, qu'est-ce que Thomme» ?
?^cMais fatigué, effrayé même de ces élans \
présomptueux de mon intelligence, dontlafoi-
blesse ne pourra jamais franchir ses étroites
DANS LA HAUTE PKNSYLVANIE. 5l5
limites , je m'arrête et redescends vers la terre,
notre première patrie. J'admire l'élégance , la
beauté des couleurs du papillon, de cet enfant
au soleil , qui arrive d'une aile légère pour se re-
poser, comme moi, à l'ombre de ces cèdres. A
l'aide d'une loupe, j'examine l'éclat des éme-
raudes dont sont ornées ces mouches féroces et
sanguinaires, qui , après avoir passé l'hiver en-
sevelies sous la vase de nos prairies, viennent
effrayer , désoler , poursuivre nos bestiaux pen-
dant les ardeurs de la canicule. Et cette variété
d'insectes dont les formes et les facultés sont si
diverses et si merveilleuses! Et ces atomes micros-
copiques qui , cependant , paroissent jouir de
tous les dons de l'existence ! Animées par la cha-
leur du soleil , leurs générations se succèdent
avec une extrême rapidité, jusqu'à ce qu'aver-
ties des approches de l'automne , elles cherchent
les lieux les plus convenables pour s'y enseve-
lir sous la forme de chrysalides, ou mourir après
avoir pondu leurs oeufs. Et ce mouvement pé-
riodique des eaux , auquel nous devons la navi-
gation de tant de rivières j qui, chaque jour,
conduit silencieusement à New^-York , et en ra-
mène nos pirogues et nos sloops ! Ce flux et re-
flux est-il du à la pression de la lune, ou à la
fonte des glaces polaires? Et cette belle végéta-
tion dont je suis environné ^ et le développe-
5i6 VOYAGE
ment de tant de germes ! Quelle source inépui-
sable d^étonnement et d'admiration î
(( Lorsque , pendant les momens orageux de
l'été 5 les ressorts de mon esprit sont détendus ,
relâchés, mon ame devenue, je ne sais pour-
quoi, susceptible des plus légères impressions,
croit entendre, sous ces ombres rafraîchissantes,
un concert aérien , dont les sons paroissent s'ap-
procher ou s'éloigner, naître , s'accroître oti
mourir, suivant que la brise de mer passe avec
plus ou moins de force à travers les feuilles ai-
guës de ces arbres. Tantôt c'est le retentisse-
ment sonore de plusieurs harpes 5 tantôt les sons
moelleux de la ilùte , ou le simple bourdonne^
ment d'un basson. Je ne connois rien d'aus&i
voluptueux que ce mélange de spns, quelquefois
vagues, incertains, et presque toujours harmo-
niques 5 ni rien qui conduise plus doucement ,
plus insensiblement à ce délicieux oubli de soi-
même, qui n'est qu'un sommeil méditatif».
c( D'ailleurs , ces cèdres, témoins de la prospé-
rité des indigènes, qui jadis habitèrent ce can-^
ton , ainsi que de l'arrivée des Européens 5 té-
ïnoins aussi de l'inconcevable décadence des
premiers , et de l'accroissement, non moins ra-
pide, des seconds, doivent paroître respectables
aux yeux de l'observateur , et méritent bien
d'être conservés. Ce sont nos médailles 3 et quoi-
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. Slj
qu'elles ne soient pas couvertes de la rouille des
siècles, comme celles queFon voit dans les cabi-
nets de l'Europe , elles en portent Fécorce et les
mousses )).
Le temps que nous passâmes sous le toit de
M. G. 5 partagé entre les plaisirs de la pêche, de
la promenade et de la conversation, s'écoula
comme les jours de bonheur, c'est-à-dire, avec
la rapidité de l'éclair. Outre l'estime particu-
lière que notre respectable hôte avoit conçue
pour mon jeune ami , la facilité avec laquelle ce
dernier parloit hollandais, avoit produit un si
grand rapprochement entr'eux, que notre sé-
jour à Acquakanunck se trouva prolongé bien
au-delà des bornes que nous nous étions pres-
crites. Quand, enfin, il fallut partir, M. G. ,
pour dernier témoignage de l'amitié qu'il portoit
à mon compagnon, fit graver sur une pierre de
New-Ark , et placer dans son jardin les vers sui-
vans , que ce premier avoit écrits sur une des
Titres de sa chambre :
Lieux enchantes, séjour de paix et de bonheur,
O de la Passaïck aimable et doux rivage !
C'est ici , sur ces bords , qu'un véritable sag©
Eclaira mon esprit, intéressa mon cœur.
Asyle des vertus, demeure hospitalière,
Vergers , oii la nature étale ses bienfaits ;
Arbres majestueux, fécondante rivière^
5l8 ^ VOYAGE
Hôte plus cher encore, adieu donc pour jamais !
• Je ne vous verrai plus; mais mon ame attendrie
Vous jure amitié sainte, éternel souvenir.
Adieu. . . . Combien de fois, du sein de ma patrie,
Ma pensée avec vous viendra s'entretenir !
M. Herman désirant depuis long-temps voir
la machine à faire des cardes, que construisoit
pour lui M. Cîiittenden , nous nous séparâmes
à New-Ark, lui pour aller passer quelques jours
à New-Haven , où demeuroit ce mécanicien ,
et moi pour retourner parmi mes amis à Sliip-
penbourg.
((Je reçois. Monsieur, une lettre de mon
père, qui m^informe que sa santé ne lui permet-
tant plus de supporter le fardeau des affaires ,
il abesoin de mon secours, et exige que je quitte
ce continent sans délai. Quoique je ne puisse ba-
lancer un seul instant entre Faffection filiale et
Tamitié, je ne vous annonce cependant pas cette
nouvelle sans éprouver de vifs regrets. Si l'ap-
proche de Féquinoxe, et sur-tout si la grande
distance qui nous sépare, n'étoit pas aussi con-
sidérable , je ne m'embarquerois pas avant de
vous avoir serré les mains, et vous avoir ex-
primé, de vive voix, toute la reconnoissance
que je vous dois pour les innombrables services
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 5îg
que VOUS m'avez rendus , et les innombrables
preuves d'amitié dont vous m'avez comblé )) .
« Jamais je n'oublierai que c'est à vous ou à
vos amis que je dois d'avoir vu une grande par-
tie de ce que ce continent offre de plus intéres-
sant^ ces jeunes sociétés agricoles disséminées sur
presque tous les points; ce mouvement général
depuis les rivages de la mer, jusques à ceux de
l'Ohio ; ces fleuves majestueux ; ces prodigieuses
cataractes ; ces mers méditerranées ; ces nom-
breuses colonies trans-allégliéniennes ; ces ca-
naux et ces routes que l'on ouvre de tous côtés, et
cette longue suite d'Etats, à-la-fois maritimes et
agricoles, dont les capitales ressemblent déjà
trop à celles de l'Europe. Ce vaste ensemble est
comme un tableau animé , auquel chaque an-
née ajoute de nouveaux traits et de nouvelles
couleurs. Sans parler des autres Etats, quels
changemens dans celui de New-York, depuis
notre voyage à Onondaga, en 1789! A peine
alors le pays des Jénézées étoit-il connu , en-
core moins ceux du nouveau Catarakouy, deCas»
torland (1), d'Osswègatché , de Riohland, &c.;
les villes de Littlefalls , de Whiteston , de Bar-
newelt , de Roterdam, de Rome, deLeyden, de
Castorville, &c., n'étoient point encore fondées,
ni les canaux de Wood-Creek et de Stanwick
exécutés. On ne voyoit pas une seule habita-
SùO VOYAGE
tion sur les bords de la grande baie de Nia-»
houré (2). Il en est de même dans la Pensylvanie
et dans les Etats du nord ; par-tout on observe
le mouvement du travail et de Tindustrie, l'ac-
tivité et les spéculations. Ces progrès sont si
rapides , que ce qu'on espéroit hier , se trouve
aujourd'hui presque toujours réalisé, et que
demain produira ce que l'on espère encore :
symbole de la jeunesse, qui, chaque jour , voit
ajouter à ce qu'elle possédoit déjà».
« Si la forme trop démocratique du Gou-
vernement ; si la réaction des nouveaux prin-
cipes qui ont failli bouleverser l'Europe, ont fait
naître des partis , ces fermentations que l'on
observe plus particulièrement dans les villes,
n'ont aucune influence sur les progrès des dé-
frichemens des colonies intérieures , ni sur ceux
du commerce. Ces discussions , ces différences
d'opion n'arrêtent , ni le départ des vaisseaux ,
ni l'activité des charrues, ni enfin les émigra-
tions qui, tous les ans, sortent des ruches du
nord, pour aller former des établissemens dans
l'ouest et le midi de l'Union. On est encore plus
attaché à solliciter les faveurs de la fortune,
qu'à ce qui se dit et à ce qui se fait dans l'en-
ceinte du Congrès ».
« Jamais je n'oublierai que c'est vous qui m'a-
vez introduit et conduit à travers les grandes
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 021
forets du continent et sous les humbles cabanes
des premiers colons; que c'est vous qui m'avez
fait traverser leurs premiers champs, hérissés de
souches, observer le travail et les progrès de
leurs premières ébauches , connoître les loix
municipales de ces sociétés naissantes, et, enfin,
leurs premiers magistrats )).
«Jamais je n'oublierai que, sous vos auspices,
j'ai vécu pendant quinze jours, et conversé avec
les indigènes d'Onondaga, ces enfans puînés de
la nature, sur l'esprit desquels le grand specta-
cle de l'industrie agricole et de la civilisation ,
n'a fait aucune impression depuis plus d'un
siècle; ces hommes qui, à l'anthropophagie, à la
férocité , unissent , dans leurs sociétés domesti-
ques, la générosité, la tranquillité, la douceur
d'hommes civilisés, comme si, revenus delà
guerre dans leurs villages , ils changeoient tout-
à-coup de nature».
(( Jamais je n'oublierai le bonheur que j'ai eu
de connoitre ce grand nombre de familles , chez
lesquelles j'ai partagé avec vous tout ce que l'hos-
pitalité, l'estime et la confiance ont de plus doux
et déplus flatteur; aux conversations desquelles
je dois tant de détails intéressans : les guerres
avec les indigènes, l'éloignement successif des
frontières, la naissance , les progrès de ces colo-
^ nies ; ainsi que tout ce qui est relatif à la con-
Ù22 VOYAGE
duite de T Angleterre envers elles, et aux motifs
de la guerre qui les en a séparées)).
a Que je serois heureux si , des bords de la
Baltique, je pouvois être utile à ces respec-
tables personnages, et leur prouver que la dis-
tance qui va bientôt nous séparer, ne refroidira ,
ni ma reconnoissance ni mon amitié )) !
« Quant à vous, mon guide et mon ami, qui
avez mûri ma jeunesse, qui m^avez appris à
apprécier les choses et la vie , ainsi qu'à con-
îioître les hommes; qui m^avez rendu digne de
l'estime de tant de personnes éminentes , mon
cœur se gonfle, les larmes viennent obscurcir mes
yeux. Serions-nous destinés à ne jamais nous
revoir ? Je ne veux ni ne puis admettre cette af-
fligeante idée. Si la guerre , si les malheurs qu'a
éprouvés une des plus belles partie de l'Europe,
vous ont tant contristé , songez qu'à ces tempêtes
viennent de succéder le repos et le calme j que
la modération, la fermeté, la justice, la clé-
mence et les lumières, remplacent aujourd'hui
la férocité , le crime , l'aveuglement et la bar-
barie».
a En attendant que celui au génie , au bon-
heur duquel ces premiers miracles sont dûs, ait
eu le temps d'en accomplir bien d'autres encore,
venez partager la maison d'un ami, à la ville et
à la campagne, au sein de la confiance, de la
DANS LA HAUTE PENSYLVANIE. 020
paix et de Fabondance. Nous ob serverons en-
semble le contraste frappant que présentent les
moeurs j les loix , le Gouvernement de mon an-
tique patrie, avec celui qui régit cette jeune fa-
mille de républiques et d^Etats. Je renouvellerai
encore, avant de m^embarquer , cette invitation
que mon cœur vous adresse, et, si j^en ai la
force, les tendres adieux de votre compagnon
et jeune ami ,
Gustave Herman,
53t
NOTES.
NOTES DU CHAPITRE II.
( 1 ) rVi LLMiNGTON. Ville consiclërable de l'Etat de
Délaware , agréablement située sur une pente douce , à
un mille et demi de la rivière de ce nom , à 28 de Phila-
delphie , et à une petite distance de la rivière Christian a
ou Christine. Elle contient 4oo maisons et plus deoobo ha-
bitans. J'y ai vu plusieurs colons de Saint-Domingue ,
que l'incendie et le carnage occasionnés par la révolution,
avoient obligés d'abandonner leur patrie , qui se louoient
beaucoup de l'hospitalité deshabitans; ainsi que de l'abon-
dance des comestibles et des fourrages. Les plus indigens
y ont trouvé la bienveillance et les secours de la cliarité
chrétienne. On y a fondé une académie , incorporée depuis,
dans laquelle il y avoit, l'année dernière, cinquante-
quatre écoliers : le Gouvernement va l'ériger en collège.
Cette ville n'est qu'à une petite distance de l'embou-
chure du Brandy- Wine dans la Christiana , sur lequel on a
construit depuis long-temps des moulins à farine, dont
Fingénieux mécanisme , perfectionné par Olivier Evans ,
dç Philadelphie , est très-admiré des connoisseurs. Le pre-
mier de ces moulins fut bâti il y a près de 70 ans. On voit
avec plaisir , en passant le pont , ce groupe de douze à
quinze usines , qui , avec les bizarreries du torrent d'où,
elles tiï-ent leur mouvement, la jolie bourgade de Brandy-
Wine , les vaisseaux que l'on charge de farines, ceux d'où
l'on tiansporte le bled, etc. produit un point de vue
NOTE S. 52.^
animé , intéressant et très-pittoresque. Le propriétaire du
moulin le plus rapproché du pont , qui est aussi le pins
considérable , puisqu'il contient douze meules , me dit
qu'on avoit moulu dans ce petit voisinage , en 1796 ,
600,000 boisseaux de bled *, lesquels avoient produit
11 4,000 barils de farine superfine *^, 12000 de seconde
qualité, 1 8000 de troisième, 6000 de quatrième, et 1 80,000
boisseaux de son , du poids de 34 à 56 liv.
( 2 ) Rats musqués. Ainsi appelés à cause de l'odeur
qu'ils laissent par- tout où ils ont séjourné. Quoique beau-
coup plus vifs et plus gais que le castor , ils ont la même
industrie , les mêmes talens , et paroissent en être la minia-
ture. Mais n'étant pas , comme ceux-ci , assez forts pour
couper , abattre des arbres , et élever des digues , ils se con-
tentent de construire leurs habitations avec le bois et la
terre qu'ils apportent dans des lacs peu profonds , à une
petite distance des rivages. Les dommages qu'ils occa-
sionnent dans les digues , sont souvent très-considérables ,
et exigent les plus promptes réparations. Leur duvet entre^
comme celui du castor , dans la fabrication des chapeaux.
( 3 ) Herbages. Les terreins bas , tels que les îles qui
remplissent la Délaware depuis Philadelphie jusqu'à
Chester, la péninsule de Moyomensing, plusieurs marais
maritimes dans le comté de Sussex et dans le Jersey, que
depuis long-temps on a desséchés et garantis des eaux de
la Délaware , au moyen des digues , sont devenus d'un
très-grand rapport» On croit que leur fertilité provient ,
* Le boisseau dont on fait usage dans les Etats-Unis , est celui .
ûe Winchester : il contient 60 livres de bled.
** D'après les dimensions des barils prescrites par la loi ,
chacun de ces barils de farine pesa un quintal et trois quarts.
SqS notes.
Kon-seulement du limon dont ils ont été formés dans 1©
iong cours des siècles, mais aussi de la salure des eaux. lia
plupart de ces herbages produisent aujourd'hui un gra-
minée (connu sous le nom vulgaire de black-grass) , dont
on ignore l'origine, et qui ne vient nulle part ailleurs-, il
donne de trois et demi à quatre tonneaux et demi de
foin par acre (de 7700 à 9900 liv.). Sans le secours d'aucune
industrie, il a remplace' les glayeuls, les herbes aqua-
tiques et le petit jonc , très-communs dans toutes les par-
ties maritimes des Etats du milieu. Ces graminées sont si
salutaires, que souvent on envoie des chevaux de l'inté-
Heur j pour se refaire sur ces fonds desséchés. Ces foibles
conquêtes ne sont rien encore, comparées à la vaste éten-
due de ces terreins humides ou inondés qu'on voit sur les
bords de la Délaware et des grandes rivières, depuis une
extrémité des Etats-Unis jusqu'à l'autre. Il faut attendre
que les progrès de la population aient multiplié les bras.
Le petit Etat de Délaware pourra alors s'enrichir de ter-
reins extrêmement féconds / dont la quantité est estimée
de 6 à 700,000 acres.
(4) Ce petit voisinage est situé à cinq milles de la ri-
vière Christiana ou Christine, à sept de la ville, et dans
le Hundred du même nom.
( 5 ) Hicory. Noyer dont on connoît quatre espèces : le
sliellbark, le pignut, le kesketomah et le hicory franc.
Il aime les terreins humides ; alors il s'élève comme le
chêne. C'est le meilleur bois à brâler que l'on connoisse :
mais quoiqu'aussi pesant que le premier, il est sujet à être
piqué des vers. Sa noix , dont le goût est délicieux , a une
écorce très -dure, qu'il est nécessaire de briser avec le
ïoarteau. Les indigènes du midi en font un lait dont ils
assaisonnent plusieurs mets. On trouve cet arbre depuis?
NOTES, 527
îe Connectlcut jusques dans la Floride occidentale. Il sera
un jour soigneusement cultivé , ainsi (jue l'érable à sucre.
( 6 ) Quakers cultivateurs. On a observé , depuis long-
temps , que les colons qui habitent dans le voisinage des
grands établissemens quakers ou moraves ; sont beaucoup
plus industrieux et plus tranquilles , ont des mœurs plus
douces , une éducation plus soignée, que presque par- tout
ailleurs. Tel est l'heureux effet du bon exemple , qui, s'il
ëtoit plus connu , serviroit à convaincre ceux qui , dans
leur fol orgueil , ont cru que l'enseignement des préceptes
religieux étoit inutile , combien , au contraire , ils con-
tribuent à rendre les hommes plus sages , plus indust-
rieux , plus heureux , plus soumis aux loix , et meilleurs
citoyens.
J'ai connu un M. Johnson, membre du Conseil colonial
de New- York, fondateur d'un des districts du comté de
Duchesse "^ , dans l'Etat de New- York, qui , bien instruits
des effets salutaires d'une éducation religieuse, n'amena
avec lui que des colons de la secte des Quakers. Combien
de fois, depuis, n'ai -je pas partagé son bonheur, en vovant
la prospérité de ce beau et fertile canton s'accroître avec
rapidité, et ces hommes laborieux , modestes , intelligens,
deveniren peu d'années des propriétaires aisés et opulens?
(7) Quahers des villes. Peu ambitieux d'obtenir àes
emplois , de remplir des magistratures qui exigent un
serment , ils s'adonnent presqu'exclusivement au com-
merce et aux manufactures. Sous plusieurs rapports, ils
doivent donc être, et ils sont en effet bien différens de
ceux qui cultivent leurs terres.
(8) Machine hydraulique. Le mécanisme en est si
* District de Nine-Partnej's»
5'2S ÎJ O T E s.
simple et si peu dispendieux , qu'il est étonnant de ne pas
le voir plus fre'quemment employé dans les grands jardins
de l'Europe. Il est composé de deux plates-formes de cinq
à six pieds de diamètre , élevées sur quatre montans aux-
quels l'inférieure doit être solidement fixée. Celle de
dessus est retenue , et circule sur la première au moyen
de trois pattes à queue d'aronde, introduites dans iine
raintTre circulaire de deux pouces de profondeur. Cette
plate-forme est destinée à recevoir un petit essieu de fer ,
ayant dans son milieu une manivelle, dont la hauteur
doit être de la moitié du jeu de la pompe, c'est-à-dire,
d'environ quatre pouces : on fixe des ailes à une de ses ex-
trémités ; sous l'autre, une pièce de bois inclinée vers la
terre, qui sert à-la-fois de contre-poids et à tourner le
moulin. A cette manivelle est attachée la partie supérieur©
de la verge de la pompe , munie d'une virole en porte-
mousqueton- Il est aisé de concevoir, sans entrer dans de
plus longs détails , que les ailes de cet essieu , mises en
mouvement par l'action du vent, doivent nécessairement
faire agir cette pompe. La longueur des ailes est propor-
tionnée à la résistance , qui n'est pas bien considérable , à
moins qu'on ne veuille multiplier le nombre des pompes ,
qui, si le puits est assez abondant, peut être augmenté
Jusqu'à quatre.
NOTES DU CHAPITRE II I.
(i) ChectatPs , Chikassaws. La première de ces nations
est formidable et nombreuse : elle habite le beau pays
qu'arrosent les branches du Tombéchée , de l' Alibama ,
du Passagoola , dont les eaux tombent dans le golfe du
Mexique. De tous les indigènes de cet hémisphère, ce
sont les plus a^vancés dans la civilisation et dans la culture^
NOTES. ^29
Placés sur un sol fertile, environnés de forêts majes-
tueuses , remplies de buissons odorans et de savannes
peuplées de gibier, ils mènent une vie douce et tranquille.
Leurs maisons sont bien bâties et assez commodes^ la
plupart sont entourées d'orangers, de cerisiers et de pru-
niers. Un grand nombre d'Européens se sont établis parmi
eux. Ils sont venus, de même que les séminoles ou creeks,
des pays situés à l'ouest du Mississipi. La liaine , ou plutôt
l'antipathie qui subsiste entre ces deux nations , date,
disent-ils, de ces temps reculés. Quelques-unes de ces
tribus occupent les parties maritimes qu'arrosent ces
belles rivières. Ainsi que leurs voisins , ils aiment pas-
sionnément la danse ; on peut même dire qu'ils Font per-
fectionnée ; et , chose assez surprenante ! on trouve parmi
eux des poètes qui, tous les ans , produisent des chansons
pour la grande fête du feu nouveau. Ils ont un culte et plu-
sieurs cérémonies nationales. On estime leur nombre à
plus de vingt mille. Quelques-unes de leurs femmes pa-
roîtroient belles et piquantes , même en Europe ; elles ont
des yeux vifs , des nez aquilins , et un teint beaucoup
moins brun que les indigènes du nord. C'est parmi eux
que se réfugièrent les Natchées, qui, en ly^o, eurent le
bonheur d'échapper à la vengeance des Français.
Les Chikassaws, venus des mêmes pays occidentaux,
occupent les sources des mêmes rivières , ainsi que celles
du Yazoo , qui tombe dans le Mississipi à 1 63 lieues géo-
métriques de la balise. Ils sont beaucoup moins nombreux
que leurs voisins, et moins avancés dans la civilisation.
Ces deux nations harcelèrent long-temps la colonie fran-
çaise du Mississipi , et interceptèrent plusieurs convois
en descendant ou en remontant le fleuve , de la Nouvelle-
Orléans aux minois. Leur pays , situé sous les 34 et
oaO NOTES.
35^ degrés de latitude , arrose' par les nombreux ruisseausi
qui forment l'Alibama , le Tombëcliée et le Passagoola,
est un des plus salubres et des pUis fertiles qu'on puisse
rencontrer. Je tiens tous ces détails d'un M. Bernard Ro-
mans, officier suisse que la Grande-Bretagne envoya dans
ces cantons comme géographe , quelques années avant la
révolution.
(2) JVatchées. Nation jadis nombreuse et célèbre. Elle
ëtoit, non-seulement une des plus civilisées, mais aussi
une des plus avancées dans les arts de première nécessité.
Son culte avoit quelque affinité avec celui des Péruviens.
Le clief-lieude cette nation étoit la belle et grande plaine
connue depuis sous son nom, sur le rivage oriental du
Mississipi , à 1 24 lieues géométriques de la balise , et à
81 de la Nouvelle-Orléans , sous la latitude de 3i° 4o'.
Les Natcliées reçurent avec beaucoup d'hospitalité les
premiers colons français qui vinrent s'établir parmi eux,
et vécurent pendant long-temps en bonne intelligence •,
mais quelques causes de, dissention s'étant tout-à-coup
élevées entre ces deux peuples , les naturels massacrèrent
la plus grande partie de leurs nouveaux voisins , dont ils
prétendirent avoir beaucoup à se plaindre. Peu après cet
événement , un renfort de troupes étant arrivé de la
Nouvelle-Orléans , la nation entière fut détruite ou dis-
persée. Depuis cette époque, qui remonte à 17^0, ce beau
canton est devenu très-florissant, et l'un des mieux cultivés
de la Louisiane. Les colons sont un mélange de Français.,
d'Anglais , d'Allemands et d'Américains. La salubrité de
cette plaine est due à sa grande élévation, estimée être
200 pieds au-dessus du niveau des eaux de ce grand
.fleuve. C'est sur les bords de cette Ecore , qu'est bâti le
fort Rosalie , d'où les yeux embrassent un vaste borizoji
NOTES. 55l
de plaines herbe'es ou couvertes de roseaux , le cours ma-
jestueux du Mississipi , jusqu'à une grande distance sur
la droite et sur la gauche, et les îles couvertes d'arbres
elevé's qui occupent une partie de son lit.
(3) Le Ténézée. Cette rivière, qui après de 3oo lieues
de longueur, est formée par la réunion de plusieurs bran-
ches , le Clinck , le Holston , le Nolachuky , le French-
Broad , le Highwassee , etc. sur le bord desquelles ont été
formés les premiers établissemens du nouvel Etat , auquel
le Ténézée a donné son nom. Ces branches coulent , d'un
côté , de la chaîne des AUéghénis connue sous le nom de
Great-Iron-Hills (grandes montagnes de Fer); de l'autre,
de celle des Chérokées ou Cumberland , séparées par un
intervalle de vingt à trente lieues. Ce fleuve traverse
cette dernière chaîne à un endroit connu des géographes
sous le nom de Suck ou Whirl. Ses eaux sont en général
rapides jusqu'à ce passage ; mais depuis lors , coulant à
travers un pays peu montueux, elles sont navigables jus-
qu'à l'Ohio. On voit encore vers les sources du Ténézée
quelques restes d'anciennes villes Chérokées , Tellico ,
Chatoga , Chata , Chillhowee , Talazee , Cowee , ancien
chef-lieu de la belle et fertile vallée du même nom ; Wa-
toga , Nucassée , etc. : et sur celles du Highwass ee , les
villes de Chéwassee , New - Tellico , Nowee , Quanus-
see . etc. On ne peut pas se former une idée d'emplace-
mens plus frais, plus fertiles ni plus délicieux; richesse
du sol 5 salubrité de l'air , douceur de la température ,
voilà quelques-uns de ses avantages.
(4) Wussle-Slioals. On connoît sous ce nom une ex-
tension du Ténézée , couverte d'îles et de bas -fonds qui
en rendent le passage difficile pour les bateaux dans cer-?
taines saison^ de l'année. Ce petit laç est vers le centre du
55^ NOTES.
gi-and coude que forme ce fleuve , bien connu sous le nom
de Great-Bend.
(5) Holston. Branclie principale du Ténéze'e, qui ar-
rose un pays extrêmement fertile , et sur les bords duquel
on a fondé plusieurs villes, Hawkins, Green ville , Jones' s-
borougli * ; etc. On y voit aussi plusieurs grosses forges ,
quelques salines qui fournissent aux colons tout le sel
tlont ils ont besoin, et un grand nombre de moulins. C'est
Ja partie de ce nouvel Etat la plus anciennement cul-
tivée.
(6) NasJiville '^'^. Ville fondée en 1783, sur le rivage
me'ridional du Cliérokée ou Cumberland , chef- lieu du
district de Méro ^^"^ , un de ceux qui composent l'Etat de
Ténézée. On y voit une académie connue sous le nom de
son fondateur Davidson , près de 3oo maisons , et 1 4oo lia-
bitans : c'est dans ses environs qu'on cultive le plus beau
coton qu'on connoisse dans ces Etats. Elle est située à
3/5 lieues de Philadelphie, 23 1 de Richmond en Vir-
ginie, 61 de Knoxville , capitale de ce nouvel Etat, 64 de
Lexington dans le Kentukey, à i4 de Clark's ville ^^'^^ ,
construite plus bas , et à 4o de l'embouchure du Chérokée
dans l'Ohio. On a découvert , à quelque distance de cette
ville, une saline avec des débris de fourneaux, dont le
plan , le profil et tous les détails furent envoyés , en 1787 ,
à M. le duc de la Rochefoucauld.
■*^ Noms des généraux qui se sont distingués pendant la guerre-
de la révolution.
"^^ Ainsi nommée d'après le général Nash , tué à la bataille
de German-Town.
**^ Ainsi nommée d'après le gouverneur espagnol de laNou-
▼elle-Orléans.
•¥**-tc j)^ jjpm ^^ général Clark.
NOTE h'. bOJ
(7) Ouasioto. Grande cliaîue de montagnes, estime'e être
de vingt lieues de large , et séparée de celle d'Allégliéuy
par mie vallée considérable. Elle a servi pendant long-
temps d'asyie aux débris des petites nations que les Clié-
rokées ont détruites depuis un siècle, et dont il ne reste
plus que quelques bandits sans villages et sans demeures
fixes. Expulsés de tous côtés , ils se sont adonnés au vol
et au brigandage , et ont été long-temps redoutables aux
émigrans qui alloient de la Virginie dans les nouveaux
Etats du Kentukey et du Ténézée. Mais comme depuis
quelque temps on a cessé d'en parler, il est probable que
les colons des frontières, dont ils étoient devenus le fléau,
les auront détruits.
( 8 ) Terres de la Géorgie. En 1 796 , la législature de la
Géorgie , composée de ce qu'il y avoit d'hommes les plus
immoraux dans cet Etat , dont la constitution étoit alors
entièrement démocratique , s'avisa de mettre en vente
les terres comprises entre leurs frontières et le Mississipi ,
qui se montoient, dit-on, de 46 à 5o et quelques millions
d'acres ; sans considérer que les deux tiers de ces terreins
appartiennent aux nations belliqueuses desCreeks, Sémi-
noles, Chectaws et Cliikassaws, et que, d'après la cons-
titution fédérale , ils doivent retourner au Gouvernement
général de l'Union , aussi-tôt que les indigènes les auront
ve-ndus ; ce qui probablement n'arrivera pas d'ici à bien
des années. Le premier acte de la législature qui remplaça
celle-ci , fut d'annuller ce marché honteux ] il faut espérer
que la nouvelle forme de Gouvernement qui vient d'être
adoptée , très - semblable à celle de la Pensjdvanie , ra-
mènera l'ordre , la décence et le respect pour les loix , sans
lequel il ne peut exister aucune espèce de prospérité dans
une nation civilisée. Il vaudroit mieux embrasser la vie
554 NOTES»
sauvage, que d'être membre d'une société aussi de'sor'gà^
nisée ^ et d'obéir à un Gouvernement sans frein et sans
contre-poids. Ces taches ; cet esprit de vertige ; disparoî*-
tront avec le temps.
(9) Uchée. Grande et belle ville Muscogulge (ou Creek),
peuplée de 1 5oo babitans. Elle est située sur les bords d©
la rivière Cliattauché , branche de l' Apalachicola , à quel-
que distance du confluent du Pinchlucco. Elle est le chef-
lieu d'une grande tribu du même nom , qui fait partie de
la confédération Creek ; on rencontre à chaque instant des
marques d'une industrie cultivatrice , ainsi que des bes^
tiaux et des chevaux qui paissent dans les savannes du
voisinage ; aussi vivent-ils dans la plus grande abondance.
Quoique très-adonnés à la culture de leurs champs , ils ne
négligent pas la chasse, qui paroît être leur occupation,
favorite , et ils sont aussi adroits dans cet exercice que les
indigènes du nord. Leurs maisons sont construites en char'-
pente , bien doublées en dedans comme en dehors. Nulle
part, sur la terre, on ne peut voir plus de gaîté et de bonheur.
( 10 ) Alataniaha. Grande et magnifique rivière de la
' Géorgie , qui , après un cours de 1 5o lieues , tombe dans
l'Océan par trois ouvertures , vis-à-vis les îles de Saint-
Simon, de Jékill et de Sapello, à 54 lieues au sud de la
Savanna. Cette rivière , navigable pendant près de 60 lieues,
est formée par la réunion de plus de vingt branches qui
descendent de la grande chaîne des AUéghénis , coiniue
dans cet Etat sous le nom d' Apalaches. C'est sur leurs bases,
douces et fertiles, qu'habitent plusieurs tribus de la con-
fédération Muscogulge , connue sous le nom de Creeks , à
caïise des innombrables ruisseaux dont est arrosée cette
belle région , qui ne le cède en fraîcheur et en beauté;,
qu'aux voluptvieuses vallées du Ténézée,
NOTES. 555
(il) Apctlachicola y ou Apalacliucla. Grande et belle
Hvière qui tombe dans le golfe du Mexique au fond de
la baie des Apalaclies. Ainsi que l' Alatamaha , elle est
forme'e par la réunion de plusieurs brandies considérables,
dont les principales sont le Flint, la Chata-Hoospa,
l'Ucliée, la Chatta - Ucbée , le Pinch - Lucco , &c. les
montagnes d'où elles découlent étant situées à i5o lieues
de la mer , et le pays qu'elles traversent peu montueux y
elles sont presque toutes navigables jusqu'à leurs sources
pour des canots et des pirogues. C'est au confluent de quel-
ques-unes de ces brandies qu'on voit plusieurs villes de
ia confédération Muscogulge, d'où leurs habitans com-
muniquent facilement avec le golfe du Mexique , et vont
vcLç^vix^ à la Havane où ils portent leurs peaux de cerfs,
leur miel , et quelques autres productions de leur pays.^
Cette rivière divise les deux Florides. A 5o lieues de la
mer sont établies plusieurs tribus séminoles, connues
sous le nom de Creeks inférieurs.
(12) Pearl- River. Cette rivière, navigable pendant
76 lieues, verse ses eaux dans les lacs Pont-Chartrain et
Borgnes, situés vers la partie occidentale du golfe du
Mexique. C'étoit vers ses sources qu'habitoit jadis une
partie de l'ancienne nation des Yazoos, aujourd'hui étein-
te , dont il ne reste plus que le nom donné à une rivière
considérable, qui tombe dans le Mississipi, à i65 lieues
géométriques de la balise.
(^iZ^Maegillivry. Son père^, irlandais de naissance,
qui avoit épousé une femme séminole , liabitoit la Géor-
gie long-temps avant la révolution. Ce jeune homme
ayant été obligé d'abandonner sa patrie au commencement
de la guerre , pour son attacliement à la cause du Roi j
se retira cliez les Creeks, parmi ses parens maternels.
^36 NOTES.
Irrité de ce qu'à la paix , an lieu de le rappeler , comme
cela s'étoit fait dans les autres Etats , on l'avoit pros-
crit et dépouillé de son patrimoine , il devint Creek , et
peu de temps après fat élevé , par ses nouveaux com-
patriotes à la dignité de Myco, c'est-à-dire, de Roi
ou clief de la confédération Muscogulge ; il en a de-
puis rempli les devoirs avec beaucoup d'énergie et de
dignité.
Invité en 1791? par le Président des Etats-Unis, à
envoyer des députés à Pliiladelpliie , pour terminer les
différends qui existoient depuis long-temps entre cette
nation et la Géorgie , il se fit représenter par douze guer-
riers , qui s'embarquèrent à Savannali , et arrivèrent
heureusement au siège du Gouvernement. Le plus petit
de ces ambassadeurs avoit cinq pieds six pouces. Leur
costume , la force, la vigueur athlétique de leurs corps ,
la noble fierté de leur conduite, furent très -admirés.
J'eus le plaisir de dîner plusieurs fois avec eux chez le gé-
néral Washington , où, à quelques mal-adresses près , ils
se conduisirent avec beaucoup de décence. Bien différens
des indigènes du nord , ils ne rougirent point de mon-
trer quelque degré d'étonnement en contemplant ces
églises , ce marché , un des plus beaux et des plus proj^res
de cet hémisphère , ces rues , ces trottoirs et ces pompes ,
et sur-tout le grand nombre de vaisseaux dont la Dé-
laware étoit couverte. Leurs yeux étinceloient , le jour
où. le Général, qu'ils appeloient le Myco des Etats-Unis,
les reçut , dans une audience publique , avec un heu-
reux mélange de dignité, de pompe et de simplicité.
(x^i) Sainte- Augustine. Capitale de la Floride orien-
tale , construite au fond d'une baie du même nom , dé-
fendue de l'Océan par l'île de Matansa. Les maisons en
NOTES. 507
%ônt toutes Construites en pierres tirées de File Saiut-Anas^
tascSon port , comme presque tous ceux du sud , a son
entrée quelquefois exposée aux dangers des brisans , et
à une barre que les vaisseaux ne peuvent point franchir
sans l'assistance des pilotes.
{1 5) Floride occidentale. Cette province espagnole est
limitée au sud par le golfe du Mexique , au nord par une
ligne qui commence au 3l^ degré de latitude sur le Missis'*
sipi, et court parallèlement dans un espace de i5o lieues
jusqu'à la rivière Apalachicola , qui la sépare à Fest de
la Floride orientale , et à l'ouest par le Mississipi. A l'ex-
ception de quelques établissemens sur les bords de là mer,
elle est entièrement possédée par les différentes tribus de
la nation séminole.
(16) Arbres diiMississipL Ce n'est que dans la Géor-
gie et dans certains cantons des deux Florides, qu'on
voit des arbres aussi élevés que ceux qui ombragent les
rivages de ce grand fleuve et les îles dont il est rempli.
La plupart sont des magnolias ^ des frênes , des chênes
verds ,des sycomores et des cyprès. J'ai navigué dans une
pirogue faite d'un tronc de cette dernière espèce , qui avoit
61 pieds de longueur, 4 pieds 9 pouces de largeur, et
portoit 4o hommes. Il est difficile aux voyageurs qui
viennent du nord , de se former une idée de l'accroisse-
ment de ces arbres , de leur hauteur , de l'étendue de
leurs rameaux , de la beauté pittoresque de leurs cimes ,
ainsi que de la force végétative d'un sol aussi gras j sous
un soleil aussi chaud : les sycomores sont en général plus
élevés que les cyprès, mais ce bois étant léger et beau-
coup moins durable , on s'en sert plus rarement.
(17) Ancienne hauteur des inondations du Missouri.
Comment ces vastes plaines herbées; ces savannes cou-
HT, y
S58 N O T^ E s.
vertes de roseaux , out-elles été formées ? Qurelqués-tiné.9
auront pu être des lacs semblables à ceux de la Floride
orientale , dont les eaux s'écoulent , au printemps , par
des canaux souterrains. Mais la plupart sont plus élevées
que les terres boisées dont elles sont environnées. Un
M. Wilîing, major du détachement de troupes continen-
tales, qui s'empai-a des Illinois pendant la guerre de l'In-
dépendance, m'a dît qu'à quelque distance de l'embou-
chure du Missouri dans le Mississipi, on voit, sur ses
rivages, des rochers vers la cime desquels, à 70 pieds au-
dessus du niveau de ce fleuVe , il avoit observé des
marques horizontales de l'ancienne hauteur des eaux. On
en voit de semblables non loin du French-Broad *, sur
lesquels, à 100 pieds de leurs bases, des voyageurs ont
cru distinguer des figures d'animaux et d'oiseaux. En
remontant le Tombèchée et l'Alibama **, à plus de 3oo
milles de la mer , et dans plusieurs parties méditerranées
de la Géorgie , on â découvert des bancs énormes d'écaillés
d'huîtres , dont lés Chikassa-ws font de la chaux et de la
poterie. Plus loin encore, vers les montagnes, on en voit
de fossiles. Tout annonce qtte la surface de ce continent
a subi de grands changemens depuis une époque qui n'est
pas très-éloignée', puisque ces écailles d'huitres existent
encore , et que les eaux ont considérablement baissé dans
l'intérieur, par l'effraction des montagnes, ainsi que dans
les parties maritimes par la retraite de celles de l'Oeéan.
( 1 8) Manchach. En remontant le Mississipi depuis la
Nouvelle - Orléans , on rencontre sur le rivage oriental
de ce fleuve, à 37 lieues de cette capitale de la Eoui-
^ Branche du Ténézée.
*^ Branche de la Mobile.
NOTES. 539
hiâne , une grande ouverture dont le fond est élevé ,
jflendant la sécheresse, à 5o pieds au - dessus du niveau
de ce fleuve. C'est Manchack : pendant ses crues . qui
s'élèvent à plus de 90 pieds, ses eaux s'écoulent par ee
canal dans la baie des Perles à travers les lacs Maurepas
et Pont-Chartrain. La distance de ce fleuve aux eaux
navigables de l'Yberville et de l' Amit n'étant que de trois
lieues , on pourra , en creusant ce canal , qui est à sec
pendant six mois de l'année , ouvrir un jour une com-
munication avec le Mississipi ; ce qui éviteroit aux vais-
seaux les dangers de l'atterrissement à la balise, et les
difficultés qu'on rencontre en remontant ce fleuve pen-
dant l'espace de 4o lieues.
Manchack n'est pas le seul canal d'écoulement à tra-
vers lequel va se perdre l'immensité des eaux du Mis-
sissipi dans la saison des crues. On en voit un grand
nombre , particulièrement sur son rivage occidental , en
le remontant jusqu'à la Nouvelle-Madrid , ville récem-
ment construite vis-à-vis l'embouchure de l'Ohio, à
3oo lieues de Manchack* Aussi-tôt que ce fleuve aug-
mente , ces ouvertures deviennent comme des rivières
coulant à pleins bords, qui conduisent ces vastes inon-
dations dans celle de San-Bernardo , dont l'embouchure
est au fond du golfe du Mexique. Ce fut à cette emboiv
chure que périt la Salle avec la plupart de ses compa.-
gnons, qui, comme lui , la prirent pour celle du Mississipi*
(19) I)elta diù Mississipi. Si Fon peut en juger par
l'analogie du sol , ce Delta s'étend à près de vingt lieues
vers l'est et autant vers l'ouest , et depuis les rivages de
la mer jusqu'à Manchack. Dans toute cette étendue on
trouve la même espèce de limon et les mêmes débris
fondés sur un@ couche profonde de sable blanc, qui a été
2
34o NOTES.
anciennement battue par les eaux du golfe. Lés progTè.4
de ce Delta vers les bouches du fleuve sont estimés d'une
lieue par siècle, ou de vingt-cinq toises par an : cette
Conjecture est fondée sur la distance à laquelle se trouve
aujourd'hui la balise que les Français établirent lors de
leur première colonisation , et qui se trouve à plus de
2000 toises de celle où les Espagnols ont fixé la leur.
Cette augmentation n'étonnera pas , si l'on réfléchit à
l'immense quantité d'arbres , de roseaiix , de cannes , de
feuilles et limon, que ce fleuve charrie continuellement^
Arrivés sur les bas-fonds , ces arbres s'arrêtent, devien-
nent des obstacles auprès desquels les eaux déposent
leurs innombrables débris. Bientôt élevés à fleur-d'eau,
ces terreins peu solides produisent des plantes aquatiquei
qui périssent tous les ans et contribuent à élever ou con-
solider ce nouveau sol.
(20) Arcansas. Grande et belle rivière qui tombe sur
le rivage occidental du Mississipi , à 223 lieues géomé-
triques de la balise. Ses sources, qui, comme celles du
Missouri , sont encore peu connues , se trouvent , dit-on ;
dans le voisinage des montagnes de Santa-Fé. Elle reçoit
pendant ce long cours un grand nombre de rivières se-
condaires ; les plaines qu'elles traversent sont habitées
par plusieurs nations qui chassent à cheval , et viennent
échanger les produits de leur industrie contre les mar-
chandises de l'Europe , chez les Espagnols qui ont un fort
vers l'embouchure de cette rivière. Ces plaines sont rem-
plies de buflles. On a remonté la rivière jusqu'à plus de
200 lieues , dans le voisinage de Panissas , chef-lieu d'uner
nation connue sous le même nom, vers le c^5^ degré de
longitude, et le 36^ \ de latitude. ^
(21) Acadiens. Vers l'an 1/46, la Grande-Bretagne, k
NOTES. 54l
laquelle la France veiioit de céder l'Acadic (aujonrd'lini;
Nouvelle-Ecosse ) au lieu d'en conserver les anciens liabi-
tans, conformément à la capitulation, arraclia de sa terre
îiatale , sous quelques prétextes frivoles de religion , et
sans remords à la vue d'un si grand crime, cette race
douce et laborieuse , hommes , femmes , enfans , vieil-
lards , et les envoya , les uns au Canada , les autres à
New- York , au Maryland et ailleurs. Quelques-unes des
familles les plus aisées , frétèrent un vaisseau et allèrent
s'établir à la Louisiane , alors colonie française , où ils
introduisirent le goût et les habitudes pastorales dans les-
quelles ils avoient été élevés. Pauvres, mais honnêtes
et industrieux, ils s'établirent dans le voisinage de ces
plaines herbées , la plupart avec une seule vache , d'où
sont descendus les grands troupeaux qu'ils possèdent au-
jourd'hui , et qui sont devenus la principale source de
Jeurs richesse?. Ces bestiaux vivent toute l'année sur ces
fertiles savannes ; on les perd de vue , on les oublie , sûr
qu'ils reviendront demander du sel , quand ce désir se
fera sentir. L'horizon entier est leur commune.
Un très-petit nombre de ces habitans s'est élevé au-
dessus de cet état primitif, qu'ils paroissent préférer encore
à la culture du riz , de l'indigo et du tabac 5 ils conservent
la simplicité de mœurs et les vertus hospitalières de leurs
ancêtres. Satisfaits et contens du nécessaire, ils ne con-
noissent point , comme tant d'autres , cette fièvre de
désirs , qui conduit quelquefois à la prospérité à travers
mille hasards et mille dangers, et plus souvent aux revers
et au repentir. J'en ai connu qui , sous ce beau ciel de la
Louisiane , sur son sol fertile , regrettoient encore leur
froide, humide et brumeuse patrie (sentiment indes-
tructible, sur-tout parmi des hommes honnêtes et ver-
342 N o T i: s.
tueux), ©t., chose bien plus étonnante ! le Gouvernement
français d'alors ne fit rien pour des sujets si respectables
et qui lui étoient si fortement attaches.
(22) Colonie française de la Mobile. A l'époque où
les Français commencèrent à cultiver les rivages du Mis-
sissipi , plusieurs familles de la même nation fondèrent
un établissement considérable sur la pointe méridionale
de l'île formée par les rivières Tombéchée et Alibama,
et, dans la suite , défrichèrent plusieurs cantons sur leurs
bords fertiles. On voit encore à 1 00 lieues de cette ville ,
au confluent du Coosa , quelques pièces de canon et les
ruines du fort de Toulouse , ainsi que celles de plusieurs
habitations. La postérité d'une partie de ces familles , qui ,
de la domination française, ont passé sous celle des Anglais ,
des Espagnols , coiiserve encore leur langue et leurs an-
ciens usages.
Il n'y a pas sur la terre de pays plus fertile ni mieux
arrosé que celui qui est traversé par l'Alibama et ses nom*
foreuses branches -, la nature y est aussi productive que soua
la zone torride. On y voit depuis le pommier jusqu'au pis-
tachier. Il est aujourd'hui habité par des tribus Creeks
chez lesquelles les voyageurs sont toujours sûrs d'être bien
reçus,
NOTES DU CHAPITRE IV.
(1) Canadiens. Ce peuple est peu cultivateur. La jeu-
nesse canadienne étant presque constamment occupée à
conduire les canots chargés de marchandises destinées
pour \G&pays d' en-haut , et à en rapporter les pelleteries ^
connoît peu les détails de l'agriculture , et a , dans cette
partie , beaucoup moins d'expérience que les colons amé-
ricains. Presque tous ceux qyû passent leur vie dans çe&
N O T E 5. 545
longs Toyages parlent très-bien la langue des indigènes;,
et se sont habitue's à leurs usages. Voilà pourquoi , sous
ces rapports ainsi que sous plusieurs autres , de tous les
blancs que ces indigènes connoissent , ils aiment et esti-
ment davantage les canadiens. C'est un motif de préfé-
rence et de protection que d'être né dans le Canada;
aussi les Anglais n'emploient-ils pas d'autres agens dana
leur commerce. Par-tout, au contraire, où les troupes
anglaises sont envoyées en garnison, les soldats s'occupent
de la culture des jardins ; les officiers, pour se désennuyer,
forment de petits établissemens ruraux, ce qui paroît
aux yeux des indigènes comme une prise de possession ;>
qui d'ailleurs contribue à eflPrayer le gibier.
(2) Bedfird et Ligonier. Le premier de ces forts fut
anciennement construit pour protéger le passage des mon-
tagnes 5 le second, pour défendre celui du Ijoyal-Han-
ning, sur la route qui conduit de Philadelphie à Pitt's-
bourg. Le voisinage de ces postes ayant été insensible-
ïiient cultivé par les différentes garnisons, des colons
s'y sont établis j les loix municipales les y ont suivis, et
ces emplacemens militaires sont: devenus des ehefs-Heux
de canton.
(3) Fourches du Mushinghum. On connoît sous ce
nom la réunion des deux principales branches de ce fleuve,
qui est à 70 milles de son embouchure dans l'Ohio*
(4) Tuskaraway. C'est ainsi que les géographes dési-
gnent sur les cartes le point où cette jolie rivière tombe
dans le Muskinghum ; il se trouve à 3o milles des four-
elies, en suivant la route que tint l'armée commandée
par le général Bouquet,
(5) Court et long couteau. Cette expression signifie la
baïomiette de l'infanterie et le sabre do la cavalerie. C'est
S44 NOTES.
avec le secours de cette dernière arme que les colons mon*
tagnards du Te'nézëe repoussèrent à plusieurs reprises les
vigoureuses attaques des Chérokëes pendant la guerre dç
la révolution , et les forcèrent à faire la paix. La plus
grande difficulté que ces cavaliers eurent à vaincre ^ fut
celle de nourrir leurs chevaux dans les bois pendant
près d'un mois,
( 6 ) Misiskouy,. Grande baie située sur le rivage orien-
tal du lac Cliamplain, aujourd'hui comprise dans le ter-
ritoire de l'Etat de Vermont. Les limites du Canada 3,
fixées au 45^ degré de latitude , n^en sont qu'à une petite
distance. Du temps des Français, plus de la moitié de ce
nouvel Etat faisoit partie du Canada. Cette baie est navi-
gable fort avant dans les terres , et est très -abondante en
poisson , sur- tout en saumons , qui , tous les ans , remon-
tent le ileu-ve Saint-Laurent , la rivière de Richelieu , et
le rapide de Chambiy, pour entrer dans ce lac.
( 7 ) Liens de l' adoption. Etant , il y a plusieurs années ,
dans un canot d'écorce conduit par deux Abénakis du bas-
Canada , j'eus le malheur de faire naufrage sur le Laut àxk.
fleuve Saint-Laurent ; dont nous venions de franchir heu-
reusement le long saut qui a six lieues de long. Les premières
neiges étoient déjà tombées. Sans hache et sans moyens
d'allumer du feu, réduits à manger cruds quelques poissons
que nous avions eu le bonheur de prendre, nous résolûmes
de marcher vers le sud, et , pour ne pas nous perdre dans les
bois, de tenir la vue du fleuve sur notre gauche. Mourans
de froid , consumés , épuisés , nous étions parvenus an
troisième jour de ce pénible voyage y et venions de man-
ger les derniers morceaux de notre dernier poisson , lors-^
qu'à notre grande joie , nous crûmes appercevoir dans;
l'éloignement quelques indices de fumée, C etoit celle d'u$L
NOTES. 545
grand village de Mohawks cliristianisés, situé à l'embou-
chure de la rivière Osswégatclië , bien connu alors sou.s 1©
même nom , et aiijourd'liui compris dans le territoire des
Etats-Unis. Aussi-tôt que nous fûmes parvenus à la portée
de la voix, mes compagnons s'accroupirent et hurlèrent à
plusieurs reprises. A ce cri de la douleur, quelques indi-*
gènes du village vinrent voir qui nous étions , et bientôt,
touchés de notre misère , ils nous conduisirent chez eux
sans parler , et nous placèrent séparément dans trois dif-«
férentes familles. Le hasard voulut qu'ils me menèrent ,
comme blanc , chez celui qui étoit à-la-fois le doyen et 1©
sachem de ce village , et qui, par conséquent, réunissoit à
ïa prééminence de l'âge , l'autorité d'un chef. Après
m'avoir pris par la main et fait fumer dans le grand op-
poygan de la famille, ce vieillard me dit : — « Sois le bien-
arrivé , de quelque endroit que tu viennes ! Repose tes os
sur cette peau d'ours; chauÊFe-toî, et mange». — Il par-
loit un peu anglais et français : sa famille étoit composée
de quatre femmes et de trois hommes. Le lendemain ,
après que je l'eus informé d'où je venois et où je comptois
aller , il me dit : — (c L'hiver approche , comme tu vois -^
le grand fleuve charrie déjà des glaçons ; notre rivière est
prise • il est impossible d'aller à Montréal avant Je prin-
temps ; mets de côté le peu de vêtemens qui te restent,
et habille-toi comme nous, nos gens t'en aimeront mieux «^
'- — A peine y eus-je consenti en lui serrant la main, qu©
les femmes s'approchèrent avec empressement, et tout en
riant coupèrent mes cheveux , me peignirent le visage,
m'apportèrent ce qui étoit nécessaire pour me vêtir ; ils
n'oublièrent même pas de me donner un nom. Après quel-«
ques jours d'habitude, je me trouvai aussi bien logé , nourri
et vêtu, que si j'eusse été parmi mes amis de Montré^ j
546 NOTES.
tant on se fait facilement à tout , lorsqu'on est jeune.
Comme les autres, j'allois soir et matin pêcher, tantôt
sur la ^lace, tantôt au iilet , suivant le degré du froid ou
l'abondance de la neige , et je n'étois pas peu fier de pou-
voir contribuer à remplir la cbaudière. D'ailleurs nous
avions en abondance du jnaïs et des pommes de terre ; car
depuis que cette tribu étoit devenue chrétienne , ils culti^
voient la terre avec plus de soin et de prévoyance. Avec
l'éporce intérieure du bouleau, je m'étois fait un grand
livre, sur lequel j'ecrivois avec soin tous les mots de
leur langue dont je pouvois deviner le sensj ce qui parut
leur f9.ire autant de plaisir que si je leur eusse rendu un
service important.
Le temps s'écouloit sans ennui au milieu de ces occu-
ipations, lorsque , vers la fin de janvier, arriva un homme
chargé de pelleteries et de viande gelée. C'étoit un des
gendres du vieillard Minickwac , et le mari de la femme
qui s'étoit le plus empressée de couper mes cheveux et de
me peindre, et même de me tatouer. J'entendois déjà
assez bien quelques phrases de leur langue, pour m'ap-
percevoir que ce nouveau-venu parloit le mohawk pres-
qu'aussi mal que moi : surpris de cela, j'en demandai la
raison au vieux Minickwack ; voici ce qu'il me dit : —
<( Cet homme, Kittagawmick , de l'ancienne tribu Oua-
sioto , fut fait prisonnier , il y a plusieurs années , par un
parti de nos guerriers : aiTÎvé dans ce village, il fut adopté
par une de mes filles , dont le mari avoit été noyé en des-
cendant le long saut du grand fleuve. C'est un de nos plus
habiles chasseurs , comme tu peux le voir par la quantité
de peaux de castors qu'il a apportées. Après quelques
années de son séjour ici, sa première femme arriva dans
J.e pays des Moha,wks pour le réclamer , chose que les plus
NOTES. 547
anciens n'avoient point encore vue : on envoya ici des
paroles qui nous surprirent beaucoup ; on en renvoya
d'autres pour servir de réponse j cela dura un liiver. Moi ^
je ne savois que penser , et KLittagawmick ignoroit tout
cela. Les missionnaires s'en mêlèrent. Quelques-uns de
nos gens vouloient renvoyer cette femme dans son pays -,
les autres , au contraire , vouloient qu'elle reprît Kitta-
gawmick , son premier mari. Enfin, pour ne faire que ce
qui ëtoit juste , Henrique Nissooassoo , grand chef de la
tribu Mohawk, alluma le feu d'un conseil à Oriskany , où.
il invita les sachems , les vieillards et les penseurs : j'y
étois aussi. Malgré ce que dirent les prêtres et les blancs ,
voici ce qui fut résolu après avoir longuement et lente-^
ment fumé plusieurs oppoygans ».
<c Le jour où Klittagawmick fut fait prisonnier , il auroit
3) pu être tué ou mis au poteau , suivant l'usage , ce qui
5) auroit dissous son mariage avec Catta\7-Wassy ; mais
3) ayant été conduit au village d'Osswégatcliée , et adopté
■)} par Kippokitta ; et jouissant depuis d'une nouvelle vie
3) qu'il doit à sa seconde femme par l'adoption , la pre-
5) mière ne lui est plus rien )) ,
« Voici ce que j'appris en 1765. Après s'être long-temps
désolée de ce jugement, Cattaw-Wassy s'en consola en
épousant un des indigènes d'Oriskany , avec lequel elle
vécut long-temps. Sir William Johnson , ainsi que plu^
sieurs autres blancs qui admiroient le courage qu'elle avoit
montré en venant seule de son pays , situé à plus de 200
lieues , lui firent des présens considérables. Elle fut la
première femme de ce grand village qui eut une vache ,
un cheval et une maison, et chez laquelle on trouva au
lait , du beurre , du pain , de la viande et deux lits. Quel
est l'homme un peu insti'uit qui; pendant le temps colo-^
548 NOTE s.
niai , n'a pas entendu parler de Cattaw- Wassy ? Avec une
autre éducation, elle seroit devenue une femme distin-
gue'e »,
Je pouiTois citer plusieurs autres exemples du respect
cjuont les indigènes pour l'adoption, si cela étoit néces-
saire^ sUr-tout parmi les nations les plus anciennes, telles
q[ue lesOutawas, les Shawanèses, les Cliérokées, etc.
( 8 ) La concession militaire accordée par l'ancien Con-
grès aux officiers et aux soldats de la ligue de Massaclius-
sets , ainsi que les acquisitions qu'ils ont faites du Gou-
vernement depuis cette époque, comprenant presque tout
le pays arrosé par le Muskinglium et ses branclies , ces
deux anciens emplacemens de l'armée du général Bou-
quet sont aujourd'hui habités et cultivés : car , malgré la
guerre contre les indigènes , qui a duré trois ans , cette
colonie d'anciens militaires a considérablement augmenté :
elle est une des plus florissantes de toutes celles que l'on
voit aujourd'hui sur les bords de l'Oliio, excepté le Ken»»
tukey, fondé en 1772.
NOTES DU CHAPITRE V,
( 1 ) Ecorce de bouleau. Cet arbre est un des plus beaux
et des plus majestueux qu'on rencontre dans les forêts ;
plus on avance vers le nord , et plus il acquiert de hau-
teur et de grosseur. Il n'est pas rare d'en rencontrer dans
le Canada et dans la province du Maine , de trois à trois
pieds et demi de diamètre. C'est avec son écorce que les
indigènes coiivrent leurs wigwhams et doublent leurs
canots. Ils ont le talent dé n'enlever que la première , sans
blesser l'arbre, qui , au bout de quelques années, se re-
couvre de nouveau. J'en ai vu des rouleaux qui avoient
quatre pieds de large et dix de long.
NOTES. 54çî
(2) Nofd-ouesi^,de l'hiver. L'impétuosité, le froid, la
durée de ce vent , qui , dans une seule nuit , consolide la
surface des rivières, est un phénomène bien extraordi-
naire. J'ai oui dire à plusieurs capitaines de navires,
qu'après avoir appareillé de Sandj^-Ho^ok , ils avoient été
chassés par ce vent j Lisqu'en Europe , et prescju'avec la
même violeiice. Un jour que je demandois au docteur
Franklin quelle pouvoit être la cause d'un effet aussi
puissant , voici ce qu'il jne répondit :
« Je crois que ce sont les vents du sud , qui, après avoir
soulevé , agité les eaux du golfe du Mexique avec tant de.
violence , parcourent les plaines de la Louisiane jusqu'aux
soiu^ces du Mississipi; peut-être même pénètrent-ils jus-*
qu'aux lacs Bourbon et Assiniboels ; là , ils rencontrent
celui du nord , non moinâ impétueux : de l'équilibre , on
plutôt du conflit de leurs forces provient nécessairement
une direction diagonale , qui est celle du nord-ouest. —
Mais, lui dis-je, pourquoi ce vent est-il moins violent
dans les pays ultramontains qu'ici ? Il me paroît qu'il de-^
Vroit, au coiitraii^e , l'être beaucoup plus. — C'est, me
répondit le docteur , parce qu'il acquiert un nouveau
degré de force et d'impétuosité en s'écbappant des mon-
tagnes d'Alléghény, du haut desquelles il vient fondre sur
nos Etats atlantiques septentrionaux y>*
(3) Muscawiss4 Ce singulier oiseau, gros comme un
tiercelet , a un plumage brun , et marqué de taches d'un
blanc éclatant. Il ne paroît qu'une heure ou deux avant Iç
coucher du soleil : alors, de tous côtés , on entend le bruit,
de ses gambolles , de ses élans, de ses chutes soudaines et
rapides , qui font naître l'idée de l'adresse et de la folie.
Son vol bizarre ne ressemble à celui d'aucun autre que
j'aie jamais vu; on ne peut rien concevoir déplus léger:
\
5Bô NOTÉS.
iiiais à peine les ombres de la nuit commencent-elles a c6ii^
vrir la terre ^ que ces oiseaux descendent du haut des airs y
se perchent sur lés branches inférieures des arbres , sur les
clôtures , et souvent liiêmé s'abattent au milieu des champs^
où ils passent la nuit à répéter leurs monotones et lu-
gubres accens , que les indigènes représentent par le mot
muscawiss y et les colons par celui de wip-poor-will. On le
connoît aussi sous celui de mushito-hawk. On ne sait de
quoi il vit , ni où il fait ses pontes , ni ce qu'il devient
pendant l'hiver. Itien n'est plus frappant que le contraste
entre l'extrême agitation de ses mouvemens , la légèreté ,
la rapidité de son vol , et sa constante immobilité , ainsi
que la tristesse de ses accens pendant toute la nuit , accens
qui paroissent être ceux de la douleur ou d'un profond
ennui.
NOTES DU CHAPITRE VI.
(i) Hudson. Cette ville fut fondée en 1784, par Seth
et Thomas Jinkins , quakers de l'île de Rhodes , sur lé
rivage oriental du fleuve dont elle a emprunté le nom, à
18 lieues d'Albany , et à 48 de New- York. Jamais spécu-
lation n'a été plus habilement combinée , et n'a plus com-
plètement réalisé les espérances des fondateurs j et, chose
extraordinaire ! ils reçurent du Gouvernement une charte
d'incorporation, et furent nommés chefs de ce nouveau
corps municipal, avant même d'avoir élevé la première
maison de cette ville , tant étoit grande l'estime qu'avoient
inspirée la probité et les talens de ces étrangers "^ ! L'em-
placement de cette ville , dont les rues sont larges et ali-
^ J'étois présent , lorsque le gouverneur Clinton le leur
piorait.
NOTES. 55î
gnées , est d'environ mille toises qnarrées , divisées entre
trente actions. Chacune de ces subdivisions contient deux
rangs de trente lots ; chaque lot a 5o pieds de large et
1 20 de profondeur. Le premier ouvrage dont ces habiles
gens s'occupèrent , fut d'y amener un ruisseau , de trois
milles de distance ; au moyen d'un aqueduc, peu fastueux,
il est vrai, mais bon et solide. Il y a 18 pieds d'eau aux
quais de la ville ; elle contient déjà jSo maisons , et de
4 à 5ooo habitans ; plusieurs distilleries, quelques manu-
factures d'huile de baleine et de toile à voiles, etc. La
pêche du hareng , qu'ils savent fumer à la manière hollan-
daise , y est très-abondante. On y comptoit, l'année der-
nière , quatorze vaisseaux employés dans le commerce
étranger , quatre baleiniers et six sloops occupés à trans-
porter à New- York les denrées du fertile pays qui s'étend
jusques dans la partie occidentale du Massacliussets.
NOTES BU CHAPITRE VIL
(1) Shénectady. Cette ville est située à quatorze milles
d'Albany, sut le Mohawk , là ori il commence à être na-
vigable, la partie inférieure de cette rivière jusqu'à soii
confluent dans le Hudson, étant obstruée par la chute
du Cohos , ainsi que par une longue suite de rochers. Elle
fut bâtie dans ce fertile canton, il y a près d'un siècle,
par un mélange de familles flamandes et hollandaises.
C'est là que l'on embarque les marchandises destinées à
ï*emonter la rivière , et que sont débarquées les produc-
tions de toute la partie nord-ouest de l'Etat , qu'il faut
nécessairement transporter par terre jusqu'à Albany. C'est
pour faciliter ce transport qu'on parle d'ouvrir un canal
qui imiroit les eaux du Mohawk avec celles du Hndsoiu
3Sâ K O f É s.
JDepuis qiie la Législature de cet Etat s'est jBxëe à Alijaiiy ^
on espère que le Gouvernement encouragera l'accomplis-
sement de cette grande et utile entreprise.
(2) State-House. Maison de l'Etat. Elle fut bâtie eii
1746, soixante- quatre ans après la fondation de Philadel-
phie : les plinthes et les jambages des portes et des Croisées .
qui sont de marbre , fureiit envoyés par la société des
amis de Londres , à leurs frères de Philadelphie : mais ceî
qui rend cet édifice beaucoup plus intéressant aux yeux
de l'observateur que sa pesante architecture , est que ,
quatre-vingt-quatorze ans après l'arrivée de William
Penn, l'indépendance des colonies y fut proclamée, et
que j sous son vénérable toit , s'assembla , onze ans plus
tard (en 1787) j la Convention fédérale, aux délibéra-
tions de laquelle les Etats-Unis doivent le sage Gouver-
nement qui les régit.
(3) Dispensary. Apothicairerie fondée et entretenue
par souscription , dans laquelle on distribue gratuitement
des médecines et des cordiaux aux malades qui s'y pré-^-
sentent munis d'un certificat d'un des souscripteurs. Cette
association , qui vient d'être incorporée , paie aussi un
apothicaire et un médecin chargés de donner des consul-
tations, et même de visiter les malades, lorsqu'ils l'exi-
gent. Il y a deux espèces de souscriptions annuelles. La
première n'est que de cinq piastres , la seconde , de cin-*
quante. Plus elles sont considérables , et plus est grand le
nombre de malades que l'on peut y envoyer. Le tableau
suivant donnera une idée du bien que peuvent faire ces
admirables institutions ; c'est celui du nombre des ma-
lades qui ont été reçus au Dispensary de Philadelphie ,
pendant les quarante premiers mois de son établissement,
c'est-à-dire, depuis le 12 avril 1786, époque de sa nais-
N G T ]•: s. ÔÔD
«anoe, jusqu'au 12 décembre 1789^ Quels secours n'a- t-ii
j)as prodigués depuis !
Du 12 avril iy86 au /2 décembre iy86.
JNombre de malades inscrits sur les registres, 71g,
Idem, guéris 562
Idem., morts 32
Idem, soulagés 3.5
Idem,, renvoyas pour mauvaise conduite 7
Idem,, placés à l'hôpital 2
Idem, incurables 1
Idem,, non encore guéris 82
719
Total
Du /2 décemhre iy86 au 42 décem,bre lySy.
Nombre de malades inscrits sur les registres , 1647.
Idem, guéris . , « '^ 2qT
Idem, morts 6q
Idem,, soulagés i3i
Idem, renvoyés pour mauvaise conduite 24
Idem, plaqés à l'hôpital 6
Idem,, incurables 4
Idem, non encore guéris 116
Total 1647
Du 42 décembre iy8y au 12 décembre lySS^
Nombre de malades inscrits sur les registres, i5^6^
Idem, guéris 1204
Idem, morts . , . . . ^ . 81
III, z
^54 N O T ES.
De l'autre part i5j5
Idem, soulages. 84
Jdem. renvoyés pour mauvaise conduite. 27
Idem, place's à l'hôpital. . i3
Idem, incurables , o
Jdem. non encore guéris ^ 97
Total 1596
Du /5 décembre ^j88 au 12 décembre -lySg.
Nombre de malades inscrits sur les registres, 18 65.
Idem, guéris i56i
Idem,, morts 85
Idem, soulagés 88
Idem, renvoyés pour mauvaise conduite 19
Idem,, placés à l'hôpital 12
Idem, incurables 2
Idem, non encore guéris 9G
Total....:.. i863
Ainsi, daus l'espace de quarante -quatre mois, voilà
5825 personnes qui ont reçu les secours de ce Dispensary ^
et ont été soignées chez elles.
(4) Spéranza. Ville nouvellement fondée sur le rivage
occidental du fleuve Hudson , à 49 lieues de New-York ,
et à 17 d' Albany , dans le district de Lunenbourg , habite
par les descendans de familles palatines , que la reine Anne
y envoya après la destruction du Palatinat. On y compte
déjà 27 maisons, plusieurs logghouses, et deux sloops,
destinés à transporter les denrées du pays à Ncav- York. La
prospérité de cette jeune ville dépend du progrès des dé-
N Ô T E S* 355
frichemens de l'intérieur , encore peu avances : niais la
belle et longue route que le GouYernement fait ouvrir
jusques dans le pays des Jénézées , les enTbràncliemens que
les fondateurs ont entrepris et déjà commencés, ne tarde-
ront pas d'y amener des colons ^ d'étendre et de vivifier son
commerce. La profondeur des eaux aux quais de la ville ,
est de 16 à 18 pieds. Cette ville vient d'être incorporée ;
la municipalité est déjà organisée, comme si la population
étoit considérable , et à peine y a-t-il 3oo habitans.
(5 ) Alhany. Grande et belle ^'^lle , la seconde de l'Etat
de New- York , située à l'extrémité de la navigation mari-
time de la rivière Hudson, à ÇiÇi lieues de cette capitale , et
à 78 de la mer. Elle ne fut, dans l'origine , qu'un petit
fort , long-temps connu sous le nom d'Orange , destiné à
protéger le commerce de pelleteries des premiers Hollan-
dais , qui , en 1 623 , fondèrent la colonie , connue depuis
s<jus celui de New- York. Elle fat incorporée en 1686. On
y compte de i3 à i4oo maisons, et neuf mille habitans.
Sa situation à la tête d'un aussi beau fleuve, au centre d'un,
vaste pays, dont les défricliemens , la culture et les amé--
liorations augmentent tous les jours , la navigation de la
rivière Mobawk prolongée jusqu'au lac Ontario et au
pays des Jénézées , par l'ouverture des canaux de Little-
Falls et de Stanwick ; les routes que le Gouvernement fait
ouvrir , les ponts construits depuis quelques années , l'ar-
rivée d'un grand nombre de colons des Etats septentrion
naux et de l'Europe , l'émulation qu'excite et fait naître la
persévérante activité des habitans de Troye , de Lansing-
bourg et de Hudson , villes fondées depuis la paix \ la
résidence du Gouvernement , tout promet à cette seconde
capitale de l'Etat une grande prospérité. Il n'y a pas encore
vingt ans ; on n'y parioit que hollandais ; tout y étoit mort
556 NOTES.
ou inanimé j la jeunesse même n'avoit aucune disposition
pour les entreprises ni pour les connoissances ; rien n'étoit
plus circonscrit que la sphère de leurs actions et de leurs
projets. La timide prudence leur faisoit préférer une vie
oisive et monotone , aux hasards des plus foibles spécula-
tions , disposition peu analogue à l'esprit qui doit animer
les habitans d'un pays otitout s'accroît et marche avec une
étonnante rapidité. L'arpenteur-général, M. Duwitt, y
avoit fondé un cabinet de lecture ; personne n'y alloit.
Quelle différence aujourd'hui ! le langage , les mœurs, la
forme même des maisons , tout s'est amélioré. Un seul
obstacle gênoit la navigation du fleuve ( TOver-Slaugh ) ;
on travaille à l'enlever avec des machines , telles que
celles dont on s'est servi depuis plusieurs années sur là
rivière de Connecticut.
Oh a fondé à Albany une banque , incorporée depuis.
Les terres fertiles qui avoisinent le fleuve , sont d'un
grand rapport , mais les hivers sont longs et sévères. Les 1
environs de la ville sont remplis d'un grand nombre
d'usines et de manufactures , que les eaux mettent en
mouvement.
(6) Oper-Slaugh. Est une barre considérable de vase,
située à six ou sept milles de la ville, et occasionnée par
la grande étendue du fleuve , ainsi que par quelques iles
basses et peu boisées. L'esprit public , qui commence à
naître parmi les habitans d' Albany, sur -tout depuis le
séjour du Gouvernement , et l'arrivée d'un grand nombre
d'étrangers , s'est déjà manifesté par une souscription con-
sidérable , avec l'argent de laquelle on travaille à rétrécir
le lit du fleuve , et à enlever cette barre.
(7) Canaux. Voyez le tableau ci-joint,
(8) Navigation intérieure. A l'aide d'une carte des
NOTES. 557
parties maritimea des Etats-Unis, il est aisé de voir
qu'aussi-tôt que le canal de Norfolk sera termine ( il
l'est probablement dans ce moment), de l'emboueliure
de toutes les rivières qui tombent dans les sondes de la
Caroline septentrionale, on pourra facilement parvenir au
détroit de Currituck, et de-là, par le moyen de ce canal ^
dans îa baie deChésapeak. Des eaux de ce golfe on entrera
dans celles de la Délaware , en remontant la rivière et
traversant celui de Clioptang qui conduit dans celle de
la Boliémia ; de l'embouchure de cette dernière , il sera
facile de remonter la Dëlaware jusqu'à celle de l'Assom-
pink, de la tête de laquelle le canal projeté conduira le&
bateaux dans la rivière de Rariton , qui unit ses eaux à
celles de la grande baie de New- York. De ce point , un
bras de mer défendu de l'Océan par l'île de Nassau , ainsi
que par plusieurs autres , conduit au fond de la baie
Buzzard, située à l'ouest de la péninsule du cap Cod. En
remontant la rivière des Harengs , on entreroit dans la
baie de Barnstable (qui fait partie de celle de Massa-
chussets) par le canal Bowdouin, dont la pente des deux
côtés n'e^t que de 34 pieds, et dont les dépenses n'ont été
estimées, d'après le devis que j'ai vu entre les mains de
ce Gouverneur, qu'à 107, 1 63 piastres (062,606 francs).
Tel est le tableau succinct de cette navigation de près de.
4oo lieues, qui , en temps de guerre , sera de la plus grande
utilité , puisqu'elle pourra suppléer le cabotage extérieur.
Outre davantage de raccourcir considérablement la dis-
tance en traversant le canal Bow^douin , on éviteroit la
circomnavigation de la péninsule entière du cap Cod; qui
est de plus de cent lieues , et souvent dangereuse.
(9) On estime que les terres possédées et acquises des
indigènes par le Gouvernement ; jusqu'au commencement
k
S58 NOTES.
cle la guerre de 1791 , se montoit à 35 millions d'acres^
dans lesquelles il faut comprendre la concession militaire
du Muskinglium , de i,5oo,ooo, l'acquisition que firent
ensuite du Gouvernement ces mêmes militaires , et qui
ëtoit de 4,90 1 ,48o acres ; les trois districts de Salem , Gna-
den-Hutten, et Scliœnburn , accordés aux frères Moraves
pour l'usage de leurs prosélytes indigènes , et situés sur
les rivières Muskinglium et Némenshéliélas , de 22,000 *,
les trois millions vendus à la colonie de Colombia , située
sur l'Oliio entre les deux rivières Myamis , fondée en
1784 par le colonel Symmes, îiinsi que plusieurs autres
concessions militaires et particulières.
J'ignore quelle est la quantité que le Gouvernement a
obtenue par la fixation des nouvelles limitées convenues
entre les Etats-Unis et les nations Sliawanèse, Mingos ,
"Wyandots , lors de la pacification en 1794. A en juger
par la position des forts Défiance , Recovery , Wayne j,
liawrence , &c. construits pour déterminer et assurer ces
limites , cette quantité doit être bien plus considérable
que ce qu'il possédoit avant cette guerre, dans laquelle
ces nations furent malheureusement entraînées par la
politique anglaise.
NOTE DU CHAPITRE VIII.
(1) JElan, Cet animal ^la taille et le poil du cheval; sa
queue est très -courte, ses cornes sont d'une grandeur
prodigieuse , et ne sont pas brancliues comme celles du
daim, mais applaties, et larges de huit à dix pouces. Il est
remarquable pour la vitesse de sa marche. On ne le voit
que dans les forêts des Etats septentrionaux et dans Is
Çg,nadai,.
NOTES. 359
NOTES DU CHAPITRE IX.
\i) Académies ou grandes écolesdu Connecticut. Celles
de Greenfield, Plainfield, Norwicli, Windliam , Pom-
fret, &c. sont toutes i-icliement dotées et célèbres pour
l'instruction. Deux écoles de grammaires fondées en 1657
par un gouverneur Hopkins, l'une à Hartford, et l'autre
à Newliaven , afin , disoit-il dans son testament , ce que la
)) jeunesse de cette colonie , cette belle pépinière qui
î) en est l'espérance et le patrimoine , piiisse être conve-
3^ nablenient instruite». — Outre ces académies, il y a
dans tous les districts des écoles payées par le Gouverne-
ment. Ces institutions sont si respectées , que les sommes
annuelles qu'il leur destine , sont toujours comprises
dans ce qu'on appelle la liste civile.
Voici le précis de la cliarte d'incorporation accordée au
collège de Newliaven. Le Gouvernement de l'Etat , le
liieutenant-gouverneur et six des premiers membres du
conseil d'Etat, conjointement avec onze ministres de
l'Evangile , en forment le corps délibérant ; il peut pos-
séder des biens-fonds en franc-aleu , se perpétuer par des
îiominations , promulguer tous les réglemens nécessaires
à l'administration du temporel de ce collège , ainsi que
les loix académiques qui peuvent contribuer à perfec-
tionner l'enseignement des sciences. Le pouvoir exécu^
tif , confié an président et à un Certain nombre de pro-
fesseurs , peut conférer tous les degrés des universités.
( 2 ) Origine du grand hôpital de la ville de JSfew-*
York. Le 22 mai 1769, on célébra .suivant l'usage, dans
le collège de cette ville, l'anniversaire^ïsson établissement.
Parmi les discours qui furent prononcés , èelui de Samuel
Baxd; jeuiie médecin qui arrivoit d'Edimbourg où ses
56o NOTE S.
parens l'avoient envoyé terminer ses études , fixa l'at-
tention et mérita les applaudissemens de l'auditoire. lî
démontra la nécessité de fonder un hôpital sur un lieu
élevé , spacieux et commode qu'il désigna. L'utilité de ce
projet et le style animé de l'orateur , firent une si forte
impression sur l'assemblée , que le gouverneur d'alors (sir
Henri Moore) ouvrit sur-le-champ une souscription, en
déposant loo guinées , et promettant au nom du Roi une
charte d'incorporation. Ses offres furent acceptées et soa
exemple suivi avec empressement.
Peu après , l'assemblée législative de cette colonie , en
donnant la sanction de la loi à cette belle fondation ,
accorda aux souscripteurs une somme considérable , et
dès l'année suivante cet édifice fut commencé. Telle est
l'origine de cet hôpital , situé à un mille de la ville et à
peu de distance du fleuve Hudson.
(3) Origine de la société de marine de New- York. Un
autre établissement non moins utile a rendu cette année
remarquable dans les fastes de cette ville. Quelques jours
après qu'un violent coup de vent eut jeté sur les côtes
voisines plusieurs vaisseaux , les veuves des marins qui
avoient péri se présentèrent avec leurs enfans à la cham-
bre du commerce, pour implorer les secours dont elles
avoient besoin. Touchés de ce spectacle attendrissant , les
membres se cottisèrent et leur assignèrent des pensions.
En réfléchissant sur les dangers auxquels les gens de mer
sont exposés, les membres de la chambre du commerce con-
çurent l'idée d'établir un fonds permanent formé par les
souscriptions des citoyens qui seroient disposés à encou-
rager cette institution , ainsi que d'une portion des gages et
appointemens des marins qui desiroient assurer à leur»
familles une subsistance décente après leiu: mort. Oi%
NOTES. 56i
nomma nn comité , qui , après en avoir rédigé le plan ^
convoqua, par les gazettes, une assemblée de tous les ha-
bitans de la ville. Un grand nombre s'empressèrent de
souscrire , et les marins , de faire enregistrer la portion de
leurs gages qu'ils y destinoient. Deux mois après , le Gou-
vernement leur accorda une charte d'incorporation. Telle a
été l'origine de la société de marine de cette ville, dont
les capitaux sont devenus très-considérables. Le bon usage
qu'en font journellement ses administrateurs est au-dessus
de mesfoibles éloges. Quoique je ne sois point marin, j'ai
l'honneur d'être membre de cette belle association.
(4) Sociétés littéraires , institutions charitables de
Philadelphie. Je crois qu'on peut considérer Philadelphie
comme la ville du continent , où, relativement à sa popu-
lation et à ses richesses, ainsi qu'à l'époque de sa fonda-
tion , il y ait le plus d'institutions et d'associations utiles^
Le précis suivant le prouvera.
L'université , fondée il y a 4o ans par le docteur Fran-
klin, conjointement avec plusieurs autres personnes, aux
premières souscriptions desquelles le Gouvernement a
depuis ajouté des sommes considérables , et accordé une
charte d'incorporation , qui en a formé un des corps les
plus respectables du continent.
Société philosophique^ fondée en 1769 par le docteur
Franklin et d'autres personnes , incorporée en 1 780. Sa
charte lui permet de jouir d'un revenu net de 10,000
piastres (52,5oo liv.). L'esprit qui règne dans le préambule
de cette charte est si excellent , que j'ai cru devoir en
mettre un extrait sous les yeux du lecteur. Voyez ci-après
la note A.
Collège de Dikenson fondé à Carlisle en lySS par le
Gouvernement, à la sollicitation et pendant l'administra-
56*2 NOTES.
tion du respectable Dikenson, alors gouverneur de la
Pensylvanie. Ilyavoit i42 écoliers en 1797.
Collège de Franklin à l'usage de la jeunesse allemande ,
fondé en ijSj , par le Gouvernement à Lancaster^ d'après
les sollicitations et pendant l'administration du docteur
Franklin , alors gouverneur de cet Etat.
Académie de York, fondée en 1783 par les habitans
de cette ville , incorporée par le corps législatif. Il y avoit
92 écoliers en 1797.
Académie de Germantown, fondée avant la révolu-
tion.
Académie de Pitt'sbourg sur l'Oliio , fondée et incor-
porée en 1787. Elle est la plus éloignée de la mer qu'il
y ait dans cet Etat *. On en connoît plusieurs autres ,
qui j comme les précédentes, ont été établies et dotées
par l'esprit public. Le corps législatif vient d'accorder
60,000 acres de terre à l'usage des écoles, et 60,009
autres pour les institutions littéraires.
Société fondée en 1787, qui a pour objet les rechercbes
et l'étude de la politique.
Collège des médecins, fondé en 1787, incorporé en
1789-
Hôpital de Pensylvanie , fondé par souscriptions en
1760, augmenté en 1761 et lyôG.
Le Dispensary, fondé en 1786, pour fournir gratuite-
ment des médicamens à tous ceux qui se présentent munis
du certificat d'un des souscripteurs. Un comité , composé
de plusieurs d'entr'eux , et quelques médecins , s'y trou-
vent tous les jours. Plus de 2000 personnes y furent re-
^ La ville de Pitt'sbourg , sur TOliio , est à i4o lieues des
c?ips de la Délaware,
NOTES. 563
çues l'année dernière. C'est-là que l'on voit^ non sans
e'tonnement ; les miracles que la réunion des petits moyens
peut opérer , car la souscription n'est que d'une guinée ,
et on ne compte que 6 à 700 souscripteurs.
Société de Pensylvanie pour l'abolition de l'esclavage
et la protection des Nègres injustement retenus dans les
liens de la servitude, fondée en 1774, incorporée en
1787.
Société Morave, dontle but est de propager les lumières
de l'Evangile et de la civilisation parmi les indigènes.
Il est impossible d'avoir plus de zèle , de courage et de
persévérance que ces pieux Missionnaires.
Société pour encourager les arts utiles et les manu-
factures. Elle est soutenue par les abondantes souscrip-
tions d'hommes zélés pour la prospérité de leur patrie.
C'est un germe précieux qui a déjà produit d'excellens
fruits j et qui, aussi-tôt que la population sera augmen-
tée , en rapportera de bien plus considérables encore.
L'objet de cette belle et utile association est d'encourager
la culture de la soie , les manufactures de coton , de fil ,
de laine, de fer, de cuivre, de plomb, de faïence, de
fourrures, etc. Elle est gouvernée par un président , quatre
vice-présidens, douze administrateurs, deux secrétaires
et un trésorier annuellement élus )).
En 1787, elle distribua quinze prix, trois de 5o piastres,
deux de 3o , et dix de 20 : total, 4io piastres {21 5 2 liv.).
En 1789 , elle en décerna dix- sept , savoir : quinze mé-
dailles d'or, du poids de cinq guinées chacune, pour les
premiers prix ; quinze d'argent pour les seconds j un de
200 piastres (io5o liv.), et un de 100.
En 1 790, elle proposa deux prix, chacun d'ime médaille
d'or du poids de dis guinées ; à ceux, de quelque nation
NOTES.
qu'ils fussent, qui lui doiineroient le meilleur mémoire
sur les sujets suivans : — Quel est le système d'imposi-
tions le plus convenable à un pays naissant, dont la pros-
périté est fondée sur les progrès de l'agricnlture , du com-
merce et des manufactures? — Jusqu'à quel point le Gou-
vernement doit -il faire des réglemens relatifs à cette
brandie de l'administration ?
' Cette société a succédé à une autre , établie dans îe temps-
colonial , dont l'objet étoit la culture delà soie, et dans les
registres de laquelle on voit les détails suivans , pour
l'année 1771 :
Soie.
Reçu depuis le 26 juin jusqu'au 3 juillet. 817 ^^^. i5 ^^'^,.
Depuis le 4 jusqu'au 10, ....,,,. = . 58o 7
Depuis le 1 1 jusqu'au 18 ,,...... . 92 10
Depuis le 19 jusqu'au 24. ....... , 174 10
Depuis le 25 jusqu'au i^' août 47 2
Depuis le 8 jusqu'au i5. 4i 8
Société d'assurance pour les vaisseaux.
Autre société pour l'assurance des maisons. L'utilité
de cette dernière s'est fait sentir jusques dans les villes
de l'intérieur.
Société pour adoucir le sort des prisonniers. Depuis
l'établissement du solitary confinement , et le changement
dans les loix pénales de l'Etat , elle est devenue moins
utile.
Société dite d'humanité , pour rappeler à la vie les per-
sonnes qiii ont été quelque temps sous l'eau , fondée en
1770.
Société de Saint-Patrice, de Saint- André et de Saint-
George , pour assister les émigrans d'Irlande, d'Ecosse et
d'Angleterre,
NOTES. 565
Société d'agriculture 5 cette association est le fruit du
zèle le plus actif, et de souscriptions nombreuses. Les
récompenses qu'elle offrit en 1789, étoient une plaque
d'or du poids de 5o guinées , sur laquelle étoit une ins-
cription ; treize médailles d'or, chacune de cinq guinées ,
et treize médailles d'argent. Le local qu'elle occupe est
très-vaste et très-beau, et lui a été donné parle Gouver-
nement.
Société fondée en faveur des émigrans de l'Allemagne,
Société de marine , semblable à celle de New^-York.
Société fondée en faveur des femmes et des enfans des
ministres du culte presbytérien.
La société de charité des Quakers. Jamais institution
n'a mieux rempli le but des fondateurs. On n'a rien ou-
blié de tout ce qui peut adoucir le malheur et l'indigence ,
ou consoler la vieillesse. L'intérieur de cet établissement
«st une des choses les plus intéressantes qu'on puisse voir
à Philadelphie.
Fondation du docteur Kearsley, destinée à loger, ali-
menter et vêtir douze veuves du clergé épiscopal.
Ainsi qu'à New- York , chaque secte a des institutions
<^haritables en faveur des veuves et des orphelins de son
clergé , et de ceux qui ont placé des fonds dans sa caisse.
Association des capitaines et oj6G.ciers de navires mar-
chands , pour s'assurer , en cas de malheur , une honnête
subsistance , et une retraite dans leur vieillesse.
Société des pilotes , semblable à celle de New- York.
Académie pour instruire les jeunes demoiselles dans les
belles-lettres : celles dont les parens ne sont point en état
de payer , y sont reçues gratuitement. Le concours annuel
de cette belle institu.tion, attire tout ce que la ville a de
plus respectable. Le discours de clôture est toujours fait
BG6 NOTES.
par tiné personne ëminente , et dont les talens oratoires
sont bien connus.
Ecole à l'usage des jeunes nègres, dans laquelle on leur
apprend les principes de la religion, à lire, à écrire, et
l'aritîimétique ; et aux jeunes négresses, à coudre, à tri-
coter, etc. Elle fut fondée, en 1780, par Antoine Bénézet^
de pieuse mémoire (^voyez la note suivante B), qui lui a
légué près de 5o,ooo francs. Cette institution a reçUj
depuis , des dons considérables des différentes parties du
continent , et même de Londres. Ce respectable citoyen
en fut le premier instituteur.
Ecoles du dimanclie , pour prévenir l'abus que les en-
fans font de la liberté dont ils jouissent ce jour-là.
Bibliothèque publique , fondée , il y a près de quarante-
ans , par le docteur Franklin et un grand nombre d'asso-
ciés , dont les souscriptions annuelles sont destinées à
l'entretenir et à l'augmenter. Ee local de cette biblio-
thèque est très-beau.
Sociétés des charpentiers , menuisiers , cordiers , tail-
leurs, horlogers, perruquiers, etc. dont l'objet est l'éta-
blissement de caisses d'épargne, destinées à secourir les
membres de ces associations dans leurs maladies. En
1787, le Corps législatif de Pensylvanie passa quinze loix
d'incorporation d'églises, d'écoles et autres établissemcns.
(( Quelque temps après être arrivé à Philadelphie , me
dit M. Herman , ayant vu entrer chez moi un homme que
je ne connoissois pas , je lui demandai ce qu'il me vouloit.
— Vous coiffer, me répondit-il. — Pourquoi N. n'est-il
pas venu ? — Ayant eu le malheur de faire une chute à
bord d'un vaisseau, on m'a envoyé ici pour le remplacer ,
jusqu'à ce qu'il soit en état de marcher. — Qui vous en-
voie ? — Le comité de notre société. — De quelle société
NOTE S. 06'7
parlez- VOUS ? — De celle des perriKj^uiers. Pour remédier
an double mallieur de perdre à-la-fois la santë et ses pra-
tiques , ils ont formé une association , dans la caisse de
laquelle cliaque membre dépose le fruit de ses économies ,
qui cependant ne peut pas être moindre de deux sliellings
par semaine ( i liv. 6s.): ces sommes sont placées dans
les fonds publics , où nous avons déjà près de 5ooo piastres
(26o(X)liv. ). Lorsqu'un des associés tombe malade, il
est soigné aux dépens de la société, qui, sur-le-cbanip, a
soin de le faire remplacer. Il est très-rare de rencontrer
des personnes qui se refusent à ce petit acte de complai-
sance.— Coiffez-moi bien vite, lui dis- je , et ne manquez
pas de revenir demain. J'aurois mauvaise opinion de celui
qui n'admireroit pas ces associations fraternelles, sources
intarissables de consolations et de bien , et qui ne béniroit
pas , comme moi , celui qui , le premier, en a conçu Tidée j
ou l'a apporté du pays d'où il est venu ».
(A) (( Considérant que , dans tous les âges et dans tous
les pays civilisés , l'étude des connoissances utiles a beau-
coup contribué à perfectionner l'industrie , l'agriculture
et le commerce , à embellir la société , augmenter le bon-
heur et les commodités de la vie ».
<( Considérant que l'immense étendue , la variété des
sols et des climats , les trésors intérieurs de la terre , jus-
qu'ici inconnus , ainsi que le grand nombre des lacs et des
rivières distribués sur la surface de ce continent , que la
Providence divine nous a donné pour héritage, promettent
aux Etats-Unis un des plus vastes champs de culture et
d'améliorations qui ait jamais été offert à l'industrie hu-
maine ».
<{ Considérant que les sociétés composées de savans
réunis ; sans avoir égard à la nation, à la secte, ou au
56S NOTE s.
parti auxquels ils peuvent être attachés , contribuent a
«tendre les connoissances et les lumières , à climin Lier l'em-
preinte des préjugés, à propager l'esprit pliilosopliic|Lie et
humain, à exciter la jeunesse à persévérer dans la car^-
rière de la sagesse et de la vertu «.
{( Considérant que plusieurs citoyens de la Pensylvanie
■et des autres Etats de l'Union , animés de l'esprit public et
du vrai patriotisme , se sont volontairement unis , depuis
un grand nombre d'années , sous le nom de membres de la
«Société philosophique américaine ^ et, par leurs travaux
eX leurs recherches , ont étendu la réputation de leur
patrie jusques chez les nations les plus éclairées de l'Eu-
rope , dont plusieurs savans ont désiré s'associer à leurs
travaux ».
(( Considérant enfin que la réunion de cette société ,
depuis long - temps interrompue par les calamités de la
guerre , est le vœu de l'opinion publique ; mus par
tous ces motifs à les encourager , les exciter à pour-
sui^'Te , comme auparavant , l'étude des connoissances
qui , un jour , contribueront à la gloire , à la prospérité
de notre patrie , ainsi qu'à l'honneur de l'humanité , con-
tormément à leur requête de ce jour, nous , les Représen-
tans du bon peuple de la Pensylvanie , constituons les
personnes susdites en corps politique , et les incorporons
à jamais sous le nom. de Société philosophique améri-
caine j et leur accordons tous les privilèges et immunités
nécessaires pour remplir ses vues, etc. etc. ».
(B) Extrait de i' Oraison funèbre prononcée par le docteur
Rush , le jour de la sépulture d'Antoine Bénézet.
a Cet Etat déplorera long-temps la perte d'un homme
chez qui la raison et le sentiment intérieur du bien avoient
NOTES. 569
concouru à produire un degré d'excellence ni orale , tel
qu'il en paroît rarement. Cet estimable personnage , con-
sidérant les hommes comme enfans du même père, soit
qu'ils fussent blancs , noirs ou basanés , soit qu'ils par-
lassent sa langue ou un idiome étranger, soit enfin que
leur culte admît ou rejetât les cérémonies; cet estimable
personnage , dis-je, les regardoit et les traitoit comme ses
frères, et comme des objets de sa bienveillance. Si jamais
les Etats-Unis promulguent des loix pour bannir entière-
ment de ce pays l'esclavage; si jamais les Rois de la terre
publient des édits pour abolir le commerce impie des
nègres \ si jamais on établit en Afrique des écoles et des
églises ; si jamais on introduit dans ces malheureuses con-
trées les germes de la civilisation; les générations futures
se ressouviendront que cette heureuse révolution sera
due aux publications , aux lettres et à la persévérance
d'Antoine Bénézet. Sa vie entière est une preuve frap-
pante du bien que peut faire à une grande société un seul
individu, et combien les hommes vraiment bons et ver-
tueux perivent accomplir de choses grandes et utiles ,
dans le court espace de leur existence ! etc. etc
(5) Institutions de littérature et de charité dans la vilU
de Boston et l'Etat de Massachussets.
L'université de Cambridge, fondée en i638, iS ans
après l'arrivée des premiers colons. C'est l'institution lit-
téraire la plus ancienne, la plus respectable et la plus
richement dotée du continent. Le Gouvernement, dans
tous ses actes , ne la désigne que sous ïe nom ^Alma
Mater.
Académie des sciences et des arts, fondée en 1780 : elle
a déjà publié quelques volumes de ses Transactions.
Académie de Dummer; fondée en 1766, incorporée ej*
ïllft A a
'^rjo NOTES.
1 782 : elle est le fruit des donations testamentaires d'uii
ancien gouverneur du même nom.
Académie de Philipes, fondée en 1778 par un citoyen
de ce nom. , incorporée en 1 780. L'édifice est vaste et d'une
architecture bien entendue.
Académie de Leicester , fondée par sousci'iption en
1780, incorporée en 1784.
Les académies de Williamston, de Tanton, de Der-
by, etc. fondées dans les différens comtés de l'Etat par
des souscriptions particulières, et incorporées par le Gou-
vernement.
Société de médecine , incorporée en 1^81, dont le but
est d'étendre les connoissances en médecine et en cliirur-
gie, et de correspondre avec les médecins les plus éclai-
rés du continent et de l'Europe.
Société d'humanité fondée et incorporée en 1785, pour
rappeler à la vie les personnes retirées des eaux. Elle a
fait construire , sur les îles et les rochers de la baie de
Massachussets les plus exposés aux naufrages, huit à dix
petites maisons dans lesquelles on a déposé des vêtemens ,
des subsistances , du bois , de la paille , et les moyens
d'allumer du feu. Tous ces objets ont été placés sous la
sauve-garde de l'humanité , par des avis publiés dans les
gazettes.
Société pour la propagation de l'Evangile parmi les
nations indigènes, fondée en 1787.
Société d'agriculture , incorporée en 1792. Elle possède
des fonds considérables, et a déjà fait beaucoup de bien.
Société d'histoire , dont le but est de recueillir tout ce
qui peut servir à celle de cet Etat , depuis son origine , qui
date du 1 1 novembre 1620. Ses recherches doivent aussi
Vexndre à tout ce qui a rapport aux nations indigènes.
]^J O T E s. 07 5'
Société de botanique et d'histoire naturelle. Elle est
composée d'un grand nombre de membres dont ]a plu-
part habitent les différens comtés de l'Etat. Ce que j'ai
vli de ces travaux chez le savant docteur Cuttler, m'n,
paru, très -intéressant. La première idée de cette utile
institution est due à feu M. Bowdouin, ancien gouver-
neur de cet Etat , mort en 1789.
Sept grandes écoles gratuites établies à Boston depuis
près d'un siècle , sont placées sous l'inspection immédiate
d'un comité de la ville, et entretenues par uine taxe sur
les maisons. On y enseigne le grec, le latin, l'anglais, les
elémcns de la géographie et de la navigation, les comptes
et récriture. Elles sont examinées quatre fois l'an par ce
même comité , et ont un concours auquel assistent le
Gouverneur , les Magistrats , les Juges et les citoyens les
plus respectables. On ne voit nulle part d'écoles plus utiles
ni mieux organisées. En l 'j^j elles conte noient 5o2 fillea
et 846 ffarçons.
Société charitable fondée en 1 724 , incorporée en 1784,
€n faveur du clergé épiscopal, ou de telles autres per-
sonnes malheureuses , de quelque secte qu'elles soient,
recommandées par la majorité des membres.
Société charitable de Massachussets, fondée en 1779.
C'est une grande caisse entretenue par des souscriptions
itnnuelles ainsi que par des quêtes faites dans les églises,
et destinée au soulagement des indigens. Cette belle asso-
ciation a dernièrement établi une école pour rinstruction,
de leurs enfans , et particulièrement des filles.
Société des artisans, semblable à celle de New- York» — ^
« Une de nos plus grandes jouissances , me disoit un jouî"
quelques membres de cette association, est de déposer
dans cette caisse les économies d'un mois ) plus elles sont
B72 NOTES. "^.
considérables et plus nous sommes contens, parce que
l'espérance qu'après nous , nos femmes et nos enfans au-
ront une subsistance plus assurée , rend l'idée de la mort
moins amère ».
NOTES DU CHAPITRE X.
(1) Passaïck, Cette jolie rivière , qui soï"t d'un marais
situé dans le comté de Morris , et dont le cours tortueux
arrose un pays fertile , traverse de belles prairies avant
d'arriver à sa cataracte connue sous le même nom. Cette
cataracte est à 20 milles de son emboucbure dans la grande
baie de New-Ark, d'où la marée remonte l'espace de 12 à
1 5 milles. Il n'y a point dans cet Etat de canton plus agréable
et mieux cultivé que celui qni s'étend depuis ce beau vil-
lage , et même depuis Elisabeth - Town jusqu'à cette
cliute. De tous côtés on voit des maisons en bon état,
des granges , des vergers bien soignés ^ et des champs fer-
tiles. J'ai entendu dire à plusieurs voyageurs qu'il ressem-
bloit à l'Europe. Un grand nombre de propriétaires sont des
personnes aisées , qui se sont occupées d'embellir leurs ha-
bitations, et dont la culture est conduite avec intelligence.
Cette cataracte, qui a 72 pieds de hauteur et 35o de
largeur, est le premier objet qui excite la curiosité de
presque tous les étrangers : elle n'est qu'à 18 milles dt^
de New- York. Le mélange de vergers, de parties culti-
vées et d'objets encore dans l'état de nature, contribuent
avec les beautés de cette chute , à en rendre les environs
întéressans et pittoresques. L'auberge du voisinage est
une des meilleures du pays. C'est au pied de cette chut©
qu'on établit en 1790 des usines et des manufactures:
mais le haut prix de la main-d'oeuvre et les bouleverse--
3|paens de l'Europe en ont empêché le succès. Cet empla-
I
NOTES. 5-75
cernent est si favorable, qu'un jour cet utile projet sera
accompli.
Quoique cet Etat ne soit pas considérable, puisqu'on
ne l'estime contenir que cinq millions et demi d'acres ;
quoique la partie de son territoire qui avoisine la mer
soit très-sablonneuse et couverte de cèdres , l'industrie
des liabitans placés entre les deux grandes villes de Phila-
delphie et de New- York , le rend annuellement plus pro-
ductif. On y compte près de 1200 usines , dont la moitié
est destinée à convertir les grains en farines , les autres
à platiner et fendre le fer , exprimer l'huile de plusieurs
graines, fouler les étoffes, scier le bois, mettre en mou-
vement les marteaux d'un grand nombre de forges , et
enfin les soufflets de plusieurs fournaises. On y 'vo^^ aussi
plusieurs tanneries considérables : celles d'Elisabeth-
Town et de New-Ark sont renommées. Cet Etat contient
aussi plusieurs mines de cuivre. Malgré les dévastations
de la guerre et l'émigration de 8000 familles , qui , depuis
i5 ans ont été s'établir sur l'Oliio, le Ménéamy , le Mus-
kinghum elle Kentukey , on y compte 237,290 liabitans.
(2) Sainte- Croix. Cette île, tine des Antilies, appar-
tient au Danemarck ; on n'y voit cependant qu'un petit
nombre d'individus natifs de ce royaume. La plupart
des colons sont venus dii continent, et particulièrement
de la ville de New- York avec laquelle cette île a eu de
tout temps les liaisons les plus intimes. On y parle plus-
communément anglais que danois.
(3) Whale-hoats. Espèce de bateaux à rames, d'une
construction très-particulière , dans laquelle on a réuni
les formes , la coupe et la légèreté les plus convenables à
accélérer leur marche, attendu qu'ils sont destinés à pour*
suivre la baleine. Ils n'ont que i8 pieds de quille. Lea
^74 NOTES.
courbes légères dont la membrure est composée , sont
de chêne - verd , et le doublage de planches de cèdre
fixées avec des écrous. Quoique deux hommes les trans-
portent aisément, leur équipage consiste en quatre ra-
meurs , un harponneur et le patron. La proue et la poupe
étant exactement semblables, il importe peu par quel
bout on les dirige.
Après les grands canots d'écorce * dont se servent les
indigènes , on ne connoît rien qui marche aussi vite sur
les eaux. C'est cependant sur des embarcations si fra-
giles et si légères, dont chaque vaisseau baleinier porte
toujours deux , que les pêcheurs vont souvent à de giandes
distances à la poursuite de cet énorme poisson , qui , par le
moindre choc, peut les submerger. Aussi-tôt qu'ils apper-
çoivent des baleines, ils mettent ces bateaux à la mer,
afin qu'en cas de malheur les témoins du combat puissent
aller au secours de leurs camarades. De toutes les ten-
tatives, celle d'approcher jusqu'à 12 ou i5 pieds, et de
liarponner ce Léviathan, est une des plus hardies : une
légère désobéissance aux signes du harponneur , un seul
faux coup de rames , ou la plus petite erreur dans le ma-
niement du gouvernail, peut non-seulement faire man-
quer l'entreprise , mais exposer ces whaîe - boats à une
inévitable destruction.
Pour apprécier l'audace et l'adresse de ces hardis navi-
gateurs, il faut les avoir vus luttant contre la violence
des vents, dirigeant leurs canots tantôt sur la cime des
'*' Le plus grand canot d'écorce que j'aie vu parmi les indi-
gènes , avoit 25 pied^s de long ,4 de large , 26 pouces de profcin-
deur , porloit sixtiommes et 1200 livres de marchandises : deux
de ces hommes le transportoient facilement sur leurs épaules.
NOTES. 3jbt
vagues , tantôt dans la profondeur des vallons que for-
ment leurs énormes roulis. J'en ai vu des courses sur le
Sond , à quelques milles de New-York ; c'est alors que
l'on peut j iiger de toute la vélocité dont ils sont susceptibles.
(4) Iles à sucre. J'ai cru devoir insérer dans cette note
les détails suivans , pour prouver combien les comestibles
et les autres denrées que produit ce continent, ont contri-
bué à ^a prospérité des Antilles. On estime que les Etats-
Unis leur fournissent annuellement 170^000 barils de
farine, 12^000 de biscuit, 5o,ooo de riz, 18,000 de lard
et de bœuf salé, 4oo,ooo boisseaux de maïs, sans parler
des haricots , pois et avoine , 1 5o,ooo quintaux de poisson
sec , 3o,ooo barils de poisson salé. Outre ces provisions
essentielles et indispensables , ce continent leur fournit
aussi des bois , tels que poutres , solives , chevrons , plan-
ches , rames , etc. valant à-peu-près 5 liv. sterl. le millier
de pieds. On en expédie, année commune, 2, 1 50;,ooo pieds ,
20 à 20 millions de bardeaux de cèdres pour couvrir les
maisons , 16 millions de merrain de différentes grandeurs,
valant 8 liv. sterl. le millier; de i4 à 16,000 paquets de
douves apprêtées , chandelles de spermacettî , fer j gou-
dron , huiles de poisson , moutons , volailles , boeufs ,
mulets , chevaux , etc. *
Sans l'accroissement de la culture et de la population
du continent , qu'auroient fait ces îles ? D'un autre côté ,
sans elles les habitans des Etats-Unis n'auroieut pas trouvé
ailleurs un débouché ailssi avantageux pour une foule
d'objets qui leur seroient devenus inutiles.
•^ De 1786 à 1787, on exporta de la Nouvelle-Londres aux
Antilles , 6671 bœufs et chevaux; de 1787 a 1788,6910. De la
ville de Middletown , 2177 chevaux , bœufs et vaches»
BjG NOTES.
(5) Progrès de la population et de la culture. Depuis
cette éj^oqne (1784), tel a été le nombre d'émigrans qui
sont venus des Etats septentrionaux , et tels les progrès
de la culture et des défrichemens , que le Gouvernement
a été obligé d'organiser six nouveaux comtés, qui sont
ceux de Herkemer , Otzégo , Tyogo , Bath , Ontario ,
Gnondaga -, ce qui , avec les 1 4 anciens y forme les 20
grandes divisions de cet Etat , subdivisées en 1 92 town-
sîiips ou districts, pour que la justice distributive soit
plus généralement et plus promptement exercée envers
les habitans. La popu.lation qui , à la même époque ,
n'étoit que de 212,468 âmes "^5 d'après le dernier recense-
ment, se montoit à 5q2,638.
: (6) New-Arh. Ce grand village situé non loin des rives
de:lk Passaïck et dans le voisinage des vastes prairies qui
séi3arent la péninsule de Bergen du reste de l'Etat de
Jersey , est , depuis long-temps , considéré comme un des;
plus beaux du continent. Il consiste en une rue bien
plantée , de 7 à 800 pieds de largeur, et de près de deux
milles de long , et qui n'est qu'un vaste tapis verd , ter-
miné à cliaquc extrémité par une église -. celle du sud ,
construite en pierre, est une des plus belles de l'Etat.
Presque toutes les maisons sont séparées par des jardins et
des vergers, dont le cidre est très-renommé , ainsi que tout
celui qui se Cail dans cat Etat. Les dehors , les alentours^
le canton dont ce village est le clief-lieu, n'offrent aux
yeux que des enclos, des pentes douces couvertes de
pommiers et de verdure. C'est dans le printemps que
î^ew-Ark est un séjour délicieux, c'est celui de Flore
^ La guerre de la révolution , qui venoit d'être terminée j
«VQÎt occasionné cette grande diminution dans la popuiation.
NOTES. ' 577
et de Pomone. Un grand nombre de maisons sont bâties
en briques on en pierre, dont on trouve des carrières iné-
puisables dans les collines du voisinage. La quantité de
ces pierres qu'on envoie àNew-\ork et ailleurs est très-
considérable et occupe plusieurs sloops. Cette pierre ,
d'une couleur rousse , prend un assez beau poli. On s'en
sert pour faire les encoignures des maisons de briques ,
pour les plintlies et les jambages des portes et des fenêtres,
les perrons et les trottoirs, ainsi que pour les inscriptions
sépulcrales.
Les babitans da New-Ark sont depuis long-temps re-
nommés pour leur activité et leur industrie. La tannerie de
ce viUage fournit du cuir à la manufacture de souliers ; qui
exporte annuellement de go à 1 co,ooo paires. On vient
d'y en établir une autre qui n'est pas moins intéressante ,
c'est celle de cardes à carder le coton et la laine, brandie
d'industrie considérablement augmentée depuis l'inven-
tion de la machine de Chittenden , qui coupe par jour et
en façonne des milliers de dents ^.
A quelque distance de New-Ark , le terrein s'élève en
collines fertiles et d'une pente douce , arrosées de plusieurs
l'uisseaux qui mettent en mouvement quelques moulins.
■^ Cette machine, dont le mécanisme est très-îngénieux, fut
inventée, en 1782, par M. Chittenden , de la ville de New-
Haven : elle coûte vingt-cinq gainées. C'est à cette machine
que leshahitans de ce pays doivent, de pouvoir faire des cardes
à 5o pour I meilleur marché qu'on ne peut les fabriquer en
Europe. Il y en a de tous les degrés de finesse , depuis le n° 1
jusqu'à 12 : la quantité que l'on en exporta l'année dernière , de
Boston et des villes environnantes , se montoit à 71,000 paires.
Ces manufactures emploient huit cents femmes et enfans, et
en ont fait naître plusieurs autres de fil d'archal.
5j8 N O T E S.
C est dans ce canton frais et salabre , que Ton voit des
maisons élégantes ; agréablement situées , dont la vue
domine au loin sur la baie , le havre et la ville de New-
York , ainsi que sur plusieurs des grandes îles et des tenues
qui s'étendent jusqu'à Sandy-Hook. Les habitans de Ncav-
Ark , comme ceux d'Elisabeth -To wn , ont un troupeau
national qui , sous la conduite d'un berger , va paître sou-
vent à de gi'andes distances. Ce village est le lieu d'où
partent et où arrivent presque toutes les voitures pu.-
bliques destinées pour Philadelphie , ainsi que les malles :
c'est ce qui fait qu'on y voit un si grand nombre d'auberges.
On estime la population de New-Ark à 2,200 habitans.
(7) Washington. Comme si les Etats-Unis n'étoient
pas dignes de lui avoir donné le jour , les Gazettes an-
glaises de New- York annoncèrent , pendant la guerre ,
qu'étant né dans la Grande-Bretagne , il étoit doublement
rebelle. Rien de moins vrai que cette assertion : ses an-
cêtres vinrent s'établir en Virginie , vers l'an 1667 ;
il en est la troisième génération ; il naquit le 11 fé-
vrier 1737, dans la paroisse de Washington , un des
districts du Comté de Westmoreland. La famille de son
père étoit très-nombreuse. H fut l'aîné d'un second lit ;
mais ayant perdu ce père à l'âge de dix ans , il f tit élevé
par son frère aîné du premier mariage , et par sa mère ,
qui n'est morte qu'en 1789. Ce frère , colonel d'un régi-
ment provincial, envoyé au siège de Carthagène en 1745,
se conduisit d'une manière si distinguée , qu'il mérita les
éloges publics de l'amiral Vernon , dont il donna le nom
à la belle terre de 1 6,000 acres qu'il possédoit sur les bords
du Potowmack. A sa mort , qui arriva peu après son re-
tour de ce siège, Georg;e Washington en hérita. Celui-ci
n'avoit alors que 20 ans : on sait comment il se conduisit ,
NOTES. 579
en qualité de major des troupes virginiennes , sous les
ordres du général Bradock , en 1 755 , et avec qiielle pré-
«ence d'esprit il sauva l'arrière-garde de l'armée anglaise,
défaite sur les bords de la Monongaliëla, par les Français
et leurs alliés.
Après avoir été^uéri d'une pulmonie que l'on crutlong-
temps mortelle, il épousa en 1759 madame Custis , riche
veuve née le même jour que lui , et dont il n'a point en d'en-
fans. Depuis cette époque , il a constamment été député
au corps législatif de sa province , magistrat de son dis-
trict , et juge d'une des cours inférieures , jusqu'au mo-
ment où ses compatriotes le députèrent au premier Con-
grès de 1774 , ainsi qu'à celui qui s'assembla Tannée
suivante à Philadelphie , par lequel il fut nommé com-
mandant en chef de l'armée continentale. On connoît le
discours qu'il prononça à cette occasion , et la répugnance
avec laquelle il accepta cette importante commission.
Après les malheurs qu'il éprouva vers la fin de ijjS y
il s'éleva une cabale contre lui , qui . cependant ( chose
extraordinaire ) ^ ne diminua point la confiance publique :
l'affaire de Trentown , pendant le grand hiver de cette
même année , étouffa les murmures de ses ennemis. Vint
ensuite la prise de Bourgoyne qui décida l'alliance avec la
France ; alliance qui contribua si puissamment à la prise
de York-Town et à la paix. Il faut avoir connu quel-
ques-unes des personnes qui vivoient dans son intimité ,
pour savoir avec quelle joie il apprit que ses travaux
ëtoient finis ; que la liberté et Tindépendance de sa pa-
trie étoient confirmées , reconnues , et avec quel plaisir
il reçut de ses voisins et de ses amis tant de témoignages
d'amitié et d'intérêt. On sait qu'il refusa constamment les
dons considérables que voulurent lui faire les Etats de
tOho NOTES»
Virginie et de Pensylvanie , quoique offert cle la ma-
nière la plus délicate : il ne voulut pas même accepter
les 5o actions dans la compagnie incorporée, pour per-
fectionner la navigation du Potowmack , que le premier
de ces Etats lui offrit.
Le grand rôle qu'il venoit de remplir sur la scène du
monde ; l'uniforme et constante fermeté qu'il avoit mon-
trée au milieu des dangers , et sur-^tout dans les situations
les plus désastreuses \ le courage avec lequel il les avoit
surmontés"; le bonheur d'avoir pu atteindre le jour du
triomphe et du repos \ sa modération lorsqu'il étoit chargé
du fardeau de la guerre ; l'empressement avec lequel il
venoit de quitter la vie publique ; tels furent les souve-
nirs et les circonstances qui l'accompagnèrent dans ses
honorables foyers à la fin de 1783.
iie désir que l'on eut alors en Europe , comme ert
'Amérique , d'avoir quelques lettres de lui , étoit si vif,
qu'on lai écrivoit de toutes parts , et souvent sous les
prétextes les plus frivoles ; chaque auteur , avant de pu-
blier son ouvrage, s'empressoit de lui en faire hommage ;
rien de nouveau n'étoit découvert sur le continent, que
les inventeurs ne sollicitassent son aprobation , ou ne lui
envoyassent des échantillons de leurs manufactures. Il
en fut de même en Europe, d'où on lui envoya un grand
nombre d'objets rares.
Parmi les choses extraordinaires qu'il a accomplies ;^
on ne doit pas oublier l'inépuisable complaisance avec
laquelle il répondoit lui-même à toutes les lettres qu'il
recevoit. S'il n'avoit pas su économiser son temps avec
autant de méthode , jamais il n'auroit pu remplir une tâclie
aussi pénible , recevoir ses amis et vaquer aux soins de
sa grande culture.
NOTE S. 58l
Jusqu'au moment où il fut appelé à la magistrature su-
prême de rUnion, pas un étranger, recommandable par
quelque talent ou par qviel qu'autre qualité , qui n'ait été
voir ce moderne Cincinnatus . et passer quelque temps
sous son toît. Pas un membre du Congrès n'a été en
Virginie , qu'il ne se soit empressé d'aller lui exprimer
son tendre attacliement. Il étoit aussi grand , aussi res-
pecté dans sa retraite qu'à la tête des armées.
Si dans les dernières années de sa présidence , que tant
de circonstances étrangères ont rendues dijBBciles et ora-
geuses , le souffle impur de la calomnie et du mensonge -
si la violence des partis ; si des plumes mercenaires ,
payées on sait par qui , pour remplir cette tâche odieuse ,
ont voulu flétrir sa réputation , qu'on se rappelle le sort
d'Aristide , de Pliocion , et celui de tant d'autres illustres
personnages. Dans quelques lustres , ses enneuiis , ses
calomniateurs seront oubliés , seront rentrés dans la
poussière du néant -, et les palmes que ce grand bomme
a si justement acquises fleuriront sur sa tombe , trans-
mettront à la postérité la plus réculée son nom avec
l'exemple et le souvenir de ses A'^ertus.
(8) Preuves de confiance. Parmi un grand nombre de
preuves de cette confiance sans bornes que le général
Washington inspiroit alors aux Gouvernemens ainsi
qu'aux particuliers , je ne citerai que la suivante , dont
j'ai été témoin. L'armée continentale s'étant trouvée à
la veiUe de manquer de viande , au lieu de s'adresser au
Congrès , ce qui auroit exigé trop de temps , il se con-
tenta d'écrire au Gouverneur de l'Etat de Connecticut *
* Jonathan Trumbull.
H83 NOTES.
Voici les derniers paragraplies de cette lettre , datée dtt
camp de Morris -Town, le \ août 1777^
« En considération àe^ circonstances extrê-
» mement impérieuses dont je viens de vous parler , je
» vous prie de me faire expédier 800 boeufs , en autant
» de détacliemens que vous le jugerez convenable. Connois-
)) sant , comme je sais, la confiance que le Corps Législatif
yj de votre Etat a dans son digne chef, je me flatte que
)) cet envoi arrivera promptement -, car enfin , mon cher
» Gouverneur , il faut avant tout , s'occuper de la
» subsistance de ceux qui sont cliargés de défendre la
)) Patrie ».
Les huit cents boeufs arrivèrent.
( 9 ) Usage de V acacia. C'est sur l'île Longue , à
Rhode - Island et à Providence , que l'on voit des
plantations considérables d'acacias , car il n'y a point
d'arbres , parmi les espèces sucrées , qui soient plus re-
cherchés des bestiaux. Ceux dont les tiges et les branches
sont tortueuses se vendent beaucoup plus cher que les
autres -, on a imaginé divers moyens de leur faire prendre
l'anf^le le plus convenable à faire des courbes : ceux dont
la hauteur et le diamètre permettent d'en faire des
étambots, se vendent aussi très-cher-, j'en ai vu un pour*
lequel on donna 45 piastres ( 338 f. ) On en fait usage
aussi pour des cerceaux : il n'y en a point de plus te-
naces ni de plus durables. Quant à l'usage de ce bois
pour des chevilles de doublage , il est déjà très -ancien.
Les premiers qui furent plantés sur l'île Longue vinrent
de Rhode - Island , dont les forêts primitives étoient
remplies. Avant la guerre , tous les chemins de cette
dernière île en étoient bordés ; rien n'étoit plus beau ni
pi as frais : les Anglais n'en laissèrent pas un. Je eon-
NOTES. S83
nois à Hamstead des barrières , dont les poteaux d'acacia
furent places en 1 685 , et sont encore sains. La rapidité
avec laquelle ces arbres croissent dans un terrein léger ou
sabloneux est incroyable ; j'en ai vu dont les racines
avoient poussé des jets à 60 pieds de distance. Les bes-
tiaux préfèrent toujours l'herbe qui croît sous leur
ombre , à celle du voisinage. Je ne parle pas de l'ex-
cellent sirop que l'on fait avec leurs fleurs ; après le cliêne ,
c'est l'arbre le plus utile que l'on puisse cultiver dan^
un pays maritime.
(10) Pommes de Spitzenherg et Neîv-Toti^n-Pippins,
Ces deux espèces de pommes sont , comme tant d'autres
choses , le produit du hasard. Quelques familles Wallones ,
Liégeoises et Hollandaises , ayant enté les greiTes qu'elles
avoient apportées, sur les sauvageons qu'elles découvrirent
dans les forêts de leurs concessions , de cette nouvelle
alliance sont venues les deux espèces de pommes con-
nues ici depuis plus de 80 ans , sous le nom de Spit-
zenberg et New-Towu-Pippins,du canton de l'île Longue,
cil on en voit ]es plus beaux vergers. Elles sont remar-
quables , sur-tont la dernière, par la finesse de leur peau,
la délicatesse de leurs pulpes , et une odeur extrême-
ment suave , qui rappelle celle de l'ananas. J'en ai vu qui
avoient i4 pouces de circonférence ; elles en ont com-
munément de 9 à 1 1 . Le désir de manger ces beaux fruits
étant devenu général parmi les habitans de la zone tor-
ride , on a considérablement propagé ces arbres dans les
Etats du centre , où ils croissent aussi bien que sur l'île
de Nassau ( île Longue ) leur première patrie. Il n'est
pas rare d'en voir sur les tables de New- York , jusqu'au
mois de mai. Ces pommiers sont remarquables par l'uni-
formité de leurs branches et la rotondité de leurs cimes .
584 NOTES.
ainsi qne par l'égalité de leur écorce. C'est en pâ-rqnant
des cochons dans ces pi écieux vergers, que l'on en entre-
tient ou que l'on en renouvelle la vigueur. Ces pommes
sont toujours cueillies à la main , et séparément enve-
loppées dans du papier gris , lorsqu'elles sont destinées à
être envoyées aux Antilles : c'est toujours sur des vais-
seaux fins voiliers qu'on les embarque. J'en ai envoyé
en Europe plus de 3jOOO greffes, dont les trois quarts
rapportent depuis long-temps des pommes aussi odorantes
et aussi délicates que celles de ce pays.
(il) Sandy-Uook. Grande péninsule de sable, cou-
verte de cèdres rouges , qui , s'avançant considérable-
ment du côté de l'ouest, forme, avec les dunes de l'île
Xiongue vers l'est , l'entrée du port de New-York. C'est
sur la pointe de cette péninsule que depuis long-temps ^^
le Gouvernement de cet Etat a fait élever un phare de
loo pieds de hauteur , quoique cette partie du continent
appartienne au nouveau Jersey , qui n'en a pas cédé la
iurisdiction. C'est vis-à-vis de ce phare que se trouve la
première barre sur laquelle il n'y a que 21 pieds d'eau
dans les marées ordinaires ; après l'avoir passée , on entre
dans ce qu'on appelle the horse-shoe ( le fer-à-cheval ) ,
d'où on ne compte que onze lieues jusqu'à la ville. C'est
le long d'un quai construit en dedans de cette pénin-
sule , que se tiennent les goélettes des pilotes , dont il
doit toujours y avoir un certain nombre.
Au milieu de cette plaine de sable , couverte de hauts
cèdres , on rencontre un monument sépulcral élevé à la
mémoire de douze gardes-marines du vaisseau de guerre
anglais V Assistance , qui , s'étant 'égarés à la poursuite
de quelques déserteurs, périrent dans la nuit du 5i dé-
cembre 1/85; accablés p ensevelis squs le poids d'wïie
NOTE S. 585
des plus mémorables chutes de neiges qu'on eut vue de-
puis 4o ans. On ne peut lire sans attendrissement les
expressions de douleur et de regret, gravées sur ce mar-
bre blanc, envoyé d'une aussi grande distance par leurs pa-
rens. L'héritier de l'ancienne famille écossaise deslMorton ,
jeune homme de 20 ans, étoit du nombre des victimes.
(12) éducation des deux espèces de cèdres et de l'aca-
cia. Dans l'espoir que les détails suivans, relatifs au semis
et à la culture de ces trois espèces d'arbres pourront être
utiles, je vais les transcrire d'après ma propre expérience,
parce qu'au lieu d'en envoyer les gi'aines en Em'ope, j'en
ai élevé dans de grandes caisses jusqu'à l'âge de trois ans ,
et je les ai embarquées pour leur destination. Rien n'est
plus facile à élever que les graines des deux espèces de
cèdres ainsi que celles de l'acacia. Le cèdre rouge, qui exige
une terre forte et un peu humide , ne lève qu'au bout de
deux ans 5 miais on ne tarde pas à en être dédommagé
parla vitesse de son accroissement. Comme il a beaucoup
de dispositions à buissonner, il est nécessaire d'élaguer
tous les ans quelques-unes de ses branches inférieures , en
prenant soin de ne les couper qu'à un pouce ou deux de
la tige. Peu d'arbres produisent une plus grande quantité
de racines et de chevelus ; c'est pourquoi ils reviennent
facilement, lorsque le temps est venu de les mettre en
place : mais alors ils craignent le soleil, dont il faut soi-
gneusement les préserver pendant les deux premières
années. Quoique cet arbre vienne dans des terres sablon-
neuses , humides ou pierreuses, ainsi que dans les fentes
des rochers les plus élevés, uji coteau dont le sol e^st pro-
fond lui convient encore mieux ; car ce que les hoiKincs
plantent exige beaucoup plus de soin qiie ce qui a été
planté par la nature.
in. B^
^86 NOTES.
Tout ce que le cèdre blanc demande , est le clioix du
sol . parce qu'il aime exclusivement les terres noires , fé-
tides , un peu marécageuses , et cependant compactes.
Celles qui paroissent avoir été formées par les anciens
dépôts des eaux de la mer, ainsi que par la destruction
des plantes marines, lui conviennent encore mieux ; quoi-
que j'en aie vu des forêts dans l'intérieur du continent ,
croissant sur les bords de grandes prairies naturelles : il
aime l'ombre, sur-tout pendant son enfance; et si on
veut le voir promptement poindre après avoir été semé ,
il faut le défendre des ardeurs du soleil de l'été depuis dix
heures jusqu'à quatre. Sa transplantation exige plus de
soin que celle du cèdre rouge ; elle doit se faire pendant
la nuit ; mais alors il faut avoir le plus grand soin de son
pivot , d'où dépend la grande élévation à laquelle il doit
parvenir. Mais bien diJOTérent du premier , qui aime l'iso-^
lement et la solitude, ce dernier se plaît au milieu d'une
compagnie nombreuse.
Quant à l'acacia , si on veut le voir s'élever jusqu'à 1 6
pouces de hauteur , dès la première année, il faut lui donner
une terre meuble et chaude, de fréquens arrosemens du
soir, et beaucoup d'ombre dans le milieu du jour. On
peut le mettre en pépinière dès l'âge de trois ans. J'en ai
vu d'élevés sur des couches faites avec des feuilles au lieu
de fumier , et qui , dès la première année , montèrent jus-
qu'à deux pieds de hauteur.
NOTES DU CHAPITRE XL
(i) Ténêzée. Ce nouvel Etat commence sur le sommet
d'une des montagnes de fer, à l'intersection des limites de
la Caroline septentrionale et de la Virginie. De ce point
'eu Cîearkfork du Cumberland, on compte 112 milles;
NOTES. 587
de-là au premier gué près de remboucliure cle l'Obey j io5 ;
de cette emboucliure au second gué de cette même rivière,
i3o ; de-là auTènëzéc; 9 J ; de-là enfin au Mississipi , 60.
Sa largeur étant d'un degré et demi de latitude , ou de
io4 milles, la surface de cet Etat contient 24,670,240 acres.
Avant qu'il eut été émancipé , sa métropole ( la Caroline-
Nord) en avoit concédé aux premiers colons 4,484,195;
à son contingent de l'armée continentale 3,ooo,ooo ; à
plusieurs autres personnes , 5oo,ooo : il en reste donc en-
core entre les mains des Cliérokées , i6,6o6,44d acres,
dont on déduit 5,ooo,ooopour la partie non-cultivable. Ce
nouvel Etat en aura à concéder 1 i,6o6,o46, après les avoir
acquis de cette nation. Découragée, liumiliée , depuis
qu'elle n'est plus guerrière, environnée de blancs dont ces
indigènes obtiennent , avec une funeste facilité , des eaux
spiritueuses , elle disparoitra comme les autres ; dans
vingt ans , et peut-êtï-e moins , on n'en rencontrera plus.
Telle sera la fin d'une nation long-temps puissante et cé-
lèbre , et l'une des plus nombreuses de toutes celles qui
sont venues du Mexique. La population de ce seizième
Etat, nouvellement entré dans la confédération, dont
l'origine est si moderne , et l'enfance a été si orageuse ,
se montoit, il y a un an , à 63;8oo personnes.
(2) Dartmoutli. Ce collège, fondé et incorporé en 17%,
est situé sur les frontières du New-Hampsliire , sous la
latitude de 43 deg. 3o sec. , à So milles de celles du Ca-
nada , au milieu d'une plaine fertile , et à une petite dis-
tance des rivages du Connecticut. Quelle longue suite
d'efforts , de persévérance et de courage , sa tardive en-
fance n'a-t-eUe pas exigée du docteur Weelock , son fon-
dateur ! Il l'avoit d'abord destiné à élever, à civiliser la
jeunesse indigène ^ dont plusieurs tribus vivoient alors
2
588 NOTES.
dans ces cantons éloignes ; mais tous les efforts de ce zcl^
missionnaire ayant été inutiles , et ses essais infructueux ,
il l'a consacré à l'éducation des blancs. Voilà pourquoi il
le plaça , dans l'origine , si loin des établissemens euro-
péens , qui s'en sont considérablement rapprochés depuis
la paix. Il contenoit l'année dernière 207 écoliers.
Ce collège est composé de deux corps de bâtimens,
situés sur une éminence d'où l'on découvre, jusqu'à une
distance considérable , les contours de la rivière , ainsi
que la chaîne des montagnes Vertes qui traversent l'Etat
de Vermont dans toute sa longueur. Cet édifice est pré-
cédé d'une immense pelouse , des deux côtés de laquelle on
a construit plusieurs jolies métairies. Le second des bâti-
mens , construit en 1 786 , a i5o pieds de long, Gode large,
et trois étages. La bibliothèque de ce collège ne contient ,
jusqu'à présent, que trois mille volumes. A quelques
globes et quelques autres objets peu importans près , le
cabinet de physique n'est encore rien. Le pays est très-
salubre , et les hivers y sont rigoureux. Les voyageurs ne
sont pas peu étonnés de rencontrer si loin de la mer , et
dans un pays si nouvellement habité, un établissement
littéraire aussi considérable. — (c Ce temple consacré aux
sciences et aux muses, me disoit un de mes amis, à son
retour de cette partie éloignée des Etats-Unis, m'a paru,
comme un beau rosier au milieu d'un désert j et dans dix
ans, ce désert sera converti en herbages, en terres de
labour et couvertes de riches moissons w.
Une chose très-remarquable , c'est que le docteur %Vce-
tock a eu le bonheur de vivre assez long -temps pour
jouir de l'accomplissement de ses espérances, et obtenir la
récompense de tant de peines et de sollicitudes. Dans uii_^
Yoyage qu'il fit en Angleterre pour soliiciter des secoiirs , -
NOTES. 389
^?ux qu'il reçut du lord Dartmouth , alors secrétaire
d'Etat, furent si considérables, que , dans le dessein de lui
en témoigner sa reconnoissance , il donna son nom à ce
collège , ou plutôt à cette umversité , puisque sa charte
d'incorporation lui en a aceordé tous les privilégeset toutes
les immunités.
(3) Féroces indigèjies. Il faut en excepter quelques
cliefs , dont la recomioissance a conservé les noms dans les
pages de l'histoire ; entr'autres , Massasoit , sachem de
Pakonaket * , et Maskonomèo , sachem de Numkèag ** ,
qui accueillirent les premiers colons aTec humanité, et
leur furent d'un grand secours: mais quelque pieuses et
respectables que fussent ces premières familles, on connoît
trop l'arrogance si naturelle aux Européens , et les effets
de la nécessité , pour croire que cette harmonie put subsis-
ter long- temps. Plus ils accordoient de terres et de bois aux
blancs et plus ils en demandoient. Les nouveaux colons -,
pressés par le besoin, exigeoient les mêmes faveurs et les
mêmes privilèges relativement à la pêche et à la. chasse.
A la suite d'injustices , quelques actes de violence furent
commis : on tâcha de les réparer ; les remèdes furent in-
suffisans. Les indigènes se plaignirent de nouveau , et in-
sensiblement s'irritèrent; la vengeance s'alluma : alors les
blancs , autorisés par le droit du talion , sacrifièrent une
partie de ceux-là même qui les avoient si bien reçus. Au
* AujourtVhui New-Ply.iiouth. C'est le lîeu où les premiers
Anglais débarquèrent , et où ils élevèrent leurs premières mai-
sons. C'est le chef-lieu du comté du même nom.
^'^ Aujourd'hui connue sous le nom de Salem ; jolie ville conj-
tenant 12000 habitans ^ dont le commerce et la navigation sont
t-iàs-considérabli>$.
0C]0 NOTES.
fléau de la guerre se joignit celui de la petite-vérole •, et
bientôt une partie de ces tribus Ichtyopliages disparut.
Cependant, malgré la supériorité que leur donnoit
l'usage des armes à feu sur des liommes qui ne connois-
soient que Tare et la flèclie , il est probable que les blancs
îie se seroient pas établis dans ces cantons avec autant de
facilité , si le nombre des indigènes n'eût pas été considé-
î^ablement diminué par une épidémie terrible , qui avoit
emporté , 1 5 à 1 6 ans avant l'arrivée des Européens , les
deux tiers de leur population. Cette terrible calamité éten-
dit ses ravages depuis la baie des Chaleurs, dans le golfe
Saint-Laurent , jusques cliez les Pooliatans de la Vir-
ginie.
Il faut le dire : aussi-tôt qu'on eut établi une forme de
Gouvernement assez eoercitif pour réunir et contenir ces
sociétés éparses , l'objet des premières loix qu'il promul-
sua , fut d'enlever aux individus la faculté d'aclieter des
terres appartenantes aux indigènes , et l'attention de cou-
vrir une partie de celles que la colonie possédoitpar des
actes revêtus de la signature des principaux Sacbems. On
en voit encore quelques-uns dans les archives de cet Etat.
Xes missionnaires réunirent les restes de ces tribus dans
plusieurs cantons, dont ce même Gouvernement s'em-
pressa de rendre les terres inaliénables. Ils traduisirent dans
la langue Nattick, non-seulement le catéchisme et des
livres de prières, mais aussi la Bible toute entièx^e : j'en ai
vu un exemplaire imprimé à l'université de Harvard
(Cambridge), en i665. Ils leur enseignèrent quelques
principes de culture , ainsi que la morale de l'évangile ,
dont on avoit si peu observé les préceptes à leur égard.
(c Puisque nous sommes frères, dis-tu, et que le Dieu
du soleil est le père de tous les liommes qui habitent les
NOTES. 091
âeux extrémités du grand lac salé , disoit un jour le vieux
Siccacus au docteur EUiot , pourquoi es- tu venu de si loin
envahir nos terres et nos rivières , tuer notre gibier et
notre poisson? Pourquoi nous empoisonnes -tu avec tes
maladies , et nous tues-tu avec tes armes à feu , toutes
les fois que nous voulons, comme tes gens, faire notre
volonté ? C'est cependant à cette volonté que tu dois les
premiers morceaux de bois dont tu t'es chauffé ,1e premier
poisson dont tu t'es régalé. Pourquoi te comportes-tu
envers nous d'une manière si différente de celle dont tu
en agis avec tes compagnons ? Explique-moi cela )).
Lorsque l'on réfléchit aux effets que dévoient produire
tant de motifs de violence et d'envahissement, on voit
combien il étoit impossible qu'il n'en résultât pas des
injustices , des dissentions et des guerres. Si, comme dans
la Pensylvanie et le Maryland, ces différentes associa-
tions eussent été dirigées par tin chef qui , seul , auroit
acquis des terres, conclu des traités, alors il se seroit com-
mis moins de violences -, l'établissement de cette colonie,
fondé sur l'équité et la justice, auroit été plus légal et
plus conforme aux inspirations de l'humanité. Eh bien !
malgré la belle conduite de William Penn envers les in-
digènes de la Pensylvanie , on en voit encore un bien plus
grand nombre domiciliés dans le Massachussets que dans
ce premier Etat : j'en ignore la raison.
(4) Ponts et communications. Les quatre colonies sep-
tentrionales , ainsi que le Maryland et la Pensylvanie ,
se sont élevées par leurs propres forces, se sont gouver-^
nées elles-mêmes d'après les privilèges accordés aux pre-
miers fondateurs , sans que la métropole se soit mêlée de
leurs affaires ; et voilà pourquoi leurs progrès ont été si
rapides. Tout a été l'ouvrage des Gouvernemens qu'elles
OQ^l NO T lî S,
s'etoient donnés : administration, distribution des terres;
établissement de collèges, d'écoles, d'académies , de sociétéâ
littéraires ; fondation de villes , de bourgades ; police ,
protection des frontières , ponts , canaux ; tout est émané
de la sagesse de ces Gouvernemens et de l'esprit public i
qu'ils avoient fait naître et soigneusement entretenu.
L'indépendance dont jouissoient ces colonies (excepté
leur commerce , dirigé par la métropole) , fondée sur les
chartes qu'elles obtinrent des rois Jacques i, Charles i et
Charles ii, étoit plus remarquable encore dans le Connecti-
cut. D'après cela , que dut-on penser de la conduite de
George m, lorsqu'en 1774 , il voulut traiter avec sévérité
des colonies auxquelles ses prédécesseurs avoient accoi'dé
de semblables immunités un siècle et demi auparavant?
Quoique le dénouement de la grande scène qui s'ouvrit
h Philadelphie le 4 juillet 1776 fût impossible à prévoir,
il étoit cependant naturel de penser que celles dont les
Gouvernemens étoient ce qu'on appeloit alors charter
gopernments ^ opposeroient une grande résistance à l'in-
vasion de leurs droits : en effet , celle de Massachossets fut
la première qui prit les armes. C'est à quelques milles de
Boston que le premier sang anglais et américain se
mêlèrent. C'étoit avec dix ou douze mille hommes
que la Grande-Bretagne voulut alors soumettre les des-
cendans de ces anciens puritains qui avoient renversé le
trône de Charles i ! Ceux-ci ne tardèrent pas à prouver
qu'ils n'avoient point dégénéré , et qu'il ne seroit pas
aussi facile qu'on l'avoit assuré dans le parlment , de
traverser le continent avec un corps de 7 à 8000 hommes.
Pour se déclarer indépendantes , ces colonies n'avoient
qu'un seul lien à rompre, celui qui enchainoit et diri-
seoit leur commerce.
o
N o T E îi. Sga
(5) Objets taxables dans l'Etat de Massachussets.
Tableau des objets annuellement taxés dans
r Etat de Massachussets, d'après une évaluation
très-basse y pour Vannée i;;g8.
Nombre des habitans 660,794
Maisons d'une valeur considérable 72,164
Granges et autres bâtimens 48,485
Logg-houses et maisons de 5 pounds d'évaluation. 1 3, 44o
Distilleries et raffineries ♦ 5 1
Corderies 75
Manufactures de potasse , . , 1 68
Magasins * . 94i
Moulins de toute espèce •. . . . 2,391
Grosses forges- 79
Pieds superficiels de quais , jetées et autres terreins pri»
sur les eaux. . pieds. 498,785
Terres en labour acres . 389,870
Prairies idem . 366, 149
Herbages . .idem. 270,905
Prairies maritimes idem. 62,549
Pâturages idem. 84o,o47
Terres en bois. idem. 766,344
Terres non encore défrichées idem.^i:85o,j6o
Terres non susceptibles de défrichement. . idem . 692,390
Barils de cidre 218,870
Tonnage des vaisseaux, y compris celui des pêcheurs de
morue , des bâtimens employés dans le grand et le petit
cabotage 289,600
Chevaux 64,254
Boeufs et autres têtes de bestiaux de différens âges ....
334,70^
5o4 NOTES.
Vaches 391,254
Moutons et chèvres 548,6i4
Cochons 357,013
Les taxes étant imposées dans cet Etat sur toute espèce de
propriété mobilière et immobilière , il en est résulté une
connoissance de ces objets plus particulière que dans les
autres Etats , où l'on a adopté des méthodes d'impositions
différentes. Quelquefois il arrive que ces résultats sont
publiés par ordre du Gouvernement ; c'est de cette source
que le tableau ci-annexé, a été tiré. Ces objets taxables
sont évalués à un taux très-foible , et c'est sur le montant
de ces évaluations , que l'on prélève à tant du cent les im-
positions de chaque individu.
(6) Fondation de la Géorgie. Dans le dessein de cou-
vrir les frontières de la Caroline méridionale contre les
fréquentes invasions des nations Creeks et Séminoles, on
résolut, en 1734, d'acquérir de ces indigènes , une partie
du territoire qui compose aujourd'hui ce treizième Etat
maritime, et d'y établir un Gouvernement dont les ha-
bitans seroient à-la -fois soldats et cultivateurs. On y en-
voya sous les ordres du général Oglethorp un grand nom-
bre d'Allemands et de Suisses , ainsi que quelques familles
anglaises auxquelles on donna des terres et on prescrivit
un régime militaire ; mais on ne tarda pas à s'apperce-
voir que cette forme ne convenoit point à un pays qu'il
falloit défricher et peupler -, que cette colonie naissante
avoit besoin de la paix , de la liberté et sur-tout de bon-
nes loix civiles. De ces faux principes résultèrent le dé-
couragement , des mécontentemens et des dissentions
que l'on ne put éteindre , après l'expérience de plusieurs
années, que par l'établissement d'un Gouvernement royal.
NOTES. 595
tel que celui de la Caroline méridionale et des colonies
qui n'avoietit point été fondées sur des cliartes ^ composé
d'un Conseil lé.dslatif et d'un Gouverneur.
Ce n'est que depuis cette époque , que la Géorgie ( ainsi
nommée du nom de George 11 , qui régnoit alors) a au-
gmenté ses défricliemens et sa population, et qu'elle a
enfin commencé à prospérer. Son immense territoire est un
des plus fertiles du continent. Un jour, il rapportera du
vin , de Fhuile , du coton , de la soie , du tabac, de l'indigo,
et peut-être même du sucre. Sans les graves inconvéniens
qui résultèrent des principes trop démocratiques de la
constitution qu'adoptèrent les colons , lors de la première
effervescence, occasionnée par la déclaration de l'indépen-
dance , cet Etat seroit beaucoup plus avancé qu'il ne l'est
aujourd'liui. Mais instruits par une longue suite de désor-
dres et de désastres , il vient d'adopter une constitution
beaucoup plus sage, qui, à la longue , réparera tous ces mal-
heurs , et fera oublier les honteux écarts de sa démagogie.
Il en a presque été de même dans la Pensylvanie ,
dont cependant le docteur Franklin étoit le législateur.
Son ouvrage , comme celui du célèbre Locke , (quoiqu'éta-
bli sur des bases et des principes bien diflerens ) ne pro-
duisit que des tempêtes , jusqu'au moment où l'anarchie
arrivant à pas redoublés ^ les hommes éclairés du Corps
législatif appelèrent une convention composée de députés
envoyés par les diflerens comtés de l'Etat , qui adoptèrent
les principes sur lesquels le Gouvernement général de
l'Union est fondé , savoir, deux chambres , un pouvoir exé-
cutif sans conseil , et des juges inamovibles aussi long-
temps que leur conduite est irréprochable j ce qui prouve
combien les choses paroissent difiereutes en théorie de ce
qu'elles sont dans la pratique.
5c)6 NOTES.
Entraîne sans doute , comme tant d'autres îe furent ai
cette époque mémorable , par lïdée que l'on se formoit
de l'excellence et de la dignité de la nature humaine, Fran-
klin , quoique parvenu à l'âge de 80 ans , étoit persuadé
que les hommes réunis en petites sociétés , pouvoient sa-
crifier leurs intérêts au bien public , et enchaîner leurs
passions avec des fils de soie. Sa chambre unique , dont
les loix dévoient être publiées et discutées pendant un an
avant d'être promulguées \ son conseil de censeurs qui pou-
voit suspendre le cours de la justice , citer le Corps légis-
latif à son tribunal , réformer la constitution , &c. -, son
pouvoir exécutif composé de 17 personnes, ses fréquentes
élections , tout cela prouve bien manifestement la haute
opinion qu'il avoit des hommes , et particulièrement de
•ses compatriotes.
Chose bien plus extraordinaire encore , c'est qu'après
avoir vu et senti les dangers et les inconvéniens de cette
forme de Gouvernement durant les trois années qu'il fut
président de la Pensylvanie * , il porta ces mêmes opi-
nions à la Convention fédérale , dont il fut élu membre !
Ce qui parut étonnant à ceux qui connoissoient la pro-
fondeur et la sagacité de son génie. Ce ne fut que dans
son dernier discours, moins célèbre pour l'éloquence que
par la sagesse des idées, qu'il contribua à faire rectifier la
forme actuelle du Gouvernement général , en sacrifiant
*es opinions particulières.
^ Peu de temps après son retour de France, en 1786, il fuÊ
ôlu Président du Conseil exécutif de la Pensylvanie : le mot
gouverneur , à cette époque, étoit aussi proscrit parmi les pa-
triotes exaltée , que celui ds basilêos l'étoit parmi les anciens
Crac s.
NOTES. 397
( 7 ) Martin Béliem , natif de Nuremberg , d'où , après
iivoir long-temps cultivé la géographie , il alla en Portugal
sons le règne de Jean 11. H découvrit l'île de Fayal, dont
il obtint la concession , et où il vécut plusieurs années.
De cette île, il parvint au royaume de Congo, et en i484,
il découvrit les côtes du Brésil, ainsi que le détroit de
Magellan. Ses lettres conservées dans les archives de sa
■ville natale, datées de i486, parlent de ses découvertes
et de ses voyages , entrepris six ans avant celui de Chris-
tophe Colomb, qui ne fit voile de Palos que le 3 août 1492.
Ce fut Martin Béhem qui donna à ce célèbre navigateur
ïa première idée d'un continent occidental.
Quant à Magellan , il ne forma le projet de traverser
ce détroit , qu'après avoir vu entre les mains du roi Jean
une carte de cette partie de l'Amérique, que Béhem avoit
tracée et donnée à ce même roi. Jérôme Benson parle de
cette carte dans l'histoire de l'Amérique qu'il publia
en i55o. Après avoir été fait chevalier en i486 , Béhem
revint à Nuremberg en 1492 , et y fit exécuter un globe
sur lequel il dessina les découvertes qu'il avoit faites, et
auxquelles il avoit donné le nom de Terres occidentales.
Ce globe fut terminé la même année que Christophe Co-
lomb partit pour son premier voyage. Le chevalier Béhem
quitta une seconde fois sa ville natale , et revint à Lis-
bonne , où il mourut en 1 5o6.
(8) Plan de New-York. Le plan de cette ville, ainsi
que ceux de plusieurs autres qui étoient dans la même
liasse , se sont trouvés si endommagés par les eaux de la
mer , que toutes les lignes en étoient efPacées , et les cou-
leurs si entièrement confondues, que cet ensemble ne re-
présentoit plus rien. Il en auroit été de même des autres
«lecsins dont on voit la gravure dans cet ouvrage, sil'au-
5g8 NOTES.
teur ne les eût pas place's auprès de leurs caliiers respec-
tifs.
(9) Nombre de maisons. On en compte aujourd'hui
4700 , et 37,420 liabitans dans cette ville où; en 1763, il
n'y avoit que 1769 maisons et i4,i54 personnes. Il ne
faut pas oublier qu'en 1776 elle fut à moitié brûlée, le
jour même que les Anglais s'en emparèrent, et qu'ils l'ont
possédée jusqu'au 25 novembre 1783, sans en réparer une
seule maison.
(10) Terreins envahis sur les eaux. J'ai fréquemment
ouï dire à plusieurs membres de la corporation de cette
ville , que , d'après les relevés qu'ils avoient faits des ter-
reins concédés depuis sa première origine , mais particu-
lièrement depuis son incorporation en 1 683 , il paroissoit
que la surface de ces terreins formés de mains d'iiomme ,
sur lesquels on avoit construit des quais , des maisons et
des rues , étoit de 432,ooo pieds quarrés. Si on multiplie
cette surface par huit ou dix pieds de profondeur, on
aura quelqu'idée du travail qu'a exigé, depuis 175». ans ,
l'élargissement du site sur lequel la ville de New- York
a été construite.
Jasqu'où. ne s'étendra-t-elle pas encore sur la rivière
Hudson? peut-être à 2 ou 3ooo pieds plus loin qu'elle
ne l'est aujourd'hui ; car j'ignore quelle est l'étendue
aquatique accordée à cette ville par sa charte d'incorpo-
ration , au-delà de laquelle ses Magistrats ne peuvent rien
concéder sans s'exposer à une forfaiture , danger qu'ils se
donneront bien de garde de courir ; car autant sont irré-
vocables les immunités , les privilèges et les terres origi-
nairement concédées par ces chartes , autant est-il dange-
reux d'en outre-passer les limites j ce qui conduiroità une
procédure, à des amendes , ou à la révocation.
NOTES. 39g
NOTES DE XA LETTRE DE M. HERMAN*.
Cette partie septentrionale de l'Etat (New- York) , dont
les trois grands districts sont connus sous les noms de
Ricliland , Katarakouy , et Castorland , est bornée au sud
par le fleuve Saint-Laurent j à l'ouest par l'Ontario , à l'est
par les comte's de Washington et de Clinton , sur le lac
Çliamplain , au midi par les nouveaux cantons d'Oswëgo ,
d'Onondaga et de Herkemer ; elle est traversée dans pre£-
que toute sa longueur par la rivière Black, qui a 45 à
5o milles de navigation jusqu'à ses cliutes; situées à peu
de distance de son emboucliure dans la baie de Niahouré ,
sur le lac Ontario : cette rivière reçoit dans son cours plu-
sieurs ruisseaux et creeks considérables , remplis de sites
convenables à l'établissement de différentes usines.
Cette région est très-favorablement située relativement
aux débouchés. D'un côté , elle communique avec le Ca-
nada par le Saint-Laurent, avec les établissemens anglais
sur la rive droite du fleuve, ainsi qu'avec ceux de Kings-
ton dans la baie de Kg.tarakouy ; de l'autre , avec l'Ontario
par les baies de Nialiouré et de Cat-Fisk , et enfin avec le
pays des Mohawks par une route que l'on vient d'ouvrir,
qui passe par Richland, Rome et Castorville : on vient
d'en tracer une autre de ce chef-lieu aux premières eaux
navigables de l'Osswègatchée , au confluent duquel avec
■*^ L'Editeur aj'ant appris qu^un de ses amis venoit de recevoir
une lettre de l'agent chargé de l'établissement d'une grande
concession de terres qu'il possède dans cette partie de l'Etat
de New- York , a pensé qu'il ne seroit pas désagréable au tra-
ducteur de cet Ouvrage , absent depuis quelque temps, ni au
public j de voir insérer ici quelques-uns des intéressans détails
contenus dans cette lettre , datée du 4 septembre dernier.
4oO NOTES.
le Saint-Laurent , le major Ford a fonde un e'tablissement
considérable. Le lac Long , dont les eaux sont presque
parallèles au grand fleuve , offre un autre débouché pour
ceux qui voudroient aller à Ford'sbourg et dans le bas
Canada.
A l'exception des montagnes , le sol est profond et fer-
tile , ainsi que l'on peut en juger par l'élévation et la va-
riété des arbres dont les forêts sont composées. Les terres
qni avoisinent le fleuve depuis notre Katarakouy jusqu'cà
la ligne qui nous sépare du Canada (le 45'' parallèle),
abondent en chênes , arbre d'autant plus précieux , qu'il
est très-rare à Montréal et à Québec. Dans les autres can-
tons, on voit un mélange d'ormes, de platanes, d'éra-
bles à sucre, de butter-nuts, de hycoris, de hêtres, de
frênes aquatiques et de tilleuls. On y trouve aussi le
hemlock , le pin blanc , les différentes espèces de sapi-
nettes , le cerisier sauvage , le cèdre roiige et blanc. Des
branches de sapine tte on fait cette bière si vantée par le
capitaine Cook, et connue pour être un des meilleurs
jinti-scorbutiques (i). Quant à l'érable à sucre, il est très-
^ Après avoir fait bouillir , pendant deux heures , douze à
quinze livres de feuilles de cet arbre , on en verse la décoction
dans une barique , à laquelle on ajoute deux pots de sirop , et
autant d'eau qu'il est nécessaire pour la remplir. Mise en bou-
teillt; après avoir fermenté , cette infusion acquiert , sinon la
force, du moins la vivacité de la bière de brasseurs. J'ai connu
des personnes qui , pour la rendre encore plus salutaire , en
remplissoient le bocal d'une de ces machines ingénieuses, dont
on se sert à Londres pour remplir d'air fixe une certaine quan-
tité d'eau. Si j'étois médecin, je parlerois des effets admirables
de cet air pris intérieurement, ainsi que du grand nombre de
plaies que j'ai vu guérir avec le seul secours de ce même air.
NOTES. 4oi
commun daus plusieurs cantons , où il forme un tiers clés
arbres. Non-seulement nous en tirons tout le sucre dont
nous avons besoin , mais aussi du vinaigre d'une excel-
lente qualité *.
Ainsi que presque tous les pays septentrionaux, ce-
lui-ci est rempli de marais boisés et de prairies naturelles ,
dont nous obtenons des pâturages pendant l'été, et des
fourrages pour l'hiver. On trouve, dans beaucoup d'en-*
droits , de la pierre à chaux , de l'argile et un minerai de
fer extrêmement ductile. Nous sommes trop jeunes encore
pour penser à la construction d'une fournaise et de quel-
ques grosses forges. Il n'en sera pas ainsi dans dix ans ; il
est probable qu'alors nous serons en état d'en fournir aux
habitans du haut Canada , qui , n'ayant point de contrats
pour assurer la possession de leurs terres , ne peuvent pas
songer à de pareilles entreprises.
Déjà, nous commençons à cultiver le maïs, le bled , le
lin et même le chanvre , depuis que l'on a observé la liai i-
teur à laquelle il parvient sur les terreinsi jadis inondés
par les digues des castors ] mais n'étant encore qu'à la qua-
trième année de notre établissement , les détails de no.3-
progrès ne peuvent pas être bien intéressans.
Un événement aussi malheureux qu'inattendu a consi-
dérablement retardé la prospérité de cette colonie. La
mort d'un jeune homme plein de talens, que la compagnie
de Castorland avoit envoyé de Paris, pour rendre un pajvs
^ Lorsque , vers la fin du mois d'avril , on observe que la sève
s'aflpoibllt, alors, au lieu d'en faire du sucre, après lui avoir
donné une demi-cuisson , on en remplit une barique , placée au
soleil ou sous le toît de la maison : cette liqueur ne tarde pas
à s'aigrir et à devenir vinaigre de la première qualité.
HT, C ^
■4l!02 ^ NOTES-.
sauvage , et jusqu'alors inconnu , propre à favoriser k
réunion d'une société naissante , diviser les terres , ouvrir
des communications , commencer les premiers travaux ,
construire clés ponts et des moulins , inventer des ma-
cliines , là où les liomme^s sont si rares. Victime de son.
zèle pour accomplir le nivellement d'un des coudes
de la rivière , il périt en voulant la traverser au-dessus
de ses grandes cliutes. Ses camarades , assez malheureux
pour ne pouvoir lui porter aucun secours , ont recueilli
les circonstances de ce désastreux événement , dans \\n
écrit que je n'ai pas .pu lii-e sans attendrissement, et que
je vous envoie.
Nos rivières abondent en poissons , et nos ruisseaux en
truites. J'ai vu deux hommes en prendre ji dans un
jour. De toutes les colonies de castors qui occupoient ce
pays , et y avoient élevé tant do digues , il ne reste que
quelques familles dispersées : nous ^vons détruit ces
sociétés^ images du bonheur , au sein desquelles régnoient
l'ordre le plus parfait, la paix et la sagesse, la prévoyance
et l'industrie. Lies loups, plus rusés, plus aguerris que
ces premiers , vivent à nos dépens et ont jusqu'ici évité
notre plomb meurtrier.
Il en est de même de l'élan (orignal). On n'en voit plu&
que dans cette partie de l'Etat , et bientôt nos chasseurs
les auront fait disparoître ; car, comme vous le savez,
par-tout oii l'homme s'établit, ce tyran veut régner seul.
Parmi les oiseaux, nous avons le faisan, la gélinote ^ , le
ramier, les différentes espèces de oanards, les oies, le
dinde sauvage , etc. Notre chef-lieu élevé sur les bords de
la jolie rivière du Castor, et pour cela si justement nom-
^' Druraraing-partridge.
NOTE S. 4o5
ïsaée Castor ville , commence à s'accroître. Ce n'est en-
core, comme vous le pensez bien, qu'une collection de
maisons primitives; mais enfin on y voit quelques fa-
milles d'artisans , dont les nouveaux colons ont un besoin
si fréquent. Plusieurs magasins situés dans des lieux fa-
vorables commencent à avoir de la vogue. Les Canadiens
de la rive droite du fleuve, viennent y acheter les mar-
chandises dont ils ont besoin, ainsi que du sucre et du
rhum , qui, soumis dans nos ports à des droits plus modi-
ques qu'à Québec, leur coûtent beaucoup moins cher que
cliez eux. Le voisinage de ces établissemens français nous
sont infiniment utiles sous plusieurs rapports. L<es bestiaux
y sont moins cliers que parmi nous, ainsi que la main-
d'œuvre. Telles sont les causes des communications qui
existent entre les habitans des deux rives , et qu'il est
impossible au Gouvernement anglais de prévenir.
Nos colons , comme par-tout ailleurs , sont un mélange
de plusieurs nations: nous avons quelques familles écos-
eaises et irlandaises ; mais le plus grand nombre vient
des Etats septenti-ionaux , qui, comme vous le savez ^
sont Vojfflcina humani generis de ce continent. Plusieurs
de ces colons ont déjà fait des défrichemens considérables.
Une de ces familles venues de Philadelphie , outre cent
acres bien enclos, a élevé une manufacture de potasse ,
joù les cendres du voisinage sont lessivées; une autre ^ de
la secte des Quakers , s'est établie sur la route de Kata-
rakouy,où, déjà, elle a élevé un moulin à scie ^ et une
manufacture considérable de sucre d'érable; elle en fit
l'année dernière près de 16 quintaux. Le chef de cette
famille est un modèle d'intelligence et d'industrie : les
marchandises qu'il a apportées lui procurent la facilite
d'employer beaucoup de bras , et à bon compte. H donne
4o4 N o T li s>
douze piastres l'acre pour le défricliemcnt de ses terres ,
et la moitié des cendres ^ ; outre cela^ il fournit aux fai-
seurs dé potasse les grandes chaudières de fer et la main-
d'œuvre j et en retire la moitié des sels , dont la valeur ,
jointe à celle de la première récolte de bled , paie , et
au-delà , tous les frais dé dëfricliement ;, de clôture et de
moisson. Le rapport moyen d'un acre étant de 24 à
28 boisseaux ; et le prix du bled de 6 à 8 sliellings , il
est aisé de voir (ju'il a encore de la marge pour parer
aux aocidens/ et ^ue la seconde récolte est toute entière
à son profit.
Parmi ces familles , nous en avons qnelques-unes qui^
cliassées de leur patrie par la frayeur et la tyrannie , sont
venues chercher dans cet asyle de paix et de liberté , sinon
la richesse^ dn moins le repos , la sûreté et la douce aisance «
L'une d'elles , établie sur les bords du Rose-Creek , venue
de Saint-Domingue , où elle possédoit une plantation con-
sidérable, montre un courage et un degré de persévérance
digne d'admiration. Un des propriétaires a une fille qui ,
aussi intéressante par sa ligure que par son industrie ,
ajoute à-îa-fois à l'économie de la maison , aux agrémens,
ou plutôt au bonheur de leur vie. Un autre encore est
Tin officier d'un esprit orné , vif et original ; né dans le
climat brûlant de l'Inde , ici sa santé s'est fortifiée. Il
préside au défrichement d'une terre de 1 200 acres ^ que
deux sœurs , dames françaises , lui ont confiée , à laquelle
il a donné le nom de Sisters's-Grove. Il a déjà fait net-
toyer plus de cent acres , élevé une maison solide , et
enclos un jardin dans^ lequel il travaille avec une perse-
^ Un acre donne communément 200 boisseaux de cendre,
qui valent 8 sols le boisseau.
NOTE S. 4o5
veraiice tout-à-fait édifiante. H a deux Canadiens , dont
les ancêtres étoient originaires de la même proTince que^
lui. Loin de sa patrie , les plus légères circonstances de-
Tiennent quelquefois une cause de rapprochement , dont
ceux qui n'en ont jamais sorti ne peuvent pas se fair©
une ide'e.
Quant aux bestiaux, les élèves qui ne se vendent que
9 piastres la paire au bout d'un an , en valent 70 lors-
qu'ils ont atteint leur quati'ième année. Les boeufs gras ,
qui pèsent ordinairement de 7 à 900 livres , se vendent
en raison de 5 piastres le cent. Les codions vivant pres-
que continuellement dans les bois , un colon peut en
avoir autant qu'il lui est possible d'en engraisser dan5
l'automne. Il ne faut cependant pas qu'il néglige de leur
donner de temps en temps à chacun un épi de maïs, pour
les attirer à la plantation , et les empêcher de devenir
sauvages \ car alors on ne peut plus maîtriser leur vo-
lonté y ils s'ennuient , regrettent la vie errante , et n'en-
graissent pas j quelque chose qu'on leur donne. Le beurre
est aussi cher parmi nous que dans les pays anciennement
cultivés : il se vend un shelling la livre ^.
Nous n'avons point à craindre , comme tant de per-
sonnes le pensent , que le voisinage des établissemens ca-
nadiens nous enlève des colons. Les terres du Canada
sont toutes dans les mains du Gouvernement ou des Sei-
gneurs : l'an et l'autre les donnent gratuitement , j'en
conviens-, mais ils n'accordent point de titres ; de-là,des
difficultés sans nombre lorsque l'on veut les vendre ou
les transmettre. D'ailleurs, elles sont grevées d'un cens
assez considérable, de droits de mutation, de retrait, de
* i3 sous 6 deniers»
4o6 NOTES.
retour au domaine faute d'iie'ritiers ,de bannalite,de dimes
ou retenues pour le culte, de réserve de mines et de
chênes , restrictions inconnues dans les Etats-Unis , où.
toutes les terres sont franclies et libres. Il est donc pro-
bable que les colons sensés préféreront toujours à un avan-
tage aussi précaire ., une possession sûre , qui peut être
transmise saûs droits ni formalités.
Ce pays étant borné par le Saint- Lrinrent et l'Ontario y
sa population augmentera plus rapidement que là où. les
jiommes peuvent s'étendre à l'infini, comme dans certains
cantons de la Pensylvanie , sur l'Oliyo , le Wabasb , &c.
Ce que l'on appelle ici le Katarakouy américain , ou le»
numéros i , 2 ^ 3 et 4 de la grande concession de Macombe,
seront toujours le dernier terme, l'i^/i^/m^ Thule de cette
partie de l'Etat de New- York , et nous l'avant-dernier
échelon \ voilà pourquoi les terres qui , en 17^6, valoient
de deux à trois piastres l'acre , sont montées aujourd'hui
de trois à quatre.
Les bords de notre grande rivière ne sont pas les seuls
où se porte la population. Déjà, ceux du Swan's-Creek
commencent à se remplir. Sans la mort de M. P. , nous
serions beaucoup plus avancés , parce qu'il a fallu attendre
qu'un autre ingénieur fût arrivé pour terminer le grand
arpentage et les subdivisions. Nos hivers sont froids,
moins cependant que ceux du nouveau Hampshire ; mais
les neiges bienfaisantes de ce climat, empêchent la
gelée de nuire à nos herbages et à nos bleds. C'est une
chose vraiment admirable que devoir la promptitude avec
laquelle la végétation se développe , peu de jours après
qu'elles sont fondues.
J'ai placé votre habitation non loin des grandes chutes j
assez écartée cependant pour n'être point incommodé du
NOTES. 407
bruit , ou plutôt du fracas qu'elles font en tombant de
trois hauteurs différentes. La vue pittoresque de la chaîne
de rochers à travers lesquels ces eaux se précipitent , leur
mouvement tumultueux , les prairies naturelles du voisi-
nage, les grandes forêts qui les terminent , les établisse-
mens formés sur la rive opposée , le passage des voya-
geurs qui arrivent au bac que j'ai établi , ces objets ren-
dent la position très - intéressante ; elle le deviendra
bien plus encore , lorsque la culture , l'industrie et le
temps auront embelli ce canton , encore si agi-este et si
sauvage , et si loin de ressembler aux bocages de laThes-
salie. La maison est solide et commode j le jardin et les
basses-cours bien enclos.
J'ai placé une famille française à la tête du magasin ,
et j'en suis très-content. Je crois cependant qu'elle va
retourner en France , dont le nouveau Gouvernement
a enfin banni l'injustice , la violence et le crime , et les a
remplacés par le règne de la raison, de la clémence et
des loix. La pêche du grand lac (l'Ontario) , dans laquelle
je suis intéressé, me fournit abondamment l'alose , le sau-
mon , le hareng dont j'ai besoin, et même au-delà. Que
vous dirai -je ? Il ne nous manque que des bras. Vous
qui habitez un pays où il y en a tant d'inutiles , ou dont
les travaux sont si peu fructueux , que ne nous envoyez-
vous quelques centaines de ces hommes ! Le vide qu'ils
laisseroient seroit imperceptible ; ici , ils rempliroient
des espaces qui ont besoin d'être animés , vivifiés par
leur présence. Quelles conquêtes ne feroient-ils pas dans
dix ans ! et quelle différence dans leur sort ! Bientôt ils
deviendroient des franc -tenanciers et des chefs de fa-
milles respectables.
L'autre jour; un jeune français ^ mon voisin, à sept
40S NOTES;
milles de distance , établi depuis ç[iielqties années snr le»
bords de la rivière, me disoit : — « S'il est heureux de
jouir du repos, du fruit de ses travaux et de l'aisance,
après avoir écliappé aux dangers de la révolution, combien
ne Fest-il pas encore plus de partager ces jouissances?
J'attends un ami , un frère : c'est un de ces biens que la na-
ture seule peut nous donner. De quel plaisir ne jouirai-je
pas en lui montrant les traces de mes premiers travaux !
en lui faisant compter les époques successives de leur
accroissement , et les progrès de ma prospérité ! mais sur-
tout en lui prouvant qiie son souvenir m'a toujours été
présent. Les objets qui m'entourent, lui dirai-je, attes-
tent cette vérité : ce coteau , sur la droite , couvert de
sombres pins , est désigné sur ma carte sous le nom de
Hyppolite' s-absence : le ruisseau qui traverse ma prairie ,
sous celui de Brotlier's-Creek , le vieux cliêne que j'ai
laissé subsister à l'embranchement des deux sentiers , dont
l'un conduit à ma maison, et l'autre à la rivière, d'Uni on-
Creek, l'emplacement de ma maison, de Blooming-Slope ;
bientôt il va arriver de S. Domingue, où Toussaint-
XiOuverture lui a permis de recueillir quelques débris de
notre fortune. ... ».
. (^2) Baie de Niahouré ^ grande et vaste baie située
sur le rivage oriental de l'Ontario , à trente milles du
lieu où ce lac se rétrécissant , forme le commencement
du fleuve Saint-Laurent ; elle a huit milles d'ouverture ,
et douze à quinze de profondeur. C'est au fond de ce golfe
que tombe la rivière Black, où elle forme un havre à
l'abri des vents et des lames du lac, qui, pendant la
durée du sud-ouest, roulent comme celles de l'Océan. Le
côté droit ou méridional de cette baie est extrêmement
fertile ; c'est un des bocages les plus frais que l'on puisse
K O T E Si 4*0^
Voir : celui de la gauche > c'est-à-dire tout le pays qui
s'étend au nord de la baie de Niahouré jusqu'au Saint-
Laurent, et à l'ouest jusqu'à l'Ostwegatchee , n'est pas
moins fertile , et les colons commencent à s'y porter à
l'envi. L'embouchure du Catfish , rivière assez considé-
rable qui se jette dans cette baie, y forme le havre le plus
profond, le plus sûr que l'on rencontre sur le lac. Une
chose remarquable en arrivant à la partie du Saint-Lau-
kent, qui, au nord, baigne cette partie de terre, c'est un banc
de granit rouge , qui sert de Ht et d'encaissement au fleuve
ipendant pUisieurs milles , et qui s'élevant en petits rochers
jusqu'à l'autre rive , forme uiie infinité d'iles , appelées
jpour cette raison les mille îles. C'est- là que le luxe vien-
dra un jour enlever des blocs pour en faire des bustes où
des obéliisques. C'est dans les havres et les baies de cette
côte qu'arrivent > au printemps ^ les poissons de mer , tels
que le hareng ^ l'alose et le saumon , quoiqu'à près dé
3oo lieues du golfe Saint-Laurent. Quant au maskinongé,
que l'on ne trouve que dans l'Ontario , les colons eii
prennent presque toute l'année; Cette partie du Castor-
land et du Cataraquy est appelée à jouir un jour au plus
haut degré, des avantages du commerce > de i'agricultur»
fet de la navigation;
F I
iiii
E R R ATA.
Vage 62 , ligne 19 : s^opposèrent , Usez s^opposeroné.
— 70 , — — 27 : à l'Anca ^ lisez a l'ancre.
-_ 80, — -?«- 3,: Fhéakiky, /wez Théalciky.
■^—114, — — 12 : de la femme , lisez de la fureur.
— ^ 1 ig , — «— 13 : ne pouvois-tu pas , lisez ne pourrois-tu paSj
La même faute est répétée à la fin des six strophes sui^^.
vantes.
•^^ 255 f -*— 18 : par l'intérieur , lisez que rintérieur»
I
^t^^
Aif 10 m^s