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Full text of "Voyage d'exploration en Indo-Chine : effectué pendant les années 1866, 1867 et 1868 par une commission française présidée par M. le Capitaine de frégate, Doudart de Lagrée et publié par les ordres du Ministre de la marine sous la direction de M. le Lieutenant de vaisseau, Francis Garnier, avec le concours de M. Delaporte, Lieutenant de vaisseau et de MM. Joubert et Thorel, médecins de la marine, membres de la commission"

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M. LE CAPITAINE BE FRÉGATE DOUDART DE LAGRÉE. 


VOYAGE D'EXPLORATION 


EN 


 DO-CHÉ: 


EFFECTUÉ 


PENDANT -LES ANNÉES 1866, 1867 ET 1868 


PAR UNE COMMISSION FRANCAISE- 


PRÉSIDÉE PAR M. LE CAPITAINE DE FRÉGATE 


DOUDART DE LAGRÉE 


ET PUBLIÉ PAR LES ORDRES DU MINISTRE DE LA MARINE 


SOUS LA DIRECTION DE M. LE LIEUTENANT DE VAISSEAU 


FRANCIS GARNIER 


AVEC LE CONCOURS DE M. DELAPORTE, LIEUTENANT DE, VAISSEAU 
Et de MM. JOUBERT et THOREL, médecins de la Marine 


MEMBRES DE LA COMMISSION 


OUVRAGE ILLUSTRÉ 


DE 250 GRAVURES SUR BOIS D'APRÈS LES CROQUIS DE M. DELAPORTE 


ET ACCOMPAGNÉ D UN ATLAS 


TOME PREMIER 


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19, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 19 


1873 


Droits de propriété et de traduction réservés. 


Or 
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PRÉFACE 


Le voyage scientifique dont cet ouvrage contient le récit a été résolu, en 1865, par 
M. le marquis de Chasseloup-Laubat, ministre de la marine, et alors comme aujourd’hui 
président de la Société de géographie de Paris ; la publication en a été ordonnée, en 1869, 
par son successeur, M. lamiral Rigault de Genouilly. Après la longue interruption causée 
par les événements de 1870-71, cette publication a été reprise et vient d’être achevée 
sous le ministère de M. le vice-amiral Pothuau. 

C’est à la sagesse et à l’énergie de son chef, M. le capitaine de frégate Doudart de 
Lagrée, que la Commission française d'exploration a dû de réussir dans la tâche difficile 
qu'on lui avait confiée. Il a payé de sa vie la gloire de cette entreprise : elle lui appartient 
tout entière. 

Doudart de Lagrée (Ernest-Marc-Louis-de-Gonzague), était né le 31 mars 1823 à 
Saint-Vincent de Mercure, canton du Touvet (Isère). Sa famille, originaire de Bretagne, 
mais fixée depuis longtemps dans le Dauphiné, occupait un rang distingué dans la’ pro- 
vince et avait fourni depuis plus de deux siècles à l’armée et à la magistrature un grand 
nombre de sujets d'élite. 

Ernest de Lagrée fit son éducation au collége des Jésuites, à Chambéry, mais témoi- 
gna de bonne heure la ferme volonté de servir la France; malgré les offres séduisantes 
qui lui étaient faites pour le retenir en Savoie, il entra à l’École Polytechnique, dont 
il sortit élève de première classe de la marine le 1° octobre 1845: Enseigne en 1847, 
nommé lieutenant de vaisseau au choix le 8 mars 1854, il commanda en cette qualité la 
batterie basse du vaisseau Ze Friedland pendant le combat du 17 octobre, sous les murs de 
Sébastopol, et reçut pour ses brillants services pendant la campagne de Crimée la croix de 
chevalier de la Légion d’honneur. I] exerça ensuite avec distinction le commandement de 
l’aviso le Rédeur, sur les côtes de la Méditerranée. Une affection de larynx, dont l'origine 


remontait à son enfance, l’obligea, à la suite de cette campagne, à quitter le service actif 
I. a 


II PRÉFACE. 


pour suivre un traitement spécial. À peine convalescent, il partit pour la Cochinchine, où:il 
joua bientôt le rôle le plus intelligent et le plus utile. Nommé capitaine de frégate le 2 dé- 
cembre 1864, en récompense des services qu'il avait rendus dans les négociations rela- 
tives à l’élablissement du protectorat du Cambodge, il voulut compléter la tâche à la- 
quelle il s'était voué, et il accepta, au commencement de 1866, la direction du voyage 
d'exploration qui devait lui couter la vie. 

Ce voyage mit dans tout leur relief les éminentes qualités de M. de Lagrée : la sûreté 
d'intelligence, l'élévation de caractère qu’il déploya au milieu des circonstances les plus” 
difficiles, excitèrent souvent notre admiration. Son extrême distinction d'esprit, sa délica- 
tesse de cœur lui conquirent dès les premiers jours notre affection et notre respect. IL fut 
pour nous moins un chef qu'un père de famille : il se réserva la plus grande part des fati- 
oues et garda tout entiers les soucis et la responsabilité du commandement. Continuateur 
insuffisant de son œuvre, j'ai hâte de placer sous l’égide de son souvenir un ouvrage au- 
quel il aurait seul pu donner l'autorité et le développement nécessaires. 

Malheureusement, à l'exception d’un mémoire sur les ruines d’Angcor que sa famille 
a bien voulu me communiquer, je n’ai disposé, pour la partie politique et historique dont 
M. de Lagrée s'était réservé la rédaction, que de quelques documents épars. Mes notes 
personnelles, les rapports officiels que M. de Lagrée a adressés au gouverneur de la 
Cochinchine pendant les premiers mois du voyage, le journal très-suceinct de ses excur- 
sions particulières, le souvenir de ses conversations m'ont permis d’aborder une étude à 
laquelle j'étais peu préparé. Elle sera nécessairement plus incomplète que le travail 
spécial qu'avait sans doute commencé M. de Lagrée et que, par des scrupules d’une exces- 
sive modestie, il a compris dans les papiers dont, au moment de sa mort, il a exigé l’a- 
néantissement. J’ai soigneusement précisé par des notes la part de M. de Lagrée à la 
rédaction du texte. 

Le premier volume contient la partie descriptive, historique et politique du 
voyage. Je n’espère pas avoir réussi à concilier l'intérêt du récit avec les nécessités 
scientifiques qui sont la raison d’être de la présente publication. A vrai dire, je crains bien 
que ceux qui chercheront dans ce livre des narrations amusantes, n’éprouvent une décep- 
tion. À leur tour, les savants n’y trouveront peut-être pas, traitées avec des développe- 
ments suffisants, les questions spéciales qui les intéressent. J'ai dû réduire le côté pitto- 
resque et anecdotique aux faits qui pouvaient confenir des indications nouvelles ou des 
renseignements uliles. J’ai évité en matière scientifique les conclusions définitives et les 
théories de toutes pièces, me contentant de rassembler des matériaux dont les érudits 
feront un meilleur usage que moi. 


Notre première visite, en quittant Saigon, a élé pour ces magnifiques ruines d’Ang- 


PRÉFACE. 111 


cor qui ont attiré depuis peu d'années l'attention des orientalistes, et J'ai naturellement 
placé au début du livre l'étude de M. de Lagrée sur les monuments cambodgiens. Elle oc- 
eupe les chapitres HI et IV. J'ai dû combler quelques lacunes et donner plus d'unité à 
l’exposilion, mais j'ai toujours respecté, même quand je ne les ai pas partagées, les opi- 
nions de l’auteur. Les archéologues liront sans doute avec intérêt et profit ce travail appro- 
fondi et consciencieux. 

Je n'ai pu résister à la tentation de joindre à la description des monuments d’Angcor 
un Æssai historique sur le peuple qui les a construits. Je n’ai malheureusement pas 
réussi à dissiper les obscurités dont les origines des Khmers restent enveloppées. Peut-être 
eüt-1il mieux valu ne pas chercher à résoudre un problème historique trop difficile et trop 
ardu. L’immense intérêt qui s'attache à de pareilles études m'excuse de les avoir entre- 
prises, et je conviens volontiers que les résultats que j'ai oblenus ne répondent pas aux 
efforts qu'ils m'ont coutés. 

Dans l'exposition du reste du voyage, j'ai continué à rejeter dans des chapitres séparés ns 
ou des paragraphes spéciaux, les études d'ensemble sur l’histoire, les mœurs, la légis- 
lation, le commerce des différentes contrées traversées; mais j'ai eru devoir faire entrer 
les renseignements géographiques et ethnographiques dans le cadre même du récit. S'il 
est toujours avantageux, pour les contrées dont l’étude est déjà avancée, de réunir ces ren- 
seignements en un corps de doctrine, il est dangereux de le faire dans une région aussi 
peu connue que l’Indo-Chine. En séparant les faits de cet ordre du paysage auquel ils se 
rapportent, ou des circonstances pendant lesquelles ils ont été observés, on s'expose à en 
dénaturer la portée et à écha fauder des théories qui se trouvent démenties le lendemain. 

Enfin, dans un dernier chapitre, J'ai essayé de poser les prémisses de la politique 
française dans l’extrême Orient. Il paraitra peut-être présomptueux d’avoir osé exprimer 
aussi vivement des opinions toutes personnelles et qui n’ont d'autre autorité que celle 
qu’elles empruntent à un séjour de quelques années dans ces lointains parages. Inspi- 
rées par mon dévouement au pays, on leur reconnaitra au moins le mérite de la sincé- 
rité et du désintéressement. 

Le premier volume se termine par un appendice contenant quelques documents cu- 
rieux et les pièces les plus intéressantes de la correspondance du voyage. 

Le second volume est exclusivement consacré aux observations scientifiques et aux 
travaux spéciaux de la Commission d’exploration. La Géologie et la Minéraloge y ont 
été traitées par M. le docteur Joubert ; l’Axrhropologie, l'Agriculture et Horticulture, par 
M. le docteur Thorel. Mon interprète chinois, M. Thomas Ko, y a donné la traduction 


1 Voy. notamment les chapitres VIII, XV, XVIII et XX. 


IV PRÉFACE. 


d’un ouvrage chinois qui contient 'de précieux renseignements sur les richesses métal- 
lurgiques et les procédés d'exploitation de la province du Yun-nan. J’ai annoté cette 
traduction et J'ai analysé, au commencement du volume, les Déterminations géographiques 
et les Observations météorologiques faites pendant le voyage. Le volume se termine par 
les spécimens des Langues indo-chinoïses recueillis par M. de Lagrée et par moi. 

Dans un ouvrage dont les diverses parties ont été rédigées par des écrivains différents, 
à des époques fort éloignées les unes des autres, où un nombre considérable de mots 
géographiques nouveaux, appartenant à des langues peu connues, font pour la première 
fois leur apparition, il était bien difficile d'arriver d’une façon absolue à l’unité d’ortho- 
graphe. Les quelques variantes qui ont échappé à mon attention sont en général peu im- 
portantes : ce sont des z pour des y, des € pour des k, quelquefois des / pour des 7 !, etc. 
Je me suis efforcé, en reproduisant les noms d'hommes et les noms de lieux dérivés du 
pali, de leur conserver la physionomie particulière qu’ils revêtent dans la langue du pays 
qui les a adoptés. Prea bat, « pieds sacrés, » qualification des princes, fera reconnaitre im— 
médiatement au lecteur une source ou un nom cambodgiens, alors que PAra bat et Pha 
bat lui indiqueront une source ou un nom siamois ou laotiens. 

L'Atlas qui accompagne cet ouvrage se divise en deux parties. La première, à laquelle 
ont contribué MM. de Lagrée, Delaporte et moi, comprend les Cartes et les Plans ; la se- 
conde est l’A/bum même du voyage : elle est entièrement l’œuvre de M. Delaporte, auquel 
on doit aussi une partie du travail géographique, ainsi que les dessins ou les croquis qui ont 
servi à l'illustration du texte. C’est M. Laëderich, premier maitre mécanicien de la ma- 
rine, qui a dessiné les plans des monuments d’Angcor, plans au levé desquels il avait été 
employé par M. de Lagrée. 

Il me reste à remercier tous ceux qui ont bien voulu s'intéresser à mon travail et faci- 
liter ma lourde tâche : MM. Doudart de Lagrée, l’un, président du tribunal civil de Blidah, 
et l’autre, chef de bataillon en retraite, ont mis à ma disposition avec le plus grand empres- 
sement tous les papiers de leur regretté frère, qui, de près ou de loin, pouvaient se rap- 
porter au voyage; je dois à MM. H. Yule et Garrez la communication de nombreux et pré- 
cieux documents, et leurs indications ont contribué dans une large mesure à diriger et à 
éclairer mes recherches. Je ne sais en quels termes reconnaitre leur concours dévoué et 
véritablement infatigable. — MM. J. Fergusson, Mohl, Viollet-le-Duc, Pauthier, C. Maunoir, 
Veersteg, Lefèvre, lieutenant de vaisseau, à qui je dois les dessins de Pnom Bachey, pu- 


bliés dans le premier volume ; Luro, lieutenant de: vaisseau, dont les connaissances en 


1 Par exemple, Saniabouly au lieu de Saniaboury; les Laotiens éprouvent une grande difficulté à pro- 
noncer les » et le souvenir du son réellement entendu prévaut souvent, à l'insu de l'écrivain, sur l’éty- 
mologie réelle du mot. 


PRÉFACE. V 


chinois et en annamite m'ont été du plus grand secours; Renard, bibliothécaire du Dépôt 
de la marine ; A. Thénard, fils de l’éminent académicien ; et enfin Léon Garnier, mon 
frère, qui a bien voulu se charger de la tâche délicate de revoir en épreuves la dernière 
partie de mon iravail, ont des droits à toute ma reconnaissance. Que l’on me pardonne 
de ne pas citer Les noms de tous ceux qui m'ont aidé par leurs conseils ou soutenu par leurs 
encouragements. Cette liste serait trop longue, et ne serait sans doute profitable qu’à mon 
amour-propre. 

On s’étonnera peut-être de ne pas trouver traitées ou tout au moins indiquées, dans 
cet ouvrage, certaines questions de géographie sur lesquelles notre itinéraire devait appe- 
ler mon attention. C’est volontairement que j'ai omis de mentionner les renseignements 
que j'ai recueillis sur la partie tibétaine du cours de quelques-uns des grands fleuves 
de l’Indo-Chine. Ces renseignements ne jetaient aucune lumière décisive sur le pro- 
blème peut-être le plus important et à coup sûr le plus obscur de la géographie de l'Asie. 


Je vais essayer, avant de les produire, de les compléter sur les lieux mêmes. 


Francis GARNIER. 


En mer, à bord de l’Hoogly, 3 octobre 1872. 


VOYAGE  D’EXPLORATION 


EN INDO-CHINE 


PARTIE DESCRIPTIVE, HISTORIQUE ET POLITIQUE 


PAR M. FRANCIS GARNIER 


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VOYAGE D’EXPLORATION 


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PARTIE DESCRIPTIVE, HISTORIQUE ET POLITIQUE 


PAR M. FRANCIS GARNIER 


APERÇU HISTORIQUE SUR LES DÉCOUVERTES GÉOGRAPHIQUES EN INDO-CHINE 14 


Le plateau du Tibet forme, au centre de l’Asie, comme une immense terrasse dont les 
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bords sont dessinés sans interruption, au nord, à l’ouest et au sud, par de hautes chaines 

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de montagnes, mais qui va en s’abaissant graduellement vers l’est et déverse de ce côté 
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la plus grande partie de ses eaux. C’est surtout par l’angle sud-est que s’échappent la 
plupart des fleuves qu'il alimente. Là, dans un espace de moins de soixante lieues, le 
Brahmapoutre, l’Iraouady, la Salouen, le Cambodge, le Yang-tse kiang, quelque temps 
arrêtés et contenus par la puissante barrière de l'Himalaya, réussissent à se frayer un pas- 
sage et tracent de profonds sillons dans les flanes déjà légèrement affaissés de cet énorme 
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soulèvement. Ses derniers contre-forts se prolongent cependant encore assez dans cette 
direction pour donner naissance au fleuve de Canton, le Si kiang, au fleuve du Tong- 
king, le Ho-ti kiang, et au fleuve de Siam, le Ménam ; mais ces rivières, quoique com- 
parables aux plus grands cours d’eau de l’Europe, ne sauraient être mises sur la même 
ligne que celles qui précèdent, dont les sources, encore peu connues, sont probablement 
toutes situées à l’intérieur du plateau lui-même. 

Parallèles et voisins à leur sortie du Tibet, ces cinq grands fleuves ne tardent pas à se 
séparer. Tandis que le Yang-tse kiang ou fleuve Bleu se détourne brusquement vers l’est 
et le nord, traverse toute la Chine, dont il peut être considéré comme le grand diamètre, 
et va se jeter à la mer près de Shang-hai, le Brahmapoutre s’infléchit à l’ouest et au sud 
pour aller mêler ses eaux à celles du Gange, non loin de Calcutta. Chacun d’eux semble 
personnifier ainsi la civilisation et contenir les destinées de l’une des deux plus vieilles 
nations de l'Asie et du monde : la Chine et l’Inde. 

1 Consulter pour tout ce chapitre la Carte générale de l’Indo-Chine et de la Chine centrale, Atlas, 4° partie, 


planche I. 


ïL 14 


2 APERÇU HISTORIQUE 


On désigne généralement sous l'appellation d’Indo-Chine la vaste étendue de pays qui 
sépare les vallées de ces deux fleuves. Bizarrement découpé par la mer, cet espace angu- 
laire s’allonge vers l'équateur, en formant une longue et étroite barrière entre les eaux du 
golfe du Bengale et celles des mers de Chine, et constitue, à l’extrémité sud-est du conti- 
nent asiatique, une vaste presqu’ile qu'arrosent l’Iraouady, la Salouen, le Ménam, le Cam- 
bodge et le fleuve du Tong-king. 

Rien de plus confus et de plus contradictoire que les renseignements que les premiers 
voyageurs nous ont laissés sur l’Indo-Chine. Champ de bataille de plusieurs races, point 
de contact de plusieurs civilisations, cette région, qui réunit presque tous les climats, a 
présenté successivement les aspects les plus divers. Les bouleversements incessants dont 
elle a été le théâtre, les désignations innombrables données tour à tour à chaque peuplade, 
à chaque cours d’eau, à chaque chaîne de montagnes, ont produit au point de vue géogra- 
phique un chaos presque inextricable, et Les traits les plus saillants de la constitution phy- 
sique de la contrée ne restent pas moins difficiles à saisir que ceux de son existence politique. 

De toutes les parties de l'Asie, l’Indo-Chine a été la dernière connue des Occidentaux. 
L’élan imprimé au monde ancien par les conquêtes d'Alexandre, après avoir reculé rapi- 
dement de l’Indus au Gange la limite des terres connues, semble avoir été longtemps im- 
puissant à faire franchir ce dernier fleuve aux Européens. D'un autre côlé, l'extension de 
l'influence et de la domination chinoises jusque sur les bords de l’Oxus et de l’laxartes, au 
deuxième siècle avant notre ère, créa au nord de l'Himalaya un courant commercial 1im= 
portant, qui mit en communicalion le Céleste Empire et l’Europe par des routes trop sep- 
tentrionales pour laisser soupçonner l'existence de l’Indo-Chine. 

Cependant les difficultés el la longueur de ces routes, qu'infestaient des peuplades 
errantes et guerrières, en lutte perpétuelle avee les Chinois, firent bientôt rechercher à 
ceux-ci une voie plus commode pour communiquer avec l'Occident. A la suite de la mis- 
sion du général Tchang-kian (122 av. notre ère) dans les régions transoxanes, l'empereur 
Hiao-wou-li envoya une expédition qui devait essayer de parvenir par le sud dans le pays 
de Chin-thou (région de l’Indus). Arrivée dans le pays de Tien, la province actuelle du 
Yun-nan, cette expédition dut aux artifices du roi de ce pays d’être retenue pendant plus 
de quatre années chez les Kiang, populations tibétaines de la frontière, et revint sans avoir 
réussi à atteindre le but indiqué. 

Ce n’est que deux siècles après que les communications entre la Chine et l’Inde par 
le nord de l’Indo-Chine paraissent devenir plus fréquentes. La propagation du bouddhisme, 
dont l'introduction en Chine date de l’an 61 après Jésus-Christ, et qui se répandit à la 
même époque dans la péninsule indo-chinoise, contribua sans doute à ce résultat. La 
route de Taxila sur l’Indus à Palibothra sur le Gange, fréquentée depuis longtemps déjà, 
servit de trait d'union entre la Chine et l’Asie Mineure et fit quelque temps concurrence 
aux routes, trop souvent interrompues par la guerre, qui, par le nord des monts Cé- 
lestes, ou par le lac Lop, Khotan (Ilchi de nos jours), Kachgar et la Bactriane, reliaient 
les provinces seplentrionales de la Chine à l'Occident. Les annales chinoises consta- 
tent que vers cette époque les habitants du Ta-thsin (empire romain) venaient souvent 


SUR LES DÉCOUVERTES GÉOGRAPHIQUES. 3 
pour leur commerce jusqu'aux royaumes de Fou-nan, de Ji-nan, de Kiao-tchi, c’est-à- 
dire dans la partie supérieure de l’Indo-Chine, et que les rois de l’Inde envoyaient leurs 
tributs et leurs ambassades « en dehors de la frontière du Ji-nan ». C’est également cette 
route que semble avoir suivie en 166 l'ambassade d’Antonin (1). 

En 227, les historiens chinois mentionnent encore la venue d’un Romain nommé Lun 
dans le Kiao-tchi (Tong-king) ; de là il se serait rendu à la cour du roi d'Ou (Chine mé- 
ridionale). C’est vers la même date qu'il est parlé pour la première fois des relations ma- 
ritimes du puissant royaume de Fou-nan avee l'Inde. 

Cependant les routes du Nord de l'Himalaya paraissent avoir été encore les plus en 
faveur jusqu'à la chute de l'empire romain, soit que les guerres qui ont de tout temps 
désolé le Nord de l’Indo-Chine fussent un obstacle invincible à l'établissement par cette 
voie de relations commetciales régulières ; soit que la production de la soie, qui était le 
principal objectif des caravanes romaines, füt restée localisée sur les bords du fleuve 
Jaune et qu'il y eùt par conséquent avantage à passer par la vallée du laxartes (Syr Deria de 
nos jours) pour s’y rendre. À l’époque de Constantin, ce commerce devint même assez actif; 
mais rien ne permet de supposer qu’en dehors de ces communications continentales 1l 
existât une intercourse maritime entre la Chine et l'Occident et que les côtes de la péninsule 
indo-chinoise aient été dès ce moment reconnues et visitées par les navigateurs romains. 

Les relations par mer de l'Inde et de l'Égypte remontent, il est vrai, à 72 ansavant notre 
ère: longtemps limitées à un long et timide cabotage le long des côtes de l'Arabie et 
du golfe Persique, elles prirent un plus grand essor, lorsque, à la suite d'Hippalus, au 
milieu du premier siècle de notre ère, les navires osèrent s’abandonner à la mousson 
favorable pour traverser en ligne droite le golfe d'Oman et se rendre directement de l’en- 
trée de la mer Rouge aux embouchures de l’Indus; mais cette navigation, destinée surtout à 
rattacher l'Égypte au mouvement commercial de l'Asie, ne paraît pas s'être étendue sur 
les côtes de l'Inde beaucoup au delà du golfe de Cambaïe *. 

Il en est de même du commerce maritime de la Chine avee l'Inde, dont Ceylan et 
les embouchures du Godavery ont été de bonne heure l’entrepôt : les jonques chinoises, 


1 Je sais que je me trouve ici en désaccord avec plusieurs orientalistes qui admettent que les envoyés de 
Marc-Aurèle débarquèrent à Canton, qu'ils assimilent au Cattigara de Ptolémée. Je ne fais pas remonter 
aussi haut, cornme on le verra, la navigation des Occidentaux dans les mers de Chine, et le texte chinois du 
Pien-i-tien, qui dit que l'ambassade passa «par la frontière extérieure du Ji-nan », est contraire à l'hypothèse 
de ces orientalistes. Il y aurait du reste bien d’autres objections à leur opposer. Je me contenterai de rap- 
peler que Gosselin, dont l'autorité est grande en ces matières, place Cattigara sur les côtes occidentales 
de la presqu'île de Malaca, à l'embouchure de la rivière de Ténasserim. 

2 Cette assertion paraîtra sans doute bien hasardée. — Je crois cependant qu'il serait possible de démon- 
trer que tous les géographes anciens n’ont fait, à partir de ce point, que sur desitinéraires terrestres le tracé 
des côtes méridionales de l’Asie. Ilest inadmissible en effet que la direction générale des côtes de l’Inde, qu'ils 
n’ont jamais connue, ait pu échapper à des navigateurs : les vents réguliers qui soufflent dans ces parages l’au- 
raient indiquée au besoin. Sans doute de loin en loin quelques caboteurs indigènes, ou des voyageurs étran- 
gers, tels que les ambassadeurs envoyés à l’empereur Claude par le roi de Ceylan, ont pu donner quelques 
vagues renseignements sur les ports de la presqu’ile indienne, mais les communications commerciales avec le 
Godavery et le Gange étaient surtout continentales. Dans tous les cas les Romains n'ont jamais franchi le dé- 
troit de la Sonde, et la Chine ne leur a été connue que par les voyages qui se faisaient au travers de l'Asie. 


4 APERÇU HISTORIQUE 

familiarisées depuis des siècles avec l'usage de la boussole et le phénomène des mous- 
sons qui se produit dans les mers de la Chine tout aussi bien que sur les côtes de l’Inde, 
atteignirent ces deux points à une époque probablement fort ancienne; mais leur navi- 
gation ne se prolongea que beaucoup plus tard jusqu'aux embouchures de l'Euphrate. 

La chute de l'empire romain légua à la Perse et à l'Éthiopie le commerce qui se 
faisait à travers le continent asiatique avec la Chine et l’intercourse maritime avec l'Inde, 
dès la fin du quatrième sièele de notre ère. Ce fut dans la première moitié du siècle sui- 
vant que, d’après le témoignage de Massoudi, des navires venus de Chine apparurent 
en grand nombre dans le golfe Persique. Les pèlerinages des Chinois bouddhistes dans le 
Nord de l'Inde se font toujours par terre, mais l’un de ces pèlerins, le célèbre Fa-hien, 
après avoir suivi la route continentale pour se rendre dans le pays de Chin-thou, s’em- 
barque, pour effectuer son retour dans sa patrie, aux embouchures du Gange, touche à 
Ceylan et à Java et vient atterrir dans la province chinoise du Chan-tong (414). 

La conquête de Ceylan au sixième siècle par Cosroès-Nouschirevan dut activer les re- 
lations maritimes entre la Perse et l'extrême Orient, mais elles ne prirent un développe- 
ment considérable qu’à partir du siècle suivant, sous la domination arabe. Dès 637, les 
Arabes se répandirent sur les côtes occidentales de l'Inde, et les conquêtes du fameux 
Hadjadj et de son cousin Mohammed (696-714) multiplièrent les points de contact entre 
les deux extrémités de l’Asie. A cette époque, une colonie de marchands musulmans 
s'établit à Ceylan, et la navigation entre la Chine et les nouvelles villes de Bassora et de 
Syraf, fondées par Omar, devint excessivement active, mais ne semble avoir porté aucun 
préjudice au commerce continental, qui continua à se faire entre la province chinoise du 
Chen-si et les bords du Tigre par le Khorassan et la vallée de l’Oxus (Djihoun de nos jours). 
L'ambassade, envoyée en 643 par le royaume de Fou-lin (Bas-Empire) à la cour des 
Thang, suivit probablement cette dernière route ou une autre plus septentrionale encore 
(Nord de la Caspienne, pays des Kirghiz). 

C'est à partir de cette époque que l’on peut commencer à trouver dans les écrivains 
orientaux des renseignements géographiques et historiques précieux sur la péninsule 
indo-chinoise. Malheureusement l'obscurité et l'insuffisance des données modernes rela- 
üives à cette partie du continent asiatique ont provoqué à son égard une sorte d’oubli de 
la part des savants orientalistes qui ont commenté les ouvrages arabes et persans de cette 
période. Quand on parcourt les nombreux travaux auxquels ces ouvrages ont donné lieu, 
on reste frappé du peu de place que tient l’importante presqu’ile dont nous parlons dans 
les préoccupations des traducteurs. Il y a une sorte de parti pris de retrouver dans l'Inde 
proprement dite tous les royaumes, toutes les villes énoncées par les auteurs, et l’on ne tient 
aucun compte de l’espace géographique même occupé par l’Indo-Chine, et de l’immense 
développement de côtes qu’elle présente *. 


1 Ce parti pris a porté malheur à l’un des orientalistes les plus érudits et les plus consciencieux de notre 
époque, M. Reinaud, qui a voulu voir dans Küllah ou Kalah des auteurs arabes la ville de Pointe-de-Galle 
dans l’île de Ceylan, et a placé par suite sur la côte de Coromandel des États et des villes qui se trouvent en 
Indo-Chine. 


SUR LES DÉCOUVERTES GÉOGRAPHIQUES. b 

Nous ne discuterons pas en ce moment les identifications plus ou moins heureuses qui 
ont été faites des lieux successivement décrits par les géographes et les voyageurs arabes. 
Il semble résulter de l’ensemble de leurs témoignages que, dès le huitième siècle de notre 
ère, toutes les côtes de la presqu'ile de Malaca, de la Cochinchine, du Tong-king, étaient 
visitées par les navigateurs occidentaux. En 758, les Arabes et les Persans étaient si nom- 
breux à Khan-fou *, port le plus fréquenté de la Chine, qu'ils purent y exciter une sédition. 

Malaca, ou tout autre port situé à l’extrémité de la presqu’ile, devint le point de ren- 
contre des flottes chinoises et des flottes arabes, en même temps que de nombreuses 
routes continentales, dont quelques-unes passaient par le Nord de l’Indo-Chine et le pays 
d’Assam, achevaient de mettre en communication les deux empires. 

Les révoltes et les troubles qui se produisirent à Khan-fou et dans tout le Céleste 
Empire à la fin du neuvième siècle, et qui amenèrent la chute de la dynastie des Thang, 
ralentirent un instant les relations commerciales avec la Chine et les concentrèrent plus 
dans le Sud, dans les riches iles de la Sonde et aux embouchures des grands fleuves de 
l’Indo-Chine. Les conquêtes de Mahmoud le Gaznévide, qui étendirent au onzième siècle 
la domination musuimane jusqu'au Gange, la fondation de l'empire de Delhy et la ferveur 
bouddhique de certains empereurs de la Chine, amenèrent dans la suite de nombreux rap- 
prochements entre ces derniers et les sultans de l'Inde. C’est à l’un de ces rapprochements 
que nous devons les voyages d’Ibn Batoutah, qui eurent lieu de 1342 à 1349, et qui four- 
mirent quelques renseignements sur l’Indo-Chine. 

Plus d’un demi-siècle avant lui, le Vénitien Marco Polo avait pénétré dans le Nord 
de la péninsule et parcouru une partie du Yun-nan, de la Birmanie et des régions intermé- 
diaires. Son récit, tant de fois discuté, est un des documents les plus intéressants et les 
plus précieux pour la reconstitution de l’histoire de cette partie de l’Indo-Chine. Marco 
Polo visita également le royaume de Tsiampa sur les côtes orientales de la presqu'ile. 

Tout fait supposer que dès ce moment quelques marchands européens pareouraient 
déjà les côtes du golfe du Bengale et pénétraient au delà du Gange. A la suite des croisades, 
beaucoup de Grecs du Bas-Empire, de Génois et de Vénitiens avaient pénétré dans l'Orient 
et en avaient adopté le langage, le costume, les mœurs, et au besoin la religion. Mêlés aux 
Persans et aux Mores, ils venaient échanger contre des aromates, des étoffes et des pierres 
précieuses, quelques objets de quincaillerie, du safran et surtout le corail qui, dès la plus 
haute antiquité, a fourni l’article de la production européenne le plus recherché par les 
Asiatiques. La relation du Vénitien Nicolo di Conti, écrite au milieu du quinzième siècle, 
celle du Bolonais Ludovico Barthema, écrite au commencement du seizième, jettent 
une vive lumière sur la nature de ce commerce. Pendant le cours de ses voyages, qui 
durèrent vingt-cinq ans (de 1419 à 1444), Nicolo di Conti visita l’Aracan et le royaume 
d’Ava. Il a décrit avec soin cette capitale, dont le nom apparaît ici pour la première fois. 
Il paraît également avoir visité les côtes du Tsiampa. Ludovico Barthema parcourut, de 
1502 à 1505, toutes les côtes méridionales de l’Asie, depuis le golfe Persique jusqu’à la 


1 Probablement Gan-pou de Marco Polo, dans la baie d'Hang-tcheou, et non Canton, qui à cette époque 
s'appelait Thsing-haï. 


6 APERÇU HISTORIQUE 

presqu'île de Malaca et aux iles de la Sonde. Ces deux voyageurs ne sont probablement 
pas les seuls marchands européens qui aient devancé les Portugais aux Indes orientales, 
et même après la découverte de la route maritime, leur itinéraire continua à être suivi 
par de nombreux commerçants italiens !. 

Tout le monde sait que Vasco de Gama aborda pour la première fois sur les côtes 
occidentales de l’Inde en 1497. Dès 1505, il était nécessaire de mettre un vice-roi à la tête 
des nouvelles possessions portugaises. Ce ne fut pas d’ailleurs sans luttes que les Arabes 
se laissèrent déposséder, par des étrangers, du commerce dont ils étaient en possession 
depuis si longtemps. Les résistances qu’ils suscitèrent aux Européens retinrent ceux-ci 
pendant quelques années dans l’Inde proprement dite, mais l’ardeur des découvertes et 
le succès de leurs premières tentatives poussèrent bientôt les Portugais en avant. Le 5 avril 
1508, Diogo Lopez de Sigueira partait de Lisbonne avec quatre navires, avec la mission 
expresse du roi Emmanuel de faire voile au delà du Gange et d’atterrir à Malaca, « ville 
très-riche et renommée, dit un auteur du temps, pour être l’un des plus notables lieux 
des foires de l'Orient. » Sigueira, après avoir relâché à Madagascar et à Cochin, où il 
s’aboucha avec don Francisco d’Almeiïda, premier vice-roi des Indes portugaises, prit terre 
à Pedir, à l'extrémité Nord-Est de l'ile de Sumatra, puis donna dans le détroit de Malaca, 
et aborda en cette dernière ville en mars 1509. Là, comme dans le reste de l’Inde, les 
marchands indiens et arabes, jaloux de cette nouvelle et redoutable concurrence que venait 
établir le commerce européen , s’attachèrent à prévenir le roi de Malaca contre les 
étrangers, ce que le récit de leur conduite violente et souvent injustifiable sur la côte de 
Malabar rendit facile. Sigueira n’échappa qu'à grand’peine aux piéges qui lui furent tendus 
et dut s'enfuir au plus vite de cette ville en y laissant quelques-uns des siens morts ou 
prisonniers. Dès l’année suivante, Diogo Mendez de Vasconcellos partait de Lisbonne 
avec quatre navires (12 mars 1510), pour venger cet affront; mais, à son arrivée à Goa, il fut 
arrêté dans sa mission par Albuquerque, qui voulut se charger lui-même de la conduite de 
l'expédition. A la tête d’une flotte de dix-neuf bâtiments, le vice-roi portugais fit voile pour 
le détroit au mois de mai 1511, et le 1* juillet il jeta l'ancre devant Malaca. Ce fut pen- 
dant le siége de cette ville qu'Albuquerque noua les premières relations politiques avec le 
royaume de Siam. Après la prise de Malaca, une citadelle fut construite pour assurer la 
domination des vainqueurs : Albuquerque en confia le commandement à Ruy de Brito, 
envoya de nouveaux ambassadeurs, Antonio de Miranda et Duarte Coelho, au roi de Siam, 
pour resserrer davantage les nouveaux liens d’amitié contractée avec ce puissant souverain, 
et reçut en même temps les félicitations plus où moins sincères des rois du Pégou, de 
Java et de Sumatra. 

A partir de ce moment, les relations des Portugais avec les différents royaumes de 
l’Indo-Chine se multiplient et présentent les péripéties les plus diverses. En 1517, 
Antonio de Miranda retourne à Siam avec Antonio de Saldanha. Aleixo de Meneses, 
nouveau gouverneur de Malaca, y renvoie l’année suivante Duarte Coelho, qui séjourne 


1 Citons entre autres les Vénitiens Gasparo Balbi (1579-1587) et Cesare Fedrici (1563-1581), qui ont laissé 
deux relations intéressantes de leurs voyages, pendant lesquels ils visitèrent l’Aracan et le Pégou. 


SUR LES DÉCOUVERTES GÉOGRAPHIQUES. 7 
un an à Ajuthia, la capitale, et en repart en novembre 1519, escorté de deux bâtiments 
siamois , destinés à le protéger contre les entreprises du roi de Bintang, alors en guerre 
avec les Portugais. En 1516, Henri de Leme avait atterri à Martaban, dans le Pégou. 
Odoardo Barbosa visite et décrit à la même époque presque tous les royaumes de la pénin- 
sule et meurt assassiné avec l’illustre Magellan dans l'ile de Cébu (1521). 

Les aventuriers portugais se répandent à cette époque de tous côtés dans l’intérieur du 
pays, vivement attirés par les offres brillantes de rois toujours en guerre les uns contre 
les autres et désireux de s'assurer le concours des armes et de la valeur européennes. C’est 
ainsi que Domingo de Seixas séjourne vingt-cinq années dans le Siam, Antonio Correo 
plusieurs années dans le Pégou, que Fernando de Moraes s'engage avec cinquante de ses 
compatriotes au service du roi de ce pays et succombe après une belle défense dans une 
bataille navale livrée au roi de Brama (1538). A ce moment, se rapportent aussi les cu- 
rieuses aventures et les longues pérégrinations dont Fernand Mindez Pinto nous a laissé 
l’'intéressant récit. Sous les ordres d’Antonio de Faria, Pinto touche à Poulo-condor (1540), 
parcourt les côtes du Tsiampa et de la Cochinchine, relâche à l’île d'Haïnan et recueille de 
nombreux renseignements sur la géographie et la distribution politique de l’intérieur de 
l’Indo-Chine. Après un long séjour en Chine, il retourne en 1544 à Martaban, et se met, 
avec plusieurs de ses compagnons, au service de Brama, qui réussit à s'emparer de cette 
ville peu après son arrivée. Il fait partie d’une ambassade envoyée par le vainqueur au 
roi de Calaminham, et fait un long trajet dans l’intérieur du pays. Toute cette relation, où 
les royaumes de Xieng Mai, d’Ava, de Pégou, de Siam, jouent un grand rôle, est malheu- 
reusement très-confuse et l’auteur s’est laissé trop souvent égarer par son imagination. 
IL est possible cependant de tirer de son récit de précieux renseignements. 

Il faut citer encore parmi les aventuriers portugais qui jouèrent à cette époque un role 
dans les guerres de la péninsule, Diogo Soarez de Mello”, qui vers 1546 paraît avoir eu 
le titre de gouverneur du Pégou, Fernando de Noronha, Jose de Sousa, Athanasio de 
Aouiar, tous les quatre au service du roi de Brama; Diogo Pereira, qui, malgré la pré- 
sence de ses compatriotes dans le camp du roi de Brama, prèta son concours au roi de 

Siam pour défendre sa capitale assiégée (1548), et réussit à en empêcher la prise. 
Toute cette période, si riche en voyageurs, si remplie de faits, et pendant laquelle les 
Européens se mélangèrent si intimement aux nations indo-chinoises, que l’on peut con- 
staler encore en certains endroits l'influence du contact des Portugais sur la race indigène, 
est très-pauvre en écrivains instruits et en observateurs sérieux. La géographie intérieure 
de l’Indo-Chine reste aussi peu connue, etles mœurs, l’histoire, l’ethnographie de ses po- 
pulations, sont les moindres des préoccupations du moment. 

Des navigateurs français, les frères Parmentier, avaient fait deux voyages aux iles de 
la Sonde et en Chine vers 1525 et 1529, mais ne paraissent avoir abordé sur aucun point 
des côtes de la partie de l’Asie qui nous occupe. 

En 1565, les Espagnols prirent possession des Philippines, d’où ils ne tardèrent pas à 

1 Probabletnent le même que Diogo Soarez d’Albergaria, surnommé Galego, dont parle Fernand Mendez 
Pinto, 


) APERÇU HISTORIQUE 


se répandre en Indo-Chine. En 1581, des missionnaires espagnols s’introduisirent en 
Cochinchine, à Siam et au Cambodge. Ils avaient élé précédés dans ce dernier royaume 
par le religieux portugais Gaspar da Cruz qui s’y rendit de Malaca vers 1560, mais qui 
n’y fit pas un long séjour. Quelques années plus tard, le dominicain Alonzo Ximenez parait 
avoir joui d’une grande influence à la cour d’Apramlangara, roi du Cambodge, qui avait 
sollicité et obtenu le secours des Espagnols contre un de ses neveux révolté. Celui-ci l’ayant 
emporté un instant, Apramlangara avait été obligé de fuir dans le Laos, où deux Espagnols, 
Blas Ruiz et Diego Beloso, débarqués sur les côtes de Cochinchine, avaient été le rejoindre 
(1596). C’estla première mention précise que l’on rencontre d'Européens ayant pénétré dans 
le royaume du Laos. Ces deux aventuriers, depuis fort longtemps dans le pays, avaient 
épousé des femmes indigènes, et l’un d’eux, Blas Ruiz, était resté quelquetemps esclave dans 
le Tsiampa. Luiz Perez de Las Marinas, gouverneur de Manille, puis dominicain, et Juan 
Xuarez Gallinato jouèrent également un rôle actif dans celte guerre dont Ribadeneyra 
et Christoval de Jaque nous ont laissé le récit. Ces deux auteurs sont les premiers qui 
aient décrit les ruines d’Angcor, découvertes en 1570 dans l’intérieur du Cambodge, 

Pour donner une idée de la confusion géographique qui continue à régner dans:les 
idées des voyageurs de cette époque, nous eiterons l’opinion de Christoval de Jaque, qui 
dit que « chacun des royaumes du Cambodge, du Pégou et de Rachon (Aracan) est arrosé 
par un bras du Gange. » 

En 1596, les Hollandais apparurent à leur tour sur les côtes de l’Indo-Chine. Les 
Anglais, établis depuis quelque temps sur les côtes de l'Inde, commencèrent également 
à s’immiscer dans les affaires de la péninsule. Les compétitions qui se produisirent alors 
entre les différents pavillons européens, pour conserver ou acquérir une part prépondé- 
rante dans le commerce de cette presqu'île, nuisirent à leur influence et affaiblirent leur 
prestige. Les actes de piraterie, les trahisons, les violences dont les Portugais surtout 
s’étaient rendus coupables, amenèrent partout la désaffection et la haine. Syriam, qui leur 
avait été cédé par le roi d’Aracan, fut repris en 1613 par le roi d’Ava, qui y fit mourir 
Philippo de Brito. À Siam, au Cambodge, au Tsiampa en Cochinchine, au Tong-king, 
où les Portugais possédaient des factoreries, une lutte sourde s’éleva entre eux et les Hol- 
landais. Brouwer, gouverneur général des Indes néerlandaises, se rendit en 1613 à Aju- 
thia, où depuis 1606 il y avait une loge hollandaise, et où en 1610 Henri Middleton fonda 
le premier comptoir anglais. Des facteurs anglais et hollandais furent massacrés en 1619 
en Cochinchine. En 162%, le roi de Siam força le Portugais Fernando de Sylva à rendre 
une galère enlevée aux Hollandais dans la rivière de Bankok. Sous le gouvernement 
de Van Diemen, le Hollandais Charles Hartsinck jouit un instant d’une grande faveur à 
la cour du Tong-king, et jeta en 1637 la base des premières relations commerciales avec 
ce pays. La Compagnie hollandaise avait aussi à ce moment un établissement au Cam- 
bodge : elle s’empara en 1641 de Malaca, et le commis Gérard van Wusthof remonta la 
même année le fleuve du Cambodge ou Mékong jusqu’à Vien Chan, capitale du Laos. Pas 
plus que ses prédécesseurs, Wusthofne s’est préoccupé de nous laisser des documents géo- 
graphiques sérieux. En 1643, l'assassinat de Regemortes, ambassadeur hollandais, et de 


SUR LES DÉCOUVERTES GÉOGRAPHIQUES. (} 


tout le personnel de la factorerie, accompli sur les instigations des Portugais, mit fin aux 
rapports officiels des Européens avee le Cambodge, et ils furent expulsés peu après du 
Tong-king et de la Cochinchine. 

Peu après Wusthof, le jésuite Jean-Marie Leria pénétra au Laos par le Cambodge et y 
séjourna plusieurs années (1643-1647). Les renseignements de ce missionnaire, recueillis 
par Martini dans son Vovus Atlas Sinensis et par Marini dans ses Lettres sur les Missions 
de la province du Japon, sont encore fort erronés au point de vue géographique, et c’est 
lui qui a accrédité l'opinion, reproduite aujourd'hui sur plusieurs cartes, que le Menam, 
ou fleuve de Siam, et le Cambodge venaient se réunir dans le Laos et n°y formaient plus 
qu'un fleuve unique ‘. D’autres tentatives avaient été faites auparavant par les missions ca- 
tholiques du Tong-king pour reconnaitre et évangéliser l’intérieur de la péninsule ; mais 
elles n'avaient eu d'autre résultat que la mort du père Bonelli, qui succomba, en 1638, 
dans les montagnes qui séparent le Tong-king du Laos, sans avoir atteint le but de son 
voyage. Les écrits des missionnaires Borrt, Alexandre de Rhodes, Tissanier, sur l’histoire 
et les mœurs de toute la côte orientale de la presqu'île (Fong-king, Cochinchine, Tsiampa), 
ceux de Mandelslo, la relation de la Mission des évêques français envoyés à Siam en 1661, 
méritent aussi d’être cités. 

A la fin du dix-septième siècle, le royaume de Siam avait seul conservé des relations 
suivies avec l’Europe. Inquiet à son tour des progrès et des tendances envahissantes de 
la Compagnie hollandaise, il envoya, en 1684, à Louis XIV, sur les conseils du Grec 
Constance Phaulkon, premier ministre du roi de Siam, une ambassade destinée à pro- 
voquer, de la part de la Compagnie française des Indes *, une concurrence politique et 
commerciale avantageuse pour les deux États. Le chevalier de Chaumont fut envoyé, en 
1685, avec une escadre, pour répondre à cette ouverture. On connait l'issue malheureuse 
de cette tentative ; mais elle nous valut au moins des récils précieux, celui de Laloubère 
surtout, qui donna pour la première fois une appréciation générale et élevée, des 
observations sérieuses et approfondies sur les mœurs, la religion et l’histoire du royaume 
de Siam. En 1695, l'Anglais Bowyear essaya, mais sans résultat, de rouvrir la Cochin- 
chine au commerce européen, et Fleetwood fut chargé par la Compagnie anglaise des In- 
des d’une mission analogue auprès de la cour d’Ava. Cest à ce moment que se pla- 
cent aussi les voyages et les récits de Dampier, Kæmpfer et Alexander Hamilton. 

Au dix-huitième sièele, les progrès de la puissance anglaise dans les Indes, les travaux 
des jésuites en Chine, créèrent de nouvelles relations entre l’Europe et l’Indo-Chine. Les 
pères Bonjour, Fridelli et Régis levèrent la carte du Yun-nan de 1714 à 1718, et recueil- 
lirent quelques exactes informations sur les pays limitrophes. En 1753, le capitaine anglais 


1 Marini aggrave encore cette erreur : c’est le fleuve du Pégou qu'il réunit au Cambodge. ECS 

2 L'origine de cette Compagnie remonte à 1642. L'année suivante, les Français fondèrent un premier établis- 
sement à Madagascar, puis commencèrent à coloniser en 1664 l’île de Bourbon. En 1672, le licutenant-général 
de la Haye essaya de développer la sphère d'action de la Compagnie, en prenant possession de Trincomaly 
dans l'ile de Ceylan, et de Saint-Thomé sur la côte de l’Inde. Mais les Hollandais reprirent immédiatement 
Trincomaly, et Saint-Thomé dut capituler à son tour en 1674. Les débris de ces deux établissements se por- 


tèrent à Pondichéry, qui date de cette époque. 
I. : 


10 APERÇU HISTORIQUE 


Baker fut envoyé au Pégou et à Ava et leva une partie du cours de l’Iraouady. En 1749, 
Poivre, intendant de l’Ile de France, en 1750 Robert Kirsop, en 1778 Chapman, re- 
nouvelèrent sans succès la tentative de Bowyear auprès du gouvernement cochinchinois ; 
le jésuite autrichien Koffler recueillit pendant un séjour de quinze années en Cochinchine 
(1740-1755) d’intéressants détails sur les peuplades laotiennes qui avoisinent ce royaume. 
En 1787, le capitaine de Rosily effectua pour la première fois la reconnaissance hydrogra- 
phique des embouchures du Cambodge et d’une partie des côtes de la Cochinchine. Ses 
travaux furent continués par Dayot, officier français au service du roi Gia-long, de 1791 
à 1795. En 1795, l'ambassade du colonel Symes à Ava, dans laquelle se trouvait un géo- 
graphe distingué, le docteur Buchanan, plus connu depuis sous le nom d’Hamilton, fut le 
point de départ d’études approfondies sur l’histoire politique et naturelle et la géographie de 
la Birmanie. Mentionnons à la même époque les voyages et les travaux de John Barrow, 
Loureiro et de Saint-Phalle en Cochinchine. 

Les ouvrages et les explorations se multiplient dans le sièele suivant, et nous renonçons 
à tout citer. Le lieutenant Ross reprend en 1807 les travaux hydrographiques en Cochin- 
chine et les marines anglaise et française complètent et achèvent le dessin des côtes de la 
péninsule. Crawfurd visite, comme envoyé de la Compagnie des Indes, Ava, Bankok, 
Saigon et Hué, et publie de précieuses observations politiques et géographiques ; le colonel 
Burney se livre à l’étude des chroniques birmanes rapportées d’Ava en 1826 ; le docteur 
Richardson parcourt la partie supérieure de la vallée du Menam et fait connaitre Xieng- 
mai et Labong (1829-1839). En 1837, le lieutenant Mac-Leod détermine géographique 
ment le premier de ces deux points et pousse sa reconnaissance jusqu’à Kiang-hung, sur le 
fleuve Cambodge, dont on ne connaissait jusque-là que l'embouchure. La vallée de l’As- 
sam, le cours supérieur de l’Iraouady et du Brahmapoutre sont reconnus et étudiés par 
Burlton, Neufville, Bedford, Wilcox, Bedingfeld, Montmorency, Hannay (1823-1837) 
dont le capitaine Pemberton résume les découvertes en publiant en 1838 un beau travail 
sur Ja Birmanie et les frontières Nord-Est du Bengale. Les Français de Kergariou (1817), 
du Camper (1822), de Bougainville (1824), Laplace (1831), Leconte (1843), les Américains 
White (1819), Roberts (1832-34), visitent plusieurs points de la péninsule, et apportent 
leur contingent de renseignements et d’études. En 1856, la mission du capitaine Yule à la 
cour d’Ava donne lieu à un remarquable ouvrage sur la Birmanie, dans lequel cet officier 
distingué réunit et discute tous les documents antérieurs avec une rare sagacité. 

Les missionnaires catholiques ou protestants établis à Siam ou en Cochinchine se 
livrèrent de leur côté, pendant cette période, à d’intéressantes recherches sur l’histoire, 
la géographie et les langues de la péninsule ; nous nous contenterons de citer La Bissa- 
chère, malheureusement trop affirmatif sur ce qu'il ignore et dont le livre a contribué à 
répandre, au point de vue géographique, de regrettables erreurs; Taberd, Gutzlaff, Tom- 
lin, Abeel, Pallegoix, Bouillevaux, Mason. En même temps les progrès des études chinoises 
permirent à Abel Rémusat, à Klaproth, à MM. Pauthier et Stanislas Julien, de retrouver, 
dans les immenses compilations géographiques que possède la Chine, d'importants ma- 
tériaux sur l’histoire et la géographie de l’Indo-Chine. 


SUR LES DÉCOUVERTES GÉOGRAPHIQUES. 11 


En 1861, Mouhot, voyageur français au service de l'Angleterre, partit de Bankok 
pour essayer de pénétrer dans le centre même d’une région qui, malgré tant de travaux 
et d’efforts, restait encore, au point de vue géographique, la plus inconnue de l'Asie. Il 
rejoignit le fleuve Cambodge à Paklaïe, le remonta jusqu'à Luang-prabang, capitale d’un 
des petits royaumes qui se partagent, sous la suzeraineté de Siam, la vallée du fleuve, et 
succomba dans cette ville des suites de ses fatigues, le 10 novembre de la même année. 
Ses notes furent rapportées à Bankok et ses travaux furent publiés ; malheureusement 
ses déterminations géographiques offrirent de graves incertitudes, en raison d'accidents 
survenus en route à ses instruments. 

Deux années auparavant, le gouvernement français avait fait occuper les embouchures 
du Cambodge et établi à Saigon le siége d’une colonie nouvelle. En 1863, il fit un pas 
de plus dans l’intérieur de la contrée, en prenant sous son protectorat les restes affaiblis 
de l’ancien royaume de Cambodge, dont, depuis plus de deux siècles, la cour de Hué et la 
cour de Siam se disputaient la conquête. Cette région, dont les Européens avaient désappris 
la route depuis 1645, fut dès lors activement explorée. L'hydrographie du fleuve et des 
canaux innombrables dont il étend sur toute la contrée l’inextricable réseau, fut entreprise 
avec persévérance par les ingénieurs français Manen, Vidalin, Héraud. On reconnut et 
on observa pour la première fois, d’une façon précise, le singulier phénomène que pré- 
sente le grand lac situé à l’Ouest du fleuve et qui communique avee lui par un bras na- 
vigable. Pendant six mois de l’année les eaux de ce lac se déversent dans la mer par 
l'intermédiaire du fleuve ; pendant les six autres mois, il se transforme en une sorte de mer 
intérieure dans laquelle Le fleuve se déverse en partie. 

Malheureusement, des obstacles de navigation arrêtèrent de bonne heure les recon- 
naissances hydrographiques faites sur le fleuve en chaloupes canonnières, et en 1866 
cet immense cours d’eau n'avait pu être remonté que jusqu’à Cratieh, point où, à l’époque 
des basses eaux, la marée se fail encore sentir et qui est situé à 450 kilomètres environ de 
l'embouchure. Au delà des frontières de notre colonie, on ne possédait aucun renseigne- 
ment précis. D'où venait ce fleuve gigantesque ? Était-ce du Tibet, ou, comme le voulaient 
certaines traditions aceréditées au Cambodge, d’un lac profond situé dans l’intérieur du 
Laos ? Quelles régions arrosait-il ? à quelles populations donnait-1l accès ? Ne pouvait-il 
fournir à son tour une solution à ce problème géographique qui agitait si vivement les 
Indes anglaises, celui d’une communication commerciale entre la Chine et l'Inde ? En 
présence des immenses travaux et des efforts incessants accomplis par les Anglais dans 
l'Occident de la péninsule, il ne convenait pas à la France de rester inactive, et elle devait 
à la science, à la civilisation et à ses propres intérêts, d’essayer de percer à son tour ce 
voile épais étendu depuis si longtemps sur le centre de l’Indo-Chine. Comme pour éveiller 
une émulation féconde, les Anglais essayèrent à plusieurs reprises, en 186% et 1865, de 
pénétrer en Chine par le Nord de la Birmanie, en même temps qu’à la suite de Mouhot les 
Anglais Kennedy et King, le docteur allemand Bastian, visitaient l’intérieur du Cam- 
bodge et ces ruines d’Angcor restées si longtemps oubliées. 

Nos compatriotes voulurent entrer à leur tour dans cette lice scientifique. Deux Fran- 


12 APERÇU HISTORIQUE, ETC: 


cais, MM. Durand et Rondet, allèrent en 1866 étudier les ruines d’Angcor, dont M. le 
capitaine de frégate Doudart de Lagrée, commandant les forces françaises au Cambodge 
depuis 1863, travaillait alors à lever les plans. Mais les regards étaient fixés surtout sur 
ces régions inconnues et si voisines qui entouraient de tous côtés notre nouvelle colonie, 
et vers lesquelles les aspirations étaient ardentes et nombreuses chez les officiers du corps 
expéditionnaire *. 

M. le marquis de Chasseloup-Laubat, ministre de la marine et président de la Société 
de géographie de Paris, comprit la légitimité de ces impatiences et la nécessité pour la 
France de remplir dans toutes ses parties la mission scientifique et civilisatrice qui lui 
incombait en Indo-Chine. Dans deux discours prononcés en séance générale de la Société 
de géographie, le 16 décembre 186% et le 29 avril 1865, 1l annonça son intention de 
provoquer une exploration du cours du Cambodge, exploration dont il fit éloquemment 
ressortir l'importance et les avantages. Sur son invitation, M. le vice-amiral de la Gran- 
dière, gouverneur de la colonie, dut organiser une mission chargée de répondre à ce de- 
sideratum géographique. Dans le mois de décembre 1865, M. de la Grandière en offrit le 
commandement à M. le capitaine de frégate Doudart de Lagrée, qui travailla dès lors à 
réunir tous les renseignements nécessaires et à rédiger en projet les instructions. 


1 Me sera-t-il permis de rappeler ici que j'étais du nombre des impatients et que, dès 1863, j'avais adressé 
au gouvernement de la colonie une demande conçue dans ce sens. En juillet 186%, dans une brochure publiée 
sous un pseudonyme (la Cochinchine française en 1864, par G. Francis; Dentu, in-8°), je plaidai de nouveau la 
cause de ce voyage, et, à la fin de la même année, je renouvelai ma demande au gouvernement de la colonie, 
en l’accompagnant d’un plan général d'exécution et d’un devis détaillé des dépenses. 


II 


COMPOSITION, ORGANISATION ET RESSOURCES DE LA MISSION. — SON DÉPART POUR LE CAMBODGE 
ET LES RUINES D'ANGCOR. 


La Commission d'exploration que devait présider M. de Lagrée, fut définitivement 

constituée le 1% juin 1866. Outre cet officier supérieur, elle se composait de : 
MM. Garnier (Francis), lieutenant de vaisseau, inspecteur des affaires Indigènes, 
membre du Comité agricole et industriel de Cochinchine ; 
Decarorre (Louis), enseigne de vaisseau ; 
Jouserr (Eugène), médecin auxiliaire de 2° classe, géologue ; 
Tuorez (Clovis), médecin auxiliaire de 3° classe, botaniste, membre du 
Comité agricole et industriel de Cochinchine ; 
De Carné (Louis), attaché au ministère des Affaires étrangères. 

Le reste du personnel de l'Expédition se composait de deux interprètes, le Français 
Séguin, pour les langues siamoise et annamite, et le Cambodgien Alexis Om, pour les 
langues cambodgienne et annamite ; du sergent d'infanterie de marine Charbonnier, 
secrétaire du chef de l’Expédition; d’un soldat d'infanterie de marine, de deux matelots 
français, de deux matelots tagals, d’un sergent et de six miliciens annamites, composant 
l’escorte. Leur armement consistait, pour les deux hommes appartenant à l'infanterie de 
marine, en une carabine munie de son sabre-baïonnette ; pour tous les autres, en un 
mousqueton d'artillerie muni également du sabre-baïonnette. On emportait en outre 
une carabine à balles explosibles et des revolvers en nombre suffisant pour en armer 


tout le monde. 


14 COMPOSITION, ORGANISATION 


Les approvisionnements de toute nature de l’'Expédition étaient répartis en cent 
quarante colis environ, très-maniables de forme et de poids, dont voici le détail : 

94 barils de vin contenant ensemble 766 litres ; 

8 barils d’eau-de-vie contenant ensemble 302 litres ; 

15 caisses de farine contenant ensemble 312 kilos ; 

15 caisses de biscuit contenant ensemble 270 kilos ; 

13 caisses de conserves et autres denrées alimentaires, contenant ensemble 208 kilos; 

4 caisses d'outils divers, lignes de sonde, toile à voile, etc. ; 

1 caisse d'instruments ; 
15 caisses d'objets d'échange ou cadeaux (fusils, revolvers, montres, étoffes, joujoux, 
gravures, longues-vues, coutellerie, laiton, plomb, ete.) ; | 

45 colis comprenant le bagage des officiers et les objets de couchage et de gamelle. 

Enfin les ressources pécuniaires de l'expédition s’élevaient à 25,000 francs, dont 
10,000 francs en piastres mexicaines, et 15,000 francs en lingots d’or et monnaies 
siamoises. | 

Les instructions remises par le gouverneur de la colonie au commandant de Lagrée 
portaient la date du 25 mai. En voici le texte. 


Monsieur le Commandant, 


Son Excellence le ministre de la Marine a soumis à l'Empereur un projet de voyage pour l’explora- 
tion du Mekong, et Sa Majesté a bien voulu autoriser l'exécution de ce projet dans les conditions 
générales d'organisation que j'avais présentées. 

Je vous ai désigné pour prendre le commandement de cette Expédition, dont les résultats peuvent 
avoir une importance considérable pour l'avenir de notre colonie, et apporter à la géographie et aux 
sciences naturelles les plus utiles renseignements. 


BUT DE L' EXPÉDITION 


Avant d'entrer dans le détail des instructions qui devront vous servir de règle, je veux préciser le 
but essentiel de ce voyage et son mode particulier d'organisation. Il importe en effet que vous soyez 
pénétré de mes intentions à cet égard et que vous les fassiez connaître aux officiers qui vous 
accompagneront, afin de prévenir toute déviation qui porterait préjudice aux résultats que j'attends. 

Nous connaissons le cours du Mekong depuis son embouchure jusqu'aux rapides de Samboc- 
sombor !. Au delà, nous n'avons que les renseignements vagues et contradictoires fournis par les 
indigènes et quelques fragments de relations incomplètes ou fort anciennes. 

Au-dessus de Luang-prabang, dernier terme du voyage de Mouhot, nous savons moins encore, et les 
notions recueillies ne semblent avoir aucune valeur sérieuse. Enfin, nous ignorons en quels lieux le 
fleuve prend naissance. : 

On peut donc dire que le Mekong nous est inconnu. Et cependant ce fleuve, le plus grand de 


1 Immédiatement au-dessus de Cratieh. 


ET RESSOURCES DE LA MISSION. 15 


l’Indo-Chine, l’un des plus considérables du monde, offre un champ fécond de découvertes. On \ 
parle vingt idiomes différents ; toutes les races de l’Asie orientale se sont rencontrées sur ses bords, et la 
tradition y conserve le souvenir de royaumes riches et puissants. Ne serait-il pas possible de ramener 
la vie dans ces contrées, de renouer les anciennes relations commerciales, et peut-être d'attirer vers 
nous la majeure partie des productions de la Chine centrale ? 

Les intérêts généraux dela civilisation, et plus particulièrement ceux de notre colonie naissante, nous 
font un devoir de faire cesser ces incertitudes, et c’est dans cette pensée que le voyage que vous allez 
entreprendre a été décidé. 

Déterminer géographiquement le cours du fleuve par une reconnaissance rapide poussée le plus loin 
possible ; chemin faisant, étudier les ressources des pays traversés, et rechercher par quels moyens 
efficaces on pourrait unir commercialement la vallée supérieure du Mekong au Cambodge et à la 
Cochinchine : tels sont, en résumé, les objets essentiels que vous ne devez jamais perdre de vue. 

La Commission que vous présidez ne présente aucune analogie avec les Commissions scientifiques 
dont les membres opèrent isolément chacun sur le terrain de sa spécialité, approfondissant l'étude de 
chaque contrée, de chaque question. Vous devez adopter d’autres allures, avancer tous ensemble ra- 
pidement, évitant les longs séjours, les études trop prolongées sur un même point. Vous vous bornerez 
pour les observations de tout genre au temps des haltes que nécessiteront les difficultés de transport, 
le mauvais temps, le repos à donner aux hommes. 


MODE D ORGANISATION 


Quant au mode d'organisation disciplinaire de l’'Expédition, vous en trouverez toutes les règles dans 
les décrets qui régissent la discipline des bâtiments. Vous agirez en tout comme commandant d’un bà- 
timent en mission et je crois inutile d’insister longuement sur ce point. 


ATTRIBUTIONS DU CHEF DE L'EXPÉDITION 


Au chef de l’Expédition appartiennent la direction générale du voyage, le règlement des dépenses, 
la répartition des cadeaux, le droit de réquisition aux autorités. 

En cas d’absence, de maladie ou de mort, ilest remplacé par l'officier de marine qui, dansle courant 
du voyage, remplit les fonctions de second. 

Si, dans une circonstance grave, le chef juge à propos de prendre l'avis motivé des membres de 
l'Expédition, il sera porté au journal un procès-verbal détaillé des questions posées, des opinions émises 
et de la décision prise par le chef. 

En cas de maladie grave de l’un des membres, le chef, avant de prendre une décision, peut deman- 
der l’avis écrit du chirurgien. Si dans ce cas, ou pour toute autre raison, le chef autorise ou ordonne 
le retour à Saïgon, il en rend compte au gouverneur par lettre particulière. 


ATTRIBUTIONS DES MEMBRES DE L'EXPÉDITION 


Le travail est partagé ainsi qu’il suit entre les membres de la Commission. 
Le premier officier est chargé des observations astronomiques et météorologiques. Il détermine 


10 COMPOSITION, ORGANISATION 


r 


avec exactitude la position géographique des points principaux et établit la carte de la route suivie. Il 
apprécie la navigabilité du fleuve, fait les sondages, étudie les procédés de navigation employés par les 
diverses tribus et compare, au point de vue commercial, la voie fluviale aux routes latérales. 

11 transmet aux officiers les ordres du chef de l'Expédition et en surveille l’exécution. 

Le deuxième officier est chargé de la discipline de l’escorte, des approvisionnements et des trans- 
ports. Il veille particulièrement à la garde des fonds, des armes et des munitions. 

Il solde les dépenses journalières, il tient la comptabilité de ces dépenses (monnaie, cadeaux, objets 
d'échange) ei fait viser ses comptes à la fin de chaque mois par le second et par le chef de l'expédition. 

I! est adjoint au premier officier de marine pour les observations et s'occupe spécialement des levés 
topographiques, des vues, dessins, etc., ete. 

Le délégué du ministère des Affaires étrangères est chargé de la partie descriptive du voyage. Il 
étudie les mœurs et usages des diverses tribus et décrit l’aspect des pays traversés. 

Il se rend compte des relations commerciales établies dans chaque contrée, étudie les produits échau- 
gés, leurs qualités, leurs provenances, et porte une attention particulière sur tous ceux que pourrait de- 
mander ou fournir notre colonie de Cochinchine. 

Le chirurgien géologue explore et définit les terrains au point de vue géologique. 

Il étudie spécialement au point de vue industriel les contrées métallifères, observe les méthodes 
employées par les indigènes et apprécie les chances d’une exploitation rationnelle. 

Le chirurgien de 3° classe de l'Expédition étudie les questions qui dépendent des autres branches 
de l’histoire naturelle, la faune et la flore des contrées parcourues, les variétés physiques des 
races, etc., etc. 

La division du travail ainsi tracée n’est qu’une règle générale qui devra être étendue et complétée 
ultérieurement par le chef de l’Expédition. Plusieurs questions importantes n’ont point élé énoncées, 
qui devront être altribuées suivant les aptitudes des membres de la Commission. D’autres pourront 
être utilement scindées; l’agriculture, par exemple, qui, au point de vue technique, rentre dans les attri- 
butions du chirurgien, et au point de vue commercial, dans celles du délégué des Affaires étrangères. 

Quant à l'étude des langues qui, dans un voyage aussi rapide, ne saurait être suffisamment approfon- 
die, il importe que chacun, en ce qui le concerne, apporte sa part à l’œuvre commune, et que la Com- 
mission recueille les premiers éléments d’un dictionnaire des divers idiomes. 

Enfin il importe d'étudier et de comparer avec soin l’organisation politique, les pratiques reli- 
gieuses, le langage des tribus, et de rechercher les lignes de démarcation qui séparent les divers 
courants humains qui sont venus se heurter dans l’Indo-Chine. 


JOURNAL DE L'EXPÉDITION 


Le journal de l'Expédition est visé chaque jour et annoté, s’il y a lieu, par le chef de l'Expédition. 

Le membre de la Commission chargé de la partie descriptive y résume la journée en quelques lignes. 

Il indique les lieux traversés et les principaux accidents de la route. — Le premier officier de marine y 

inscrit les observations barométriques et thermométriques, la position approchée des lieux de halte, 

ainsi que les accidents de la navigation. — Le second officier inscrit le nombre de barques, rameurs, 

chars employés, les dépenses faites, les cadeaux donnés, etc. — Le chirurgien donne un bulletin som- 
maire de la santé. 

Le journal est à la disposition de tous les membres de l’'Expédition; ils pourront, avec l’assentiment 

du chef, y faire inscrire telle observation scientifique, telle date, tel renseignement qui leur semblerait 


important. 


ET RESSOURCES DE LA MISSION. 17 


Une fois par mois au moins, chaque membre de l'Expédition résume ses derniers travaux et remet 
ce résumé au chef, qui en prend connaissance et les annote autant que possible. S'il se présente une 
occasion favorable pour communiquer avec la Cochinchine, tous ces documents et le résumé général du 
chef sont adressés au gouverneur. 


PUBLICATION AU RETOUR DE L EXPÉDITION 


Les résumés, le journal de l’Expédition, les documents indigènes recueillis, les cartes et dessins, les 
collections faites appartiennent à l'État, et, au retour de l’Expédition, sont remis au gouverneur qui 
apprécie l'opportunité de la publication de ces pièces, et décide dans quelles limites et par quel mode 
celte publication peut être faite. 

Les publications ne peuvent avoir lieu qu'après le retour de l'Expédition. 

Pendant le cours du voyage, les membres de la Commission ne livreront à la publicité aucun docu- 
ment, aucun récit particulier, aucune appréciation personnelle, et s’engageront à faire tout leur possible 
pour que leurs correspondances particulières ne soient pas publiées. 

Si l’un d’eux croyait avoir des motifs plausibles pour déroger à cette règle, il remettrait son travail 
au chef de l'Expédition; celui-ci l’enverrait au gouverneur, en émettant son opinion sur l'opportunité. 

Si, au retour, le gouverneur autorise la publication du travail de l’un des membres, aucune modi- 
fication n’y sera apportée sans son consentement, et il pourra lui-même le revoir et le corriger. 


HIVERNAGE DE 1866, LAOS INFÉRIEUR 


La saison des pluies étant commencée, vous devez renoncer à parcourir une grande distance 
en 1866 ; l’état des routes, la violence des courants, le danger des fièvres ne vous le permettraient 
pas. Mais il vous est possible d'employer le temps en passant l’hivernage sur les bords du fleuve, 
dans la contrée qui s’étend au-dessus des rapides de Samboc-sombor jusqu’à Bassac, ou même jusqu'à 
Oubôn. 

Cette combinaison présente un double avantage : elle permet d'étudier complétement la région 
avec laquelle nous sommes immédiatement en contact, elle vous met en position de préparer le voyage 
de 1867 sur des renseignements plus certains, et d'attendre les assurances des dispositions plus ou 
moins favorables, pour l'Expédition, des puissances asiatiques dont elle traverse les possessions ou les 
dépendances. 

Vos premières études devront porter sur les rapides de Sombor, qu'il importe de connaitre avec 
soin. 

A cette époque de l’année, les eaux n’ont point encore atteint la moitié de leur crue, et il vous sera 
peut-être possible, d’après la position et la hauteur des roches apparentes, d'apprécier si aux grandes 
eaux la route serait praticable pour une canonnière ou une chaloupe à vapeur. Dans ce cas, vous feriez 
établir avec le plus grand soin le tracé du chemin à suivre, en y joignant les indications nécessaires. 

À Stung-trene vous rencontrerez la rivière d'Attopeu qui met en communication les marchés 
importants de ces deux villes; vous visiterez Attopeu, si la saison le permet. 

Une seconde branche de la rivière vient du Sud et traverse le territoire de plusieurs tribus impor- 


tantes qui sont en relation avec les peuplades de nos frontières. Vous porterez une attention particu- 
Î 3 


18 COMPOSITION, ORGANISATION 


lière sur les renseignements qui vous parviendront relativement à ces tribus et à la possibilité d'établir 
des communications commerciales par leur intermédiaire. 

A Khong, vous ferez étudier et décrire la cataracte, sa hauteur, les phénomènes qu’elle présente, 
la nature des roches qu’elle franchit. Il y aura lieu de rechercher si aux grandes eaux il n’existe aucun 
point de la rivière où un bateau de moyenne grandeur, halé ou soulagé par des moyens suffisants, 
pourrait dépasser la cataracte, et dans le cas contraire, vous examinerez s’il ne serait pas possible d’éta- 
blir, à frais modérés, un canal latéral. 

En face de Khong et un peu au nord, débouche la rivière de Tonly-repou, qui donne son nom à 
une province autrefois cambodgienne et fort riche, dit-on. Il y aurait intérêt à étudier cette voie de 
communication et la nature des productions des contrées riveraines. 

Bassac était autrefois la capitale du Laos inférieur, et les descendants des anciens rois y résident 
encore, mais sans autorité réelle. Vous rechercherez les origines, l’histoire, les limites de ce petit 
royaume. 

On a signalé quelques ruines d'anciennes constructions dans le voisinage de Bassac; vous aurez à 
vérifier le fait et à déterminer la provenance et l’âge de ces constructions. 

La rivière d’Oubôn, d’après certaine carte, semble prendre naissance à l’ouest de Korat, ce qui lui 
donnerait une grande importance, si elle est navigable; vous examinerez cette question. 

On désigne du sel gemme auprès d’'Oubôn; du plomb et de l’argent auprès de Stung-treng; du 
fer dans les provinces de la rive droite; des sables aurifères sur un grand nombre de points. L’exac- 
titude de ces renseignements doit être vérifiée, et les possibilités d’exploitation étudiées avec soin. 

Vous apprécierez l’importance des productions de la contrée ; chanvre, laque, gomme-outte, carda- 
mome, cire, etc., etc., et les mesures à prendre pour attirer vers nous ces divers produits. 

Enfin vous recueillerez tous les renseignements qui vous seront apportés sur les nombreuses tribus 
de l’intérieur, leur langue, leurs traditions. Vous rechercherez principalement les traces de la race 
malaise, qui sont nombreuses chez les Radé et dans leur voisinage immédiat. 


LAOS MOYEN ET LAOS SUPÉRIEUR 


Lorsque la saison des pluies sera terminée, versle 1° décembre, vous vous mettrez en route et vous 
vous élèverez vers le nord aussi rapidement que possible. 

Jusqu'à Luang-prabang vous ne rencontrerez sans doute aucun obstacle sérieux, et les diffi- 
cultés de transport pourront seules retarder votre marche; vous ne donnerez donc à vos études 
qu'un temps fort limité. 

Cependant je vous recommande d’examiner avec attention tout ce qui se rapporte à l’ancien 
royaume de Vienchang, fort puissant autrefois, et qui entretenait avec la Chine un commerce consi- 
dérable. 

En tous les points vous vous informerez de la position occupée par les Annamites sur la rive 
gauche, et vous entrerez en relations avec eux. 

À Luang-prabang, capitale du Laos supérieur, où résident les descendants des anciens rois, vous 
séjournerez et vous prendrez tous les renseignements qui vous sont nécessaires pour traverser le 
territoire des tribus suivantes. Les unes dépendent de l'empire birman, d’autres du Yun-nan chinois, 
quelques-unes sont tributaires des deux empires; mais toutes sont mal soumises, et vous devez agir 
avec la plus grande prudence dans vos rapports avec leurs chefs. 

S'il vous est possible de reconnaitre le lieu où a été enseveli M. Mouhot, vous rendrez hommage 


ET RESSOURCES DE LA MISSION. 19 


à la mémoire de ce voyageur courageux, en lui élevant un monument, dans la mesure de vos moyens 
et avec l’assentiment des autorités du pays. 


RÉGIONS DU NORD 


Les notions que nous possédons sur les contrées supérieures sont trop incertaines pour qu'il soit 
opportun de vous tracer des instructions particulières relatives à ces contrées. Vous vous inspirerez 
de vos instructions générales, et vous agirez suivant les circonstances. 


DURÉE DU VOYAGE 


Je n'assigne aucune limite de temps ou de distance à votre voyage. Il suffit que j'aie indiqué le 
but à atteindre : reconnaissance rapide du Mekong au point de vue géographique et commercial. 

La santé des officiers et de l’escorte, la nature et l'importance des difficultés que vous rencon- 
trerez, détermineront l’époque de votre retour. 


RENSEIGNEMENTS À PRENDRE — PRÉCAUTIONS HYGIÉNIQUES — DISCIPLINE, ÉTC. 


Quel que soit le terme extrême de votre voyage, vous vous efforcerez de recueillir tous les rensei- 
gnements qui pourraient être utiles à une nouvelle exploration. Vous porterez notamment vos infor- 
mations sur la question des sources du fleuve. L'opinion générale fait descendre le Mekong, paral- 
lèlement au Yang-tse Kiang, des régions nord-est du Tibet; mais aucune raison péremptoire n’a 
été donnée, et le problème reste à résoudre. 

IL y aurait lieu aussi de rechercher l’origine de l’opinion presque unanimement émise au Cam- 
bodge et dans le Laos inférieur, et d’après laquelle le Mekong prendrait naissance vers le 27° ou le 
28° degré, dans une région de grands lacs où seraient également les sources du Menam et de la 
Salouen. 

Le fleuve reçoit peut-être de ce côté un important affluent. 

IL est inutile que je vous recommande de prendre toutes les précautions hygiéniques que néces- 
siteront les circonstances pendant le cours du voyage. Vous exigerez que les hommes exécutent les 
prescriptions que vous aurez arrêtées de concert avec le chirurgien de l’Expédition. Tout en mainte- 
nant une marche rapide, vous donnerez aux hommes de fréquents repos, un jour sur trois environ. 

L'expédition ayant un but essentiellement pacifique, vous vous efforcerez d'établir des relations 
amicales avec tous les peuples dont vous traverserez le territoire, et vous leur ferez entendre que 
les résultats que nous poursuivons ne peuvent qu’améliorer leur état et accroître leur richesse. 

Vous maintiendrez une discipline sévère dans l’escorte, empêchant toute violence, tout mauvais 
exemple. De tous vous exigerez le respect des lois du pays et des croyances religieuses. 

Dans vos relations avec les chefs, vous emploierez les moyens de persuasion et de générosité 
unis à une juste fermeté. 

En un mot, je compte que vous ne perdrez jamais de vue que vous représentez dans un pays 
nouveau une nalion puissante, équitable, tolérante, et que nos bonnes relations dans l'avenir, 


20 COMPOSITION, ORGANISATION 


avec ces contrées peuvent dépendre du souvenir que laissera derrière elle l'expédition que vous 


commandez. 
Recevez, Monsieur le Commandant, l'assurance de ma considération très-distinguée. 


DE LA (GRANDIÈRE. 


A ces instructions était jointe la pièce suivante, écrite en français et en chinois, et 
destinée à établir en toute circonstance, vis-à-vis des autorités indigènes, le caractère 


officiel de la mission. 


COCHINCHINE FRANÇAISE 


CABINET DU GOUVERNEUR, COMMANDANT EN CHEF 


Saïcon, le 25 mai 1866. 


Conformément aux ordres de NAPOLÉON III, Empereur des Français, 

L’amiral de la Grandière, général en chef, commandant les forces de terre et de mer, et gou- 
verneur de la Cochinchine, commandeur de la Légion d'honneur, ete., etc., ete., 

Envoie le commandant de Lagrée, qui a rang de grand mandarin, pour remonter le Mekong, en 
dresser la carte et étudier les pays voisins. 

Le commandant de Lagrée est accompagné par cinq officiers français. L’escorte se composera 
de sept soldats français, de sept soldats annamites et des interprètes. 

L'Empereur Naporéox est en paix avec tous les rois qui ont des territoires voisins du Mekong. 

En conséquence, partout où il arrivera, le commandant de Lagrée entrera en relations amicales 
avec les grands mandarins et leur portera de la part de l'amiral des paroles d'amitié. Il s’'adressera 


à eux pour obtenir toutes les choses dont il aura besoin. 
Il fera ensuite connaître à l'amiral comment il aura été traité dans chaque contrée, afin que 
l'amiral en informe l’EMPEREUR qui, suivant le cas, fera remercier les RoIs souverains, ou leur adres- 


sera des plaintes. 
DE LA GRANDIÈRE. 


Fait à Saigon, Cochinchine française, le 25 mai 1866. 


Les premiers pays que la mission allait traverser en remontant le fleuve, dépendaient 
de l'autorité siamoise. Celle-ci ne devait pas voir sans doute d’un œil bien favorable une 
expédition qui allait reconnaître jusqu'où s'étaient étendues autrefois les frontières du 
Cambodge et constater les empiétements et les spoliations violentes dont ce royaume avait 
été la victime de la part de son puissant voisin. Il était done important d'obtenir du 
gouvernement de Bankok un consentement officiel écrit qui prévint et annulàt les 
obstacles qu'il pourrait être tenté de susciter en sous-main aux explorateurs. Voici quels 
furent les termes de la lettre que le roi de Siam, sur la demande du consul de France à 


Bankok, voulut bien leur accorder : 


ET RESSOURCES DE LA MISSION. 91 


Banxok, le 13 juin 1866. 


Son Excellence le Chao Phya Bhudhara Bhay, ministre des provinces du Nord et des provinces 
adjacentes du fleuve Mekong, a l'honneur de faire savoir aux mandarins gouverneurs des provinces 
du Laos que, d’après une lettre de Son Excellence l'amiral de la Grandière, gouverneur de la 
Cochinchine française, adressée à Son Excellence le Chao Phya Sri Surivong Ti Samua Phya Kala- 
home, premier ministre, il a plu à Sa Majesté l'Empereur des Français, souverain d’une nation amie, 
d'envoyer une société de mandarins français pour explorer le pays, dresser des cartes géographiques 
et visiter les habitants du Laos. 

Pour se conformer aux intentions de son souverain, l'amiral de la Grandière a envoyé Monsieur 
le commandant de Lagrée et les mandarins de sa suite pour cette mission. Son Excellence le Chao 
Phya Kalahome, premier ministre, en ayant référé à Sa Majesté le roi de Siam, il plut à Sa Majesté de 
répondre que, puisque la France était possesseur d’une partie de la Cochinchine, sil plaisait à l'amiral 
de la Grandière d'envoyer Monsieur le commandant de Lagrée pour inspecter la frontière, dresser des 
cartes, explorer les richesses du pays, tant pour le règne végétal que pour le règne animal, il 
convenait qu'il püt le faire pacifiquement et sans encombre. Du reste, comme la mission de Mon- 
sieur le commandant de Lagrée est une mission scientifique, et que le commandant s'engage 
à respecter les lois et la coutume des pays par où il passera, Sa Majesté le roi de Siam ordonne 
aux différents mandarins gouverneurs des provinces de recevoir Monsieur le commandant de 
Lagrée avec toutes sortes d’égards; de lui préparer des logements, s’il a besoin de se reposer; 
de recevoir, de soigner et de ne laisser manquer de rien les malades qui ne pourraient suivre 
l'expédition ; d’aider à procurer de la meilleure manière possible des vivres aux mandarins français 
et à leur suite, s'ils venaient à en manquer; de louer au prix du pays les rameurs, les barques, 
les éléphants, les chars, les buffles dont l'expédition pourrait avoir besoin; de lui procurer des 
guides pour les endroits qu’elle désire voir, et enfin d'empêcher de tout leur pouvoir qu'elle ne soit 
molestée ou volée en route par les brigands. 

Que tous les mandarins gouverneurs des provinces qui verront cette lettre se gardent d'y contre- 
venir, afin que les mandarins français puissent aller et venir sans encombre. 


Cnao Puya BaupnarA Bray, 
Ministre des provinces du Nord et des provinces adjacentes du fleuve Mekong. 


Le gouverneur de la colonie avait également fait faire des démarches auprès des cours 
de Hué, de Péking et d’Ava pour en obtenir des passe-ports analogues. Il espérait pouvoir 
les faire parvenir à la mission avant le 1* décembre 1866, en même temps que quelques 
instruments que n'avait pu fournir l'observatoire de Saïgon et que l’on avait dû demander 
en France. 

Le 5 juin 1866, à midi et demi, la petite expédition quitta la rade de Saïgon sur les 
canonnières 32 et 27. Le premier de ces deux bâtiments avait pour capitaine M. Potter, 
lieutenant de vaisseau, qui allait remplacer M. de Lagrée dans la direction des affaires 
du protectorat ; le second, commandé par M. Espagnat, enseigne de vaisseau, devait rester 
à la disposition de la Commission pendant tout son séjour au Cambodge. 

Un photographe de Saïgon, M. Gsell, était adjoint à la Commission pendant le même 
temps. 


22 COMPOSITION, ORGANISATION ET RESSOURCES, ETC. 


Les deux canonnières arrivèrent le 8 juin à Compong-luong, marché important, 
situé à peu de distance de Pnom-penh, sur la rive droite du bras qui conduit au Grand Lac. 
La Commission y séjourna deux semaines pour compléter l’organisation et l’emména- 
sement de son matériel, et donner le temps au commandant de Lagrée de mettre son 
successeur au courant de la situation politique du pays. 

Le 21 juin, l'Expédition, réunie tout entière à bord de la canonnière 27, parüt enfin 
pour aller visiter les ruines d’Angcor, situées vers l'extrémité nord-ouest du Grand Lace. 
L'étude de ces ruines avait été commencée depuis longtemps par le commandant de 
Lagrée, et le court séjour qu'allait faire sur les lieux la Commission qu’il présidait n’avait 
d'autre but que de donner une consécration définitive à des travaux qui lui étaient 
entièrement personnels. 

Depuis le 15 juin environ, les eaux du Cambodge avaient commencé leur mouvement 
ascensionnel. Le courant se dirigeait déjà avec force vers le Grand Lac, et il fallait se hâter 
pour ne pas trouver, en remontant le fleuve, des difficultés trop considérables. 


IT 


DE COMPONG—LUONG A ANGCOR WAT — NOTIONS GÉNÉRALES SUR LES MONUMENIS 


CAMBODGIENS OU KHMERS !. 


Quand on pénètre dans le Grand Lac par l’une des nombreuses entrées qui commu- 
niquent avec le bras de Compong-luong, le regard reste saisi et attristé de l'aspect que 
présente cette immense nappe d’eau Jaunâtre, qui s’étend à perte de vue dans la direction 
du Nord-Ouest. Une ligne basse et continue d’arbres rabougris la limite de tous les autres 
côtés, sans que nulle part on découvre la rive ou que l’on devine une plage où le pied 
puisse se poser à sec. L'eau se perd avec un elapolis sourd sous les arceaux de ces forêts 
noyées etinhabitables, et l’on éprouve une sensation d'isolement, une sorte de réminiscence 
du désert, que la vue de rares barques de pêcheurs, glissant au loin, ou stationnant au 
milieu des arbres attachées à une branche, suffit à peine à dissiper. 

En quelques points des rives, les arbres ont été abattus et l’on aperçoit à leur place 
avec étonnement des gerbes de riz, régulièrement plantées, élever leurs têtes au-dessus de 
l’eau et ce champ mobile suivre les variations du niveau du lac, jusqu’à ce que la baisse 
des eaux permette de venir le récolter à pied sec. 

Au Sud, les sommets bleuâtres des petites montagnes de Pursat dominent de saillies 


1 L’étude sur les monuments Khmers contenue dans ce chapitre n’est que la reproduction presque textuelle 
d’un travail du commandant de Lagrée, retrouvé dans ses notes. Je me suis contenté d'y faire les additions 
nécessaires pour établir la suite des idées et des faits et d'y introduire les corrections que m’a suggérées la 
visite des monuments découverts après sa rédaction, toutes modifications que le commandant de Lagrée eût 


certainement faites lui-même. F. G. 


21 DE COMPONG-LUONG À ANGCOR WAT. 


à peine sensibles ce monotone horizon de verdure. Pendant un instant bien court, on 
perd presque complétement tout rivage de vue. Puis le double mamelon du mont Crôm 
apparaît à l'avant du navire, et vient servir de point de repère pour trouver, au milieu 
de la ceinture d'arbres qui s'étend comme un voile impénétrable devant celui-ei, lem- 
bouchure étroite de la petite rivière d’Angcor. 

C'est devant cette embouchure que la canonnière 27 jeta l’ancre le 22 juin au soir. 
Il était trop tard pour communiquer avec la terre. Une forte brise d'Ouest soulevait en 
petites vagues les eaux du lac et imprimait le long des rives un fort mouvement de 
houle qui se propageait bien avant dans la forêt. L’obscurité permettait à peine de 
distinguer des deux côtés de l'embouchure de la rivière les rangées multipliées de pieux 
qui indiquaient l'emplacement d’une grande pêcherie, et quelques lueurs tremblantes 
s’allumaient déjà dans les petites cabanes, élevées sur pilotis à une certaine hauteur 
au-dessus de l’eau, qui servaient d’abri aux pêcheurs. 

Le lendemain, au point du jour, la Commission se rendit en barque à l’un des 
établissements provisoires, construits sur les bords de la rivière à quelque distance de 
son embouchure, pour le séchage du poisson et que l’on se hâtait de démolir avant qu'ils 
fussent atteints par la crue des eaux. Celle-ci mettait fin en effet à la saison de la pêche, 
et les indigènes ou les Annamites, encore attardés à cette fructueuse besogne, faisaient 
leurs préparatifs de départ. 

En suivant pendant ce court trajet les capricieux méandres de la rivière, on voit peu 
à peu les arbres se dégager de l'eau, leurs trones apparaître, le sol émerger enfin. Les 
eaux n'étaient cependant pas encore assez hautes pour remonter en embareation jusqu'à 
la nouvelle ville d'Angcor, gros bourg appelé aujourd’hui Siemréap par les habitants 
et où réside le gouverneur de la province. La Commission se résolut à prendre la route 
de terre, qui est praticable à partir du point d’arrêt des barques aux eaux les plus basses, 
c’est-à-dire à deux ou trois kilomètres de l’embouchure de la rivière et qui est d’ailleurs 
beaucoup plus directe. Les moyens de transport, chars et éléphants, demandés au 
gouverneur d'Angcor, arrivèrent dès le 24 au matin, et nous permirent de continuer 
notre route ce jour-là même. 

Au sortir de la forêt noyée qui couvre les rives du lac, on se trouve au milieu d’une 
immense plaine cultivée en rizières, et le paysage semble ne différer en rien des monotones 
aspects auxquels habitue un long séjour en Cochinchine; mais, à peine a-t-on fait 
quelques pas, que l’on découvre autour de soi des vestiges de l’antique civilisation Khmer : 
on est transporté aussitôt en imagination à l’époque lointaine où cette civilisation étendait 
sur toute l’Indo-Chine méridionale sa puissante influence, et les lieux que l’on visite, si 
banals qu'ils puissent être d’ailleurs, revêtent à vos yeux un charme tout particulier. 

Ce sont d’abord les restes de l’ancienne chaussée qui conduisait à Angcor la Grande. 
A l'Ouest de cette chaussée et à peu de distance, au pied même du mont Crôm, on ren- 
contre des traces d'anciennes constructions. Si, guidé par ces débris, on monte jusqu'au 
faîte de cette petite colline, on découvre un sanctuaire dont l'aspect ne peut manquer 


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NOTIONS GÉNÉRALES SUR LES MONUMENTS KHMERS. 25 


d'éveiller la plus vive admiration, surtout au début du voyage, alors que les veux et l'esprit 
ne sont point encore rassasiés. | 

En continuant la route de terre jusqu'à Siemréap, on passe à peu de distance d’une 
haute tour en ruines qui domine encore la plaine. C'est le sanctuaire d’Athvéa. La 
citadelle de Siemréap, construite il v a une quarantaine d'années, s'offre ensuite aux 
regards. Tous les matériaux dont ses murs sont formés, ont été tirés des ruines voisines 
auxquelles on devient de plus en plus impatient d'arriver. Le chemin sablonneux qui 
passe devant cette forteresse s'enfonce bientôt, toujours dans la direction du nord, sous 
une jeune et belle forêt, bien différente de la forêt marécageuse des bords du lac. 
Après un trajet de trois kilomètres environ, on arrive à la terrasse qui précède Angcor 
Wat ‘ou «la pagode d’Angcor », le monument le plus important et le mieux conservé de 
toutes les ruines. 

Ce fut ce dernier édifice que choisit la commission, comme centre de ses travaux et 
comme lieu d'habitation et de ralliement pendant ses excursions aux ruines voisines. 
Elle s'installa dans les cases en bambous construites au pied de la façade principale, et 
destinées au logement des pieux pèlerins qui viennent visiter cet antique sanctuaire. 

Une chaussée en pierre, à moitié enfouie sous le sol'de la forêt, relie Angcor Wat à la 
porte sud de l'antique ville d’Angeor thom ou « Angcor la Grande», située à trois kilomètres, 
dans la direction du nord. Sur la gauche de cette chaussée s'élève le mont Bakheng, dont 
le sommet était couronné autrefois de constructions considérables. L’enceinte d’Angcor 
Thom, les monuments disséminés au dedans et au dehors de la ville dans un assez faible 
rayon, constituent la partie la plus considérable de tout ce magnifique groupe de ruines, 
dont 1l serait difficile peut-être de retrouver ailleurs l’analogue. 

Enfin, une autre chaussée qui part de Ja porte est d’Angcor Thom pour se diriger vers 
le fleuve, conduit également à un grand nombre d’autres édifices échelonnés dans cette 
direction. 

Ce dernier trajet avait été accompli par le commandant de Lagrée en mars 1866. 

Nous allons suivre l’ordre de cet itinéraire pour faire connaître les différents monu- 
ments compris dans ce faible espace. 

Mais, avant d'entrer dans la description détaillée de chacun d’eux, il est nécessaire, 
pour éviter les répétitions, d'exposer les lois générales qui semblent avoir présidé à leur 
construction. Nous allons done indiquer d’abord les matériaux employés et leur appareil- 
lage, le mode de construction des murs et des voûtes, les procédés décoratifs particuliers 
à cette architecture, et nous chercherons à arriver ainsi à une classification générale de 
tous les monuments que nous avons à décrire. Il ne restera plus ensuite qu’à rapporter 
chacun d’eux à la catégorie qui lui convient et à noter les particularités qui le distin- 
guent. Sa description y gagnera en brièveté et en clarté. 

Matériaux. — Les matériaux employés dans la construction des édifices khmers sont: 
1° une pierre formée de concrétions ferrugineuses, connue em Cochinchine sous le nom 


1 I] serait plus correct d'écrire Vaht. Le v en cambodgien se prononce comme le w anglais. 
Île ; 


26 NOTIONS GÉNÉRALES SUR LES MONUMENTS KHMERS. 


de pierre de Bien-hoa. Les Cambodgiens lui donnent le nom de bai kriem « riz grillé » 
en raison de sa couleur et de son apparence agelutinée. Elle est extrèmement répandue 
dans toute la vallée du fleuve. 

A trente kilomètres dans l’est d’Angcor, aux approches du village de Ben, elle apparait 
à fleur du sol, et forme dans cette direction des banes énormes de dix à quinze kilomètres 
détendue. Elle offre de nombreuses variétés tant sous le rapport du mode d’aggloméra- 
tion que sous celui de la couleur. En général, les constructeurs semblent avoir préféré 
les pierres à couleur jaunätre et à gros gravier. Le Bai kriem est employé à la construction 
des chaussées, des murs d'enceinte des édifices grossiers, et sert comme remplissage 
intérieur dans les substructions et dans les grands massifs des monuments principaux. 

2° Le grès. — Les grès gris ou légèrement rosés, en usage dans l’ancienne architecture 
cambodgienne, sont d’un grain fin qui les rend susceptibles d’un poli parfait. Comme 
tous les grès, ils sont tendres à la taille en carrière et dureissent à l'air, mais pas assez 
pour résister à l’action alternative de la pluie et de la sécheresse, qui les effrite à la longue 
et quelquefois les effeuille en lames minces. 

Le grès porte au Cambodge le nom de na phôe, qui signifie «pierre de boue ». Cette 
appellation, qui serait d’ailleurs assez bien appropriée à ce genre de pierre, a, aux yeux 
des habitants actuels, une signification et une portée précise qu'elle n'avait, sans doute, 
pas autrefois. C’est une idée très-répandue dans tout le peuple, et chez presque tous les 
grands, que dans les monuments de l’ancien Cambodge les matériaux étaient faconnés de 
toutes pièces avec de la terre et de l’eau, et moulés à l’état liquide suivant les formes 
assignées par le grand architecte du ciel Prea Pus Nuca, délégué de Prea En (le dieu 
Indra), le rot des génies. 

Aux environs immédiats d'Angcor, aucun gisement de grès n’a encore été découvert, 
et jusqu'à plus amples recherches, c’est encore vers l’est, au village de Ben et un peu au 
delà du point signalé pour le gisement du bai kriem, qu'il faut aller chercher les carrières 
les plus voisines. 

Là, au pied d’une petite chaine de montagnes dont la plus rapprochée porte le nom de 
Pnom Coulèn, le sous-sol est entièrement formé d’un beau grès apte aux constructions. 

Un torrent, profond et rapide au temps des pluies, presque à sec au printemps, creuse 
son lit dans ce bane de roches, et l’on y découvre à chaque pas des traces du travail de 
l’homme : des blocs entaillés à pie, des füts de colonnes ébauchés, des dalles déjà équarries. 

Si l’on traverse le torrent pour se rapprocher du pied de la montagne, il devient évi- 
dent que l’on est arrivé aux carrières mêmes: sur une étendue de plusieurs kilomètres, 
se dressent des blocs énormes au pied desquels sont creusées de profondes excavations. 
Partout les traces du fer restent visibles. et l’on peut étudier sur les fragments à demi 
détachés et restés sur place les procédés d'exploitation employés. Quelques instruments re- 
trouvés çà et là, dont les habitants peuvent encore expliquer l'usage, viennent compléter 
el éclairer ces indices. 

On reconnait ainsi comment s’y prenaient les ouvriers pour obtenir ces magnifiques 
parallélipipèdes de pierre que lon trouve dans les monuments khmers. Deux lignes 


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NOTIONS GÉNÉRALES SUR LES MONUMENTS KHMERS. 29 


parallèles étaient tracées aux extrémités du bloc à détacher ; suivant chacune d’elles on 
creusait normalement une série de trous de deux ou trois centimètres de diamètre et 
d’une profondeur à peu près égale; à l’aide de ciseaux en fer, à quatre faces de pointe 
et d’une longueur variant de trente centimètres ‘à un mètre, on faisait sauter la matière 
intermédiaire, et on régularisait l'entaille ; puis on perçait de nouvelles séries de trous. 
Jusqu'à obtenir des canaux ou tranchées de dix à quinze centimètres de large, que l'on 
poussait jusqu'à la séparation complète de la pierre. 

A peu de distance des carrières, aboutit une grande chaussée en terres levées qui con- 
duit à Angcor. Les pierres extraites suivaient sans doute cette voie. Mais ces carrières ne 
sont point les seules que contienne la montagne : à Ben, la chaussée fait retour vers le 
nord-est, et les habitants signalent de nouveaux centres d'exploitation dans cette direction. 
Plus loin dans l’est, près de Méléa, le grès affleure également le sol. 

Toutes ces carrières seraient intéressantes à visiter, et il serait bon de rechercher sur- 
tout celles qui ont fourni les matériaux d’une finesse extrème que l’on trouve à l'intérieur 
de certains monuments. Peut-être, nous le répétons, en est-il de plus voisines de la pagode 
et de la ville d’Angcor que celles que nous venons de signaler. Mais le point essentiel à 
établir était cêlui-ei, qu’à trente ou quarante kilomètres des ruines, on rencontre le grès 
en masses énormes, et que les traces de l’ancienne exploitation sont assez considérables en 
ce point pour qu'on puisse admettre que la majeure partie des matériaux emplovés en à 
élé extraite. Cette affirmation peut être étendue aux autres monuments disséminés dans 
le reste du royaume. Quand le grès a été employé dans leur construction, on est certain 
de le rencontrer dans leur voisinage à une distance qui n'excède jamais dix lieues. 

3° Les briques cuites. — Ce genre de matériaux semble, à Angcor même, appartenir à 
une époque postérieure à celle des grands monuments. On rencontre, çà et là, de petits 
sanctuaires et de petits édifices d'ordre tout à fait secondaire, qui en sont construits ; mais 
partout où ils sont juxtaposés aux constructions en grès, ils paraissent de superfétation, et 
l’on s’apercoit bien vite que leur adjonction n'avait pas été prévue dans le plan primitif. 
La brique ne semble donc avoir remplacé la pierre que quand la fatigue et laffaissement 
ont eu gagné les architectes et les ouvriers. L'emplacement d’Angcor n’est pas du reste fa- 
vorable à sa fabrication. La terre à brique y est assez rare et de mauvaise qualité. 

Dans d’autres parties du Cambodge, où sans doute la pierre manquait, il en était au- 
trement. On y retrouve des-tours et d’autres constructions importantes, baties en belles bri- 
ques de trente-cinq centimètres de long sur vingt centimètres de large, richement orne- 
mentées sous le rapport architectural, d’un moulage excessivement soigné et permettant 
un assemblage irréprochable. Leur fabrication est peut-être là contemporaine des grandes 
époques. 

Ce ne serait d’ailleurs que par des études plus complètes et plus minutieuses que lon 
pourra arriver, sur ces différents points, à des conclusions absolues. 

Murs. — Quelle que füt leur destination, les murs étaient formés de blocs rectangulaires 
ou cubiques assemblés sans ciment. Le choix de la pierre, sa grosseur, la précision de 
l’appareillage variaient avec l'importance de la construction. On employait autant que 


30 NOTIONS GÉNÉRALES SUR LES MONUMENTS KHMERS. 
possible des bloes de dimensions uniformes, dont les joints étaient régulièrement alternés. 
Pour le grès, qu'on semblait tenir à honneur de laisser en gros blocs, les dimensions 
variaient parfois beaucoup, et l’on trouve des pièces de remplissage dans les murs des 
plus beaux édifices. Les trois dimensions des pierres de Bien-hoa en usage dans ce genre 
de construction sont en movenne quatre-vingt-dix, cinquante et quarante centimètres. 
On peut en rencontrer dont la longueur atteint et dépasse même deux mètres vingt cen- 
limèêtres. Quant au grès, les blocs de deux mètres sur quatre-vingts et cinquante cen- 
limètres, ne sont pas rares. Quelques-uns atteignent trois mètres cinquante centimètres 
de longueur, sur un mètre el un mètre vingt dans les deux autres dimensions. 

Ici se présente le problème mécanique du transport et de l'élévation, souvent à des 
hauteurs considérables, de masses dont le poids dépassait parfois 4,000 kilogrammes. 
Ce problème ne peut encore se résoudre d’une manière satisfaisante. [l faut se contenter 
pour le moment de signaler les trous ronds ou carrés que présentent presque toutes les 
pierres emplovées. Ces trous, répartis sur chacune d’elles en un ou plusieurs groupes d’une 
disposition assez irrégulière, sont espacés de dix à quinze centimètres ; leur diamètre est 
de deux centimètres, et leur profondeur moyenne de trois. 

La moindre réflexion démontre qu'il ne s’agit pas ici, comme le disent les habitants, de 
préparer une liaison des pierres à l’aide de crampons de fer, ni de couvrir les monuments 
d'un placage en bois ou en plomb. Les crampons ne s’emploient que dans des circon- 
stances définies, et leurs traces sont faciles à reconnaitre partout où ils ont existé. Quant 
aux placages, ils n'ont certainement pas été appliqués sur les murs les plus insignifiants 
ou sur les chaussées elles-mêmes, dont les dalles qui portent les traces des ornières creu- 
sées par les roues des chars, offrent également les mêmes trous. 

D'un autre côté, aucune des pierres que l’on retrouve toutes taillées dans les carrières, 
ne présente la trace de ces trous. Il est donc peu probable qu'ils aient eu pour objet de 
faciliter le transport, et ils ne servaient sans doute qu'à la mise en place et à l'élévation 
des matériaux, en offrant un point d'application à des griffes, à des leviers ou à tout autre 
instrument. 

Les murs isolés avaient une corniche el un couronnement ordinairement dentelé. Ils 
s'appuyaient sur deux ou trois fortes assises qui en élargissaient considérablement la base. 

Les instruments qui servaient à la taille des pierres ne donnaient que peu de netteté 
aux parles planes, ainsi qu'on peut le voir encore sur un grand nombre de murs ou sous 
des voutes inachevées. Il fallait, pour le grès surtout, obtenir le poli des surfaces par le 
frottement, et l’on arrivait de la sorte à un degré de perfection excessivement remarquable 
dont nous aurons à citer quelques exemples. 

Voutes . — Aucune des voûtes qui se trouvent dans les monuments khmers étudiés 
jusqu’à présent ne présente une ouverture supérieure à {rois mètres cinquante centimè- 
tres. Elles sont construites en encorbellement, c'est-à-dire composées de pierres superpo- 
sées par assises horizontales, se rapprochant graduellement et se rejoignant d'ordinaire à la 


* Voy. Atlas, 1" partie, planche XVIII. 


NOTIONS GÉNÉRALES SUR LES MONUMENTS KHMERS. 31 


cinquième assise. La face intérieure de ces pierres restait à l’état brut, quand la voûte ne 
devait pas être en vue ou quand elle devait être plafonnée. Dans ce dernier cas, le plafond 
reposait sur des traverses portant sur les corniches des murs de soutien. Plafond et tra- 
verses étaient ordinairement en bois sculpté et doré, et l'on en retrouve des débris qui 
attestent une grande habileté dans ce genre de travail. Quand, au contraire, la voute devait, 
rester en vue, les extrémités intérieures des pierres étaient rabattues de manière à obtenir 
depuis la naissance jusqu’au sommet de la voûte, une courbe ogivale, composée de seg- 
ments d’une coupe élégante, dont les surfaces étaient polies avec soin et quelquefois peintes 
ou dorées. Telle était aussi la construction des voutes aux premiers âges de la Grèce. 

A l'extérieur, les pierres d’assise des voûtes déterminent le toit et leur surface est on- 
dulée, de manière à présenter l'aspect de tuiles. Souvent même cette surface est recouverte 
de délicates sculptures, destinées à augmenter encore dans ce sens l'illusion du regard. 

Les voütes sont partout employées pour réunir soit deux murs, soit un mur et une 
colonnade, soit deux colonnades. Nulle part n'apparaît de plafond en pierre. 

On trouve aussi des demi-voutes qui réunissent un mur et une colonnade avancée, ou 
une première colonnade à une seconde moins élevée, comme on le voit au pourtour de la 
pagode d’Angcor et du monument de Méléa. Dans ce cas, la demi-voute a son sommet à 
mi-distance de l’arête du toit supérieur au sommet du chapiteau des grandes colonnes. 
Des traverses en pierre réunissent celles-ci aux chapiteaux correspondants des petites. Ces 
traverses semblent ne pas avoir rempli le but que s'était proposé l'architecte, dans la pen- 
sée duquel la colonnade extérieure devait sans doute servir de contre-fort à l’autre. Pres- 
que partout, en effet, la petite colonnade tend à s’écarter sous le poids de la voute, et les 
traverses tombent par le côté engagé dans les grandes colonnes. 

Lorsque deux voutes s’entre-croisent, leur construction reste la même. Seulement, 
à chaque angle, une seule pierre forme encoignure et présente une face dans chacune des 
deux directions. 

Les architectes cambodgiens ne connaissaient sans doute aucun autre procédé de 
construire des voutes, puisqu'on n’en trouve d'exemple nulle part. Mais c’est certainement 
à dessein que les murs de leurs galeries étaient aussi rapprochés, car, même avec le pro- 
cédé qu'ils employaient, il leur eut été facile d'obtenir des voûtes plus larges. 

Tours. — Ce qui vient d’être dit des voutes suffit à faire comprendre le mode de cons- 
truction des tours. Au-dessus de l’espace ménagé pour le sanctuaire ou pour toute 
autre convenance, règne une corniche au-dessus de laquelle les pierres s’étagent en se 
rapprochant par assises horizontales jusqu'au sommet, que recouvre une large pierre. 

En général, la surface intérieure de la tour est brute ; elle était dissimulée par un pla- 
fond établi sur la corniche inférieure. Dans les tours de peu d’élévation et dans les tours 
en briques, ce plafond n’a pas existé; on trouve alors les faces intérieures régularisées en 
surfaces planes convergentes. 

A l'extérieur, les tours affectent des formes très-variées, mais paraissent obéir cepen- 
dant à des lois générales que l'on peut formuler comme il suit. 

A la base, la section de la tour est un carré; au sommet, elle devient un cercle. La 


32 NOTIONS GÉNÉRALES SUR LES MONUMENTS KHMERS. 
transition entre ces deux formes se fait graduellement au moyen de cinq étages. Les angles 
du carré sont abattus et remplacés par une suecession d’angles rentrants et saillants. La 
partie médiane de chaque face présente une courbure convexe dont le côté du earré reste 
la corde. Au fur et à mesure que l’on s'élève, cetle transformation s’accentue davantage, et 
la coupe horizontale de la cinquième assise est toujours un cercle parfait. Considérée dans 
le sens vertical, la forme extérieure de la tour offre une courbure convexe à peu près ré- 
oulière. Pour dissimuler au regard les raccordements des différents segments dont se 
compose cetle courbe, aux angles de toutes les corniches extérieures sont placées des 
pierres d'ornement à forme pyramidale et triangulaire. Cette addition donne de la eonti- 
nuité aux lignes générales. 

D’après la tradition, les tours se terminaient par une boule et une flèche en métal. 
Il n’en reste aujourd’hui aucune trace. 

Ordinairement la partie centrale de chaque face est occupée par une sorte de tympan 
sculpté, représentant une scène mythologique. Ces tympans se succèdent, comme les 
pyramides, d'étage en étage, en diminuant de dimensions et contribuent à donner beau 
coup de légèreté et de relief au monument lui-même. Telles sont lestours d’Angcor Wat. 
D'autres fois, cette partie centrale figure un profil humain, et cette combinaison, à laquelle 
se prête merveilleusement la double convexité de la tour dans le sens horizontal et dans 
le sens vertical, produit de grands et beaux effets. Nous citerons comme modèles en ce 
genre les portes de la ville d’Angcor et les nombreuses tours de Baion. 

Colonnes ‘. — Les colonnes employées pour supporter les voutes et former les ga- 
leries sont toujours carrées; les colonnes rondes ne jouent dans l'architecture khmer 
qu'un rôle secondaire et purement décoratif. 

Les chapiteaux supportent directement l’entablement qui se compose ordinairement 
d’une face plane et d’une corniche faisant saillie à l’intérieur. La voute prend naissance 
au-dessus de cette corniche. Quand la construction est très-élevée, la face plane de Pen- 
tablement, qui prend alors des dimensions considérables, est coupée par une seconde 
corniche intermédiaire. Si la voute doit être très en vue, l’entablement se couvre de mou- 
lures horizontales ou recoit une frise seulptée. 

Les colonnes sont exactement carrées et conservent sur toute leur hauteur le même 
diamètre. Le chapiteau et la base sont ordinairement de dimensions semblables et d’une 
ornementalion uniforme, en sorte qu'il est indifférent de prendre l’un pour l’autre. Le 
füt est en général monolithe. Souvent aussi la base manque et est remplacée par de lé- 
sères sculptures sur les quatre faces du fût prolongé. Chapiteaux et bases rappellent à s'y 
méprendre le mode grec des plus beaux temps. C’est le même dessin général, et les 
moulures, les motifs d'ornementation offrent une analogie complète et une perfection 
d'exécution égale. 

Le fut des colonnes est tantôt uni, tantôt orné du haut en bas de séries de dessins uni- 
formes fouillés au ciseau à une très-faible profondeur. Ce sont presque toujours d’intermi- 


1 Voy. Atlas, 1'° partie, planches X VIII et XIX. 


NOTIONS GENERALES SUR LES MONUMENTS KHMERS. 33 


nables rangées de cercles ou de niches dans l’intérieur desquels sont figurés des rosaces 
ou des personnages en mouvement. Lorsque la colonne à une position spéciale et im- 
porlante; par exemple : lorsqu'elle est engagée comme pilastre dans les côtés d’une porte, 
l’ornementation du fut prend de plus grandes proportions. Le dessin s'agrandit, le ciseau 
fouille plus profondément la pierre et se complait en d’admirables arabesques où s’entre- 
mêlent les rinceaux, les rosaces, les figures d'animaux et les personnages légendaires. 
Quoique le temps ait émoussé toutes les arêtes vives et amoindri la délicatesse de ces 
sculptures, on peut juger encore par ce qui en reste de ce qu'elles devaient être aux pre- 
miers jours, et l'on conçoit la plus haute idée de habileté et du goût parfait des ouvriers 
artistes qui les ont exécutées. 

Les colonnes carrées sont encore employées aux péristyles des édifices, dans certains 
porches avancés, en groupes de deux ou de quatre réunies au sommet par des blocs traver- 
siers formant architrave, et surmontés par des massifs ou frontons sculptés. 

Comme nous l'avons dit plus haut, les colonnes rondes servent surtout de motifs 
d’ornementation et rarement de supports véritables. Les terrasses ou belvéders que l'on 
rencontre, soit isolés, soit à l’entrée des édifices, en comportent ordinairement sur tout 
leur pourtour. Ces colonnes soutiennent alors une sorte de corniche formant préceinte et 
surplombant de 80 centimètres environ. Elles ne se détachent qu’à très-petite distance 
de la paroi verticale de la terrasse qui est ornée dans ce cas de moulures horizontales. 
On trouve aussi des colonnes rondes disposées d’une façon semblable sous les bas-côtés 
des galeries. quand celles-ci traversent des cours intérieures au-dessus desquelles elles 
ont un fort relief. La hauteur des colonnes rondes ne dépasse jamais 2",50 et est sou- 
vent beaucoup moindre. Elles sont entaillées quelquefois, comme à Angcor Wat,. dans 
le sens vertical, de huit profondes cannelures qui leur donnent l'apparence de faisceaux. 
La base et le chapiteau sont toujours exactement semblables et d’un diamètre un peu plus 
considérable que le fût auquel ils se raccordent par une série de gorges et de moulures 
sculptées. Le fût conserve le même diamètre sur toute sa hauteur. 

Chaussées, Terrasses ‘. — Comme élément important de larchitecture cambod- 
gienne, il faut signaler aussi les chaussées destinées à mettre en communication les 
différentes parties des édifices et à en préparer l'accès. D'un fort relief au-dessus du sol. 
ces chaussées sont toujours dallées et revêtues latéralement d’un parement en grès, avec 
moulures horizontales. Des serpents à tête multiple ou des lions y sont placés de distance 
en distance, ainsi qu'à l'entrée des escaliers qui y conduisent. Les chaussées s’étoilent 
souvent sur leur parcours ou à leurs extrémités en petites terrasses et supportent quelque- 
fois des belvéders en forme de croix, comme à Méléa et à Angcor Wat. Les terres 
nécessaires aux remblais des chaussées proviennent, soit des fossés entourant l'édifice, 
soit des pièces d'eau que l’on trouve toujours dans l’intérieur de son enceinte. 

Principaux motifs d'ornementation ?. — En outre de l’ensemble décoratif que con- 
stituent ces colonnades, ces terrasses, ces animaux de pierre, les sculptures qui ornent les 

1! Voy. Atlas, 1°: partie, planche XV. 


? Voir l'Atlas, 1° partie, planches X VIII et XIX. 
I. - 


Se 


34 NOTIONS GÉNÉRALES SUR LES MONUMENTS KHMERS. 


loits et les tours, il faut indiquer encore parmi les principaux motifs d’ornementation les 
bas-reliefs qui couvrent, soit les murs des galeries, soit les faces latérales des belvéders. 
les fausses portes ou portes fermées qui se trouvent sculptées à la base des tours ou aux 
extrémités des galeries, les statues que contiennent les sanctuaires, les fenêtres, vraies ou 
fausses, pratiquées dans les murailles. 

Nous aurons à citer de beaux exemples des deux premiers genres d’ornementation. 
Quant aux statues, celles qui étaient en métal ont entièrement disparu et il ne reste plus 
que des débris mutilés de celles qui étaient en pierre. Elles s’élevaient ordinairement 
assises, quelquefois droites, sur un large socle, fait d’un seul bloc, dans lequel elles s’en 
castraient. Elles représentaient tantôt Brahma, tantôt Bouddha, ou d’autres personnages 
de la mythologie hindoue, tantôt quelques-uns des grands rois de la légende cambod- 
glenne. 

La surface supérieure du socle qui supporte les grandes statues est parfois légèrement 
évidée et présente une rigole. Cette disposition avait sans doute pour but d’assécher les 
pieds de la statue après les lavages prescrits par les rites, ou après les pluies, quand 
la statue était en plein air. 

La plupart des statues étaient peintes ou dorées; il en était de même de certaines 
sculptures, ou de certaines colonnes placées à l'entrée des sanctuaires. A cet effet, la 
pierre était recouverte d’un vernis noir résineux, qu'emploient encore aujourd’hui les 
Cambodgiens sous le nom de #ereach et qui est fabriqué avee du stick-lae ; sur cette pre- 
mière couche on appliquait le vermillon, puis la dorure, ou la première couleur seule- 
ment. Quand les statues devaient être exposées à l'air, on mélangeait au #ereach une 
pate de cendres, de manière à donner au vernis une épaisseur de 4 à 5 milli- 
mètres. Dans les monuments de la décadence ou dans les restaurations faites à une époque 
relativement moderne, les pierres dont se composent les statues de grande dimension ne 
représentent plus que grossièrement la forme générale. Elles sont recouvertes d’une 
épaisse couche de chaux préparée, à laquelle on donne la forme définitive et sur laquelle 
on applique ensuite la peinture. Mais, dans les monuments de la grande époque khmer, le 
ciseau du sculpteur s'attaque directement à la pierre, et il n’est pas rare d’ÿ rencontrer 
des têtes sculptées d’une belle expression. On peut dire cependant, d’une manière géné- 
rale, que la représentation de la forme humaine n’est pas à la hauteur du reste de l’orne- 
mentation, et c’est en ce point surtout que l’art grec se montre supérieur à l'architecture 
si originale et si puissante que nous essayons de faire connaître iei. 

Les fenêtres destinées à éclairer les galeries ou à couper les façades sont de forme 
très-légèrement rectangulaire, la plus grande dimension restant verticale. Elles sont ornées 
en général de sept barreaux de pierre délicatement seulptés et arrondis. 

Dispositions générales des édifices. — Les monuments ont à peu près tous la 
forme de rectangles peu allongés, dont les côtés font face aux quatre points cardinaux. 
Le grand axe est dirigé de l’est à l’ouest; la façade principale et l’entrée regardent 
l'est. 

Les axes ne partagent pas le rectangle en deux parties égales ; ils sont transportés paral- 


NOTIONS GÉNÉRALES SUR LES MONUMENTS KHMERS. 30 


JU) 
lèlement à eux-mêmes d'une certaine quantité, le petit axe vers l’ouest, le grand axe vers 
le nord. Le nombre des mesures exactes recueillies n’est point assez considérable pour 
affirmer que ce déplacement se fait suivant une loi certaine et toujours la même. Voici 
cependant comment on pourrait concevoir cette loi d’après l’étude des quelques édifices 
dont le plan a pu être reconstitué en entier. Tracez sur le terrain un carré orienté comme 
il est dit plus haut, menez-en les médianes; transportez ensuite Le côté est vers l’est d’un 
dixième environ de la longueur primitive du eôté du carré ; transportez le côté sud vers le 
sud d’un quarantième de la même longueur; le rectangle qui résultera du transport de ces 
deux côtés, et auquel on conservera pour axes les médianes du carré, donnera exactement 
la figure d'ensemble d’un monument cambodgien. 

La loi qui tourne vers l’est la façade principale présente deux exceptions importantes : 
la pagode d’Angcor et celle d’Athvea, qui toutes deux font face à l’ouest et ont par suite 
leur grand axe transporté vers le sud au lieu de l'être vers le nord. 

Les grands édifices peuvent être classés en deux catégories distinetes : 

Les édifices à terrasses superposées et à galeries croisées. Quelques-uns — ce sont les 
plus beaux 


réunissent ces deux modes de construction. Tels sont Angcor Wat, dont les 
galeries s’étagent, et Baphoun, dont les terrasses supportent des galeries. Ces deux genres 
de construction n’en restent pas moins très-nettement séparés. Dans tous les cas, terrasses 
ou galeries conduisent à un sanctuaire central qui est presque toujours une tour. 

1° Édifices à terrasses. — Les terrasses, rectangulaires et au nombre de cinq ou de 
trois, s’étagent en retrait les unes par rapport aux autres. Chacune d’elles est soutenue 
par une forte muraille en pierre qui présente extérieurement de puissantes moulures 
horizontales d’un très-grand effet. Le vide intérieur est rempli de terre battue qui supporte 
l'étage supérieur. On monte au sommet de l'édifice par des escaliers à marches hautes et 
étroites qui règnent sur les milieux des quatre eotés: Ces escaliers suivent la division en 
terrasse, et leur largeur décroit à mesure qu'on s'élève, de telle sorte que les lions montés 
sur des socles qui sont placés d'ordinaire à leurs extrémités se démasquent tous et aug- 
mentent ainsi l'effet de perspective. Sur le pourtour de chaque terrasse, et surtout aux 
angles, on trouve quelquefois des tourelles ou d’autres constructions décoratives. Le 
plateau supérieur supporte presque toujours des tours en nombre impair. La tour centrale 
est, dans ce cas, plus élevée que les autres. 

> Édifices à galeries croisées. — Ils se composent essentiellement de trois enceintes 
rectangulaires formées par des galeries couvertes. Le rectangle intérieur est de tous le 
moins allongé vers l’est, et contient le sanctuaire ou la tour centrale. Entre ce premier 
rectangle et le second, l’espace est étroit et occupé en général par un fossé ou par des 
cours. L'intervalle est beaucoup plus considérable entre le second et le troisième rectangle. 
C'est sur le milieu des faces de celui-ci, qui est d’un aspect plus monumental que les 
autres, que s'ouvrent les portes d’entrée. Les trois enceintes sont reliées par des galeries 
médianes qui partent de la tour centrale et viennent aboutir aux portes. Dans les cours 
intérieures, s'élèvent sur les faces est, c’est-à-dire du côté où s’allongent les enceintes 
successives, de petits édicules rectangulaires et voutés, placés symétriquement par 


30 NOTIONS GÉNÉRALES SUR LES MONUMENTS KHMERS. 


rapport au grand axe de l'édifice, et qui servaient sans doute à renfermer les objets du culte. 

Ces dispositions générales peuvent être modifiées de bien des manières. Quelquefois les 
trois enceintes sont mises en communication sur un plus grand nombre de points, par des 
galeries parallèles aux galeries médianes; l'un des rectangles est remplacé par un mur 
plein ou se trouve même complétement supprimé ; quand la construction est très-consi- 
dérable, elle se trouve annoncée à grande distance par une quatrième enceinte, autour de 
laquelle règne un large fossé. En outre de la tour centrale, il y en a souvent d’autres placées 
symétriquement aux angles des galeries. Enfin, les édicules prennent parfois des di- 
mensions telles qu'ils constituent à eux seuls un monument complet et remarquable. 
(Voy. le dessin ci-contre.) 

Tours ou Preasat. — Après ces deux grandes catégories de monuments, viennent des 
édifices de moindre importance, tels que les tours ou Preasat, qui, soit isolées,, soit grou- 
pées en certain nombre, sont entourés d’une enceinte et contiennent un sanctuaire. Aux 
angles intérieurs de l'enceinte ou en dedans de la façade principale s'élèvent souvent des 
édieules. Les tours isolées que n’entoure aucune enceinte, et qui forment une catégorie 
assez nombreuse, paraissent ne pas avoir eu une destination religieuse; quelques indices 
feraient supposer que, à l'instar des pyramides que l’on élève encore aujourd’hui en pa- 
reille circonstance, elles ont dû contenir la sépulture des rois et des grands personnages!. 
Dans quelques-unes d’entre elles, on retrouve, en effet, un trou profond avec parement 
en pierre, qui pouvait avoir cette destination ; au-dessus s'élevait sans doute une statue, 
mais là, comme d’ailleurs dans les tours des grands édifices, non-seulement les statues 
ont disparu, mais les socles mêmes qui les supportaient ont été bouleversés : les vain- 
queurs au temps des luttes, les habitants mêmes du pays depuis la décadence, ont recherché 
avidement les vases d’or et d’argent qui contenaient les restes des morts et les objets pré- 
cieux qu'on ensevelissait avee eux. 

Pagodes ou Wat. — Nous donnerons plus particulièrement ce nom aux ruines que l’on 
rencontre en grand nombre dans la ville d’Angcor et aux environs et quine consistent 
qu’en une enceinte basse au centre de laquelle se trouve un piédestal et une statue de 
Bouddha. Tout porte à croire, en effet, que c’étaient là les temples à l'usage du peuple. Au- 
dessus de la statue, s'élevait probablement une construction en bois destinée à la protéger. 
Le plus grand nombre de ces idoles à aujourd’hui disparu et celles qui restent en place 
appartiennent à une époque bien postérieure au monument lui-même. Après l'abandon 
d’Angcor comme capitale du royaume, la piété des rois et des peuples a dù, en effet, 
plus d’une fois relever les temples et remplacer les statues détruites pendant les guerres 
ou les invasions. 

Portes de ville ou d'enceinte. — Ces portes, ordinairement à une et quelquefois à trois 
ouvertures, sont de véritables monuments ; on pourrait dire : des ares de triomphe. Elles 
sont surmontées d’une ou de trois tours et rejointes à l’enceinte par une galerie voutée 
qui offrait un logement aux gardes’de la porte. 


1 La description du royaume du Cambodge par un voyageur chinois qui l’a visité en 1295 dit, en effet (p. 70) : 
« Il y a une sépulture avec une tour pour les rois. » (Traduction d’Abel Rémusat. Paris, 1819.) 


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NORD-OUEST. 


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NOTIONS GENERALES SUR LES MONUMENTS KHMERS. 39 


Bassins ou Sra. — Les bassins, les pièces d’eau, les fossés même, avec revêtement en 
grès ou en pierre de Bien-hoa et escaliers sur les parois, sont excessivement répandus 
soit dans intérieur des édifices, soit le long des grandes voies de communication. La 
nature du sol et du climat fait vivement apprécier l’importance de ces constructions, et, 
arace à elles, Angcor est aujourd'hui renommé pour l’eau abondante et pure que l’on est 
sur d'y trouver au plus fort de la saison sèche. Les terres extraites des Sra servaient à 
élever ces hautes chaussées, dont nous avons déjà rencontré des vestiges, et que les Cam- 
bodgiens désignent sous le nom de Xhnol. 

Routes ou Khnol. — Ces chaussées, moins élégantes que celles que nous avons décri- 
tes comme parties intégrantes des monuments cambodgiens, avaient trois ou quatre mètres 
de hauteur et quarante mètres environ de largeur à la base. C’étaient les seules routes 
facilement praticables, à l’époque des pluies, dans un pays de plaines qui est presque 
complétement sous l’eau pendant plusieurs mois de l’année. Elles étaient formées quel- 
quefois de deux assises distinctes en retrait l’une sur l’autre ; de distance en distance, aux 
points les plus bas, des passages étaient ménagés pour les eaux et les deux parties de 
la chaussée étaient rejointes par un pont. Les Sra que l’on retrouve sur le parcours de ces 
routes indiquent sans doute les lieux de halte des marchands et la position des principaux 
villages : dans leur voisinage on retrouve le plus souvent les ruines d’une petite enceinte 
ou d’un sanctuaire ”. 

Quand une chaussée servait d'enceinte soit à une ville, soit à un grand édifice, elle 
éfait moins large; quelques-unes paraissent avoir été soutenues par des murs de 
pierre; d’autres avaient peut-être un mur en couronnement. 

Ponts ou Spean. — Le peu de hardiesse des voutes cambodgiennes se retrouve dans 
les ponts jetés, soit sur les fossés vis-à-vis de l'entrée des villes ou des grands édifices, 
soit sur les rivières. Dans ce dernier cas, la faible ouverture des arches, et la masse énorme 
que présentent les piles, restreint assez le passage offert à l’eau, pour que l'on füt 
obligé d'agrandir le lit de la rivière en amont et en aval du pont et d'augmenter le nombre 
des arches, enfin d'en compenser le peu de largeur. La surface verticale que les ponts 
cambodgiens offrent à l'eau se partage souvent en deux parties à peu près égales, celle 
des arches et celle des piles. C’est à la quatrième rangée et quelquefois plus tôt, que se 
rejoignent les assises en encorbellement destinées à former l'arche. Dans les ponts jetés 
sur les fossés des édifices ou des villes, l'arche est même tout à fait rectangulaire et fermée 
par une pierre unique. On superpose au-dessus plusieurs plans horizontaux de pierres 
sur lesquelles on établit le tablier. Des balustres de forme carrée, ou représentant des 
animaux, où d'autres sujets de fantaisie, supportent une longue rampe en pierre qui 
sert de bordure au pont et va se relever aux extrémités sous la forme d’un dragon à tête 
multiple. Les culées, formées également d'assises horizontales, s’élargissent en amont et 
en aval du pont par de puissants massifs revêtus de marches en pierre. Le pied des piles 
est éperonné des deux côtés par un surcroit gradué d'épaisseur. 

! « Dans chaque village, dit l'historien déjà cité, il y a un temple ou une tour, il y a sur les grands 
chemins des stations pour ceux qui veulent se reposer » (A. Rémusat, Loc. cit., p. 90.) 


10 NOTIONS GENERALES SUR LES MONUMENTS KHMERS-. 

La largeur moyenne des ponts cambodgiens est d'environ dix mètres. Leurs faces ver- 
licales ne reçoivent aucune ornementation, les courants rapides des rivières et les bois 
qu'elles entrainent au temps des pluies n’en auraient pas permis la conservation ; mais les 
abords du pont et la balustrade sont souvent l’objet d’une décoration remarquable. Nous 


aurons à en citer quelques beaux spécimens. 


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HARVAR 
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.  Gravé par Erhord ; à 3 Top Fr alery 


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ANGCOR WAT : ENTRÉE OUEST DE LA PREMIÈRE ENCEINTE, VUE EN DEDANS. 


DESCRIPTION DU GROUPE DE RUINES D ANGCOR : MONT CROM — ATHVÉA — ANGCOR WAT — MONT 
BAKHENG — ANGCOR THOM — LELEY — PREACON — BAKONG — MÉLÉA — PREACAN — PHNOM 
BACHEY !. 

S 1. — Mont Crôm. 


Reprenons maintenant l'itinéraire rapidement indiqué au commencement du chapitre 
précédent et gravissons le flanc nord du mont Crôm, dont la crête à double cime s’allonge 
de l’ouest-sud-ouest à l’est-nord-est. Une petite forêt couronne le sommet le plus élevé et 
le plus large de cette colline, et c’est sous son ombre que se trouve le sanctuaire que nous 
avons déjà signalé. Un peu avant d'y arriver, sur la croupe du mont, se trouvent des débris: 
indiquant une construction disparue et parmi lesquels se trouvent d'assez beaux restes 
de sculptures : entre autres une statue à quatre personnages adossés, dont la figure, les 
bras etles mains indiquent une bonne époque. (Voy. le dessin p. 42.) 


1 Toutes les descriptions de ces monuments, à l'exception de la description d’Angcor Wat, que je n’ai pas pu 
retrouver et que j’ai dû refaire d’après mes propres notes, sont la reproduction presque textuelle des notes 
de M. de Lagrée. Se reporter pour tout ce chapitre à la carte des environs d’Angcor, insérée pages 25 26. 

le 6 


42 DESCRIPTION DU GROUPE DE RUINES D’ANGCOR. 


En faisant quelques pas de plus, on se trouve en présence de trois tours décou- 
ronnées, mais importantes encore, qui constituent le monument principal’. Elles 
sont assises sur un soubassement élevé et construites en grès d’un beau choix. 
Un large escalier au milieu, deux escaliers étroits vis-à-vis des tours latérales qui sont 
d'une moindre élévation, aident à gravir le soubassement et conduisent aux portes 
d'entrée. Sur les faces perpendiculaires aux portes ouvertes, se trouvent de beaux modèles 
de cette ornementation de portes fermées dont nous avons déjà parlé. Aux angles 
des quatre faces et sur les côtés de toutes les portes sont sculptés des arabesques; les 
hauts-reliefs représentent des femmes dans des niches ogivales. Le dessin est ferme, 
les saillies sont fortement accusées, et on est certainement en présence d’un monument 


des meilleurs temps. 
En avant du soubassement et lui faisant face, sont quatre édicules voutés, rangés sur 


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PROHM OU BRAHMA DU MONT GRÔM. 


une seule ligne. Les deux édicules intérieurs sont en grès; les deux autres, sans doute 
d’une construction plus récente, sont en briques. Le jour se prend par des séries de petits 
trous en losange, percés dans la pierre et disposés en quineonces sur lestrois faces fermées. 
Ce mode d'éclairage indique, d’après les habitants, que là étaient renfermés les trésors 
‘du sanctuaire. 

Il y a trois murs d'enceinte en pierre de Bien-hoa très-rapprochés les uns des autres, 
surtout les deux murs extérieurs. Le couloir, formé par les deux murs intérieurs, est un 
peu plus large ; il était peut-être voüté et prenait jour sur l’autre par les percées que l’on 
voit encore dans le second mur. Ces trois enceintes reposent elles-mêmes sur un soubasse- 


1 Voy. AUlas, 4"° partie, planche XIV, le plan de ce monument. 


MONT CROM. — ATHVEA. 13 


ment de plus de deux mètres de hauteur, parementé en gros blocs d’une pierre calcaire 
très-dure, qui forme le sous-sol même de la montagne. 

De chaque côté de l'entrée principale s'élèvent au dehors deux petites pyramides en 
briques d’une construction moderne. 

Le second sommet du mont Crôm, dépouillé de toute végétation, supporte une pyramide 
en briques de date également récente, que l’on aperçoit de fort loi. Entre les deux som- 


SANCTUAIRE DU MONT CRÔM. 


mets, sur le point le plus bas de la ligne de faite, est une pelite pagode en briques qui ne 
présente aucun intérêt. 


S 2. — Athvéat. 


À quelques centaines de mètres de la rive droite de la rivière d’Angcor, à six kilomètres 
environ au nord-ouest du mont Crôm, s'élève la tour d’Athvéa. On entre par Fest dans 
son unique enceinte, mais la facade et l'entrée principale sont du côté ouest. Cette tour 
est construite sur un soubassement élevé et est flanquée de deux sanctuaires latéraux. Une 


1 Voy. Atlas, 1° partie, planche XIV, le plan de ce monument. 


(A DESCRIPTION DU GROUPE DE RUINES D’ANGCOR. 

belle colonnade se dirige de la porte de la tour vers la grande entrée qui est elle-même un 
monument disüinct. Deux des colonnes portent des inscriptions. Sur l’une d'elles, on 
peut reconnaitre le millésime de 12... 

De simples portes sont pratiquées sur les trois autres faces de l'enceinte. Celle-ci est en 
pierre de Bien-hoa, et renferme quatre édicules faisant face au sanctuaire, deux du côté 
est, et deux, un peu plus grands, du côté ouest. 

Les blocs de grès employés dans la construction du sanctuaire sont de très-fortes 
dimensions. L'architecture, quoique très-sobre d’ornements, est d’une grande beauté et 
l’aspect général du monument est remarquable. Peut-être n’y avait-on pas mis la der- 
nière main. 


$S 3. — Angcor Wat !. 


Voici le monument le plus important et le mieux conservé de toutes les ruines 
khmers et le seul qui jusquà présent ait été reproduit par la photographie. C’est aussi 
celui qui a été le plus complétement étudié par M. de Lagrée, et quoiqu'il n’en ait pas 
laissé de description, les plans minutieux et exacts qui ont été levés sous sa direction et 
quelques notes éparses, me rendent cette tâche assez facile ?. 

Ainsi qu'Athvéa, Angcor Wat a sa façade principale tournée vers l’ouest. A cette ex- 
ception près, ce temple résume admirablement toutes les lois de l’architecture khmer. II 
réunit, comme il a été dit plus haut, le système des terrasses à celui des galeries croisées. 

Entrée principale et Belvéder. — En dehors du fossé, large de deux cents mètres, qui 
est creusé tout autour de l'édifice, se trouve du côté ouest, une plate-forme en forme de eroix 
grecque qui précède et annonce le monument. Cette plate-forme, dont les bras ont trente 
mètres de longueur totale, était décorée autrefois, aux six angles saillants extérieurs, de lions 
en pierre, qui gisent aujourd’hui mutilés dans les herbes. Le bras intérieur de la croix sert 
d’amorce à la chaussée de huit mètres de large qui traverse le fossé sur lequel elle jette une 
quarantaine d’arches étroites, et qui vient aboutir à l'entrée monumentale dont le dessin 
a été donné en tête de ce chapitre. Celle-ci se compose essentiellement d’une galerie de 
235 mètres de long, élevée sur un soubassement qui a sept mètres de large, et formée, 
extérieurement par une double rangée de colonnes, intérieurement par un mur plein dans 


1 Moïci la légende du plan d’ensemble inséré en tête de ce chapitre, et l'indication des planches ou des des- 
sins qui en détaillent les diverses parties : 


FF Fossés remplis d’eau. SS Bassins. 
PP Entrée principale (Voy. le dessin p. 41 et l’Atlas, B Belvéder (Voy. Atlas, 1'* partie, pl. XV). 
ire partie, pl. XV et 2° partie, pl. VI). AAA'A' Temple. (Voy. les dessins, p. 45, 51, 55, etc., Atlas, 
GCG Chaussée centrale (Voy. Atlas, 1" partie, pl. XV). qe partie, pl. XVI, et 2° partie, pl. VII). 
EE Petits sanctuaires. Idem. E'E! Édicules (Voy. le dessin, p. 37 . 


Voyez en outre, l’élévation du monument, prise en avant du belvéder B, Atlas, 1" partie, planche XWII, 
et les détails d’ornementation donnés, Atlas, 4"° partie, planches XVIII et XIX. 

? Je dois citer ici comme l’un des aides les plus infatigables et les plus consciencieux de M. de Lagrée 
le premier maître mécanicien Laederich. C’est lui qui a dessiné les plans de toutes les ruines khmers qui figu- 
rent dans cet ouvrage, et qui a exécuté la plupart des levés relatifs à Angcor Wat. 


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ANGCOR WAT. % 


lequel sont pratiquées de fausses fenêtres. Les grandes colonnes n’ont point de base ; les 
petites ont à la fois base et chapiteau sculptés ; cette différence, qui est générale dans tout 
l'édifice, a été indiquée sur le plan par un second trait entourant la projection du fût. Au 
centre de la galerie, s'ouvrent trois portes sommées chacune d’une tour. A la base de 
ces tours, la galerie s’éloile en eroix grecque dont les bras perpendiculaires, ouverts aux 
deux extrémités et terminés par des pérystiles, forment les entrées elles-mêmes. La 
colonnade s'interrompt dans cette partie centrale de la galerie : elle est remplacée par un 
mur coupé de fenêtres. Vers ses extrémités, la galerie s’étoile de nouveau et sa voute se 
surélève pour deux nouvelles ouvertures ; celles-ci coupent le soubassement lui-même et se 
trouvent au niveau de l'espèce de berme de 45 mètres de large qui règne en dedans du 
fossé. Elles servaient au passage des chars, comme en témoignent les profonds sillons que 
l’on retrouve aujourd'hui ereusés dans la pierre. Enfin, la galerie se termine aux deux 
bouts par deux portes fermées, admirablement sculptées". Au delà, commence un mur 
plein qui enclôt tout l'édifice. Il y a une entrée beaucoup moins monumentale, au milieu 
de chacune des trois autres faces de cette première enceinte. Celle-ci mesure 820 mètres 
dans le sens nord et sud et 960 dans le sens est et ouest. Son développement total est 
done de 3,560 mètres; hors fossés, le circuit de l'édifice atteint 5,540 mètres. L’escarpe 
et la contre escarpe du fossé sont revêtues en pierre de Bien-hoa, avee margelle en grès. 

Le soubassement, les colonnes, les pilastres surtout qui encadrent les portes de cette 
première entrée, les toits, les barreaux de pierre des fenêtres sont couverts de sculptures, 
et l’on trouve dès le seuil de l'édifice les merveilles d’ornementation que l’on aura à ad- 
mirer dans l’édifice lui-même. 

Dès qu'on à franchi l'entrée centrale et regagné par trois marches la chaussée de 
pierre qui se continue en dedans de l’enceinte, Le temple apparaît aux regards, à plus de 400 
mètres de distance, élevant ses neuf tours, dont quelques-unes sont malheureusement 
presque entièrement ruinées, au-dessus des bouquets de palmiers qui ombragent la facade. 
La chaussée, sur laquelle on chemine toujours, est à un mètre environ au-dessus du sol : 
elle s’étoile tous les 50 mètres en petites plates-formes décorées aux angles saillants de dra- 
gons de pierre à sept têtes ?. A la hauteur de la troisième de ces plates-formes, on passe entre 
deux sanctuaires à quadruple entrée et à colonnade intérieure que la végétation a envahis 
complétement. Immédiatement après commencent des deux côtés de la chaussée deux Sra 
ou bassins, à revêtement de grès, où croissent d'innombrables nénuphars; ils se prolon- 
gent jusqu’à l’esplanade qui s'étend en avant de l'édifice. Au centre de cette esplanade, et 
dans l’axe de la chaussée, s’élève une magnifique terrasse en forme de croix latine; elle est 
supportée par quatre-vingt dix-huit colonnes rondes admirablement eiselées *. Trois esca- 
liers de douze marches terminent les trois bras extérieurs de la terrasse. Sa partie cen- 

! C’est l’une de ces portes qui est représentée planche XIX. Elle peut être considérée comme le type le 
plus parfait du genre. 

2? Voy. Atlas, 1" partie, planche X VIII, le détail d’un de ces dragons. 
3 Voy. Atlas, 1 partie, planche XIX, le dessin d’une de ces colonnes. Mouhot les a crues au nombre de 


cent douze. Il ne paraît pas s'être apercu du défaut de symétrie de l'édifice, et c’est là la cause des différences 
que présentent les chiffres qu’il a donnés et ceux que je donne ici. 


48 DESCRIPTION DU GROUPE DE RUINES D'’ANGCOR. 


trale offre une légère surélévation que rachètent sur les quatre faces deux marches arron- 
dies et concentriques. Le bras intérieur donne aecès au premier étage de l'édifice. 

Premier étage ou Galerie des bas-reliefs. — C'est une galerie rectangulaire à double 
colonnade extérieure et à mur intérieur qui, sur les faces est et ouest, reproduit, moins 
les tours, les principales dispositions de la galerie de l'entrée. Au lieu des passages pour 
les chars, elle offre, à chaque angle, des péristyles auxquels on arrive par des escaliers. 
La voute intérieure a plus de 6 mètres de hauteur; un plafond en bois était établi autrefois 
à une hauteur de 4",40 !. Les dimensions de cette galerie, prises de seuil en seuil, 
sont de 178 mètres dans le sens nord et sud, et de 223 dans le sens est et ouest. Son 
développement total est par conséquent de 802 mètres. Sa largeur, mesurée du mur à 
la face intérieure des grandes colonnes. est de 2",45. On compte sur tout son pourtour seize 
péristyles qui s’ouvrent au dehors, cinq sur chacune des faces est etouest, trois sur chacune 
des faces nord et sud. Les escaliers qui y conduisent sont encadrés par les moulures élar- 
aies de l'énorme soubassement sur lequel repose tout l’édifice. qui. viennent former la- 
téralement trois larges gradins. Le gradin supérieur supporte les colonnes du péristvle ; 
les deux autres étaient ornés de lions de pierre, dont la plupart sont aujourd’hui mutilés 
ou renversés de leurs socles. 

Sur toute la surface du mur intérieur de la galerie règne un bas-relief qui ne s'interrompt 
qu'au centre et aux angles de chaque face ?. La plupart des sujets représentés paraissent 
empruntés au Mahabharata ou au Ramayana *. Je commencerai toujours par en donner la 
description sommaire, accompagnée des indications que fournissent les indigènes sur les 
différents acteurs de ces scènes, avant d’en essayer l'interprétation. 

1° Face ouest. — Au sud, sont représentés des hommes armés traversant une forêt; les 
chefs sont montés sur des éléphants ou des chevaux et les corps de troupes qu'ils condui- 
sent ont chacun une arme distincte. Les soldats qui ouvrent la marche sont vêtus de 
longues robes, et portent de grands boucliers recourbés. Ils sont armés de lances 
dont la hampe a six branches. Tous les autres ont un langouti et une veste à manches 
courtes. La plupart sont munis d’une sorte de euirasse ou d’un petit bouclier appuyé sur la 
poitrine. 

Au nord, se trouve figuré le combat des Yaks contre les singes. Le chef des Yaks 
est monté sur un char traîné par deux griffons, il a dix têtes et vingt bras armés chacun 
d’un sabre. Ses soldats sont armés de lances et de sabres. Les singes n’ont pour armes que 


1 Voy. Atlas, 1" partie, planche X VIII, une coupe de cette galerie. 

2? Des moulages en soufre de ces bas-reliefs ont été envoyés par le commandant de Lagrée à l'exposition 
universelle de 1867, et figurent aujourd’hui à l’exposition permanente des colonies (Palais de l'Industrie, 
pavillon XIV). Ils permettent de juger des dimensions et du relief de ce genre de sculpture. 

3 Quand j'ai vu ces bas-reliefs, j'étais loin de posséder les connaissances nécessaires pour en essayer l'in 
terprétation sur les lieux mêmes. L'interprétation à distance sur de simples notes, qui ne reproduisent que le 
groupement des personnages sans aucun des attributs qui pourraient les faire reconnaître, m'est aujour- 
d'hui très-difficile. Dans la description qui suit, je me suis attaché surtout à faire ressortir les indications 
de costume ou de types qui peuvent donner une idée du peuple ou de la civilisation qui a produit ces sculp- 


tures. Tous les noms ou tous les mois purement cambodgiens sont, la première fois, écrits dans le texte en 
italique. 


ANGCOR WAT. 49 


des batons ou des branches d'arbres; ils griffent et mordent leurs adversaires. A leur tête 
sont deux frères nommés Paream et Palar ; Hounissti est un de leurs chefs subalternes. 
Il est facile de reconnaitre ici la lutte des singes auxiliaires de Rama contre Ravana, 
roi des Yakshas. Les deux frères dont il s’agit sont sans doute Sougriva et Bali, et Houniss 
est peut-être Hanouman. 
Auprès des combattants estune barque dont les rameurs sont vêtus de robes et portent de 
longues barbes. Plusloin, des femmes jouent avec des enfants ou assistent à un combat de coqs. 
2° Face est. — Au sud, les Yaks et les hommes se disputent la possession d’un serpenti 


ANGCOR WAT: FRAGMENT DE BAS-RELIEF. 


à sept lêtes. Au-dessus d'eux, assis au sommet d’une montagne, Prea Noreai préside à la 
lutte; des anges ou Zevadas volent autour de lui ou accourent prendre part au combat. 
Quelques-uns ont sept têtes. Au-dessous est la mer dans les profondeurs de laquelle 
nagent des monstres aquatiques. 

IL est encore aisé de reconnaître ici le barattement de la mer par les Dieux et les Asou- 
ras pour en obtenir l’Amrita. Prea Noreai est Vichnou que les Cambodgiens semblent 
connaître surtout sous le caractère de Narayana et confondent souvent par suile avec 
Brahma ou Prohm. 


Au nord est figurée une marche militaire, puis un combat qui se continue sur la face 
ï 


50 DESCRIPTION DU GROUPE DE RUINES D’ANGCOR. 


suivante. Les chefs sont sur des chars traînés par des dragons ailés ou montés sur des grif- 
fons, des rhinocéros ou des oiseaux fantastiques appelés Aans *. 

3° Face nord. — Un personnage, nommé Maha Asey, s'avance précédé de musiciens 
qui jouent de la cymbale, du tambour long, du gong et d’autres instruments. Il est monté 
sur les épaules d’un géant hideux qui traîne par les pieds un autre géant qui se débat. 
Vers le milieu de la face est figuré un dieu à longue barbe entouré d’adorateurs. Au delà 
le combat continue : l’un des principaux acteurs est monté sur un géant qui a un bec 
d’aigle, une queue et des griffes d'oiseau. Quelques combattants sont représentés portant 
plusieurs lances dans la main gauche. 

Nous sommes encore iêi en présence de différents épisodes de la lutte de Rama et de 
Ravana, où apparaissent l'oiseau Garouda que les Cambodgiens appellent Arouf, Laks- 
mana, Dasaratha, etc. 

4° Face sud. — Elle est entièrement consacrée aux joies du paradis et aux supplices de 


at ES NE Dee D + LITE 


ANGÇOR WAT : 5° INSCRIPTION DES SUPPLICES. 


oé-nnéscnre tan de 


ANGCOR WA! : 9€ INSCRIPTION DES SUPPLICES. 


l'enfer. Ceux-ci, au nombre de vingt-trois, oceupent la partie est, et chacun d’eux est an- 
noncé par une inscription placée au-dessus et dont je donne deux spécimens. On voit là, 
lorturés par les agents de l’enfer, des malheureux dont on scie les membres, on arrache les 
dents, on crève les yeux, on perce le nez, on casse les reins. D’autres sont pilés dans des 
morters, empalés, mis au carean, livrés aux oiseaux de proie, percés de flèches, plongés 
dans des chaudières bouillantes, pendus la tête en bas. Deux adultères sont attachés à ui 
arbre à épines. Une femme qui paraît enceinte est entre les mains de trois bourreaux : 
Pun d'eux la tient par le haut du corps et lui brise les reins; le second la saisit à mi-Corps et 
lui ouvre le ventre ; le troisième la tient par une Jambe et la coupe en deux avec un sabre. 

À l’ouest, une longue procession d'élus avec des bannières et des parasols fait son en- 


! C'est l’oie vénérée de temps immémorial dans les régions hindoues, en Égypte et chez les Romains, et 
appelée en pali kansa, en malais angza, en latin anser, en espagnol ansur, etc. C’est dans ce bas-relief que le 
D° Bastian à cru reconnaîlre Bhima placé sur une litière de flèches par les Pandous, et le duel entre Phaya 
Kalong et Lakernana. (Voy. Journal of the Geographical Society, 1865, p. 78.) 


(A 
SO 


1 
y 


| 


ANGCOR WAT : PASSAGE DU PREMIER AU SECOND ÉTAGE 


ANGCOR WAT. 53 


trée dans le ciel. Chacun d'eux vient prendre place sous un dais magnifique, où des 
femmes qui portent des coffrets et des éventails s’empressent auprès d’eux. Ils tiennent 
des fleurs à la main ou des enfants sur leurs genoux. 

Au-dessus sont représntées diverses scènes où l’on reconnait différentes types des 
tribus sauvages de l’Indo-Chine. Quelques-uns sont précipités dans l'enfer, sans doute pour 
avoir résisté aux tentatives de conversion de la race civilisatrice; quelques autres, au con- 
traire, entrent dans le ciel. 

Entre les supplices et le paradis est figurée une scène intermédiaire, qui représente, 
disent les indigènes, le roi Pathummasurivong venant de fonder la ville d’Angeor. Il est 
entouré de ses femmes et d’un long cortége de guerriers. 

Tous ces bas-reliefs ne datent pas de la même époque, et à côté de sculptures d’une 
délieatesse et d’une habileté incontestables, on trouve de grossières ébauches qui ne peu- 
vent avoir été produites qu'à une époque de décadence. Telles sont les sculptures de la 
face nord à l’est et de la face est au nord. 

Revenons maintenant à la face ouest. Trois galeries parallèles s’ouvrent vis-à-vis des 
trois péristyles de l'entrée par laquelle nous avons pénétré dans l'édifice. La galerie du 
milieu est à quadruple rangée de colonnes; les autres sont fermées extérieurement par 
un mur. Elles sont reliées ensemble par une galerie qui divise en quatre compartiments 
égaux l’espace qui les sépare. Une porte s'ouvre à chacune de ces extrémités, dans le mur 
des galeries extérieures ; du seuil de ces portes on aperçoit les deux grands et beaux édicules 
quis’élèvent dans la cour intérieure et les hauts escaliers qui conduisent aux tours d'angle 
du second étage. La partie centrale de cet ensemble de galeries forme une croix grecque 
dont les bras sont terminés par des portiques contre lesquels les colonnades viennent s’ap- 
pliquer en pilastres. C’est là que l’on trouve les colonnes de la plus grande: dimension; 
les füts ont 49 centimètres de côté, et leur hauteur atteint 4,25. La largeur de la 
colonnade centrale est de 3°,64 d’axe en axe. 

Second et troisième étages. — Ces galeries servent à passer de la galerie des bas-reliefs 
à l’étage supérieur de l'édifice. Elles aboutissent à trois escaliers couverts au-dessus des- 
quels leur voüte s’élève par gradins successifs. ( Voy. le dessin ci-contre, p.51.)Les ruptures 
correspondantes des toits sont masquées par des tympans seulptés. Cinq péristyles sur la face 
est, et un sur chacune des faces nord et sud, s’ouvrent dans le mur inférieur de la galerie 
des bas-reliefs et achèvent de mettre le premier étage en communication avec le second. 
Celui-ci se compose d’une nouvelle galerie rectangulaire, supportée par un soubassement 
de 6 mètres de hauteur. Des tours s’élèvent aux quatre angles. Les colonnes sont remplacées 
partout par des murs coupés de fenêtres. Celles qui font face au dehors sont fausses, et le 
jour ne parvient dans la galerie que par lés fenêtres intérieures. En outre des trois escaliers 
couverts par lesquels nous sommes parvenus à cette galerie, il y a encore onze entrées, deux 
à chaque angle, et une au milieu de chacune des trois autres faces. On y monte par des 
escaliers de vingt-quatre marches. Dix péristyles donnent accès dans la cour intérieure, 
au centre de laquelle s'élève le troisième étage de l'édifice. Son aspect est des plus impo- 
sants. Il estexactement carré. Un soubassement de 10 mètres de haut lui sert de piédestal. 


54 DESCRIPTION DU GROUPE DE RUINES D’ANGCOR. 


Douze escaliers de quarante-deux marches y conduisent. La galerie qui le couronne est, 
comme la précédente, sommée de tours aux angles; elle est formée, extérieurement par 
un mur coupé de fenêtres, intérieurement par une double colonnade ; des galeries per- 
pendiculaires partent du milieu de chaque face et à leur intersection s’élève la tour een- 
trale qui a 56 mètres de hauteur au-dessus de la chaussée par laquelle nous sommes arri- 
vés. À la base de cette tour est un quadruple sanctuaire. De petits péristyles à colonnes 
rondes s'ouvrent de chaque côté des galeries médianes sur les quatre petites cours qu'elles 
ménagent à l’intérieur de l'étage. Enfin, au pied du principal escalier, celui du milieu de 
la face ouest, sont deux petits édicules de moindre importance que ceux que nous avons 
rencontrés déjà. Ils semblent n'être placés là que pour faire ressortir la hauteur et les 
belles proportions de l'édifice central. 

Telle est la description sommaire d'Angeor Wat, description que complètent les 
planches de l’atlas et les dessins du texte. 

Toutdans ce vaste monument ne semble avoir pour but que le sanctuaire. Tout y monte, 
tout y conduit. Quel que soit le point par lequel on aborde l'édifice, on se trouve involon- 
tairement porté et guidé vers l’une des grandes statues qui occupent les faces de la tour 
centrale et regardent les points cardinaux. La base des tours d’angles est vide et n’est que 
le point de croisement très-légèrement élargi des galeries voisines. Les beaux édicules 
construits entre le premier et le second étage passent inapereus : toutes les galeries qui 
les entourent sont à mur plein du côté qui leur fait face. Les puissantes moulures du sou- 
bassement de l'édifice central, les marches roides et hautes des grands escaliers, les lions 
de taille décroissante qui les encadrent augmentent l'effet de la perspective et la sensation 
de la hauteur. On approche du sanctuaire, et la décoration augmente de richesse. Le ciseau 
fouille plus profondément la pierre, les colonnades se doublent, des merveilles de seulp- 
ture éclatent partout, des traces de dorure deviennent visibles dans les creux de la pierre. 
Quelles admirables arabesques se dessinent sur ces pilastres qui encadrent les portes 
mêmes du sanctuaire ! Des deux côtés, le dessin général parait symétrique ; mais l’on s’ap- 
proche et lon aperçoit la variété la plus agréable dans les détails. Chacun de ces gracieux 
entrelacements, de ces capricieux dessins, paraît être l'ouvrage d’un artiste unique, qui, en 
composant son œuvre, n'a rien voulu emprunter à l’œuvre voisine; chacune de ces pages 
de pierre est le fruit d’une inspiration délieate et originale, et non l'habile reproduetion 
d'un modèle uniforme. En quelques endroits, la page commencée ne s'achève pas, la 
pierre reste fruste el attend encore le ciseau. L'artiste est-il mort au milieu de son travail, et 
ne s'est-il trouvé personne qui ait pu lui succéder? Il semble que ce soit là le sort de tous 
les grands monuments. Angcor Wat est tombé en ruines avant d’avoir jamais été achevé. 

Les reproductions des photographies de M. Gsell, qui accompagnent ce texte, montrent 
quel est l'état actuel du temple. Presque partout les voûtes s’entr'ouvrent, les péristyies 
chancellent, les colonnes s’inclinent, et plusieurs gisent brisées sur le sol : de longues trainées 
de mousse indiquent le long des murailles intérieures le travail destructeur de la pluie; bas- 
reliefs, sculptures, inscriptions, s’effacent et disparaissent sous cette rouille qui les ronge. 
Dans les cours, sur les parois des soubassements, sur les toits et jusqu’à la surface des tours, 


BAS-RELIEFS, 


IE DES 


< 


DE 


PÉRISTYLE 


UN 


ANGCOR WAT : 


Va DE 


ANGCOR WAT. 57 


Une végétation vigoureuse se fait jour à travers les fissures de la pierre : la plante devient peu 
à peu arbre gigantesque; ses racines puissantes, comme un coin qui pénètre toujours plus 
avant, disjoignent, ébranlent et renversent d'énormes blocs qui semblaient défier tous les 
efforts humains. C’est en vain que les quelques bonzes consacrés au sanctuaire essayent de 
lutter contre cet envahissement de l’œuvre de l’homme par la nature ; celle-ci les gagne de 
vitesse. Certaines parties des bas-reliefs de la galerie sud sont aujourd'hui compléte- 
ment méconnaissables, grâce à l'infiltration des eaux le long de la paroi interne; la galerie 
nord est tellement envahie par les chauves-souris, la fiente dont elles recouvrent le sol est en 
quantité si considérable, que cette partie du monument est présque inabordable. 

Le gouvernement siamois a fait quelques efforts pour restaurer ce temple, depuis que 
la province d'Angcor est tombée en son pouvoir. On a reconstruit et redoré la statue ouest 
du sanctuaire. D’autres restaurations avaient été tentées avant cette époque, surtout dans 
les galeries médianes de l'édifice central. Quelques-unes des colonnes tombées ont été 
remplacées par d’autres prises à diverses parties du monument; on a essayé de consolider 
les péristyles et de replacer les architraves. Mais si la piété était restée, les architectes et 
les artistes avaient déjà disparu : on ne savait plus manœuvrer ces lourdes masses, et à 
peine a-t-on réussi à remettre gauchement une colonne ronde, le chapiteau en bas, au 
milieu de colonnes carrées, ou à retourner sens dessus dessous un entablement mal assis 
sur deux colonnes inégalés. 

Angcor Wat ne parait pas mentionné dans la description chinoise, traduite par Abel 
Rémusat, qui est le document le plus complet que l’on possède sur cette civilisation dé- 
truite, à moins qu'il ne faille reconnaitre dans ce temple «le tombeau de Lou-pan, d’une 
enceinte d'environ dix hi, et situé à un li de la porte du sud ‘. » Dans tous les cas, le 
caractère même de l'architecture, l’imperfection et l’inachèvement de certains détails 
autorisent à penser que ce monument est une des œuvres les plus récentes de lParchitec- 
ture khmer. Alors que les ruines voisines étaient depuis longtemps complétement aban- 
données, il restait encore l’objet de la vénération générale. On trouve, en effet, dans 
la « Relation des missionsdes Évéques français, » la mention suivante qu’en faisait, vers 1666, 
le père Chevreuil, missionnaire au Cambodge : « Il y a un très-ancien et très-célèbre 
temple, éloigné environ de huit journées de la peuplade où je demeure. Ce temple s’ap- 
pelle Onco (sic) et est aussi fameux parmi les gentils de cinq ou six grands royaumes que 
Saint-Pierre de Rome. C’est là qu'ils ont leurs principaux docteurs. Ils y consultent sur 
leurs doutes et ils ên reçoivent les décisions avec autant de respect que les catholiques re- 
çoivent les oracles du saïnt-siége. Siam, Pegu, Laos, Ternacerim (sic), y viennent faire des 
pèlerinages, quoiqu'ils soient en guerre, ete... ?. » Dans la galerie est du second étage 
se trouve une inscription moderne, datée de 1623 de l’ère cambodgienne, c’est-à-dire de 
1701 de notre ère. Elle contient une longue énumération des dons antérieurement faits à 
la pagode, et confirme le dire du P. Chevreuil sur le respect dont elle était l’objet de son 
temps, et dont elle reste entourée de nos jours. 

1 Rémusat, loc. cit., p. 4%. 


2 Op. cit. Paris, 1674, pages 14% 145. 
Île 8 


DS DESCRIPTION DU GROUPE DE RUINES D’ANGCOR. 


S 4. — Mont Bakheng *. 


La pente orientale du mont Bakheng vient s'arrêter à quelques pas de la route qui relie 
Angcor Wat à l’ancienne ville. 

Deux lions en pierre de grande faille indiquent le chemin à suivre pour monter au mo- 
nument. Au fur et à mesure que l’on s'élève, on rencontre çà et là des vestiges de l'escalier 
détruit. On arrive ainsi à une grande aire plane, nivelée dans le rocher. Au centre, 
une pelle construction en briques, de date moderne, abrite une empreinte du pied sacré 


RUINES DU MONT BARHMENG. 


de Sammono Codom. Tout auprès, on découvre dans la roche plusieurs trous ayant servi 
à l’encastrement de colonnes, et un peu plus loin, on aperçoit debout quelques-unes 
d'entre elles. En suivant la trace de cette longue colonnade, on arrive à une enceinte qui 
s'ouvrait peut-être de ce côté par une porte monumentale. Il n’en reste d’autres vestiges 
que plusieurs colonnes. Quoiqu'un grand nombre de pierres aient été enlevées de là, la 
restauration complète de cette partie serait encore assez facile. En dehors du mur d’en- 
ceinte etsymétriquement placés par rapport à l'axe de la colonnade, sont deux édicules voù- 


1 Voy. Atlas, {°° partie, planche XX, le plan, l'élévation et quelques détails de ce monument. 


RC 


MONT BAKHENG. 59 


tés. Celui de droite renferme une statue mutilée; celui de gauche, un amas de statues et de 
débris rassemblés de toutes parts, qui présentent un certain intérêt en raison de la variété 
des types que l’on y rencontre. 

En continuant à se diriger vers l’ouest, on arrive au pied d’un grand édifice à terrasses 
étagées qui couronne la colline. Une grande partie du massif central est formée par la 
roche elle-même qui a été taillée en gradins et dissimulée ensuite par un parement en 
grès à moulures horizontales. La terrasse inférieure a 81 mètres dans le sens est-ouest, 
et 77 dans le sens nord-sud. La terrasse supérieure à 50 mètres sur 46. La hauteur to- 
tale des cinq gradins est de 12 mètres. On les gravit à l’aide d’escaliers, pratiqués sur le 
milieu des quatre faces des terrasses, et dont la largeur va en diminuant au fur et à me- 
sure que l’on s'élève. A droite et à gauche de chaque escalier, sur des socles en saillie, 
sont placés des lions assis, dont la grandeur déeroït également. Un peu plus en dehors, à 
9 mètres de distance et aux angles de chaque terrasse, sont d’admirables petites tourelles 
de 5 mètres de haut, qui contenaient chacune une statue. 

Au centre de la terrasse supérieure est un soubassement d’un mètre de hauteur, me- 
surant 32 mètres de l'est à l’ouest, sur 30 mètres du nord au sud. C'est là que s'élevait 
le sanctuaire. Tout est bouleversé aujourd’hui et on n’y trouve qu'un amas informe de 
pierres. L'examen de ces débris fait supposer qu'il y avait là trois tours reliées entre elles, 
et dont la hauteur, à en juger d’après les dimensions de leur base, pouvait atteindre 20 mè- 
tres. IL est inutile sans doute d'appeler lattention sur l'aspect vraiment grandiose que 
devait offrir ce monument, assis sur son piédestal décoré de quarante lions et de soixante 
tourelles, et dominant la ville et la plaine d’Angcor. 

Revenons maintenant au pied de l'édifice. Quel que soit le côté par lequel on arrive à 
la terrasse inférieure, on en trouve les abords encombrés de monceaux de briques. Vis-à- 
vis des milieux des faces ouest, nord et sud, on reconnaît immédiatement que ces briques 
proviennent des ruines de deux tours placées à droite et à gauche des escaliers. En dehors 
de ces tours, l'étude attentive des débris fait supposer qu'il en existait une seconde rangée 
entourant complétement l'édifice à une distance de 10 à 11 mètres. Les bases carrées de ces 
tours ont environ 6 mètres de côté. Il y en avait probablement sept sur chaque face, ce 
qui, avec les deux tours plus intérieures placées à l'entrée de chaque escalier, donnerait un 
nombre total de trente-six. Autant qu'on en peut juger par les vestiges encore existants, 
ces tours, toutes en briques, étaient construites avee soin et la plupart contenaient des sta- 
tues. La peinture rouge dont l'intérieur était revêtu, apparaît encore en maints endroits. 
Les portes étaient ornées de colonnettes octogonales et d’un linteau sculpté en grès. Sur le 
côté est, les {ours paraissent avoir été réunies entre elles ; peut-être-même la partie nord 
de cette face en était-elle complétement dépourvue. 

Ces constructions étaient sans doute destinées à servir de logement aux prêtres consa- 
crés à l’édifice ou aux gardes chargés de le protéger et de surveiller la plaine. L'état de 
conservation et l'excellence de quelques-uns des débris de statues que l’on y retrouve, le bel 
appareillage des briques indiquent qu’elles sont peu postérieures au reste du monument. 

L'édifice du mont Bakheng doit remonter aux premiers temps de la grandeur de la 


60 DESCRIPTION DU GROUPE DE RUINES D’ANGCOR. 


ville voisine qui, à l’origine, peut-être, s’étendait à ses pieds. Quel peuple, en effet, éta- 
blissant sa capitale dans cette plaine, n'aurait eu l'idée d’édifier un monument sur cette 
colline, si bien placée pour servir d’acropole et de lieu de ralliement. On peut done affir- 
mer sans crainte que, si le sanctuaire du mont Bakheng n’est pas l’un des premiers qui 
aient été élevés par les Khmers, c'est qu'il est venu en remplacer un autre plus ancien. 
L'état du monument, le style de l'architecture et de l’ornementation n’indiquent point ce- 
pendant, comme l'a affirmé Mouhot, une antiquité beaucoup plus grande que celle des 
ruines voisines. Il n’est point étonnant que le sanctuaire actuel ait été ruiné de bonne 
heure, exposé comme il l'était à la fureur des vents et de la foudre. Si, comme le veut la 
tradition, les Siamois vainqueurs se sont de tous temps acharnés à la destruction des 
temples, celui-ci a du tout d’abord attirer leur colère. Au-dessous du sanctuaire, on ren- 
contre encore, 1l est vrai, beaucoup de parties ruinées ; mais la plupart des tourelles, les 
escaliers, les murs de soutènement sont en bon élat. IL est possible que ce monument soit 
antérieur d’un siècle ou deux, peut-être davantage, aux monuments voisins; mais en 
aucun cas sa construction ne doit être considérée comme l'enfance de l’art. 

Si, en descendant du mont Bakheng, on reprend le chemin qui conduit à Angcor Thom, 
on laisse à gauche, à peu de distance, un sentier qui contourne la montagne et qui con- 
duit à trois tours en brique, avee portes en grès. Dans l’une d'elles, on remarque un de ces 
trous profonds, signalés dans le chapitre précédent comme devant avoir servi de sépulture. 
Par sa position. cette tour semble être celle dont parle l’auteur chinois déjà cité et dont il 
dit que, suivant la tradition, elle a été bâtie par Lou-pan en l’espace d’une nuit. 


$S 5. — Angcor Thom. 


A quelques centaines de mètres de cette tour commence la ville d’Angcor. Le grand 
mur que l’on rencontre tout d’abord n’est autre que la face sud de l’enceinte. Celle-ci est 
rectangulaire et mesure 3,400 mètres dans le sens est et ouest et 3,800 dans le sens nord 
et sud. Son développement total est donc de 14,400 mètres. Elle est construite en pierres 
de Bien-hoa bien appareillées; sa hauteur est de 9 mètres, et elle s'appuie sur un 
glacis intérieur qui a de 15 à 20 mètres de largeur au sommet. Tout autour règne un fossé 
large de 120 mètres et profond de 4 à 5. On y descend des deux côtés par des marches 
en pierres de Bien-hoa, qui, du côté intérieur, partent du soubassement du mur d'enceinte, 
du côté extérieur, d’une muraille très-basse dont le revêtement supérieur, large de plus 
d’un mètre, est en belles pierres de grès. 

Au milieu des côtés ouest, nord et sud sont des portes monumentales qui étonnent par 
leurs dimensions et la puissante originalité de l’ornementation et du dessin. Le côté est 
en à deux qui le partagent en trois parties égales. On peut ranger sans crainte ces cinq 
portes parmi les plus belles œuvres de l'architecture khmer. L'ouverture unique qu’elles 
offrent à la circulation, large de 3",40, traverse un énorme massif qui fait saillie en dedans 
et en dehors et qui est relié de chaque côté à l'enceinte par une galerie couverte. La transition 
du massif au mur est ménagée par des retraits successifs. Le vide considérable des angles 


ANGCOR THOM. 


du massif et de la galerie est rempli 
par trois têtes colossales d’éléphants en 
pierre, qui prennent appui sur leurs 
trompes comme sur trois colonnes. 
La base de ces colonnes se forme na- 
turellement du bout de la trompe, qui 
se recourbe et rejette des branches de 
lotus. Au-dessus de la porte, s'élèvent 
une tour centrale et deux tours laté- 
rales moins hautes, qui sortent toutes 
trois de la même base, et se terminent 
en pointe effilée. Sur chacune des 
quatre faces de ces tours, se profile 
une grande figure humaine aux li- 
gnes graves. D'après la description 
chinoise, une cinquième tête, sur- 
montée d’une tiare dorée, couronnait 
les tours. À leur base, sont sculptés 
des personnages en haut relief. 

En avant de la porte sud, le bou- 
leversement du terrain est tel qu'il est 
difficile de reconstituer, à l’aide des 
débris accumulés, le pont de pierre 
qui traversail jadis le fossé. Pour se 
rendre bien eompte des détails de sa 
construction, il faut aller à la porte de 
l’ouest ou à celle du sud-est où quel- 
ques parties du tablier sont demeurées 
debout et intactes. 

: C’estune chaussée large de 15 mè- 
tres el demi et percée à la base 
d’étroites ouvertures pour la cireula- 
tion des eaux du fossé. De chaque 
côté de cette chaussée, se trouvent 
cinquante-quatre géants assis faisant 
face à l'extérieur. De leurs genoux et 
de leurs bras, ils soutiennent un long 
cordon de pierre, sculpté en forme de 
serpent. Cette balustrade d’un nou- 
veau genre se termine par sept ou 
neuf têtes, redressées en éventail à 


ES 


— 


61 


RESTAURATION DE L'UNE DES ENTRÉES DE LA VILLE. 


THOM : 


ANGCOR 


62 DESCRIPTION DU GROUPE DE RUINES D’ANGCOR. 


l’entrée du pont. Les géants qui sont les plus rapprochés de la porte sont plus élevés que 
les autres et ont une tête à plusieurs faces ou des têtes multiples. A la porte du sud-est, 
ils représentent des personnages à figure sévère, couverts de riches vêtements et la tiare 
sur la tête. A la porte de l’ouest, ce sont des Yaks à la face grimaçante, à la bouche large, 
aux veux proéminents. Une vingtaine sont encore debout; mais la plupart sont décapités. 

De petits murs perpendiculaires à l'enceinte semblent avoir relié autrefois le pont à la 
muraille de la ville. Ils avaient sans doute pour but, en empêchant la circulation sur la 
berme, d'éviter que la porte ne put être attaquée par surprise. Dans l’intérieur du massif 
de quelques-unes des portes, on voit encore de fortes traverses en bois reposant sur la 
corniche et ayant dû supporter un plafond ; enfin, en dedans des portes, des marches en 


pierres de Bien-hoa conduisent de chaque côté au sommet du glacis. 


ANGCOR THOM : PORTE SUD-EST, CE QUI RESTE DE LA CIIAUSSÉE DES GÉANTS. se J 


Avant de pénétrer dans la ville elle-même, que l’on redresse par la pensée ces quatorze 
kilomètres de belles et hautes murailles avec leurs glacis et leurs fossés revêtus de pierre, 
leurs cinq portes grandioses que gardent cinq cent quarante géants, que l’on essaye de 
traduire par des chiffres cet amoncellement de matériaux, ce déplacement de terres, 
qui semblent le fruit d'une pensée unique, réalisée aussitôt que coneue, et l’on se fera 
une idée grande et juste de celle puissance cambodgienne dont, il y a quelques années, 
on avait oublié jusqu’à l'existence ! 

La plupart des monuments que contient l’intérieur de la ville, sont groupés vers le 
centre. Quand on a franchi la porte du sud, on parcourt environ 1,500 mètres dans la di- 
rection du nord sans rencontrer autre chose que quelques pierres isolées. À ce moment, on 
a atteint un petit hameau composé de quatre ou cinq cases, et l’on a devant soi l'enceinte 
basse d’une ancienne pagode et une statue colossale de Bouddha, autour de laquelle la 


ANGCOR THOM. 63 


piété des indigènes à groupé les débris d’autres statues. En dépassant cette pagode et en 
quittant le sentier pour pénétrer à droite dans la forêt, on arrive au monument de Baion, 
le plus beau et le plus considérable de la ville 

On y entre par l’ouest en franchissant les restes d’une enceinte en pierres de Bien-hoa et 
en escaladant des monceaux de pierres écroulées. C’est un édifice à galeries croisées, mais 


ANGGOR TIHOM, PORTE QUEST : UN GÉANT A NEUF TÈTES, 


il présente une particularité remarquable. Au centre et à partir du centre dans les quatre 
directions cardinales, il y a deux galeries superposées. Celte disposition, que viennent com- 
pliquer de nombreux entre-croisements de galeries, fait de ce monument une sorte de 


1 Voy. Atlas, 1! partie, planche XXI, la disposition des tours de Baion et le plan de la tour centrale, et, 
2° partie, planche IX, l'aspect que présentent aujourd’hui les ruines de ce curieux monument. 


64 DESCRIPTION DU GROUPE DE RUINES D’ANGCOR. 


labyrinthe très-difficile à décrire et que plusieurs dessins combines pourraiént seuls 
interpréter. 

En pénétrant dans l’intérieur, on constate que la construction est antérieure à Angcor 
Wat. Le style est plus fort, plus lourd peut-être. Néanmoins, à certains détails d’une exéeu- 
tion soignée, à la tendance à couvrir les murs de sculptures, on reconnait que l’art est en 
pleine maturité et bien près de son apogée. 

Au-dessus des galeries, on se trouve sur une large terrasse où le coup d’æil est vraiment 
extraordinaire. Dans un espace resserré, on voit s'élever autour de soi quarante-deux tours 
de dimensions diverses. Au milieu est une tour centrale plus haute. Chacune de ces tours 
porte quatre faces humaines de dimensions colossales, qui regardent les points cardi- 
naux. Il faut s’y prendre à plusieurs reprises pour compter ces tours et comprendre leur 
mode de groupement. 

La tour centrale est une merveille architecturale de premier ordre. Elle a 18 mètres 
de diamètre et une hauteur considérable ; autour de la base règne une colonnade élégante ; 
au-dessus régnait une galerie, aujourd’hui presque entièrement détruite; plus haut enfin, 
on reconnait au milieu des ruines la naissance de huit tourelles à base tangente qui entou- 
raient la flèche centrale. Elles étaient éclairées par des fenêtres à barreaux et se termi- 
naient, comme les tours voisines, par une face humaine. La restauration de cette belle 
tour mériterait de tenter un artiste : ce serait un beau modèle à offrir à ceux qui cherchent 
des motifs nouveaux pour rajeunir l’art européen. 

Une galerie rectangulaire, semblable à celle qui forme le premier étage d’Angcor 
Wat, entoure tout l’édifice. Elle mesure environ 130 mètres sur 120; les bas-reliefs qui 
l’ornaient sont à demi enfouis sous les débris du toit et de la colonnade. Les tours 
n'apparaissent qu'en dedans de cette première galerie sur le pourtour d’une galerie concen- 
trique qui supporte les seize premières; leurs bases sont décorées de riches sculptu- 
res : ce sont des rois et des reines accompagnés d’une cour nombreuse, des per- 
sonnages dans l’athitude de la prière, des combats navais, des animaux fantastiques; au- 
dessus de la porte de la galerie extérieure qui fait face du côté du sud à la galerie aux seize 
tours est une charmante composition en ronde bosse représentant neuf danseuses; en 
arrière, sont trois autres danseuses au milieu d’arabesques fort remarquables (Voy. le 
dessin, page 66). Dans la tour centrale sont des inscriptions d’une ligne ou deux, dont je 
donne ci-contre un spécimen. Enfin, çà et là, on retrouve des traces de peinture rouge. 

C’est probablement ce singulier édifice que l’auteur chinois déjà cité entendait décrire 
dans les lignes suivantes: « Dans un endroit de la ville, il y a une tour en or, entourée de 
vingt autres tours de pierre etde plus de cent maisons également en pierre, toutes tournées 
vers l’orient. Il y à aussi un pont en or et deux figures de lion, faites de même métal à 
droite et à gauche du pont. On y voitaussi une statue de Bouddha en or, à huit corps, placée 
au bas des maisons du côté droit!. » Le pont était peut-être jeté sur le fossé, aujourd'hui 
comblé, qui régnait autour du monument, et la statue de Bouddha, que l’on rencontre 


! Rémusat, Op. cit., page 43. 


ANGCOR THOM. 65 


avant d'y arriver est sans doute une restauration ou une réminiscence de la statue dorée 
qui existait au moment de la visite de notre voyageur. 

Les historiens de la dynastie des Ming mentionnent également dans la capitale du 
Cambodge une maison de plaisance, appelée l'Ile aux Cent Tours, où l’on réunissait des 
singes, des paons, des éléphants blancs, des rhinocéros, à qui l’on servait à manger dans 
des auges et des vases d’or. Si c’est le Baïon qu'il faut reconnaitre ici, ce monument aurait 
existé encore en parfait état d'entretien dans la première moitié du quinzième sièele. 

Nous avons déjà reconnu à Angcor Wat des traces de dorures. I fallait disposer de ri- 
chesses vraiment extraordinaires pour recouvrir d’or d'aussi grandes surfaces de pierre, et 
cela seul justifierait le proverbe rapporté par quelques auteurs chinois : Riche comme le 
Cambodge! L'effet du Baion et de ses nombreuses tours, admirablement disposées pour 
exagérer par leurs différences de taille l'effet de la perspective, devait être prodigieux. Du 
côté est, les tours centrales s’étagent : toutes les autres se démasquent. Il est possible de se 
faire une idée de ce monument par l’habile restauration qui en a été faite par M. Dela- 


porte(Voy. le dessin, p. 67). 


SEE RÉ ARTE EU 


CRÉROPÉACMEMÈre 


BAION : INSCRIPTION TROUVÉE SUR LE CÔTÉ DROIT DE LA PORTE NORD-EST DE LA TOUR GENTRALE. 


En sortant de Baïon eten continuant à suivre le chemin qui va au nord, on laisse à gauche 
une seconde, puis une troisième statue de Bouddha auprès de laquelle sont deux petites 
constructions ruinées !. Ce qui reste de l’une paraît être la base d’une tour détruite; dans 
Fautre, on ne retrouve qu'un pan de mur à fenêtres, appuyé à la petite enceinte qui entoure 
la statue; vers l’angle sud-ouest de cette enceinte, on trouve une pierre enfoncée dans le 
sol, sur laquelle est une inscription en vieux caractères khmers. Ainsi exposée aux intem- 
péries, celte inscription, déjà en partie illisible, aura bientôt disparu. 

Si, laissant à droite le chemin que l’on a suivi pour arriver à ce groupe de ruines, on 
se dirige droit au nord, on franchit bientôt une chaussée en terres levées, et l’on arrive à une 
chaussée en pierres, marquée S sur le plan : en face de soi, au nord, on a l'enceinte extérieure 
de la résidence royale: à gauche, à l'extrémité est de la chaussée, sont les ruines de trois 
grandes tours, reliées entre elles par un mur à fenêtres; à droite, à l'extrémité ouest, 
s'élève un édifice à terrasses nommé Baphoun, auquel ces tours avaient sans doute 


! C’est le groupe de ruines marqué C sur le plan. Voy. Atlas, 1" partie, la partie de la planche XXI, 


intitulée : Znceintes centrales. 
9 


66 DESCRIPTION DU GROUPE DE RUINES D’'ANGCOR. 


pour but de préparer un accès monumental. En suivant la chaussée dans sa direc- 
lion, on rencontre les ruines d’une grande porte architecturale (4): le monument lui- 
même, qui a cinq terrasses, n’est guère accessible aujourd'hui que par le côté nord; tout 
autour de la troisième terrasse règne une galerie couverte; sur le plateau supérieur, d’où la 
vue esttrès-étendue, on ne rencontre que des débris; l’édifice qui le courounait est écroulé. 

Est-ce à Baphoun ou dans le petit groupe de ruines signalé après le Baïon que se trou- 
vait la tour de cuivre dont parle la description chinoise ? La position de ce groupe de 
ruines répond mieux aux indications topographiques du voyageur chinois ; l'importance el 
l'élévation de Baphoun justifieraient davantage la mention qu'il fait. Qu'était-ce enfin que 
celte tour de cuivre « beaucoup plus haute que la tour d’or de Baion et que l’on ne pouvait 


regarder sans étonnement ? » 


BAION : FRAGMENT DE BAS-RELIE®F. 


Tout autour de la résidence royale, à laquelle nous sommes arrivés, s'élèvent deux 
enceintes, séparées par uu large fossé. Le mur extérieur est de moindre importance; le, 
second d'une belle construction a près de 7 mètres de hauteur. Ces enceintes, que nous 
désignerons désormais sous le nom d’'Enceintes Centrales, parce qu'elles paraissent oc= 
cuper exactement le centre de la ville-en ruines, sont rectangulaires et allongées dans le 
sens est et ouest; l'enceinte intérieure mesure environ 435 mètres sur 245. Six portes : 
monumentales y sont praliquées, une au milieu de chacune des quatre faces, et les deux 
autres sur les faces nord et sud, près des angles de l’est. La porte du côté est est la plus 
importante; elle a trois ouvertures. Celle de l’ouest est aujourd’hui complétement ruinée. 
De chaque côté des portes, des murs traversent le fossé et relient la seconde enceinte à la 
première. Ils sont percés de petites portes étroites et basses. 

Si l’on pénètre dans les Enceintes Centrales par la porte du sud-est, et que l’on se 


TOURS 


DES QUARANTE-DEUX 


MONUM 


OL 


AION 


EP: 
PAS 


Ÿ 


ANGCOR THOM. 69 


dirige vers l’ouest, on rencontre les vestiges d’un mur, orienté nord et sud, qui déter- 
minait un premier compartiment intérieur sur lequel s’ouvraient les portes de l’est, du 
nord-est et du sud-est !. Ce mur franchi, on a devant soi un belvéder isolé, en forme de 
croix, supporté par des colonnes rondes —il est marqué esur le plan —. Un peu plusloin, en 
un point qui est sensiblement le centre de la ville, s'élève l’édifice appelé Phimanacas ; il se 
compose de (rois terrasses élagées en retrait les unes sur les autres. La construction qui 
s'élevait sur la terrasse supérieure s’est écroulée il y a quelques années. C'était la sans doute 
la tour d’or dont notre voyageur chinois mentionne l'existence à l'intérieur du palais. Il 
n'existe de cette tour que les quatre porles en grès avec avant-corps, el un haut soubas- 
sement en pierre de Bien-hoa à moulures horizontales. Tout autour de ce soubassement, sur 
les bords de la terrasse supérieure, règne une galerie voütée éclairée par des fenêtres sur 
ses deux faces. Les deux terrasses inférieures sont décorées aux angles de lions de grande 
taille posés sur des socles ronds. Le même motif décoratif se répète de chaque côté des 
escaliers ménagés au milieu des quatre faces de l'édifice. : 

Un peu à l’ouest, on reconnait les murs détruits d’une enceinte carrée. C’est ce point 
que la tradition désigne comme l’ancienne habitation des rois. On ne trouve à l'intérieur 
aucun vestige reconnaissable autre qu'un trou profond'et carré, parementé en pierre et 
semblable à un puits. On lui attribue une destination qu'il est facile de deviner. Singu- 
lière ironie du sort! Le côté ouest de cette enceinte particulière se prolonge de manière 
à établir une séparation complète au milieu des Enceintes Centrales; à une cinquan- 
taine de mètres de distance, un mur parallèle détermine encore un nouveau compartiment. 
Au delà, on arrive au côté ouest des Enceintes; le mur extérieur présente sur celte face 
une singularité : au nord de la porte, 1l se dévie et forme comme une sorte de bastion. 

Quelle signification ou quelle importance convient-il de donner à ces nombreux com- 
partiments que nous retrouvons dans la résidence royale ? Permettent-ils de rétablir avec 
quelque vraisemblance l’ancienne distribution de ses parties? Les anciens rois khmers, 
comme aujourd'hui les rois de Siam et du Cambodge, avaient sans doute l’habitude de 
transformer et de bouleverser les habitations de leurs prédécesseurs, et il n’est possible 
que d'indiquer des divisions générales. En tenant compte de certains usages du pays qui 
n'ont pas du changer depuis les derniers rois d’Angcor, on peut admettre comme hypothèse 
probable : {° que le compartiment de l’est avee ses trois portes servait de vestibule au palais, 
de lieu de réunion pour les gens que leurs affaires y appelaïent et Les grands du royaume ; 
2° que l'habitation du roi était en effet au lieu désigné par la tradition ; 3° que le premier 
compartiment de l’ouest était destiné aux femmes du roi, le second aux gens de service 
et à la garde. Le bastion servait à la surveillance extérieure. 

En dehors de ce bastion est une très-haute levée de terre qui court parallèlement à la 
face ouest des Enceintes Centrales. Sur le sommet de cette levée, en face de la porte 
ouest, on rencontre un amas considérable de pierres, de briques et de tuiles. I y avait là 
sans doute une construction habitée. 


! Dans cetle partie des Enceintes, manquent un grand nombre de pierres qui ont été enlevées lors de la 
construction de la citadelle de Siemréap. (Note du commandant de Lagrée.) 


70 DESCRIPTION DU GROUPE DE RUINES D’'ANGCOR. 


Revenons dans l’intérieur des Enceintes Centrales. Du côté nord se trouvent de nom- 
breuses pièces d’eau à marches de pierre. L'une d'elles, la plus grande, est ornée sur une 
partie de sa surface intérieure de bas-reliefs d'une grande beauté et qui méritent une atten- 
lion particulière. Combien il serait à désirer que cette belle série et celles que nous allons 
bientôt rencontrer fussent préservées de l'entière destruction qui les menace ! Après ces 
bassins, au nombre de einq, il n°y a plus à signaler dans l’est de la résidence que les 
ruines de six tours peu importantes. Elles étaient construites en briques admirablement 


appareillées. Leurs portes étaient en grès ou en pierre de Bien-hoa. 


ENCGELNTES GENTRALES : LE ROI LÉPREUX. 


Sortons maintenant par la porte nord-est pour examiner le coté est des Enceintes qui 
formait la façade d'honneur du palais. Au dehors, règne une large et haute terrasse 
qui masque ce côté d’un angle à l’autre. Pour y arriver, on passe entre deux pans 
de murs qui étaient rejoints sans doute par une porte détruite. On a là, à droite, l’extrémité 
nord de la terrasse, à gauche, une sorte d’esplanade élevée, à angles saillants et ren- 
trants. Des deux côtés, les murs sont couverts de sculptures en haut relief d'une grande 
leur : à droite, des combats pleins de mouvement; à gauche, des séries étagées représen- 
tant le plus souvent des figures de femme, à l'expression douce et grave. 


Au-dessus de lesplanade, 1l semble ny avoir d’autres débris que ceux d'une balus- 


ANGCOR THOM. 7 


trade qui aurait régné tout autour. Comme la grande terrasse, cette esplanade était sans 


doute un lieu de récréation et de promenade. On voit encore les vestiges d’une petite 


enceinte — marquée K sur le plan — qui permettait de communiquer avec ee point sans 
sortir de la résidence. C'est là que l’on trouve aujourd'hui la statue dite du Roi lépreux, 
qu'abrite tant bien que mal un toit en paille Les éloges pompeux que Mouhot à donnés 
à cette statue causeront peut-être quelque désillusion aux voyageurs à venir. 

Comme nous venons de le dire, le mur de soutènement de la grande terrasse est orné 
d’une extrémité à lautre de sculptures colossales en relief. Ce sont tantôt les Yaks 
erimaçants, les Krout monstrueux, tantôt de longues séries d’éléphants allant en guerre 
ou en chasse, ceux-ci dans un sens, ceux-là dans l'autre. Rien de plus intéressant que 


de suivre pas à pas cette longue procession des nobles animaux, aux attitudes calmes 


ENCEINTES CENTRALES : YAKS ET KROUT SUPPORTANT LA TERRASSE DE LA FACE EST. 


ou colères. Que de poses simples et vraies, que d'épisodes naïfs et touchants dans cette 
page où s’est complu le génie des artistes ! 

Cinq perrons coupent la facade de la terrasse. Le plus grand est au centre; deux 
autres plus petits sont symétriquement placés des deux côtés; les deux derniers sont aux 
angles. Un belvéder s'élève au-dessus du perron du milieu et conduit à l'entrée mo- 
numentale de la face est. Au perron du sud, quatre trompes d’éléphant sont employées 
de nouveau comme motif de décoration et y forment colonnes. 

Il est bon de compléter cette description du palais des rois d’Angcor par les quelques 
détails que l’on trouve dans l'écrivain chinois du treizième siècle : « Les tuiles qui recou-— 
« vrent la facade du palais sont en plomb, dit-il ; celles des autres parties de lédifice sont 
«en terre cuite de couleur jaune; les colonnes et les poutres de traverse sont très-grandes 
«et couvertes de peintures qui représentent Bouddha... Dans le lieu où se tient le con- 
«seil, il y a une fenêtre à treillis d’or; à gauche et à droite sont deux piliers carrés en 


DA DESCRIPTION DU GROUPE DE RUINES D'ANGCOR. 


« haut desquels on à placé quarante ou cinquante miroirs qui font que les objets sont 


« représentés aux côtés de la fenêtre de manière à être aperçus par ceux qui sont en bas. 


« J'ai oui dire que, dans l'intérieur du palais, il y avait beaucoup d’autres choses merveil- 
« leuses, mais il y avait une défense extrêmement sévère de les laisser voir. Cest dans la 
tour d’or du palais que le roi passe la nuit !. » 

Si du perron central on se dirige vers l’est, on traverse une sorte de elairière de plus 


de 150 mètres de large, au delà de laquelle la forêt recommence. Sur la lisière, derrière : 
les premiers arbres, on apercoit une longue suite de grosses tours en pierre de Bien-hoa : 
il ven a dix, rangées sur une ligne nord et sud, et deux autres situées. en arrière et 
au centre de cette ligne. Deux édifices rectangulaires très-allongés, dont la destination est 
inconnue, s'élèvent en arrière et aux extrémités. Les habitantsles appellent les Magasins. 
Ils ont peut-être raison. Ces édifices paraissent avoir été clos avee soin. Is avaient deux éta- 
ves, et aucun espace n'y état inutilement perdu ; à l'extérieur ne se trouve aucune dé- 
coration inutile. Derrière chacun d’eux, s'étend une enceinte; dans celle qui correspond 
au magasin du nord est une tour en grès, et plus en arrière est une seconde enceinte, qui 
contient quatre petits édicules, construits également en grès. Dans l'enceinte de l'édifice 
du sud, en face de la porte, sont les vestiges d’une colonnade. Entre les deux édifices, en 
arrière des deux lours centrales, sont des Sra à marches de pierre. 

L'espace compris entre les Magasins et le palais était sans doute vide autrefois comme 
il l’est aujourd’hui : il est naturel de supposer que cette belle place, si richement ornée, 
servail aux fêtes populaires auxquelles le: roi et les grands personnages venaient assister 
sur la grande terrasse. Le voyageur chinois déjà eité dit en effet que les fêtes avaient lieu 
devant le palais, el il décrit quelques-unes d’entre elles. 

Si, de l’esplanade du Roi lépreux, on se dirige vers le N.-N.-E. ?, on laisse à gauche un 
mur bas dont il y aurait à étudier la destination, et l’on arrive en présence d’un petit belvé- 
der à colonnes rondes servant d'entrée à une enceinte à l’intérieur de laquelle est une 
tour en grès. Au nord et à gauche de cet édifice, est un belvéder isolé, de plus grandes 
dimensions et d’une beauté remarquable ; plus au nord encore, est un second édifice, avee 
tour en grès, et une grande pièce d’eau à marches de pierre en très-bon état de conserva- 
tion. À l'angle N.-E. de ce bassin, est un massif considérable de terres levées sur lequel 
devait exister une pagode. On y retrouve en effet le socle d’une ancienne statue,un Veac Ta* 
et une borne de pagode. Tout autour, sont des Sra de grandeur diverse. Enfin, à droite dans 
la forêt, est un troisième édifice, plus grand que les deux autres. Cet ensemble de ruines 
forme le groupe appelé Prea Pithu par les habitants. Cette ancienne expression, qui dési- 
gnait jadis les grands personnages, semble indiquer que ce lieu était la résidence des hauts 
fonctionnaires du royaume. 

1 Rémusat, Op. cit., page 4à. 

? 1 ne faudrait pas suivre le sentier existant acluellement de ce côté: on aboutirait à la porte nord de la 
ville, sans avoir rencontré autre chose sur sa route que des pans de murs dénués de tout intérêt. (Note du com- 
mandant de Lagrée.) 


$ Littéralement «homme ancêtre. » Les Cambodgiens appellent ainsi les génies des lieux ; ce sont les Nat 
des Birmans. 


ANGCOR THOM. 73 


[I 

Il ne reste plus à citer dans l’intérieur de la ville que des vestiges sans grand intérêt, 
quelques enceintes de pagodes, trois tours sur la route qui conduit du palais à la porte nord- 
est,une tour, accompagnée de deux autres plus petites et de deux sra, sur la route de Baion 
à la porte ouest, une autre tour à peu de distance de celle-là. A chaque angle de l'enceinte 
esl une tour entourée d’un mur. 

En dehors de la viile, du côté ouest, la tradition n'indique aucun monument ; au nord, 
les habitants en citent un, la résidence de Preacan, qui est à peu de distance de l'angle 
nord-est ; l'accès en est facile, dit-on, par le côté est ; arrivé par la face ouest, nous n'avons 
pu trouver aucun sentier pour y pénétrer. Sur cette dernière face, est une belle porte som- 
mée de trois tours et précédée d’un pont orné de géants semblables à ceux de la porte 
ouest de la ville, mais plus petits. 

A l’est de la ville, sont les édifices de Takeo, de Ta Prohm et d'Ekdey. 

Takeo ! ou Ponteay Keo (Ponteay ou Bonteay signifie forteresse, résidence) est un puis- 
sant édifice à cinq terrasses rectangulaires. La terrasse inférieure est revêtue en pierre 
de Bien-hoa et mesure environ 90 mètres sur le côté de sa base. Les autres terrasses sont 
revètues en grès. Une galerie couverte règne tout autour du second étage. Le plateau 
supérieur, qui est à 18 mètres au-dessus du sol et qui a 40 mètres environ de côté, sup- 
porte une tour centrale d’une trentaine de mètres de hauteur, et quatre autres tours plus 
petites. Ces tours sont d’une architecture sévère, très-sobre d’ornements. Le monument 
tout entier porte l'empreinte de la force. Les moulures des terrasses ont plus de relief que 
celles de Bakheng. Peut-être Takeo n’a-t-il pas été entièrement terminé. Le nom de 
cet édifice indique qu'il a dû contenir une de ces fameuses statues du Bouddha en pierre 
précieuse, qui ont donné lieu à tant de légendes en Indo-Chine, et dont nous aurons à 
parler à propos de l’histoire du Cambodge. 

Ta Prohm est une vaste résidence à galeries croisées et à grande enceinte exté- 
rieure. Celle-ci mesure environ 400 mètres dans les deux sens et n’est que très- 
légèrement rectangulaire. A 80 mètres en dedans, est une seconde enceinte, et enfin, à 
une distance un peu moindre, apparait la première galerie du monument, galerie qui, 
comme celle d’Angeor Wat, est formée extérieurement de deux rangées de colonnes et inté- 
rieurement d’un mur plein. Des portes à trois tours paraissent avoir existé sur les quatre 
côtés. Sur les faces nord et sud, huit colonnades transversales, reliées entre elles deux à deux, 
conduisent de cette première galerie à la seconde. La troisième galerie et la tour cen- 
trale sont ruinées. Le monument est tellement dévasté par la main des hommes et du temps, 
qu'une reconstitution exacte demanderait une fort longue étude sur les lieux. Il semble 
d’ailleurs qu’il y ait eu des reconstructions partielles faites à diverses époques. On trouve 
les ruines de petites tours de 8 à 10 mètres de haut, à beaucoup de croisements de colon- 
nades. Mouhot dit qu'au moment de sa visite des lieux, des mandarins s’occupaient de 
faire transporter l’une de ces tours à Bankok. On voit à leur base, dans des niches ogi- 
vales, des sculptures de femmes dont quelques-unes sont fort remarquables. A l’intérieur de 
l'édifice, estune statue qui serait celle du roi Ta Prohm. Elle peut être prise comme spécimen 


1 Voy. Atlas, 1'° partie, planche XXI, le plan et l’élévation de ce monument. 
10 


74 DESCRIPTION DU GROUPE DE RUIN'ES D’ANGCOR. 


du type le plus ordinairement adopté par les Khmers : forte carrure de tête, soureils noirs 
accentués, nez fort. Les cheveux sont noués au sommet de la têle. On peut dire dans une 
certaine limite que ce type joue le rôle de la tête romaine en Occident ; il manque de 
grâce el de finesse, mais il est digne, calme, fort, politique, et on comprend, en l’exami- 
nant, que la race cambodgienne soit arrivée à dominer la moitié de l’Indo-Chine. Le 
long des murs de quelques galeries à colonnes 1l y a un bon motif d'ornementation 
formé par les replis d’un dragon qui surmonte les colonnes dessinées sur le mur; 
l’espace ainsi encadré était sans doute décoré de sculptures; mais il n’y en a pas de traces 
visibles, soit que le travail n'ait pas été terminé, soit que le temps l'ait fait disparaitre. 
On rencontre fréquemment aussi dans l'édifice des Krout tenant des serpents à la main. 

Le fossé qui sépare les deux premières enceintes présente le long du mur extérieur 
et à le toucher une série de petites constructions rectangulaires en briques de 4",50 de long 
sur 2 mètres de large, dont il ÿ aurait à rechereher le but. Y avait-il là comme à Bakheng 
une garde permanente ? 

Ta Prohm est très-vivement attaqué par la végétation, et dans cinquante ans il n’en 
restera pas pierre sur pierre. 

La résidence d’'Ekdey est au sud et à très-peu de distance de Ta Prohm ; pour y arriver, 
on traverse une petite enceinte de pagode. Ce monument est moins grand que le pré- 
cédent, et presque entièrement ruiné. D’après les indigènes, il contiendrait la statue de 
la mère du roi Ta Prohm. 

La forêt qui entoure Angcor Thom empêche de préciser l'emplacement de ces trois 
édifices. Nous supposons que Takeo est à la hauteur de la porte N.-E., et Ta Prohm entre Les 
portes N.-E..et S.-E. La rivière d’Angcor coule entre ces monuments et la ville. On la tra 
versait sur un pont, aujourd’hui en partie détruit, qui semble aboutir vis-à-vis de Takeo. 
Quatorze arches subsistent encore ; peut-être y en avait-il deux ou trois de plus. Le tablier 
avait une balustrade dont on retrouve des fragments et sa largeur dépasse 10 mètres ; les 
piles ont 1°,30 environ ; les arches,— chose singulière — sont un peu moins larges. Le pont 
est en grès, mais construit, comme l’a dit Mouhot, avec des morceaux de rebut, ou avec les 
débris d’autres monuments. Peut-être n'avons-nous là qu'une reconstruction du pont 
par une génération moins habile. Les sables et le bois charriés par la rivière ont en- 
combré les arches, et les eaux se sont portées du côté est, où elles se sont creusé un 
nouveau lit, en rejetant en aval et à droite des monceaux de pierres. 


S 6. — Leley-Preacon-Bucong !. 


Ces trois monuments sont situés dans. le sud-ouest d'Angcor Wat. Leley est un édifice 
à trois terrasses dont les murs de soutènement sont en pierre de Bien-hoa. Chaque terrasse 
forme un gradin de 2 mètres de hauteur ; la seconde terrasse est en retrait de 8 mètres, 


1 Ce sont les monuments que le D' Bastian, dans le travail déjà cité, désigne sous les noms de Lailan, Bakong 
et Phra Incosi ; les transcriptions qu’il donne de tous les noms et de tous les mots cambodgiens se ressentent 
de l'intermédiaire siamois qu'il employait pour les obtenir. J'ai conservé dans tout ce travail l’orthographe 
adoptée pour le cambodgien par les missionnaires et par M. de Lagrée, en modifiant ou en simplifiant les noms 


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LELEY-PREACON-BACONG. 77 
et la troisième en retrait de 3 mètres sur la seconde ; celle-ci mesure environ 90 mètres 
dans le sens est et ouest, 80 dans le sens nord et sud, et supporte quatre tours en briques 
rangées deux par deux; leur porte ouverte fait face à l’est, les trois autres faces sont ornées de 
portes fermées en grès sculpté. Les tours du nord se trouvent sur l'axe est et ouest du mo- 
uument, ce qui fait supposerqu'il y avait autrefois six tours au lieu de quatre. La tour nord- 
est renferme une grosse statue fort laide, à laquelle les habitants viennent faire des 
offrandes. C'est un areak, disent-ils, sorte de démon ou de divinité secondaire. 

Sur les encadrements en grès de chaque porte ouverte, sont des inseriptions, très- 
bien conservées, véritables chefs-d’œuvre d'écriture lapidaire. Les caractères ont 
l4 millimètres de hauteur, et sont creusés très-uniformément. Ce sont les vieux carac- 
tères cambodgiens d’Angeor, mais plus arrondis, plus nets, plus beaux. Ces inscriptions 
commencent à la face de droite qu'elles remplissent, et se continuent à celle de gauche. 
Nous en donnons deux spécimens reproduits photographiquement sur des empreintes 
prises à la mine de plomb; le premier est un peu moins du tiers, le second environ la 
moitié de la grandeur naturelle (Voy. pages 75-79). Ces inscriptions sont lues, mais non 
comprises par les plus savants des prêtres du Cambodge. Les mots employés appartien- 
nent à un langage trop ancien dont on ne retrouve quelques vestiges aujourd’hui que dans 
les recueils de lois antérieurs au seizième sièele. 

Autour du monument, on rencontre de tous côtés des colonnes renversées ou encore 
debout, qui paraissent provenir d’une enceinte à galeries ou de sanctuaires et autres édi- 
fices secondaires aujourd'hui disparus. A la base des tours est un canal en grès pour 
l'écoulement des eaux. C’est le seul exemple d’une disposition de ce genre dans les mo- 
numents khmers que nous connaissons. 

A l'entrée des escaliers est du plateau supérieur est une énorme plaque de grès qui 
porte de chaque côté une inscription presque effacée. C’est la mème inscription répétée en 
caractères différents ; les uns sont semblables à ceux que l’on trouve aux portes du monu- 
ment ; les autres, plus modernes, sont analogues à ceux de Pnom Bachey, dont il sera 
parlé plus loin, 

La tradition locale affirme que e’était du haut de la terrasse supérieure de Leley que 
les rois d’Angcor assistaient aux joutes et aux combats navals qui avaient lieu, pendant la 
saison des pluies, dans la plaine, immergée à cette époque, que domine ce monument. 

Preacon est à une petite lieue de Leley. Après avoir traversé un mur d'enceinte en 
pierre de Bien-hoa, on arrive à trois tours en briques d’une grande beauté. Leur surface 
est recouverte d’une couche de ciment d'environ 3 centimètres d'épaisseur, sur laquelle 
s’étalent des sculptures extrêmement variées dont la conception et le dessin dénotent un 
artadmirable. L'inspiration est la même qu'à Angeor ; mais, soit que de nouveaux progrès 
géographiques dont l'écriture s’éloignait trop de la prononciation réelle ; ainsi j'ai écrit Keo au lieu de Æev, 
Cratieh au lieu de Cracheh ; Pnom au lieu de Phnom, ete. Il faut que le lecteur, en regardant une carte, puisse 
y lire les noms à peu près tels que les prononcent les indigènes, sans être obligé d'apprendre autant d’ortho- 
graphes de convention qu'il y a de pays représentés. Il faut aussi que sa mémoire ne soit pas effrayée par 


l'aspect barbare de certains mots. C’est aux cartographes à faire prévaloir ces dénominations géographiques 
ainsi simplifiées, en réservant les noms vérilables aux linguistes et aux chercheurs d’étymologies. 


78 DESCRIPTION DU GROUPE DE RUINES D’ANGCOR. 


aient été faits, soit que la souplesse de la matière ait donné un champ plus libre aux ar- 
üstes, il y a plus de délicatesse, plus de richesse dans l’ornementation. Il paraît évident 
que ces monuments sont postérieurs à ceux d’Angcor. Ici, plus encore qu'à Angeor Wat, 
on trouve une perfection dans le travail qui indique l’apogée d’un art. L'emploi de 
matériaux plus faciles et la surcharge de l’ornementalion annoncent aussi que la déca- 
dence est proche. 

A Leley et à Preacon, les figures qui ornent les niches des faces des tours sont des 
hommes. A Leley, on croit reconnaitre des statues de rois ou de grands personnages. 
Les indigènes nient cependant que ce soient des rois. 

A Preacon, les figures paraissent moins nobles. Elles ont en main des lances à une 
ou trois pointes. Le dessus des portes, qui sont en grès, comme à Leley, représente tou- 
Jours le dessin habituel du dragon qui se recourbe au milieu de feuillages. Mais iei la 
richesse de ces sculptures dépasse ce que l’on voit ailleurs. Le corps du dragon et le 
feuillage portent des personnages, et les reliefs sont plus variés, plus fortement accusés. 

A l’ouest, en arrière des trois tours principales, sont quatre autres tours en briques, à 
demi ruinées, d'importance beaucoup moindre. En avant, sont trois édicules : celui du 
milieu est en grès; les deux autres sont en pierre de Bien-hoa. La porte est de l’enceinte est 
en grès et ornée latéralement de fenêtres à balustres et de lions. Entre l’édicule et la tour 
du sud est un bœuf en grès. 

Bacong est un monument à cinq élages. La terrasse inférieure a environ 60 metres 
de côté; les autres terrasses forment des gradins, égaux en hauteur et en largeur; elles 
sont en retrait les unes sur les autres de 4 à 5 mètres. Le plateau supérieur n’a plus 
que 18 mètres de l’est à l’ouest, et est élevé d'environ 12 à 13 mètres au-dessus du sol; 
au centre est un grand autel sur lequel autrefois s'élevait sans doute une statue. Aux 
angles de chaque terrasse sont placés des éléphants en grès de grandeur décroissante ; 
ceux du bas avaient 2 mètres de hauteur. La plupart ont disparu. De chaque côté des 
escaliers, construits au milieu de chacune des faces des terrasses, sont des lions dont la taille 
va aussi en diminuant. Les marches des escaliers sont formées d'énormes blocs de grès, 
dont quelques-uns sont rougeâtres. k 

Au pied de la terrasse inférieure s'élèvent huit hautes tours en briques, réparties deux 
sur chaque face. Elles sont presque entièrement ruinées. Sur la face est, deux autres tours 
sont placées en avant des deux premières et, construits symétriquement des deux côtés de ce 
groupe de quatre tours, s'élèvent quatre édicules en briques, ruinés et envahis par la 
végétation. Leurs murs épais sont percés de rangées de trous ronds qui permettaient à 
peine l'entrée de l'air et du jour. Ils avaient sans doute une destination analogue à celle 
des édicules du sanctuaire du mont Crom. 

Bacong est entouré de deux enceintes concentriques de niveau avec les tours ; celles- 
ei se trouvent en contre-haut du sol de la forêt, et l'enceinte extérieure n’est pour ainsi dire 
qu'un mur de soutènement. En dedans de la seconde enceinte et sur la face sud, sont les 
ruines d’une ancienne construction en pierre de Bien-hoa. Il ne s’agit pas ici d’un sanc- 
tuaire ou d’une tour, mais probablement d’un édifice habitable. 


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LELEY-PREACON-BACONG.— MELEA-PREACAN. 81 


Toutes les terres nécessaires au remblai des terrasses ont été prises sur les côtés du 
monument, où se trouvent ainsi creusées de vastes et profondes mares. 

A Leley et à Bacong, les terrasses n’ont point de moulures horizontales comme celles 
des monuments d’Angcor. La faculté d'invention semblait déjà émoussée chez les artistes. 
On avait hâte d'achever les monuments. Les briques employées sont plus belles, plus 
fortes, plus rouges que celles d’Angcor. 

Avant de quilter complétement Angeor, ajoutons que la tradition signale encore l’exis- 
tence : 1° d’une pièce d’eau, plus grande que le Sra Srong dont il va être parlé plus loin, 
et entourée seulement de terres levées ; elle serait située droit au nord de la ville ; 2° d’une 
grande enceinte en terres levées qui aurait entouré tout ce groupe de ruines, et qui, dans 
le sud, passerait aux environs du mont Crom. On retrouverait encore des vestiges de corps 
de garde ayant appartenu à cette enceinte. 


S 7. — Melea-Preacan. 


Il nous reste maintenant à parler des monuments disséminés le long de la route qui 
conduit à l’est chez les tribus Kouys. 

En partant d’Angcor Wat, on rejoint, près du village de Preadac, l’ancienne chaussée 
khmer, qui d’Angcor Thom se dirigeait vers le grand fleuve. Un peu avant de l’atteindre, 
on passe auprès d’une immense pièce d’eau à marches de pierre, nommée par les habi- 
tants Sra Srong. Elle a 600 mètres de l’est à l’ouest, 400 mètres dans l’autre dimension ”; 
les marches sont en pierre de Bien-hoa, à l'exception de la première qui est en grès ainsi 
que le parement supérieur. Sur la face ouest qui regarde la ville d’Angcor, il ya un débar- 
cadère, orné de lions et de dragons de pierre, qui s’avance dans le bassin. Les habitants 
affirment qu'au milieu de ee petit lac, se trouvent enfouis dans la vase les débris d’une 
ancienne construclion. Si l’on admettait une erreur de chiffres dans le texte de la descrip- 
tion chinoise d’Angcor, on pourrait reconnaître dans le Sra Srong, le lac oriental dont elle 
parle : « ce lac est à l’est de la ville à dixli, etil peut avoir cent li de tour ; au milieu est une 
« tour de pierre et un autre édifice de pierre. On voit dans la cour une statue en cuivre 
« de Bouddha couché ; une fontaine dont l’eau ne s’arrête jamais jaillit de son nombril?. » 

En divers points, tout autour de ce bassin, apparaissent des vestiges de constructions 
peu importantes. La terre extraite a été rejetée sur les bords qui sont en amphithéätre. Des 
canaux en pierre traversaient ces terres levées et apportaient les eaux du voisinage. 

La grande chaussée, qui est à peu de distance, n’offre aucune particularité intéressante. 
La lerre en a été prise tout à côté, et il en résulte une longue mare encore parfaitement 
dessinée. Cette chaussée viendrait aboutir à la résidence de Ta Prohm. Un peu plus au 
nord, il y aurait une seconde chaussée parallèle à celle-ci, et dans l’est, une troisième 
qui lui serait perpendiculaire. 


1 Le D' Bastian donne à ce lac des dimensions beaucoup plus considérables (2000 et 4000 pieds). Ce n’est pas 
la seule inexactitude que contienne son trevail, d’ailleurs très-remarquable. La carte des environs d’Angcor 
qui l’accompagne n’est qu’un croquis sans valeur géographique. (J. R. G. S.t. XXXV, p. 75.) 

2? Rémusat. Op. cit., page 44. On sait que la valeur moyenne du li est de 400 mètres environ. 
[É 11 


82 DESCRIPTION DU GROUPE DE RUINES D’ANGCOR. 


A deux kilomètres environ de Preadac, en suivant la route moderne de chars qui conduit 
vers l’est, on rencontre une construction assez singulière que les habitants appellent la 
Cage du Rhinocéros. C'est une fosse rectangulaire de 40 mètres sur 20, parementée en 
pierre. Une sorte de chaussée,p lus basse que les murs de soutènement, la traverse dans sa 
plus petite dimension; elle est coupée au milieu. A l’un des angles de la fosse est un 
escalier qui permet d'y descendre. 

En continuant à suivre la route, on laisse au nord la colline appelée Pnom Boc, on 
traverse le village de Sena Cream, et l’on arrive à l’immense plaine couverte de bay kriem 
pulvérisé qui a été indiquée dans le chapitre précédent comme le lieu d'exploitation de cette 
pierre. Au delà, près du village de Ben, est un sanctuaire ruiné, composé d’une enceinte 
et d’une tour. On y trouve employés toutes sortes de matériaux, bay kriem, grès, briques. 
Sur le sommet le plus voisin de Pnom Coulen, au pied duquel se trouvent les carrières 
de grès dont nous avons déjà parlé, les indigènes disent qu'il y a une statue de Bouddha 
dans le repos, de 9 mètres de longueur, sculptée dans un seul bloe. 

A peu de distance de la montagne, dans le sud-est, et en pleine forêt, s’élève la belle 
résidence de Méléa. Le style, les dimensions, le choix des matériaux, la variété de déco- 
ration de cet édifice ne le cèdent peut-être qu'à Angcor Wat. On est ici sur le territoire 
cambodgien de la province de Compong Soai, dont les limites ont été jusqu'à présent 
très-inexactement indiquées sur les cartes. En avantde Méléa, sur le sentier qui y conduit, 
on rencontre un énorme bloc de pierre auprès duquel est un petit sanctuaire en forme de 
croix, qui autrefois, dit-on, était en grande vénération. On peut voir sur la pierre destraces 
d'encastrement indiquant qu'il y avait là jadis un toit abritant sans doute une statue ou un 
autel. Un peu plus loin est une petite enceinte rectangulaire de 30 à 40 mètres de côté, 
qui renferme un sanctuaire central et un petit édicule. Le sanctuaire est en grès ; l'enceinte 
et l’édicule sont en pierre de Bien-hoa. Cette construction, peu intéressante en elle- 
même, occupait peut-être l'angle de l’une des enceintes extérieures de la résidence 
voisine qu'il nous reste à déerire. 

Méléa *. — C'est un édifice à galeries et le tvpe le plus complet du genre. Il est à désirer 
qu'un plan plus exact, plus détaillé que celui que nous donnons, en soit minutieusement 
établi ; il permetlrait de formuler d’une manière définitive les lois générales de l'archi- 
tecture khmer. 

Comme à Angcor Wat, la partie extérieure de l'édifice se compose d’une galerie 
rectangulaire présentant au dehors une double rangée de colonnes et servant de première 
enceinte au sanctuaire. Elle mesure environ 160 mètres sur 140. Deux autres galeries 
rectangulaires à murs pleins lui sont concentriques. Les parties nord et sud du rectangle 
le plus intérieur se prolongent jusqu’au côté est de la galerie extérieure, et forment les 
deux côtés d’une construction supplémentaire, analogue à celle qui, à Angcor Wat, relie 
le premier étage au second. Cette construction comprend quatre cours intérieures d’une 
grande beauté. Une double colonnäde règne sur leurs quatre faces et repose sur un 


1 Voy. Atlas, 1° partie, planche XIV, le plan de ce monument. 


MEÉLÉA-PREACAN. 83 


soubassement dont la corniche est elle-même supportée par de pelites colonnes rondes. 
Des colonnes semblables soutiennent, à droite et à gauche de la construction, deux ponts 
qui en joignent les côtés extérieurs à deux beaux édicules, situés, comme eeux d’Angcor 
Wat, aux angles du premier rectangle. 

Au centre de tout l'édifice s'élevait un grand sanetuaire, aujourd’hui complétement 
ruiné. Il devait être de très-fortes proportions, à en juger par ses débris, au milieu 
desquels on retrouve des bloes énormes. Ce sanctuaire était-il une tour, comme dans la 
plupart des autres édifices khmers ? L'absence complète de tours dans le reste du monu- 
ment peut en faire douter. À aucune des entrées, à aucun des angles des diverses 
enceintes, on ne retrouve ce genre de construction, et ce fait doit être noté comme assez 
extraordinaire. Deux édicules, faisant face à l’ouest comme les précédents, mais de dimen- 
sions moindres, occupent les angles du rectangle intérieur. 

Du côté sud, dans l’espace compris entre les deux premières enceintes, sont deux 
bâtiments rectangulaires à murs élevés. Le plus grand, celui de l’est, reproduit à peu 
près les dispositions de la construction supplémentaire de la face est ; dans l’autre, la 
colonnade transversale est supprimée, et il n’y a plus que deux cours intérieures au lieu 
de quatre. Toutes ces colonnades sont voütées. Il est probable que ces deux batiments 
servaient à l’habitation des femmes. Ils sont isolés, et l’on n’y voit aucune statue, au- 
cune trace d’une destination religieuse. Le jour ne s’y prend que par les cours, ou par 
de petites fenêtres hors de portée, praliquées dans les murailles extérieures. Des compar- 
ments y semblent ménagés pour la surveillance ; les colonnades se prêtent d’ailleurs 
aisément à toute espèce de division. En certains points, le sol a été relevé au pied des 
murs comme pour l'établissement d’une suite de lits. Enfin le beau choix des pierres 
et leur admirable poli à l’intérieur ne se retrouvent nulle part à un degré égal. 

Sur les faces est, nord et sud, des galeries couvertes mettent en communication le 
rectangle le plus intérieur avec la galerie extérieure ; sur la face ouest, un pont à colonnes 
rondes est jeté entre celle-ei et le second rectangle. Les quatre entrées principales de 
la galerie extérieure sont précédées de belvéders, en forme de croix, supportés par des 
colonnes rondes de 0",90 de hauteur. De ces belvéders partent de belles chaussées en 
pierre avec balustrades; elles conduisent à une enceinte éloignée en terres levées, qui 
paraît avoir eu des murs de soutènement en pierre. Sur l’esplanade dallée qui termime là 
chaque chaussée, sont de nombreux débris que lon peut attribuer à des portes monumen- 
tales ; au delà estun fossé que traversent des ponts massifs à très-petites ouvertures. Leurs 
corniches sont soutenues par de petites colonnes rondes. Quelques-uns de ces ponts sont 
en pierre de Bien-hoa, et leurs arches sont rectangulaires. Tous ont des balustrades en grès. 

En dehors du fossé est une nouvelle enceinte en terres levées. 

Au sud de la chaussée ouest sont les vestiges d’une tour sans importance. 

En avant du belvéder de la face est, des deux côtés de la chaussée, sont des Sra à mar-— 
ches de pierre. Plus en dehors, sont des murs en pierre de Bien-hoa qui semblent déter- 
miner des bassins plus petits. La forêt, très-épaisse en ce point, ne nous à permis qu'une 


étude incomplète des lieux. 


Î DESCRIPTION DU GROUPE DE RUINES D’ANGCOR. 


6, 
= 


Du côté nord, le lit d’un torrent sert de fossé. Le pont est détruit et le courant 
s’est établi au delà. Il y a là les vestiges de deux rangées parallèles de pierres. Il est 
probable que ce sont les restes des murs qu'on avait substitués à l'enceinte en terres 
levées pour laquelle on ne disposait pas, comme sur les autres faces, des déblais du 
fossé. 

Méléa, disent les indigènes, était relié directement à Angcor par une chaussée rectligne 
qui de là se prolongeait jusqu'à Preacan ; cette chaussée était exactement orientée est et 
ouest. La détermination de la position de Pnom Coulen contredit cette dernière assertion : 
Méléa est un peu dans le nord relativement à Angcor Thom. 

Partout dans le voisinage de Méléa, le grès apparait par blocs ou en banes à la surface 
du sol. Le torrent met cette roche à nu sur tout son pareours. On $e rappelle sans doute 
que nous ne sommes ici qu'à peu de distance des carrières. Mais en continuant à s’avancer 
dans l’est, le grès est bientôt remplacé par la pierre de Bien-hoa qui forme de tous côtés 
des couches énormes, de plusieurs lieues d’étendue. 


‘est le petit sanctuaire de Top Chey, qui est en pleine forêt 


Non loin de Méléa 
près d’un /rapeang ou grande mare creusée, qui sert de lieu de halte. L’enceinte de Top 
Chey est en pierre de Bien-hoa, avec portes en grès. Celle de l’est a des proportions monu- 
mentales. Le sanctuaire est vouté; il est en grès ainsi que les deux édicules qui lui font face. 

Au bout de quelques heures de marche, on arrive au Stung Chacreng, rivière impor- 
lante que l’on traverse sur un grand pont de 63 mètres de long et de 12 de large. Son 
aspect général est imposant. Il esl construit en pierres de Bien-hoa de fortes dimensions; 
la plupart ont 1",50 de long, quelques-unes dépassent 2 mètres. Elles sont appareillées 
avec une Judicieuse entente : celles qui forment et recouvrent les voutes sont placées dans 
le sens de la longueur du pont; celles qui supportent le tablier sont dans le sens perpendi- 
culaire aux piles; elles sont alternées. Il y à en tout quatorze arches de 1",80 d’ouver- 
ture; les piles ont 1",60 de large ; la hauteur du tablier au-dessus du pied des piles est de 
8 mètres. La base des piles repose directement sur le grès, qui en cet endroit forme le lit de 
la rivière, et cette base est élargie graduellement de manière à atteindre une dimension de 
30 mètres dans le sens du courant. Les balustrades existent encore : elles sont en grès et 
présentent la forme habituelle de dragon à sept têtes. Sousles têtes, estsculpté en relief un per- 
sonnage aux jambes croisées. A ses extrémités, le pont est défendu de chaque côté par des 
massifs de terre que soutiennent et parementent des marches en pierre. Ces massifs peuvent 
avoir 20 mètres de long et 15 de large, et on y compte une vingtaine de marches. La dernière 
vient aboutir un peu en arrière de la première arche. De l'entrée de l'arche de l’ouest à 
l’arche de l’autre extrémité, 1l y a 45 mètres, alors que la largeur moyenne de la rivière 
n’est que de 30 mètres; nous avons indiqué déjà la raison d’être de cet élargissement. In- 
sensiblement, la rive ouest de la rivière s’ensable ; les eaux se portent du côté opposé et 
l’on peut prédire à ce pont le destin de celui d’Angcor. En présence de ces effets pro- 
duits par la violence et l'irrégularité des courants au moment des pluies, on comprend 


1 Voy. pour le reste de cet ilinéraire, la carte itinéraire n° 3, Atlas, {"° partie, planche VI. 


ot LES : À 


MÉLÉA-PREACAN. DE) 


que les constructeurs khmers aient donné à leurs ponts une solidité qui de prime abord 
parait exagérée. Le bruit que fait la rivière à cette époque de l'année en s’engouftrant 
sous les arches est tel que les éléphants refusent de passer. Ce pont est appelé par les 
indigènes Spean Tahon. 

Sur cette mème rivière et à une assez grande distance en aval, est, selon les indigènes, 
un autre pont semblable à celui-ci, mais peut-être moindre, que l'on appelle Spean Preapit. 

Après avoir traversé le Stung Chacreng, on arrive au village de Kouao, qui est auprèsd'une 
mare artificielle. Elle borde l’ancienne chaussée, qui, depuis Top Chey, ne s’écarte pas sen 
siblement de la route moderne. A l'ouest de la mare, est un petit sanctuaire. Au sud, dans 
la forêt, il y en a un autre plus considérable appelé Preasat Pram, « les cinq tours». Son en 
ceinte est en pierre de Bien-hoa ; seuls, les dessus des portes sont en grès sculpté. Comme 
toujours, la porte de l'est est la plus importante: elle se reliait au sanctuaire, qui était en 
grès et avait des dimensions considérables, mais dont la partie centrale est écroulée. Les 
deux édicules qui l'accompagnent ont leurs soubassements et leurs voutes en grès: le reste 
de la construction est en pierre de Bien-hoa. Toutes les pierres de celte dernière espèce 
sont d'un très-beau choix et leur union au grès produit un très-bon effet au point de vue 
de la couleur. En dehors de l'enceinte, on apercoit les restes d’un soubassement à angles en 

ès. Le nom de ces ruines indique en effet qu'il devait y avoir d’autres édifices en ce lieu. 

D. . — Cette résidence est à une grande journée de marche, à l'est de Kouao. 
Avant d'y arriver. on croise l'ancienne chaussée en un point où se trouve un de ces 
petits ponts, destinés à laciliter la cireulation des eaux et à donner issue aux courants acei- 
dentels qui se forment dans la saison des pluies: ce pont est établi et orné comme 
ceux des fossés; les ouvertures en sont rectangulaires. Un peu plus loin, sur les 
bords de la route, est une tour ruinée, précédée à l’est de quelques vestiges de 
construction. On pénètre dans Preacan par l'entrée est. On traverse le grand fossé qui en 
défend les abords, sur un pont monumental dont les faces latérales sont ornées de seulp- 
tures colossales représentant des oiseaux Krout. La balustrade en est supportée de distance 
en distance par des groupes de quatre personnages grimacants. La porte présente trois ou- 
vertures,couronnées chacune par une tour et précédées de péristvles à colonnes. Après l'avoir 
franchie, on suit une route pavée qui laisse, à droite, un édicule important, à gauche, la pe- 
tite enceinte d’une pagode, et un peu plus loin de chaque côté, un Sra à marches de pierre. 
Un escalier conduit à une chaussée plus large qui présente de face deux grands lions de 
pierre, debout et en mouvement, les paites en avant. Ce sont les meilleures sculptures de ce 
genre que contiennent toutes les ruines que nous avons visitées. 

L'édifice est maintenant devant nous : il est à galeries. mais incomplet. L première 
enceinte est une galerie basse : aux angles, et des deux côtés de l'entrée, elle supporte des 
tourelles rondes; la porte elle-même n’a pas de tour, mais seulement des voütes. La 
construction supplémentaire, que l'on trouve ordinairement sur la face est, n’est pas iei net- 
tement déterminée : on trouve d'abord quatre édieules rangés sur la mème ligne, puis 


! Voy. Atlas, 1 partie, planche XIV, le plan de ce monument. 


86 DESCRIPTION DU GROUPE DE RUINES D’'ANGCOR. 


quatre bassins symétriquement placés par rapport à l’axe du monument; les deux derniers 
ont au centre deux gros piliers carrés ; 1ls étaient peut-être couverts. Dans l'angle nord-est 
de cette première enceinte, sont quatre pyramides en pierre de Bien-hoa. 

En arrière des Sra, est une grande porte monumentale isolée. Elle appartenait peut- 
ètre à une seconde enceinte aujourd’hui disparue. On retrouve en effet, vis-à-vis des portes 
nord et sud de la troisième enceinte, deux constructions qui n’ont aucun but possible 
si on ne les rattache à une enceinte intermédiaire. Celle-ci n'était formée peut-être que 
d’une simple muraille dont les traces semblent visibles. En dehors de cette porte monu- 
mentale et en avant de la face est de la galerie intérieure, sont deux nouveaux édicules fai- 
sant face à l’est. 

La galerie intérieure ou troisième enceinte a quatre portes sommées de tours. Au centre 
est une tour plus grande et deux édicules qui communiquent avec la face est de la galerie. 

Toutes ces tours sont semblables à celles d’Angeor Wat. 

Le monument est en assez mauvais état, etl’on ne marche que sur des décombres. 
C'était une résidence d’une importance moindre que Méléa et fort inférieure au point de 
vue architectural. Les représentations sacrées y sont en grand nombre, tandis que nous ne 
nous souvenons pas d'en avoir rencontré une seule à Méléa. Elles ont été rassemblées dans 
les édieules, et il y a parmi ces débris des morceaux d’une réelle valeur. On peut citer 
entre autres une statue colossale, dont la tête, parfaitement intacte, est d’une belle ex- 
pression. Cà et là sont des pierres sculptées en forme de bornes dont la base est carrée, et 
dont la partie supérieure est à pans coupés. Leur destination était peut-être la même que 
celle des bornes du même genre, en pierre ou en bois, qui sont placées aujourd'hui aux 
quatre angles des pagodes cambodgiennes pour délimiter le terrain sacré. 

Nous ignorons de quelles carrières provient le grès employé à Preacan. Quant à la 
pierre de Bien-hoa, le sol trahit partout sa présence dans le voisinage. 

En dehors de Preacan, à l’est, était creusé un grand bassin qui en occupait toute la 
façade, c’est-à-dire qui avait environ 400 mètres de large, et qui se prolongeait en longueur 
pendant un kilomètre au moins. A l’angle sud-est de ce bassin, on voit, à l’intérieur d’une 
petite enceinte, un monument d’une forme particulière ; c’est une pyramide tronquée qua= 
drangulaire, revêtue extérieurement par des assises de pierre de Bien-hoa en retrait les 
unes sur les autres. Des escaliers sont pratiqués sur les milieux de chaque face. En haut 
de ces escaliers, de chaque eôté de l’avant-dernière marche, sont des lions, et, tout à 
fait au sommet, sur le plateau supérieur, sont deux statues de personnages petits et trapus, 
qui s'appuient sur un bäton et quireprésentent peut-être des Neac Ta. A chacun des angles 
du plateau supérieur sont des éléphants en grès d’un mètre de haut, d’une bonne facture. 
Au centre est un trou carré de 1",50 environ, parementé en grès. La base de cette pyra- 
mide à environ 20 mètres de côté, le plateau supérieur a moins de 10 mètres. 

Il y à quelques autres ruines peu importantes dans le voisinage de Preacan ; mais on 
peut considérer cette résidence comme la limite des vestiges khmers que l’on peut espérer 
retrouver dans la direction de l’est. Au delà on arrive dans le pays des Kouys, dont le 
premier village est à cinq lieues. 


ANGCOR WAT : TOUR D'ANGLE DU SECOND ÉTAGE. 


PNOM BACHEY. 


PLAN DE LA PAGODE DE PNOM BACHEY. 


(Échelle de 0m,001 par mètre.) 


A. Sanctuaire. D. Édicules. 


B. Portes de la galerie intérieure «aaa. E. Pagodes; p, piédestaux des statues. 
bbbb Galerie extérieure. , F. Bassins. 


C. Portes E. et O. de la 2e enceinte ccecc. 


89 


90 DESCRIPTION DU GROUPE DE RUINES D’ANGCOR. 


Dans le nord et à deux journées de marche de Preacan, toujours sur le territoire cam- 
bodgien, sont les ruines d’une autre résidence appelée Caker; les indigènes affirment qu’elle 
est entièrement détruite et qu'elle n'offre aucun intérêt après celles qui précèdent. Com- 
pong Thom, chef-lieu de la grande province de Compong Soai, est à trois journées de 
marche dans le Sud. 

Nous allons compléter cette énumération des monuments khmers que nous connais 
sons par la description de l'important groupe de ruines de Pnom Bachey. En y joignant 
les ruines de Banon, Wat Ek et Baset, situées dans la province de Battambang et qui, 
ont élé déjà décrites par Mouhot et par le D’ Bastian, et quelques autres monuments dissé— 
minés dans l’intérieur du Laos, dont il sera parlé plus tard dans le cours de cet ouvrage, 
le lecteur aura la liste des principales constructions qui témoignent encore aujourd’hui 
des splendeurs de cette civilisation détruite. 


$ 8. — Pnom Bachey. 


Pnom Bachey est une ondulation de terrain, située sur la rive droite du grand fleuve à 
quarante-cinq milles en amont de Pnom Penh; elle aboutit à la pointe de Compong Thma 
« rivage des pierres, » non loin du groupe d’iles que commande Co Sutin'. Les ruines que 
nous allons décrire sont à 4 ou 5 kilomètres du fleuve. Elles appartiennent à un monu— 
ment à galeries, inférieur comme matériaux et comme style aux précédents, mais de 
dimensions encore imposantes. A l'exception du sanctuaire et de la porte monumentale qui 
sont en grès, il est entièrement construit en pierre de Bien-hoa. Les règles que comporte 
ce genre d’édifice ne sont plus observées. Les galeries à colonnes disparaissent et sont 
remplacées par d’étroits couloirs : au lieu de trois galeries concentriques, il n’y en a plus 
que deux, tellement rapprochées qu’elles semblent n’en former qu’une seule. 

Une enceinte extérieure, qui a 400 mètres de l’est à l’ouest et 200 mètres du nord au 
sud, enveloppe tout l'édifice ; elle se compose d'un simple mur de trois mètres de hauteur 
sur 0",60 d'épaisseur qui repose sur deux forts soubassements; un cordon dentelé lui 
sert de chaperon. En avant de chacune des portes de cette enceinte étaient deux tours 
carrées. Si l’on suit l’étroite chaussée qui de la porte est se dirige vers le sanctuaire, on 
laisse à droite et à gauche des vestiges de constructions peu importantes, et l’on arrive à 
une porte en grès, à ouverture unique, qui s'ouvre au milieu d’une seconde enceinte. 
(Voy. le plan ci-contre, p. 89. La première enceinte n°y figure pas.) Une petite colonnade 
et un péristyle en décorent la façade et elle est précédée d’une terrasse ornée de lions 
accroupis, à longue crinière. Sur la chaussée même, sont deux statues de loiseau Krout. 
Une porte semblable existe sur la face opposée; les faces nord et sud n’ont que des po= 
ternes. L’enceinte elle-même est formée par un simple mur un peu plus élevé que le 
précédent. L'espace qui sépare cette seconde enceinte de la galerie extérieure du monu= 
ment comprend, sur le côté est, deux bassins à revêtement de pierre, qui aujourd'hui encore 
alimentent d’eau les populations voisines pendant la saison sèche; sur chacun des côtés 


1 Voy. la carte générale de l’Indo-Chine, Atlas, {°° partie, planche II. 


PNOM BACHEY. 91 


nord et sud, sont deux petites pagodes renfermant des statues de Bouddha dans diverses 
positions. La galerie extérieure était un couloir voûté à fenêtres et à compartiments. Elle est 
presque entièrement détruite sur les faces ouest, nord et sud, et les pierres en ont été en- 
levées pour d’autres constructions. À une distance de 7 mètres à peine, s'élève la galerie 


PNOM BACHEY : UNE DES FACGES DU SANCTUAIRE. 


intérieure : elle prend jour par des fenêtres intérieures peu élevées au-dessus du sol; sur 
ses quatre faces s'ouvrent des portes en grès, surmontées de tours. Les tours ont quatre 
étages, les trois premiers sont à quatre faces, le quatrième est arrondi et se termine en 
forme de corbeille ou de fleur qui s’épanouit. Au centre de ce dernier rectangle, 
s'élève le sanctuaire. haute tour à base carrée, dont chaque face est précédée d’un 
avant-corps, orné extérieurement de deux colonnettes octogones à moulures et à pilas- 


92 DESCRIPTION DU GROUPE DE RUINES D’ANGCOR. 


tres sculptés, et surmonté d’un tympan qui en masque la voûte. Sur chaque tympan est 
sculptée une scène de la vie de Bouddha : à l’ouest, on a représenté la cour du roi son 
père ; au sud, il se décide à embrasser la vie monastique et se coupe les cheveux avec 
son glaive ; son serviteur prépare son cheval pour la fuite; au nord, on le voit s'éloignant 


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PNOM BACHEY : DÉTAIL D'UNE PORTE DU SANGTUAIRE- 


de la ville royale, que les Cambodgiens appellent Cobellephos (Kapilavastou). Enfin sur 
la face est, est son apothéose. Les mauvais génies sont vaincus et les flèches qu'ils 
lancent contre lui se transforment en oiseaux. 

L'architecture de la tour centrale diffère tellement de celle des autres tours, la cou- 
leur des pierres en est si différente, son état de conservation est si grand qu'il semble 
qu’elle ne soit qu'une reconstruction relativement récente de la tour primitive; on ne voit 
aucune sculpture à la surface alors que tout le reste du monument en est cou- 


PNOM BACHEY. 93 


vert’. L'intime analogie de forme et de structure que présente cette lour avec les pyra- 
mides modernes du Cambodge, notamment avec celle de Pnom Penh fournit un argu- 
ment de plus en faveur de cette hypothèse. 

Les murs du sanctuaire sont ornés de fausses fenêtres différentes de celles que nous 
avons rencontrées jusqu à présent; elles n’ont que trois barreaux sculptés qui s'arrêtent à 
un petit appui tracé à la partie inférieure. Entre deux fausses fenêtres consécutives, sont 
des niches terminées par un are ogival à trois lobes ; elles renferment des statues de 
femmes en-demi relief, nues Jusqu'à la ceinture, la tête chargée d’une riche coiffure et 
tenant à la main une fleur de nénuphar. Tout le reste du mur est couvert d’arabes- 
ques et de rosaces, sculptées à une très-faible profondeur. 

Au sud du sanctuaire est une pierre qui porte une inscription. Le chef des bonzes du 
Cambodge, à qui elle a été présentée, a déclaré qu'elle est en partie écrite en vieux earac- 
ières cambodgiens, etil en à pu comprendre le sens général qui est à peu près le suivant. 

Sur le petit côté de la pierre, on lit d’abord : « L'an de l’ère sacrée 1488, année 
« Khal?, le soir du jeudi 14 du mois Asat*, l'Oknha * Jos Srey Soconbat à enterré ces 
« reliques sacrées au milieu du sanctuaire élevé qui est dans la forêt de Pnom Bachev. 
« Mon nom est Waha Neac-Casen Bapit *. » 


! Des moulages en soufre, représentant quelques-unes de ces sculptures, sont à l'exposition permanente des 
colonies. 

? Les Cambodgiens, comme tous les peuples qui ont puisé en Chine les éléments de leur calendrier, se 
servent pour supputer le temps d’un cycle duodénaire dont chaque année porte le nom d’un animal. Voici 
ces noms dans l’ordre où ils se succèdent : chhlou, bœuf; khul, tigre; éhds, lièvre; rong, dragon ; mosanh, ser- 
pent; #0onu, cheval; mome, chèvre; voc, singe ; roca, coq; cha, chien; cor, porc; chut, rat. Ces mots ne sont 
point les termes employés dans le langage usuel pour désigner ces animaux. L’ère de Bouddha, qui est em- 
ployée ici, ferait remonter à 945 À. p. la construction de Pnom Bachey. Quoique le mode d’intercalation 
employé aujourd’hui par les Cambodgiens ne soit pas le même que celui des Chinois, les relations inces- 
santes des deux pays ont toujours fait régler à des intervalles très-courts le calendrier de l’un sur celui de 
l’autre. Dans les chroniques cambodeïennes, le même nom d’animal revient très-régulièrement à chaque pé- 
riode de douze années solaires, et l’on en peut conclure qu’au moins depuis 1346 À. »., date à laquelle com- 
mencent ces chroniques, l’année solaire est l'unité de temps cambodgienne. Dans cette hypothèse, l’année 
1866 gyant été une année khal, le nom de l’année 945 aurait dû être mosank, ou au plus rong. Il faut donc 
conclure de ce défaut de coïncidence, ou que l’année solaire n’a pas été employée d’une façon continue par 
les Cambodgiens de 945 à 1346, ou qu'il y a erreur dans l'indication de l'ère employée. L'année 1566, qui 
correspond à 1488 de l'ère de Salivahana, seule usitée dans les chroniques cambodgiennes, a porté le nom 
de khal. À cette époque le Cambodge jouissait d’une prospérité et d’une tranquillité momentanées qui ont pu 
permettre, non l'édification de Pnom Bachey dont l’origine est certainement plus ancienne, mais une res- 
tauration de ce monument. La facilité avec laquelle l'inscription rapportée ci-dessus est lue aujourd'hui 
par les prêtres cambodgiens prouve qu’elle est écrite dans un langage moins ancien que celui des vieilles 
inscriptions d'Angcor et de Leley. J’ai demandé à M. Janneau, inspecteur des affaires indigènes en Cochin- 
chine, qui s’occupe en ce moment sur les lieux mêmes de recherches épigraphiques, de m'envoyer une 
empreinte de cette inscription ; l'étude des caractères qui la composent pourrait amener à fixer sûrement 
son âge, et aider à déchiffrer les inscriptions plus anciennes. Je ne sais si cette empreinte m’arrivera à temps 
pour que je puisse la donner dans le présent ouvrage. 

3 Le quatrième mois de l’année cambodgienne : il répond environ à mai-juin. 

4 Mitre commun à la grande majorité des fonctionnaires cambodgiens. 

5 Ces mots sont irès-probablement le titre de l’abbé de Pnom Bachey, et si leur transcription en caractères 
latins est exacte, on peut y retrouver le nom de Nagasena, qui se rencontre très-souvent avec celui de Bud- 
dhaghosa, dans les titres pris en Indo-Chine par les chefs des principaux couvents. 


94 DESCRIPTION DU GROUPE DE RUINES D’ANGCOR. 


Le reste de l'inscription est une invocation dont vo'ei le résumé : «Moi Srey Soconbat 
« et ma femme, nous avons le cœur religieux, et tant que nous devrons rester en ce monde 
« pour l'achèvement de nos fautes, nous demandons que notre affection dure toujours, 
« que nos richesses soient bien employées, que nous suivions les préceptes de la loi, que 
« nous songions foujours au beau royaume du repos. Et lorsque Prea Seyor arrivera et 
« avec lui le feu général et la fin du monde, nous demandons à quitter tous deux cette 
« terre pour le ciel, et à voir notre nom toujours glorifié. » 

D'après les usages cambodgiens, cette pierre est commémorative de la consécration de 
la pagode. C’est lOknha Jos qui l'a fait élever, et le prêtre Maha Neac-Casen Bapit qui a 
rédigé l’'inseription. ; 

Ce monument élait-il isolé? Les habitants qui l’appellent Prea-chey Prea-a ne signa- 
lent aucun vestige d'habitations anciennes ou d’édifices dans le voisinage. Ils se servent 
cependant quelquefois du mot Angcor pour désigner ce lieu. Cette dernière appellation 
semble indiquer qu'il y avait à une résidence royale. Angcor n’est point un nom propre 
de ville. Ce mot est identique à Nocor (Nagara), qui signifie en cambodgien « pays 
de roi, ville royale ». Un grand nombre de lieux ont conservé cette désignation : 
Angcor Thom, Angcor Borey, Angcor Reach (Korat). Le véritable nom propre d’Angcor 
la Grande est Enthapat. Il y a à 25 milles au-dessus de Chaudoc un Angecor qui 
a élé résidence royale. Pnom Bachey a donc pu être une résidence de ce genre, et 
quelques mandarins instruits affirment en effet qu'il existe une tradition d’après laquelle 
il y aurait eu là jadis la demeure d’un prince rebelle, séparé de sa famille qui domi- 


nait à Angcor la Grande t. 


Après avoir parcouru cetle longue série de ruines, on reste frappé de n’avoir constaté 
nulle part dans ce pays où la civilisation s’était élevée si haut, et où devaient se grouper des 
populations nombreuses, des traces un peu importantes de l’habitation des hommes. 
On ne trouve pas un pan de mur, pas un morceau de brique qui ne semble se 
rattacher à quelque grand édifice religieux ou royal. I faut donc admettre que, comme 
de nos jours, les maisons du peuple étaient construites en bois ou en bambou et recou- 
vertes en paille. 

Les rois eux-mêmes n’avaient-ils point des demeures semblables ? Quelle était la 
destination réelle des grandes constructions comme Ta Prohm ou Preacan ? Il nous paraît 
qu’elle était avant tout religieuse ?. Ces monuments portent l'empreinte d’une époque de foi 
ardente; ils en sont les produits vivaces et spontanés. Toujours, au centre ou au sommet de 


! Sans remonter aussi haut, on verra dans le chapitre suivant qu’au commencement du dix-septième, 
siècle il y avait à Pnom Bachey une résidence royale. Consultez la traduction annotée que j'ai donnée du 
récit du voyage de Wusthof au Laos, dans le Bulletin de la Société de géographie, oct. 1871, p. 259, texte et 
note 5. 

2 Je conserve ici l'appréciation du commandant de Lagrée ; mais il semble résulter des traditions et de 
quelques témoignages écrits des Cambodgiens eux-mêmes, que la plupart des grands monuments qui vien- 
nent d'être décrits ont dû être à l’origine des résidences royales, et que leur consécration au culte boud- 
dique n’a eu lieu que plus tard. (Voy. ci-après, p. 120.) 


PNOM BACHEY 95 


chacun d’eux, est un sanctuaire, cœur et tête de l'édifice vers lequel tout converge ou tout 
monte. Partout des statues en pierre ou en métal représentant de mystiques personnages. 
Nulle part, l'architecture ne se plie dans son exigeante symétrie aux convenances d'habitants 
quels qu'ils soient, rois ou moines : pas de salles vastes, pas de larges colonnades pour les as- 
semblées ; quelquefois même les tours et les galeries ne reçoivent aucun jour. A l'absence de 
salle, on ne saurait objecter l'ignorance de l’art des votes : même avec le procédé de l’en- 
corbellement, les Khmers auraient pu obtenir des ouvertures plus grandes et ils ne pou- 
vaient ignorer la construction d’un plafond de pierre soutenu par des colonnes. D'ailleurs, 
quand des constructeurs, des artistes d’un génie aussi élevé, approvisionnés de magnifiques 
malériaux, disposant de nombreux ouvriers, agissent comme ceux dont nous venons de 
faire connaitre les œuvres, on ne doit point, croyons-nous, supposer l'impuissance : ils 
obéissaient sans doute à des lois plus fortes que celles de leur art, aux rites de leur pays, 
aux canons hiératiques de leur religion. 

Mais le but principal atteint, on a pu affecter secondairement les édifices aux usages des 
prêtres ou desrois. Leur autorité et leur prestige ne pouvaient qu’en être rehaussés, et leur 
présence, loin de nuire à la sainteté du lieu, ne faisait que la consacrer plus entière, 
comme un éclatant témoignage de vénération. Le monument se complétait alors sans 
doute par des constructions aecessoires en bois, aujourd’hui disparues. Les larges cours 
comprises entre les diverses enceintes fournissaient toute la place nécessaire, et les colon- 
nades, les galeries pouvaient elles-mêmes se transformer facilement, à l’aide de nattes ou 
de tentes, en abris pour les pèlerins, les gens de service ou les hommes de garde. 

On ne nous taxera pas sans doute de témérité, si nous affirmons, à la fin de cette 
étude, que l'architecture khmer est une des plus originales et des plus puissantes qui 
existent. 

L'harmonie de l’ensemble, l'élégance de l’ornementation, la distribution si elaire des 
parties fait involontairement songer à la classique architecture grecque. Il n°y à qu’un seul 
ordre, il est vrai; les’ colonnes sont remplacées presque partout par des piliers; mais 
les proportions des entre-colonnements, la décoration pure et riche des chapiteaux et des 
bases, la délicatesse de certaines arabesques qui couvrent les pilastres et les murs sont 
inspirées par le gout le plus parfait. Les monuments sont immenses, mais l’on n’y sent pas 
l'effort. Point de ces énormes entassements de l'architecture égyptienne, de ces monolithes 
gigantesques qui ne produisent que l’étonnement, et qui n’ont demandé que des bras. La 
force ici se dissimule sous la grâce et, malgré les dimensions des édifices, l’idée de grandeur 
n’éveille plus celle de lassitude. On ne trouve même pas ces accouplements de pierres, 
cette solidité exagérée qui caractérisent l'architecture romaine. 

Si, de ces péristyles grands et nobles, de ces galeries simples et imposantes qui cir- 
culent autour des monuments, on élève les yeux vers les voùtes ogivales qui les recouvrent, 
vers ces immenses tours étagées qui surmontent les portes et les sanctuaires ; si, après 
avoir admiré les rosaces, les oves, les entrelacements réguliers de tiges, de feuilles et de 
fleurs, on porte les regards sur la foule grimaçante des monstres de la mythologie hindoue, 
sur ces nombreuses représentations d’anges et de saints en prières, sur ces interminables 


96 DESCRIPTIONS DU GROUPE DE RUINES D’ANGCOR. 


corniches ou découpures des parties hautes, fouillées partout en haut relief, on se sent 
transporté aussitôt dans notre moyen âge occidental. On en reconnait les dragons à la 
gueule béante, aux griffes longues et pointues, aux contours diaboliques, et la candeur 
des figures pieusement agenouillées dans nos vieilles cathédrales retrouve dans les œuvres 
khmers la même expression naïve. Cette double inspiration qui rattache l’art cambodgien 
à l'architecture grecque et à l'architecture gothique, quoique impuissante à lui faire 
égaler l’une ou l’autre, doit peut-être faire ranger ses productions immédiatement après 


les plus grandes œuvres de l'Occident. 


RREBRT 


WAT PHOU : ENTABLEMENT SCULPTE. 


V 


ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE. 


Si, au point de vue géographique, l’Indo-Chine a été l'une des régions les plus tardive- 
ment connues de lAsie, si la première carte qui donne une représentation à peu près 
exacte de sa configuration intérieure est celle qui parait avec le présent ouvrage, au point 
de vue historique, il n’existe encore nulle part un ensemble de données concordantes et 
complètes qui permettent de reconstituer son passé. Ce passé est-il donc dénué de tout 
intérêt et faut-il admettre sans restriction le jugement qu’en portait, il y a dix ans, 
M. Barthélemy Saint-Hilaire, qui affirmait « qu’à l’exception peut-être du Birman, 
les autres pays de l’Inde transgangétique, Tonquin, Cochinchine, Cambodge, Laos, Pegu, 
Arakan, méritent à peine les regards de l’histoire : ? » Assurément non. 

Les deux premières civilisations du monde, dans l’ordre chronologique, la civilisation 
chinoise et la civilisation hindoue, se sont rencontrées de bonne heure dans la péninsule 
qui a retenu leurs noms. Jadis au Cambodge florissait un empire dont la puissance s’af- 
firme encore de nos jours par d’admirables vestiges. Le Tong-king a formé un royaume 
dont les annales chinoises mentionnent l'existence dès le vingt-troisième siècle avant 
notre ère, dont la littérature nationale contient les données historiques sérieuses que l’on 
essaierait en vain de trouver dans les volumineux poëmes de l'Inde. Mieux qu’en aucun 
autre point du globe, le philosophe peut étudier sur tout ce vaste territoire le problème si 


1 Journal des Savants, août 1861, p. 458. - 
I. 143 


98 ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE. 


souvent agité de l’origine des races humaines et de leurs traditions diverses ou com-— 
munes, les résultats complexes de leurs alliances et de leurs luttes. J’espère donc que 
les quelques faits et les quelques documents nouveaux que j'ai réunis sur le royaume de 
Khmer pourront offrir quelque intérêt. Ce sont les matériaux d’une histoire, ce n’est 
pas cette histoire elle-même que j'ai essayé de donner 1e. Il ne sera possible de l'écrire 
que lorsqu'on aura traduit un plus grand nombre de documents indigènes, non-seule- 
ment au Cambodge, mais encore au Laos et au Tong-king, et surtout quand l’épigra- 
phie des monuments khmers aura livré tous ses secrets. 


S 1. — Traditions indigènes. 

Si les traditions, la langue, l'écriture des Cambodgiens actuels révèlent entre eux et 
les constructeurs d’Angcor les plus étroites affinités, d’autres indices semblent prouver 
qu'ils diffèrent profondément de ceux dont ils sont les descendants historiques, soit qu'il 
y ait eu relour à une race primitive, momentanément modifiée par des infusions de sang 
étranger, soit qu’un élément conquérant ait disparu, après avoir apporté aux indigènes une 
civilisation qui à péri entre leurs mains, soit enfin que de nombreuses et successives 
alliances aient fait dégénérer, intellectuellement au moins, la race puissante des Khmers. 

Les premières mentions que l’on trouve du Cambodge dans les historiens européens 
semblent y distinguer deux races principales; Barros, le plus ancien et le plus cons- 
ciencieux des éerivains portugais, distingue les Khomen des Cambodgiens et, en énumé- 
rant les royaumes à l’est de Siam, cite ceux de Camboja et de Como. Kaomen et Khom sont 
les noms sous lesquels les Annamites et les Siamois désignent les Cambodgiens et qui est 
évidemment dérivé de Khmer, nom que ceux-e1 se donnent à eux-mêmes. Quelques 
auteurs ont assimilé les Khomen aux sauvages Gueos dont parle l’historien portugais. 
Un demi-sièele après lui, Christoval de Jaque déerit les Cambodgiens comme un peuple 
de couleur foncée, mais les femmes nobles sont blanches et belles !. Aujourd’hui encore il 
existe, en outre des Cambodgiens proprement dits, un grand nombre de tribus sau- 
vages habitant le territoire de l’ancien empire khmer el qui ont joué certainement un 
rôle important dans son histoire. Parmi ces tribus, il en est une, celle des Kouys, que 
les Cambodgiens appellent les Xhmer dom, c’est-à-dire les anciens Khmers ?. 

On connait la tradition rapportée pour la première fois par Diogo de Couto, et d'a 
près laquelle tout le Sud de la péninsule indo-chinoise, Pegou, Tenasserim, Cam- 


1 Gette indication d'individus de race blanche égarés au milieu des populations du Sud de l’Indo-Chine, 
est répétée dans un grand nombre de récits. La plus curieuse et la plus ancienne, qui est, je crois, inédite, 
est celle que l’on trouve dans les historiens des Thang; ils mentionnent l'envoi à l’empereur Tai-thsoung 
par le roi du Fou-nan, de deux hommes blancs qui avaient été pris dans J'’ouest du royaume au milieu 
de montagnes élevées (Pien y tien, k. 97, [°° 47-18). 

? Les Siamois, à qui sont soumis aujourd'hui une partie des Kouys du Cambodge, ne les considèrent pas: 
non plus comme des sauvages, et j'ai trouvé un Kouy installé comme gouverneur à Sankea, chef-lieu de 
l’une des provinces cambodgiennes passées aujourd'hui sous la domination de Siam. 


TRADITIONS INDIGÈNES. 99 


bodge, Siam, n'aurait été habité à l’origine que par des sauvages sans religion, sans 
lois et sans agriculture. Ces peuples ignorants et vivant comme les bêtes des forèis 
virent un jour sortir des rayons du soleil levant un homme admirablement beau et dont 
l'aspect commandait le respect et l’obéissance. Ils lui demandèrent humblement ce qu'il 
voulait. Il répondit en langue tenasserim qu'il était fils du soleil et de la terre et qu'il 
venait pour régner au milieu d'eux. On se prosterna devant lui; 1l polica ses nouveaux 
sujets et leur apprit à construire des villes. Ce roi régna longtemps et à sa mort divisa son 
empire entre ses nombreux enfants. Ceux-e1 portèrent tous le nom de Suriavas ou « des- 
cendants du soleil», et l’un d’eux aurait régné à Ceylan. Telle est sans doute la consé- 
cration légendaire de l'invasion hindoue qui apporta aux populations de l’Indo-Chine le 
culte et la civilisation de l'Inde. 

La tradition locale a conservé au Cambodge le souvenir d’une émigration indienne : 
à ce moment, le pays s'appelait Couc Thloc, quelques-uns ajoutent que ce nom désignait 
plus spécialement Pnom Penh et que la mer venait alors jusqu’à ce dernier point. Les 
émigrants s’appelaient Chhvea pream ; 11s étaient noirs, portaient les cheveux longs et ve- 
naient de Purean nosey (Banarasi ou Bénarès), pays voisin de Cobel lephos où naquit 
Sammonocodom. Ce fait aurait eu lieu 289 ans après la mort de ce saint, c’est-à-dire 
en 254 avant notre ère, si l’on adopte avec les Singalais 543 pour l’origine de l'ère 
bouddhique, ou en 188, si l’on prend, avee le savant professeur Muller, 477 pour date 
probable de la mort de Cakya Mouni. 

Tous les récits indigènes sont loin d’être aussi simples que celui-ci et de s’accorder 
sur la nature, les circonstances et la date de la fondation du royaume cambodgien. Il est 
utile de les résumer ici pour y retrouver quelques notions sur les premiers habitants 
du sol et sur les différentes phases religieuses qu'a traversées cette civilisation singu- 
lière. 

A l’origine, les eaux couvraient entièrement la terre du Cambodge, à l'exception d’une 
seule ile appelée Couc Thloc, qui s'était élevée graduellement au-dessus des eaux. Le roi 
des serpents, Phnhéa Nakh, venait quelquefois s’y étendre au soleil; sa fille Nang Nakh 
aimait aussi à s’y promener dans la solitude. Prea En (Iudra) la vit, fut séduit par sa beauté, 
et le fruit de leurs communs amours fut un bel enfant nommé Prea Ket Melea. Indra 
voulut l'emmener avec lui dans sa céleste demeure, mais les autres dieux s’y opposèrent. 
Indra renvoya son fils au Cambodge en lui adjoignant 7 prêtres, 7 nobles et 7 brahmanes, 
et Prea Pus Nuca (Visvacarma) bâtit pour lui la eité d'Enthapatabouri *. Le roi Pathum- 
masurivong ou Prea Thomea Sorivong, petit-fils d’Indra et de Nang Nakh (Padma Sourya 
Vausi, « né du lotus et du soleil») monta sur le trône vers l’an 1000 de l’ère de Bouddha : 


1 Indraprastha « plaine d’Indra », nom de Delhy, qui a été, comme beaucoup d’autres, transporté de bonne 
heure à l’est du Gange. Ptolémée (liv. VII, chap. x), place entre les monts Bepyrrhus et Dabussæ, une peu- 
plade qu’il nomme Indaprathæ. M. Vivien de Saint-Martin (Étude sur la géographie grecque et latine de l'Inde, 
p. 345), estime que ce nom désigne un établissement brahmanique, qu'il place dans la vallée de l’Assam. La 
géographie de Ptolémée, à l’est du Gange, paraît encore trop incertaine, malgré les progrès que lui ont fait 
faire les recherches du savant géographe, pour qu'on ne puisse pas se demander si les Indaprathæ de Pto- 


lémée ne désignent pas le Cambodge. 
I. 13° 


100 ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE. 


sous ce roi, les habitants des montagnes descendirent habiter la nouvelle ville, et la terre 
se sécha peu à peu‘. 

Une autre légende s’écarte moins de la première : Nos ancêtres, disent les Cambo- 
dgiens, viennent d’un pays nommé Muong Rom ou Romavisei, situé non loin de Taxila. 
Jadis régnait sur celte contrée un roi grand et sage; devant les plaintes unanimes portées 
par le peuple contre son fils, qui était Obbarach (second roi), ill’envoya en exil comme un 
criminel. Prea Thong, les cheveux coupés, un collier de bois sur les épaules, un bäillon 
dans la bouche, fut abandonné sur un radeau aux hasards de l'Océan. La frêle embarea- 
tion, poussée par les vents et les vagues, fut jetée sur une île, située près de la ville ac= 
tuelle de Siemréap, où croissait l'arbre Thloc. Le prince saisit une de ses branches; mais, 
aussitôt enlevé jusqu’au sommet de l'arbre, qui se mit à grandir rapidement, il se hâta 
de descendre et s’engagea résolument dans une cavité intérieure du tronc de l'arbre qui 
aboutissait au royaume des Serpents. Nang Nakh suivait chaque jour ce chemin pour aller 
se baigner. Prea Thong la rencontra, réussit à lui plaire, et Phnhéa Nakh, trouvant en 
Jui un gendre à sa convenance, le fit couronner comme son successeur. 

Prea Thong ne tarda pas, malgré toutes les richesses dont il Jouissait, à soupirer 
ardemment après son retour sur la terre. Son beau-père, condescendant à ses désirs, 
bâtit pour lui Angcor Tom, qui fut appelée Xampouchea ou « née des eaux ». Mais le 
peuple se plaignit bientôt des visites fréquentes que le roi des Serpents faisait à sa fille 
et à son gendre. Prea Thong, pour y mettre fin, plaça aux portes de la ville la quadruple 
tête de Brahma, et Phnhea Nakh, à la vue de cette image redoutée, s’enfuit à la hâte dans 
sa demeure souterraine, que désormais il n’osa plus quitter. Le sdach Comlong, « roi 
lépreux », qui succéda à son père Prea Thong, voulut que ce qui avait été pour celui-e 
un signe d’infamie, devint pour son peuple un signe d'honneur, et c’est depuis cette 
époque que les Khmers portent les cheveux coupés court, les oreilles percées, et ont à la 
bouche un petit morceau de bois dont ils se servent pour se nettoyer les dents. 

Dans une autre légende, Prea Thong serait le fils d’un roi de Birmanie. Chassé par son 
père, il aurait gagné par terre le Cambodge, qu'il aurait trouvé aux mains des Tsiams 
dont le rot résidait à Baraï. Il les soumit et bâtit la ville d’Angcor. Aïlleurs, Prea bat Sang 


1 Le D' Bastian rapporte, d’après les chroniques siamoises d'Enthapatabouri, une autre version de cette 
légende, que je vais résumer en conservant l'orthographe siamoise des noms propres : La reine de Khomerat- 
thani mit au monde Ketumala d’une façon miraculeuse qui fit soupconner sa vertu. Elle fut chassée de la 
cour avec son enfant. Indra les abrita tous deux dans une caverne au pays du Khok-Thalok, bâtit pour l’en- 
fant une ville splendide, puis, sous la forme d’un éléphant blanc, attira le peuple de Khomerat à la nouvelle 
cité, qui prit le nom d’Inthapat-maha-nakhon. Le roi Ketumala n'ayant pas d’héritier, Indra lui en envoya un 
de sa descendance, que Ketumala trouva dans le calice d’une fleur de lotus, et qu'il adopta sous le nom de 
Pathumma-surivong. C’est ce dernier prince qui épousa Nang Nakh, et qui, avec l’aide de son beau-père, 
Phaya Nakh, construisit une nouvelle ville, Nakhon-tom. À la mort de Ketumala, Pathumma donna la ville 
d'Inthapat à Buddhaghosa pour en faire un monastère, et elle prit le nom de Phra Nakhon Vat. Tous les 
royaumes voisins envoyèrent un tribut au roi de Nakhon-tom ; la ville de Sukothay envoya de l’eau, celle de 
Taleing des étoffes de soie, celle de Lavo du poisson séché, etc. (Die Væœlker des æstlichen Asien, t. I, p. 438-439.) 

J'ignore sur quelle autorité ou quelle tradition s’appuie Gutzlaff quand il dit (J. 2. G. S., 1. XIX, p. 106) 
que la fondation du royaume de Cambodge coïncide avec l’introduction du bouddhisme et remonte au 1° siècle 
de notre ère. Nous verrons que l’origine de ce royaume est beaucoup plus ancienne. 


SOURCES CHINOISES, 101 


Cachae, fils du roi Prea bat Kuvero, quitte le royaume de Khoverat ou de Khomerat!, situé 
sur les frontières de la Chine et dont les habitants s’habillent avec la feuille du lotus, et 
conduit les Khmers vers le sud jusqu'au pays habité par les Xong et les Samre. Il subju- 
gue ces montagnards, s'allie avec eux et bâtit la ville de Kam ou d’Enthapat. Le pays 
s’appela Kampouchea, «race de Kam» (Puoch, race, chea, être). Le sdach Comlong, 
successeur de Sang Cachae, fut affligé de la lèpre que lui communiqua l’haleine empoi- 
sonnée du roi des Serpents, furieux de la destruction de son culte, et il mourut de cette 
maladie, pour n’avoir pas su accomplir les rites magiques nécessaires. 

Enfin, les émigrants sont conduits quelquefois aussi par le fils du roi d’'Enthapat, 
à qui son père ordonne de chercher de nouvelles contrées et qui vient épouser Nang 
Nakh dans le pays de Couc Thloc où il batit la ville d’Enthapatabouri. 

Les populations chams ou tsiams, en possession du sol avant l'arrivée des Khmers, ne 
cédèrent la souveraineté aux nouveaux arrivants que devant la découverte, à l'endroit dé- 
signé à l'avance par Sang Cachac, d’un parasol d’or, indice de la légitimité de son droit. 

Ces légendes, qui semblent se contredire et s’exelure, réunissent souvent dans le même 
récit des événements fort éloignés les uns des autres et enveloppent des mêmes circons- 
tances merveilleuses la venue de la plupart des grands princes cambodgiens. Si, déga- 
geant les souvenirs locaux de toute fable, on essaye de les classer chronologiquement, 
on arrive au résultat suivant : 

D’après les principaux bonzes du royaume, l’ère + 78, usitée au Cambodge, serait la 
date de l'introduction du bouddhisme sous un très-grand roi nommé Thomea Socrach 
(Dharma Açoka), qui régna cent ans. Longtemps après lui, l’an 950 de Bouddha, serait 
venu Prea Ket Melea, qui bätit Angcor Wat, et à qui succédèrent vers l’an 1000 son fils 
Prea Chum Sorivong et son petit-fils Prea Thomea Sorivong. Puis vinrent Sang Cachac et le 
sdach Comlong, dont quelques-uns font un même personnage. Deux rois auraient succédé 
à celui-ci; après eux, serait venu Phnhea Krec qui, lorsqu'il eut été couronné, prit le nom 
de Sin Thop Amarin. Son fils lui succéda, et là se perd la tradition. 

Les seuls ouvrages historiques que l’on trouve de nos jours entre les mains des Cam- 
bodgiens et auxquels on puisse ajouter une créance sérieuse, ne remontent qu’en 1346 de 
notre ère, et ne racontent que la décadence de leur empire et de leur civilisation. 11 con- 
vient donc de rechercher maintenant si les histoires des pays voisins ne nous permettent 
pas de combler les lacunes des souvenirs indigènes et de fixer les débuts dans l’histoire 
du peuple eambodgien. 


S 2. — Sources chinoises ?. 
On a pu entrevoir, par les quelques citations déjà faites des traductions d'A. Rémusat, 


1 Je pense qu'il faut voir dans le royaume de Khomerat la ville de Xieng Tong, chef-lieu d’une principauté 
laotienne située entre la Salouen et le Cambodge, par 21° de latitude nord et dont le nom pali est Khemarata. 
C’est la ville de Kemalatain des anciens géographes. 

2 Toutes les citations directes d'ouvrages chinois que l’on trouvera dans ce qui suit ont été traduites par 
M. Thomas Ko. Les recherches qu'il avait entreprises sous ma direction à la Bibliothèque Nationale ont été 
loin d’ailleurs d’être aussi complètes qu’elles auraient pu l'être. Le temps et les ressources m'ont manqué pour 


102 ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE. 


de quels secours pouvaient être les sources chinoises pour le sujet qui nous occupe. 
Nous allons résumer rapidement ce qu’elles contiennent sur les origines du Cambodge. 
L'illustre sinologue que je viens de nommer avait indiqué la voie à suivre dans ces re- 
cherches, et désigné le royaume de Fou-nan comme celui qui avait historiquement 
précédé le royaume de Tchen-la ou de Tchin-la, noms donnés au Cambodge dans la 
description déjà citée de la ville d'Angeor. On peut donc s'étonner, depuis que les ruines 
du Cambodge ont attiré l'attention des orientalistes, que cette indication ait passé 


inaperçue et que quelques-uns d’entre eux se soient évertués à chercher le Cambodge là 


où il ne pouvait être ” 


Les descriptions faites du territoire du Fou-nan doivent faire chercher l'emplacement 
de ce royaume sur les côtes du golfe de Siam. C’est au Fou-nan que paraissent se rap= 
porter la légende de Prea Thong et quelques-unes des traditions khmers citées plus haut 
qui prennent dans les auteurs chinois un caractère historique indiscutable. 

«Le royaume du Fou-nan, disent ces auteurs”, est à plus de 3,000 li à l’ouest du 
royaume de Lin-y et à 7,000 li au sud du Ji-nan *. Il est situé sur les rivages de 


les pousser plus avant. Je dois ici remercier spécialement M. Pauthier pour la bienveillance avec laquelle ila 
mis sa riche bibliothèque chinoise à la disposition de mon lettré. 

1 Le Journal officiel du 12 décembre 18741 annonce que M. le marquis d’'Hervey a découvert dans Matouan- 
lin l’histoire du royaume du Cambodge et des ruines d’Angcor, Ce royaume serait désigné par le grand ency- 
clopédiste sous le nom de Piao; sa capitale s’appellerait Yang-tsin, et ses relations avec la Chine commence 
raient en 802. Il ne peut y avoir là qu'une méprise de journaliste. M. d’Hervey est un sinologue tropinstruit 
pour ignorer qu’en 802 le Cambodge était connu des Chinois sous le nom de Tchin-la, et que la description de 
la ville d'Angcor a déjà été donnée par A. Rémusat, d’après les sources chinoises, il y a plus d’un demissiècle. 

2 Voy. Hay houe thou tchi, k. 8, © 6, Pien y tien, k. 97, {5 4 et suivants, d’après les historiens des Tsin, des 
si et des Liang. Cette description du Fou-nan s'applique donc à l’époque comprise entre 265 et 556.ap. J.-C. 

3 Le Chouy kin tchou tchou tchi, cité par le Pien y tien, indique 4,000 li pour la distance entre Lin-y ct 
Fou-nan et ajoute qu'il y a deux routes, l’une fluviale, l’autre terrestre, pour se rendre d’un de ces royaumes 
dans l’autre. La route par eau est celle du fleuve Tong-chan. 

On s’accorde aujourd’hui à faire du Lin-y l’une des anciennes dénominations chinoises du Tsiampa, royaume 
qui occupait, pendant la dernière période de son histoire, la partie méridionale de la Gochinchine. Mais toute 
identification de cette nature ne peut être absolue qu’au point de vue de la race ou du peuple dont on essaye 
de fixer l’histoire, et ne doit avoir, au point de vue géographique, qu’une signification restreinte à une époque 
déterminée. Les différentes invasions mongoles qui ont peuplé la péninsule ne se sont avancées que progres- 
sivement vers le sud, et, en remontant aux origines historiques du peuple annamite, par exemple, onle trou- 
verait établi complétement en dehors et au nord du territoire qu’il possède aujourd'hui. C’est pour n'avoir 
pas tenu compte de ces déplacements que M. de Rosny a été amené à confondre le peuple deLin-y etlés Anna- 
mites, età réunir en une seule deux nations quise sont fait, pendant plusieurs siècles, la guerre la plus acharnée. 

Le Lin-y doit être cherché, à l’époque où nous place la description chinoise du Fou-nan, dans l’espace 
compris entre le Cambodge à l’ouest, l'Océan indo-chinoïis à l’est, le Song Ba au nord, et le 12° degré de 
latitude au sud. À la même époque, le Ji-nan comprenait la partie occidentale et centrale du Kouang=si. Les 
noms de ces deux pays, qui tantôt se constituèrent en royaumes indépendants, et tantôt furent gouvernés 
par des fonctionnaires chinois, se prononcent en annamite Lam-ap et Nhat-nam. On sait que les Anna- 
mites n’ont d'autre écriture que l'écriture chinoise, mais qu'ils en lisent différemment les caractères. Mon 
ami, M. Luro, lieutenant de vaisseau, a bien voulu m'indiquer cette lecture pour chacun des noms géogra- 
phiques chinois qui avaient chance de se retrouver dans les annales annamites. C'est ainsi que j’ai pu utiliser 
les traductions et les citations du P. Legrand de la Liraye. (Notes lustoriques sur la nation annamites, Saison, 
1865. (C£. Biot. Dictionnaire des noms géographiques de l'empire chinois, p. 64, art. Khing-yuen fou ; E. Cortam- 
bert et L. de Rosny, Z'ableau de la Cochinchine, p.161 et suiv.) Les distances que l’on trouve dans les auteurs 
chinois sont comptées entre les villes capitales de chaque royaume, et non d’une frontière à l’autre. 


SOURCES CHINOISES. 103 


l'Océan, au fond d’un grand golfe dont l'ouverture est vers l’ouest; il possède un grand 
fleuve, large de 10 li, qui du nord-ouest coule à la mer vers l’est. Le pays est 
large de 3,000 hi. La terre y est très-plane. Les eaux y envahissent un espace de 
710 li. Il y a dans ce royaume des cités, des bourgs, des palais. De la capitale à la 
mer 1] y a 500 Ni. Il y a dans le pays des cannes à sucre, des arbres produisant la pomme- 
cannelle et une grande quantité de plantations de bétel. Il n’y a pas de puits ou de fon- 
laine dans les maisons ; un certain nombre de familles se réunissent pour creuser un 
grand étang dont elles se servent en commun. On trouve au Fou-nan des crocodiles qui 
ont plus de 20 pieds de long et marchent sur quatre pieds, dont la gueule a 6 ou 7 pieds 
et qui dévorent les cerfs et les hommes qu'ils rencontrent. » 

« Les autres productions indigènes sont l'or, l'argent, le cuivre, l’étain, le plomb, le 
bois odoriférant appelé Tchen-chouy-hiang et qui ne flotte pas, l’ébène, des pierres pré- 
cieuses que l’on trouve au fond des eaux, les plumes de paon et d’autres oiseaux de 
plusieurs couleurs. Au sud du Fou-nan est un autre royaume appelé Tien-siun, à l’est 
duquel se trouvent cinq petits rois tributaires du Fou-nan. Celui-ei touche à l’est à Kiao- 
tcheou, à l’ouest aux royaumes de Thien-tchou, Ngan-hi et Kiao-ouav ‘. Tous ces pays 
font ensemble un très-grand commerce. » 

Les indications géographiques qui précèdent peuvent à peine laisser un doute sur 
la situation du Fou-nan aux embouchures du Cambodge. Aucun autre point de l’Indo- 
Chine ne répond aussi bien aux particularités que signalent les auteurs chinois. Pour 
eux, c’est-à-dire pour des gens qui venaient du N.-E., le golfe de Siam doit paraitre en 
effet s'ouvrir vers l’ouest. On chercherait en vain à appliquer au Menam la description 
du fleuve qui arrose le Fou-nan, tandis que le Mékong se plie admirablement à 
toutes les exigences de cette description. On ne peut done admettre que la capitale 
du Fou-nan puisse être confondue avec une des villes où dominait, à cette époque 
reculée, la race siamoise et qui se trouvaient beaucoup plus au nord dans la vallée du 
Menam ?. Nous allons voir que la concordance des réeits des auteurs chinois sur le Fou- 
nan avec les traditions cambodgiennes ne peut laisser de doute sur l'identification que 
nous proposons. 


1 Tien-siun est sans doute un royaume de Sumatra, peut-être Menangcabao, ou du moins le royaume 
qui l’a historiquement précédé. Les rois tributaires du Fou-nan doivent être cherchés à l’extrémité de la pé- 
ninsule malaise. Kiao-tcheou est un des noms chinois de la capitale du Tong-king. Thien-tchou désigne l’Inde. 
J’ignore ce que désignent les noms de Ngan-hi et Kiao-ouay. Le Pien y tien (Historiens des Liang) ajoute 
ici des renseignements excessivement curieux et intéressants sur le royaume de Pi-kien, situé au milieu de 
l’Océan, au delà du royaume de Tien-siun, à 8,000 li du Fou-nan. 

2 Wilford faisait du Fou-nan un royaume malais, situé dans une île à l’est de Siam (Asiatie Researches, t. IX, 
p- 61); Pauthier (J. A., août 4839, p. 283) l’identifiait au Pégou et à la Birmanie : peut-être la domination du 
Fou-nan s’est-elle en effet étendue jusque-là : nous verrons qu'il y a de nombreux rapprochements à faire entre 
le Pégou et le Cambodge. Bastian, après Lassen (/ndische Alterthumskunde, t. IV, p. 414), Stanislas Julien (J. À., 
août 1847, p. 97), et Wade (Bowring’s Æèngdom and people of Siam, t. 1, p. 70-19), fait du Fou-nan le royaume 
de Siam. Cette dernière identification me paraît fausse au point de vue historique, si elle est partiellement 
exacte au point de vue géographique. Aucune des données fournies par les historiens chinois ne peut se con- 
cilier avec les traditions siamoises ; elles cadrent au contraire admirablement avec celles des Cambodgiens. 


104 ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE. 


« Jadis, disent ces auteurs (voy. note 2, p. 102), le Fou-nan était sous l'autorité d’une 
jeune fille nommée Ye-lieou ou Lieou-ve; mais dans la suite ce fut un étranger du nom 
d’Houen-houy, d’autres disent Houen-tien, qui s’empara de la dignité royale. Cet homme 
habitait le royaume de Ki (ou Kiao dans le Æay koue thou tchi)' et adorait une divinité su- 
périeure. Une nuit, celle-ci lui apparut, lui ordonna de s’armer de V’arc et des flèches qu'il 
trouverait dans son temple et de s’embarquer sur la mer. Houen-houy, à son réveil, se 
rendit au temple, y trouva l'arc et les flèches, et, muni de cette arme surnaturelle, suivit 
des marchands qui se rendaient par mer au royaume de Fou-nan. A l’annonce de 
son arrivée, la reine Ye-lieou vint à sa rencontre avec des troupes, pour s'opposer 
à son débarquement; mais Houen-houy lança une flèche qui, après avoir traversé de 
part en part le navire qui portait la reine, alla tuer un de ses soldats : Ye-lieou, saisie 
de crainte, se soumit aussitôt. L’étranger lui ordonna de se vètir, de rassembler ses 
cheveux sur sa tête, et la prenant pour épouse, régna sur le Fou-nan. » 

[l'est difficile, ce me semble, de ne pas reconnaitre ici l’histoire, presque entièrement 
dégagée de tout ornement mythologique, de Prea Thong et de Nang Nakh. 


8 3.— Sources siumoises et hindoues. 


Les récits siamois reproduisent en bien des points les traditions des Khmers. Je n’en 
rapporterai ici que ce qui peut apporter un élément nouveau à la question historique qui 
nous occupe. Dans le PAong savada muong nua, où «histoire du royaume du nord? », il 
est dit que les descendants de deux brahmanes qui avaient embrassé la religion de Bouddha, 
se réunirent sous le commandement de Bathamarat, leur petit-fils, pour construire la 
ville de Savan Tevalok, ou Sangkhalok, à l'intérieur de laquelle ils élevèrent des pa- 
godes pour les prêtres de Bouddha, et des temples dédiés à Siva et à Vichnou. Bathamarat 
épousa Nang Mokhalin, native d'Haripounxai, et batit encore trois villes sur lesquelles il 
établit rois ses trois fils. Le premier, Sokha Kouman, régna à Haripounxai; le second, 
Thama Kouman, à Kamphoxa Nahkon; le troisième, Singha Kouman, à Phexaboun. Ceci 
avait lieu vers 450 de l’ère de Bouddha. Vers 950 de la même ère, les mêmes annales 
nous montrent le pays des Sajams sous la domination du roi de Kamphoxa Nakhon, ra- 
content la mystérieuse naissance de Phra Ruang qui opère l’affranchissement des Sajams, 
devenant désormais les Thai ou « hommes libres », invente un nouvel alphabet Thaï, et 
ordonne de ne plus employer l’alphabet cambodgien, ou Xhom, que pour l'écriture des 
livres sacrés. 

On voit que ces annales attribuent une origine commune aux Cambodgiens et aux 
Siamois, et les font arriver dans le Sud de l’Indo-Chine par la vallée supérieure du Me- 
nam. Mais il faut faire ici une large part à la vanité nationale : la différence absolue des 
races et des langues, les contradictions du récit siamois, l’aveu de la suprématie politique 

1 D’après le Pier y tien (Historiens de la dynastie des Liang), Houen-tien était originaire du royaume de 


Ki, mais habitait la partie méridionale du royaume de Ye-lieou quand il eut la vision rapportée. 
2? Voy. Pallegoix, Description de Siam, t. II, p. 59 et suiv., et Grammatica linguæ thai, p.158 et suiv. 


SOURCES SIAMOISES ET HINDOUES. 105 


et religieuse des Cambodgiens prouvent surabondamment que ceux-ci, loin d'être une 
branche détachée d’une souche qui leur serait commune avec les Siamois, les ont précédés 
de plusieurs siècles dans l’habitation de la partie méridionale de l’Indo-Chine *. 

Si nous consultons maintenant la volumineuse littérature de l’Inde, nous trouverons tout 
d'abord les noms de Kamboja et de Tsiampa dans la liste des nombreux royaumes de la 
péninsule. Cette identité d'appellation est-elle la preuve d’une communauté d’origine, ou 
ne faut-il y voir qu'un de ces transports de nom si communs à une certaine époque dans 
les pays au delà du Gange ? 

Un savant indianiste, M. Fergusson, n’a pas hésité à adopter la première hypothèse. Le 
Muong Rom, situé près de Taxila, de la légende cambodgienne, n’est autre, selon lui, que 
le Kamboja de la littérature indoue, et la religion primitive des Cambodgiens était le culte 
des serpents, dont Taxila était l’un des centres dans l'Inde. Le dragon qui s'étale partout 
sur les chaussées, sur les murailles, et jusque sur les toits de la pagode d’Angeor, la profu- 
sion avec laquelle les bassins et les pièces d’eau sont prodiguées à l’intérieur et autour de 
l'édifice, lui semblent démontrer que le serpent était la seule divinité qui fut adorée en ce 
lieu. Il eroitque cette émigration des Kambojas a eu lieu postérieurement à 318 de notre ère, 
qu'elle s’est continuée au cinquième et au sixième siècle pour atteindre son maximum d’in- 
tensité à l’époque des persécutions religieuses desdixième etonzième sièeles. indique enfin, 
— et nul n’est juge plus compétent que lui sur cette matière, — quelques ressemblances 


2 
. 


entre l'architecture des plus anciens monuments du Cachemire et celle des ruines d’Angcor 

Dans le Ramayana, le Mahabharata et les Pouranas, les Kambojas sont cités ineidem- 
ment, à plusieurs reprises, avec d’autres peuples Mlecchas ou barbares nés de la vache 
de Vacishta *. D’après le livre des lois de Manou, ce sont des Kshatryas ou guerriers déchus 


! Je crois qu’il est difficile de faire remonter bien haut l'établissement des Siamois dans la partie inférieure 
de la vallée du Menam, et que les dates données par Laloubère (Du royaume de Siam, t. 1, p. 25-26) sont en- 
core celles qui paraissent les plus vraisemblables. D’après les traditions qui lui furent rapportées, il place au 
huitième siècle les débuts dans l’histoire du royaume siamois. 1] faut à cette époque en chercher la capitale tout 
à fait au nord de la vallée du Menam, si ce n’est même au delà. Ce ne serait que vers la fin du douzième siècle, 
que les Thaï auraient commencé à dominer le cours inférieur de cette rivière qui avait appartenu jusque-là 
au Cambodge, et à refouler les populations autochthones, Karens ou autres, dans les montagnes situées à l’ouest. 
Il est possible que les Thai aient trouvé déjà des colonies de brahmanes établies dans le haut de la vallée du 
Menam (Voy. Bastian, op. cit, t. I, p. 358) et qu'ils aient adopté leurs traditions. Mais, à l'exception de Kam- 
phoxa Nakhon, aucun fait historique n'autorise à faire remonter bien haut les fondations de villes, attribuées 
à Bathamarat : la ville d'Haripounxai n’est autre peut-être que Labong ou Laphon à laquelle Mac Leod 
assigne pour nom pali Harijungia (p. 78 de son Journal, dans les Parliamentary Papers de 1869), et qui eut 
pour fondateurs Wathou Daywa (Vasudeva) et Taka (le Sokha Kouman de Pallegoix). Or, les annales de 
Labong et Xieng Mai rapportent à l’année 575 après J.-C. (1118 de Bouddha), la fondation de cette ville 
(Richardson, J. À. S. B.,t. VI, p. 55). 

? Tree and serpents Worship, p. 48. La région, jadis très-marécageuse, au milieu de laquelle est bâtie la 
ville d’Angcor a dû pulluler de serpents, et ce fait seul suffirait à expliquer que les indigènes aient fait de ces 
dangereux animaux l’objet d’un culte, sans qu'il soit nécessaire de recourir à une importation étrangère. Il 
semble-d’ailleurs, d’après les légendes mêmes rapportées par le D' Bastian, et sur lesquelles s'appuie M. Fer- 
gusson, que l’émigration hindoue est venue détruire au Cambodge le culte du serpent et non lapporter. 

# Voici l'indication de quelques-uns de ces passages qui résument à peu près tout ce que cette catégorie 


d'ouvrages nous apprend sur le Kambodja hindou : 
I. 1% 


106 ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE. 


de leur caste et devenus Vrishalas ou Soudras, pour avoir cessé d'observer les lois brahma- 
niques, et avoir rompu toutes relations avec les Brahmanes ; ils sont appelés collectivement 
Dasvus avec les Dravidas, Yavanas, Sakas, Pahlavas, Kiratas, ete. !. Leur langage était d’o- 
rigine aryenne et formait un dialecte du sanskrit?; il faut chercher leur résidence dans le 
nord-ouest de l’Inde, aux environs de Gazni, dans la région à laquelle les Grecs donnaient 
autrefois le nom d’Arachosie et de Gédrosie. Un passage du Majjhima-Nikaya *, livre pali 
de la collection des Bouddhistes du sud, confirme ce fait que Wilford a démontré le pre- 


Ramayana , ch. vi, el. 24. «.… Cette ville (Ayodhya) était remplie de chevaux semblables aux cour- 
siers d'Indra et nés, ceux-ci dans le Kamboja, ceux-là dans le pays de Vanayou... » Ch. zx, cl. 2 et 3 
« … elle (la vache de Vacishta), d’un de ses rauques mugissements, produisit les Kambojas étincelants comme 
le soleil; les Pablavas, des javelots à la main, sortirent de son poitraïl; les Yavanas, de ses parties génitales... » 
(Trad. Gorresio, t. I, p. 35 et 150.) 

Mahabharata, Liv. II, vers. 1031-2. «.. Le fils d'Indra conquit les Daradas avec les Kambojas et les Dasyus 
qui demeurent dans la région du N.-E.... Saineya, exerçant son pouvoir, convertit la terre en une masse de 
boue en répandant le sang de milliers de Kambojas, Gakas.. le sol était jonché des têtes tondues et barbues 
des Dasyus. (Muir, Original sanskrit Texts, t. I, p. 179.) 

Il y à encore dans ces deux poëmes de nombreux passages où se trouve le nom de Kamboja; mais ils 
n’apprennent rien autre que ce qu'on peut induire des citations précédentes. 

Dans le Vrshnou Pourana et le Harivansa, il est dit qu'un des descendants d’Harichandra était sur le point 
de détruire les Sakas, les Yavanas, les Kambojas, les Paradaset lesPahlavas, quand ceux-ci réclamèrent l’inter- 
cession de Vagishta, qui obtint leur grâce; mais ils furert déchus de leur caste, durent abandonner leur cos- 
tume, cesser l’étude des Védas et l’oblation du feu; en un mot, ils devinrent Mlecchas. (Muir, oc. cit, p.181, 
Wilson, Visinu Puräna (éd. Hall), t. IT, p. 294.) 

Dans le Mudra Racshasa, pièce dramatique citée par Wilford (As. Aes., t. V, p. 263), Parvateswara, 
roi du Népaul, énumère les peuples sur l'alliance desquels il peut compter pour aider Chandra Gupta à dé- 
trôner le fils de Nanda : ce sont les Yavanas ou Grecs, les Sakas ou Indo-Scythes, les Kambojas, les Kiratas: 

1 Lassen, /ndische Alterthumskunde, t. I (2e édit.), p. 521, 646, t. II, p. 45 ; Muir, Loc. cit., p. AT1. 

? Muir (op. cit., t. Il, p. 161) eite un passage où Yaska, auteur du Mrukta, commentaire sur un ancien 
vocabulaire de mots védiques, cherche à prouver que le vieux langage des Védas n'est pas le même que le 
sanskrit ordinaire : « Savati, comme verbe « aller» n’est employé que dans la langue des Kambojas ; son dérivé 
Sava «un corps, un cadavre » est en usage chez les Aryas. » Muir ajoute : « Here, it will be observed that pure 
sanskrit words are referred to as being used in the speech not only of the Aryas, but also of the Kambojas, a 
people living to the north-west who are distinguished from the Aryas. » Le Mahabhashya ou grand commen- 
taire sur la grammaire de Panini, dit aussi : « Savati, dansle sens d'aller, n’est employé que par les Kambojas; 
les Aryas se servent de ce mot dans le sens de changement pour un corps mort. » Quelques indianistes pensent 
que le passage du Märukta cité plus haut n’est qu’une interpolation. M. Weber ne partage pas cette opinionet 
s’appuie sur ce fait que la racine citée par Yaska comme usitée sous sa forme verbale par les Kambojas est 
d’un usage très-fréquent en zend, langue que l’on assimile généralement à l’ancien bactrien. Le même savant 
cite comme une autre preuve des rapports qui existèrent anciennement entre les Kambojas et les Aryas, le 
nom de Kamboja Aupamanyava porté par un des docteurs du Samaveda. Ces renseignements, qui appartien- 
nent à la phase la plus ancienne de la littérature indienne, nous montrent, à l’époque védique, les Kambojas 
presque sur le même pied que les Aryas dont ils sont les voisins à l’ouest et qu'ils séparent des Iraniens. Le 
nom de Kamboja était connu dans l’Iran et se retrouve dans plusieurs noms de fleuves et d'hommes, Cambyse 
par exemple (Kambujiya). Le professeur Roth (Zur Geschichte und Literatur des Wedu, p. 61) pense que le 
_ passage du Mrukta prouve que la grammaire sanskrite était étudiée chez les Kambojas et que ce ne fut qu'à 
l’époque post-védique de Manou, du Æamayana et des Pouranas qu'ils furent considérés comme barbares. Cf. 
Weber, /ndische Literatur, 169; Indische Studien, t. 11, p. 492; t. IV, p. 378; &. X, p. 67; Zndische Streifen, &. I, 
p. 410-492. Muir, loc. ct, p. 369. Roth, Yaska's Nirulta. Erlaüt. 17-18. M. Müller, Zeitschrift der deutschen 
morgent. Gesellschaft, t. VIT, p. 373. Panini enseigne dans une règle spéciale que le mot Kamboja peut s’em- 
ployer seul pour signifier le roi des Kambojas. 

3 Voy. d’Alwis, An introduction to Kachchayana’s Grammar, p. xx1v et suiv. 


SOURCES SIAMOISES ET HINDOUES. 107 


mier'. Ce peuple semble avoir fait partie de l'empire de Porus et avoir été du nombre de 
ceux que Séleueus rétrocéda ensuite à Chandra Gupta (305 av. J.-C.). Les inscriptions de 
Kapour di Giri le mentionnent parmi les sujets du roi Piyadasi que l'on identifie avee Açoka 
(250 av. J.-C.). Peut-être a-t-il fait partie ensuite de l'empire de Kanichka ou Kanerkes, 
qui régnait à Kaboul et à Peichaver, un siècle environ avant notre ère. On rencontre le 
nom d’un Bhikschu cambodgien parmi ceux des pèlerins inscrits sur les monuments de 
Bhilsa. Enfin, dans les textes du nord et du sud, le Kamboja figure comme un pays où 
fleurit le bouddhisme et où abondent les chevaux, et la région qu'il comprend se trouve 
déterminée d’une façon précise?. Dans la littérature postérieure, il n’est plus question 
des Kambojas, et il semble que ce soit l'invasion musulmane qui ait fait disparaitre leur nom 
de ces contrées, à moins que l’on n’adopte l'opinion de Lassen qui croit le retrouver de 
nos jours dans celui d’une peuplade de l'Hindou Kousech, les Kamoze *. 

Sont-ce là les ancêtres des Khmers? Il semble bien difficile de l’admettre. Quelle 
que soit la quantité de mots empruntés au pali que contienne le cambodgien, le fond 
même de celte langue n’est pas de source aryenne; si l’on fait abstraction des expressions 
religieuses, administratives et politiques que la masse du peuple ne comprend guère, et 
qui forment une sorte de langage officiel, apanage d’un nombre restreint de prètres et de 
grands personnages, le cambodgien est un idiome à tendance monosyllabique sans 
flexions, que l’on doit exclure de la famille des langues caucasiques. Au point de vue 
ethnographique, il paraît également impossible de détacher les Khmers actuels du rameau 
mongol, dont ils forment une des branchesles plus foncées, pour les rattacher aux peuples 
occidentaux. Le trait le plus saillant de la physionomie des Kambojas du nord-ouest de 
l'Inde qui apparaisse dans les ouvrages hindous est d’être chauves, c’est-à-dire de se 
raser la tête; ce n’est peut-être là qu’une allusion à la grande extension du bouddhisme 
parmi eux. D’après les historiens chinois, les anciens Cambodgiens portaient au contraire 
les cheveux longs. 

Il existe, aux confins de l’An-nam, de la Cochinchine française et du Cambodge 
sur la rive gauche du Se Cong, affluent du Mékong, par le 14° degré de latitude environ, 


5? 
une race d'hommes peu connue et peu nombreuse, qui présente une physionomie assez 


1 As. Res., t. V, p. 288, t. VI, p. 516. Wilford fait du Kamboja la résidence de Cala Yavana ou Calyun, le 
Deucalion des Grecs. 

2 Cf. Vivien de Saint-Martin, Académie des Inscriptions, Suvants étrangers, t. VI, p. 110; Reinaud, Mémoire 
géographique, historique ef scientifique sur l’Inde antérieurement au milieu du x1° siècle, p. 71-83; Wilson, Zhe rock 
inscriptions of Kapur di Giri, etc. J. R. A. S. t. XII, p. 189. Cunningham, Zhe Bhilsa topes, 237 ; la carte de 
M. Vivien de Saint-Martin qui accompagne la Vie et voyages de Hiouen Thsang, trad. Stanislas-Julien, etc., etc. 

3 Lassen (op. cit., t. I, p. 383, n. 2). Les Kambojas sont encore mentionnés dans une inscription trouvée 
en 1800, à Chitradurg, et remontant à la fin du x1v° siècle. « Lorsque l’armée du roi (de Bisnagar) s’avançait 
sur les frontières de son royaume, les Tourashcas sentaient leur bouche se dessécher, les Concanas trem- 
blaient pour leur vie; les Andhras s’enfuyaient consternés dans leurs cavernes, les Kambojas perdaient 
leur fermeté. …. » (Colebrooke, As. Zes., t. IX, p. 429.) Il ne faut voir peut-être dans l'emploi de ces an- 
ciennes dénominations qu’une recherche d’archaïsme, habituelle aux brahmanes qui rédigeaient ces inscrip- 
tions; peut-être aussi s'agit-il ici réellement des Kambojas de l’Indo-Chine, qui, comme nous le verrons plus 
loin, sont mentionnés dans les ouvrages tibétains modernes. 


108 ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE. 


remarquable pour suggérer au premier abord l’idée d’un rapprochement entre elle et les 
Kambojas gréco-bactriens de la littérature hindoue. Je veux parler des Charaï. On s’ac- 
corde à les décrire comme des sauvages blancs à type caucasique, et ils paraissent avoir 
joué jadis un rôle considérable dans le sud de l’Indo-Chine. C’est à eux sans doute que 
s'appliquent les différentes allusions à des individus blancs que l’on trouve dans les auteurs. 
Aujourd'hui encore, ils semblent inspirer une sorte de respect superstitieux aux peuples 
voisins, et l’on affirme que ceux-ci leur envoyaient naguère des ambassades. Ils paraissent 
gouvernés par deux personnages mystérieux qui s’intitulent, l’un le roi du feu, l’autre le 
roi de l’eau, et qui conservent avec soin une épée sacrée à laquelle s’attache un pouvoir 
surnaturel. D’après les missionnaires, la langue des Charaï a beaucoup d’analogie avec le 
malais ; elle s’écrivait jadis avec des caractères particuliers et possède encore, dit-on, des 
livres et des recueils historiques que personne, parmi les Charaï, ne peut lire aujourd’hui. 
Seraient-ce là les débris d’une ancienne émigration venue de l’ouest, qui, après avoir ei- 
vilisé et dominé pendantquelque temps le mélange des tribus autochthones et des popula- 
lions mongoles du sud de l’Indo-Chine, se serait isolée de nouveau, en laissant son nom 
au royaume qu’elle aurait fondé ou agrandi ? C’est là une hypothèse qui ne repose sur 
aucune observation précise. La couleur de la peau ne serait même qu’une difficulté de 
plus, si l’on doit admettre, comme cela paraît probable, que les Kambojas du N.-0. 
de l'Inde ne différaient pas sensiblement comme teint des Hindous actuels ‘. 


$ 4. — Moœurs, ethnographie et philologie de l'ancien Cambodge. 


Avant d'essayer de combiner ensemble ces données éparses pour en dégager les prin- 
cipaux faits qui semblent acquis à l’histoire des Khmers, il est nécessaire de donner une es- 
quisse rapide de leurs mœurs, telles que nous les montrent les auteurs chinois. 

« Les habitants du Fou-nan, disent les historiens des Tsin, des Liang etmème des Fhang 
(oc.cit.), sont de couleur noire. Ils portent les cheveux longs, les entretiennent soigneusement 
et les relèvent au-dessus de la tête. Ils aiment à aller nus, et ce n’est que depuis Houen- 
tien qu'ils se voilent les parties, les gens riches avec une étoffe de soie, les pauvres avec 
une bande de coton. Les femmes se couvrent aussi la tête * et portent des bijoux en argent: 


1 Dans tous les cas, si ce sont des Charaï qui furent offerts à l’empereur de Chine pendant la période 
tching-kouan des Thang (627-650) (voy. ci-dessus note 1, page 98), cette séparation aurait eu lieu à une époque 
très-reculée et incompatible avec les dates données par M. Fergusson. Il serait fort intéressant d’acquérirsur 
l'écriture et l'histoire des Charaï les notions qui nous manquent et qui, seules, peuvent permettre de tirer une 
conclusion sérieuse de leur présence en Indo-Chine. Le D: Bastian a rapporté par erreur aux Chams où Psiams 
la tradition de la double royauté de l’eau et du feu (op. cit., t. I, p. 465). Les recherches, que M. Janneau, ins- 
pecteur des affaires indigènes, fait en ce moment sur les lieux mèmes, procureront sans doute la solution de - 
ce curieux problème. Je ne puis m'empêcher d’avoir quelques doutes sur la blancheur des Charaï, entendue au 
moins dansle sens européen du mot. Comme on le verra plus loin, j'ineline à les rattacher à la race océanienne 
de M. Vivien de Saint-Martin et à en faire les débris du peuple qui fonda le royaume de Lin-y ou de Tsiampa. 

2 «Et, dit-on, rien que la tête, ajoutent les historiens des Liang ; ce qui est d'autant plus étonnant, font-ils 
remarquer avec naïveté, que la tête n’a jamais passé pour une partie honteuse, tandis que ce que les 
femmes du Fou-nan laissent voir a toujours semblé aux autres peuples devoir être caché. » (Pien y tien, k. 97, 
f° 2.) Ce ne doit être là sans doute qu’une réminiscence de ce qui se passait du temps de Ye-lieou. 


_MOEURS, ETHNOGRAPHIE ET PHILOLOGIE DE L’'ANC. CAMBODGE. 109 


et des pierres précieuses, ciselés avec art. Les hommes excellent dans ce genre de travaux 
et dans la fabrication des meubles, des ustensiles domestiques, des vases d’or et d’argent. 
Ils sont également très-habiles en agriculture, et ne semant qu’une fois par an, savent 
obtenir deux récoltes. Ils ont le cœur bon et droit. Le crime dont ils ont le plus horreur 
est le vol!. Il y a parmi eux des historiens et des gens adonnés à l'étude; leur littérature 
diffère peu de celle des étrangers du nord (?). 

«Les maisons sont construites en bois et la plupart sont élevées au-dessus du sol, de telle 
sorte que l’on y jouit d’une vue étendue. Quelques-unes sont petites et basses. Elles sont 
recouvertes, au lieu de tuiles, de longues feuilles que l’on cueille sur le bord de l’eau et qui 


2 


ont 8 à 9 pieds de long *. Les embarcations mesurent 80 à 90 pieds en longueur, 7 pieds 
en largeur; elles ont la forme d’un poisson. » 

«Les mœurs de ce peuple sont à peu près les mêmes que celles du Lin-v. Il se plait aux 
combats de coqs et de cochons. La prison n’est point d'usage pour les accusés : on les 
soumet à un jeune de trois jours, puis on leur fait manier une hache rougie au feu ou 
chercher des anneaux d’or au fond d’un vase d’eau bouillante. On les déclare innocents 
si leurs mains restent sans brülures. Une autre épreuve consiste à les enfermer pendant 
trois jours avec des tigres, des lions ou des crocodiles que l’on conserve dans des canaux 
de la ville, ou à les jeter dans le fleuve; s'ils ne sont pas dévorés ou s'ils surnagent, ils sont 
remis en liberté. » 

« Quand on a perdu un parent, l'usage veut que l’on se rase en signe de deuil les cheveux 
et la barbe. Il y a quatre manières de donner la sépulture aux morts : on les jette dans le 
fleuve de facon que le courant les emporte ; on les brüle, on les enterre, ou on les expose 
dans un endroit désert, jusqu’à ce qu'ils soient dévorés par les oiseaux de proie. » 

« Les habitants du Fou-nan vont faire des offrandes sur une haute montagne nommée 
Mi-tan, où l'air est toujours chaud et les arbres toujours verts. Ils déposent sur l'autel de 
la divinité céleste qui y habite cinq rouleaux de soie de chaque couleur. » 

« Ils savent représenter leurs dieux par des statues en cuivre ; quelques-unes ont deux 
tètes et quatre bras, d’autres quatre têtes et huit bras ; dans chaqne main est placé un oiseau, 
un animal, un enfant, le soleit, la lune, ete. Ce peuple est d'humeur moins guerrière que 
celui de Lin-y avec lequel il a été si souvent en guerre, que jamais des hommes du Fou- 
nan n'ont pu parvenir jusqu'à Kiao-tcheou. » 

« Les murailles de la ville capitale sont palissadées de trones d'arbres. Le roi 
habite dans un palais très-élevé. Quand il sort, il monte sur un éléphant et on étend 
par terre une étoffe blanche pour qu'il puisse y poser le genou ; pendant qu'il che- 


1 Les Cambodgiens de nos jours sont très-désintéressés et se prêtent une assistance gratuite et vraiment 
fraternelle pour tous les grands travaux des champs. L’orgueil ndomptable qui caractérise cette race, jadis si 
puissante, aujourd’hui si dégénérée, se joint ici au sentiment de solidarité pour faire repousser à un Cambod- 
gien tout salaire régulier en échange d’une quantité déterminée de travaii. Cette répugnance est si forte qu’il 
préfère devenir esclave pour dettes que de se mettre aux gages d’un patron, quel qu'il soit. 

? Les feuilles du palmier d’eau qui sert à recouvrir aujourd’hui toutes les maisons en Cochinchine et au 


Cambodge. 
3 Ilest difficile de désigner plus clairement les divinités brahmaniques. 


110 ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE. 


mine, on fait brüler devant lui des parfums; la reine se montre aussi en public sur un 
éléphant. » 

Les historiens des Thang sont les derniers qui mentionnent le Fou-nan. «Le roi, di- 
sent-ils, s'appelle Xow long ou l'antique dragon. Il habite un palais construit comme une 
ville et du haut duquel il peut voir partout. Comme tribut, le peuple de ce pays paye des 
grains d'or et des parfums *. » 

Les modes variés employés pour donner la sépulture indiquent un mélange de reli- 
sions ou de races assez compliqué et il faudrait bien se garder de vouloir attribuer à une 
source unique les anciennes populations du Fou-nan. Aucun des éléments qui les com- 
posaient n’était assez prédominant pour imposer aux autres ses usages, et chacun d’eux 
parait avoir conservé une liberté d'action qui parait tenir à ces mœurs féodales de clans 
ou de tribus que nous retrouvons encore si profondément implantées au Cambodge *. 

Nous avons vu que l’aspect de la race cambodgienne actuelle exclut toute idée qu’une 
proportion notable de sang aryen ait Jamais été infusée dans ses veines. Les déductions phi- 
lologiques confirment hautement ce fait. En combinant au contraire aux indications conte- 
nues dans ce qui précède, certaines analogies de race et de langage, on est porté à faire 
de la race cambodgienne, la race autochthone même du sud de l’Indo-Chine, modifiée suc 
cessivement, d'abord par une infusion de sang océanien, ensuite par une infusion de sang 
mongol. Nous admettrions même volontiers que le nom de Æhmer a été apporté par cette 
dernière migration et vient du mot Xhomerat (voy. p. 98, texte et note À); il aurait ainsi 
une origine entièrement distinete de celle du nom de Xampouchea où de Kamboja auquel 
on peut attribuer, avee MM, Bastian et Fergusson, une origine hindoue. Les indigènes 
reconnaissent eux-mêmes deux sortes d'anciens Cambodgiens : les uns de race noble, plus 
blancs que les Cambodgiens actuels, les autres, plus noirs au contraire; les deux races se 
percaient les oreilles. On peut supposer que la seconde de ces deux races représente l’élé- 
ment autochthone, ce peuple noir, nu, à cheveux longs, déerit par les historiens chinois. 
L'élément supérieur provient sans doute d’une émigration venue du sud, de Java ou de 
Sumatra, où se sont développées de très-bonne heure des civilisations remarquables, an- 
térieurement peut-être à toute influence hindoue. Les données philologiques semblent 
confirmer ces conclusions : le cambodgien moderne établit une transition entre la langue 
polysyllabique des iles de la Sonde et les langues monosyllabiques de la péninsule. On y 
retrouve un certain nombre de mots venus du malais et contractés par ce procédé que le 
cambodgien applique à tous les mots étrangers pour les plier à son génie qui est à coup 
sur monosyllabique. Ainsi, quelques parties du corps et certains degrés de parenté ont les 

1 Pien y tien, k. 97, f° A7. 

2? Chaque grand mandarin cambodgien a un certain nombre de clients qui sont exempts d'impôts et de 
corvées et que l’on appelle Æon fhmuoï; de plus, chaque Cambodgien a le droit de choisir pour patron tel 
grand dignitaire de la couronne qui lui convient sans que celui-ci puisse s’y opposer, et il se réfugie auprès 
de lui quand le gouverneur de la province à laquelle il appartient se montre trop exigeant. On désigne l’en- 
semble de tous ces vassaux sous le nom de « Xomlang de tel ou tel mandarin ». Le roi fait souvent appel à 


l'influence des fonctionnaires sur leurs Æomlang respecüfs, quand il veut faire des levées considérables de 
troupes ou de travailleurs. 


MOEURS, ETHNOGRAPHIE ET PHILOLOGIE DE L'ANC. CAMBODGE. 111 


mêmes racines en malais et en cambodgien ; d’autres coincidences, moins probantes au 
point de vue de la filiation commune des deux langues, serablent indiquer que l'usage de 
plusieurs plantes industrielles et des métaux précieux a élé introduit au Cambodge par 
l'intermédiaire des Malais!. Peut-être enfin faut-il chercher aussi dans la semaine de cinq 
jours jadis en usage dans les îles de la Sonde, l’origine de la numération quinquennale 
dont les dix premiers nombres cambodgiens conservent aujourd’hui l'empreinte. 

La langue cambodgienne n a rien de commun, à l'exception de quelques mots anna- 
miles el talains*, avec les langues mongoles de l’intérieur de la péninsule. Celles-ci sont 
toutes des langues vario tono. Le cambodgien se parle au contraire recto tono. 

Sans aucun doute, on retrouverait dans le langage des nombreuses tribus qui habitent 
encore dans la partie montagneuse du Cambodge, les sources mêmes de la langue primitive 


1 Ainsi les mots cambodgiens Ækmuot neveu, bong frère aîné, sach sandan parents, sngap bâiller, auxquels 
on peut ajouter peut-être apouk père et prepon épouse, viennent des mots malais femen, abang, sanak-soudara 
(parenté), ngouap, bapa, parampouan (femme en général). A cette première série de mots, j'ajouterai les rap- 
prochements suivants, moins importants sans doute, mais intéressants à d’autres points de vue : 

Cambodegien : Aapal navire, sampan canot, lompeng lance, krebey buffle, meas or, prak argent, #rom 
indigo, kompeng enceinte. 

Malais : Aapal, sampan, lemping, kerbau, mas, pirak, tarom, kampong. 

Enfin la plupart des mots pali qui ont passé dans le cambodgien usuel semblent n’y être venus que par 
l'intermédiaire malais. Tels sont : menus homme en général, kepal tête, rote voiture, ska sucre, mouk visage, 
sot soie, mokot diadème, krou maître (titre qu’on donne aux magiciens), qui se disent en malais, manusia 
senre humain, kepala, rota, sakar, mouka, soutra, makouta, gourou. On observe dans ces deux langues, la 
même altération du sens primitif de la racine mère. Ainsi, kapala ne désigne pas la tête, mais seulement le 
cràne, en sanskrit ; sufra ne signifie pas soie, mais fil. On pourrait multiplier ces exemples. 

2? Voy. St. Raffles, ZZstory of Java, t. T1, p. 454. Les Cambodgiens disent cinq-un, cinq-deux... pour six, 
sept. A partir de trente, le nom de toutes les unités décimales est emprunté au siamois ; cette introduc- 
tion est de date relativement récente ainsi que celle de quelques mots assez insignifiants d’ailleurs qui 
sont communs au cambodgien et au siamois ou au laotien, tels que boung marais, hip caisse, etc. 

$ Ainsi les mots cambodgiens ‘hngay jour, chieo aviron, ramer, ong cuivre, sngap bäiller, répondent aux mots 
annamites ngay, chieo, dông,ngap.Ces deux langues donnent aussi les mêmesnoms à un certain nombre d’animaux 
el d'insectes particuliers à l’Indo-Chine méridionale. Les rapprochements sont peut-être encore plus nombreux 
entre le talain et le cambodgien; ces langues placent toutes deux les noms de nombre après le substantif : ainsi, 
on dit en cambodgien : ékma moui, khla buon, « pierre une, tigres quatre » ; en talain : mom moua, kle paun. 
Ces ressemblances, qui deviennent plus frappantes encore si on prend les vieux mots cambodgiens au lieu de 
prendre le cambodgien moderne, tiennent sans doute à de très-anciennes et très-fréquentes communications 
entre les deux pays et me paraissent une preuve que la domination du Fou-nan s’est étendue jadis sur la ré- 
, Sion trans-salouen qui porte encore aujourd'hui le nom de Kamboza. Je ne puis qu'indiquer ici ces ressem- 
blances philologiques et renvoyer pour des comparaisons plus complètes aux vocabulaires qui terminent le 
second volume de cet ouvrage et surtout aux ouvrages spéciaux. J’ajouterai cependant, pour ceux qui seraient 
tentés de pousser ces rapprochements plus loin, que le Rév. F. Mason fait dériver le Talain du langage des 
tribus Hos ou Koles de l’Inde; nous arrivons ici à une langue polysyllabique et à flexions rudimentaires, qui 
n’a plus de commun avec le cambodgien que quelques mots venus par l'intermédiaire talain, et une sin- 
gulière délicatesse d’inflexions dans la prononciation des voyelles. D’après certains auteurs, cette langue serait 
un dialecte aryen qui se serait substitué de bonne heure à la langue aborigène. Cf. Janneau, Manuel pratique 
de la lungue cambodgienne, p. V, 149; Mason, Burmah, ts people and natural productions, p. 131; Tickell, 
J. A. S. B. 1840, p. 997, 1063 ; Hodgson, J. A.S. B. 4818, p. 551 et suiv. J. Forsyth, The Highlands of central 
India, p. 23. Les quelques intéressants vocabulaires réunis par Bastian dans le tome IV de son grand ouvrage 
sur l'Indo-Chine sont malheureusement entachés de si nombreuses fautes d'impression que leur examen est 
plus dangereux qu'utile. 


112 ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE. 


des autochthones. Les Samre, les Xong, les Khamen boran sont de toutes ces tribus celles 
qui se rapprochent le plus des Khmers actuels. Leur langue est, pour les sept dixièmes, le 
cambodgien moderne; on n’y trouve plus aucun radical malais ou pali, non plus que la nu- 
mération quinquennale, mais en revanche, un assez grand nombre de mots essentiels leur 
sont communs avee l’annamite. Les Halang, les Banar, les Cedang, les Huéi, les Banam, 
les Cat, les Soue qui habitent entre le grand fleuve et la chaine de la Cochinchine diffèrent 
davantage des Cambodgiens et leurs dialectes représentent sans doute plus fidèlement la 
langue des anciens autochthones. La division actuelle en tribus de ces sauvages reflète 
fidèlement l’organisation passée de l’ancien Cambodge qui, au dire des auteurs chinois, 
ne comprenait pas moins de 60 tribus différentes ‘. | 

Il y a un autre groupe de tribus qui semble, au point de vue du langage, devoir être 
rapproché tout particulièrement de la famille malaise ou océanienne : ce sont les Hin et 
les Soué qui occupent l'extrémité nord du massif montagneux qui sépare Bassac de la Co- 
chinchine, les Radé, les Candio, les Chams ou Tsiams, les Stieng, les Kouys, les Charaï. 
Ces tribus, mélangées d’une façon assez confuse avee celles qui précèdent, sont peut-être 
les restes des populations qui formèrent jadis le royaume de Lin-y ou de Tsiampa et qui, 
suivant une des légendes cambodgiennes rapportées plus haut, auraient occupé le territoire 
du Cambodge au moment de l’arrivée des Khmers. 

Cette classification des principaux éléments de la population indigène est bien imparfaite 
et bien incertaine encore : elle laisse en dehors un certain nombre de tribus telles que les 
Proons, les Boloven, les lahoun, ete., qui habitent la même région et sur lesquels nous ne 
possédons que des renseignements insuffisants. La domination du Cambodge s’est d’ailleurs 
étendue sur tout l'ensemble de ces tribus; ce fait et les relations de voisinage peuvent suf- 
fire à expliquer les rapports de langage qu’elles ont conservés entre elles. II faut signaler 
ici qu'en vertu d’une exception assez bizarre et qui doit tenir à une ancienne suprématie 
historique, les Kouys et les Radé sont les seules tribus qui ne fournissent point des su- 
jets au marché d'esclaves du Cambodge. Les Kouys auraient eu une grande époque aux 
temps même de la ville d’Angcor. 

En résumé, si l’on veut résoudre le problème ethnographique si compliqué que pré- 
sente l’Indo-Chine, 1l faut étudier avec le plus grand soin cet élément de population, auquel 
sa division en tribus donne des aspects très-variés et qui tend à disparaitre rapidement de- 
vant les progrès des races mongoles, Annamites, Siamois, Laotiens, Chinois, qui ont 
joué vis-à-vis des races indigènes de lIndo-Chine le rôle des races aryennes vis-à-vis 
des autochthones du nord de l'Inde. 


S 5. — Résumé des temps anciens du Cambodge. 


Ce sont quelques-unes de ces tribus qui formaient sans doute la nation cambod- 
gienne quand elle apparait pour la première fois dans l'histoire, constituée en un royaume 


auquel les Chinois donnent le nom de Fou-nan, les Annamites celui de Pho-nam et qui 


LVoy.le a thsing y thoung tchi, k. 440, Article Tchin-la, A. Rémusat, op. cit., p: 25, etc., etc. 


RÉSUMÉ DES TEMPS ANCIENS. 113 


garde dans les souvenirs locaux le nom de Coue Thloe. Le Fou-nan est mentionné dès Ia 
fin du douzième siècle avant notre ère dans un fragment des annales chinoises qui est cité 
par les écrivains annamites : « Les ambassadeurs de Giao-chi (Kiao-tchi) étant venus à Ja 
cour de Thanh-vu'ong (Tehing-ouang) pour faire hommage, l'oncle de ce jeune prince, 
le régent Chu-cong (Teheou-kong), leur donna cinq chariots qui avaient la propriété 
d'aller toujours vers le sud. Avee ces chars, les ambassadeurs passèrent par Pho-nam, 
petit royaume situé sur les bords de la mer, gouverné alors par la reine Say Lieu et auquel 
on arrivait après 3,000 Hi à partir de l’ouest (1109 Av. J.-C.)". » Le nom de Lieu (en chinois 
Lieou) est peut-être la transcription d’un titre indigène ; dans tous les cas, il est assez eu- 
rieux de le retrouver porté encore par une autre reine du Fou-nan, plusieurs siècles après, 
au moment de l’arrivée de Prea Thong. 

Dans l'intervalle, il s'était passé au Fou-nan un fait très-considérable : c’est l'intro 
duction des premiers prédicateurs bouddhistes. Lei la tradition indigène relative à l’arrivée 
au Cambodge, vers le troisième siècle avant notre ère, d’émigrants venant de Bénarès et 
appelés Chhvea pream (Voy. p. 99) trouve une confirmation remarquable dans le seul 
livre bouddhiste qui fasse mention d’une façon indiscutable du Kambodja de l’Indo-Chine : 
« L'Inde orientale, dit Täranätha?, se compose de trois parties. Bhangala et Odivica 
(Orissa) appartiennent à Aparantaka et s'appellent la partie orientale d’Aparantaka. Les 
pays du nord-est, Kamarupa, Tripura (Tipperah) et Hasama (Assam) s'appellent Girivarta, 
c'est-à-dire «entouré de montagnes ». De là, en se dirigeant vers l’est, le long de la chaîne 
septentrionale, sont les contrées de Nangata, le pays Pukham, qui confine à l'Océan, 
Balgu, etc., lé pays Rakhang (Arakan), Hamsavati (Pégou), Marko et les autres parties du 
royaume Munjang ; plus loin Tschampa, Kambodscha et les autres ; tous ces pays sont en 
général nommés Koki. » | 

« Ce fut dans ces pays Koki qu’apparurent, dès le temps du roi Acoka, des sections 
du clergé, dont le nombre s’augmenta plus tard et devint considérable ; mais jusqu’au 
moment de l'apparition de Vasubandhu (aux environs de notre ère), ce ne furent que des 
Cravakas *. » Ainsi, dès le troisième siècle avant notre ère, le bouddhisme, dans sa forme 
la plus simple, fut introduit au Cambodge ou Fou-nan. Quant au nom de Chhvea pream, 
que la tradition locale donne à ces premiers prédicateurs dont elle fait les ancêtres des 


1 P. Legrand de la Liraye, op. cit., p. 14. J'ignore à quel ouvrage chinois est emprunté ce passage que je 
ne retrouve pas intégralement dans les citations qui ont été faites par Klaproth, Pauthier, Biot, etc., du Ze 
tai ki sse et du Thoung kien kang mou. D'après ce dernier ouvrage, les ambassadeurs ne venaient pas de Kiao- 
tchi, mais de Yue-chang-chi, pays situé plus au sud, ce qui justifierait mieux l'itinéraire suivi : « Les ambas- 
sadeurs. parvinrent aux bords dela mer, les suivirent depuis les royaumes de Fou-nan et de Lin-y et arrivèrent 
l’année suivante dans leur pays. » (Klaproth, Lettre sur l'invention de la boussole, p. 80-81.) Le nom de Yue- 
chang est un des anciens noms du Lin-y (7 thsing y thoung tchi, k. 440, article Tchentching), royaume qui a 
fini par être absorbé par les Annamites, et cela a pu occasionner une confusion dans la traduction du P. Le- 
grand de la Liraye. Le pays de Yue-chang-chi dont il est ici question a été placé par Klaproth aux environs de 
la presqu'île de Malacca, par Pauthier sur la côte d'Afrique. 

2 Geschichte des Buddhismus in Indien aus dem Tibetischen übersetzt von A. Schiefner, ch. xxxIx, p. 262. 
Cette histoire a été terminée en 4608 À. D». La description de l’Inde orientale qui y est contenue se rapporte 
donc à la fin du seizième siècle. 


3 « Auditeurs », représentants de la plus ancienne forme du bouddhisme. 
I. 15 


114 ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE. 


Cambodgiens actuels et qui n’en sont que les instituteurs religieux, 1l semble signifier 
« Malais brahmane ! » et tient peut-être à la ressemblance que les indigènes crurent 
remarquer entre les Hindous et les noirs habitants de la Malaisie. 

La tradition a conservé le nom de quelques-uns des missionnaires d’Acoka en Indo- 
Chine. Potera et Tauna convertirent le pays Talain de Thatoung ; le second, accompa- 
gné d'Anouta, Oupaha et Soupitha, paraît, d'après les traditions du nord du Laos, avoir 
pénétré jusqu'à Muong Yong et Xieng Hong, 

Il ne semble pas cependant que le bouddhisme ait acquis immédiatement une grande 
prépondérance au Cambodge, puisque les monuments les plus anciens paraissent se 
rattacher au eulte brahmanique. 

L'empereur Hiao-wou-ti des Han étendit ses conquêtes sur presque toute la pénin- 
sule indo-chinoise, et le Cambodge fut momentanément tributaire de la Chine vers 125 
avant notre ère ?. 

D'après le contexte des historiens chinois, c’est deux siècles environ après cet événe- 
ment qu’il faut placer la venue de Prea Thong au Fou-nan *. 

La patrie de Prea Thong, le Muong Rom ou Romavisei, suivant les indigènes, ou 
le royaume de Ki* ou Kiao, suivant les Chinois, serait-elle l’ancien Kamboja du nord- 
ouest de l'Inde? Nous en sommes réduits, pour le prouver, à quelques coiïncidences trop 
peu nombreuses pour emporter la conviction, suffisantes pour qu’on ne puisse omettre 
cette hypothèse. Dans tous les cas, la façon même dont voyage Houen-tien ou Prea 
Thong, avec des marchands qui se rendent au Fou-nan, semble exclure toute idée 
de conquête armée ou d’invasion nombreuse. C’est une civilisation qui s’introduit en Indo- 
Chine, ce n’est pas une race qui en asservit une autre. 

A l’époque présumée où se passe cet événement, les Scythes ou Yue-tchi, avaient dé- 
truit le royaume grec de la Bactriane, et envahi l’Inde. Après une lutte acharnée, ils 
avaient été repoussés de la péninsule par les princes indigènes. Les bouleversements, les 
invasions et les guerres dont ces régions étaient le théatre, peuvent done expliquer, jusqu’à 
un certain point, un déplacement aussi considérable que le voyage de Caboul ou de Gazni 
aux côtes de l’Indo-Chine. Avec Houen-tien se seraient introduits le nom de Kamboja 
ou de Kampouchea, qui aurait remplacé celui de Coue Thlok, la science astronomique, 
dont les auteurs chinois constatent avec étonnement l'existence au Cambodge, et 
dont l’origine occidentale est encore attestée aujourd’hui par le nom de Æ/ora donné 
aux astrologues, les architectes et les sculpteurs qui allaient présider à la construction 


1 Chhvea est encore le mot qui désigne aujourd’hui les Malais en cambodgien. 

2 Duhalde, Description de la Chine, édition in-folio de 1735, t. I, p. 384. 

8 Le D’ Bastian (op. cét., I, 463) reporte son arrivée beaucoup plus tard, vers 227 de notre ère ; il ajoute 
même que Houen-tien envoya des ambassadeurs en Chine. J'ignore sur quelle autorité il se fonde. Les pre- 
mières dates relatives au Fou-nan qui apparaissent dans le Pien y tien se rapportent à l'échange d’ambassades 
entre ce royaume et la dynastie des Ou, qui a régné sur une partie de la Chine méridionale de 222 à 278 4. p.; 


PA 


mais à ce moment, d'après les récits chinois, six ou sept générations au moins s'étaient écoulées depuis l’ar- 
rivée de Houen-tien. 


# La Sogdiane ou pays de Samarcande est désignée dans les auteurs chinois sous le nom de Ki-pin. 


RÉSUMÉ DES TEMPS ANCIENS. 115 


de la ville d’Angeor et former la souche de cette génération d'artistes à laquelle le Cam- 
bodge doit ses admirables monuments, peut-être enfin, le eulte brahmanique : qui vint se 
mélanger aux eultes existant déjà de Bouddha et du serpent. 

Le sanctuaire du mont Crôm (Voy. p. 41) près duquel on retrouve une belle statue 
de Brahma et dont les trois tours étaient peut-être consacrées à chacun des membres de 
la triade hindoue, les murailles d’'Angcor Thom, que domine également l’image de 
Brahma?, le Baion, le monument du mont Bakhene, datent peut-être de cette époque 
reculée ou du moins de la période comprise entre le premier et le cinquième siècle, 
moment où on ne peut plus contester la prédominance du bouddhisme au Cambodge. 

La domination au Cambodge d'un souverain d’origine indienne, trouverait une 
confirmation assez remarquable dans les traditions javanaises, qui rapportent à la même 
époque l’arrivée à Java d’Ajisaka ou Tritresta, qui est le plus ancien personnage légen- 
daire de l’histoire de l'ile. Tritresta, fils de Jala Prasi, et petit-fils de Brahma, est chassé de 
son pays, comme Prea Thong, pour une offense à Sang yang Guru, et envoyé comme roi à 
Java. Il avait épousé Bramani Kali, princesse du Kamboja. Il s'établit à Giling Wesi avec 
800 familles indiennes. Dans la plupart des récits, le lieu d’origine d’Aji Saka est Astina 
ou le Guzarat. Dans d’autres traditions, les premiers colons de Java furent envoyés par 
le prince de Rom; mais ils périrent presque tous. Dans ces dernières traditions, Aji Saka 
ne fait son apparition dans l'ile qu’en l’an 1000%. La même ère (+78) est employée au 
Cambodge et à Java. D’après Albirounv et Hiouen Thsang, elle aurait pour origine la 
mort de Saca, prince étranger qui dominait dans l’ouest de l’Inde et courbait les popu- 
lations sous un joug de fer *. Vicramaditya le vainquit, le tua, s’empara de Peichaver et 
abattit le despotisme des princes turks de la vallée de Caboul. L'adoption de cette ère 
se relierait donc d’une manière assez frappante aux événements qui auraient déterminé 
l’émigration de Prea Thong. 

Il y à une telle analogie entre le récit cambodgien et le récit javanais, qu'on se de- 
mande si l’une des deux nations ne l'a pas emprunté à l’autre, ou s'il ne faut pas en 
chercher la cause dans une ancienne réunion des deux pays sous la même domination. 
Parmi les successeurs de Prea Thong se trouva en eflet, comme nous allons le voir en 
continuant le dépouillement des annales chinoises, un conquérant dont la puissance 
s’est certainement étendue sur une partie de l'archipel d'Asie : 

« Ye-lieou, disent ces annales (40. cit.), donna à Houen-tien un fils qui fut établi roi 


1 Le brahmanisme et le bouddhisme se balançaient à peu près à cette époque dans le nord-ouest de l'Inde. 
Le bouddhisme ne devint prépondérant dans la vallée de Caboul que vers le quatrième ou le cinquième siècle. 
Vicramaditya, vainqueur de Saca, dont il va être parlé, n’était pas un prince bouddhiste. Si j’admets, d’ailleurs, 
la possibilité de l'introduction du culte brahmanique au Cambodge, c’est moins en raison des statues de 
Brahma et des autres dieux du panthéon hindou que l’on retrouve dans les anciens monuments du Cam- 
bodge, et auxquels les bouddhistes décernent également un culte, qu'à cause de l'existence bien constatée 
de cette religion à Java et à Sumatra, dont j'ai indiqué les nombreuses relations avec le Cambodge. 

2 Voyez Atlas, 2 parlie, pl. VIII, le dessin d'une des portes d’Angcor Thom. 

3 Voy. St. Raffles, op. cit., t. IT, p. 69-73. 

4 Reinaud, Mémoire géographique, etc., sur l'Inde, p. 19. Son interprétation des textes sur lesquels il ap- 
puie cette opinion, a été depuis sérieusement contestée. 


116 ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE. 


sur sept villes; et la coutume de partager le royaume entre les différents princes de la 
famille royale qui prenaient le titre de Siao ouang « petits rois » prévalut à partir de ce 
moment jusqu'au roi Pan-kouang. » Ce système féodal a laissé des traces dans l’organi- 
sation actuelle du Cambodge, dans laquelle les grands dignitaires de la couronne ont 
pour apanage une ou deux provinces du royaume. « Les Siao-ouang reconnaissaient 
un suzerain commun (//ay koue thou tchr, historiens des Liang), mais ce lien était trop 
faible pour empêcher les guerres intestines, et le fils même de Prea Thong mécontenta 
vivement ses vassaux en cherchant constamment querelle à tous ses voisins (Pen y tien). 
Le long règne de Pan-kouang fut le dernier de cette période de morcellement et de divi- 
sions intérieures. Il mourut à l’âge de 90 ans et laissa la couronne à son fils puiné nommé 
Pan. Celui-ci remit le soin des affaires à un premier ministre nommé Fan-se-man 
(littéralement, « chef des troupes ») et mourut au bout d’un règne de trois ans. Fan-se- 
man fut appelé au trône par les acclamations unanimes du peuple, fatigué sans doute 
de discordes civiles. Son habileté guerrière et le courage de ses troupes lui permirent 
de faire rapidement la conquête des pays voisins. Il prit alors le titre de 74 ouang « grand 
roi *,> fit construire de grands navires, à l’aide desquels il subjugua plus de dix royaumes 
maritimes, tels que Kiou-tou, Kouen-kieou-tche, Tien-sen. Il ajouta ainsi à son empire 
une étendue de plus de 6,000 Ii. » 

D’après Ptolémée ?, c’est-à-dire au deuxième sièele de notre ère, une route conduisait 
de la métropole de la Chine au Cambodge, et dans les tables de Peutinger, se trouve éga- 
lement le nom de Calippe, ancienne appellation de Pnom Penh. 

« À ce moment, dit le Pien y tien, les habitants du royaume de Ta-thsin (empire romain) 
allaient souvent pour leurs relations de commerce jusqu’au Fou-nan. » Cette période de 
commerce prospère et de relations suivies coïncide avec l’époque des conquêtes de Fan- 
se-man et avec l’éclosion de la civilisation ou plutôt de l'architecture gréco-hindoue 
d’Angcor. C’est probablement à ce moment que furent construites ces grandes et belles 
chaussées dont on retrouve encore des vestiges à de grandes distances d’Angcor et au- 
près desquelles se trouvaient de distance en distance ces grandes mares creusées où 
venaient se baigner les buffles et les éléphants porteurs de fardeaux. Selon toutes les 
probabilités, la domination du Fou-nan s’étendait à celte époque des embouchures du 
Sitang à celles du Cambodge, et comprenait même, en outre de la presqu’ile de Malacca, 
une partie de Sumatra et de Java *. (Voyez la carte historique de lIndo-Chine au nr siècle, 


p. 128-129.) 


1 Les mots Ta ouang sont la traduction littérale du titre de Maharaja que portaient les souverains du Za- 
bedj. Il est curieux de rapprocher ce passage des historiens chinois de la description que fait Massoudi de 
l'empire du roi des Iles. (Zes Prairies d'or, t. I, p. 341-43, traduction Barbier de Meynard et Pavet de Cour- 
teille.) 

2 Lib. 1, cap. xvur. J’adopte, on le voit, les identifications de Gosselin. 

3 Voyez les raisons, lirées des ressemblances du langage et des traditions, déjà exposées p. 110, 411 et 115. 
Quand les Portugais s’emparèrent de Malacca, ils trouvèrent dans le voisinage des monuments qu'ils prirent 
pour les tombeaux des rois de cette ville et qu'ils démolirent pour construire des fortifications. Or il n’y avait 
eu que huit princes malaïs ayant régné sur ce point, et leurs tombes, auxquelles il n’était point d'usage de 


RÉSUMÉ DES TEMPS ANCIENS. 117 


L'historien tibétain que nous avons déjà eité constate qu’à peu près à la même épo- 
que quelques disciples de Vasubandhu répandirent dans le pays de Koki (Indo-Chine), 
le Mahajana ou « grand véhicule, » qui s’y maintint à partir de ce moment presque 
sans interruption ‘. À 

« Après avoir fait encore la conquête du royaume de Kin-lin *, Fan-tchen tomba malade 
et dut envoyer à la tête de ses armées, l’ainé de ses fils, nommé Kin-sen.Un de ses 
neveux, nommé Chan ou Tchouan, qui convoitait le trône, réunit deux mille sicaires, tendit 
une embüche au jeune prince et l’assassina. Fan-se-man succomba sur ces entrefaites 
à sa maladie et laissa à son plus jeune fils, nommé Tchang, le soin de punir le crimi- 
nel. Tehang vécut ignoré au milieu du peuple jusqu’à l’âge de vingt ans, sut se concilier 
les principaux du royaume et réussit à tuer l’usurpateur. Mais, peu après, il fut assas- 
siné à son tour par le général Fan-siun, qui avait participé au meurtre de Kin-sen et qui 
prétendait restaurer en sa personne l’ancienne famille royale indigène du Fou-nan. Une 
fois maitre de la couronne, Fan-siun montra les aptitudes les plus grandes au gouverne- 
ment des peuples. Il agrandit encore l’empire. Il fit construire dans son palais des tours 
et des théâtres pour la récréation des hôtes qu'il recevait à la troisième ou à la quatrième 
heure du jour. Il envoya des tributs à la Chine pendant les années Tay-che de Wou-ti 
(265 à 275 ap. J.-C.)» 

Fan-siun est désigné ailleurs sous le nom de Fan-tchen. Il envoya un de ses parents 
nommé Sou-we en ambassade au roi indien Meou-lun. 

« En partant du Fou-nan, l'ambassade sortit par l’embouchure du 7eou-kieou-li, 
suivit sa route par mer dans la grande baie et en se dirigeant au nord-ouest, elle entra 
dans la baie qu’elle traversa en côtoyant les frontières de plusieurs royaumes. En une 
année environ elle put parvenir à l'embouchure du fleuve de l’Inde. Au bout de quatre 
ans, Sou-we revint dans son pays, accompagné de deux envoyés indiens qui allaient offrir 
à Fan-tchen de la part du roi Meou-lun quatre chevaux du pays des Yue-tchi. Ils trou- 
vèrent à Fou-nan un officier chinois de second rang, nommé Kang-tai, envoyé par l’em- 
pereur de la dynastie Ou *. » 

Au quatrième siècle, le Fou-nan parait s'être uni au Lin-y pour porter la guerre sur 
les frontières de la Chine, ou plutôt dans‘le Ji-nan et dans le Kiao-tchi. Ces deux der- 
niers royaumes venaient de faire leur soumission à la dynastie des Tsin, après la con- 
quête par celle-ci du royaume de Ou, et ils étaient gouvernés par une famille chinoise que 
les annales annamites désignent sous le nom de Hoang. 

Nous citerons ici le passage même de ces annales : « Quand Tam (Tsin) eut soumis 


donner des proportions monumentales, n'auraient pu suffire à une telle destination. Il est plus probable qu'il 
s'agissait de temples ou d’autres édifices construits à l’époque de la domination cambodgienne. (Cf. Crawfurd, 
History of the indian archipelago, t. 1, p. 337. Barros, Décad.) 

1 Täranâtha’s Geschichte des Buddhismus, ete. (loc. cit.). 

2? Peut-être le même royaume que celui de Ki-lin koue « royaume des coqs et des forêts », qui exis- 
tait vers le neuvième siècle sur les confins de la Cochinchine et du Tong-king (Voy. Mémoires concernant les 
Chinois, t. V, p. 427). À 

3 Pien y tien, k. 68 traduit par Pauthier Loc. cit.), et Ma-touan-lin, traduit par Stan. Julien (oc. cit.). 


118 ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE. 


Ngo (Ou) à son empire, il rappela les troupes de Giao (Kiao-tchi). Alors le 7#ch-ts1 de 
Giao, nommé Dao-hoang, lui fit cette adresse : Très-loin, en dehors de Giao, à plu- 
sieurs milliers de li, se trouve Lam-ap (Lin-y), dont le chef Pham-hung passe sa 
vie à faire le brigandage, et prend le ütre de roi. Ce peuple fait des imvasions conti- 
nuelles chez nous, et uni avec Pho-nam (Fou-nan), il forme une multitude immense 
qui se retire dans des lieux inaccessibles. Au temps des Noo, ces gens de Lam-ap ont 
fait leur soumission; mais ce n’a été qu'un moyen de plus de piller les populations, 
de mettre à mort leurs chefs. Envoyé chez eux pour les tenir en respect, j y ai passé 
plus de dix ans : ils se sont toujours dérobés dans leurs antres et leurs repaires. J'avais 
avee moi huit mille hommes qui ont pour la plupart péri de misère et de maladie : il 
ne m'en reste que deux mille quatre cent et quelques. Maintenant que les quatre mers 
jouissent de la paix la plus parfaite, il faudrait penser à envoyer des renforts; mais 
comme je suis fonctionnaire d’un gouvernement déchu ‘, ce que je dis n’aura aucune 
importance ?. » 

L'empereur Mou-ti, qui régnait alors en Chine, suivit les conseils qui lui étaient 
donnés et jugea même l’état des choses assez grave pour envoyer dans le Kiao-tehi un 
prince de sa famille. Ce prince est désigné dans les annales annamites sous le nom de 
Neuyen-phu. En 353, Nguyen-phu porta la guerre dans le Lin-y qu’il soumit et où il 
détruisit plus de cinquante forteresses *. C’est sans doute à la suite de cette expédition 


1 C'est-à-dire un fonctionnaire de la dynastie qui venait d’être renversée par celle des Tsin. 

? P. Legrand de la Liraye, op. cit., p. 51. L’estimable auteur ajoute que Pho-nam est probablement Haï- 
nan. On voit que c’est là une erreur. 

$ Le Za thsing y thoung tchi (k. 410) donne quelques détails sur les'origines de cette guerre à l’article Tchen- 
tching : A la fin de la dynastie des Han, le royaume de Lin-y s'était étendu au détriment de ses voisins, sous le 
long règne d’un grand roi qui mourut sans postérité, et qui désigna, pour lui succéder, un fils de sa sœur nommé 
Fan-y. Celui-ci mourut en 3371, et un de ses serviteurs nommé Fan-ouen s’empara du trône. D’après le récit 
chinois, Fan-ouen paraît être un simple gardien de troupeaux, originaire de la ville de Si-kiuen hien située dans 
le Ji-nan ; dévoré d’ambition, il réussit à se fabriquer une épée merveilleuse à l’aide de laquelle il s'empara 
du trône et porta la guerre chez tous ses voisins. Il réunit une armée considérable et 50,000 éléphants. 
En l’an 348, il porta la guerre dans le Ji-nan, qu'il réclamait comme lui appartenant. Après sa mort, 
survenue peu après, son fils continua son œuvre de conquête, mais il fut vaincu par Kieou-tchen-tay-cheou 
qui conquit la ville de Lin-y. Le nom de Kieou-tchen-tay-cheou qui se prononce en annamite : Cwu dien 
thay thu, et signifie « gouverneur général des neuf districts, » n’est sans doute que le titre de Nguyen- 
phu. On retrouverait probablement le même récit dans les annales annamites : Fan-y et Kan-ouen doi- 
vent y figurer sous les noms de Phan-dzat et Phan-van. Il me paraît probable que l'épée merveilleuse de 
Fan-ouen est l'origine de l’arme de même nature conservée aujourd'hui avec soin par les Charaï (voyez la 
page 108). La grande extension attribuée au royaume de Tehen-{ching ou de Lin-y à la fin de la dynastie des 
Han, c’est-à-dire au moment même des conquêtes des rois du Fou-nan, Fan se-man et Fan-siun, me ferait 
soupçonner quelque confusion entre le Fou-nan et le Lin-y, réunis sans doute à ce moment (dernière moitié du 
troisième siècle) sous la même domination. Ce qui me confirmerait dans cette opinion, c’est que le Æaykouethou 
tel (loc. cit., historiens des Tsi) dit, comme on le verra plus loin, à propos des plaintes que le roi du Fou-nan 
adressa à l’empereur de Chine, au cinquième siècle, contre le roi du Lin-y, que celui-ci avait été jadis un servi- 
teur du roi du Fou-nan.Ilen résulterait que Fan-ouen n'aurait fait que reconquérir l'indépendance du Lin-y, à la 
mort du neveu du roi conquérant dont parle le Za thsing y thoung tchi et qui doit être un neveu de Fan-siun. 

C’est à la conquête du Lin-y par le Fou-nan, au troisième siècle, que semble se rapporter l'incident suivant, 
raconté par le Pien y tien (k. 97) : «D’après le Chouy kin tchou tchou tchi, l'armée du Fou-nan alla attaquer une 
ville du royaume du Lin-y, située à l’est d’un grand lac. À 6 li des murailles de celte ville, l’eau se dirigeait 


RÉSUMÉ DES TEMPS ANCIENS. 119 


que le roi du Fou-nan envoya, en 387, à l'empereur Mou-ti, des éléphants domptés en 
signe de soumission et d'hommage. Mais le céleste empereur se refusa de les recevoir, 
de peur, dit-il, que ces animaux ne fissent du mal à ses sujets. Ce refus avait peut-être 
pour but de témoigner le mécontentement du gouvernement chinois contre les agisse- 
ments passés du Fou-nan; mécontentement qui ne pouvait guère se manifester autre- 
ment, en raison de l’extrème éloignement de ce royaume. 

Nous retrouvons encore au commencement du cinquième siècle un roi désigné dans les 
annales chinoises sous le nom de Pan-pan. Le mot de Pan semble être un titre porté depuis 
Pan-kouang par les rois du Fou-nan; c’est la dernière fois qu'il apparaît ici. Pan-pan 
fut remplacé par un prince nommé Kiao-tchen-jou, de la secte des Po-lo-men ou des 
Brahmanes, dont l’avénement au trône était annoncé par une prophétie, et auquel le 
peuple donna spontanément la couronne. Ce prince, disent les historiens des Liang, 
introduisit au Fou-nan les lois et les mœurs de l'Inde. Sous son règne, de nombreuses 
ambassades furent envoyées en Chine à l’empereur Ouen-ti des Song, notamment pen- 
dant les années 435, 436, 439 ‘; elles coïncident avec les guerres soutenues à ce moment 


par le royaume de Lin-y contre les gouverneurs chinois du Tong-king *. 


3 


« Vers cette époque, racontent les historiens des Tsi *, un moine, sectateur de 


Lao-tse et originaire de l'Inde “*, s’embarqua à Kouange-tcheou *, sur un bâtiment que 


vers l’ouest avec une grande rapidité, et semblait remonter vers sa source. La hauteur du fleuve augmentait 
par jour de 6 à 7 pieds et s'était élevée déjà de 16 ou de 17. Au bout de 7 jours cette eau diminua de volume, 
et la crue quotidienne ne fut plus que de 1 ou 2 pieds. C’est pour cela que ce lac a pris le nom d’eau de l’é- 
léphant. » Il est impossible de ne pas reconnaitre iei le phénomène de l’ascension des eaux dans le bras 
du grand lac, et de l’augmentation périodique du niveau de celui-ci. Ge récit placerait par suite la ville as- 
siégée dans l’espace compris entre Pnom Penh et l’entrée du lac, et ferait supposer qu’à ce moment le Lin-y 
possédait le delta du fleuve. 

1 Pien y tien, k. 97, F8. 

2 L'expédition que nous avons racontée plus haut contre le Lin-y n’avait pas mis fin aux incursions des 
habitants de ce dernier royaume dans le Kiao-tchi et le Ji-nan. Les annales annamites mentionnent, en 399, 
une invasion du Nhat-nam (Ji-nan) Cu’u-chan et Giao (Kiao-tchi) par le roi de Lam-ap, du nom de Phan-ho- 
dat. En 413, ce prince fut vaincu et mis à mort par Hue-do, gouverneur annamite du Kiao-tchi. En 431, le 
successeur de Phan-ho-dat, nommé Phan-dzeuong-mai, attaqua le Cu’u-chan et eut l’audace d’envoyer l’année 
suivante une ambassade à l’empereur Ouen-ti pour lui demander la préfecture de Giao. En 436, le gouverneur 
chinois de Giao, nommé Hoa-chi, reçut l’ordre de punir Phan-dzeuong-mai et entra dans ses états à la tête 
d’une armée. Phan-dzeuong-mai offrit de restituer le butin fait dans le Nhat-nam, en payant 10,000 livres 
d’or pur et 100,000 livres d'argent ; mais l’événement ayant prouvé que cette offre n’était pas sincère, Hoa- 
chi s’'empara de la citadelle de Khu-lat, où commandait Phu-long, le principal chef de Lam-ap, après avoir 
battu une armée de secours commandée par Pham-con-sha-dat. Enfin Phan-dzeuong-mai lui-même fut 
complétement défait «sur la rive des Éléphants. » Je pense qu'il faut reconnaitre ici le Song Gianh, qui sé- 
pare aujourd'hui le Tong-king de la Cochinchine proprement dite. 

Le savant traducteur des annales annamites, le P. Legrand de la Liraye, fait remarquer avec raison 
que tous les noms des rois ou des généraux de Lam-ap ne sont ni annamites, ni chinois. (Consultez {Votes 
lustoriques, etc., p. 52-55.) 

3 Hay koue thou tchi, k. 8, F 7. 

4 Les nombreux points de contact du bouddhisme et de la doctrine de Lao-tse ont pu produire une con- 
fusion dans l'esprit de l’écrivain chinois. L’origine hindoue du moine rend vraisemblable que nous avons 
affaire ici à un bouddhiste. 

5 La ville de Canton portait ce nom sous la dynastie des Qu (222-278) et l’a gardé jusqu'aux Soui (580), 
époque où elle a pris le nom de Pan-tcheou. (Voy. Biot, Dictionnaire, etc., p. 81.) 


120 ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE. 


Kiao-tchen-jou avait expédié dans ce port pour y faire du commerce. Ce moine cherchait 
ainsi une occasion de revenir dans sa patrie; mais une tempête jeta le navire sur les 
côles du royaume de Lin-v, et tout ce qu'il contenait fut pillé par les habitants. 
Le roi de ce pays avait été jadis un simple domestique du roi du Fou-nan. Le moine se 
rendit à pied dans ce dernier royaume, dont le souverain, sensible au vol de ses 
marchandises, l’envoya, la deuxième année Young-ming (484 ap. J.-C.), en qualité 
d’ambassadeur auprès de Fempereur de Chine pour lui représenter que le royaume 
de Lin-y fatiguait ses voisins par des excursions et des brigandages continuels, et 
pour lui demander de confier au roi du Fou-nan le commandement de quelques troupes 
avec le concours desquelles celui-ci se chargerait de détruire complétement ces hordes 
de voleurs. Le moine apporta comme présents à l’empereur une statue du roi Dragon faite 
entièrement en fils d'or; un éléphant en pe-tan, bois blane très-dur et très-odorant ; des 
tours en ivoire, deux Æou-pey ou perles très-précieuses par leur antiquité, deux vases en 
cornes de rhinocéros admirablement sculptés, un plateau en écaille pour offrir le bétel 
et l’arec. » 

« Le fils de Kiao-tchen-jou, Tehe-li-to-pa-mo, renouvela ces ambassades et envoya, 
en 503, une statue du dieu Fo à l’empereur Ou-ti des Liang. Cette statue était faite 
d'une pierre précieuse nommée Chan-fou. La cinquième année Ta-thoung du même em- 
pereur (540 ap. J.-C.) on annonça la découverte au Cambodge d’un cheveu de Fo, long de 
douze coudées, et des prêtres bouddhistes furent envoyés de Chine pour participer aux 
cérémonies faites en l'honneur de cette relique ‘.» 

L'avénement du roi Kiao-tchen-jou semble marquer au Cambodge comme une nou- 
velle époque où les traditions indiennes se renouvellent et se complètent. Le moine du 
pays de Thien-tchou, dont parlent les historiens chinois, est-il un de ces apôtres légen- 
daires qui ont parcouru l’Indo-Chine ? Malheureusement, les mêmes traditions religieuses 
se retrouvent avec quelques variantes dans tous les royaumes de la péninsule, et pré- 
sentent un trop grand degré d'incertitude pour qu'on puisse les appliquer à tel ou tel 
point de l’Indo-Chine. Elles semblent n’être que l’écho de l’histoire de Bouddha et 
de ses principaux disciples, défigurée au gré des convenances locales. Il est néces- 
saire cependant de s'arrêter ici à la légende relative à Prea Ket Meléa, le roi cam- 
bodgien qui aurait bâti Angcor Wat et qui aurait vécu, d’après les indigènes, en 
l’an 1000 de Bouddha, c’est-à-dire environ à l’époque à laquelle nous sommes arri- 
vés. Ce prince, converti par Buddhaghosa, lui aurait donné Angcor Wat, dont la des- 
Uüination première était un palais, pour en faire un temple bouddhique. Entre la qualité 
de sectateur des brahmanes attribuée à Kiao-tchen-jou et la ferveur bouddhique déployée 
par son fils, se place une conversion religieuse qui porte à identifier le premier de ces 
deux princes avec Prea Ket Meléa. L'examen des dates chinoises confirme le long règne 
que la tradition lui accorde, et Buddhaghosa, d’après les récits singalais, est exactement 


1 C’est à peu près à la même époque, sous le règne du roi Mougallana (495-515), qu’une relique de même. 
nature fut apportée de l’Inde à Anouradhapoura, capitale de Ceylan (Turnour, An epitome of hastory of 
Ceylan, p. 29.) 


16 


FAGADE SUD, 


ANGCOR WAT 


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RÉSUMÉ DES TEMPS ANCIENS. 123 


contemporain de Kiao-{chen-jou. Le Mahawanso fait naitre Buddhaghosa dans le royaume 
de Magadha. Cétait un brahmane converti à la foi bouddhique qui se rendit à Ceylan, 
sous le règne de Mahanamo (410-432), et traduisit en pali les livres bouddhiques. Cette 
traduction, qui est celle qui a cours aujourd’hui dans toute l’Indo-Chine, aurait été achevée 
en 420 de notre ère”. 

La tradition varie beaucoup sur le point de l’Indo-Chine où aborda d’abord Bud- 
dhaghosa avec les livres sacrés. Les Arakanais le font débarquer à Tathoung; les Cam- 
bodgiens le font arriver directement de Ceylan dans une petite barque; les Siamois le 
font venir de Birmanie. Sans vouloir identifier le moins du monde le moine dont parlent 
les auteurs chinois avec le célèbre apôtre bouddhiste, il y a entre les faits qu'ils rap- 
portent et les traditions locales, relatives à introduction du rite singalais en Indo-Chine, 
des coïneidences assez frappantes pour que l’on puisse admettre que ces faits et ces tra 
ditions se rapportent à la même époque. 

Il ressort aussi des citations qui précèdent des livres chinois, que l’adoration du Dragon 
et des dieux de l’Olympe brahmanique se mêlait au Cambodge au culte de Bouddha. Les 
monuments d’Angeor portent surtout des traces authentiques de l'existence des deux pre- 
mières religions qui semblent avoir été jusque-là les cultes officiels, et, à l'exception 
de Pnom Bachey, il n’est aucun sanctuaire parmi ceux que nous avons décrits, à qui 
lon puisse assigner une destination exelusivement et authentiquement bouddhique. Un 
fait analogue s’est produit à Java où, d’après le témoignage de Fa-hien, le culte de 
Bouddha n'était point encore introduit au einquième siècle et où les travaux de 
M. Friedrich ? constatent son apparition et sa -coexistence avec le brahmanisme dès le 
siècle suivant. 

L'état d’antagonisme violent et direct qui, suivant Max. Muller *, commença à se 
produire au cinquième siècle de notre ère, entre le brahmanisme et le bouddhisme fut 
probablement une des causes qui, au siècle suivant, jetèrent dans la péninsule indo- 
chinoise un si grand. nombre de prédicateurs bouddhistes. 

Faut-il conclure de ce qui précède que le plus considérable des monuments d’Angcor, 
Angcor Wat, était déjà construit au sixième siècle ? 

En rapportant à l’ère de Bouddha le millésime de 12... trouvé sur l’une des colonnes 
d'Athvea (voy. p. 44), monument que la tradition considère comme antérieur à 
Angcor Wat, on n'arriverait à faire remonter la construction de ce dernier édifice 
qu'au commencement du huitième siècle. Le livre cambodgien de Prea Ket Melea, 
qui est consacré tout entier à sa description, ne fait aucune allusion au bouddhisme et 
confirme la légende qui veut qu'Angcor Wat ait été originairement un palais. Enfin, 
comme nous l'avons déjà fait remarquer, on ne peut introduire Angcor Wat dans 
la description chinoise traduite par Rémusat, et qui décrit si exactement les monuments 
d’Angcor au treizième siècle, qu’en en faisant un tombeau, celui de Lou-pan, être lé- 


1 Voy. Turnour, op. cit., introduction, p. LIV; Hardy, Zastern Monachism, p. 167. 
2 Batavian Transactions, t. XXNI, Mémoire sur les inscriptions de Java et de Sumatra. 
3 A history of ancien sanskrit literature. London, 1859, p. 56. 


124 ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE. 


gendre, que l'histoire chinoise ne se donne pas la peine de désigner autrement, proba- 
blement parce que ee personnage était trop connu pour qu'il fut nécessaire de dire s’il 
élait prince ou moine. 

L'architecture d’Angcor Wat parait mieux convenir à un sanctuaire ou à un tombeau 
qu'à toute autre destination. La lour centrale est évidemment le trait dominant de l’édi- 
fice, et rien ne s’y prête aux exigences de l'habitation. L’exception remarquable qui fait 
tourner à l’ouest les façades principales d’Athvea et d’Angcor Wat, alors que tous les au- 
tres monuments khmers font face à l’est, semble coincider avec l’arrivée d’un nouveau 
culte venu du couchant. D'un autre côté, Angcor Wat est un édifice trop considérable pour 
ne pas avoir exigé le concours de plusieurs générations ; peut-être ses fondements furent 
ils jetés au sixième siècle, et sa première destination était-elle en effet une résidence 
royale. Peut-être, comme Méléa, devait-il être construit dans le système des galeries, et 
le système des terrasses n'a-t-1l été adopté qu’en cours de construction, pour mettre 
mieux en évidence le sanctuaire ou le tombeau que l'édifice dut contenir. Peut-être enfin, 
pour expliquer le silence gardé sur sa destination religieuse par un historien aussi exaet 
et aussi précis que l’écrivain chinois du treizième siècle, peut-on admettre qu'Angcor 
Wat élait à la fois un sanctuaire et un tombeau, et que, dans l'esprit des populations, très- 
attachées aux souvenirs légués par leurs ancêtres, ce dernier caractère lemportait alors 
sur le caractère sacré. 

Dans tous les cas, il faut mentionner ici la version qui fait apporter pour la pre- 
mière fois les grands poëmes épiques de l'Inde, au Cambodge, vers l’année 611, par des 
brahmanes. Ils traduisirent en cambodgien la grammaire de Kaccayana, le Ramayana 
(lieamle) et le Mahabharata. Or, ce sont ces poëmes qui ont fourni le sujet des bas- 
reliefs d'Angcor. 

I convient enfin de rappeler qu'il y a plus au nord, et principalement dans le voisi- 
nage de Souren (Cambodge siamois), d'immenses constructions khmers, que les indigènes 
comparent à Angcor Wat et qui n’ont point encore été visitées. Le même nom peut avoir été 
donné à deux édifices différents !. Mais, comme nous allons le voir, les historiens chinois 


1 Je ne me dissimule pas le peu de valeur de toutes ces hypothèses. La traduction du livre de Prea- 
Ket Méléa et le déchiffrement complet des inscriptions cambodgiennes, pourront seuls jeter quelque 
lumière sur toutes ces contradictions. On voit que je ne donne pas ici de place à l’opinion de M: Ker- 
gusson, qui fait d’Angcor Wat un temple entièrement consacré au culte du serpent. Cette opinion, que 
j'avais d’abord adoptée, me paraît aujourd'hui, devant les témoignages écrits des Cambodgiens eux-mêmes, 
devoir être abandonnée. Je ferai remarquer d’ailleurs que si le dragon à tête multiple joue un grandrôle dans 
l'édifice, si on le trouve répété à chaque corniche, à chaque fronton, sur les chaussées, au faîte des toitures, ce 
n’est partout qu’un simple motif décoratif, dont les constructeurs ont tiré un parti admirable, quiest sans doute 
le souvenir d’un culte disparu, mais qui, nulle part, ne semble désigné à l’adoration des fidèles. Dans les sculp- 
tures de l’intérieur de l'édifice, ne figurent en aucun endroit le roi et le peuple des Nagas qui, dans le mo- 
nument d’Amravati, jouent un si grand rôle et tiennent une place presque égale à celle de Bouddha. Enfin, les 
pièces d’eau si multipliées au Cambodge, qui paraissent à M. Fergusson procéder de la même idée religieuse, 
ne sont qu’une nécessité locale, signalée comme on l’a vu par les écrivains chinois, quand ils disent que 
plusieurs familles se réunissent pour creuser une mare, afin d’assurer leur provision d'eau pendant la saison 
sèche (CF. Fergusson, Tree and serpents Worship, p. 46, et Description of the Amravati tope J. R. A. S., 1866, p. 156). 
Quand l’éminent indianiste que je cite a émis l'opinion que je contredis, il n’avait qu'une connaissance impar- 


RÉSUMÉ DES TEMPS ANCIENS. 125 


du septième et du huitième siècle mentionnent d’une façon trop précise quelques-uns 
des prineipaux monuments d’Angcor, pour qu'on ne puisse pas considérer le règne de Kiao- 
tchen-jou, et de son suecesseur Tche-li-to-pa-mo, comme l’époque d’un développement 
architectural remarquable au Cambodge, et cette époque coïnciderait, à peu de chose près, 
avec la construction des premiers monuments connus de Java. Peut-être même ne faut-il 
faire remonter qu'à ce moment les temples les plus anciens du Cambodge : d’un carac- 
tère exclusivement brahmanique sous Kiao-tchen-jou, l'architecture cambodgienne revêlit 


un 


ous ses successeurs ce double aspect bouddhique et brahmanique qui constitue une partie 
de son originalité. 

En résumé, nous eroyons que les cinquième et sixième siècles sont l’époque des grands 
rois dont la légende cambodgienne a conservé le souvenir sous les noms de Prea Ket Melea, 
de Prea Chum et de Prea Thomea Sorivong, et auxquels elle rapporte la construction 
d'Angcor Wat qui est probablement postérieure, l’avénement officiel du bouddhisme, prêché 
depuis sept eu huit siècles déjà dans la péninsule, et sorti vainqueur au Cambodge des 
persécutions qui lui étaient suscitées ailleurs, l'introduction de la littérature et de l’é- 
eriture pali. Le règne de ces princes coïncida avec un grand mouvement des peuples à 
l'intérieur de la péninsule. C’est à ce moment que les Thaï niaï ou Laotiens du nord-fon- 
dèrent la ville d'Haripounxai et envahirent le Kamboza birman qui fut dès lors séparé du 
Fou-nan. Le territoire soumis à l'autorité de Prea Thomea Sorivong ne s'étendit plus que 
sur la partie méridionale de la côte de Cochinchine, où se trouvent encore les ruines de 
tours dont on attribue la construction aux Khmers, sur le cours inférieur du Cambodge 
et du Menam, et sur la presqu’ile de Malacca. Les annales de Xieng Mai mentionnent, 
en 578, l'avénement au trône de Labong de Yama, ou Zama Devi, fille du roi de 
Chandapur (Chandrapouri ou Vien Chan) et veuve du raja du Cambodge. On pourrait en 
conelure qu'à ce moment l'influence des Khmers restait considérable sur les États de 
Labong et de Vien Chan, avec lesquels ils étaient en paix. Les ruines que l’on trouve à 
Korat et à Bassac et qui sont certainement postérieures à Angcor Wat, prouvent que les 
frontières du nouveau royaume se sont longtemps encore étendues de ce côté jusque vers 
le seizième degré de latitude Nord. 

La substitution du royaume de Tchin-la au royaume du Fou-nan est racontée d’une 
facon obseure et contradictoire dans les annales chinoises; mais la description qu'elles 
font du nouveau royaume ne laisse, croyons-nous, aucun doute que le siége de cette civi- 
lisation, dont nous venons de voir les origines, ne soit resté le même. 

« Le Tchin-la, disent les historiens chinois‘, est situé au sud-ouest du Lin-y et 
à 20,700 li de la cour impériale?. Le voyage par mer du Ji-nan au Tchin-la de- 


faite des monuments khmers. Les descriptions et les planches de cet ouvrage lui permettront peut-être, dans la 
nouvelle édition qu'il prépare de son livre : 7ree and serpents Worship, de faire des rapprochements que m'inter- 
dit mon ignorance en architecture hindoue, et d’arriver à des conclusions plus satisfaisantes que les miennes. 
1 Consultez Yuen kien louy han, k. 234, f° 5; Hay koue thou tchi, k. 8, © 14; Ta thsimg y thoung tchi, k. 440; 
enfin la Description du Cambodge tirée du Pien y tien par Rémusat, p. 11 et suivantes. Il y a çà et là quelques 
variantes du sens adopté par ce dernier auteur. 
? Cette distance est donnée par les historiens des Souy et des Thang. A cette époque, la cour de Chine 


126 ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE. 


mande 60 jours'. À l’est du Tehin-la est le royaume de Tche-kiou, à l’ouest, celui de 
Tchou-kiang, au nord-est, le pays de Tao-ming; au nord, est Hoan-tcheou ?, à 500 li. 
Ce royaume occupe 7,000 li d’étendue. La chaleur y est grande, et l’on n’y connait pas 
la neige et les frimas. À la cinquième ou à la sixième lune règne un vent pestilen- 
liel *, Au nord se trouvent beaucoup de montagnes; au sud, se trouve un grand lae, et le 
pays est plat et souvent inondé. Les productions du sol sont à peu près les mêmes que 
celles du Lin-y ; on v trouve des pierres précieuses, des parfums exquis, des chevaux de 
petite taille en très-grand nombre. Les habitants du Tchin-la sont petits et de couleur 
noire; on voit cependant au milieu d’eux des femmes qui sont blanches. Ils marchent 
pieds nus et se couvrent le milieu du corps, les gens riches avec une étoffe de soie, les 
pauvres avec du coton. Ils portent les cheveux longs, les nouent sur le sommet de la tête 
et ont l'habitude de se parfumer le corps. Ce peuple est actif et robuste; il fait grand eas 
de la science des lettres; il se trouve dans son sein des hommes habiles en astronomie;qui 
savent prédire les éclipses de lune et de soleil. On ignore dans quels livres ils puisent 
celte science. Les maisons et les meubles de ce pays ressemblent beaucoup à ceux du 
royaume de Tchi-thou. Toutes les maisons sont lournées vers lorient. Il y a dans le 
Tchin-la des édifices magnifiques. Le roi habite un palais immense, et on trouve dans 
son royaume plus de trente villes dont la population dépasse plusieurs milliers d'habi= 
{ants, et à l'administration desquelles est préposé un gouverneur spécial *. » 

« Ce pays a d'étroites alliances avec les pays de Thsan-pan et de Tchou-kiang ou de 
Piao*; mais il est toujours en guerre avec le Lin-y et le roi Houan de Kien-tho-yuen; 
aussi les habitants marchent-ils toujours armés. » 

« Leurs lois et leurs mœurs sont semblables à celles du Lin-y. Tous les matins ils font 
des ablutions et se nettoient les dents avec un rameau de #0o7g-tche 5. Deux ou trois fa- 
milles se réunissent pour creuser en commun une mare : on s’y baigne sans distinction de 
sexe; onse contente de cacher avec la main, en entrant dans l’eau, ce que la pudeur 
défend de laisser voir. La main gauche est considérée comme impure. Les femmes de toute 


condition se baignent dans le fleuve, devant tout le monde, sans attacher à cela la moindre . 


honte. On coupe aux voleurs les pieds et les mains pour les empêcher de retomber dans 


résidait à Si-ngan fou dans le Chen-si. Les historiens des Thang, cités par le ay koue thou tchi, placent à 
l’ouest du Tchin-la la mer Piao nan-pin. 

11] ya là évidemment une erreur de chiffres. C’est six jours qu'il faut lire, et non soixante. 

2 Les historiens des Song, postérieurs aux précédents, placent à l’ouest le royaume de Po-kai, au sud 
Kia lo-hi, à l’est la mer, au nord Tehen-tching (Lin-y). Hoan-tcheou est le pays désigné dans les annales anna- 
miles sous le nom de Xu-nghe. Il correspond à la province actuelle de Bo-chinh qui sépare le Tong-king de la 
Cochinchine proprement dite. 

3 Le choléra est endémique en Cochinchine et au Cambodge et se fait sentir aux mois d'avril et mai. 

# Le Tchin-la est appelé quelquefois Ki-miei, qui peut venir, comme le pense Bastian, de Kamoi, 
nom donné aux premiers habitants du sol par les Cambodgiens modernes et qui aujourd’hui signifie 
«démon, mauvais esprit », dans presque tous les dialectes des tribus sauvages du Cambodge. 

5 C’est le royaume dans lequel M. d'Hervey a cru reconnaître le Cambodge. Voy. p. 102, note 1. 

6 Rémusat a {raduit ces mots par « peuplier ». Je préfère laisser le mot chinois. On reconnaît ici l’usage 
auquel il est fait allusion dans la légende de Prea Thong et l'on en peut conclure une preuve nouvelle de 
l’identilé du Fou-nan et du Tchin-la. 


OR TE TS NE SE Tr 


Mod  : A 


hs te jh: 


RÉSUMÉ DES TEMPS ANCIENS. 127 


le même crime. Il y a dans ce royaume beaucoup de gens qui suivent la loi de Bouddha, 
et d’autres qui s’'adonnent au culte de Tao-sse. On expose les cadavres aux oiseaux de proie, 
ou bien on les brule sur un bücher, et on conserve les cendres dans des vases d’or ou d’ar- 
gent, mais on ignore l'usage d'enterrer les corps. » 

« Les habitants du Tchin-la sont très-habiles dans l’art de dresser les éléphants. Ils ont 
5,000 éléphants de guerre qui sont nourris avec de la viande. » 

« Il n’y a que les enfants de la reine légitime qui soient aptes à succéder au trône !. 
Quand un nouveau roi monte sur le trône, on mutile tous ses frères en leur coupant 
un doigt ou le nez, etc., car il serait dangereux de leur permettre d'exercer aucune charge. 
On les envoie vivre dans un endroit séparé, et l’on pourvoit à leur entretien. » 

C'est au milieu de la dynastie des Souy (581-617) que le Tchin-la commenca à en- 
trer en rapport avec la Chine (Yuen kien louy han). D'après le Hay koue thou tchi, au 
contraire (historiens des Thang), le Tehin-la était encore, pendant les années Zching-kouan 
(627-650), une province du Fou-nan. D’après le Pier y tien (historiens des Souy), le 
Tchin-la envoya des ambassades en Chine en 616 et en 617. Le nom de famille du roi 
était Tcha-ly?, son nom propre était Tehi-to-se-na. Dès le temps de son aïeul, le pays était 
devenu puissant et Tehi-to-se-na soumit tout le Fou-nan à son autorité. Les historiens 
des Thang placent cetle conquête en 627 sous le roi Cha-li-1-kin-na. 

Ces contradictions, dues à la confusion qu’occasionne toujours un nom géographique 
nouveau donné au même territoire, la disparition complète du nom du Fou-nan dans les ou- 
vrages chinois postérieurs, l'identité de la description topographique des deux pays, l’ana- 
logie que présentent ces transeriptions de noms ou de titres, telles que Tehe-li-to-pa-mo 
Tcha-ly, Tehi-to-se-na, nous paraissent prouver que le Tchin-la est politiquement et géo- 
graphiquement le même royaume que le Fou-nan. L’aieul de Tehi-to-se-na est sans 
doute Kiao-tchen-jou, et la conquête dont il est parlé iei n’est autre que la révolution qui 
porta cet étranger au trône, ou un événement analogue à celui qui sépara un peu plus 
tard le Tehin-la en deux parties *. 

A Tchi-to-se-na succède son fils nommé I-che-na-sian-tai. Sa ville capitale se nomme 
I-che-na et contient vingt mille maisons. Au centre se trouve le palais du roi. Il y donne 


1 Rémusat a commis ici une méprise évidente en traduisant : « Quand le roi vient à mourir, la reine, sa 
femme légitime, ne lui succède pas (op. cit., p. 14). » La règle constante qui prévaut encore aujourd’hui au 
Cambodge, à Siam et au Laos, est l’exclusion du pouvoir de tout enfant né d’une concubine. C’est à cet usage 
que fait allusion le texte chinois. 

? Quelques auteurs ont vu dans ces deux syllabes la transcription du mot Æshatrya, qui signifie guerrier, 
afin de rattacher la dynastie cambodgienne aux Kambojas du nord-ouest de l'Inde qui étaient, comme on 
l’a vu, des guerriers déchus de leur caste. 

8 Bowring, dans les extraits d'auteurs chinois qu’il a donnés d’après Wade, assimile Siam au Fou-nan, dont 
le nom se serait changé plus tard en celui de Tchi-thou « terre rouge » qui est bien un des anciens noms de 
Siam. Je n’ai pas eu à ma disposition les ouvrages chinois traduits par Wade; mais dans le Pien y tien, les 
noms de Tchi-thou et de Fou-nan, se trouvent cités dans la même notice comme deux pays différents. Cette 
identification se heurterait d’ailleurs, comme je l’ai déjà fait remarquer, à ce fait, admis même à Siam, de 
l’antériorité politique et religieuse du Cambodge. L'éditeur chinois de l’Æ y koue thou tehi assimile également 
le Fou-nan à Siam (k. 8, f 6); mis j’attache moins d'importance aux identifications de la science moderne 
chinoise qu'à celles des auteurs européens. 


128 ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE. 


audience tous les trois Jours au milieu d’un luxe et d’un appareil longuement décrits par 
les écrivains chinois. « Le roi, disent-ils, est assis sur un lit orné de sept espèces de 
pierres précieuses et parfumé avec cinq sortes d'aromates. Au-dessus est un dais supporté 
par des colonnes de bois précieux et lambrissé d'ivoire et de fleurs d’or. Ce pavillon est 
aussi éclatant que celui que l’on dit exister dans le royaume de Tehi-thou. De chaque côté 
du trône, un homme porte un réchaud où brülent des parfums. Le roi est vêtu d’une étoffe 
de soie couleur de pourpre, dont les broderies représentent des fleurs. Il porte une couronne 
ornée de perles et de pierreries, etil a, comme une femme, des pendants d’or aux oreilles. 
Ses chaussures sont ornées d'ivoire. Les costumes des hauts fonctionnaires du royaume 
sont analogues à celui du roi. Les cinq plus élevés en grade sont le Kou-lo-tch, le Kao- 
siang-pin (ailleurs Siang-kao-ping), le Pho-lo-to-lin, le Che-ma-ling et le Jan-to-leou ”; 
ils n’approchent du roi qu’en se prosternant trois fois au pied du trône, etils attendent un 
ordre pour en monter les degrés. Là, ils s’'agenouillent de nouveau, en tenant les mains 
croisées sur leurs épaules, puis ils vont s'asseoir en cercle autour du roi pour délibérer 
sur les affaires publiques. De la porte de la salle jusqu’au pied du trône sont rangés plus 
de mille gardes, revêtus de cuirasses et armés de lances. » 

« Près de la ville royale estune grande colline nommée Kia-po-cha (ailleurs Ling-kia- 
po-pho), au sommet de laquelle est un temple que gardent cinq mille soldats. A l'est, est 
le temple d’une divinité appelée Pho-to-ly, à laquelle on sacrifie des victimes humaines. 
Chaque année, le roi s’y rend pour faire pendant la nuit un sacrifice de ce genre. Ce 
temple est gardé par mille soldats. » 

Ces détails sont donnés par les historiens des Souy, et l’on y trouve désigné assez claire- 
ment le temple du mont Bakheng. Faut-il reconnaitre Takeo ou Preacan dans le temple 
situé à l’est? Dans tous les cas, les sacrifices humains dont il est parlé n’indiquent pas que le 
bouddhisme eùt pris à cette époque (commencement du septième sièele) une bien grande 
influence sur les mœurs de la population. 

Sous les Thang, le royaume se divise en deux après les années Chin-lonqg, c’est-à-dire 
après 707 *. Le royaume du nord, plein de collines et de montagnes, est appelé Tchin-la 
de terre, parce que l’on y cheminait à pied,et le royaume du sud, borné par la mer el rem- 
pli de laes, Tehin-la d’eau, parce qu’on pouvait y circuler en barque. Ce dernier a 800 li 
détendue, et sa capitale est Pho-lo-ti-pa*. Le royaume du nord s'appelle aussi Ouen-tan 
ou Pho-leou et a 700 li détendue. Le roi a pour titre Zai-kiu ou Zstei-khiu. La cause 
de cette division du Cambodge parait indiquée dans les traditions indigènes : elles men- 
tionnent en effet une émigration considérable, partie du nord et venant renouveler la po 
pulation primitive du sol. Le prince Sang Cachae, fils du roi de Khomerala, royaume si- 


111 m'a été impossible de découvrir la moindre analogie entre ces transcriptions chinoises de mots indi- 
gènes et les titres usités aujourd'hui au Cambodge. 

2]lest ditailleurs : pendant les années Aai-yuen (113-742). C’est sans doute par inadverlance que Rémusat 
donne pour cette période la date 627-649. 

$ Les annales annamites nous apprennent que cette capitale dont elles prononcent le nom : Ba-la-de-hu’u, 
étaitsituée à l'emplacement actuel de Bien-hoa (Cf. P. Legrand de la Liraye, op. cit., p. 19-80). Angcor demeu- 
rait donc la capitale du Tchin-la de terre ou Ouen-tan, que Bastian identifie à tort avec Vien Chan. 


CARTE 
DES LIEUX HISTORIQUES DE L'INDO- CHINE 
POUR SERVIR A L'INTELLIGENCE DES ÉVÉNEMENTS ANTÉRIEURS AU XIPE SIECLE 


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Les caracteres perches sont des noms ethniques. eu DER Fe 
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Cave chez Erhard ue RDufuay ÆJrouin. Hachette & C' Dressé par Francis Gamer. 


CARTE 


INDIQUANT LES NOMS MODERNES DES LOCALITÉS CONTENUES DANS LA PLANCHE CI-CONTRE 


POUR SERNIR A L'INTELLIGENCE DES ÉVÉNEMENTS POSTÉRIEURS AU XI SIECLE 


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90°E. de Paris 100° 110 ° 
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RÉSUMÉ DES TEMPS ANCIENS. 129 


tué sur les frontières de la Chine, descendit vers le sud avec une foule considérable et vint 
s'établir au nord du Grand Lac. Les anciens Cambodgiens établis à Siemreap leur abandon- 
nèrent le terrain et allèrent dans le Cambodge du sud se placer sous l'autorité des Chams. 
C'est peut-être à partir de ce moment que la population du Cambodge prit le nom de 
Khmer, et porta les cheveux coupés court. (Comparez avec la légende rapportée p. 100.) 

Le fils de Sang Cachae fut le sdach Comlong ou roi lépreux de la légende. On lui at- 
tribue, entre autres constructions, celle d’une chaussée qui, traversant le Grand Lae, 
aurait relié les villes d’Angcor et de Pursat. L'existence de ce travail, réellement gi- 
gantesque, ne saurait être mise en doute, car tous les pêcheurs affirment qu'aux basses 
eaux, dans cette direction, ils touchent souvent des pierres avec leurs avirons, surtout 
aux approches de l'embouchure des rivières d’Angeor et de Pursat. A la fin de la saison 
sèche, les pierres sont à 50 centimètres de la surface de l’eau et paraissent former une 
chaussée de 10 à 12 mètres de large. Au milieu du lac, on ne peut plus constater son 
existence; 1l est probable que l’enfoncement progressif des pierres dans un terrain vaseux 
et mouvant a été la principale cause de la destruction de ce beau travail. 

A ce moment, sil faut en croire Taranatha !, le bouddhisme était devenu telle- 
ment florissant en Indo-Chine que beaucoup de gens s’y rendaient du Madhjadeca, « pays 
du milieu » (lHindoustan proprement dit), pour y acquérir les connaissances religieuses. 

Au temps des années Xai-yuen (713-742), le fils du roi du Tehin-la de terre vint 
avec vingt-six officiers en ambassade à la cour de Chine. Il ne fut pas recu par l’empereur, 
mais seulement par le ministre Ko-i du grade Tou-wei?. 

C’est pendant cette période, vers 721, qu'un bonze chinois de la secte de Fo, nommé 
Y-hang, fit mesurer dans les principales villes de l’empire des Thang la hauteur de l'étoile 
polaire. Il résulta de ses caleuls que la capitale du Lin-y était située par 17°10" de latitude 
nord, c’est-à-dire qu'elle se trouvait aux environs de la ville actuelle de Quang-binh*. A 
ce moment, disent les annales annamites, un chef annamite de Hoan-chau (Hoan-tcheou), 
nommé Mai-thuc-loan, fit alliance avec les gens de Lam-ap (Lin-y) et de Chan-lap 
(Cambodge), réunit 30,000 hommes et prit le titre d'Ernpereur Noir; 1 fut vaincu par 
le général chinois Teu-hue. La mémoire de ce chef de bandes vit encore dans le pays‘. 

La quatorzième année 7a-/i (779) du règne de Sou-tsong, le vice-roi du Tehin-la 

1 Traduction Schiefner (oc. cit.). 

2 Rémusat traduit ce passage : «On honora cet ambassadeur du titre de Ko-i-tou-wei (protecteur vraiment 
patient). » Je ne donne que sous réserves la traduction de mon lettré. 

3 Gaubil, istoire abrégée de l'astronomie chinoise, p. 75-76 du tome II des Observations mathématiques, astro- 
nomiques, ete., tirées des anciens livres chinots, par le P. Souciet. Paris, 1729. 

4 P. Legrand de la Liraye, op. cit., p. 66. Le Lin-y n'avait pas attendu cette époque pour renouveler ses 
attaques contre le Kiao-tchi. Après la défaite du roi Chan-dzeuong-mai (voy. ci-dessus note 2, p. 119), ce pays 
resta plus d’un siècle sans rien entreprendre contre ses voisins ; mais, en 543, il porta de nouveau la guerre 
dans le Ji-nan et fut repoussé par le roi annamite Ly, qui venait de secouer le joug de la Chine. En 605, les 
Souy, ayant rétabli leur autorité sur les pays du midi, convoitèrent les immenses richesses du Lin-y, et y en- 
voyèrent une flotte et une armée sous les ordres du général Lu’ou-phuong. Celui-ci vainquit le roi Phan-chi et 
s’empara de sa capitale où se trouvaient 18 statues en or massif représentant les 18 rois ses prédécesseurs. Mais 


un grand nombre de soldats chinois, et Lu’ou-phuong lui-même, moururent de maladie à la suite de cette 


expédition. 
I. a7 


1501 Le ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE. 


de terre, nommé Pho-mi, vint avec sa femme à la cour de Chine et offrit onze 
éléphants apprivoisés. On lui donna le titre de Pin-han, ce qui signifie « hôte des 
Chinois » ‘. Pendant les années Yuen-ho (806-820), le royaume du Tchin-la d’eau envoya 
également aux hommages. Après cette époque, les deux parties du royaume de Tehin-la 
se réunirent de nouveau *. 

Vers 858, sous l’habile gouvernement d’Ouang-chi, préfet chinois préposé par l’em- 
pereur Hiuen-tsong au gouvernement du Yun-nan et du Tong-king, le Cambodge et le 
Lin-y payèrent encore le tribut à la Chine”. 

A partir de ce moment, les annales chinoises restent muettes pendant trois siècles sur 
l'histoire du Cambodge. On sait qu’à la fin de la dynastie des Thang, de nombreuses ré- 
bellions ébranlèrent l’empire chinois et interrompirent les communications habituelles 
avee les pays étrangers. Cet état de troubles et de guerres civiles se prolongea sous les cinq 
petites dynasties, jusqu'à l’avénement des Song. 

Les relations établies par les Thang avec les contrées du midi avaient propagé sans 
aucun doute les connaissances astronomiques et le calendrier chinois, et c’est là peut- 
être l’origine de l’ère appelée Cholla socrach, qui est aujourd’hui la seule employée à 
Siam, au Laos et en Birmanie, et qui commence à l’an 638. Cassini a démontré en effet 
que le point de départ de cette ère était purement astronomique *. Le 21 mars 638, la 
nouvelle lune coïncida avec l'entrée du soleil dans Le premier signe du zodiaque et produi- 
sit une éclipse importante. 

L'introduction de cette nouvelle ère en Indo-Chine est attribuée par les annales sia- 
moises au libérateur de la race Thaï, le légendaire Phra Ruang. Sa naissance avait été 
prédite par Bouddha, et des récits merveilleux entourent son origine. Il était fils d'Apha- 
jakha Mouni, roi d'Haripounxai et de la reine des Nagas, etil naquit l'an 950 de Bouddha, 
suivant certaines traditions qui le font régner ainsi avant l’ère même qu’il devait fonder; 


1 Bastian traduit ce passage en disant (op. ci.,t. I, p. 465) que Pho-mi offrit volontairement le tributau 

- roi de la partie sud, nommé Titsung, et reçut en échange le titre de second roi, de telle sorte que le Tchin-la 

d’eau et le Tchin-la de terre furent réunis en 780. Le savant auteur allemand ne cite pas l’ouvrage chinois 

où il à trouvé cette indication, et, trois pages après, il rapporte sans commentaires le passage de Rémusat qui 
la contredit. 

? La date de cet événement n’est point indiquée; mais, d’après le contexte de Za thsing y thoung tchi, c’est 
bien avant la dynastie des Song, qui commença à régner en 960, qu’eut lieu la réunion des deux royaumes: 

Le Lin-y avait réussi, à la fin du huitièmesiècle, à s'emparer du pays d'Hoan-tcheou, mais en 808, disent les 
annales annamites, Truong-chau, gouverneur chinois des contrées du midi, marcha contre le roi de ce pays, 
le vainquit, fit couper la tête à 30,000 hommes des deux préfectures de Hoan et de Ai, et prit vivants 59 princes 
de la famille royale. (P. Legrand de la Liraye, op. cit., p. 68.) Le savant traducteur a confondu dans ce passage 
et dans quelques autres les Siamois avec les habitants du Lin-y, sans doute à cause de la ressemblance de l’ap- 
pellation annamite vulgaire de ces deux peuples, Atem et Chiem. 

3 P. Legrand de la Liraye, oc. cit.; Gaubil, Abrégé de l’histoire de la grande dynastie Tang, t. XNI des HMé- 
motres concernant les Clunois, p. 239. Les Annamites prononcent Vuong-thuc le nom d'Ouang-chi. Le P. Le- 
grand donne 837 pour la date de son gouvernement. J'ai adopté la date de Gaubil. 

# Voy. son mémoire inséré dans La Loubère, Du royaume de Siam. Paris, 4691, t. II, p. 151. Cf. Souciet, op. 
cit., &. I, p. 26, t. II, p. 12. 

5 Voy. le détail de ces légendes dans Pallegoix, op. ct, t. II, p. 61, et Bastian, op. «f., t. I, p. 298, 
439-442, 


RÉSUMÉ DES TEMPS ANCIENS. 131 


suivant d’autres, qui sont plus vraisemblables, 11 aurait vécu vers 1500 de l’ère boud- 
dhique, c’est-à-dire dans la dernière moitié du dixième siècle. 

A ce moment, le pays des Sajam était sous la domination du Cambodge et lui payait 
tribut ; Phra Ruang s’affranchit de cette tutelle et régna à Satxanalai ou Sangkhalok, ville 
qu'il avait fondée sur la branche la plus orientale du Menam. Les annales siamoises 
ajoutent que les caractères khmers, usités jusque-là par les Thaï, furent, à partir de 
cette époque, employés uniquement à l'écriture des livres sacrés, et que Phra Ruang 
inventa les caractères vulgaires qui sont aujourd’hui en usage à Siam. Nous verrons plus 
loin que cette invention est plus moderne et doil être attribuée à un autre prince. 

Le royaume fondé par Phra Ruang paraît n'avoir eu qu’une existence éphémère. Son 
fils Soucharat fut vaineu par le roi laotien de Xieng Sen, Thamma Trai Pidok, qui bâtit la 
ville de Phitsanoulok et établit ses deux fils, Pun rot de Lophaboury, l’autre roi de Xieng 
Hai. Mais cette prédominance des Laotiens à Lophaboury ne devait pas durer bien long- 
temps et le royaume d’Angcor allait recouvrer, sous le règne de Phnhea Krek, sa pré- 
pondérance passée. De nombreuses légendes se rapportent à l’avénement de ce prince 
au trône. La capitale du Cambodge était bien déchue de, son ancienne splendeur depuis 
que s'était élevée à côté des Khmers la puissance rivale des Thaï, et tout le monde était 
dans l'attente d’un grand roi qui rendrait à Angcor son ancien éclat. A cette époque, ré- 
gnait au Cambodge le roi Khotabong, qui avait succédé à son père Khotama Thevarat. Les 
astrologues de la cour lui prédirent qu'il naitrait sous son règne un saint qui s’emparerait 
du trône. Selon l’usage suivi en pareille circonstance, Khotabong fit brüler tous les en- 
fants nouveau-nés. Phnhea Krek sortit de cette épreuve vivant, mais estropié. Il fut 
guéri par Prea En *. Arrivé à l’âge d’homme, il monta sur le trône en prenant le titre de 
Prea Sin Thop Amarin. Il épousa, dit-on, une princesse de l’ancienne famille royale. IL 
essaya d'introduire au Cambodge une nouvelle ère; mais ses efforts restèrent inutiles. Le 
roi Khotabong se retira avec sa famille, ses serviteurs et la partie du peuple qui lui resta 
fidèle, dans le nord de la vallée du Menam et y fonda les villes de Phichit et Pixai. Quel- 
ques traditions attribuent à Phnhea Krek la construction de Ta Prohm et de Takeo. La 
pagode de Pnom Bachey est contemporaine de son règne ou même un peu antérieure, si 
l'inscription qui s’y trouve (Voy. p. 93) a été exactement traduite. Dans ce monument, on 
ne retrouve plus de trace du culte brahmanique et le bouddhisme y triomphe complétement 
des religions rivales. Mais, en même temps, l’art architectural des Khmers, dont la con- 
struction d’Angcor Wat avait marqué l’apogée, s’y montre en pleine décadence. 

Les Siamois donnent une large place à Phaya Krek dans leurs légendes, et il semble 
que ce prince ait réuni de nouveau sous sa domination les populations de la vallée du 
Menam et celles du Cambodge *. 

Depuis quelque temps déjà, les marchands arabes pénétraient dans les mers de Chine 


1 Voy. le détail de ces légendes dans Pallegoix, op. cit., etc., t. IL, p. 70; Bastian, 0p. cet., t. I, p. 314. 

2? Phnhea Krek et Phra Ruang ont été souvent confondus ensemble par les premiers écrivains qui se sont 
occupés des traditions siamoises, notamment par Low (7ransactions of the Hoy. As. Soc., t. NT, p. 59): 
Cf. Lassen, /nditsche Alterthumskunde, t. IV, p. 414 et suiv. 


132 ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE. 


et, à partir du dixième siècle, on trouve dans les écrivains de cette nation quelques 
détails sur la partie de l’Indo-Chine qui nous occupe. Mais, à l'exception du pays de Senf 
qui a été reconnu de bonne heure pour être le Tsiampa, les mentions des autres royaumes 
de la péninsule faites par ces écrivains sont passées jusqu’à présent inaperçues, ou ont été 
rapportées par les commentateurs à des régions portant des noms à peu près semblables. 
Sous les diverses appellations de Comr, Comor, Comar, Comayr, Kamen, les ouvrages 
arabes désignent des contrées différentes, parmi lesquelles il faut savoir quelquefois re- 
connaitre le Cambodge. Ainsi, toutes les probabilités géographiques et historiques se 
réunissent pour faire identifier avec le Cambodge, et non avec la région du cap Comorin, 
ce pays de Comar, dont le roi, d’après Massoudi, rencontra une fin si tragique. Ce prince 
avait eu l’imprudence de témoigner tout haut son désir de voir la tête du Mabaraja, roi 
de Zabedj, exposée dans un plat devant lui. Ce dernier, l’ayant appris, réunit une flotte de 
mille vaisseaux, remonta'le fleuve qui conduisait à la capitale du roi de Comar, et fit 
subir à son ennemi le supplice que celui-ci lui avait réservé. À partir de ce moment, 
les rois de Comar se prosternaient tous les matins dans la direction du Zabed}, en pro- 
clamant la grandeur du Maharaja. 

Rien de plus invraisemblable, étant donnés les moyens de l’époque, qu'une guerre 
entre Java ou Sumatra et un point quelconque de la péninsule indienne; rien de plus 
facile au contraire et de plus conforme à la jalousie qui devait exister entre deux pays 
voisins et puissants que l'expédition racontée par Massoudi, si on lui donne le Cambodge 
pour objectif. L'auteur arabe cite, en parlant du peuple de Comar, un trait de mœurs, 
l’usage du cure-dents, déjà indiqué dans la légende de Prea Thong!. Peut-être l'exécution 
du roi de Comar est-elle un de ces faits d'armes qui ont rendu légendaire le sou- 
venir de Panji, ce souverain de Java qui a été surnommé le Charlemagne de lEst?. 


1 Les praÿries d’or (trad. Barbier de Meynard et Pavet de Courteille), t. 1, p.170-175. M. Yule est, à ma connais: 
sance, le premier commentateur qui ait fait le rapprochement du nom de Comar avec celui de Khmer (Moy; 
entre autres citations, Cathay and the way thither, p. 519). Le pays de Senf étant reconnu, il était difficile ce- 
pendant de ne pas identifier avec le pays de Khmer l’île de Comar, placée par Edrisi à trois milles de Senf(tra= 
duction Jaubert, t. 1, p. 83). Maury qui, avec un sens géographique remarquable, a su rétablir l'itinéraire des 
marchands arabes si fort dénaturé par les identifications de Reinaud, ignorait sans doute cette appellation indi- 
gène du Cambodge : sans cela, il n’eùt point déclaré que Comar était un pays imaginaire (Zulletin de la Société 
de géographie, t. V, 1846, p. 231). Il est vrai qu'un peu plus loin il l’assimile à Siam. Le bois d’aloës dont il est 
si souvent question dans les relations anciennes et que les auteurs arabes nomment Sen/f, du nom du pays de 
Senf, est un des produits du Cambodge où il porte le nom de Xa/ampeak, mot dont les premiers navigateurs 
européens ont fail Calambac. 

2 S.Raffles, 7he History of Java, t. 11, p. 90 et suiv. Panji a, dit-on, introduit le kris dans l'archipel d'Asie, 
et toutes les contrées où cette arme a été en usage auraient reconnu sa suprématie. Le mot kris s'est intro: 
duit dans la langue cambodgienne sous la forme kras, ce qui semblerait indiquer que les Khmers ont connu et 
employé jadis ce singulier poignard. C’est sans doute de cette époque (ix° et x° siècles) que datent les souve- 
nirs conservés au Cambodge de relations fréquentes avec les îles de Java et de Sumatra. Des ouvriers seraient 
venus de Java travailler aux monuments cambodgiens. Il semble que ce soit là l’une des causes de la déca- 
dence de l’ancienne architecture khmer et du caractère nouveau qui se révèle dans la forme de la pyramide dé 
Pnom Penb, la restauration de la tour centrale de Pnom Bachey et quelques monuments de Battambang. Je 
crois retrouver dans le temple javanais de Mundot des ressemblances notables avec certaines constructions 
khmers de la décadence. Au point de vue religieux et politique, les t'elations de Java avec l’Indo=Chine ont 


RÉSUMÉ DES TEMPS ANCIENS. 133 


Une remarque analogue à la précédente doit s'appliquer peut-être au mot Zabedj 
lui-même, dont la ressemblance avec Cambodja a pu oceasionner des méprises. Massoudi 
semble indiquer qu'au commencement du dixième siècle de notre ère le Zabed} et le 
Senf obéissaient au même souverain. Abou-Dolaf, cité par Reinaud, dit que, vers 940, le 
roi de Senf dominait sur les contrées environnantes! Il nous paraît probable que Zabedj 
désigne ici le Cambodge, et non Java. 

Albirouny, qui écrivait moins d’un sièele après, dif que Comayr est le nom d’un peuple 
aux oreilles percées dont la couleur tire vers le blane *, qui est petit de taille, ressemble 
pour la figure aux Turks, et professe la religion des Indiens. Enfin Edrisi, dont la géo- 
graphie date du milieu du douzième siècle, mentionne les relations de langage et de 
commerce qui existaient entre l'archipel d'Asie et la côte d'Afrique, et Ibn-zaid ajoute 
que les Malais, nommés pour la première fois par Edrisi, ne sont qu'une fraction 
de la grande nation des Comr, qui, sortie du plateau de la Tartarie, est venue peupler les 
iles. Il y aurait lieu sans aucun doute de revenir sur les interprétations qui ont été 
faites de quelques-uns de ces passages ; on pourrait en déduire peut-être quelques indi- 
cations ethnologiques d’une portée réelle. 

Pendant tout le dixième et le onzième siècles, le royaume de Senf— le Tehen-tching 
des auteurs chinois, et le Lam-ap des Annamites — fut en lutte avec ceux-ci, et il est 
assez facile de retrouver dans leurs annales les faits principaux de son histoire * 


dû exercer une influence que ie manque d’espace et surtout mon peu de compétence m'empêchent d'étudier 
ici. Je me contenterai d'indiquer les auteurs qui ont, de près ou de loin, abordé quelques parties de cette 
étude : Bastian, op. cit, t. I, p. 459; Yule, J. A. S. Z., 1861, p. 1-15. Les conclusions de cet article intitulé : 
Ancient Javenese remains me paraissent poser d’une facon très-nette l’un des problèmes à résoudre. Voyez 
aussi /. À. A. S., novembre 1869, Some account of the Senbyu pagoda. 

1 Massoudi, op. cit., t. I, p. 341-3. Reinaud, introduction de la Géographie d'Aboulféda, p. enxvr. 

2 Il faut tenir compte, pour l'appréciation de la couleur de ces peuples, de la nationalité de l'écrivain ; l’Arabe 
au teint foncé doit trouver blanc ce que le Chinois au teint pâle décrira comme brun. 

3 Les Annamites avaient profité des troubles qui marquèrent la fin de la dynastie des Thang pour recon- 
quérir leur indépendance; mais les chefs indigènes qui remplacèrent les gouverneurs chinois se firent long- 
temps la guerre entre eux, et le royaume de Lin-y ou de Tchen-tching parait avoir profité souvent de ces 
discordes intérieures pour envahir le Tong-king; en 979, le roi de ce pays, nommé Ba-mi-thue-du’ong-bo-an- 
tra-loi, fit prendre la mer à plus de mille galères de guerre et les dirigea sur les deux embouchures de Dai-a 
et Thieu-khang pour aller attaquer la ville de Hoa-lü, capitale de l’An-nam; un coup de vent dispersa sa flotte 
etnoya ceux qui la montaient. En 981, le successeur du roi Ba-mi, nommé Xa-loi-da-ban-viet-hoan, ayant re- 
tenu prisonniers les ambassadeurs annamites, fut attaqué et vaineu par le roi annamite Le-hang. Il dut abandon- 
ner sa capitale qui fut détruite et rasée, et il laissa aux mains du vainqueur des trésors immenses, un bonze in- 
dien et cent de ses femmes. C’est évidemment cet événement auquel fait allusion le moine chrétien de Nadjran, 
qui fut envoyé en mission en Chine vers l’an 980, quand il dit que le roi de Loukyn venait à ce moment d’en- 
vahir le royaume de Senf et d'en prendre possession (Reinaud, Géographie d'Aboulféda, introduction, 
p. cpxvi). La coïncidence des dates est très-remarquable et ne saurait, il me semble, laisser de doute que le 
pays de Loukyn des auteurs arabes ne soit le Tong-king. 

Quarante années s’écoulèrent avant que le royaume de Tchen-tching pût entreprendre de nouveau quelque 
chose contre ses voisins annamites. En 1020, l’armée de Mchen-tching vint attaquer le Bo-chinh, province 
qui sépare aujourd’hui la Cochinchine du Tong-king; elle fut repoussée, et le roi annamite Ly-cong-uan 
établit le poste militaire de Phan-traï comme limite des deux royaumes; quelques années après, le roi de 
Tchen-tching réussit à semparer de Phan-trai. En 1042, une nouvelle guerre est mentionnée entre l’An-nam 
et le Tchen-tching (Voy: P. Legrand de la Liraye, loc. cit., p. 15-80): 


134 ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE. 


Le Cambodge resta étranger aux guerres soulenues par son remuant voisin. D’après 
quelques traditions, il était engagé alors dans une lutte contre le roi Anauratha, qui régna 
à Pagan au commencement du onzième siècle !. C’est sans doute cette guerre qui a donné 
lieu à la tradition relative à une invasion birmane, tradition que nous avons rapportée 
plus haut (Voy. p. 100). 

Quelques auteurs ont eru trouver une allusion au royaume du Cambodge dans certains 
passages des livres singalais qui, vers la même époque, mentionnent les rapports des 
rois de Ceylan avec plusieurs souverains du continent. Wijaya-Bahou, qui délivra Pile du 
joug des Malabars, y trouva le bouddhisme dans un tel état de décadence qu’il dut envoyer 
une ambassade à Anouradha, roi d'Aramana, pour en obtenir un certain nombre de prêtres?. 
Turnour fait d'Anouradha un roi d’Arakan ; mais, un peu plus loin, il fait aussi du roi d’Ara- 
mana le roi du Cambodge * ; Upham * semble faire d’Aramana la ville d’Aramaradise, sur 
la côte du Coromandel, et Tennent * place ce point entre Arakan et Siam. Turnour nomme 
fréquemment ce dernier royaume, qui serait venu en aide à Wijaya-Bahou et dont l’am- 
bassadeur aurait eu la prééminence à sa cour sur tous les envoyés des souverains étran- 
gers; mais, dans les parties traduites des livres singalais, le nom de Siam ne se trouve nulle 
part d’une façon reconnaissable, et j'ignore sur quoi se base l'identification de Turnour. 
Il est plus que probable que les Thai, établis dans la vallée moyenne et inférieure. du 
Menam, reconnaissaient à ce moment la suprématie du Cambodge. 

Prakrama, fils et successeur de Wijaya (1153-1186), fit la guerre au roi d’Aramana et 
le vainquit (1169). Son neveu (1186) écrivit au souverain de ce même État une lettre en 


1 Cf. Burney, J.A.S.2., t. IV, p. 404; Bastian, op. cit, t. I, p. 520 et 537. Un récit laotien, recueilli par 
M. de Lagrée, confirme ce que l’on sait déjà du zèle d’Anauratha pour la restauration du bouddhisme etui 
attribue l’établissement de la petite ère ou Cholla Socrach. D’après ce récit, Anauratha aurait envoyé à Ceylan 
deux bâtiments chargés de présents magnifiques pour demander une copie des livres sacrés et la célèbre 
statue de Bouddha, appelée Pha Keo, qui était l’œuvre d'Indra. Pendant le voyage de retour de ces deux bâti- 
ments, une tempête s’éleva et les jeta sur la côte du royaume d’Enthapat. Anauratha se rendit alors au Cam= 
bodge sur un cheval ailé et, se donnant comme un simple envoyé du roi des Mans (nom que les Laotiens 
donnent aux Birmans), il réclama les livres et la statue. Il n’obtint que les livres. Cette version semble infirmée 
par l’histoire singalaise et par l’hisloire birmane. Ce fut au Pégou et non à Ceylan qu'Anauratha s’'adressa 
pour obtenir des prêtres et des livres bouddhistes. Voy. Mason, op. cit., p. 44. 

? Je vais citer les passages mêmes des livres singalais qui mentionnent cette ambassade : «Le roi Mahaloo 
Wijayaba, voyant qu'il n’y avait pas cinq prêtres s’acquittant des devoirs de la religion dans toute l’île, envoya 
cent mille pierres précieuses à son ami Anouradha, roi étranger, pour en obtenir vingt prêtres. (Mahavansi, 
ch. 2x, trad. Upham, t. I, p. 253)... Il n’y avait pas cinq bons feroonancees.… le roi appelé Wijaya Babu Maha 
rajah envoya des présents splendides en perles et en diamants au roi de la contrée nommée Aramana, pour 
lui demander que vingt-neuf teroonancees instruits fussent envoyés à Ceylan avec leurs livres.» (Raja Ratnacart, 
trad. Upham, t. IT, p. 85-86.) Le Xajavali (mème ouvrage, t. Il, p. 252) répète la même chose et porte à vingt le 
nombre des prêtres envoyés. 

3 Voy. An epitome of the lustory of Ceylan, p. 39 et 41. 

# The sacred and lustorical Books of Ceylan, t. 1, Mahavansi, ch. 1x, p. 253. 

5 Ceylon, t. I, p. 406, note 1. 

$ Je cite comme précédemment les passages mêmes des livres singalais : « Le roi Parackrama Bahoo envoya, 
la 16° année de son règne, plusieurs expéditions sur le continent... cinq navires se dirigèrent vers Aramana, 
et jetèrent l’ancre à Koosuma. Les Singalais battirent les ennemis, dont le roi fut tué pendant le combat. Le 
éommandant en chef des forces du roi Parackrama Bahoo fit le tour de la capitale ennemie, monté sur un 


RÉSUMÉ DES TEMPS ANCIENS. 135 


pal pour le prier d'envoyer à Ceylan des prêtres pieux et instruits qui pussent décider 
sur quelques points controversés de leur foi commune. 

Aramana, qui est la seule désignation géographique qui apparaisse dans les parties tra- 
duites des ouvrages singalais qui m'ont été accessibles, est sans doute encore le royaume de 
Pagan dont le nom pali est Arimaddana; Anauratha et Anouradha sont identiques, et le Cam- 
bodia de Turnour est le Kamboza birman situé entre l’'Iraouady et la Salouen, qui, de l’an- 
cienne domination d’Angcor, avait passé sous celle de Pagan. D’après Mason, une mission 
fut envoyée en 1171 de Birmanie à Ceylan, et dix ans après, cinq prêtres très-versés dans la 
littérature birmane se rendirent de Ceylan à Pagan. Parmi eux se trouvait ua Cambodgient. 
Il est probable que les faits mis par Turnour au compte de Siam doivent être appliqués au 
Cambodge, et il est intéressant de constater la suprématie religieuse exercée du dixième au 
douzième siècle par la péninsule indo-chinoise sur tous les pays bouddhistes. « A l’époque 
des Quatre Senas, dit Taranatha, la moitié du clergé rassemblé dans le Magadha appartenait 
au pays Koki. Comme par suite de cela le Mahajana (grand véhicule ou école du Nord) s’était 
très-répandu, le Mahajana et le Hinajana (petit véhicule ou école du Sud) ne purent plus 
se distinguer l’un de l’autre... Lorsque le Magadha fut conquis par les Turuschkas (musul- 
mans), les savants du Madhjadeca allèrent pour la plupart dans ces contrées, où la religion 
fit des progrès considérables, alors que dans le Magadha elle devint comme éteinte ?. » 

A partir de Phnhea Krek, les traditions indigènes ou siamoises ne nous apprennent 
rien sur le Cambodge, si ce n’est qu'au bout de trois générations la race de ce roi s’étei- 
gnit. C'est done une autre dynastie que la sienne qui renoua pendant les années 7ching- 
ho et Hiouen-ho (1116-1123) les relations interrompues avec la Chine. En 1128, il y avait 
un résident chinois à la cour de Cambodge. A cette époque, disent les historiens des Song, 
on voyait dans ce royaume une tour en cuivre entourée de vingt-quatre tourelles pareil- 
lement en cuivre, aux entrées de laquelle étaient placés huit éléphants de même métal, 
pesant chacun 4,000 livres. Retrouvors-nous ici une mention du Baïon ? 

La domination du Cambodge ne s’étendait plus sur la côte occidentale de la pres- 
qu'ile de Malaca, car nous voyons, à la fin du onzième siècle, Aloung-tsithou *, roi de 
Pagan, occupé à réprimer une révolte à Ténassérim; son petit-fils, Narapathi-tsithou, visita 
Tavoy vers la fin du douzième siècle ou au commencement du treizième. Pendant les an- 
nées Zching-youen (1153-56), le Cambodge fit de nouveau la guerre au Tsiampa, et sou- 


éléphant, et proclama que ladite cité était la conquête des troupes du roi de Lanka, et que ses habitants 
devaient le reconnaître pour leur souverain (Wahavansi, ch. Lxxv, trad. Upham, t. I, p. 292-93)... Le roi Sree 
Parackrama Bahu maha loo maba rajab, irrité de ce que les rois infidèles voulaient abolir la religion de Boud- 
dha....., composa une armée de 125,000 géants qu'il envoya au dehors. Is firent captifs les rois des contrées 
appelées Solee Rata et Pawndia Rata; de là ils s’'avancèrent en soumettant tout devant eux jusqu’à la contrée 
appelée Aramana. Tous ces pays se reconnurent tributaires. » (Æajaratnacari, trad. Upham, t. II, p. 87.) Le Aaja- 
vali (même vol., p. 253) reproduit exactement les mêmes détails. 

1 Cf. Mason, op. cit., p. 43; Yule, Narrative of a mission to the court of Ava, p. 47-18 (note) et 206. 

2 Schiefner, Geschichte des Buddhismus, ete., p. 255 et 263. 

8 C’est le roi que Crawfurd appelle Alaun-chany-su et qu'il fait monter sur le trône en 1081 Cf. Mason, 
op. cit., p. 43. C’est sans doute par inadvertance que Bastian attribue cette expédition au roi Anauratha, anté- 
rieur de trois règnes à Aloung-tsi-thou (Die Voelker, etc. I, p. 191). 


136 ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE. 


mit complétement ce royaume. C’est à partir de ce moment que le Tehin-la prend dans 
les auteurs chinois le nom de Tehen-la ‘. En 1201, un nouveau roi monta sur le trône du 
Cambodge et renouvela les hommages à la cour de Chine. Il régna vingt ans. 

La domination du Cambodge sur le Tsiampa ne fut pas de très-longue durée. En 1278, 
l’empereur Khoubilaï, qui venait d'achever la conquête de la Chine, s’efforça d'établir sa 
domination sur toute l'Indo-Chine; il envoya un émissaire à Tchen-tching pour deman- 
der au roi de ce pays de se reconnaitre son vassal. Mais, en 1282, Lou-ti, fils du roi tsiam- 
pois, fit saisir et emprisonner tous les fonctionnaires chinois qu'avait envoyés Khoubilaï, 
el celui-ci engagea avec Tchen-tching une guerre qui ne fut pas toujours heureuse *. 

En 1296, Khoubilaï envoya aussi un ambassadeur au Cambodge ; c’est celui dont le 
récit, traduit par A. Rémusat, a été si souvent cité dans le cours de ce travail. Ce récit 
nous montre le Cambodge dans un état de richesse remarquable. En dehors de la secte 
des lettrés, le peuple y est partagé entre deux cultes : celui de Fo et celui des Tao-sse. Le 
bouddhisme est la religion du plus grand nombre ; c’est toujours la religion officielle ; 
car, quand le roi sort, on porte devant lui une statue de Fo. Le brahmanisme et la coutume 
hindoue de brüler les corps ont disparu ; du culte des serpents il ne reste que des souvenirs 
qui se traduisent en légendes. « Plusieurs personnes d’un rang distingué, dit l’'ambassa- 
deur chinois, n'ont raconté qu'anciennement, il y avait, dans la tour d'Or du palais du roi, 
une fée sous la forme d'un serpent à neuf têtes. laquelle était la protectrice du royaume ; 
sous le règne de l’un des rois du pays, cette fée prenait chaque nuit la figure d’une femme 
et venait trouver le prince; si la fée restait une nuit sans paraître, c'était un signe de la 
mort prochaine du roi; si le roi de son côté manquait au rendez-vous, on pouvait être sûr 
qu'il y aurait un incendie ou quelque autre calamité*. » Nous retrouvons là sans doute une 
lointaine réminiscence de Ye-lieou ou Nang Nakh. 

Malgré la splendeur des monuments et les pompes de la cour royale, le Cambodge, 
au point de vue polilique, paraît un peu déchu. Des guerres récentes avec les Siamois 
l'ont dépeuplé, et il semble qu'il ait été, peu d'années auparavant, tributaire du roi de 
Cochinehine. Celui-ci exigeait une once de fiel humain comme impôt *. L'inscription de 
Sokhotay, qui est contemporaine de l’époque à laquelle nous sommes arrivés et qui est le 
plus ancien document épigraphique de l’histoire siamoise *, nous apprend que le prince 


1 Hay houe thou tchi, k. 8. Historiens des Song et des Ming; Ta thsing y thoung tchi, k. 440, article Mchin-la. 
Rémusat, op. ci, p. 22-25, Yuen ken louy han, k. 234. 

? Voy. les citations du Sou houng kian lou et du Zi tai ki sse nien piao faites par Pauthier, dans son édition 
de Marco Polo (p. 552-554, notes). On y trouvera le résumé de l’histoire de Tchen-tching, de 1278 à 1335- Lisez 
aussi les quelques curieux détails donnés par le grand voyageur vénitien sur ce même pays qu'il visita vers 1984 
(liv. IT, chap. v de sa relation). 

3 Rémusat, op. «f., p. 46. 

4 11 serait assez curieux de rechercher l'origine de cette abominable coutume qui n'existe plus qu’à l’état 
de souvenir légendaire. Le preneur de fiel est le croquemitaine des campagnes cambodgiennes. Voy. Bouille- 
vaux, Voyage dans l’Indo-Chine, p. 241. 

5 Je ne crois pas douteux que ce soit l’ère de Salivahana qui est employée dans cette inscription dont le 
docteur Bastian a donne une traduction complète dans le tome XXXIV, 1" part., p.27 et suiv., du Journal de la 
Société asiatique du Bengate. C'était À l’opinion du feu roi de Siam (Bowring, op. cit, t. I, p. 278). L'emploi du 


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RÉSUMÉ DES TEMPS ANCIENS. 137 


qui régnait en 1283-1292 dans cette ancienne métropole des Thaï, se nommait Phra Ram 
Kamheng, et que son royaume s’étendait depuis Muong Phe et Muong Nan au nord, jusqu’à 
Petchaboury et les bords de la mer au sud, et des rives du Mekong à l'est, au pays de Xot et 
de Bangkapadi (le Pégou) et aux rivages de l'Océan à l’ouest. Ce roi, après avoir aidé son 
père Sinitharathija à vaincre le roi du pays de Xot nommé Samxon, après être resté 
ensuite le fidèle sujet de son frère ainé, monta sur le trône à la mort de celui-ci et fixa 
l'alphabet à emplover par les Thaï. C’est sans doute Phra Ram Kamheng qui venait de faire 
la guerre au Cambodge au moment du passage de l'ambassadeur chinois. Les Mons ou Pé- 
gouans paraissent avoir contribué aussi à ruiner par de fréquentes incursions les établisse- 
ments des Cambodgiens dans le sud de la vallée du Menam. Nous croirions volontiers que 
Phra Ram Kamheng est de race Thai-niai, et qu'il est le même que le prince appelé 
Benya men Yea dans les annales de Labong, qui fonda la ville de Xieng Mai en 1293. 
La tribu laotienne, qui est devenue les Thaï noi ou les Siamois d'aujourd'hui, formait à ce 
moment un petit royaume distinet sur la branche occidentale du Menam, et ce fut elle qui, 
un demi-siècle après, s’avança dans le sud et fonda la ville d'Avuthia à l'emplacement 
même où, d’après certaines traditions, se serait élevée la ville cambodgienne de Lovec*. 

Le roi qui régnait à Angcor, à la fin du treizième siècle, était le gendre de son prédéces- 
seur. Celui-ci aimait tendrement sa fille et lui laissa dérober le Prea khan ou l'épée royale, - 
à la garde de laquelle sont affectés les Bakou * ; le fils du roi, qui se trouvait ainsi frustré 
de la succession, voulut lever des troupes ; mais son beau-frère, en ayant été prévenu, lui fit 
couper les doigts des pieds, et le fit empoisonner ensuite. Nous trouvons mentionné 
dans le récit de l'ambassadeur chinois l'usage des Cambodgiens de prendre comme es-- 
elaves les habitants des montagnes. L'inscription de Sokothay constate que les Thaï fai- 
saient la guerre aux tribus sauvages dans le même but. 


cycle duodénaire pour la désignation des années permet à cet égard une vérification qui n’est pas sans valeur. 
En comparant les noms d'années cités dans la chronique cambodgienne, à partir de 1346, et ceux que contient 
linscription de Sokothay, on les trouve en parfaile coïncidence ; une seule date, celle de 1205, est rapportée à 
l’année du Cheval, alors qu’elle devrait, d’après la chronique cambodgienne, porter le nom d’année de la Chèvre. 
Il est facile de reconnaître là une méprise du traducteur, les mots indigènes qui signifient dans ce cas cheval 
et chèvre, 0m et mome, étant presque identiques. Le docteur Bastian a commis une erreur de même nature 
dans la traduction de l'inscription d’Angcor Wat (J. A. S. B., t. XXX VI, 1" part., p.76), qui porte la date 
de 1633, correspondant à 1701 A. D., en indiquant le Dragon au lieu du Serpent pour le nom de l'année. 
On éviterait ces confusions, en donnant, sans les traduire, les noms indigènes des années (voyez ci-dessus, p.93, 
note 2). 11 est intéressant de constater qu’au xt° siècle les Siamois se servaient encore de l'ère et du calen- 
drier cambodgiens. On trouve dès cette époque les noms d’années chinois et cambodgiens en parfaite coïn- 
cidence. 

1 Voy. Chinese repository, t. XX, p. 8345, le récit des origines siamoises d’après le feu roi de Siam. ya 
peut-être ici une confusion entre Lophaboury et Ayuthia. La première de ces deux villes est sans doute l’an- 
cienne ville de Lavo ou Lovec que mentionnent les chroniques siamoises. 

? Les Bakou forment au Cambodge une corporation particulière, à laquelle est confiée aujourd'hui encore 
la garde de l'épée royale. Ils se disent de la race des brahmanes, dont ils ont conservé quelques usages. Ils 
portent les cheveux longs et sont exempts d'impôts et de corvée. Leur nom paraît dérivé de Bagoh, appella- 
tion vulgaire d'Hangsavadi, l'ancienne capitale du Pégou. J’ai déjà signalé les relations nombreuses qui ont 
existé entre ce pays et le Cambodge. L’épée royale conservée au Cambodge porte, assez finement gravés, plu- 
sieurs sujets tous brahmaniques. Voyez, sur les Bakou, Janneau, op. cit., p. 63, et Bastian, op. cit., t.1, p. 455. 

: 18 


138 ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE. 


C’est vers la fin du treizième siècle (1276), que le royaume malais de Malaca fut con- 
verti au mahométisme, et que ce nouveau culte commença à se répandre dans les iles 
de la Sonde, et probablement dans le Tsiampa *. 

Quelques années avant la fondation d’Ayuthia par les Thaï, nous sommes enfin en 


possession de chroniques indigènes * établissant d’une facon à peu près continue la suc 
cession des rois du Cambodge jusqu'à nos jours. Nous entrons dans l’histoire des temps 


modernes et de la décadence des Khmers. 


S G. Résumé listorique des temps modernes. 


. En 1346, le roi Prea Nipean Bat règne à Angcor. La tradition rapportée par Pal- 
legoix, qui fait du fondateur d’Ayuthia un roi cambodgien, n’a aucune vraisemblance, 
puisque les chroniques khmers nous montrent en 1352 le roi de Siam, Phaya Uthong, 
qui avait pris le titre de Phra Rama Thibodi, assiégeant Angcor deux ans après avoir fondé 
Ayuthia, et détronant le roi cambodgien Prea Lompong Reachea, fils de Prea Nipeau Bat. 

La fondation d’Ayuthia n’est sans doute que la conséquence des progrès incessants 
accomplis par les Siamois dans leur mouvement de conquête vers le sud, et une 
tradition fait venir Phava Uthong de Tcha-liang, ville située par 16° de latitude nord et 
97° de longitude environ. Ce prince était le sixième d’une dynastie qui avait réumi les 
peuples de Xieng Haï et de Kampheng Phet pour fonder cette nouvelle ville. Il en fut 
chassé après six ans de règne par une peste terrible et il émigra plus au sud, où il fonda 
Ayuthia en 1350. Phaya Uthong parait avoir été un grand conquérant. Si on en croit les 
annales siamoises, sa domination se serait étendue sur toute la presqu'ile de Malaca, jusqu'à 
Martaban et Moulmein, et n’était limitée, au nord de la vallée du Menam, que par Xieng 
Mai et Lakhon où régnaient les descendants de Phra Ram Kamheng. Le nom de Java 
figure dans la liste des royaumes qui relevaient de Phaya Uthong * ; il désigne ici une partie 
de l’île de Sumatra, probablement le royaume de Pasey. Il faut rabattre beaucoup d’ailleurs 
de cette énumération de princes tributaires. Les chroniques malaises mentionnent, en 
1340, une guerre entre le roi de Siam et le roi de Malaca, mais font périr le premier. 
les armes à la main ‘; les souvenirs javanais placent également à la même époque l'in- 
vasion par une armée cambodgienne du royaume de Majapahit, invasion qui aurait été 
victorieusement repoussée par Damar-woulan, beau-frère du roi Angka-wijaya *. Gelte 
invasion doit être attribuée probablement aux Siamois, qui avaient succédé au Cambodge 
déchu dans la prépondérance de la péninsule. Ces quelques expéditions lointaines ont 
suffi aux historiens siamois pour leur faire ‘inscrire comme tributaires tous les pays qui 
avaient été inquiétés un instant par les armées de ce peuple vaniteux. Nous croirions vo- 


1 Voy. les traditions rapportées par Bastian au sujet du Tsiampa, t. I, p. 512 de son ouvrage Die Voelker, ete. 

2 J'ai publié la traduction commentée de ces chroniques dans les numéros du Journal asiatique d'octobre- 
novembre-décembre 1871 et mai 1872, et je n’en donnerai ici qu'un aperçu rapide. 

3 Cf. Pallegoix, Description, ete., t. Il, p. 75 ; Chinese repository, t. XX, p. 345-346. 

4 Crawfurd, Æistory of the Indian archipelago, t. \T, p. 484. 

5 St. Raffles, The history of Java. L. IX, p. 113. 


RESUME DES TEMPS MODERNES. 139 


lontiers que Phaya Uthong est le prince à la cour duquel se rendit Ibn Batoutah en quittant 
Sumatra, et que ce voyageur arabe désigne sous le nom de sultan de Moul Java !. 

Phra Rama Thibodi, après s'être emparé d’Angcor, v établit successivement trois de ses 
fils eomme souverains. Leur domination parait avoir duré de 1352 à 1358, et, pendanteette 
période, les Siamois emmenèrent plus de 90,000 Cambodgiens captifs. A la mort de 
Phra Rama Thibodi, survenue en 1369, le Cambodge avait recouvré son indépendance. 
Quelques années après, le roi siamois Phra Borommaraxa vint de nouveau assiéger 
Angcor. Au bout d'un siége de sept mois, la ville fut prise, le roi du Cambodge fut 
tué, et son fils s'enfuit chez les Annamites (1373). Borommaraxa établit son fils roi à 
Angcor sous le nom de Phra Chao Ento Reachea; mais celui-ei fut assassiné l’année 
mème de son avénement par des émissaires du prince royal cambodgien qui, avec 
l’aide des Annamites, que nous voyons intervenir pour la première fois dans les affaires 
du Cambodge, revint régner à Angcor. En 138%, le roi du Cambodge, profitant de ee que 
le roi de Siam, Phra Rame Souen ?, était engagé dans une guerre contre Xieng Mai, porta 
à son tour la guerre chez les Thaï, pilla les villes de Chonbury et Chantaboury, et ramena 
6,000 captifs. Mais Phra Rame Souen exerça de terribles représailles; il s'empara d’Angeor 
l’année suivante et n° laissa que 5,000 habitants. Le roi du Cambodge s'enfuit, et son fils 
fut fait prisonnier. Un général siamois, nommé Xainerong, fut laissé avec 5,000 hommes 
pour garder le pays. Le roi du Cambodge parait avoir invoqué de nouveau l’aide des Anna- 
mites pour remonter sur le trône. En 1388, le roi du Cambodge abandonna sa capitale, trop 
exposée aux incursions siamoises, et fixa sa résidence à Basan ou Boribun, puis à Pnom 
Penh*. Le règne de ce prince, qui portait les titres de Prea Reachea Angea Prea Borom 
Reachea Thireach Reamea Typhdey, est un des plus longs de lhistoire khmer, et le 
Cambodge paraît jouir d’une grande tranquillité jusqu’en 1437. C’est peut-être pendant 
cette période que fut élevée la pyramide de Pnom Penh. 

D’après les historiens des Ming, les relations officielles entre le Cambodge et la Chine 
furent, à cette époque, d'une activité remarquable; mais les noms des rois cambodgiens 
sont peu reconnaissables dans les transcriptions chinoises, et il est difficile d'établir des 
identifications qui permettraient de résoudre les quelques difficultés chronologiques que 
présente le détail des événements de cette partie de l’histoire khmer. En 1383, des 
officiers chinois furent envoyés au Cambodge avec le pouvoir d'examiner les voyageurs 
chinois qui s'y trouvaient, et l’empereur Tai-tsou fit remettre de riches présents au 
souverain cambodgien, ‘qu'il avait sans doute intérêt à ménager. Celui-ei lui envoya 
en retour cinquante-neuf éléphants et 60,000 livres de parfums. En 140%, un ambas- 


1 Cf. Dulaurier, J.A., mars 1847, p. 230 et suiv.; Yule, Cathay and the way thither, p.518; Maury, loc. cit., 
p. 230. La citation de Komara parmi les contrées qui dépendent de Moul Java semble coïncider avec la con- 
quête du Cambodge par Phaya Uthong. Voyez aussi, dans une note sur l’histoire des rois de Pasey (Dulaurier, 
J. A., mars 1847, p. 257), le récit de la guerre soutenue par eux contre les Siamois. 

2 C'était le fils de Phra Rama Thibodi. Après avoir régné un an (1370-71), il avait abdiqué en faveur de 
Phra Borommaraxa. Il était remonté sur le trône en 1382 en assassinant le fils de celui-ci. 

3 Un examen plus attentif des chroniques siamoise et cambodgienne m'a amené à rectifier le récit que j'avais 
donné dans le Journal asiatique de cette période de l’histoire cambodgienne. Cf. Chinese repository, t. V, p: 59: 


140 ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE. 


sadeur chinois se rendit de nouveau au Cambodge pour réclamer l'arrestation de trois 
soldats chinois qui avaient déserté, et le roi, n'ayant pu les trouver, envoya comme 
otages trois de ses sujets que l’empereur de Chine fit généreusement remettre en 
liberté !. En 1408, les envoyés cambodgiens, en apportant le tribut à la cour des Ming, 
se plaignirent vivement des incursions continuelles des habitants de Tchen-tching et 
demandèrent à être escortés à leur retour. L'empereur leur donna un officier pour les 
reconduire et pour porter au roi de ee pays l’ordre de cesser les hostilités*. Les hommages 
du Cambodge se succédèrent sans interruption Jusqu'en 1435. 

Prea Borom Reachea Thireach abdiqua à la fin de son règne (1433), suivant une cou 
tume très-fréquente chez les souverains bouddhistes de l’Indo-Chine. A la mort de son suc- 
cesseur Prea Noreay (1437), le siége du gouvernement fut placé de nouveau à Angcor; 
mais de grandes dissensions s’élevèrent entre les membres de la famille royale, et, pen- 
dant près d’un siècle, l’histoire du Cambodge n’est pleine que de révoltes et de guerres 
civiles, que Siam sut entretenir avec adresse et qui hâtèrent la décomposition de ce 
royaume, resté jusque-là riche et puissant malgré son amoindrissement territorial. Dès 
le début de cette période, eut lieu l’abandon définitif d'Angcor, et la capitale du Cambodge 
fut tantôt Basan, tantôt Pnom Penh *. En 1516, monta enfin sur le trône un roi énergique 
et habile, Prea ang Chan, qui releva un moment sa patrie affaiblie. À son avénement, 
une moitié du royaume était gouvernée par un mandarin rebelle qui régnait à Basan; il 
le vainquit, pacifia le Cambodge et transporta sa résidence de Pothisat ou Pursat à Lovee 
(1528). C’est de ce moment que date la splendeur de cette ville, dont on peut voir encore 
les ruines au nord d'Oudong, sur la rive droite du bras du Grand Lac. Elle a trois en- 
ceintes, à l’intérieur desquelles on retrouve de nombreux vestiges de pagodes. C’est Prea 
ang Chan qui fit construire le plus important de ces sanctuaires, celui que l’on nomme 
Traleng keng ou à quatre faces, parce qu'il contenait une statue colossale de Bouddha à 
quatre faces, à laquelle l’imagination du peuple attribuait un pouvoir surnaturel. Auprès 
d'elle étaient les fameuses statues de Prea Kou, le dieu Taureau, et de Prea Keo, le Bouddha 
en pierre précieuse : nous n’insisterons pas ici sur toutes les légendes qui se rapportent à 
ces idoles et qui ont été déjà commentées dans d’autres ouvrages‘. Outre la construc- 
tion de Traleng Keng, on doit encore à Prea ang Chan la restauration du sanctuaire de Prea 
reach trop, que l’on peut visiter aujourd’hui à quelques kilomètres au sud-est d’Oudong. 
Une des filles de ce prince avait épousé le roi de Vien Chan : bouddhiste aussi fervente 
que son père, elle provoqua la réédification de plusieurs monuments religieux du Laos, 
entre autres le Tat de Peunom. 


1 Rémusat attribue les perquisitions ordonnées à ce moment par l’empereur de Chine, aux précautions 
qu'il était obligé de prendre contre les partisans de la dynastie mongole qu'il venait de renverser. 

2 Voy. Rémusat, op. cf., p. 28-34. Ta thsing y thoung tech, k. 440, article Tchin-la, 

# Le récit laotien que j'ai déjà cité (Voy. ci-dessus, p. 134, note 1) dit que quelque temps après la guerre 
entre le Cambodge et la Birmanie, un roi cambodgien, nommé Senarat, ayant commis de grands crimes, 
Phhnea Nakh produisit une inondation dans laquelle périrent un grand nombre d'habitants. Ne serait-ce 
point un accident de cette nature qui aurait contribué à faire déserter la ville d’Angcor ? 

7 Voy. Baslian, op. cf., &. V, p. 418-19. 


RDS, Sd 


D om 


RÉSUMÉ DES TEMPS MODERNES. 141 


En 1530; le roi du Cambodge s’empara de la ville siamoise de Prachim, et en fit 
les habitants captifs. Mais, deux ans après, le roide Siam Phra Maha Chakra entra avec 
une armée dans le Cambodge et força Ang Chan à lui hvrer ses fils en otage. L'un 
d'eux fut fait par le vainqueur roi de Sangkhalok. Ang Chan ne tarda pas à réparer cet 
échee ; en 1540, il vainquit les Siamois aux environs d’Angeor; en 1557, profitant de 
la guerre que le roi du Pegou faisait à Siam, il ravagea ce royaume, et mit le siége, 
mais sans succès, devant Ayuthia; il s’en vengea en pillant la ville de Chantaboury, 
dont il emmena les habitants en esclavage ; en 1560, il envoya une armée, sous les ordres 
d'un général chinois, nommé Chantu, mettre le siége devant Petchaboury; mais Chantu se 


VUE LE PNOM PENH. 


laissa séduire par les offres du roi de Siam ettrahitle roi du Cambodge. Celui-ci fit, en 1562, 
une nouvelle incursion dans le royaume de Siam !, s’empara de Petchaboury et d’un grand 
nombre de captifs; l’année suivante, une autre tentative d’invasion fut repoussée avec 
perte par Phra Chao Naret, fils du roi de Siam et gouverneur de Phitsanoulok, et le roi du 
Cambodge cessa, à partir de ce moment, toute hostilité contre le royaume de Siam. 

Ang Chan termina en 1566, à l’âge de 81 ans, son long et glorieux règne. Sous ce 
prince, en 1553, les premiers missionnaires catholiques pénétrèrent au Cambodge ; ils 
étaient portugais et se nommaient Luis Cardoso et Juan Madeira. Ils furent suivis en 1560 
par Gaspard da Cruz?. Le commerce, pendant cette période, commença à reprendre 
beaucoup d'activité; c'était par l'embouchure du fleuve postérieur qu’entraient et sortaient 


1 Chinese repository, t. V, p. 107-8, t. VI, p. 2690. 

2 Ce religieux s'étend longuement pour justifier son court séjour dans ce royaume, qu'il dit tributaire du 
roi de Siam, sur les causes qui empêchent la conversion des Cambodgiens. Un siècle plus tard, le P. Che- 
vreuil constate au Cambodge les mêmes difficultés et la même ferveur bouddhique. Cf. Zractado da China (sans 
pagination), Evora 1569, cap. 1, et Xelation des missions des évêques français. Paris, 1674, p. 142. 


142 ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE. 


les navires. Là se trouvait le port appelé Bassac par les Cambodgiens et les éerivains 
européens du seizième siècle, et dont le nom annamile actuel est Ba-tae. 

Le fils aîné d'Ang Chan, Prea Borom Reachea, lui succéda; il adopta, au début de son 
règne, une politique exclusivement pacifique, et envoya successivement deux ambassades 
au roi de Siam et à son fils Naret pour les assurer de son alliance. II leur fournit en 1568 
une armée auxiliaire composée de 10,000 hommes, 100 éléphants et 300 chevaux, pour les 
assister dans la lutte qu'ils soutenaient contre le Pégou et le royaume de Xieng Mai. Mais 
une injure faite par Naret au frère de Prea Borom Reachea, à qui avait été donné le com- 
mandement de cette armée de secours, réveilla les rancunes un instant assoupies. Le roi 
du Cambodge envahit en 1570 le Siam, et s’empara de Prachim et du pays de Reach Sema 
(Korat) ; il fut aussi heureux l’année suivante contre les Laotiens, qu'il défit sur terre à Prea- 
sop, dans la province de Compong Soai, et dont les barques de guerre furent détruites par la 
flottille cambodgienne aux environs de Stung Treng. Prea Borom Reachea mourut en 
1576. C'est sous son règne que les ruines d'Angcor furent visitées par les Por- 
tugais et les Espagnols. Les descriptions qu'ils en ont laissées les représentent dans un 
état complet d'abandon. Un grand nombre d’aventuriers, non-seulement européens, mais 
encore malais, japonais, annamites, chinois, paraissent jouer à ce moment un rôle actif 
au Cambodge. Il semble que la race indigène n’ait plus en elle assez de ressort pour sub- 
sister politiquement et qu’elle soit obligée de recourir à une activité étrangère. 

Prea Borom Reachea fut remplacé par son fils Prea Sotha, qui prit le même titre que 
son père. Au bout de neuf ans de règne, Prea Sotha associa à la couronne ses deux fils Prea 
Chey Chesda et Chau phnhea Ton. Mais la prospérité dont le Cambodge jouissait depuis 
près de trois quarts de sièele touchait à sa fin : le roi de Siam, Phra chao Naret, après 
avoir secoué le joug des Pégouans et établi solidement son autorité, songea à se venger 
des humiliations que le Cambodge avait fait subir à sa patrie sous le règne de Prea ang 
Chan. D’après les annales siamoises, il envahit ce royaume en 1581, à la tête d’une armée 
de 100,000 hommes, s’empara de Pursat et de Battambang et mit le siége devant Lovee, 
mais il futobligé de se retirer au bout de trois mois. En 1585, il revint avec des forces encore 
plus considérables, attaqua le Cambodge par terre et par mer, battit l'armée cambodgienne 
qui était commandée par le frère du roi, et s’empara de Lovec à la faveur d’une révolte sus- 
citée par un des neveux du roi du Cambodge. Ce dernier événement, d’après la chronique 
cambodgienne et les témoignages européens, doit être rapporté à l’année 1593 et non à 
1585. Naret avait fait le serment de se laver les pieds dans le sang de son ennemi, et, 
d’après les annales siamoises, il tint rigoureusement parole. La chronique cambodgienne 
dit que le roi, devant l'invasion siamoise et la révolte de son neveu, s'enfuit au Laos avec 
ses fils ? et les historiens espagnols, qui mentionnent le concours prêté par le gouverneur 


! Reach sema ou Nocor Réach sema est indiqué sur la carte de la Loubère sous le nom de Corazema; 
devénu aujourd’hui par abréviation Korat. Cf. Chinese repository, t. NI, p. 324. 

? Probablement sur les frontières du Laos, à Stung Treng, où se trouvait une résidence royale et où 
Wusthof mentionne le séjour vers la fin du xvre siècle d’un roi cambodgien. Cf. le Chinese repository, t. Ni, 
p- 326 et 396; Janneau, Manuel pratique de la langue cambodgienne, 2° partie; p. 85, et Fr. Garnier, CAroniqué 
royale du Cambodge J. A., A8TA, p. 354-355. 


RÉSUMÉ DES TEMPS MODERNES. 143 


des Philippines au roi légitime du Cambodge, ne font aucune allusion à l'acte barbare at- 
tribué au prince siamois. Le frère du roi cambodgien, nommé Prea Srey Sorpor, qui était 
obbojureach ou « second roi » et se (trouvait à Lovee au moment de la prise de cette ville, 
fut emmené à Siam avee sa femme Prea Reachea Tapi, et ses deux fils, dont l'ainé, Prea 
Chey Chesda, avail quinze ans, et le plus jeune, Prea Outey, en avait quatre ! 

Prea Ream Chung Prey, le neveu révolté du roi fugitif, résida à Sistor, ville impor- 
lante située près de la rive gauche du grand fleuve, en amont de Pnom Penh, et réussit 
en 1595 à chasser les Siamois du royaume. Mais il fut tué à son tour par Blas Ruiz, 
Espagnol attaché depuis longtemps à la fortune du roi légitime, qui l’attaqua avec une 
poignée d'hommes dans son palais (14 mai 1596), et ramena sur le trône, non Prea 
Borom Reachea, qui était mort en exil avec son fils ainé, mais son plus jeune fils Chau 
phnhea Ton, qui prit le litre qu'avaient porté ses deux prédécesseurs. Ce prince 
fut assassiné trois ans après, à l’âge de 21 ans, par un Malais et un Cham. Après deux 
années de troubles et de guerres civiles, les Siamois placèrent sur le trône du Cam- 
bodge Prea Srey Sorpor”. Celui-ci abdiqua en 1618 en faveur de son fils aîné Prea Chey 
Chesda, qui semble avoir secoué le joug siamois et repoussé avec succès deux ten- 
talives d’invasion. Il fit égaiement une expédition chez les tribus sauvages qui habitent 
la vallée du Se Cong, dans le but de découvrir les gisements aurifères très-abondants 
que ces tribus auraient eus en leur pouvoir. Cette expédition fut malheureuse, et la plu- 
part de ceux qui la composaient périrent de maladie. Prea Chey Chesda mourut en 1627, 
et son fils lui succéda sous le nom de Prea Srey Thomea. Ce prince parait avoir résidé 
auprès de la pagode de Pnom Bachey*. Il soutint une guerre heureuse contre les Siamois. 
Mandelslo constate que le Cambodge disposait à ce moment d’une armée de 25 à 30,000 
hommes *. Les relations commerciales avec les Européens commencçaient à devenir fort 
actives. C’est l’époque des voyages d'Hagenaar et de Wausthof. 

Mais de nouvelles dissensions plongèrent le royaume dans une série de guerres eiviles 
et de révolutions qui amenèrent, avec l'intervention des Siamois et des Annamites, la 
ruine définitive de la puissance cambodgienne. L'oncle de Prea Srey Thomea se révolta 
contre lui et le renversa du trône. Un fils de ce dernier, auquel les historiens européens 
donnentle nom de Nac Ciam, s’empara à son tour violemment du pouvoir en assassinant 
son frère ainé, et fit peser sur tout le royaume une tyrannie insupportable. Ce fut lui qui 
fitassassiner Regemortes, chef du comptoir hollandais. Il fit d'Oudong la capitale du royaume 
et embrassa le mahométisme pour s'attacher les Malais et les Javanais, très-nombreux à ce 
momentau Cambodge, et s’assurer ainsi un appui contre le mécontentement deses sujets. Les 
autres princes de la famille rovale se liguèrent contre lui, le renversèrent, puis se partage 
rent en deux camps dont l’un invoqua le secours des Annamites et l’autre celui des Siamois. 


1 Toutes ces désignations de princes ou de princesses sont des titres ou des qualifications honorifiques et 
non des noms propres. Leur répétition incessante rend l’histoire cambodgienne aussi fatigante que confuse. 

2 Chinese repository, t. VIX, p. 543; J. A., 1871, p. 360-361. 

3 Voy. Wusthof, Vremde reyde inde coningricken Cambodia ende Louwen. Harlem, 1669, p. 16-17, ou la tra- 
duction que j'en ai publiée dans le Bulletin de la Société de géographie, sept.-oct. 1871, p. 252 et 256 

4 Voyages célèbres et remarquables, etc. Amsterdam, 1727, p. 331. 


144 ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE. 


Le royaume fut partagé comme jadis en deux parties : l’une, qui avait pour capitale Pram 
Domlong dans la province de Bien-hoa ; l'autre qui obéissait à Oudong. Ce fut le parti siamois 
qui l’emporta définitivement en 1690 dans la personne de Chau phnhea Sor, qui luttait 
depuis onze ans contre les hordes chinoises et chams soulevées contre lui par son com- 
pétileur Non. Comme prix des services rendus au roi du Cambodge, les Siamois paraissent 
avoir conservé, à partir de ce moment, les provinces cambodgiennes de Sankea, Si Saket, 
Tehoncan, Souren et Coucan, situées entre Korat et Angcor. 

Sous le règne de Chau phnhea Sor, un établissement anglais fut fondé à Poulo Condor 
(1702); maisla partie européenne de la garnison fut massacrée en 1717 par les Macassars qui 
composaient l’autre partie. Deux Anglais seulement, le docteur Pound et Salomon Lloyd, 
purent s'échapper dans une barque. 

Sor régna dix-neuf ans, puis abdiqua en faveur de son fils Prea Srey Thomea. Celui-ci 
fut renversé du trône par son cousin Ang Em, qui avait le titre de Prea keo fea ; celte 
compétition des deux princes amena encore une guerre acharnée entre les Siamois 
et les Annamites. Ces derniers, vainqueurs sur mer, ne purent réunir sur terre des forces 
suffisantes pour arrêter les progrès des Siamois, et le Prea keo fea n’obtint de conserver 
le pouvoir qu’en se soumettant au roi de Siam. Il abdiqua à son tour (1729) en faveur de 
son fils Prea Sotha; mais celui-ci ne tarda pas à être renversé par son oncle Prea Srey 
Thomea, qui fut fait roi à Pnom Penh par les Siamois (1739). Ce prince établit sa cour à 
Oudong, qui est resté jusqu'en 1866 la capitale du royaume. Il mourut en 1748 et fut 
remplacé par son fils Ang Snguon, qui prit le titre de Prea Reamea Typdey. 

Ang Snguon eut à soutenir une guerre de quatre ans contre les Annamites, qui avaient 
complétement subjugué les Chams et se servaient d'eux comme d’avant-gardes pour leurs 
armées d’invasion. Îls avaient dirigé déjà une émigration chinoise dans le delta du Cam- 
bodge, et ces émigrants avaient colonisé au profit de la cour de Hué la provinee de Ha= 
tien. La nouvelle guerre couùta au Cambodge le territoire compris entre Saïgon et My-tho. 
Le roi Prea Reamea Typdey mourut en 1758; son oncle fut nommé régent du royaume, 
et, pour que l’empereur annamite lui accordat l'investiture royale, il lui livra les provinces 
de Bassac et Preatapeang (appelé aujourd’hui par les Annamites Tra-vinh); mais il fut 
assassiné sur ces entrefaites par son gendre. Le gouverneur annamite de Saïgon, aidé du 
Chinois Mac-ton, gouverneur de Ha-tien, marcha contre l’usurpateur et rétablit sur le 
trône le fils de Prea Reamea Typdey, nommé Ang Ton. En échange de ce service, la 
cour de Hué réclama la province de Vinh-long et l'autorisation d'élever des citadelles 
à Sadec et à Chaudoc. 

Ang Ton prit le titre de Prea ang Preatha Somdach Outey Reachea. 

À leur tour, les Siamois voulurent disputer au roi du Cambodge la couronne qu'il venait 
d'acheter si chèrement aux Annamites. En 1769, Phaya Tak, qui venait de repousser lin 
vasion birmane, voulut exiger de Ang Ton le tribut, et sur son refus, il lui suscita un com- 
pétiteur, Ang Non, auquel il donna l'appui d’une armée siamoise. Celle-ci fut battue par 
les Cambodgiens (1770). Mais, deux ans après, le roi de Siam revint avee 20,000 hommes 
assiéger Ha-tien, s’en empara et marcha sur Pnom Penh, où il établit Ang Non. Cette 


RÉSUMÉ DES TEMPS MODERNES. 


145 
ville fut reprise l’année suivante par les Annamites : Phaya Tak fut obligé de se retirer à 
Ha-tien, et Ang Non à Kompot. Mais, en 1774, éclata la fameuse révolte des Tay-son, 
qui mit la dynastie royale annamite à deux doigts de sa perte. Ang Tong abdiqua en faveur 
de son frère Ang Van. Celui-ei prit le titre de Prea Ream Reachea Typdey, refusa de se 
reconnaitre vassal d’An-nam, et reprit My-tho et Vinh-long. Il était d’un naturel emporté 
et sanguinaire, et son plus jeune frère Ang Than, qui était troisième roi, ayant voulu 
s'opposer à ses volontés, fut assassiné par ses ordres. Ang Ton en éprouva une telle frayeur 
qu'il mourut de maladie huit jours après. En 1780, le roi annamite Nguyen-anh, connu 
plus tard sous le nom de Gia-long, ayant pu rétablir son autorité dans la province 
de Gia-dinh (Saïgon), fit la guerre à Ang Van, contre lequel les Cambodgiens s'é- 
{aient soulevés. Ang Van fut battu et mis à mort par ses propres sujets que ses cruautés 
avaient exaspérés. On proclama roi à sa place Ang Eng, fils de Ang Ton, qui n’était âgé 
que de huit ans, et dont un mandarin, nommé Mo, fut nommé régent. 

Comme on devait s’y attendre, les Siamois ne tardèrent pas à envahir le Cambodge ; 
mais, sur ces entrefaites, une révolte renversa Phaya Tak du trône, et les deux gé- 
néraux qui commandaient l’armée siamoise se hâtèrent de retourner à Bankok pour 
s’y faire proclamer rois. Les Annamites, accourus à la rencontre des envahisseurs, 
restèrent maitres du pays jusqu'au Grand Lac (1783). En 1784, un mandarin nommé 
Bien, serviteur du roi Prea Ream (Ang Van), revint de Siam où il s'était caché, 
mit à mort le régent Mo et prit sa place. Mais il ne tarda pas à être chassé par une 
révolte fomentée par un Malais, et il s’enfuit de nouveau à Bankok, emmenant le jeune 
Ang Eng. L'année suivante, la révolte fut comprimée ; Ang Eng fut ramené au Cam- 
bodge. Le mandarin Thang fut nommé régent à la place de Bien, et celui-ci recut, 
en récompense de ses services passés, le gouvernement des provinces de Battambang et 
d’Angcor. Peu après, Gia-long lui-même dut se réfugier à Bankok et implorer laide 
du roi de Siam; mais l’armée siamoise qui lui fut donnée pour le ramener à Saïgon fut 
battue par les Tay-son, et ce fut avec ses seules ressources et le concours des officiers 
français qui s'étaient attachés à sa fortune, que Gia-long parvint à reconquérir son trône. 
En 1790, les six provinces du delta du Cambodge, celles qui appartiennent aujourd’hui à 
la France, étaient pacifiées et reconnaissaient son autorité. 

En définitive, c'était le Cambodge qui avait payé les frais de toutes ces guerres 
désastreuses. Il se trouvait réduit à ce moment aux provinces qui entourent le 
Grand Lac et à la partie de la vallée du grand fleuve comprise entre les cataractes de 
Khong et Pnom Penh. Vis-à-vis de Siam, ce n’était plus qu'un royaume tributaire qui, 
en toute occasion, devait prendre le mot d'ordre de son suzerain, et fournir à la pre- 
mière invitation des corvées de travailleurs et des troupes auxiliaires. 

Ce ne fut qu’en 1795 que Ang Eng, qui avait pris le titre de Prea bat Borom Bapit, etc., 
obtint du roi de Siam qu’on lui rendit sa mère, sa femme et ses fils restés jusque-là en 
otage à Bankok. Il est utile de donner ici le nom de ceux des fils de ce prince qui vécurent 
et jouèrent plus tard un rôle politique : l’ainé était Ang Chan, né en 1791; après lui 
vinrent Ang Snguon (1794), de la même mère qu'Ang Chan; Ang Em, d’une autre 

I 19 


146 ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE. 


mère ; Ang Duong, de la même mère qu'Ang Chan (1796) et père du roi actuel. 

Ang Eng fit rédiger la chronique royale du Cambodge depuis 1346 jusqu'en 1739. 
Il mourut en 1797, âgé de vingt-quatre ans. Le Chaufea ou « premier ministre », nommé 
Ten, exerça l'autorité royale pendant laminorité d’Ang Chan. D’après les instructions du roi 
de Siam, il envoya un corps auxiliaire de troupes à Gia-long qui étouffait à ce moment les 
derniers restes de l'insurrection des Tay-son dans la province de Qui-nhon. En 1805, 
Ten conduisit Ang Chan, qui avait quinze ans, prêter serment de fidélité à son puissant 
suzerain à Siam, et il mourut l’année suivante à Bankok. Ang Chan fut couronné 
roi du Cambodge sous les titres habituels de Prea reachea angea, etc. La même année, 
il épousa Tip, fille de Bien, gouverneur des provinces de Battambang et d’Angcor, qui 
avait le titre de Chau phnhea apphey thbès, et qui avait reçu, du roi de Siam, celui 
de Hua muong. Quatre ans après, Ang Snguon et Ang Em reçurent du roi de Siam les 
titres d’obbojureach et d’obbarach !. 

Ang Chan, malgré sa jeunesse, parut résolu à faire sortir l'autorité royale de l’hu- 
miliante tutelle où la tenaient depuis quarante ansles grands mandarins du Cambodge, et, 
sous prétexte de rébellion, il fit mettre à mort le kralahom nommé Muong et le chakrey? 
nommé Ben, à leur retour de Bankok, où ils avaient été faire donner aux frères du roi 
l'investiture de leurs titres (1810). Cette exécution fit réfléchir les gouverneurs qui s’élaient 
rendus à peu près indépendants dans le gouvernement de leurs provinces. Bien fortfia. 
Battambang et l’okhna Dechu Ming souleva la grande province de Compong Soai contre 
l'autorité royale. Ang Chan s’adressa à la cour de Hué pour l’aider à réprimer cette 
révolte; sur ces entrefaites, l’obbojureach, Ang Snguon, se retira à Pursat, y ras- 
sembla ses partisans, et fit demander à Siam l'autorisation de prendre les provinces 
de Trang et de Khlong. Siam envoya une armée pour soutenir ses prétentions, el 
les Annamites, de leur côté, se mirent en devoir de protéger Ang Chan, Celui-ei fut 
forcé de se relirer quelque temps à Saïgon (1812) devant l’armée siamoise et cambod= 
gienne commandée par son frère. L'influence annamite prévalut cependant; Ang Chan 
fut ramené à Pnom Penh cette même année par l’eunuque Ta-quan, délégué de Gia- 
long. Mais cette tentative d’émancipation du joug siamois coùta cher au Cambodge. 
L'okhna Dechu Ming, chassé de la province de Compong Soai, s'était réfugié dans celle de 
Tonly Repou, située plus au nord, et l'avait livrée aux Siamois, ainsi que la petite province 
frontière de Mulu Prey, pour obtenir leur protection contre la colère d’Ang Chan; Bien, à 
la mort duquel Battambang et Angcor devaient revenir à la couronne, mourut pendant la 
guerre suscitée par Ang Snguon, et les Siamois conservèrent, au mépris des traités, ces 
deux provinces qui les placent au cœur même du royaume et que Bien n'avait jamais 
gouvernées qu'à ütre de vassal du Cambodge. 

! Ces titres, que l’on traduit ordinairement par les mots de second roi et de troisième roi, sont donnés 


aux premiers princes de la famille royale et n’impliquent aucune autorité. Ils sont remplacés aujourd'hui par 
ceux d’Obbarach et de Prea keo fea. L’obbarach (Upa raja en Birmanie) est l’analogue du Youva-Raja ou 


prince héritier dans l'Inde. 
? Titres de deux mandarins du premier rang. Le premier est une sorte de ministre de la marine, le 


second est chargé des éléphants et des transports par terre. 


RÉSUMÉ DES TEMPS MODERNES. 147 


Ang Snguon se retira à Bankok où il mourut en 1823. 

Ce ne furent pas les seules guerres qui troublèrent le long règne d’Ang Chan. En 
1818, un bonze se disant inspiré, nommé Ke, souleva la province de Ba Phnom; cette 
rébellion fut comprimée avec l’aide des Annamites. En 1830, le gouverneur de Pursat se 
révolta à son tour et réclama l’aide des Siamois. Ceux-ci se hâtèrent de profiter d’une oc- 
casion qui pouvait leur procurer la conquête des provinces de Pursat et de Compong Soai, 
devenues, après celles de Batftambang et d’Angcor, l’objet de leur convoitise. Le fameux 
général siamois, connu sous le nom de Bodin et célèbre déjà par sa répression de l’in- 
surrection laotienne et la prise de Vien Chan en 1828, envahit le Cambodge en 1831, 
et vainquit l’armée royale. Ang Chan fut obligé de se réfugier à Vinh-long. Ses deux 
frères, Ang Em et Ang Duong, passèrent naturellement du côté des Siamois. Ceux-ci 
essayèrent de descendre le fleuve pour achever l'entière conquête du royaume; mais, sur 
ce terrain naval, les Annamites firent sentir au Bodin leur écrasante supériorité. Les Sia- 
mois durent se relirer devant le retour offensif ordonné par Minh-mang, qui avait suc- 
cédé en 1820 à son père Gia-long, et Ang Chan fut de nouveau replacé sur le trône. Il 
mourut au commencement de l’année suivante. Les Annamites donnèrent la couronne à 
sa seconde fille, Ang Mey, et le Cambodge fut effectivement gouverné par un grand fonc- 
fionnaire annamite nommé Tru’ong-minh-giang, qui résida à Pnom Penh. 

Cette domination étrangère, exercée sans ménagements et avec une dureté tou- 
jours croissante, ne farda pas à irriter profondément les populations, dont on chan- 
geait brusquement tous les usages, et auxquelles on imposait sans transition le 
système administratif annamite. La construction par corvées d’une route destinée à 
relier Pnom Penh à Ponteay Meas combla la mesure du mécontentement. La province de 
Compong Som se souleva à l’instigation de deux frères, l’okhna Chey et l’okhna Chu (1834), 
et les Siamois en profitèrent pour faire une incursion dans le Cambodge d’où ils rame- 
nèrent un assez grand nombre de prisonniers annamites. Cette révolte était à peine com- 
primée, que la province de Compong Soai se souleva à son tour (1837). Le roi de Siam 
avait préposé Ang Em au gouvernement de la province de Battambang et Ang Duong à 
celui d’Angcorborey, et ces deux princes n’attendaient qu’une occasion favorable pour ren- 
trer au Cambodge. Tru’ong-minh-giang, dont l’activité et l’énergie grandissaient avec 
les circonstances, fit proposer secrètement à Ang Em la royauté du Cambodge, en lui dé- 
nonçant en même temps une prétendue conspiration de son frère Ang Duong. Ang Em 
fit rappeler Ang Duong à Bankok, puis il s’avança vers Pursat, où le gouverneur annamite 
le reçut avec distinction et le fit escorter jusqu'à Pnom Penh. Mais là, Tru’ong-minh- 
giang, jetant le masque, le fit mettre en cage et l’envoya à Hué. 

Malheureusement, la domination annamite continuait à s’affirmer par des actes de 
violence et d'irréligion qui devaient profondément blesser un peuple aussi fervent que le 
peuple cambodgien. Son orgueil souffrait de l'atteinte que recevait le prestige de la famille 
royale des procédés de Tru’ong-minh-giang. On aceusait ce dernier de vouloir emmener 
à Saïgon Ang Mey dont il avait fait sa maitresse et les trois autres filles d’Ang Chan. 
L’emprisonnement de l’une d’elles, dont la mère avait eu le tort de se rendre à Bankok, 


148 ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE. 


parut un sacrilége. L’attachement des Cambodgiens à leurs chefs héréditaires est sincère 

et profond, et ce sentiment a été surtout exploité par les Siamois, qui ont toujours eu soin 

de garder comme otage ou de conquérir à leurs intérêts un membre de la famille royale. - 
En 1840, tous les mandarins cambodgiens se décidèrent à envoyer une lettre au roi de 

Siam pour lui demander d'envoyer Ang Duong gouverner le Cambodge. Ce fut encore le 

Bodin qui fut chargé d'opérer cette restauration. If vint mettre le siége devant Pursat, que 

rendit sans combattre le gouverneur annamite. Le Bodin l’épargna lui et ses soldats, trou- 

vant sans doute plus politique d'arriver au but qu'il se proposait par un accord amiable 

avec la cour de Hué, que par l'emploi de la force ouverte. Mais, sur ces entrefaites, Minh- 

mang mourut et fut remplacé par le faible Thieou-tri. Les Siamois réussirent à chasser 
les Annamites de Pnom Penh, et Ang Duong fut fait roi du Cambodge (1841). Tru’ong- 
minh-giang se suicida à Chaudoc, après avoir fait mettre à mort la reine Ang Mey. 

Ang Em, frère d’Ang Duong, mourut l’année suivante chez les Annamites, laissant un 

fils nommé Ang Phim, qui devint le prétendant de la cour de Hué. 

En 1845, les Annamites, profitant d’une révolte de quelques mandarins, parmi les- 
quels étaient le chacrey Mey et le bavarach Ros, prirent l'offensive, chassèrent les Cam- 
bodgiens de Pnom Penh et remontèrent le bras du lac jusqu’à Compong Tchenang, en 
refoulant devant eux les troupes siamoises accourues avec le Bodin au secours d'Ang 
Duong. Ils investirent Oudong où celui-ci s'était réfugié avec le général siamoiïs, et, après 
plusieurs engagements indéeis, le Bodin proposa la paix. Les pourparlers durèreut près 
d'une année : on se rendit de part et d'autre les prisonniers et les otages. Ang Phim, le 
neveu et le compétiteur d’Ang Duong, fut envoyé à Bankok, où il mourut peu après 
dans un état d’aliénation mentale. On détruisit les fortifications de Oudong et celles de 
Pnom Penh, et Ang Duong reçut la double investiture de l’empereur d’An-nam et du roi 
de Siam (1846). L'année suivante, on coupa les cheveux à Ang Chrelang, fils ainé d'Ang 
Duong, on lui fit revêtir, suivant l'usage, la robe de bonze et on lui donna le nom de Prea 
Ang Reachea Vodey. Ce prince, qui est le roi actuel du Cambodge, était né à Angcorborey 
en 1834. Sa mère s'appelait Ben et était fille de l’okhna Sauphea Typhdey !. Au bout de 
quatre mois, il quitta la pagode qui lui avait été assignée et fut envoyé à Bankok. Le roi 
avait eu également de deux femmes différentes deux fils appelés, lun Ang Sor (1841), 
l'autre Ang Phim (1842), et trois filles, Ang Tremal (1831), Ang Ou (1833), et Ang Com= 
plang (1849). Ang Duong décerna les plus grands honneurs au prêtre qui avait instruit son 
fils ainé. II le fit chef suprême des bonzes et ordonna qu’on se servit, pour lui répondre, des 
formules employées pour le roi. 

Ang Duong se montra à plusieurs égards souverain intelligent et actif; 11 favorisa la 
reprise des relations commerciales avec les Européens, fit frapper des monnaies d'argent, 
portant d’un côté les tours ou Preasat du royaume, de l’autre l’image de l'oiseau Hans. 
La date y était inscrite dans les trois ères : l’ère de Bouddha, l’ère de Salivahana et la pe- 
lite ère. Celle-ci commençait déjà à prévaloir, sous l'influence de la domination siamoise : 


! Mandarin de second rang, le premier des juges royaux. 


RÉSUMÉ DES TEMPS MODERNES. 149 


elle est aujourd'hui la seule employée dans les pièces officielles. Ang Duong fit construire 
aussi la belle chaussée plantée d'arbres, qui relie Oudong à Compong Luong, et Peam 
Chomnu à Pnom Penh, et élever une citadelle auprès de sa capitale (1849). Au point de 
vue politique, il essaya d'établir dans son royaume Punité d'administration en supprimant 
la dépendance où se trouvaient certains gouverneurs de province vis-à-vis d'autres gou- 
verneurs d'un rang plus élevé, et en les faisant tous relever au même titre de la couronne. 
IL s’atlacha à rendre purement honorifique la suprématie traditionnelle exercée par les 
grands fonctionnaires sur telle ou telle partie du royaume qui était considérée autrefois 
comme un apanage de leur charge. Il supprima le titre de Somdaeh prea angkeo, ou de 
«chef de tous les mandarins », qui avait été donné jusque-là à un prince de la famille 
royale et dont le possesseur s'était presque toujours servi pour fomenter des guerres civiles. 


PAGODE NOUVELLEMENT CONSTRUITE A COMPONG LUONG. 


Il s’efforça en un mot de fortifier l'autorité royale et d’affaiblir les rouages de ce système 
féodal qui est la base de l’organisation cambodgienne, et dans lequel on retrouve le génie 
de cette race orgueilleuse, le souvenir de son ancienne division en tribus, l’une des causes 
les plus puissantes. de sa rapide décadence. L'abondance revint dans le pays, qui souffrait 
depuis si longtemps des querelles de ses princes. Jamais le riz, disent les Cambodgiens, 
n’a été aussi bon marché et le peuple aussi à son aise que sous Ang Duong. Celui-ci ai- 
mait et protégeait les savants et les religieux, et prescrivit des règles uniformes pour l’em- 
ploi des caractères. IL releva toutes les pagodes d’Oudong et de Pnom Penh et en fit 
construire de nouvelles. 

En 1847, le roi de Siam, sur la demande d’Ang Duong, avait donné à l'aîné de 
ses fils l'investiture d’Obbarach et au second celle de Prea keo fea. Les deux princes 
ne purent cependant quitter Bankok et retourner auprès de leur père qu'en 1858. 


150 ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE. 


En 1849, mourut, à l’âge de 77 ans, le fameux général Bodin !. Ang Duong, qui lui 
devait la couronne, lui fit élever une statue dans une pagode d’Oudong et envoya à Bankok 
une grande quantité d’étoffes de soie pour la cérémonie des funérailles. 

L'influence siamoise paraissait en ce moment absolument prépondérante à Oudong, où 
résidait un mandarin siamois chargé de communiquer à Ang Duong les volontés de Ban- 
kok. L'empereur Tu-duc avait rendu au Cambodge Kompot et Compong Som, qui avaient 
été occupés par les Annamites jusqu'en 1848. La guerre dans laquelle ce souverain se 
trouvait engagé avec la France paraissait devoir éloigner toute chance de nouvelle inter 
venlion dans les affaires du Cambodge. Les intrigues et les menaces siamoises avaient 
empêché Ang Duong de recevoir un envoyé français, M. de Montigny, qui s'était arrêté 
en 1855 à Kompot dans le but de faire un traité de commerce avec le Cambodge. Ce petit 
royaume, ne pouvant plus trouver nulle part un point d’appui contre la pression sia- 
moise, semblait sur le point de disparaitre comme État indépendant. 

En 1858, un Malais nommé Tuon-lim, s'étant soulevé et ayant entrainé dans sa rébel- 
lion tous les Chams du royaume, se réfugia avec ses principaux complices à Chaudoe, 
auprès des Annamites. L'année suivante, Ang Duong réclama les coupables ; les Annamites 
non-seulement refusèrent de les livrer, mais leur fournirent des soldats. Les hostilités 
commencèrent immédiatement sur toute l'étendue des frontières des deux pays. Ang Duong 
mit le gouverneur de Peam, nommé Kep, à la tête de ses troupes, et celui-ei refoula les 
Annamiles et les Malais dans le Trang du Sud. Ang Duong mourut à ce moment (1860). 
L'année précédente, il s'était rendu à Kompot où il avait accueilli avec bienveillance le 
voyageur français Mouhot. 

L'obbarach succéda à son père et prit le titre de Prea Noroudam, dont les Européens 
ont fait Norodon; mais ses frères fomentèrent contre lui une révolte qui le força à 
s’enfuir à Bankok. Les Siamois vinrentà son aide, etilput revenir à Oudong en février 1862. 
Ang Sor, le chef de la rébellion, se réfugia à Saïgon, et une demande d’extradition 
fut adressée à l'amiral Bonard par le gouvernement de Bankok. L’amiral la repoussa 
dans le but de protester contre l’ingérence siamoise dans les affaires du Cambodge, et de 
réserver l'entière liberté d'action de la France. En 1864, éclata une nouvelle rébellion : 
un mandarin cambodgien, nommé Asoa, qui se prétendait fils de Ang Em, et par con- 
séquent cousin de Noroudam, réunit les anciens rebelles d’Ang Sor, les Malais et 
quelques Annamites, mit à mort Kep, qui s'était maintenu jusqu'à ce moment dans le 
Trang du Sud, s’empara de Kompot qu’il pilla, et marcha sur Pnom Penh. Il fut repoussé, 
mais il se maintint quelque temps en possession de la province de Trang. Un autre agita- 
teur, connu sous le nom de Pou Kombo, se disant fils de Ang Chan et d’une coneu- 
bine, se fit également quelques partisans dans le pays. 


" On raconte de ce célèbre Siamois des traits d'énergie extraordinaires. Au moment de la guerre de 1845, 
des poudres qui avaient été placées sous la cage de l'éléphant qu’il montait s’enflammèrent, et le couvrirent 
de brûlures. Le roi de Siam, informé de cet accident, lui envoya ses médecins et lui fit dire de revenir à 
Bankok. Mais le Bodin consentit seulement à interrompre sa marche pendant trois jours; il se remit ensuite 
en route malgré d’atroces souffrances et voyagea jour et nuit pour réparer le temps perdu. 


RÉSUMÉ DES TEMPS MODERNES. 151 


À ce moment, la France était déjà intervenue au Cambodge ; depuis l’année précédente, 
un officier d’un rare mérite, celui dont le nom est inserit en tèêle de cet ouvrage, le com- 
mandant de Lagrée, résidait au Cambodge et par ses utiles informations avait guidé le gou- 
verneur de la colonie, l'amiral La Grandière, dans les négociations qu'il avait élé néces- 
saire de nouer avec Siam pour l’amener à renoncer à son action sur le Cambodge. Il n°y 
avait pas d'avenir possible pour nos possessions de Cochinchine, si l’aecès de la vallée du 
grand fleuve nous restait fermée. Or, entre des mains siamoises, le Cambodge ne pouvait 
être et n’était en effet qu'une barrière et un isolant empêchant tous les produits du Laos 
d'arriver à Saïgon, pour les rejeter sur Bankok. Nous ne pouvions tolérer qu’une influence 
commerciale aussi contraire put s'exercer à Pnom Penh, aux frontières mêmes de notre 
colonie. C'était déjà bien assez que la moitié du delta du fleuve restât entre les mains des 
Annamites et servit d'asile aux pirates et aux chefs de bandes qui, à l’instigation de la cour 
de Hué, cherchaient à fomenter la révolte dans nos possessions. 

Telle fut la nécessité d’où sortit le protectorat du Cambodge. Après avoir tour à 
tour employé la ruse et la menace auprès de Noroudam pour l'empêcher de se livrer à la 
France, après nous avoir même dénié le droit de traiter.avec un prince qu’on affectait de 
tenir à Bankok pour un simple gouverneur de province, l'influence siamoise dut céder 
à l'ascendant que le commandant de Lagrée sut exercer sur l'esprit de Noroudam. Le gé- 
néral siamois Chao Koun Darat, se reconnaissant impuissant à contre-balancer l’action fran- 
çaise, quitta Oudong, et son gouvernement se résigna à envoyer pour la cérémonie du 
couronnement les insignes royaux du Cambodge qui étaient restés jusques-là à Bankok. 
Le roi de Siam se refusa cependant à reconnaitre officiellement le protectorat du Cam- 
bodge par la France, dans l'espérance d'obtenir la ratification définitive de la prise de 
possession des provinces de Battambang et d’Angcor, qu'aucune pièce écrite, qu'aucun 
titre officiel n'avaient légitimée jusqu’à ce moment. 

Ce fut le 3 juin 1864, qu'eut lieu le couronnement de Noroudam en présence d’un 
envoyé siamois et du chef d'état-major de l'amiral La Grandière, M. le capitaine de frégate 
Desmoulins ". A partir de ce moment, il n’y eut plus de mandarin siamois à la cour du 


1 Il est intéressant de rapporter ici la pièce qui fut présentée au couronnement par l’envoyé siamois; on 
y remarquera la hâte avec laquelle s’y produit la revendication de Battambang et d’Angcor : 

« …. Autrefois le Cambodge était indépendant et gouverné par la famille de ses rois. Depuis cinq ou six 
cents ans, ce royaume a été fréquemment troublé par les dissensions et les guerres. Enfin, il a demandé 
secours à Siam qui est venu rétablir la paix. On a élevé sur le trône le roi Ang Eng, qui, en reconnaissance, à 
donné à Siam les provinces de Battambang et d Angcor. Depuis ce temps, ces deux provinces n’appartiennent 
plus au Cambodge; elles sont gouvernées par Siam, ainsi que le Laos jusqu’au grand fleuve. » 

« Plus tard le roi Ang Chan, fils aîné du précédent, a été élevé sur le trône, et il y eut dissensions et luttes 
entre ce roi et ses frères. Ceux-ci vinrent demander l’appui de Siam. Ang Chan s’enfuit chez les Annamites 
et demanda à leur roi le nom et le cachet. Il paya tribut aux Annamites et à Siam et gouverna comme 
son père. » 

« Sous le roi de Siam Nang Clao, les Annamites voulurent emmener dans leur pays les mandarins et le 
peuple cambodgien. Il y eut de grandes guerres, et le Cambodge demanda l'appui des Siamois. Le peuple et 
les mandarins demandaient Ang Duong, autre fils de Ang Eng, qui s'était réfugié à Siam. Le roi de Siam 
envoya Ang Duong et donna des soldats pour combattre les Annamites. Ang Duong n’était pas encore cou- 


152 ESSAI HISTORIQUE SUR LE CAMBODGE. 


Cambodge ; un résident français fut placé à Compong Luong pour servir d’intermédiaire 
entre le roi et le gouverneur de Cochinchine. Le frère du roi, le Prea keo fea, dut résider à 
Saïgon sous la surveillance de l'autorité française, afin d'éviter toute tentalive nouvelle de 
euerre civile. Pou Kombo fut également interné dans la même ville. Malheureusement, 
une imprudence permit à Pou Kombo de s'évader au mois d'avril 1866, et une rébellion 
nouvelle allait agiter le pays, rébellion dont la commission d'exploration française devait 
ressentir le contre-coup. 


ronné. Les Annamites affaiblis rendirent les provinces du Cambodge. De leur côté, les Cambodgiens rendi= 
rent ce qu’ils avaient pris et la paix fut établie. Le roi d’Annam exigea un tribut triennal. » 

« Le roi de Siam, Nang Clao, établit Ang Duong à Oudong et envoya un mandarin pour le couronner roi 
du Cambodge. Ang Duong lui envoya un tribut annuel et aussi des indemnités pour les services rendus. » 

« Ang Duong envoya un ambassadeur à la cour de Hué pour porter le tribut, et le roi de Hué lui donna 
un litre et un cachet. » 

« Ang Duocng envoya à Bankok son fils Chea Vodey, pour y apprendre le gouvernement des peuples: 
Il envoya ensuite son second et son troisième fils. Il demanda, pour Chea Vodey, le titre d'Obbarach, et pour 
son second fils celui de Prea keo fea, el il voulut les avoir au Cambodge. Il fut fait comme il le demandait. » 

« Ang Duong étant mort, le roi de Siam adressa une lettre à l’Obbarach, pour qu'il gouvernât le Cambodge. 
L'Obbarach n’a pas encore été couronné. Les autres provinces se sont révoltées contre Oudong. Les peuples 
étaient partagés et la guerre a eu lieu partout. L’Obbarach, ne pouvant vaincre seul, vint avec ses grands man- 
darins à Bankok et demanda des soldats au roi de Siam. Celui-ci envoya Montrey Sorivong avec des soldats 
pour ramener Obbarach à Oudong et le rétablir dans son gouvernement. Il envoya aussi Chaokoun Darat et son 
frère au Cambodge pour apaiser la révolte. 

« Il y à neuf ans, l’empereur des Français a envoyé un ambassadeur à Siam pour faire un traité de com- 
merce et de paix. Les Français ont voulu ensuile faire un traïlé avec les Annamites, et, sur le refus de ceux-ci, 
ils ont fait la guerre. Ils ont pris Saïgon et les provinces de l’ouest. Les Annamites ont accepté un traité. » 

« En raison du voisinage du Cambodge, l'amiral français a jugé qu'il y avait lieu de faire un traité avec ce 
pays pour les avantages du commerce. Il l’a demandé. L'Obbarach et ses mandarins, ainsi que le frère de 
Chaokoun Darat, ont résolu d’accepter le traité. L’amiral l’a envoyé à Paris, et l'Empereur l’a approuvé et signé: 
On a reçu à Siam une lettre du ministre de France dans laquelle il est dit que la France veut le bien du 
Cambodge et continuer à vivre en paix et amitié avec Siam. » 

« L'empereur des Français et le roi de Siamadmettent que Ang Chan, l’oncle de l’Obbarach, et Ang Duong, 
son père, ont reçu la couronne du roi de Siam ; qu'ils ont reçu un titre du roi annamite et payé le tribut des 
deux côtés; mais il n’y avait pas amitié entre les Annamites et Siam. » 

« Maintenant Siam et la France sont en paix. Les Français sont devenus maîtres du pays annamite el 
voisins du Cambodge qui ne paye plus le tribut à Hué. Le roi du Cambodge a demandé que Siam envoyät un 
mandarin d’un ordre élevé pour le couronner avec un mandarin français. L'empereur des Français et le roi 
de Siam, qui sont en ce moment en très-bonne amitié, font couronner le roi du Cambodge parce qu'ils sont 
“oisins de ce royaume et désirent qu'il soit tranquille. Le Cambodge est placé entre deux grandes nations. Il 
est accoutumé à suivre les traditions de Siam. La France est en paix avec Siam. Rien ne peut done la blesser 
en cette circonstance. » 

« Le roi de Siam a trouvé cela bien et a fait dire au roi du Cambodge qu’on le couronnerait ainsi qu'il 
avait été décidé avec l’envoyé français. Il a envoyé les insignes de la royauté, les mêmes que pour son père. 
Il a désigné à cet effet Montrey Sorivong, frère du Kralahom, qui est de sa propre famille. Ce mandarin a 
l'habitude des choses politiques. Il à été ambassadeur auprès de la reine Victoria, et, à son retour, il a eu 
l'honneur de voir l'Empereur. Il est aussi l'ami du roi, qu'il a conduit autrefois jusqu’à Oudong. Cest pour 
cela qu’il l'a envoyé pour apporter les insignes de la royauté et les présents d'usage... » 

« Le roi demande que les esprits célestes et celui qui, ayant tout pouvoir dans le ciel, a jusqu’à présent 
protégé Siam et le Cambodge, aide encore et conserve le Cambodge et protége son roi... » 

« Moi qui ai reçu les ordres du roi de Siam (suivent les titres), j'invite le roi Obbarach à recevoir la cou- 
ronne et tous les insignes de la royauté. Et alors il sera roi du Cambodge pour gouverner les peuples suivant 
les coutumes et suivant les lois de la religion. » 


UNE RUE A COMPONG LUONG. 


RETOUR A COMPONG LUONG. — DÉPART DU CAMBODGE. — ASCENSION DU GRAND FLEUVÉ. — 
LES PREMIERS RAPIDES. — STUNG TRENG. — KHONG. — BASSAC. 


Nous ne fimes qu'un court séjour à Angcor, malgré notre curiosité et tout ce qu'il 
restait encore à y découvrir. Ces visites à des ruines dont la grandeur et la puissante 
originalité dépassaient tout ce que l'imagination la plus féconde et les récits les plus mer- 
veilleux avaient pu faire pressentir, avaient un charme qui éloignait la fatigue et défiait 
la satiété. La magnifique végétation tropicale qui servait de décor à ces imposants mo- 
numents doñnait quelque chose de féerique à leur apparition subite au milieu de la forêt, 
et l'inconnu du passé dont ils évoquaient soudainement la mémoire ouvrait à la fantaisie 
le champ le plus vaste où elle pül promener ses rêves de civilisation. Il y a, à cette recher- 
che de l'antique encore inexploré, je ne sais quelle vive jouissance que ne connaissent pas 
les touristes européens. Au lieu de parcourir des endroits cent fois décrits à la suile d’un 
cicerone bavard, être soi-même son guide, découvrir sous les herbes, ici une frise sculptée, 


plus loin un soubassement, chercher à reconstruire un édifice détruit et à le relier aux 
me 20 


+ 


154 RETOUR A COMPONG LUONCG. 


ruines déjà découvertes, tel était le genre d'émotions tout à fait nouveau que nous éprou- 
vions à ces promenades. Le soir, sur la terrasse d’Angeor Wat, la parole claire, élégante, 
parfois animée du commandant de Lagrée, éclairait nos recherches, résolvait les pro- 
blèmes posés, et nous reportait à cette grande époque où la foi avait fait surgir ces mer- 
veilles de pierres. 

Il fallut nous arracher à ces intéressantes études. Le 1% juillet, à 10 heures du matin, 
nos éléphants nous attendaient tout sellés, sur la plate-forme qui précède Angcor Wat, et 
nous nous rémeltions en route pour Siemréap, où un bon repas nous était préparé par les 
soins du gouverneur. À midi, après lui avoir dit un cordial adieu, nous nous embarquions 
dans des barques légères vis-à-vis de la porte même de la citadelle. La erue des eaux ren= 
dait possible la navigation de la rivière d’Angcor de ce point jusqu’au Grand Lae. 

La chaleur était étouffante et prédisposait plus à la sieste qu’à la contemplation du paysage 
monotone qu'offraient les prairies noyées au travers desquelles la rivière promenait ses 
capricieux méandres. D’innombrables bandes d'oiseaux de marais volaient lourdement au- 
dessus de nos têles, ou, rangés impassibles le long des rives, nous regardaient passer sans 
interrompre leur pêche. Le soir, nous étions rendus à bord de la canonnière 27 qui appa- 
reillait immédiatement. Le 2 juillet, à la tombée de la nuit, nous jetions de nouveau l'ancre 
devant Compong Luong. 

Comme tous les villages annamites et cambodgiens, Compong Luong se compose d’une 
longue rangée de maisons parallèles au fleuve et bâties sur l’espèce de chaussée que forme 
la rive elle-même, et qui domine les terrains environnants. Seulement, alors que les cases 
annamites reposent directement sur le sol, les cases cambodgiennes sont élevées sur pi= 
lotis à un, deux, quelquefois trois mètres au-dessus. On pourrait croire, de prime abord, 
que cet usage doit son origine à la nécessité d'échapper aux inondations du fleuve, dont 
les crues atteignent en cet endroit dix à douze mètres. Mais, comme on retrouve le même 
genre de construction employé en des lieux où les habitants n’ont pas à craindre d’être 
envahis par l’eau, il faut plutôt l’attribuer à un instinct de race, particulier à quelques 
peuples de l'Inde et de l’Indo-Chine. Son utilité réelle est de préserver le logement de 
l'humidité, des scorpions, des sangsues, voire des serpents et autres visiteurs désagréables. 

I n'était plus possible de parcourir les environs de Compong Luong, en raison de 

la crue des eaux qui avait pris depuis notre départ des proportions considérables. Il n'y 
avait d'autre route fréquentable que la haute et large chaussée qui conduit à Oudong. 
Cette promenade même n’offrait plus grand intérêt, le roi du Cambodge et toute sa cour 
s'étant transportés depuis peu à Pnom Penh. En suivant la chaussée, on laisse à gauche 
une colline à trois sommets, nommée Prea Reach Trop. Au pied de cette colline ont été 
enterrés presque tous les membres de la famille royale depuis le roi Ang Eng. Sur le 
point culminant, s'élevait jadis un sanctuaire contemporain d’Angcor, auprès des ruines 
duquel les rois du Cambodge ont construit au seizième siècle de nouvelles pagodes. 

La canonnière 32 nous attendait à Compong Luong : M. de Lagrée régla compléte- 
ment avec son successeur lout ce qui était relatif aux magasins et au petit établissement 
français de ce village, et les deux canonnières appareillèrent ensemble le 5 juillet pour 


DÉPART DU CAMBODGE. 155 


Pnom Penh, où nous allions prendre définitivement congé de Sa Majesté Cambodgienne 
Noroudam. 

De Compong Luong à Pnom Penh, la rive droite du bras du lac ne présente qu'une 
suite ininterrompue de jardins et de villages. Parmi ceux-ci, est Pignalu, siége de la mis- 
sion catholique du Cambodge. Plusieurs évèques y ont été enterrés et, au dix-septième 
siècle, cette chrétienté servit de refuge à Paul d’Acosta, vicaire général de l’évèché de Ma- 
lacea, après la prise de cette dernière ville par les Hollandais. Pignalu avait été en dernier 
lieu la résidence de MS Miche, évêque de Dansara, qui ne l'avait quitté que lors de sa 
promotion au siége épiscopal de Saïgon. 

Vers midi, nous jetions l'ancre aux Quatre-Bras, un peu en amont de la pointe sur 
laquelle le roi Noroudam se faisait construire une habitation à l’européenne. Rien de plus 
vivant que l'aspect que présente cette partie du fleuve. Par sa position au confluent du 
grand fleuve et du bras du Grand Lac, Pnom Penh est appelé sans aucun doute à un im- 
mense avenir commercial, si la domination française s'implante d’une façon durable et 
intelligente dans ces parages. Cette ville comptait, dit-on, cinquante mille habitants avant 
son incendie par les Siamois, en 1834. 

Sa population est une des plus mélangées de tout le delta du Cambodge. On y coudoie 
tour à tour des Annamites, des Cambodgiens, des Siamois, des Malais, des Indiens, des 
Chinois de toutes les provinces du Céleste Empire. Ceux-ci constituent, là comme par- 
tout, l'élément le plus actif et le plus commerçant, sinon le plus nombreux; par rang 
d'importance viennent ensuite : les Annamites, qui fournissent tous les bateliers qu’em- 
ploient le trafic avec les provinces de la basse Cochinchine et la pêche du Grand Lae, et un 
grand nombre de petits boutiquiers ; les Malais, constitués en corporation puissante, et qui 
sont les principaux détenteurs des quelques marchandises européennes qui viennent faire 
concurrence aux importations analogues de la Chine; enfin les indigènes. Sur le marché, 
les porcelaines, les faïences, la mercerie et la quincaillerie du Céleste Empire s’étalent 
à côté de quelques indiennes, de quelques cotonnades anglaises et de la bouteille 
de vermouth ou de liqueur qui caractérise plus spécialement la part de l'importation 
française. 

Nous complétämes sur le marché de Pnom Penh notre provision d'objets d'échange ; 
nous fimes surtout une emplette considérable de fils de laiton de toutes dimensions, les Chi- 
nois en relations commerciales avec le Laos ayant indiqué cet article au commandant de 
Lagrée comme l’un des plus estimés dans la partie de la vallée du fleuve qui confine im- 
médiatement au Cambodge. 

Le 6, nous fûmes présentés par M. de Lagrée à Sa Majesté Cambodgienne, qui nous 
fit le plus brillant accueil et voulut bien nous donner la récréation d’un ballet exécuté par 
le corps entier de ses danseuses. Ce genre de spectacle est évidemment d'importation hin- 
doue, comme en témoignent d’ailleurs les costumes des exécutantes. La danse, on le sait, 
estcompiétement étrangère à la race mongole, et les Chinois ne s’accommodent guère que 
de représentations historiques où les héros et les guerriers de l'antiquité viennent décla- 
mer sur la scène le récit de leurs exploits. 


156 DÉPART DU CAMBODGE. 


La récréation du ballet, à laquelle toute la cour parut prendre le plus vif plaisir, fut 
suivie d’une collation, à laquelle seuls nous primes part avec le roi. 

Ce n’était pas sans les plus vifs regrets que celui-ei se séparait de son conseiller in- 
lime et de son tuteur politique, M. de Lagrée. L’horizon était gros d’orage : l'évasion de Pou 
Kombo avait été suivie d’une levée de boucliers contre son royal parent. On se rappelle 
que Noroudam était né bien avant que son père füt roi du Cambodge, et alors que l’exis- 
tence de Ang Em et de ses fils semblait devoir l’en écarter à jamais. Cette naissance en 
dehors de la condition royale était un des griefs les plus graves invoqués contre le roi actuel. 
De plus Noroudam, dont les besoins et les convoitises grandissaient depuis qu'il était en 
contact avec la civilisation européenne, avait, dans le but d'augmenter ses revenus, affermé 
la plupart des branches de l'impôt à des Chinois dont les exactions irritaient profondément 
les populations. Pou Kombo se hata de promettre la suppression de ces fermes, et il sut 
débuter par un coup d'éclat. La population du distriet de Tay-ninh est très-clair-semée et 
composée en grande partie de Cambodgiens. Cet arrondissement est un des plus vastes et 
des moins peuplés de la Cochinchine. Aussi les corvées imposées récemment par l’admi- 
nistration locale, pour l'exécution de travaux au chef-lieu, avaient paru particulièrement 
pénibles et vivement excité le mécontentement des habitants. Pou Kombo exploita ces ran= 
eunes et réussit à massacrer dans un guet-apens l’infortuné capilaine Savin de Larclauze, 
inspecteur des affaires indigènes chargé du gouvernement du district. Des troupes, immé- 
diatement envoyées contre le rebelle, avaient essuyé un échec qui avait coûté la vie au lieute- 
nant- colonel Marchaisse ; grace au prestige de ce succès sur les Frantais, on pouvait crain= 
dre que le mouvement ne se propageñt dans le Cambodge proprement dit, et que Pou 
Kombo ne tentat le passage du grand fleuve et l'attaque directe de la capitale du royaume. 

Dans de telles circonstances, la connaissance que M. de Lagrée avait du caractère 
cambodgien, l'influence personnelle qu'il avait acquise sur les gouverneurs de province 
et les principaux personnages de la cour, pouvaient être de lutilité la plus grande, non- 
seulement au roi Noroudam, mais encore au gouverneur de la colonie, qui avait toujours 
agi jusqu’à ce moment d’après les indications d’un officier dans le jugement duquel il avait 
la confiance la plus entière et la mieux justifiée. Mais il était trop tard pour remettre un 
voyage solennellement annoncé en France. Rien ne faisait encore prévoir que ce mou- 
vement insurrectionnel düt atteindre des proportions sérieuses. Quelques mesures 
promptes el énergiques devaient probablement suffire à l’étouffer. La présence de canon- 
nières françaises à Pnom Penh assurait d’ailleurs Noroudam contre un coup de main, et 
ce n'avait pas été sans doute l’un des moindres motifs qui l'avaient porté à abandonner sa 
résidence d’Oudong. 

Le Cosmao, de retour de Bankok, venait de mouiller à Kompot, et l'or et les passe-ports 
siamois qu'il rapportait avaient été immédiatement expédiés à Pnom Penh. L'heure du 
départ allait sonner. Le roi fit tous ses efforts pour faire accepter à M. de Lagrée le ca- 
deau d’une barre d’or, dernier témoignage de sa royale munificence. Il ne réussit pas. 
Ce n'était pas le premier sujet d’étonnement que lui donnaient les mœurs françaises, si 
différentes à cet égard des mœurs cambodgiennes. 


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DU CAMBODGE. 


UN BALLET À LA GOUR 


DÉPART DU CAMBODGE, 159 


Le 7 juillet, à midi, tous nos préparatifs élant entièrement terminés, la canonnière 27, 
sur laquelle se trouvaient tout le personnel et tout le matériel de l’expédition, et la canon- 
nière 32, commandée par M. Pottier, appareillèrent en même temps de la rade de Pnom 
Penh. Ce n'avait pas élé sans peine que notre interprète cambodgien, Alexis Om, s'était 
décidé au dernier moment à nous accompagner. Les supplications de sa famille, les récits 
effrayants que lui faisaient ses compatriotes sur les pays inconnus vers lesquels nous vou- 
lions l’entrainer, avaient ébranlé sa résolution, et le commandant de Lagrée sentit, dès 
ce moment, qu'il ne fallait pas espérer l'emmener bien loin. Heureusement un Laotien, 
nommé Arovi ou Alévi, du nom de la province lointaine dont il était originaire, qui s’était 
fixé au Cambodge depuis plusieurs années, consentit à reprendre la vie errante qu'il avait 
menée jadis et à nous suivre comme interprète. Le commandant de Lagrée pouvait con- 
verser facilement avee lui en langue cambodgienne et la connaissance qu'avait Alévi des 
usages des pays que nous allions traverser devait nous être de la plus grande utilité. 


DÉPART DE PNOM PENH. 


M. Pottier fit route avec nous pendant quelque temps afin de témoigner jusqu’au 
bout ses sympathies et sa déférence pour son prédécesseur au Cambodge. À une certaine 
distance de la pointe de la Douane, les deux canonnières se séparèrent après un salut de 
quatre coups de canon fait par la canonnière 32. Les pavillons s'abaissèrent en signe de 
dernier adieu ; les deux équipages poussèrent en même temps le eri de : Vive le comman- 
dant de Lagrée ! Quelques instants après, nous voguions seuls sur l'immense fleuve. 

Le lendemain matin, de très-bonne heure, nous laissämes sur notre gauche le groupe 
d'îles de Sutin, au delà duquel se dessine la croupe de Pnom Bachey. Ces iles sont fort im- 
portantes par leur production en coton. Après un court arrêt à Phoum Tehelong, la canon- 
nière 27 arriva le 9 juillet devant Cratieh, village cambodgien situé sur la rive gauche du 
fleuve. A son extrémité sud se trouve une résidence royale dans laquelle nous nous instal- 
lâmes, en attendant que les barques demandées au gouverneur de la province de Samboc- 
Sombor fussent prêtes pour la continuation de notre voyage. Nous nous trouvions près 
des rapides de Sombor et à l'extrême limite des reconnaissances hydrographiques tentées 


160 DÉPART DU CAMBODGE. 


sur le fleuve en bateau à vapeur. Le commandant de Lagrée eut désiré que M. Espagnat 
essayat de remonter un peu plus haut avec sa canonnière, afin que je pusse me ren- 
dre compte de l'aspect que présentaient ces rapides et des chances de passage qu'ils 
pouvaient offrir à cette époque de l’année à un navire à vapeur de faibles dimensions. 
Mais l’état des chaudières et de la coque de la canonnière 27, qui avait été montée à Tche- 
fou, en 1860, dès le début de la guerre de Chine, rendait cette expérience assez dange- 
reuse, et le commandant de Lagrée se rendit aux observations que M. Espagnat lui fit à ce 
sujet. Nous nous empressämes de clore notre dernier courrier pour Saïgon et pour la 
France, et, le 11 juillet, la canonnière 27 partit pour la Cochinchine, nous laissant défi- 
nilivement livrés à nos propres ressources. L’un des membres de la Commission, M. le 
docteur Thorel, élait à ce moment atteint d’une dyssenterie qui avait fait songer un ins- 
{ant au chef de l'expédition à le renvoyer à Saïgon. Mais l'énergie du malade le soutint, et 
quelques jours après un mieux sensible se prononçait dans son état. 

Le commandant de Lagrée s'était informé avee soin des mouvements de Pou Kombo, 
et il avait appris que ce rebelle avait fait, à la tête de quatre cents hommes, une tentative 
pour s'établir dans une forteresse ruinée, ancienne résidence des rois de Cambodge, si- 
tuée à peu de distance de la rive gauche du fleuve, mais qu'il avait été battu et refoulé du 
côté de Tay-ninh par le mandarin de Thbong Khmom. De ce côté, 1l ne semblait donc pas 
qu'il put y avoir des inquiétudes à concevoir sur nos communications à venir. Nous n’a- 
vions plus pour le moment qu'à nous préoccuper de l’organisation de notre navigation 
future, et nous dumes y employer quatre ou cinq journées. Les huit barques mises à notre 
disposition nécessitaient une installation toute particulière pour être à même de remonter 
les forts courants du fleuve. Dans toute la vallée du Mékong, ces barques sont de simples 
troncs d'arbres creusés, d’une longueur variant entre 10 et 18 mètres. Pour les ren- 
dre manœuvrables, on applique tout autour un soufflage en bambou assez large pour 
qu'un homme puisse y circuler facilement. Ce soufflage forme à l'avant et à l'arrière deux 
plates-formes qui prolongent et élargissent les extrémités de la pirogue, et dont l’une sert 
à installation du gouvernail. La partie creuse de la barque est recouverte d'un toit semi- 
circulaire, dont la carcasse est faite en bambou et dont les intervalles sont remplis par des 
nattes ou par des feuilles ”. 

Pendant que nos bateliers cambodgiens travaillaient activement à revêtir chaque barque 
de cette sorte d’armature, nous achevions de disposer le matériel de l'expédition et de pren 
dre toutes les précautions nécessaires pour le garantir autant que possible de toute avarie. 
Le travail devenait d’ailleurs la seule distraction possible au milieu de l'isolement complet 
où nous nous trouvions. 

Cratieh est un petit village de quatre à cinq cents âmes, où n'apparait aucune espèce 
de mouvement commercial. Les cases, proprement construites, se disséminent sur une 
grande longueur le long de la rive, s’entourant de quelques arbres fruitiers et de quel- 
ques jardins. Derrière l’étroite bande qu’elles occupent au sommet de la berge du fleuve, 


L Voy. le plan détaillé d’une de ces embarcations. Atlas, {"° partie, pl. XXII. 
\ P ) P »P 


ASCENSION DU FLEUVE. 161 


le terrain s’abaisse rapidement, et l’on ne rencontre plus au delà que quelques pauvres 
cultures de riz éparpillées dans la plaine. Rien ne donne une idée plus triste de l'incurie 
etde Pindolence du Cambodgien, que la vue de ces petits carrés de riz, perdus au milieu 
de fertiles terrains restés en friche alors que ni les bras ni les bestiaux ne manquent pour 
les cultiver. Ce qui est nécessaire à sa consommation, mais rien de plus, telle est la li- 
mite que le Cambodgien parait presque partout donner à son travail. Aussi, au milieu 
d'éléments de richesse qui n’attendent qu’une main qui les féconde, au milieu du pays 
le plus admirablement favorisé de la nature, reste-t-il pauvre et misérable, repoussant 
par paresse ou par découragement le bien-être et la fortune qui lui tendent la main : 
triste résultat du système de gouvernement qui tue ce riche et malheureux pays. L'in- 
temmédiaire du mandarin en tout et pour tout, en faisant toujours à celui-ci la part du 
lion dans les bénéfices, a tué le peu d'initiative d’une race naturellement indolente et 
qui parait préférer, en toute circonstance, aux travaux sédentaires, la vie errante des 
forêts. 

Le 13 juillet, nos barques étaient enfin prêtes ; nous procédames à l’embarquement 
et à l’arrimage à bord de tout notre matériel ; le personnel fut ensuite réparti entre elles 
aussi également que possible, et le pavillon français fut arboré sur celle qui portait le 
chef de l’expédition. À midi, les pirogues débordèrent successivement et commencèrent 
leur long et pénible halage le long de la rive gauche du fleuve. L’équipage de ce 
genre de barques se compose, suivant leur dimension, de six à dix hommes appelés 
piqueurs. Chacun d'eux est armé d’un long bambou aux extrémités duquel se trouvent, 
d’un côté un croc en fer, de l’autre une petite fourche, selon que l’on veut pousser ou 
tirer à soi. Les piqueurs partent de la plate-forme avant, fixent leur bambou à un point 
quelconque de la rive, pierre ou branche d'arbre, et marchent vers l'arrière pour revenir 
ensuite par le bord opposé prendre un nouveau point d'appui ou de halage. Cette espèce 
de manége circulaire peut imprimer à la pirogue la vitesse d’un homme marchant au 
pas de course quand les piqueurs sont habiles et que la rive que l’on suit est droite et 
nette. Le patron doit porter toute son attention à maintenir la barque dans le sens du 
courant ou plutôt son avant légèrement incliné vers la rive; s’il laissait le courant frapper 
l'avant du côté opposé, la barque viendrait en travers, et il faudrait lui laisser faire le 
tour entier avant de songer à la ramener le long de la berge. 

Nous ne fimes que peu de chemin le 13 : après un court arrêt à Sombor, nous vinmes 
nous remiser pour la nuit à l'entrée du Prek Champi, petit affluent de la rive gauche. 
Nous nous trouvions là au commencement des rapides de Samboc-Sombor. La lisière 
d’un champ de maïs nous servit de dortoir : la nouveauté de la situation, les conversations 
prolongées fort avant dans la nuit, les moustiques, quelques grains de pluie firent passer 
une nuit blanche à la plupart d’entre nous. Le lendemain, à 6 heures du matin, après un 
déjeuner sommaire composé, comme à bord, de biscuit et de café, nos barques conti- 
nuèrent l’ascension du fleuve. 

Le courant était rapide; les eaux avaient monté de 5 mètres environ et charriaient 


déjà des arbres, des branches, des amas de feuilles enlevés aux rives. Au lieu des têtes de 
É 21 


162 ASCENSION DU FLEUVE. 


roches qui parsèment cette partie du fleuve à l’époque des basses eaux, on n’apercevait 
sur l'immense fleuve que quelques lointains et rares bouquets d'arbres qui indiquaiïent la 
place des rochers submergés ; à plus d’un mille de distance apparaissait la rive droite. Le 
long de la berge que nous suivions, un large espace semblait libre de tout obstacle et offrait 
un passage facile à un navire à vapeur doué d’une force suffisante pour refouler le courant. 
En définitive, ces rapides tant redoutés semblaient s’évanouir avec la crue des eaux, et la 
navigabilité du fleuve, qui était au début du voyage le point le plus important à constater, 
pouvait jusque-là s'affirmer sans crainte. À 5 heures du soir, nous étions arrivés à 
Sombor !. 

C'était le dernier point de quelque importance appartenant au Cambodge que nous de- 
vions rencontrer. Le gouverneur de la province de Samboc-Sombor y réside : il accueil= 


ARRIVÉE A LA POINTE DU SOMBOR. 


lit le commandant de Lagrée avec tout le respect dù à son rang. Confortablement installés 
dans l’une des nombreuses cases qui composent la demeure de ce fonctionnaire, et bien à 
l'abri sous nos moustiquaires, nous passämes une nuit meilleure que la précédente. L’ex- 
cellent mandarin reçut de M. de Lagrée, en retour de quelques cadeaux de volaille et de 
fruits, un revolver choisi dans notre stock d'objets d'échange. A ce prix, il eût volontiers 
prolongé une hospitalité dont ses contribuables faisaient tous les frais. Mais le temps pres- 
sait et nous ne pümes donner à ses instances que la matinée du jour suivant. 

La province de Sombor ? est riche surtout en produits forestiers, tels que la cire, la 
gomme laque, les peaux de cerfs. Des routes conduisent à l’intérieur du pays, qui est oc- 


! Consultez pour tout ce qui va suivre, la carte itinéraire, n° 4, Atlas, L'e partie, pl. IX. 
2? Voy. sur l'importance commerciale de ce point au dix-septième siècle, la traduction annotée que j'ai 
donnée du voyage de Wusthof, Zulletin de la Société de géographie, sept.-oct. 1874, p. 253. 


ASCENSION DU FLEUVE. 162 


cupé par des tribus sauvages et où l’on va se procurer des esclaves. Samboc et Sombor sont 
considérés comme l'apanage de l’okhna Veang ou grand trésorier du royaume. 

Le 15 juillet, à 11 heures, nous nous remettions en route. À partir de Sombor, le 
lt du fleuve s'encombre d’une multitude d'îles qui l’élargissent démesurément et qui ne 
permettent pas d’embrasser toute son étendue et de juger de sa configuration, tout en va- 
riant davantage ses aspects successifs. La zone que nous traversions était à peu près com- 
plétement mhabitée et couverte de forêts magnifiques. Les essences les plus communes 


parmi celles que nous rencontrions étaient le Dzao, le géant des forêts de l'Indo-Chine 
2 O 


LES PREMIERS RAPIDES, 


méridionale, dont le tronc, qui atteint parfois d’un seul jet 30 mètres de hauteur, 
sert à la construction des plus grandes pirogues, le Ban-lang qui fournit au batelage d’excel- 
lents avirons, le Cam-xe’ qui donne un beau bois d’ébénisterie et fournit pour la construc- 
tion des maisons des colonnes presque imputrescibles. Le premier de ces trois arbres élail 
le seul qui parüt exploité. Des excavations en forme de niches, creusées par le feu, étaient 


1 Toutes ces essences, inconnues en Europe, n’ont pas d’appellations équivalentes en langue vulgaire, el 
je leur donne le nom annamite sous lequel elles commencent à être connues dans notre colonie de Cochin- 
chine. Voici les noms cambodgiens et scientifiques correspondants : Teel (Drpterocarpus lœvis), Entronel 
(Lagærstremia hirsuta), Sokkram (Xylia dolabriformis). 


104 LES PREMIERS RAPIDES. 


pratiquées dans la plupart des troncs et servaient de réservoir à l’huile de bois que cette 
espèce produit en quantité considérable. Quelques-unes de ces excavations étaient reeou- 
vertes avec soin de larges feuilles pour empêcher l'introduction de l’eau de pluie. 

Le 16 juillet, nous nous trouvions en présence de véritables rapides: les rives nettes et 
bien dessinées des îles qui avaient encadré jusque-là le bras du fleuve que nous suivions 
s’effacèrent tout d’un coup. Le Cambodge se couvrit d'innombrables bouquets d'arbres à 
demi submergés; ses eaux limoneuses roulaient avec impétuosité dans mille canaux dont 
il était impossible de saisir l’inextricable réseau. D’énormes blocs de grès se dressaient le 
long de la rive gauche et indiquaient que des banes de la même roche traversaient la ri- 
vière dans toute sa largeur. A une assez grande distance de la rive, les bambous des 
piqueurs trouvaient le fond à moins de trois mètres, et nos barques n’avançaient qu'avec 
le plus grand effort contre un courant qui, en certains endroits resserrés, atteignait une 
vitesse de 5 milles à l'heure. 

Les pluies et les orages ralentirent encore notre marche. Nous eumes les plus grandes 
peines à trouver le soir un gite sur pour nos barques, et la crue subite de la petite rivière 
à l'embouchure de laquelle nous cherchämes un abri, nous mit en danger d’être empor- 
tés pendant notre sommeil etjetés à l’improviste au milieu du courant du grand fleuve. 

Nous couchions maintenant dans nos pirogues, dont le toit nous garantissail peu 
de la pluie: il ne fallait pas que l'orage durat bien longtemps pour percer de part en 
part les nattes et les feuilles qui le composaient. La température ne rendait point ces 
douches bien pénibles à supporter, et on se résignait assez facilement à ne pas dormir en 
contemplant l’illumination fantastique et véritablement grandiose que les éclairs incessants 
entretenaient sous les sombres arceaux de la forêt, et en écoutant le bruit éclatant du ton- 
nerre, répercuté par tous ses échos, se mêler au grondement sourd et continu des eaux du 
fleuve. 

Le 19 juillet, nous sortions de cette zone de rapides. Nous étions arrivés à la limite 
du Cambodge et du Laos sur la rive gauche du fleuve. Près de la rive droite, qui apparte- 
nait toujours à la grande province de Compong Soai et un peu en aval, se trouvait un 
rapide, celui de Preatapang, que les bateliers donnaient comme le passage le plus dan- 
gereux de toute cette partie du fleuve. M. de Lagrée m’engagea à essayer de le reconnaitre, 
et Je partis à cet effet dans une petite pirogue. Arrivé au milieu du fleuve, le long d’une 
île d’où l’on découvre une assez longue perspective en aval, mes rameurs me montrèrent 
du doigt la direction de Preatapang. Ce fut tout ce que j'en obtins : malgré toutes mes 
instances, 1ls me ramenèrent à la rive d’où nous étions partis et qu'avait continué de suivre 
le reste de l'expédition. Nous convinmes, M. de Lagrée et moi, que ce ne serait que partie 
remise, et que, dès notre arrivée à la prochaine étape, je tenterais une reconnaissance de la 
rive droite du fleuve jusqu’à Sombor, point où nous avions cessé d’apercevoir cette rive. 

Le 20 juillet, le cours du fleuve qui s'était infléchi à l’ouest dans le passage des rapides, 
était revenu exactement au nord, et pour la première fois l'horizon nous montrait dans 
cette direction quelques ondulations de terrain. Le fleuve était redevenu calme et d’une 
apparence magnifique ; sur la rive gauche se montraient les premières habitations lao- 


V7. 


RECEPTION A STUNG TRENG. 165 
tiennes. Le 21 au matin, nous apercevions le large confluent du Se Cong ou rivière d’Atto- 
peu et nous doublions la pointe de Stung Treng ou Sieng Treng, chef-lieu de province 
situé sur la rive gauche de cette rivière, à peu de distance de son embouchure. Nous 
allions rencontrer là le premier fonetionnaire dépendant de Siam avec qui nous devions 
entrer en rapports. 

Dès les premiers pourparlers, ce gouverneur, qui était Laotien, se montra d’une froi- 
deur et d’une défiance qui nous firent fort mal augurer de nos relations futures avec les 
autorités siamoises. Nous devions congédier à Stung Treng nos barques et nos équipages 
cambodgiens, qui ne pouvaient s'éloigner davantage de leur point de départ, réunir d’autres 
moyens de transport, compléter la reconnaissance hydrographique de la partie du fleuve 
parcourue jusque-là. Tout cela demandait du temps et le concours des habitants du pays. 
Il importait donc de rompre la glace qui, dès le début du voyage, menaçait de compro- 
meltre la bonne entente si nécessaire à la réussite, sans cependant se départir de la dignité 
nécessaire au prestige du pavillon et aux intérêts que nous voulions servir. Après avoir 
fait une première visite au gouverneur pour lui demander un abri et des vivres pour l'ex 
pédition, M. de Lagrée, ne voyant pas se réaliser les promesses faites, me renvoya au 
Muong (c’est au Laos le nom de la résidence des gouverneurs de province et le titre des 
gouverneurs eux-mêmes) pour renouveler ses demandes et manifester tout son mécon- 
tentement. Il y avait plus de timidité et de crainte que de mauvais vouloir dans la conduite 
du pauvre fonctionnaire. Après quelques pourparlers, il finit par avouer franchement que 
le pays était très-indisposé contre les Français, parce que la récente visite d’un négociant de 
cette nation, le sieur Lef..., avait donné la plus mauvaise opinion de leur manière de faire ; 
que, par cette raison, il serait difficile de se procurer des vivres et des moyens de transport, 
tant cet étranger avait usé de violence et de mauvaise foi dans les relations qu'il avait es- 
sayé de nouer avec les indigènes; enfin, que nos armes et notre nombre, relativement 
considérable, n'étaient point de nature à rassurer des populations naturellement douces et 
craintives. Le commandant de Lagrée promit d'examiner ces plaintes”, assura que la con- 
duite des hommes de l'expédition serait de nature à dissiper toutes les préventions des 
Laotiens, obtint à son tour l’assurance du gouverneur que celui-ci ne se croyait en aucune 
façon le droit d’entraver la marche de la mission française, et, cette assurance reçue, 
exhiba les passe-ports de Siam. Il fit sentir en même temps que si l’on continuait à mon- 
trer devant ses justes demandes la même inertie, le même manque d’empressement, il 
s’établirait lui-même à Stung Treng sans le consentement de qui que ce füt et en référe- 
rait au gouverneur de la Cochinchine française. 

Ce mélange de douceur et de fermeté, qui était le fond du caractère de M. de Lagrée, 
et à l’aide duquel il est parvenu dans la suite à vaincre tant d'obstacles, réussit parfaite- 
ment. Le gouverneur vint peu après lui rendre sa visite en personne et s’excuser de sa 
conduite en alléguant son ignorance des usages. Ses cadeaux, qui avaient été d’abord re- 


! Elles ne se trouvèrent que trop justifiées, et le commandant de Lagrée écrivit au gouverneur de la co- 
lonie pour demander que le passe-port siamôis qui avait été délivré à ce commerçant lui fût immédiate- 
ment retiré. 


166 LE RAPIDE DE PREATAPANG. 


fusés par le commandant de Lagrée, furent acceptés, et 1l reçut à son tour en échange 
quelques objets français. Pendant que l’on nous construisait une case, nous nous instal- 
lâmes dans le sa/a, sorte de maison commune que lon trouve dans tous les villages laotiens, 
où le jour on délibère des affaires publiques, et où, la nuit, se tiennent quelques gardiens 
qui annoncent les veilles sur un tam-lam et protégent les habitants contre les dépréda- 
tions des tigres et des autres rôdeurs nocturnes. 

Nous pouvions dès ce moment renvoyer nos barques et nos rameurs cambodgiens ; ces 
derniers, au nombre de cinquante, étaient fort impalients de retourner chez eux, l’époque du 
repiquage des riz étant arrivée et réclamant tous leurs soins. Quoique le roi du Cambodge 
eut donné l’ordre de nous conduire à Stung Treng sans aucune rémunération, en préle- 
vant ce voyage sur les corvées qui lui étaient dues à titre d'impôt par les villages frontières, 
M. de Lagrée ne voulut pas avoir déplacé pour rien ces pauvres gens et fit remettre à 
chacun d’eux quatre Lgatures” (environ quatre franes de notre monnaie) et le riz nécessaire 
pour rejoindre leurs villages. Cette générosité avait également pour but de rassurer les 
Laotiens, devant qui elle était faite, sur le payement de leurs services à venir. En même 
temps, M. de Lagrée retint une petite pirogue et les deux bateliers cambodgiens qui pas- 
saient pour les meilleurs pilotes du fleuve, et il les décida à prix d’argent à me reconduire 
à Sombor, en redescendant par la rive droite ou par telle autre route que je leur indi- 
querais. Comme je l’ai déjà dit plus haut, la nature même de notre navigation jusqu’à Stung 
Treng avait rendu impossible toute reconnaissance hydrographique sérieuse, et l'objet 
de cette seconde excursion faite avec le courant en pleine eau, était surtout d'essayer de 
constater l’existence d’un chenal navigable au milieu de tout ce dédale d’iles, de roches et 
de rapides. 

Je m'embarquai done, moi quatrième, dans la frêle pirogue : en outre des deux Cam- 
bodgiens, j’emmenais un matelot français nommé Renaud, à qui un long séjour au 
Cambodge avait donné une certaine connaissance de la langue, et qui devaitme servir à la 
fois de sondeur et d’interprète. Nous partimes de Stung Treng le 24 juillet, à midi et demi. 
La légère barque, emportée par le courant, était gouvernée avec une merveilleuse adresse 
par les deux rameurs, armés chacun d’une courte pagaie et accroupis aux extrémités. Re- 
naud et moi étions assis au centre, lui sondant de temps à autre, moi relevant rapidement 
la route suivie avec ma boussole et notant au crayon les différentes particularités qu’offrait 
le fleuve. Nous eùmes bientôt gagné la rive droite, et nous entrâmes dans le bras étroit et 
sinueux que le groupe d’iles de Salanh dessine le long de cette rive. A la tombée de la nuit, 
nous étions déjà arrivés, grâce à la vitesse du courant, à la tête de la zone des rapides; Je 
fis faire halte, et nous cherchâmes sur la berge le gîte pour la nuit que ne pouvait nous 
offrir l’étroite embarcation. Nous nous retrouvions sur le territoire cambodgtien, au centre 
d’une exploitation forestière. Tout autour de nous gisaient d'énormes arbres abattus, dans 


1 La Zigature se compose de 600 sapèques en zinc, monnaie annamite trouée au milieu, que l’on enfile sur 
une corde en rotin; on indique par des nœuds des subdivisions de 60 en 60 sapèques. Ces fraclions déci- 
males de la ligature s'appellent «#en » en annamite et valent 40 centimes environ. La ligature ou « quan » n'est 
en usage qu'en An-nam et au Cambodge 


LE RAPIDE DE PREATAPANG. 167 


le flanc desquels on avait commencé à creuser des pirogues; de forts coins en bois, enfon- 
cés de distance en distance, maintenaient entr’ouverte la plaie béante pratiquée à coups de 
hache dans le cœur de l'arbre et allaient servir à l’élargir démesurément. Les bücherons 
avaient déjà abandonné leur travail; mais nous trouvâmes les restes d’un feu que nous 
atisèmes, et autour desquels nous amoncelâmes de nouveau combustible pour la nuit. 
Non loin de là s’élevait une petite case, perchée sur quatre hauts piquets à plus de trois 
mètres au-dessus du sol; une grossière échelle y conduisait. Cette espèce d’observatoire 
ou de zxirador que l’on trouve dans toutes les parties de forêt exploitées, et qui sert d’abri 
et de lieu de veille contre les bêtes féroces, fut transformé en dortoir. Bercé par les oscil- 
lations que le vent imprimait parfois à notre domicile, et par le concert des mille bruits 
dont résonnait l'atmosphère de la forêt, je m'endormis bien vite, en compagnie de Renaud 
et de l’un de mes bateliers; l’autre s'était allongé dans la petite pirogue qu'il remplissait 
tout entière, pour veiller pendant la nuit à la sécurité de uotre unique véhicule. 

A 6 heures du matin, nous nous remimes en route. Le bras étroit que nous avions 
suivi la veille s’élargissait brusquement jusqu’à atteindre un kilomètre et demi; en même 
temps le courant s’accélérait. La profondeur du fleuve ,. que j'avais trouvée supérieure 
à 30 mètres au départ de Stung Treng, n'était plus ici que de 15 mètres. Sur notre 
gauche était la grande ile de Prea, qui masquait l’autre rive. Nous n’apercumes celle-ci 
qu'après avoir dépassé la pointe sud de Pile, et j'estime qu’en ce point la largeur du 
bras unique que forme le Cambodge atteint 5 kilomètres; puis le fleuve se couvrit de 
nouveau d’iles de toutes dimensions, et le bruit lointain du rapide de Préatapang ar- 
riva à nos oreilles. La rive droite s’infléchissait légèrement vers l’ouest, et dans ce léger 
renflement venaient se placer une série d’iles longues, effilées comme des navires et 
dont les formes aiguës divisaient sans effort le courant devenu de plus en plus rapide. 
Mes bateliers voulurent à ce moment prendre le large et essayer de traverser le fleuve 
pour rejoindre la rive gauche; mais je m’opposai à leur dessein et je leur manifestai mon 
intention de suivre de très-près la rive droite, qui me paraissait, d’après la configuration 
générale du fleuve, devoir offrir en cet endroit la profondeur la plus grande. Mon désir 
fut accueilli par les dénégations les plus énergiques. Il y avait, dirent-ils, folie à tenter 
ce passage ; l’eau bouillonnait, le courant était de foudre, la barque y serait infaillible- 
ment submergée. Je leur objectai qu'ils s'étaient engagés à me conduire au passage même 
de Preatapang, que c'était dans ce but précis qu’ils avaient été engagés à Stung Treng et 
qu'ils avaient reçu une rémunération exceptionnelle, qu’à ce moment ils n'avaient point 
considéré la chose comme impossible et que je pouvais juger moi-même qu’elle ne l'était 
pas avec une barque aussi légère et aussi facilement manœuvrable. Enfin je leur promis 
de doubler le prix convenu. Après s'être consultés un instant, ils m’assurèrent qu’ils me 
feraient voir Preatapang, mais ils confinuèrent à s’éloigner de la côte. Je m’aperçus bien 
vite que leur intention était de passer au milieu du fleuve en laissant le rapide et l’île 
même de ce nom sur notre droite. Bien décidé à ne pas échouer comme la première fois 
dans la reconnaissance de ce fameux passage, j’ordonnai à Renaud de faire mine de s’em- 
parer de la pagaie de l’arrière, en même temps que je signifiai de nouveau aux bateliers, 


168 LE RAPIDE DE PRÉATAPANG:. 


la main sur mon revolver, de suivre la route que j'indiquais. Ils obéirent. Un instant après 
nous nous engagions entre la rive droite et la série des îles longues dont j'ai parlé. Là, le 
courant atteignait une vitesse irrésislible de 6 à 7 milles à l'heure, et il était trop tard 
pour retourner en arrière. Si je n’avais élé préoccupé par l'examen de la partie du fleuve 
que J'avais sous les yeux, l'air de comique angoisse de mes deux rameurs m’eüt fait rire. 
Je voyais de reste, à leur contenance, que s’il y avait danger à franchir ce terrible passage, 
il n'y avait pas mort certaine, el je m'aperçus avec plaisir qu'ils prenaient toutes leurs dis- 
positions pour manœuvrer la pirogue avec énergie et promptitude. La menace de nous 
emparer des pagayes avait fait son effet ; ils préféraient se confier à leur habileté et à leur 
connaissance des lieux pour se sauver eux-mêmes que de remettre leurs destinées à l’au- 
dace ignorante d’un Européen. 

Je vis bientôt ce qui formait le rapide. Après avoir longtemps couru presque exacte- 
ment nord et sud, la rive droite du fleuve s’infléchit brusquement à l’est et vient présenter 
à l’eau une barrière perpendiculaire. En amont, sur l’autre rive, une pointe avancée ren- 
voie dans ce coude toutes les eaux du fleuve qui la frappent et s’y réfléchissent, de sorte 
que leur masse entière vient s’engouffrer avec la rapidité et le bruit du tonnerre dans les 
quatre ou einq canaux que forment les îles à base de grès qui se profilent le long de la 
rive droite. Irritées de la barrière soudaine qu’elles rencontrent, les ondes boueuses at- 
taquent la berge avec furie, l’escaladent, entrent dans la forêt, écument autour de chaque 
arbre, de chaque roche et ne laissent debout dans leur course furieuse que les plus grands 
arbres et les plus lourdes masses de pierre. Les débris s’amoncellent sur leur passage; 
la berge est nivelée, et, s’élevant au milieu d’une vaste mer d’une blancheur éclatante, 
pleme de tourbillons et d’épaves, quelques géants de la forêt, quelques roches noirâtres 
résistent encore, pendant que de hautes colonnes d’écume s’élèvent et retombent sans cesse 
sur leurs cimes. 

C'était à que nous arrivions avec la rapidité de la flèche. IL était de la plus haute im— 
portance de ne pas être entraînés par les eaux dans la forêt, où nous nous serions brisés 
en mille pièces, et de contourner la pointe en suivant la partie la plus profonde du chenal. 
Nous y réussimes en partie. Ce ne fut d’ailleurs pour moi qu’une vision, qu'un éclair. Le 
bruit était étourdissant, le spectacle fascinait le regard. Ces masses d’eau, tordues dans 
tous les sens, courant avec une vitesse que je ne puis estimer à moins de 10 ou 11 milles 
à l'heure et entrainant au milieu des roches et des arbres notre légère barque perdue et 
tournoyante dans leur écume, auraient donné le vertige à l’œil le moins troublé. Renaud 
eut le sang-froid et l’adresse de jeter, à mon signal, un coup de sonde qui accusa 10 mè- 
tres; ce fut tout. Un instant après, nous frôlions un tronc d'arbre le long duquel l’eau 
rejaillissait à plusieurs mètres de hauteur. Mes bateliers, courbés sur leurs pagaies, pâles 
de frayeur, mais conservant un coup d’æil prompt et juste, réussirent à ne point s’y 
briser. Peu à peu Ja vitesse vertigineuse du courant diminua : nous entrâmes en eau plus 
calme ; la rive se dessina de nouveau; mes bateliers essuyèrent la sueur qui ruisselait de 
leurs fronts. Nous accoslämes pour les laisser se reposer de leur émotion et des violents 
efforts qu'ils avaient duù faire. Je remontai à pied le long de la berge pour essayer de 


STUNG TRENG. 169 


prendre quelques relèvements et compléter la trop sommaire notion que je venais d’avoir 
de cette partie du fleuve : si la profondeur de l’eau paraissait suffisante pour laisser passer 
un navire, la force du courant enlevait tout espoir que ce passage püt Jamais être tenté, el 
le chenal, s’il existait, ne devait plus être cherché de ce coté, mais plus probablement au 
milieu des iles qui occupent la partie centrale du lit du fleuve. 

En continuant la descente du fleuve le long de la rive droite, je trouvai encore quel- 
ques passages assez rapides, mais aucun qui présentät le moindre danger. Le même jour, 
à 2 heures et demie, j'arrivai à Sombor, ayant parcouru en douze heures, grâce à la ra- 
pidité du courant, la distance que nous venions de mettre six Jours à franchir en remon- 
fant le fleuve! Je trouvai à Sombor une barque cambodgienne chargée des caisses que 
nous avions du laisser à Cratieh, faute de moyens de transport suffisants ; elle allait re- 
joindre lexpédition à Stung Treng; J'abandonnai ma petite pirogue trop incommode pour 
un long trajet, je récompensai généreusement mes deux pilotes, et, après avoir pris défi- 
mtivement congé d'eux et du gouverneur de Sombor, chez lequel je passai une nuit, je re- 
partis avec cette barque retardataire. Ce fut avec la plus vive satisfaction que je m'apereus, 
pendant le trajet, qu'elle contenait des caisses de biscuits : J'étais parti sans provisions, 
etje n'avais pu acheter à Sombor des vivres en quantité suffisante. Ce biscuit et un peu 
d’eau-de-vie me permirent de ne point recourir absolument aux boulettes de riz des 
bateliers. Le 30 juillet, j'étais de retour, sans autre incident, à Stung Treng. 

Tout s’y passait le plus tranquillement du monde. Le commandant de Lagrée en 
était parti, la veille, pour faire une excursion dans le Se Cong. Le logement de l’expé- 
dition était complétement achevé et plaisamment situé à l'embouchure d’un petit arroyo, 
sur la berge même de la rivière ‘. Il n’était séparé des maisons du village que par le sentier 
qui en forme la rue principale. La population s'était bien vite accoutumée à la petite expé- 
dition; les approvisionnements et les achats de toute nature se faisaient avec la plus grande 
facilité. A la pointe même de la rivière et du grand fleuve, au milieu de la solitude d’un 
petit bois, sont des restes fort remarquables de tours en briques de l’époque khmer. Les 
bases de ces tours sont divisées en deux compartiments, dont chacun forme un petit sanc- 
tuaire rectangulaire. En dedans de l’enceinte qui enelôt ces tours, sont des restes d’édi- 
cules, comme dans les monuments du Cambodge. Les encadrements des portes sont en 
grès; mais si les briques employées sont d’une grande beauté et d’une grande perfection 
de cuisson et de forme, la pierre est plus grossière, plus mal jointe; l’ornementation 
est d’un goût plus lourd. 

D'autres ruines, consistant également en tours en briques, avec portes en grès, se 
trouvent sur la rive droite du Cambodge, vis-à-vis de l'embouchure du Se Cong. Elles fu- 
rent visitées par M. Delaporte. 

Il résulte, comme nous l’avons déjà vu, de la relation du voyage de Gérard van 
Wusthof, que Stung Treng était autrefois le lieu d’une résidence royale?. C’est probable- 


1 Voy. Atlas, 2° partie, pl. V, la vue de Stung Treng et de l'embouchure du Se Cong. 
2? Voy. Bulletin de la Société de géograplue, sept.-oct. 1871, p. 255. 
I. 29 


170 STUNG TRENG. 

ment en ce point que se réfugièrent Prea Borom Reachea et ses deux fils, après la prise de 
Lovec par Phra Chao Naret (1594). Les rois de Vien Chan profitèrent des troubles qui sui- 
virent pour s'emparer de Stung Treng, qui depuis a passé, en même temps que tout le 
reste du Laos, sous la domination de Siam. Mais cette conquèêle semble n’avoir jamais été 
reconnue par le Cambodge, car Stung Treng figure encore aujourd’hui sur la liste officielle 
de ses provinces. IL y à encore quelques villages cambodgiens disséminés dans la vallée 
du Se Cong. 

Malgré sa proximité du Cambodge, Stung Treng n'avait élé visité dans ces derniers 
temps que par le sieur Lef.….. et les missionnaires Cordier, Bouillevaux et Beuret. Celui-ci 
y était mort au mois de septembre 1852 et avait été enterré sur la rive du fleuve. Cet 
événement et le peu de sympathie religieuse que rencontrèrent les prédications de ses 


RUINES À LA POINTE DE STUNG TRENG. 


confrères firent abandonner ce commencement de mission au Laos ; ce pays revêtit, à 
parbr de ce moment, un caractère légendaire d’insalubrité et de mortalité que la mort de 
Mouhot vint malheureusement confirmer. 

Le village même de Stung Treng peut contenir environ huit cents habitants, tous 
laotiens. La province dont il est le chef-lieu s’étend tout entière sur la rive gauche du 
Cambodge. Stung Treng est l'intermédiaire commercial entre Pnom Penh et Attopeu, centre 
assez considérable, situé dans le haut de la rivière, et le dernier point qui à l’est relève 
de Bankok. Atlopeu est le lieu d’une production de poudre d’or autrefois importante, 
aujourd'hui presque nulle. De nombreuses tribus sauvages, dont quelques-unes, les 
Proons, sont réputées très-cruelles, habitent les régions montagneuses qui circonscrivent 
la vallée du Se Cong, et surtout la zone comprise entre cet affluent du grand fleuve et la 


grande chaine de Cochinchine. 


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STUNG TRENG. 171 


1 

Le commerce est entre les mains de quelques Chinois, la plupart originaires du Fo- 
kien, arrivés à par la Cochinchine. Les produits qu’ils apportent sont : de la noix d’arec, 
des étoffes de soie, des cotonnades, du suere, du sel, divers articles de mercerie et de 
quincaillerie. Ils remportent à Pnom Penh du cardamome, de lortie de Chine, de la 
cire, de la laque, de l’ivoire, des peaux et des cornes de cerf et de rhinocéros, des plumes 
de paon et quelques objets de vannerie et de boissellerie artistement fabriqués par les sau- 
vages. Tous ces échanges se font en nature, et il faut une saison entière pour transfor- 
mer le chargement d'une barque. Ce n’est pas que la monnaie soit inconnue dans le 
pays : le tical siamois, qui est la monnaie officielle, et la piastre mexicaine, y ont cours; 
mais ils ne s’y trouvent qu'en quantité excessivement faible. Comme monnaie division 
naire, on se sert à Stung Treng de petites barres de fer aplaties de forme losangique, de 
3 centimètres de largeur au milieu, sur moins de 1 centimètre d'épaisseur et sur 14 ou 
15 centimètres de long. Elles pèsent environ 200 grammes, et l’on en donne 10 pour 
un lical; cette monnaie singulière et incommode, qui attribue au fer une valeur huit ou 
neuf fois supérieure à celle qu'il a dans les pays civilisés, vient de la province cam- 
bodgienne de Tonly Repou. Pour une de ces barres de fer, les habitants donnent ordi- 
nairement deux poules. Un peu plus haut dans la vallée du Cambodge, à Bassac et à 
Oubôn, on se sert comme monnaie divisionnaire de petits saumons de cuivre de la gros- 
seur fu petit doigt et d’une longueur de 6 à 7 centimètres, appelés /af. On en donne 24 
pour un tical. 

Comme on peut le pressentir aisément, le commerce dont je viens de parler ne se fait 
que dans des proportions excessivement restreintes. Les Laotiens de cette zone ne sont 
guère plus producteurs que les Cambodgiens, et ce que j'ai dit plus haut: de ces der- 
niers peut s'appliquer également à leurs voisins de Stung Treng. Sans l'intervention de 
l’élément chinois, ces contrées éloignées mourraient bientôt à toute relation extérieure. 
Malheureusement, le régime douanier déplorable auquel est soumis le Cambodge est 
un puissant obstacle aux efforts des laborieux émigrants que le Céleste Empire four- 
nit à toutes ces régions. Dès notre arrivée à Stung Treng, quelques-uns des Chinois 
qui y résidaient adressèrent à ce sujet de vives plaintes à M. de Lagrée : l'augmentation 
des droits de douane à Pnom Penh, pour toutes les marchandises venant du Laos, était 
devenue telle, dirent-ils, que cette route commerciale, cependant si directe, et relative- 
ment si facile, se trouvait trop onéreuse et qu'il allait falloir y renoncer pour prendre 
celle de Bankok. Outre la dime prélevée sur tous les produits, le fermier récemment 
installé par Le roi exigeait encore des cadeaux en nature qui élevaient le total des droits 
percus à vingt pour cent environ de la valeur des marchandises ! 

A côté de ce commerce, qui est peu florissant, le Se Cong est la route d’un autre 
senre d'échanges moins avouable, mais plus actif et plus avantageux; c’est le trafic des 
esclaves. Pour un peu de laiton ou de poudre, pour quelques verroteries, les chefs des 
tribus sauvages de cette zone consentent à livrer des adolescents, souvent même des fa- 
milles entières, que les Chinois vont vendre ensuite sur le marché de Pnom Penh. 
Quoique la condition de ces esclaves au milieu des Laotiens ou des Cambodgiens ne soit 


172 STUNG STRENG. 


point comparable à ce qu'était jadis celle des nègres dans les colonies européennes, 
quoiqu'ils jouissent souvent d’un bien-être plus grand qu'à l'état de liberté, ce com- 
merce n'en à pas moins les plus déplorables conséquences pour la race au détriment de 
laquelle il s’exerce : la guerre entre toutes les tribus presque à l’état de permanence, des 
enlèvements à main armée et d'indignes violences de la part des marchands qu’attire 
chaque année ce commerce lucratif. 


NUE DU SE CONG OU RIVIÈRE D'ATTOPEU PRÈS DE SON CONFLUENT. 


Un esclave qui à coûté à Attopeu 100 ou 150 francs en marchandises, se revend à 
Pnom Penh 500 francs environ. | | 

Le 5 août, M. de Lagrée était de retour de son excursion. Il avait remonté la branche 
la plus ouest du Se Cong, qui se divise en trois bras principaux, à très-peu de distance 
de Stung Treng, où, d'après une mesure de M. Delaporte, il n’a pas moins de 800 mè- 
tres de large. L’un de ces bras vient du sud et traverse le pays habité par les sau- 
vages Radé ; les deux autres sont parallèles et descendent du nord-est. 

M. de Lagrée s’élait arrêté à Sieng Pang!, chef-lieu d’une petite province laotienne, 


1 Consultez la carte itinéraire n° 2, Atlas, 1'° partie, pl. IV. M. le lieutenant de vaisseau Mourin d’Ar- 
feuille a remonté le Se Cong un peu plus haut que ce point et a rempli ainsi une partie de la lacune qui 


STUNG STRENCG. 175 


intermédiaire entre Stung Treng et Attopeu, et située à vingt lieues environ du premier de 
ces deux points. Il pensait que cette partie de la rivière pourrait être très-facilement ren- 
due navigable à l’aide de quelques travaux. A la première bifureation du Se Cong, il avait 
rencontré quelques ruines analogues à celles qui se trouvent à la pointe de Stung Treng. 

Dès son retour, il demanda au gouverneur les barques et les hommes que les lettres 
de Bankok ordonnaient de nous fournir en échange d’une rémunération suffisante. Ces 
barques devaient nous conduire jusqu'aux cataractes de Khon; là, un transbordement 
devait avoir lieu, et des barques de la province suivante devaient venir nous chercher. 
Ces cataractes de Khon nous étaient signalées comme le plus grand obstacle à la naviga- 
bilité du fleuve, et nous étions impatients d’en juger de visu. 

Pendant que le gouverneur expédiait des ordres aux différents villages pour réunir les 


moyens de transport qui nous élaient nécessaires, M. de Lagrée essayait par tous les 


NAVIGATION DANS LA FORÊT. 


moyens d’aturer à lui les anciens du pays, pour en obtenir tous les renseignements pos- 
sibles sur la partie de la vallée du fleuve vers laquelle nous nous dirigions. Il dressait 
ainsi une espèce de carte provisoire à l’aide de laquelle il réglait nos étapes, caleulait la 
quantité de vivres qu'il était indispensable d’emporter, tâchait en un mot de pourvoir 
à toutes les éventualités, à tous les besoins, avec une sollicitude minutieuse et un 
sens pratique que l’on rencontre bien rarement à un degré aussi développé chez un chef 
d'expédition. Il s’informait également avec soin de tout ce qui se rapportait à l’histoire, à 
l'administration, à la politique du pays. Les indications vagues, les renseignements sou 
vent contradictoires qu'il recueillait dans ses conversations avec les indigènes témoi— 
onaient à la fois une grande ignorance et une défiance extrême; mais, en pays in- 
connu, les moindres données ont une importance énorme. Leur discussion fournis— 
sait un élément à nos causeries et un stimulant à nos imaginations. Malgré les pluies 
qui étaient torrentielles et produisaient parfois en une nuit des crues de plus d’un 


existe dans le tracé de cet affluent du Cambodge entre Attopeu et Sieng Pang. Sa carte m'a été communi- 
quée trop tard pour que je pusse m'en servir. 


174 LES CATARACTES DE KHON. 

mètre, tout le monde avait hâte de sortir du repos dont le plus grand nombre jouissaient 
depuis plus de deux semaines. La santé générale de l'expédition paraissait assez bonne. 
Seul, depuis mon relour de Sombor, je me sentais assez sérieusement indisposé, et 
M. Delaporte avait du me remplacer dans mes diverses fonctions. Au milieu des prépa- 
ratifs de départ, celte indisposition se transforma tout à coup en maladie grave : j'étais 
atteint de typhus. Je restai pendant plusieurs jours entre la vie et la mort, et je ne pus 
reprendre mes travaux habituels que plus d’un mois après. 

Le 14 août, à midi, l’expédition se remit en marche. Les six barques qui la portaient 
descendirent le Se Cong et, portées par un courant de près de trois milles à l'heure, ne 
lardèrent pas à atteindre la pointe où les eaux de la rivière se mélangent à celles du Cam- 
bodge. En raison de sa forme, cette langue de terre est appelée par les Cambodgiens et 
les Laotiens « la Queue de Bœuf ». 

A parlir de ce point, recommenca le long de la rive gauche ce fatigant exercice de 
halage dont notre voyage de Cratieh à Stung Treng nous avait déjà donné l'habitude. 
Les eaux continuaient à monter et atteignaient presque le niveau des berges. Les bran- 
ches les plus basses des arbres de la rive se projetaient au-dessus de nos têtes et nous 
barraient parfois le passage : 1l était alors impossible, à cause de la violence du courant, 
de contourner l'extrémité qui baignait dans l’eau, et il fallait passer une heure ou deux à 
élaguer l'obstacle à coups de hache. Le lendemain de notre départ, les rives mêmes du 
fleuve semblèrent disparaitre sous l’inondation, et les barques naviguèrent en pleine forêt. 
Dans de pareilles conditions, il était bien difficile de se rendre compte de l’aspect et de la 
navigabilité du fleuve, et un examen de cette partie de son cours à une autre époque de 
l’année devenait une impérieuse nécessité. 

Le 15 août, la commission campa à peu de distance d’un petit mamelon isolé, haut 
de 150 mètres environ, appelé par les Laotiens Phou Kaomin, et par les Cambod- 
siens Pnom Remiet. Dans la journée on avait aperçu un instant sur l’autre rive du fleuve, 
distante de 1,500 mètres environ, les sommets de quelques collines. Ce fut le lende- 
main que les petites montagnes de Khon surgirent à l'horizon et nous annoncerent 
l’approche des cataractes. 

Toute cette partie de la vallée du fleuve est absolument déserte. Le commandant de 
Lagrée désignait chaque soir au petit officier laotien chargé de nous escorter, l'endroit de 
la rive qu'il choisissait pour y passer la nuit, et fatigués d’une longue réclusion dans 
nos barques, nous nous élancions à terre. Les bateliers amarraient solidement leurs pi- 
rogues, et la forêt retentissait aussitôt des clameurs joyeuses de notre escorte qui se ré- 
pandait au loin pour chercher les éléments de nos feux de cuisine et de bivouae. 

Le 17 août, nos barques arrivèrent enfin au pied des cataractes de Khon. Elles sont 
précédées par un immense et magnifique bassin qui a environ une lieue et demie dans. 
sa plus grande dimension et une quarantaine de mètres de profondeur ‘. Il est limité au 
nord par un amas compacte d'îles, au milieu desquelles surgissent pour la première fois 


! Voy. la carte des rapides de Khong, Atlas, 1"° partie, pl. IL, le plan à vol d'oiseau, pl. IV, et le panorama 
pris du sommet de Phou Hin Khong, petite colline située près de Muong Khong, 2 partie, pl. XII. 


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UNE HALTE DE NUIT SUR LES BORDS DU MÉKONG. 


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LES CATARACTES DE KHON. 177 


quelques collines. C’est au travers de ce groupe d'îles et par vingt canaux différents que 
les eaux du fleuve, quelque temps retenues dans les sinuosités de leurs rives, se préei- 
pitent dans le tranquille bassin où elles viennent se confondre et s’apaiser. À l'extrémité 
ouest de ce bassin et sur la rive droite du fleuve, s'élève un groupe de montagnes. On 
sent que c'est là le point de départ de l’arête roeheuse qui est venue barrer si malencon- 
treusement le cours du fleuve. En traversant le bassin, on aperçoit successivement à l'en 
trée de chaque bras des chutes d’eau, différentes d'aspect et de hauteur, qui ferment 
l'horizon de leur mobile rideau d’écume. Les eaux ne tombent point cependant partout 
en cascades. Dans quelques bras longs et sinueux, elles ont aplani l'obstacle et coulent 
en torrent. Ce sont là des passages dont profitent les indigènes pour faire passer leurs 
barques complétement allégées. Ces passages varient avec les saisons, et quelques-uns 


VUE DU BASSIN DU MÉKONG AU-DESSOUS DES CATARACTES DE KHON. 


restent complétement à sec pendant certains mois de l’année. Les deux canaux les plus 
importants et les cataractes les plus belles se trouvent dans les deux bras extrêmes du 
fleuve. Là, on voit des chutes d’eau de plus de 15 mètres de hauteur verticale et 
d'une longueur qui atteint parfois un kilomètre. La ligne des cataractes atteint, dé- 
composée en plusieurs tronçons, un développement total de 12 à 13 kilomètres. Au- 
dessus, le fleuve se rétrécit un instant jusqu’à ne plus mesurer que la moitié de cette 
dimension ; puis il s’épanouit de nouveau sur l'immense plateau de roches qui précède 
les chutes en se perdant au milieu d’iles sans nombre et en embrassant entre ses deux 
rives un espace de près de cinq lieues! Tout, dans ce gigantesque paysage, respire une 
force et revêt des proportions écrasantes. Cette grandeur n’exelut pas la grâce : la végé- 
tation qui recouvre partout le rocher et vient se suspendre jusqu'au-dessus des cascades, 


adoucit l’effrayant aspect de certaines parties du tableau par d'heureux et saisissants 
ï, 23 


178 LES CATARACTES DE KHON. 


contrastes. Au pied des cataractes mêmes viennent s’ébattre d'énormes poissons ana- 
logues aux souffleurs, et, dans les parties plus tranquilles, des pélicans et d’autres 
oiseaux aquatiques se laissent nonchalamment emporter par le courant. 

Nos barques furent complétement déchargées sur la rive droite du petit bras qui sépare 
l'ile de Khon des iles situées plus à l’est. Nos bagages furent transportés par terre au 
village situé près de l’extrémité nord de l'ile où nous devions attendre les pirogues qui 
étaient demandées au Muong suivant, celui de Khong. Pendant ce temps, le commandant 
de Lagrée et M. Delaporte firent plusieurs excursions dans le groupe d’iles des cata- 
ractes pour en reconnaitre les principaux passages. Le commandant de Lagrée remonta 
le bras qui sépare Don Sdam de Don Papheng. C'est celui que prennent les barques 
pendant les eaux hautes. Il a de 60 à 80 mètres de large, et présente six ou sept 


PASSAGE DU PETIT BRAS QUI SÉPARE L'ILE DE KHON DE LA CHUTE DE SALAPHE. 


difficultés que l’on franchit à la cordelle. Aux eaux basses, les deux bras extrêmes, Papheng 
et Semphonit, et le bras de Sehong ont seuls de l’eau; tous les autres bras sont à sec. 
M. de Lagrée visita la dernière cataracte du bras de Sehong : elle n'avait que deux mètres 
de hauteur. M. Delaporte alla examiner de son côté la chute de Salaphe, qui sépare le 
bras de Semphonit de l’île de Khon, et dut pour y arriver traverser sur une corde le petit 
bras qui sépare de Khon la petite île de Lai. Salaphe présentait à ce moment une hau- 
teur verticale de 12 à 15 mètres. Cette cataracte est divisée en plusieurs chutes diffé- 
rentes par des amas de roches, ou par des îlots couverts de verdure. M. Delaporte visita 
également la chute qui sépare Don Isom de Don Khon, et qui, moins étendue en lar- 


seur que la précédente, offre une hauteur de chute plus importante encore que M. De- 
laporte évalue à une vingtaine de mètres. 


1 Voy. Atlas, 2 partie, pl. XIL, la partie ouest de cette chute. 


LES CATARACTES DE KHON. 179 


Parmi les iles des cataractes, deux seulement sont habitées, l'ile de Khon et celle de 
Sdam. Toutes les autres sont recouvertes d’une épaisse forêt. D’après une vieille tradi- 
tion, il n°y avait autrefois dans cette région que des rochers, et aucune île. Petit à pe- 
tit la terre végétale s’est déposée, et elle atteint aujourd’hui, en certains endroits, une 
grande profondeur. L'existence de ce souvenir chez les habitants prouve avec quelle 
rapidité relative s’accomplissent dans ces régions tropicales les transformations de cette 
nature. 

Nous partimes de Khon le 25 août, à midi. Nous longeâmes la côte nord de l’île Det, 
le long de laquelle se détachent une série de petites îles, gracieux bouquets de verdure 
qui se réfléchissaient dans une eau redevenue calme. A l’extrémité de l’ile Det, nous aper- 
cumes un instant la rive droite à une distance de 3 kilomètres environ, et nous tra- 
versämes le bras du fleuve qui sépare Det de l'ile Sohm. A partir de ce moment, nous 


CATARACTES DE KHON : VUE DE LA CHUTE DE DON ISOM. 


nous perdimes dans un dédale d’ilots et de roches où notre navigation devint extrème- 
ment lente. Le courant atteignit de nouveau de 4 à 5 nœuds de vitesse. Le soir, les berges 
des iles s’élevèrent, le bras du fleuve dans lequel nous étions engagés se netloya un peu, 
nous nous trouvions entre les îles Nam Kouap et Beng ; nous nous arrètâmes pour passer 
la nuit auprès d’une pagode située dans cette dernière île sur les bords du fleuve. 

Un bras excessivement étroit sépare Nam Kouap de la grande île de Khong ou de 
Sitandong ‘, qui a donné son nom à la province dans iaquelle nous nous trouvions. 

La ligne continue de palmiers, de maisons, de jardins que présentent ses rives est 
du. plus riant aspect. De petites chaines de collines la traversent dans toute sa largeur et 


1 Ce dernier mot est le nom mythologique de la mer au milieu de laquelle s’élève le mont Méru ; on sait 
que, dans la cosmogonie bouddhique, cette montagne imaginaire forme le centre du monde. 


180 KHONG. 


forment autant de réservoirs naturels d’où l’eau de pluie se répand partout en petits 
ruisseaux, distribués avec intelligence dans toutes les plantations. Le Muong se trouve 
sur la côte est de l’île. Nous y arrivames le 26 août, à 4 heures et demie du soir. Un 
logement nous était déjà préparé sur le bord de l’eau, presque vis-à-vis de la résidence 
du gouverneur, et nous n’eûmes qu'à nous y installer. 

Le gouverneur, bon et Jovial vieillard de quatre-vingts ans, nous accueillit avec les 
marques de sympathie et de curiosité les plus vives : il était complétement sourd, et pour 
le tenir au courant de la conversation, un serviteur devait écrire sans relache sur un 
tableau qu'il lui mettait ensuite sous les yeux. Sa bienveillance et son empressement à 
satisfaire à toutes nos demandes ne se démentirent pas un instant. À Khong, nous n’étions 
annoncés par aucun antécédent fâcheux pour la considération des Européens : la tran- 
quillité et la richesse de cette province, qui devait à sa position insulaire de ne ressentir 
Jamais les contre-coups des guerres et des troubles des pays voisins, rendaient la popu- 
lation plus confiante qu'à Stung Treng, où l’on était exposé souvent aux incursions des 
sauvages et des rebelles annamites ou cambodgiens. Notre générosité, la douceur de nos 


NAVIGATION DANS UN BRAS LATÉRAL DU FLEUVE. 


allures, la régularité de la conduite des hommes de l’escorte justifièrent et augmentèrent 
cette confiance. Les habitants se montrèrent plus qu’empressés et nous importunèrent 
souvent par leur curiosité de toute heure et de toute circonstance. Les moindres objets 
européens, apportés comme cadeaux ou comme objets d'échange, excitaient la plus vive 
admiration en même temps que les plus grandes convoitises. Le gouverneur, rendu 
l’heureux possesseur de quelques-uns d’entre eux, disait que bien certainement Bouddha 
avait dû naître en France et non dans un pays aussi dénué et aussi barbare que le sien. 
Il nous envoya un bœuf en retour, ce qui nous causa un plaisir infini, pareille aubaine 
ne nous étant point arrivée depuis notre départ de Pnom Penh. 

La position de Khong en fait un centre commercial assez important, et les échanges y 
sont plus actifs qu'à Stung Treng. Ils paraissent monopolisés entre les mains de Chinois 
fixés dans le pays depuis longtemps et mariés à des femmes indigènes. Aux denrées déjà 


signalées à Stung Treng, il faut ajouter iei la soie que l’île de Sitandong produit en quan- 


KHONG. IS 
üités relativement considérables. Khong est en relation avec les tribus sauvages de l’est par 
une route qui part de la rive gauche du fleuve et qui est assez fréquentée. A la hauteur 
de Khong, 
Repou, tombée aujourd'hui au pouvoir des Siamois. Cette province, qui doit son nom à 


et sur la rive droite du fleuve, s'étend la province cambodgienne de Tonlv 


une jolie petite rivière, était autrefois riche et peuplée; depuis sa séparation du Cambodge 
elle a été désertée en partie, et les montagnes qu’elle contient sont le lieu de refuge de 
bandes de voleurs. Le commandant de Lagrée alla visiter, pendant notre séjour à Khong, 
un ou deux villages de cette province situés sur la rive droite du grand fleuve et remonta 
pendant quelques milles la rivière Repou que les Laotiens appellent Se Lompou. Il revint 
convaincu de l’importance qu'il y aurait pour le Cambodge et pour le commerce de notre 
colonie de Cochinchine, de revendiquer la possession de ce territoire dont Siam, on se le 
rappelle, s’est emparé par trahison en 1870. 

Si, comme il faut l’espérer, le commerce par la vallée du Mékong prend l'extension 


CÔTÉ EST DE L'ILE DE KIHONG. 


qui est dans la nature des choses, il serait en effet vivement à désirer que le pavillon 
français püt flotter sur la rive droite du fleuve, au-dessus des cataractes, pour protéger et 
assurer le transbordement des marchandises venant de la partie supérieure du fleuve, 
faciliter les travaux qui peuvent améliorer le passage et agrandir le cercle de l'influence 
civilisatrice qui seule peut faire atteindre à ces riches contrées le développement dont 
elles sont susceptibles. 

La seule île de Khong possède une population qui peut être évaluée à huit ou dix 
mille âmes. La position de tout ce groupe d'îles, la sécurité dont on y jouit lui assurera, 
dès que le pays se trouvera en possession de communications commerciales plus faciles et 
moins onéreuses, une prospérité analogue à celle que les districts les plus favorisés du 


182 KHONG. 


delta du Cambodge ont acquise sous la domination française. Mais à Khong comme à Stung 
Treng, nous avons recueilli de la part des commerçants chinois les mêmes plaintes sur 
les exigences et les rigueurs de la douane cambodgienne de Pnom Penh. 

Dans le sud de l'ile de Khong, M. de Lagrée a trouvé quelques vestiges peu impor- 
{ants, mais non méconnaissables, de constructions khmers. Le pays, plus accidenté, plus 
pittoresque que la monotone et plate étendue que nous avions traversée jusque-là, imvitait, 
malgré les pluies, aux excursions et aux promenades. Vis-à-vis de notre campement, sur 
la rive gauche du fleuve, s’élevaient une série de hauteurs boisées qui nous paraissaient 
de véritables montagnes, habitués que nous étions aux plaines sans limites de la Cochin- 
chine et du Cambodge. La complaisance des habitants dont nous commencions à balbutier 
un peu la langue rendait nos déplacements plus faciles : nous nous sentions plus libres 
dans nos mouvements, plus indépendants qu'au début du voyage, et chacun mettait 
plus d'activité et plus de plaisir à ses recherches. 

On se rappelle sans doute qu'avant de nous engager définitivement dans la partie su 


GAMPEMENT DE LA COMMISSION FRANCGAISE A KHONG. 


périeure de. la vallée du fleuve, nous devions recevoir du gouverneur de la colonie des 
passe-ports et des instruments qui nous manquaient encore. Il fallait choisir un point de 
stationnement commode et agréable pour attendre le retour de la saison sèche au com- 
mencement de laquelle on devait expédier de Pnom Penh les objets attendus. M. de 
Lagrée avait hésité un instant entre Khong et Bassac, chef-lieu de la province qui eon- 
fine immédiatement au nord la province de Khong, et qui se trouve sur le fleuve à un 
peu plus de vingt lieues de ce dernier point. Après quelques jours passés à Khong, il 
fixa son choix sur Bassac, dont l’importance politique lui parut plus grande et où il devait 
lui être plus facile d'obtenir les renseignements sur le haut du fleuve, nécessaires à la 
continuation du voyage. 

Le 6 septembre, nous nous remimes donc en route pour cette nouvelle destina- 
tion. Au-dessus de l'ile de Khong, le fleuve réunit toutes ses eaux en un seul bras et 
n’occupe plus qu'une largeur de 12 à 1500 mètres : son lit se trouve subitement dé- 


ban". 


nd Lt 


BASSAC. 183 


barrassé des rochers et des bouquets d'arbres qui l’obstruent entre Khon et Khong. 
Ses rives, très-peuplées et très-cultivées, nous offrirent partout des lieux de halte 
commodes et bien approvisionnés. Il fallut au début réprimer vigoureusement les ten- 
tatives de vol et de pillage de nos bateliers laotiens ; nous eumes toutes les peines du 
monde à leur faire comprendre que nos usages ne permettaient pas de telles libertés 
vis-à-vis des habitants des villages où nous nous reposions ; ils objectèrent naïvement 
que chaque fois qu'un mandarin siamois traversait le pays, les hommes de son escorte. 
ou les bateliers qui l’aecompagnaient, avaient le droit de prendre tout ce qui se trouvait 


LES MONTAGNES DE BASSAC, VUES DE L'ILE DENG 


à leur convenance, et il fallut passer des représentations aux menaces pour les con- 
vaincre que nous n’acceptions pas celte assimilation. 

La direction du Cambodge était exactement le nord. Des deux côtés de ses rives, les 
collines que nous avions commencé à rencontrer à Khong s'élevaient graduellement en 
chaines régulières et composaient des horizons plus variés. Au fond même de la longue 
perspective qu'offrait le cours du fleuve, se dessinait un groupe lointain de montagnes 
qui chaque jour prenait au-dessus de l'horizon des proportions plus considérables. Le 
cinquième jour après notre départ de Khong, nous commencions à parcourir l'immense 


184 BASSAC. 


are de cerele que décrit le fleuve au pied de ces montagnes, et le lendemain, 11 septem- 
bre, à 9 heures du matin, nous prenions terre encore une fois à Bassac. 

Bassac est situé sur la rive droite du fleuve, au pied d’un imposant massif monta- 
eneux qui est le trait géographique le plus saillant de tout le Laos inférieur. Ce massif, 
à cheval sur le fleuve, occupe sur la rive gauche un immense espace à peu près cireu- 
laire et se prolonge sur la rive droite par deux ou trois sommets remarquables. L'un 
d'eux, appelé Phou Bassac par les indigènes, d’une forme conique très-élancée, s'élève 
à une faible distance à l’ouest du village et jette de tous côtés des contre-forts puissants. 
Au nord de Bassac et sur les bords mêmes du fleuve, un plateau à arêtes très-vives et 
coupé à pic sur sa face sud est le point de départ d’une chaine d’un fort relief qui 
longe loute la rive droite du fleuve. Cette chaîne se termine par un nouveau pie, Phou 
Molong, qui est le plus important de tout ce groupe et dont la cime conique peut se voir. 
par un temps clair, de la pointe nord de l'ile de Khong, c'est-à-dire d’une distance de 
vingt-cinq lieues. 

Vis-à-vis de Bassae, le Cambodge est divisé en deux bras très-inégaux par une grande 
ile, Don Deng, qui ne ménage le long de la rive gauche qu'un canal de 400 mètres 
de large et laisse les eaux du fleuve se déployer devant Bassac sur une largeur de plus 
de 2 kilometres. Dans l’est-nord-est, les sommets volcaniques de la partie du massif mon- 
tagneux, située sur la rive gauche, dentellent l'horizon, et à l’angle le plus sud de ce 
massif s’avance une haute montagne ronde que nous avions surnommée le Téton, en 
raison de sa forme, et à laquelle j'ai donné depuis le nom de Pie de Lagrée. 

La beauté du fleuve, le cadre puissant de montagnes au milieu duquel il déroule ses 
paysages grandioses, font de Bassac l’une des situations les plus remarquables et les plus 
pittoresques de la vallée du Cambodge. Elle est aussi lune des plus heureusement choisies 
au point de vue du climat. Le voisinage de Phou Bassac en tempère singulièrement 
les ardeurs; quoique l’on soit à peine sous le 15° degré de latitude nord, on re- 
trouve iei pendant quelques matinées de janvier les températures de 12 à 14 degrés. 
si vivifiantes pour des Européens anémiés par un long séjour sous les tropiques; au 
fort de l'été. la chaleur n’est jamais aussi insupportable qu’elle l’est en Cochinchine et 
dans quelques autres endroits de la vallée du fleuve situés plus au nord. L'immense 
nappe d’eau qui s'étend devant le village rafraichit l’atmosphère et produit des jeux régu- 
liers de brise qui le renouvellent constamment. Cette position exceptionnelle désigne 
Bassae comme l’un des points du Laos inférieur où l’influence française doit désirer 
s'implanter le plus solidement. On pourrait y fonder dès à présent une station de eon- 
valescence pour nos malades de Cochinchine. 


PIÈCE D'EAU DU MONUMENT DE WAT PHOU. 


SÉJOUR A BASSAC. — RUINES DE WAT PHOU. — EXCURSION DANS LA VALLÉE DU SE DON. — 
FÊTES DE BASSAC. — VOYAGE DE M. GARNIER À STUNG TRENG ET DE M. DE LAGRÉE A ATIO- 
PEU. — TRIBUS SAUVAGES DE LA VALLÉE DU SE CONG. 


Le lendemain de notre arrivée à Bassac, le commandant de Lagrée, accompagné de 
trois officiers et des hommes de l’escorte en armes, fit une visite officielle au gouverneur 
de la province. Celui-ci porte le litre de roi, dernier vestige de l’indépendance dont jouis- 
sait la principauté de Bassac avant la conquête des Siamois. 

Le roi de Bassac est un jeune homme de vingt-cinq à trente ans, à l’air timide et à la 
physionomie distinguée. Le rôle qu'avait joué le commandant de Lagrée dans les négocia- 
tions relatives au protectorat du Cambodge et la façon dont il était sorti victorieux de sa 
lutte diplomatique avec le général siamois, Chao-Koun Darat, lui donnaient un grand pres- 
tige aux yeux des gouverneurs siamois des provinces voisines du Cambodge, et sa réputa- 
tion l'avait précédé auprès du roi de Bassac. Celui-ci se montra donc courtois et empressé, 
et nous nous sentimes assurés tout d’abord de sa bienveillance et de son concours. 

Nous avions été logés, à notre arrivée, dans un grand sala situé sur la rive même du 
fleuve, vis-à-vis de la demeure royale. M. de Lagrée demanda à ce qu'une case fût cons- 
truite à peu de distance pour loger notre escorte: dès le lendemain, les indigènes apportaient 
les bambous nécessaires et en commençaient la construction. 

Le 16 septembre, le roi vint rendre sa visite au commandant français, dont il avait reçu 


un fusil à deux coups richement décoré. Il s'était fait précéder de deux cochons et d’autres 
I. 2% 


186 SÉJOUR A BASSAC. 
cadeaux en nature. Il fit preuve d’une intelligente curiosité, en examinant nos instru- 
ments et nos armes, et il mit à notre disposition tous les guides et toutes les barques qui 
pourraient nous être nécessaires pour visiter la contrée. Des pluies diluviennes nous empè- 
chèrent de profiter immédiatement de sa bonne volonté. Pendant une huitaine de jours, nous 
fumes claquemurés par le temps dans notre habitation. Notre seule distraction était de 
contempler les eaux jaunätres du fleuve, chaque jour plus rapides et plus hautes, charrier 
des arbres énormes, parfois même des ilots, arrachés à ses rives, pendant que des Lao- 
liens à la figure stupéfaite restaient des heures entières à nous regarder à travers le treil- 
lage en bambous qui formait les murs de notre sala, et nous offraient un genre de spec- 
tacle moins grandiose et aussi monotone que le premier. 

Enfin, vers le 20 septembre, les pluies cessèrent. Les eaux du fleuve avaient atteint un 
niveau qu'elles ne dépassèrent plus et que nous indiquämes par une ligne de repère pro- 


CORNICHE SCULPTÉE A WAT PHOU, 


fondément incrustée dans le tronc d’un tamarinier qui eroissait près du sala. Au delà du 
thalweg sur lequel s'étend la longue ligne des maisons de Bassae, la campagne était com- 
plétement inondée : les eaux du fleuve s’y répandaient par le lit de deux petits arroyos et 
venaient former au pied des montagnes un véritable lac, semé de bouquets d'arbres, qu'il 
fallait traverser en canot. Le terrain ne redevenait sec et la circulation facile que sur les 
premières pentes, où de nombreux troupeaux de bœufs et de buffles paissaient librement 
en attendant la fin de l'inondation. 

Ge fut naturellement vers les montagnes que se dirigèrent nos premières excursions. 
Botaniste, géologue, dessinateur, géographe, archéologue même, car des ruines khmers 
nous étaient signalées sur le versant est de l’une d’elles, nous devions tous y trouver un 
champ d’études d'autant plus attrayant, qu'il présentait le vif attrait de la nouveauté à des 
gens habitués aux plaines sans limites du delta du Cambodge. 


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RUINES DE WAT PHOU. 187 


Dès le 21 septembre, la plupart des membres dela Commission allèrent visiter WatPhou : 
c’est le nom des ruines qui nous avaient été signalées. Elles se trouvent à 7 ou 8 kilo- 
mètres dans le sud-ouest de Bassae, dans une situation admirablement choisie. Au pied 
d'un des sommets les plus élevés de la chaine de Bassae, s'étend une pièce d’eau à revè- 
tements en grès, de 600 mètres de longueur environ sur 200 de largeur, et dans laquelle 
nous reconnümes immédiatement un de ces Sra qui précèdent presque toujours les mo- 
numents khmers (consultez la carte p. 18%-5). Sur ses bords, règne une épaisse forêt qui 
recouvre uniformément toutes les pentes voisines; à l’ouest, s'élève une terrasse d’où part 
une chaussée dallée, de 2 à 300 mètres de longueur, limitée de chaque côté par une sé- 
rie de bornes ou de colonnes à chapiteau pyramidal. Cette chaussée suit les mouvements 
du terrain et gravit les flanes de la montagne, tantôt par des pentes douces, tantôt par des 
séries d’escaliers. Elle se termine par un escalier très-haut et très-raide qui se com- 


UNE BORNE DE LA CHAUSSÉE DE WAT PHOU. 


pose de plus de cent cinquante marches et des deux côtés duquel sont des statues. L'une de 
ces statues, qui git renversée sur le sol, représente, d’après la tradition, le roi qui a bâti 
Wat Phou. Au haut de l'escalier, est un sanctuaire en forme de croix, analogue à ceux que 
nous avions déjà trouvés à Angcor. Les encadrements des portes offrent des sculptures 
d’une admirable conservation, et quelques-unes sont égales à ce que l’art khmer à laissé 
de plus parfait; mais d’autres portent des traces irrécusables de fatigue et de décadence. 
La voute centrale du sanctuaire à environ une vingtaine de mètres de longueur; elle est 
plus large d'ouverture que les voûtes latérales qui forment les bras de la croix. Aux envi- 
rons du sanctuaire, sont des restes de constructions en briques. L'une d'elles et quelques 
parties du sanctuaire lui-même portent des traces de restauration moderne. 

Devant le sanctuaire, se trouve l’une de ces pierres plates, appelées Sea par les Cam 
bodgiens, sur lesquelles il était d'usage de graver les inscriptions. Les caractères dont elle 


188 SÉJOUR A BASSAC. 


est couverte, tant sur la face principale que sur les côtés, sont en très-grande partie effacés 
et illisibles. On peut cependant constater que c’est la même écriture que celle des autres 
inscriptions khmers. La forme des lettres me semblerait indiquer que Wat Phou est à 
peu près contemporain de Leley (Voy. ci-dessus, p. T4). En arrière et au-dessus du sanc- 
tuaire, est une longue terrasse : elle est établie dans la roche même qui à été nivelée, et 
adossée à la montagne, qui, en cet endroit, est complétement eoupée à pie et n'offre plus 
qu’une haute muraille d’un grès rougeûtre, d’une quarantaine de mètres de hauteur, au pied 
de laquelle jaillissent quelques petites sources. De nombreux ex-voto sont déposés sur la 
terrasse, dans les fissures du rocher, et jusque dans les petits bassins où se réunit l’eau 
des sources. 

Une balustrade termine la terrasse du côté du sanctuaire ; au-dessous, dans la paroi ver 
ticale du rocher, sont des sculptures dont l’une est reproduite ci-contre. Elle paraît repré- 


STATUE DU ROI QUI A BATI WAT PHOU. 


senter des divinités brahmaniques. Le personnage principal est sans doute Mahadeva ou 
Siva; peut-être faut-il reconnaître dans les deux personnages latéraux, Vichnou et Brahma, 
quoique le premier ne soit en général figuré qu'avee une seule tête. 

À droite et à gauche de la chaussée inférieure, sont deux grands monuments carrés. 
Ils consistent en une galerie de 40 mètres de côté environ, au centre de laquelle est une 
cour dallée, encombrée de broussailles et de blocs de pierre détachés de la partie supé= 
rieure des voütes. La partie de ces galeries qui fait face à la chaussée est en grès; le reste 
est en pierre de Bien-hoa. Ces constructions étaient sans doute des habitations; elles pa- 
raissent n'avoir jamais été terminées : commencées au moment où l’art khmer était 
encore dans fout son éclat, il semble qu’elles aient été continuées à plusieurs reprises 
par des architectes inhabiles et des ouvriers inexpérimentés. Dans le voisinage de celui de 
ces deux bâtiments qui est au sud de la chaussée, on rencontre des débris assez remar- 


RUINES DE WAT PHOU. LS9 


quables qui paraissent avoir appartenu à une galerie orientée nord et sud. Enfin, à deux 
kilomètres dans le sud, s'élève, au milieu de la forêt, un autre sanctuaire auquel on arrive 
par une chaussée dallée. Il est semblable à celui de Wat Phou, mais de plus petite dimen- 
sion. D’autres ruines sont encore signalées à quelque distance; mais elles ne furent visi- 
tées par aucun des membres de la commission, 

Le commandant de Lagrée pensait que cet ensemble de constructions date du 
dixième siècle, moment où la puissance d’Angcor commencait à décliner. D’habiles ar- 


FIGURES SCULPTÉES SUR UN ROCHER A WAT PHOU. 


chutectes les avaient conçues. Les événements interrompirent leur œuvre, qui fut reprise 
ensuite par des générations moins habiles et qui reçut d’elles ce cachet de décadence 
que l’on y retrouve imprimé. 

Naturellement, les habitants ne peuvent donner aucune indication utile sur des monu- 
ments qui sont l’œuvre d’une autre race. L'établissement relativement récent des Laotiens 
dans cette partie de la vallée du fleuve, leur fait attribuer aux Chams, et non aux Cambod- 
giens, la construction de Wat Phou. La domination des Chams à Bassac doit remonter à la 
fin du treizième siècle, époque à laquelle, comme nous l’avons vu (p. 136). le Cambodge 
semble avoir été pendant quelque temps tributaire du Tsiampa. 


190 SÉJOUR A BASSAC. 


Le site de Wat Phou est admirablement choisi, et du haut de la terrasse supérieure, 
qui est élevée d’une centaine de mètres au-dessus de la pièce d’eau, le coup d’æil étendu 
qu’offrent la plaine et le fleuve est ravissant. 

Les montagnes de Bassac nous fournirent d’autres sujets de promenade et d'étude 
non moins intéressants. Le docteur Joubert y trouva des gisements de cuivre exploités par 
les indigènes, et des formations géologiques se rapportant à la période houillère et faisant 
entrevoir, par suite, une chance de trouver du charbon dans leurs flancs. M. Thorel 
constata l'existence de l’insecte producteur du stick-lack, sur plusieurs espèces d'arbres qui 
croissent à l’état sauvage aux environs de Bassac, et que les indigènes exploitent à ce point 


EXTÉRIEUR DU SANCTUAIRE DE WAT PHOU. 


de vue!. La montagne appelée Phou Cangman, située au nord du village, fut souvent aussi 
l’un des buts de promenade des membres de la Commission. Sa face sud est taillée en 
gigantesques échelons, dont les faces verticales seraient presque infranchissables, sans 
la végétation qui les recouvre et les profonds sillons que creusent les torrents qui se 
forment pendant la saison des pluies (Voy. le dessin p. 193). Du haut de ces crêtes, qui 
se dégagent brusquement du sein des forêts, rien ne limite le regard : Bassae, le fleuve 

1 Consultez, dans le second volume de cet ouvrage, la Géologie et la Minéralogie, par M. Joubert et l’Agri- 


culture et l’horticulture de l'Indo-Chine par M. Thorel, pour le développement de toutes les questions spéciales 
qui ne sont qu'indiquées dans ce-récit. 


RUINES DE WAT PHOU. 191 


dans son lointain parcours, les iles qui l’'émaillent, se déroulent au delà du sombre rideau 
de verdure étendu aux pieds de l'observateur. Les parties hautes de la montagne ne 
sont habitées que par les bêtes fauves qui v cachent leurs repas sanglants et leurs sau- 
vages amours. On croit ne trouver au but de sa promenade qu’un magnifique point de 
vue; on y rencontre parfois aussi une partie de chasse dangereuse. (Voy. le dessin 
D 192) 

Quant au village même de Bassae, 1l ne présente aucune particularité intéressante. 
Les maisons sont disséminées le long de la rive du fleuve sur une étendue de plusieurs 


kilomètres. Une quinzaine. de pagodes, dont les plus importantes sont la pagode royale, si- 


—— 


= = 
= 
———— 


INTÉRIEUR DU SANCTUAIRE DE WAT PHOU. 


tuée à très-peu de distance de la résidence du roi ( Voy. le dessin p. 197), Wat Tat, où se 
trouve le tombeau d’un roi célèbre du pays, et Luong Kiao, à l'extrémité sud du village, 
témoignent de la piété des habitants; un nombre presque égal de sancluaires en ruines. 
en général construits en briques, attestent la foi des générations passées et surtout les ter- 
reurs des mandarins ou des grands personnages qui les avaient fait élever pour racheter 
leurs coneussions ou leurs crimes. La végétation tropicale qui s'empare immédiatement 
de ces temples, dès qu'avec leurs fondateurs ont disparu les fonds nécessaires à leur en- 
tretien. leur donne à tous un aspect fort trompeur de vétusté. 


192 SÉJOUR À BASSAC. 


Le 23 septembre, une animation extraordinaire se fit remarquer aux environs du 
palais du roi; de toutes les pagodes de Bassac, de l’île Deng et des villages voisins 
alfluaient par centaines des bonzes en robe jaune qui apportaient des cadeaux de fruits et 
de comestibles. Le lendemain, le roi leur fit à tous, suivant la coutume annuelle, présent 
d'un vêtement nouveau. M. de Lagrée saisit cette occasion de faire une pieuse largesse : il 


UNE CRÈTE DE MONTAGNE, PRÈS BASSAC. 


envoya à Sa Majesté une paire de chandeliers en cuivre dont il la priait de disposer à son 
gré. Après une discussion assez longue, le roi ne put satisfaire à toutes les convoilises 
qu'excita la vue de ces porte-cierges, qu’en les partageant entre les deux pagodes les plus 
importantes. 


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IXCURSION AUX CHUTES DU SE DON. 195 


Cependant la baisse des eaux s’accélérait; les terrains situés en contre-bas des berges 
s’asséchaient rapidement ; il convenait d'étendre nos explorations dans la vallée même du 
fleuve. Je reçus du commandant de Lagrée la mission de reconnaitre le cours inférieur du 
Se Don, grand affluent de la rive gauche du fleuve, quil vient rejoindre un peu au-dessus 
de Bassac. Cette rivière contourne et limite au nord le massif volcanique dont j'ai parlé 
et qui lui donne naissance. M. Thorel se joignit à moi pour cette excursion, et J’emme- 
nai, comme dans ma première reconnaissance des rapides, le matelot Renaud, dont les 
connaissances en cambodgien devaient faciliter nos relations avec un fonctionnaire de 
Bassac, à qui cette langue était familière et qui avait l’ordre du roi de nous accom— 
pagner. 

Nous partimes le 3 octobre, à 7 heures du matin, dans une barque légère. Au- 
dessus de la grande ile de Deng, les eaux du fleuve se réunissent en un seul bras, mais 


VUE DE PHOU MOLONG. 


son lit se sème de brousses et de rochers, et s’élargit jusqu'à atteindre 3 à 4 kilo- 
mètres. Nous approchions de Phou Molong, grand pie qui termine au nord la chaîne 
de montagnes de la rive droite, et sa base arrondie semblait barrer le passage devant 
nous. Le fleuve vient, en effet, la contourner sur la moitié de sa circonférence, et, 
maintenu de ce côté par cette puissante barrière, de l’autre par une chaine de collines, 
dernière ramification du massif de la rive gauche, il se réduit subitement à une largeur 
de 5 à 600 mètres! Sa profondeur là doit être énorme, et je ne trouvai pas le fond 
à 30 mètres. Le caractère du paysage change en même temps d’une façon brusque : 
au lieu de ces plaines riantes et uniformes que les eaux brillantes parcouraïent lentement 
en y dessinant des centaines d’iles, au lieu de ces rives presque noyées que dissimulaient 
de longues lignes de palmiers et de maisons, l'onde noire et rapide coule entre des ber- 


196 SÉJOUR A BASSAC. 


ses à pic où la roche fait irruption partout, et que dominent de hautes ondulations cou- 
vertes de forêts. Chaque perspective du fleuve, au lieu de se perdre dans un horizon sans 
limites, s'arrête à peu de distance et le coup d’æil se renouvelle sans cesse. 

L'étranglement du fleuve produit par le Phou Molong est assez court et le Cambodge 
revient bientôt à une largeur d’un kilomètre. Après avoir passé au pied du Phou Salao, 
colline de 200 mètres de hauteur environ, qui infléchit le cours du fleuve à l’est, nous 
découvrimes sur la rive gauche l’étroite embouchure du Se Don, en aval de laquelle s’é- 
lèvent le long de la berge des colonnes basaltiques d’un aspect original. A 5 heures du 
soir, nous entrions dans la rivière. Elle est d’une largeur uniforme de près de 200 me- 
tres, el son cours est aussi sinueux que celui de la Seine aux environs de Paris. Notre 
marche devint plus rapide au milieu de ses eaux tranquilles. 

Il était presque entièrement nuit quand nous nous arrêtâmes à un petit village situé 
sur la rive gauche. Notre mandarin d’escorte se hata d'annoncer aux autorités locales la 
visite des étrangers, et s'employa à nous procurer ce qui devenait pour nous le problème 
à résoudre chaque jour, le bon souper et le bon gîte du Fabuliste. La pagode du hameau 
nous fournit le second; nos provisions et quelques achats faits aussitôt, les éléments du 
premier. Pendant que Renaud se livrait à de savantes préparations culinaires, nous lnons 

conversation avec les bonzes et le maire de l'endroit, pour nous former à cette gymnas- 
tique de langage qui devenait notre exercice quotidien. Gestes variés, dessins ingénieux 
étaient appelés au secours de notre ignorance des mots, et il était rare que l’on n'ob- 
tint pas par ce procédé, au bout d’une demi-heure d'efforts, sept ou huit réponses entiè- 
rement contradictoires. Il fallait ensuite satisfaire la curiosité des indigènes, leur expli- 
quer le maniement de nos armes, l’usage de nos montres et de nos ustensiles de toute 
sorte. La conversation se terminait par une distribution de petits cadeaux, tels que des 
aiguilles, des couteaux ou des images qui comblaient de joie ces naïves gens. 

Le lendemain, nous continuames notre reconnaissance : la baisse des eaux se pro- 
uonçait de plus en plus, et au pied des berges droites et hautes de 3 ou 4 mètres qui 
encaissaient régulièrement le cours de la petite rivière, quelques plages de sable ou de 
rocher se montraient çà et là à découvert. Le calme des rives, la marche silencieuse de 
notre pirogue qui s’avançait à la pagaie, encourageaient de nombreux caïmans à venir y 
bäiller au soleil du matin, et sans paraître rien redouter de leur présence, quelques paons 
picoraient à côté d’eux sur la grève. 

Le soir, après avoir remonté dans la direction du nord pendant une trentaine de kilo— 
mètres, nous nous arrêtimes à Solo Niai, village situé sur la rive gauche et qui parait être 
le point d'embarquement des marchandises qui arrivent de l'intérieur à dos d’éléphant. 
Nous étions à peu de distance de chutes considérables qui interrompent la navigation de 
la rivière et que le commandant de Lagrée m'avait recommandé d'examiner avee le plus 
grand soin. Les rives du Se Don, qui jusque-là nous avaient paru assez plates, commen 
caient à s’accidenter ; de petites chaînes de collines ondulaient les environs de Solo Niaï, 
et de tous côtés surgissaient à l'horizon les cimes bleuâtres des montagnes du massif de 
la rive gauche, dont nous nous étions sensiblement rapprochés. Les sauvages qui habi- 


A BASSAC. 


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EXCURSION AUX CHUTES DU SE DON. 199 


tent les versants extérieurs de ce massif faisaient çà et là leur apparition. Nous vimes 
quelques-uns d’entre eux arriver en même temps que nous à la pagode-caravansérail de 
Solo Niaï, avec un chargement d’orties de Chine et de peaux. Sur les contre-forts ouest du 
massif, Mouhot avait signalé l'existence de mines d'argent, et tous mes efforts, lous ceux 
de Renaud, mon interprète en cambodgien, tendirent à obtenir quelques renseignements 
précis sur le lieu de leur gisement. Après beaucoup de pourparlers, nous crûmes com- 
prendre que notre mandarin laotien se faisait fort de nous conduire à un village kha (44a 
est l'appellation générique des sauvages en laotien), où l’on exploitait le précieux métal. 
Nous primes acte de sa promesse, et nous remimes cette excursion à notre retour des 
cataractes du Se Don. 

A peu de distance de Solo Niai, la rivière se bifurque en deux bras étroits. Nous nous 
engageames le 5 octobre au matin dans le bras de l’ouest, mais nous fûmes arrêtés presque 
aussitôt par une petite chute de 2 mètres de hauteur, formée par deux assises rocheuses 
aussi horizontales et aussi régulières que deux marches d’escalier. Nous mimes pied à 
terre etnous nous dirigeâmes vers la partie nord de l’île qui forme les chutes. Nous y étions 
arrivés à midi. Le coup d’œil en est des plus pittoresques. Le Se Don vient directement du 
nord se heurter à la pointe aiguë que lui oppose la masse rocheuse de l’ile, et ses eaux. 
divisées par cet obstacle, retombent des deux côtés en cascades. Dans le bras de l’est, elles 
se précipitent d’une hauteur verticale de 15 mètres, partagée en deux ou trois gra- 
dins par des saillies de rocher d’un effet pittoresque, dans un bassin circulaire à parois de 
lave; dans le bras de l’ouest, elles coulent torrentueusement sur une pente, inclinée à 
45 degrés environ, que coupent çà et là d'énormes blocs de rochers et des aiguilles 
basaltiques contre lesquelles l’onde s’élève en bouillonnant. 

Le 6 octobre, nous redescendions le Se Don jusqu’à Ban Song, village situé à environ 
trois lieues de l'embouchure. Nous y recumes une confortable hospitalité dans la maison 
du Muong Khang ou troisième fonctionnaire dans l’ordre administratif de la province de 
Bassac. Ce mandarin était absent, mais on devait mettre ses éléphants à notre disposition 
pour aller visiter les exploitations d'argent qui se trouvaient, disaïl-on, au pied des pre- 
miers contre-forts montagneux de l’est. 

Le lendemain, en effet, trois de ces nobles animaux, rappelés des pâturages, station- 
naient devant la plate-forme de la maison, et, à 10 heures et demie, nous nous mettions 
en route. La monture de M. Thotel et la mienne étaient des femelles, et chacune d'elles 
était suivie d’un petit en bas âge. Le plus jeune avait un an à peine, le plus ägé en avait 
trois : le premier était de la taille d’un buffle, le second était sensiblement plus haut. Ils 
n'avaient point encore la gravité qui est particulière à leur race, et leurs gambades 
folâtres nous égayèrent beaucoup pendant toute la route. Ils se poursuivaient jusque 
dans les jambes de leurs mères, qui suivaient d’un œil complaisant et attentif les évolu- 
tions de leurs nouveau-nés. Quand ils s’éloignaient trop et que, par une excursion 
trop hardie dans les champs de riz voisins, ils risquaient de s’attirer la colère et les 
coups des cornacs, un cri de la mère les rappelait bien vite : les enfants indociles ac- 
couraient aussilôt, caressaient un instant les mamelles maternelles du bout de leur 


200 SÉJOUR A BASSAC. 


lrompe, puis, apercevant une mare voisine, couraient y puiser de l’eau pour se la jeter 
malicieusement l’un à l’autre. 

En sortant de Ban Song, on traverse une plaine dénudée où la roche apparaît à 
chaque pas en larges plaques noirâtres. Peu après, le terrain se boise et s’ondule légère 
ment. Un fort torrent gronde à peu de distance. Il n’avail guère à ce moment qu'un 
mètre et demi de profondeur, mais le courant en élait fort rapide’. Le plus ägé des deux 
petits éléphants se jeta bravement à la nage, tandis que son compagnon, effrayé par le 
bruit, restait indécis sur la rive. La mère de ce dernier le fit placer contre elle du eûté 
d’amont, de manière à le retenir et le protéger contre la violence des eaux Le jeune ani- 
mal appuya ses jambes contre celles desa mère. Celle-ci s’inclina légèrement, de manière 
à lui donner un point d'appui, et le fit rouler en quelque sorte de ses jambes de derrière à 
celles de devant jusqu’à ce que le torrent fut traversé. Au delà, nous entrames en pleine 
forêt, et j'admirai de plus en plus l'intelligence et l'adresse de ces puissants quadrupèdes. 
Un mot du cornac, un simple geste étaient à l'instant compris d'eux. Tantôt c’étaitune bran- 
che trop basse et nous barrant le passage qu'ils détournaient ou qu'ils arrachaient avee leur 
trompe, tantôt un détour qu'ils calculaient habilement pour ne pas heurter leur cage à quel- 
que tronc noueux. Puis, quand la route était moins obstruée et demandait une attention 
moins grande, leur trompe s’en allait cueillir à droile et à gauche quelques jeunes pousses 
de bambou qu’elle secouait longuement pour détacher la terre adhérente aux racines. L'a- 
nimal n’était satisfait que quand il n’y restait plus un grain de poussière,et si une motte de 
terre rebelle s’obstinait à y demeurer, il la plaçait sous son pied et l’enlevait avec une éton- 
nante précision. Il exécutait tous ces mouvements sans ralentir son allure d’une seconde et 
sans que le cornac püt lui reprocher de sacrifier à sa gourmandise les intérêts du voyageur. 

Le terrain s'élevait graduellement et le sentier que nous suivions gravissail parfois de 
hauts escarpements de roches que j'aurais crus inaccessibles à nos lourdes montures. Eà 
encore elles m'émerveillèrent. Sondant chaque pierre avec leur trompe pour s'assurer de 
sa solidité avant d'y poser le pied ou le genou, elles n’hésitaient pas à se suspendre au 
dessus des profonds ravins qui bordaient la route. En certains moments, je ne pouvais me 
défendre d’une vive appréhension en voyant ma cage s’incliner au-dessus de ces pentes 
rapides et rocailleuses, au bas desquelles coulait quelque torrent invisible. 

Nous rencontrions parfois quelques éléphants chargés d’ortie de Chine et conduits par 
des sauvages qui, un are à la main, utilisaient en chassant leur voyage à travers la forêt. 
Celle-ci avait été incendiée par places, et transformée en rizières, qu'une forte palissade 
protégeait contre les excursions des grands quadrupèdes. Ces cultures nous annonçaient le 
voisinage d’un village kha. Au bout de trois heures de montée, nous étions arrivés sur un pla- 
teau où la forêt, moins épaisse et de plus en plus dévastée par le feu, s’entrecoupait de clai- 
rières herbeuses. Tout autour de nous surgissaient de nombreux sommets de montagnes 
que nous n’apercevions que par intervalles. A 5 heures et demie du soir, nous nous arrê- 

! Le volume d’eau considérable de ce torrent, qui coule entre la montagne isolée de Bathieng et le massif 


principal, me fait supposer que c’est un des principaux cours d'eau qui forment le Se Compho, affluent im- 
portant de la rivière d’Attopeu. (Voy. la carte itinéraire n°9, Atlas, 1° partie, pl. V.) 


EXCURSION AUX CHUTES DU SE DON. 201 


tâmes au milieu d’un petit hameau, composé d’une dizaine de cases et nommé Petoung en 
laotien. Au dire du fonctionnaire de Bassac qui nous escortait, c'était non loin de gt 
les bords d’un petit ruisseau, que nous devions trouver les gisements argentifères que 
nous cherchions. Désirant m’y rendre dès le lendemain matin, je m'informai immédiate 
ment de la distance à parcourir. Mais à ce moment on ne me comprit plus. Des mines 
d'argent? Il n’en avait jamais été question. Nous en parlions pour la première fois. On 
avail cru que nous voulions tout simplement voir les sauvages et la montagne, et on nous 
avait conduits dans la montagne au milieu des sauvages. Quant à voir des mines d'argent, 
c'élait impossible, par une raison très-simple : il n’en avait jamais existé dans la pro- 
vince. Notre stupéfaction était grande. M. Thorel, Renaud et moi nous nous regardions 
sans parvenir à croire à la réalité d’un quiproquo pareil: Nous avions montré ce métal 
lui-même, et si le mot avait pu être mal prononcé, l’objet n'avait pu être méconnu. J'in- 
sistai; Renaud fit appel à tout son savoir en cambodgien pour convainere le mandarin qui 
nous escorlait qu'il nous avait bien réellement affirmé la présence de mines d’argent dans 
cette localité. Nous n’obtinmes que des dénégations faites avec la tranquillité la plus 
grande et l’étonnement le mieux joué. Sans aucun doute les gens du pays avaient réussi à 
faire regretter au fonctionnaire laotien sa franchise première, en lui exposant les dangers 
d’une visite de cette nature. N’allait-on pas, en permettant à des Européens l’apprécia- 
tion des richesses métallurgiques de la contrée, attirer leur attention et celle de Bankok, 
exciter la cupidité des étrangers et des gouvernants, faire augmenter les impôts? Cette 
difficulté qui allait se dresser perpétuellement devant nous pendant tout le reste de notre 
voyage était d'une nature insurmontable : les instances, les menaces, les promesses ne 
faisaient que confirmer la résolution prise. Nous nous résignames et nous reprimes dès le 
lendemain matin la route de Ban Song. Le 9 octobre, à une heure de l'après-midi, nous 
étions de retour au campement de Bassac. 

La contrée avait complétement changé d'aspect depuis notre départ. Les eaux du Cam- 
bodge avaient baissé de plus de 5 mètres; toutes les dépressions de terrain inondées 
s'étaient asséchées, les sentiers avaient reparu; les berges, fertilisées par le limon du 
fleuve, se couvraient de cultures de tabac, de coton, de muüriers, de plantes maraichères, 
Parlout on préparait les engins pour la pêche, on se disposait à arrêter le poisson dans 
les arroyos que la baisse des eaux mettait à see. Dans les campagnes, les riz jaunissants 
appelaient la faux du moissonneur, et l’on construisait déjà les hangars où pendant la 
récolle on dispose les gerbes en carrés symétriques. Dans les villages, on réparait les 
chars qui gisaient démontés et sans emploi sous les maisons, et les bœufs coureurs, rap- 
pelés des terrains élevés où ils avaient passé la période de l’imondation, revenaient re- 
prendre leur service accoutumé. La vie, un instant suspendue, recommençait partout. 

Les relations du commandant de Lagrée avec le roi et les autorités du pays étaient 
devenues de plus en plus intimes et cordiales. Le roi ne perdait pas une occasion de té- 
moigner sa déférence au chef de la mission française ; les questions qu'il lui adressait 
sur le sort du roi de Cambodge et sur les conditions du protectorat de la France, témoignaient 


d’une secrète impatience du joug de Siam. Cetle impatience paraissait d’ailleurs partagée 
Il. 26 


202 SÉJOUR A BASSAC. 


par les mandarins et le peuple, qui saisissaient toutes les occasions d’exagérer les charges 
que le gouvernement de Bankok fait peser sur eux. Tout le monde parlait volontiers et 
avec orgueil de l’ancienne indépendance du Laos et des révoltes qui, après la conquête, 
ont souvent troublé la possession siamoise. 

Une grande fête se préparait dans toute la vallée du fleuve : c’est celle par laquelle les 
populations ont l'habitude de célébrer la fin de l’inondation et de préluder à la récolte. 
Son nom populaire est Aeua Song ou « Fête des bateaux, » et sa signification réelle est un 
hommage de reconnaissance au fleuve, pour la fécondité et la richesse qu'il apporte au 
pays. Le gouvernement de Bankok à su habilement faire tourner au profit de sa politique 


UNE VISITE DU ROI DE BASSAC. 


ces réjouissances populaires, et c’est au milieu de cette fête, en présence du concours de 
peuple qu’elle attire, que le roi de Bassac et tous les gouverneurs de provinces doivent re- 
nouveler solennellement dans une pagode leur serment d’obéissance au roi de Siam. Tout 
est calculé pour rehausser l’éclat de cette cérémonie et pour qu’elle soit un aliment de 
plus à l’allégresse publique. 

Nous avions dù quitter le sala que nous occupions sur les bords du fleuve, et où le roi 
et sa cour viennent assister aux courses nautiques et aux réjouissances publiques. On 
nous avait construit non loin de là un domicile composé de plusieurs cases et emménagé 


FÈTES DE BASSAC. 203 


en vue de nos convenances particulières. Le roi était venu y rendre une visite officielle 
au commandant de Lagrée; son ambition secrète était d'obtenir la présence de la Com- 
mission française et de son escorte armée pour la solennité qui devait avoir lieu à la 
pagode royale. Il paraissait beaucoup tenir à ce que ses sujets pussent constater en quels 
excellents termes il était avec les Français. Le commandant de Lagrée lui promit d’accé- 
der à ce désir. 

Les fêtes commencèrent le 24 octobre. Les Laotiens et les sauvages des parties les plus 
éloignées de la province affluèrent dès le matin au chef-lieu; toutes les pagodes regor- 
gèrent d'offrandes ; les mandarins, les parents, les amis échangèrent entre eux les pré- 
sents d'usage. Le soir, des festins et des concerts s’organisèrent dans toutes les cases; un 
feu d'artifice composé de quelques fusées fut tiré sur le fleuve. 


COSTUMES OBSERVÉS PENDANT LES COURSES DE BASSAC. 


Ce fut le lendemain qu’eut lieu la prestation de serment. Un bonze remplit le person- 
nage du souverain de Siam, et Le roi de Bassac lui jura obéissance et fidélité. En même 
temps, les eaux du fleuve furent solennellement consacrées et bénites ; c'était là sans doute, 
à l’époque de l’indépendance, la partie essentielle de la fête. La présence de M. de Lagrée 
et des quelques baïonnettes françaises qui l’escortaient ne contribua pas peu à sa splen- 
deur. Le eliquetis des armes manœuvrées à l’européenne remplit le roi de fierté et les 
nombreux spectateurs d’admiration. Pour comble de bonheur, un fils naquit ce jour-là au 
roi de Bassac. 

Des régates sur le fleuve remplirent le troisième jour des fêtes et en furent la partie 
la plus intéressante au point de vue des costumes, de l’animation, de la couleur locale. 
Ces longues pirogues, dont quelques-unes atteignaient jusqu'à 28 mètres de long, 


204 SÉJOUR A BASSAC. 


manœuvrées à la pagaie par plus de soixante hommes, portaient chacune les couleurs 
d’un village ou d’une pagode. Des bouffons, la tête abritée derrière un masque grimaçant, 
se démenaient avec rage au milieu des rameurs dont ils excitaient l’ardeur par leurs 
chants et leurs propos souvent lascifs. L'équipage leur répondait par des cris poussés en 
cadence; les nombreuses pagaies frappaient l’eau avec une précision merveilleuse, et la 
barque semblait disparaitre sous l’écume soulevée autour d’elle. Les rameurs khas se fai- 
saient surtout remarquer par la simplicité de leur costume : un morceau de toile, attaché 
par un fil autour de la ceinture, élait le seul et presque invisible ornement de ces corps 
bronzés qui paraissaient émerger du fleuve, tant la pirogue qui les portait était rase sur 
l’eau. 

Le lendemain, notre campement ne désemplit pas de visiteurs. Soit curiosité, soit 
politique du roi, tous les mandarins, tous les chefs de tribus sauvages accourus pour la 
solennité, vinrent saluer M. de Lagrée et furent pour lui une occasion nouvelle de ren- 
seignements et d'études. Le 28, cette brillante série de fêtes se termina par une illumi- 
nalion du fleuve et un nouveau feu d'artifice. De grandes carcasses en bambou, dessinant 
des objets divers et chargées de feux decouleur, furent lancées au courant sur des radeaux. 
Sur tous les points du fleuve, on voyait de fantastiques lueurs répercutées dans l'onde. 
Parfois le feu gagnait la carcasse elle-même et tout s’abimait dans un embrasement gé- 
néral. La science de nos artificiers et de nos machinistes saurait produire de plus grands 
effets avec ce genre d'illumination, mais elle ne dispose jamais d’un fleuve et d’une nuit 
pareils ?. 

Plus de six semaines s’étaient écoulées depuis notre arrivée à Bassac. La saison sèche 
élait complétement établie et nous invitait à reprendre notre voyage. Chaque jour perdu 
pouvait prolonger notre voyage d’une année entière en nous forçant à passer au Laos 
une nouvelle saison des pluies. D'un autre côté, nous n’avions aucune nouvelle du cour- 
rier de Saïgon que nous devions recevoir, on se le rappelle, avant de continuer notre 
route. J'avais à compléter bien des études hydrographiques dans le bas du fleuve. L’in- 
terprète cambodgien, Alexis Om, qui ne s’élait engagé à nous suivre que jusqu'à Bassae, 
désirait vivement retourner au Cambodge. M. de Lagrée se décida done à m'envoyer avec 
cet. interprète à la rencontre du courrier attendu. Il ne mettait pas en doute que je ne 
trouvasse ce courrier déjà arrivé ou sur le point d'arriver à Stung Treng, et il me donna 
pour instruction de ne dépasser ce dernier point qu'autant que je jugerais qu'il y aurait 
un grand intérêt géographique à le faire. Après avoir reçu le courrier, je devais en accu- 
ser réception par lettre au gouverneur de la colonie, confier cette lettre et le courrier de 
l'expédition à l'interprète Alexis, lui faire continuer sa route sur Pnom Penh, et revenir 
moi-même le plus promptement possible à Bassac. 

Pour utiliser le temps passé à attendre mon retour, M. de Lagrée avait résolu de con- 
linuer l'exploration du cours du Se Don que j'avais commencée, de contourner ainsi par 
le nord le massif volcanique de la rive gauche du fleuve et de revenir à Bassac par le sud de 
ce massif, après avoir visité à l'est le Muong d’Attopeu. IL emmenait dans cette excursion 


! Voy. Atlas, 2 partie, pl. XV et XVI. 


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CÉRÉMONIE DE LA PRESTATION DE SERMENT DU ROI DE BASSAC 


VOYAGE A STUNG TRENG. 207 
MM. Joubert et de Carné. MM. Delaporte et Thorel devaient rester au campement de 
Bassac. 

Je partis le 2 novembre au matin, emmenant avec moi, en outre du matelot Renaud, 
un Annamite de l’escorte qu'un ongle incarné rendait impropre à la marche et qui devait 
regagner Pnom Penh avec l'interprète Alexis. J’arrivai le surlendemain à Khong, où je 
fus reçu avec toutes sortes d’attentions et d’égards par le jovial vieillard qui en était le 
gouverneur. Le 5, après avoir suivi une route différente de celle qu'avait prise l’expé- 
dition la première fois, j'étais rendu au sala de l’île de Khon. J'employai toute la journée 
du 6 à explorer à pied les cataractes voisines. La baisse des eaux, en laissant à sec la 
plupart des bras torrentueux qui, à l’époque de l’inondation, sillonnent le groupe d’iles 
dans tous les sens, rendait ces excursions plus faciles. Les Aeua song se prolongeaient 
encore à Khon et dans les villages environnants. Tout était en fête; les pagodes regor- 
geaient de fleurs et d’offrandes; les travaux de la récolte commençaient partout. Je n’eus 
cependant pas trop de peine à obtenir du chef de Khon une nouvelle barque pour con- 
tinuer ma route au-dessous des rapides. 

Le 7, à midi, je quittai Khon, et le 8 novembre, à 11 heures du matün, j'arrivais à 
Stung Treng. 

Du courrier attendu, point de nouvelles. L’insurrection de Pou Kombo, dont nous 
avions presque perdu le souvenir, était devenue menaçante et coupait toutes les commu- 
nications avec Le bas de la rivière. Les rebelles s’élaient établis sur les deux rives et avaient 
fait mine de remonter jusqu'à Stung Treng pour poursuivre la petite expédition française. 
Ils n'avaient renoncé à leur projet qu’en apprenant son départ. Le gouverneur de Stung 
Treng parut fort inquiet en me voyant. Il m’engagea à revenir le plus vite possible sur 
mes pas, de peur que le bruit de ma présence ne se répandit. Beaucoup de sauvages des 
tribus voisines de Stung Treng faisaient cause commune avec les insurgés et avaient 
enlevé, sur son territoire même, des Laotiens étrangers à la querelle. Il ne se sentait pas 
en force pour me défendre et restait effrayé de la responsabilité qui lui incomberait, s’il 
m'arrivait malheur. Le pauvre homme avait la fièvre depuis un mois, et il était devenu 
d’une maigreur excessive. Fallait-il attribuer sa maladie à ses frayeurs, ou ses frayeurs à 
sa maladie? Jé pensai que l’une exagérait au moins les autres, et je commençai par lui 
administrer de la quinine. Le lendemain un mieux sensible s'était prononcé dans son 
état; je lui déclarai que pour achever sa guérison, il me fallait plusieurs jours encore. Je 
voulais gagner du temps et l’intéresser à la prolongation de mon séjour à Stung Treng. 
Cependant Alexis prenait des renseignements qui ne confirmaient que trop le dire du 
gouverneur. Si j'étais convaincu qu’une barque pouvait, sans le moindre danger, grâce 
à la rapidité de sa marche et à la largeur du fleuve, descendre jusqu'à Pnom Penh, je 
voyais d'assez grandes difficultés au retour, pendant lequel il faut suivre l’une ou Pautre 
rive et se haler lentement contre le courant; d’un autre côté, l'importance du courrier 
attendu me faisait un devoir de tenter l'aventure. Je demandai donc avec insistance au 
gouverneur de Stung Treng les moyens de continuer ma route sur Pnom Penh. Il refusa 
avec une énergie dont je ne le croyais pas capable, me représentant le danger certain 


208 SÉJOUR A BASSAC. 


auquel je courais, les reproches qui lui seraient faits plus tard pour m'avoir laissé accom- 
plir une telle imprudence. Il m’affirma de nouveau que les communications étaient im- 
- possibles même pour les simples bateaux de trafiquants, et que, consentirait-1l à me laisser 
partir, je ne pourrais trouver aucun batelier de bonne volonté pour me conduire. Il avait 
envoyé, quelques jours auparavant, des émissaires à la frontière pour lui rapporter des 
nouvelles, et ces émissaires venaient de lui apprendre l'assassinat par les rebelles du gou- 
verneur de Sombor, celui-là même à qui M. de Lagrée avait donné un revolver. Enfin 
il me promit, si je voulais renoncer à mon projet, de faciliter par tous les moyens le départ 
de l'interprète Alexis qui, comme indigène, pouvait cireuler sans éveiller lattention , 
tandis qu'il était toujours impossible de dissimuler la présence d’un Européen. Je dus 
accepter celte dernière combinaison , qui, si elle ne garantissait nullement l’arrivée du 
courrier que nous attendions, permettait au moins de faire parvenir à Saïgon les indica- 
cations nécessaires pour qu’on püt tenter en connaissance de cause de communiquer 
avec nous. 

Je voulus cependant utiliser mon voyage à Stung Treng, et je me proposai d'aller re- 
connaitre le confluent du Se San, la branche la plus sud de la rivière d’Attopeu. Je com- 
mençais mes préparatifs de départ, quand arriva la nouvelle que les sauvages insurgés 
venaient de faire irruption sur ce point et de bruler le village laotien qui s’y trouvait: Le 
gouverneur me fit en même temps de nouvelles et plus vives instances pour m’engager à 
reprendre le chemin de Bassac; mon séjour se prolongeait beaucoup trop au gré de ses 
inquiétudes. Il fallut céder; je remis à Alexis une lettre adressée à l’amiral La Grandière, 
exposant les raisons qui n'avaient empêché d'aller plus loin à la rencontre du courrier de 
la colonie, et je lui recommandai de saisir la première occasion favorable pour effectuer 
son retour à Pnom Penh. Le 12 novembre au matin, je repris le chemin de Bassac. Je 
profitai de mon voyage pour compléter la carte de la partie du fleuve comprise entre 
Stung Treng et les cataractes. | 

Cette carte reste encore bien imparfaite, et les nombreuses iles qui encombrent le lit 
du fleuve sont loin d’y être entièrement et exactement placées. Cest là un travail réservé 
à des hydrographes disposant de plus de temps et de ressources. 

A mi-chemin, entre Stung Treng et Khong, le fleuve coule le long de la rive droite 
entre d'énormes blocs de marbre que les eaux ont creusés et polis. Je fus vivement frappé 
de cette particularité qui avait échappé aux investigations de l'expédition lors de son pre= 
mier passage, la crue des eaux recouvrant à ce moment les berges du fleuve. Quoique 
sans outils, je parvins à détacher quelques fragments de couleurs variées, La proximité de 
ces marbres de notre colonie de Cochinchine, les facilités d'exploitation et de transport 
qu'ils présentent, puisqu'ils sont sur les bords mêmes du fleuve et au-dessous des catas 
ractes, me paraissent devoir appeler l'attention du gouvernement de Saïgon, 

Dans le voisinage de ces marbres, des bancs de sable et des îles en formation élargis= 
sent démesurément le lit du fleuve; et cette partie de son cours n'offre au moment de la 
baisse des eaux qu'un triste et monotone aspect. Les feuilles flétries par les flots boueux 
de l’inondation en gardent la couleur jaunâtre; les arbres frappés par le courant restent 


Méridien de Bassac 
1f 


Le AS \ Ne CARTE DU COURS DU CAMBODGE 
\ entre Stung Treng etlesCataractes de Khon 


dressée par 


FGS GARNIER,LIEUTENANT DE VATSSEAU 


Les sondes sont rapportées & la, fin 
du mois de Novembre, epoque à 
laquelle les eaux avarent descendu 
a féung Treng de Ve metres. 

…__ Limite de Province. 


F = 
el 


© 


st PnKaomin 
fuaPhRemiet (environ 150 “de hauteur.) 


TON IAOES 


B.Sathnon, 
- L 


SI 


Ruines Hhimerss 


Méridien de Bassac 


z 


Grave par Erhard,r Duguay-Trourn 12. Hachette & C2 


…. MCZ LIBRARY 
HARVARD UNIVERSITY 


CAMBRIDGE. MA USA 


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VOYAGE A STUNG STRENG. 


tristement courbés dans sa direction; 
il fait calme, et l’on dirait qu’une tem- 
pête perpétuelle passe dans ces bran- 
ches et les incline sous son effort. 
D'énormes trones abaltus gisent sur 
la rive; d’autres, entrainés par le 
fleuve, sont restés suspendus sur la 
cime des arbres submergés, comme 
les arches d’un pont détruit. Partout 
une apparence de ravages et de ruines 
dissimule une force et une fécondité 
réelles. 

Le fleuve offre au delà de plus 
riants paysages. Ses eaux se déroulent 
le long de plages au sable d’or, au 
milieu d’iles charmantes, qu'il semble 
se complaire à dessiner dans son 
cours. De nombreuses troupes de sin- 
ges s’ébattent en criant sur les arbres 
de, la rive et s'amusent à suivre la 
barque légère qu'emporte le courant. 
A son approche, les cerfs qui bu- 
vaient se retirent lentement: le buffle 
sauvage, qui se frayait un large che- 
min au milieu des hautes herbes, 
s'arrête pour la contempler d’un œæil 
farouche. De nombreuses troupes de 
paons se promènent gravement à 
l'ombre, tandis que sur le sable brü- 
lant, ou sur les rochers noiratres qui 
apparaissent çà et là près des bords, 
d'innombrables caïmans bâillent au 
soleil; des échassiers au bec gigan- 
tesque, de brillants martins-pêcheurs 
fixent le flot d'un œil avide, plongent 
et s’envolent avec leur proie, tandis 
que le poisson, insouciant du danger, 
joue à la surface de l’eau et, dans ses 
ébats, vient retomber dans la barque 
même, bonne fortune inattendue des 
bateliers. 

ie 


209 


VUE DU FLEUVE AU=DESSUS DE LA CHUTE DE SALAPHE. 


210 SÉJOUR A BASSAC. 


Rien de plus animé et de plus vivant que ce paysage; véritable Eldorado de chasseur, 
auquel l’homme manque cependant! 

Des forêts magnifiques s'étendent presque sans interruption sur les deux rives du 
fleuve entre Stung Treng et les cataractes. Il est bien difficile de traduire l'impression 
que laissent dans l'esprit ces gigantesques paysages de l’Asie tropicale : elle semble tenir 
des lieux eux-mêmes je ne sais quoi de caractéristique et d’mtime qui ne saurait se tra- 
duire dans une langue étrangère à ces régions lointaines. Les points de comparaison 
manquent presque complétement pour essayer de la rendre. Ge n’est, du reste, qu'une 
question d'échelle pour le regard. L’œil s'accoutume vite à ces proportions grandioses 
qui se marient si bien à la richesse de la végétation, à ces profusions de verdure qui eou- 
vrent tout, s'accumulent et s’entassent à l'infini et que l’on finit par ne plus voir, par cela 
même qu’elles sont partout. Ces forêts sont désespérément belles et pleines d’harmonies 
étranges : au moindre souffle de brise, le bambou grince et se plaint comme un mût 
courbé par la tempête, la haute cime des dzaô rend un murmure vague et sourd qui se 
propage et se répète comme un long gémissement au travers de cet océan de feuillage. 
La brise cesse, le silence se rétablit; soudain un bruit lointain se fait entendre sous les 
arceaux de la forêt, il se renouvelle toujours plus fort, grandit, approche : il est sur vous. 
On lève la tête : ce n’est qu'une feuille, qui, détachée d’une haute branche, de chute en 
chute arrive enfin jusqu'à terre, après vous avoir fait tressaillir à chacun de ses légers 
chocs. Quelquefois, le cri sonore de l’éléphant retentit dans les profondeurs de la forêt 
dont tous les échos répondent à ce puissant appel ; un mélange indéfinissable de chants 
d'oiseaux et de cris d'insectes lui succède, et la sauterelle cambodgienne domine ce vague 
accord de son éclatant refrain dont la note sèche et criarde s’affaiblit lointaine, emportée 
dans son vol rapide. On prète l’oreille : c’est le sourd murmure du fleuve qui eroit et 
décroit soudain ; non : c’est le bruit lourd et confus des berges de sable qui s’écroulent 
et que les eaux emportent dans leur cours. Le soleil est couché, la nuit est venue : on ne 
suit plus qu'à grand'peine le sentier tortueux qui serpente sous les grands arbres : les 
trones des ban-langs se dressent à chaque détour comme de blancs fantômes ; l’on songe 
en frémissant à l'ennemi toujours invisible, toujours présent de ces contrées, le tigre, 
dont l’heure est venue, et l’on revient, en pressant involontairement le pas, auprès du 
feu du campement. | 

Arrivé aux caltaractes, j’essayai de me faire conduire à la chute de Papheng, mais mes 
baleliers refusèrent de dépasser la petite île située entre la rive gauche et Sdam. A la 
pointe nord de cette ile, je pus apercevoir l’écume formée par la chute, et en entendre le 
bruit. J'étais de retour à Khong le lendemain. J’abandonnai la route directe de Bassae, 
pour reconnaître entièrement la rive droite du fleuve, qui décrit un immense arc de cerele à 
l’ouest de Khong. Je passai par le canal nommé Huei Ang Kong qui sépare la pointe sud 
de l’île de Khong de Don Nam Kouap et qui n’a pas plus de 10 à 15 mètres de large. Le 
courant se dirige dans ce canal de l’est à l’ouest pendant la saison des pluies et en sens con- 
traire pendant la saison sèche. Je me rendis à Compong Cassang, village de la province 


O? 
cambodgienne de Tonly Repou, situé sur la rive droite du fleuve, au-dessous de l’embou- 


2 idées 


VOYAGE A STUNG TRENG. 911 


ei 


chure de cette rivière. Tonly Repou n’a plus aujourd’hui aucun grand centre de population. 
= Q J . 2 ae e < E à O T Le 0 
Il y à à peine 400 inscrits cambodgiens dans toute la province; les Kouys forment le reste 
de la population. De nombreuses routes relient les bords du fleuve avec Compong Soai, 
Caker et Angcor; mais le Stung Sen ou rivière de Compong Thom est difficile à traverser 
ans les nartiae h: : à nl ; Un: . re 
dans les parties hautes de son cours'. De Compong Cassang, je remontai la rivière de 
lonly Repou jusqu'à l'extrémité ouest de Don Khmao et je rejoignis l’île de Khong par 
Don Hen et Don Coi. Toute cette région est excessivement habitée et cultivée. Le 
courant est très-fort et difficile à remonter dans 


Meridien de Bassac 


le groupe d'iles qui s'étend entre Khong, la rive 
droite du fleuve, et Nam Kouap; la profondeur, 
aux basses eaux, est très-faible dans toute cette 
zone qui se hérisse alors de bancs de roches; au 


nord de l’embouchure du Tonly Repou, la pro- 
fondeur moyenne du fleuve augmente et le eou- 
rant diminue. 

J’examinai également avec le plus grand soin le 
groupe d'iles de Don Sai, situé à mi-chemin entre 
Khong et Bassac. Dans la partie est, des coulées de 
lave et des roches volcaniques forment le sous-sol 
des iles et des bancs. La montagne de Phong Pho, 
qui s'élève vis-à-vis de ce groupe d’iles sur la rive 
gauche du fleuve, a été jadis sans doute un volcan 
en activité. Ses dernières assises se prolongent sous 
le lit du fleuve qu’elles rétrécissent brusquement 
et dont elles rejettent les eaux sur la rive droite. 
Aussi le courant s’accélère-t-il brusquement, et la 
profondeur du fleuve, qui est en moyenne de 7 à 
8 mètres au-dessus et au-dessous de cet étrangle- 
ment, devient-elle un instant très-considérable; 


je ne trouvai pas de fond à 25 mètres. au 
Le 23 novembre, j'étais de retour à Bassac. Le Meridien de Dassae 


commandant de Lagrée, qui était parti le même Eee nn 


Les sondes sont rapportées au 22 novembre, époque à 
laquelle le fleuve avait baissé à Bassac de 8,50. 


jour que moi pour l’exeursion dont j’ai parlé plus 
haut, était encore absent. Je ne retrouvai au eam- 
pement que MM. Delaporte et Thorel, qui savaient déjà par les reporters de la localité 
linutilité de ma tentative. 

L'un des Francais de notre escorte s'était livré à des actes d’inconduite et d’indisei- 
pline qui avaient causé quelque émoi dans le village. M. Delaporte avait dù réclamer 
l'intervention du roi de Bassac. Le coupable était aux fers, gardé par des gens du pays. La 


L Voy. la Carte générale de l'Indo-Chine, Atlas, 1" partie, pl. IL 


212 SÉJOUR A BASSAC. 


partie européenne de notre escorte, choisie trop à la hâte, ne paraissait pas comprendre 
le genre de sacrifices qu'on attendait d'elle et l'extrème réserve qu’elle devait montrer dans 
ses rapports avec les indigènes. Dans ces conditions, elle devenait plus embarrassante 
qu'utile, et nous devions songer à la renvoyer. 

Le 4 décembre, M. de Lagrée et la partie de la Commission qui l’avait accompagné 
dans son excursion d’Aflopeu, nous rejoignirent au campement de Bassac. Je vais faire un 
récit sommaire de leur voyage !. 

MM. de Lagrée, Joubert, et de Carné, accompagnés de trois hommes de notre escorte 
et de interprète laotien Alévy, étaient partis de Bassac le 2 novembre. Ils avaient remonté 
le fleuve en barque jusqu'à l'embouchure du Se Don; puis, ils avaient suivi le cours de cette 
dernière rivière jusqu’au village de Solo Niaï, refaisant ainsi le trajet que j'avais accompli 
moi-même dans les premiers jours d'octobre. Les eaux du Se Don avaient sensiblement 
baissé depuis cette époque, et quelques-uns des rapides, tels que Keng Keo et Keng Solo 
qui, au moment de mon passage, ne m'avaient offert aucune difficulté, arrêtèrent quelque 
temps les voyageurs ; à Keng Solo, rapide situé un peu en aval de Solo Niaï, les bateliers 
durent se mettre à l’eau et trainer les pirogues au milieu des broussailles et des pierres qui 
encombrent là le lit de la rivière. 

A Solo Niaï, M. de Lagrée et ses compagnons quittèrent leurs barques et remontè- 
rent à pied, le long de la rive gauche, jusqu’au-dessus des chutes du Se Don. M. de Lagrée 
constata que ces chutes n’interrompent pas absolument la navigation du fleuve : les indi= 
gènes font passer les barques, en les trainant sur des rouleaux pendant un espace de 300 
à 400 mètres, sur une petite ile qui se trouve le long de la rive gauche et qui avait 
échappé à mon examen : on se rappelle que j'avais vu les chutes de la pointe de la 
grande ile qui sépare le Se Don en deux bras. 

Le 7 novembre, la petite expédition repartit en barque de Ban Keng Pho, grand vil= 
lage situé sur la rive droite du Se Don, en amont des chutes. On continua l’ascension de 
la rivière; sa largeur est de 200 mètres environ, son courant presque insensible et sa 
profondeur de 8 à 10 mètres jusqu’à Kham tong niaï, chef-lieu de province relevant 
directement de Bankok et où M. de Lagrée passa la journée du 8. De Keng Pho à Kham 
tong niaï, les rives du Se Don sont assez peuplées et cultivées en coton et en tabac. Ban 
Keng Kouang est le village qui sert de limite à Bassac. Sur la rive droite de la rivière et 
à peu de distance, s’échelonnent les premiers sommets d’un massif montagneux, appelé 
par les indigènes Phou Cangnuhong.… 

A Kham tong niaï, les voyageurs trouvèrent un logement tout préparé pour les rece= 
voir. Le gouverneur, vieillard vénérable, prit connaissance des passe-ports de Siam et 
s'empressa, après leur lecture, de fournir à M. de Lagrée les moyens de continuer sa 
route; celui-ci reçut la visite d’un membre de la famille royale de Vien Chan, à qui le gou- 


1 Les éléments de ce récit sont : 1°le journal de l’expédition, tenu jour par jour sous forme d’un journal de 
bord ; 2° les renseignements fournis par les membres de la Commission qui accompagnaient M. de Lagrée. Les 
appréciations générales sont extraites du rapport adressé par M, de Lagrée au gouverneur de la Cochinchine. 
Consultez la carte itinéraire n° 2, Atlas, 4° partie, pl: V. 


VOYAGE A ATTOPEU. 213 


vernement siamois interdisait le retour dans son pays, et qui s'était fixé à Kham tong niaï. 

Au delà de Kham tong miaï, le Se Don se rétrécit, sa profondeur augmente, son cou- 
rant reste insensible. M. de Lagrée s'arrêta quelques instants à Muong Cong, chef-lieu 
d’une petite province qui dépend de Kham tong niaï. Le 10 novembre, la rivière se trouva 
barrée par Keng Catay, rapide qui nécessita le déchargement des barques et qui est causé 
par un dénivellement d’un mètre environ dans le lit de la rivière. Ses eaux coulent là sur 
un fond de grès. À quelques milles au-dessus de ce rapide, se trouve le village de Chou 
Hong, qui, par une anomalie très-fréquente au Laos, relève de Bassac, quoique se 
trouvant sur le territoire de Kham tong niaï. 

Les voyageurs couchèrent le 10 novembre à Muong Sapat, qui, comme Muong Cong, 
dépend de Kham tong nai. La largeur de la rivière se réduit en ce point à 80 mètres 
environ. 

Le lendemain, l'expédition arriva de bonne heure à Smia, petite province qui dépend 
de Kémarat, important chef-lieu situé sur la rive droite du Cambodge, à une assez grande 
distance dans le nord-ouest. C’est à Smia que prend fin la navigation du Se Don. Nos 
voyageurs suivirent à pied la rive gauche de la rivière jusqu'au village de Keng noï auprès 
duquel se trouve une chute de 8 à 10 mètres de hauteur. A partir de ce point, le Se Don 
devient excessivement sinueux, les rapides s'y succèdent sans interruption, et la route 
qui se dirige vers le Muong voisin de Saravan, en abandonne les rives pour tra- 
verser en ligne droite une immense plaine herbeuse, coupée de forêts et de rizières. M. de 
Lagrée et ses compagnons la franchirent à pied pendant que leurs bagages les suivaient 
à dos d’éléphant. Le pays devenait plus désert, les quelques cultures disséminées çà et là 
appartenaient aux tribus sauvages qui habitent les pentes des montagnes; de temps à 
autre on apercevait un indigène accroupi au sommet d’un de ces hauts miradors, où, à 
l'abri des bêtes féroces, les agriculteurs indo-chinois surveillent leurs plantations. La 
roule elle-même n’était qu’un étroit sentier, impraticable pour les chars. Un seul village 
laotien se rencontre entre Smia et Saravan : c’est Ban Tikout, qui sert de frontière à ces 
deux provinces. 

Saravan, où M. de Lagrée arriva le 13 novembre, est situé sur la rive gauche du Se 
Don; c’est un grand village agréablement situé et qui sert d’entrepôt aux produits de lin- 
dustrie des tribus sauvages qui l'entourent de toutes parts. Les habitations ont un air 
d’aisance remarquable ; les pagodes sont nombreuses et richement décorées. Deux mai- 
sons étaient prêtes pour recevoir les voyageurs français, d’autres étaient en construction. Les 
autorités locales s’attendaient sans doute à voir apparaitre la suite nombreuse de porteurs 
et degens de service qui accompagnent toujours dans le Siam les mandarins en voyage. 

M.'de Lagrée passa à Saravan la journée du 14. Le gouverneur vint lui rendre visite 
et fit écrire soigneusement par un secrétaire les noms et les qualités de ses hôtes. Il se 
montra fort empressé envers d'eux, et, dès le lendemain, il mit à leur disposition six élé- 
phants et vingt hommes d’escorte. Il s’excusa de ne pouvoir faire davantage; mais 1l était 
obligé de partir lui-même pour faire une tournée religieuse dans les diverses pagodes de 
sa province, et quatorze éléphants lui étaient indispensables, 


214 SÉJOUR A BASSAC,. 


Au delà de Saravan, la route franchit plusieurs fois, à travers forêt, le Se Don, qui 
se réduit ici aux proportions d’une petile rivière et dont les sinuosités dessinent les der- 
miers contre-forts du massif montagneux où il prend sa source. La hauteur relativement 
considérable de sa vallée et le voisinage des montagnes produisaient un sensible abaisse- 
ment de température, et le matin le thermomètre accusa à plusieurs reprises une tempé- 
rature de 12° à 13°, qui parut très-froide à des gens habitués aux chaleurs tropicales de la 
Basse-Cochinchine. 

Le 17 novembre, l’expédition quitta définitivement le Se Don qui s’enfonçait dans le 
sud à l’intérieur des montagnes et qui n'avait plus que 10 mètres de large. Les voyageurs 
franchirent peu après la ligne de partage des eaux de la vallée du Se Don et du Se Cong. 
La forêt devenait moins frayée et la marche des éléphants plus lente. La route montait ét 
descendait sans interruption des collines rocheuses au milieu desquelles coulaient de nom- 
breux ruisseaux se dirigeant tous vers le Se Cong. On campa le soir au confluent de Pun 
d’eux avec celte rivière qui a déjà en ce point plus de 100 mètres de large. 

La vallée du Se Cong est à un niveau très-sensiblement inférieur à celui de la partie 
correspondante de la vallée du Se Don; cette différence fut surtout sensible à M. de Lagrée 
par la comparaison de la température. Le thermomèlre, qui, après Saravan, était descendu 
à12°, 5, se releva de 2 degrés sur les bords du Se Cong. 

Au dire des porteurs laotiens, ce premier campement sur les rives désertes de la ri= 
vière d'Altopeu n’était pas sans danger; les animaux féroces étaient fort nombreux dans 
le voisinage. Aussi, l’escorte indigène de M. de Lagrée alluma de grands feux et dressa 
à la hâte un petit autel à Bouddha. 

Ce ne fut qu'après deux jours de marche le long de la rive droite du Se Ceng, que 
la population apparut sur ses bords et que les voyageurs purent continuer leur route en 
barque. Au point d'embarquement, Ban Coumkang, le Se Cong a 150 mètres de large 
et un courant de 3 ou 4 milles à l'heure. Le 20 novembre, les voyageurs passèrent de- 
vant l'embouchure du Se Noï, affluent de la rive droite, qui sert de limite aux provinces 
de Saravan et d’Atiopeu. 

À Ban Coumkang, M. de Lagrée avait rencontré un mandarin siatnois en tournée 
dans le pavs. Il y avait en ce moment dans tout le Laos inférieur un grand nombre 
d’envoyés de Bankok, chargés de réveiller le zèle des gouvernants et de faire au nom du 
roi une sorte de commerce forcé qui, pour les populations, s’ajoute aux charges de l’im= 
pôt; c’est ainsi que Sa Majesté Siamoise fixe elle-même les quantités de cire, d'ivoire et 
d’autres produits indigènes qu’on devra lui remettre en échange des cotonnades et des 
autres objets d'exportation européenne qui n’ont pu être écoulés à Bankok. Ce man- 
darin avoua naïvement au chef de la mission française, qu’il avait reçu l’ordre de s’in- 
former de tous nos actes et de prendre note de tous les cadeaux et de toutes les dépenses 
que nous ferions. M. de Lagrée put constater par son propre dire que la Commission fran 
çaise laissait derrière elle une excellente réputation, et que son voyage avait dissipé une 


partie des appréhensions qu'a excitées jusqu’à présent au Laos l'annonce de la venue des 
Européens. 


TRIBUS SAUVAGES DE LA VALLÉE DU SE CONG. 215 


C4 


Le 21 novembre au soir, M. de Lagrée arriva à Attopeu. Jusqu'à ce point, le Se Cong 
coule au pied des dernières pentes du massif de Phou Luong. Ses berges sont peu 
élevées et semblent n indiquer que des crues de 4 ou 5 mètres. Sa largeur dépasse 
200 mètres, sa profondeur est de 3 à 4 mètres, son courant de deux milles à l'heure. 

Attopeu est bâti au confluent du Se Gong et du Se Khman. Un grand nombre de 
villages/sauvages se groupent dans ses environs; ils appartiennent aux tribus des Lové. 
des Huey et des Souc. Les Lové me paraissent appartenir à la grande tribu désignée 
sous les noms différents, mais synonimes, de Proons, de Brau ou de Thpouons. L’expé- 
dition de M. de Lagrée visita un de leurs villages situé au sud d’Attopeu, sur les hauteurs 
qui bordent la rive gauche du Se Cong. Il était entouré d’une palissade, et au-dessus de 
la porte, qui y donnait accès, pendait un morceau de bambou couvert d'inscriptions ?. 
Les maisons, au nombre de 70 ou 80, sont construites en demi-cerele. Elles sont 
toutes d'un modèle uniforme : leur forme est rectangulaire, et elles ont une largeur de deux 
mètres et demi environ, sur trois mètres de long et deux mètres de haut: elles sont, 
comme les habitations laotiennes, supportées par des poteaux qui ménagent entre le sol 
et le plancher un espace qui sert de basse-cour ; les deux pignons sont percés de deux 
portes qui se correspondent. Les hommes sont généralement grands et bien faits ; le nez 
est plus droit, le front plus développé que celui des Laotiens. Ils portent les cheveux 
longs ; des bracelets de fil de laiton, des colliers de verroteries, des cylindres de bois 
passés dans le lobe des oreilles, forment les traits les plus saillants de leur parure. Je 
crois que la grande tribu des Proons doit être rattachée plutôt au groupe Malayo-au- 
tochthone des Rade et des Chams qu'au groupe des Huey, des Souc, des Banar, etc. 
(Voy. ci-dessus, p. 112.) II ya des Proons indépendants qui habitent le massif montagneux 
appelé Phou Bang chioï, dans le N.-N.-E. de Sieng Pang. Ce ne sont pas les seules 
tribus qui habitent cette zone ; il faut citer encore les Boloven, les Iahoun, les Hin, qui 
se trouvent disséminés dans la région comprise entre Khamtong niaï, Saravan et Attopeu. 
Ces populations, auxquelles les Laotiens donnent le nom générique de Khas, les Anna- 
mites celui de Mois, les Cambodgiens celui de Pennongs, sont plus nombreuses qu'on 
ne l'estime généralement, et l’on s'étonne à bon droit qu'elles aient pu être sou- 
mises par les Laotiens. Elles sont actives, agiles, industrieuses; leurs cultures attes- 
tent des soins intelligents, et un grand nombre des produits de leur travail portent 
un cachet particulier de délicatesse et d'élégance. L'absence de tout lien religieux ou 
politique entre les diverses tribus peut seule expliquer leur asservissement. Il est pro- 
bable qu’il faut toutes, ou à peu près toutes, les rattacher à un trone commun. Le plus grand 


1 Ce sont les Khas Tampuens de Bastian, Die Vœlker des œstlichen Asien, t. IV, p. 294. 

2 Il est bien regrettable que les voyageurs n'aient point rapporté un spécimen de ces inscriptions. Peut- 
être les caractères en sont-ils empruntés à l'écriture cambodgienne ou aux hiéroglyphes chinois; peut-être 
aussi sont-ils parliculiers à ces sauvages, et dans ce cas, ils seraient du plus grand secours pour résonne pus 
téressante question d'ethnographie et d'histoire que soulève la présence de ces populations au milieu des habi- 
tants d’origine mongole qui les ont asservies. Voy. Atlas, 2° partie, pl. I, les figures 3, 4 et 5. Elles donnent 
une idée assez juste du type qui est le plus ordinaire chez les tribus de la vallée du Se Cong. 


216 SÉJOUR A BASSAC. 


nombre d’entre elles ne sont sans doute que les débris des anciens regnicoles du Tsiampa. 
Dans la province d’Attopeu, le nombre des Laotiens inscrits n’est que de 1,000 environ, 
alors que l’on peut évaluer à 8,000 par le chiffre de l'impôt, le nombre des sauvages 
inserits. Ces chiffres feraient ressortir une population de 6,000 Laotiens environ, contre 
un total de 36,000 sauvages !. On a conservé dans le pays lesouvenir d’une révolte terrible 
dont la répression a exigé les plus vigoureux efforts. Vers 1820, un bonze laotien se 
disant inspiré, souleva les sauvages, s’empara de toute la contrée et saccagea Attopeu, 
Saravan et Bassae. 

Des tribus complétement indépendantes habitent, à l’est d’Atlopeu, la région mon- 
tagneuse qui sépare la vallée du Cambodge de la Cochinehine. Les Laotiens les dési- 
gnent sous l'appellation générale de Khas Cat ou de Khas Haï. (a? signifie en laotien, 
mauvais, méchant. Cat dérive d’une expression cambodgienne qui a la même valeur.) 
Ces tribus ne souffrent l’approche d'aucun étranger et n’ont de relations qu'avec les 
tribus soumises. Il ne parait plus y avoir aucun Cambodgien dans la vallée de Se Cong, 
où Wusthof signalait encore au milieu du dix-seplième sièele l'existence de cet élément de 
population. L'ancienne domination des Khmers n’est plus attestée que par la profonde em- 
preinte qu’elle a laissée dans le langage des tribus sauvages, et par quelques ruines, peu 
importantes, disséminées aux environs de Sieng Pang et d’Attopeu. 

La province d’Aftopeu paye entièrement son impôt à Siam en poudre d’or. Ce sont les 
sauvages qui se livrent à l'exploitation des sables aurifères que charrie le Se Cong. Les 
Laotiens se procurent par voie d'échange la quotité de leur impôt. Cet impôt est de trois 
anching® d'or pour les Laotiens et de six pour les sauvages, et 1l équivaut environ à 
28,771 franes de notre monnaie. Du temps de Wusthof, Aftopeu s'appelait Namnoy et 
payait au roi du Laos un impôt de six kilogrammes d’or, c’est-à-dire d’une vingtaine de 
mille francs*. On voit que depuis cette époque la production a augmenté ou que les exigen- 
ces des gouvernants sont devenues plus grandes. C’est aux eaux basses, après la mois- 


son, que les villages viennent s'établir pendant un mois ou deux sur les îles ou les atter- 


rissements du fleuve pour le lavage des sables aurifères. Ce travail ne rapporte guère que 
50 ou 60 centimes par jour et par travailleur; il serait plus rémunérateur si l’on pouvait 
remonter plus près des sources des rivières; mais les tribus insoumises interdisent à tous 
l’accès de leurs montagnes. 

Attopeu, comme on l’a déjà vu, est le centre du commerce des esclaves. M. de Lagrée 
et ses compagnons restèrent frappés de la frayeur qu’éprouvent les sauvages soumis, à la 
vue seule d’un étranger : aucun d’eux n’ose voyager isolément ou s’écarter de son village. 
Il n’est point étonnant qu'un pareil trafic ait développé les plus mauvais instincts chez 
les populations laotiennes qui s’en rendent coupables. M. de Lagrée eut vivement à se 


1 Je prends quatre et demi pour le chiffre moyen d'individus composant une famille, ou fournissant un inscrit: 
Le surplus de 1,500, ajouté à la populalion laotienne, pour arriver, à l’aide de cette multiplication, au chiffre 
de 6,000, représente les mandarins, leurs esclaves, leurs familles, et les bonzes, quisont exempts d'impôt. 

2? L’anchinge vaut quatre-vingts ticaux. 

# Voy. ci-dessus, p.143, et le Bulletin de la Société de Géographie, sept.-oct. 1871, p. 256. D 


RETOUR D’ATTOPEU A BASSAC. 917 


plaindre des habitudes de mensonge et de fourberie qu'il rencontra chez les autorités 
laotiennes de la vallée du Se Cong. A Altopeu il dut lutter plusieurs jours contre le 
mauvais vouloir de l'entourage du gouverneur. On voulait le forcer à passer par la pro- 
vince de Khong pour s'en retourner à Bassac, ce qui naturellement allongeait beaucoup 
la route à faire. Ce ne fut qu'au bout de cinq jours, et après avoir été obligé d'employer la 
menace, qu'il obtint les moyens de transport et l'itinéraire qu’il jugeait convenables. 

Pendant son séjour à Attopeu, M. de Lagrée fut pris d’un violent accès de fièvre qui 
donna un instant de vives inquiétudes à ses compagnons. 

Malgré l'importance de la situation commerciale d’Attopeu, aucun Chinois n’y a fixe 
sa résidence, en raison, dit-on, de linsalubrité du pays. On y trouve quelques colpor- 
teurs birmans qui vendent des pierres brillantes et de la verroterie venues d'Europe. 
On y fabrique des étoffes de coton à dessins variés. 

M. de Lagrée repartit d'Attopeu le 28 novembre; il descendit le Se Cong en barque 
jusqu’à Tapac. En ce point, la rivière a 150 mètres de large, ses berges sont très-hautes, 
et, d’après les indigènes, le niveau de l’eau s’élèverait au mois de septembre, époque des 
grandes crues, à 12 mètres au-dessus du niveau actuel. 

Les voyageurs quittèrent à Tapac les rives du Se Cong, pour faire route directement à 
l’ouest sur Bassac. S'ils avaient continué à descendre la rivière, deux autres routes se se- 
raient présentées-à eux : l’une, partant du rapide appelé Keng Phao, l’autre, de Sieng 
Pang, et toutes deux aboutissant, après deux jours de marche, aux environs de Khong. La 
dernière de ces deux routes est praticable pour les chars, et les indigènes lui attribuent 
une longueur de 1,900 sens !. 

La caravane française se composait de sept éléphants, de quinze Laotiens et de qua- 
rante-trois sauvages; cette nombreuse escorte était rendue nécessaire par les voleurs qui 
infestaient, disait-on, les forêts que l’on allait traverser. 

Le 30 novembre, l'expédition traversa une rivière presque aussi considérable que le 
Se Cong, le Se Pean, dont la largeur est d’une centaine de mètres, la profondeur d’un 
mètre, et dont le courant rapide est difficile à franchir au moment des pluies. Le Se Pean 
se jette dans le Se Cong, un peu au-dessus de Keng Phao. 

_ Le lendemain, les voyageurs traversèrent le Se Compho, affluent du Se Pean, à son 
confluent avec le Huei Keua, ou « ruisseau de sel, » dans le lit desséché duquel des 
sauvages recueillaient des efflorescences salines. Le Se Compho a de 60 à 80 me- 
tres de large et ses eaux n’offrent pendant la saison sèche qu’une profondeur moyenne 
de 50 centimètres. Le Huei Keua a uné largeur de 30 à 40 mètres el ne roule 
qu'une mince nappe d’eau. Le Se Compho forme la limite des provinces d’Attopeu 
et de Bassac. Au delà, le sous-sol dé la contrée est formé de roches d’une nature 
poreuse et de nombreuses flaques d’eau apparaissent çà et là dans les dépressions du 
terrain. Un arbre de la famille dés myrtacées, le Caréya arborea?, domine dans toute 


1 Le sen vaut environ 38 mètres, ce qui donne à la route dont il est question un développement de 72,200 
mètres. 


2 Le nom cambodsien de cette essence est Rang; les Annamites l’appellent Vu’ng. 
I. 28 


218 SÉJOUR A BASSAC. 


celle région el allerne avec les bambous qui croissent sur les bords des rivières. 

Le 4 décembre, M. de Lagrée arrivait sur les bords du grand fleuve, vis-à-vis de l'ile 
Deng, et s’embarquait avec ses compagnons de route pour traverser le Cambodge et 
regagner Bassac. 

Il avait mis un mois à faire le tour complet de ce grand massif montagneux, qui se 
projette perpendieulairement à la grande chaine de Cochinchine, et dont les dernières 
ramifications se prolongent jusque sur la rive droite du Cambodge. Il résultait de cette re- 
connaissance que ce massif occupe, sur la rive gauche, un espace presque cireulaire de 
plus de soixante milles de diamètre, limité au nord et à l’ouest par le cours du Se Don 
et du Cambodge, à l’est par celui du Se Cong. Ses arêtes sont très-élevées et paraissent 
enserrer au centre de grandes vallées ou de grandes plaines, qui sont, dit-on, inhabitées. 
Sur les versants extérieurs et dans toutes les directions, apparaissent des traces irrécusables 
de puissantes actions volcaniques. Ce sont, tantôt de puissantes coulées de lave que les tor- 
rents suivent aujourd’hui et mettent à nu, tantôt d'immenses amas de scories ou de terres 
torréfiées. Ce massif et ceux plus pelits qui l’avoisinent, tels que celui de Phong Pho, 
devaient offrir jadis de nombreux centres d’éruption. 

Dès l’arrivée du chef de l’expédition, je lui rendis compte de l’interruption de nos 
communications avec la colonie, causée par la rébellion du Cambodge. M. de Lagrée fut 
vivement affecté de ce contre-temps. La scrupuleuse attention qu'avaient apportée tous 
les gouverneurs de province à vérifier nos passe-ports, lui avait démontré de quelle né- 
cessité nous seraient plus fard les lettres de Pékin. D'un autre côté, les difficultés et les 
lenteurs qu’entrainait la réunion des moyens de transport qui nous étaient indispen- 
sables, l'obligation d'en changer à chaque chef-lieu de province, lui faisaient gravement 
sentir les inconvénients de notre grand nombre, inconvénients que l’inconduite de 
quelques-uns des Européens de l’escorte aggravaient encore. Enfin la saison sèche était 
déjà fort avancée el tout nouveau retard allait être excessivement préjudiciable à la 
reussite du voyage. Il fallait donc communiquer à tout prix et le plus vite possible avec la 
colonie, pour en recevoir les papiers qui nous manquaient encore et pour nous débar- 
rasser d’une partie de notre personnel. 

Sur ces entrefaites, le 16 décembre, l'interprète Alexis Om, que j'avais, on se le 
rappelle sans doute, laissé à Stung Treng pour y attendre une occasion de revenir au 
Cambodge, nous rejoignit à Bassac. Il avait dû renoncer à son voyage : pour longtemps 
encore la route du fleuve paraissait fermée, et il ne lui avait pas paru prudent de séjour- 
ner aussi près de la frontière cambodgienne. M. de Lagrée songea alors à renvoyer 
cet interprète à Pnom Penh par l’ouest du grand fleuve, en lui faisant traverser la 
région qui sépare Bassac d’Angcor. Par cette route, on n’a à traverser que des territoires 
soumis à Siam. Quant à la navigation du grand lac, entre Angcor et Pnom Penh, M. de 
Lagrée pensait qu’elle devait être restée libre et à l'abri des incursions des rebelles. Dès 
son arrivée à ce dernier point, Alexis prierait le chef de la station du Cambodge de faire 
parvenir à l'expédition, par la même voie, les paquets qu’il devait avoir reçus pour elle. 

Pendant ce temps, nous devions nous rendre à Oubôn. 


SÉJOUR A BASSAC. 219 


Comme Bassac, Oubôn est le chef-lieu d’un petit royaume laotien, tributaire de Siam. I] 
est situé sur les bords d’un important affluent de la rive droite du Cambodge, le Se Moun 
qui vient de Korat, l’une des villes les plus considérables de l'empire siamois. Il fallait, 
pour aller à Oubôn, remonter le Cambodge pendant trois jours environ et le Se Moun 
pendant un temps à peu près égal. 

Dès le 7 décembre, M. de Lagrée avait demandé au roi de Bassac les pirogues néces- 
saires pour ce voyage. Mais le Se Moun n’est pas en cette saison navigable pour des 
barques aussi grandes que celles qui nous avaient servi jusque-là ; il en fallait de plus 
petites et par conséquent un plus grand nombre; nous étions au moment de l’année 
où la circulation commerciale est le plus active et où les moyens de transport sont le 
plus recherchés. Le roi de Bassac se préparait à aller à Korat et de là à Bankok. De 
son côté, un mandarin siamois, de passage à Bassac, réclamait des barques. Un frère du 


LA CHASSE AUX PAONS. 


roi d'Oubôn arriva le 18 décembre se rendant à Khong et eut également besoin de ba- 
teaux et de rameurs. Nous nous trouvions dans les circonstances les moins favorables pour 
effectuer rapidement notre départ. 

Le roi de Bassac faisait tous ses efforts pour nous faire prendre patience et justifier les 
délais que demandaient les chefs des villages ; il comprenait notre impatience, mais il 
devait compter avec la force d'inertie et l’indolence habituelles de ses sujets. Il se préoc- 
cupait beaucoup des questions que le roi de Siam ne manquerait pas de lui adresser sur les 
travaux de la Commission française et il voulut que je lui fisse connaître l’usage de mes 
instruments et le résultat de mes calculs sur la largeur du fleuve, et la hauteur des mon- 
tagnes environnantes. Je lui remis une copie agrandie de la carte des environs de Bassac. 
qu'il s’estima très-heureux de porter à son suzerain. 

Cependant nous voyions se passer dans lattente l’un des meilleurs mois de la saison 


290 SÉJOUR A BASSAC. 


sèche. Heureusement, les environs de Bassac présentaient de trop agréables parties de 
chasse ou de promenade et nos relations avec les habitants, devenues plus familières et plus 
intimes, nous offraient des sujets d'observations trop intéressants et trop nouveaux pour 
que nous ne trouvions pas à employer nos journées d’une facon utile ou amusante. La 
poursuite des cerfs ou des paons, excessivement nombreux dans le voisinage de Bassac, 
les différentes cérémonies par lesquelles les Laotiens célèbrent le mariage ou la mort, 
l'exercice de la justice indigène, nous ont fourni tour à tour de fréquentes occasions 
de distraction et d'étude. Les faits que je citerai dans le chapitre spécial consacré à l’or- 
ganisation et aux mœurs du Laos, ont presque tous été observés pendant notre long séjour 
à Bassac. 


RADEAU LAOTIEN. 


VIII 


’ 


COMMERCE DE LA VALLÉE DU FLEUVE DE BASSAC A PNOM PENH. — NAVIGABILITÉ, DÉBIT 
ET MARNAGE DU CAMBODGE. 


Bassac est le point de jonction des deux courants commerciaux qui se partagent le sud 
du Laos et dont l’un se dirige vers Pnom Penh par le fleuve, et l’autre vers Bankok par la 
route d'Oubôn et de Korat. Les échanges qui suivent la première voie, se font entièrement 
par eau. J’ai déjà décrit (page 160), l'installation des pirogues qui servent au transport des 
voyageurs et des marchandises, Le chargement moyen qu’elles peuvent prendre peut être 
évalué à deux tonneaux et demi ; pour les matières légères et encombrantes, telles que 
le coton, on augmente quelquefois la capacité des pirogues en ajoutant au-dessus des 
fargues deux bordages supplémentaires. En outre des pirogues, les marchands se servent 


COUPE ET RAME-GOUVERNAIL D'UN RADEAU, 
LD] 


aussi, quand ils descendent le fleuve, de grands radeaux, composés de plusieurs plans de 
bambous superposés, qui atteignent quelquefois des dimensions très-considérables. 
Celui, dont le dessin est ci-joint, a 26 mètres de long sur 7 de large, et peut prendre en- 
viron une vingtaine de tonneaux de chargement. 

Les cataractes de Khon ne sont qu'un empêchement secondaire à la navigation du 


222 COMMERCE DE LA VALLÉE DU FLEUVE 


fleuve, qui est possible par barques en toute saison entre Bassae et Pnom Penh. Peu de 
travaux suffiraient d’ailleurs pour améliorer ce passage et faciliter le transbordement 
qu'il rend nécessaire. 

Les productions des tribus sauvages qui habitent les montagnes de la rive gauche 
du fleuve, forment environ la moitié de l’apport commercial de Bassac, Attopeu, Stung 
Treng et Khong. Les régions qu'habitent les sauvages manquent de coton, de tabae et d’in- 
digo; elles fournissent, en échange de ces denrées, de la poudre d’or, de l’ortie de Chine, 
de livoire, de la cire, du cardamome bätard, des cornes de rhinocéros, des plumes 
de paon, des peaux et des os d'animaux sauvages. Ces objets ont tous une grande valeur 
sur le marché chinois et pourraient donner lieu à un trafic très-important et très-lucra- 
tif. Le taux auquel se font aujourd'hui les échanges fait ressortir environ un bénéfice de 
75 pour 100. La livre d’arec, qui vaut 35 centimes sur le marché de Pnom Penh, s’échange 
à Stung Treng contre une livre de cire qui vaut au moins 3 francs sur le même marché. 

Il serait du plus haut intérêt pour notre colonie d'attirer vers elle celles de ces marchan- 
dises qui, sollicitées par le marché plus considérable de Bankok, abandonnent la route 
du fleuve, si courte el si économique, pour se diriger vers Oubôn ; mais il faudrait pour 
cela supprimer, ou du moins adoucir, les droits de douane prélevés à Pnom Penh, au 
profit du roi de Cambodge, sur toutes les marchandises venant du Laos. IL faudrait 
obtenir aussi du gouvernement siamois qu’il renonçät aux échanges forcés auxquels se 
livrent les envoyés de Bankok, qu'il s’entendit avec le gouvernement de la Cochinchine 
pour la suppression du commerce des esclaves, et qu'il rendit à toutes ces contrées, en 
retour de l’impôt régulier que la conquête lui a donné le droit de prélever sur elles, une 
entière liberté commerciale. Il faudrait enfin améliorer les routes déjà existantes, ou même 
en construire de nouvelles. 

La suppression du commerce des esclaves est de toutes ces mesures la plus urgente 
et celle qui intéresse le plus la dignité de la France. Il ne faut pas que le marché de 
Pnom Penh demeure plus longtemps l’un des points d'écoulement de cette denrée hu- 
maine. La moralisation des habitants, le développement des ressources et la sécurité 
de la contrée, l'augmentation du preslige des Européens seraient les conséquences 
immédiates de l’interdiction de cet odieux trafic. 

La navigation par barques ou par radeaux suffira de longtemps encore à la circulation 
commerciale de la vallée du fleuve, en admettant même que cette circulation prenne un 
accroissement considérable. On parviendrait peut-être à créer, à très-peu de frais, une 
voie de communication plus rapide, plus süre et presque aussi économique que la route 
du fleuve, en construisant un tramway dans la région plate, sablonneuse et riche en 
forêts, qui s'étend entre la province de Saïgon et Stung Treng. On transporterait par 
cette voie les marchandises européennes, dont le faible volume et la valeur relative 
ment considérable ne s’accommoderaient pas des transports en barque, trop lents et trop 
sujets à avaries quand on remonte le fleuve. À partir de Stung Treng, le Se Cong fournirait 
une voie fluviale, très-probablement navigable pour des chaloupes à vapeur, qui don- 
nerait accès à la route de chars, qui relie Sieng Pang à Khong et à la vallée supérieure du 


Red 


DE BASSAC A PNOM PENH. 223 


Cambodge, au marché d’Attopeu et aux régions forestières, riches en or et probablement en 
argent el en plomb, situées au nord et à l’est de ce dernier point. 

Le fleuve restera dans tous les cas, entre Bassae et Pnom Penh, la voie de retour la 
plus commode et la plus rapide pour les marchandises indigènes. Les bois de construction, 

les marbres dont nous avons signalé l'existence sur les bords mêmes du fleuve,en un mot 
toutes les matières lourdes et encombrantes, ne prendront jamais une autre roule. 

Le meilleur moment pour remonter le fleuve est novembre, alors que les eaux ont 
déjà baissé de plusieurs mètres. À cette époque, on a devant soi un laps de temps assez 
considérable pour gagner Bassac en barque, faire ses échanges el contracter des marchés 
livrables à la saison suivante. En outre des denrées que j'ai déjà désignées comme d’une 
défaite avantageuse à Stung Treng (p. 171), des objets de mercerie et de quincaillerie, du 
savon, des cotonnades seraient bien reçus des Laotiens. Les sauvages recherchent avide- 
ment du fil de laiton, des verroteries, de la poudre. 

À l’origine, il sera nécessaire de faire aux mandarins de petits cadeaux et d'employer 
leur intermédiaire pour tous les marchés. Presque tous les produits d'échange se 
réunissent entre leurs mains et entre celles des négociants chinois qu'ils commanditent et 
qu'ils protégent. Ce n’estque peu à peu que les échanges directs deviendront possibles: 
l'initiative individuelle et la production locale se développeront en raison de la demande 
extérieure, des garanties qu’elle offrira, des facilités de trafic qu’elle procurera. 

Les mines de fer de la province de Tonly Repou réclament les premiers efforts de 
l'industrie européenne. Elles sont abondantes et les communications sont faciles à établir. 
Les mines de cuivre de Bassae, les gisements aurifères d’Attopeu peuvent également don- 
ner lieu à des exploitations fructueuses. L'augmentation des cultures pourrait provoquer 
une exportation réellement importante en soie, en tabac et en coton. 

Malheureusement, on ne peut guère estimer la population laotienne, répartie entre 
les provinces de Bassae, Stung Treng, Khong, Sieng Pang, Saravan, Attopeu, etc., à plus de 
cent mille àmes et la population totale de cette zone n’atteint pas cent cinquante mille 
individus. C’est bien peu pour un espace que l’on peut évaluer à 74,000 kilomètres 
carrés, c'est-à-dire au huitième environ de la France. è 

L’émigration chinoise et annamile peut faciliter beaucoup l'exploitation agricole et in- 
dustrielle de cette riche contrée. Le contact direct des Européens avec les indigènes sera 
plus à redouter. La simplicité et la douceur des habitants encouragent à en abuser, et il 
serait nécessaire qu'il y eùt à Bassac un résident français auprès duquel les indigènes et 
les Européens pussent, en cas de contestation commerciale, trouver un juge équitable. 

Il ne serait pas difficile sans doute d'attirer et de fixer dans les régions salubres et 
fertiles des environs de Bassac, les cultivateurs chinois qui émigrent annuellement de 
Chine vers Saïgon. Leurs relations avec leurs compatriotes de Cochinchine, leur activité 
commerciale, la suppression des douanes de Pnom Penh, seraient les plus sûrs moyens 
de diriger vers notre colonie le courant des échanges qui hésitent encore entre Bankok 
el Pnom Penh. ‘ 

IL y a déjà quelques Chinois mariés avec des indigènes et établis comme agriculteurs 


224 NAVIGABILITÉ, DÉBIT ET MARNAGE DU CAMBODGE. 


dans cette partie du Laos. Depuis une dizaine d’années, un certain nombre de Pégouans 
s’y introduisent à leur tour et entrent en concurrence avec les négociants chinois, surtout 
pour le colportage. Quelques-uns paraissent vouloir se fixer définitivement dans le pays, 
et, près de Bassac, on en voit un groupe d’une vingtaine qui ont construit des maisons 
et épousé des Laotiennes. Ce sont les Pégouans qui apportent de Moulmein les quelques 
cotonnades anglaises que l’on trouve dans le pays. 


UN CULTIVATEUR CHINOIS, A BASSAC. 


Pendant longtemps encore le mouvement commercial de la vallée du fleuve ne pourra 
justifier une tentative de navigation à vapeur sur le Cambodge. Cette navigation, si elle 
est rigoureusement possible jusqu’au pied des cataractes, présente, comme on l'a vu, 
des difficultés excessivement nombreuses ; entre Cratieh et l'ile de Khon, il est douteux 
qu’il existe un chenal offrant aux basses eaux une profondeur suffisante. A l’époque des 
hautes eaux, la profondeur ne saurait plus faire question; mais la vitesse du courant 


NAVIGABILITÉ, DÉBIT ET MARNAGE DU CAMBODGE. 225 


atteint son maximum, et elle est assez considérable pour annuler la marche d’un navire 
à vapeur, ou du moins pour gêner ses évolutions. Les changements d'aspect dans la 
forme des îles, la disparition de certains points de repère, rendront sa route incertaine, 
et cette incertitude sera d'autant plus dangereuse qu’un grand nombre d’ilots et de rochers 
seront alors recouverts par les eaux. À quelques jours d'intervalle, certaines parties de la 
rivière deviendront absolument méconnaissables, et une carte ne pourra jamais traduire 
autre chose que les limites extrèmes atteintes par le fleuve pendant la sécheresse et pen- 
dant l’'inondation. Les difficultés sont plus graves encore, si on considère la descente du 
fleuve. Un navire à vapeur devra conserver une grande vitesse pour gouverner au milieu 
d'un courant lui-même excessivement rapide. Il faudra donc reconnaitre, avee la plus 
grande promptitude et la plus rigoureuse préeision, le chenal étroit et sinueux qui se perd 
au milieu d’un dédale d'îles d’un aspect uniforme ; une seconde de retard, le moindre 
faux coup de barre, occasionneront presque toujours un malheur irréparable, et un 
échouage dans de pareilles conditions de vitesse et de courant deviendra une catastrophe. 
Ces considérations, si l’on admet l'existence d’un chenal praticable à toute époque 
de l’année, doivent faire préférer la saison sèche pour la navigation du fleuve : des berges 
plus nettement dessinées, un courant moins fort, des points de repère plus nom- 
breux et plus élevés, les dangers eux-mêmes devenus aûtant de signaux indicateurs ren- 
dront la reconnaissance du chenal plus facile et les échouages moins dangereux. 

La question de la navigabilité du fleuve entre Cratieh et les cataractes ne pourra être 
définitivement résolue qu'après qu'une hydrographie minutieuse aura été faite de cette 
partie de son cours. Il est à désirer que ce travail soit entrepris le plus tôt possible. 

Aux cataractes mêmes s’arrète forcément, à moins de travaux gigantesques, toule 
navigation continue du Mékong. On peut estimer environ à une vingtaine de mètres 
la différence de niveau que ces chutes établissent entre le bassin sud et le bassin nord 
du fleuve. De Khong à Bassac et même jusqu'à l'embouchure du Se Moun, c’est-à-dire 
pendant un espace de 90 milles environ, le fleuve est facilement navigable. Mais au delà 
se présentent une série de rapides qui rendent excessivement problématique la possi- 
bilité de prolonger la navigation sans une interruption nouvelle. 

Le débit du fleuve à Bassac, le 5 décembre, moment où les eaux avaient baissé de 
9 mètres et où le courant n’avait plus qu’une vitesse moyenne de 1,00 par seconde, a été 
calculé de 9,000 mètres cubes par seconde’. Le 20 septembre, jour du niveau maximum 
atteint par le fleuve, ce débit devait probablement dépasser 50,000 mètres cubes. II serait 
intéressant de constater ce débit au moment du niveau le plus bas et du courant le plus 
faible. En admettant que les eaux aient baissé de 3 mètres encore après notre départ de 
Bassac, le débit minimum du fleuve en ce point peut être évalué à 2 ou 3,000 metres 
cubes par seconde. Il faut remarquer que Bassac est au-dessus du confluent de la 


1 La section du fleuve a été prise vis-à-vis le sala de la Commission pour le grand bras et un peu au-dessous 
de la pointe de l’île Deng pour le petit bras. La vitesse moyenne a été déduite de la vitesse à la surface par la 
formule de Prony. Peut-être, en raison de la forme de la section, large et peu profonde, aurait-il fallu réduire 
davantage la vitesse superficielle. Voyez la carte, p. 184-5. 

I. 29 


296 NAVIGABILITÉ, DÉBIT ET MARNAGE DU CAMBODGE. 


rivière d’Attopeu et de celle de Tonly Repou, et que la première de ces deux rivières 
roule une masse d’eau qui peut être évaluée, au moment de linondation, au quart au 
moins du débit du Cambodge à Stung Treng. De telle sorte que l’on peut estimer à 60 ou 
à 70,000 mètres cubes la masse d’eau que le Cambodge, à l’époque des hautes eaux, 
déverse par seconde à Pnom Penh. Les mesures prises par M. Delaporte à Lakon, situé 
à deux degrés plus au nord que Bassae, font ressortir en ce point, à la fin de la saison 
sèche, un débit de 1,350 mètres cubes par seconde. (Voy. p. 266-269.) 

Comme points de comparaison, on peut citer, à côté de ces chiffres, le débit mimi 
mum de lIraouady, évalué par M. T. Login à la tête du delta, à 2,130 mètres cubes ; 
celui du Gange qui, pendant la saison des pluies, est de 167,000 mètres cubes, et enfin 
celui de la Seine qui débite à Paris 150 mètres cubes par seconde. 

I faudra des observations, suivies pendant plusieurs années, pour arriver à constater 
les changements moyens de niveau du fleuve d’une saison à l’autre. On reste cer- 
lainement plutôt au-dessous qu'au-dessus de la vérité en l’évaluant à 12 mètres dans 
la partie de la vallée comprise entre Cratieh et Pnom Penh. Le marnage ne parait pas 
différer sensiblement au-dessus ou au-dessous des cataractes de Khon. Les quelques 
chiffres qui suivent peuvent donner une idée de la marche descendante des eaux du 


fleuve : 
BASSAC, « KHONC. KHON 1. STUNG-TRENG. 
Époque du niveau maximum en 1866. [20 septembre. »» »» »» 
Baisse des eaux Le 14 octobre . . . .. .” 5",80 »» »» »» 
— le 3 novembre. . . .. 20 4,00 0,60 6,15 
— le 48 novembre . ... 8 ,08 5 ,00 0 ,80 7 10 
— le 1 décembre . . .. 8 ,80 »» »» »» 


On voit que la baisse des eaux se prononce moins rapidement dans le bassin inférieur 
du fleuve, ce qui s'explique par la plus longue durée de la saison des pluies dans cette 
région. Comme on devait s’y attendre, plus on s'approche des cataractes, plus le marnage 
diminue. Aux points de chute, il devient insignifiant. Il y à done entre Bassac et les cata- 
ractes 12 mètres de différence de niveau de plus à l’époque des hautes eaux que pendant 
la saison sèche; c’est là une des causes qui, au moment de l’inondation, viennent aug= 


menter la vitesse du courant. 


1 Au sala situé près de la pointe nord de l'ile, à trois kilomètres environ en amont de la chute de Salaphe: 


VUE DU FLEUVE EN AVAL DE PHOU FADANG. 


DÉPART DE BASSAC. — LA VALLÉE DU FLEUVE JUSQU'A PAK MOUN ET LA VALLÉE DU SE MOUN JUS- 
QU'A OUBÔN. — VOYAGE DE M. GARNIER A PNOM PENH. — LE SPEAN TEUP. — RICHESSES ET 
DÉBOUCHÉ NATUREL DU BASSIN DU GRAND LAC. — RETOUR DANS LE LAOS. 


Le 25 décembre, nos barques étant enfin prêtes, nous partimes de Bassac où nous 
laissions l'interprète Alexis ; il devait le lendemain même partir pour Pnom Penh par 
la route d’Angcor, pour essayer de faire diriger notre courrier sur ce dernier point. Une 
fois arrivé à Oubôn, je devais aller moi-même à Angcor prendre ee courrier si désiré, et ra- 
mener par la même occasion la partie de notre escorte devenue inutile ou compromettante. 

Nous laissions d'excellents souvenirs dans la contrée où nous venions de faire un sé- 
jour de trois mois et demi. A notre visite d’adieu, le roi sut nous exprimer simplement et 
sincèrement les sympathies que nous avions inspirées. Aux deux médecins de lexpédi- 
tion était due la meilleure part des remerciments qu’il nous adressa : ils avaient prodi- 
oué leurs soins à tous les malades et ils étaient parvenus à soulager bien des souffrances. 
Les bonzes, dont ils usurpaient le rôle, avaient dù s’avouer vaincus par la science euro 
péenne. La gratuité des secours accordés, la bonté témoignée en toute circonstance aux 
enfants et aux vieillards, avaient touché tout le monde ; aussi, à notre départ, auquel le 
roi lui-même voulut assister, toute la population accourut sur la rive, témoignant ses re- 
grets et nous adressant ses vœux, el elle suivit longtemps du regard les barques qui em- 
portaient les étrangers vers de plus lointains rivages. 

Le temps s'était singulièrement rafraichi depuis quelques semaines, et tandis que les 
Laotiens grelottaient le malin sous les couvertures de laine dont ils se couvraient les 
épaules, nous nous sentions fout ragaillardis par une température française de 10 à 


228 VALLÉE DU FLEUVE JUSQU’A PAK MOUN. 


12 degrés. Le 26 décembre, nous franchimes l’étranglement du fleuve formé par Phou Mo- 
long; nous consacrämes la journée du lendemain à l'ascension de Phou Salao‘. Au pied 
de cette petite montagne, du côté du nord, s'étend la plaine de Muong Cao ou de « l’An- 
cien Muong, » lieu où ont résidé tout d’abord les rois de Bassac. Quelques construc- 
lions en brique, à demi ruinées, témoignent de leur passage. 

Au delà, quelques îles réapparaissent dans le fleuve; l’une d'elles, Don Co, est reliée 
à la rive droite du fleuve par un banc de roches qui était à fleur d’eau au moment de 
notre passage; la direction de ce barrage est le N. 35 E., et le chenal doit être cherché 
sur la rive gauche. De nouvelles montagnes surgissent à l'horizon. Le 29 décembre, nous 
nous trouvions au pied de contre-forts chevauchant les uns sur les autres sur la rive gauche. 
Sur l’autre rive, une montagne isolée, Phou Fadang, contient les eaux du fleuve qui, pour 
la première fois, quitte complétement la direction du nord pour se diriger à l’ouest ; il s’ef- 
file, comme sous les rouleaux d’un laminoir, entre deux murailles de roches à peine distantes 


EMBOUCHURE DU SE MOUN. 


de 200 mètres. Sa profondeur est énorme en ce point, et je ne trouvai pas fond à 
70 mètres. Au sortir de cet étroit passage, on se trouve devant l'embouchure du Se Moun, 
qui vient du sud-ouest, alors que le grand fleuve se redresse lentement vers le nord. Le 
village de Pak Moun ou « embouchure du Moun, » est bâti au confluent ?. 

De nombreux rapides s’échelonnent depuis le confluent du Se Moun jusqu'aux deux 
tiers environ de la distance d’Oubôn, et nos bateliers durent se livrer à une rude gymnas- 
tique pour faire franchir à nos pirogues tous ces obstacles successifs. Le premier et l'un 
des plus considérables est à deux kilomètres à peine de l’embouchure. Tout auprès, sur la 
rive gauche, est la borne qui sert de limite aux royaumes d’Oubôn et de Bassac. Le der- 
nier jour de l’année 1866 fut employé à franchir ce rapide. Il fallut décharger entière 
ment nos barques et les faire passer à force de bras par-dessus les rochers. Tout le 
monde s’y employa avec entrain, et les Laotiens ne laissaient pas que d’être assez étonnés 
du concours actif et entendu qu'ils recevaient de l’escorte et des officiers mêmes de la 
Commission française. Nous fimes un peu moins d’un kilomètre dans toute l’après-midi 


1 Voy. le panorama du fleuve pris du sommet de cette montagne, Atlas, 2° partie, pl. XIV. 
2 Consultez, pour la suile du récit, la carte itinéraire n° 3, Atlas, 4% partie, pl. VI. 


EN OU SPP PT TS 


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HARVARD UNIVERSITY 
 CAMBRIDGE. MA USA 


VALLÉE DU SE MOUN JUSQU’A OUBON. 231 


du 31 décembre, et nous passames d’une année à l’autre, au milieu des plus grandes fati- 
gues. Les bords de la rivière étaient déserts et couverts de taillis. On y découvrait à chaque 
pas des traces nombreuses de cerfs, de tigres, de buffles, d’éléphants, de sangliers. 
M. Joubert s’engagea dans la forêt et nous en rapporta presque aussitôt un lièvre : ce fut 
le plat de luxe de notre jour de lan. Un magnifique bloc de grès se dressait sur la rive; le 
sergent Charbonnier y grava au ciseau la date européenne. Nous primes ainsi possession 
scientifique de ces parages que nul pied d’Européen n'avait foulés avant nous, laissant aux 
antiquaires de l’avenir le soin de deviner par qui et comment avait été gravée cette inscrip- 
tion. Le 3 janvier, nous arrivämes à Pimoun, village récemment formé sur les bords de la 
rivière ; il y avait là un dernier rapide, infranchissable pour nos barques à cette époque de 
l’année. Il fallut attendre que d’autres barques nous fussent envoyées d'Oubôn. Quelques 
collines, dernières ondulations du massif de Bassae, venaient mourir sur la rive droite. Au 
delà, vers l’ouest, s’étendait une plaine sans limites. Nous nous trouvions sur l’immense 
plateau qu'arrosent le Se Moun et ses nombreux affluents, et qui s’étend au nord jusqu’à Vien 
Chan, à l'ouest jusqu’à Korat, à l’est jusqu'au pied de la grande chaîne de Cochinchine. 
Les rapides, que nous avions successivement franchis depuis l'embouchure de la rivière, 
sont comme des escaliers qui rattachent ce plateau à la vallée inférieure du Mékong. Au 
nord, à l’est et à l’ouest, il est dominé par des montagnes ; au sud, du côté d’Angcor et du 
Grand-Lac, je devais bientôt apprendre comment il se relie aux plaines du Cambodge. 

A partir de Pimoun, la rivière redevient libre; un courant très-faible, des berges 
droites, une largeur uniforme, qui varie entre 3 et 400 mètres, lui donnent en certains 
endroits l’aspect d'un immense canal creusé de main d'homme. Le 5 janvier, nous pas- 
sâmes devant l'embouchure du Se Dom, affluent important qui paraît provenir du versant 
ouest des montagnes de Bassac; de nombreux étangs, appelés Boung en laotien, décou- 
pent dans cette région les bords de la rivière. Le 7 janvier, l’expédition arriva à Ouboôn. Le 
gouverneur de cette province, récemment nommé, portait, comme celui de Bassae, le titre 
de roi. Il appartenait à la famille royale de Vien Chan et avait été amené, fort jeune encore, 
à Bankok, où il avait rempli divers emplois dans les, grades inférieurs du maudarinat. 
Homme intrigant et habile, il devait sa position actuelle à sa souplesse d’esprit et à de 
riches présents. Il nous apprit que le roi de Bassac était appelé à Bankok pour répondre à 
une accusation de coneussion. Nous découvrimes bientôt qu'il cherchait à le faire rempla- 
cer par un de ses-parents. L'accueil qu’il nous fit se ressentit du séjour qu’il avait fait dans 
la capitale siamoise; nous avions affaire à un homme frotté de civilisation, qui connaissait 
l'influence et le pouvoir des Européens. Malgré la modestie de nos allures, il savait d’au- 
tant mieux à qui il avait affaire, qu'il avait été à Bankok le traducteur laotien de nos 
passe=ports siamois. Aussi ses attentions et ses empressements n’eurent-ils point de limites. 

Oubôn était le centre le plus vivant que nous eussions encore rencontré. Quelques 
rues, tracées en amphithéâtre sur la rive gauche du Se Moun, une ou deux pagodes, cons- 
truites en briques dans le style chinois, de nombreuses boutiques, lui donnent un aspect 
important. C’est plus qu’un village, ce n’est pas encore une ville. Toutes les produc- 
tions de la vallée moyenne du fleuve, à destination de Bankok, viennent s’y entreposer. 


232 VOYAGE A PNOM PENH. 


Je n’eus pas le temps de faire ample connaissance avec les environs. Dès notre arri- 
vée, le commandant de Lagrée s'était hâté de prendre les renseignements et les disposi- 
lions nécessaires pour mon voyage à Angcor ; il espérait que, grace à l'avance qu’Alexis 
avait sur moi, Je frouverais arrivé en ce point le courrier de l'expédition. J’obtins de M. de 
Lagrée l'autorisation de poursuivre ma route jusqu'à Pnom Penh, si ses prévisions à cet 
égard ne se réalisaient pas. Pour faciliter ma mission, le chef de l'expédition me chargea 
d’une lettre particulière pour le gouverneur d’Angcor sur l'esprit duquel il avait acquis, 
par un long séjour sur les lieux et par sa situation prépondérante au Cambodge, une 
influence considérable. Il me recommanda la hate la plus grande pour ne pas ajouter de 
nouveaux retards à fous ceux que nous avions déjà dù subir. Pendant mon absence, il 
comptait aller par terre à Kemarat, chef-lieu de province situé sur le Cambodge en amont 
de Pak Moun, pendant que M. Delaporte redescendrait seul le Se Moun, et reprendrait, 
à parür de son embouchure jusqu’à Kemarat, la reconnaissance interrompue du Mékong. 
De Kemarat, l'expédition remonterait ensuite lentement le cours du fleuve, pour que je 
pusse la rejoindre en faisant toute la célérité possible. 

Le 10 janvier, je dis adieu à mes compagnons de voyage que je quittais pour un temps 
difficile à prévoir, mais probablement assez long. J’emmenai avec moi le sergent Char- 
bonnier, le soldat d'infanterie de marine Rande et le matelot Renaud, que je devais diri= 
ger sur Pnom Penh. Un Annamite, nommé Teï, me servait d'ordonnance. Je remontai 
le Se Moun pendant trois jours. Au-dessus d'Oubôn, il promène son cours sinueux au mi- 
lieu de plaines où de nombreux troupeaux trouveraient d'excellents pâturages. Cà et là, de 
beaux bouquets d'arbres s'élèvent au-dessus des hautes herbes; un rideau continu de ban- 
langs et d’euphorbiacées dessine les contours de la rivière et de ses affluents. Partout 
des plages de sable d’un éclat infini, mais, peu ou point d'animation : les villages ont 
abandonné la berge pour se retirer dans l’intérieur de la plaine. La voie fluviale n’est 
plus ici, comme sur les bords du Mékong, le moyen le plus commode de communication 
et de transport. Les routes par térre sont aussi faciles et plus directes; le feu fait partoul 
à l’homme une large place à travers la plaine. Ce mode primitif de défrichement n’a pas 
peu contribué à transformer les forêts épaisses, qui jadis recouvraient le sol, en prairies 
herbeuses, et le pied se heurte encore çà et là aux troncs noircis des arbres consumés. 

Jusqu'à l'embouchure du Sam lan, affluent de la rive droite, et point où je devais quit- 
ler la rivière, je ne rencontrai que quelques pêcheries. 


Le 14 janvier, j'arrivai à Si Saket, chef-lieu d’une province laotienne, situé à peu 


de distance du confluent du Sam lan et du Se Moun. Je congédiai les gens d’Oubôn 
qui mavaient conduit jusque-là, et je demandai aux autorités du lieu quatre chars à 
bœufs pour continuer ma route par terre dans la direction d’Angcor. Ces chars sont des 
voitures fort légères, trainées par la race particulière de bœufs que l’on appelle à Saigon 
bœufs coureurs. N me fallut les attendre pendant un jour entier. Quelques colporteurs 
chinois et pégouans campaient en plein air, au milieu de leurs voitures de voyage, 
semblables à ces charlatans qui encombraient autrefois les places des petites villes de 
France. Les Pégouans vinrent à moi et me montrèrent une sorle de certificat émané 


VOYAGE A PNOM PENH. 933 


du consulat anglais de Bankok. Ils avaient parcouru la plus grande partie du Laos, 
et j'obtins d’eux des données politiques et géographiques qui, un an plus tard, m'étaient 
encore utiles. Ils m'offrirent quelques présents que je refusai, et me demandèrent une 
lettre de recommandation pour le consul de France à Bankok. Je fus étonné de l’in- 
fluence énorme que ces mots «consul farang !, » qui n’impliquent du reste aucune nationa- 
distincte, ont dans cette région, où n'ont pas encore pénétré les Européens. Le moindre 
bout de papier, écrit en caractères romains, est un excellent passe-port et un fragment de 
lettre, informe et déchiré, est aussi bon pour cet usage qu’un diplôme paraphé et scellé. 
C'est à l’aide d’une pièce de cette nature que des marchands birmans, se disant sujets 
anglais, prétendirent à l'impunité pour certains désordres commis à Oubôn pendant le 
séjour de l'expédition. Le roi, fort embarrassé de les voir se réclamer des autorités de 


CHAR A BOŒUFS LAOTIEN. 


Rangoun, et n’osant agir contre eux, réclama le concours du commandant de Lagrée 
pour réprimer leur insolence. Celui-ci déclina sa compétence et en prit occasion pour 
déclarer au gouverneur laotien que, si le gouvernement français réclamait aide et protection 
pour ses sujets quand ils se conformaient aux lois et aux coutumes du pays, il était disposé 
à punir sévèrement ceux qui les enfreindraient?. La confusion qui existe entre les 
différentes nations européennes est si grande au Laos que le roi revint encore à la charge 
el remit à M. de Lagrée, au moment de son départ, une plainte écrite contre ces Birmans. 
Le chef de l'expédition ne put que s’en référer à ses premières déclarations. 


! Farang ou Falang, selon la prononciation laotienne qui est très-rebelle aux 7, n’est que la corruption du 
mot Franc par lequel dès le moyen âge, on désignait les Européens dans toute l'Asie occidentale. 
? Le général Fytche, gouverneur des provinces anglaises en Birmanie, a fait rechercher les auteurs de ces 
désordres ; ils n'étaient munis d’ailleurs d’aucun passe port. 
I. 30 


234 VOYAGE A PNOM PENH. 


A Si Saket, la population se mélange de Cambodgiens dont la langue est à peu près 
comprise de {toutle monde. Quoique restant toujours dans un pays soumis à Siam, j'allais 
me retrouver de nouveau sur le territoire de Fancien empire khmer. En partant de Si 
Saket, on traverse une immense plaine dénudée, où quelques arbustes rabougris se 
- pressent autour des nombreuses mares disséminées dans tous les plis du terrain. Cest 
toujours auprès d’un de ces petits élangs que se groupent les maisons des villages ; les 
arbres fruitiers quiles entourent forment comme des ilots de verdure, au milieu de cette vaste 
étendue que le feu a stérilisée. Au bout de sept ou huit lieues, la forêt reparait, le paysage 
devient moins monotone; la route serpente en ruisseaux de sable rose sous les arceaux 
ombreux d’une végétation luxuriante, et n'étaient les horribles cahots que le trot saccadé 
des bœufs coureurs imprimait à mon char, mon voyage m'eùt paru à ce moment une dé- 
licieuse promenade, Les sao! en fleur embaumaient l'air d’un parfum suave; les flam- 
boyants* étalaient au milieu de la verdure leurs immenses panaches rouges, auxquels les 
ca-chac* mêlaient leurs floraisons blanches et violettes. Cà et là quelques pins * se mélan- 
geaient aux essences tropicales, et leur feuillage connu venait rappeler la patrie absente. 
Une éclaircie se faisait dans le feuillage : les rizières apparaissaient, et au delà, les cimes 


élancées de quelques palmiers annoncçaient le prochain village. 


Je n'étais presque exactement dirigé à l’ouest en remontant le Se Moun entre Oubon 


et Si Saket; de ce dernier point à Coucan, chef-lieu de la province suivante, Je fis en- 
viron soixante kilomètres au sud. A Coucan, le cambodgien devenait la seule langue com- 
prise des habitants. J°y fus l’objet de la plus indiscrète curiosité : le gouverneur, oubliant 
son rang et l'étiquette, accourut me voir avec une suite nombreuse, au moment même 
où, suffoqué par la chaleur et la poussière du chemin, je commençais mes ablutions. Je 
m'informai de l'interprète Alexis qui avait dù passer par ce point pour se rendre à Angcor. 
Il n'avait point paru ; peut-être avait-il pris une autre route. Le gouverneur m'affirma que 
le Cambodge était pacifié et que je ne rencontrerais aucun obstacle. J'étais arrivé le soir 
à une heure; je repartis le lendemain matin, 18 janvier, pour Sankea, chef-lieu d’une petite 
province également cambodgienne, que l’on m'indiquait comme le point de bifurcation 
de la route dont un bras se dirige au sud vers Angcor, et l’autre à l’ouest vers Bankok. 
Je franchis successivement sur des ponts en bois, praticables pour les chars, le Samlan et 
le Rampoue, affluents du Se Moun. Ces ponts, bien établis, ne laissent pas que de sur- 
prendre Les travaux de ce genre sont rares au Laos. Ceux-ci attestaient, et les nécessités 
d’une cireulation commerciale devenue plus active, et peut-être aussi les bonnes traditions 
que conservent, en fait de viabilité, les descendants de ces Khmers dont nous avions ad- 
miré les routes et les ponts de pierre, La rencontre des ruines d’une tour en briques de 


! Nom annamite d'un arbre de la famille des Diptérocarpées, genre Æopea. dont le bois est très-recher- 
ché pour la construction des ponts et des barques. Son nom cambodgien est Koki et son nom laotien Takien, 

? Sorte de cotonnier arborescent de la famille des Sterculiactes, genre Zombax. Son nom cambodgien est 
Roca ; son nom laotien Nhieou. 

# Arbre d’un bon usage comme bois d’ébénisterie et de construction. Il appartient au genre Shorea des 
Diptérocarpées. Les Cambodgiens l’appellent Püoe. 

# Nom annamite, Thông ; nom cambodgien, Sräl; nom laotien, Sôn. 


VOYAGE A PNOM PENH. 290 


l’époque khmer, que je fis le soir en pleine forêt, me rappela que le sol que je foulais leur 
avait appartenu. 

Sankea est dans l’ouest-sud-ouest de Coucan et à une dizaine de lieues. Le gou- 
verneur, qui s'empressa de venir me rendre visite, me persuada que je devais con- 
tinuer ma route par Sourèn qui était à l’ouest, au lieu de m'enfoncer directement au sud 
comme j'en avais l'intention. De ce côté il n’y avait point de route praticable, disait; 1 
me parla de montagnes, ce que je compris difficilement au milieu de pays aussi plats 
que celui où je me trouvais, et que celui vers lequel je me dirigeais. Ce gouverneur était 
un Kouy que je comblai de joie, en lui faisant cadeau d’une pièce de cotonnade à carreaux 
rouges et d’uné boite d'allumettes hygiéniques. Je lui dis que j'avais hâte de repartir : 
une heure ou deux après mon arrivée, de nouveaux chars étaient prêts et je me remettais 
en route. Je fus bientôt inquiet el désappointé en voyant que la route que nous suivions 
inelinait de plus en plus vers le nord. J’essayai d'obtenir de mes guides quelques expli- 
cations; ils me répondirent évasivement que le gouverneur de Sourèn pouvait seul me 
faire conduire à Angcor, et je soupçonnai dès lors mon sauvage Kouy de s’être déchargé 
sur un autre de la responsabilité de me faire rentrer au Cambodge. Il fallut me ré- 
signer à ce détour et à cette perte de temps. Par une sorte de compensation, j’appris que 
non loin de Sourèn se trouvaient des ruines khmers excessivement importantes. Je me 
promis de les visiter, si leur éloignement n’était pas trop considérable. Le soir de mon 
départ de Sankea, je franchis, sur un nouveau pont en bois, le Se Coptan, rivière assez con- 
sidérable qui se jette dans le Se Moun. 

Comme Coucan et Sankéa, Sourèn est le chef-lieu d’une province cambodgienne, 
passée depuis la fin du dix-septième sièele (voy. p. 14%) sous la domination siamoise. C’est 
un gros village, et sa position par rapport à Korat et à Bankok lui donne un certain mou- 
vement commercial. Les ruines qu'on m'avait signalées se trouvaient dans le nord-ouest, 
à une petite journée de marche. [aurait fallu consacrer deux jours au moins à cette ex- 
cursion qui était à l’opposite de la route que je devais prendre. Les circonstances n’auto- 
risaient point cette perte de temps, et j'abandonnai, non sans regret, mon projet de visite. 

Le gouverneur de Sourèn était absent, et celui qui le remplaçait, tout ahuri d’une 
aventure aussi surprenante que l’arrivée d’un Français dans son village, ne sut trop 
quelle attitude 1l convenait de prendre à mon égard. Il voulut exiger que j'attendisse le 
retour de son chef; je m’y refusai; mais je dus, pour obtenir de nouveaux moyens de 
transport, le menacer à plusieurs reprises de la colère du « consul farang ». Les chars qu'il 
me procura, après une journée entière d'attente, avaient ordre de ne me conduire que jus- 
qu’au prochain village, et, au lieu de faire directement route sur le chef-lieu de la pro- 
vince suivante, celle de Tchoncan, je dus subir un relai toutes les deux ou trois heures. 
Ce que j’usai de patience et de colère durant ce long trajet me restera loujours en mé- 
moire; toute ma fuwria francese venait se briser sans résultat contre l’apathique indolence 
des chefs de village qui me proposaient toujours de remettre mon départ au lendemain : 
les bœufs étaient au päturage, les chars en réparation, la chaleur était bien grande, di- 
saient-ils. L’un d’eux parut prendre tant de plaisir à me voir qu'il me proposa d'attendre, 


236 VOYAGE A PNOM PENH. 


pour repartir, la confection d’un char tout neuf, dont il avait ébauché le timon. Vous n’en 
aurez que pour quatre ou cinq jours, me répéla-t-il plusieurs fois. Aucun de ces braves 
gens ne paraissait comprendre que l’on püt être pressé. 

Le 22 janvier au soir, la plaine s’accidenta un peu, la forêt s’épaissit. La nuit était . 
tombée depuis longtemps, lorsque j’arrivai au village de Soukrom. Le chef de la localité 
parut considérer comme une grave affaire mon départ du lendemain ; de nouveau on me 
parla de montagnes, de précipices, d’impossibilité pour les chars d’arriver à la station sut- 
vante. Ne comprenant que très-imparfaitement la langue, et ne croyant pas à lexistenee 
de difficultés sérieuses dans la direction que je suivais, je crus que l’on n’employait à 
mon égard qu'une de ces nombreuses ruses dilatoires à l’aide desquelles on avait cou- 
tume de tromper mon impatience. S'il y avait des difficultés, c’étaitune raison pour partir 
de meilleure heure le tendemain malin. — Mais le temps manquait d'ici là pour réunir 
des hommes. — Je me mis à rire : les trois ou quatre conducteurs de chars qui m'a- 
vaient sufli jusque-là me paraissaient faciles à trouver. — Mais il en faut bien da- 
vantage. — Je haussai les épaules et déclarai que je me contenterais de ce nombre. J'étais 
habitué à voir toujours les indigènes annoncer des difficultés et à ne rencontrer jamais 
les obstacles signalés. Je ne pris donc aucune objection au sérieux. Ma résolution parais- 
sait si ferme, mon irritation de toutes ces fins de non-recevoir se trahissait si grande, que 
l’on se tut, et que le lendemain, au point du jour, comme je l’avais exigé, trois chars à 
buffles étaient prêts. Je me remis en route. Le sol de la forêt s'élevait graduellement et 
nous traversions successivement de petits ruisseaux qui paraissaient très-près de leur 
source ; au dernier de ces cours d’eau, mes conducteurs demandèrent à s'arrêter : il était 
encore de très-bonne heure, et il valait mieux cheminer pendant que la chaleur était 
supportable. Je promis un repos vers midi. Mais plus loin il n y a pas d’eau, me dit-on. 
Cette ruse avait élé employée si souvent pour me forcer à choisir une halte à la con- 
venance de la paresse des indigènes, je me trouvais si bien du système de n’en faire qu'à 
ma tête, que, sans en écouter davantage, j'ordonnai de continuer de marcher. Je chemi- 
nais à pied et en avant; Renaud conduisait lui-même l’un des chars, et les deux autres 
Français se mirent à faire comme lui. Les indigènes en profitèrent pour se laisser attarder 
peu à peu et disparaitre. Leur absence ne laissa pas que de m’inquiéter un peu. Du 
côté du sud, la voûte de la forêt semblait devenir plus transparente. Tout d'un coup 
une éclatante lumière pénétra sous ses arceaux. Le sol nous manqua sous les pieds. La 
forêt prenait fin, et un immense horizon s’ouvrait devant nous. Ce fut pour moi comme une 
révélation : nous étions parvenus à l’arête du plateau que nous avions parcouru jusque-là. 
La plaine inférieure, qui s’étendait à 200 mètres environ au-dessous de nous, était au ni 
veau du Grand Lace, et ces 200 mètres représentaient — et au delà — toute la différence 
de niveau entre Pnom Penh et Oubôn. 

Les abords du plateau étaient presque à pie. La muraille de grès qui le soutenait 
présentait une série de rampes irrégulièrement tracées en zigzag, à pente très-inégale et 
très-roide, où l’on distinguait les traces du passage des hommes et des chars. J'étais en 
présence de la difficulté que l’on m'avait signalée, et je compris alors la nécessité d'un 


VOYAGE A PNOM PENH. 937 


grand nombre de bras. Il fallait décharger nos chariots, les démonter et les transporter 
pièce à pièce au bas du plateau. Retourner en arrière ou atiendre des secours nous eût 
fait perdre un temps précieux. Je donnai l'exemple et, tous les cinq, nous nous mimes 
résolument à l’œuvre. Au-dessous de nous, à mi-hauteur environ, un rocher en saillie 
formait une plate-forme de 8 ou 10 mètres carrés de surface. Nous commençämes 
par y conduire nos bêtes de somme qui, une fois dételées, faisaient mine de vouloir re- 
gagner leur village. Nos légers bagages les suivirent bientôt : le transport des chars fut 
beaucoup plus long et beaucoup plus fatigant. 

Il était midi : le soleil dardait à pie sur nos têtes, aucune ombre ne nous protégeail ; 
les rochers, que nous gravissions et que nous descendions sans cesse, nous brülaient les 
piedsetles mains ; une soif ardente nous dévorait tous. Autour de nous, tout était aride. 
Le dernier ruisseau franchi était à plusieurs lieues de distance, encore n’était-il point 
facile d'en retrouver la route, au milieu des nombreux sentiers qui se croisaient dans la 
forêt. Il nous fut bientôt impossible de continuer notre travail ; nos gorges saignaient, nos 
voix devenaient rauques. Je n’eusse jamais cru que la soif püt devenir une souffrance 
aussi vive. Les hommes se couchèrent découragés. Le plus profond silence régnait autour 
de nous. Seul, j'essayai de chercher encore : les bords du plateau se dentelaient sur notre 
droite en plusieurs gorges au fond desquelles eroissaient quelques arbres ; 1l pouvait y 
avoir là, dans le roc, des cavités assez profondes pour conserver un peu d’eau provenant 
des pluies ou des suintements qui alimentent les ruisseaux de la plaine inférieure. Je trou- 
vai en effet plusieurs lits de petits torrents ; ils étaient tous à sec. Je commençais à perdre 
tout espoir et j'avais comme un nuage devant les yeux. Tout à coup des buissons d’un as- 
pect vigoureux et d’une verdure fraiche attirèrent au-dessous de moi mes regards ; je me 
laissai glisser le long d’un rocher poli par la chute des eaux de pluie de la saison dernière : 
à mes pieds était un bassin rempli d’une eau elaire et chaude. J’eus comme un éblouisse- 
ment de joie. Je me jetai à plat ventre et je me mis à boire : il y avait de quoi désaltérer 
larcement tout le monde. Je retrouvai des poumons pour signaler ma découverte, et au 
bout de quelques minutes, hommes et bêtes furent réconfortés. 

Dès que le plus fort de la chaleur du jour fut passé, nous reprimes notre rude besogne. 
A dix heures du soir nous étions au bas du plateau, à l'entrée de la forêt inférieure : nos 
chars étaient remontés, nos buffles parqués auprès de nous. Mon Annamite Tei nous avait 
rendu les plus grands services en maniant ces farouches animaux que la vue d'ün Euro- 
péen mettait hors d'eux-mêmes. Quelques’ arbres abattus gisaient autour de nous; nous 
mimes le feu à l’un d'eux pour éclairer notre campement et nous protéger contre les bêtes 
féroces. Depuis la tombée de la nuit, les miaulements du tigre se faisaient entendre, et nos 
bêtes paraissaient inquiètes ; le feu les rassura et elles vinrent d’elles-mêmes se coucher 
à l’entour. Nous avions quelques provisions : du riz et des poules. Renaud les assaisonna 
en habile cuisinier. J'ai rarement fait un meilleur repas. J'étais enchanté d’avoir vaincu 
la difficulté et de me trouver à la tête de moyens de transport qui me conduiraient jus- 
qu'au prochain Muong. M'approprier jusque-là les buffles et les chars me paraissait 
d'excellente guerre vis-à-vis du village dont les hommes m'avaient abandonné. 


SPEAN TEUP 


(Échelle de 2? millimètres par mètre) 


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LE SPEAN TEUP. 239 


Ce mince résultat de tant de fatigues m’échappa bientôt : vers quatre heures du matin, 
nous fùmes réveillés par le bruit de voix nombreuses s’appelant au-dessus de nos têtes. 
Des torches éclairaient de haut en bas la pente, rapide au pied de laquelle nous nous 
lrouvions. C’étaient les gens de Soukrom, conduits par le chef même du village, qui 
accouraient à notre secours. [ls furent abasourdis de voir que nous n'avions plus besoin 
d'eux etils se confondirent en excuses. Je leur avais prouvé que leurs impossibilités de 
la veille n’en avaient pas été pour moi, et que cinq Francais pouvaient faire le travail de 
trente Laotiens. Je me gardai bien de leur avouer que quelques heures auparavant je n’au- 
rais eu garde de me montrer si fier, et qu’? petto j'implorais ardemment leur présence. 

Dès que le jour fut venu, nous nous remimes en route. La forêt fit bientôt place à 
une plaine sablonneuse entièrement dénudée. Le pays, désert aux abords de larète du 
plateau, se peupla de nouveau et nous dümes recommencer à changer de véhicules et 
de conducteurs. Le 25 janvier, J'arrivai enfin à Tchoncan. Un peu en avant de ce point, 
se trouve une grande plaine entièrement nue, de forme elliptique et qui a toutes les ap- 
parences d’un lac desséché. Cà et là, quelques crevasses contiennent encore de l’eau. 
Cette plaine est bordée de tous côtés par une ceinture d'arbres et peut avoir quatre ou 
cinq lieues dans son plus grand diamètre. De nombreuses routes la sillonnent, mais elle 
doivent être impraticables pendant la saison des pluies. 

Tchoncan était le dernier Muong que je dusse traverser avant d'arriver à Angcor. 
C’est là encore une province cambodgienne passée en même temps que Coucan, Sourèn 
et Soukéa sous la domination siamoise. Le gouverneur, qui était siamois de naissance, 
élait absent; mais son remplaçant fut aussi complaisant et aimable pour moi que la 
seconde autorité de Sourèn avait été ennuyeuse et tracassière. 

Je recueillis, à Tchoncan, de nombreuses indications sur les ruines échelonnées sur 
ma route jusqu'au Grand Lac. 

Non loin du village, est un magnifique pont khmer auprès duquel j'allai camper 
quelques heures. Les habitants le désignent sous le nom de Spean Teup. Il est jeté sur le 
Stung Sreng, rivière qui va se jeter dans le Grand Lac et dont je devais au retour retrouver 
la source. En ce point, elle est très-large et divisée, par des iles, en trois bras; le pont se 
compose done de trois tronçons; le plus important, celui du milieu, a 148 mètres 
de long, 15 mètres de large, 10 mètres de hauteur au-dessus de l’eau et trente-quatre 
arches. Les rampes, qui sont en grès, sont supportées par des groupes de singes; elles 
se terminent, comme à Angcor, par des serpents à neuf têtes ; le reste de la construction 
est en pierre de Bien-hoa. J'en ai levé un plan rapide que l’on trouvera ci-contre. Un 
pont analogue a été rencontré par le docteur Bastian, à quelque distance en aval sur la 
même rivière. À partir de ce point, les vestiges khmers se multiplièrent sur ma route; je 
sentais que je me rapprochais d’Angcor, et je regrettai souvent la célérité qui m'était impo- 
sée. Le 27 janvier, je passai auprès d’un sanctuaire construit non loin des bords du Stung 
Plang, rivière qui se jette dans le Grand Lac. Cette construction en grès est d’une bonne 
époque. Le sanctuaire est en forme dé croix, et sa façade principale est tournée vers 
l'est. 11 est entouré d’une enceinte, dans l’angle sud-est de laquelle s'élève une tour. 


240 RICH. ET DÉBOUCHÉ NATUREL DU BASSIN DU GRAND LAC. 


En avant de la porte principale, s'étend un grand bassin, ou Sra, à revêtement de grès. 
A partir de Tehoncan, les villages devinrent plus nombreux et plus rapprochés ; les 
immenses espaces en friche, qui les séparent sur le plateau d'Oubôn, disparurent. 
Tout ce bassin nord-ouest du Grand Lac est admirablement cultivé ; la population est 
douce, les habitations respirent l’aisance. Cette partie du Cambodge, dont on ne soupconne 
même pas l'existence, et que l’on croit habitée par des Siamois, m'a paru être plus fidèle aux 
anciens usages, el conserver plus intactes les traditions du passé qu'aucune autre partie 
du royaume. La situation intérieure de ces provinces, leur éloignement de toute frontière, 
de tout théatre d'action, ont contribué sans doute à ce résultat, en leur évitant tout 
contact étranger. J'y ai remarqué certaines singularités de mœurs dont l’origine doit 
èlre recherchée avec soin et peut fournir des indications historiques précieuses sur 
les Khmers; la manière d’ensevelir les morts paraît se rapprocher de ce que raconte, 


TOMBEAUX A AMNAT. 


sur celte nation, l'écrivain chinois traduit par Rémusat. Dans beaucoup de villages, 
J'ai rencontré, à l’écart des maisons, des bières à peine closes, abritées d’un léger-toit 
en paille et soutenues par quatre piquets ; quelquefois une simple natte enveloppait le 
corps, qui était ainsi à la merci des bêtes sauvages. M. de Lagrée a trouvé employé 
à Ampat, au nord d'Oubôn, le même procédé de sépulture. 

La fertilité et la richesse de cette zone, qui est arrosée par de nombreux cours d’eau 
se déversant tous dans le Grand Lae, justifient le choix de la position d’Angeor pour la 
capitale d’un puissant empire. Aujourd’hui, malheureusement, la division du Grand Lac 
entre deux dominations, celle de Siam et celle du Cambodge, interdit à cette magnifique 
contrée sa route commerciale naturelle, et la laisse isolée, sans voie d'échanges avanta- 
geuse. Ses produits, au lieu de descendre, par lé lac et le fleuve, jusqu'à Saigon, pren 
nent la route de terre, plus difficile et plus longue, qui mène à Bankok. Le manque 


VOYAGE A PNOM PENH. 241 


absolu d'initiative d’une race en pleine décadence, l'intérêt qu'ont les mandarins à 
accroître les relations commerciales avec la ville du gouvernement de laquelle ils dépen- 
dent, les rapports soupconneux qui ne peuvent manquer d'exister entre les gouverneurs 
cambodgiens du protectorat et les gouverneurs pour Siam des autres provinces cambod- 
giennes, sont les principaux obstacles au rétablissement du commerce du Grand Lae. Il 
n'est pas rare, par exemple, de voir des Cambodgiens de l’une ou l’autre frontière, retenus 
indument chez leurs voisins : la communauté de race et de langue, les liaisons de parenté 
qui existent des deux côtés d’une frontière factice, fournissent mille prétextes à ces vexa- 
üons, dont le but inavoué est d'augmenter les inserits de la province, et par suite l'impôt. 

On voit de quelle importance serait, pour les populations du bassin nord-ouest du 
Grand Lac, l’unification de pavillon et d'influence sur ses rives. La restitution au Cam- 
bodge des provinces de Battambang et d’Angcor représenterait, pour notre colonie de 
Cochinchine, l'accès à l’une des régions les plus riches de lIndo-Chine. 

A quatre heures du soir, le 29 janvier, au sortir d’un petit bois taillis qui s'étend à 
l’ouest du mont Bakheng, je débouchais dans la plaine où s’élève la citadelle de Siemréap. 
C'était le moment de la moisson. Rien de plus riant et de plus animé que le paysage qui 
s'offre alors au voyageur, Toute la campagne a revêtu une teinte dorée. De nombreux trou- 
peaux de bœufs et de buffles, au milieu desquels folatrent les nouveau-nés de la saison, 
diaprent les rizières de taches rouges et noires d’où s'échappe un sourd murmure de gre- 
lots. Colosse isolé qui domine toute la eréation vivante, l'éléphant secoue lentement avec sa 
trompe la gerbe de riz qu'il vient de glaner dans le champ recolté. Dans le chemin creux 
qui serpente sur la plaine, passe parfois, avee un bruit étourdissant de clochettes, une légère 
voiture à bœufs qui éclabousse tout le paysage d'un épais nuage de poussière. Les lourds 
et lents chars à buffles se croisent partout, rentrant au village le riz qui va être emmaga- 
siné dans les huttes en bambou, lutées de terre glaise, d’où on le retirera au fur et à mesure 
des besoins. Sur les aires nombreuses disséminées dans les champs, des attelages de buffles 
piétinent les gerbes, et, après un long et monotone travail, séparent le grain de l'épr. 
Cadre ravissant de grace et de fraicheur, une longue ligne d'arbres à fruit encadre tout 
ce tableau et cache les toits de chaume éparpillés sous leur ombre. Il n'y à que fa 
végétation des tropiques qui puisse offrir une pareille variété de nuances et de formes : 
les cimes mobiles des bambous se jouent le long des trones élancés des palmiers ; parmi 
ceux-ci, le borassus ! élève jusqu'aux nues sa roide collerette de feuillage et semble de sa 
colonne robuste soutenir lout cet édifice de verdure. Le cocotier échevèle ses longs et 
tremblants rameaux sur le large faite du tamarinier ; l’aréquier svelte se fait Jour à travers 
l’épais feuillage des manguiers, et sa forme aérienne contraste vivement avee le massif 
échafaudage du banian qui s'étale à côté. Autour des cases, le papayer balance son léger 
parasol et un rideau bas et continu de bananiers masque les troncs des pamplemoussiers, 
des orangers et des jacquiers. La sombre ligne des créneaux de la forteresse vient se des= 


1 Palmier qui fournit du sucre et du vin de palme. Son nom: cambodgien est Tenot et son non arinamite 
Thôt lôt: 
I. BI 


242 VOYAGE A PNOM PENH: 


siner sur ce fond riant. Que votre regard ne s'arrête point trop de ce coté : il pourrait y 
découvrir quelque tête humaine, desséchée au soleil et tristement balancée à l'extrémité 
d’un bambou. Le soir arrive; le soleil s’abaisse derrière le rideau d'arbres qui cache la 
rivière et ses rayons décomposés mélangent la pourpre et l’émeraude ou se tamisent au 
travers du feuillage. Les troupeaux rentrent dans les parcs et les beuglements sonores des 


PALMIERS BORASSUS ET RÉCOLTE DU VIN DE PALMIER. 


taureaux se mêlent aux eris brefs et plaintifs des buffles. Le silence et le calme se font 
peu à peu; l’on n'entend plus que la note monotone et douce que la brise du soir fait 
rendre aux cerfs-volants captifs qui planent dans les airs et auxquels les habitants qui les 
lancent chaque année dans cette saison, attachent de superstitieux présages. Quelques 
lumières s’allument dans les cases accumulées sur la rive droite de la rivière, à peu de 


VOYAGE A PNOM PENH. 943 


distance de la citadelle, et dans l'intérieur de celle-ci, le bruit du gong et du tamtam, 
successivement répété par tous les corps de garde, va marquer à de réguliers intervalles 
les veilles de la nuit. 

Alexis n'avait pas encore paru à Siemréap, quoiqu'il y eût plus d’un mois qu'il 
fût parti de Bassac pour cette destination. Le gouverneur d’Angeor me reçut à merveille 
et me donna, ainsi qu'à mon escorte, la plus confortable hospitalité. J'avais hâte d’ap- 
prendre de lui des nouvelles de la colonie et du Cambodge. Elles étaient bien diffé- 
rentes de ee qu’on m'avait annoncé à Coucan. La révolte de Pou Kombo avait pris des 
proportions de plus en plus grandes. Les provinces de Compong Soai et de Pursat s'étaient 
soulevées. Norodom avait été cerné à Pnom Penh, et il avait fallu que les troupes fran- 
caises livrassent un grand combat pour le dégager. Les entrées du lac, Compong Leng 
et Compong Tchanang, étaient gardées par les rebelles, et quand je parlai de continuer 
ma route jusqu'à Pnom Penh, le gouverneur d’Angeor se réeria vivement. Mais je n’élais 
pas venu de si loin pour rebrousser chemin sans rapporter le courrier attendu. Je décla- 
rai done à mon hôte que ma résolution était inébranlable et que je tenterais de passer à 
tout prix. Je lui donnai même cette déclaration par éerit pour qu’on ne püt le rendre en 
rien responsable des conséquences de ma décision. Je le priai aussi d’expédier au com- 
mandant de Lagrée une lettre, qui informait le chef de l'expédition de l’état des choses et 
du parti auquel je n’arrêtais. 

Ces précautions prises, je m'occupai de mes préparatifs de départ. ,Le gouverneur 
m'offrit pour la traversée du lac, une grande et forte barque qui lui appartenait. Il n'y 
avait pas à songer à recruter mes bateliers parmi les Cambodgiens : les sympathies des 
cens de la province étaient pour Pou Kombo et je pouvais trouver un traître parmi eux. Je 
préférai m'adresser aux Annamites qui résident à Siemréap et qui se livrent à la pêche 
sur le lac. Je trouvai parmi eux, grâce à la promesse d’une forte récompense , un équipage 
adroit, méprisant fort les Cambodgiens par habitude, et rendu courageux par la présence 
de Français bien armés. Je dus aller chercher la barque du mandarin de Siemréap à 
Compong Plouk, petit village situé près de l’embouchure d’une petite rivière, qui vient 
se jeter dans le Grand Lac, à l'est de la rivière d’Angcor. Nous passämes la nuit à la 
gréer avec soin; je me munis de haches, pour couper les estacades qui pourraient nous 
barrer le passage, de torches, de combustibles, en un mot de tous les ustensiles nécessaires, 
et, le 2 février, nous nous lançämes sur le lac dont nous côtoyämes la rive orientale. A la 
tombée de la nuit, nous passions devant Compong Kiam, dont la rivière sert de limite 
aux provinces d’Angeor et de Compong Soai. Nous entrions dans les eaux ennemies. 

Le lendemain, comme nous nous étions engagés, pour laisser reposer nos Anna- 
mites, dans la forêt noyée qui couvre les bords du lac, on vint me prévenir que deux 
barques armées, venant du large, se dirigeaient de notre côté. Examinées à la longue-vue, 
elles me parurent être, en effet, des barques de guerre : plumes de paon et pavillon rouge 
à la poupe; lances, fusils et hallebardes plantées à l'avant de la chambre. Je fis cacher 
tout mon monde et préparer les armes. On pouvait nous prendre pour une simple pirogue 
de pêche, montée par des Annamites seulement. A grande portée de voix, je fis héler par 


244 VOYAGE A PNOM PENH. 


mon patron les nouveaux venus: leur contenance témoigna la surprise qu’ils éprouvaient 
de se voir devancés. « Nous sommes les rameurs du mandarin de Compong Thom qui 
chemine par terre avec une escorte de dix soldats. Nous portons ses bagages. Et vous, 
qui êtes-vous ? répondirent-ils. — Peu vous importe, dit l'Annamite, passez au large, 
il n’y à ici rien de bon pour vous. » L'assurance de mon patron leur donna à penser. Le 
reflet d’un sabre-baïonnette leur fut sans doute renvoyé par le soleil. Notre barque était 
orande et pouvait cacher bien des soldats. Leur chef n’était point.avec eux; à quoi bon se 
compromettre inutilement? Les deux barques s’éloignèrent sans mot dire. Ce fut la seule 
alerte de la journée. Dans la nuit du # au à février, nous donnämes dans les passes qui 
_ conduisent du lac an bras de Compong Luong el nous les franchimes sans encombre. Au 
petit jour, nous passämes devant le poste rebelle de Compong Prak. A notre vue le tam 
tam fut battu sur la rive et l’on nous héla : « Capitaine français qui se rend à Pnom Penb, » 
lelle fut la fière réponse de mon patron. Un grand silence s’ensuivit sur la rive : quelques 
hommes coururent à droite et à gauche, cherchant du feu pour faire partir leurs espin- 
goles. Quand ils y réussirent, le courant nous avait mis hors d’atteinte. 

Le soir, à cinq heures, j'apereus le pavillon français flottant sur Compong Luong. La 
canonnière 28 y était au mouillage; j'appris de l'officier qui la commandait que M. Pottier 
était à Pnom Penh et je continuai immédiatement ma route sur ce dernier point. J'y ar- 
rivai à onze heures et demie du soir. 

Il faut avoir subi un long isolement au milieu de contrées étrangères, et être resté plu- 
sieurs mois privé de toute communication avec des gens civilisés, pour bien comprendre 
la joie que j'éprouvai en me retrouvant tout à coup au milieu de Français et d'amis. Leur 
surprise n'était pas moins grande que ma Joie. M. Pottier, après avoir fait une tentative 
infructueuse pour nous faire parvenir notre courrier, s'était résigné à attendre et il n’était 
pas sans inquiétude à notre sujet. Comme il arrive toujours en pareil cas, des bruits fa- 
cheux avaient circulé dans le pays sur notre compte; deux membres de la Commission 
avaient, disait-on, succombé aux fatigues et aux maladies de ce redoutable Laos. Je ras- 
surai tout le monde. 

Je me hâtai de faire le dépouillement du courrier destiné à l’expédition. Il contenait 
les passe-ports de Chine, si nécessaires pour centinuer notre reconnaissance du fleuve au 
delà de Luang-Prabang ; mais les instruments qui nous manquaient encore étaient restés 
à Saigon, où ils dormaient à l’observatoire depuis leur arrivée de France. Je ne trouvai à 
emporter, faute de mieux, qu'un baromètre holostérique. Une grande partie de nos lettres 
particulières étaient également restées au chef-lieu de la colonie. M. Pottier m'offrit une 
canonnière pour me rendre à Saïgon; mais, si attrayante que füt cette offre, j'aurais man- 
qué à mon devoir en l’acceptant. Tout retard pouvait être préjudiciable à l'expédition, et 
le commandant de Lagrée comptait les heures. Mon voyage s’étail déjà prolongé au delà 
de tous ses calculs, et il avait dû continuer à s’avancer däns le nord. Chaque jour aug- 
mentait la distance qui nous séparait. Enfin, j'avais à retraverser le Grand Lac, seul 
avec un Annamile, et je ne voulais pas que le bruit de mon retour püt me précéder. Le 
7 février, après avoir clos mon courrier pour l'amiral, j'allai avee M. Pottier rendre visite 


RETOUR AU LAOS. 945 


au roi Norodom, qui me remit une lettre pour M. de Lagrée. Le lendemain, à huit heures 
du matin, Je repartis pour Angcor, emportant le meilleur souvenir du bienveillant et hos- 
pitalier aceueil de M. Pottier. Celui-ci ne laissait pas que d’être un peu inquiet, en me 
voyant repartir dans de telles conditions, et il me recommanda, si je rencontrais sur ma 
route la canonnière 28, de m'en faire escorter jusqu'aux entrées du lac. Ce secours me fut 
inutile. Je réussis à passer sans encombre, et, le 13 février, j'élais de retour à Siemréap. 
Alexis n'y était pas encore arrivé. Le courrier de l'expédition qu'il portait me sembla 
fort compromis. Le gouverneur d'Angcor était parti depuis deux jours pour Bankok où il 
élait appelé pour les funérailles du second roi de Siam. Je priai son frère, qui le remplaçait, 
d'expédier sur Pnom Penh notre interprète, dès que celui-ci ferait son apparition, et je me 
préparai à reprendre le chemin du Laos. Il fallait allonger mes étapes pour rejoindre 
l'expédition le plus vite possible. Au lieu de suivre la route sinueuse que j'avais prise en 
venant. je résolus de marcher droit dans la direction du nord, pour aller à Oubôn. On m'ob- 
jecta que je traverserais une zone déserte, dont certaines parties étaient impraticables aux 
chars. Nous n’étions plus que deux; notre bagage était assez mince, malgré ce que je rap- 
portais de Pnom Penh. Je répondis que nous irions à pied quand cela deviendrait nécessaire. 

La nouvelle route que j'allais suivre me faisait passer par Angcor Wat. Je consacrai 
une heure ou deux à revoir le temple. C'est un de ces monuments qu’on ne se lasse jamais 
d'admirer. Je traversai la rivière d’Angcor et je me dirigeai vers la chaîne de Pnom Cou- 
lèn. Après avoir gravi les premières pentes, je me trouvai au milieu d’une plane complé- 
tement déserte, recouverte de hautes herbes et parsemée de quelques bouquets d'arbres. Sur 
l’un des points les plus élevés, je rencontrai des ruines khmers : ce sont des tours en briques 
dont la base est déjà profondément enfouie dans le sol. La décoration, dont la surface 
extérieure est revêtue, est d’une grande perfection de dessin et de moulage. Tout auprès se 
trouve un grand bassin à revêtement de pierre. Ces tours présentent cette singularité 
que, seules parmi les trente ou quarante monuments khmers que l’on connaît auJour- 
d’hui, elles n’obéissent point à la loi qui veut que les facades soient exactement orien- 
fées selon les quatre points cardinaux. 

Plus loin, le plateau s’ondule légèrement, de nombreux ruisseaux, coulant tous 
vers l’est, le sillonnent; nous nous trouvions sur la lisière d’une épaisse forêt, célèbre 
au Cambodge sous le nom de Prey Saa (en cambodgien « forêt magnifique »). La route 
qui la traverse n'avait pas été pratiquée depuis longtemps. Il fallut que nos Cambod- 
giens nous la rouvrissent à coups de hache. L’unique char à buffles qui portait toutes nos 
affaires se trouvait souvent arrêté par des lianes, ou par les arbres qui bordaient le sentier, 
et dont les troncs grossis ne laissaient plus entre eux un espace suffisant. Nous étions sou- 
vent obligés de les entailler à hauteur des essieux. La nuit nous surprit occupés à ce travail ; 
une bande d’éléphants sauvages vint à passer et s'arrêta pour nous regarder faire. On 
distinguait vaguement à travers le feuillage les défenses blanches qui brillaient dans 
l’obscurité. En guise de passe-temps sans doute, le chef de la troupe appuya son large 
front contre un jeune arbre et se mit en devoir de l’ébranler; ses compagnons vinrent à 
la rescousse; un grand déchirement se fit dans le feuillage, et l'arbre vint tomber à peu 


246 RETOUR AU LAOS. 


de distance de nous en travers de la route. Il avait environ un pied de diamètre et ce n’é- 
tait pas un petit travail que de se débarrasser de la barrière que formaient son tronc et 
ses branches, enchevêtrés dans le feuillage voisin. Mes Cambodgiens se lamentèrent et 
dans un premier mouvement de fureur, j’ajustai l'éléphant coupable de ce méfait; mais 
les indigènes me supplièrent de ne pas tirer, me représentant que la bande entière se pré- 
cipiterait sur nous. Je me rendis; les éléphants s’éloignèrent, en riant sans doute du bon 
four qu'ils venaient de nous jouer. À minuit, nous terminions à peine de déblayer la 
roule. 

Le 18 février, nous sortions de Prey Saa, et nous quittâmes la province d’Angcor pour 
entrer dans celle de Sankéa. Quelques petits hameaux se montrèrent çà et là. Nous ve- 
nions de faire cinquante kilomètres sans rencontrer un être humain. 

Le lendemain, j'abandonnaiï toute espèce de véhicule; j'engageai quelques porteurs, 
et, après avoir traversé le Stung Sreng très-près de sa source, j'allai coucher en pleine 
forêt, au pied même du plateau d’Oubôn. Il est là aussi à pic qu'au point où je l’avas 
descendu, en venant de Sourèn. Mais à pied, cette escalade n’était qu’un jeu. Au sommet 
du plateau, j'appris que je me trouvais à deux jours de marche de Coucan. Je n'avais pas 
assez appuyé dans l’est; il ne me restait plus qu’à reprendre, à partir de ce chef-lieu de 
province, la route que J'avais déjà suivie. 

On m'annonça à Coucan qu’Alexis avait enfin passé quelques jours auparavant, se ren- 
dant à Angcor. Ce paresseux interprète avait prolongé outre mesure son séjour à Bassae, et, 
sans se préoccuper davantage de la mission qui lui était confiée, s’était laissé séduire par les 
beaux veux d’une Laotienne qu’il avait prise pour femme. Après avoir consacré plus d'un 
mois aux douceurs de cet hyménée, il s'était enfin mis en route en promettant à sa nou- 
velle famille de revenir bientôt. Il avait, bien entendu, l'intention formelle de ne pas tenir 
sa parole. Alexis était légitimement marié à Pnom Penh où sa femme était venue toute en 
larmes me demander de ses nouvelles. 

Le 12 février, j'étais de retour à Oubôn. La commission avait déjà quitté cette ville. 
Je vais faire l'historique de son voyage à partir du jour où je m'étais séparée d’elle. 


LE MÉKONG VU DE LA POINTE DE PAK MOUN. 


X 0 


SÉJOUR DE LA COMMISSION A OUBÔN. — SALINES. — VOYAGE PAR TERRE D'OUBÔN À KÉMARAT. — 
RECONNAISSANCE DU FLEUVE PAR M. DELAPORTE ENTRE PAK MOUN ET KÉMARAT. 


Au moment de l’arrivée de la Commission française à Oubôn, on faisait les préparatifs 
de la cérémonie du couronnement du roi de cette ville. Celui-ci ne négligea rien pour 
donner à cette fête un éclat qu'allait rehausser encore la présence de ses hôtes européens. 
M. de Lagrée retrouva à Oubôn le membre de la famille royale de Vien Chan qu'il avait 
déjà rencontré à Kham tong niaï. C'était l’oncle du roi. 

En attendant les fêtes du couronnement, M. de Lagrée alla visiter les salines qui se 
trouvent aux environs de la ville. Sur une étendue de plus de 60 kilomètres, on recueille, 
pendant la saison sèche, le sel qui se dépose à la surface du sol. Cette récolte occupe de 
nombreux villages et n’empèche nullement l'établissement de rizières sur Le même terrain ; 
les deux productions sont successives et ne paraissent pas se nuire. Les premières pluies 
dissolventle sel, déposé à lasurface pendant la saison précédente, et permettent la culture im 
médiate du riz. Après la moisson, les eaux qui se sont infiltrées dans la terre, à l’intérieur de 
laquelle paraissent exister des couches considérables de sel, et qui s’y sont saturées, remon- 
tent sous l'influence de la chaleur solaire et déposent, sous forme d’une poussière blanche, 
le sel à la surface du sol. Les habitants balayent le sol quand il est suffisamment chargé 
d’efflorescences salines, lavent la terre ainsi recueillie et font évaporer dans des chaudières 
les eaux de lavage. La saison favorable à cette industrie dure deux ou trois mois et un 
travailleur peut produire environ 15 livres de sel par jour. Le prix de vente, au marché 
d'Oubôn, varie de 3 francs cinquante centimes à 5 francs le picul. Cette production spé- 


248 SÉJOUR À OUBON. — SALINES. 


ciale, qui alimente toute une vaste contrée, a été l’une des causes du prompt dévelop- 
pement de la province d'Oubôn ; cette province, de fondation récente, compte déjà 
plus de 80,000 habitants. 

Le 13 janvier, eut lieu le couronnement du roi d’Oubôn. Pour cette cérémonie, on 
avait convoqué toutes les notabilités de la province. Le roi avait choisi ce jour solennel 
pour prendre possession d’un nouveau palais qu'il faisait construire. Une musique 
assourdissante précédait le cortége royal. Le roi était monté sur un éléphant de haute 
laille et accompagné des dignitaires du royaume et des dames de sa cour. Il était vêtu 


ji 


| 
| 
| 


CÉRÉMONIE RELIGIEUSE DE L'INVESTITURE DU ROI D'OUBON. 


d'une tunique en velours vert; on portait derrière lui un parasol en fil d'argent. Derrière 
les vingt-deux éléphants qui suivaient celui du roi, venait une escorte de cavaliers et 
de fantassins, portant des lances ou des bannières. Des bonzes se trouvaient réunis dans la 
grande salle du palais. Après s’être reposé quelque temps dans l’un des appartements, Île 
roi S’avança sur la plate-forme, élevée en avant de la facade, suivi des prètres qui psal- 
modiaient des prières. IL se dépouilla de ses vêtements qu'on remplaça par une. étoffe 
blanche, et il alla se placer au-dessous d’un dragon en bois sculpté, rempli d’une eau 
consacrée qu'on lui fit couler sur le corps; à ce moment, on mit en liberté deux colombes 


VOYAGE D’OUBON À KÉMARAT. 249 


caplives. Le roi se rhabilla et vint présider un banquet auquel étaient conviés les mem 
bres de la Commission française. Le soir, les réjouissances ordinaires, feu d'artifice, 
tours de force, furent servis à la foule, et le calme de la nuit fut longlemps trou- 
blé par les chants et les concerts d'instruments. 

Les membres de la Commission admirèrent à Oubôn une vieille cage d’éléphant en 
bois sculpté, qui éfait conservée dans une pagode; elle était faite pour le combat, et les 
hommes armés qui y prenaient place s’y trouvaient abrités par deux grands boucliers en 
bois dur. La cage était fermée en arrière par un éeran en bois, orné de fleurs, d'oiseaux et 
d'arabesques, sculptés avec un art infini et inerustés de pierres brillantes et de lames de 
Verres. 

M. Delaporte partit le 15 Janvier pour redescendre le Se Moun et reconnaitre le cours 
du grand fleuve entre Pak Moun et Kémarat; le reste de la Commission devait prendre la 
route de terre pour se rendre à ce dernier point *. Elle partit d'Oubôn le 20 janvier avec 
six éléphants, quinze chars à buffles, et une cinquantaine de Laotiens. Au nord d'Oubon, 
le pays est plat et couvert de rizières et de clairières alternées. De larges routes de chars se 


DRAGON CREUSÉ, SERVANT DE RÉSERVOIR D'EAU CONSACRÉE. 


croisent dans tous les sens sur un terrain sablonneux où elles n’ont été frayées que par le 
passage même des véhicules. La longue caravane de la Commission française cheminail 
fort lentement ; elle mit quatre jours pour arriver à Muong Amnat, situé à une cinquan- 
taine de kilomètres dans le N.-N.-0. d’Oubôn. Là, cessaient les routes de chars. 
Ïl fallut adioindre neuf éléphants à ceux dont disposait déjà la Commission et recruter 
] 
dans le village cent nouveaux porteurs pour remplacer ceux qui l'avaient accompagnée 
D q pas 
jusque-là. On fit à ces derniers une distribution de fil de laiton qui parut leur causer un 
plaisir d'autant plus vif que ce cadeau était plus inattendu. Les mandarins, char- 
és par le roi d'Oubôn de pourvoir en route aux besoins de la Commission française, sem- 
blèrent regretter vivement que cette rémunération, sien dehors des habitudes des grands 
(e) ? O 

personnages indigènes, füt répartie immédiatement et individuellement. Ils y perdaient 
la part du lion qu'ils se seraient sans doute réservée, si la distribution de ces largesses eut 

P ? D 
été commise à leurs soins. 

1 Voy. le dessin de cette cage ou selle d’éléphant, Atlas, 2° partie, pl. XVII. 


2 Consulter, pour la suite du récit, la carte itinéraire n° 4, Atlas, 1° partie, pl. VIT. 
Ile 32 


250 VOYAGE D'OUBON A KÉMARAT. 


La Commission séjourna deux jours à Amnat. Dans les environs de ee point, la pierre 
ferrugineuse, connue en Cochinchine sous le nom de pierre de Bien-hoa, vient affleurer 
le sol sur de vastes étendues, et a provoqué quelques essais d'exploitation de fer. Ces essais. 
lort peu productifs, sont aujourd’hui à peu près abandonnés. Les habitants se livrent égale- 
ment à l'élevage du ver à soie et de l’insecte qui produit la laque. 


ARRIVÉE DE LA COMMISSION FRANGAISE A KÉMARAT. 


À Amnat, M. de Lagrée rencontra une caravane de cinquante-neuf bœufs porteurs et 
quelques colporteurs chinois, arrivant de Korat. Ils vendaient des ustensiles de euivre en 
échange de cornes, de peaux d'animaux sauvages, de plumes de paon et d’autres objets 
de même nature. 


La Commission repartit d’Amnat le 27 février et fit route vers l'E.-N.-E. pour rejoindre 


dE AA 


Ken g Yapeut 
(Moyla Cante NT) 


CARTE DU COURS DU CAMBODGE 


entre Pal Moun et Ban Naveng 


dressée par 


L.DELAPORIE TIEUTENANT DE VAISSEAU. 
NE 


Les sondes sont en mètres. celles qur sont soulrgnees indiquent que 
lon n'a pas troure fond à cette profondeur. 
Heng signifie rapide en Laotren. 
> Ligne de plus grand courant et de plus grand, fond. 
D où Don signifie ile. 


Koum ,,7 
(Village) 74 


Ce 
o  259250d%750% 1 Kill 


Hachette & CA Imp. Fraillery 


Pak Moun 2X 


CARTE DU COURS DU CAMBODGE ENTRE PAK MOUN ET BAN NAVEN(,, (surre). 


[N°rv 


L Te 
Grabé par Erhard, rue Duquay-Troutr 12. Hachetie & C° 3 Ina Era ELLery 


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L ; ï 
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[ % % 
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RVARD UNIVERSITY , Mébaut : 
MBRIDGE. MA USA | \ 
4 


DESCRIPTION DU FLEUVE ENTRE PAK MOUN ET KEÉMARAT. 951 


le fleuve et la ville de Kemarat. La contrée, qui avait été jusque-là très-habitée et très- 
cullivée, revêtit un aspect plus sauvage. Le terrain était plat et sablonneux ; à chaque pas, 
Ja pierre de Bien-hoa apparaissait en plaques rougéätres. Cette roche ne tarda pas à être 
remplacée par le grès, qui semble former au-dessous une couche profonde. Une forêt 
de Careya arborea assez claire, règne uniformément entre Amnat et le bord du grand 
fleuve. Quelques mares croupissantes, quelques ruisseaux à lits de grès et à eaux sta- 
snantes, comme les ont en cette saison presque tous les affluents du Se Moun, accidentent 
seuls ce monotone paysage. Le pays est presque désert. 

Après trois jours de marche, le sol s’ondula légèrement, les habitations et les rizières 
reparurent et annoncèrent le voisinage du Cambodge. Le 30 janvier, l'expédition entrait à 
Kemarat : elle fut reçue par M. Delaporte, qui était arrivé dans cette ville depuis quatre 
jours, et par le premier fonctionnaire de la province, qui remplaçait le gouverneur, mort 
depuis quelque temps. Ce fonctionnaire témoigna à la Commission française la plus 
grande déférence. Il partait le lendemain même pour Bankok et se chargea de remettre 
au consul de France le courrier de M. de Lagrée. Le gouverneur de Siam convoquaïit 
pour les funérailles du second roi les principaux mandarins du Laos, et, à partir de ce 
moment, la Commission allait trouver partout absentes les premières autorités du pays. 

Kemarat est situé sur la rive droite du Cambodge, vis-à-vis de l'embouchure du Se 
Banghien, affluent de la rive opposée. Le logement du gouverneur, les pagodes, le sala 
où l’on délibère des affaires politiques, ont plus grand air que les constructions de même 
nalure que nous avions déjà rencontrées; mais ces différents édifices avaient cessé d’être en- 
tretenus depuis la mort du gouverneur et présentaient un aspect fort délabré. Des tamari- 
uiers, des manguiers et un grand nombre d'arbres à fruits bordent la rive du fleuve et om- 
bragent les maisons du village. Comme partout ailleurs, ce ne fut qu’au bout d’un certain 
temps que la population s’apprivoisa et que l’on put acheter directement les vivres et les 
objets de consommation dont l'expédition avait besoin ; mais, dès le début, les autorités 
locales témoignèrent la meilleure volonté et fournirent sans la moindre répugnance tous les 
renseignements qu'on leur demanda. 

La province de Kemarat est une des plus petites du Laos central. La ville paraït an- 
cienne, et son nom qui, est le même que Kemarata, nom pli de Xieng Tong, lui a peut- 
être été donné en souvenir de la première origine de ses habitants. C’est la localité qui 
parait désignée dans la relation du voyage de Wusthof sous le nom de Samphana. 

De Pak Moun à Kemarat, le fleuve avait offert à M. Delaporte l'aspect d’un immense 
torrent desséché, laissant à nu de vastes bancs de grès sur tout son parcours. Un che- 
nal irrégulier serpente au milieu du lit rocheux : sa largeur se réduit parfois à moins de 
60 mètres et sa profondeur en dépasse 100 dans quelques points où le courant esl 
faible. Chaque rétrécissement de ce chenal produit un rapide ou keng. Ce sont là les 
seuls incidents de cette pénible navigation et ils ont reçu chacun un nom spécial des 
indigènes ; les difficultés qu'ils présentent et la route que suivent les barques varient avec 
la saison. Le marnage moyen du fleuve dans cette région paraît être de 15 mètres; les 
eaux étaient bien près de leur niveau le plus bas, au moment du passage de M. Delaporte. 


252 DESCRIPTION DU FLEUVE ENTRE PAK MOUN ET KÉMARAT. 


Comme je l'ai déjà dit, M. Delaporte s'était embarqué à Oubôn, le 15 janvier, pour 
redescendre le Se Moun jusqu'à son embouchure. Le 12, à midi, il était arrivé à Pak 
Moun, d'où 1l était reparti le lendemain malin pour commencer l’ascension du fleuve 
(voyez la carte n° 1, ci-dessus). 

A 1 mille 1/2 en amont de Pak Moun , le lit du fleuve aux hautes eaux se réduit à 
200 mètres de large. Les deux rives sont formées de roches presque à pie. La baisse de 
l’eau, au moment du passage de M. Delaporte, avait atteint 14 mètres ; la vitesse du cou- 
rant atteignait environ un demi-mille à l'heure. Deux sondes, faites au milieu du fleuve, 
n'ont pas donné de fond à 100 mètres ! 

Au-dessus de ce point, le fleuve change brusquement de direction : du N. 56° 0, 1l 
revient au nord. Son lit, aux hautes eaux, mesure environ 500 mètres de large. Mais au 
mois de janvier, il n°y a de l’eau que dans un chenal, situé à une soixantaine de mètres de 
la rive gauche, et qui, au point le plus étroit, n’a pas plus de 100 mètres de large. Sur la 
rive droite, s'amoncellent de gros blocs de grès. Le fleuve s'incline ensuite graduellement 
jusqu'à lE.-N.-E.; il devient moins profond et moins large. 

Au delà du village de Koum, il s’élargit de nouveau : sur chaque rive s'élèvent de 
petites collines de 250 à 300 mètres de hauteur, dont la crête est taillée à pic; de magni- 
liques forêts en recouvrent les pentes et s’étagent depuis leurs sommets jusqu'aux bords 
du fleuve. 

En amont de Ban Koum, une grosse roche, placée au milieu du fleuve, le divise 
en deux bras de 60 à 80 mètres de large chacun. Le courant s'accélère et atteint 3 ou 
4 milles à l'heure. Au-dessus, les deux bras se rejoignent et forment un chenal unique 
d'une largeur de 150 à 250 mètres. Des roches à découvert en forment les rives. Le 
chenal gagne ensuite la rive gauche, se rétréeit et devient difficile à reconnaitre au milieu 
des roches; le courant est très-rapide. 

À parür de Ban Talang, la direction du fleuve revient au N.-N.-E. Il présente tou- 
Jours le même aspect : montagnes de grès de chaque côté, roches encombrant les trois 
quarts du lit, chenal profond au milieu, courant rapide dans le chenal. II y a un ilot sur 
la rive gauche. A peu de distance de Ban Talang, on rencontre un premier rapide. 

Le chenal, large jusque-là de 350 à 400 mètres, se resserre tout d’un coup de façon à 
ne plus mesurer que 55 mètres et le courant se brise avec violence sur les roches escar- 
pées qui endiguent l’eau profonde. Sa vitesse est d'environ 6 milles à l'heure au milieu 
du passage. Il fallut haler la barque de M. Delaporte le long de la rive. 

Au delà de cette première difficulté, la direction du fleuve revient au nord, Son lit s'é- 
largit peu à peu jusqu’à atteindre 800 mètres ; mais le chenal n’a que 100 à 200 mètres 
et le courant conserve une vitesse de 4 à 5 milles à l'heure. 

A deux milles au-dessus, est un second rapide. La largeur totale du fleuve est de 
700 mètres. Des roches et un ilot de sable divisent le courant en trois bras, qui viennent se 


© Voy. pour l’ensemble du récit la carte itinéraire n° 4, Atlas, 4" partie, pl. VIL. Cette description du fleuve 
entre Pak Moun et Kemarat est extraite du rapport de M. Delaporte, consigné dans le journal de l'expédition, 
el complétée d’après ses renseignements. 


UNE VUE DU FLEUVE ENTRE BAN SEMHON ET KENG KAAK. 


DESCRIPTION DU FLEUVE ENTRE PAK MOUN ET KEÉMARAT. 9255 
réunir dans un chenal de moins de 80 mètres de large et former à leur point de rencon- 
tre de grands remous et des tourbillons. En montant et en descendant, on hale les barques 
le long de la rive droite. Les radeaux seuls se laissent aller au milieu du courant. Sur la 
rive gauche, s'élève le massif montagneux appelé Phou Ean. 

En amont, le fleuve se rétrécit beaucoup et coule entre deux murailles de rochers. Les 
montagnes qui s'étaient éloignées des rives, s’en rapprochent de nouveau ; puis le fleuve - 
s’élargit et s'encombre d’écueils. Le chenal, qui était d’abord au milieu, vient toucher la 
rive gauche. Le courant est très-fort en arrivant à Ban Tha kien (voyez la carte n° 11). 

Sur la rive droite du fleuve sont les montagnes appelées Phou Tha kien et Phou Lang 
lan : elles sont terminées par un piton reconnaissable. Ces collines, à pic à leur partie su- 
périeure, descendent vers le fleuve en pente rapide et se prolongent dans la direction du 
nord ; sur la rive gauche, en face du village, s'élève Phou Kieu nang mit. 


VUE DU FLEUVE AU-DESSUS DU RAPIDE DE PHOU LAN. 


La route d'Oubôn à Kham tong niaï passe à Ban Tha kien; là les voyageurs traver- 
sent le fleuve, et reprennent, sur l’autre rive, une route, qui contourne au nord Phou Kieu 
nang mit, et passe derrière Phou Touchang, chaîne de petites montagnes que l’on aper- 
çoit de Ban Tha kien dans le nord-est. 

Après Ban Tha kien, la direction générale du fleuve est le N. 1/4 N.-E. puis le N.-E. 
Le chenal a de 100 à 200 mètres de large. Le courant atteint une vitesse de 5 milles dans 
un premier rapide à la sortie de Ban Tha kien. Il y a un second rapide un peu plus haut, 
Keng Sieng pang. Il faut haler les barques sur la rive par le travers de ces deux rapides. 

Au delà, le fleuve fait un coude au nord, le chenal atteint une largeur de 150 à 
200 mètres; ilest profond. Il y a de grands rochers sur la rive droite et quelques 
blocs de grès isolés sur la rive gauche. 


256 DESCRIPTION DU FLEUVE ENTRE PAK MOUN ET KÉMARAT. 


Le rapide suivant, nommé Keng Kok ou Ken San, est formé comme les précédents 
d'un étranglement du chenal qui succède à une grande largeur de fleuve. 


Au delà, le fleuve se resserre; il n’a plus que 300 à 400 mètres de large et il coule 


entre deux murs de roches. Quelques-unes forment de temps en temps des saillies sur les 
rives. Le courant est faible, le fleuve profond. Les montagnes, qui s'étaient éloignées de la 
rive gauche, s’en rapprochent. On arrive à Ban Yapeut (voyez la carte n° I). 

Là le fleuve s’élargit : il a de 800 à 1,000 mètres, et sa direction générale est le 
N.-N.-0. Un nouveau rapide se présente : Keng Kep. Le chenal est le long de la rive 
gauche. Puis on rencontre l’une des plus grandes difficultés de cette partie du fleuve : 
Keng Yapeut. De chaque rive s’avancent de grandes roches qui resserrent le lit du fleuve ; 
des assises de rochers à fleur d’eau, par-dessus lesquelles l’eau passe en écumant, prolon- 


KENG YAPEUT. 


gent jusqu'au milieu du courant. Sur la rive gauche, se forment des remous et de violents 
tourbillons, qui agitent l’eau dans toute la largeur du fleuve. La ligne du grand fond 
doit coïneider avec la ligne des remous dans laquelle ne peut passer une pirogue 
ordinaire. M. Delaporte a sondé deux fois en s’en rapprochant le plus près possible, 
et il à trouvé partout plus de 5 mètres de fond. Ce ne fut pas sans avoir eu à vaincre 
les frayeurs de ses bateliers el sans avoir vu sa pirogue à moitié remplie par l’eau 
en descendant le rapide. Dès qu’on approche de la rive gauche, on rencontre des 
roches. Le chenal présumé peut avoir 60 mètres de large. 

A deux milles au-dessus, est un autre rapide, nommé Keng Kaac, qui se trouve le 
long de la rive gauche; on le franchit difficilement; le courant est très-rapide. Le plus 
grand fond est entre les roches qui forment la rive droite, et un gros rocher isolé qui 
en est à 60 mètres. Le fleuve continue à avoir de 8 à 900 mètres de largeur. Il y a un 


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CARTE DU COURS DU CAMBODGE ENTRE PAK MOUN ET BAN NAVENC, (surre). 


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Tmp. Fraëller: : 


Grave par Erhard,rue Duguay-Zrourr 12. Hachette & Cie 


DESCRIPTION DU FLEUVE ENTRE PAK MOUN ET KÉMARAT. 257 


banc de sable sur la rive gauche et de petites collines de chaque côté. Le fleuve forme trois 
coudes rapides, qui imelinent son cours à l’ouest. Son lit reste très-étroit entre des roches 
à pic d’une hauteur de 10 à 20 mètres; le courant est faible et l’eau profonde. Un dernier 
coude, plus considérable, dévie son cours jusqu’au S. 56° O0. Dans cette direction, on ren- 
contre une île, Don Cahumo, sur la rive droite. La largeur du fleuve, mesurée par le travers 
de cet ilot, est de 500 mètres aux hautes eaux; les eaux n’occupent au mois de janvier 
qu'un chenal de 150 mètres ; dans le passage du rapide suivant, Keng Semhon, M. De- 
laporte trouva une profondeur de 10 mètres en suivant les remous de la rive droite et un 
passage au milieu entre les rochers. (Voy. ci-dessus la carte n° IV.) 

Une nouvelle exeursion, faite en descendant Le fleuve de Ban Semhon à Ban Kaaec, fit 
reconnaitre à M. Delaporte, un chenal ayant partout 6 mètres de fond. Dans cet intervalle 
s'élèvent, sur les deux rives du fleuve, des collines de grès très-escarpées qui sont rongées 


UNE HALTE DE NUIT PRÈS DE KENG KAAK. 


par les eaux. On les nomme Phou Katay sur la rive droite et Phou Din sur la rive gauche. 
Iln'y a pas de montagne remarquable. Les collines s’abaissent peu à peu en remontant 
vers le nord, et à partir de Semhon, le terrain devient plat. 

Au delà de Keng Semhon, la direction du fleuve est le N.-N.-0. Il a 900 mètres de lar- 
œeur. Le chenal est étroit, et passe d’une rive à l’autre au milieu de grandes roches. Le 
courant est fort. Près de l'ile Don Macheua, la largeur totale du fleuve est de 1,000 mètres 
environ. Au mois de janvier, les eaux n’occupent qu’un chenal de 57 mètres! 

Keng Songcon est formé par un grand ilot de rochers qui divise le chenal en deux bras ; 
celui de l’ouest a 45 mètres de large, et celui de l’est 60 mètres. Le courant est de 5 
à 6 milles à l'heure. Il y a des remous et des tourbillons. Une foule de pêcheurs sont 


élablis sur les rochers au milieu des rapides et prennent les poissons qui remontent le 
l. 33 


258 DESCRIPTION DU FLEUVE DE PAK MOUN A KÉMARAT. 
courant. Immédiatement en amont de Songcon, on franchit Keng Kanco, où le cou- 
rant est très-fort, et Keng Sabao au delà duquel est un ilot, Don Niou. 

A partir de ee point (Voy. la carte n° V), le fleuve revient au nord et lon arrive à 
Keng Nangoua; le courant peut ètre évalué à 6 milles à l'heure au milieu de la passe. 
On passe devant l'embouchure du Nam Seng, affluent de la rive droite, vis-à-vis duquel 
la largeur du fleuve est de 600 mètres. On rencontre ensuite Keng Kanassay, puis Keng 
Cong noi. Le courant est rapide, et le chenal étroit : les eaux sont agitées par de grands 
remous que forme la rencontre des deux courants qui contournent le banc de sable 
placé au milieu du fleuve. Quelques roches en saillie sur la rive droite forment le rapide 
suivant que l’on appelle Keng Konluang. Il y a de grands tourbillons et des remous au 
milieu du passage qui est étroit. 

En amont de ce rapide. le fleuve fait brusquement un coude à l’est, puis revient au 


TOURBILIONS DE KENG KANIEN. 


nord et présente un nouveau rapide, Keng Kalacac, formé par les apports d’une rivière 
qui vient de l’est et qui pendant la saison sèche est presque sans eau. Le lit du Se Bang 
nuhong a 100 mètres de large et aux hautes eaux il doit rouler une masse d’eau considé- 
rable. Au delà est un ilot, Don Kouang, puis vient le rapide nommé Keng Kanien qui offre 
une passe de 48 mètres de large succédant à une largeur d'environ 500 mètres! La ren- 
contre des courants qui contournent les rives détermine dans le milieu de la passe un cou- 
rant excessivement violent, et un dénivellement très-sensible. À des intervalles réguliers, 
parmi les flots d’écume et les lames qui s’entre-choquent, un tourbillon se creuse, sorte 
d’entonnoir liquide, large et profond de plusieurs mètres ; au-dessous de lui, on en voit 
deux ou trois autres dont les dimensions vont en diminuant. Ces tourbillons se forment, 
disparaissent el se reforment toutes les deux ou trois minutes. Ce phénomène, qui se 


DESCRIPTION DU FLEUVE DE PAR MOUN À KÉMARAT. 259 


reproduit dans {ous les points où les eaux s’engouffrent dans un passage subitement rétréci, 
apparait à Keng Kanien sous des proportions plus considérables qu'ailleurs, et le des- 
sin €i-joint, qui à été fait de mémoire, n’a d'autre but que d'essayer d'en donner une 
idée. Le long de la rive le courant est de 5 à 6 milles à l'heure. La pirogue de M. Dela- 
porte, longue, légère el montée par huit rameurs, essava de le remonter en s’aidant des 
contre-courants qui se produisent sur les bords; mais elle échoua dans sa tentative et il 


fallut la trainer par-dessus les rochers. Les radeaux passent au milieu du rapide, mais ils 


RADEAU LAOTIEN FRANCHISSANT UN RAPIDE. 


sont exposés à faire des avaries. Les bords du chenal sont formés de gros blocs de 
grès vert et rose d’un grain très-fin. 

Au rapide suivant, Keng Taimépac, le courant est de 6 nulles à l'heure. Il y a de 
nombreuses têtes de roches dans le chenal qui est près de la rive droite. La largeur du 
fleuve est de 700 mètres et sa direction passe à l’ouest. Il est encombré de rochers de 
toutes dimensions qui forment de nombreux petits rapides. Le courant est violent sur 
la rive droite. Les barques doivent passer le long de la rive gauche et franchir, en se 
halant sur les roches, Keng Héouniaï et Keng Melouc. 

En redescendant le fleuve de Ban Naveng à Keng Kanien, M. Delaporte put égale- 


260 EXCURSION DANS LA VALLÉE DU SE BANGHIEN. 


ment constater, au milieu des roches, l’existence d’un chenal profond, large de 50 à 
60 mètres au moins, et où la vitesse du courant varie entre 4 et 6 milles à l'heure. Le 
chenal suit d’abord le milieu du fleuve, puis la rive droite dont il s'éloigne un peu en 
arrivant à Keng Taimépac. Il serait très-difficile de le repérer exactement au milieu des 
rochers qui l’encombrent. 

De Ban Naveng à Kemarat, la direction du fleuve est l'O. 1/4 N.-0. et l’on ren- 
contre les rapides Keng Nat ki khoaï et Keng Kon ki lec. Le courant est rapide. On suit 
la rive droite et, sur une moitié environ de la largeur du fleuve, les roches disparaissent 
et le fond diminue. Le chenal se trouve près de la rive gauche. 

En résumé, si dans l’espace étudié avec tant de soin par M. Delaporte, il n’y a 
nulle part de barrage complet et si la profondeur parait partout suffisante, même 
aux plus basses eaux, pour un vapeur de dimension moyenne, la violence du eou- 
rant et des remous et le bouleversement du fond sont tels que la route à suivre serait 
extrèmement difficile à baliser exactement et par suite fort dangereuse. Comme on 
l'a vu, celte partie du fleuve, malgré les difficultés de navigation qu’elle présente, 
n’en est pas moins praticable en tout temps pour les radeaux et les pirogues des indi- 
gènes. 

Jusqu'à présent, l’expédition n'avait rencontré sur sa route aueune trace du passage 
ou de l'influence des Annamites ; dans la vallée du Se Cong même, où vit encore le 
souvenir de la domination cambodgienne, les Annamites, malgré leur proxinuté, pa- 
raissent n'avoir jamais joué de role politique. Au contraire, la rive gauche du fleuve, 
vis-à-vis de Kémarat, leur pavait tribut, il y a quelques années. : 

Il importait de reconnaitre quelle avait été l'étendue de cette domination annamuite, 
quelles traces elle avait laissées chez les populations, quelles causes avaient amené sa dé- 
cadence, Tel fut le but que se proposa M. de Lagrée, en allant explorer le bassin du Se 
Banghien, affluent de la rive gauche du fleuve, dont l'embouchure, comme nous l'avons 
vu, se trouve vis-à-vis de Kémarat. 

M. de Lagrée partit de Kémarat à éléphant le 3 février, accompagné de l'interprète 
Séguin et d’un des tagals de l’escorte. Après avoir traversé le fleuve, il remonta la vallée 
du Se Banghien en suivant à grande distance la rive droite de ce cours d’eau qu’il rejoi= 
gnit à Lahanam. Il parcourut jusque-là un pays désert, recouvert d’une forêt peu épaisse 
de Careya, arbres appelés Mari Chic en laotien, dont on extrait de la résine pour le calfa- 
tage des barques. Le bois sert aussi pour la construction des maisons ‘. Quelques mares 
presque à sec coupent çà et là la forêt, et leurs bords servent de lieu de halte aux voya- 
geurs. À Lahanam, le Se Banghien a 300 mètres dé large et une profondeur de 1 à 
2 mètres. Les berges sont hautes et font supposer un marnage considérable. Le fond de 
la rivière est de grès. Lahanam est un grand village habité par des Pou Thaï, race d'o- 
rigine laotienne, qui parait s'être fixée dans le pays avant les Laotiens actuels. 

Le lendemain, M. de Lagrée traversa deux fois le Se Banghien pour arriver à Muong 


! L’écorce du C'areya arborea sert dans l'Inde à faire des cordes et des mèches. 


EXCURSION DANS LA VALLÉE DU SE BANGHIEN. 261 


Sang Kon, chef-lieu de province situé sur la rive droite de la rivière, un peu au-dessous 
de son confluent avec le Se Somphon. M. de Lagrée rencontra là une population nou- 
velle, les Soué, race en partie sauvage, ayant un dialecte particulier, empreint de 
cambodgien ‘, et qui parait être venue du sud. 

Muong Sang Kon était au moment du passage de M. de Lagrée en parlie abandonné 
par ses habitants par suite des exigences du gouverneur laotien. M. de Lagrée en re- 
partit le 5 février pour continuer sa route vers le nord-est. 

Il traversa une région marécageuse et suant le sel, comme les plaines des environs 
d'Oubôn ; un immense bas-fond, appelé Thoung Nong Mang, qui pendant les pluies doit 
devenir un véritable lac, s'étend à peu de distance de Sang Kon sur la rive droite du Se 
Banghien. M. de Lagrée arriva le soir du même jour à Muong Phong, petit chef-lieu de 
province relevant d’Oubôn, et autour duquel se groupent quelques villages de Khas 
Deuong. Le Muong lui-même est habité par des Soué et des Pou Thaï. Les Khas Deuong 
ue paraissent pas différer beaucoup des sauvages de la vallée du Se Cong ; mais ils ont 
cessé de porter les cheveux longs et ils ont adopté depuis quelque temps le toupet à la sia- 
moise et le langouti. Il en est de même des Soué, qui portaient autrefois les cheveux 
relevés à la mode annamite. 

Ces trois races vivent en bon voisinage, mais sans se mêler ; elles semblent, suivant 
les circonstances où elles se trouvent, passer tantôt de l’état sauvage à l’état relativement 
civilisé des Laotiens, tantôt suivre la marche inverse. On a souvent grand’peine, sur les 
lieux mêmes, à deviner la provenance des individus. 

De Muong Phong, M. de Lagrée se dirigea vers le nord-est. A peu de distance de ce 
village, on traverse le Se Socsoi, affluent du Se Somphon. Le lil de cette rivière a 100 
mètres de large aux hautes eaux; au mois de février, ses eaux sont presque stagnantes el 
n’occupent que le quart environ de cet espace. Leur profondeur n'est que de 0",60. Le 
paysage a le même caractère qu'entre Kémarat et Oubôn. Une forêt peu épaisse, aux 
routes sablonneuses et au sous-sol de grès, recouvre les légères ondulations qui séparent 
la vallée du Se Somphon de celle du Se Banghien. Des banes de marne apparaissent cà 
et là dans les dépressions du terrain. M. de Lagrée coucha, le 6 février, à Ban Nadjo qui 
dépend de Muong Sang Kon. Il employa la journée du 7 à se rendre à Ban Sakoun, echel- 
lieu actuel du Muong Lomnou qui, comme Muong Phong, relève d’Oubôn. La contrée tra- 
versée est très-populeuse; Sakoun est habité par des Soué venus, il y a quelque temps, des 
environs de Sisaket sur les bords du Se Moun. Ce village est à cheval sur les deux rives 
du Se Somphon qui a plus de 100 mètres de largeur en ce point et qui est guéable : sa 
profondeur, au lieu du passage, n’est que de 0",50; les berges ont plus de 10 mètres 
de haut. 

M. de Lagrée quitta Sakoun en compagnie des deux premiers dignitaires de Ja 
province qui se rendaient à Bankok. Il coucha le 8 février à Keng Cok, gros 
village situé sur la rive droite du Se Somphon, et ancien chef-lieu de la province: 


1 Voyez les vocabulaires insérés à la fin du II° volume, et Atlas, 2° partie, le type n°9 de la planche I. 


262 EXCURSION DANS LA VALLÉE DU SE BANGHIEN. 


Le 9, il traversa une région assez peuplée, habitée par les Pou Thaï, et 11 campa le soir à 
Lahacoc, village situé au pied d’une belle colline boisée. Le 10 février, il était de retour à 
Kémarat. Il demanda immédiatement aux autorités de la province les barques qui lui étaient 
nécessaires pour continuer l’ascension du grand fleuve. 

Son excursion dans le bassin du Se Banghien lui avait permis de constater que, jusqu'en 
1831, la domination annamite s'était étendue sur toute la rive gauche du fleuve depuis le 
[6° degré de latitude jusqu'au delà du 17°. Les populations de celle zone payaient un 
tribut annuel à la cour de Hué, et la route de cetle capitale aux bords du Cambodge était libre 
et fréquentée. En 1831, les Siamois attaquèrent sans provocation ces provinces, mais ils 
furent battus par les Annamites qui les poursuivirent jusqu'au fleuve, vis-à-vis de Ban Mouk. 
Peu après les Siamois revinrent à la charge, etse ruant à l’improviste sur toute cette con- 
trée, en enlevèrent Ja population, qu'ils transportèrent sur la rive droite. Les Annamites 
ne voulurent pas renouveler la lutte dans un pays devenu désert. Dans la suite, les Sia= 
mois le repeuplèrent à l’aide d'habitants tirés des provinces de Palana, de Kham khun 
keo, d’Oubôn et de Kémarat. 

Quelques-uns des Muongs, qui s’échelonnent dans la vallée du Se Banghien jusqu'aux 
abords de la grande chaine, figurent sur la carte de Cochinchine de Monseigneur Taberd. 
Si les Siamois ont réussi à faire prédominer leur influence du côté du fleuve, il n’en est 
pas de même dans la partie supérieure du bassin du Se Banghien, où se trouve, danschaque 
village, un chef annamile à côté du chef laotien. 

Je pense que la domination annamite s’était établie dans celte partie de la vallée du 
Mékong, à la suite des guerres acharnées soutenues par le royaume de Lin-y ou de Lam-ap, 
le Tsiampa moderne, contre les Tongkinois; en d’autres termes, le bassin du Se Ban- 
ghien était une des provinces du royaume de Tsiampa et les Soué ne sont sans doute que 
les descendants des populations qui le composaient. A ce point de vue, il est peut-être in= 
téressant de constater que les Soué n’ont guère d’autre culte que celui des ancêtres. Ils 
leur élèvent, à l’intérieur des maisons, une sorte de petit autel, devant lequel ils dé 
posent sur une tablette des offrandes consistant en viande de porc ou en volailles. 


BANCS DE SCHISTES A DÉCOUVERT DANS LE LIT DU FLEUVE. 


DE KÉMARAT A HOUTEN. — BAN MOUK. — LE MONUMENT DE PEUNOM. — LAKON. — UNE COLONIE 
ANNAMITE ET UNE NOUVELLE ROUTE COMMERCIALE. — HOUTEN. — MINES DE PLOMB. — VOYAGE DE 


M. GARNIER D OUBÔN A HOUTEN. 


Le 13 février au matin, l'expédition quitta Kémarat dans six barques légères : les diffi- 
cultés de navigation rencontrées par M. Delaporte au-dessous de ce point, se prolongent, 
pendant quelque temps encore, au-dessus. Le lit du fleuve, en partie desséché, est par- 
semé de larges bancs de grès au milieu desquels les eaux se frayent par mille canaux un 
passage torrentueux et difficile. La route que suivent les barques varie avec la saison; 
elles recherchent en général les eaux les moins profondes pour éviter les grands courants 
etles remous. 

L'expédition s’engagea le 14 au matin dans le bras que forment les îles de Khien 
et de Senot et elle s'arrêta au pied d’un passage difficile qui nécessitait le déchargement 
des bagages. Ce rapide s'appelle Keng Kabao. Aux eaux tout à fait basses, le fleuve, en 
cet endroit, a moins de deux mètres dans sa partie la plus profonde. 

Pendant toute la journée, la navigation resta fort difficile dans le bras étroit qui sépare 
Don Senot de la rive droite. Les bateliers devaient à chaque instant se mettre à l’eau pour 
pousser les barques au milieu des rochers. On coucha le soir à Ban Thasakou où un sala 
était préparé pour l'expédition. La route d’Oubôn à Muong Lomnou traverse le Cambodge 
en ce point. 

La résidence du gouverneur de la province de Kham khun keo, qui s'étend le long 
de la rive droite du Cambodge, est située sur la rive opposée un peu au-dessous de Don 
Khien. 


264 DE KÉMARAT À HOUTEN. 


Les difficultés de navigation du fleuve disparurent à partir de Ban Thasakou. 

Le Cambodge coule, au delà de ce village, dans une immense plaine, recouverte d’une 
admirable végétation, et où il retrouve quelquefois une largeur de près de 2,000 mètres ; 
son courant est faible, ses eaux assez profondes. 

Le 15 février, les voyageurs entrèrent dans la province de Ban Mouk au chef-lieu de 
laquelle ils arrivèrent le lendemain. Ils avaient admiré sur leur route, dans le village de 
Tong bao, une pagode dont la façade était incrustée de porcelaine, genre de décoration 
d’un effet assez original. 

Le gouverneur de la province était déjà parti pour Bankok en laissant l’ordre à ses 
subordonnés de traiter de leur mieux l'expédition française. Ban Mouk s'étend sur la 
rive droite du fleuve, au nord d’une chaîne de petites collines qui font dévier légèrement 
vers l’est le cours du Cambodge. Une triple rangée de maisons pressées s'étend paral- 
lèlement à la rive. Cinq ou six pagodes seulement s'élèvent au milieu des cases. Ban Mouk, 
comme la plupart des provinces voisines, est de création récente et a hérité d’une partie 
des habitants de la ville détruite de Vien Chan. 

La Commission n’y séjourna que deux jours. 

A parür de Ban Mouk, le fleuve se dirige droit au nord pendant une soixantame de 
milles en ne dessinant que des inflexions à peine sensibles. Quelques bancs de sable, 
quelques îlots apparaissent çà et là au milieu de ses eaux calmes et peu profondes. 

Peunom, où la Commission arriva le 22 février, est un village important, situé sur la 
rive droite du fleuve, à une trentaine de milles de Ban Mouk, vis-à-vis de l'embouchure du 
Se Bangfay. C'est un point célèbre dans tout le Laos inférieur par le sanctuaire quil pos= 
sède. On y arrive du bord du fleuve par une longue avenue plantée de palmiers. Le monu- 
ment de Peunom est un de ces Dagobas si communs dans tous les pays bouddhistes et qui 
reçoivent au Laos le nom de 74 ; il consiste en une pyramide massive dont la base carrée 
mesure environ 10 mètres de côté et dont la flèche dorée atteint une hauteur de 45 mètres. 
Elle porte 5 /hés ou ombrelles de dimension décroissante et garnis de clochettes à leur cir= 
conférence. Cette pyramide est construite en briques et sa surface est couverte de moulures 
et d’arabesques qui ne manquent ni d'art ni d’une certaine grâce. Les parties supérieu= 
res de la pyramide sont d’une construction récente; la base, plus ancienne, accuse une 
ornementation et une architecture d'inspiration birmane ‘. Suivant l'usage, la légende 
rend cet édifice contemporain de Bouddha : tel qu'il est, il est impossible d'en faire 
remonter les parties les plus anciennes au delà de la première moitié du seizième sièele. 
Nous avons vu (page 140) qu'à cette époque une princesse cambodgienne épousa le roi de 
Vien Chan : c’est à elle que la chronique attribue la réédification du Tät; mais, depuis 
celle époque, 1l a subi un grand nombre de restaurations, nécessitées, et par la fragilité des 
matériaux qui le composent, et par les guerres et les révolutions qui ont occasionné à 
plusieurs reprises sa destruction ou son abandon. 

Le Tàt de Peunom est entouré d’une triple enceinte entre lesquelles se trouvent inter- 


1 Voyez le dessin de l’une des faces de cette pyramide, Atlas, 2° partie, pl. XX. 


MS AD Tata ne - ee d D 


LE MONUMENT DE PEUNOM. 265 


calées une foule de petites pyramides en bois ou en briques qui indiquent, en général, le 
lieu de sépulture de quelque grand personnage. Une grande et riche pagode, de construe- 
tion récente, plusieurs oratoires et de nombreuses bonzeries s'élèvent à quelque distance. 
La pagode est construite dans le style des temples siamois modernes, et les murailles sont 
couvertes de fresques représentant les sujets les plus variés. De chaque côté de la porte 


| 
INA 


UNE FRESQUE DE LA PAGODE DE PEUNOM. 


d'entrée, sont deux figures représentant un seigneur européen et sa femme, en grand cos- 
tume du seizième siècle; l'original de ce dessin aurait été offert à une ancienne pagode, 
jadis construite sur l'emplacement de celle-ci, par l'ambassadeur hollandais Wusthof. 

J'ai déjà dit que le sanctuaire de Peunom est en grande vénération dans tout le Laos. 
Les dévotions qu’on y accomplit ou les pénitences qu'on s’y impose ont aux yeux des 
fidèles une valeur toute particulière. Notre interprète Alévy, à qui la vue de ce lieu sacré 


rappelait la vie pieuse et errante qu'il avait menée comme bonze dans le Laos, la vie cou- 
Ï. 34 


266 DE KÉMARAT A HOUTEN. 


pable et mondaine à laquelle il s'était ensuite abandonné au Cambodge, se résolut, à Peu- 
nom, à une expiation méritoire. Après quelques Jours passés en prières, M. de Lagrée le 
vit revenir à lui, pâle, mais la physionomie rayonnante ; il s’était coupé en l'honneur de 
Bouddha la première phalange de l'index de la main gauche. 

La chronique du Tàt de Peunom lui attribue les plus célèbres et les plus puissants 
fondateurs. En voici le résumé : « Huit années sept mois douze jours après l’entrée de 
Bouddha dans le Nirvana, Maha Phacasop et eimq cents saints apportèrent une relique de 
Sammonocodon qu'ils déposèrent sous un Pouchrey (Ficus religiosa). Les princes de 
Souvana Phikarat, Khamdeng, Enthapat, Chounrakni Phoumatat, et Nanthasin, convoquè- 
rent leurs peuples pour élever aussitôt un monument. Chacun d’eux fit dans la terre un 
trou de deux coudées de profondeur et de deux brasses de côté. Les mandarins et le peuple 
vinrent creuser à leur tour. On fit ensuite des briques de la grandeur de la main de 
Phacasop. Phya Chounrakni plaça sous la relique 5,550 barres d'argent; chacune d’elles 
pesait 64 ticaux, il y ajouta 550 barres d’or dont chacune avait le poids de 48 ticaux. Ces 
barres furent mises à l’ouest. Phya Enthapat donna 9,999,900 phé! d'argent et 33,300 phé 
d'or; avec cet or, on fit une pelite barque. Le tout fut placé au sud. Phya Khamdeng 
placa au milieu un erachoir, une couronne et une boîte en or pesant 140 livres, neuf pla- 
teaux en or pesant 38 livres; neuf plateaux et un vase en argent pesant 200 livres. » 

« Phacasop ordonna aux cinq princes de faire trois fois Le tour du monument en ré- 
pandant une eau parfumée. Chacun d’eux dut ensuite élever, chacun de son côté, le mo= 
nument d’une brasse. Phacasop l’éleva ensuite de deux brasses *, et l’on fit brüler tout 
autour pendant trois jours et trois nuits des bois odorants pour durcir les briques. On éten- 
dit alors des étoffes appelées Xampala sur les objets d’or et d'argent, et les reliques vinrent 
s’y placer d’elles-mêmes. Les cinq princes envoyèrent chercher une pierre au pays de 
Kousinarai (Kousinagara où mourut Sammonocodon), destinée au côté nord du monu- 
ment, une autre à Purean nosey (Bénarès), destinée au côté sud, une autre à Lanka, desti- 
née au côté sud-ouest ; une dernière à Takasila, destinée au côté nord-ouest. » 

« Phacasop et les 500 saints firent ensuite trois fois le tour du monument; les cinq 
princes répétèrent après eux la même cérémonie. Ils prièrent pour que leurs présents 
furent agréés et restassent 5,000 ans à la même place. Phya Souvana et Phya Khamdeng 
demandèrent en outre de devenir après leur mort deux bonzes unis comme deux frères; 
et comme Phya Enthapat et Phya Chounrakni s’étonnaient de cette prière, ils leur répon- 
dirent que chacun était hibre de les imiter. Phacasop et les saints bénirent les princes et 
partirent pour le pays de Reacheacru. » 

« Les cinq princes préposèrent 500 hommes à la garde du monument. » 

Il est assez difficile de décider quels sont les royaumes dont il est parlé dans la chroni- 
que. On sait qu'Enthapat est le Cambodge; la tradition veut que Chounrakni Phoumatat 


! Petite monnaie qui a cessé d'être usitée au Cambodge depuis longtemps et qui est probablement équi- 
yalente à celle qui porte le même nom en Birmanie et dont le poids est environ d’un gramme. 

? Voyez sur ces élévations successives des dagobas bouddhistes, Yule, Mession to the court of Ava, p. 51. ILesl 
intéressant de comparer cette chronique avec celle de Choué Madoue. J. A. S., 4867, partie IT, p. 409 et suiv. 


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MONUMENT DE PEUNOM. 


VUE DU 


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COLONIE ANNAMITE ET NOUVELLE ROUTE COMMERCIALE. 269 


soit un pays annamite. La chronique se continue par la liste des princes qui ont contribué 
à l'entretien ou à l’'embellissement du monument ou qui ont régné sur le pays de Peunom. 
Il en sera de nouveau question dans la partie historique de cet ouvrage. 

Le Se Bangfay, qui se jette dans le fleuve vis-à-vis de Peunom, prend, dit-on, sa source 
dans un lac appelé Nong Makang et traverse sous une voüte naturelle Phou Sommang, 
montagne située à mi-distance du Cambodge et de la grande chaine de Cochinchine. 

La Commission quitta Peunom le 2% février et continua sa route vers Lakon, impor- 
tant chef-lieu de province, situé, comme tous ceux que nous devions rencontrer dans le 
Laos siamois, sur la rive gauche du fleuve. Le Muong ou la résidence du gouverneur, 
se trouvait autrefois sur la rive opposée, un peu en aval de l'emplacement actuel, et l’on 
y retrouve encore quelques vestiges intéressants. Vis-à-vis Lakon, surgit un groupe de 
montagnes calcaires dont les crêtes, bizarrement découpées, tranchent vivement sur l’a- 
zur du ciel. Ce massif présente cela de particulier qu’il n’est annoncé au milieu de la plaine 
par aucune ondulation de terrain. Sous la puissante impulsion de quelque force souter- 
raine, les rochers de marbre qui le composent ont traversé le sol sans l’infléchir, et se 
sont entassés les uns sur les autres de la façon la plus étrange. Deux membres de la Com- 
mission, M. Joubert et M. Thorel, allèrent visiter ces singulières montagnes au milieu des- 
quelles se trouvent des grottes profondes, des cirques naturels, formés par des murailles 
de marbre ayant des centaines de mètres de hauteur verticale, des aiguilles calcaires, sur- 
gissant comme des colonnes au milieu de la plaine et ressemblant de loin aux ruines 
gigantesques de quelque temple pélasgique. 

Un immense banc de sable s’étend devant Lakon. Le lit du fleuve a en ce point 
836 mètres de large, mais les eaux n’occupent, à la fin de la saison sèche, que la moitié 
environ de cet espace (480 mètres). La plus grande profondeurse trouve le long de la rive 
gauche, elle est de 10 mètres; la profondeur moyenne est de 5",68. Le courant parcourt 
à la surface 0,66 par seconde. 

La Commission trouva à Lakon une colonie annamite assez nombreuse, qui avait émi- 
gré de la province de Nghe-an, à la suite des guerres qui ont désolé le Tong-king. La 
route que ces émigrants avaient suivie pour venir du Nghe-an, traverse une région assez 
montagneuse, qu'il serait intéressant d'explorer afin de reconnaitre si elle n'offre aucune 
difficulté insurmontable à l'établissement de relations commerciales directes entre les 
côtes de la Cochinchine et la vallée du Cambodge. Lakon ne se trouve qu’à trente-cinq 
lieues marines de la côte de la province annamite de Quang-binh, le long de laquelle il 
y à de bons mouillages, et les obstacles de navigation, que présente la partie inférieure du 
fleuve, doivent faire songer à substituer à la route fluviale le cabotage actif qui relie le port 
de Saïgon aux différents points de la côte cochinchinoise. Je donnerai dans le chapitre 
suivant les quelques renseignements que nous ont laissés les missionnaires sur la contrée 
très-peu connue qui sépare du Laos la Cochinchine et le Tong-king. 

La formation calcaire qui a fait irruption d’une façon si pittoresque sur la rive gauche 
du Cambodge vis-à-vis de Lakon, donne lieu à une fabrication de chaux qui constitue pour 
toute la contrée une industrie assez importante. Toutes les provinces voisines viennent 


270 DE KEMARAT A HOUTEN. 


s’approvisionner à Lakon de la chaux nécessaire à la construction des pagodes et des tom- 
beaux, el de celle, beaucoup plus fine, qui entre dans la composition de la chique que mà- 
chent sans cesse les Indo-Chinois. Sur les berges du fleuve, aux environs de Lakon, on ren- 
contre de nombreux fours à chaux en pleine activité. Quelque imparfaits que soient les 
procédés d'exploitation, la chaux est fort belle et son prix ne dépasse pas ! fr. 50 le picul 
(60 kilogrammes). 

La commission quitla Lakon le 5 mars. Cette ville est une de celles que l’on retrouve 
le plus vivante dans la relation de Wusthof"; elle a beaucoup perdu de son animation et de 
son commerce depuis la conquête siamoise. 


> 


À partir de Lakon, le fleuve, qui depuis Ban Mouk s'était constamment dirigé vers le 
nord, commence à s’incliner fortement vers l’ouest, paraissant ainsi ressentir l'influence 


de la direction des montagnes et de la côte du golfe du Tong-king. Son cours reste lou= 


VUE DES MONTAGNES DE PLOMB. 


jours calme; un peu au-dessus de Lakon, il se rétrécit un instant jusqu’à n’avoir plus que 
400 mètres de large, des roches s'élèvent sur ses rives et les basses eaux mettent à décou- 
vertles banes de schistes qui traversent son lit. (Voy. le dessin en téte du chapitre.) 

Le lendemain 6 mars, la Commission fit halte à Houten, autre chef-lieu de province, 
situé vis-à-vis de embouchure du Nam Hin boun, jolie rivière dans la vallée de laquelle. 
on avait signalé à M. de Lagrée des mines de plomb exploitées. Il partit dès le lende- 
main avec le docteur Joubert pour aller les visiter. Les deux explorateurs remontèrent 
en barque le Hin boun pendant deux jours, et débarquèrent le 8 mars sur la rive gauche 
de celle rivière, près de son confluent avec le Nam Haten, petit affluent innavigable dont 
ils suivirent la vallée. Le 9 mars, ils visitèrent, près du village de Nanhô, une grotte de près 
de 400 mètres de longueur et d’une hauteur de 30 à 40 mètres, dont les parois sont for- 
mées d’un marbre gris veiné de noir. Ils étaient arrivés dans la région des mines de plomb. 


* Voyez la description qu'il en fait, Zulletin de la Société de géographie, septembre-octobre 1871, page 260. 


1h 


PARTIE EST DES MONTAGNES DE LAKON, VUE À VOL D’OISEAU PRISE AVANT D’ARRIVER A LAKON. 


NES DE LAKON, VUE PRISE DE LA RIVE DU FLEUVE ENTRE LAKON EÏr HOUTÉN. 


PARTIE OUEST DES MONTAC 


HARVARD U 
CAMBRIDGE. 


VOYAGE D’OUBON A HOUTEN. 973 


Quatre ou cinq hameaux, disséminés dans un rayon de quelques kilomètres, sont les 
centres d'exploitation. La production du métal parait peu considérable : un mineur n’ob- 
tient guère dans une saison que huit à dix livres de plomb. Il paye un impôt en nature. Le 
plomb a sur les lieux une valeur de 0 fr. 80 le kilogramme. Les étrangers ne sont pas 
admis à travailler aux mines. Faute de prendre des précautions suffisantes pendant le trai- 
tement du minerai, la population indigène est affligée de maladies scrofuleuses et offre le 
plus misérable aspect. La mort par suite de coliques est fréquente. Quand un malheur de 
ce genre arrive, on arrête les travaux dans tous les villages pendant une semaine. On ne to- 
lère sur les lieux d'exploitation aucun habit rouge ou blane. Les habitants croient ferme- 
ment que ces couleurs excitent les mauvais génies de la montagne, auxquels ils attri- 
buent toutes leurs infortunes, et qu'ils tâchent d’apaiser le plus possible à l’aide de nom- 
breux sacrifices. 

Il résulte des informations prises par le commandant de Lagrée qu'il n’y a de ce côté 
aucune communication avec le Tong-king, dont la vallée du Hin boun semble séparée par 
une longue série de montagnes. La formation métamorphique déjà rencontrée à Lakon sem- 
ble prédominer dans toute cette région, dont les grottes de marbre rappellent les fameuses 
grottes de Tourane, et appartiennent sans aucun doute à la même époque géologique. 
D’après quelques renseignements, il y aurait des gisements de cuivre dans ces montagnes. 

Le commandant de Lagrée revint de cette excursion le 12 mars au matin. 

Dans l'intervalle, j'avais enfin rejoint l’expédition. 

On se rappelle que j'étais arrivé à Oubôn le 26 février. Je me déeidai à aller rejoindre 
le fleuve à Ban Mouk, et pour éviter les lenteurs qui résultaient d’un trajet fait en char ou 
à éléphant, Je résolus de faire la route à pied. Cette facon de voyager m'obligeait à chan- 
ger de porteurs à chaque village, mais il m'en fallait un si petit nombre que ce ne devait 
pas être là une bien grande cause de retard. Je me mis en route le 27 février. 

Après avoir laissé sur ma gauche le petit Muong d’Amnat, et eroisé la route que l’ex- 
pédition avait suivie pour se rendre de ce point à Kémarat, j'entrai dans une zone plus acei- 
dentée el moins habitée. La forêt reparut. Le 1° mars, j'arrivai au dernier village relevant 
d’Oubôn. Les hommes étaient fort oceupés à la récolte ; on ne put me trouver, comme por- 
teurs, qu'une douzaine de jeunes filles de dix-huit à vingt ans. Je me remis en route avec 
cette escorte, dont la gaieté et les éclats de rire donnaient fort à faire aux échos de 
la forêt. 

Le surlendemain, j’entrai dans la province de Ban Mouk; comme porteurs Je n'avais 
plus mes jeunes filles, mais bien de vigoureux Laotiens ; les ondulations du sol étaient 
devenues de véritables collines, entrecoupées de ruisseaux à l’eau claire et vive. La forêt 
était d’une puissance et d’une beauté au-dessus de toute comparaison. Je n'ai jamaus vu 
ailleurs de pareils géants végétaux, de semblables entrelacements de troncs et de lianes. 
Les chaînes de collines que je traversais séparent le bassin du Se Moun de celui du Se 
Bang hi, rivière assez considérable qui va se jeter dans le Cambodge, au-dessous de Ban 
Mouk, vis-à-vis de l'ile qui porte son nom; d’après les renseignements des indigènes, le 


Se Bang hi sort tout formé d’une grande grotte d’un accès facile, qui se trouve à peu de 
35 


274 DE KÉMARAT A HOUTEN. 


distance dans l’ouest. Après une longue marche dans un pays inhabité, mais de l’aspect 
le plus pittoresque, j’arrivai, à la tombée de la nuit, à l’étape où Je devais changer de por- 
teurs. On entendait le bruit sourd des coups de hache résonner dans les profondeurs du 
bois. C'était un village nouveau qui s’installait au milieu de la forêt. Tout à coup des 
cris perçants éclatèrent à nos oreilles, et devant moi, à quelques mètres à peine, déchirant 
le feuillage dans un immense bond, parut et disparut un tigre qui emportait un enfant. 
Décharger mon revolver sur l'animal, crier à mes compagnons de jeter bas leur fardeau 
et de me suivre, nous élancer tous ensemble, en criant, à la poursuite de la bête féroce, 
fut l'affaire d’une seconde. Quelques instants après, nous étions auprès du bébé que l’ani- 
mal, effrayé ou blessé, avait laissé tomber dans sa fuite. C’était un enfant de quatre ou 
cinq ans. Les cris qu'il continuait à pousser prouvaient surabondamment qu'il n'avait 
point encore rendu le dernier soupir. Je m’empressai de le relever, je le retournai dans 
tous les sens; il n'avait pas une égratignure ! Il ne cessa pourtant de crier que lorsqu'il 
fut dans les bras de sa mère, qui accourait tout en larmes. Le père coupait des branches 
sur un arbre, quand son enfant, qui jouait non loin de là, avait été enlevé. Éperdu, il avait 
été donner l'alarme dans le village. Les détonations de mon revolver avaient guidé les 
habitants qui me prirent pour un Dieu sauveur maniant le tonnerre. La soudaineté de 
mon apparition, ma physionomie nouvelle, mon costume bizarre donnaient à ce sauvétage 
quelque chose d’étrange et de miraculeux. En quelques minutes, j’eus à mes pieds tous 
les cochons, toutes les poules, tous les fruits dont disposaient ces pauvres gens, et que la 
mère, pleurant maintenant de bonheur, me suppliait à genoux d'accepter. Les hommes 
se mirent à me construire une case et je ne reçus jamais une hospitalité plus empressée. 
Je repartis le lendemain de bonne heure. 

Le 4 mars, j'arrivai à Ban Mouk; l’expédition en était repartie depuis douze jours. Les 
autorités du lieu me remirent une lettre adressée au commandant de Lagrée. Quel ne fut 
pas mon étonnement de reconnaître le pli que je lui avais envoyé d’Angcor, avant mon 
départ pour Pnom Penh. J'avais devancé la poste indigène. À Ban Mouk, je retrouvais le 
grand fleuve dont J'avais quitté les rives depuis plus de deux mois. Je n'avais qu’à le re- 
monter le plus rapidement possible, sûr maintenant de rencontrer l'expédition sur ses 
bords. Le 5 mars, je repartis dans une petite barque. Je n’étais point fâäché, surtout pour 
l’Annamite Tei qui m'accompagnait, de changer de mode de transport. Le pauvre garçon, 
peu habitué à la marche, avait les pieds enflés ; il y avait sept jours consécutifs que nous 
allions à pied, en faisant de 30 à 40 kilomètres par jour, sous un soleil de plus en plus 
ardent et par des routes peu frayées. 

Le 6, je ne faisais que toucher à Peunom. Le lendemain, je passai à Lakon. Enfin, le 
10 mars, j’aperçus avec un léger battement de cœur le pavillon français flottant au milieu 
des palmiers, sur la rive de Houtén. J'avais enfin rejoint l'expédition : c'était mon tren- 
tième jour de route depuis Pnom Penh, et j'avais parcouru 1,660 kilomètres depuis que 
je m'étais séparé, à Oubôn, du commandant de Lagrée. Il y avait un mois que je n'avais 
dit ou entendu un mot de français. 


Pre 1 ES 


EMBOUCHURE DU SE NGUM. 


XIT 


DE HOUTÉN A VIEN CHAN !. — SANIABOURY. — RÉGION DE LA CANNELLE ET DU BENJOIN. — PONPISSAY. 
NONG KAY. — COMMUNICATIONS AVEC POUEUN ET LE TONG-KING. — LES RUINES DE VIEN CHAN. 


Les passe-ports de Chine dont j’arrivais muni permettaient de donner au voyage la plus 
grande extension possible. Pour la première fois depuis plus de trois mois, nous nous 
trouvions enfin tous réunis, pleins d’ardeur et de santé, autour du chef de l'expédition ; 
aux longs tâätonnements du début allait succéder l'exécution nette, ferme et rapide du pro- 
gramme qu'il s'était tracé. 

Malheureusement, la saison sèche touchait déjà à sa fin; les pluies allaient venir, et 
avec elles leur cortége de difficultés matérielles et de maladies. 11 fallait se hâter pour 
n'être point trop assaillis par le mauvais temps avant notre arrivée à Luang Prabang, 
seul point assez important pour qu’un long séjour püût y être fructueusement employé. 

Dès le lendemain, nous quittûmes Houtén pour nous rendre à Saniaboury *, Muong 
situé, comme le précédent, sur la rive droite du fleuve, à l'embouchure du Soumcam, 
affluent assez important de cette rive. La distance n’est que de huit à neuf milles géogra- 

1 Voir pour tout ce chapitre la carte itinéraire, n° 5, Atlas, 4'° partie, pl. VIIL. 

? Je soupçonne que l'orthographe que M. de Lagrée et moi avons adoptée pour ce nom est fautive et que 
l'impossibilité où sont les Laotiens de prononcer l’ nous aura empêchés de reconnaître sa véritable étymologie, 
qui est peut-être Sauriaboury, «ville du Soleil», par opposition à Vien Chan ou Chandapouri, «ville de la Lune» 


Peut-être aussi fallait-il écrire « Seyaboury » ou « ville de Seyor », nom du Bouddha qui doit succéder à 
Sammonocodom. 


276 DE HOUTEN A VIEN CHAN. 
phiques. Le fleuve coule paisiblement, dans cet intervalle, entre des berges basses et 
sablonneuses, et ne décrit qu’une courbe à peine sensible qui incline son cours jusqu'à 
l'O.-N.-0. Partis à six heures et demie du matin, nous arrivâmes à dix heures et demie. Ün 
nouvel arrêt nous était imposé là pour changer de barques, et ces étapes trop fréquentes 
avaient élé, depuis Bassac, une des plus grandes causes de la lenteur de notre voyage. 
Ainsi que la plupart de ses collègues, le gouverneur de Saniaboury était parti pour 
Bankok, afin d'assister aux funérailles du second roi de Siam. Sa femme nous fit de 
lrès-bonne grâce les honneurs de sa capitale, riant village dont les cases, disséminées 
dans l’angle formé par le Cambodge et le Soumeam, respirent l'air de propreté et d’aisance 
commun à loutes les habitations de cette partie du Laos. Comme à l'ordinaire, le loge- 
ment de l’expédition était préparé à l’avance, et l’on fit immédiatement partir un courrier 


EMBOUCHURE DE LA RIVIÈRE DE SANIABOURY. 


pour Ponpissay, le Muong suivant, afin que l’on püt y faire préparer immédiatement de 
o 


nouveaux moyens de transport. 
Nous ne séjournâmes que soixante-douze heures à Saniaboury. Non loin de là se 


trouve une fabrique de poteries que le docteur Joubert alla visiter. 

Nous nous remimes en route le 16 au matin. Le prochain Muong était cette fois assez 
éloigné : on nous annonçait un trajet de huit à neuf jours el une navigation assez facile. 

Quelques heures après notre départ, les villages et les arbres fruitiers disparurent 
des rives du fleuve, et furent remplacés par la forêt. Le soir, nous doublämes une île, 
Don Kassec, précédée et suivie de nombreux bancs de sable au milieu desquels le chenal 
du fleuve est difficile à déterminer. 

Le lendemain, les rives du fleuve devinrent plus accidentées ; un massif montagneux, 
appelé Phou Ngou par les indigènes, apparut droit devant nous, dentelant l'horizon d’une 


SANIABOURY. AT 


triple ligne de sommets ; quelques petites collines se montrèrent en même temps sur la 
rive droite. Le 18 mars au soir, nous nous arrêtions au pied des premiers contre-forts 
de Phou Ngou. Quelques villages de nouvelle formation s’élevaient sur la rive gauche ; 
ils étageaient leurs rizières sur les dernières pentes de la montagne. Ils dépendaient du 
gouverneur de Houtén, quoiqu'ils ne se trouvassent point sur son territoire. Au Laos. 
l'impôt est basé sur le nombre des habitants inscrits, et eeux-ei ne sont autorisés à se dé- 
placer pour aller chercher au loin des terres plus fertiles, qu’en conservant l’attache de 
la province sur les registres de laquelle ils figurent. Aussi n'est-il pas rare de trouver, à 
côté les uns des autres, des villages relevant d’autorités très-différentes et souvent fort 
éloignées. 

Les petites chaines, détachées du massif principal de Phou Ngou, au pied desquelles 
nous nous trouvions, couraient parallèlement au fleuve, dont la direction depuis Sania- 
boury s’élait relevée au N.-N.-0. Nous ne pouvions douter que ce ne fussent là des rami- 


EMBOUCHURE DE NAM KDIN- 


fications de la grande chaîne de Cochinchine, et nous n'allions pas tarder sans doute 
à trouver des indices du voisinage des Annamites ; mais, dès le lendemain, à partir de 
l'embouchure d’une jolie rivière, appelée Nam Kdin *, dont la vallée, d’une apparence 
pittoresque, semblait se diriger au N.-0., le fleuve tourna brusquement à l’ouest entre 
deux berges devenues plus hautes, désertes et très-boisées, et le long desquelles les traces 
des animaux sauvages, troupeaux de buffles et d’éléphants surtout, se montraient fort 
nombreuses. Nous trouvâämes même un cerf abattu par un tigre et laissé presque intact 
sur la berge. Ce fut pour nous une excellente aubaine, et nous vécümes pendant deux 
jours des reliefs de Monseigneur le tigre, comme l’appellent les Annamites. 

Quelques blocs de grès réapparurent dans le lit du fleuve, légèrement rétréci, el 
formèrent, à certains coudes, de petits rapides très-facilement franchissables en toute 
saison. À l’un d'eux, nommé Keng Sdoc, je ne trouvai que 4 mètres de fond maximum. 


1 Nam, qui, en laotien comme en siamois, veut dire eaw, remplace, dans la partie moyenne et supérieure 
du Laos, le mot Se, usilé, dans le Laos inférieur, pour désigner une rivière. 


278 DE HOUTÉN A VIEN CHAN. 


Ce rapide est situé à peu de distance de l'embouchure d’un ruisseau, Huei Bambat, qui 
sert de limite aux provinces de Ponpissay et de Saniaboury. Les roches qui forment 
Keng Sdoc sont sur deux lignes parallèles dirigées au $. 10 E., et inclinées de 30 à 40° 
vers l’ouest. Un autre massif montagneux peu élevé, celui de Phou Hong, succède, sur 
la rive droite, à celui de Phou Ngou, auquel maintenant nous tournions le dos. 

Nous arrivames le 20 mars à l'embouchure d’un affluent navigable, le Nam San, qui 
paraissait provenir de cette nouvelle chaine. Un grand et beau village, Bouncang, s'élevait 
vis-à-vis, sur la rive droite, et nous primes terre, vers quatre heures du soir, sur la ma- 
gnifique plage de sable que la baisse des eaux avait laissée à découvert au pied des maisons 
et des jardins qui bordaiïent le fleuve. Une fête mettait toute la population en liesse : c'était 
jour de pleine lune, consacré, comme l’on sait, par les rites bouddhiques. Les pagodes 


ARRIVÉE À BAN BOUNGANG UN JOUR DE FÊTE. 


regorgeaient de fleurs, de fruits et de fidèles. Dans les rues du village, un grand nombre 
de marchands ambulants se disputaient les faveurs de la foule. Il me sembla même que 
le nombre et la variété des étalages offerts au publie attestaient une civilisation plus raffinée 
et des goûts moins simples que ceux du Laos méridional. Le commerce avee Bankok 
par Korat trouve un débouché facile sur ce fertile et populeux plateau que le fleuve con 
tourne si paisiblement à partir de Ban Mouk et dont le Se Moun est une des grandes ar- 
tères. Quant aux denrées indigènes, nous remarquâmes pour la première fois l'apparition 
de la cannelle #. 

Mais pour moi le plus grand intérêt de notre halte était moins dans le spectacle animé 


1 Cette écorce provient probablement du Laurus cassia. I est à remarquer que les Annamites et les Lao 
tiens lui donnent le mème nom : Xoué. Les premiers ont sans doute emprunté ce nom aux seconds sur le ter- 
ritoire desquels ils vont chercher la cannelle. 


RÉGION DE LA CANNELLE ET DU BENJOIN. 979 


et parfois, hélas ! — aviné, 


qu'offrait la population de Bouncang, que dans une éclipse 
de lune que j'espérais pouvoir observer à la chute du jour. Malheureusement l'horizon 
était légèrement embrumé, comme il arrive toujours après les chaudes journées de la 
saison sèche, et, d’après les limites que j’assignais à notre longitude, le phénomène devait 
se produire presque immédiatement après le lever de la lune. Quelques légers sérati 
vinrent s'ajouter au rideau de vapeurs qui voilaient lorient, et mes préparatifs devinrent 
inutiles. Ce fut pour moi une vive contrariété que la perte de cette occasion de rectifier 
notre position géographique et de régler nos chronomètres. Elle ne se représenta plus 
dans toute la suite de notre voyage. 

Le lendemain, nous continuàämes à faire de l’ouest en remontant le fleuve ; cette 
direction où il persislait depuis trois jours n’était point un coude ordinaire produit par un 
accident de terrain local ; elle attestait un changement réel et durable dans l'orientation 
générale de la vallée que nous explorions. De temps en temps nous découvrions, enve- 
loppée dans les lentes sinuosités du fleuve, une ile, joyau verdoyant sur les eaux paisibles 
dont elle élargissait le lit sablonneux et peu profond ; quelquefois aussi, des bancs de 
roches, assises souterraines des montagnes de la rive gauche, venaient étrangler brus- 
quement le fleuve, qui retrouvait alors pendant un court intervalle ses grandes profon- 
deurs d'autrefois et un courant plus accentué. Ces rapides n’offraient aucun danger à ce 
moment de l’année ; mais les quelques rochers épars sur les rives, et alors à découvert, 
produisent, aux hautes eaux, des tourbillons si violents, que le passage reste impossible, 
pendant quelques jours, à l’un de ces rapides nommé Hang Hong, que nous franchimes 
le 21 mars. Les bateliers entretiennent soigneusement quelques fleurs au pied d’un petit 
Tat construit sur l’un des rochers qui le dominent. Au pied même de ce rocher, il v 
avait au moment de notre passage 25 mètres d’eau ; un peu plus au large, je ne trouvai 
pas fond à 30 mètres. Le fleuve n’a en cet endroit que 250 mètres de large. Je pus con- 
stater par la ligne, tracée par les eaux au moment de l’inondation sur les parois verticales 
des rochers, que le fleuve s’élevait en ce point à 13",80 au-dessus de son niveau actuel. 

Le lendemain nous franchimes un autre rapide nommé Keng Ahong, situé un peu 
en amont de l'embouchure du Nam Makang; il est formé par un plateau de roches, qui 
laisse, du côté de la rive droite, un chenal étroit et profond de 25 mètres. 

A partir de Hang Hong, le Cambodge, qui avait conservé jusque-là une certaine 
tendance à se relever au nord, s’infléchit de plus en plus vers le sud ; les sommets des 
chaînes de la rive gauche s’abaissèrent et disparurent ; les méandres du grand fleuve 
devinrent aussi capricieux et aussi rapides que ceux d’une petite rivière. Nous passämes 
par tous les rhumbs sud, est et ouest du compas, et cela à notre grand dépit, car la seule 
direction que nous aurions voulu suivre eût été celle du nord, qui seule pouvait nous 
rapprocher des sources du grand fleuve et nous amener dans des régions d’un aspect 
plus nouveau et d’un elimat plus favorable. Dans un voyage de celte nature, on est 
toujours impatient de changement, et chaque jour qui n’apporle pas une émotion nou- 
velle est un mécompte. Les plus gracieux paysages deviennent monotones quand ils se 
succèdent les mêmes pendant deux fois vingt-quatre heures. 


280 DE HOUTEN A VIEN CHAN. 


En ce moment, l'aspect du Cambodge se rapprochait de plus en plus de celui du Se 
Moun, au-dessus d’Oubôn. Le cours des deux rivières était devenu parallèle. Le fleuve 
était désert ; quelques barques de pêcheurs se montraient de loin en loin : on sentait que 
le commerce ne se servait plus de la voie fluviale, la plaine au milieu de laquelle celle 
ei se frayait un trop sinueux chemin offrant des routes aussi faciles et plus directes. 

Le 23 mars, nos bateliers nous montrèrent, sur la rive droite, une pagode qui con- 
tenait l'empreinte d’un pied de Bouddha. Ces sortes d'empreintes sont excessivement 
nombreuses au Laos. On sait que les plus célèbres, pour les bouddhistes du sud, sont 
celles du pic d'Adam, sur lequel Gautama a posé son pied gauche, et de la montagne 
appelée par les Siamois Souana Bapato, et plus connue sous le nom de Phra bat, «pied sa- 
cré ! », qui est située entre Korat et Bankok. | 

Les maisons et les jardins commençaient à réapparaître en grand nombre sur les 
bords du fleuve, qui continuait toujours son étonnante course au sud. Nous approchions 
du chef-lieu de la province. Le soir du même jour, nous nous arrêtâämes à Nong Coung, 
village considérable situé vis-à-vis de l'embouchure du Se Neum, le plus grand affluent de 
la rive gauche du fleuve que nous eussions rencontré depuis Houtén. D’après les rensei- 
gnements que nous recueillimes, cette rivière peut ètre remontée six jours en barque, et 
traverse une région forestière très-productive. Cest de là que viennent en partie la can- 
nelle, dont nous avions constaté l'apparition quelques jours avant sur les marchés indi- 
gènes, et le benjoin, qui ne vaut guère dans le pays que 4 francs 50 centimes le kilo 
gramme. Le commandant de Lagrée eut un instant l'intention de faire explorer par 
M. Thorel les lieux où l’on récolte la précieuse écorce ; mais, malgré le très-vif désir de 
notre botaniste, la nécessité d'accélérer notre voyage fit renoncer à ce projet. 

Le lendemain, 24 mars, nous arrivämes à Ponpissay, où l’on travaillait déjà à l’'arme- 
ment des barques qui devaient remplacer celles de Saniaboury. L'accueil des autorités 
fut en rapport avec cette activité de bon augure. Ponpissay s’étend sur les deux rives d’un 
petit affluent de la rive gauche appelé Luong qui vient de Phou Phaphan dans la pro= 
vince voisine de Nong Kay. De nombreuses pagodes attestent la richesse de ce chef- 
lieu. Les maisons y sont plus élevées que d'habitude au-dessus du sol, et les vastes rez- 
de-chaussée ainsi obtenus servent d'ateliers pour le tissage de la soie et du coton. Je ne 
doute pas que Ponpissay ne soit le lieu cité dans la relation de Wusthof sous le nom de 
Huyloun (Auer, ruisseau, rivière, en laotien, et loun, contraction de Luong), comme cé- 
lèbre pour la fabrication des vêtements de soie. « Ce sont les meilleurs, dit-il, que l’on 
exporte au Siam, Toncquin, Quinam et Camboje. » Ce commerce n'existe plus aujour- 
d'hui, la domination siamoise ayant absorbé à son profit toutes les relations extérieures des 
régions laotiennes ; mais les langoutis de soie de cette partie du Laos méritent encore la 
réputation qu'ils avaient acquise au dix-septième siècle par leurs couleurs brillantes et 
la finesse de leur tissu. 

Le Muong prochain, dont nous n’étions qu’à un jour et demi de marche, était celui 


1 Voyez sur l’étymologie du mot Phra (Prea des Cambodgiens, et Pha des Laotiens), la note du colonel Yule, 
Mission to the court of Ava, p. 61. 


PONPISSAY. 28] 


ei 


de Nong Kay. C’est dans sa circonscription que se trouvent les ruines de Vien Chan, 
l’ancienne métropole du Laos et le terme du voyage accompli par Wusthof en 1641. Un 
grand intérêt de curiosité s’attachait à l'étude de ces ruines. Nous n’allions certes pas y 
trouver les merveilles d'art du Cambodge ; nous allions y lire couramment une page d’his- 
toire moderne, au lieu de nous trouver en présence d’un indéchiffrable problème d’ar- 
chéologie. Comme si ce n’était pas assez de cet aiguillon pour notre impatience, le temps 
redevenait chaud et oragéux; à cinq heures du soir, le thermomètre accusait encore 
plus de 33 degrés. La brise régulière du nord-est, dont nous étions habitu és depuis 


TAT NONG KAY. 


six mois à ressentir l'influence rafraichissante, faiblissait; horizon du sud-ouest s’illumi- 
nait fréquemment d’éclairs, et le roulement lointain du tonnerre commençait à se faire 
entendre. Tous ces indices nous annonçaient la venue des pluies. Le fleuve allait grossir, 
et les difficultés de la navigation grandir outre mesure. Les raisons de se hâter étaient 
nombreuses, on le voit, et nous commandaient même de ne point consacrer un temps 
trop long à la visite des ruines de Vien Chan. 

Nous nous remimes en route le 26 mars, après avoir grassement rénuméré les bate- 
liers de Saniaboury. Nous venions de remonter, grâce à eux, plus de deux cents kilome- 


tres du fleuve. On nous montra dans la forêt, près de l’endroit où nous fimes halte pour dé- 
ï, ‘36 


28 DE HOUTEN A VIEN CHAN. 


jeuner, les vestiges d’une ancienne résidence des rois de Vien Chan. Nous atteignimes 


LE 


le soir même la limite des provinces de Ponpissay et de Nong Kay. Le lendemain, nous 
examinames avee curiosité des excavations faites par les chercheurs d’or dans un bane 
de quartz aurifère qui rétréeit extrêmement le lit du fleuve. Les indigènes connaissent 
l’usage du mercure pour le traitement du précieux métal, et nousles trouvämes occupés en 
assez grand nombre au lavage des sables; ce travail paraît ne leur donner aujourd'hui 
que d'assez minces résultats. 

Immédiatement après avoir contourné ce lieu d'exploitation, le fleuve, dont la direc- 
lion, depuis Ponpissay, s’élait beaucoup relevée vers l'ouest, revint au sud en s’élargis- 
sant. Une de ces pyramides sacrées, si nombreuses au Laos, qui indiquent soit un tom- 
beau, soit un lieu sacré, nous apparut de loin, isolée sur les eaux, au milieu du vaste 
demi-cerele creusé par le courant le long de la rive droite du fleuve ; depuis dix ans déjà, 
elle avait été détachée de la berge sur laquelle elle avait été jadis construite, et elle restait 
à demi inclinée sur l'onde comme un navire en détresse prêt à sombrer. Tant qu’elle 
restera debout, elle sera un point de repère excellent pour mesurer les empiétements 
du fleuve, empiétements qui, au milieu de terrains meubles, se reproduisent à eha- 
que coude du côté extérieur et occasionnent sur la rive opposée des allerrissements ou 
des banes de sable qui atteignent parfois des dimensions colossales. Pour le moment, 
le Tat penché nous signalait Nong Kav, où nous primes terre à onze heures du 
matin. 

Nong Kay, fondé après la destruction de Vien Chan par les Siamois, a hérité en partie 
de son importance : e’est le plus grand centre de population que l’on rencontre sur les 
bords du Mékong de Pnom Penh à Luang Prabang ; les maisons, construites parallèlement 
à la rive, forment une rue de plus d’une lieue de long, coupée par plusieurs ruelles, 
ou plutôt par des sentiers perpendiculaires au fleuve. La ville parait renfermer de 5 à 
6,000 habitants. Les produits de son voisinage immédiat sont {rès-variés : le coton, la soie, 
le tabac et l’indigo sont cultivés au delà des besoms de la consommation locale ; il y a à 
peu de distance de la terre à poteries, de la chaux et des exploitations forestières four- 
nissant d'excellents bois de charpente. Par sa situation, Nong Kav est l’entrepôt des 
productions de l'immense et fertile plaine que nous venions de traverser depuis Hou= 
tén; le plomb, la poudre d’or, le fer qui vient de M. Leur situé à quatre ou cinq 
jours de marche dans le sud-ouest, le sel qui s’exploite dans les marais salants de la rive 
droite du fleuve, y trouvent un marché avantageux. Les productions de la région comprise 
au nord du fleuve, entre Luang Prabang et la frontière annamite, région dont Muong 
Poueun est la ville principale, ont également leur écoulement naturel vers Nong Kay. 
C'est de là que vient le plus riche apport commercial : la cire, l’ivoire, les plumes, les 
peaux, les cornes, le benjoin, la cannelle. C’est par Muong Poueun qu'ont lieu toutes les 
communications avec le Tong-king. On dit que cette localité produit du soufre et du fer. 

C’est peut-être par la route de Muong Poueun que le père Bonelli avait essayé de pé- 
nétrer au Laos en venant du Tong-king en 1638, et que le père Leria fit le trajet inverse: 
(Voy. ci-dessus, p. 9.) Celui-ci partit de Vien Chan le 2 décembre 1647, accompagné, 


NON G KAY.— COMMUNICATIONS AVEC POUEUN ET LE TONG-KING. 283 


par ordre du roi, dit Marini ‘, d’un grand nombre de barques. Il chemina par eau pendant 
quinze jours, puis par lerre pendant dix jours, avant d'entrer dans la province de Guiam 
(Nghe-an?) qui appartient au Tong-king. La plus grande partie du pays qu'il traversa 
était une plaine sablonneuse et déserte, dans laquelle se trouve un étang dont l’eau est 
chaude et bouillonne quelquefois; il y a là aussi des forêts où abondent les arbres qui 
produisent la cannelle et les clous de girofle. Outre les oiseaux habituels, on en voit qui 
sont d’une faille énorme et qui font en volant un bruit horrible ; les tigres y sont en quan- 
tité prodigieuse. Au delà de cette plaine, est une chaîne de montagnes appelée Rumoï, qui 
sépare le Laos du Tong-king. Le mont qu'il faut franchir pour passer d’un royaume à 
l’autre, est convert d’une épaisse végétation et si élevé que l’on dit qu’autrefois on venait 
y entendre les paroles des habitants du ciel. Son ascension est des plus difficiles : il faut 
s'accrocher aux racines des arbres pour escalader les rochers ?. De l’autre côté, on arrive 
à un poste de douane de la province de Guiam. 

Le père Koffler, missionnaire qui a résidé en Cochinchine de 1740 à 1755, parle 
aussi * des hautes montagnes qui séparent la Cochinchine du Laos et des passages difficiles 
qu'elles offrent. A six lieues du Song Gianh est une caverne à stalactites où de petites bar- 
ques peuvent pénétrer. Au delà est une plaine cultivée et arrosée par un fleuve large et 
profond où les poissons se prennent avec la main. La région voisine est déserte et sablon- 
neuse, et les noirs habitants des montagnes l’appellent la terre des démons. La nuit, des 
flammes sortent du sol, et l’on entend des bruits terribles. Ces habitants, ajoute le père 
Koffler, sont de mœurs douces et franches, le roi de Cochinchine en faitsa garde et a plus 
de confiance en eux qu'en ses propres sujets. Mais ils tuent impitoyablement tous ceux 
qui les trompent. Quand les Cochinchinois manquent de franchise avec eux, ils inter- 
rompent le commerce et cessent de leur payer le tribut annuel. Tous les cinq ans, ils en- 
voient une ambassade et des présents à la cour de Hué ; leurs ambassadeurs sont accom- 
pagnés d’une escorte de cinquante soldats bien armés et bien vêtus qui ne le cèdent en 
rien aux Annamites. Le roi de Cochinchine envoie quatre barques et cinq compagnies 
de soldats à leur rencontre. Ils parlent une langue peu différente de celle de la Cochin- 
chine, et reconnaissent un bon et un mauvais génie. 

Dans une lettre du père Lebreton, provicaire apostolique au Tong-king en 1786 *, il 
est question de l’émigration d’un certain nombre de chrétiens annamites dans le royaume 
laotien de Tran-ninh, qui se trouve au milieu d’une plaine très-cultivée, à un Jour de 
marche d’une montagne très-haute et couverte de forêts, que l’on met une journée entière 


1 Delle missione de’ padri della Compagnia di Giesu nella provincia del-Giappone e particolarmente di quella di 
Tunkino. Roma, 1663. Livre V, chap. xu1, p. 536 et suiv. 

2 Rumot est évidemment une corruption de Moi, nor générique que donnent les Annamites à tous les ha- 
bilants des montagnes, et en particulier aux sauvages qui habitent la grande chaîne. Comparez le passage des 
auteurs chinois, cité page 199 de cet ouvrage, et relatif au mont Mi-tan. 

5 Johannis Koffler, /istorica Cochinchinæ Descriptio in epitomen redacta ab Anselm. Eckart. Nuremberg, 
1803, p. 27 et suiv. 

4 Nouvelles des missions orientales reçues au séminaire des Missions Étrangères, à Paris, en 1785 et 1786. 


Amsterdam, 1187, 1"° partie, p. 160-166. 


284 DE HOUTÉEN A VIEN CHAN 


à gravir, et une autre à redescendre. Le roi laotien de Tran-ninh paye tribut au roi du 
Tong-king, et les bateaux du Cambodge viennent commercer jusqu’à ce point. Au nord 
de Tran-ninh est le pays de Lao-luong (Luang Prabang”?) qui relève de la Chine ; au sud, 
celui de Lao-chan (Vien Chan?). Le pays de Tran-ninh est très-sain et très-fertile ; V’air 
y est tempéré et l'hiver on y voit de la glace. Les habitants sont très-doux ; mais ils ne 
peuvent souffrir qu'on les trompe. 

Ces renseignements sont à peu près les seuls que l’on possède sur l’aspect et la po- 
pulation de la vaste région à laquelle Muong Poueun donne accès. Il est difficile de pré- 
ciser le point où l’on franchit la chaîne de Cochinchine pour passer du Laos dans le 
Nohe-an. Le texte italien du P. Marini ne dit pas si les quinze jours de navigation faits 
par le P. Leria en quittant Vien Chan ont eu lieu en descendant ou en remontant le 
fleuve ; une partie de ce trajet a pu être faite sur un affluent du Cambodge, le Se Hin 
boun par exemple, qui est peut-être le fleuve large et peu profond dont parle le père 
Koffler. Le Se Hin boun figure sur la carte de Mgr Taberd sous le nom de On bo’n; il 
est navigable pendant huit jours à partir de son embouchure, et, d’après les renseigne- 
ments recueillis par M. de Lagrée, il offre un passage souterrain qu'une barque peut fran- 
chir en un jour. Peut-être doit-on identifier Tran-ninh et Ninb-eu’ong, qu'il faudrait 
placer dans ce cas sur le cours du Hin boun. Les populations de cette zone sont proba- 
blement des populations mixtes analogues aux Soué et aux Pou thai. Marini * affirme 
qu'une des sept provinces du royaume de Vien Chan reconnaissait jadis la suzeraineté du 
Tong-king. Elle comprenait sans doute la région qui nous occupe. On voit que les droïts 
de la cour de Hué sur la rive gauche du Cambodge, attestés par les récits des pères Koffler 
et Lebreton, remontent à une époque très-éloignée. Les Siamois ont ravagé Muong Poueun 
en 1833 et en ont ramené 25,000 captifs. C’est de ce moment que datent leurs prétentions 
à la possession de toute la vallée du Cambodge. 11 faut signaler à l'attention des futurs ex- 
plorateurs les phénomènes volcaniques mentionnés dans toute cette région parle P. Leria 
et le P. Koffler, et dont on retrouve l’action irrécusable sur toutes les roches de la rive 
gauche du Cambodge, depuis le massif montagneux d’Attopeu, jusqu'aux marbres de la 
vallée du Hin boun et les formations calcaires de Luang Prabang. 

Le commerce de Nong Kay est entre les mains des Chinois de Korat qui y appor- 
tent leurs marchandises ordinaires, ustensiles de cuivre, coutellerie et miroiterie euro= 
péennes, cotonnades anglaises, soieries chinoises, ete. ; les colporteurs chinois sont assez 
nombreux pour former un quartier à part, où l’on trouve, remisés sous des hangars, les 
nombreux chars à bœufs qui servent à leurs voyages à Korat. Mais, à comme partout 
ailleurs dans le Laos, ils ont à lutter depuis quelque temps contre l’active concurrence des 
Birmans ou des Pégouans des possessions anglaises. 

Au moment de notre arrivée, la population était en fête : c’était le moment où, le 
repiquage du riz étant terminé, les cultivateurs n’ont plus qu’à désirer une saison plu- 
vieuse favorable. Aussi prodiguent-ils les prières et les offrandes. Les sentiers qui du 
village conduisaient aux rizières, étaient ornés de banderoles flottant à l’extrémité de 


1 Op. cit., lv. V, ch. 11, p. 457. 


LES RUINES DE VIEN CHAN. 288 


hauts bambous, et l’on trouvait à chaque carrefour de petits autels sur lesquels on faisait 
brüler des aromates *. 

Le gouverneur de Nong Kay était à son poste. C'était le premier des chefs de province 
que nous eussions rencontré qui se füt dispensé d'aller à Bankok assister aux funérailles 
du second roi. Son accueil fut des plus courtois. Le commandant de Lagrée avait à lui 
demander un important service : celui de faire reconduire à Bankok, pour le remettre 
entre les mains du consul français, notre interprète européen pour la langue laotienne, le 
nommé Séguin, qui nous avait donné par sa conduite de nombreux et sérieux motifs de 
mécontentement, et dont les allures trop entreprenantes pouvaient nous créer plus tard de 
graves difficultés. Nous étions à peu près-ious capables de demander aux indigènes les 
renseignements qui nous étaient nécessaires pour nos différents travaux. Le Laotien Alévy, 
qui, si on se le rappelle, avait été adjoint à l’expédition à Compong Luong, conversait 
couramment en cambodgien avee le commandant de Lagrée et lui servait d’interprète 
dans les relations officielles avec les autorités du pays. Enfin, la modicité de nos ressour- 
ces et la difficulté des transports nous faisaient trouver avantageuse toute diminution, 
même la plus légère, apportée dans notre personnel ou notre matériel. 

Le gouverneur de Nong Kay accepta volontiers la responsabilité de ce rapatriement 
forcé. Séguin partit sous escorte le {* avril ; il devait retrouver, à quelques jours de marche 
de Nong Kav, la route que Mouhot avait suivie, en partant de Bankok, pour aller 
rejoindre le Mékong à Pak Lay. À mon retour en France, il m'a fourni quelques rensei- 
gnements utiles sur la région qu’il a ainsi parcourue. 

Le même jour, nous quittions Nong Kay pour nous rendre à Vien Chan. L’empla- 
cement de la célèbre métropole du Laos n’est distant par terre du chef-lieu actuel de 
la province que de trois lieues à peine ; les détours du fleuve triplent ce trajet. Le com- 
mandant de Lagrée eùt pu cependant arriver le soir même de notre départ, grâce aux 
nombreux rameurs de la pirogue royale mise à sa disposition par le gouverneur, mais il 
préféra ne pas se séparer du reste de l’expédition. 

A partir de Nong Kay, le fleuve continue sa course au sud jusqu'à Muong Couk, 
ancien chef-lieu de province de la monarchie détruite, qui a conservé, chose rare en 
Indo-Chine, le nom qu'il portait il y a plus de deux siècles. C'était, nous apprend Wusthof, 
le point le plus commerçant de tout le pays de Louwen. « Il s’y croise toutes sortes de 
marchandises. Les négociants maures et ceux de Siam s’y rencontrent pour le trafic des 
vêtements. Un Maure, entre autres, y vendit toutes ses provisions en deux ans qu'il y 
- resta et y loua, pour s’en aller, soixante charrettes qu’il chargea de benjoin, de gomme 
laque et d’or à destination de son pays. » On aime à retrouver vivante et riche, dans le 
récit du commis hollandais, cette région si merveilleusement dotée par la nature, où la 
cupidité et l'oppression siamoises ont aujourd’hui accumulé les ruines. Muong Couk reste 
encore de nos jours un gros bourg où sont des chantiers de construction pour les barques. 
En amont et en aval, les villages se succèdent sans interruption sur les rives du fleuve 
qui cesse enfin de se diriger au sud, revient au nord-ouest et va recevoir, sept milles plus 


1 Voyez le dessin d’une fête à l’intérieur d’une pagode de Nong Kay, Atlas, 2 partie, pl. XXII. 


280 DE HOUTEN A VIEN CHAN. 


loin, le Nam Mong, petite rivière qui a entassé à son embouchure une énorme barre de 
sable. C’est là que nous passämes la nuit; le commandant de Lagrée trouva dans une 
pagode du village une inscription en vieux caractères presque effacés par le temps. Leurs 
formes sont moins arrondies que celles des lettres cambodgiennes, et si illisible que soit 
sans doute cette empreinte, je crois devoir la reproduire ici. Peut-être son examen pourra- 
t-il fournir quelque lumière sur l'ancienneté relative de l'écriture au Laos et au Cam- 
bodge. 

Le lendemain, à une heure, nous arrivames à Vien Chan : deux cases avaient été 
construites pour nous sur un banc de sable au pied de la berge, en cet endroit très-haute 
et très-attaquée par le courant. Le fleuve, qui remonte droit au nord à partir de l’embou- 
chure du Nam Mong, forme iei un coude brusque à l’ouest, direction dans laquelle il se 
maintient à perte de vue; sa largeur redevient considérable et dépasse un kilomètre. C’est 


INSCRIPTION TROUVÉE A BAN NAM MONG (MO 1TIÉ DE LA GRANDEUR RÉELLE). 


son dernier épanouissement avant de s'engager pour toujours dans la région hérissée de 
montagnes au seuil de laquelle se trouve l’ancienne métropole du Laos. 

L'emplacement de Vien Chan, dont la destruction par les Siamois remonte à quarante 
années à peine, est déjà entièrement envahi par la végétation. Ses ruines occupent, le long 
de la rive gauche du fleuve, un espace d’une lieue environ; une enceinte bastionnée et 
précédée d’un fossé profond, court parallèlement à la rive qu’elle vient rejoindre en amont 
et en aval du coude formé par le fleuve, dessinant ainsi une sorte de segment irrégulier 
qui n’a pas un kilomètre dans sa plus grande largeur. Le palais du roi, qui est la seule 
habitation dont les vestiges soient encore reconnaissables, occupe le centre de cet espace. 
Autour de lui, sont disséminés, au milieu des broussailles, les restes de nombreuses pa- 
godes. Une ou deux, moins maltraitées que les autres par les vainqueurs, ont été réparées 
tant bien que mal et sont aujourd’hui desservies par des bonzes. Il n’y a rien dans ces 
ruines qui puisse produire la puissante impression que l’on ressent à la vue des monuments 
d’Angcor. Les matériaux qu’emploient les Laotiens se prêtent peu à des constructions 


VUE PRISE AU MILIEU DES RUINES DE VIEN CHAN. 


En 


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PAS 


Ex 7 


LES RUINES DE VIEN CHAN. 289 


grandioses et durables. Le bois forme partout le squelette des édifices, des briques ou du 
béton composent les murs ou revêtent les soubassements et le pavé des cours. On ne peut 
cependant refuser aux ruines de Vien Chan un cachet d'élégance el une recherche déco- 
rative dont l'effet est souvent remarquable : les colonnes en bois sont couvertes de seul- 
ptures, jadis dorées ; les toits se relèvent en courbes gracieuses et leurs lignes de faite 
ondulent sous forme de dragons fantastiques ; partout des moulures et des arabesques ; 
des lions, des serpents, des chimères gardent les entrées ou supportent les soubassements ; 
on yretrouve en un mot ce luxe fragile d’ornementation des pagodes de Bankok ou des 
temples birmans dans lesquels il existe à un degré plus artistique. Il y a loin des ruines 
modernes de Vien Chan à cette puissance de conception et à ces dimensions grandioses 
qui signalent à notre admiration les restes de Pagan ; mais on peut dire que le style archi- 
tectural des Laotiens tient à la fois de l’art siamois et de l’art birman. 

Le palais du roi était entouré d’une seconde enceinte et l’on y retrouve encore debout 
la double colonnade de la salle de réception. Il venait se terminer sur le bord de l’eau par 
une terrasse du haut de laquelle les rois laotiens assistaient aux fêtes données sur le fleuve. 
Tout auprès du palais, sont les ruines de Wat Pha Keo : c'était la pagode royale. Son fron- 
ton en bois délicatement sculpté, tout étincelant de ces plaques de verre que les Orien- 
taux ont coutume d’entremêler aux dorures pour leur donner plus d'éclat, nous apparut 
au milieu de la forêt gracieusement encadré de lianes et enguirlandé de feuillage ‘. La 
hätive végétation des tropiques adoueit l’aspect des dévastations les plus barbares en les 
recouvrant de verdure et de fleurs. 

La statue que Wat Pha Keo était censé contenir et qui lui a donné son nom, est célè- 
bre dans les fastes bouddhiques de l’Indo-Chine ; c’est une des plus anciennes représen- 
tations du Bouddha. Cinq siècles après sa mort, dit la légende, Neac Casen (Nagasena 
auquel les Laotiens attribuent la fondation de Xieng Mai sous le nom de Muong Phoufa- 
libot), voulut faire une statue du sage avec la pierre appelée Monichot. Préa En alla la de- 
mander aux Yaks qui la refusèrent, sous prétexte qu’elle appartenait à Phya Chac ; ils ne 
purent donner que la pierre verte appelée Morocot; Neac Casen ne sut comment s’y pren- 
dre pour la façonner et il dut recourir encore à Préa En qui en sept jours fit la statue. Elle 
fut portée dans cinq pays différents qui tour à tour furent puissants et heureux; ce sont 
Lanka, Lamalac, Thouaraouaddy, Xieng Mai, et Lan Sang. Elle fut placée tout d’abord au 
chef-lieu du Muong Phoutalibot. Trois siècles après, un prince, nommé Tounna Lavouta, 
qui régnait à Xieng Mai, déclara la guerre à Ava; au bout de trois ans de combats indécis, 
ilenvoya Pha Keo au roi de Lanka, qui était le cinquantième souverain de l’ile, afin d’obte- 
nir son alliance et Ceylan resta pendant deux siècles en possession de la précieuse image. 
Au boul de ce temps, le roi du Muong Poukam (Pagan), nommé Anauratha Thamarat, en- 
voya des bonzes pour copier les livres et demander la statue. Les navires qui la rame- 
naient, firent naufrage sur les côtes du Cambodge dont le roi garda Pha Keo *. Plus tard, 


1 Voy. Atlas, 2 partie, pl. XXII, la facade de cette pagode. 
2 Voy. ci-dessus p. 134, note 1. Comme je l’ai déjà suggéré p. 73, le monument khmer de Takeo a peut- 


être contenu cette singulière statue. 
I. : 37 


290 LES RUINES DE VIEN CHAN. 


un roi de Siam nommé Phya Atit Tharat fit la guerre au Cambodge et emporta la statue à 
Avyuthia. Après lui, le prince de Kampheng et celui de Xieng Haï conquirent successivement 
la céièbre idole ; elle revint enfin à Xieng Mai d’où elle passa à Vien Chan. Le fameux 
Phaja Tak qui prit cette ville en 1777, rapporta Pha Keo à Bankok, comme le plus précieux 
trophée de sa victoire. Ce fut la dernière aventure de la célèbre idole. On peut la voir au- 
jeurd’hui dans une pagode située à l’intérieur du palais du roi de Siam. Elle est formée 
d’une seule pierre verte, probablement une sorte de jade : elle a 50 centimètres de hau- 
teur. On estime qu’elle peut valoir un million. 

A peu de distance au nord de Wat Pha Keo, se trouve, au milieu de la forêt, une 
pagode de dimensions moindres et d’un aspect plus modeste, qui est restée presque in- 
tacte au milieu de la destruction universelle : c’est Wat Si Saket. Une infinité de petites 


ATOUT T DU LL LULU LL 


PORTE-CIERGES DE WAT SISAKET. 


statues du Bouddha, placées dans des niches dorées, tapissent du haut en bas toute la 
surface des murs. Devant l'autel, nous admirâmes un porte-cierge en bois sculpté d’une 
originalité de dessin et d’une finesse de travail excessivement remarquables. Attenant à 
la pagode, se trouve une galerie rectangulaire qui s'ouvre sur une cour intérieure. Les 
murailles sont couvertes, comme celles du temple lui-même, de petites niches contenant 
la statue du Bouddha; le plafond de cette galerie et les colonnes qui le supportent sont 
couverts de sculptures d’une très-grande délicatesse. 

D’autres pagodes, dont les principales sont Wat Ken Chan, Wat Pha Bang, Wat Tcha- 


LES RUINES DE VIEN CHAN. 291 


[41 


couan, Wat Tchacoué, attirent également l'attention par les gracieux détails d’ornementa- 
tion que l’on y trouve. Ces deux dernières sont situées à l'extrémité est de la ville, sur le 
bord du fleuve, dont la berge se creuse chaque année davantage sous l’action du cou- 
rant. Quelques-unes des parties de ees temples s’affaissent et s'écroulent, et les nombreuses 
statues de bronze qu’ils contiennent disparaissent sous les eaux, sans que personne ose, 
pour les préserver de cette destruction, les enlever aux autels où elles recevaient jadis les 
hommages des fidèles. 

On sort de l'enceinte par une porte voutée, située à moins de cinq cents mètres au 
nord de Wat Pha Keo. Une belle avenue plantée d'arbres se dirige de cette porte vers 
l’est-nord-est ; si on la suit pendant irois kilomètres et demi environ, on arrive au Tat 
Luong ou « Tat Royal ». Ce Dagoba paraît être le plus ancien monument de Vien Chan 
et celui pour lequel la population professe la plus grande vénération 1. Il présente cette 


PLAN DE TAT LUONG (ÉCHELLE DE 1/2000). 


forme rectangulaire à la base, arrondie au sommet que nous avons déja trouvée en usage 
au Cambodge, et il repose sur deux terrasses superposées. La terrasse supérieure sup- 
porte vingt-huit pyramides de petite dimension, qui entourent la base de la pyramide 
centrale ; elle communique avec la terrasse inférieure par deux escaliers pratiqués sur le 
milieu des faces nord et sud. Sur la terrasse inférieure, se trouve, du côté est, un élégant 
pavillon qui abrite une pyramide isolée, de trois à quatre mètres de hauteur. Au respect 
témoigné par les indigènes, nous vimes que c'était là le véritable sanctuaire : l'or v est pro- 
digué avec une extrême profusion, et le gouverneur actuel de Nong Kay, à qui est due cette 
reconstruction en petit de la pyramide centrale, y a dépensé plus d’un millier de néns (de 
90 à 100,000 francs). De cette dernière terrasse, quatre escaliers donnent accès au de- 


1 Voy. Atlas, 2° partie, pl. XXI, le dessin de ce monument. 


292 LES RUINES DE VIEN CHAN. 


hors. Les logements des bonzes qui desservent le lieu sacré et plusieurs pagodes, dont 
quelques-unes sont à demi ruinées, s'élèvent tout autour du Tat. En dedans de l'entrée 
orientale, une pierre debout relate les circonstances de l’érection du monument, qui re- 
monte à la première moitié du seizième siècle. La base de Tat Luong mesure 150 mè- 
tres sur 60 ; son élévation dépasse 40 mètres. 

Ce fut dans la plaine de Tat Luong qu’eut lieu, en 1641, la réception de Gérard Van 
Wusthof et de ses compagnons, par le roi de Vien Chan. Les magnificences déployées par 
les Laotiens dans cette occasion sont longuement racontées par le naïf commis de la Com- 


( 


l 


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COUR INTÉRIEURE DE WAT SI SAKE1. 


pagnie des Indes. D’après son récit, Tat Luong était recouvert de plaques d’or formant 
un poids total de mille livres, et ce monument était tellement vénéré par les indigènes 
qu'aucun d’eux ne passait devant sans tenir à la main un cierge allumé en signe d’hom- 
mage. 

Nous ne consacrämes que la journée du 3 avril et la matinée du 4 à la visite des 
ruines de Vien Chan; la saison pluvieuse, qui approchait à grands pas, nous pressait de 
nous remettre en route. Le 4 à midi, nos barques continuèrent l'ascension du fleuve. 


1 Voy. le Bulletin de la Société de Géographie, sept.-oct. 1871, p. 265. 


VUE DES MONTAGNES EN FACE DE MUONG MAI. 


DE VIEN CHAN À LUANG PRABANG. — XIENG CANG OU MUONG MAI. — RENCONTRE D UN VOYAGEUR 
EUROPÉEN. — PAK LAY. — LES SAUVAGES KHMOUS. — ARRIVÉE A LUANG PRABANG. 


Quelques milles au-dessus de Vien Chan, le Mékong s’encaisse définitivement entre 
deux rangées de collines qui resserrent et dominent son lit de toutes parts. Ses eaux, 
qui, jusque-là, s'étaient paisiblement déroulées, en formant de capricieux méandres, 
sur le vaste plateau du Laos central, accélèrent leur course et bouillonnent au mi- 
lieu des roches. Le noble fleuve, qui comptait parfois sa largeur par kilomètres, en- 
digué maintenant entre deux barrières dont l'élévation va sans cesse en augmentant, 
se trouve contenu tout entier dans un fossé qui atteint rarement 5 à 600 mètres de 
largeur, et dont il ne réussit jamais à sortir. Aux eaux basses, il n’oceupe même plus 
qu'une fraction minime de cet espace, et son lit ne présente au regard qu’une sur- 
face rocheuse inégale et tourmentée, mosaïque grandiose où l’on rencontre des échantil- 
lons de toutes les formations métamorphiques, marbres, schistes, serpentines, Jades 
même, curieusement colorés et quelquefois admirablement polis. Au centre, une étroite 
fissure, sorte de canal dont la largeur se réduit parfois à 40 mètres, mais dont la 
profondeur en atteint plus de 100, renferme toutes les eaux du fleuve, qui y coule 
impétueux entre deux murailles de roches complétement à pic. A de rares interrup- 
tions près, tel est l'aspect que devait nous offrir le Mékong jusqu’au point où nous allions 
êlre obligés de quitter ses rives, aspect auquel nous avait déjà préparés la partie de son 
cours comprise entre Pak Moun et Kémarat. 

Le soir même de notre départ de Vien Chan, nous arrivâmes au pied des collines 


204 DE VIEN CHAN A LUANG PRABANG. 


entre lesquelles le fleuve allait s'engager et se frayer un difficile et sinueux chemin. Pen- 
dant une dizaine de milles à partir de Vien Chan, ses eaux, larges et peu profondes, 
coulent entre des rives basses couvertes de maisons et de jardins, et suivent une ligne 
droite dirigée à l’ouest, quelques degrés nord. Au point où nous nous arrêtämes pour 
passer la nuit, la largeur du fleuve tombe brusquement à 200 mètres, et la sonde accuse, 
assez près du bord, 48 mètres de profondeur, mais le courant reste faible et la surface 
des eaux paisible. Rien ne faisait prévoir encore les difficultés de navigation que nous 
allions rencontrer les jours suivants. 

Le lendemain, 5 avril, nous fimes encore assez facilement une dizaine de milles en- 
tre deux rives de plus en plus resserrées; le fleuve se réduisit à une centaine de mètres de 
largeur, tandis que la sonde accusait 60 mètres de fond. Le courant était assez peu 
rapide pour que nous pussions marcher à la pagaie, au lieu de nous haler le long des 
rives. Les hauteurs boisées qui encadraient la rivière offraient un aspect pittoresque, mais 
sauvage: nulle habitation, nulle trace de l’homme sur les berges, dont les animaux de la 
forêt avaient repris possession. Vers une heure de après-midi, nous arrivàames à un 
premier rapide, nommé Keng Cai, formé par les cailloux et les galets qu'accumulent à 
leur embouchure deux petits affluents du fleuve, le Nam Thon sur la rive gauche et le 
Nam Som sur la rive droite. Un second rapide, Keng Khbo!, se présente presque immé- 
diatement après. Je ne trouvai qu’un mètre cinquante de profondeur au milieu du fleuve 
entre ces deux rapides. Au delà, le lit du fleuve s’élargissait en s’encombrant de roches et 
offrait le singulier aspect que J'ai essayé de décrire eu commençant ce chapitre. Au grès, 
qui avait formé jusque-là le lit du fleuve et le sous-sol des collines avoisinantes, succédèrent 
des roches plutoniques, bouleversées, à l’aspect noiratre et aux arêtes vives. Nos bateliers 
se déclarèrent incapables de nous conduire au milieu de ce labyrinthe d’écueils, et nous 
dümes demander des guides au chef d’un petit village situé sur la rive droite, un peu au- 
dessus du rapide. Ce ne fut pas sans peine que nous les obtinmes: au moment de la erue, 
l’eau est tellement tourmentée dans ces parages qu'aucune barque ne peut plus ni monter 
ni descendre ; quoique nous fussions encore loin de cette époque, les difficultés du passage 
restaient fort grandes, et les riverains ne répondirent pas de faire passer nos barques, si 
légères et si petites qu’elles fussent, jusqu’au Muong prochain, celui de Xieng Cang. Ces 
réserves faites pour mettre leur responsabilité à l’abri, quelques-uns d’entre eux se déci= 
dèrent à se joindre comme pilotes à nos équipages laotiens. 

Le fleuve commençait déjà, sur quelques points, à déborder du chenal central qu'il 
occupe pendant la saison sèche, et formait au milieu des roches une série de petits lacs 
quelquefois sans issue, ou qui ne communiquaient ensemble que par de petites chutes in- 
franchissables. Aussi nos barques souvent fourvoyées devaient-eiles à chaque instant 
revenir en arrière pour retrouver le lit étroit et profond de la fissure principale; mais là 
le courant était des plus violents, et, pour contourner chaque coude de cette route si- 
nueuse, il fallail faire usage de cordes. Le 6 avril, nous dùmes faire ainsi plus d’un mille 


! Écrit par erreur sur la carte Keng Kho. 


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PASSAGE DE KENG PANSA0. 


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KENG CHAN. 7 


à la cordelle. Quelques chercheurs d’or travaillaient sur la rive droite au milieu des exca- 
vations des rochers. Nous franchimes ce jour-là la limite des provinces de Nong Kay et de 
Xieng Cang. À 

On comprend que cette pénible navigation ne pouvait être que fort lente. Le 7, nous 
dümes décharger complétement les barques pour franchir Keng Pansao !, rapide formé 
par un rocher énorme divisant le chenal en deux passes de vingt-cinq mètres de lar- 
geur chacune; je ne trouvai pas de fond à 35 mètres à toucher la rive. En amont de 
Pansao, le chenal, large d’une centaine de mètres, devient un instant très-facilement navi- 
gable ; le courant est faible, l’eau très-profonde. Nous nous arrêtâmes à 6 heures du soir, 
au village de Hay. Le cours du fleuve, après s'être un instant relevé jusqu’au nord-ouest, 
était revenu au sud-sud-ouest. De petites chaînes de montagnes s’étageaient dans toutes 
les directions en arrière des rives. Au milieu de la plaine de rochers au sein de laquelle 
se perdaient les eaux du Mékong, s’élevaient çà et là quelques arêtes schisteuses recou- 
verles de végétation ; aux hautes eaux, les bouquets d'arbres qui les surmontent se trans- 
forment en iles verdoyantes, et la hauteur qu'avait à ce moment leur piédestal de roche pou- 
vait servir à mesurer la crue totale du fleuve. Nous étions arrivés au pied de l’un des rapides 
les plus dangereux de cette région, le Keng Chan. Cette fois, les bateliers de Nong Kay 
se refusèrent absolument à risquer le passage. Il nous fallut camper dans le lit du fleuve *. 
Keng Chan ne présentait pas de difficultés d’une autre nature que celles que nous avions 
rencontrées jusque-là ; mais sa longueur considérable augmentait les chances d’im- 
mersion des barques, qu'il aurait fallu trainer contre un courant de foudre pendant plus 
de 100 mètres. On envoya des émissaires au village le plus voisin en amont, demañder 
que de nouvelles barques vinssent prendre nos bagages au-dessus du rapide. 

Les rives de l’endroit désert où nous nous trouvions arrêtés portaient les marques les 
plus nombreuses et les moins équivoques du passage des bêtes sauvages. De véritables 
troupeaux de cerfs avaient tracé, en certains endroits, un large chemin pour venir se dé- 
sallérer dans les eaux du fleuve; quelques-uns de nos hommes passèrent la nuit à l’affüt 
pour essayer de les surprendre, et ils réussirent à en tirer un ou deux; mais les animaux 
blessés eurent assez de force pour atteindre les broussailles de la rive, au milieu desquelles 
on les perdit. Il eùt été aussi difficile que dangereux de les ÿ poursuivre. 

Le 9 avril, vers 10 heures du matin, d’autres barques arrivèrent du village de 
Sanghao, situé sur la rive droite, à six ou sept milles en amont de Keng Chan. Pendant 
qu’elles chargeaient nos bagages et qu’elles remontaient à la cordelle l'étroit chenal du 
fleuve, nous nous acheminämes à pied le long de la rive gauche, pour nous livrer plus à 
notre aise à nos études favorites. 

Dans un voyage de cette nature, on ne doit certes pas s’attendre à trouver toujours des 
chemins frayés. Mais, quelque habitués que nous fussions déjà à prendre « à travers 
champs », la rude gymnastique à laquelle nous dûmes nous livrer pour atteindre pédes- 


1 Le nom de ce rapide a été écrit trop à droite sur la carte et doit ètre rapporté à la branche descendante 
et non à la branche ascendante du fleuve. 
2 Voy. Atlas, 2° partie, pl. XXIV. 


le 33 


298 DE VIEN CHAN A LUANG PRABANG. 


trement Sanghao, ne laissa pas que de nous paraitre horriblement fatigante. Dès ce mo- 
ment, la plupart d’entre nous marchaient pieds nus, quelques-uns pour s’habituer de 
bonne heure à cette nouvelle souffrance, et réserver pour les grands jours de cérémonie 
leur dernière paire de souliers, quelques autres par nécessité absolue. Pour ma part, dans 
mon voyage à pied d'Angeor à Ban Mouk, J'avais achevé d’user toute ma provision de 
chaussures. Les « va-nu-pieds » de la bande, comme nous nous appelions en plaisantant, 
devaient done avancer avec la plus grande précaution, pour ne pas se blesser contre les 
arêtes vives des roches ; la surface de celles-ci était parfois assez échauffée par les rayons 
du soleil pour nous arracher de véritables cris de douleur, et il était comique de nous voir 
courir alors à toutes jambes pour aller rafraichir dans la flaque d’eau la plus voisine notre 
épiderme brülé. Malheureusement, ces bains multipliés ne faisaient que le rendre plus 
sensible encore, et malgré des prodiges d’agilité, 1l nous devenait impossible de nous 
aventurer au milieu des hautes herbes qui bordaïent la rive, sans nous déchirer profondé- 
ment les jambes. 

Nous mimes, ce jour-là, cinq heures à franchir dix kilomètres qui nous séparaient de 
la halte du soir, et ce fut avec une sorte de découragement que nous constatimes que, loin 
de nous être endureis à ces épreuves, nos souffrances restaient tout aussi vives qu’au début. 

Le 10 avril, nous nous rendîmes en barque de Sanghao à Ban Ouang : nous nous arré- 
tâmes quelque temps au village de Pak Tom’. Dans cet intervalle, le lit du fleuve s’é- 
largit pour recevoir quelques îles; mais le chenal reste toujours assez nettement déter- 
miné. Vis-à-vis de Ban Ouang, il a de 100 à 150 mètres de large et une profondeur de 
33 mètres; un peu au-dessus, il se rétrécit jusqu'à ne plus avoir que 70 mètres et il 
offre une hauteur d’eau de 55 mètres. 

À Ban Ouang, le fleuve se redresse pendant quelques milles à l’ouest, puis revient de. 
nouveau, non plus au sud-sud-ouest, mais au sud, quelques degrés est. Il suit cette direc-— 
tion pendant une vingtaine de kilomètres, sans déviation sensible, et cette longue perspec- 
tive se termine par une haute aiguille calcaire, formant un cône parfait, qui semble jaillir 
du sein des eaux. Nous nous demandions si nous n’allions pas bientôt rencontrer, 
en continuant à cheminer ainsi, le Menam ou l’un de ses affluents, et si la communica- 
tion indiquée sur quelques cartes entre les deux fleuves n’était point une réalité. Quelques 
sommets élevés dominaient les rives escarpées du fleuve, et limitaient de tous côtés l'ho- 
rizon. 

Le pays était devenu moins désert; la culture du coton y paraissait assez répandue. Le 
11 avril, nous trouvämes à Ban Couklao les barques envoyées à notre rencontre de Muong 
Mai. Elles nous permirent de renvoyer les barques requises depuis Keng Chan dans les 
villages environnants et qui ne pouvaient, sans de graves inconvénients, être trop longtemps 
distraites de leur service habituel de pêche ou de transport. 

Vis-à-vis de Ban Couklao, se trouve un rapide assez difficile, Keng Tom, à partir duquel 
le lit du fleuve se nettoie un peu. C’est dans cette partie de:son cours qu'ise dirige exactement 


1 Consultez pour la suite du récit, la carte itinéraire n° 6, Atlas, 4° partie, pl. IX. 


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au sud pour se redresser brusquement ensuile à l’ouest. Keng Coutco se trouve à ce dernier 
coude ; à peu de distance de ce rapide, s’élève le village de Xieng Cang : nous y passämes la 
Journée du 13 avril. Avant la prise et la destruction de Vien Chan, Xieng Cang se trouvait 
sur la rive gauche du fleuve; mais les Siamois, depuis celte époque, n’ont plus voulu que 
les chefs-lieux des provinces laotiennes pussent, en cas de rébellion, utiliser le fleuve 
comme ligne de défense, et le placer comme une barrière entre eux et leurs conquérants. 
Ils ont done exigé le transport, sur la rive opposée, de la petite ville de Xieng Cang; de là 
l'appellation de Muong Mai où « Muong nouveau », par laquelle on la désigne maintenant 
dans le pays, concurremment avec son ancien nom. La même précaution a été prise par le 
gouvernement de Bankok pour tous les autres muongs situés sur les bords du fleuve, et, 
depuis Stung Treng, l'expédition n'avait rencontré aucun centre de population important 
sur la rive gauche du Cambodge. 

Du nouvel emplacement qu'oceupe Xieng Cang, la vue des montagnes de l’autre rive 
est fort pittoresque ; moins à pie, s’élageant en pentes plus douces que dans la région que 
nous venions de parcourir, elles offrent une série de petites vallées perpendiculaires au 
fleuve, retraites boisées et charmantes qu'arrose un ruisseau à l’eau claire et vive. 
Le village lui-même est bien construit; les cases sont très-hautes; on y tisse le coton, 
dont la culture succède pendant la saison sèche à celle du riz. La pagode principale, si- 
tuée à l’entrée des rizières, auprès d’un bouquet de beaux palmiers du genre corypha, 
est richement ornée à l’intérieur, et contient, entre autres choses remarquables, un porte- 
cierges antique en bois sculpté, comparable à ce que nous avions trouvé de plus beau 
dans ce genre. Au moment de notre passage, des colporteurs birmans avaient étalé leur 
pacotille sur le parvis du temple, et débitaient aux indigènes des cotonnades aux couleurs 
vives et quelques menus objets de quincaillerie anglaise. Grace au chemin fait à 
l’ouest depuis Houtén, nous n’étions plus qu'à une centaine de lieues de Moulmein, 
qui se trouve presque sous le même parallèle que Xieng Cang. C’est de ce point que 
rayonnent, à l’intérieur du Laos, les Pégouans, ou les Birmans des possessions britan- 
niques, à qui la connaissance des produits de l’intérieur recherchés par le commerce 
européen et le haut prix auquel ils vendent aux indigènes les objets de provenance 
anglaise, permettent de réaliser des bénéfices considérables. 

Le gouverneur de Xieng Cang élait à Bankok, comme la plupart de ses collègues ; 
mais la réception que nous firent à sa place les membres du sera n’en fut pas moins 
cordiale et hospitalière. Après les premiers pourparlers, le commandant de Lagrée s’informa 
des dispositions de la population pour les Européens dans le royaume de Luang Prabang, 
aux limites duquel nous étions arrivés. Il lui fut répondu que les querelles qui s'étaient 
élevées récemment entre l’État de Xieng Mai et les Anglais au sujet de l'exploitation des 
bois de teck, avaient profondément ému les principautés voisines. Les gens de Xieng Mai 
se refusaient, parait-il, à admettre le jugement rendu à ce sujet par le gouvernement 
siamois, Jugement qui était conforme aux prétentions anglaises, et les mandarins de Xieng 
Cang pensaient qu'ils seraient soutenus, en cas de conflit, par Luang Prabang. C'était 
sans doute pour s'assurer des dispositions de ce dernier pays que les Anglais y avaient 


302 DE VIEN CHAN A LUANG PRABANCG. 


envoyé des officiers, que nous ne pouvions pas manquer de rencontrer sur notre route, 
puisque de cette ville ils avaient l'intention de redescendre le cours du fleuve. 

Cetle dernière nouvelle fut pour nous un véritable coup de massue. Nous nous crûmes 
devancés, dans la région que nous voulions explorer, par une expédition scientifique ri- 
vale. L'intérêt attaché par les Anglais aux découvertes géographiques dans le nord de 
l’Indo-Chine et les efforts qu'ils avaient tentés dans cette direction les années précédentes, 
donnaient au fait qui nous était annoncé un degré de vraisemblance qui ne nous permit 
pas de le révoquer en doute un seul instant. Nous regrettämes amèrement alors Le temps 
perdu à Bassac à attendre les passe-ports et les instruments que la colonie de Cochinchine 
devait nous faire parvenir, et que j'avais dû, après quatre mois d’attente infructueuse, 
aller chercher moi-même à Pnom Penh. Au point de vue politique, notre influence et 
notre prestige avaient fout à perdre à la comparaison qu’allaient faire les indigènes entre 
la pauvre et modeste Mission française, voyageant sans éclat, sans escorte, obligée de me- 
surer ses générosités et ses dépenses aux faibles ressources mises à sa disposition, et 
l'expédition anglaise, composée, nous disait-on, de plus de quarante Européens, et dé- 
ployant un faste en rapport avec la richesse du puissant gouvernement colonial qui l'avait 
sans doule organisée. Nous nous demandions avec anxiété quelle était la partie du fleuve 
que cette expédition avait pu reconnaitre au-dessus de Luang Prabang. A partir de ce 
point jusqu'à Pak Lay, le cours du fleuve était connu par le voyage de Mouhot, et nous 
arriverions probablement à temps dans cette dernière ville pour achever, avant tout autre 
voyageur, la reconnaissance de la partie sud du fleuve, dont le cours, levé pour la première 
fois, demeurerait notre propriété incontestable. Mais il était dur, pour qui avait espéré de 
plus vastes découvertes et la gloire plus éclatante de pénétrer jusqu’en Chine par la vallée 
du Cambodge, de se contenter d’un lot relativement aussi mince que le tracé de six cents 
milles géographiques du cours de ce fleuve. 

Ainsi, notre voyage commençait à peine, et déjà l'inconnu manquait sous nos pieds ; 
là où nous avions espéré une récolle vierge encore de tout moissonneur, 1l ne nous 
restait plus qu’à glaner sur les pas d'autrui. Nous en étions inconsolables. Le comman- 
dant de Lagrée surtout était plus affecté qu'il ne se l’avouait à lui-même. Une réflexion 
lui vint cependant, qui nous réconforta un peu. « Les Anglais n’ont pu, nous dit-il, 
reconnaitre bien haut le fleuve du côté du Tibet, puisque, partis sans doute de Birmanie, 
ils se rabattent déjà vers le sud; eh bien ! s’ils ont reconnu avant nous la partie médiane 
du cours du fleuve, nous prendrons notre revanche dans le nord, et nous pousserons 
jusqu'aux sources, s'il le faut, pour dépasser leurs traces. » L’émulation dans les entre- 
prises scientifiques est un ressort d’une incomparable puissance. Le chagrin que nous 
avions ressenti tout d’abord en nous voyant devancés, devint un stimulant qui nous anima 
d'une ardeur plus grande et d’une foi nouvelle. Ce fut dans ces dispositions que, le 14 
avril, nous nous remimes en route. 

Un peu en aval de Xieng Cang, nous renconträmes un de ces radeaux construits en 

- bambous, dont il a déjà été parlé, véritables maisons flottantes qui permettent, lorsqu'on 
descend le fleuve, de transporter de nombreux voyageurs et des quantités énormes de 


RENCONTRE D'UN VOYAGEUR EUROPÉEN. 303 


marchandises. Gelui-ei avait à bord une véritable colonie de bonzes et autres indigènes 
qui, parüs de Luang Prabang, allaient visiter le sanctuaire célèbre de Peunom. On se 
rappelle sans doute le trait d’héroïque piété que ce lieu sacré avait inspiré à notre tru- 
cheman Alévy. Nous souhaitâmes aux dévots pèlerins une interprétation moins sévère 
des volontés du Bouddha. 

Le fleuve conservait la physionomie plus paisible qu'il avait revêtue aux environs de 
Xieng Cang. Son lit, beaucoup plus étroit, était en entier occupé par ses eaux; c’est à 
peine si, de loin en loin, une assise de roches traversant le fond venait produire une légère 
accélération dans la vitesse du courant. La profondeur, au lieu de présenter les énormes 
inégalités des jours précédents, se maintenait d’une façon régulière entre 10 et 12 mè- 
tres. Notre navigation était aussi facile et aussi rapide qu’elle avait été pénible et lente 
entre Vien Chan et Xieng Cang. 

A quelques milles en aval de Xieng Cang, nous passämes devant l'embouchure du 
Nam Leui, affluent de la rive gauche. Cette rivière avait été reconnue déjà par Mouhot; 

mais ses notes n’en indiquaient pas sans doute assez clairement la direction, et sur la 
carte de son voyage, on l’a fait couler vers le sud, en sens inverse de son cours véritable. 
Cette erreur, que sa mort prémalurée et si regrettable explique aisément, prouve combien 
il est difficile à tout autre qu'à celui qui les a prises, de tirer part de notes de voyage, écrites 
à la hâte et pleines de sous-entendus et d’abréviations. Depuis que nous nous rapprochions 
de litinéraire suivi par linfortuné naturaliste, nous étudions chaque soir sa carte avee le 
plus grand soin pour contrôler les renseignements des indigènes. La position de Leui, 
centre d’une exploitation importante de fer magnétique qui était à deux jours de marche 
dans le sud-est par rapport à nous, était évidemment indiquée trop au nord sur cette carte. 
Mais l'épreuve décisive du degré de certitude que pouvait présenter le travail géographique 
de Mouhot devait être faite à Pak Lay, point où la route de la Commission franeaise et la 
sienne allaient se croiser pour la première fois. 

A partir de l'embouchure de Nam Leui, le fleuve contourne une série de collines iso- 
lées, d’origine calcaire, autour desquelles il forme des lacets comparables aux méandres 
de la Seine aux environs de Paris. Au sommet de l’une de ces courbes, il recoit le Nam 
Ouang, rivière aussi considérable que le Nam Leui, qui vient de Kentao, chef-lieu de 
district situé à une dizaine de lieues dans le sud-est. Kentao et Muong Leui dépendent 
de la grande province de Petchaboun. Nous nous trouvions en ce moment à un degré 
environ à l’est du méridien de Bankok, c’est-à-dire presque droit au nord et à une cen- 
taine de lieues de cette dernière ville. Nous nous expliquions comment Mouhot, qui était 
parti de Bankok, n'avait eu à faire, dans l’intérieur du Laos, pour rejoindre le Cambodge, 
que les deux cinquièmes environ de la route que nous avions dù parcourir, depuis Pnom 
Penh, pour arriver au même point. 

Le 16 avril au matin, la rive gauche du fleuve s'aplanit et les chaines de collines s’en 
éloignèrent. Comme s’il avait retrouvé soudain sa liberté d'action, le Mékong se redressa 
vers le nord et se maintint dans celte direction en ne présentant plus que des inflexions 
insigunifiantes. Il y avait six semaines que nous n'avions eu l’heur de suivre une pareille 


304 DE VIEN CHAN A LUANG PRABANCG. 


roule. En même temps le lit du fleuve s’élargit, et quelques grandesiles s’y montrèrent : 
nous n’étions plus qu'à une douzaine de milles de Pak Lay. 

Ce fut à ce moment qu'on nous annonça que les Anglais, redescendant le fleuve, 
étaient partis le matin même de ce dernier point et que nous n’allions pas tarder à voir 
passer leurs radeaux. Le commandant de Lagrée, pour dégager sa responsabilité, s’occupa 
immédiatement de la rédaction d’une note destinée au gouverneur de la Cochinchine fran- 
çaise. Celte note résumait les principales circonstances de notre voyage depuis notre dé- 
part de Saïgon et indiquait les causes des retards survenus dans laccomplissement de notre 
mission, causes dont aucune ne nous était imputable; elle faisait valoir la célérité avec la 
quelle, une fois muni des passe-ports que j'avais dù aller chercher jusqu’à Pnom Penh, 
j'ävais rejoint l'expédition en marchant, sans m'arrêter, plus de trente jours de suite, et 
l’activité déployée à partir de ce moment pour regagner le temps perdu. De mon côté, 
j'acheyai à la häte un croquis de la carte du fleuve contenant tout notre itinéraire depuis 
Cratieh, et je l’accompagnai d’une brève indication des principaux résultats géographiques 
dont nous pouvions les premiers revendiquer l’honneur. Ces différents travaux terminés, 
nous attendimes de pied ferme nos collègues en exploration indo-chinoise. 

A midi, un premier radeau apparut : hélé par le petit mandarin laotien qui était chargé 
de nous conduire de Xieng Cang à Pak Lay, il manœuvra de façon à venir aborder à la 
pointe d’amont de l'ile le long de laquelle nos barques se tenaient amarrées. Le courant le 
porta bientôt sur nous. Il n°y avait à bord aucun Européen; mais nous apprimes de ceux 
qui le montaient qu'un second radeau n'allait pas tarder à passer qui en contenait trois. 
C'était à ce chiffre que se réduisaient les quarante Anglais qu’on nous avait annoncés. Un 
mandarin siamois d’un rang élevé les accompagnait, et, au dire des gens du radeau, avait 
autorité sur eux. Cette dernière circonstance commença à nous faire douter du caractère 
que nous avions attribué jusque-là à la prétendue mission européenne. Le second radeau 
se montra à ce moment : en voyant sa conserve arrêtée près de nous, il fit mine de venir 
la rejoindre; puis quelque hésitation parut se manifester à bord ; il reprit le fil du courant 
etalla prendre terre à une assez grande distance de nous, à l’extrémité d’aval de Pile. Dès 
que nous fûmes sûrs qu'il manœuvrait pour s’arrêter, le commandant de Lagrée me dépè- 
cha à bord pour ouvrir les négociations et entrer en relation officielle avec les nouveaux 
venus. 

Au lieu des uniformes anglais que je m'attendais à rencontrer, quelle ne fut pas ma 
surprise en me voyant accueilli par un Européen simplement vêtu, qui me souhaita 
le bonjour en français. Je me trouvais en présence d’un employé de notre colonie de 
Cochinchine, M. Duyshart, Hollandais de naissance, qui avait quitté Saïgon pour prendre 
du service auprès du roi de Siam, dont il avait été nommé le géographe ordinaire. Il 
avait quitté Bankok au commencement de la saison sèche dernière, avait remonté en 
barque la branche la plus orientale du Menam, jusqu’au moment où elle devient inna- 
vigable, puis avait rejoint par terre le Mékong à un point nommé Xieng Khong, situé 
près des limites du Laos Siamois et du Laos Birman. Depuis Xieng Khong, il descen- 
dait le fleuve en radeau pour faire le levé géographique de son cours. La saison plu- 


RENCONTRE D'UN VOYAGEUR EUROPÉEN. 305 


vieuse l’effrayait beaucoup, et il ne comptait pas achever ce travail cetle année même; il 
voulait retourner hiverner à Bankok, pour continuer à la prochaine saison sèche la 
carte de la vallée du fleuve. Il avait la tête remplie de terribles histoires sur linsalubrité 
du Laos, et parut nous considérer comme des gens morts, puisque nous persistions à nous 
avancer dans le nord malgré les pluies. 

Quant aux deux autres Européens qui laccompagnaient, c’élaient deux métis, nés de 
femmes siamoises, qui lui servaient d'aides et de domestiques. 

M. Duyshart m'avoua que notre rencontre lui avait causé les plus vives appréhensions. 
On lui avait dit à Luang Prabang qu'un certain nombre de Français remontaient le 
fleuve à la tête d’une troupe de Cambodgiens armés ; il connaissait vaguement la révolte 
qui venait d'ensanglanter le Cambodge, et il avait craint un instant de se trouver en 
présence d’une bande de maraudeurs et de pillards, qui pouvait lui faire un mauvais parti, 
Aussi avait-il cherché à éviter cette rencontre et ne s’éfait-il un peu rassuré qu’en voyant 


KENG SAO ET LES MONTAGNES DES ENVIRONS DE PAK LAY. 


e 

le radeau qui le précédait entrer en pourparlers amicaux avec nos barques. Il avait cepen- 
dant jugé prudent de s'arrêter en aval, pour pouvoir au besoin détaler promptement. 

Ainsi, grâce aux exagérations des indigènes, nous nous étions des deux côtés alar- 
més mublement. La mission de M. Duyshart était bien une mission scientifique ; mais 
son voyage n’avait pas la portée que nous lui avions attribuée. IL avait reconnu, il est 
vrai, le cours du Cambodge cent vingt milles au-dessus de Luang Prabang, mais il n’était 
pas sorti des limites des possessions siamoises. Xieng Khong, le point le plus haut 
qu'il eùt atteint sur le fleuve, n’était que peu au-dessus du vingtième parallèle. 

A Xieng Khong, le Mékong paraissait venir du nord-ouest: sa largeur et son débit 
restaient considérables ; mais, à partir de ce point, il s’engageait dans une contrée où les 
populations étaient en guerre les unes avec les autres et où M. Duyshart pensait qu'il nous 


serait impossible de pénétrer. à 
1. 


306 DE VIEN CHAN À LUANG PRABANG. 


M. Duyshart avait été parfaitement accueilli à Luang Prabang, et il avait reçu de nom- 
breux cadeaux du roi. En sa qualité d’envoyé officiel du roi de Siam, il vivait aux dépens 
des populations qu'il traversait. Son étonnement fut grand quand il apprit que nous payions 
scrupuleusement tous les services qu'on nous rendait. Il me laissa entrevoir que, quoique 
accoutumé à la manière de faire des Asiatiques, les exactions et les abus de pouvoir du 
mandarin siamois qui l'accompagnait, lui paraissaient souvent exorbitants. 

En échange de ses intéressants renseignements, je donnai à M. Duyshart quelques 
indications sur la route qu'il allait suivre et les latitudes des principaux points par lesquels 
il allait passer en descendant le fleuve. Il voulut bien se charger de remettre nos lettres 
et nos plis officiels au consul de France à Bankok ; et il s’est acquitté scrupuleusement 
de cette mission. Grâce à lui, la carte de notre voyage jusqu'au point où nous l’avions 
rencontré, parvint quelques mois après à Saigon, où elle fut immédiatement publiée. C’est 
ce croquis qui fit connaitre en Europe les premiers résultats géographiques de notre ex= 
ploration. 

Depuis mon relour en France, je n'ai pu retrouver aucune trace des travaux de 
M. Duyshart; leur publication eût été fort utile pour reconstruire la carte de la vallée su= 
périeure de la branche orientale du Menam. IL est possible que le gouvernement sia- 
mois, qui n'avait fait entreprendre ce voyage que dans le but de contrôler nos propres 
assertions et de pouvoir discuter en connaissance de cause la question toujours pendante 
de ses véritables limites du côté du Cambodge et de la grande chaine de Cochinchine, ait 
eru devoir garder entièrement pour lui les renseignements rapportés par son géographe en 
litre. Peut-être aussi M. Duyshart a-t-il saccombé aux fatigues de son voyage. Il serait 
regreltable dans ce cas que ses notes et ses observations ne fussent point tombées entre 
les mains de personnes qui puissent en tirer parti. 

A une heure et demie, je pris congé de M. Duyshart, dont le radeau se remit 
aussitôt en marche. Sa rencontre, les renseignements qu'il nous donnait sur le haut du 
fleuve, étaient certainement l'événement le plus considérable du voyage depuis notre 
départ de Saïgon. Le cercle de nos connaissances dans le nord de la vallée du Cambodge 
se trouvait sensiblement élargi; mais nous pouvions prévoir déjà de graves difficultés au 
delà de Xieng Khong. 

Le soir du même jour, nous franchissions les limites du royaume de Luang Pra- 
bang. Nous nous trouvions au commencement du rapide appelé Keng Sao. Le fleuve, 
qui en cet endroit a plus d’un kilomètre de large, présentait un aspect assez semblable 
à celui qu'il nous avait offert au-dessus de Sombor. Des brousses submergées, des 
ilots et des roches encombraient son lit d’une rive à l’autre, et nous düumes le lende- 
main nous servir plusieurs fois de cordes pour faire passer à nos barques les points 
es plus difficiles de la route sinueuse qu'il faut suivre au milieu de tous ces obstacles. 

Un peu au-dessus de Keng Sao, le lit du Cambodge se rétrécit et se nettoie un peu. Les 
collines se rapprochent encore une fois des rives et enferment entre deux parois de 
roches toutes les eaux du fleuve. Les maisons de Pak Lay apparaissent au milieu des 
grands arbres qui bordent la rive droite. Au pied de la berge, qui avait à ce moment une 


PAK LAY. 307 


quinzaine de mêtres d’élévation au-dessus du niveau de l’eau, s'étend devant le village 
un long banc de sable sur lequel avaient été construites quelques grandes cases en bambou, 
pour recevoir M. Duyshart, le mandarin siamois qui! l’accompagnait et les gens de leur 
suite. C’était là une installation toute prête dont nous nous empressämes de profiter, quand, 
le 17 avril, à dix heures du matin, nous débarquâmes à notre tour à Pak Lay. 

Le village, construit en pleine forêt, présente une physionomie différente de celle que 
nous étions accoutumés à rencontrer. Pas de palmiers aux environs des cases, et les 
rizières, qui partout ailleurs touchent les dernières maisons, sont ici fort éloignées dans 
l'intérieur; le pays, plus accidenté, offre peu de plaines pour cette culture. La forêt elle- 
même revêt un aspect plus sévère et des teintes plus sombres. Le dzao, ce magnifique 
arbre à huile, qui sert dans le sud à construire des pirogues, a disparu ; de nombreuses es- 
sences nouvelles font leur apparition. 

Les habitants paraissaient d’un naturel plus réservé, et étaient loin de nous témoigner 
la curiosité indiscrète dont nous avions eu à subir jusque-là les importunités. Il est vrai 
qu'ils étaient déjà familiarisés avec les figures européennes. Il y avait six ans que Mouhol 
avait passé à Pak Lay, venant de Muong Leui et de Bankok. 

Une route assez bonne longe la rive droite du fleuve, entre Pak Lay et Luang Pra- 
bang. Ce fut celle que suivit Mouhot. Elle était fréquentée jadis par les caravanes chi- 
noises, qui partaient chaque année du Yun-nan et se dirigeaient en partie sur Ken 
tao, et en partie sur Muong Nan et Xieng Mai. Cette caravane annuelle, composée 
d'une centaine de personnes et de deux ou trois cents chevaux ou bœufs porteurs, ve 
nait échanger des ustensiles de cuivre et de fer, de la passementerie, de la soie grége et 
du fil d’or, contre du coton, de l’ivoire, des cornes de cerf et de rhinocéros, des plumes 
d'oiseaux et des crevettes séchées qui, sur les marchés de Xieng Mai et de Muong Nan, pro- 
viennent de Moulmein. Depuis les guerres qui ont désolé le sud de la Chine et la rive 
gauche du Mékong, ce trafic a complétement cessé et on ne rencontre plus sur celte route 
que quelques colporteurs pégouans. Xieng Mai et Muong Nan communiquent aujourd'hui 
avec le Yun-nan par la voie plus commode de Xieng Tong, que le voyage du lieutenant, 
aujourd'hui général Mac Leod, accompli en 1837, n'a pas peu contribué à faire suivre. 

Le fleuve n’est pas entièrement abandonné comme moyen de transport entre Luang 
Prabang et le Laos méridional. Il sert de route à un commerce local qui est loin, il est vrar, 
d’avoir l'importance du précédent. Les radeaux sont les seules embarcations usitées par 
les commerçants ou lés voyageurs pour redescendre le courant. Les pirogues de cette zone 
sont trop petites pour recevoir des marchandises d’une nature aussi encombrante que les 
nattes et les poteries que Luang Prabang expédie dans le sud. 

Nous congédiämes à Pak Lay les barques de Xieng Cang, et le chef du village dé- 
ploya la plus grande activité pour nous en faire préparer de nouvelles. Il fallut sept pi- 
rogues du village pour remplacer les cinq qui nous avaient amenés. Elles furent prêtes 
en quarante-huit heures, et le 19 avril au matin nous nous remimes en route. 

Jusqu'à Luang Prabang, et même jusqu'à Xieng Khong, l’ascension GTA lee ne pou- 
vait plus avoir le côté imprévu que nous avait offert notre voyage de Houtén à Pak Lay : 


308 DE VIEN CHAN A LUANG PRABANG. 


nous connaissions à peu près la direction que nous allions suivre ; mais la transforma- 
lion de la végétation et de la population, qui était plus sensible chaque jour depuis que 
nous remontions vers le nord, donnait au paysage un caractère de nouveauté qu'il n'avait 
pas eu depuis longtemps. Les montagnes calcaires qui dominaient la vallée du fleuve 
affectaient les formes les plus tourmentées et les plus bizarres, et encadraient ses eaux 
de lignes dentelées d’un effet original. De véritables jets de marbre se dressaient par- 
fois subitement sur les rives, et formaient des murailles à pic que le fleuve baïgnait 
d’une onde tantôt tranquille, lantot écumante. 

Le Mékong était loin de couler à pleins bords entre les berges de plus en plus élevées 
qui limitaient son cours : une grande partie de son lit était à découvert ; 1l fallait souvent, 
pour arriver à la rive, franchir de longs espaces hérissés de rochers. Cà et là, quelques 
bancs de sable sur lesquels s’élevaient d'immenses pècheries, véritables villes de bambou 
déjà abandonnées par les pêcheurs, en prévision de la crue des eaux. 

Le lendemain de notre départ de Pak Lay, nous passimes au pied d’une haute mon- 
tagne à deux sommels, Phou Khan, descendant jusqu’au fleuve en trois gradins gigan- 
tesques, dont le dernier offre une hauteur verticale de plus d’une centaine de mètres. 
Sur l’autre rive se trouve un village, Ban May ou Muong Diap, auquel nous nous arrè- 
{mes un instant. Il fallut, pour y arriver, grimper à une échelle en bambou, d’une 
vingtaine de mètres de hauteur : la rive est trop à pie et la roche qui la compose est trop 
dure pour que les habitants aient pu y pratiquer les sentiers habituels. Nous fûmes récom- 
pensés de notre ascension par une vue des plus pittoresques: nous avions devant nous 
la longue perspective du fleuve, longeant pendant plusieurs milles la haute chaine qui, 
vis-à-vis de nous, était venue langenter son cours. Dans cet intervalle et paraissant jaillir 
de ses ondes, une série d’aiguilles calcaires bordaient la rive gauche et élevaient aux 
cieux leurs flèches aiguës et dénudées. A leur pied, une végétation vigoureuse dissimu= 
lait la roche et se réfléchissait dans les eaux profondes. Une rivière, le Nam Poun, venait 
près du village mêler ses eaux à celles du Cambodge, et sa vallée sinueuse déchirait 
d'une ligne plus sombre l’uniforme plaine de verdure que formaient, vues-à distance, 
les forêts de la rive droite. 

Pendant trois jours, nous ne vimes plus aucune habitation sur les bords du fleuve, 
et nous dûmes chaque soir coucher dans nos barques. Les seuls incidents de la naviga- 
lion étaient les rapides que nous rencontrions tous les trois ou quatre milles, et qui pour 


la plupart étaient formés par les galets et les roches, accumulés à leur embouchure par 


les nombreux petits affluents que le fleuve reçoit dans cette région. Nos bateliers fran- 
chissaient ces obstacles sans cordes et avec leurs gaffes, à l’aide de quelques vigoureux 
efforts. De temps en temps un orage illuminaif d'éclairs multipliés la scène du fleuve, 
et mélait au bruit de ses eaux les roulements du tonnerre mille fois répétés par les mon- 
tagnes des rives. La grèle n’était point rare pendant ces grains qui duraient à peine une 
demi-heure et qui abaissaient brusquement la température de quatre ou cinq degrés. 

Le cours du fleuve était remarquablement droit et dirigé au nord; en certains en- 
droits, il remplissait entièrement son lit: sa largeur se réduisait alors à 150 mètres 


KENG LUONG. 309 


environ; sa profondeur, {rès-uniforme, atteignait 26 mètres à très-peu de distance 
des rives; le courant était d’un peu plus d’un mille à l'heure ; le niveau de l’eau, qui avait 
monté un instant sous l'influence des premières plujes, était redescendu depuis Pak Lay 
et paraissait être revenu à son point le plus bas. Les collines qui bordaient les rives avaient 
un aspect si régulier, qu’elles donnaient au fleuve l'aspect d’un canal. Une série de petites 
cascades tombaient de tous côtés dans ses eaux avec un bruit argentin (Voy. la vue du 
fleuve, p. 311). 

Le 23 avril, nous rencontrâmes sur la rive gauche, à l'embouchure d’une pelite 
rivière, le Nam Loua, un groupe de cases où nous essayämes de renouveler notre stock 
de provisions de bouche qui se trouvait absolument réduit à du riz. Nous ne trouvämes 
que des œufs. Le soir nous fûmes plus heureux, et nous pèmes acheter dans un village 
assez considérable, situé, comme le précédent, à l'embouchure d’une rivière, le Nam 


MONTAGNES CAÏLGAIRES EN FACE DE BAN MUONG DIAP. 


Neun , une quantité satisfaisante de volailles au prix de 15 centimes l’une. Bans la 
journée nous avions reconnu un affluent considérable de la rive droite, le Nam Houn, 
qui est loin d’avoir en ce point la largeur de 100 mètres que lui attribue Mouhot. 

À partir du Nam Neun, le fleuve ne présente qu’une succession de rapides. Il se ré- 
trécit et sa profondeur augmente rapidement : je trouvai 30 mètres, puis 60 mètres. 
Nous arrivions au pied de Keng Luong, l’un des passages les plus dangereux que 
nous eussions à franchir. Comme pour nous en montrer les périls, un cadavre, emporté 
par le courant, vint à ce moment passer près de nos barques. C'était celui d’un sauvage 
appartenant à l’une des nombreuses tribus qui habitent les montagnes voisines du fleuve. 
Un banc de sable et des roches s’avancent sur la rive gauche et forment au-dessous du 
rapide une sorte de petite baie à l'abri des remous; ce fut là que nos barques abordèrent : 
il fallait les décharger complétement et leur enlever jusqu’à leurs toils en feuilles et la car- 


310 DE VIEN CHAN À LUANG PRABANG. 


casse en bambou sur laquelle ils sont établis. Pendant que les bateliers et nos Annamites 
s’oceupaient de ce travail, nous remontâmes le long du banc de sable pour reconnaitre la 
difficulté. 

Trois énormes rochers s'élèvent au milieu du fleuve et forment une sorte de barrière 
longitudinale qui le partage en deux bras. Le dernier de ces rochers ne laisse vis-à-vis de 
la pointe du banc qu'un étroit passage, heureusement très-court, dans lequel les eaux s’en- 
gouffrent avec une violence imoute. Nos barques, une fois déchargées, devaient prendre 
l'autre bras du fleuve; au bruit sourd qui nous parvenait et aux jets d’écume qui blanchis- 
saient les intervalles du rideau de roches qui nous masquait la rive droite, il était évident que 
si ce second passage était moins dangereux, 1l était beaucoup plus long que le précédent. 

En amont du rapide, d’énormes falaises de rochers abrupts encaissent de tous côtés 
les eaux du fleuve et forment une sorte de bassin d'apparence cireulaire, où les eaux 


KENG LUONG (24 AVRIL). 


‘calmes, noires et profondes ne trahissent le voisinage du danger que par d’impercepti- 
bles rides, effets de l'attraction du courant. Sur les parois du rocher, on distinguait, 
au-dessus de nos têtes, la ligne tracée par le fleuve à l’époque des hautes eaux; elle aceusait 
entre les deux saisons une différence de niveau de 16 mètres. Le fleuve n'avait guère là 
plus de 200 mètres de large, et je le traversai à la nage pour examiner le passage 
ouest du rapide. Sur l’autre rive, la falaise s'était écroulée pour livrer passage à un torrent, 
en ce moment presque à sec, qui, pendant chaque jour de pluie, accumule à son embou- 
chure une immense quantité de galets. Ces galets, joints aux roches provenant de la berge, 
se sont accumulés dans le lit du fleuve. Les eaux, irritées de ce soudain obstacle et attirées 
par le vide profond de la partie en aval où elles retrouvent soudain une profondeur de 
60 mètres, se précipitent au milieu des roches qu’elles recouvrent d’une mer d'écume, 
et, au bout d’une course furibonde de plusieurs centaines de mètres, viennent se joindre, 


IL 


| 


VUE DU MÉKONG LE 22 Avnir. 


KENG CANIOC. 313 


à l'extrémité du dernier ilot, au torrent que forme le bras de la rive gauche. 
L'aspect du rapide au moment de la crue doit être magnifique : toutes les roches qui 
occupent le milieu de la rivière sont recouvertes par les eaux, et le Cambodge n'offre plus 
qu'une masse imposante d’écume coulant à pleins bords entre deux parois de marbre. 
A midi, toutes nos barques avaient franchi sans accident et à l’aide de cordes le passage 
difficile. On les gréa de nouveau et nous nous remimes en route. 

Les obstacles se multiplièrent devant nous pendant toute la journée, sans présenter 
cependant de difficulté aussi sérieuse que celle que nous venions de vaincre. Le chenal 
était de plus en plus encombré et rétréci par les roches, et à chaque angle, ou à chaque 
anfractuosilé de leurs parois, il fallait lutter contre un courant dont la vitesse se décuplait 
tout d'un coup. La vallée du fleuve était redevenue complétement déserte et présentait un 


KENG CANIOG (25 AVRIL). 


aspect de plus en plus sauvage. A quatre heures et demie du soir, nous nous arrêtimes 
devant un nouveau rapide, Keng Canioc !, qui nécessitait encore le déchargement de nos 
barques. Le passage en fut remis au lendemain. 

Une seule roche, debout au milieu du fleuve et se prolongeant sous l’eau par de larges 
assises, produit une sorte de chute torrentueuse qui accusait à ce moment un dénivellement 
subit de près d’un mètre entre les eaux d’amont et celles d’aval. Le passage de l’est est le 
plus étroit, mais le plus court. C’est celui que prirent nos barques. En les halant avec des 
cordes contre ce courant de foudre, l’une d'elles se rompit; mais le patron, resté fièrement 
debout au gouvernail, n’en continua pas moins à la diriger entre deux eaux, et les effets 
combinés de son aviron et de notre amarre réussirent à amener le long du bord la légère 


1 Écrit par erreur sur la carte Keng Sanioc. 
I. 40 


314 DE VIEN CHAN A LUANG PRABANG. 


pirogue, qui fut vidée et remise à flot en un clin d'œil. I suffit, à Keng Canioc, de porter les 
bagages à dos d'hommes, sur la rive, à une distance de 25 mètres du point de décharge- 
ment; à Keng Luong, le trajet est de 300 mètres. 

Le reste de la journée se passa à contourner péniblement une haute montagne calcaire 
qui s'élève sur la rive droite du fleuve, et au pied de laquelle ses eaux décrivent un 
demi-cerele. Vers le soir, nous avions réussi à doubler cette espèce de promontoire; le 
courant s'était calmé ; des plages de sable remplaçaient les falaises de roches; celles-ci se 
terminaient sur la rive droite par une masse de tuf calcaire d’une grande élévation, sur- 
plombant le fleuve. Une cascade jaillissait du sommet et ses eaux brillantes, à demi voi- 
lées par un rideau de lianes, d’arbustes et de plantes grimpantes, relombaient en pluie 
fine, tout irisée des rayons du soleil couchant. Nous nous arrêtâmes sur un banc de sa- 
ble pour jouir de ce charmant paysage et préparer notre campement pour la nuit. Quel- 
ques marchands laotiens y étaient arrivés avant nous : ils nous montrèrent à peu de 
distance un radeau naufragé sur les roches et complétement envahi par les eaux. 
C'était là leur embarcation, et ils travaillaient activement à en sauver le contenu : déjà 
étalés sur le sable, se trouvaient des naltes, des gâteaux de cire, des paquets de gingem- 
bre. Mais que de choses avariées ou entrainées sans retour par le courant! Les malheu- 
reux voyageurs n’en supportaient pas moins cette infortune avec beaucoup de philosophie, 
et songeaient à reconstruire un nouveau radeau avec les bambous de la rive. 

Nous étions à ce moment très-près de Thadua, l’une des étapes de Mouhot dans son 
voyage par terre de Pak Lay à Luang Prabang. À une centaine de mètres de la berge, se 
trouvait une route assez large, remplie de traces d’éléphants et de bœufs porteurs. Cétait 
celle que suivaient jadis les caravanes chinoises et qu'avait prise le voyageur français. 

Le lendemain, nous arrivämes de bonne heure à un village assez important, Ban 
Coksay, où nous devions changer de barques. Quoique situé sur le territoire de Luang 
Prabang, 1l dépend de la grande province de Muong Nan, dont le chef-lieu est à six jours 
de marche dans le sud-ouest. 

La population de Ban Coksay est laotienne; mais un grand nombre de sauvages des 
montagnes avoisinantes viennent dâns le village y échanger leurs produits. Depuis que 
nous étions entrés dans la région montagneuse où le fleuve s'engage à partir de Vien 
Chan, cet élément de population avait pris une importance considérable. Nous avions 
rencontré à Xieng Cang les Khas Mis; les sauvages que nous vimes à Ban Coksay 
étaient des Khmous. Ces deux tribus, ainsi que celles qui portent plus haut les noms 
de Lemeth et de Does, paraissent être les débris d’une race unique que les Laoliens 
ont dépossédée de la souveraineté de la contrée. Leur langage n'offre que des dissem- 
blances insignifiantes, et il a quelques rapports avec celui des tribus qui habitent les 
environs d’Attopeu, dans le sud du Laos ‘. Leur physionomie n’a plus cette expression 


1 Voy. les vocabulaires donnés à la fin du second volume et les types 14, 42, 43 de la pl. I de la 2° partie de 
l’Atlas. Mac Leod a déjà mentionné ces tribus sous le nom de Kamu et de Kamet dans le journal de son voyage 
à Xieng Hong (p. 42). J’ignore si les Khas Mis ont autre chose de commun que le nom avec les Kamis ou 
Koumis qui habitent le territoire d’Aracan. 


LES SAUVAGES KHMOUS. 318 


soumise et craintive que les sauvages du sud ont dans leurs relations avec les habitants 
de la vallée du fleuve. Ils traitent au contraire d’égal à égal avec la race conquérante. 
Au sein de cette région montagneuse, leur propre berceau, ils reprennent l’ascendant de 
leur énergie native et de leurs qualités plus viriles. Leur nombre, le besoin que l’on a d’eux 
pour défendre contre des voisins entreprenants les défilés des montagnes, en font des 


UN SAUVAGE KHMOU, 


auxiliaires que l’on ménage, et non, comme à Bassac ou à Attopeu, une matière imposable, 
productive de poudre d’or et d'esclaves. 

En face du village, se trouvaient de grandes pêcheries dont la campagne paraissait 
avoir été très-fructueuse. Quelques indigènes employaient les derniers jours qui leur res- 
taient encore, avant la crue des eaux, pour jeter une dernière fois leurs filets dans les 


316 DE VIEN CHAN A LUANG PRABANG. 


parlies du fleuve abritées du courant par une heureuse disposition des rochers des rives; 
dans ces endroits frais, calmes et profonds, les gros poissons que nourrit le Cambodge 
trouvent, au milieu de tant de tourbillons et de rapides, le repos qui leur est nécessaire 
pour frayer. Nous fûmes témoins de la capture de l’un d'eux; il nous étonna par ses 
énormes dimensions : il fallut le concours de cinq ou six hommes pour l’amener sur la rive. 
Il n’y avait malheureusement personne parmi nous à qui l’ichthyologie ft familière et qui 
püt reconnaître si ce poisson éfait parent d’une des grandes espèces que nourrit le grand 
lac du Cambodge, et qui donnent lieu, au moment de la baisse des eaux, à une pêche si 
fructueuse. Tous les grands fleuves de l’Asie orientale sont excessivement poissonneux et 
fournissent, en Chine, un appoint considérable à l’alimentation des classes pauvres. On a 
fait plusieurs tentatives pour acclimater en Europe quelques-unes des espèces les plus 
communes dans le fleuve Bleu. Est-ce au Tibet qu'il faut chercher le point de départ de 
ces poissons, qui sont certainement les rois de l’eau douce? Les lits de roches et les énormes 
profondeurs que présentent le Cambodge et le Yang-tse kiang sont-ils les causes déter- 
minantes de leur production? 

Le 27 au matin, nous quitfämes Ban Coksay. Après avoir franchi, immédiatement 
après notre départ, deux rapides assez difficiles à franchir pour les radeaux, Keng Soc et 
Keng Mong, nous constatämes un changement notable dans l’aspect général de la contrée. 
Les mouvements de terrain devinrent moins brusques; les ondulations des collines qui se 
succédaient sans interruption le long des rives, prirent plus d’ampleur, et nous offrirent 
des échappées plus nombreuses, des perspectives plus lointaines. L’horizon élargi nous 
laissa voir, sur la rive gauche du fleuve, cinq plans de montagnes graduellement étagés, 
de l’ouest à l’est; quelques villages se présentèrent en amphithéatre sur les pentes de- 
venues moins abruptes. Le tapis sombre de verdure, qui recouvre uniformément toute 
la contrée, se diapra de taches d’une nuance plus claire, indiquant les cultures de riz de 
forêt. 

Le 28, nous franchimes encore plusieurs rapides, dans lesquels le fleuve, devenu 
plus large, éparpillait ses eaux peu profondes entre quelques iles et de nombreux bancs 
de sable; le soir, nous nous arrêtâmes à Ban Seluang pour changer une dernière fois de 
barques : nous n’étions plus qu’à quelques milles de Luang Prabang. Grâce à l’activité 
déployée par tout le monde, nous pümes dès le lendemain matin nous remettre en route 
pour cette dernière destination. 

Vers onze heures, nous tournions le dernier coude que forme le fleuve au-dessous de 
Luang Prabang et qui est produit par une petite colline caleaire à pie sur la rive droite. 
La ville nous apparut alors sur la rive opposée, à deux milles de distance. Le coup d’æil 
qu’elle nous offrait était des plus pittoresques et des plus animés”. Depuis notre départ de Co- 
chinchine, nous n’avions pas rencontré une agglomération aussi considérable de maisons. 
Leurs toits pressés s’alignaient en séries parallèles le long du fleuve et entouraient de tous 
côtés un petit monticule qui s'élevait comme un dôme de verdure au milieu de cette surface 


1 Voy. Atlas, 2° partie, pl. XXV, une vue générale de Luang Prabang. 


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VUE DU NAM KAN OU RIVIÈRE DE LUANG PRABANG, 


ARRIVÉE A LUANG PRABANG. 319 


grisatre de chaume. Au sommet de ce monticule, un Tat dégageait sa flèche aiguë du feuil- 
lage des arbres, et formait le trait dominant du paysage. Quelques pagodes s’étageaient sur 
les pentes de cette espèce de mont sacré, et leurs toits rouges tranchaïent vivement sur le 
vert sombre de la végétation. Au pied des berges, hautes d’une quinzaine de mètres, des 
radeaux fixes, sur lesquels étaient construites de nombreuses cases, composaient, au- 
dessous de la ville, comme une seconde cité, que de nombreux sentiers en zigzag, qui 
apparaissaient de loin comme autant de lacets blanes, reliaient aux maisons de la rive. 
Des centaines de barques de toutes dimensions montaient ou descendaient rapidement le 
long de ce faubourg flottant, tandis que de larges et lourds radeaux, venant du haut du 
fleuve, cherchaient lentement près du bord un endroit commode pour s’amarrer et dé- 
charger leurs marchandises. Un monde de bateliers et de portefaix se mouvait au pied de 
la berge, et il s’en échappait une clameur confuse qui se mêlait au murmure des eaux 
du fleuve et au bruissement des palmiers que le vent balancçait sur les bords. 

Deux plans successifs de hautes montagnes formaient à ce tableau un sombre canevas 
sur lequel, tout inondés de lumière, le fleuve et la ville s’enlevaient avec vigueur. Quelques 
nuages flottaient au-dessus des plus hautes cimes, et traçaient une ligne de démarcation 
irrégulière et indécise, entre le vif azur du ciel et les teintes bleuatres et dégradées des plus 
lointains horizons terrestres. | 

Sur l’autre rive du fleuve régnaient un calme et un silence relatifs; sur la berge même, 
de longues rangées de bambous destinés à faire sécher les filets et le poisson; un peu au 
delà, des jardins, quelques maisons éparses et des pagodes ; en troisième plan, une rangée 
de collines aux pentes abruptes et dénudées. 

Il était midi quand nos barques s’arrétèrent devant Luang Prabang : un mandarin su- 
balterne se trouvait là pour nous recevoir. Nos hommes en armes descendirent à terre et 
formèrent la haie sur le passage du commandant de Lagrée. Guidés par notre cicérone in 
digène, nous gravimes la berge, et nous pénétrâmes dans la ville. Pour la première fois, 
nous trouvions des rues larges et assez régulières, se coupant à angle droit, et formées par 
les hautes palissades qui entourent toutes les demeures. Après un court trajet, nous arri- 
vàmes à Wat Pounkeo, pagode qui nous était assignée comme logement provisoire. 

La population, qui eût été fort incommode si elle eût été importune, se montra moins 
empressée à nous voir que nous ne l’avions craint. Soit que le séjour de Moubhot et le 
passage de M. Duyshart eussent émoussé sa curiosité, soit qu’elle füt trop affairée pour 
s’apercevoir de notre présence, nous n’eùmes à nous débarrasser que des quelques 
gamins trop audacieux qui franchissaient l'enceinte de la pagode, et nous pümes visiter 
la ville et observer ce qui s’y passait sans trop de gêne et sans trop d’émoi. 

Un affluent assez important du Cambodge, le Nam Kan, vient contourner à l’est et au 
nord la petite colline au pied de laquelle la ville est construite et partage celle-ci en deux 
parties inégales dont la plus considérable reste au sud de son embouchure. Les bords du 
Nam Kan offrent, jusqu'à une assez grande distance dans l'intérieur, une succession 
ininterrompue de pagodes et de grands jardins où l’on cultive le bétel et où notre botaniste 
trouva pour la première fois des pêchers, des pruniers, des lauriers-roses. Nous entrions 


320 DE VIEN CHAN À LUANG PRABANG. 


dans une zone plus tempérée, où les fruits et les arbustes de l'Asie centrale peuvent 
croitre et se développer. 

C’est dans la partie méridionale de la ville que s’élève le palais du roi, énorme entasse- 
ment de cases, entouré d’une haute et forte palissade, et formant un rectangle dont un 
des côtés est contigu à la base de la colline centrale, qui est en cet endroit presque à pic. 
Un escalier de plusieurs centaines de marches est pratiqué dans le roc et conduit di- 
rectement à la pyramide sacrée qui en couronne le sommet. Un marché quotidien et 
excessivement animé se lient sous des hangars spéciaux près du confluent du Nam 
Kan et du Cambodge; mais tous les marchands sont loin de pouvoir y trouver place, 
et les échoppes en plein vent se prolongent encore pendant plus d’un kilomètre le long 
d’une grande rue parallèle au fleuve. C'était la première fois depuis notre départ de Pnom 
Penh que nous trouvions un marché dans le sens que l’on est habitué en Europe à donner 
à ce mot !. 

Cette activité subite, ce commerce devenu relativement considérable, si on en jugeait 
par les types nombreux et divers qui représentaient à Luang Prabang toutes les nations 
de l’Indo-Chine et de l’Inde, accusaient, évidemment, moins un changement de race ou 
une augmentalion des produits du sol, qu'une différence radicale dans le régime politique. 
Plus riches et plus commerçantes encore avaient été les régions du Laos méridional au 
temps de leur indépendance ; l'oppression et le monopole siamois, en faisant aux vain- 
queurs une trop large part dans les bénéfices, ont seuls dégouté les vaincus d’un travail 
devenu stérile et d'échanges qui se trouvent ruineux. A Luang Prabang, si la vie renaissait, 
c’est que la sujétion siamoise ne devait comporter que des charges légères et que l’on 
sentait à Bankok quels ménagements étaient dus à cette puissante province. 

A l'instar de Siam, il y a à Luang Prabang un premier et un second roi. Ce dernier 
était parti pour Bankok, et son retour élait attendu dans un mois environ. Nous espé- 
rions vaguement que le consul de France profiterait de cette occasion pour nous faire 
parvenir quelques lettres. Notre première préoccupation devait être d'entrer en rela- 
lions officielles avec les autorités de la ville, d’en obtenir des renseignements sur l’état des 
pays voisins et sur les difficultés qui nous y attendaient, de savoir si nous pourrions compter 
sur la bonne volonté du roi pour les vaincre. Ce n’est qu'après avoir éclairci tous ces points 
qu'il était possible de fixer la durée de notre séjour et l’étendue des travaux à entre- 
prendre à Luang Prabang. Aussi le commandant de Lagrée entra-t-il immédiatement 
en pourparlers avec les délégués du Sera pour demander au roï-une audience, en fixer le 
jour et en régler le cérémonial. 


1 Voy. Atlas, 2 partie, pl. XXVI. 


WAT THOMEA SOC A LUANG PRABANG. 


SÉJOUR A LUANG PRABANG. — IMPORTANCE POLITIQUE DE CETTE VILLE. — RÉCEPTION DE 
LA COMMISSION FRANÇAISE. — TOMBEAU DE MOUHOT. 


La situation de Luang Prabang, les montagnes qui l’environnent de tous côtés, l’éner- 
gie plus grande, que sa population doit au mélange des nombreuses tribus sauvages qui 
habitent son territoire, ont conservé à ce petit royaume une indépendance relative. De 
toutes les provinces laotiennes, c’est la seule à qui Siam n’osa pas demander un contingent 
lorsqu'il fallut, en 1827, dompter la rébellion de Vien Chan. D’autres puissances élèvent 
d’ailleurs des prétentions à la suzeraineté de Luang Prabang, et le gouvernement de cette 
ville est tenu d'envoyer tous les huit ans deux éléphants à l’empereur de Chine en signe 
d'hommage et de payer un tribut triennal à la cour de Hué. Mais la révolte des mahomé- 
tans du Yun-nan a interrompu depuis dix ans toutes les communications avec le Céleste 
Empire, et le roi de Luang Prabang a profité des embarras des Annamites pour les repous- 
ser de ses frontières de l’est ; ses, troupes ont été soutenues dans celte guerre d’escar- 
mouches par des soldats siamois. D’après un document communiqué au lieutenant Mae 
Leodpendantson séjour à Xieng Mai, Luang Prabang comptait, en 1836, 700 maisons et 5 
ou 6,000 habitants et la province entière 50,000. La ville n’a pas aujourd’hui les 80,000 âmes 


que lui attribuait Mgr Pallegoix; mais elle a certainement plus que les 7 ou 8,000 que lu 
I. on 


322 SÉJOUR A LUANG PRABANG. 


accordait Mouhot. J’estime sa population actuelle le double environ de ce dernier chiffre. 
Quant à celle de la province, elle ne peut guère être évaluée d’une façon précise ; mais, en 
la portant à 150,000 habitants, on resterait plutôt au-dessous qu'’au-dessus de la vérité. 

En définitive, le royaume de Luang Prabang se trouve aujourd’hui le centre laotien le 
plus considérable de toute l’Indo-Chine, le lieu de refuge et le point d'appui naturel de 
toutes les populations de l’intérieur qui veulent fuir le despotisme des Siamois ou des Bir- 
mans : despolisme que l’affaiblissement de la domination chinoise, jadis régulatrice de 
toutes ces contrées, a laissé sans contre-poids. 

Cette domination, bienveillante et sage, qui excitait la production au lieu de l’é- 
nerver et augmentait le bien-être et les forces vives des populations soumises, en les 
élevant dans l’échelle de la civilisation, lègue aujourd’hui aux puissances européennes 
un rôle qu'elle n’est plus capable de remplir. L’Angleterre se trouve actuellement ap- 
pelée à lui succéder dans le nord de l’Indo-Chine, où les populations, en proie à des 
guerres incessantes, aspirent ardemment à un état de choses plus régulier et plus stable, 
et accueilleront avec une vive satisfaction l’immixtion étrangère qu’elles ont d’elles-mèmes 
souvent réclamée. 

Mais c’est à Luang Prabang que doivent s’arrêter les progrès de l’influence anglaise, 
si nous voulons tenir la balance égale et occuper dans la péninsule le rang que les in- 
térêts de notre politique et de notre commerce nous invitent à y prendre. La France 
ne peut pas abdiquer le rôle moral et civilisateur qui lui incombe dans cette émancipa- 
tion graduelle des populations si intéressantes de l’intérieur de l’Indo-Chine; elle ne 
doit pas oublier que cette émancipation est la condition expresse des libertés et des 
franchises commerciales nécessaires à l’établissement de relations fructueuses pour notre 
industrie. La suzeraineté d’un gouvernement asiatique signifie toujours monopole, 
transactions obligatoires, par conséquent immobilité ; l'intervention européenne au dix- 
neuvième siècle doit signifier liberté commerciale, progrès et richesse. 

IÏ convenait done de faire sentir au roi de Luang Prabang que nous pourrions un 
jour nous substituer aux droils exercés sur sa principauté par la cour de Hué, devenue 
aujourd’hui notre vassale, et qu'il devait dès à présent essayer de s'appuyer sur l’in- 
fluence française pour résister aux prétentions des pays voisins et faire cesser cette fa- 
ligante recherche d'équilibre qu'il s’efforçait de maintenir entre elles. Il était facile de lui 
faire comprendre que, de notre côté seulement, son indépendance ne courait aucun danger 
et son rôle politique pouvait grandir. Trop éloigné de nous pour avoir jamais à craindre 
une sujétion directe qui n’était point nécessaire à la réalisation de nos vues, il pouvait reflé- 
ter, pour ainsi dire, notre puissance et remplacer tant de gênantes tutelles par une protec= 
tion efficace et sans exigences. Nous ne lui demanderions en effet que de favoriser le dé 
veloppement du commerce vers la partie méridionale de la péninsule, de faire disparaitre 
les entraves fiscales, d'améliorer les routes dans cette direction. 

Les pourparlers pour notre réception durèrent tout un grand jour. Le sentiment qui 
paraissait dominer chez les autorités était une extrême froideur, marque d’une défiance et 
d’une inquiétude réelles. J’ai déjà eu l’occasion de rapporter le bruit, qui courait dans le 


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PAGODE EN FORME DE TOMBEAU. 


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RECEPTION DE LA COMMISSION FRANCAISE, 32) 


pays, de différends survenus entre la principauté de Xieng Mai et les Anglais. Les tenta 
tives de ces derniers pour s’assurer l'exploitation exclusive du haut de la vallée du Menam 
devaient porter ombrage aux pays voisins et exciter les populations contre les Européens. 
Notre nationalité était inconnue : peut-être étions-nous des Anglais nous-mêmes. Notre 
mission, dont le but scientifique échappait aux indigènes, avait une apparence mystérieuse 
qui donnait matière aux soupcons. Enfin, le gouvernement de Luang Prabang tenait sans 
doute à témoigner une certaine indépendance vis-à-vis de Siam, en affectant une sorte de 
dédain pour les lettres de Bankok dont nous étions porteurs. 


LUANG PRABANG : MISE A L'EAU D’UNE PIROGUE DE COURSES. 


Le langage digne et ferme du commandant de Lagrée, l'intérêt qu’il y avait à ménager 
des inconnus qui se présentaient avec tous les dehors de l’amitié et de la paix, que leur 
petit nombre rendait inoffensifs, et qui représentaient peut-être une nation puissante, ne 
permirent cependant pas au roi de décliner nos demandes, et le cérémonial de notre visite 
fut réglé à la satisfaction du chef de l'expédition. Il fut convenu que le roi se lèverait à 
notre arrivée, que notre escorte armée entrerait à l’intérieur du palais, et que les membres 
de la commission resteraient assis pendant l’audience. 

Le programme s’accomplit de point en point ; mais le roi se retrancha dans la réserve 


326 SÉJOUR À LUANG PRABANG. 


la plus absolue. A tous les compliments du commandant de Lagrée, aux quelques ques- 
tions qu'il adressa sur notre compatriote Mouhot, qui avait été recu dans la même salle 
par Sa Majesté, six ans auparavant, celle-ci ne répondit que par des monosyllabes, qu'un 
mandarin traduisait ensuite par de longues phrases à peu près vides de sens. La séance 
fut bientôt levée ; il fallait compter sur le temps pour arriver à établir des rapports moins 
Cérémonieux. { 

Le lendemain, 2 mai, nous choisimes, sur le versant sud de la colline qui domine 
la ville, un terrain entouré de plusieurs pagodes et planté de quelques beaux arbres, 
pour y faire construire notre logement. En quarante-huit heures, les gens du roi y 
eurent élevé trois cases: une pour le chef de l'expédition, l’autre pour les officiers, la 
troisième pour l'escorte. Une cuisine, une salle à manger sous une tonnelle, complé- 
tèrent cette installation, lune des plus confortables dont nous eussions encore joui. 
* Chacun de nous s’oceupa d'organiser de son mieux ses travaux et ses courses, pour uti- 
liser un séjour dont la durée était encore incertaine, mais qui en aucun cas ne pouvait 
être moindre que plusieurs semaines. 

En arrière de notre campement s’étendait une grande plaine, où se trouvent dissé- 
minées de nombreuses pagodes; quelques-unes sont délaissées et l’objet d’une frayeur 
supersliieuse. Des tombeaux, des pyramides, achèvent de peupler ce vaste espace, sorte 
de champ sacré, tout couvert de hautes herbes, où paissent çà et là des troupeaux de 
bœufs et de buffles. De la plate-forme de l’une des pyramides les plus hautes, on découvre 
un magnifique horizon de montagnes, et je fis de ce point le centre d’une station d’ob- 
servalion, pendant que M. Delaporte faisait aux pagodes voisines des pèlerinages qui 
enrichissaient son album. La plupart d’entre elles sont très-richement décorées, et nous 
rappelaient les temples ruinés que nous avions visités à Vien Chan !. L'une d'elles at- 
tire les regards par son extérieur singulier : elle est construite dans cette forme évasée 
que les Orientaux donnent aux cercueils, et les bois qui en composent les murailles sont 
sculptés avec une délicatesse que nous avions eu souvent l’occasion d'admirer depuis 
que nous étions dans le Laos. A l’intérieur se trouvent des ex-voto d’une très-grande 
valeur: parasols, bannières brodées, statuettes en bronze; les plus curieux et les plus 
riches de ces objets sont deux défenses d’éléphant d’une grandeur peu commune, cou- 
vertes de haut en bas de sculptures originales, et dorées avec une habileté remarquable. 
Elles mesurent, la plus grande, un mètre quatre-vingt-cinq centimètres, la plus petite, 
un mètre soixante-cinq de longueur rectiligne; en d’autres termes, ces dimensions sont 
celles de la corde de leur courbe naturelle. 

Le docteur Thorel avait repris sa boîte de naturaliste et son baton des grandes excur- 
sions : les montagnes voisines allaient lui offrir une riche et nouvelle moisson de plantes. 
Le docteur Joubert s’efforeait d'obtenir, .sur les gisements et les industries métallurgiques 
de la contrée, des renseignements qui trop souvent, hélas! étaient négatifs. Un jour 
cependant on vint lui signaler, sur l’autre rive du fleuve, un gisement de pierres pré- 


1 Voy. Atlas, 2 partie, pl. XX VII, le dessin de la pagode royale de Luang Prabang. 


TOMBEAU DE MOUHOT. 327 


cieuses. Il se hâta de s’y rendre; mais, une fois sur les lieux, fidèles à leurs habitudes 
de défiance, les indigènes prétendirent ignorer ce qu'il voulait dire, et refusèrent 
même de lui vendre du riz. Notre géologue ne découvrit autre chose que des veines de 
quartz traversant des schistes et contenant des cristaux d’une grande limpidité, qui 
avaient pu jadis être employés par les habitants comme objets de parure et d’ornemen- 
tation. 

Mouhot avait laissé à Luang Prabang les meilleurs souvenirs. Croyant sans doute 


que nos travaux étaient de même nature que les siens, les indigènes nous apportaient 


TOMBEAU DE MOUHO. 


souvent des insectes, en échange desquels le malheureux naturaliste donnait toujours 
quelques aiguilles ou d’autres objets européens de peu de valeur. Malheureusement, il 
n’y avait pas d’entomologiste’ parmi nous, et nous l'avons souvent regretté en admirant 
les curieuses particularités et les brillantes couleurs des insectes et des papillons de cette 
région. 

Nous avions un pieux devoir à remplir envers le Français qui le premier avait pé- 
nétré dans cette partie du Laos et avait su y faire estimer etaimer le nom de son pays. 
Il avait été enseveli sur les bords du Nam Kan, près de Ban Naphao, village situé à huit 


328 SÉJOUR A LUANG PRABANCG. 

kilomètres environ à l’est de la ville, et le commandant de Lagrée résolut de consacrer, 
par un petit monument, la mémoire de cet homme de bien. Le roi, à qui ce projet fut 
soumis, se häta d'entrer dans les vues du chef de la mission française : le ‘culte pour les 
morts, si fidèlement pratiqué en Indo-Chine, justifiait trop hautement notre demande pour 
qu'elle ne fut pas accueillie avec empressement et déférence. Sa Majesté voulut fournir les 
malériaux nécessaires à l’érection du monument, et M. Delaporte, qui, de concert avec. 
M. de Lagrée, en avait arrêté le dessin, se transporta sur les lieux pour en diriger la cons- 
truction. Le 10 mai, le travail de maçonnerie était terminé, et la commission tout entière se 
rendit à Ban Naphao pour assister à l'inauguration du modeste tombeau. Une plaque de 
grès, polie avec soin, fut encastrée dans l’une des faces; elle porte cette simple indication : 
H. Mouhot. — Mai 1867. — Le paysage qui encadre le mausolée est gracieux et triste à 
la fois : quelques arbres au feuillage sombre l’abritent, et le bruissement de leurs cimes se 
mêle au grondement des eaux du Nam Kan qui coule à leurs pieds. En face s'élève un 
mur de roches noiratres qui forme l’autre rive du torrent : nulle habitation, uulle trace 
humaine aux alentours de la dernière demeure de ce Français aventureux, qui a préféré 
l'agitation des voyages et l'étude directe de la nature au calme du foyer et à la science des 
livres. Seule parfois une pirogue légère passera devant ce lieu de repos, et le batelier lao- 
uen regardera avec respect, peut-être avec effroi, ce souvenir à la fois triste et touchant du 
passage d'étrangers dans son pays. 

Nos relations avec les autorités locales ne tardèrent pas à s'améliorer et à devenir plus 
intimes; un cousin. du roi, homme actif et influent, s’était nettement prononcé en notre 
faveur et avait mis de notre côté presque tous les membres de la famille royale. Grace 
à la bonne conduite des Annamites de notre escorte, à la bienveillance et à la patience 
de tous les officiers à l'égard de la population, les défiances disparurent peu à peu, 
et nous en profitimes pour nous mêler aux fêtes que l’on célébrait à ce moment, en l’hon- 
neur du printemps et des fleurs. Le jour, des courses de pirogues avaient lieu sur le fleuve. 
Le soir, des groupes de jeunes gens, couronnés de fleurs, se promenaient en chantant 
daus les rues. Les mandarins réunissaient chez eux leurs amis. Ils nous invitèrent à leurs 
divertissements intimes. Ce devaient ètre les derniers jours du voyage exempts de préoc- 
cupations et de fatigues. 

Tous les indices que nous recueillions nous indiquaient qu'en même temps qu’une 
faune et qu'une flore nouvelles, nous allions rencontrer au delà de Luang Prabang des races, 
des mœurs et un état politique absolument différents. Nous étions arrivés à une frontière, 
nous avions parcouru l'étendue totale du terrain conquis sur les bords du fleuve par le plus 
ancien rameau de la race thai, le rameau laotien. Il est sans doute nécessaire, avant d’aller 
plus loin, de donner un aperçu général de l’organisation, des mœurs et de l’industrie de 
celte intéressante contrée. 


ANUS 
(VA 


CABANE DE LAOTIEN PAUVRE. 


MŒURS, HABITATIONS, COSTUMES, INDUSTRIE DES POPULATIONS LAOTIENNES. — ORGANISATION 
POLITIQUE ET ADMINISTRATIVE. — MONNAIES, — POIDS ET MESURES. — MUSIQUE LAO- 


TIENNE. 


Les principaux éléments de population de la vallée inférieure du Cambodge, sont : 
la race annamite, la race cambodgienne et la race laotienne !, Ces trois races ont refoulé 
dans les parties montagneuses ou dans les forèts, des tribus nombreuses que j'ai men- 
lionnées à plusieurs reprises dans le cours de ce travail, et que je continuerai à décrire au 
fur et à mesure des nécessités du récit. La race annamite est aujourd’hui trop connue 
et sort trop de mon sujet immédiat pour que j'aie à m'en occuper ici. J'ai déjà parlé au 
point de vue ethnographique de la race khmer. (Voyez ci-dessus p. 108-112). Je vais 
m'occuper surtout de la race thaï, qui est disséminée dans toute l’Indo-Chine, depuis 
Himalaya jusqu’à la presqu'ile malaise et qui se présente sous un aspect très-uniforme 

! Consultez les types des planches I et IT de la 2° partie de PAtlas, et pour les costumes, les planches 
chromo-lithographiées X et XXIX. 

Ie 42 


330 MOEURS, HABITATIONS, COSTUMES, INDUSTRIE 


dans toute la partie de la vallée du fleuve comprise entre le Cambodge et Luang Prabang. 

Le rameau particulier qui habite cette dernière zone se désigne lui-même sous le 
nom de Lao; le nom de Thaï, qui répond au mot wr des Latins, est celui que se donnent 
presque toutes les autres branches de la même race. Les Siamois s'appellent Thaï noi 
ou «petits Thai»; les gens de Xieng Mai, les Thaï niaï ou les « grands Thaï». Plus au 
nord, les Thai qui habitent la principauté de Xieng Tong ou de Muong Kun s'appellent 
Kun, alors que leurs voisins de Xieng Hong prennent le nom de Lu. Les Thai des 
provinces situées sur les bords de la Salouen se nomment Phong. Les Thai neua ou 
« Thai d'en dessus » se rencontrent à l’est du Yun-nan; enfin, dans une foule de pro- 
vinces, on ajoute au mot Thaï le nom de la province elle-même pour en désigner les 
habitants. C’est ainsi qu'on dit les Thaï Lem, les Thaï Ya, etc. 

Les détails qui vont suivre s'appliquent surtout aux Laotiens qui étaient, avant le 
voyage de la Commission française, le moins connu des rameaux de la race thai. J'indi- 
querai, soit dans ce chapitre, soit dans le cours du récit, les différences essentielles qui 
le séparent des rameaux voisins. 

Dans toute la vallée du Cambodge, les grands centres de population comme les 
plus petits villages, se composent de longues séries de maisons parallèles au fleuve, 
très-distancées en général et entourées de jardins ; aussi n'est-il pas rare de les voir 
occuper plus d’une lieue, le long de la berge. Au fur et à mesure qu'on s'éloigne de la 
rive, le terrain s’affaisse peu à peu el les rizières apparaissent; de nombreux canaux, dont 
la plupart ne sont que des crevasses naturelles du sol, les font communiquer avee le 
fleuve, dont ils répandent les eaux fort au loin dans l’intérieur. 

Le bambou, le rotin et le bois, sont les seuls matériaux employés dans la construction 
des habitations ‘; elles sont toutes élevées au-dessus du sol, d’une hauteur qui dépasse ra- 
rement 2 mètres, par deux ou trois rangées de colonnes en bois dur. Le cloisonnage inté- 
rieur et les murailles sont faits avee des bambous jeunes, écrasés, puis tressés. La plus 
grande longueur des maisons est ordinairement dans le sens du fleuve; elle comporte 
quatre ou six rangs de colonnes, ce qui donne à l'intérieur trois ou cinq compartiments. 
Cette dernière règle parait absolue. Les toits sont recouverts en paille, très-inclinés, 
et ils descendent très-bas, pour abriter l’intérieur de la case du soleil et de la pluie. En 
général, une habitation confortable se compose de deux maisons parallèles, séparées 
quelquefois par une petite terrasse. L'une des maisons sert au maïtre, l’autre aux esela- 
ves ; la terrasse est une sorte de vestibule de communication : on y recoit, on y traite les 
affaires. Le dessous de la maison sert de remise pour les chars, les instruments de travail 
et de pêche; les femmes y établissent leurs métiers à tisser. 

Les gens pauvres se réduisent à une seule maison à laquelle ils ajoutent une petite ter- 
rasse au-dessus de laquelle le toit vient se prolonger. Les demeures des gens riches ou 
des mandarins offrent souvent un degré remarquable de solidité et d'élégance. Leur 
charpente, faile en beau bois d’ébénisterie, est assemblée avec la plus grande précision. 


! Voyez Atlas, 2° partie, pl. XVII, une habitation laotienne. 


DI 


Se) 


S POPULATIONS LAOTIENNES. 39 


Les toits ne descendent plus aussi bas; les murailles sont en planches et l’on ÿ ménage de 
petites fenêtres en ogive à encadrement sculpté. L'ensemble de l'habitation forme souvent 
une longue enfilade de cases, réunies par des terrasses, où l’on trouve successivement 
la salle de réception et d'audience, l'appartement des femmes, le logement des esclaves, 
et enfin le sanctuaire, tenu hermétiquement fermé à l’abri des regards profanes, qui ren- 
ferme les dieux et les trésors de la famille. 

Les habitations un peu grandes sont toujours précédées d’une cour et une forte palis- 
sade en enelôt les dépendances. Parmi ces dernières, il faut citer le magasin à riz, petite 
construction de 3 mètres de long sur 2 mètres de large, dont les murailles sont lutées avec 
de l'argile; il contient environ 8 à 10 mètres cubes de riz : c’est l’approvisionnement de la 
famille, d’une récolte à l’autre. 

Le terrain qui entoure l'habitation est planté de manguiers, de cocotiers, d’aréquiers, 
de tamariniers, ete. Le jardinage est fort horné ; quelques potirons, du piment, des auber- 
gines, quelques pieds de bétel et quelques fleurs d'ornement en font tous les frais. Le ter- 
rain de chaque famille a 40 ou 50 mètres dans le sens du fleuve, sur 60 à 80 mètres en 
profondeur. 

L’ameublement est des plus simples; le plancher est recouvert de nattes sur lesquelles 
on s’accroupit auprès d’un coussin. Dans la salle de réception des mandarins, 1l y a sou- 
vent une plate-forme, élevée de 30 à 40 centimètres au-dessus du plancher. Des lances ou 
des fusils à pierre, rangés le long de la muraille dans des rateliers en bois, quelques ten- 
tures, masquant une porte ou un couloir, des filets de chasse ou de pêche, parfois une ou 
deux cages d’éléphant, complètent le mobilier des plus riches seigneurs de la contrée. 

Les ustensiles domestiques sont nombreux : ilen est d’un usage général que lon trouve 
dans la maison du plus pauvre comme dans celle du plus riche. Tel est le plateau à bétel 
qui contient les feuilles fraiches de cette plante, les noix d’aree, l’étui à chaux et le tabae, 
ensemble des condiments indispensables à la formation de la chique, qui est en usage 
chez tous les peuples de l’Indo-Chine, et qui leur fait ces dents noires et ces lèvres sangui- 
nolentes, dont le premier aspect est si repoussant. Un petit bâton sert à étendre la chaux 
sur la feuille de bétel; des ciseaux à ressort toujours bien aiguisés, aident à découper l’arec 
en rondelles minces ; parfois on met dans un tube en bronze tous ces divers ingrédients, 
et une fille respectueuse les broie longuement avee un pilon en fer, avant de les présenter 
au vieillard, chef de la famille, dont les dents branlantes se refusent à ce service. Sur un 
autre plateau en métal s’étalent les cigarettes, qui jouent le rôle le plus important dans 
l'hospitalité laotienne. Un erachoir est toujours mis à la portée des chiqueurs et des fu- 
meurs. Les gens aisés offrent après la cigarette une tasse de thé, et les théières, les cra- 
choirs, les boites diverses sont en argent, en or même, chez les grands personnages. 

Les ustensiles de table sont presque tous empruntés aux Chinois. On range sur 
un grand plateau en cuivre ou en bois, tous les bols en faïence ou en porcelaine, qui 
contiennent le poisson, les viandes et les condiments. Des bols un peu plus grands ou de 
petits paniers en bambou, de formes souvent élégantes, sont placés, remplis de riz, à côté 
de chacun des convives. Ceux-ci puisent tour à tour avec leurs baguettes dans les diffé- 


332 MOEURS, HABITATIONS, COSTUMES, INDUSTRIE 


rents bols du plateau et composent avee toutes les sauces un savant mélange, auquel une 
boulette de riz vient servir de lien. On ne boit guère en mangeant: ce n’est qu’après le 
repas que chacun va puiser un bol d’eau dans la jarre voisine et que se succèdent — si la 
réunion est nombreuse et l'hôte généreux — les libations d’eau-de-vie de riz et de thé. 
Les femmes mangent à part. Le chef de la famille mange ordinairement seul. 

Le costume se compose, pour les gens du commun, d’une simple pièce de cotonnade 
passée entre les jambes et autour de la ceinture; c’est ce que nous sommes convenus d’ap- 
peler un langouti : les Laotiens l’appellent pha nong. Pour les gens d’un certain rang, le 


Mu 


USTENSILES DOMESTIQUES. 


1-2. Plateau à fruit ou à offrandes et son couvercle en bambou tressé. — 3. Peigne en bois. — #,5,6. Paniers à riz en bambou, — 
7. Cuillère en bois pour puiser l'eau. — 8. Lanterne en bambou. 


langouti est en soie, et on v ajoute souvent une petite veste boulonnée droit sur la poitrine, 
à manches étroites et une autre pièce d’étoffe, également en soie, que l’on porte soit en 
guise de ceinture, soit en écharpe autour du cou. Les Laotiens ont la tête rasée et ne con- 
servent qu'un rond de cheveux longs de (rois ou quatre centimètres sur le sommet 
de la tête. La coiffure et la chaussure sont choses presque hors d’usage au Laos; 
seuls les gens de peine et les bateliers, quand ils travaillent ou quand ils rament sous un 
soleil ardent, se couvrent la tête d’un immense chapeau de paille presque plat qui res- 
semble à un parasol. Les personnages d’un rang élevé portent, quand ils sont en grande 


DES POPULATIONS LAOTIENNES. 333 


toilette, des espèces de pantoufles ou de mules qui paraissent les gêner beaucoup et qu'ils 
quittent dès qu'ils en trouvent l’occasion. 

Les femmes laotiennes ne sont guère plus vêtues que leurs maris. Le langouti, au 
lieu d’être relevé entre les deux jambes, est simplement serré à la ceinture et tombe un 
peu au-dessus des genoux de manière à former comme une sorte de jupon court et collant 
que l’on appelle six. En général, une seconde pièce d’étoffe se drape sur la poitrine et se 


JEUNE FILLE LAOTIENNE (BASSAC). 


rejette sur l’une ou l'autre épaule sans grand souei de cacher les seins. Les cheveux, qui 
sont toujours d’un noir magnifique, sont portés dans toute leur intégrité et relevés en chi- 
gnon sur le sommet de la tête. Une bandelette en étoffe ou en paille tressée, large de deux 
travers de doigt, les retient et les entoure, sorte de petit diadème orné souvent de quelques 
fleurs. Toutes les femmes portent, au cou, aux bras et aux jambes, des cercles d’or, d’ar- 
gent ou de cuivre, entassés quelquefois en assez grand nombre les uns au-dessus des 


autres. Les plus pauvres se contentent de cordons de coton ou de soie auxquels sont sus- 


334 MOEURS, HABITATIONS, COSTUMES, INDUSTRIE 


pendues, surtout chez les enfants, de petites amulettes données par les prêtres comme ta- 
lismans contre les sortiléges ou comme remèdes contre les maladies. Les hommes faits 
dédaignent ces ornements et n’estiment que les bagues à pierres brillantes, que lon 
achète fort cher aux colporteurs qui viennent de Bankok, et dont les gens riches ont souvent 
les doigts chargés. Les boucles d'oreilles sont aussi d’un usage assez répandu. Il faut 
mentionner parmi les accessoires du costume l’invariable cigarette, roulée en forme 
de tronc de cône dans un fragment séché de feuille de bananier et posée sur l'oreille 
comme la plume d’un seribe. 

La plupart des Laotiens sont fatoués sur le ventre ou sur les jambes : cette habi= 


RS = 


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ram il 


USTENSILES DE PÈCHE. 


_ tude est loin d’être générale, dans la partie sud de la vallée du fleuve, et c’est ce qui a valu 
aux Laoliens des anciens royaumes de Vien Chan et de Bassac, le nom de Laotiens à 
ventre blanc, que l’on trouve dans certaines relations, par opposition aux Laotiens à ventre 
noir ou Laotiens du nord, chez lesquels le tatouage prend des proportions beaucoup plus 
considérables. Il semble que c’est surtout le voisinage et la domination des Birmans qui 
ont introduit ou maintenu celte coutume chez les Thai du nord. Dès que l’on dépasse la 
partie du Laos, qui dépend de la Birmanie, pour arriver aux populations thai de la 
frontière chinoise, chez les Thaï neua, par exemple, le tatouage disparait. 


a >. ON n de fe mé Ste SSD id di de ns 


DES POPULATIONS LAOTIENNES. 335 


Pour pratiquer le tatouage, on prend du fiel de porc ou de poisson que l’on mélange 
à de la suie. On fait sécher cette mixture, qu'on délaye avec de l’eau au moment 
de s’en servir. L'opération s'effectue avee une aiguille, longue de 60 centimètres, 
large d’un centimètre à l’une de ses extrémités, et allant en s’effilant vers la pointe, où 
elle est fendue, comme un bee de plume, sur une longueur de 4 à 5 centimètres. 
Ce travail sur la peau occasionne ordinairement deux ou trois jours de fièvre, sans pré- 
judice des plaies ou des ulcères qui surviennent à la moindre écorchure, lorsque le su- 
Jet est trop àgé ou d’un tempérament lymphatique. 

C'est entre douze et dix-huit ans que l’on se fait tatouer, et l’artiste qui exécute les 


ARMES ET OUTILS LAOTIENS. 


— 


. Lance dont on se sert à la chasse de l'éléphant; longueur : 4,20. — 2. Lance de fantassin. — 3. Hache servant à abattre les 
arbres; longueur : 1°,20 ; la partie fest mobile et peut se placer perpendiculairement. On s’en sert alors comme d’une herminette. 
— 4. Rasoir et son étui; longueur : 0,20. — 5. Tourne vis et marteau pour les fusils. — 6. Boîte à balles en bambou tressé. — 
7. Poire à poudre en bois. Le couvercle a sert à mesurer les charges. — 8. Couteau ordinaire ; longueur : 0%,40. — 9. Couteau-poi- 
gnard ; longueur : 0%,25. — 10. Ciseaux; longueur : 0®,30. —11. Petite hache ; longueur : 0,30. — 12. Ciseaux servant à découper 
la noix d’arec; longueur: 0®,17. — 13. Couperet servant à couper les herbes ou à se frayer un chemin dans les broussailles ; lon- 
gueur : 0%,40. — 14. Sabre et son fourreau. — 15. Arc et flèche en bambou. 


arabesques, les animaux, les dessins de fantaisie plus ou moins variés dont se compose 
le tatouage, se fait payer de 5 à 8 francs !. Les différences de costume entre les Laotiens 


l Voyez Atlas, 2 partie, pl. XXIX, des spécimens de tatouage. 


336 MOEURS, HABITATIONS, COSTUMES, INDUSTRIE 

du sud et ceux du nord tiennent au changement de climat et de domination. L’une des 
plus caractéristiques consiste dans la coiffure ; les cheveux longs et le turban birman rem- 
placent partout au nord de Luang Prabang le toupet siamois et la tête nue. La veste de- 
vient aussi d’un usage beaucoup plus général. 3 

La polygamie n'existe pas, à proprement parler, dans les mœurs. Les gens riches seuls 
ont plusieurs femmes, et encore en est-il toujours une parmi elles qualifiée de légitime. 
La pureté des alliances est une condition indispensable pour établir la succession aux di- 
verses charges. Ainsi, une femme qui ne serait pas noble et princesse ne saurait au 
Laos donner à un roi un fils apte à lui succéder. 

Quant au régime civil de la famille, il semble être réglé à peu de nuances près par la 
loi chinoise qui domine dans toute la péninsule, à Siam comme au Tong-king. Les mœurs 
sont assez libres et la fidélité conjugale tient souvent à bien peu de chose. L’adultère se 
punit d’une simple amende et l'opinion est pleine d’indulgence pour les faiblesses amou- 
reuses de l'humaine nature. Le divorce peut avoir lieu d’un commun accord. 

Comme à Siam et au Cambodge, l'esclavage existe au Laos : on devient esclave pour 
dettes, pour vol, par confiscation judiciaire, pour éviter la mendicilé; mais cette catégorie 
d'esclaves est excessivement restreinte. L’immense majorité de ces malheureux se recrute, 
comme je l'ai déjà dit, chez les tribus sauvages de l’est. Ils sont employés à la culture el 
aux travaux domestiques, el sont traités avec la plus grande douceur. Ils vivent même 
souvent si intimement et si familièrement avec leurs maitres que sans leurs cheveux 
qu'ils conservent longs et leur physionomie particulière, on aurait de la peine à les re- 
connaitre au milieu d’un intérieur laotien. 

Les prisonniers de guerre forment une catégorie d'esclaves à part ; ils appartiennent 
au roi, et leurs enfants naissent esclaves. Le roi les distribue d’ordinaire à ses mandarins. 

Les Laotiens sont fort paresseux, et quand ils ne sont pas assez riches pour possé- 
der des esclaves, ils laissent volontiers aux femmes la plus grande partie de la besogne 
journalière; en outre des travaux intérieurs de la maison, celles-ci pilent le riz, tra- 
vaillent aux champs, pagayent dans les pirogues. La chasse et la pêche sont à peu près 
les seules occupations réservées exclusivement au sexe fort. 

Il serait oiseux de décrire ici tous les engins dont on se sert pour attraper le pois- 
son, principal aliment, après le riz, de toutes les populations riveraines du Mékong 
et que le fleuve fournit en quantités presque inépuisables. Ce sont, en général, de vas- 
tes tubes en bambou et en rotin, ayant un ou plusieurs cols en entonnoir dont les poin= 
tes repoussent le poisson une fois qu'il est entré. On fixe solidement ces appareils à un 
arbre de la rive, en présentant leur ouverture au courant, ou bien on les immerge com-= 
plétement à l’aide de grosses pierres. On va les visiter ou les relever tous les deux ou trois 
jours. On se sert encore d’un ingénieux petit système de flotteurs qui supporte une rangée 
d’hamecçons et qui réalise la pêche à la ligne en supprimant le pécheur. Il est aussi des 
genres de pêche plus actifs que ceux-là : la pêche au trémail, au filet, au harpon, à l’é- 
pervier; tous exercices dans lesquels les Laotiens sont dès leur enfance d’une adresse 


remarquable. 


DES POPULATIONS LAOTIENNES. 397 


La chasse est plutôt le partage des sauvages que des Laotiens, et ceux-ci sont loin 
de tirer parti des ressources giboyeuses de la contrée. Quelquefois, on se réunit en troupe 
nombreuse pour une battue dans la forêt et l’on réussit à abattre un cerf ou deux; mais 
ces sortes de divertissements sont plus bruyants qu’utiles, et les filets dont se servent 
les Laotiens sont d’une efficacité plus grande que leurs fusils à pierre et leurs chasses à 
courre. 

Le tigre est la terreur de toutes les populations indo-chimoises; les grandes forêts 
et les cerfs innombrables de cette région favorisent sa multiplication et rendront sa des- 
truction difficile. Les Siamois accordent la liberté à l’esclave qui réussit à tuer un de 
ces animaux; un homme libre est exempt d'impôt et de service militaire; un soldat 
acquiert un grade. Ces sortes d’exploits sont très-rares. 

Il est peu ou point de professions au Laos. Chacun crée autour de soi de quoi subvenir 


CHASSE AU CERF AU LAOS. 


à tous ses besoins, et, tour à tour agriculteur, pécheur, charpentier, tisserand, teinturier, 
tailleur, se nourrit, se loge, s’habille et se transporte sans l’aide ou le secours de personne. 
Il y a quelques individus assez habiles dans l’art de ciseler les métaux; ce sont eux qui 
fabriquent les bijoux, les vases et les boîtes en or et en argent qui figurent dans le mobilier 
des riches Laotiens. On fournit toujours la matière première aux ouvriers. Leur outillage, 
pour façonner le bois ou les métaux, est plus qu'insuffisant et relève certainement leur 
mérite. Pour sculpter le bois, ils n’ont que la pointe du gros couteau à large lame, qu'ils 
portent toujours à leur ceinture et qui leur sert à se frayer un passage dans la forêt, à 
couper le bois de leur cuisine, à construire leur maison, sans lequel, en un mot, ils 
ne pourraient rien faire. Ils fabriquent du fil de fer à l’enclume, et la patience de ces pau- 


vres gens n’a d’égale que leur peu d’ingéniosité à se construire des outils plus commodes. 
I. 33 


JS ORGANISATION POLITIQUE ET ADMINISTRATIVE. 


Le système de gouvernement et d'administration des provinces laotiennes est à peu près 
le même que celui qui esten vigueur à Bankok. Le gouverneur de la province, quand il a 
le titre de roi, prend le nom de Chao Muong, «maitre du Muong ». Au-dessous de ce titre 
viennent, suivant l'importance des provinces ou la dignité des titulaires, les qualifications 
de Phya, Phra, Luong. Les gouverneurs ont sous eux trois grands dignitaires, lOparat ", 
le Ratsvong et le Ratsbout; comme au Cambodge, ces fonctions ne sont qu'honorifiques ; 
c’est Bankok qui en désigne les titulaires, et 1l les choisit, comme à l’époque de lindé- 
pendance du Laos, parmi les princes de sang royal. Tout en fractionnant autant que pos- 
sible le territoire du Laos, les Siamois ont conservé aux plus petites provinces les titres 
correspondant aux anciens royaumes. 

Le gouverneur nomme directement aux charges administratives de la province; les 
Lois principales sont celles du Muong Sen, du Muong Chau et du Muong Khang. Ces 
Lois fonctionnaires sont appelés aussi : mandarin de droite, mandarin de gauche et man- 
darin du milieu. C’est devant leur tribunal que se portent toutes les affaires; on peut 
loujours appeler de leur décision au gouverneur, et le jugement de celui-ci peut, à son 
lour, être réformé par Baukok. Le Muong Sen, le Muong Chau et le Muong Khang 
ont, chacun, sous leurs ordres sept autres mandarins auxquels ils délèguent les affaires 
peu importantes. Ceux-ci commandent à leur tour à des mandarins d'ordre inférieur. La 
réunion de tous les fonctionnaires d’une province, à partir du Muong Sen et au-dessous, 
porte le nom de Thau phya Kromakan ; le nom de Sera est réservé au conseil formé 
par les premiers d’entre eux. C’est le Sena qui décide de toutes les affaires importantes. 

Le gouverneur à en outre des mandarins particuliers composant sa maison. Lorsqu'il 
porte le litre de roi, leur nombre est considérable : il y a les chefs des gardes, les gar- 
diens du parasol, les gardiens des femmes, les chefs des ouvriers, les bourreaux, les secré- 
laires. Si l’on satisfait la vanité des dignitaires laotiens en leur donnant les titres qui leur 
donnent droit à ce nombreux personnel, on augmente grandement les charges des 
populations qui sont forcées de subvenir aux dépenses el au luxe de tous ces fonc- 
lonnaires parasiles. 

Comme en Chine et en Cochinchine, les pénalités corporelles sont échelonnées en une 
série ingénieusement croissante, et le baton figure à chaque page du code laotien. Les plus 
bauts mandarins comme les plus humbles travailieurs sont journellement exposés à en 
recevoir, et le supplice du rotin est l'accompagnement obligé de l’interrogatoire des erimi- 
nels. La partie frappée est le haut des reins ; en Cochinchine et au Cambodge, on frappe 
au contraire sur la partie charnue qui les termine; le sang jaillit d'ordinaire dès les 
premiers coups, et il peul arriver que le coupable succombe à ce supplice, si la colère du 
Juge le prolonge trop longtemps. La cangue, les fers, la prison, l'exposition publique, les 
amendes, l'exil, l’eselavage, la mort, complètent la série des peines en usage. Le sup= 
plice capital est fort rare; et la plupart des gouverneurs ne peuvent y condamner sans 
en référer à Bankok. 


! Titre équivalant à celui d Obharach au Cambodge, ét d'Oupa raja dans l’Indé: 


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LE SUPPLICE DU ROTIN AU LAOS, 


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ORGANISATION POLITIQUE ET ADMINISTRATIVE. 341 


Tout en affectant des formes cérémonieuses aussi exagérées que celles que l’on trouve 
à Siam et en Chine, l'étiquette laotienne est au fond très-paternelle. En présence du 
gouverneur, qu'il ait ou non le litre de roi, les assistants accroupis contre le sol, tout en 
se prosternant très-bas chaque fois qu'ils lui adressent la parole, ne se gènent nullement 
pour rire, fumer, causer bruyamment et troubler l'audience. Le dernier venu prend la 
parole avec autant de hardiesse que le premier mandarin. C’est [à sans doute l’un des 
vestiges de l’ancienne organisation de la race laotienne en tribus ou en clans à chefs 
électifs, et le plus ou moins de popularité des gouverneurs est un indice consulté avee 
soin par Bankok, lorsqu'il y a lieu de pourvoir à une place vacante. Malgré cette simplicité 
d’allures, les distinctions de rang et de naissance sont scrupuleusement observées au 
Laos. Il y a des lois somptuaires qui interdisent le port de certaines étoffes ou de certains 
bijoux aux gens du commun. Le nombre des personnes de la suite des princes, les usten- 
siles d’or ou d'argent que l’on porte derrière eux, la forme même du parasol qui les 
abrite, sont fixés avec soin et en rapport avec les titres ou les fonctions dont ils sont revêtus. 

Au point de vue de l'impôt, la population peut se décomposer en quatre catégories 
distinctes : 

1° Les mandarins, leur famille, leurs esclaves. Gette catégorie, qui ne paye aucun 
tribut et qui est dispensée de toute corvée, forme dans les petites provinces le cinquième 
de la population totale; dans les grandes provinces, elle en est à peine le dixième. 

2° Les inscrits, c’est-à-dire, les personnes payant l’impôt. Il en est fait un dénombre- 
ment exact, dont on transmet le résultat à Bankok. La confection des listes est surveillée 
par des mandarins siamois; les inserils sont marqués au bras d’un tatouage portant le nom 
de leur province. On est inserit à partir de dix-huit ans, on cesse de l'être à soixante-dix. 
L'impôt est ordinairement de 4 ticaux et demi par homme, c’est-à-dire environ 15 franes de 
notre monnaie, mais 1l varie avec les provinces; il n°y a pas d'impôt territorial ; les inscrits 
doivent subvenir aux corvées locales et fournir deux pieuls de riz par an au gouverneur de 
la province. 

3° Les Chinois, Pégouans et autres étrangers, ne payent pas d'impôt et ne fournis-- 
sent qu’un picul de riz, mais ils sont soumis à certaines charges laissées à l'arbitraire des 
souverneurs. L'usage veut qu'ils subviennent aux frais de passage des mandarins 
siamois et aux dépenses que nécessitent les fêtes locales. 

4 Les sauvages soumis, dont le nombre est souvent inconnu des gouverneurs eux- 
mêmes. Ils payent par village un impôt variable, qui consiste tantôt en esclaves, tantôt en 
denrées, tantôt en argent. Dans ce dernier cas, 1l est fixé à un fical par homme. Les villages 
les plus rapprochés sont soumis aux corvées. 

L'’impôt prélevé par les Birmans dans le nord du Laos varie de 4 à 7 ticaux par 
maison. L’impôt chinois est plus faible. 

J'ai déjà indiqué (Voy. ci-dessus p. 171) quelles étaient les monnaies divisionnaires 
employées dans la partie inférieure du Laos. La monnaie de fer de Stung Treng n’a cours 
que dans cette province et dans les provinces limitrophes; les petits saumons de cuivre 
de Bassac se retrouvent avec des dimensions et des cours variables dans toute la partie 


342 MONNAIES, POIDS ET MESURES 


de la vallée du fleuve comprise entre Bassae et Nong Kay. A Luang Prabang, on se sert 
de ces coquilles appelées cauris (Cyprea moneta), jadis en usage en Chine, dans l'Inde, 
dans le grand archipel d'Asie et Jusque dans le Soudan. 

Les géographes arabes en mentionnent l'emploi dès le dixième siècle. « La reine des 
iles Dabihat, situées dans la mer de Herkend (Laquedives), dit Massoudi !, n’a pas d’autre 
monnaie que les cauris. Lorsqu'elle voit son trésor diminuer, elle ordonne aux insulaires 
de couper des rameaux de cocotier avec leurs feuilles et de les jeter sur la surface de l’eau. 
Les animaux y montent; on les ramasse et on les étend sur le sable du rivage, où le soleil 
les consume et ne laisse que les coquilles vides que l’on porte au trésor. » On trouve ce 
genre de monnaie indiqué déjà comme étant en usage dans l'Inde par le voyageur chinois 
Fa-hien, qui visita cette contrée à la fin du quatrième siècle ?, et il faut sans doute recon- 
naitre les cauris dans les coquilles appelées per, qui servaient de monnaie en Chine avant 
la création des sapèques par l’empereur Thsin-Chi-Hoang-ti (n° siècle avant notre ère). Ibn 
Batouta, qui écrivait au milieu du quatorzième siècle, dit que de son temps les habitants des 
iles Andaman donnaient quatre cent mille de ces coquilles pour un dinar d’or, et quelquefois 


MONNAIES LAOTIENNES : 1. Monnaie de fer de forme losangique, en usage à Stung Treng. — 2. Tical d'argent siamois et ses subdivisions. 
— 3. Lats de cuivre, usités à Bassac et à Oubon. —#4. Chapelets de coquilles de Luang Prabang, — 5. Lingots d'argent usités dans 
le Laos birman. 


davantage ; du temps de La Loubère (fin du dix-septième siècle), on donnait, à Siam, 6400 
cauris pour un tical d'argent; c’élait aux iles Maldives, à Bornéo et aux Philippines que se 
péchaient ces petits coquillages, que certains navires prenaient comme lest. Il y a vingt 
ans, les cauris s’échangeaient, à Bankok, à raison de 9600 pour un tical. Aujourd’hui, 
les coquilles ont presque disparu du marché de Bankok. À Luang Prabang, on ne trouve 
plus sans doute que le reliquat d’un stock, jadis considérable en Indo-Chine, de cette sin 
gulière monnaie. Chassée des côtes de la péninsule par le commerce européen et le ren- 
chérissement du prix des denrées, elle s’est réfugiée à l’intérieur du continent, où elle 
augmente de valeur au fur et à mesure qu’elle devient plus rare, et où elle ne tardera 
pas à disparaître complétement. Les chapelets usités à Luang Prabang se composent de 
cent coquilles, et l’on donne de vingt-deux à vingt-six de ces chapelets pour un tical, ce 
qui donne à chaque coquille une valeur d’un huitième de centime environ. Les tran- 
saclions se discutent en chapelets et en fractions de chapelel. 


1 Les Prairies d'or, traduction Barbier de Meynard et Pavet de Courteille, t. I, p. 337. 
2 Foe Koue Ki ou Relation des royaumes bouddhiques, traduction A. Rémusat, p. 100 et 106. 


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MONNAIES, POIDS ET MESURES. 343 


Au nord de Luang Prabang, 1l n’y à plus d'autre monnaie indigène que des lingots 
d'argent que l’on découpe en morceaux de grandeur variable et que l’on pèse. La roupie 
anglaise fait son apparition à Luang Prabang, où elle est reçue pour la valeur du tical; la 
piastre mexicaine s’échange à Luang Prabang pour cinquante chapelets. Elle est plutôt 
au Laos un objet de curiosité qu'une monnaie courante. 

Les Laotiens avaient autrefois une monnaie d'argent, portant le même nom que le tical 
siamois qui s'appelle bat *. Elle se subdivisait en 3 se/ung, et le selung en 4 /ats. Trois bats 
formaient un éomlong ; 20 tomlongs faisaient un axgchin. Aujourd'hui, la seule monnaie 
officielle est le bat siamois. IL se subdivise en 4 selungs ; 2 fuongs font un selung ; 4 bat 
font un tomlong, et 20 tomlongs un angchin. 


Poids. — 10 X valent 1 houn. 
10 houn — 1 chi. 
10 cr — | tomlony. 
à 16 omlong. — 1 nan. 


100 nan — {| hap. 
Le tomlong n’est autre chose que l’once chinoise. On sait qu’elle équivaut à 37#,79 
Le hap est l'unité de poids connue dans le commerce européo-chinois sous le nom 
de picul ; sa valeur exacte est de 60“1,464. Le tical laotien pesait 3 chi 6 houn, c'est- 
à-dire 13,6. Le tical siamois pèse 4 chi, c’est-à-dire 155. On compte très-souvent dans 
le Laos par un ou poids de vingt nan. Dix un valent un se”. A Luang Prabang on 
compte par pan, poids de deux nan, qui se subdivise en 10 Loy. 


Longueurs. — 12 miou valent 1 Æhoup qui est l’empan. 
2 khoup. — 1 sac. — la coudée. 
4 sac.  — 1'oua. —  labrasse. 
20 oua — 1 sen. 
400 sex — 1 yoch* 


La brasse étalon du roi de Bassac a 1",968 et la coudée 0,492. 

Le sen à par conséquent une longueur de 39,360 et le voch vaut 15,744". On emploie 
aussi dans la conversation, mais dans un sens assez vague, le qui représente 
100,000 sen. Les surfaces s’évaluent par sen carrés. Mais les Laotiens sont loin d’ap- 
porter dans leurs évaluations la précision qui est dans les habitudes européennes, et il 
est rare que l’on mesure les coudées ou les brasses avec des instruments ad hoc. La 
brasse ou oua porte aussi en laotien le nom de Dam. 

Les mesures de capacité varient avec les produits. On mesure le riz avec un panier 
contenant 20 livres ou un mur. 


& Il est difficile de savoir quélle est l’étymologie du mot tical. Il ést employé aussi par le conimerce euro- 
péen pour désigrier la monnaie birmane appelée kyaf, qui ést à peu près équivalente au bat siamois. Voyez 
la note du Col. Yule, Mission to the court of Ava, p. 144. 

2 C’est la mesure appelée yojana dans l’Inde. D’après le dictionnaire sanskrit de Wilson, le yoyana vaut 
comme lé yoch laotien 82,000 coudées. Voy: Hardy, 4 manual of budhism, p. 11, note 


344 MONNAIES, POIDS ET MESURES. 


Toutes ces mesures se retrouvent au Cambodge, souvent avec les mêmes noms”. On 
emploie dans ce dernier pays une unité monétare qu'il faut connaître; c’est la barre 
d'argent appelée ze, dont le poids est de 10 iomlongs 2 chi. 

Dans le Laos du nord, on emploie à la fois la manière de compter des Chinois et 
celle des Birmans. On connait les subdivisions du taél ou de l’once chinoise; elles 
sont décimales et leurs noms chinois sont dans l’ordre décroissant : le #sien, dont le 
poids est de 3“,78 ; le /ex, le # et le Lao. Les Laotiens du nord donnent à l’once le nom 


POIDS BIRMANS. 


de hong ; au tsien, celui de thé, et ils conservent le mot fé». Ils ne paraissent pas faire 
usage des subdivisions inférieures. Les poids birmans usités au Laos sont les suivants : 


2 phé valent 1 mou?. 
> 


2mou. — 1 mal. 
2 mat — 1 kouai. 
2 kouai — 1 {chap (eu birman, kyat). 


10 échaps — 1 kan. 
10 kan — 1 échor. 


Dans le langage ordinaire et les transactions de détail, le nat est considéré comme 
l'équivalent du /ké, quoiqu'il soit un peu plus fort. Ainsi un Æan, qui devrait repré- 
senter 40 thés, en pèse en réalité 44; il en résulte que le poids exact du af est 
de 4,16; le phé est par suite presque égal à notre gramme (1,04). 

On se sert dans le Laos birman comme en Chine d’une petite romaine à trois leviers, 
et par suite à trois graduations différentes, dont la première descend jusqu'aux /ens et 
s’arrète à 5 Longs; la seconde va de 5 à 20 hongs en donnant les thés; la troisième va 
de 20 à 64 hongs en donnant les hongs Ces petites balances peuvent donc peser plus de 
deux kilogrammes d'argent. Le titre de l'argent en cireulation est très-variable : les titres 
élevés sont très-recherchés, et les marchands savent en général les reconnaitre avec une 
très-grande précision *. 


1 Voy. Janneau, Manuel pratique de la langue cambodgienne, p. 18-78. 

2 ]] y a une unité encore plus faible que le phé; c’est le yowe dont 160 forment le poids du kyat ou tieal. 
Voy. Yule, Mission to the court of Ava, p.259. 

$ Voy. à la fin du volume le tableau donnant le prix des principaux produits indigènes sur les différents 
marchés du Laos, 


MUSIQUE LAOTIENNE. 345 


DUO POUR CLUÏ ET KHEN. 


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340 MUSIQUE LAOTIENNE. 


En terminant ce chapitre, je crois devoir dire quelques mots de la musique laotienne. 
De tous les rameaux de la race mongole, les Thaï paraissent un des mieux doués au point 
de vue musical. Ils ont presque tous les instruments que l’on trouve en usage en Birma- 
nie et au Cambodge. Il en est un qui leur est spécial, c’est le Xken, déjà déerit par Mouhot 
sous le nom d'orgue laotien. Il se compose de dix à seize bambous de grandeur crois- 
sante, accouplés par paires, et réunis transversalement par un bambou plus gros. Celui-ci 
est muni d’une embouchure par laquelle on souffle et il communique avec tous les 
autres par des trous que l’on peut boucher avec les doigts. On peut, par suite, faire sortir 
autant de notes qu'il y a de trous bouchés. Il y a des Khens de toutes dimensions, depuis 
un mètre jusqu à quatre mètres. Un autre instrument familier aux Laotiens est une sorte 
de fifre ou de hautbois nommé c/u qui se marie assez bien à l’instrument précédent. 

La musique laotienne est surtout une musique d'improvisation. Sur un premier thème 
toujours fort simple, le musicien brode une interminable série de variations. Je donne iei 
un duo pour Cluï et Khen qui a été noté par M. Delaporte. On y trouve un essai de des- 
sin mélodique d’une grande douceur, soutenu d’un accompagnement presque toujours à 
la tierce de l’octave inférieur, et quelquefois à l’unisson. La différence de timbre des deux 
instruments donne un caractère original à cette ébauche de parties concordantes. 

Les airs de Clui ressemblent beaucoup aux appels monotones de flageolet, si chers aux 
bergers de certaines campagnes françaises, et sur lesquels, malgré le petit nombre de 
notes dont ils disposent, ils réussissent à greffer des variations où le trille joue le principal 


role. 


TAT PHOU KIEO. 


X VI 


DE LUANG PRABANG A MUONG YONG. — CHOIX D'UNE ROUTE POUR PÉNÉTRER EN CHINE. — DÉPART DE 
LUANG PRABANG. — LE NAM HOU, LE NAM TA. — XIENG KHONG, KHAS LEMET. — ENTRÉE SUR 
LE TERRITOIRE BIRMAN; NOUS QUITTONS LE FLEUVE. — MUONG LIM, KHAS MOU-TSE. — PALEO, 
KHAS KHOS. — SIEM LAP, KHAS KOUYS. — SOP YONG. — NOUS SOMMES ARRÊTÉS A MUONG YONG. 


La situation des pays limitrophes était de nature à faire naître la plus grande hésitation 
dans le choix de la route qu’il convenait d’adopter en quittant Luang Prabang. La révolte 
des mahométans du Yun-nan contre l'autorité de l’empereur de Chine avait été le signal 
de désordres et de guerres interminables dans les différentes principautés laotiennes 
comprises entre la Chine, la Birmanie et le territoire siamois. Le brigandage y était passé 
à l’état chronique, et certaines portions de cet espace avaient été entièrement dépeuplées. 
Le roi de Luang Prabang, qui, comme nous l’avons vu, avait profité de cet état de choses 
pour interrompre ses relations avec la Chine, fit vivement valoir auprès de nous les obs- 
lacles qui s’opposaient à la continuation de notre voyage. Mais on pouvait supposer, qu’in- 
téressé à ce que la route de Chine restât fermée, il n’en voulut exagérer les difficultés à 
dessein, afin que notre passage ne fournit point au gouvernement chinois un argument 
contre lui. 

Après quelques discussions, il consentit à remettre à M. de Lagrée un passe-port, valable 
pour toute l'étendue de son royaume, dans lequel il enjoignait à tous les chefs de tribus 
ou de villages de se mettre à l'entière disposition du chef de la mission française. Mais 
il ne voulut ni autoriser officiellement notre passage dans les états limitrophes, ni nous 
donner une lettre d'introduction auprès du Sena de l’une des principautés voisines. 

Trois routes s’offraient à nous pour franchir la zone réputée dangereuse. La première, 
celle du fleuve, était la plus longue : elle nous forçait à traverser une région qui. avait été 


348 DE LUANG PRABANG A MUONG YONG. 


récemment disputée entre la Birmanie et Siam, et qui était par conséquent dévastée, et à 
passer sur leterritoire birman. Or, nous n'avions pas de passe-ports de la cour d’Ava ; nous 
devions donc prévoir de ce côté les plus sérieuses difficultés. 

La seconde route était la plus directe : elle consistait à remonter droit au nord 
le cours du Nam Hou, affluent de la rive gauche du Cambodge, et à atteindre direc- 
tement les frontières du Yun-nan, auquel Luang-Prabang est à peu près limitrophe dans 
celle direction, et où nous pouvions retrouver le fleuve que nous étions chargés d’explorer. 

La troisième route nous conduisait jusqu’au Kouang-si, en traversant la zone, occupée 
par des tribus mixtes, qui sépare le Tong-king de la Chine. 

Ce dernier trajet, peut-être moins dangereux que les deux autres, nous écartait 
complétement du but officiel de notre mission, qui était la reconnaissance de la vallée du 
Mékong, mais 1l nous faisait visiter la région la moins connue encore de toute l’'Indo= 
Chine, et vraisemblablement la plus curieuse au point de vue géographique. Quel que 
fut son attrait, nous devions nous contenter de l'indiquer aux explorateurs qui viendraient 
plus tard compléter notre œuvre. 

La discussion restait ouverte entre les deux premières routes, la route du fleuve et 
celle du Nam Hou. Le commandant de Lagrée penchait visiblement pour la seconde. Je 
plaidai vivement auprès de lui la cause de la première; notre travail géographique m’au= 
rait paru moins intéressant et moins complet s’il n'avait compris le relevé entier du cours 
du fleuve, que nous espérions encore à ce moment remonter jusque dans sa partie tibétaine. 

Après de longues hésitations, le commandant de Lagrée s'arrêta à la route du fleuve 
et de nouveaux renseignements le déterminèrent à partir le plus tôt possible. L'état 
des contrées au nord-ouest de Luang Prabang semblait moins fâcheux quil ne nous 
avait été dépeint tout d’abord. IL paraissait y avoir presque partout un apaisement réel, et 
ce résultat était dû à la compression de la révolte des mahométans par le vice-roi du 
Yun-nan, sur toute l'étendue des frontières sud de cette province. M. de Lagrée fixa au 
25 mai la date de notre départ, et demanda au roi les embarcations nécessaires. L’auto- 
rité de Luang Prabang cessait, en remontant le Mékong, à Xieng Khong, point où 
M. Duyshart avait rejoint le fleuve en venant de Bankok, et qui dépendait de Muong Nan. 
C'était done jusque-là, c’est-à-dire jusqu'à une distance de huit à dix jours de marche, 
que les autorités locales avaient à nous fournir des moyens de transport, Nous ignorions 
quel accueil nous ferait le gouverneur de Xieng Khong, et si la route du fleuve, la plus 
commode et la moins coûteuse pour le transport de nos bagages, était longtemps prati- 
cable en amont de cette ville. Il était donc prudent de nous préparer à toute éventualité. 
Le commandant de Lagrée était résolu, s’il rencontrait la moindre difficulté de la part 
des autorités de Muong Nan, à passer sur la rive gauche du fleuve et à se diriger vers le 
nord-est, en traversant le territoire de Luang Prabang et en utilisant le passe-port que lui 
avait donné le roi en cette prévision. Cette éventualité de trajet par terre nous con= 
seillait de nous alléger le plus possible, en raison de la difficulté de trouver des porteurs; 
et de la nécessité de les payer d'autant plus chèrement que la saison où nous entrions 
était plus mauvaise. Chaque officier dut réduire ses effets, de façon à n’avoir qu’une seule 


GHOIX D’'UNE ROUTE POUR PÉNÉTRER EN CHINE. 349 
caisse pour ses bagages personnels, au lieu des deux qui lui avaient été allouées au dé- 
part de Pnom Penh. Il fallut renoncer à emporter les collections botaniques et géologiques 
déjà recueillies par MM. Thorel et Joubert, et que le roi de Luang Prabang promit de 
renvoyer à Bankok. Nos deux naturalistes durent faire d'avance le sacrifice de toute 
collection future, qui ne pouvait plus être qu’un onéreux embarras et une cause d’in- 
succès. En même temps que ces échantillons, nous laissimes à Luang Prabang, pour 
être transmis à Bankok avee eux, les minutes de cartes, ébauches de travaux, livres, 
instruments, en un mot tout ce qui n’était pas absolument indispensable à nos travaux ou 
tout ce qui pouvait faire double emploi. Nous fimes un second lot de hardes, de muni- 
tions et d'objets d'échange, qui devait rester à Luang Prabang, et devenir la propriété 
du roi, si au bout d’un an nous n’élions point revenus dans celle ville. 

Le roi et ses mandarins reçurent des cadeaux qui représentaient largement les 
dépenses que le transport à Bankok de la première de ces deux eatégories d'objets allait 
occasionner. Sa Majesté reçut la plus précieuse, mais la plus lourde de nos armes, une 
carabine à balles explosibles, dont on lui apprit l’usage, une longue-vue, un tapis et des 
étoffes. Son fils eut un fusil à deux coups; ses autres parents et les principaux fonction 
naires furent d'autant mieux partagés qu'en nous faisant des amis, nous diminuions nos 
bagages. Le roi ne voulut point cependant rester en arrière, et il envoya à M. de Lagrée, 
à titre de souvenir, un vase en argent, deux tam-tams, quatre sabres, quatre lances, une 
gargoulelte et un verre laqués de Xieng Mai. Je ne mentionne pas l'énorme quantité de 
fruits et de patisseries qui éfaient journellement apportés à notre campement par ses ordres, 
et qui faisaient les délices de nos Annamites. De ces comestibles, nous n’appréetions 
guère que les cocos : ils nous fournissaient une salutaire et rafraichissante boisson, que 
la chaleur rendait nécessaire. 

Pendant cette dernière semaine, notre campement offrit Le coup d'œil le plus animé, 
et fut témoin des scènes les plus comiques. Nos préparatifs de départ attiraient une foule 
nombreuse de fonctionnaires devenus nos amis les plus intimes, qui réclamaient de nous 
un souvenir et se disputaient les hardes que nous laissions. Le moindre bouton d’uniforme, 
le plus mince débris de galon transportait d’aise ces braves gens, et ils ne nous refusaient 
jamais le plaisir de les voir s’affubler des redingotes ou des pantalons qui ne pouvaient 
plus trouver place dans nos malles. Dans les derniers jours, cette manie de travestisse- 
ment avait atteint des proportions telles, que nous pouvions nous croire en plein carnaval. 

Quelle que fùt l’apparente gaieté de ces adieux et de ces préparatifs, ce n'était pas 
cependant sans une grande mélancolie et sans une certaine appréhension que nous 
voyions s'approcher l'heure du départ. Nous abandonnions à Luang Prabang, non-seu- 
lement une partie de notre mince confort, quelques livres aimés, récréations de l'intel- 
ligence et du cœur, consolations de notre isolement, délassements de nos travaux, mais 
aussi la dernière espérance de recevoir de bien longtemps la moindre nouvelle de ceux 
qui nous étaient chers. Les lettres de France, que j'avais rapportées de mon voyage à 
Pnom Penh, avaient déjà, pour la plupart d’entre nous, près d’un an de date, et, en quit- 
tant Luang Prabang pour nous lancer dans l'inconnu, nous perdions toute chance de re- 


300 DE LUANG PRABANG A MUONG YONG. 


cevoir, avant que nous fussions revenus dans des régions civilisées, les communications 
que la Cochinchine pouvait tenter encore de nous faire parvenir. L’Oparat de Luang 
Prabang était parti en effet vers le 20 avril de Bankok, après avoir reçu du chancelier 
du consulat de France notre correspondance, les instruments de précision demandés en 
France avant notre départ et que l’on n'avait pas su expédier à temps à Pnom Penb, et 
six caisses de vin de Sherry et de Porto. Tout cela n’arriva à Luang Prabang qu’une 
quinzaine de jours après notre départ, puis fut scrupuleusement renvoyé à Bankok avec 
tout ce que nous avions laissé. On comprit même dans cet envoi les objets que nous 
avions autorisé le roi à s'approprier, dès qu'il serait informé de notre entrée dans le Yun- 
nan et qu'il aurait acquis ainsi la certitude que nous ne repasserions point par sa capitale 
pour revenir à Saigon. On voit que si la défiance avait présidé à nos premières relations 
avec les autorités locales, leur fidélité plus que scrupuleuse à remplir ensuite leurs 
engagements a témoigné de la déférence et de la sympathie que nous avions conquises 
pendant notre séjour dans la capitale du Laos siamois. | 

Le repos et le bien-être dont notre escorte avait joui pendant plusieurs semaines avaient 
un peu remonté le moral de nos Annamites, que la longueur de notre voyage effrayait déjà. 
Ils n'avaient point compté, au départ, sur une absence aussi longue, et pendant les jours 
de fatigue et d'isolement qui avaient précédé notre arrivée à Luang Prabang, j'avais 
saisi chez eux des symptômes inquiétants de découragement et de nostalgie. Ils étaient 
tous mariés et presque tous pères de famille ; chez les Chinois et chez les Annamutes on 
se marie de très-bonne heure : le célibat passe pour un état contre nature. Ma connais- 
sance de la langue annamite et les relations antérieures que j'avais eues avec quelques-uns 
de ces jeunes gens, dont deux étaient employés comme miliciens à la préfecture de Cholen 
avant le voyage, me rendaient le confident naturel de leurs inquiétudes. « Ong Quan (Mon- 
sieur le chef), m'avaient-ils dit souvent, lorsque je les emmenais avec moi sur le fleuve 
faire des sondages, ne sommes-nous pas allés assez loin encore et n’avez-vous point déjà sur 
votre carte assez de rochers, assez de cataractes, assezde détours”? Jusqu'où irons-nous done 
ainsi ? » — « Nous voulons savoir, leur répondais-je, d’où vient ce fleuve, et c’est lui qui 
nous mène. Où? Nous n’en savons pas plus long que vous. Mais nous irons, si nous le 
pouvons, jusqu’à ses sources. » — Ils soupiraient alors en regardant l’eau large et pro- 
fonde. « C’est bien loin cela, disaient-ils, et ce grand fleuve n’est pas près de finir. » — 
«Qu’en savez-vous? leur répondais-je pour les encourager. IL sort peut-être tout formé 
d’un grand lac, et, dans ce cas, demain vous pouvez en voir la fin. » Cette porte ouverte 
à l'espérance suffisait pour ranimer leurs courages et ramener la gaieté naturelle à leur 
race. Je les surprenais parfois demandant aux indigènes des nouvelles du grand lac qui don- 
nait naissance au Mékong, et on leur répondait souvent de façon à confirmer leur secret es- 
poir. Tous les habitants de l’Indo-Chine ont conservé le vague souvenir de leur ancien lieu 
d’origine, ce plateau de l’Asie centrale, semé de grands lacs quise déchargent par de grandes 
rivières, et ils attribuent volontiers aujourd’hui une origine lacustre aux fleuves dont ils 
habitent les rives. C’est d’après leurs dires que les anciens géographes ont eru longtemps 
à l'existence d’un grand lac d’où seraient sortis à La fois le Ménam et le Mékong. L’exis- 


DÉPART DE LUANG PRABANG. 351 


tence du lac de Ta-ly, qui se déverse par un bras considérable dans ce dernier fleuve, 
justifie jusqu’à un certain point cette tradition en ce qui le concerne. 

Je m’apercevais que les Annamites avaient recueilli un bruit de cette nature à leur 
figure rayonnante et à leur entrain dans l'exécution de tous les travaux qu’on leur deman- 
dait. Je m'en félicitais vivement. Tout pouvait dépendre, à un moment donné, de la 
fermeté de leur attitude. Ce fut done avec une véritable satisfaction que je les vis s’apprèter 
au départ avec gaieté et ne pas se préoccuper des éventualités d'attaque à main armée 
dont on nous avait menacés. Leurs armes européennes, le peu de cas qu'ils faisaient 
des sabres, des flèches ou des fusils à pierre des indigènes, et, par-dessus tout, l’extrêème 
. confiance que leur donnait notre présence, en faisaient de précieux auxiliaires. Notre état 
de santé, en ce moment, ne laissait absoiument rien à désirer. Seules, nos ressources pé- 
cuniaires, diminuées par un séjour d’une année entière dans le Laos, restaient insuffi- 
santes pour le trajet que nous avions encore à accomplir. 

Au moment de notre départ de Luang Prabang, l'effet des premières pluies s’étail 
déjà fait sentir sur le fleuve, dont les eaux avaient monté de près d’un mètre. Nous nous 
embarquames le 25 mai au matin. 

Un peu au-dessus de la ville, le fleuve se rétréert et reprend son aspect sauvage et 
tourmenté. Les montagnes des rives resserrent leurs crêtes dentelées et leurs surfaces ro- 
cheuses; leurs derniers gradins, qui surplombent les rives du fleuve, sont souvent ornés 
d’une pyramide, tombeau d’un bonze pieux ou châsse d'une relique imaginaire Un peu 
au-dessus de Luang Prabang, sur la rive gauche du fleuve, s’élève un de ces Tat, pitto- 
resquement situé à l’angle formé par le fleuve et un petit affluent. La montagne qui lui 
sert de piédestal s’appelle Phou Kieo. (Voy. le dessin en tête du chapitre.) Un peu plus loin, 
sur la rive opposée, et à l’entrée d’une de ces cavernes si fréquentes dans les formations 
calcaires, s’élève une gigantesque statue de Bouddha. 

Nous arrivames le soir à l’embouchure du Nam Hou, affluent de la rive gauche du 
fleuve. Vis-à-vis cette embouchure, s'élèvent, sur la rive opposée du fleuve, de hautes 
falaises à pic, dans le flanc desquelles s’ouvre une grotte, plus profonde que la précédente, 
que les indigènes ont transformée en sanctuaire. Nous y montämes à l’aide d’un escalier 
pratiqué dans le roc. Les déchirures du rocher dessinent au bas de la gigantesque et irré- 
gulière ouverture de la grotte une sorte de balcon dont la main de l'homme a complété et 
régularisé les piliers et la rampe. De ce point, le coup d’œil que présente le fleuve, est plein 
d’une grandeur sauvage. Nous sommes loin maintenant de ces perspectives infinies ou 
le bleu des eaux et du ciel se fondait sous une éclatante lumière, et où de lointaines lignes 
de palmiers et de cases, à demi cachées sous leur ombre, arrêtaient seules les contours 
d’un paysage à la fois monotone et imposant. Ici, le fleuve n’atteint pas 300 mètres 
de large, et son cours sinueux est borné de toutes parts par des murailles rocheuses que 
surmontent les bizarres dentelures des montagnes du second plan. A une dizaine de mè- 
tres au-dessous du spectateur, ses eaux, déjà boueuses et toujours rapides, baignent le 
pied de l’escalier qui conduit au balcon, et font battre contre le rocher la barque légère qui 
nous attend. C’est un admirable endroit pour assister aux courses de pirogues, si fré- 


302 DE LUANG PRABANG À MUONG YONG. 


quentes au Laos, ou pour jouir des illuminations à l’aide desquelles les indigènes savent 
rehausser l'éclat de leurs nuits tropicales. À quelque distance de là, les eaux noires et 
calmes du Nam Hou se mélangent aux eaux jaunâtres du Cambodge, et la ligne de dé- 
marcation qui les sépare s'éloigne ou se rapproche de l'embouchure de la rivière, suivant 
le rapport variable de la vitesse des deux courants. Vis-à-vis de nous, sur la rive gauche, 
un banc de sable tranche vivement, par sa teinte dorée, sur la couleur sombre des roches 
avoisinantes, derrière lesquelles le soleil a déjà disparu, et dont les cimes s'élèvent noires 
sur un ciel rouge. 

Après avoir joui un instant de ce spectacle, nous enträmes dans la grotte !. Des 
Bouddhas de toutes dimensions sont échelonnés dans tous ses recoins ; des fleurs, des 
banderoles, des parasols, des ex-voto de toute nature en décorent les autels. La lueur des 


ENTRÉE DE LA GROTTE DU NAM HOU. 


torches faisait vaciller de grandes ombres dans les profondeurs de ce temple naturel, 
et grimacer la figure ordinairement si placide du prophète de Kapilavastou. Malgré 
l'originalité de cette décoration religieuse, je me demandais si elle ne rapetissait point la 
sauvage grandeur de celte caverne, et si l'éclat des stalactites n’eùt point été préférable 
aux dorures effacées et aux couleurs, ternies par l'humidité, des colifichets bouddhistes. 
Ce sont surtout les voyageurs et les bateliers du fleuve qui forment la pieuse clientèle de 
la grotte; les prêtres qui la desservent et qui habitent sur la rive opposée, au village de 
Pak Hou, ne manquent jamais de fleurs ou d’offrandes. A l’époque des hautes eaux, 
le fleuve vient affleurer l'entrée même de la grotte. En 1856, une crue exceptionnelle 
l’inonda en partie, et les habitants ont indiqué la hauteur à laquelle l’eau s’éleva, par une 


! Voy. Atlas, 2° partie, pl. XX VIII. 


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LE NAM HOU. 303 


ligne rouge tracée un peu plus loin sur la paroi unie et verticale du rocher. Cette ligne 
accuse une différence de 17,50 entre le niveau des plus basses eaux et celui de l’inon- 
dation. La différence normale, résultant de la moyenne de plusieurs années ordinaires, 
n’est que de 10",70. La profondeur maximum du fleuve, au moment de notre passage, 
était de 16 mètres vis-à-vis de l'embouchure du Nam Hou. 

Les maisons du village de Pak Hou s’échelonnent sur la rive gauche, derrière le bane 
de sable dont j'ai parlé; 1l forme une espèce de crique ou de port naturel dans lequel 
nos pirogues s'étaient déjà amarrées pour la nuit. Cette station était, à tous les points de 
vue, exceptionnellement confortable: au lieu de nos étroites pirogues, des cases bâties 
sur le sable, à l'intention des voyageurs, devaient nous servir de dortoirs. 

La nuit était presque venue : je me kâtai de remonter dans une barque légère pour 
aller faire quelques sondages, et, conduit par deux rameurs, je remontai pendant un mille 
ou deux le cours du Nam Hou. Le courant était presque nul, l'onde était aussi elaire et 
aussi silencieuse que les eaux du Cambodge étaient troublées et bruyantes. En glissant 
le long de la muraille de roche qui forme sur la rive droite une berge entièrement à 
pie, de plus de 350 mètres de hauteur !, ma barque produisait un léger clapotis, dont 
le bruit argentin vibrait comme un écho dans l’atmosphère de la nuit. À une énorme 
hauteur au-dessus de ma tête, volaient quelques oiseaux de proie attardés, qui rejoi- 
gnaient leurs nids, placés hors d'atteinte dans quelques-unes des crevasses du rocher. 
Leurs cris rauques et discordants devenaient de plus en plus rares. Je fis cesser de ramer 
pour jouir à loisir de ce moment de calme et de fraicheur que ramènent les premières 
étoiles, et qui est si délicieux dans les pays chauds. On n’entendait que le sourd et mono- 
tone murmure du grand fleuve, et la douce chanson des insectes nocturnes, racontant aux 
buissons de la rive leurs mystérieuses amours. 

Le Nam Hou, après avoir fait une légère inflexion au sud-est, se redressait vers le nord. 
C'était là cette route facile et directe vers la Chine à laquelle M. de Lagrée avait songé 
un instant. La rivière, qui avait une cinquantaine de mètres de large et une profondeur 
uniforme de cinq mètres, ne présentait point les allures d’un cours d’eau longtemps navi- 
gable. Nous étions, il est vrai, à la fin de la saison sèche, et la limpidité de ses eaux at- 
testait que les pluies ne s'étaient pas encore fait sentir dans la partie supérieure de sa 
vallée. Celle-ci nous eut offert des paysages plus nouveaux et des populations moins con- 
nues que ceux que nous allions rencontrer sur les bords du Cambodge. Au point de vue 
politique, elle nous offrait, peut-être, par son voisinage du Tong-king 


O? 
exclusivement français; et, si l'intérêt géographique qui dominait notre mission nous 


un intérêt plus 


a invinciblement attaché à la reconnaissance du fleuve principal, il convient de signaler 
expressément à nos successeurs l'étude de cette contrée inconnue, qui promet d’être si 
féconde en découvertes ethnographiques. 

La nuit était devenue fort noire; mes Laotiens, qui étaient restés jusque-là silen- 
cieusement accroüpis aux extrémités de la barque, me tirèrent de ma rêverie : le courant 


? Voyez Atlas, 2° partie, pl. XLV. 
Le | 45 


Ce 
A 
CS 


DE LUANG PRABANG A MUONG YONG. 


du Nam Hou nous portait insensiblement vers le fleuve ; il fallait retourner au campe- 
ment, dont la lueur éclairait la rive à peu de distance. 

Le lendemain, la navigation du fleuve se hérissa de difficultés. Après s'être dirigé au 
nord-est depuis Luang Prabang, il revient graduellement dans une direction absolument 
opposée, en se débattant au milieu de roches et de montagnes de plus en plus abruptes. 
Une fois établi dans cette nouvelle direction, son lit se netloie sans s’élargir, sa profon- 
deur dépasse en général 25 mètres ; les montagnes s’allongent parallèlement à ses rives, 
en formant plusieurs plans régulièrement étagés. La végétation, d’un aspect plus umi- 
forme, perdrait complétement son aspect tropical, n'étaient les nombreux bananiers 
sauvages qui se mélangent aux bombax sur les rives du fleuve, et les quelques palmiers 
gigantesques qui se dressent çà et là sur les cimes des rochers calcaires. Des pins 
couronnent les lignes de faite les plus élevées et viennent nous rappeler les paysages de la 
patrie absente. | 

Les villages sont très-clair-semés sur notre route. Quelques-uns sont habités par des 
Laotiens fugitifs des principautés du nord, entre autres de Muong Kun ou Xieng Tong. 
Mais les sauvages sont ici plus nombreux que les Laotiens. Ils appartiennent presque tous 
à la tribu des Khmous. On aperçoit leurs villages échelonnés sur les montagnes des 
seconds plans, et de légères colonnes de fumée, s’élevant des cimes, ou rampant le 
long des ravins qui les avoisinent, indiquent le lieu d’une exploitation forestière ou l'in 
cendie qui prépare les semailles de la saison. 

Le 27 mai, nous changeñmes de barques et d'équipage à Ban Cokhe ; le lendemain, 
nous arrivames à Ban Tanoun, village situé sur la rive droite du fleuve, à peu de 
distance duquel on avait-signalé des voleans en activité au commandant de Lagrée. 
Notre géologue, le docteur Joubert, fut détaché de l'expédition pour aller examiner 
de près la localité. M. de Carné se joignit à lui. Ces messieurs devaient nous rejoindre à 
Xieng Khong. 

Le 29 mai, nous passämes devant l'embouchure d’une petite rivière, le Se Ngum, peu 
intéressante en elle-même, mais importante à signaler, parce que, du versant opposé de 
la chaine qui lui donne naissance, descend la branche la plus orientale du Menam. Les 
sources des deux cours d’eau ne sont séparées que par un très-faible espace, et d’après 
les renseignements des indigènes, il suffirait, à l'époque des hautes eaux, de traîner une 
barque pendant un ou deux milles, sur un terrain assez uni, pour sortir du bassin du 
Mékong et recommencer à naviguer dans celui du Menam. Est-ce cette proximité qui à 
fait croire à la communication indiquée sur nos anciennes cartes ? 

Nous nous arrêtimes vingt-quatre heures au village de Pak Ben, qui était notre 
second relais entre Luang Prabang et Xieng Khong. Une jolie petite rivière venant du 
nord, qui, à peu de distance de son embouchure, se transforme en un torrent poisson- 
neux, rejoint le Mékong à l'est du village, qui est habité en grande partie par des sauva- 
ges. Les eaux du fleuve avaient déjà monté à Pak Ben de trois mètres environ. 

Le 31 mai, nous quittämes Pak Ben, etle fleuve, dont la direction générale continuait 
d'être l’ouest quelques degrés sud, s’enfonça entre de hautes falaises rocheuses, couronnées 


LE NAM TA. 305 


soétati À (CESSLV iltor s celte partie de son cours, il 
de végétation, d’un aspect excessivement pittoresque. Dans ce u 
: ques ï EN ètres de large. 
remplit complétement son lit qui n’a plus que 150 à 200 mètres de large 
: Que néceecit SA RASE 
Le lendemain, nous eùmes à franchir un rapide, Keng Le, qui nécessita le dé charge 
SpOr s bagages de 00 mètres environ le long 
ment de nos barques et le transport de nos bagages pendant 100 nes ne : 
1 ’élai ier rapide d’ ifficulté aussi sérieuse depuis le 
de la rive gauche: c’était le premier rapide d’une difficulté aussi série I 


Lt 
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An 


SAUVAGE DE PAK BEN. 


départ de Luang Prabang. Il est formé par une arête de schistes calcaires à eassure 
e T D'0Q É ë . . : . 
Fe tre qui s’est relevée dans le lit du fleuve. Une fois cet obstacle franchi, la navigation 
euâtre s ; pes 
devint très-facile, les berges étaient moins rocheuses et plus nettes. Nous apercü 
g : é à A x 127 
È | ; Sa re 
dans l’ouest les sommets d’une chaîne de montagnes de 1,000 à 1,200 êines _ 
; k À . r CE 21 L C ro x \ ai 
‘AIS ir régulièrement du nord au sud. Cette barrière a 
lévation moyenne, paraissant courir régulièrem 


396 DE LUANG PRABANG À MUONG YONG. 


terminer le long détour à l’ouest que décrivait le Mékong depuis Luang Prabang et le 
redresser enfin dans la direction du nord. Les sinuosités de son cours disparurent, son lit 
s’élargit, le courant diminua, et les pentes douces et régulières, qui de la rive droite con- 
duisaient aux sommets de la chaîne, se couvrirent d'habitations et de cultures. 

Le 2 juin, nous nous arrêlâmes quelque temps à Ban Hatsa, joli village situé sur la 
rive gauche ; le lendemain, nous arrivions à Pak Ta, dernière étape de notre route avant 
Xieng Khong. 

Comme son nom l'indique, Pak Ta (embouchure du Ta) est situé au confluent du 
Nam Ta et du grand fleuve. C’est un village considérable. Pendant que l’on préparait les 
nouvelles barques qui ne devaient cette fois nous quitter qu'après notre arrivée à Xieng 


Khong, nous visitimes les pagodes. Dans l’une d'elles se trouvait une cloche d’un tra- 


BAN HATSA. 


vail excessivement soigné et d’une finesse d'exécution qui ne peut se rencontrer à un : 


degré égal qu’en Europe. Ce n’était évidemment pas là un produit indigène, et la légende 
chinoise qui en entourait la base ne pouvait faire hésiter pour son lieu d’origine qu'entre 
le Tong-king et le Yun-nan. | 
Le Nam Ta prend sa source dans le nord-est de Muong Phong, au sud de Muong 
Iva, et traverse un muong assez important, le Muong Phoukha !. 
Un peu au-dessus de Pak Ta, le fleuve traverse, par un retour au sud-ouest, la 
chaine dont il longe jusque-là le versant est, et ce passage que les indigènes appellent 


1 Il doit être inscrit sur la carte générale (pl. II de la [° partie de l’Atlas) à la place du mot Lemet qui est 
un nom de race, et non un nom de lieu. 


XIENG KHONG, KHAS LEMET. 307 


Phadey, est marqué par de nouvelles difficultés de navigation. Nous franchissions en ce 
moment les limites du territoire de Luang Prabang pour entrer dans la grande province 
de Muong Nan, dont Xieng Khong est la seconde ville. 

Après ce passage, le fleuve s’épanouit dans une grande plaine, comme depuis Vien 
Chan nous n’en avions plus rencontré, etilreprend son cours au nord-ouest. Le # juin au 
soir, nous campames sur un banc de sable. Notre horizon, subitement élargi, nous per- 
mettait d’apercevoir à l’ouest et au nord les sommets lointains et bleuätres de grandes 
chaînes dont les derniers contre-forts venaient mourir en légères ondulations sur les rives 
du fleuve. 

Le lendemain, à huit heures du matin, nous mettions pied à terre à Xieng Khong, où 
l’on achevait à la hâte les quatre cases édifiées pour nous recevoir. L'accueil des autorités 
fut bienveillant et empressé, et le gouverneur de la ville, qui était la seconde autorité de la 


CLOCHE D'UNE PAGODE DE PAK TA. 


province de Muong Nan, vint le soir même rendre visite au commandant de Lagrée, Nos 
barques furent déchargées et retournèrent à Pak Ta, après que ceux qui les montaient 
eurent reçu la rémunération habituelle. Nous nous trouvions maintenant en dehors de la 
zone d'influence et d'action du roi de Luang Prabang. 

MM. Joubert et de Carné nous rejoignirent le 9 juin: les phénomènes voleaniques 
que notre géologue avait pu constater étaient, suivant l’usage, beaucoup moins considé- 
rables que ne les avaient faits les récits des indigènes. Le volcan annoncé se réduisait à 
de simples fumerolles, formées de gaz sulfureux carbonique et de vapeur d’eau, et se pro- 
duisant en deux points principaux, peu éloignés l’un de l’autre et appelés par les indi- 
gènes Phou Fay niaï et Phou Fai noi, « montagne du grand feu et du petit feu ». 

Les pourparlers s'étaient engagés dès le lendemain de notre arrivée avee le gouver- 


398 DE LUANG PRABANG A MUONG, YONG. 


neur de Xieng Khong. Malgré sa bienveillance naturelle et son désir de nous être 
agréable, il ne pouvait se résoudre à nous laisser franchir la frontière de Siam : les lettres 
de Bankok dont nous étions porteurs nous accordaïent la libre circulation sur tout le terri- 
toire siamois; mais il n’était pas indiqué que nous pussions en sortir. Prendre sur soi de 
nous y autoriser était une responsabilité qui épouvantait le timide fonctionnaire. Placé 
à un poste avancé qui ne laissait pas que d’être périlleux, il était habitué à une circon- 
spection que justifiaient d’ailleurs les nombreuses guerres dont cette partie du Laos, tour 
à tour disputée entre Siam et Bankok, avait été le théâtre. Il aurait voulu nous faire con- 
duire à Muong Nan ou tout au moins obtenir de nous que nous attendissions la réponse du 
gouverneur de la provinee à notre demande de sortie du territoire siamois. A la rigueur, 
tout ce qu'il pouvait accorder était de nous faire conduire à Xieng Hai, autre petite pro- 
vince dépendant de Bankok, et située un peu plus près du territoire birman. M. de Lagrée 
n'eut pas de peine cependant à démontrer à son interlocuteur qu'aux termes mêmes de notre 
passe-port, nous avions le droit d'aller au moins jusqu'à la frontière. En conséquence, il 
le mit en demeure de nous fournir des barques pour remonter le fleuve jusqu’au point 
où celui-ci entrait dans les possessions birmanes. Ce trajet était évidemment autorisé par 
nos passe-ports, qui spécifiaient la libre circulation sur fout le territoire siamois. « Mais, 
objectait le gouverneur de Xieng Khong, le point où je vous ferai ainsi conduire est en 
pleine forêt; vous n’y trouverez ni vivres, ni moyens de transport pour aller plus loin. 
D'ailleurs, le fleuve cesse én ce point d’être navigable et il vous faudra cheminer par terre. 
— Peu vous importe, répliquait M. de Lagrée, c’est là mon affaire et non la vôtre. » 

On se rappelle sans doute que nous étions partis sans passe-ports de la cour d’Ava. 
L’amiral de la Grandière avait essayé de les obtenir par l'intermédiaire de Mgr Bigandet, 
évêque catholique français, qui jouissait d’une certaine influence auprès du souverain de 
la Birmanie; mais, sur ces entrefaites, une révolution de palais avait renversé celui-ci du 
trône ; les trois frères cadets du prince régnant avaient assassiné leurs deux frères aînés, 
sans parvenir cependant à s'emparer du pouvoir. Ils s'étaient réfugiés chez les Anglais, 
qui les avaient repoussés, puis chez les Karens. Les troubles qui avaient suivi cet assas- 
sinat avaient empêché le gouvernement birman de répondre aux communications qui lui 
avaient été faites à notre sujet. 

M. de Lagrée pouvait cependant se prévaloir de cette démarche pour affirmer aux au 
torités birmanes que la cour d’Ava avait été prévenue de notre voyage. Il écrivit dans ce 
sens une lettre au roi de Xieng Tong, prince laotien tributaire de la Birmanie et de qui 
relevait le territoire qui confinait immédiatement à Xieng Khong. Il lui demandait l’auto- 
risation de passer dans ces États et de s’y procurer les moyens de transport nécessaires, et 
il l’assurait du but entièrement pacifique et scientifique de notre mission. 


Ün courrier spécial partit le 10 juin pour porter ce message et les présents qui l’accom- 


pagnaient. Ceux-ci, tous destinés au roide Xieng Tong, se composaient d’un tapis de pied, 
d'un éventail, d’une pièce d’étoffe algérienne et de quelques menus objets, pipes, savon, 
mouchoir, ete. Pendant ce temps les autorités de Xieng Khong se décidaient à réunir les bar- 


ques nécessaires. Ce n’était pas sans difficultés et sans longueurs : la circulation commer- 


XIENG KHONG, KHAS LEMET. 359 


ciale du fleuve est ici absolument nulle ; les moyens de navigation sont très-restreints ; les 
grandes pirogues et les bateliers adroits sont presqu'introuvables. 

En raison de tous ces obstacles, notre départ fut remis au 14 juin. Nous en profitèmes 
pour visiter Xieng Khong et ses environs. 

Le village de Xieng Khong est entouré d’un fossé et d'une forte palissade ; un petit 
ruisseau le divise en deux parties et les rives en sont reliées par un pont en bambou, plus 
pittoresque que solide ; la forêt qui entoure le village est sillonnée de sentiers plus larges 
que de coutume : ce sont presque des routes. Cependant les légers chars laotiens du sud 
ont disparu. Quelques éléphants, trainant de lourdes pièces de bois de teck, qui fait 
ici son apparition, croisent d'un pas lourd et nonchalant les convois de bœufs porteurs qui 
vont et qui viennent. Un de ces sentiers s'enfonce dans la direction du sud-est. C’est la 
roule de Xieng Maï, ville qui est à dix ou douze Jours de marche. 

Le mot de Xieng remplace, dans la région où nous sommes arrivés, le mot de Muong. 
employé dans le sud pour désigner le chef-lieu de la province. On dit « aller au 
Xieng », comme on disait avant « aller au Muong ». 

Le commerce par terre n’est guère plus actif que le commerce par eau, et se réduit 
aux denrées de première nécessité, telles que le sel, qur devient ici de plus en plus rare 
et que l’on tire du sud du Laos, de Nong Kay. 

L'aspect de la campagne est assez triste et la population est très-clair-semée. Elle se 
mélange de sauvages dans une proportion considérable. Les habitants, laotiens ou de race 
sauvage, conservent les cheveux longs. Ils les relèvent en chignon sur le côté et ont 
tous adopté la mode birmane du turban. Les femmes placent souvent au nœud de leur 
chevelure une plaque d'argent. Elles sont plus vêtues que dans le sud; leur teint s’éclaircit 
et leur physionomie revêt une teinte plus orientale et une expression plus délicate. 

Les costumes des sauvages sont empreints d’une grande rudesse ; le cuivre en fait le 
plus grand ornement : ce sont de longues épingles doubles en cuivre qui retiennent les 
cheveux sur la tête, des anneaux en cuivre qui entourent le cou, du fil de cuivre contourné 
en spirale qui sert de ceinture, des épingles de cuivre à grosse tête qui remplissent les 
trous énormes pratiqués dans le lobe des oreilles. Quelquelois aussi, ces pendants d’un 
nouveau genre sont remplacés par de simples rouleaux de coton que leurs propriétaires 
semblent tenir à honneur de faire le plus gros possible ; quelques-uns mesurent de deux 
à trois centimètres de diamètre, et c’est à peine si le lobe de l'oreille, démesurément dis- 
tendu, parvient à entourer d’un mince cordon de chair ce singulier ornement. Les 
hommes continuent à faire preuve d’une très-grande simplicité de costume ; les femmes, 
au contraire, sont très-vêtues et n’étalent jamais, comme les Laotiennes, leurs poitrines 
nues aux regards des curieux, que ce spectacle attriste plus souvent qu'il ne les charme : 
elles portent une jupe de cotonnade bleue, bordée de blane, et un petit veston bleu serré 
au corps. Leurs allures sont plus timides, plus modestes; la plupart seraient gracieuses, 
sinon jolies, si les durs travaux qu’elles partagent avec leurs maris n’endurcissaient leurs 
traits et ne courbaient leur taille de très-bonne heure. La plupart portent leurs enfants 
derrière le dos dans une sorte de ceinture d’étoffe, pour conserver leurs mains libres et n’in- 


360 DE LUANG PRABANG A MUONG YONG. 


terrompre leurs occupations que lorsqu'elles doivent donner le sein. Il n’est pas rare de 
voir des Laotiens prendre en mariage des femmes sauvages, et dans ce cas elles tiennent 
un rang égal à celui de leurs compagnes laotiennes. 

Les sauvages de Xieng Khong appartiennent à la grande tribu des Lemet, qui habite 
surtout la vallée du Nam Ta, sur la rive gauche du Mékong, et dont la plus grande partie 
reconnait l'autorité de Luang Prabang ?. 

Le 14 juin, à une heure de l’après-midi, nous quittämes Xieng Khong dans six bar- 
ques ? : c'était la dernière fois que nous devions nous servir de ce moyen de locomotion 
en explorant le cours du Cambodge. Heureusement pour linexpérience de nos bateliers, 
la navigation du fleuve était facile en ce moment. Cà et là quelques roches isolées se 
montraient encore dans son lit; elles disparurent bientôt ; le courant s’affaiblit : on sentait 


PALMIERS ÉVENTAILS DANS LES RUILNES DE XIENG SEN. 


que la pente générale du sol redevenait très-faible. De belles forêts s’élevaient sur les ri= 
ves, qui s’aplanissaient de plus en plus. 

Le fleuve, qui à Xieng Khong parait venir du nord-ouest, tourne bientôt brusquement 
à l’ouest, et dans cette direction on à devant soi une plaine sans limites, dont l'horizon 
s’estompe à peine de légères et lointaines ondulations. Nulle part le Cambodge n’avait eu 
d'aussi belles apparences de navigabilité. Ce ne devait être malheureusement qu’une 
trêve bien courte à ses fureurs. 

A partir de ce point, 1 décrit un long et paresseux détour vers le sud; on dirait 
on dirait qu'il se plait à s’attarder dans cette plaine et à y reposer ses eaux de leur course 
fatigante au milieu des montagnes et des roches. 


1 Voy. Atlas, 2° partie, pl. I, la figure 13 qui représente un Lemet de Xieng Khong. 
2 Voy. pour la suite du récit la carte itinéraire n° 7, Atlas, 4° partie, pl. X. 


RUINES DE XIENG SEN. 36! 


c'est à l'extrémité de ce détour, qu’il reçoit les eaux du Nam Cok. Cette rivière, d’une lar- 
geur considérable, est alimentée par la chaîne qui sépare la vallée de la Salouen de celle du 
Cambodge, chaine à laquelle les Birmans donnent le nom de Tanen taoung gvi. Vis-à- 
vis de son embouchure, on voit le lit, aujourd’hui à see, d’un bras du fleuve qui détachait 
le long de la rive gauche, une île très-considérable, Don Moun. Il y à une dizaine d’an- 
nées environ que les eaux ont abandonné ce bras, sans doute en vertu de la tendance qu'a 
le courant, dans les terrains meubles, à attaquer le côté extérieur des courbes décrites par 
le fleuve et à s’éloigner du eôlé intérieur. Peut-être aussi, le changement de direction du 
courant du Nam Cok, occasionné par le déplacement des sables à son embouchure, n’a- 
(il pas élé étranger à cet événement. 

Après l'embouchure du Nam Cok, le Cambodge se redresse lentement vers le nord : 
nous étions arrivés au point le plus occidental que nous dussions atteindre pendant notre 
voyage et nous ne nous trouvions plus qu’à une faible distance de litinéraire, suivi en 
1837 par le lieutenant Mac Leod, pour se rendre de Xieng Mai à Xieng Tong. Une ile, Don 
Ten, s’interpose entre l'embouchure du Nam Cok et les ruines de la ville de Xieng Sen 
qui s'étendent sur la rive droite à quelques milles en amont. Le fleuve continue à couler 
lentement entre deux berges basses et couvertes de forêts de teck ; sa largeur est de 4 à 500 
mètres ; Je trouvai 16 mètres de profondeur maximum, vis-à-vis de l'emplacement de Xieng 
Sen. Cette plaine, qui était jadis l’un des centres les plus importants de la puissance lao- 
tienne, est aujourd’hui, malgré sa fertilité et son admirable situation, complétement dé- 
serte : objet de la convoitise des Siamois et des Birmans, aucun d’eux n’a jusqu’à présent 
été assez fort pour s’en assurer la possession exelusive, et elle reste une sorte de terrain 
neutre abandonné aux animaux sauvages, propriétaires moins turbulents et plus sages 
que l’homme. 

La destruction de Xieng Sen remonte à plus d’un demi-siècle et forme un épisode des 
guerres qui suivirent la révolte de Xieng Mai contre la Birmanie. 

Rien n'apparait au-dessus des hautes herbes qui ont envahi l’emplacement de l’an- 
cienne métropole du Laos seplentrional, que la flèche d’un Tat, presque aussi considé- 
rable que celui que nous avions visité à Vien Chan, et appelé comme lui Tat Luong ou «Tat 
Royal ». Quelques sentiers à demi effacés partent de la rive et s’enfoncent dans les brous- 
sailles ; on rencontre çà et là quelques monceaux de briques, quelques statues dé Bouddha 
renversées ; plus loin une aire bien nivelée et préservée de l’envahissement de la végéta- 
tion par un dallage en brique ou en béton; ailleurs, quelques colonnes en bois dur, sur 
lesquelles sont visibles encore des traces de dorure. Les cimes en fleur de quelques 
arbres à fruit, redevenus sauvages, se dégagent des hautes herbes et indiquent l’emplace- 
ment des Jardins de la ville; des palmiers éventails contrastent par leur forme sin- 
gulière avec l'aspect uniforme des forêts de teck avoisinantes. En remontant le Nam Cok, 
on trouve également les ruines d’une autre ville laotienne, Xieng Hai ou Xieng Rai ; elles 
ont été visitées par Mac Leod en 1837 : d’après une légende rapportée par ce voyageur, le 
prince qui fonda Xieng Hai, donna dès sa naissance des signes non équivoques de sa puis- 


sance future : il brisa tous les berceaux dans lesquels il fut placé, et l’on. dut lui en donner 
ie 16 


362 DE LUANG PRABANG A MUONG YONG. 


un en fer. On assure que ce berceau métallique subsiste encore au milieu des ruines. 

À quelque distance au-dessus de Xieng Sen, les montagnes se rapprochent de nou- 
veau des rives du fleuve. Après avoir passé devant l'embouchure du Nam Pout !, affluent 
de la rive droite, nous renconträmes plusieurs iles qui devaient être les dernières que nous 
aurions à inscrire dans le cours de notre longue navigation sur le Cambodge. Au delà, la 
largeur du fleuve se réduisit à 150 ou 200 mètres, et la navigation redevint aussi 
pénible que pendant les plus mauvais Jours de notre voyage de Vien Chan à Xieng Cang. 
Un chenal étroit et profond se creusa au milieu des roches qui surgissaient de tous côtés. 
Le soir du 17 juin, nous eumes à franchir un passage où toutes les eaux du fleuve se 
réunissaient dans un bras de 40 à 50 mètres de large. C’est le rapide appelé Tang Din 
par les indigènes ?. À peu de distance en amont, sur la rive droite, se trouve un torrent 
qui sert de limite aux provinces de Xieng Hai et de Xieng Tong; la rive droite du fleuve 
devient donc à partir de ce point territoire birman. Nous renconträmes là des gens de 
\ieng Mai, qui, au retour d’une excursion dans les forêts voisines, étaient occupés à façon- 
ner en galeaux la cire qu'ils avaient récoltée. Les rayons étaient fondus au feu, soumis à 
une forte pression, et la cire liquide, dégagée de toute impureté, coulait dans un moule 
qui avait la (orme d’un segment de sphère. 

Le lendemain, nous arrivaämes au pied d’un nouveau rapide, le Tang Ho, qui offre, 
dans cette saison, un obstacle insurmontable à la navigation du fleuve. Un sala s'élevait 
sur la rive droile. C'était là que nos barques de Xieng Khong s'étaient engagées à nous 
conduire. La continuation de notre voyage dépendait désormais de la bonne volonté 
du roi de Xieng Tong, sur le territoire duquel nous nous trouvions. A trois ou quatre 
lieues dans l’intérieur, se trouvait un chef-lieu de province, nommé Muong Lim. M. de 
Lagrée dépêcha un courrier au gouverneur pour l’informer de notre arrivée et lui de= 
mander Pautorisation d'aller attendre à Muong Lim même, la réponse à la lettre qu'il avant 
adressée au roi de Xieng Tong. 

Nous nous installämes dans le sala, jusqu’au retour de notre courrier, à côté des voya= 
geurs birmans et laotiens qui s’y trouvaient déjà : un certain mouvement commereial se 
faisait remarquer en ce point; les caravanes de bœufs porteurs qui venaient y faire halle 
avaient laissé de nombreuses traces aux environs. Deux principaux courants d'échanges se 
rencontrent là : Fun, qui a lieu par barques, apporte de Luang Prabang le sel nécessaire 
à la consommation locale; l’autre, qui suit la route de terre, apporte de Xieng Mai les 
boules de gambier etles noix d’arec qui entrent dans la composition de la chique des Lao- 


1 Je n'ai pas pu apprécier l'importance de ce cours d’eau, nos barques suivant à ce moment la rive opposée 
du fleuve. Dans la rédaction de la carte, j'ai élé amené à former le Nam Pout de la réunion d’un certain 
nombre de rivières, traversées par le lieutenant Mac Leod, dans son voyage à Xieïg Tong, et qui ne me 
paraissaient pouvoir Ôtre attribuées ni au bassin du Nam Cok, ni à celui du Nam Lim, Cette hypothèse 
appelle une vérification. 

* Dans cette parlie de la vallée du fleuve, le mot Tang remplace le mot Æeng, employé dans le sud du 
Laos pour désigner un rapide. Z'ang me paraît être le même mot que Zan, qui, en chinois, a la même sigui- 
lication ; il a dù être adopté par les Laotiens du nord, à la suite de leurs fréquentes relalions avec les Chinois 
du Yun-nan. 


LE TANG HO. eu 0 


tiens du nord. Les arbres qui fournissent ces deux produits deviennent, dans cetie région, 
beaucoup plus rares ou manquent même complétement. On sait que le gambier est une 
substance astringente, que l’on extrait des feuilles d’un arbre de la famille des rubiacées. 
On l’emploie depuis quelques années en Europe pour la teinture et le tannage, et l’ex- 
portation de cette denrée du seul port de Singapour pour l'Occident s'élève aujourd’hui 
à plus de vingt millions de kilogrammes par an. Il y a longtemps que les Chinois tirent 
parti de cette substance pour teindre en noir et en brun les tissus de soie et de coton. Le 
gambier est un objet de première nécessité pour les Malais, qui le mâchent seul ou avec 
les feuilles du bétel. | 

Nous pouvions craindre, de la part du chef de Muong Lim, un refus formel de nous 
admettre sur son territoire. Il était done prudent de garder les barques et les bateliers qui 
nous avaient amenés de Xieng Khong. Afin d'utiliser jusqu'au dernier moment le temps 
passé sur les bords du fleuve, que nous allions peut-être abandonner pour cheminer par 
terre, je résolus de remonter à pied le long de la rive droite, le plus loin qu'il me serait 
possible. Je partis, le 19, de très-bonne heure, ma boussole à la main et un petit paquet 
de vivres sur Le dos. Le temps était presque couvert et promettait de m’épargner la brü- 
lante réverbération du soleil sur les plages rocheuses du Mékong. Je franchis la barrière 
de rochers, au milieu desquels rugissaient les eaux du Tang Ho ; un seul passage sinueux, 
d’une trentaine de mètres de large, s'ouvre dans cette ceinture de pierre; encore ce 
passage est-il divisé en deux bras par un rocher. Aueun radeau ne pourrait en descendre 
le courant sans se briser ; aucune barque ne pourrait, même avec des cordes, le remonter 
sans se remplir ; mais, aux hautes eaux, alors que le fleuve remplit entièrement le fossé, 
large de 600 mètres environ, qui sépare les deux chaines de collines formant ses rives, 
cet obstacle peut être franchi et la circulation en pirogue redevient possible. 

En continuant ma route, je constatai que le fleuve s’inclinait de plus en plus vers le 
nord-est, et qu’il paraissait enfin se diriger vers les frontières de la Chine, cette terre 
promise, aux portes de laquelle nous devions errer pendant quatre longs mois avant de 
parvenir à les franchir. 

Le fleuve, réduit à un chenal de 50 à 80 mètres de large, laissait à découvert de 
grands banes de sable, entrecoupés de bassins d’une eau chaude et dormante et de rochers 
d'un aspect bizarre et d’une escalade difficile. La forêt marquait partout nettement la 
limite que ne dépassait jamais l’inondation et encadrait d’un ruban vert aux reflets 
ondoyants cette bleuâtre étendue, tout émaillée de taches blanches et noires. Je pus, au 
début de mon excursion, cheminer sur des plages sablonneuses, le long de la lisière des 
grands arbres, sans être obligé, soit d’entrer dans le fourré, où la circulation eùt été trop 
pénible, soit de marcher dans l’eau, qui eût été parfois trop profonde. Le paysage était 
d'une sauvagerie pleine de grandeur. Nulle part de vestiges des hommes; les traces 
fugitives des pêcheurs et des chasseurs nomades, que. nous avions été habitués à ren- 
contrer jusque-là, même dans les endroits les plus déserts, manquaient absolument. 
Le disque du soleil apparaissait à fravers la ligne d’arbres qui couronnait le sommet 
des collines : la vie s’éveillait peu à peu sous les arceaux de la forêt; les oiseaux célé- 


304 DE LUANG PRABANG A MUONG YONG. 


braient par des chants joyeux les flots de lumière qui venaient pénétrer soudain leurs 
retraites ombreuses ; les cerfs bramaiïent et les éléphants faisaient entendre leur eri so- 
nore. Comme un tressaillement de la nature à son réveil, un léger souffle de brise ridait 
la surface de l’eau et agitait la cime des grands arbres. 

Les animaux de la forêt se montrèrent bientôt sur les bords du fleuve et pa- 
rurent plus étonnés qu'effrayés de ma présence. Avec un peu plus de prestesse, j'aurais 
pu saisir par les cornes un jeune cerf qui venait à ma rencontre, etje dus, bien malgré moi, 
partager les plaisirs du bain avee des éléphants sauvages. Je pouvais me croire en plein 
paradis terrestre. 

Vers midi, la rive du fleuve se transforma en une haute muraille à pic, couverte d’une 
végétation inex{ricable. Il y avait six heures que je marchais ; j'étais harassé de fatigue, le 
sable et les rochers s'étaient échauffés aux rayons du soleil, malgré les nombreux nuages 
qui venaient à chaque instant en tempérer l’ardeur; mes pieds nus étaient gonflés et sai- 
gnants. L'amour de la géographie céda au eri de la nature. Je pris un dernier relève- 
ment du fleuve, je choisis un endroit ombreux et une place nette sur les bords de la forêt, 
et Jouvris mon paquet de provisions : du riz en guise de pain et un poulet rôti en 
composaient le contenu. L'eau du fleuve n’était pas loin. Je fis un repas qui procura plus 
de jouissances à mon appétit, excité par une longue marche, que les festins les plus suceu- 
lents du monde civilisé. A une heure, je rebroussai chemin. C’était le moment de la 
sieste. La brise était tombée et la chaleur étouffante. Les rives du fleuve étaient rede- 
venues désertes ; la forêt était silencieuse. Ses sauvages habitants s'étaient retirés au plus 
profond de ses fraiches retraites. J'étais seul à braver l’ardeur du jour et je suivais machi- 
nalement les traces de mes pas, imprimées sur le sable et mêlées aux nombreuses em- 
preintes des cerfs de toutes les espèces, des sangliers, des éléphants. J'aurais voulu 
effacer ce double sillon laissé par mon passage et qui semblait faire tache en ces beaux 
lieux. Ce paysage solitaire du Mékong, l’un des derniers qu’il me fut donné de voir, est 
resté profondément gravé dans ma mémoire. 

Le 20 juin, douze bœufs porteurs arrivèrent au sala ; ils étaient mis à notre disposition 
par le gouverneur de Muong Lim qui autorisait notre venue. Les chemins affreusement 
défoncés par la pluie et la côte excessivement rapide qu’il fallait gravir en quittant le cam- 
pement ne permettaient que de leur donner une charge très-faible; malgré toutes nos 
réductions de bagages, nos instruments et nos objets d'échange formaient encore le char- 
sement d’une vingtaine de bœufs. C'était là le chiffre qui avait été demandé. Les huit 
bêtes de somme qui manquaient ne devaient, nous dit-on, arriver que le lendemain soir. 
Nous congédiâmes définitivement les barques de Xieng Khong, qui attendaient depuis trois 
jours l’issue des négociations entamées avee Muong Lim, et M. de Lagrée se résolut à 
parür au point du jour avec tous les membres de la Commission. Je dus rester au sala, seul 
avec deux Annamites, pour garder le reste de nos bagages jusqu’à l’arrivée des huit bœuts 
porteurs annoncés. 

J’attendis quarante-huit heures, pendant lesquelles les pluies continuèrent avec une 
telle force que les eaux du fleuve montèrent de plus de trois mètres et vinrent baigner le 


ENTRÉE SUR LE TERRITOIRE BIRMAN. 365 


pied même des colonnes qui supportaient le sala. J’appris que la plupart des bœufs s’é- 
taient abattus pendant le éourt trajet de la Commission et que leurs fardeaux avaient dù 
être répartis entre des porteurs. Il avait fallu cinq heures pour franchir les quatorze kilo- 
mètres qui séparent Muong Lim des rives du fleuve. C’était un indice des difficultés que 


HAN 


. 
. 


DÉPART POUR MUONG LIM : CHEMIN GREUX. 


nous allions avoir à vaincre en continuant notre voyage par terre pendant la saison des 
pluies. On m’envoya vingt hommes au lieu des huit bœufs que j'attendais; Je leur par- 
tageai le reste des bagages, et le 23 juin, je rejoignis avec eux la Commission. 


f 


366 DE LUANG PRABANG A MUONG YONG. 


Quand on a franchi les deux ou trois petites chaînes de collines qui bordent le fleuve, 
et entre lesquelles coulent de petits ruisseaux dont le lit sert de route pendant la plus 
grande partie du trajet, on se trouve dans une grande plaine qu'arrose le Nam Lim et où 
s'élève le muong de ce nom. Le Nam Lim est une rivière assez considérable, que nous 
dûmes passer en barque et qui paraît venir d’un lac situé près de la ligne de partage des 
eaux du Cambodge et de la Salouen. 

Muong Lim est un grand village, entouré de rizières très-bien établies, où se tient 
tous les cinq jours un marché assez considérable. La valeur relativement élevée des den- 
rées indique des communications commerciales déjà importantes. De nombreuses étoffes 
anglaises apparaissent dans les étalages. On ne peut s'empêcher d'admirer l’habileté et le 
sens pratique de nos voisins en fait d’exportations. Ils ont créé pour l’Indo-Chine une 
fabrication spéciale, qui a choisi les couleurs les plus aimées des indigènes et les des- 
sins les plus propres à flatter leur fantaisie. Des images de pagodes et d’autres emblèmes 
bouddhistes s’étalent sur le fond de toutes ces élofles, qui sont exactement de la lon- 
gueur et de la largeur qu’avaient les étoffes de fabrication indigène, avant l'introduction 
des produits européens. 

Le commandant de Lagrée avait rendu visite au gouverneur de Muong Lim, vieillard 
de soixante-dix-huit ans, qui attendait, pour savoir quelles relations il devait établir avee 
nous, les instructions de Xieng Tong. Tout réservé que fut son accueil, il n’en con- 
sentit pas moins à considérer M. de Lagrée comme l’envoyé d’une nation puissante: 
une garde fut placée autour de nous. Quelques musiciens du muong vinrent nous donner 
une aubade. Un chanteur, tenant une bougie allumée dans chaque main, débitait sur 


un rhythme assez entrainant des couplets que terminait un court refrain répété en chœur . 


par toute l’assistance. De nouveaux typesapparaissaient au milieu de la population : les Khas 
Mou-tse, très-nombreux aux environs de Muong Lim, en étaient les plus remarquables. 
Ils étalent une recherche et une complication de costume que nous étions peu habitués à 
rencontrer en Indo-Chine. La coiffure des femmes est des plus originales : elle se com- 
pose d’une série de cercles de bambou, recouverts de paille tressée et s'appliquant sur le 
sommet de la tête. Le rebord de cette sorte de chapeau est garni de boules d'argent 
qui encadrent le front ; au-dessus, sont deux rangées de perles de verre blanc; sur le côté 
gauche, pend une houppe de fils de coton blancs et rouges, d’où part une ganse formée 
de cordons de perles multicolores. Des fleurs et des feuilles s'ajoutent toujours à cette 
coiffure, qui est susceptible des modifications les plus variées. Les femmes portent un 
justaucorps dont les manches et les basquines sont bordées de perles blanches, avee un 
plastron sur la poitrine, et un jupon très-court qui n’atteint pas les genoux. Les jambes 
sont enveloppées de guêtres collantes, qui partent de la cheville et recouvrent tout le 
mollet. Ces guêtres sont ornées d’un rang de perles, placé à mi-jambe. La toilette se 
complète par des pendants d'oreilles en perles de couleurs ou en boules d'argent soufflé, 
par des bracelets, des ceintures, des colliers et des baudriers croisant la poitrine, composés 


1 Voy. Atlas, 2° partie, pl. II et XXXII. 


si. dde: 


PE dci HR pen. 


PR TE 


EN ROUTE DANS LES RAVINS, 


RELESE 


LE 


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LL 


LE 


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MUONG LIM, KHAS MOU-TSE. 309 


de coquilles et de sapèques chinois enfilés sur des cordons. Les hommes portent le turban, 
un pantalon large et court, et une veste à boutons d'argent. Le costume des deux sexes se 
complète par une sorte de manteau en feuilles ayant la forme d’un livre à moitié ouvert, 
qui est attaché au cou et qu'on ramène sur la tête quand il pleut, en guise d’abri volant. 
Quand les femmes portent des fardeaux, elles ajoutent à leur costume, déjà si compliqué, 
un plateau en bois qui se place sur les épaules, en offrant au cou une échancrure suffi- 
sante, et auquel on accroche la hotte qui contient les objets à transporter. Ce plateau est 
retenu en avant par des cordes que l’on attache à la ceinture ou que l’on tient à la main. 

Quelques-uns de ces sauvages portent les cheveux longs, mais tressés en forme de 
queue, à l'instar des Chinois. Leur langue diffère profondément du laotien ; elle a des 
sons durs et sifflants qui la font distinguer très-facilement des autres langues de l’Indo- 
Chine septentrionale. Les Mou-tse ont des chefs spéciaux, sont très-superstitieux et peu 
communicatifs. Ils viennent, disent-ils, du nord, au delà de Muong Lem, de Ouei-yuen, 
dans le Yun-nan, d’après Mac Leod ‘. Ce voyageur ajoute, d’après des renseignements qui 
lui ont été donnés à Xieng Tong, que les Mou-tse enterrent leurs morts, au lieu de les 
brûler comme les Laotiens, et qu'ils adorent les esprits. La polygamie n’est permise chez 
eux eu'autant que la première femme est stérile. Ils n’ont pas d'écriture, quelques-uns 
d'entre eux peuvent écrire le chinois. Le colonel Yule ? suggère, d’après la ressem- 
blance du nom, que les Mou-tse appartiennent à la même race que les Miao-tse, qui 
vivent presque indépendants des Chinois dans les montagnes du Kouy-tcheou. Les dix ou 
douze mots que nous avons pu recueillir de la langue parlée par chacune de ces deux tri- 
bus diffèrent très-sensiblement®. 

Le 28 juin, le gouverneur de Muong Lim vint communiquer au commandant de 
Lagrée la réponse de Xieng Tong. Elle était favorable. Le roi de Khemarata et de 
Toungkaboury nous autorisait à louer des hommes et des barques sur son territoire, et à 
continuer notre route par la vallée du fleuve ; il nous prévenait que, dans le cas où nous 
désirerions aller à Xieng Tong, il serait nécessaire de demander une nouvelle autorisation. 
Cette lettre était écrite en caractères lus et commençait par une énumération de titres 
excessivement longue. Elle rappelait cependant que le royaume de Xieng Tong ou de 
Khemarata était tributaire du Muong Kham-Angva (le Muong d'Or : Ava). 

Le messager noùs donna quelques intéressants détails sur les débats que notre de- 
mande avait suscités dans le conseil royal. Il était resté quatre jours à Xieng Tong, pendant 
lesquels on l'avait constamment renvoyé du premier roi au second roi et de celui-ci au 
chef birman, chargé de représenter auprès du souverain indigène l'influence de la cour 
d’Ava. Ce fonctionnaire, dont le commandant de Lagrée ignorait l'existence, avait sans 
doute été vexé de ce que, parmi les cadeaux envoyés par le chef de la Mission française, 
aucun ne lui avait été destiné, et il avait fait une vive opposition à l'autorisation de passage 
qui nous avait été accordée. Le messager avait essayé de disculper le commandant de 

1 Voy. son journal dans les Parliamentary papers pour 1869, p. 58 et 60. 
? Afssion to the court of Ava, p. 295. 


5 Voyez les vocabulaires donnés à la fin du second volume. 
I. 47 


370 DE LUANG PRABANG A MUONG YONG. 


Lagrée en alléguant l'ignorance où il était de la présence à Xieng Tong d’un officier bir- 
man. « Pourquoi ces gens-là se prétendent-ils puissants et savants, lorsqu'ils ignorent de 
telles choses”? » lui répondit l'agent d’Ava. Le roi avait fini par passer outre à sa résistance, 
en lui disant: « Que craignez-vous donc? ils ne sont que seize, et nous sommes qua- 
rante mille. Croyez-vous qu'ils l'emporteront sur nous”? » 

Le chef de l’expédition demanda immédiatement au mandarin de Muong Lim les 
moyens de transport nécessaires à la continuation de notre route ; nous allions longer la 
vallée du fleuve en nous dirigeant au nord-est ; e’élait la voie la plus courte pour arriver 
à Xieng Hong, ou Alévy, patrie de notre interprète et ville où s’était arrêté, en 1837, le lieu- 
tenant Mac Leod. Elle est située sur la rive droile du fleuve, par 22° de latitude nord. Outre 
le territoire de Xieng Tong, nous devions traverser celui de Xieng Kheng ou Muong You, 
autre province laotienne tributaire d’Ava, dont le gouverneur, frère cadet du roi de Xieng 
Tong, avait également reçu depuis trois ou quatre ans le titre de roi. 

Malgré l’autorisation qui nous était accordée par le roi de Xieng Tong, les autorités 
locales ne nous furent que d’un mince secours, dès qu'il s’agit de débattre les conditions 
d'engagement de nos porteurs de bagages : il fallut passer par toutes les exigences des in- 
digènes. Nous ne réussimes à aucun prix à les décider à porter dans un hamae M. Dela- 
porte, qui ne pouvait ni marcher ni monter à cheval. Porter un malade, c'était s'exposer à 
être malade soi-même, disaient les habitants. « Je me plaindrai à Ava de ce refus de con- 


cours, disait M. de Lagrée. — Ecrivez à qui vous voudrez, répondait le gouverneur; Je 
n’y puis absolument rien. » — Et en effet, les administrés conduisent ici leurs admunis- 


trateurs plus qu'ils ne sont conduits par eux. Il fallut faire porter M. Delaporte par nos 
Tagals et nos Annamites, dont quelques-uns, naturellement peu vigoureux, élaient à ce 
moment abattus par la fièvre. Avant de partir, nous fimes faire un exercice à feu à notre 
escorte, pour diminuer nos munitions, el en même temps pour faire admirer la portée et 
la préeision de nos armes. | - 

Le 1# juillet, nous nous mimes en route pour Paleo. Il fallut, au début de notre 

; Ï , 
voyage, traverser une immense étendue de rizières fraichement labourées, et circuler 
sur d'étroits talus en partie détruits par la pluie, où nous enfoncions jusqu'à mi-jambe. 
Nous passämes à gué le Nam Mouï, affluent du Nam Lim, avec de l’eau jusqu'à la cein- 
ture. Au delà du gué, se trouve un petit village. J'étais resté sur les bords de la rivière 
QUE) Ï e) 

pour assister au passage de M. Delaporte et pour diriger ses porteurs, qui, tous d'assez 
petite taille, avaient à lutter contre un fort courant et à éviter que le hamac ne füt at 
teint par l’eau. Le passage heureusement effectué, nous nous préparions à traverser le 
village pour rejoindre la tête de la colonne, quand quelques indigènes s’empresserent à 

e) » IEIEUG o) 
notre rencontre et nous firent signe de changer de route. Je crus d’abord que nous nous 
trompions, et que l’on voulait nous remettre dans le bon chemin; mais je ne tardai 
pas à m’apercevoir, aux figures inquiètes et aux gestes menaçants de nos interlo- 
.cuteurs, que cetle démonstration élait dirigée contre le malade, dont la présence dans 
le village devait être évitée comme étant d’un présage fâcheux. Mon indignalion et celle 
des hommes de l’escorte qui m’entouraient s’exprima d’une façon assez énergique pour 


2 —— 


UNE SCÈNE DE CHANTEURS, A MUONG LIM. 


PALEO, KHAS KHOS. 373 


que lon n’osàt pas insister davantage. Nous traversames le village sans autre incident! 

Au delà commencaient la forêt et des chemins moins pénibles pour nous, Nous cou- 
chames le soir à mi-chemin de Paleo, à Ban Nam Kun, dans la maison d’un bonze, qui 
servait de pagode. 

Le lendemain, ? juillet, après cimq heures d’une marche très-fatigante, au milieu de 
petites collines boisées, entrecoupées de ruisseaux et de marais au milieu desquels le sen- 
lier sé perdail souvent, nous arrivames à Paleo, où nous nous installâmes dans une pagode 
neuve, agréablement située près des bords du Nam Kay, petit affluent du Cambodge. 
Lés trente kilomètres que nous avions parcourus depuis Muong Lim nous revinrent à peu 
près à cent cinquante francs. Nous ne pouvions aller bien loin avec ce tarif, et une nou- 
velle réduetion de bagages fut résolue. Mais, au lieu de donner nos effets, comme à Luang 
Prabang, nous les vendimes : uné redingote s’échangea contre deux poules, un pantalon 
contre un canard, un gilet de flanelle contre un concombre. Nous nous résolûmes à porter 
chacun nos armes, à abandonner les pelits matelas qui nous avaient préservés jusque-là du 
contact de la terre nue, et à nous contenter désormais de nos couvertures pour tout objet 
de literie et de campement. Nous réduisimes ainsi tous nos bagages à trente colis assez 
maniables, dont la pharmacie, les instruments, les munitions et l'argent formaient la partie 
la plus considérable. [nous restait environ dix mille francs en argent, formant un poids 
de cinquante kilogrammes. Quoique nous l’eussions divisé en deux colis, le volume de 
ceux-ci, trop pelit relativement à leur poids, attrait assez l'attention pour exiger en route 
la surveillance spéciale de l’un des hommes de l’escorte. 

Paleo est à une petite lieue de la rive droite du fleuve; naturellement, j'allai revoir 
celle vieille connaissance : le Cambodge coule ici dans une plaine où il s’épanouit à son 
aise ; il est comparable aux plus beaux endroits du Laos inférieur; mais il ne porte que 
quelques barques de pêcheurs et continué à être délaissé comme route commerciale. 
La rive gauche appartient toujours à Muong Nan, et, par conséquent, à Siam. Cest à 
quatre ou cinq milles plus haut qu’une petite rivière, le Nam Si, forme la limite du terri- 
loire siamois et du territoire birman. 

Nous trouvämes à Paleo une autre espèce de sauvages, les Khas Khos, dont le type est 
encore plus voisin du type chinois que le tvpe annamite !. Ils se considèrent comme une 
colonie chinoise, venue des monts Tien-tsang, dans le voisinage de Ta-ly. Ils portent les 
cheveux rasés, à l'exception d’une queue, qu'ils enroulent à un turban noir, orné de 
cercles d'argent. Le costume des femmes diffère peu de celui des Mou-tse que nous 
avions rencontrées à Muong Lim. Les femmes mariées ont seules le droit de porter une 
coiffure. Celle-ci est fabriquée spécialement pour la personne qui doit en être titulaire, et 
à partir du jour des noces, la femme et la coiffure ne se séparent plus : on les ensevelit 
dans le même tombeau. Les Khas Khos possèdent un grand nombre d'objets en argent, 
ciselés avec beaucoup de goût. Ils ont même des pipes de ce métal, représentant des sujets 
assez gracieux. Ils se refusèrent à nous servir de porteurs, en disant qu'ils craignaient le 


! Moy. Atlas, 2° part., pl. II et XXXII. 


374 DE LUANG PRABANG A MUONG YONG. 


mauvais sort, el les autorités de Paleo, gagnées sans doute par des cadeaux, n’insistèrent 
pas davantage auprès d’eux ; ce furent des Lus que nous engageimes jusqu’à l'étape sui- 
vante, Siemlap. 

Le commandant de Lagrée fit partir d'avance pour ce point son interprète Alévy, 
accompagné de deux Annamiles, parmi lesquels se trouvait le sergent, homme solide et 
résolu. Alévy devait prévenir de notre arrivée les autorités locales et leur demander de faire 
parvenir une lettre au roi de Xieng Kheng, de qui dépendait Siemlap, et auprès duquel 
nous avions à faire une démarche analogue à celle qui avait réussi auprès du roi de Xieng 
Tong, son frère. Cette fois, M. de Lagrée n’eut garde d'oublier, dans la répartition des 
cadeaux qui accompagnaient sa demande, le fonctionnaire birman, préposé à Xieng Kheng 
à la surveillance du prince indigène. 

Alévy partit le 5 juillet. Nous l'aurions suivi dès le lendemain, sans un orage qui 
grossit pendant la nuit un des lorrents que nous avions à traverser ; on ne pouvait en 
risquer le passage avec des hommes chargés de fardeaux. La journée du 7 s'étant passée 
sans pluie, les eaux diminuèrent, et nous pümes, le 8 au matin, nous mettre en route, 
Nous dûmes coucher le soir en pleine forêt sur les bords du Nam Ouen etnous construire 
un gourbis pour nous garantir contre les averses qui ne pouvaient manquer de troubler 
notre sommeil. L'une d’elles fut si abondante, qu'elle eut bientôt raison du frèle rempart 
de feuilles qui lui était opposé : nous fùmes trempés jusqu'aux os, malgré nos couvertures. 
Ce ne fut pas là d'ailleurs la plus grande cause d’insomnie : en outre des légions de 
sangsues el de moustiques, compagnons inséparables, en cette saison, du voyageur dans 
les forêts du Laos, le lieu qui nous servait de halte était infesté par une quantité innom- 
brable de pucerons ailés, qui s’enfonçaient dans le cuir chevelu et y causaient les déman- 
geaisons les plus vives. Nous fûmes le lendemain sur pied de grand matin, trop heureux 
de déménager de ce malencontreux asile et de respirer en cheminant un air moins 
chargé d'insectes. 

La contrée que nous traversions, et qui la veille était plane, devint montagneuse : la 
forêt qui recouvrait les pentes que nous gravissions et que nous descendions tour à tour, 
avait parfois de magnifiques aspects, que les préoccupations et la fatigue nous empê- 
chaient d'admirer comme ils le méritaient. Cà et la, quelques coteaux étaient couverts de 
plantations de coton. Sur les plateaux les plus élevés, surgissaient des sources dont l’eau 
limpide courait sous un gazon fleuri. Nous débouchâmes, après einq heures de marche, 
dans la plaine de Siemlap, où nous eùmes de nouveau à cheminer dans la boue au 
milieu de rizières fraîchement repiquées. Nous trouvames Alévy et nos deux Anna- 
miles installés dans la pagode du village et en train d'organiser notre euisine; ils 
avaient su remplir notre garde-manger par un coup d'éclat. Dans Ja forêt, pendant 
leur voyage de Paleo à Siemlap, un cerf de grande espèce avait été abattu sous leurs 
yeux par un ligre. Sans se laisser déconcerter par cette double et subite apparition, Alévy 
et le sergent annamile avaient immédiatement {iré, moins dans l'intention d'atteindre la 
bête féroce, qui, blessée, fut devenue dangereuse, que dans le but de l’effrayer. La double 


détonation l'avait en effet mise en fuile, el nos chasseurs sans le vouloir avaient pu achever 


SIEMLAP, KHAS KOUYS. 319 


le cerf encore palpitant. Ne pouvant songer à l'emporter tout entier, ils en avaient détaché 
le train de l’arrière,et,arrivés à Siemlap, ils l’avaient salé. Nous nous trouvions ainsi à la 
tête d’une provision de venaison qui allait subvenir à nos besoins pendant plusieurs jours. 

La veille de notre arrivée à Siemlap, les autorités du village avaient expédié à Xieng 
Kheng la lettre du commandant de Lagrée. Celui-ci demanda à partir pour celte ville 
sans attendre la réponse, s'appuyant sur l’assentiment du roi de Xieng Tong, qui 
emporterait évidemment le consentement de son plus jeune frère. Après quelques hésita- 
tions, le chef du villagerefusa, et il ne nous resta plus qu'à attendre patiemment le résultat 


LES ANNAMITES DE L'EXPÉDITION METTENT UN TIGRE EN FUITE. 


de cette nouvelle démarche. L'état de santé de l'expédition était déplorable : les dernières 
marches que nous venions de faire dans la forêt, dont le sol, détrempé par les premières 
grandes pluies, exhalait des miasmes dangereux et recélail des myriades de Srepnes, 
avaient produit des accès de fièvre et des ulcères aux pieds qui retenaient couché la noie 
de notre personnel. Le mauvais état des chemins, les mers de boue ou les marais qu'il 
fallait traverser pour sortir des environs immédiats du village, nous privaient de la 
distraction habituelle des excursions ou des promenades et réduisaient à l’oisiveté la 
plupart d’entre nous. L'äpreté des habitants, qui accusaient tous les jours davantage leur 
intention d'exploiter notre situation et de nous faire payer des prix énormes pour le 


370 DE LUANG PRABANG A MUONG YONG. 

moindre déplacement, la mauvaise volonté ou l'indifférence des autorités locales , la 
crainte de voir les chefs birmans de la contrée revenir sur un consentement qui n’avail 
été accordé qu'après de longues discussions, toutes ces raisons de douter de notre réus- 
site, jointes à un long isolement et à de vives souffrances physiques, assombrissaient nos 
esprits et ébranlaient notre moral. Dans ce coin de pagode transformé en hôpital, nous 
n'avions d'autre ressource que de rendre aux aliants ef aux venants la curiosité qu'ils nous 
témoignaient, de nous familiariser avec les cérémonies quotidiennes du culte boud- 
dhique, et quelquefois aussi de nous transformer en marchands. Les indigènes avaient 
préféré bien vite à notre argent les objets d'échange dont nous disposions encore, el 
presque tous les achats se faisaient en nature pour soulager la caisse appauvrie de l'ex= 
pédition. ; 

Le fleuve coule à peu de distance de Siemlap et j’en fis le but d’une de mes premières 
excursions : après avoir décrit un détour à l’est, il se redresse vers le nord, s’encaisse 
entre deux rangées de collines, et offre une navigation, sinon facile, du moins possible 
pendant quelque temps; malheureusement, je ne découvris dans les environs qu'une 
seule grande barque, celle du chef du village. Il y en avait d’autres, paraital, et, une 
grande fête devant avoir lieu le 16 à la pagode, un chef vint proposer le 14 au comman- 
dant de Lagrée de la quitter pour aller nous installer dans des maisons inhabitées qui se 
trouvaient sur le bord de l'eau; il ajoutait que le 17, après la fête, des barques viendraient 
nous prendre el que nous pourrions nous remeltre en route. Mais les conditions de prix 
étaient exorbitantes et le commandant de Lagrée les jugea inacceptables. Nous restämes 
donc. 

Quelques sauvages de la tribu des Khas Kouys, qui habitaient les environs, vinrent à 
la pagode pendant la fête. D’après Mae Leod, ils auraient la même origine que les 
Khas Khos. Le voyageur anglais en fait une race petite, laide et sale, très-adonnée aux 
liqueurs fortes. Ceux que nous vimes à Siemlap ne répondent point à cette description : 
leur nez est arqué; leur tête longue, leur profil en lame de rasoir, leur menton rentré, 
leur moustache, leur mouche, leur turban leur donnent un faux air arabe; quelques-uns 
ont de très-jolies figures. Ils s’habillent presque comme les Laotiens. Les coiffures des 


femmes comportent des cercles de bambou et des colliers de verroteries, comme celles: 


des Mou-tse; mais elles sont en général moins élégantes. Les Kouys n’ont pas d'écriture el 

adorent des esprits. Ils enterrent leurs morts et chaque famille a une tombe commune. On 
y introduit chaque jour un peu de riz par un trou ménagé du côté de la lète. On dit que 
ces sauvages commettent souvent des déprédations sur les routes, et Mae Leod rapporte 
que le gouverneur de Xieng Hong fut obligé jadis de faire une expédition contre eux pour 
réprimer leurs brigandages. Ils ne payent d'autre impôt aux chefs laotiens que quelques 
présents en naîtes et en cotonnades. Ils leur fournissent également en voyage du riz et des 
porteurs. Ils cultivent beaucoup de tabac et de coton, qu'ils vendent aux Chinois. On les dit 
très-nombreux vers le nord du côté de Muong Lim. Les Mou-tse, les Kouys et les Khos * me 


1 Voy. Atlas, 2° partie, pl. XXXII et pl. I. 


s KHAS KOUYS. 377 


paraissent en définitive, malgré des différences de types qui peuvent n'être qu’acci- 
dentelles, se rattacher à une même race, proche parente sans doute de la race chinoise. 
Aux mêmes inslincts religieux et aux mêmes aptitudes agricoles, ces populations joignent 
une sauvagerie d’allures et un esprit d'indépendance que la civilisation a détruit chez 
leurs aînés. Les Singphos, les Kakhyens, les Kakous, qui sont fixés plus au nord dans 


LAOTIENNES VENANT PROPOSER DES ÉCHANGES. 


les vallées de l’Iraouady et de la Salouen, ont sans doute la même origine que les Mou-tse, 
les Khos et les Kouys. L'examen des dialectes de ces tribus révèle des affinités assez 
grandes avec les Karens auxquels elles paraissent se relier par un certain nombre de 


tribus mixtes, telles que les Chaoung, les Kay, les Poou, les Taoungthous, qui sont dissé- 
IL 48 


378 DE LUANG PRABANG A MUONG YONG., 


minées entre Tenasserim et les sources de la Sitang ‘. En langue mou-tse et kouy, un 
homme se dit Âo-ka; en langue kho, il se dit Xa-siya. Il est probable que l’on retrouve 
là l’étymologie de l'appellation générique de Khas, que les Laotiens donnent à toutes 
ces populations. 

J'ignore si les Kouys des frontières de la Chine ont autre chose de commun que le 
nom avec les Kouys qui habitent les montagnes du Cambodge et dont je n’ai jamais vu 
aucun spécimen. 

Le soir même de la fête, le commandant de Lagrée reçut une nouvelle lettre du roi 
de Xieng Tong; elle lui avait été adressée à Muong Lim et avait neuf jours de date. Ce 
prince engageait le chef de l’expédition française à venir se reposer à Xieng Tong. Muong 
Lim, écrivait-il, est un mauvais village dans lequel des étrangers de distinction ne peu- 
vent recevoir un accueil convenable. Le mandarin birman était d'accord avec le souverain 
laotien pour autoriser ce déplacement. 

Quel pouvait être le but de cette invitation? Sans doute une satisfaction de curiosité et 
d’amour-propre, et le désir de la part du Birman de rattraper les cadeaux qui lui avaient 
fait défaut une première fois. Ce détour à l’ouest allait allonger notre voyage outre 
mesure et porter une rude atteinte à notre bourse. Le commandant de Lagrée résolut de 
l’éviter et de ne considérer cette invitation que comme une offre de pure courloisie, qui 
se pouvait décliner sans manquer à la déférence due à ses auteurs. Il répondit dans ce sens. 

Le surlendemain 18, nous reçumes une réponse favorable du roi de Muong You ou 
Xieng Kheng : à son tour, il nous autorisait à traverser son petit royaume. Malgré l’état 
sanilaire de l’expédition, qui continuait à être déplorable, le commandant de Lagrée se 
mit immédiatement en quête de porteurs ; le mouvement valait mieux que la prolongation 
d’une inaction qui exerçait une fächeuse influence sur notre moral. Un mieux sensible 
se produisait dans l’état du docteur Joubert, qui nous avait donné de graves inquiétudes 
pendant quelques jours, et qui avait été atteint d’une fièvre d’un caractère à la fois typhoïde 
et bilieux. Les blessures au pied de M. Delaporte se remettaient lentement; 1l fallait 
cependant renoncer à faire exécuter une marche immédiate à ces deux officiers et à deux 
Annamites, pris également par les pieds; nous devions nous résigner à les laisser quel- 
ques jours encore à Siemlap. Mais il y avait avantage à ce que le reste de l’expédition se 
remit immédiatement en route. 

Le gouverneur de Siemlap, adonné à l’opium plus qu’à ses devoirs, et fort mal dis- 
posé pour nous, fit répondre aux premières avances du commandant que le temps était 
devenu trop mauvais, et que les pluies étaient trop abondantes pour qu'il fùt possible de 
continuer notre voyage. Les chemins étaient détestables, les torrents débordés; quant 
au fleuve, il était devenu trop rapide, et d’ailleurs, l’unique barque du muong était 
employée à transporter les marchands et les voyageurs d’une rive à l’autre et on ne pou- 
vait la distraire de ce service. Enfin, le moment du repiquage des riz était arrivé, et les 


1 Voy. Brown, Comparison of Indo-Chinese languages, J. A. S. B.,t. VI, p. 1023 et suiv.; Yule, Mission to the 
court of Ava, p. 294-295 ; Mason, Bwrmah, its people and natural productions, p. 92-98. 


SOP YONG. 319 


champs avaient besoin de tous les bras. Le gouverneur concluait tranquillement que le 
plus sage pour nous était d'attendre pendant trois ou quatre mois à Siemlap le retour 
de la saison sèche! 

Cette réponse n'avait rien d’encourageant. M. de. Lagrée laissa le gouverneur tranquille 
et chercha ailleurs le secours qui ne lui venait pas de ce côté; il sentait bien que les 
habitants avaient aussi grande hâte de rentrer en possession de leur pagode que nous de 
la quitter et qu'il y avait là un élément de réussite presque assurée pour ses négociations. 
Le 21, un petit chef de village vint causer avec lui et lui demander ce qu'il décidait. Le 
commandant lui répondit qu'il trouvait beaucoup de mauvaise volonté, mais qu'il partirail 
quand même, düt-il laisser à Siemlap tous ses bagages. Il le pria même d'aller trouver 
le gouverneur pour lui annoncer cette décision. Les Laotiens ont horreur de toute respon- 
sabilité et préféreraient porter un objet à cent lieues pour le remettre en d’autres mains, 
que d’en demeurer les gardiens pendant huit jours. Aussi l'interlocuteur de M. de Lagrée 
lui demanda-t-1il aussitôt combien il nous fallait de porteurs et quel prix nous consenti- 
rions à donner. Le commandant de Lagrée indiqua le chiffre de cinquante porteurs et le 
prix de deux #chaps par homme (environ 6 francs de notre monnaie) pour porter nos 
bagages jusqu’à Sop Yong, «embouchure du Yong », village situé au confluent du Nam 
Yong et du grand fleuve, à 28 ou 30 kilomètres au nord de Siemlap. 

Une heure après, le chef revint : il n’avait pas vu le gouverneur, mais il avait tout 
arrangé avec les autres chefs de village; nous partirions le lendemain. Le commandant 
de Lagrée s'était bien gardé de dire que MM. Delaporte et Joubert resteraient encore 
quelque temps : cela eût fait manquer toute l'affaire. Le lendemain, nouveau contre- 
temps : on vint nous raconter l’histoire habituelle d’un torrent débordé et infranchissable. 
Le soir, nous nous aperçumes que ce jour était un jour néfaste, et que e’était là la seule 
raison qui avait empêché notre départ. 

Le 23, au matin, nous pumes enfin nous mettre en route; la longue file de nos 
porteurs s’échelonna sur les flancs d’une colline qui nous séparait du fleuve. Après l'avoir 
rejoint, nous en remontämes la rive droite, que recouvre une épaisse forêt. La crue des 
eaux avait rendu impraticable le sentier habituel tracé sur les berges mêmes : il fallut 
prendre une route suspendue plus haut sur le flanc des hauteurs qui encaissent le fleuve. 
Il était question d’un voyage du roi de Muong You à Siemlap, et cette route, qui n’était 
que peu fréquentée et qui avait presque disparu sous les herbes, venait d’être débrous- 
saillée par les Khas Kouys des environs. Le sentier était donc bien indiqué par de 
larges abatis, mais le sol était jonché de feuilles épineuses, qui déchiraient les pieds, 
et semé de tronçons d’arbustes, contre lesquels nos orteils nus se heurtaient doulou- 
reusement. Chaque torrent qui traversait la route nous obligeait à faire un énorme détour 
en pleine forêt, pour aller chercher en amont un passage guéable. 

Malgré ces difficultés et les souffrances qui en résultaient, ce trajet dans la forêt nous 
paraissait préférable au triste séjour de la pagode de Siemlap : la beauté et la puissance du 
paysage restaient comparables à ce que nous avions vu de plus grandiose, et à travers le 
rideau de feuilles que la brise soulevait parfois d’un souffle discret, nous apercevions, dans 


380 DE LUANG PRABANG A MUONG YONG. 


de courtes échappées, le Mékong coulant à pleins bords et charriant dans son écume des 
arbres énormes arrachés à ses rives. 

Au bout de deux heures de marche, nous arrivämes sur les bords d’un torrent à demi 
desséché, dont le lit de rochers n’était point encombré comme d'ordinaire par la végé- 
tation. Les pierres, entre lesquelles suintait un mince filet d’eau, avaient une physionomie 
- étrange : elles étaient blanchätres et recouvertes d’incrustations salines ; nous touchâmes 
l’eau : elle était chaude. Les sources de ce singulier ruisseau, au nombre de trois ou 
quatre, jaillissaient à peu de distance, au pied d’une muraille de rochers : en s’échappant 
de terre, elles émettaient de nombreuses vapeurs et il n’était pas possible d’y tremper la 
main ; ce ne fut qu’en prenant les plus grandes précautions pour éviter de me brüler les 
pieds, que je réussis à plonger un thermomètre au point que je jugeai le plus chaud : 
instrument imdiqua une température de 86 degrés centigrades. 

Le soir, nous redescendimes, pour camper, sur les bords du fleuve ; malgré la crue des 
eaux, nous trouvämes encore, au sommet d’une berge sablonneuse en pente douce, une 
place suffisante pour étendre nos couvertures, et nous pümes éviter ainsi le sol humide de 
la forêt. Quelques branchages coupés à la hâte nous formèrent un abri, mais les mous- 
tiques mirent bon ordre au sommeil que nous espérions trouver. 

Le lendemain, à midi, nous arrivämes à l'embouchure du Nam Yong, grande et belle 
rivière que nous fraversämes en barque. À une heure, nous étions installés dans la 
misérable pagode du village de Sop Yong ; elle n’était desservie que par les fidèles eux- 
mêmes ; la place du bonze était vacante depuis quelques années. Nous primes possession 
de sa chambre. 

Le village, composé de quatre maisons, est pittoresquement situé sur la rive droite du 
Mékong; le grand fleuve n’a plus ici que 100 à 150 mètres de large, et la rive est formée 
de roches calcaires à pie, qui s’étagent en assises grimaçantes ; leur base est creusée 
et blanchie par l’eau rapide. Sop Yong n’élait à ce moment qu’à 4 mètres au-dessus 
du niveau du fleuve, et les habitants nous dirent que les eaux monteraient encore 
de cette hauteur avant la fin de la crue. Nous payâmes un peu plus de trois cenls 
francs nos porteurs de Siemlap, qui s’en retournèrent enchantés de leur excellente 
spéculation. 

Dans la pagode se trouvaiént deux ou trois voyageurs, appartenant aux muongs 
laotiens, situés à l’ouest de la Salouen ‘. Ils venaient de Tsen Vi et de Tsen Pho, villes 
dont les noms birmans sont Thibo et Theinny. Ces deux muongs, nous dirent-ils, n’avaient 
pas de roi en ce moment : ils éfaient administrés par des Birmans ; les habitants de race 
laotienne, qui portent là le nom particulier de Phongs, sont en lutte avec eux. Les Lawas 
et les Khas Kouys sont très-nombreux dans celte région, où ils forment plusieurs muongs 
à part. Un grand nombre de Phongs ont, à ce qu'il paraît, combattu du côté des Mahomé- 
tans du Yun-nan, quand ceux-ci se sont révoltés contre la Chine. 

Ces voyageurs Phongs vendaient des feuilles de papier d’or, de l’opium, quelques 


1 Voyez les détails donnés sur ces provinces par M. Yule, Op. cit., p. 297-300. Le mot Zen doit être sans 
doute une autre forme du mot Xieng, qui signifie enceinte et par extension «chef-lieu de la province ». 


SOP YUNG. 


LS 


| All Ï | > 
Mu NUL Hi] 


SOP YONG. 383 


pierres précieuses. Îls avaient eu tellement à souffrir des piqüres de sangsues, que 
leurs jambes étaient démesurément enflées et hors d’état de continuer leur service. 
Le docteur Thorel donna quelques médicaments à ces pauvres gens qui s’étonnaient 
beaucoup de notre intention de poursuivre notre voyage malgré la saison des pluies. 
« Vous ne trouverez plus ni routes ni porteurs, » disaient-ils. L'aspect de Sop Yong 
ne nous apprenait que trop que le village ne nous fournirait pas les porteurs néces- 
saires. Il fallut aller en recruter dans les villages environnants. Le 27, Je partis en 
barque dans ce but, avec le chef du village; je profitai de cette occasion pour re- 
connaître le Mékong à quelques milles en amont de Sop Yong. Les grandes pirogues 
creusées dans un seul tronc d'arbre ont ici complétement disparu. Les habitants cons- 
truisent leurs embarcations, qui sont d’ailleurs de dimensions très-faibles, en trois mor- 
ceaux. Le plus épais forme le fond de l’esquif ; les deux autres en forment les flancs ; 
des trous sont pratiqués à se correspondre sur les deux lignes de raccordement, et on 
y passe un rolin, de telle sorte que le fond de la barque parait être cousu aux bordages 
latéraux ; on calfate les coutures avec de l’étoupe et de la résine. 

Nous échouâmes dans notre tentative de recrutement. Les rives du fleuve ne sont 
habitées dans cette région que par des réfugiés Lus, peu nombreux et fort indépendants, 
qui ont abandonné le royaume voisin de.Xieng Hong, à la suite des guerres qui l’ont 
récemment désolé. 

Le 30 juillet, les malades que nous avions laissés à Siemlap nous rejoignirent. 

Il fallait renoncer à subsister tous ensemble à Sop Yong et à trouver dans les environs 
un nombre de porteurs suffisant pour transporter d’un seul coup tous nos bagages à 
Ban Passang, qui était notre prochaine étape dans la direction de Muong You. Le 
commandant de Lagrée, atteint d’un gonflement à l’aine, qui était le résultat des pi- 
qures de sangsues, se résigna de nouveau à scinder en deux la colonne expéditionnaire. 
Je pris la direction de l’une et je partis, le 31 juillet, avec MM. de Carné et Thorel et la 
moitié de nos bagages. Pour parfaire le nombre de porteurs qui m'était nécessaire, 
quelques femmes du village durent se joindre à leurs maris. M. de Lagrée resta à Sop 
Yong avec MM. Joubert et Delaporte. 

Au départ de Sop Yong, la route, facile et bien tracée, se suspend en corniche au- 
dessus du Nam Yong; au moment de notre passage, elle était littéralement pavée de 
sangsues avides et agiles, qui de toutes les feuilles, de tous les brins d'herbe s’élancaient 
sur nous. 

Dès qu’on s'éloigne des bords du fleuve, les vallées des affluents qui s’y déversent 
s’élargissent, les collines deviennent moins abruptes et se transforment en une série de 
plaines onduleuses et herbacées, coupées de marais et de ruisseaux, et très-propres à un 
grand nombre de cultures riches. Malheureusement, le pays est peu ou point habité et 
encore moins cultivé, et le second jour de notre route, après avoir quitté les bords du Nam 
Yong pour remonter vers le nord, nous eùmes à franchir des espaces inondés couverts 
de hautes herbes, à travers lesquels nous cheminions pendant des kilomètres entiers avec 
de l’eau jusqu’à la ceinture. 


384 DE LUANG PRABANG A MUONG YONG. 


Nous arrivàämes , le 1* août, à Ban Passang, agglomération de villages située sur un 
plateau, cultivé en rizières, dont le sol était affreusement détrempé par les pluies et par les 
labours. Nous avions quitté le territoire de Muong You et nous nous trouvions sur le lerri- 
toire de Muong Yong, petite province qui relève de Xieng Tong et dont le chef-lieu se 
trouve à peu de distance dans l’ouest. Une route plus directe nous aurait conduits de Sop 
Yong à Muong You, sans nous faire repasser encore par le territoire de Xieng Tong, et 
J'en avais plaidé la cause auprès du commandant de Lagrée. Mais il eüt fallu faire quatre 
jours de marche en pleine forêt, et le chef de l'expédition avait jugé cet effort au- 
dessus de nos forces. Le détour auquel il s’élait arrêté allait être fatal à la rapidité de 
uolre marche. 

Le 5 août, la partie de l’expédition restée à Sop Yong nous rejoignit. MM. de Lagrée et 
Delaporte repartirent presque aussitôt pour visiter un Tat très-ancien et très-célèbre, situé 
au sud de Muong Yong, sur le versant d’une des montagnes qui limitent de ce côté la 
plaine de Ban Passang. Des porteurs furent demandés au chef du village pour le surlen- 
demain, jour fixé pour le voyage du reste de l’expédition à Muong Yong. 

Quelques heures après le départ du commandant de Lagrée, deux soldats birmans ar- 
rivèrent à la pagode dans laquelle nous étions campés. Ils venaient, de la part du mandarin 
birman qui résidait à Muong Yong, nous inviter à passer par cette localité. Comme je viens 
de le dire, elle était comprise dans notre itinéraire, et je pus répondre que nous nous ren= 
drions au désir de l’officier birman. Je voulus cependant m'assurer de la nature de son 
invitation, et je feignis de réserver le cas où M. de Lagrée changerait d'avis et voudrait se 
rendre directement de Ban Passang à Muong You. D’énergiques gestes de dénégation 
accueillirent cette ouverture. L’invitation était un ordre : il fallait passer par Muong Yong. 
Il devenait probable que le mandarin birman de Xieng Tong, désolé de nous avoir laissés 
échapper une première fois de ses griffes, avait résolu de nous rattraper à tout prix et qu'il 
avait envoyé des instructions dans ce sens à son subordonné de Muong Yong. L’invita- 
tion de passer par Xieng Tong, que le commandant de Lagrée avait reçue et déclinée à 
Siemlap, me sembla dès ce moment un ordre auquel nous ne pourrions plus nous dis- 
penser de déférer. 

Nous partimes le 7 août, pour Muong Yong. La plaine que nous traversämes est 
admirablement arrosée par plusieurs cours d’eau qui se rendent tous dans le Nam Yong. 
Un pont en bois est établi sur la plus importante de ces rivières, le Nam Ouang, et 
celle attention délicate, à laquelle sont peu habitués les voyageurs dans le Laos, nous 
causa une agréable surprise : nous la considérèmes comme l'indice d’une civilisa- 
tion plus avancée, qui n’allait pas tarder à se manifester à nous d’une façon plus complète. 
Une partie de la plaine est cultivée en rizières , l’autre est encore à l’état de marécages. 
Les villages que nous rencontrions avaient un aspect de comfort et d’aisance peu 
ordinaire. Leurs pagodes aux toits recourbés charmaient nos regards en nous altestant 
l'influence de l'architecture chinoise et le voisinage du Céleste Empire. Nous arrivâmes 
vers midi à Muong Yong, après avoir traversé la vallée du Nam Ouang dans sa plus 
grande largeur, qui est de trois lieues environ. 


NOUS SOMMES ARRÉTÉES À MUONG YONG. 280 


Muong Yong est situé sur les dernières pentes des montagnes qui limitent à l’ouest la 
vallée du Nam Ouang. Une enceinte en terres levées, défendue par un fossé où coulent 
les eaux du Nam Khap, affluent du Nam Ouang, entoure celte ancienne capitale d’un 
royaume autrefois puissant. Nous franchimes le fossé sur un pont en bois; au delà, une 
sorte de grande esplanade, couverte de beaux arbres, s'élève en pente douce Jusqu'à une 
pagode autour de laquelle se groupent les premières maisons du village ; à droite de l’es- 
planade est le sala. 

Nous y étions à peine installés qu'un petit mandarin se présenta à moi et m'invila à 
le suivre dans la maison commune où se traitent les affaires publiques. J’essayai de lui 
faire comprendre que je n'étais que le second et non le chef de lexpédition ; que ce 
dernier avait été rendre visite au Tat situé à peu de distance et que je l’attendais d’un 
moment à l’autre. L’interprète était avec lui et il n’était possible de se comprendre el 
d'entrer en pourparlers sérieux qu'avec son concours. Ces raisons ne saüsfirent pas 
l'officier indigène : il revint peu après accompagné de deux soldats birmans, armés de 
sabres, et il m'intima de nouveau, et très-brutalement, l’ordre de le suivre. Je répondis 
par un refus non moins formel. Ses acolytes prirent alors un air menaçant et mirent la 
main sur la poignée de leurs sabres ; je leur tournai le dos et j'ordonnai au sergent 
annamite de les mettre à la porte du Sala. 

M. de Lagrée arriva quelques heures après ; je l’informai de ce qui s'était passé. Il 
approuva ma conduite. Le lendemain, d'assez bonne heure, on vint le prévenir que le 
fonctionnaire birman se rendait à la réunion des manudarins et l’invilait à venir y rejoin= 
dre. M. de Lagrée envoya son interprète Alévy pour s'assurer de la nature de l’entrevue 
à laquelle on le conviait. Celui-ci revint peu après tout ému, disant que nous avions 
affairé à un bien méchant homme : le Birman avait refusé d’entrer en explications avec 
lui et avait menacé de nous refuser passage et de nous renvoyer immédiatement d’où nous 
étions venus. Nous nous rendimes alors au Sala, avec quelques hommes en armes: 
l'accueil du Birman fut plus poli que ces préliminaires ne pouvaient le faire prévoir; il 
demanda au commandant de Lagrée de ses nouvelles et de celles de l’empereur des 
Français ; puis il le questionna sur le but de son voyage, et sur les passe-ports dont il 
était muni. M. de Lagrée exhiba alors la seconde lettre qu’il avait reçue de Xieng Tong. 
« Cette lettre, dit le Birman, vous invite à passer par cette ville. Pourquor n’y allez- 
vous pas ? 

— La route est trop longue et nous avons un trop grand nombre de malades. 

— Attendez alors une dizaine de jours, que je puisse recevoir des instructions de 
Xieng Tong. 

— 1] m'est impossible de consentir à ce délai, répliqua le commandant. Nous sommes 
tous très-fatigués et nous avons besoin d'arriver au fleuve: » 

Après une longue discussion et l’insinuation faite par M. de Lagrée qu'il aurait à 
envoyer quelques présents au Birman de Xieng Tong et à son subordonné de Muong 
Yong, il ne fut plus question que d’un repos de trois ou quatre jours. Nous sortimes, 
croyant tout arrangé. 

I. 49 


3806 DE LUANG PRABANG A MUONG YONG. 


Le lendemain, nous fimes une visite officielle au gouverneur laotien de Muong Yong, 
qui porte le üitre de roi, seul reste de la splendeur passée de cette ville. Quoique dépen- 
dant aujourd’hui du royaume de Xieng Tong dont les habitants, comme je l'ai déjà dit, 
s'appellent Kuns, la population de Muong Yong est composée de Lus, c’est-à-dire de gens 
de la principauté d’Alévy. Le roi de Muong Yong n'a aujourd’hui aucune influence et 
aucune force. Le commandant de Lagrée lui adressa pour le surlendemain une demande 
de trente-huit porteurs. En sortant de celte première audience, nous allâmes, M. de 
Lagrée et moi, chez le Birman, qui était logé avec tout son monde (huit soldats birmans) 
dans de petites cases assez mal construites, auprès du marché du village. Son accueil fat 
très-cordial ; sa femme, jeune Birmane fraiche et jolie, assistait à la conférence et parais- 
sait jouir d’une assez grande influence sur l’esprit de son mari. La conversation fut 
très-animée et le Birman y affecta des dehors de sincérité et d’amitié qui purent un 
instant nous faire illusion. Il nous dit d’un ton confidentiel : « Vous venez du Laos et de 
Siam qui sont en désaccord avec nous, vous n’avez pas de lettre d’Ava ; voilà pour nous 
bien des motifs de suspicion. Maintenant que je suis sûr de votre nationalité française, 
Je ne mettrai plus aucun obstacle à votre passage ; mais si vous aviez été Anglais, vous 
n’auriez certes pas continué votre route. Vous avez à craindre, du reste, bien d’autres 
difficultés : prenez garde aux Chinois ; ils ne vous aiment pas et je serais fort étonné s'ils 
vous laissaient passer. » 

Le 10 au matin, au milieu de nos préparatifs de départ, le Birman fit appeler Alévy et 
lui ditque, toutes réflexions faites, il ne pouvait pas nous laisser partir. Il était indispen- 
sable qu'il écrivit à Muong You et qu’il en oblint une réponse. M. de Lagrée lutta éner- 
giquement contre cette nouvelle exigence et il obtint du roi de partir le 12; mais ce jour- 
là même arriva une lettre de Muong You signée du fonctionnaire birman et des membres 
du sena de cette localité. Elle retirait l’autorisation de passage, donnée, disait-elle, dans 
l'ignorance de ce qui s'était passé entre nous et Xieng Tong. C'était dans cette dernière 
ville qu'il fallait aller chercher la permission de continuer notre voyage! 

Il était presque impossible, dans l’état des routes et de nos ressources pécuniaires, de 
faire entreprendre ce voyage à toute l’expédition. M. de Lagrée se résolut à partir avec le 
docteur Thorel, l'interprète Alévy et deux hommes d’escorte seulement. Il nous quitta 
le 14 août en me promettant de me tenir au courant de ses négociations. 


COUPE D'UNE PAGODE EN RUINE A XIENG HONG. 


LI 


DE MUONG YONG A XIENG HONG. — SÉJOUR A MUONG YONG. — TAT CHOM YONG. — POPULATIONS 
DOES. — NOUS RECEVONS L'AUTORISATION D ALLER A MUONG YOU. — RETOUR DU COMMANDANT 
DE LAGRÉE. — MUONG LONG. — NOUVELLES DIFFICULTÉS. — XIENG HONG. 


Il fallait nous résigner à demeurer prisonniers à Muong Yong, jusqu'au retour de 
M. de Lagrée. Le temps toujours pluvieux, la fièvre qui dévorait la plupart d’entre nous, 
nous condamnaient à l’immobilité. 

A l’intérieur de l'enceinte de Muong Yong, on trouve des restes de pagodes et de dago- 
: bas qui témoignent de l’ancienne importance de cette ville. Les ruines les plus remar- 
quables s'élèvent sur les flancs mêmes de la montagne à laquelle elle est adossée. Ce 
sont des terrasses élagées, au centre desquelles étaient construits des monuments en 
briques; quoique les matériaux employés aient peu de valeur, les dispositions prin- 
cipales et certains détails décoratifs rappellent les monuments d’Angcor. L'empire cam- 
bodgien a d’ailleurs laissé une trace profonde dans les souvenirs de la population, et 


388 DE MUONG YONG A XIENG HONG. 


les bonzes nous demandaient souvent avec une respectueuse curiosité quelques rensei- 
gnements sur le Tevata Nakhon, ou « Royaume des Anges », qui est le nom sous lequel 
ils désignent l’ancien empire khmer. Quant à ce qui les touche de plus près, quant à ces 
ruines voisines qu'ils ne visitent jamais et que la végétation recouvre, on n'obtient 
d'eux, en réponse à toutes les questions qu’on leur adresse, que l'éternel bo hou, « je ne 
sais pas! » 

A quelques lieues au sud de Muong Yong, sur le flanc des collines qui bordent la rive 
droite du Nam Yong, s'élève un Tat, appelé Tat Chom Yong, que l’on aperçoit de tous les 
points de la plaine. Il paraît plus ancien que les ruines de Muong Yong, et il est dans 
un état de conservation plus satisfaisant. C’est encore aujourd’hui un lieu de pèlerinage 
très-fréquenté. On y arrive par une roule en pente pratiquée dans la montagne et dont 
les différents tronçons sont reliés par des escaliers. Au bout d’une demi-heure d’ascension, 
on parvient à un pouchrey (variété du ficus religiosa) d'énorme dimension, qui, suivant 
l'usage bouddhiste, a été probablement planté au moment de la construction du Fat. 
ILa cinq ou six mètres de diamètre. Tout auprès, on distingue les ruines d’un autel et 
d’une petite enceinte. Un peu avant d'arriver au plateau qui supporte le Tat, on ren- 
contre encore un puils sacré qui est en très-grande vénération. 

Le monument lui-même se compose d’une grande galerie rectangulaire, au centre 
de laquelle s'élève une pyramide dorée, surmontée d’un ## en fer. Le pied de la pyra- 
mide est entouré de colonnettes; à leur sommet est un trou ovale dans lequel on dépose 
les offrandes. Ces colonnettes s'appellent doc bo, ce qui signifie « feuille de lotus. » IL y 
a aussi de petits monuments appelés A0, destinés au même usage. Les colonnes de la 
galerie sont carrées et ornées de bonnes sculptures. Quoique portant la trace de plu- 
sieurs restaurations, elles ont presque complétement conservé leurs formes primitives, 
et les habitants les disent contemporaines de la première construction du Tat. Toutes 
les ornementations sont en ciment. Comme dans les monuments ruinés de Muong Yong, 
on peut saisir quelque analogie entre les lignes générales et quelques motifs décoratifs du 
Tat Chom Yong et l'architecture d’Angcor. Au milieu du côté est de la galerie, est un petit 
sanctuaire, à l’intérieur duquel sont plusieurs statues en bronze assez curieuses. Elles se 
distinguent par la grande saillie des veux et du menton qui semble surajouté. L’une d'elles 
porte en bons caractères la date de 100. Il ya aussi des statueties en marbre, parmi les- 
quelles une représentation du Bouddha dans le repos, ou, comme l’appellent les Lao- 
tiens, de Prea Nippan. 

A l’ouest, un peu au-dessous du monument, sur un plateau moins élevé, est une 
pyramide plus petite, également dorée. De ce point la vue est très-belle : on découvre la 
vallée du Nam Yong et celle du Nam Ouang, et le regard n’est arrêté que par la ligne de 
montagnes qui ferme l'horizon du côté du couchant. 

La chronique ou Samaing du Tat Chom Yong commence à peu près ainsi : 

« Quand Pha Kasyapa (le bouddha antérieur à Sammono Codom) vint dans le pays 
de Muong Yong, il n’y avait aucun habitant et la plaine était un grand lac. Il planta sur 
le flane de la montagne un Pou chrey qu'il avait apporté de Lanka (Ceylan), et il 


TAT CHOM YONG, 389 


mangea le riz au point où s'élève aujourd'hui le Tat. Il rencontra Mah 


a Rosey et lui donna 
quatre de ses cheveux. » 


Cette précieuse relique fut celle qui motiva l’érection du monument. La chronique ra- 


TAT CHOM YONG. 


conte ensuite comment les Thaï, qui étaient à cette époque soumis aux sauvages, réussirent 
à s’émanciper. Puis elle poursuit en ces termes: « Plus tard, Sammono Codom naquit, et 
cinquante ans environ après sa mort un o/ohanta, « prêtre », nommé Kiri Malenta, apporta 


390 DE MUONG YONG A XIENG HONG. 

quatre cheveux sacrés. On cite encore les noms de quatre autres olohantas qui vinrent : 
Anouta, Oupaha, Soupitha, Tauna. Ils apportèrent un os de la tête, un os de la jambe et 
d’autres reliques encore. » 

« Sourang Cavali était roi du pays et donna un vase en or el un vase en pierre précieuse. 
On y plaça les reliques et on les déposa dans un trou profond de vingt brasses. Le roi 
vint alors célébrer une grande fête : il avait avec lui sa femme Sida, ses quatre fils Keoma- 
rou, Chomsivirat, Onghat et Somsnoue. » 

« Sept ans après, le grand olohanta mourut; on l’enterra dans la direction de Pouest, 
à une distance de cent vingt brasses, au lieu où s'élève aujourd’hui une petite pyramide. 

« Le roi d'Alevy décida que les habitants seraient consacrés au Chaydey (Chaitya), etil 
y venait trois fois par an célébrer une fête. » 

« Cinq cents ans après le Nippan, le roi de Pathalibot (Patalipoutra ou Patna), Açoka 
Thamarat, vint combattre le royaume de Vitheara. Il remporta la victoire et résolut de 
faire la guerre au royaume Keo (Tong-king). Le roi de ce pays se précipita dans la rivière 
et les grands se soumirent sans combat. Açoka demanda à voir le corps du roi et le res- 
suseita. Puis il lui rendit son royaume, qu'il appela Chounrakni. Rentré à Pathalibot à 
la suite de ses victoires, il envoya des mandarins pour faire élever quatre-vingt-quatre 
mille monuments religieux dans toute l'étendue des pays soumis à sa domination. Il fil 
surélever le Chaydey de Muong Yong et il vint lui-même y célébrer une fête. » 

On voit que, suivant l'usage, le Tat de Muong Yong se rattache aux événements les 
plus anciens et les plus célèbres de l'établissement du bouddhisme; la chronologie 
locale est un peu en défaut, puisqu'elle place aux environs de notre ère le règne du pieux 
Acoka, qui vivait au milieu du troisième siècle avant Jésus-Christ; les Cambodgiïens 
commettent une erreur analogue quand ils attribuent à ce prince la création de l’ère 78 
qui est en usage chez eux (voy. ci-dessus, p. 101). On peut conelure peut-être de ces 
anachronismes que la conversion de l’Indo-Chine orientale au culte de Bouddha est de 
beaucoup postérieure à l’époque d’Açoka. | 

Le 20 août, je reçus une lettre du commandant de Lagrée, écrite à moitié route de 
Xieng Tong. 11 avait dü abandonner le chemin direct et contourner par le sud le massif 
montagneux qui sépare Muong Yong de Xieng Tong. Le pays qu'il avait traversé était ha- 
bité par des sauvages appelés Does; leur science agricole et leur industrie ne sont pas 
moindres que celles des Laotiens. Ils sont costumés à peu près comme les Thai-Lus : tur- 
ban rouge, pantalon et veste de couleur bleue foncée. Eeurs villages sont grands et 
bien construits; les maisons, qui sont très-vastes, se touchent, au lieu d’être dissé- 
minées au hasard comme celles des Laotiens ; leurs toits tombent {rès-bas et forment 
tout à l’entour une sorte de galerie couverte. Les jardins, où l’on remarque des plants de 
thé cultivés avec som, sont en dehors du village. L’eau, peu abondante sur les hauteurs 
qu'ils habitent, oblige les Does à se grouper dans un espace étroit; elle est amenée près 
des maisons par des conduits en bambou. Les routes qui avoisinent les villages sont 
bien entretenues et soigneusement fermées par des barrières en bois, pour empêcher les 
bestiaux de vaguer dans les cultures voisines, parmi lesquelles domine celle du coton. 


POPULATIONS DOES. 391 
Ces barrières se couvrent de plantes grimpantes et forment des cloisons de verdure qui 
arrêtent les terres entrainées par les pluies et protégent le chemin contre les éboule- 
ments. 


MARCHANDS BIRMANS VENDANT AUX LAOTIENNES A LA PORTE D'UNE PAGODE. 


Les Does sont excessivement nombreux entre Muong Yong et Xieng Tong; ils sont 
plus connus sous lenom de Lawas, sous lequel les a déerits le lieutenant Mac Leod. Le mot 
Doe, qui signifie montagne dans le dialecte thai du nord, désigne par extension les habi- 
tants des montagnes, sans préciser la race à laquelle ils appartiennent. 


392 DE MUONG YONG A XIENG HONG. 


Les Does s'appellent eux-mêmes Hoi-Mang ; ils disent qu’il y a des sauvages de même 
origine qu'eux et parlant un dialecte voisin du leur, qui habitent les bords de la Salouen. Ils 
les appellent Hoi-Kun. Au nord-est de Muong Lem, se trouve une agglomération consi- 
dérable de tribus Lawas, à peu près indépendantes, auxquelles Mac Leod attribue des 
habitudes guerrières analogues à celles des Peaux-Rouges d'Amérique. Je crois qu'il faut 
rattacher aux Lawas, les Khas Mi, les Khmous et les Lemet : toutes ces tribus parlent 
à peu près la même langue et leurs costumes offrent les plus grandes analogies. Les Lawas 
représentent aux yeux du colonel Yule le type dégénéré de la race mère des Laotiens et 
des Thai, à l’époque où elle n’avait point été modifiée encore par la civilisation bouddhiste, 
J'adopterai d'autant plus volontiers celte opinion, que les Does ressemblent aujourd'hui 
encore beaucoup aux Thaï. ' 

Quelques villages Khos se mélangent aux villages Does sur le plateau de Xieng 
Tong. Le Muong Khay, d’où n'écrivait le commandant de Lagrée, est un grand village 
laotien habité en grande partie par des Lus venus de Muong Ham, et qui avaient fui le 
pays depuis les dernières guerres entre Muong Phong et les Chip song Panna, ou «les 
douze Muongs », nom sous lequel on désigne quelquefois le royaume de Xieng Hong. 
Muong Ham, l’une de ces douze provinces, avait à cette époque plus de quatre mille ha= 
bitants inscrits; elle n’en a plus guère aujourd’hui que trois cents. 

Le commandant de Lagrée terminait sa lettre en m’annonçant pour le 30 au soir une 
nouvelle missive écrite de Xieng Tong. 

Cette promesse nous fit prendre patience. Malgré les pluies, nous fimes quelques 
excursions aux environs de Muong Yong; à trois ou quatre kilomètres dans le nord se 
trouvent des sources d’eau chaude que nous allâmes visiter; elles sont situées auprès d’un 
erand et beau village où nous fümes tout étonnés de trouver un marché quotidien et un 
orand nombre de colporteurs pégouans et birmans vendant des étoffes et des objets venus 
de Xieng Mai. Il y avait à abondance de toutes choses, alors qu'au chef-lieu du district, à 
Muong Yong, on avait souvent peine à se procurer le nécessaire à des prix exorbitants. 
Tel était le résultat de la présence en ce dernier lieu dé l'agent birman et des prélève= 
ments qu’il opérait sur les vendeurs, 

Le 26 août, le Birman me fit appeler : 1l avait reçu une lettre de Xieng Tong, qui Piñ= 
formait que l'autorisation de passer nous était accordée. Je laisse à penser si nous entre- 
vimes avec satisfaction la fin de notre immobilité forcée et la reprise de notre voyage. 
J'étais étonné cependant de ne point recevoir une lettre du commandant confirmant cette 
bonne nouvelle. Le 30 août, date fixée pour l’arrivée de cette lettre, se passa sans rien 
apporter. Notre attente se prolongea ainsi jusqu’au 6 septembre, prenant chaque jour un 
caractère de plus en plus pénible, M. de Lagrée était-il malade? Dans ce cas, pourquoi le 
docteur Thorel ne nous donnait-il point de ses nouvelles? Nos perplexités, plus que juëti= 
fiées par un retard d’une semaine, allaient d'une hypothèse à l’autre; dans l’ignorance 
absolue où nous étions de ce qui s’était passé à Xieng Tong, et de l'accueil qu'y avait ren- 
contré le chef de l’expédition, toutes les suppositions étaient vraisemblables. Le bruit 
courait dans le pays que vingt-huit hommes envoyés par le roi de Xieng Tong pour vendre 


M. DE LAGRÉE A XIENG TONG. 393 


de l’opium à Muong Phong et dans les contrées voisines, avaient été assassinés. Un seul 
avait échappé et était revenu porter la nouvelle. Nous tremblions à chaque instant de re- 
cueillir des rumeurs aussi fâcheuses sur M. de Lagrée et ses quatre compagnons de 
voyage. 

Le 6 septembre, nous apprîimes par le bruit publie que M. de Lagrée, au lieu de re- 
venir à Muong Yong, devait partir ou était parti déjà de Xieng Tong pour Muong You. Il 
n’y avait dès lors qu’une explication à son silence : ses messagers avaient été infidèles, ou 
bien il leur était arrivé un accident en route. Je me décidai à demander à parür pour Muong 
You avec toute lFexpédition, afin de n'assurer si nous avions réellement recouvré la 
liberté de nos mouvements. Le Birman ne fit aucune objection; des ordres furent don- 
nés pour la réunion des porteurs qui nous étaient nécessaires, et notre départ fut fixé 
au 8 septembre. 

La veille, au milieu de nos préparatifs, arriva enfin une lettre du commandant de La- 
grée. Elle n'était pas datée; mais le porteur, qui n’était autre que le petit officier de 
Muong Yong qui avait escorté le chef de l’expédition jusqu'à Xieng Tong, nous dit qu’elle 
lui avait été remise le 1” septembre. M. de Lagrée me confirmait la bonne nouvelle qui 
m'avait déjà été donnée par le Birman, tout en lentourant de restrictions qui laissaient 
prévoir encore de nouvelles difficultés. Il me donnait en même temps quelques détails sur 
son voyage et ses négociations. Il était arrivé avec M. Thorel à Xieng Tong, le 23 août, 
etil avait été reçu le surlendemain par le roi. L'accueil du prince indigène fit immédiate 
ment deviner au chef de la mission française qu'aucun obstacle ne lui viendrait de ce 
côté. La visite faite par Mac Leod, en 1837, au père du roi de Xieng Tong, visite dont 
celui-ci avait gardé le meilleur souvenir, était peut-être l’une des causes les plus puissantes 
de la bienveillance qu’il témoigna aux voyageurs français. Il parla souvent à M. de Lagrée 
de lofficier anglais, de son costume, de ses instruments, en homme que tous ces détails 
avaient frappé comme la révélation d’une civilisation supérieure. En sortant de chez le roi, 
M. de Lagrée se rendit à l’assemblée des mandarins. Elle se compose de trente-deux fonc- 
tionnaires, représentant les trente-deux muongs ou provinces du royaume ; ils sont nom- 
més par le roi, à l'exception de deux d’entre eux, plus élevés en grade, qui sont désignés 
par la cour d’Ava. La réception que ce conseil fit à M. de Lagrée fut presque aussi ami- 
cale que celle du roi. Le lendemain, ce fut le tour du mandarin birman, qui porte le titre 
de Pou Souc. C'était, disait-on, par une faveur et une bienveillance tout exceptionnelles 
qu'on permettait au commandant de Lagrée de faire, à des intervalles aussi rapprochés, 
toutes les visites officielles obligatoires. D’ordinaire, il est de règle de laisser s’écouler une 
semaine entre chacune d'elles. L'accueil du représentant de la cour d’Ava fut peu bien- 
veillant. On avait demandé au commandant de Lagrée de se déchausser en entrant chez 
le roi; mais, devant son refus, basé sur la différence des usages européens, on n’avait point 
insisté. Les soldats birmans qui gardaient l’entrée de la salle de réception du Pou Soue 
ne se montrèrent pas aussi accommodants et voulurent avec force menaces contraindre 
MM. de Lagrée et Thorel à ôter leurs souliers. Ces soudards, à moitié ivres, allèrent même 


jusqu’à tirer leurs sabres et proférèrent beaucoup d’injures au milieu desquelles le mot 
[ 30 


394 DE MUONG YONG A XIENG HONG. 


Angkrit (Anglais) revenait souvent. M. de Lagrée et son compagnon tournèrent aussitôt 
les talons, en faisant dire au mandarin birman qu'ils renonçaient à le voir, puisqu'il ne 
renonçait pas à ces formalités humiliantes. Celui-ci rappela les officiers français, se fit 
attendre quelque temps dans la salle d'audience, prit les airs les plus cassants qu'il lui 
fut possible et ne se radoucit qu’à la vue des cadeaux qui lui étaient offerts. L'impression 
que retira le commandant de Lagrée de cette première entrevue fut qu’on attermoierait 
avec lui jusqu’à l’arrivée d’une réponse d’Ava. IT employa les trois ou quatre jours, qu’on 
lui demandait pour prendre une décision, à visiter la ville. 

Xieng Tong est assis sur quatre ou einq petites collines et entouré d’une enceinte 
en briques de forme irrégulière, mal entretenue et défendue par un fossé profond. Le 
développement total de cette enceinte est d'environ douze kilomètres ; un quart seulement 
de l’espace qu’elle comprend est occupé par les habitations. Les maisons de Xieng Tong 
présentent tous les genres de construction, en bois, en bambou, ‘en pisé; les unes sont 
sur pilotis, les autres reposent directement sur le sol. Les demeures du roi et des grands 
fonctionnaires sont en bois, couvertes en tuiles, supportées par de fortes colonnes et d’une 
menuiserie soignée. La ville contient une vingtaine de pagodes, aux toits superposés et 
aux arêtes curvilignes, dont l'architecture accuse une influence chinoise déjà très-pro- 
noncée. Elles sont surchargées de dorures et continuellement en réparation. La consom- 
mation énorme de feuilles d’or que nécessite ce genre d’ornementation et la difficulté des 
communications avec la Chine, d’où on tire le précieux métal, depuis la révolte des maho- 
métans, ont augmenté sa valeur dans une proportion considérable. Au moment du pas- 
sage du commandant de Lagrée, on changeait l'or contre vingt et un, vingt-deux, vingt- 
lrois et même vingt-quatre fois son poids en argent, suivant le titre de celui-ci. Le change 
en roupies élait de vingt fois le poids. A l’ouest de la ville, à un kilomètre, se trouve un 
Tat en grande vénération, nommé Tat Chom Sri : il était en réparation. On en attribue, 
suivant l’usage, la fondation à Acoka, qui est connu ici sous le nom de Pha Souko. 

Les relations entre le roi de Xieng Tong et les deux officiers français devinrent chaque 
jour plus familières et plus cordiales : Sa Majesté invitait presque chaque jour ses hôtes 
à passer la soirée avec lui et, mettant toute étiquette de côté, les accablait de questions 
sur les usages français, sur Saïgon, la Cochinchine, l’Europe, sur la langue et la science 
françaises. Dans ces entrevues, le roi et sa femme étalaient un grand luxe de bijoux; à 
chaque nouvelle visite, ils avaient de nouvelles bagues et de nouvelles boueles d'oreilles 
d’or, où brillaient des diamants et des émeraudes d’une valeur considérable. Le roi était 
décoré de l’ordre d’Ava, à quinze chaïnettes et à quatre plaques d’or ornées de rubis, qu'il 
portait en écharpe de gauche à droite. 

Après avoir vu toutes les lettres dont le commandant de Lagrée était porteur et s’être 
convaincu de sa sincérité, le prince laotien n’hésita plus à lui accorder la permission de 
quitter Xieng Tong dès que celui-ci le désirerait, et il fut convenu que les deux offi- 
ciers français parliraient directement pour Muong You, tandis qu’une lettre irait porter à 
Muong Yong, au reste de l'expédition, l'autorisation de se remettre en route pour le 


même point. 


NOUS QUITTONS MUONG YONG. 395 


Mais le Birman n'entendait point lâcher aussi vite les étrangers qu'il avait réussi à 
attirer dans ses griffes, et il entassa objections sur objections. La bonne foi du roi finit 
par s’en irriter profondément. Il envoya trois mandarins pour déclarer au Pou Souc qu'il 
avait désiré voir les étrangers à Xieng Tong; que ceux-ci étaient venus, que tout le monde 
avait pu juger de leur honnêteté, que maintenant ils demandaient à continuer leur route 
et qu'il n'y avait plus qu'à le leur accorder. Le Birman fit semblant de céder et remit 
aux envoyés du roi un permis de circulation destiné à M. de Lagrée. Les manda- 
rins, croyant tout arrangé, s’empressèrent de l’apporter au chef de la mission française. 
Vérification faite, 1l se trouva que le susdit permis était un passe-port pour circuler à lin- 
térieur de la province de Muong Yong et que le nom de Muong You n'y élait même pas 
prononcé ! Il fallut revenir à la charge. Le 3 septembre, munis enfin d’un permis en 
règle, nos compagnons de voyage partirent pour Muong You. 

Comme je l'ai dit plus haut, nous quittämes Muong Yong le 8 septembre. Il y avait 
plus d’un mois que nous y séjournions. La lettre de M. de Lagrée, sans nous annoncer 
la fin de toutes nos traverses, faisait entrevoir au moins que notre voyage avait encore 
quelques chances de réussite, et nous nous mimes en route, plus joyeux et plus con- 
fiants que nous ne l’avions été depuis près de trois mois. 

Nous arrivämes le même jour à Ban Tap, village qui forme la frontière de Muong 
Yong el qui est situé sur la ligne de partage des eaux du Nam Yong et du Nam Leur. On 
jouit de ce point d’une vue fort étendue, et l’on aperçoit encore, sur les flanés de la chaine 
qui ferme la plaine du côté du sud, la flèche lointaine du Tat Chom Yong. 

Une douane est établie à Ban Tap; le Birman de Muong Yong m'avait remis, gravé 
dans le creux d’un bambou, un passe-port en règle pour le fonctionnaire qui y était 
préposé. Nous n’éprouvämes donc aucune difficulté à nous installer dans la pagode 
du village, où se trouvaient un certain nombre de marchands, qui étalaient sur les parvis 
sacrés les cotonnades anglaises dont ils étaient porteurs. 

Le lendemain, nous quittämes Ban Tap à six heures et demie du matin. La route, 
très-accidentée, se suspend aux flancs de collines boisées et suit les bords de ruisseaux 
murmurants à demi cachés sous une épaisse verdure. Rien de frais et de charmant 
comme les agrestes paysages qui se déroulaient devant nous. 

Vers huit heures du matin, nous rejoignimes le Nam Khon dont nous devions suivre 
la rive droite jusqu'à peu de distance de Muong You. Un village Doe s'élevait non loin 
de là et étageait ses étroites rizières sur les pentes des collines. En quelques endroits, 
on commençait déjà la récolte des riz murs. 

À partir de ce point notre horizon s'agrandit, les ondulations du terrain devinrent 
moins brusques, mais aussi moins pittoresques, et nous découvrimes bientôt la grande 
plaine à l'extrémité de laquelle s’élève Muong You. A quatre heures, nous franchimes 
sur un pont le Nam Khon, à 200 mètres de son confluent avec le Nam Leuï. 

Muong You, où nous arrivàmes une heure après, s'étend sur la rive droite du Nam 
Leuï à l'endroit même où cette rivière se dégage des montagnes pour entrer dans la 
plaine. Une partie du village est construite au bord de l’eau, l’autre couronne les dernières 


396 DE MUONG YONG A XIENG HONG. 

hauteurs qui encaissent le cours de la rivière. On nous installa dans un sala, situé à 
l'entrée du village, à quelques mètres du Nam Leuï. Le commandant de Lagrée n’était 
point encore arrivé. Je fis dire au roi que j'étais prêt à lui rendre mes devoirs, mais que je 
serais peu capable, en l'absence de tout interprète, de soutenir avec lui une conver- 
sation suivie. Il me dispensa, jusqu’à l’arrivée du chef de l’expédition, de toute visite 
officielle. | 

Ce ne fut que le 13 au soir que MM. de Lagrée et Thorel nous rejoignirent : il y avait 
près de cinq semaines que nous étions séparés, et je laisse à penser avec quelle joie nous 
nous retrouvames tous en bonne santé. 

Nos compagnons de voyage étaient partis de Xieng Tong le 3 septembre à midi. Ils 
avaient traversé le Nam Leuï à Muong Ouac, très-près du point où il commence à être 
navigable. Pour être admis dans le bac de Muong Ouac, il faut être muni d’une lettre de 
Xieng Tong et payer un peu de riz et de tabac. Après avoir traversé la rivière, on remonte 
sur un vaste plateau ondulé, habité principalement par des sauvages Does. Cette contrée 
forme le Muong Samtao dont le chef réside à Ban Kien, grand village construit sur le point 
culminant du plateau et où, tous les cinq jours, se tient un marché considérable. 

C’est dans le voisinage de Ban Kien que se fabriquent les fusils, les couteaux et les 
sabres que les Does vendent à tous leurs voisins. Le commandant de Lagrée trouva 
employés à cette industrie une centaine d'ouvriers et autant de manœuvres, répartis entre 
cinq ou six ateliers. Ces ateliers sont assujettis à des règlements spéciaux, destinés à 
maiñtenir la bonne harmonie et à prévenir les rivalités. Ainsi tel jour, on fore les canons, 


tel autre, on fabrique les platines. La quantité de travail -à faire est elle-même déter= . 


minée. Ün ouvrier peut faire un fusil en dix jours. Le fer qui est employé à cette 
fabrication est apporté en barres par les Chinois. Les indigènes usent de procédés d’une 
simplicité extrême ; ils n’ont ni étaux, ni enclumes. Ils forgent les canons; pour les 
forer, ils les coincent obliquement dans une mortaise pratiquée au travers d’une colonne 
verticale en bois, de façon à présenter leur extrémité à bonne hauteur pour la main 
de l’ouvrier ; celui-ci se sert d’un simple foret. Malgré les irrégularités inhérentes à un 
forage pratiqué à la main, ces armes sont assez convenablement calibrées. Les Does 
fabriquent eux-mêmes les vis qui leur sont nécessaires, à l’aide de matrices ; ces matrices, 
des limes, des marteaux et des couteaux à deux poignées constituent tout leur outillage. 

Il y a un siècle déjà que cette industrie fonctionne, et dès son origine, elle a produit 
des fusils à pierre, alors que, dans la province chinoise de Yun-nan, on ne fabrique encore 
aujourd’hui que des fusils à mèches. Aussi, depuis la révolte des mahométans, ceux-ci et 
les impériaux sont-ils venus s’approvisionner d'armes à Samtao. Le prix d’un fusil sur 
place est de vingt-cinq ou trente francs. Un pistolet se vend dix à douze francs. 

Les Does n’ont d'autre impôt que l'obligation de fabriquer avec le fer que leur envoie 
le roi de Xieng Tong un nombre de fusils qui dépasse parfois deux cents dans une 
année. Le commandant de Lagrée estimait la production lotale des fabriques d'armes de 
Samtao, à trois mille fusils par an, et la population Doe agglomérée sur le plateau à 


dix mille âmes environ. 


MUONG YOU. or 

A Ban Kien le commandant de Lagrée avait rencontré un singulier voyageur, bon 
vieillard à la physionomie placide, que les habitants désignaient sous le nom de Sé/ah, ce 
qui veut dire « homme qui sait beaucoup ». C’était une sorte de médecin ambulant, 
d’origine phong, qui colportait partout sa science et ses remèdes, sans se fixer jamais 
nulle part, et sans demander d'autre salaire que le logement et la nourriture. Il avait mis 
trois ans à venir d'Ava. Ces sortes de gens ont une grande réputation d’honnèteté et 
inspirent partout le plus grand respect. 

Le 11 septembre, nos voyageurs étaient arrivés au confluent du Nam Leui et du Nam 
Lem ; cette dernière rivière vient du muong de ce nom et est aussi considérable que la 
première. Le lendemain, ils couchèrent à Muong Oua, joli village situé dans une petite 
plaine fort riche et fort habitée. Quelques jours auparavant, avaient eu lieu en ce point des 
fêtes en l'honneur des Phi, ou « revenants », fêtes dont le but est de conjurer les 
maladies. Pendant ces fêtes qui durent plusieurs jours, personne ne peut entrer dans le 
Muong, ou le traverser. Des écriteaux placés sur les routes préviennent les voyageurs et 
leur indiquent l'amende qu'ils encourent, s'ils transgressent la défense. 

Le 14 septembre, nous fimes nos visites officielles aux diverses autorités de Muong 
You. Nous commençäames par le conseil des mandarins, que présidait un frère du roi, 
jeune homme à peau fine et blanche, un peu gras et fort timide, qui né savait que faire de 
sa personne. Ses doigts grassouillets étaient chargés de bagues, et ses oreilles de pendants 
en or. Il était vêtu d’une étoffe quadrillée lui servant de langouti, d’une veste en satin, 
et d’un grand turban bouffant sur la tête. On portait derrière lui un parasol doré à très- 
longue hampe. 

Après le séna, nous rendimes visite à l'officier birman. Soit que nous fussions mal 
prévenus en faveur de cette catégorie de fonctionnaires, soit que la race birmane ne 
puisse soutenir la comparaison avec les Thai du nord, à la peau presque blanche et 
à la physionomie distinguée, nous trouvämes une figure ignoble à ce représentant du 
roi d'Ava. Rempli de son importance et désireux de produire une forte impression 
sur nous, il ouvrit à peine la bouche, lança au ciel des regards inspirés et laissa à sa 
femme le soin de faire tous les frais de la conversation. Le passe-port de Xieng Tong dont 
le commandant de Lagrée arrivait muni, avaitdès le début coupé court à ses objections ; 
n'ayant pas à nous faire sentir sa puissance, 1] se contenta de nous fatiguer de ses airs 
solennels. Nous le quittämes bien vite pour aller chez le roi. 

La résidence de celui-ci s'élève sur un des mamelons qui dominent la ville, et l’on y 
jouit d’une vue fort étendue. Le palais est vaste, construit en bois durs et d’une menuiserie 
très-soignée. Le roi nous reçut dans une grande salle, où le jour ne pénétrait que par 
d’étroites fenêtres, cachées par des tentures de soie. C’est un jeune homme de vingt-six 
ans, à la figure distinguée et infiniment gracieuse. Il était vêtu de satin vert à fleurs rouges, 
et les feux des rubis qu'il portait aux oreilles éclairaient les soveux reflets de son riche 
costume. Il était assis sur des coussins brodés d’or. Tout autour de lui étaient rangés dans 
une altitude respectueuse, les mandarins du palais ; à ses pieds étaient placés le sabre et 
les vases en or; richement ciselés, indices de la dignité royale. 


398 DE MUONG YONG A XIENG HONG. 


Nous nous assimes devant le prince et l’on plaça devant chacun de nous un plateau en 
argent repoussé, contenant ces boîtes diverses dont les Laotiens se servent pour enfermer 
les éléments de la chique. Ce luxe oriental nous eût éblouis davantage si, aux usten- 
siles indigènes, très-riches et de forme très-décorative, n'étaient venus se mêler quelques 
objets européens fort prisés dans le Laos, mais d’un cachet trop vulgaire à nos yeux. Tels 
élaient des chapelets de bouteilles vides, suspendus de la façon la plus apparente aux 
colonnes de la salle. 

Le roi s’étudia à ne nous dire que des paroles aimables. Il exprima au commandant de 
Lagrée tous ses regrets de l’obligation qui lui avait été imposée d'aller à Xieng Tong, 
et il en rejeta la faute sur le Birman de Muong Yong. 

D’après les usages laotiens, les chefs des villages étaient tenus de nous faire, à notre 
passage, des cadeaux en nature. Nous les avions toujours refusés, ou du moins nous avions 
toujours payé les objets qui nous étaient offerts. Le roi nous demanda le motif de ce 
refus : « C’est que nous ne voulons pas, dit le commandant de Lagrée, que les pauvres 
gens aient à souffrir de notre présence. » — « Mais de moi, répliqua gracieusement le rot, 
vous daignerez, sans doute, accepter quelque chose ? » Il nous fit ensuite maintes questions 
sur la France, donna à la conversation un ton vif et enjoué, et sut déployer une grâce 
simple et affable qui fit la conquête de nous tous. 

Le lendemain, le roi fit prier M. de Lagrée de retourner le voir. Leur entretien eut-un 
caractère plus intime ; la vue des Européens réveillait, chez cet intelligent jeune homme, 
des désirs d'émancipation du joug birman, que les procédés administratifs de ces derniers 
ne justifient que trop. À Muong You, le roi avait su reléguer l’agent birman à l’arrière- 
plan, et il affectait, en toute occasion, de ne tenir aucun cas de sa présence. « Là où sont 
les Européens, disait-il au commandant de Lagrée, la guerre et les troubles cessent, le 
commerce et les populations augmentent. » Ce n’est pas là le premier symptôme que nous 
ayons saisi d’une prochaine insurrection de ces peuples. Les Birmans sont trop pré- 
somptueux pour la prévoir, trop maladroits pour la prévenir. 

Le roi de Muong You affirmait que son royaume abondait en gisements métallurgi- 
ques. D’après lui, il y aurait de l’or, de l’argent, du fer et des pierres précieuses dans les 
montagnes qui enserrent le Nam Leuï. A l’appui de son dire, il montra à M. de Lagrée 
un très-bel échantillon de minerai de fer oligiste et quelques grenats; malheureusement 
il était impossible d’en désigner exactement les gisements sans s’exposer à voir les Bir- 
mans en rendre l’exploitation obligatoire pour les indigènes, afin de prélever une dime 
sur le produit. « Mais restez ici quelque temps et je pourrai, en cachette, vous y faire 
conduire, » ajoutait le roi. M. de Lagrée avait trop de raisons de quitter le plus vite possi- 
ble le territoire soumis aux Birmans pour accepter ces propositions. 

Le 16 septembre, le roi vint nous rendre notre visite, et il passa la plus grande partie 
de la journée dans notre sala. Il était accompagné de sa sœur aînée et de quelques-unes 
de ses femmes. Cette entrevue fut des plus cordiales et des plus intéressantes. La race 
thaï est douée, surtout dans le nord, d’une curiosité intellectuelle et d’une délicatesse 
naturelle du goùt qui lui permettraient bien vite, sous d’autres maitres que les Birmans, 


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MUONG LONG. 399 


d'occuper une place honorable parmi les peuples eivilisés. Les progrès rapides qu'ont 
faits les Siamois depuis qu’ils sont en contact avec les Européens, témoignent de cette 
aptitude, et encore de tous les rameaux de la race thaï, le rameau siamois est-il celui 
qui nous parait le moins accessible aux sentiments. élevés. 

Dans l'intervalle de ces visites, avait eu lieu l’échange des cadeaux habituels. Les libé- 
ralités du roi s’étendirent jusqu'à notre escorte, dont chaque personne reçut une pièce 
d’étoffe suffisante pour se faire un vêtement. Aux officiers, le roi donna des boites en 
argent repoussé d’un travail fort délicat. 

Nous quittimes Muong You le 18 septembre. Nos chevaux et nos bagages traversèrent 
la rivière pour prendre la route de Muong Long qui était notre prochaine étape dans la 
direction de Xieng Hong. Muong Long est l’une des douze provinces dont se compose 
celte principauté. Quant à nous, nous nous embarquâmes sur le Nam Leuï, et nous 
en descendimes rapidement le cours sinueux. Nous nous arrêtâmes un instant à Muong 
Leuï, charmant village entouré de plantations d’aréquiers. Cet arbre commence à devenir 
fort rare et son fruit atteint, dans cette région, un prix considérable. Au delà de Muong 
Leuï, la rivière s’encaisse entre des collines boisées; son cours, jusque-là paisible, de- 
vient torrentueux ; elle cesse bientôt d’être navigable jusqu’à sa jonction avec le fleuve. 
Après une heure trois quarts de navigation totale depuis Muong You, nous débarquâmes 
sur la rive gauche de la rivière, auprès d’un caravansérail où devaient venir nous rejoindre 
notre escorte et nos bagages. Ils n’arrivèrent que fort tard dans la soirée : la route, en 
grande partie détruite par les pluies, avait élé fort pénible pour les hommes et les 
chevaux. 

Le lendemain matin, nous nous engageâmes dans le sentier en zig zag qui gravit la 
. chaine de collines au pied de laquelle nous avions campé. Nous suivimes pendant toute 
la matinée une ligne de faite sinueuse. Nous jouissions de là du panorama varié de 
chaînes irrégulières, dont les pentes, assez douces, sont couronnées par des villages Does 
et sillonnées par des routes bien entretenues. 

Nous déjeunâmes sur les bords d’un ruisseau à eau vive qui coulait dans la direction 
du nord : nous avions, encore une fois, changé de bassin. Une descente de plusieurs 
heures nous amena hors de la région montueuse qui forme la ligne de partage des eaux 
etnousentrâmes dans une étroite et longue vallée, couverte de cultures et de villages, qu’ar- 
rose une jolie rivière, le Nam Nga, qui paraît venir de l’ouest. Nous la traversimes à 
gué, en ayant de l’eau jusqu'aux épaules, et nous nous hätames de franchir les rizières 
qui s'étendent sur ses rives, pour rejoindre la route moins boueuse et plus ombragée qui 
serpente au pied des collines du flanc gauche de la vallée. La flèche aiguë d’un Tat nous 
signalait de loin Muong Long, gros bourg de quinze à dix-huit cents âmes, construit sur 
les bords du Nam Kam, petit affluent du Nam Noa. Un pont en pierre à voûte surbaissée 
s’élève à l'entrée du village et ses abords étaient ornés jadis de lions sculptés qui gisent au- 
jourd’hui renversés sur le sol. Le pont se continue par une chaussée, pavée avec des 
briques placées sur champ. Un pareil luxe de viabilité était bien fait pour provoquer notre 
enthousiasme. A coup sür ce pont, cette chaussée n'étaient point l’œuvre des Laotiens; 


400 DE MUONG YONG A XIENG HONG. 


ils en profitaient sans savoir les entretenir. La voûte révélait un art de construire, supé- 
rieur même à celui des Cambodgiens; c'était bien là une œuvre chinoise. Nous nous 
trouvions aux-portes du Céleste Empire, et nos fatigues touchaient à leur fin. Ce sédui- 
sant espoir se changea en certitude quand, au milieu de la foule des curieux qui com- 
mençaient à nous assiéger, nous découvrimes deux Chinoises. Leurs robes longues et 
leurs chaussures pointues à hauts talons tranchaïent trop vivement au milieu des costumes 
laotiens pour ne pas allirer immédiatement nos regards. Elles étaient vieilles, sales et 
décrépites, mais elles avaient de petits pieds; cela suffisait pour affirmer leur nationalité 
et exciter nolre admiration. 

Nos premières relations avec les autorités du pays furent excellentes. Le chef du vil- 
lage ne fit aucune difficulté pour remplacer les porteurs qui nous avaient amenés de Muong 
You. Mais le lendemain, au milieu de nos préparatifs de départ, une lettre arriva de 
Xieng Hong qui renversa toutes nos espérances. Elle portait en substance ceei : « Des 
loula * — c’est le nom que l’on donne aux étrangers dans le nord de l’Indo-Chine — 
viennent, dit-on, de Muong Yong; s'ils arrivent à Muong Long et que ce ne soient pas 
des marchands,’ vous ne leur laisserez pas continuer leur voyage vers Xieng Hong, mais 
vous leur ferez reprendre la route par laquelle ils sont venus. Xieng Hong ne dépend 
pas seulement de la Birmanie, mais aussi de la Chine. » 

Une réponse analogue, d’une forme plus polie peut-être, avait été faite déjà à Mac 
Leod par les autorités chinoises du Yun-nan : nos frontières, avait-on écrit à l'officier 
anglais, sont ouvertes aux commerçants de tous les pays; mais il n’est jamais arrivé que 
des officiers représentant une puissance étrangère aient pris la route du Yun-nan pour se 
rendre en Chine. La ville de Canton a été ouverte aux Européens pour leurs communi- 
cations avec le Céleste Empire : c’est là qu'ils doivent s'adresser. 

Depuis 1837, époque à laquelle cette fin de non-recevoir était adressée à Mac Leod, 
les relations de la Chine avec l'Europe ont singulièrement changé de nature. Les guerres 
de 1840, de 1858 et de 1860 ont rendu le gouvernement chinois moins exclusif et plus 
traitable; nous étions munis d’ailleurs de passe-ports réguliers de la cour de Pékin, 
et les autorités chinoises du Yun-nan avaient dù être prévenues de notre arrivée. Je ne 
partageais donc pas l’opinion de M. de Lagrée qui vit dans cette lettre un refus de pas- 
sage provenant des autorités chinoises de Muong La, nom donné par les Laotiens à la 
ville chinoise frontière de Se-mao, située à quelques journées au N.-N.-E. de Xieng 
Hong. Ce refus indirect qui ne mettait en cause que le séna de Xieng Hong sans engager 
la responsabilité de la cour de Pékin, paraissait à M. de Lagrée une de ces habiletés diplo- 
matiques dont les Chinois ont le secret; j'y voyais au contraire une perfidie du Birman 
de Xieng Tong, qui avait fait prévenir secrètement son collègue de Xieng Hong de nous 
barrer le passage. Comme on le verra plus tard, ni l’une ni l’autre de ces prévisions 
n'étaient exactes. 

M. de Lagrée se résolut à envoyer à Xieng Hong son interprète Alévy porter une lettre 


! On désigne en Indo-Chine par le nom de Xoula ou Æala tous les gens qui viennent de l’Inde et en géné- 
ral les Occidentaux. Voyez sur l’origine de ce mot, Yule, Mission to the court of Ava, p. 5. 


NOUVELLES DIFFICULTÉS. 401 


au roi de cette ville; cette lettre expliquait le but de notre mission et insistait sur 
les autorisations déjà données par les chefs laotiens et birmans de Xieng Tong 
et sur les lettres de passage, solennellement délivrées par Pékin et signées du prince 
Kong, dont la Commission était munie. M. de Lagrée demandait qu'il lui fùt permis 
d'aller à Xieng Hong s'expliquer devant le séna de cette ville. Alévy partit à cheval le 
21 septembre. 

La saison des pluies touchait à sa fin et ne se signalait plus que par quelques orages. 
Les routes se séchaient ; la circulation devenait facile. La petite vallée du Nam Kam, le 
long de laquelle s’échelonnent les maisons de Muong Long, est pleine de sites charmants, 
et ses gorges giboyeuses invitaient les chasseurs à se mettre en campagne. Les collines 
qui encaissent le cours de la rivière sont d’un facile accès ; du haut de leurs croupes 
boisées, qui viennent mourir en pentes douces à l'entrée de la vallée du Nam Noa, on 
découvre de ravissants paysages. Les deux sommets entre lesquels vient déboucher le 
Nam Kam sont couronnés par deux tâts : l’un, celui qui est au sud de la ville, est bien 
entretenu et s'élève sur une vaste plate-forme du haut de laquelle on voit toute la 
vallée. IL s’appelle tât Poulan ; il est de construction récente, n’a qu’une seule flèche et 
une petite enceinte, ornée de quatre niches et de doc bo pour les offrandes. Le tàt 
du nord, appelé tt Nô ”, est construit comme le précédent en ciment et en briques. Il 
paraît plus ancien et il est aujourd'hui abandonné. Ce dernier monument est d’un caractère 
original et de bon goût, et sa valeur serait réelle, s’il était construit en pierres. D’une base 
ronde de 12 mètres de diamètre sur 2 mètres de hauteur, se dégagent une flèche 
centrale de 18 mètres d’élévation et huit flèches plus petites, au pied desquelles sont 
des niches faisant saillie et renfermant des statues. Chaque tourelle est surmontée d’une 
aiguille en fer et de la couronne birmane ; les moulures sont faites avec soin, l’ornemen- 
lation est sobre et ne comporte que des feuilles et des fleurs de lotus. L’enceinte extérieure 
représente des serpents dont les têtes se retournent et font face au monument à l'ouverture 
des portes. 

Jadis Tât Poulan et Tât Nô étaient dorés. En arrière de chacun d’eux est un abri cou 
vert. Le second de ces deux monuments atteste une inspiration entièrement birmane. 

Le marché qui se tient tous les cinq jours à Muong Long est un des plus considéra- 
bles que nous eussions rencontrés ?. On y trouve ces petits restaurants en plein air, si 
nombreux dans les villes chinoises et qui sont indispensables aux foules affairées. Du 
coton qui est apporté par les sauvages Khos, très-nombreux dans les environs, et qui se 
vend de quarante à quatre-vingts francs le picul, un peu de soie grège de qualité assez 
grossière, de la cire, du fer, du plomb, soit pur, soit à l’état de minerai, du minerai 
d’antimoine qui est employé comme remède, du bétel et de l’arec de montagne, des 
melons, des giraumons, des aubergines, des pastèques, des pommes, des prunes, des 
goyaves, des oignons, du piment, du poivre, du tabac, de l’indigo solide, des œufs, du 
poisson frais, de la viande de pore et de buffle, représentent la part de la production 

* Voyez Atlas, 2° partie pl. XXX. 


> Jbid., pl. XXXI. 
1 51 


402 DE MUONG YONG A XIENG HONG. 


locale. Des colonnades anglaises, du sel, qui sert souvent de monnaie dans les transactions 
et qui vient de la rive gauche du Mékong, des écheveaux de soie d'origine chinoise, des 
boules de gambier et de l’arec desséché venus de Xieng Mai; quelques objets de mer- 
cerie et de quincaillerie, tels que glaces, peignes, balances, aiguilles, d’origine anglaise 
ou chinoise, forment la part de l'importation. Presque tout le monde, et surtout les sau- 
vages Khos, parlent ici le dialecte chinois du Yun-nan. 

Le 25 septembre; nous reçumes une nouvelle lettre des mandarins de Xieng Hong, 
accompagnée d'un mot d'Alévy. Il était dit dans la lettre des mandarins que l’année passée 
un ordre était venu du Yun-nan, preserivant de ne pas laisser passer les étrangers sans 
prévenir immédiatement les autorités du Muong Ho. C’est le nom que les Laotiens donnent 
au Yun-nan. Alévy faisait dire en même temps à M. de Lagrée, et c'était à l'important, — 
que le séna consentait à ce que la Commission française poursuivit sa route jusqu'à Xieng 
Hong. 

Nous partimes de Muong Long le 27 au matin. À quelque distance de ce village, 
l’ancienne chaussée chinoise, qui a cessé d’être entretenue, disparait; on en retrouve 
de loin en loin quelques vestiges. La route reste néanmoins assez belle : de petits 
ponts couverts el ornés de bancs, jetés sur les ruisseaux ou les canaux d'irrigation, 
offrent de distance en distance des lieux de repos heureusement ménagés. La vallée, dont 
la route côtoie la chaine de gauche, est peuplée et très-bien cultivée; nous traversiôns 
un village tous les quarts d'heure. Vers midi nous franchimes, sur un pont en bois, une 
large rivière, le Nam Pouï, venant du nord-ouest et qui me parut être Le cours d’eau prin- 
cipal dont le Nam Nga n'était qu’un affluent. La vallée de cette dernière rivière prenait 
fin, el devant nous, dans toutes les directions, des chaines de petites collines fermaient la 
route. Nous nous arrètàämes sur la lisière de cette région montagneuse el nous cou- 
châmes au village de Xieng Bang. 

Le lendemain, 28 septembre, nous nous engageämes dans un dédale de petites vallées 
et de collines aux croupes arrondies et aux pentes boisées, au milieu desquelles la route 
disparaissait; souvent dans des fondrières, mais dont l'aspect pittoresque et les paysages 
variés nous faisaient oublier la viabilité imparfaite. Plus nous avancions dans cette région 
nouvelle, plus la végétation et le caractère des sites revêtaient un aspect singulier. Pour des 
gens habitués depuis longues années à la physionomie particulière de la nature tropicale; 
il y avait à ce changement un plaisir et une nouveauté extrêmes : c'était comme un ressou= 
venir inconscient de la patrie que,nous retrouvions à chaque détour de ces vallées étroites. 
La population, composée presque entièrement de Khos, contribuait encore à accentuer 
ce changement. Nous fimes halte le soir à Ban Koué. 

Une certaine activité commerciale régnait sur la route que nous suivions, Des cara- 
vanes de bœufs porteurs, transportant du plomb, du coton, du tabac, du thé, et venant de 
Xieng Hong, nous croisaient à chaque instant. Nous étions aussi peu habitués à ce mou= 
vement qu'au pays lui-même, et notre voyage en recevait un nouvel attrait. 

Le troisième jour de notre départ de Muong Long, nous débouchämes dans la grande 
plaine de Xieng Hong, par la vallée de l’un des affluents de Nam Ha; c’est au confluent dé 


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LONG A XIENG HONG 


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XIENG HONG. 405 


cette rivière et du Mékong que s'élève la ville. Nous fraversämes d’un pas rapide la plaine 
dont les villages portaient encore les traces des dévastations des dernières guerres ; nous 
franchimes en bac le Nam Ha, à côté d’un pont en bois détruit, et nous allämes nous 
installer dans une pagode située en dehors de l'enceinte en terres levées de la ville. 

Alévy nous attendait avee impatience. Il avait été fort mal recu par les autorités locales. 
Dès son arrivée on avait voulu le forcer à rebrousser chemin. Alévy connaissait trop ses 
compatriotes pour céder à leurs menaces : « Faites de moi ce que vous voudrez, avait-il 
répondu, tuez-moi si cela vous fait plaisir, mais jamais je n'oserai retourner sans une 
réponse favorable, auprès du chef qui m'a envoyé. Je crains plus sa colère que la vôtre, et 
si vous connaissiez mieux les gens à qui vous avez affaire, vous ne vous exposeriez pas de 
gaieté de cœur à les pousser à bout. Je n'ose répondre de ce qu’ils pourront faire à Muong 
Long, si vous persistez dans votre refus de les laisser venir, et il serait plus sage de les 
admettre en votre présence : la vue des plus grands personnages du pays les forcerait 
sans doute à se contenir et vous leur feriez entendre facilement raison. » Ce mélange 
d'intimidation et de flatterie avait produit son effet. On nous avait envoyé l’autorisation 
de venir à Xieng Hong, mais cette autorisation ne préjugeait en rien la décision qu'il 
restait encore à prendre au sujet de la continuation de notre voyage. Alévy n'avait réussi 
à voir ni le roi, ni le chef birman, ni le mandarin chinois qui résidait à Xieng Hong. La 
veille de notre arrivée, il y avait eu une longue discussion au sénat, et le lendemain de grand 
matin, le Chinois était parti avee une lettre pour Muong La. 

En somme , on ne parut pas nous faire trop mauvaise figure, et les difficultés qui nous 
restaient encore à vaincre étaient sans doute plus facilement surmontables que celles que 
nous avait opposées la mauvaise volonté des autorités birmanes de Xieng Tong. 

La ville de Xieng Hong, depuis sa destruction par Maha Say, gouverneur de Muong 
Phong en 1857, s’est reconstruite au nord du confluent du Nam Ha. —(Voy. ci après le 
chapitre XX.) Si la plaine elle-même est très-habitée, la nouvelle ville n’a encore 
atüiré qu'un très-petit nombre de résidents fixes ; e’est plutôt l'emplacement d’un marché 
qu'un centre de population. 

Le marché se tient presque tous les jours — cinq fois par semaine — et contient en 
plus grande abondance toutes les denrées que nous avons énumérées déjà pour Muong 
Long. Le sel devient décidément la monnaie courante. Le Mékong à en cet endroit de 
300 à 400 cents mètres de large et coule paisiblement entre de hautes berges bordées 
de banes de sable. Ses eaux avaient déjà baissé de 5 mètres; il avait dù atteindre 
son niveau maximum pendant notre séjour à Muong Yong. 

Un peu au-dessous de la ville et après avoir reçules eaux du Nam Ha, le fleuve se 
rétréeit brusquement et des collines s’élèvent sur ses deux rives. C’est là, sur la rive droite, 
que se trouvent les ruines de l’ancienne ville, celle-là même dont Mac Leod avait déter- 
miné la position en 1837. En amont, a lieu un rétrécissement analogue, et à en juger par 
l'horizon de montagnes qui limite la vue à l’est et au nord, il semble que le Mékong s’en- 
gage définitivement au milieu des chaînes d’origine tibétaine où il va prendre ses sources. 

Une de nos premières visites fut pour les ruines de l’ancienne ville, qui se trouvent 


406 DE MUONG YONG A XIENG HONG. 


à une heure de marche au sud de la pagode où nous étions eampés. Nous ne retrouvâmes, 
au milieu de la végétation et des herbes qui en avaient déjà envahi l'emplacement, que 
l’ancien palais des rois et une pagode qui méritassent d'attirer l'attention. Celle-ci, con- 
struite presque au sommet de la colline sur les flanes de laquelle s’étagent les ruines, nous 
offrit une architecture et un genre d’ornementation différant de tout ce que nous 
avions observé jusque-là au Laos. (Voyez le dessin en téle du chapitre.) Elle repose 
sur un soubassement que l’on franchit par une dizaine de marches, et elle est entourée 
de trois côtés sur quatre par une galerie dont les murs sont décorés de peintures 
chinoises. Les sujets en sont nouveaux, les couleurs meilleures; l’ensemble accuse un 
art plus avancé : on y voit des villes assiégées dans lesquelles la vue plonge jusqu’à l’in= 
térieur des maisons; les combattants sont, d’un côté, des gens qui portent Le toupet siamois 


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UN PANNEAU DE LA PAGODE DE XIENG HONG. 


et dont le teint est assez blanc; du côté opposé on eroit reconnaitre des Birmans: 
leur teint est noir, et des étoffes coloriées leur ceignent les jambes; ils portent également 
le toupet et jouent toujours le rôle de vaincus. Il y a aussi quelques scènes de vie cham- 
pêtre où l’on trouve quelques animaux bien exécutés et de très-bonnes poses de Chinois. 
L'intérieur de la pagode est complétement lambrissé en bois sculpté; les murs sont coupés 
de nombreuses fenêtres. Les encoignures des charpentes représentent des guirlandes de 
fleurs d’un mouvement très-gracieux et qui donnent à la pagode un grand air de richesse. 
Les colonnes qui soutiennent le toit sont renflées au milieu ; elles se composent d’une 
pièce centrale autour de laquelle ont été rapportés des placages. Tout autour de la pa- 
gode se trouvent les constructions habituelles, logements des bonzes, tombeaux, ete. 

Au-dessous de cette pagode, se trouve le palais du roi. C’est une vaste construction 
en briques dont les murs extérieurs sont encore debout. Les briques sont de deux es- 


b ET. fo EE LS RES ES ee mi tn 


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XIENG HONG. 407 


pèces : les unes rouges et de petite dimension, les autres grandes et d’une couleur grise 
ressemblant à des moellons de pierre. Quelques lions ou quelques chiens en grès sculpté 
gisent çà et là dans les herbes. Ce fut dans ce palais, dont toutes les parties en bois ont été 
détruites par l'incendie, que fut reçu le lieutenant Mac Leod au mois de mars 1837. 

Après quelques pourparlers, le séna s'était décidé à admettre le commandant de Lagrée 
en sa présence. Celle haute assemblée se compose de quatre grands mandarins et de huit 
autres d’un rang inférieur, représentant chacun l’une des douze provinces « chip song 
Panna » qui forment le royaume de Xieng Hong. Les quatre mandarins supérieurs répon- 
dent aux principautés que les Lus considèrent comme les portes de leur royaume. Muong 
La thai est la porte de la Chine ; Muong Khie, celle de la Birmanie ; Muong Long, celle de 
Xieng Tong, et Muong Phong, celle de Xieng Mai. Les huit autres provinces sont : Muong 
La (près de Muong Phong), Muong Hou, Muong Houng, Xieng Toung (près de Muong La 
thaï), Muong Ham, Muong Hing, Muong Bang, Muong lva. Cette liste a d’ailleurs souvent 
varié; Muong You en faisait autrefois partie. Le mot panna par lequel on désigne ces 
provinces signifie millier et se rapporte au nombre des inscrits. On distingue les muongs 
qui sont panna de ceux qui ne le sont pas. Le chiffre des impôts payés à la Birmanie et à 
la Chine est assez difficile à préciser. Les renseignements que nous avons recueillis à ce 
sujet sont peu concordants. Les huit panna les plus importants, Hing, Khie, La, Long 
Houng, Hou, Xieng Toung et Phong, payaient jadis à la Chine 1000 taels par an; 
aujourd’hui ces huit muongs donnent 8 thés en or, 8 thés en argent et des étoffes; 
Muong La thai paye trois ticaux en orettroisticaux en argent‘. Le séna de Xieng Hong est 
présidé par le Momtha, appelé aussi par quelques-uns le Chao X'ieng Ha, tre équivalant 
à celui de premier ministre. 

Le Momtha était un vieillard à cheveux blancs, au corps replet et à la physionomie 
placide. Il avait trop d’expérience pour ne pas comprendre à quels inconvénients il 
s’exposait s’il s’obstinait à refuser le passage à des gens réellement autorisés par le 
prince Kong à pénétrer en Chine. Le commandant de Lagrée avait encore augmenté sa 
perplexité en gardant la plus grande réserve sur le but de son voyage et sur les moyens 
qu'il jugerait à propos d'employer, pour faire prévaloir ses désirs. Il s’était contenté de 
demander aux autorités locales de prendre parti dans le plus bref délai possible entre les 
deux solutions suivantes : ou lui refuser par écrit d’une facon claire et motivée la conti- 
nuation de son voyage, etil se chargeait alors de faire de cette pièce tel usage qui lui 
semblerait bon; ou lui fournir en quarante-huit heures les moyens de faire route pour 
Muong La. Des décisions aussi nettes et aussi tranchées étaient peu du goût du séna de 
Xieng Hong. D'un autre côté, incapable de concevoir qu’un étranger püt se montrer 
aussi ferme et aussi résolu,sans avoir à sa disposition une force réelle ou être assuré de la 
part des pays voisins d’un appui sérieux, il n’osait risquer de mécontenter davantage le 
chef de la Mission française. Celui-ci s'était hautement plaint de l’inconvenance dont on 
s'était rendu coupable envers lui en l’arrétant à Muong Long. Les mandarins se trou- 


! Consultez les renseignements donnés à ce sujet par Mac Leod, p. 81 de son Journal: 


408 DE MUONG YONG A XIENG HONG. 


vaient visiblement déconcertés par cetle attitude, et ils consentirent à notre réception offi- 
cielle, espérant y trouver un moyen de sortir d’embarras. 

Cette réception eut lieu le 3 octobre. À gauche et en arrière du Momtha était assis le 
mandarin birman ; à droite était une place vide, réservée au mandarin chinois, absent en 
ce moment de Xieng Hong ; tout autour étaient rangés les membres du séna. 

Le commandant de Lagrée exhiba d’abord la lettre du roi de Xieng Tong et celle du 
Pou Soue. Son collègue de Xieng Hong, qui porte le titre de Teha Kaï, fit observer que ces 
lettres ne nous autorisaient qu'à nous rendre à Xieng Hong ; un mandarin thai répliqua 
qu'il ne pouvait en être autrement, puisque Xieng Hong dépendait de la Chine et que 
les autorités de Xieng Tong n'avaient pas le droit d'indiquer, sans le consentement du 
roi d’Alévy, une destination plus éloignée. L'opposition du Birman fit d’ailleurs plus 
de bien que de mal à notre cause, et 1l nous parut qu'on le traitait fort lestement. Le 
commandant de Lagrée montra ensuite les passe-ports chinois. Ils ne produisirent 
aueun effet; la signature était inconnue, et l’un des membres les plus influents du séna, 
le Phya luong Mangkala, s’écria que tout cela ne venait pas du Maha séna et qu'on 
ne savait ce que cela voulait dire. Alors le commandant de Lagrée tira lentement de 
son enveloppe la lettre adressée à notre sujet parle prince Kong au vice-roi du Yun-nan. 
Le plus grand silence se fit, un Chinois secrétaire en fit la lecture devant l'assistance 
prosternée par respect et déclara que cela venait bien de Pékin, que les mandarins fran- 
çais étaient des gens honnêtes et d’un rang très-élevé et qu'il convenait de nous recevoir 
amicalement. Les physionomies avaient changé à vue d’æil, et le Momtha n’adressa plus 
au commandant de Lagrée que des questions obligeantes et de gracieux compliments. 

Le chef de l'expédition demanda alors à voir le roi et à partir le plus rapidement pos- 
sible. Il fut convenu que Sa Majesté nous recevrait le 5 et que nous parürions le 6 octobre. : 

Le 5, au moment où la Commission se rendait au palais du roi, les mandarins de- 
mandèrent la liste des cadeaux que nous allions offrir à Sa Majesté. C'était la première fois 
qu'on élevait une pareille prétention. M. de Lagrée répondit qu'il ne connaissait point 
encore le roi, et qu'il ne se déciderait dans le choix des présents qu'après l'avoir vu. Il fal= 
lut se contenter de cette réponse. 

Sa Majesté habite provisoirement une mauvaise maison en bambou de trés-chétive 
apparence. La salle de réception avait été ornée à la hâte de tapis chinois ramassés un peu 
partout; pour donner une haute idée de la puissance du souverain, on avait réuni trois 
ou quatre cents hommes, pris au hasard, armés et costumés de la facon la plus irrégulière 
et portant en gens inexpérimentés, des fusils à pierre, des lances et des sabres, la plu- 
part peu en état de servir. 

Après une assez longue attente, le roi parut : l’assemblée s’inclina, les trompes réson- 
nèrent, quatre petites espingoles firent feu. Nous vimes un jeune homme de dix-neuf à 
vingt ans. Ce pelit souverain, sans force et sans initiative, est entièrement sous la tutelle des 
grands mandarins. Son costume ressemblait fort à celui des paillasses de nos foires : 1l était 
coiffé d’un grand chapeau chinois orné de clochettes et portait une tunique en soie rouge, 
à dessous vert et un pantalon blanc; 1l avait à la main un sabre à fourreau d'ivoire sculpté. 


XIENG HONG. 409 


Il s’assit sur un canapé, les jambes croisées, roide comme un mannequin, et prononca 
quelques monosyllabes que le Phya luong Mangkala traduisit à M. de Lagrée en longues 
questions sur le but de notre voyage, le pays d’où nous venions, ete... On fit ajouter au roi 
que nous pourrions partir quand bon nous semblerait. Le cérémonial qui avait présidé 
à son arrivée l’accompagna à sa sortie. 

Dans la même journée , j’allai reconnaitre le fleuve à quelque distance en amont de 
Xieng Hong. Je pus constater qu'après son court épanouissement dans la plaine de Nam 
Ha, 1l reprend cet aspect bizarre et tourmenté, ce lit encombré de roches, ces eaux ra- 
pides, étroites et profondes qui le caractérisent à partir de Vien Chan. 

L'aspect et les allures de la population de Xieng Hong se ressentaient de l’état troublé 


ÉMIGRÉ DU YUN-NAN A XIENG HONG. 


du pays. De nouvelles guerres paraissaient imminentes. Un grand nombre de gens mi- 
‘ sérables erraient çà et là, sans avoir le courage, devant l'incertitude de l’avenir, de se 
bâtir une demeure‘. Les réfugiés des régions voisines se mélaient en grand nombre aux 
indigènes : parmi eux, nous remarquèmes une autre catégorie de Thaï, les Thaï neua ou 
Thaï du nord, que la guerre des Mahométans ou Phasi avait chassés de leur pays natal, ce 


! Voyez sur la situation politique de la contrée les conclusions du chapitre XX. 
I. 52 


410 LE BOUDDHISME EN INDO-CHINE. 


pays de Kochampri d’où paraissent venir les Phongs ‘. Les Thaï neua ne sont pas tatoués, 
portent les cheveux longs, une veste bleue, un pantalon de même couleur, large et court, 
quelquefois des jambières comme les sauvages et un grand turban de couleur foncée, 
d’une forme aplatie ; par-dessus leur veste, ils ont ordinairement une sorte de plastron 
en velours de couleur, orné de passementeries. Les femmes ont un costume analogue 
dans lequel la jupe remplace le pantalon. Quelques-unes portent une espèce de petit 
bonnet. D’autres sauvages encore, distincts de tous ceux que J'ai déjà énumérés, font à 
Hieng Hong leur apparition. Les plus intéressants sont les Lolos etles Yo Jens. Ils parlent 
une langue assez différente du chinois et il convient de les rattacher aux populations 
autochthones du Yun-nan; pour les Laotiens, ce sont d'anciens Hos qui errent en no- 
mades dans le pays. Les Lolos sont assez doux; les Yo Jens passent pour très-habiles au 
üir du fusil et au métier de voleurs de grands chemins. Ils se réunissent fréquemment par 
bandes de vingt ou trente pour dévaliser les voyageurs. 

Sur la rive gauche du Mékong, se trouvent encore des centres laotiens importants, 
tels que Muong Hou et Muong Iva; nous allions les laisser sur notre droite pour 
remonter presque droit au nord vers la Chine. En quittant Xieng Hong, nous ne disions 
pas cependant un dernier adieu à la race thaï, dont nous devions retrouver de nombreuses 
tribus disséminées dans le Yun-nan, mais le pays dans lequel nous allions entrer allait 
revêtir une nouvelle physionomie religieuse. Dans le Laos, le bouddhisme est le grand 
régulateur de la vie sociale, le culte met partout son empreinte ; la pagode et le prêtre 
semblent deux rouages inséparables de l’organisation politique. Mais, à peine les popula- 
tons d’origine et de civilisation chinoises font-elles leur apparition que l’idée religieuse est 
reléguée au second plan; les cérémonies prennent un caractère laïque le respect des 
ancêtres remplace le culte de Bouddha; le bonze, au lieu de la vénération des fidèles, ne 
recueille plus que l'indifférence, bientôt le mépris. Son auréole de science et de sainteté 
s’efface. Il devient ignorant et mercenaire. Le bouddhisme végèle, se cache et disparait. 
On nous permettra done, avant d'aller plus loin, de dire en quelques mots ce qu’est le culte 
bouddhique au Laos. 


! Le mot Phasi, dont les Birmans ont fait Panthé, est d’après le colonel Phayre, le mème que Parsi ou 
Farsi qui, dans l’Inde, est appliqué aux mahométans. Cette dénomination est très-ancienne ; M. Yule me fait 
remarquer qu'elle se trouve dans la Description du Cambodge, traduite par A. Rémusat. On y parle des Passé 
qui forment une des sectes religieuses de ce royaume. Ils portent des turbans blancs et rouges, ne mangent 
pas avec les autres sectes, et s’abstiennent de liqueurs fortes. Quant au pays de Kochampri, M. Yule à démontré 
déjà qu'il doit être placé dans la région dont Santa, Muong Ting et Yun-tchang occupent les extrémités. 


CONVOI FUNÈBRE D'UN LAOTIEN. 


LE BOUDDHISME EN INDO-CHINE. — USTENSILES DU CULTE. — CÉRÉMONIES. — FÊTES. — 
CALENDRIER. 


Je n’ai nullement l'intention d’entrer ici dans la métaphysique ou l’histoire du boud- 
dhisme. Ce sujet difficile a été traité par des auteurs plus compétents que moi; le temps 
d'ailleurs n’est peut-être pas encore venu où il pourra être complétement élucidé. Je vais 
me contenter d'indiquer comment le bouddhisme est pratiqué en Indo-Chine, en ren- 
voyant pour les dogmes eux-mêmes aux ouvrages spéciaux ‘. 

Au Laos, comme au Cambodge, le rite suivi est le rite singalais et la langue sacrée est le 
pal. En outre du texte pali, les livres saints contiennent des explications en langue 
vulgaire. Les caractères en sont gravés au poinçon sur des feuilles de palmier, découpées 
en étroites lanières appelées bay et réunies en cahiers (pouc) souvent dorés sur tranches. 
Aux doctrines bouddhiques, le Laotien, comme le Cambodgien, mélange d'anciennes 
croyances aux démons et aux esprits de toutes sortes, parmi lesquels les génies des lieux, 
ou les Neac fa et les mânes des ancêtres tiennent une large place. 

Les prêtres ou bonzes forment en Indo-Chine la classe la plus instruite. Ils sont 
excessivement nombreux. Dans le Laos siamois, le plus petit village possède toujours au 
moins deux pagodes. À Bassae, il y en a seize. Plus au nord, chez les Kuns et les Lus, le 


L Voy. surtout Hardy’s £astern monachism et À manual of Budhism. 


412 LE BOUDDHISME EN INDO-CHINE. 


nombre des religieux diminue sensiblement, à cause sans doute de l’état troublé du pays. 
Chaque matin, vers huit heures, on voit passer dans le sentier du village les ministres 
de Bouddha, vêtus de robes jaunes et la tête complétement rasée, tenant sous le bras 


PROFIL DU BOUDDHA EN BRONZE DE LA PAGODE ROYALE DE BASSAC. 


gauche le panier aux offrandes. Ils ne s'arrêtent ni ne demandent; mais les habitants, 
surtout les femmes, les guettent au passage et déposent respectueusement dans leur pa- 


TÈTES DE BOUDDHA EN GRÈS SCULPTÉ, TROUVÉES DANS UN SANCTUAIRE DE BASSAC. 


nier le riz, destiné à leur nourriture. Ils ne peuvent manger qu'après le coucher, du 
soleil. 

Les bonzes sont chargés de l’éducation des enfants, dont un certain nombre vivent 
avec eux. Ces novices sont appelés néns. Ils sont vêtus de la robe jaune et formés 


USTENSILES DU CULTE. 413 


de bonne heure aux cérémonies du eulte. Les vœux des bonzes sont loin d’ailleurs d’être 
perpétuels, et la robe jaune peut se quitter aussi facilement qu’elle se prend. Il est 
même d’un bon effet de se faire ordonner prêtre et de se consacrer pendant quelque 
temps au service d’une pagode. Les princes eux-mêmes se conforment à cet usage, le 
plus souvent par politique, quelquefois par piété sincère. 


STATUE DE BOUDDHA EN BOIS, A TAT CHOM YONG. 


L'ensemble des constructions qui composent une pagode s'appelle au Laos vas comme 
chez les Cambodgiens. 1 HUE 

Dans le sud de l’Indo-Chine, le terrain d’une pagode est toujours une aire nivelée 
avec soin, de forme généralement rectangulaire. Au centre s’élève le temple appelé 
Vihan (vihara) dont les murailles sont ordinairement en briques jusqu’à hauteur d’appui. 


414 LE BOUDDHISME EN INDO-CHINE. 


Le toit est supporté par quatre rangées de colonnes qui forment trois nefs. Les 
colonnes extérieures sont beaucoup plus petites que les autres. Chez les Lus, leur nombre 
est fixé à sept; elles laissent par conséquent entre elles six intervalles appelés loveng. 
C’est dans le second de ces intervalles que se trouve l’autel sur lequel repose la statue. 
Dans le Laos siamois, l'autel est souvent adossé au fond même de la pagode *. 

La statue est toujours de dimensions très-considérables. Elle est ordinairement en 
bois, quelquefois en briques recouvertes d’une épaisse couche de chaux, quelquefois en 
bronze. Elle est presque toujours dorée. En général, elle fait face à l’est. Les dessins ei- 


CHAIRE D'UNE PAGODE. 


dessus représentent les différents types de Bouddha qui prévalent dans le Laos. Sur l’au- 
tel se trouvent de nombreux ex-voto, statuettes, figurines, etc. 

Dans le nord du Laos, au pied de l’autel et des grandes colonnes, on pratique, dans le 
ciment qui forme le pavé de la pagode, des trous pour verser de l’eau ; à gauche de l'autel 
est placée une chaire (#0 theat ; chez les Lus, Zentammat). C’est là que le chef des bonzes 
vient lire les livres saints à l’assemblée des fidèles. Quelquefois la chaire est dans un 
édifice à part que l’on appelle Æo chec. A côté d’elle, se trouve un bane ou une plate-forme, 
élevée de 30 à 50 centimètres au-dessus du sol; c’est la place des bonzes. On la nomme 


1 Voy. les dessins, p. 197 et 205, représentant l’intérieur et l'extérieur d’une pagode à Bassac. 


USTENSILES DU CULTE. 415 


Tensang. A côté du temple, sont les habitations des bonzes. Il y a, en outre, presque 
toujours, dans l’intérieur de l’enceinte, une sorte de clocher en bois, supporté par quatre 


GONGS ET TAM-TAM À L'INTÉRIEUR D'UNE PAGODE. 


piquets, qui contient soit une cloche, soit un tambour, soit un instrument en bois creux, 
destinés à annoncer les cérémonies. 


COFFRE SERVANT À RENFERMER LES LIVRES SACGRÉS, 


Enfin, à l’un des angles de l'enceinte, est un soubassement rectangulaire sur lequel 
s'élève une autre statue de Bouddha; un toit supporté par quatre colonnes la recouvre, el 


j 


416 LE BOUDDHISME EN INDO-CHINE. 


à l’entour sont placées les huit sea ou pierres consacrées debout, qui, dans les pagodes 
importantes, portent des inscriptions. Ce sanctuaire isolé s’appelle le Bo. 
Il faut signaler, parmi les principaux ustensiles du culte, la tablette qui sert à déposer 


GUÉRITE OU SE RETIRENT LES BONZES POUR lAIRE DES RETRAITES RELIGIEUSES. 


les offrandes et que l'on nomme Aong khau, la guérite (Zoup kam), dans laquelle se 
retirent les bonzes, à certaines époques, pour faire des retraites religieuses ; les gongs 
tam-tams, parasols, dais, ete., placés à l’intérieur des temples, les coffres servant à renfer- 


TABLETTE SERVANT À DÉPOSER LES OlMMRANDES. 


mer les livres sacrés. Quelquefois, ces objets prennent des dimensions très-considérables ; 
les tablettes à offrandes se transforment en petits monuments appelés Ho ; les coffres, en 
bâtiments spéciaux construits à l'écart, et placés souvent au milieu d’une pièce d’eau, de 


à CT 


CÉRÉMONIES. 417 


façon à préserver les manuscrits de l'atteinte des fourmis blanches. Plus souvent encore, 
ces meubles se réduisent aux proportions les plus simples et les moins décoratives. 


Les pelits oratoires isolés, que l’on rencontre souvent aux environs des pagodes, 
s'appellent Xtoup. 


J'ai déjà eu l’occas ion de parler des Tat ou pyramides qui sont, au Laos, les monuments 


Te 
nt 


BIBLIOTHÈQUE D’UNE PAGODE AU LAOS, 


religieux les plus importants et les plus célèbres. On les désigne aussi sous le nom de 
Chay dey (Chaitya ‘), et ils sont toujours supposés contenir une relique. 


1 Le mot Chaitya semble réservé dans l’Inde aux pyramides élevées sur les lieux consacrés par quelque fait 
religieux, tandis que le mot Dagoba implique l’existence d’une relique de Bouddha à l’intérieur du monu= 
I. 53 


418 LE BOUDDHISME EN INDO-CHINE: 


Les cérémonies quotidiennes du culte sont des plus simples et parfois des plus tou- 
chantes. Les fidèles viennent isolément au temple déposer sur l’autel un peu de riz, des 
fleurs, faire brüler des bougies ou quelques fils de coton imbibés d'huile, pour appeler la 
bénédiction de Bouddha sur leur famille ou sur leurs champs ; quelquefois on apporte une 
offrande de viande ou de fruits pour un parent ou un ami en voyage. Le bonze appelé 
récite une prière à l'intention qu'on lui indique, soit en langue vulgaire, soit en pali; cette 
dernière prière passe pour bien meilleure, mais ne se récite qu’autant que le cadeau est 
considérable. On verse un peu d’eau pendant l’oraison dans les trous pratiqués à cet 
effet. Cette sorte de libation est faite en l'honneur d’un génie femelle, nommé Wang 
Patoram, qui est préposé à la garde des eaux. Les néns enlèvent avant midi toutes les 
boulettes de riz déposées sur les plateaux à offrandes, et changent matin et soir l’eau de la 
gargoulette placée devant la statue. 

Les bonzes se réunissent régulièrement pour prier : trois fois par jour ils récitent 
deux à deux devant l’autel une sorte de formule qui rappelle la confession : le plus jeune 
énumère ses fautes ; le plus âgé lui répond : « Je n’ai rien à te reprocher, mon frère, car 
moi aussi j'ai péché.» Aux premiers temps du bouddhisme, disent les vieillards, cette 
prière était d’or, aujourd’hui elle est de plomb. 

Les autres prières qui se disent dans le courant du jour sont le plus souvent des extraits 
de légendes des vies antérieures de Bouddha. Chaque pagode a son histoire préférée. 
Une prière très-fréquente et très-longue est celle qui consiste à demander que la paix sub- 
siste entre tous les animaux qui vivent sur la terre. Quelquefois on récite de longues lita- 
nies où l’on invoque tous les personnages sacrés, Pha En, Phya Nak, et surtout Pha 
Chom, à qui on demande la pitié (Som ou Meancoum). Les quatre Chatoulo, les trente 
deux Yomarat, qui habitent le Voroc (Naraka, probablement un des enfers bouddhistes), 
les personnages qui président aux points cardinaux et aux jours de la semaine sont sou- 
vent nommés pendant les prières. 

Les bonzes disent aussi un chapelet partagé en dizaines, que chaque bonze porte à la 
ceinture. Il se compose de petites prières, répétées chacune dix fois. En voici un exemple : 
« Aujourd'hui j'ai mangé du riz; ce riz n’est pas le mien. Que ceux qui m'en ont fait 
l’aumône voient leurs vœux accomplis et soient heureux. » — Autre : « J'ai des habits; 
ils ne m’appartiennent pas, etc. » 

Dans leurs habitations, les bonzes s’exercent à la lecture et à la copie des livres sacrés 
Ces lectures, faites à haute voix et psalmodiées sur une espèce de rhythme monolone, se 
prolongent le soir assez tard, et, alors que tout autre bruit a cessé, se font entendre d’une 
extrémité du village à l’autre. 

Chez les Lus, quand on commence à prier, on fait en saluant l’autel une foule de gestes 
de la main comme pour écarter des génies malfaisants. 

Les fêtes ont toujours lieu à la nouvelle et à la pleine lune. Les mois sont partagés en 
deux parties : la première est appelée Xhang khun, « période de la lune croissante » ; la 


ment. Cette distinction n'existe plus en Indo-Chine, où le mot Chay dey a été détourné de son premier sens et 
désigne presque toujours un monument contenant une relique. 


FÊTES. — CALENDRIER. 419 


seconde, £hang lem, « période de la lune décroissante »; le jour de la pleine lune s’appelle 
duon ping. Le premier mois de l’année s’appelle duon chieng; les autres se numérotent 
de 2 à 12. On dit : duon song, « deuxième mois »; duon sam, «troisième mois », ete. 
Dans le nord du Laos, le commencement de l’année.n’est pas réglé, comme dans le sud, 
par le calendrier chinois. Le 16 juillet correspondait en 1867 au premier jour décroissant 
du neuvième mois, et par suite le premier mois de l’année des Kuns et des Lus coïncidait 
avec le mois de novembre et devançait de trois mois le premier mois chinois. 

Les fêtes à époque fixe sont celles de l’année nouvelle (boun pi mai), celle des fleurs 


TOMBEAU LAOTIEN. 


(bour nam doc mai) qui se célèbre Le 16, ou le 1* décroissant, du quatrième ou du septième 
mois (mai), selon que l’on compte d’après le calendrier du nord ou celui du sud *, celles 
de l'entrée (boun khau pha Vasa) et de la sortie (boun pha Vet ?) des trois mois pluvieux, 
qui se célèbre le 16 du cinquième et du huitième mois (juin), et le 16 du huitième ou 
du onzième (septembre). Pendant cette saison qui s’appelle Pha Vasa, les bonzes ne peu- 
vent pas découcher, et il y a fête dans les pagodes à chaque quartier de la lune. IL y a 
également, au commencement du neuvième ou du douzième mois (octobre), une fête 


1 Nous avons assisté à cette fête à Luang Prabang. Voy. ci-dessus, p. 328. 
? Pha Vet désigne au Laos l’avant-dernière incarnation de Bouddha. 


420 LE BOUDDHISME EN INDO-CHINE. 


pour l’offrande des habits nouveaux aux bonzes. Nous avons été témoins de cette cérémonie 
à Bassac et à Xieng Hong ; dans le sud, elle s'appelle our kon then ; dans le nord, boun 
lchau salac. Dans le sud, la fin de l’inondation est marquée par la fête des bateaux ou hewa 
song dont j'ai déjà parlé (voy. ci-dessus p. 202). L’érection d’une statue nouvelle, la prise 
d’habit d’un bonze, la copie des soutras, la consécration d’une nouvelle pagode, et enfin 
les funérailles donnent lieu à de nouvelles cérémonies. 

La crémation des grands personnages (boun sop) est une des grandes solennités des 
populations indo-chinoises, et quand il s’agit d’un souverain, elle prend des proportions 
extraordinaires. Tous les fonctionnaires du royaume sont convoqués plusieurs mois à 
l'avance, et les édifices, construits pour recevoir le cercueil jusqu’au jour, souvent très-éloi- 
gné, où on le livrera aux flammes, sont d’une grande magnificence. Je ne reviendrai pas 
ici sur des détails souvent donnés. A la cérémonie des funérailles, que les bonzes prési- 
dent toujours en grand appareil, succèdent des fêtes, qui se prolongent pendant plusieurs 
jours et dégénèrent souvent en orgies. 

Les cendres des morts sont recueillies, placées dans une urne et ensevelies soit dans 
l'enceinte des pagodes, s’il s’agit d’un bonze ou d’un grand personnage, soit à l'écart, 
dans la campagne. Ces sépultures sont indiquées par de véritables monuments, s’il s’agit 
d’un saint ou d’un prince, et plus ordinairement par de petites pyramides, des colonnes.en 
bois sculpté et doré, ou de simples poteaux. 

Si le bouddhisme cambodgien est intolérant, les mœurs religieuses sont au Laos d’une 
grande indulgence ?. L’hospitalité que nous avons reçue pendant tout notre voyage dans 
les pagodes laotiennes, ne nous a jamais imposé d’autre obligation que d’aller tuer en 
dehors du territoire consacré, les animaux destinés à notre nourriture, et nous avons trouvé 
chez les ministres du culte un accueil partout bienveillant, presque toujours désintéressé. 


1 Voyez Atlas, 2% partie, les planches XII et XXIII. 
2 La comparaison qu'a faite Wusthof au xvrr siècle de la religion des deux pays est encore vraie aujour- 
d'hui. Voy. Bulletin de la Société de Géographie, sept.-octobre 1874, p. 277. 


PONT SUR LA RIVIÈRE DE LIN-NGAN. 


XIX 


DE XIENG HONG A YUN-NAN. — XIENG NEUA. — MUONG PANG. -— LES THAI YA. — ARRIVÉE EN 
CHINE : SE-MAO, COMMERCE DE CETTE VILLE. — SALINES. — POU-EUL. — TA-LAN. — GISE- 
MENTS AURIFÈRES. — YUEN-KIANG. — LE FLEUVE DU TONG-KING ; SON IMPORTANCE COMME 
ROUTE COMMERCIALE. — LIN-NGAN. — CHEPIN. — TONG-HAY. — ARRIVÉE A YUN-NAN. 


Nous partimes de Xieng Hong, le 7 octobre. 

Un peu en amont de la ville, des radeaux et des barques fonctionnent incessamment 
pour faire passer d’une rive à l’autre, les voyageurs, les bêtes de somme, les marchandises. 
Nos bagages, nos trois chevaux, nos porteurs et le personnel de la Commission furent trans- 
portés sur l’autre rive, moyennant une redevance de huit francs, payée à l’entreprise 
du bac. Ce bac est formé de deux grandes barques accolées l’une à l’autre ; elles supportent 
une plate-forme sur laquelle prennent place les voyageurs. 

Nous passämes la nuit dans la pagode du village, qui s'élève sur la rive gauche du 
fleuve vis=à-vis de Xieng Hong. 

Le lendemain, nous gravimes de bonne heure les hauteurs qui dominent le fleuve. La 
route se suspend bientôt en corniche le long des flancs d’une petite chaine dont la direc= 
tion générale est le nord-nord-ouest. Vers onze heures, nous franchimes l’arête de cette 
chaîne pour en suivre le flanc opposé et nous aperçumes dans une échappée, le Mékong 
et la grande plaine que le Nam Ha entoure de ses replis sinueux. Le brouillard plu- 
Vieux, qui avait plané jusque-là sur la montagne, venait de se dissiper et un chaud soleil 
inondait de lumière ce lointain paysage. Du côté de l’est et du nord, on n’apercevait que 
lés interminables ondulations des montagnes, semblables aux vagues de houle d’une mer 


422 DE XIENG HONG À YUN-NAN. 


pétrifiée. Nous rencontrions sur notre route quelques sauvages à physionomie nouvelle, 
au type chinois, à la figure allongée. Dans l'après-midi, nous descendimes le versant est 
de la chaine que nous suivions, pour gagner la petite vallée de Muong Yang, village où 
nous devions nous arrêter le soir. 

Les quelques villages qui s’élèvent sur les bords du Nam Vang sont tous peuplés par 
des Thaï, chassés par l'insurrection mahométane. Ils viennent de la vallée du Nam Thé, 
qu'ils appellent le Kiang Cha. Là, se trouvent le Muong Choung et le Muong Ya. Le Nam 
Thé est le nom laotien du fleuve du Tong-king, et Muong Choung est l’ancienne déno- 
mination de la ville chinoise de Yuen-kiang. Les Thaï Ya sont appelés Pa-y par les Chinois. 
Ce furent des Thaï Ya que l’on nous donna à Muong Yang comme porteurs de bagages : 


CAMPEMENT DANS LA MONTAGNE ENTRE MUONG YANG ET BAN KON HAN. 


la plupart paraissaient exténués de fatigue ; tous avaient l'air misérable. Le lendemain, 
9 octobre, nous quittâmes la vallée du Nam Yang pour rentrer dans la montagne. Celle-ci, 
très-boisée et presque déserte, nous offrit les sites les plus pittoresques au prix de fatigues 
souvent excessives ; des montées et des descentes perpétuelles nous disposèrent admirable- 
ment au repos du soir. Nous couchâmes au milieu de grandes herbes, un peu au-dessous 
d’une crête de montagne à laquelle le baromètre assignait une élé vation de plus de 
1,300 mètres. 

Pendant toute la journée du 10, nous suivimes une ligne de faîte étroite, boisée 
et sinueuse, du haut de laquelle nous jouissions d’une vue très-étendue; quelques 
sources surgissaient des flancs de la montagne, à quelques mètres au-dessous de nous, 
et, de cascade en cascade, allaient grossir les eaux de quelque torrent invisible. Nous arrivä- 
mes le soir à un village de sauvages, Ban Kon han, dont la population mâle était employée 
presque tout entière aux travaux des champs. Pour trouver le nombre de porteurs qui nous 


MUONG PANG. 423 


était nécessaire, il fallut recruter les femmes et les enfants; notre marche n’en fut pas 
ralentie; jamais, au contraire, nous n'avions été menés aussi rondement. La cadence accé- 
lérée du pas était battue sur un tam-tam dont le porteur nous précédait. Nous rejoignimes 
bientôt une rivière assez considérable, le Nam Yot, affluent du Mékong dont nous nous 
trouvions environ à une journée de marche. Depuis Muong Yang, nous remontions pres- 
que directement au nord, parallèlement à la vallée du fleuve. 

Le Nam Yot serpente au fond d’une vallée très-cultivée ; il est grossi à chaque instant 
par de petites rivières, dont les confluents sont pittoresquement encadrés par les hau- 
teurs. La journée de marche du 11 octobre fut une charmante promenade au travers de jar- 
dins et de nombreux villages. Au bout de six heures de marche, nous arrivämes à Xieng 
Neua, le dernier centre laotien de quelque-1importance que nous devions visiter. 

Xieng Neua dépend de Muong La thai, provincelaotienne dont le chef-lieu se trouve dans 
l’est. Depuis la guerre, le roi de Muong La thaï habite à une demi-journée dans le nord-ouest 
de Xieng Neua. C’est par l'intermédiaire de ce roitelet, qui porte le titre de Sa mom, que 
Se-mao et Xieng Hong communiquent ensemble. Se-mao écrit en chinois, leSa mom traduit 
en langue thaï, et réciproquement. Nous nous reposämes un jour entier à Xieng Neua. 

Muong Pang, où nous arrivämes le lendemain, après une marche de trois heures, nous 
offrait une physionomie trop nouvelle pour que je n’aie pas à y insister quelques instants. 

Ce petit village, situé au fond d’une gorge, élevée de 1,100 à 1,200 mètres au- 
dessus du niveau de la mer, est habité par des Chinois et des Thai Ya, chassés par la- 
guerre de la partie sud du Yun-nan. Ils ont apporté dans le Laos les mœurs et les pro- 
cédés agricoles du Céleste-Empire : les hautes maisons laotiennes sont remplacées par de 
petites huttes basses et grossièrement construites avec de la boue pétrie, appliquée sur un 
clayonnage en bois. Mais, si l’aspect des demeures de ces pauvres réfugiés est misérable, 
leur industrie supérieure se révèle dans tous les détails. C’est avec un vif plaisir que nous 
retrouvames des tables, des banes, des étagères, des seaux et ces mille ustensiles de la vie 
domestique que, chaque jour, 1l fallait nous ingénier à remplacer. Les jardinets soignés 
qui entouraient les demeures de nos hôtes, les charrues, les tarares que nous voyions 
autour de nous, nous annonçaient, d’une façon plus certaine encore que les quelques 
travaux de ponts ou de route que nous avions rencontrés jusque-là, le voisinage du célè- 
bre pays où l’agriculture est le premier des arts. La récolte du riz venait d’être faite et 
l’on donnait déjà un premier labour aux champs récoltés. C'était la première fois que nous 
voyions pratiquer sur les montagnes un labourage sérieux. 

Les Thai Ya que nous trouvions à Muong Pang sont habillés à peu près comme les 
Thai neua que nous avions rencontrés à Xieng Hong. Les costumes des femmes sont très- 
caractéristiques : elles portent une jupe et un corselet voyant sur lesquels elles mettent 
une petite veste et un tablier; de grandes boucles d'oreilles rondes en fils d'argent et des 
boutons de même métal dans les cheveux, donnent un aspect riche et original à cette toi- 
lette qui n’est pas sans analogie avec certains costumes de la Suisse ou de la Bretagne ‘. 


1 Voy. les costumes Pa-y, donnés Atlas, 2° partie, pl. XXXV. 


424 DE XIENG HONG A YUN-NAN. 


Nous reçûmes l’accueil le plus avenant et le plus cordial chez les habitants de Muong 
Pang, où nous passämes une journée presque entière. Nous en repartimes le 14 avec 
vingt-quatre porteurs. Après une marche aussi courte que celle de la veille nous arri- 
vämes, à onze heures du matin, à Ban Nang Sang Ko; nous avions aperçu de nouveau la 
vallée du Nam Yot et le village de Xieng Neua, du haut d’un des cols de la route. Sur les 
versants des collines à croupes arrondies qui ondulaient l’horizon, on apercevait des 
traces d'anciennes cultures, qui témoignaient que le pays avait été occupé autrefois par 
une population très-dense. Le paysage revêtait des teintes variées qui attestaient la di- 
versité des cultures. ; 

A Nang Sang Ko, nous nous trouvions sur le flanc d’une étroite vallée qu’arrose 
une petite rivière; elle se dirige d’abord au nord, puis contourne, vers l’ouest, un 
massif calcaire d’une élévation considérable, dont les cimes dentelées nous sépa- 
raient du Cambodge. Chacun des mamelons qui s’étagent au-dessus de la rivière est 
couronné d’un village, et la couleur sombre des maisons, construites en terrasse, leur 
donne de loin un air de château fort. La transformation de la végétation et de l’agri- 
culture devenait à chaque instant plus sensible; le maïs avait, depuis quelque temps déjà, 
remplacé le riz dans les parties les plus élevées de la montagne; le chanvre ou l’ortie de 
Chine fit son apparition à l’état spontané, et M. Thorel nous signala la culture d’une 
acanthacée qui fournit une teinture bleue analogue à l’indigo. Les légumes étaient cul- 
tivés sur une plus grande échelle : nous trouvames des champs de petits pois; les arbres 
à fruits, pruniers, pêchers, poiriers, étaient réunis en vergers. La forêt avait disparu 
presque partout ; çà et là, quelques chênes et sur les crêtes quelques bouquets de pins 
accidentaient seuls le tableau. Ces paysages, si différents de ceux auxquels nous étions 
accoutumés, nous faisaient l’âme heureuse. L'activité qui régnait dans les villages, 
l'accueil cordial de la population, et jusqu’à la cherté toujours croissante des vivres nous 
rappelaient à chaque pas que nous rentrions dans des régions civilisées ; les mille détails des 
scènes champêtres auxquelles nous assistions, évoquaient plus d’une fois les souvenirs de la 
patrie ; nous ne songions pas à regretter l'aspect pittoresque et les mœurs étranges des pays 
que nous laissions derrière nous; nous étions arrivés à ce point du voyage où le nouveau, 
pour nous, était ce qui ressemblait le plus à l’Europe et à la France. 

Les habitants revêtaient de plus en plus un type intermédiaire entre le type chinois et le 
type de la race thaï. Ce type mixte représente fidèlement, sans doute, celui des anciennes 
populations du Yun-nan, ou, si l’on veut, le type des Thaï le plus anciennement conquis 
par les Chinois. Les animaux domestiques subissaient une transformation analogue à celle 
que nous remarquions dans la végétation et dans les habitants : les chevaux, les bœufs et 
les cochons étaient de plus haute taille ; quelques mulets faisaient leur apparition ; les 
basses-cours étaient peuplées d’une race de poules qui, améliorée par l'élevage, atteint des 
dimensions remarquables : on nous offrait des chapons de quatre kilogrammes; c’est au 
poids que se vendaient toutes les volailles. 

Le 16 octobre nous fimes halte dans un village, nommé Tehou Tchiai, d’un aspect 
entièrement chinois. Des inscriptions sur papier rouge, écrites avec ces signes hiérogly- 


ARRIVÉE EN CHINE. 498 


phiques qui impriment à la littérature et à la civilisation chinoise cette physionomie à la 
fois originale et stationnaire, qui a été si diversement appréciée par les philosophes de 
l'Occident, se lisaient au seuil des demeures. L'intérieur de celles-ei revêtait cet aspect 
monotone que l’on retrouve dans toutes les provinces de l'empire chinois, quel que soit le 
degré de confort ou d’aisance du propriétaire, à quelque elasse qu'il appartienne. Nous 
reconnaissions déjà ce cachet uniforme qu'une civilisation, vieille de plusieurs milliers 
d'années, à su imprimer aux allures de quatre cents millions d'hommes. 

A Tehou Tchiai !, nous ne pümes réunir immédiatement tous les porteurs qui nous 
élaient nécessaires pour continuer notre route. Je restai en arrière avec quelques 
hommes d’escorte et une partie des bagages pour attendre les chevaux et les bœufs 
porteurs qui nous étaient promis. J’attendis jusqu'à quatre heures du soir. La population 
du village s'était dispersée dans les champs, et, en compagnie des quelques femmes qui 
vaquaient tranquillement aux travaux du ménage, je m'efforçai de prendre patience. 

Le laotien n’était plus compris. J’essayai de lier conversation à l’aide de ces carac- 
tères idéographiques qui sont lus d’une extrémité de la Chine à l’autre, quel que soit 
le dialeete que l’on parle. J’obtins ainsi des renseignements sur les hauts faits d’armes 
de ces Musulmans terribles, dont la révolte a bouleversé tout le Yun-nan, depuis une 
douzaine d'années. Le maïtre de la maison avait été eriblé de blessures à l’intérieur 
même de sa demeure envahie par eux. Plus de cent mille personnes avaient été tuées 
dans le pays, après la prise de la ville chinoise de Se-mao, qui était restée, pendant 
près d’un an, au pouvoir des Koui-tse, — c’est le nom injurieux que les Chinois don- 
nent aux Mahométans. Les prouesses de ces féroces soldats m'étaient sans doute exa- 
oérées. Leurs armes m'étaient dépeintes comme de dimensions prodigieuses ; ils 
avaient de pelits canons à main que lun d’eux portait sur l’épaule, pendant qu'un 
autre y mettait le feu. Ils se servaient de lances d’une dizaine de mètres de long, 
qu'il fallait deux hommes pour manier. (était grâce à ces engins formidables, que 
deux mille d’entre eux, aidés d’un grand nombre de Thaï, étaient parvenus à sou- 
mettre momentanément la contrée. Le gouverneur actuel de Se-mao avait réussi à les 
chasser depuis peu de temps; mais à la suite de la lutte, le choléra régnait dans cette 
ville, où il faisait quotidiennement cinquante victimes. 

Je ne pus rejoindre l’expédition le même jour, et je dus coucher le soir dans un petit 
corps de garde, où tenaient garnison quelques soldats de Muong La thaï. 

Je me mis en route le lendemain de fort bonne heure. Nous ne tardämes pas à 
déboucher sur un plateau où les dévastations des Mahométans, dont on nous avait si 
souvent entretenus, m'apparurent dans toute leur réalité. Un gros bourg, presque une 
petite ville, étalait, au milieu de.champs bien cultivés, ses maisons en briques rouges. 
Les murs seuls étaient restés debout, et les flammes avaient laissé des sillons noiratres 
sur leurs parois. Un silence solennel régnait dans ce village désert où nous trouvions, 
pour la première fois, la solidité et le confort des constructions chinoises. La population 


! Voy. pour la suite du récit la carte itinéraire n° 8, Atlas 4" partie, pl. XI. 
I. 54 


426 DE XIENG HONG A YUN-NAN. 


n'avait pas fui, comme l’attestaient les cultures soignées qui entouraient les maisons 
abandonnées ; elle s'était cachée dans les environs. Ce fut là que je retrouvai M. de 
Lagrée. 

Après la halte nécessitée par le déjeuner, toute l'expédition se remit en marche. Nous 
redescendimes le versant opposé du plateau pour traverser la vallée d’un torrent qui 
coule au sud. Par sa direction, ce cours d’eau appartient sans doute au bassin du Nam 
La qui se jette dans le Cambodge, entre Xieng Hong et Muong You, et qui sépare, sur 
une partie de son cours, le Yun-nan proprement dit de la principauté des Chip Song 
Panna. Nous gravimes ensuite une chaîne élevée : la route en corniche que nous sui- 
vions était bordée de tombeaux couverts d'inscriptions chinoises, quelques-uns construits 
en marbre. En Chine les chemins, aux abords des grandes villes, se transforment 
en voies funéraires. L'animation soudaine de la route, les costumes plus recherchés, 
les allures moins familières des gens que nous rencontrions, nous préparaient pelit à petit 
au spectacle qui nous attendait au prochain détour. 

A quatre heures du soir, une plaine immense s’ouvrit au-dessous de nous : au centre 
s'élevait une ville fortifiée dont les maisons rouges et blanches débordaient l'enceinte de 
toutes parts et s'allongeaient en faubourgs irréguliers sur les bords de deux ruisseaux 
qui serpentaient dans la plaine. Les cultures maraïichères, les jardins, les villas rayon- 
naient à une grande distance, et, dans plusieurs directions, les rubans argentés de routes 
de pierres sillonnaient les hauteurs déboisées et grisätres qui entouraient la plaine. 

Ce ne fut pas sans une vive émotion que nous saluämes cette première ville chinoise, 
qui dressail devant nous ses toits hospitaliers. Après dix-huit mois de fatigues, après 
avoir traversé des régions vierges encore de toute civilisation, nous nous trouvions devant 
une cité, représentation vivante de la plus vieille civilisation de l'Orient. Pour la pre- 
mière fois, des voyageurs européens pénétraient en Chine par la frontière indienne. 

M. de Lagrée avait envoyé un messager prévenir de notre arrivée les autorités de 
Se-mao. À peine avions-nous mis le pied dans les faubourgs de la ville, que des offi- 
ciers chinois escortés de quelques soldats, vinrent faire la génuflexion devant nous 
et nous précédèrent dans les rues de la ville. Une foule énorme s'était rassemblée 
sur notre passage et témoignait une curiosité, gênante à force d'empressement, 
mais au fond de laquelle on sentait de la bienveillance. A ce moment — et à ce mo- 
ment seulement, — nous fimes un retour sur nous-mêmes et nous nous attristämes de 
notre pauvre équipage. À peine vêtus, sans souliers, n'ayant d’autres insignes qui 
fissent reconnaître en nous les représentants de l’une des premières nations du monde, 
que les galons ternis que portait encore M. de Lagrée, nous devions faire une mine bien 
piteuse aux yeux d’un peuple aussi formaliste que le peuple chinois. À coup sùr 
nous n’aurions pu traverser dans le même équipage une ville de France, sans ras- 
sembler les badauds et ameuter les gamins contre nous. Mais c'était moins notre 
costume que notre physionomie elle-même qui attirait la curiosité des habitants de Se- 
mao. On s'imagine difficilement quelles facultés singulières on attribue aux Euro- 
péens dans ces provinces reculées de l'empire chinois. On ne les connait qu’à travers 


SE-MAO. 427 


les récits défigurés et grossis de bouche en bouche, qui des côtes se sont propagés dans 
l’intérieur. Les armes, les navires à vapeur, l’industrie étonnante de ces terribles bar- 
bares devant lesquels a succombé le prestige d’une civilisation de cinquante siècles, ont 
défrayé les récits les plus merveilleux et accrédité les préjugés les plus bizarres. Il 
arriva un jour qu'un mandarin militaire chinois s’efforça, contrairement à toutes les 
règles de l'étiquette, de passer derrière le commandant de Lagrée et de soulever son cha- 
peau. Comme on lui demandait le motif de cette démarche singulière : « Je vou- 
lais m’assurer, dit-il, de l'existence de ce troisième œil que les Européens possèdent, 
dit-on, derrière la tête et à l’aide duquel ils découvrent les trésors cachés sous terre. » 

On nous logea, à Se-mao, dans une pagode située en dehors de la ville. Ce ne fut 
qu'après une lutte de plusieurs heures que les policemans du lieu réussirent à nous dé- 
livrer de la foule qui avait envahi le sanctuaire. Nous étions de trop belle humeur pour 
nous formaliser en quoi que ce fut des importunités de nos nouveaux hôtes ; tout se 
transformait à nos yeux en félicitations sur notre succès. Après avoir si longtemps et si 
cruellement douté de notre réussite, nous étions enfin en Chine! Ces mots magiques 
ne laissaient de place qu’à la joie. Tout ce qui nous prouvait la Chine était bien venu. 
Nous aurions voulu la sentir et la toucher plus encore. Les poussah qui trônaient sur les 
autels au pied desquels nous nous étions installés, nous paraissaient grimacer des 
sourires. 

Peu d’instants après notre arrivée, un mandarin à bouton bleu vint offrir au com- 
mandant de Lagrée, de la part du gouverneur de la ville, des présents en nature : riz, 
sel, poules, viande de porc. 

Le lendemain 19 octobre, parés avec autant de recherche que le permettaient des 
garde-robes successivement réduites par de nombreux sacrifices et suivis de toute notre 
escorte en armes, nous nous rendimes chez le gouverneur. En traversant le faubourg qui 
nous séparait de la porte de la ville, nous pumes constater les nombreux dégâts occasionnés 
par l’occupation musulmane : un grand nombre de maisons étaient abandonnées et à 
moitié détruites ; quelques-unes, réparées à la hâte, n’avaient en guise de toit qu’un abri 
de nattes ou de planches. Une grande animation régnait partout : les soldats allaient 
et venaient; la plupart des pagodes étaient transformées en casernes : leurs autels 
servaient de mangeoires aux chevaux; profanées déjà par les sectateurs de Mahomet, elles 
n’offraient partout que des dieux mutilés et des parvis en ruines. L’enceinte, construite en 
briques sur un soubassement en grès rouge, était éboulée en quelques endroits. On la 
réparait avec activité ; on agrandissait le fossé ; on plaçait, en avant des glacis, des chevaux 
de frise formidables. Nous entrames dans l’intérieur de la ville par une double porte 
voütée et nous nous dirigeàmes vers le Vamen du gouverneur, On nous arrêta dans la se- 
conde cour : le gouverneur n’était point encore arrivé. Quelques instants après, une chaise 
à huit porteurs fit son entrée au bruit des pétards : il en sortit un homme d’une soixan- 
laine d'années, revêtu du costume officiel des mandarins chinois; un camail de fourrures 
s’étalait sur sa robe de soie, et un globule de corail surmontait son chapeau; nous avions 
affaire, nous le croyions du moins, à un fonctionnaire à bouton rouge, c’est-à-dire appar- 


La 


428 DE XIENG HONG A YUN-NAN. 


tenant à l’une des quatre premières catégories de la hiérarchie chinoise. L’entrevue eut 
lieu dans un étroit tribunal qui dominait la cour. La conversation se borna à des généra- 
lités età un échange de politesses. Le gouverneur nous dit que nous étions annoncés de- 
puis plus de six mois et qu'il avait envoyé un messager au-devant de nous. Il faisait 
allusion à la lettre énigmatique dont on nous avait parlé à Xieng Hong. « Je croyais. 
ajouta-t-1l, qu'en raison des longueurs et des dangers de la route, vous ne viendriez 


pas. Combien de temps complez-vous rester avec nous ? — Üne quinzaine de jours 
nous sont nécessaires pour nous reposer. — Si vous désirez poursuivre votre route, je dois 


vous prévenir que la contrée est dans un état bien misérable : vous aurez à craindre les ma- 
ladies, les voleurs, des ennemis de toutes sortes. Avez-vous l'intention de continuer à vous 
diriger vers le nord? — J'ai l’ordre de remonter le cours du Mékong, mais puisque vous 
m'annoncez d'aussi grandes difficultés, je vous demanderai conseil et nous discuterons en- 
semble le meilleur parti à prendre. — Si vous ne craignez rien, dit le gouverneur, je vous 
ferai conduire où vous voudrez. » M. de Lagrée lui donna un révolver ; une arme aussi per- 
fectionnée ne pouvait être que bien accueillie par un homme dont le rôle était avant tout 
militaire et qui se préparait à livrer de nouveaux combats. Dès qu’on lui en eut expliqué 
le maniement, il se précipita vers le tribunal et, au risque de blesser quelqu'un de ses 
administrés, 1l tira plusieurs coups sur les murailles de la cour. Ce cadeau parut lui faire 
un plaisir excessivement vif. 

Le gouverneur de Se-mao, que l’on désignait sous le nom de Li ta-jen !, était origi- 
naire de Lin-ngan, ville où, sous la direction d’un chef énergique, le Leang ta-jen, s'était 
organisée dans le sud de la province la résistance contre les Mahométans. A la suite de 
quelques actions de guerre, Li ta-jen avait été nommé préfet de Ta-lan. De là, il avait mar- 
ché sur Se-mao et en avait chassé les Koui-tse. Il y avait un an qu’il essayait de réorganiser 
le pays, dont les deux tiers des habitants s'étaient enfuis. Il ne restait à Se-mao que 
quelques boutiquiers, et, pour subvenir aux besoins des fonctionnaires et des troupes qui 
transformaient cette ville en un véritable camp, il fallait faire venir du sud et de l'est d’im- 
menses convois. À chaque instant de longues caravanes de mulets et de chevaux arrivaient 
chargées de riz, d'armes, de munitions, de coton et de bois. Le gouverneur se montrait 
d’une activité peu commune chez les mandarins chinois ; on le voyait tour à tour dirigeant 
les exercices militaires, expédiant les courriers, surveillant la construction des palissades, 
choisissant dans la campagne l'emplacement d'ouvrages détachés, destinés à protéger la 
ville contre une surprise. Il avait acheté à Xieng Tong une certaine quantité de fusils à 
pierre de provenance anglaise; ces armes, qui nous paraissent en Europe si démodées, 
constituent dans cette partie de la Chine, un progrès véritable. Le fusil à mèche forme encore 
le fond de l'armement des troupes chinoises du Yun-nan, et, à considérer l’appareiïl offen- 
sif et défensif étalé autour de nous, nous aurions pu nous croire ramenés à {rois ou quatre 
siècles en arrière. Les longues coulevrines, les canons en bois cerclés de fer, les fusils 
appuyés sur une fourche, paraissaient dater du lendemain de l'invention de la poudre. 


1Ta-jen «grand homme» est un qualificatif honorifique qui suit toujours, en Chine, le nom des hauts 
fonctionnaires. Ta-lao-ye, «vieux grand père », suit celui des fonctionnaires d'ordre inférieur. 


COMMERCE DE SE-MAO. 499 


On se battait à trois ou quatre journées de marche de Se-mao, à Muong Ka et à Muong 
Pan. Il fallait prendre un parti sur la route qu'il convenait de suivre : remonter vers le 
nord et entrer dans le territoire possédé par les Mahométans était une résolution trop hardie 
qui nous exposait à nous faire suspecter à la fois par les deux partis, sans aucun résultat 
avantageux pour notre voyage; nous risquions au contraire de tout perdre, jusqu’à nos 
notes, dans une de ces échauffourées d’avant-postes, auxquelles nous risquerions d’être 
mêlés. 

Le gouverneur de Se-mao nous engageait, en riant, à rester auprès de lui, pour l’ai- 
der à combattre les terribles Koui-tse. Il nous reparla de la lettre qu’il nous avait envoyée 
à Xieng Hong pour nous prévenir de ne pas prendre la route de Ta-ly et de ne pas nous 
exposer ainsi à tomber entre les mains des rebelles, aux yeux desquels nos passe-ports 
de Chine ne pouvaient être qu’une recommandation négative. A cette lettre, qui émanait 
du vice-ro1 de la province, en était jointe une autre, écrite de Yun-nan par un Européen 
nommé Kosuto. Nous nous perdimes en conjectures, sur ce que pouvait être ce Ko- 
sulo. Il était, disait-on, fort habile à fabriquer de la poudre et à préparer des mines 
destinées à faire sauter les Mahométans. il avait auprès de lui plusieurs de ses compa- 
lriotes, qui l’aidaient dans ses travaux. Si les autorités de Xieng Hong nous avaient 
communiqué la missive de Kosuto, nous aurions su, sans doute, non-seulement à quoi 
nous en tenir sur ce singulier personnage, mais encore quelles étaient les disposi- 
tions réelles des autorités chinoises à notre égard; mais la sotte méfiance du séna d’Alévy 
nous avait privés de ce précieux document, probablement parce qu’elles n’en pouvaient 
comprendre le contenu. La présence de cet Européen, peut-être même de ce compatriote 
à Yun-nan, était une bien forte raison pour nous diriger vers cette ville; là seulement 
nous pourrions obtenir des premières autorités chinoises de la province, des renseigne- 
ments positifs et décider la ligne de conduite définitive qu'ilconvenait d'adopter. 

Une seule route restait libre pour nous rendre à Yun-nan : c'était celle de Ta-lan, 
Yuen-kiang et Che-pin ; encore nous faisait-elle passer à très-peu de distance des avant- 
postes musulmans. 

Il était difficile de juger, au point de vue commercial, la valeur de la position dé 
Se-mao; la guerre avait trop profondément bouleversé les conditions ordinaires des 
échanges. Nous ne trouvämes au marché, en dehors des comestibles et des denrées 
locales, que du fer venant de King-tong, ville chinoise située dans le nord et en ce mo- 
ment au pouvoir des Mahométans; les Laotiens l’appellent Muong Kou. Il faut aussi 
mentionner de la soie et des ouvrages de vannerie, chapeaux, paniers, etc., venant du 
Se-tchouen ; du cinabre, venant des environs de Ta-ly, du tabac fin pour les pipes à eau 
chinoises, du poivre et du papier de couleur venant du Kouang-si, des couvertures de 
laine et du cuivre venant de Yun-nan, et de la laque indigène. Le sel est également 
l’objet d’un commerce assez actif; il vient de Pou-eul et de Muong Hou tai, qui se 
lrouve dans le sud-est, et où l’on cultive le pavot et le thé. Le sel vaut quatre franes les 
soixante kilogrammes et est exporté vers Xieng Tong en échange du coton qu’expédie à 
Se-mao celle dernière localité. 


430 DE XIENG HONG A YUN-NAN. 

Se-mao existe depuis près de trois siècles. La résidence du roi de Muong La, ancien 
nom de la principauté laotienne qui occupait jadis son territoire, se trouve alors à une lieue 
de la ville chinoise actuelle. 

Se-mao ne fut fortifiée que vers 1811 ; l'enceinte est un carré à angles arrondis, qui 
a environ une lieue de tour et quatre portes. Tout auprès de la porte du sud, nous 
visitâmes les ruines d’une belle pagode détruite par les Mahométans. 

La seule partie réellement artistique qui y fût restée intacte était une sorte d’arc de 
triomphe en pierre, d’un dessin très-correct, présentant sur les côtés deux ouvertures 
rondes, forme que les Chinois aiment souvent à donner à leurs portes *. Il y avait çà 
et là des sculptures d’une valeur réelle, auxquelles la pierre employée, beau grès à 
teinte rosée, donnait une couleur chaude qui en rehaussait l'effet. On peut dire que les 
sculpteurs chinois copient admirablement l'attitude et rendent très-bien le mouvement, 
mais qu'ils s'appliquent plus à reproduire le grotesque et la grimace qu’à copier la na- 
ture; ce sont des artistes qui n’ont que des cauchemars : et jamais un rêve heureux. 

Vers le 24 octobre, une vive agitation se fit remarquer dans la ville. On nous 
dit qu'un grand nombre d'habitants de Pou-eul venaient d'arriver fuyant l’invasion 
mahométane. Les Koui-tse n'étaient plus qu'à très-peu de distance de cette ville, et 
il fallait se hâter de partir si nous ne voulions pas trouver la route complétement 
fermée. 

Le 27 octobre, notre interprète Alévy, qui ne pouvait plus nous être d’aucune utilité 
dans des pays dont il ignorait la langue, nous quitta définitivement emportant une lettre 
de M. de Lagrée pour le gouverneur de la Cochinchine. Il avait le projet de redescendre 
de nouveau le cours du Mékong et de revenir se fixer au Cambodge. Il arriva en effet à 
Pnom Penh quelque temps avant notre retour à Saïgon. Il fut remplacé auprès de M. de 
Lagrée par un jeune Laotien de la frontière qui parlait, assez imparfaitement, 1l est 
vrai, le dialecte du Yun-nan. 

Le 29, M. de Lagrée alla prendre congé des autorités de la ville qui lui donnèrent 
les plus bienveillants avis sur les précautions à prendre en route, et qui lui fournirent 
une escorte de douze soldats commandés par un mandarin. 

Nous partimes le 30 et traversämes, sur une chaussée pavée, la plaine de Se- 
mao, où s’éparpillent une trentaine de beaux villages : la plupart étaient à ce moment 
ruinés et déserts. Nous gravimes les pentes qui limitent la plaine sur une route, dallée 
avec de gros blocs de marbre et solidement établie sur les flancs de la montagne. 
Le lendemain, nous suivimes les bords d’un torrent qui coulait vers le nord en s’aug- 
mentant à chaque pas de l’apport de nombreux ruisseaux. Au bout de peu de temps, il 
devient une véritable rivière que la route franchit sur de magnifiques ponts en 
pierre. Nous déjeunames au village de Na-kou-li ; nous retrouvions ici un nom figu- 
rant déjà sur les cartes européennes. Le village actuel de Na-kouli ne justifie guère cet 
honneur : il ne se compose que d’une dizaine de maisons en partie ruinées; comme tout 


1 Voy. Atlas, 2° partie, pl. XXXIIL, le dessin de ce portique, 


LES SALINES. 431 


ce que nous rencontrions sur celle roule qu'avaient dévastée les Mahométans en venant 
à Se-mao. 

Un peu au delà de ce point, la route se bifurque ; un bras se dirige vers Pou-eul, 
l'autre vers des salines situées à peu de distance. Un poste de douaniers est placé à l'em- 
branchement. Des gisements de houille exploités se trouvent à peu de distance. M. Jou- 
bert alla les visiter. Les galeries ont une vingtaine de mètres de profondeur ; elles 
sont soutenues par des cadres en bois. Le combustible extrait sert à l’évaporation des 
eaux salines du village voisin de Ho-boung. Nous arrivämes le soir à ce dernier 


INTÉRIEUR D'UN PUITS SALIN. 


village. Il compte au moins deux cents maisons et son aspect est des plus animés. 
Dix-huit puits d'extraction sont en pleine activité. Celui que J'examinai avec soin, 
avait 80 mètres de profondeur. Des pompes à main étaient échelonnées le long 
d’une galerie en bois inclinée à 45 degrés, qui rachetait environ la moitié de cette 
profondeur. Une pompe à air renouvelle l'atmosphère que respirent les ouvriers em- 
ployés aux pompes. L'eau est amenée par des conduits en bambou, dans vingt auges 
de marbre qui correspondent chacune à une bassine en fer placée sur un fourneau et 
dans laquelle on concentre l’eau salée. Le combustible employé est de l’anthracite, dont 
nous venions de voir le lieu d'exploitation, mélangé à du bois de pin. Il faut deux jours 


VD 


43: DE XIENG HONG A YUN-NAN. 


t 


de chauffe pour que l’eau, sans cesse renouvelée dans les bassines, ait moulé dans celles- 
ei un bloc de sel très-dur et très-blanc. Pendant toute la cuisson, on a écumé avec 
soin les eaux mères. Le bloc retiré des bassines pèse environ un picul ou soixante kilo- 
grammes. 

Ce grand village avec sa fumée, ses maisons noires, le bruit sourd qui s'échappe des 
usines, nous ramène soudain en pleine civilisation, et nous pouvons nous croire dans 
une petite ville industrielle d'Europe. De nombreux convois d’ânes, de mulets, de bœufs 
et de chevaux montent et descendent la longue rue en pente, le long de laquelle s’é- 
chelonnent les puits; ils apportent du bois, du charbon, des cordages et remportent le 
sel. 

Peu de races sont douées d’un aussi grand ressort que la race chinoise. Les Mahomé- 
ans ont occupé pendant quatre ans les salines et ont presque entièrement détruit le ma- 


CHAUDIÈRES D'ÉVAPORATION. 


tériel d'exploitation. Ils en ont été chassés il y a un an, et déjà cette industrie est rede- 
venue aussi florissante que jamais. 

Au sommet du village s'élève une pagode qui le domine complétement, el au pied de 
laquelle viennent mourir ses dernières rumeurs. Nous y fames logés par le mandarin de 
la localité qui s’empressa de nous envoyer du riz, des poules et des œufs. Quels que fus- 
sent les malheurs des temps, l'hospitalité chinoise s’est toujours exercée envers nous d’une 
facon très-courtoise, et nous n'avons jamais eu, comme dans le Laos, en arrivant à une 
élape, à nous préoccuper du repas du soir. 

Le 1* novembre, nous nous remimes en route et nous traversämes successivement 
plusieurs petites vallées. Les chaînes de collines qui les séparaient étaient couronnées de 
forêts de pins, dans lesquelles la hache faisait chaque jour de rapides ravages. En raison 


| 


POU-EUL. 433 


du voisinage des salines, on peut prévoir lé prochain et entier déboisement de cette jolie 
contrée. À onze heures du matin, nous aperçûmes la ville de Pou-eul ; elle occupe le centre 
d’une petite plaine ; comme les jours précédents, nous n'avions rencontré sur notre route 
que des villages détruits, des rizières abandonnées, des scènes de désolation de tous genres. 
Ce pays était habité par une population excessivement dense, et avait atteint un degré de 
prospérité remarquable quand il a été ruiné par l'invasion des Mahométans. La destruc- 
lon sauvage et implacable à laquelle se sont livrés ces farouches sectateurs du Coran nous 
navrait de tristesse, et aucun de nous n'avait cru jusque-là que la guerre, même faite 
par des barbares, put occasionner de pareils ravages. Qui nous eut dit alors que nous 
relrouverions dans notre patrie le même spectacle et les mêmes ruines, et qu’en pleine 
civilisation, nous assisterions aux mêmes crimes que ceux dont nous étions témoins dans 
le Yun-nan ? 


POMPES SUPÉRIEURES. 


Nous fumes logés à Pou-eul dans une pagode située à l'extrémité nord de la ville. 
Celle-ci est triste et presque entièrement déserte. Les maisons sont loin de remplir l’inté- 
rieur de l’enceinte, et il n’y a qu'un très-petit faubourg en avant de la porte du sud. 
Pou-eul est le siége d’un fou ou préfet chinois, qui étend sa juridiction sur tout l’angle 
sud-ouest de la province. Cette ville doit son rang administratif à sa position centrale el 
non à son importance propre. Les villes principales placées sous sa juridiction sont Ouei- 
yuen, Se-mao et Ta-lan. 

Le lettré à bouton bleu qui remplissait à Pou-eul les fonctions de préfet nous pressa 
de quitter au plus vite une ville qu'il s'attendait à voir retomber sous peu entre les mains 
des Mahométans. Lui-mème ne paraissait y rester que fort à contre-cœur, el il ne prenait 


d’autres précautions contre l'ennemi que celle de tout disposer pour sa fuite. I ny avait 
1. 55 


434 DE XIENG HONG A YUN-NAN. 


dans la ville qu’un très-petit nombre de soldats, et les remparts étaient complétement 
désarmés. Seules, deux pièces de canon, l'une en bronze et l’autre en fonte, allongeaient 
leur long cou à l’une des portes. Les remparts sont construits en briques sur un sou- 
bassement en marbre; ils ont 5 à 6 mètres de hauteur sur une épaisseur de 3 mètres ; 
ils sont crénelés, et de 50 en 50 mètres, il ya sur la banquette un abri en pierre pour 
les sentinelles. Sur la banquette sont entassées des pierres destinées à être jetées à 
la tête des assiégeants; comme à Se-mao, on réparait le fossé. Les portes est etouest ont 
un bastion extérieur avec porte sur le côté. La forme générale de l'enceinte est rectan- 
gulaire; elle offre un développement total d'environ deux kilomètres”. 

Pou-eul n’a aucune importance au point de vue commercial. Cette ville a donné son 
nom à un thé très-esimé que l’on récolte dans la partie supérieure de la vallée du 


FOURNEAUX DES SALINES. 


Nam-Hou et sur les frontières sud du Yun-nan. Il est roulé en cercles que l’on superpose 
de façon à en former des cylindres. Ce thé passait avant la guerre par cette ville pour 
aller à dos d'homme, par la route de Ta-ly, gagner la partie navigable du fleuve Bleu. D'a- 
près le Périple d’Arrien, ce commerce existait déjà il y a seize siècles, et il élait fait par 
une tribu particulière, appelé les Sesatæ ou les Basadæ?. Autour de la plaine de 
Pou-eul, surgissent des montagnes calcaires, bizarrement déchiquetées ; quelques tom- 
beaux, quelques tourelles, couronnent les sommets les plus voisins de la ville. Tout 
est en marbre, jusqu'aux ponts des routes, mais lout est en ruines. Il y a un petit lac dans 
le nord-est de la ville. 


1 Voy. Atlas, 2° partie, pl. XXXIV, la vue de Pou-eul. 
# Voy. Wilford, Asiatic lesearches, &. IX, p. 60, ett. VII, p. 466. 


TONG-KOUAN. 439 


Le préfet de Pou-eul remit à M. de Lagrée un passe-port indiquant l'itinéraire qu'il 
devait suivre, itinéraire dans lequel celui-ei eut assez de peine à faire comprendre la ville 
de Lin-ngan. Nous ne nous expliquâmes que plus tard la répugnance bien naturelle 
qu'éprouvait ce fonctionnaire de Pékin à nous faire passer par une ville où le pou- 
voir central était ouvertement mis de côté et sur laquelle le vice-roi de la province n'avait 
plus aucune action. 

Nous partimes de Pou-eul le 4 novembre, et traversämes d’abord une série de mame- 
lons, qui s’élevaient de plus en plus et qui nous amenèrent bientôt sur les flancs d’une 
haute chaine. Le temps était pluvieux et les sentiers glissants; nous eùmes quelque 
peine à en gagner le sommet. La ligne de faîte que nous franchimes avait une hau- 
teur de 1,800 mètres; nous nous trouvions à l’un des points les plus bas d'une 
grande chaîne qui venait du nord et paraissait se diriger ensuite vers l’est. La ligne 
sombre et fortement accusée qu’elle traçait au milieu de la région montagneuse que nous 
traversions, avait quelque chose de si caractéristique que j'eus la conviction, à partir de 
ce moment, que nous changions de bassin et que les eaux que nous allions rencontrer 
cessaient de se diriger vers le Cambodge. Après une descente excessivement rapide, que 
la pluie rendit dangereuse, nous arrivämes à la nuit close au village de Mo-he, qui, 
comme Ho-boung, est le siége d’une exploitation saline. Une rivière coule au pied, se 
dirigeant vers le nord ; nous en suivimes les bords pendant quelque temps, puis nous 
abandonnäâmes la vallée pour gravir les hauteurs qui la limitent à l’est. 

Le pays devenait plus sauvage, les pentes plus raides, le sol plus rocailleux ; les 
cultures se faisaient rares et la chaussée empierrée que nous avions suivie depuis Se-mao, 
disparaissait pendant de longs intervalles. Cependant la route ne laissait pas que d’être 
assez animée. À chaque instant de longues files de soldats, des mandarins à cheval ou en 
palanquin, se dirigeaient vers Pou-eul où Li ta-jen leur avait donné rendez-vous. Il avait, 
dit-on, l'intention de prendre l'offensive et d'arrêter la marche des Mahométans sur Pou-eul. 

Après une longue journée de marche, nous redescendimes dans une vallée assez 
large, dont les pentes dénudées étaient affreusement ravinées par les pluies. Une rivière 
presque à sec se perdait au milieu des cailloux qui en formaient le sol ; nous ne tardâmes 
pas à entendre gronder, à peu de distance, les eaux d’un fleuve large et rapide qui venait 
du nord. Arrivés au confluent des deux cours d’eau, nous suivimes la rive droite du 
fleuve : une végélation luxuriante reposa nos regards. Le fleuve que nous avions rejoint là, 
est appelé par les Chinois, le Pa-pien kiang. Ses eaux boueuses étaient rougeätres et assez 
profondes. Nous étions arrivés à la branche la plus occidentale du fleuve du Tong-king. 

Nous couchâmes le soir à Pa-pien, pauvre village situé sur la rive gauche de la rivière 
que l’on traverse en bateau. 

Le lendemain nous descendimes pendant quelque temps la rive gauche du Pa-pien 
kiang, puis nous gravimes de nouveau les hauteurs au pied desquelles il coule, pour re- 
monter sur le plateau du Yun-nan, qui s’élève de plus en plus à mesure que l’on s’avance 
vers le nord et que ravinent si profondément les grands cours d’eau qui le sillonnent. 

Nous passâmes la journée du 7 novembre à Tong-kouan. Il y avait grande agglomé- 


436 DE XIENG HONG A YUN-NAN. 
ration de troupes dans cette localité, mais notre mandarm d’escorte sut nous faire faire une 
large place. 

Tong-kouan, dont le nom signifie « forteresse de l’est », occupe une position domi- 
nante au milieu d’une vaste plaine, admirablement cultivée, où s'élèvent de nombreux 
villages ; c’est le point culminant du massif qui sépare la vallée du Pa-pien kiang de celle 
du Pou-kou kiang. Les troupes qui y étaient réunies, partirent le lendemain de notre 
arrivée au bruit habituel de nombreux pétards. C'était un spectacle fort pittoresque que 
la vue de cette longue file de soldats aux costumes voyants, déroulant au loin ses innom= 
brables bannières et faisant étinceler au soleil ses armes, aux formes variées et étranges. 
Chaque officier marchait précédé de grands et de petits tam-tam, que des domestiques 
battaient à intervalles inégaux, de guitaristes et de porteurs de guidons. Aucun ordre ne 
présidait à la marche et chaque soldat ne se préoceupait que de choisir la route la plus 
commode ou le compagnon de voyage le plus agréable. A chaque détour, des groupes 
nombreux s’arrêlaient pour causer, fumer ou boire, et la colonne s’allongeait déme- 
surément sans qu'aucune surveillance fut exercée par les chefs. Cent hommes déterminés 
auraient mis en déroute tout ce corps d'armée. Son commandant, mandarin militaire à 
bouton bleu, avait tenu, pour nous faire honneur, à rester à Tong-kouan jusqu’à notre 
départ. Il escorta M. de Lagrée à cheval pendant près d’un kilomètre et nous sortimes 
du village entre deux haies de soldats et de banderoles et au bruit de la mousqueterie. 

Le 8 novembre, nous franchimes en barque le Pou-kou kiang, rivière presque aussi 
considérable que la précédente. Nous remontämes la vallée d’un de ses affluents, jusqu’au 
village de Tchang-lou-pin où nous trouvâämes un petit mandarin envoyé de Ta-lan à 
notre rencontre. Nous arrivimes dans cette ville le lendemain à deux heures. Le pre- 
mier mandarin de Ta-lan, qui était bouton rouge, et se nommait Tin ta-jen, s'em- 
pressa d’aller rendre visite à M. de Lagrée dans la pagode hors murs où nous étions 
installés. Ta-lan est située dans la vallée d’un affluent du Pou-kou kiang ; la ville est 
moins considérable que Pou-eul: elle n’a pour toute fortification qu'une simple muraille 
en terre. Quoiqu'elle ait été occupée pendant quelque temps par les Mahométans, elle 
a beaucoup moins souffert que Se-mao et Pou-eul, et il y règne une animation considé- 
rable. Toutes les pentes des montagnes avoisinantes sont admirablement cultivées, et. 
aux fruits des tropiques viennent s’ajouter les fruits et les céréales de l’Europe. Ce 
fut à Ta-lan que nous retrouvâmes pour la première fois la pomme de terre : les noix 
et les châtaignes se mélangeaient, sur le marché, aux goyaves, aux mangues, aux coings, 
aux cédrats, aux oranges, aux pêches, aux poires, aux pommes. Avec un peu plus de tran- 
quillité et quelques perfectionnements agricoles, ce pays, qui est l’un des plus favorisés de 
la nature, deviendrait aussi lun des plus riches du globe. 

La population de Ta-lan se mélange dans une proportion très-considérable de sau- 
vages, auxquels les Chinois donnent le nom de Ho-nhi. Ils ressemblent comme costume 
aux Khas Khos, mais ils sont plus beaux et plus forts : ce sont les têtes qui se rapprochent 
le plus de notre type occidental : le front est étroit, la face rectangulaire, les sourcils hori- 
zontaux, l’œil noir, le teint cuivré. Les femmes sont excessivement vigoureuses et l'œil se 


TA-LAN, GISEMENTS AURIFÈRES. 437 


repose avec plaisir sur ces filles à l'allure vive et franche, qui passent agiles et dédai- 
gneuses à côté de la pauvre Chinoise mutilée, qui marche par saccades sur ses moignons, et 
que ne console pas le luxe des babouches et des bandelettes qui recouvrent soigneusement 
sa blessure, Les Ho-nhi se sont joints aux Chinois pour repousser l'invasion mahométane. 
Ils sont très-habiles au tir de l'arc et se servent de flèches empoisonnées. [1 semble que 
celle race, qui paraît indigène dans les montagnes du Yun-nan, soit celle dont dérivent 
les Laotiens, de même que les sauvages qui habitent la grande chaîne de Cochinchine 
sont, peut-être, le {ronc d’où sont sortis les Annamites !. 

Le temps était couvert et pluvieux et le froid commençait à se faire sentir. Les habitants 
paraissaient très-frileux et portaient de vrais matelas sur les épaules. Grande fut notre sur- 


LA VILLE DE TA-LAN, 


prise quand nous découvrimes sous la longue robe de chacun d’eux une véritable chauffe- 
rette suspendue devant leur poitrine. Nous-mêmes, quoique le thermomètre indiquât encore 
douze à treize degrés, nous nous serions volontiers rapprochés du feu, en gens habitués aux 
caresses du soleildes tropiques. Nous étions encore cependant dans la zone lorride, à deux ou 
trois kilomètres du tropique du nord. L'altitude de Ta-lan est de 1,500 mètres environ. 

Nous allâmes visiter des gisements aurifères situés à quelque distance au nord de la 


1 Voy. les types de la planche XXXV de la 2° partie de l’Atlas. 


438 DE XIENG HONG À YUN-NAN. 


ville, à la limite du territoire de Ta-lan et de Yuen-kiang. Dans les gorges d’une montagne 
dénudée, d’une couleur verdâtre, coulent plusieurs petits torrents sur les rives desquels 
a lieu l'exploitation. L'or parait provenir de quartz infiltré dans les couches de schiste qui 
forment le sol. IL y a vingt ans que l’on à commencé à laver les sables des torrents et à 
creuser des galeries dans les flancs de la montagne; mais les résultats n’ont jamais été 
bien considérables : ils n’ont jamais dépassé mille faels d’or-par mois, c’est-à-dire une 
production annuelle de quatorze cent mille francs. Il y avait alors dix mille travail- 
leurs. La production n’est plus aujourd’hui que de cinquante à soixante onces par mois, 
etun millier d'hommes seulement travaillent à ces mines, pauvres, misérables et sans 
chefs. L'exploitation est libre et le gouvernement ne prélève aucun impôt ; quelques puits 
appartiennent à des mandarins, qui les font exploiter à leurs frais ; le lavage des sables des 
torrents est encore ce qui parait donner les meilleurs résultats; mais l'espérance de 
trouver un filon quartzeux riche en pépites et de s'enrichir en un jour fait creuser dans 
tous les sens de longues et profondes galeries ; la roche qui en est extraite est concassée 
et tamisée, puis traitée comme les sables. On trouve quelquefois aussi de l’argent, mais 
en très-petite quantité. 

Une autre production des environs de Ta-lan est digne d’attention; c’est le fil que l’on 
relire de la loile d’une araignée particulière que l’on trouve dans les broussailles et dans 
les bois taillis. Ce fil est très-résistant et on l’envoie à Yun-nan pour fabriquer des étoffes ; 
il se vend environ 3 francs la livre. 

Nous quittâmes Ta-lan le 16 novembre. Nous longeâmes l'enceinte de la ville et nous 
gravimes immédiatement les hauteurs qui bordent à l’est, la vallée du Laï-phong ho. 
C’est le nom de la rivière de Ta-lan. Sur le bord de Ja route, une tête fraichement coupée 
et placée dans une petite cage en bois, témoignait aux voyageurs que les entreprises des 
bandits étaient, sinon prévenues, du moins punies par les autorités locales. Nous rencon= 
trâmes près du sommet de la chaine que nous gravissions, les premiers champs de pavots 
que nous eussions encore vus. Comme pour nous prémunir contre la dangereuse plante, 
un de nos porteurs, ivre d’opium, laissa échapper le paquet qu'il portait et se coucha sur 
le bord du chemin, incapable de faire un pas de plus; il fallut le remplacer par un des 
soldats de l’escorte. Nous redescendimes bientôt dans une petite plaine, couverte de villages, 
à laquelle une série de gorges profondes donnaient la forme d’une étoile. Les talus des 
rizières étagées en amphithéâtre sur les pentes, dessinaient tout à l’entour comme une 
série de courbes de niveau aux formes ondoyantes et capricieuses. La pluie battante et le 
froid nous décidèrent à chercher un asile dans le premier village que nous traversâmes. 
Nous y fumes claquemurés par le mauvais temps pendant toute la journée du 17, et la 
température, qui s'était abaissée jusqu'à 4 degrés, nous obligea à faire du feu. 

La physionomie des habitants est assez profondément altérée par le mélange avec les 
races sauvages des environs, surtout avec les Ho-nhi, pour perdre presque complétement 
son caractère chinois. Les femmes Ho-nhi se reconnaissent facilement à la ceinture 
qu'elles portent sur les reins et à la pièce d’étoffe bleue qui leur entoure la tête. Nous re- 
partimes le 18 et nous admirâmes de plus en plus la remarquable science agricole des 


YUEN-KIANG. 439 


habitants. Si le pays continuait à offrir de nombreuses traces de dévastation, si çà et là 
nous rencontrions {oujours des maisons ruinées et des villages abandonnés, les cultures 
témoignaient du moins d’une coquetterie de soins, d’une recherche de précautions qui 
charmaient les regards. 

Malgré les pentes abruptes, l’étroitesse des gorges, les empiétements des torrents, 
pas un coin du sol n’est perdu. Chaque mamelon s’entoure, de la base au sommet, 
de gradins circulaires qui retiennent, comme autant de bassins, les eaux distribuées 
avec art; la variété de teintes que produisent les diverses cultures, les contrastes, forte- 
ment accusés, de lumière et d'ombre que forment les brusques ondulations du terrain, 
composent un tableau qui séduirait un coloriste. Nous avions quitté le bassin du Pou-kou 
kiang, el nous suivions les bords d’un torrent qui se jelait dans le Ho-tù kiang, branche 
principale du fleuve du Tong-king. La route en corniche surplombait à une grande hau- 
teur les eaux bouillonnantes qui éeumaient au fond du vallon; de temps en temps un 
rocher noirâtre, précipité des hauteurs, était venu interrompre leur cours, et de blanches 
taches d’écume diapraient çà et là le miroir troublé de l’onde. Au-dessus de nos têtes, une 
ligne transparente de pins dessinait le sommet des chaînes comme une couronne légère, 
ctrendait au paysage l'aspect sauvage que le travail de Phomme avait presque réussi à 
lui fare perdre. 

La cireulation continuait à être très-active; des convois nombreux d’anes et de mu- 
lets chargés de sel se dirigeaient comme nous vers Yuen-kiang. Dans le sens opposé, 
nous rencontrions des convois d'huile, d’eau-de-vie de riz, de papier, de faïence, de noix 
d’arec. Ce dernier produit nous indiquait que nous approchions d’une contrée plus chaude 
ou d’une vallée plus profonde. La plupart de ces caravanes étaient escortées de soldats. 

A chaque détour de la route, on nous racontait une histoire de brigands. Cela n'avait 
rien que de naturel, vu la quantité de déclassés qu'ont faits les Koui-tse. Un grand nombre 
d'habitants de cette région se sont réfugiés sur les terres de Luang Prabang, au moment 
de l'invasion musulmane. Après l'expulsion des Koui-tse, les mandarins chinois ont 
vainement réclamé du roi de Luang Prabang le retour de leurs administrés. De Ta-lan 
il y a, dit-on, une route directe conduisant à la vallée du Nam Hou. 

Nous traversämes le torrent sur un pont magnifique, produit de la souscription des 
villes voisines. Au delà se dressait une pente rapide et rocailleuse, du sommet de laquelle 
il eùt suffi de faire rouler quelques pierres pour nous précipiter tous dans le torrent. Ce 
lieu, favorable aux embuscades, avait été le théâtre de l'attaque d’un convoi appartenant à 
Li ta-jen et à Tin ta-jen ; ceux-ci avaient perdu trois cents chevaux ou mulets, et n'avaient 
eu pour toute compensation que le plaisir de faire pendre einq des brigands. Au récit de 
cette aventure, et sur le conseil de notre mandarin d’escorte, nous crumes devoir charger 
nos fusils. Au bout d’une heure et demie de l’une des montées les plus rapides que nous 
ayons eu à gravir, nous jouimes d’une vue magnifique. À l’ouest, sur une immense éten- 
due, une mer de montagnes accumulait en flots pressés ses croupes sauvages et arides ; à 
l’est, une haute chaine dentelait l’horizon. Au pied de ses mornes jaunes et dénudés s’éten- 
daient, tout inondés de lumières, le fleuve et la ville de Yuen kiang, dont on apercevait 


440 DE XIENG HONG A YUN-NAN. 


les eaux bleues et les terrasses blanches, à travers une brume qui reflétait la teinte chaude 
des montagnes. Rien de plus saisissant que le paysage oriental qu’offrent ces montagnes 
aux teintes fauves et brülées, et cette ville qui mire dans l'onde d’un beau fleuve sa couronne 
de créneaux. La teinte grise de ses maisons, ses toits plats, les jardins qui bordent intérieu- 
rement ses remparts, lui donnent l’aspeet d’une ville turque ou arabe. La plaine est nue et 
jaunâtre; le riz est moissonné et ses gerbes d’or restent encore entassées çà et là. Seuls, 
quelques champs de cannes à sucre, des bois d’aréquiers et d’orangers verdissent par places 
le paysage. Pendant que la ville semble reposer dans une sieste nonchalante, sur la rive 
opposée du fleuve, une vaste nécropole émaille les pentes de la montagne de hautes 
plaques de marbre blanc couvertes d'inscriptions. Les morts semblent contempler le som 
meil des vivants. Une marche de trois quarts d'heure, pendant laquelle nous descendimes de 
1,200 mètres, nous amena dans la plaine. Nous y retrouvames le ciel bleu et le climat 
des tropiques, succédant aux pluies et au froid des jours précédents. 

Une magnifique réception nous était préparée à Yuen-kiang : les mandarins étaient aux 
portes de la ville en grande tenue ; deux cents soldats ou porteurs de bannières de toutes cou- 
leurs formaient la haïe sur notre passage ; l’arüllerie tonna, la musique se fit entendre. Nous 
traversämes une rue interminable où la population s’entassait à flots pressés; devant nous 
cheminaient de nombreux gamins portant sur le dos d'énormes écriteaux sur lesquels était 
inscrit un compliment de bienvenue. On nous logea dans une belle pagode bâtie sous 
Kbang-h1, et située à l'extrémité nord de la ville. Yuen-kiang, quoique ville de second 
ordre, forme une eirconseription indépendante qui relève directement de Yun-nan. Ily a 
dans les environs un grand nombre de Thaï, que les Chinois appellent Pa-y: ce sont les 
anciens habitants du Muong Choung, nom que portait le territoire de Yuen-kiang, avant 
la conquête chinoise. Les Pa-y deviennent de plus en plus nombreux et presque indépen- 
dants quaud on se rapproche de la frontière du Tong-king. Les Chinois les citent toujours 
les premiers quand ils énumèrent les sauvages de la contrée; après les Pa-y, viennent 
les Ho-nhi, les Ka-to, les Chauzou, les Pou-la, les Lope, les Lolos. Les dialectes de ces der- 
uières tribus différent peu et dérivent d’une même langue. Les Lolos sont peut-être ceux 
dont le langage s'éloigne le plus des autres : il paraît se rapprocher de celui des Kouys 
de la rive droite du fleuve?. 

Les femmes Pa-y portent autour du cou une sorte de collier haut de trois doigts 
environ et composé d’une étoffe rouge ou noire sur laquelle de petits clous d'argent 
forment des dessins. On croirait voir de loin le collier hérissé de pointes d’un bouledogue. 
Une sorte de plastron, agrémenté de la même manière, s'étale sur la poitrine. Des boucles 
d'oreilles, d’un travail fort délicat, figurent tantôt des cercles, le plus souvent un anneau 
supportant un petit plateau carré auquel sont attachées une foule de pendeloques; de longues 
épingles de tête; aux extrémités desquelles pendent avec profusion ces mêmes pendelo- 
ques, complètent les ornements du costume qui sont exelusivement en argent, et d’où les 
pierres, le verre, les perles sont exelus. Rien de plus élégant en somme que les jeunes 


1 Voy. Atlas, 2 partie, pl. XXX VI, le panorama du fleuve et de la ville de Yuen-kiang: 
2 Voy. les vocabulaires donnés à la fin du second volume. 


YUEN-KIANG. 441 


filles Pa-y avec leur toute petite veste, leurs jupons bordés d’une large bande de couleur 
et leur corset serré. Quelques-unes sontjolies. Les hommes portent un petit turban aplati : 
leur fine moustache et leur maigre physionomie les font ressembler beaucoup aux 
Annamiles. | 

Au dire des Chinois, les Laotiens qui habitent cette zone n’ont plus de pagodes. A 
l'inverse de ce qui se passe chez les Does, ils semblent sur le point de redevenir sauvages: 
les conquérants rendent justice à leur bonne nature et les considèrent comme beaucoup plus 
doux que les sauvages lolos. 

La vie est moins chère à Yuen-kiang que dans les villes que nous venions de traverser ; 
la pomme de terre ne coùte qu'un sou la livre. Les oies, les canards, les cochons, abondent 
dans les basses-cours. Les oranges sont délicieuses et se donnent pour rien. La plaine 
produit beaucoup de sucre et de coton. Nous retrouvons 1ei la petite machine à égréner 
des Annamites; on tisse le coton sur les lieux mêmes en étoffes grossières teintes de cou- 
leurs éelatantes. Dans les montagnes qui avoisinent Vuen-kiang se trouve le chevrotin 
porte-muse. 

M. Joubert alla visiter, à quelques kilomètres au nord de la ville, la mine de cuivre de 
Tsin-long ; c’est un des gisements les moins considérables de toute cette province qui en 
possède de si nombreux et de si riches. 

Le Ho-ti kiang a, vis-à-vis de Yuen-kiang, de 150 à 200 mètres de large, ses eaux 
sont calmes et peu profondes, et de nombreux bancs de sable apparaissent sur ses bords. 
L’altitude de la vallée du fleuve est de 500 mètres. 

Nous descendimes le fleuve en barque, le 26 novembre. Les autorités de la ville 
assisfaient à notre départ. Nous allions rejoindre la route de Che-pin qui part de la rive 
gauche à quelque distance en aval. Au-dessous de Yuen-kiang, la vallée se rétrécit, 
et des murailles arides et rocheuses, d’un aspect peu pittoresque, se dressent sur les 
bords de la rivière dont le cours devient plus sinueux et les eaux plus rapides. Après 
trois heures de navigation, nous arrivâmes à Pou-pio, village Pa-y, à toits plats et à dou- 
bles terrasses. Il est situé sur la rive gauche du fleuve auprès d’un rapide infranchis- 
sable pour les barques. 

Comme tous les villages de cette région, Pou-pio est entouré d’une muraille en terre. 
Ces montagnes sont peu sûres : un pauvre sauvage qui était venu le matin nous vendre des 
comestibles, nous était revenu le soir, sanglant et dépouillé; on lui avait enlevé sa pauvre 
bourse et désarticulé le bras. La construction en terrasse donne aux maisons un aspect 
arabe que leur teinte grise contribue à accentuer ; cette forme de loit, adoptée, soit par 
économie, soit en raison de la difficulté de cuire des briques, a l’avantage dans les pays 
montagneux de donner plus de place aux habitants que la rapidité des pentes force à se 
rapprocher les uns des autres. La seconde terrasse, qui s’élage au-dessus de la première 
comme une haute marche d’escalier, est abritée d’un toit léger sous lequel on fait sécher 
la noix d’arec. Les portes du village sont fermées le soir et lon y monte la garde pendant 
toute la nuit. 


Au-dessus de Pou-pio, on remarque, le long des flancs de la montagne, une ligne de 
lo 26 


442 DE XIENG HONG A YUN-NAN. 


verdure presque horizontale qui ressort vivement sur le rocher nu: c’est la trace d’un 
canal d'irrigation qui va prendre l’eau à une grande hauteur dans l’un des torrents à 
grande pente qui se déversent dans le fleuve. Ce canal distribue l’eau aux divers villages 
de la vallée; la fraicheur et la végétation renaissent sur son parcours. Il est solidement 
empierré, muni d'un chemin de ronde et il a dù exiger un énorme travail. On croirait 
volontiers qu'il eut été moins pénible d'élever l’eau du fleuve qu’on avait à ses pieds. 
Mais les Chinois préfèrent au travail continu que demandent les machines élévatoires, 
l'effort plus considérable, mais fait une fois pour toutes, que nécessite la construction 
d'un canal irrigatoire. On retrouve ces travaux d'irrigation, exécutés quelquefois sur une 
échelle vraiment grandiose, dans toutes les parties montagneuses de la Chine. 

A partir de Pou-pio, Pexpédition reprit la route de terre pour se diriger sur Che-pin 
et Lin-ngan; je continuai seul à redescendre en barque le Ho-ti kiang. M. de Lagrée ne 
limitait nullement ma reconnaissance du fleuve ; il se contentait de .me donner rendez- 
vous à Lin-ngan, où le premier arrivé devait attendre l’autre. 

Je m'embarquai dans un léger canot au-dessous du rapide de Pou-pio et je me 
laissai aller au courant de la rivière en compagnie de quelques barques de marchands. 
Le Ho-ti kiang s’encaisse de plus en plus; les hauteurs qui l’enserrent atteignent bien- 
tôt de 800 à 1,000 mètres. Des schistes, des calcaires, des pouddingues, forment 
les parois de ces immenses murailles, où ils alternent en couches très-inclinées. Chaque 
torrent qui vient déchirer ces flancs rocheux en détache une immense quantité de galets 
et de cailloux qui viennent obstruer le lit du fleuve et y former un rapide. A cette époque 
de l’année, presque tous ces torrents sont sans eau et la stérilité des pentes rougeatres 
qui entourent le voyageur est complète. L’œil, pour trouver un arbre, un buisson, une 
touffe d'herbe, est obligé de remonter jusqu'aux plus hauts sommets des falaises entre 
lesquelles il est emprisonné ; encore ne réussit-il à découvrir que quelques pins, que la 
distance rend microscopiques. Quelquefois cependant un filet d’eau, sur le point de 
larir, murmure encore à travers les pierres, puis, parvenu sur le bord des rochers à pic 
qui forment la berge immédiate du fleuve, se répand en pluie irisée dans les airs. Cette 
humidité a suffi ; les arbres surgissent sous cette pluie bienfaisante, un rideau de mousse 
s'étend sur leur feuillage et pend sous la cascade en festons étincelants. À quelque dis- 
tance d’une de ces petites oasis de verdure, s'ouvre la vallée du Siao Hoi, l’affluent le plus 
considérable de la rive gauche du fleuve. Cette vallée est aussi sombre, aussi encaissée 
que celle que je descends ; on dirait deux immenses corridors qui se croisent à angle 
droit et dont la voûte s’est écroulée. 

Nous franchimes plusieurs rapides qui exigèrent que nous quittassions nos barques. 
Un seul batelier y restait; les autres, debout sur la rive, retenaient la barque vide avec une 
corde, puis, quand le pilote avait jugé le moment convenable et la barque bien présentée 
dans le sens du courant, ils ouvraient les mains et le léger esquif franchissait comme une 
flèche le passage dangereux ; l’homme qui le dirigeait abordait en aval pour re- 
prendre son chargement et son équipage. Les tribus sauvages des environs fournissent 
un certain nombre d'hommes dont le mélier consiste à transporter les marchandises 


LE FLEUVE DE TONG-KING. 443 


entre l’amont et l’aval du rapide. Ces transbordements ne sont nécessaires qu'à la saison 
sèche; ils seraient d’ailleurs impossibles à l’époque des hautes eaux; le fleuve remplit 
alors complétement son lit et ne laisse aucun passage pour circuler à pied sec au fond de 
l’immense fossé dans lequel il coule. 

Je m'arrêtais le soir à une douane chinoise placée au point d’intersection du fleuve et 
d’une route qui relie Lin-ngan à quelques centres de population Pa-Y, situés plus au 
sud. Un bac servait à passer les voyageurs et les marchandises; sur les deux rives, un 
sentier en zigzag gravissait les pentes moins abruptes qui formaient en ce point comme 
les flanes d’un vaste entonnoir dont le fleuve occupait le fond. La circulation paraissait 
assez aclive. 

À quelque distance en aval de la douane, je rencontrai un nouveau rapide que mes ba- 
teliers se refusèrent énergiquement à affronter. Le fleuve était là plus profondément en- 
caissé qu'il ne l'avait jamais été : des murailles presque verticales, de 1,800 mètres 
de hauteur, se dressaient des deux côtés des eaux écumantes, au milieu desquelles d’é- 
normes blocs de rochers avaient roulé du haut de ces gigantesques falaises. En amont du 
rapide, au pied d’une gorge, sorte d’étroite fissure qui lézardait la falaise, un banc, 
formé des galets et des cailloux que chaque année les pluies en détachent, offrait sur 
le bord de l’eau une petite plate-forme, sur laquelle s'élevait un village de pêcheurs. 
Ce fut là qu’abordèrent mes canotiers; ni offres d'argent ni menaces ne purent les 
décider à aller plus loin. Je ne pouvais apprécier si le rapide était réellement infran- 
chissable; du dernier des rochers sur lequel je pus m’avancer au milieu du fleuve, je 
ne découvris qu’une ligne d’écume ; le vent me renvoyait à la figure l’eau pulvérisée en 
pluie fine par son choc contre les rochers. Après d’infructueux efforts pour faire revenir 
mes bateliers sur leur décision ou pour trouver dans le village des gens qui consentissent à 
les remplacer, il fallut me résigner à reprendre plus tôt que je ne le voulais la route de Lin- 
ngan. Je commencai à midi l'escalade des hauteurs presque perpendiculaires qui se 
dressaient au-dessus de ma tête. Après trois heures et demie d’une ascension très- 
faügante, par des sentiers en zigzag dont les cailloux fuyaient sous les pieds pour aller, 
après mille chutes, rebondir dans les eaux du fleuve, j’arrivai au sommet de la falaise ; 
je pus embrasser de là tout un vaste panorama. Au sud, une haute chaine calcaire 
s'élevait comme une barrière entre le Tong-king et la Chine et découpait l'horizon de ses 
sommets aigus qui atteignaient au moins 4,000 mètres de hauteur. Près de moi, le 
Ho-ti kiang traçait son énorme sillon ; ses eaux jaunâtres apparaissaient et disparaissaient 
tour à tour, à une profondeur de près de 2,000 mètres, coulant avec impétuosité 
vers le sud-est. A l’est, une petite vallée, moins abrupte et moins profonde, montrait 
ses rizières étagées et ses nombreux villages supendus au-dessus des eaux limpides 
d’un affluent du fleuve. Dans le nord, s’étendait un vaste plateau dont les longues 
ondulations, tantôt stériles et hérissées de roches calcaires et de brèches rosées qui les 
font ressembler à des vagues de marbre, tantôt recouvertes d’une couche profonde de terre 
rouge, sur laquelle ondoient des champs de maïs et de sorgho, se propageaient irrégu- 
bères dans la direction du nord-est. 


444 DE XIENG HONG A YUN-NAN. 


Je pris ma route dans cette direction ; le plateau s’inclinait légèrement : son arête la 
plus haute est celle qui borde le cours du fleuve. Les villages que je traversais étaient tous 
habités par des Lolos et des Pa-y. Les femmes lolos se reconnaissent facilement à leurs 
cheveux roulés sur la tête, à leur turban orné de clous d’argent, à leurs pantalons 
et à leurs larges tuniques. On commençait partout à rentrer la moisson que l’on réunissait 
en meules sur les lerrasses des maisons; ces meules donnaient, de loin, aux villages le 
singulier aspect d'immenses ruches d’abeilles. Peu à peu les cultures se multiphièrent et 
les villages, construits presque tous sur les bords des élangs qui remplissent les dépres- 
sions du terrain, s’agrandirent. Le type chinois reparut de nouveau.’ Des routes de 
chars sillonnaient de tous côtés la plaine. Le 30 novembre, du haut d’une éminence, 
J'aperçus à une vingtaine de kilomètres, la ville de Lin-ngan, bâtie sur le flanc d’une 
belle plaine qu'arrose une rivière sinueuse et qu’enserrent deux rangées de collines 
de marbre, dont les croupes stériles offrent un contraste saisissant avec ses riantes 
cultures. 

J’arrivais à Lin-ngan le lendemain au soir; ma petite escorte me conduisit dans une 
belle pagode; je trouvai aisément à me loger dans un bâtiment latéral, formant lun 
des côtés de la cour au fond de laquelle s’élève le sanctuaire. Ma venue n’était pas an- 
noncée; dans une ville aussi populeuse, le petit nombre d’hommes qui m’accompa- 
gnauent ne pouvait éveiller l'attention. Ma figure étrangère fit à peine tourner la tête sur 
mon passage à une vingtaine de personnes. Aussi, après m'être installé dans la pagode, 
Je crus pouvoir, sans inconvénients, visiter la ville. Son enceinte est très-forte et de 
forme rectangulaire, elle a deux kilomètres environ de longueur sur un kilomètre de 
largeur. Au centre se trouvent des Yamens, des jardins, des pagodes, décorés avec goût ; 
beaucoup ont été incendiés par les Mahométans et n’ont pas encore été relevés de 
leurs ruines ; on y retrouve d’admirables échantillons de ces marbres à couleurs si variées 
et si belles qui affleurent partout le sol du plateau de Lin-ngan. En avant des portes nord 
etsud de la ville, s'étendent de longs faubourgs où s’agite une population affairée et nom= 
breuse. Un marché très-important et d’une animation très-pittoresque se tient sous de 
vastes hangars appropriés à cet effet. ; 

Pendant que J’examinais les étalages des boutiques, la foule s’amassait derrière mor; 
j'entendais le mot de koula circuler dans les groupes. Depuis notre entrée en Chine, nous 
avions pu nous habituer déjà à l’importune curiosité de la population, mais ici j'étais 
seul à en supporter le poids. Je crus prudent de battre en retraite et je revins à mon 
logement. Je ne tardai pas à y être littéralement assiégé ; il fallut céder à la furie publique 
et renoncer à lutter contre l’envahissement des curieux. La chambre que J'occupais était 
trop étroite pour le nombre de mes visiteurs, Quelques Chinois vêtus avec recherche, à la 
parole grave et à la physionomie vénérable, vinrent me conseiller de satisfaire la foule une 
fois pour toutes, et de me montrer au dehors, dans la cour de la pagode, où se pressaient 
des milliers de personnes. Si jy consentais, me dirent-ils, ils me garantissaient qu'il ne 
me serait fait aucun mal; mais, dans le cas contraire, ils ne pouvaient répondre des exi- 
gences de la foule. Je me résignai donc à descendre et à me promener de long en large 


LIN-NGAN. 445 


entre deux haies de personnes qui me respiraient au passage. Cetle concession ne satisfit 
point la population ; de tous les coins de la cour, s’éleva un eri, répété en vingt langues dif- 
férentes : « Qu'il mange, nous voulons qu’il mange. » Outré de cette nouvelle exigence, 
je déclarai que je ne mangerais pas, et je rentrai dans mon logis sans qu’autour de mot on 
osäl s’y opposer. | 

Le lendemain, je fis une longue excursion dans la campagne environnante. De belles 
cultures maraichères coupées de rizières, de champs de cannes à sucre et de plantations 
d’arachides s'étendent sur les bords de la rivière de Lin-ngan. Elle sort du lac de Che-pin el 
se perd, dit-on, à peu de distance, sans qu'il soit possible de savoir si elle appartient au 
bassin du fleuve de Canton ou à celui du fleuve du Tong-king. Des ponts d’une grande 
longueur et d’une construction romaine la traversent à des intervalles très-rapprochés. 

Au coucher du soleil, je m'acheminai de nouveau vers la ville. Le bruit de mon arri- 
vée, qui la veille encore était restée ignorée de la plus grande partie de la population, 
s'était répandu comme une trainée de poudre. J’amassai en rentrant en ville une énorme 
suite de curieux; ce n’était rien à côté de ce qui nv’attendait à la pagode même. Le premier 
élage, les combles, les toits, tout avait été escaladé et ne présentait plus qu'une fourmi- 
lière continue de têtes humaines. À mon arrivée, la foule s’écarta sur mon passage, me 
ménageant au centre un étroil espace dans lequel elle comptait bien me retenir. J’es- 
sayai de me retirer dans mon logement et de fermer derrière moi la porte à elaire-voie qui 
donnait sur la cour. Cette porte, peu solide, ne tarda pas à céder à la pression de la populace. 
Avec l’aide de ma petite escorte de Yuen-kiang, je refoulai les curieux et je m'efforçai de con 
solider cette insuffisante barrière. Mais la déception de la foule ne tarda pas à se manifes- 
ter par des reproches adressés à ceux qui, près de la porte, avaient la faiblesse de reculer 
devant moi. Une pierre fut lancée, vint ricocher entre les barreaux de la porte, et m'attei- 
onit en pleine figure; d’autres ne tardèrent pas à la suivre; je fus obligé, pour éviter 
une lapidation complète, de faire feu avec mon revolver. Je tirai en Pair, me rendant 
très-bien compte qu’à la vue du sang, cette foule encore indécise se ruerait sur moi et 
me mettrait en pièces. Dans un pays où existent encore les fusils à mèche, les armes à 
coup double sont des merveilles à peine connues. Après que l’émoi de cette première dé- 
tonation fut calmé, on me crut complétement désarmé, et la grêle de pierres recommença 
de plus belle. Je fis feu une seconde, puis une troisième fois. Ces détonations successives 
et inexplicables terrifièrent la foule qui voyait mon pistolet rester toujours immobile au- 
dessus de la porte; cette arme, quitirait sans qu’on la chargeât, produisit une immense pa- 
nique. Il n’y eut bientôt plus dans la cour qu’un groupe peu nombreux de personnes qui, 
soit crainte, soit compassion, me supplièrent de me calmer, me ramenèrent dans ma cham- 
bre et me soignèrent avec intérêt. Peu après, se présenta un mandarin en grand costume 
qui me fit des excuses au nom du gouverneur, m’annonça que des soldats allaient être 
placés à toutes les avenues de la pagode et me promit la visite de tous les apothicaires de 
Lin-ngan. Il m’apprit en même temps que l’expédition venait d'arriver, qu’on l'avait logée 
en dehors de la ville, mais qu’en raison de l'excitation de la foule, il n’était pas prudent 
de me ramener en ce moment auprès de mes compagnons. 


446 DE XIENG HONG A YUN-NAN. 


Le lendemain matin, au point du jour, on me fit franchir un mur de la pagode qui 
donnait du côté du rempart, et par des chemins détournés et déserts, on me reconduisit 
auprès de M. de Lagrée. 

Celui-ci avait éprouvé quelques difficultés à continuer sa route. Il était arrivé à Che- 
pin le 29 novembre. Au moment où il allait partir pour Lin-ngan, Leang ta-jen, gouver- 
neur de cette ville, avait expédié une lettre dans laquelle il invitait la commission fran- 
çaise à rester à Che-pin et à poursuivre directement sa route sur Yun-nan. Il n’était pas 
possible, disait cette lettre, d'aller de Lin-ngan à la capitale de la province ; les chemins 
élaient interceplés de ce côté par les Koui-tse et les voleurs. M. de Lagrée avait insisté 
pour aller jusqu'à Lin-ngan faire connaissance avec le Leang ta-jen, sauf à revenir à Che- 
pin, reprendre la route qu’on lui indiquait. A son arrivée à Lin-ngan, de nombreux ca= 
deaux lui avaient été apportés de la part des autorités locales, mais on lui avait fait dire 
que tous les principaux mandarins de la ville, Leang ta-jen en tête, étaient absents et oc- 
cupés à combattre les Koui-tse qui s'étaient retranchés à soixante-dix li dans le nord-est 
de la ville, dans deux fortes positions, appelées Po-si et Kouang-si. M. de Lagrée ne cru 
pas à cetle prétendue absence et exigea que le Leang ta-jen fit des excuses officielles au 
sujet des insultes dont j'avais été l’objet. Une foule de mandarins subalternes vinrent lui 
rendre visite et essayèrent de l’adoucir par des présents. M. de Lagrée reçut froidement 
les visites et repoussa les cadeaux. | 

De l’intérieur de la vaste pagode où nous étions logés, nous entendions la foule vociférer 
et se plaindre de ne pouvoir parvenir jusqu’à nous; de temps en temps quelques pierres lan- 
cées par-dessus les murs nous témoignaient de son impatience et de sa brutalité. Le sergent 
annamite accompagné d’un de ses camarades parvint à saisir l’un des agresseurs. Nous le 
remimes aux autorités locales, en demandant une punition sévère. Il fut immédiatement 
mis à la cangue. Dans l'intervalle j'avais fait écrire à mon Annamite Tei, sur la prière de 
M. de Lagrée, une lettre chinoise dans laquelle celui-ci exposait ses griefs et demandait 
une réponse positive et des communications plus directes avec la première autorité de Lin- 
ngan. Quelques heures après, nous reçûmes une réponse dans laquelle Leang ta-jen fai- 
sait des excuses et annonçait sa venue pour le lendemain. Il arriva à l’heure dite. Son ar 
humble etembarrassé contrastait singulièrement avec son encolure de géant ; e’était bien 
là le fameux personnage que nous représentaient les récits populaires. Homme du peu- 
ple sans instruction et sans grade, sa valeur et son énergie l'avaient désigné, dès les pre- 
miers combats contre les Mahométans, au commandement militaire du sud de la province. 
IL s’était décerné lui-même le bouton rouge et avait remplacé les mandarins de Che-pin, 
de Tong-hay, et de plusieurs villes voisines par des créatures à lui; il avait délivré l’an- 
née précédente la ville de Lin-ngan un instant occupée par les rebelles. Par le fait, 1l ne 
reconnaissait plus les ordres venus de Pékin, et agissait en souverain indépendant. 
L’ascendant moral exercé par M. de Lagrée sur un homme dont l’énergique volonté 
avait tout soumus autour de lui, n’en était que plus extraordinaire. L’entrevue fut très- 
courte : le Leang ta-jen prévint le chef de la Mission française, qu'il allait immédiate- 
ment retourner aux avant-postes et le dispensa ainsi de lui rendre sa visite. Des afliches 


IMPORTANCE COMMERCIALE DU FLEUVE DU TONG-KING. 447 


furent posées par ses soins, sur les murs d'enceinte de notre pagode et menacaient de 
mort {ous ceux qui oseraient importuner les étrangers. Il tint à se montrer envers 
nous d’une munificence orientale. Tous les indigènes qui nous approchaïent de près ou de 
loin, reçurent des marques de sa générosité. Les soldats d’escorte qui étaient venus de 
Yuen-kiang eurent de l'argent et des habits. On distribua à tout le personnel de l’expé- 
dition de grandes plaques d'argent, sorte de récompense que le gouverneur de Lin-ngan 
avait coutume de distribuer à ses soldats, et sur lesquelles étaient inserits son nom 
et le mot récompense; elles étaient destinées, nous fitil dire, à nous préserver des 
mauvais sorts. Nous eùmes toutes les peines du monde à refuser, le jour de notre 
départ, vingt habillements complets, quelques-uns fort riches, qu'il offrait à nous et à 
notre suite. 

Il était regrettable que l’état de la contrée ne nous permit pas de pousser notre recon- 
naissance plus à l’est : on nous signalait à Mong-tse, ville située à trois jours de marche 
de Lin-ngan, des mines d'argent et de plomb. De ce point, on se trouve à deux cents li 
de Mang-ko, grand marché situé sur les bords du Ho-ti kiang, et où ce fleuve, d’après 
les renseignements que j'avais recueillis pendant mon excursion, commence à devenir 
navigable. En aval de Mang-ko on trouve sur les bords du fleuve la ville de Lao-kay, 
qui est en plein pays annamite, à deux jours de la capitale du Tong-king. De nom- 
breuses mines d’or, d'argent et de cuivre se trouvent dans le département chinois 
de Kaï-hoa que traverse le Nan-si ho, affluent du Song Coi, ou fleuve du Tong-king. Mang- 
ko parait être le centre d’un commerce très-actif. Les gens de Canton, qui s’y rendent 
en traversant le Kouang-si et la partie nord du Tong-king, y apportent des laines, des 
cotonnades, des soieries et remportent en échange le coton et le thé que produisent les 
Pa-y des environs et de la vallée du Nam Hou. La plupart des soies que consomme le sud 
du Yun-nan viennent par cette voie, et le courant commercial du fleuve Bleu et du Se- 
ichouen ne commence à l’emporter sur l'exportation cantonnaise que beaucoup plus au 
nord. Les Chinois de Lin-ngan portent à Mang-ko des thés venus par la route de Pou-eul. 
Avant la guerre des Mahométans, les mandarins chinois du Yun-nan faisaient apporter 
de Tong-tchouen à Sin Kay, marché annamite qui se trouve sur le Song Coi en aval et à 
peu de distance de Mang-ko, de l’étain et du zinc, dont on se sert en An-nam pour la 
fabrication de la monnaie nationale; on échangeait là ces métaux contre de l'argent, au 
titre de huit dixièmes, que l’on achevait de purifier dans le Yun-nan. 

Il n’était point permis aux Annamites d'entrer sur le territoire chinois, et nous ne 
pümes découvrir, pendant tout notre séjour le long des frontières, aucun sujet de Tu-duc. 
Une large bande de terrain habitée par des tribus Pa-y ou Lolos, paraît s’interposer de 
ce côté entre la Chine et l’An-nam. Les troubles et les révoltes, qui ont accumulé la 
misère et les ruines dans les provinces méridionales du Céleste Empire, sont venus 
compliquer encore la situation politique de la contrée. Les Cantonnais, en posses- 
sion depuis longtemps du commerce de Mang-ko, n’ont pas tardé à sy porter en 
masse pour échapper aux bouleversements incessants dont leur province est le théâtre. 
Depuis quelques années, un chef cantonnais s’est établi avec une nombreuse colonie de 


148 DE XIENG HONG À YUN-NAN. 


ses compatriotes, à Lao-kay, s’est proclamé indépendant et vit des revenus considérables 
de la douane qu'il a installée sur le fleuve. 

Il y avait à étudier là une question commerciale d’un grand avenir et d’un intérêt 
exelusivement français, puisque le Tong-king, par suite des traités qui nous lient à la cour 
de Hué, se trouve placé sous notre influence politique. 

La pacification du Yun-nan rendra au vaste bassin du Song Coi la vie commerciale 
et la richesse que lui assurent ses produits si variés et si précieux. La proximité de lem- 
bouchure du fleuve et du port français de Saïgon leur offre un débouché facile et éco- 
nomique. Une politique jalouse à su détourner jusqu'à présent de leur voie naturelle les 
denrées annamites : elles vont chercher à Canton ou à Shang-hai un marché éloigné 
et onéreux. Il nous appartient d’user de notre influence auprès des cours de Pékin et 
de Hué pour faire cesser cet état de choses. Notre colonie de Cochinchine est légiti- 
mement appelée, par la force même des choses, à recueillir l'héritage de Canton, et 
Saïgon offrira aux produits du Vun-nan et de l’Indo-Chine septentrionale, un point de 
chargement mieux situé pour leur échange contre des marchandises européennes. 

Malheureusement le manque d’interprètes et par suite la difficulté de recueillir des 
renseignements précis et sérieux, empêchèrent M. de Lagrée de pousser ses investigations 
de ce côté aussi loin qu'il eùt été nécessaire. 

Nous visilâmes aux environs immédiats de Lin-ngan, un gisement de lignite, dont 
l'exploitation est assez active. Ce combustible est d’un emploi général; la plaine de Lin- 
ngan est entièrement déboisée, et le peu de bois que l’on brule est apporté de fort loin 
par les sauvages. L’extraction du lignite se fait par deux puits verticaux d’une profondeur 
de 16 à 17 mètres; ils donnent accès à des galeries horizontales d’un grand déve- 
loppement, pratiquées à l’intérieur de la couche combustible qui paraît avoir une épais- 
seur variant d’un mêtre à cinquante centimètres. L'exploitation est monopolisée par 
l'administration chinoise; de nombreuses voitures se pressent autour des puils et atten- 
dent leur tour de chargement. On paye sur les lieux mêmes. Ces voitures, les premières 
que nous eussions rencontrées depuis bien longtemps, sont de petits chariots fort bas, 
portés sur deux roues pleines ef traïînés par un bœuf ou un buffle. On fabrique également 
à Lin-ngan ce papier commun dont on fait en Chine une si grande consommalion en 
guise d’allumettes. 

Nous partimes de Lin-ngan le 9 décembre. La plaine que nous traversâmes, en 
remontant la rivière, présente une énorme étendue, toute mamelonnée de collines et cou- 
verte de tombeaux. Les ponts, les portiques de marbre, les quelques bouquets d'arbres 
qui s'élèvent auprès des pagodes évoquent un vague souvenir de la campagne de Rome. 
On reste frappé des gigantesques travaux exécutés par les habitants pour préserver leurs 
champs des culloux que charrient les torrents; ceux-ei ont été endigués, sur tout leur 
parcours dans la plaine, entre deux énormes murailles de pierres sèches. Chaque généra- 
lion élève ces murailles à son tour, afin de suivre l’exhaussement progressif que subit le lit 
du torrent après chaque saison pluvieuse ; les galets qu'il entraîne à cette époque, se trou- 
vant retenus dans d’étroites limites, s'accumulent rapidement. Aujourd’hui tous ces cours 


CHE-PIN. 149 


d’eau sont comme suspendus au-dessus de la plaine et leur élévation facilite l'irrigation 
des rizières avoisinantes. En quelques endroits, les talus des rizières sont eux-mêmes 
construits en pierre. On ne saurait s'empêcher d'admirer tant d’ingéniosité et de pré- 
voyance, et l’on regrette de ne pas les retrouver à un degré égal dans les pays plus eivi- 
lisés. L'immense quantité de terrain que stérilisent les cailloux arrachés des pentes des 
Alpes ou des Cévennes par les affluents du Rhône et la plaine de la Crau sont un attris- 
lant exemple de notre impuissance à égaler l’agriculture chinoise. Si, comme les Chinois, 
nous savions endiguer nos rivières, nous ne verrions pas leur lit occuper un espace cen- 
tuple de celui qui lui est nécessaire, et des inondations de cailloux détruire les moissons, 
comme il arrive parfois dans le Gard ou l'Ardèche. 

Le lac de Che-pin, sur les bords duquel nous arrivämes dans l'après-midi a environ 
14 kilomètres de longueur et sa direction générale est l’ést-sud-est. Nous nous em- 
barquâmes dans une grande chaloupe, pendant qu’une partie de nos porteurs continuaient 
leur route par terre et suivaient la rive nord du lac, que nous côtoyions à peu de distance. 
Une ligne continue de montagnes entoure le lac de toutes parts et forme dans le sud une 
série de golfes où la nappe d’azur se prolonge en lointaines perspectives. Des routes nom- 
breuses serpentent sur les croupes nues et rougeätres des promontoires qui découpent la 
rive méridionale. Au bout de trois heures de navigation, nous arrivämes à Che-pin. C’é- 
tait jour de grand marché". Une quantité innombrable de barques sillonnaïient dans tous 
les sens les eaux du lac, et ramenaient à leurs villages les sauvages des environs venus à 
la ville pour vendre leurs denrées. De ce côté les rives du lac sont cultivées en rizières. 
L'industrie des agriculteurs a conquis sur les eaux un espace considérable et la surface 
inondée des rizières, encadrée de minces talus, vient se marier et se confondre avec le 
calme miroir des eaux. De longues chaussées s’avancent perpendiculairement aux rives, 
et offrent un point de débarquement commode aux marchandises et aux voyageurs. Deux 
petites îles couvertes de verdure surgissent de l’eau où elles mirent les toits courbes et les 
elochetons élancés des pagodes qui les couronnent. Coquettement assise sur les bords de 
l’eau, Che-pin arrondit autour de ses maisons pressées sa blanche enceinte de pierre. 
Derrière la ville, s’étend une vaste plaine admirablement cultivée. L'intérieur de Che-pin 
présente un plus confortable aspect que les villes que nous avions visitées jusqu'à présent ; 
on n’y trouve ni ruines, ni maisons abandonnées, et les pittoresques costumes des popu- 
lations mixtes qui habitent son voisinage donnent à ses rues, entièrement pavées en 
marbre, une physionomie vivante et originale. Aux races Lo-lo et Pa-y que J'ai déjà 
décrites se joignaient quelques sauvages pelits et noirs appelés Poula que l’on ne retrouve 
en grand nombre que sur le territoire de Yuen-kiang. 

Je remarquai au marché de Che-pin du fer qui venait de mines situées à peu de 
distance dans le nord et qui se vendait environ trois sous la livre; des poteries venant 
de Ning-tcheou et qui remplissaient d'immenses magasins ; du soufre venant d'Ho-mi- 
tcheou, ville située à l’est de Lin-ngan ; du thé, venant de Pou-eul, qui se vend par pa- 


1 Voy. Atlas, 2 partie, pl. XXXVII. 
L 57 


450 DE XIENG HONG A YUN-NAN. 


quets de six cercles d’un poids de trois livres et demie, et d'une valeur de quatre à cinq 
francs. Le sel vaut 80 centimes les dix livres et vient, paraït-il, en partie de Mang-ko; 
le coton est apporté par les sauvages et se vend de 200 à 280 franes le pieul. Le riz est bon 
marché et ne vaut guère que deux sous la livre. Je ne puis m'empêcher de comparer 
encore les solides campagnardes qui passent dans les rues à ces pauves Chinoises à la 
figure enfarinée, à la coiffure haute et roide qui, malgré leurs parures de fête, ressem- 
blent à des invalides à jambes de bois. Dire que tout un sexe est ainsi dans une nation de 
qualre cents millions d’âmes! 

A quelque distance de la pagode que nous habitons, est une source qui dégage de Pa 
cide carbonique. Les habitants, qui n’en font aucun usage, l’ont enfermée dans une pa- 
gode, au milieu de laquelle on a fait à l’eau mystérieuse un beau bassin de marbre. Du 
haut du petit pont, jeté sur le bassin, on voit bouillonner les bulles de gaz au milieu de 
la mousse qui recouvre les eaux croupissantes. 

Nous quitfâmes Che-pin le 11 décembre. Nous nous dirigeames droit au nord, dans 
la direction de Yun-nan, et nous ne tardûmes pas à quitter la plaine pour chevaucher au 
milieu de hauteurs inégales et de gorges étroites inondées de cailloux. Les schistes eal- 
caires dont se composent toutes ces montagnes se brisent avec une facilité extraordinaire 
el sont entraînés par les pluies le long des pentes sur lesquelles ne les retient aucune vé- 
gélation. On marche au milieu d’un océan de pierres. Le 12, nous fimes halte dans un 
petit vallon qu'arrose un mince filet d’eau ; nous trouvämes là deux ou trois forges qui 
traitent un minerai de fer très-riche que l’on extrait à peu de distance. Le mode de trai- 
tement est assez primitif. Je n'ai à signaler qu'un soufflet hydraulique que fait mouvoir 
une roue horizontale frappée par une chute d’eau. On trouve le même moteur employé 
avec des dimensions plus considérables pour le décorticage du riz. Sur toute notre route 
nous trouvions des détachements des troupes du Leang ta-jen qui, prévenues de notre 
passage, venaient à notre rencontre le-soir ou nous escortaient le matin. 

La végétalion avait perdu tout caractère tropical, et de grands cyprès donnaient au 
paysage une physionomie alpestre. Le 13, nous visitèmes, à Lou-nang, une fabrication 
de ces chaudières en fonte que l’on trouve dans toutes les euisines du Céleste-Empire, 
etde ces bassines en fer qui servent spécialement à la fabrication du sel. On les coule 
dans des moules en terre composés de deux parties, qui laissent entre elles l'épaisseur 
de métal que doit avoir la paroi de la chaudière. La pièce est renversée et la coulée se fait 
par un orifice qui correspond au fond de la bassine. Le moule supérieur est percé de 
trous, et les deux surfaces intérieures sont enduites d’une espèce d'huile bitumineuse, des- 
née à empêcher l’adhérence du métal. Nous couchämes le soir à Nga-pout-chiong, 
grand village situé sur les bords d’une rivière qui appartient au bassin du fleuve de Canton. 
La population revêt, à partir de ce point, une physionomie plus nettement chinoise. Les 
villages lo-lo disparaissent, et les maisons à terrasses font place aux toits courbes et aigus. 

Le 14, après avoir cheminé quelque temps sur des hauteurs arides couvertes de tom- 
beaux, nous aperçümes à nos pieds la ville de Tong-hay, coquettement assise sur les 
bords d’un lac, plus grand mais moins pitloresque que celui de Che-pin, qui s’étendait 


VILLE MACDE TONG-HAY,. 


D a 


TONG-HAY. 153 
à perte de vue dans la direction du nord-nord-est. De riches cultures, parmi lesquelles 
dominent celles du pavot et du tabac, couvrent ses rives et s’avancent souvent fort loin 
dans ses eaux. Ces conquêtes de l’agriculture sur le terrain du lae le font ressembler en 
certains points à une mare; mais les cultures sont si soignées et d’un si riant aspect, qu'on 
ne regrette point ces petits accrocs faits à l’ensemble du paysage. 

Les autorités et une partie de la garnison de la ville nous attendaient aux portes, au 
milieu d’un immense concours de peuple. On nous conduisit en grande pompe dans une 
pagode située à l’intérieur de l'enceinte ; la foule ne tarda pas à se ruer à nos portes ; per- 
sonne ne put entrer ou sortir sans qu'un flot de curieux se précipitàt dans les cours et vint 
nous rendre tout travail impossible. Sur nos réclamations, une garde nombreuse fut installée 
devant notre logement; les curieux ne purent s’aventurer à regarder par nos portes, quand 
elles s’entre-bâillaient, sans recevoir des volées de coups de bäton. La foule alors s’exas- 
péra et tenta l'escalade des murs. Les maisons voisines furent prises d'assaut, et leurs toits 
servirent d'ouvrages avancés pour parvenir jusqu'à nous. Il fallut recourir aux grands 
moyens. Des soldats montèrent sur nos toits et repoussèrent les envahisseurs à coups de 
lance ; dans les cours, les fusils furent chargés et les mèches allumées. Je doute cepen- 
dant que ces menaçants préparatifs eussent produit l'effet désirable si on n’eüùt vu, derrière 
notre garde chinoise, nos Annamites et nos Tagals mettre au bout de leurs carabines 
leurs sabres-baïonnettes. La forme étrange de cette arme inconnue fit une vive et salu- 
taire impression, et, à la nuit tombante, les habitants de Tong-hay nous laissèrent gouter 
le repos dont nous avions si grand besoin. 

Nous quittämes Tong-hay le 16 décembre, par un temps de neige qui dura toute la 
Journée. Malgré le piquant et la nouveauté de ce paysage, nous élions trop brusquement 
surpris par le froid et trop peu vêtus pour ne pas trouver l'épreuve un peu dure. Nos 
pauvres Annamites, qui assistaient pour la première fois à ce phénomène, le trouvèrent 
charmant pendant le premier quart d'heure, et s’extasièrent devant ces légers flocons blanes 
qui, lentement et sans bruit, venaient se poser comme à regret sur leurs épaules. Mais 
leurs pieds nus et leurs mains bleuies par le froid ne tardèrent pas à refuser tout service. 
Cette journée de marche fut pour eux et pour nous-mêmes une des plus pénibles du voyage. 

Nous longions la rive orientale du lac; la route, bien empierrée, desservait de nom- 
breux villages, tous chinois, dont les habitants paraissaient fort mal disposés pour notre 
escorte et nos porteurs. Les soldats du Leang ta-jen semblaient rabattre un peu iei de 
leurs allures insolentes, et nous disaient tout bas que les gens du pays aimaient les Koui- 
ise plus que de raison. Nous trouvämes à mi-route une rivière d’un aspect régulier comme 
celui d’un canal et d’un courant assez rapide, par laquelle se déchargeaient les eaux du 
lac. Nous arrivâmes le soir à un village situé dans une gorge étroite, près du col de la 
petite chaîne qui ferme au nord le bassin du lac. Nous eumes toutes les peines du monde 
à nous procurer le bois nécessaire pour réchauffer nos membres roidis. L’escorte de sol- 
dats du Leang ta-jen était évidemment mal vue des habitants et nous rendait impopulaires ; 
aussi nous empressämes-nous de la congédier. 

Le lendemain nous continuämes notre roule par un beau soleil, impuissant à fondre 


454 DE XIENG HONG A YUN-NAN. 


la couche de neige qui recouvrait le sol, les maisons et les arbres. En voyant les têtes 
sveltes de quelques palmiers et la verdure persistante des grands arbres diaprer ce blanc 
linceul, on eùt pu croire à une erreur de la nature. Le feuillage rouge des sumaes, el 
cà et là les taches noires que formaient les rochers à pic sur le flanc des montagnes, 
donnaient au paysage un aspect bariolé vraiment original. Le thermomètre marquait au 
lever du soleil un degré au-dessous de zéro, et de légères plaques de glace nageaient à Ja 
surface des ruisseaux el des étangs. A dix heures du matin nous apparut le lac de Kiang- 
tchouen, encadrant sa nappe d'azur de montagnes couvertes de neige. Ses bords ne sont 
ni moins peuplés ni moins cultivés que ceux du lac de Tong-hay. Les pentes rougeätres 
qui viennent mourir sur les bords de l’eau sont couvertes de plantations de fèves. Mais 
les hauteurs qui le dominent sont arides et désertes, et l'on n’y trouve guère que des 
rhododendrons. Une bonne route longe la rive de ce nouveau lac; elle est souvent en 


WW 


OR , 


EN ROUTE DE TONG-HAY A KIANG-TCHOUEN, 


corniche et taillée dans le roc des collines qui viennent baigner dans l’eau leurs pieds 
abrupts; elle est défendue contre l’action de la houle du lac par des jetées en pierre. A 
peu de distance de l'extrémité nord du lae, un bras de rivière, très-court, large et profond, 
traverse la petite chaine qui longe la rive orientale et en déverse les eaux dans un second 
lac d’une dimension beaucoup plus considérable. C’est le lac de Fou-hien, dont les bords 
ont un aspect grandiose et sauvage; l’œil ne peut en distinguer le rivage septentrional 
où s'élève l’importante ville de Tehin-kiang. En passant du bassin du lac de Tong-hay 
à celui du lac de Kiang-tchouen, nous avions laissé sur notre droite, à peu de distance, 
la ville de Ning-tcheou, célèbre par ses poteries et les mines de cuivre de ses environs. 

Kiang-tchouen est une ville petite et sale, que les Koui-tse ont brülée il y a trois ans, 
mais qui s’est relevée de ses ruines avec cette patiente persévérance et cette indomptable 
énergie, qui sont les plus précieuses qualités de la race chinoise. Nous y reçümes un 


ORIGINE DE L’'INSURRECTION MAHOMÉTANE. 405 


accueil moins bruyant, moins solennel, mais plus confortable et plus cordial qu’à Tong- 
hay. Le sous-préfet de la ville nous logea dans un yamen atlenant à sa résidence, et 
nous pümes, pendant deux jours, nous chauffer tout à notre aise, sans avoir rien à craindre 
des importuns. Ce fut de ce point que M. de Lagrée adressa à la première autorité civile 
de Yun-nan, Song ta-jen, et au premier mandarin militaire de la province, Ma ta-jen, 
deux lettres destinées à leur annoncer notre arrivée. 

Le Song ta-jen était un mandarin à bouton bleu qui avait remplacé l’année précé- 
dente le vice-roi Lao, mort le 22 février 1867. IL attendait qu'un titulaire fût officielle- 
ment désigné par Pékin à la dignité vacante : cette nomination avait eu lieu, disait-on ; 
mais le nouvel élu, peu soucieux de prendre la direction des affaires dans une situation 
aussi critique, restait dans le Se-lchouen sous divers prétextes. Le Ma ta-jen était un 
soldat de fortune, dont le vrai nom était Ma-hien ; il vendait du sucre d’orge lorsqu’éclata 
en 1856 la révolte des Mahométans. Il convient de donner rapidement ici un aperçu des 
causes et des principales phases de cette guerre. 

Les révoltes qui pendant les trente dernières années sont venues ébranler la puissance 
de la dynastie tartare n’ont pas tardé à avoir leur contre-coup dans le Yun-nan, où les 
Mahométans sont influents et nombreux. Encouragés par l'exemple de leurs coreligion- 
naires de Chen-si, ils voulurent prendre un rôle prépondérant et affichèrent des exigences 
intolérables. En 1856 ils provoquèrent à Yun-nan une sédition à la faveur de laquelle ils 
pillèrent la ville. Les hauts fonctionnaires chinois, après en avoir référé à Pékin, résolu- 
rent de s’en débarrasser par un massacre général. Le gouverneur de Ho-kin, ville située 
entre Li-kiang et Ta-ly, s'était acquis une certaine réputation en combattant les Taï-ping 
dans le Kouang-si ; 1l fut chargé de donner le signal de cette sanglante exécution. Il réu- 
nit tous les vagabonds et les gens sans aveu du pays, leur fournit des armes, et au jour fixé 
les précipita sur les Mahométans, dont un millier environ furent exterminés. D’autres 
massacres eurent lieu en même temps sur différents points de la province. Les Koui-tse, 
qui depuis longtemps s’organisaient pour la résistance, se soulevèrent aussitôt à la voix 
d’un simple bachelier de Mong-hoa nommé Tou-uen-sie, orphelin chinois qui avait été 
adopté en bas àge par un mahométan. Sa petite armée, qui ne se composait d’abord que 
de quarante sectaires, s’accrut bien vite des Musulmans échappés au massacre de Ho-kin 
et de ceux que la crainte d’un sort semblable faisait fuir de Vong-pe et des autres villes du 
voisinage. Îl alla attaquer avec six cents hommes Ta-ly, la seconde ville de la province du 
Yun-nan, que son admirable position stratégique et commerciale désignait au choix des 
révoltés. La ville, gardée par une garnison de quatre mille hommes, composée en partie 
de Mahométans, se laissa prendre sans résistance (avril 1857). Le gouverneur de Ho-kin 
vint immédiatement en faire le siége; mais ses troupes, qui comptaient plus de pillards et 
d’assassins que de soldats, furent mises en déroute. Les Mahométans marchèrent aussitôt 
sur la capitale de la province, dont ils s’emparèrent ; le vice-roi chinois, nommé Pang, 
ne tarda pas cependant à les en chasser ; mais un ardent sectaire qui avait fait autrefois le 
voyage de la Mecque et qui avait recu de ses coreligionnaires le titre de Lao-papa, fomenta 
peu après de nouveaux troubles à la faveur desquels le vice-roi fut assassiné et le Lao- 


1560 DE XIENG HONG A YUN-NAN. 


papa proclamé empereur. Ce fut alors que Ma-hien, qui s'était distingué à plusieurs re- 
prises dans les combats contre les Mahométans, prit le commandement des troupes chi- 
noises, pénétra dans le Yun-nan où il inslalla le Lao ta-jen, nommé vice-roi en remplace- 
ment de Pang, et fit rentrer dans l'ombre ce souverain d’un jour (1861). Nommé #tai, 
c'est-à-dire général en chef de toutes les troupes de la province, le Ma ta-jen à essayé de 
rétablir partout l'autorité de Pékin ; mais dans le sud de la province, le Leang ta-jen s’est 
toujours refusé à obéir à ses ordres, et les troupes de ces deux rivaux en sont venues aux 
mains près de Kouang-si-tcheou. Le Ma ta-jen avait même été un instant retenu prison- 
mer dans Lin-ngan, où il était venu pour faire reconnaitre un commandant militaire 
nommé par Pékin, et il avait dù recourir à la prière pour obtenir sa liberté. C’est à ce 
moment qu'il était allé chasser les Mahométans de Yun-nan. Profitant de ces discordes, 
les Mahométans ont repris leur œuvre de conquête, et, après s’être solidement fortifiés 
dans Ta-ly devenue leur capitale, ils ont avancé lentement, mais sûrement, consolidant 
leur autorité dans les pays annexés avant de faire de nouvelles entreprises, enrôlant de 
gré ou de force les populations dans leurs armées, et ayant la précaution de faire com- 
battre toujours loin de leur pays d’origine les soldats ainsi levés. Aussi la partie chinoise 
de l’armée mahométane, de beaucoup la plus nombreuse, pille, vole, brüle et ravage sans 
scrupule. Tout-uen-sie avait pris le titre de roi le premier jour de l’année chinoise (5 fé- 
vrier 1867). 

Au moment où nous étions à Kiang-tchouen, la ville de Tchou-hiong était investie par 
eux. Sin-king, située à l’ouest et à peu de distance de Kiang-tchouen, était entre leurs 
mains. Nous apprenions à chaque instant les progrès que faisaient leurs armées. Elles 
n'étaient plus qu’à onze lieues au nord et à neuf lieues à l’ouest de Yun-nan. Le gouver- 
uement de Pékin ne paraissait guère se préoccuper d’une province qui depuis dix ans ne 
lui avait fait parvenir aucun impôt, et il s’en remettait à l’énergie du Ma ti-tai et à l’habi- 
leté du Tsen fan-tai, grand trésorier de la province, qui résidait à Kiu-tsing et à qui l'on 
devait de nombreux et intelligents efforts de réorganisation des troupes chinoises. 

Nous quittämes Kiang-tchouen le 20 décembre. A peu de distance de la ville s’offrait 
un lugubre spectacle. Sur toute l'étendue d’une plaine inculte qui allait mourir en pente 
douce sur les bords du lac, de nombreux cercueils, posés sur le sol, attendaient une sé- 
pulture que les bras des vivants semblaient impuissants à leur donner. Là, comme dans 
le sud de la province, une épidémie de choléra s'était abattue sur la contrée avec un degré 
d'intensité qui avait frappé la population d’épouvante. D’après les superslitions locales, il 
fallait attendre des jours plus favorables pour ensevelir les victimes. Les bières chinoises 
sont heureusement mieux closes que les nôtres, et, c’est à peine si de cet amoncelle- 
ment de cadavres, s’échappaient de temps à autre quelques miasmes putrides. Ce fut avee 
un véritable soulagement que nous quittämes ce champ funèbre; nous franchimes 
peu après un col élevé de 2,200 mètres au-dessus du niveau de la mer, et de 400 à 
500 mètres au-dessus du niveau des lacs. On découvrait de là un panorama magni- 
fique : dans l’est la vaste étendue du lac de Tchin-kiang; au sud, la plaine et la ville de 
Kiang-tchouen, et au nord, à l'extrémité des vallées étroites et bien cultivées qui descen- 


EN ROUTE PENDANT L'ÉPIDÉMIE. 457 


daient du col où nous nous trouvions pour aller se perdre dans une immense plaine, on 
avait une échappée large et profonde sur le lac de Yun-nan; ce lac nous apparut comme 
une véritable mer, dissimulant partout ses rivages sous les brumes d’un lointain horizon. 
Le lendemain nous atteignimes la plaine qui l'entoure et à l’entrée de laquelle s’éle- 
vait la ville de Tsin-ning tcheou. Elle nous apparut comme le plus terrifiant exemple de la 
désolation que les musulmans excellent, d’une extrémité du monde à l’autre, à répandre 
sur leur passage. Des pans de murs noireis, en guise de maisons, des ombres häves et dé- 
guenillées en guise d'habitants. Les autorités vinrent à notre rencontre dans une pompe 


EN ROUTE PENDANT L'ÉPIDÉMIE. 


qui nous parut plus triste encore que grotesque au milieu de ces ruines, ou plutôt de cette 
implacable destruction. On nous logea dans une maison à laquelle on avait fait à la hâte 
un toit en paille. C'était « la seule » qui offrit un tel confort! Des troupes chinoises occupaient 
militairement les environs et campaient sous la tente ou dans des gourbis. Quelque 
‘échoppes, élevées à la hâte au centre de la ville, avec des planches tirées des ruines, ser- 
vaient de marché, et l’on retrouvait là, non sans stupéfaction, cette animation particulière 
aux villes chinoises, cette âprelé au gain que ne lassent ni l'incendie ni le carnage, que 
n’effrayent ni la famine ni l'épidémie. 


Nous nous hätâmes de quitter ce triste séjour. Une route bien pavée et bien entretenue 
T° 8 


158 DE XIENG HONG À YUN-NAN. 


suivait à une assez grande distance les bords du lac et traversait {ous les kilomètres un 
grand village. Peu à peu les traces de dévastation disparurent ; l'animation de la route, la 
beauté des cultures, l'élégance des constructions témoignaient à la fois et du voisinage d’une 
grande capitale, et de la richesse que cette ferüle et admirable plaine départit à ses habi- 
fants. Le 22 au soir nous couchâmes à Tchen-kong, jolie ville située sur un petit mamelon 
dominant le lac et la plaine, et qui est aussi peuplée et aussi riante que sa voisine est dé- 


serte et lugubre. La curiosité chinoise n’eûüt pas manqué de renouveler là ses assauts contre. 


la Commission française, si nous étions arrivés moinstard et repartis de moins bonne heure. 
Nous n’en fûmes pas moins escortés à notre départ par une nombreuse population. La 
route ne tarda pas à devenir une rue presque ininterrompue, où de nombreuses caravanes 
de bêtes de somme se croisaient dans tous les sens. A chaque instant des canaux admira- 
blement entretenus répandaient la fertilité dans les champs environnants. Des rivières 
canalisées, aux berges régulièrement plantées de grands arbres, fournissaient de distance 
en distance le motif d’un de ces ponts en pierre dont le premier spécimen avait si vive- 
ment excité notre admiration et notre surprise à Muong Long. Jamais la puissante civilisa- 
tion dont nous étions devenus les hôtes ne s’était révélée à nous avec autant d’enchante- 
ments et de riches apparences. La nouveauté de ce spectacle, marqué dans tous ses 
détails de ce caractère étrange qui est spécial au Céleste-Empire, le souvenir des forêts et 
de la barbarie au milieu desquels nous avions si longtemps véeu, nous faisaient eroire à un 
rêve ; nous nous surprenions à rougir de nos costumes informes et souillés, en croisant 
un palanquin ou en frôlant les robes de soie des bourgeois qui se pressaient sur le seuil de 
leurs maisons pour voir passer les étrangers. 

Vers midi, on apercevait déjà les créneaux de la ville de Yun-nan se découper dans 
azur du ciel, quand un petit mandarin à cheval, accouru à notre rencontre, remit une 
lettre à M. de Lagrée. Elle était en français! M. de Lagrée la parcourut, puis me la ten- 
dit. Ce fut avec un véritable battement de cœur que j’en dévorai le contenu. Elle était si- 
gnée du P. Protteau, missionnaire apostolique français, et contenait un court souhait de 
bienvenue, un «à bientôt » qui nous fit tressaillir d’aise. Nous savions vaguement que nous 
allions trouver des missionnaires à Yun-nan : nous ignorions leur nationalité; rencontrer 
des compatriotes était pour nous une double joie et ce moment effaça le souvenir de bien 
des souffrances. Pour comprendre la valeur de ces jouissances, il faut avoir connu le poids 
de l'isolement, avoir été séquestré pendant de longs mois du monde civilisé. Il n°y a que 
ceux qui ont subi un long exil qui apprécient les joies du retour. 

Nous entrames dans Yun-nan au milieu d’un immense concours de peuple. L’en- 
ceinte de la ville est plus haute, plus épaisse et construite avec plus de soin que celles 
que nous avions déjà rencontrées. Nous éprouvâmes une sensation nouvelle en parcourant 
la longue rue marchande qui aboutit à la porte sud de la ville : ces magasins régulière- 
ment alignés, ces étalages propres, coquets, souvent riches, cette animation tumultueuse, 
ces mille enseignes aux lettres d’or qui pendaient aux frontons des boutiques, cette sourde 
clameur qui s’élevait de la foule nous donnèrent une haute idée de la capitale du Yun-nan. 
On nous logea dans un immense yamen, dévasté en partie, et dont un ou deux bâtiments 


ARRIVÉE A YUN-NAN. 159 


seulement étaient en état de nous recevoir. Ce yamen est situé sur un monticule d’où la 
vue est fort étendue et très-pittoresque‘. C'était le palais où avaient lieu les examens pour 
le baccalauréat. 

Dès notre arrivée, le P. Protteau vint se mettre à la disposition du commandant de 
Lagrée. Il ne pouvait nous donner aucune nouvelle d'Europe plus récente que celles que 
nous possédions déjà ; mais il nous mit au courant de la situation de la province, et nous 
fit comprendre tout ce que le manque d’interprètes nous avait empêchés de bien saisir 
jusque-là. Nous apprimes ainsi que le fameux Kosuto, dont on nous avait si souvent en- 
tretenus à Se-mao et à Pou-eul, n’était autre que le P. Fenouil, le provicaire apostolique de 
la mission du Yun-nan; il résidait à Kiu-tsing depuis l'explosion de la maison où il fa- 
briquait des poudres pour le vice-roi Lao, dont il était le confident et ami. Naturellement 
son active intervention dans la lutte contre les Mahométans le désignait à leur animad- 
version, et il attribuait à leur mälveillance l'accident qui lui était arrivé et dont il avait failli 
être victime. Le Song ta-jen lui avait dépêché un courrier pour qu'il vint nous servir d’in- 
terprète officiel dans nos relations avec les autorités chinoises. Nous n’allions done pas 
tarder à faire sa connaissance. 

C'était le P. Fenouil qui, d’accord avec le vice-roi, nous avait expédié, en même 
temps que la lettre chinoise qui avait tant causé d’émoi à Xieng Hong, cette lettre en ca- 
ractères européens qu’on n'avait pas voulu nous montrer et qui nous eut expliqué tout cet 
imbroglio. Le vice-roi Lao, prévenu par Pékin de notre arrivée prochaine, avait cru de- 
voir nous informer de l’état troublé de la province, des dangers que l’on courait en traver- 
sant des routes infestées par les brigands, et il nous engageait à différer notre entrée en 
Chine jusqu'au moment où, averti de notre présence à la frontière, il pourrait nous 
envoyer une escorte suffisante. Le P. Fenouil nous confirmait en français tous ces ren- 
seignements, en même temps que le bon vouloir des autorités chinoises et le vif désir 
qu’elles avaient de nous voir arriver sains et saufs à Yun-nan. La lettre chinoise, mal 
traduite par des gens inexpérimentés dans l’art de déchiffrer des hiéroglyphes, avait été 
prise pour une défense d’entrer en Chine ; de là les difficultés que nous avions rencon- 
trées et qu'avait seule pu lever la lecture de nos passe-ports. L’ignorance, et non les ruses 
birmanes, ou la mauvaise foi chinoise, avait causé les difficultés que nous avions eu à 
vaincre à Muong Long et à Xieng Hong. 

Le lendemain de la Noël, M. de Lagrée alla faire une visite officielle au Song ta-jen. 
Celui-ci, beau vieillard à barbe blanche et à figure distinguée, le reçut avec une affabilité 
et une courtoisie qui nous donnèrent une haute idée de la politesse chinoise. IL vint à la 
rencontre du chef de la Mission française jusqu’à la deuxième porte de son yamen, en- 
touré de tous ses mandarins en tenue. Il rendit dès le lendemain la visite de M. de Lagrée. 

En sortant de chez le Song ta-jen, nous nous rendimes chez le Ma ta-jen. Il habite en 
dehors de la ville une villa plaisamment située sur les bords du lac. C’est un homme de 
trente-six ans, d'assez puissantes mais d’assez grossières allures. On comprend en le 


1 Voy. Atlas, 2° part., pl. XXX VIII. 


460 DE XIENG HONG A YUN-NAN. 


voyant qu’il soit parvenu à dominer le faible cénacle chinois que Pékin envoie pour gou- 
verner cette provinee lointaine. Il est criblé de blessures, et il montre avec fierté ces preu- 
ves de sa bravoure qui, mieux que des diplômes, l'ont conduit au pouvoir. Son appartement 
estun véritable arsenal où l’on trouve avec surprise une collection formidable d'armes euro- 
péennes de toutes sorles : carabines, tromblons, armes à répétition, fusils Lefaucheux, 
révolvers. Il s’exerce toute la journée à l’usage de ces différents engins, et il est peu de 
meubles chez lui qui ne soient littéralement eriblés de balles. Autour de lui vit un état- 
major mahométan dont le costume et la physionomie tranchent vivement sur les allures 
habituelles des Chinois. On voit que ces gens-là sont habitués à être craints, et se sentent 
revêtus aux yeux de la foule du prestige qui entoure leur terrible maitre. 

Le Ma ta-jen ne nous rendit pas notre visite, mais toutes les autorités de la ville, où se 
trouvent les six grands tribunaux de la province, défilèrent successivement dans notre 
yamen. Le Ma ta-jen nous invita à un grand diner avec toute notre escorte, le 30 décem- 
bre. Ce qu'il y eut de plus singulier, ce ne fut pas le festin, précédé de graines de pastèques 
et d’oranges exquises, et composé suivant l’usage de nids d’hirondelles, de queues et d’en- 
trailles de poissons, de canards laqués et autres mets connus des touristes, mais l’abstention 
complète de notre hôte et de ses officiers, qui observaient alors le jeûne du Ramadan. 
Nous dinämes seuls, avec un ou deux mandarins chinois et environnés d’une galerie de 
spectateurs. 

Le 31 décembre, arriva à notre yamen un néophyte chrétien qui avait été porter à Pékin 
une lettre écrite par le P. Fenouil, en faveur du Ma ta-jen, cette lettre désignait le général 
mahométan comme le seul homme capable de pacifier le Yun-nan. Le P. Fenouil priait 
en conséquence la légalion de France de recommander chaudement le Ma ta-jen au gou- 
vernement chinois. Le P. Protteau nous communiqua la réponse de notre ambassadeur 
à Pékiu, M. de Lallemand. Il annonçait qu’il avait fait une démarche en faveur du Ma ta-jen 
et que le gouvernement chinois allait lui expédier des armes, de l'argent et des vivres pour 
l'aider dans sa lutte contre les révoltés. 

La population de la ville de Yun-nan ne peut guère être évaluée à plus d’une cinquan= 
taine de mille habitants. Les immenses faubourgs, en partie détruits, qui se prolongent 
pendant une lieue en dehors de l'enceinte, devaient, avant la guerre, quadrupler ce 
chiffre. 

L’enceinte a une forme rectangulaire et mesure environ trois kilomètres dans le sens 
nord et sud, et deux kilomètres dans le sens perpendiculaire. Elle a six portes bastionnées : 
deux sur le côté est ; deux sur le côté sud et une sur chacune des deux autres faces. Le 
fossé est alimenté d’eau, par une rivière canalisée, qui longe la face orientale de l’enceinte. 
Le terrain sur lequel la ville est construite descend en pente vers le lac, et quelques mon=. 
ticules en accidentent la partie nord. Entre deux de ces monticules, dans une dépression 
du sol, s'étendent des jardins et des rizières qui occupent presque complétement l'angle 
nord-ouest de l'enceinte. Là se trouvent quelques restaurants, quelques maisons de plai- 
sance, et ces maisons à thé, qni remplacent en Chine nos cafés chantants. 

La partie commerçante de la ville a, malgré la guerre, une physionomie très-remar— 


INDUSTRIES DU YUN-NAN. 461 


quable, qui dénote un centre riche, populeux, vers lequel convergent les produits de toute 
une région exceptionnellement favorisée. La principale richesse de la province consiste 
en mélaux, dont le plus important est le cuivre. Il y a une quarantaine de mines de 
cuivre dans le Yun-nan, et la plus grande partie des minerais provenant des mines 
du sud vient se faire traiter à Yun-nan, ou y subir un dernier affinage. Pour donner une 
idée de l'importance de cette production, il suffit de dire qu’en 1850, l'impôt annuel payé 
à Pékin par la province était de six millions de kilogrammes. Le prix de cent livres de 
cuivre (60 kilogrammes), sur les lieux, est de 55 francs environ. A cette produe- 
tion, il faut ajouter celle de l'argent qui ne dépasse pas annuellement 40,000 kilo- 
grammes. Les plus importantes mines d'argent sont celles de Lo-ma, Mien-hoa-ti, 
situées entre Tong-tchouen et Tchac-tong, celles de Houy-long et de Ngan-nan, situées, 
la première sur les bords du Cambodge à l’ouest de Li-kiang et la seconde sur les bords 
du fleuve Bleu, au nord de la même ville. Les mines d’or sont encore moins importantes. 
J'ai déjà parlé des gisements qui se trouvent au nord de Ta-lan. Je citerai encore la 
mine de Ma-kang, située dans le voisinage de Ngan-nan, et celle de Ma-kou, qui 
est sur la frontière du territoire de Lin-ngan et du Tong-king. L'impôt que perçoit 
le gouverenment sur l'exploitation de ce métal, n’est que de 1,140 grammes d’or 
par an. 

I n’y a, à ma connaissance, qu’une mine d’étain dans le Yun-nan : c’est celle de 
Ko-kieou, située sur le territoire de Mong-tse, à l'est de Lin-ngan. Les mines de plomb et 
de zine sont plus nombreuses et se trouvent surtout dans le nord de la province, aux envi- 
rons de Tong-tchouen et de Ping-y hien. Elles fournissent à l’État, de 300 à 400,000 ki- 
logrammes de zinc et une centaine de mille kilogrammes de plomb par an. Il y 
a enfin quatorze mines de fer groupées pour la plupart dans la région lacustre dont 
Yun-nan est le centre ; elles ne payent, par an, que 2 ou 3,000 mille francs de droits à 
l'État. 

L'exploitation des mines de cuivre est une sorte de commandite, dont l’État fournit les 
capitaux, en se réservant le droit d'acheter, dans chaque mine, à un prix déterminé, une 
quantité de métal fixée à l'avance. Le même droit est concédé aux provinces limitrophes, 
et le transport de cette redevance en nature, donnait lieu, avant la guerre civile, à d’im- 
menses convois de barques, qui descendaient le fleuve Bleu et allaient transporter jusqu’à 
Pékin les millions de kilogrammes de cuivre, nécessaires à la fabricaton des sapèques du 
Céleste Empire. En 1850, la somme qui était avancée par l’État pour l'exploitation des 
mines de cuivre de Yun-nan, s'élevait annuellement à un million de taels; mais les 
mineurs se plaignaient vivement de ce que le prix officiel du cuivre fut beaucoup trop 
faible et la quantité de métal exigée beaucoup trop forte. Il en résultait une diminution 
sensible dans le nombre des travailleurs venus de tous les points de l'empire afin de 
prendre part à l’exploitation des richesses métallurgiques du Yun-nan. Après les pré- 
lèvements opérés dans les mines, par l'État et par les provinces, le commerce ne trouvait 
plus une quantité suffisante de cuivre pour alimenter ses achats. 

La rébellion mahométane est venue aggraver cet état de choses, et la plupart des 


462 DE XIENG HONG A YUN-NAN. 


exploitations sont aujourd’hui abandonnées. Mais l’on sent combien facilement on pourra, 
quand le calme sera revenu dans cette belle contrée, raviver la production et lui donner 
un essor plus considérable. Une législation plus libérale, des moyens d'exploitation plus 
perfectionnés, un débouché commercial permettant de faire arriver sans intermédiaire 
tous ces métaux dans un port européen, feraient de Yun-nan le marché métallurgique 
le plus important du globe. A ce point de vue, il est inutile d’insister sur les conséquences 
que pourrait avoir l’ouverture du fleuve du Tong-king, dérivant immédiatement vers le 
port de Saïgon les produits du Yun-nan. 

En même temps que Yun-nan est, en temps ordinaire, l’entrepôt de grandes quan- 
tités de cuivre qui donnent lieu à d’actives transactions et à une fabrication importante 
d’ustensiles, celte ville possède aussi une fabrique de monnaie, créée en 1661, où l’on frappe 
une énorme quantité de sapèques. L’alliage dont est formée cette monnaie divisionnaire, se 
compose, sur 100 parties, de 54 de cuivre, 42,75 de zine et 3,25 de plomb. On produisait 
annuellement à Vun-nan, avant la guerre, plus de 101 millions de sapèques, repré 
sentant au faux légal de 1,200 sapèques, pour un tael ou une once d'argent, une 
valeur de 650,000 franes environ. Le sapèque pèse à peu près quatre grammes 
et demi. Depuis la guerre, cette production a beaucoup diminué ; les nécessités du 
moment ont amené à modifier l’alliage et à augmenter la quantité de zinc. La valeur 
de cette monnaie ainsi altérée, est devenue sujette à de nombreuses fluctuations : des fabri- 
cations clandestines se sont produites de tous côtés. Au moment de notre passage à Yun- 
nan, le change du tael était de 1,800 sapèques, et nous devions trouver des taux encore 
plus bas. 

Ce n’est pas là la seule industrie de Yun-nan. On y tisse une étoffe particulière appe- 
lée {ong hay touan tse, ou « satin de la mer orientale ». Cette étoffe, faite de fils de soie, 
que je soupçonne provenir en grande partie de l’araignée particulière dont j'ai signalé la 
présence à Ta-lan, est très-solide, nullement lustrée et en général d’une couleur noire, 
quoiqu’on puisse la leindre de toutes les nuances. Elle est très-renommée dans toute la 
Chine. On fait aussi à Yun-nan de beaux tapis, des couvertures et des feutres. 

Les principaux produits indigènes que l’on trouve sur le marché sont : le thé, le 
cinabre, le muse, la soie, des préparations médicinales du tabac et de l’opium, qui vaut en- 
viron un lael et demi le demi-kilogramme. Il est apporté surtout par les Lawas et les Kongs 
qui habitent la rive droite du Cambodge vis-à-vis de Pou-eul. Il contient une quantité d’o- 
pium pur égale à celle que l’on peut extraire de l’opium de Catna, mais il est moins par- 
fumé. Le sel se vendait, au moment de notre passage, près de deux francs le kilogramme, 
à cause de l’occupation, par les Mahométans, des puits situés à une vingtaine de lieues dans 
le nord-ouest de la ville. Des draps et des fourrures russes, des cotonnades anglaises 
venues de Canton, du coton brut importé de Birmanie, sont les principaux produits 
étrangers. 

La plaine de Yun-nan est riche en céréales, en arbres à fruits, en pâturages. On y 
cultive le blé, le sorgho, le maïs, l’avoine, le tabac, le lin ; la prune, la cerise, la pêche, 
la fraise, la noix, la châtaigne, la poire, sont les principaux fruits qu’on y rencontre. Cà 


CULTURES DU YUN-NAN. 463 


et là, des troupeaux de moutons, de chèvres, de bœufs et de buffles, paissent sur le flane 
des collines. Celles-ci contiennent des carrières de marbre et de cette pierre particulière 
que les Chinois appellent « pierre d’azur ». 

La culture du pavot a amené la disparition, sur le marché de Yun-nan, d’une denrée 
très-importante, la cire. Au dire des indigènes, les abeilles, autrefois-très-nombreuses 
dans cette partie de la Chine, ont éprouvé pour la fleur du pavot, la même attraction 
malsaine que le Chinois éprouve pour le suc qu’on retire de son fruit. A l’époque où 
fleurissent les champs de pavots, ces insectes accouraient en foule y butiner, mais ils 
ne pouvaient ensuite reprendre goût à une autre nourriture et ils succombaient dans 
l'intervalle de deux saisons. 

On nous cita un autre exemple de ce singulier attrait que le pavot exerce sur les 
animaux aussi bien que sur l’homme. Dans une bouillerie d’opium de la ville, on avait 
remarqué que des rats venaient en grand nombre, le soir, humer les vapeurs qui s’é- 
chappaient des fourneaux. A la suite de l’occupation momentanée de Yun-nan par les 
Mahométans, la bouillerie cessa de fonctionner et fut abandonnée pendant quelque temps. 
Quand un nouveau propriétaire vint s’y installer, il trouva sur le clayonnage resté en 
place, plusieurs cadavres de rats : ils étaient morts de faim en attendant la jouissance 
qu'ils avaient coutume d’éprouver en respirant les vapeurs de l’opium ! 

Le lac de Yun-nan, qui est le plus considérable de toute la province, se déverse dans 
le Yang-tse kiang, par une rivière qui sort de l'extrémité sud-ouest du lac, près de la 
ville de Kouen-yang tcheou. Il porte le nom de « mer de Tien ». Le royaume de ce nom 
occupait jadis une grande partie de la province de Yun-nan. 

Il convient d'interrompre un instant ce récit, pour donner quelques indications histo- 
riques sur la contrée que nous venons de parcourir. 


CANAPÉ D'UNE PAGODE, 


XX 
ESSAI HISTORIQUE SUR LE NORD DE L'INDO-CHINE. — ORIGINE COMMUNE DES ANNAMITES ET DES 
LAOTIENS. — ROYAUMES FONDÉS PAR LES TRIBUS PE-YOUE. — HISTOIRE DU ROYAUME DE NAN— 
TCHAO OÙ DU YUN-NAN. — ROYAUMES DE VIEN CHAN, XIENG MAI ET XIENG HONG. — SITUATION 


POLITIQUE ACTUELLE DE LA CONTRÉE. 


Ce chapitre résume les renseignements historiques que j'ai pu réunir sur les popula- 
üons du nord de l’Indo-Chine. Quelques-uns sont absolument nouveaux et proviennent, 
soit de recherches malheureusement trop hâtives et trop incomplètes, dans les sources 
chinoises, soit de chroniques laotiennes, écrites, en langue thaï et en caractères latins, 
par M. de Lagrée, sous la dictée de son interprète, Je n’ai pu le plus souvent en saisir que 
le sens général. Une partie de ces récits reproduisent les manuscrits que possèdent 
les pagodes ; d’autres ont été faits de mémoire par les prêtres qui, chez les Thai comme 
chez toutes les nations bouddhistes, sont les dépositaires des traditions historiques. La 
destruction des livres, réitérée à chaque révolution ou à chaque guerre, a singulièrement 
diminué cet héritage entre leurs mains. Les légendes bouddhistes ont contribué à faire 
oublier aux Thai leurs véritables origines en substituant de bonne heure à leurs traditions 
particulières, des traditions et des souvenirs venus de l’Inde. Alors que chez leurs voisins 
et leurs parents, les Chinois et les Annamites, la recherche de la vérité historique et Pa= 
mour du passé sont poussés jusqu'à la passion, les Thai, devenus fervents sectateurs de 
Bouddha, se complaisent dans les exagérations ridicules, les récits merveilleux et sans va- 


leur que leur ont apportés les missionnaires d'Acoka. Les vicissitudes d’un cheveu de 
I. 59 


466 ESSAI HISTORIQUE SUR LE NORD DE L’INDO-CHINE. 


Cakya-mouvnitiennent plus de place dans leur imagination que l’histoire de leurs pères, et 
leur étonnement est grand que l’on songe à s'informer de choses que leurs vieillards n’ont 


point vues. Les chroniques modernes, qui ont la prétention de se substituer aujourd’hui 


1 


aux anciennes chroniques disparues *, sont loin de mériter une entière confiance. Je ne 


donnerai ici que les faits qui m’auront paru présenter un caractère sérieux d'authenticité 
ou les légendes consacrées par l’assentiment général. 

La race thai est une des dernières venues en Indo-Chine. Comme pour les Annamites, 
il ne faut pas remonter bien haut dans l’histoire pour la trouver établie beaucoup au nord 
du territoire qu’elle occupe aujourd’hui?. Les tribus détachées du tronc commun, telles que 
les Khamtis, les Pou ons, les Akoms, qui habitent les vallées supérieures de l’Iraouady et 
du Brahmapoutre ; les Pa-y, qui sont disséminés sur les frontières chinoises du Tong- 
king et les bords du Kin-cha kiang, semblent n'être que des flots retardataires des inva- 
sions d’émigrants qui se sont dirigés vers le sud, à plusieurs époques dont la dernière est 
à peine éloignée de nous de cinq ou six siècles. Les déductions ethnographiques et même 
philologiques *, la comparaison attentive de l’histoire chinoise, des chroniques tong-ki- 
noises et des quelques souvenirs que conservent encore les Thaï sur leur passé, condui- 
sent à admettre qu'ils faisaient partie jadis des tribus appelées Pe-youe par les Chinois, Ba 
Viel par les Annamites, qui ont occupé jusqu’au commencement de notre ère toute la 
partie de la Chine située au sud du Vang-tse kiang. 

Les livres annamites racontent que « après le déluge, l’empereur Nghien (Yao) Or- 
donna à la famille Hi d’aller prendre le gouvernement du Nam-giao (Nan-kiao) *. Ce pays 


! Gutzlaff (J. À. G. S., t. XIX, p. 33) signale l’existence d’annales laotiennes remontant au commencement 
de notre ère. J’ignore sur quoi repose cette assertion qui me paraît être aussi aventurée que beaucoup d’autres 
allégations du même auteur. 

? Voy. ci-dessus la note 3 de la page 102 et la note 1 de la page 105. Consultez pour tout ce chapitre les 
cartes historiques insérées p. 128-9. 

$ Les Laotiens et les Annamites paraissent avoir emprunté le cycle duodénaire des Chinois à une époque 
peu différente si l’on en juge par la ressemblance des noms des années : 

rat, bœuf, tigre, lièvre, dragon, serpent, cheval, chèvre, singe, coq, chien, porc. 

Cycle laotien,  chai, phau, nhi, mao, si, say, snga, mél, san, Tau, Set, Ca. 

Cycle annamite, #, shuu, dran, meo, tlun, to, ngu, mu, than, drau,tuat, hot. 
J'ai déjà donné le cycle cambodgien p. 93. Il est à remarquer qu'il commence à l’année du bœuf, au lieu de 
commencer à celle du rat et que les années y sont désignées pour la plupart par un nom d’animal emprunté à 
la langue vulgaire laotienne ou annamite. Ainsirong, dragon, et cha, chien, viennent des mots annamites org et 
cho qui ont la même signification ; voc signifie singe en laotien; en retouchant le préfixe #10 qui veut dire un, de 
mom, cheval, et mome, chèvre, on retrouveles mots laotiens »a@ et mef. Les Siamois, oublieux du calendrier de 
leurs aînés laotiens, ont adopté mot à mot le cycle cambodgien, sans doute à cause de la domination qu'ils ont 
longtemps subie. 

Un grand nombre de mots laotiens et annamites paraissent n'être qu’une modification différente du même 
mot chinois. Le mot ong qui signifie « chef, seigneur » en annamite, était également usité dans le même sens 
dans l’ancien royaume de Lan Sang, 

? P. Legrand de la Liraye (Notes historiques, ete., p. 10). Giao-chi en annamite, ou kiao-tchi en chinois, dési- 
gne perpétuellement la nature annamite et signifie « doigts écartés ». Aujourd’hui encore l’un des traits carac- 
téristiques de la race annamite est d’avoir le gros orteil un peu écarté du second. Il est possible cependant 
que le caractère Æïao n'ait élé pris dans cette ancienne désignation que pour sa valeur phonétique et qu'il re- 
présente le mot Chao, «seigneur, maîlre, roi », des Laotiens C’est probablement ce dernier mot que l’on trouve 
rendu plus tard par le caractère 7chao (prononcé par les Annamites Trieu ou Tieou) dans le nom des princes 


ORIGINE COMMUNE DES ANNAMITES ET DES LAOTIENS. 467 


était au midi et comprenait les tribus Ba Viet dont Au Viet, Man Viet, Lac Viet ! étaient les 
principales et qui formaient ensemble le Nam-viet (Nan-youe). Dès avant les Han, on ap- 
pelait Nam-viet, les cinq montagnes de Neu-linb (Ou-linh) qui sont Cao so’n, Hue so’n, 
Hoanh so’n, Thai so’n, Hon son. » 

D’après les mêmes autorités ?, le premier roi des Ba Viet fut un nommé Loc-tue, fils 
cadet d’un empereur de Chine et d’une fille Ba Viet que l'empereur avait rencontrée dans 
une excursion à la mer du midi. Loc-tue prit en montant sur le trône le nom de Kinh- 
dreuong et fut le chef de la dynastie, connue dans les annales annamites sous le nom de 


de Nan-youé, tels que Tchao-to, Tchao-hou, Tehao-ing, ou dans celui du royaume de Nan-tchao. Les appel- 
lations chinoises et annamites du pays occupé par les Pe-youe sont très-nombreuses. Voici celles que l’on 
trouve dans les historiens annamites : Nhat-nam (Ji-nan en chinois), An-nam (Ngan-nan), Viet-nam (Youe-nan), 
Van-lang (Ouen-ling ?), Nam-binh (Nan-ping). Giao-chi était l’une des quinze préfectures du royaume de Van- 
lang et n’a jamais désigné qu'une partie du territoire occupé par les Ba Viet, tandis que presque toutes les dé- 
nominations qui précèdentse sont appliquées, à une certaine époque, à toute son étendue. Il faut remarquer 
aussi que Viet-thuong ou Youe-tchang est synonyme pour les Chinois de Lao-tchoua, nom sous lequel ils dé- 
signent le royaume laotien de Luang Prabang et de Vien Chon qui s'appelait jadis Muong Choa, (Biot, Diction- 
naire, ete., p. 309.) 

Youe-tchang a été éerit à tort, Yue-chang dans la note 1 de la page 113. Ce nom a été porté aussi par le 
royaume de Lin-y, mais seulement, d’après le Za thsing y thoung tchi, à partir des Thsin, c’est-à-dire du 
rusiècle avant notre ère. Le Lin-y est mentionné dans le 7houng kien kany mou comme un royaume distinet 
de celui de Youe-tchong, vers la fin du xu° siècle avant notre ère, au moment de l'ambassade envoyée par ce 
dernier pays à l’empereur Tchin-ouong. Les annales annamites (P. Legrand, op. cf, p. 10) disent expressé- 
ment, que le nom de Viet-thuong (Youe-tchang) était appliqué à cette époque au territoire des Ba Viet. Les fai- 
sans qu'apportèrent les envoyés du Youe-tchang abondent dans la région montagneuse qui se trouve à l’est du 
Tong-king et ne sauraient vivre dans les pays chauds où quelques commentateurs ont placé le pays de Youe- 
tchang. Quant à la difficulté que l’on pourrait tirer de l'itinéraire maritime suivi par l'ambassade à son relour, 
iln’ya rien d’extraordinaire àsupposer que, pour éviterun cheminparlerre dangereux et des forêtsimpraticables, 
lesenvoyés du Youe-tchang aient descendu les côtes de lapresqu’ile pour remonter ensuite le Cambodge et par- 
venir en barques dans le Laos. Telle estla route qu’ont suivie au xvin° siècle les missionnaires pour aller du Tong- 
king dans ce dernierpays, aprèsavoir échoué dans une tentative pour y pénétrer directement(voy. ci-dessus, p. 9). 

Je résumerai cettelongue discussion en disant quele royaume de Youe-tchang, qui envoya vers1109 av. J.-C. 
une ambassade en Chine, doit être cherché dans la région comprise entre Luang Prabang et le Tong-king, au 
sud des Kiao-tchi ou Annamites proprement dits, comme l'indique le Thoung kien kang mou ; que ce royaume 
est celui que les Chinois ont appelé plus tard Lao-tchoua, et qu’il a probablement passé avec le Lin y, à la 
fin du ur sièele avant notre ère, sous la domination du général chinois Tchao-to, dont il va être parlé. La 
mention faite de l'ambassade de Youe-tchang par les annales annamites, prouve que les Laotiens faisaient 
partie des tribus Ba Viet, dont ces annales racontent l’histoire. Ce n’est qu'après la dispersion de ces tribus et 
leur partage définitif en plusieurs royaumes distincts, que les chroniques tong-kinoïises se restreignent à l’his- 
toire des Kiao-tchi. 

1 L’orthographe latine de ces noms n’est malheureusement pas suffisante pour retrouver leurs équivalents 
chinois. Un seul, celui de Man Viet, se retrouve dans celui des Min- youe, dont il est parlé dans l’histoire de 
Chine de Mialla (t.11I,p. 9 et 13) et qui formaient encore au 1° siècle avant notre ère un État indépendant dans 
le Fo-Kien. La configuration montagneuse de cette province a préservé leurs descendants d’une\ complète 
absorption parles Chinois, et la race mixte qui l’habite aujourd’hui diffère sensiblement, par la langue et l'aspect 
physique, des Chinois du reste de l’empire. Les tribus Au et Lac semblent s'être plus particulièrement unies 
par le mariage de Lac-lung et de Au-cu pour former le royaume de Nan-youe. 

Pour que les chroniques tong-kinoïses fussent lues avec fruit et pour qu'on püût les repérer sur les faits 
bien connus de l’histoire chinoise, il serait nécessaire que tous les noms propres fussent accompagnés des ca- 
ractères chinois dont ils ne sont que la prononciation défigurée. 

? Pour toule la suite du récit, comparez à la traduction du P. Legrand, Marini, Pelle missienr, ete., et Alex. 
de Rhodes, Hastoria Tunkinensis. 


468 ESSAI HISTORIQUE SUR LE NORD DE L’INDO-CHINE. 


Hong-ban. Elle aurait régné depuis les temps de Yu jusqu'au mi siècle avant notre 
ère. Kinh-dreuong donna à son royaume le nom de Xich-qui *. Il eut de la fille du 
chef de Dong-dinh, appelée Than-long *, un fils qui s’appela Lac-lung, « renard, dragon ». 
Celui-ci épousa Au-cu, fille de De-laï. Je laisse 1c1 parler la chronique annamite. — « Au-eu 
accoucha de cent œufs qui produisirent chacun un garçon. Lac-lung dit alors à sa femme: 
Je suis de la race des dragons, et vous êtes de celle des immortels. L'eau et le feu se font la 
guerre et l’on ne peut les réunir. Il quitta ensuite sa femme et alla avec cinquante de ses 
fils vers la mer; les cinquante autres restèrent avec Au-cu dans les montagnes. Les premiers 
prirent le nom de Th uy-tinh, «familles des eaux » ; les seconds, deSo’n-tinh, « familles des 
montagnes » *. Hung, l’ainé detous, fut roi. » —Hétablit sa capitale à Phong-chan *. Son 
royaume, qu'il appela Van-lang, avait pour limites au nord le lac Dong-dinb, à l’est la mer, 
à l’ouest Ba-thuc ou le territoire actuel de Cao-bang, au sud le royaume de Ho-ton (?). IL 
était divisé en quinze préfectures. Le chef civil de chaque district était appelé Lac-han, le 
chef militaire, Lac-tu’o’ng, le juge Bo-chanh. Le fils du roi avait le titre de Quan-lang, 
sa fille, celui de Mi-nang. Ces derniers titres sont encore portés par les chefs et leurs filles 
dans les Muongs ou provinces laoliennes qui dépendent du Tong-king. 

Les So’n-tinh paraissent avoir formé un royaume à part au sud-ouest du Tong-king, 
dans la région montagneuse qui avoisine le Nghe-an. Les Thuy-tinh choisirent Ba-thue ou 
Cao-bang pour leur capitale. Au bout de dix-huit générations, le roi de Van-long, nommé 
Ly-the, n'avait qu'une fille qui fut recherchée en mariage par le roi de Ba-thue et celui 
des So’n-tinh. Ce fut celui-ci qui l’emporta, et il en résulfa une guerre acharnée entre les 
deux rivaux, guerre dans laquelle le roi de Ba-thue fut vaincu. 

Un peu plus tard, un roi de Ba-thue, nommé Yen-dreuong, qui régna de 257 à 207 
avant Jésus-Christ, fit la conquête du royaume de Van-long, le réunit à ses États et donna 
à son empire le nom d’Au-lac. Sa capitale était à Ou-tcheouf ou dans le Kiang-si. Il jeta 
sur les frontières du Viet-thuong (Youe-tchang) les fondements d’une forteresse qui avait 
dix mille pieds d’étendue. Elle s’appela Lao-thanh « parce qu’elle avait la forme de la co= 
quille /ao ». On la désigna aussi sous les noms de Tu-long, « les quatre dragons », et de 
Con-hon, «le grand montieule », à cause de la hauteur prodigieuse de ses murailles. 


! Ces mots signifient : «Diable rouge ». Il faut chercher peut-être la raison d’être de cette appellation dans 
l'habitude de chiquer le bétel, qui est commune aux Laotiens et aux Annamites et qui rend la salive et les 
lèvres d’un rouge de sang. L’aréquier et le bétel sont encore cultivés aujourd’hui dans la partie chinoise de 
la vallée du fleuve du Tong-king et ils devaient l’être à cette époque sur les bords du fleuve de Canton qui 
jouissent d’un climat analogue. 6 

? Marini lui donne le nom de Than-lao. Dong-dinh est sans doute la transcription annamite du nom du 
lac Tong-ting situé sur la rive droite du Yang-tse kiang et dont le territoire, comme on le verra plus loin, 
limitait au nord le royaume de Van-lang. 

# Ikchvakou, premier prince de la dynastie solaire qui régna à Ayodhya, eut aussi cent fils dont cinquante 
régnèrent sur les contrées du nord et cinquante sur celles du sud. La vague ressemblance de ces deux tradi- 
tions est sans doute purement fortuite. 

* Le nom chinois correspondant est Foung-tchouen. Il y a aujourd’hui une ville de ce nom près de Ou- 
tcheou, chef-lieu de département du Kouang-tong. On trouve dans le Dictionnaire de Biot que cette dernière 
ville était sous les Teheou (1134-9255 av. J.-C.) le pays des Youe du nord. (Consulter la carte géné- 
rale de l’Indo-Ühine et de la Chine centrale, Atlas, I"° partie, pl. T, et le diagramme inséré pages 128-129). 


ORIGINE COMMUNE DES ANNAMITES ET DES LAOTIENS. 469 


Elle était destinée sans doute à préserver le royaume d’Au-lac des invasions des So’n-tinh. 

L'empereur de Chine ! fut jaloux de la puissance de Yen-dreuong et des richesses du 
pays des Youe. Il forma une armée «de tous les vagabonds, de tous les marchands, de 
tous les gens qui ne trouvaient pas à se marier », et en donna le commandement au gé- 
néral Do-thuy. Celui-ci fut tué après avoir remporté quelques succès. Il fut remplacé par 
les généraux Gin-ngao et Tehao-to *. Le premier succomba à une maladie. Le second ré- 
solut de profiter des guerres qui amenèrent la chute de la dynastie Thsin et l’avénement 
des Han pour se rendre indépendant dans le sud de l'empire. Il offrit la paix au roi Yen- 
dreuong, qui lui céda tous les territoires situés au nord du fleuve Thien-due. Le fils de 
Tchao-to entra dans les gardes de Yen-dreuong et épousa sa fille Mi-chan. Peu de temps 
après, Tehao-to, fort du concours des deux époux, jeta le masque et détrôna Yen- 
dreuong qui s'enfuit à Canton (207 av. J.-C.)*. Tchao-to s'empara l’année suivante du 
Lin-y et de la région que les auteurs annamites désignent sous le nom de Tuong-quan, 
dans les montagnes du sud-ouest *. Il prit le titre de Ou-ouang, et rendit à ses états leur 
ancien nom de Nan-youe. En 197, il nomma deux chefs : «l’un, seigneur de Giao-chi; 
l’autre, seigneur de Cu’u-chan, deux territoires qui étaient notre vrai An-nam * », disent 
les annales Tong-kinoises. En 185, il fit la guerre au roi de Tru’o’ng-sha, que soutenait 
l'impératrice Lin-heou. A la mort de celle-ei (179), Tehao-to fit une incursion dans la pro- 
vince chinoise du Hou-nan. L'empereur Hiao-ouen-té lui envoya le lettré Lou-kia, qui lui 
rappela que les tombeaux de ses pères reposaient sur la terre de Chine, et qui lui offrit la 
confirmation de ses titres, s’il consentait à se reconnaitre vassal de l'empire. Tehao-to ac- 
cepta et, à partir de ce moment, la paix régna sur les deux frontières. 

Tchao-to mourut en 136, après un règne de 71 ans. Son petit-fils, Tchao-hou, lui 
succéda. 


1 Thsin-chi-hoang:ti, le destructeur des livres et le constructeur de la grande muraille, Il régna de 246 à 
209 avant Jésus-Christ. 

2? Là le récit des annales annamites est contrôlé par l’histoire chinoise. (Cf. P. Legrand, op. cf., p. 21 et 
suiv., et de Mailla, /istoire générale de la Chine, t. 11, p. 510 et 543.) Les transcriptions annamites des noms 
des deux généraux chinois sont Nham-Ngao et Trieu-da. Dans la Notice historique du P. Gaubil sur la Cochin- 
chine, il est dit, page 3, que T'chao-to avait été gouverneur de Canton. Cette notice, qui m'avait échappé au 
moment de la rédaction de l’Zssa historique sur le Cambodge, m’apporte une preuve de plus en faveur de 
l'identification que j’ai faite du Fou-nan et du Cambodge. Il yest dit, page 7, que l’arrière-petit-fils de Fan guen, 
roi de Lin-y (voy. ci-dessus, p. 118, n. 3), nommé Fan-ouen-ti, fut tué par Tang-ken-tchun, fils du roi de 
Fou-nan, « aujourd’hui Camboge », ajoute le savant missionnaire. Fan-ouen-ti me paraît être le Phan-ho- 
dat des annales annamites, mais elles attribuent sa mort au gouverneur du Kiao-tchi (A. D. 413). Voy. ci- 
dessus, p. 119, n. 2. 

3 Voyez dans Marini ou le P. Legrand la légende par laquelle les Tong-kinois expliquent la chute de Yen- 
dreuong et le touchant récit qu'ils font du repentir et de la mort de sa fille. 

4 Je crois que c’est le pays que les Chinois désignaient autrefois sous le nom de Siang-kiun et qui occupait 
l’extrémité ouest du territoire de la province de Canton. 

5 11 est possible, par la comparaison des indications fournies par les historiens chinois et les livres anna- 
mites, de déterminer exactement la situation de ces deux territoires. Le Kiao-tchi occupait à cette époque toute 
la partie sud-ouest du Kouang-si depuis Tchin-ngan au nord jusqu’à Se-ming au sud; le Cu’u-chan (en chi- 
nois Kieou-tchin), se trouvait plus à l’est, à l'emplacement du département actuel de Nan-ning. Ti-nan limi- 
tait au nord ces deux provinces et s’élendait jusqu’à King-yuen fou. 


470 ESSAI HISTORIQUE SUR LE NORD DE L'INDO-CHINE. 


Le roi des Min-youe (Fo-kien) lui fit la guerre. Tehao-hou fut secouru par les Chinois 
qui avaient à se plaindre des excursions qu'avaient faites les Min-youe dans le Tche-kiang, 
deux ans auparavant. Malgré les remontrances du prince de Hoai-nam, l'empereur Hiao- 
wou-ti envoya une armée contre le roi des Min-youe; celui-ci fut livré par son frère, 
mis à mort et son royaume réuni à l'empire chinois. L'adresse du prince de Hoai-nam à 
Hiao-wou-ti est reproduile en entier dans les annales annamites et l’on y frouve quelques 
indications intéressantes. «Les peuples de Youe, dit cette adresse, se rasent les cheveux et 
se fatouent le corps. Ils sont légers et changeants, faibles et peu industrieux. Le pays qu'ils 
habitent est plein de forêts impénétrables, remplies de serpents et de tigres ; les pluies 
continuelles et les chaleurs de l'été y engendrent des maladies mortelles. » 

L'empereur Hiao-wou-ti, encouragé par ce premier succès, acheva, en 130, la con- 
quête du pays du Ye-lang et de Ve-yu, comprenant le nord et Vest du Yun-nan, et la par- 
tie ouest de Kouy-tcheou. En 139, il s'était emparé des villes de Kouang-nan, Kouang-si, 
Yun-ne et Li-kiang. C’est de cette époque que date l'établissement de la province de 
Kien-ouei, dont les villes actuelles de Kia-ting et de Siu-tcheou fou formaient à peu près 
le centre; de celle de Tsang-ko, qui comprenait le sud-est du Yun-nan et l’ouest du Kouy- 
tcheou, jusqu’à la ville de Lin-ngan au sud, et de Li-ping à l’ouest; de celle d’Y-tcheou qui 
s’élendait de Ta-ly à Tchin-kiang. 

Le royaume de Nan-youe ne tarda pas à succomber à son tour. En l’an 111-110 avant 
Jésus-Christ, quatre armées chinoises l’envahirent par quatre routes différentes. Les géné- 
raux Lou-pou-te et Yang-pou investirent la capitale et brülèrent un des faubourgs; le roi 
essaya de s'enfuir et fut pris. Tout le pays fut soumis et partagé en neuf districts. Ceux de 
Kiao-tchi,-Kieou-tchin et Fi-nan furent laissés au gouvernement de leurs chefs annamites. 
Il est intéressant de citer les noms des six autres pour faire connaître la situation exaete du 
royaume de Nan-youe. Ce sont : Nan-haï (Nan-hai en annamite), qui est le département 
actuel de Canton; Tsang-ou (Thu’o’ng-ng0), département de Ou-tcheou dans le Kouang- 
si; Yo-lin (Uat-lam), département de Tsin-tcheou ; Ho-pou (Hap-pho), département de 
Lien-tcheou dans le Kouang-tong ; Tan-eul (Chan-nhai), département de Kiong-tcheou 
dans l’île d'Haï-nan; et Tehu-yai (Thiem-nhi), département de Tan-tcheou dans la même 
ile !. Ainsi finit le royaume fondé par Ven-dreuong. Les So’n-tinh paraissent à ce mo- 
ment les seuls descendants de Kinh-dreuong qui conservèrent leur indépendance. 

Là ne s’arrêtèrent pas les conquêtes de Hiao-wou-ti. L’angle sud-ouest de la province 
de Vun-nan était occupé par la principauté de Tien, qui s’étendait jusqu’à la ville de 
Nan-ning, presque sur les bords du lac de Yun-nan, et qui était tributaire elle-même d’un 
grand royaume appelé Ma-mo. Dans la même région, se trouvait le royaume de Lao-chin. 
Le général chinois Kon-tchang fit, en 108, la conquête de ces trois Etats. Le royaume de 
Tien conserva ses chefs naturels et prit le nom de province de Tcheou-kiun. 

IL faut reconnaitre, sans doute, dans le pays de Tien et dans celui de Lao-chin, des 


1 Consultez Za thsing y thoung tchi K. 368 f. 1; Yuen kien louy han, K. 239, f. 19; de Mailla, ONCE, AIME 
p. 13-16, 27-28, 55-57, 66; P. Legrand de la Liraye op. cit., p. 30-38; pour les identifications des territoires el 
des noms géographiques le Dictionnaire de Biot, aux noms cités. 


ROYAUMES FONDÉS PAR LES TRIBUS PE-YOUE. 471 


principautés laotiennes fondées par des émigrants appartenant aux tribus Pe-youe. Le 
royaume de Ma-mo est peut-être un empire d’origine tibétaine; peut-être aussi faut-il 
y voir une création des races autochthones que nous retrouvons aujourd’hui disséminées à 
l’ouest du Cambodge, sous le nom de Kouys, de Mou-tse et de Khos. (Voy. ci-dessus, 
p. 376.) | 

La première année de notre ère, des députés du royaume de Youe-tchong, situé au 
sud du Kiao-tchi, vinrent apporter encore des faisans blanes à l’empereur de Chine !, 

En 39 (A. D.) deux sœurs annamites, nommées Trung-trae et Nhi, appelèrent à l’indé- 
pendance une partie des populations de l’ancien royaume de Nan-youe. A leur voix, le 
Kiao-tchi, le Fi-nan, le Ho-pou, le Kieou-tchin se soulevèrent, et Trung-trae se fit pro- 
clamer reine à Mi-ling. Ce fut le fameux général Ma-vuen qui dompta cette rébellion, un 
instant menaçante. Il fit élever, au sud du Kiao-tchi et aux confins de l'empire des Han, 
une colonne en bronze comme trophée de sa victoire. A partir de cette époque jusqu’à la 
chute des Thang, les Annamites, malgré quelques nouvelles tentatives de rébellion, furent 
gouvernés par la Chine? ! 

En 76, l’empereur Hiao-ming-ti ajouta aux frontières sud-ouest de l'empire Le territoire 
de Yun-tchang, de Ta-ly, de Ho-kin etde Yao-tcheou *.. 

A la fin de la dynastie des Han, l'empire chinois se fractionna en trois royaumes : la 
famille des Han ne conserva que Les provinces du Chen-si, du Se-tchouen et d’Y-tcheou. 
L'empereur Heou-tchou donna au prince Tehu-kouo-leang, que son père avait nommé 
regent de l’empire, le gouvernement de cette dernière province, dont Yun-nan: était la 
capitale. Le gouverneur dépossédé, qui se nommait Yong-cai, appela à son aïde le prince 
de Ou, qui régnait sur la partie méridionale de l’empireet dont la capitale était Nankin, et 
souleva la province de Tsang-ko. Tchu-kouo-leang vainquit Yong-cai et le fit mourir. Il 
eut à combattre en même temps une rébellion plus dangereuse encore, celle d’un chef, 
nommé Mong-ho, qui se mit à la tête des populations jadis soumises par Hiao-wou-ti. Il 
réussit à le faire prisonnier dans un combat. Mong-ho se plaignait d’avoir été vaincu par 
des embüches et non à la suite d’un combat loyal. Tehu-kouo-leang le remit en liberté et 
lui offrit de nouveau la lutte. Sept fois Mong-ho combattit et sept fois il fut vaincu et pris 
vivant par son adversaire. S'inclinant enfin devant une supériorité qu'il attribuait à un 
pouvoir surnaturel, il jura fidélité à l’empereur et fut institué gouverneur d’une partie des 
pays conquis. La province d’Y-tcheou prit le nom de Kien-ning et fut partagée en deux par- 
ties, appelées Siang-ko et Tsin-kou (A. D. 224). C’est à partir de ce moment, ditle Yuen kien 
louy han, que cette région couverte de forêts désertes et impraticables, commença à être 
défrichée, que des maisons y furent construites, que la culture du ver à soie y fut intro- 
duite. Les populations qui l’habitaient se divisaient en un grand nombre de tribus, de mœurs 
et d’appellations différentes *. La mémoire de Tehu-kouo-leang a été conservée au Yun- 


! De Mailla, op. cit., L. III, p. 225. 

? P. Legrand de la Liraye, op. cit., t. TITI, p. 327-330, 471. 

3 Tathsing y thoung tchi, K. 368 F. 2. 

# Yuen lien louy han, K. 232 f° 20. De Maïlla, op. cit, t. IV, p. 92. 


472 ESSAI HISTORIQUE SUR LE NORD DE L'INDO-CHINE. 


nan, où il est connu sous le nom de Kong-ming. On voit encore aujourd’hui dans le sud- 
est de Tehao-tcheou une colonne de fer érigée en son honneur. 

La colonisation chinoise, en s’avançant graduellement vers le sud-ouest, chassait peu à 
peu devant elle les populations d'humeur trop indépendante pour supporter le joug ou d’un 
caractère trop sauvage pour se plier à la civilisation. Les races autochthones restaient dans les 
montagnes où elles trouvaient un refuge assuré contre les envahisseurs ; les races d’origine 
mongole se retiraient devant leur aînée en civilisation et allaient fonder plus loin de nou- 
veaux royaumes. C’est dans la période comprise entre le troisième siècle et la chute de la 
dynastie des Thang que prirent naissance la plupart des principautés laotiennes du nord de 
l’Indo-Chine ; mais il y avait déjà longtemps sans doute que les premiers pionniers de la race 
{thai s’étaient avancés dans cette région où ils avaient subi tout d’abord la domination des in- 
digènes. 

Nous allons énumérer rapidement les traditions qui se rapportent à cette première et 
obscure période. 

Autrefois, disent les Laotiens du Nord, tout le pays de Xieng Tong, Xieng Hong et 
Muong Lem était une vaste plaine au centre de laquelle brillait un lac. Le pays était 
occupé par les sauvages, qui formaient autour du lac sept royaumes. Phya Noam était leur 
chef, avec environ 4 ou 500,000 hommes sous ses ordres. Il y avait des Thaï à Xieng Tong, 
à Muong Lem, à Xieng Sen, Xieng Hong et à l’est du Nam Khong ; mais ils étarent 
soumis aux sauvages qui étaient de beaucoup les plus nombreux. Le prince d’Alévy 
(Nieng Hong) avait quatre fils; il les réunit et leur dit : «Les Khas sont nos maîtres. Il est 
honteux de subir leur joug. Que faut-il faire pour conquérir notre indépendance ? » 
Sonantà Satrou Kouman, son deuxième fils, lui répondit : « Donnez-moi cinq cents hom- 
mes, etje vous promets de vous délivrer. » Les cinq cents hommes lui furent accordés, 1l 
se rendit auprès de Phya Noam et lui offrit ses services. Le prince kha l’accueillit avee 
bienveillance et l’autorisa à s'établir dans le pays. Sonanta Satrou Kouman loua alors des 
sauvages et fit construire une enceinte fortifiée, qui prit le nom de Xieng Chang. Phya Noam 
se Jia d'amitié avec lui et venait quelquefois le visiter. 

« Un jour le prince thai invita Phya Ngam avec toute sa suite à un grand repas. On 
servit trois espèces de vins, l’un de bonne qualité, l’autre très-enivrant, le troisième em= 
poisonné. On ferma en même temps les portes de la ville et, à la fin du repas, on mas- 
sacra Phya Ngam et les Khas qui l’accompagnaient. Tout le pays fut soumis. Le roi d'A- 
lévy envoya ses trois autres fils gouverner le Muong Khie, le Muong Sing et le Muong 
Ham. Le pays, qui s'appelait déjà Yong, fut désigné, à partir de ce moment, sous le nom 
de Na Yong (za signifie rizière en laotien). 

D’après la chronique du Tat de Muong Yong, auquel nous empruntons cette tradition, 
ce fait aurait eu lieu bien longtemps avant la naissance de Sammono codom. 

D’autres récits s'accordent avec les chroniques annamiles, pour rattacher aux empe- 
reurs de Chine, les premiers princes laotiens : — « Le pays était un grand lac. Maha Rosey 
vint du nord et fit écouler les eaux ; il planta ensuite un arbre qui produisit les hommes. Quel- 
que temps après les trois fils d’un roi de Chine, nommé Chao faouang, s’établirent à Xieng 


TRADITIONS DES LAOTIENS DU SUD. 473 


Hong, Xieng Tong, et Muong Lem. Ils s’appelaient À, Si et Yan. Cette division de la con- 
Lrée en {rois royaumes est attestée par le nom de Sam tao, qui en chinois signifie « les trois 
parts », donné au plateau qu'habitent les Does. Il est situé, comme nous l'avons vu, entre 
Xieng Hong et Xieng Tong, au sud de Muong Lem. C’est là que viennent aujourd'hui en- 
core se rencontrer les limites de ces trois principautés. Xieng Hong s'appelait au moment 
de ce partage Tsén i fa ou Tsen vi foua. » Ce nom est maintenant le titre des gouverneurs 
indigènes, et il est facile à reconnaitre dans la transcription Tehe-li-fou, qui est le nom 
chinois de cette ville. On serait tenté de reconnaitre dans Chao fa ouang, le fondateur de 
la dynastie des Tcheou qui, avant de prendre le titre de Wou ouang, portait le nom de Fa. 
Il fonda, disent les historiens chinois, le royaume de Youe et celui de Hou, sur les fron- 
tières du Se-tchouen ‘. Mais la chronique indigène ne comple que vingt-cinq souverains 
entre ses fils el le douzième siècle de notre ère. De ces souverains, elle n’a retenu que quel- 
ques noms: À Koung, Thau Luong, Thau Reng, Thau Kouva, Thau Aï, Thau Meng Kan, etc. 
Ces vingt-cinq règnes nous feraient à peine remonter à l’époque où nous sommes arrivés. 

Si nous interrogeons maintenant les souvenirs des Laotiens du sud de la vallée du 
fleuve, nous nous trouverons en présence d’une origine certainement plus ancienne et de 
traditions historiques un peu plus complètes : « Après que Phya Then eut façonné le ciel 
et la terre, il y eut trois princes nommés Lanseun, Khun Khet et Khon Khan qui fondèrent 
des muongs etauxquels Phya Then prescrivit de vivre en paix et d’honorer les esprits des 
morts. Mais les hommes n’écoutèrent point ses ordres. Il fit tomber alors les pluies qui 
submergèrent un grand nombre d'habitants. Les hommes demandèrent grâce ; Phya Then 
leur envoya Phya Kun Borom pour les gouverner, et Phya Pitse nu kan (Prea pus nuca, le 
grand architecte du ciel), pour répandre l’abondance. Kun Borom fonda Muong Then au 
Tong-king. 11 eut sept fils, Kun Lang, Kun Falang, Kun Chousoung, Kun Saifong, Kun 
Noou En, Kun Lo Koung, et Kun Chetcheun. Le premier fonda Muong Choa, le second 
Muong Ho, selon les uns, et Hang Savady selon les autres ; le troisième, Muong Keo (Xe0 
est le nom sous lequel, dans tout le Laos, on désigne les Annamites) ; le quatrième, Muong 
Zuon ou Muong Yong, selon les uns, et Xieng Mai selon les autres ; le cinquième, Muong 
Poueun suivant les uns, et suivant les autres Muong Ayathia (Siam) ; le sixième, Muong 
Phong ou Muong Sai Koun; le septième, Muong Kham Kheut Kham Muong ou Muong 
Poueun. 

« Khun Lang descendit la vallée du Nam Hou, vainquit les sauvages qui s’opposaient 
à son passage et dont le chef se nommait Choa. Il eut un filsnommé Kun Choa, qui fut le 
chef de la famille qui régna sur le Muong de ce nom. Kun Choa eut cinquante sueces- 
seurs : Kun Soai, Kun Soun.., Kun Norong ou Phya Along, et Phya Alang. Celui-ci n’a- 
vait pas le cœur bon et fit la guerre au Muong Tungkho. Trois fois Muong Choa fut 
détruit sous son règne. » 

C’est à partir de ce moment que l’histoire de Muong Choa, dont la capitale fut d’abord 
Luang Prabang, puis Vien Chan, devient plus détaillée et contient des dates. Nous sommes 


1 Voy. Duhalde, Description de l'empire chinois, t. 1, p. 325. 
60 
I. 


ATA ESSAI HISTORIQUE SUR LE NORD DE L’INDO-CHINE. 


arrivés au treizième siècle. Il est difficile d'affirmer si le chiffre de cinquante, pour le 
nombre des prédécesseurs de Phya Alang, doit être pris à la lettre. Il en résulterait que Kun 
Borom et ses fils auraient vécu vers le septième siècle de notre ère. Les indications chro- 
nologiques éparses dans les auteurs chinois et les annales de Labong semblent reculer 
davantage cette date. Dans tous les cas, nous trouvons ici une affirmation très-nette de la 
communauté d’origine des Annamites et des Laotiens. 

Les mêmes noms ayant été suecessivement portés par un grand nombre de royaumes 
indo-chinois, il est difficile de déterminer la situation première des principautés fondées 
par les fils de Kun Borom. Peut-être, dans Muong Phong, faut-il reconnaitre le royaume 
de Pong, dont parle Pemberton, et qui occupait la partie septentrionale de la vallée de 
l'Iraouady. 11 fut absorbé par les Birmans vers le xv° siècle de notre ère. Les changements 
fréquents de résidence des souverains, non moins que la variété d'appellation de leurs 
capitales, rendent l’histoire de la région comprise entre Xieng Hong et Xieng Mai à peu 
près inextricable. Dans cet espace, sept ou huit villes se sont successivement disputé la 
suprématie politique ; c’est là que se sont établis sans doute Kun Saifong, qu'il faudrait 
peut-être identifier avec le Vasudeva ou le Taka des annales de Labong et Xieng Mai ( Voy. 
ci-dessus, p. 105, note 1), et Kun Neou En. Le mot Au qui est probablement un nom de 
famille ou de tribu se retrouve dans le royaume de Xieng Tong, dont les habitants s’ap- 
pellent encore aujourd'hui Kuns. Le Muong Ho, fondé par Kun Falang, est peut-être le 
royaume de Nan-tchao des historiens chinois, qui comprenait au var siècle la plus grande 
partie du Yun-nan. Cette province est encore désignée aujourd’hui par les Laotiens sous 
le nom de Muong Ho. 

En somme, la première date certaine que l’on puisse relever dans le passé de la race 
thai est celle de la fondation de Labong en 575. Deux ans après, Zama, fille du roi de 
Chandrapouri, el veuve du roi du Cambodge, monta sur le trône de cette ville. Chandra- 
pouri, qui est le nom pali de Vien Chon, désigne la capitale du Muong Choa, fondée par 
le fils aîné de Kun Borom. Après Zama, quarante-cinq princes, dont on ne connait que le 
nom, se succédèrent sur le trône de Labong et nous conduisent à la fin du xm° siècle, 
donnant ainsi une confirmation remarquable des cinquante règnes qui se seraient écoulés 
pendant la même période entre Kun Choa et Phya Alang. 

C’est à Chandrapouri, c’est-à-dire dans l’ancien royaume de Youe-Techang ou Lao- 
tchoua des historiens chinois, que le bouddhisme paraît s’être établi tout d’abord. 

Il est probable que cette religion a pénétré dans cette partie de l’Indo-Chine, à la même 
époque qu’en Chine, c’est-à-dire au premier siècle de notre ère, alors que le brahma- 
nisme était encore prépondérantau Cambodge. De Chandrapouri, le bouddhisme a rayonné 
dans l’intérieur de la péninsule. Comme nous l'avons vu (Voy. ci-dessus, p. 120), il ne 
devint qu'au vi siéclela religion dominante du Cambodge ; il s’implanta à la même époque 
à Xieng Mai et parait de là avoir gagné les royaumes laotiens de Xieng Sèn et d’Alévy. 
Au xvu* siècle, d’après Wusthof !, les bonzes de Siam et du Cambodge allaient encore 
dans le royaume de Vien Chan faire leurs études et recevoir leurs grades ; les plus 


1 Voy. Bulletin de la Société de Géographie, sept.-oct. 1871, p. 277. 


ROYAUME DE NAN-TCHAO OÙ DU YUN-NAN. 475 


anciens et les plus célèbres souvenirs bouddhiques de lIndo-Chine se rapportent tous à 
cette partie de la vallée du Mékong. 

A l'exception du royaume de Nan-tchao, dont il est facile de reconstituer l’histoire 
d'après les documents chinois déjà traduits, nous.n’avons jusqu’au xmn° sièele, sur les 
royaumes de Xieng Hong, Xieng Tong et Muong Lem, que des légendes vagues ou des 
indications insuffisantes. Il semble résulter des recherches de M. d'Hervey de Saint-Denis 
dans Ma-ftauan-lin, qu'il existait sous les Han postérieurs, c’est-à-dire vers le x° siècle de 
notre ère, un royaume important nommé Piao, sur les confins sud-ouest de la Chine. Sa 
capitale, nommée Yang-tsin, ou Che-li-fo (Tehe-li fou ?), renfermait plus de cent temples : 
la population du royaume comprenait 298 tribus différentes, professant le bouddhisme : 
neuf grandes villes se reconnaissaient tributaires du roi de Piao, dont les domaines avaient 
trois cents lieues d’étendue de l’ouest à l’est. Le royaume de Piao est peut-être le royaume 
laotien dont la chronique du Tat de Muong Yong rapporte la fondation. La conquête 
laotienne provoqua peut-être l’émigration vers le sud qui à été mentionnée déjà dans 
l’histoire du Cambodge (Voy. ci-dessus, p. 128-129). Les kouys des environs d’Angcor 
sont peut-être les parents des kouys que l'on trouve aujourd’hui au nord de Muong Lem, 
et le royaume de Khomerata serait celui dont Phya Ngam était le roi, et dont la tra- 
dition locale conserve vaguement le souvenir sous le nom de royaume des Momphas!. 

L'un des rois laotiens dont le nom se rencontre le plus souvent dans les annales 
siamoises et les légendes du Laos occidental, Thama Trai Pidok, paraît avoir régné dans 
la région comprise entre Xieng Hong et Xieng Mai. Il vivait à Xieng Sen, ville dont les 
ruines ont été mentionnées plus haut (Voy. ci-dessus, p. 363), peu après le temps où 
Phra Ruang, le prétendu fondateur de l’ère siamoise, venait de construire la ville de Sang 
Kbalok sur la branche orientale du Menam, et de secouer le joug du Cambodge. Le fils de 
Phra Ruang, Phaya Soucharat, fit fondre des canons et fortifier sa capitale. Bien lui 
en prit, car le roi de Xieng Sen l’attaqua, et malgré le secours que le roi de Xieng Mai, 
Phromavadi, prêta à son cousin Phaya Soucharat, celui-ci fut obligé de se soumettre à 
son adversaire et de lui donner sa fille en mariage. Thama Trai Pidok étendit sa domi- 
nation sur tout le royaume de Phra Ruang, fonda au sud de Sang Khalok la ville de Phitsa 
Noulok, et s’avançant beaucoup plus loin encore, établit un de ses fils roi de Lophaboury, 
à peu de distance de l'emplacement où s’éleva plus tard Ayathia. Un autre de ses fils fut roi à 
Xieng Haï et lui succéda au trône de Xieng Sen. A partir de ce moment commença entre 
la race siamoise et la race laotienne une série de guerres qui durèrent sept générations. 

Une autre légende, rapportée par Mac Leod, dit que jadis régnait à Xieng Haï un 
prince qui étendit sa domination à une grande distance et donna en apanage à son fils la 
ville de Xieng Mai, qui, avant ce moment, s'appelait Muong Lamien, et à sa femme la 
ville de Xieng Tong ou de Kema Tunka *. Les vallées qu’arrosent le Nam Kok et ses nom- 


1 I] faut attendre sans doute avant de se prononcer définitivement à cet égard, que les travaux intéressants 
commencés par M. d'Hervey de St-Denis soient plus complets et plus précis. 

2 Consultez pour tout ce qui va suivre Gaubil, Mémoires concernant les Chinors, t. XNI,p. 31, 42, 55, 135, 160, 
199, 939, 260, 284, 297, 266, etc.; de Mailla, Mistoire générale de la Chine, t. VI, p. 235, 355, 511, etc. 


476 ESSAI HISTORIQUE SUR LE NORD DE L’INDO-CHINE. 


breux affluents, à peine séparées par de légères ondulations, forment une zone admirable 
de fertilité et de richesse, bien faite pour devenir le centre d’un puissant royaume. 

D’après les historiens chinois, 1l y avait au vu° siècle six principautés laotiennes 
dans le Vun-nan : la principale était le Muong Che (lune des anciennes appellations du 
territoire de Yun-nan). Le premier prince de Muong Che, cité dans les historiens chinois, 
est Si-nou-lo, qui vint faire hommage à l’empereur Kao-tsoung (A. D. 650-684). Après 
Si-nou-lo, régnèrent son fils Lo-ching, son petit-fils Ching-lo-pi, et son arrière-petit-fils 
Pi-lo-ko. Celui-ci soumit les cinq autres muongs laotiens du Yun-nan. Ce fut l’origine 
du royaume de Nan-tchao. En 738, il gagna par des présents Ouang-yu, gouverneur chi 
nois du Se-tchouen, et obtint de l’empereur le titre de roi. Il donna aux années de son 
règne le chiffre de Kouey-y, et établit sa cour à Tay-ho-tchiay, ville dont les ruines se 
voient encore au sud de Ta-ly. En 748, Pi-lo-ko mourut; son fils Ko-lo-fong lui suc- 
céda. En 750, mécontent des exactions commises par le gouverneur du Se-tchouen, il 
prit les armes, s’empara de Yun-nan et de (rente-deux autres villes. Le général chinois 
Sien-yu-tchong-tong fut envoyé contre lui avec 80,000 hommes. Ko-lo-fong effrayé pro- 
posa la paix. Son envoyé fut mis en prison. Ko-lo-fong, forcé de combattre, marcha 
contre les Chinois et les défit complétement à l’ouest de Techao-tcheou. Il s’allia au roi de 
Tou-fan (Tibet oriental), et fit graver sur une table en marbre, que l’on montre encore 
aux environs de Ta-ly, les raisons qui l'avaient déterminé à prendre les armes. Une nou— 
velle tentative des Chinois pour faire rentrer dans le devoir leur vassal révolté ne fut pas 
plus heureuse. Ko-lo-fong battit de nouveau, en 754, le général Li-mi, dont l’armée fut 
presque entièrement détruite par les maladies. 

Ko-lo-fong mourut en 779. Son fils Y-meou-siun, qui avait été élevé par un lettré 
chinois, renonça à l'alliance tibétaine en voyant les succès que Ouei-kao, gouverneur du 
Se-tchouen, remportait sur les Tou-fan. Non-seulement il reconnut volontairement la su 
prématie de la Chine (793), mais encore il marcha contre les Tibétains, les battit et s'em- 
para de quinze villes (794). L'empereur Te-tsong lui envoya, en reconnaissance de sa 
soumission et de ses services, le diplôme qui l’établissait roi de Nan-tchao et le sceau royal. 
On montre encore au pied des monts Tien-tsang les ruines du temple où Y-meou-siun 
jura fidélité à empereur, entre les mains de son ambassadeur Tsoui-tso-che. 

Après V-meou-siun, régnèrent Suen-ko-kuen, qui mourut en 809, et Kuen-long= 
tching. Celui-ci, prince cruel et débauché, fut assassiné par un grand de sa cour, et rem— 
placé par son frère Kuen-ly (816). , 

L’habile politique et la fermeté militaire d’Ouei-kao, gouverneur du Se-tchouen, 
avaient pacifié tout le sud de l'empire. Les fils des princes de Nan-tchao et des principaux 
du royaume étaient, par ses ordres, élevés avec soin à Tchen-tou. Ouei-kao préparait ainsi 
par la civilisation la conquête de ces régions lointaines. Ses successeurs furent moins pré- 
voyants. À sa mort, survenue en 805, le nombre des étudiants de Nan-tchao fut diminué ; 
la discipline cessa d’être maintenue sur les frontières de l'empire ; des soldats chinois firent 
des incursions sur le territoire de Nan-tchao. Le roi de ce pays, nommé Fong-yeou, exerça, 
en 858, des représailles dansle Se-tchouen. Son fils Tsieou-long, qui monta sur le trône 


ROYAUME DE NAN-TCHAO OÙ DU YUN-NAN. 477 


l’année suivante, ne recevant pas l’investiture de la cour de Pékin, et ayant quelques sujets 
de plaintes contre les agissements du gouverneur du Se-tchouen, prit les armes, ravagea 
cette province, et, en 862, entra dans le Ngan-nan, dont il ne fut repoussé qu'avec peine 
par le général Tsai-si. L’année suivante, profitant de ce que le gouvernement chinois 
avait retiré les troupes de secours qui avaient été envoyées à Fsai-si, Tsieou-long vint as- 
siéger Kiao-tcheou, capitale du Tong-king. Après une résistance héroïque de deux mois, 
Tsai-si sortit de la ville à la tête d’une poignée d'hommes, et ne trouvant pas de barques 
sur le fleuve pour opérer sa retraite, se précipita dans ses eaux plutôt que de se rendre. 
Tout le Tong-king fut soumis à Tsieou-long. En 864, il alla faire le siége de Youe-tcheou. 
L'armée impériale, commandée par Kang-tehing-hiun, le força à se retirer. Il revint à Yun- 
nan. En 866, le général chinois Kao-pien reprit Kiao-tcheou et battit dans plusieurs ren- 
contre le roi de Nan-tchao. Celui-ci traita alors avec l’empereur, et la paix fut momen- 
tanément rétablie. 

En 869, un envoyé de Tsieou-long fut mis à mort par le gouverneur de la ville 
chinoise de Ting-pien, ennemi personnel du roi de Nan-tchao. Celui-ei envahit immédia- 
tement le Se-tchouen, s’empara de Kia-ting, Ya-tcheou et de plusieurs autres villes, et 
arriva Le 24 février 870 devant Tehen-tou, capitale de la province. Un assaut donné le 6 
mars suivant fut repoussé, et dix-sept jours après, l’arrivée d’une armée de secours, com- 
mandée par Song-ouey, forca Tsieou-long à lever le siége. Il se retira sans être poursuivi. 

En 874, il fit une autre incursion dans le Se-tchouen et assiégea Ya-tcheou. Mais le 
général Kao-pien, envoyé à sa rencontre, le repoussa victorieusement jusqu’au delà du 
fleuve Ta-lou, dont il fit fortifier les rives pour prévenir de nouvelles invasions. Nommé 
gouverneur du Se-tchouen, et sachant que les bonzes étaient en honneur auprès du roi de 
Nan-tchao, il lui envoya un prêtre nommé King-sien pour l’assurer de son désir de faire 
la paix (877). Le roi, qui d'ordinaire recevait assis les envoyés chinois, se leva à la vue du 
prêtre et consentit à entrer en négociations. Ce ne fut cependant qu’en 881 que Fa, fils de 
Tsieou-long, se reconnut vassal de l'empire. Il épousa une princesse chinoise et mourut 
en 885. Son fils Chun-hoa lui succéda. 

Les royaumes tributaires de la Chine profitèrent des troubles qui marquèrent la fin de 
la dynastie des Thang pour s’émanciper, et on ne trouve à partir de cette époque, dans les 
auteurs chinois, aucune indication historique sur le royaume de Nan-tchao ou du Yun-nan. 
Vers 908, le roi de ce pays paraît avoir épousé la fille du prince de Canton, qui était à 
ce moment presque indépendant de l'empire. 

Ce n’est qu'après l’avénement de la dynastie mongole, qu'il est question de nouveau 
dans les livres chinois de la contrée qui nous occupe. La province de Yun-nan était divisée 
entre plusieurs princes indépendants. L’un d’eux, héritier sans doute des princes de Nan- 
tchao, régnait à Ta-ly, lorsque, en 1253, Khoubilaï Khan résolut de soumettre toute la 
province. Le premier royaume qu'il rencontra sur les bords du Kin-cha kiang et qu'il 
conquit, fut celui des Moussouman ‘. Il faut sans doute reconnaître ici un pays mosso; on 


1De Mailla, op. ct, t. IX, p. 257 et suiv. 


478 ESSAI HISTORIQUE SUR LE NORD DE L’INDO-CHINE. 


sait que la race de ce nom habite aujourd’hui la région comprise entre Li-kiang et Oue-si. 
La première de ces deux villes ne fut fondée qu'après la conquête mongole. Ta-ly, où 
régnait le roi Toan-se, fut pris sans coup férir. Toan-se fut maintenu en possession du 
trône. Le pays des Tou-fan fut plus difficile à soumettre, et les généraux indigènes Siun tato 
et Yn tali se défendirent longtemps contre le général tartare Ou-leang-ho-tai. Celui-ci, 
après les avoir vaincus, incorpora leurs troupes dans son armée et s’en servit comme d’une 
avant-garde pour soumettre les peuplades voisines des Pe man, des Ou man, des Koue man 
et les royaumes de Lolo et d’Ape (1255). Il est difficile de donner une identification précise 
de tous ces noms ; ils désignent quelques-unes des tribus d’origine si variée et si com- 
plexe qui habitent les bords de la Salouen, du Cambodge et du Mékong entre les 24° et 
30° degrés de latitude. 

En 1300, sur les conseils du ministre Ouen-tcé, l’empereur Timour-han ou Tehing= 
tsong, entreprit de soumettre le royaume de Pa-pe si fou. Cette expédition commandée par 
le général Lieou-chin, paraït avoir été malheureuse et les populations du Vun-nan furent 
soumises à des impôts exorbitants pour nourrir l’armée chinoise. Chen-tsieï, femme d’un 
Tou-se, ou chef indigène du pays de Choui-si, leva l’étendard de la rébellion ; les Miao- 
tse, les Lao-tse et autres peuples de ces quartiers, dit le Toung kien kang mou, se joi- 
snirent à elle, et le vice-roi du Yun-nan, qui était un des fils de Khoubilaï Khan, dut se 
joindre à Lieou-chin pour eomprimer cette révolte. 

En même temps, les troupes que l’empereur avait envoyées en Birmanie furent atta- 
quées à leur retour dans le pays de Kin-tchi, et beaucoup de soldats furent massacrés. Le 
général mongol Tehaour, envoyé pour rétablir l’ordre, fut battu par les Kin-teh1 et leurs 
alliés. Lieou-chin fut vaincu par Song-long-tsi, chef des rebelles du Yun-nar, et perdit 
une grande partie de son armée et tous ses bagages (1302). Pour faire face à cette multiple 
rébellion, il fallut faire marcher les troupes du Se-tchouen, du Yun-nan et du Hou- 
kouang. Lieou-koue-kie fut mis à leur tête. En même temps, une seconde armée fut 
rassemblée sous les ordres de Yesou-tair. Le mal, en effet, faisait des progrès rapides : les 
tribus Ou-san, Ou-mong (aujourd'hui pays de Tchao-tong), Tong-tchouen, Mang, Ou-ting, 
Oue-tcheou, Po-ngan, s'étaient jointes à Chen-{sieï et à Song-long-tsi. Lieou-koue-kie 
battit une première fois les rebelles (1303), puis une seconde fois à Mete-ichuen, où lPhé- 
roïne Chen-tsiei fut prise et exécutée. Song-long-tsi fut livré par un de ses neveux. La 
mort de ces deux chefs mit fin à la guerre. Le général chinois Lieou-chin fut condamné à 
mort pour avoir occasionné cette révolte. 

En 1309, le royaume de Pa-pe si fou et les barbares du rat et du petit Tche-li firent 
des incursions sur les frontières de l'empire; le général Suon-tchiroue, envoyé contre 
eux, se laissa corrompre, et ses troupes qui s'étaient débandées pour piller, furent mises 
en déroute. | 

En 1311, année de l’avénement de l’empereur Gin-tsong, Pa-pe si fou et Tehe-li en- 
voyèrent des éléphants privés en signe d’hommage. 


1De Mailla, op. cit., t. IX, p. 476. 


ROYAUME DE NAN-TCHAO OÙ DU YUN-NAN. 479 


On voit, par l’énumération des populations qui prirent part à la révolte de Chen-tsieï, 
que les parties même les plus septentrionales du Yun-nan, Ou-ting, Tehao-tong et Tong- 
tchouen, étaient habitées à ce moment par des races particulières, incomplétement assi- 
milées par la civilisation chinoise. Ces races ont gardé jusqu’à nos jours leur physionomie, 
et on les désigne encore par des noms spéciaux. On dit les Tong-tchouen jen, les Che- 
pin jen, pour distinguer les habitants de ces villes des Chinois proprement dits. Ces popu- 
lations mixtes conservent, malgré leur mélange avec les Chinois, un sentiment d’indé- 
pendance qui contre-balance partout dans le Vun-nan l'influence des fonctionnaires du 
gouvernement central. Ceux-ci sont obligés à de grands ménagements, et Pékin a duù con- 
céder à certains districts de la province une certaine autonomie et les franchises muniei- 
pales les plus grandes. Quelques villes, telles qu'Ho-mi tcheou, se gouvernent elles-mêmes 
par un conseil dont les membres sont nommés par les habitants !. 

La situation géographique des royaumes de Kin-tehi, de Pa-pe si fou, du grand et du 
petit Tehe-li, que nous voyons résister aux armées tartares et arrêter les Yuen dans leurs 
conquêtes au sud-ouest de la Chine, est assez facile à déterminer. Les Kin-tehi occupaient 
probablement le territoire de la ville chinoise de Yun-tchang, dont le premier établisse- 
ment remonte à l’époque des Ming. Au point de vue ethnique, il faut rattacher sans doute 
les populations Kin-tchi au rameau Ka-khyen et Sing-pho. Peut-être faut-il voir dans ce 
royaume un débris de l'empire de Ma-mo, dont j'ai signalé l’existence au premier siècle 
de notre ère. 

Le royaume de Pa-pe si fou et ceux du grand et du petit Tche-li sont des principautés 
thai, dont Muong Yong, Xieng Hong et Muong La (Se-mao) étaient probablement les ca- 
pitales. Dans un manuscrit du P. Amyot, déposé à la Bibliothèque nationale ?, il est donné 
un vocabulaire des langues pa-pe et pe-y ou pa-y, qui ne peut laisser aucun doute sur l’ori- 
gine laotienne de ces deux peuples. On y trouve une traduction d’un grand nombre de 
noms géographiques chinois, qui permet de précieuses identifications. C’est ainsi que l’on 
constate que le royaume de Pa-pe était appelé par les Pe-y, Muong Yong; les Kin-tchi re- 
cevaient d'eux le nom d’Ouan-tchang. Ta-ly était désigné sous le nom de Muong Koue : 
Nan-tien, sous celui de Muong Ly; Yun-nan, sous celui de Muong Tche; Pékin, sous celui 
de Tai Tou, et Nankin, sous celui de Nan Tai. Quant à la contrée appelée par les Chinois 
Lao-tchoua, les Pe-v et les Pa-pe la nomment Muong Techa ou Muong Tchoa. On retrouve iei 
l’ancien nom du royaume de Lan Sang ou de Vien Chan. Le pays de Tche-li est Muong Le 
ou Muong Lo. Il est facile de reconnaître dans cette transcription légèrement altérée, comme 
quelques-unes des précédentes, par la prononciation chinoise, Muong La, nom laotien de 
la ville de Se-mao. Uu document chinois, que j'ai copié lors de notre passage à Pou-eul, 


Cette circonstance est une preuve de plus à l’appui de l'identification faite par M. Yule de cette ville et du 
pays d’Anin de Marco Polo. (Travels of Marco Polo, t. II, p. 83.) Nous n’avons point été à Ho-mi tcheou 
et nous n'avons pu constater si le type des habitants se rapprochait de celui des populations Ho-nhi des envi- 
rons de Ta-lan; maïs il est très-possible que le nom de la ville ne soit que la transcription chinoise du nom 
de la tribu qui habitait la province d’A-nin. 

2 Il est intitulé Pe-y koan tsuen chou et porte le numéro 986. C’est de là que Klaproth a tiré les renseigne- 
ments qu’il donne dans son Asia polyglotta, p. 368, 395. 


480 ESSAI HISTORIQUE SUR LE NORD DE L’INDO-CHINE. 


constate que sous les Yuen, cette ville faisait partie du pays de Tche-li. Il est probable 
qu'il s’étendait jusqu’à la vallée de la branche orientale du fleuve du Tong-king. Le 
nom de Pa-pien kiang, que donnent les Chinois à la rivière qui vient de King-tong, 
est peut-être une réminiscence du nom des Pa-pe, désignation ethnique chinoise qui 
parait s'être appliquée à tous les Thai compris entre Xieng Mai et Muong La. Les 
spécimens d'écriture pa-pe donnés par le P. Amyot indiquent que leur civilisation 
lenr est venue du royaume de Vien Chan et du Cambodge. Les Pa-y, au contraire, tout 
en parlant exactement la même langue, semblent avoir emprunté leur écriture aux Ti- 
bétains !. D’après le vocabulaire déjà cité, leur nom chinois de Pe-y répondrait, dans 
leur propre langue, au mot Lieou-tai?. Il doit désigner l’un des muongs disséminés 
dans les vallées du Nam Hou et du Long Coi, peut-être Muong Hou tai. Le territoire 
de la ville de Yuen-kiang, qui fut fondée par les Yuen, à l’époque où nous sommes 
arrivés, appartenait aux Pa-y et s'appelait Muong Choung; Muong Ya était dans le voi- 
sinage. Nous avons vu dans le chapitre précédent que cette région est aujourd’hui en- 
core presque exclusivement peuplée par les Pa-y. 

Dès 1292, d’après une chronique de Xieng Hong, le tribut que le royaume de 
Tche-li devait payer à l’empereur fut fixé aux objets suivants : une cymbale et six fleurs 
en or, une cymbale et six fleurs en argent, chacune du poids de six ticaux; un cierge 
doré pesant deux livres, quatre pièces de soie, vingt blocs de sel, un cheval du prix de 
six hongs. On devait donner en outre à l'officier chargé de recevoir ces objets, six hongs 
d'argent. 

En 1319, malgré les créations administratives des Vuen dans la province du Yun-nan, 
les peuples de cette province parurent si difficiles à gouverner que la cour de Pékin résolutde 
les laisser eux-mêmes nommer leurs chefs. Cette sage résolution ne fut pas sans doute mise 
à exécution, car en 1330 une révolte formidable agita de nouveaule Yun-nan. Elle fut vain 
cue par le général mongol Kie-he, et à partir de ce moment le pouvoir des princes mongols 
paraît s’établir solidement dans cette province! Elle fut la dernière de l'empire à reconnaitre 
l'autorité des Ming, quand ceux-ci réussirent à chasser la dynastie des Yuen. En 1381, Hong- 
Wwou, premier empereur des Ming, envoya Fou-yeou-te avec une armée de 300,000 hommes 
conquérir le Yun-nan, qui obéissait au prince mongol Patchalaourmi. Talina, généralissime 
des troupes du Vun-nan, fut battu à Kiu-tsing, par Lan-yu et Mou-yn, lieutenants de Fou- 
yeou-te. À la nouvelle de cette défaite, Patchalaourmi, sa famille et son ministre Ta-ti-lon 
se précipitèrent dans le lac de Yun-nan. Peu de jours après, l’armée chinoise entrait dans 
cette ville où elle ne commit aucun désordre. L'année suivante (1382), Fou-yeou-te eut 
encore à combattre les peuples d’Ou-san, Tong-tchouen et Man-pou. Il en fit un grand 
carnage, et leurs territoires furent réunis à la province du Se-tchouen. La conquête du Yun- 
nan fut complétée en 1383 par la paix de Li-kiang *. 

En 1409, deux chefs du Yun-nan et du Kouang-si, Kien-teng et Tchin-ki-lo profi- 

! Ce rapprochement avait été fait déjà par M. Yule, Zravels of Marco Polo, t IL, p. 81. 


? Les lettres Si-san et les lettres Pe-y données par le P. Amyot (Loc. cit.), offrent la plus grande analogie. 
$# De Mailla, op. cit., t. IX, p. 519, 552, 640; t. X, p. 67, 80. 


ROYAUME DE NAN-TCHAO OÙ DU YUN-NAN. 481 


tant de ce que la garde du Tong-king, qui venait d’être conquis par les Chinois, absor- | 
bait la plus grande partie des troupes chargées de garder le sud de l'empire, prirent les 
armes et Kien-ting se proclama empereur. Ce soulèvement ne fut apaisé qu’en 1415, après 
l'exécution des deux instigateurs de la révolte. | 

En 1438, une nouvelle guerre, à laquelle les Kin-tehi prirent part, désola l'ouest du 
Yun-nan. Un indigène, que les historiens chinois désignent sous le nom de Sse-gin, prit 
le titre de Fo-fa, qui était, d’après le Toung kien kang mou, celui des rois du Yun-nan, 
et obtint plusieurs succès sur les armées chinoises. Après des fortunes diverses, il fut 
obligé, en 1448, de se réfugier auprès du roi de Birmanie ; il se suicida en apprenant que 
son hôte voulait le livrer à ses ennemis. 

À partir de ce moment, l’apaisement parait se faire sur les frontières sud-ouest de 
l'empire et le Yun-nan se résigner à la domination chinoise. Au moment des guerres qui 
amenèrent la chute de la dynastie Ming, quelques troubles passagers se produisirent 
encore (1623). En 1658, Khang-hi donna le gouvernement de cette province au célèbre Ou- 
san-kouer qui avait favorisé la venue de la dynastie tartare. Ce fut le dernier gouverneur 
qui eut le titre de roi et qui jouit d’une complète indépendance. En 1659, il réussit à at- 
teindre et à tuer le dernier prince Ming qui était revenu. de Birmanie dans l’espoir de sou- 
lever le Yun-nan 

Ou-san-kouei était un habile administrateur ; il sut conquérir l'affection des popula- 
tions et ne tarda pas à exciter les soupeons de la cour. Khang-h1 lui envoya, en 1672, 
l’ordre de venir à Pékin. Blessé d’une semblable défiance, Ou-san-kouei reprit l’habit 
chinois et proscrivit le calendrier de la dynastie Tat-sing. Le Kouy-tcheou, le Se-tchouen 
et le Hou-kouang se déclarèrent en sa faveur. Khang-hi soumit ces provinces, mais 
n'osa troubler Ou-san-kouei dans la tranquille possession du Yun-nan. Ce ne fut qu’à sa 
mort, arrivée en 1679, qu’une armée tartare marcha sur Vun-nan, défit dans trois com- 
bats successifs les troupes indigènes et s’'empara de la ville. Le fils de Ou-san-kouei se 
pendit de désespoir et la soumission de la province fut définitive. 

Ou-san-kouei a laissé de profonds souvenirs dans l’esprit des populations, On voit 
encore dans le nord-est de la ville, sur le sommet d’une petite hauteur, une pagode con- 
struite pendant son règne et que l’on désigne sous le nom de Pagode du roi Ou. Elle est 
entièrement construite en cuivre, depuis les colonnes des parvis jusqu'aux tuiles du toit. 
Malgré la valeur intrinsèque de ces matériaux, malgré les guerres civiles et les pénuries 
effroyables du trésor, elle a été, jusqu’à présent, respectée par tous les partis. Le senti- 
ment religieux, à peu près inconnu des Chinois, n’entre pour rien dans cette préservation 
presque miraculeuse de la pagode du rot Ou : 1l faut en rapporter tout l'honneur à ce res- 
pect profond des traditions et des ancêtres, qui consacre immortelle, en Chine, la mémoire 
des hommes de bien. 

La dernière lutte que les Chinois eurent à soutenir pour contenir les populations in- 
disciplinées qui, sous le nom de Man-tse et de Miao-tse, habitent certaines montagnes du 


! De Mailla, op. cit., t. X, p. 198, 431 ; t. XI, p. 65. 
1. GI 


482 ESSAI HISTORIQUE SUR LE NORD DE L’INDO-CHINE. 


Kouy-tcheou et les bords du Kin-cha kiang, entre le Yun-nan et le Se-tchouen, ne re- 
monte qu’en 1775. À cette époque, les Miao-tse de cette dernière zone étaient divisés en 
deux royaumes, désignés sous le nom de grand Kin-tchouen et petit Kin-tchouen. La ca- 
pitale du grand Kin-tchouen s'appelait Lo-ou-ouet, et Sonom ou Sourvin y régnait; le petit 
Kin-tchouen avait Maino pour chef-lieu, et Seng-ko-fang pour roi. Le général mandchou 
Akoui s’empara de ces deux villes, malgré une résistance désespérée. Aujourd’hui, ces 
intraitables montagnards ont profité des troubles du Vun-nan et de l’affaiblissement de 
l'autorité chinoise pour recommencer leurs incursions; leur présence rend toute eireu- 
lation impossible sur les rives du fleuve Bleu entre Mong-kou et Ping-chan. 

Revenons maintenant aux populations thai du centre de l’Indo-Chine. Nous avons vu 
que sous le règne de Phya Alang, ceinquantième successeur du fondateur du royaume, 
Muong Choa fut détruit trois fois. Les mandarins chassèrent Phya Alang qui avait le cœur 
mauvais et le remplacèrent par un prince nommé Camphong. La chronique ne dit point 
si Camphong appartenait à la fanulle de Kun Borom. Son fils, Pi Fa, devint amoureux 
d’une femme de son père nommée Nang Senom, et Camphong le chassa de ses États. 
Pi Fa se réfugia au Cambodge avec son fils aîné, nommé Fa Ngom', et y vécut dans un 
couvent. Quand Fa Ngom fut arrivé à l’âge d'homme, le roi du Cambodge, nommé Phya 
Kathalat dans les chroniques laotiennes ?, reconnaissant en lui de grandes qualités, lui 
donna sa fille en mariage. Fa Neom retourna au Laos, et y mena pendant plusieurs an- 
nées une vie d'aventures qui en fait le héros de nombreuses légendes. Soutenu par Thau 
Kamyang, jeune prince qu'il avait aidé à reconquérir son trône ?, il marcha enfin à la ren- 
contre de son grand-père, qu'il vainquit dans plusieurs combats. Camphong s’étrangla de 
désespoir, et Fa Ngom, reconnu roi de Lan Sang, par le Séna, prit le titre de Phya Luong 
Thorani Si Sathana Korna Houta. Il régna à Xieng Dong Xieng Tong, lieu situé au nord de 
Nong Kay, à peu de distance de l'emplacement actuel de Vien Chan. Cet événement eut lieu 
en 711 de l’ère Cholla soccrach, suivant les uns, en 715 suivant les autres (A. D. 1349 ou 
1353). Le règne de Fa Ngom fut agité par de nombreuses guerres avee les pays voisins. 
En 1373, le royaume de Vien Chan était arrivé à un haut degré de splendeur. Le dénom- 
brement que l’on fit à ce moment constata l'existence de plus de 300,000 chefs de maison, 
sans compter les esclaves et les sauvages. Fa Neom mourut en 1374. Son successeur prit 
le titre de Phya Sam Sen Thaï, Trey Pouvana Tati, ete. Il eut six fils ; l’un d’eux épousa une 
princesse de Siam, et un autre une princesse de Xieng Mai. Sam Sen Thai mourut en 1416. 
Son second fils, nommé Lamcamdeng, lui succéda et régna deux ans. A sa mort, une fille 
de Sam Sen Thaï, débauchée et cruelle, fomenta la guerre civile dans le royaume. Un grand 
nombre de rois se succédèrent en quelques années sur le trône de Vien Chan, et périrent 
tous de mort violente. Les mandarins se concertèrent à la fin pour mettre à mort la prin- 


1 Pi Fa avait cinq autres fils nommés Fa Ngoi, Fa Ian, Fa Kamkam, Fa Kam, Fa Keo. Fa Ngoi étaitné en 
1316. Ilest à remarquer que Fa paraît être ici le nom de famille déjà porté par les rois de Xieng Hong 
et du Yun-nan; son origine remonte peut-être à Chao fa ouang, le fondateur chinois ides prineipautés lao- 
tiennes du Nord. Voy. ci-dessus, p. 472. 

2 Probablement le prédécesseur de Prea Nipean Bat. 

3 Le nom de «Thau » semble indiquer que c'est un prince de Xieng Hong. 


ROYAUMES DE VIEN CHAN, XIENG MAI ET XIENG HONG. 483 


cesse cause de tous ces crimes, et un jeune fils de Sam Sen Thaï, nommé Pempeo, sorte de 
Joas échappé par miracle, fut élevé au trône de Lan Sang en 1435 *. 

Pempeo résida à Xieng Cang et soutint plusieurs guerres contre les Annamites. 
Il abdiqua en faveur de son fils Tenkan, qui revint habiter Xieng Dong Xieng Tong. 
Après lui régnèrent Souvana Phalat (1479-1486), et Lan Senkai (1486-1496), qui résida 
à Luang Prabang. Thau Somphon (1496-1501), son fils, mourut à quinze ans et un de 
ses grands-oncles, Vichounlarat, fils de Pempeo, lui succéda (1501-1521) et prit le titre de 
Pha Pouthisat; il épousa la fille du rei du Cambodge ( Voy. ci-dessus, p. 140). Ce fut un roi 
conquérant et habile : son royaume s’étendit depuis les cataractes de Khon au sud jusqu’au 
21° degré de latitude au nord. Il prit part aux guerres civiles qui désolaient à ce moment le 
Tong-king 2. Il parait avoir réuni Xieng Mai à ses États et choisi cette ville pour sa rési- 
dence. Son fils Chao Vora Vangsom fut désigné par les mandarins pour le remplacer à Lan 
Sang, construisit Tat Luong à Vien Chan, ville qu’il choisit pour résidence. Ses successeurs y 
élevèrent à l’envi de nombreuses pagodes. L’un d’eux paraît avoir épousé une princesse de 
Siam. C’est à ce moment que le royaume de Vien Chan se trouva engagé dans les guerres 
qui désolaient la partie occidentale de la péninsule. Le roi du Pégou s’empara en 1558 
de la ville de Xieng Mai et ravagea le Laos *. Une tentative des Laotiens contre le 
Cambodge fut repoussée victorieusement (1571) (Voy. ci-dessus, p. 142). Toutes les prin- 
cipautés thai du nord de l’Indo-Chine subirent sa domination. De grands mouvements 
de populations eurent lieu à la même époque sur les frontières du Laos. Un nombre 
considérable de Thai-niai allèrent s’établir à Xieng Tong, pour fuir sans doute la tyrannie 
des Siamois, qui, à la suite de leurs guerres avec Xieng Mai, en avaient déporté un certain 
nombre à Phitsanaulok et aux environs d’Ayathia. La suprématie du Pégou ne fut que 
passagère : elle succomba sous les attaques répétées de Naret, roi de Siam, et de Nyoung 
Mindarah, roi d’Ava. Ces deux princes se disputèrent les dépouilles de leur ennemi 
commun, et le Laos du nord devint leur champ de bataille. Naret réclama les prinei- 
pautés thai de Muong Nai et de Tsen Vi dont les Birmans s’étaient emparés en 1592, et 
s’allia avec les princes de Xieng Mai et de Xieng Sen pour les reprendre. Il mourut 
pendant cette guerre. Nyoung Mindara poussa ses conquêtes jusqu'à Vien Chan et 
ramena du Laos un grand nombre de captifs. Il les dissémina dans le Pégou que trente 
années de guerre avaient dépeuplé ‘. Au bout de quelque temps, les exilés se révoltèrent, 
retournèrent dans leur pays et lui rendirent ses rois légitimes. En 1628, la principauté 
de Xieng Mai redevint un instant indépendante; mais, deux années après, elle dut subir 
encore le joug des Pégouans, 

Nous sommes arrivés à l’époque où Wusthof et Le père Leria séjournèrent à la cour 


1 Si l’on en croit les chroniques d’Ayathia, un noble siamois aurait occupé, en 1462, le trône de Lan Sang : 
je ne trouve pas trace de cet événement dans les chroniques laotiennes. Voy. Chinese Repository, t. V, p: 105; 

2 De Mailla, op. cit.,t. X, p. 305 et 309. 

3 Chinese Repository, t. VI, p. 269-271. ; 

4 Martini, Delle missioni, etc., p. 460-461 ; Chüiese Repository, t. VIT, p. 544. Martini attribue la défaite des 
Laotiens au manque d’armes à feu. 


484 ESSAI HISTORIQUE SUR LE NORD DE L’INDO-CHINE. 


des rois de Vien Chan ; les intéressantes descriptions qu'ils ont laissées permettent de se 
faire une idée exacte de l’étendue et de la richesse de ce royaume laotien au milieu du 
dix-septième siècle. Ce fut sa dernière période de prospérité. De 1652 à 1671, de nom- 
breuses guerres civiles ébranlèrent sa puissance. Luang Prabang se sépara définitivement 
du royaume de Vien Chan pour former une principauté à part. Les disettes et les mala- 
dies qui résultèrent de ces luttes intestines diminuèrent la population. De nombreuses 
colonies d’émigrants se dirigèrent vers le sud où l’affaiblissement de la puissance cam- 
bodgienne permellait de faciles établissements. C’est ainsi que Bassac fut fondé en 1712. 
Les conquêtes d’Alompra, qui délivra la Birmanie retombée encore sous la domination 
du Pégou, eurent leur contre-coup dans le Laos. Ce malheureux pays, qui avait été désolé 
en 1760 eten 1769 par une épidémie de variole, fut ravagé, en 1772 par les Birmans, et 
en 1777 par les Siamois. Ceux-c1 détruisirent Bassac, Atlopeu, Vien Chan, dont le roi 
Pha Poutichao dut se cacher dans le sud de la contrée. Les Annamites voulurent à leur 
(our une part des dépouilles laotiénnes. Une armée tong-kinoise s’empara en 1791 de 
Vien Chan qui se relevait à peine de ses ruines et le roi Pha Poutichao fut tué. Pendant 
ce temps les principautés thai du Nord préparaient leur sujétion définiive aux Siamois ou 
aux Birmans par leurs lultes intestines ; Muong Nan et Luang Prabang se faisaient la 
guerre ; Xieng Mai, après avoir en 1763 recouvré son indépendance, n'avait pas tardé à 
subir le joug du fils d'Alompra, et le prince Benya Se Ban dut appeler, en 1774, les Sia- 
mois à son aide pour chasser les Birmans. C’est depuis ce moment que Muong Nan, 
Lakon, Laphon et Xieng Mai sont tributaires de Bankok. 

Les principautés laotiennes de l'Est et du Sud firent cependant quelques efforts pour 
se reconstituer : Bassac se releva de ses ruines en 1792; Oubôn se fonda à la même 
époque, et Le roi de Vien Chan, aidé par les Annamites, rélablit son autorité sur la rive 
gauche du fleuve jusqu'à Kemarat. Le prince Pha Visay, qui régnail à Bassac, réprima 
une révolte des sauvages de la rive gauche du fleuve, et soumit tout le pays jusqu’à Allo- 
peu. La suprématie de Bankok, reconnue officiellement par les princes laoliens, osait 
d’autant moins s'affirmer d’une façon oppressive que les Annamites élevaient des pré- 
tentions lout aussi justifiées à la suzeraineté de la vallée du Cambodge et que les Siamois 
recueillaient sur les frontières nord de leur empire le fruit de leur modération. Vers 1803, 
l'oppression birmane avait élé si grande sur les principautés thai du Nord, que les chefs 
de Xieng Tong, Muong Yong, elc., entamèrent des négociations secrètes avec les chefs 
de Xieng Mai, Laphon et Lakon, qui étaient soumis aux Siamois. Ceux-ci promirent de 
distribuer des territoires à tous les émigrants qui consentiraient à venir se ranger sous la 
domination de Bankok, et de faciliter leur départ en attaquant, à un moment donné, 
les troupes birmanes qui occupaient le territoire de Xieng Tong. Ils s’engagèrent for- 
mellement à respecter la liberté et l'autonomie des exilés. En conséquence, le tsoboua, 
ou roi de Xieng Tong, ses quatre frères, le tsoboua de Muong Yong, et un grand nombre 
de Laotiens attachés à leur fortune, se révoltèrent contre les Birmans, et vinrent se placer 
à Xieng Sen, sous la domination siamoise. Celle-ci ne lint aucune de ses promesses. Ban- 
kok partagea les émigrants entre les cinq villes de Xieng Mai, Laphon, Lakon, Muong 


ROYAUMES DE VIEN CHAN, XIENG MAI ET XIENG HONG. 485 


Phe et Muong Nan, et les soumit aux plus lourdes charges. Le plus jeune des frères du 
tsoboua de Xieng Tong put retourner dans cette ville avec quelques partisans et il y fut 
proclamé roi. Le souverain actuel de Xieng Tong est son fils ainé. 

Mais l’ambilion siamoise ne pouvait dormir tant qu'il y avait encore un roi à Vien 
Chan. En 1825, ce prince, nommé Chao Anu, avait été rendre au roi de Siam ses hom- 
mages de prince tributaire. À son retour, des discussions fort vives s’élevèrent entre lui 
el le mandarin siamois chargé de la surveillance de la frontière. Celui-ci prélevait des 
droits exorbitants sur le commerce laotien. Chao Anu porta, mais en vain, ses récla- 
mations à Bankok. Il voulut alors faire justice par la force du fonctionnaire prévaricateur, 
Ce recours aux armes fut présenté comme une révolte ouverte, préméditée depuis long- 
temps. Tout le Siam s’en émut et se leva en masse contre le dernier royaume laotien. Les 
provinces voisines, Xieng Mai, Laphon, Lakon, Muong Nan, Muong Phe, durent fournir 
à elles seules dix-neuf mille combattants, quoique leur population s’élevat à peine à cent 
cinquante mille âmes. Xieng Mai ful vivement sollicité par le roi Chao Anu de se joindre à 
lui pour reconquérir l’indépendance de la race laolienne ; mais, après quelques hésitations, 
le sèna de cetle province n’osa prendre sur lui une détermination aussi hardie, et résolut 
d’obéir aux ordres de Bankok. IL a dû vivement regretter son aveugle soumission, quand, 
après la destruction de Vien Chan, le gouvernement siamois a encore appesanli son joug 
sur tout le Laos. 

Le Prava Mitop, ou « général siamois » désigné pour conduire celle guerre, se dis- 
tingua par son habileté et ses violences, el son souvenir exécré fait trembler encore 
aujourd’hui les populations. Ce fut un écrasement sans merei. Les vaineus élaient entassés 
dans des hangars auxquels on mettait le feu. Le plus grand nombre de ceux que l'on 
emmena caplifs mourut en route de misère ; le reste fut partagé entre les nobles siamois. 
Gutzlaff, dans son voyage à Bankok, en 1830, a visité Les chefs laotiens qui, s'étant soumis 
tout d’abord, avaient eu la vie sauve : ils vivaient enfermés dans une pagode bâtie près 
de la ville, sur les bords du fleuve. Quant au roi de Vien Chan, il fut enfermé dans une 
cage, où il mourut promptement. Son fils réussit d’abord à s'échapper, mais il fut poursuivi 
et atteint auprès d’une pagode, du toit de laquelle il se précipita. 

Pour prévenir à jamais loute nouvelle tentative de rébellion, la population du 
royaume fut dispersée, et l’on repeupla Le pays à l’aide de Laotiens tirés des provinces de 
la rive droite du fleuve, entre autres de Sivanaphoum. C’est à ce moment que fut érigé le 
Muong Nong Kay. 

Les Siamois essayèrent de compléter la sujélion de tous les tronçons épars de la race 
thai en faisant une dernière tentative sur les principautés du Nord. Des rivalités tous les 
jours plus vives s'étaient élevées entre Maha Say, gouverneur de Muong Phong, province 
siluée sur la rive gauche du Mékong, el Le roi de Xieng Tong. Maha Say appela les Sia- 

mois à son aide, et ceux-ci se hälèrent d'intervenir dans un débat qui pouvait leur procurer 
la conquête si ambilionnée par eux de Xieng Tong. Ils firent contre Xieng Tong trois 
expéditions, la première avec trois mille hommes, la seconde avec dix mille hommes, la 
dernière avec trente mille hommes ; celle-ci eut lieu en 1854, et se termina par une véri- 


486 ESSAI HISTORIQUE SUR LE NORD DE L’INDO-CHINE. 


table déroute. Elle était dirigée par le Kromaluong ’, c’est-à-dire par le ministre de la 
guerre, commandant en chef de toutes les forces militaires de Siam. L'armée siamoise fut 
concentrée à Muong Nan, et se mit en route sur Xieng Haï, au mois de janvier. En ce 
point, elle se partagea en deux corps : l’un, sous le commandement de Chao Phayat 
Yomerat, s'avança direclement sur Xieng Tong; l’autre, sous les ordres du Kromaluong, 
prit la route que nous avions suivie nous-mêmes, et par Paleo, Muong Yong et Muong 
You, essaya de tourner Xieng Tong. Mais la population s'était retirée devant les envahis- 
seurs, le riz que l’on n'avait pu emporter avait été brülé, et dans chaque localilé l’armée 
siamoise ne rencontra que des défenseurs qui se retiraient devant elle, en défendant pied 
à pied tous Les passages des montagnes. Les éléphants et les buffles employés. au transport 
des bagages et des vivres étaient insuffisants, el le Kromaluong dut recourir aux Lus de 
Xieng Hong pour en obtenir des approvisionnements et des porteurs. Malgré toutes ces 
difficultés, l’armée siamoise arriva enfin sous les murs de Xieng Tong, le 26 avril. La 
ville était défendue par trois mille hommes environ de troupes birmanes, sept mille 
Laotiens et six mille hommes appartenant aux tribus sauvages des environs. Les Siamois 
ouvrirent un feu de mortiers qui ne causa aucun mal à la ville : on voyait venir de loin 
les projectiles, et on les évilait. Au bout de vingt et un jours, les assiégeants n’avaient fait 
aucun progrès ; les pluies arrivaient et menaçaient de rendre toute relraite impossible. 
Une épidémie décimait les éléphants et les buffles. Le 17 mai, le Kromaluong leva le siége 
el commença à battre en retraite. Les Siamois furent poursuivis par les sauvages, qui en 
tuèrent un grand nombre dans les défilés des montagnes ; beaucoup moururent de faim 
el de misère à Paleo et à Siemlap; de nombreux trophées restèrent entre les mains des 
vainqueurs, enire autres un cabriolet à deux roues de provenance européenne, qui 
appartenait au Kromaluong lui-même et que M. de Lagrée a retrouvé soigneu- 
sement conservé à Xieng Tong, un mortier de fabrication anglaise et beaucoup 
d'armes de tous genres. 

La guerre continua dans le royaume de Xieng Hong où, depuis le commencement du 
siècle, la jalousie des Birmans et des Chinois entretenait des prétentions rivales. Chacun 
de ces deux pays a toujours eu l'habitude de conserver comme otage quelque membre 
de la famille rovale de Xieng Hong, auquel on fournit, le cas échéant, le moyen de monter 
sur le trône, En 1846, un frère du roi Chao Phoung, alors régnant, reçut, après un long 
séjour à la cour d’Ava, le titre d’Ouparaja et certains droits sur les salines de Muong 
Phong. Ces droits furent une cause de mésintelligence constante entre lui et Maha Say, 
gouverneur de cette ville ; cependant les deux princes se réunirent pour combattre Chao 
No Kham, cousin de Chao Phoung et candidat chinois au trône de Chip Song Panna, qui 
élait soutenu par Muong La et une partie des provinces de la rive gauche du Mékong. 
Chao No Kham obtint d’abord quelques succès, mais il fut définitivement vaineu par 
Chao Phoung. L'Ouparaja et Maha Say allèrent ensemble à Bankok en 1851 pour pro- 


1 Vôy. dansle Jowrnal de Mac-Leod, Parliamentary Papers pour 1869, p. 72, la succession assez com- 
pliquée des différents princes de Xieng Hong depuis le milieu du siècle dernier, 


SITUATION POLITIQUE ACTUELLE DE LA CONTRÉE. 487 


voquer la guerre contre Xieng Tong. Ils se brouillèrent à leur retour. Après l’échec des 
Siamois, Maha Say, ne pouvant plus compter que sur lui-même, leva une armée et com- 
mença les hostilités contre Chao Phoung et son frère. Il s’'empara de Muong Ham, tua 
l’Ouparaja de sa main sous les murs de Xieng Hong qu'il détruisit et marcha sur Muong 
Tche. Chao Phoung l’attendait avec une armée sur la route. Le combat restait indécis 
quand Maha Say recut deux blessures mortelles. Ses troupes se débandèrent et il alla 
mourir à Muong Houng. La plupart de ses partisans durent se réfugier sur le territoire 
de Luang Prabang. 

En 1863, les Mahométans du Yun-Nan se présentèrent à Xieng Hong, au nombre 
de deux eent cinqnante. Le roi Chao Phoung intimidé envoya des présents au sultan de 
Ta-ly. Peu après, les Chinois impériaux lui demandèrent son concours, pendant que 
l'officier mahométan, qui était près de lui, le pressait de se rendre à Ta-ly. Chao Phoung 
hésila longtemps, finit par se mettre en route et fut assassiné par le chef de son escorte 
mahométane (1864). Le pays resta plongé dans un affreux désordre, et les Kongs en pro- 
fitèrent pour venir au nombre de huit cents ravager les environs de Xieng Hong. 

En septembre 1866, les Birmans, profitant des embarras du vice-roi du Yun-nan, 
entre les mains duquel se trouvait le véritable héritier du trône de Xieng Hong, homme 
de cinquante ans et d’une grande naissance, couronnèrent dans cette ville le roi que 
nos lecteurs connaissent déjà. Il est le fils de Chao Phoung et d’une femme du peuple 
de Muong Long. Aux yeux des Lus, ses droits sont infirmés par la basse extraction de sa 
mère. Il avait revêtu la robe de bonze et vivait dans un couvent à Muong Nay ; les Bir- 
mans l'ont envoyé à Xieng Hong, escorté de deux mandarins de Muong Nay, deux 
mandarins de Xieng Tong, deux mandarins d’Ava,et cent cinquante soldats birmans. Trois 
mois après, les Chinois envoyèrent deux officiers, Ou ta-loo-ye et Kao ta-loo-ye avec deux 
cent quarante hommes, pour recevoir le serment d’allégeance du jeune prince. Ils n’en 
essaieront pas moins de faire prévaloir leur candidat, dès que les circonstances seront plus 
favorables. 

On voit que nous avions passé à Xieng Hong entre deux guerres. Au moment de 
notre départ, nous avions reçu des nouvelles qui semblaient faire présager une lutte 
prochaine entre les Kuns et les Birmans. Le roi et le Pou Souc se querellaient au 
sujet de l'expédition francaise, et le mandarin birman, mécontent de la trop bienveillante 
aititude du roi à notre égard, avait recrulé un certain nombre de Phongs, pour les 
joindre aux soldats birmans qui composaient sa garde habituelle. Le roi avait immé- 
diatement fait justice de cette démonstration hostile, en faisant entourer le logement 
du Pou Souc et en l’y maintenant, lui et sa petite armée, prisonniers. Il avait en même 
temps envoyé à Ava des mandarins pour accuser le Pou Souc et pour demander à ce 
qu'il fût puni de mort à Xieng Tong même, ou tout au moins à ce qu'il füt renvoyé à 
Ava pour être jugé. À l’appui de sa plainte, le roi énumérait les énormes exactions 
commises par ce fonctionnaire dans l'emploi de sa charge. L'une d’elles mérite d’être citée: 
elle ne consistait rien moins que dans l’enlèvement de l’argent provenant de l’impôt 
de Xieng Hong. Cet impôt, qui s'élevait à sept £cho d'or et à mille /chot d’argent, était 


488 ESSAI HISTORIQUE SUR LE NORD DE L’INDO-CHINE. 


escorté par des mandarins et avail passé par Xieng Tong. Le Pou Soue avait envoyé 
une troupe d'hommes armés, commandée par son propre frère, pour s'emparer de ce 
tribut destiné à la cour d’Ava. 

De son côté, Xieng Hong veut chercher querelle à Xieng Tong. Pendant les dernières 
ouerres, beaucoup des habitants de Xieng Hong se sont réfugiés dans la principauté 
voisine ; celle-ci ne consent à les laisser revenir chez eux que moyennant un impôt 
variant de trois /kes à deux /chaps par personne. «Après la fête de Ja nouvelle lune, disaient 
les gens de Xieng Hong, nous allons faire aux Kuns une dernière sommation, et si on 
ne nous écoute pas nous combattrons. » 

En résumé, rien n’est moins définitif que la situation des principautés thai du 
centre de l’Indo-Chine. Les populations aspirent ardemment à un état de choses moins 
violent, plus régulier et plus stable, et cette aspiration, qui est générale, favorisera singu- 
lièrement les tentatives de la puissance européenne qui viendra s’immiscer dans les 
affaires de la contrée. 

Quant aux Laotiens proprement dits, il est difficile de croire que la domination 
siamoise, si lourde à porter, si destructive de tout essor commercial, soit la destinée dé- 
finitive de cette race intelligente et douce, à laquelle il n’a manqué, pour arriver à une 
civilisation plus complète, que des circonstances géographiques plus favorables à son 
expansion extérieure et des communications plus fréquentes avec le dehors. Luang Prabang 
est appelé sans aucun doute à devenir le centre autour duquel se grouperont toutes les 
populations désireuses de recouvrer leur indépendance. Il appartient à la France de 
protéger et de diriger ce mouvement d’émancipation, qui aura les plus heureux résultats 
au point de vue de la civilisation et du commerce de ces belles contrées. 


BONZERIES EN RUINES AUX ENVIRONS DE TA-LY\. 


XXI 
DE YUN-NAN A TA-LY. — LE LAO-PAPA. — DÉPART DE YUN-NAN. — TONG-TCHOUEN. — MALADIE DE 
M. DE LAGRÉE. — UNE PARTIE DE LA COMMISSION PART POUR TA-LY. — LE FLEUVE BLEU. — 
HOUEY-LI TCHEOU. —: CONFLUENT DU KIN-CHA ET DU PE-CHOUY KIANG. -— ENTRÉE SUR LE TERRI-— 
TOIRE MAHOMÉTAN. — ARRIVÉE À TA-LY. — NOUS SOMMES FORCÉS A UNE RETRAITE PRÉCIPITÉE. 


— COMMERCE ET ETHNOGRAPHIE DU NORD DU YUN-NAN!. 


Ee P. Fenouil, provicaire apostolique de la province, arriva à Yun-nan le 2 janvier. Il 
voulut bien nous servir d’interprète auprès des autorités chinoises avec lesquelles nos re- 
lations devinrent plus fréquentes et plus intimes. L’épuisement de nos ressources pécu- 
niaires nous mit dans la nécessité de contracter un emprunt auquel le Ma ta-jen se prêta 
de fort bonne grace; il nous demanda de le rembourser en armes françaises, dès que 
nous serions à portée d’un marché européen. 

Malgré les difficultés qui résultaient de l’état de guerre, M. de Lagrée n'avait point re- 
noncé à reconnaitre la partie supérieure de la vallée du Cambodge. Ta-ly, capitale des 
Mahométans rebelles, était, au point de vue géographique et commercial, l’un des centres 
les plus importants de cette région. Située entre le fleuve Bleu et le Mé kong, à peu de dis- 
tance de l’un et de l’autre, cette ville est la elef de la route qui réunit la Birmanie à la 
Chine. Mais des voyageurs européens trouveraient-ils grâce aux yeux du gouvernement 
nouveau qui venait de s’y installer? Les autorités chinoises ne verraient-elles pas avec la 


1 Voy. pour tout ce chapitre la carte itinéraire n° 9, Atlas, {°° partie, pl. XII. 
I. 62 


490 DE YUN-NAN A TA-LY. 


plus grande défianeeun rapprochement s’opérer entre les envoyés d’une puissance étrangère 
et le chef d’une révolte triomphante? Ne considéreraient- elles point cette démarche comme 
une reconnaissance du fait accompli? Enfin l’état de dévastation du pays à traverser, les 
bandes qui infestaient les routes et pillaient tous les voyageurs sans distinction de partis, la 
fatigue et le délabrement de santé du personnel de l'expédition ne rendaient-ils point cette 
tentative fort téméraire? A ce point du voyage, alors que son but principal était atteint, que 
la voie du retour par le fleuve Bleu était ouverte, prompte et facile, était-il sage de compro- 
mettre, pour un résultat incertain, le prix de tant de labeurs et de souffrances? Telles 
furent les questions que le chef de la mission, indécis pour la première fois, posa à tous 
ses compagnons de voyage. Nous fûmes tous d'avis de tenter ce dernier effort avant notre 
retour définitif par le fleuve Bleu. 

Malheureusement, la route directe sur Ta-ly était absolument impraticable. Le vice- 
roi intérimaire, Song fa-jen, et le Ma ta-jen se mirent à rire à la proposition que leur fit 
M. de Lagrée de le conduire aux avant-postes et de le remettre là aux mains des troupes 
«blanches ». Il n’y avait point, nous dirent-ils, d'autorité assez fortement constituée dans 
le camp des rebelles pour que l’on püt négocier sûrement le passage de la Commission 
française et se confier à un sauf-conduit que délivrerait un de leurs généraux. M. de 
Lagrée résolut donc de contourner par le nord le théâtre de la guerre et de reconnaître 
ainsi en même temps le cours du Cambodge et celui du fleuve Bleu jusqu'aux frontières 
du Tibet. 

M. de Lagrée songea, pour faciliter notre voyage à Ta-ly, à obtenir une recomman- 
dation écrite du Lao-papa. J'ai déjà parlé de ce singulier personnage. S'il n’avait réussi 
à jouer qu'un rôle politique ridicule, il restait entouré, au point de vue religieux, d’une 
profonde vénération. Reconnu officiellement par le gouvernement chinois comme le chef 
religieux des Mahométans de la provinée, il jouissait à ce titre d’un traitement considé- 
rable et d’honneurs officiels. Le gouvernement chinois avait cru d’une saine politique de 
ne marchander ni l’un ni les autres pour bien indiquer aux fanatiques sectateurs du 
Coran qu'il ne faisait nullement la guerre à leurs croyances et qu'il ne repoussait que 
leurs prétentions politiques. 

M. de Lagrée n’avait pas, à son arrivée à Vun-nan, des renseignements suffisants pour 
bien apprécier cette siluation particulière. Craignant d’éveiller les susceptibilités des auto 
rités chinoises s’il montrait trop d’empressement à se lier avec un de leurs anciens adver- 
saires, il avait laissé passer plusieurs jours avant de rendre visite au Lao-papa. Ce suscep- 
tible vieillard, dont les voyages avaient développé l'intelligence et qui avait une idée plus 
juste que tous ses compatriotes de la science occidentale et du grand rôle des Européens 
dans le monde, crut à du dédain de notre part et il en fut d'autant plus blessé qu'il avait 
conscience de le moins mériter. Quand M. de Lagrée se présenta chez lui, il fit dire qu'il 
était absent. Le père Fenouil arriva à temps pour renouer ces relations compromises. 
La rancune du Lao-papa ne tint pas devant sa curiosité. Le provicaire lui fit adroitement 
savoir qu'un des membres de l'expédition s’occupait d'astronomie et qu’il trouverait en 
lui un apprécialeur éclairé de sa science favorite. Je ne tardai pas à recevoir du pontife 


LE LAO-PAPA. 491 


mahométan une série de problèmes sur la distance des planètes, sur les éelipses, sur les 
comètes, sur l'influence des étoiles. J’y répondis «en laissant discrètement entrevoir toute 
l'admiration que j'éprouvais pour l’auteur de questions aussi savantes. Il y avait dans cer- 
lines parties de la communication qu'il avait bien voulu me faire des détails qui dénotaient 
des études trop approfondies pour que je n’eusse pas tout à gagner à conférer avec lui. 
Une discussion de vive voix pouvait seule éclairer mes doutes. » 

Le Lao-papa, se voyant enfin apprécié, oublia ses griefs et consentit à une entrevue. 
Je me rendis chez lui avec le commandant de Lagrée et le provicaire. Une nombreuse 
galerie de fidèles assistait à cette conférence qui devait faire éclater la science profonde de 
leur maitre. Un magnifique télescope dressé sur un trépied, quelques cartes étalées sur 
une table complétaient la mise en scène. Je ne tardai pas à m'apercevoir que l'usage de 
ces objets était peu familier à leur propriétaire et je disposai discrètement la lunette pour 
une observation du soleil. Le Lao-papa, qui pour la première fois parvenait à voir quelque 
chose dans un instrument dont il ignorait même la mise au point, convia tous les specta- 
teurs à y regarder avec lui et en prit occasion pour exposer ses théories astronomiques. 
Le père Fenouil me fit tenir le langage le plus convenable pour mettre en relief le savoir 
du prêtre et augmenter l'admiration de son auditoire. L'amitié de notre hôte nous fut 
irrévocablement acquise. 

Nous lui confiimes alors notre projet de voyage et les craintes que nous éprouvions 
de voir notre mission scientifique entravée et nos recherches géographiques compromises 
par les défiances des deux partis en lutte. «Ne vous faites pas d’illusion à cet égard, nous 
dit confidentiellement notre interlocuteur, je suis le seul ici qui puisse apprécier le but de 
voire voyage. Il est impossible aux gens ignorants et grossiers qui nous entourent de croire 
que le progrès de la science est le seul mobile qui vous porte à endurer tant de fatigues 
et à courir de si graves dangers, mais j'ai heureusement une grande influence sur nos 
coreligionnaires de Ta-ly. Je vais immédiatement rédiger une lettre qui pourra, je 
l'espère, vous servir de passe-port et faciliter vos travaux. » 

Il nous envoya en effet, quelques jours après, un factum chinois où il exposait lon- 
guement, dans ce style ampoulé et prétentieux des lettrés, que depuis des siècles la Chine 
attirait la curiosité des étrangers et qu’on les avait vus accourir des pays les plus éloignés 
pour apporter des présents à l'empire du Milieu. Il ajoutait ensuite : « Le chef français La 
(Lagrée), einq de ses collègues et quelques soldats ont obtenu de l’empereur l'autorisation 
de pénétrer en Chine et de visiter librement toutes les parties de ce vaste territoire. Leur 
but est de rapporter à leur souverain la figure la plus exacte possible des montagnes, des 
lacs et des fleuves qu’ils auront traversés, afin sans doute qu’en lui offrant la carte nouvelle 
représentant leur voyage, ils obtiennent les grades et les honneurs qu’aura mérités ce 
patient travail. Tel est le but dans lequel ils ont affronté les fatigues d’une marche longue 
et pénible, les intempéries des climats, les dangers des bêtes féroces et des brigands. Je 
les ai interrogés et j'ai trouvé leur cœur droit, leur probité irréprochable, leurs mœurs 
douces. Ils ont l'intention d’aller visiter Ta-ly, Li-kiang, Yun-pe et les frontières des pays 
de Mien et de Tse-yang. J’invite tous les Mahométans, tous les Chinois, tous les barbares 


492 DE YUN-NAN A TA-LY. 

qui habitent ces contrées à laisser circuler librement ces étrangers sans les molester en 
aucune facon. On se conformera ainsi aux volontés de la sainte dynastie Ta-thsing qui 
lémoigne une égale bonté à tous les hommes, sans distinction de pays ou de nationalité. 

« En foi de quoi, moi, par la grace de l’empereur, dignitaire du second ordre, grand 
prêtre de la province du Yun-nan, réformaleur de l’antique famille Ma-te-sin, j'ai donné, 
à l’âge de 80 années, la lettre ci-dessus. » 

On voit que rien n’était plus orthodoxe au point de vue politique que le passe-port du 
Lao-papa. Il ne faisait aucune allusion à sa rébellion passée et se montrait à ses coreli- 
gionnaires de Ta-ly un fidèle sujet de l’empereur. 

Le vice-roi du Yun-nan nous remit à son tour un fou-pay ou permis de eireulation ; 
le seul itinéraire qui y füt indiqué était notre voyage de retour par Tong-tehouen, Tchao= 
tong, le fleuve Bleu et Shang-haï. Un petit mandarin chrétien, à globule de euivre, fut 
chargé de nous accompagner jusqu’à Tong-tchouen. 

Nous partimes de Yun-nan le 8 janvier, accompagnés du P. Fenouil qui retournait à 
Kiu-tsing. Notre première étape sur la route dallée qui de Yun-nan se dirige vers le 
nord de la province, fut Ta-pan kiao, gros bourg situé sur un affluent du lae. Il est célèbre 
dans l’histoire locale. L’officier mongol qui commandait à Yun-nan vint y apporter, 
en 1381, au général de l’armée envoyée par le Ming, le sceau en or du roi du Yun-nan, 
prince de Leang et descendant de Khoubilai Khan (A. D. 1381). 

Au delà de Ta-pan kiao, on traverse une plaine ondulée et inculte, sillonnée dans tous 
les sens de convois de bêtes de somme et de chariots étroits et bas qui apportent à la eapi- 
tale le bois à bruler, que ses environs immédiats, complétement déboisés, ne peuvent plus 
lui fournir. Après avoir franchi le col peu élevé qui limite la plaine au nord, on arrive 
au village de Yang-lin. IL est situé sur les bords d’un étang, auprès duquel achève de 
mourir une chaîne de montagnes qui vient du nord. Les villes de Song-ming et Ma-long, 
par lesquelles on passe pour aller à Kiu-tsing, sont à l’est de cette chaine. Nous devions 
en suivre au contraire le versant occidental. L’heure de notre séparation avec le P. Fenouil 
avait sonné. Ce prêtre, que nous connaissions depuis dix jours à peine, était devenu pour 
nous un ami; de son côté, il quittait, pour ne jamais les revoir, des compatrioles avec 
lesquels, pour la première fois depuis vingt ans, il avait pu parler de la France et des 
siens. Ses yeux se mouillèrent de larmes et nous ne pümes nous défendre d’une dou- 
loureuse émotion en échangeant avec lui une dernière poignée de main. 

Nous cheminâmes le 10 janvier sur un vaste plateau, où s’étalaient de riches cultures, 
arrosées par de nombreux ruisseaux canalisés. Des rideaux de cyprès bordaient les routes 
aux abords des villages. De grandes fermes s’éparpillaient de tous côtés au milieu des 
champs. Les ustensiles d'agriculture, les meules, les bestiaux que l’on voyait auprès des 
habitations, l'aspect de la végétation, le givre qui scintillait aux branches donnaient à ce 
paysage des allures européennes qui nous faisaient tressaillir d’aise. Celui qui nous eut 
proposé d'échanger ce tableau monotone, dépourvu de pittoresque et de nouveauté, contre 
les plus belles et les plus vierges forêts du Laos eût été certainement très-mal accueilli. 

Le lendemain la plaine se mamelonna; quelques étangs apparurent dans les plis du 


DÉPART DE YUN-NAN. 193 


terrain, des collines surgirent à notre gauche, et formèrent avec la chaine de droite, de 
laquelle nous nous étions beaucoup rapprochés, un défilé étroit, réputé dangereux. Les 
villages se firent plus rares; la plupart de ceux que nous traversions n'étaient que des 
monceaux de ruines. Les Mahométans avaient affreusement ravagé cette contrée où ils 
comptent de nombreux coreligionnaires; ceux-ci, malgré leur départ, continuent à tenir 
en échec la population chinoise qui se montre tremblante et soumise devant eux. Les 
croupes rougeatres et incultes qui s’élevaient des deux côtés de la route semblaient frap- 
pées d’une stérilité irrémédiable. Le 12, nous descendimes le lit d’un ravin qui ne tarda 
pas à se transformer en ruisseau. Une vallée profonde s’ouvrit devant nous. C'était celle 
du Li-tang ho, rivière qui se jette dans le fleuve Bleu non loin de Tong-tchouen; nous 
en suivimes les bords, où se montrait subitement une belle et vigoureuse végétation, 


ENTRÉE DE LA PLAINE DE TONG-TCHOUEN. 


jusqu'au village de Kon-tchang, situé au confluent d’un affluent de la rive droite. 

Nous nous arrêtâmes à Kon-tchang une journée entière. M. de Lagrée était atteint d'une 
fièvre continue et d’un point de côté et avait besoin de repos. Cette localité ést pauvre et 
sans ressources. Comme son nom le fait pressentir (chang signifie mine en Chinois), il 
y a dans le voisinage des gisements de cuivre. La petite rivière qui y passe creuse son lit 
sinueux et encombré de cailloux dans les flanes du plateau qui limite à l’est la vallée du 
Li-tang ho. Nous le remontämes pendant quelque temps, puis nous nous élevämes de 
nouveau sur le plateau dont l'altitude moyenne est de 2,600 mètres. La population de 
celte zone, assez clair-semée, perd sa physionomie chinoise et accuse une proportion con 
sidérable de sang étranger. Les maisons sont construites en boue. L’avoine et la pomme 
de terre poussent seules sur ces cimes que balaye sans cesse un vent glacial. C’est à peine 
si quelques arbustes rabougris réussissent à s’abriter dans les plis du terrain couvert çà el 


494 DE YUN-NAN A TA-LY. 


là de longues trainées de neige que ne peuvent fondre les rayons affaiblis du soleil. 

Nous rencontrâmes le soir même un petit mandarin envoyé avec une éscorte à notre 
rencontre par le commandant militare de Tong-tchouen. Il procura un palanquin 
à M. de Lagrée dont le malaise persistait toujours. Nous franchimes le lendemain un col 
élevé sur lequel le baromètre indiqua 533 millimètres. A très-peuy de distance, sur notre 
gauche, s'élevait un pic couronné de neige dont l'altitude devait être peu inférieure 
à 4,000 mètres. Des crevasses larges et profondes, semblables à d'immenses tranchées, 
sillonnaient de tous côtés le plateau qui s’abaissait légèrement dans la direction du nord. 
Nous descendimes au fond d’un de ces ravins à parois verticales, qui servent au prin- 
temps de canaux de drainage pour les eaux des pluies, et nous arrivämes au bourg de Tay- 
phon, marché considérable, dont les boutiques étaient magnifiquement approvisionnées, 
en raison de l'approche du jour de l'an chinois. Une population de l’aspect le plus mé- 
langé et le plus pittoresque était accourue des montagnes avoisinantes et s’empressait 
devant les étalages. L'auberge du lieu était pavoisée en notre honneur. Tay-phon est 
situé sur les bords d’un ruisseau qui devient un peu plus loin la rivière de Tong-tchouen. 
Le 18 janvier, après avoir fait encore quelques kilomètres à pied, nous pûmes monter 
dans deux grandes barques et descendre rapidement le courant, pendant que nos bagages 
cheminaient à dos d'homme, le long de la route en corniche qui se suspend aux flanes de 
la vallée. Les eaux étaient basses et les rapides fréquents; nos embarcations à fond plat, 
dont l'équipage se mettait à l’eau, glissaient facilement sur les cailloux. Malgré l’absence 
de fatigue et la rapidité de notre marche, l’affreux paysage que nous avions sous les yeux 
nous fit trouver bien longues les huit heures de navigation qui nous séparaient de Tong- 
tchouen. Deux murailles de roches rougeatres, stériles, ravinées par les pluies, sans un 
arbre, sans un brin d'herbe, limilaient de tous côtés nos regards. Pas un nuage ne venait 
tempérer l'éclat de la lumière; le ciel était d’un bleu clair d'une uniformité désespé- 
rante. Un vent du sud-sud-ouest soufflait par rafales intermittentes et produisait en s’enga- 
geant dans les détours de la vallée un bruit strident et lugubre. Çà et là, quelques maï- 
sons de pêcheurs, dont des cailloux non cimentés, amoncelés les uns sur les autres, 
composaient les murs. C’est bien ainsi qu’on se représente un pays dans les veines 
duquel coule du cuivre et qui remplace les fruits de la terre par les produits métallur- 
giques. 

Vers quatre heures, nous enträmes dans un canal latéral qui dérive vers Tong- 
tchouen une partie des eaux de la rivière. Les montagnes aux croupes dénudées s’éloi- 
gnèrent pour former un vaste cercle; une grande plaine s’ouvrit devant nous; les cultures 
reparurent et la ville de Tong-tchouen nous montra sa couronne rectangulaire de cré- 
neaux. Nous traversämes un faubourg en partie ruiné où de nombreux ponts de pierre 
nous forçaient à chaque instant à baisser la tête. La nuit était déjà venue quand nous 
entrâmes dans la pagode où un logement nous était préparé. Elle était située à l’intérieur 
même de l'enceinte, mais des ordres sévères avaient été donnés pour que notre repos ne 
fut pas troublé; de vastes cours et des portes solides nous séparaient de l'extérieur. L’exis- 
tence que nous menions depuis deux ans, élait de nature à nous faire apprécier le calme 


TONG-TCHOUEN. 495 
et le confort de cette retraite; c'était là malheureusement que le plus méritant d’entre 
nous allait terminer sa pénible odyssée. 

Le Yang ta-jen, mandarin à bouton rouge et commandant militaire de la partie esl 
de la province, vint dès le lendemain rendre visite à M. de Lagrée. Il nous parut un 
homme d’une énergie égale à celle du Ma ta-jen, mais d’une volonté plus réfléchie et 
moins capricieuse. Les dehors n'avaient rien de la brutalité du soldat et son accueil fut des 
plus courtois et des plus empressés. Nous trouvames chez lui une collection d'armes eu- 
ropéennes qui ne le cédait en rien à celle du Ma ta-jen. Son but n’élait pas d’en faire pa- 
rade, mais de se renseigner sur les prix réels etles mérites respectifs de chaque système. 
Il sentait que dans la lutte où se jouaient les destinées de la province la victoire appartien- 
drait incontestablement au chef dent les troupes seraient armées de fusils à tir rapide. La 
confiance que ces nouvelles armes inspireraient, bien plus encore que leur supériorité sur 
le fusil à mèche, ferait faire des prodiges de valeur aux soldats. A partir de ce moment, 
tous ses efforts tendirent à obtenir que l’un de nous se chargeat de transmettre en France 
une commande d'armes pour son compte. L'arrivée de ces armes lui aurait permis de 
peser dans la balance d’un poids décisif et d'assurer à son ambition le rôle prépondérant 
qu'il rêvait. Mais de quel côté songeait-il à faire pencher définitivement le sort de la 
ouerre? Le gouvernement chinois a eu sans doute des raisons de croire que ce n’était pas 
de son côté, car il a, depuis notre passage, destitué ce fonctionnaire. 

Cependant, M. de Lagrée, dont le malaise avait paru se dissiper pendant les premiers 
jours de notre résidence à Tong-tchouen, ne tarda pas à tomber sérieusement malade. De 
graves symptômes hépatiques se manifestèrent. Il dut s’aliter complétement. Le pénible 
voyage de Yun-nan à Tong-tchouen, qu'il avait accompli au milieu de vives souf- 
frances, avait épuisé ses forces. L'étude ininterrompue de la langue et des usages, la 
crainte des malentendus qui pouvaient résulter du manque d’interprète et les conséquences 
graves qu’une erreur pouvait avoir pour nous, avaient surexcité son moral et allumé dans 
ses veines une fièvre ardente. Sa vaillante et robuste nature lutta quelques jours contre 
l'inévitable décision que lui dictait son état. Ce fut avec une douleur profonde qu'il dut se 
reconnaître vaincu par le mal et incapable de supporter de nouvelles fatigues. 

Il me chargea de le remplacer pour dégager la parole que nous nous étions donnée à 
Yun-nan d'essayer de pénétrer jusqu’à Ta-ly. 

Les autorités de Tong-tchouen, le Yang ta-jen, et le Kong ta-lao-ye ou préfet de la 
ville, prévenus de cette intention, firent tous leurs efforts pour nous en détourner. Ils 
nous représentaient les dangers que nous allions courir, l'ignorance où nous étions des 
dispositions du gouvernement de Ta-ly à notre égard, les routes infestées par les bandes, 
les épidémies et la famine qui régnaient dans une partie de la contrée que nous avions à 
traverser. Voyant qu'ils ne réussissaient pas à nous convaincre et attribuant leur insuccès 
à notre connaissance insuffisante de la langue, ils écrivirent au père Fenouil de se joindre 
à eux pour nous dissuader de notre voyage. Voici la lettre que je reçus du provicaire la 
veille même de notre départ : 


496 DE YUN-NAN A TA-LY. 


Ki rsING Fou, 26 janvier 1868. 
Moxsreur, 


Il serait fâcheux que M. le Commandant devint sérieusement malade aux dernières courses d'un 
aussi long voyage que le vôtre. J'aime à me persuader que quelques jours de repos et les soins intel- 
ligents de M. le docteur Joubert auront suffi pour rendre à M. de Lagrée ses premières forces. 

Yang ta-jen et Kong ta-lao-ye qui vous hébergent à Tong-tchouen viennent de m'écrire une lettre 
commune. Ces deux personnages regrettent vivement de ne pouvoir s’entendre avec vous sans le secours 
d'interprètes toujours maladroits. Car, disent-ils, il leur serait bien plus facile de traiter vos nobles 
personnes avec toute la distinction qui leur est due. De plus, ces messieurs me prient de vous dissua= 
der de continuer votre voyage par Houey-li tcheou. Ils désirent vous voir descendre directement à 
Sin-tcheou fou. Je vous engage de TOUT MON POUVOIR à ne pas aller dans l’ouest et vous dis ou 
SOUS-ENTENDS tout ce que vous pouvez imaginer de plus persuasif. 

Après avoir fait ma commission, j'ajoute — et ceci est bien de moi —: vu le mauvais vouloir de 
l'autorité, vous allez rencontrer des difficultés peu ordinaires, pour ne pas dire insurmontables. 

Mon intention n’est assurément pas de me rendre désagréable par des exhortations importunes; 
mais si l’on pouvait trouver le moyen de satisfaire à vos désirs, sans meécontenter les mandarins, tout 
en vous évitant beaucoup de peine et des dangers faciles à prévoir, n’en seriez-vous pas bien aise? 
Le Kin-cha kiang passe à Mong-kou, c'est-à-dire à 13 ou 14 lieues de Tong-tchouen. Allez jusqu’à 
Mong-kou, sans traverser le fleuve, parcourez sur ses rives en amont et en aval une ligne de 3 ou 400 
li, plus ou moins, à volonté; puis revenez prendre à Tong-tchouen la route de Siu-tcheou fou, où 
vous retrouverez encore ce même Kin-cha kiang. Voir ce fleuve à Mong-kou, ou bien aller l’examiner 
à 15 journées plus haut vers les frontières du Tibet, c'est à peu près la même chose. Et puis ne faut-il. 
pas compter avec votre santé passablement compromise, sans que cela paraïsse encore d’une manière 
bien sensible ? 

Vous m'obligerez, s’il vous plait, de me faire connaître le parti que vous aurez pris. 

Je salue avec respect M. le Commandant de Lagrée ainsi que ses intrépides compagnons de voyage 
et vous souhaite à tous l’entier accomplissement de tous vos bons désirs. 

J'ai l'honneur d’être, avec un profond respect, votre très-humble et très-obéissant serviteur. 


J. FENOUIL, provicaire. 


L'opposition des autorités chinoises n’était-elle inspirée que par l’intérêt qu’elles nous 
portaient et les dangers que nous allions courir ? N'y avait-il en jeu aucune défiance, au- 
cune suscepübilité politique? Les difficultés que nous allions rencontrer étaient-elles réelle- 
ment insurmontables comme l’affirmait avec tant d’insistance le P. Fenouil? Je ne le pen- 
sais pas. Aujourd'hui que Je possède toutes les inconnues de la question que je devais alors 
apprécier un peu à l’aveugle, et quoique notre voyage à Ta-ly n'ait point donné tous 
les résultats que nous en avions espérés tout d’abord, je ne regrette qu’une chose : c’est 
de n’avoir point suffisamment osé. Avec le prestige que possèdent encore les Européens 
dans ces régions lointaines, une volonté énergique et prudente doit tout entreprendre et 
peut tout faire réussir. 

Je communiquai la lettre du P. Fenouil au Commandant de Lagrée : « Persistez-vous 
à partir?» me demanda-t-il; et sur ma réponse affirmative : « Vous avez raison, mais 
soyez prudent el revenez aux premières difficultés sérieuses. Il vous faut compter avec la 
fatigue que nous éprouvons tous et le peu d’efforts physiques dont nous restons capables. » 
Voici le résumé des instructions écrites qu'il m'avait chargé de rédiger et qu’il approuva 
avant mon départ : 


UNE PARTIE DE LA COMMISSION PART POUR TA-LY. 497 


« M. Garnier partira le 30 janvier, accompagné de MM. Delaporte, Thorel et De Carné 
et de einq hommes de l’escorte. Il se dirigera vers le confluent du King-cha kiang et du 
Pe-chouy kiang, où il recueillera en même temps que les renseignements commerciaux 
et géographiques, toutes les indications de nature à léclairer sur la situation du pays mu- 
sulman de lOuest. Suivant la nature de ces indications, M. Garnier se décidera à avancer 
sur Ta-ly ou sur Li-kiang après en avoir demandé l'autorisation par lettre. Le but de cette 
partie du voyage serait de préciser le plus possible tout ce qui est relatif au Lan-tsang 
kiang (Cambodge), à ses origines, à sa navigabilité. Dans tous les cas, M. Garnier devra 
être de retour à Siu-tcheou fou à la fin d'avril au plus tard. » 

«Si à un moment quelconque du voyage, M. Garnier pensait pouvoir atteindre seu- 
lement un point quel qu'il fut du Mékong, il le ferait seul etde la manière la plus prompte 
possible. » 

Je ne me doutais pas que la signature que M. de Lagrée apposa le 28 janvier au bas de 
ces instructions, était son dernier acte comme chef de l'expédition. Le docteur Joubert, le 
matelot Morello et trois Annamites restaient auprès de lui. En échangeant avec nous une 
dernière poignée de main, il nous donna rendez-vous à Siu-tcheou fou où il devait s’a- 
cheminer, dès son rétablissement, pour aller faire préparer les barques nécessaires à notre 
retour. 

Le jour de l’an chinois était arrivé le 25 janvier. On sait avec quelle solennité se cé- 
lèbre en Chine cette fête annuelle. La vie commerciale reste interrompue pendant plusieurs 
jours; et les autels domestiques, richement décorés, voient se réunir devant eux en d’in- 
limes festins les membres de chaque famille; les jeux publics, les feux d'artifice, les 
réjouissances bruyantes succèdent plus ou moins longtemps à ce recueillement intérieur. 
Dans de telles circonstances, nous eumes quelque peine à trouver des porteurs : nos ba- 
gages, réduits au strict nécessaire, ne nécessitaient heureusement que peu de monde; 
neuf hommes nous suffisaient au lieu de vingt-cinq ou trente. Nous finimes par les trou- 
ver, grâce à l’intervention du Yang ta-jen et à la promesse d’une bonne récompense. 
Nous étions en nombre égal : quatre officiers, deux tagals et trois Annamites, tous bien ar- 
més, assez bien portants et résolus. Nous nous mimes en route le 30 janvier, profondé- 
ment attristés de l’état où nous laissions M. de Lagrée, mais ayant encore bon espoir en 
son rétablissement. 

En sortant de la vallée de Tong-tchouen, on traverse une petite plaine bien cultivée, 
où le lit d’un torrent puissamment endigué forme une sorte de chaussée élevée de deux 
ou trois mètres au-dessus du sol. Des flancs de cette chaussée partent de nombreux ca- 
naux qui distribuent l’eau dans les champs. La patiente industrie du laboureur a trans- 
formé ici, encore une fois, une force stérilisante et dévastatrice en une cause de fécondité 
et de richesse. L'aspect de cette plaine repose agréablement la vue. Les colzas y mêlent 
leurs grappes jaunes aux corolles solitaires, blanches ou pourpres, des pavots. Du col qui la 
ferme, on aperçoit un profond sillon dans la mer de montagnes qui ondule à l'horizon. 
C’est la vallée du fleuve Bleu qui s'appelle ici le Kin-cha kiang ou « Fleuve au sable d’or». 


Nous descendimes sur les flancs de montagnes schisteuses inelinées à 45° degrés. Des 
IE 63 


498 DE YUN-NAN A TA-LY. 


coulées calcaires subitement refroidies recouvrent leurs pentes. L’effritement continu de 
ces roches sous l’action alternative du soleil et de la pluie oblige à entourer chaque champ, 
chaque maison, chaque sentier d’un mur préservateur : nulle part l'homme n’a eu à lutter 
contre une nature plus ingrate. 

Au bout de deux heures de descente en zigzag, nous nous trouvämes au fond d’une 
gorge étroite : les eaux d’un torrent bouillonnaient au-dessous de nous et la route se con- 
tinuait en corniche le long de la muraille verticale qui soutenait les flancs ravinés du pla- 
teau. Cette route avait coûté des efforts prodigieux : en maints endroits, le pic avait été 
insuffisant pour entamer la roche et il avait fallu recourir à la mine. L’aptitude colonisa- 
lrice et commerciale du peuple chinois se révèle dans ces gigantesques travaux. Sans 
aucun secours gouvernemental, quelques communes, quelques compagnies de marchands, 
réussissent à triompher des plus grands obstacles, à établir des voies de communication et 
à attirer à eux les produits des régions les plus inaccessibles. 

Le 31 janvier, à l’un des coudes de cette route en corniche, nous apereümes pour la 
première fois le Kin-cha kiang, roulant à 600 mètres au-dessous de nous, ses eaux 
claires et profondes. Le torrent dont nous avons descendu les bords se Jetait à nos pieds dans 
une rivière, qui n'était autre que le Li-tang ho, dont nous avions un instant suivi la vallée 
en allant à Tong-tchouen. Le grand fleuve venait du sud-ouest, puis se redressait vers le 
nord en décrivant une longue courbe. Au sommet de cette courbe, le Li-tang ho mélan- 
geait ses eaux boueuses et rougeätres à l'onde bleue du Kin-cha kiang, qu'elles salissaïent 
pendant plus d’un mille. Nous couchâmes le soir même à Mong-kou, gros bourg situé 
sur un petit plateau, à 200 mètres au-dessus du fleuve ; nous y relrouvions les banamiers, 
les cannes à sucre, une végétation et une température tropicales. 

A Mong-kou, commencèrent les ennuis que m'avait prédits le P. Fenouil. Les autorités 
locales restèrent invisibles et je ne pus me procurer les porteurs dont javais besoin. I fallut 
engager à un prix très-élevé jusqu’à Houey-li tcheou, ville importante située à einq jours 
de marche sur l’autre rive du fleuve, les porteurs venus avec nous de Tong-tchouen. 

Le 1* février, nous traversämes le Kin-eha kiang. Un bac pouvant porter un 
chargement de 15 à 20 tonneaux fait à Mong-kou un va-et-vient continuel. Le fleuve a 
en ce point plus de 200 mètres de large. La vitesse du courant est environ de deux nœuds 
à l’heure et, au milieu, je ne trouvai pas fond à 20 mètres. Le marnage est de 10 mètres. 
Malgré ces belles apparences de navigabilité, des rapides arrêtent la circulation des bar- 
ques à peu de distance en amont et en aval de Mong-kou. 

En mettant le pied sur la rive gauche du fleuve, nous entrions dans la grande pro- 
vince du Se-tchouen. Au bout de quatre heures et demie d’une marche pénible dans les 
sentiers pierreux tracés en zigzag sur les flancs de la montagne, nous nous étions à 
peine éloignés horizontalement d’un jet de pierre de la rive du fleuve; mais nous avions 
gravi une hauteur de plus de 1,200 mètres et nous n’apercevions plus le Kin-cha kiang 
que comme un étroit ruban bleu. De longues files de piétons et de bêtes de somme s’é- 
chelonnaïent du bord du fleuve à la crête du plateau. Le froid se faisait sentir de nouveau. 

Le lendemain, nous continuâmes notre voyage au travers d’une région profondément 


LE FLEUVE BLEU. 499 


ravinée, dont toutes les routes ne sont que des successions interminables de montées el 
de descentes, et dont toutes les lignes de faite vont en s’élevant graduellement dans la 
direction du nord et de l’ouest. Deux journées de neige vinrent encore augmenter les 


ROUTE EN CORNICIE AUX ABORDS DE LA VALLÉE DU FLEUVE BLEU. 


fatigues du trajet, en rendant horriblement difficiles ces pentes abruptes et ces sentiers 
elissants, tracés dans le roc, où au milieu de terres rouges détrempées et gluantes. La 
lenteur et les souffrances de notre marche, ces jours-là, me convainquirent qu'il ne 


500 . DE YUN-NAN A TA-LY. 


fallait nous laisser surprendre à aucun prix, au milieu de ces montagnes, par les pluies 
du printemps. 

Le 3 février, nous franchimes le point le plus élevé que nous ayons atteint pendant 
tout le voyage. Le baromètre indiqua une altitude de plus de 3,000 mètres. Nous arriva- 
mes le soir au village de Tsang-hi-pa, situé dans le repli d’un vallon au confluent 
de deux rivières. Un linceul de neige recouvrait tout le paysage qui, malgré le mauvais 
temps, était fort animé ; de longues caravanes de bêtes de somme se disputaient les hôtel- 
leries. A Tsang-hi-pa quelques chrétiens vinrent à nous et se firent connaitre par le signe 
de la croix. 2 

A partir de l’élape suivante, nommée Tehang-tcheou, le pays offrit un aspect moins 
sauvage, les-pentes devinrent moins abruptes et plus cultivables. La large et belle vallée 
où s'élève la ville d'Houey-li tcheou s’ouvrit devant nous. La circulation devenait excessi- 
vement active : nous croisions à chaque instant des convois de sel, de charbon, de pel- 
leteries, de cuivre, de matières tinctoriales et médicinales; dans le même sens que nous 
cheminaient des caravanes chargées de coton et de cotonnades. Houey-li tcheou nous 
apparut de loin alignant ses toits rouges sur les bords admirablement cultivés d’une jolie 
rivière qui coule au sud. Du côté du nord, une haute montagne étalait au soleil sa croupe 
de neige sur laquelle se détachait la silhouette des créneaux et des elochetons de la ville. 
Deux hommes à chapeaux rouges envoyés par le mandarin du lieu se présentèrent à nous 
à notre arrivée dans les faubourgs. Ils nous firent traverser la ville du sud au nord et nous 
conduisirent dans une grande hôtellerie située dans le faubourg opposé. Les réjouissances 
du jour de l’an duraient encore, mais grâce au va-et-vient des caravanes de marchands, la 
ville conservait les apparences d’un marché de premier ordre. C’est à la fois un entrepot 
considérable de marchandises, et un lieu de fabrication pour les objets de sellerie, de harna- 
chement de voyage et les ustensiles de cuivre. Il ÿ a des mines de cuivre dans les environs. 

Le mandarin de Houey-li tcheou nous envoya quelques présents et je lui fis le lende- 
main une visite. La difficulté de se comprendre abrégea notre entretien. Je Jaissai entre- 
voir mon intention de pénétrer sur le territoire mahométan. Mon hôte essaya de m'en 
dissuader en me faisant le tableau le plus sombre des dangers auxquels je m’exposerais. 
IL était impossible de s'engager définitivement dans un pays inconnu el peut-être 
ennemi sans avoir des renseignements sérieux et précis sur l’état de la contrée et la situa- 
tion respective des parties belligérantes. Mon inexpérience de la langue m’empêchait de 
les obtenir; dans tous les cas je devais me défier des informations que me donnaient les 
autorités chinoises. Le P. Fenouil m'avait signalé la présence à Ma-chang, petite localité 
située près du confluent du Kin-cha kiang et de la grande rivière qui sur nos cartes 
porte le nom de Ya-long kiang, d’un prêtre catholique chinois nommé Lu. Je lui 
expédiai un courrier pour le prier, au nom de son évêque, de vouloir bien s’aboucher 
avec nous à Hong-pou-so, point vers lequel j'allais me diriger. La langue latine était entre 
lui et moi un moyen de communication plus à ma portée que le chinois. Je renvoyai en 
méme temps les porteurs qui nous avaient accompagnés depuis Tong-tchouen et je remis 
à l'un d’entre eux une lettre pour le commandant de Lagrée. 


LE FLEUVE BLEU. 501 
Nous quittimes Houey-li teheou le 7 février, accompagnés de deux ou trois petits 
officiers subalternes, chargés par le mandarin du lieu de faire transporter nos bagages et 
de veiller à nos besoins jusqu'à Hong-pou-s0. Nous remontâmes la vallée d’un petit affluent 
de la rivière d'Houey-li tcheou. Des excavations bizarrement découpées dans les flancs 
des collines calcaires, offraient de charmants paysages en miniature; à de grandes 
hauteurs au-dessus du sentier en corniche le long duquel nous cheminions, s’ouvraient 
de grandes grottes, desquelles suintait un mince filet d’eau; de petits jardins, quelques 
maisons, une pagode apparaissaient sur le seuil de quelques-unes d’entre elles et s’en- 
cadraient, dans leur ouverture dentelée de stalactites, comme un gracieux médaillon. 
En sortant de cette vallée, nous suivimes une crête du haut de laquelle la vallée du 
fleuve Bleu nous apparut de nouveau, ouvrant au pied de hautes montagnes couronnées 


HOUEY-LI TCHEOU. 


de neige, un large et lumineux sillon !. Nous traversämes un col fortifié qui domine la 
plaine de Hong-pou-so, et qui était jadis fermé par une porte. Celle-ci est par terre et la 
fortification est démantelée. Des auberges neuves se construisent à tous les coins de la 
route. On dirait que la vie renait après la longue interruption d’une guerre. Le chef d’un 
village où nous nous arrêtämes pour changer de porteurs, avait préparé en grande hâte 
une collation, à laquelle 11 vint nous convier à plusieurs li de distance. En voyage, on 
a toujours faim. Nous fimes donc honneur à la table du /song-ye etnous reconnümes son 
attention par le don d’un couvert en ruolz. 

L'exposition méridionale des coteaux que nous descendions, la diminution de l'altitude, 
produisaient un changement sensible dans la flore du pays où M. Thorel retrouvait les 


1 Voy. Atlas, 2° partie, pl. XLI. Le titre de cette planche doit être rétabli comme il suit : Panorama 
pris entre Houey-li tcheou et Che-lang-ko. 


502 DE YUN-NAN A TA-LYŸ. 


principales plantes qni croissent à Xieng Hong sur les bords du Mékong. À Hong-pou-so, 
où nous arrivames le lendemain de notre départ de Houey-li tcheou, nous étions 
à 7 ou 800 mètres plus bas que le plateau et le voisinage du fleuve élevait notablement 
la température. Ce fut pour moi une heureuse circonstance : depuis Houey-li tcheou j'étais 
alteint d’une pleurodynie qui me causait des douleurs presque intolérables; j'avais été 
obligé de me faire soutenir, pendant la marche, par deux Annamites et j'avais craint un 
instant d’être obligé d'interrompre le voyage. Un repos de trois jours à Hong-pou-s0 et la 
chaude atmosphère que j'y respirai me remirent complétement. 

Hong-pou-s0 est un très-gros bourg silué sur les bords d’une petite rivière, à 10 kilo- 
mètres environ du fleuve Bleu. Un détachement de troupes assez considérable y tenait 
garnison. Les Blanes ou Mahométans venaient de faire une pointe sur le Se-tchouen et ils 
avaient été repoussés avec perte; lous les bords du fleuve qui sert ici de frontière entre 
celle province et le Yun-nan étaient couverts de postes fortifiés, construits de 2 li en? li 
et gardés par les troupes impériales. 

Les petits officiers qui nous escortaient depuis Houey-li tcheou, eurent toutes les 
peines du monde à nous faire faire un peu de place dans le tribunal du village. Les fêtes 
du jour de l’an se prolongeaient encore et, à la tombée de Ja nuit, les musiciens du bourg 
vinrent nous donner, dans la cour de notre logis, une sérénade aux (lambeaux et une 
représentation travestie. 

Nous allâmes, le 10 février, visiter à cheval le confluent du Kin-cha kiang et du Ya- 
long kiang, l’un des points géographiques les plus intéressants et les plus importants de 
notre voyage. Il se trouve à 14 kilomètres dans l’ouest-nord-ouest de Hong-pou-so. Le 
Kin-cha kiang est loin d’être encaissé comme à Mong-kou, et on y arrive par une pente 
peu sensible. De petites collines dénudées ehevauchent sur ses bords. Le fleuve vient du 
sud-ouest, puis décrit une courbe qui incline son cours au sud 10° est. C’est au sommet 
de cette courbe qu’il reçoit le Ya-long kiang; celui-ci vient du nord et est encaissé entre 
deux murailles de roches complétement à pie, qui rendent toute circulation impossible sur 
ses'rives. Sa largeur est à peu près égale à celle du fleuve Bleu ; son courant, au moment 
où nous l'avons vu, était un peu plus fort. Je ne pus mesurer la profondeur des deux 
fleuves ; elle paraît considérable. Comme à Mong-kou, la crue est de 10 mètres. Je 
m'aperçus avec élonnement que les gens du pays donnaient le nom de King-cha kiang au 
Va-long kiang, c’est-à-dire à l’affluent, et celui de Pe-chouy kiang, « Fleuve à eau 
blanche », au fleuve principal. Si comme volume d’eau on peut hésiter à prenuère vue 
entre les deux fleuves, l'aspect des deux vallées révèle immédiatement quelle est celle qui 
doit conserver le nom du Kin-cha kiang. L’embouchure du Ya-long kiang est une sorle 
d'hiatus accidentel, dans la ceinture de collines qui borde le fleuve Bleu et la configuration 
orographique de la contrée indique nettement que ce fleuve vient de l’ouest et non du 
nord. Les habitants du confluent savent d’ailleurs que ce qu'ils appellent le Pe-chouy kiang 
est le plus important des deux fleuves par le développement de son cours antérieur. Cetle 
anomalie dans leur appellation paraîtra moins singulière, si l’on se rappelle qu’en Chine 
les noms de fleuve sont toujours logaux et changent toutes les vingt lieues. Aux environs de 


CONFLUENT DU KIN-CHA ET DU PE-CHOUY KIANG. 503 


Li-kiang, le Kin-cha kiang a repris son nom et c’est le Ya-long kiang auquel on donne 
le nom de Pe-chouy kianeg. 

Un bac fonctionne à l'embouchure même du Ya-long kiang. Il constitue l’un des re- 
venus du mandarin d'Houev-li tcheou : un cheval pave 200 sapèques (un peu plus d’un 
franc d'après le change des sapèques au moment de notre passage), et un simple voyageur 
60 sapèques. 

Au retour de celle excursion, je reçus un petit billet latin du père Lu, qui m’annon- 
cait son arrivée à Hong-pou-so et sa visite pour le lendemain après sa messe. 


CONFLUENT DU PE-CHOUY KIANG ET DU KIN-GHA KIANG. 


Il fut exact au rendez-vous : nous vimes un jeune homme d’une figure douce, distinguée 
et timide. Il y avait sept ans qu'il était revenu du collége de Poulo Pinang et qu'il était en 
possession de sa double cure de Ma-chang et de Hong-pou-so. Son langage affectueux nous 
inspira bien vite la plus entière confiance. Les détails qu'il nous donna sur l'état du pays 
étaient peu satisfaisants et confirmaient en certains points le dire des autorités chinoises. La 
route directe vers Ta-ly n'avait jamais été fermée pour les marchands; mais les Mahomé- 
tans renvoyaient impitoyablement tous les voyageurs qui se présentaient les mains vides. 
On rencontrait leurs premiers postes à une centaine de lieues de l’autre côté du fleuve. En 
ce moment, cette route était tellement infestée par les voleurs, que les marchands se 


504 DE YUN-NAN A TA-LY. 

réunissaient en caravane de quatre-vingts ou de cent personnes pour voyager. Le chef 
musulman le plus voisin était celui de Yun-pe ; mais le pays entre cette ville et le 
Se-tchouen était dans un état pitoyable de dévastation ; des bandes de cinq cents hommes 
appartenant à tous les partis, achevaient de saccager ce que les belligérants avaient épar- 
gné. La route de Yun-pe à Ta-ly était fermée etle mandarin de Yun-pe ne pouvait autoriser 
les étrangers à circuler sur son propre territoire. Il était probable que si nous obtenions de 
lui la permission d'aller à Yun-pe, il nous retiendrait dans cette ville jusqu’à l’arrivée 
d'ordres de Ta-ly. J'avais espéré un instant pouvoir me diriger vers le nord, en évitant 
tout contact avec les autorités mahométanes, et réussir à atteindre un point du Mékong 
situé dans le Tibet. De là, j'aurais effectué mon retour à Siu-tcheou fou par Ta-tsien fou 
et la vallée du Min kiang. 

Ce voyage, qui nous eùt fait reconnaître le cours du Cambodge et le fleuve Bleu 
jusqu’au 30° degré de latitude nord, pouvait s’exécuter à la rigueur dans le laps de temps 
que m'avait fixé M. de Lagrée, en évitant lout séjour et en faisant de longues étapes. Je 
reconnus qu'il fallait renoncer à ce beau projet : il était impossible dans celte direction 
d'éviter Yun-pe. Plus au nord, dans tout l’espace compris entre Ning-yuen fou et Li- 
kiang, le pays appartenait complétement, nous dit-on, aux sauvages man-tse ou lissous 
qui ne souffraient l’entrée d'aucun étranger dans leurs montagnes. Les communications 
directes entre Ta-tsien lin et Houey-li tcheou étaient interrompues depuis plusieurs 
années. 

Puisqu'il était indispensable d'obtenir une autorisation des autorités mahométanes 
pour parvenir jusqu'au Mékong, 1l valait mieux aller la chercher directement à Ta-ly. 
La mauvaise volonté d’un intermédiaire pouvait nous causer un irrémédiable échec; sa 
bienveillance pouvait être mise à un trop haut prix; dans les deux cas, son intervention 
était une perte de temps et nos jours étaient comptés. Je résolus done d’aller à Ma-chang 
visiter les gisements houillers qu’on nous avait signalés dans le voisinage et de me diriger 
ensuite sur Tou-touy-tse, pelit village où se trouvait un missionnaire français, le P. Le- 
guilcher, et qui est situé à quelques lieues au nord de Ta-ly. Les renseignements que 
le P. Leguilcher était en situation de me donner, devaient déterminer ma conduite 
ultérieure. 

Le P. Lu nous avait quittés un instant pour aller conférer dans la salle voisine avec les 
mandarins de la localité. J’entendis quelques vociférations auxquelles je ne pris pas garde. 
Depuis que duraient les fêtes du jour de l’an, nous étions habitués à voir les fonction 
naires d'ordre inférieur manquer souvent aux règles de la tempérance. Le P. Lu sortit peu 
après, la figure bouleversée; il m'affirma cependant qu'il ne s'était rien passé qui dt 
m’alarmer : une querelle de gens ivres, me dit-il. IL me demanda la permission de nous 
quitter pour vaquer aux soins de sa chrétienté. Nous nous donnämes rendez-vous au 
repas du soir pour arrêter définitivement tous nos plans. Quelques heures plus tard, je 
reçus de lui un petit billet dans lequel il m’apprenait « qu’un ordre du chef chinois de 
Kieou-ya-pin, poste frontière dont dépendait Ma-chang, rappelait immédiatement tous les 
chrétiens qui l’avaient accompagné, une attaque des Mahométans paraissant imminente. 


DÉPART POUR MA-CHANG. 505 


Dans cette oceurrence, ajoutait le P. Lu, je n'ose rester dans le pays et je pars pour Ming- 
vuen fou, en regrettant de ne plus pouvoir vous être d’aucun secours. » 

Ce brusque adieu me stupélia, et je ne pus tout d’abord en deviner la cause. Je me fis 
conduire chez le Jeune prêtre que je trouvai tout, en larmes. L’invasion prochaine dé sa 
chrétienté était, me dit-il, le seul sujet de ses frayeurs et de son chagrin. Je m'’efforeai de le 
ramener et de le décider à nous accompagner à Ma-chang. Il m’objecta que le temps étail 
venu de faire sa tournée pastorale et que, s’il la différait encore, le mauvais temps vien- 
drait qui la rendrait impossible. Je lui promis d'écrire à son évêque ; mais je m'apercus 
bientôt que la raison qu'il donnait pour se séparer de nous n'était pas la véritable : il finit 
par m'avouer que, la veille, il avait eu une altereation très-vive avec le chef du village : 
celui-ci lui avait vivement reproché de se faire l'interprète d'étrangers que tout bon Chi- 
nois devait haïr, et le jeune prêtre n’osait plus s’exposer à une pareille scène. Je lui repré- 
senfai que nous étions les hôtes officiels de la Chine, que nous avions des passe-ports dont 
mieux que personne il pouvait apprécier la valeur, et que si on se permettait devant nous 
une pareille incartade, je saurais en faire punir les auteurs. À ce moment arriva une lettre 
du P. Leguilcher, confirmant le projet d'attaque attribué aux Mahométans de Yun-pe, 
mais conseillant au P. Lu de rester à son poste. Ce conseil et le désir de nous être utile 
triomphèrent de ses frayeurs. Nous partimes tous ensemble pour Ma-chang. 

Après avoir traversé en bac le Ya-long kiang, nous suivimes la rive gauche du fleuve 
Bleu, dontle cours sinueux s’encaisse peu à peu à partir de ce point. Il conserve cepen- 
dant de belles apparences de navigabilité : d’après les renseignements que je recueillis de 
Ma-chang à Hong-pou-so et même un peu au-dessous, la circulation par barques serait 
très-facile. Au delà, on est arrêté par un rapide très-considérable, presque une chute. 
En définitive, le fleuve Bleu n’est utilisé entre Li-kiang et Mong-kou qu’au transport des 
pièces de bois coupées dans les forêts des environs de la première de ces deux villes; en- 
core faut-il défaire les radeaux pour leur faire franchir les passages dangereux où les 
pièces de bois se brisent quelquelois. 

Un peu avant d'arriver à Ma-chang, nous visitâmes sur les bords mêmes du fleuve des 
galeries pratiquées pour l'extraction du charbon. Elles sont creusées dans des couches de grès 
schisteux, à quelques mètres au-dessus du niveaude l’eau, etlesinfiltrations quis’y produisent 
exigent un travail d’épuisement continu. Le charbon extrait est d’un aspect huileux et 
brillant, mais il est tellement friable et donne une proportion de poussier si considérable, 
qu'on est obligé de le transformer en coke. On se sert pour cela d’un fourneau à deux 
orifices : au centre, on place du charbon en gros morceaux; on garnit le pourtour de 
poussier, on mouille le tout, puis on met le feu en dessous. La transformation en coke est 
complète quand le fourneau cesse d'émettre de la fumée. Le coke s'appelle foan tan en 
chinois ; il se paye, sur les lieux, un frane environ les cent kilogrammes ; le charbon 
naturel vaut moitié moins. Il y a dans la montagne, à peu de distance de Ma-chang, 
d’autres galeries d'extraction que M. Thorel alla visiter. Elles ont une étendue très-consi- 
dérable ; le charbon est de meilleure qualité et il n’y a pas d'infiltration. Nulle part nous 


n'avons entendu parler d'accidents occasionnés par le feu grisou. 
I. 64 


906 DE YUN-NAN A TA-LY. 


Les chrétiens de Ma-chang vinrent à cheval à notre rencontre, et notre nombreuse caval- 
cade entra en caracolant dans la longue et unique rue qui forme le village. Celui-ei avait été 
brülé en partie, il y avait quelque temps, par une bande de voleurs, et il n’était pas encore 
complétement relevé de ses ruines. Le combustible minéral dont on se sert exige l'emploi 
de cheminées. C'était la première fois depuis bien longtemps que nous revoyions des 
loits munis de ce disgracieux appendice. 

Le lendemain était jour de marché; les sauvages des montagnes avoisinantes des- 
cendirent en foule vendre leurs denrées, et nous pûmes étudier de nouveaux types et de 
nouveaux costumes. Celte région est très-riche en populations d’origine mixte. 

Les environs de Ma-chang sont peuplés de loups, qui deviennent fort audacieux pen- 
dant l'hiver et qui sont le fléau des basses-cours ; aussi les fusils à pierre et à piston sont- 
ils fort appréciés dans ce pays : les loups, nous dit-on, n’ont rien à craindre du fusil à 
mèche dont leur odorat reconnait immédiatement le voisinage. 

Le P. Lu nous procura facilement les porteurs dont nous avions besoin pour notre 
voyage à Tou-touy-tse. Îl engagea en même temps à notre service, comme pourvoyeur et 
comme majordome, un ancien domestique chinois de monseigneur Chauveau, vicaire apo- 
stolique du Tibet. Il se nommait Tching-eul-vyé ; il avait l'habitude des prétoires et savait 
comment on parle aux mandarins. Son dévouement à notre cause devait être à toule 
épreuve, nous dit le père Lu, si nous savions mettre ses intérêts d'accord avec la sympathie 
qu'il ressentait déjà pour nous. Nous lui fimes une avance de 10 taels, en lui promettant 
une gralification mensuelle en rapport avec ses services. 

J’expédiai un courrier à M. de Lagrée pour l’informer de la résolution que j'avais 
prise d’aller directement à Ta-ly et des raisons qui la motivaient, et le 16 février, nous 
franchimes encore une fois le fleuve Bleu. Une longue et pénible ascension nous fit passer 
: de l’altitude de 1,300 mètres, qui est celle du fleuve à Ma-chang, à celle de 2,000, qui 
est l'altitude moyenne du plateau supérieur. Nous eùmes quelque peine à trouver un abri 
pour la nuit dans une ferme isolée située au sommet des hauteurs qui dominent la rive 
droite du fleuve. À notre vue, les habitants s’enfuirent et ne laissèrent pour nous re- 
cevoir qu’une vieille femme, que Tching-eul-yé rassura sur nos intentions. Elle rappela 
les fugitifs. Cette première émotion était à peine calmée, que M. de Carné, qui s'était 
chargé du soin de notre cavalerie, faillit occasionner un nouveau scandale. On trouve 
presque toujours, dans les demeures chinoises, des cercueils vides destinés d’avance aux 
maîtres de la maison. On tient à faire de bonne heure l’acquisition de ce dernier logis eton 
ne saurait donner à quelqu'un une plus grande preuve d'affection qu’en lui faisant ce ea- 
deau funèbre. En l’absence de crèches, M. de Carné voulut se servir, pour faire manger ses 
chevaux, d’un cercueil négligemment posé dans le coin d’un hangar. Il s’acharnait après 
le couvercle qui résistait à ses efforts, quand la maîtresse de maison vint tout en larmes 
me supplier d'empêcher l’effraction : le propriétaire du cercueil était couché dedans. 

Le lendemain nous suivimes quelque temps une crête toute couverte de forèts de pins, 
et nous entrâmes le soir sur le territoire mahométan. Le pays était très-peu peuplé, mais 
son aspect devenait plus pittoresque et moins désolé. Les pentes étaient boisées; des 


ENTRÉE SUR LE TERRITOIRE MAHOMETAN. 507 
buissons de rhododendrons en fleur, des touffes de camélias se penchaient sur le bord 
des torrents, notre voyage n’était qu’une succession de montées et de descentes presque à 
pic; mais nos faligues trouvaient toujours le soir un asile confortable, et notre appétit un 
repas substantiel. Notre nouveau majordome faisait merveilles et transformait en autant de 
domestiques les habitants craintifs des pauvres hameaux où nous logions. Dès notre 
arrivée à une étape, tous les bancs, les tables et les coussins du village étaient mis en 
réquisition pour faire nos lits : Tching-eul-yé se précipitait vers la cuisine qui lui 
paraissait la plus confortable et faisait immédiatement préparer du thé qu'il offrait 
lui-même «aux grands hommes ». Je ne me le représente qu’une tasse de thé à la 
main. 

Le 19 février nous rejoignimes la route qui de Hong-pou-so va directement à Ta-ly et 
que notre visite à Ma-chang nous avait fait abandonner. La circulation était active : après 
un isolement de quelques jours, nous nous retrouvions subitement en nombreuse com- 
pagnie. Nous cheminâmes sur les bords du Pe-ma ho, rivière assez considérable qui 
vient de Yao-tcheou ; c’est là que nous vimes flotter pour la première fois le pavillon ma- 
hométan. Un poste de douaniers établi sur la rive gauche de la rivière faisait acquitter 
les droits aux convois de marchandises qui se dirigeaient vers Ta-ly : des caisses de faïences, 
de papier et de soieries étaient ouvertes à une sorte de bureau en plein vent construit en 
feuillage; des parapluies, du tabac, des objets de vannerie, venant de Hong-pou-so, com- 
plétaient cet apport commercial. Des caravanes de chevaux chargés de sel se dirigeaient 
en sens opposé et venaient des salines de Pe-ven-tsin, les plus considérables de la province. 
Les soldats préposés à la douane nous regardèrent passer avec curiosité, mais ils ne nous 
adressèrent aucune question. Le soir même, nous arrivâmes au village de Nga-da-ti, où un 
officier mahométan affublé d’une double veste couverte de passementeries se présenta à 
nous au bruit de nombreux pétards, escorté de quelques porteurs de bannières. Il me 
demanda nos passe-ports. Je lui demandai à mon tour par l'intermédiaire de Tehing- 
eul-yé, s’il avait une autorité suffisante pour me garantir la libre circulation jusqu’à 
Ta-ly, dans le cas où leur contenu lui paraîtrait satisfaisant. IL m’apprit qu’il y avait 
à Pe-you-ti, notre prochaine étape, et à la ville de Pin-tchouen, où nous devions arriver 
dans quatre jours, des chefs plus importants que lui, à la décision desquels je devais me 
soumettre. «Cest à eux alors, lui répondis-je, que je montrerai les lettres dont je suis 
porteur.» Il insista avec force pour les voir. Je me déclarai trop grand mandarin et lui trop 
petit officier pour consentir à cette marque de déférence. II menaça de s’opposer à mon 
départ. Je me mis à éclater de rire etje m’amusai à lui montrer nos armes, nos revolvers 
surtout. Sa stupéfaction fut grande, et il me dit qu’à Ta-ly même on ne possédait rien de 
pareil. Après une longue séance prolongée fort avant dans la nuit, et pendant laquelle 
dormaient tous mes éompagnons de voyage, mon interlocuteur se retira indécis, mécontent 
de n’avoir pu me faire céder, mais un peu intimidé. 1l revint avec quelques soldats le 
lendemain matin au moment où nous faisions nos préparatifs de départ et il renouvela sa 
demande, 11 me dit que le chef de Pe-you-ti recevrait de lui l'avis de m’arrêter, si je ne 
m’exécutais pas: Tching-eul-yé se joignit à ses prières. Je n’y répondis qu'en donnant 


508 DE YUN-NAN A l'A-LY. 
d’un ton très-ferme l'ordre du départ; ses soldats se rangèrent respectueusement sur notre 
passage. 

La neige nous prit en route. Nous quittämes les bords du Pe-ma ho pour suivre une 
petite vallée qui s'élevait rapidement au milieu de petites chaînes de collines à sommets 
arrondis. Aux carrefours de la route, s’élevaient parfois de hautes poternes où se balançait 
tristement un cadavre, pendant que, vis-à-vis, quelques têtes humaines se dressaient à 
l'extrémité d’un bambou. Quelques sauvages lissous, vêtus de peaux de mouton, erraient 
çà et là sur les pentes leur arc à la main, à la recherche du chevrotin musqué. Après une 
très-longue et très-pénible marche, nous arrivämes à Pe-you-ti, misérable village 
construit sur les hauteurs qui bordaient le vallon. Ses maisons basses et mal construites 
étaient couvertes, en guise de tuiles, de planches disjointes, assujetties par de grosses 
pierres, qui laissaient filtrer la neige fondue. Il nous fut difficile de trouver une place 
sèche pour dormir. Quant au chef mahométan dont la présence m'avait été annoncée, 
il ne parut pas : il se contenta de nous envoyer une chèvre et des œufs ; je lui fis tenir en 
échange deux piastres, un couteau et des aiguilles. 

Nous continuames le lendemain à remonter la vallée qui devenait de plus en plus 
étroite : ce n’était plus qu’une sorte de berceau creusé sur les flancs de la chaine au 
sommet de laquelle nous arrivions. Au point où nous la franchimes, elle avait près 
de 3,000 mètres d'altitude. Le versant opposé appartenait au bassin de la rivière de 
Pe-yen-tsin, que nous traversämes le lendemain ; ses eaux rougeätres étaient assez pro- 
fondes pour permettre une navigation facile. Nous quittämes presque immédiatement cette 
vallée pour prendre celle d’un affluent de la rive gauche, au fond de laquelle coulait un 
torrent aux eaux claires qui étageait ses cascades à perte de vue dans la direction du 
sud-ouest. Nous remontämes son cours par une route en corniche des plus pittoresques, 
et nous ne tardämes pas à arriver au point où il se bifurquait en une infinité de petits 
ruisseaux qui sourdaient de terre dans toutes les directions. Des faisans, hôtes tranquilles 
de ces vallées solitaires, se promenaient gravement sur la neige. M. Delaporte abatüt lun 
d’eux d’un coup de fusil et nous restämes émerveillés de ses riches couleurs. Il appar- 
tenait à l'espèce connue des zoologistes sous le nom de Poule du Yun-nan ou faisan de 
lady Ambherst ; elle est très-commune dans cette région. A quelque distance de là, nous 
franchimes une nouvelle ligne de partage des eaux. Un petit poste de soldats était placé au 
col même, et nous nous réchauffâmes quelque temps à leur foyer. La plaine de Pin- 
tchouen, qui s’ouvrait à nos pieds, offrait les traces de dévastation les plus affligeantes. Au 
pied de chacun des contre-forts qui en dessinent les contours, s’élevaient jadis de nom- 
breux villages qui miraient coquettement leurs maisons blanches dans les rizières du 
centre de la plaine. Ces villages n'étaient plus que des monceaux de ruines, où, çà et là, 
quelque charpente neuve commençait à s’échafauder sur des pans de murs noireis. De la 
paille étendue à la hate remplaçait les tuiles des loits effondrés. La route était jonchée de 
débris. Les habitants se fortifiaient au milieu des ruines de leurs demeures et construi- 
saient autour de chaque hameau des enceintes en terre, défendues par des chevaux de 
frise faits avec de jeunes pins appointés el non ébranchés. La ville de Pin-tchouen, qui 


ENTRÉE SUR LE TERRITOIRE MAHOMÉTAN. 909 


est construite à l'extrémité de cette plaine, sur les bords du Ta-lanho, s'étend, non moins 
dévastée, au milieu de riantes cultures. Une citadelle récemment réparée, deux hautes 
murailles percées de meurtrières el entourées d’un fossé plein d’eau, s'élèvent au nord de 
la ville et présentent des dispositions défensives bien entendues, pour un pays où les armées 
assiégeantes ne disposent en général que de grosse mousqueterie. 

Pin-tchouen était le premier point où nous allions trouver des chefs mahométans d’une 
certaine importance, et où nous pouvions rencontrer des obstacles sérieux à la continua 
lon de notre route. Immédiatement après notre installation dans l'hôtellerie la plus con- 
fortable de la ville, nous reçümes la visite du commandant de la citadelle et de quelques- 
uns de ses officiers. Je leur communiquai la lettre du Lao-papa, elle parut leur inspirer pour 
nous une grande estime ; quelques petits cadeaux achevèrent leur conquête et je fus assuré 
dès lors de parvenir sans entrave jusqu'au P. Leguilcher. 

Nous sortimes du bassin de la rivière de Pin-tchouen, comme de tous ceux que nous 
n'avions fait que traverser depuis Nga-da-ti, par la vallée d’un affluent latéral que nous 
remontâmes jusqu'à la ligne de partage des eaux. Nous découvrimes de là un fort bel 
horizon ? : à nos pieds s’étendait la vallée mamelonnée et irrégulière de Pien-kio ; au- 
dessus des croupes irrégulières et ravinées qui la limitent à l’ouest, s’élevaient les cimes 
lointaines et neigeuses des montagnes de Li-kiang au nord et de la chaine qui borde le lac 
de Ta-ly au sud. Nous étions loin encore de Pien-kio, grand marché et centre d’une 
région riche et florissante avant la guerre. L'impatience de faire connaissance avec un 
prêtre catholique chinois, le P. Fang, que nous savions devoir y rencontrer, nous fit 
doubler l'étape. Nous arrivames le soir chez lui après une marche de dix heures. Sa 
maison était la seule habitable du village, qui avait élé brulé à plusieurs reprises. Un 
hangar assez vaste et assez confortable servait de chapelle à la petite chrétienté. Le 
P. Fang était absent, mais notre majordorme, Tching-eul-yé, lui fit savoir l’arrivée des 
« grands hommes français », et il arriva tout à la hâte. Sorti depuis plus longtemps que 
le P. Lu du collége de Poulo Pinang, le latin avait un peu fui de sa mémoire et il eut 
quelque peine à converser avec nous dans cette langue. Nous ne nous trouvions plus qu’à 
une journée de marche de la résidence du P. Leguilcher : j'écrivis à celui-ci une courte 
lettre pour lui annoncer l’arrivée de la Commission française, et le P. Fang la lui expédia 
le soir même. Celui-ci nous peignit en quelques paroles simples et attristées la désolation 
de ce malheureux pays qui était exposé aux incursions des Blancs de Ta-ly, des Rouges de 
Kieou-ya-pin et de Ma-chang, des sauvages de la montagne. C'était la quatrième fois, 
ajouta-t-il, qu'il reconstruisait sa demeure. 

Le lendemain, après la messe de notre hôte, nous nous mimes en route, non sans 
avoir laissé, comme nous l’avions fait à Ma-chang, quelque souvenir de notre passage à 
la petite gélise. Nous traversämes sur un beau pont de pierre la rivière, assez considérable, 
qui coupe du nord au sud la plaine de Pien-kio : la moilié des rizières jadis établies sur 
ses bords étaient abandonnées. Cà et là, des ossements blanchis marquaient le lieu d’un 


1 Voy. Atlas, 2 partie, pl. XL. Le titre de cette planche doit être rétabli comme il suit : Panorama pris des 
hauteurs qui bordent la vallée de Pien-kio. 


510 DE YUN-NAN A TA-LY. 
combat où d’un assassinat; sur les pentes opposées, quelques champs de canne à sucre : 
que nous ne tardâmes pas à dépasser pour regagner des régions plus froides. Dans l’après- 
midi, nous commençämes à redescendre : un de nos porteurs m'indiqua, à quelques 
centaines de mètres au-dessous de nous, un petit plateau suspendu à mi-hauteur sur les 
flancs de la montagne : on y voyait quelques arbres régulièrement alignés et un groupe 
de maisons surmonté d’une croix. C'était la mission de Tou-touy-tse. Je m’engageai en 
courant dans le sentier en casse-cou qui descendait en tournoyant, et j'aperçus bientôt un 
homme à longue barbe, debout sur les bords du plateau, qui m’examinait avec attention. 
Quelques minutes après J'étais auprès de lui: « Vous êtes le P. Leguilcher? lui dis-je. — 
Oui, monsieur, me répondit-il après quelque hésitation, et vous m'annoncez sans doute le 
lieutenant de vaisseau Garnier dont je viens de recevoir une lettre? » — Mon costume, 
ma physionomie inculte, ma carabine et mon revolver me donnaient aux yeux du père lair 
d’un forban : ce n’était point ainsi, évidemment, qu'il s'était figuré un officier de marine. 
— «Je suis, mon père, l’auteur de la lettre, lui répondis-je en riant, et je vois que vous 
me prenez pour mon domestique. Mais que voulez-vous ? nous venons de loin, et il y a long- 
temps que nous n'avons pu renouveler notre garde-robe. Ce n’est pas vous, n’est-ce pas, 
qui nous reprocherez nos pauvres allures? » — Nous échangeîmes une poignée de main 
émue el je lui présentai les membres de la Commission qui arrivaient successivement. 
Il y avait onze jours que nous marchions sans interruption, nous n’avions jamais 
accompli un trajet aussi long et aussi fatigant. Nos porteurs étaient exténués et M. Dela- 
porte était pris par la fièvre. Nous trouvames dans la demeure du P. Leguilcher le con- 
fortable relatif, la tranquillité et le repos dont nous avions si grand besoin. 11 nous mit en 
peu de mots au courant de la situation : depuis la révolte, il n’avait plus osé aller à Ta-ly 
et cachait le plus possible sa présence dans le pays. Les atrocités et les exactions des Maho= 
mélans soulevaient partout contre eux un sentiment unanime de haine; mais la terreur 
qu'ils inspiraient était trop grande pour qu’on osàt secouer le joug. Quelques chefs de tri- 
bus sauvages résistaient seuls dans les montagnes, et c’étail auprès d'eux que le père et 
ses chrétiens avaient dù parfois chercher un refuge. Je lui exposai le but de notre voyage. 
La lettre de recommandation du Lao-papa de Yun-nan lui parut un passe-port suffisant. Le 
prestige des Européens aidant, le Yuen-choaï, ou sultan de Ta-ly, ne verrait sans doute 
pas d’un mauvais œil des étrangers dont la mission scientifique et commerciale ne pouvait 
lui porter ombrage. Après mure réflexion, le père Leguilcher se décida à nous accompa- 
gner lui-même à Ta-ly et à courir avec nous les chances d’une réception favorable, qui ne 
manquerait certainement pas d’avoir d’'heureux résultats pour sa chrétienté et pour lui. 
Au pied de la montagne qu'habite le père Leguilcher, est située la petite ville de 
Kouang-tia-pin : une citadelle musulmane la défend. Son commandant nous fit savoir que 
ce serait le mandarin de Hiang kouan, ville fortifiée, située à 32 kilomètres de Ta-ly, sur 
les bords du lac, qui se chargerait de transmettre au sultan notre demande d’audience. 
J'envoyaiun exprès la porter el j’y joignis la lettre de recommandation du Lao-papa. Après 
un repos de vingt-quatre heures à Tou-louy-tse, nous nous mimes en route. Le 29 février, 
du haut du col qui forme la petite vallée de Kouang-tia-pin, nous découvrimes le lac de 


ARRIVÉE A TA-LY. 511 


h 

Ta-ly, l’un des plus beaux et des plus grandioses paysages qu’il nous ait été donné d’ad- 
mirer pendant le voyage !. Une haute chaine de montagnes couvertes de neige forme le 
fond du tableau. A ses pieds, les eaux bleues du lac découpent la plaine en une foule de 
pointes basses couvertes de jardins et de villages. Une courte descente nous amena sur les 
bords mêmes du lac, que nous conlournâmes par le nord pour passer sur la rive orientale. 
Les nombreux villages que nous rencontrions portaient les traces les plus cruelles de dévas- 
tation. Les cultures seules paraissaient n'avoir nullement souffert et présentaient le plus 
florissant aspect. A deux heures, nous nous présentions aux portes de la forteresse de 
Hiang kouan, qui, bâtie sur les bords du lac, au pied même de la montagne, ferme 
complétement le passage. Le mandarin du lieu nous fit savoir qu’il ne pouvait nous laisser 
aller plus loin avant l’arrivée de ia réponse du sultan. 

Nous dûmes nous installer, en attendant, dans une petite auberge située en dehors de 
la ville. La curiosité de la foule était plus continue et moins importune qu’elle ne l'avait été 
dans la partie chinoise du Yun-nan déjà traversée. Les quelques chrétiens qui avaient 
suivi le père Leguilcher, tout tremblants des périls auxquels ce dernier s’exposait de gaieté 
de cœur en notre compagnie, le tenaient au courant des propos du peuple et tächaient d’en 
conelure l'accueil qui nous serait fait. Des rumeurs singulières me parvenaient ainsi à 
chaque instant, et habitué aux inventions ridicules dont nous avions été souvent le prétexte 
ou l’objet, je n’y attachais que peu d'importance. On disait qu'il était venu, il y avait peu 
de temps, à Ta-ly même, seize Européens et quatre Malais qui s'étaient chargés de fabri- 
ques des bombes pour le sultan. N'ayant pu réussir à tenir leur promesse, les seize Euro- 
péens avaient été mis à mort, et les quatre Malais étaient détenus aux fers en attendant un 
sort pareil. On ajoutait, en nous montrant : « Ceux-là seront sans doute plus habiles. » 
M. Delaporte, qui avait été se mettre sur une pointe de rocher pour dessiner le panorama du 
lac, donna lieu à mille commentaires. « Pourquoi prendre, disait-on, l’image de notre pays 
et de ses montagnes, si ce n’est pour en faire plus facilement la conquête? » 

Pour ne pas aggraver ces soupçons naïssants, je dus mettre une sourdine à mes ques- 
tions et prendre les précautions les plus grandes pour obtenir les renseignements géogra- 
phiques et politiques qui m’étaient indispensables. 

Le lendemain, à quatre heures du soir, la réponse de Ta-ly arriva enfin : elle était 
favorable. Le mandarin de Hiang kouan s’excusa, en nous la remettant, de nous avoir re- 
tenus. Cette politesse nous parut de bon augure. 

Le 2 mars au matin, nous nous remimes en route. Nous traversämes Hiang kouan, 
dont les murs baignent d’un côté dans les eaux du lac et vont de l’autre escalader 
les flancs de la montagne, qui sont à pic et rendent cet étroit défilé excessivement 
facile à défendre. Au delà, la rive du lac s’épanouit de nouveau en une magnifique plaine 
au milieu de laquelle est située la ville de Ta-ly. A la pointe sud du lac, la montagne re- 
vient rejoindre le bord de l’eau ety ménage un second défilé, défendu également par une 
forteresse, celle de Hia kouan. Hia kouan et Hiang kouan sont les deux véritables portes 


1Voy. Atlas, 2° partie, pl. XLIT, 


12 DE YUN-NAN A TA-LY. 


de Ta-ly. Ces deux passages, bien défendus, seraient imprenables et ne laisseraient d'autre 
route que celle du lac pour arriver à la ville. 

Une grande chaussée dallée traverse directement la plaine de Hiang kouan à Ta-ly. 
Le mandarin de Hiang kouan nous avait donné une escorte de dix soldats, commandée 
par un jeune officier d’une figure douce et agréable, avee qui mes premières relations 
furent excellentes. Cette escorte nous devança, en raison de la marche trop lente de nos 
porteurs de bagages. Pendant la route, des bruits inquiétants me parvinrent de nouveau. 
Tous les chrétiens du père s’esquivèrent un à un. Nos porteurs eux-mêmes ne semblaient 
pas fort rassurés. Je dus recommander la plus grande surveillance à leur égard. 

A trois heures et demie du soir, nous arrivämes à la porte nord de la ville. Nous yre- 
trouvämes notre escorte mahométane et nous fimes immédiatement notre entrée avec 
elle. En peu d’instants une foule immense s’amassa à notre suite dans la grande rue qui 
traverse Ta-ly du nord au sud. Au centre de la ville, et devant la demeure du sultan, cons- 
truclion crénelée d’un aspect sombre et sévère, nous dûmes nous arrêter quelque temps 
pour parlementer avec deux mandarins envoyés à notre rencontre. Pendant cette halte, 
nous fûmes entourés et pressés par la foule, etun soldat arracha violemment la coiffure de 
l’un de nous, sans doute pour que le sultan, qui nous regardait du haut du balcon de son 
palais, püt mieux voir sa figure. Cette insolence fut punie aussitôt d’un soufflet qui en- 
sanglanta le visage de l’agresseur, occasionna un tumulte indescriptible et faillit amener 
une bataille. L'intervention des deux mandarins, l'attitude résolue de nos Annamites qui 
s'étaient groupés autour de nous et avaient dégainé leurs sabres-baïonnettes, arrêtèren 
les démonstrations hostiles de la foule, et nous parvinmes sans autre accident au yamen 
qu'on nous assignait pour logement à l'extrémité sud de la ville, et en dehors de l’en- 
cein{e. 

Aussitôt après notre installation, un mandarin plus élevé en grade que tous ceux que 
nous avions vus jusque-là, se présenta à nous comme l’envoyé officiel du sultan et me 
demanda de sa part qui nous étions, d’où nous venions et quel était le but de notre visite. 

Je répondis par l’intermédiaire du père Leguilcher, que nous étions envoyés par le 
gouvernement français pour explorer le pays qu’arrose le Lan-tsang kiang; qu'arrivés 
dans le Vun-nan depuis quelques mois, nous avions appris qu’un nouveau royaume se 
constituait à Ta-ly et que nous avions désiré venir en saluer le chef, afin de préparer, 
s'il y avait lieu, des relations de commerce et d'amitié entre la France et lui. Je donnai 
quelques explications sur le but scientifique et le caractère absolument pacifique de nos 
travaux. Je m’excusai, enfin, de n’avoir que des présents de peu de valeur à offrir au sultan 
et de ne pouvoir me présenter à lui avec les officiers de la Mission en costume conve- 
nable, la longueur et les difficultés de notre voyage nous ayant forcés de nous démunir 
de presque tous nos bagages. Il me fut répondu très-gracieusement de n’avoir rien à 
craindre à ce sujet, et que tels que nous étions, nous serions les bienvenus. Pour éviter 
toute surprise et tout malentendu, je demandai alors à régler le cérémonial de la visite. 
Il est d'usage, me répondit-on, de faire trois génuflexions devant le sultan. Sur mon objec- 
üon que les Français ignoraient ce mode de saluer, et que, même devant leur souve- 


RETRAITE PRÉCIPITÉE. 513 


ain, le salut consistait en une simple inclinalion, on consentit à admettre notre manière 
de faire; mais on exigea la promesse qu'aucun de nous ne portät d’arme sur lui. Je me 
plaignis ensuite de l’insulte dont un soldat s’était rendu coupable envers l’un des mem- 
bres de la mission, en insistant sur notre caractère d’envoyés et sur la gravité de cet ou- 
trage. Le sultan a déjà, me dit-on, sévèrement puni l’auteur de cette insolence, et pareil 
fait ne se reproduira plus. 

Après quelques autres paroles échangées, l’envoyé du sultan nous quitta nous lais- 
sant enchantés de sa cordialité et de sa rondeur. 

Il revint peu après, accompagné d’un ta-se, c’est-à-dire de l’un des huit grands digni- 
taires qui composent le conseil suprème du sultan. Tous deux demandèrent que je répé- 
tasse les explications que j'avais dé;à données sur l’objet de notre mission. Je le fis aussi 
neltement que possible : « Vous n’avez donc point été envoyés expressément par votre 
souverain à Ta-ly? — Comment cela pourrait-il être, répondis-je, puisqu’à notre départ 
on ignorait en France qu'il y eùt un roi dans cette ville ? » Ils me prièrent alors de leur 
confier, pour les montrer au sultan, les lettres chinoises dont j'étais porteur; j'y consentis, 
ils se retirèrent paraissant tout aussi satisfaits que la première fois. 

Nous passämes ‘fort tranquillement cette première nuit. Mon intention était de laisser 
mes compagnons de voyage se reposer à Ta-ly pendant quelques jours et de me rendre 
seul avec le père Leguilcher sur les bords du Lan-tsang kiang, dont nous n’étions qu’à 
quatre journées de marche. J'aurais ensuite remonté ce fleuve jusqu’à la hauteur de Li- 
kiang fou, où le reste de la mission, après s’être remis des fatigues de la marche pré- 
eipitée que nous venions de faire depuis Tong-tchouen, serait venu me rejoindre. 

Le lendemain matin, vers neuf heures, au moment où J'essayais de réunir tous les 
renseignements nécessaires à l’accomplissement de ce projet, on vint chercher le père 
Leguilcher de la part du sultan. On me faisait dire en même temps que ce dernier ne me 
recevrait peut-être pas le jour même. Le père ne revint qu'à midi; sa figure était boule- 
versée. Le sultan refusait de nous voir, et nous intimait l’ordre de repartir. « Annonce à 
ces étrangers, avait-il dit, qu'ils peuvent s’emparer de tous les pays qui bordent le Lan- 
tsang kiang, mais qu’ils seront obligés de s’arrèter aux frontières de mon royaume. Ils 


O? 
pourront soumettre les dix-huit provinces de la Chine ; mais celle que je gouverne leur 
donnera plus de mal que tout le reste de l'empire. — Ne sais-tu pas, avait-il ajouté, qu’il 


y a quelques jours à peine j'ai fait mettre à mort trois Malais ? Si je fais grâce de la vie à 
Ceux que tu acccompagnes, c’est par égard à leur qualité d'étrangers et aux lettres de re- 
commandation dont ils sont porteurs. Mais qu’ils se hätent de s’en retourner. Ils ont pu 
dessiner mes montagnes et mesurer la profondeur de mes eaux; ils ne réussiront pas à les 
conquérir. — Pour toi, avait terminé le sultan en se radoucissant, je connais {a religion, 
J'ai lu ses livres : mahométans et chrétiens sont frères. Retourne dans ta demeure, et je l’in- 
vestirai du mandarinat afin que tu puisses gouverner ton peuple. » 

Pendant toute cette entrevue, le père était resté debout sans pouvoir rien dire, accablé 
de questions dont on n’attendait même pas la réponse, interpellé et hué par la foule. Il 


demanda en vain que l’on renvoyât les assistants, afin qu'il püt parler plus librement. 
I. 65 


b14 DE YUN-NAN A TA-LY. 


IL y avait parti pris de ne rien écouter. Il démentit plusieurs fois le nom «d’Anglais » qu'il 
entendait nous être donné autour de lui et qui semblait être une des causes de la méfiance 
que nous inspirions !. 

A quoi fallait-il attribuer un aussi brusque changement? Sans doute à l'entourage 
militaire du sultan qu'un mobile scientifique et désintéressé devait trouver profondément 
incrédule. Un pouvoir né d’une révolte, objet de la répulsion des masses qu’il accablait 
d'impôts, ne vivant que par la terreur et le erime, devait être soupconneux, cruel. Nos 
relations officielles avec les autorités chinoises nous plaçaient vis-à-vis de lui dans une 
position délicate qui autorisait ses soupçons. 

Cette réaction si brusque pouvait s’accentuer davantage. La fermeté de notre attitude, 
nos armes dont on s’exagérait la puissance, et sur le compte desquelles on racontait des 
prodiges, le prestige enfin du nom européen, empêchaient, malgré notre petit nombre, 
que l’on se portät envers nous aux dernières extrémités. Mais la passion pouvait l'emporter 
sur la prudence, et, d’un moment à l’autre, nous pouvions avoir tout à craindre. 
Je résolus cependant, malgré l'avis contraire du père Leguilcher, de ne pas précipiter 
notre départ et d'attendre les événements. | 

Pendant toute l’après-midi, un grand nombre de fonctionnaires mahométans vinrent 
nous voir, guidés par la curiosité, ou le désir d’épier notre conduite. Nous dûmes, par 
prudence, nous abstenir d'observer, de dessiner et d'écrire. Nous apprimes que le sultan 
s’était approprié deux éléphants que le roi de Birmanie envoyait en signe d'hommage 
à l’empereur de Chine. Je fis témoigner au sultan nos regrets de la méprise grossière qu'il 
commettait à notre égard, et je fis renfermer les cadeaux que je lui destinais, malgré la 
convoitise qu'ils avaient pu exciter. 

Vers cinq heures le sultan fit appeler le chef de notre escorte; celui-ci revint peu après 


! Cette assertion semble recevoir un démenti de l'excellent accueil que la mission anglaise dirigée par 
le major Sladen a recu quelques mois après des autorités mahométanes de Teng-yue teheou. 

Il est très-possible que cet accueil soit dû en entier au désir de réparer la mauvaise impression qu'avait pu 
causer la réception de la Commission française. La distinction des nations occidentales ne se fait dans le 
Yun-nan que d’une façon très-confuse et on admet entre elles la plus grande solidarité. Leur prestige, je Pai 
dit souvent, reste considérable. Une lettre du P. Leguilcher datée de Ma-chang, le 24 mars 1869, m'a informé 
qu'après notre départ de Ta-ly, le sultan avait paru effrayé des conséquences de son mauvais accueil. 
Il avait fait surélever de trois pieds les murailles de Hiang kouan et celles de Hia kouan et fait étudier la cons- 
truction de batteries sur les bords du lac. La bonzerie aux trois tours située au pied de la montagne et au 
nord de Ta-ly ayant attiré l'attention de M. Delaporte qui l'avait dessinée, on avait bâti de ce côté deux ou 
trois petits fortins. É 

D'un autre côté, il me paraît invraisemblable que le gouverneur de Teng-yue, agent officiel du gouverne- 
ment mahométan, ait pu ignorer, à la date du 30 juin, la présence au mois de mars précédent, de la Commis- 
sion française à Ta-ly, et qu'il ait été sincère en affirmant à plusieurs reprises au major Sladen que cette com- 
mission avait été attaquée aux environs de Xieng Hong par des tribus hostiles et que la plupart de ceux qui la 
composaient avaient péri. (Voy. Major Sladen’s Xeport dans les Parliamentary Papers de 1871, p. 96). Peut-être 
n’avait-il pour but que de détourner, en cas de réussite, la responsabilité d’un attentat qui a été prémédité 
peut-être par les Mahométans. 

Enfin, je ferai remarquer que toutes les instances du major Sladen pour continuer sa route jusqu'à Ta-ly 


sont restées inutiles, et que malgré la courtoisie de la réception qui lui a été faite à Momein, on ne lui a pas 
laissé dépasser cette ville frontière. 


RETRAITE PRÉCIPITÉE. 15 


et m'apprit qu'il avait l’ordre de nous reconduire à Hiang kouan dès le lendemain matin. 
Il me montra en même temps un pli cacheté qu'il devait remettre au mandarin de cette 
ville. Je mis cet excellent jeune homme dans nos intérêts par des cadeaux, et je convins 
avee lui de partir au point du jour et d'éviter de traverser la ville. Je craignais que les mau- 
vaises dispositions du sultan étant connues, la foule ne se montrat hostile et que quelques 
soldats trop zélés n’essayassent d’en profiter pour satisfaire, sans le compromettre, les 
désirs cachés de leur chef. 

Le soir venu, je fis charger les armes, que j’amorçai moi-même avec le plus grand 
soin. J’indiquai à mes hommes ce qu'ils devaient faire en cas d’alerte; je n’assurai par des 
promesses de la fidélité de nos porteurs de bagages. 

La nuitse passa dans une attente pénible ; on avait placé une garde à notre porte et l’on 
nous suivait quaud nous sortions. Je redoutais à chaque instant l’arrivée d’un ordre qui 
eontremandât notre départ et transformat notre réclusion momentanée en captivité défini- 
üive. Vers onze heures du soir, un des grands mandarins du sultan nous envoya demander 
quelle route nous comptions prendre pour nous en retourner; je fis répondre simplement 
que je l’ignorais. La nuit se passa sans autre accident. 

Le lendemain, à cinq heures du matin, nous nous mimes en route, groupés et bien 
armés; nous contournämes la ville de Ta-ly par le sud et par l’est, et nous franchimes 
presque sans arrêt les 32 kilomètres qui nous séparaient de Hiang kouan. II me tardait 
d’être en deçà de cette forteresse qui, si on se le rappelle, nous barrait complétement 
l'issue de la plaine. Au moment où nous allions nous engager sous la première porte de 
la ville, le chef de notre escorte nous arrêta et nous dit qu'il avait l’ordre, jusqu'à nou- 
velles instructions du sultan, de nous loger en dedans de ce passage, dans un petit yamen 
qu'il nous indiqua. 

Je fis semblant de prendre pour une offre courtoise ce qui n’était sans doute qu’une 
séquestration déguisée, et je répondis qu'après l’accueil fait à Ta-ly, 1l m'était impossible 
d'accepter l'hospitalité du sultan. Ne voulant pas cependant que cette retraite trop préci- 
pitée ressemblat à une fuite, j'ajoutai que si le mandarin de Hiang kouan avait des com- 
munications à me faire, j'irais les attendre dans la petite auberge où nous avions logé en 
venant. 

L’officier mahométan objecta la responsabilité grave qu'il assumait en laissant 
modifier un ordre reçu ; mais j'étais résolu à forcer au besoin le passage avant qu'il eùt pu 
donner l'éveil à la garnison de Hiang kouan et je coupai court à l'entretien en ordonnant 
à nos porteurs de se remettre en marche. Pendant que mon interlocuteur mettait son 
cheval au galop pour aller prévenir le gouverneur de la ville du conflit qui venait de 
s'élever, je fis vivement engager ma petite colonne sous les portes de la forteresse qu’elle 
franchit sans nouvel obstacle, et quelques minutes après, nous nous trouvions, suivant 
ma promesse, campés à l'auberge désignée, ayant cette fois la campagne ouverte et libre 
devant nous. 

A peine étions-nous là que le gouverneur de Hiang kouan fit appeler le père Leguil- 
cher; il lui demanda, de la part du sultan, à acheter un de nos revolvers et il en offrit un 


D16 DE YUN-NAN A TA-LY. 


prix énorme; il l’informa également, qu'il avait l’ordre de nous fournir une nouvelle 
escorte. Deux officiers devaient nous accompagner jusqu’à la frontière et régler les étapes. 
de notre route; nous devions coucher à Hiang kouan et attendre jusqu’au lendemain 
l’arrivée de ces officiers et de cette escorte. Je fis répondre que je pouvais donner des 
armes, mais que je n'en vendais pas; que, dans mon voyage, j'entendais conserver toute 
ma liberté d'action et que je ne tiendrais aucun compte de l’escorte et des mandarins 
qu'on voulait m'envoyer; j'en donnai une première preuve en partant le soir même pour 
Ma-cha, village situé à la pointe du nord du lac. 

Le 5 mars, nous continuâmes notre route ; la fatigue de nos porteurs nous empêcha 
de doubler notre étape et d'arriver le soir même au presbytère de Tou-touy-tse, dont la 
situation isolée et facile à défendre et l'entourage de chrétiens nous mettaient à l'abri d’une 
poursuite immédiate. Nous dûmes nous arrêter, à la tombée de la nuit, dans une auberge du 
marché de Kouang-tia-pin. Notre arrivée fut aussitôt signalée au commandant de la cita- 
delle voisine qui fit dire au père Leguilcher de venir le trouver. Celui-ci me témoigna les 
eraintes les plus vives sur le résultat de cette entrevue. Le commandant de Kouang-tia-pin 
pouvait avoir reçu des ordres pour séparer de leur interprète la petite troupe d'étrangers : 
ceux-ci, livrés à eux-mêmes, ignorants de la langue et des usages du pays, pouvaient plus 
facilement être attirés dans une embüche. D'un autre côté, nous étions obligés de passer 
sous les murs de la citadelle pour regagner la montagne et reprendre la route du Se- 
tchouen. IL était imprudent de rompre ouvertement avee celui qui la commandait. Nous 
nous contentames de lui faire répondre que la soirée était trop avancée pour une visite, 
mais que dès le lendemain matin, le père Leguilcher se rendrait à son invitation. Cette 
réponse ne le satisfit point : trois soldats revinrent peu après et intimèrent au père l’ordre 
de les suivre. Le pauvre missionnaire, éperdu de frayeur, crut son dernier moment arrivé. 
IL considérait comme tout aussi dangereux de résister que d’obéir. Il s'était compromis 
pour nous : J'avais le désir de prendre une résolution pour lui; je répétai aux messagers 
du fort la réponse que nous avions déjà faite, et je les priai de s’en contenter. Ils insistèrent 
avec tout l’étonnement et toute l’insolenee que leur inspirait une résistance à laquelle ils 
n'étaient point accoutumés. Épouvanté de leurs menaces qu’il comprenait mieux que nous, 
le père Leguilcher voulut les suivre; je le retins de force pendant que nos tajals et le ser 
gentannamite éconduisaient les soldats. Ceux-ci se retirèrent en jurant qu’ils allaient reve- 
unir en force et que nos têtes sécheraient bientôt sur les poteaux du marché. Nous commen- 
cions à nous habituer à ces intempérances de langage : elles ne firent sur nous que peu 
d'impression. Nous n’en primes pas moins les précautions indispensables : chaque homme 
reçut un revolver en sus de sa carabine et le père Leguilcher lui-même consentit à s'armer. 
Je fis garder toutes les avenues de l’auberge et nous passämes la nuit sur le qui-vive. Nous. 
n'étions que dix, mais nous avions soixante-dix coups à tirer avant de recharger nos 
armes; cela aurait suffi pour tenir à distance respectueuse un régiment de Mahométans ; 
personne ne se présenta. 

Le lendemain, au point du jour, après avoir fait passer devant nous tous nos porteurs et 
leur avoir donné rendez-vous à Tou-touy-tse, nous esccrtèmes, à cheval, le père Leguilcher 


COMMERCE ET ETHNOGRAPHIE DU NORD DU YUN-NAN. 517 


Jusqu'à la porte de la citadelle. Je fis prévenir le commandant du fort que le père venait 
lui faire la visite qu’il avait réclamée, mais que l’entrevue ne devrait pas durer plus de dix 
minutes et que nous irions nous-mêmes chercher le père, si au bout de ce temps 1l n’était 
pas de retour. Ce langage était une effrayante nouveauté pour des gens habitués à tout voir 
trembler devant eux. Le commandant du fort se hâta de communiquer au père Leguilcher 
l’ordre qu’il avait reçu de Ta-ly de nous faire escorter jusqu’à la frontière. Le père fit à 
cette communication la réponse que nous avions déjà faite au gouverneur de Hiang kouan. 
Son interlocuteur n'insista plus; il le pria même d’abréger l’entrevue, de peur, ajouta-t-il, 
qu'elle ne dépasse le temps fixé et que les « grands hommes » ne s’impalientent. Nous 
arrivâmes, une heure après, à la résidence du père, où nous primes deux Jours de repos, 
nécessités par les fatigues et les émotions précédentes. 

Le 7 mars, un nouveau messager du fort pria le père Leguilcher de venir « seul » 
régler avec le commandant mahométan les étapes de notre route. Nous considérâmes 
naturellement cetle communication comme non avenue; elle n'avait d'autre but, sans 
doute, que de s'informer de nos mouvements. 

Malgré la rapidité avec laquelle nous avions dû faire le trajet de Ta-ly, je n’en avais 
pas moins recueilli sur la géographie, le commerce et l’ethnographie de la contrée, quel- 
ques renseignements intéressants que je vais résumer ici. 

Le lac de Ta-ly, situé à une altitude de plus de 2,000 mètres, mesure environ 36 kilo- 
mètres du nord au sud, sur une largeur moyenne de 9 à 10. Sa profondeur est très-consi- 
dérable : elle dépasse 100 mètres en quelques points. Il paraît y avoir quelques îles dans 
la partie sud-est. Le lac est à un niveau supérieur à celui des vallées avoisinantes. Il se 
déverse à son extrémité sud par une rivière qui va se jeter dans le Cambodge. La forteresse 
de Hia kouan est construite près de l'embouchure de cette rivière qui n’est pas navigable; 
son marnage est de » mètres, peu après sa sortie du lac, elle se divise en deux bras qui 
se rejoignent à une certaine distance. La chaine des monts Tien-tsang, qui borde la rive 
ouest du lac, produit à sa surface des rafales violentes qui rendent la navigation difficile en 
hiver. Cette chaine, dont j'estime l'altitude à 5,000 mètres, est couverte de neige pendant 
neuf mois de l’année. Sur la rive opposée, s'élèvent des collines irrégulièrement enche- 
vôtrées qui appartiennent à un soulèvement beaucoup moins important. 

La profondeur et la limpidité des eaux du lae les rendent propices à la conservation et 
à la reproduction d’un nombre infini de poissons. Volant çà et là en bandes nombreuses, 
plongeant à tout instant et se réfugiant avec leur proie dans les iles ou sur les rives, d’in- 
nombrables palmipèdes poursuivent sans relâche les habitants des eaux. Ceux-ci sont 
familiarisés depuis longtemps avec la présence de l’homme. La hardiesse d’allures des 
poissons et des oiseaux a fait imaginer aux riverains un procédé de pêche bien supérieur 
à celui que l’on connaît en Europe sous le nom de pêche au eormoran. Les pêcheurs par- 
tent de grand matin, et avec quelque tumulte, pour éveiller l'attention des nombreuses 
bandes d'oiseaux qui sommeillent autour d'eux : ils se jettent dans des barques plates 
munies d’un réservoir et se laissent aller à la dérive pendant que l’un d’eux, placé à l'avant, 
émiette sur l’eau d'énormes boulettes de riz. Les poissons accourent en foule et les oiseaux 


o18 DE YUN-NAN A TA-LY. 


pêcheurs, groupés en bandes pressées autour de la barque, plongent et reparaissent inces- 
samment avec un poisson au bec. Au fur et à mesure que leur poche se remplit les bate- 
liers la vident à l'intérieur de la barque laissant à peine à chacun de ces pêcheurs ailés 
de quoi ne pas décourager sa gloutonnerie. Au bout d’une demi-heure la barque est pleine 
et les bateliers vont vendre leur pêche au marché. 

La plaine de Ta-ly contenait jadis plus de cent cinquante villages que le sultan a es- 
sayé de repeupler avec des Mahométans. La rive orientale est habitée par des Min-kia et 
des Pen-ti. On appelle ainsi les descendants des premiers colons chinois que la dynastie 
mongole envoya dans le Yun-nan, après la conquête de l’ouest de la province par les gé- 
néraux de Khoubilai Khan (Voy. ci-dessus, p. 478-479). Les Min-kia disent être venus des 
environs de Nankin. Leurs femmes ne se mutilent pas les pieds et les jeunes gens des 
deux sexes portent une sorte de bonnet orné de perles d’argent, d’une forme très-origi- 
nale ". Leur costume et leur langage indiquent un mélange très-intime avee les anciennes 
populations laotiennes et sauvages de la contrée. Ils paraissent cependant avoir eonservé 
une plus forte proportion de sang chinois que les Pen-ti. Ceux-ci sont groupés surtout 
dans la plaine de Teng-tchouen, au nord de Ta-lv, et dans le district de Pe-yen-hin. Leurs 
femmes ont conservé un costume particulier. Chez les Pen-ti, le père change de nom à la 
naissance de son fils aîné. A partir de ce jour, on ne le désigne plus que par le nom de 
celui-ei. On dit le père d’un tel, la mère d’un tel. Cet usage tend à se répandre chez les 
Chinois eux-mêmes. 

On trouve également à Lang-kiang une population particulière qui porte le nom de 
Tchong-kia et qui prétend être venue du Kouy-tcheou. Ces premiers émigrants chinois, 
qui n’ont guère conservé de leur origine qu'un certain degré de civilisation, sont tenus en 
grand mépris par les Chinois purs. Ceux-ei semblent pousser aussi loin que les créoles de 
nos Antilles la suscepübilité en matière d'alliance et sont d’une extrême habileté à recon- 
naitre sous le costume chinois un métis de sauvage. Il n’y a guère que les Chinois venus 
récemment du Se-tchouen qui puissent prétendre dans le Yun-nan à celte pureté de race ; 
aussi forment-ils presque partout des colonies à part. Une partie de la vallée de Pien-kio 
a pris le nom de « petit Se-tchouen », à cause du grand nombre d'habitants de cette pro- 
vince qui s’y sont fixés. 

Cet antagonisme entre les anciens et les nouveaux Chinois a singulièrement favorisé 
la révolte des Mahométans. Les Min-kia de la plaine de Ta-ly ont gardé d’abord la neutra- 
lité entre les rebelles et les Impériaux. Le concours de cette virile et nombreuse population 
eüt suffi alors pour étouffer le mouvement à son origine. Plus tard, le despotisme et les 
violences des maîtres de Ta-ly ont exaspéré les Min-kia et ils ont pris les armes sous un 
chef énergique nommé Tong. Celui-ci a tenu pendant quelque temps la campagne avec 
succès. Mais son action resta trop isolée et trop locale. Il futtué en 1865 dans une ren- 
contre. Les vainqueurs poursuivirent sa famille avec une rage dont il y a peu d'exemples. 

Le mélange des Chinois, des Laotiens, des Tibétains et des races sauvages qui habitent 


1 Voy. Atlas, 2 partie, pl. XLIII. 


COMMERCE ET ETHNOGRAPHIE DU NORD DU YUN-NAN. 519 


les montagnes du Se-tchouen et du nord du Yun-nan, à produit dans cette région une 
variété infinie de types dont il était très-difficile, dans un voyage aussi rapide que le nôtre, 
de déterminer la valeur ethnographique. Je vais indiquer sommairement les plus impor- 
lants de ceux que nous avons rencontrés. 

Les Y-kia ou Pe Lolos, « Lolos blanes » !, portent la queue et sont, de toutes ces popula- 
tions mixtes, celle qui a été le plus complétement assouplie par la civilisation chinoise. Les 
femmes ont les cheveux divisés en deux tresses, portent un petit turban sur la tête et le 
costume des campagnardes chinoises, moins la chaussure. Elles vont pieds nus. Les Y-kia 
habitent le territoire compris entre Ma-chang et Nga-da-ti. Ils sont bons agriculteurs, 
d’un naturel superstitieux et craintif et paraissent honteux de leur origine. Dès qu'ils le 
peuvent, ils se travestissent en Pen-t1. 

Les He Lolos ou « Lolos noirs » portent tous leurs cheveux et se considèrent comme 
supérieurs aux précédents. Je crois que l’on peut comprendre sous cette appellation géné- 
rale les tribus qui, sous les différents noms de Man-tse, de Lissous, de Si-fan, sont dissé- 
minées depuis les frontières occidentales du Se-tchouen jusqu'aux rives de la Salouen. De 
ces tribus, quelques-unes paraissent appartenir au rameau noir de la race caucasique; les 
autres sont probablement un mélange de ce rameau et de la race tibétaine. 

La langue des Man-tse où l’on remarque de nombreux emprunts faits au chinois et au 
birman, est très-voisine de celle que parlent les Lolos etles Ka-to des environs de Yuen- 
kiang ; ces tribus ontévidemment entre elles une étroite parenté. Les quelques mots rap- 
portés par Brown * de la langue des A-ka et des Abors, peuplades des versants de l’Hi- 
malaya et de la vallée supérieure du Brahmapoutre, offrent quelque ressemblance avee les 
mots Lolos et Ka-to correspondants. Tous ces dialectes sont parlés recto ton0o. Je n’ai pu me 
procurer aucun spécimen du langage des Lissous et des Si-fan. Je n’ai aucune hésitation 
cependant à ranger ces derniers dans la même famille ethnographique que les Lolos et les 
Ka-to, d’après le court vocabulaire donné par le P. Amyot*. Les Lissous, qui de toutes ces 
populations sont les plus sauvages et les plus indomptables, paraissent se rapprocher des 
tribus de langue melam qui habitent les parties tibétaines de la vallée de la Salouen et du 
Mékong. Leur type semble leur attribuer une forte proportion de sang caucasique; leur 
costume et leurs mœurs les rattachent aux populations précédentes. 


! Les noms de toutes ces tribus sont loin d’avoir une signification ethnique. Ce ne sont que des dé- 
signations chinoises qui varient souvent avec les localités. Le mot Zoo paraît avoir dans le Yun-nan la signifi- 
cation vague et générale du mot ha en laotien. Aussi, différents auteurs, écrivant d’après les sources ou les 
renseignements chinois, ont appliqué le nom de « Lolos» aux Laotiens et en général à toutes les populations 
limitrophes de la Chine au sud-ouest. A7a, qui entre souvent en composition dans les noms de tribus, signifie en 
chinois « race, famille ». Y signifie : étranger. Y-kia veut dire par conséquent : « race étrangère». La plupart 
de ces appellations sont considérées par ceux auxquels elles s'appliquent comme de sanglantes injures. Les 
Lolos se désignent eux-mêmes sousle nom de tou-kia,«race autochthone, indigène », ou de échin-st, «parents». 

Consulter pour les types et les costumes de toutes ces populations, les planches II et XXXIX de la 
%e partie de l’Atlas. Le titre de la planche XXXIX doit être rétabli comme il suit : Populations mixtes du 
nord du Yun-nan. 

2F. A. S. B. t. IV, p. 1032. 

3Manuscrit n° 936 à la Bibliothèque nationale. 


D20 DE YUN-NAN A TA-LY. 


Nous avons trouvé des Man-tse dans les environs d'Houey-li tcheou, sur les contreforts 
de la haute chaîne que l’on franchit en venant de Mong-kou. Elle n’est qu'une ramifica- 
tion des monts Leang, situés plus au nord, qui offrent à ces populations indomptées des 
retraites inaccessibles. Les Man-tse des environs d'Houey-li tcheou ont commencé depuis 
quelques années à se raser le front. Leurs cheveux sont réunis en chignon sur le sommet 
de la tête; une pièce d’étoffe entoure ce chignon et se noue par derrière. Les femmes 
se suspendent à l'oreille un petit panier plein de coton, auquel est attaché leur fuseau 
qu’elles font tourner avec la main gauche”. La religion des Man-tse n'est pas le boud- 
dhisme. Ils ont des prêtres et des livres particuliers. Les Si-fan habitent à l’est des monts 
Leang et descendent au sud du Kin-cha kiang jusqu'aux environs de Ta-yao ; ils ont toujours 
les mœurs dissolues qui, au treizième siècle, avaient excité l’indignation de Marco Polo. Les 
Lissous, dont nous avons vu quelques familles à Ma-chang et à Nga-da-ti, se retrouvent 
beaucoup plus à l’ouest sur la rive droite du Lan-tsang kiang. Ils sont renommés pour leurs 
brigandages. Certains villages des environsde Pien-kio payent à une de leurs tribusnommée 
Tcha-su, une rente annuelle, sorte d'assurance contre l'enlèvement des bestiaux. Get im- 
pôtne préserve pourtant pas de tout dommage; quand leurs troupeaux leur sont volés, les 
assurés ne recouvrent que la moitié de leur valeur. Les Lissous sont grands chasseurs de 
chevrotins musqués. 

Au confluent du Kin-cha kiang et du Pe-chouy kiang, on retrouve des populations 
laotiennes, qui portent là comme dans le sud de la province, le nom de Pa-y. Comme 
nous l’avons déjà fait remarquer, ee rameau de la branche thai parait avoir reçu du Tibet 
son écriture et sa civilisation. Quelques vagues indications sembleraient devoir faire rappro- 
cher des Pa-y les tribus de mœurs douces et paisibles qui, sous le nom de Lou-tse, Telons, 
Didjous, Arrous, habitent les bords de l’Iraouady, de la Salouen et du Cambodge entre le 
27° et le 30° parallèle ?. 

A la même latitude, entre le Cambodge et le fleuve Bleu, la masse de la population 
appartient à la race mosso. Elle a formé autrefois un royaume, d’abord indépendant, puis 
tributaire de la Chine, dont la capitale était Li-kiang. Entre A-ten-tse el Oué-si, tous les 
chefs indigènes sont mossos et relèvent du mandarin chinois de Oué-si *. On doit sans 
doute rattacher les Mossos au rameau tibétain *. Il en est de même de la tribu des Lama- 


1Voy t. Il, p. 326, la figure représentant des Man-{se de Li-tse-chou, village situé à l’est de Houey-li tcheou. 

2Voy. les détails donnés sur ces tribus par M. l’abbé Desgodins ({a Mission du Tibet, p. 321 et suiv.). 
La description qu'il fait des habitations des Lou-tse est identique à celle que j'ai donnée moi-même des 
maisons pa-y du sud du Yun-nan. M. Cooper, dans son livreintitulé Zravels of a pioneer of commerce, confond 
(p. 310) les Lou-tse et les Lissous et prend souvent les titres des chefs de tribu pour des noms de peuplade. C’est 
ainsi (p. 312) qu'il parle des Ya-{su et des Mooquors. Ya-tsu est l’orthographe anglaise de Ye-tche, petite 
localité où réside le chef mosso de qui dépendent les tribus Lou-tse et Lissous du voisinage. Mooquor, 
en langue mosso, signifie simplement chef, mandarin. L'ouvrage de M. Cooper, en dehors des renseignements 
qui lui ont été fournis par les missionnaires, est rempli de méprises de ce genre. 

3 Abbé Desgodins, op. cit., p. 332. 

4 Les seuls mots de la He mosso que j'ai pu me procurer sont les suivants : hantse, «manger » ; 
khépa khé tche ma seu, « je ne sais pas parler le chinois », littéralement : « chinois, je ne connais pas la ae 


COMMERCE ET ETHNOGRAPHIE DU NORD DU YUN-NAN. 521 


jen qui habite la rive droite du Lan-tsang kiang, à cinq jours de Ta-ly, et peut-être de celle 
des Pa-sou qui peuple les environs de Li-kiang. 

Toutes ces tribus sont administrées directement par des chefs indigènes nommés 
Tou-se. Les mandarins chinois s'adressent à eux pour les corvées et les impôts que la tribu 
doit fournir. 

Les Tibétains conservent de nombreuses relations avec une contrée dont une partie 
reconnaissait jadis leur domination. Au neuvième siècle, le royaume de Ta-ly ou de Nan- 
tchao a été quelque temps tributaire de l'empire libétain des Tou-fan. Parmi ces relations, 
quelques-unes se rapportent à des souvenirs religieux. A quatre lieues dans le sud-est de 
Kouang-tia-pin est une grotte à stalactites, nommée en chinois : Che-tong, « caverne de 
pierre », où viennent à certaines époques de l’année de nombreux pèlerins tibétains qui 
font le voyage en mendiant. C’est un des lieux les plus vénérés de la contrée. L’entrée en 
estimposante : sa hauteur intérieure la rend, dit-on, comparable à une nef de basilique; 
sa longueur atteint deux kilomètres. Plus de cent familles y ont trouvé un refuge pendant 
la guerre des Mahométans. On en retire du salpètre. 

Le commerce de l’ouest de la province avait, avant la guerre, deux écoulements prin- 
cipaux, l’un vers la Birmanie par Teng-yue tcheou; l’autre vers le Tibet. On exportait en 
Birmanie de la rhubarbe, du cuivre, des pierres à fusil, du muse et de l'or en échange de 
coton. Les caravanes se réunissaient à Hia kouan, à l’extrémité sud du lac de Ta-lv. Elles 
arrivaient en deux jours à Vun-{chang, quatre jours après à Teng-yue tcheou; trois jours 
après, à Mo-fou. Il y avait en ce point une douane laotienne dépendante de la Chine. On 
allait de Mo-fou à Bamo en sept jours. Les douanes birmanes percevaient la dime des pro- 
duits importés. On pouvait acquitter les droits en argent ou en nature. Les douanes chinoises 
prélevaient à Mo-fou trois dixièmes de tael par charge de coton. Malgré les efforts du gou- 
vernement de Ta-ly pour maintenir ouverte cette route commerciale, l'incertitude et 
l'arbitraire de la domination mahométane, les brigandages des tribus Kakhyens avaient, au 
moment de notre passage, arrêté le mouvement des échanges dans cette direction. Le co- 
ton nécessaire à la consommalion locale était alors demandé en grande partie aux provinces 
centrales de la Chine et des essais de culture de ce textile étaient tentés dans les parties les 
plus chaudes du Yun-nan. Il s’était établi un courant commercial se dirigeant de Ta-ly vers 
le Se-tchouen. L’apreté au gain et la persévérance chinoises n’ont été rebutées n1 par la 
guerre ni par les difficultés de la région montagneuse qu’il fallait traverser. 

L'état de guerré, qui amène toujours en Europe la suppression des relations com- 
merciales, n’a nullement les mêmes conséquences en Chine où l’on trafique à côté des 
armées belligérantes. | 

La population ne suit point le gouvernement dans les conflits politiques ; elle s’en 
désintéresse le plus possible, et les rébellions réussissent ainsi à s’éterniser. La révolte de 
Ta-ly n’aurait eu aueun avenir devant elle si toute communication lui eüt été interdite avec 
le reste de l'empire. Le gouvernement mahométan a senti qu'il devait à tout prix rester en 
relations avec le Se-tchouen et il s’est départi à l’égard des caravanes de marchands de 


ses habitudes d’exaction et de violence. Si, pour faire acte d'indépendance vis-à-vis de 
[e 66 


522 DE YUN-NAN A TA-LY. 

Pé-kin, il a ordonné à tous ses sujets de laisser pousser leurs cheveux, et s’il a défendu 
l’émigration, il a permis au contraire aux négociants et aux porteurs chinois venus du dehors 
de conserver la queue signe distinctif de leur provenance. Les barbiers du village de 
Nioung-poung-tse, situé près de la douane établie à l’entrée du territoire mahométan, 
ont fort à faire pour raser tous ceux qui entrent dans le royaume de Ta-[y ou tous ceux qui 
parviennent à en sorlir. Les premiers tiennent à conserver le signe distinctif qui leur 
permettra de relourner chez eux, les seconds agissent en haine de leurs oppresseurs. Le 
mandarin de Pin-tchouen, de qui dépend la douane de Nioung-poung-tse, a les ordres les 
plus sévères pour protéger les marchands. Si ceux-ci sont dévalisés par les Lolos ou les 
bandes de soldats sans aveu qui battent la campagne, les villages les plus voisins du théatre 
du crime doivent payer le dommage causé. Inutile d'ajouter que la taxe qui leur est 
imposée est toujours plus forte que la perte subie et que les autorités tirent ainsi double 
profit de la protection qu’elles accordent au commerce. On exporte dans le Se-tchouen, par la 
route de Nioung-poung-tse, du thé qui vient de Pou-eul, et du sel provenant des puits du 
sud et de l’ouest de la province. On importe des cotonnades, de la mercerie, des porce- 
laines et des faïences grossières, des parapluies, des chapeaux et autres objets de vannerie 
et de boissellerie. 

Les échanges entre le Tibet et le royaume de Ta-ly consistent en houang-lien et en pe- 
mou, malères végétales fort usitées dans la médecine chinoise, en raisins secs, en rhu- 
barbe, en muse, en étoffes de laine, cornes de cerf, fourrures d’ours et de renard, en or, 
cire, gommes-résines, huile de noix. Ces marchandises payent à Oue-si, un droit d’un 
dixième de tael par charge de bête de somme. Les produits importés du Yun-nan entrent 
en franchise dans le Tibet; ils consistent en argent, en thé, en cotonnades, en vin de riz, 
en sucre et divers objets de mercerie et de quincaillerie. 

La petite ville d’A-ten-tse, située au nord d’Oue-si, est le point d'arrivée d’un autre 
courant commercial qui de Tehong-kin fou, dans le Se-tchouen, se dirige par Ya-icheou 
et Ta-tsien-lou vers le Tibet. Les produits échangés dans celle direction sont les mêmes 
que ceux que nous venons de citer. 

La production industrielle du royaume de Ta-ly à beaucoup diminué depuis la guerre. 
Elle était importante au point de vue métallurgique. Les mines de euivre de Long-pao, 
de Ta-kong, de Pe-iang sont les plus importantes de cette région où se trouvent aussi des 
gisements d’or, d'argent, de mercure, de fer, de plomb et de zine. À Ho-kin, on fabrique 
du papier de bambou; à Ta-ly, l'or et l'argent s’échangent dans le rapport de ! à 12. La 
chair d'âne est {rès-estimée et il s’en débite des quantités considérables. Le muse se vend 
sur les lieux mêmes au poids de l'argent. Dans la vallée de Pien-kio, il y a de nombreux 
moulins à sucre. À Ho-tchang, au nord de Kouang-tia-pin, se trouvent des fabriques de 
chaudrons et de bassines en fer. I y aurait, dit-on, du platine dans le pays. 


TYPES SI-FAN A CAN-TCHOU-TSE (YUN-NAN). 


XXII 
DE TA=LY A SAIGON. — RETOUR A TONG-TCHOUEN. — MORT DU COMMANDANT DE LAGRÉE. — LA 
MISSION DE LONG-KI. — SIU-TCHEOU FOU. — NOUS NOUS EMBARQUONS SUR LE FLEUVE BLEU. — 
TCHONG-KIN FOU. —- HAN-KEOU. — SHANG-HAI. — SAIGON. 


L’insuecès de notre voyage à Ta-ly avait compromis la situation du père Leguilcher, 
qui ne pouvait plus sans danger rester dans le pays. Neuf individus, dont quatre Français, 
avaient paru assez dangereux pour porter ombrage au sultan, assez redoutables pour 
qu'il n’osat s’en débarrasser par la force; mais, eux partis, le missiounaire qui leur avait 
servi de guide et d'inferprète restait sans défense devant une vengeance qui ne perdrait 
rien pour ètre différée. Le père Leguilcher le comprit et, malgré le serrement de cœur 
qu'il éprouvait à quitter sa chrétienté, il consentit à nous suivre jusqu'à Siu-tcheou fou, 
ville où nous avait donné rendez-vous le Commandant de Lagrée et dans le voisinage de 
laquelle résidait le vicaire apostolique du Yun-nan. Nous partimes ensemble le 8 mars. 
Malgré le secret gardé sur ce départ, les familles chrétiennes les plus voisines le devinè- 
rent et s’en émurent. Le père leur fit ses adieux en des paroles touchantes qui firent cou- 
ler bien des larmes. Quelques amis fidèles l’accompagnèrent dans la rude montée qu'il 
faut gravir en quittant sa demeure ; quand ils durent renoncer à le suivre, ils s’assirent 
sur les rochers et le bruit de leurs sanglots parvint longtemps jusqu’à nous. 

Le 15 mars, après une marche rapide et sans incidents graves, nous nous relrouvions 
sur le territoire des Impériaux. En passant devant la douane de Nioung-poung-tse le 
père Leguilcher fut reconnu et signalé par un soldat ; domicilié dans le pays depuis lon- 
gues années et n'étant pas commerçant, il n'avait pas le droit de quitter sans autorisation 
le territoire mahométan. Heureusement, nos Annamites étaient à portée du père etle trai- 


» 


5: 


(AO) 


 DE TA-LY A SAIGON. 


tement qu'ils firent subir au délateur dissuada ses camarades de s'opposer à notre pas- 
sage : 1ls se bornèrent à nous saluer respectueusement. 

Le lendemain, nous quittämes la roule que nous avions suivie pour venir de Ma- 
chang et nous nous dirigeämes directement vers Hong-pou-s0. Ce ne fut pas sans expédier 
un courrier au père Lu pour le prévenir de l’arrivée du père Leguilcher et lui donner ren- 
dez-vous dans ce dernier village. Nous arrivämes de bonne heure à Tchang-sin, petit 
marché où régnait une animation extraordinaire. Nous y reçumes le meilleur accueil et 
les autorités nous félicitèrent d’être revenus sains et saufs de Ta-ly. 


FEMMES SAUVAGES À TCHANG-SIN. 


Tehang-sin est situé à l’ouest et près de la ligne de faite de la grande chaîne qui part 
du centre du Yun-nan pour venir mourir au confluent du Kin-cha kiang et du Pe-chouy 
kiang. Une sorte de foire se tenait dans le village et y groupait tous les montagnards des 
environs. On aurait pu composer de leurs types la gamme humaine la plus variée et la 
plus étrange, depuis l’escamoteur chinois, à l’œil intelligent et à la désinvolture agile, 
qui retenait autour de lui par ses lazzis et ses bons tours, un cercle nombreux de spectateurs 
jusqu'aux vieilles femmes sauvages, couronnées de feuillage et abreuvées d’eau-de-vie de 
vin, qui étaient venues vendre leurs étoffes de chanvre au marché. Nous eùmes, le jour sui- 
vant, le même spectacle à Can-tchou-tse, village placé sur le versant opposé de la chaîne, à 


RETOUR A TONG-TCHOUEN. 525 


une hauteur de 2,500 mètres. Des femmes Si-fan avec leur béret original, à chaine 
d'argent et à gland sur le côlé, faisaient assez bonne figure à côté des Chinois et des 
Min-kia de la localité. A partir de Can-tchou-tse, on descend dans une vallée basse, chaude 
etbien cultivée où s'élève la ville de Sen-o-kay. C’est là que résidait le chef du pays de Che- 
lou-li, nom que l’on donne à la région dont Ta-yao hien est le centre, et dont dépendent 
les salines de Pe-ven-sin. Che-lou-li veut dire «les seize familles » ou « les seize tribus » 
et fait allusion à l’organisation particulière de la contrée. Au moment de la révolte des 
Mahométans, le chef indigène de Ta-yao, nommé Pen-tse-vang, fit assembler les prin- 
cipaux du pays, les excita à la résistance, leva des milices et combattit pied à pied contre 


UN ESCAMOTEUR CHINOIS A TCHANG-SIN. 


l'invasion. Débordé par le nombre, il dut céder deux fois à l'orage, et se réfugier dans le 
Se-tchouen; mais il revint à la charge avec une énergie persistante, réoccupa Ta-vao, 
Pe-ven-tsin, Yuen-ma et Tou-ouen-sieou. Le sultan de Ta-ly dut composer avec ce 
faible adversaire. Une sorte de trêve tacite fut consentie, les Che-lou-li furent respectés par 
les soldats mahométans et Pen-tse-vang ne mit aucun obstacle à la circulation commer- 
ciale entre Ta-ly et le Se-tchouen. Gräce à l'énergie d’un homme, la vallée du Pe-ma ho 
se trouvait ainsi préservée depuis plusieurs années des dévastations et des pillages qui 
ruinaient les pays voisins et Sen-o-kay, que Pen-tse-yang avait choisi pour résidence et où 
il avait fait élever une citadelle, présentait lors de notre passage la physionomie la plus 
vivante et la plus prospère. Un théatre s’y tenait en plein vent et attirait la foule. Dès 


D26 DE TA-LY A SAIGON. 


notre installation dans la principale pagode, Pen-tse-vang vint me rendre visite. Notre 

voyage à Ta-ly avait donné une haule idée de notre courage ; nos passe-ports de Pé-kin 

semblaient témoigner d’une grande situation officielle. Fiers des succès qu'ils avaient 

oblenus, quoique complétement abandonnés par le pouvoir central, les notables de la 

contrée sentaient qu'ils avaient bien mérité de l'empereur; 1lsse figurèrentque « les grands 

hommes français » étaient de ses amis et ils m'adressèrent une pétition pour me deman- 

der de faire obtenir à Pen-tse-yang les récompenses qu'il avait si bien méritées *. Les 

chrétiens de la localité vinrent également réclamer ma protection : on voulait les forcer 

à donner de l'argent pour l’entretien des pagodes et du théatre de la localité. Je n’eus 

pas de peine à les faire exempter de toute contribution ayant un tel objet. Pen-tse-vang 
me supplia de rester quelque temps à Sen-o-kay pour m’assurer par moi-même de l’état 
florissant et de la bonne administration de la contrée, et il me remit à son tour des de- 
mandes de récompense pour les chefs placés sous ses ordres. Malgré ses instances, nous 
repartimes de Sen-o-kay le lendemain, au bruit de nombreuses salves de mousqueterie. 

Du haut des hauteurs auxquelles est adossée la ville, nous découvrimes de nouveau la 
vallée du fleuve Bleu ; de nombreuses rizières descendent en gradins progressivement 
élargis jusque sur les bords de l’eau. Nous passämes le fleuve dans un bac et nous arri- 
vämes le jour même à Hong-pou-s0. Un grand mouvement de troupes se faisait remar- 
quer sur la route. Les Rouges, nous dit-on, reprenaient partout loffensive ; ils avaient 
remporté quelques succès dans le centre de la province; la ville de Tehou-hiong avait été 
reprise par eux. Leurs victoires étaient dues, ajoutait-on, à la présence dans leurs rangs. 
de soixante-dix Européens bien armés. Notre arrivée dans le Vun-nan était, sans aucun 
doute, le seul fondement sérieux de €e dernier bruit. 

A Hong-pou-so, nous retrouvämes l'excellent P. Lu, qui ne craignit plus, devant le 
prestige dont nous revenions entourés, de nous avouer les mauvais traitements que le 
tsong-ye du village lui avait fait subir, et dont il m'avait dissimulé une partie, lors de 
notre premier passage. Grace au concours du P. Leguilcher, je pus adresser une plainte 
détaillée au mandarin d’'Ilouey-li tcheou. Celui-ei me promit de faire bonne justice etil 
s’empressa de faire afficher dans la ville l’édit rendu par l’empereur en faveur de la reli- 
oion chrétienne. M. Thorel alla visiter le gisement de cuivre de Tsin-chouy ho, exploité à 
quelque distance au nord d’Houey-li tcheou. Cette mine est une de celles qui produisent la 
qualité particulière de euivre désignée sous le nom de pe {ong ou « euivre blanc ». Jai 

déjà dit, je crois, qu'il y a à Houey-li tcheou des fabriques d’ustensiles de euivre ; ils se 
vendent au poids, à raison de deux francs environ le kilogramme. La main-d'œuvre double 
le prix de la matière première. 

Un grand nombre de soldats passaient à Houey-li tcheou venant de Tong-tchouen : 
nous essayames d'en obtenir quelques nouvelles sur la partie de la Commission que nous 
avions laissée dans cette dernière ville. Les renseignements que l’on nous donna, confus 
et contradictoires, nous plongèrent dans la plus pénible incertitude. D’après les uns, 


! Voy. dans l’appendice, à la fin du volume, le texte de celte pièce curieuse. 


MORT DU COMMANDANT DE LAGRÉE. 


res 


527 
M. de Lagrée s'était déjà mis en route pour Siu-teheou fou; d'après les autres, à la date 
du 9 mars, il était toujours malade à Tong-tchouen. Le 25 mars, on m'annonça sa mort ; 
elle fut démentie le lendemain. Je hätai notre marche, et le 31 mars nous arrivèmes à 
Mong-kou. La fatale nouvelle parut se confirmer ; on me dit même que le docteur Joubert 
était parti de Tong-tchouen pour Siu-tcheou. J'expédiai immédiatement deux courriers, 
l’un à Tong-tchouen pour m'informer de la vérité, l’autre sur la route de Siu-tcheou, 
pour rejoindre au besoin M. Joubert et informer de mon retour. 

Je profitai de mon passage à Mong-kou pour essayer de reconnaitre le cours du Kin- 


RETOUR DANS LA VALLÉE DU FLEUVE BLEU. 


cha kiang en aval de ce point el pour m’assurer par moi-même des difficultés de navigation 
que l’on m'avait signalées. Elles sont réelles. En franchissant le rapide appelé Chouang- 
long, qui est à six milles environ de Mong-kou, ma barque se remplit à demi et je pus cons- 
tater que les vagues du fleuve atteignaient deux mètres de hauteur. Ce rapide, ainsi que 
la presque totalité de ceux que l’on rencontre jusqu’à Siu-tcheou, provient de l’écroule- 
ment des falaises rocheuses qui encaissent le fleuve, sous l’action des torrents qui se for- 
ment pendant la saison des pluies. Des sommes assez considérables aient affectées jadis 
par le gouvernement chinois au déblaiement de ces rapides. 

Le 2 avril, le courrier que j'avais expédié à Tong-tchouen revint à Mong-kou por- 


02 


DE TA-LY A SAIGON. 


Z 


teur d’une lettre de M. Joubert. Le docteur m'informait que M. de Lagrée avait suecombé 
le 12 mars, à l'affection chronique du foie dont il souffrait depuis longtemps. M. Joubert lui 
avait fait élever un petit monument dans un jardin attenant à une pagode ! située en dehors 
et au sud-est de l'enceinte de la ville. M. de Lagrée avait recu les dernières informations 
que je lui avais transmises de Hong-pou-s0, au moment de me diriger sur Ta-ly et il avait 
chargé le docteur de m'écrire qu'il approuvait ma décision. Cette lettre ne m'était jamais 
parvenue. 

Je partis le 3 avril au matin avec le P. Leguilcher et j'arrivai le soir même à Tong- 
tchouen ; le reste de l'expédition nous rejoignit le lendemain. Nous nous retrouvions 
encore une fois tous réunis ; mais il y avait, hélas! un cercueil au milieu de nous. 

Si la mort d’un chef justement respecté cause toujours une douloureuse impression, 
comment peindre les regrets que l’on éprouve lorsque ce chef a partagé avec vous deux 
années de dangers et de souffrances, allégeant pour vous les unes, bravant avant vous les 
autres, et que, dans cette intimité de chaque heure, au respect qu'il inspirait est venu 
s'ajouter un sentiment plus affectueux ! Succomber après tant de difficultés vaineues, quand 
le but était afteint, qu'aux privations et aux luttes passées, allaient succéder les jouissances 
et les triomphes du retour, nous semblait une injuste et cruelle décision du sort. Nous ne 
pouvions songer sans un profond sentiment d’amertume combien ce deuil était irréparable, 
à quel point il compromettait les plus féconds et les plus glorieux résultats de l’œuvre com- 
mune. Nous sentions vivement combien les hautes qualités morales et intellectuelles du 
commandant de Lagrée allaient nous faire défaut. Chez les hommes de l’escorte, le senti- 
ment de la perte immense que nous venions de faire n’élait ni moins vif ni moins unanime. 
Nul n'avait pu apprécier mieux qu'eux ce qu'il y avait eu d’entrain et de gaieté dans le 
courage de leur chef, d'énergie dans sa volonté, de bonté et de douceur dans son carac- 
tère. Ils se rappelaient avec quel patient dévouement M. de Lagrée avait travaillé pen- 
dant tout le voyage à subvenir à leurs besoins et à diminuer leurs fatigues. Aussi dès que 
je témoignai l'intention d’emporter avec nous le corps de leur ancien chef, ils s’offrirent, 
malgré leur insuffisance évidente, à le porter eux-mêmes. 

La situation précaire du pays, l’absence de tout missionnaire ou de tout chrétien pou- 
vant veiller à l'entretien du tombeau ou le protéger contre une profanation, me faisaient 
craindre en effet qu'au bout de quelques années il n’en restat plus de vestiges. Tong- 
tchouen pouvait tomber au pouvoir des Mahométans et ce changement de domination nous 
enlever la faible garantie que nous offrait le bon vouloir des autorités chinoises. Je ne 
voulus pas courir les chances d’une violation de sépulture, facheuse pour le pavillon, 
douloureuse pour une si chère mémoire. Je résolus d’exhumer le corps et de le faire por= 
ler à Siu-tcheou fou. Ce trajet devait être excessivement difficile et pénible en raison du 
poids énorme des cercueils chinois, de l’état des routes et de la configuration montagneuse 
de la contrée. A partir de Siu-tcheou fou au contraire, le trausport du cercueil jusque sur 
une terre française, n’offrait plus aucun obstacle, puisque le voyage pouvait se faire entiè- 


1. Celte pagode appartient à la corporation des mineurs. Son nom chinois est Kong ouan miao, 


HUE NN . 
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MONUMENT FUNÈBRE DE M, DE LAGRÉE, A TONG-TCHOUEN. 


67 


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CAMBRIDGE. MA USA 


MORT DU COMMANDANT DE LAGRÉE. D91 


rement par eau. Il me sembla que la colonie de Cochinchine serait heureuse de donner 
un asile à la dépouille de celui qui venait de lui ouvrir une voie nouvelle et féconde ; qu’elle 
voudrait consacrer le souvenir de tant de travaux si ardemment poursuivis, de tant de 
souffrances si noblement supportées. 

Le Yang ta-jen avait quitté Tong-tchouen depuis quelques jours pour prendre le com- 
mandement de ses troupes. Il avait témoigné jusqu’au dernier moment à M. de Lagrée la 
déférence la plus sympathique et il avait facilité, par tous les moyens en son pouvoir, la lourde 
et pénible tâche qu'avait eu à remplir M. Joubert après le décès du chef de l'expédition. J’en- 
voyai au Yang la-jen une petite carabine Lefaucheux qui ne m'avait pas quitté pendant tout 
le voyage et qu'il avait fort admirée lors de notre première entrevue et je lui exprimai par 
lettre notre profonde reconnaissance. Kong ta-lao-ye, qui le remplaçait à Tong-tchouen, 
m'aida à conclure un marché pour le transport du cercueil de M. de Lagrée à Siu-tcheou 
fou. Ce transport devait être fait dans un délai maximum de trente jours et moyennant une 
somme de 120 taels, payable à l’arrivée. 

Le 5 avril la petite expédition assista en armes à l’exhumation du corps de son chef; Le 
tombeau élevé par les soins de M. Joubert fut transformé en cénotaphe et une inscription en 
français mentionna le triste événement dont ce monument devait conserver le souvenir. 

Le 7 avril, nous quittimes Tong-tchouen ! pour effectuer définitivement notre retour. 
Nous étions tous à bout de forces; la santé de notre escorte surtout était profondément at- 
teinte; sur les quatorze personnes qui composaient à ce moment l'expédition, il y en avait 
souvent la moitié malade de la fièvre. Je dus faire voyager quelquefois les Annamites en 
chaises à porteurs pour ne pas être obligé de ralentir notre marche. Les pluies arrivaient : 
il fallait nous hâter de sortir de la région montagneuse où nous nous trouvions. 

La population de la ville et dela plaine forme une race à part qui se distingue des Chinois 
proprement dits par sa coiffure et sa prononciation. On a vu dans le chapitre relatif à 
l’histoire du Yun-nan, que les Tong-tchouen jen avaient conservé longtemps leur indé- 
pendance. Les environs de Tong-tchouen sont habités par des V-kia. La route que nous 
suivions traverse un plateau d’un aspect moins désolé que la contrée qui sépare Yun-nan 
de Tong-tchouen et que ravinent quelques vallées pierreuses et peu profondes. Nous 
fimes la rencontre d’une caravane de négociants du Kiang-si. Ils viennent chercher dans 
le sud du Yun-nan un sel de plomb naturel dont le nom chinois est ovan-oua, et qui est 
employé dans la fabrication de la porcelaine. Les gens du Kiang-si sont les plus voyageurs 
de la Chine, et la plupart des grandes hôtelleries que l’on rencontre dans les villes ou sur 
les routes sont tenues par eux. 

Le 9 avril, nous traversames, à Kiang-ti, le Noieou-nan, rivière aux eaux profondes et 
rapides, qui se jette dans le Kin-cha kiang à douze lieues de là et qui draine toute la partie 
du plateau du Yun-nan comprise entre Siun-tien et Ouei-ning. Un bac est installé à Kiang- 
ti sur un câble jeté entre les deux rives. Nous entrâmes le surlendemain dans la grande 
plaine deTehao-tong, après avoir vu à Ma-tsao-cou des gisements de tourbe et d’anthracite. 


1Voy. pour la suite du récit la carte itinéraire n° 10, Atlas, 4" partie, pl. XIII. 


D32 DE TA-LY A SAIGON. 


Cette plaine est très-bien cultivée ; le pavot y occupe une large place ; mais les petits ruis- 
seaux qui la traversent ne fournissent pas toujours une quantité d’eau suffisante pour les 
besoins de l’agriculture. 

Le 11 avril, nous fimes notre entrée à Tehao-tong, chef-lieu du département et rési- 
dence ordinaire du /ao ou sous-gouverneur de cette partie de la province. Ce haut foncetion- 
naire était absent; un deuil récent lui imposait l'obligation de cesser pendant quelque 
temps ses fonctions publiques; le /ow et le en nous reçurent à sa place avec beaucoup 
de cordialité. Il y a à Tehao-tong une petite chrétienté dirigée par un prètre indigène ; 
nous logeames dans son presbytère. Le soir même de notre arrivée, je reeus de Tong- 
tchouen une lettre dans laquelle le Yang ta-jen me remerciait de la façon la plus cour- 
toise de la carabine que je lui avais envoyée et me priait d'accepter en échange un de ses 
chevaux favoris. L'animal avait été conduit à la main de Tong-tchouen à Tchao-tong et arri- 
vait en même temps que la lettre de son maitre. 

Tchao-tong est une ville fortifiée dont l’enceinterectangulaire a environ trois kilomètres 
de tour. C’est une des rares villes du Yun-nan qui n’ont jamais été occupées par les Maho- 
métans. Des faubourgs très-considérables prolongent la ville au nord, à l’est et à l’ouest. 
Un petit étang très-poissonneux se trouve dans le sud-ouest. Tchao-tong est une desélapes 
les plus importantes du commerce qui se fait entre la Chine et le Yun-nan. D’énormes 
convois de coton brut, de cotonnades anglaises ou indigènes, de sel venu du Se-tchouen 
s’y croisent avec les métaux, l’étain et le zinc surtout, que fournissent les environs de 
Tong-tchouen, les matières médicinales que l’on tire de l’ouest du Yun-nan et du nord du 
Tibet et les nids de l’insecte (Coccus Sinensis) qui donne la cire à pe-la. On sait que cet insecte 
est élevé sur une espèce detroëne qui croit dans les parties montagneuses du Yun-nanet du 
Se-lchouen, puis transporté sur d'autres arbres favorables à la production de la cire 
etsitués dans des régions plus chaudes. Ces nids doivent faire le voyage avec la plus 
grande rapidité, pour que les insectes fraichement éelos ne meurent point avant d’arriver à 
leur nouveau domicile; ils sont placés dans de grands paniers divisés en plusieurs com- 
partiments et ceux qui les portent font souvent trente ou quarante lieues au pas de course 
pour ne pas perdre le fruit de leurs peines. 

Il y a, dans les environs de Tchao-tong, une tribu particulière des Miao-tse, que l’on 
nomme Houan-miao. 

Nous partimes de Tehao-long le 14 avril. A peu de distance de la ville, un vallon étroit 
el sinueux se creuse dans la plaine et s’enfonce progressivement entre deux murailles 
calcaires. Un ruisseau sort de terre et s’augmente à chaque pas de l'apport des cascades 
qui s échappent des grottes voisines. À chaque coude de la vallée s'élève un village. Ce 
pays a élé successivement ravagé par les Miao-tse, les Man-tse, les Mahométans, les Tehang- 
mao elles Ho-liou. Ces deux dérniers noms s'appliquent aux bandes de pillards et de gens 
sans aveu, débris de insurrection des Tai-ping, qui, après avoir dévasté les unes le Se- 
tchouen, les autres le Kouang-si, ont été rejetées dans le Yun-nan. Tous les villages que 


nous rencontrons ont les apparences les plus navrantes de pauvreté et de désolation. Ceux 
qui s’échelonnent sur les hauteurs sont tous fortifiés. 


RETOUR DANS LA VALLÉE DU FLEUVE BLEU. 293 


Tout à coup le ruisseau dont nous suivions les bords disparut ; le vallon prit fin, l’ho- 
rizon s’élargil : à six cents mètres au-dessous de nous s’ouvrait une vallée large et boisée ; 
on y parvenait par des rampes en zigzag, d’une pente excessivement rapide, creusées dans 
les flancs rocheux du plateau à l'extrémité duquel nous étions arrivés. Au bas de cette 
brusque descente, un torrent s’échappait en bouillonnant d’une grotte profonde et allait 
rejoindre à peu de distance une grande rivière qui venait de l’ouest. Nous quittions le 
plateau du Yun-nan pour entrer dans les basses et chaudes régions de la vallée du fleuve 
Bleu. 

Ta-kouan hien, où nous arrivämes le soir même, est une petite ville pittoresquement 
située sur le flanc droit des hauteurs qui bordent la rivière que nous venions de rejoindre, 
rivière à laquelle elle a donné son nom. 

Les maisons s’éfagent en amphithéâtre au-dessus et au-dessous de la longue rue 
qui forme l'artère principale et où règne une animation excessive. La pagode dans laquelle 
on nous logea est construite dans la partie haute de la ville; du sommet du grand escalier 
qui conduit au sanctuaire, on découvre un panorama fort étendu. Un repas tout préparé 
nous y attendait et le mandarin du lieu vint le lendemain nous rendre une visite en grand 
appareil. Ce fonctionnaire, quoique de l’ordre civil, porte le chapeau militaire en témoi- 
gnage de la valeur qu’il a déployée contre les Ho-liou. 

Ta-kouan a été occupé par les Mahométans en 1862. Après leur expulsion, les débris 
de leurs bandes se sont joints aux Lolos des montagnes et se sont fortifiés à O-che-oua, 
localité située à une dizaine de lieues dans le sud-ouest. De là, ils ravagent et rançonnent 
le pays environnant. Des mesures énergiques semblent être prises pour constituer une 
force militaire capable de réprimer ces brigandages : les têtes nombreuses que nous avons 
vues exposées sur notre route à l'extrémité d’un bambou, sont, nous dit-on, celles des 
déserteurs ou des réfractaires de l’armée chinoise, dans les rangs de laquelle on essaye 
de rétablir la discipline. 

Nous nous remimes en route le 17 avril ; à quelque distance au nord de Ta-kouan, vis- 
à-vis du village de Kouang-ho-ki la route franchit la rivière sur un pont suspendu. C'était 
le premier ouvrage de ce genre que nous rencontrions en Chine : des chaines de fer de forte 
dimension sont encastrées dans les culées et roidies entre des piliers placés de manière à se 
correspondre des deux côtés de la rivière; des étriers en fer y rattachent le tablier. Grâce 
au peu d’élévation des points d'appui, ces ponts présentent une courbure inverse de celle 
des ponts suspendus européens et leurs oscillations sont considérables; mais leur solidité, 
qui dépend surtout du bon établissement des culées, est en général très-satisfaisante. 

Des Miao-tse habitent les hauteurs qui dominent de tous côtés le Ta-kouan ho”. A une 
élévation considérable au-dessus de la route, on découvre, au sommet des rochers qui 
surplombent, des champs admirablement cultivés : on ne saurait deviner comment on a pu 
transporter la charrue sur ces petits plateaux qu’entourent de tous côtés des surfaces à pic. 

Une rivière considérable, qui parait être le cours d’eau principal de tout ce bassin, 


1 Voy. Atlas, 2%° partie, pl. XLVIT, des types de cette nouvelle race. 


D94 DE TA-LY A SAIGON. 


vient rejoindre le Ta-kouan ho, en aval de Kouang-ho-ki ; c’est la rivière de Co-koui; 
elle traverse une contrée excessivement riche en métaux. Les mines de plomb argentifère 
de Sin-cai-tse sont célèbres dans toute la Chine. Les pompes d’épuisement occupaient à 
elles seules avant la guerre plus de douze cents travailleurs. Le régime hydrographique de . 
cette zone, exploitée avec äpreté par les Chinois depuis le règne de Kien-long a été com- 
plétement transformé par le déboisement. Les vieillards affirment qu’il y a quatre-vingts 
ans, on franchissait à pied sec, de caillou en caillou, le Co-kouy ho à Sin-cai-tse ; au- 
Jourd’hui, cette rivière n’est pas guéable. Beaucoup plus bas, à Tong-co-kay, les hommes 
de cinquante ans se rappellent avoir entendu dire à leurs grands-pères qu’on traversait à 
oué et que les arbres formaient berceau sur la rivière ; elle a maintenant sept à huit mètres 
de profondeur. Sur les rives mêmes du Ta-kouan ho, nous trouvämes des exploitations de 
charbon. À Kiao-tse-pa, situé à peu de distance dans l’ouest, sont des mines de fer et des 
fabriques de marmites et de bassines dont les produits sont expédiés à Siu-tcheou fou. 
Nous arrivämes le 20 avril à Lao-oua-tan, gros bourg très-commerçant où commence 
la navigation de la rivière : un pont suspendu d’une portée considérable est jeté d’une rive à 
l’autre *. Lao-oua-tan est un entrepôt très-considérable, et c’est le point où s’embarquent 
aujourd’hui les métaux qui viennent du Yun-nan. Les marchandises légères suivent la route 
de terre pour aller à Siu-teheou fou ; la voie fluviale exige deux ou trois transbordements ; 
elle est plus rapide et peut-être plus coûteuse ?. 
Nous nous embarquâmes à Lao-oua-tan dans une grande barque d’une capacité de 
trente à quarante tonneaux et nous pûmes admirer l’habileté avec laquelle les Chinois diri- 
gent ces lourdes embarcations au passage des rapides. Ils se servent d'énormes avirons bordés 
à l'avant, en guise de gouvernail, qu'ils manœuvrent ensemble pour doubler l'effet de la 
barre et faire pivoter rapidement la barque dans les moments difficiles. En deux heures 
nous arrivames à Pou-eul-tou, petit port situé sur la rive gauche de la rivière, qui à 
changé de nom et s’appelle le Houang kiang. Pendant que nos bagages el une partie de 
notre escorte continuaient leur route en bateau, nous mimes pied à terre et nous nous 
engageames dans la petite vallée qui aboutit à la résidence du vicaire apostolique du Yun- 
nan. Nous admirâmes dans ce court trajet les paysages les plus variés et les plus pittores- 
ques : de nombreuses sources jaillissaient des parois calcaires de la vallée et, de chute en 
chute, se perdaient en poussière argentée qui n’arrivait pas jusqu’au sol; les plateaux s’éta- 
geaient en plusieurs gradins tout chargés de riches cultures et de riantes habitations. La 
vallée se terminait brusquement par une cascade haute d’une centaine de mètres. Nous 
nous engageämes dans une route en zigzag pratiquée sur son flane gauche, et ce ne fut 
pas sans émotion que nous aperçümes le drapeau français, arboré en notre honneur, 
flotter au sommet de la demeure de monseigneur Ponsot. Quelques détonations saluèrent 
notre arrivée et firent prendre le galop à nos chevaux. Quelques secondes après nous 


1Voy. Atlas, 2° partie, pl. XLVI. 
? Voy. les détails que donne sur les transports le traité de métallurgie chinoise traduit dans le second volume 
de cet ouvrage (p. 247-253). 


LA MISSION DE LONG-KI. 539 


avions l'honneur de presser les mains du vénérable prélat, qui avait quitté la France 
sous le règne de Charles X. 

L'établissement catholique de Long-ki est bien situé et parfaitement entendu au double 
point de vue de la sécurité et des communications. Placé sur un point culminant et entouré 
de fortes palissades, il a été respecté jusqu’à présent par toutes les bandes de maraudeurs 
qui désolent le pays. L'énergie de ceux qui habitent et les armes européennes dont ils 
disposent sont à vrai dire ses défenses les plus solides. Les ours et les léopards sont assez 
nombreux dans les montagnes de cette partie du Yun-nan. A peu de distance dans l’est-nord- 
est, sur le versant d’un coteau qui regarde le Houang kiang et que l’on appelle Tehen- 
phong-chan, sont construits le séminaire et l’école de la mission. Nous les trouvâmes fré- 
quentés par un nombre assez considérable d'élèves. Les jeunes prêtres que l’on envoie de 
France pour renforcer le personnel de à mission, viennent s'exercer là pendant quelques 
temps à la gymnastique difficile de la langue chinoise. Dans ce pays malheureux et 
troublé, ce petit noyau d'hommes instruits et courageux exerce autour de lui une salutaire 
influence. Avec quelques efforts et quelques encouragements de plus, ils pourraient 
rendre à la science des services aussi importants que ceux qu'ils rendent à la civilisation. 
L'un des missionnaires de Long-ki, M. de Chataignon, avait essayé d'installer un obser- 
vatoire et il avait déterminé par la longueur de l'ombre méridienne, faute de moyens plus 
préeis, la latitude du séminaire. J'ai souvent regretté que des livres et des instruments ne 
soient pas libéralement mis à la disposition de ces ouvriers de bonne volonté, pour lesquels 
le travail est une véritable consolation dans le profond isolement où ils vivent. On n'aurait 
plus lieu alors de s'étonner du peu de notions géographiques que nous possédons sur des 
contrées où vivent depuis près de deux siècles des missionnaires européens !. ë 

On me remit à Long-ki une lettre de M. Dabrvy, consul de France à Han-keou, adressée 
à M. de Lagrée. M. Dabry avait appris notre entrée en Chine et s'était haté d'envoyer ses 
félicitations au chef de la Mission française. 

Nous quittames nos hôtes le 25 avril. Le P. Leguilcher obtint de monseigneur Ponsot 
l'autorisation de nous suivre jusqu'à Siu-tcheou fou; nous rejoignimes notre barque el 
notre escorte qui nous attendaient à très-peu de distance de Tehen-phong-chan. Au bout 
d'une heure et demie de navigation nous arrivämes à Sin-lan, point où il fallait opérer un 
premier et très-court lransbordement et où vit une population de portefaix et de bateliers. 
Ce rapide indique la limite des provinces du Se-tchouen et du Yun-nan sur la rive gauche 
du Houang kiang ; sur la rive droite, la frontière est plus haut, au village de Tong-co-kay. 
A une demi-heure en barque de Sin-tan, se trouve un second rapide, nommé Kieou-long- 
lan ou « rapide des neuf dragons », qui a plus d’une demi-lieue de long. Ces rapides 
sont occasionnés soit par une augmentation subite de la pente du terrain, soit par des 


1Les excellentes indications que l’on doit à M. l’abbé Desgodins, missionnaire apostolique au Tibet, 
à la disposition duquel sa famille a mis des instruments d'observation et des livres, prouvent tout le parti que 
l’on pourrait tirer des loisirs de ces hardis pionniers de la civilisation. C’est avec une bien vive satisfaction 
que j'ai vu la Société de géographie de Paris accorder à M. l’abbé Desgodins, sur ma proposition, un 
compteur en récompense de ses trayaux géographiques. 


D30 DE TA-LY A SAIGON. 


arêtes de roches qui viennent traverser le lit de la rivière. Au village de Kieou-long-tan, 
nous choisimes la barque qui devait nous conduire enfin jusqu’à Siu-tcheou fou. Elle fut 
prêle à cinq heures du soir. Une heure après, nous arrivions à Houang-kiang, petite ville 
où nous passaämes la nuit, el où la curiosité de la foule et l’insolence des gamins nous 
obligèrent à avoir recours au mandarin de la localité. 

Le lendemain de bonne heure, nous continuâmes notre navigation sur le Houang 
kiang près de son confluent avec le fleuve Bleu. Des têtes de roches font bouillonner ses 
eaux et accélèrent le courant; nos bateliers durent faire de vigoureux efforts pour franchir 
sans encombre ce passage dangereux où le moindre faux coup de barre peut perdre le 
navire. Ce furent les derniers : nous entrâmes immédiatement après dans les eaux plus 
calmes du Kin-cha kiang. Vis-à-vis de l'embouchure du Houang kiang, s'élève sur la rive 
gauche un fort village Ngan-pien, construit sur l'emplacement de Ma-hou fou, ancien 
chef-lieu de département qui n'existe plus aujourd’hui. 

Au bout de trois heures et demie de navigation sur le fleuve Bleu, nous arrivâämes 
à Siu-tcheou fou. Cette ville, la plus populeuse de toutes celles que nous avions rencontrées 
et qui peut contenir environ cent cinquante mille habitants, est bâtie au confluent du Ming 
kiang, rivière qui vient de Tchen-tou, capitale du Se-tchouen. Au point de vue commer- 
cial, elle est par conséquent en relations faciles avee le centre de cette riche province, 
pendant que, du côté opposé, le Houang kiang et le Yun-nan ho lui apportent les pro- 
ductions du Yun-nan. Nous vimes à Siu-icheou fou, dans toute son activité, ce tourbillon- 
nement particulier aux foules chinoises, que nous avions retrouvé ailleurs, alangui par 
les désastres de la guerre. Ce n’est pas que le commerce de cette ville ait été sans souffrir : 
l'interruption des exploitations métallurgiques dans le Yun-nan lui a enlevé un de ses 
principaux aliments; le cuivre, qui, avant la rébellion mahométane, se vendait à Siu-tcheou 
fou 8 à 9 taels les cent livres chinoises, en valait 18 au moment de notre passage. L’opium 
du Yun-nan, qui est à peu près le seul que l’on consomme dans cette partie du Se-tchouen, 
atteignait Le prix de 4 taels le kilogramme. Le renchérissement du riz, auquel à beaucoup 
contribué la culture du pavot, était également très-sensible. 

Une cause particulière contribuait, lors de notre arrivée à Siu-tcheou fou, à donner 
beaucoup d'animation à la ville. Un grand nombre de jeunes gens étaient accourus de 
toutes les parties de la province pour se soumettre aux examens du baccalauréat militaire. 
Ces examens consistent principalement en exercices du corps : des courses à cheval, des 
tirs à l’arc avaient lieu dans un terrain spécial situé en dehors des remparts de la ville, et 
une foule nombreuse venait assister à ces tournois antiques ! dont le programme est resté 
ce qu'il était il y a douze siècles. La science militaire officielle semble n’avoir pas fait un 
pas en Chine depuis cette époque. 

Nous ne trouvames pas auprès des autorités de Siu-tcheou fou la cordialité et l’'em- 
pressement que nous avions rencontrés dans le Yun-nan ; la population nous témoigna 
une curiosité plus imporlune et moins sympathique; ces dispositions nouvelles devaent 


1 Voy. Atlas, 2° partie, pl. XLVIL. 


: 
1] 


VICGAIRE APOSTOLIQUE DU YUN-NAN. 


: HABITATION FOR LIFIÉE DU 


LONG-KI 


ra 


“+ 


SIU-TCHEOU FOU. 099 


s'accentuer de plus en plus, à mesure que nous nous rapprocherions des côtes. 

Je louai à Siu-tcheou fou, pour effectuer notre retour, deux jonques, l'une destinée à 
l’escorte, l’autre aux officiers. Elles ne devaient nous conduire qu’à Tehong-kin fou, centre 
commercial du Se-tchouen. Le 8 mai, le cercueil de M. de Lagrée arriva à Siu-tcheou fou 
et fut immédiatement placé dans l’une de nos jonques. Le lendemain, nous fimes nos 
adieux aux dignes missionnaires de Siu-tcheou fou; le P. Leguilcher, qui depuis plus de 
deux mois partageait nos fatigues, fut le dernier à se séparer de la Commission. Nous nous 
dîmes adieu — peut-être au revoir — les yeux pleins de larmes. Je désire vivement que 
ce livre lui porte l'expression de ma gratitude pour les immenses services qu'il a rendus à 
l'expédition française, de mon admiration pour un courage et un dévouement qui lui 
semblent si naturels. 

Je passerai rapidement sur le récit de notre voyage de Siu-tcheou fou à Han-keou. 
Nous rentrions dans une région déjà visitée par des voyageurs européens et sur laquelle 
existent des ouvrages spéciaux !. Le fleuve à partir de Siu-tcheou attarde dans de longs dé- 
tours ses eaux larges, peu rapides et en celte saison peu profondes. Quelques îles et des 
banes interrompent son cours. Les-villes sont très-peuplées; les villages, les bourgs et les 
villes se succèdent sans interruption. La navigation est active et sur les deux rives du fleuve 
de nombreux bateliers trainent en chantant les jonques qui remontent le courant. Entre 
Siu-tcheou et Kiang-ngan, on aperçoit sur les hauteurs qui dominent le fleuve, de nom- 
breuses grottes caleaires ; elles servaient jadis de sépultures aux populations Man-tse, aux- 
quelles cette contrée a appartenu. Le Tehe-chout ho qui se jette dans le grand Fleuve à Na-ki, 
amène des montagnes du Kouy-tcheou de grandes quantités de bois qui viennent alimen- 
ter les chantiers de construction de Lou tcheou. Cette dernière ville, où nous arrivämes 
le 10 mai, est le siége d’un {ao ou sous-gouverneur de province. Elle est agréablement 
située au confluent du Tsong kiang : on sait que sur les bords de cette rivière se trouvent 
les salines célèbres de Tse-liou-tsin ; des sources de pétrole ou « puits de feu » sont à côté et 
fournissent le combustible nécessaire à l’évaporation des eaux. Ilarrive en moyenne par 
jour à Lou tcheou un convoi de vingt barques portant 120 tonneaux de sel, qui de là vont 
subvenir aux besoins de la consommation dans le Kouy-tcheou, le sud du Se-tchouen et 
le nord du Yun-nan. À partir de Lou tcheou on trouve à chaque pas, sur les rives du fleuve, 
des filons de charbon dont un grand nombre sont exploités. 

Le 13 mai, nous débarquames à Tchong-kin fou. Cette ville, qui est le centre commer- 
cial du Se-tchouen, est bâtie en amphithéâtre au confluent du grand fleuve et de l’impor- 
tante rivière qui vient de Pao-king. Sa population peut être évaluée à 300,000 âmes. Nous 
eùmes à repousser les démonstrations hostiles de la foule, qui jeta des pierres sur la jonque 
qui contenait le cercueil de M. de Lagrée. Nos Annamites arrêtèrent l’un des agresseurs el, 
accompagné de deux membres de la Commission, le revolver au poing, je traversai la foule 


1 Une partie de ce trajet (de Tchong-kin fou à Han-keou) a été étudiée avec soin, tant au point de vue hydro- 
graphique qu’au point de vue commercial, par des officiers de la marine anglaise ct des délégués de la 
chambre de commerce de Shang-hai, après le passage de la Commission française. Voy. pour la suite 
du récit la Carte générale de l’Indo-Chine et de la Chine centrale. Atlas, °° partie, pl. I. 


D 40 DE TA-LY A SAIGON. 


avec le prisonnier, que je fis remettre aux mains des autorités chinoises, en leur demandant 
une punition exemplaire. Nous allämes loger dans la vaste et confortable résidence de 
monseigneur Desflèches, vicaire apostolique du Se-tchouen oriental. Son évêché, détruit 
pendant une émeute de la populace, a été reconstruit aux frais du gouvernement chinois, 
qui n’a rien épargné pour le rendre sûr etcommode. De hautes murailles l'isolent du reste 
de la ville et on jouit, à l’intérieur des vastes cours qui y distribuent l'air et la lumière, d’une 
sécurité et d’une tranquillité que nos émotions prévédentes nous firent vivement appré- 
cier. Pendant que les chrétiens de Tehong-kin s’occupaient de nous procurer une grande 
jonque, qui püt remplacer celles qui nous avaient amenés et nous conduire jusqu’à Han- 
keou, j'expédiai à Shang-hai par un courrier spécial un rapport adressé au gouverneur de 
la Cochinchine, l'informant de la mort de M. de Lagrée, des principaux incidents qui avaient 
signalé notre voyage à Ta-ly et de notre prochain retour. 

Monseigneur Desflèches, qui éfait en tournée pastorale, n’arriva à Tehong-kin fou que 
le 17 mai. Il voulut bien se charger de rembourser la somme que le Ma ta-jen nous avait 
prêlée à Yun-nan et que je devais verser à mon arrivée à Shang-hai à la procure des 
Missions Étrangères. 

Toutes les affaires laissées en souffrance par la Commission se trouvant ainsi défini 
livement réglées, nous partimes le 18 mai pour Han-keou. Le lendemain, nous passimes 
la nuit à Fou-tcheou, ville importante située à l'embouchure du Kian kiang, rivière qui 
vient de Kouei-yang, capitale du Koui-teheau. Le 20 et le 21 mai, nous nous arrêtämes 
à Tchoung tcheou et à Ouan hien. C’est à Tchoung tcheou que le letiré chrétien Thomas 
Ko vint m'offrir ses services. Son intelligente curiosité me frappa et je lui proposai de venir 
en France avec moi pour m'aider à traduire les documents chinois que je rapportais. Il 
accepla avec empressement, me demanda quelques jours pour régler les affaires de la 
chrétienté qu’il était chargé d’administrer en l’absence du prêtre titulaire et me promit de 
me rejoindre à Han-keou. 

A partir d’Ouan hien, le fleuve se rétréeit entre deux murailles de roches. Un vent 
violent contraria notre marche; nous n’arrivames à Koui-tcheou fou que le 22 à neuf 
heures du soir. Celte ville bâtie sur un étroit plateau, à une hauteur de trente à quarante 
mètres au-dessus du fleuve se trouve entourée de tous côtés par de hautes montagnes; 
ses environs sont riches, dit-on, en gisements métallurgiques. Une douane fonctionne en 
ce point. Elle prélevait, en 1868, 6 p. 100 de la valeur des marchandises importées dans le 
Se-tchouen, un peu moins pour les marchandises exportées. L’exportation la plus impor- 
tante de la province est la soie grège; elle atteignait à cette époque 60 à 70,000 kilo- 
grammes ef paraissait peu en rapport avec la production totale de la province. La douane 
de Koui-tcheou rapportait alors de 10 à 12 millions par an. he 

Nous passämes à Koui-tcheou fou quelques heures agréables avee le P. Vainçot, mis- 
sionnaire apostolique. Il signala au géologue de l’expédition les intéressants débris paléon- 
tologiques que contiennent les grottes du voisinage. 

Nous repartimes de Koui-tcheou le 23 mai dans l'après-midi. A très-peu de distance 
en aval de la ville, le fleuve s’encaisse de plus en plus; des rochers d’une hauteur consi- 


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HAN-KEOU. 543 


dérable se dressent verlicalement sur ses rives; sa largeur se réduit à moins de cent 
mètres; sa profondeur est énorme, son courant très-faible. Les chemins de halage, 
pratiqués jusque-là le long des rives, deviennent impraticables; des vents d’est presque 
continus favorisent en celte saison l'ascension des barques, qui remplacent la cordelle par 
des voiles. Par contre, notre marche devint fort lente; les rafales neutralisaient souvent 
l'effet du courant et nous forçaient à aborder. Le surlendemain matin nous franchimes 
assez facilement un des rapides, réputé le plus dangereux du fleuve Bleu’, le Sin-tan. 
Notre jonque dut être allégée momentanément d’une partie de ce qu’elle contenait. Ce ra- 
pide se présente sous l'aspect d’un long torrent où apparaissent cà et là quelques têtes de 
roches. Le soir, le fleuve sortit enfin de cette région montagneuse et s’épanouit dans une 
vaste plaine à l'entrée de laquelle se trouve la ville d'I-tchang, chef-lieu de département 
de la province du Hou-pe. Ce fut pour nous un spectacle charmant, après avoir cheminé 
une année entière au milieu des montagnes, que la vue de ces rives basses et verdoyantes 
le long desquelles glissaient de nombreuses barques et apparaissaient de blanches pagodes. 
Nous employämes toute la matinée suivante à gréer notre jonque : il ne fallait plus 
eompter sur le courant devenu insensible pour continuer notre route; la largeur du fleuve, 
qui atteint près de deux kilomètres, nous permettait d'utiliser le vent, même contraire. Ce 
fut en louvoyant que nous atteignimes Cha-che, ville commerçante située à l'entrée, du 
canal qui relie entre eux les petits lacs disséminés entre cette ville et Han-keou. Ce canal 
fournit une route beaucoup plus courte que celle du fleuve pour communiquer avec ce 
dernier point. Les très-grandes jonques, comme était la nôtre, continuent seules à des- 
cendre le Ta kiang qui devient presque désert et décrit une série de courbes qui triplent le 
trajet. 

Nous passimes, le 3 juin pendant la nuit, devant l'entrée du lac Tong-ting; à partir 
de ce point, la circulation redevient très-active sur le fleuve. Le 5 au soir, notre jonque se 
glissait au milieu de la forêt de mâts qui encombre le fleuve et mouillait devant la ville de 
Han-iang. Le lendemain matin, au point du jour, nous traversames la rade où se 
trouvaient des bâtiments de commerce américains et anglais et l'Aavoc, canonnière de 
Sa Majesté Britannique; nous vinmes aborder devant le consulat de France. Nous étions 
enfin rendus à la civilisation européenne! 

M. Guénaud, chancelier de M. Dabry, gérait à ce moment le consulat d'Han-keou; il 
nous en fit les honneurs avec une cordialité et une bienveillance que nous n'avons pas 
oubliées. La colonie européenne, qui nous attendait depuis longtemps, nous fit l'accueil le 
plus sympathique. Je suis heureux de pouvoir adresser tout particulièrement à M. le capi- 
taine O’Keef commandant de l’Aavoc, mes remerciements les plus affectueux. Nous nous 
hätâmes de congédier la lourde jonque sur laquelle nous venions de parcourir plus de 
onze cents kilomètres depuis Tchong-kin fou. 

En rade, se trouvait un de ces rapides steamers qui font le service entre Han-keou et 
Shang-hai. Un pareil moyen de locomotion était passé pour nous dans la région des 


1 Voy. t. IE, p. 252, le dénombrement des rapides du fleuve. 


D44 DE TA-LY A SAIGON. 


rèves ; il nous tardait de nous assurer de sa réalité. Nous partimes le 10 juin sur le vapeur 
américain le ?/ymouth-Rock. Thomas Ko nous avait devancés à Han-keou et s’embarqua 
avee nous. Le 12 juin, nous jetâmes l'ancre en rade de Shang-hai; la plus gracieuse hos- 
pitalité nous attendait au Consulat général de France ; nous retrouvämes chez M°° Brenier 

de Montmorand ce charme et cette élégance française dont nous avions, hélas ! perdu 
les traditions. Les barbares qu'elle a reçus jadis sont heureux de lui témoigner ici leur 
respectueuse admiration. 

La colonie française de Shang-hai tint à honneur de fêter la petite troupe d’explora- 
teurs. Un banquet qui nous fut donné par nos compatriotes, me fournit l’occasion de les 
remercier de leur enthousiasle et patriotique réception. 

Le 19 juin, nous quittâmes Shang-hai sur le paquebot des Messageries /e Dupleix ; 
nous arrivames à Saigon le 29. M. le contre-amiral Ohier, gouverneur de la Cochinchine 
française, n'avait recu que l’avant-veille le rapport dans lequel je lui annoncçais la mort 
de M. de Lagrée. Cette perte fut vivement ressentie dans la colonie, où le souvenir des 
services et des éminentes qualités de cet officier vivait dans toutes les mémoires. Des hon- 
neurs extraordinaires furent rendus à son cercueil, qui fut inhumé dans le cimetière de 
Saigon. Un pelit monument y rappelle aujourd’hui la mémoire de cet homme de bien, de 
ce vaillant soldat de la France. Si quelque chose peut consoler les siens, c’est la pensée 
qu'il est mort au champ d'honneur le plus enviable : celui de la science et de la civilisation. : 


TOMBEAU DU COMMANDANT DE LAGRÉE, A SA!GON. 


XXII 


CONCLUSIONS GÉNÉRALES. — POLITIQUE DE LA FRANCE EN INDO-CHINE ET EN CHINE. 


Lorsqu'on revient en France, après de longues années de séjour en pays lointain, 
pendant lesquelles on s’est trouvé mêlé, plus ou moins directement, à toutes les entreprises, 
à Lous les efforts tentés à l'extérieur en vue de l'intérêt du pays, on reste singulièrement 
touché de la profonde indifférence du public pour tout ce qui se rattache à ce côté de la 
grandeur nationale qui, jusqu'alors, vous avait paru si intéressant et si nécessaire. Il sem- 
ble qu'il n°y ait aucun lien entre les intérêts que l’on vient de défendre et cette nation, 
jadis aventureuse, aujourd'hui tellement repliée sur elle-même, qu'elle ne songe même 
plus à chercher au dehors un aliment à son activité naturelle. 

On a signalé plusieurs fois les causes de cette indifférence : nos programmes d’éduca- 
tion habituent la pensée à se mouvoir de bonne heure dans un cercle restreint. L'étude 
exclusive de l'antiquité grecque et latine, l’enseignement de l’histoire, borné à la seule 
Europe ou, pour mieux dire, au seul bassin de la Méditerranée, circonscrivent nos 
observations et nos raisonnements sur des eivilisations appartenant toutes, ou à peu 
près, à une même race, ou à des races plus ou moins dérivées les unes des autres. 
On ne cherche d’autres points de comparaison que ceux que peuvent offrir les histoires 
d'Athènes et de Rome, et l'on dédaigne ou lon ignore les prodigieux enseignements qui 
ressortiraient du passé, à peine interrogé, des deux tiers du genre humain. Un bachelier 
de vingt ans, dont l'éducation passera pour brillante et complète, connaïtra admirable- 


ment l’histoire de la petite ville de Tvr. ou les lois de Lycurgue, qui n’ont peut-être 
I. 69* 


546 CONCLUSIONS GENERALES. 


pas réei cent mille individus; mais les noms mêmes de Bouddha et de Confucius, 
dont l'influence vit encore sur des centaines de nullions d'hommes, lui seront proton- 
dément inconnus. S'il se doute, sans trop oser y croire, de l'existence du Grand Mosol 
ou du Grand Khan, c’est qu'il aura lu les Wie et une Nuits, ou quelque réeit de 
voyages vers des régions fantastiques dont il ne connaît pas la position sur la carte, Quant 
à la géographie proprement dite, elle n’est guère en France qu'un corollaire effacé de 
l’histoire : cette science, dont les aspects sont si variés et les applications si fécondes, n’a 
pas encore oblenu une place à part dans notre enseignement officiel *, 

Ce singulier rétrécissement de notre horizon scolaire n'a pas peu contribué à entre- 
tenir ces illusions dont nous nous sommes réveilles tout meurtris. Nous nous étions fa- 
conné un monde de fantaisie, au gré de nos utopies humanitaires ou de nos préjugés 
vanileux, el nous sommes venus nous heurter douloureusement à la réalité des faits. 
Aujourd'hui encore, nous vivons sans paraître nous en douter à côté de populations in- 
nombrables et de contrées d’une richesse infinie, que la rapidité des communications a 
mises à nos portes. Alors que l’industrie des nations rivales sait aller y puiser les ma 
lières premières et y trouver les consommateurs qui la font vivre et prospérer, la nôtre, 
leur égale en habileté et en science, se restreint volontairement au seul marché de l'Eu- 
rope et ignore que la fortune attend ailleurs ses produits. 

Les événements politiques du commencement du siècle et une centralisation exces- 
sive ont été complices de l'insuffisance de notre éducation. Nous nous sommes isolés du 
reste du monde, en nous figurant marcher à sa tête. Nos revers maritimes et le blocus 
continental ont rompu, sous le premier empire, la chaine de nos traditions coloniales ; 
l’action du gouvernement en tout et pour tout s’est substituée à l'initiative individuelle. 
Alors qu’une puissante émigration conquiert au commerce et à l’influence de l’Angle- 
terre les principaux débouchés du globe, les Français, satisfaits de vivre dans un pays 
qu'ils proclament le plus beau du monde, se ruent avec fureur vers les emplois officiels et 
les carrières dites libérales. Ils dépensent, pour arriver à des positions mesquines et sans 
avenir, plus d’habileté et d'énergie qu'il n’en faudrait pour faire cent fois fortune à l’é- 
tranger. L'opinion publique se désintéresse entièrement des questions lointaines. Privée 
de ce guide vigilant, qui fonctionne ailleurs avec tant d'efficacité, notre diplomatie a été 
incapable de reconstituer ce que j'appellerai une politique d'outre-mer. Depuis trois 
quarts de siècle, nos consuls, nos chargés d’affaires à l'étranger, vivent au jour le jour, 
ne sachant ni se proposer un but ni le poursuivre avec cette ténacité et cette sobriété de 
moyens qui ont fait la fortune de l'Angleterre. Ils se déconsidèrent comme à plaisir en 
renversant le lendemain ce que leur prédécesseur a édifié la veille, et le moindre re- 


1 Ces lignes ont été écrites avant la guerre.— Aujourd’hui quelques réformes ont été accomplies, grâce aux 
persévérants efforts de M. Levasseur, qui à entrepris avec tant d'intelligence et de patriotisme une campagne 
en faveur de l’enseignement géographique. Tous ceux que j’appellerai les géographes militants, voyageurs ou 
marins, dont les efforts sont souvent si peu appréciés dans leur propre pays, ne peuvent qu'être profondément 
reconnaissants à l'éminent académicien d’essayer de faire aimer en France l’étude de la géographie. On se 
résigne facilement à voir les plus pénibles labeurs passer inaperçus ; on ne se console pas de la pensée qu'ils sont 
restés stériles. 


POLITIQUE DE LA FRANCE EN INDO-CHINE ET EN CHINE. 547 
proche qu’on puisse leur faire est d'ignorer profondément les intérêts qu'ils sont chargés 
de défendre. 

On se rappelle le eri d'alarme poussé, il y a quelques années, par un écrivain dont la 
France regretle la mort prématurée. Dans la France nouvelle, M. Prévost Paradol a 
montré la race anglo-saxonne possédant l'Amérique et l'Océanie et envahissant sans retour 
le continent asiatique, et notre pays condamné à une irréparable décadence, s’il ne tente un 
vigoureux effort. Mais cet effort, M. Prévost Paradol le circonscrit, lui aussi, au seul bassin 
de la Méditerranée. Cédant à cette préoccupation de milieu qui ne veut tenir compte que 
des races européennes, il supprime d’un trait de plume einq cents millions d’Indiens ou 
de Chinois dont il livre sans coup férir le territoire à l'Angleterre où aux États-Unis. IL 
semble que ces races fécondes et puissantes soient fatalement destinées à disparaître comme 
les tribus d'Amérique, que tout ce qui n’est pas européen doive être considéré comme 
sauvage et traité comme tel. 

C'est là une grave méprise : ces civilisations, jadis florissantes, ne sont point si décré- 
pites qu’elles doivent tomber en poussière au seul contact de la race blanche. Elles peuvent 
se reconstituer à nouveau dans le sens moderne et exercer une influence avec laquelle il 
faudra compter. Au point de vue économique, les populations si laborieuses de l'extrême 
Orient pèsent déjà d’un poids énorme dans la balance des échanges et peuvent offrir des 
remèdes inattendus au mal social qui ronge la vieille Europe. La France ne saurait se con- 
damner à l’abstention sur ce théâtre où s’agite le tiers des habitants de la planète, à ne pas 
essayer de prendre place sur cet immense marché de consommation et de production. 
Après les preuves de vitalité qu'a données notre pays, nous n’avons pas le droit de déses- 
pérer de son avenir. Il ne nous est permis d’abdiquer nulle part. Plus que jamais, nous 
devons être présents sur tous les points du globe habité : le monde appartiendra à qui 
l’étudiera et le connaîtra le mieux. 


L'importance et l'excellente situation commerciale de notre colonie de Cochinchine 
font de Saigon le point central de l’action française dans l'extrême Orient. Les traités 
conclus avec la cour de Hué assurent d’une manière définitive la prépondérance de notre 
pavillon et de notre politique sur tout le litloral oriental de l’Indo-Chine et remettent 
entre nos mains les destinées d’une race intelligente et souple, dont le caractère a de 
nombreux points de contact avec le nôtre et dont l’assimilation semble devoir être aussi 
facile qu’elle sera avantageuse. Les Annamites sont doués, à l'instar de la race chinoise, 
de qualités expansives et colonisatrices excessivement remarquables. Leur prise de posses- 
sion du Delta du Cambodge date à peine du commencement du siècle, et cette région 
est aujourd'hui une des mieux cultivées et une des plus riches des mers de Chine: 
tels sont les pionniers qui peuvent remplacer les colons qui nous manquent et faire 
rayonner à l’intérieur de la péninsule indo-chinoise notre influence et notre com- 
merce. 

Malheureusement les guerres intestines qui ont désolé l’empire d’An-nam sous Gia- 
long lui ont fait perdre la situation politique qu’il occupait dans la vallée du Cambodge. 


D48 CONCLUSIONS GÉNÉRALES. 


Le gouvernement siamois a profité de cette circonstance pour effectuer la conquête du 
Laos. Il allait consommer également la destruction complète de l’ancien royaume du 
Cambodge, lorsque la France est intervenue, et, par l'établissement de son protectorat, 
s’est ménagé un accès à l’intérieur du pays et a rouvert de ce côté une issue à l’émigra- 
tion annamite. Mais les agissements postérieurs de notre politique n’ont pas répondu à 
ces débuts. On a fait au gouvernement siamois des concessions fâcheuses qui ont amoindri 
notre prestige et compromis l'avenir. J’ai raconté dans le chapitre V de cet ouvrage, com- 
ment les Siamois s'étaient emparés, au mépris destraités, des provinces cambodgiennes 
de Battambang et d’Angcor, et j'ai insisté (p. 240-241) sur les avantages commerciaux que 
présenterait l’unité de domination sur les rives du Grand Lac. Malheureusement l’igno- 
rance et la précipitation de notre diplomatie ont laissé ratifier une usurpation, qui sera, 
et qui est déjà, une cause de conflits incessants. 

Sous peine de nous discréditer entièrement auprès de populations par lesquelles nous 
ne devons jamais, dans l'intérêt même de la civilisation, laisser discuter notre supériorité, 
il faut apporter désormais dans nos relations avec les gouvernements indo-chinois plus 
d'esprit de suite, une vue plus nette de l'avenir ; il faut renoncer à ces errements funestes 
qui consistent à remplacer un gouverneur ou un diplomate le jour où ils commencent à 
connaitre le pays où on les à envoyés ; il faut savoir en faire les exécuteurs dociles d’une 
politique aussi invariable dans son but que réservée dans ses moyens. Il faut enfin que . 
les ministères compétents sachent combiner leurs efforts pour une action commune et que 
ce qui est une vérité sur la rive droite de la Seine ne passe pas pour un mensonge sur la 
rive opposée *. 

J'ai déjà fait ressortir, dans le cours de ce travail, le côté oppresseur de la domination 
siamoise : les monopoles de tout genre, les transactions obligatoires arrêtent partout le dé- 
veloppement naturel des pays soumis à Bankok; la chasse aux esclaves, pratiquée sur une 
large échelle, amène la décroissance de la population et imprime aux mœurs des habitants 
un caractère regrettable de brutalité. La législation chinoise qui régit les Annamites est 
imprégnée au contraire d’un profond esprit démocratique; la propriété personnelle, niée 
à Siam, est partout régularisée en An-nam; l'initiative individuelle, l’agriculture et le 
commerce sont encouragés dans ce dernier pays, par les institutions les plus libérales. 
Combattre l'influence abrutissante des Siamois par l'esprit de colonisation et d’entreprise 
des Annamites qui sert à la fois les intérêts de la France et de la civilisation : telle est la lutte 


Le traité qui a cédé d’un trait de plume la moitié du Cambodge aux Siamois, a été conclu malgré l’oppo- 
sition du gouvernement de Cochinchine. A cette époque, on ignorait au ministère des affaires étrangères 
qu’au nord des provinces de Battambang et d’Angcor, livrées à Bankok en échange de la reconnaissance de 
notre protectorat sur le reste du Cambodge, il y avait six autres provinces entièrement cambodgiennes, dont les 
Siamois n'avaient eu garde d'indiquer l'existence et qui n'avaient point encore leur place marquée sur nos 
cartes. Aïnsi on s’engageait à délimiter des frontières sans connaître le premier mot de la géographie locale ! 
Admis à m'expliquer, devant S. M. Napoléon II, sur la situation qui nous était faite en Indo-Chine par ce ma= 
lencontreux traité, je fus interpellé par M. le marquis de Moustiers, qui en nia formellement l'existence. Il y 
avait à ce moment trois mois que M. Duchesne de Bellecourt était parti de Paris pour aller en échanger les 
ratifications à Bankok, Si extraordinaire qu’elle puisse paraître, l'ignorance de M. de Moustiers m'a semblé 
sincère. 


POLITIQUE DE LA FRANCE EN INDO-CHINE ET EN CHINE. 549 


toute pacifique que nous devons provoquer par tous les moyens possibles, et dont nous ne 
devons jamais perdre de vue les intérêts et les résultats. 

Ouvrir avec l’intérieur de la vallée du Mékong des voies de communication qui puissent 
suppléer en partie au défaut de navigabilité de ce fleuve !, exiger la suppression com- 
plète et absolue des douanes que le roi du Cambodge, notre protégé, entretient à la frontière 
de ses états et du Laos; négocier avec Siam, la suppression de la traite des esclaves en 
fusant appel au besoin aux principes bien connus de ceux — je veux parler des Anglais, — 
que nous avons trouvés Jusqu'à présent, à Bankok, les adversaires de notre politique (Voy. 
ci-dessus, p. 222), sont les premiers moyens qui s'offrent à nous pour augmenter les relations 
commerciales entre le Laos et notre colonie de Cochinchine, pour diminuer les défiances que 
les Européens ont inspirées jusqu’à présent aux populations laotiennes et sauvages, et fa- 
voriser l’émigration des Annamites et des cultivateurs chinois à l’intérieur de la péninsule. 
Nous trouverons à Bassac et à Attopeu, dans le Laos méridional, ces stations d’une tem- 
pérature moyenne, que les colons européens doivent avoir à leur portée dans les pays 
chauds pour réparer leurs forces (Voy. ci-dessus, p. 184). La concurrence commerciale 
que les Chinois etles Annamites ne manqueront pas de faire aux mandarins siamois, fournira 
aux gouverneurs des provinces laotiennes l’occasion naturelle de réclamer contre de hon- 
teux monopoles. Ces réclamations, appuyées par l'attitude presque menaçante de popula- 
lions encore peu résignées au joug, seront écoutées sans aucun doute, si nous les encoura- 
geons au nom de nos propres intérêts ; si nous savons faire revivre à propos les prétentions 
légitimes des Annamites sur le bassin du Se Banghien ; si nous parvenons enfin à ouvrir de 
ce côté une nouvelle porte à l’émigration cochinchinoise. On se rappelle sans douté que 
nous avons rencontré une colonie annamite à Lakon et que le fleuve n’est en ce point 
qu’à trente lieues de la côte. 

Nous devons aussi essayer de faire restituer au Cambodge les provinces de Baitam- 
bang et d’Angcor, en proposant au gouvernement de Bankok leur échange contre les 
provinces plus septentrionales de Muluprey et de Tonly Repou, dont la prise de possession 
par les Siamois a été le résultat d’une trahison et n’a été sanctionnée par aucun traité. 
Nous assurerons ainsi l'écoulement vers Saigon des riches produits du bassin du Grand 
Lac. 

Enfin, l'ouverture par la vallée du Tong-king de relations commerciales avec le sud de 
la Chine est l’un des résultats les plus importants que la politique française doive chercher à 
obtenir en Indo-Chine. 

Pour arriver à l'émancipation graduelle de cette intéressante contrée, il est nécessaire 
que notre colonie de Cochinchine, au lieu d’être livrée à des administrateurs de hasard, de- 
vienne une sorte d'Inde française, pépinière d'hommes instruits, profondément versés 

1 Se reporter à ce que j'ai dit p. 225, sur les voies de communication à établir entre l’amont et l’aval des 
rapides de Khong. Peut-être pourrait-on réunir Pnom Penh à Bassac par une route peu dispendieuse et plus 
rapide que celle du fleuve, en se servant du bras du Grand-Lac et de la rivière de Compong Soai. Il faudrait 
reconnaître le cours de celle-ci jusqu’à ses sources. Tout me fait supposer qu’on pourrait la réunir à la 


rivière de Tonly Repou par un canal très-court. La navigation à vapeur est possible entre Bassae et l’embou- 
chure du Tonly Repou. 


550 CONCLUSIONS GÉNÉRALES. 

dans les langues, l’histoire, la géographie et les mœurs des contrées avoisinantes. Il faut 
qu’à Saigon, comme à Calcutta et à Bombay, soient fondées des écoles où se recruteront, 
non plus à la faveur, mais à l'examen, les différents agents chargés de veiller aux intérêts 
de la France et de ses protégés asiatiques *. Chacun d’eux fera plus pour notre influence 
qu’un régiment. Rien de durable ne saurait se fonder par la force. Le véritable, le légitime 
conquérant est aujourd’hui la science. Seules, les populations que l’on a initiées à la civili- 
sation, dont on a augmenté le bien-être ou les jouissances intellectuelles, peuvent, sans 
colère ou sans honte, reconnaitre des vainqueurs. Sur ce terrain, la France peut prendre 
dès aujourd’hui d’éclatantes revanches. Les victoires qu'elle y remportera, si elle sait se 
souvenir et vouloir, enrichiront l’humanité et ne lui coùteront ni une goutte de sang ni une 
larme. 

C’est pour cela que l’on peut exposer sans détours ces programmes de conquête pa- 
cifique et que la meilleure politique consiste à les avouer hautement. N'est-ce pas reven- 
diquer sa part de l’un des plus hauts et des plus grands devoirs qui incombent aux nations 
civilisées ? En pareil cas, exciter la jalousie c’est réveilier lémulation et hater les progrès 
de la civilisation générale. Qui pourrait soutenir qu’avoir abandonné pendant plus d’un 
demi-siècle cette mission d’initiateurs, à laquelle la nature semble nous avoir prédestinés par 
nos qualités comme par nos défauts, n’est point une des causes de notre décadence mo- 
mentanée ? L’Angleterre, qui s’est résolüment emparée de ce rôle en Asie, et dont la poli- : 
tique pacifique n’inspire en Europe que du dédain, peut songer sans effroi à l’avenir, en 
regardant ses deux cents millions de sujets hindous progresser rapidement sous les insti- 
tutions libérales qu’elle leur a données. 

Tel est l’un des buts que nous devons recommander à l’activité du pays. Nos adminis- 
- trations coloniales n’ont été que trop, jusqu’à présent, le refuge de toutes les nullités dé- 
classées. Le système hiérarchique qui consiste à faire avancer en Cochinchine un magistrat 
de la Guadeloupe, estaussi ingénieux que celui qui ferait passer un consul des États-Unis 
au Japon : il est aussi fécond en fâcheux résultats. Exigeons au moins des agents coloniaux 
les garanties que nous demandons en France. Si les services qu’ils rendent sont plus 
méritoires, reconnaissons-les par des avantages proportionnés. Nous pouvons encore, si 
nous le voulons, retrouver en Indo-Chine l’empire colonial que Dupleix avait rêvé pour 


1 M. le contre-amiral Dupré, auquel notre colonie doit d’heureuses réformes et de hardies initiatives, 
poursuit en ce moment, je crois, auprès du ministère de la marine, la réorganisation du corps des Inspec- 
teurs des affaires indigènes de Cochinchine. Si cette réorganisation est admise par les bureaux, si leur 
routine ne s’effraye pas trop de voir des administrateurs coloniaux, épuisés par le travail et le climat, lou- 
cher des pensions de retraite, égales ou supérieures à celles des officiers généraux en France, on peut espérer 
voir se constituer à Saigon un corps véritablement d'élite. L’attrait scientifique, l'indépendance et l'élévation 
du rôle auquel on peut être appelé, exerceront sans aucun doute une séduction irrésistible sur les intelligences 
jeunes, aventureuses, éprises du nouveau, comme il y en a tant en France. Jusqu'à présent, on ne leur a 
donné aucun moyen de se consacrer à ces études asiatiques qui ont fait la gloire et préparé la fortune de 
l'Angleterre. Il faut entrer dans l’armée ou dans la marine pour avoir quelques chances de passer plusieursan- 
nées dansles pays d'Asie. Dans aucune de nos colonies n'existe, comme dans l'Inde, un corps spécialement chargé 
d'étudier et de défendre ses intérêts. L'organisation actuelle de nos possessions d'outre-mer, semble fondée 
sur ce principe « qu'il est inutile et même nuisible de connaître d'avance le pays que l’on doit administrer. » 


POLITIQUE DE LA FRANCE EN INDO-CHINE ET EN CHINE. 551 


nous dans l'Inde. Notre industrie et notre commerce, épuisés par tant de sacrifices, com- 
promis par tant de lourdes charges, peuvent y retrouver des débouchés et des éléments de 
richesse suffisants pour leur permettre de lutter avantageusement avec les industries 
et les commerces rivaux. 

De notre colonie de Cochinchine, porlons nos regards sur celle agglomération 
d'hommes qui forme le Céleste Empire. 

Les admirateurs passionnés ne manquent pas plus à la Chine que les détracteurs im- 
placables. Tous ceux qui y ont fait un long séjour se sont laissé plus ou moins gagner par 
l'influence de cette civilisation singulière, unique dans les annales du monde. L’uniformité 
extrême que présente à {ous les points de vue cette gigantesque nation finit par s’imposer 
à l'esprit; la rigidité des usages, l’imporlance de la forme, la gravité et la dignité avec 
lesquelles s’accomplissent les actes les plus insignifiants, donnent le caractère de néces- 
saire et d'indispensable aux moindres évolutions de la vie chinoise. Tout point de compa- 
raison échappe bientôt à l’'Européen qui se laisse absorber dans cet étrange milieu. Le 
dédain de cette société lettrée et polie pour tout ce qui vient du dehors finit par l’atteindre 
et le troubler; il croit infaillible une sagesse qui résulte de l'expérience accumulée de 
tant de siècles ; il admire cette monotone harmonie qui l'enveloppe de toutes parts, en ne 
laissant arriver jusqu'à lui aucune note étrangère; et, remplaçant enfin ses préjugés 
européens par des préjugés chinois, il n’est pas loin d’affirmer, avec ses nouveaux com- 
patriotes, qu’en dehors de la Chine il n’existe que des barbares. 

. Cette manière de voir aurait été, à bien peu de chose près, celle des premiers voyageurs 
qui nous ont fait connaître la Chine, si elle n’avait été contenue et modifiée par le senti- 
ment religieux, qui a toujours si puissamment influé sur les appréciations et les jugements 
des Occidentaux. Dans les récits des navigateurs qui abordèrent au seizième sièele sur les 
côtes du Céleste Empire, éclate une profonde et naïve admiration. L’empereur de Chine 
est représenté comme le plus puissant monarque du monde; ce n’est qu’à genoux et en 
tremblant que se présentent devant lui les envoyés des nations européennes. 

Qu'on se reporte d’ailleurs par la pensée vers l’année 1500, époque où se nouërent les 
premières relations maritimes entre l’Europe et la Chine, et que l’on essaye de se repré- 
senter l’ancien monde : un commerce à peu près nul, une agriculture en enfance, une 
immense quantité de terres en friche, peu ou point de canaux ou de routes, nulle part de 
communications sûres et régulières, une ignorance profonde et presque générale, chez le 
peuple une misère navrante, partout l'arbitraire, l'intolérance et la guerre ; tel était le 
sombre tableau en regard duquel venait se placer le paysage animé et paisible des riches 
provinces orientales de la Chine. Comme législation, comme mœurs, comme productions, 
la supériorité du nouvel empire sur l’Europe ressortait incontestable; — comme science, 
il n'avait encore rien à apprendre de l'Occident, dont toutes les grandes découvertes 
n’ont été faites qu'après cette époque. 

Il est donc naturel que la première impression produite, au sujet de la Chine, par les 
merveilleux récits qui furent transmis alors en Europe, ait été celle d’une civilisation 
accomplie et d’une puissance presque sans limites. L'étude approfondie que les jésuites 


552 CONCLUSIONS GÉNÉRALES. 


firent dans le siècle suivant de l’histoire, de la littérature, de l’industrie, des ressources 
de cetle grande nation confirma cette opinion en l’appuyant sur des chiffres et des faits 
précis. Les écrivains du dix-huitième siècle s’emparèrent avec empressement des argu- 
ments et des exemples de toute nature que venaient apporter à l’appui de leurs thèses 
économiques et philosophiques le long passé, jusque-là inconnu, et la constitution politique 
et sociale de trois cents millions d'hommes. 

Mais l'engouement était allé trop loin ; une réaction devait se produire, et, à son tour, 
elle fut extrême. Les sages de l'Occident tremblèrent pour leur suprématie, qu’ils n’étaient 
point habitués à voir contester, et attaquèrent avec violence cette civilisation, dont les 
preuves n'étaient point, selon eux, assez faites. On nia l'antiquité et les origines de 
l’histoire des Chinois, on fit de leurs philosophes des copistes et de leurs savants des 
plagiaires. Pour la plus grande gloire de la race aryenne, ce fut de l'Inde que l’on fit venir 
leurs inspirations. Au point de vue politique, le revirement ne fut ni moins rapide, ni 
plus mesuré : les gouvernements européens apprirent bientôt à mépriser ce colosse devant 
lequel ils s'étaient trop longtemps humiliés ; peu s’en fallut qu’on ne traitat les Chinois 
de sauvages dignes tout au plus de remplacer les nègres dans nos colonies à sucre, et après 
avoir fait prosterner lord Macartney, en 1793, devant l’empereur Kien-long, l'Angleterre, 
en 1840, imposait à coups de canon, à son petit-fils, l'empoisonnement de l’opium. 

D'ailleurs, pendant ces trois siècles, l’Europe a fait des progrès immenses et les termes : 
de comparaison se sont déplacés. Habitué aux merveilles de l’industrie et de la science 
modernes, l’Européen qui visite aujourd’hui la Chine ne comprend plus l’enthousiasme 
de ses devanciers, et il éprouve une vive déception. Si un long séjour dans l’intérieur du 
pays a pour effet, comme nous l’avons remarqué plus haut, de prédisposer outre mesure 
en faveur de la civilisation chinoise, une rapide promenade sur les côtes ne la fait aper- 
cevoir au contraire que sous un jour défavorable. C’est malheureusement sur cette 
observation superficielle que la jugent aujourd’hui la plupart des voyageurs. Profondément 
imbus de l’idée de leur supériorité, érigeant en axiomes indiscutables leurs préjugés 
d'éducation et de race, ils ne trouvent que des ridicules à la surface de ce peuple dont la 
manière de vivre semble être l’exact contre-pied de la nôtre, et ils se contentent de rire, à 
où il faudrait observer longtemps et avec attention. Rien de moins intime, du reste, que 
les rapports des barbares avec les nationaux du Céleste Empire. Sur tous les points des 
côtes où se sont établis les Européens, ils ont formé des villes distinctes, où le Chinois 
n’est toléré que comme boutiquier ou comme homme de peine. Les deux civilisations 
vivent côte à côte sans se mélanger, sans se connaitre, en antagonisme commereial qui les 
révèle l’une à l’autre sous leur plus mauvais jour, et il arrive bien souvent que l’'Euro- 
péen qui a véeu de longues années à Hong-kong ou à Shang-hai, est obligé, une fois rentré 
dans sa patrie, de chercher dans des livres ce qu’il doit penser de l’état social et politique 
du Céleste Empire. | 

Quand on étudie la législation chinoise, on est frappé de son caractère égalitaire et 
démocratique. Point de priviléges autres que ceux de l'intelligence et du travail ; le bonheur 
etle bien-être du plus grand nombre étaient déjà, à l’époque du déluge, la maxime des gou- 


POLITIQUE DE LA FRANCE EN INDO-CHINE ET EN CHINE. 553 


vernants de la Chine. On peut dire que l’économie politique et sociale, science si récente 
chez les Occidentaux, a pris naissance chez les Chinois, et que leurs philosophes les 
plus complets n’ont été que des économistes. C’est à ce sens infiniment pratique, trait 
caractéristique de la nation chinoise, qu’il faut attribuer son rapide développement. Les 
spéculations métaphysiques, lout en dénotant une organisation plus élevée et un sens plus 
délicat du beau, ont égaré longtemps les nations occidentales à la recherche d’un idéal 
philosophique ou religieux, et leur ont fait consumer en vains efforts une activité et une 
intelligence qui, mieux dirigées, auraient pu leur conquérir une situation matérielle 
infiniment plus prospère. A eôté des longues guerres et des luttes intestines qui désolaient 
l’Europe, la tranquillité et la richesse relatives du Céleste Empire ont frappé de bonne 
heure les écrivains et les philosophes : Théophylacte Simocatta, qui vivait au commence- 
ment du septième siècle, dit en parlant des Chinois : « Ce royaume n’est jamais troublé 
« par des désordres intérieurs; les lois sont justes, les habitants sont sobres et font un 
« grand commerce. » — « Libre de ce despotisme militaire que le Musulmanisme a établi 
« dans le reste de l'Asie, a écrit Abel Rémusat, ignorant l’odieuse division des castes qui 
« forme la base de la civilisation indienne, la Chine offre à l'extrémité de l’ancien con- 
« linent un spectacle propre à consoler des scènes de violence et de dégradation qui 
« frappent les veux partout ailleurs. » 

Aussi, grace aux ressources d’un climat qui se prête admirablement à toutes les cul- 
tures, et présente réunies les aptitudes de terroir les plus diverses, grâce à l’abondance et 
à la variété des matières premières fournies par ce vaste empire, l’agriculture et l’industrie 
des Chinois, favorisées dans leurs progrès par la stabilité et la sagesse des institutions 
politiques, ont atteint de bonne heure un degré de perfection auquel l'Occident n’est ar- 
rivé que beaucoup plus tard. Parvenus, alors que le reste de l'humanité était presque tout 
entier dans les langes de la barbarie, à un degré de supériorité et de civilisation si remar- 
quable, environnés de peuples barbares, dont ils ont pu subir parfois la suprématie mili- 
laire, mais auxquels ils ont toujours fait accepter leurs lois, leurs mœurs, leur suprématie 
intellectuelle, les Chinois se sont crus autorisés à ce profond dédain, à ce mépris non 
déguisé qu'ils professent pour tout ce qui n’est point eux. Immobiles depuis des siècles, ils 
sont presque excusables de ne point s'être aperçus qu'autour d’eux tout avait progressé, 
et que les barbares d'autrefois étaient à présent leurs maîtres. Le système d’isole- 
ment pratiqué chez eux depuis si longtemps, après les avoir préservés des préjugés cou- 
pables et des superstitions cruelles du monde ancien, est devenu une barrière funeste qui 
les a séparés de la civilisation occidentale. Ils n’ont pas su la voir naître; ils ne l’ont pas 
comprise dans ses premières manifestations : elle les enveloppe aujourd’hui de toutes parts 
et les écrasera, s’ils ne se laissent pas pénétrer par elle. 

Dans ce malentendu persistant qui a plusieurs fois rompu les relations pacifiques entre 
l'Europe et la Chine, tous les torts sont-ils cependant du côté de cette dernière ? Non 
certes, et une étrange fatalité semble avoir pris à tâche de compromettre aux yeux des Chi- 
nois la religion et la civilisation européennes. — Nous avons déjà indiqué le côté tout 


positif, tout matérialiste, des principes de la philosophie chinoise. Une indifférence absolue 
Ê 70 


BH4 CONCLUSIONS GÉNÉRALES. 


en matière religieuse est la base même de cette philosophie ; à ses yeux, toute religion 
est également vraie, et doit être acceptée comme également bonne. Les premiers efforts 
de propagande chrétienne tentés en Chine devaient done discréditer ses apôtres en les 
assimilant à l’une des elasses les moins considérées, et les plus bas placées dans l’échelle 
sociale, celle des prêtres de Bouddha et de Lao-tse. De plus, quelques-uns des dogmes 
que l’on venait prêcher aux Chinois blessaient profondément les sentiments et les croyances 
les plus enracinés chez eux: le respect de la tradition, des ancêtres, et cette vénération tou- 
chante qu'ils conservent pour les origines de la famille, s’élevaient avec force contre les 
interdictions et les théories exclusives du dogme catholique. Les jésuites, qui se firent 
un instant une si brillante position à la cour de Kang-hi, comprirent la puissance de ces 
préventions, et essayèrent de ne point les heurter trop directement. Mais les ménagements 
dont ils crurent devoir user furent violemment attaqués par une confrérie rivale, celle des 
dominicains, qui firent condamner leurs adversaires par la cour de Rome. L’éelat de ces 
dissensions provoqua un édit d'expulsion de tous les missionnaires. Les lettrés chinois, qui 
avaient laissé prècher, avec la plus grande indifférence, les doctrines de Bouddha, s'étaient 
aperçus que la même tolérance à l’égard de la religion chrétienne provoquerait infaillible- 
ment l’immixtion des puissances européennes dans les affaires de l’empire, et l’envoi à 
Pékin d’un envoyé du pape, chargé d'y faire acte d'autorité, justifia leur manière de voir. 

Depuis cette époque, les missionnaires sont rentrés en Chine, et ont courageusement 
continué leur œuvre de prédication ; mais elle était discréditée d'avance dans l’esprit pu- 
blie, et c’est à peine si leurs persévérants efforts ont réussi à maintenir les quelques chré- 
tientés formées à l’époque de Khang-h1. Leur œuvre, mal interprétée, a toujours rencontré 
l’indifférence, et souvent excité la haine. Réfugiée dans les rangs inférieurs de la société, 
impuissante à faire un seul prosélyte dans la classe intelligente, mais presque athée, de 
la nation, elle n’a pu conquérir droit de cité, et la foule a trop souvent fait justice elle- 
même des prétendus crimes, que, dans son ignorance, elle attribuait aux chrétiens. 
Ces persécutions toutes locales, que les autorités chinoises, bien plus par impuissance 
que par mauvaise volonté, ne réussissaient pas à empêcher, ont attiré des représailles de 
la part des gouvernements européens. Ces représailles ont-elles atteint leur but? il est 
permis d'en douter. Dans l’état de désorganisation actuelle du Céleste Empire, le pouvoir 
central est sans force et ne peul faire prévaloir ses volontés dans les localités que leur 
position met à l’abri de l'intervention directe d’une canonnière française. Les man- 
darins, placés entre l’hostilité du peuple et les réclamations des étrangers, perdent leur 
place sans qu'il en résulte une amélioration notable dans la situation des missionnaires ; 
aux yeux de la foule, l'influence étrangère qui soutient ces derniers et dont ils abusent 
parfois, n’est qu'une cause d’impopularité de plus. 

Mal engagées au point de vue religieux, les relations de l’Europe avec la Chine ont 
encore plus malheureusement débuté au point de vue commercial. Si l’accès de cet im- 
mense marché éveillait toutes les convoitises des négociants européens, les Chinois de- 


1 Le cardinal de Tournon. 


POLITIQUE DE LA FRANCE EN INDO-CHINE ET EN CHINE. 555 


vaient au contraire être assez indifférents à l'établissement de nouveaux rapports d'échange. 
Le commerce intérieur de la Chine à toujours été en effet de beaucoup supérieur à son 
commerce extérieur et elle trouve à la fois chez elle des éléments de production et de con- 
sommation décuples de ceux que, même aujourd’hui, elle peut se procurer à l'étranger. 
Il en est résulté, pour les puissances européennes, une position dépendante, une altitude 
sans fierté et sans énergie, qui ont fait illusion à la cour de Pékin sur ses véritables 
forces. Les concessions, parfois honteuses, faites au gouvernement chinois par le Portugal 
et l'Angleterre, dans l'intérêt de leur commerce, ont amené chaque jour des exigences 
plus grandes et semblé confirmer une suprématie qu'il n’était ni utile ni digne de re- 
connaitre ou d'accepter. Même après le coup de foudre de la guerre de 1840, la faveur 
de commercer avec le Céleste Empire paraissait si précieuse que, pour ne pas la compro- 
mettre, on fermait les yeux sur les violations les plus flagrantes du droit des gens. Je ne 
puis m'empêcher de rappeler ici l'assassinat du gouverneur portugais ‘ de Macao, en 
1848, crime qui resta impuni et ne fut l’objet d'aucune réclamation. Seule, la corvette 
la Bayonnaise, commandée par M. Jurien de la Gravière, osa aller mouiller dans ce port 
pour protéger la colonie européenne contre les excès de la populace cantonaise ; les 
navires de guerre anglais et américains mouillés à Hong-kong non-seulement n’imitèrent 
point cet exemple, mais encore n’interrompirent pas un seul instant leurs relations avec 
les autorités chinoises. 

La première guerre faite à la Chine par les Européens ne fut elle-même qu’un flagrant 
déni de justice, et si elle prouva leur supériorité militaire, elle ne put les relever dans 
l'estime de cette nation polie et lettrée. Je ne reviendrai pas ici sur cette grave affaire 
de l’opium. Après s'être montré aux Chinois sous l’odieuse livrée de la contrebande, et 
les avoir forcés, pour le plus grand avantage des Indes anglaises, à accepter une denrée 
dont leur sagesse séculaire avait interdit l’usage, le commerce européen n’a guère été 
depuis moins cupide et plus honnète, et les expédients malheureux dont il s’est cru auto- 
risé à se servir l'ont même un instant complétement discrédité aux yeux des Chinois. 

L'Europe a donc quelques reproches à se faire, et l'accusation traditionnelle de dupli- 
cité et de mauvaise foi, si souvent lancée contre le gouvernement chinois, pourrait se 
retourner contre nous en certaines circonstances. Dans quelle mesure convient-il au- 
jourd’hui de compter avec la Chine ? Cette nation, qu’on ne peut songer ni à dominer ni 
à détruire, ne peut-elle un jour marcher de pair avec les peuples européens ? Les der- 
nières réformes que le gouvernement de Pékin à su accomplir ont raffermi la dynastie 
tartare un instant ébranlée. Ne convient-il pas, en l’aidant dans cette œuvre de réparation, 
de remettre une grande institution politique dans la voie du progrès? 

Le corps des lettrés, investi en Chine de toutes les fonctions politiques et administratives 
et qui se recrute par la voie des examens, est loin de répondre aujourd’hui à l’idée que 
l’on pouvait autrefois s’en faire. Gardien trop respectueux de la tradition, jaloux à l’excès 
de toute innovation, il a puissamment contribué à cet isolement funeste, au milieu duquel 


1 Le capitaine de vaisseau Amaral. 


556 CONCLUSIONS GÉNÉRALES. 


sont venues s’élioler toutes les forces vives du pays. Les principes les plus justes se vicient 
dans l'application, quand ils ne sont jamais contestés et qu'aucun fait inattendu ne vient en 
provoquer la discussion. Le retour constant vers le passé éteint l’émulation en faisant 
considérer tout progrès comme chimérique. Aueune idée nouvelle, aucun pas en avant 
ne pouvaient venir de l'étude unique el toujours répétée des livres classiques et des traditions 
des anciens. De ce fonds, riche sans doute, mais enfin épuisé, est issue une civilisation 
bientôt immobilisée. Après avoir d’abord repoussé par dédain tout ce qui venait du dehors, 
les lettrés repoussent aujourd’hui par crainte l’introduction des idées européennes ; ils 
sentent instinctivement que cette orgueilleuse supériorité qu'ils affectent vis-à-vis des 
masses, que ce prestige consacré par tant de siècles, s’'évanouiraient bientôt, si on les exa- 
minait au flambeau de la science moderne, et, effrayés de la transformation qu'ils de- 
vraient subir pour conserver leur situation menacée, ils préfèrent en relarder l'heure par 
tous les moyens possibles. 

Rien de plus absorbant et de plus factice à la fois que le travail accumulé par un 
Chinois pour atteindre à ces hautes positions que confère en Chine le titre de kan-lin 
ou de docteur. Après de longues années d'étude, qu’a-t-il appris? l’histoire, la médecine, 
les sciences? — Nullement, et cela lui importe peu : il commence à savoir lire, il va 
avoir entre les mains la clef de tous les trésors ; mais à peine la possède-t-1l complétement 
qu'il meurt à la tâche, laissant la réputation d’un profond érudit. 

ILest certain qu’il faut considérer l'écriture figurative des Chinois comme une des causes 
les plus puissantes de l’avortement de leur civilisation. Ce mode hiéroglyphique de rendre 
la pensée, qui semble plus naturel tout d’abord que la savante décomposition des sons per- 
mettant, à l’aide d’une trentaine de signes, de représenter toutes les émissions de voix, les a 
entraînés dans un système d’une complication inouïe, où leur ingéniosité parait se com- 
plaire, mais dont l'étude devient chaque jour plus pénible. Les idées que l’on peut dériver 
de la signification propre d'un caractère figuratif, sont toujours assez restreintes, et 
l’abstraction absolue ne devient possible que par des conventions additionnelles longues à 
établir, et d’une portée toujours confuse. Dans tous les cas, de quels langes ne se trouve 
pas entourée une pensée qui doit classer et retenir, avant de se manifester au dehors, plus 
de trente mille signes différents? qui, pour lire avec fruit et sans embarras les œuvres des 
anciens, devra en connaitre un nombre plus considérable encore? Avec quelle difficulté 
un fait scientifique nouveau, une idée nouvelle arriveront-ils à être reproduits et quelle 
obscurité ne régnera-t-1il pas dans leur exposition ! — Les spéculations métaphysiques, 
qui ne sont pas d’ailleurs dans le génie chinois, les sciences exactes pour lesquelles il 
aurait, au contraire, une aptitude marquée, restent d’une interprétation à peu près illu- 
soire, ou tout au moins plus qu’arbitraire, avec un pareil mode d'écriture. 

L'instruction, très-répandue en Chine, où le plus petit village possède une école, et 
où les gens complétement illettrés sont beaucoup plus rares qu’en Europe, se réduit done 
à apprendre à lire. IL est des degrésinfinis de posséder cette première des sciences, etl’ad- 
miralion respectueuse de la foule reste acquise à celui qui, arrivé au sommet de la science, 
peut, en hésitant, en ânonnant quelquefois encore. lire les anciens sans dictionnaire. 


POLITIQUE DE LA FRANCE EN INDO-CHINE ET EN CHINE. 557 


Tel est le cas des lettrés, et leur titre à la considération publique. Rien de plus juste, du 
reste, puisqu'ils peuvent seuls, sans craindre les fâcheuses équivoques que commettrait un 
ignorant, expliquer les lois, lire les ordres de l’empereur, expédier les dépêches, manier 
surement, en un mot, ce pinceau délicat qui fixe si longuement la pensee sur le papier. 

Que l’on suppose un instant les caractères latins admis universellement en Chine, et 
les principaux livres chinois et européens écrits, par ce moyen, en langue mandarine : en 
quinze jours, l'expérience en a déjà été faite, un enfant apprendrait à lire. Tout un monde 
d'idées et de sensations nouvelles viendrait éclairer ce peuple, si intelligent et si amou- 
reux de lecture, qui passe aujourd’hui sa vie à épeler. Ce serait comme une trainée de 
feu parcourant tout l’empire; et les préjugés invincibles, entretenus aujourd’hui avec 
{ant de soin par certains lettrés, les rancunes, les haines, les mépris accumulés depuis 
tant d'années contre les étrangers, loutes ces barrières qui font de la nation chinoise un 
monde si hermétiquement fermé à toute influence extérieure, tomberaient comme par 
enchantement. Il n’y aurait de comparable à cette grande révolution sociale que celle que 
la découverte de l'imprimerie opéra jadis en Europe. 

Nous croyons que c’est làle premier remède à tenter surcette civilisation malade, le seul 
qui puisse la tirer de sa torpeur et de son immobilité, et la mettre en communion avec 
le reste du monde. Le jour où ce remède sera appliqué sur une grande échelle, la 
superbe aristocratie des lettrés qui personnifie aujourd’hui la résistance au progrès, et an 
milieu de laquelle se révèle chaque jour une corruption plus intense, une dissolution plus 
incurable, perdra tout son prestige, toute son influence. 

Une plaie non moins grave de la civilisation chinoise est le manque absolu de vertus 
militaires. Ee Chinois, capable d’un véritable héroïsme dans la vie civile, dur à la souf- 
france, sans effroi devant la mort, a toujours tenu en singulier mépris la profession des armes. 
Les soldats ne se recrutent que dans la lie de la population, vivent comme en pays conquis 
sur le territoire qu'ils sont chargés de défendre et tournent sans cesse le dos à l'ennemi. 
La liste des lettrés qui ont bravé la mort pour dire la vérité à leurs tyrans, tient une longue 
place dans l’histoire de la Chine. Les guerriers héros en sont absents. Il ne pouvait en être 
autrement, si l’on considère l’immense supériorité de cette nation sur toutes celles qui 
l’entouraient. L'infatuation extrême qui en est résultée pour elle, et le sentiment intime et 
profond qu’elle était la race par excellence, autour de laquelle toutes les autres étaient 
condamnées à graviter perpétuellement en vassales, ont endormi toutes ces susceptibilités 
fécondes que des termes de comparaison plus rapprochés éveillent etentretiennent ailleurs. 
Les conquêtes mongoles et la conquête tartare n’ont jamais sérieusement menacé l’auto- 
nomie effective du pays ! or le sentiment du patriotisme naît de la conscience du danger 
et les Chinois n’ont jamais eu en réalité à trembler pour leur indépendance. De là celte 
absence complète de qualités militaires, cet affaissement moral, qui relègue au second 
plan les plus nobles côtés de l’âme : l’abnégation, le désintéressement, le dévouement, 
en laissant prédominer l’égoisme et la eupidité. 

Quand les Chinois, mieux éclairés sur le compte des nations de l'Occident, auront 
conscience de la force et de la supériorité de celles-ci ; que des relations, devenues plus 


558 CONCLUSIONS GÉNÉRALES. 


fréquentes, leur apprendront à la fois tout ce qu'ils peuvent avoir à en redouter et quels 
immenses profits ils peuvent en attendre, ils renaïtront sans doute au sentiment de leur 
individualité comme nation. Leur intelligence et leur sens pratique leur montreront bientôt 
la nécessilé de resserrer les liens qui unissaient jadis les cent familles entre elles, autant 
pour soutenir une lutte commerciale et industrielle profitable à tous, que pour résister 
aux attentats de la force, et conserver le droit de subsister comme race indépendante. 
Les immenses ressources de leur vaste empire sont dépensées aujourd’hui sans but et 
sans résultat, et gaspillées par des fonctionnaires malhonnèêtes ; sagement employées, 
elles. seraient suffisantes pour replacer immédiatement la Chine au niveau des nations 
européennes les plus puissantes. Avec l'esprit d'initiative et d'entreprise dont sa po- 
pulation est douée, ce pays n’a besoin que d’administrateurs habiles pour voir ses plaies 
se cicatriser d’elles-mêmes. Il a déjà fait appel à l’élément européen pour combattre 
la lèpre de la concussion qui le ronge, et ce premier essai a élé couronné'de succès. 
Telle est la voie dans laquelle il doit persévérer, s'il veut rétablir la stabilité et la 
paix dans ses provinces. À l’école des Européens se formeront bien vite des Chinois 
qui rompront avec les traditions du passé, qui sentiront que le meilleur remède au 
malaise d’une population surabondante et aux brusques changements d'équilibre 
économique se traduisant à l’intérieur par d’effrayantes oscillations humaines, est 
d'ouvrir toutes grandes les portes de l'empire au commerce et à l’industrie étrangères, 
de favoriser les émigrations qui rapporteront plus tard au foyer natal tout un contingent 
d'idées nouvelles et d'arts féconds. 

C’est done avec un esprit de justice, de modération et de prudence, avec un ferme 
désir d’entente et de conciliation, que doivent procéder les puissances européennes, dans 
leurs rapports avec le Céleste Empire ; elles ont le plus grand intérêt à éviter des secousses 
qui provoqueraient la chute de ce colosse déjà si ébranlé. Il appartient surtout à la France 
de donner le concours moral le plus entier et le plus sincère à l’œuvre de consolidation 
et de diffusion civilisatrice dont il s’agit. La justice et son intérêt bien entendu le lui com 
mandent. Plus que personne, elle doit désirer l'autonomie de cette vaste région, que 
pressent si vivement, au nord et au sud, la Russie et l'Angleterre ; son rôle doit être d'en 
faire respecter la neutralité et l'indépendance, de maintenir absolument libre un marché 
qui peut lui être si avantageux. Il est temps que notre commerce cherche à s’assurer la 
place qui lui revient dans les relations, déjà considérables, mais appelées à centupler 
encore, de la Chine avec l'Occident. 

Malheureusement, nous avons subordonné jusqu’à présent notre politique à celle de 
l'Angleterre. Habituée à faire bon marché d’intérêts aussi lointains, notre diplomatie les a 
{toujours sacrifiés aux nécessités de la cordiale entente. Ces sacrifices ont élé sans retour. 
Plus nous avons effacé notre politique devant celle de nos alliés, moins ils ont compté 
avec nous.A l'avenir, il faut suivre une ligne de conduite opposée. N'ayant point à ménager, 
comme les États-Unis et l'Angleterre, des intérêts commerciaux de premier ordre, nous 
pouvons facilement devenir d’indispensables arbitres entre les prétentions des Européens et 
les résistances des indigènes. Une première fois, ce rôle nous a été offert en Chine. Si nous 


POLITIQUE DE LA FRANCE EN INDO-CHINE ET EN CHINE: 559 


avions su le remplir, l'expédition de Pékin n'eut pas eu lieu et nous aurions aujourd'hui 
une situation prépondérante dans les conseils du Fils du Ciel. Un diplomate ! d'une rare 
energie et d'une haute intelligence avait su, au Japon, assumer ce rôle de médiateur qui 
se trouve forcément indiqué par le désintéressement actuel de la France dans les ques- 
lions commerciales. Nous n'avons pas pu ou plutôt nous n'avons pas voulu le soutenir. 
Ce sont là des fautes dans lesquelles nous ne devons plus retomber. Il faut redevenir nous- 
mèmes. ne plus accepter de servir les intérêts étrangers dans l'espoir de compensations 
chimeriques. Dans un pays libre, l'opinion publique exerce une pression irrésisüble. Un 
gouvernement adroit compte sur elle pour dégager sa parole et annuler ses promesses. 
La politique qui met tout son honneur et toute son habileté à faire prévaloir les intérêts 
nationaux, est la seule fructueuse, comme elle est la seule sincère. 

On ne peut espérer que de telles idées prévalent auprès du gouvernement, avant que 
le pays tout entier se soit rendu compte de leur importance; mais on ne saurait songer 
sans un profond sentiment de tristesse à toutes les fautes que le contrôle de l’opinion 
aurait empêchées, à tous les efforts que son ignorance a rendus inutiles. Tentons au- 
jourd’hui par tous les moyens possibles de réveiller dans notre pays l'esprit d’initia- 
live : le caractère national se relèvera dans les entreprises lointaines, en utilisant au 
bénéfice de la patrie des facultés et des énergies qui, en France, abandonnées à 
elles-mêmes, s’étiolent stériles ou grandissent dangereuses. 


! M. Léon Roches. 


APPENDICE 


PIÈCE 


TABLEAU DU PRIX DES DENRÉES 


NOMS DES PRODUITS 
SP UNITÉS STUNG TRENG KHONG 
FRANÇAIS CAMBODGIEN LAOTIEN 
Ivoire (défenses d'éléphant). phlouc nga picul 400 + Ge 
Cornes de rhimocéros.… koi romeas nô 2 livres 40 100 
Peaux de pangolins...... |  sbec nongral aolin ? picul » » 
: an, sbec pros nang kouan ; 
Peauxtde Ceris. de A .. En 100 9 » 
Peaux de buffles........ sbec crobey nang koay une » à 1 
Peaux de bœufs... ..... sbec kou nang ngoua une » 1 
Queues de paon... ..... contouy cangoc hang noc nioum une » D 
OS de Dia ooo00c00o chaang khla khduc sua . picul » » 
Cire TE kremouon kli phung id. 60 | 50 
DAQUE A PASS AE NS leak khi khang id. 7 » 
IEMOM, so 060000080000 komnian kamian » » » 
Cannes ss soc. » mai koue » 
Cardamome krevanh kaouan picul 
Cardamome bâtard..... kreko mac neny id. 30 RUE 
Ortie de Chine... thmey phan id. 47 50 l# 
Riz non décortiqué....…. srau | khao phouoc id. » » 
Riz décortiqué.......... angka khao sau id. ) ù 
Sucre brun de cannes... ska ampou nam hot id. » De 
Coton non égrené.... crebas fai doc id. 4 oh 
Soie grége. 4... pe st mai id. 300 400 
Noix d’arec....... AR sla mac les 1500 » » 
MAAB eo deb 000 ne thmam y picul v » 
Bleu d'indigo. ..... mÔ kham id. ) » 
Chaux PETER kombo poun id. ») » 
SORA er ee ambel keua id. 2 D 
AC SC A En Lio dek lek 
CAIRN ARMES Donne à tong tong 
One PRE oo meas khkam poids d’un tical » ) 
BONE AIR Are samna phok . kua picul ) D 
DSCIENC mélles 000000. ? » » un | » à 
Esclave femelle... ...... » D une » D 
BNÉDRANIS, © a ao dvocvocuc domrey sang un » » 
BUESE 00000 co M RER . crobey koay une paire 0 » 
Bœufs porteurs. ........ kou nqoua id. » ù 
Bœufs de boucherie... » » un » ù 
Cotonnade blanche (indig.), sompot s@.............. PAR LE 4,80 oh ) 
Cotonnade rouge (europ.), sompot te craham................. À mètres » 2 
Langouti en soie (cambodg.)}, sompot sûr... ................... » ù ” 


À L'INTÉRIEUR DU LAOS 


BASSAC 


OUBON 


LAKON 


150 à 400 


c a 

; OC po 

PrwHwûœe 
OC = 


& ct 1 

Pre eu 
et 
O4 


= 
© © Or 


on 
24 


NONG HAY 


250 à 350% 


le poids de l’arg. 


50 tic 
12,5 


70 à 100 


20 


LUANG PRABANG 


100 lic. 


1,9 


7,5 


{ 16à 17 (Or des montag.) 
11 (l'or dufleuve) 


OBSERVATIONS 


Le prix de l’ivoire dépend 
du nombre de défenses 
nécessaires pour faire un 
picul ; quand il n’y en a 
que deux, l’ivoire atteint 
son prix maximum. 


904% 


PIÈCE 


EXTRAIT | 


D'UNE PROCLAMATION EN ARABE PUBLIÉE PAR LE 
GOUVERNEMENT MAIOMÉTAN DE TA-LY. 


« Le Seigneur à dit: C’est Lui qui a envoyé son | 
Prophète avec sa règle et la vraie Foi, pour faire 
connaître aux hommes cette foi, entière et com- 
plète, même à l’encontre de l'opposition des Ido- 
lâtres. Et nous voyons écrit dans les Psaumes : 
En vérité les Justes, mes serviteurs, auront la terre 
en héritage. 

« Dieu soit loué ! le monde entier est dans la 
main du Seigneur, et Z/ est tout-puissant. Que la 
miséricorde de Dieu soit sur le prophète, qu'Z/ à 
envoyé pour la rédemption de l’homme, aussi bien 
que sur les descendants et les compagnons du Pro- 
phète, qui ont consacré à Dieu leur vie et tout ce 
qu'ils possédaient en ce monde. 

« 0 sectateurs de Mahomet ! en vous faisant part 
de ce qui nous est arrivé, nous offrons au Dieu 
tout-puissant nos ardentes actions de grâces. Il 
convient que vous vous réjouissiez de la grâce que 
Dieu nous à faite, car Dieu a dit que tous les sec- 
tateurs du Prophète sont frères, et c’est pourquoi 
la grâce qui nous a été faite par Dieu vous a été 
faite à vous tous. 

« Sachez donc que Dieu nous a donné le 
royaume de Chine, et nous a établis comme gou- 
verneurs de ce pays. Autrefois nous subissions le 
joug des Chinois ; mais ce sont eux maintenant qui 
subissent le nôtre, et ils n’ont pas le pouvoir de 
nous résister. 

« La cause de la querelle a été que les Idolâtres 
ont conspiré et se sont réunis pour mettre à mort 
les Mahométans, et ont commencé par outrager 
leur religion. Les Idolâtres voulaient éteindre la 
lumière de Dieu, mais Dieu a résolu de la faire 
triompher des fureurs des Idolâtres. Les Mahomé- 
tans se sont donc entièrement soumis aux volontés 
de Dieu. Ayant abandonné tout souci de la vie, 
nous avons combattu les Idolâtres, et Dieu nous a 
donné la victoire. Dieu a mis dans nos cœurs le 
courage, et la crainte dans celui des Idolâtres, et 
ainsi, par la volonté de Dieu, nous les avons vain- 


APPENDICE. 


NOMDE 


EXTRACT 


OF A PROCLAMATION IN ARABIE CIRCULATED AY THE 


-MAHOMEDAN GOVERNMENT OF TA-LY 


(The Lord has said : He it is who has sent 
his Prophet with guidance and the true Faith to 
make that Faith known, whole and entire even 
though the Idolaters be opposed hereto, And in 
the Psalms we have seen written : Verily my 
Servants the Righteous shall inherit the earth. 


“God be praised, the whole Universe is in the 
hands of the Almighty, and He is all-powerful. 
God’s mercy be upon the Prophet, whom he sent 
for the redemption of man, as well as upon the 
descendants and companions of the Prophet, who 
devoted to God their lives and worldly goods. 


© O Followers of Mahomed ! in telling you how 
it fared with us, we offer grateful thanks to the 
Almighty. It behaves you to rejoice in the grace 
which God had shown to us, for God has said 
that all followers of the Prophet are brethren, and 
hence the grace shown to us by God has been 
shown to you all. 


“ Know then that God has granted us the, 
country of China, and has appointed us to rule in 
China. Formerly we were under the yoke of the 
Chinese, but now they are subject to us, and have 
no power to oppose us. 


{The cause of the dispute was that the Idola- 
ters and their chiefs assembled together to kill the 
Mahomedans, and began to insult their religion. 
The Idolaters desiredto extinguish God’s light, but 
God determined to preserve it in spite of the Ido- 
laters. The Mahomedans then entirely resigned 
themselves to God. Having abandoned every hope 
of life,we fought with the Idolaters, and God gave 
us the Victory. God gave us courage, and created 
fear in the hearts of the Idolaters, so we by the 
decree of God did defeat them. We slew a great 
number of the Idolaters, and many of their chiefs 


!Je dois au bienveillant intermédiaire de M. le colonel Yule, cet extrait d'une proclamation adressée par le sultan 


de Ta-ly aux populations mahométanes des pays frontières. 


F. G. 


APPENDICE. 


cus. Nous en avons mis à mort un grand nombre 
et une foule de leurs chefs, grands et petits, tou- 
jours conformément à la parole de Dieu qui a dit : 
Un petit nombre d'hommes vainquit une armée ! 

«Nous étions tenus par le plus strict des devoirs 
de venir en aide aux Mahométans et d'établir un 
Sultan et Iman mahométan qui püt faire les pré- 
paratifs qu'exigeait la guerre à soutenir. Nous 
avons donc établi un sultan mahométan qui est 
prudent, juste et généreux. Peu lui ressemblent. 
Il est brave et aguerri, et n’a pas d’égal dans la 
bataille. Nous lui avons donné le pouvoir de nous 
gouverner. Il est sage et prompt à protéger son 
peuple. Nous lui avons confié l'administration de 
toutes nos affaires. Nous serons ses sujets fidèles 
et obéissants. Nous ne désobéirons jamais à ses 
ordres. Son nom est Sanik, il est autrementappelé 
SULEIMAN. Il a maintehant établi la loi mahomé- 
tane. Il administre la justice conformément aux 
préceptes du Coran et aux /raditions. Depuis que 
nous l'avons choisi pour notre Iman, nous avons 
été, par la volonté du ciel, toujours victorieux. 
Nous avons conquis un territoire qui s'étend jus- 
qu'à soixante journées de marche. Un grand nom- 
bre de rois ont fait leur soumission à notre Iman, 
et lui ont offert des joyaux précieux et des tributs. 

« O Mahometans ! Sachez done que cet Iman 
est maintenant avec nous. Il a envoyé des ministres 
par tout le pays et a désigné dans chaque ville des 
officiers qu'il a chargés du gouvernement des In- 
fideles. 

« Toutes les fois que les feux de la guerre se 
sont allumés, Dieu les a immédiatement éteints ; 
car il est écrit que le Tout-Puissant ne donnera ja- 
mais aux Infidèles la souveraineté sur les Maho- 
métans. Les ministres et les chefs qui commandent 
sous notre Iman sont aussi simples de cœur 
qu'Abou-Bekr, aussi braves qu'Ali. Nul ne peut 
leur tenir tête dans la bataille. [ls sont impérieux 
envers l'Infidèle, mais doux envers le Mahomeétan. 
La métropole de l’infidélité est devenue une cité 
de l'Islam. 

«O Mahométans! Offrez vos prières au Tout- 
Puissant, et remerciez-le de notre victoire et de la 
domination bienfaisante de notre Iman. De notre 
côté nous adressons nos prières au ciel, pour que, 
par la grâce de Dieu, vous puissiez jouir de la paix, 
de la santé et du bonheur, et que Dieu vous soit 
en aide ! 

« À tous les savants docteurs mahométans, salu- 
tations du Sultan. » 


D6D 


both of high and low rank : ever according to the 
word of God which says : A small number of men 


overcame a host ! 


. Uwas our bounden duty to help the Mahome- 
dans and to set up a Mahomedan Sultan and Imam, 
who might make fitting provision for war. The- 
refore we have set up à Mahomedan Sultan, he is 
prudent, just and generous. Few are like him! 
He is brave and warlike, and has no equa lin battle. 
We have made him our ruler. He is wise and 
prompt to protect his people. We have entrusted to 
him our affairs of every description. We shall 
be obedient and submissive to him. We shall never 
disobey his commands. His name is Sanik, other- 
wise called Suzeman. He has now established 
Mahomedan Law. He administers justice accor- 
ding to the dictates of the Koran and the Tradi- 
tions. Since we have made him 
have been by the decree of God, very victorious. 
We have conquered territory to the distance of 
2 months journey. Many kings 


our Imam we 


have tendered 
their submission to our Imam, and have offered 
him precious gems and tribute. 


© O Mahomedans ! Know ye that the same Imam 
is now with us. He has sent ministers throughout 
the country, and has appointed officers to every 
town for the government of the Infidels. 


© Whenever the flame of war blazed out, God 
did immediately quench it; for it is said that the 
Almighty, will never give the Infidels dominion 
over the Mahomedans. The Ministers and chiefs 
under our Imam are as single-hearted as Abu- 
Bekr, as bold as Ali. No one can face them in 
battle. They are imperious to the Infidel but 
meek to the Moslem. The metropolis of [nfide- 
lity has became a city of Islam! 


CO Mahomedans! offer your prayers to the Al- 
mighty for our victory and for the rule of our 
Imam. For our own part we pray that, by the 
grace of God, you may enjoy peace, health, and 
bappiness, and that God may be your helper! 


( The salutation of the Sultan to all learned 
Mahomedan doctors. » 


566 APPENDICE. 


PIÈCE N° 3 


PÉTITION 


ADRESSÉE A M. GARNIER, CHEF DE LA MISSION D'EXPLORATION DU MÉKONG, PAR LES NOTABLES 
DU PAYS DE CHE-LOU-LI, EN FAVEUR DU MANDARIN PEN-TSE-YANG n 


A Son Excellence Nan ta-jen, envoye francais. 


« Les notables des seize tribus de la ville de Ta-vao hien (département de Tchou hiong, pro- 
vince du Yun-nan), dont les noms suivent, s'adressent avec le plus profond respect à Votre Excellence 
pour lui exposer les belles actions de Pen-tse-yang, et vous supplier de lui faire accorder les récom- 
penses qu'il a méritées en défendant courageusement notre territoire contre les rebelles. 

« Vous n'ignorez pas que la 6° année du règne de l’empereur Han-fong ?, un homme nommé 
Tou-ouen-sieou * s’est emparé de la ville de Ta-ly et s’est proclamé indépendant. La 9° année, il a 
oceupé les trois villes des seize tribus *. Heureusement, l'officier, préposé à cette époque à la garde du 
fleuve Pe-ma, se trouvait être le Ouay-oui ® Pen-tse-yang. Il réunit immédiatement les principaux des 
seize tribus, les excita à lever des troupes, se mit à leur tête et réussit à délivrer Pe-yen-{sin, Yuen- 
ma et Ta-yvao. Pendant cinq ans, il lutta avec un courage admirable et une indomptable ténacité. 
La première année du règne de Tong-tche 5, le rebelle Tou-ouen-sieou rassembla des troupes 
innombrables, et il envahit le territoire des seize tribus avec des forces telles que Pen-tse-yang dut 
céder à l'orage et se retirer dans le Se-tchouen. Là, il rallia ses soldats et, au bout d’une année, il 
tenta de nouveau de chasser les rebelles. Son courage ne put venir à bout de leur nombre, mais 
cet échec n’ébranla pas sa constance. Le 8° mois de la seconde année de Tong-tche, aidé par des 
troupes qui lui furent envoyées par le vice-roi de la province, il mit en fuite les ennemis et rentra 
victorieux à Pe-yen-tsin, à Ta-yao et à Yuen-ma. [l s’occupa immédiatement de repeupler la contrée, 
rappela ceux qui s étaient enfuis, fit fleurir l’agriculture, reconstitua les écoles, protégea le commerce, 
donna ses soins aux orphelins et aux infirmes, honora les gens de science. Il fut l'adversaire impla- 
cable du mal et l'ami fidèle du bien. On le vit pratiquer toutes les vertus et mériter l'affection de tous 
par son courage, sa douceur, sa justice. Sa renommée se répandit au loin et les marchands affluèrent 
dans la contrée. Six ans à peine s’éfaient écoulés depuis leur pillage par les rebelles, et les trois villes, 
entièrement relevées de leurs ruines, étaient redevenues plus florissantes que jamais. 

« L'année passée, les suceës obtenus dans l’ouest par les rebelles frappèrent de crainte les soldats 
qui gardaient Pe-ven-tsin, Yuen-ma et Ta-vao : ils s’enfuirent, laissant ces villes sans défense contre 
les entreprises.de l'ennemi. Le péril était grand : Pen-tse-yang sut le conjurer. Il arma les habitants, 
leur fit garder tous les passages et par sa vigilance et son courage déjoua les projets des rebelles. 
Repoussés à plusieurs reprises, ceux-ci renoncèrent à nous attaquer. Aujourd'hui, la sécurité et la 
paix règnent sur notre territoire : nous sommes à l'abri des dévastations et des violences dont souffrent 
les habitants du reste de la province. Récompenser Pen-tse-yang, pour tous les bienfaits que nous 
lai devons depuis le commencement de la guerre, est au-dessus de nos forces. C’est pour cela que nous 
venons nous jeter aux pieds de Votre Excellence et la supplier de faire accorder à Pen-tse-vang les 
dignités qu'il a si bien méritées. Vous vous acquerrez ainsi des droits éternels à notre reconnaissance. 

« Cette pétition a été adressée le second mois de la septième année de Tong-tche. » 


1 L’original de cette pièce est écrit en latin. 

2 Prédécesseur de l’empereur actuel. 

5 Nom du sultan de Ta-ly. 

* Ce sont Pe-yen-tsin, célèbre par ses salines, Ta-yao et Yuen-ma, situées toutes trois dans la vallée du Pe-ma ho. 
5 Titre militaire. 

$ Nom de l’empereur actuel. Il est monté sur le trône en 1860. 


APPENDICE. 507 


PIÈCE N° 4 


RÉCLAMATION 


ADRESSÉE A M. GARNIER, CHEF DE LA MISSION D'EXPLORATION DU MÉKONG, PAR DEUX CHINOIS 
CHRÉTIENS DE LA VILLE DE PA HIEN !. 


« Nous, soussignés, Lo-cong-sin et Tchen-ming-sin, habitants de Pa hien, ville du département 
de Tchong-kin (province du Se-tchouen), venons réclamer votre protection et vous demander de 
défendre notre cause. On veut nous empêcher de faire le commerce du sel ?, sous prétexte que nous 
sommes chrétiens. Pendant six années le gouvernement n'avait pu trouver à Pa hien de fermiers 
pour le sel : nous avons consenti à payer à l'État les droits acquis pour ces six années et à accepter 
pour l'avenir la charge du fermage. La perte à laquelle nous consentimes ainsi, s’éleva, en y com- 
prenant le salaire des soldats préposés à la garde des magasins, à la somme de 100,030 taels. Nous 
pouvons produire les reçus de cette somme. Notre acceptation du fermage eut lieu solennellement 
devant le préfet de la ville. 

« Depuis cette époque, les frères Kiang-pin-lin se sont efforcés par tous les moyens déshonnêtes 
de nous enlever le droit de faire le commerce du sel. Ils ont réussi à nous voler la permission de 
vente qui nous avait été accordée. Aceusés de ce vol devant l'administrateur général de la province, 
ils ont comparu avec nous, devant son tribunal, où, la cause ayant été entendue, il a été déclaré 
que nous devions rester jusqu à la fin de notre bail possesseurs du privilége, sous condition de 
payer fidèlement à l'État les droits échus. Malgré ce jugement, les frères Kiang-pin-lin ont refusé, 
à notre retour à Pa hien, de nous rendre la permission qu'ils nous avaient volée, ont corrompu à 
force d'argent le préfet de la ville, et se sont mis en possession du monopole de la vente du sel. Ils 
nous empêchent d'exercer notre commerce, déclarent que les chrétiens sont les ennemis de la patrie, 
et qu'ils n'ont aucun droit à faire le trafic du sel. Ces misérables vont jusqu’à affirmer, que d'apres 
les traités conelus avec les nations étrangères, les chrétiens n’ont pas le droit de faire le commerce et 
que les distinctions les plus humiliantes ont été faites entre eux et le reste du peuple. 

« La paix avait régné jusqu’à présent entre les chrétiens et le peuple. Au début de notre fermage 
nous avions usé sans obstacle de notre droit de vendre du sel. Les frères Kiang ayant voulu nous en 
empècher, avaient été réprimandés par le vice-roi de la province. Mais aujourd’hui, ils ont fermé avec 
de l’argent les oreilles du préfet de la ville, et ils usurpent un droit qui nous appartient. Tous les 
Chinois, qu'ils soient chrétiens ou gentils, sont au même titre les enfants de l’empereur. Ce serait 
violer les traités que de faire pour les chrétiens des exceptions injurieuses. Votre Excellence à traversé 
les mers pour venir observer par elle-même si les conventions faites par la Chine avec les puissances 
étrangères sont fidèlement observées. Nous venons nous jeter à vos pieds et nous nous en remettons à 
votre prudence pour que justice nous soit rendue. » 

« Cette pétition a été adressée le quatrième mois de la septième année de Tong-tche. » 


! L’original de cette pièce est écrit en latin. 
2 Le sel est une des denrées dont le gouvernement chinois se réserve le droit d’affermer la vente. 


508 APPENDICE. 


PIÈCE N°5 


A M. Doudart de Lagrée, chef de bataillon en retraite. 


Paris, le 11 août, 1868. 
Monsreur, 


J'ai le regret de vous informer que je viens de recevoir de M. le contre-amiral gouverneur et 
commandant en chef par intérim en Cochinchine la confirmation de la mort de M. le capitaine de 
frégate Doudart de Lagrée, votre frère. 

En me transmettant cette pénible nouvelle M. le contre-amiral Ohier, dans une lettre du 30 juin, 
s'exprime ainsi : 

« Ce m'est un vif regret d’avoir à informer Votre Excellence, que M. le capitaine de frégate Dou- 
« dart de Lagrée est mort le 12 mars à Tong-tchouen. Cette perte affligera tous ceux qui connaissaient 
« cet excellent officier, aussi habile que distingué comme homme. Pour moi, qui l'ai eu deux fois 
« sous mes ordres, j'estime que la marine fait en lui une perte véritable. » 

« Le corps de M. de Lagrée est arrivé ici, et après-demain je compte le faire inhumer avec des 
« honneurs extraordinaires pour témoigner du respect que l’on doit garder à ceux qui se dévouent 
« pour le service du pays comme pour le bien de l’humanité. » 

Je m'associe pleinement aux sentiments exprimés dans la lettre de M. le contre-amiral Ohier 
dont je vous envoie extrait et qui seront partagés par Lle.corps tout entier de la marine. 

Recevez, Monsieur, l'assurance de ma considération tres-distinguée. 


L’amiral, Ministre secrétaire d'Etat au département de la 
Marine et des Colomes, 


Signé : RiGAULr DE GENOUILLY. 


PIÈCE N°6 


A M. Doudart de Lagrée, chef de bataillon en retraite. 


Paris, le 5 janvier, 1869. 
Monsreur, 


J'ai décidé qu'une médaille commémorative serait attribuée à chacune des personnes qui, ont 
pris part à l'exploration du Mékong que dirigeait votre frère, M. le capitaine de frégate Doudart de 
Lagrée. J'ai voulu en mème temps honorer la mémoire de cet officier distingué, en décernant à sa 
famille une médaille d’or destinée à consacrer le souvenir du courage, du dévouement et de l’intelli- 
gence supérieure qu'il a déployés pendant cette périlleuse mission. 

J'ai l'honneur de vous transmettre cette médaille, et je vous prie de me permettre d'y ajouter la 
nouvelle expression des regrets sincères que m'a causés la mort prématurée de M. de Lagrée. 

Recevez, etc. 


Signé: Amiral Ricauzr DE GENOUILLY. 


INDEX ALPHABÉTIQUE 


A 


Aus Ska où TrirresTA, le plus ancien personnage légendaire 
de Java, p. 115. 

Asurara, station néerlandaise en Asie, p. 8. 

ATBUQUERQUE, Vice-roi portugais dans l’Inde, p. 6. 

ALEXANDRE DE RODESs, missionnaire, p. 9. 

ALonzo XIMexEz, dominicain espagnol, p. 8. 

ANAURATHA, roi de Pagan au onzième siècle, p. 134, 289. 

ANG CHA, roi du Cambodge. Sous son règne les pre- 
miers missionnaires catholiques pénètrent dans le 
pays, p. 1#1; un prince de ce nom règne de 1797 à 1821, 
p. 147. 

AxGcor (ruines d’), découvertes en 1570 dans l’intérieur 
du Cambodge, p. 8, 12, 22, 24, 153. 

AxGcor Tom, « Angcor la Grande », p. 25; sa description, 
p. 60; ses constructeurs, p. 115. 

ANGcor War ou Vaur, «la pagode d’Angcor », p. 25, #1; 
sa description, p.##, 57 ; son origine, p. 123, 12%. 

Axc EnG, roi du Cambodge, tributaire du roi de Siam 
(1795), p. 145. 

AxG Duoxe, roi du Cambodge, père du roi actuel, p.148. 

ANNamiTes, leurs origines, p. #65 et suiv.; leurs qualités 
colonisatrices, p. 5#7. 

ANTONIN, son ambassade dans l’Indo-Chine en 166, p. 3. 

AnTonro Correo, aventurier portugais dans le Pégou, p. 7. 

ARGENT (mines d’), près de la rivière du Se Don, p. 199. 

AravéA (tour d’), sanctuaire près d’Angcor, p. 25; sa 
description, p. #3. 

Arropeu (rivière d’), p. 17,165, 170; voyage de M. de Lagrée 
à Attopeu, p. 212 et suiv., 48%, 549. 

Aya, royaume d’Asie, p. 5, 7. 

AxuTalA, ville laotienne sur l'emplacement de laquelle s’est 
fondée la ville cambodgienne de Lovec, p. 137, 138. 


B 


Bacone, monument près d’Angcor Wat, p. 78. 
Box, monument d’Angcor Thom, p. 65, 66, 115. 
Baker (le capitaine), p. 10. 

le 


Baknexc (le mont), près d'Angcor Thom, p. 25; sa descrip- 
tion, p. 58; son monument, p. 115, 128. 

Baxou (les), corporation chargée au Cambodge de la 
garde de l'épée royale, p. 137, note 2. 

Baxaw (les), tribu cochinchinoise, p. 112. 

Baxar (les), tribu cochinchinoïise, p. 112. 

Bankor, ville du royaume de Siam, p. 11; politique de 
son gouvernement, p. 548. 

Bax-Lax6, arbre de l’Indo-Chine, p. 163. : 

Ban Mour, province du Cambodge, p. 264, 274. 

Ban Narxo, village près de Luang Prabang, où a été en- 
terré le voyageur Mouhot, p. 327 et suiv. 

Barnoun, édifice à terrass es d’Angcor, p. 65, 66. 

Bassac, capilale du Laos inférieur, p. 18, 142, 144, 17! 
182, 183, 185 et suiv.; commerce de la vallée de Bassac 
p. 221; sa fondation, p. 484, 549. 

Bassi\s ou SRA, p. 39. 

Bassora, ville d’Asie fondée par Omar, p. 4. 

Basrian (le docteur), orientaliste français, p. 74 (note), 
81 (note), 90,99, 105 (note 2), 108 (note 1), 110, 114 (note 3). 

Barros, voyageur et écrivain portugais, p. 98. 

Barrow (John), géographe, p. 10. 

BATTAMBANG, province de l’Indo-Chine, livrée au protec- 
torat de Siam, p. 548 et note. 

Bras Rurz, voyageur et aventurier espagnol, p. 8, 143. 

Bzeu (le fleuve), ou Kin-cha kiang, p. 489 et suiv., 497, 
498, 502. 

Bon, général siamois, p. 147. 

BoxeLui, jésuite, mort en 1638, p. 9, 282. 

Boxyour, jésuite missionnaire, p. 9. 

Bowzes, prêtres de Bouddha, p. #12. 

Borrr, missionnaire, p. 9. 

Bouppya, divinité indienne. Arrivée des premiers prédica- 
teurs bouddhistes au Cambodge, p. 113; son culte au 
Cambodge, p. 120, 123, 129, 131, 134, 136, 140, 280, 388, 
410; son culte dans l’ndo-Chine, p. #11 et suiv., 474. 

BoucaINviLce, marin et géographe français, p. 10. 

Bouxcaxe, village du Laos et région de la cannelle et du 
benjoin, p. 278 et suiv. 

Bowvear, voyageur anglais, p. 9. 

72 


Braumarourre, fleuve d'Asie, p. 1. 
Brouwer, gouverneur des Indes néerlandaises (1613), 


p. 8. 
Bucaaxan (le docteur), géographe anglais, p. 10. 


C 


CamBopce ou Méxowce, fleuve d'Asie, p. 1, 9, 10, 11, 12, 
164; sa navigabilité, p. 225, 226, 405. 

Camponce, province de l’Indo-Chine; essai historique 
sur le Cambodge, p. 97; résumé des temps anciens du 
Cambodge, p. 112; résumé des temps modernes, p. 138. 

Caw-xe, arbre de l’Indo-Chine, p. 163. 

Car (les), tribu cochinchinoïise, p. 112. 

Cauris (Cyprea moneta), coquilles qui tiennent lieu de 
monnaies à Luang Prabang, p. 342. 

Cepan (les), tribu cochinchinoise, p. 112. 

Cesare Fepricr, voyageur vénilien (1563-1581), p. 6. 

Caao Paya Baupnara Baay, ministre du roi de Siam; sa 
lettre de recommandation pour le commandant de La- 
grée, p. 21. 

CHapman, voyageur anglais, p. 10. 

Craraï (les), tribu de l’Indo-Chine,p. 108, 112. 

Caaumonr (le chevalier de), p. 9. 

Cac-riN (le lac et la ville de), dans le sud-ouest de la 
Chine, p. 449 et suiv. 

CHevreuir, missionnaire français au Cambodge, p. 37, 1#1 
(note 2). 

CHE-TroN6, « caverne de pierre », lieu de pèlerinage près de 
Kouang-tia-pin; dans la province chinoise du Se-tchouen, 
p. 521. 

Cane, coup d'œil sur le Céleste Empire, p. 551 et suiv.; 
sa philosophie, p. 554 ; le catholicisme en Chine, p. 554; 
son écriture, p. 556 ; son avenir, p. 558 el suiv. 

Can-raou, région de l’Indus, p. 2. 

Cxoréra, maladie endémique en Cochinchine et au Cam- 
bodge, p. 126 (note 3), 425. 

Cxozra Socracx, nom de l’ère employée aujourd’hui à Siam, 
au Laos et en Birmanie, p. 130. 

CHOUANG-LONG, rapide du fleuve Bleu près de Mong-kou, 
p: 27. 

CHRISTOVAL DE JAQUuE, voyageur et écrivain 
p. 8, 98. 

Cuur, instrument laotien, p. 345. 

Coccus Sinensis, insecle qui donne la cire à pe-a, 
p. 532. 

Comronc, « roi lépreux », successeur de Prea Thong, 
p. 100. 

Componc Cassaxc, village de la province cambodgienne 
de Tonly Repou, p. 210. 

ComronG Luone, marché important sur le Mékong, p. 29, 
23, 149, 153, 154, 244. 

Comroxc Tom, chef-lieu de Ja grande province de Com- 
pong Soai, p. 90, 211. 

Cosroës-NouscHIREVAN, conquérant persan, p. 4. 
Couc Taroc, nom donné primitivement par les 
à la nation cambodgienne, p. 113. k 
CraTiIEs, sur le fleuve du Mékong, p. 11, 159, 160. 

CRAWEFURD, marin et géographe auglais, p. 10. 


espagnol, 


Chinois 


INDEX ALPHABÉTIQUE. 


Crôm (le mont), près de la rivière d’Angcor, p. 24 ; sa 


description, p. 41, 115. 


D 


Dayor, officier français au service du roi Gia-Long, 
p. 10. 

Der (île), près des cataractes de Khon, p. 179. 

Dico BELoso, voyageur et aventurier espagnol, p. 8. 

Dioco pe Couro, voyageur et écrivain portugais, p. 98. 

Droco LoPez pe SiGuzirA, amiral portugais, p. 6. 

Disco Menez pe VasconcezLos, amiral portugais, p. 6. 

D'o60 SoaREez pe MEeLLo, aventurier portugais, p. 7. 

Dors ou Lawas, sauvages du nord de l’Indo-Chine, 
p. 390, 396. 

DomNco DE SEeixas, aventurier portugais dans le Siam, 
p. 7. 

Don DEn6, grande île sur le Cambodge, près de Bassac, 
p. 184. 

Dox Sur, groupe d'îles entre Kong et Bassac, p. 211. 

Duysxart, géographe, hollandais au service du roi de 
Siam, p. 303 et suiv. 

Dzao, arbre géant des forêts de l'Indo-Chine, p. 163. 


E 


Expey, édifice près d’Angcor Thom, p.73, 74. 
Enraapar, véritable nom cambodgien d’Angcor la Grande, 
p. 94, 101. 


F 


Fa-mex, pèlerin et voyageur chinois, p. 4. 

Fan-ouen, usurpateur du trône du Lin-y; son épée mer- 
veilleuse, p. 118. 

Fan-se-Man, chef d’une dynastie de rois cambodgeiens, 
p. 116, 117. 

FAN-sIUN, roi cambodgien, p. 117. 

Fereusson, savant indianiste anglais, p. 105, 108 (note 1), 
110, 124 (note). 

Fernanpo. pe Moraes, aventurier portugais dans le Pégou, 


p- 7. 
Fervann Menez Pinto, voyageur et écrivain portugais, 


p. 7. 

Fexouiz (le père), nommé Kosuto par les Chinois, provi- 
caire aposlo:ique de la mission du Yun-nan, p. 459, 490 
et suiv. 

FLeerwoop, voyageur anglais, p. 9. 

Fou-men (le lac de), p. 454. 

Fou-xan, ancien royaume sur les côtes du golfe de Siam, 
p. 3, 102, 108, 113. 

FrANcIsco D’ALMEIDA, premier vice-roi des Indes portu- 


gaises, p. 6. 
FripeLur, jésuite missionnaire, p. 9. 


G 


Gamer, substance astringente extraite d'un arbre de la 
famille des Rubiacées, et qui entre avec la noix d’arec 
dans la composition de la chique des Laotiens, p. 363. 


INDEX ALPHABÉTIQUE. »71 


Gaspar pA Cruz, missionnaire espagnol, p. 8, 141. 

Gasparo BArB1, Voyageur vénitien (1579-1587), p. 6. 

GopaveRy, fleuve de l'Inde, p. 3. 

Granp-raAc (le), dans la Cochinchine, p. 11 
son bassin, p. 240. 


29, 99, 145 : 
, 22, 23, 145; 


H 


HapyADs, conquérant arabe, p. #4. 

HazawG (les), tribu cochinchinoise, p. 112. 

Hax-Keov, ville et port sur le fleuve Bleu, p. 543. 

HAws, oïe vénérée des Hindous, p. 50. 

Harrsicrk (Charles), voyageur et aventurier hollandais, 
p. 8. 

Hirau», ingénieur français, p. 11. 

Hervey De Saint-Denis (d’), voyageur français dans l’Indo- 
Chine, p. 475. 

Heua Sox6, ou fête des bateaux, p. 202. 

Hrao-wou-Tr, empereur chinois, p. 2. 

HimazayA (chaîne de |’), p. 1. 

Hix (les), tribu du nord de la Cochinchine, p. 112. 

Ho-Boux6, village chinois où l’on rencontre des salines 
et des gisements de houille, p. 431. 

Ho-xur, sauvages chinois de la ville de Ta-lan, p. 436. 

Ho-r1 rrANG, rivière chinoise, p. 1, ##1 et suiv. 

Houey-r1 remeou, ville chinoise de la province du Se- 
tchouen, p. 500. 

Hourew, chef-lieu de province dans le Cambodge, p. 270. 

Huxx (les), tribu cochinchinoise, p. 112. 


Il 


Ix Barourar, voyageur arabe (1342 à 1349), p. 5, 139, 322. 
Ixpo-CaiE, sa description, p. 2. 
IRAouaDy, fleuve d’Asie, p. 1. 


K 


Kaxayews, peuplades du nord de la vallée de l’Iraouady, 
p- 377. ù ï 
Kaxous, peuplades de la vallée de l’Iraouady et de la Sa- 
louen, p. 377. 

Kémarar, ville sur le fleuve Se Moun, p. 249 et suiv. 

KexG Cgaw, rapide dangereux du haut Mékong, p. 297. 

Ken Canloc, passage dangereux du haut Cambodge, 
p. 313. 

Keve Luonc, passage dangereux du haut Cambodge, 
p. 309. | 

KercarIou (de), marin et géographe français, p. 10. 

KHamen BoRAN (les), tribu cochinchinoise, p. 112. 

Kæaw-rou, port de la Chine, p. 5. 

Kaas Kuos, peuplade du nord de l’Indo-Chine, p. 373, 392. 

Kaas Kouys, peuplade voisine des Khas Khos, p. 376, 377 
et suiv. 

Keëw, instrument laotien, p. 345. 

Knox (cataractes de), p. 173, 174, 177, 207. 

Ko (la cataracte de), p. 18, 145. 

Kuonc ou SiranponG (grande ile de), p. 179, 180. 

Kumers, peuples cambodgiens, p. 23 et suiv., 98; tradi- 
tions chinoises sur ces peuples, p.101; traditions siamoi- 


ses et hindoues, p. 104; mœurs, ethnographie et phi- 
lologie des anciens Khmers, p. 108 ; résumé des temps 
anciens du Cambodge, p. 112; caractères 
p. 131 ; décadence de l’art khmer, p. 131. 
Kuous, sauvages du haut Cambodge, p. 314 et suiv. 


khmers, 


‘KiaxG (les), populations tibétaines, p. 2. 


KIANG-TCHOUEN (le lac de), p. 45%. 

Kirsop (Robert), voyageur anglais, p. 10. 

KOFFLER, jésuite autrichien, p. 10, 283. 

KOUI-TCHEOU Fou, ville importante sur le fleuve Bleu, p. 540. 

Kouza ou Kata, nom donné dans l’Indo-Chine aux Occi- 
dentaux, p. 400 et note. 

Kouys (les), tribu de l’Indo-Chine, p. 81, 98, 112. 


L 


LA BissAcHèRE, missionnaire catholique, p. 10. 

Lakow, ville sur le Cambodge, p. 269 et suiv. 

LALOURÈRE, géographe, p. 9, 105 (note 1). 

L\NGoUTr, Où PHA NONG, costume laotien, p. 332. 

Laprace, marin et géographe francais, p. 10. 

Lio, vice-roi chinois de la province de Yun-nan, p. 459. 

Lao-para, chef religieux des Mahométans dans le Yun- 
nan, p. 490. 

Lao-oua-TAN, bourg commercant sur le fleuve Bleu, p.534. 

Laos, royaume de l’Indo-Chine, p. 8, 9, 18, 97; ses popu- 
lations, p. 329 et suiv.; cycle laotien, p. 466, note 3; 
ses origines, p. 465 et suiv. 

LEuretON (le père), missionnaire au Tong-king en 1786, 
p. 283. 

Leconte, marin et géographe français, p. 10. 

LecranD DE LA Liraye (le père), traducteur chinois, p. 113, 
129 (note 4), p. 466 (note 4). 

LecuiLcæer (le père), missionnaire en Chine, p. 510. 

LeLeY, monument près d’Angcor Wat, p. 74, 188. 

Lemer, tribu sauvage sur la rive gauche du haut Mé- 
kong, p. 360. ‘ 

LenrA (Jean-Marie), jésuite missionnaire, p. 9, 282, 483. 

Lix-Nçaw, ville chinoise, p. 444, 448. 

Lix-v (royaume de) ou de Tsrampa, p. 112; latitude de 
sa capitale, p. 129. 

Li TA-EN, gouverneur chinois de Se-Mao, p. 428, 446. 

Loros, sauvages de l'Indo-Chine, p. #10. 

Loxe-m, établissement catholique dans la province du 
Yun-nan, p. 595. 

Lou-pax (le tombeau de), p. 57. 

Lovec, ville du Cambodge, p. 140, 142. 

Lu (le père), missionnaire catholique chinois, p. 502 et 
suiv. 

Luanc Paapane, capitale du Laos supérieur, p. 11, 14, 
18, 293, 315, 316; sa description, p. 319, 321 et suiv.; 
p. 473, 488. 

Lupovico BarTuemA, voyageur bolonais, p. 5. 


M 


MA-cHAxG, ville chinoise de la province du Se-tchouen, 
p- 505 et suiv. 

Mac-Leon, géographe anglais, p. 10, 361, 369. 

MAGELLAN, navigateur portugais, p. 7. 


Ma-mex où Ma TA-EN, général el soldat de fortune chi- 
nois, p. 455 et suiv. 

Maoup LE GAZNËVIDE, conquérant musulman, p. 5. 

Manomérans, origine de leur révolte dans l'empire chi- 
nois, p. 409, 455. 

Mar-rauc-LoaAn, chef de bandes 
titre d’Empereur Noir, p. 129. 

Mazacca, port de l’Indo-Chine, p.5, 6, 8, 138. 

MANEN, ingénieur français, p. 11. 

MAnG-Ko, ville chinoise où se trouvent des 
d'argent et de cuivre, p. 447. 

Marco PoLo, voyageur vénitien, p. 5. 

Mira, édifice près d’Angcor Wat, p. 82 et suiv. 

Mékonc ou CamBonce. (Voyez ce dernier mot.) 

MENan, fleuve de Siam, p. 1, 9, 19, 354. 

Micus (Mgr), évèque de Dansara, puis de Saigon, p. 155. 

Minnzeron (Henri), fondateur du premier comptoir an- 
glais en Asie, p. 8. 

Mowrieny (M. de), négociateur français, p. 150. 

Mouxor, voyageur français, p. 41, 18, 60, 71, 73, 90, 150, 
170, 303, 307; son tombeau, p. 327. 

Mou-rs&, peuplade du nord de l’Indo-Chine, p. 369. 

Muowc, nom donné aux résidences des gouverneurs. 

Muoxc Lim, grand village sur une rivière de ce nom dans 
le nord de l’Indo-Chine, p. 366. 

Muoxe Lone, gros bourg dans le nord de l’Indo-Chine, 
p. 399. 

Muon& PAw6, village peuplé de Chinois dans le Laos sep- 
tentrional, p. 423. 

Muowc Pouex, marché important, 
avec le Tong-king, p. 282, 283, 284. 

Muoxc Yonce, village du nord de l’Indo-Chine, p. 384, 
385, #15. 

Muoxe You, village dans le nord de l’Indo-Chine, p. 395 
et suiv. 


annamites qui prit le 


mines d'or, 


en communication 


N 
Na-xoucr, village ‘chinois au nord de l’Indo-Chine, 
p. 430. 
Nau-Hou, affluent du Mékong, p. 348, 351; sa grotte, 
p. 392. 


NrcoLo nr Conrr, Voyageur vénitien, p. 5. 

Nic-rcueou, ville chinoise célèbre par ses poteries el ses 
mines de cuivre, p. 454. 

Noxce Kay; son Tàt ou monument, p. 282, 283 et suiv. 

Noroupam, ou Noropon, roi du Cambodge sous le protec- 
torat de la France, p. 151, 155. 


0 


Ougôn, rivière et province cambodgienne, p. 18, 171, 
219; sa capitale, p. 231, 232; ses salines, p. 247 ; sa 
fondation, p. 484. 

OunowG, capitale d’un royaume du Cambodge, p. 
144, 148. 

Ou-san-Kourr, roi du Yun-nan, mort en 1679, p. 481. 


143, 


P 


PaGopes ou War, p. 36. 
Par Lay, station sur le haut Cambodge, p. 306 et suiv. 


INDEX ALPHABÉTIQUE. 


Pak Moux, village au confluent du Se Moun et du Cam- 
bodge, p. 228, 252. 

Pak TA, village sur le haut Cambodge, p. 356. 

Paco, village sur le haut Cambodge, p. 373. 

PAxI1, souverain de Java, surnommé le Charlemagne de 
l'Est, p. 132. 

PA-PIEN KIANG, affluent chinois du Tong-king, p. 435. 

PARMENTIER (les frères), navigateurs français (1525-1529), 
Due 

PATHUM MA SURIVONG, fondateur de la ville d’Angcor, 
p. 53, 99. 

Pécou, royaume de l’Indo-Chine, p. 7, 57, 137. 

PEMBERTON (le capitaine), géographe anglais, p. 10. 

PEuNoM, village important du Laos inférieur, p. 264; son 
Tât ou monument, p. 26ÿ. 

PHAULKON (Constance), premier ministre du roi de 
Siam (1684), p. 9. 

Paaya UrnonG ou Para Rama Tamonr, roi de Siam, con- 
quiert le Cambodge en 1352, p. 138. 

Paicpines, archipel de la mer de Chine, p. 8. 

Pamanacas, édifice d’Angcor Thom, p. 69. 

Panuea Krek, roi d’Angcor, p. 131. 

Paoxc Pro, montagne volcanique près des îles de Don 
Sai, p. 211. 

Paoxcs ou Pasi, nom donné en Chine aux Mahométans 
révoltés, p. 409, #10. 

Paou Bassac, montagne du Laos inférieur, p. 184. 

Paou CAancman, montagne près du sanctuaire de Wat 
Phou, p. 190. 

Paou Mocone, montagne du Laos inférieur, p. 184, 495. 

Paou Néou, montagne près de Saniaboury, p. 277. 

Paoum TexeroG, village sur le Cambodge, p. 159. 

Para RuAnG, conquérant légendaire du Cambodge, p. 130, 
134, 475. 

Pienazu, siége de la mission catholique du Cambodge, 
p. 155. 

Pin-rcHouEN, ville chinoise au pouvoir des Mahométans 
révoltés, p. 509. 

Pom Bacmey, ruines près d'Angcor, p. 90, 132 (note 2), 
159. 

Pom Penn (pyramide de) élevée vers 1437, p. 139; la 
ville, p. 140, 141, 145, 148, 155, 170, 171; son commerce, 
p. 222 et suiv. ; voyage à Pnom Penh, p. 232 et suiv. 

Poivre, intendant de l'Ile de France, p. 10. 

Poxrissay, chef-lieu sur le Cambodge, p. 280. 

Ponsor, évêque catholique de Long-ki, p. 535. 

Ponts ou SPEAN, p. 39. 

Pou-Eur, ville chinoise, p. 433 et suiv. 

Pou Komso, prétendant à la couronne du Cambodge, 
p. 152, 156, 160; son insurrection, p. 207. 

Pouro Connor, établissement anglais dans le Cambodge, 
p. 14%. 

Prea ANG ReacxEA Vopey, roi actuel du Cambodge, p. 148. 

PREAcAN, groupe de ruines près d’Angcor Wat, p._85. 

Preacon, monument près d'Angcor Wat, p. 77. 

Preanac, village près d’Angcor Wat, p. 81, 82. 

Pres Ker Meréa, roi cambodgien, constructeur probable 
d’Angcor Wat, p.120, 195. 

Prea Nippan, nom donné au dieu Bouddha par les Lao- 
tiens, p. 388. 


INDEX ALPHABÉTIQUE. 


PREA Pirau, groupe de ruines à Angcor Thom, p. 72. 

PREATAPANG, rapide du fleuve Cambodge, p. 164. 

PREA THoMEA Sorivon6, roi cambodgien, p. 125. 

PREA THonG, roi cambodgien, p. 100; 
Fou-nan, p. 114. 

Prorreau (le père), missionnaire français au Yun-nan, 
p. 458. 


son arrivée au 


Q 
Quane-BiNn, ville actuelle bâtie à peu près sur l'émplace- 
ment de l’ancienne capitale du Lin-y, p. 129. 


R 


Û 


ReGemortes, ambassadeur hollandais, p. 8, 143. 
Récis, missionnaire jésuite, p. 9. 

Reinaun, orientaliste français, p. 4 (note). 
RIBADENEYRA, Voyageur espagnol, p. 8. 

Ricaarpsox (le docteur), géographe anglais, p. 10. 
Rosizy (le capitaine de), hydrographe anglais, p. 10. 
Ross, marin et géographe anglais, p. 10. 

Routes ou KHNOL, p. 39. 


S 


Sarcon, colonie française, p. 11; son importance com- 
merciale et politique, p. 547. 

SALAPHE (chute de), p. 178. 

SALOUEN, fleuve d’Asie, p. 1. 

SamBoc SomBor (les rapides de), p. 14, 17, 159, 161, 162, 
163. 

Sammoxo Copow, divinité de l’Indo-Chine, p. 58, 99; un 
de ses temples à Peunom, p. 266, 389. 

SAMRE (les), tribu cochinchinoiïse, p. 112. 

Sac CacHac, roi cambodgien, p. 128, 129. 

Saxrasoury, ou Sauriaboury, « ville du Soleil », sur le 
Cambodge, p. 275. 

Saravan, province du Cambodge, p. 213 et suiv. 

ScyrHes ou Yue-rcm; leur invasion dans l’Inde, p. 114. 

Spam (ile de), près des cataractes de Khon, p. 179. 

SE BanGxiEN (vallée du), p. 260, 549. 

SE Cox6, affluent du Mékong, p. 107, 169. 

Se Dow, grand affluent du Mékong, p. 195; ses chutes, 
p.199, 212. 

Sema, pierre plate sur laquelle les Cambodgiens gravent 
leurs inscriptions, p. 187. 

Se-w40, ville chinoise au nord de l’Indo-Chine, p. 425 et 
suiv. 

Se Mou, affluent du Cambodge, p. 
des, p. 228, 231. 

SEA, conseil formé par les fonctionnaires d’une pro- 
vince, p. 338 ; sena de Xieng Hong, p. 407. 

Sen-0-Kay, ville du Se-tchouen, p. 525 et suiv. 

Se-tcHoUEN, province de la Chine, p. 498. 

Sæane-Har, port à l'embouchure du fleuve Bleu, p. 544. 

Sam, royaume de l’Indo-Chine, p. 6, 7. 

Sex Panc, cheflieu d’une petite province laotienne, 
p. 172. 

SIEMLaP, village du nord de l’Indo-Chine, p. 375. 


217, 225; ses rapi- 


079 


Stemriare, nouvelle ville d’Angcor, p. 24, 25, 100; aspect 
de sa campagne, p. 2#1. 

Si KIANG, fleuve de Canton, p. 1. 

SIN-caI-1SE, mines de plomb célèbres dans la vallée du 
fleuve Bleu, p. 534. 

SiNGruos, peuplades du nord de la vallée de l'Iraouady, 
p. 377. 

SiN-TaN (le), rapide le plus dangereux du fleuve Bleu, 
P: 043. 

SIU-TCHEOU FOU, ville importante sur le fleuve Bleu, 
p. 536. 

SLADEN (le major), explorateur anglais dans le Se-tchouen, 
p. 51% (note). 

Soxæoray (inscription de), le plus ancien document épi- 
graphique de l’histoire siamoise, p. 136, 137. 

Soco Niaï, village sur le Se Don, p. 196, 199, 212. 

Sor Yon6, village situé au confluent du Nam Yong et du 
Cambodge, p. 379, 380. 

Souc (les), tribu cochinchinoise, p. 112. 

Soué (les\, tribu du nord de la Cochinchine, p. 112. 

Souren, ville du Cambodge siamois, p. 124. 

SrEan Teup, pont khmer près d’Angcor, p. 239. 

SrA SroNc, immense pièce d'eau près d'Angcor Wat, 
p.S1. 

STuxG CHAGRENG, rivière de Cochinchine, p. 84. 

SrunG TrexG, sur le Mékong, p. 17, 165, 170, 209, 210 et 
suiv. ; son commerce, p. 222 et suiv. 

Surin (iles de), p. 159. 

Syrar, ville d'Asie fondée par Omar, p. 4. 


1 


Takco, édifice près d’Angcor Thom, p. 73, 131. 

Ta-rouan, ville de la vallée du fleuve Bleu, p. 533. 

Ta-Lan, ville chinoise, p. 436; ses gisements aurifères, 
p. #38. 

Tav, lac de la Chine méridionale, p. 211, 351, 517; la 
ville, p. 455, 489. 

Ta Proun, édifice près d’Angcor Thom, p. 73, 74, 131. 

Tar, sanctuaire des sectateurs de Bouddha, p. 417. 

Tar Com Voxc, ruine dans le nord de l’Indo-Chine, p. 388 
etsuiv. 

Tar Luowe, sanctuaire de Vien Chan, p. 292. 

Ta-rasiN, nom donné à l'empire romain par les Chinois, 


p. 2. 
Temao-row6, ville fortifiée dans la vallée du fleuve Bleu, 


092. 

ne rou, centre commercial du Se-tchouen, p. 539. 

Tuai (la race), appelée Pa-y par les Chinois, p. 329, 409, 
429, 440, 465 et suiv., 482. 

ToHAnc-KIAn, général chinois (122 av. notre ère), p. 2. 

TomN-La, royaume du Cambodge, p. 125, 127. 

Tomas Ko, lettré chrétien, p. 101, 540. 

Tesou Temanr, ville chinoise au nord de l’Indo-Chine, 
p. 425. 

Tiser, immense plateau au centre de l’Asie, p. 1. 

Tex-rsanc (chaîne des monts), dans la province du Se- 
tchouen, p. 517. 

TissANIER, missionnaire, p. 9. 

Tonc-Hay, ville chinoise, p. 450 et suiv, | 


074 


Toxc-RiNc, royaume de l’Indo-Chine, p. 
p. 435, 462, 549. 

TonG-KouAN, « forteresse de l’est », ville chinoise, p. 436. 

TONG-TCHOURN, ville chinoise, p. 493; tombeau du Com- 
mandant de Lagrée, p. 528. 

Toxcy Repou, province cambodgienne, p. 171, 181, 211; 
ses mines de fer, p. 223; sa rivière, p. 18, 549 (notc). 

Top Cuey, petit sanctuaire près de Méléa, p. 84. 

Tours ou PREASAT, p. 36. 

Tou-rouy-rse, presbytère chrétien dans la province du 
Se-tchouen, p. 510, 516. 

Tour-uen-sie, sultan des Mahométans révoltés, p. 456. 

TsE-urou-Ts\, salines et sources de pétrole dans le Yun- 
nan, p. 39. 

TsiamPa, royaume sur la côte orientale de la presqu'ile 
de Malacca, p. 5, 7,112, 138 et note f. 

TsiN-Lon6, mine de cuivre, près de Yuen-kiang, p. ##1. 

TSsiN-NING TCHEOU, ville chinoise, p. 457. 

TRALENG KENG, sanctuaire de Lovec, au nord d'Oudong, 
p. 140. 

Tu Duc, empereur d’Annam, p. 150. 

Tunes, leur présence dans la vallée de Caboul, p. 115, 133. 


97; le fleuve, 


V 


NAN DIEMEN, voyageur hollandais, p. 8. 

Vasco DE GAMA, voyageur portugais (1497), p. 6. 

NipaLIN, ingénieur français, p. 11. 

Nien CHAN, ancienne capitale du Laos, p. 8, 18; ses ruines, 
p. 281, 286 et suiv.; p. 473, 484. 


W 


War Paou, ruines près de Bassac, p. 187. 


INDEX ALPHABÉTIQUE. 


Wusrxor, ambassadeur hollandais au Laos, p. 8, 265, 
202, 420, 474, 483. 


X 


XExG, mot employé dans le nord du Cambodge pour dési- 
gner le chef-lieu d’une province, au lieu du mot Muoxc 
employé dans le sud, p. 359. 

X1ENG CAnG, où Muong Mai, p. 301. 

XIENG HoxG; ville chinoise au nord du Mékong, p. 405 et 
suiv., 487, 

XTENG KHONG, Ville laotienne, p. 357, 359. 

X1ENG Mas, ville laotienne, fondée en 1293 par Phra Ram 
Kamheng, p. 137, 139, 289, 359. 

X1ENG SEN, ville du haut Cambodge, p. 361, 363, #75. 

XIENG TonG, province laotienne tributaire de la Birmanie, 
p. 358, 394, 485. 

XoxG (les, tribu cochinchinoise, p. 112. 


Y 


YANG-TSE KIANG, fleuve d’Asie, p. 1. 

Y-HANG, bonze chinois, fait mesurer la hauteur de l'étoile 
polaire, p. 129. 

Yo Jens, sauvages de l’Indo-Chine, p. #10. 

YuEN KIANG, fleuve et ville de Chine, p. 439. 

Yuze (le colonel), archéologue et géographe anglais, p.10, 
369, #10. 

Yux-NAN, ancien pays de Tien, p. 2, 5, 307, 347, 402, 426, 
429, 448 ; son lac, p. 457; la ville, p. 458 et suiv. ; ses 
mines de cuivre, p. #61; historique de ses origines, 
p. #7ù et suiv. 


FIN DE L'INDEX APHABÉTIQUE. 


IPÉANBIL IE 


DES GRAVURES, INSCRIPTIONS, CARTES ET PLANS 


CONTENUS DANS LE PREMIER VOLUME. 


Frontispice : Portrait du commandant De Lagrée, dessin d’Émile Bayard, d’après une photographie, vi 
-Médailles décernées aux chefs de la Commission d’exploration. ......... DO DD 0 AU D 0 00 oNva 0 0 0 VIL 
Carte des environs d’Angcor, dressée par MM. de Lagrée et Francis Garnier... ADS DD AID 00 0 0 925 
Commission d'exploration du Mékong, dessin d’ Émile Bayard, d’après une photographie de M. Gsell. . 97 
Angcor Wat : Édicule nord- ouest, dessin de E. Thérond, d’après une photographie de M. Gsell....... 91 
Plan général d’Angcor dressé par M. Laëderich, premier maître mécanicien.......,................ A 
Entrée principale d’Angcor Wat, vue en dedans, dessin de E. Thérond, d’après une photographie de 
MUST nn ciment am stae tee nn ee A A LS UN ee ME AE 41 
Prohm du ns du mont Crôm, dessin de M. Delaporte, d’après nature..............,.......... 49 
Sanctuaire du mont Crôm, dessin de H. Clerget, d’après un croquis de M. Delaporte................. 43 
Angcor Wat : façade principale, dessin de E. Thérond, d’après une photographie de M. Gsell.......... 45 
Angcor Wat: fragment de bas-relief, dessin et gravure de M. Rapine, d’après une photographie de M. Gsell. 49 
Cinquième etneuvième insCriplons es SUPPICES Re Rennes sen nn 50 
Angcor Wat : passage du premier au deuxième étage, dessin de H. Clerget, d’après une photographie de 
MPNGS NE de ee eee nue Doi Det ue dé CUP 0 EE en D OT oO olu 51 
Angcor Wat : un péristyle de la galerie des Bas-reliefs, dessin de E. Thérond, d’après une photographie 
TEMAS TER Re ae lela era entoure ee ee et te ee a sous EN ar NON 55 
Ruines du mont Bakheng, dessin de H. Clerget, d’après un croquis de M. Delaporte................. 58 
Angcor Thom, dessin de E. Thérond, d’après un dessin de M. Delaporte........................... 61 
Angcor Thom : porte sud-est, reste de la chaussée des géants, dessin de E. Tournois, d'après M.Delaporte. 62 


Angcor Thom : porte ouest, un _ géant à neuf têtes, dessin &e E. Tournois, d’après un dessin de M. De- 


DOS RE RE ne OC ne DO CAE DES OS 0 20 OS DO ENS NE De 0 D 63 
Baïon : inscription trouvée sur le côté droit de la porte nord-est de la tour centrale, dessin de E. Tour- 

nQs, d'apres on dessine Ne DEMO eocce00000oobovobsooovooacdodont poses coco nseoeso0ve 65 
Baion : fragment de bas-relief, dessin de E. Thérond, d’après un dessin de M. Delaporte............. 66 
Angcor Thom : restauration de Baion, dessin de E. Thérond, d’après une aquarelle, de M. Delaporte.. 67 
Enceintes centrales : le roi lépreux, dessin de E. Tournois, d’après un dessin de M. Delaporte......... 70 
Enceintes centrales : Yaks et Krout supportant la terrasse de la façade est, dessin de E. Tournois, d'a- 

près un dessin de M°Delaporte.....".""".....".".. 00 08 20 DO A DT NET SA TD OS A A D ot 74 
Leley: premières lignes de l'inscription sculptée, sur le côté droit de la porte de la tour nord-ouest, 

dessin de E. Tournois, d’après un dessin de M. Delaporte....................................... rh) 
Leley : premières lignes de l'inscription sculptée sur le côté droit de la porte de la tour sud-est, dessin 

de E. Tournois, d’après un dessin de M. Delaporte............................................ 19 
Angcor Wat : tour d'angle du second étage, dessin de E. Thérond, d’après une photographie de M. Gsell. 87 
Plan de la pagode de Pnom Bachey, dessin de E. Thérond, d’après une photographie de M. Gsell...... 89 
Pnom Bachey : une des faces du sanctuaire, dessin de E. Thérond, d’après un dessin de M. Lefèvre, lieu- 

tenantidewaisseautemtrneeer em meme CCC ECC CCE 91 
Pnom Bachey : détail d’une porte du sanctuaire, dessin de E. Thérond, d’après un dessin de M. Lefèvre, 

FOOT CEA es Coco coccoccocdosacobocboccosoppoo 0000 0obotoc codovsveodegeorooous 92 
Wat Phou : entablement sculpté, dessin de E. Thérond, d’après un dessin de M. Delaporte........... 97 
Angcor Wat : façade sud, dessin de E. Thérond, d'après une photographie de M. Gsell................ 191 
Carte des lieux historiques de l’Indo-Chine avant le xrrI° siècle, dressée par M. Francis Garnier......... 128 


Carte des lieux historiques de l’Indo-Chine à partir du xt‘ siècle, dressée par M. Francis Garnier..... 129 


576 TABLE DES GRAVURES, INSCRIPTIONS, CARTES ET PLANS 


Carte ethnographique, dressée par M. Francis Garnier ................,........................ . 197 
Vue de Pnom Penh : dessin de E. Tournois, d’après un croquis de M. Dane NO M ou 0 A4 
Pagode nouvellement construite à Compong Luong, dessin de E. Tournois, d’après un dessin de 
MO DÉMO ououos0ocogo uses edoeebodoopcobnedoonnoosocsosoonovusouoger000000c600000000 149 
Une rue à Compong Luong, dessin de E. Bocourt, d’après un croquis de M. Delaporte................ 153 
Un ballet à la cour du Candiodses dessin de E. Bocourt, d’après un dessin de M. Delaporte........... 157 
. Départ de Pnom Penb, dessin de A. Herst, d’après un dessin de M. Delaporte........................ 159 
Arrivée à la pointe de Sombor, dessin de A. Herst, d’après un dessin de M. Delaporte................ 162 
Les premiers rapides, dessin de A. Herst, d’après un croquis de M. Delaporte............ RU de 163 
Ruines à la pointe de Stung' Treng, dessin de E. Tournois, d’après un dessin de M. Delaporte.......... 170 
Vue du Se Cong, ou rivière d’Attopeu, dessin de L. Delaporte, d’après nature....................... 172 
Navigation dans la forêt, dessin de A. Herst, d’après un dessin de M. Delaporte...................... 173 
Une halte de nuit sur les bords du Mékong, dessin de L. Delaporte, d’après nature................... 175 


Vue du bassin du Mékong, au-dessous des cataractes de Khon, dessin de L. Delaporte, d’après nature... 177 
Passage du petit bras, qui sépare l’île de Khong de la chute de Salaphe, dessin de T. Weber, d’après un 


croquis desMeDelaporte mere CeCtreen ee EC TE ECC CCC ECC CCE ECC CICR 178 
Cataractes de Khon : vue de la chute de Don Isom, dessin de L. Dobnente. d’après nature............ 179 
Navigation dans un bras latéral du fleuve, dessin de L. Delaporte, d’après nature.................... 180 
Côte est de l’île de Khong, dessin de L. Delaporte d’après nature.................................. 181 
Campement de la Domnarssion française à Khong, dessin de E. Tournois, d'après une aquarelle de 

MDI TOtE SL 'ocoue socadoocoaoceoode ose eee 00000 da da00.00 000.010 0:00 00 0 00 000 0 0002000 0 182 
Les montagnes de Bassac, vues de ï île Deng, dessin de A. Herst, d’après un croquis de M. Delaporte... 183 
Carte des environs de Een. CRE Dar NE PENMAGCAENOS 0 6600000000000ac0o00co000000000a000 185 
Pièce d’eau du monument de Wat Phou, dessin de E. Tournois, d’après une aquarelle de M. Delaporte. 185 
Corniche sculptée à Wat Phou, dessin de E. Thérond, d’après un dessin de M. Delaporte............. 186 
Une borne de la chaussée de Wat Phou, dessin de E. Thérond, d’après un croquis de M. Delaporte.... 187 
Statue du roi qui a bâti Wat Phou, dessin de E. Thérond, d’après un croquis de M. Delaporte......... 188 
Figures sculptées sur un rocher à Wat Phou, dessin de E. Thérond, d’après un croquis de M. Delaporte. 189 
Extérieur du sanctuaire de Wal Phou, dessin de H. Clerget, d’après un croquis de M. Delaporte....... 190 
Intérieur du sanctuaire de Wat Phou, dessin de H. Clerget, d’après une aquarelle de M. Delaporte..... 191 
Une crête de montagne, près Bassac, dessin de L. Delaporte d’après nature. ........................ 192 
Torrent desséché dans les montagnes de Bassac, dessin de M. L. Delaporte, d’après nature. ........... 193 
Vue de Phou Molong, dessin de E. Tournois, d’après un dessin de M. Delaporte..................... 195 
Pagode royale à Bassac, dessin de E. Tournois, d’après une aquarelle de M. Delaporte . . . . . ....... 197 
Une visite du roi de Bassac, dessin de L. Delaporte d’après nature... ......................... 202 


Costumes observés pendant les courses de Bassac, dessin de E. Bocourt, d’après un dessin de M. Dela- 
porte 


RARE ACTES EI CERN LA LUS MIE et RRNNTAN ES CHA GENE ES FA ARR NA er SR OP TR 203 
Cérémonie de la prestation de serment du roi de Bassac, dessin de Janet-Lange, d’après un croquis de 

M. Delaporte.......... Ne nat à SL D RES CE LC Em dc CUS 
Carte du cours du Cambodge — Cataractes de Khon — dressée par M. Francis Garnier. ............. 208 
Vue du fleuve au-dessus de la chute de Salaphe, dessin de E. Tournois, d’après une aquarelle de 

M:D6lADOnte cer APR RE AL re LE 2 à mate tn aa ie ae tee EN Re eee me 209 
Groupe d’iles de Don Sai entre Kong et Bassac, dessin de E. Tournois, d’après une aquarelle de M. De- 

NaPOTLE rt RS RE D M RE Renan Le ER ET TR A te CR ELLE 211 
La chasse aux paons, dessin de L. Delaporte, d’après nature... ............................. 219 
Radeau laotien, dessin de L. Delaporte d’après nature... .................................... 221 
Coupe etrame-gouvernail d’un radeau, dessin de L. Delaporte d’après nature . . ...... ............ 291 
Un cultivateur chinois à Bassac, dessin de Janet-Lange, d’après un dessin de M. Delaporte. . . . ... .. 224 
Vue du fleuve en aval de Phou-Fadang, dessin de A. Herst, d’après une aquarelle de M. Delaporte. . ... 227 
Embouchure du Se Moun, dessin de Th. Weber, d'après une aquarelle de M. Delaporte. . . .......... 228 
Passage du premier eme du Se Moun, dessin de Laurens, d’après un dessin de M. Delaponte $ 9010.00 .. 229 
Char à bœulfs laotien, dessin de L. Delaporte, d’après nature. . D'obed.0 0 ion d'alnloto 0t0/02010 08:69 Goo o 233 
Plan et élévation du Sen Teup, dessin de L. Delaporte d’ es nue A SN RARE CIO É.0.0 238 
Tombeaux à Amnat, dessin de L. Delaporte, d’après nature. . . . . .. bodadhaudeubanoube dou 240 
Palmiers borassus et récolte du vin de palmier, dessin de L. Delaporte, a après ne D 6 00: io CH) 
Le Mékong vu de la pointe de Pak Moun, dessin de Th. Weber, d’après une aquarelle de M. Delaporte. . « 247 
Cérbnonte religieuse de l'investiture du roi d'Oubôn, dessin de L. Delaporte, d’après nature . .. ... 248 
Dragon creusé, servant de réservoir d’eau consacrée, dessin de L. Delaporte............ D Oo io 249 
Carte du cours du Cambodge entre Pak Moun et Ban Naveng, dressée par M. Delaporte............. 249 


Arrivée de la Commission française à Kemarat, dessin d’E. Bayard, d’après une aquarelle de M. Delaporte. 250 


Une vue du fleuve entre Ban Semhon et Keng Kaak, dessin de Th. Weber d’après une aquarelle de 
M. Delaporte. . .... AS OT OU D OI ORNE OR DiO O DD de di0 D 0 00 0.0.0 0/Dj0 0 NP DU 


CONTENUES DANS LE PREMIER VOLUME. 077 


Vue du fleuve au-dessus du rapide de Phou Lan, dessin de L. Delaporte, d’après nature 


(6 00 80 0.00 n 010 255 
‘Carte du cours du Cambodge entre Pak Moun et Ban Naveng — Suite — dressée par M. Delaporte. ..….. 256 
Carte du cours du Cambodge entre Pak Moun et Ban Naveng — Suite — dressée par M. Delaporte. .... 257 
KengYapeut, dessintde, L'Delaporte, d'aprèsinature... rte M 256 


Vue du monument de Peunom, dessin de E. Thérond, d’après un dessin de M. Delaporte 


Vue des montagnes de plomb, dessin de Th. Weber, d’après un croquis du commandant de Lagrée. ... 970 
Partie Est des montagnes de Lakon, dessin de L. Delaporte d’après nature 


ie a te PEN re 271: 
Partie Ouest des montagnes de Lakon, dessin de L. Delaporte d’après nature. .................... 271 
Embouchure du Se Ngum, dessin de A. Herst, d’après M. Delaporte. .......................... 975 
ÆEmbouchure de la rivière de Saniaboury, dessin de Th. Weber, d’après M. Delaporte.. . 276 


Embouchure du Nam Kdin, dessin de Th. Weber, d’après M. Delaporte pere À 27 
Arrivée à Ban Bouncang un jour de fête, dessin de Th. Weber, d’après M. Delaporte 


RUES. PS FEES 0] 
HNons Ray dessin defThWeber-Kd'après M°Delaporto CERN Ce ET RS 
Inscription trouvée à Ban Nan Mong (moitié de la grandeur réelle), dessin de Th. Weber, d’après un 
dede MED Cp One EE PPES EEE RR PEER EEE EE ee een DE OT 286 
Vue prise au milieu des ruines de Vien Chan, dessin de L. Delaporte d’après nature. .............. 987 
Porte-cierges de Wat Sisaket, dessin de E. Thérond, d’après un dessin de M. DElADOL te REA 290 
Plan de Tat Luong, dessin de E. Thérond, d’après un dessin de M. Delaporte.......,...... ...... 291 
Cour intérieure de Wat Si Saket, dessin de E. Thérond, d’après un croquis de M. Delaporte. ......... 292 


Vue des montagnes en face de Muong Mai, dessin de Hubert Clerget, d’après un croquis de M. Delaporte. 9293 
Passage de Keng Pansao, dessin de Th. Weber, d’après un croquis de M. Delaporte. . .....,........ 295 
Intérieur de pagode et porte-cierges antique, dessin de E. Thérond, d’après un croquis de M. Delaporte. 
Keng Sao et les montagnes des environs de Pak Lay, dessin de Th.Weber, d’après un dessin de M. Delaporte. 305 
Montagnes calcaires en face de Ban Muong Diap, dessin de A. Herst, d’après un croquis de M. Delaporte. 309 


Keng Luong (24 avril), dessin de Th. Weber, d’après un dessin de M. Delaporte. .................. 310 
Vue du Mékong le 22 avril, dessin de L. Delaporte d’après nature...................... J8000 Il 
Keng Canioc (95 avril), dessin de Th. Weber, d’après un dessin de M. Delaporte................ 313 
Un sauvage Kgmou, dessin d'Émile Bayard. d’après un dessin de M. Delaporte.................... 315 
Vue du Nam Kan, dessin de E. Tournois, d’après un dessin de M. Delaporte......,................ 317 
Wat Thomea Soc, dessin de E. Tournois, d’après M. Delaporte.................................... 321 
Pagode en forme de tombeau, dessin de H. Catenacci, d'après M. Delaporte.........,.............. 323 
Luang Prabang, mise à l'eau d’une pirogue de courses, dessin de L. Delaporte d’après nature... ....... 325 
Tombeau de Mouhot, dessin de L. Delaporte, d’après nature....................,........,........ 327 
Cabane de Laotien pauvre, dessin de E. Tournois, d’après M. Delaporte.....................,....... 329 
Ustensiles domestiques, dessin de B. Bonnafoux, d’après M. Delaporte............................ 332 
Jeune fille laotienne (Bassac), dessin d'Emile Bayard, d’après M. Delaporte......................... 333 
Ustensiles de pêche, dessin de B. Bonnafoux, d’après M. Delaporte................................ 334 
Armes et outils laotiens, dessin de B. Bonnafoux, d’après M. Delaporte............................. 339 
Chasse au cerf, au Laos, dessin de Th. Weber, d’après M. Delaporte................................ 331 
Le supplice du torin, au Laos, dessin de Janet Lange, d’après M. Delaporte.......................... 339 
Monnaies laotiennes, dessin de B. Bonnafoux, d’après M. Delaporte................................. 342 
Poids birmans, dessin de B. Bonnafoux, d’après M. Delaporte..................................... 344 
‘Tat Phou Kieo, dessin d’Hubert Clerget, d’après un croquis de M. Delaporte.............,......,.., 347 
Entrée de la grotte du Nam Hou, dessin de E. Tournois, d’après un croquis de M. Delaporte.......... 352 
Sauvage de Pak Ben, dessin de Janet Lange, d’après M. Delaporte................................ 355 
Ban Hatsa, dessin de Th. Weber, d’après un croquis de M. Delaporte.......................,...... 356 
Cloche d’une pagode de Pak Ta, dessin de Rapine, d’après M. Delaporte.......................... 397 
Palmiers éventails dans les ruines de Xieng Sen, dessin de L. Delaporte, d’après nature.....,......... 360 
Départ pour Muong Lim, dessin de L. Delaporte, d’après nature.................................. 365 
En route dans les ravins, dessin de L. Delaporte, d’après nature.................................... 367 
Une scène de chanteurs, à Muong Lim, dessin de A. de Neuville, d’après M. Delaporte............... 311 
Les Annamites de l'expédition mettent un tigre en fuite, dessin de A. de Neuville, d’après M. Delaporte, 375 
Laotiennes venant proposer des échanges, dessin de Janet Lange, d’après M. Delaporte............., 371 
Sop Yung, dessin de L. Delaporte, d’après nature............................................... 381 


1e 73 


578 TABLE DES GRAVURES, INSCRIPTIONS, CARTES ET PLANS. 


Coupe d’une pagode en ruines à Xieng Hong, dessin de E. Thérond, d’après M. Delaporte............ 385 
TatChomone dessine nhérond d'apres Me DElApOn te APPRÉCIE 389 
Marchands birmans, dessin d’Émile Bayard, d’après M. Delaporte................................. 391 
Route de Muong Long à Xieng Hong : Ban Koué, dessin de Th. Weber, d’après M. Delaporte........ 403 
Un panneau de la pagode de Xieng Hong, dessin de L. Delaporte, d’après nature..................... 406 
Émigré du Yun-nan à Xieng Hong, dessin de Janet Lange, d’après M. Delaporte.................... 409 
Convoi funèbre d’un Laotien, dessin de L. Delaporte, d’après nature....................,........... 411 


Profil du Bouddha en bronze de la pagode royale de Bassac, dessin de E. Thérond, d’après M. Delaporte. 412 
Têtes de Bouddha en grès sculpté, trouvées dans un sanctuaire de Bassac, dessin de E. Théroud, d après 


NL Danois auobonsésooooconcococoudoodoopagooudonoodacocuodoncocoo0co0000800800000000ù 412 
Statue de Bouddha, en bois, à Tat Chom Yong, dessin de L. Delaporte, d’après nature .............. 413 
Chaire d’une pagode, dessin de Catenacci, d’après M. Delaporte................................... 414 
Gongs et Tam-tam à l’intérieur d’une pagode, dessin de E. Thérond, d'après M. Delaporte........... 415 
Coffre servant à renfermer les livres sacrés, dessin de E. Thérond, d’après M. Delaporte.............. 415 
Guérite où se retirent les bonzes, dessin de Catenacci, d’après M. Delaporte........................ 416 
Tablette à offrandes, dessin de E. Thérond, d’après M. Delaporte...................,..…............ 416 
jibliothèque d’une pagode au Laos, dessin de E. Thérond, d’après M. Delaporte..................... 417 
Tombeau laotien, dessin de Bocourt, d’après M. Delaporte............. mr 419 
Pont sur la rivière de Lin-ngan, dessin d’Hubert Clerget, d’après M. Delaporte....................... 421 
Campement dans la montagne, dessin de L. Delaporte, d’après nature.................,.......... 422 
Intérieur d’un puits salin, dessin de A: Marie, d’après M. Delaporte. ........,...... 4... 431 
Chaudières d’évaporation, dessin de A. Marie, d’après M. Delaporte............................... 432 
Pompes supérieures, dessin de À. Marie, d’après M. Delaporte..................................... 433 
Fourneaux des salines, dessin de A. Marie, d’après M. Delaporte................................... 434 
Ville “de Ta-lan, dessin de Th:Weber, d’après M: Delaporte.. "M 4317 
Ville mac de Tong-hay, dessin de Th. Weber, d’après M. Delaporte. ............................... A51 
En route de Tong-hay à Kiang-tchouen, dessin de L. Delaporte, d’après nature.....,............... 454 
En route pendant l'épidémie, dessin de L. Delaporte, d’après nature.............................. A57 
Canapé d’une pagode, dessin de E. Thérond, d’après M. Delaporte.........,...................... A65 
Bonzeries en ruines, aux environs de Ta-ly, dessin de L. Delaporte, d’après nature. ................. 489 
Entrée de la plaine de Tong-tchouen, dessin de L. Delaporte, d’après nature. ....................... 493 
Route en corniche aux abords de la vallée du fleuve Bleu, dessin de Laurens, d’après M. Delaporte.. . 499 
Ville d'Houey-li tcheou, dessin de M. Delaporte d’après nature.................................... 501 
Confluent de Pe-chouy kiang et du Kin-cha kiang, dessin de L. Delaporte, d’après nature............ 503 
Types Si-fan à Can-tchou-tse (Yun-nan), dessin de Janet Lange, d’après M. Delaporte. ............... 593 
Femmes sauvages à Tchang-sin, dessin de À. de Neuville, d’après M. Delaporte..................... 524 
Un escamoteur chinois à Tchang-sin, dessin de Janet Lange, d’après M. Delaporte................... 525 
Retour dans la vallée du fleuve Bleu, dessin de L. Delaporte, d’après nature....................... 597 
Monument funèbre de M. de Lagrée à Tong-tchouen, dessin de L. Delaporte, d’après nature.......... 529 
Long-ki : habitation fortifiée du vicaire apostolique du Yun-nan, dessin de M. Delaporte, d’après nature. 537 
L'expédition française à son arrivée à Han-keou, dessin d’Émile Bayard, d’après M. Delaporte.......... o41 
Tombeau du commandant de Lagrée, à Saigon, ess de Catenacci, d’après une photographie. ........ 544 


FIN DE LA TABLE DES GRAVURES, INSCRIPTIONS, CARTES ET PLANS CONTENUS DANS LE PREMIER VOLUME. 


TABLE DES MATIÈRES 


CONTENUES DANS LE PREMIER VOLUME 


IPRÉRAC Een ter s ee 2e lo istat sers etes eee leneie a ea ae NU 


I 
Aperçu historique sur les découvertes géographiques 
En lnronmesssosoascocoteosasetbooconcocsoce 


Il 


Composition, organisation et ressources de la Commis- 
sion. — Son départ pour le Cambodge et les ruines 


CATESPooovoooooooocudodon 0000000000 60000000 
Instructions du gouverneur de la Cochinchine : 
Butide L'EXPÉdITIDNe Rem creeecbreec.e 


Mode d'organisation. — Attributions du chef 
de l'expédition. — Attributions des membres 
Ce le TOoncosvoocosooocuoso0coocoos 

Journal de l’expédition...................... 

Publication au retour de l’expédition. — Hi- 
vernage de 1866, Laos inférieur............ 

Laos moyen et Laos supérieur............... 

Régions du Nord.— Durée du voyage. — Ren- 
seignements à prendre. — Précautions hy- 
giéniques. — Discipline, etc............ 0900 


IT 


De Compong Luong à Angcor Wat. — Notions géné- 
rales sur les monuments cambodgiens ou khmers.. 


IV 


Description du groupe de ruines d’Angcor : mont 
Crom. —Athvéa. — Angcor Wat. — Mont Bakheng. 
— Angcor Thom.— Leley. — Preacon. — Bakong. 
— Méléa. — Preacan. — Pnom Bachey......... 00 
GS ja Rpmsocoegoscouococogocegcscocoo . 
SE ANMÉBrococoveooocoodo dovocoovvoasocovo 
S' JL Amor Wlocooocovooncovooonocogoogacoco 
SANS NON A INEMECS ocococcccodcvocococc600000 
$ V. Angcor Thom.............. 2C00600040000 
8 VI. Leley. — Preacon. — Bakong.............. 
& VII. Méléa. — Preacan ........................ 
EVIL IEmom ONE oouoccococovocouvoovgvaucoso 


19 


23 


V 
Essai historique sur le Cambodge.................. 97 
S CIE NAME oocosconcodosogooceu 98 
S IL ons din sMoocoocoococcavoocosadouc 101 
S$ ll. Sources siamoises et hindoues. ......,..... 104 

$ IV. Mœurs,ethnographieet philologie del’ancien 
(Chimimiioneoenososccouoccocsccuuone 108 


S V. Résumé des temps anciens du Cambodge... 112 
S VI. Résumé historique des temps modernes... 


VI 


Retour à Compong Luong. — Départ du Cambodge. 
Ascension du Grand Fleuve. — Les premiersrapides. 
— Stung Treng. — Khong. — Bassac............ 


VII 


Séjour à Bassac. —Ruines de Wat Phou. — Excursion 
dans la vallée du Se Don. — Fêtes de Bassac. — 
Voyage de M. Garnier à Stung Treng et de M. de 
Lagrée à Attopeu. — Tribus sauvages de la vallée 
GS E CONS: 20000000000000000000 DbobDooconsoneo 185 


VIII 


Commerce de la vallée du fleuve, de Bassac à Pnom 
Penh. — Navigabilité. — Débit et marnage du 
Cambodge............ O000009800000€ 5pc0oooococ 221 


IX 


Départ de Bassac. — La vallée du fleuve jusqu’à Pak 
Moun et la vallée du Se Moun jusqu’à Oubôn. — 
Voyage de M. Garnier à Pnom Penh. — Le Spean 
Teup. — Richesses et débouché naturel du bassin 
du Grand Lac. — Retour dans le Laos........... 


X 
Séjourdela Commission à Oubôn. — Salines. — Voyage 
par terre d'Oubôn à Kémarat. — Reconnaissance 


du fleuve par M. Delaporte entre Pak Moun et Ké- 


MAMiioocoocococ rer iiceielieeiseilaieleteles boococo 7 


580 


XI 


TABLE DES MATIÈRES. 


— Retour du Commandant de Lagrée. — Muong- 


FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES DU PREMIER VOLUME. 


É Long. — Nouvelles difficultés. — Xieng Ilong...... 387 
De Kémarat à Houten. — Ban Mouk.— Le monu- 
ment de Peunom. — Lakon. — Une colonie anna- 
mite etune nouvelle route commerciale. — Houten. XVII 
— Mines de plomb.—Voyage de M. Garnier d'Oubôn Le Bouddhisme en Indo-Chine. — Ustensiles du culte. 
M HOUAIpoonobroc000000060000000000 -oersessssre 263 — Cérémonies. — Fêtes. — Calendrier......... ANT 
si XIX 
De Houten à Vien Chan. — Saniaboury. — Région de De Xieng Hong à Yun-nan. — Xieng Neua. — Muong 
la cannelle et du benjoin. — Ponpissay. — Nong Pang. — Les Thai Ya. — Arrivée en Chine: Se- 
avtommunicatons Tee IEOUEE IC OMEMCRES mao, commerce de cette ville. — Salines. — Pou- 
king. — Les ruines de Vien Chan.....,.......... 275 cran Grements au ie 
kiang. — Le fleuve du Tong-king; son importance 
XIII comme route commerciale. —[Lin-ngan.—Che-pin. 
eo — Tong-hay. — Arrivée à Yun-nan........., 021 
De Vien Chan à Luang Prabang. — Xieng.Cang ou , 
Muong Mai. — Rencontre d'un voyageur européen. 
— Pak Lay. — Les sauvages khmous. — Arrivée à XX 
Luang Prabang.................2..0000 . 293! pa historique sur le nord de l'Indo-Chine. — Ori- 
à gine commune des Annamites et des Laotiens. — 
XIV Royaumes fondés par les tribus Pe-youe. — Histoire 
du royaume de Nant-chao ou du Yun-nan. — 
Séjour à Luang Prabang. — Importance politique de Royaumes de Vien Chan, Xieng Mai et Xieng Hong. 
cette ville. — Réception de la Commission fran- — Situation politique actuelle de la contrée...... 465 
çaise. — Tombeau de Mouhot........... oococos Al 
XXI 
XV : 
De Yun-nan à Ta-ly. — Le Lao-Papa. — Départ de 
Mæurs, habitations, costumes, industrie des popula- Yun-nan. — Tong-tchouen. — Maladie de M. de 
tions laotiennes. — Organisation politique et admi- Lagrée. — Une partie de la Commission part pour 
nistrative. — Monnaies. — Poids et mesures. — Ta-ly.— Le fleuve Bleu. —Houey-li tcheou.— Con- 
Musique laotienne..... Dci elee ee ces 329 fluent du Kin-cha et du Pe-chouy kiang. — Entrée 
sur le territoire mahométan. — Arrivée à Ta-ly. — 
XVI Nous sommes forcés à une retraite précipitée. — 
.. Dane Prabene Mu None looix dune Commerce et ethnographie du nord du Yun-nan... 489 
roule pour pénétrer en Chine. — Départ de Luang 
Prabang. — Le Nam Hou, le Nam Ta. — Xieng XXII 
Khong, Khas Lemet. — Entrée sur le terriloire bir- 4 ne He 
man; nous quittons le fleuve. — Muong Lim, Khas DEMTAESOnES Rele à One jerome, EN 
Mou-tse. — Paleo, Khas Khos. — Siem Lap, Khas conne dé Mn Le DSSON de LOnE- 
Kouys. — Sop Yong. — Nous sommes arrêtés à ki. — Siu-tcheou fou. — Nos nous embarquons 
Muong None Pere MAN ON Alt né tie el pp) ve lee Flan. D Neon RD deu — Kan-Hcon 
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X VII 
XXII 
De Muong Yong à Xieng Hong. — Séjour à Muong 
Yong. — Tat Chom Yong. — Populations Does. — Conclusions générales. — Politique de la France en 
Nous recevons l’autorisation d’aller à Muong You. Indo-Chine et en Chine........................ . 04ù 
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INDEX ALPHABÉIIQUE.............. Gaoddeo0o10d0 demon once oco bé boonvoaoDo banane adodsovavvsvecco 569 
TABLE DES GRAVURES, INSCRIPTIONS, CARTES ET PLANS « «  « oo ee - oo e eo # «oo 0 0 se ialein see ee elelelnlelale ve ses eee DH0090000000 D70 


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